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Full text of "Journal des savants"

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DES   SAVANTS. 


BUREAU  DU  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


M.  Bardoux,  ministre  de  Flnstruction  publique,  président. 

'   M.  GiRAUD,  de  rinstitut,  Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
secrétaire  du  bureau. 
M.  OK  LoNGPÉRiER,  de  rinslilul,  Académie  des  înscriplions  el  belles- 
lettres. 

Assistants.  .(   M.  E.  Renan,  de  Tlnslitut,  Académie  des  inscriptions  cl  bclles-letlres. 
M.  MiGNET,  de  rinslitul.  Académie  française,  et  secrétaire  perpétuel 

de  TAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques. 
M.  LiTTRÉ,  de  rinstitut,  Académie  française  et  Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres. 


M.  Chevreul  ,  de  l'Institut ,  Académie  des  sciences. 

M.  Barthélémy  Saint-Hilairb  ,  de  Tlnstitut,  Académie  des  sciences 
morales  et  politiques. 

M.  Franck  ,  de  Tlnstitut,  Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

M.  J.  Bertrand,  de  Tlnstitut,  l'un  des  secrétaires  perpétuels  de  l'Aca- 
démie des  sciences. 

M.  Alfred  Maury,  de  l'Institut,  Académie  des  inscriptions  el  belles- 
Icltres. 

M.  DR  QuATRBFAGES  DE  Bréau,  de  Tlnstitut,  Académie  des  sciences. 
\   M.  ËGGER,  de  l'Institut,  Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 

M.  Caro,  de  l'Institut,  Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

M.  Ch.  Lévêque,  de  l'Institut,  Académie  des  sciences  morales  et 
politiques. 

M.  E.  Miller,  de  l'Institut,  Académie  des  inscriptions  et  bellesleUres. 

M.  Wallon,  de  l'Institut,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres. 

M.  J.  B.  Dumas,  de  l'Institut ,  Académie  française,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  sciences. 


Autkdrs.  . . . 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


ANNÉE   1879. 


PARIS. 

IMPRIMERIE  NATIONALE. 


H  DCCC  LXXIX. 


•  • 


C^  V%  «t -v^^  ^  \  è  v% 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


JANVIER  1879. 


Sept  Suttas  palis  y  tirés  du  Digha-Nikâya ,  par  M.  P.  Grimblot, 
ancien  consul  de  France  à  Ceylan  et  en  Birmanie ,  traductions  di- 
verses anglaises  et  françaises, Vsuris,  Imprimerie  nationale,  1876, 
in-8^  v-35i. 

TROISIÈME     ET     DERNIER    ARTICLE  ^ 

Les  Sept  suttas  pâlis  sont  un  spécimen  très-satisfaisant  de  la  rédaction 
du  Sud;  les  sujets  en  sont  assez  variés  et  en  général  fort  importants. 
Mais,  pour  en  bien  apprécier  le  mérite ,  la  première  question  à  se  poser, 
c  est  de  savoir  à  quelle  époque  précise  ils  remontent.  Malheureusement 
le  génie  hindou  est  rebelle  à  la  chronologie,  au  sud  tout  aussi  bien 
qu*au  nord,  chez  les  bouddhistes  presque  autant  que  chez  les  brah- 
manes. Il  n  y  a  pas  une  seule  date  dont  on  soit  parfaitement  sûr  ;  et 
Tobscurité  reste  à  peu  près  la  même  sur  l'origine  des  Védas  et  sur  celle 
des  soûtras  bouddhiques.  Au  milieu  de  ces  ténèbres,  que  rien  na  pu 
encore  éclaircir  d'une  manière  un  peu  complète,  ce  sont  les  documents 
singhalais  qui  jettent  le  plus  de  clarté,  si  toutefois  le  mot  de  clarté  n'est 
pas  trop  fort  pour  une  nuit  toujours  si  profonde.  Ceylan  a  des  annales, 
autant  que  ces  peuples  peuvent  en  avoir,  dans  le  Mahâvansa,  qu'a 
publié  Turnour*;  et  c'est  là  qu'il  faut  aller  chercher  les  quelques  lueurs 

'  Voir,  pour  le  premier  ai  ticle ,  lo  et  il  n'a  publié  qu'une  moitié  du  Mahâ- 

cahier  de  novembre,  p.  6^5;  pour  le  vansa.   il  serait  bien  à  désirer  cpie  le 

deuxième, le cahierdedécembre, p. 721.  reste  ne  restât  pas  plus  longtemps  ifi- 

*  Turnour  n'a  pu  achever  son  œuvre ,  connu. 


6  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

qui  peuvent  nous  guider  dans  ce  labyrinthe  où  si  peu  d'explorateurs  se 
sont  engagés.  C'est  en  compulsant  avec  le  plus  grand  soin  tous  les  faits 
consignes  dans  le  Mahâvansa,  et  en  supputant  la  durée  du  règne  de  chaque 
prince,  qu  on  est  parvenu  à  fixer  Tannée  de  la  mort  du  Bouddha  et  celle 
de  sa  naissance  (5^3  et  62a  ans  avant  Tère  chrétienne).  Jusque  preuve 
contraire,  on  a  pu  adopter  cette  donnée  capitale,  comme  la  plus  vrai- 
semblable de  toutes  et  s'accordant  le  mieux  avec  les  faits  antérieurs  et 
subséquents. 

Mais  ceci  ne  nous  dit  pas  à  quelle  époque  les  soutras  ont  été  rédigés, 
et  en  particulier  les  Sept  suttas  pâlis  dont  nous  avons  à  nous  occuper. 
Ce  qu'on  sait  avec  assez  de  précision,  cest  que,  pour  achever  la  rédac- 
tion canonique  de  la  Triple  Corbeille,  il  a  fallu  successivement  trois 
conciles,  composés  des  Arhals  les  plus  éclairés  et  les  plus  illustres.  Le 
premier  concile  se  tint  immédiatement  après  la  mort  ou  Nirvana  du 
Tathâgata ,  et  ce  furent  ses  principaux  disciples  qui  rédigèrent  les  écri- 
tures, divisées  dès  ce  moment  en  trois  parties,  les  Discours  ou  plutôt 
les  Sermons  du  Bouddha,  la  Discipline  et  la  Métaphysique  (Soutras, 
Vinaya,  Âbhidharma).  Le  second  concile  se  tint  un  siècle  après  le  pre- 
mier, à  Vésâli,  devenue  la  capitale  du  Magadba,  comme  Tétait  Râdja- 
griha  du  temps  du  Bouddha;  enfin  le  troisième  concile  se  réunit  à 
Patalipoutra  (Palibothra,  Patna),  vers  la  fin  du  iv* siècle  avant  J.-C,  la 
dix-septième  année  du  règne  du  grand  Açoka.  Du  moins  ce  sont  là  les 
trois  dates  que  donne  Turnour,  le  juge  le  plus  compétent  en  ces  matiè- 


res ^ 


Les  deux  derniers  conciles  confirmèrent  les  travaux  du  premier,  qui 
avait  sanctionné  le  texte  authentique  de  la  Triple  Corbeille,  et  y  avait 
joint  des  commentaires  connus  sous  le  nom  d*Atthakathâs.  Ces  com- 
mentaires avaient  surtout  pour  objet  de  raconter  Thistoire  du  boud- 
dhisme et  des  conciles  qui  en  avaient  établi  définitivement  les  bases.  En 
3o6  avant  J.-C,  Mahinda,  fils  du  grand  Âçoka,  avait  apporté  à  Ceylan 
les  livres  de  la  Triple  Corbeille  en  pâli,  et  il  avait  fait  traduire  TAttha- 
kathâ  en  singhalais,  à  Tusage  des  indigènes.  Sept  ou  huit  cents  ans  plus 
lard ,  TÂtthakatliâ  fut  remis  du  singhalais  en  pâli  par  le  fameux  Boud- 
dhaghosha,  sous  le  règne  de  Mahânama  (Ziio  à  &3q  après  J.-C).  Boud- 
dhaghosha  a  a-t-ii  fait  que  traduire  avec  une  fidélité  scrupuleuse  TAttha- 
kathâ  vénérable  de  Msdiinda?  Ou  bien  y  a-t-il  ajouté  quelque  chose  de 

'  Voir  An   eœamination   of  the  pâli  usialic  Society  iot  ^\x\>j  1837,  page  5  et 

buddhisùcal  Annali,  by    the  Honorable  suivantes.  Turnour  a  fait  en  tout  cinq 

Georges  Turnour,  esq.  of  the  Ceylon  articles  sur  les  annales  du  bouddliis me , 

civil  service ,  from  the   Journal  oj  the  et  ces  articles  sont  excellents. 


SEPT  SUTTAS  pAlIS.  7 

son  propre  fonds?  Cest  ce  quii  est  impossible  de  savoir,  si  ce  n  est  par 
la  tradition,  qui  veut  que  Bouddhaghosha  nait  été  qu  un  simple  traduc- 
teur. 

Quoiqu'il  en  soit,  TÂUbokathà  de  Bouddhaghosha  nous  présente  le 
Dighanikaya  (Dtghi^amo)  comme  formé  déjà  des  trente-quatre  suttas 
qu*il  comprend  dans  nos  collections  actuelles.  C  est  aussi  le  Brâhmadjâla, 
ou  le  Filet  brahmanique ,  qui  est  le  premier  de  la  série  ;  et  il  est  bien 
présumable  que  les  trente-trois  autres  y  étaient  également  dans  Tordre 
et  avec  Tétendue  que  nous  leur  connaissons.  Sur  ce  point,  la  tradition 
est  aussi  positive  qu*on  puisse  le  désirer,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  abso- 
lument qu  elle  soit  exacte  ;  jusqu^à  nouvel  ordre  nous  devons  croire 
que  les  Sept  suttas^âlis  remontent  à  Tun  des  trois  conciles,  et,  selon 
toute  apparence,  jusquau  premier.  Ceci  leur  donne  une  respectable 
antiquité,  de  vingt-quatre  siècles  environ.  Si  Ton  consent  à  s  en  rapporter 
aux  Âtthakathâs,  il  ny  a  guère  de  contestation  possible;  et  leur  témoi- 
gnage est  trop  formel  pour  qu*il  y  ait  moyen  de  le  contester,  en  labsence 
de  tout  autre  qui  le  contredise  et  Tinfirme  directement. 

À  ce  point  de  vue,  le  style  de  ces  soutras  est  fait  pour  nous  étonner, 
et  Ton  ne  s'attendait  pas  à  rencontrer  des  œuvres  de  tant  de  perfection 
dans  ces  temps  reculés,  chez  des  peuples  dont  la  culture  littéraire  devait 
être  si  peu  avancée.  En  effet,  chacun  de  ces  soutras  a  un  cadre  très-régu- 
lier; la  pensée,  quelle  quelle  soit  d ailleurs,  s  y  développe  avec  une 
netteté  et  une  suite  qu'on  ne  saurait  trop  remarquer.  Le  plan  est  par- 
faitement tracé,  il  ne  s'égare  pas  un  seul  instant.  Les  répétitions  et  les 
longueurs  de  toute  sorte  n'y  manquent  pas  cependant,  et  elles  peuvent  ne 
pas  nous  plaire;  mais  l'auteur  ne  s'y  perd  jamais,  et,  s  il  s'y  attarde  beau- 
coup trop  à  notre  gré,  c'est  de  parti  pris^,  ce  n'est  point  une  erreur  ou 
une  faute  involontaire.  1^  démonstration  poursuit  son  cours ,  un  peu 
lent,  mais  continu;  et  elle  arrive  à  la  conclusion  sans  avoir  fait  un  faux 
pas  et  sans  avoir  jamais  dévié. 

Ce  talent  extraordinaire  de  composition  se  retrouve  à  peu  près  au 
même  degré  dans  chacun  des  suttas  que  nous  avons  analysés.  Le  Brâh- 
madjâla, le  premier  de  tous,  en  offre  peut-être  le  plus  frappant  exemple; 
mais  les  qualités  qui  le  distinguent  sont  aussi  celles  du  Sâmanna-phala , 
du  Mahànidâna,  et  de  tous  les  autres.  On  sait  que  tous  les  soutras  sans 
exception ,  au  Sud  et  au  Nord ,  commencent  par  cette  formule  orthodoxe 
et  indispensable:  «Voici  ce  que  j'ai  entendu,  n  et  il  est  censé  que  le  dis- 
ciple ne  fait  absolument  que  répéter  le  plus  fidèlement  possible  ce 
qu'a  dit  le  Tathâgata.  Est-ce  donc  au  Bouddha  lui-même  qu'il  faudrait 
faire  honneur  du  style  et  de  la  composition  des  soutras?  C'est  peu  pro- 


/ 


8 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 


babie;  et  les  rédacteurs  anonymes,  s*ils  nont  fait  que  reproduire  les 
paroles  du  maître,  y  ont  bien  ajouté  quelque  chose,  ne  serait-ce  que  le 
lieu  de  la  scène  pour  chaque  soutra ,  les  circonstances  dans  lesquelles 
a  parlé  le  Bouddha,  les  personnages  avec  qui  il  s*est  entretenu,  et  le 
résultat  de  ses  enseignements  merveilleux,  toutes  choses  que  le  Tathâ- 
gata  n  a  pu  mentionner  lui-même. 

Si  Ton  compare  la  rédaction  du  Sud  avec  celle  du  Nord ,  la  supériorité 
appart  ent  à  la  première  sans  contredit;  et,  quoique  des  soutras  du 
Nord  comme  le  Lalitavistâra  ou  le  Lotus  de  la  bonne  loi  soient  assez 
bien  rédigés,  ils  ne  peuvent  être  mis  au  niveau  des  suttas  pâlis.  Les 
uns  et  les  autres  sont  néanmoins  sortis  de  la  même  source,  c est-à-dire 
des  trois  Sanguitis  ou  conciles;  mais,  par  des  causés  inexpliquées  jus- 
quici,  les  soûtras  qui  ont  fait  fortune  au  delà  du  Gange  et  qui  ont 
emprunté  la  langue  sanscrite,  sont  très-loin  de  ceux  qui  ont  été  trans- 
portés au  Sud  et  qui  ont  converti  Geylan,  où  ils  ont  été  pieusement 
conservés  jusqu  à  nos  jours  ^ 

Que  si,  au  lieu  de  comparer  les  bouddhistes  entre  eux,  ceux  du  Népal 
avec  ceux  de  Ceylan,  on  voulait  rapprocher  les  compositions  bouddhi- 
ques, prises  en  général,  des  compositions  brahmaniques,  lavantage  reste 
tout  entier  aux  bouddhistes.  Ni  les  hymnes  du  Véda,  si  beaux  et  si 
grands  dans  quelques  passages,  ni  les  Brahmanas  ou  les  Oupanishads ,  ni 
les  épopées  ou  les  Pourânas,  ni  même  les  Darçanas  philosophiques,  ne 
possèdent  ces  qualités  littéraires,  qui  supposent,  chez  les  auteurs  pâlis, 
une  pensée  bien  plus  maîtresse  d'ellemême  et  bien  plus  méthodique. 
Le  bouddhisme,  né  du  brahmanisme,  marque  littérairement  un  pro- 
grès incontestable,  de  même  quil  est  infiniment  supérieur  sous  le 
rapport  de  la  morale.  Mais  ce  n*est  pas  ici  le  lieu  d^établir  un  parallèle 
entre  les  deux  religions.  Ce  serait  trop  nous  écarter  de  notre  sujet,  et 
nous  y  revenons  pour  apprécier  non  plus  la  forme,  mais  le  fond  même 
des  soûtras  pâlis ,  non  plus  le  style ,  mais  les  doctrines. 

•^  Ce  quil  faut  louer  tout  d'abord,  et  presque  sans  réserve,   cesl 
Tintérêt  et  la  grandeur  des  questions  débattues  :  Expiation  des  péchés 


'  Reste  toujours  à  savoir  comment  les 
soutras  du  Nord  et  ceux  du  Sud ,  ayant 
été  promidgués  par  la  même  autorité, 
ne  sont  pas  identiques.  H  semble  qu  ils 
devraient  toujours  Têtre  ;  et  que  ,  si  la 
langue  dans  laquelle  ils  sont  écrits  a  pu 
varier,  le  contenu  devrait  être  immuable. 
Cette  divergence  n  a  pas  encore  été  ex> 


pliquée;  et  elle  reste  un  des  nombreux 
problèmes  qui,  dans  ces  études,  aUen- 
dent  toujours  une  solution  qu  ils  ne  re- 
cevront peut-être  jamais.  11  y  faudra 
encore  bien  des  travaux  préalables ,  qui 
ne  sont  pas  près  d'être  accomplis,  et 
tout  d'abord  la  traduction  complète  des 
soûtras  du  Nord  et  du  Sud. 


SEPT  SUTTAS  PÂLIS.  ^ 

et  des  crimes  par  le  repentir  et  la  confession  ;  enchaînement  des  causes 
qui  décident  de  la  destinée  de  Tbomme  dans  cette  vie  et  dans  l'autre  ; 
éternité  du  monde  ;  immortalité  de  Tâme  ;  devoirs  de  l'homme  en  so- 
ciété; psychologie  et  morale.  Sur  ces  graves  sujets,  le  bouddhisme  est 
très  loin  sans  doute  d*être  infaillible ,  et  les  méditations  auxquelles  il  se 
livre  ne  sont  pas  de  celles  qui  puissent  nous  séduire  et  nous  persuader. 
Mais  ccst  déjà  beaucoup  den  avoir  senti  le  besoin,  etd*avoir  abordé  ces 
problèmes  essentiels  et  ardus.  Le  brahmanisme  semble  les  avoir  ignorés 
à  peu  près  complètement,  et  il  reste  là  encore  fort  au-dessous  de  son 
rival.  Le  bouddhisme,  au  contraire,  est  pénétré  d'un  sentiment  de  cha- 
rité pour  la  misère  humaine;  cest  à  sauver  Thomme  que  le  Tathâgata 
applique  toutes  ses  forces  et  son  infatigable  dévouement.  Que  le  Nir- 
vana, tant  exalté  par  le  Bouddha,  ne  soit  pas  le  salut,  que  le  néant  ne 
soit  pas  notre  véritable  et  éternel  asile,  il  n'importe  guère  ;  le  Bouddha 
s'est  trompé,  si  Ton  veut,  d'une  manière  déplorable  ;  mais  son  intention  est 
admirable ,  et,  s'il  échoue  dans  cette  tentative ,  son  but  n'en  est  pas  moins 
le  plus  haut  et  le  plus  louable  que  puisse  se  proposer  un  fondateur  de 
religion  ;  il  n'a  pas  trouvé  la  vérité;  mais  il  l'a  cherchée  avec  une  sin- 
cérité et  une  constance  que  personne,  dans  les  annales  de  l'humanité, 
n'a  surpassée.  C'est  là  sa  gloire,  et  en  même  temps  c'est  l'explication  de 
l'influence  prodigieuse  qu'a  exercée  le  bouddhisme  ;  le  genre  humain 
n'est  pas  ingrat  autant  qu'on  le  dit,  et  il  est  tout  simple  qu'il  ainie  à  son 
tour  et  qu'il  suive  ceux  qui  d'abord  l'ont  aimé  si  passionnément. 

Ce  caractère  général  de  la  doctrine  bouddhique ,  qui  en  est  le  principe , 
s'étend  de  Tensemble  aux  détails;  et  il  éclate  particulièrement  dans  la 
compassion  indulgente  qu'il  montre  pour  les  plus  grands  crimes.  Dans 
le  Sâmanna-phala-sutla ,  c'est  un  parricide  qu'il  s'agit  de  ramener  au 
bien  et  de  purifier  par  le  repentir.  Le  roi  Âdjâtaçatrou,  assassin  de  son 
père,  a  vainement  demandé  aux  brahmanes  les  plus  vénérés  et  les  plus 
instruits  quelque  soulagement  aux  remords  qui  le  torturent.  Ce  n'est 
pas  que  les  brahmanes  soient  très-sévères  pour  les  kshatriyas,  surtout 
quand  les  kshatriyas  sont  des  rois;  mais  les  brahmanes  n'ont  *pas  pé- 
nétré asfez  avant  dans  cette  analyse  et  dans  les  nombres  mystères  du 
cœur  humain,  pour  pouvoir  donner  au  roi  l'apaisement  et  la  consola^ 
tion  qir'il  cherche.  Le  Bouddha  est  plus  heureux  et  plus  habile.  Il  a  sondé 
plus  profondément  ces  horribles  blessures  que  le  crime  fait  à  la  cons- 
cieqce  ;  et  il  guérit  la  plaie  que  d'autres  avaient  laissée  toute  vive. 

Le  Sàmanna-phala-sutta  n'entre  pas  dans  assez  de  détails  pour  qu'on 
sache  aussi  complètement  qu'il  le  faudrait  quelle  était  la  pensée  intime 
du  Bouddha  sur  un  point  aussi  délicat.  Le  crime  peut-il  s'expier  par  le 


10  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

i^pcntir  et  par  ravem  ?  Ne  fauNîi  pas  encore  une  punition:  plas  eflectivel^ 
Le  Tathàgata  ne  se  prononce  point  ;  mais  il  parait  bien  que  la  confes- 
sion lui  semble  effacer  le  forfait,  du  moment  que  lacté  de  contrition  est 
sincère,  et  que  le  coupable,  en  avouant  sa  faute,  est  fermement  résolu 
k  ne  plus  la  commettre*  C'est,  à  ce  qaon  peut  croire,  le  cas  du  roi 
Adjàtaçatrou.  La  confession  qu^il  feit  devant  les  Arhats  réunis,  aux  ge- 
noux du  Bouddha  et  devant  toute  sa  cour,  qui  ) escorte,  a  dû.  lui  ètrp 
excessivement  pénible.  Dans  les  croyances  bouddhiques,  elle  a  dii 
suffire  pour  réparer  le  mal  et  abolir  un  souvenir  odieux.  Pour  un  crime 
dun  autre  ordre,  mais  encore  bien  affreux,  saint  Âmbroise,  à  la  fin  du 
IV*  siède  de  notre  ère,  imposait  au  grand  et  viotoriettx  Théodose  une 
pénitence  publique  ;  il  lui  refusait  l'assistance  au  saint  sacrifice  de  ia 
messe,  et,  pendant  huit  mois,  f empereur  repentant  devait  se  tenir  loin 
de  l'Église  et  des  sacrements.  Le  massacre  de  Tbessalonique  égalait 
presque  en  horreur  un  parricide ,  et  le  saint  évêque  de  Milan  jugeait  les 
choses  k  peu  près  comme  le  Bouddha;  lui  aussi,  il  croyait  k  l'expiation 
par  ie  simple  repentir.  Il  est  vrai  qu'il  serait  difficile  de  punir  autrement 
des  personnages  tels  que  des  empereurs  et  des  rois  :  comme  ce  sont  eux 
qui  font  les  lois  et  que  la  justice  émane  de  leur  pouvoir,  il  est  impos- 
sible, quand  ils  les  violent  outrageusement,  d'en  appeler  contre  eux  à 
un  tribunal  supérieur,  qui  n'existe  pas.  C'est  <léjà  un  grand  triomphe  sur 
leur  flagrante  iniquité  que  de  levr  infliger  un  châtiment  purement  mo* 
rai  ;  mais  il  &ut  à  ces  périlleuses  répressions  des  âmes  aussi  fortes  que 
celles  de  saint  Ambroise  ou  du  Bouddha^  Le  Tathàgata  a  eu,  en  outre,  le 
mérite  de  s'adresser  k  un  prince  qui,  n'étant  pas  encore  converti,  échap- 
pait en  quelque  sorte  à  sa  juridiction,  tandis  que  Théodose  était  dès 
longtemps  soumis,  comme  chrétien,  aux  exigences  légitimes  de  Tbglise, 
réfrénant  une  cruauté  qui  avait  dépassé  toutes  les  bornes. 

La  tliéorie  de  l'Encbatnement  des  causes  connexes  doit  nous  paraître 
bien  étrange;  et  cette  échelle  descendante  ou  remontante  de  causes  et 
d'effets,  d'effists  et  de  causes,  a  quelque  choae  de  naif  qui  va  jusqu'à  la 
puérilité,  bien  que,  dans  le  système  bouddhique,  elle  passe  pour  une 
doctrine  d'une  incomparable  profondeur. 

Dire  que  la  naissance  a  pour  cause  l'existence  est  une  soite  de  non- 
sens  qui  nous  choque  à  première  vue  ;  et  l'on  ne  comprend  guère  qu'on 
puisse  exister  avant  de  naître.  Mais,  pour  le  bouddhisme ,  rien  de  plus 
simple  :  il  croit  que  dans  l'homme,  ou  plutôt  dans  tous  les  êtres,  il  y  a  un 
principe  qui  existe  de  toute  éternité,  avant  de  se  montrer  à  nous  sous 
une  forme  actueHe  oii  nous  puissions  l'apercevoir.  La  naissance  n'est 
qu'un  accident,  une  des  transformations  sans  nombre  de  ce  principe. 


SEPT  SUTTAS  PALIS.  H 

doDt  rien  ne  peut  conjurer  les  évolutions  successives  que  la  conquête 
du  Nirvana*  Cette  croyance  à  une  existence  antérieure  et  perpétuelle 
est  déraisonnable  et  absurde;  mais  elle  n'appartient  pas  spécialement 
au  bouddhisme;  elle  appartient  tout  aussi  bien  au  brahmanisme;  elle 
est  endémique  dans  Tlnde  et  les  pays  qui  lavoisinent;  c est  une  maladie 
morale  qui  règne  dans  toutes  ces  contrées.  Le  Bouddha ,  qui  apportait 
dans  le  monde  hindou  trat  de  choses  nouvelles ,  et  une  immense  révo- 
Jution,  s*est  mis  sous  le  joug  de  cette  superstition  vulgaire;  il  na  pas 
même  essayé  de  la  détruire,  puisqu'il  la  partageait;  et  tout  son  effort 
s  est  borné  à  enseigner  le  moyen  d'éviter  la  transmigration.  L'anéantis-- 
sèment  lui  a  para  ce  moyen  e£Bcace  ;  et  il  est  certain  que ,  du  moment 
qu'<m  n'est  plus  rien,  il  est  impossible  de  renaître  sous  quelque  forme 
que  ce  soit;  comme  on  n'existe  plus  à  aucun  titre,  on  ne  peut  pas  plus 
naître  que  vivre.  Vcili  comment  la  naissance  est  l'effet  de  l'existence; et 
l'Enchaînement  des  causes  connexes  se  trouve  être  une  conPirmation  de 
la  théorie  du  Nirvana ,  entendu  au  sens  de  l'absolu  néant.  Dans  une  exis* 
tence  antérieure,  on  a  commis  des  actes  qui  décident  du  sort  qu'on  a 
dans  celle-ci,  de  même  que  celle-ci  décidera  du  sort  qu'on  aura  dans  la 
suivante.  D  faut  rompre  cette  chaîne,  qui  menace  d'être  éternelle,  et 
c'est  le  Nirvana  seul  qui  peut  la  briser. 

Une  théorie  moins  solide  et  moins  acceptable  encore  est  celle  du 
fait  de  conscience,  tel  que  le  Tathâgata  semble  le  comprendre.  Dans  le 
cours  ordinaire  des  choses^  on  ne  connaît  les  êtres  qu'autant  qu'on  sait 
le  nom  qui  les  désigne.  Le  Bouddha  en  conclut  qu'on  ne  se  connaît  soi- 
même  qu'en  sachant  le  nom  qu'on  porte,  de  telle  £içon  que ,  si  l'indi- 
vidu ignorait  le  nom  qui  est  le  sien,  il  s'ignorerait  complètement  kii- 
mème.  A  oe  compte,  le  fait  de  conscience,  le  sentiment  que  nous  avons 
de  notre  pensée  et  de  notre  pn^re  être,  n'a  plus  rien  de  compliqué  ni 
d'obscur.  On  sait  comment  les  autres  vous  appellent  et  comment  on 
doit  s'appeler  soi-même  ;  dès  lors  on  se  connaît.  Quelque  respect  qu'on 
doiîve  avoir,  sous  bien  des  rapports ,  pour  le  Bouddha  et  pour  une  reli- 
gion qui  compte  plus  d'adhérents  qu'aucune  autre  dans  le  monde,  on 
ne  peutcfue  sourire  devant  une  telle  psychologie,  à  laquelle  n'ont  pensé 
ni  Socrate  ni  Descartes.  C'est  une  explication  «nfantine,  sans  aucun 
doute;  mais  cette  explication  toute  superficielle  et  insuffisante  qu'elle 
doit  nous  paraître,  se  rattaolie  à  l'ensemble  du  système  bouddhique. 
L'individu  n'y  tient  aucune  place  non  plus  que  dans  les  théories  des  brah- 
HMDes.  L'être  universel  est  l'être  unique,  qui  absoii)e  et  qui  efface  tous 
les  autres,  confondus  dans  son  sein  infini  et  n'ayant  d'autre  existence 
que  celle  qu'ils  tirent  de  lui.  Les  individus  ne  sont  rien;  leur  subs- 


2. 


i 


12  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

lance  n*a  aucune  réalité;  et,  n'était  leur  nom,  aussi  vide  queux-mêmes, 
ils  ne  sauraient  pas  même  qu  ils  existent  et  qu  ils  vivent.  Cest  là  qu  a- 
boutit  la  croyance  de  la  transmigration.  Par  suite,  l'individu  tout  cou- 
pable quil  est  quelquefois,  comme  a  pu  Têtre  Adjâtaçatrou ,  nest  pas 
responsable  de  ses  actes  ni  bons  ni  mauvais  ;  il  ne  se  les  impute  pas;  et, 
dans  ces  analyses  si  longues  et  si  minutieuses,  qui  visent  à  être  exactes, 
la  notion  du  libre  arbitre  ne  se  montre  à  aucuu  degré.  Il  serait  difficile 
d'imaginer  une  psychologie  à  la  fois  plus  grossière  et  plus  dangereuse. 
Cette  entière  destruction  de  la  personnalité  humaine  ferait  horreur,  si 
elle  n'inspirait  encore  plus  de  pitié  que  de  répulsion. 

Heureusement  pour  le  Tathâgata  et  pour  le  bouddhisme,  la  morale 
vient  ici  au  secours  de  la  psychologie;  et,  si  Tétude  de  ràmc,  comme 
ils  l'entendent,  n  est  qu  un  tissu  d'erreurs  et  de  méprises  surprenantes, 
les  préceptes  moi^ux  qu'enseigne  le  Bouddha  sont  d'une  irréprochable 
pureté.  Le  Sigâlovàda-sutta  nous  en  donne  un  excellent  résumé.  Le 
jeune  Sigâlo,  plein  de  soumission,  accomplit,  avec  une  foi  aveugle,  les 
actes  de  dévotion  que  sa  famille  lui  a  enseignés.  Il  honore,  dès  que  le 
jour  parait,  les  six  quartiers  de  l'espace.  Nord  et  Sud,  £lst  et  Ouest, 
Nadir  et  Zénith.  Le  Tathâgata  prend  la  peine  de  lui  expliquer  quels  sont 
moralement  les  six  quartiers  qu'il  doit  honorer,  bien  diHérents  de  ceux 
de  l'espace;  Parents,  maîtres,  femmes  et  enfants,  amis,  esclaves  et 
Arhats  ou  brahmanes,  tels  sont  les  six  objets  recommandés  k  la  sollici- 
tude, à  l'amour  et  aux  respects  des  gens  vraiment  pieux .  La  morale  que 
prescrit  le  Bouddha  est  la  vraie;  et  l'on  ne  peut  qu'y  applaudir  sans  ré- 
serve. Sans  être  bien  profonde,  elle  est  parfaitement  juste;  et  les  de- 
voirs de  l'homme  envers  tout  ce  qui  l'entoure  sont  tracés  avec  une 
autorité  qui  ajoute  encore  à  leur  utilité  pratique.  En  observant  ces  sages 
conseils,  les  disciples  du  Tathâgata  sont  assurés  de  se  bien  conduire 
dans  ce  monde-ci,  sans  préjudice  de  celui  oii  la  croyance  au  Nirvana 
peut  les  conduire.  La  morale  bouddhique  atteste  la  plus  sérieuse  et  la 
plus  intelligente  obseiTation  des  rapports  que  les  hommes  ont  entre 
eux  dans  une  société  déjà  très-civilisée.  En  ceci,  le  bouddhisme  a  du 
faire  de  très-larges  emprunts  au  brahmanisme ,  tout  en  prétendant  le 
réformer,  et  en  le  réformant  en  effet  sur  des  points  essentiels. 

Cette  correction  particulière  de  la  morale  à  côté  des  aberrations  de 
la  psychologie  et  de  la  métaphysique  ne  doit  pas  être  pour  nous  un  fait 
bien  nouveau.  Sans  faire  de  rappi*ochcment  forcé,  nous  pouvons  nous 
rappeler  que  c'est  la  morale  aussi  qui  a  sauv^  le  Griticisme  de  Kant. 
Sceptique  dans  la  raison  pure,  iiest  redevenu  dogmatique  en  touchant 
à  la  morale  et  à  ses  saintes  lois.  La  Raison  pratique  a  raffermi  le  sol 


SEPT  SUTTAS  PÂLIS.  13 

mouvant  de  la  spéculation,  et  en  a  comblé  les  lacunes  et  les  précipices. 
Kant  peut  douter  de  Dieu,  de  Tâme,  du  libre  arbitre,  du  monde  même; 
il  ne  doute  pas  du  devoir,  et  le  devoir  est  ia  base  inébranlable  sur  la- 
quelle il  tâche  de  reconstruire  tout  Tédifice  qu'il  n  successivement 
abattu.  La  morale  répare  les  ruines  de  la  métaphysique.  D'ailleurs,  nous 
ne  croyons  pas  du  tout  que  la  métaphysique  soit  aussi  caduque  et  aussi 
obscure  que  Kant  la  fait;  il  se  trompe  à  Tégal  de  Hume,  qu  il  veut  com- 
battre. Mais  tout  ce  que  nous  voulons  montrer  ici,  c'est  que  la  morule 
joue ,  dans  ia  critique  kantienne ,  à  peu  près  le  même  rôle  que  dans  T  Abhi- 
dharma  bouddhique.  Cette  inconséquence,  qu'on  a  qualifiée  de  géné- 
reuse dans  Kant,  ne  Test  pas  moins  dans  le  Bouddha  ;  elle  fait  le  plus 
grand  honneur  à  la  délicatesse  de  sa  conscience,  si  ce  n'est  à  la  fermeté 
de  sa  raison.  Dans  l'antiquité  grecque  et  romaine,  un  fait  analogue  s'é- 
tait produit  sur  la  plus  grande  échelle  ;  et,  quand  la  métaphysique  décli- 
nait de  jour  en  jour  et  se  mourait,  la  morale  brillait  du  plus  vif  éclat 
dans  le  stoïcisme,  guidant  les  âmes  au  bien  non  moins  sûrement  que 
la  foi  chrétienne. 

Le  Brahmadjàla,  ou  Réseau  brahmanique,  est  remarquable  de  deux 
façons  :  d'abord  c'est  un  modèle  do  polémique,  et  ensuite  c'est  la  dis- 
cussion de  sujets  extrêmement  sérieux.  Que  les  nuances  d'opinions  que 
le  Bouddha  signale  et  critique  forment  réellement  autant  d'écoles  dis- 
tinctes, au  nombre  bien  compté  de  soixante-deux,  il  serait  assez  hasar- 
deux de  l'affirmer;  mais  ces  distinctions  subtiles,  quand  même  elles  ne 
seraient  pas  parfaitement  réelles,  sont  le  résultat  d'une  analyse  très- 
attentive  et  très-puissante  jusque  dans  ses  minuties.  Le  Bouddha,  en 
la  poursuivant  aussi  loin,  veut  démontrer  que  les  brahmanes  se  perdent 
dans  le  tissu  de  leurs  propres  arguments;  et  ce  n'est  pas  sans  ironie  et 
même  sans  quelque  malice  qu'il  les  compare  à  des  poissons  pris  dans 
le  filet,  où  ils  s'agitent  vainement,  ne  pouvant  pas  en  sortir  sous  la  main 
du  pêcheur,  qui  se  joue  de  leurs  efforts  inutiles.  Le  pêcheur  qui  se  raille 
des  brahmane^,  c'est  le  Tathâgata;  et,  en  les  suivant  pas  à  pas  dans  le 
dédale  de  leurs  controverses,  il  les  réfute,  sans  se  lasser,  les  uns  après 
les  autres.  Cette  lutte  du  bouddhisme  contre  ses  adversaires  n'est  nulle 
part  aussi  complète  que  dans  le  Brahmadjàla;  d'autres  soutras  l'in- 
diquent sans  la  développer;  celui-ci  en  fait  voir  tout  au  long  les  pro- 
cédés et  les  phases  diverses.  Le  Bouddha,  quand  il  n'était  encore  que 
.  prince  de  Kapilavastou,  avait  été  instruit  par  les  brahmanes;  mais,  dès 
lors,  il  ne  goûtait  que  médiocrement  leurs  leçons.  Plus  tard,  quand  il 
^ut  quitté  la  cour  du  roi  son  père  pour  se  faire  religieux,  il  avait  en- 
core fréquenté  les  écoles  brahmaniques  pour  se  convaincre  de  plus  en 


i 


Ik  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

plus  de  Tinanité  de  leurs  enseignements.  Il  avait  discuté  avec  ses  maîtres 
et  leur  avait  prouvé  leur  insuffisance;  une  fois  devenu  le  Bouddha 
parfaitement  accompli,  il  n  avait  pas  cessé  de  combattre  leurs  doctrines 
pour  y  substituer  les  siennes.  Le  Brahmadjâla  garde  la  trace  de  tous 
ces  débats;  i*exposé  en  est  très  prolixe;  nais  il  n  en  est  pas  moins  régu- 
lier  ni  moins  intéressant. 

L*étemité  du  monde  et  son  infioitude,  1  éternité  de  lame  et  son  im- 
matérialité, fimmortalité  de  l'âme  ou  sa  mort  après  cette  vie,  telles 
sont  les  questions  sur  lesquelles  les  soixante-deux  écoles  sont  eo  dissen- 
timent entre  elles  et  avec  le  Bouddha.  Les  preuves  de  l'éternité  ou  de 
la  non-éternité  du  monde  données  par  les  brahmanes  ne  sont  pas  très- 
fortes,  et  la  méthode  qu'ils  emploient  est  toujours  la  même,  quelque 
différentes  que  paissent  être  les  solutions.  Il  faut  toujours,  dans  la  mé- 
ditation la  plus  laborieuse  et  la  plus  sereine,  s'appUquer  à  se  rappeler 
ses  existences  antérieures;  et,  selon  la  conviction  que  chaque  individu 
se  forme  en  s'observant  ainsi  luinnéme,  il  en  conclut  que  les  êtres  en 
général  sont  ou  ne  sont  pas  étemels,  comme  il  se  persuade  que  lui- 
même  l'est  ou  ne  l'est  pas.  Un  tel  procédé  est  bien  incertain,  et  prendre 
son  imagination  pour  merare  de  sa  croyance,  c'est  bien  arbitraire.  Le 
Bouddha  condamne  les  dix-huit  écoles  qui,  en  regardant  ainsi  le  passé 
des  existences  individuelles,  affirment  ou  nient  fétemité  des  êtres.  Il 
condamne  non  moins  rigoureusement  les  quarante-quatre  écoles  qui, 
regardant  l'avenir  de  l'âme  au  lieu  de  son  passé,  soutiennent  que  l'âme 
est  destinée  à  vivre  éternellement  ou  à  périr.  Mais  le  Bouddha  se  con- 
tente de  réfuter;  il  ne  dit  pas  quelle  est  sa  propre  doctrine;  il  réprouve 
l'opinion  des  autres;  il  ne  nous  apprend  pas  précisément  quelle  est  la 
sienne,  tout  en  la  déclarant  fort  supérieure  â  tontes  celles  qu'il  repousse. 
Il  est  vrai  qu'il  est  toujours  bien  plus  aisé  de  nœr  que  d'affirmer;  mais 
une  religion  nouvelle,  qui  a  la  prétention  de  remplacer  des  croyances 
surannées  et  fausses,  devrait  avant  tout  déclarer  hautement  ce  qu'elle 
est.  Le  Bouddha  reproche  vivement  à  plusieurs  écoles  leur  scepticisme 
et  leurs  hésitations;  mais  lui-même  semble  parfois  être  indécis  autant 
quelles,  bien  qu'au  fond  il  ne  croie  m  à  fâemité  de  quoi  que  ce  soit, 
ni  à  l'immortalité  de  l'âme,  qui,  selon  lui,  est  sans  aucune  substance, 
cMnme  le  reste  des  êtres.  Il  ne  croit  qu'au  Nirvana,  cest4-dire  au  néant; 
mais  rien  n'est  plus  difficile  que  le  néant  à  bien  expliquer;  et  de  \h 
l'embarras  manifeste  du  Tathâgata,  qui  se  sent  à  l'aise  tant  qu'il  s'agit 
de  négation,  mais  qui  devient  aussi  faible  que  ses  adversaires  quand  il 
faut  se  décider  dans  un  sens  ou  dans  l'autre. 

Ce  qui  peut  excuser  le  Bouddha  loat  aussi  bien  que  les  brahmanes , 


SEPT  SUTTAS  PÂLIS.  15 

cest  que  les  queslioDS  agitées  par  eux  sont  de  celles  qui  préoccupent 
et  troublent  le  plus  Imtelligcnce  humaine*  Discutées  de  tous  temps, 
elles  le  sont  du  nôtre  comme  elles  le  seront  dans  les  âges  suivants;  elles 
ne  sont  jamais  résolues  d'une  manière  déiioitive,  et  elles  restent  un 
perpétuel  objet  de  discussions  entre  les  écoles  philosophiques,  et  même 
entre  les  écoles  de  théologie.  Loin  de  blâmer  le  monde  hindou  de  ne 
pas  les  avoir  trandiées,  il  faudrait  bien  plutôt  le  féliciter  den  avoir 
senti  la  grandeur  et  Timportance  et  de  sy  être  attaché  comme  nous 
faisons  nous-mêmes.  Au  siècle  du  Bouddha,  cest-à- dire  cinq  ou  six 
cents  ans  avant  noire  ère,  la  Grèce,  malgré  son  génie,  n*était  pas  aussi 
anxieuse  de  ces  nobles  recherches ,  qui  n'apparaissent  guère  pour  la  pre- 
mière fois  que  dans  TEcole  platonicienne. 

Une  remarque  non  moins  importante,  et  qui  concerâe  spécialement 
la  doctrine  particulière  du  Bouddha,  cest  que,  dans  le  Brahmadjâla, 
la  théorie  du  Nirvana  se  produit  sous  un  aspect  qui  nest  pas  tout  à  fait 
celui  de  la  rédaction  du  Nord.  Dans  la  rédaction  sanscrite,  on  ne  peut 
pafi  douter  que  le  Nirvana  ne  soît  pris  dans  le  sens  de  tanéaatissement 
absolu.  Tous  les  soûtras  dm  Mord,  de  quelque  obscurité  qu^ils  s*enve- 
li^pent,  sont  cependant  unanimes;  et^  dans  les.  grands  ouvrages  qui^ 
postéiieui^ment,  sont  venus  comsienter  et  compléter  la  doctrine  ini- 
tiale, comme  la  Pradjnà  pananitâ ,  le  Nirvana  n  est  que  le  néant,  cherché 
et  obtenu  grâce  aux  austérités  que  prescrit  le  Bouddha,  etquobsei*vent 
les  plus  énergiques  et  les  plus  convaincus  des  Arhats.  Au  contraire ,  dans 
les  Sept  suttas  pâlis,  le  Nirvana  semble  encoi^  supposer  une  existence 
qui  s'accompUt  dans  un.  séjour  céleste  et  qui  ne  semble  pas  moins  subs- 
tantielle que  Texistence  présente.  Ce  serait  là  une  très  importante  dif- 
férence entre  les  deux  rédactions  du  Nord  et  du  Sud;  mais  cette  der- 
nière ne  nous  est  pas  assez  connue  pour  que  nous  puissions  nous 
prononcer  en  pleine  connaissance  de  cause.  Quand  tous  les  soutras  de 
la  Triple  Corbeille  pâlie  auront  élé  traduits  et  expliqués,  on  pourra  se 
former  une  opinion  défmitive;  aujourd'hui,  il  serait  prématuré  de  le 
faire» 

Mais  on  peut  te  dire  dès  à  présent  :  il  est  très  peu  probable  qMe  les 
bouddhistes  du  Sud  aient  compris  le  Nirvana  autrement  que  ne  le  com- 
prenaient  leurs  coreligionnaires  du  Nord.  A  f heure  présente,  les  prêtres 
bouddhiales,  interrogés  i  Geylan  et  au  Birman  par  les  missionnaires  et 
les  savants  européens  qui  avaient  vécu  longtainps  au  milieu  d'wx,  non»! 
psB  hésité  à  répondre  que  le  Nirvana  nétait  que  le  néant  Sur  ce  point 
essentiel,  les  témoignages  abondent  et  concordent,  depuis  M^  Bigan- 
det^évêque  de  Ramatba,  jusqu'à  M. Grimblot,  notre  cobsuI  à  Colombo 


16  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

et  en  Birmanie,  depuis  les  ministres  protestants  jusquaiix  prêtres  ca- 
tholiques. Le  doute  nest  pas  possible;  et  si,  dans  la  rédaction  du  Sud 
et  dans  les  Sept  sutlas  pâlis  étudiés  par  nous,  le  Nirvana  semble  signifier 
aulre  chose,  c'est  une  divergence  quil  faut  signaler,  mais  qui  nest 
quapparente.  Le  Nirvana  est  le  but  dernier  de  toute  Tentreprise  du 
Tathâgala;  sans  le  NiiTâna ,  conduisant  Thomme  à  Tannihiiation  absolue , 
son  système  se  confondrait  avec  celui  des  brahmanes,  iabsorplion  dans 
Tètre  universel;  et,  par  conséquent,  la  réforme  bouddhiste  ne  serait 
plus  une  réforme,  si  elle  se  réduisait  à  notre  que  la  reproduction  de  la 
foi  de  ses  adversaires. 

Des  Sept  suttas  pâlis  que  nous  venons  de  caractériser,  il  en  reste 
deux  qui  ne  touchent  ni  la  morale,  ni  la  psychologie,  ni  la  métaphy- 
sique :  c  est  le  Mahâsamaya  et  FÀtânâtiya.  Ils  font  moins  d*honneur  que 
les  cinq  autres  au  bouddhisme.  Le  soutra  de  la  Grande  Assemblée  ou 
Mahâsamaya-sutta  est  un  accès  de  vanité  qui  contraste  singulièrement 
avec  la  modestie  habituelle  et  très  sincère  du  Tathâgata.  Tous  les  dieux 
du  panthéon  brahmanique,  accourus  de  toutes  les  parties  de  l'espace, 
s'empressent  de  venir  l'adorer  et  de  lui  offrir  leurs  plus  humbles  hom- 
mages. Ce  soutra  commence,  comme  tous  les  sermons. du  Bouddha, 
par  la  sainte  formule  :  «Voici  ce  que  j'ai  entendu;»  mais,  de  plus,  il 
représente  le  Tathâgata  lui-même,  se  complaisant  à  répéter  les  louanges 
dont  l'accablent  les  Dévas,  y  compris  Mâra,  le  dieu  du  péché  et  du 
vice,  qui  se  déclare  vaincu  par  l'inaltérable  vertu  de  Bhagavâ.  Le  Boud- 
dha pouvait  bien  recevoir  les  honneurs  dont  il  était  l'objet;  mais  s'en 
vanter  avec  si  peu  de  retenue,  c'est  un  excès  d'orgueil  qu'on  ne  peut 
lui  attribuer.  Des  sectateurs  enthousiastes  ont  pu  se  laisser  aller  à  cette* 
intempérance  et  à  cette  ivresse  de  leur  triomphe.  Le  bouddhisme  vain- 
queur, comme  il  le  fut  sous  le  règne  du  grand  Açoka,  peut  avoir  eu  la 
fantaisie  de  jeter  les  brahmanes  et  leurs  divinités  sans  nombre  sous  les 
pieds  du  Tathâgata;  mais  le  Tathâgata  n'a  jamais  pu  tenir  personnelle- 
ment le  langage  qu'on  lui  prête;  et,  loin  de  dicter  le  Mahâsamaya-sutta, 
comme  on  semble  le  prétendre,  il  aurait  demandé  à  ses  disciples  de  lui 
épargner  une  flatterie  qui  dépasse  toute  mesure,  et  qui  abaisse  le  boud- 
dhisme,  loin  de  le  relever.  Il  était,  par  sa  morale,  assez  au-dessus  de 
ses  rivaux  pour  ne  point  chercher  à  les  humilier  d'une  manière  si  peu 
convenable  et  si  facile.  Sa  victoire  était  trop  grande  et  trop  réelle  pour 
qu'il  se  donnât  ces  satisfactions  ridicules  d'un  amour-propre  exagéré. 

On  serait  donc  assez  fondé  à  croire  que  le  Mahâsamaya-sutta  n'est 
pas  de  la  même  date  que  les  autres  suttas,  et  qu'il  est  postérieur  aux 
trois  conciles  où  fut  rédigé  le  canon  de  la  Triple  Corbeille. 


sEi^T  surrAS  palis.  17 

On  peut  en  dire  autant,  à  plus. forte  raison,  de  rÀtânàtijfay  qui  nesi 
quune  formule  (r^exorcisniQ,  destinée  à  rassurer  les  Arbats  bouddliiques 
contre  des  terreurs  imaginaires.  Évidemment  ce  n  était  pas  li  une  de 
ces  questions  pressantes  que  les  Sanguitis  avaient  à  tr«mcher.  Le  pre- 
mier concile  avait  pour  but  d'arrêter  le  texte  des  Ecritures,  les  ensei- 
gnements du  Bouddha,  les  règles  de  la  discipline  quil  imposait  à  ses 
religieux  et  les  explications  qu'il  donnait  sur  toutes  choses.  Calmer  les 
effrois  superstitieux  que  les  Arhats  bouddhistes  pouvaient  concevoir 
n'étiiit  pas  une  des  préoccupations  du  moment,  et  ce  nest  que  très- 
postérieurement  quon  a  du  y  songer.  Dans  le  brahmanisme,  l'Atharva- 
Véda«  consacré  aussi  à  des  incantations  et  à  des  exorcisrnes  du  même 
genre,  n*est  venu  également  qu après  les  tjms  autres  Védas,  qui  étaient 
destinés  à  la  pratique  du  culte  et  à  tous  les  détails  du  sacrifice.  L'Atâ- 
nâtiya  pâli  nest  pas,  selon  toute  apparence,  des  premiers  temps  du 
bouddhisme;  mais  il  y  a  sa  place  indispensable.  Ce  nest  pas  d'ailleurs 
le  seul  soutra  de  ce  genre;  le  bouddhisme  a  dû  satisfaire,  comme  tant 
d'autres  religions,  ce  besoin  impérieux  de  populations  crédules  et  crain- 
tives. Les  conjurations,  les  incantations,  sont  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  peuples;  au  milieu  même  de  notre  civilisation,  quelque  éclairée 
et  raisonnable  quelle  soit,  la  superstition  de  la  peur  n'a  pas  complète- 
ment disparu,  et  la  sorcellerie  fait  encore  parmi  nous  bien  des  dupes. 
Les  religions  essayent,  comme  elles  le  peuvent,  de  faire  la  part  de  ce 
sentiment,  qui  semble  naturel  à  Thomme;  et  le  bouddhisme  n'est  pas, 
sous  ce  rapport,  plus  coupable  que  tant  d'autres  cultes.  Le  Zend-Avesta, 
soi'ti  de  la  même  origine  que  les  Védas  et  la  Triple  Corbeille,  a  montré 
bien  plus  de  condescendance  encore  pour  cette  faiblesse;  et  le  Maz- 
déisme a  cru  cent  fois  plus  que  ses  deux  frères  à  rinfluence  des  divinités 
malfaisantes.  Il  y  revient  sans  cesse  pour  la  combattre  sous  toutes  les 
formes  où  la  folie  populaire,  s'imagine  que  cette  influence  redoutable 
peut  s  exercer. 

En  résumé,  on  voit  que  les  Sept  suttas  pâlis  représentent  assez  fidè- 
lement toutes  les  grandes  directions  du  bouddhisme.  Ils  nous  donnent 
en  quelque  sorte  des  échantillons  des  pai*ties  diverses  de  sa  vaste  doc- 
trine; ils  nous  montrent  comment  il  comprend  la  nature  de  l'homme 
et  sa  destinée,  la  nature  universelle  des  choses;  ils  nous  font  voir  aussi 
comment  le  Tathâgata  se  mêlait  aux  événements  de  son  temps,  et 
quelles  étaient  ses  relations  avec  les  puissances  du  jour,  les  rois  et  les 
brahmanes,  avec  les  populations  auxquelles  il  s  adressait  et  à  qui  il  ap- 
portait une  vie  morale  inconnue  jusqu'à  lui.  Mais,  on  le  voit  aussi,  sept 
soutras  sont  peu  de  chose  sur  le  nombre  beaucoup  plus  considérable 


18  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

que  contient  la  Triple  Corbeille,  telle  que  les  prêtres  bouddhistes  la 
conservent  à  Ge^lan  et  en  Birmanie,  et  telle  que  nous  la  présente  la 
collection  de  M.  Grimblot.  Le  Digbanikâya  à  lui  seul  se  compose  de 
trente-quatre  soutras;  il  ne  forme  cependant  qu  une  section  de  la  Cor- 
beille des  soutras,  qui  en  a  quatorze  autres.  La  Corbeille  du  Vinaya  en 
a  cinq;  celle  de  TAblndharma  en  a  sept.  Les  Suttas  pâlis,  tirés  des  ma- 
nuscrits de  M.  Grimblot  et  accompagnés  des  traductions  de  Gogerley 
et  d'Eugène  Burnouf,  ne  sont  donc  qu'une  bien  faible  portion  de  cette 
masse  de  documents.  Seront-ils  jamais  tous  publiés  et  traduits?  On  peut 
Tespérer,  quoique  ce  labeur  doive  être  bien  long,  si  jamais  il  s'accom- 
plit tout  entier.  L'exemple  qu'a  donné  M"'  veuve  Grimblot  mérite  d'être 
encouragé;  elle  a  commencé  cette  œuvre,  qui  n'est  pas  près  d'être  ter- 
minée, en  supposant  même  que  beaucoup  de  mains  aussi  savantes  et 
aussi  pieuses  voulussent  bien  s'y  dévouer. 

Pour  notre  part,  nous  avons  dû  signaler  à  l'attention  des  philologues 
un  ouvrage  modeste  et  curieux,  qui,  en  ne  touchant  qu'à  un  filon  de  la 
mine,  nous  révèle  cependant  tous  les  trésors  qu'elle  renferme.  La 
science  contemporaine  peut  les  en  extraire,  si  elle  imite  avec  quelque 
persévérance  le  louable  exemple  qui  vient  de  lui  être  donné. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-HILAIRi:. 


N.  B.  Plus  liaut,  page  6,  nous  avons  donné  les  deux  dates  de  la  naissance  et  de 
la  mort  du  Bouddha,  d'après  Turnour  et  le  Mahâvansa,  623  et  543  avant  fcre 
chrétienne.  Des  découvertes  récentes,  entre  autres  celle  de  trois  édils  nouveaux 
d'Açoka ,  pourraient  changer  un  peu  cette  chronologie.  Voir  le  travail  de  M.  G. 
Bâhler,  Three  new  edicts  cf  Açoka ,  Bombay,  1877.  Nous  aurons  snns  doute  Tocc:! 
<ion  de  revenir  bientôt  sur  cette  grave  question. 


LES  MIBABKAU.  19 


Les  Mirabeau  ,  nouvelles  études  sur  la  Société  française  au  xviii'  siècle, 
par  Louis  de  Loménie,  de  l'Académie  françalî:>e,  2  vol.in-8**. — 
Paris,  Dentu,  éditeur. 


PREMIER  ARTICLE. 


On  vient  de  publier  un  ouvrage  posthume  de  notre  cher  et  regretté 
confrère  de  l'Académie  française,  M.  de  Loménie,  qui  aura  certaine- 
ment autant  de  succès qu en  a  eu,  il  y  a  quelques  années,  le  grand  tra- 
vail sur  Beaumarchais  et  son  temps.  Ce  n'est  pas  peu  dire.  On  se  rappelle 
combien  cette  étude  excita  de  curiosité  dans  le  public  lettré.  On  se  rap- 
pelle aussi,  pour  justifier  ce  grand  succès,  que  de  découvertes,  quels 
trésors  de  documents  et  de  souvenirs  parmi  les  papiers  laissés  à  sa  mort 
par  Beaumarchais  et  transportés  pêle-mêle,  au  hasard,  par  la  famille, 
après  la  vente  de  la  superbe  maison  bâtie  sur  le  boulevard  qui  porte  son 
nom,  dans  une  mansarde  de  la  rue  du  Pas-de-la-Mule ,  où  personne  ne 
pénétrait  plus  depuis  bien  des  années.  —  Même  foitune  advint  à 
M.  de  Loménie  pour  les  Mirabeau.  Mais  il  faut  dire  que  ces  bonnes  for- 
tunes n'arrivent  guère  qu'à  ceux  qui  les  méritent  par  la  constance  de 
leurs  recherches  et  la  ténacité  de  leur  idée.  On  nous  raconte,  dans 
l'A vant-Propos  de  l'ouvrage ,  qu'au  début  de  sa  carrière,  M.  de  Loménie 
avait  rencontré  le  fils  adoptif  du  célèbre  orateur,  M.  Lucas  de  Mon- 
tigny,  qui  se  montra  touché  de  la  curiosité  intelligente  de  son  jeune  in- 
terlocuteur et  de  son  intérêt  pour  tout  ce  qui  concernait  Mirabeau  et 
sa  famille.  Bien  qu'auteur  lui-n)ême  des  Mémoires  de  Mirabeau,  il  com- 
prenait qu'il  y  avait,  pour  M.  de  Loménie,  autre  chose  à  faire  que  ce 
qu'il  avait  fait  dans  un  sentiment  très  légitime,  en  vue  de  justifier  le 
grand  orateur  des  accusations  portées  contre  lui.  Il  y  avait  maintenant 
à  préparer  la  voie  aux  historiens  si  venir;  il  y  avait  aussi  à  écrire  un  livre 
d'histoire  définitif  sur  ce  point  spécial.  Dès  i848.  M.  Lucas  de  Mon- 
tigny  prêta  à  M.  de  Loménie  un  certain  nombre  de  documents  q\ii 
furent,  à  cette  époque  déjii  lointaine,  la  matière  de  quelques  articles  re- 
marqués. A  la  mort  de  M.  Lucas  de  Montigny,  son  tils  remit  entre  les 
mains  de  M.  de  Loménie  la  totalité  dos  précieux  manuscrits  rassemblés 
et  gardés  avec  un  soin  pieux  à  travers  plus  d'un  demi-siècle.  Mais  déjà , 
nous  dit-on,  à  mesure  que  les  documents  aflEluaient ,  le  plan  primitif  de 
r<suvre  aélargissait  dans  fa  pensée  de  notre  auteur.  Ce  n'était  plus 

3. 


20  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —JANVIER  1879. 

seulement  rétude  exclusive  d'un  seul  homme  quil  voulait  faire ,  bien 
que  la  vie  d'un  tel  homme  dut  prêter  à  de  riches  développements 
sous  une  plume  aus5i  abondante  et  curieuse  du  détail.  Cétait  la  famille 
tout  entière  de  Mirabeau  qu'il  voulait  peindre,  et,  dans  cette  famille, 
toute  une  partie  de  la  société  du  xviii*  siècle. 

Ainsi  est  né  l'ouvrage  que  Ton  vient  de  livrer  à  la  publicité.  Les  deux 
volumes  qui  paraissent  aujourd'hui  ne  représentent  guère  que  la  moi- 
tié de  l'œuvre  telle  que  la  concevait  l'auteur,  telle  qu'elle  occupa  sans 
relâche  les  dernières  années  de  cette  vie  laborieuse.  Ils  sont  consacrés 
à  la  biographie  des  membres  de  la  famille  de  Mirabeau,  principalement 
de  son  père  le  marquis,  de  sa  mère  et  de  son  oncle  le  bailli.  La  vie  du 
grand  orateur  n'est  même  pas  abordée  dans  ces  onze  cents  pages  com- 
pactes. L'histoire  du  plus  illustre  des  Mirabeau  était  réservée  à  la  seconde 
moitié  de  l'ouvrage.  On  a  pu  craindre,  en  apprenant  la  mort  prématurée 
deM.  deLoménie,  que  cette  seconde  partie  ne  (ût condamnée  à  ne  jamais 
voir  le  jour.  La  famille  nous  rassure  sur  ce  point.  L'auteur,  en  mourant, 
a  laissé  la  dernière  partie  de  son  travail  très  avancée.  Elle  est  presque 
entièreTuent  rédigée,  et  l'on  espère  suppléer  aux  lacunes  qui  s'y  trouvent 
à  l'aide  des  nombreuses  notes  amassées  par  hii  et  soigneusement  gardées 
par  les  siens.  Tout  nous  permet  donc  d'espérer  que  cette  œuvre  consi- 
dérable, conçue  sur  un  plan  et  dans  des  proportions  si  vastes,  paraîtra 
prochainement ,  conforme  à  la  pensée  de  celui  qui  l'a  entreprise  et  qui 
est  mort  à  la  peine. 

On  nous  parle  souvent  de  ces  copieuses  biographies  où  excellent  les 
auteurs  anglais,  que  recherchent  avidement  leurs  compatriotes  et  qui 
fournissent  à  leur  curiosité  inépuisable  un  ample  contingent  d'informa- 
tions  sur  chaque  homme  célèbre  de  leur  pays,  hommes  d'Etat,  géné- 
raux, écrivains  et  savants.  Il  y  a  dans  ces  ouvrages  une  abondance  de 
notes  4  de  documents  de  tout  genre  groupés  d'une  main  diligente,  mais 
souvent  sans  art,  autour  des  noms  célèbres  que  la  mort  retire  de  la 
lutte  et  pour  qui,  dès  le  lendemain  des  funérailles,  la  postérité  com- 
mence. Si  le  procédé  littéraire  de  M.  de  Loménie  fait  école  parmi  nous, 
nous  n'aurons  plus  rien  à  envier  à  nos  voisins.  Ces  deux  vastes  études 
sur  Beaumarchais  et  les  Mirabeau  épuisent  la  matière  et  ne  laissent  plus 
après  elles  que  des  rectilications  de  détail  à  faire.  Je  ne  parle  pasv  des 
jugements  politiques  ou  littéraires,  qui  sont  toujours  à  recommencer  ser 
Ion  les  points  de  vue  mobiles  des  époques  ou  des  partis.  Mais ,  pour  ce 
qui  tient  i  la  vie  elle  même  do  ces  hommes,  au  milieui dans  lequel  ils 
se  sont  développés  et  ontfîagi,  des  influençai  qu'ils  ont  »subies>  dei.  la 
société  dont  ils  ont  représenté  ou,coatr<arié  les  idées  régnaates,  des  ios- 


LES  MIRABEAU  21 

titutions  avec  lesquelles  iis  se  sont  trouvés  en  contradiction  el  en  lutte, 
l'œuvre  est  faite  de  main  d'ouvrier  el  personne  ne  sera  tenté  de  la  re- 
prendre. Le  nom  de  l'auteur  restera  définitivement  attache  à  ces  deux 
grands  noms,  à  ces  deux  existences  si  tourmentées  dont  son  œuvre  prin- 
cipale est  l'explication  détaillée  et  le  commentaire  vivant.  Sans  doute, 
au  point  de  vue  de  l'art ,  la  critique  délicate  et  difficile  pourrait  se  plaindre. 
On  jugera,  non  sans  raison,  que  l'unité,  sans  faire  défaut  à  l'ouvrage, 
se  dérobe  à  chaque  instant  sous  la  variété  des  épisodes  et  la  multipli- 
cité extraordinaire  des  détails.  On  notera,  sur  plus  d'un  point,  la  len- 
teur du  récit,  l'incroyable  labeur  dépensé  parfois  h  des  minuties,  le 
manque  de  proportion  des  développements;  on  s'étonnera  que  toutes 
les  parties  de  l'immense  tableau  soient  placées,  par  l'effort  trop  égal  du 
peintre,  sur  le  même  plan,  et  que  toutes  les  figures  reçoivent,  malgré-la 
diversité  des  personnages  et  des  rôles,  la  même  quantité  de  lumière. 
Mais,  si  fart  y  perd  quelques  effets,  combien  l'histoire  morale  y  gagne 
d'inlérétl  Grâce  à  cette  force  d'attention  distnbuée  dans  tout  l'ouvrage, 
on  finit*  par  se  reconnaître  dans  cette  mêlée  confuse  d'hommes,  d'idées 
et  d'événements ,  mieux  assurément  cpie  si  Ton  avait  vécu  au  milieu  d'eux. 
Chaque  question,  môme  épisodique  en  apparence,  est  résolue  ou  du 
moins  amenée  à  ce  degré  de  probabilité  qui,  en  histoire,  vaut  la  certi- 
tude. C'est  la  biographie  d'une  société  au  moins. autant  que  celle  d'un 
homme:  toute  une  partie  du  siècle  revit  devant  nous,  ranimée  par  la 
magie  de  la  scienoe,  qui  ne  laisse  pas  une  énigme  sans  essayer  de  la  de- 
viner, pas  un  groupe  d'hommes  tsans  analyser  le  genre  d'études,  d'inté- 
rêts ou  de  passions  qui  les  tenaient  réunis. 

Lui-même  a  tracé  l'idéal  du  genre  qu'il  avait  dans  la  pensée  en  écrivant 
la  préface  de  Beaumarckais  et  son  temps.  Il  a  voulu  faire,  dit-il  «  une  de 
«ces  bîc^raphiea  détaillées  et  approfondies  où  les  citations  se  mêlent  au 
«récit  pour  l'écluirer  et  le  justifier^  où  les  considérations  historiques  et 
a  littéraires  s'associent  avec  des  tableaux  de  la  vie  privée ,  et  où  l'auteur 
«cherche  à  présenter  un  ensemble  à  la  fois  instructif,  intéressant  et  ri» 
«goureux.nSa  passion  dominante,  c'était  celle  de  l'exactitude;  il  avait 
le  sentiment  vif,  impérieux,  de  la  vérité  complète;  c'étaient,  autour  de 
la  vérité  entrevue,  des  exigences  et  des  scrupules  sans  fin;  il  s'obstinait 
à  voir  le  fin  et  le  fond  des  choses^  poursuivant  avec  un  acharnement 
presque  douloureux  un  détail  qui  le  fuyait,  se  levant  la  nuit  pour  noter 
une  idée  au  passage  ou  une  expression  de  cette  idée  plus  vraie,  pj|ui| 
juste. qui  s'offrait  à  lui  parce  qu'il  y  pensait  toujours,  pour  vérifier  tin 
texte,  pour  corriger  un  trait  à  son  esquisse,  une  ligne  dans  son  tableau. 
C'était  un  peu,  en  matière  d\is^€xrïnaÛQiieide^êl(yie,tU€attiQ»timmnikme^ 


22  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

7i05du  poète  latin,  le.  tourmeiiteur  de  lui-même,  travailleur  sans  relâche 
à  la  recherche  d*unc  perfection  parfois  imaginaire ,  mécontent  de  la  page 
commencée,  inquiet  de  la  page  achevée  ,  livré  à  toute  sorle  de  repen- 
tirs littéraires,  même  avant  que  Tœuvre  fut  terminée,  et  ne  se  sépa- 
rant de  son  manuscrit  quavec  des  appréhensions  infinies,  que  le  succès 
calmait  à  peine.  Cétait  une  conscience  dune  délicatesse  maladive  et 
d'un  scrupule  sans  cesse  renaissant. 

Pour  être  vrai,  il  faut  avouer  que  ce  travail  est  parfois  trop  touffu, 
et  que  de  si  grands  efforts  ne  sont  pas  toujours  proportionnés  au  résul- 
ta!  immédiat.  Ainsi ,  dans  la  première  partie  de  Touvrage  que  nous  avons 
sous  les  yeux,  nous  aurions  aime,  pour  notre  part,  à  voir  quelques  cha- 
pitres singulièrement  réduits  :  ce  sont  ceux  qui  ont  pour  sujets  le  châ- 
teau de  Mirabeau ,  lorigine  des  Riqueti ,  la  formation  de  leur  généalogie , 
le  marquis  Jçan-Antoine  et  ses  deux  biographes,  enfin  la  grand  mère  de 
Mirabeau.  Près  de  cent  cinquante  pages  consacrées  à  des  préliminaires 
qui  nous  amènent  à  la  naissance  du  père  et  des  oncles  du  grand  orateur, 
cest  vraiment  trop.  —  Pour  ne  prendre  quun  ou  deux  exemples,  quel- 
ques lignes  de  description  auraient  suffi,  à  mon  gré,  pour  marquer  la 
place  et  laspect  général  du  château  de  Mirabeau.  «  A  Tentréc  de  la  haute 
«  Provence,  après  avoir  atteint  le  point  culminant  de  la  route  qui  va  de 
uPertuis  à  Manosque,  on  aperçoit  tout  â  coup  dans  le  lointain,  sur  un 
«rocher  entre  doux  gorges,  un  vaste  édifice  rectangulaire  flanqué  de 
a  quatre  hautes  tours  crénelées  qui  semble  placé  là  pour  barrer  le  pas- 
a  sage.  Le  premier  aspect  de  ce  château  est  d'autant  plus  saisissant,  que, 
;  de  la  hauteur  d'où  il  est  aperçu  d  abord  et  qui  le  domine,  on  distingue 
«au  delà  de  ses  tours  et  de  ses  murailles  d'un  jaune  fauve,  une  nappe 
«d'eau  azurée  qui  brille  au  soleil.  C'est  la  Durance  qui  coule  derrière 
«le  rocher  sur  lequel  le  manoir  est  bâti.»  Voilà  qui  imprime  l'image 
dans  fesprit;  ajoutez-y  les  mots  expressifs  par  lesquels  le  marquis 
do  Mirabeau  peint  la  contrée  où  vécurent  ses  ancêtres  :  «  Ciel  bru- 
alant,  climat  excessif,  aspect  sauvage,  promenoirs  arides,  rochers, 
«oiseaux  de  proie,  rivières  dévorantes,  torrents  ou  nuls  ou  débor- 
«dés,  des  hommes  forts,  durs,  francs  et  inquiets^»  Vous  aurez  ainsi 
la  couleur  du  paysage  environnant.  Cela  suffit:  Tantique  château,  le 
sol  et  le  climat,  tout  reparaît  devant  nos  yeux  avec  celte  splendeur 
altière,  abrupte  et  un  peu  sauvage,  qui  n'est  pas  sans  rapport  avec  la 
physionomie  de  la  race.  Le  reste  est  de  trop,  à  ce  qu'il  me  semble, 
surtout  de  la  part  dun  auteur  qui  se  défie  de  ces  rapprochf^ments 

^  LêUret  da  manfois  ds  Mirmbeaa  à  J.  J.  Rouaean. 


LES  MIRABEAU.  23 

dont  on  abuse  volontiers  entre  les  impressions  physiques  et  les  faits 
d'ordre  moral. 

N*estce  pas  lui-même  qui,  raillant  ces  abus,  rappelle  la  fameuse 
assertion  de  Montesquieu  sur  la  liberté,  qui,  d*après  le  grand  écrivain, 
s'établit  plus  facilement  que  partout  ailleurs  dans  un  pays  de  montagnes  : 
«Oui,  comme  en  Suisse,  répondit  Voltaire,  à  moins  que  ce  ne  soit  dans 
(f  un  pays  de  plaines  comme  en  Hollande,  n  M.  de  Loménie  constate  de 
bonne  grâce  que  les  Riqueti  établis  à  Marseille  n'avaient  acheté  ce  châ- 
teau qu'à  une  époque  relativement  récente ,  en  i  Syo,  et  que  le  plus  fou- 
gueux personnage  de  la  race,  l'orateur,  non  seulement  n'est  pas  né  dans 
ces  régions  escarpées  et  orageuses ,  où  il  a  très  peu  vécu ,  mais  qu'il  a  vu  le 
jour,  qu'il  a  passé  son  enfance  et  une  partie  de  sa  jeunesse  dans  un  pays 
plat ,  insignifiant  et  brumeux,  dans  l'ancien  Gâtinais,  près  de  Nemours. 
Grave  échec  pour  la  théorie  des  influences  matérielles  dans  l'ordre  des 
phénomènes  moraux  ;  mais  c  était  une  raison  décisive  pour  réduire  ce 
chapitre  en  quelques  lignes. 

De  même  pour  tout  ce  qui  concerne  la  question  de  la  race,  de  ses 
origines,  de  ses  vicissitudes,  de  ses  alliances.  Cette  partie  du  livre,  qui 
atteste  les  consciencieuses  recherches  de  l'auteur,  pouvait  sans  inconvé- 
nient être  rejetée  à  la  fin  du  volume,  sous  forme  de  notes  ou  de  docu- 
ments à  consulter.  Nous  ne  ferons  qu'indiquer  bien  sommairement  le 
résultat  de  ce  long  travail.  —  Quelle  était  l'origine  des  Riqueti  (ou  Ri- 
quety,  Riquetty  ou  même  Riquet  tout  court,  comme  ils  s'appellent 
plus  simplement  dans  un  grand  nombre  de  pièces  du  xvi*  siècle)?  Est-il 
vrai,  selon  une  hypothèse  romanesque  et  séduisante  pour  l'imagination , 
que  le  grand  agitateur  de  1 789  portait  dans  ses  veines  le  sang  d'un  de 
ces  poétiques  factieux  du  moyen  âge  immortalisés  par  Dante,  d*un  des 
compagnons  de  Fariiieta  degli  Uberti.'^C  est  ce  que  tendrait  à  faire  croire 
un  document  trouvé  dans  les  papiers  de  Mirabeau  et  tout  entier  écrit 
de  sa  main  sous  ce  titre  :  Vie  de  Jean- Antoine  de  Riqueti ^  marquis  de 
Mirabeau ,  et  notice  sur  sa  maison ,  rédigée  par  lamé  de  ses  petits-fils  d'après 
les  notes  de  son  fils.  Il  y  a  là  un  problème  savamment  discuté  par  M.  de 
Loménie,  qui  tout  d'abord  démontre,  sur  une  indication  de  M.  Lucas  de 
Montigny,  que  cette  notice  n*est  pas  Tœuvre  de  Mirabeau ,  et  qu'il  s'agit 
ici  d'un  plagiat  â  peu  près  complet  commis  par  le  fibi  aux  dépens  du 
père,  à  une  époque  où  il  était  très  pressé  d'argent  et  où  il  n'y  regardait 
pas  de  si  près  pour  s'en  procurer.  La  conclusion  de  l'historien  est  que 
l'origine  française  des  Mirabeau  est  au  moins  aussi  probable  que  leur 
origine  italienne.  Dans  tous  les  cas  il  est  certain,  contrairement  aux 
prétentions  de  cette  orgueilleuse  t^ace,  que  cette  origine  est  obscure, 


24  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

puisquon  ne  voit  des  Arrighetti  figurer  à  Florence  que  cent  ans  après 
la  date  indiquée  par  le  marquis  de  Mirabeau  comme  celle  de  leur  ban- 
nissement. Le  type  provençal  primitif,  renforcé  dans  le  même  sens  ou 
développé  en  d'autres  sens  par  des  mariages,  suffit,  après  tout,  pour 
expliquer  cet  extraordinaire  mélange  des  dons  de  fesprit  avec  les  pas- 
sions les  plus  ardentes  et  les  caractères  les  plus  excentriques  qui  ont  fait 
à  celte  famille  une  physionomie  et  une  destinée  exceptionnelles.  Le  mar- 
quis de  Mirabeau  ne  laissait  pas  d'attribuer  au  sang  des  Riqueti  le  carac- 
tère de  la  race  :  a  Je  ne  puis  accuser,  disait-il,  ni  les  Glandevès  ni  les 
«Pontevès  de  nous  avoir  donné  un  certain  génie  fier,  particulier,  exubé- 
«rant,  mais  toujours  noble  et  probe,  et  éloigné  du  grappillage ,  l'esprit 
«de  notre  famille  en  un  mot,  qui  vaut  mieux  que  le  leur,  au  dire  de 
«tous,  et  que  j ai  souvent  découvert  le  même  dans  les  traces  de  nos 
u  vieux  pères.  »  Cependant,  quand  il  s*agit  d'expliquer  le  caractère  de  ses 
enfants  à  lui,  il  est  obligé  d'introduire  un  élément  nouveau  dans  ce  qu'il 
appelle  cette  tempestive  race  :  il  insiste  sur  le  coup  de  marteau ,  il  dit  quel- 
quefois le  coup  die  /locAe,  qu'ils  ont  reçu  des  Vassan  par  leur  mère.  Quant 
à  l'origine  du  marquisat,  elle  était  toute  récente  :  le  père  de  Mirabeau, 
Y  Ami  des  hommes ,  était  le  troisième  marquis  du  nom.  De  son  aveu  même , 
les  Riqueti,  qu'ils  soient  italiens  ou  français,  ont  commencé  par  être 
des  barbets;  mais,  dit  le  bailli,  qui  n'échappe  pas  plus  que  les  autres  à 
l'orgueil  de  la  famille,  «  des  barbets  qui  auraient  dû  avoir  le  caractère  de 
«  notre  race  auraient  aussi  bien  fait  des  rois  de  montagnes.  »  En  résumé , 
ce  n'est  qu'à  partir  de  la  fin  du  xvi'  siècle  que  cette  famille  entre  dans 
l'histoire  locale  de  la  Provence  et  qu'elle  prend  rang  dans  la  haute 
noblesse ,  après  les  quatre  ou  cinq  grandes  familles  qui  priment  dans 
la  contrée  et  dont  le  marquis  disait  avec  mauvaise  humeur  «que 
uces  familles  vaines  et  exclusives  ont  tant  répété  concurremment 
«qu'elles  valaient  mieux  que  les  autres,  qu'il  ne  faut  point  leur  rien 
u  disputer.  » 

L'originalité  de  la  famille,  ce  que  ïAmi  des  hommes  appelait  les  singu- 
larités tranchantes  de  la  race,  se  manifeste  pour  la  première  fois  avec  un 
éclat  historique  dans  le  personnage  du  marquis  Jean-Antoine,  un 
vaillant  soldat,  mauvais  courtisan,  qui  détruisait  par  ses  irrésistibles 
saillies  tout  le  mérite  de  ses  belles  actions,  et  qui  ne  put  jamais,  à  cause 
de  cela,  dépasser  le  grade  de  colonel.  Il  est  vrai  qu'il  fut  contraint,  par 
les  plus  hotiorables  et  les  plus  cruelles  blessures,  de  se  retirer  du  service 
à  trente-neuf  ans.  Au  combat  de  Gassano,  en  lyoS,  il  resta  pour  mort 
sur  le  champ  de  bataille;  toute  l'armée  du  prince  Eugène,  cavalerie  et 
infianterie,  passa  sur  son  corps.  Quand  on  le  recueillit,  son  corps  n'était 


LES  MIRABEAU.  25 

qu  une  plaie,  la  tête  était  à  moitié  séparée  des  épaules.  Plus  tard,  s'il 
lui  arrivait  de  parler  de  cette  journée  :  «C'est  Taflaire  où  je  fus  tué,  » 
disait-il  gaiement.  Ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  trois  ans  après,  le  bras  droit 
cassé  et  enveloppé  dans  une  écharpe  noire ,  la  tête  soutenue  par  un 
collier  d'ai^ent,  de  conduire  à  l'autel  une  jeune  et  belle  personne < 
M"'  de  Castellane,  qui  lui  donna  sept  enfants.  Cette  jeune  femme,  pétrie 
d'élévation ,  comme  le  dit  son  fils  dans  son  style  bizarre ,  était  évidemment 
de  ia  race  de  ces  femmes  dont  Montluc  disait  de  son  temps  :  «  Eh  !  quelle 
«est  donc  l'honnête  femme  qui  voudrait  s'associer  à  un  homme  qui  eût 
«  tous  ses  nerfs  et  tous  ses  os?» —  En  tout  point  c'était  une  intelligence 
supérieure ,  un  caractère  qui  était  la  force  et  la  règle  de  la  maison.  Mais, 
comme  il  faut  toujours  que,  dans  cette  singulière  famille,  il  se  produise 
quelque  trouble  et  qu'il  y  ait  comme  un  endroit  secret  où  l'équilibre  se 
rompt,  la  fin  de  cette  noble  et  sévère  existence  fut  ravagée  par  un  phéno- 
mène extraordinaire,  inattendu ,  une  folie  qui  fit  le  désespoir  de  ses  deux 
fils  alors  survivants.  Le  marquis  de  Mirabeau,  parlant  de  cette  crise  ter- 
rible dans  la  santé  de  sa  mère,  disait  qu'à  ce  contact  il  serait  devenu  fou 
lui-même,  sans  la  diversion  qui  le  sauva  dans  cette  circonstance,  comme 
dans  les  autres  crises  de  sa  vie,  la  diversion  de  sa  chère  science.  Il  est  cu- 
rieux de  noter  en  passant  ce  cas  de  pathologie  physique  et  morale  à  la 
fois,  qui  semble  avoir  eu  bien  des  retentissements  dans  le  tempérament 
agité  du  fib  et  des  petits-fils.  Il  n'y  a  pas  de  race  où  se  marquent  plus 
sensiblement  les  efifets  de  l'hérédité. 

Lui  aussi  était  bien  de  ce  sang  impétueux,  ce  jeune  comte  Louis- 
Alexandre  ,  le  dernier  des  trois  frères ,  dont  la  vie  fut  un  véritable  roman 
par  son  rapide  éclat,  les  phases  diverses  de  sa  fortune  et  l'étrangeté  de 
son  dénouement.  A  vingt-quatre  ans,  capitaine  au  régiment  du  Roi- 
infanterie,  il  devint  éperdùment  épris  d'une  comédienne.  M"'  Navarre, 
une  des  nombreuses  maîtresses  du  maréchal  de  Saxe,  et,  contre  vents  et 
marées,  à  travers  les  plus  vives  résistances  de  sa  famille  et  de  ses  chefs, 
il  pousse  l'affaire  jusqu'au  mariage ,  qui fiit  célébré  soit  en  Hollande,  soit 
à  Avignon.  Mais  la  colère  de  son  frère  aîné,  le  marquis,  représentant 
de  la  famille  et  indigné  qu'on  eût  introduit  du  famier  dans  la  maison  de 
Mirabeau,  poursuivit  de  ville  en  ville  les  deux  amoureux.  Il  était  entré 
en  campagne,  armé  de  toutes  les  recommandations  qu'il  put  se  procurer 
auprès  des  ministres,  et  il  paraît  bien  que  c'est  à  la  suite  de  ces  menaces 
que  la  nouvelle  comtesse  de  Mirabeau  mourut  à  Avignon,  en  1 769 ,  peu 
de  temps  après  son  mariage. 

Mais  voici  le  roman  qui  change  de  face.  Le  comte  Louis-Alexandre 
était  resté  veuf  dans  le  midi  de  la  France,  renié  par  toute  sa  famille, 

à 


26  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

nk  bout  de  fusées,  écrit  son  aine,  bien  que  remboursé  en  totalité  de  sa 
u  Intime,  dont  il  n  avait  fait  que  trois  morceaux.  Faut-il  pas  quil  passe 
«par  là  un  margrave,  beau-père  du  roi  de  Prusse,  et  sa  femme,  prin- 
u  cesse  fort  éclairée!  Ils  allaient  en  Italie;  ils  s  engouent  de  ce  virtuose  et 
•c  obtiennent  de  sa  générosité  qu^il  veuille  bien  les  accompagner.  Il  fut 
u  régner  en  Allemagne  et  nous  débarrassa  de  sa  personne,  n  Le  marquis 
ne  garda  pas  longtemps  ce  ton  de  raillerie  méprisante  à  Tégard  de  son 
frère.  Le  virtuose  fait  fortune  :  il  avait  de  l'esprit  et  il  en  jouait  mer- 
veilleusement. Peu  de  temps  après,  le  prétendu  aventurier  était  devenu 
un  personnage,  grand  chambellan,  conseiller  privé  du  margrave  de 
Bayreuth,  considéré  pour  son  aptitude  aux  affaires,  choisi  par  le  roi  de 
Prusse  lui-même  pour  traiter  secrètement  de  la  paix  à  Paris,  en  juillet 
iy57,au  moment  le  plus  désespéré  de  la  fortune  du  grand  Frédéric. 
Bien  que  Louis-Alexandre  n'eût  pas  réussi  dans  cette  négociation ,  que 
Rosbach  rendit  d'ailleurs  inutile,  son  importance  s'était  marquée  aux 
yeux  de  sa  famille;  il  avait  singulièrement  grandi,  et,  en  lySg,  quand  il 
revint ,  pour  plaider  cette  fois  avec  plus  de  bonheur  la  cause  du  mar* 
grave  auprès  du  duc  de  Ghoiseul ,  ce  n'est  plus  le  mauvais  sujet  d'Avi- 
gnon, ou  le  virtuose,  c'est  tout  simplement  Germanicus,oui  Germanicas! 
On  lui  accorde  «  le  crédit  des  attires ,  n  on  lui  reconnaît  a  du  brillant  et 
(I  du  fond;  d  u  il  est  même  grand  à  certains  égards ,  »  dit  le  bailli,  mais  il 
ajoute  :  «  décousu  encore  comme  il  le  fut  et  le  sera  toujours.  »  Louis- 
Alexandre  rachète  son  premier  mariage  par  un  second,  honorable  de 
tout  point;  il  présente  à  sa  mère  une  jeune  Allemande  à  quartiers,  une 
comtesse  de  Kunsberg,  épousée  par  lui  à  Bayreuth  et  dotée  par  le  mar- 
grave. Au  comble  de  la  faveur,  à  la  veille  d'une  fortune  politique  qu'at- 
testaient les  intrigues  et  les  jalousies  de  la  petite  cour,  voilà  tout  à  coup 
qu'il  meurt  à  trente-six  ans,  laissant  i  sa  mère  et  à  ses  frères  le  soin  de 
sa  jeune  femme,  qui  devint  pour  eux  une  fille,  une  sœur  douce  et  em- 
pressée, au  moment  même  où  la  marquise  de  Mirabeau  partait  comme 
une  furie  de  cette  maison  pour  n'y  plus  revenir.  Ce  qui  faisait  dire  au 
marquis,  écrivant  au  bailli  :  m  Tu  ne  trouveras  rien  ici  de  changé,  sinon 
<t  un  ange  k  la  place  d'un  diable.  »0n  voit  que  ce  Louis-Alexandre,  pour 
avoir  débuté  dans  la  vie  comme  un  aventurier,  n'en  avait  pas  moins  de 
hautes  qualités  d'esprit,  et  que  lui  aussi,  à  travers  le  décousu,  il  avait  bien 
des  talents  et  l'ambition  de  les  appliquer.  La  vie  seule  a  manqué  à  cette 
fortune  naissante.  Dans  toute  cette  fanille,  on  trouve  de  l'étrange 
à  chaque  pas,  de  l'excentrique  même,  mais  en  vérité  rien  de  mé- 
diocre. 

Le  type  le  plus  complet  de  la  race  dans  sa  perfection  morale  est ,  sans 


LES  MIRABEAU.  27 

contredit ,  le  second  frère  de  cette  forte  lignée ,  ce)  ui  que  Thistoire  désigne 
sous  le  nom  du  bailli.  Bien  qu  en  réalité  le  chevalier  de  Mirabeau  n  ait 
pris  ce  titre  de  bailli  quà  Tâge  de  quarante-six  ans,  en  i  ^63 ,  en  deve- 
nant grandcroix  de  Tordre  de  Malte ,  nous  lui  laisserons  ce  nom  devenu 
historique,  pour  éviter  toute  confusion.  Quand  on  aura  lu  les  huit  cha- 
pitres très  détaillés  que  lui  consacre  M.  de  Loménie ,  et  qui  sont  une 
restitution  complète  de  ce  personnage  imposant  et  original,  on  sera 
vraiment  de  lavis  de  l'auteur,  qui  nous  dit  que,  bien  qu'il  nait  ob- 
tenu ni  la  célébrité  passagère  de  son  frère  aîné ,  ïAmi  des  hommes ,  ni 
Téclatante  renommée  de  son  neveu,  ce  personnage,  vu  dans  Imtimité 
de  sa  vie  et  dans  le  détail  de  ses  actes,  de  ses  travaux,  de  ses  .idées  et 
de  ses  sentiments,  garde  une  place  à  part  dans  l'histoire  de  sa  famille, 
et  un  relief  qui  ne  le  cède  à  aucun  autre,  a  Aussi  bien  doué  que  son 
u  frère  et  même  son  neveu  du  côté  de  Tesprit,  il  leur  est  supérieur  à 
citons  deux  par  la  noblesse  de  l'âme,  par  la  droiture  et  la  loyauté  du 
((Caractère,  par  le  désintéressement  et  la  délicatesse  d'une  conscience 
tt scrupuleuse ,  par  toutes  les  qualités,  en  un  mot,  qui  font  Thonnête 
u  homme.  Il  est  incontestablement  le  plus  beau  produit  moral  qui  soit 
((  sorti  de  cette  race  souvent  effrénée.  Mais,  comme  si  l'excès,  même  dans 
«  le  bien,  était  inhérent  à  la  race,  le  meilleur  de  tous  fut  excessif  dans 
«  sa  passion  pour  la  vérité  et  pour  la  justice.  C'est  un  Alceste  que  ce 
u  bailli  de  Mirabeau,  et  un  Alceste  féodal,  dont  la  physionomie  se  dé- 
u  tache  vigoureusement  au  milieu  des  figures  frivoles  du  xvnf  siècle; 
«  cependant  il  n'eut  de  commun  avec  le  héros  de  Molière  que  cette  exa- 
ct gération  de  franchise  et  de  rigorisme.  Outre  qu'il  ne  fut  jamais  (sauf 
«une  fois  peut-^tre  et  dans  une  courte  crise)  accessible  à  la  domination 
«  d'une  Gélimène ,  il  ne  se  contenta  point  de  déclamer  contre  les  vices  de 
(c l'humanité,  et,  en  remplissant  tous  les  devoirs  d'une  carrière  labo- 
«rieuse,  il  fut  plus  occupé  encore  de  faire  le  bien  que  de  critiquer  le 
0  mal.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  impossibilité  de  contenir  son 
«  blâme  et  de  joindre  un  peu  d'habileté  à  tous  les  genres  de  mérite , 
«  devait  suffire  pour  empêcher  l'oncle  de  Mirabeau  de  remplir  toute  sa 
«destinée  et  d'illustrer  à  son  tour  le  nom  qu'il  portait^. »  Mirabeau  l'o- 
rateur ne  s'y  trompait  pas.  Il  éprouvait  pour  son  oncle  un  sentiment 
très  rare  chez  lui,  le  sentiment  de  la  vénération.  «J'aime  et  je  vénère 
«  mon  oncle.  Mon  oncle  a  l'âme  et  les  vertus  d'un  héros ,  »  écrivait-il 
dans  ses  fameuses  Lettres  da  donjon  de  Vincennes  où  il  déploie  un  si 
curieux  talent  d'invectives,  non  seulement  contre  son  père,  qui  est  son 

*  Vol.  I,  chap.  VII,  p.  147. 


28  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

geôlier,  mais  contre  tous  les  membres  de  sa  famille,  sans  en  excepter 
sa  mère,  bien  qu'il  soit  alors  momentanément  associé  à  sa  cause. 

Un  des  traits  que  fait  le  mieux  ressortir  l'analyse  de  M.  de  Loménie, 
et  par  où  celte  biographie  touche  à  un  des  points  délicats  de  fhistoire 
du  temps,  c'est  l'intimité  absolue  et  constante  entre  deux  hommes  éga- 
lement fiers  et  même  impérieux,  différents  par  le  caractère,  les  idées 
et  le  goût,  et  que  fauteur  explique  par  l'esprit  de  famille  sous  le  régime 
du  droit  d'aînesse,  accepté  par  le  frère  cadet  non  pas  seulement  avec 
résignation,  rilais  u  avec  une  sorte  de  fanatisme  raisonné.  »  M.  de  Lomé- 
nie n'entend  pas  nier  finconvénient  de  ce  droit  dainesse  et  des  substi- 
tutions qui  se  manifestera  cruellement  et  scandaleusement  dans  la  se- 
conde génération  des  Mirabeau  du  xwnf  siècle;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  certain,  et  Jes  preuves  de  cette  assertion  surabondent  sous  la 
plume  du  savant  auteur,  que  fancienne  constitution  de  la  famille,  plei- 
nement acceptée  des  deux  parts,  a  produit  entre  le  bailli  et  son  frère 
un  genre  d'intimité  fraternelle  très  particulier,  très  touchant,  et  qui 
console  un  peu  des  discordes  abominables  par  lesquelles,  à  un  certain 
moment,  cette  famille  ressemble  à  celle  des  Atrides. 

Indiquons  quelques-unes  des  preuves  développées  par  M.  de  Lomé- 
nie à  l'appui  de  sa  thèse.  Bien  qu'il  n'y  ait  entre  les  deux  frères  qu'une 
différence  d'âge  de  deux  ans,  l'autorité  de  l'aîné  est  absolue:  il  repré- 
sente le  chef  de  famille;  le  cadet  se  considère,  à  toutes  les  époques  de 
sa  vie,  comme  absolument  tenu  de  ne  prendre  aucune  décision  grave 
sans  le  consentement  de  son  aîné.  Tant  qu'il  fut  chevalier  de  Malte, 
non  profèSy  c est-à-dire  n'ayant  pas  fait  de  vœux,  il  laisse  à  son  frère  le 
soin  de  résoudre  la  question  de  savoir  s'il  doit  ou  non  se  marier.  Dans 
différentes  occasions  où  des  mariages  lui  sont  proposés,  sa  réponse  est 
invariable  :  «Je  te  laisse  la  direction  de  ces  affaires,  écrit-il  à  son  frère; 
«si  tu  juges  que  le  bien  de  la  race  soit  que  j'aie  progéniture,  tu  verras 
«  ce  qu'il  y  a  à  faire  du  côté  de  cette  demoiselle.  »  Ou  bien  encore  :  «  A 
«  propos,  on  m'a  encore  ici  parlé  mariage;  à  présent  que  tu  as  deux  fils, 
«vois  si  celui  dont  tu  m'as  loi-môme  parlé  est  utile  pour  la  famille ^w 
Dans  une  circonstance  grave,  où  son  cœur  sembla  se  laisser  engager 
plus  loin  que  d'ordinaire,  au  moment  où  Ton  croit,  par  la  conduite  du 
petit  roman  qui  agita  l'automne  de  sa  vie,  que  son  parti  est  pris,  il 
suffira  de  quelques  railleries  de  son  frère  à  l'adresse  de  Madame  Honesta 
et  du  soupirant  grison  pour  le  faire  renoncer  au  mariage  et  retourner 
vers  l'ordre  de  Malte  qu'il  était  sur  le  point  d'abandonner  sans  retour, 

'  Vol.  I,  chap.  vn,  p.  178. 


LES  MIRABEAU.  29 

et  qui  était  la  ressource  suprême  de  ia  famille  entière  contre  la  dé- 
tresse imminente,  sous  Tamas  toujours  croissant  des  procès  et  des 
dettes. 

Même  abnégation  dans  les  affaires  d'intérêt  :  il  laisse  toute  sa  légi- 
time entre  les  mains  de  son  frère  aîné,  qui,  du  reste,  lui  en  tient  un 
compte  exact,  sans  vouloir  même  jamais  entendre  parler  de  règlement 
entre  eux.  A  lage  de  trente-neuf  ans,  il  écrit  à  son  aîné  :  «Je  me  suis  fait 
c<  d'enfance  à  la  douce  idée  que  tu  devais  avoir  tout  ce  qu  il  ne  me  faut 
a  pas  absolument  pour  vivre,  parce  que  tu  es  le  chef  delà  race,  parce 
«que  tu  es  chargé  de  tout,  et  quil  est  de  mon  devoir  de  contribuer 
«et  non  de  m'appropriera»  Il  est  comme  un  fils  modeste  entre  les 
mains  du  chef  de  famille.  A  la  fin  d'une  mission  sur  les  côtes  de  Bre- 
tagne, mission  qui  va  finir  et  qui  le  laissera  sans  appointements,  il 
écrit  à  son  frère  :  «Si  tu  juges  que  je  doive  retourner  à  Paris,  mande- 
ule-moi  et  fais-y  moi  trouver  de  quoi  subsister;  si  tu  le  juges  plus  à 
«  propos,  je  suis  prêt  à  rester  ici  et  à  y  vivre  très  doucement  quant  à  la 
«  dépense.  » 

Le  marquis  de  Mirabeau  ne  s'épargne  pas  de  son  côté  pour  assurer 
la  fortune  de  son  frère  et  la  porter  au  plus  haut  point  possible.  Tandis 
que  le  cadet  remplit  avec  honneur  et  avec  éclat  les  devoirs  de  sa  pro- 
fession soit  sur  les  vaisseaux,  soit  dans  les  colonies,  soit  sur  les  côtes  de 
Bretagne,  le  marquis  lui  ménage  les  plus  belles  ou  les  plus  utiles  rela- 
tions i  Paris  auprès  des  premiers  commis  du  ministère  de  la  marine, 
dans  le  grand  monde,  auprès  des  Duras,  des  Gastellane,  des  Nivernois 
et  des  Belle->Isle.  «Va  ton  chemin,  lui  écrit-il,  je  ferai  pour  toi  tous  les 
u  petits  pas  et  sans  bassesse.  ))  [^instant  approche  où  il  semble  que  le 
chevalier  va  arriver  aux  plus  hauts  emplois,  peut-être  même  au  minis- 
tère de  la  marine,  où  il  aurait  pu  parvenir  si  Alceste  pouvait  réussir  à 
la  cour.  Puis  tout  d'un  coup  voici  que  le  marquis  est  ruiné,  et  par  une 
foule  de  fausses  spéculations  et  par  sa  rupture  avec  sa  femme,  au  mo- 
ment où  sa  femme  devient  riche.  Des  charges  énormes,  dont  il  a  pris 
le  poids  sans  compter,  l'écrasent.  Mais  c'est  le  moment  aussi  où  le  pauvre 
cadet  touche  la  rançon  des  énormes  sacrifices  que  la  famille  a  faits  pour 
le  mettre  à  même  d'accepter  les  fonctions  dispendieuses  de  général  des 
galères  de  Malte.  Il  obtient  deux  des  riches  commanderies  de  la  langue 
de  Provence,  et  dès  lors  c'est  lui  qui  devient  la  providence  de  la  famille. 
Rien  pourtant  ne  change  dans  leurs  rapports.  C'est  toujours,  de  la  part 
du  riche  bailli,  la  même  déférence  pour  son  frère  ruiné,  menacé  dans 

*  Vol.  I,  chap.  VII,  p.  17g. 


i 


30  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —JANVIER  1879. 

son  lionneurinême,  traqué  de  toutes  parts,  défendu  jusqu'au  bout,  sou- 
tenu à  travers  tous  les  orages,  sauvé  par  cet  admirable  frère  dont  le  zèle 
ne  se  ralentit  pas  un  instant. 

A  tous  ces  traits  d'une  affection  réciproque  que  rien  n*a  rebutée  ni 
fatiguée,  M.  de  Loménie  en  ajoute  un  qui  est  bien  touchant.  Sur  les 
quatre  mille  lettres  échangées  entre  les  deui  frères,  il  n  y  en  a  pas  dix  où 
n  apparaisse,  à  travers  les  soucis  domestiques  les  plus  pressants,  la  préoc- 
cupation de  quelque  grand  intérêt  général  ou  de  quelque  haute  spécu- 
lation. Tous  les  deux  pensent  haut  et  vivent  au  delà  de  ihorizon  borné 
de  la  famille;  ils  ont  au  plus  haut  point  le  souci  de  Thumanité.  Tous  les 
deux  traitent,  chacun  à  son  point  de  vue  et  avec  une  liberté  complète, 
dans  ce  style  <( coloré  et  indiscipliné»  qui  est  leur  style,  quelque  point 
de  religion  ou  de  politique;  ils  discutent  sur  Tadministration  et  les 
finances,  sur  le  progrès  et  la  liberté,  sur  Tétat  de  la  société,  les  dangers 
qui  la  menacent  ou  les  réformes  qui  peuvent  la  sauver.  On  sait  la  fécon- 
dité du  marquis  dans  cet  ordre  de  questions;  le  bailli  n*est  pas  à  court, 
il  discute,  il  rectifie,  il  tempère,  il  raille  même  parfois  les  idées  de  son 
frère;  il  raisonne  sans  ombre  d  amour-propre,  dans  un  tête-à-tête  qui  se 
prolonge  pendant  toute  une  vie.  Vraie  correspondance  d'ami  patient, 
d'infatigable  confident,  d'excellent  conseiller,  et  qui  donne  la  plus  haute 
idée  de  ces  deux  esprits,  dont  toute  la  force  est  tendue  constamment  au 
bien  public.  On  les  voit  là  sans  apprêt,  en  dehors  de  toute  posture  de 
commande  ou  de  convention ,  dans  la  manifestation  sincère  où  le  regard 
indiscret  de  l'histoire  est  venu  les  surprendre. 

Rien  d'ailleurs  de  plus  attachant  que  la  biographie  de  cet  excellent 
bailli,  si  droit,  si  pur,  si  sincèrement  épris  de  justice,  si  brave  en  même 
temps,  excellent  marin,  auteur  de  Mémoires  nombreux  où  il  signalait 
tous  les  abus  de  la  marine  française,  où  toutes  sortes  de  projets  éclatent 
remplis  de  vues  heureuses  et  d'idées  de  réformes.  On  nous  le  montre , 
soit  à  la  Guadeloupe  dont  il  est  nommé  gouverneur,  soit  à  la  cour  et 
dans  ses  rapports  si  curieux  avec  M"*  de  Pompadour,  qui  l'écoutait,  le 
faisait  causer  et  le  renvoyait  avec  ce  mot  :  «  Quel  dommage  que  tous  ces 
M  Mirabeau  soient  si  mauvaises  têtes  !  »  Nous  le  suivons  dans  cette  expé- 
dition de  Mahon  à  laquelle  il  se  fit  attacher  presque  de  force,  malgré 
l'hostilité  de  la  Galissonnière,  plus  tard  au  combat  de  Saint-Gast,  puis 
dans  nos  provinces  maritimes  dont  il  surveille  la  défense  pendant  la 
guerre  de  Sept  ans,  partout  se  signalant  soit  comme  un  marin  savant 
et  hardi,  soit  comme  un  administrateur  hors  ligne;  enfin,  découragé 
de  tout  espoir  et  même  de  tout  désir  d'un  rôle  à  la  cour  par  la  mort 
du  maréchal  de  Belle-Isle,  se  décidant  à  faire  ses  vœux  dans  l'ordre  de 


LES  MIRABEAU.  31 

Malle  et  à  accepter  la  plus  haute  charge  de  Tordre  après  celle  de  grand 
mattre,  le  commandement  des  galères. 

A  la  suite  du  futur  général,  Tauteur  nous  fait  pénétrer  dans  lorga- 
nisation  ou  plutôt  dans  la  désorganisation  intime  de  cette  république 
monacale  qui  touchait  à  sa  fin,  mais  qui  portait  fièrement  encore,  en 
apparence  du  moins,  une  histoire  de  sept  siècles  remplie  de  fortunes 
contraires.  Le  chapitre  intitulé  :  Un  général  des  galères  de  Malte  au 
xviij*  siècle  y  est  un  des  plus  curieux  tableaux  d'histoire  t[u*un  peintre 
puisse  mettre  sous  nos  yeux.  On  y  voit  s  agiter  les  intrigues  et  les  ma- 
nœuvres des  nations  catholiques  resserrées  entre  un  petit  nombre  de 
chevaliers  et  sur  un  étroit  terrain  ;  on  nous  y  montre  comment  étaient 
pratiqués  les  vœux  de  chasteté,  d obéissance,  celui  de  pauvreté  sur- 
tout, singulièrement  interprété,  si  Ton  s*en  rapporte  à  ÏÉtat  de  choses 
nécessaires  pour  le  généralat  des  galères  [livrées,  habits  pour  le  général,  vins , 
liqueurs,  service  et  dessert),  ce  qui  exigeait  au  bas  mot  une  somme  de 
iAo,ooo  livres  pour  deux  années  de  commandement,  quil  fallait  d'a- 
bord tirer  de  sa  bourse  pour  aspirer  à  ce  haut  grade.  Il  faut  voir  avec 
quel  entrain  et  à  quel  prix  le  marquis,  alors  très  mal  dans  les  affaires, 
fait  ce  miracle  de  procurer  cette  somme  énorme  à  son  frère.  Le  bailli, 
avant  de  s*embarquer,  eut  dix-huit  mois  pour  étudier  le  terrain.  Ses  im- 
pressions sont  tristes;  elles  nous  éclairent  sur  la  décadence  toujours 
croissante  de  cette  congrégation  singulière ,  qui ,  née  de  lesprit  religieux, 
aristocratique  et  guemer,  ne  se  soutenait  plus  que  par  Tesprit  de  spé- 
culation, la  chasse  auxcommanderies,  à  laquelle  se  livraient  avec  ardeur  \ 
tous  les  cadets  des  familles  nobles  de  TEurope.  D'ailleurs  la  politique 
chrétienne  n  était  plus  celle  du  moyen  âge;  les  princes  s'accordaient 
maintenant  pour  empêcher  Tordre  de  faire  son  métier,  cest-à-dire  de 
courir  sus  aux  Turcs  :  «Par  la  nature  de  la  chose,  dit  le  bailli,  la 
«guerre  avec  le  Turc  était  notre  élément;  elle  pouvait  seule  nourrir 
«  notre  peuple  sur  son  rocher  et  maintenir  parmi  nous  cette  audace  mi- 
«litaire  qui  a  produit  de  grands  hommes  et  de  grandes  actions.  ))  L'ordre 
se  détériore,  dans  ce  loisir  forcé,  et  par  les  empiétements  du  chef  su- 
prême et  par  mille  causes  intérieures  d'anarchie,  et  par  l'arbitraire  le 
plus  fâcheux  qui  règne  dans  la  distribution  des  domaines  appartenant 
à  Malte.  Tout  est  abandonné  à  la  brigue  et  à  la  corruption.  Ce  spectacle 
agit  profondément  sur  Tcsprit  du  nouveau  général  des  galères,  et  dut 
contribuer  pour  une  part  à  la  grave  détermination  qu'il  prit,  après  les 
deux  années  de  son  commandement  en  mer,  de  renoncer  aux  chances 
très  sérieuses  qu'il  avait  à  la  succession  du  vieux  grand  maître  Pinto ,  et 
de  se  retirer  en  France  avec  les  deux  commanderies  obtenues  comme 


32  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

prix  de  ses  services.  Pourtant  la  lutte  fut  vive  :  d*une  pai*t  la  tentation 
d'un  poste  illustre,  d'autre  part  la  perspective  dune  vie  désormais  con- 
damnée à  une  riche  oisiveté.  Quarante  chevaliers  de  diverses  nations 
étaient  venus  le  trouver  pour  le  dissuader  de  partir  en  lui  laissant  entre- 
voir la  succession  prochaine  du  grand  maître.  Mais  il  entrevit  en  même 
temps  une  séparation  sans  terme  de  cette  famille  et  de  ce  frère,  aux- 
quels il  avait  dévoué  sa  vie:  a  Je  ne  te  cacherai  pas,  écrit-il  au  mar- 
uquis,  qu'en  pensant  que  je  pourrais  peut-être  parvenir  au  sommet,  j'ai 
((  passé ,  la  veille  de  mon  embarquement,  une  nuit  agitée  entre  l'envie  de 
i«  te  contenter  et  quelques  petites  bouflées  d'ambition.  Tu  l'as  emporté, 
«  et  je  me  fais  compliment  à  moi-même  d'avoir  reconnu  ma  faiblesse 
«  el  étouffé  ma  vanité.  » 

Désormais,  la  vie  de  celui  qui  faillit  être  grand  maître  de  l'ordre  se 
confondra  obscurément  avec  la  vie  de  son  frère,  de  cet  aîné  auquel  il 
disait  :  u  Je  ne  suis  que  la  chemise,  c'est  toi  qui  es  la  peau.  »  Quand  on 
suit  du  regard  cette  noble  vie,  dévouée  aux  devoirs  de  sa  profession  et  à 
l'honneur  de  sa  famille,  occupée  parles  plus  sérieux  travaux,  passionnée 
pour  les  réformes  sociales  ou  les  réformes  administratives,  on  se  prend 
à  réfléchir  sur  l'étrange  mélange  de  bien  et  de  mal  que  nous  offre  ce 
xvni*  siècle,  si  étonnant  par  ses  contrastes,  et  aussi  sur  ces  oppositions 
de  sagesse  et  de  fohe  que  nous  offre  une  des  familles  les  plus  étonnantes 
de  ce  siècle ,  et  dont  nous  aurons  à  dérouler  prochainement  l'orageux  et 
violent  tableau. 


E.  CARO. 


{La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  31 


I.  Souvenirs  dlne  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient, 
par  L.'A.  Bourgault-Ducoudray.  Un  volume  grand  in- 8°  de 
3i  pages.  Deuxième  édition.  Paris ,  Hachette ,  1878. — Etudes 

SUR  LÀ    MUSIQUE    ECCLÉSIASTIQUE   GRECQUE,    missioTl    mUSlCOle   €71 

Grèce  el  en  Orient,  janvier-mai  1875,  par  le  même.  Un  volume 
grand  in-8**  de  V11M27  pages.  Paris,  Hachette,  1877». —  Mé- 
lodies POPULAIRES  DE  Grèce  ET  dOrient,  par  le  même.  Un  vo- 
lume in-^®,  de  87  pages.  Paris,  Henri  Lemoine,  éditeur. 

II.  Le  Son  et  la  Musique,  par  P.  Blaserna,  professeur  à  lUniver^ 
site  de  Rome,  suivis  des  Causes  physiologiques  de  VHarmonie  musi- 
cale, par  H.  Helmhollz,  professeur  à  lUniversité  de  Berlin.  Un 
volume  in- 8**  de  208  pages,  avec  5o  figures  dans  le  texte. 
Tome  XXIV  de  la  Bibliothèque  scientifique  internationale.  Paris, 
Germer-Baillière  et  0^  1877. 

m.  Du  Beau  dans  la  Musique,  essai  de  reforme  de  Festhétique  mu- 
sicale, par  Edouard  Hanslich,  professeur  à  l'Université  de  Vienne. 
Traduit  de  l'allemand  sur  la  cinquième  édition,  par  Charles  Banne- 
lier.  Un  volume  grand  in-8®  do  1  26  pages.  Paris,  Brandus  et  0% 
éditeurs  de  musique,  1877. 


PREMIER  ARTICLE. 


Dans  un  voyage  d'agrément  que  M.  L.  Bourgault-Ducoudray  fit  à 
Athènes  en  187/i,  son  oreille  fut  frappée  par  des  chants  populaires  dans 
les  modes  antiques.  Il  ne  connaissait  l'effet  de  ces  anciennes  modalités 
que  par  le  chant  grégorien,  dont  les  mélodies  sont  belles  sans  doute, 
mais  d'un  style  lourd  et  pétrifié.  Ce  qu'il  entendit,  au  contraire,  avait 
tous  les  caractères  de  la  musique.  Les  mélodies,  quant  à  la  modalité, 
ressemblaient  au  plain- chant;  mais  elles  s'en  distinguaient  par  leurs 
rythmes  caractérisés,  par  leurs  contours  élégants  et  souples,  par  leur 
allure  libre  et  vivante. 

Dans  le  désir  d'étudier  avec  plus  d'attention  des  faits  nouveaux  pour 
lui,  M.  L.  Bourgault-Ducoudray  demanda,  l'hiver  suivant,  à  M.  le  Mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  une  mission  qui  lui  fut  accordée. 

Depuis  son  retour,  M.  L.  Bourgault-Ducoudray  a  publié  les  trois  ou- 

5 


34  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

vrages  dont  les  titres  sont  inscrits  en  tète  de  cet  article.  Le  prenriier, 
les  Souvenirs  ^ane  mission  musicale,  contient  la  description  très  attrayante 
des  fêtes,  des  danses,  des  scènes  diverses,  qui  ont  montré  au  voyageur 
la  musique  grecque  vivante,  en  action,  révélant  chez  les  Grecs  mo- 
dernes un  sentiment  dB  la  mélodie  iin  et  original.  Un  autre,  les  Etudes 
sur  la  musique  ecclésiastùjne  jrecque ,  est  «tt  travail  complet  de  reconsti- 
tution théorique  dans  lequel  les  huit  modes  de  la  musique  d'église  des 
Grecs  sont  expliqués  et  rapprochés  t»Dt  de  la  musique  ancienne  que  de 
notre  système  moderne.  jL*exposition  de  chaque  mode  est  accompagnée 
d'^unou  de  plusieurs  niorceaux  religieux  »  écrits  en  notation  euiH>péenne , 
textes  authentiques  servant  de  pièces  justificatives  à  Tappui  des  juge- 
ments portés.  Le  troisième  volume  est  un  recueil  de  trente  mélodies 

.  popirtaires  de  Grèce  et  d*Orient  que  M.  L.-A.  Bourgault-Dncoudray  a 
harmonisées  d'après  certains  principes  idont  nous  parlerons  plus  loin. 
Ce  recueil  est  précédé  d'une  introduction  technique  sur  la  formation 
des  gammes  diatoniques  et  sur  Temploi  de  œs  gammes  dans  la  musique 
antique,  dans  le  piain-cbant,  .dans  la  musique  ecclésiastique  grecque  et 
dans  les  chants  populaires  de  TOrient. 

Les  trois  ouvrages  pourraient  aisément  se  fondre  en  un  seul  et  mémo 
livre.  Ils  présentent  un  ensemble  de  faits  ou  identiques,  ou  semblables, 
ou  très  analogues,  doii  se  dégage  peu  à  peu  une  série  de  conclusions 
qui  intéressent  à  un^haut*  degré  les  artistes  et  les  esthéticiens.  Exposons 
d'abord  les  faits,  pois  les  conséquences  qu'on  s'est  cru  autorisé  k  en 
tirer.  Nous  examinerons  ensuke  si  ces  conséquences  sont  de  nature  à 

-  se  concilier  soit  avec  les  lois  qu établit  l'acoustique  la  plus  récente,  soit 
avec  une  certaine  esthétique' dont  la  prétention  est  d'atténuer,  presque 

,  jusqu'à  la  nier,  la  puissance  expressive  de  la  musique. 

Le  voyageur  pressé  qui  séjourne  en  Grèce  peu  de  temps  ne  saïu^ait 
en  emporter,  sur  le  sentiment  musical  des  Hellènes,  que  des  Impres- 
sions confuses  ou  défavorables.  Â>moins  d'être  très  exercé,  très  préparé, 
et  doué  d'une  rare  finesse  d'oreille  <  s'il  n'a  pu  que  saisir  au  vol  quelques 
lambeaux  de  jnélodies  populaires,  il  lui  arrivera  d'être  plutôt  étonné  et 
repoussé  que  charmé  et  attiré  par  des  chants  dont  le  caractère  parait, 
à  première  audition,  assez  différent  de  celui  dcs^airs  européens,  et  dont 
un  nasillement  intolérable  voile  pour  le  moins  le^  qualités.  S'il  triomphe 
de  ce  premier  déplaisir,  s'il  persévère,  si,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux 
chansons  des  âniers  qui  passent,  ou  aux  cris  à  peine  modulés  des  mar- 
chands de  fruits  et  de  l^umes  ',  il  cherche  le»  bonnes  occasions  et  prend 

^  Ce  n*est  point  que  Ton  doive  dédai         danl  me»  années  de  séjour  à  Athènes, 
gncr  ]e%  cris  des  marchands  grecs.  Pen-       je  me  complaisais  a  passer  de  longs  mo- 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  35 

soin  de  les  faire  naître,  il  découvrira  de  curieux  sujets  d'ëludes  et  des 
.sources  de  vives  jouissances.  C'est  ce  qu  a  su  faire  M.  L.-A.  Bourgault- 
Ducoudray,  et  c  est  ce  qui  donne  à  ses  livre&  \m  attrait  particulier  et 
une  saveur  que  rend  plus  piquante  encore  le  style  ptitorescpte  et  spiri- 
tuel de  la  narration. 

Arrivé  au  Pirée  le  i5  janvier  iSyS,  il  trouva  à  TÉcole  française 
d'Athènes  une  affectueuse  hospitalité.  Là,  il  se  mit  sans  retard  en  quètc 
de  gêna  connaissant  les  aies  du  pays.  Il  en  trouva  sans  sortir  de  la  mai- 
son :  le  cuisinier  de  TÉcole  était  un  Épiroler  le  valet  de  cbam^bre,  un 
enfant  de  TArchipel;  ils  s'empressèrent  Tun  et  lautre  de  chanter  ce 
qails  savaient.  Dans  le  voisinage,  on  rencontra  un  groupe  de  jeunes 
filles  assez  habilea  chanteuses;  une  dendre  elles,  nonmiéc  Athina,  avait 
une  voix  pure  et  fraîche.  Un  colonel  voulut  bien  envoyer  les  meilleurs 
virtuoses  de  son  régiment  Ces  soldats,  venus  de  toutes  les  provinces 
de  la  Grèce,  firent  entendre  des  airs  dont  plusieurs,  méritaient  d*étre 
notés.  Aa  bout  de  quelques  jours,  si  nombreuse:  fut  Tafiluenee,  quil 
devint  difficile  et  presque  impossible  de  donner  audience  à  chacun. 

Déjà  la  collection  dairs  nationaux  devenait  riclie  et  variée.  Le  mu- 
sicien finançais  joua  devant  quelques  amateurs  plusieurs  mélodies  aux- 
quelles il  avait  ajouté  un  accompagnement.  11  eut  la  salislaction  de  cona- 
tater  que  dwtres  que  lai  en  goûtaient  l'originalité  exquise. 

Cependant  toute  exécution  musicale  demandée  en  vue  d*ètre  étudiée 
a  qudque  chose  d'apprêté ^  comme  la  pose  du  modèle  sur  la  table  d'ate- 
lier. Chr  il  importait  de  saisir  les  airs  populaires  dans  leur  mouvement 
spontané  et  naturel,  surtout  dans  leur  alliance  avec  les  danses  tradi- 
tionnelles. Le  carnaval  grec  est  le  moment  de  Tannée  le  plus  favorable 
à  ce  genre  d'observation. 


ments  au  marché,  au  pied  de  TAcro- 
pole,  et  à  écouter  ces  cris  qui  étaient 
souvent  des  phrases  musicales  d*an  con- 
Umr  très  nettement  dessiné.  J*en  ai  re- 
tenu un  que  le  marchand  de  châtaignes 
adressait  aux  enfants,  et  qui  était  très 

fentîl,  enlevé  sur  une  mesure  en  six- 
uit.  n  disait,  dans  son  idiome  popu- 
laire.: 

JLai  Ta  'oatèêà  ^orcijoinrcf. 

Châlaignes  qui  brûlent , 

Ei'  qui  appellent  les  petits  garçons. 


Au  reste,  dans  nos  rues  de  Paris,  on 
entend  parfois  les  marchands  ambulants 
chanter  des  phrases  remarquablement 
musicales.  Tout  le  monde  connaît  IW 
si  expressif  et  si  triste  qui  promet  la 
santé  en  ayant  Vair  de  menacer  de  la 
mort  ceux  qui  refuseront  d*acheter  fe 
remède  : 

Bon  cresson  d*fontaine,  la  santé  an  corps  ! 

Mais  il  serait  par  trop  imprudent  de 
ne  juger  une  musique  nationale  que 
d  après  de  têts  échantillons. 


36  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

Lorsque  les  instruments  font  défaut,  ce  sont  les  voix  qui  les  rempla- 
cent, et  Ton  a  alors  la  chanson  dansée  ou,  si  Ton  veut,  la  danse  chantée. 
Mais,  s  il  y  a  des  instruments,  on  na  garde  de  s*en  passer.  Il  est  vrai 
que  Torchestre  ne  consiste  le  plus  souvent  qu*cn  une  grosse  caisse  et 
une  flûte.  La  grosse  caisse  est  frappée  par  Tune  et  lautre  main;  la  droite 
tient  le  tampon  qui  marque  les  temps  forts,  la  gauche  marque  les  temps 
faibles  au  moyen  dune  baguette  flexible.  Quant  à  la  flûte,  qui  est  fins- 
trument  de  prédilection  des  Grecs,  elle  n'a  pas  Tembouchure  latérales, 
mais  droite  comme  la  clarinette.  Le  son  en  est  plus  fort  que  celui  de  nos 
flûtes  modernes,  et  Tefiet  en  plein  air  en  est  très  agréable.  Sans  doute 
un  pareil  orchestre  sera  toujours  un  maigre  régal  pour  des  oreilles  euro- 
péennes. Je  me  rappelle  en  avoir  été  trop  souvent  importuné  au  point 
dy  refuser  mon  attention.  J avais  tort.  Plus  avisé,  M.  Bourgault-Ducou- 
dray  a  voulu  s  y  habituer,  et  sa  patience  a  été  récompensée.  Un  jour, 
entre  autres,  il  suivit  du  matin  jusqu'au  soir,  le  parapluie  à  la  main, 
une  mascarade  athénienne  pour  s'emparer  d  un  air  que  jouait  le  chef 
de  la  bande  et  qui  lavait  aflriandé.  Cet  air  revenait  par  intervalles, 
comme  un  refrain,  au  milieu  d'un  véritable  ruisseau  de  mélodies  qui 
s'échappait  à  flots  pressés  et  un  peu  troubles  des  lèvres  du  flûtiste.  L'au- 
diteur passionné  fit  plusieurs  fois  le  tour  de  la  ville,  guettant  le  retour 
périodique  de  l'air  qui  le  charniait,  et  finit  par  le  retenir  exactement.  Sa 
joie  fut  vive  lorsque,  l'ayant  essayé  sur  le  piano,  il  y  reconnut  un  spé- 
cimen parfait  du  système' conjoint  des  anciens  Grecs.  Quelque  temps 
auparavant,  aux  fêtes  de  l'Epiphanie,  M.  Bourgault-Ducoudray  avait 
recueilli  plusieurs  airs  caractérisés,  entre  autres  la  mélodie  d'une  sorte 
de  complainte  très  populaire,  qui  commence  par  la  formule  du  salut  : 
KaX'  lifiépa,  bonjour.  Cet  air  était  un  excellent  échantillon  du  mode  dorien 
antique. 

Tous  ces  airs  sont  intimement  associés  soit  au  rythme  de  la  marche, 
laquelle  est  le  premier  élément  de  la  danse,  soit  à  celui  de  la  danse, 
qui  n'est  que  la  marche  avec  des  allures  plus  variées,  plus  réglées  et 
plus  cadencées.  A  l'époque  de  Tannée  dont  nous  avons  parlé,  des  pro- 
cessions d'adolescents  parcourent  les  rues  d'Athènes  au  son  de  la  mu- 
sique, c'est-à-dire  de  la  grosse  caisse  et  de  la  flûle.  Ils  vont  de  maison 
en  maison  donner  des  sérénades  et  porter  des  vœux  auxjinbitants,  qui 
leur  font  de  légers  cadeaux.  Il  n'y  a  que  deux  musiciens  qui  guident  la 
troupe  ;  mais  chacun  des  mouvements ,  chacun  des  pas  de  celle-ci ,  prouve 
que  la  mélodie  l'anime  et  que  le  rythme  la  gouverne. 

A  ces  faits  instructifs,  j'en  ajouterai  quelques  autres  que  M.  Bour- 
gault-Ducoudray  n'a  pas  connus.  Ils  s'étaient  si  fortement  gravés  dans 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  37 

tna  mémoire  lorsque  j'en  fus  témoin,  qu'ils  s'y  sont  conservés  jusqu'à 
présent  sans  la.  moindre  altération.  De  temps  en  temps  j'aimais  à  me 
Jes  rappeler,  non. pour  les  soumettre  à  une  analyse  quelconque,  mais 
seulement  afm  de  jouir  encore  de  l'impression  qu'ils  m'avaient  fait 
,  éprouver  autrefois.  Après  avoir  lu  les  ouvrages  de  M.  Boui'gault-Ducou- 
(Irny,  j'ai  évoqué  ces  souvenirs,  et,  en  me  chantant  à  moi-même  ces  nirs 
aimés,  j'y  ai  vu,  moi  aussi,  cette  spontanéité  singulière  et  cette  vive 
originalité  mélodique  qui  avaient  captivé  tout  de  suite,  dans  d'autres 
chansons  analogues,  l'attention  de  l'homme  du  métier. 

Chaque  année,  le  i*'  avril,  les  Hellènes  se  rassemblent  autour  du 
temple  de  Thésée  pour  exécuter  des  danses  nationales  dont  le  caractère 
parait  indiquer  d'antiques  origines.  Deux  de  ces  chœurs  sont  particuliè- 
rement remarquables.  L'un  est  considéré  comme  une  reproduction  de 
la  danse  que  Dédale  inventa  pour  Ariane.  Le  coryphée  tie^t  et  guide 
ses  compagnons  tantôt  au  moyen  d'un  fil,  tantôt  avec  un  mouchoir.  Ce 
fil  serait  celui  du  labyrinthe;  ce  mouchoir,  d'après  M.  J.-J.  Ampère, 
serait  destiné  à  essuyer  les  larmes  d'Ariane^  LaJtroupe  chante  \uie-com- 
plainte  où  l'abandonnée  supplie  le  navire  tle  lui  ramener  son  bien- 
aimé.  L'air  se  meut  dans  les  limites  étroites  d'une  quarte.  Bizarre  au 
premier  moment,  il  prend,  si  on  l'écoute  quelque  temps,  une  exipres- 
sion  de  tristesse  navrante^.  C'est  un  gémissement  noté,  sur  un  mode 
que  je  ne  pus  reconnaître,  et  qui  n'appartenait  pas  à  notre  système  mu- 
sical. Il  était  diiBcile  d'obtenir  un  effet  plus  pénétrant  avec  aussi  peu 
de  notes  et  des  intervalles  si  voisins.  L'autre  air  accompagnait  la  ronde 
des  Albanais,  que  Lealce  nomme  le  chç^ar  circulaire,  et  que  l'on  a  rap- 
prochée du  chœur  tragique  qui  évoluait  autour  de  l'autel  de  Racchus. 
Cet  air  ne  serait-il.  que  .i'éoho  lointain  de  quelque  chant  orgiastique? 


*  •  Nons  devons  à  une Grecqueiaimable, 
s  luèrc  da.plua-a/iti^iM  de  nos  poètes,. à 

•  M""*  Chénier,  quelques  détails  curieux 

■  sur  la  danse  d'Ariane. . .  La  personne  qui 

•  tient  le  mouchoir  dit  ces  paroles  :  «  Na- 
«  vire  qui  es  parti  et  qui  m'enlèves  mon 
cbien-^îmé,' mes  yeux,  ma  lumière,  re* 

•  viens  pour  me  le  rendre  ou  pçur  m*€^- 

■  mener  aussi. . .  »  Quand  Ariane  a  chanté, 
<  le  jchoeur  lui  répond  sur  le  même  air. . . 
«  Maître  du  navire,  mon  seigneur,  et 
«  vous,  nocher,  âme  de  ma  vie,  revenec 

■  pour  me  la  rendre ,  ou  pour  m'emme- 

•  ner  aussi.»  J.-J.  Ampère,  Iail  Grèce, 


Rome  et  Dante j  p.  72.  Paris,  Didier, 
t85o.  —  La  lettre  que  cite  M.  Ampère 
est  dans  le  Voyage  littéraire  de  Guys, 
t.  I",  p.  196. 

'  •  C'est  aux  alternatives  de  réveil  et 
i  de  sonmieil  de  la  végétation  que  se  rap- 
«  portent  les  deux  genres  différents  ae 

•  fêtes,  les  unes  gaies,  les  autres  tristes, 
«que  l'on  célébrait  en  Thonneur  de  Thé- 

•  roîne  crétoise  (Ariane),  et  qui  firent 
«  croire  aux  mythologues  des  temps  pos- 
«^térieurs  à  l'existence  de  deux  Ariahes.  • 
A.  Maury,  Histoire  des  religions  de  la 
Grèce  antique,  1. 1*',  p.  5o8. 


38  JOURNAL  DES  SAVANTS. —JANVIER  1879. 

Quoi  qu'on  en  pense,  ii  reste  musical  dans  son  élrangeté;  traînant 
d*abord,  il  s  accélère  graduellement,  puis  se  dëchaine  et  s  emporte 
comme  la  ronde  elle-même,  mab  garde  son  dessin  mélodique  jusqu'au 
moment  où  les  poitrines  haletantes  n émettent  plus  aucun  son,  et  oà  le 
rythme  n  est  marqué  que  par  les  coups  précipités  et  furieux  de  ia 
grosse  caisse. 

J*ai  retenu  une  autre  mélodie  dont  on  me  permettra  de  dire  quelques 
mots,  parce  que  j*y  trouve  encore  une  raison  d-adhérer  aux  conclusions 
principales  de  M.  Boorgault-Docoudnrf .  ^k>us  revenions  de  File  d*Égine 
par  une  nuit  de  septembre.  L*air  était  calme  et  d*une  étonnante  sonorité. 
Gomme  nous  n'avancions  plus,  faute  de  vent,  le  pilote  s'était  endormi, 
laissant  le  gouvernail  aux  mains  d'un  mousse  de  quinze  ans.  Celui-ci , 
pour  combattre  le  sommeil,  diaotait  à  pleine  voix  une  chanson  d'amoui 
sur  un  rythme  inégal  et  flottaot.  L'amant  disait  à  son  amie  ; 

Èx^tç  rà  XJ^V  x^xxiya, 
É;^cf«  rà  'fiiiétna  yéXmim» 
kç  rà  liéj,  Kvpà  fiov, 
ks  rà  iiôip  xapila  itou. 

Tu  as  les  lèvres  vermeilles;  tu  as  les  yeux  d'un  bleu  d«ur.  Que  je  les  yoie,  6 
ma  reine,  que  je  les  voie ,  à  mon  cœur  ! 

Aux  deux  premiers  vers,  la  mélodie  sélevait  avec  un  accent  pas- 
sionné; aux  deux  seconds,  elle  descendait  d abord,  pour  remonter  un 
peu  et  rester  suspendue  sm*  la  dominante.  Je  dis  à  l'enfant  :  uTa  chan- 
uson  est  jolie,  mais  tu  ne  finis  pas.  Voici  comment  tu  dois  finir,  n  Et 
je  fis  retomber  Tair  sur  la  tonique.  «Ah!  ce  n'est  pas  cela,  reprit-il, 
((VOUS  chantez  mal.»  Nous  avions  raison  Tun  et  l'autre,  moi  au  point 
de  vue  de  la  musique  européenne ,  lui  au  point  de  vue  de  la  mélodie 
grecque.  Gelle*ci  étiii  nouvelle  pour  mes  oreiiles;  mais  elle  avait  son 
prix,  puisqu'elle  m'avait  charmé  malgré  les  résistances  de  mon  éduca- 
tion musicale. 

Celte  force  expressive,  ce  pouvoir  de  plaire  à  des  Occidentaux, 
pourvu  que  ceux-ci  consententsimplementàse  laisser  toucher,  M.  Bour- 
gault-Ducoudray  l'a  fait  ressortir  d'une  façon  non  moins  habile  dans  les 
pages  vivement  écrites  qu'il  a  consacrées  au  chanteur  Gérasimos.  Le  voya- 
geur français  am*ait  désiré  continuer  dans  les  provinces  et  dans  les  lies 
les  études  qu'il  avait  commencées  à  Athènes;  mais  le  carême  venait  de 
s'ouvrir^  un  carême  de  quarante-huit  jours,  que  les  Grecs  obaerrent 
rigoureusement,  et  pendant  lequel  ils  s'abstiennent  de  chants  et  de 


LES  MÉLODIES  GBECQUES.  39 

dausrs.  M.  Bourgault-Ducoudray  résolut  donc  de  se  rendi^e  à  Constan- 
tinople  cl  d  abord  à  Smyrne,  où  il  espérait  que  <d*ainples  aliments  se- 
raient offerts  à  sa  curiosité.  Le  chancelier  de  notice  consul  à  Smyrne , 
M.  Laffon,  Taccueillit  avec  cordialité,  et  M*"'  Laffon  ,  qui  est  Chypriole , 
exécuta  et  chanta  pour  lui  des  mélodies  naïves  et  charmantes  de  Tile  de 
Chypre,  qu  il  fixa  par  Técriture.  Cest  aussi  chez  M.  Laflbn  qn^il  entendit 
le  célèbre  chanteur  populaire  Gérasimos. 

Les  Occidentaux  n  ont  rien  chez  eux  qui  réponde  ù  ce  genre  de  vir- 
luose&.  Dans  nos  pays,  il  n*y  a  plus  guère  que  quelques  mendiants, 
aveugles  ou  estropiés,  qui  chantent  sans  accompagnomenL  En  Orient, 
où  manque  la  ooiion  de  Thannonie,  il  existe  une  dasse  d'artistes  qui , 
(loués  d  un  vif  sentiment  de  la  beauté  musicale,  tirent  de  leiu*  voix,  sans 
être  soutenus  par  aucun  instrument,  des  effets  d  une  puissance  vraiment 
irrésistible.  Tel  était  Géiasimos,  qui  faisait  alors  fureur  à  Smyrne.  Sqn 
mérite  consistait  dans  l'emploi  de  facultés  naturelles  très  heureuses,  et 
aussi  dans  le  mode  particulier  des  mélodies  qu'il  aimait,  l'out  en  lui 
n'élait  pas  digne  d'éloges.  Il  abusait  des  notes  élevée  de  sa  voix  jde 
ténor,  c|ui  avait  dû  être  puissante  et  étendue,  et.  qui  l'était  ei\çore 
malgré  les  soixante  ans  du  chanteur.  «Pour  lui,  dit  M.  Bourgault-Du- 
((coudray,  Yai  de  poitrine  qui  valut  de  si  bruyants  tiîpmphes  à  Du- 
u  prez,  est  une  note  ordinaire.  De  pareils  sons  ne  sort^ent  pas  sans  effort 
ude  la  poitrine  d'un  homme.  Aussi,  quand  il  .chante,  In  face  du  chan- 
((  leur  s'empourpre,  ses  veines  se  gonflent,  les  muscles  de  son  cou  s'ac- 
«cenluent  et  se  raidissent.  Comme  la  Pythonisse  sur  son  trépied ,  il  pa- 
urait  exalté  par  une  sorte  de  délire.  Il  n'interprète  pas,  il  improvise,  il 
«  crée.  S'il  exécute  deux  fois  de  suite  le  même  air,  c'est  toujours  d'une 
«manière  différente  et  avec  des  variantes  que  Jui  inspire  l'émotion  du 
u  moment.  Quand  il  est  bien  disposé,  il  arrive,  par  un  chant  purement 
u  passionné  el  complètement  dépourvu  d'art,  i  des  effets  d'une  puis- 
M  sauce  inouïe  ^  » 

Si  je  l'ai  bien  compris^  Gérasimos  est  un  type  en  qui  s'éiait  person- 
nifiée la  musique  mélodique  des  Grecs,  avec  son  double  caractère  tra- 
ditionnel et  individuel ,  avec  sa  spontanéité  et  son  accent  essentiellement 
humain ,  j'entends  par  là  son  penchant  à  toujours  exprimer  quelque 
chose  de  l'âme  humaine,  surtout  la  passion.  Quels  que  soient  ses  ca- 
prices ,  ses  écarts,  l'intempérance  de  ses  développements  improvisés, 
c'est  un  sentiment  qu'elle  veut  traduire,  tfaccord  en  cela  avec  la  poésie 
populaire  dont  elle  est  l'ardente  émanation.  A  côté  de  ce  type,  M.  Bour- 

'  Souvenirs  d'unt  mission  musicale,  p.  la  et  }?). 


40  JOUU^AL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

gault-Ducoudray  en  a  placé  un  autre  qui  oQrc  la  phyMonoinie  assez 
différente,  malgré  quelques  analogies,  du  virtuose  oriental.  Voici  TAr- 
niénien  Karabet,  plus  jeune  que^  Gérasimos  et  déjà  aussi  célèbre.  Dès 
les  premières  notes ,  on  s  aperçoit  que  l'expression  et  la  passion  des- 
cendent au  second  rang.  Karabet  na  pas  de  ces  chants  brefs,  concis, 
qui  ne  visent  qu'à  enflammer  la  parole  :  celle-ci  joue  un  rôle  acces- 
soire. Le  virtuose  ferme  les  yeux,  renverse  la  lêle  en  arrière;  on  dirait 
qu'il  va  s'évanouir.  Mais  ce  n*est  pas  la  passion  qui  l'inspire  et  l'oppresse  ; 
il  se  perd  en  soupirs,  ou  plutôt  en  roucoulements,  et  son  ambition  pa- 
rait être  avant  tout  d'imiter  le  chaut  des  oiseaux  à  force  de  roulades  et 
de  trilles.  La  partie  instrumentale,  lorsqu'elle  s'ajoute  au  chant,  prend 
tout  de  suite  une  importance  excessive,  et  la  voix  est  complètement 
submergée  dans  un  débordement  de  sonorités.  C'est  de  la  symphonie 
peut-être,  mais  avec  tous  les  défauts  du  genre  et  dépouillée  du  prestige 
de  l'harmonie.  Le  rapprochement  de  Gérasimos  et  de  Karabet  est  ins- 
tructif; on  y  voit,  dans  deux  chanteurs  sans  culture,  l'art  asiatique  et 
l'art  grec  conservant  après  tant  de  siècles  leurs  tendances  distinctes  :  le 
premier,  hanté,  dominé  par  les  souvenirs  de  la  nature;  le  second,  at- 
tiré plus  vivement  par  les  beautés  physiques  de  l'homme  et  par  les 
sentiments  qu'expriment  ces  beautés. 

Ch.  lévêque. 

(  La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


LES  ROMANCIERS  GRECS. 


kl 


De  quelques  travaux  récents  sur  les  romans  grecs. 


De  tous  les  genres  de  composition  qui  se  sont  développés  et  multipliés 
dans  les  littératures  modernes,  le  roman  est  sans  doute  celui  qui  se  dis- 
tingue le  plus  par  le  nombre,  par  la  variété,  par  l'importance  des  pro- 
ductions. En  iSSg,  un  curieux,  G.  Eusèbe,  publiait,  sous  le  titre  de 
Revue  des  romans,  «un  recueil  contenant  l'analyse  raisonnée  de  onze 
«cents  productions  des  plus  célèbres  romanciers  français  et  étrangers.  » 
A  ne  compter  même  que  les  œuvres  dignes  de  survivre  à  leurs  auteurs, 
et  cela  dans  les  littératures  modernes  de  TEurope  et  de  l'Amérique,  il 
faudrait  aujourd'hui  augmenter  beaucoup  la  liste  des  romans  célèbres. 
Cette  fécondité  donne  naturellement  un  surcroit  d'intérêt  aux  recherches 
qui  ont  pour  objet  les  origines  du  roman.  Depuis  l'essai  publié  sur  ce 
sujet  en  i6yo  par  Daniel  Huet^  la  curiosité  des  critiques  semblait  avoir 
un  peu  sommeillé.  Deux  ou  trois  romans  grecs  inconnus  à  l'évêque 
d*Avranches  avaient  vu  le  jour;  mais,  à  part  les  chapitres  compris  dans 
les  histoires  générales  de  la  littérature  grecque,  personne,  jusqu'aux 
premières  années  de  ce  siècle,  ne  paraît  s'être  inquiété  de  reprendre  et 
de  compléter  la  recherche  que  cet  érudit  avait  seulement  ébauchée. 

C'est  en  1812,  dans  le  premier  et  dans  le  second  volume  de  ses  excel- 
lents Mélanges  de  critûfae  et  de  philologie  que  Chardon  de  la  Rochette 
reprit  par  l'ensemble  et  discuta  sur  quelques  points  par  le  détail  l'his- 
toire des  romans  grecs.  Chardon  de  la  Rochette  était  homme  de  goût, 
mais  surtout  érudit  et  passionné  bibliographe;  il  ne  négligeait  pas  les 
questions  purement  littéraires,  mais  il  abondait  volontiers  en  discus- 
sions et  même  en  digressions  qui  font  quelquefois  perdre  de  vue,  chez 
lui,  le  sujet  principal  de  ses  précieux  articles.  En  1822,  M.  Villemain 
eut  l'occasion  de  trailer  du  roman  grec  dans  une  élégante  dissertation 
publiée  par  la  librairie  Merlin  en  tête  d'un  recueil  des  romans  grecs 


'  L* opuscule  de  Huet  a  été  réimprimé 
en  Tan  vu ,  1  vol.  in-i  a  chez  Des  Essaris. 
La  moitié  environ  de  ce  petit  volume 
est  occupée  par  une  Indication  de  quel- 
ques romans  anciens  et  d'un  grand  nombre 
de  romans  modernes,  par  ordre  alphabé- 
tique. Je  trouve,  dans  les  Mélanges  de 
Chardon  de  la  Rochette,  t.  Il,  p.  1,  n.  1, 
un  renseignement  qu*il  est  peut-être 


bon  de  répéter  ici,  car  il  pourra  re- 
mettre quelques  lecteurs  curieux  sur 
la  voie  d'une  découverte  intéressante. 
«  M.  Parison  prépare  une  nouvelle  édi- 
«tion  du  trailé  de  Huet>  enrichi  des 

•  additions  nombreuses  que  fauteur  a 
«  portées  sur  les  marges  de  deux  exem> 
«plaires  qui  lui  ont  appartenu  et  des 

•  noies  de  Téditeur.  > 


42 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 


traduits  en  français  par  divers  auteurs.  L'heureuse  découverte  de  quel- 
ques pages  inédites  de  Longus  et  le  bruit  que  Ht  cette  découverte,  grâce 
aux  disputes  de  P.-L.  Courier  avec  le  bibliothécaire  florentin  De  Furia, 
avait  vivement  excité  lattention  publique  et  1  avait  surtout  l'amenée  vers 
ce  petit  chef-d'œuvre  de  Daphnis  et  Chloé,  qui  eut  en  quelques  années  plu- 
sieurs éditions  ^  La  collection  entière  des  romanciers  grecs  reçut  un  sur- 
croit de  popularité,  et  elle  trouva,  en  i855,  un  nouveau  traducteur, 
M.  Ch.  Zévort,  que  ses  études  sur  la  philosophie  ancienne  ne  sem- 
blaient pas  précisément  destiner  à  ce  travail,  hfiais  quil  a  exécuté  avec 
beaucoup  de  zèle  et  de  talent,  non  sans  répondre  dans  une  longue  in- 
troduction à  toutes  les  questions  jadis  traitées  par  Huet  et  par  M.  Ville- 
main.  En  i856,  la  Bibliothèque  grecque-latine  de  Firmin  Didot  s^enri- 
chit  d'un  recueil  des  Scriptores  eroticiy  par  M.  Hirschig,  qui  est  resté 
jusqu'à  présent  le  plus  correct  et  le  plus  complet.  ËnGn,  une  question 
mise  au  concours  par  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  en 
1 85y  ^  suscita  plus  ou  moins  directement  une  série  de  travaux  que  nous 
ne  voulons  pas  examiner  ici  en  détail ,  mais  que  nous  voudrions  au 
moins  signaler  par  d'exactes  et  rapides  mentions. 

Ce  sont  :  En  i86a ,  i**  deux  articles  de  M.  A.  Viguier  dans  le  Journal 
général  de  [instruction  publique  (19  février  et  23  avril);  a"  les  Romanciers 
grecs  et  latins,  par  M.  Chauvin,  esquisse  intéressante,  mais  superficielle, 
sans  citations  d'autorités  ni  notices  bic^aphiques,  même  sur  les  auteurs 
dont  la  vie  est  tant  soit  peu  connue;  S**  liistoire  du  roman  dans  l'antiquité 
greeque  et  latine,  par  M.  Chassang,  ouvrage  qui  remporta  le  prix  proposé 
par  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  et  sur  lequel  on  peut 
lire  le  jugement  de  la  commission  académique  résumé  par  M.  Wallon 
dans  le  discours  qu'il  prononçait  comme  président  de  la  compagnie  dans 
la  séance  publique  où  furent  proclamés  les  résultats  du  concours. 

En  i863,  Daphnis  et  Chloé  ou  les  Pastorales  de  Longus,  traduites  du 
grec  par  J.  Amyot.  Nouvelle  édition  revue,  corrigée  et  complétée, 
1  vol.  in-12.  Paris,  Leclerc^.  Œuvre  de  rare  et  curieux  savoir,  pré- 


*  La  dernière  et  la  plus  jolie  est  celle 
qu'a  donnée ,  en  1 866 ,  le  docteur  N.  Pic- 
colo  (chez  Laine  et  Havard).  Le  savant 
éditeur  mourait  quelques  jours  après 
avoir  corrigé  les  épreuves  du  texte  grec 
et  des  précieuses  notes  qui  raccom- 
pagnent Les  amateurs  connaissaient 
déjà  de  lui  une  élégante  traduction  en 
grec  de  Paul  et  Virginie, 


*  1  Rechercher   quels   ont   pu   être. 

•  dans  Tanliquité  grecque  el  latine,  jus- 
«  qu*au  V*  siècle  de  noU'e  ère  »  les  divers 
I  genres  de  narrations  fabuleuses  qu'on 

•  appelle  aujourd'hui  romans,  et  si  de 
•tels  récits  n*oot  pas  été  quelquefois. 
«  chei  les  Anciens ,  confondus  avec  This- 

•  toirc.  > 

^  L'auteur  de  cette  charmante  publi- 


LES  ROMANCIERS  GRECS.  43 

cédée  dune  Lettre  critique  è  1  adresse  d*une  dame  de  haut  rang,  où  d'in- 
génieux aperçus  éclairent  sur  bien  des  points  non  seulement  Toeuvre  de 
Longus,  mais,  en  général,  les  œuvres  des  romanciers  grecs  et  Thistoire 
du  genre  auquel  appartiennent  leurs  écrits. 

En  1867,  le  mémoire  allemand  d*Adolphe  Nicolaî,  Sur  lorigine  et 
V essence  du  roman  grec,  où  sont  exposées  des  idées  qui  nous  semblent 
étranges  concernant  le  rôle  du  génie  germanique  en  des  compositions 
dune  si  haute  antiquité.  En  1870,  le  mémoire  allemand  d'Erdmanns- 
dôrffer,  intitulé  :  Le  siècle  de  la  Nouvelle  en  Grèce,  Même  année.  Le  mé- 
moire de  M.  Gb.  Bataiilard  sur  Les  ânes  d'or,  LaciaSy  Lucien ,  Apulée , 
MachiaveL  [Mémoires  de  l'académie  de  Gaen,  etc.)  En  1877,  YEssai  de 
M.  Coliignon  sur  les  monaments  grecs  et  romains  relatifs  aa  mythe  de  Psyché, 

Nous  ne  prétendons  pas  épuiser  ici  la  liste  des  écrits  intéressants  sur 
cette  matière;  mais  heureusement  le  dernier  auteur  qui  la  traitée  en 
Allemagne,  M.  ErwinRohde^  dans  son  ouvrage  intitulé  :  Der  griechische 
Roman  and  seine  Vorlaufer,  a,  selon  Tusage  de  ses  compatriotes,  indiqué 
<nvec  soin  les  travaux  de  ses  principaux  devanciers  que  tour  à  tour  il 
résume,  il  corrige  ou  il  développe,  de  manière  que  ce  livre  contient  à 
peu  près  lés  dernières  conclilsions  de  la  critique  sur  l'histoire  du  roman 
grec. 

La  partie  la  plus  originale  des  opinions  de  M.  Rohde  concerne  les 
origines  surtout  helléniques  du  roman.  Les  savants  se  sont  longtemps 
obstinés,  depuis  Huet  jusqu'à  nos  jours,  à  chercher  hors  de  Grèce  les 
premiers  modèles  d'un  genre  de  composition  qui  ne  semblait  pas  ré- 
pondre aux  besoins  et  aux  habitudes  ordinaires  de  la  vie  chez  les  Hel- 
lènes. On  disait  beaucoup  que  la  Grèce  ne  connaissait  guère  de  milieu 
entre  l'activité  politique  et  militaire  réservée  aux  hommes  et  1  étroite 


cation  ne  se  laisse  deviner  que  sous  les 
initiales  C.  G.  ;  mais  nous  ne  croyons 
pas  être  trop  indiscret  en  complétant 
les  noms  de  M.  Charles  Giraud ,  qu'il 
nous  est  interdit  de  louer  dans  ce  Jour- 
nal. La  personne  à  qui  s'adresse  la  Lettre 
n'est  an  Ire,  nous  assure-t-on,  que  la 
Princesse  Mathilde,  dont  on  connaît  le 
goût  pour  toutes  les  élégances  de  la  lit- 
térature et  de  lart.  Le  joli  roman  de 
Longus,  surtout  dans  la  traduction 
d'Amyot,  a  encore  repris  faveur  dans 
ces  dernières  années.  La  librairie  Hetzel 
en  publiait  naguère  une  réimpression 


illustrée;  et,  en  ce  moment  même,  une 
édition  nouvelle ,  exécutée  avec  le  plus 
grand  luxe  typographique,  vient  de  pa* 
raitre  en  Angleterre,  chez  Glady  (à  Pa- 
ris, chez  Cahnann-Lévy),  avec  une  pi- 
quante préface  en  vieux  français  de  notre 
confrère,  M.  Alexandre  Dumas.  Une  pe- 
tite édition  fort  élégante,  du  même 
auteur,  a  paru,  ces  jours  derniers,  chez 
l'éditeur  Quantin. 

*  Voir,  sur  cet  ouvrage,  l'article  de 
M.  Henri  Weil,  dans  la  Revue  critique, 
n"  du  là  octobre  1876. 


6. 


nu  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

réclusion  du  gynécée  imposée  aux  femmes;  que  le  roman,  occupation 
des  loisirs  honnêtes  dans  une  vie  élégante,  était  naturellement  chose 
ignorée  d^Athéniens  tels  que  Tlschomaque  mis  en  scène  par  Xénophon 
dans  son  Économique,  et  d'Athéniennes  telles  que  sa  jeune  et  modeste 
épouse,  dont  il  ne  daigne  pas  même  nous  dire  le  nom.  Cela  une  fois 
admis,  on  aimait  à  croire  à  quelque  importation  tardive  de  fables  bour- 
geoises dans  un  monde  où,  certes,  ne  manque  pas  la  fable  héroïque 
et  religieuse,  mais  où  la  vie  humaine  et  journalière  semble  fermée  à  la 
ficlion.  D ailleurs,  ce  que  Ton  savait  par  Hérodote  de  maintes  légendes 
orientales  ou  égyptiennes',  avec  la  découverte  récente  d'une  véritable  lit- 
térature romanesque  en  Egypte,  n'indiquait-il  pas  deux  au  moins  des 
sources  au.xquelles  les  romanciers  grecs  avaient  pu,  avaient  dû  puiser? 
Enfin  Huet  avait  déjà  remarqué  que  presque  tous  les  romanciers  grecs 
sont  originaires  de  l'Orient  ou  de  l'Egypte.  Toutes  ces  idées  étaient  sé- 
duisantes; on  peut  dire  même  qu'elles  renferment  une  part  de  vérité. 
Le  roman  n'est  pas  seulement  un  genre  très  multiple  et  très  divers  à 
son  âge  de  plein  développement,  il  l'est  dès  ses  origines;  c'est  comme 
un  de  ces  fleuves  dont  le  cours  principal  s'est  formé  par  l'épanchement  de 
plusieurs  sources  et  la  réunion  de  plusieurs  iiiisseaux  pour  se' subdiviser 
ensuite  en  plusieurs  bras  et  en  nombreux  canaux.  11  est  impossible  de 
le  comprendre  sous  une  seule  définition  et  de  résumer  en  une  formule 
toutes  les  diversités  qu'il  nous  offre,  même  dans  l'antiquité  grecque  et 
romaine. 

Pour  ne  citer  que  les  principales  : 

Il  y  a  le  roman  religieux  et  dogmatique  comme  celui  d'Évhémère.  qui 
transforme  en  histoire  humaine  les  poétiques  traditions  des  âges  primi- 
tifs sur  la  cosmogonie  et  sur  Thistoire  des  dieux  olympiens. 

Il  y  a  le  roman  d'éducation  qui  associe  librement  la  réalité  liistorique 
à  des  fables  conçues  et  arrangées  en  vue  d'une  thèse  de  morale,  et  dont 
le  plus  ancien  exemple  est  la  Cyropédie  de  Xénophon. 

Il  y  a  le  roman  populaire  né  des  ébranlements  mêmes  de  fimagina- 
tion,  en  présence  d'événements  réels  mais  prodigieux,  comme  la  con- 
quête de  l'Asie  par  Alexandre  ;  ces  fables  qui  altèrent  et  défigurent 
ainsi  la  réalité,  d'abord  nées  parmi  le  peuple,  trouvent  bientôt  des  ré- 
di<cteurs,  comme  fut  en  Grèce  le  faux  Callisthène,  et  elles  pénètrent 
quelquefois  dans  le  récit  d'historiens  sérieux,  mais  qui,  comme  Quinte- 
Curce,  se   complaisent  trop  aux  amplifications  de  la  rhétorique;  la 

'  Voir  TAppendice  du  présent  article. 


LES  ROMANCIERS  GRECS.  45 

biographie  même  des  poètes  et  des  philosophes^  s*est,  de  bonne  heure, 
altérée  par  cette  intrusion  des  légendes  populaires  etparTabus  des  orne- 
ments sophistiques. 

Il  y  a  le  roman  philosophique,  comme  la  Vie  d'Apollonias de  Tyane, 
par  Philostrate,  composé  ou  du  moins  arrangé,  en  vue  de  grandir  et 
presque  de  diviniser  un  philosophe  thaumaturge^. 

Il  y  a  le  roman  d  aventures  purement  fantastiques  comme  ïHistoire 
véritable,  de  Lucien. 

H  y  a  le  roman  d'aventures  sérieuses  comme  le  Théagène  et  Chariclée, 
d*Héliodore,  qui  comprend,  à  côté  de  fictions  invraisemblables,  bien 
des  peintures  intéressantes  de  la  vie  réelle;  la  Pastorale  de  Longus  ap- 
partient à  cette  classe  de  récits,  mais  elle  y  garde  une  place  à  part  et  un 
caractère  distinct  par  le  choix  des  personnages,  par  Tingénuité  du  sujet 
et  par  le  charme  incomparable  d*un  style  qui  semble  presque  partout 
naïf,  bien  que,  presque  partout,  il  laisse  deviner  lartifice. 

Il  y  a  la  simple  Nouvelle ,  qui  n  est  quelquefois  qu'une  courte  idylle 
en  prose  comme  XEuhéenne^A^  Dion  Chrysostome,  et  au-dessous  de  la- 
quelle on  ne  peut  guère  plus  ranger  que  les  courtes  légendes  comme 
celles  que  nous  trouvons  dans  Parthénius  de  Nicée,  dansConon  et  dans 
1  opuscule  attribué  à  Plularque ,  sous  le  titre  d'Histoires  parallèles  grecques 
et  romaines^.  Ce  dernier  genre  surtout  semble  s'être  perpétué  de  la  Grèce 
ancienne  à  la  Grèce  moderne,  où  il  fleurit  encore  sous  le  titre  de 

A  ces  formes  déjà  si  nombreuses  se  rattachent  quelques-unes  des 
correspondances  fictives  comme  celles  d'Alciphron  et  d*Elien ,  où  des  per- 
sonnages, tantôt  historiques,  tantôt  imaginaires,  échangent  des  confi- 
dences sur  les  événements  quelquefois  les  plus  simples  de  leur  vie. 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  formule  dont  se  contentait  le  savant  Hu<^t 
quand  il  définissait  les  romans  a  des  fictions  d'aventures  amoureuses, 
«  écrites  en  prose  avec  art,  pour  le  plaisir  et  l'instruction  des  lecteurs.  » 


'  Voir,  dans  les  Populâre  À ufsàtze  aas 
dem  Alterthum  vcrzagtweise  zur  Elhik 
und  Religion  der  Griechen  de  K.  Lehrs 
(Leipsick,  1876,  in -8").  le  chapitre 
intitulé  :  Ueber  Wahrheit  and  Dichtang 
in  der  griechîschen  Litteraturgeschichle. 

*  Quelques  vues  d*un  caractère  cri- 
tique déjà  remarquable  sont  exposées 
dans  la  préface  de  fédition  pnncept, 
qa* Aide  Manuce  en  publiait  en  1 5o  1  à 
Venise.  Je  ne  croîs  pas  que  ces  idées  aient 


été  relevées  par  les  critiques  modernes 
qui  traitent  du  même  sujet. 

^  Voir  une  note  Que  j  ai  publiée  dans 
les  Comptes  rendus  de  l  Académie  des  ins- 
criptions, i865,  p.  75-76. 

*  Ces  petits  contes ,  dont  quelques-uns 
remontent,  pour  le  fond ,  k  des  léeendes 
antiques ,  ont  été  récemment  Tobjet  de 
recherches  intéressantes  publiées  par 
M.  Politis,  en  Grèce,  et  M.  d*Estour- 
neUes  de  G>nstant,  en  France. 


46  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

Il  est  donc  inutile  de  chercher  une  seule  origine  à  des  pmductions  si 
diverses.  Les  peuples  ariens  et  sémitiques  de  TOrient  et  les  Égyptiens 
ont  pu  y  contribuer  pour  une  part,  mais  pourquoi  la  vie  hellénique, 
dans  sa  riche  variété ,  n  aurait-elle  pas  fourni  matière  à  bien  des  compo- 
sitions romanesques?  Pourquoi  le  drame  et  surtout  la  comédie  nau- 
raient-ils  pas  préparé  aux  romanciers  le  sujet,  et,  jusqu  è  un  certain  point, 
la  forme  de  bien  des  récits?  Déjà,  chez  Euripide,  la  tragédie,  par  exemple 
dans  ÏÉlectre ,  descend  des  hauteurs  héroïques  au  niveau  de  la  vie  bour- 
geoise ;  mais,  surtout  chez  le  Sicilien  Sophron,  lauteur  des  Mimes,  qui 
paraissent  avoir  eu  beaucoup  d'analogie  avec  nos  Proverbes  de  Garmon- 
telle  et  de  Leclercq,  et  dans  Athènes,  chez  les  auteurs  de  la  Comédie 
moyenne  et  de  laComédie  nouvelle  y  le  drame,  désertant  les  sujets  politiques, 
se  renferme  de  plus  en  plus  dans  le  champ  des  intrigues  et  des  événe- 
ments de  la  vie  commune.  Le  roman  est  donc  plus  quen  germe;  il  est 
déjà  développé  chez  les  Antiphane,  les  Alexis,  les  Ménandre  et  les 
Philémon.  Cest  ce  que  M.  Rohde  ne  nous  parait  pas  avoir  mis 
en  lumière.  Pourtant  il  n  oublie  pas  de  signaler,  dans  les  Argonaa- 
tiques  d'Apollonius  de  Rhodes,  le  caractère  romanesque  plus  encore 
qu héroïque  de  lamour  de  Médée  pour  Jason.  Ainsi,  de  tous  côtés,  la 
poésie  elle-même  et  la  mythologie  se  rapprochent  par  un  effort,  ou  si 
Ton  veut,  par  un  abaissement  commun ,  des  réalités  au  milieu  desquelles 
vit  le  poète.  La  prose  se  fait  sentir  jusque  sous  la  pompe  traditionnelle  du 
vers  épique.  Tout  contribue  donc  à  expliquer  la  tardive  apparition  des 
récits  romanesques  en  prose,  récits  qui,  à  vrai  dire,  n  ont  jamais  eu  de 
nom  formellement  consacré  chez  les  grammairiens  ni  chez  les  rhé- 
teurs. Tantôt  on  les  appelle  XSyot,  tantôt  on  les  désigne  par  un  adjectif 
pluriel  neutre  qui  rappelle  les  lieux  où  laction  s  est  passée,  comme  les 
AlOionixd  d'Héliodore  et  les  È^eataxd  de  Xénophon  d'Ephèse.  Tantôt  en- 
fin le  titre  de  Touvrage  en  rappelle  Faction  dramatique  comme  cela  se 
voit  pour  le  ApaiÂOTixôv  de  Jamblique  le  Syrien.  Dans  tous  les  cas,  ce  qui 
domine  dans  ces  récits,  cest  l'usage  delà  prose  familière,  et,  quant  aux 
personnages,  c'est  le  caractère  bourgeois,  sinon  populaire,  de  leurs 
mœurs  et  de  leurs  aventures.  Cela  nous  amène  à  signaler,  parmi  les  con- 
ditions ou  les  causes  de  la  fiction  romanesque,  un  élément  qui  semble 
avoir  échappé  jusqu'ici  aux  critiques ,  et  qui  mérite  d'être  pris  en  sérieuse 
considération. 

Les  peuples  ont  leur  histoire  dans  les  livres  d'annales;  les  grands 
hommes,  généraux,  négociateurs,  savants,  poètes,  orateurs,  ont  leurs 
biographes;  les  constitutions  et  les  lois  d*un  pays,  les  beaux-arts  et  les 
sciences  ont  aussi  leurs  historiens;  mais,  quand  notre  curiosité  a  épuisé 


LES  ROMANOERS  GRECS.  47 

la  lecture  de  tous  ces  livres,  il  y  a  encore  dans  les  souvenirs  de  Thuma- 
nité  un  objet  quelle  poursuit  :  elle  voudrait  savoir  ce  que  fut,  dans 
chaque  pays  et  dans  chaque  siècle,  la  vie  journalière,  le  ioas  les  joars^ 
comnoe  disait  Pierre  Charron,  des  simples  citoyens,  des  pauvres  gens, 
des  esclaves.  Tous  ceux-là  sont  les  déshérités  de  Thistoire;  ils  ny  appa- 
raissent que  par  moment,  dans  les  grandes  scènes  d'agitation  publique, 
et  ils  y  apparaissent  en  groupes,  pour  une  action  commune;  nous  ne 
pouvons  distinguer  ni  les  mœurs  ni  la  physionomie  de  chacun.  En  fait, 
chaque  famille  (je  ne  dis  pas  même  chaque  individu)  peut-elle  réclamer 
une  place  dans  les  livres  d'histoire?  Et  pourtant  chacune  semble  avoir 
quelque  droit  à  perpétuer  le  souvenir  de  sa  vie.  Quel  est  donc  le  savant, 
quel  est  Tartiste  qui  saura  transmettre  à  la  postérité  ces  nulle  souvenirs 
souvent  peu  dignes  d'elle?  C  est  le  romancier.  Déjà  les  poètes  comiques 
ont  détaché  du  tableau  infmiment  multiple  de  la  vie  commune,  les 
scènes  et  les  personnages  qui,  représentés  sur  le  théâtre,  pouvaient  y 
intéresser  des  spectateurs  ;  mais  ils  étaient  là  restreints  par  Tespace  et  le 
temps,  ils  étaient  soumis  à  bien  des  conditions  gênantes  pour  la  liberté 
de  leur  peinture.  Â  la  place  du  poète  comique,  mettez  le  simple  prosa- 
teur qui  a  lu  beaucoup  de  ces  drames,  mais  qui  surtout  a  beaucoup  ob- 
servé les  hommes,  qui  connaît  les  coins  et  les  recoins  des  petites  villes 
comme  des  grandes,  les  travers  et  les  ridicules,  les  intrigues  de  tout 
genre,  les  vices  et  même  les  crimes  quon  y  rencontre  comme  à  chaque 
pas.  Sans  doute  il  n'essayera  pas  même  de  rédiger  maison  par  maison  le 
détail  des  événements  qu  il  y  a  observés ,  il  ne  se  perdra  pas  à  tracer  des 
miUiers  de  portraits  dont  cent,  mille  peut-être,  se  ressemblent  jusqu  à  se 
confondre;  mais  en  un  seul  portrait  il  résumera  la  physionomie  de 
plusieurs  personnes.  Dans  le  récit  dune  seule  aventure,  il  groupera  cent 
petits  drames  épars  dont  il  a  eu  le  spectacle  ou  deviné  les  secrets.  Et 
c'est  ainsi  que  romancier,  si  vous  le  voulez ,  il  sera  en  même  temps  his- 
torien d'un  genre  nouveau;  il  complétera  pour  nous,  par  des  peintures 
instructives ,  les  tableaux  incomplets  de  tant  d'histoires  générales  ou  parti- 
culières, comme  celles  des  Hérodote,  des  Xénophon,  des  Polybe,  des 
Plutarque,  où  la  vie  domestique  n'avait  et  ne  pouvait  avoir  aucun  rôle. 
Par  malheur,  de  tous  ces  romans  ce  ne  sont  pas,  à  quelques  excep- 
tions près,  les  meilleurs  modèles  qui  se  sont  conservés  jusqu'à  nous. 
Mais  ce  qui  en  reste  suffit  à  nous  laisser  voir  de  quel  intérêt  pouvait  être 
cette  modeste  et  pourtant  attachante  Httérature  succédant  à  maints 
chefs-d'œuvre  dont  sans  doute  elle  n'a  jamais  pu  atteindre  l'éclat,  mais 
qui  ne  doivent  pas  nous  en  faire  méconnaître  le  caractère  original  et,  si 
je  puis  m'exprimer  ainsi,  la  légitimité. 


48  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

Un  critique  ancien  ^  nous  dit  que  «  le  poète  sicilien  Épichanne  créa  la 
«  comédie  en  rassemblant  dans  de  grands  drames  les  éléments  de  comédie 
((épars  chez  le  peuple.  »  Rien  de  plus  juste,  à  ce  quil  semble,  que  cette 
explication  d*une  œuvre  oii  le  poète  apporte  son  talent  mais  s*inspire 
du  génie  de  tous  et  s'approprie  mainte  invention  populaire  destinée  sans 
lui  à  périr.  Quelque  chose  de  pareil  parait  s  être  passé  en  Grèce  et  à 
Rome  pour  le  roman  de  mœurs  et  d  aventures.  Les  éléments  en  étaient 
partout,  dans  les  traditions  de  famille,  dans  les  commérages  de  carre- 
four, au  greffe  des  tribunaux,  peut-être  déjà  dans  quelques  menues  nou- 
velles à  la  main  écrites  au  jour  le  jour  et  propagées  par  la  malveillance. 
Les  plaidoyers  des  orateurs  attiques,  par  exemple  les  plaidoyers  contre 
Néèra  et  contre  Conon,  dans  le  recueil  de  Démosthène,  offrent  quel- 
quefois comme  des  pages  enlevées  à  des  drames  qu  on  appellerait  intimes , 
si  certains  vices  dans  Athènes  n'avaient  eu  le  privilège  d'une  triste  pu- 
blicité. Les  papyrus  de  TÉgypte  nous  ont  rendu  aussi,  tantôt  sous  forme 
de  mémoires  judiciaires,  tantôt  dans  des  correspondances  administra- 
tives, bien  des  détails  de  mœurs  et  des  anecdotes  qui  semblent  toutes 
faites  pour  devenir  des  chapitres  de  romans.  Sans  sortir  de  notre  collec- 
tion du  Louvre^,  nous  trouvons  dans  les  documents  de  cette  classe  une 
peinture  bien  étrange  et  qui  semble  parfaitement  naïve  de  la  vie  que 
menaient  lesreclas  grecs  et  les  reclus  égyptiens  au  Sérapéum  de  Mem- 
phis  :  jalousies,  luttes  qui  allaient  jusquà  la  violence,  détournements 
de  pièces  officielles,  et,  à  Toccasion  des  plaintes  que  tout  cela  suscite 
devant  le  ministre  d'un  Ptoléméc,  des  confidences  sur  la  discorde  qui 
agitait  certaines  familles.  Plaçons  par  l'imagination  dans  les  bureaux  de 
la  chancellerie  ptolémaîque  un  Ménandre  ou  un  Lucien;  il  aura  bien 
vite  groupé  là  quelques  figures  et  arrangé  quelque  intrigue  plus  amu- 
sante peut-être' que  les  aventures  d'amour  qui  remplissent  la  plupart 
des  romans  grecs  conservés  jusqu'à  nous. 

D'autres  vues  s'ouvrent  encore  si  nous  recherchons  les  souvenirs 
de  la  vie  commune  dans  les  milliers  d'inscriptions  funéraires  qui  cou- 
vraient le  sol  des  pays  grecs  et  des  pays  latins.  Un  grand  antiquaire  ita- 
lien, Lanzi,  au  début  de  son  Essai  sur  la  langue  étrasqaey  dit  fort  jus- 
tement :  «  L'homme  ne  croit  pas  mourir  tout  entier,  s'il  laisse  de  lui- 
umême  quelque  souvenir,  et,  quand  il  ne  l'attend  pas  du  témoignage 
ttde  l'histoire  ou  des  productions  de  son  génie,  il  veut  au  moins  qu'un 

'  É7r/;^apfio$  *  cKnos  ^apéiros  t^  hoj-  tophanem,  bibliothèque  Firmin  Didot. 
fxùj^iav  heppififiévrfv  àvexTriaaro  tsoXXà  *  Voirie  t.  XVIII,  a*  partie  des  No- 

'apofT^iXorexyrjtras.  Anonyme  ïlepi  xœ-  tices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  Bi- 

{ttahloLs,  page  xiv  des  Scholia  in  Aris-  bliothèque  nationale. 


r\ 


LES  ROMANCIERS  GRECS.  W 

u  marbre  annonce  à  la  postérité  quelque  édifice  élevé  par  ses  soins , 
tt quelque  présent  de  sa  munificence,  ou  quune  inscription  gravée  sur 
alurne  funéraire  y  fasse  foi  de  son  existence  passée,  n  Au  besoin  de  se 
survivre,  à  cette  pieuse  vanité  combien  nous  devons  de  confidences  sur 
fétat  moral  des  sociétés  antiques,  sur  les  vicissitudes  de  joie  et  de  dou- 
leur dans  la  vie  des  familles,  des  plus  humbles  comme  des  plus  élevées 
par  la  dignité  et  par  la  fortune.  On  n  a ,  pour  en  trouver  des  exemples , 
qu*à  ouvrir  dans  Y  Anthologie  grecque  le  chapitre  des  ËTriTu/iiiêia ,  chapitre 
qui  tous  les  jours  s  enrichit  par  les  découvertes  de  nos  antiquaires;  on 
n  a  qu  à  parcourir,  dans  les  recueils  où  les  inscriptions  latines  sont  ran- 
gées par  ordre  de  matières,  comme  celui  d*Orelli,  les  chapitres  intitulés 
Affectas  parentum ,  conjugam,  liberorum;  à  chaque  page  on  rencontrera 
des  souvenirs  précieux  de  tous  les  sentiments  qui  ont  jadis  agité  Tâme 
humaine  dans  les  plus  humbles  régions  du  monde  hellénique  et  du 
monde  romain;  on  y  verra  mentionnés  çà  et  là  les  incidents  variés  et 
souvent  les  malheurs  qui  troublent  notre  existence,  et  qui,  choisis  et 
assemblés  par  la  main  habile  d'un  romancier,  pouvaient  remplir  le  cadre 
de  bien  des  récits  pathétiques. 

Bornons-nous  à  quelques  traits  que  nous  prenons  presque  au  hasard 
dans  cette  galerie  épigraphique.  Voici,  à  Antipolis  (TAntibes  d aujour- 
d'hui), ce  qu'on  lisait  sur  la  tombe  dun  jeune  baladin  : 

D.  M.  pueri  Seplentrionis  annor.  XII  qui  Antipoli  in  theatro  biduo  saltavit  et 
piacuit  '. 

Quelle  destinée  que  celle  de  Tenfant  qui  laisse  pour  tout  souvenir 
l'honneur  d* avoir  dansé  deux  fois  avec  succès  devant  les  bourgeois  d'ime 
petite  ville,  et  quels  parents  (si  c'étaient  des  parents)  que  ceux  qui  ont 
pu  faire  graver  une  telle  épitaphe. 

En  revanche ,  un  trait  assez  fréquent  sur  ces  épitaphes  païennes  est 
l'expression  des  regrets  d'un  père  que  son  fils  a  précédé  dans  la  tombe  : 

Quod  filius  patri  facere  debuit  pater  fecit  fiiio  '. 

Ailleurs  c  est  un  mari  qui  rend  à  sa  femme  le  même  hommage  que 
rendit  Louis  XIV  à  la  reine  Marie-Thérèse  : 

Ex  qua  nilûl  unquam  dolui  nisi  cum  decessit^. 

*  Orelli ,  Inscriptiones  latinœ ,  n"  a  607 .  '  Orelli ,  Inscriptionet  latinœ ,  n*  67  5. 

*  Gruter,  p.  10g  a,  3.  Voir  un  exemple  On  trouve  plusieurs  variantes  de  fex- 
semblable  dans  le  Gior/uile  orccu^ico  de  pression  du  même  sentiment  sur  d*aulres 
Tannée  1 8a  a .  mscriptions.  Millin ,  Voyage  dans  le  Midi  » 


50  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

Plus  explicite  et  plus  touchante  encore  est  la  douleur  de  ce  Romain 
d  une  ville  de  Sardaigne ,  exprimée  sur  une  tombe  découverte  par  le  géné- 
ral de  la  Marmora  auprès  du  lieu  appelé  la  Grotte  de  la  vipère  ^\  ces  ins- 
criptions, en  vers  grecs  et  en  vers  latins ,  célèbrent  le  dévouement  d*une 
autre  Âlceste  morte  d*une  maladie  contractée  au  chevet  de  son  mari  ; 
quelques  vers  de  Tune  de  ces  épitaphes  suffiront  à  faire  apprécier  le 
sentiment  douloureux  qu'on  y  reconnaît  sous  un  raffinement  d'élégance 
qui  parfois  en  gâte  Texpression  : 

Languentem  tristis  dum  flet  Pomplilla  maritum, 

Vovit  pro  vita  conjugis  ipsa  mori. 
Protinus ,  in  placidam  delabi  visa  quietem , 

Occidit.  01  ceieres  in  mala  vota  dei  ! . . . 


N'avonsr-nous  pas  là  le  drame  domestique  dans  toute  sa  tristesse  ?  Le 
voici  avec  un  autre  genre  de  tristesse,  et  qui  laisse  pour  nous  quelque 
place  au  sourire,  dans  l'inscription  grecque  d'uncippe  funéraire  qui  ap- 
partient à  notre  Musée  de  Paris  ^  : 

((  Mon  nom  est  Aphrodisius ,  ô  passant  !  Je  suis  d'Alexandrie ,  et  méso- 
((  chore  ^.  Je  meurs  d'une  mort  lamentable  à  cause  de  mon  épouse  adul- 
«tère,  scélérate  que  Jupiter  puisse  écraser!  L'ayant  séduite,  un  subor- 
a  neur  qui  se  vantait  d'être  de  ma  famille  m'a  tué  tout  jeune  d'un  coup 
ode  disque  lancé  d'en  haut  (?).  J'avais  trente  ans  et  la  beauté,  quand  les 
«  Parques  m'envoyèrent  chez  Adès  pour  orner  ce  séjour.  »> 

Les  huit  vers  que  je  viens  de  traduire  sont  très  mauvais  et  dignes  de 
la  {date  vanité  de  celui  dont  ils  plaignent  la  mort.  La  figure  qu'ils  en- 
tourent sur  ce  petit  bas-relief,  figure  très  grossièrement  gravée,  ne  don- 
nerait pas  l'idée  d'un  personnage  qui  eût  le  droit  de  se  dire  beau;  ce 
n'est  pas  une  excuse  pour  sa  méchante  femme ,  mais  n'insistons  pas.  Il 
s'agit  seulement  pour  nous  de  faire  voir  combien  d'événements  roma- 
nesques ont  laissé  des  traces  sur  les  inscriptions  de  l'ancien  monde.  On 


1. 1 ,  p.  ^77  :  «  de  qua  nemo  suorum  un- 
«  quam  doluit  nisi  mortem.  >  Voyez  mes 
Retiquim  Itttini  sermonis,  p.  34  9. 

*  Corp,  inscripL  grœcaram,  n*  b'jbq. 
Les  inscriptions  grecques  fournissent 
aussi  quelques  allusions  intéressantes  à 
la  vertueuse  Pénélope.  Voyez  Le  Bas, 
Inscriptions  de  Morée,  n*  181.  Welcker, 
Sylloge  epigrammatam,  n*  56. 

*  Voir  le  dessin  de  ce  monument  dans 
ie  Recueil  de  M.  de  Clarac,  pi.  LI,  et 


le  texte  avec  commentaires  dans  Welc- 
ker, Sylloge  epigrammatam,  n**  5i. 

^  Était-ce  tm  chef  de  musique  ou  de 
chœurs  P  Cela  paraît  plus  naturel  que  de 
donner  ici  au  mot  fie<Tà)(ppos  ie  sens 
de  ■  chef  de  claque ,  •  qa*il  a  certaine- 
ment dans  une  charmante  lettre  de 
Pline  le  Jeune  à  Maximus  (U,  iv,  S  6), 
où  Tauteur  dépeint  les  manèges  de  cer- 
tains avocats  qui  se  payent  des  claqueurs 
à  tant  par  séance. 


LES  ROMANCIERS  GRECS.  51 

en  pourrait  multiplier  les  preuves;  mais  il  y  faudrait  plus  de  temps  et 
d espace  que  je  n'en  voudrais  employer  ici,  et  le  peu  d'exemples  qui 
précèdent  suffisent  à  montrer  comment  il  nous  semble  que  le  roman  se 
rattache  naturellement  et  sans  effort  aux  divers  genres  d'écrits  histo- 
riques que  la  Grèce  a  produits  en  si  grand  nombre. 

Une  dernière  réflexion  avant  de  finir  :  Aristote  a  très  justement  re- 
marqué^ que  la  poésie  a  pour  essence  de  peindre  le  général  au  lieu  du 
particulier,  c'est-à-dire  de  créer  des  types  qui  résument  en  eux  les  qua- 
lités de  plusieurs  personnes.  On  voit  que,  par  ce  côté,  le  roman  con- 
finait à  la  poésie  comme,  par  un  autre,  il  confinait  à  l'histoire.  Il  a  donc, 
dans  l'ensemble  des  créations  du  génie  grec,  sa  place  en  quelque  sorte 
logique,  et  il  n'y  faut  point  voir  le  fruit  d'une  importation  étrangère  et 
accidentelle,  mais  le  produit  légitime  d'un  travail  que  l'esprit  grec  ac- 
complissait presque  sans  effort  et  par  son  plus  naturel  progrès  dans  le 
vaste  champ  ouvert  à  sa  féconde  activité. 

APPENDICE. 

Les  découvertes  faites  en  Egypte,  depuis  quelques  années,  jettent  un  jour 
nouveau  sur  Thistoire  du  Roman  dans  l'antiquité  classique.  Nous  sommes 
donc  heureux  de  pouvoir  donner  ici  une  notice,  que  nous  avons  lieu  de 
croire  complète ,  sur  les  récits  romanesques  d'origine  vraiment  égyptienne 
qui  ont  été  découverts  et  publiés  depuis  une  trentaine  d'années.  Nous  devons 
les  principaux  éléments  de  cette  notice  au  jeune  et  habile  égyptologue, 
M.  Maspéro. 

Le  Conte  des  deux  frères  (  xrv'  siècle) ,  découvert  par  E.  de  Roogé  dans  le 
papyrus  d'Orbiney,  analysé  par  lui  avec  traduction  des  principaux  passages 
dans  VAthenœum  français  et  la  Revue  archéologique,  i852  ;  traduit  en  allemand 
par  Brugsch,  dans  son  livre  Ans  dem  Orient;  en  aurais  par  Lepage-Renouf, 
dans  les  Records  ofthe  Past,  187Â;  en  français  par  Maspéro,  dans  la  Revue 
des  cours  littéraires,  1870,  et  dans  la  Revue  archéologique,  1878.  Complet 
d'un  bouta  l'autre  (xix* dynastie). 

Conte  de  Satni  (m*  siècle  av.  J.  C),  découvert  par  Brugsch  dans  un  pa- 
pyrus démotique  du  musée  de  Boulacq;  traduit  dans  la  Revue  archéologique, 
en  1867.  Brugsch  vient  de  pubUer,  dans  la  Deutsche  Revue  du  a8  novenibre 
1878,  une  traduction  allemande.  Traduit  en  français  par  Révillout,  ^^77* 
et  par  Maspéro,  1877-1878;  en  anglais  par  Lepage-Renouf ,  dans  les  Records 

^  Voir  Po^h'^oe,  chapitrelX.  Avec  ce  intéressant  de  comparer  ce  que  dit,  sur 

témoignage  et  avec  les  idées  exprimées  le  même  sujet,  Alexis  Monteil  dans  son 

ci-dessus  concernant  Fimitation  de  la  vie  Histoire  des  Français  des  divers  états  (t.  VU , 

commune  par  le  roman,  il  poiura  être  xvin'  siècle,  ch.  lxxi). 


52  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  J  879. 

of  the  Past.  La  traduction  de  Lepage-Renouf  n  est  que  la  mise  en  anglais  de 
la  traduction  de  Brugsch  de  1867.  Manquent  les  deux  premières  pages. 

Le  Conte  da  prince  prédestiné,  découvert  par  Goodwin  dans  le  papyrus 
Harris  n°  5oo  du  British  Muséum,  traduit  par  lui  en  anglais  dans  les  Trans- 
actions of  the  Society  ofbiblical  archœology,  t.  III;  traduit  en  français,  avec  le 
fac-similé  et  transcription  hiéroglyphique,  par  Maspéro,  dans  le  Journal  asia- 
tique, 1877-1878.  Manquent  les  deux  dernières  pages  (xx*  dynastie). 

Comment  Thoutii  prit  Jappé ,  découvert  par  Goodwin  dans  le  papyrus  Har- 
ris n®  5oo,  et  publié  dans  les  Transactions,  t.  III;  traduit  en  français  par 
le  même,  avec  fac-similé  et  transcription  dsitis  le  Journal  asiatique ,  1878.  Les 
trois  dernières  pages  seules  sont  conservées  (xx*  dynastie). 

Fragment  d'un  conte  fantastique,  antérieur  à  la  xii*  dynastie,  découvert 
par  le  même  dans  le  papyrus  de  Berlin  n*"  3 ,  et  traduit  à  la  suite  des  deux 
précédents.  Manquent  le  commencement  et  la  Gn. 

U Histoire  de  Sinet,  découverte  simultanément,  en  i864 ,  par  MM.  Goodwin 
et  Chabas,  dans  le  papyrus  de  Berlin  n"  1,  analysé  par  M.  Chabas  (Les  pa- 
pyrus de  Berlin)  et  Goodwin  (Frazers  Magazine,  i5  février  i865),  qui  la  tra- 
duit en  entier;  traduite  par  Maspéro,  avec  transcription  hiéroglyphique  dans 
les  Mélanges  d'archéologie  égyptienne  et  assyrienne,  1875-1878,  t.  III.  Le  mé- 
moire ne  renferme,  jusqu'à  présent,  que  les  deux  cent  dix-sept  premières 
lignes,  les  cent  dernières  vont  paraître.  Manque  tout  le  commencement 
(xii"  dynastie). 

UHistoire  d'un  paysan,  découverte  par  M.  Chabas,  en  1864^  dans  les  pa- 
pyrus de  Berlin  n**'  2  et  4;  en  186 5,  M.  Goodwin  en  découvrit,  dans  le  pa- 
pyrus Butler  du  British  Muséum,  un  troisième  manuscrit,  qui  ajoute  environ 
vingt-cinq  lignes  au  début.  Ce  récit  est  cependant  incomplet  au  commence- 
ment et  à  la  (in.  Analysé  par  MM.  Chabas  (Les  papyrus  de  Berlin)  et  Goodwin 
(dans  les  Mélanges  égyptologiques  de  Chabas,  2'  série)  ,mais  non  traduit  en- 
core, il  fera  Tobjet  du  cours  de  M.  Maspéro  au  collège  de  France  Tan  pro- 
chain (xn*  dynastie). 

Le  Conte  du  jardin  des  Jleurs,  découvert  par  M.  Chabas,  en  1873,  dans  le 
papyrus  de  Turin  (édit.  Rossi  et  Pleyte),  traduit  par  lui  [Comptes  rendus  de 
r Académie  des  inscrip  tions ,  1873)  (  xx*  dynastie  ) . 

Fragments  presque  illisibles,  trouvés  par  M.  Chabas  dans  un  papyrus  de 
Boulacq,  édit.  Mariette,  t.  II  (xx'  dynastie). 

Conte  découvert  par  M.  GolénischefT  dans  uu  des  papyrus  du  musée  de 
THermitage  et  signalé  par  lui  dans  la  Zeitschrifi  de  Lepsius,  1876.  Inédit  (?). 

Enfin  le  fragment  relatif  aux  Pasteurs,  que  Ton  considère  comme  louvrage 
d'un  historien,  et  que  M.  Maspéro  croit  être  un  conte  historique.  Découvert 
par  E.  de  Rougé,  1862,  analysé  par  Brugsch,  18Ô2,  traduit  par  Chabas, 
1868,  dans  son  mémoire:  les  Pasteurs  en  Egypte,  Papyrus  Sallier,  I,  pi.  I-III; 
manque  la  fin. 

É.  EGGER. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  53 


TfîE  LAST  OF  THE  Tasmanuns,  or  thc  Bldck  War  of  Van  Diemens 
Land,  by  James  Bonwick  F.  R.  G.  S.,  F.  L.  A.  E.  S,  ;formerly 
an  Inspecter  of  schools,  Victoria.  London,  1870. 


PREMIER    ARTICLE. 


LES  CAUSES  DE  LA  GUERRE  NOIRE. 


Dans  les  articles  consacrés  à  Texamen  du  premier  ouvrage  de  Bon-> 
wick,  j*ai  fait  connaître  la  race  tasmanienne.  J*ai  ajouté  que  cette  race 
a  été  totalement  anéantie.  Il  est  impossible  de  nier  que  cette  destruc- 
tion n  ait  été  la  conséquence  de  la  colonisation ,  et  personne  ne  Ta  tenté. 
Mais  on  comprend  que  bien  des  écrivains  anglais,  et  surtout  des  co- 
lons, ont  dû  s'efforcer  d  atténuer  ce  qu  a  d  odieux  un  pareil  résultat,  et 
de  plaider  les  circonstances  atténuantes.  Dans  le  courant  de  cette  étude, 
j^aurai  à  examiner  quelques-unes  de  leurs  assertions.  Mais  il  en  est  une 
sur  laquelle  on  a  insisté,  et  qui  doit  nous  occuper  tout  d*abord. 

On  a  représenté  les  indigènes  comme  ayant  été  les  agresseurs.  Un 
propriétaire  dHobart-Town ,  M.  Calder,  dans  un  mémoire  spécial, 
affirme  avoir  consulté  dix-sept  volumes  de  documents  officiels  con- 
servés dans  les  archives  de  la  colonie ,  et  y  avoir  trouvé  la  preuve  que 
les  indigènes  ont  été  presque  toujours  les  premiers  à  provoquer  les 
luttes  sanglantes  qui  devaient  avoir  pour  eux  de  si  terribles  consé- 
quences^. Mistress  Chai'les  Mérédith,  qui  a  séjourné  pendant  neuf 
années  en  Tasmanie,  et  dont  le  mari  avait  assisté  aux  débuts  de  la 
colonisation,  est  bien  plus  explicite^.  A  l'en  croire,  les  premiers  immi- 
grants anglais  n'étaient  ni  des  pirates  ni  des  voleurs,  mais  bien  d'ho- 
nêtes  fermiers  et  des  propriétaires  appartenant  aux  classes  éclairées  de 
la  société  *.  Or,  dit-elle ,  on  ne  trouve  guère  dans  cette  partie  de  la  po- 
pulation ni  férocité  enragée  ni  soif  de  sang.  Aussi  ces  fondateurs  de  la 
colonie  auraient-ils  vécu  en  paix  avec  les  sauvages  jusqu'à  l'arrivée  dans 
l'ile  d'un  Australien  nommé  Mosquito,  dont  j'aurai  à  parler  plus  tard. 

*  Accoant  ofthe  wars  of  extirpation,  and  *  My  home  in  Tasmania  during  a  re- 

hahits  oftke  native  tribes  of  Tasmania ,  by  sidence  of  nineyears,  by  Mislress  Charles 

J.  E. Calder, EIsq.ofHobart-Town.  (The  Meredith,  i85a,  1. 1,  p.  191. 
Jowm,ofthe  Anthropohg,  Institut  ofGreat  ^  Couniry  gentlemen. 

Britain  and  Ireland,y.  III,  18741  p«  8.) 


54 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 


Lui  seul,  selon  M"*  Mérédith,  aurait  poussé  les  insulaires  à  la  révolte, 
et  aurait  donné  le  signal  des  massacres  en  attaquant,  au  mois  de  no- 
vembre 1823,  la  hutte  dun  colon  nommé  Gatehouse.  Sur  trois  ber- 
gers qui  Toccupaient,  deux  furent  tués,  et  le  troisième  n'échappa  qu'a- 
près avoir  reçu  deux  javelots  dans  le  corps. 

Un  autre  vétéran  de  la  colonisation,  Lloyd,  a  esquissé  un  tableau 
succinct,  mais  moins  partial  et  plus  vrai,  de  ce  quêtaient  une  bonne 
part  des  premiers  pionniers,  fermiers  par  permission \  et  fort  peu  au- 
dessus  des  convicts  encore  au  service,  dont  ils  se  faisaient  les  complices  ^. 
Il  avoue  que,  lors  des  premiers  rapports  entre  les  Européens  et  les  indi- 
gènes, ceux-ci  se  montrèrent  animés  des  intentions  les  plus  amicales.  Il 
n'hésite  pas  à  reconnaître  que  «  la  manière  d'agir  insensée  des  garçons  de 
((  ferme  et  des  bergers  et  de  bien  d'autres ,  ainsi  que  leur  conduite  immo- 
urdie  envers  les  femmes  indigènes,  avait  porté  dans  l'esprit  des  Tasma- 
uniens  le  sentiment  des  injiu*es  à  un  degré  presque  insupportable.» 
Le  comte  Strzelecki  confirme  cette  appréciation.  Il  attribue  la  nais- 
sance des  hostilités  surtout  aux  violences  des  bandits  qui,  placés  aux 
avant-postes  de  l'invasion  européenne,  expulsaient  les  nati&  de  leurs 
terrains  de  chasse  et  s'emparaient  de  leurs  femmes  '.  Evans,  qui  fut 
intendant  général  de  la  colonie  de  1811  à  1821  ,  exprime  exactement 
la  mêine  opinion^. 

Mais,  malheureusement,  ce  n'est  pas  seulement  à  des  convicts,  à  des 
gens  placés  en  dehors  de  la  loi ,  que  doit  remonter  la  responsabilité  des 
douloureux  événements  que  nous  aurons  à  résumer.  Les  premiers  coups 
fiu*ent  portés  par  un  ofBcier,  commandant  un  détachement  de  J'ar- 
mée  régulière,  et  cela  dans  des  circonstances  qui  ne  permettent  au- 
cune excuse.  Lloyd  lui-même  le  reconnaît'^,  et  Bonwick,  en  entrant 
dans  les  détails,  en  rapportant  les  paroles  de  témoins  oculaires,  n'a 
laissé  aucune  place  au  doute  ^. 

Un  arrêté  du  gouverneur  général  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud'',  en 


'   Ticket-of-leavéfarmers. 

*  Thirty  three  years  in  Tasmania  and 
Victoria,  being  the  actual  expérience 
of  the  author,  interpersed  with  nistorie, 
jottings,  narratives  and  counsels  to  emi- 
grants,  by  George Tbomas  Lloyd ,  1862, 
p.  16. 

*  Pkysical  description  of  New  South 
Wales  and  Van  Diemens  Land  accompa- 
nied  by  a  geological  map,  sections  and 
diagrams  andjigures  of  the    organic  re- 


mains, by  P.-E.  DE  Strzelecki,  i845, 
p.  36o. 

^  A  geographical ,  historical  and  topo- 
graphical  description  of  Van  Diemens 
Land,  by  George  William  Edwards, 
Surveyor  gênerai  of  the  colony,  p-  19, 
London  18a  a. 

*  Loc.  cit,,  p.  54. 

*  ihê  last  of  the  Tasmanians,  p.  33. 
'  C^était  le  capitaine  Philip  Gidley 

King,  de  la  manne  royale,  troisième 


LES  DERNIERS  TASMANIENS. 


55 


date  du  29  mars  i8o3,  avait  chaîné  le  lieutenant  John  Bowen,  du  na- 
vire Le  Glattoa,  de  fonder  un  premier  étabiissement  en  Tasmanie  ^  Cet 
officier  prit  terre  dans  le  courant  d*août  de  la  même  année.  U  était  accom- 
pagné d'un  détachement  du  corps  de  la  Nouvelle-Galles,  devenu  depuis 
le  10 2°** régiment^,  et  d'environ  quarante  prisonniers  (convicts)^.  Il  jeta 
les  fondements  de  la  nouvelle  colonie  sur  la  rive  orientale  de  la  Der- 
went,  au  lieu  appelé  alors  Restdown,  aujourd'hui  Risdon'^.  Là  habitait 
une  tribu  qui  avait  eu  les  rapports  les  plus  amicaux  avec  les  Anglais  lors 
du  voyage  de  Bass  et  de  Flinders^.  Rien  ne  permet,  par  conséquent, 
fait  remarquer  Bonwick,  d'attribuer  à  ces  indigènes  des  sentiments 
hostiles^.  D'ailleurs  Lloyd  déclare  que,  lors  des  premières  entrevues, 
ils  avaient  manifesté  les  meilleurs  dispositions  envers  les  envahisseurs 
étrangers ''.  Bonwick  confirme  le  fait,  et  cite  à  l'appui  de  ses  dires  un 
article  emprunté  à  la  gazette  de  Sydney,  18  mars  i8o4  ^;  cela  même 
rend  plus  odieux  l'acte  de  barbarie  dont  ils  furent  les  victimes. 

Les  témoignages  recueillis  à  ce  sujet  varient  quelque  peu  qusuit  aux 
détails  secondaires.  Mais  tous  s'accordent  pour  déclarer  qu'un  groupe 
nombreux  de  Tasmaniens,  composé  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants, 
s'étant  approché  des  soldats  anglais  sans  la  moindre  manifestation  hos- 
tile, l'officier  commandant,  le  lieutenant  Moore,  ordonna  de  tirer  sur 
eux.  L'ordre  fut  exécuté,  et  une  cinquantaine  d'individus  de  tout  âge  et 
de  tout  sexe  furent  tués^. 

Sans  entrer  dans  d'autres  détails ,  je  me  borne  à  transcrire  la  déposi- 
tion d'un  nommé  Edward  White,  entendu  dans  l'enquête  ordonnée 
plus  tard  par  le  gouverneur  Arthur. 

Le  3  mai  180 4,  White  était  occupé  à  fouir  la  terre  près  de  la  petite 
baie  de  Risdon»  lorsqu'il  entendit  de  grands  cris.  En  regardant  vers  le 


gouverneur  des  colonies  australiennes. 
(Histoire  de  la  colonisation  pénale  et  des 
établissements  de  V Angleterre  en  Austra- 
lie, par  le  marquis  de  Blossevillb,  1. 1, 
ch.  XXII  etxxin). 
'  Bonwick,  p.  3i. 

*  Bonwick,  p.  35. 

*  Lloyd,  loc.  cit.,  p.  a6. 

*  Lloyd,  loc.  cû.,  p.  26.  Ce  point  fut 
plus  tard  abandonné  pour  la  localité  où 
s'élève  aujourd'hui  Hobart-Town  sur  la 
rive  occidentale  du  même  fleuve. 

^  Dans  ce  voyage,  accompli  en  1798, 
les  deux  navigateurs  firent  le  tour  com- 
plet de  la  terre  de  Van  Diémen,  que 


Bass  avait  déjà  montré  être  une  lie  sé- 
parée de  l'Australie  par  le  détroit  qui 
porte  son  nom. 

•  P.  33. 

^  Loc.  cit.,  p.  54. 

•  P.  35. 

•  Bonwick,  p.  33.  Le  gouverneur 
Bowen  parait  avoir  été  absent  au  mo- 
ment de  oe  massacre ,  dont  toute  la  res- 

EDUsabilité  retombe  sur  son  subordonné, 
elui-ci,  au  dire  de  Tun  des  témoins, 
«  voyait  double  pour  avoir  pris  une  trop 
«  forte  dose  de  rhum.  »  Les  soldats  aux- 
quels il  commandait  avaient  aussi,  pa- 
rait-il, des  habitudes  d'ivrognerie. 


56  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

lieu  d*où  venaient  ces  clameurs,  il  aperçut  environ  trois  cents  indigènes 
hommes,  femmes  et  enfants,  formant  un  cercle  et  entourant  plusieurs 
kangourous.  Le  témoin  ajoute  :  «Ils  me  regardèrent  de  tous  leurs  yeux. 
((  Je  descendis  vers  la  baie ,  prévins  quelques  soldats  de  ce  que  j  avais 
((  vu  et  retournai  à  mon  ouvrage . . .  Les  indigènes  n  attaquèrent  pas  les 
w  soldats.  Ils  n'ont  pu  les  offenser  en  rien.  Le  feu  commença  vers  onze 
u  heures.  Il  y  eut  un  grand  nombre  d'indigènes  tués  et  blessés;  mais  je 
«  ne  sais  pas  combien. . .  Ils  ne  revinrent  jamais  en  aussi  grand  nombre. 
«Ils  n  avaient  point  de  javelots,  seulement  des  casse-tête*.  Ils  étaient 
en  chasse  ^.  » 

L  exactitude  de  cette  dernière  appréciation  ressort  de  deux  circons- 
tances que  confirment  d'autres  témoins,  savoir  la  présence  des  kan- 
gourous, que  les  Tasmaniens  s'efforçaient  d'acculer  dans  un  bas-fond  où 
ils  pourraient  s'en  rendre  maîtres  plus  aisément,  et  celle  des  enfants  et 
des  femmes.  On  sait  que  le  premier  soin  des  sauvages  animés  d'inten- 
tions hostiles  est  d'écarter  les  uns  et  les  autres.  Il  est  évident  que  la 
malheureuse  tribu  de  Risdon  se  livrait  à  une  grande  traque  lorsqu'elle 
rencontra  les  Anglais,  et  quelle  n'a  pu  avoir  la  pensée  de  les  attaquer. 

Les  indigènes  auraient  probablement  oublié  peu  à  peu  le  massacre 
de  Risdon  et  repris  leurs  anciennes  relations  avec  les  Blancs,  si  ceiu-ci 
avaient  généralement  suivi  l'exemple  donné  par  les  colons  du  port  Dal- 
rymple.  Le  aS  décembre  i8o4,  quelques-uns  de  ces  braves  gens,  sur- 
pris dans  les  bois  par  deux  cents  Tasmaniens  qui  se  livrèrent  aux  dé- 
monstrations les  plus  menaçantes,  se  tinrent  sur  la  défensive  sans  faire 
usage  de  leurs  armes  à  feu  '.  La  bonne  entente  se  rétablit  bientôt  entre 
les  deux  races;  et,  vingt  ans  après,  tandis  que  la  guerre  noire  sévissait 
dans  le  reste  de  l'ile,  les  femmes  de  cet  établissement  lavaient  tranquil- 
lement leur  linge  au-dessus  des  chutes  de  Launceston ,  sous  les  yeux 
des  sauvages  guerriers  de  la  forêt. 

Les  établissements  du  Nord  n'en  furent  pas  moins  atteints  à  leur  tour 
par  le  fléau ,  et  la  guerre  se  généralisa.  La  responsabilité  en  revint  encore 
tout  entière  aux  Blancs,  surtout  à  certains  malfaiteurs  transportés  en 
Tasmanie,  et  dont  les  détestables  instincts  semblent  s'être  exaltés  au  lieu 
d'être  adoucis  par  leur  nouveau  genre  de  vie. 

Nous  avons  vu  le  premier  détachement,  envoyé  dans  le  sud-est  de  l'ile , 
y  arriver  avec  une  quarantaine  de  convicts.  D'autres  convois  de  même 
nature  eurent  sans  doute  lieu  à  mesure  que  la  colonie  se  développait. 

*  Waddies.  *  Gazette  de  Sydney,  citée  par  Bon- 

*  BoNWiGX,  p.  33.  wicK,  p.  37. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  57 

Or,  en  1806,  pendant  une  famine  dont  souffraient  les  autorités  elles- 
mêmes,  on  mit  en  liberté  tous  ces  prisonniers  pour  quils  pussent 
pourvoir  à  leur  nourriture  ^  On  comprend  ce  que  dut  être  la  conduite 
de  ces  misérables,  délivrés  de  la  discipline  de  fer  qui  les  maintenait, 
dévorés  de  passions  avivées  par  une  continence  forcée,  échappant  brus- 
quement à  toute  surveillance  et  jetés  au  milieu  des  Noirs.  Accueillis 
d*abord  fraternellement,  ils  répondirent  à  cette  hospitalité  par  d'ef- 
froyables actes  de  violence  et  de  cruauté. 

Telle  est  l'appréciation  générale  de  notre  auteur^.  On  voit  combien 
nous  sommes  loin  des  pacifiques  fermiers,  des  honnêtes  propriétaires, 
dont  Mistress  Mérédith  parle  avec  tant  de  complaisance. 

Il  est  inutile  de  suivre  Bonwick  dans  le  détail  des  faits  précis  qu'il 
cite  à  l'appui  de  ses  dires.  Us  ne  répondent  que  trop  aux  assertions  de 
Calder.  On  vole  les  enfants,  on  les  arrache  de  force  à  leurs  parents  au 
milieu  d'une  fête^.  On  tire  sur  les  indigènes  comme  sur  des  moineaux* 
ou  des  corbeaux^;  on  massacre  les  blessés^;  on  tue  les  hommes  pour 
s'emparer  des  femmes  "^  ;  et  parfois  on  suspend  au  cou  des  captives  la  tête 
de  leur  mari  ^;  on  enchaîne  ces  malheureuses  à  quelque  tronc  d'arbre  et 
on  les  roue  de  coups  de  fouet  pour  vaincre  leur  résistance^;  on  émascule 
les  hommes  ^^;  on  prend  pour  cible  une  femme  enceinte  mal  cachée  par 
les  feuilles  de  l'arbre  où  elle  s'était  réfugiée  ^^;  on  surprend  une  tribu 
autour  de  ses  feux,  on  tire  dans  le  tas;  puis,  trouvant  un  enfant  étendu 
par  terre,  on  le  jette  dans  les  flammes,  et  ce  fait  n'est  pas  isolé  ^^.  Parfois 
on  tue  en  se  jouant  et  comme  avec  espièglerie.  Un  Blanc  prend  un(^ 
paire  de  pistolets  dont  un  n'était  pas  chargé;  il  applique  celui-ci  près  de 
son  oreille  et  lâche  la  détente:  puis  il  engage  un  Noir  à  faire  de  même 
avec  l'autre,  et  a  le  plaisir  de  le  voir  se  fracasser  le  crâr\e^'.  Enfin  de 
vieux  coureurs  déclarent  qu'ils  tiraient  habituellement  sur  les  indigènes 
pour  nourrir  les  chiens  de  leur  chair  ^*. 

On  voudrait  vainement  atténuer  ce  qu'a  d'horrible  la  conduite  des 
convicts  et  de  leurs  alliés  en  les  représentant  comme  emportés  par  l'en* 
tralnement  des  représailles.  Le  langage  de  la  presse  contemporaine ,  les 
termes  des  proclamations  publiées  parles  autorités  coloniales,  attestent 

*  BoNwicx,  p.  58,  '  P.  61. 
»  P.  58.  •  P.  60. 

'   '  P.  59.  >•  P.  61. 

*  P.  61.  »  P.  65. 

*  P.  66.  »•  P.6ael66. 

*  P.  66.  "  P.  67. 

'  P.6u  ''  P.  58  et  68. 

> 

8 


58 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  -^  JANVIER  1879. 


que,  dans  le  principe,  les  Blancs  étaient  seuls  coupables.  Pas  un  jour^* 
nal,  pas  un  chef  de  la  colonie,  ne  présente  les  indigènes  comme  étant 
les  agresseurs.  Au  contraire,  une  espèce  d^ordre  du  jour  en  date  du 
29  janvier  1810  représente  la  mort  de  (juelques  individus  tués  par  les 
Tasmaniens  comme  une  vengeance,  u  provoquée  par  les  meurtres  et  les 
u  cruautés  abominables  auxquels  les  Blancs  se  sont  livrés  envers  les 
c(  natifs  ^  i>  En  1 8 1 3 ,  le  gouverneur,  s  adressant  à  la  population  à  propos 
dune  attaque  dirigée  par  les  Noirs  contre  an  troapeaa  de  bétail,  s*expri-* 
mait  ainsi:  uLe  ressentiment  de  ces  pauvres  êtres  ignorants  a  été  jus- 
utement  provoqué  par  le  plus  barbare,  le  plus  inhumain  des  actes,  sa- 
u  voir  le  vol  de  leurs  enfants;  »  il  terminait  en  demandant  «lequel  est 
(de  sauvage  du  Blanc  ou  du  Noir^?  n  Même  en  i8a&,  en  pleine  guerre 
noire,  le  colonel  Arthur  reconnaissait  que  de  nombreux  colons  avaient 
rhabitude  de  tirer  sur  les  indigènes  sans  défense  et  de  chercher  à  les 
détruire  ^. 

Ces  ordres  du  jour,  ces  proclamations,  se  terminent  toujours  par  Tai- 
firmation  qu*il  sera  sévi  contre  quiconque  aura  usé  de  violence  envers 
les  indigènes,  contre  quiconque  en  aura  tué,  exactement  comme  si  le 
crime  avait  atteint  un  Blanc.  Mais  ces  menaces  sont  toujours  restées 
lettre  morte.  Bonwiok,  lui-même,  a  causé  maintes  fois  avec  d anciens 
coureurs  de  buissons^  qui  ne  oadiaient  nullement  leurs  sinistres  exploits^. 
S*il  fallait  im  témoignage  de  plus,  nous  le  trouverions  dans  ce  journal 
de  la  colonie  qui  terminait  un  article  par  la  phrase  suivante  :  «Le  gou- 


*  P.  4o.  Celle  proclamation  a  élé 
Irouvée  dans  une  espèce  de  livre  jour- 
nal [Mtatei^booji ,  Memorcuidajnroook) 
tenu  dans  les  casernes.  Les  autres  do- 
cumenls  officiels  manquent  de  i8o4 
jusqu'au  delà  de  idio.  Ils  onl  élc  dé- 
truits après  la  mort  subhe  du  colonel 
gouverneur  Coilins.  Cet  acte  de  vanda- 
iû^mo  accompli  à  Sydney  aussi  bien 
qu  en  Tasmanie  se  rattache  très  proba- 
blement aux  menées  qui,  le  10  jan- 
vier 1808,  aboutirent  à  la  révolle  des 
colons  australiens  contre  le  gouverneur 
William  Bligh.  C* était  le  môme  officier 
de  marine  dont  le  nom  est  resté  célèbre 
par  la  révolte  de  l'équipage  de  la 
Bounty.  Les  défauts  de  son  caractère 
amenèrent  le  même  résultat  9ur  terre  et 
ftur  mer.  Bligh,  dabord  emprisonné  à 


Sydney,  lut  embarqué  en  1809  sur  un 
navire  de  TÉtat,  le  Porpoise,  qui  devait 
le  conduire  en  Europe;  mais  il  essaya 
de  se  retirer  en  Tasmanie.  D'abord  reçu 
avec  respect,  il  faillit  plus  tard  être  ar- 
rêté par  des  hommes  qui  devenaient 
ainsi  les  compUces  des  révoltés  de  Syd- 
ney. (Dé  Blossbville,  loc,  cit.,  t.  I, 
p.  aao.)  Prévoyant  que  ces  colonies  se- 
raient replacées  sous  Tautorité  régulière, 
on  chercha  évidemment ,  en  Tasmanie 
comme  en  Australie ,  à  faire  disparaître 
les  papiers  compromettants. 

*  Cette  proclamation  est   datée   du 
26  juin  i8i3  (BoKWiCK,  p.  4i). 

'  P.  7a. 

*  Buthranger. 
'  P.  61  et  65. 


LES  DERNIERS  TASBIANIENS.  59 

«vernement,  on  doit  le  rappeler  à  sa  honte,  dans  aucune  circonstance 
«et  pas  une  seule  fois,  n  a  jamais  puni  ou  fait  mine  de  punir  les  meur- 
tttriers  bien  connus  des  habitants  du  pays^.  n 

Hàtons-nous  de  le  faire  remarquer  à  Tbonneur  de  Thumanité,  il 
y  eut  toujours  dans  la  colonie  des  cœur» généreux  comprenant  lodieuse 
injustice,  la  cruauté  des  Blancs,  et  prenant  en  pitié  les  souffrances  des 
indigènes.  Les  extraits  de  journaux  que  j*ai  empruntés  à  Bonwick  mon- 
trent que  les  Tasmaniens  avaient  des  défenseurs  jusque  dans  la  presse 
locale,  qui  n^aurait  pu  se  mettre  en  désaccord,  sur  un  point  aussi 
important,  avec  la  population  tout  entière.  D*ailleurs«  si  les  gouver- 
neurs  hésitèrent  si  longtemps  à  employer  la  force  publique  contre  des 
sauvages  qui  compromettaient  la  fortune  et  la  vie  d  une  partie  de  leurs 
administrés,  cest  évidemment  parce  quils  reculaient  devant  la  pensée 
de  paraître  s*allier  aux  meurtriers,  aux  voleurs  de  femmes  et  d'enfants. 
Enfin  un  Comité  pour  la  protection  des  indigènes  sétail  organisé  de 
bonne  heure  à  Hobart-Town.  Mais  les  passions  brutales  des  convicts 
émancipés  ou  des  rôdeurs  de  buissons,  les  âpres  convoitises  des  colons 
qui  venaient  chercher  fortune  h  Van  Diémen ,  devaient  trop  aisément 
étouffer  les  voix  de  ces  représentants  de  la  vraie  civilisation  et  amener 
les  actes  atroces  dont  il  nous  reste  à  montrer  les  inévitables  consé- 
quences. 

A.  DE  QUATREFAGES. 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


'  Le  Times  de  Hohart-Town,  avril  i836,  cité  par  Bonwick,  p.  70. 


8. 


60  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANGE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

Dans  sa  séance  du  1 3  janvier  1879,  I* Académie  des  sciences  a  élu  M.  Deiesse  à 
la  place  d'académicien  titulaire  vacante,  dans  la  section  de  minéralogie ,  par  le  décès 
de  M.  Delafossc. 

ACADÉMIE  DES  BEAUX^ARTS. 

M.  Duc,  membre  de  T Académie  des  heaux-arts,  est  décédé  à  Paris  le  2a  janvier. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Grammaire  grecque  moderne,  suivie  du  panorama  de  la  Grèce  d'Alexandre  Soutsos , 
publié,  d*après Tédition  originale,  par  Emile  Legrand,  un  vol.  in-8".  Paris,  Maison- 
neuve,  1878.  —  On  sait  que  la  langue  des  Grecs,  depuis  la  Révolution  qui  les  a 
rendus  à  Tindépendance,  traverse  une  crise  de  rénovation  vraiment  unique  dans 
rhistoire  de  nos  langues  européennes.  Pendant  les  derniers  siècles  de  l'empire  byzan- 
tin, et  surtout  pendant  les  quatre  cents  ans  delà  domination  musulmane,  s  élait  peu  à 
peu  formé,  par  un  travail  obscur  et  tout  populaire ,  le  grec  que  l'on  a  longtemps  appelé 
romaïque  parce  qu*il  était  parlé  dans  les  pays  dont  la  capitale,  Byzance,  porta  le  nom 
de  Nouvelle  Rome ,  et  dont  les  princes  s'appelaient  Rois  des  Romains.  Le  romaïque 
ou  néo-hellénique,  analogue,  par  plusieurs  de  ses  caractères  grammaticaux ,  aux  dia- 
lectes modernes  issus  du  latin ,  mais  un  peu  moins  éloigné  qu  ils  ne  le  sont  de  la 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  61 

langue  ancienne  d*ou  il  dérive ,  n*avait  produit  Jusqu'au  commencement  du  xix*  siècle , 
aucune  littérature  proprement  dite.  Il  n*était  guère  représenté ,  en  dehors  de  Tusage 
oral,  que  par  Quelques  chants  populaires,  quelques  romans  en  vers,  quejqucs  chro- 
niques. Aussi,  lors  de  la  renaissance  de  leur  nationalité,  les  Grecs  fortement  ratta- 
chés à  ses  anciens  et  glorieux  souvenirs ,  rougirent  de  reprendre  place  avec  leur 
grossier  romaique  dans  notre  famille  de  nations  civilisées.  Jamais  le  grec  ancien 
n'avait  absolument  cessé  d^ètre  enseigné  dans  les  rares  écoles  que  leur  patriotisme 
avait  entretenues  sous  la  domination  turque.  Il  s*était  conservé  assez  pur  encore 
dans  le  style  ecclésiastique.  Quand  les  écoles  se  multiplièrent,  surtout  a  partir  de 
1 8a8,  on  ne  supporta  pas  Tidée  d  y  laisser  enseigner  une  autpe  langue  que  celle  des 
anciens  classiques.  Ce  n*est  pas  qu  il  n  existât  bien  des  grammaires  et  des  lexiques  du 
grec  vulgaire  ;  mais  ces  livres  ne  semblaient  destinés  qu'aux  Occidentaux  désireux 
de  pouvoir,  dans  leurs  voyages  en  Orient ,  s'entretenir  sans  trop  de  peine  avec  le 
peuple.  Les  Hellènes,  maîtres  d'école,  se  refusaient  à  les  mettre  entre  les  mains  de 
leurs  élèves.  Je  sais  même  tel  professeur  hellène  enseignant  à  Paris,  et  qui,  payé  par 
un  Français  pour  lui  apprendre  le  romaique,  se  résignait  avec  peine  à  une  tâche  aussi 
ingrate  pour  lui,  revenant  sans  cesse,  malgré  son  élève,  au  grec  d'Homère  et  de 
Platon.  Toutefois ,  comme  il  était  impossible  d'étouffer  dans  sa  végétation  naturelle 
le  langage  du  peuple  hellène ,  bien  des  savants  se  sont  essayés  à  l'enrichir,  à  le  cor- 
riger, à  lui  assurer  ainsi  une  sorte  de  dignité  qui  lui  permît  de  soutenir  la  compa- 
raison avec  les  belles  langues  littéraires  de  l'Europe;  ce  travail  s'est  produit  et  dans 
des  livres  de  grammaire  et  dans  maintes  compositions ,  soit  en  vers ,  soit  en  prose. 
Mais  on  peut  dire  qu'il  n'a  encore  abouti  à  aucune  conciliation  défmitive  entre  les 
Hellènes  obstinés  imitateurs  de  leur  langue  antique  et  les  Hellènes  attachés  aux 
traditions  de  l'idiome  populaire.  Au  milieu  de  ces  discordes,  beaucoup  moins  graves, 
Dieu  merci!  que  les  discordes  politiques,  et  dont  Thistoire  sera  prochainement  ra- 
contée par  un  de  nos  jeunes  Français  de  TÉcole  d'Athènes,  M.  Beaudoin,  on  ne 
sait  vraiment  quel  parti  doit  prendre  un  philologue  qui  veut  rédiger  une  grammaire 
du  grec  moderne.  Les  ouvrages  de  Jules  David  et  de  M.  Rangabé  ne  répondent 
guère  aux  besoins  du  voyageur  français  dans  l'Orient  grec  ;  le  dernier  surtout  nous 
semble  enseigner  plutôt  ce  grec  demi-classique  et  demi-populaire  qui  a  cours  dans 
les  journaux  et  dans  le  style  de  chancellerie,  que  le  parler  vraiment  usuel  des  ma- 
rins, des  montagnards,  des  cultivateurs.  Ce  parler  même  offre  des  diversités  que 
jadis  le  savant  Kodrika  réduisait  à  treize  principales,  et  qu'il  n'est  pas  facile  de 
ramener  à  la  régularité  d'une  grammaire  unique.  Tel  est  cependant  l'objet  que 
semble  s'être  proposé,  sous  de  certaines  réserves,  M.  Emile  Legrand.  Dévoué  de- 
puis plus  de  aix  ans  aux  études  néo-helléniques,  pour  lesquelles  il  s'est  senti  de 
bonne  heure  une  véritable  passion,  M.  Legrand  leur  a  consacré  des  travaux  nom- 
breux et  divers  que  connaissent  déjà  les  lecteurs  de  ce  journal.  Entre  autres  publi- 
cations estimables ,  on  lui  doit  celle  de  la  plus  ancienne  grammaire  romaique  qui 
paraisse  avoir  été  écrite ,  la  granunaire  de  Nicolas  Sophianos  ;  et  aujourd'hui  voici 
qu*il  nous  donne  en  son  propre  nom  un  exposé  méthodique  des  règles  du  même 
idiome,  telles  qu'il  les  a  constatées  soit  dans  ses  nombreuses  lectures,  soit  dans  une 
récente  mission  en  Grèce.  On  peut  prévoir  quun  tel  ouvrage,  composé  particulière- 
ment en  vue  de  rendre  intelligibles  les  écrits  de  la  littérature  néo-heUénique ,  ne  satis- 
fera pleinement  aucune  des  écoles  littéraires  entre  lesqudles  se  partage  aujourd'hui 
la  société  lettrée  des  Grecs  d'Orient  et  de  leurs  compatriotes  en  Occident.  M.  Le- 
grand, je  le  suppose,  en  a  pris  son  parti  d'avance;  il  s'est  d'ailleurs  assuré  quelque 
appui  parmi  des  écrivains  contemporains  qui,  sans  méconnaître  Tutilité  d'une  ré- 


62  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

forme  parlielle  du  romaîque,  tiennent  cependant  ponr  U  tradition  populaire  de  leurs 
pays.  En  prenant  presque  tous  ses  exemples  dans  des  ouvTages  impnmés ,  en  repro- 
duisant à  la  fin  de  son  livre  le  long  poème  d* Alexandre  Soutsos,  U  Panorama  ae  la 
Grèce,  tou£  plein  d*idiotismes  modernes,  il  a  voulu  rendre  sa  nouvelle  publication 
instructive  et  pour  les  philologues  sédentaires  de  Berlin,  de  Londres  ou  de  Paris, 
et  pour  les  personnes  appelées  à  entrer  en  correspondance  avec  les  Hellènes  orien- 
taux, soit  par  les  voyages,  soit  par  le  commerce  épbtolaire.  On  peut  être  assuré 
qu  un  tel  ouvrage  soulèvera  bien  des  objections,  surtout  à  Athènes,  à  Smyme,  à 
Constantinople ,  parmi  les  maîtres  qui  n'entendent  enseigner  que  le  grec  ancien  et 
n*ont  en  vue  que  d*en  restaurer  la  pratique.  Mais  on  peut  croire  également  qu*il 
sera  reçu  avec  estime  par  ceux  qui  veulent  connaître,  dans  sa  réalité  encore  vivante, 
le  langage  du  peuple  nellène  tel  queTont  fait,  par  une  série  de  transformations,  les 
vénérations  qui  se  succèdent  depm's  plus  de  mille  ans  dans  les  diverses  contrées  de 
lAsie  Mineiu'e  et  de  l'Europe  orientale  occupées  par  la  race  grecque. 

Quant  au  long  morceau  de  poésie  qui  occupe  le  tiers  du  volume,  et  que  M.  Le- 
grand  a  réimprimé  comme  «  texte  de  langue,  ^  les  philhellènes  seront  sans  doute  heu- 
reux d*en  jouir  par  cette  réimpression ,  puisqu'il  était  devenu  très-rare  dans  Tunique 
édition  qui  en  existait  jusqu'ici  (Nauplie,  i833).  Mais  nous  avouons,  pour  notre 
part,  trouver  peu  de  goût  à  ces  mordantes  satires  et  particulièrement  à  ces  invectives 
de  Soutsos  contre  Capodistria,  que  sa  mort  tragique  devait  au  moins  protéger  contre 
la  colère  de  ses  ennemis  politiques. 

£.    E. 

Athènes,  Rome,  Pcaif.  L'histoire  et  les  mœurs,  par  Henri  Houssaye.  Paris,  im- 

Ïrimerie  de  A.  Chaix,  librairie  de  CaUnann-Lévy,  1879,  in-ia  de  334  P^ges,  «— 
r6  premier  siège  de  Paris,  Van  52  avant  l'ère  chrétienne,  Paris t  imprimerie  de 
A.  Quantin ,  librairie  de  H.  Vaton,  1876,  in- 1  a  de  97  pages,  avec  une  carte  gravée. 
^  L*historien  d'Apelle,  celui  d'Akibiade  et  de  la  République  athénienne  depuis  la  mort 
de  Périclès  jusqu'à  l'avènement  des  trente  tyrans,  vient  de  réunir  en  un  volume  plusieurs 
études  déjà  parues  en  divers  recueils ,  et  toutes  consacrées  aux  trois  grandes  capi- 
tales du  monde  intellectud  dans  Tantiquité  et  les  temps  modernes.  Le  livre  s'ouvre 
par  un  excellent  morceau  :  l'histoire  d'Athènes  à  Athènes.  Cetle  ferme  et  pitto- 
resque esquisse,  tracée  à  Athènes  même  en  1868,  doit  faire  désirer  que  l'auteur  en 
étende  un  jour  les  proportions  de  façon  à  ce  qu'elle  devienne ,  pour  la  cité  grecque , 
ce  que  le  livre  de  J.  Ampère  a  été  pour  Rome.  Nous  citerons  encore  une  intéres* 
santé  étude  sur  la  femme  à  Athènes,  une  curieuse  et  habile  tentative  de  résurrec- 
tion archéologique ,  où  M.  Houssaye  nous  décrit  la  première  représentation  du 
drame  d'Uérostrate  sur  le  théâtre  d'Éphèse,  l'an  356  avant  Jésus-Christ.  A  la  fin 
du  volume,  on  remarquera  divers  fragments  inspirés  par  le  souvenir  de  nos  der- 
niers désastres.  Ils  sont  précédés  par  la  reproduction  a  im  livre  publié  il  y  a  deux 
ans,  à  un  petit  nombre  d'exemplaires,  et  aujourd'hui  épuisé,  où  l'auteur  avait  étu- 
dié un  des  chapitres  les  plus  intéressants  de  notre  histoire  nationale.  Sous  ce  titre  : 
Le  premier  siège  de  Paru,  Van  52  avant  Vère  chrétienne,  il  s'attache  à  mieux  pré- 
ciser tout  ce  qui  se  rapporte  a  la  lutte  de  Labienus  contre  Camulogène ,  lutte  termi- 
née, comme  on  le  sait,  par  la  dé&ite  et  la  mort  glorieuse  du  général  gaulois  aux 
portes  de  Lutèce.  Les  diverses  opinions  émises  sur  les  points  controversés  sont 
reproduites  et  discutées  par  M.  Houssaye  avec  beaucoup  de  soin,  et,  quelle  que  soit 
l'opinion  à  laquelle  ils  se  rangent,  les  nitiirs  historiens  des  premiers  temps  de  Paris 
devront  tenir  grand  compte  de  cette  savante  et  intéressante  monographie. 


NODVELLES  LITTÉRAIRES.  63 

Histoire  contemporaine  de  l'Espagne,  par  M.  Gustave  Hubbard ,  2*  série ,  1. 1",  Paris , 
tniprimene  de  A.  Hennuyer,  litrairie  de  Charpentier,  1878,  in-8'  de  viii-365  pages. 
Les  deux  volumes  formant  la  première  série  de  Thistoire  contemporaine  de  TEspagne 
ont  été  publiés  en  1869;  ils  comprenaient  le  règne  de  Ferdinand  VII  (i8i4-i833). 
Celui  qui  vient  de  paraître  relate  les  événements  depuis  la  régence  de  Christine 
jusquau  soulèvement  de  la  Granja  (i836).  Un  second  volume  doit  conduire  le 
lecteur  jusqu'à  la  fin  delà  régence  d'EIspartero  (i843).  Une  troisième  séné  pro* 
jetée,  composée  également  de  deux  volumes,  sera  consacrée  au  règne  d*Isabelle  II 
(1843-1868).  Dans  une  préface  placée  en  tète  du  volume  que  nous  annonçons, 
M.  Hubbard  s^excuse,  en  invoquant  les  événements  politiques  auxquels  il  a  été 
mêlé,  du  long  intervalle  de  temps  qui  s  est  écoulé  entre  la  publication  de  la  pre- 
mière et  celle  de  la  seconde  série  de  ^on  travail  ;  il  en  annonce  en  même  temps  le 
prochain  achèvement.  Quel  que  soit  le  jugement  que  Ton  porte  sur  les  principes  qui 
servent  de  guide  à  Tauteur  dans  ses  appréciations ,  on  ne  pourra  s*empècher  de 
reconnaître  dans  son  œuvre  une  source  a  utiles  informations  présentées  d  une  façon 
intéressante  sur  Thistoire  contemporaine  d*un  peuple  voisin  trop  peu  connu  en 
général  du  public  français.  Le  récit  des  faits  est  précédé  d*une  introduction  sur  les 
lettres ,  les  sciences  et  les  arts  en  Espagne ,  depuis  favènement  de  Ferdinand  VII 
jusqu*à  sa  mort. 

Histoire  des  Etats-Unis  d^ Amérique,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  nos 
jours,  par  Frederick  Nolte.  Paris,  imprimerie  de  Cn.  Noblet,  librairie  de  Didier, 
1879,  2  volumes  in-8'  de  ^79  et  5i4  pages.  -*-  La  place  trop  restreinte  que  Ton 
donne  aux  États-Unis  dans  Thistoire  contemporaine  n*est  pas  en  rapport  avec  Tim- 
portance  du  rôle  qu  ils  jouent  dans  les  relations  politiques  et  commerciales  de  notre 
siècle.  Les  origines  de  celte  nation ,  ses  progrès  rapides ,  sa  constitution ,  son  esprit, 
les  noms  illustres  des  hommes  qui  Tont  faite,  tout  cela  fournit  cependant  la  matière 
des  plus  intéressantes  recherches.  Déjà,  sans  doute,  un  grand  nombre  d'écrivains 
ont  touché,  dans  différents  ouvrages,  presque  tous  les  points  de  cette  histoire;  mais 
le  livre  de  M.  Frederick  Nolte  ne  fait  double  emploi  avec  aucun  de  ceux  qui  ont 
été  jusqu  ici  publiés  dans  notre  pays:  le  premier,  u  embrasse  «  dans  une  œuvre  d'une 
médiocre  étendue,  toutes  les  périodes  de  la  vie  du  peuple  américain,  depuis  sa 
tiaissance  jusqu'à  nos  jours.  Les  principales  sources  consultées  par  l'auteur  ont  été 
les  ouvrages  publiés  aux  États-Unis  mêmes,  notamment  :  Bame's  Centenary  et  Rid- 
fmth's  History  ofthe  United  States;  il  rend  également  un  juste  hommage  au  parti 
qu'il  a  tiré  des  travaux  de  notre  compatriote  M.  Laboulaye.  On  ne  doit  s'attendre  à 
trouver  dans  l'ouvrage  de  M.  Nolte,  ni  une  critique  sévère  des  sources,  ni  une  dis- 
cussion biea  approfondie  des  événements  et  des  principes.  On  n'en  lira  pas  moins 
avec  intérêt  et  on  n'en  consultera  pas  moins  utilement  ce  récit  sagement  conçu ,  bien 
exposé  et  clairement  écrit.  «  Nous  avons,  dit  l'auteur,  présenté  les  faits  dans  toute  leur 
«  simplicité  H  sans  les  faire  suivre  d^aucun  commentaire,  laissant  au  lecteur  le  plaisir 
«  et  la  liberté  de  tirer  lui-même  des  événements  leur  conclusion»  »  Le  premier  vo- 
lume s'arrête  à  la  ratification  du  traité  de  paix  qui  consacra  l'indépendance  des 
Ëtats^'Unis;  le  second  conduit  le  récit  jusque  milieu  de  Tannée  1878.  Il  est  suivi 
4*un  tableau  de  l'état  politique,  administralif  »  social»  militaire  et  écxmomique,  des 
Etats-Unis.  Tous  deux  se  terminent  par  un  appendice  contenant  un  choix  de  pièces 
justificatives. 

De  f  urgence  tune  exploration  philologique  en  Bretagne,  par  Emile  Ernault  Saint- 


64  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JANVIER  1879. 

Brieuc ,  imprimerie  et  librairie  de  Francisque  Guyon ,  în-8'.  —  Les  documents  que 
notre  breton  armoricain  peut  fournir  à  la  philologie  celtique  et,  parla,  à  la  linguis- 
tique indo-européenne,  sont  loin  d*avoir  été  complètement  recueillis  et  mis  à  la 
disposition  de  la  science.  Ce  n'est  pas  que  cette  langue  manque  de  grammaires  ni 
de  dictionnaires  d  un  vrai  mérite,  et  que  le  nombre  des  monuments  écrits  ne  soit  assez 
grand  dans  les  quatre  dialectes  ;  mais  les  principales  richesses  du  breton  se  trouvent 
dans  la  langue  parlée ,  qui  n'a  pas  encore  été  explorée  sérieusement.  11  était  difficile , 
en  effet,  de  suivre  dans  toutes  ses  transformations  le  langage  usuel  qui  varie  d'une 
localité  à  l'autre,  et  il  n'y  a  pas  fort  longtemps  que  les  progrès  de  la  philologie  per- 
mettent d'apprécier  tout  l'intérêt  de  semblables  recherches.  M.  Emile  Ernault,  au- 
quel on  doit,  dans  l'idiome  national  de  notre  Bretagne,  des  écrits  en  prose  et  en 
vers  fort  appréciés ,  et  dont  la  collaboration  à  la  Revue  celtique  atteste  la  compé- 
tence philologique,  fait  très  bien  ressortir  dans  le  mémoire  que  nous  annonçons 
combien  il  serait  nécessaire  et  urgent  d'entreprendre  une  recherche  méthodique 
des  formes  populaires  si  riches  et  si  variées  du  breton  armoricain.  Une  telle  explo- 
ration, si  utile  au  point  de  vue  de  la  science  générale,  offrirait,  en  outre,  pour  la 
France,  un  véritable  intérêt  national;  aussi  doit-on  souhaiter  vivement  que,  dans 
leur  sollicitude  éclairée ,  ceux  à  qui  il  appartient  d'y  aviser  donnent  le  plus  tôt  pos- 
sible à  des  mains  compétentes  la  mission  de  former  un  tableau  complet  de  toutes 
les  variétés  du  langage  celtique  parlé  en  Bretagne,  et  cela  au  triple  point  de  vue  de 
la  phonétique ,  de  la  grammaire  proprement  dite  et  du  dictionnaire. 

Comme  nous  sommes.  Notes  et  opinions,  par  Louis  Dépret,  Paris,  imprimerie  de 
D.  Jouaust,  librairie  des  Bibliophiles,  in-ia  de  a47  pages.  —  Depuis  longtemps 
déjà  le  public  ami  de  ce  qui  est  juste  et  délicat  a  apprécié  comme  il  méritait  de 
l'être  ce  recueil  de  pensées  qui  témoignent,  chez  leur  auteur,  d'autant  d'élévation 
d'àme  que  de  pénétrante  finesse.  Nous  ne  pouvons  ici  que  signaler  cette  nouvelle 
édition  d'un  livre  que  l'Académie  française  a  honoré  de  ses  suffrages. 


TABLE. 

Sept  Suttas  pâlis,  tirés  du  Dîghâ-Nikâya,  par  M.  P.  Grimblot.  (3*  et  dernier 

article  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.) 5 

Les  Mirabeau.  (  1"  article  de  M.  E.  Caro.) 19 

Les  Mélodies  grecques.  (  1"  article  de  M.  Ch.  Lévéque.  ) 33 

Les  romanciers  grecs.  (Artide  de  M.  £.  Egger.] 41 

Les  derniers  Tasmaoiens.  (  1**  artide  de  M.  A.  de  Qoatrefages.  )  • 53 

Noavelles  littéraires 6o 

FIN  DE  LA  TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


FEVRIER  1879. 


The  last  of  the  Tasmaniaivs,  or  the  Black  War  of  Van  Diemens 
Land,  by  James  Bonwick  F.  R.  G.  S.,  F.  L.  A.  E.  S.;  formerly 
an  Inspecter  of  schools,  Victoria.  London,  1 870. 


DEUXIÈME  ARTICLE 


LA  GUERRE  NOIRE. 


Provoqués,  perscculës  de  toute  manière  et  ne  trouvant  de  protection 
nulle  part,  les  Tasmaniens  finirent  par  se  révolter.  On  les  repoussait 
loin  du  rivage,  on  sVmparait  de  leurs  terrains  de  chasse,  on  leur  enle- 
vait ainsi  tout  moyen  de  subsistance;  pourtant  il  fallait  vivre,  et  ilss*en 
prirent  d*abord  aux  bestiaux  seulement,  comme  nous  lavons  vu  plus 
haut.  Mais  peu  à  peu ,  rendus  plus  hardis  par  le  désespoir,  ils  attaquèrent 
les  envahisseurs  eux-mêmes.  Quelques-unes  de  ces  représailles  remontent 
au  moins  à  1810  comme  nous  la  appris  Tordre  du  jour  que  j'ai  cité. 
Mistress  Mérédith  s*est  bien  évidemment  trompée  quand  elle  a  reporté 
à  1823  le  premier  acte  de  violence  commis  par  les  naturels. 

Toutefois  les  meurtres  de  Blancs  paraissent,  en  effet,  avoir  été  peu 
nombreux  et  isolés  jusqu  a  Tapparition  de  Mosquito.  J*ai  dit  déjà  d  où 
venait  cet  homme ,  dont  le  nom  est  insent  en  lettres  de  sang  dans  les 
annales  de  la  colonie.  Déporté  en  Tasmanie  pour  cause  de  meurtre, 
Mosquito  se  fit  promptement  remarquer  par  sa  haute  taille,  sa  force 

*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  caliier  de  janvier,  p.  53. 

9 


/ 


66  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

physique,  la  souplesse  de  ses  mouvements ,  la  perfection  des  sens  poussée 
à  un  degré  rare,  même  chez  les  sauvages.  Cet  ensemble  de  qualités  on 
faisait  un  admirable  cbien  de  chasse  ^  Aussi  fut-il  employé  par  )a  police 
coloniale  dans  les  poursuites  exercées  contre  les  rôdeurs  de  buissons'^. 
Mais,  lui-même  et  quelques-uns  de  ses  compagnons  ayant  laissé  voir  de 
trop  vives  sympathies  pour  les  bandits,  il  fut  renvoyé  à  Hobart-Town. 
Là,  il  rassembla  autour  de  lui  un  certain  nombre  de  ces  indigènes  soi- 
disant  civilisés  qui  n*avaient  pris  aux  Blancs  que  des  passions  et  des 
vices.  Sa  troupe  s  augmenta  peu  à  peu  de  gens  désespérés  venus  de  divers 
points.  A  leur  tête,  il  exploita  quelque  temps  les  environs  de  Hobart- 
Town  sans  être  soupçonné ,  tant  il  mettait  d*habileté  à  faire  tomber  sur 
d'autres  les  justes  soupçons  qui  sattachaient  à  lui.  En  1819,  il  commit 
son  premier  meurtre,  promptement  suivi  de  plusieurs  autres,  et  bientôt 
la  guerre  ouverte  commença. 

Mosquito  eut  pour  lieutenants  deux  Tasmaniens  :  Tom  Birch  et  Jack- 
le-Noir,  qui  semblaient  destinés  à  jouer  un  tout  autre  rôle.  Tous  deux 
parlaient  parfaitement  Fanglais,  savaient  lire  et  écrire.  Birch  avait 
montré  longtemps  un  caractère  honnête  et  doux;  il  paraissait  entière- 
ment dévoué  à  son  maître;  son  assiduité  à  Téglise  et  Tensemble  de  sa 
conduite  auraient  pu  faire  penser  qu'il  était  entièrement  civilisé  '.  Il  se 
laissa  pourtant  entraîner  et  devint  un  des  plus  actifs  complices  de  Mos- 
quito. 

Des  faits  de  même  nature  se  sont  passés  en  Australie,  et  à  peu  près 
partout  où  le  Blanc  a  implanté  ses  colonies  au  milieu  des  races  inférieures. 
On  en  a  conclu  que  les  sauvages  sont  incivilisables,  et  qu  ils  ne  sauraient 
entrer  dans  une  société  européenne.  Mais  soyons  de  bonne  foi  et  met- 
tons-nous un  moment  à  leur  place.  Birch  allait  régulièrement  à  Téglise, 
il  y  entendait  citer  et  commenter  des  paroles  que  Ton  affirmait  avoir  été 
dictées  par  Dieu  lui-même.  Ces  paroles  disaient  :  «  Tu  ne  voleras  point  ;  » 
et  Birch  se  voyait  entouré  de  gens  qui  avaient  pris  de  force,  à  lui  et  aux 
siens,  les  plaines  et  les  vallées,  les  prairies  et  les  bois  où  avaient  vécu 
ses  pères!  Ces  paroles  disaient  encore  :  «Tu  ne  tueras  point;  tu  ne 
useras  point  adultère;»  et  Birch  heurtait  dans  la  rue  des  hommes  qui 
avaient  massacré  des  maris  pour  s'emparer  des  femmes!  Il  entendait 
chaque  jour  répéter  que  tous  les  hommes  sont  égaux;  et  il  se  savait 
frappé  d'incapacité  civile,  si  bien  que  le  premier  Blanc  venu  pouvait  le 
voler,  le  blesser,  sans  que  ni  lui  ni  les  siens  pussent  témoigner  en  jus- 

'  Blood'hund,  race  de   chiens  voisine  de  nos  anciens  limiers.  Ce  mot  a  été 
introduit  dans  le  langage  de  la  vénerie  française.  —  *  Bohwigk,  p.  93.  —  '  p.  96. 


LES  DERNIERS  TASMAxNIENS.  67 

tice!  Évidemment,  plus  on  supposera  que  Birch,  Bénilong  et  leurs 
pareils,  avaient  fait  de  progrès  au  point  de  vue  de  la  civilisation,  plus 
on  admettra  qulls  avaient  compris  toute  la  dignité  de  Fhomme  et  les 
droits  du  citoyen,  plus  on  comprendra  quils  aient  dû  se  révolter  et 
prendre  en  haine  cette  société  qui  se  montrait  impitoyable  envers  leurs 
frères,  qui,  après  les  avoir  appelés  dans  son  sein,  les  traitait  en  parias. 

Mais  revenons  à  nos  Tasmaniens. 

Sous  la  direction  de  Mosquito,  les  hostilités  prirent  une  activité  nou- 
velle et  changèrent  de  caractère.  Les  Noirs  devinrent  agressifs,  détrui- 
sirent les  troupeaux ,  brûlèrent  les  habitations  isolées  et  en  massacrèrent 
les  habitants  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe.  Non  contents  de  tuer  leurs 
victimes,  ils  les  torturèrent.  Eux  aussi  émasculèrent,  et  des  femmes 
tasmaniennes,  armées  de  pierres  tranchantes,  s  acharnèrent  sur  des 
blessés  pour  accomplir  cette  œuvre  de  vengeance  ^ 

En  voyant  les  deux  races  lutter  ainsi  de  barbarie,  on  est  d*autant 
plus  frappé  de  la  continence  observée  par  les  indigènes  envers  les 
femmes  de  leurs  ennemis.  Ils  les  tuaient  et  les  brûlaient,  mais  leur 
épargnaient  les  derniers  outrages,  o  On  n  a  jamais  su  qu  une  seule  femme 
a  blanche  ait  été  violée  par  un  Noir,  »  dit  formellement  un  des  témoins 
cités  par  Bonwick.  «Si  ce  crime  a  été  commis,  ajoute  notre  auteur,  c*est 
c(  par  quelquun  de  ces  sauvages  à  demi-civilisés  qui  se  montrèrent  par- 
ce tout  les  pires  scélérats^.  » 

Mosquito  et  ses  hommes  exercèrent  leurs  brigandages  pendant  cinq 
ans  environ.  En  décembre  182 li,  un  jeune  indigène,  gagné  par  les 
promesses  de  la  police,  se  mit  à  suivre  ses  traces;  et,  profitant  d*un 
moment  où  le  chef  était  séparé  de  sa  bande,  il  le  fit  arrêter  par  des 
constables.  Mosquito  fut  amené  à  Hobart-Town.  On  put  alors  juger 
de  Tespèce  de  fascination  quil  exerçait  sur  les  indigènes.  Un  grand 
nombre  d'entre  eux  vinrent  en  ville  pour  demander  qu*on  lui  par- 
donnât '.  Peut-être  vit-on  dans  ces  démarches  mêmes  un  motif  de  plus 
pour  le  condamner.  En  supprimant  le  chef  on  espérait  démoraliser  les 
soldats.  Mais  TefTet  produit  par  cette  exécution  semble  avoir  été  pré- 
cisément Fopposé  de  ce  que  Ton  attendait.  Les  admirateurs  de  Mosquito 
rentrèrent  dans  les  bois  avec  un  redoublement  de  haine  contre  les  Blancs. 
Ils  n'oublièrent  aucune  des  leçons  du  redoutable  Australien  et  redou- 
blèrent de  ruse,  d'activité,  d'audace.  Ils  semblent  avoir  inventé  à  ce 
moment  de  nouveaux  moyens  pour  terrifier  les  colons  placés  aux  avant- 


'  Bonwick,  p.  108.  —  *  P.  laS.  —  "  P.  io3. 


I 


68  JOURNAL  DES  SAVANTS  —  FÉVRIER  1879. 

postes  des  établissements  ^  Pour  bien  des  gens,  nous  dit  Bonwick,  la 
véritable  guerre  noire  ne  date  que  de  la  mort  de  Mosquito.  Pourtant , 
depuis  cette  époque,  aucun  chef  de  bande  n*a  joué  un  rôle  comparable 
au  sien. 

Je  crois  inutile  d'insister  sur  Tinégalité  qui  existait,  au  point  de  vue 
de  Tattaque  ou  de  la  défense,  entre  les  Européens  possédant  des  armes 
à  feu  et  les  Tasmaniens,  qui  n'avaient  d'autres  armes  que  leurs  waddies 
ou  leurs  minces  zagaies  à  pointe  de  bois,  lisse  et  seulement  durcie  au 
feu.  Cette  inégalité  est  évidente.  Elle  rend  difficile  à  comprendre  les 
assertions  de  Galder.  A  l'en  croire,  dans  la  guerre  noire,  tout  le  désa- 
vantage était  du  côté  des  Blancs,  et  «le  mousquet  de  l'Anglais  était 
«bien  moins  redoutable  que  le  javelot  du  Sauvage  2.»  Il  affirme  que, 
d'un  ensemble  de  rapports  examinés  par  lui,  il  résulte  que,  de  182 5  à 
i83i,  on  constata  la  mort  de  98  Blancs  tués  dans  diverses  rencontres 
et  celle  de  19  Noirs  seulement.  Dans  le  même  espace  de  temps,  69  Eu- 
ropéens auraient  été  blessés  pour  un  ou  tout  au  plus  deux  indigènes^. 

L'ancien  colon  de  Hobart-Town  semble  présenter  ces  chiffres  comme 
pouvant  donner  une  idée  générale  de  la  guerre.  Mais  lui-même  reconnaît 
qu'il  a  pris  ces  données  dans  un  volume  de  Rapports  consacrés  exclusi- 
vement aux  résultats  d'attaques  faites  par  surprise  contre  des  fermes 
isolées.  Qu'y  a-t-il  d'étrange  à  ce  qu'en  pareil  cas  l'avantage  ait  été  du 
côté  des  assaillants  P  II  ne  dit  rien ,  d'ailleurs ,  des  cas  où  les  fermiers ,  pre- 
nant de  terribles  revanches,  entouraient  en  silence  une  tribu  entière 
groupée  autour  de  ses  feux  de  nuit  et  la  fusillaient  sans  danger.  En 
juillet  1837,  la  mort  d'un  seul  Blanc  fut  vengée  par  ses  voisins,  qui 
tuèrent  ou  blessèrent  environ  60  Noirs  ^.  A  peine  Calder  fait-il  allusion 
aux  exploits  des  patrouilles  volantes  ^  détachées  à  la  poursuite  des  indi- 
gènes. Il  reconnaît  pourtant  que  lune  d'elles  dut  en  tuer  un  grand 
nombre  ^.  Bonwick  est  plus  explicite  et  cite  entre  autres  le  fait  suivant  : 
«Un  corps  de  militaires  et  de  constables  accula  un  certain  nombre 
«  d'indigènes  sur  une  sorte  de  plateau  entre  deux  rochers  perpendicu- 
«  laires  et  en  tua  70,  tirant  les  femmes  et  les  enfants  des  fentes  du  ro- 
«cher  et  leur  faisant  sauter  la  cervelle  (and  dashing  oat  their  brainsy,  » 

Les  Tasmaniens  n'étaient  pas  une  race  guerrière.  Rien  ne  le  prouve 
mieux  que  la  terreur,  probablement  en  partie  superstitieuse,  que  les 
armes  à  feu  leur  ont  inspirée  jusqu'au  dernier  moment.  Tout  homme 

*  Gilbert  Robcrtson,  cité  par  Box-  *  P.  64. 
wiCK,  p.  io4.  *.  Roving  parties. 

*  Loc.  cit  p.  8.  •  Loc.  cit,  p.  8. 

*  Loc.  ciL  p.  8.  '  P.  64. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  69 

armé  d'un  fusil  pouvait  presque  impunément  braver  leurs  bandes  les 
plus  nombreuses,  à  la  condition  de  mettre  enjoué  les  plus  hardis  et  de 
ne  pas  tirer;  car  ils  avaient  parfaitement  compris  qu  une  fois  le  coup 
parti,  TEuropéen  était  momentanément  désarmé.  Chose  étrange!  Il 
semble  que  ces  pauvres  sauvages  naient  jamais  osé  employer  contre 
leurs  ennemis  ces  armes  dont  ils  avaient  tant  de  fois  expérimenté  à 
leurs  dépens  la  puissance.  Dans  les  récits  recueillis  par  Bonwick,  on 
voit  maintes  fois  les  insulaires  piller  une  ferme  et  s'emparer  de  divers 
objets;  les  fusils  et  les  munitions  sont  spécialement  mentionnés^;  et 
pourtant  jamais  il  nest  parié  d*Ëuropéens  atteints  d'un  coup  de  feu. 
Tous  tombent  percés  par  les  zagaies  ou  frappés  par  les  casse-tête. 

On  ne  voit  pas  davantage  que  les  indigènes  aient  jamais  eu  recours 
à  la  force  ouverte  et  engagé  ou  accepté  la  lutte  corps  à  corps.  Après 
avoir  cité  les  chiffres  que  j'ai  rapportés  plus  haut,  Calder  ajoute  assez 
naïvement  :  uS'il  avait  été  possible  d'amener  ies  Sauvages  à  combattre 
'(  ouvertement  et  en  nombre  à  peu  près  égal,  la  proportion  eût  été  habi- 
«  tuellement  renversée.  »  Certes ,  alors ,  les  armes  européennes  auraient  eu 
trop  beau  jeu.  C'est  ce  que  comprenaient  fort  bien  les  indigènes;  et ,  pour 
rétablir  l'équilibre,  ils  en  appelaient  à  la  ruse,  k  la  patience,  à  l'étrange 
habileté  avec  laquelle  ils  savaient  se  glisser  dans  les  bois  et  dissimuler 
leur  présence.  Tapis  autour  des  défrichements,  ils  attendaient  parfois 
plusieurs  jours  de  suite.  Un  colon  sortait-il  sans  fusil,  en  un  clin  d'œil  il 
était  entouré  et  lardé  de  zagaies.  Souvent  aussi  ils  s'approchaient  d'une 
habitation,  partagés  en  deux  bandes.  L'une  restait  tapie  dans  le  bois. 
L'autre  se  montrait ,  simulait  une  attaque ,  et ,  reculant  devant  les  hommes 
armés,  ies  attirait  à  quelque  distance.  La  première  se  levait  alors,  et  la 
mabon  était  envahie,  les  femmes,  les  enfants  étaient  massacrés,  les  pro- 
visions enlevées  et  le  feu  mis  à  tout  ce  qui  pouvait  l'alimenter  avant  le 
retour  des  défenseurs,  qui  ne  rencontraient  plus  personne  à  combattre. 
D'ailleurs,  grâce  à  lem* agilité,  les  sauvages  parcouraient  en  peu  de  temps 
d'énormes  distances.  Une  seule  bande  poitait  ainsi  la  terreur  sur  une  aire 
considérable,  et  les  colons  affolés,  n'ayant  aucune  idée  de  cette  rapidité 
de  mouvements,  se  croyaient  entourés  partout  d'ennemis  aussi  nom- 
breux qu'insaisissables.  En  i83i,  cent  cinquante  Tasmaniens  environ 
glaçaient  d'effroi  toute  la  population  européenne,  qui  ne  pouvait  être  de 
beaucoup  au-dessous  de  3o,ooo  âmes^. 

*  P.  ii3,  117.  nait  de  rimmigration   volonlaire   (De 

'  Bonwick,  p.  lag.  La  colonie  de  Blossevillb,  Histoire  de  la  colonisation 

Van  Diémen comptait,  en  i833.  33,ooo  pénale,  t.  IF,  p.  85.) 

âmes,  dont  la  moitié  au  moins  prove- 


70  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

Bien  qu^un  pareil  état  de  choses  fût  à  peu  près  incompatible  avec  la 
prospérité  de  la  colonie,  les  premiers  gouverneurs,  Collins,  Davey  et 
Sorel,  ne  prirent  aucune  mesure  coercitive  envers  les  Noirs  ^  lis  se  bor- 
nèrent à  publier  des  proclamations  analogues  à  celles  dont  j'ai  cité 
quelques  passages.  Leur  successetur,  le  colonel ,  depuis  sir  George  Arthur, 
nommé  en  iSilx,  imita  d*abord  leur  exemple.  Plus  tard  il  crut  pouvoir 
mettre  un  terme  aux  hostilités  en  assignant  aux  indigènes  certains  eau- 
tons  dont  ni  eux  ni  les  Blancs  ne  devaient  franchir  les  limites  ^.  Il  va 
sans  dire  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  respectèrent  la  ligne  de  démar- 
cation imaginaire  tracée  entre  les  deux  races.  Alors  le  gouverneur  publia 
la  loi  martiale  en  l'appliquant  à  Tile  entière,  sauf  aux  points  scrupuleuse- 
ment délimités  qui  devaient  être  réservés  aux  Noirs.  Mais  la  contrée 
quon  leur  abandonnait  ainsi  est  tellement  ingrate,  qu'après  soixante  ans 
de  colonisation,  dit  notre  auteur,  il  ne  s'est  pas  encore  trouvé  un  seul 
éleveur  de  bétail  assez  hardi  pour  s'aventurer  dans  ces  régions  stériles'. 
Eussent-ils  compris  et  voulu  observer  l'ordonnance ,  les  Noirs  n'auraient 
pu  vivre  dans  ces  déserts. 

La  lutte  continua  donc.  Le  gouvernement  colonial  promit  une 
prime  de  cinq  livres  à  quiconque  ferait  prisonnier  un  indigène  adulte 
et  de  deux  livres  pour  la  prise  d'un  enfant.  Des  corps  spéciaux  furent 
organisés  pour  cette  chasse^,  et  des  terres  furent  attribuées  aux  chefs 
qui  se  distingueraient^.  D'ailleurs  on  ne  s'inquiétait  guère  des  moyens 
de  capture.  Aussi  Bonwick  nous  dit-il  que,  dans  les  archives  de  1829,  on 
lit  des  rapports  dans  le  genre  de  ceux-ci  :  a  Neuf  hommes  pris  et  trois 
«tués  près  de  la  rivière  Saint-Paul,  —  Dix  hommes  tués  à  coups  de  fusil 
«  et  deux  pris  vers  les  marais  de  l'est®.  »  D'après  l'estimation  de  M.  Carr, 
directeur  de  la  Compagnie  agricole,  on  tuait  en  moyenne  neuf  indi- 
gènes pour  en  prendre  un  ''.  Cette  évaluation  est  probablement  exagérée, 
mais  elle  donne  une  idée  de  la  manière  d'agir  des  Capture  parties. 

Les  morts  violentes,  conséquences  de  la  lutte  armée,  celles  qu'il  faut 
attribuer  à  une  tout  autre  cause ,  sur  laquelle  j'aurai  à  insister  plus 
tard,  avaient  étrangement  réduit  la  population  tasmanienne.  Mais  les 
survivants  semblaient  puiser  de  nouvelles  forces  dans  leur  désespoir. 
Presque  chaque  jour  était  signalé  par  de  nouvelles  attaques  contre  les 

^  Bonwick,  p.  78.  Les  hommes  faisant  partie  de  ces  bandes 

*  Cette  proclamation ,  faite  dans  des        reçurent  le  sobriquet   de  Five  poundt 
formes  très-solennelles,  est  du  i5  avril        catchers  (Bonwick,  p.  i3a). 

i8a8  (Bonwick,  p.  78).  '  P.  18a  et  i83. 

'  P.  8a.  •  P.  114. 

*  Capture  parties  (Bonwick,  p.  84).  '  P.  187. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  71 

fermes  isolées,  par  le  meurtre  de  quelques  Blancs.  C'est  alors  que  le 
gouverneur  conçut  la  pensée  de  la  grande  manœuvre  restée  célèbre  à 
la  fois  par  ce  qu  elle  avait  d'extraordinaire  et  par  son  insuccès  complet. 
Le  9  septembre  i83o  parut  une  proclamation  qui  partageait  l'ile  en- 
tière en  un  certain  nombre  de  districts,  ayant  chacun  leur  point  de  rallie- 
ment; toutes  les  forces  militaires  de  la  colonie  y  furent  réparties;  tous 
les  convicts  en  permission  furent  sommés  de  se  mettre  à  la  disposition 
des  magistrats;  de  nombreux  convicts  non  permissionnés  furent  en 
outre  enrégimentés;  les  colons  furent  invités  à  s  armer  et  à  s  organiser 
en  volontaires.  Ces  divers  corps  de  troupes  devaient  se  mettre  en  mou- 
vement à  la  fois  le  même  jour.  Pourtant  on  réfléchit  que,  quoique  si- 
midtanés,  ces  eflbrts  resteraient  isolés  et  n  auraient  probablement  aucun 
résultat.  On  résolut  en  conséquence  de  concentrer  toutes  les  forces  dis- 
ponibles sur  un  espace  moins  étendu  et  de  capturer  les  tribus  dispersées 
entre  la  Derwent  ou  ses  afiluents  à  louest  et  les  côtes  orientales.  Pour 
atteindre  ce  but,  il  fallait  remonter  jusqu*au  lac  Écho,  situé  vers  le 
centre  de  Tile,  former  un  cordon  militaire  de  ce  point  jusqu'à  la  mer, 
redescendre  vers  le  sud  et  refouler  les  indigènes  dans  la  presqu'île  de 
Tasman,  rattachée  elle-même  à  la  grande  île  par  la  presqu'île  de  For- 
restier. 

Dans  la  plus  grande  partie  de  ce  trajet,  les  traqueurs  devaient  oc- 
cuper un  front  de  bandière  d'environ  160  kilomètres.  Or  ils  n'étaient 
guère  que  trois  mille  hommes  ^.  Eussent-ils  été  tous  parfaitement  disci- 
plinés et  rompus  à  la  guen*e  des  bois,  il  leur  eût  été  bien  difficile  de 
barrer  un  espace  aussi  considérable,  très-accidenté,  couvert  de  fourrés 
épais,  dont  la  topographie  était  à  peu  près  inconnue,  lors  même  qu'ils 
auraient  eu  aflaire  à  des  Européens.  Â  plus  forte  raison  cette  manœuvre 
était-elle  impossible  quand  il  s'agissait  de  sauvages  qui  trouvaient  dans 
leur  couleur  un  moyen  d'échapper  de  nuit  à  la  vue  la  plus  perçante.  C'est 
ce  que  comprirent  fort  bien  un  certain  nombre  de  colons,  des  chefs  de 
bande  et  la  presse  locale  opposante.  Le  plan  du  colonel  Arthur  fut 
hautement  critiqué,  amèrement  raillé.  Le  gouverneur  n'en  persista  pas 
moins.  Un  ordre  du  jour  du  27  septembre  1 83o  mit  sous  les  ordres  du 
major  Douglas  la  petite  armée  partagée  en  onze  divisions  et  cent  dix- 
neuf  bandes ,  guidées  par  les  hommes  qui  connaissaient  le  mieux  le  pays , 
indigènes  ralliés  aux  Blancs,  anciens  coureurs  de  buisson  rentrés  en 
grâce,  Australiens  attachés  aux  capture  parties^.. .  Du  7  au  18  octobre 

'  BoNwiGK ,  p.  1 5 1 .  Batman ,  devenu  chef  d'une  de  ces  es- 

L  auteur  fait  le  plus  grand  éloge  de        pèces  de  patrouilles  mobiles.  Il  se  fit 

Tun  de  ces  Australiens ,  le  nommé  John        remarquer  par  f  intelligence   avec  la- 


72  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

tous  ces  corps  avaient  pris  position ,  el  la  Ligne  entière  se  mit  en  mouve- 
ment ^ 

Bonwick  et  Lloyd  donnent  sur  les  opérations  de  cette  grande  traque 
à  rhomme  des  détails  dans  lesquels  nous  ne  saurions  les  suivre.  En 
somme,  on  marcha  de  mécompte  en  mécompte.  De  temps  à  autre  on 
rencontrait  un  feu  brusquement  abandonné  par  les  Tasmaniens ,  et  Ton 
ramassait  quelques  dards,  quelques  casse-tête;  on  entrevoyait  une  tribu 
qui  s  évanouissait  comme  par  magie.  Parfois  un  Noir  se  montrait  comme 
pour  défier  une  patrouille  entière,  lançait  une  zagaie  et  disparaissait 
avant  qu'on  eût  eu  le  temps  de  tirer  un  coup  de  fusil.  Parfois  aussi  un 
javelot  lancé  par  un  bras  invisible  atteignait  un  des  traqueurs  ^.  Une 
seule  fois,  un  parti  de  dix  Européens,  commandé  par  un  M.  Walpoie, 
surprit  cinq  Tasmaniens  endormis.  C'était  Tavant-garde  d'une  tribu 
nombreuse.  On  fit  prisonniers  un  adulte  et  un  jeune  enfant;  on  tua 
deux  fuyards  à  coups  de  fusil;  mais  le  gros  de  la  tribu  fut  bien  vite  hors 
d'atteinte  *. 

Toutefois,  à  diverses  reprises,  on  avait  déjoué  les  tentatives  faites  par 
les  Noirs  pour  forcer  la  Ligne.  On  croyait  donc  au  succès,  et  Ton  redoubla 
de  précautions.  Des  abattis  furent  pratiqués,  des  palissades  furent  élevées 
sur  le  front  de  bandière.  Arrivée  à  la  hauteur  de  Sorell,  l'armée  n'avait 
plus  à  garder  qu'une  cinquantaine  de  kilomètres,  du  havre  dePitt  à  la 
mer.  Les  traqueurs  n'étaient  plus  qu'à  ko  mètres  les  uns  des  autres^. 
On  gagna ,  plein  de  confiance ,  l'isthme  étroit  et  le  col  qui  donnent  entrée 
dans  la  presqu'île  de  Forrestier.  Mais,  arrivé  là,  on  eut  beau  fouiller  en 
tout  sens,  on  ne  trouva  rien;  tous  les  Noirs  avaient  disparu. 

La  Ligne  coûta  au  gouvernement  colonial  3o,ooo  livres  steriing 
(780,000  francs).  Augustus  Robinson  porte  à  plus  de  70,000  livres 
(1,750,000  francs)  le  total  des  dépenses  faites  par  la  colonie  ^  Le  ré- 
sultat fîit,  comme  nous  l'avons  dit,  la  prise  d'un  Tasmanien  adulte, 
celle  d'un  enfant  et  la  mort  de  deux  indigènes. 

En  outre ,  pendant  que  la  Ligne  absorbait  à  peu  près  toutes  les  forces 
coloniales,  les  Noirs  avaient,  pour  ainsi  dire,  leurs  coudées  franches  dans 
le  reste  de  l'île.  Un  magistrat  du  nord,  en  annonçant  les  meurtres 
commis  près  de  Launceston  et  de  Tamar,  se  plaignait  de  n'avoir  pas 
un  homme  qu'il  pût  opposer  à  l'ennemi^.  A  l'intérieur  même  de  la 

quelle  il  remplit  les  obligations  de  sa  *  Bonwicr,  p.  i63. 

charge  tout  en  se  montrant  plein  d'iiu-  ^  P.  i6i. 

manité  envers  les  indigènes.  (Bonwick,  *  P.  17a. 

p.  188.)  ^  Lloyo,  p.  ad* 

*  The  LIne.  *  Bonwick  ,  p.  1 70. 


LES  DERNIERS  TASMA.MENS.  73 

Ligne,  les  indigènes,  rejetés  par  celle-ci  vers  les  districts  déjà  colonisés, 
brûlèrent  des  fermes  et  en  massacrèrent  les  habitants  ^.  Plus  d*un  volon- 
taire, en  rentrant  chez  lui,  ne  trouva  que  les  ruines  de  son  habitation 
et  les  cadavres  des  siens  ^. 

Il  était  impossible  d*échouer  d'une  façon  plus  misérable.  Il  semble 
que  la  leçon  aurait  dû  porter  ses  fruits  et  faire  comprendre  aux  colons 
anglais  que  Ton  ne  saurait  cerner  des  sauvages  actifs  et  résolus  comme 
Ton  cerne  du  gibier.  Pourtant,  Tannée  suivante,  on  fit  une  seconde  ten- 
tative. 

Sur  la  côte  orientale  se  trouve  une  pointe  rocheuse,  la  presqu  ile  de 
Scbouten.  Trop  aride  pour  être  cultivée,  éloignée  de  tout  défrichement, 
elle  était  visitée  tous  les  ans  par  les  indigènes,  qui  venaient,  à  fépoque 
de  la  ponte  des  cygnes,  manger  les  œufs  de  ces  oiseaux.  En  i83i,  une 
bande  nombreuse  appartenant  k  diverses  tribus  gagna  à  la  dérobée  ce 
rendez-vous  de  fête.  On  découvrit  les  traces  de  ces  malheureux;  on 
comprit  leur  dessein,  et  leur  extermination  fut  résolue.  Rien  ne  sem- 
blait plus  facile.  L*isthme  n avait  ici  qu'un  mille  de  large.  Soldats,  cons- 
tables,  fermiers,  l'occupèrent  joyeusement,  construisirent  des  huttes, 
placèrent  des  sentinelles,  mirent  le  feu  aux  buissons  pour  faciliter  la 
surveillance  et  s'éclairer.  Mais,  lorsqu'il  ne  resta  plus  que  des  cendres 
et  des  troncs  carbonisés,  par  une  nuit  bien  noire,  les  indigènes  se  glis- 
sèrent en  silence  aussi  près  que  possible  de  leurs  ennemis,  suivis  de 
leurs  chiens  dressés  à  se  taire.  Puis  tout  à  coup  hommes  et  chiens, 
poussant  de  grands  cris  et  aboyant,  bondirent  à  travers  les  feux  de  la 
Ligne  et  disparurent  dans  les  bois.  Les  assiégeants  n'arrêtèrent  que  quel- 
(pies  enfants  en  bas  âge  qui  n'avaient  pu  suivre  le  gros  de  la  bande  ^. 

Ainsi  la  lutte  allait  renaître  et  semblait  devoir  s'éterniser.  C'est  k  ce 
moment  qu  entra  sérieusement  en  scène  l'homme  remarquable  qui  de- 
vait à  lui  seul,  et  sans  verser  une  goutte  de  sang,  pacifier  la  Tasmanie 
et  mettre  fin  à  la  guerre  noire. 

I.A  PACIFICATIOX.  ROBIXSON  LE  COXCILÏATEUR. 

George-Augustus  Robinson  fut  d'abord  simple  maçon  à  Hobart- 
Town.  Son  éducation  première  avait  été  fort  négligée;  mais,  doué  d'une 
intelligence  vigoureuse,  il  s'éleva  au  rang  de  constructeur  et  d'architecte*. 
C'était  un  homme  de  taille  moyenne,  au  teint  fleuri,  aux  cheveux 

'  P.  169.  —  *  P.  177.  —  ^  Afew  young  pappies  (Boxwick,  p.  180). —  *  Lloyd, 
p.  239. 

10 


74  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

rouges,  à  la  contenance  ferme,  dont  le  regard  exprinniait  la  résolution. 
Attaché  à  réglise  Wesleyenne,  il  se  fit  remarquer  au  milieu  de  cette 
société,  connue  pour  la  rigueur  de  ses  doctrines  et  Texacte  discipline  im- 
posée à  ses  membres.  Il  visitait  et  exhortait  les  prisonniers,  prêchait  au 
besoin,  et,  développant  ainsi  ses  moyens  naturels,  se  préparait  sans  le 
savoir  à  une  plus  haute  mission. 

De  bonne  heure  il  se  sentit  plein  de  sympathie  pour  les  indigènes. 
N'étant  encore  que  simple  ouvrier,  il  recherchait  les  Noirs  dispersés  dans 
les  défrichements,  les  amenait  chez  lui,  leur  donnait  à  manger,  s*enqué» 
rait  de  leurs  mœurs  et  apprenait  leur  langue.  Dès  cette  époque,  il  acquit 
sur  eux  une  influence  extraordinaik^e.  Un  pareil  homme  ne  pouvait 
manquer  de  s*intéresser  vivement  à  la  lutte  des  deux  races.  II  semble 
avoir  compris  de  bonne  heure  que,  pour  venir  à  bout  des  Tasmaniens, 
il  fallait  employer  autre  chose  que  la  violence.  Maintes  fois  il  dénonça 
publiquement  les  crimes  des  colons.  Enfin,  une  occasion  s*étant  offerte 
d*étre  réellement  utile  à  ses  amis  noirs,  il  se  hâta  de  la  saisir. 

Au  sud-ouest  de  l'embouchure  de  la  Derwent  s  étend  file  Bruni  ^  sé- 
parée de  la  terre  ferme  par  le  canal  de  d'Entrecasteaux.  Là,  au  fond  d'un 
petit  havre ,  on  avait  établi  un  dépôt  d'indigènes  capturés  par  les  corps 
volants  dont  nous  avons  parlé^.  Le  gouvernement  colonial  s  était  chargé 
de  leur  entretien.  En  1829,  il  offrit  un  modique  salaire  de  5o livres  par 
an  à  l'homme  à  la  fois  ferme  et  bienveillant  qui  consentirait  à  vivre 
'  avec  ces  prisonniers  et  à  s'occuper  de  ce  qui  pourrait  leur  être  néces- 
saire. Quoique  marié  et  père  de  plusieurs  enfants,  Robinson  s'offrit 
sur-le-champ  et  fut  agréé.  Son  traitement  fut  même  élevé  à  100  livres 
(a,5oo  francs). 

Il  trouva  les  transportés  dans  un  état  déplorable.  La  colonie  ne  leur 
allouait  que  du  pain  et  des  pommes  de  terres.  Ces  vivres  de  mauvaise 
qualité  étaient,  en  outre,  délivrés  en  quantité  insuffisante.  Robinson 
partagea  ses  modestes  rations  avec  ses  administrés;  il  sollicita  et  obtint 
quelques  améliorations.  Mais  bientôt,  convaincu  qu  il  pourrait  rendre 
ailleurs  de  bien  plus  sérieux  services,  il  demanda  à  être  envoyé  au  mi- 
lieu des  tribus  hostiles  pour  leur  porter  des  paroles  de  paix  et  de  pardon. 
((Les  indigènes,  disait-il,  sont  des  hommes  et  non  point  des  êtres  féroces 
a  et  altérés  de  sang  comme  on  le  dit.  Si  l'on  peut  les  convaincre  que 


*  Ainsi    nommée   en   flionneur   de  *  Ce  dépôt  était  pompeusement  dé- 

Bruni  dËntregasteaux.  C'est  de  cette  coré  du  titre  d  Establishment  for  the  cl- 

île  que  Wooreddy,  le  mari  de  ïruga-  vilization  of  tlœ  Aborigines.  (Bonwigk, 

nina,  était  chef  à  répo(|iic  de  Tairivée  p.  21  G.) 


des  Européens. 


LES  DERNIERS  ÏASMANJENS.  7ô 

«  les  Blancs  veulent  améliorer  leur  sort,  ils  se  civiliseront  et  deviendront 
u  des  membres  utiles  de  la  société.  »  Cette  manière  de  voir  le  fit  traiter 
de  rêveur,  de  fou,  d'imposteur,.  .  .;  mais  il  nen  persévéra  pas  moins, 
cl  finit  par  obtenir  la  mission  qu*il  désirait  au  mois  de  janvier  i83o^. 

Pour  cette  campagne  d  un  nouveau  genre,  le  Conciliatear^  ne  prit  avec 
lui  quun  petit  nombre  de  guides  choisis  parmi  les  batteurs  d'estrade 
les  plus  expérimentés  et  surtout  parmi  les  indigènes.  Quelques-uns  de 
ces  derniers  méritent  une  mention  spéciale. 

Au  premier  rang,  il  faut  placer  Truganina,  alors  jeune  et  dans  tout 
1  éclat  d*uno  beauté  dont  le  buste  que  nous  possédons  ne  peut  guère 
donner  l'idée,  parce  qu  elle  tenait  surtout  à  l'expression  de  la  physiono- 
mie, à  la  vivacité  du  regard,  qu'elle  garda  jusque  dans  sa  vieillesse'. 
D'une  taille  petite  mais  remarquable  par  l'él^ance  de  ses  proportions, 
par  la  grâce  de  ses  mouvements,  Truganina  était  douée  d'une  intelli- 
gence rare.  «Fertile  en  expédients,  dit  notre  auteur,  sagace  dans  le 
u  conseil,  courageuse  en  face  du  danger,  elle  avait  la  sagesse  et  la  fasci- 
«  nation  du  serpent,  l'intrépidité  et  la  noblesse  du  lion  ^.  »  Profondément 
dévouée  à  Robinson  elle  l'accompagna  dans  toutes  ses  courses,  lui  rendit 
de  très  grands  services,  et  lui  sauva  la  vie  comme  nous  le  dirons  plus 
tard. 

Wooreddy,  surnommé  le  docteur  ^,  était  un  brave  guerrier,  ancien 
chef  de  l'île  Bruni.  Il  avait  épousé  Truganina ,  et  eut  souvent  à  se  plaindre 
de  la  légèreté  de  sa  femme.  Un  jour,  croyant,  à  tort  sans  doute,  avoir  le 
droit  d'être  jaloux  de  Bobinson,  il  voulut  le  percer  de  sa  lance.  Mais, 
ayant  sans  doute  reconnu  son  erreur,  il  devint  un  de  ses  aides  les  plus  dé- 
voués, et,  lui  aussi,  sauva  plus  tard  la  vie  à  ce  chef  qu'il  avait  voulu  tuer. 

Manalagana  et  sa  femme  avaient  conquis  l'estime  publique  pendant 
leur  séjour  à  Hobart-Town.  Le  premier,  au  dire  de  l'artiste  français  qui 
i'a  peint  en  pied,  était  sans  rival  comme  guerrier  et  considéré  comme 
un  sage  dans  sa  tribu.  Dès  la  première  entrevue  qu'il  eut  avec  Robinson, 
il  s'associa  à  une  mission  dont  il  comprenait  la  portée.  Plusieurs  fois  le 
conciliateur  et  tous  les  siens  ne  durent  leur  salut  qu'à  la  haute  influence 
qu'il  exerçait  sur  les  indigènes.  La  pacification  obtenue,  il  fut,  avec  tous 
ses  compagnons,  transportés  à  l'ile  Flinders,  et  y  mourut  au  bout  d'une 
anqëe  en  i836.  Sa  femme,  Tanleboneyer,  était,  au  dire  deDuterreau, 

^  BoprwiGK,  p.  216.  *  P.  217. 

*  The  Conciliator.  Clesl  le  litre  que  '  J'ai  dit  précédeiniuent  couuncnt  ces 

BoNWicK  donne  à  Robinson,  et  il  est  bien  noms  d*indigènes  ont  êlé  écrits  par  di- 

mérité.  vers  auteurs.  Je  suis  ici  l'orthographe  de 


*   BOXWIGK,  p.  217.  BONWIGK. 


JO. 


76  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

supérieure  à  toutes  ses  compatriotes  par  rîntelligence,  par  la  dignité 
des  manières.  Manalagana  et  elle  s*aimaient  tendrement,  et  n  eurent  pas 
une  seule  querelle  pendant  les  six  années  de  leur  séjour  auprès  de  Ro- 
binson^ 

Les  débuts  de  la  mission  conciliatrice  ne  furent  pas  heureux.  Un  bateau 
qui  devait  en  transporter  les  membres  à  Port  Davey,  dans  le  sud-ouest  de 
nie,  fit  naufrage.  Presque  tout  le  bagage  fut  perdu.  Robinson  ne  voulut 
pourtant  pas  reculer,  et  s'engagea  dans  une  contrée  à  peine  connue  et  des 
plus  sauvages.  Il  était  absolument  sans  armes  à  feu  ;  c  était  une  règle  qu  il 
imposait  à  tous  ses  compagnons.  Les  tribus  quil  rencontra  d'abord  ne 
furent  pas  hostiles;  mais  aucune  ne  voulut  se  fier  à  lui  et  le  suivre. 
Bientôt  même  il  courut  un  sérieux  danger.  Une  femme  indigène,  nommée 
Walloa,  avait  entrepris  de  délivrer  ou  de  venger  sa  patrie.  Par  son  élo- 
quence elle  avait  rallié  de  nombreux  adhérents,  et  à  leur  tête  elle  avait 
tué  plusieurs  Européens.  Ayant  su  que  Robinson  était  dans  son  voisi- 
nage, elle  se  mit  à  sa  poursuite  et  allait  l'atteindre,  lorsque  les  fugitifs 
rencontrèrent  un  parti  de  Blancs  dont  la  présence  arrêta  Théroîne  tas- 
manienne^ 

Cependant  la  Ligne  avait  commencé  ses  opérations.  Le  moment  eût 
été  mal  choisi  pour  parler  de  conciliation ,  et  Robinson  le  comprit.  Pour 
utiliser  ses  loisirs  forcés,  il  alla  enlever  aux  pêcheurs  de  phoques,  dans  le 
détroit  de  Bass,  les  femmes  tasmaniennes  qu'ils  avaient  ravies  de  force, 
et  que  la  plupart  d'entre  eux  traitaient  avec  la  dernière  barbarie.  Il 
délivra  dix-huit  de  ces  malheureuses ,  qui  furent  conduites  dans  un  dépôt. 
Mais  il  est  évident  qu'il  en  laissa  un  bien  plus  grand  nombre  en  capti- 
vité. Robinson  semble  ici  avoir  quelque  peu  oublié  l'austérité  de  ses 
principes.  Il  fit  avec  les  pêcheurs  un  compromis,  en  vertu  duquel  ces 
derniers  étaient  autorisés  à  consei-ver  des  guides;  or  ces  guides  étaient  pré- 
cisément les  femmes  qu'il  était  chargé  de  leur  retirer '.  Il  est  probable 
que  le  Conciliateur  recula  devant  la  presque  impossibilité  de  traquerces 
rudes  marins  dans  le  dédale  d'îles  et  d'îlots  des  petits  archipels  du 
détroit. 

Bientôt  de  retour  sur  la  grande  terre,  Robinson  ne  tarda  pas  à  ob- 
tenir des  succès  plus  encourageants.  Dans  les  premiers  jours  de  i83i, 
il  fit  sa  première  conquête,  celle  de  la  tribu  de  Stony-Creek,  composée 
de  vingt  personnes,  dont  le  chef,  Moultealerguna,  était  un  célèbre 
chasseur  de  Blancs.  Au  mois  de  juin  de  la  même  année  il  avait  com- 
muniqué avec  treize  tribus,  parlé  à  deux  cent  six  individus,  et,  soit  par 

*  BoNwicK,  p.  a  18.  —  '  P.  aao.  —  *  P.  3oa. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  77 

lui-même  soit  par  ses  aides,  il  eu  avait  amené  cent  vingt-trois  à  se 
rendre  ^ 

L  ouvrage  de  Lloyd  renferme  un  court  historique  de  la  mission ,  ré- 
digé pour  Tauteiu*  par  Robinsoii  lui-même^.  Bonwick  a  fait  usage  de 
cet  écrit,  mais  fa  complété  par  Tétude  des  Rapports  et  des  actes  offi- 
ciels ,  aussi  bien  que  par  des  renseignements  recueillis  auprès  d*hommes 
qui  avaient  vu  les  événements,  qui  parfois  y  avaient  pris  une  part  active. 
Nous  ne  saurions  le  suivre  dans  tous  les  détails  que  renferme  son  livre; 
il  suffira  de  résumer  les  faits  principaux. 

Robinson  était  en  course  pendant  toute  Tannée;  il  n  emmenait  jamais 
de  chiens,  qui  auraient  pu  être  une  occasion  de  conflit  avec  les  indi- 
gènes; ne  portait  aucune  de  ces  armes  à  feu  dont  la  seule  vue  terrifiait 
ceux  qu'il  voulait  attirer.  Pour  se  nourrir,  lui  et  les  siens  en  étaient  ré- 
duits aux  moyens  employés  par  les  sauvages;  et,  comme  ils  parcouraient 
les  régions  les  moins  fertiles,  ils  souffrirent  souvent  de  la  faim.  Pendant 
des  semaines  entières,  bravant  des  pluies  continuelles,  ils  vécurent 
uniquement  de  racines  de  fougères  et  de  la  moelle  de  certains  arbustes. 
Robinson  était  soutenu  par  le  sentiment  des  devoirs  quil  s  était -impo- 
sés, ses  compagnons  par  un  dévouement  dont  ils  donnèrent  souvent 
des  preuves  touchantes,  a  Dans  ces  déseï^  inhospitaliers,  dit  Robinson, 
«nous  avons  été  souvent  deux  jours  entiers  sans  nourriture. . .  Dès 
«qu'ils  trouvaient  quoi  que  ce  soit,  ils  me  rapportaient  immédiate- 
a  ment,  et  pas  un  n  eût  consenti  à  manger  avant  de  m*avoir  vu  donner 
«  l'exemple  ^» 

Ayant  entièrement  renoncé  à  employer  la  force  pour  s'emparer  des 
Tasmaniens,  Robinson  devait  recourir  à  la  ruse.  Ses  guides  du  sexe 
féminin  lui  étaient  ici  d'une  grande  ressource.  Truganina,  Gooseberry, 
Violette,  Molly,  lui  servaient  d'éclaireurs.  Habillées  à  l'européenne  et 
couvertes  de  rubans,  elles  attiraient  de  loin  les  regards  des  Noirs  fugi- 
tifs qui  se  laissaient  approcher;  elles  leiu*  distribuaient  une  foule  de  ces 
colifichets  auxquels  les  sauvages  attachent  tant  de  prix ,  et  gagnaient  peu 
à  peu  leur  confiance.  Elles  s'adressaient,  en  outre,  à  leiurs  sentiments 
les  plus  intimes.  Les  malheurs  mêmes  de  la  guerre  leur  fournissaient  des 
moyens  d'action.  Le  père  qui  pensait  avoir  perdu  son  fils,  le  fils  qui 
croyait  ses  parents  morts,  l'époux  à  qui  l'on  avait  enlevé  sa  femme, 
recevaient  souvent  de  leur  bouche  des  renseignements  inattendus.  Plus 
d'une  heureuse  réunion  se  fit  ainsi  par  leur  intermédiaire,  et  contri* 
bua  à  grossir  le  nombre  des  indigènes  soumis.  Robinson  promettait 

'  BoNWiGx,  p.  222.  —  '  Llotd,  p.  a4a.  — /  P.  260. 


78  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

d'ailleurs  de  les  conduire  dans  une  contrée  merveilleuse,  que  les  Blancs 
leur  abandonneraient,  et  où  ils  pourraient  chasser  en  paix  d'innombrables 
kangourous.  D'ordinaire  les  sauvages  se  laissaient  persuader,  et  dépo- 
saient les  armes.  Nous  verrons  plus  loin  ce  que  valaient  ces  magnifiques 
promesses. 

Les  choses  ne  se  passaient  pas  toujours  d*une  manière  aussi  simple 
entre  les  Noirs  et  ce  capture party  d'un  genre  si  nouveau.  La  fermeté  de 
Robinson  et  de  ses  fidèles  fut  souvent  mise  à  de  rudes  épreuves;  ils 
eurent  à  traverser  plus  d'un  moment  d'angoisse ,  et  parfois  purent  se 
croire  perdus.  Au  lac  Écho,  une  tribu  avait  reçu  les  ambassadeurs  ordi- 
naires; ceux-ci  n'étaient  pas  revenus  et  la  nuit  approchait,  lorsque  l'on 
entendit  les  sauvages  qui  arrivaient,  poussant  leur  cri  de  guerre  et 
entrechoquant  leurs  zagaies.  Déjà  Manalagana  saisissait  ses  armes  et  in- 
sistait pour  que  Ton  battit  en  retraite.  Mais  Robinson,  se  portant  en 
avant,  parla  aux  assaillants  dans  leur  propre  langue,  et,  profitant  de  leur 
surprise,  alla  serrer  la  main  des  chefs.  Quelques  instants  après,  les  deax 
oupes  bivouaquaient  à  côté  l'une  de  l'autre. 

La  conquête  de  la  tribu  de  Big  River  ne  fut  pas  aussi  facile.  Bonwick 
la  regarde  comme  ayant  été  le  trait  le  plus  saillant  de  l'entreprise  aven- 
tureuse tentée  par  le  Conciliateur.  Cette  tribu,  évidemment  formée  des 
débris  de  plusieurs  autres^,  habitait  les  solitudes  placées  à  l'ouest  de 
la  colonie,  et,  sous  les  ordres  de  Montpéliata  ^,  chef  remarquable  par  sa 
bonne  mine  et  son  courage,  elle  était  devenue  la  terreur  de  la  colonie. 
Robinson  l'aborda  vers  la  fin  de  i83i,  accompagné  seulement  de  son 
propre  fils,  de  deux  Blancs  et  de  quelques  indigènes,  parmi  lesquels  se 
trouvaient,  comme  toujours,  Manalagana  et  Truganina.  Ici  je  crois 
devoir  traduire  presque  en  entier  le  récit  de  Bonwick,  parce  qu'il  pré- 
sente quelques  particularités,  quelques  traits  de  mœurs  importants  à 
signaler,  et  se  termine  par  le  tableau  d'une  scène  étrange  et  touchante^. 

«Montpéliata  marcha  au-devant  des  étrangers  en  brandissant  une 
«  lance  de  dix-huit  pieds  de  long.  Quinze  robustes  guerriers ,  armés  de 
«trois  dards  et  d'un  casse-tête,  le  suivaient  poussant  leur  cri  de  guerre, 
«  entrechoquant  leurs  armes ,  menaçant  les  Blancs  et  donnant  tous  les 
«  signes  d'une  haine  que  contenaient  avec  peine  la  voix  et  les  gestes  de 
«leur  chef.  Les  femmes  restaient  à  l'arrière-garde,  toutes  portant  un 
«  supplément  de  munitions.  Cent  cinquante  chiens  regardaient  les  intrus 
aen  grondant.  Mac  Geary,  un  vétéran  de  la  chasse  aux  indigènes, 

'  C'est  ce  qui  résulte  du  récit  ci-joint.  —  *  Robinson  l'appelle  ailleurs  MontpeU 
lialter.  (Bonwick,  p.  aa8.)  —  '  P.  22b. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  79 

tt  s'a  dressant  à  Robinson  lui  dit  :  «Je  pense  que  nous  aurons  bientôt  k 
a  ressusciter.  »  —  «Je  le  pense  aussi,  »  répondit  Robinson. 

«  M ontpéliata ,  à  la  tête  de  sa  tribu,  s'arrêta  environ  à  soixante  pas^ 
«Qui  êtes-vous?  »  cria-t-il.  —  «  Nous  sommes  d'honnêtes  gens  ^,  »  rëpon- 
«dit  Robinson.  —  «Où  sont  vos  fusils?»  —  «Nous  n'en  avons  pas.» 
« —  «Où  sont  vos  enfants  fusils*?»  —  «Nous  n'en  avons  point,  »  fut-il 
«encore  répondu. 

«  Ici  il  y  eut  un  moment  de  silence.  Rien  n'était  encore  décidé.  Les 
«guides  étaient  fort  alarmés.  L'un  d'eux  s'enfuit  vers  la  colline  voisine; 
«mais  Montpéliata  le  rappela  et  lui  dit  de  revenir  parce  qu'il  ne  lui 
«voulait  aucun  mal.  En  attendant,  quelques-unes  des  femmes  coura- 
«geiises  qui  servaient  de  guide  avaient  fait  un  détour  et  causaient  se- 
Q  rieusement  avec  leurs  sauvages  sœurs.  Après  quelques  minutes  d'hé- 
«sitation,  Montpéliata  se  dirigea  lentement  vers  l'arrière-garde  pour 
«conférer  avec  les  vieilles  femmes,  véritables  arbitres  de  la  paix  et  de 
«la  guerre.  Les  sauvages  se  tenaient  toujours  en  garde  prêts  à  lancer 
«leurs  dards;  mais  on  rappela  les  chiens,  qui  reculèrent  au  premier  si- 
«gnal  et  cessèrent  aussitôt  de  gronder.  Quelques  minutes  s'écoulèrent 
«encore;  puis,  sans  prononcer  un  seul  mot,  les  femmes  de  la  tribu 
«  élevèrent  trois  fois  les  mains  en  l'air.  C'était  le  signal  d'une  paix  invio- 
«lable.  Les  lances  tombèrent  à  terre.  Les  Blancs  s'avancèrent  laissant 
«échapper  des  soupirs  d'allégement  et  pleins  de  reconnaissance;  mais 
«les  indigènes,  cédant  à  leur  nature  expansive,  se  précipitèrent  en  avant 
«poussant  des  cris  et  fondant  en  larmes.  Chacun  retrouvait  dans  le 
«parti  opposé  quelque  ami  d'autrefois.  Eumara^  reconnaissait  ses  deux 
«frères  parmi  les  guerriers  de  la  tribu;  sa  femme  embrassait  deux  autres 
«parents;  le  chef  de  Bruni ^  sentait  la  main  de  son  frère  Montpéliata. 
«Une  fête  fut  promptement  organisée  pour  célébrer  ce  beau  jour;  et, 
«tandis  que  les  larmes  coulaient  au  récit  des  souffrances  subies,  des 
«éclats  de  rire  retentissaient  dans  un  joyeux  corrobory.» 

La  tribu  tout  entière  suivit  Robinson. 

Cette  victoire  pacifique  fut  accueillie  par  des  démonstrations  una- 
nimes qui  en  attestent  l'importance.  A  Hobart-Towo,  toute  la  popula- 
tion se  porta  au-devant  des  arrivants;  le  colonel  Arthur  voulut  recevoir 
avec  tous  les  honneurs  militaires  et  fêter  à  l'hôtel  du  gouvernement  le 

Conciliateur,  ses  compagnons  et  ses  prisonniers  volontaires;  la  presse 

« 

'  Siœly  yards.  Les  enfants  Jusiîs  étaient  les  pistolets. 
*  Gentlemen.  ^  Un  des  premiers  chefs  conquis  par 

'  Piccaninni.  Ce   mot   signî6ait  en-  Robinson. 
fonts  dans  le  langage  de  ces  peuples.  *  Wooreddy. 


80  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

locale  célébra  en  prose  et  en  vers  un  événement  qui  rendait  ia  tran- 
quillité aux  colons.  Et  pourtant  cette  terrible  tribu,  dont  la  soumission 
provoquait  de  pareils  transports,  ne  comptait  que  vingt-six  individus  : 
le  chef,  quinze  hommes,  neuf  femmes  et  un  enfant  M 

On  le  voit,  quand  le  colonel  Arthur  appelait  les  Tasmaniens  une  noble 
race  y  il  n'exagérait  pas.  Comme  le  fait  observer  Bonwick,  Wallace  et  sa 
petite  troupe  avaient  les  mêmes  armes  que  leurs  ennemis.  Quelle  diffé- 
rence, à  cet  égard,  entre  la  tribu  de  Big  River  et  les  Anglais  !  Pour  nous 
tous,  le  patriote  écossais  est  un  héros;  eh  bien,  que  Ton  oublie  un  mo- 
ment les  préjugés  qui  nous  rendent  si  souvent  injustes  envers  les  sau- 
vages, et,  à  coup  sur,  personne  ne  refusera  ce  titre  à  Montpéliata  et  à 
ses  quinze  guerriers. 

La  prise  de  la  tribu  de  Big  River  valut  à  Robinson  la  confiance  de  toute 
la  colonie,  et  Ton  s'en  remit  à  lui  seul  du  soin  de  capturer  le  reste  des 
indigènes.  Le  bassin  de  la  Derwent  était  pacifié;  le  Conciliateur  tourna 
ses  efforts  vers  le  sud-ouest,  où  il  conquit  sans  peine  les  paisibles  tribus 
de  Port  Davey  et  des  environs.  Mais,  arrivé  dans  le  nord-ouest,  dans  les 
solitudes  de  la  rivière  Arthur,  il  vit  les  difficultés  grandir  et  courut  de 
sérieux  dangers.  Il  dut  à  la  fois  lutter  contre  les  difficultés  du  terrain, 
contre  le  froid  qui  accumulait  la  neige  autour  de  lui,  et  contre  le  mau- 
vais vouloir  des  populations.  Un  jour  il  se  trouva  en  présence  de  sauvages 
si  évidemment  hostiles,  que,  pour  la  première  fois,  il  crut  devoir  prendre 
la  fuite  et  fut  vivement  poursuivi.  Bientôt  il  fut  arrêté  par  un  cours 
d*eau  rapide  et  profond.  Ne  sachant  pas  nager,  il  se  plaça  sur  une  pièce 
de  bois  mort  et  sauta  dans  la  rivière,  espérant  se  tirer  d'affaire  en  ra- 
mant des  pieds  et  des  mains.  Mais,  entraîné  par  le  courant,  il  allait 
périr,  quand  Truganina  vint  à  son  secours  et  remorqua  la  frêle  embar- 
cation jusqu'à  fautre  rive*. 

La  mission  de  Robinson  dura  en  tout  près  de  cinq  années.  Le  22  jan- 
vier iSSg  il  eut  la  joie  d  amener  à  Hobart-Town  les  huit  derniei's  Tas- 
maniens restés  libres^.  A  peine  revenu  de  ses  courses  aventureuses,  il 
fut  envoyé  à  l'île  Flinders  pour  y  surveiller  les  indigènes  transportés. 


'  Bonwick,  p.  aaS. 

*  Bonwick  «  p.  a34-  Dans  le  récit  de 
cet  événement,  écrit  pour  Lloyd  par 
Robinson ,  celui-ci  ne  nonime  pas  la  fi- 
dèle native  à  qui  il  dut  la  vie.  C'est  un 
tort;  et  le  G)nciliateur  paraît  avoir  trop 
souvent  mérité  des  reproches  analogues. 
Bonwick  lui-même  est  obligé  de  recon- 
naître qu'il  était  très  personnel,  se  met- 


tait constamment  en  scène,  et  rendait 
rarement  justice  aux  autres.  Évidem- 
ment Robinson  s  était  laissé  enivrer  par 
ses  succès,  par  les  éloges  qui  lui  ve- 
naient de  toute  part.  Cette  faiblesse  est 
rc^^rettable ,  mais  ne  saurait  faire  mé- 
connaître la  grandeur  des  services  qu*il 
a  rendus. 

^  Bonwick,  p.  a 38. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  81 

Plus  lard,  une  nouvelle  carrière  s  ouvrit  à  son  activité.  La  colonie  de 
Port-Phillip ,  en  Australie,  était  menacée  à  son  tour  de  la  guerre  noire. 
En  i838  Robinson  y  fut  appelé  avec  le  titre  de  Prolecteur  des  indigènes. 
En  i853  il  abandonna  les  colonies,  revint  en  Angleterre  jouir  du 
bien-être  qui  récompensait  son  dévouement,  et  mourut  à  Prahram,  près 
de  Bath,  le  18  octobre  i866^ 


(  La  suite  à  an  prochain  collier,) 


A.  DE  QUATREFAGES. 


*  A  titre  de  récompense  nationale, 
Robinson  avait  re^  une  concession  ter- 
riloriale  d^environ  quarante  hectares  el 


une  somme  de  8,000  livres.  (Bonwick, 
p.  238.) 


1 1 


82  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 


I.  Souvenirs  dlne  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient, 
par  L.'A.  Bourgault-Ducoudray.  Un  volume  grand  in- 8**  de 
3i  pages.  Deuxième  édition.  Paris,  Hachette,  1878. — Études 
SUR  LA  musique  ECCLÉSIASTIQUE  GRECQUE,  missiou  musicale  en 
Grèce  et  en  Orient,  janvier-mai  1875,  par  le  même.  Un  volume 
grand  in-8®  de  viii-127  pages.  Paris,  Hachette,  1877.  —  Mé- 
lodies POPULAIRES  DE  Grèce  ET  dOrient,  par  le  même.  Un  vo- 
lume in-4®  de  87  pages.  Paris,  Henri  Lemoine,  éditeur. 

II.  Le  Son  et  la  Musique,  par  P.  Blasema,  professeur  à  TVniver- 
site  de  Rome,  suivis  des  Causes  physiologiques  de  VHarmonic  musi- 
cale, par  H.  Helmholtz,  professeur  à  l  Université  de  Berlin.  Un 
volume  in- 8°  de  208  pages,  avec  5o  figures  dans  le  texte. 
Tome  XXIV  de  la  Bibliothèque  scientifique  internationale.  Paris, 
Germer-Baillière  et  0^  1877. 

III.  Du  Beau  dans  la  Musique,  essai  de  réforme  de  l'esthétique  mu- 
sicale, par  Edouard  Hanslick,  professeur  à  l'Université  de  Vienne. 
Traduit  de  l'allemand  sur  la  cinquième  édition ,  par  Charles  Banne- 
lier.  Un  volume  grand  in-8®  de  1  36  pages.  Paris,  Brandus  et  C'^, 
éditeurs  de  musique,  iS'j'j. 

DEUXIÈME  ARTICLE  ^ 

Les  chants  d  église  sont  le  second  élément  de  la  musique  grecque. 
Pour  un  étranger,  la  connaissance  exacte  et  l'appréciation  de  ces  chants 
sont  beaucoup  plus  difficiles  que  l'étude  des  mélodies  populaires.  Les 
causes  en  sont  nombreuses.  G  est  d'abord  le  nasillement  que  les  Grecs 
pratiquent  non  pas  seulement  par  habitude  ou  par  laisser-aller,  maïs 
parce  que  cette  altération  de  la  voix  leur  paraît  être  un  moyen  rafliné 
d'expression  et  un  genre  de  beauté.  Ils  s'y  livrent  avec  dilettantisme, 
alors  même  que  le  texte  de  la  partition  ne  le  prescrit  pas  ,  car  il  y  a  un 
signe  dans  leur  notation  qui  indique  le  nasillement  obligatoire  à  certains 
endroits.  Rien  que  cette  bizarrerie  suffit  à  mettre  en  fuite  les  auditeurs 
occidentaux  sans  vive  curiosité  ou  sans  courage.  Ge  n'est  pas  tout.  La 

*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  janWer,  p.  33. 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  83 

plupart  des  cbantres  d*égiisc  sont  d  une  rare  ignorance.  Fussent-ils  plus 
instruits ,  ils  auraient  de  la  peine  à  chanter  juste  dans  un  système  musi- 
cal où  il  y  a  des  intervalles  d*un  quart,  de  trois  quarts,  de  cinq  quarts, 
de  deux  tiers  de  ton.  Il  faut  Toreille  la  plus  fine  pour  saisir  d*aussi 
faibles  nuances,  et  le  larynx  le  plus  souple  pour  les  émettre  avec  préci- 
sion et  netteté.  Les  psaltes  grecs,  n ayant  pas  reçu  de  la  nature  cette 
organisation  musicale  privilégiée,  chantent  donc  faux  assez  souvent, 
d*autant  plus  souvent  qu'aucun  instrument  ne  les  soutient.  Il  y  a  bien 
ce  que  Ton  nomme  ïison,  Vison  est  une  note  ,  la  note  fondamentale  du 
morceau,  que  les  enfants  poussent  à  tue-tête  pendant  la  durée  de 
rhymne  ou  du  psaume,  afin  de  retenir  les  voix  d*hommes  dans  le  ton. 
Mais,  outre  que  ce  cri  persistant  est  dur  à  entendre,  les  donneurs  d'ison 
ne  sont  pas  à  Tabri  d'une  déviation.  Qms  custodem  castodiet?  Dès  que  les 
guides  s*écartent  de  la  ligne  droite,  il  se  produit,  selon  le  mot  de 
M.  Boui^ult-Ducoudray,  des  déraillements  funestes,  et  tous  ensemble 
roulent  dans  la  cacophonie.  On  objectera,  en  faveur  de  la  théorie  qui 
reçoit  les  quarts ,  'les  tiers  et  les  deux  tiers  de  ton ,  que  les  Grecs  anciens , 
bons  musiciens  apparemment,  lavaient  acceptée.  Oui,  cependant  il 
convient  d'ajouter  tout  de  suite  que  Platon,  dans  la  République^,  com- 
battait ceux  qui  s'efforçaient  d'introduire  cette  théorie;  qu'un  siècle  plus 
tard,  Aristoxène,  disciple  d'Aristote,  déclarait  que  l'oreille  opposait  aux 
quarts  de  ton  une  instinctive  résistance^;  et  qu'enfin  Plutarque  affirme 
que ,  de  son  temps ,  on  avait  définitivement  abandonné  la  division  du  ton 
en  quatre  fractions'.  «  Presque  tous  les  chantres  s'égarent  dès  qu'il  s'agit 
«  de  ces  intervalles  minimes.  Nous  n'avons  jamais  pu  obtenir  d'un  seul 
(c  d'entre  eux  qu'il  produisit,  en  descendant  une  gamme,  les  mêmes  in* 
a  tervalles  qu'en  la  montant.  »  Voilà  ce  qu'écrit  M.  Boui^ault-Ducou- 
dray  après  de  consciencieuses  expériences  personnelles,  et  son  témoi- 


*  Livre  Vil.  édît.  Tauchnitz,p.  269. 

*  ElimeMs  harmoniques  d* Aristoxène , 
traduits  en  français  pour  la  première 
fois,  d'après  un  texte  revu  sur  les  sept 
manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale 
et  sur  celui  de  Strasbourg,  par  Ch.  £m. 
Ruelle ,  rédacteur  au  ministère  de  flns- 
tniction  publique.  Paris,  1870,  Pot- 
tier  de  Lalaine.  Voici  le  passage,  p*  37  : 

•  1*  On  peut  établir  que  le  genre  dia- 

•  tonique  est  le  premier  et  le  plus  an- 

•  cien  ;  c*est  en  effet  celui  que  la  nature 

•  de  la  voix  de  rhomme  trouve  d*abord  ; 


«  a*  le  second  est  le  chromatique  ;  3*  le 

•  troisième ,  supérieur  aux  deux  autres , 
«  est  Fenliarmonique ,  car  il  est  venu  en 

•  dernier  lieu ,  et  Voreille  ne  s'y  accou- 
«  tume  qu'avec  beaucoup  de  peine,  » 

'  Plutarque,  De  masîca,  S  38.  Plu- 
tarque, qui  aimait  le  genre  enliarmo> 
nique,  déplore  Tabandon  des  quarts 
de  ton  tout  en  le  constatant  Voir  M.  Ch. 
£Im.  Ruelle,  ouvrage  cité,  note  de  la 
page  27.  Le  travail  de  M.  Ruelle  est 
très -savant,  et  les  notes  en  sont  pré- 
cietises. 


1 1 


Sk  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

gnage  a  du  poids.  Toutefois,  afin  de  ne  négliger  aucune  lumière,  aucun 
argument,  il  rappelle  avec  sincérité  le  témoignage  contraire  de  certains 
hommes  dignes  de  foi,  d'après  lesquels,  si  Ion  règle  les  gammes  ecclé- 
siastiques avec  des  (juarts  de  ion  et  qu'on  les  fasse  entendre  avec  préci- 
sion sur  un  inslmment,  le  chantre  le  plus  chatouilleux  se  déclare  satis- 
fait. Que  Ton  se  procure  alors  cet  instrument  à  quarts  de  ton,  celui  de 
M.  Vincent,  par  exemple,  et  qu*on  l'introduise  dans  les  écoles  grec- 
ques. En  son  absence,  la  manière  dont  les  théoriciens  divisent  Toctavc 
est  purement  idéale  sous  une  apparence  mathématique.  Il  en  résulte 
une  multitude  d'à  peu  près  qui,  dans  lexécution,  aboutissent  à  des  notes 
fausses,  u  On  peut  dire  sérieusement  que  la  théorie  actuelle  oblige  les 
«  chantres  à  chanter  faux,  d 

En  faisant  au  système  des  quarts  de  ton  les  concessions  les  plus  larges, 
notre  compatriote  arrive  à  la  conclusion  suivante,  à  laquelle  on  ne 
peut  guère  s'empêcher  de  souscrire  :  «  Il  est  possible ,  dit-il ,  que  la 
('.gamme  à  quarts  de  ton  ouvre  un  jour  des  horizons  nouveaux  aux 
«combinaisons  de  l'harmonie.  Pour  le  moment,  une  réforme  fondée  sur 
((la  conservation  des  intervalles  plus  petits  que  le  demi-ton  nous  pa- 
ierait sinon  impraticable,  du  moins  très-eérilleuse  à  tenter.  Elle  néces- 
((  siterait ,  pour  être  conduite  à  bien ,  unepscience  profonde  jointe  à  un 
((puissant  génie  créateur.  La  réforme  une  fois  faite  imposerait,  pour 
((être  répandue  et  appliquée,  d'immenses  sacrifices.  Elle  exigerait  un 
((  outillage  spécial  d'instniments  d'étude,  sans  lesquels  elle  avorterait  in- 
((  failliblement.  Elle  créerait  l'obligation  d'une  double  instruction  musi- 
«  cale  à  donner,  car  la  Grèce  ne  peut  demeurer  étrangère  à  l'art  euro- 
((péen.  Qui  sait  même,  dans  le  cas  où  l'on  réussirait  à  l'introduire,  si 
((Cette  réforme  n'irait  pas  contre  son  but,  en  profitant  à  la  musique 
((  diatonique.  Devant  la  difficulté  qu'il  y  aurait  à  s'initier  à  une  théorie 
((Compliquée  et  toute  spéciale,  il  serait  à  craindre  que  la  majorité  ne 
((  se  jetât  dans  les  bras  de  la  musique  européenne  telle  qu  elle  est.  On 
((  s'exposerait  ainsi  à  voir  périr  les  parties  saines  et  fécondes  que  con- 
((  tient  l'élément  national.  » 

Pour  bien  connaître  ces  parties  fécondes,  notre  auteur  n'a  pas  sur- 
monté seulement  les  obstacles  de  la  mauvaise  exécution;  il  a  voulu 
pénétrer  jusqu'au  cœur  même  de  la  théorie  à  travers  les  broussailles 
épaisses  de  la  notation  grecque.  Cette  notation  est  un  modèle  achevé 
d'écriture  compliquée  et  laborieusement  déchiffrable.  Elle  est  à  la  por- 
tée de  nôlre  svstème  musical  et  aussi  à  fécriture  chiffrée  de  l'école 
Galin-Paris-Chevé,  comme  la  nuit  est  au  jour.  C'est  en  vain  que  cette 
notation ,  qui  a  quelque  chose  de  l'aspect  rébarbatif  des  caractères  chi- 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  85 

nois,  a  été  réformée  et  simplifiée  deux  fois  depuis  le  xii''  siècle  :  il 
semble  que  sa  nature  opaque  la  rende  peu  pénétrable  à  la  clarté.  Je 
ne  tenterai  pas  den  présenter  un  tableau  réduit;  on  ne  gagne  rien  à 
vouloir  abréger  ce  qui  est  si  difficile  à  comprendre.  Ceux  qui  désire- 
ront faire  connaissance  avec  ia  notation  grecque ,  telle  qu  elle  a  été  ré- 
formée il  y  a  cinquante  ans  par  Ghrysanthe  de  Madytos,  Grégoire  Lam- 
padarios  et  un  autre  maître  de  la  musique  byzantine,  n'ont  qu'à  lire 
la  traductiou  quen  a  écrite  le  savant  M.  Emile  Burnouf,  ancien  direc- 
teur de  l'Ecoltî  française  d'Athènes,  et  que  M.  Bourgault-Ducoudray  a 
publiée  dans  son  volume  d'études  sur  la  musique  ecclésiastique  grecque. 
Nous  devons  cependant  signale^le  vice  essentiel  de  celle  notation  ;  quel- 
ques mots  y  suffiront. 

Dans  notre  système  d  écriture  musicale,  la  clef  de  sol,  de  fa,  à'at, 
placée  au  commencement  du  morceau ,  détermine  une  fois  pour  toutes 
l'interprétation  de  chaque  note  par  l'instrument  ou  par  la  voix.  Le  ton 
marqué  h  la  clef  par  les  dièses  ou  par  les  bémols  fixe  également  une 
fois  pour  toutes  les  altérations  que  doivent  subir  les  intervalles  pour 
que  toutes  les  notes  conservent,  à  legard  de  la  tonique  choisie,  les 
mêmes  rapports  que  dans  la  gamine  naturelle.  S'il  y  a  une  modulation 
dans  le  courant  du  morceau,  c'est-à-dire  si  la  mélodie  passe  acciden- 
tellement d'un  ton  dans  un  autre,  ce  qui  est  souvent  une  beauté,  des 
signes,  accidenteb  aussi,  en  avertissent.  Un  peu  d'attention,  l'attention 
d'un  lecteur  ordinaire,  guide  l'exécutant  sans  lui  imposer  aucun  calcul. 
Bien  différente  de  ia  nôtre  a  la  notation  grecque  actuelle  n'exprime 
«pas  des  sons  absolus,  mais  des  rapports  d^ intervalles.  Ces  rapports  ne 
ce  sont  déterminés  que  par  leur  relation  avec  la  première  note  du  mor- 
(f  ceau.  C'est  à  peu  près  comme  si,  dans  un  livre,  les  syllabes  qui  com- 
«  posent  un  mot  n'avaient  de  sens  pour  le  lecteur  qu'à  la  condition  pour 
ttiui  de  connaître  la  première  lettre  de  l'aHnéa,  Chaque  intervalle,  se- 
«  coude,  tierce,  quarte,  etc.,  change  de  nature  suivant  la  note  qui  sert 
«de  point  de  départ  et  suivant  le  mode  dans  lequel  est  écrit  le  mor- 
tt  ceau ,  sans  que  rien ,  dans  l'écriture ,  exprime  ce  changement.  On  com- 
<«  prend  combien  l'emploi  d'une  pareille  notation  peut  engendrer  d'er- 
«reurs  dans  l'interprétation  d'une  musique  dont  la  théorie  n'est  pas 
«f  fixée.  » 

Il  n'est  donc  pas  surprenant  que  le  mérite  de  la  musique  ecclésias- 
tique grecque  ne.se  révèle  pas  à  des  oreilles  occidentales  dès  les  pre- 
mières auditions.  Aussi  notre  musicien  voyageur  n'avait  pas  encore 
découvert  ce  mérite,  lorsqu'il  partit  d'Athènes  après  un  assez  long  séjour 
pour  se  rendre  à  Smyrne.  C'est  à  Smyme  qu'il  a  rencontré  l'unique 


86  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  FÉVRIER  1879. 

occasion  qui  lui  ait  ëlé  fournie  d*entendre  de  la  musique  religieuse 
bien  exécutée.  Pour  la  première  fois,  depuis  son  arrivée  en  Orient, 
les  chants  d*église  lui  causaient  une  impression  qui  nétait  pas  .«ans 
charme.  La  musique  de  Saint-Dimitri  était  dirigée  par  un  homme  in- 
telligent et  instruit,  le  protopsaite  Misaêl  Misaèlidb,  qui  naocept<! 
point  les  théories  absurdes,  et  qui  travaille  à  régénérer  la  musique  by- 
zantine. Il  y  réussira  sans  doute  pour  une  bonne  part,  tant  par  ses  le- 
çons que  par  ses  écrits,  et  notamment  par  sa  grammaire  comparée, 
dont  Tobjet  est  de  mettre  tout  musicien  byzantin  en  état  de  lire  la  por- 
tée européenne,  et  réciproquement,  tout  Grec  connaissant  la  musique 
européenne  à  même  d'apprendre  aisément  la  notation  orientale.  Les 
exécutants  de  M.  Misaël  Misaèlidis  étaient  bien  exercés  et  habilement 
conduits.  Ils  étaient,  à  la  vérité,  soumis  à  la  règle  de  Vison;  mais  cette 
note  directrice  n'était  pas  beuglée  par  des  enfants  criards;  elle  mainte- 
nait la  voix  des  chantres  sans  la  couvrir  et  changeait  à  point  quand  le 
demandait  la  mélodie. 

Malheureusement,  en  passant  de  Smyme  à  Constantinople,  M.  Bom*^ 
gault'Ducoudray  trouva  Texécution  de  la  musique  à  Téglise  patriar- 
cale non  seulement  inférieure  à  celle  des  chanteurs  de  Smyme,  mais 
encore  au-dessous  du  niveau  moyen  de  ce  que  Ton  entend  à  Athènes. 
Il  n  y  a  pas  en  Orient  un  autre  lieu  où  les  donneurs  dUson  étouffent 
aussi  lourdement  la  voix  des  chantres  et  déchirent  avec  autant  de 
cruauté  les  oreilles  du  public.  Si  donc  M.  Bourgault-Ducoudray  avait 
arrêté  là  ses  recherches ,  il  n'aurait  rapporté  en  France ,  sur  la  musique 
d'église  giTcque,  que  quelques  impressions  agréables  recueillies  à 
Smyme.  C'eût  été  trop  peu.  Une  complète  initiation  aux  mérites  et 
aux  secrets  de  l'art  musical  byzantin  lui  était  réservée. 

Il  en  fut  redevable  à  deux  hommes  dont  la  compétence  en  cette 
matière  était  sans  égale.  L'un  était  M.  l'archimandrite  Aphtbonidis,  ex- 
directeur d'un  des  couvents  du  Sinaî;  l'autre,  M.  Tantalidis,  poète  es- 
timé et  professeur  au  collège  de  Khalki.  Tous  deux  lui  aplanirent  les 
voies.  M.  Aphtbonidis  lui  donna  des  explications  d'une  précision  et 
d'une  clarté  inattendues,  auxquelles  le  travail  le  plus  persévérant  n'au- 
rait jamais  suppléé,  parce  que  les  principes  de  la  tradition  sont  en 
désaccord  avec  les  règles  et  avec  l'écriture  que  l'on  rencontre  dans 
les* traités.  Quant  à  M.  Tantalidis,  qui  est  mort  depub  le  voyage  dont 
il  est  ici  question,  il  joignait  à  la  finesse  de  l'esprit  et  à  l'étendue  de 
l'érudition  une  mémoire  musicale  prodigieuse.  Il  savait  par  cœur  tous 
les  chants  de  la  liturgie  grecque,  et  il  excellait  à  les  chanter  avec  Tac- 
cent  d'une   conviction    passionnée.    Les   conversations  de  ces  deux 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  87 

hommes  furent  pour  M.  Bourgault-Ducoudray  d'une  utilité  singulière. 
Grâce  à  eux,  ses  investigations  s*opéraient  désoimais  sur  un  terrain  so- 
lide et  largement  éclairé.  C'étaient  les  témoins  dignes  de  foi  des  beau* 
tés  dun  art  enveloppé  pour  nous  de  trop  de  voiles,  les  interprètes  d'un 
système  étrange,  qui  attire  la  curiosité  et  la  rebute.  En  un  mot,  ils  ont 
mis  dans  la  main  de  notre  compatriote  le  fil  du  labyrinthe,  et  voici 
comment  il  s  en  est  servi  et  à  quoi  il  est  arrivé. 

Le  premier  soin  d  un  musicien  qui  récolte  des  mélodies  par  la  seule 
audition  doit  être  de  les  exécuter  au  piano  à  Tinstant  même  et  de  les 
écrire  sans  retard.  Cette  indispensable  condition  fut  remplie  pour  un 
nombre  important  de  chants  religieux.  Aussitôt  les  objections  séle*- 
vèrent;  mais  toutes  avaient  désormais  iin  point  d  appui.  Les  deux  pre- 
mières furent  tirées  par  le  musicien  français  de  Temploi  exclusif  de  la 
mélodie,  sans  accompagnement  aucun,  et  de  la  petitesse  dés  inter- 
valles que  les  oreilles  de  TËuropéen  trouvaient  tout  simplement  faux% 
M.  Âphthonidis  répondit  :  u  Certaines  mélodies  vous  paraissent  nues  et 
a  sans  saveur,  et  elles  me  font  verser  des  larmes.  Les  délicatesses  de 
a  ces  intervalles  mélodiques  que  vous  juges  faux  satisfont  tellement  mon 
«sentiment  musical,  que  je  ne  regrette  ni  Tabsence  de  Tharinonie,  ni 
«celle  des  instruments.»  Et,  afin  de  convaincre  son  interiocuteur, 
M.  Âphtiionidis  citait  des  exemples.  Ainsi,  à  propos  du  troisième  mode 
plagai  (gamme  diatonique  avec  si  naturel  pour  base,  ancien  mixofydien):, 
il  disait  que  rien  n*était  joli  comme  une  modulation  bien  amenée  de 
ce  mode  dans  le  quatrième  mode  anûtentùfoe  avec  mi  pour  base  (l*an- 
den  mode  dorien).  Il  as^sura  quil  avait  trouvé,  dans  des  occasions 
rares,  il  est  vrai,  des  chantres  dont  l'exécution  lui  avait  causé  une 
satisfaction  entière;  jamais  il  navait  éprouvé  dans  sa  vie  de  jouis- 
sance plus  vive.  «  Et  pourtant,  ajoutait-il,  je  crois  aimor  et  comprendre 
«  voire  musique.  » 

Puisqu'un  homme  aussi  sincère,  aussi  instruit,  et  ayant  f oreille  ausM 
saine,  aussi  juste,  était  arrivé  à  aimer  et  à  comprendre  la  musique  eu- 
ropéenne sans  répudier  la  musique  grecque,  pourquoi  l'ancien  élève  de 
l'Ecole  française  de  Rome  n'aurait-il  pas  fini  par  aimer  et  comprendre 
la  musique  grecque,  sans  renoncer  à  la  musique  européenne?  Avec 
un  entier  bon  vouloir  de  part  et  d'autre,  entre  les  deux  musiques  on 
essaya  de  jeter  un  pont  Le  Français  consentit  à  accepter  quelques 
chants  religieux  byzantins;  l'Hellène  fit  la  concession,  énorme  à  ses 
yeux,  de  permettre  que  ses  chères  mélodies,  si  belles  dans  leur  nudité 
native,  fussent  drapées  d'un  voile  d'harmonie,  mais  bien  léger,  bien 
transparent,  consistant  en  quelques  accorcb  très -peu  nombreux  et 


88  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

d'une  simplicité  la  plus  grande  possible.  Comuie  Fesprit  de  conciliation 
est  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  fécond,  cette  expérience  fut  couronnée 
d  un  plein  succès.  L  archimandrite  entendit  avec  un  plaisir  nouveau  ses 
mélodies  religieuses,  quoique  accompagnées,  et,  à  la  faveur  de  cette 
discrète  harmonie,  notre  compatriote  les  sentit  plus  vivement  et  les 
goûta  mieux. 

Cependant,  simple  ou  compliquée,  riche  ou  pauvre,  l'harmonie  n'a 
jamais  eu,  naura  jamais  le  pouvoir  de  rendre  agréable  une  mélodie 
insignifiante  ou  fausse.  Ainsi  donc,  après  l'essai  dont  il  vient  d'être 
parlé,  le  mérite  intrinsèque  des  chants  religieux  byzantins  demeurait 
prouvé.  Où  était  ce  mérite?  Quelle  était  la  cause  du  charme  qui  avait 
séduit  le  musicien  français  en  dépit  de  son  éducation  et  de  ses  habi- 
tudes? Il  nous  dit,  et  il  désire  qu  il  soit  expressément  entendu  que,  des 
aveux  qii'il  vient  de  faire,  on  ne  doit  point  tirer  un  argument  en  faveur 
de  la  conservation  de  l'art  musical  byzantin  tel  qu'il  est.  D'après  son 
opinion,  comme  d'après  l'opinion  générale  en  Orient,  une  réforme  mu- 
sicale est  devenue  nécessaire.  En  quoi  consisterait  cette  réforme?  Que 
devrait-elle  conserver,  que  devrait-elle  éliminer?  Pour  quelles  raisons 
et  dans  quel  intérêt? 

Sans  hésitation,  on  conserverait  de  l'art  musical  byzantin  tous  les  élé- 
ments qui  en  produisent  l'originale  beauté.  Cette  beauté  existe  incon- 
testablement :  elle  réside  surtout  dans  la  puissance  expressive  d'une 
heureuse  spontanéité.  Lorsque  l'exécution  si  souvent  déplorable  des 
chantres  grecs  cache  ces  qualités,  la  lecture  les  révèle  ù  celui  qui  sait 
percer  les  enveloppes  de  la  notation  grecque.  M.  Bourgault-Ducoudray 
caractérise  dans  les  lignes  suivantes  les  mérites  des  mélodies  religieuses 
des  Grecs  :  «...  Le  chant  de  l'Eglise  orientale  a  quelque  chose,  dans  son 
«  allure,  de  moins  lourd,  de  moins  massif  que  le  chant  grégorien.  Son  ca- 
u  ractère  est  plus  musical  et  plus  expressif  dans  le  sens  humain  du  mot. 
(lOn  y  trouve  moins  de  solennité  que  dans  le  plain-chant,  mais  pins 
«d'élan  mélodique,  plus  d*abandon,  plus  de  chaleur  intime  et  un  sen- 
tt  timent  plus  vif,  plus  passionné  et  plus  tendre.  Dans  les  mélodies  bien 
«faites,  ce  à  quoi  ont  semblé  le  plus  s'appliquer  les  compositeurs,  c'est 
a  à  bien  rendre  les  paroles  et  à  mettre  l'auditeur  en  plein  contact  avec 
aie  sentiment  qu'ils  se  sont  efforcés  de  rendre  de  la  façon  la  plus  hu- 
(cmaine  et  la  plus  accessible.  Le  chant  romain,  plus  hiératique,  pour 
a  ne  pas  dire  plus  stoïque ,  se  prête  mieux  à  l'expression  des  vertus 
«  mâles  et  austères  que  réclame  de  nous  la  morale  chrétienne.  Dans  le 
adiant  byzantin,  on  sent  moins  la  majesté  d'un  Dieu  armé  d'une  jus- 
te tice  inflexible,  mais  plus  l'émotion  de  la  créature  et  la  contrition  da 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  89 

il  pécheur.  Ce  ebant  excelle  à  rendre  les  sentiments  doux,  suppliants  et 
«timides.  Il  sait  bien  s'bumilier.  Il  est  plus  féminin  que  le  chant grëgo- 
u  rien ,  auquel  Temploi  exclusif  du  genre  diatonique  donne  im  caractère 
a  constamment  viril .  » 

Voilà  des  distinctions  nettement  posées.  Sans  rechercher  si  les  diffé- 
rences que  M.  Bourgauit-Ducoudray  découvre  entre  le  chant  grégorien 
et  le  chant  byzantin  résident  dans  la  nature  même  du  pouvoir  expressif 
ou  seulement  dans  le  degré  de  sa  force,  remarquons  quau  fond  les 
traits  caractéristiques  des  chants  rehgieux  et  des  mélodies  populaires 
des  Grecs  sont  à  peu  près  les  mêmes.  Ce  sont  les  principes,  les  sources 
de  ces  richesses  expressives  qu'il  s'agit  d'abord  de  conserver,  puis  de 
faire  passer,  s  il  est  possible,  dans  notre  musique  occidentale.  Eh  bien, 
ces  principes,  que  nous  n avons  pas  et  que  possède  lart  byzantin,  ce 
sont  certains  modes  au  nombre  de  sept.  Que  les  Grecs  changent  leur 
notation  rebutante,  qu'ils  renoncent  même  aux  quarts  et  aux  tiers  de 
ton,  au  moins  Iiabituellement,  quils  excluent  à  jamais  la  pratique  bar- 
bare de  ïison,  mais  quils  gardent  avec  une  ténacité  jalouse  leurs  modes, 
en  y  ajoutant  avec  discrétion  notre  polyphonie,  c'est-à-dire  notre  science 
de  laccompagnement,  des  accords,  en  un  mot  de  l'harmonie.  Les 
modes  diatoniques  byzantins,  voilà  la  fortune  musicale  des  Grecs  :  qu'ils 
l'épurent,  qu'ils  la  complètent,  mais  qu'ils  la  gardent,  pour  eux-mêmes 
et  pour  nous.  Quels  sont  donc  ces  modes  et  d'où  leur  vient  leur  éton- 
nante vertu  mélodique?  Laissons  M.  Bourgauit-Ducoudray  répondre 
lui-même. 

En  ce  qui  touche  les  mélodies  populaires  :  «Tout  ce  que  nous  pou- 
<(Vons   constater,  dil-il,  c'est  que  la  plupart  de  ces  airs,   même   en 
((Supposant  (ce  qui  n'est  pas  prouvé)  qu'ils  ne  soient  pas  très-anciens, 
«sont  construits  d'après  les  principes  des  gammes  antiques.»  A  l'égard 
des  mélodies  ecclésiastiques,  M.  Bourgauit-Ducoudray  affirme  que  :  «Si 
«l'on  fait  abstraction  des  intervalles  de  trois  quarts  et  de  cinq  quarts  de 
«ton  qui  colorent  la  plupart  des  différentes  échelles  byzantines,  et  si 
«on  les  ramène  au  diatonique  pur,  on  retrouve  dans  les  gammes  des 
«modes  byzantins  les  sept  octaves  diatoniques  usités  dans  l'antiquité.» 
La  preuve  de  ces  assertions  est  dans  les  ouvrages  de  M.  Bourgauit- 
Ducoudray,  et  principalement  dans  les  morceaux  de  musique  grecque, 
tant  ecclésiastique  que  populaire,  qu'il  a  livrés  à  la  publicité  et  que 
chacun  peut  lire  et  exécuter.  Il  a  pris  pour  point  de  départ  et  pour 
terme  de  comparaison  les  modes  antiques  tels  que  les  ont  reconstitués 
les  musicographes  modernes  les  plus  accrédités,  et  au  premier  rang 
M.  Gevaert.  Puis  il  a  signalé  les  incontestables  ressemblances  qui  exis- 


12 


90  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

lent  entre  les  chants  qu  il  a  rapportés  de  chez  les  Grecs  modernes  et  les 
modes  variés  et  nombreux  que  suivaient  les  Grecs  anciens.  Il  a  mis  ces 
ressemblances  en  pleine  lumière,  non  seulement  dans  ses  écrits,  mais 
dans  des  conférences  où  l'exécution  musicale  confirmait  l'exposition  des 
faits  et  Texplication  des  théories.  J*ai  entendu  une  de  ces  conférences, 
en  avril  1877,  à  la  séance  annuelle  de  TAssociation  pour  fencourage- 
ment  des  études  grecques.  Il  en  a  donné  d autres  depuis  lors,  cet  hiver 
à  la  salle  Herz,  et  le  7  septembre  dernier,  au  Trocadéro,  en  présence 
d'un  très  grand  auditoire,  sur  lequel  le  savant  musicien,  qui  est  en 
même  temps  orateur,  a  produit  une  profonde  impression.  L  étroite  re- 
lation quil  établit  entre  les  modes  antiques  et  les  modes  byzantins,  mal- 
gré certaines  différences  qu  il  ne  faut  ni  négliger  ni  exagérer,  celte 
étroite  relation  peut  être  considérée  aujourd'hui  comme  prouvée  expé- 
rimentalement. 

Mais  quelle  est  donc  cette  supériorité  qui  a  passé  de  la  musique  an- 
cienne à  la  musique  moderne  des  Grecs,  et  que  ceux-ci  ont  eu  l'heureux 
instinct  de  ne  pas  abandonner?  Ce  point  mérite  l'attention  la  plus  sé- 
rieuse, car  c'est  ici  le  nœud  de  la  question.  Les  Grecs  anciens  ne  con- 
naissaient pas  l'harmonie  variée,  profonde,  complexe,  de  notre  système 
musical.  Leur  musique  d'ensemble  ne  se  composait  pas  sans  doute 
uniquement  de  plusieurs  unissons  à  des  hauteurs  différentes.  Mais  leur 
harmonie  était  très-simple.  Plus  mélodistes  quliarmonbtes,  ils  ne  pos- 
sédaient pas  l'art  plus  récent  de  masquer  par  des  accords,  par  des 
effets  d'orchestre,  les  défaillances  de  la  mélodie  essoufflée  ou  muette, 
comme  certains  peintres  dissimulent  sous  un  empâtement  de  couleurs 
voyantes  les  infirmités  de  leur  dessin.  Livrée  à  ses  seules  forces,  la  mé- 
lodie  grecque  a  été  obligée  de  produire,  de  développer  toutes  les  res- 
sources expressives  du  chant.  En  quoi  donc,  je  le  répète,  ces  ressources 
étaient-elles  supérieures  à  celles  de  notre  système  musical? 

Notre  système  ne  possède  que  deux  modes,  le  mode  majeur  et  le 
mode  mineur.  On  sait  quelles  en  sont  les  différences  et  les  affinités. 
Mais  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  les  rappeler.  Ce  qui  constitue 
le  mode,  c'est  la  place  qu'occupent  les  demi-tons  dans  la  gamme.  Dans  la 
gamme  majeiu*e,  les  demi-tons  sont  placés  du  troisième  au  quatrième 
degré  et  du  septième  au  huitième.  La  gamme  mineure  se  fait  de  deux 
manières  :  avec  deux  et  avec  trois  demi-tons.  Le  premier  demi-ton  est 
toujours  entre  le  deuxième  et  le  troisième  degré.  Le  deuxième,  et  le  troi- 
sième demi-ton  sont  placés  du  cinquième  au  sixième  degré  et  du  sep- 
tième au  huitième.  On  remarquera  que ,  de  la  place  différente  du  pre- 
mier demi-ton  dans  l'un  et  l'autre  mode,  il  résulte  que  la  gamme 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  91 

majeure  commence  par  une  tierce  majeure,  tendis  que  la  gamme  mi- 
neure commence  par  une  tierce  mineure.  De  là  viennent  leurs  noms. 
Tout  n*est  pas  différence  entre  les  deux  gammes  :  elles  sont  dites  rela- 
tives parce  qu  elles  ont  entre  elles  celte  relation  frappante  de  se  compo- 
ser des  mêmes  éléments,  c est-à-dire  que  le  mode  mineur  contient,  à  sa 
sensible  près ,  les  mêmes  sons  que  le  majeur  relatif.  Malgré  ces  ressem- 
blances constitutives,  le  changement  de  place  des  demi-tons,  surtout  du 
premier,  transforme  complètement  le  caractère  expressif  des  deux 
modes.  «Les  morceaux  construits  sur  laccord  parfait  majeur  ont  un 
a  caractère  gai,  brillant,  franc,  ouvert,  et  s  adaptent  bien  aux  disposi- 
«tions  analogues  de  Tesprit.  Ceux,  au  contraire,  qui  ont  pour  base  lac- 
«cord  parfait  mineur  sont  tristes,  mélancoliques,  ou,  pour  s  exprimer 
uplus  exactement,  inquiets,  indécis,  et  s'adaptent  par  suite  auxdisposi- 
«  tions  de  Tesprit  où  Tinquiétude  et  Tindécision  jouent  le  principal 
«  rôle  ^  n  Nous  aurons  à  revenir  sur  ce  point. 

De  ces  deux  caractères  opposés,  la  musique  moderne  a  tiré  tout  le 
parti  possible ,  un  immense  parti.  Sur  les  deux  gammes  types  d'ut  ma- 
jeur et  de  la  mineur,  elle  a  construit  autant  d'autres  gammes  majeures 
et  mineures  que  le  permettait  le  maintien  de  Tune  et  lautre  échelle,  en 
prenant  d*autres  notes  pour  point  de  départ.  Mais  il  semble,  d*après 
certains  symptômes,  que  ce  double  champ  s'épuise  à  force  d'avoir  été 
moissonné.  11  est  arrivé  à  d'illustres  maîtres  d'en  franchir  les  limites,  de 
s  échapper,  d*aller  chercher  ailleiu*s  des  effets  mélodiques  moins  prévus, 
des  moyens  expressifs  neufs  et  inattendus. 

Or  il  s'est  trouvé  que  ces  effets,  ces  moyens,  on  les  a  demandés  à 
des  combinaisons  plus  ou  moins  semblables  aux  modes  antiques.  Les 
raisons  en  sont  naturelles,  et,  sans  les  énoncer  toutes,  en  voici  atr  moins 
une. 

On  vient  de  voir  que  le  simple  déplacement  des  demi-tons,  surtout 
du  premier,  de  celui  qui  appartient  au  premier  tétracorde,  suffit  pour 
changer  du  tout  au  tout  le  caractère  expressif  d'une  gamme,  et,  par  con- 
séquent, des  morceaux  écrits  sur  cette  gamme.  De  ce  déplacement, 
la  musique  moderne  n'a  su  tirer  que  deux  modes.  Les  anciens  Grecs 
paraissent  en  avoir  plus  hardiment  et  plus  heureusement  profité.  D'a- 
près MM.  Gevaert^  et  Bourgault-Ducoudray,  aussi  bien  que  d'après 
M.  H.  Hehnholtz  ',  il  y  avait  certaines  gammes  diatoniques  antiques  qui 

'  Blasema  et  Helmhollz,  Le  Sonet  la  i  volume  in-4^  Gand,  1876,  page  189. 

Muiûme,  p.  88.  ^  Théorie  physiologique  de  la  musique, 

nistoire  et  théorie  de  la  musique  de  par  H.  Helniholtz ,  traduit  de  T allemand 

l'miiiquité,  par  Fr.  Auguste   Gevaert,  parM.  G.  Guéroult,  1868,  p.  35a-353. 


92  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

commençaient  par  un  detni-ton.  Par  exemple,  la  gamme  du  mode  do- 
rien  était  ia  suivante  : 

mi  -fa  -  sol  -la -si -ut -ré-  mi. 

Il  en  était  de  même  de  la  gamme  du  mode  mixolydien  : 

si  -ut  — ré-  mi  —fa  —  sol  -la  —  si. 

Nous  n avons  rien  de  pareil  dans  notre  système,  et  nous  n'imaginons 
pas  quelles  nuances  d'expression  ces  modalités  introduisaient  dans  le 
chant.  Et  voilà  pourquoi  nous  nous  étonnons  de  voir  les  écrivains  grecs 
attribuer  à  leurs  modes  musicaux  des  significations  morales  aussi  nom- 
breuses et  aussi  variées.  Or  M.  Bourgault-Ducoudray  a  surpris  toutes 
vives  dans  les  hymnes  et  dans  les  mélodies  grecques  ces  nuances  mo- 
rales, ces  accents  passionnés,  ces  intonations  émues  et  émouvantes  dont 
parlent  Platon,  Aristote,  Aristoxène,  Plutarque,  Proclus  et  tant  d  autres, 
et  que  plus  d'un  d'entre  nous  était  peut-être  tenté  de  regarder  comme 
des  exagérations  de  la  subtilité  grecque.  Le  musicien  français  a  entendu 
les  psaltes  grecs  chanter  des  hymnes  selon  loctave  dorienne,  dans  la  va- 
riété du  quatrième  mode  byzantin  qui  est  appelée  Xéyeros,  et  d  autres 
fois  selon  l'octave  mixotydienne  dans  le  troisième  mode  plagal  avec  si 
pour  base  (mode  grave).  Les  mélodies  populaires  ont  fait  revivre  pour 
lui  ces  mêmes  modes,  et  assez  fréquemment  le  phrygien  et  Yhypophrygien. 
Ayant  rencontré  chez  les  Grecs  ces  sources  de  mélodies  expressives,  il 
essaye  de  contribuer  à  les  maintenir  ouvertes  en  Orient  et  d'en  faire 
couler  les  ondes  fraîches,  claires  et  sonores,  dans  le  sol  un  peu  desséché 
çà  et  là  de  la  musique  européenne.  C'est  une  entreprise  difficile  sans 
doute,  mais  belle,  généreuse,  digne  d'aboutir  au  succès.  En  l'exposant, 
dans  ses  traits  principaux,  avec  une  scrupuleuse  exactitude,  j'espère 
avoir  montré  qu'elle  n'a  rien  de  chimérique. 

Il  me  reste  à  examiner  jusqu'à  quel  point  la  restauration  des  modes 
antiques,  plus  ou  moins  accommodés  à  la  nature  de  l'esprit  byzantin, 
peut  se  concilier  avec  notre  harmonie,  avec  nos  rythmes;  à  voir  si  les 
maitres  de  l'acoustique  scientifique  marchent  dans  le  même  sens  que 
M.  Bourgault-Ducoudray,  ou  en  sens  contraire.  Cet  examen  fera  l'objet 
d'un  autre  article.  J'aurai  occasion  d'y  donner  au  savant  musicien  de 
nouveaux  éloges  et  peut-être  de  lui  soumettre  quelques  difficultés.  J'ai 
vivement  goûté  les  mélodies  grecques  qu'il  a  notées,  et  dont  plusieurs 
ont  été,  sous  sa  direction,  exécutées  devant  moi  d'une  façon  reniar- 
quable.  Quelques-unes  cependant  m'ont  paru  soumises  au  joug  d'un 
rythme  trop  rigide,  trop  uniforme.  Je  citerai,  par  exemple,  le  mor- 


LA  MYTHOLOGIE  DES  PLANTES.  93 

ceau  très-original  que,  de  mon  temps,  on  jouait  à  Athènes  sous  le  nom 
de  ^vprbç  a-fÂvpvdïKOs,  La  mesure  en  changeait  deux  ou  trois  fois;  le 
rythme  en  était  rempli  d'inégalités  tantôt  mélancoliques  et  lentes,  tan- 
tôt rapides,  toujours  charmantes.  M.  Bpurgault-Ducoudray  lui  a  donné 
une  physionomie  trop  décidée,  trop  régulière,  je -dirai  presque  trop  mi- 
litaire. 11  aime  tant,  il  comprend  si  admirablement  la  mélodie  grecque, 
qu'il  serait  désolé,  je  le  sais,  de  lui  imposer  une  figure  étrangère.  Et,  si 
je  lui  adresse  cette  petite  observation,  cest  bien  moins  pour  critiquer 
ses  travaux  que  pour  lui  apporter  cordialement  le  concours  de  ma  mo- 
deste expérience. 


Ch.  LÉVÊQUE. 


(  La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


La  Mythologie  des  plantes  ou  les  légendes  du  règne  végétal, 
par  Angelo  de  Gubernatis.  Tome  I,  Paris.  Reinwald,  1878, 
in-8°. 

Les  plantes  jouent  fréquemment  un  rôle  dans  les  traditions  et  les 
cérémonies  religieuses  des  peuples  de  l'antiquité.  La  croyance  de  ces 
peuples  reflétant  les  conceptions  enfantines  et  naïves  qu'ils  se  faisaient 
de  la  nature,  leurs  dieux  étant,  pour  la  plupart,  des  personnifications  des 
phénomènes  physiques,  les  végétaux  ne  pouvaient  manquer  d'occuper 
une  assez  large  place  dans  leur  mythologie,  f^'étude  des  superstitions  et 
des  fables  relatives  aux  arbres,  aux  herbes,  aux  fruits,  et,  en  général,  à 
tout  ce  qui  relève  du  régne  végétal,  constitue  donc  une  branche  de  l'his- 
toire des  anciennes  religions.  Un  savant  indianiste  italien,  M.  Ângelo 
de  Gubernatis,  y  a  consacré  un  livre  curieux,  dont  la  première  partie 
vient  de  paraître.  Ce  qu'il  avait  accompli  dans  un  autre  ouvrage,  pour 
la  mythologie  zoologique,  il  entreprend  aujourd'hui  de  le  faire  pour  la 
mythologie  botanique.  Il  a  réuni  une  foule  de  renseignements  intéres- 
sants sur  ce  qui  concerne  les  végétaux  considérés  comme  éléments  des 
légendes  sacrées  et  des  contes  populaires.  Il  a  noté  tout  ce  qui  rentre 
dans  cette  flore,  tour  à  tour  fantastique  ou  superstitieuse,  et  qui  se  ren- 


94  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

contre  soit  chez  les  anciens,  soit  dans  l'héritage  qu'en  ont  reçu  le 
moyen  âge  et  les  temps  modernes. 

La  difficulté  qu'il  y  avait  pour  l'auteiu*  à  présenter,  sous  une  forme 
méthodique  et  dans  une  suite  d,e  chapitres  logiquement  enchaînés,  les 
documents  par  lui  recueillis.  Ta  déterminé  à  adopter,  pour  la  distribution 
des  matières,  un  ordre  purement  alphabétique.  Les  articles  ont  été  ran- 
gés suivant  l'ordre  des  mots  qui  les  désignent;  en  sorte  qu'au  lieu  d'un 
traité  systématique,  c'est  un  répertoire  qu*il  met  sous  nos  yeux.  Après 
avoir  herborisé  patiemment  sur  le  sol  mythologique,  il  nous  apporte 
ses  échantillons,  non  classés  suivant  un  mode  rationnel,  mais  placés  par 
ordre  alphabétique  de  noms.  Un  tel  répertoire  peut  être  plus  commode 
pour  la  recherche;  il  a  le  tort  pourtant  de  ne  pas  laisser  si  bien  saisir 
le  lien  existant  entre  ces  mythes,  ces  usages,  ces  pratiques,  qui  se  sont 
souvent  transformés  ou  modifiés  dans  la  succession  des  âges  en  ame- 
nant des  échanges  de  dénominations,  en  substituant  une  plante,  un 
fruit  à  un  autre,  ou  transportant  une  même  plante,  un  même  fruit  d'un 
personnage  légendaire  à  un  personnage  différent.  Nous  pensons  qu* il 
eût  été  possible  de  répartir  d'une  manière  plus  satisfaisante  les  données 
dont  les  investigations  de  M.  de  Gubernatis  ont  enrichi  la  science  des 
religions.  Un  ordre  plus  raisonné  n'aurait  pas  contraint  l'auteur  à  re- 
venir, comme  il  le  lui  faut  faire  avec  l'ordre  qu'il  a  préféré,  plusieurs 
fois  sur  le  même  sujet.  Groupées  ensemble,  les  conceptions  analogues, 
mais  se  rapportant  à  des  végétaux  divers,  auraient  permis  de  com- 
prendre la  genèse  et  la  métamorphose  de  certaines  idées  dont  le  lien 
se  cache  à  celui  qui  étudie  les  produits  de  la  mythologie  botanique 
chacun  en  soi ,  isolément. 

En  signalant  ce  que  le  livre  du  savant  professeur  de  Florence  ren- 
ferme de  plus  neuf  et  de  plus  curieux,  je  ne  m'astreindrai  pas,  pour  le 
motif  que  j'indique  ici^  à  suivre  Tordre  qu'il  a  adopté.  J'emprunterai 
à  son  livre  les  faits,  mais  je  tenterai  çà  et  là  d'y  trouver  une  significa- 
tion qu'il  n'a  point  cherchée. 

C'est  à  des  titres  fort  différents  que  les  végétaux  figurent  dans  la 
mythologie.  Ils  apparaissent  tantôt  avec  des  propriétés  merveilleuses,  qui 
ne  sont  que  l'exagération  de  celles  qu'avaient  constatées  l'expérience  des 
hommes  versés  dans  la  connaissance  des  simples,  tantôt  ayant  des  effets 
purement  fabuleux  ;  d'autres  fois  ils  interviennent  comme  symboles  divins 
ou  comme  des  formes  de  ce  vaste  naturalisme  qui  animait  toutes  les  par- 
ties de  l'univers  et  faisait  autant  de  personnes  des  créations  de  la  nature. 
Mais  Fimagination  des  premiers  humains  ne  se  contenta  pas  de  prêter 
la  vie  et  l'individualité  aux  astres,  aux  météores,  aux  mille  produits  du 


LA  MYTHOLOGIE  DES  PLANTES.  95 

ciimat  et  des  forces  mécaniques  ou  chimiques,  elle  transporta  encore 
dans  le  ciel,  dans  latmosphère,  les  scènes  et  les  produits  de  ia  terre; 
elle  peupla  d'animaux,  de  végétaux  fantastiques,  le  firmament  et  les 
régions  aériennes;  elle  créa  ainsi  tout  un  monde  imaginaire  de  végé- 
taux, quelle  dota  de.  vertus  et  d actions  surnaturelles,  et  qu'elle  se 
représenta  d'après  les  types  que  le  sol  lui  fournissait,  et  ces  types,  à 
leur  tour,  elle  leur  supposa  des  propriétés  suggérées  par  les  concep- 
tions fantastiques  dont  ils  avaient  été  le  point  de  départ. 

De  même  que  les  mots  enfantaient  des  dieux  qui  n  en  étaient  que 
l'incarnation,  les  noms  donnés  aux  végétaux  engendraient  Tidée  de 
propriétés  qu'on  ne  tardait  pas  à  leiu*  attribuer,  et,  les  superstitions 
survivant  aux  mots  eux-mêmes,  la  croyance  à  des  vertus  que  le  natura- 
lisme avait  fait  inventer  s'attachait  à  des  noms  nouveaux,  liés  à  des 
croyances  d'une  date  plus  récente  et  d'une  provenance  différente.  Un 
échange  s'opérait  d'un  végétal  à  Tautre ,  et  la  superstition  donnait  à  son 
tour  naissance  au  nom  symbolique,  comme  auparavant  le  nom  symbo- 
lique avait  engendré  la  superstition. 

Les  faits  que  nous  offre  ce  qu'on  peut  appeler  la  mythologie  phyto- 
logique  sont,  on  le  voit,  fort  complexes,  et,  pour  les  caractériser,  il  en 
faut  démêler  l'évolution.  Or  c'est  ce  que  le  simple  ordre  alphabétique 
ne  saurait  permettre.  Au  lieu  de  prendre  chaque  plante  ou  chaque 
groupe  mythologique  de  plantes  en  particulier,  il  vaut  mieux  rappro- 
cher les  croyances  et  les  superstitions  relatives  aux  végétaux  suivant  la 
catégorie  mythique  dans  laquelle  les  placent  les  légendes  dont  ils  ont 
été  l'objet.  L'aperçu  que  je  viens  de  tracer  des  principales  causes  qui 
rattachent  les  végétaux  aux  idées  religieuses  fournit  un  cadre  de  clas- 
sification fort  supérieur,  à  mon  avis,  à  l'exposé  suivant  l'ordre  de 
l'alphabet. 

La  connaissance  des  propriétés  alimentaires,  curatives,  utiles  et  nui- 
sibles des  plantes,  est  l'une  des  premières  qu'acquit  f humanité.  Elle 
remonte  au  berceau  des  sociétés.  Elle  est  presque  instinctive,  car  on 
l'observe  dans  une  certaine  mesure  chez  les  animaux.  Ces  vertus  des 
plantes,  ces  avantages  qu'en  retirent  nos  besoins,  ces  effets  funestes 
que  peuvent  avoir  leur  suc,  leurs  racines,  leurs  feuilles  ou  leur  écorce, 
furent  regardés  comme  dus  à  une  intervention  surnaturelle,  à  un  don 
spécial  delà  divinité  qui  présidait  à  leur  croissance,  d'où  l'on  supposa 
que  c'était  en  invoquant  celle-ci  qu'on  acquérait  la  connaissance  de  la 
vertu  de  la  plante. 

Les  propriétés  des  simples  furent  donc  moins  cherchées  dans  des 
actions  physiques  et  chimiques,  dont  on  n'avait  d'ailleurs  qu'une  grossière 


96  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

idée,  que  dans  des  causes  surnaturelles,  pour  Texplication  desquelles 
Tiniagination  se  donnait  libre  carrière ,  et  la  science  de  la  botanique  devint 
de  la  sorte  une  branche  de  la  théologie  païenne,  puis  de  la  magie;  car, 
lorsque  le  culte  des  divinités  qu  on  supposait  avoir  doté  l'humanité  des 
végétaux  utiles,  ou  avoir,  dans  leur  vengeance,  placé  près  de  nous  les 
végétaux  nuisibles,  commença  à  faire  place  à  d autres  adorations,  on  ne 
vit  plus  en  elles  que  des  démons,  des  génies  inférieurs,  des  esprits  er- 
rants et  proscrits  par  le  ciel,  et  Ton  rapporta  alors  à  ces  outlaws  du  monde 
surnaturel  les  propriétés  des  plantes  attribuées  antérieurement  aux 
dieux.  Parfois  aussi,  quand  ces  propriétés  étaient  bienfaisantes,  on  en  fît 
honneur  à  des  personnages  semi-divins,  à  des  héros,  à  des  saints. 

Ce  n  est  pas  seulement  lors  du  passage  du  polythéisme  gréco-romain 
au  christianisme  que  s  est  opérée  cette  métamorphose  de  la  mythologie 
botanique,  nous  constatons  pareil  phénomène  chez  des  populations 
demeurées  païennes ,  mais  où  de  faux  dieux  ont  pris  la  place  d  autres 
faux  dieux,  où  une  théogonie  chimérique  s  est  substituée  à  une  autre 
qui  ne  letait  pas  moins.  L'Inde,  par  exemple,  nous  présente,  dans  les 
idées  qu*on  s  y  faisait  sur  la  vertu  des  végétaux,  des  transformations 
fort  analogues  à  celles  que  je  viens  d'indiquer. 

L*Atharva-Véda  attribue  l'art  de  composer  des  enchantements  avec  les 
racines,  et  la  puissance  qui  en  résulte,  à  un  mauvais  génie,  dans  lequel 
nous  devons  reconnaître,  écrit  notre  auteur,  un  confrère  de  ce  Mûla- 
De\  a,  ou  dieu  des  racines,  sorte  d'Hérode  indien ,  dont  le  nom  est  Kamsa, 

L'Hindoustan  a ,  comme  la  Grèce  et  Rome ,  toute  sa  flore  mythique ,  à  la- 
quelle M.  de  Gubernatis  se  réfère  souvent.  Chaque  divinité  règne  sur 
certaines  plantes,  qui  en  tirent  quelquefois  leur  nom.  Le  grand  dieu  du 
panthéon  védique,  Indra ,  attache  le  sien  à  nombre  d  espèces .  dont  notre 
auteur  donne  Ténumération. 

La  végétation  est  si  luxurianle  dans  l'Inde,  qu'elle  ne  pouvait  man- 
quer d'occuper  une  large  place  dans  les  légendes  sacrées.  Les  plantes 
inspiraient,  à  TArya,  à  l'Hindou,  une  véritable  vénération.  D'après  le 
Rig-Véda,  certaines  herbes  ont  été  créées  même  avant  les  dieux.  C'est 
que  l'Ârya ,  ainsi  que  le  Grec ,  prêtait  à  ses  divinités  nos  besoins ,  et,  avant 
que  les  dieux  apparussent,  il  fallait  leur  assurer  la  nourriture.  Aussi  la 
semence  était-elle  invoquée  comme  une  divinité,  une  puissance  mysté- 
rieuse qui  entend  nos  prières  et  nos  vœux.  Dans  un  des  hymnes  du  Rig- 
Véda,  l'Arya  invoquait  les  herbes  qui  donnent  des  fruits,  celles  qui 
donnent  des  fleurs,  celles  qui  donnent  des  boissons,  celles  qui  don- 
naient des  sucs,  même  celles  qui  ne  produisent  rien,  et,  en  semant,  il 
devait  réciter  cette  dévote  prière. 


LA  MYTHOLOGIE  DES  PLANTES.  97 

Les  rapprochements  que  M.  deGubernatis  fait  avec  d'autres  religion 
nous  montrent  que  la  mythologie  des  plantes  a  présente  à  peu  près  par- 
tout le  même  caractère.  Cette  homogénéité  de  légendes  de  patrie  diffé- 
rente justifie  le  mélange  quil  fait  sans  cesse  de  traditions,  de  supersti- 
tions d'âges  fort  éloignés. 

Le  caractère  général  de  lapplication  aux  végétaux  de  noms  et  de 
croyaooes  qui  dérivaient  des  métamorphoses  subies  par  la  superstition 
une  fois  établi,  attachons-nous  plus  particulièrement  aux  faits  que  nous 
fournit  le  paganisme  gréco-latin  rapproché  du  christianisme. 

L'onomastique  haigiologique  étant  beaucoup  plus  riche  que  l'onomas- 
tique démonologique,  on  ne  retrouve  pas  naturellement,  parmi  les 
plantes  que  la  croyance  populaire  rapportait  aux  esprits  infernaux ,  la 
variété  d'appellations  que  fournissait  le  paradis.  Les  plantes  malfaisantes, 
vireuses,  acres,  narcotiques,,  sont  d'ordinaire  simplement  désignées 
sous  le  nom  àherbe  du  diable,  herbe  de  Jadas,  ou  encore  et  plus  souvent 
herbe  aax  sorciers;  ce  dernier  nom  provenait  autant  de  ce  que  les 
sorciers  en  faisaient  usage  pour  la  composition  de  leurs  philtres,  de 
leurs  préparations  hallucinantes  ou  anesthésiques,  que  de  ce  qu'ils 
passaient  pour  être  les  ministres  des  démons.  On  ne  rencontre  pas  de 
plantes  désignées  par  ces  nombreux  noms  de  la  légion  des  mauvais 
esprits  qu'avaient  imaginés  les  démonographes.  On  pourrait,  au  con- 
traire, dresser  une  longue  liste  des  noms  particuliers  de  saints  qiu 
sont  restés  attachés  à  des  végétaux.  Le  saint  qu'on  invoquait  comme 
ayant  le  don  de  guérir  telle  maladie,  telle  infirmité,  fut  donné  pour 
patron  au  végétal  employé  comme  remède  pour  la  même  maladie,  la 
même  infirmité.  Quelquefois,  au  lieu  d imposer  à  ces  plantes  un  vo- 
cable particulier,  on  les  désignait  sous  la  dénomination  générique 
d*herbe  sacrée,  d'herbe  sainte.  Telle  fut  notamment  le  nom  qu  on  im- 
posa à  la  menthe,  consacrée,  à  raison  de  ses  vertus  curatives,  à  diffé- 
rentes divinités  médicales.  Toutefois  l'origine  du  nom  du  saint  attaché 
à  une  plante  est  souvent  plus  simple.  La  plante  était  ainsi  dénommée 
parce  que  sa  floraison  coïncidait  avec  lepoque  où  le  calendrier  plaçait  la 
fête  de  ce  saint.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu,  par  exemple,  pour  la  rose  ou 
herbe  saint  Georges.  Cette  appellation,  comme  le  note  M.  de  Gubernatis, 
fut  appliquée  à  deux  fleurs,  dont  lune,  la  pivoine,  fleurit  en  avril,  mois 
où  Ton  fête  la  Saiut-Geoi^es,  martyr,  et  Tautre  fleurit  plus  tard,  vers 
Tépoquede  l'anniversaire  du  second  saint  du  même  nom. 

Satan,  l'inspirateur  des  enchantements,  fut  regardé  comme  tenant 
5008  son  empire  les  plantes  enipoisonnées;  la  même  puissance  était  at- 
tribuée, chez  les  anciens,  à  Hécate,  à  laquelle  on  avait  consacré  la  nâan«- 

i3 


Q8  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVWBR  1879. 

dragore ,  ia  belllK^one ,  le  SoUtnum  nigram ,  laconit ,  etc.  Tout  Tarsenal 
des  empoisonneurs  prit  ainsi  place  dans  le  rituel  des  sorcières  «I  ie  ma* 
imei  des  magiciens,  (faction  de  ces  plantes  toxiques  fat  rapportée  à  dif- 
férents démons  malfaisants.  Tandis  qu'on  supposait  à  œs  plantes  la  pto^ 
priété  de  les  évoquer,  on  prêta  à  des  plantes  thérapeutiques  la  ir^rta  de 
les  Soigner,  de  les  conjurer.  De  là  le  rôle  joué  par  plusieurs  d  entre  elles 
dans  les  exorcismes.  Suivant  une  pratique  que  la  superstition  a  perpé-* 
tuéeches  de  crédules  campagnards,  presque  jusqu'à  nos  jours,  Tasper^ 
soir  dont  on  se  sert  pour  chasser  les  esprits  du  mal  doit  être  composé  de 
plantes  médicinales  :  la  sauge,  la  menthe,  la  valériane,  le  frêne,  le  ba- 
silic. Quand ,  du  paganisme ,  Temploi  de  ces  végétaux  curatifs  ou  emppi« 
sonnés  pasta  dans  le  rituel  des  pratiques  chrétiennes,  qu on  continuait 
souvent  d'accomplir  au  jour  même  que  1* ancienne  religion  leur  avait 
assigné,  les  heri>es  bienfaisantes  prirent  leur  nom  du  saint  à  Tanniversaire 
duquel  tombait  la  cérémonie  où  elles  étaient  mises  en  œuvre.  De  là  les 
herbes  de  la  Saint-Jean  qui,  cueillies  au  solstice  d*été,  furent  ainsi  trans^ 
portées  du  culte  du  soleil  à  oeixà  du  précurseur  du  Christ.  En  France, 
la  dénomination  à*herke  de  la  Saint-Jean  s'attacha  plus  pàrticttlièrement 
au  milleperluis  perforé  [Hypericam  perforaiam),  tépaté  longtemps  as- 
tringent et  vulnéraire  et  propre  à  chasser  les  démottSi  Dans  son  article 
«Plantes  et  herbes  de  saint  Jean,»  notre  auteur  a  passé  en  revue  un 
grand  nombre  de  végétaux  ainsi  dénommés  et  rappelé  tes  pratiques 
dont  ils  étaient  lobjet. 

Laffeiblissement  de  la  dévotion  aux  saints >  de  la  croyance  au  diable, 
fit  graduellement  disparaître,  dans  le  langage  populaire,  toute  cette 
hagiographie,  et  substituer  aux  noms  de  saints,. comme  k  ceux  de  dé- 
mons, une  épithète  indiquant  simplement  la  nature  de  la  vertu  prêtée  à 
la  plante.  Voilà  comment  on  eut  des  noms  tels  que,  les  suivants: 
Vherbe  à  la  rate  (scolopendre  officinale),  ÏJierbe  aa  chantre  {Sisymbriam  offi- 
cinale) (crucifk*e  béchique),  Vherbe  aux  charpentiers  [Achillea  millefoliam), 
qui  servait  à  cicatriser  les  blessures  qu* Achille  guéirissait  avec  sa  lance, 
Vherbe  aux  femmes  battues  [Tamas  commimû),  dont  on  reportait  aussi 
les  propriétés  vulnéraires  à  la  Bryonia  cUolca,  Vherbe  aux  teigneux  (Tas- 
silofo  petasHes),  Vherbe  aux  goutteux  (jEgopodiumpadagraria),  etc. 

Quelquefois  la  forme  même  de  la  fleur  ou  de  la  feuille,  en  rappelant 
celle  de  tels  de  nos  organes ,  suggérait  Topinion  que  la  plante  jouissait 
de  la  propriété  d*en  guérir  les  maladies;  ou,  en  représentant  la  figure 
dun  animal,  donnait  Tidée  tout  homéopathique,  quelle  guérissait  ou 
préservait  des  atteintes  de  cet  animal.  Les  tadies  blanches  des  feuilles 
de  la  Pulmonaria,  rappelant  les  tubercules  pulmonaires,  on  imagina 


LA  MYTHOLOGIE  DBS  PLANTES.  m 

qae  la  plante  aviit  ia  vertu  de  guérir  ies  affections  du  poumon.  Une 
autre  borraginée  nous  fournit  un  exemple  analogue.  Les  taches  livides 
de  la  tige  de  ïEchiamj  la  disposition  de  ses  fruits,  qui  n*est  pas  sans 
analogie  avec  celle  d'une  tête  de  vipère,  firent  attribuer  à  cette  plante 
une  puissante  efficacité  contre  le  venin  de  ce  reptile,  et  lui  valurent  le 
nom  de  tipérme.  M.  dé  Gubematis  n'a  mentionné  que  quelques-uns  de 
ces  faits  ;  il  a  peut-être  réservé  les  autres  pour  son  tome  II.  Il  en  est 
un  assez  curieux,  que  je  ne  veux  point  passer  sous  silence.  Albert  le 
Grand,  dans  son  Uvre  De  virtutibas  herbarum ,  parle  d une  plante  appelée 
Hrfentine,  dont  la  tige,  enfouie  avec  une  feuille  de  trèfle,  produit  des 
serpents  rouges  et  verts,  c*estrà-Klire  visiblement  des  racines  s^penti- 
fermes.  S  fon  réduit  en  poudre  èes  racines,  et  qu'on  projette  cette 
pondre  sur  ki  flamme  dune  lampe,  on  aperçoit  alors  une  multitude  de 
serpenb.  Répend^n  la  poudre  au  point  où  une  peraonne  a  placé  sa  tête 
pour  dormir,  œUe-ci  ne  pouri^a  plus  avoir  là  de  rêves. 

Il  faut  vraisemblablement  chercher  lorigine  de  cette  fable  dans 
quelque  friiénomène  optique  produit  par  finflammation  de  la  plante  en 
ipièstion;  notre  auteur  rapproche  le  passage  d'Albert  le  Grand  de  ce 
êfÙM  dit  V.  M.  di  Sancta  Caterina  d'une  plante  de  llnde.  Les  feuilles  en 
sont  charnues,  et,  quand  elles  se  pourrissent,  elles  engendrent  des  ser- 
pents; mais  il  ajoute  que  ces  serpents  ne  sont  pas  venimeux;  ce  qui 
montre  qu'il  ne  s'agit  ici  que  dune  apparence,  car  rien  n'est  plus  coni- 
mun  que  Taspect  anguiforme  de  certaines  tiges  et  de  certaines  racines. 
Diverses  -plantes  de  l'Hindoustan  ont  tiré  leur  nom  du  sanscrit  sarpa , 
•  serpent;»  plusieurs  produits  v^étaux  du  mot  a/^i  qui  a  le  même  sens. 

Sk  les  propriétés  véritables  ou  supposées  des  végétaux  ont  été  le  point 
de  départ  de  mythes,  de  légendes,  de  contes,  où  interviennent  les  per- 
sonnages divins  ou  surnaturels  sous  le  patronage  desquels  ces  pro- 
priétés les  ont  fait  placer ,  un  transport  inverse  d*idées  a  fait  prêter  aux 
végétaux  des  vertus  et  un  rôle  dont  les  dieux  qu'ils  symbolisaient  ftirent 
l'origine.  Id  c'est  le  symbolisme  qui  a  passé  dans  le  règne  végétal  au 
lieu  que  oe  soit  le  règne  végétal  qui  ait  donné  naissance  à  la  conception 
mythologique. 

Les  Grecs,  et  après  eux  les  Latins,  avaient  consacré  une  foule  de 
plantes  et  d'arbres  aux  dieux.  Un  savant  allemand,  J.  H.  Dierbach,  a 
publié,  en  i&3S,  sous  le  titre  de  Flora  mythologica,  un  intéressant  ou- 
vrage bù  sont  passés  en  revue  tous  les  végétaux  que  la  légende  et  le  ' 
cuhe  avaient  sanctifiés.  On  y  trouve  sans  doute  bien  des  plantes  dont  le 
raie  mythologique  prenait  sa  source  dans  leis  faits  naturels  que  je  viens 
tie  rappeler,  maâi  bon  nombre  d'autres  n'y  apparaissent  qu'à  raison  àés 

i3. 


100  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

idées  symboliques  adoptées  par  la  légende.  Telle  est  notamment  Tori-* 
gine  de  la  consécration  de  Tolivier  à  Athéné  ou  Minerve,  du  myrte 
k  Aphrodite  ou  Vénus,  du  pavot  à  Proserpine,  etc.  Ces  végétaux  sym- 
boliques furent  le  plus  ordinairement  regardés  comme  ayant  été  un 
don  particulier  du  dieu  qu*iis  symbolisaient;  ce  fut  certainement  le  cas 
pour  l'olivier,  et  pour  les  diverses  plantes  dont  les  vertus  étaient  ré* 
putées  la  découveile  de  Mercure  et  appelées  pour  ce  motif  merca- 
riales. 

Le  nom  de  la  divinité,  en  s  attachant  au  v^^étal  par  suite  du  symbo- 
lisme, fit  attribuer  à  celui-ci  des  propriétés  en  rapport  avec  les  attributs 
de  cette  même  divinité.  Le  répertoire  de  M.  de  Gubernafis  nous  en 
fournit  des  exemples.  On  sait  qu^Hercule  figurait  parmi  les  divinités 
médicales  de  Tanliquité  ;  c*est  k  ce  titre  qu  il  était  au  nombre  des  dieux 
qui  recevaient  Tépithète  d*AXeÇ/xaxof,  et  les  sources  thermales  lui 
étaient  consacrées.  Ce  héros,  qui  avait  sauvé  Thumanité  de  tant  de 
monstres,  devait  naturellement  être  invoqué  contre  la  maladie.  On 
plaça,  pour  cette  raison,  sous  son  vocable  des  plantes  auxquelles  on 
avait  reconnu  une  puissante  action  médicinale ,  notamment  la  jus- 
quiame  [hyo$cyama$)^  à  ce  que  nous  apprend  Pline;  cette  solanée  devint 
ainsi  la  plante  d'Hercule,  ïkéracUe,  pour  se  changer  plus  tard  en  celle 
d^une  sainte  invoquée  dans  les  maladies  (herbes  de  sainte  Apolline); 
Par  un  pareil  motif,  on  appliqua  le  nom  d'Heracleum  à  une  ombel- 
lifère,  la  berlCj  dont  les  racines  acres  ou  amères,  le  suc  fermentes-» 
cible,  étaient  préconisés  par  les  médeciùs  grecs.  Bien  d'autres  plantêi 
furent,  à  raison  de  leur  emploi  thérapeutique,  consacrées  au  héros  fils 
d'Alcmène:  le  pavot  qui  donne  lopium,  la  Nymphœa  alba,  l'origan, 
l'ortie  blanche,  la  grande  scrofulaire,  la  hisiortc  {Polygonam  bistorta), 
la  pariétaire  officinale.  Les  plantes  qu'on  croyait  propres  à  guérir  les 
blessures  faites  avec  le  fer,  telles  que  là  Siderilis  owFerraria  (crapàu- 
dine),  furent,  par  une  semblable  association  d'idées,  consacrées  au 
même  dieu.  Cette  dernière  plante  étant  ainsi  devenue  la  plante  d'Her- 
cule, l'ennemi  des  brigands,  le  meurtrier  de  Cacus,  on  supposa  qu'elle 
avait  la  propriété  d'écarter  les  voleurs.  Apulée  nous  raconte,  dans  son 
traité  de  virtutibas  herbarum,  que  l'herbe  héracléenne  [herba  heraclea) 
ayant  la  vertu  d'éloigner  les  brigands  {latrones),  les  voyageurs  ne 
manquent  pas  d'en  porter  sur  eux.  Cette  herba  lèeraclea,  la  sideritis ,  est 
une  labiée  commune  dans  la  région  méditerranéenne;  M.  de  Guber* 
natis.la  rapproche  de  certaines  plantes  qui  étaient  tenues  pour,  avoir 
la  Vertu  de  découvrir  la  retraite  de  ceux  qui  se  cachaient,  et  qu'on  bapr 
tisait  en  conséquence  du  nom  d'heirbe  (jai  ouare.  Il  est  fait  mention  de 


LA  MYTHOLOGIE  DES  PLANTES.  JOI 

telles  plantes  dan^  les  hymnes  vëdiques,  dans  la  fable  itaiique.de  Picus 
Martius,  et  dans  la  tradition  populaire  slave  de  la  msriv  trava  qu'il  siiQit 
d'approcher  d*une  serrure  pour  l'ouvrir. 

Les  déesses  dont  la  virginité  était,. dans  la  mythologie  antique,  le 
symbole  tour  à  tour  de  l'astre  solitaire  de  la  nuit  »  de  la  lune,  de  la  pu- 
reté de  l'atmosphère,  de  la  chasteté,  de  la  pudeur,  eurent  leurs  végétaux 
symboliques,  comme  celle  delà  beauté  virginale,  de  l'amour  qu inspire 
la  jeune  fille  entrant  dans  la  nubilité  eut  les  siens.  Ces  plantes  reçurent 
des  Grecs  le  nom  de  partheniam  [vifapBévtov) ,  c*est-à-<]ire  herbe  de  la  vierge. 
D'ordinaire  c'étaient  des  herbes  à  fleurs  blanches  ou  à  parfum  em- 
baumé, dont  la  couleur  ou  l'odeur  offrait  comme  un  emblème  de  la 
pureté,  filles  furent  consacrées  à  Athéné  ou  Minerve,  à  Artémis  ou 
Diane,  à  Aphrodite  ou  Vénus.  On  tressait,  en  l'honneur  des  deux  pre- 
mières de  ces  déesses,  de  blanches  couronnes;  on  se  ceignait  le  front 
de  roses  ou  de  myrte  pour  fêter  la  troisième.  Mais  plus  tard  on  en  vint, 
par  une  pente  toute  naturelle,  à  attacher  l'idée  de  sexualité  féminine  aux 
plantes  dédiées  à  des  divinité?  vierges,  et  le  nom  de  celles-ci  fut 
appliqué  à  des  végétaux  qui  passaient  pour  guérir  des  maladies  de 
femme,  ou  même  qui  étaient  employés  pour  les  avorlcment3.  VArte- 
mùia  abrotana,  Farmoise  d'Egypte  fut  appelée  la  plante  d'Artémis, 
parce  qu'elle  servait  dans  les  enchantements  qui  agissaient  sur  l'or- 
gane féminin,  et  les  propnétés  antispasmodiques  de  Yarlemisia  maritima 
et  d'espèces  voisines  les  Grent  placer  sous  la  même  invocation.  Une 
composée,  la  matricaire,  administrée  contre  les  aiïections  de  l'utérus, 
reçut  le  nom  de  plante  de  la  vierge,  Pyreihrum  partheniam,  et  on  la  dota 
deJa  propriété  de  défendre  l'organe  siège  de  la  virginité.  Un  rapproche- 
meiU  d'idées ,  d'une  origine  également  symbolique,  peut  être  constaté 
pour  une  autre  plante  mise  sous  le  patronage  de  Vénus,  la  personni- 
fication du  principe  féminin.  Cette  plante,  de  la  classe  des  acotylédo- 
nées,  avait  attiré  de  bonne  heure  l'attention  populaire  par  sa  propriété 
ù  sortir  toute  sèche  des  eaux  dans  lesquelles  elle  a  été  immergée,  ce 
qni  lu)  valut  le  nom  dadiantium  (dSiavTos,  non  mouillé).  Elle  offrit  une 
image  toute  naturelle  de  la  déesse  des  amours,  sortie,  avec  tout  féclat 
de  sa  beauté,  de  l'écume  des  ondes,  et  qui,  sous  le  nom  d'Anadyo- 
mène,  était  représentée  sortant  du  bain  dans  lequel  elle  avait  délié  sa 
blonde  chevelure  que  l'eau  n  avait  pu  gâter.  L'adiantiam  devint  ainsi  un 
emblème  de  Vénus,  et,  comme  ou  comparait  aux  cheveux  de  la. déesse 
les  tiges  et  les  feuilles  d'une  extrême  finesse  de  la  plante,  on  la  connut 
sous  la  dénomination  de  Capillaris  Vcneris  ou  Capillaria,  ou  encore  de 
Callitrichon.  Citons  encore  une  association  d*idées  du  même  ordre.  Elle 


104  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  FÉVRIER  1879. 

nous  est  fournie  par  le  nom  de  peigne  de  Venus  [pecUn  Veneris) ,  qu'on 
donne  à  une  ombeilifôre,  le  scandix,  ou  cerfeuil  à  aigatUeites ,  planté 
dont  les  ombelles  procuraient  au  berger  des  aiguilles  qu*il  nouait  pour 
empêcher  les  effets  de  Tamour.  Dne  èampanulacée,  dont  la  corolle 
présente  un  lobe  aplati  d*une  forme  spéculaire,  fîit  semblablement  ap^ 
pelëe  miroir  de  Vénus ,  car  le  peuple  aimant  à  chercher  dans  les  champs 
ce  qui  lui  rappelait  Tobjet  de  sa  dévotion,  il  voyait,  dans  cette  fleur 
élégante,  le  miroir  où  se  mirait  la  déesse  des  amours;  de  môme  que, 
dans  une  autre  campanule,  il  se  [faisait  Ji  voir  le  gant  de  Notre-Dame 
(Campanula  tracheUam). 

M.  de  Gubernatis  produit  un  exemple  non  moins  curieux  de  ces  as- 
sociations d'idées  qui  rattachent  à  une  fleur  le  nom  de  la  déesse  de  la 
beauté.  La  fable  racontait  que  YAgro$temma  coronaria  avait  poussé  dani 
le  bain  même  de  Vénus,  afin  de  couronner  son  aimable  front.  On 
expliquait  ainsi  le  nom  de  labram  Veneris ,  labram  Venereum,  que  Pline 
nous  apprend  avoir  été  donné,  en  Italie,  à  la  plante,  car  ce  nom  pou- 
vait se  traduire  par  baignoire  de  Vénus,  mais  il  le  devait  à  la  forme  de  la 
fleur  où  Ton  croyait  reconnaître  une  image  de  la  lèvre  (labram)  de  la 
déesse.  La  dénomination  de  Labram  venereum  fut  encore  attribuée  à 
la  plante  appelée  par  les  Grecs  dipsacos ,  c*est4-dire  qui  guérit  de  la 
soif  [Sl^av  ixiopjou) ,  par  allusion  à  ses  feuilles  soudées  ensemble  et  for* 
mant  un  réservoir  où  se  conserve  Teau  pluviale. 

Les  attributs  de  la  déesse  vierge  Athéné  ou  Minerve  ayant  passé,  dans 
les  légendes  du  moyen  âge,  à  la  Vierge  mère  du  Sauveur,  les  herbes 
parthenium  devinrent  des  herbes  de  la  Madone ,  et  oes  herbes  virginales 
furent  dotées,  dans  la  créance  populaire,  de  vertits  en  rapport  avec  leur 
nom.  Plusieurs  des  plantes  dites  herbes  de  la  vierge  Marie  furent  re« 
gardées  comme  jouissant  de  la  propriété  de  faire  reconnaître  la  virgi- 
nité,  propriété  quon  prêta  au  lys,  à  la  mauve,  à  la  laitue,  etc.  Rappé- 
Ions  quun  chapiti^  du  livre  de  Torreblanca,  De  magia,  est  consacré  è 
la  parthenomantie  où  à  Tart  magique  de  constater  la  virginité.  Par  exten- 
sion, on  supposa  k  d'autres  plantes,  que  leur  consécration  à  Minerve 
ou  à  Vénus  d*abord,  à  Notre-Dame  ensuite ,  faisait  appeler  de  ce  même 
nom  de  parthenium ,  une  vertu  curative  pour  les  maux  de  matrice.  Vice 
versa ,  l'existence  réelle  de  cette  propriété  thérapeutique  a  valu  à  leurs 
homonymes  un  pareil  nom.  Tel  fut  le  cas  pour  la  matricaire,  qui  reçut 
des  Grecs  le  nom  de  parthenium ,  à  raison  de  la  propriété  enmiéna- 
gogue  qui  lui  a  valu  chez  les  Latins  le  nom  de  matricaria.  C'est  par  une 
association  inverse  d'idées  qu'en  Toscane  on  emploie  la  capillaire,  hi 
plante  symbolique  de  Vénus ,  pourprovoquer  les  mois.  De  tels  passages 


LA  MYTHOLOGIE  DES  PLANTES.  (03 

<le  ridée  symbolique  à  la  propriété  vraie  ou  supposée  se  sont  opérés 
sans  cesse  dans  rimaginatipn  populaire. 

Le  symbolisme  des  végétaux  a  engendré  d*autres  fois,  non  des  déno* 
minations  nouvelles,  mais  des  usages  où  Ion  voit  apparaître  la  trace 
d  anciennes  idées  cosmogoniques.  Citons-en  un  exemple  : 

L*arbre,  avec  sa  tige  droite  comme  la  taille  d  un  homme,  ses  rameaux 
qui  en  rappellent  les  l)ras,  les  membres,  avec  son  feuillage  qui  en  simule 
quelque  peu  la  chevelure,  s  offrit  comme  une  image  de  Tindividu  de 
notre  espèce,  et  ce  symbolisme  sétablit  d'autant  plus  facilement  que, 
dans  l'antiquité,  on  se  représenta  volontiers  les  premiers  hommes 
comme  étant  sortis  du  trou  ou  du  creux  des  arbres ^  On  supposa,  par 
une  association  d'idées  facile  à  comprendre,  que  la  vie  des  hommes 
pouvait  être  unie  à  celle  d'arbres  qui  en  étaient  comme  le  prototype, 
conception  qui  suggéra  aux  Grecs  ce  qu'ils  racontaient  des  Dryades  et 
des  Hamadryades,  çt  dont  un  dernier  vestige  subsiste  dans  l'usage  na^ 
guère  existant  en  certains  cantons  de  l'Allemagne,  et  qui  s'est  retrouvé 
jusqu'en  Polynésie,  de  planter  un  arbre  à  la  naissance  d'un  enfant,  dans 
la  persuasion  quç  la  croissance  de  l'un  serait  concomitante  de  celle  de 
l'autre. 

L'influence  du  symbolisme  sur  la  botanique  mythologique  ne  s'est 
pas  fait  moins  sentir  aux  temps  chrétiens  que  dans  l'antiquité  païenne. 
Les  anges,  les  patriarches,  les  apôtres,  les  martyrs,  les  confesseurs, 
tous  ceux  que  l'Eglise  honore  d'un  cuite  de  dulie,.  ayant  reçu  chacun  des 
attributs  distinctifs,  soit  dans  l'iconographie,  soit  dans  la  légende^ 
ces  attributs  prirent  la  place  des  anciens  symboles  d'origine  naturaliste^ 
Or  plusieurs  de  ces  attributs,  comme  l'arbre,  la  palme,  le.  lys,  la 
rose,  etc.,  étaient  empruntés  au  règne  végétal;  ils  leur  firent  atta- 
cher des  idées  qui  dérivaient  des  vertus  des  saints  personnages  aux- 
quels on  les  avait  consacrés.  Le  même  échange  d'idées  s'étant  opéré  pour 
des  animam(  qui  étaient  aussi  donnés  aux  saints  comme  emblèmes,  pn 
appliqua  quelquefois  aux  plantes,  aux  herbes  que  rappelaient  ces  ani- 
maux, la  dénomination  que  son  caractère  symbolique  avait  fait  appli- 
quera l'aftimal.  Il  faut  donc  souvent  remonter  non  au  saint,  mais  à  son 
emblème ,  pOur  s  expliquer  le  nom  du  végétal.  En  voici  une  preuve  : 

La  l^ende  popidaire  ayant  fait  du  cochon  l'ammal  caractéristique 
de  saint  Antoine.,  on  finit  par  imposer  le  nom  du  pieux  solitaire  à  des^ 
plantes,  qu'on  regardait  comme  fournissant  à  l'animal  sa  nourriture 

^  Vo^ei  ce  que  j*ai  dit  dans  mon  His-  retrouvée  en  Allemagne ,  à  ce  que  nous 
Hnre des rehjiimê  de  la  Grèce  antique,  tly  apprend  Manniiardt,  Gr^iMmitclm  My- 
p«.  a  19.  Cette  croyiunce  populaire  s  est  ..    Me/i,  citépar  II.  de  Gubematia. 


J04  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

préférée.  Ceci  ex|)lique  pourquoi  le  nom  iïherbe  de  saint  Antoine  fut 
donné  à  divers  végétaux  recherchés  des  porcs.  Quant  à  Tétymoiogie 
du  nom  dherhe  de  saint  Antoine  que  porte  la  lysimachia,  elle  nous 
est  fournie  par  cette  circonstance  que  cette  herbe  était  tenue  pour  un 
remède  contre  la  maladie  dite  au  moyen  âge,  feu  saint  Antoine,  et  quon 
suppose  avoir  été  un  érésipèle  gangreneux.  Le  nom  de  la  prindulacée , 
aujourd'hui  baptisée  du  nom  d*un  célèbre  médecin  grec,  appartient 
conséqnemment  à  la  catégorie  de  ceux  qui  proviennent  du  transport 
du  nom  d'un  saint  à  la  plante  guérissant  la  maladie  à  laquelle  le  saint 
préside.  Le  nom  de  Us  de  saint  Jacques,  donné  à  famaryUis  reine  de 
beauté  {A.  formosissima) ,  a  été  le  produit  d*une  liaison  d'idées  du 
même  ordre  que  celle  que  nous  constatons  pour  les  végétaux  que  nous 
venons  de  citer.  La  fleur  rappelant  les  clochettes  de  cuivre  dont  les 
pèlerins  qui  revenaient  de  Saint-Jacques-de-Compostdlle  ornaient  leurs 
vêtements  en  les  associant  à  des  coquilles,  on  lui  appliqua  le  nom  de 
Tapôtre  vénéré  en  Galice. 

Le  symbolisme  a  fait  plus  que  prêter  aux  plantes  une  vertu  et  une 
histoire  purement  mythique  d*où  sont  néesdes  croyances  populaires:  il 
a  été  jusqu'à  transformer  en  divinités  des  plantes  mêmes.  La  plante 
offerte  aux  dieux,  le  suc  quon  en  retire  pour  le  leur  présenter  eu  li- 
bation, ont  pris  une  personnalité  et  se  sont  élevés  jusqu'à  la  hauteur 
d  une  divinité  véritable.  C'est  ce  qui  est  arrivé  chez  les  Aryas  pour  le 
soma.  Le  Véda  nous  montre  que  cette  plante  (Asclepias  acida,  Sarco- 
stemma  timinale),  dont  on  extrayait  un  jus  offert  en  libation  aux  Dévas» 
fmit  par  être  assimilée  au  dieu  lui-même,  et  détrôna  presque  Indra,  le 
dieu  du  ciel,  se  confondant  avec  le  feu,  Agni,  le  dieu  du  sacrifice. 
Soma  est  le  roi  des  végétaux,  ce  fut  là  un  des  motifs  qui  le  firent  assi- 
miler à  la  lune ,  que  la  créance  populaire  dotait  d'une  puissante  ac- 
tion sur  la  végétation,  qui  présidait  à  l'emploi  des  herbes  magiques. 
Dans  le  Véda,  les  plantes  s'entretiennent  avec  Soma  leur  roi. 

On  a  vu,  par  un  phénomène  analogue,  dans  la  mythologie  grecque, 
Ampélos,  [AfAneXos)  «  la  vigne ,  »  Cissos  [Kl<raoç)  a  le  lierre,  »  devenir  des 
personnages  du  thiase  ou  cortège  de  Dionysos,  le  narcisse,  Ncipxiovof , 
métamorphosé  en  un  fils  de  Géphise,  aimé  de  la  nymphe  Echo,  le  lau- 
rier, Daphné,  Aà[<pvït,  la  menthe,  Mentha,  MivOti,  transformées  en 
nymphes.  Plus  tard,  la  poésie,  s  apercevant  de  cet  anthropomorphisme, 
renversa  l'ordre  de  la  généi^lion  des  idées;  elle  représenta  la  plante 
comme  ayant  tiré  sou  nom  d'une  de  ces  personnifications  divines  qui 
aurait  subi  une  métamorphose.  Mais  fétymologie  du  nom  qu  elle  porte 
démontre  suffisamment  que  la  plante  a  suggéré  l'invention  de  la  déité; 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  105 

Car  notons-le,  en  même  temps  que  la  floraison  eut  une  divinité  spé- 
ciale, Fiore,  invoquée  au  mois  d avril,  et  dont  on  faisait  remonter  le 
culte  jusqu'au  roi  Tatius,  chaque  plante ,  pour  ainsi  dire,  eut  sa  légende 
sacrée;  sa  fleur  ou  sa  tige  fut  comme  un  rayon  de  la  théogonie. 

Je  me  bornerai  à  ce  court  aperçu  des  diverses  phases  auxquelles  la 
mythologie  végétale  nous  fait  assister.  Il  montre  combien  est  com- 
plexe ce  monde  de  conceptions  mythiques  et  superstitieuses,  où  toules 
les  idées  se  tiennent  et  se  mêlent  en  composant  un  réseau  presque 
inextricable.  L*ouvragc  de  M.  de  Gubernatis  aidera  h  en  débrouiller 
quelques  parties ,  et  nous  mettra  à  même,  plus  que  les  traités  où  sont 
abordés  des  problèmes  plus  élevés  de  Thistoire  des  religions,  de  consta- 
ter la  prodigieuse  fécondité  de  Tesprit  humain ,  dans  ses  premiers  et 
naïfs  efforts  pour  deviner  Ténigme  de  la  création. 

Alfred  MAURY. 


Louis  XIV et  le  maréchal  de  Villabs,  après  la  bataille  de  Denain. 


PREMIER  ARTICLE. 


La  prise  du  Quesnoi  et  Tinvestissement  de  Landrecies  avaient  vi- 
vement ému  Louis  XIV.  Si  cette  dernière  place  succombait,  la  vallée 
de  rOise  était  libre,  et  aucun  obstacle  sérieux  ne  pouvait  arrêter  une 
marche  rapide  du  prince  Eugène  sur  Paris. 

La  position  était  donc  très  critique,  et,  malgré  les  négociations  ou- 
vertes avec  l'Angleterre,  Tobstination  acharnée  du  prince  Eugène  et  des 
Hollandais  suffisait  à  mettre  la  monarchie  en  péril.  Aussi  le  vieux  roi 
s  abandonnait-il  aux  résolutions  désespérées  que  Ion  connaît,  et  Viliars 
ne  parvenait  que  difficilement  à  calmer  de  nobles  impatiences,  en  re- 
présentant au  monarque  qu'il  sagissait  de  sa  dernière  armée  et  de  la 
dernière  bataille  à  livrer.  Le  sentiment  profond  d'une  si  grande  respon- 
sabilité pesait  sur  Viliars  avec  anxiété.  Son  courage  n  était  point  ébranlé, 
mais  sa  prudence  était  plus  circonspecte  que  jamais. 

Surprendre  un  capitaine  comme  le  prince  Eugène  n  était  pas  chose 
aisée,  et  c'est  à  quoi  pourtant  s  étudiait  Viliars  depuis  plusieurs  se- 
maines. Mais  dhaque  jour  changeait  les  dispositions  de  la  veille,  et, 

i4 


106  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

pour. attendre  le  moment  favorable,  il  semblait  perdre  son  temps  dans 
rinaction.  Ainsi,  le  3 1  juillet,  il  avait  écrit  à  la  cour  qu'une  bataille  sous 
les  murs  de  Landrecies  était  trop  compromettante ,  que ,  d  autre  part,  une 
marche  de  flanc  sur  Denain  était  non  moins  périlleuse;  quil  était  prêt 
à  tout,  mais  que  le  bon  sens  et  Tintérêt  du  roi  l'obligeait  encore  à  se 
borner  à  observer  Tennemi  et  à  épier  le  moment. 

lien  était  là,  lorsque,  le  28  juillet,  le  moment  favorable,  si  recherché, 
si  désiré ,  apparut  à  ses  yeux.  Il  avait  inspiré  au  prince  Eugène  la  per- 
suasion qu  il  voulait  livrer  une  bataille  sur  la  Sambre ,  pour  débloquer 
Landrecies,  et  Eugène  avait  disposé  ses  forces  en  conséquence,  sans 
sinquiéter  du  camp  retranché  de  Denain  et  de  ses  lignes  de  Mar- 
chiennes,  auxquelles  Villars  tournait  le  dos,  et  qui  semblaient  suffisam- 
ment protégées  par  TEscaut. 

Ce  fut  hî  2  3  juillet  au  soir  que  Villars,  trompant,  avec  une  habileté 
sans  égale,  la  vigilance  de  son  adversaire,  partit  en  silence  du  Cateau, 
vers  la  chute  du  jour,  et,  par  une  marche  forcée,  que  cacha  Tobscurité 
de  la  nuit,  tomba  comme  la  foudre,  le  2 A  au  matin,  sur  le  camp  de 
Denain,  y  surprit  les  bataillons  préposés  à  sa  garde,  coupa  les  commu- 
nications d'Eugène  avec  ses  magasins,  accomplit  fun  des  plus  hardis 
coups  de  main  dont  Thistoire  militaire  ait  conservé  le  souvenir,  et  dé- 
truisit les  combinaisons  préparées  avec  assurance  par  les  ennemis  coa- 
lises, pour  une  invasion  du  territoire  français. 

Mais  un  si  grand  succès,  dont  nous  avons  raconté  tous  les  détails  ^ 
fut  mêlé  de  beaucoup  d  amertumes. 

A  sa  lettre  du  21  juillet,  Villars  reçut  une  réponse  qu'il  suffira  de 
rapporter,  pour  se  faire  une  idée  juste  de  l'état  des  esprits  en  ces  extré- 
mités. 

C'est  le  ministre  de  la  guerre,  M.  Voisin,  qui  écrit,  au  nom  du  roi, 
au  moment  même  où  Villars  se  précipitait  sur  Denain ,  le  2  3  au  soir. 

«J'ai  rendu  compte  au  roi  de  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
«  de  m'écrire  le  2 1  de  ce  mois. 

«Je  crois  ne  pouvoir  me  dispenser  de  vous  dire,  comme  votre  ser- 
«viteur  et  de  vos  amis,  que  la  première  réflexion  que  le  roi  a  faite,  sur 
«cette  lettre,  a  été  que  vous  vous  trouviez  en  état  de  prendre  un  grand 
«avantage  sur  les  ennemis,  en  cherchant  à  les  attaquer  et  à  les  com- 
«  battre  de  l'autre  côté  de  la  Sambre. 

«  Vous  convenez  que  M.  le  marquis  de  Coigny  et  M.  de  Geoflfreville 
«ont  trouvé  que,  par  la  disposition  du  terrain,  il  y  avait  assez  d'égalité 

'  Voy.  la  Revue  des  Deux  Mondes,  octobre  1870,  et  Journal  des  Savants,  1871 . 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  .        107 

«pour  le  combat  entre  les  deux  armées;  et  vous  devez  élre  fort  supë- 
«rieur  en  nombre  de  troupes,  puisque  celles  des  ennemis  ne  sont  point 
«  rassemblées. 

«Vous  songez  à  faire  attaquer  le  camp  de  Denain  ;  il  faut  nécessaire- 
ce  ment  que  le  prince  Eugène  y  ait  laissé  un  nombre  de  bataillons  assez 
«considérable;  il  y  en  a  encore  à  Marchiennes,  et  ces  bataillons,  dis- 
«  perses  dans  Tëtendue  de  sept  lieues,  ne  sont  point  à  portée  de  joindre 
w  larmée  que  vous  auriez  à  combattre. 

«Je  souhaite  fort  que  votre  dessein  sur  le  camp  de  Denain  réussisse 
apromptement;  mais,  si  cela  manquait,  vous  auriez  peut-être  grand  re- 
u^t,  dans  la  suite,  d  avoir  donné  aux  çnnemis  le  temps  de  rassembler 
«toutes  leurs  troupes,  et  d'établir  quelque  poste  de  l'autre  côté  de  la 
«  Sambre. 

«  Le  principal  objet  du  roi  est  d'empêcher  qu'ils  ne  se  rendent  maîtres 
u  de  Landrecies,  et,  si  vous  y  réussissez  en  attaquant  le  camp  de  Denain , 
«vous  y  aurez  honneur,  et  Sa  Majesté  sera  très  contente. 

M  Mais  si,  après  toutes  les  réflexions  que  vous  faites,  Landrecies  se 
«trouvait  pris,  il  semble  que  vous  en  prenez  sur  vous  Tévènement  et 
«  toutes  les  suites.  Toutes  vos  lettres  sont  pleines  de  réflexions  sur  le 
«hasard  d'une  bataille;  mais  peut-être  n'en  faites-vous  pas  assez  sur  les 
«tristes  conséquences  de  n'en  point  donner,  et  de  laisser  pénétrer  les 
«ennemis  jusque  dans  le  royaume,  en  prenant  toutes  les  places  qu'ils 
tt  veulent  attaquer. 

«Il  me  semble,  à  vous  parler  naturellement,  qu'après  les  ordres réi- 
«térés  de  Sa  Majesté,  les  plus  fortes  réflexions  d'un  général  doivent 
«être  pour  bien  faire  ses  dispositions,  et  profiter  des  moments. 

«  Je  crois  vous  faire  plaisir  de  vous  parler  avec  cette  liberté. 

«Le  roi,  après  avoir  entendu  la  lecture  de  votre  lettre,  et  après 
«avoir  fait  la  réflexion  que  je  viens  de  vous  marquer,  m'a  dit  qu'il 
«attendait  votre  courrier;  ce  ne  sera  pas  sans  quelque  esprit  d'inquié- 
cc  tude.  » 

Trois  jours  avant,  le  20  juillet,  Villars  avait  écrit  au  roi  la  lettre  sui- 
vante : 

«Depuis  neuf  heures  du  matin,  que  j'ai  écrit  un  mot  à  M,  Voisin, 
«j'ai  reconnu  avec  M.  le  maréchal  de  Monlesquion  et  plusieurs  de 
«MM.  les  officiers  généraux,  les  quartiers  des  ennemis,  en  deçà  de  la 
u Sambre,  que  la  nature  des  lieux  ne  permet  pas  d'attaquer,  et  je 
«cherche  encore;  car  nous  devons  percer  les  bois  cette  nuit,  mais 
«avec  peu  d'espérance  de  réussir.  Nous  trouvons  donc  que  Ton  ne 
«peut  attaquer  fenneroi  qu'en  passant  la  Sambre,  et  cela  par  une  ba- 

i4. 


I 


108  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

utaiile  générale^  avec  Farinée  tout  entière,  et,  selon  l'opinion  de  M.  le 
«marquis  de  Goigny,  avec  désavantage  sur  la  nature  des  lieux,  Ten- 
unemi  plaçant  son  armée  entière,  la  droite  sur  la  Sambre,  et  suivant 
u  le  ruisseau  de  Priche.  Nous  ne  croyons  pas  devoir  donner  cette  ba- 
utaiile  sans  les  ordres  de  Votre  Majesté;  cependant  nous  allons  de- 
umain  matin  reconnaître  les  postes;  si  nous  les  trouvons  plus  favo- 
«râbles  que  nous  ne  Tespérons,  nous  nattendrons  pas  les  ordres  de 
«  Votre  Majesté  pour  attaquer.  S'il  est  question  d'une  bataille  avec  dé- 
«savantage,  je  la  supplie  de  me  pardonner  la  liberté  de  les  demander. 
«  Le  plus  ou  te  moins  de  temps  que  les  ennemis  ont  eu  ne  leur  donne 
«aucun  avantage,  car  la  force  de  l'investissement  consiste  dans  la  na- 
«ture  du  pays.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  relève  de  la  terre  en  quelques 
«endroits,  mais  c'est  son  armée  entière  que  nous  trouverons,  après 
«avoir  passé  la  Sambre,  comme  nous  sommes  obligés  d'y  mener  aussi 
«larniée  entière  de  Votre  Majesté.  Si  cette  vue  ne  réussit  pas,  on 
«  se  tournera  de  tous  côtés.  Les  intentions  de  Votre  Majesté  sont  con- 
«nues,  et  je  puis  l'assurer  de  notre  très  grande  envie  de  combattre. 
«L'on  m'oblige,  avant  de  finir,  d'assurer  Votre  Majesté  que  nous  ne 
«pouvons  faire  de  ceci  une  affaire  particulière;  il  faut  aller  combattre 
«avec  tout,  au  delà  de  la  Sambre.  J'ai  l'honneur,  etc.  » 

K  celte  lettre  du  20,  le  roi  répondit  le  ai  :  «Vous  demandez  mes 
«  ordres.  Je  ne  crois  pas  pouvoir  mieux  m' expliquer  que  je  l'ai  fait  par 
«mes  lettres  précédentes.  Mon  intention  n'est  pas  de  vous  engager  à 
«faire  ce  qui  est  impossible;  mais,  pour  tout  ce  qui  est  possible  pour 

0  secourir  Landrecies,  vous  devez  le  faire M.  de  Tingry  (comman- 

«dant  à  Valenciennes)  pourrait  profiter  de  ce  temps  pour  attaquer  les 
«postes  de  communication  des  ennemis,  du  côté  de  Marchienues,  qui 

«sont  apparemment  fort  dégarnis Enfin  c'est  à  vous  de  déter- 

«  miner,  sans  nouveaux  ordres,  et  le  temps  et  le  lieu  de  faction,  et  à 
«  prendre  tous  les  meilleurs  arrangements  pour  y  réussir.  » 

Le  même  jour,  21,  Villars  écrivait  à  M.  Voisin  une  dépêche  impor- 
tante, à  demi  chiQ'réc ,  dans  laquelle  on  lisait  :  «  J'ai  été  voir  comment  nous 
«  puissions  attaquer  le  camp  de  Dcnain ,  à  quoi  Ton  n'a  pu  songer  que  dans 
«le  temps  que  nous  éloignions  l'armée  ennemie  de  l'Escaut;  car,  lors- 
«  qu'elle  y  avait  sa  droite,  on  ne  pouvait  le  tenter  avec  aucune  apparence 
«  de  succès.  Je  compte  donc  faire  demain  toutes  les  démarches  qui  pour- 
«  ront  persuader  l'ennemi  que  je  veux  passer  la  Sambre,  et  je  tacherai 
«  d'exécuter  le  projet  de  Denain ,  qui  serait  d'une  grande  utilité.  S'il  ne 
«  réussit  pas,  nous  irons  par  la  Sambre.  Je  suis  assez  bon  serviteur  du 
«roi  pour  garder  la  bataille  pour  le  dernier.  Elles  sont,  comme  vous 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLA RS.  109 

«  savez»  dans  la  main  de  Dieu,  et  de  celle-ci  dépend  le  salut  ou  la  perle 
((de  rÉtat^  et  je  serais  un  mauvais  Français  el  un  mauvais  serviteur,  si 
«je  ne  faisais  les  réflexions  convenables.  Je  suis,  etc.  n 

Villars  devait  être  fort  malheureux  du  Ion  de  ces  dépêches  royales. 
Aussi,  lorsque,  le  2^  juillet,  sa  hardiesse  fut  couronnée  d'une  si  grande 
Fortune,  il  se  contenta,  pour  en  rendre  compte,  d'écrire,  avec  un  peu 
d'humeur  peut-être,  une  courte  dépêche  au  roi,  et  d'e)^édier  à  la  cour 
un  de  ses  plus  intelligents  officiers  généraux,  le  marquis  de  Nangis, 
pour  exposer  les  détails  de  l'aflaire. 

Voici  la  dépêche  de  Villars,  écrite  du  champ  de  bataille  :  o  Après  plu- 
u sieurs  nouvelles  pénibles  à  Votre  Majesté,  j'ai  au  moins  la  satisfaction 
((  de  lui  en  apprendre  une  agréable.  M.  le  marquis  de  Nangis  aura  l'hon- 
(( neur  de  lui  dire  que  le  camp  retranché  de  Denain  a  été  emporté,  après 

ti  une  assez  vigoureuse  résistance Je  n'ai  point  donné  de  ces  batailles 

«générales  qui  mettent  un  royaume  en  péril;  mais  j'espère,  avec  l'aide 
«de  Dieu,  que  le  roi  retirera  d'aussi  grands  avantages  de  celle-ci.  Mi- 
((lord  Albemarte  a  été  pris;  M.  de  Nassau  tué,  deux  lieutenants  gêné- 
«  raux  pris,  deux  maréchaux  de  camp,  plusieurs  autres  officiers  princi- 
«  paux,  le  prince  d*Anhalt,  ont  été  faits  prisonniers.  Les  troupes  de  Votre 
tt  Majesté  ont  marqué  une  valeur  extrême;  je  ne  puis  assez  m*en  louer. 
«  M.  le  maréchal  de  Montesquiou  a  donné  tous  ses  ordres  avec  beaucoup 
ude  fermeté.  M.  d'Albergotti  a  montré  son  courage  ordinaire.  MM.  de 
«  Vieux-Pont  et  de  Broglie,  qui  commandaient  les  premiers  détache- 
((ments,  MM.  de  Brendié  et  de  Dreux,  et  M.  le  marquis  de  Nangis, 
«  M.  le  prince  d'Isenghien ,  M.  de  Mouchy ,  méritent  tous  de  très  grandes 

«louanges,  aussi  bien  que  le  major  général Si  j'en  dois  croire 

((M.  d' Albemarte,  M.  le  prince  Eugène  n'a  qu'à  se  retirer  par  Mons.  » 

La  dépêche  adressée  par  Villars,  le  26,  au  roi,  était  aussi  laconique. 
Elle  était  accompagnée  d'un  rapport  détaillé  de  M.  de  Contades,  major 
général  :  «J'ose  assurer  Votre  Majesté,  dit  Villars,  que  ce  que  l'on  a 
«  fait  était  certainement  tout  ce  qui  pouvait  arriver  de  plus  heureux . . . 
u  il  me  sera  toujours  très  aisé  de  prouver  très  clairement  à  Votre  Ma- 
((jesté  que,  pour  Landrecies,  je  n'ai  jamais  pu  y  combattre  qu'avec 
u  apparence  de  la  perte  de  l'armée  de  Votre  Majesté.  » 

Cette  dépêche  montre  bien  quelles  étaient  les  préoccupations  de  la 
cour  pour  la  vallée  de  l'Oise,  qu'ouvrait  Landrecies;  quels  étaient  les 
ordres  pour  débloquer  cette  place  à  tout  prix,  et  combien  Villars  a  du 
prendre  sur  lui  pour  se  porter  brusquement,  et  en  masse,  sur  Denain. 
Cette  dépêche  du  a 5  est  la  démonstration  de  la  déterminalion  spon- 
tanée du  maréchal  de  Villars. 


no  JOURNAL  DES  SAVANTS.  -  FÉVRIER  1879. 

Veul-OD  savoir  quels  étaient  les  périls  de  Tentreprise  ?  Écoutons  le 
témoignage  dun  juge  compétent,  celui  du  maréchal  de  Saxe,  qui  était 
page  du  prince  Eugène,  ù  cette  -époque  de  i  y  i  2,  et  qui  galoppait  à  ses 
côtés,  dans  cette  journée  mémorable.  Voici  ce  qu'il  a  écrit  quarante 
ans  après,  à  l'âge  de  l'expérience  et  des  réflexions^  : 

«A  laflaire  de  Denain,  le  maréchal  de  Villars  était  perdu,  si  le 
u  prince  Eugène  eût  marché  à  lui,  lorsqu'il  passa  la  rivière  en  sa  pré- 
ci  sence,  en  lui  prêtant  le  flanc.  Le  prince  ne  put  jamais  se  figurer  que 
(de  maréchal  fit  cette  manœuvre  à  sa  barbe,  et  cest  ce  qui  le  trompa. 
«Le  maréchal  de  Villars  avait  très  adroitement  masqué  sa  marche.  Le 
K  prince  Eugène  le  regarda  et  l'examina  jusqu'à  onze  heures,  sans  y  rien 
«comprendre,  avec  toute  son  armée  sous  les  armes.  S'il  avait,  dis-je, 
«marché  en  avaht,  toute  l'armée  française  était  perdue,  parce  qu'elle 
((prêtait  le  flanc,  et  qu'une  grande  partie  avait  déjà  passé  l'Escaut.  Le 
«prince  Eugène  dit  à  onze  heures  :  Je  crois  qu'il  vaut  mieux  aller 
«dîner,  et  fit  rentrer  ses  troiipes.  A  peine  fut-il  à  table,  que  milord 
«d'Albemarte  lui  fit  dire  que  la  tête  de  l'armée  française  paraissait  de 
«l'autre  côté  de  l'Escaut,  et  faisait  mine  de  vouloir  l'attaquer.  Il  était 
«  encore  temps  de  marcher,  et,  si  on  l'eût  fait,  un  grand  tiers  de  l'armée 
«  française  était  perdu.  Le  prince  donna  seulement  ordre  à  quelques 
«brigades  de  la  droite  de  se  rendre  aux  retranchements  de  Denain,  à 
«  quatre  lieues  de  là  ;  pour  lui  il  s'y  transporta  à  toutes  jambes,  ne  pou- 
«  vant  encore  se  persuader  que  ce  fût  la  tête  de  l'armée  française.  Enfin 
«il  l'aperçoit  et  lui  voit  faire  sa  disposition  pour  attaquer,  et,  dans  le 
«  moment,  il  jugea  le  retranchement  perdu  et  forcé.  Il  examina  r(?nnemi 
«  pendant  un  moment,  en  mordant  de  dépit  dans  son  gnnt,  et  il  n'eut 
«rien  de  plus  pressé  que  de  donner  ordre  que  l'on  retirât  la  cavalerie 
b  qui  était  dans  ce  poste. 

u  Les  eficts  que  produisit  cette  aflaire  sont  inconcevables.  Elle  fit  une 
«  différence  de  plus  de  cent  bataillons  sur  les  deux  armées;  car  le  prince 
«Eugène  fut  obligé  de  jeter  du  monde  dans  toutes  les  places  voisines. 
«  Le  maréchal  de  Villars,  voyant  que  les  alliés  ne  pouvaient  plus  faire  de 
«sièges,  tous  leurs  magasins  étant  pris,  tira  des  garnisons  voisines  plus 
«de  cinquante  bataillons  qui  grossirent  tellement  son  armée,  que  le 
«prince  Eugène,  ii'osant  plus  tenir  la  campagne,  fut  obligé  de  jeter 
«tout  son  canon  d.ms  le  Quesnoi,  qui  y  fut  pris.  .  .  ^n 

^  Voy.  les  Rêveries,  11,  5,  page  4ii  «dune  chose  qu'il  faut  que  je,  conte  ici 

édil.  de  Berlin  »  i863.  «  en  passant.  Le  combat  fini,  la  cavalerie 

*  «L'affaire   de   Denain,    ajoute    le  «  française  mit  pied  à  terre,  le  maréchal 

«  maréchal  de  ^axc ,  me  fût  ressouvenir  «  de  Villars  passant  le  long  de  la  ligne. 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  lll 

Cependant,  à  la  cour,  un  parti  frondeur,  encouragé  par  Timpalience 
du  vieux  roi,  déchirait  Villars  h  belles  dents,  accusait  ses  tâtonne* 
ments,  et,  après  le  succès,  ne  craignit  pas  de  lui  en  contester  Thonneur. 
Saint-Simon  sest  fait  l'organe  de  cette  cabale,  et  sa  passion  na  reculé 
devant  aucun  emportement,  à  cet  égard.  Il  y  était  même  soutenu  par 
un  compagnon  d armes  de  Villars,  dont  le  nom  a  été  déjà  prononcé, 
et  dont  il  est  temps  de  parler  avec  plus  de  détail.  Au  dire  de  Saint* 
Simon,  Villars  laissait  assiéger  et  prendre  les  places,  sans  donner  ba- 
taille, quoiqu'il  eût  des  ordres  réitérés;  il  mandait  force  gasconnades  et 
en  publiait,  mais  il  hésitait  et  reculait  toujours.  L'armée  en  murmurait 
publiquement.  «  Montesquiou  (ajoute  Saint-Simon)  vit  jour  à  donner 
u  un  combat  avec  avantage  ;  il  eut,  è  iarmée  et  à  la  cour,  tout  Thonneur 
«de  cette  action,  qui  leva,  pour  ainsi  dire,  le  sort  dont  nous  étions  mi- 
Qsérablement  enchantés,  qui  parut,  avec  raison,  un  prodige  de  la  Pro- 
ii  vidence,  et  qui  mit  fm  à  nos  malheurs.  Montesquiou  eut  le  sens  d  être 
usage  et  modeste,  de  laisser  faire  le  matamore  h  Villars,  qui  se  fit  mo- 
«qucr  de  soi,  de  respecter  la  protection  de  madame  de Maintenon ,  et  de 
u  se  contenter  de  la  gloire  à  laquelle  personne  ne  se  méprit.  » 

Saint-Sitnon  vient  de  révéler  le  secret  de  sa  haine.  Villars,  homme 
d'esprït,  aimable  et  dévoué,  avait  gagné  la  confiance  de  madame  de 
Maintenon,  et  les  inimitiés  profondes  dont  elle  a  étéVobjet  rejaillissaient 
sur  lui.  Aussi,  comme  Saint-Simon  ne  craignait  pas  de  se  répéter, 
quand  il  trouvait  à  satisfaire  sa  passion,  il  a  reproduit  dans  ses  Annota- 
tions sur  le  journal  de  Dangeau,  les  sarcasmes  qu'il  avait  répandu  dans 
ses  Mémoires.  Au  mardi  26  juillet,  jour  où  la  nouvelle  de  Denain 
arriva  à  Fontainebleau,  Dangeau  a  marqué,  en  chroniqueur  fidèle,  ce 
qu'il  avait  vu  et  entendu  autour  de  lui  : 

uLe  roi  ne  devait  être  réveillé  qu\^  huit  heures  un  quart,  qui  est 
«l'heure  où  on  le  réveille  tous  les  matins;  mais  on  l'éveilla  un  peu 
ce  plutôt,  voyant  arriver  M.  Voisin  qui  amenait  M.  de  Nangis  avec  lui; 
c(il  apporte  la  nouvelle  que  nous  avons  forcé  les  retranchements  de 
<i Denain,  où  le  prince  Eugène  avaft  laissé  dix-huit  bataillons  et  quelque 


«  comme  il  était  toujours  gai,  parlant  à 
«des  soldats  d'un  régiment  qui  était  sur 
«sa  droite,  il  leur  dit:  Eh  bien,  mes 
<•  enfants,  nous  les  avons  enfin  battus. 

■  Quelques-uns  se  mirent  h  crier  «vive 
•  le  roi,»  à  jeter  leur  cliapcau  en  Tair, 
«  el  à  tirer;  la  cavalerie  s*  en  mêla ,  et  cela 

■  effraya   tellement  les  chevaux,  qu'ils 


«  s'arrachèrent  des  mains  des  cavaliers 
«et  s'enfuirent  tous.  S'il  y  avait  eu 
«  quatre  liommes  qui  eussent  couru  de- 
«vant  eux,  ils  les  auraient  menés  à 
a  Tennemi.  Cela  fit  un  désordre  et  un 
«  dommage  considérable  ;  il  y  eut  beau- 
■  coup  de  monde  blessé  et  quantité 
«  (l'armes  perdues.  » 


112  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

«cavalerie  quil  prétendait  pouvoir  soutenir,  parce  qu'il  avait  la  plus 
«grande  partie  de  son  armée  derrière  TEscaillon,  qui  se  jette  dans 
«TEscaut,  forl  près  deDenain;  et,  effectivement,  il  vint  pour  le  soute- 
«nir,  mais  nous  étions  déjà  maîtres  du  poste,  elle  prince  Eugène  fut 
«  toujours  repoussé  aux  points  sur  TEscaut  où  il  voulut  passer.  La  reia- 
«tion  de  cette  affaire  serait  trop  longue;  elle  a  été  fort  bien  entreprise 
«  et  fort  bien  exécutée.  Toutes  les  troupes  ennemies  qui  étaient  dans  les 
«retranchements  de  Denain  ont  été  tuées ,  noyées  ou  prises..  .  .  Le  roi 
<«loua  fort  le  maréchal  de  Villars.  »  (Le  nom  de  Montesquieu  n'est  pas 
prononcé.) 

Sur  quoi  Saint-Simon  se  récrie  :  «La  fadeur  et  Tesprit  courtisan  de 
vDangeau,  dit-il,  parait  bien  à  celte  page.  Le  maréchal  de  Villars  ne 
«  voulait  rien  hasarder,  et  avait  manqué  bien  des  occasions.  Celle-ci,  il 
«ne  voulait  rien  faire,   et  Montesquiou  avait  dépêché  au  roi,  dont  il 

«était  fort  connu 11  avait  ordre  de  combattre  dès  quil  le  pour- 

«rait,  parce  que  les  affaires  étaient  à  leur  dernier  période.  Gela  le 
«rendit  plus  hardi  à  entraîner  Villars  malgré  lui  dans  cette  marche,  le- 
'(  quel  allongeait  et  retardait  toujours.  Montesquiou ,  voyant  la  partie 
«belle,  le  lui  manda,  et  Villars,  au  heu  d accourir,  défendit  à  Montes- 
«  quiou  d  attaquer  et  de  rien  faire;  sur  quoi,  Montesquiou,  qui  avait  son 
«  ordre  particulier  du  roi,  se  hâta  d'engager  Taffaire ,  pour  que  Villars  ne 
«s'en  pût  dédire.  En  effel,  Villars  qui.  d'un  quart  de  lieue,  entendit  le 
«  feu ,  envoya  ordre  sur  ordre;  mais  Montesquiou  répondit,  sans  s'émou- 
«  voir,  que  le  vin  était  tiré  et  qu'il  le  fallait  boire.  Il  en  eut  aussi  tout 
«  l'honneur,  dans  l'armée  et  à  la  cour.  *> 

Il  est  difficile,  aujourd'hui,  d'expliquer,  encore  moins  de  justifier  le 
sentiment  de  rivalité  auquel  s'abandonnait  secrètement,  à  l'égard  du  ma- 
réchal de  Villars,  le  maréchal  de  Montesquiou ,  son  second  ,  qui  n'a  laissé , 
devant  Thistoire,  que  le  souvenir  de  commandements  honorables, 
mais  secondaires.  Il  était,  il  est  vrai,  plus  âgé  que  Villars;  il  était  né  en 
i6^5,  et  Villars  était  né  en  i653.  Mais  le  maréchalat  de  Montesquiou 
ne  datait  que  de  1709,  tandis  que  le  maréchalat  de  Villars  datait  de 
1703  et  de  la  bataille  de  Friediingen,  où  il  commandait  en  chef  l'ar- 
mée du  Rhin.  Le  maréchal  de  Montesquiou  avait  toujours  servi  sous  les 
ordres  de  Villars.  En  1708,  il  commandait  sous  Villars  une  division 
de  Tarmée  des  Alpes,  et  Villars  s'était  plu  à  signaler,  auprès  de  ma- 
dame de  Maintenon,  le  brillant  fait  d'armes  du  Cézanne,  où  Montes- 
quiou s'était  couvert  d'honneur. 

«Vous  m'avez  attiré  un  remerciement  de  M.  d'Artagnan  (c'était  le 
unom  que    portait  Montesquiou  avant  d'être  maréchal  de  France), 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  113 

«écrivait  madame  de  Maintenon  au  maréchal  de  Villars.  Je  voudrais 
(ique  les  officiers,  qui  servent  avec  vous,  sussent  les  témoignages  que 
«vous  leur  rendez  auprès  du  roi,  pendant  que  les  autres  généraux  se 
«plaignent  souvent  de  ceux  qui  sont  avec  eux.  Si  on  vous  connaissait 
«autant  que  moi,  on  vous  aimerait  beaucoup.  » 

En  1709,  Montesquieu  était,  en  Flandre,  un  des  lieutenants  géné- 
raux du  maréchal  de  Villars,  commandant  en  chef;  et  celui-ci,  rendant 
compte  au  roi  de  la  sanglante  affaire  de  Varneton ,  avait  soin  d*y  mar- 
quer que  M.  d*Artagnan  «s'était  conduit,  dans  cette  occasion,  avec 
«toute  l'activité  et  tout  l'ordre  d'un  officier  général.  »  C'était  sur  la  pro- 
position de  Villars  qu'un  commandement  supérieur  avait  été  donné  à 
Montesquiou,  quelques  jours  avant  la  rencontre  de  Malplaquet;  et 
celui-ci  avait  été  le  témoin  de  l'acte  magnanime  d'abnégation  qui  avait  * 
pénétré  Tarmée  française  d'une  si  juste  estime  pour  le  maréchal  de 
Bouffiers,  Tancien  du  maréchal  de  Villars,  et  qui  vint  cependant  servir 
sous  ses  ordres,  en  vue  du  bien  public. 

On  sait  qu'à  cette  rude  bataille  Villars  eut  le  genou  fracassé  et  fut 
mis  hors  de  combat,  vers  le  milieu  du  joiu.  L'aile  que  dirigeait  Mon- 
tesquiou fit  une  héroïque  résistance,  et  les  rapports  de  Villars  contri- 
buèrent beaucoup  à  faire  donner  le  bâton  de  maréchal  à  ce  dernier, 
qui  eut  même  le  commandement  provisoire  delarmée,  après  la  re- 
traite de  M.  de  Boufflers.  Loin  de  craindre  des  collègues  ou  des  subal- 
ternes trop  considérables,  Villars  les  appelait  au  contraire  volontiers  à 
s'associer  à  lui.  Il  s'exposait,  comme  par  goût,  dans  une  bataille,  et  il 
désirait  partager  la  responsabilité  du  commandement.  C'est  ainsi  qu'il 
demanda  l'adjonction  du  maréchal  de  Berwick,  et  s'offrit  k  servir  sous 
ses  ordres.  Dans  une  autre  circonstance,  il  demanda  l'association  du 
maréchal  d'Harcourt.  Mais,  à  coup  sûr,  le  maréchal  de  Villars  n'aurait 
jamais  souffert  que  les  rôles  fussent  intervertis,  comme  Saint-Simon  le 
donne  à  comprendre,  au  sujet  de  la  journée  de  Denain.  Toute  la  cor- 
respondance du  maréchal  atteste  le  caractère  fier  de  Villars,  et  le  soin 
qu'il  prenait  de  faire  respecter  son  autorité. 

Du  reste,  la  correspondance  aujourd'hui  connue  démontre,  avec  la 
faiblesse  du  maréchal  de  Montesquiou,  l'insigne  fausseté  des  suppositions 
de  Saint-Simon. 

Il  est  certain  que  le  maréchal  de  Montesquiou  a  voulu  s'attribuer  la 
gloire  de  la  journée  de  Denain,  aux  dépens  de  l'honneur  de  son  général 
en  chef,  et  qu  il  a  dépassé  la  mesure  d'une  légitime  prétention.  Il  écri- 
vit lui-même  au  roi,  le  3 4  juillet,  et  du  champ  de  bataille,  une  lettre 
peu  obligeante  pour  Villars,  lettre  courte  mais  significative,  qui  se  ter- 

i5 


11^  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

minait ,  parait-il ,  par  la  demande  d'un  régiment  pour  son  neveu ,  et 
du  Saint-Esprit  pour  lui-même.  Il  a  revendiqué  l'initiative  exclusive  de 
la  marche  sur  Denain. 

Nous  avons  exposé  jadis,  depuis  son  origine  ^  toutes  les  phases  du 
projet  de  couper  la  ligne  d^opératlons  du  prince  Eugène.  On  se  souvient 
que  Villars  lui-même,  entre  les  mains  duquel  était  concentrée  la  direc- 
tion de  l'armée  et  la  correspondance  avec  Louis  XIV,  a  eu  Thonnêteté 
de  constater  que,  le  22  juillet  au  soir,  le  maréchal  de  Montesquiou,  re- 
connaissant, comme  lui,  ladifliculté  d*attaquer avec  avantage  le  prince 
Eugène,  à  Landrecies,  ainsi  que  le  désirait  la  cour,  lui  avait  remis  sous 
les  yeux  l'idée  d'une  pointe  soudaine  sur  Denain,  idée  que  Villars  avait 
personnellement  communiquée  au  roi  depuis  plusieurs  jours.  M.  de 
Nangis  a  dû,  d'après  les  ordres  de  Villars,  être  tout  aussi  juste  pour 
iMontesquiou,  dans  son  rapport  verbal  à  Louis  XIV*  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  la  réponse  du  roi,  du  26  juillet,  où  nous  lisons  :  «Le  marquis  de 
u  Nangis  m'a  parfaitement  expliqué  toutes  les  particularités  de  cette  action. 
u  On  ne  peut  trop  louer  la  manière  dont  vous  en  avez  formé  le  dessein, 
«  de  concert  avec  le  maréchal  de  Montesquiou,  le  secret  avec  lequel  vous 
M  l'avez  conduit,  et  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  l'exécuter  avec  autant 
«  de  succès.  ») 

Nous  n'avons  pas  le  texte  de  cette  première  lettre  où  Montesquiou  a 
cherché  à  prendre  des  avantages  sur  Villars;  mais  nous  avons  la  brève 
réponse  que  lui  adressa  le  roi,  le  27  juillet;  chaque  chose  y  est  mise  à 
.sa  place ,  et  Montesquiou  dut  en  comprendre  la  portée.  «  J'ai  reçu  la  lettre 
«  que  vous  m*avez  écrite  le  2  4  de  ce  mois;  je  sais  toute  la  part  que  vous 
«  avez  eue  à  l'aOaire ,  et  dans  le  projet  et  dans  l'exécution.  J'en  écris  plus 
u  long  au  maréchal  de  Villars,  en  lui  marquant  combien  je  suis  satisfait 
a  de  la  valeur  de  mes  troupes  et  de  la  conduite  de  tous  les  ofliciers  gé- 
unéraux.  Je  suis,  bien  aise  de  vous  marquer  plus  particulièrement  à 
u  quel  point  je  suis  content,  etc.  » 

Il  est  probable  que  le  maréchal  de  Montesquiou  avait  écrit ,  par  le 
même  courrier,  au  ministre  de  la  guerre,  car  la  lettre  du  roi  que  nous 
venons  de  rapporter  était  accompagnée  d'une  répopsc  de  M.  Voisin  sous 
la  même  date  : 

«Je  joins  ici.  Monsieur,  la  réponse  du  roi  à  la  lettre  que  vous  avez 
«  écrite  à  Sa  Majesté.  Elle  est,  je  vous  assure,  parfaitement  satisfaite  de  la 
((  part  que  vous  avez  eue  au  combat  de  Denain,  et  du  concert  avec  lequel 
«vous  avez  agi  avec  M.  le  maréchal  de  Villars,  tant  pour  cette  action 

'  V^oyez  la  Revue  des  Deux  Mondes,  loc.  cit. 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  115 

((que  pour  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  le  commencement  de  la  cani- 
«pagne.  Recevez-en,  je  vous  en  supplie,  mon  compliment;  je  vous  le 
((  fais  de  bon  cœur.  Celte  seule  action  est  capable  de  rétablir  nos  affaires, 
«et  elle  ne  contribue  pas  peu  à  faciliter  les  négociations  pour  la  paix. 
«J'ai  proposé  Monsieur  votre  neveu  au  roi  pour  le  régiment  de  ïour- 
((  ville  :  Sa  M.ijesté  na  encore  rien  déterminé;  je  lui  en  reparlerai  lors- 
«  quelle  voudra  donner  le  régiment.  J  espère  que  nous  aurons  bientôt 
f  de  vos  nouvelles,  sur  la  prise  de  Marchiennes.  Je  suis ,  etc.  » 

Cette  correspondance  eût  passé  inaperçue,  si  les  réponses  du  roi  et 
de  M.  Voisin  n avaient  été  remises,  par  le  courrier  du  roi,  au  maréchal 
de  Villars,  lequel ,  ayant  lu  5ur  l'enveloppe  :  Monsieur  le  Maréchal ,  crut 
que  la  dépêche  était  pour  lui,  et  la  décacheta.  Il  y  trouva  la  révélation 
du  procédé  de  M.  de  Montesquiou,  et  il  s'en  expliqua  vivement,  tant 
avec  le  ministre  de  la  guerre  qu'avec  le  maréchal  lui-même.  Nous  avons 
ia  lettre  du  maréchal  de  Villars  à  M.  Voisin,  elle  est  assez  curieuse  à  lire  : 

'(Je  vous  rends.  Monsieur,  mille  très  humbles  grâces  du  compliment 
«dont  vous  m*hbnorez  sur  ce  qui  s  est  passé  ici.  Je  suis  ravi  que  le  roi 
«  soit  content,  et  que  vous  ayez  trouve  que  Ton  y  a  fait  ce  qui  se  pouvait 
«de  mieux.  Je  vous  supplie  de  croire.  Monsieur,  que  cette  barque  nest 
«pas  facile  à  mener.  Tout  ce  qui  ne  tient  pas  le  timon  pense,  raisonne 
«  comme  il  lui  plait ,  surtout  après  Vévènement. 

((Je  vous  avouerai.  Monsieur,  que  la  lettre  que  vous  écrivez  à  M.  le 
«maréchal  de  Montesquiou  m  ayant  élé  rendue,  je  n  imaginais  pas, 
H  voyant  :  Monsieur  le  Maréchal^  que  ce  ne  fût  pas  pour  moi,  et  que  je 
a  Tai  ouverte,  et  n  ai  reconnu  que  ce  n*était  pas  pour  moi  quen  achevant 
«  de  la  lire  :  c  est  une  faute ,  mais  innocente  de  ma  part.  Je  vois  qu  il  ne 
«  s  oublie  pas,  dans  les  mérites  du  projet  et  de  lexécution;  il  pouvait  se 
'<  reposer  sur  moi.  Je  lui  rends  justice;  mais  cette  même  justice  ne  veut 
ce  pas  qu  en  me  taisant  sur  ce  qui  me  regarde,  il  veuille  profiler  de  mon 
ce  silence  pour  s'attribuer  tout  l'honneur.  J'ai  pour  témoin  larchevêque 
«  de  Cambrai  (c  était  FénelonJ,  qu  après  la  lecture  de  la  lettre  du  roi  qui 
a  ordonnait  qu'on  cherchât  les  ennemis ,  M.  le  maréchal  de  Montesquiou 
«  me  pressa  très  vivement  pour  envoyer  à  la  cour  un  homme  de  carac- 
iiXbve  qui  représentât  qu'il  ne  fallait  pa$  se  commettre  ù  une  bataille, 
M  proposant  toujours,  comme  dès  les  commencements  de  la  campagne, 
a  des  retranchements  vers  la  tête  de  l'Oise  et  de  la  Somme.  Il  m'a  fait 
«  prier  par  M.  deBernières  de  supplier  Sa  Majesté  de  vouloir  bien  fho- 
«norer,  dans  cette  occasion,  de  Tordre  du  Saint-Esprit,  et  je  le  ferai.  Je 
a  suis  fortdroit,  et  sans  art,  et  vis  avec  lui  comme  si  je  ne  devais  pas 
u  avoir  de  ressentiment  de  ne  favoir  pas  trouvé  de  même  sur  ce  qui 

i5. 


116  JOUBNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

tt  me  regarde;  et  même  je  lui  ai  dit,  depuis  cette  aflaire,  et  avec  ouver- 
«  ture  d'amitié,  quil  devait  convenir  qu'il  avait  eu  tort  avec  moi. 

«Vous  m'avez  trouvé,  Monsieur,  trop  de  réflexions  avant  l'attaque; 
((  celui  qui  a ,  pour  ainsi  dire ,  le  salut  de  TEtat  entre  les  mains ,  a  le  droit 
«d'en  faire,  surtout  quand  il  peut  être  question  de  combattre  avec  de 
V  grands  désavantages.  C'est  ce  qui  arrive  quand  on  trouve  un  ennemi 
«  posté  et  couvert.  Il  n'a  pu  être  attaqué,  placé  devant  Landrecies,  par  la 
«  nature  du  pays.  Pour  moi.  Monsieur,  je  fais  profession  d'être  très  vrai, 
«très  zélé  pour  le  roi  et  pour  l'État,  et  plus  parfaitement  que  personne 
«  au  monde.  Monsieur,  votre  serviteur,  etc.  » 

En  même  temps  que  le  maréchal  de  Villars  écrivait  d'un  style  si  ferme 
au  ministre  de  la  guerre,  le  maréchal  de  Montesquiou  répondait  de  son 
côté  à  la  letlrc  gracieuse  de  M.  Voisin  qui  avait  passé  par  les  mains  du 
général  en  chef. 

La  manière  dont  est  tournée  cette  réponse  laisse  facilement  imaginer 
ce  qu'avait  dû  être  la  lettre  du  26.  Il  est  difficile  d'être  plus  désobligeant 
pour  M.  de  Villars. 

«J'ai  reçu,  dit  Montesquiou  à  M.  Voisin,  la  lettre  de  Sa  Majesté  que 
M  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'envoyer,  avec  celle  que  vous  avez  eu 
((la  bonté  de  m'écrire.  Je  souhaite,  plus  qu'homme  du  monde  que  Sa 
u  Majesté  soit  contente  de  mon  zèle  k  lui  rendre  service.  Je  vous  avoue 
«que  la  part  que  j'avais  au  projet,  et  mon  opiniâtreté  à  faire  passer 
«  l'Escaut  à  l'armée,  et  à  attaquer  les  lignes  de  Denain,  m'a  fait  passer 
«de  mauvais  quarts  d'heure,  depuis  notre  départ  de  près  delà  Sambre, 
«jusqu'au  moment  que  l'action  a  été  finie;  car  cela  n'était  du  goût  de 
«personne,  et  je  voyais  toute  l'armée  prête  à  tomber  sur  moi,  et  je  vous 
«  assure  qu'il  faut  être  hardi  pour  se  charger  de  paquets  de  cette  im- 
«  portance. 

«Je  suis,  etc.  » 

On  peut  croire  que  l'efict  de  cette  lettre,  joint  à  l'impression  que 
dut  produire  la  dépêche  de  Villars  arrivant  par  le  même  courrier,  ne 
disposa  point  l'esprit  du  roi  en  faveur  du  maréchal  de  Montesquiou, 
car  celui-ci  n'eut  ni  le  cordon  bleu,  objet  de  ses  désirs,  ni  même  le  ré- 
giment qu'il  demandait  pour  son  neveu.  On  regrette  de  rencontrer  l'ex- 
pression d'un  dépit  peu  élevé  dans  une  lettre,  datée  du  5  août,  que 
Montesquiou  adressait  à  M.  Voisin,  et  qui  est  restée  au  dépôt  de  la 
guerre. 

«J'ai  reçu.  Monsieur,  celle  que  vous  me  faites  l'honneur  de  m'écrire, 
«par  laquelle  j'apprends  que  Sa  Majesté  a  disposé  des  régiments;  je 
«n'en  suis  pas  étonné,  car  je  ne  suis  pas  heureux;  et,  quoique  je  serve 


LOUIS  XlV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  U? 

«avec  Tappiication  dun  sujet  zélé,  et  même  quelquefois  heureusement, 
((tout  cela  ne  me  facilite  pas  les  moyens  d*avoir  ce  que  je  souhaite;  au 
((  contraire ,  cela  me  représente  tous  les  chagrins  passés.  Permettez-moi , 
((Monsieur,  de  vous  les  dire  :  J  ai  un  frère  abbé,  et  très  digne  sujet  dans 
(d'Église,  connu  du  P.  Le  Tellier  et  de  M.  le  curé  de  Saint-Sulpice, 
tt  qui  a  pour  /l,ooo  ou  5,ooo  livres  de  bénéfices,  et  il  y  a  trente  ans  que 
ttje  prie  le  roi  de  lui  donner  une  abbaye  ou  un  évêché;  je  ne  Tai  jamais 
CI  pu  obtenir,  tandis  que  j'en  vois  donner  à  chacun.  Je  demande  des  ré- 
«giments  pour  mes  neveux,  et  en  dernier  lieu  un  qui  vaque  dans  lac- 
«tion  que  j*ai  dirigée,  où  je  suis  et  où  il  est  :  Je  le  vois  donner  à  gens 
((qui,  dans  leur  vie,  ne  tireront  pas  tant  de  coups  de  fusil  qu'il  en  a  es- 
«suyé.  Outre  cela,  je  vois  dans  Tannée  deux  cordons  bleus,  tandis  que 
«je  ne  l'ai  point.  Je  suis,  etc.» 

Nous  trouvons  une  explosion  encore  plus  violente  des  ressentiments 
de  Montesquiou  dans  un  acte  émané  de  lui,  en  i  ya/i ,  à  une  époque  où 
la  réaction  contre  le  gouvernement  et  les  amis  de  M°"  de  Mainteuon 
était  encore  dans  toule  sa  ferveur.  Alors  seulement,  Montesquiou  fut 
nommé  chevalier  du  Saint-Esprit,  et,  pour  obéir  aux  statuts  de  l'Ordre, 
il  dut  déposer,  entre  les  mains  des  commissaires  délégués  pour  sa  ré- 
treption,  un  mémoire  justificatif  de  ses  services  et  de  sa  noblesse.  Pour 
sa  noblesse,  elle  était  à  coup  sûr  du  premier  rang;  pour  les  services 
nn'litaires,  ils  étaient  considérables.  Mais  il  y  raconte  à  sa  façon  la  ba- 
taille de  Denain,  et  Ton  y  voit  trop  facilement  la  source  où  Saint-Simon 
s'e.vt  inspiré.  Villars  y  joue  le  rôle  ridicule  qu'on  connaît,  et  qui  con- 
traste singulièrement  avec  la  résolution  audacieuse,  téméraire  quelque- 
fois, que  lui  accordent  les  contemporains.  Cette  pièce  manuscrite  n'eut 
alors  aucune  publicité  et,  par  conséquent,  passa  sans  être  remarquée. 
Mais  plus  tard,  en  1786,  elle  a  été  imprimée  parmi  les  pièces  justifi- 
catives de  la  Généalogie  de  la  maison  de  Montesquiou,  par  Chérin  '. 

La  pièce* se  termine  par  ces  paroles  :  c(N*élant  plus  nécessaire  en 
«  Flandre,  Sa  Majesté  me  rappela  et  me  marqua  être  très  contente  de 
«  moi,  et  qu'elle  m'en  donnerait  des  preuves  incessamment.  Il  mourut, 
«  et  m'a  laissé  des  espérances.  » 

L'ameitumedu  mécontentement  est  trop  accentuée  |)ar  ces  derniers 
mots,  pour  ne  pas  mettre  le  lecteur  en  garde  contre  le  récit  tout  entier 

^  Paris,    l'jSà,   un  volume  in -4%  les  dates,  t.  Il,  p.  271,  édit.  de  1784* 

p.  166  et  ftuiv.  C*est  uo  savant  volume.  Le  duc  de  Fezen^ac  en  a  tiré,  en  18^7^ 

que  neùt  pas  désavoué  Duchesne,  el  son  Histoire  de  la  maison  de  Montesquiou 

qui  a  été  fobjet  d'un  juste  éloge,  de  la  (i  vol.  in-8*),  en  y  répandant  les  grâces 

part  des  bénénîclins  de  Y  Art  de  vérifier  de  son  esprit. 


l 


118  JOURNAL  DES  SAVANTS. —  FÉVRIER  1879. 

du  maréchal  de  Montesquiou,  qui  nest  qu'un  spécimen  de  celui  de 
Saint-Simon.  Le  maréchal  de  Montesquieu  était  un  oi&cier  de  mérile. 
solide  au  feu,  exact  au  service,  mais  avantageux  et  frondeur;  il  n était 
pas  d  avis  du  siège  de  Douai ,  après  la  bataille  de  Denain ,  et  il  jugeait  Ten- 
treprise  téméraire.  Le  maréchal  de  Villars,  étant  d'un  autre  avis,  donna 
des  ordres  en  conséquence ,  et  le  succès  montra  qu  il  avait  bien  jugé.  Mais 
les  cabales  de  Versailles  avaient  leur  écho  dans  le  camp  de  Villars,  et  il 
eut  besoin  de  faire  acte  d'autorité  pour  se  faire  obéir.  Voici  comment 
il  raconte  lui-même  ce  qui  se  passa  dans  larmée  à  ce  sujet;  «Visitant 
ules  ouvrages  que  j  avais  ordonnés  la  veille,  dit-il,  je  fus  très  surpris 
«que  M.  d'Albei'gotti  (un  de  ses  lieutenants  généraux,  celui-là  même 
i(.qui  avait  capitulé  dans  Douai  quelques  mois  auparavant)  eut  employé 
(des  travailleurs  dans  les  endroits  peu  importants,  et  quil  eut  m^^gligé 
wceux  qui  lui  avaient  été  le  plus  recommandés.  Je  le  trouvai  près  du 
a  château  de  Lalain,  avec  le  maréchal  deMontesquiou  et  quelques  autres 
'«ofl&cîers  généraux,  qui  soutenaient  que  l'entreprise  de  Douai  ne  pou- 
«  vait  réussir.  Cette  affectation  de  contrecarrer  mes  desseins,  et  surtout 
«de  ne  pas  faire  ce  que  j'avais  commandé,  m'irrita  :  Je  n'y  serai  plus 
«trompé,  ]eur  dis-je  vivement,  car  mon  frère,  Nangis  et  Contades  se 
«relèveront,  et  ne  quitteront  pas  l'ouvrage  qu'il  ne  soit  parfait;  et, 
«  quand  je  donne  des  ordres,  je  veux  qu'on  les  suive. 

«Je  marchais  seul,  continue  le  maréchal,  et,  voyant  derrière  moi  le 
«  prince  de  Rohan  qui  venait  de  quitter  ces  Messieurs,  je  lui  parlai  de 
«ma  peine,  au  sujet  de  la  négligence  de  ces  officiers  généraux.  Il  avait 
«été  quelque  temps  en  conversation  avec  eux,  et,  tout  imbu  de  leurs 
«mauvais  discours,  il  me  répondit  :  La  peine  la  plus  grande  est  l'inuti- 
tf  lité  de  toutes  celles  que  nous  nous  donnons,  àav  on  ne  saurait  prendre 
«Douai. 

«Est-ce  là,  Monsieur,  lui  répondis-je  en  colère,  ce  que  vous  venejL 
«  d'apprendre  de  ces  docteurs?  Ils  vous  ont  inspiré  une  iàusse  doctrine. 
«En  même  temps  je  retournai  sur  mes  pas,  et  poussai  mon  cheval  sur 
«eux.  Mais  me  voyant  revenir  avec  un  geste  animé,  ils  s'écartèrent  et 
«rentrèrent  dans  les  rues  du  camp.  Je  n'en  fus  pas  fâché,  car  leur  re- 
«  traite  m'épargna  ce  que  j'aurais  pu  mettre  de  trop  vif  dans  cette  ren- 
«  contre.  Il  parait  que  le  roi  fut  aussi  fatigué  que  moi  des  mauvais  t^- 
«sonnements  qu'on  faisait  sur  la  possibilité  de  la  prise  de  Douai,  car  il 
«dit  publiquement  à  son  lever  :  J'ai  reçu  une  lettre  du  maréchal  de 
<.  Villars;  j'approuve  fort  les  mesures  qu'il  a  prises  pour  assurer  le  siège 
«de  Douai,  et  je  lui  mande  de  mépriser  les  discours  que  l'on  tient  â 
«l'armée,  comme  je  méprise  ceux  que  l'on  tient  icii  » 


LOUIS  Xiv  ET  LK  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  119 

Il  a  (lu  se  passer  auprès  du  roi,  et  au  sujet  de  la  journée  de  Denain, 
quelque  chose  d*anaioguc  à  ce  que  nous  venons  dapprendre  du  siège 
de  Douai,  et  cest  ce  qui  explique  comment  le  maréchal  de  Montes- 
quiou  n*a  reçu  acunc  marque  de  la  gratitude  du  roi. 

Il  nous  reste  un  autre  témoignage  de  mécontentement  de  Montes- 
quiou  dans  une  tradition  de  famille,  dont  Texpression  nous  a  été  trans- 
mise, avec  quelques  détails  que  le  maréchal  avait  dû  supprimer  dans 
son  mémoire,  en  l'jifi. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  une  couite  Histoire  de  la  maiion  de 
Montesîjaiou,  écrite  par  ce  brave  et  loyal  duc  de  Fezensac,  que  nous 
avons  tous  connu  et  honoré,  et  dans  laquelle  évidemment  il  s  est  rendu 
l'interprète  sincère  dune  opinion  reçue  dans  la  noble  race  dont  il  a  été 
un  si  glorieux  i^cjeton.  Nous  y  lisons,  page  i53  : 

«  Peut-être  eûl-on  fait  sagement  de  donner  au  maréchal  de  Montes- 
«  quiou  le  commandement  de  Tarmée  de  Flandre.  Le  maréchal  de 
«  Villars  fut  préféré  et  Montesquiou  employé  sous  ses  ordres.  Les  cir- 
u constances  devenaient  de  plus  en  plus  critiques  :  il  fallait  combattre, 
<•  et  la  perte  d  une  bataille  entraînait  la  ruine  de  l*Etat.  Montesquiou  crut 
«avoir  trouvé  le  moment  favorable;  mais  ce  n était  point  lavis  de  Vil- 
«lars.  Le  nouveau  maréchal  osa  écrire  au  roi  directement,  malgré  le 
«danger  d'avoir  raison  contre  son  chef.  Le  roi  loi  répondit  d'agir  har- 
«dimcnt,  en  ménageant  l'amour-propre  du  général.  Montesquiou,  fort 
«de  cette  assurance,  livra  la  bataille  de  Denain  et  la  gagna  sans  le  ma- 

«réchal  de  Villars  et  presque  malgré  lui Villars  s'en  attribua 

«l'honneur.  Montesquiou  eut  la  sage  modestie  de  ne  pas  s'en  plaindre, 
«et  sa  gloire  ne  fit  qu'y  gagner.» 

Hélas!  le  maréchal  de  Montesquiou  s'en  plaignit  trop ,  au  contraire , 
du  moins  en  secret,  et  en  exagérant  sa  part  d'action  dans  l'affaire  de 
Denain.  Il  eu  reste  deux  lettres,  qui  sont  comme  l'annonce  de  son  mé- 
moire de  1 734 ,  et  il  eût  mieux  valu  pour  sa  gloire  qu'il  ne  les  eût  pas 
écrites. 


Ch.  GIRAUD. 


(La  suite  à  un  prochain  cahier,) 


120  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 


Les  Mibabea  u  ,  nouvelles  études  sur  la  Société  française  au  x  vin'  siècle , 
par  Louis  de  Loménîe,  de  TAcadémie  française,  2  vol.  in-8°. — 
Paris,  Dentu,  éditeur. 

DEOXIÈME   ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

A  mesure  que  Ton  avance  dans  Tétude  de  cet  ouvrage,  lestime  s  ac- 
croît pour  lautcur  et  les  critiques  s*alténuent.  On  sent  mieux  le  prix  de 
cet  immense  labeur  et  de  ce  souci  du  délail,  qui  paraît  excessif  aux  lec- 
teurs pressés  d*arriver  au  but.  Laissons  les  impatients  et  les  difficiles  se 
plaindre  de  la  lenteur  du  récit  ou  de  la  confusion  apparente  du  plan. 
Que  la  composition  laisse  à  désirer,  que  les  proportions  ne  soient  guère 
observées,  on  ne  le  nie  pas.  Mais  il  faut  montrer  les  compensa- 
tions. Quelle  érudition  exacte  et  sûre!  Que  de  recherches  utiles  sur 
loriginc  et  la  filiation  des  idées,  les  relations  des  hommes  et  des  partis, 
les  influences  subies,  les  phases  successives  et  parfois  contradictoires  de 
Topinion,  l'état  des  esprits  et  fhistoire  des  mœurs  !  C  est  toute  une  épo- 
que gravitant  autour  d*une  famille.  On  se  console  du  temps  employé  à 
éclaircir  tant  de  choses  obscures  et  secondaires,  quand  de  chacun  de 
ces  détails  un  rayon  doit  rejaillir  sur  des  figures  historiques  telles  que 
Mirabeau.  On  ne  peut  se  soustraire  à  fintérêt  étrange  et  continu  de  cette 
histoire  à  travers  ces  deux  générations,  où  se  montrent,  dans  une  di- 
versité quelque  peu  discordante,  des  génies  inachevés,  des  caractères 
excentriques,  mais  puissants,  des  commencements  en  toute  chose, 
ébauches  de  grandes  ambitions  et  de  grandes  destinées  qui  avortent, 
où  se  joue  je  ne  sais  quel  démon  familier  et  malin  qui  arrête  TeBort  en 
deçà  du  but,  parfois  même  le  porte  au  delà,  trop  loin  ou  à  côté,  jamais 
au  but  même,  toujours  inaccessible  et  manqué.  Il  semble  quil  soit  ré- 
servé à  un  autre,  au  vrai  grand  homme  de  la  famille,  de  l'atteindre. 
Et  même  peut-on  dire  que  le  dernier  Mirabeau  Tait  réellement  atteint 
et  qu*il  ait  rempli  sa  destinée,  telle  quil  la  concevait?  Chez  lui  aussi,  à 
travers  Torageux  éclat  de  sa  courte  vie ,  se  marquera  ce  quelque  chose 
d'incomplet  et  de  violent,  qui  décidément  paraît  être  le  trait  de 
cette  famille  tragique.  Personne  n'a  mieux  défini  la  race  tout  en- 
tière que   le  marquis  se  peignant  lui-même  dans  une  lettre  à  M"^  de 

'  Voir  le  premier  article  dans  le  cahier  de  janvier  1879. 


LES  MIRABEAU.  121 

Rochefort  :  u  Les  impulsions  de  mon  esprit  et  de  mon  caractère  sont  si 
«  rapides,  que  Tune  couvre  Fautre  et  semble  lanéantir;  mais  le  roulis  des 
ce  vagues  la  ramène ,  et  Téquilibre  même  n  est  chez  moi  que  Tébranlement 
«  des  chocs  opposés.  » 

La  renommée  du  marquis  de  Mirabeau  suivit  les  mêmes  fluctuations 
que  son  esprit;  elle  a  subi ,  pendant  sa  vie  et  après  sa  mort,  les  vicissi- 
tudes les  plus  contraires.  Rien  de  plus  éclatant  que  cette  renommée 
pendant  un  quart  de  siècle  environ,  à  partir  de  la  publication  de  ïAmi 
des  Hommes,  en  1766.  Vingt  années  environ  se  passent,  pendant  les- 
quelles on  voit  cette  réputation  se  maintenir  et  s  accroître,  saluée  par  le 
public,  par  des  princes  souverains,  par  des  rois,  par  Topinion,  la  vraie 
souveraine  de  ce  siècle,  parJ.-J.  Rousseau, enfin,  écrivant  au  marquis; 
à  la  date  de  1767  :  «J^admire  votre  grand  et  profond  génie. .  •  Vos 
<(  ouvrages  sont,  avec  deux  Traités  de  Botaniqaey  les  seuls  livres  que  j^aie 
«apportés  avec  moi,  en  Angleterre,  dans  ma  malle.» 

Gomment  se  fait-il  que  la  fortune  ait  eu  de  si  cruels  retours  et  que, 
vers  1 780,  ce  fameux  surnom,  VAmi  des  Hommes^  naît  plus  qu^une  si- 
gnification d*ironie?  On  le  jette  à  la  tête  du  marquis  de  Mirabeau  comme 
le  témoignage  d'une  contradiction  flagrante  et  comme  une  injure  mor- 
telle. Li&  contradiction,  où  est-elle?  Cest  celle  que  Ton  crut  saisir 
entre  la  sensibilité  toute  théorique  affichée  par  fauteur,  et  les  violences 
de  son  caractère  et  de  sa  conduite,  tant  que  dura  la  lutte  avec  sa  fa- 
mille. Quels  que  fussent  ses  griefs,  fondés  à  beaucoup  d'égards,  il  faut 
bien  dire  que  le  marquis  se  donna  toutes  les  apparences  d*un  Tartuffe 
de  philanthropie,  le  jour  où,  traduit  devant  le  public  par  la  marquise  et 
son  fils  comme  le  bourreau  de  sa  famille,  refusant  de  s*expliquer  nette- 
ment sur  ces  griefs,  aussi  bien  devant  les  tribunaux  que  devant  Topinion 
elle-même,  il  eut  recours  à  cette  mesure  des  emprisonnements  arbi- 
traires, quil  avait  si  énergiquement  blâmés.  Il  s  excusait  ainsi  :  «  Puisque 
u  le  tribunal  de  famille  n  existe  plus,  il  nous  faut  recourir,  pour  châtier 
u  des  enfants  criminels,  au  despotisme  barbare  des  lettres  de  cachet  plu- 
«  tôt  qu  aux  lentes  formalités  d'une  aveugle  et  pédantesque  justice  ^  » 
L*excuse  sembla  mauvaise,  et  nous  verrons  comment  Topinion  se  ré- 
volta tout  d  une  pièce  ;  elle  châtia  le  philosophe  inconséquent  qui  avait 
écrit  que  «la  contrainte  est  le  plus  défectueux  des  ressorts  de  fauto- 
«rité,»  et  qui  s'en  servit  avec  une  sorte  d'impudeur,  dès  qu'il  crut  y 
voir  engagé  son  intérêt  personnel.  Son  impopularité  égala  en  un  jour  sa 
popularité  passée,  et  l'expiation  dépassa  même  la  mesure.  Son  fils  Mira- 

^  Dans  une  lettre  au  bailli. 


l 


122  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

beau  voulut  plus  tard ,  en  vain ,  faire  remonter  le  courant  à  la  réputation 
du  marquis  :  il  ny  put  réussir.  La  fatalité  le  condamna  même,  après  sa 
mort,  à  porter  involontairement  le  dernier  coup  à  ce  père,  dont  il 
avait  pourtant  demandé,  dans  son  testament,  à  partager  le  tombeau. 
C'est  la  publication  posthume  des  Lettres  de  Vincennes  qui  devint  funeste 
à  la  mémoire  du  marquis  de  Mirabeau ,  en  répandant  partout  les  in- 
vectives avec  le  fiel  d'une  colère  depuis  longtemps  évanouie,  et  remet- 
tant sous  les  yeux  du  public  une  histoire  de  famille  qui  commençait  à 
être  oubliée. 

Ce  n  est  que  de  nos  jours  que  cette  injustice  a  cessé.  Alexis  de 
Tocqueville  avait  pris  un  goût  vif  pour  ce  réformateur  trop  négligé ,  dont 
il  étudia,  la  plume  à  la  main,  les  principaux  ouvrages,  et  qui  repré- 
sentait à  ses  yeux  a  l'invasion  des  idées  démocratiques  dans  un  esprit 
«  féodal.  I)  Appréciation  fort  semblable  à  celle  par  laquelle  M.  Victor  Hugo 
la  caractérisé  :  «  Un  rare  penseur  qui  était  tout  à  la  fois  en  avant  et  en 
«  arrière  de  son  siècle.  nM.  Léonce  de  Lavergne,  dansles  Économistes  fran- 
çais da  XVIII*  siècle,  reprenant  la  thèse  de  M.  de  Tocqueville,  va  jusqu'à 
se  demander  quel  sera  le  jugement  définitif  de  l'avenir  sur  le  père  et 
sur  le  fils,  et  si  le  philosophe,  le  philanthrope,  le  théoricien  de  Tordre 
naturel  et  de  l'harmonie  universelle,  ne  tiendra  pas  autant  de  place  dans 
l'estime  de  la  postérité  que  le  puissant  révolutionnaire  de  1789.  C'est, 
on  le  voit,  une  réhabilitation  en  règle.  Elle  est  en  partie  confirmée, 
bien  qu'avec  de  notables  restrictions,  dans  l'étude  de  M.  de  Loménie. 

Ce  fut  une  suite  de  circonstances  bizarres  qui  amenèrent  le  gentil- 
homme provençal,  arrogant,  aventureux,  à  échanger  contre  une  plume 
répée  dont  il  avait  fait  un  apprentissage  brillant,  et  à  entreprendre,  au 
milieu  et  au  travers  des  plus  graves  di£Bcultés  de  famille ,  le  métier  de 
chevalier  errant  de  la  philanthropie,  a  combattant  les  préjugés,  pourfen- 
adant  les  abus,  prenant  en  main  la  cause  des  faibles  contre  les  forts,  et 
«ajoutant  bravement,  dans  un  mémoire  inédit,  à  son  titre. d'ilmi  des 
«  hommes,  ce  titre  encore  plus  expressif  :  le  Syndic  des  pauvres.  »  Rien  ne 
fit  pressentir  d'abord  que  tel  dût  être  un  jour  le  genre  de  notoriété 
qui  l'attendait.  Né  le  li  octobre  171 5,  nous  pouvons  le  suivre  pendant 
toute  la  première  période  de  sa  jeunesse  à  l'aide  de  la  curieuse  biogra- 
phie du  marquis  Jean-Antoine  (publiée,  à  tort,  sous  le  nom  de  MiiM- 
beau)  et  dans  les  fragments  retrouvés  de  son  journal  de  jeune  homme. 
Les  études  étaient  courtes  alors,  quand  Tintérét  des  familles  l'exigeait  : 
le  cadet,  le  futur  bailli,  fut  enrôlé  dans  la  marine  à  douze  ans  et  demi, 
tandis  que  l'aîné  était  envoyé,  à  l'âge  de  treize  ans,  au  régiment  de 
Duras.  Quelque  temps  après,  le  jeune  enseigne,  détaché  de  son  régi- 


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LES  MIRABEAU.  J23 

ment ,  fut  placé  à  Paris  dans  un  de  ces  établissements  qu'on  appelait 
des  académies,  où  les  gentilshommes  se  perfectionnaient  dans  tous 
les  exercices  physiques  propres  à  former  un  militaire.  Dans  ce  séjour  à 
Paris,  i!  mena  grand  train,  grand  bruit,  plus  dune  fois  jusqu au  scan- 
dale. oUn  Provençal  déniaisé  et  vif,  disait-il,  est  bientôt  le  patron  sur 
«le  pavé  de  Paris.  »  Il  s  était  fait  chef  d'une  troupe  déjeunes  gens  qui 
ne  valaient  pas  la  corde  pour  les  pendre.  Le  tout  se  termina  par  ime 
passion  folle  pour  une  jeune  actrice  qui  devint  plus  tard  célèbre  sous 
le  nom  de  Dangeville.  Le  père,  le  terrible  marquis  Jean-Antoine,  averti 
h  temps,  coupa  court  au  roman  en  faisant  partir  Tamoureux  pour 
Besançon  et  le  renvoyant  à  ce  même  régiment  de  Duras  où  il  venait 
d'obtenir  pour  lui  une  compagnie.  Quelque  temps  se  passe,  et,  après  la 
courte  guerre  de  lySA,  nous  voyons  le  jeune  officier  revenir,  en  assez 
piteux  état,  de  Trêves  à  Paris,  où  il  sollicite  l'achat  d'un  régiment.  U 
ne  réussit  pas  dans  sa  demande  et  n obtint  qu'une  jolie  réponse,  fort 
inattendue,  de  Barjac,  le  valet  de  chambre  favori  du  tout-puissant 
cardinal  Fleury.  Comme  il  faisait  offi^ir  à  Barjac  un  cadeau  de  10,000 
livres  pour  faire  aboutir  ses  démarches  jusqu'alors  inutiles  :  icCela  nest 
41  pas  de  mon  district ,  répondit  le  digne  homme ,  sans  doute  froissé  par 
a  quelque  manque  de  convenance  dans  l'offre  :  si  je  prenais  l'argent  de 
•  Monsieur,  je  le  volerais  :  ou  bien  il  doit  avoir  un  régiment,  et  je  n'y 
«  ferais  rien ,  ou  son  tour  n'est  pas  venu ,  et  son  argent  serait  inutile.  » 
Barjac  devenu  Gaton,  c'était  le  monde  renversé.  On  en  rit  beaucoup, 
mais  on  n'obtint  rien,  et  le  jeune  capitaine  retourna  quelque  temps 
après  tenir  garnison  à  Bordeaux ,  où  il  eut  la  bonne  fortune  de  se  lier 
avec  Montesquieu,  qui  n'avait,  à  cette  époque  (  1 789) ,  publié  que  les 
Lettres  persanes  et  les  Considérations  sar  la  grandeur  et  la  décadence  des 
Romains,  A  en  croire  le  marquis  de  Mirabeau,  la  conversation  entre  ces 
deux  obstinés  tournait  souvent  à  la  dispute.  <(Un  jour,  raconte4-ii, 
«que  nous  criions  en  vrais  Méridionaux,  Montesquieu  me  dit  avec 
«son  accent  gascon  :  «Que  dé  génie,  dans  cette  tê té-là,  etqueldom- 
«  mage  qu'on  n'en  puisse  tirer  que  dé  la  fougue  !  » 

Sa  plus  intime  et  sa  plus  belle  liaison  d'amitié,  dans  ces  années  de 
jeunesse  que  Goethe  aurait  appelées  ses  années  d'apprentissage,  fu(  avec 
Vauvenargues ,  alors  capitaine  au  régiment  du  Roi;  il  nous  en  reste  un 
précieux  témoignage  dans  la  correspondance  que  M.  Gabriel  Lucas  de 
Montigny  avait  trouvée  dans  ses  papiers  de  famille ,  et  qu'il  transnût  à 
M.  Gilbert  pour  l'édition  des  oeuvres  complètes  de  Vauvenargues, 
publiées  en  1887.  Dès  la  première  lettre,  le  talent  de  lobseryat^Mr 
se  révèle  par  des  traits  délicats  :  «Vous,  mon  cher  Mirabeau,  yous 

16. 


124  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

((êtes  ardent,  bilieux,  plus  agité,  plus  superbe,  plus  inégal  que  la  mer, 
((et  souverainement  avide  de  plaisir,  de  science  et  de  bonheur.  Moi  je 
c(suis  faible,  inquiet,  farouche,  sans  goût  pour  les  biens  communs, 
((Opiniâtre,  singulier  et  tout  ce  quil  vous  plaira.»  Le  jeune  Mirabeau 
ne  se  trompe  pas  sur  cette  faiblesse  inquiète  et  farouche  de  son  ami, 
qui  n'est  au  fond  qu'une  ardeur  défiante  d'elle-même,  privée  des  moyens 
d'action,  des  dons  de  la  fortune,  de  la  santé,  condamnée  à  une  mélan- 
colique et  fatigante  inaction  où  elle  se  dévore  sans  flamme.  C'est  le 
mérite  du  futur  ami  des  hommes  d'avoir  deviné  le  génie  secret  qui  s'agi- 
tait, qui  fermentait  sous  cet  orgueilleux  découragement,  et  d'avoir  tout 
feit  pour  rendre  à  Vauvenargues  la  force  de  croire  en  lui-même  et  d'agir. 
Son  style  incorrect  et  tourmenté  ne  vaut  pas,  à  coup  sûr,  celui  de  son 
ami,  déjà  formé,  souple  et  teint  de  fines  nuances.  Mais,  s'il  écrit  mal,  la 
pensée  ne  manque  pas  de  pénétration  ni  le  sentiment  de  justesse ,  et  l'au- 
dace, le  goût  de  l'action  y  débordent.  Il  répète  sans  relâche  à  son  ami  : 
((Quelqu'un  qui  pense  et  s'exprime  comme  vous,  mon  cher  Vauve- 
((  nargues,  n'est  pas  pardonnable  de  n'avoir  aucune  ambition  . . .  Vous 
((  êtes  injuste  envers  vous ,  si  vous  doutez  de  votre  génie;  travaillez  pour 
«le  public.»  Et  ici,  la  merveilleuse  jactance  du  Provençal  reparait: 
((Des  gens  du  meilleur  goût  ayant  lu  vos  lettres,  je  les  ai  entendus  s'é- 
((  crier,  quand  je  leur  ai  dit  que  vous  n'aviez  pas  vingt-cinq  ans:  uAh  ! 
((  Dieu  !  quels  hommes  produit  cette  Provence  !  n  Avec  une  sollicitude 
touchante,  infatigable,  il  pousse  Vauvenargues  à  oser,  il  le  presse,  il 
lui  conseille  de  se  fixer  un  but  digne  de  lui,  de  ne  pas  dépenser  tout  ce 
talent  ignoré  dans  de  simples  lettres  «  en  se  laissant,  dit-il,  arracher  à 
d  lui-même  en  détail.  »  Vauvenargues  hésite  d'abord  ;  il  désire  et  il  craint; 
ce  mélange  de  sentiments  contraires  trouve  une  expression  charmante, 
presque  pathétique:  «Vous  ne  sentez  pas  vos  louanges,  mon  cher  Mi- 
((rabeau,  répond-il;  vous  ne  savez  pas  la  force  qu'elles  ont;  vous  me 
a  perdez.  Épargnez-moi,  je  vous  le  demande  à  genoux!»  Mais  déjà  il 
sent  qu'il  va  céder,  il  cède  ;  pour  la  première  fois  il  a  eu  la  vision  con- 
fuse, anticipée  c  de  ces  premiers  regards  de  la  gloire,  plus  doux  que  les 
V  premiers  feux  de  l'aurore;  »  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  singula- 
rités de  la  destinée  du  marquis  de  Mirabeau  que  d'avoir  éveillé  dans 
une  jeune  âme,  passionnée  et  craintive,  cette  ambition  ravissante  de 
l'esprit  qui  devait  le  consoler  de  tant  de  privations,  d'infirmités  et  de 
disgrâces,  et  assurer  l'avenir  de  son  nom  à  ce  pauvre  officier  sanff  for- 
tune, destiné  a  mourir  si  jeune,  mais  â  mourir  immortel,  grâce  petit- 
êtreâ  un  ami  dévoué. 

Tandis  que  Vauvenargues;  dans  sa  pauvre  chambre  de  garnison ,  écri- 


LES  MIRABEAU.  125 

vait  des  pages  délicates  sur  Tanaour,  qu'il  ne  devait  connaître  que  dans 
ses  rêveries  [Alceste  ou  YAmoar  ingénu),  les  lettres  de  son  ami,  bril- 
lant, hardi,  médiocrement  délicat,  maître  de  sa  fortune  depuis  la  mort 
de  son  père  en  lySy,  libre  de  ses  actions,  arrivaient  surchargées  de 
confidences  brûlantes  ou  ironiques  sur  les  fantaisies  et  les  passions  qui 
se  remplaçaient  avec  une  étrange  rapidité  dans  un  cœur  aussi  mobile. 
Le  tableau  dune  vie  pareille,  en  contraste  avec  celle  du  jeune  médi- 
tatif, ne  laissait  pas  de  le  troubler  dans  sa  retraite.  Vauvenargues  s  irri- 
tait parfois  de  ce  contraste,  et  ce  fut,  sans  doute,  un  jour  qu  il  avait  reçu 
de  son  ami  quelque  récit  d^une  bonne  fortune,  quil  écrivait  cette 
pensée  dont  Taccent  est  si  amer  :  «  Les  femmes  n^estiment  dans  un 
«homme  que  Teffronterie.  »  Et  quels  regrets  toujours  vifs,  toujours  pré- 
sents, de  sa  timidité,  de  sa  pauvreté  et  de  sa  laideur!  Que  de  mélan- 
colie dans  cette  lettre  :  «Je  hais  le  jeu  comme  la  fièvre  et  le  commerce 
«des  femmes  comme  je  nose  pas  dire;  celles  qui  pourraient  me  tou- 
u  cher  ne  voudraient  pas  seulement  jeter  un  regard  sur  moi.  Je  ne  sais 
u  s*il  vous  souvient  de  m*avoir  vu  en  compagnie  ?  Je  voudrais  quelque- 
«  fois  avoir  un  bras  de  moins,  vous  comprenez  bien  pourquoi.  »  Un  bras 
|)erdu  à  la  guerre ,  il  espère  que  cela  attirerait  sur  lui  un  regard  ému  et 
noble  qui  serait  sa  récompense.  Il  porte  une  secrète  envie  à  son  ami.  Il 
écrit  douloureusement  :  «Sans  les  passions,  la  vie  ressemble  bien  à  la 
«mort. »  Mais,  au  fond,  il  sait  bon  gré  au  marquis  de  Mirabeau  de  sa 
franchise.  Le  jeune  marquis  mène  de  front  toutes  les  passions  à  la  fois, 
relies  de  l'amour  et  celles  de  Tambition;  il  les  proclame  bien  haut  :  il 
veut  dominer  à  tout  prix  :  «Je  vous  suis  très  obligé,  répond  Vauve- 
tt nargues,  de  la  manière  naïve  dont  vous  pariez  sur  Tenvie  de  primer; 
«il  me  semble  quon  devrait  toujours  penser  tout  haut  lorsque  Ton 
«parle  à  ses  amis;  ce  style  met  de  Tintérét  à  tout,  mais  le  mensonge 
«  et  la  contrainte  n'ont  que  des  paroles  glacées.  J'adore  la  sincérité  ;  si 
«les  hommes  voulaient  bien  entrer  dans*ce  sentiment,  il  y  en  aurait 
«  peu  d'ennuyeux,  et  leur  coiàmerce  ne  serait  pas  aussi  fade.  » 

On  aime  à  croire  que  c'est  au  contact  de  cet  esprit  si  fin,  si  ingé- 
nieux, si  naturellement  fait  pour  les  travaux  délicats  de  la  pensée,  que 
le  marquis  de  Mirabeau,  impatient  de  toute  supériorité  et  de  toute  re- 
nommée, sentit  lui  aussi  s'éveiller  à  son  tour  l'ambition  de  l'esprit  et 
pensa  sérieusement  à  «s'ouvrir  une  carrière,  comme  il  le  dit,  dans  la 
m  république  des  lettres.  »  Jusque-là  il  semblait  n'avoir  eu  d'autre  voca- 
tion que  celle  des  armes.  Avant  tout,  il  est  ambitieux  et  il  le  déclare, 
mais  c'est  par  la  gueiire  qu'il  voulait  s'illoatter;  les  occaiicfos  de  la  gloire 
ne  viennent  pas,  et,  bien  qu'il  ait  pris  part  à  plusieura  campagnes,  no* 


126  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

tamment  à  la  guerre  de  Bavière  en  174^1 ,  il  estime  que,  upour  arriver 
«  à  un  nom,  à  être  quelqu  un,  il  faut  être  dans  un  poste.  0  Or,  je  ne  sais 
par  quel  maligne  fortune,  il  n  arrive  pas  même  à  être  colonel,  et,  de 
dépit  ou  de  dégoût,  il  se  retire  en  17/1 3  avec  le  simple  grade  de  capi- 
taine. G*est  sur  d^autres  objets  que  sa  fièvre  d'ambition  dut  se  porter. 
Déjà ,  à  travers  les  folies  de  sa  vie  de  garnison ,  depuis  qu'il  avait  connu 
Vauvenargues,  le  démon  littéraire  Ta vait  tenté  sous  les  formes  les  plus 
diverses.  Prose  et  vers,  tout  lui  était  bon  :  son  trop  facile  génie  s  essayait 
k  tout,  avec  un  grand  contentement  de  lui-même.  Il  était  fier  d'avoir 
composé  une  tragédie  sans  amour,  qui  n  avait  quun  défaut,  celle  de 
nêtre  ni  jouable  ni  jouée.  Il  écrivait  un  poème  en  plusieurs  chants  sur 
ïArt  de  la  guerre ^  et,  comme  il  ne  doute  de  rien,  à  peine  a-t-il  mis  une 
{dume  entre  ses  doigts  quil  songe  à  TÂcadémie.  Il  avait  vingt-quatre 
ans  à  peine  et  n  avait  encore  rien  publié.  N'importe  ;  il  était  Provençal , 
il  était  marquis,  il  s'appelait  Mirabeau,  enfin  il  daignait  écrire.  Où  ne 
pouvait-il  pas  prétendre?  «Ce  n'est  plus  le  temps,  dit-il  à  Vauvenargues 
«émerveillé,  où  un  homme  de  qualité  rougit  des  talents  que  lui  peut 
•  disputer  un  homme  de  rien  ;  et,  sans  entrer  dans  les  détails,  TÂcadémie 
É n'est  presque  composée  que  de  gens  du  bon  ordre,  et  sous  le  nom 
«desquels  il  a  paru  plusieurs  ouvrages.  Vous  croirez  que  j'en  parle  en 
«homme  intéressé,  quand  je  vous  aurai  dit  que  je  suis  prêt  à  êti*e  dans 
«ce  cas  ;  mais  non  :  je  me  suis  dit  ces  choses-là  à  moi-même  avant  de 
«j^endre  ma  résolution.» 

En  attendant  que  l'Académie  ouvre  ses  portes,  il  s'essaye  en  divers 
genres  ;  il  se  fait  une  sorte  de  réputation  dans  quelques  coteries  de 
belles  dames  et  de  beaux  esprits  par  son  talent  à  écrire  des  portraits 
satiriques;  il  tourne  d'agréables  petits  vers  dans  le  Voyage  da  Languedoc 
et  de  Provence,  de  Lefranc  de  Pompignan  et  de  l'abbé  de  Monville,  une 
imitation  du  Voyage  de  Chapelle  et  de  Bachaumont.  Mais  bientôt,  dans 
sa  correspondance  avec  Vautenargues,  on  voit  poindre  ce  qui  va  de- 
venir l'objet  de  ses  préoccupations,  l'idée  fixe  des  réformes  politiques 
et  sociales,  l'économie  agricole,  la  statistique  :  «J'adresse  de  tout  oôté 
«autour  de  moi  des  questions  qui  puissent  me  servir  à  la  connaissance 
«de  l'agriculture  dont  je  fais  maintenant  une  étude. —  Et  oùavez-vous 
«pris,  me  direz-yous,  ce  goût  nouveau:  pour  l'agriculture?  C'est  que  je 
«  sens  qu'un  philosophe  doit  finir  par  là.  n.  Le  but  de  sa  vie  intellectuelle 
se  dégage  à  travers  bien  des  tentations  diverses  et  des  aventures  d'esprit; 
il  va  marcher  à  grands  pas  dans  cette  voie  nouvelle  de  recherches,  qui 
s*oavre  devant  lui  et  qui  l'attire  par  ses  perspectives  illimitées.  Dans 
fintervalle  des  questions  qu'il  avait  adressées  autour  de  lui  sur  les  in- 


LES  MIRABEAU.  127 

térêts  de  ragricuiture,  et  des  réponses  qui  lui  arrivent  et  quil  classe 
avec  soin,   il  se   marie  et  complète   sa  vie,  si  cela  peut  s  appeler 
ainsi,  quand  il  s'agit  dune  telle  femme  et  dun  tel  mariage.  H  pouvait 
choisir,  et  quel  choix  il  fit  !  Suffisamment  riche  du  fonds  paternel, 
bien  que  ce  fonds  fût  grevé  d'assez  lourdes  charges  pour  la  pension 
de  sa  mère  et  celle  de  ses  deux  frères,  fort  agréable  de  sa  personne, 
avec  un  nom  honorablement  connu  en  Provence,  quoiqu'il  en  exa- 
gérât l'illustration,  il  faillit  épouser  une  Glandevès,  appartenant  à  une 
ancienne  famille  de  Provence,  déjà  alliée  à  la  sienne  :  peut-être  eût-il 
trouvé  là  le  bonheur;  tout  était  près  de  se  conclure;  tout  manqua, 
et  par  sa  faute,  et  combien  terrible  fut  l'expiation!  Je  veux  parler  de 
cette  autre  union,  contractée  avec  une  insigne  étourderie,  dans  la- 
quelle devaient  se  rencontrer  toutes  les  hontes  et  toutes  les  fureurs  qui 
peuvent  faire  d'une  vie  un  enfer.  Sans  doute  il  y  eut  de  la  fatalité  dans 
ce  mariage;  il  faut  être  un  privilégié  du  sort  pour  rencontrer  un  as- 
semblage de  vice  et  de  folie  aussi  complet  que  l'était  et  surtout  le  de- 
vint M^'*  de  Vassan;  mais,  quand  on  a  étudié  de  près  les  détails  fournb 
par  M.  de  Loménie  sur  ce  mariage  et  sur  les  conditions  dans  lesquelles 
il  se  conclut,  sur  le  caractère  d'un  marché,  qu'il  eut  tout  d'abord,  et 
plus  tard  sur  l'administration  insensée  de  la  fortune  commune  par  le 
plus  chimérique  des  esprits,  on  est  bien  obligé  de  conclure,  avec  le  sa^ 
Tant  biographe,  que  le  marquis  fut,  pour  une  grande  part,  l'artisan  des 
afflictions  et  des  tracas  qui  accablèrent  sa  vie  :  l'activité  fiévreuse  d'un 
esprit  exubérant  et  mal  réglé  devint  une  cause  permanente  de  malheur 
et  finalement  de  ruine. 

Ce  que  nous  retiendrons  de  cette  partie  de  l'xBuvre  de  M.  de  Loménie, 
c'est  l'étude  de  l'utopiste  à  la  fin  du  xvni*'  siècle  :  utopiste  dans  ses 
propres  aifaires,  dans  la  direction  de  sa  famille,  il  ne  faut  pas  s'étonner 
qu'à  le  soit  ailleurs.  Plus  qu'aucun  autre  homme  de  son  siècle,  nous  le 
voyons,  degré  par  degré,  envahi  par  la  chimère,  enti^suné  chaque  jour,  à 
chaque  heure,  par  le  besoin  de  tracer  sur  le  papier  des  plans  de  gou- 
vernement doués  de  la  vertu  infaillible  a  de  rendre  les  sociétés  paisibles 
«et  prospères  et  les  hommes  raisonnables  et  vertueux.»  Cette  passion 
se  déclara  de  bonne  heure  chez  lui  :  à  l'âge  de  trente-deux  ans,  dans 
ses  promenades  au  Luxembourg  avec  son  frère,  il  se  disait  en  possession 
«de  douze  principes,  qui,  établis  en  douze  lignes,  corrigeraient  tous 
aies  abus  de  la  société  et  feraient  renaître  l'âge  de  Salomon.  »  Beaucoup 
plus  tard ,  quand  il  était  un  des  hommes  les  plus  malheureux  et  les 
plus  tourmentés  de  son  temps,  quand  les  discordes  de  sa  famille  étaient 
devenues  la  fable  publique  et  qu'il  succombait  sous  le  poids  des  em- 


128  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

barras  de  tout  genre  que  lui  imposait  cette  suite  ininterrompue  de 
procès  ruineux,  gagnés  ou  perdus,  toutes  ces  infortunes  (on  nous  le 
dit  et  on  nous  le  prouve)  étaient  pour  lui  une  continuelle  excitation  à 
se  dédommager  de  son  inhabileté  dans  le  gouvernement  de  sa  maison, 
en  se  livrant  délicieusement  au  bonheur  fictif  de  régler  avec  sa  plume  les 
destinées  du  genre  humain. 

Les  témoignages  abondent  pour  montrer  que,  dans  celte  production 
effrénée  de  Mémoires  et  de  plans  de  réforme,  c^était  moins  lamour- 
propre  littéraire  qui  était  en  jeu,  bien  que  le  marquis  fût  loin  d'être 
insensible  aux  jouissances  de  ce  genre,  que  la  passion  réformatrice  et 
créatrice  de  systèmes.  Lorsque,  après  quelques  années  de  célébrité  écla- 
tante, TAmi  des  hommes  fut  tombé  dans  le  plus  profond  discrédit,  au 
point  de  ne  plus  trouver  en  France  de  libraires  ni  de  lecteurs,  sa  con- 
fiance dans  Tutilitc  de  ses  travaux  ne  fut  pas  un  instant  ébranlée  ;  il  fai- 
sait imprimer  ses  derniers  écrits  à  Tétranger  par  les  soins  de  quelque 
disciple  fidèle,  sans  vouloir  même  être  désigné  par  son  fameux  pseu- 
donyme :  a  Ce  qui  m'importe  de  mes  ouvrages,  écrivait-il  le  i  k  octobre 
»  1778,  cestquils  soient  lus,  parce  quil  se  trouve  toujours  quelqu'un 
((  qui  en  profite;  h  cela  près,  qu'on  les  croie  du  Pape  ou  du  Grand  Turc, 
((  cela  m'est  égal.  Je  sais  fort  bien  le  peu  qu'ils  valent  par  la  forme  et  par 
uThabit,  et,  par  ma  foi,  je  le  donnerais  en  quatre  à  tout  autre,  tiraillé 
«comme  moi  par  un  million  de  tracas,  vexé  et  tourmenté  en  gros  et 
a  dans  tous  les  détails,  de  faire  mieux  et  avec  plus  de  soin  et  de  suite ^  » 
Voilà  le  trait  de  l'utopiste.  Neuf  ans  après,  à  Tâge  de  soixante-douze 
ans,  voici  ce  qu'il  écrivait  à  ce  même  marquis  de  Lango,  son  disciple 
et  son  représentant  à  l'étranger  :  a  Vous  me  faites  plaisir  en  me  disant 

cque  je  puis  encore  opérer  du  cerveau Je  suis  tellement  enlacé 

«d'affaires  incroyables,  uniques  peut-être  au  monde  dans  leur  espèce  et 
«leur  contre-temps,  que,  travaillant  sans  cesse  ou  du  poignet  ou  de  la 
«patience,  quand  la  tête  me  pèse  trop,  je  ne  puis  y  faire  diversion 
uet  reprendre  des  forces,  comme  l'Ântée  de  la  fable,  qu'en  touchant 
«terre  et  griffonnant  sur  quelque  feuille  volante  des  détails  de  ma 
«  chose.  »  On  voit  qu'en  vieillissant  le  marquis  n'était  pas  devenu  meil- 
leur écrivain.  Son  style  était  resté  toujours  aussi  bizarre,  avec  plus 
dlncorrection  encore  et  de  négligence  ;  mais  on  est  touché,  malgré  tout, 
de  cette  fidélité  à  ce  qu'il  appelle  sa  chose,  et  qui  est  précisément  sa 
science,  son  système,  devenu  son  unique  appui,  tout  son  bien  et  sa 
consolation. 

'  T.  I ,  p.  483  et  suivantes. 


LES  MIRABEAU.  129 

H  est  reslé,  à  travers  quarante  années,  le  plus  terrible  et  le  plus  infa- 
tigable improvisateur  de  son  siècle.  Il  faut  le  courage,  rhéroïsme  de 
M.  de  Loménie  pour  avoir  fait  le  dépouillement  de  cet  amas  d'écrits. 
Qu'on  pense  à  cette  véritable  encyclopédie,  qu'on  a  justement  nommée 
X Apocalypse  de  VÈconomie  politique,  depuis  les  cinq  volumes  de  YAmi 
des  Hommes ,  publié  en  1766,  jusqu'aux  quatre  tomes  des  Entretiens  d'un 
jeune  prince  avec  son  gouverneur,  publiés  en  lySS,  et,  dans  l'intervalle 
de  ces  deux  dates,  la  Théorie  de  l Impôt  [ij 60),  la  Philosophie  rarale ,  en 
collaboration  avec  Quesnay  (1764),  les  Economiques  (1769),  \es  Lettres 
économiques  (1770),  la  Science  ou  les  Droits  et  les  Devoirs  de  l'Homme 
(1774),  Lettres  sur  la  législation,  ou  Y  Ordre  légal  dépravé,  rétabli  et 
perpétué  (1775),  sans  compter  les  innombrables  manuscrits,  laissés  sur 
le  rivage  par  cette  fécondité  torrentielle,  et  que  le  marquis  n*a  pas 
eu  le  temps  ou  le  moyen  de  jeter  dans  la  publicité.  Nous  ne  pouvons 
suivre  M.  de  Loménie  sur  la  piste  de  sa  longue  et  consciencieuse  ana~ 
iyse.  Mais  nous  devons  au  moins  indiquer  le  programme  qu'il  s'est 
imposé  et  qu'il  a  rempli  avec  une  scrupuleuse  exactitude.  Il  a  voulu 
tracer  le  tableau  des  modifications  successives  qua  subies  cet  esprit, 
singulièrement  mais  fortement  organisé ,  réformateur  d'abord  féodal  et 
philanthrope,  puis  libéral  et  décentralisateur,  rattachant  tout  à  la  pros- 
périté de  l'agriculture  et  au  rétablissement  des  Etats  provinciaux ,  ensuite 
économiste  physiocrate,  à  la  fois  monarchiste  et  démocrate  sans  être 
égaiitaire,  à  moitié  socialiste  par  son  antipathie  pour  les  marchands 
d'argent  et  les  rentiers,  et  en  même  temps  très  conservateur  par  son 
culte  pour  la  propriété  foncière.  M.  de  Loménie  arrive  à  caractériser 
fortement ,  avec  des  touches  et  des  retouches  successives ,  le  rôle 
éphémère,  mais  éclatant,  que  le  marquis  de  Mirabeau  a  rempli  dans  les 
controverses  économiques  et  sociales  qui  ont  précédé  la  Révolution. 
Figure  originale,  singulier  mélange  de  sagacité  et  d'exaltation,  esprit 
enthousiaste  et  positif,  sincère,  «il  est  peut-être  celui  qui,  au  milieu 
«  des  illusions  optimistes  des  uns  et  de  la  frivolité  insouciante  des 
o  autres,  a  été  le  plus  constamment  tenu  en  éveil  par  la  prévision  d'une 
«grande  crise  sociale  imminente,  prévision  qu'il  exprime  dans  le  lan- 
ttgage  qui  est  le  sien,  en  disant  :  que  le  colin-maillard^  poussé  trop 
o  loin ,  finira  par  la  culbute  générale.  « 

Pour  donner  la  mesure  du  travail  de  M.  de  Loménie,  nous  dirons 
que  plus  de  quatre  cents  pages  sont  consacrées  à  Tétude  des  œuvres  du 
marquis,  et  spécialement  à  l'analyse  de  ÏAnU  des  Hommes,  k  l'histoire 
des  relations  du  marquis  avec  le  docteur  Quesnay,  médecin  de  ma- 
dame de  Pompadour,  auteur,  lui  aussi,  d*un  sytème  complet  du  bonheur 


130  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 

public,  à  Técole  quils  fondèrent  ensemble,  aux  controverses  que  sou- 
leva leur  doctrine,  aux  persécutions  et  aux  vicissitudes  de  tout  genre 
quelle  dut  subir.  A  lui  seul  Texposé  de  la  doctrine  physiocratique 
mériterait  un  examen  approfondi.  On  na  jamais  poussé  si  avant,  avec 
une  critique  si  exacte  et  si  pénétrante,  l'analyse  des  principes  de  cette 
doctrine,  dont  s  inspire  à  certains  égards  Turgot,  dans  son  rapide 
passage  au  ministère,  et  qui  contiennent  en  germe  quelques-unes  des 
conquêtes  les  plus  solides  et  les  plus  incontestées  de  la  Révolution. 
Cette  analyse  s'anime  et  se  colore  des  teintes  vives  qu'y  répandent  de 
nombreux  extraits  de  la  correspondance  des  deux  frères,  le  marquis  et 
le  bailli,  dans  laquelle  se  marquent,  à  chaque  page,  la  préoccupation 
ardente  et  commune  de  tout  ce  qui  touche  à  l'avenir  de  leur  pays,  le 
souci  des  intérêts  généraux,  persistant  à  travers  les  plus  graves  em- 
barras domestiques.  L'un,  d'abord  aristocrate  pur,  s'éloigne  peu  à  peu 
de  son  point  de  départ  et  se  laisse  entraîner  à  la  dérive  vers  les  idées 
démocratiques  par  la  logique  impétueuse  qui  fait  bouillonner  son  cer- 
veau. L'autre  reste  «un  patricien  féodal;  il  s'est  fait  de  la  féodalité  un 
(c  idéal  embelli  par  l'esprit  de  justice  et  d'humanité  dont  il  est  lui-même 
«animé  ;  il  accepte,  dans  les  opinions  de  son  frère  aîné,  tout  ce  qui 
«peut  se  concilier  avec  les  dispositions  de  son  cœur  naturellement  phi- 
«  lanthropique ,  mais  il  résiste  énergiquement  à  tout  ce  qui  contrarie  une 
«  conviction  très  arrêtée  chez  lui  :  à  savoir  qu  une  société  ne  peut  vivre 
«sans  une  société  aristocratique,  et  que,  si  fesprit  d*insubordination  et 
«  d'égalité  dans  la  confusion  ne  s'arrête  pas ,  la  France  est  menacée  de 
«périr  dans  des  crises  alternatives  de  despotisme  et  de  répablicisme 
ii{sic),))  C'est  une  sorte  de  lord  anglais,  réformateur,  mais  ennemi  des 
révolutions. 

Il  faut  bien  dire  un  mot,  en  finissant,  de  la  partie  dramatique  de  cet 
ouvrage,  où  l'on  peut  étudier  à  loisir  ce  que  peut  être  un  mauvais  mé- 
nage soas  t ancien  régime ^  dans  la  confusion  des  lois,  qui  n'avait  trop  sou- 
vent pour  remède  que  l'arbitraire.  Ici,  M.  de  Loménie,  changeant  de 
sujet  sans  changer  de  rôle  ni  de  talent,  s'attache  à  élucider  cette  cause 
trop  fameuse,  obscurcie  et  brouillée  à  dessein,  comme  le  ferait  le 
juge  d'instruction  le  plus  patient  et  le  plus  perspicace,  épuisant  les  té- 
moignages contradictoires ,  s'efforçant  de  dégager  la  vérité  à  travers  tous 
les  excès  de  la  partialité  et  les  mensonges  le  plus  savamment  organi- 
sés. Il  n'hésite  pas  à  donner  tort,  sur  bien  des  points  graves,  au  marquis; 
mais  il  faut  avouer  que  la  marquise  sort  de  cette  longue  enquête,  acca- 
blée et  déshonorée  à  jamais.  On  ne  connaissait  guère  cette  déplorable 
figure  que  par  un  résumé  de  quelques  lignes  que  lui  consacre  M.  Lucas 


LES  MIRABEAU.  131 

de  Montigny  dans  les  Mémoires  de  Mirabeau,  ou  encore  par  les  Lettres 
de  Vincennes.  Mais  ces  lettres,  on  le  sait,  furent  écrites  à  une  époque 
où  Mirabeau  est  engagé  à  fond  dans  le  parti  de  sa  mère ,  qu'il  a  intérêt 
alors  à  faire  passer  pour  une  victime;  il  y  resta  jusquau  jour  où  des 
refus  d*argent  à  des  demandes  réitérées  le  rangèrent  parmi  ses  plus 
implacables  adversaires. 

M.  de  Loménie  a  trouvé  des  lettres  du  marquis,  décrivant  de  son 
style  enragé  le  supplice  qu'il  a  supporté  pendant  les  dix-neuf  ou  vingt 
années  que  dura  la  cohabitation  entre  les  deux  époux.  Une  surtout 
est  étonnante;  c'est  celle  que  le  père  adresse,  à  la  date  de  1776,  à  sa 
fille,  M™*  du  Saillant,  comme  une  sorte  d'avis  paternel  «pour  la  pré- 
tt  munir,  dit-il,  contre  toute  ressemblance  à  ce  côté-là.»  Il  décrit,  avec 
des  détails  à  faire  frémir,  «  les  mœurs,  manières,  tics,  habitudes  et  pro- 
«gressions  de  déchéance»  de  la  malheureuse  femme,  résultant  et  d'une 
nature  gâtée,  et  «de  l'impudente  et  pestilentielle  éducation  qu'elle 
«avait  reçue.  »  Et  plus  tard,  résumant  les  souvenirs  de  sa  vie  conjugale, 
il  arrive  à  celte  expression  définitive  :  «Les  vingt  ans  que  j'ai  passés  avec 
«cette  femme  ont  été  vingt  ans  de  colique  néphrétique.»  On  peut 
toutefois  supposer  que  ces  impressions  du  passé,  retracées  en  1783, 
portent  le  reflet  des  hontes  et  des  haines  du  présent,  et  que  la  peinture 
est  poussée  au  noir.  Car  enfin,  pendant  ces  vingt  années,  il  était  né 
onze  enfants,  ce  qui  n'est  pas  absolument  compatible  avec  Thorreur 
manifestée  plus  tard.  Et  puis  n'oublions  pas  que  le  style  du  marquis 
n'est  guère,  quand  il  parle  de  sa  femme,  qu'une  invective  prolongée, 
rbyperbole  delà  fureiu*.  Un  témoin,  plus  digne  de  foi,  cest  le  bailli; 
nous  connaissons  sa  loyauté,  et  il  est  d'ailleurs  dans  des  conditions 
d'impartialité  meilleures,  n'étant  pas  le  mari.  Son  témoignage,  il  faut 
bien  le  dire,  est  écrasant.  Pendant  tout  le  temps  que  dure  la  correspon- 
dance entre  les  deux  frères,  même  dans  les  premières  années  de  cette 
déplorable  union,  le  bailli  reste  convaincu  que  la  source  de  tous  les 
malheurs  de  la  famille  est  dans  le  caractère  de  la  marquise.  11  ne  cesse 
de  développer  cette  belle  et  juste  pensée,  à  savoir  que  la  femme  qui  ne 
crée  pas  le  foyer  domestique,  le  détruit:  uOr,  dit-il  au  marquis,  depuis 
«la  création  du  monde,  on  ne  vit  pas  une  femme  de  l'espèce  de  celle 
«  que  Dieu  t'a  donnée.  »  Et  ailleurs  :  «  C'est  la  femme  qui  réunit  au 
«plus  haut  point  tous  les  vices  et  tous  les  défauts  des  deux  sexes,  sans 
«  aucune  de  leurs  qualités.  » 

Ce  qui  ressort  de  ce  long  exposé,  cest  qu'il  y  eut  trois  périodes  dis- 
tinctes dans  Ihistoire  de  ce  mauvais  ménage,  mais  que,  dans  les  pre- 
mières années  du  mariage,  rien  n'annonçait  chez  les  deux  époux  la 


132  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

haine  féroce  qui  devait  cclater  un  jour  entre  eux.  Bien  qu  elle  mani- 
festât déjà  un  caractère  tracassier,  turbulent,  intempérant,  M"*  de 
Vassan  trouva  d'abord  dans  son  mari  un  juge  indulgent  plus  que  sé- 
vère. Mais  les  affaires  d'intérêt  eurent  bientôt  brouillé  ses  parents  avec 
leur  gendre,  homme  à  projets,  et  h  projets  malheureux  dans  l'adminis- 
tration de  ses  biens  et  de  la  dot  de  sa  femme,  et  qui  d ailleurs,  ayant 
cru  faire  une  bonne  affaire,  un  marché  dans  celte  union  avec  une  héri- 
tière qui  passait  pour  riche,  se  trouva  volé,  et  en  conçut  tout  d  abord 
une  mauvaise  humeur  que  diverses  circonstances  exaspérèrent  de  plus 
en  plus.  Treize  ans  se  passent  sans  esclandre;  c'est  vers  lySô  que 
l'incompatibilité  absolue  des  caractères  se  déclare  :  disputes  d'intérêt, 
puis  un  genre  d'obsession  de  plus  en  plus  déplaisant,  parait-il,  au 
mari,  une  séparation  intime,  mais  non  à  l'amiable,  invoquée  plus 
tard,  dans  les  mémoires  judiciaires  de  la  marquise,  comme  une  preuve 
des  mauvais  procédés  de  l'époux;  enfin,  il  faut  bien  le  dire,  des  diver- 
sions cherchées  et  trouvées  par  le  marquis  hors  de  son  foyer,  mais 
payées  secrètement,  comme  on  le  sut  plus  tard,  de  la  même  monnaie 
par  la  marquise.  C'est  la  période  aiguë,  qui  se  termine  en  1762,  au 
moment  où  le  marquis  trouve  une  bonne  occasion  de  décider  sa  femme 
à  se  rendre  en  Limousin,  sous  le  prétexte  d'une  maladie,  auprès  de 
M"*  de  X'assan ,  bien  résolu  à  ne  plus  la  laisser  rentrer  chez  lui.  Ce  qui 
se  fit,  mais  après  quels  éclats  et  au  prix  de  quels  scandales I  Depuis  lors, 
ce  fut  la  guerre  d'abord  modérée,  puis  à  outrance  :  prison,  couvent,  let- 
tres de  cachet ,  compromis ,  signés  et  déchirés ,  procès ,  sentences ,  contre- 
sentences,  tout  se  succède  dans  une  mêlée  furieuse.  Il  faut  la  patience 
et  le  don  particulier  de  M.  de  Loménie  pour  analyser  chaque  épisode  de 
cet  horrible  combat,  où  successivement  toute  la  famille  est  engagée.  La 
neutralité  même  devient  impossible  aux  cinq  enfants,  chacun  d'eux  ne 
vivant  bien  avec  son  père  qu'à  la  condition  d'être  détesté  par  sa  mère  et 
réciproquement.  Le  rôle  de  conciliateur  était  difficile  avec  de  pareils 
caractères.  «Ma  mère,  écrit  Mirabeau  à  un  ami,  en  1779»  a  déchaîné 
«sur  moi  un  pistolet,  de  fureur  d'un  mot  de  conciliation  que  je  lui  lâ> 
uchai,  il  y  a  huit  ans.  n  Heureusement  le  pistolet  fit  long  feu;  mais  le 
fait  est  significatif. 

Il  arrive  un  jour  que  presque  toute  la  famille  est  liguée  contre  son 
chef.  En  1777,  Y  Ami  des  hommes  a  pour  adversaires  acharnés  non  seu- 
lement sa  femme,  mais  sa  troisième  fille.  M""  de  Cabris,  et  son  fils  aîné, 
tous  trois  engagés  contre  lui  dans  une  guerre  à  mort,  où  ils  ne  reculent 
devant  aucun  moyen,  pas  même  celui  des  diffamations  les  plus  odieuses, 
répandues  en  feuilles  imprimées,  à  cette  fin  d'arracher  au  chef  delà  fa- 


LES  MIRABEAU.  133 

mille  la  jouissance  des  biens  de  la  femme,  que  celle-ci  promet  à  ses  deux 
alliés  de  partager  avec  eux.  C'est  une  meute  qui  court  après  Ja  curée. 
La  guerre  des  pamphlets  amuse  tout  Paris  aux  dépens  de  cette  famille 
maudite.  Tantôt  c'est  un  mémoire  abominable,  où  la  marquise  charge 
le  marquis  d'accusations  ridicules  et  atroces,  en  un  style  médico-grave- 
leux; tantôt  c'est  un  pamphlet  que  Mirabeau,  le  fils,  fait  imprimer  à 
Amsterdam,  et  qui,  heureusement  pour  sa  gloire,  fut  saisi  en  France 
par  la  police.  Il  adresse  quelques  centaines  de  ce  faclum  à  sa  mère 
avec  celte  recommandation  naïve  :  oJe  vous  supplie  de  confier  ces 
tt exemplaires  à  quelque  colporteur;  car  cela  ne  se  débitera  guère  que 
a  sous  le  manteau,  et  il  faut  que  cela  le  soit  avec  rapidité,  ou  cela  serait 
«contrefait  sur-le-champ,  et  vous  sentez  bien  que  je  veux  retirer  au 
«moins  mes  frais  ^  »  Le  marquis  aveuglé,  exaspéré  par  tant  de  coups  à 
la  fois,  punit,  frappe,  se  venge  comme  il  peut.  Son  fils,  en  enlevant 
une  femme  mariée,  va  lui  fournir  une  occasion ,  un  prétexte  avouable,  de 
le  mettre  pour  quelque  temps  hors  de  combat,  et,  le  jour  même  où 
M.  de  Maurepas  le  débarrassait  de  sa  femme,  qui  avait  envahi  de  force 
son  hôtel,  en  la  faisant  enfermer  au  couvent  de  Saint-Michel,  le  mar- 
quis apprenait  que  son  fils  aine,  arrêté  à  Amsterdam  le  ili  mai,  pre- 
nait la  route  du  donjon  de  Vincennes,  où  il  entrait  le  7  juin  et  où  il 
devait  rester  quarante-deux  mois. 

Les  incidents  les  plus  comiques  se  mêlent  à  cette  Iliade  domestique. 
Nous  avons  dit  que  la  marquise  de  Mirabeau,  pour  provoquer  son  mari 
et  chercher  dans  des  emportements  prévus  un  motif  décisif  de  sépara- 
tion légale  à  son  profit,  avait  un  beau  matin  envahi  l'hôtel  de  la  rue  de 
Seine  où  il  demeurait  alors;  le  marquis,  prévenu  à  temps  de  cette  sin- 
gulière invasion,  craignant,  pour  toutes  sortes  de  raisons,  de  se  trouver 
sous  le  même  toit  qu'elle,  s'était  échappé  en  toute  hâte  et  réfugié  dans 
la  rue  de  Tournon,  chez  son  ami  le  duc  de  Nivernais,  et  de  là,  en  lieu 
sûr,  il  surveillait  l'ennemi,  qui  s'était  installé  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher et  dans  son  lit.  Le  marquis  avait  donné  l'ordre  à  son  concierge 
de  ne  pas  laisser  entrer  l'avocat  de  sa  femme,  un  Delacroix  quelconque, 
signataire  de  mémoires  fort  injurieux.  C'était  précisément  celui  des 
visiteurs  que  la  marquise  tenait  le  plus  à  recevoir.  Elle  était  encore  au 
lit  et  se  disait  malade,  lorsqu'il  se  présenta.  Le  Suisse  l'ayant  écon- 
duit,  non  sans  peine,  la  marquise  entend  le  bruit  de  la  dispute,  recon- 
naît les  voix,  se  jette  à  bas  du  lit,  prend  à  peine  le  temps  de  passer  un 
jupon,  se  précipite  dans  l'escalier,  traverse  la  cour  jambes  nues,  à  six 

*  T.  I.  p.  59a. 


134  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FEVRIER  1879. 

heures  du  soir,  et  arrive  jusquà  la  porte  pour  empêcher  quelle  ne  se 
ferme  sur  l'avocat.  Le  Suisse  insiste,  un  rassemblement  se  forme 
dans  la  rue;  la  marquise,  en  ce  plaisant  déshabillé,  interpelle  les  pas- 
sants, invoque  leur  assistance;  la  foule,  qui  aime  à  voir  partout  des 
viclimes,  s  émeut  et  se  prépare  à  envahir  la  cour.  El,  comme  la  mar- 
quise se  cramponne  à  la  porte,  le  concierge  la  prend  à  bras-le-corps  et 
la  rejette  malgré  ses  cris,  dans  la  cour,  pendant  que  la  porte  se  referme. 
Elle  court  à  la  loge  du  Suisse,  ouvre  la  fenêtre  et  de  là,  apostrophant 
la  foule,  l'appelle  à  son  secours,  déclare  quelle  veut  sortir,  qu'on  la 
mène  chez  un  notaire  pour  y  faire  son  testament.  Mais  les  domes- 
tiques, pendant  ce  temps-là,  luttaient  contre  cette  énergumène,  et  ce 
n  est  qu'à  moitié  morte  de  fatigue  qu'on  la  ramène  dans  sa  chambre  et 
dans  son  lil.  Ce  fut  un  beau  jour  pour  le  quartier.  N  est-ce  pas  là  une 
scène  des  Plaideurs  ?  Des  épisodes  pareils  abondent  dans  ce  livre  et 
achèvent  la  peinture  de  l'extravagante  marquise. 

Sa  femme  au  couvent  des  dames  de  Saint-Michel,  son  fils  à  Vin- 
cenncs,  restait  l'endiablée  fille  d'une  telle  mère,  M"*  de  Cabris,  et  le 
gendre,  qui  n'est  pas  désarmé.  Tous  deux  agissent  ferme  :  c'est  ce  que  le 
marquis  appelle  décupler  son  travail.  Il  ne  s'arrête  pas  pour  si  peu.  Il 
entreprend  de  faire  interdire  le  mari  de  M"*  de  Cabris  en  Provence  et  de 
faire  clore,  par  lettre  de  cachet,  sa  fille  au  couvent  de  Sisteron.  Il  y 
réussit;  mais  c'est  alors  que  le  public  se  fâche  définitivement  :  il  n'y  a 
qu'un  cri  contre  cet  amateur  insatiable  des  ordres  du  Roi,  qui,  grâce  à 
cette  arme,  s'était  débarrassé  de  toute  sa  famille.  L'Ami  des  hommes  se 
débat  en  vain  :  il  est  frappé  moralement  à  mort,  comme  par  un  choc 
en  retour  de  cette  arme  dont  il  a  tant  abusé.  En  vain  s'écrie-t-il  :  «Le 
«  public  n'est  point  mon  juge ,  et ,  tant  que  santé  et  volonté  me  dureront, 

(fje  serai  Rhadamanthe,  puisque  Dieu  m'y  a  condamné Au  fait, 

(tajoute-t-il,  comme  pour  s'encourager  lui-même,  je  voulais  gagner  mon 
«procès,  je  l'ai  gagné;  je  voulais  faire  clore  ces  folles,  elles  le  sont;  je 

«voulais  faire  enfermer  ce  forcené,  il  l'est H  y  a  quatre  jours 

(I  que  je  rencontrais  Montpezat,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  vingt  ans  : 
«Votre  procès,  me  dit-il,  avec  madame  la  marquise,  est-il  fini?  —  Je 
«l'ai  gagné.  —  Et  où  est-elle?  —  Au  couvent.  —  Et  monsieur  votre 
«fils?  —  Au  couvent.  — Et  madame  votre  fille  de  Provence?  —  Au 
«couvent.  —  Vous  avez  donc  entrepris  de  peupler  les  couvents?  — 
«Oui,  monsieur,  et,  si  vous  étiez  mon  fils,  il  y  a  longtemps  que  vous  y 
«  seriez.  » 

Le  marquis  se  trompait  sur  un  point  grave:  il  avait  gagné  son  procès 
une  première  fois  devant  les  juges;  mais  il  l'avait  perdu  devant  l'opinion 


LES  MIRABEAU.  135 

publique,  et  l'opinion  le  lui  fit  perdre  définitivement  devant  le  Parle- 
ment. L'impopularité  de  l'Ami  des  hommes  agit  visiblement  sur  ces  nou- 
veaux juges,  et,  au  grand  étonnement  du  marquis  et  de  ses  hommes 
d'affaires,  la  séparation  fut  prononcée  contre  lui,  le  18  mai  1  781,  avec 
tous  les  frais  à  sa  charge,  sans  même  que  l'on  eut  égard  à  sa  demande 
d'une  garantie  en  faveur  des  enfants,  sans  qu'on  eût  nommé  un  com- 
missaire pour  présider  à  la  liquidation  de  la  communauté;  on  laissait  le 
marquis  livré  «  à  toutes  les  revendications  folles  d'une  femme  furieuse 
«  et  triomphante.  »  Il  n'est  pas  douteux  que  l'opposition  scandaleuse 
des  belles  maximes  de  Y  Ami  des  hommes  contre  l'arbitraire  avec  les 
dix-sept  ordres  du  roi,  surpris  par  le  marquis  contre  sa  femme  et  ses 
enfants,  n'ait  eu  une  grande  part,  avec  la  colère  croissante  de  l'opinion 
publique,  dans  cette  sentence  inattendue  et  définitive.  Les  magistrats, 
gardiens  de  la  loi,  n'aimaient  guère  cet  expédient  des  lettres  de  cachet, 
qui  substituait  la  volonté  du  roi  à  la  justice  ;  ils  le  montrèrent  dans  cette 
occasion,  comme  dans  bien  d'autres,  et,  après  tout,  ce  fut  à  leur  hon- 
neur. 

«  Finalement,  ils  m'ont  tué  le  1 8  mai,  »  écrit  le  marquis  à  son  frère, 
et,  en  effet,  il  ne  fit  plus  que  languir  jusqu'en  178g,  où  il  mourut,  à  la 
veille  des  événements  qu'il  avait  en  partie  pressentis  et  préparés.  Quant 
à  la  marquise,  quoique  remise  en  possession  de  ses  biens,  dévorés  d'a- 
vance par  les  extravagances  de  sa  vie  entière  et  la  fureur  des  emprunts, 
elle  végéta  dans  l'état  le  plus  singulier  d'opulence  apparente  et  de  sor- 
dide misère,  en  proie  à  des  troubles  d'esprit  qui  prouvent  que  son 
cerveau  n'avait  jamais  été  bien  sain  ;  elle  passa  cpielques-unes  des  der- 
nières années  de  sa  vie  à  obséder  ses  fils  et  particulièrement  le  grand 
orateur,  son  ancien  complice,  de  protestations  d'amitié  et  de  demandes 
d'argent;  emprisonnée  sous  la  Terreur,  elle  meurt  le  28  brumaire  an  m 
(novembre  1794),  à  Tâge  de  soixante-neuf  ans,  laissant  une  fortune  de 
six  cent  mille  francs  et  des  dettes  pour  plus  d'un  million;  dernière  liqui- 
dation de  vingt  années  de  procès. 

Telle  fut  la  famille,  vraiment  extraordinaire,  au  milieu  de  laquelle 
était  né  et  a  vécu  Mirabeau,  le  grand  Mirabeau,  qui  va  maintenant 
entrer  sur  la  scène  préparée  avec  un  si  grand  soin  par  M.  de  Loménie, 
et  remplir  de  ses  aventures  et  de  ses  scandales,  de  sa  gloire  et  de  son 
génie,  quelques  années  de  ce  siècle  où  finit  un  monde,  où  un  autre 
commence. 

E.  CARO. 


136  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  FÉVRIER  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

M.  Siiveslre  de  Sacy,  membre  de  TAcadémie  française,  est  décédé  à  Paris,  le 
i4  février  1879. 

M.  Saint-René  Taillandier,  de  la  même  Académie,  est  décédé  à  Paris,  le  28  février. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

Dans  sa  séance  du  3  février  1879,  i' Académie  des  sciences  a  élu  M.  Chrétien 
Lalanne  à  la  place  d*académicien  libre  vacante  par  le  décès  de  M.  Bienaymé. 

M.  Paul  Gervais,  membre  titulaire  de  la  même  Académie,  est  décédé  a  Paris, 
le  10  février  1879. 


^ 


TABLE. 

P*fM. 

Les  derniers  Tasmaniens.  (2*  article  de  M.  A.  de  Quatrefages.  ] 65 

Les  Mélodies  grecques.  (  2*  article  de  M.  Ch.  Lévéque.  ) 82 

La  Mythologie  des  plantes.  (Article  de  M.  A.  Maur)*.) 03 

Louis  XIV  et  le  maréchal  de  Viilars.  (  1*'  article  de  M.  Ch.  Giraud.  ) 105 

Les  Mirabeau,  (i*  et  dernier  article  de  M.  E.  Caro.) 120 

Noavelles  littéraires 1 36 

•>  FIN   DK   LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


MARS  1879. 


«. 


Louis  XIV et  le  maréchal  de  Villabs,  après  la  bataille  de  Denain. 

DEUXIÈME  ARTICLE  ^ 

La  légende  a  donné  des  formes  un  peu  théâtrales  <\  ia  magnanime 
fermeté  de  Louis  XIV  en  face  des  périls  de  cette  mémorable  campagne 
de  171a. 

On  lit  dans  les  manuels  d'histoire  du  xviii*  siècle  et  dans  bon  nombre 
de  livres  du  xix**  que  Villars,  prenant  congé  du  roi  pour  se  rendre  à 
son  commandement  de  Flandres,  le  roi  lui  aurait  dit  :  «Vous  voyez 
«où  nous  en  sommes,  vaincre  ou  périr.  Cherchez  Tennemi  et  donnez 
a  bataille.  »  A  quoi  Villars  aurait  répondu  :  «  Sire ,  c  est  votre  dernier  com- 
«  bat.  »  —  ((  N'importe ,  aurait  répliqué  le  roi ,  si  ia  bataille  est  perdue ,  vous 
«me  récrirez  à  moi  seul.  Je  monterai  à  cheval;  je  passerai  par  Paris, 
«votre  lettre  à  la  main.  Je  connais  les  Français,  je  vous  mènerai  deux 
«cent  mille  hommes  et  je  m'ensevelirai  avec  eux  sous  les  ruines  de  la 
«  monarchie,  n 

Les  grandes  pensées,  comme  les  grandes  actions,  lorsqu'elles  se  pro- 
duisent, ont  d'ordinaire  une  forme  plus  simple,  qui  ne  leur  ôte  rien 
de  leur  héroïsme.  La  résolution  de  Louis  XIV  de  ne  pas  sumvre  à  un 
désastre  est  parfaitement  vraie;  mais  la  forme  de  son  expression,  dans 
le  dialogue  avec  Villars,  a  été  arrangée  par  les  historiographes,  de 

*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  février,  p.  io5. 

18 


138  JOURNAL  DES  SAVANTS  —  MARS  1879. 

même  que  le  passage  du  Saint-Bernard ,  par  Napoléon ,  a  été  idéalisé 
par  un  grand  peintre  sur  une  toile  célèbre,  aujourd'hui  perdue. 

Voici  la  vérité  simple,  et  le  texte  en  quelque  sorte  authentique  de 
Tentretien  suprême  de  Louis  XIV  avec  Villars,  au  moment  du  départ 
de  ce  dernier  pour  la  Flandre.  Cette  vérité  n'amoindrit  pas  le  noble  et 
malheureux  monarque,  mais  elle  est  plus  près  de  la  nature,  et,  dans 
sa  réalité  native,  elle  a  plus  de  grandeur  peut-être ,  et  à  coup  sûr  la  scène 
est  plus  touchante. 

Quand  Villars  rendit  visite  au  roi,  il  le  trouva  brisé  par  la  douleur. 
Aux  calamités  publiques ,  qui  étaient  immenses  ,  avaient  succédé  les 
infortunes  privées,  qui  étaient  non  moins  affligeantes.  Monseigneur 
était  mort  de  la  petite  vérole  à  Meudon,  le  i4  avril  1711.  Le  12  fé- 
vrier 1713,  la  Dauphine,  ci-devant  duchesse  de  Bourgogne,  était  en- 
levée, à  Versailles,  en  quelques  jours  de  la  même  maladie,  dans  sa 
a 6*  année;  son  époux,  le  Dauphin,  ne  lui  avait  survécu  que  de  six 
jours,  à  Marly,  à  Tâge  de  trente  ans;  Tainé  des  deux  princes,  leurs  en- 
fants, le  duc  de  Bretagne,  fut  emporté  quelques  jours  après,  le  8  mars, 
âgé  de  cinq  ans;  et  le  plus  jeune,  le  duc  d'Anjou,  qui  se  nomma  plus 
tard  Louis  XV,  unique  rejeton  delà  branche  royale  française,  fut  aussi 
en  grand  danger. 

Lors  donc  qu'après  ces  tristes  événements  Villars  fut  introduit  auprès 
du  roi,  la  fermeté  du  monarque,  qui  ne  lui  avait  pas  fait  défaut  jus- 
qu'à ce  moment,  fit  place  à  la  sensibilité  de  Thomme  accablé  par  le  mal- 
heur. Je  laisse  ici  la  parole  à  Villars  lui-même  : 

«Le  roi,  dit-il,  laissa  échapper  des  larmes,  et  d'un  ton  pénétré  qui 
((m'attendrit  :  — ((Vous  voyez  mon  état,  monsieur  le  maréchal,  il  y  a 
tt  peu  d'exemples  de  ce  qui  m'arrive ,  et  que  l'on  perde ,  dans  la  même 
((Semaine,  son  petit-fils,  sa  petite  belle-fille,  et  leurs  fils,  tous  de  très 
a  grande  espérance,  et  très  tendrement  aimés.  Dieu  me  punit ,  je  l'ai  bien 
((mérité.  Mais  suspendons  mes  douleurs  sur  les  malheurs  domestiques, 
«  et  voyons  ce  qui  se  peut  faire  pour  prévenir  ceux  du  royaume. 

«  La  confiance  que  j'ai  en  vous  est  bien  marquée,  puisque  je  vous  re- 
tt  mets  les  forces  et  le  salut  de  l'État.  Je  connais  votre  zèle  et  la  valeur  de 
âmes  troupes;  mais  enfin  la  fortune  peut  vous  être  contraire.  S'il  ar- 
((  rivait  ce  malheur  à  l'armée  que  vous  commandez,  quel  serait  votre 
((  sentiment  sur  le  parti  que  j'aurais  à  prendre  pour  ma  personne?  » 

((A  une  question  aussi  grave  et  aussi  imprévue,  dit  Villars,  je  de- 
«meurai  quelques  instants  dans  le  silence;  sur  quoi  le  roi  reprenant  la 
«  parole,  me  dit  :  ((Je  ne  suis  pas  étonné  que  vous  ne  me  répondiez  pas 
«  plus  promptement ,  mais ,  en  attendant  que  vous  me  disiez  votre  pensée , 


LOUIS  XIV  Eï  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  159 

«je  veux  vous  apprendre  la  mienne.  )> — n  Votre  Majesté ,  répondis*je ,  me 
u  soulagera  beaucoup.  La  matière  mérite  délibération,  et  il  n  est  pas  éton- 
a  nant  qu  on  demande  permission  d  y  rêver.  » 

«Eh  bien,  reprit  le  roi,  voici  ce  que  je  pense;  vous  me  direz  après 
u  cela  votre  sentiment. 

a  Je  sais  les  raisonnements  des  courtisans;  presque  tous  veulent  que 
«je  me  retire  à  Blois,  et  que  je  n  attende  pas  que  Tarmée  ennemie  s*ap- 
u  proche  de  Paris,  ce  qui  lui  serait  possible,  si  la  mienne  était  battue. 

«Pour  moi,  je  sais  quuue  armée  comme  la  vôtre  ne  sera  jamais  dé- 
u  faite  au  point  de  ne  pouvoir  se  retirer  en  bon  nombre  sur  la  Somme  ; 
«je  connais  cette  rivière,  elle  est  très  difficile  à  passer,  et  il  y  a  des  places 
tt  qu'on  peut  rendre  très  fortes. 

«  Je  compterais  aller  en  personne  à  Saint-Quentin ,  y  ramasser  tout 
tt  ce  que  j'aurais  de  troupes,  pour  faire  un  dernier  effort  avec  vous,  et 
«périr  ensemble,  ou  sauver  TËtat  :  Voilà  comme  je  raisonne,  dites-moi 
a  présentement  votre  sentiment,  n 

tf  Certainement,  répondit  Villars,  Votre  Majesté  m'a  soulagé  ;  car  un 
«  bon  serviteur  a  quelque  peine  à  conseiller  à  un  grand  roi  de  venir 
•  ainsi  exposer  sa  personne.  Cependant  j'avoue  que,  connaissant  l'amour 
tt  de  Votre  Majesté  pour  la  gloire,  je  me  serais  décidé  à  lui  dire  que  les 
o  partis  les  plus  glorieux  sont  souvent  les  plus  sages,  et  que  je  n'en 
o  vois  pas  de  plus  noble  que  celui  auquel  Votre  Majesté  est  disposée. 

«Mais  j'espère  que  Dieu  nous  fera  la  grâce  de  n'avoir  pas  à  subir  de 
«telles  extrémités,  et  qu'il  bénira  enfin  la  justice  et  le  bon  droit  de 
«  Votre  Majesté.  » 

Tel  parait  avoir  été  le  caractère  et  le  texte  de  l'entretien  de  Villars 
avec  le  roi,  et,  réduite  à  ces  termes,  la  résolution  de  Louis  XIV  n'en  est 
pas  moins  admirable.  La  mémoire  du  monarque  ne  perd  rien  à  la  ver- 
sion sincère  de  l'historien;  l'ostentation  dramatique  y  est  seule  sacri- 
fiée; Villars  remarque  avec  raison  qu'à  ce  moment  l'incertitude  des  né- 
gociations entamées  à  Utrecht,  avec  T Angleterre,  laissaient  subsister 
tous  les  périls. 

On  sait,  en  effet,  que,  nonobstant  la  paix  d'Utrccht,  qui  fut  rendue 
plus  facile  et  signée  six  mois  après  la  bataille  de  Denain ,  il  fallut  con- 
tinuer la  guerre  avec  TEmpire,  et  que  Villars  ouvrit,  en  1713,  une 
nouvelle  campagne  contre  le  prince  Eugène ,  campagne  qui  fut  marquée 
par  de  brillants  faits  d'armes,  tels  que  la  prise  de  Landau  et  de  Fri- 
bourg.  Après  quoi  l'empereur  se  résolut  à  traiter  de  la  paix,  laquelle 
fut  conclue  en  deux  temps;  d'abord  le  7  mars  1714a  Rastadt,  après 
des  conférences  dont  les  deux  célèbres  capitaines  furent  les  négociateurs 

18. 


140  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

et  les  ministres  plénipotentiaires  ;  et  enfin  à  Bade ,  le  i  o  septembre  de 
la  même  année,  où  la  signature  du  traité  définitif  compléta  les  grandes 
stipulations  de  droit  public  européen,  arrêtées  solennellement  à  Utrecht 
quinze  mois  auparavant.  L*esprit  vif  et  chevaleresque  d'Eugène  et  de 
Villars  donnè]>ent  souvent  à  ces  conférences  une  forme  piquante,  que 
récole  diplomatique  du  xvii*  siècle  n avait  point  connue,  et  dont  les 
mémoires  du  temps  ont  recueilli  les  anecdotes.  Ainsi,  un  jour  et  dans 
la  chaleur  dune  discussion ,  le  prince  Eugène  dit  à  Villars  :  «  Je  trouve, 
a  Monsieur  le  Maréchal ,  que  depuis  deux  ans  vous  m*avez  assez  mal- 
u  traité.  L*amitié  qui  est  aujourd'hui  entre  nous  ne  m'empêche  pas  de 
aie  sentir  vivement,  et  je  vous  assure  que,  si  je  vous  cède,  je  serai 
«fort  mal  venu  à  Vienne.»  —  «Je  puis  vous  répondre,  lui  répliqua 
((Villars,  que  je  le  suis  plus  mal  encore  à  Versailles  et  tous  les  jours. 
((  Entendons-nous  pour  le  bien  général ,  et  laissons  dire  les  clabaudeurs 
«  de  nos  deux  cours.  » 

Après  les  signatures ,  on  frappa  en  Allemagne  une  médaille  qui 
portait  les  têtes  des  deux  généraux  en  regard,  comme  se  pariant,  et 
très  reconnaissables,  marqués  sur  leur  cuirasse,  Tun  d'un  aigle,  l'autre 
d'une  fleur  de  lys;  pour  légende,  ces  mots  :  Olim  dao  fulmina  belli.  Au 
revers,  on  voyait  sur  une  table,  deux  épées  entourées  de  branches  d'o- 
livier, un  casque  renversé  qui  servait  d'encrier,  et  un  petit  amour,  une 
plume  à  la  main,  traçant  ces  mots  :  Nunc  instramenta  quietis.  Rastadt 

1714. 

Villars  revint  à  Paris  le  1^  mars,  et  fut  reçu  du  roi  comme  il  le 
méritait.  Cependant  le  chapitre  des  récompenses  fournit  quelques  inci- 
dents délicats  et  curieux. 

En  voyant  entrer  le  maréchal  dans  son  cabinet,  le  roi  lui  dit  en 
l'embrassant  :  ((Voilà  donc  le  rameau  d'olivier  que  vous  m'apportez;  il 
«  couronne  tous  vos  lauriers,  d 

Après  avoir  rendu  compte  brièvement  et  de  la  guerre  et  de  la  paix, 
Villars  dit  au  roi  :  «Permettez- moi,  Sire,  d'embrasser  les  genoux  de 
a  Votre  Majesté  de  la  part  du  prince  Eugène  de  Savoie.  Il  m'a  fait  pro- 
tt  mettre  d'assurer  Votre  Majesté  de  son  regret  sincère  de  tout  ce  qu'il 
((a  été  forcé  de  faire  pendant  la  guerre.  A  l'occasion  de  la  paix,  qui  est 
(fun  temps  de  clémence,  il  prend  la  liberté  de  supplier  Votre  Majesté 
((  de  recevoir  favorablement  les  assurances  de  son  profond  respect.  » 

Le  roi  répondit  :  0  II  y  a  longtemps  que  je  ne  r^arde  le  prince  Eu- 
((gène  que  comme  sujet  de  l'empereur.  En  cette  qualité,  il  a  fait  son 
((devoir.  Je  lui  sais  gré  de  ce  que  vous  me  dites  de  sa  part,  et  vous 
u  pouvez  Ten  assurer.  » 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  141 

Villars  apprit  ensuite  qu*ii  aurait  désormais  les  grandes  entrées ,  ce 
qui  lui  donnait  ie  droit  d*approcher  en  tout  temps  de  ia  personne 
royale.  Le  roi  accordait  en  même  temps  au  marquis  de  Villars  la  sur- 
vivance de  tous  les  gouvernements  du  maréchal  son  père.  Le  roi  dit 
aussi  au  maréchal  que  sa  blessure  lui  rendant  les  appartements  hauts 
dun  abord  difSciie,  il  lui  en  avait  destiné  un  qu'occupait  autrefois  mon- 
sieur le  Dauphin ,  au  rezde-chaussëe  du  château ,  et  qu il  le  partagerait 
avec  madame  la  duchesse  de  Berry;  et,  lui  montrant,  sur  un  plan, les 
changements  et  dispositions  qu  il  allait  ordonner,  il  ajouta  que  les  gens 
de  guerre  seraient  bien  aises  de  voir  leur  général  bien  logé,  et  d'avoir 
de  grandes  pièces  pour  discourir  en  promenant  avec  lui.  Tout  ce  que  le 
roi  put  imaginer  de  distinctions  délicates  et  flattmises,  il  en  accabla  le 
maréchal. 

Villars  était  parfaitement  héroïque,  mais  il  avait  sa  part  des  faiblesses 
humaines.  Il  s  attendait  donc  à  mieux  encore  qu*il  ne  reçut;  toutefois  il 
eut  la  sagesse  d*en  contenir  le  secret.  Le  roi  n  y  fut  pas  trompé,  mais 
il  usa  des  ménagements  les  plus  délicats  dans  sa  résistance  à  des  dé- 
sirs dont  probablement  madame  de  Maintenon  avait  reçu  la  confidence 
de  Villars. 

Ainsi,  lorsque  le  maréchal,  après  rechange  des  signatures  de  Rastadt, 
envoya  Tun  de  ses  plus  brillants  officiers  généraux,  M.  de  Contades, 
qui  fut  depuis  maréchal,  porter  à  Versailles  la  bonne  nouvelle,  le  roi, 
qui  voulait  être  gracieux  pour  Villars ,  mais  qui  voulait  aussi  rester  roi 
et  s  épargner  un  refus,  prit  les  devants  avecTofficier  délégué,  et  le  sonda 
sur  les  souhaits  de  Villars.  M.  de  Contades  répondit  qu'il  ignorait  les 
désirs  du  maréchal,  et  le  roi  se  hâta  d'ajouter  :  «Si  Ton  pensait  pour 
«lui  à  l'épée  de  connétable,  il  sait  que  je  suis  résolu,  depuis  que  je 
«règne,  à  ne  point  en  donner.» 

  quoi  M.  de  Contades  répliqua  :  <(  M.  le  maréchal  ne  s'est  jamais 
«ouvert  sur  cette  pensée;  mais  Votre  Majesté  me  permettra  de  lui  dire 
«que  je  la  crois  persuadée  qu'aucun  connétable  n'a  eu  plus  Heu  d'espë- 
«  rer  cette  dignité.  » 

«Je  le  crois  bien,  reprit  le  roi,  puisqu'il  y  en  avait  eu  qui  n'avaient 
a  presque  jamais  vu  de  guerre,  mais  laissons  cela.  Jaime  véritablement 
«  le  maréchal ,  et  hors  cette  épée ,  il  peut  compter  sur  tout  ce  qui  sera 
«  en  mon  pouvoir.  » 

L'affaire  n'alla  donc  pas  plus  loin,  mais  il  est  juste  de  remarquer 
que  cette  bouffée  ambitieuse  n'avait  point  spontanément  germé  dans 
l'imagination  de  Villars.  Quand,  en  1703,  le  maréchal  s'était  ouvert 
à  M.  de  Chamillard  du  projet  d'une  marche  rapide  sur  Vienne,  qui 


I 


142 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 


échoua  par  le  mauvais  vouloir  de  Télecteur  de  Bavière,  M.  de  Cha- 
millard,  enthousiasmé  de  cetle  communication,  avait  dit  inconsidéré- 
ment à  Villars  queîépé^  de  connétable  était  au  bout  de  ce  grand  projet. 
Villars  avait  donc  pu  croire,  après  Denain,  que  le  service  éclatant  qu'il 
avait  rendu  en  1712,  valait  celui  qu'il  aurait  rendu  en  lyoS,  si  ce 
n*eût  été  la  faute  d*un  prince  allemand. 

Quoi  quil  en  soit,  il  fut  moins  discret,  quelque  temps  après,  sans 
être  plus  heureux.  Il  avait  dû  retourner  à  Bade  pour  la  conclusion  dé- 
finitive du  traité  avec  le  prince  Eugène.  Pendant  qu'il  était  sur  le  Rhin , 
se  produisit  la  vacance  d  un  des  grands  emplois  du  gouvernement 
royal,  celui  de  chef  du  Conseil  des  finances.  On  sait  que  le  mécanisme 
du  gouvernement  monarchique,  à  cette  époque,  avait  pour  rouage 
principal  un  grand  corps  administratif  qu  on  nommait  le  Conseil  da 
Roi. 

La  composition ,  l'organisation  et  le  régime  intérieur  de  ce  Conseil , 
ont  varié  selon-  les  temps,  principalement  depuis  le  xv*  siècle  jusquà 
Louis  XV.  L'objet  de  son  institution  était  d'éclairer  et  de  guider  la  royauté 
dans  l'administration  générale  de  l'Etat.  Toutes  les  grandes  affaires  du 
royaume  étaient  examinées,  discutées,  réglées,  dans  le  sein  de  ce  Con- 
seil, ou  de  ses  chambres  diverses,  lorsque  le  gouvernement  fonction- 
nait avec  régularité  ^  On  y  retrouvait  les  attributions  de  notre  Cour  de 
cassation,  de  notre  Conseil  d'État,  et  de  nos  Conseils  supérieurs. 

Un  de  ses  principaux  départements  était  celui  des  finances,  auquel 
Golbert  avait  donné  une  importance  particulière,  à  la  suite  des  désordres 
de  Tadministration  financière  de  Fouquet ,  et  auquel ,  à  ce  titre ,  Louis  XIV 
attachait  une  considération  spéciale,  d  autant  plus  que  les  affaires  du 
commerce  en  ressortaient  à  cette  époque.  Les  fonctions  en  étaient  fort 
recherchées,  et  des  personnages  en  crédit  les  remplissaient  d'habitude. 

Or,  en  1 7 1 6 ,  le  titre  de  chef  ou  président  du  Conseil  des  finances 
fut  vacant ,  et  le  roi  en  conféra  la  faveur  au  maréchal  de  Villeroy.  Les 
amis  du  maréchal  de  Villars  avaient  cru  que  ce  dernier  y  serait  appelé. 
On  se  trompa ,  et  Villars  écrivit  immédiatement  à  madame  de  M ain- 


*  Voyei,  sur  l^histoire ,  la  compétence 
€t  les  YÎcissitudes  du  Conseil  du  Roi,  le 
Traité  des  droits,  fonctions  et  offices  da 
royaume,  composé  par  une  Société  de 

Srisconsulles,  sous  la  direction  de 
.  Guyol  (Paris,  1787,  3  vol.  in-4'), 
liv.  I",  cbap.  LXXix,  i.  TI,  a*  partie, 
p.  iM  et  suiv.  Ce  chapitre  est  signé  du 


nom  de  Heriin,  de  Douai.  —  Voyez  sur- 
tout le  savant,  ouvrage  de  M.  Aucoc, 
Le  Conseil  d'Etat  avant  et  depuis  {789 
(Paris,  1876,  in-8'),  où  le  rapproche- 
ment des  attributions  de  fancien  Con- 
seil du  Roi  et  du  Conseil  d'État  de  nos 
jours  est  exposé  avec  une  saisbsante 
lucidité. 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VDLLARS.  145 

tenon  la  lettre  particulière  que  voici,  où  Ton  trouve  quelques  traces  du 
dépit  de  s*être  vu  préférer  le  vaincu  de  Crémone  et  de  Ramillies. 

«Nous  avons  su,  par  le  courrier  de  Genève,  la  grâce  que  le  roi  a 
a  faite  à  M.  le  maréchal  de  Villeroy,  de  le  nommer  chef  du  Conseil  des 
u  finances.  Le  prince  Eugène  m'avait  fait  sur  cette  place  des  compli- 
«ments  que  je  n*ai  pas  reçus,  et  le  grand  nombre  des  ministres  étran- 
«  gers  qui  sont  ici ,  et  qui  trouvent  l'empereur  si  heureux  d'avoir  un 
«ministre  tel  que  le  prince  Eugène,  s'imaginaient  que  celui  des  géné- 
«raux  du  roi  qui  a  le  plus  vu  de  grandes  et  heureuses  guerres  finies 
«par  la  plus  importante  des  négociations,  aurait  infailliblement  Thon- 
«neiu*  d'entrer  dans  son  conseil.  Pour  moi,  Madame,  je  me  trouve 
«  toujours  trop  heureux,  quand  je  songe  qu'ayant  le  bonheur  d'appro- 
ttcher  le  plus  grand  et  le  meilleur  maitre  du  monde,  je  ne  lui  rappelle 
«pas  de  fâcheuses  idées;  et  qu'il  peut  penser:  celui-là  m'a  plusieurs 
«  fois  mis  en  péril,  et  cet  autre  m'en  a  tiré.  Que  me  faut-il  de  plus?  Les 
«autres  avaient  besoin  de  consolation  pour  les  malheurs  qu'ils  ont  eus, 
«et  moi  je  suis  trop  bien  payé  de  mes  services,  et  véritablement  très 
«content,  pourvu  que  vous  me  permettiez  de  compter  toujours  sur  vos 
«  bontés.  D 

Il  était  impossible  que  le  roi  ne  fût  pas  informé  du  mécontentement 
de  Villars.  Deux  jours  après  son  retour  de  Bade,  le  maréchal  eut  une 
audience  de  Louis  XIV  qui  l'entretint,  avec  une  grâce  encourageante, 
de  la  grande  affaire  de  la  paix,  si  heureusement  terminée;  il  y  avait 
pourtant  de  l'embarras  dans  le  colloque,  et  la  conversation  s'allanguis- 
sait  par  une  sorte  de  gène  réciproque,  quand  Villars ,  enhardi  par  la 
bonté  royale,  et  rompant  la  glace  avec  franchise,  dit  au  roi  : 

«Avant  mon  départ  pour  Bade,  j'ai  supplié  Votre  Majesté  de  vouloir 
«bien  songer  à  moi,  lorsque  la  charge  de  chef  du  Conseil  des  finances 
u  viendrait  à  vaquer.  Elle  en  a  honoré  le  maréchal  de  Villeroy.  Je  ne 
«suis  pas  étonné.  Sire,  qu'une  amitié  de  la  première  jeunesse  ait  pré- 
avalu;  mais  enfin,  Sire,  ajouta  le  maréchal  en  souriant,  après  avoir  été 
«honoré  des  plus  importantes  marques  de  votre  confiance,  il  ne  me 
«restera  donc  plus  que  d'aller  chercher  une  partie  de  piquet,  chez 
«Livry,  avec  les  autres  fainéants  de  la  cour,  si  Votre  Majesté  ne  me 
«donne  pas  entrée  dans  ses  conseils?» 

Le  roi  sourit  aussi  et  répondit  à  Villars  que  le  duc  du  Maine,  son 
fils,  le  maréchal  d'Harcourt,  et  quelques  autres,  aspiraient  à  la  même 
faveur,  et  qu'il  demandait  quelque  temps  pour  s'arranger  sur  ce  qu'il 
voulait  faire  pour  satisfaire  tout  le  monde.  «  Âh!  Sire,  repartit  Villars ,  si 


144  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MARS  1879. 

a  une  pareille  conjoncture  ne  détermine  pas  Votre  Majesté ,  puis-je  jamais 
tt  en  espérer  de  plus  favorable?  » 

Le  roi  ne  répondit  à  Tiosistance  de  Villars  qu'en  Tembrassanl,  et  lui 
répéta  qu*il  ne  demandait  que  quelque  délai.  Villars  se  retira ,  ne  dissi- 
mulant pas  un  air  de  tristesse.  Le  roi  le  suivit,  et,  comme  il  était  prêt 
à  sortir  du  cabinet,  le  roi  lui  dit  avec  une  bonté  marquée  :  «M.  le  ma- 
«réchal,  vous  me  paraissez  peiné.») —  «Il  est  vrai.  Sire,  répondit  Vil- 
ce  lars,  que  je  le  suis.  »  —  «  Et  moi  aussi ,  répliqua  le  roi.  »  —  u  II  est  bien 
u  aisé  à  Votre  Majesté,  reprit  Villars,  de  faire  cesser  ces  petites  peines;  la 
«  mienne  est  véritablement  bien  sensible.  »  Là-dessus ,  Villars  sortit  et 
passa  dans  la  chambre  du  lit,  où  il  n'y  avait  jamais  personne,  quand  le 
roi  entretenait  quelqu'un  dans  son  cabinet.  Le  roi  suivit  encore  Villars, 
dans  la  chambre  et  Tembrassa  une  seconde  fois  avec  sensibilité,  mais 
sans  parler.  Villars  n'insista  plus,  mais  il  a  toujours  cru  que  les  ministres 
avaient  agi  fortement  pour  l'éloigner  du  Conseil,  où  sa  franchise  hardie 
et  cavalière  était  redoutée.  Le  roi  parut  craindre  des  vivacités  trop 
militaires  dans  son  Conseil.  Le  maréchal  de  Villeroy  ne  lui  inspirait 
aucune  méfiance  à  cet  égard. 

Madame  de  Maintcnon  elle-même,  tout  amie  quelle  était  de  Villars, 
avait  peur  de  ce  qu'elle  appelait  ses  gronderies.  On  les  acceptait  comme 
une  nécessité,  mais  on  aimait  autant  s'en  affranchir,  quand  le  péril  n'y 
était  pas.  Il  reste  à  ce  sujet  une  lettre  charmante  de  Villars  à  la  mar- 
quise. Elle  peiut  bien  cette  époque,  les  caractères  contemporains  et  les 
tribulations  de  Villars  à  l'armée. 

«  Vous  me  faites  l'honneur  de  me  dire ,  écrivait-il ,  que  vous  voudriez 
((  bien  ne  me  plus  voir  gronder.  Mais  permettez-moi  de  vous  dire  que 
<(les  bons  et  (idèles  serviteurs  grondent  souvent;  que  les  mauvais  et 
«ceux  qui  ne  songent  qu'à  plaire,  pour  leurs  propres  intérêts,  approu- 
vent toujours.  Je  devais,  Madame,  être,  ce  me  semble,  un  peu  mieux 
((Connu  du  roi  et  de  vous.  Quelle  intrigue  me  voyez-vous  à  la  cour?  Je 
((n'écris  au  monde  qu'au  roi,  à  vous.  Madame,  très  rarement,  et  au 
((  ministre  par  lequel  le  roi  veut  être  informé  des  affaires  dont  il  me 
((  fait  l'honneur  de  me  charger.  • .  •  On  passe  tout  l'hiver  à  vous  dire 
((que  je  suis  hai;  les  courtisans  répandent  qu'il  règne  une  discorde 
((affreuse  dans  cette  armée,  et  que  tous  les  officiers  généraux  sont 
((brouillés  avec  moi  :  rien  n'est  plus  faux;  mais  ils  le  disent,  et  de 
«ces  discours  répandus  sans  fondement,  il  en  reste  une  impression, 
((même  dans  votre  esprit,  malgré  la  justesse  de  votre  pénétration.  J'au- 
((  rai  l'honneur  de  vous  dire  que  je  ne  suis  brouillé  avec  personne,  dans 
((l'armée,  et  j'en  apporte  en  preuve  la  bonne  discipline  qui  y  règne. 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  145 

ttEile  ne  se  soutient  que  par  le  concours  des  officiers,  et  ce  concours 
0  est  bien  difficile  à  établir  quand  ils  n'aiment  point  leur  gênerai.  Si  vous 
((étiez  ici,  tous  verriez  avec  édification  les  soldats  et  les  cavaliers  éviter 
((avec  le  plus  grand  soin  de  marcher  dans  un  beau  champ  de  blé  qui  est 
«  à  la  tête  de  notre  camp,  sans  qu* il  soit  besoin ,  ,pour  les  retenir,  d'autre 
H  chose  que  de  Tordre  et  de  l'exemple  des  officiers.  Je  puis  vous  assurer, 
tt Madame,  que  les  gens  de  bien  et  de  courage,  ceux  qui  comptent  plus 
«sur  leurs  actions  que  sur  la  cabale,  me  regardent  comme  leur  unique 
if  ressource;  mais  ce  nombre  diminue  tous  les  jours.  Nous  voyons, 
«depuis  plusieurs  années,  Tesprit  de  la  cour  pénétrer  dans  les  armées, 
net  les  protections  l'emporter  sur  les  services.  Si  je  parais  quelquefois 
«désirer  plus  de  crédit,  n'imaginez  pas.  Madame,  que  c'est  par  ambi- 
«tioh  et  pour  m'attirer  plus  de  considération.  Dans  qui,  j'ose  le  dire, 
«le  roi  a-t-il  trouvé  plus  de  vérité,  lorsque  j'ai  pris  la  liberté  de  lui 
«parler  des  hommes?  Et  en  quoi  Sa  Majesté  peut-elle  trouver  une  con- 
tt naissance  plus  fidèle  et  plus  sûre  des  gens  de  guerre,  que  dans  celui 
«qui,  depuis  dix  ans,  les  a  toujours  eus  sous  son  commandement,  et 

«  qui  les  voit  agir  tous  les  jours Vous  cherchez  la  paix,  ajoute  Vil- 

«lars,  il  y  a  longtemps  que  vous  l'auriez,  si  j'avais  été  honoré  de  plus 
«de  confiance  de  la  part  de  Sa  Majesté,  les  trois  fois  que  j'ai  pénétré 
«  dans  l'Empire;  la  première,  lorsque  j'entrai  en  Bavière  »  (c'est  la  marche 
célèbre  de  i  yoS  qui  fit  la  réputation  de  Villars  et  qui  fut  arrêtée  par 
sa  dissidence  avec  l'Électeur);  ((la  seconde,  lorsque  je  pris  en  dix  jours 
c(  Hagueneau ,  Druzenheim ,  Lauterbourg  avec  5,ooo  prisonniers,  et  que 
€<je  priai,  par  courriers  sur  courriers,  qu'on, me  laissât  agir  dans  i'Em- 
«pire  :  on  préféra  s'aller  faire  battre  à  Ramillies;  la  troisième  quand, 
«avec  quarante  bataillons,  je  forçai  les  lignes  de  Stolhofen.  Quelques 
a  troupes  d'augmentation,  au  lieu  de  celles  qu'on  m'ôta  et  je  m'établis- 
«sais  au  milieu  de  l'Empire.  Je  désire,  Madame,  que  ces  souvenirs  rpe 
(«justifient  auprès  de  vous  sur  mes  gronderies,  et  que  vous  ne  trouviez 
a  pas  mauvais  qu'ils  me  soulagent  d'autres  gronderies  que  je  pourrais 
a  faire  encore.  » 

La  correspondance  officielle  de  Villars  avec  les  ministres  et  avec  le 
roi  lui-même  était  marquée  de  la  même  liberté  dont  il  usait,  dans  ie 
privé,  avec  M"*'  de  Maintenon.  Par  exemple  il  voyait  avec  chagrin  cette 
grande  race  royale,  qui  avait  dû  la  couronne  à  son  esprit  militaire,  de- 
venue, en  ces  temps  de  détresse,  une  race  majestueuse,  ne  vivant  plus 
que  de  dignité;  et  il  osait  le  dire  à  son  moment.  Il  écrivait  un  jour  au 
ministre  de  la  guerre  : 

((  Les  années  des  ennemis  sont  remplies  de  princes  qui  se  font  tuer 

»9 


146  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

«de  tout  leur  cœur.  On  y  voit  pour  volontaires  deux  princes  destinés  à 
t(  porter  la  couronne,  et  trente  princes,  officiers  généraux  ou  subalternes, 
«  et  tout  cela  sous  milord  Marlborough.  » 

Et  s'adressant  au  roi  lui-même  : 

«Je  ne  puis  m*empêcher  de  dire  une  vérité  à  Votre  Majesté,  et  quel 
«  temps  attendrais-je  pour  la  dire  qui  soit  plus  important  que  celui  où  il 
«  s'agit  du  salut  de  TËtat  ?  Sire,  les  officiers  généraux  les  plus  zélés  m'ont 
«averti  que  le  plus  grand  nombre  tenait  d'assez  mauvais  discours,  et 
«fort  propres  à  détruire  laudace  qui  est  dans  le  soldat,  et  que  je  fais 
«tout  mon  possible  pour  réveiller  dans  l'esprit  de  T officier.  Ne  serait-il 
«pas  bien  glorieux  à  M.  le  comte  de  Toulouse,  dont  la  valeur  est  con- 
«nue,  de  partir  pour  venir  servir  en  volontaire,  dans  une  occasion  qui 
«doit  décider  du  salut  du  royaiune?  Il  pourrait  mener  votre  maison  à 
«la  charge,  et,  par  sa  présence,  sa  bonne  mine,  son  courage,  redonner 
«une  nouvelle  audace  à  certaines  gens  qui  en  manquent.  M.  le  duc, 
«dont  l'intrépidité  n'est  pas  moins  connue,  serait  peut-être  tenté  de 
«mener  une  de  vos  ailes.  Je  sais.  Sire,  que  je  suis  fait  pour  servir  sous 
a  ces  messieurs ,  mais  ma  plus  longue  expérience  ferait  peut-être  qu'on 
Kne  serait  pas  surpris,  malgré  leur  présence,  de  me  voir  confier  la  con- 
«duite  de  la  guerre.  D'ailleurs,  quand  je  me  crois  heureux,  il  est  bon 
«que  je  tienne  les  cartes.  Mais,  quand  on  verra  ces  deux  princes,  les 
«  mauvais  discours  cesseront.  Ces  visages  qui  s'allongent  se  raccourci- 
«ront,  et  enfin  je  serai  aise,  dans  cette  occupation  si  nécessaire,  de  ra- 
«  nimer  des  gens  qui  ont  besoin  de  l'être.  » 

Le  roi  s'était-il  souvenu,  en  i  y  i  &,  et  à  propos  de  son  conseil,  de  cette 
hardiesse  de  Villars  ? 

En  cette  même  année  ijili,  le  maréchal  de  Villars  fut  l'objet  d'une 
distinction  qui  le  flatta  beaucoup.  Il  fut  élu ,  comme  par  acclamation , 
membre  de  l'Académie  française.  Cet  honneur  l'obligeait  à  un  discours 
de  réception.  Il  voulait  le  faire  à  sa  manière,  et,  pour  en  rehausser 
l'effet,  il  crut  qu'il  pourrait  y  parler  de  l'héroïque  résolution  dont  il  avait 
été  le  confident  de  la  part  du  roi ,  deux  ans  auparavant.  Mais ,  avant  de 
divulguer  un  aussi  mémorable  secret,  il  pensa  devoir  prendre  l'assen- 
timent ou  le  conseil  du  monarque.  Le  roi,  dit  Villars,  rêva  un  peu  sur 
ma  communication,  puis  il  me  dit:  «On  ne  croira  jamais  que,  sans 
0  m'en  avoir  demandé  permission ,  vous  parliez  de  ce  qui  s'est  passé  en- 
«tre  vous  et  moi.  Vous  le  permettre  ou  vous  l'ordonner  serait  la  même 
«  chose,  et  je  ne  veux  pas  que  l'on  puisse  penser  ni  l'un  ni  l'autre.  » 

Villars  passa  donc  sous  silence  la  belle  et  coui*ageuse  détermination 
du  vieux  roi ,  mais  son  discours  n'en  resta  pas  moins  empreint  d'une 


LOUIS  XIV  ET  LE  MARÉCHAL  DE  VILLARS.  147 

vive  originalité,  qui  le  distingue  des  harangues  banales  si  communes  à 
cette  époque,  en  pareille  circonstance;  il  est  fort  court,  très  peu  ou 
pas  du  tout  connu,  et  Ion  me  permettra  de  lui  donner  place  ici. 

«  Messieurs , 

c(  Si  l'honneur  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire  de  m* admettre  dans 
«une  compagnie  composée  des  plus  rares  génies  m'avait  été  destiné 
«par  les  raisons  les  plus  propres  à  décider  votre  choix,  j aurais  juste 
«sujet  de  craindre  que  ce  premier  pas,  qui  doit  être  une  preuve  d*élo- 
«quence,  ne  vous  portât  à  quelque  repentir. 

«Mais  j  ai  pensé  que  votre  assemblée,  déjà  remplie  de  tout  ce  que 
«Tesprit  a  de  plus  illustre  et  rassasiée  de  cette  gloire,  ne  songeait  plus  à 
«  l'augmenter,  et  que ,  principalement  attentifs  à  celle  du  roi ,  vous  aviez 
o  voulu  avoir  parmi  vous  un  des  généraux  qui  a  le  plus  servi  sous  un  si 
«grand  maître,  et  qui  vînt,  par  quelques  récits,  fortifier  Tidée  que  vous 
«avez  déjà  de  sa  grandeur;  et  je  crois  devoir  la  grâce  que  vous  me 
«faites  au  bonheur  que  j'ai  eu  de  voir  souvent,  et  pour  la  guerre  et 
«pour  la  paix,  résoudre,  ordonner  et  quelquefois  exécuter,  par  le  roi, 
«ce  qui  lui  a  si  justement  attiré  notre  amour  et  l'admiration  de  la 
«  terre. 

«Dans  la  prospérité,  nous  avons  vu  sa  sagesse;  dans  les  revers  de  la 
«fortune,  sa  fermeté  à  relever  les  courages  de  ceux  qui,  par  prudence 
«ou  faiblesse,  voidaient  entrevoir  de  plus  grands  malheurs;  et  la  paix 
«  glorieuse  qui  a  terminé  cette  longue  et  dangereuse  guerre  est  la  ré- 
«  compense  aussi  bien  que  l'efTet  de  toutes  ces  vertus. 

«  Mais  encore  une  fois ,  Messieurs ,  j'en  parierai  comme  témoin  et  non 
«  comme  orateur,  et,  en  faveur  de  ces  récits,  qui  n'ont  pas  besoin  detre 
«relevés  par  l'éloquence,  vous  me  pardonnerez  d*en  manquer. 

«Ainsi,  Messieurs,  vous  me  dispenserez  d'entreprendre  aucun  éloge. 
«  Votre  choix  a  déjà  fait  celui  du  prélat  auquel  je  succède. 

«Je  saisies  obligations  qu'a  votre  compagnie  à  un  illustre;  chancelier, 
«qui,  pour  comble  de^mérite,  s'en  fit  un  de  vous  marquer  sa  considé- 
«  ration.  En  soutenant  votre  établissement,  il  crut  augmenter  sa  gloire; 
«  il  a  lié  par  là ,  dans  la  postérité ,  son  nom  à  celui  de  votre  illustre 
«fondateur,  le  cardinal  de  Richelieu,  dont  la  mémoire  ne  finira  ja- 
«  mais...  11  ne  désirait  à  notre  nation  qu  autant  de  constance  et  de  fermeté 
«  à  soufirir  les  fatigues  et  la  mauvaise  fortune  qu  il  lui  connaissait  d*in- 
«trépidité  dans  les  plus  grands  périls.  Quelle  joie  aurait  eue  ce  grand 
«ministre,  s'il  avait  imaginé  que,  de  nos  jours,  les  Français,  par  ces 

19. 


148  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

(c  dernières  vertus ,  jointes  aux  premières ,  remporteraient  sur  les  autres 
«  nations. 

«Je  les  ai  vus,  pendant  une  campagne  entière,  souiïrir,  sans  murmu- 
«rer,  la  pénurie  d'argent  et  de  vivres,  jeter  même  le  pain  dont  ils 
u  avaient  manqué  pendant  deux  jours,  pour  courir  plus  légèrement  au 
n  combat. 

u  Pardonnez-moi,  Messieurs,  cette  légère  marque  de  reconnaissance 
if  pour  ces  vaillants  hommes  auxquels  TÉtat  et  le  générai  ont  de  si  grandes 
((  obligations.  Ils  vous  auront  celte  de  rendre  leurs  actions  immortelles, 
((  comme  le  sera  tout  ce  qui  a  le  bonheur  d*être  consacré  par  les  ouvrages 
ude  cette  assemblée,  de  laquelle  j'ai  une  si  haute  idée,  que  mes  expres- 
usions  ne  peuvent  rendre  ce  que  je  pense  de  son  mérite,  ni  ma  sensible 
«  et  vive  reconnaissance  ce  que  j'éprouve  de  la  grâce  que  j'en  reçois.  » 


Ch.  GIRAUD. 


(  La  suite  à  un  prochain  cakier.) 


The  lâst  of  the  Tasmàniàns,  or  the  Black  War  of  Van  Diemen*s 
Land,  hy  James  Bonwick  F.  R.  G.  S.,  F.  L.  A.  E.  S.;formerly 
an  Inspecter  of  schools,  Victoria.  London,  1870. 

TROISIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 


CAPTIVITÉ  ET  MORT  DES  DERNIERS  TASMANIENS. 

Lorsque  quelques  indigènes  étaient  pris  ou  sfiirieiadaient  volontaire- 
ment, on  les  plaçait  provisoirement  soit  à  Bruof^  soit  dans  l'île  des 
Cygnes.  Plus  tard,  on  résolu!  de  les  réunir  dans  un  même  lieu.  Après 
bien  des  hésitations,  Tile  Vansitlart^  fut  choisie  pour  lieu  de  déporta- 
tion. Des  pécheurs  de  phoques  sy  étaient  installés  avec  leur  i'amilie. 
Robinson  les  expulsa  et  les  remplaça  par  ses  Tasmaniens.  Mais  cette  île 

'  Voir,  pour  le  premier  article ,  le  cahier  de  janvier,  p.  53  ;  pour  le  deuxième ,  le 
cahier  de  février,  p.  65.  —  *  Autrement  nommé  Gun  carriage. 


<:  I 


LES  DERNIERS  ÏASMANIENS.  IW 

étroite,  petite,  sans  gibier,  couverte  d'arides  rochers,  sans  cesse  battue 
par  les  tempêtes  de  cette  mer  orageuse,  était  un  séjour  impossible  à 
supporter  pour  ces  libres  enfants  des  halliers  et  des  forets.  Les  malheu- 
reux prisonniers  furent  vite  frappés  de  nostalgie.  «Ils  mouraient  comme 
«les  ours  de  leur  pays;  »  disait  à  Bonwick  un  vieux  colon,  qui  les  com- 
parait au  Koala  ^  Il  fallut  chercher  un  autre  lieu  d*exil. 

Le  a  5  janvier  i83a,  les  derniers  survivants  de  la  race  tasmanienne 
furent  transportés  à  Tile  Flinders,  située  au  milieu  du  détroit  de  Bass 
en  face  de  Textrémité  nord-est  de  Van  Diémen.  Cette  île  a  ko  milles 
de  long  sur  18  dans  sa  plus  grande  largeur^.  Elle  a  des  montagnes  et 
des  collines  dont  Taspect  parait  assez  pittoresque.  Mais  le  sol  en  est 
mauvais;  il  ne  présente  guère  que  des  rochers,  des  sables  ou  des  ma- 
récages, et  ne  se  couvre  que  de  buissons'.  Du  pont  du  navire  qui. les 
transportait,  les  Tasmaniens  purent  contempler  ce  spectacle  en  lon- 
geant les  côtes  de  l'ile,  et  un  employé  du  gouvernement  a  décrit  à 
Bonwick  le  profond  désespoir  dont  ils  furent  atteints  en  se  voyant  pour 
la  seconde  fois  si  cruellement  trompés  dans  leurs  espérances.  En  outre, 
on  les  établit  sur  la  côte  sud-ouest,  tout  près  du  bord  de  la  mer,  sur 
un  point  où  il  fallait  chercher  l'eau  douce  dans  les  creux  du  rocher  ou 
le  fond  des  marais.  Les  vents ,  pluvieux  et  froids ,  régnaient  sur  ce  ri- 
vage que  n  abritent  ni  forêts  ni  élévation  du  terrain.  Les  rhumatismes , 
les  maladies  de  poitrine,  éclatèrent  vite  chez  les  transportés,  et  les  con- 
firmèrent dans  la  pensée  quon  les  avait  amenés  là  pour  les  faire  mourir \ 

Pour  comble  de  malheur,  ils  furent  d'abord  soumis  au  despotisme 
brutal  dun  vieux  sergent,  nommé  Wight,  fort  peu  digne  de  la  mis- 
sion qui  lui  était  confiée.  Soutenu  par  quelques  soldats  et  par  les 
pécheurs  de  phoques  quil  réquisitionnait  au  besoin,  cet  étrange  gou- 
verneur abusa  de  son  pouvoir  si  bien  qu'il  faillit  amener  une  révolte^. 
L'excès  même  du  mal  en  amena  la  fin.  Wight  fut  destitué  et  remplacé 
par  le  lieutenant  Darling,  frère  du  dernier  gouverneur  de  Victoria. 
Enfin,  au  mois  de  novembre  i835,  Robinson  fut  mis  à  la  tête  de 
la  petite  colonie. 

Sous  la  direction  de  ces  deux  hommes  de  cœur,  la  situation  des 
exilés  saméliora.  Ils  furent  enfin  traités  comme  des  êtres  humains.  Le 
lieutenant  Darling  alla  jusqu'à  les  admettre  à  sa  table,  et  invita,  pour 
prendre  le  thé  avec  deux  missionnaires,  plusieurs  de  leurs  femmes  qui 

^  Phascohrctos   cinereus,   filainville.  ^  P.  a46. 

Cet  animid,  quand  il  est  pris,  se  laisse  ^  P.  2^7. 

habituellement  mourir  de  faim.  *  P.  a48. 

^  Environ  6à  kilomètres  sur  a 8. 


^ 


150 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 


se  conduisirent  de  manière  à  mériter  les  éloges  des  visiteurs  ^  Des 
cabanes  propres  et  aérées,  ayant  chacune  son  jardin,  furent  construites 
loin  des  étangs,  sur  un  point  où  se  trouvait  de  ieau  potable.  Les  an- 
ciens sauvages  écoutèrent  les  conseils  de  ces  chefs  qui  leur  témoignaient 
delaifection,  prirent  peu  à  peu  Thabitude  des  occupations  domestiques, 
et  se  livrèrent  à  de  petites  industries  dont  les  produits,  vendus  à  Laun- 
ceston,  alimentèrent  une. caisse  commune^.  On  ne  parvint  pourtant 
pas  à  en  faire  de  véritables  colons.  Ils  ne  surent  jamais  tirer  parti 
des  moutons  ou  des  gros  bestiaux  que  leurs  amis  de  la  grande  île  et  le 
gouvernement  mirent  à  leur  disposition  ^. 

On  s'occupa  aussi,  et  beaucoup  trop  à  coup  sûr,  de  leur  éducation 
intellectuelle  et  morale.  De  zélés  catéchistes  vinrent  leur  prêcher  la 
religion  chrétienne ,  qu'ils  paraissent  avoir  embrassée  sans  difficulté.  Ils 
voulurent  leur  apprendre  à  chanter  des  hymnes,  à  lire,  à  écrire;  ils 
les  soumirent  à  une  discipline  sévère ,  et  Tun  d*eux ,  fort  dévoué  d'ailleurs 
aux  indigènes  et  fort  aimé  d'eux,  M.  Clark,  alla  jusqu'à  fouetter  les 
jeunes  filles  dans  l'intérêt  de  la  morale.  En  somme,  on  les  menait 
comme  des  écoliers;  on  les  soumettait  à  des  règles  inflexibles;  on  les 
emprisonnait  dans  des  limites  qu'il  leur  était  défendu  de  franchir.  Ils 
apprirent  ainsi  à  vivre  tranquilles,  à  se  conduire  convenablement, 
mais  ils  perdirent  leur  énergie  naturelle.  «Plus  ils  se  civilisèrent,  dit 
tt  Bonwick ,  plus  ils  devinrent  dépendants  de  leurs  maîtres  pour  la  satis- 
«faction  des  moindres  besoins,  moins  ils  furent  aptes  à  agir  par  eux- 
«mêmes.  Ils  n'auraient  pu,  comme  autrefois,  forcer  le  kangourou  en 
«  plaine  ou  poursuivre  l'oposstim  sur  les  arbres  ^.  » 

Les  captifs  avaient  beau  être  mieux  logés,  mieux  vêtus,  mieux 
nourris,  ce  n'est  pas  dans  ces  conditions  morales  d'existence  que  la 
mortalité  pouvait  diminuer.  Elle  semblerait  plutôt  s'être  accrue.  Au 
dire  du  capitaine  Stokes,  on  avait  capturé  en  tout  qoo  individus^, 
Strzélecki  porte  ce  nombre  à  210^  et  Calder  à  2/18''.  Or,  le  a  5  jan- 


'    P.  25l. 

•  P.  a  54. 
'  P.  a56. 

•  P.  256. 

*    BONW]GX,p.  266. 

•  Physical  aescriptian  of  New  South 
Wahs  and  Van  Diemens  Land,  p.  352. 
L'auteur  donne  ce  chiffre  comme  repré- 
sentant le  nombre  des  individus  trans- 
portés de  File  Vansittart  à  FUnders.  Il 
se  trompe  sur  ce  point.  Le  navire  la 


Charlotte  ne  porta  à  cette  dernière  ile 
que  3o  femmes,  26  hommes  et  1  enfant. 
(Bonwick,  p.  247.)  Mais  nous  savons 
que  Robinson  était  encore  loin  d'avoir 
réduit  toutes  les  tribus.  En  1 833 ,  sous 
le  gouvernement  du  lieutenanl  Darliog , 
le  nombre  des  internés  s'était  élevé  à 
111  savoir  :  ^7  honunes ,  48  femmes , 
7  jeunes  gens,  4  jeunes  fiUes,  4  fillettes 
au-dessous  de  5  ans  et  1  petit  enfant 
(BoNWiGK,  p.  260.)  — '  Loc,  cit.,  p.  i3. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  151 

vier  i835,  au  moment  même  où  Robinson  venait  d'amener  les  der- 
niers prisonniers,  ie  gouverneur  Arthur,  dans  une  lettre  eilée  par 
Bonwick,  déclare  «quil  n existe  plus  que  loo  indigènes'.»  Sept  ans 
après ,  en  1 84a  ,  Strzélecki  nen  trouvait  plus  que  56 ^.  Ainsi  46  avaient 
succombé;  et,  fait  plus  significatif  encore,  dans  fespace  de  huit  années, 
il  n  était  né  à  Flinders  que  1 4  enfants^.  Le  chiffre  des  morts  avait  donc 
été  plus  que  triple  de  celui  des  naissances.  Enfm,  en  1847,  ^^  ^^  ^^^' 
tait  plus  que  44  Tasmaniens,  savoir  :  12  hommes,  22  femmes  et 
10  enfants  âgés  de  quatre  à  quatorze  ans^. 

Cette  efiBrayante  mortalité  réveilla  la  pitié  et  ie  zèle  des  rares  amis 
que  les  Noirs  avaient  à  Hobart-Town.  Les  malheureux  croyaient  pou- 
voir retrouver  santé  et  bonheur  s  il  leur  était  permis  de  vivre  sur  le  sol 
natal.  Le  gouverneur,  sir  W.  T.  Denison,  se  rendit  enfin  à  leurs  vœux 
et  décida  que  ce  qu'il  en  restait  serait  ramené  sur  la  grande  terre.  Cette 
mesiure,  inspirée  par  la  plus  simple  humanité,  fut  vivement  critiquée 
par  une  partie  de  la  presse  locale^;  et  M"  Mérédith,  tout  en  rendant 
justice  aux  sentiments  du  gouverneur,  s*est  faite  fécho  des  craintes 
que  raviva  la  liberté  incomplète  rendue  à  ces  misérables  débris  dune 
race  humaine^.  On  tremblait  à  la  pensée  de  voir  ces  la  hommes 
revenus  de  Flinders  ramener  les  scènes  sanglantes  de  la  guerre  noire''  ! 
Et  pourtant  la  colonie  comptait  alors  quatre-vingt  mille  Européens  I 

Ces  étranges  terreurs,  inspirées  à  une  population  entière  par  des 
souvenirs  déjà  éloignés,  font  comprendre  mieux  que  toute  chose  ce 
qu'avaient  déployé  d'énergie,  d'héroïsme,  les  derniers  défenseurs  armés 
de  la  race  tasmanienne,  Montpéliata,  ses  compagnons  et  leurs  émules. 

Au  mois  d'octobre  1847,  les  44  Tasmaniens  survivants  furent  trans- 
portés de  Flinders  à  la  baie  aux  Huîtres,  non  loin  de  Hobart-Town. 
Les  enfants,  à  l'exception  du  petit  Billy,  dont  il  sera  question  plus  loin, 
furent  envoyé  à  l'école  des  Orphelins.  Disons  sur-le-champ  qu'ils  y  mou- 
rurent tous.  Une  réserve  de  1,000  acres  fut  attribuée  aux  adultes*.  Ce 
domaine ,  dont  le  sol  était  d'une  stérilité  désolante ,  aurait  eu  peu  d'attraits 
pour  des  cultivateurs.  Mais  il  était  accidenté,  couvert  d'une  épaisse 
forêt,  et  les  pauvres  insulaires  y  retrouvaient  leurs  fougères  arbores- 
centes, leurs  gigantesques  eucalyptus  arrosés  ça  et  là  par  des  sources 
pures.  Un  moment  ils  purent  se  faire  illusion  et  croire  à  la  réalisa- 
tion de  leurs  espérances.  D'ailleurs,  au  début,  on  s'occupa  activement 


'  P.  266.  *  BoNwicK,p.  272. 

Loc.  cit,,  p.  353.  *  My  home  in  Tasmanla,  p.  189. 

'    STBZéLBCXI.  '    BONWICK,  p.  272. 

BoNWicx,  p.  272.  •  Environ  4o4  hectares. 


s 


4 


f 


152  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

de  leur  bien-ctre.  Leur  vieil  ami,  le  D'  Clark,  les  avait  suivis,  acconv- 
pagné  de  sa  femme  aussi  dévouée  que  lui-même.  Le  gouverneur  Denison 
vint  les  visiter,  en  fit  dîner  quelques-uns  à  Thôtel  du  gouvernement  et 
les  conduisit  au  spectacle.  L'évêque  Dixon  se  rendit  souvent  auprès 
d*eux,  leur  prodiguant  à  la  fois  ses  bons  conseils  et  des  sucreries  que 
ces  indigènes  aimaient  avec  passion. 

Ces  témoignages  de  bienveillance  et  le  retour  sur  la  terre  natale  sem- 
blent avoir  un  moment  ranimé  l'énergie  des  insulaires.  Dans  une  lettre 
adressée  à  notre  auteur,  le  D'  Clark  les  représente  comme  habitant  des 
maisons  propres  et  commodes ,  cousant  eux-mêmes  les  vêtements  dont 
on  leur  fournissait  Tétoffe ,  cultivant  leurs  jardins ,  cherchant  à  en  tirer  un 
bénéfice  pécuniaire,  préparant  leurs  aliments  à  Teuropéenne  et  se  trouvant 
aussi  heureux  que  possible  ^  Mais  cette  prospérité  relative  fut  de  courte 
durée.  Denison  fut  remplacé  par  un  autre  gouverneur  ;  le  D'  Clark  et 
sa  femme  moururent;  Tévéque  Dixon  tomba  malade.  Les  Tasmaniens, 
abandonnés  à  eux-mêmes,  furent  bientôt  exploités  par  les  mauvais 
Blancs^.  Ils  se  livrèrent  à  Tivrognerie;  et,  pour  satisfaire  cette  passion, 
cédèrent  aux  marchands  de  liqueurs  fortes  jusqu'aux  couvertures  et 
aux  vêtements  que  leur  donnait  la  colonie. 

Hâtons-nous  de  le  dire,  si  jamais  Tivrognerie  fut  excusable  c'est 
incontestablement  chez  ces  malheureux.  En  arrivant  à  la  baie  aux 
Huîtres,  ils  avaient  espéré  retrouver  la  santé,  ils  avaient  cru  pouvoir 
vivre.  Il  n*en  fut  rien.  Le  bien-être  dont  ils  jouissaient  n'arrêta  ni  la 
maladie  ni  la  mortalité.  Une  fois  le  fait  avéré,  les  survivants  perdirent 
tout  courage  et  se  laissèrent  aller  k  un  morne  désespoir.  Ils  abandonnè- 
rent toute  culture,  tout  soin  personnel,  laissèrent  leurs  maisons  tomber 
en  ruines  et  se  préparèrent  à  mourir.  Quand  on  leur  apportait  en  ca- 
chette de  quoi  s'enivrer,  comment  n'auraient- ils  pas  cédé  à  la  tentation 
et  acheté  à  tout  prix  le  breuvage  qui  leur  procurait  une  gaieté  passagère 
et  l'oubli  momentané  de  leur  sort  ? 

Bonwick  visita  l'établissement  de  la  baie  aux  Huîtres,  en  1809, 
douze  ans  après  le  rapatriement  des  liU  exilés  revenus  de  Flinders.  11 
n'en  restait  plus  que  1 5.  Tous  les  enfants  étaient  morts,  et  la  race  tas- 
manienne  était  représentée  par  6  hommes  et  9  femmes.  La  doyenne 
de  la  communauté  parait  avoir  été  une  certaine  Ganganinnanah,  bap- 
tisée du  nom  de  Caroline,  veuve  de  Roumetewah,  chef  renommé  d'.une 
tribu  de  Big-River.  L'âge  de  ses  compagnes  variait  de  lio  à  60  ans. 

*  BoNwiGR,  p.  37^.  dit    Bonwick,   revenait    souvent   dans 

'  Bad  whitejèllows.  Cette  expression,         leur  conversation. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  153 

Parmi  les  hommes  se  trouvait  aussi  un  vieux  guerrier  presque  aveugle, 
dont  Bonwick  ne  fait  pas  connaître  Tâge ,  et  un  jeune  homme  nommé 
WiHie  qui  venait  d'atteindre  sa  majorité.  Au  mois  d'octobre  i864,  le 
vieillard  et  l'adolescent  étaient  morts  avec  trois  de  leurs  compagnons, 
et  le  seul  homme  tasmanien  survivant  était  William  Lanney,  Lanny 
ou  Lanné. 

William  Lanné  ^  surnommé  King  Billy,  était  le  dernier  rejeton  de 
la  dernière  famille  amenée  à  Hobart-Town  par  Robinson,  en  i835. 
Cette  famille  appartenait  aux  tribus  du  nord-ouest,  dont  le  langage  était 
inintelligible  aux  tribus  de  l'est,  bien  que  les  caractères  physiques  fus- 
sent exactement  les  mêmes.  Elle  comprenait  le  père,  remarquable  par 
la  douceur  de  ses  manières ,  la  mère,  un  fils  et  une  fille  de  1 4  à  18  ans 
et  trois  autres  enfants.  Tous  ces  indigènes  laissaient  voir  les  uns  pour 
les  autres  une  vive  affection,  et  les  enfants  témoignaient  le  plus  tendre 
intérêt  pour  leur  petit  frère  ^.  Celui-ci,  dès  son  jeune  âge,  se  montra 
peu  intelligent  et  ne  fut  envoyé  à  aucune  école,  circonstance  à  laquelle 
il  dut  peut-être  d'échapper  à  la  mort.  Il  fut  le  seul  enfant  amené  à  la 
baie  aux  Huitres. 

Plus  tard ,  la  puissance  de  vision  remarquable  chez  Lanné,  comme 
chez  tous  les  sauvages,  le  fit  rechercher  pour  matelot  à  bord  de  divers 
navires.  Grâce  à  sa  gaieté  naturelle  il  devint  le  favori  de  tous  ses  cama- 
rades. Au  mois  d'octobre  186  4,  il  eut  l'honneur  de  figurer  avec  les 
trois  dernières  femmes  encore  vivantes,  à  un  bal  donné  par  le  gou- 
verneur'. Malheureusement,  le  roi  Billy  s'était,  lui  aussi,  abandonné  à 
l'ivrognerie,  et  sa  santé  avait  été  ébranlée  par  ses  excès.  Le  2  mars 
1 86g ,  il  fut  atteint  d'une  violente  crise  de  choléra  sporadique ,  et  mourut 
le  lendemain^.  On  voit  qu'il  devait  être  âgé  de  ^5  à  k6  ans  au  plus. 

La  mort  du  dernier  Tasmanien  éveilla  à  la  fois  des  sympathies  et  des 
convoitises  qui  amenèrent  quelques  incidents  étranges  ^.Quoique,  depuis 
bien  des  années,  l'extinction  de  la  race  fût  aisée  à  prévoir,  les  savants, 
les  naturalistes  de  Hobart-Town ,  n'avaient  pas  pensé  â  se  procurer  un 


'  Je  crois  devoir  suivre  ici  Tortho- 
graphe  adoptée  dans  le  titre  de  la  pho- 
tographie de  WooLLEY ,  reproduite  par 
BoNwicx,  p.  ig3.  Mais  on  devrait  écrire 

Î>Iutôt  Lannie,  car,  d*après  le  IX  Mil- 
igan,  c'était  là  la  nom  de  la  tribu,  et 
ce  nom ,  dans  le  langage  des  Tasma- 
niens  de  fouest  indiquait  Faction  de  se 
battre  ou  de  frapper.  (Bonwick  ,  p.  89^.  ) 
*  P.  A93. 


*  Hobart-Town  Mercury,  cité  p.  Sga. 
Bonwick.  dit  ailleurs  quen  1867 
Willie  et  William  Lanné  vivaient  encore 
et  étaient  tous  les  deux  embarqués 
(p.  a83).  Il  y  a  là  probablement  une 
confusion  causée  par  la  ressemblance 
ou  mieux  fidentité  des  noms,  Willie 
n*étant  que  le  diminutif  de  William, 

*  P.  395. 
»  P.  395. 


20 


154  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

squelette  d*homme  ;  le  Muséum  de  la  ville  ne  possédait  qu  un  squelette 
de  femme.  La  Société  royale,  désirant  combler  cette  lacune,  demanda 
au  gouverneur,  par  une  lettre  officielle,  lautorisation  de  conserver  celui 
de  William  Lanné.  Sa  requête  fut  repoussée ,  et  des  ordres  furent  donnés 
pour  que  Ton  veillât  attentivement  sur  le  corps  déposé  dans  la  chambre 
mortuaire  de  Thôpital. 

C'est  là  que  se  rendirent  une  soixantaine  de  vieux  colons  et  de 
créoles,  convoqués  par  un  M.  Graves  auquel  s'étaient  joints  les  com- 
mandants du  Runnymède  et  de  VAladin ,  où  Lanné  avait  servi  comme  ma- 
telot. Le  bruit  s'étant  répandu  que  le  corps  avait  été  dérobé,  les  assis- 
tants demandèrent  Touverture  du  cercueil.  On  constata  alors  que  la 
tête  avait  été  enlevée,  dépouillée  de  sa  peau  et  remplacée  par  celle 
d'un  Blanc  sur  laquelle  on  avait  appliqué  le  scalp  de  Tindigène.  Con- 
vaincus que  le  ravisseur  chercherait  à  se  procurer  le  reste  du  squelette, 
les  membres  du  conseil  de  la  Société  royale  voulurent  en  avoir  au 
moins  une  partie.  En  conséquence,  ils  coupèrent  les  pieds  et  les  mains 
du  cadavre  et  les  déposèrent  au  Muséum.  Ainsi  mutilé,  Lanné  fut 
porté  au  cimetière  sur  les  épaules  de  quatre  matelots  du  Runnymède. 
La  police  reçut  ordre  de  veiller  sur  son  tombeau.  Mais,  malgré  cette 
précaution,  la  tombe  fut  ouverte  la  nuit  suivante,  et  des  traces  de 
sang,  suivies  jusqu'à  une  certaine  distance,  attestèrent  que  le  dernier 
homme  de  la  race  tasmanienne  n avait  pu  reposer  tranquillement, 
même  après  sa  mort. 

Des  trois  femmes  qui  avaient  accompagné  Lanné  au  bal  du  gouver- 
neur, une  seule  survivait  encore.  C'était  Truganina,  Thérome  de  la 
guerre  noire.  Les  journaux  de  1877  ^^^^  ^^^  appris  qu'à  son  tour  elle 
avait  succombé. 

Ainsi,  de  i8o4  à  1877,  P^^  conséquent  en  soixante-treize  ans,  une 
race  humaine  tout  entière  s'est  trouvée  anéantie.  Elle  n'est  plus  repré- 
sentée d'une  manière  imparfaite  que  par  quelques  métis,  dispersés  pour 
la  plupart  dans  les  Ilots  du  détroit  de  Bass  ou  sur  les  navires  de  la  co- 
lonie. Pour  avoir  une  idée, de  ce  qu'elle  était  avant  tout  croisement,  il 
faut  recourir  aux  crânes  dispersés  dans  les  divers  musées ,  aux  photo- 
graphies dont  j'ai  parlé  et  aux  bustes  moulés  par  Dumontier. 

CAUSE  RliELLE  DE  L*BXTINCTI0N  DES  TASMANIENS. 

Je  l'ai  déjà  dit  à  diverses  reprises,  l'extinction  de  la  race  tasmanienne 
a  été,  de  la  part  de  nombreux  écrivains  anglais,  l'objet  de  jugements  jus- 
tement sévères.  Un  petit  nombre,  évidemment  entraîné  par  les  inspira- 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  155 

tiens  d*un  faux  patriotisme,  ont  cherché  tout  au  moins  à  atténuer  ce 
quil  y  a  de  grave  et  d*odieux  dans  ce  fait.  Quelques-uns  d'entre  eux 
ont  parfois  invoqué  d'étranges  arguments.  Cest  ainsi  que  Lloyd  semble 
chercher  une  sorte  d*excuse  dans  le  petit  nombre  des  insulaires,  quil 
dit  avoir  été  d  environ  1,600  âmes  seulement  ^  Ce  chifiBre  est  certaine- 
ment beaucoup  trop  faible.  Il  est  absolument  en  désaccord  avec  les  dé- 
tails rapportés  par  Labillardière ,  Pérou ,  etc.  En  outre ,  Robinson  estimait 
que  la  population  primitive  devait  avoir  compté  de  6  à  8,000  âmes^, 
et  une  évaluation  officielle ,  faite  en  1 8o3,  admettait  le  chiffre  de  7,000^. 
Ces  nombres  eux-mêmes  ne  peuvent  être  admis  que  comme  des  mi- 
nima ;  car,  au  début  de  la  colonisation ,  on  croyait  les  régions  de  louest 
et  du  nord-ouest  à  peu  près  désertes,  ce  qui  n'était  pas;  et,  lorsque  Ro- 
binson a  pu  recueillir  quelques  données  précises,  la  dépopulation  avait 
certainement  fait  de  sérieux  progrès. 

D'ailleurs,  ce  n'est  pas  seîdement  par  le  nombre  des  victimes  qu'il 
faut  juger  du  fait  qui  nous  occupe.  L'anthropologiste,  le  moraliste,  y 
trouvent  forcément  autre  chose.  Le  premier  ne  peut  que  voir  avec  un 
profond  regret  disparaître,  non  pas  seulement  une  population  intéres- 
sante à  bien  des  points  de  vue,  mais  surtout  un  des  types  humains  les 
plus  caractérisés  ;  le  second  ne  peut  que  flétrir  les  moyens  mis  en 
œuvre  pour  amener  cette  disparition ,  depuis  la  fusillade  commandée  par 
le  lieutenant  Moore  jusqu'à  la  traque  à  Vhomme,  si  infructueusement 
organisée  par  le  gouverneur  Arthur,  sans  même  mettre  en  ligne  de 
compte  les  crimes  commis  par  les  convicts  et  les  coureurs  de  buissons. 

Le  pathologiste ,  à  son  tour,  trouve,  dans  la  dépopulation  de  la  Tasma- 
nie,  un  phénomène  aussi  étrange  que  douloureux,  et  dont  seul  peut-être 
il  peut  rendre  compte.  On  ne  me  prêtera  certainement  pas  la  pensée  de 
▼ouloir  atténuer  ce  qu'il  y  a  d'odieux,  d*horrible,  dans  les  faits  que  j'ai 
résumés  d'après  Bonwick,  dans  ceux  que  j'aurais  pu  lui  emprunter 
encore.  Mais  doit-on  imputer  en  entier  aux  actes  des  gouvernants,  aux 
violences  des  colons  anglais,  la  destruction,  l'extirpation,  comme  dit 
Calder,  de  la  race  tasmanienne  ?  Je  ne  le  pense  pas. 

Dans  larticle  précédent,  j'ai  fait  justice  des  étranges  assertions  de 
Calder  au  sujet  de  la  proportion  des  pertes  éprouvées  par  les  deux 
partis  dans  la  guerre  noire  ^.   Ce  qu'il  dit  de  Tinfluence  meurtrière 

'   Thirty  three  years  in  Tasmania  and  Anthropological  InstituXe  of  Gréai  Britain 

Victoria,  p.  2^0.  and  Iweland,  t.  III,  p.  i3. 

'  Calder,  Some  account  ofihe  wars,  '  Calder,  loc.  cit,  p.  7. 

of  extirpation  and  habits  of  the  natives  of  ^  Calder,  loc.  cit,  p.  8. 

the  Tasmania;  dans  Tke  Journal  ofihe 

20. 


156  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MARS  1879. 

exercée  par  les  luttes  qui  auraient  régné  de  tribu  à  tribu  n  est  pas  plus 
exact.  Il  suffit  de  se  rappeler  les  détails  précis  que  j  ai  rapportés  dans 
rétùdesur  la  race  elle-même^.  Chez  ces  populations  peu  belliqueuses, 
les  combats  nétaient  que  des  escarmouches  bientôt  arrêtées  par  les 
femmes. 

Mais  il  y  a  certainement  quelque  chose  de  vrai  dans  le  rôle  délétère 
attribué  aux  causes  pathologiques  par  le  citoyen  d*Hobart-Town.  Tou- 
tefois il  s*est  mépris  sur  la  nature  de  ces  causes.  Â  l'en  croire ,  il  sem- 
blerait que  la  mortalité  des  Tasmaniens  a  tenu  surtout  à  l'imprévoyance 
de  ces  insulaires.  Habitués  à  vivre  nus ,  ils  auraient  pourtant  apprécié 
bien  vile  les  services  que  peuvent  rendre  un  vêlement  épais,  une  bonne 
couverture  ;  ib  auraient  pillé  avec  ardeur  la  garde-robe  des  colons  mas- 
sacrés par  eux.  Puis,  tour  à  tour  trop  couverts  et  revenant  à  leurs  an- 
ciennes habitudes,  ils  se  seraient  exposés  à  des  alternatives  de  froid  et 
de  chaud  qui  auraient  développé  et  multiplié  de  graves  maladies  sans 
en  introduire  de  nouvelles  ^. 

Certes  des  imprudences  de  cette  nature  ont  pu  causer  de  nombreux 
décès  individuels,  mais  nullement  engendrer  cette  mortalité  univer- 
selle, incessante ,  dont  nous  avons  déjà  trouvé  la  preuve  dans  les  chiffires 
relevés  plus  haut,  et  qu  accusent  également  d autres  renseignements 
disséminés  dans  les  divers  ouvrages  déjà  cites.  Les  rapports  de  Robin- 
son,  résumés  par  Galder,  montrent  la  population  indigène  réduite  à 
700  âmes  dès  i83o.  Puis,  d'année  en  année,  elle  tombe  à  5oo,  à  4oo, 
à  3oo  et  se  réduit  finalement  aux  vlIxS  individus  capturés  par  Robinson 
dans  le  courant  de  sa  mission.  Il  résulte  des  mêmes  rapports  que  cette 
réduction  n'avait  pas  atteint  seulement  les  Tasmaniens  engagés  dans  la 
guerre  noire.  Plusieurs  tribus  des  côtes  ouest  et  sud-ouest,  que  Ton 
savait  avoir  été  fort  nombreuses  bien  après  les  premiers  temps  de  la 
colonisation,  ne  comptaient  plus  qu'une  vingtaine  de  membres  lors  de 
leur  soumission.  Or  ces  tribus  occidentales  navaient  jamajs  été  en 
contact  avec  les  blancs^.  Mi  les  excès  de  la  guerre  ni  les  fautes  com- 
mises contre  l'hygiène  ne  peuvent  donc  être  invoqués  ici  pour  expliquer 
cet  étrange  amoindrissement. 

En  outre,  l'étude  des  documents  met  en  lumière  un  autre  fait  dont, 
jusqu'ici,  on  n  a  pas  tenu  compte.  Ce  n'est  pas  seulement  le  nombre  des 
décès  que  l'on  voit  augmenter  dans  une  effrayante  proportion ,  c'est  aussi 

'  Journal  des  Savants.  même  cause  la  mortalité  des  Maoris. 

*  Voyez  Calder,  page  i4.  Quelques  ^  Calder,  loc.  cil.  p.  i3. 

écrivains   ont  voulu  expliquer   par   la  *  Id.  ibid.f,  i5. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  157 

celui  des  naissances  qui  diminue  presque  dans  le  même  rapport.  Nous 
avons  constaté  ce  fait  chez  les  prisonniers  de  Flinders  ;  mais  il  avait  été 
reconnu  plusieurs  années  auparavant  chez  les  tribus  vivant  en  liberté. 
Pendant  la  guerre,  les  colons,  frappés  du  petit  nombre  d'enfants  qu'ils 
rencontraient  dans  ces  familles  jadis  si  nombreuses,  en  vinrent  à  penser 
que  les  parents  les  tuaient  pour  n  avoir  pas  à  les  soigner  et  conserver 
une  plus  grande  liberté  de  mouvements.  Mistress  Mérédith,  toujours 
prompte  à  croire  le  mal  quand  il  s'agit  des  indigènes ,  a  adopté  sans 
réserve  cette  explication^  ;  Bonwick  lui-même  la  regarde  comme  fon- 
dée, au  moins  en  partie^.  Au  contraire,  Calder  la  repousse  énergique- 
ment  comme  étant  en  opposition  avec  la  tendresse  bien  connue  des 
indigènes  pour  leurs  enfants.  Invoquant  toujours  les  rapports  de  Robin- 
son  ,  il  déclare  que  les  cas  d'infanticide  très  rares  qui  ont  été  cons- 
tatés ont  porté  uniquement  sur  des  métis ^  En  pareil  cas,  le  meurtre 
d  un  enfant,  sans  être  pour  cela  excusable,  s'explique  par  bien  des  rai- 
sons qu'il  est  inutile  de  développer;  mais  on  comprend  qu'il  n'y  a  là 
rien  qui  puisse  influer  d'une  manière  sérieuse  sur  le  chiffre  de  la  popu- 
lation. 

D'ailleurs,  la  stérilité  avait  atteint  jusqu'aux  populations  qui  n'a- 
vaient pas  à  fuir  les  attaques  des  Blancs.  La  dernière  tribu  fut  amenée  à 
Hobart  Town  par  Robinson  des  côtes  les  plus  occidentales  et  elle  ne 
comptait  que  trois  enfants  pour  quatre  femmes  mariées^. 

Ainsi,  dans  la  Tasmanie  entière,  nous  constatons  un  accroissement 
énorme  de  la  mortalité,  une  diminution  également  considérable  de  la 
natalité  ;  c'est-à-dire  que  nous  retrouvons  dans  cette  île  le  double  et 
douloureux  phénomène  signalé  dans  les  archipels  polynésiens  et  sur 
lequel  j'ai  dû  si  souvent  appeler  l'attention^.  Il  est  évident  que  les  Tas- 
maniens  ont  été  atteints  de  ce  mal  étrange  que  les  Européens  sem- 
blent inoculer  par  leur  présence  seule  aux  populations  océaniques.  Il 
n'y  a  pas  eu  de  guerre  noire  aux  Marquises;  et  pourtant  M.  Jouan  a  vu ,  / 
dans  une  des  îles  de  cet  archipel,  à  Taio-Haé,  la  population  tomber 
en  trois  ans,  en  pleine  paix,  du  nombre  de  Ixoo  âmes  à  celui  de 
aSo,  sans  que  l'on  eût  à  enregistrer  plus  de  trois  ou  quatre  nais- 
sances^. Ici  donc,  en  trois  ans,  la  population  avait  été  diminuée  de 

'  My  home  in  Tasmania ,  f,  aoi.  V Espèce  humaine;  Elude  sur  les  Mémoires 

*  The  last  ofthe  Tasmamans,  p.  227.  de  l'Institut  de  la  Nouvelle-Zélande  [Jour- 

*  Calder,  p.  i3.  nul  des  Savants,  1878);  Les  migrations 

*  BoNWiGX,  p.'sSS.  Un  seul  homme  et  l'acclimatation  en  Polynésie,  etc. 
AYait  survécu  dans  cette  Iribu.  *  L'archipel  des  Marquises, 

*  Les  Polynésiens  et  leurs  migrations; 


158  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

36,5  pour  cent,  et  le  cbiflQre  des  naissances  a  été  à  celui  des  morts  dans 
le  rapport  de  i  à  Sy^S.  Si  le  métissage  avec  les  Blancs  n'était  venu 
raviver  la  vitalité  chez  les  Marquésans  de  Talo-Haé,  et  que  la  morta- 
lité fût  restée  relativement  la  même,  ces  insulaires  auraient  disparu 
d'eux-mêmes  en  une  quarantaine  d  années.  Des  faits  semblables  ont  été 
constatés  aux  Sandwich,  où  la  race  indigène  est  restée  dominatrice. 
La  statistique  officielle  de  18&9,  citée  par  M.  J.  Remy,  accuse  quatre 
mille  cinq  cent  vingt  décès  et  mille  quatre  cent  vingt-deux  naissances 
seulement  ^  Ici  la  mortalité  est  encore  plus  que  le  triple  de  la  natalité. 
Ainsi,  aux  Marquises,  crû  la  race  indigène  est  restée  livrée  à  elle- 
même,  aux  Sandwich  où  les  descendants  de  Kaméhaméha  régnent 
encore ,  les  populations  tendent  à  disparaître  par  suite  de  Fexagération 
de  la  mortalité  et  de  la  diminution  des  naissances.  Dans  ces  deux  ar- 
chipels, comme  dans  les  îles  de  Bass^,  comme  dans  bien  d  autres 
localités ,  les  Polynésiens  périssent  de  ce  qu*on  pourrait  appeler  le  mal 
iEarope. 

Ce  mal  ne  pouvait  épargner  les  Tasmaniens;  il  est  même  permis  de 
penser  qu'il  a  dû  agir  sur  eux  plus  violemment  encore.  Les  observations 
parfaitement  concordantes  de  MM.  Bourgarel  et  Brulfert',  sans  expli- 
quer la  diminution  des  naissances,  nous  ont  appris  que  la  mortalité 
des  Polynésiens  est  essentiellement  due  à  la  phthisie  pulmonaire.  Or, 
de  toutes  les  races  humaines,  la  race  nègre  est  la  plus  facilement 
atteinte  et  la  plus  rudement  frappée  par  cette  maladie.  Le  fait  a  été 
mis  hors  de  doute,  pour  les  Nègres  africains,  par  les  recherches  statisti- 
ques de  Boudin^.  M.  Rochas,  de  son  côté,  a  constaté  que,  dans  la  Nou- 
velle-Calédonie, la  phthisie  emporte  à  elle  seule  environ  la  moitié  de 
la  population,  revêt  souvent  la  forme  galopante,  et  anéantit  habituel- 
lement en  entier  les  familles  envahies  par  elle^.  Le  Mélanésien  parait 
donc  avoir  le  même  triste  privilège  que  son  frère  d'Afrique. 

S'il  en  est  ainsi,  les  faits  signalés  par  Bonwick,  Calder,  Mistress  Mé- 
rédith...  se  comprennent  aisément.  La  colonisation  a  marché  en  Tas- 
manie  avec  une  rapidité  exceptionnelle.  L'île  a  été  envahie  à  la  fois  par 
le  nord  et  par  le  sud-est.  Le  mal  Jt Europe ,  rayonnant  à  la  fois  de  Hobart- 

'  Ka  Moolelo  Hawaii,  f.  lv.  ^  Traité  de  géographie  et  de  statistique 

*  Marenhout,  Voyage  aax  îles  da  médicale  et  des  maladies  endémiques,  par 
Grand  Océan.  J.  Ch.  Boudin,  1857. 

*  Bourgarel,  cîlé  par  M.  Broca  dans  *  Bulletin  de  la  société  d'Anthropologie 
le  Bulletin  de  la  Société  d* Anthropologie  de  Paris,  t.  II,  p.  48.  Topographie  médi* 
de  Paris,  p.  34a.  Brulfert,  Origine  et  cale  de  la  Nouvelle-Calédonie,  1861. 
disparition  de  la  race  polynésienne,  p.  28. 


LES  DERNIERS  TASMANIENS.  159 

Town  et  de  Launceston ,  a  dû  gagner  en  peu  de  temps  toute  la  popu- 
lation indigène,  qui,  même  placée  dans  les  conditions  d'isolement 
comme  dans  Touest,  a  succombé  à  ses  atteintes  plus  rapidement  encore 
que  les  Marquésans  de  Ta!o-Haé. 

En  somme,  ni  la  guerre  avec  tous  ses  excès,  ni  les  désastres  insépa- 
rables d'une  expropriation  forcée,  ne  me  paraissent  avoir  été  les  causes 
principales  de  lanéantissement  des  Tasmaniens.  Ces  violences  sont  seu- 
lement venues  en  aide  à  une  cause  plus  puissante,  plus  générale.  La 
destruction  totale  de  ces  insulaires  doit  avant  tout  être  imputée  à  ce 
mal  que  TËuropéen  transporte  involontairement,  insciemment,  au  mi- 
lieu des  races  inférieures ,  et  qui  nulle  part  n'a  manifesté  sa  terrible 
puissance  avec  autant  d'énergie  que  dans  le  monde  océanien.  Cette  con- 
clusion, qui  me  semble  ressortir  clairement  des  faits  que  je  viens  de 
résumer,  laisse  aux  colons  de  la  Tasmanie  toute  la  responsabilité  mo- 
rale de  leurs  actes  ;  mais  au  moins  elle  diminue  dans  une  très  forte 
proportion  ce  qu  on  pourrait  appeler  leur  responsabilité  matérielle.  Aux 
yeux  du  moraliste,  ils  sont  inexcusables;  à  ceux  du  pathologiste,  ils 
ne  sont  peut-être  guère  plus  coupables  que  les  immigrants  pacifiques 
dont  la  seule  présence  a  causé  tant  de  morts  et  arrêté  tant  de  naissances 
aux  Sandwich  comme  aux  Marquises. 

A.  DE  QUATREFAGES. 


160  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879 


Histoire  des  Romains  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusquà  Tin- 
vasion  des  Barbares,  par  Victor  Duruy  membre  de  Vlnstitut,  ancien 
ministre  de  t instruction  publique.  Nouvelle  édition^  revue,  augmentée 
et  enrichie  denviron  2,500  gravures,  dessinées  diaprés  l'antiquité, 
et  iOO  cartes  ou  plans.  T.  P'',  des  origines  à  la  fin  de  la  deuxième 
guerre  punique. 

PREMIER  ARTICLE. 

M.  Victor  Duruy  a  commencé  par  Thistoire  de  Rome  sa  longue  carrière 
d*historien ,  et  cest  paria  encore  quil  la  continue.  Son  premier  ouvrage 
contenait  Thistoire  de  la  République  en  deux  volumes  ;  et  Ton  aurait  pu 
craindre  qu*il  n*allât  pas  plus  loin.  M.  Poirson  en  est  resté  là  ;  M.  Mi- 
chelet  en  est  resté  là  ;  mais  il  s*est  remis  avec  une  nouvelle  ardeur  à 
rhistoire  de  TEmpire,  saidant  de  toutes  les  lumières  que  la  science  des 
médailles  et  celle  des  inscriptions  répandent  sur  cette  longue  période, 
et  il  vient  d'arriver  par  un  sixième  volume  au  règne  de  Dioctétien. 

Toutefois  là  ne  s*e$t  point  borné  son  travail;  et,  en  même  temps 
qu'il  s  achemine  vers  le  couronnement  de  son  œuvre ,  il  Ta  reprise  dès 
Torigine,  et  il  a  commencé  à  en  offrir  au  public  une  édition  déHnitive, 
enrichie  non  pas  seulement  de  cartes  où  se  résume  Tétat  de  Tltalie  aux 
diverses  époques,  mais  de  gravures  où  Ton  retrouve  la  vue  des  lieux, 
Taspect  des  ruines,  et  de  figures,  soit  des  médailles,  soit  des  autres  mo- 
numents de  fart  qui  nous  reportent  aux  temps  mêmes  dont  nous  sui- 
vons les  vicissitudes. 

Le  premier  volume,  le  seul  qui  ait  encore  paru,  s*étend  depuis  la 
fondation  de  Rome  jusqu  à  la  fin  de  la  deuxième  guerre  punique  ;  et  il 
s  y  joint  une  introduction  de  cent  trente  et  une  pages,  digne  préam- 
bule de  Tœuvre  même. 

L*auteur  nous  retrace  d*abord  la  géographie  physique  de  Tltalie. 
G*est  le  principal  théâtre  de  son  histoire  et  ce  qui  survit  aux  révolu- 
tions humaines;  mais  là  pourtant  il  y  a  aussi  des  choses  qui  ont  changé; 
et  cest  à  Thistorien  d*en  marquer  les  époques  et  d'en  indiquer  les 
causes.  Puis  il  en  vient  aux  races  qui  ont  occupé  successivement  le 
pays  ou  qui  l'occupaient  encore  au  moment  où  Rome  a  été  fondée. 

Reprenons  ces  deux  parties  de  l'introduction. 

L'auteur  attache  à  la  géographie  une  importance  qui  n'est  pas  con- 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  161 

testabie.  La  situation  de  Tltaiie  et  sa  configuration  ont,  sans  nul  doute , 
exercé  une  grande  influence  sur  son  histoire.  La  place  quelle  occupe 
au  centre  de  la  Méditerranée  Tappelait  à  dominer  le  monde  ancien 
groupé  autour  de  celte  grande  mer  intérieure.  Sa  configuration  la  con- 
damnait à  rester  divisée  en  une  multitude  de  petits  États,  si  une  ville 
(et  c'est  ici  que  la  nature  de  Thomme  reprend  ses  avantages  sur  la  na- 
ture des  lieux)  ne  s'était  élevée  parmi  ces  peuples  avec  une  constitution 
capable  de  les  dominer. 

Une  des  choses  qui  frappe  tout  d'abord  dans  le  tableau  des  premiers 
habitants  de  Tltalie,  cest  que  cette  contrée,  qui  devait  le  plus  étendre 
ses  conquêtes  sur  le  monde,  est  peut-être  celle  qui  reçut  le  plus  de 
populations  diverses  du  dehors.  Elle  reçoit  de  TEspagnc  les  Sicanes,  de 
la  Gaule  les  Ligures  et  plus  tard  les  Celtes  Sénonais,  Boïens,  Inso- 
briens  et  (lénomans;  de  par  delà  les  grandes  Alpes  et  les  Alpes  Ju- 
liennes, les  Étrusques,  les  Vénètes;  des  rivages  orientaux  de  l'Adriatique 
les  tribus  Illyriennes  et  Pélasgiques,  et  elle  ne  fut  pas  moins  envahie 
par  mer.  De  la  Grèce,  les  Hellènes  vinrent  en  si  grand  nombre  dans 
l'Italie  méridionale,  qu'elle  en  prit  le  nom  de  Grande  Grèce;  l'Asie  mi- 
neure figure  encore  dans  ce  tableau  pour  les  Pélasges  Lydiens  ;  la  Syrie 
et  l'Afrique  pour  ces  établissements  moins  contestés  que  Tyr  et  Car- 
fhage  fondèrent  dans  les  deux  grandes  ilcs  italiennes,  la  Sicile  et  la 
Sardaigne. 

Mais  les  colonies  de  Tyr  et  de  Carthage  demeurent  sur  ces  rivages 
comme  des  types  étrangers  ;  c'est  des  autres  migrations  que  se  forma 
la  population  italienne. 

Les  Pélasges  semblent  en  être  la  couche  la  plus  ancienne  et  la  plus 
étendue.  Ils  se  montrent  dans  le  sud  de  l'Europe,  de  même  que  les 
Finnois  dans  le  nord,  comme  les  premiers  pionniers  de  la  civilisation, 
luttant  contre  une  nature  encore  sauvage,  travaillant  les  métaux,  dé-^ 
firiichant  les  terres,  créant  des  villes,  en  un  mot,  frayant  la  voie  aux 
populations  plus  guerrières  qui  viendront  après  eux,  et  les  retiendront 
à  leur  profit  sous  la  loi  du  travail  forcé.  On  les  retrouve,  au  nord,  dans 
les  plaines  basses  du  Pô  et  tout  le  long  des  côtes  de  l'ouest,  depuis 
TArno,  sous  le  nom  de  Sicules;  au  sud-ouest,  dans  les  Œnotriens;  au 
sud-est,  dans  les  Dauniens  et  les  Messapiens;  à  l'est,  dans  les  Liburnes,  et 
sur  TAmo,  auprès  des  Sicules,  dans  ces  Tyrrhéniens,  que  la  tradition 
grecque  faisait  venir  par  mer  de  la  Lydie.  Sous  le  flot  des  nouvelles 
invasions,  leur  nom  commun,  leur  langue  et  leurs  usages  se  sont  perdus. 
Il  n'est  resté  d'eux  que  ces  murs  indestructibles  qui,  en  Italie  comme 
en  Grèce,  leur  servent  de  témoins.  On  en  trouvera  les  spécimens  les 


31 


1 


162  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

plus  importants  dans  ce  livre  :  Portes  de  Volaterrœ,  de  Signia,  d'Arpi- 
num,  murs  de  Véies,  etc.  «Depuis  deux  siècles,  dit  M.  Duruy,  les 
«  Pélasges  dominaient  en  Italie ,  quand  les  Sicanes ,  chassés  de  TËspagne 
opar  une  invasion  celtique,  et  des  Ligures,  venus  de  la  Gaule,  se  répan- 
«  dirent  sur  le  littoral  méditerranéen  depuis  les  Pyrénées  jusqu'à  TArno.  % 
(P.  XXXIV.)  Sans  qu*ii  soit  bien  facile  de  mesurer  le  temps  de  la  domi- 
nation des  Pélasges,  ni  de  vérifier  la  cause  de  Témigration  des  Sicanes, 
on  peut  admettre  les  points  de  départ  et  les  résultats  de  cette  double 
invasion.  Les  Sicanes,  selon  Thucydide,  étaient  une  tribu  ibérique;  et 
les  Ligures  sont  regardés  aujourd'hui  comme  ayant  occupé  une  grande 
partie  de  la  Gaule  avant  les  Celtes.  Les  plaines  de  la  Cisalpine  et  les 
deux  versants  des  Apennins  furent  envahis  par  eux,  ainsi  que  le  littoral 
jusquà  TArno.  A  Tautre  extrémité  de  la  Cisalpine,  dans  les  riches  cam- 
pagnes fécondées  par  le  Pô  et  par  les  autres  fleuves  qui  descendent  des 
Alpes,  étaient  les  Vénètes,  venus  à  la  suite  desLiburnes,  et  qui  restèrent 
plus  longtemps  en  possession  de  ces  contrées.  Entre  les  Vénètes  et  les 
Ligures,  un  peu  après  Tinvasion  de  ces  derniers,  s'établirent  les  Om- 
briens. 

Si  Ton  s  en  rapporte  au  témoignage  des  anciens,  les  Ombriens  étaient 
Gaulois  d  origine ,  et  des  modernes  ont  repris  cette  opinion  ;  mais  leur 
langue,  dont  il  nous  est  resté  des  monuments,  quÛs  Talent  toujours 
eue  ou  quils  laient  adoptée,  se  rattache  incontestablement  à  la  vieille 
langue  italique,  comme  les  travaux  de  M.  Bréal  Tout  démontré.  Lais- 
sant les  Vénètes  dans  leurs  plaines  marécageuses,  rejetant  les  Ligures 
dans  ieurs  montagnes,  ils  poussèrent  devant  eux  et  lesSicules,  qui  se 
replièrent  au  delà  des  Apennins,  et  les  LIbumes,  qu'ils  refoulèrent  le 
long  de  l'Adriatique.  Mais  eux-mêmes  franchirent  aussi  l'Apennin  et 
pénétrèrent  jusqu'à  la  région  de  l'Arno  et  du  Tibre,  où  les  Sicanes  ve- 
naient de  s'établir.  Sicanes  et  Sicules,  ainsi  repoussés  vers  le  sud,  y 
trouvèrent  d'autres  ennemis  et  finirent  par  se  réfugier  dans  l'île  qui  tint 
d'eux  les  noms  de  Sicanie  et  de  Sicile. 

Les  Ombriens  formèrent  ainsi  TÉtat  le  plus  vaste  qui  se  fût  constitué 
en  Italie  depuis  les  temps  pélasgiques.  Ils  dominaient  depuis  les  Alpes 
jusqu'au  Tibre  d'une  part,  et  au  mont  Gargano  de  l'autre,  et  partageaient 
leur  territoire  en  trois  provinces  :  la  basse  Ombrie  sur  le  Pô  inférieur, 
la  haute  Ombrie  entre  l'Adriatique  et  l'Apennin ,  et  l'Ombrie  maritime 
entre  l'Apennin  et  la  mer  Tyrrhénienne.  Cet  empire  qui  dura ,  dit-on , 
trois  siècles,  fut  détruit  par  un  peuple  nouveau,  les  Étrusques  (  Tusci) 
ou  Rasenae.  Descendus  des  Alpes  Rhétiennes,  les  Étrusques  com- 
mencèrent par  enlever  aux  Ombriens  les  rives  du  Pô  et  y  fondèrent 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  163 

douze  villes.  Plus  tard ,  franchissant  à  leur  tour  TApennin ,  ils  s  établirent 
entre  TAmo  et  le  Tibre;  mais  là  se  trouvaient  les  Tyrrhéniens,  mieux 
défendus  par  leurs  villes  pélasgiques ,  et  qui ,  élevés  à  une  civilisation 
supérieure  par  leurs  rapports  avec  la  Grèce,  ne  succombèrent  que 
pour  réaliser,  longtemps  avant  la  fondation  de  Rome ,  cette  parole  du 
poète  : 

Grœcia  capta  ferum  victorem  cepit. 

C'est  le  nom  même  des  vaincus  que  la  Grèce  continua  d appliquer, 
dans  cette  fusion  des  deux  peuples,  aux  vainqueurs. 

D*où  venaient-ils?  G  est  une  question  controversée  déjà  aux  temps 
anciens ,  à  plus  forte  raison  chez  les  modernes ,  et  fort  agitée  encore 
aujourd'hui,  en  présence  de  leurs  monuments;  et  M.  Duruy  se  borne 
à  exposer  les  opinions  qui  divisent  les  savants,  déclarant  le  problème 
insoluble  tant  que  la  langue  étrusque  ne  sera  pas  mieux  connue.  H  ne 
répugne  pas  à  voir  dans  ce  peuple  une  tribu  asiatique,  venue  par  le 
Caucase  conmie,  depuis,  les  Goàis,  et  qui,  laissant  aux  populations  pé» 
lasgiques  la  presqu'île  des  Balkans,  aurait  remonté  le  Danube  jusqu'aux 
Alpes  du  Tyrol.  Il  relève  des  traces  d'une  origine  asiatique  dans  les 
noms  de  leurs  dieux ,  dans  les  formes  grossières  de  leurs  idoles  (et  il 
en  met  plusieurs  sous  les  yeux  du  lecteur),  dans  leurs  sacrifices  hu- 
mains, dans  les  jeux  sanglants  qui  se  mêlaient  à  leurs  repas;  comme  il 
retient  à  l'influence  des  Tyrrhéniens,  c'est-à-dire  à  la  race  pélasgique, 
ces  grands  travaux  de  construction  de  villes,  de  routes,  de  canaux,  dont 
les  Tarquins  firent  plus  tard  une  si  heiu*euse  application  à  Rome, 
et  ces  objets  d'art,  vases  de  terre  si  richement  décorés,  armes  de  bronze, 
candélabres,  coupes,  miroirs,  bijoux  d'or,  bagues,  colliers,  etc.,  où  la 
main  de  la  Grèce  se  fait  sentir  jusque  dans  l'œuvre  de  ses  imitateurs. 
(Voyez  les  curieux  échantillons  que  M.  Duruy  en  a  reproduits.) 

La  domination  des  Etrusques  dépassa  celle  des  Ombriens,  auxquels 
ils  succédaient.  Cinquante  ans  environ  avant  la  fondation  de  Rome,  huit 
cents  ans  avant  notre  ère,  ils  firent  un  pas  de  plus  vers  le  midi  et  sé- 
tendirent  de  Tautre  côté  du  Tibre.  Ils  formèrent  ainsi  en  Campanie  une 
nouvelle  Étrurie,  et,  mettant  à  profit  le  génie  maritime  des  Tyrrhéniens, 
ils  dominaient  sur  les  eaux  qui  baignaient  leurs  rivages,  avaient  des  colo- 
nies en  Corse  et  en  Sardaigne,  et  pouvaient  disputer  à  Carthage  toute  la 
région  occidentale  de  la  Méditerranée.  Mais  leur  système  de  fédération 
en  douze  villes,  système  qu'ils  renouvelaient  en  chaque  pays  où  ils  s'éta- 
blissaient, sur  le  Pô,  en  Tyrrhénie,  en  Campanie,  n'avait  rien  de  bien 

SI. 


164  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

lié  ni  de  bien  solide  :  chaque  groupe  était  indépendant  des  autres;  et  .dans 
chaque  groupe,  les  villes  mêmes  ne  se  regardèrent  pas  toujours  comme 
solidaires.  Quand  leur  puissance  maritime,  déjà  tenue  en  échec  par  les 
Cnidiens,  par  les  Rhodiens,  par  le  tyran  de  Rhégium,  eut  été  ruinée 
dans  la  bataille  que  leur  livra  Syracuse  unie  aux  Grecs  de  Gumes  (/iyiï), 
ils  furent  bien  près  de  se  laisser  entamer  par  la  puissance  nouvelle  qui 
s*était  formée  sur  le  Tibre,  entre  les  deux  groupes  de  leurs  anciennes  et 
de  leurs  nouvelles  possessions. 

Jusqu'à  présent  nous  navons  vu  que  des  populations  notoirement 
étrangères  par  leur  origine  aux  pays  qu  elles  avaient  occupés.  Pélasges 
d*abord  sous  leurs  différents  noms,  puis  tribus  venues  de  TEspagne,  de 
la  Gaule  ou  des  diverses  parties  des  Alpes  et  des  pays  qui  y  confinent: 
Sicanes  et  Ligures,  Vénètes,  Ombriens  et  Étrusques.  Où  est  la  vraie 
race  italienne  ?  Il  la  faut  chercher  au  centre  de  la  péninsule,  dans  cette 
région  des  Apennins  où  les  cimes  sont  plus  hautes,  les  vallées  plus  pro- 
fonde3,  et  plus  sombres  les  forêts.  Ge  sont,  selon  toute  apparence,  les 
Osques  et  les  Sabelliens,  refoulés  dans  les  montagnes  par  ces  diverses  et 
successives  invasions,  et  qui,  au  milieu  même  des  révolutions  quelles 
entraînaient,  trouvèrent  Toccasion  de  reparaître  jusque  dans  les  plaines  : 
i""  Les  Osques  :  sous  les  noms  ou  d'Osques  ou  d'Opiques  ou  d*Ausones, 
ils  s'avancent  dans  le  Latium  et  dans  la  Gampanie,  où  ils  se  mêlent 
aux  débris  de  Sicules  prenant  le  nom  dePrisci  latini;  et  M.  Duruy  énu- 
mère  les  tribus  diverses  des  Eques,  des  Herniques,  des  Volsques  et 
des  Auronces,  qui  se  groupaient  encore  sous  le  nom  commun  de  Latins; 
2^  Les  Sabelliens  :  ils  avaient  leur  principal  séjour  dans  la  montagne,  et 
cest  deux  que  sortent  les  tribus  diverses  qui  peuplaient  la  vaste  pro- 
vince du  Samnium ,  Vestins  et  Marrucins,  au  nord ,  sur  le  littoral;  Pelig- 
niens  et  Marses,  au  cœur  même  de  la  montagne;  Frentanes,  Hirpins, 
Gaudiniens,  etc.,  plus  au  sud. 

G'est  aux  Hirpins  et  aux  Gaudiniens,  joints  aux  Garacéniens  et  aux 
Peatriens,  que  s  applique  particulièrement  le  nom  deSamnites,  peuple  de 
pasteurs,  peuple  de  soldats,  se  louant  volontiers  aux  villes  grecques  du 
voisinage,  s* enrichissant  par  le  pillage  comme  par  la  solde,  mais  faisant 
aussi  des  conquêtes  pour  eux-mêmes.  Ge  sont  les  Samnites  qui  vengè- 
rent la  passagère  humiliation  des  peuples  latins  en  enlevant  Gapoue  et 
la  Gampanie  à  la  domination  des  Étrusques. 

G*est  de  ces  Latins  quest  née  la  ville  de  Rome;  cest  des  Samnites 
qu  aurait  pu  sortir  la  nation  italienne  par  un  dernier  effort  contre  la 
ville  qui  les  retenait  dans  une  condition  inférieure,  si  Rome,  compre* 
nant  mieux  ses  intérêts  et  son  vrai  rôle  à  Tégard  de  Tltalie,  ne  sétait 


HISTOIFΠ DES  ROMAINS.  165 

résolue,  après  sa  victoire, à  désarmer  le  ressentiment  des  Italiens  en  leur 
donnant  à  tous,  Samnites  ou  autres,  les  droits  de  la  cité. 

Pour  être  complet  dans  Ténumération  des  peuples  que  Rome  trauva 
en  Italie  et  cpi*elle  finit  par  conquérir,  M.  Duruy  nomme  encore  les 
Grecs  et  les  Gaulois  :  les  Grecs,  que  la  tradition  faisait  venir  dès  les 
temps  héroïques  sur  les  côtes  de  llapygie  et  en  d'autres  lieux.  On  sait 
les  traditions  qui  amenaient  Nestor  à  Pise,  Idoménée  à  Salente,  Dio- 
mède  à  Pétille  et  à  Thurium,  Ulysse  à  Sylacium,  Évandre,  Tibur, 
Télégonus,  dans  le  Latium,  à  Tusculum ,  à  Tibur,  etc.,  en  même  temps 
qu  An  ténor  à  Padoue  et  Énée  dans  le  pays  d'Évandre;  mais  leurs  établis- 
sements plus  certains  dataient  d'une  époque  postérieure  à  l'invasion  des 
Doriens  dans  le  Péloponnèse.  Aux  Ioniens  se  rattachent:  Gumes,  d'abord, 
colonie  de  Chalcis  et  de  Gyme,  qui  fonda  Naples;  avec  Gumes,  Rhe- 
gium ,  Élée;  aux  Achéens,  Grotone  et  Sybaris,  Laûs,  Métaponte  et  Posî- 
donia;aux  Eoliens,  Locres;  aux  Doriens,  qui  surtout  s'établirent  en 
Sicile ,  la  ville  qui  en  Italie  effaça  toutes  les  autres  en  puissance  et  en 
splendeur  :  j'ai  nommé  Tarente. 

Quant  aux  Gaulois,  on  prétend  aussi  reporter  leur  première  immi- 
gration à  une  époque  fort  reculée;  mais  leur  établissement  vraiment 
historique  ne  date  que  du  vi*  siècle ,  et ,  par  conséquent,  Rome  était  fon- 
dée longtemps  avant  que  les  habitants  de  la  Gisalpine  aient  eu  à  comp- 
ter avec  eux. 

Ge  n'est  pas  seulement  dans  les  populations  établies  eu  Italie  que 
M.  Duruy  cherche  les  forces  qui,  après  avoir  mis  quelquefois  Rome  en 
péril,  absorbées  en  elle,  contribuèrent  à  sa  grandeur;  c'est  aussi  dans 
leurs  institutions  qu'il  veut  trouver  les  principes  de  son  organisation 
même. 

Le  trait  dominant  qu'il  y  signale,  c'est  un  reste  des  formes  théocra- 
tiques  de  l'Asie  d'où  ces  populations  étaient  originaires,  avec  cette  diffé- 
rence qu'on  n'y  trouve  pas  un  ordre  de  prêtres  distinct  du  reste  des 
citoyens.  «Les  mêmes  hommes  furent  chefs  du  peuple  en  même  temps 
«  que  ministres  des  dieux;  de  sorte  que,  selon  le  génie  plus  hamain,  plus 
«  politique  de  l'Occident,  les  rapports  étaient  inverses  de  ce  qu'ils  avaient 
«  été  en  Orient.  Le  guerrier  primait  le  prêtre  ;  avant  d'être  pontife ,  augure , 
tt  le  noble  fut  patricien.  »  (P.  cxi.)  Chez  les  Etrusques ,  il  y  a ,  pour  ainsi  dire , 
équilibre  entre  les  deux  caractères,  u  Leurs  lucumons  sont  seuls  instruits 
de  la  science  augurale;  »  ils  forment  une  théocratie  militaire,  a  Ghez  les 
«peuples  osques  et  sabellicns,  l'équilibre  est  rompu  au  profit  du  guer- 
«rier. . .  Les  chefs  de  l'Etat  furent  les  pères,  la  propriété  fut  le  patri- 
«  moine,  la  patrie  la  chose  commune  des  pères,  res  patria;n  et  à  la  fa- 


166  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

mille  se  rattachent  les  serviteurs  et  ceux  qui  vivent  sous  le  patronage  du 
père,  les  clients.  «Le patronat,  patrociniam,  et  le  patriciat,  dit  Tauteur, 
((doivent  donc  être  encore  élevés  du  rang  dune  institution  particulière, 
«  où  les  historiens  les  ont  tenus  longtemps ,  à  la  hauteur  d*une  loi  de  Toiv 
((ganisation  même  des  sociétés  primitives.»  (P.  cxii.)  La  clientèle  est 
pour  Rome  ce  que  fut  pour  le  moyen  âge  la  féodalité,  et  le  patron  pour 
le  client  est  plus  que  le  seigneur,  puisque,  a  comme  les  lucumons  étrua- 
«  ques,  les  patriciens  latins  et  sabins  étaient  les  prêtres  de  leurs  familles 
H  et  de  leurs  clients.  »  IJbid.) 

Un  autre  trait  sur  lequel  M.  Duruy  insiste  aussi  avec  raison ,  c*est  le 
caractère  public  et  sacré  de  la  propriété  :  u  Posséder  la  terre,  dit-il,  était, 
a  comme  au  moyen  âge,  non  seulement  le  signe  de  la  puissance,  mais 
tf  la  puissance  même,  parce  que  de  vastes  domaines  donnaient  toute  une 
((  armée  de  serviteurs  et  de  clients.  » 

«C'est,  ajoute-t-il,  sur  cette  double  base  de  la  religion  et  de  la  pro- 
«priété  que  s* éleva  la  vieille  aristocratie  italienne,  el,  plus  tard,  celle 
((de  Rome;»  et  il  décrit  sommairement  l'organisation  politique  et  re- 
Igieuse  de  ces  petits  États  :  magistratures  électives,  presque  toujours 
annuelles  :  la  royauté  des  temps  héroïques  était  abolie  presque  partout, 
sauf  dans  quelques  petites  villes  de  la  Sabine;  religion  simple  (si  on 
excepte  rÉtmrie],  dérivant  des  nécessités  de  la  vie,  des  travaux  des 
champs,  des  impressions  d'admiration  ou  d'effroi  qu'on  éprouvait  pour 
les  accidents  de  la  nature.  ((  Les  dieux  de  la  Grèce,  dit  M.  Duruy,  sont  si 
«  près  de  l'homme,  qu'ils  en  ont  toutes  les  faiblesses;  ceux  de  TOrient  en 
((Sont  si  loin,  qu'ils  ne  se  mêlent  point  véritablement  â  sa  vie,  malgré 
((leurs  nombreuses  incarnations;  les  dieux  italiens,  gardiens  de  la  pro- 
«priété,  de  la  foi  conjugale,  de  la  justice,  protecteurs  de  l'agriculture, 
((dispensateurs  de  tous  les  biens  terrestres,  président  aux  actions  des 
((  hommes,  sans  partager  leurs  passions ,  mais  aussi  sans  élever  leur  esprit 
((au-dessus  des  préoccupations  égoïstes.  L'art  et  la  science  y  perdent,  la 
((  moralité  y  gagne.  Leur  culte  sera ,  pour  cette  société  sans  enthousiasme, 
u  un  moyen  de  conservation ,  il  ne  sera  pas  un  élément  de  progrès.  » 

(P.  CXXI.) 

En  terminant,  l'auteur  signale,  dans  un  résumé,  ce  qui  résulte  déjà 
de  cette  étude  préliminaire  pour  la  grande  histoire  qu'il  va  exposer.  Les 
peuples  italiens  n'ont  pas  seulement  formé  le  grand  corps  du  peuple  ro* 
main  le  jour  où  l'Italie  fut  admise  au  droit  de  cité.  Ils  lui  avaient  fourni, 
h  mesure  qu'ils  entraient  dans  son  sein,  avec  leurs  grandes  familles,  If  s 
noms  les  plus  fameux  de  son  histoire  :  les  Jules,  les  Servilius,  les  EhM 
blius,  venus  d'Albe;  les  Appius,  les  Valerius,  les  Fabius,  de  la  Sabimf 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  167 

lesCécioa,  les  Pomponius,  etc.,  de  TEtrurie.  Ils  ont  donné  aussi  les 
plus  grands  noms  à  sa  littérature  :  il  n  est  pas  nécessaire  d*en  faire  rénu- 
mération. Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  hommes,  ce  sont  les 
choses,  ce  sont  les  fondements  de  sa  constitution  que  Rome  a  em- 
pruntés aux  peuples  italiens  :  ]a  division  en  tribus,  curies  et  centuries, 
à  rÉtrurie,  avec  les  ornements  des  magistrats  et  la  toge  du  citoyen, 
avec  les  iicteui*s  et  tout  Tappareil  des  jeux  publics  et  des  triomphes, 
avec  le  caractère  sacré  de  la  propriété  et  la  science  augurale ,  c  est-à- 
dire  la  religion  d'État;  les  éléments  plus  simples  de  sa  ràigion  rustique 
avec  les  noms  de  dictateur  et  de  préteur  au  Latium;  ses  divinités  guer- 
rières avec  le  titre  d*imperator,  l'armure  et  les  traits  des  soldats  au  Sam- 
nium  et  à  la  Sabine;  et  à  tout  l'ensemble  des  peuples  qui  l'entouraient, 
le  patriciat  ou  le  patronat,  la  division  en  génies,  la  clientèle,  fautorité 
paternelle,  le  culte  des  dieux  lares  et  des  dieux  fétiches,  la  divinité 
des  fleuves,  des  lacs  et  des  eaux.  Voilà  ce  que  l'auteur  a  relevé  chez  les 
peuples  italiens,  ce  qu'il  retrouvera  à  Rome.  Son  introduction  nous 
offre  donc  dans  ce  tableau  de  l'Italie  avant  les  Romains  comme  un 
premier  aperçu  de  l'histoire  de  Rome  elle-même,  et  c'est  pourquoi  nous 
avons  cru  utile  d'y  arrêter  le  lecteur  avant  de  le  conduire  dans  l'exposi- 
tion de  cet  important  sujet. 


H.  WALLON. 


{La  saiie  à  un  prochain  cahier.) 


168  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 


Essai  sur  le  règne  de  Trajan,  par  C.  de  La  Berge. 


PREMIER  ARTICLE. 


VEssai  sar  le  règne  de  Trajan  est  un  ouvrage  posthume  :  Fauteur, 
M.  Camille  de  La  Berge,  Tavait  entrepris  quand  il  paraissait  être  plein 
de  santé  et  d avenir;  mais,  saisi  bientôt  par  un  mal  cruel  qui  ne  lui 
laissait  aucun  espoir  de  vivre,  il  ny  put  travailler  que  par  intervalles. 
Ce  sujet  lui  tenait  au  cœur,  et  il  avait  commencé  de  bonne  heure  à 
Téludier.  Dès  1866,  il  insérait  dans  la  Revue  critique  un  article  sur  la 
colonne  Trajane,  et  soutenait  à  ce  propos  un  débat  très  vif,  qui  fut  re** 
marqué.  Depuis  cette  époque,  ce  travail  n*a  pas  cessé  de  Toccuper  pen- 
dant les  répits  que  la  maladie  lui  laissait,  et  Ton  peut  dire  qu'il  lui  a 
consacré  les  restes  de  sa  vie.  Il  a  eu  au  moins  ce  bonheur,  qui  est  refusé 
à  tant  d*autres,  de  pouvoir  achever  son  ouvrage;  il  la  vu,  avant  de 
mourir,  entièrement  imprimé,  et  au  point  où  il  voulait  le  mettre  pour 
quil  fût  digne  d'être  livré  au  public. 

Ceux  qui  liront  le  livre  de  M.  de  La  Berge  ne  sétonneront  pas  du 
temps  qu  il  a  coûté.  Raconter  le  règne  de  Trajan ,  en  essayant  de  combler 
les  lacunes  et  declaircir  les  faits  douteux,  était  une  entreprise  difficile, 
et  qui  demandait  à  un  érudit  qui  ne  se  contente  pas  aisément  beaucoup 
de  patience  et  de  courage,  u  On  sait,  dit  M.  de  La  Berge ,  que  les  faits  re- 
(datifs  à  cette  période  de  Thistoire  romaine  sont  fort  peu  abondants. 
«  Elle  correspond  précisément  à  une  lacune  entre  les  Cœsares  de  Sué- 
((tone  et  Fensemble  de  biographies  appelé  Historia  Aagusta.  Les  ou- 
(' vrages  de  Marins  Maximus,  de  Fabius  Marcellinus,  d'Aurelius  Verus, 
«de  Statius  Valens,  de  Junius  Cordus,  ont  péri,  aussi  bien  que  les  pre- 
«miers  livres  d'Ammien  Marcellin.  A  partir  du  règne  de  Néron,  on  ne 
«  lit  plus  rhistoire  de  Dion  Cassius  que  dans  labrégé  de  Xiphilin.  Ainsi 
t'ce  court  livre  grec,  le  Breviarium  d'Eutrope,  deux  chapitres  d'Aurelius 
u  Victor,  UQ  de  Paul  Orose,  quelques  lignes  dans  la  Chronique  de  saint 
u Jérôme,  des  faits  détachés,  des  allusions,  des  observations  incidentes 
«que  Ton  recueille  çà  et  là  dans  uqe  vingtaine  d  auteurs,  voilà  les  ma- 
H  tériaux  rares  et  mutilés  dont  nous  disposons  pour  retracer  les  actions 
«  et  le  caractère  d*un  des  meilleurs  princes  qui  aient  vécu.  »  Cette  ab- 
sence fâcheuse  de  documents  écrits,  ce  silence  de  Thistoire  rend  plus 
nécessaire  que  jamais  Tusage  des  inscriptions  et  des  médailles,  qui,  par 


ESSAI  SUR  LE  RÈGNE  DE     RAJAN.  160 

bonheur,  ne  manquent  pas  pour  Tépoque  des  Ântonins.  Le  Nain  de 
Tillemont  s*en  était  beaucoup  servi;  mais  il  n'était  ni  un  épigrapbiste 
ni  un  numismate  de  profession.  Il  tenait  pour  authentiques  toutes  les 
inscriptions  publiées  par  Gruter;  il  acceptait  de  bonne  foi  toutes  les 
médailles  qui  se  trouvaient  dans  les  ouvrages  de  Goltz  et  de  Mezzabarba. 
Il  n  avait  donc  pu  éviter,  malgré  sa  science  scrupuleuse  et  sagace,  de 
commettre  des  erreurs  graves,  et  son  travail  était  à  refaire.  Les  études 
de  M.  de  La  Berge  et  sa  situation  même  semblaient  le  préparer  à  re- 
prendre cette  œuvre  délicate.  Attaché  depuis  1866  au  cabinet  des  mé- 
dailles de  là  Bibliothèque  nationale,  il  s'occupait  par  devoir  et  par  goût 
dé  numismatique;  comme  épigrapbiste,  il  était  Tun  des  meilleurs  élèves 
de  M.  Léon  Renier,  et  TAcadémie  des  inscriptions  avait  couronné  de  lui 
un  savant  mémoire  sur  la  flotte  romaine.  Il  était  donc  tout  à  fait  en  me- 
sure de  tirer  profit  des  médailles  et  des  inscriptions  pour  mieux  con- 
naître la  suite  de  ces  événements  obscurs.  Pendant  qu'il  les  étudiait  sans 
se  presser,  et  qu'il  essayait  d'élucider  les  moindres  détails,  ce  qui  coûte 
beaucoup  de  peine  et  prend  beaucoup  de  temps,  il  éprouva  un  malheur 
qui  arrive  souvent  à  ceux  qui,  par  timidité  ou  par  scrupule,  s'attardent 
un  peu  trop  dans  les  alentours  du  sujet  qu'ils  traitent,  il  fut  prévenu. 
En  1868,  un  professeur  d'une  école  suisse,  M.  J.  Dierauer,  publia, 
dans  le  Recueil  de  Bûdinger,  un  ouvrage  sur  le  règne  de  Trajan.  M.  de 
La  Berge  a  hautement  reconnu  lui-même  «que  ce  livre  ne  laisse  rien  à 
•  désirer  pour  tout  ce  qui  concerne  la  chronologie  et  l'histoire  des 
«guerres;»  et  il  ajoute  que,  comme  ses  recherches  lamènent  presque 
toujours  aux  mêmes  conclusions,  il  aurait  renoncé  à  son  travail,  s'il  ne 
l'avait  conçu  sur  un  plan  beaucoup  plus  étendu  que  l'auteur  allemand. 
Comme  il  voulait  y  comprendre  un  tableau  aussi  complet  que  possible 
de  la  littérature  et  de  la  société  à  l'époque  de  Trajan ,  et  que  M.  Die- 
rauer n'en  avait  rien  dit,  il  crut  pouvoir  poursuivre  et  achever  son  ou- 
vrage. Ses  lecteurs  trouveront  assurément  qu'il  est  heureux  qu'il  ne  se 
soit  pas  laissé  décourager,  et  qu'il  ait  persisté  dans  sa  résolution. 

L'Essai  sur  le  règne  de  Trajan  de  M.  de  La  Berge  se  divise  en  deux 
parties  qui  peuvent  être  étudiées  à  part.  Dans  la  première,  l'auteur  s'oc- 
cupe de  l'histoire  militaire  de  Trajan  et  de  la  manière  dont  il  a  gouverné 
1  empire.  La  seconde  est  consacrée  aux  sciences,  aux  lettres,  aux  arts,  à 
1  état  politique  et  social  du  monde  romain  pendant  le  règne  de  ce  grand 
empereur. 

^  La  guerre  est  ce  qui  a  tenu  le  plus  de  place  dans  la  vie  de  Trajan  : 
€est  aussi  la  partie  la  plus  obscure  de  son  histoire,  celle  qui  a  donné  le 
plus  de  mal  à  M.  Dierauer  et  à  M.  de  La  Berçe.  Pour  les  premières  ex- 

27 


t 


L 


170  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

péditions  du  prince  jusqu à  Tan  loo  de  notre  ère,  nous  avons  un  docu- 
ment précieux,  qui,  à  la  condition  detre  soigneusement  interprété  et 
contrôlé,  peut  fournir  des  indications  très  utiles,  cest  le  Panégyrique  de 
Pline  le  Jeune.  M.  de  La  Berge  s'en  est  fort  heureusement  servi,  peut- 
être  aurait-il  pu  s'en  servir  encore  davantage.  C'est  un  panégyrique  sans 
doute,  c'est-à-dire  un  de  ces  éloges  officiels  où  d'ordinaire  on  ne  va  pas 
chercher  l'exacte  vérité;  mais  le  panégyriste  est  ici  un  honnête  homme. 
Si  ses  louanges  sont  parfois  excessives,  s*il  lui  arrive  de  concentrer  la  lu- 
mière sur  quelques  faits  auxquels  il  veut  donner  plus  d'éclat  et  de  rejeter 
les  autres  dans  l'ombre,  ce  qui  est  la  loi  du  genre,  au  moins  sommes- 
nous  sûrs  qu'il  n'a  rien  inventé  de  faux.  Par  exemple,  il  n'a  pas  cherché 
à  créer  à  son  héros  une  enfance  merveilleuse.  Jusqu'à  son  avènement  à 
l'empire,  il  ne  lui  attribue  aucune  victoire  éclatante,  aucun  fait  d'armes 
remarquable.  Il  le  montre  se  signalant  surtout  par  son  activité ,  son 
énergie,  la  façon  dont  il  exécute  les  ordres  qu'il  a  reçus  et  le  soin  qu'il 
prend  de  maintenir  la  discipline  parmi  les  troupes  qu'on  lui  confie. 
Mais  quand  il  ajoute  cpie,  grâce  à  ces  qualités  modestes ,  qui  sont  plutôt 
celles  d'un  excellent  lieutenant  que  d'un  grand  général,  il  s'était  attiré  le 
respect  et  l'estime  de  tout  le  monde,  et  qu'on  avait  les  yeux  sur  lui  de 
tous  les  côtés,  il  faut  l'en  croire,  et  les  faits  prouvent  qu'il  n'a  rien  exa- 
géré. Il  suffit  à  Nerva  de  l'adopter  pour  calmer  une  guerre  civile  qui 
menaçait  de  troubler  l'empire.  Son  nom  seul  fit  si  bien  rentrer  l'ordre 
dans  les  esprits,  que,  même  après  la  mort  de  Nerva,  il  n'éprouva  pas  le 
besoin  de  revenir  tout  de  suite  à  Rome,  malgré  les  vœux  du  peuple  qui 
le  rappelait.  Il  resta  encore  un  an  entier  éloigné  d'elle  pour  achever  de 
pacifier  la  Germanie.  Les  mesures  qu'il  prit  à  cette  occasion  étaient  si 
habiles,  qu'il  put  diminuer  l'armée  du  Rhin  de  moitié,  de  huit  légions 
qu'elle  comptait  depuis  Auguste  la  réduire  à  quatre,  et,  malgré  ce  désar- 
mement, aucune  invasion  ne  vint,  pendant  un  siècle  et  demi,  troubler 
de  ce  côté  la  paix  du  monde. 

La  guerre  contre  les  Daces,  qui  est  le  grand  événement  militaire  du 
règne  de  Trajan,  ne  nous  est  connue  que  par  le  récit  sommaire  et  dé- 
cousu que  Xiphilin  a  tiré  tant  bien  que  mal  de  la  gronde  histoire  de 
Dion  Gassius.  Des  autres  ouvrages  où  elle  était  racontée,  nous  n'avons 
guère  conservé  que  quelques  faits  isolés,  qu'il  est  difficile  de  réunir 
entre  eux  et  de  remettre  à  leur  place.  G'est  ici  qu'on  a  besoin  plus  que 
jamais  de  l'cpigraphie  et  de  la  numismatique.  M.  de  La  Berge  en  a  fait 
un  très  heureux  usage.  Un  fragment  des  actes  des  Ârvales  récemment 
découvert  a  fait  connaître  le  jour  très  probable  du  départ  de  l'empereur 
pour  la  guerre.  Des  inscriptions  assez  nombreuses  indiquent  le  numéro 


ESSAI  SUR  LE  REGNE  DE  TRAJAN.  171 

des  légions  qu  il  avait  avec  lui  et  le  nom  des  principaux  officiers  qui  rac- 
compagnaient. Les  médailles,  en  nous  permettant  de  retrouver  Tépoque 
de  ses  diverses  salutations  impériales,  fixent  la  date  des  victoires  qull  a 
remportées.  Ce  sont  des  points  de  repère  précieux ,  autour  desquels  on 
peut  grouper  les  faits  épars  et  mal  ordonnés  que  les  historiens  nous  ont 
transmis.  Ils  sont  utiles  surtout  en  ce  qu  ils  nous  aident  à  profiter  des  bas- 
reliefs  de  la  colonne  Trajane ,  dont  il  serait  sans  eux  très  difficile  de  se 
servir.  uLa  colonne  Trajane,  dit  M.  de  La  Berge,  est  un  monument 
«inappréciable  parle  grand  nombre  de  renseignements  quelle  fournit  à 
u  larcbéologie,  mais  elle  ne  peut  faire  connaître  ni  le  lieu  ni  la  date  des 
a  batailles  et  des  campements  dont  elle  offre  tant  de  vives  et  curieuses 
tt images.  D ailleurs,  il  est  difficile  de  distinguer  sur  les  bas-reliefs  le 
((Commencement  et  la  fin  de  chaque  scène;  tandis  que  des  actions 
«simultanées  sont  nécessairement  représentées  comme  se  suivant, 
«d autres,  séparées  par  un  intervalle  de  temps  que  nous  ne  pouvons 
«apprécier,  se  touchent  sur  la  spirale  non  interrompue  quelles  dé- 
«  corent.  Rien  non  plus  ne  fait  apprécier  au  spectateur  l'inégalité  de 
«leur  importance  relative.»  Ce  sont  là  des  inconvénients  très  graves; 
mais,  une  fois  quon  en^est  prévenu,  qu'on  peut  compléter  par  d*autres 
documents  les  informations  insuffisantes  quelle  nous  donne,  et  rendre 
aux  divers  tableaux  quelle  nous  présente  leur  caractère  véritable,  elle 
a  cet  avantage  de  nous  mettre  devant  les  yeux  une  expédition  dont  les 
historiens  nous  disent  quelques  mots  à  peine,  de  nous  en  révéler  une 
foule  de  détails  inconnus,  surtout  de  la  rendre  vivante  pour  nous,  et 
il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  les  ouvrages  de  MM.  Dierauer  et  de  La 
Berge  pour  apprécier  les  profits  qu  un  historien  peut  en  tirer. 

M.  de  La  Berge  est  un  grand  admirateur  de  la  guerre  contre  les  Daces. 
Il  montre  avec  quelle  habileté  elle  fut  conduite  et  les  grands  résultats 
qu'elle  eut  pour  Tempire.  Il  établit  surtout  qu  elle  était  nécessaire.  Les 
Daces  passaient  avec  raison  pour  des  ennemis  très  redoutables  :  à  la  seule 
nouvelle  quils  avaient  franchi  le  Danube  pour  se  jeter  sur  lltalie, 


•  •  •  • 


.  Et  conjurato  descendens  Dacus  ab  Istro, 


tous  les  Romains  tremblaient.  On  disait  d  ordinaire  que,  s'ils  oubliaient 
leurs  dissensions  intérieures ,  s'ils  parvenaient  à  s'entendre  et  à  s'unir,  ils 
feraient  courir  à  Rome  les  plus  grands  dangers.  Précisément  ce  qu'on 
redoutait  venait  d'arriver.  Un  grand  homme  de  guerre,  Décébale,  avait 
réussi  à  ramener  la  concorde  parmi  ces  peuplades  divisées  et  à  les  armer 
toutes  contre  l'ennemi  du  dehors.  Sous  Domitien ,  il  avait  battu  une 


23. 


J72  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

armée  romaine,  tué  ic  général  qui  la  commandait,  et  pris  Taigle  d'une 
légion.  Ce  désastre  n avait  pas  été  réparé;  après  quelques  succès  fort 
incomplets,  Domitien,  pour  se  débarrasser  d'une  guerre  dangereuse, 
avait  consenti  à  payer  tribut  aux  Barbares.  Trajan  comprit  qu  il  fallait 
frapper  un  grand  coup  pour  détmire  lelTet  de  cette  double  honte.  La 
domination  des  Romains  sur  tous  ces  pays  de  frontières  était  moins  as- 
surée par  les  troupes  quils  y  entretenaient  que  par  le  prestige  de  leur 
nom.  Quatorze  légions  échelonnées  des  embouchiu*es  du  Rhin  à  celles 
du  Danube  ne  pouvaient  pas  suflirc  à  contenir  tous  les  peuples  qui  se 
pressaient  sur  lautre  rive;  ils  se  seraient  jetés  à  tout  moment  sur  ces 
richesses  qu'ils  convoitaient,  s'ils  n'avaient  été  convaincus  qu'on  ne 
pouvait  s'attaquer  à  la  puissance  romaine  sans  en  être  immédiatement 
puni.  Les  Romains  étaient  donc  forcés,  moins  par  orgueil  national 
que  par  nécessité,  de  ne  souffrir  aucun  outrage;  comme  les  Anglais  dans 
l'Inde,  ils  devaient  ne  reculer  devant  aucune  entreprise,  si  difficile 
qu'elle  parût,  être  audacieux  ou  même  téméraires  à  l'occasion,  pour 
maintenir  une  renommée  qui  faisait  leur  force.  C'est  ce  qui  décida 
Trajan  à  entreprendre  cette  guerre  périlleuse,  et  tous  les  Romains 
sans  doute  étaient  d'accord  qu'il  avait  eu  raison  de  le  faire.  Mais,  la 
guerre  une  fois  finie,  et  bien  finie,  devait-il  garder  les  territoires  qu'il 
venait  de  conquérir  et  en  faire  une  province  nouvelle?  Cette  résolution 
était  contraire  au  conseil  donné  par  Auguste  mourant  de  ne  plus  reculer 
les  frontières  de  l'empire.  Pour  beaucoup  d'esprits  sages,  ce  conseil 
était  devenu  une  sorte  de  loi  dont  ils  ne  voulaient  pas  se  départir  :  aussi 
dut-il  s'en  trouver  qui  blâmèrent  l'empereur  d'y  avoir  manqué.  On  sait 
que  plus  tard  Hadrien,  qui  partageait  leur  opinion,  eut  un  moment  la 
pensée  d'abandonner  la  Dacie,  et  de  montrer  ainsi  qu'il  condamnait  la 
politique  de  son  prédécesseur.  M.  de  La  Berge  pense,  au  contraire,  que 
Trajan  n'avait  pas  tort.  Pour  le  prouver,  il  lui  suffit  de  rappeler  ce  qui 
arriva  un  siècle  plus  tard.  Le  projet  d'Hadrien  fut  alors  exécuté,  mais  le 
sacrifice  de  la  Dacie  ne  sauva  pas  l'empire;  au  contraire,  quand  les  Ro- 
mains cessèrent  d'attaquer  les  Barbares  chez  eux,  ce  furent  les  Barbares 
qui  vinrent  les  chercher  de  l'autre  côté  du  Danube,  et  fltalie  fut  perdue, 
u  Ces  faits  ,dit  M.  de  La  Berge ,  montrent  suffisamment  l'inanité  et  le  péril 
((du  conseil  qu'avait  inscrit  dans  son  testament  le  fondateur  du  prin- 
((  cipat.  Il  ouvrait  prématurément  l'ère  de  la  paix  générale,  il  conviait  le 
((  monde  à  l'exploitation  pacifique  d'un  domaine  dont  la  possession  était 
((précaire  encore  :  pour  avoir  cessé  trop  tôt  d'être  conquérants,  les  Ro- 
((  mains  ont  été  conquis  à  leur  tour.  Trajan  sentit  parfaitement  le 
((danger,  et  ce  n'est  pas,  ce  me  semble,  un  médiocre  mérite  du  vain- 


ESSAI  SUR  LE  RÈGNE  DE  TRAJAN.  173 

oqueur  de  la  Dacie  d'avoir  eu,  moins  de  cent  ans  après  la  mort  d*Au- 
aguste,  une  vue  si  nette  de  la  situation  faite  à  Rome,  héritière  et  pro- 
«  pagairice  de  la  civilisation  ancienne ,  d'avoir  compris ,  mesuré ,  accompli 
a  résolument  le  devoir  qui  s'imposait  à  ses  chefs.  » 

Le  seul  reproche  que  M.  de  La  Berge  fasse  à  la  gueiTe  de  Dacie, 
cest  qu elle  exalta  Tamour  de  la  gloire  et  le  désir  des  conquêtes  chez 
Trajan,  et  qu'elle  lui  donna  la  pensée  d  attaquer  les  Parthes.  Pascal 
trouve  «  que  César  était  bien  vieux  pour  s'aller  amuser  à  conquérir  le 
tt monde;»  Trajan  était  plus  vieux  encore  :  il  avait  soixante-deux  ans, 
quand  il  se  lança  dans  cette  guerre  lointaine,  qu'il  ne  devait  pas  achever. 
M.  de  La  Berge  blâme  autant  l'expédition  contre  les  Parthes  qu'il  a 
loué  celle  contre  les  Daces.  Il  pense  qu'en  cette  occasion  Trajan  céda 
trop  aisément  au  vœu  de  l'opinion  publique.  Il  n'y  avait  rien  qui  (ùt 
plus  populaire  à  Rome  qu'une  guerre  contre  les  Parthes.  Le  souvenir 
du  désastre  de  Crassus,  qui  n'avait  été  qu'imparfaitement  effacé  par  le 
succès  diplomatique  d'Auguste,  avait  donné  une  idée  exagérée  de  leur 
puissance.  C'était  pour  tout  le  monde  l'ennemi  national  et  le  grand 
danger  de  l'empire.  Je  ne  vois  guère  à  ce  moment  que  Tacite  qui 
semble  redouter  davantage  les  Germains,  u  Les  Parthes,  dit-il ,  sont  gou- 
cc  vernés  par  un  roi  :  ils  n'ont  pas  l'énergie  que  donne  aux  Germains  la 
a  liberté,  regno  Arsacis  acriorest  Germanorum  libertas.  »  [Germ,  37.  )  M.  de 
La  Berge  partage  entièrement  l'opinion  de  Tacite;  il  lui  semble  que  cet 
empire  parthe,  sans  cesse  divisé  par  des  discordes  de  famille,  occupé  par 
une  féodalité  indisciplinée,  entouré  de  grands  Etats  feudataires  toujours 
disposés  à  le  trahir,  pouvait  être  maintenu  dans  le  respect  par  une  poli* 
tique  habile ,  qui  se  contenterait  d'en  fomenter  les  divisions.  L'exemple  de 
Trajan  prouve  combien  il  était  dangereux  de  l'aller  provoquer  chez  lui. 

Son  expédition  contre  les  Parthes  est  encore  moins  connue  que  les 
autres.  M.  de  La  Berge  établit,  contre  Tillemont,  qu'il  n'y  en  a  eu 
qu'une,  et  qu'elle  a  commencé  à  la  fm  de  l'année  1 13.  Elle  dura  donc 
quatre  ans,  sans  interruption;  mais  il  est  très  difficile  de  savoir  au  juste 
et  par  le  détail  ce  qui  s'est  passé  pendant  ces  quatre  années  de  marches 
et  de  combats.  La  campagne  s'ouvrit  par  des  succès  extraordinaires  et 
qui  tiennent  du  prodige,  elle  finit  par  de  grands  revers.  Trajan,  qui 
s*était  laissé  entraîner  trop  loin  par  ses  victoires,  et  qui  s'avançait  sans 
méfiance  au  milieu  de  nations  mal  soumises  et  plus  étonnées  que  vain- 
cues, fut  arrêté  tout  d'un  coup  par  la  résistance  inattendue  d'une  petite 
ville.  Pendant  qu'il  s'obstinait  à  la  prendre,  un  soulèvement  général  le 
força  de  revenir  sur  ses  pas,  et  il  eut  grand'peine  à  ramener  son  armée 
fort  diminuée  sur  le  territoire  romain.  Â  son  retour,  il  fut  accueilli 


174  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

par  les  applaudissements  de  tout  Tempire.  En  somme,  il  avait  traversé 
des  pays  jnconnus ,  navigué  sur  TEuphrate  et  salué  Tocéan  Indien,  il 
était  entré  dans  Gtésiphon  et  dans  Babylone ,  il  avait  marché  sur  les  pas 
d*Alexandre  :  c  était  bien  assez  pour  justifier  l'enthousiasme  qu*exGJta 
cette  expédition,  quoiquelie  eût  mal  fini,  et  le  long  souvenir  quelle  a 
laissé  dans  la  mémoire  des  peuples.  Cependant  Trajan  avait  été  forcé 
de  fuir  :  c  était  un  déshonneur  quil  voulait  effacer  par  une  vengeance 
éclatante.  Mais ,  pendant  qu'oubliant  son  âge  et  sa  santé  il  rassemblait 
des  troupes  pour  commencer  une  guerre  nouvelle ,  il  mourut  subitement 
à  Sélinus  en  Gilicie,  le  1 1  août  117. 

On  voit»  par  tout  ce  qui  vient  d'être  dit,  que  d'obscurités  restent 
encore  dans  Thistoire  des  expéditions  militaires  de  Trajan,  quoique 
la  science  en  ait  dissipé  beaucoup  :  son  administration  intérieure,  que 
M.  de  La  Berge  étudie  ensuite,  nous  est  un  peu  mieux  connue.  Nous 
pouvons  prendre  une  idée  de  la  façon  dont  il  voulait  que  Les  provinces 
fussent  gouvernées  en  lisant  sa  correspondance  avec  Pline.  Â  la  vérité, 
on  sait  aujourd'hui  que  la  Bithynie  se  trouvait  dans  une  situation  parti- 
culière ,  et  que  Pline  y  fut  envoyé  avec  des  pouvoirs  spéciaux.  Il  ne  fau- 
àrait  donc  pas  s'imaginer  que  l'empereur  entretint  avec  les  vingt-neuf 
gouverneurs  de  province  une  correspondance  aussi  active,  aussi  minu- 
tieuse, qu'avec  celui  de  la  Bithynie;  mais,  s'il  leur  écrivait  un  peu  moins 
souvent,  il  leur  disait  au  fond  la  même  chose,  et  M.  de  La  Berge  a 
raison  de  dire  qu'on  peut  chercher  dans  ces  lettres  l'esprit  de  son  gou- 
vernement. 11  me  semble  qu'il  serait  possible  aussi  d'en  tirer  un  portrait 
vivant  de  cet  excellent  prince,  et  je  regrette  beaucoup  que  M.  de  La 
Berge  n'ait  pas  cru  devoir  le  faire.  Quoique  ce  soit  une  correspondance 
administrative ,  Thomme  y  parait  de  temps  en  temps.  En  supposant 
même  que  ces  lettres  aient  été  rédigées  par  Hadrien,  son  secrétaire, 
comme  le  pense  M.  de  La  Berge,  elles  devaient  être  écrites  sous  la  dic- 
tée ou  sous  l'inspiration  de  l'empereur.  Tout  y  révèle  sa  modération ,  sa 
sagesse,  son  bon  sens,  son  humanité.  On  y  trouve  das  passages  exquis, 
qui  montrent  combien  il  était  digne  de  ce  titre  d'optimus  princeps  que  le 
Sénat  lui  accorda  par  une  délibération  solennelle.  Un  jour  que  Pline  lui 
demandait  s'il  fallait  punir  un  jeune  homme  coupable  d'avoir  outragé  sa 
statue ,  il  s'empressa  de  lui  répondre  :  u  C'est  mon  dessein  de  ne  pas  renou- 
((  vêler  les  procès  de  majesté;  je  ne  veux  pas  avoir  recours  è  la  terreur 
«pour  obtenir  le  respect. «A  propos  de  cette  correspondance, M. de  La 
Berge  est  amené  à  dire  son  sentiment  sur  une  question  qui  a  été  fort 
agitée  de  nos  jours.  Il  pense ,  comme  la  plupart  des  savants,  que  les  pro- 
vinces ont  été  traitées  avec  plus  d'équité  sous  l'empire  que  sous  la  repu- 


ESSAI  SUR  LE  RÉGNE  DE  TRAJAN.  175 

blique;  «  mais,  ajoute-il ,  ce  fut  moins  TeSet  de  reformes  législatives  qu'un 
«résultat  général  dû  à  lapaisement  des  compétitions  politiques,  et  sur- 
et tout  au  développement  croissant  du  travail,  à  la  diffusion  de  la  richesse 
«et  au  progrès  des  classes  moyennes  signalé  à  toute  époque  par  une 
«probité  plus  grande  apportée  dans  la  gestion  des  affaires  publiques.» 
La  raison  véritable  me  parait  plus  simple.  Personne,  sous  la  république, 
n  avait  intérêt  à  protéger  les  provinces.  On  était  généralement  indulgent 
pour  les  gouverneurs  malhonnêtes,  parce  quon  espérait  faire  comme 
eux ,  et  ceux  qui  les  poursuivaient  ne  songeaient  qu'à  assouvir  des  haines 
politiques.  Les  empereurs,  au  contraire,  considéraient  les  provinces 
comme  leur  bien  propre;  le  prince  avait  donc  une  raison  particulière 
de  les  défendre:  ceux  qui  les  pillaient  le  volaient  lui-même,  et  il  est 
naturel  qu'il  les  ait  empêchés  de  s'enrichir  à  ses  dépens. 

L'Italie  était  encore,  à  l'époque  de  Trajan,  sous  un  régime  différent 
des  provinces.  La  liberté  municipale  y  était  entière,  et  le  pouvoir 
central  n'intervenait  pas  dans  Tadministration  intérieure  des  villes.  Ce- 
pendant cette  indépendance  absolue  commence  à  être  menacée  sous 
son  règne  par  l'institution  des  caratores  civitatam,  fonctionnaires 
nommés  par  l'empereur  et  chargés  de  surveiller  les  finances  des  muni- 
cipes  et  des  colonies.  Il  n'y  a  pas  lieu,  je  crois,  d'accuser  Trajan  d'avoir 
cherché  volontairement  à  diminuer  les  franchises  des  villes  pour  ac- 
croître son  pouvoir.  Nous  le  voyons,  au  contraire,  dans  sa  corrrespon- 
dance  avec  Pline,  très  attaché  à  respecter  les  libertés  locales.  Pline, 
fidèle  aux  traditions  des  administrateurs  de  tous  les  temps,  voulait  tout 
simplifier  en  appliquant  les  mêmes  règlements  à  la  province  entière. 
Trajan  l'en  empêche;  il  lui  recommande  sans  cesse  de  s'enquérir  des 
usages  et  de  respecter  les  droits  anciens.  Il  est  donc  probable  que  ce 
sont  les  villes  elles-mêmes,  embarrassées  dans  la  gestion  de  leurs  fi- 
nances, qui  ont  demandé  qu'on  leur  donnât  des  curateurs,  et  que  cette 
institution  a  été  accueillie  par  elles  comme  un  bienfait.  Elle  n'en  était 
pas  moins  un  premier  pas  vers  un  régime  nouveau.  C'est  le  début  d'un 
système  général  de  centralisation  qui  assimilera  bientôt  l'Italie  aux  pro- 
vinces, et  fera  également  peser  la  main  du  prince  sur  toutes  les  cités  de 
Tempire  ^ 

^  Je  (lois  relever  à  ce  propos  une  pc-  la  marche  des  affaires  en  multipliant  les 

titc  erreur  commise  par  M.  de  La  Berge.  rouages.  Il  emprunte  à  Orclli  Te^eemple 

U  veut  montrer,  par  un  exemple  piquant,  d'une  petite  ville  italienne  qui,  forcée 

Sue  la  centralisation  se  manifesta  dès  ses  d'écrire  à  son  curateur  pour  être  auto- 

ébuts  en  Italie  par  un  de  ses  défauts  risée  à  accepter  la  libéralité  d*un  de  ses 

Les  plus  communs ,  qui  consiste  à  ralentir  habitants,  ne  reçoit  de  réponse  qu*a- 


176  .JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

Quant  au  gouvernement  politique  de  Trajan,  M.  de  La  Berge,  après 
ravoir  étudié  à  fond,  a  raison  de  dire  qu'en  réalité  rien  ne  fut  changé 
sous  lui  de  ce  qui  existait  auparavant.  La  seule  différence  qu'il  y  ail 
entre  son  règne  et  celui  de  Domitien ,  c'est  que  le  pouvoir  fut  exercé 
par  un  prince  honnête,  mais  la  nature  de  ce  pouvoir  resta  la  même.  On 
ne  trouve,  ni  dans  les  codes  ni  chez  les  historiens,  la  mention  d'aucune 
loi  nouvelle  qui  en  ait  modifié  les  conditions.  Le  principat  fut  tout  à 
fait ,  sous  les  Ântonins ,  ce  qu'il  était  sous  les  Césars.  La  liberté  fort  limitée 
dont  on  jouissait  alors,  et  qui  rendait  Tacite  si  heureux,  était  une  H* 
berté  de  tolérance  et  de  bon  vouloir.  Elle  n'avait  d'autre  garantie  que  la 
modération  naturelle  du  prince;  et,  si  elle  a  duré  un  siècle,  c'est  que, 
par  une  chance  sur  laquelle  il  serait  dangereux  de  compter  toujours, 
tous  les  princes,  pendant  un  siècle,  ont  été  d'honnêtes  gens.  M.  de  La 
Berge  s'est  demandé  pourquoi ,  en  conservant  le  principat,  on  ne  chercha 
pas  à  l'améliorer,  et  ce  qui  a  pu  empêcher  d'y  introduire  les  modifica- 
tions dont  l'expérience  démontrait  la  nécessité.  Il  lui  semble  qu'il  en  faut 
chercher  la  raison  dans  l'idée  que  se  faisaient  les  Romains  de  la  respon- 
sabilité des  magistrats.  A  Rome ,  un  magistrat  ne  pouvait  être  poursuivi 
pour  ses  actions  qu'après  être  sorti  de  charge.  Ce  n  était  qu'un  petit  in- 
convénient sous  la  république,  où  les  fonctions  duraient  si  peu  de  temps, 
et  les  Romains  avaient  mieux  aimé  s'y  résigner  que  de  courir  le  risque 
d'humilier  par  des  poursuites  la  majesté  de  Yimperium  dont  un  ma- 
gistrat était  revêtu.  Mais  tout  changea  quand  l'autorité  souveraine, 
qui  avait  pour  limite,  sous  la  république,  la  brièveté  de  sa  délégation, 
fut  conférée  à  lempereur  pour  toute  sa  vie.  11  arriva  naturellement  alors 
que,  comme  il  ne  rentrait  jamais  dans  la  vie  privée,  il  échappait  à  toute 
responsabilité  et  que  son  pouvoir  devenait  ainsi  sans  limites  et  sans  con- 
trôle. Voilà,  selon  M.  de  La  Berge,  coniment  il  se  fit  que,  même  à 
cette  époque  heureuse  «  oii  chacun  pouvait  penser  ce  qu  il  voulait,  dire 
«ce  qu'il  pensait, w  nul  n'imagina  de  limiter  ou  de  diviser  l'autorité  de 
l'empereur.  Je  ne  sais  si  les  gens  de  celte  époque  se  firent  en  termes 
exprès  le  raisonnement  que  leur  prête  M.  de  La  Berge;  mais  il  est  sûr 
qu'en  général  ils  conservaient  l'idée  que  se  faisaient  leurs  aïeux  de  la 
nature  du  pouvoir  souverain  et  de  la  façon  de  l'exercer.  Les  Romains 
étaient  avant  tout  des  conservateurs  obstinés,  qui  ne  se  défaisaient  pas 
facilement  des  vieilles  maximes  et  des  anciennes  opinions.  Ce  respect 

Srès  dix  mois  entiers.  Mais  M.  de  La        avait  écrit  le  jour  des  ides  d*août,  il  ré- 
^erge  8*est  trompé.  Le  curateur  ne  fit        pondit  la  veille  des  ides  de  septembre, 
attendre  sa  réponse  cju*un  mois.  On  lui        (Orelli,  Intc  ,  3787.) 


ESSAI  SUR  LE  FIEGNE  DE  ÏRAJ.\N.  177 

du  passé  était  regardé  par  les  politiques  de  ce  temps  comme  la  première 
dâs  vertus;  je  crois  pourtant  qu  en  cette  occasion  il  fut  beaucoup  plus 
nuisible  qu*utiie.  C*est  ce  qui  a  fait  que  la  révolution  accomplie  à  Rome 
au  premier  siède  de  notre  ère  a  été  incomplète.  Ce  fut  un  mal  de  vou- 
loir garder  lombre  des  anciennes  institutions  quand  on  n'en  avait  plus 
la  réalité,  et  il  aurait  mieux  valu,  lorsqu'on  établit  Tempire,  mettre  le 
gouvernement  entier  en  harmonie  avec  le  régime  nouveau.  Mais  les 
empereurs  tenaient  à  faire  croire  quil  n'y  avait  rien  de  changé,  et  le 
public  s'en  laissait  aisément  persuader.  Si  l'on  avait  été  moins  attaché 
au  passé  et  qu*on  eût  osé  créer  ouveitement  une  monarchie,  on  aurait 
sans  doute  éprouvé  le  besoin  de  faire  des  lois  nouvelles.  Il  aurait  fallu 
fixer  la  compétence,  déterminer  les  rapports  des  pouvoirs  publics  entre 
eux,  et  régler  la  manière  dont  devait  s'opérer  la  transmission  de  l'auto- 
rité à  la  mort  du  souverain.  C'est  ce  que  ne  firent  pas  plus  les  Antonins 
que  les  Césars,  et  ce  fut  un  grand  malheur  pour  tout  le  monde.  «  L'em- 
«pire.  dit  M.  Littré,  fut  une  dictature,  avec  une  administration  et  des 
ulois,  mais  sans  institutions,  o  Le  travail  de  M.  de  La  Berge  achève  de 
prouver  combien  cette  définition  est  vraie. 

M.  de  La  Berge  est  très  sévère  pour  la  conduite  du  Sénat  à  l'époque 
de  Trajnn  :  il  lui  reproche  surtout  de  manquer  d'esprit  politique.  Ce 
défaut  s'explique  quand  (On  songe  qu'il  se  recrutait  alors  dans  la  noblesse 
dç  province,  noblesse  honnête  et  brave,  mais  qui  n'avait  ni  expérience 
ni  traditions.  Trajan  affectait  de  le  traiter  avec  de  grands  égards,  et  lui 
renvoyait  la  décision  des  plus  importantes  affaires.  Au  début  de  son 
règne,  il  rengagea  solennellement  «à  prendre  sa  part  du  pouvoir  et  i 
«veiller  avec  lui  aux  intérêts  de  la  république.»  Mais  le  Sénat  répondit 
mal  à  ces  pressantes  exhortations  et  n'osa  pas  ressaisir  la  liberté  qu'on 
lui  offrait.  Il  est  probable  que  cette  apathie  dut  décourager  plus  d'une 
fois  la  bonne  volonté  de  l'empereur;  il  continua  pourtant  à  combler  le 
Sénat  d'honneurs  et  à  prendre  dans  son  sein  ses  principaux  conseillers. 
Pline  raconte  qu'il  fut  choisi  par  l'empereur  (evocatasin  consiUam)  pour 
laider  dans  le  jugement  de  quelques  causes  importantes,  qu'il  faisait 
plaider  devant  lui  à  sa   résidence  de  CentumcelUe.  [Epist  vi,  3i.)  Je 
m'étonne  que  M.  de  La  Berge  n'ait  pas  cité  cette  lettre  de  Pline,  qui  lui 
donnait  l'occasion  de  montrer  comment  Trajan  entendait  ses  fonctions 
déjuge.  Quant  au  peuple,  Trajan  le  traita  comme  avaient  fait  ses  pré- 
décesseurs. Il  lui  donna  des  fctes  magnifiques,  il  lui  fit  distribuer  des 
libéralités  extraordinaires  à  la  suite  de  ses  victoires  (65o  deniers  par 
tête,  après  la  conquête  de  la  Dacic),  enfin  il  aida  les  plus  pauvres  à 
vivre  en  leur  faisant  des  distributions  de  blé.  A  ce  propos,  M.  de  La 

33 


178  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

berge  rappelle  que  ie  nombre  des  individus  secourus  fut  réduit  par 
«Fuies  Cësar  de  820,000  à  i5o,ooo.  «Sous  Tempire,  ajoute-t-il,  il  di- 
«minua  encore,  et  il  était  moins  considérable  qu'on  ne  le  croit  commu- 
«  nément.  »  Je  ne  pense  pas  que  les  faits  donnent  raison  à  M.  de  La  Berge. 
Il  faut  se  souvenir  d abord  que  le  nombre  des  citoyens  assistés,  après 
avoir  été  diminué  par  César,  fut  augmenté  par  Auguste.  Il  était  alors 
d'un  peu  plus  de  200,000  personnes  :  c'est  Auguste  lui-même  qui 
nous  l'apprend  dans  le  monument  d'Ancyre;  et  l'on  croit  d'ordinaire 
qWil  s'est  maintenu  longtemps  à  ce  chiffre.  (Voyez  Otto  Hirsohfed,  Die 
Getreideverwaltang ,  dans  ïePhilobgaSy  1870.)  L'inscription  dont  se  sert 
M.  de  La  Berge  pour  contredire  cette  opinion  est  fort  mutilée,  et  rien 
ne  prouve  qu'il  y  soit  question  de  distributions  gratuites.  (Mommsen, 
Insc,  Neap,  6808.)  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  sous  Septime-Sévère, 
100,000  citoyens  recevaient  les  libéralités  de  TÉtat.  A  Paris,  1  i3,ooo 
personnes  seulement  sont  inscrites  sur  les  listes  de  l'Assistance  publique, 
et  cette  ville  passe  pour  être  d'un  bon  tiers  plus  peuplée  que  Rome.  Il 
ne  faut  donc  pas  dire,  comme  M.  de  Là  Berge,  que  la  proportion  de& 
indigents  assistés  était  moins  forte  à  Rome  qu'à  Paris. 

Pour  résumer,  en  finissant,  l'idée  que  M.  de  La  Berge  nous  donne  de 
l^administration  intérieure  de  Trajan,  je  dirai  que,  s'il  ne  fit  pas  de  ré- 
forme importante  qui  pût  assurer  l'avenir,  son  gouvenfiemént  fut  à  la  fois 
si  ferme  et  si  modéré,  qu'il  rendit  ses  administrés  tout  à  fait  heureux. 
Il  ne  faut  pas  trop  lui  en  vouloir  de  n'avoir  pas  fait  davantage,  l'opi- 
^TOn  publique  ne  réclamait  de  lui  que  ce  qu'il  lui  donna ,  et  il  sut  si  bien 
la  satisfaire  qu'il  est  à  peu  près  le  seul  prince,  dans  la  longue  durée 
de  l'empire,  qui  n'ait  pas  eu  de  révolte  à  réprimer. 


Gaston  BOISSIER 


)  ' 


(La  suite  à  un  prochain  cahier,) 


'i.- 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  179 


kXekAvSpoif  MoLvpoxopSdrov  x.  t.  X.  Cent  lettres  d'Alexandre  Mavro- 
cordato,  conseiller  d^ Etat  [de  la  Porte],  publiées  par  Théagène  Li- 
vadas.  Trieste,  1879»  gr.  î^"8^  ^^  ^9^  pages. 


PREMIER  ARTICLE. 


Après  la  chute  de  Tempire  byzantin,  les  restes  de  lunité  nationale 
disparurent  complètement.  Les  sources  historiques  se  sont  vite  épuisées, 
et  c  est  avec  de  rares  chroniques  et  avec  les  souvenirs  de  quelques  voya- 
geurs étrangers  qu  on  s  efforce  en  vain  aujourd'hui  de  composer  un  récit 
suivi  et  complet.  L'immobilité  et  la  monotonie  pèsent  sur  la  servitude; 
les  siècles  passent  rapides  et  uniformes,  les  générations  naissent  Qt 
meurent  sans  laisser  trace  de  leur  passage,  et  les  événements,  excitait 
plutôt  la  pitié  que  l'intérêt,  n attirent  point  lattention  de  Thistorien. 
Aussi  rhistoire  de  la  race  grecque  sous  la  domination  des  Turcs  se  ré- 
duit à  un  choix  de  porti*aits  de  quelques  hommes  remarquables  qui 
peuvent  être  considérés  comme  les  bienfaiteurs  de  la  nation  et  les  con- 
servateurs de  rhellénisme.  ^,, 

Parmi  ces  derniers,  lun  des  plus  illustres  est  certainement  Alexandre 
MavTOCOrdato,  qui,  pendant  un  grand  nombre  d'années,  fut  au  service 
de  la  Porte  avec  la  qualité  de  grand  drogman ,  et,  plus  tard ,  avec  celle 
de  conseiller  d'État.  M.  Théagène  Livadas,  savant  grec  de  Trieste» 
vient  de  lui  consacrer  un  livre  plein  d'intérêt. 

Dans  un  discours  sur  Alexandre  Mavrocordato ,  M.  Sophoclès.  ri- 
cenunent  enlevé  à  la  science,  avait  exprimé  le  vœu  qu'un  des  Hellènes 
de  Constantinople  entreprit  de  réunir  tous  les  écrits  de  son  illustre 
compatriote,  publiés  ou  inédits,  ainsi  que  ses  charmantes  lettres,  d'en 
donner  une  édition  complète ,  en  faisant  précéder  le  tout  de  la  vie  de 
l'auteur,  aussi  exacte  que  possible  et  puisée  aux  meilleures  source^. 
C'est  pour  répondre  à  ce  vœu  que  M.  Th.  Livadas  vient  de  faire  pa- 
raître le  magnifique  volume  que  nous  annonçons  aujourd'hui  et  qui 
contient  la  vie  et  cent  lettres  d'Alexandre  Mavrocordato ,  accompagnées 
de  prolégomènes.  Donnons  d'abord  une  courte  analyse  de  ces  prolé- 
gomènes, li     .        . 

Les  lettres  de  Mavrocordato,  publiées  poui^  la  première  fois  en  1  8q4  , 
à  Constantinople ,  sont  sorties  des  presses  du  patriarcat.  La  pre- 
mière partie  de  cette  édition  comprend  quatre-vingt-dix  lettres,  la  se- 

s3. 


/ 


^80  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

conde  vingt-deux  lettres  de  son  fils  Nicolas ,  prince  de  Moido-Valachie , 
les  unes  et  les  autres  accompagnées  de  quelques  réponses,  outre  un 
discours  adressé  aux  Allemands  en  faveur  de  la  paix.  A  la  triste  époque 
où  parut  ce  recueil  de  lettres,  et  même  beaucoup  plus  tard,  il  servit  à 
un  grand  nombre  de  savants  appartenant,  soit  au  clergé,  soit  au  monde, 
et  procura  à  la  jeunesse  une  excellente  méthode  épistolaire,  parce  quil 
était  lu  dans  les  écoles  de  Constantinople,  comme  exercice  préparatoire 
pour  Tétude  de  la  rhétorique  et  de  la  logique.  Les  lettres  de  Mavro- 
cordato  étaient  alors  tellement  en  honneur,  qu  on  les  préférait  i  celles 
de  Libanius,  de  Synésius  et  de  quelques  autres  écrivains  non  moins 
célèbres. 

Malheureusement  cette  première  édition  contient  beaucoup  de  fautes , 
qui  proviennent  de  différentes  causes.  Le  nouvel  éditeur  a  agi  avec  la 
plus  grande  circonspection.  Comme  Alexandre  MaVrocordato  se  sert 
toujours  de  la  langue  byzantine,  M.  Livadas  n*a  pas  cru  devoir  corriger 
.  certaines  anomalies  de  syntaxe  auxquelles  Tauteur  s*est  laissé  entratner, 
bien  que  ce  dernier  ait  mis  un  soin  tout  particulier  à  se  conformera 
la  manière  d'écrii'e  qui  a  été  en  usage  jusqu*en  i8ai.  Du  reslîe,  de 
semblables  anomaUes  se  remarquent  également  chez  Photius  et  chèï 
plusieurs  écrivains  du  moyen  âge  byzantin.  Ces  taches,  d'ailleurs,  ne  sont 
point  inhérentes  au  style  de  Mavrocordato ,  car  on  nen  trouve  point  de 
pareilles  dans  un  traité  qu'il  a  composé  sous  le  titre  de  rà  ^pomiafjLotra 
(les  Réflexions),  traité  dont  M.  Livadas  donne  une  analyse  très  dé- 
taillée. Et  cela  s'explique  naturellement;  car  cet  ouvrage  avait  été  ëom- 
posé  à  tète  reposée,  tandis  que  les  lettres  étaient  souvent  écrites  au  mi- 
lieu du,  bruit  des  camps,  pendant  le  tumulte  des  combats,  sur  un 
tambour,  en  plein  air;  en  un  mot,  elles  étaient  comme  improvisées. 
Malgré  ces  défauts,  le  lecteur  ne  pourra  s  empêcher  d'admirer  dans  les 
lettrés  d'Alexandre  Mavrocordato  la  noblesse  de  la  pensée,  la  beauté 
de  la  forme  et  les  grâces  du  langage. 

Ces  lettres  étaient  mêlées  et  la  plupart  sans  date.  Les  unes  sont  auto- 
graphes, les  autres  ne  sont^pas  dé  la  main  de  l'auteur,  mais  on  y  recon- 
haït  son  style  et  sa  manière.  Elles  ont  été  rangées  par  ordre  de  matières  et 
forment  huit  chapitres  portant  les  titres  de  lettres  pédagogiques,  de  fa- 
mille, amicales  et  de  reco'mmahdation ,  politiques,  ecclésiastiques,  de 
conseils  et  de  blâme,  narratives,  enfin  neuf  lettres  inédites  en  langue 
vulgaire.  De  telle  sorte  que  la  réunion  de  ces  différents  genres  fornie 
nn  ensemble  qui  peut  être  considéré  comme  un  véritable  formulaire 
destiné  à  servir  de  modèle  à  ceux  qui  veulent  étudier  le  style  épisto- 
laire. M.  Livadas  fait  ressortir  le  mérite  de  toutes  ces  lettres  en  exami- 


ALEXANDRE  MAVROGORDATO.  181 

nant  chacun  de  ces  genres  en  particulier.  Elles  prouvent  qu'Alexandre 
Mavrocordato  avait  un  esprit  ingénieux,  avide  de  science  et  porté  aux 
belles  pensées,  un  jugement  sain ,  une  imagination  vive  et  une  mémoire 
extraordinaire.  Les  lettres  sur  Téducation  sont  adressées  pour  la  plupart 
à  ses  enfants  et  au  précepteur  de  ses  enfants.  Elles  sont  remplies  d'excel- 
lents préceptes  de  morale  et  de  pédagogie,  et  montrent  comment 
Mavrocordato  voulait  que  la  nation  grecque  fût  instruite.  Il  recom- 
mandait surtout  la  lecture  des  anciens,  des  saintes  Écritures  et  des 
premiers  Pères  de  TÉglise,  saint  Basile,  saint  Grégoire  de  Nazianse, 
saint  Ghrysostome,  saint  Grégoire  de  Nysse,  etc.  Pendant  les  deux 
derniers  siècles,  ceux  qui  ont  suivi  la  méthode  de  Mavrocordato  écri- 
virent la  langue  grecque  avec  une  grâce  et  une  exactitude  inconnues  de 
nos  jours. 

Les  lettres  ecclésiastiques  ne  sont  pas  moins  remarquables.  Le  zèle 
édairé  qu'il  avait  pour  la  religion  grecque  les  a  presque  toutes  dictées. 
Elles  abondent  de  sages  conseils.  Lorsqu'on  ne  peut  célébrer  le  service 
divin  dans  les  églises,  il  faut  se  servir  des  maisons  particulières.  Dans 
la  tempête  commune  tous  doivent  apporter  leurs  secours,  chacun  sui- 
vant la  mesure  de  ses  forces.  Le  clergé  surtout  a  un  rôle  providentiel  à 
remplir.  La  plus  belle  de  ces  lettres  est  celle  qtd  est  adressée  aux 
arcÛprétres  de  Gonstantinople. 

Al.  Mavrocordato  était  un  profond  politique.  Sachant  par  expérience 
combien  la  faveur  est  précaire,  il  ne  se  laissait  pas  endormir  par  les 
jouissances  du  pouvoir,  et  il  avait  incessamment  devant  les  yeux  les 
dangers  dont  il  était  entouré.  La  patrie  est  sa  préoccupation  constante. 
La  seule  manière  de  la  servir  est  de  rester  en  faveur.  Aussi  emploie-t-il 
toute  sa  diplomatie  à  satisfaire  le  grand  vizir  et  le  sultan.  Tout  en  dé- 
fendant consciencieusement  les  intérêts  qui  lui  sont  confiés  par  le 
Divan,  il  ti*ouve  moyen  d'être  utile  à  ses  coreligionnaires.  Ses  lettres 
politiques  se  ressentent  de  ces  principes  et  nous  le  montrent  sous  le 
jour  le  plus  honorable.  Il  était  généreux  et  n'oubliait  jamais  un  service 
rendu.  Dans  sa  longue  carrièi*e  politique  il  fit  tout  le  bien  possible, 
mais  il  apprit  souvent  à  ses  dépens  que  l'amitié  se  mesure  aux  services 
qu'on  attend. 

Les  conseils  et  le  blâme  constituent  un  autre  genre  de  lettres.  La 
sagesse  et  la  prudence  d'Al.  Mavrocordato  le  portent  souvent  à  donner 
les  premiers,  mais  quelquefois  il  ne  recule  pas  devant  Temploi  du  se- 
cond. Les  vices  de  la  nature  humaine  le  révoltent.  «  Les  hommes,  dit-il , 
sont  rapaces  comme  des  vautours,  malins  comme  des  renards,  plus 
lascifs  que  des  chiens,  plus  voraces  que  4es  loups,  plus  lâches  que  des 


182  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

lièvres,  etc.  n  Mais,  quand  par  hasard  il  se  laisse  entraîner  ainsi  par  son 
indignation ,  il  revient  bien  vite  à  sa  douceur  habituelle. 

Quant  aux  lettres  du  genre  narratif,  elles  sont  peu  nombreuses,  mais 
très  importantes.  Témoin  oculaire  des  événements  qu'il  raconte,  accom- 
pagnant les  grands  vizirs  dans  leurs  expéditions,  exposé  sans  cesse  aux 
souffrances  physiques  et  aux  dangers,  Mavrocordato  trouve  encore  le 
temps  d'écrire,  et  il  devient  historien  et  même  poète  à  la  manière  de 
Thucydide.  C'est  ainsi  qu  il  décrit  les  combats  de  Belgrade  et  de  Pétri- 
varadin  d  une  manière  plus  exacte  que  M.  de  Hammer.  Possédant  à 
fond  la  langue  grecque,  il  a  toujours  prêtes  les  expressions  spéciales  à 
la  stratégie  et  à  la  tactique  des  anciens,  assaisonnant  son  récit  de  sel 
attique  et  d'une  légère  nuance  d  amère  ironie. 

Les  huit  dernières  lettres  écrites  en  grec  vulgaire,  ne  manquent  pas 
d'intérêt.  On  y  reconnaît  la  main  d'un  lettré  très  versé  dans  la  connais- 
sance de  la  belle  langue  hellénique.  La  quatre-vingt-quatorzième,  adressée 
auxarchiprêtres  de  Jérusalem,  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'impartialité 
d'AI.  Mavrocordato.  Les  Latins  s'étaient  plaints  à  la  Porte  que  les  Grecs 
les  persécutaient  et  les  empêchaient  de  pratiquer  leurs  exercices  reli- 
gieux dans  les  lieux  saints.  Mavrocordato  recommande  instamment  à 
^es  coreligionnaires  de  respecter  la  liberté  des  autres  nations,  surtout 
des  Français.  Fait  remarquable  à  une  époque  où  les  Latins  et  les  Grecs 
^e  disputaient  avec  acharnement  la  garde  du  Saint-Sépulcre. 

Nous  avons  donné  une  très  courte,  trop  courte  analyse  de  l'excellent 
travail  de  M.  Livadas  sur  les  lettres  d'AI.  Mavrocordato.  Il  nous  reste- 
rait à  dire  un  mot  de  la  vie  qu'il  a  consacrée  à.  son  célèbre  compatriote, 
mais  la  place  nous  manque,  et  nous  sommes  obligé  de  résejrver  ce  mot 
pour  un  prochain  article.  D'autant  mieux  que  nous  comptons  éclairer 
d'un  jour  nouveau  les  rapports  qui  ont  existé  entre  Al.  Mavrocordato 
et  le  marquis  de  Ferriol ,  ambassadeur  de  France  près  la  Porte  Ot- 
tomane pendant  les  dernières  années  du  dix^septième  siècle  et  les  pre- 
mières du  dix-huitième  jusqu'en  1709,  époque  de  la  mort  du  premier, 
rapports  qui  n'ont  pas  été  aussi  envenimés  que  semble  le  croire  M.  Li- 
vadas. 

a  L'ambassadeur  de  France,  dit-il,  nonvelleraent  arrivé  à  Gonstan- 
tinople ,  le  marquis  de  Ferriol ,  qui ,  à  cause  de  son  caractère  incon- 
sidéré et  emporté ,  participait  plutôt  de  l'aventurier  que  .de  l'homme 
politique,  se  montra  immédiatement  l'adversaire  inréconciliable  et 
dangereux  de  Mavrocordato.  i> 

.Cette  appréciation  nous  semble  uni  peu  dure  pour  un  de  nos  agents 
diplomatiques  à  l'étranger.  Puisque  M.  Livadas  avait  entre  les  mains 


ALKXAN  DRK  MAVROCOKDATO.  183 

la  correspondance  du  marquis  de  FerrioM,  peut-être  aurait-il  dû  tenir 
compte  d'une  phrase  que  je  lis  dans  la  lettre  du  8  novembre  1707  : 
«  M.  Mavrocordato  est  fort  entré  dans  nos  intérêts  depuis  quelque  temps; 
a  il  est  écouté  à  la  Porte  pour  tout  ce  qui  regarde  les  affaires  étran- 
«gères,  et,  si  notre  cour  ne  peut  pas  rétablir  sa  pension,  qui  était  de 
«  4,000  livres,  je  suis  persuadé  qu  on  devrait  lui  faire  un  présent  tous  les 
«  ans  tant  qu'il  continuera  à  nous  rendre  service;  je  iay  écrit  au  Roy  et 
«j'attends  ses  ordres.  » 

Cette  phrase  justifie  mal  l'expression  irréconciliable  [ianopSos),  dont 
s'est  servi  M.  Livadas.  Du  reste,  comme  nous  venons  de  le  dire,  nous 
nous  proposons,  dans  un  prochain  article,  de  prouver  avec  des  docu- 
ments authentiques  et  inédits  que  le  marquis  de  Ferriol  savait,  à  l'oc- 
casion, rendre  justice  aux  éminentes  qualités  de  Mavrocordato.  Cela 
nous  fournira  l'occasion  de  donner  quelques  renseignements  inconnus 
sur  la  vie  politique  de  ce  personnage,  qui  appartient  à  l'une  des  plus 
illustres  familles  de  la  nation  grecque. 


E.  MILLER. 


(  La  suite  à  un  prochain  cahier. 


'   Correspondance  da  marquis  de  Fer-        M. Emile  Varenberg.Xnyers tJ.G.BuAch- 
riol,  ambasmdear  de  France  de  Louis  XI V        mann .  1870,  in-8*. 
1^  Consiantinople ,  avec  une  introduction  pur 


184  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES- 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

L* Académie  des  sciences  a  tenu,  le  lundi  lo  mars  1879,  ^^  séance  publique  an- 
nuelle sous  la  présidence  de  M.  Fizeau. 

La  séance  s*est  ouverte  par  un  discours  du  président,  proclamant,  dans 
Tordre  suivant ,  les  prix  décernés  pour  1 878  et  les  sujets  de  prix  proposés. 

PRIX  D^ERN^S. 

Prix  extraordinaire  de  6,000  francs,  destiné  à  récompenser  tout  progrés  de  na- 
ture à  accroître  Tefficacité  de  nos  forces  navales.  — Ce  prix  a  été  parbigé  par  moitié 
entre  M.  Baills ,  lieutenant  de  vaisseau ,  pour  son  remarquable  travail  sur  les  éclipses 
et  les  occultations,  et  M.  Perroy,  ingénieur  de  la  marine,  pour  les  perfectionne- 
ments qu*ii  a  apportés  aux  appareils  distillatoires  installés  à  bord  de  nos  vaisseaux. 

Mécanique.  —  Prix  Poncelet.  —  Décerné  à  M.  Maurice  Lévy,  pour  Fensemble  de 
ses  travaux  sur  la  mécanique. 

Prix  Montyon;  mécaniqm.  -—  I>écemé  à  M.  George  H.  Coriiss,  de  Rhode-Island 
(Etats-Unis  d  Amérique). 

Pnx  Plamey.  —  Décerné  à  M.  Valessie,  capitaine  de  frégate,  pour  son  compteur 
différentiel ,  destiné  à  régulariser  la  marche  des  navires  à  vapeur. 

Astronomie,  Prix  Lalande,  —  Décerné  à  M.  Stanislas  Meunier,  pour  ses  recherches 
5ur  les  météorites. 

Prix  Valz.  —  Décerné  à  M.  Jules  Schmidt,  directeur  de  l'Observatoire  d'Atliènes , 
pour  son  travail  sur  le  globe  lunaire. 

Physique.  Prix  Bordin,  —  L*Acadéraie  avait  donné  comme  sujet  de  concours» 
pour  Tannée  1878,  la  question  suivante  :  t  Diverses  formules  ont  été  proposées  pour 
«  remplacer  la  loi  d* Ampère  sur  Tactipn  des  deux  éléments  de  courant  :  discuter  ces 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  185 

•  diverses  formules  et  les  raisons  qu*on  peut  alléguer  pour  accorder  la  préférence  à 
t  Tune  d^elies.  »  Le  seul  mémoire  présenté  au  concours  ne  répondant  qu  à  une  partie 
restreinte  du  sujet  proposé ,  TAcadémie  n*a  pas  décerné  de  prix  ;  mais  elle  a  accordé 
on  encouragement  de  a,ooo  francs  à  M.  Reynard,  auteur  du  mémoire  présenté,  et 
die  a  retiré  la  question  du  concours. 

Chimie,  —  Prix  Jecker,  —  Décerné  à  M.  Reboul  pour  Tensemble  de  ses  travaux , 
et  en  particulier  pour  son  mémoire  sur  les  Isoméries  dans  la  série  da  propylène. 

Botanique,  —  Prix  Barbier,  —  Le  prix  a  été  décerné  à  M.  Ch.  Tanret,  pharmacien 
k  Troyes,  auteur  d*un  mémoire  ayant  pour  titre  :  Sur  Vergotimne,  alcaloïde  de  l'ergot 
de  seigle,  et  sur  la  pelletiérine ,  alcaloïde  de  Vécorce  de  grenadier,  L'Académie  a  accordé, 
en  outre,  sur  les  reliquats  de  la  fondation,  deux  encouragements  de  5oo  francs 
chacun,  Tun  à  M.  Cauvet,  pharmacien  principal  de  Tarmée,  professeur  de  matière 
médicale  à  la  Faculté  mixte  de  médecine  et  de  pharmacie  de  Lyon,  auteur  d*un 
ouvrage  intitulé  :  Nouveaux  éléments  d'histoire  naturelle  médicale,  a  vol.  in-ia;  1* autre 
à  M.  Heckel,  professeur  à  la  faculté  des  sciences  de  Marseille,  pour  son  mémoire 
intitulé  :  De  quelques  phénomèmes  de  localisation  minérale  et  organique  dans  les  tissus 
animaux,  et  de  leur  importance  au  point  de  vue  biologique. 

Prix  Desmazières.  —  Décerné  à  M.  le  D'  Bornet,  pour  le  livre  intitulé  :  Etwim 
psychologiques,  analyses  d'algues  marines,  qu'il  vient  de  publier  en  son  nom  et  au  nom 
de  feu  M.  Thuret,  correspondant  de  l'Académie. 

Prix  Thore,  destiné  ta  fauteur  du  meilleur  mémoire  sur  le  cryptogames  cellu* 
■  laires  d'Europe  ou  sur  les  mœurs  et  i'analomie  d'une  espèce  d'insectes  d'Europe.  » 
—  Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Ardissone,  professeur  à  1  École  supérieure  d'agricot 
ture  de  Milan,  auteur  d'un  ouvrage  ayant  pour  titre  :  Floridee  itaUche,  2  voL  et  36 
[danches. 

Médecine  et  chirurgie,  —  Prix  Montyon,  —  L'Académie  a  décerné  trois  prix  de 
a,5oo  francs  chacun  :  i*  à  M.  François  Franck  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Recher- 
ches sur  la  physiologie  pathologique  :  des  troubles  fonctionnels  et  des  lésions  valvulaires; 
des  anéorismes  de  la  crosse  de  l'aorte  et  des  troncs  qui  en  émanent;  des  accidents  produits 
par  les  épanchements  du  péricarde;  de  la  persistance  du  canal  artériel,  et  les  accidents 
cardiaques  produits  par  la  commotion  et  la  compression  du  cerveau;  des  intermittences 
du  pouls;  a*  à  M.  G.  Hayem  pour  ses  recherches  sur  l'anatomie  normale  et  patholo- 
gique; 3*  à  MM.  A.  Key  et  G.  Relzius,  auteurs  de  l'ouvrage  intitulé  :  Studien  in  der 
Anatomiedes  Nerven  Systems  ;  Stockholm,  1876-1877,  a  vol.  in-fol.  avec  76  planches 
gravées.  Elle  a  accordé  trois  mentions  honorables  à  MM.  Béranger-Ferraud ,  Favre 
et  Albert  Robin,  et  cité  honorablement  dans  le  rapport  MM.  A.  Proust,  H.  Tous- 
saint, L.  Colîn,  Dejérine,  Legrand  du  Sauile,  E.  Fournie,  Gairal,  E.  Debost. 

Prix  Godard,  —  Décerné  à  M.  le  D' Reliquet,  auteur  d'un  travail  intitulé  :  Spasmes 
de  la  vessie  et  de  t  urètre;  action  du  chloroforme  sur  ces  deux  organes. 

Prix  Serres.  —  Décerné  à  M.  Aiexander  Agassiz  pour  ses  travaux  sur  l'embryo- 
génie. 

Physiologie.  —  Prix  Montyon.  —  Décerné  à  M.  Charies  Richet,  auteur  de  l'ou- 
Trage  de  physiologie  expérimentale  ayant  pour  titre  :  Recherches  sur  les  propriétés 
chimiques  et  physiologiques  du  suc  gastrique  de  Vhomme  et  des  animaux;  Paris,  1878, 
iii-8*. 

2à 


186  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

Pria:  généraux, —  Prix  Montyon.  Arts  insalubres, — L* Académie  a  décerné  deux 
prix  de  a,5oo  francs  chacun  à  M.  d'Hubert,  auteur  d'un  Rapport  sur  V utilisation  des 
matières  de  vidange,  et  à  M.  Lenoir,  auteur  d  un  Rapport  sur  l'étamage  des  glaces  à 
l'argent  mircuré.  Elle  a  accordé  deux  récompenses  de  1,000  francs  chacune  à 
MM.  E.  Turpin  et  Pacpielin. 

Prix  Trémont, —  Décerné  à  M.  Marcel  Deprez  pour  ses  méthodes  d'application 
des  forces  électriques  à  la  solution  des  divers  problèmes  de  mécanique. 

Piix  Gegner,  — Maintenu  à  M.  Gaugain. 

Prix  Delalande-Guérineau,  —  Décerné  à  M.  Savorgnan  de  Brazza,  enseigne  de 
vaisseau,  poiu*  son  voyage  de  découvertes  dans  l'Afrique  équatoriale. 

Prix  Laplace.  —  Décerné  à  M.  de  Béchevel  (Eugène-Dieudonné-Henri),  né  le 
à  août  1867,  à  la  Folie  (Calvados),  sorti  le  premier,  en  1878,  de  TÉcole  polytech- 
nique, et  entré,  comme  élève  ingénieur,  à  l'École  des  mines. 

PRIX  PROPOSÉS. 

Prix  extraordinaires, — Grand  prix  des  sciences  mathématiques, —  Concours  prorogé 
de  187a  à  1875,  puis  à  1878,  enfin  à  1880.  L'Académie  avait  proposé  pour  sujet 
d*un  grand  prix  à  décerner  en  1878,  la  question  suivante:  c Étude  de  Vdasticité 
tdes  corps  cristallisés,  au  double  point  de  vue  expérimental  et  théorique.  »  Aucun 
Mémoire  n'ayant  été  envoyé  au  secrétariat,  TAcadémie  modifie  l'énoncé  de  la  ques- 
tion ainsi  qu'il  suit:  t Étude  de  l'élasticité  d'im  ou  de  pluâeurs  corps  cristallisés, 
€  au  douille  point  de  vue  expérimental  et  théorique.  » 

Le  prix  sera  une  médaille  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 

Les  Mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  avant  le  i^juin  1880. 

Grand  prix  des  sciences  mathématiques,  —  Question  proposée  pour  Tannée  1880. 
L'Académie  propose,  pour  sujet  d'un  grand  prix  de  sciences  mathématiques  à  dé- 
cerner en  1880,  la  question  suivante  :  c  Perfectionner  en  quelque  point  important 
«  la  théorie  des  équations  différentielles  linéaires  à  une  seule  variable  indépendante.  » 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  de  la  valeur  de  3, 000  francs. 

Les  Mémoires  devront  être  remis  au  secrétariat  avant  le  i*' juin  1880. 

Grand  prix  des  sciences  physiques, —  Concours  prorogé  de  1876  à  1878,  puis  à 
1880.  La  question  proposée  est  la  suivante  :  «Étuae  du  mode  de  distribution  des 
t  animaux  marins  du  littoral  de  la  France.  »  Dans  cette  étude,  il  faudra  tenir  compte 
des  profondeurs ,  de  la  nature  des  fonds ,  de  la  direction  des  courants  et  des  autres 
circonstances  qui  paraissent  devoir  influer  sur  le  mode  de  répartition  des  espèces 
marines.  Il  serait  intéressant  de  comparer,  sous  ce  rapport,  la  faune  des  côtes  de  la 
Manche,  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée,  en  avançant  le  plus  loin  possible  en 
pleine  mer;  mais  l'Académie  nexdurait  pas  du  concours  un  travail  approfondi  qui 
n'aurait  pour  objet  que  l'une  de  ces  trois  régions. 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  de  la  vsdeur  de  3, 000  francs. 

Les  Mémoires,  manuscrits  ou  imprimés ,  devront  être  déposés  au  secrétariat  avant 
le  1"  juin  1880. 

Prix  BonUn, — Concours  prorogé  de  1876  à  1878,  puis  à  1880.  Le  prix  nayant 
pas  été  décerné  pour  l'année  1878,  l'Académie  propose  de  nouveau  la  question  sui- 
vante pour  1880: 1  Trouver  le  moyen  de  faire  disparaître  ou  au  moins  d'atténuer 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  187 

c  sérielueinent  la  gène  et  les  dangers  que  présentent  les  produits  de  la  combustion 

•  sortant  des  cheminées  sur  les  chemins  de  fer,  sur  les  bâtiments  à  vapeur,  ainsi  que 
c  dans  les  villes  à  proximité  des  usines  à  feu.  • 

L* Académie  prévoit  que  les  moyens  proposés  pourront  différer  pour  Tune  ou 
Tautre  des  trois  grandes  divisions  précitées  ;  mais  une  solution  satisfaisante ,  même 
applicable  à  un  seul  de  ces  trois  cas,  donnerait,  s*il  y  a  lieu,  des  titres  à  Tobtention 
du  prix,  qui  consistera  en  une  médaille  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 

Les  Mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  Tlnstitut  avant  le  i*'  juin 
1880. 

Géologie,  —  Prix  BonUn.  —  Question  proposée  pour  Tannée  1880.  «  Etude  ap 
c  profondie  d*une  question  relative  à  la  Géologie  de  la  France.  » 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  de  la  valeur  de  3, 000  francs. 

Des  travaux ,  imprimés  ou  manuscrits ,  destinés  à  concourir  devront  être  déposés 
au  Secrétariat  de  Tlnstitut  avant  le  i**  juin  1880. 

Prix  AUiamhert,  physiologie  des  champignons.  Question  proposée  pour  1876,  pro- 
rogée à  1878,  prorogée  de  nouveau,  après  modification,  à  1880.  — Après  avoir 
proposé  sans  succès  pour  1876  et  1878  Tétude  du  mode  de  nutrition  des  champi- 
gnons ,  TAcadémie ,  élargissant  aujourd'hui  le  cadre  de  la  question ,  admettra  à  con- 
courir, en  1880,  tout  Mémoire  qui  éclaircira  quelque  point  important  de  la  1  Physio- 
■  logie  des  champignons.  • 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  de  la  valeur  de  a,5oo  francs. 

Les  ouvrages  ou  mémoires,  manuscrits  ou  imprimés,  en  français  ou  en  latin, 
devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1"  juin  1880. 

Prix  de  La  Fous  Mélicoq.  —  M.  de  La  Fons  Mélicocq  a  légué  à  F  Académie  des 
Sciences,  par  testament  en  date  du  4  février  1866,  une  rente  de  3oo  francs,  qui 
devra  être  accumulée ,  et  •  servira  à  la  fondation  d'un  prix  qui  sera  décerné  tous  les 
c  trois  ans  au  meilleur  ouvrage  de  Botanique  sur  le  nord  de  la  France ,  c'est-à-dire 

•  sur  les  départements  du  Nord,  du  Pas-de-Calais,  des  Ardennes,  de  la  Somme, 

•  de  rOise  et  de  TAisne.  » 

L'Académie  décernera  ce  prix,  qui  consiste  en  une  médaiUe  de  la  valeur  de 
900  francs ,  dans  sa  séance  pimlique  de  l'année  1 880 ,  au  meilleur  ouvrage ,  manus- 
crit ou  imprimé ,  remplissant  les  conditions  stipulées  par  le  testateur. 

Agricaltare.  —  Prix  Morogaes, — M.  le  baron B.  de  Morogues  a  légué,  par  son  tes- 
tament en  date  du  a 5  octobre  i834 ,  ime  somme  de  10,000  francs,  placée  en  rentes 
snr  l'État,  pour  faire  l'objet  d'un  prix  à  décerner  tous  les  cinq  ans,  alternativement: 
par  l'Académie  des  Sciences ,  à  Touvrage  qui  aura  fait  faire  le  plus  grand  progrès  à 
Fagriculture  en  France,  et,  par  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques^  au 
meilleur  ouvrage  sur  l'état  du  paupérisme  en  France  et  le  moyen  d'y  remédier. 
L*Acadéinie  décernera  ce  prix  en  i883.  Les  ouvrages,  imprimés  et  écrits  en  français, 
devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1"  juin. 

Anatomie  et  Zoologie.  —  Prix  Savigny,  fondé  par  Af"*  Letellier,  —  Un  décret, 
en  date  du  20  avril  186^,  a  autorisé  l'Académie  des  Sciences  à  accepter  la  do- 
nation qui  lui  a  été  faite  par  M***  Letellier,  au  nom  de  Savigny,  d'une  somme  de 
ao,ooo  francs  pour  la  fondation  d'un  prix  annuel  en  faveur  des  jeunes  zoologistes 
voyageurs. 

•  Voulant,  dit  la  testatrice,  perpétuer,  autant  qu'il  est  en  mon  pouvoir  de  le  faire, 

24. 


1,88  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

«le  souvenir  d*un  martyr  de  la  science  et  de  Thonneur,  je  lègue  à  Tlnstitat  de 
«France,  Académie  des  Sciences,  section  de  Zoologie,  ao,ooo  inincs,  au  nom  de 
<  Marie- Jules-César  Le  Lorgne  de  Savigny ,  ancien  membre  de  T Institut  d*Égypte  et 
%de  rinstitut  de  France,  pour  Tintérèt  de  cette  somme  de  ao,ooo  francs  être  em- 
4  {doyé  à  aider  les  jeunes  zoologistes  voyageurs  qui  ne  recevront  pas  de  subvention 
1  du  Gouvernement  et  qui  s'occuperont  plus  spécialement  des  animaux  sans  vertèbres 
<i  de  rÉgypte  et  de  la  Syrie.  » 

Prix  da  Gama  Machado,  —  Par  un  testament  en  date  du  12  mars  i85!i,  M.  le 
commandeur  J.  da  Gama  Machado  a  légué  à  TAcadémie  des  Sciences  une  somme  de 
ao,ooo  francs,  réduite  à  10,000  francs,  pour  la  fondation  d*un  prix  qui  doit  porter 
son  nom.  Un  décret  du  1  g  juillet  1878  a  autorisé  T Académie  à  accepter  ce  legs.  En 
conséquence,  T Académie,  conformément  aux  intentions  exprimées  par  le  testateur, 
décernera,  tous  les  trois  ans,  à  partir  de  Tannée  188a,  le  prix  da  Gama  Machado 
aux  meilleurs  mémoires  sur  les  parties  colorées  du  système  tégumentairc  des  ani- 
maux ou  sur  la  matière  fécondante  des  êtres  animés. 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  de  1,300  francs. 

Les  mémoires  devront  être  reçus  au  secrétariat  de  T Institut  avant  le  1*' juin  188a. 

Prix  Serres,  —  M.  Serres,  membre  de  Flnstitut,  a  légué  à  TAcadémie  des 
Sciences  une  somme  de  60,000  firancs ,  3  p.  0/0 ,  pour  Tinstitution  d*un  prix  triennal 
«  sur  Tembryologie  générale  appliquée  autant  que  possible  à  la  Physiologie  et  à  la 
c  Médecine.  »  Un  décret  en  date  du  1  g  août  1 868  a  autorisé  TAcadémie  à  accepter 
ce  legs;  en  conséquence,  elle  décernera  un  prix  de  la  valeur  de  7,600  francs,  dans 
sa  séance  publique  de  Tannée  1881,  au  meilleur  ouvrage  qu  elle  aura  reçu  sur  cette 
importante  question. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  Secrétariat  de  TInstitut  avant  le  1  "^  juin  1 88 1 . 

Prix  Dusgate.  —  M.  Dusgate,  par  testament  en  date  du  1 1  janvier  187a ,  a  légué 
à  TAcadémie  des  Sciences  5oo  francs  de  rentes  françaises  3  p.  0/0  sur  TEtat,  pour, 
avec  les  arrérages  annuels,  fonder  un  prix  de  a,5oo  francs,  à  délivrer  tous  les  cinq 
ans  à  T auteur  du  meilleur  ouvrage  sur  les  signes  diagnostiques  de  la  mort  et  sur  les 
moyens  de  prévenir  les  inhumations  précipitées.  L*Académie  décernera  le  prix 
Dusgate ,  pour  la  première  fois ,  dans  sa  séance  publique  de  Tannée  1 880. 

Les  ouvrages  ou  mémoires  seront  reçus  au  Secrétariat  de  TInstitut  jusqu'au 
1    juin. 

Prix  Boadet  —  Par  un  acte  en  date  du  5  juillet  1878,  M "*  veuve  Boudet  et  ses 
fib  ont  fait  donation  à  TAcadémie  des  Sciences  d*une  somme  de  6,000  firancs,  dont 
Temploi,  conformément  aux  intentions  exprimées  par  feu  M.  Félix  Boudet,  membre 
de  TAcadémie  de  Médecine ,  aur^  Ueu  de  la  manière  suivante  : 

•  Les  travaux  de  M.  Pasteur,  dit  M.  Boudet,  ont  ouvert  à  la  médecine  des  voies 
cnouveUes.  Un  prix  de  6,000  francs  sera  décerné  en  1880,  par  TAcadémie  des 
•  Sciences ,  à  celui  qui  aura  fait  de  ces  travaux  Tapplication  la  plus  utile  à  Tart  de 
■  guérir.  »  L* Académie  décernera  le  prix  Boudet,  en  1880,  s'il  y  a  lieu,  a  fauteur 
dont  les  travaux  •  sur  Tinfluence  pathogénique  des  organismes  inférieurs  •  auront 
paru  dignes  de  cette  distinction. 

Les  mémoires,  manuscrits  ou  imprimés,  devront  être  déposés  au  secrétariat  de 
TInstitut  avant  le  1*'  juin  1880. 

Géographie  physique,  —  Prix  Gay,  —  Par  un  testament  en  date  du  3  no- 
vembre 1873,  M.  Claude  Gay,  membre  de  TInstitut,  a  légué  à  TAcadémie  des 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  189 

Sdences  une  rente  perpétuelle  de  a,5oo  francs  pour  un  prix  annuel  de  géographie 
physique,  conformément  au  programme  donné  par  une  commission  nommée  à  cet 
ettec. 

L* Académie  propose,  en  conséquence,  pour  sujet  du  prix  Gay,  qu*elie  décernera 
*    pour  la  première  fois  dans  sa  séance  publique  de  Tannée  1880 ,  la  question  suivante: 

•  Étudier  les  mouvements  d'exhaussement  et  d*abaissement  qui  se  sont  produits 

•  sur  le  littoral  océanique  de  la  France,  de  Dunkerque  à  la  Bidaossa,  depuis  l'époque 
t  romaine  îusqu*à  nos  jours; 

t  Rattacher  à  ces  mouvements  les  faits  de  même  nature  qui  ont  pu  être  constatés 
c  dans  rintérieur  des  terres  ; 

c  Grouper  et  discuter  les  renseignements  historiques  en  les  contrôlant  par  une 
■  étude  faite  sur  les  lieux  ; 

c  Rechercher  entre  autres ,  avec  soin ,  tous  les  repères  qui  auraient  pu  être  placés 
«  à  diverses  époques ,  de  manière  à  contrôler  les  mouvements  passés  et  servir  à  dé- 

•  terminer  les  mouvements  de  favenir.  • 

Les  mémoires  seront  reçus  jusqu'au  1*'  juin  1880. 

Prix  DelalandeGuérineau,  —  Par  un  testament  en  date  du  17  août  187a, 
fil"**  veuve  Delalande-Guérlneau  a  légué  à  l'Académie  des  Sciences  une  somme  ré- 
duite à  io,oo5  francs ,  pour  la  fondation  d'un  prix  à  décerner  tous  les  deux  ans  t  au 
I  voyageur  français  ou  au  savant  qui,  Tun  ou  l'autre,  aura  rendu  le  plus  de  services 
«  à  la  France  ou  à  la  science.  »  L  Académie  décernera  le  prix  Delalande-Guérineau 
dans  sa  séance  publique  de  l'année  1 880. 

Les  pièces  de  concours  devront  être  déposées  au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le 
1"  juin. 

Après  la  proclamation  et  l'annonce  des  prix,  M.  J.-B.  Dumas,  secrétaire  per- 
pétuel, a  lu  1  éloge  historique  de  M.  Balard,  et  M.  J.  Bertrand ,  secrétaire  perpétuel  » 
reloge  historique  de  M.  Le  Verrier.  Cette  dernière  lecture  a  terminé  la  séance. 


ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

Dans  sa  séance  du  samedi  a  a  mars,  l'Académie  des  Beaux- Arts  a  élu  M.  Vau- 
dremer  à  la  place  vacante ,  dans  la  section  d'architecture ,  par  suite  du  décès  de 
M.  Duc. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANGE. 

Elùge  historique  d'Urhain'JeanrJoteph  Leverrier,  par  M.  /.  Bertrand,  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie  des  sciences,  —  Nous  empruntons  à  cette  notice  l'histoire  de  la 
grande  découverte  qui ,  en  1 8ii6 ,  a  si  profondément  ému  le  monde  savant  : 


190  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

Par  une  singulière  exception  dans  notre  système  solaire,  la  planète  Uranus,  iné> 
gale  dans  sa  marche  et  indocile  aux  formules  i  démentait  les  calculs  des  astronomes. 
Toujours  en  retard  ou  en  avance,  elle  mettait  en  défaut  toutes  les  éphémérides. 
Bouvard,  depuis  vingt  ans,  en  signdant  ce  désordre  dans  le  ciel,  en  avait  aoeosé 
vaguement  qudf|ue  action  inconnue  et  cachée.  Des  vues  superiicielies  et  confuses, 
des  conjectures  sans  preuve  et  des  hypothèses  sans  contrôle  laissiiient  le  proUème 

Iiresque  entier.  Six  cents  millions  de  lieues ,  disait-on ,  séparent  le  Soleil  d^Uranus  : 
es  lois  de  l'attraction,  moins  sévèrement  respectées  dans  un  tel  éloignement,  sooC* 
firent  peut-être  qudiques  écarts.  Une  telle  explication  est  la  dernière  qu*on  doive 
accepter  ;  en  altérant  la  pureté  des  principes ,  elle  affaiblirait  la  science  entière.  Bei» 
sd,  ingénieux  et  profond  à  son  ordinaire,  écrivait  à  Olbers  :  «Les  j^nètes,  coDome 

•  les  substances  chimiques,  possèdent  peut-être  des  affinités  dectives;  qui  peut 

•  savoir  si  Saturne  n  attire  pas  les  molécules  d*Uranus  avec  plus  d'intensité  que  cdies 

•  de  se8  satellites  ?  > 

Renonçant  à  cette  hypothèse  après  en  avoir  discuté  les  suites ,  Bessel ,  quelques 
années  plus  tard ,  écrivait  à  Humboldt  :  •  Je  pense  qu'un  moment  viendra  où  la  solu- 
>  tion  du  mystère  d'Uranus  sera  peut-être  bien  fournie  par  une  nouvdUb  planète , 

•  dont  les  éléments  seraient  reconnus  par  son  action  sur  Ûranus  et  vérifiés  par  cdle 
c  qu'elle  exerce  sur  Saturne.  »  Dans  une  conférence  publique  à  Kônigsberg,  en  pré- 
sence d*im  nombreux  auditoire,  il  revenait  sur  les  mêmes  espérances  en  reconnais- 
sant prudemment  toutefois  que  la  seule  preuve  sans  réplique  serait  la  production 
de  la  planète  elle-même.  «Mais,  ajoutait-u,  on  surveille  Uranus,  »  et,  se  tournant 
vers  un  jeune  auditeur  assis  près  de  sa  chaire,  il  lui  cria:  •  Courage  Fleming!» 
Fleming  malheureusement  mourut  l'année  suivante  sans  avoir  rien  publié,  ni  sans 
doute  rien  trouvé.  La  troublante  d'Uranus,  on  le  voit,  n'était  plus  ignorée,  mais  elle 
demeurait  inconnue.  On  avait  beaucoup  parié  d*elle  :  des  esprits  ingénieux  et  bril- 
lants y  avaient  amusé  leurs  loisirs ,  sans  produire  de  conclusion  précise.  Aucun  géo- 
mètre n'avait  développé  le  secret  de  cette  recherche  si  difficile  et  si  haute,  aucun 
n'avait  aplani  la  voie.  Leverrier  y  entra  sans  précurseur  et  sans  guide.  Dans  trois 
mémoires  successifs ,  il  osa  réunir  les  éléments  du  problème ,  examiner  les  influences 
connues,  corriger  par  un  sévère  examen  leur  théorie  encore  incertaine,  la  comparer 
aux  observations, et,  dans  le  désaccord  distinctement  marqué,  démêler  le  rôle  aune 
action  nouvelle,  le  calculer  approximativement,  et,  sans  hésiter,  sans  rien  attendre, 
sans  rien  cacher  sous  le  voile  aes  formules,  publier  sa  première  ébauche.  Le  i*' juin 
1 846 ,  il  déclara  à  TAcadémic  qu  en  assignant  à  la  planète  troublante  d'Uranus  SsS* 
de  longitude  héliocen trique  au  i*"  janvier  1849.  ^^  "^  commettait  pas  une  erreur 
de  10  degrés.  «Ce  travail,  ajoutait-il,  doit  être  considéré  comme  l'ébauche  d*une 

•  théorie  qui  commence.  Je  vais  m' occuper  de  lui  apporter  tous  les  perfectionne- 
«ments  dont  elle  est  susceptible.  >  Le  3o  août,  en  effet,  en  proposant  des  éléments 
plus  précis,  il  ajoutait:  tClairaut,  en  1768,  pariait  de  planètes  trop  éloignées  pour 

•  être  jamais  aperçues;  espérons  que  ces  astres  ne  seront  pas  toujours  invisibles,  et, 

•  si  le  hasard  a  fait  découvrir  Uranus ,  on  réussira  bien  à  voir  la  planète  dont  je  viens 
«  de  faire  connaître  la  position.  » 

Les  observateurs  accueillirent  avec  défiance  cette  assertion  fondée  sur  le  seul  cal- 
cul,  et  les  géomètres  eux-mêmes,  retenant  leur  jugement,  sans  cesser  de  déférer  aux 
principes,  n'acceptaient  qu'avec  réserve,  pour  les  méthodes,  une  aussi  périlleuse 
épreuve.  Directement  invité  par  Leverrier,  M.  GaHe,  de  Berlin,  par  complaisance 
peut-être,  plus  que  par  conviction ,  entreprit  cependant  la  recherche  ;  le  jour  même 
où  il  reçut  le  résultat  des  dernières  corrections,  il  rencontra,  à  cinquante-deux  mi- 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  191 

Butes  seulement  de  la  position  indiquée,  un  astre  qui  ne  figurait  pas  parmi  les 
soixante-quinie  mille  étoiles  inscrites  sur  les  cartes  du  ciel,  et  qui  le  lendemain 
avait  parcouru  à  très  peu  près,  dans  la  direction  annoncée,  le  chemin  prédit  par 
Leverrier  :  c  était  la  planète  Neptune  I 

Un  cri  unanime  d*admiration  salua  d'un  même  hommage  la  science  admirable 
entre  toutes  qui  permet  de  si  merveilleux  desseins ,  et  le  savant  assez  patiemment 
habite  pour  atteindre  le  but,  assez  audacieux  pour  le  signaler  sans  étonnement,  assez 
sûr  des  principes  pour  8*y  arrêter  avec  une  tranquille  confiance.  Jamais  succès  plus 
brillant  ne  sembla  plus  inconlestable  et  plus  juste.  Pendant  plusieurs  mois  le  grand 
événement  agita  les  Académies,  remplit  les  recueils  scientifiques,  et  intéressa  le 
monde  entier  à  la  marche  de  Tastre  nouveau.  Les  témoignages  de  sympailiie  s'éle- 
vèrent de  toute  part;  l'illustre  Gauss,  si  peu  empressé  d'ordinaire  à  appeler  l'atten- 
tion sur  un  nom  fameux  à  tant  de  titres,  ne  dédaigna  pas  de  revendiquer  l'avantage 
fortuit  d'avoir  Je  premier  observé  la  planète  au  méridien.  La  Société  royale  de  Lon- 
dres s* empressa  de  décerner  à  Leverrier  la  médaille  de  Copley  ;  la  Société  de  Gôttin- 
gue,  sur  la  proposition  de  Gauss,  l'inscrivit  sur  la  liste  de  ses  associés  étrangers,  et 
eelle  de  Saint-Pétersbourg,  par  une  innovation  plus  flatteuse  encore,  dmda  que  la 
première  place  vacante,  à  quelque  époque  quelle  se  produisit,  serait  réservée  à  Le- 
verrier. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'heureux  inventeur  écrivait  naguère  k  son  père  : 
fl  Pourquoi  ne  continuerais-je  pas  à  monter  ?  •  Il  avait  rapidement  atteint  le  faite. 
Fortifié  par  le  travail ,  stimmé  par  sa  propre  gloire ,  il  voyait  devant  lui  une  vaste  et 
belle  carrière  et  se  sentait  la  force  de  la  parcourir.  Bien  des  dégoûts  l'y  attendaient 
cependant,  et,  si  l'énergie  d'un  caractère  inflexible  et  hautain  sut  cacher  ses  Ues- 
sures,  ))lus  d'un  coup  devait  le  frapper  au  cœur.  Absorbé  dans  ses  propres  recher- 
ches, peu  empressé  en  apparence  à  les  commaniquer  et  à  les  répandre,  il  nMHN|iiait 
peu  de  curiosité  pour  les  travaux  d'aulrui;  il  les  redressait  à  l'occasion,  et  les  repre- 
nait d'erreur,  sans  tempérer  toujours  dans  ces  rencontres  et  ces  chocs  de  l'esprit  la 
rudesse  nécessaire  du  fond  par  la  bonne  grâce  facile  de  la  forme.  Sévère  pour  lui- 
même,  il  n'afiectait  pas  liudulgence  pour  les  autres.  Pour  cette  raison  peut-être, 
peut-être  sans  raison,  il  avait  peu  de  commerce  avec  les  autres  astronomes,  et,  pour 
tout  dire  enfin ,  comptait  peu  d'amis  parmi  eux.  L'éclat  de  son  succès  n'en  accrut 
pas  le  nombre,  et  il  ne  parut  pas  cette  fois,  contrairement  à  une  maxime  de  Des- 
cartes, qu'une  vérité  très  claire  et  très  certaine,  en  ôtant  toute  raispn  de  dispute, 
disposât  les  C9prits  à  la  concorde.  De  nombreuses  discussions  s'élevèrent,  et  à  l'ad- 
miration des  premiers  jours  ne  succéda  pas  même  chez  tous  les  juges  une  bienveil- 
lance équitable. 

Un  jeune  et  habile  astronome  de  Cambridge ,  M.  Adams ,  attentif  comme  Lever- 
rier aux  bizarreries  d'Uranus,  s'efibrçait,  conrnie  lui,  d'en  pénétrer  le  mystère.  Il 
avait,  à  plusieurs  reprises,  communiqué  ses  calculs  encore  imparfaits  aux  savants  les 
plus  illustres  de  la  Grande-Bretagne.  Ses  conclusions  inédites ,  sans  convenir  dans 
les  déta^  avec  celles  de  Leverrier,  les  confirmaient  dans  leurs  traits  essentiels.  On 

Euvait  aisément  concilier  le  respect  de  tous  les  droits  avec  la  sympathie  pour  tous 
talents.  Ceux  qui  connabsent  aujourd'hui  le  détail  des  deux  solutions ,  ceux  qui 
savent  que  M.  Adams  a  réalisé  toutes  les  promesses  do  son  beau  début,  doivent  con- 
clure seulement  et  sans  difficulté  qu'à  Cambridge ,  comme  à  Paris ,  on  rencontre  des 
savants  de  premier  ordre.  Malheureusement  les  défenseurs  de  la  gloire  de  Leverrier, 
comme  bientôt  après  ses  détracteurs ,  faisaient  alors ,  suivant  l'expression  de  Poinsot , 
de  Y  astronomie  passionnée.  Les  uns,  fermant  les  yeux  au  mérite  de  M.  Adams,  trai- 


I 


192  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

talent  de  clandestines  ses  patientes  recherches ,  modestement  confiées  a  quelques  mai- 
Ires  de  la  science,  en  leur  déniant  le  droit  de  figurer,  même  par  une  légère  allusion, 
dans  Thistoire  de  la  découverte.  Les  autres,  par  une  exagération  contraire,  affectaient 
d*égaler  des  droits  si  différents  et  d*amoinarir  en  les  I^éunissant  deux  gloires  deve- 
nues importunes.  Le  jeune  et  habile  astronome  de  Cambridge  devenait  un  simple 
étudiant,  son  travail  un  bon  calcul  d*écolier,  œuvre  de  patience  plus  que  de  génie, 
et  ne  méritant  pas  un  si  bruyant  éclat. 

La  planète  cependant  suivait  sa  route  dans  le  ciel,  en  démentant  peu  à  peu  YsA- 
mirable  conformité  qui  avait  causé  tant  de  surprise.  Chaque  mois,  chaque  semaine 
amoindrissait  Theureux  succès  d'une  prédiction  trop  précise.  Par  un  ingénieux, 
mais  mauvais  emploi  de  la  science ,  on  calculait  que  la  planète  théorique ,  subtile- 
ment distinguée  ae  Neptune ,  en  serait  dans  cent  ans  fort  éloignée  dans  le  ciel  ;  et 
dans  ce  grand  écart ,  qui  n*est  pas  contestable ,  on  prétendait  montrer  Tiilusion  d*un 
triomphe  précipité  et  injuste,  en  accusant  presque  de  faux  témoignage  Tastre  si 
malencontreusement  coupable  d'une  concoroance  que  Ton  montrait  passagère  et 
disait  fortuite. 

11  serait  aujourd*hui  superflu  de  discuter  sérieusement  une  vérité  affermie  par  le 
temps.  Contentons-nous  de  rapporter  la  réponse  spirituelle  et  profonde  de  sir  John 
Herschell:  •  il  importe  peu  que  M.  Leverner  ait  trouvé  Taxe,  et  l'excentricité,  et  la 
ff  position  de  la  planète  dans  cent  ans ,  dès  qu'il  a  trouvé  la  planète  elle-même.  > 

L'esprit  d'opposition  et  de  dénigrement  s'étendit  cependant  jusqu'à  louer,  pres- 
que solennellement,  un  contempteur  obstiné  de  la  grande  découverte,  pour  n'avoir 
Eas  montré  moins  de  courage  moral  en  osant  contester  les  téméraires  assertions  de 
reverrier,  que  Leverrier  lui-même  le  jour  ou  il  osa  les  produire. 

Dans  la  séance  du  ai  août  i848,  un  savant  très  spirituel,  très  aimé  du  ()ublic, 
mais  te  jour-là  rebelle  à  l'évidence,  vint  affirmer  devant  l'Académie  que  l'identité  de 
la  planète  découverte  par  M.  Galle  avec  la  planète  théorique  cherchée  par  MM.  Le- 
verrier et  Adams  n'était  plus  admise  par  personne.  La  mesure  était  au  comble.  D'il- 
lustres suffrages  s'élevèrent  spontanément  pour  effacer  et  redresser  une  impression 
aussi  injuste  que  fausse.  Un  des  plus  grands  génies  du  siècle,  l'incomparable  géo- 
mètre Jacobi ,  se  vantant  d'avoir  été  l'admirateur  de  Leverrier  même  avant  le  grand 
événement ,  laissa  parler  son  indignation  en  flétrissant  dans  un  vif  et  beau  langage 
un  tel  empressement  à  méconnaître  la  vérité,  une  telle  audace  à  la  trahir. 

•  Il  est  indigne,  écrit-il  à  l'éditeur  des  Astronomisclie  Nachrichien,  d'abuser  de  la 
•  position  du  public ,  dont  l'immense  majorité  ne  saurait  se  faire  une  opinion  sur  ces 
«  matières ,  pour  ravaler  à  ses  yeux  une  découverte  qui  est  destinée  à  faire  envier 
«notre  époque  par  la  postérité,  et  à  lui  suggérer  celte  idée  monstrueuse  que  le  ha- 
«  sard  a  pu  jouer  un  rôle  dans  cette  conquête  de  la  science.  » 

J'oserai  reprendre  d'exagération  ces  paroles  si  fortes  tombées  d  une  telle  hauteur. 
Le  hasard,  quoi  qu'en  dise  Jacobi,  a  joué  un  rôle  :  c'est  par  hasard,  on  peut  le  dire, 
qu'Uranus ,  depuis  sa  découverte  en  1 780 ,  s'est  trouvé  assez  près  de  Neptune  pour 
en  être  sensiblement  troublé  ;  dans  d'autres  circonstances,  l'action  neuf  fois  moindre 
aurait  passé  inaperçue,  et  Leverrier  n'aurait  pas  eu  à  en  chercher  la  cause.  C'est 

Ear  hasard,  il  est  impossible  de  le  nier,  que  Neptune,  brillant  comme  une  étoile  de 
uitième  grandeur  et  visible  dans  une  lunette  médiocre,  a  échappé  aux  patientes 
investigations  des  constructeurs  de  la  carte  du  ciel.  C'est  par  un  hasard  bien  singu— 
lier  que  Lalande,  plus  confiant  d'habitude  en  lui-même,  l'ayant  très  constamment 
observé  le  8  et  le  10  mai  1795,  et  prenant  son  déplacement  pour  une  illusion,  ne 
l'a  pas  dès  lors  signalé  comme  planète.  Connu  depuis  cinquante  ans,  en  18A6,  il 


NOUVELLES  LIITÉBAtRES.  19S 

naurait  pu  être  découvert  de  .nouveau.  Cest  par  hasard  enfin,  on  peut  le  dire  à  la 
rigueur,  que  les  secrètes  harmonies  de  Tunivers  ont  relégué  une  dernière  planète 
au  delà  des  limites  présumées  de  notre  système.  Si  elle  n  avait  pas  existé,  il  eût  été 
impossible  de  la  découvrir. 

Telle  est  la  part  du  hasard  dans  la  découverte  de  Leverrier. 

TaXXtx&v  avyy palets  iXXtpfOùoL  Extraits  des  autean  grecs  concernant  la  géogn^Me 
et  l'histoire  des  Gaules,  texte  et  traduction  nouvelle  pabliés  pour  la  Société  de  VÈistoire 
de  France,  par  M.  Edm.  Gougny,  professeur  de  rhétorique  au  lycée  Saint-Louis. 
Tome  I",  Paris,  1878,  in-S",  y-^30  pages.  Librairie  Renouard. 

La  Société  de  T Histoire  de  France,  dont  le  zèle  continue,  depuis  plus  de  qua- 
rante ans,  avec  un  succès  croii3ant,  la  publication  des  documents  les  plus  divers 
sur  notre' histoire  nationale,  n*a  pas  craint  de  reproduire  souvent  des  textes  latins 
avec  ou  sans  accompagnement  de  traductions  françaises.  Tels  sont  :  le  Grégoire  de 
Tours,  rOrderic  Vital,  les  Rouleaux  des  morts,  la  Chronique  de  Guillaume  de 
Nangis ,  les  Œuvres  d'Éginhard ,  etc. ,  etc.  Elle  n*a  consulté ,  dans  le  choix  des  textes , 
que  Futilité  qu*ib  pouvaient  ofiErir  aux  esprits  curieux  d'étudier  les  documents  ori- 
ginaux, et  l'occasion  qu'elle  rencontrait  ae  confier  Tédition  ou  la  réimpression  de 
textes  importants  à  des  savants  capables  de  bien  remplir  leur  tâche ,  souvent  fort 
délicate,  même  lorsqu'il  s'agissait  de  textes  français.  Aujourd'hui,  la  Société  vient 
de  s'enhardir  à  une  entreprise  plus  difficile. 

•  Il  y  a  environ  un  sièoe  et  aemi  (  1 738) ,  dom  Bouquet  commençait  son  Recueil 
«  des  historiens  des  Gaules  et  de  la  France ,  par  deux  volumes  de  textes  grecs  et  de 

I  textes  latins  se  rapportant  a  nos  origines  nationales.  Ce  sont  les  premiers  de  la 
t^  grande  collection  mtit^ée  aussi  Rerum  Gallicarum  et  Fnuwicarum  scriptores.  De- 
t  venus  assez  rares,  ils  ont  cessé  d'ailleurs  de  répondre  complètement  aux  promesses 
«de  leurs  titres.  Depuis  leur  publication,  plusieurs  documents  ont  été  imprimés 
■  pour  la  première  fois;  d'autres,  déjà  connus,  ont  dû  aux:  soins  de  la  critique  de 
«  notables  améliorations.  Le  savant  bénédictin  avait  même  oublié  ou  vqlontairement 
«  négligé  quelques  textes  qui  ne  sont  pas  sans  intérêt.  Il  a  donc. paru  à  propos  de 
«  rassembler  de  nouveau  ces  sources  de  notre  hbtoire.  Mais,  comme  les  auteurs 
«latins  sont  généroleipent  très  répandus,  et  on  peut  dire  dans  presque  toutes  les 
«  mains,  on  a  cru  devoir  se  borner  à  reproduire  les  textes  grecs,  en  y  joignant  une 
«traduction  française.»  Le  travail  exigeait,  pour  être  bien  exécuté,  les  soins  d'un 
helléniste  consciencieux.  La  Société  fa  confié  à  M.  E.  Cougny,  docteur  es  lettres, 
professeur  de  rhétprique  au  Ivcée  Saint-Louis,  connu  depuis  vingt  ans  par  des  pu- 
olica tiens  fort  recommandâmes,  telles  que  sa  thèse  sur  Guillaume  Du  Vair,  plu- 
sieurs mémoires  sur  divers  sujets  de  littérature  française,  la  publication  de  textes 
grecs  inédits ,  etc. ,  et  qui ,  en  ce  moment  même,  tient  prêt ,  pour  la  Bibliothèque  grecque 
de  Firmin  Didot ,  le  troisième  et  dernier  volume  d'une  édition  de  Y  Anthologie  grecque. 

II  ne  s'agissait  pas  de  réimprimer  simplement  en  face  de  quelque  ancienne  traduc- 
tion les  textes  déjà  réunis  dans  la  coUection  de  dom  Bouquet.  Il  fallait  revoir  ces 
textes  d'après  les  meilleures  éditions  modernes,  quelquefois  y  ajouter  des  parties 
omises  à  tort  par  le  précédent  éditeur,  insérer  quelques  textes  qui  lui  étaient  restés 
inconnus;  enfin  il  y  avait  lieu  de  donner  une  traduction  nouvelle  spécialement  ap- 

Fropriée  aux  lecteurs  qui  forment  la  clientèle  la  plus  ordinaire  ae  la  Société  ae 
Histoire  de  France,  c'est-à-dire  aux  personnes  qui,  sans  connaître  familièrement  le 
grec,  peuvent  avoir  besoin  de  recourir  à  des  témoignages  écrits  en  cette  langue  sur 
Thistoire  et  la  géographie  de  notre  pays.  A  cette  classe  de  lecteurs  suffiraient  rare- 


20 


IM  JOURNAL  VES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

ment  les  anciennes  traductions,  surtout  parce  que  les  noms  de  peuples  et  de  lieux 
y  sont  presque  toujours  ramenés  à  la  forme  usuelle  dans  notre  enseignement  et  dlms 
nos  livres  classiques.  Par  exemple,  dles  confondent  sans  scrupule  les  KiAroc,  les 
TaXércu  et  les  FàAAof ,  qu^une  critique  scrupuleuse  s*exerce  aujourd'hui  k  distinguer,: 
comme  le  montrent  les  controverses  récentes  entre  M.  Alexandre  Bertrand,  M.  De- 
loche  et  autres  savants.  Avec  beaucoup  de  raison ,  M.  Cougny  s*est  astreint  k  une 
méthode  plus  sévère,  qu  il  expose  nettement  et  sommairement  dans  sa  pré&ce.  U  a 
transcrit  autant  qu*il  a  pu  les  noms  propres  fournis  par  les  auteurs  grecs,  selon  la 
forme  particulière  que  ces  auteurs  leur  avaient  donnée.  Or,  dans  leurs  transcriptions 
des  noms  propres ,  les  Grecs  et  les  Romains  n  ont  pas  toujours  procédé  d*une  ma- 
nière uniforme,  parce  que  leur  oreille  na  pas  toujours  saisi  de  la  même  manière 
les  sons  des  mots  étrangers.  On  s*explique  ainsi  que  des  noms  gaulois  de  f  Aqui- 
taine, de  la  Bretagne  ou  de  la  Belgique,  se  présentent  à  nous  sous  des  formes  nota- 
blement différentes  chez  les  écrivains  grecs  et  chez  les  écrivains  romains.  L*usag« 
romain  a,  d'ordinaire,  prédominé  en  France.  Mais  qui  sait  s  il  est  vins  conforme 
aux  mots  originaux  P  Qui  sait  si  les  voyageurs  grecs,  tels  que  Posidomos  et  Strabon , 
n*ont  pas  quàmiefois  mieux  saisi,  mieux  reproduit  la  forme  nationale?  Nous  nous 
contentons  ici  de  poser  ces  questions  sans  les  résoudre,  et  de  montrer  le  genre 
d*utilité  particulière  que  présente  la  méthode  du  nouveau  traducteur,  même  appli- 
(||iiée,  comme  elle  Test  par  lui,  avec  quelques  tempéraments,  pour  ne  pas  trop 
heurter  nos  habitudes.  Seulement,  à  cette  dihgence,  M.  Cougny  aurait  dû  ajouter  le 
soin  d'indiquer  toujours ,  pour  chaque  auteur  grec,  Tédition  moderne  dont  û  a  suivi 
l'autorité.  Cest  une  omission  qu  3  fera  bien  de  réparer,  au  moins  dans  la  préface  de 
son  second  volume. 

Q  nous  reste  à  indiquer  le  contenu  du  présent  volume,  qui  répond  seulement  au 
premier  tiers  de  la  collection  commencée  :  ce  volume  renferme  les  fragments  des 
géographes  Denys  le  Péri^te  (Description  de  la  terre  habitée),  avec  la  partie  cor- 
respondante du  commentaire  d'Ëustathe,  les  schohes,  ete.;  Ni<?éphore  le  Blemmide 
(Géographie  synoptique);  Scymnus  de  Ghio;  Strabon;  Arrien  de  Nicomédie  (His- 
toire indienne);  Ptolémée;  Scylax  de  Garyanda;  Marcien  d'Héradée;  Agathémère; 
le  faux  Phitarque;  Etienne  de  Byzance;  anonymes  divers.  Quelques  variantes  vkà- 
cées  au  bas  des  pages, et  dont  le  choix, d'aiUeurs,  semble  parfois  un  peu  arbitraire, 
qudques  références  aux  géographes  latins ,  ajoutent  à  Tutiiité  de  la  traduction  fran- 
çaise. 

Le  second  volume,  d'après  le  plan  adopté  par  le  Gomité  des  impressions  de  la 
Société  de  l'Histoire  de  France,  contiendra  les  textes  historiques,  entre  autres  eetix 
,  de  Pc^ybe.  Gette  seconde  partie  est  sous  presse  et  paraîtra  sans  doute  dans  le  coors 
de  1879;  le  troisième  doit  renfermer  les  témoignages  des  philosophes,  orateurs, 
poètes  et  écrivains  de  genres  divers  ;  à  ces  extraits  seront  jointes  les  inscriptions 
grecques  de  la  Gaule  et  cdles*  de  la  Galatie,  qui  peuvent  compter  parmi  les  docu- 
ments les  plus  authentiques  de  notre  histoire  ancienne.  Une  taMe  uphabétique  gé- 
nérale comprendra  toutes  les  matières  réparties  entre  ces  trois  volumes,  le  premier 
nous  offre  déjà  deux  tables,  l'une  chronologique,  l'autre  iJphabétique  des  noms 
d'auteurs.  On  voit  que  la  nouvelle  publication  promet  aux  amateurs  de  notre  his- 
toire un  très  précieux  recueil  d'instruments  appropriés  à  leurs  études. 

É.    E. 

Ëtuiape,  Vies  des  philosophei  et  des  sophistes,  tntduHes  en  français  par  Sîéfhmê  de 
Hxrnmlh,  Paris,  Rouquette^  1879,  ^'^^  ^^  ^^à  pages* 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  195 

If.  de  RouviHe  continue  ses  intéressantes  études  sur  les  écrivains  grecs  et  latins, 
choisissant  de  préférence,  pour  les  traduire  en  firançais,  ceux  qui  sont  peu  connus 
des  gens  du  monde.  Dans  ce  travail  d'interprétation.  Une  veut  pas  faire  <BUvred*éru* 
dition  :  ses  prétentions  sont  plus  modestes.  H  cherche  seulement  à  mettre  en  relief 
le  mérite  de  ces  écrivains,  et,  en  les  présentant  sous  une  forme  claire  et  attachante,  a 
les  rendre  accessibles  à  ceux  qui  n*ont  ni  le  courage  ni  les  connaissances  nécessaires 
pour  les  lire  dans  leur  langue  originale.  G*est  ainsi  que  M.  de  Rouvilie  nous  adonné 
successivement  les  Lettfts  grecques  d*Alciphron ,  le  traité  de  Gassiodore  intitulé  De 
tdme  et  les  Lettres  galantes  de  Philostrate.  Il  &it  paraître  aujourd'hui  les  Vies  des 
philosophes  et  des  sophistes  par  Eunape,  recteur  et  historien  grec  du  iv*  siècle  de 
notre  ère,  dont  Boissonade  a  donné  une  bonne  édition  et  auquel  Cousin  a  consacré 
une  étude  sérieuse.  Né  à  Sardes ,  Eunape  fut  élevé  parChrysanthe,  prêtre  Lydien.  A 
seise  ans ,  il  se  rendit  a  Athènes  pour  suivre  les  cours  de  Proheresius.  Après  j  être 
resté  cinq  ans  il  revint  en  Lydie  et  y  enseigna  la  rhétorique.  Il  étudia  aussi  la  phi- 
losophie et  la  médecine  et  vécut  dans  Tintimité  d'Oribase.  On  connaît  de  lui  dfeux 
ouvrages.  Le  premier,  dont  on  ne  possède  que  des  firagments ,  était  une  continuation 
de  lliistoire  de  Dexippe  en  quatorze  livres.  Le  second  est  celui  qui  vient  d*étre  traduit 
par  M.  de  Rouvilie  :  les  Vies  des  philosophes  et  des  rhéteurs.  Cet  ouvrage,  composé  à 
linstigation  de  Ghrysanthe,  est  Thistoire  non  seulement  des  philosophes,  mais  des 
rhéteurs,  des  médecins  et  de  la  plupart  de  ceux  qui  s  étaient  fait  un  nom  dans  les 
sciences  et  dans  les  lettres  depuis  le  commencement  du  m*  jusqu'à  la  fin  du  nr*  siècle 
de  notre  ère.  Après  un  avant-propos  de  peu  d'intérêt ,  Tauteur  donne  une  introduction 
sur  ceux  qui,  avant  lui,  avaient  écrit  Thistoire  de  la  philosophie,  histoire  qu'il  divise 
en  quatre  époques.  Plotin  commence  la  quatrième, à  laquelle  Touvrage  d*Eunape  est 
consacré.  Parmi  les  personnages  qu'il  nous  fait  passer  en  revue,  et  dont  la  plupart 
sont  onbiîés  de  nos  jours,  outre  Plotin,  on  remarque  Porphyre,  Jamblique,  Li- 
banios,  Himerius.etc.  Ce  livre  ne  constitue  pas  une  histoire  de  la  philosophie,  mais 
une  série  de  bi<^[raphies  souvent  très  écourtées.  Quelques-unes  cependant  contien- 
nent des  détails  curieux  et  intéressants.  Tels  sont  entre  autres  les  articles  consacrés 
à  Edesius,  à  Maxime  et  à  Proheresius.  Le  jugement  et  la  critique  d'Eunape  laissent 
quelquefois  k  désirer.  La  crédulité  ave^c  laquelle  il  raconte  des  scènes  de  magie  et  de 
magnétisme  prouve  qu'il  partageait  les  erreurs  et  les  préjugés  de  son  siècle.  Quant 
à  son  style,  il  est  un  peu  embiurassé,  ce  qui  le  rend  difficile  à  comprendre.  M.  de 
Rouvilie  s'est  acquitté  avec  honneur  de  la  tâche  délicate  qu'il  avait  entreprise.  Tout 
en  reproduisant  ndèlement  la  pensée  de  l'auteur,  il  a  trouvé  le  moyen  d'être  clair  et 
élégant.  Ce  volume  est  très  soigneusement  imprimé;  il  forme  déjà,  avec  les  trois 
précédents,  une  petite  collection  gréco-latine  qui  prendra  certainement  place  dans 
toute  bibliothèque  d'amateur. 

K.    M. 

dément  Marot  et  le  Psautier  huguenot,  étude  historique,  littéraire,  musicale  et 
bibliographique,  contenant  les  mélodies  primitives  des  psaumes  et  des  spécimens 
cTharmonie  de  Clément  Jannequin ,  Bourgeois,  J.  Louis,  Jambe-de-Fer,  Goudimel, 
Crassot,  Sureau,  Servin,  Roland  de  Lattre,  Claudin  le  jeune,  Mareschall,  Swee- 
Unck,  Stobée,  etc.,  par  O.  Douen.  Tome  l'^  Paris,  imprimé  par  autorisation  du 
Gouvernement  à  l'Imprimerie  nationale,  1878,  gr.  in-8**  de  ¥1-746  pages. 

Connu  depuis  longtemps  déjà  par  plusieurs  publications  estimées,  relatives  à 
l*histoire  du  protestantisme  firançais,  M.  Douen  nous  donne  aujourd'hui  le  premier 
volume  d'un  ouvrage  considérable,  très  digne,  à  divers  titres,  d'être  signalé  à  l'at- 


i 


196  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MARS  1879. 

tentîon  des  «avants.  Clément  Marot  et  h  Psautier  hagaenot  est  une  œuvré  à  la  fois 
historique,  littéraire  et  musicale.  Après  un  important  chapitre  préliminaire  intitulé  : 
Rôle  du  Psautier  dans  TEglise  réformée,  l*auteur  se  pose  cette  question  :  •  Comment 

•  lé  plus  spirituel  écrivain  d*une  cour  frivole  et  corrompue  a-t-il  été  amené  à  tra- 

•  duire  les  psaumes,  et  pourquoi  les  huguenots,  si  austères  dans  leur  cuite,  oul-ils 

•  chanté  sans  scrupule  les  vers  d*un  traducteur  dont  les  mœurs  sont  décriées  parmi 
«  leurs  descendants  ?  »  Pour  résoudre  ce  problème,  M.  Douen  a  étudié,  à  un  pomt  de 
vue  tout  spécial,  la  biographie  de  Clément  Marot,  et  son  travail  plein  de  conscien- 
cieuses recherches  et  d  aperçus  nouveaux,  ne  peut  qu*ètre  vivement  goûté  par  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  thistoire  religieuse  et  littéraire  du  xvi*  siècle,  lors  même 
que  Ton  nen  adopterait  pas  sans  réserve  toutes  les  conclusions.  «Marot^  dit-il,  nous 
«est  apparu,  non  comme  un  sceptique  et  un  libertin. . .  mais  oonune  une  sorte 

•  d*ap6tre  de  la  foi  nouvelle. .  •  menacé  du  bûcher  pour  le  plus  grand  des  crimes, 

•  la  traduction  de  TEcriture  sainte  en  langue  vulgaire . .  •  Uhomme  de  cœur  qui 

•  avait  sacrilié  à  la  Réforme  sa  famille  et  sa  patrie  pour  aller  mourir  en  exil,  mais 

•  dont  la  fière  indépendance  n'avait  su  se  plier  au  despotisme  de  Calvin,  n*a  guère 
■  reçu  juaqu  ici  des  protestants  qu'injustice  et  ingratitude,  en  échange  des  immenses 

•  services  qu'il  a  rendus  à  leur  Eglise.  Cédant  au  charme  de  ce  Ubre  et  gracieux 

•  esprit,  dont  la  piété  originale,  à  la  fois  tendre,  virile  et  tolérante,  nous  a  subju- 

•  gué,  nous  avons  retracé  sa  vie  et  tenté  la  réhabilitation  du  poète  dont  les  psaumes, 

•  aujourd'hui  trop  dédaignés ,  firent  la  gloire  et  les  malheurs.  »  Une  autre  partie  très 
importante  du  livre  de  M.  Douen,  est  celle  qui  se  rapporte  à  l'histoire  du  Psautier 
huguenot,  qui,  traduit  en  vingt-deux  langues,  a  régné  deux  siècles  au  sein  de 
toutes  les  églises  réformées.  Cette  histoire,  absolument  ignorée  jusqu'à  ces  dernières 
années,  a  été  exposée  en  1872  par  M.  Bovet,  mais  ce  savant  écrivain  avait  laissé 
dans  Tombre  l'auteur  de  la  traduction  des  psaumes  et  négligé  la  partie  musicale,  la 
plus  intéressante  au  point  de  vue  de  fart  M.  Douen  étudie  à  son  tour  toutes  les 
parties  du  sujet,  avec  les  développements  nécessaires  et  une  autorité  incontestable, 
dans  une  série  de  chapitres  dont  les  plus  intéressants  et  les  plus  curieux  sont 
ceux  qui  traitent  de  la  musique  des  psaumes  et  qui  ont  pour  titres  :  les  aatéan  des 
mélodies  du  psautier,  les  origines  des  mélodies  du  psautier.  La  partie  musicale  des  bdles 
études  de  M.  Douen  se  continuera  dans  le  tome  second  et  dernier  de  l'ouvrage  et 
le  remplira  presque  tout  entier.  Nous  reviendrons  sur  l'ensemble  de  ce  savant  tra- 
vail lorsque  le  second  volume  aura  paru. 


TABLE. 

Psfw. 

Louis  XIV  et  le  maréchal  de  Villan.  (2*  ariide  de  M.  Ch.  Giraud.) 137 

Les  derniers  Tasmaniens.  (3*  et  dernier  artide  de  M.  A.  de  Quatrefages.  ] 148 

Histoire  des  Romains  depuis  les  temps  les  plus  recales ,  etc. ,  par  Victor  Duray. 

(r  artide  de  M.  H.  Wallon.) 160 

Essai  sur  le  règne  de  Trajan,  par  G.  de  La  Berge,  (l**  artide  de  M.  Gaston 

Boissier.) 168 

Alexandre  Mavrocordato.  (  1*'  artide  de  M.  £.  Miller.) 179 

Nouvelles  littéraires ••••••••  184 

FIN   DB  Là   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


AVRIL  1879 


HiSTOiBB  DES  Romains  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  Tin- 
vasion  des  Barbares,  par  Victor  Duruy,  membre  de  V Institut,  ancien 
minisire  de  Fin struction  publique.  Nouvelle  édition,  revue,  augmentée 
et  enrichie  cf environ  2,500  gravures,  dessinées  daprès  l'antiquité, 
et  iOO  cartes. ou  plans.  T.  /•^  des  origines  à  la  fn  de  la  deuxième 
guerre  punique. 

OEUXliME  ARTICLE  ^ 

Le  premier  volume  de  M.  Duruy,  qui  s  étend,  comme  on  la  vu,  des 
premières  origines  de  Rome  à  la  fm  de  la  seconde  guerre  punique, 
peut  se  diviser  en  deux  parties.  Dans  la  première ,  lauteur  montre  com- 
ment la  ville,  fondée  par  des  Latins  sur  le  Tibre,  s*est  acquis  un  terri- 
toire et  donné  des  institutions  sous  les  rois  d*abord,  puis  sous  la 
République;  dans  la  seconde,  comment,  arrivée  à  la  plénitude  de  sa 
constitution  républicaine  et  devenue  maîtresse  de  la  péninsule ,  elle  s'est 
trouvée  en  face  de  Carthage,  et,  après  avoir  subi  son  invasion  sous 
Annibal,  Ta  su  vaincre  sur  ses  propres  rivages. 

M.  Duruy  n  entreprend  pas  de  refaire  sur  des  bases  nouvelles  This- 
toire  de  Rome  sous  les  rois,  a  Nous  ne  voulons  pas,»  dit-il  dans  une 
note  au  début  de  son  premier  chapitre,  «  nous  ne  voulons  pas  discuter 
«les  légendes  de  la  période  royale.  Le  lecteur,  curieux  de  ces  sortes  de 

^  \oir,  pour  le  premier  article,  le  dernier  cahier  (mars  1879). 

26 


198  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

«jeux  desprit,  pourra  consulter  les  premiers  volumes  de  Niebuhr,  où 
«toutes  ces  légendes  sont  rapportées,  complétées  et  combattues,  et  le 
«tome  premier  de  Schwegler,  qui  les  a  de  nouveau  reprises  et  discu- 
«  tées.  Pour  qous.,  aux  hypothèses ,  quelque  ingénieuses  et.érudites  quelles 
«soient,  maà  toujours  aus»  inceftaioes  que  les  traâitip&s  quelles  com- 
«  battent,  nous  préférons  Tadmirable  récit  deTite-Live,  sinon  comme 
«vérité  du  moins  comme  tableau.  Qu'importent,  après  tout,  les  détails 
u  plus  ou  moins  authentiques  sur  la  biographie  de  certains  personnages 


«  H  n'est  qu  une  chose  sérieuse  et  vraiment  importante,  parce  qu'elle  inté- 
«  resse  les  hommes  de  tous  les  tempsr,  c'est  de  savoir  comment  s'est 
«  formée  cette  ville  singulière ,  qui  est  devenue  un  peuple,  un  monde.  Ce 
«  problème  nous  occupera  plus  que  beaucoup  de  questions  insolubles 
«  ou  oiseuses  qu  on  agite  tant,  depuis  Niebûhr,  de  l'autre  côté  du  Rhin.  » 

Il  présente  donc  Thistoire  traditionnelle  des  rois  avec  le  merveilleux 
qu  elle  tient  de  la  légende  et  les  dates  qui  lui  donnent  une  apparence 
de  rigoureuse  réalité.  M^is  il  pst  pourtant  forcé  d'y  revenir  pour  en  dis- 
cuter plusieurs  parties  à  la  lumière  de  la  critique.  Si  rien  ne  surp^se  la 
beauté  des  tableaux  de  Tite-Lîve,  il  y  a  néanmoins,  dans  les  témoignages 
recueillis  par  d'autres  historiens,  plusieurs  traits  qui  ne  peuvent  être 
OD^is  et  dont  if  faut  examiner  l'accord  ou  la  contradiction  avec  les  re- 
dis légendaires.  Plutarque  ne  rapporte  pas  moins  de  douze  traditions 
diverses,  la  plupart  grecques,  il  est  vrai,  sur  l'origine  de  Rome  et  de 
Romulus.  Il  y  en  avait  sur  d'autres  rois  encore  de  source  différente. 
Claude,  (d'impérial  historien,»  —  qui  n'eût  rien  perdu  à  ne  s'occuper 
que  d'histoire,  —  a  tiré  des  annales  étrusques  ce  fait  que  Servius  Tul- 
iias,  présenté  par  l'histoire  légendaire  de  Rome  comme  né  d'une  esclave, 
était  d'origine  étrusque  et  portait  le  nom  de  Mastarna;  que,  chassé  de 
l'Étrurie  ,*  il  vint  s'établir  avec  Cœlès  Vibenna  et  d'autres  compagnons 
d-aventure  sur  l'une  des  collines  de  Rome,  établissement  qui  ne  se  dut 
pas  faire  au  simple  titre  de  réfugié  :  car  la  colline  retint  de  Cœlès  le 
nom  de  Cœlius,  et  la  ville  prit  pour  roi  son  compagnon. 

Il  y  a  d'ailleurs  des  traces  incontestables  des  temps  de  la  royauté 
dans  les  institutions  qui  ont  duré  jusqu'à  la  fin  de  la  République ,  comme 
dans  les  monuments  dont  les  ruin.es  subsistent  encore  aujourd'hui. 
En  fait  de  monuments,  on  peut  citer  les  restes  du  mur  de  la  Roma  Qua- 
irata  au  Palatin;  VAgger  ou  rempart  de  Servius  TuUius  qui  réunit  le 
Viminal,  l'Ësquilin  et  le  Quirinal  à  la  ville  primitive;  et  la  Cloaca 
maxtina,  œuvre  des  deux  Tarquins:  l'origine  étrusque  de  ces  derniers 
travaux,  dont  M.  Duruy  nous  montre  ce  qui  reste,  est  d'autant  mieux 
établie  qu'il  est  constant  que  Rome  n'aurait  pu  les  entreprendre  dans 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  199 

les  premiers  siècles  qui  suivirent  la  chute  de  la  royauté.  Quant  aux 
institutions,  nul  doute  que  ce  ne  soit  aux  temps  des  rois  qui!  faille 
rapporter  les  traits  essentiels  de  1  organisation  civile  et  politique  de 
Home.  Cest  à  la  première  période  de  la  royauté  que  remonte  la  répar- 
tition des  gentes  en  ôaries  et  des  curies  en  tribus;  rassemblée  curiate 
réunissant  les  gentes  groupées  par  curies,  et  le  sénat,  les  chefs  des  gentes. 
C'est  à  ia  deuxième  période ,  à  la  période  étrusque ,  cest  à  Servius  Tuilius^ 
que  se  rattache  l'établissement  des  centuries  où  Ton  retrouve  la  consti* 
tution  de  l'armée  et  de  la  grande  assemblée  de  Rome  aux  jours  de  sa 
puissance. 

Non  seulement  ces  institutions  remontent  indubitablement  à  la  Rome 
des  rois,  mais  c'est  par  elles  quon  peut  se  faire  l'idée  la  plus  autori-' 
sée  de  la  formation  progressive  du  peuple  romain.  Il  suffit  de  ne  pas 
trop  prendre  à  la  lettre  Texposition  qui  nous  en  est  présentée.  Il  y 
a  en  effet  dans  le  tableau  de  cette  constitution  primitive  une  régularité 
qui  semble  l'effet  d'un  arrangement  postérieur  :  trois  tribus ,  les  Ram- 
nenses,  les-Titienses  et  les  Lacères ,  se  partageant  en  dix  curies  et  chaque 
curie  en  dix  centuries,  divisions  territoriales  et  militaires  ayant  leurs / 
chefs:  tribuns,  curions  et  décurions.  Les  traditions  elles-mêmes  témoi- 
gnent des  époques  diverses  où  les  éléments  de  ia  Rome  primitive  sont^ 
venus  se  juxtaposer  avant  de  se  fondre  en  un.  Les  Ramnenses  sont  les 
compagnons  de  Romulus,  les  Titienses  ceux  de  Ta  dus  :  cest  la  cons^ 
cration  du  fait  que  les  Sabins,  après  avoir  lutté  contre  les  Latins,  fini* 
rent  par  s'associer  à  eux  dans  la  viUe  primitive.  Quant  à  la  troisième 
tribu,  celle  de  Lacères,  les  uns  la  rapportent  à  un  Lucumon  étrusque, 
les  autres  à  un  Lucerus,  roi  d'Ardée  :  ce  qui  paraît  certain  c'est  quelle 
appartient  aune  époque  postérieure  aux  deux  autres  (car  elle  leur  était 
inférienre  en  rang),  mais  à  une  époque  où  la  cité  netait  pas  eneore 
fermée,  puisqu'elle  forme  une  tribu  comme  les  deux  premières.  C'est 
seulement  après  son  adoption  que  Rome  dut  avoir  cette  organisatioB 
traditionnelle  avec  son  assemblée  de  trente  curies,  son  sénat  de  trois 
cents  chefs  de  famille,  ou  patres,  sa  légion  de  trois  raille  citoyens  et  sa 
cavalerie  de  trois  cents  celeres,  si,  comme  il  est  probable,  on  doit  con- 
fondre les  celeres  avec  les  trois  premières  centuries  de  chevaliers. 

Cette  organisation  était-elle  complète  lorsque  favènement  de  Tar- 
quin  inaugura  à  Rome  la  domination  des  Étrusques,  où  est-ce  à  ce 
prince  qu'il  faut  rapporter  Thonneur  de  l'avoir  complétée?  M.  Duruy 
ne  s'explique  pas  fort  clairement  sur  ce  point  :  a  C'est  Tarquin  fancien  ; 
o  dit-il,  qui  le  premier  porta  la  main  sur  la  vieille  constitution,  non  pas 
M  encore  pour  la  changer,  mais  pour  en  élargir  les  bases.  Malgré  l'op- 

26. 


200  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  AVRIL  1879. 

«position  des  patriciens  et  de  laugure  Navius,  il  forma  cent  nouvelles 
((familles  patriciennes,  dont  les  chefs  entrèrent  dans  le  sénat  {patres  mi- 
«  nonim  gentiam).  Étaient-ce  les  plus  riches  et  les  plus  nobles  des  plé- 
u  béiens  ou  seulement  les  chefs  des  Lucères  jusqu'alors  repoussés  du 
«sénat,  et  que  Tarquin,  le  roi  étranger,  y  aumt  admis?  L'élévation  du 
((nombre  des  vestales  de  quatre  à  six  semblerait  confirmer  lopimof) 
u  quil  aurait  voulu  rendre  la  troisiètne  tribu  Tégale  des  deux  premières. 
a  Mais  Cicéron  affirme  que  tout  le  patriciat  fut  doublé,  et  Tite-Live,  en 
«rapportant  la  création  de  trois  nouvelles  centuries  de  chevaliers,  les 
«nomme  RamnenseSy  Titienses,  et  Lacères  posteriores.  Ainsi  il  y  eut  lés 
«premiers  et  les  seconds  Ramnenses,  les  premiers  et  les  seconds  Ti- 
iitienses,  etc.,  comme  il  y  avait  les  patres  majorum  et  les  patres  mihoram 
il  gentiam,  ceux-ci  ne  votant  qu  après  les  premiers.  Au  reste,  que  ce  soit 
«  l'admission  des  Lucères  aux  droits  politiques  et  religieux  des  an- 
«dennes  tribus,  ou  le  doublement,  par  l'adjonction  de  familles  nou- 
«  velles,  de  tout  le  corps  aristocratique,  il  importe  peu,  car  il  reste  hors 
«de  doute  que  le  patriciat  fut  profondément  modifié  par  Tarquin.» 
(P.  m.) 

Je  n'essayerai  pas  d'être  plus  précis  que  mon  savant  confrère,  ni  de 
mieux  concilier  des  textes  qui  semblent  se  contredire.  Si  Tarquin  forma 
cent  nouvelles  familles  dont  les  chefs  entrèrent  dans  le  Sénat  même,  à 
un  titre  inférieur  en  raison  de  leur  nouveauté  [patres  minorum  gentiam), 
on  serait  tenté  de  croire  que  ce  fut  lui*  qui  éleva  les  Lucères  à  l'état  de 
nouvelle  tribu ,  complétant  la  trinilé  des  tribus  patriciennes  ;  et  le  nombre 
des  vestales  porté  de  quatre  à  six,  probablement  deux  par  tribu,  coii- 
firmerait  cette  hypothèse.  D'autre  part,  ce  qu'on  raconte  de  ses  mesures 
touchant  les  chevaliers  suppose  l'existence  antérieure  des  trois  premières 
tribus.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire  qu'après  avoir  donné  aux  Lucères 
leur  place  et  parmi  les  tribus  et  dans  le  sénat  et  dans  les  chevaliers, 
instruit  par  l'expérience,  et  sentant  qu'il  n'y  avait  pas  assez  de  cavalerie 
pour  la  défense  du  territoire  romain  (eqaitem  maxime  sais  déesse  viribas 
ratas  '),  il  fut  amené  à  doubler  le  nombre  des  chevaliers,  et  qu'il  l'a 
fait,  en  rattachant  encore  leurs  centuries  au  cadre  des  tribus  sous  les 
noms  de  seconds  Ramnenses,  seconds  Titienses  et  seconds  Lacères. 

Même  avant  Tarquin,  les  tribus  ne  comprenaient  pas  toute  la  popu- 
lation romaine.  Avec  les  gentes,  il  faut  compter  les  familles  venues  pos- 
térieurement à  Rome,  n'ayant  nulle  part  au  territoire,  nulle  place  dans 
la  cité,  et  dont  plusieurs  se  rattachaient  aux  chefs  des  gentes  ou  patriciens^ 

*  Tile-Live,  I,  XXXVI. 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  201 

comme  clients  :  institution  que  M.  Duruy  a  signalée  dans  Tltaiie  avant 
les  Romains  et  qui  ne  pouviut  manquer  de  s'introduire  A  Rome. 

L*auteur  insiste,  avec  raison  ,  sur  cette  composition  de  la  gens  qui  fit 
la  force  de  Taristocratie  romaine. 

«Les  membres  dune  gens,  dit-il,  se  divisaient  en  deux  classes  :  ceux 
«qui  y  appartenaient  par  le  droit  du  sang,  ceux  qui  étaient  associés  par 
a  de  certains  engagements. 

«Les  premiei^,  patrons  ou  patriciens,  étaient  le  peuple  souverain,  à 
«qui  tout  appartenait,  et  qui  eut  les  deux  grands  signes  extérieurs  de 
«la  noblesse  du  moyen  âge,  les  noms  de  famille  et  les  armoiries:  je 
«veux  dire  lejasimaginam,  armes  parlantes,  bien  autrement  imposantes 
«et  fîères  que  toutes  les  devises  féodales,  puisquHl  semblait  que  les  an- 
«cétres  eux-mêmes,  revêtus  des  insignes  de  leurs  charges,  gardassent 
«rentrée  de  la  maison  patricienne.  Dans  les  cérémonies  funèbres,  des 
«individus  rappelant,  par  leurs  traits  et  leur  taille,  les  personnages 
«qu*on  voulait  représenter,  revêtaient  le  costume  et  «les  honneurs  » 
«  que  ceux-ci  avaient  portés ,  de  manière  à  entourer  le  mort  patricien  du 
«cortège  vivant  de  ses  aïeux.  » 

£l  il  signale  cette  autre  forme  d  armes  parlantes  qu'ils  se  donnèrent 
plus  tard  dans  leurs  médailles,  par  la  représentation  des  objets  que 
rappelait  leur  nom  :  Aquilius  Florus,  une  fleur;  Quinctius  Mus,  un  rat; 
VocontiusVilulus,  un  veau;  Pomponius  Musa,  les  neuf  Muses,  sur  au- 
tant de  pièces  différentes  ;  ce  qui  est  pour  fauteur  une  occasion  toute 
naturelle  de  placer  Timage  de  ces  médailles  sous  les  yeux  du  lecteur. 

(P.  67.) 

Avec  les  clients,  beaucoup  de  familles  avaient  pu  s'établir  soit  i 
Rome  soit  sur  le  territoire  romain,  sans  se  rattacher  expressément  aux 
génies  par  les  liens  du  patronage,  «car  les  successeurs  de  Romulus,  ndit 
M.  Duruy,  «étaient  demeurés  fidèles  à  la  politique  d'attirer  les  vaincus 
a  k  Rome  pour  augmenter  sa  population  militaire.  »  ( P.  1  1 3.)  C'est  toute 
cette  population  flottante  que  Servius  Tullius  voulut  comprendre  dans 
une  Rome  plus  grande  :  il  ne  recula  pas  seulement  pour  elle  les 
bornes  de  la  ville,  comme  en  témoigne  son  rempart  visible  encore,  il 
étendit  1  enceinte  de  la  cité  politique.  Ce  roi  venu  du  dehors  et  proba- 
blement venu  en  force  (origine  mal  déguisée  par  les  Romains  sous  la 
forme  d'un  nom  presque  servile,  Servius),  donna  assurément  la  plus» 
grande  preuve  de  cette  force  dans  les  réformes  qui  sont  la  véritable  base 
de  la  puissance  romaine.  Il  respecta  l'ancienne  constitution  patricienne» 
mais  k  côté  il  en  créa  une  autre  où  la  plèbe  trouva  sa  large  place  avec 
les  patriciens.  «  Deux  moyens,  dit  M.  Duruy,  lui  servirent  pour  atteiqdre 


L 


202  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

«ee  but:  les  tribus  et  les  centuries,  c'est-à-dire  rorganisation  adaii- 
unistrative  et  militaire  de  l'État.  Il  partagea  le  territoire  comain  en 
«vingt-six  r^ons  et  la  ville  en  quatre  quartiers  :  en  somme,  trente 
«tribus.  Cette  division  toute  géographique  fut  aussi  religieuse,  car  il 
uiostitua  des  fêtes'  pour  chaque  district  :  les  Compitalia  pour  la  plèbe 
«des  tribus  urbaines,  les  Paganalia  pour  les  tribus  rurales;  administra- 
«tive,  car  chaque  district  eut  ses  juges  pour  les  afliaiires  civiles,  son 
«tribun  [carator  tribas),  pour  tenir  note  des  fortunes  et  répartir  llmpot; 
«  militaire^  enfin,  car  ces  tribuns  réglaient  aussi  le. service  militaire  4e* 
«leurs  tribales,  et,  en  cas  dinvasion  soudaine,  les  réunissaient  dans  un 
«fort  construit  au  centre  du  canton.  L*Ëtat  se  composa  dpnc  dé  trente 
«communes  ayant  leurs  chefs,  leurs  juges,  leurs  dieux  particuliers,- 
«mais  point  de  droits  politiques,  ces  droits  ne  devant  être  exercés  que> 
«  dans  la  capitale,  n  (P.  1 1 4.) 

Ces  tribus  fourniront  plus  tard  la  base  d*une  assemblée  politique  où 
la  fdèbe  se  trouvera  en  face  des  anciennes  tribus  de  génies  et  en  lutte 
avec  elles  ;  mais ,  pour  le  moment ,  elles  n*avaient  qu'une  importance  pu- 
rement administrative.  La  force  politique  était  tout  entière  dans  une  or- 
ganisation que  M.Duruy  appelle  militaire' et  qui  Tétait  en*  effet,  mais 
qui^  de  plus,  formait,  à  un  point  de  vue  plus  général,  le  véritable  corps 
du  peuple  romain.  i 

Le  fondement  en  était  non  pas  la  terre,  mais  la  fortune  déterminée 
par  le  cens. 

Il  y  eut  cinq  classes  où  les  citoyens  furent  répartis  en  raison  de  leur 
cens,  et  entre  lesquelles  les  centuries,  sorte  d unité  politique  et  mili- 
taire, étaient  distribuées  en  nombre  inégal. 

Sur  ce  point,  Fauteur  n'avait  qu'à  réunir  et  à  comparer  les  témoi- 
gnages divers  des  historiens;  et  les  différences  sont  petites:  elles  portent 
sur  une  classe  et  sur  deux  ou  trois  centuries.  Une  classe  :  car  Tite-Live 
appelle  sixième  classe  une  dernière  centurie  réservée  à  tous  ceux,  qui 
n'atteignaient  pas  au  cens  de  la  dernière  des  cinq  autres;  et  deux  ou  trois 
centuries:  193  selon  Denys  d'Halicarnasse,  ig&  selon  Tite-Live,  igS 
selon  Cicéron.  Le  nest  pas  la  difficulté;  la  difficulté  sérieuse  ne  viendra 
que  lorsqu'il  faudra  s'expliquer  cette  constitution,  telle  quelle  était  aux 
derniers  siècles  de  la  République,  difficulté  que  Tite-Live  ne  résout  pas 
comme  il  l'aurait  pu  si  facilement,  mais  qu'il  nous  signale  en  nous 
disant  qu'il  ne  fatil  pas  s'étonner  des  différences  de  l'institution  qu'il  vient 
de  décrire  avec  celle  qui  existait  de  son  temps  :  «  Nec  mirari  oportet 
«hune  ordinem  qui  nunc  est,  post  expletas  quinque  et  triginta  tribus, 
«(duplicato  earum  numéro  centuriis  juniorum  senionimquc,  ad  institu-- 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  203 

«tam  ab  Servio  Tullio  suoimam  non  convenire.  »  Aiiui  la  division- du 
peuple  en  tribus,  dont  le  nombre  fut,  après  Texpulsion  des  rois,  réduit 
à. vingt  et  reporté  ensuite  successivement  jusquà  trente*cinq,  était 
entrée  dans  cette  constitution  des  centuries  qui,  à  l'épocpie' de  Servius 
TuUius,  n*a  rien-  de  commun  avec  eila  Ce  grave  changement  dut 
être  évidemment  à  f avantage  de  ceux  qui  formaient  ces  tribus, 
c'est-à-dire  des  plébéiens  ou  du  moins  de  cette  noblesse  nouvelle  qui 
4tait  devenue  prépondérante  dans  les  tribus  à  la  campagne.  M.  Du*- 
niy  n  avait  point  à  résoudre  le  problème  en  parlant  de  la  constitution 
deServius Tuilius;  mais,  puisque  Tite-Live  prend  cette  occasion  de  le 
poser  en  ne  tuous  disant  pas  qilel  était  au  juste  cet  ordre  quil  avait 
sous  les  yeux,  foinanc  est,  il  n*eùt  pas  été  superflu  d*en  dire  un  mot, 
ne.fûtTce  que  pour  le  réserver.        .1 

Le  trait  dominant  de  cette  constitution,  à  Tépoque  où  elle  fut  éta- 
blie/c  est  d*abord  que,  dans  sa  forme,  elle  est  toute  militaire.  Ceux  qui 
ont  fâge  militaire  sont  seuls  admis  dans  les  centuries,  où  ils  se  partagent 
en  plus  jeunes  et  plus  âgés,  une  moitié  pour  \esjuniores,  de  dix-sept  & 
quarante-cinq  ans,  une  moitié  pour  les  seniores,  de  quarante-cinq  à 
soixante  ans  :  les  {«remiers  faisant  le  service  actif,  les  seconds  ayant  sur* 
tout  pour  mission  la  défense  du  territoire;  et  les  chaînes  étaient  en  rap- 
port avec  le  rang  des  classes.  Mais,  ce  qui  est  à  noter  surtout,  c*est,  au 
point  de  vue  politique ,  Ténorme  prépondérance  qui  était  assurée  à  la  for- 
tune, puisque  la  première  classe,  qui  contenait  les  plus  riches,  avait 
nécessairement  le  moindre  nombre,,  et  quelle  avait  néanmoins  un 
nombre  de  suffrages  supérieur  à  celui  des  quatre  autres  :  car  à  ses 
quatre-vingts  centuries  se  joignaient  les  dix-huit  centuries  de  cheva- 
liers ^  savoir  les  six  centuries  anciennes  (iex  suffragia),  centuries  patri- 
ctenm^,  et  les  douze  centuries  nouvelles  tirées  par  Servius  de  la  plèbe, 
mais  recrutées,  comme  Ta  toujours  été  la  cavalerie  aux  temps  anciens, 
parmi  les  plus  riches,  en  tout  quatre-vingt-dix-huit;  et  les  quatre 
autres  n'en  avaient  que  quatre-vingt-dix,  vingt  pour  chacune  des  se- 
conde, troisième  et  quatrième  classes,  trente  pour  la  cinquième;  à  quoi 
Ton  peut  joindre  la  centurie  des  captiecensi,  qui  venait  après  les  classes, 
et  les  quatre  centuries  d'ouvriers  et  de  trompettes  (deux  d'ouvriers, 
deux  des  cormcine5,  ou  de  tihicines)  centuries  diversement  réparties 
entre  les  classes  selon  que  Ion  consulte  tel  ou  tel  auteul'. 

'  A  propos  de  cette  prééminence  politique  assurée  à  la  première 
classe ,  M.  Duruy  cite  cette  parole  de  Cicéron  :  a  Servius  ne  voulut  pas 
«  donner  la  puissance  au  nombre  :  ce  fut  par  let  suffrages  des  riches  non 
«  par  ceux  du  peuple  que  tout  se  décida.  »  -^  a  II  aurait  pu  ajouter,  dit-il  : 


204  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

«la  prépondérance  n appartenait  pas  à  la  richesse  seule;  elle  fut  donnée 
a  encore  à  la  sagesse  et  à  Texpérience,  puisque  les  seniores  ou  citoyens 
«âgés  de  quarante-cinq  ans,  moitié  moins  nombreux  que  les  juniores  de 
«dix-sept  à  quarante-^^inq  ans  révolus,  possédaient  autant  de  suflrages.  n 
(P.  1 17-1 18.)  Cela  est  vrai;  mais  Servius  navait  probablement  pas  eu 
pour  principal  souci  d'assurer  dans  la  constitution  des  centuries  cet 
avantage  à  la  sagesse  et  à  Texpérience,  puisque  ceux  qui  avaient  plus 
de  soixante  ans  en  étaient  exclus,  et ,  selon  Texpression  juridique ,  c  jetés 
«  par-dessus  le  pont ,  »  depontani. 

Si  la  constitution  de  la  gens  restait  intacte,  si  les  gentés  retenaient 
leurs  clients,  sils  avaient  toujours  et  leur  sénat  et  leur  assemblée  par 
curies,  c'était  pourtant  un  acte  vraiment  capital,  que  d'avoir  élevé  près 
d*eux  comme  peuple,  une  population  qui,  jusque-là ,  n'existait  quau 
titre  de  familles  isolées,  de  lui  avoir  donné  un  territoire  et  des  tribus, 
en  face  des  tribus  patriciennes,  d'avoir  enfin  créé,  pour  lune  et  l'autre 
partie  delà  cité,  cette  organisation  tout  à  la  fois  militaire  et  politique,  où 
les  patriciens  avaient  la  première  place  par  leurs  centuries  de  chevaliers, 
mais  où  d'ailleurs  ils  se  confondaient  avec  les  autres,  laissant  la  prépondér 
rance  à  un  principe  entièrement  nouveau.  La  chose  a  paru  si  considé* 
rable,  qu'un  historien,  hardi  dans  ses  hypothèses,  et,  en  général,  assez 
peu  soucieux  des  textes  qui  ne  les  appuient  pas,  Niebuhr,  s'est  refusé  è 
croire  que  les  patriciens  aient  pu  accepter  ce  partage.  Il  aime  mieux  les 
cantonner  dans  les  sex  suffragia,  dont  il  ne  peut  nier  la  nature  toute 
patricienne ,  ni  contester  la  place ,  dans  les  classes  de  Servius  Tullius ,  à  la 
tête  des  nouveaux  chevaliers.  Mais  on  ne  peut  admettre  pourtant  qu'ils 
aient  pu  se  retrancher  de  l'armée  pour  tout  le  reste:  car  les  chevaliers 
ne  comptaient  que  les  plus  jeunes,  et  en  nombre  restreint;  ce  qui  est 
plus  vraisemblable ,  c'est  qu'ils  ne  soient  entrés  dans  cette  organisation 
qu'avec  répugnance,  et  ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'ils  favorisèrent  la  révolu- 
tion qui,  en  ôtant  la  vie  au  roi  réformateur,  éleva  à  sa  place  le  second 
Tarquin.  Aussi  Tarquin  commença-t-il  par  supprimer  la  constitution  de 
Servius  Tullius;  mais  il  ne  toucha  point  à  la  répartition  de  la  plèbe  en 
tribus,  et  sut  encore  la  faire  servir  aux  besoins  de  la  guerre  comme  aux 
travaux  de  l'intérieur  :  car  c'est  à  son  règne  que  se  rapportent  les  prin- 
cipales constructions  de  lepoque  étrusque  :  l'achèvement  du  Capitole,  du 
Cirque,  de  la  Cloaca  maxima;  c'est  k  lui  qu'il  fut  aussi  donné  d'étendre 
la  domination  de  Rome  au  delà  des  limites  où  elle  s'était  jusque-là  ren- 
fermée; et  il  sut  faire  qu'on  la  comptât  déjà ,  même  en  dehors  de  l'Italie; 
témoin  le  ti^ité  de  Sog  avec  Carthage.  Il  est  vrai  que  les  patriciens 
n'eurent  guère  plus  à  se  louer  que  les  plébéiens  d'un  empire  devenu  des* 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  205 

potiquc.  Aussi  M.  Duruy  soupçonne-t-il  à  la  chute  du  tyran  une  autre 
cause  encore  que  la  vengeance  de  Lucrèce;  et»  revenant  sur  toute  cette 
période  : 

u  II  est  di£Bcile,  dit-il ,  de  ne  pas  considérer  le  temps  de  la  royauté  des 
ttTarquins  comme  Tépoque  d'une  domination  des  Etrusques,  acceptée 
«  ou  subie  au  bord  du  Tibre ,  et  la  Rome  du  Superbe ,  comme  la  capitale 
«  de  la  plus  glorieuse  des  lucomonies.  Maîtres  de  la  Toscane  et  de  la 
a  Caropanie,  les  Étrusques  ont  dû  Têtre  aussi  du  Latium.  On  ne  parle  de 
«  leur  influence  à  Rome  que  pour  les  arts  et  les  croyances  qu  ils  y  por- 
tt  tèrent;  il  est  vraisemblable  que  ce  fut  par  une  conquête  dont  Torgueil 
«romain  na  pas  voulu  garder  souvenir,  et  par  une  domination  prolon- 
ttgéeque  cette  influence  s  exerça.  Assez  forts  et  assez  nombreux  pour 
«imposer  leur  autorité  et  quelques-unes  de  leurs  coutumes,  ils  ne  le  fu- 
«rent  pas  assez  pour  changer  la  langue,  les  institutions  civiles  et  la  po- 
tt  pulation ,  qui  resta  latino-sabine.  L'histoire  de  la  grandeur  et  de  la  chute 
«  du  dernier  des  Tarquins ,  celle  des  guerres  entreprises  par  les  Étrus- 
«  ques  pour  les  rétablir,  conduisent  en  eflet  à  Tidée  que  la  révolution  de 
«Tannée  5io  fut  le  résultat  d'un  mouvement  national  provoqué  par 
«quelque  insultant  défi,  tel  que  Tattentat  contre  Lucrèce.  La  fortune 
«  des  Rasenas  baissait  alors  partout.  Ils  avaient  déjà  perdu  les  plaines 
«  du  Pô ,  et  ils  perdaient  en  ce  moment  ou  ils  allaient  perdre  celles  de 
«  la  Campanie.  La  réaction  des  races  indigènes  gagna  le  Lalium  et  la 
«  ville  qui  en  était  la  plus  florissante  cité.  Par  Texil  de  Tarquin  il  faut 
«donc  entendre  la  fin  de  la  grande  lucomonie  tibérine  et  la  renaissance 
«du  vieux  peuple  romain.»  (P.  127-128.) 

M.  Duruy  ne  se  sépare  point  de  cette  période  si  intéressante  des  ori-* 
gines  de  Rome  sans  nous  donner  un  aperçu  et  de  la  religion  el  des  cou- 
tumes du  peuple  comme  le  souvenir  en  est  resté  dans  les  traditions  et 
dans  les  monuments.  Cest  en  cette  matière  surtout  qu^il  faut  savoir  tenir 
compte  et  du  caprice  de  fart  dans  les  monuments  relativement  récents 
et  des  libres  allures  de  la  tradition.  «Comme  on  avait  mis,  dit-il,  au 
«compte  de  Romulus  les  institutions  civiles  qui  avaient  été  celles  de 
<(  ritalie  centrale  d*oii  les  Romains  sont  sortis,  on  a  fait  de  Numa  fauteur 
«  des  coutumes  religieuses  apportées  du  Latium  et  de  la  Sabine  »  (p«  7a  ); 
et  il  donne  la  série  des  dieux  de  ces  contrées  qui  ont  trouvé  domicile  à 
Rome  dès  cette  époque,  dieux  publics,  dieux  domestiques,  dieux  du 
foyer,  dieux  des  tombeaux;  signalant  le  naturalisme  et  h  beaucoup 
d*égards  le  fétichisme  de  cette  religion  et  le  caractère  formaliste  de  son 
culte,  mais  y  admirant  toutefois  une  élévation  morale  et  un  sentiment 
profond  de  la  pureté,  même  de  la  chasteté,  chose  dont  le  polythéisme 

>7 


206  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL   1879. 

grec,  dans  ses  brillantes  fictions,  prenait  peu  de  souci.  Le  double  carac* 
tère  de  la  religion  romaine,  religion  de  fËtat,  religion  de  la  famille, 
se  manifeste  dans  le  culte.  Le  père  de  famille  est  prêtre  chez  lui;  et, 
dans  rÉtat,  le  sacerdoce  était,  au  suprême  degré,  une  magistrature: 
rattaché  d*abord  à  la  royauté,  il  retint,  même  quand  il  en  fut  détaché, 
quelque  chose  de  son  origine,  et,  plus  tard,  Tempire  ne  manqua  point 
de  le  reprendre,  comme  la  plus  haute  consécration  de  son  autorité. 
Quant  aux  fêtes,  elles  étaient  innombrables,  comme  les  dieux,  et, 
pour  la  plupart,  rappelaient  la  vie  rurale.  L'époque  des  Tarquins 
marque,  il  est  vrai,  une  transformation  dans  la  religion  des  Romains. 
Sous  le  r^ne  de  ces  princes,  les  dieux  grecs,  soit  qu'ils  vinssent  des 
Tyrrbéniens-Péiasges,  soit  plutôt  (c'est  l'hypothèse  que  M.  Duruy  pré- 
fère) qu'ils  fussent  empruntés  aux  colonies  grecques  par  les  Étrusques 
Campaniens,  vinrent  prendre  possession  de  Rome.  Tarquin  chassa  les 
vieilles  divinités  latines  et  établit  Jupiter  sur  ce  rocher  tarpéien  où 
s'éleva  le  Gapitole;  et  tout  le  cortège  des  divinités  de  l'Olympe  vint,  un 
peu  plus  tôt ,  un  peu  plus  tard ,  rejoindre  dans  la  ville  éternelle  le  dieu  sou- 
verain. Les  divinités  italiques,  à  coup  sûr,  ne  furent  point  expulsées  de 
partout;  elles  gardèrent  leur  culte  et  leurs  fêtes,  fêtes  champêtres,  qui  se 
conservèrent  avec  ce  caractère  jusqu'à  César  et  au  delà;  mais  elles  Âirent 
comme  réléguées  au  second  plan,  et  M,  Duruy  lui-même,  dans  les  illus- 
trations de  son  livre,  a  peu  de  choses  qui  les  rappellent  ;  ou ,  si  quelques- 
unes  se  montrent,  c'est  sous  une  forme  od  certainement  la  vieille  Rome 
ne  les  aurait  pas  reconnues.  C'est  qu  après  tout  l'art  à  Rome  est  surtout 
grec,  et,  pour  trouver  des  représentations  du  culte  le  plus  ancien,  il  faut 
descendre  souvent  jusqu'aux  médailles  de  l'Empire. 
■'  Ce  caractère  de  l'ancienne  société  romaine,  absolument  étrangère  à 
Tart,  est  surtout  ce  qui  frappe  M.  Duruy,  au  commencement  du  cha- 
pitre qu'il  consacre  aux  mœurs  et  aux  coutumes  de  Rome ,  dans  cette 
première  période.  En  fait  d'objets  d'art,  Rome  ne  possède  presque  rien 
alors  qui  ne  lui  vienne  de  TÉtrurie.  Quant  aux  lettres,  on  a  parié  d'une 
histoire  primitive  empruntée  aux  chants  populaires.  Mais,  où  sont,  et 
que  pouvaient  être  ces  chants  populaires?  On  ne  trouve  en  Italie  rien  qui 
rappelle  cette  œuvre  féconde  des  aëdes,  dont  les  poèmes  d'Homère  ont 
été,  pour  la  Grèce,  la  plus  belle  et  la  plus  noble  expression.  Les  seules 
sources  où  l'histoire  ait  été  en  mesure  de  puiser  sont  les  annales  rédigées 
par  les  pontifes ,  sources  considérables  au  point  de  vue  de  l'exactitude  des 
faits  ou  du  moins  de  la  sincérité  des  croyances,  mais  où  il  ne  faut 
chercher  rien  de  poétique.  En  fait  de  chants,  M.  Duruy  nous  donne  des 
fragments  du  chant  des  frères  arvales.  On  n'accusera  point  Tite-Live 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  207 

davoir  rien  pris  de  son  histoire  dans  ce  chant  ni  dans  aucun  autre 
pareil. 

Pour  la  vie  privée,  ce  qui  la  domine  cest  la  puissance  du  père  de 
famille.  «Le  père  de  famille,  dit  M.  Duruy,  cest  toujours  lui  que  Ton 
u  nomme,  car  il  n y  a  que  lui  dans  la  maison  :  femmes,  enfants ,  clients, 
«serviteurs,  tous  ne  sont  que  des  choses,  instruments  de  travail,  per- 
«  sonnes  sans  volonté  et  sans  nom ,  soumises  à  la  toute-puissance  du  père. 
«  A  la  fois  prêtre  et  juge ,  son  autorité  est  absolue  :  seul  il  est  en  corn- 
«munication  avec  les  dieux,  car  il  accomplit  seul  les  sacra  privaia,  et, 
«comme  maître,  il  dispose  des  forces  et  de  la  vie  de  ses  esclaves;  comme 
«époux,  il  condamnera  sa  femme  à  mort,  si  elle  fabrique  de  fausses 
«clefs  ou  viole  la  foi  promise,  et  ne  lui  doit  pas  la  rehgion  du  deuil, 
«  la  piété  du  souvenir  ;  comme  père ,  il  tuera  fenfant  difforme  et  vendra 
«les  autres  jusqu*à  trois  fois  avant  de  perdre  ses  droits  siu*  eux.  Ni 
«lage  ni  les  dignités  ne  les  émanciperont  :  consuls  ou  sénateurs,  ils 
«pourront  être  arrachés  de  la  tribune  et  de  la  curie  ou  mis  à  mort, 
«comme  ie  sénateur,  complice  de  Gatilina,  qui  fut  tué  par  son  père.» 

(P.. 37.) 

A  ce  titre,  il  semblerait  que  le  fils  ait  été  trois  fois  plus  esclave 
que  Tesclave  :  grande  erreur  pourtant,  car  le  fils,  dans  ces  conditions, 
est  plutôt  en  servitude  qu'il  n'est  esclave;  il  y  a  en  lui  un  fond  d'ingé- 
nuité qui  survit  à  c«s  épreuves  et  ne  sera  point  altéré  par  l'affranchisse- 
ment. Si,  d'ailleurs,  il  obéit  comme  fils,  à  ce  même  titre  il  sera  maître 
un  jour.  Et  la  femme,  qui  du  reste  était  toute  sa  vie  en  tutelle,  qui  ne 
sortait  de  la  puissance  paternelle  que  pour  tomber  sous  la  main  de  son 
mari ,  la  femme  trouvait  au  moins  la  considération  et  le  respect  dans 
cette  maison  où  elle  ne  devait  point  rencontrer  de  rivale,  où  elle  ac- 
complissait avec  le  père  de  famille  les  rites  sacrés  du  foyer.  Ce  sont  ces 
mœurs  graves  et  sévères  qui  ont  donné  cette  trempe  d'acier  au  carac- 
tère du  Romain;  c'est  cette  forte  constitution  de  la  famille  qui  a  fait  la 
force  et  la  puissance  de  l'État. 

Dès  l'avènement  de  la  République ,  Rome  en  fit  preuve  et  dans  les 
luttes  qui  menacèrent  d'abord  son  existence  et  dans  celles  qui  lui  firent 
peu  à  peu  conquérir  l'Italie,  et,  par  l'Italie»  l'instrument  de  la  conquête 
du  monde. 

H.  WALLON. 

(Lajin  à  an  prochain  cahier.) 


'7 


f 


208  JOURNAL  DES  SAVANTS  —  AVRIL  1879. 


I.  Souvenirs  dune  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient, 
par  L.-A,  Bourgault-Ducoudray.  Un  volume  grand  in- 8®  de 
3i  pages.  Deuxième  édition.  Paris,  Hachette,  1878. — Études 
SUR  LÀ  MUSIQUE  ECCLÉSIASTIQUE  GRECQUE,  missioTi  musicole  en 
Grèce  et  en  Orient,  janvier-mai  1875,  par  le  même.  Un  volume 
grand  in-8*^  de  vni-127  pages.  Paris,  Hachette,  1877.  —  Mé- 
lodies POPULAIRES  DE  Grèce  ET  dOrient,  par  le  même.  Un  vo- 
lume in-4^  de  87  pages.  Paris,  Henri  Lemoine,  éditeur. 

II.  Le  Son  et  là  Musique,  par  P.  Blasema,  professeur  à  V Univer- 
sité de  Rome,  suivis  des  Causes  physiologiques  de  l'Harmonie  musi- 
cale, par  H.  Helmholtz,  professeur  à  l'Université  de  Berlin.  Un 
volume  in- 8*^  de  208  pages,  avec  5o  figures  dans  le  texte. 
Tome  XXrV  de  la  Bibliothèque  scientifique  internationale.  Paris, 
Germer-BaiUière  et  G'*',  1877. 

III.  Du  Beau  dans  la  Musique,  essai  de  réforme  de  resthétique  mu- 
sicale, par  Edouard  Hanslick,  professeur  à  l'Université  de  Vienne. 
Traduit  de  l'allemand  sur  la  cinquième  édition,  par  Charles  Baime- 
lier.  Un  volume  grand  in-8°  de  1  26  pages.  Paris,  Brandus  et  G'*, 
éditeurs  de  musique ,  1877. 

IV.  Histoire  ET  Théorie  de  là  Musique  de  l'Antiquité,  par 
Fr.  Auguste  Gevaert,  I"  volume,  grand  in-4°  de  xvi-45o  pages, 
avec  deux  tableaux  et  des  exemples  de  musique  antique.  Gand, 
typographie  G.  Annoot-Braeckmann ,  Marché-aux-Grains ,  1876. 

TROISIÈME  ARTICLE  ^ 

M.  Fr.  Aug.  Gevaert  a  publié,  en  1876,  le  premier  volume  dun 
ouvrage  considérable  intitulé  :  Histoire  et  Théorie  de  la  Musique  dans 
l'antiquité.  Dans  ce  vaste  travail,  Téminent  directeur  du  Conservatoire 
de  Bruxelles  a  mis  à  profit  les  recherches  de  tous  les  historieus  anciens 
et  récents ,  en  indiquant  avec  soin  les  sources  011  il  a  puisé.  Il  avoue 

*  Pour  les  deux  premiers  articles ,  voir  le  cahier  de  janvier,  pages  33  à  Ao ,  et  le 
cahier  de  février,  pages  82  à  gS. 


J 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  209 

loyalement  avoir  tiré  gi*and  parti  des  livres  de  Westphal,  surtout  du 
traite  de  ce  savant  allemand  sur  la  métrique  des  Grecs.  M.  Fr.  Aug.  Ge- 
vaert  ne  méconnaît,  ne  dissimule  aucune  des  difficultés  du  sujet  qu*ii  a 
abordé.  Personne  ne  sait  mieux  que  lui  que  des  côtés  importants  et 
nombreux  de  la  question  resteront,  quoi  quon  fasse,  enveloppés  d*obs- 
curité.Il  croit  cependant  que  certains  points  sont  bien  éclairés  et  qu'il 
est  possible  de  rassembler  ces  clartés  éparses.  il  prête  une  oreille  atten- 
tive aux  témoignages  des  auteurs  grecs ,  surtout  à  ceux  des  philosophes 
et  parmi  ceux-ci, aux  opinions  et  aux  affirmations  de  Platon,  d*Âristote, 
d*Aristoxène,  de  Plutarque,  toujours  préoccupés  de  Tiniluence  de  la 
musique  sur  Tâme  humaine  et  sur  les  mœurs.  Afin  de  comprendre  la 
signification  des  vieux  textes,  il  appelle  à  son  aide  la  psychologie  et  l'es- 
thétique. A  tous  ces  moyens,  il  ajoute  naturellement  ce  sens  particulier 
qui  caractérise  le  musicien  de  profession.  Il  arrive  ainsi  à  rétablir  quel- 
ques-uns des  traits  essentiels  de  la  musique  grecque.  Plus  d  une  fois  il 
se  rencontre  et  s'accorde  avec  des  savants  tels  que  Vincent,  WeslphaP, 
Wagener,  Helmholtz.  Je  rapprocherai ,  à  Toccasion ,  ses  vues  de  celles  de 
M.Bourgault-Ducoudray;maisjedois  signaler^dès  à  présent,  une  pensée 
qui  leur  est  commune,  et  qui,  si  elle  était  vérifiée  par  certaines  tendances 
de  la  musique  actuelle,  par  la  science  et  par  l'histoire,  apporterait  un 
bon  commencement  de  justification  au  projet  de  réforme  musicale  de 
M.  Bourgault-Ducoudray.  . 

En  terminant  le  chapitre  deuxième  du  premier  livre,  où  il  a  essayé 
de  marquer  les  caractères  de  la  musique  grecque  et  de  montrer  en  quoi 
elle  est  inférieure  et  en  quoi  supérieure  à  la  noire,  M.  Fr.  Aug.  Gevaert 
écrit  les  lignes  suivantes  :  «  N'oublions  pas  toutefois  que  l'art  ancien , 
«  s'il  n'a  pas  connu  les  grandeurs ,  les  sublimes  hardiesses  de  la  musique 
o  moderne,  n'en  a  pas  connu  davantage  les  aberrations,  les  faiblesses. 
«En  donnant  une  part  très  restreinte  à  la  sensation  nerveuse,  à  la  re- 
«cherche  de  l'imprévu ,  il  n'a  pas  développé  en  lui  le  germe  de  sa  propre 
a  décadence.  Dans  le  genre  tempéré  dont  il  avait  fait  son  domaine,  il  a 
«  pu  réaliser  quelques  types  mélodiques  que  les  siècles  n'ont  pu  entiè- 
«  rement  effacer.  Bien  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  polyphonique  auront 
«disparu,  et  ces  créations,  si  frêles  en  apparence,  vivront  encore  dans 
«le  souvenir  des  âmes  croyantes  et  naïves.  Qui  sait  si  un  jour  ne  viendra 

^  Sur  ce  difEciie  sujet,  nous  avons  Westphal,  i85^.  —  Geschichte  der alten 

nous-méme  étudié  les  musicographes ,  und  mittelalterlichen  Musik,  von  R.  West- 

mais  surlout  les  ouvrages  de  Westphal:  phal,  i864.  — System  der  cuttikcn  Rhytk- 

Atetrik  der  griechischen  Dramatiker  and  mik,  y  on  R.  Westphal,  i865. 
Lyriker,  etc.,  von  A.  Rossbach  und  R. 


210  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

((  pas  où ,  saturé  d*émotions  violentes,  ayant  tendu  à  IVxcès  tous  les  res- 
te sorts  de  la  sensibilité  nerveuse ,  Tart  occidental  se  retournera  encore 
«  une  fois  vers  Tesprit  antique,  pour  lui  demander  le  secret  de  la  beauté 
«  calme,  simple  et  éternellement  jeune  M  » 

On  le  voit,  M.  Gevaert  prévoit  que  peut-être  Tart  occidental  éprou- 
vera un  jour  le  besoin  de  renouveler  ses  forces  en  s  associant  à  fart  an- 
tique. Hus  affirmatif  parce  qu'il  a  connu  1  art  oriental  de  plus  près , 
M.  Bourgault-Ducoudray  n'hésite  pas  à  déclarer  que,  dès  à  présent,  la 
musique  européenne  «est  &tiguée  par  un  développement  excessif  de 
ix  son  majeur  et  de  son  minear,  »  Il  touche  et  nous  fait  toucher  du  doigt 
la  plaie  de  notre  musique  moderne ,  qu'il  est  bien  inutile ,  sinon  dange- 
reux, de  voiler  par  des  éloges  hyperboliques  prodigués  à  la  supériorité 
de  l'orchestre  actuel  :  «  La  langue  musicale  européenne,  dit-il,  malgré  sa 
«  richesse  ou  plutôt  à  cause  de  la  richesse  même  de  son  développement, 
«  en  est  venue  à  ne  plus  pouvoir  se  contenter  de  la  simplicité  par  crainte 
«  du  banal.  L'art  moderne  se  voit  donc  condamné  de  plus  en  plus  à 
<c  manquer  de  cette  qualité  qui  est  incontestablement  une  des  causes  de 
(c  la  supériorité  de  l'art  antique.  La  connaissance  approfondie  des  choses 
((  de  rOrient  découvrirait  aux  musiciens  européens  des  horizons  inaper- 
«c  çus.  En  puisant  à  cette  source  éternelle  des  connaissances  humaines 
a  des  moyens  d'expression  nouveaux,  la  musique  moderne,  déjà  mûre, 
«  se  retremperait,  se  rajeunirait.  Elle  pourrait  alors  parler  simplement, 
«  ce  qu'elle  n'ose  plus  faire  aujourd'hui^.  » 

Depuis  la  publication  du  livre  d'où  j'ai  extrait  ce  passage,  M.  Bour- 
gault-Ducoudray  est  allé  encore  plus  loin.  Il  a  démontré  que  plus  d'une 
fois  nos  maîtres  modernes  ont  osé  parler  le  simple  et  jeune  langage  mu- 
sical des  modes  antiques.  H  a  recueilli  toute  une  série  de  remarquables 
exemples,  et  les  a  cités  et  commentés  dans  la  conférence  qu'il  a  faite 
l'automne  dernier  au  palais  du  Trocadéro.  Cette  conférence  étant  restée 
inédite  jusqu'ici ,  il  a  bien  voulu  en  '  détacher  pour  moi  quelques  indi- 
cations curieuses  que  je  vais  reproduire.  On  trouve  l'emploi  du  mode 
hypodorien  dans  Y  Enfance  da  Christ  de  Beriioz ,  ouverture  de  la  seconde 
partie;  au  début  de  la  cantate  les  Noces  de  Prométhée  de  M.  Saint-Saëns; 
à  la  fm  de  ï Invocation  à  la  nature ,  quatrième  partie  de  la  Damnation  de 
Faust  de  Berlioz;  au  début  de  la  romance  du  Roi  de  Thaïes  dans  le 
Faust  de  M.  Gounod;  dans  la  chanson  des  Fossoyeurs  de  ï  opéra  d'Hamlet 
de  M.  Ambroise  Thomas.  Presque  tout  l'adagio  du  quinzième  quatuor 

'  Gevaert,  Histoire  et  tliéorie  de  ta  musique  de  l'antiquité,  t.  1,  p.  SS-Sg.  — 
*  Etudes  SUT  la  musique  ecclésiastique  grecque,  p-  73. 


LFS  MÉLODIES  GRECQUES.  211 

de  Beethoven  est  dans  le  mode  bypolydien.  Lair  à'Hérode,  première 
partie  de  f Enfance  da  Christ,  de  Berlioz,  est  dans  le  mode  dorien. 
Plusieurs  auteurs  ont  employé  avec  succès  le  chromatique  oriental , 
entre  autres,  M.  Saint-Saëns,  dans  le  ballet  de  loratorio  5am5on  et 
Dalila.  Enfin  M.  Bourgault*Diicoudray  lui-même  s  est  servi  de  Fécheile 
du  chromatique  antique  dans  une  mélodie  intitulée  Primavera.  — >  Voilà 
des  faits,  ils  sont  concluants.  A  ceux-là,  on  en  pourrait  ajouter  beau- 
coup d autres.  Que  signifient-ils?  Que,  iorsquun  théoricien  moderne 
tel  que  M.  Bourgault-Ducoudray  aspire  à  concilier  la  musique  moderne 
avec  ce  que  nous  connaissons  de  la  musique  grecque,  son  dessein  n*est 
pas  un  rêve  chimérique,  puisque  ce  qu'il  conseille,  de  grands  compo- 
steurs Tout  fait,  le  font  sous  nos  yeux.  Ces  faits  attestent,  en  outre, 
qu'il  y  a  dans  la  musique  antique  certaines  supériorités  d'expression, 
certaines  richesses  mélodiques  qui  manquent  à  la  nôtre.  Sans  cela,  on 
ne  s'expliquerait  pas  l'attraction  qu'elle  exerce  sur  des  talents  contem- 
porains de  nature  très  diverse  et  incontestablement  riches  de  leur  propre 
fonds.  On  nous  assure,  et  nous  avons  reconnu  nous-même  par  cer- 
taines auditions,  que  la  musique  grecque  tirait  sa  puissance  de  sa  sim- 
plicité mélodique.  Soit;  mais  voilà  précisément  le  prodige  qu'il  s'agit 
d'expliquer.  Où  cette  puissance  mélodique  elle-même  trouvait-elle,  pui- 
sait-elle l'énergie  singulière  avec  laquelle  elle  agissait  sur  les  âmes  an- 
tiques? C'est  ce  que  nous  allons  demander  à  la  fois  aux  musicographes 
et  aux  acousticiens ,  à  l'histoire  du  passé  et  à  la  science  récente. 

La  musique  a  une  puissance  d'expression  qui  lui  est  propre  et  que 
nous  sommes  très  loin  de  lui  contester,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  loin. 
Cette  puissance,  comme  toutes  les  énergies  humaines,  tend  à  se  déve- 
lopper de  plus  en  plus,  fût-ce  jusqu'à  l'exagération.  Or,  lorsqu'elle  pré- 
tend aller  au  delà  de  ses  moyens,  lorsqu'elle  s'obstine  à  donner  des 
sentiments  de  l'âme  des  interprétations  plus  diverses  et  plus  précises 
que  ne  le  permettent  les  signes  dont  elle  dispose,  elle  n'aboutit  qu'à  la 
confusion  et  à  l'obscurité.  C'est  donc  pour  elle  une  heureuse  nécessité 
d'être,  à  l'origine  et  pendant  longtemps,  liée  étroitement  à  la  poésie. Elle 
rencontre,  en  effet,  dans  le  langage  articulé,  dans  la  métrique  et  dans 
l'accent  tonique  que  lui  apporte  la  poésie ,  un  tel  complément  de  res- 
sources expressives,  qu  elle  ne  songe  pas  à  se  torturer  elle-même  pour 
arracher  de  ses  entrailles  ce  qui  n'y  est  pas.  Ainsi  contenue,  elle  de- 
meure naturelle  et  simple,  et  plus  tard,  quand,  parvenue  à  la  maturité, 
elle  est  assez  forte  pour  se  suffire  à  elle-même  jusqu'à  un  certain  point, 

^  Aristote,  Poétique,  ch.   vi,$  a.  Edition  Fiauin-Didot,  p.  46 1. 


212  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

comme  .elle  a  contracté  la  bonne  habitude  de  se  taire  plutôt  que  de  ne 
rien  dire  et  de  ne  dire  que  ce  quelle  est  capable  d*exprimer,  même 
détachée  de  la  poésie,  elle  garde  la  clarté  en  même  temps  que  le  charme 
mélodique.  Et  encore  perdrait-elie  peut-être  bientôt  ces  deux  qualités 
sans  le  voisinage  et  le  contrôle  de  la  musique  dramatique.  Je  reviendrai 
sur  cette  loi,  qu'il  importait  de  signaler  sans  retard. 

Chez  les  Grecs  anciens,  la  musique  a  subi  à  un  haut  degré  cette  do- 
mination tutélaire  de  la  poésie.  Elle  a  chanté  d  abord  les  strophes  lyri- 
ques de  Pindare,  les  chœurs  d'Eschyle  et  de  Sophocle,  puis  elle  est 
arrivée  au  morceau  monodique,  au  solo;  dans  ces  fonctions  élevées  sans 
doute,  mais  de  second  rang  toutefois,  elle  apprenait  à  mesurer  au  juste 
ses  forces  et  à  se  préserver  des  folles  ambitions.  Même  au  temps  d*Aris- 
tote,  et  d  après  le  témoignage  que  celui-ci  nous  a  laissé  dans  sa  Poétûjae^, 
la  musique,  d  ailleurs  si  vivement  goûtée  des  Grecs,  n*était  pourtant 
admise  au  théâtre  quà  titre  d'ornement,  d  agrément  {ifSv<Tfia).  Certes  ce 
n'était  pas  là,  ce  ne  pouvait  pas  être  à  jamais  sa  destinée.  L'opéra  mo- 
derne a  renversé  l'ordre  des  termes;  il  a  fait  de  la  poésie,  —  j'ai  tâché 
de  le  montrer  ici  même,  —  un  moyen  supérieur,  mais  enfin  un  moyen 
de  seconder  la  musique,  qui  est  devenue  son  principal,  son  véritable 
but.  L'opéra  moderne  a  eu  raison;  j'en  demeure  convaincu.  Cependant 
cette  éducation ,  à  la  fois  maternelle  et  ferme ,  que  le  génie  grec  de  la 
grande  époque  imposa  à  la  musique  en  la  pliant  aux  exigences  du  sen- 
timent poétique,  fut  pour  elle  un  bienfait  dont  les  conséquences  sont 
encore  appréciables  jusque  dans  les  retentissements  actuels  des  antiques 
mélodies.  Simple,  sobre,  discret,  le  chant  vocal  grec  voulut  toujours 
être  expressif,  significatif,  et,  s'il  se  soumit  à  la  poésie,  qui  lui  fournis- 
sait l'âme  et  la  vie,  jamais  cette  âme  et  cette  vie  ne  coururent  le  danger 
d'être  étouffées  par  le  despotisme  orgueilleux  et  brutal  d'une  instru* 
mentation  démesurée. 

Quelque  vives  et  passionnées  qu'aient  été  ou  que  soient  les  querelles 
musicales  chez  les  modernes,  elles  le  furent  plus  encore  peut-être  chez 
les  Grecs.  C'étaient,  à  propos  du  caractère  d'un  mode,  de  l'étendue 
d'une  échelle  de  sons,  de  la  grandeur  d'un  intervalle,  d'une  corde  à 
ajouter  à  la  cithare,  des  polémiques  interminables.  Il  y  avait  des  con- 
servateurs et  des  progressistes,  quoique  ces  noms  ne  fussent  pas  inventés. 
Les  philosophes,  les  mathématiciens,  les  hommes  du  métier,  se  dispu- 
taient avec  acharnement  le  droit  de  légiférer,  de  condamner,  d'ab- 
soudre, d'innover.  Les  rivalités  entre  altistes  et  critiques  d'art  existaient 
déjà.  ((Il  faut  considérer,  dit  Plutarque,  que  les  habiles  en  musique 
<(  ne  sont  pas  des  juges  suffisamment  éclairés  en  matière  de  critique 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  213 

«et  de  goût.  En  effet,  il  nest  pas  possible  d*être  à  la  fois  un  musicien 
Q  et  un  critique  parfait,  en  raison  même  des  diverses  parties  dont  se 
a  compose  la  science  musicale  ^n  II  parait  même  que,  pour  cette  race 
grecque,  dont  la  sensibilité  était  si  fine  et  lesprit  si  subtil,  les  conversa- 
tions, les  controverses  sur  les  problèmes  musicaux  avaient  une  saveur 
piquante,  et  quon  les  recherchait  comme  une  exquise  jouissance  intel- 
lectuelle. Le  même  Plutarque  traite  sévèrement  Épicure ,  dont  un  des 
torts  les  plus  graves  à  ses  yeux  est  d  avoir  dit  :  «  Si  les  rois  aiment  à 
tt  s'instruire,  le  sage  leur  conseille  de  subir,  dans  leurs  festins,  des  récits 
n  de  batailles  ou  des  bouffonneries  de  mauvais  goût  plutôt  que  des  dis- 
tt eussions  sur  des  points  de  musique  ou  de  poésie^.»  Plutarque  s'in- 
digne en  citant  ce  langage  impertinent.  Eh  bien,  dans  cette  nation  où 
non  seulement  la  musique,  mais  la  discussion  et  même  la  dispute  musi- 
cales étaient  des  sources  de  plaisir,  je  ne  vois  pas  qu  il  ait  jamais  été  né- 
cessaire de  revendiquer  énei^iquement  la  primauté  de  la  voix  humaine 
sur  les  instruments.  La  musique  instrumentale  se  perfectionna  avec  le 
temps  et  acquit  une  existence  indépendante.  Il  y  eut  des  concours  au- 
létiques,  où  Ton  n entendait  que  des  instruments  à  vent;  des  concours 
cilharodiques  où  les  instruments  à  cordes  luttaient  seuls  entre  eux.  Il  y 
eut  aussi  de  laccompagnement  et  une  certaine  polyphonie  :  mais  la 
voix  humaine  garda  le  premier  rang,  comme  étant  Torgane  musical  le 
plus  voisin  de  Tâme,  le  plus  fidèle  et  le  plus  docile. 

Nous. ne  prétendons  ceites  pas  que,  parmi  les  musiciens,  les  critiques 
ou  les  esthéticiens  de  nos  jours,  il  en  soit  un  seul  qui  osât  contester  un 
instant  au  chant  de  la  voix  humaine  sa  prééminence  psychologique  et 
expressive.  On  ne  se  risque  pas  jusque-là.  Mais  souvent,  trop  souvent,  on 
compose,  on  écrit,  on  favorise  Torchestre,  comme  si  les  titres  de  la  voix 
humaine  allaient  s  affaiblissant  de  plus  en  plus.  Il  est  donc  opportun  de 
rappeler  par  quels  mérites  de  mélodie  la  musique  grecque  a  duré  si 
longtemps,  et  a  pu  se  survivre  à  elle-même.  Et  d'ailleurs  les  vues  de 
M.  Bourgault-Ducoudray  rencontrent  une  heureuse  confirmation  dans 
les  plus  récentes  expériences  de  la  physique. 

L'acoustique  est  parvenue,  on  le  sait,  à  décomposer  les  sons  que  Ion 
croyait  simples.  Grâce  aux  analyses  de  M.  H.  Helmholtz,  elle  a  constaté, 
dans  Tintérieur,  pour  ainsi  dire,  d'un  même  son,  d'autres  sons  qu'ellç 
appelle  harmoniques.  Ceux-ci  complètent,  enrichissent,  fortifient  le  son 
dans  lequel  ils  vibrent  et  composent  avec  lui  un  premier  rudiment  d'or- 

'  Plutarque,  De  Masica,  Edit.  Westphal,  p.  26. —  '  Nonposse  suaviter  vivi,  etc., 
5  i3. 

ff 

18 


ê 


214  JOURNAL  DES  SAVANTS.  — AVRIL  1879. 

chestre.  Le  très  lucide  et  très  habile  abréviateur  de  M.  Helmholtz, 
M.  P.  Blasema,  professeur  à  l'Université  de  Rome,  dit,  à  ce  sujet  :  a  Un 
«son  non  accompagné  de  sons  harmoniques  peut  être  parfois  doux, 
u  mais  il  est  toujours  sourd ,  pauvre  et  peu  musical.  Cest  le  cas  des  dia- 
0  pasons.  Les  tuyaux  bouchés  de  Torgue  n*ont  presque  pas  de  sons  har- 
ttmoniques.  Il  en  sort  un  son  très  sombre,  comparable  à  la  voyelle  ou, 
0  et  peu  agréable.  Les  sons  harmoniques  deviennent  donc  une  condition 
«presque  nécessaire  pour  les  sons  musicaux  proprement  dits.  • . 

«  Les  sons  les  plus  riches  enharmoniques  sont  ceux  de  la  voix  hu- 
«  maine  et  des  cordes  * ...  » 

Ainsi,  même  à  ne  se  placer  quau  point  de  vue  physique,  et  abstrac- 
tion faite  de  toute  espèce  de  rapport  du  son  avec  les  sentiments  de 
Tâme,  la  voix  humaine  est  un  instrument  musical  de  premier  ordre. 
Encore  une  fois,  nous  ne  disons  pas  quon  le  nie  ou  qu'on  Tignore  : 
mais  nous  regrettons  quon  Toublie  fréquemment  et  qu on  ne  sache  pas 
assez  qu'une  des  supériorités  des  Grecs  en  musique  consistait  à  ne  Tou- 
blier  jamais. 

On  l'a  soutenu  justement  :  le  véritable  centre  de  gravité  de  la  mu- 
sique grecque  a  été  la  poésie  chantée;  nous  ne  disons  pas  déclamée, 
ce  serait  inexact;  nous  disons  chantée,  parce  que  c'était  de  la  mélodie 
qu'engendrait  cette  alliance  de  la  musique  avec  le  sentiment  poétique. 
Celte  mélodie  simple  était-elle  pauvre?  Pas  tant  qu'on  pourrait  le  croire. 
A  en  juger  par  quelques  débris,  par  quelques  analogies,  par  les  chan- 
sons populaires  et  les  morceaux  religieux  où  elle  s'est  en  paitie  con- 
servée, elle  était  plutôt  mince  que  maigre,  plutôt  pure  que  faible,  peu 
colorée  mais  d'un  dessin  net  et  clair.  Assurément  une  semblable  mé- 
lodie paraîtrait  indigente  et  sèche  aux  personnes  de  notre  temps  qui 
traitent  les  airs  les  plus  exquis  de  Mozart  de  musique  blanche,  c'est-à- 
dire  sans  doute  dépourvue  de  sang  et  de  chaleur.  Avec  ces  amateurs  de 
la  sonorité  violente,  il  faut  renoncer  à  discuter  :  ils  ont  abusé  des  épices, 
le  nectar  leur  est  fade.  D'autres  comprendront  mieux  le  charme  parti- 
culier des  chansons  grecques  publiées  par  M.  Bourgault-Ducoudray.  Ils 
penseront,  en  outre,  que  la  constitution  même  de  la  musique  grecque 
ancienne  lui  assurait  une  certaine  richesse.  Elle  avait  l'étendue  des 
gammes.  Elle  possédait,  de  plus  que  notre  musique,  la  remarquable 
variété  des  échelles  modales.  Rappelons  que,  tandis  que  nous  n'avons 
que  deux  modes,  l'antiquité,  qui  avait  le  même  nombre  de  tons  ou 
d'échelles  de  transposition  que  nous,  disposait  de  sept  échelles  modales. 

^  P.  Blaserna  et  Helmholtz ,  Le  Son  et  la  Musique,  p.  i  ^o ,  1 4 1 . 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  215 

Celles-ci  recevaient  des  modifications  nouvelles  selon  qu  on  les  faisait 
rentrer  dans  les  trois  genres  diatonique,  chromatique,  enharmonique. 
Ici  encore  l'acoustique  physiologique  est  venue  donner  son  expli- 
cation et  apporter  de  la  lumière.  J*ai  dit  précédemment  que  le  pla- 
cement du  demi-ton  à  la  tierce  produisait  le  mode  mineur  et  chan- 
geait le  caractère  de  la  mélodie.  Ce  que  Ton  ignore  généralement,  c'est 
la  cause  précise  de  cette  transformation  si  sensible  pour  les  oreilles  dé- 
licates, tt Certaines  finesses  musicales,  dit  M.  Blaserna,  comme,  par 
«exemple,  le  caractère  un  peu  différent  qui  subsiste  entre  les  diverses 
il  intonations,  trouvent  leur  explication  naturelle  dans  une  variété  d'in- 
((tervalles  musicaux  plus  grande  (quon  ne  le  croyait  autrefois.  Et,  en 
((réalité,  lintervalle  entre  Yut  et  le  ré  n*est  pas  égal  à  Tintervalle  ré-mi. 
((Le  même  raisonnement,  appliqué  à  un  morceau  tout  entier,  amène  à 
((  conclure  que  le  choix  du  son  fondamental  et  de  Tintonation ,  modifie 
ttun  peu  Tordre  des  intervalles  et,  par  conséquent,  aussi  le  caractère 
«  fondamental  du  morceau,  n  Et  M.  Blaserna  ajoute  judicieusement  :  ((  La 
«différence  est  petite  mathématiquement;  elle  est  très  grande  au  point 
((  de  vue  esthétique^.  »  Voilà  ce  que  savent  parfaitement  nos  maîtres  mo- 
dernes quand  ils  vont  butiner  dans  les  jardins  où  fleurissent  encore  les 
modes  antiques.  Ces  excursions  prouvent  mieux  que  tous  les  arguments 
que  la  musique  grecque,  malgré  sa  maigreur,  sa  graciUié,  avait  des 
ressources  dont  notre  musique  occidentale  a  parfois  besoin,  malgré  ses 
laides  proportions  et  sa  réelle  puissance. 

Riche  par  fétendue  des  échelles  et  la  diversité  des  modes ,  la  mélodie 
grecque  1  était  davantage  encore  par  la  variété  des  rythmes.  Aucun 
autre  peuple  n  a  attribué  au  rythme  une  aussi  grande  importance.  Le 
rythme  est  à  lui  seul,  chez  les  Grecs,  tantôt  la  moitié,  tantôt  le  tiers, 
tantôt  au  moins  le  quart  de  Tobjet  qu  étudie  la  science  musicale.  Platon 
dit,  dans  la  Républûiae  ^  :  «  Le  mélos  a  trois  éléments  :  la  parole,  la  mé- 
(liodie  et  le  rythme.»  De  son  côté,  Âristote  écrit,  dans  la  Politique^  : 
«La  musique  consiste  en  deux  éléments  essentiels  :  la  mélodie  et  le 
«rythme.  ))  D'après  Ârisloxène,  quatre  parties  constituent  le  musicien  : 
«L'harmonique,  la  rythmique,  la  métrique  et  lorganique  ^. »  On  re- 
marquera que  chacun  des  trois  philosophes  que  nous  venons  de  citer 
donne  à  la  rythmique  le  second  rang.  C'est  quils  en  comprenaient 
parfaitement  la  nature  et  la  puissance.  Le  savant  musicographe  West- 

'  P. Blaserna  et  Helmlioltz,  Le  Son  et  ^  Livre  VIII,  ch.  vu,  Didot,  p.  63a. 

la  Musique,  p.  i  lo.                      ^  ^  Aristoxène,  Eléments,  etc.,  traduct. 

*  Platon,  République,  l.  IIL  Édition  E.  Ruelle,  p.  49* 
Didot,  p.  49* 

28. 


216  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

pbal  a  consacré  un  volume  de  près  de  deux  cents  pages  à  exposer  le 
système  de  la  rythmique  des  Grecs.  La  partie  des  Éléments  d*Âristoxène 
où  il  était  traité  du  rythme  a  péri;  mais  on  en  retrouve  des  lambeaux 
dans  divers  auteurs  et  c'est  surtout  au  moyen  de  ces  lambeaux  bien 
rapprochés  que  W^estphal  a  reconstitué  la  rythmique  grecque. 

D  après  Aristoxène,  le  rythme  est  un  système  de  temps  mesurés. 
Tous  les  rythmes  se  composent  de  mesures  déterminées.  Dans  la  me- 
sure, trois  choses  sont  à  considérer  :  la  mesure  totale,  le  temps  frappé, 
le  temps  levé.  Le  temps  levé  se  nomme  ifxris  ou  temps  d*en  haut, 
élvù)  xpà^^^y  ^^  temps  frappé  se  nomme  fidats  ou  temps  d'en  bas, 
xdkca  )(jp6vo9.  Le  mot  taroS^  désigne  ia  mesure  tout  entière  ^  Jusque- 
là  les  différences  entre  la  théorie  grecque  et  la  nôtre  ne  paraissent 
guère.  G  est  qu  elles  se  trouvent  ailleurs,  a  La  combinaison  intérieure 
«de  la  mesure,  dit  très  bien  M.  Gevaert,  subit  peu  de  modifica- 
ations  dans  la  musique  antique.  En  revanche,  l'étendue  des  membres 
«rythmiques,  la  coupe  des  périodes,  y  présentent  une  abondance  de 
«formes  inconnues  à  l'art  moderne.  Gelui-ci  ne  connaît  en  général  que 
«  des  périodes  construites  par  la  répétition  indéfinie  de  membres  de 
a  quatre  mesures  s'encbaînant  d'après  un  procédé  uniforme.  Les  races 
((  occidentales  ne  semblent  ressentir  qu'à  un  assez  faible  degré  Tinfluence 

«de  l'élément  plastique  contenu  dans  le   rythme Les  formes 

«rythmiques  créées  par  le  génie  hellénique,  l'application  de  ces  formes 
«à  l'expression  des  sentiments  humains,  resteront  comme  un  témoi- 
tt  gnage  impérissable  des  hautes  facultés  musicales  de  cette  race  choi- 
«sie  ^))  Un  écrivain  du  v''  siècle  après  J.  G.,  Martianus  Gapelia, 
a  caractérisé  en  termes  un  peu  crus,  mais  énergiques  et  justes,  la  part 
virile,  c'est  le  mot  propre  ici ,  que  les  théoriciens  grecs  reconnaissaient 
au  rythme  dans  la  génération  de  la  mélodie  :  oOn  saura  donc,  dit- 
«il,  que  le  rythrne  est  mâle,  la  mélodie  femelle;  car  la  succession 
«mélodique  est  une  matière  sans  forme  déterminée:  le  rythme,  par 
«un  acte  générateur,  donne  aux  sons  la  forme  et  les  rend  capables  de 
«produire  des  effets  divers  *.  n  Au  reste,  cet  admirable  développement 
de  l'élément  rythmique  par  les  musiciens  nétait  qu'une  des  plus  heu- 
reuses applications  de  cette  pensée  profonde  d'Aristote ,  que  le  beau  con- 
siste dans  la  grandeur  et  dans  l'ordre.  Une  grandeur  quelconque,  mu- 
sicale ou  autre,  que  rien  ne  contient,  est  semblable  à  un  fleuve  qui 

^  R.   Westplial,  System  der  antiken        de   la  Musique    de    V antiquité,   p.   33, 
Rhythmik,  p.  i  :  «  taro^ç  bedeutet  Tact.  »        34. 

F.  A.  Gevaerl    Histoire  et    théorie  ^  Mart.  Capella ,  197  (Meib.). 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  217 

déborde  toujours,  s*aplatit  en  marécage,  se  corrompt,  et  finit  par  s'éva- 
porer; une  grandeur,  même  médiocre,  mais  gouvernée,  maîtrisée, 
ressemble,  au  contraire,  à  ces  eaux  jaillissantes  qui,  au  sortir  du  tube 
qui  les  presse,  ont  Téclat  et  l'apparente  solidité  du  cristal.  Tel  devait 
être  Teffet  du  rythme  mieux  marqué,  mieux  senti,  plus  varié  que  chez 
nous ,  sur  les  mélodies  grecques  moins  opulentes ,  mais  plus  savanunent 
ordonnées  que  les  nôtres  :  materiam  saperahat  opus. 

La  mélodie  grecque  avait  un  autre  avantage  encore  qui  la  dispensait 
de  se  maniérer,  et  qui  lui  permettait  de  garder  le  charme  d'une  allure 
simple.  Â  la  force  du  rythme  elle  joignait  celle  du  mètre.  Avec  la  lon- 
gueur et  la  brièveté  des  sons  elle  combinait  la  longueur  et  la  brièveté 
des  syllabes;  elle  renforçait  ou  tempérait  le  rythme  des  notes  par  le 
rythme  des  paroles.  Qui  ne  sait  combien  une  langue  où  fapcent  est 
très  sensible  l'emporte,  au  point  de  vue  de  la  musique,  sur  celle  où  les 
syllabes  s'opposent  peu  les  unes  aux  autres?  Même  dans  le  dernier  cas, 
la  parole  ordinaire  est  déjà  un  chant  dont  M.  H.  Heimholtz  a  pu  me- 
surer les  principales  intonations.  Ce  chant  du  langage  parlé,  très  vive- 
ment dessiné  chez  les  Italiens,  Test  plus  encore  chez  les  Grecs  mo- 
dernes et  devait  l'être  au  plus  haut  point  chez  les  Grecs  anciens. 
Caccent,  dans  leur  langue,  était  double,  en  quelque  sorte  :  il  se  compo^ 
sait  d'intensité  et  de  durée  :  quand  la  voix  s'élevait  sur  une  syllabe,  en 
même  temps  elle  s'y  arrêtait  un  peu.  Pour  transformer  en  musique  une 
poésie  naturellement  si  nuancée ^  le  plus  simple  contour  mélodique 
su£Bsait.  Mais  aussi,  quelle  ne  devait  pas  être  la  pureté  de  ce  contour 
que  tout  contribuait  à  accuser  et  à  rendre  aisément  perceptible!  Habi- 
tués &  une  irréprochable  justesse  et  à  une  exquise  suavité,  les  auditeurs 
étaient  devenus  impitoyables  pour  la  moindre  peccadille  commise  par  le 
chanteur.  Les  Romains  eux-mêmes ,  ces  élèves  des  Grecs ,  un  peu  moins 
fins  certainement  que  leurs  maîtres,  soufiBraient  d'une  note  fausse  jus- 
qu'à s'en  irriter. 

Pourquoi  ne  reviendrions-nous  pas  de  temps  en  temps  à  l'école  mu- 
sicale des  Grecs,  comme  nous  allons  à  l'école  de  leurs  sculpteurs  et  de 
leurs  architectes?  Si  nos  oreilles  sont  trop  peu  sensibles  pour  saisir  les 
nuances  infinies  dont  ils  jouissaient  ou  dont  ils  souffraient,  c'est  une 
raison  d'a£Bner  et  d'assouplir  notre  organe  auditif  au  lieu  de  travailler  à 
le  rendre  plus  dur  encore.  Sans  doute,  en  ce  qui  touche  les  beautés 
de  la  métrique,  l'art  musical  moderne  ne  saurait  essayer  avec  succès  de 
se  modeler  sur  la  musique  grecque  ancienne.  Â  cet  égard,  les  langues 
naissent  avec  leur  prosodie ,  avec  leur  tonalité  propre  :  il  n'y  a  pas  à 
entreprendre  de  changer  cet  élément,  le  plus  individuel  de  tous.  On 


218  JOURNAL  DES  SAVANTS.— AVRIL  1879. 

aurait  beau  emprisonner  la  langue  française  en  particulier  dans  les 
moules  nombreux  et  divers  des  mètres  antiques,  dépourvue  comme 
elle  Test  d'une  force  de  vibration  et  de  rësonnance  suffisante ,  elle  as- 
sourdirait les  différences  toniques,  elle  atténuerait  les  nuances  sylla- 
biques.  L*épreuve  a  été  faite  au  xvi'  et  au  xvni*  siècle;  elle  a  avorté.  On 
n*a  qu'à  lire,  pour  en  comprendre  la  raison,  le  distique  suivant,  de 
Jodelle  : 

Phœbus,  Aniour,  Cypris,  veut  sauver,  nourrir  et  orner 
Ton  vers,  cœur  et  chef,  d^ombre,  de  flamme,  de  fleurs  \ 

Mais,  en  dehors  de  la  métrique,  la  musique  grecque  a  d'utiles  leçons 
h  nous  donner,  des  exemples  à  nous  offrir  et  des  prêts  avantageux  à 
nous  faire.  En  résumant  les  réflexions  qui  précèdent,  je  dirai  qu'il  y  a 
lieu  de  lui  emprunter  la  simplicité  expressive  de  la  mélodie,  l'abon- 
dante diversité  des  rythmes,  la  féconde  multiplicité  des  modes  et 
peut-être  un  emploi  plus  hardi  et  plus  fréquent  du  genre  chromatique 
dont  notre  mineur  du  reste  contient  quelques  éléments. 

Mais  deux  questions  sur  lesquelles  on  n'est  pas  d'accord  sont  encore 
à  examiner.  Jusqu'à  quel  point  une  réforme  musicale  ainsi  conçue  se 
concilierait-elle  avec  la  polyphonie  moderne  et  s'accommoderait-elle 
des  exigences  légitimes  de  l'orchestration  actuelle?  En  second  lieu,  la 
puissance  expressive  de  la  musique  en  elle-même  ne  serait-elle  pas  une 
illusion,  une  vieille  erreur  à  réfuter  au  lieu  d'être  au  nombre  de  ces 
vérités  éternelles  dont  l'esthétique  doit  faire  des  principes  et  l'art  mu- 
sical des  règles?  L'étude  de  ces  deux  questions  sera  l'objet  d'im  dernier 
article. 


Ch.  LÉVÊQUE. 


(La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Voir  Sainte-Beuve,  Tableau  de  la  poésie  française  au,  xvi'  siècle,  p.  8i,  i848. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  219 


kXe^dvSpov  MoLvpoxopSdiTOv  x.t.X.  Cent  lettres  d* Alexandre  Mavro- 
cordato,  conseiller  d'Etat  [de  la  Porté\,  publiées  par  Théagène  Li- 
vadas.  Trieste,  1879,  gr.  in-S*^  de  198  pages. 


DEUXIEME  ARTICLE. 


Dans  Tarticle  précédent ,  nous  avons  cherché  à  mettre  en  relief  le 
mérite  des  lettres  dAl.  Mavrocordato,  et,  suivant  l'exemple  de  M.  Th. 
Livadas,  nous  n  avons  pas  ménagé  les  éloges  à  son  illustre  compatriote. 
Le  genre  de  document  que  nous  avions  à  examiner  permet,  jusqu'à  un 
certain  point,  déjuger  un  homme  sous  le  rapport  moral,  mais  il  ne 
suffît  pas  pour  le  faire  connaître  complètement.  En  général ,  quand  on 
écrit  des  lettres,  on  s'en  tient  à  ietat  théorique,  et  on  émet  des  idées^ 
des  pensées,  des  principes,  qui  font  honneur  à  celui  qui  les  formule. 
Mais  la  vie  réelle,  la  vie  pratique,  est-elle  toujours  d*accord  avec  ces 
théories?  Et  est-il  possible  de  porter  un  jugement  définitif  sur  un  per- 
sonnage officiel  sans  connaître  dans  les  plus  grands  détails  non  seule- 
ment ses  écrits,  mais  même  et  surtout  sa  vie  privée  et  politique.  Non 
pas  que  je  veuille  insinuer  que  la  mémoire  d*Al.  Mavrocordato  aurait 
beaucoup  à  souiïrir  d  un  pareil  examen  et  d'une  pareille  comparaison, 
mais  il  a  vécu  dans  un  milieu  qui  ne  lui  permettait  pas  toujours  d*agir 
suivant  sa  nature  droite  et  loyale,  et,  s*il  n*a  pas  résisté  à  certaines 
séductions,  il  faudra  se  rappeler  qu'il  a  fait  partie  dun  gouvernement 
aux  habitudes  et  aux  usages  duquel  il  était  naturel  qu  il  se  conformât. 
Pendant  près  de  quarante  ans  il  a  été  au  service  de  la  Porte,  en  qualité 
de  premier  drogman  et  plus  tard  de  conseiller  d'Etat.  Ces  fonctions  le 
mettaient  en  contact  perpétuel  avec  nos  ambassadeurs,  et,  comme, 
malgré  son  esprit  de  conciliation,  il  était  souvent  obligé  de  combattre 
leurs  idées  et  leurs  projets,  il  n'est  pas  étonnant  que  la  correspondance 
diplomatique  de  ces  derniers  contienne  des  reproches  et  des  plaintes 
sur  sa  manière  dagir  et  sur  son  caractère.  Toutefois  les  renseignements 
qu'ils  nous  fournissent  ne  sont  pas  à  dédaigner,  parce  qu'ils  nous 
permettent  d'établir  la  vérité  des  faits  et  d'éviter  les  exagérations  du 
blâme  et  de  l'éloge. 

Notre  intention  n'est  pas  de  raconter  en  détail  la  vie  de  Mavrocor- 


Voir,  pour  le  premier  artide,  le  cahier  de  mars,  p.  179. 


220  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

dato,  comme  Ta  fait  avec  beaucoup  de  soin  M.  Livadas,  en  mettant  à 
profit  la  nombreuse  correspondance  de  ce  dernier.  Les  articles  que 
les  biographies,  et  surtout  celle  de  Didot,  ont  consacrés  à  ce  person- 
nage, nous  paraissent  d^ailleurs  à  peu  près  suffisantes.  Nous  glisserons 
donc  sur  les  évënements  connus,  nous  arrêtant  principalement  à  ceux 
sur  lesquels  la  correspondance  diplomatique  de  nos  ambassadeurs  à 
Constantinople  nous  fournissent  des  renseignements  nouveaux. 

Originaire  d'une  famille  illustre  de  Chio,  Al.  Mavrocordato  ^  est  né, 
vers  1637,  à  Constantinople.  11  montra  fort  jeune  un  grand  penchant 
pour  la  science,  et,  comme  la  Grèce  ne  présentait  aucune  ressource  à  ce 
point  de  vue,  sa  mère  Tenvoya  en  Italie,  où  il  reçut  une  excellente 
éducation.  A  Rome,  il  fut  placé  au  collège  grec  de  Saint-Atbanase,  et  il 
y  apprit  le  latin  et  les  diverses  langues  de  TEurope,  à  Texception  du  fran- 
çais et  de  Tallemand ,  qui  lui  restèrent  toujours  complètement  étran- 
gers. Il  y  fit  profession  de  la  religion  catholique  ^,  mais  depuis  il  était 
.rentré  dans  le  schisme  grec.  Â  Padoue  il  étudia  la  médecine,  et  obtint 
à  l'université  de  Bologne  le  grade  de  docteur.  Avant  de  quitter  Tltalie, 
il  publia  un  ouvrage  sur  la  circulation  du  sang,  ouvrage  qui  eut  une 
certaine  célébrité. 

Après  la  prise  de  Candie  par  les  Turcs,  Panajotti  (Nicusi)  était  revenu 
à  Constantinople.  Mavrocordato  se  lia  avec  lui  et  devint  son  secrétaire 
particulier.  Ce  fut  là  loccasion  de  sa  fortune.  Pendant  vingt-cinq  ans, 
Panajotti^  avait  exercé  les  foûctions  d'interprète  auprès  de  Tambassade 
impériale ,  puis  il  avait  été  attaché  en  la  même  qualité  aux  ambassades 
des  puissances  étrangères  et  à  la  Porte,  au  service  de  laquelle  il  s'était 
consacré  exclusivement.  Aussi  avait-il  été  généreusement  récompensé. 
Dans  une  lettre  datée  de  Naxis,  le  10  décembre  1678,  le  marquis  de 
Nointel  écrit  :  «Je  suis  parti  de  Chio  sur  le  soir  et  je  suis  arrivé  le  len- 
«  demain  de  bonne  heure  à  Micone.  Cette  ile,  ayant  perdu  la  considé- 
<( ration  quelle  avait  des  Turcs  comme  appartenante  à  feu  Panajotti,  à 
u  qui  le  visir  en  avoit  abandonné  le  revenu,  n*est  plus  remarquable  que 
«  par  des  corsaires  qui  en  sont  ordinairement  les  maîtres  et  dont  une 
«galliotte  est  suffisante  pour  dominer  dans  son  port.»  Négociateur  ha- 
bile, politique  à  larges  vues,  homme  juste  et  droit,  Panajotti  était  un 
défenseur  énergique  de  Téglise  grecque,  en  faveur  de  laquelle  il  ob- 

^  Voy.  la  note  que  M.  Schefer  lui  a  *  Lettre  du  11  mars  1686. 

consacrée  ,  p.  60,  du  Journal  d'Antoine  ^  Voy.  de  Hammer,  Histoire  de  fEm- 

Galland,  qu  il  est  en  train  de  publier  et  pire  ottoman,  trad.  fr.  de  Hellert,  t  II, 

dont  il  a  bien  voulu  me  communiquer  p.  364*  et  M.  Schefer,  Journal  de  Gai- 

la  partie  déjà  imprimée.  land,  p.  18. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  221 

tint  la  reddition  des  Lieux  Saints.  Il  avait,  de  plus,  un  esprit  très  cul- 
tivé et  un  goût  très  prononcé  pour  les  livres,  qu'il  recherchait  avec 
passion.  Mahomet  venait  de  déclarer  la  guerre  aux  Polonais,  pour  dé- 
fendre les  Cosaques,  qui  les  avaient  abandonnés  et  s^étaient  soumis 
à  la  Porte.  Panajotti  accompagna  le  grand  vizir  dans  une  expédition  en 
1673,  mais  il  tomba  frappé  d'apoplexie,  le  2  octobre  de  la  même 
année.  Colbert,  qui  recherchait  toutes  les  occasions  d  enrichir  sa  bi- 
bliothèque, écrivit \  Tannée  suivante,  au  marquis  de  Nointel,  pour  le 
charger  d'acheter  les  principaux  manuscrits  de  cette  collection.  Voici 
cette  lettre,  qui  est  conservée  en  double  expédition  signée,  dans  la  cor- 
respondance du  marquis  de  Nointel. 

«  Monsieur,  lorsque  le  s' de  la  Croix,  voslre  secrétaire,  estoiticy,  je  le 
A  chargeay  de  s* appliquer  à  rechercher  tous  les  manuscrits  qu  il  pourroit 
«  trouver  dans  le  Levant,  et  de  les  achepler  pour  me  les  envoyer,  estant 
«bien  aise  d'en  avoir  quelques  uns  sans  faire  une  trop  grande  dépense 
«pour mettre  dans  ma  bibliothèque,  et  c'est  sur  quoyje  vous  prie  non 
«seulement  de  luy  permettre  de  prendre  ce  soin  pour  moy,  mais  mesme 
a  de  luy  donner  les  secours  qui  pourront  dépendre  de  vous  dans  toutes 
«les  occasions  où  il  pourra  en  avoir  besoin.  Mais,  comme  il  m'escrit 
«depuis  peu  que  la  bibliothèque  de  Panajotty,  premier  drogman  du 
«grand  visir,  estoit  fort  considérable,  et  que  peut  estre  elle  pourroit 
aestre  à  vendre,  dont  il  n'aura  pas  manqué  de  vous  parler,  aussy  tost 
«que  vous  aurez  esté  de  retour  à  Constantinople,  je  suis  bien  aise  de 
«vous  escrire  sur  ce  sujet,  pour  vous  dire  qu'il  seroit  impoitant  pour 
«le  service  du  Roy  que  vous  vous  appliquassiez  à  bien  connoistre  de 
«quelle  qualité  sont  les  livres  de  cette  bibliothèque,  et  s'il  y  a  ou  de 
«fort  anciens  manuscrits,  ou  des  livres  d'histoires  de  Levant  ou  des 
«  livres  de  belles  lettres  ou  de  doctrine  d'autheurs  connus  dans  l'anti- 
«  quité ,  et  qui  n'ayent  point  encore  esté  imprimez  en  Europe,  et  il  seroit 
«bien  important,  et  très  agréable  au  Roy  que  vous  en  fissiez  l'achapt 
«pour  mettre  dans  la  bibliothèque  de  Sa  Majesté,  mais  en  cas  qu'il  ne 
«se  trouvast  dans  cette  bibliothèque  que  des  livres  de  prières,  ou  autres 
«servant  aux  rites  grecques  qui  ne  peuvent  estre  d'aucune  utilité  de 
«deçà,  en  ce  cas,  dis-je,  vous  n'achepterez  point  cette  bibliothèque. 

«Comme  j'apprends  par  vos  lettres  que,  dans  le  voyage  que  vous 

*  La  lettre  est  datée  de  8aint-Ger-  de  Colbert  dans  l'appendice  du  Journ, 

main-en-Laye,  10  novembre  1674- Je  de  GalL  H  n*est  pas  mal  qu*on  puisse 

vois  dans  les  notes  de  M.  Schefer,  p- 1 9  «  les  trouver  dans  deux  ouvrages  diffé- 

qu'il  a  Tintcntion  do  publier  ces  lettres  rents. 


1122  JOURNAL  DES  SAVANTS.— AVRIL  1879. 

«venez  de  Taire  jusques  en  Hierusalem  et  au  Caire,  vous  avez  passe  au 
uMont  Sinaî,  et  visité  les  Maronites,  en  cas  que,  parle  moyen  des  con- 
«noi^sances  que  vous  avez  prises  dans  ce  voyage,  vous  puissiez  faire 
a  amas  de  livres  curieux  de  la  qualité  de  ceux  que  je  vous  ay  marqué 
«cy  dessus,  je  vous  prie  de  les  achepter  et  de  me  les  envoyer  de  temps 
«  en  temps  par  les  occasions  des  vaisseaux  marchands  qui  iront  à  Cons- 
«  tantinople. 

«A  Fesgard  de  la  dépense  que  vous  ferez  pour  tous  ces  achapts, 
ttvous  pouvez  prendre  de  l'argent  des  marchands  qui  sont  à  Constan- 
tttinople,  en  leur  donnant  des  lettres  de  change  que  vous  pouvez  tirer 
«sur  M.  Arnoul,  intendant  des  galères,  je  ne  manqueray  pas  de  les 
«faire  acquitter  ponctuellement. 

•  «Vous  veiTCz,  par  le  mémoire  que  je  vous  envoyé  d'un  de  nos  sca- 
«vans,  ce  qu'il  estime  que  l'on  doit  observer  sur  ces  manuscrits,  et 
«comme  parmy  une  centaine  de  volumes,  M.  de  la  Haye  envoya  dans 
«les  dernières  années  de  son  ambassade,  il  s'en  est  trouvé  trois  fort 
«  rares. 

«Je  suis.  Monsieur,  etc. 

U  COLBERT.  » 

Dans  l'une  des  deux  expéditions  de  la  lettre  de  Colbert  se  trouve 
la  note  suivante,  dans  laquelle  il  insisté  sur  l'importance  de  cette  acqui- 
sition : 

«11  y  a  à  Constantinople  et  aux  lieux  voisins  plusieurs  manuscrits 
«grecs,  ou  entre  les  mains  des  Turcs,  qui  les  ont  pris  sur  les  Chres- 
«  tiens,  ou  chez  les  Grecs,  particulièrement  les  moines  ou  les  prestres 
«et  leurs  héritiers,  et  les  uns  et  les  autres  sont  souvent  à  vendre.  L'on 
«ne  peut  manquer d'achepter tous  les  vieux  en  parchemin  et  en  papier, 
«soit  de  soye,  ou  enduit  de  quelque  matière,  pourveu  que  ce  ne  soient 
«pas  des  livres  de  prières,  de  chant,  et  d'usage  ordinaire  dans  les 
«  églises. 

«  Si  Monsieur  de  Nointel  prenoit  ce  soin ,  il  pourroit  envoyer  de 
«c temps  en  temps  plusieurs  manuscrits  en  France;  le  public  y  trouve- 
«  roit  un  très  grand  avantage ,  parce  que  les  hommes  de  lettres  enrichi- 
«roient  par  l'édition  de  plusieurs  belles  pièces  non  imprimées  chacun 
«  la  science  de  sa  profession  ;  et  ce  seroit  orner  nostre  France  des  des- 
«pouilles  de  TOrient.  M""  de  la  Haye,  il  y  a  quelques  années,  envoya  en 
«deux  fois  plus  de  cent  manuscrits  en  cette  langue,  parmy  lesquelz  il 
«y  en  a  trois  qui  n'ont  point  de  prix  et  plusieurs  très  considérables.» 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  223 

Déjà  précédemment  ^  Colbert  avait  manifesté  au  marquis  de  Noîn- 
tel  son  désir  d  avoir  des  manuscrits  grecs  pour  sa  bibliothèque  particu- 
lière. 

«Après  vous  avoir  parlé,  dit-il,  de  ce  qui  concerne  le  service  du  Roy 
«et  le  bien  de  ses  sujets,  je  vous  prie  de  me  permettre  de  vous  parler 
«  d\me  curiosité  particulière  qui  me  regarde.  J'ay  entretenu  fort  ampte- 
omeut  le  s'  de  la  Croix,  vostre  secrétaire,  sur  la  recherche  de  manus- 
«crits  pour  ma  bibliothèque,  et  luy  ay  marqué  tous  les  lieux  dont  il  en 
«  pourra  tirer,  et  les  moyens  dont  il  se  pourroit  seiTir  pour  cela,  et  vous 
a  me  ferez  un  singulier  plaisir  non  seulement  de  luy  ordonner  de  s  y 
«appliquer,  mais  mesme  de  luy  donner  dans  les  occasions  toutes  les 
«assistances  qui  pourront  dépendre  de  vous  et  de  Fauthorité  de  vostre 
«  ministère  pour  y  réussir. 

u  Je  suis,  etc..  .  «.  » 

Du  reste,  le  marquis  de  Nointel,  qui  connaissait  les  goûts  de  Col- 
bert, navait  pas  attendu  ces  recommandations  pour  se  mettre  en  quête 
(le  manuscrits  grecs.  Dans  une  lettre  du  9  février  1672,  il  demandait 
qu'on  lui  envoyât  quelques  volumes  imprimés  de  l'histoire  byzantine 
et  des  Pères  de  l'église  grecque,  volumes  au  moyen  desquels  il  pourrait, 
par  voie  d'échange,  tirer  plusieurs  manuscrits  du  mont  Âlhos  et  des 
autres  endroits  où  il  en  restait.  Il  parle  aussi  de  bibliothèques  que  l'on 
vend  à  vil  prix. 

Quant  à  la  collection  de  Panajotti,  nous  ne  savons  pas  ce  qu'elle  est 
devenue.  Dans  tous  les  cas,  elle  n'a  pas  profité  à  la  France.  Un  seul 
manuscrit  grec  qu'il  avait  donné  de  son  vivant  au  marquis  de  Nointel 
est  arrivé  dans  la  bibliothèque  du  roi,  mais  beaucoup  plus  tard  et  par 
une  voie  détournée.  C'est  celui  qui  porte  aujourd'hui  le  n**  1  266  et  qui 
est  intitulé  :  Confession  orthodoxe  de  t Église  d'Orient,  en  grec  et  en  latin. 
A  la  fin,  dans  une  pièce  autographe  et  signée  du  marquis  de  Nointel,  il 
est  dit  que  ce  volume  lui  a  été  remis  pour  être  déposé  dans  la  biblio- 
thèque de  Sa  Majesté.  Voici  comment  il  annonce  l'envoi  de  ce  volume^  : 

M  Vostre  Majesté  ayant  été  informée  du  renouvellement  des  capitula- 
«  tions,  par  la  lettre  que  j'ay  eu  l'honneur  de  luy  en  escrire  d'Andrinople 
«  et  par  son  duplicata  de  cette  ville ,  elle  en  verra  maintenant  la  preuve 
«par  l'original  de  ce  traitté,  dont  j'ay  chargé  Delacroix,  mon  second 

Dans  une  lettre  du  23  avril  i674«  — *  Dans  une  lettre  au  roi  du  :îi  sep- 
tembre 1673. 

29- 


224  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  AVRIL  1879. 

secrétaire,  à  cause  de  sa  fidélité,  ne  croyant  pas  la  pouvoir  mieux 
recognoistre  quen  luy  procurant  l'avantage  de  se  présenter  devant 
V.  M.  Il  luy  doit  remettre  encor  un  original  d'un  catéchisme  de 
l'Eglise  orientale,  aprouvé  des  quatre  patriarches  qui  étoient  alors  dans 
les  sièges,  et  qui  Test  aussi  par  Denis  de  Constantinople,  duquel  j'ay 
envoyé  il  y  a  un  an  ^  Tattestation  synodale  à  V.  M.  Ce  dernier,  qui 
m'avoit  donné  sujet  il  y  a  quelque  temps  de  me  plaindre  de  sa  con- 
duitte,  a  cru  n'en  pouvoir  mieux  expier  la  faute  qu'en  recourant,  dans 
sa  disgrâce,  à  la  protection  ordinaire  qu'il  a  trouvé  dans  vostre  palais 
de  cette  ville,  contre  les  persécutions  de  celuy  qui  l'a  dépossédé,  et 
ce  qui  est  admirable  c'est  que  touts  ces  changements,  qui  attireront  la 
ruine  de  la  dignité  patriarchalle  de  Constantinople,  ne  donnent  point 
d'atteinte  h  la  doctrine  de  la  présence  réelle  et  de  la  transsubstantiation 
de  l'Eglise  orientale,  ainsi  que  V.  M.  en  est  maintenant  persuadée  et 
qu'elle  le  sera  encore  plus,  s'il  estoit  possible,  par  les  attestations^  du 
patriarche  de  Hierusalem,  du  nouveau  d'Antioche  et  de  celuy  des 
Coftes  particulière  sur  l'Eufcharistie ,  que  je  joints  aux  autres  pour  estre 
disposées  dans  la  bibHothèque  de  V.  M.  Elle  y  pourra  mettre  encore 
les  portraits  du  G.  S.  et  du  G.  V.  à  cause  de  la  ressemblance  que  je 
la  puis  assurer  en  estre  très  grande  aux  originaux,  le  peintre  que  j'ay 
mené  avec  moy  à  Andrinople  les  ayant  veu  plusieurs  fois  a  son  ayse, 
en  sorte  qu'après  y  avoir  travaillé,  il  y  retouchoit  suivant  les  observa- 
tions d'un  autre  examen  tant  de  luy  que  de  ceux  qui  laccompagnoient , 
chacun  par  mon  ordre  ayant  des  parties  distribuées  pour  sa  remarque, 
et  il  y  a  si  bien  réussi,  que  plusieurs  Turcs,  mesme  ceux  qui  ne  voyent 
pas  souvent  ces  puissances,  ont  recognu  leur  simple  visage  détaché  de 
tout  ornement,  qui  auroit  pu  les  ayder.  Ils  nommoient  touts  le  visier 
Azen ,  quoyqu  avec  beaucoup  de  respect ,  mais  pour  sa  hautesse ,  après 
une  grande  admiration,  se  mettant  le  doigt  sur  les  lèvres  pour  s'em- 
pescher  de  proférer  son  nom,  comme  en  estant  indignes,  ils  mar- 
quoient  asses  ce  qu'ils  vouloienl  dire,  et  c'a  esté  avec  peine  que  j'ay 
fait  prononcer  Padicha  à  quelques  uns.  Je  puis  encore  conjecturer  que 
ces  portraits  sont  plus  ressemblants  que  celuy  de  V.  M.  que  sa  hau- 
tesse garde  dans  sa  chambre,  parce  qu'aparament  il  y  a  longtemps 
qu'elle  l'a,  et  cette  particularité  qu'elle  l'eust,  m'échapa  la  première 
année  que  je  vins  à  Andrinople,  lorsque  Panajotti  me  fust  envoyé 
pour  scavoir  si  par  mon  compliment  j'avois  eu  dessein  de  menacer 

*  Lettre  au  roi  du  i*' juillet  1672.  — *  Le  Journal  de  Galland  parle  plusieurs 
fois  de  ces  attestations. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  225 

«le  G.  S.,  car,  outre  lassurance  qu*il  me  donna  que  cet  empereur 
«cognoissoit  aussi  bien  que  moy  la  puissance  de  V.  M.  sur  mer  et  sur 
a  terre,  et  qu*ainsi  il  n'avoil  pas  besoin  que  je  Ten  informasse,  il  y 
«ajouta  que  mesme  sa  hautesse  avoit  le  portrait  de  V.  M.  dans  sa 
«chambre.  J'en  ay  pris  la  confirmation  de  luy  mesme  sur  ce  que  celuy 
«de  mes  droguemans  qui  esloit  présenl  à  nostre  conversation,  m'en 
c«  parla  par  hazard  comme  d'une  chose  qu'il  croyoit  bien  que  je  naurois 
«pas  oublié.  » 

On  ne  s'explique  pas  comment  le  manuscrit  en  question  n'est  pas  ar- 
rivé directement  au  roi ,  mais  est  resté  entre  les  mains  de  Letellier,  ar- 
chevêque de  Reims,  qui  a  jugé  à  propos  de  se  l'approprier.  En  1687, 
Richard  Simon  ^  le  signalait  comme  existant  dans  la  bibliothèque  de  ce 
dernier,  qui,  plus  tard,  en  a  fait  don  au  roi,  avec  cette  note  autographe 
écrite  en  tête  du  manuscrit  :  «  J'ay  donc  et  fait  remettre  ce  volume  qui 
«  m'appartenoit  dans  la  bibliothèque  du  Roy  dans  laquelle  il  mérite 
ttd'estre  conservé.  Le  premier  mars  1701  à  Paris.  L'archevêque  duc  de 
«  Reims.  »  Mais  revenons  à  Mavrocordato. 

Il  avait  accompagné  Panajotti  dans  l'expédition  de  iGyS  contre  les 
Polonais,  à  cause  de  sa  connaissance  des  langues.  Après  la  mort  de  ce 
dernier,  il  lui  succéda  dans  la  place  de  premier  drogman,  place  à  la- 
quelle étaient  attachés  de  grands  privilèges,  entre  autres  de  conserver 
toute  sa  barbe,  de  porter  des  vêtements  longs,  de  pouvoir  circuler  à 
cheval  dans  les  rues  de  la  capitale  avec  une  suite  de  quatre  valets  égale- 
ment à  cheval ,  etc.  Travaillant  directement  avec  le  grand  vizir  et  ser- 
vant d'intermédiaire  entre  le  divan  et  les  ambassadeurs  des  cours  étran- 
gères, il  avait  une  influence  très  considérable. 

Avant  d'être  nommé  premier  drogman,  Mavrocordato  avait  été  in- 
tendant des  portiers^  sous  le  vizir  Kara  Moustapha.  Précédemment,  il 
avait  été  pendant  deux  ans  le  médecin  du  marquis  de  Nointel,  avec  le- 
quel il  continua  à  entretenir  des  relations  suivies.  Ce  dernier  en  faisait 
le  plus  grand  cas,  comme  le  prouve  la  lettre  qu'il  écrivait  le  k  octobre 
]  675.  On  y  lit  :  «Je  feray  soustenir  mon  dessein  par  ceux  qui  ont  le 
«  plus  d'accès  auprès  du  grand  visir.  Mauro  Cordato,  que  je  connois  très 
«  particulièrement,  qui  est  son  médecin  et  truchement  do  la  Porte,  est 
«  un  homme  éclairé  et  de  mérite.  Il  m*a  escrit  fort  avantageusement  du 
u  sieur  Sauvans,  et  assurément  il  voudroit  bien  avec  la  gloire  de  son 
«maître  contribuer  à  la  satisfaction  de  la  Pologne,  etc.»  Pendant  les 

*  Voy.  M.  Schefer,  Journ.  de  Gaîland,  noie  de  la  page  19.  —  *  Lellre  de  Fabre 
du  3o  août  169a. 


226  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

premières  années,  Mavrocordalo  entretint  en  latin  et  surtout  en  italien 
une  assez  nombreuse  correspondance  avec  le  marquis  de  Nointel  et  lo 
procureur  provincial.  Ces  lettres  sont  autographes;  mais,  comme  elles 
sont  purement  administratives  et  ne  touchent  en  rien  à  la  personnalité 
de  Mavrocordato ,  nous  nous  contentons  d'en  signaler  lexistence  dans 
les  archives  du  ministère  des  affaires  étrangères.  Elles  se  rapportent 
surtout  à  Tannée  iGyG.  A  cette  époque,  le  premier  vizir  était  Kara 
Moustapha  Pacha.  ccÂgé  de  quarante-huit  ans  ou  environ,  dit  Nointel  ^ 
«natif  de  la  ville  de  Marsonnan  en  Caramanie,  il  est  fils  du  nommé 
uBouuchbein,  qui  étoit  ispahis  ou  cavalier  s  étant  attaché  à  la  fortune 
w  de  Mehemmet  Qupruli  grand  vizir  et  père  du  dernier.  Il  devint  de  Som 
uPleichi  Oglan  son  ecuyer,  ou  ayant  passé  à  la  garde  de  sOn  sceau,  il 
«  exerça  ces  deux  charges  pendant  que  son  maître  estoit  Pacha  de  Damas, 
ail  sceut  si  bien  en  gagner  lamitié  qu*il  fut  tiré  des  employés  du  dedans 
«  de  son  sérail  et  mis  au  dehors  en  qualité  d*aga  pour  manier,  comme 
«  il  le  fit  effectivement,  toutes  les  forces  du  pachalic  de  Tripoli  de  Surie.  » 
Il  s'éleva  ainsi  graduellement  jusqu'à  la  dignité  de  grand  vizir. 

Un  des  premiers  soins  de  Mavrocordato  fut  de  protéger  ses  coreli- 
gionnaires dans  rélernelle  affaire  des  Lieux  Saints  et  de  défendre  le  pa- 
triarche grec  de  Jérusalem  contre  l'influence  que  l'Autriche  et  la  France 
accordaient  aux  Occidentaux.  Le  marquis  de  Nointel,  qui  attachait  une 
grande  importance  à  cette  question  et  qui  s'en  occupait  incessamment , 
fut  étonné  de  rencontrer  une  opposition  très  vive  chez  son  ancien  ami 
le  drogman  de  la  Porte.  De  là  une  certaine  mésintelligence  entre  ce  der- 
nier et  notre  ambassadeur,  qui,  dans  sa  correspondance,  manifeste  plu- 
sieurs fois  la  méfiance  qu'il  lui  inspire.  Lavergne  de  Guilleragues  partage 
l'opinion  de  son  prédécesseur;  il  va  même  jusqu'à  qualifier  Mavrocor- 
dato d'(( homme  détestable,»  dans  une  lettre  du  a^  mai  1680.  Fabre, 
qui ,  après  la  mort  de  Guilleragues ,  fut  chargé  des  affaires  de  l'ambassade , 
et  qui  était  resté  à  Constantinople ,  dira  plus  tard^  de  lui  :  «  Il  est  fort  in- 
0  téressé  et  fera  tout  pour  l'argent;  il  a  beaucoup  d'esprit  et  de  génie  et 
«  est  capable  de  faire  réussir  l'intrigue  la  plus  difficile.  Il  faut  éviter  qu'il 
«  soit  gagné  par  la  cour  de  Vienne.  » 

D'interprète,  Mavrocordato  ne  tarda  pas  à  devenir  négociateur.  Kn 
1681,  nous  le  voyons  chargé  de  défendre  auprès  du  gouvernement  im- 
périal les  intérêts  du  parti  hongrois,  qui  s'était  mis  sous  la  protection 
des  Turcs.  Les  conférences  n'ayant  pas  abouti,  la  guerre  fut  déclarée.  Il 

'  Lettre  du  7  novembre  1676,  dont  une  parlie  est  en  chiffres.  —  *  Dans  une 
leltrc  du  16  aoùl  1693. 


ALEVANDRE  MAVROGORDATO.  227 

suivit  le  grand  vizir  au  siège  de  Vienne,  dont  il  donne  une  description 
dans  son  journal.  Jean  Sobieski ,  roi  de  Pologne ,  ayant  secouru  T  Autriche , 
Tannée  turque  essuya  une  déroute  complète.  Cette  défaite  entraîna  la 
chute  de  Kara  Moustapha  et  de  tous  les  siens.  Il  fut  étranglé  à  Belle- 
garde.  Quant  à  Mavrocordato ,  accusé  par  le  nouveau  grand  vizir  d'avoir 
empêché  la  prise  de  Vienne,  il  fut  conduit  à  Andrinople  et  jeté  en  pri- 
son, et  les  scellés  furent  mis  sur  sa  maison.  N*ayant  pu  payer  la  somme 
de  3oo  bourses  qu  il  avait  promise  pour  se  racheter,  il  fut  mené  à  Cons- 
lantinople,  et  Ton  vendit  tous  ses  biens.  Sa  femme  et  sa  mère  furent 
renfermées  avec  lui.  Il  finit  par  paye  ret  fui  rendu  à  la  liberté.  Peu  après 
il  rentra  dans  les  honneurs  et  dans  sa  place  de  premier  drogman  et  re- 
couvra même  une  partie  de  ses  biens. 

Lavergne  de  Guilleragues  était  mort  presque  subitement.  Pierre  Gi- 
rardin,  qui  lui  avait  succédé,  ne  tarda  pas  à  reconnaître  que  son  pré- 
décesseur n'avait  pas  été  juste  envers  Mavrocordato.  «  On  me  Tavoit  dé- 
((  peint,  écril-il  le  1 5  janvier  1686,  comme  un  homme  fier  et  d'une 
((  vanité  insupportable  jusques  là  quon  m'a  asseuré  que,  voulant  traiter 
«de  pair  avec  M.  de  Guilleragues,  il  lui  avoit  dit  une  fois  tratliamo  da 
«  geniilhuomo  a  gentilhuomo ,  et  qu'il  prétendoit  qu'il  le  reconduisit  jusques 
<f  dans  la  salle;  mais,  d'un  autre  costé,  on  m'avoit  asseuré  que  les  mau- 
«  vais  traitemens  qu'il  avoit  receus  de  la  Porte  après  la  mort  du  visir 
tt  Moustapha  l'avoient  beaucoup  humilié.  »  Girardin  admirait  l'étendue 
du  génie  de  Mavrocordato  et  la  grande  pénétration  avec  laquelle  il  savait 
démêler  les  intérêts  de  tous  les  princes,  aussi  employa-t-il  tous  les 
moyens  pour  se  le  rendre  favorable.  Il  obtint  même  pour  lui  de 
Louis  XIV  une  pension  de  2,4oo  livres ^  Il  espérait  que  cela  engagerait 
Mavrocordato  à  faire  tous  ses  efforts  pour  le  succès  des  desseins  du 
comte  Tekeli,  dont  ce  dernier  avait  la  confiance.  Mais  P.  de  Girardin 
se  trouva  bien  vite  en  opposition  avec  lui  quand  il  voulut  reprendre  la 
question  des  Lieux  Saints.  «Mavrocordato,  dit-il 2,  s'est  rendu  le  protec- 
uteur  des  patriarches  et  s'est  fait  le  dispensateur  des  bénéfices,  qui  lui 
u produisent  des  sommes  considérables,  soit  pour  la  promotion,  soit 
«  pour  la  conservation ,  au  moment  qu'il  s'est  vu  premier  interprète 
«de  la  Poite,  et  on  ne  peut  douter  qu'il  n'ait  un  sensible  intérêt  de 
u  traîner  cette  affaire  en  longueur,  d'autant  qu'eUe  lui  fournit  un  moyen 
«  assuré  de  perpétuer  les  vexations  sur  les  Grecs,  résolus  de  tout  sacrifier 
«  pour  se  maintenir  dans  leur  injuste  possession.  )> 

'  Le  brevet  de  celte  pension  fut  envoyé  le  4  octobre  1686.  —  *  Dans  une  lettre 
du  1 1  mars  1686. 


/ 


228  JOURNAL  DES  SAVANTS.  -  AVWL  1879. 

Pierre  Girardin  lui  reconnaissait,  du  reste,  de  grandes  qualités,  mais 
il  constatait  en  même  temps  qu'il  fallait  savoir  le  prendre,  u  II  est  sage 
«et  posé,  dit-il  ailleurs  dans  une  lettre  du  09  juin  1688,  d*un  esprit 
«pénétrant,  et  ne  parle  quautant  qu*il  lui  plait,  mais  il  est  superbe 
«et  avare  au  delà  de  toute  imagination.  Il  a  été  brouillé  avec  la  plu- 
«  part  des  ambassadeurs  parce  qu  ils  lui  refusaient  le  titre  (ïillaslrissimo. 
«  J'ai  cru  ne  rien  faire  contre  les  intérêts  et  le  service  de  Votre  Majesté 
«en  lui  ajoutant  encore,  sur  Tenveloppe  de  quelques  billets  que  je  lui 
«ai  écrits,  la  qualité  de  Consiyliere  délia feliçe  Porta,  car,  par  ce  moyen 
«et  la  pension  de  2,600  livres,  je  crois  avoir  entièrement  acquis  sa 
«  confiance,  ne  m'étant  point  aperçu  qu*il  m  ait  jusqu  à  présent  rien  dé- 
«  guisé.  » 

Cependant  les  événements  politiques  marchaient  rapidement  et  les 
expéditions  des  Turcs  se  succédaient  plus  malheureuses  les  unes  que  les 
autres.  Dans  celle  de  1687,  Mavrocordato  se  sauva  en  abandonnant  ses 
chariots  et  ses  bagages  sur  la  nouvelle  que  les  impériaux  avaient  passé 
la  Drave  et  qu'ils  voulaient  combattre  le  grand  vizir,  et  il  se  vit  dans  la 
nécessité  de  demander  la  protection  de  Girardin,  qui  la  lui  accorda 
bien  volontiers.  On  lit  dans  une  lettre  chiffrée  de  ce  dernier  du  i*  no- 
vembre 1 687  :  «  Je  luy  ai  donné  retraite  chez  moi  à  l'insu  de  toute  ma 

a  maison ,  hors  d'un  seul  de  mes  domestiques Il  étoit  d'abord  resté  à 

«  Belgrade,  après  la  fuite  de  Soliman ,  sous  prétexte  d  une  feinte  maladie  ; 
ornais  les  ambassadeurs  de  Transylvanie  ayant  joint  le  camp,  il  a  été 
«appelé  par  le  nouveau  visir  qu'il  a  suivi  jusqu'à  Nissa,  où,  ayant  vu 
«le  massacre  d'Agemsadeh  et  des  autres  que  le  ministre  a  été  contraint 
«  de  livrer  à  la  fureur  de  la  milice,  il  s'est  absenté  par  sa  participation  et 
«  de  son  consentement  et  rendu  à  Conslautinople  par  un  chemin  détourné 

«  pour  laisser  passer  la  rage  (sic) Il  rentrera  sans  doute  en  fonction 

osous  quelque  ministre  que  ce  soit,  n'y  ayant  personne  icy  qui  puisse 
«remplir  sa  place,  c'est  pourquoy,  pour  ne  pas  le  rendre  suspect  dans 
«les  affaires  que  jauray  à  négocier,  il  est  très  important  que  l'on  ne 
«  découvre  point  le  secours  que  je  lui  ay  prêté.  Je  le  nommerai  Ali  dans 
«les  lettres  que  j'écriray  cy-après,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  retourné  à  la 
«  Porte.  »  L'expédition  qui  eut  lieu  en  1 688  contre  les  Hongrois  se  ter- 
mina par  la  défaite  complète  des  Ottomans.  Mavrocordato,  qui  était 
toujours  obligé  d'accompagner  le  grand  vizir,  se  décida  alors  à  quitter 
l'armée  et  à  revenir  à  Constantinople  où  il  vit  la  chute  de  Mahomet  IV 
et  réiévation  de  son  frère  Soliman.  Là  s'arrêtent  les  mémoires  ou  plutôt 
le  journal  de  Mavrocordato. 

Ces  défaites  successives  ayant  engagé  la  Turquie  à  demander  la  paix, 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  229 

il  fut  envoyé  à  Léopold  I*'  en  qualité  d'ambassadeur,  ofBcîeilement  pour 
lui  annoncer  lavènement  du  nouveau  sultan,  mais  en  réalité  pour 
traiter.  Toutefois  on  n  avait  pas  perdu  encore  tout  espoir,  et  Ton  comp- 
tait sur  le  concours  de  la  France.  «  Le  visir,  écrivait  de  Castagnère  ^ 
as*est  informé  des  armées  qui  sont  sur  le  Rhin  et  m*a  demandé  com- 
«bien  il  y  avoit  que  V.  M.  étoit  en  guerre  avec  les  Allemands.  Je 
«luy  ay  répondu  que  c'étoit  peu  après  quon  eut  envoyé  Mauro  Cor- 
c(dato  à  Vienne,  parce  qu'avant  de  partir  il  s  étoit  expliqué  à  M.  Girar- 
«din  que,  si  la  Porte  pouvoit  espérer  que  V.  M.  entreprit  quelque  chose 
«  sur  le  Rhin ,  cela  donneroil  lieu  à  cet  empire  de  se  relever  de  ses  pertes , 
a  sans  être  obligé  de  consentir  à  une  paix  honteuse.  »  Les  envoyés  de  la 
Porte  restèrent  quatre  mois  devant  Vienne  sans  obtenir  la  permission 
d'entrer  dans  la  ville.  EnQn,  en  1689,  ils  purent  y  faire  leur  entrée  et 
on  commença  à  négocier.  L'absence  de  Mavrocordato  dura  quatre  ans. 
Pendant  cet  espace  de  temps  il  lit  de  vains  efforts  pour  faire  aboutir 
la  négociation  dont  il  était  chargé.  Mais,  craignant  de  déplaire  au  grand 
vizir,  qui  était  ennemi  de  la  paix  et  qui  préparait  une  nouvelle  guerre, 
:1  s'enfuit  pour  retourner  à  Gonstantinople. 

Les  années  suivantes  ne  furent  pas  plus  heureuses  pour  la  Turquie, 
qui  vit  encore  une  fois,  en  septembre  1 697,  ses  armées  enlièrement  dé- 
truites ou  mises  en  déroute.  La  bataille  de  Senta  est  certainement  la 
plus  brillante  victoire  que  l'Europe  ait  remportée  contre  les  Turcs.  La 
mort  du  grand  vizir,  tombé  dans  la  mêlée,  la  fuite  du  sultan,  la  des- 
truction entière  de  l'armée  ottomane,  furent  les  glorieux  résultats  de 
cette  journée.  Cet  événement  et  la  nomination  de  Chusein  Kupmli 
comme  grand  vizir,  engagèrent  Mavrocordato  à  revenir  à  ses  projets  de 
paix.  Malgré  les  nombreuses  difficultés  que  présentait  une  pareille  négo- 
ciation, il  agit  avec  tant  de  persistance  et  d'habileté  qu'en  janvier  1 698 
on  en  était  arrivé  à  signer  les  préliminaires.  Quelques  mois  après  il  re- 
cevait du  sultan  un  brevet  qui  lui  donnait  le  tilre  de  secrétaire  d'Etat 
avec  un  traitement  de  8,000  écus  par  an ,  et  la  charge  de  premier  inter- 
prète, qu'il  occupait,  fut  accordée  à  son  second  fils^. 

Cette  nouvelle  dignité  augmenta  tellement  l'importance  et  l'autorité 
de  Mavrocordato,  que  nos  agents  diplomatiques  eurent  plusieurs  fois 
l'occasion  de  s'en  plaindre.  Dans  une  lettre  signée  Daubert,  et  adressée 
au  marquis  de  Torcy,  le  q5  juillet  1698,  on  lit  : 

«Je  ne  crois  pas  devoir  vous  cacher,  Monseigneur,  que  Mauro  Cor- 

*  LoUre  (lu  22  octobre  1689.  —  *  Lettre  du  la  mars  1699. 

3o 


230  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  AVRIL  1879. 

«dato  se  trouva,  sans  être  invite;  à  l'audience  secrète  que  M.  Tambas- 
«sadeur  et  M.  de  Sariole  eurent  le  lundi  du  Keaja  et  du  Reis  eSendi,  et 
«quil  n  oublia  rien  pour  rabatti*e  le  mérite  de  la  prise  d*Hat  et  Eapa- 
fcrence  du  retour  de  Tarmëe  de  Gatinat  sur  le  Rhin.  Je  suis  persuadé 
«que  vous  saves  il  y  a  long;temps,  Monseigneur,  que  ce  Grec  est  ennemy 
«  de  la  France  et  que  son  aversion  est  fondée  sur  quatre  raisons  :  la 
«  première  que  le  Roy  luy  a  oté  une  pension  qu  il  luy  donnoit;  la  seconde 
«que  Sa  Majesté  est  protecteur  d*une  religion  dont  sa  secte  est  rivale; 
«  la  troisième  qu  il  est  allié  très  etroittement  de  parenté  avec  le  prince 
«  de  Valaquie  qu^on  croit  d'intelligence  avec  TEmpereur  ;  et  la  quatrième 
«  quil  est  persuadé  que  les  victoires  continuelles  du  Roy  et  Thabileté  de 
«  ses  ministres  à  les  faire  valoir,  ne  contribuent  pas  peu  à  éloigner  la 
«paix  entre  TEmpire  et  la  Porte,  paix  dont  cet  interprettea  su  inspirer 
«les  mouvemens  au  visir  et  au  mouphti,  et  du  succès  de  laquelle  il 
«s'est  fait  une  affaire  de  profit  et  de  vanité.  Ce  qu  il  y  a  de  triste.  Mon- 
«  seigneur,  c  est  qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'éviter  de  passer  par  les  mains 
«  de  cet  homme  là  et  qu'il  est  d'ailleurs  un  des  plus  excellens  comédiens 
«de  l'Europe,  mais  je  suis  très  persuadé  que  M.  l'Ambassadeur  ny 
u  M.  de  Sariole  n'en  sont  ny  n'en  seront  jamais  les  duppes.  n 

Citons  encore  une  lettre  de  Fabre  ^  également  adressée  au  marquis 
de  Torcy  : 

u  Monseigneur,  despuis  le  rettour  du  secrétaire  de  M.  l'ambassadeur 
((d'Angleterre  de  la  cour  de  Vienne,  on  avoit  conceu  dans  le  camp  du 
«vizir  de  nouvelles  espérances  au  sujet  de  la  conclusion  de  la  paix  que 
«  tous  les  Turcs  souhaitent  à  quel  prix  que  ce  soit.  On  a  nommé  pour  la 
«  traitter  de  la  part  du  Grand  Seigneur  le  Reys  EfFendi  homme  de  beau* 
«coup  d'esprit  et  Mavrocordato,  et  de  la  part  de  l'Empereur  le  comte 
((  Kinski  grand  chancellier  de  Boeme.  On  a  choisy  pour  le  lieu  du  con- 
«grez  Salaukaman  entre  Petervaradin  et  Zemlin,  où  les  plénipotën- 
«  tiaires  doivent  incessamment  se  rendre  pour  y  traitter  des  conditions 
«  de  paix  sous  les  tentes. 

«  L'article  de  la  Transylvanie  cause  beaucoup  de  difficultez,  les  Aile- 
«  mans  et  les  Turcs  ayant  chascun  leurs  prétentions. 

«  Il  est  seur  que  rien  n'a  paru  si  magnifique  que  l'entrée  du  grand 
«  vizir  à  Sophie;  son  armée  estoit  en  bon  ordre  et  les  trouppes  belles  et 
«  en  très  grand  nombre.  Ce  premier  ministre  est  parti  dudît  Sophie  le 
«  a6  du  mois  passé  pour  Belgrade. 

*  Le  5  aoûl  1 6g8. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  231 

«La  vanité  grecque  a  fort  éclaté  dans  les.  équipages,  les  tentes  et  le 
^  «  domestique  de  M avrocordato ,  qui  exige  des  respects  excessifs  de  ceux 
ttde  sa  suite,  ayant  poussé  la  pompe  à  Tégal  des  vizirs  de  trois  queues, 
tt  On  lui  a  donné  la  qualité  de  conseiller  secret  et  d'ambassadeur  extraor- 
tt  dinaire  et  plénipotentiaire  du  Grand  Seigneur  au  traitté  de  paix  comme 
«  le  Reys  Efiendi  qui  a  été  fait  vizir  de  trois  thou  ou  queues  pour  hô- 
te norer  davantage  la  légation.  Il  ne  se  peut  rien  ajouter  à  la  magnifisence 
a  que  ce  grand  chancellier  a  fait  paroistre. 

0  Les  politiques  disent  que ,  si  ce  traitté  de  paix  venoit  à  manquer,  ou 
uque  s*il  se  conclud  au  desavantage  des  Turcs  comme  il  y  a  appa- 
(f  t^nce,  le  grand  vizir  en  rejettera  tout  le  blasme  sur  ces  deux  personnes 
«  afin  de  mettre  à  couvert  sa  teste  en  les  perdans.  » 

La  nombreuse  correspondance  de  Castagnère  de  Ghâteauneuf  ne  nous 
a  rien  fourni  de  particulier  et  qui  mérite  d'être  noté  au  point  de  vue 
dont  nous  nous  occupons.  Nous  lisons  seulement,  dans  une  lettre  adres- 
sée au  roi  le  3  avril  1699,  ce  passage  qui  met  encore  en  relief  la  va- 
nité du  nouveau  conseiller  d'Etat  :  «  Mauro  Cordato  me  vint  voir  demie- 
tt  rement  avec  une  suite  nombreuse  de  valets  et  tout  le  faste  possible.  Il 
u  me  remercia  de  la  visitte  que  je  luy  a  vois  faite  et  me  dit  qu'ayant  pris 
u  la  permission  du  Grand  Visir  de  me  la  rendre ,  ce  ministre  l'avoit 
a  chargé  de  me  faire  compliment  de  sa  part,  et  que  le  grand  chancelier 
«  luy  avoit  ordonné  de  s'acquitter  pour  luy  des  civilitez  que  les  occupa- 
it lions  indispensables  de  sa  charge  l'empêchoient  de  me  faire  comme 
u ambassadeur  du  Grand  Seigneur.» 

Toutes  les  fois  qu'un  ambassadeur  quittait  son  poste,  il  était  d'usage 
qu'il  laissât  à  son  successeur  une  note  détaillée  sur  les  hauts  dignitaires 
de  fÉtat  auprès  duquel  il  était  accrédité.  Pierre  Girardin,  qui  était  mort 
presque  subitement,  n'en  a  point  rédigé,  mais,  dans  le  passage  cité 
précédemment,  nous  avons  vu  son  opinion  sur  Mavrocordato.  Plus  expli- 
cite est  son  successeur  comme  ambassadeur  extraordinaire,  Gastagnère, 
qui  a  laissé,  en  1 700 ,  au  marquis  dePerriol ,  une  note  intitulée  :  Relation 
de  l'État  de  l'Empire  ottoman.  Voici  l'article  consacré  à  Mavrocordato  : 

«  Outre  le  mufti  j'ay  trouvé  en  cette  occasion  et  en  toutes  les  autres 
«un  ennemi  déclaré  dans  la  personne  de  Mauro  Gordato.  G'est  un 
«homme  de  beaucoup  d'esprit,  d'un  caractère  souple  et  insinuant,  qui, 
«par  le  don  des  langues  qu'il  possède,  a  mérité  la  charge  de  premier  in- 
«  terprète  de  la  Porte,  et  qui  a  depuis  augmenté  encore  de  considération 
«  par  les  services  qu'il  a  rendus  dans  la  négociation  de  la  paix  dont  il 
(•  étoit  chargé»  en  reconnaissance  desquels  la  Porte  l'a  honoré  du  titre  de 

3o. 


232  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

c(  conseiller  d*£stat  de  l'Empire,  malgré  le  christianisme  dont  il  fait  pro- 
«  fession.  Il  est  né  dans  lile  de  Scio^  et  dans  la  religion  grecque,  et  il  fut 
«  ensuite  élevé  en  Italie  dans  la  religion  catholique;  mais,  à  son  retour,  il 
«  rentra  dans  le  schisme  et  devint  le  protecteur  de  féglise  grecque  dont 
((il  a  le  titre  en  chef  pour  les  affaires  temporelles.  Je  navob  donc  que 
a  trop  de  sujet  de  me  défier  de  luy,  et  en  effet  il  s'est  toujours  sei-vi  ha- 
((  bilement  contre  nous  des  connaissances  qu  il  avoit  acquises  dans  ses 
«voyages,  prenant  soin  d'instruire  la  Porte  du  rang  que  le  Pape  tient  en 
a  chrétienté,  de  la  part  que  ce  chef  de  TEglise  a  dans  toutes  les  guerres 
«que  les  princes  chrétiens  font  aux  Turcs;  enfm  de  Tobéissance  que  nos 
«missionnaires  luy  rendent,  en  sorte  quil  na  pas  manqué,  surtout  dans 
(d'affaire  de  Scio,  de  les  représenter  comme  sujets  d'un  prince  qui  est 
(d'ennemi  éternel  des  Musulmans;  et,  au  lieu  qu'auparavant  les  Turcs 
tt  ne  faisoient  nulle  différence  entre  leurs  sujets  soumis  au  Pape  et  leurs 
«sujets  schismatiques,  leur  accordant  successivement  aux  uns  et  aux 
«autres  les  mêmes  églises,  parce  qu'il  leur  importoit  peu  de  qui  ils  re- 
«çussent  de  l'argent,  aujourd'huy  ils  regardent  les  premiers  (depuis  les 
«mauvais  offices  que  Mauro  Cordato  leur  a  rendu),  comme  des  sujets 
«  dont  il  faut  se  défier  toutes  les  fois  que  la  Porte  sera  attaquée  par  un 
«  prince  de  la  communion  du  Pape. 

«  Ces  raisons  m'ont  toujours  obligé  d'éloigner  Mauro  Cordato  de  la 
tt  connoissance  de  mes  affaires,  quelque  flatterie  dont  il  se  soit  servi  pour 
«  y  entrer,  et,  quoiqu'il  fut  en  possession  d'assister  aux  audiences  des  am- 
«  bassadeurs  et  d'interpréter  leurs  discours  au  visir.  J'ai  été  le  premier 
uqiii  n'ayt  jamais  souffert  qu'il  interprétât  les  miens,  et  je  me  suis  tou- 
«  jours  servi  de  mes  drogmans  mesme  en  sa  présence.  Mais  je  découvris 
«toujours  qu'il  semoit  sous  main  des  difficultés  dans  tout  ce  que  j'en- 
«treprenois,  et  ce  seroit  encore  un  nouvel  obstacle  à  surmonter  dans  la 
«  demande  des  églises  de  Scio.  » 

Nous  trouvons  encore,  sous  la  date  de  1 70Q  ,  un  autre  mémoii^e  inti- 
tulé De  la  Turquie ,  dans  lequel  on  lit  : 

«  Les  Grecs  sont  très  superbes  et  fort  obstinés.  Il  y  en  a  qui  possèdent 
«  assez  bien  la  philosophie  et  estiment  fort  les  mathématiques.  Quelques- 
«uns  des  principaux  s'appliquent  aux  affaires  politiques,  et,  dans  lader- 
«nière  paix,  au  grand  étonnement  de  tout  le  peuple,  un  Grec  nommé 
«  Maurocordato  fut  déclaré  par  le  Grand  Seigneur  plénipotentiaire  pour 

^  D'autres  croient  qu*il  est  né  à Constantinople.  Voy.  plus  haut,  p.  aao. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  233 

«Sa  Hautesse.  11  a  si  bien  réussi  dans  sa  negotiation  quà  son  retour  il 
«  a  été  honoré  de  la  charge  de  Secrétaire  d'Ltat.  C  est  un  ennemy  déclaré 
«  de  TEglise  Romaine ,  et ,  dans  la  dernière  persécution  qu'ont  ressenly  les 
«Arméniens  qui  avoient  embrassé  la  foy  catholique,  il  s*etoit  donné 
«beaucoup  de  mouvements  et  conjointement  avec  le  Moufti,  etc..  .  » 

Après  la  paix  de  Carlovitz,  Mavrocordalo  fut  lout-puissant  sur  l'esprit 
de  Moustapha  U.  De  concert  avec  Kupruli  et  Rami  Pacha,  il  chercha  à 
réparer  les  désastres  de  la  guerre  par  des  réformes  intérieures  et  des 
améliorations  administratives.  Mais  beaucoup  de  Turcs,  indignés  d'un 
traité  de  paix  qui  avait  livré  tant  de  provinces  de  l'Empire  l'accusaient 
d'en  être  Tauleur.  Il  tomba  en  disgrâce  et  fut  obligé  de  se  cacher. 

«  Mauro  Cordato  a  fuy,  dit  le  marquis  de  Ferriol  S  toutes  ses  maisons 
«ont  esté  brûlées  icy  et  à  Andrinople,  et  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  a 
«  presque  plus  d'espérance  pour  son  retoiu*,  principalement  si  le  Grand 
«Vizir  Mehemet  Pacha,  son  protecteur,  est  sacrifié.  Ils  ont  tous  deux 
«  un  grand  péché  par  devers  eux,  d'avoir  esté  les  plénipotentiaires  du 
«  traité  de  Garlovits,  qui  est  le  prétexte  le  plus  spécieux  des  mécontente- 
«  mens  du  peuple  contre  le  sultan  Moustapha.  Ce  qui  est  de  fort  re- 
«marquable  c'est  l'opinion  où  l'on  estoit  de  l'expérience  du  vizir,  du 
«moufty  et  de  Mauro  Cordato,  de  leur  connoissance  des  affaires  de 
«  l'Empire  et  des  étrangères,  de  leur  esprit  et  de  toutes  leurs  lumières; 
«cependant  ils  ont  conduit  leur  maître  dans  le  précipice,  ils  ont  exposé 
«  l'Empire  dont  ils  avoient  fait  leur  patrimoine ,  à  une  guerre  civile ,  et 
«  ils  ont  perdu  leurs  biens,  leurs  dignitez  et  leurs  familles,  etc. .  .  » 

Sa  maison  de  Pera  n'avait  pas  été  brûlée,  comme  le  bruit  en  avait 
couru.  Elle  était  encore  ouverte,  mais,  s'il  avait  voulu  y  paraître,  il  n'au- 
rait pas  échappé  à  la  fureur  des  rebelles^.  Comptant  sur  l'affection  que 
lui  portait  le  grand  vizir  Âhmet  Pacha,  il  lui  écrivit  pour  le  prier  de  lui 
faire  grâce;  mais  celui-ci  lui  fit  dire  :  «  de  se  mettre  au  centre  de  la  terre 
«  et  que  son  pouvoir  n'était  pas  capable  de  le  délivrer  des  mains  du 
«  peuple  et  de  la  milice  '. 

En  présence  d'une  pareille  auimosité,  le  père  et  le  fils  prirent  le 
parti  de  rester  cachés.  Le  marquis  de  Ferriol,  qui  avait  cherché  à  lui 
être  utile,  écrit  à  la  date  du  3o  septembre  i  yod  :  «  On  ne  parle  plus  de 
«  Moro  Cordato.  J'ay  eu  plusieurs  de  ses  parens  réfugiez  chez  moy.  favois 
«grande  envie  de  l'y  attirer  pour  me  rendre  maître  de  sa  personne  et 

'  Dans  une  lettre  du  a8  août  lyoS.  —  *  Lettre  du  7  septembre  1703.  —  '  Lettre 
du  18  septembre  1703. 


254  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

«  pour  renvoyer  d  une  manière  ou  d  autre  en  chrétienté ,  d*oii  il  n'y  au* 
a  rait  plus  eu  de  retour  pour  lui  en  Turquie,  mais  je  n*ay  pu  y  parvenir. 
«  Son  dessein  est  de  faire  sa  paix  à  prix  d'argent  et  de  rentrer  dans  les 
((  emplois.  Il  y  périra  tôt  ou  tard,  et  je  luy  aurois  rendu  un  bon  service 
«  s'il  avoit  voulu  se  remettre  entre  mes  mains.  » 

Cependant,  s*étant  décidé  à  payer  deux  cents  bourses^  au  trésor  du 
Grand  Seigneur,  il  obtint  un  catchérif  et  put  rentrer  dans  sa  maison  où 
il  vécut  tranquillement.  Il  allait  quelquefois  à  la  Porte,  mais  il  ne  se 
mêlait  d'aucune  affaire^.  Peu  de  temps  après  il  reprenait  ses  fonctions 
de  Secrétaire  d'Etat^.  Quant  à  son  fils,  il  avait  été  rétabli  dans  son 
emploi  de  premier  drogman. 

Bien  que  Mavrocordato  eût  reconquis  une  grande  partie  de  son  in- 
fluence, il  ninspirait  plus,  même  au  Gouvememeot  turc,  la  même 
confiance  qu'auparavant.  Â  la  date  du  16  juillet  lyod.ile  marquis  de 
Ferriol  écrivait  :  a  J  ai  eu  une  audience  du  Grand  Visir  de  près  de  trois 
a  heures.  Il  fit  d'abord  retirer  tout  le  monde,  à  l'exception  du  Kiaya  et 
«  du  Grand  Chancelier.  MM.  Mavrocordato  père  et  fils  ne  s'y  trouvèrent 
«pas  quoique  premiers  interprètes  de  la  Porte:  leur  fidélité  est  peut- 
«  être  suspecte  au  visir.  Il  ne  veut  pas  qu'ils  entrent  dans  les  affaires 
«  d'Hongrie  et  il  ne  se  sert  de  leur  ministère  que  par  nécessité;  n'y  ayant 
«  point  icy  de  Turc  qui  entende  les  langues,  n 

Le  marquis  de  Ferriol  pensait  néanmoins  que  ce  n'était  pas  une  in- 
fluence à  dédaigner,  car,  pour  satisfaire  au  désir  du  Roi,  qui  voulait  en- 
gager la  Porte  à  faire  la  guerre  à  la  Hongrie,  il  avait  écrit  peu  de  temps 
auparavant  :  a  II  paraît  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  impossible  d'engager 
«Mavrocordato  dans  mes  intérêts  moyennant  quelque  récompense. 
«  Gomme  son  crédit  k  la  Porte  est  fort  augmenté,  je  seray  bien  aise  que 
«  vous  fassiez  savoir  si  l'espérance  d'une  pension  l'engageroit  à  porter  le 
«Grand  Visir  à  faire  quelque  mouvement  du  côté  de  la  Hongrie.  En  ce 
«  cas,  je  croirois  quelle  seroit  bien  employée  après  le  service  rendu,  et 
«  l'on  pourroit  la  porter  à  5  ou  6  mille  livres.  Avant  que  de  la  promettre 
«  vous  me  ferez  savoir  vos  sentiments  sur  cet  article,  n 

Le  prochain  article  sera  consacré  aux  dernières  années  de  Mavro- 
cordato et  aux  détails  d'une  fête  donnée  à  Gonstantinople  dans  le  palais 
de  l'ambassade  de  France,  à  l'occasion  dé.  la  naissance  du  duc  de  Bre- 
tagne. . 

E.  MILLER. 
(  La  suite  à  un  prochain  cahier.) 

*  Lettre  du  9  novembre  1 708.  —  *  LoUre  du  3  décembre  1 708.  —  *  Lettre  du 
1 3  janvier  1 7o4> 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  235 


r 

Note  SU B  les  monnaies  frappées  pendant  la  révolte  d  Etienne 
Marcel,  c'est-à-dire  du  10  décembre  1356  aa  31  juillet  1358. 


PREMIER  ARTICLE. 

Pour  bien  tracer  le  cadre  dans  lequel  doivent  se  placer  les  faits  mo- 
nétaires qui  font  le  sujet  du  présent  travail,  il  nous  faut  remonter  de 
quelques  jours  en  arrière  du  lo  décembre  1 356. 

Une  ordonnance  du  2 3  novembre  1 356,  promulguée  par  le  duc  de 
Normandie  (devenu  roi  sous  le  nom  de  Charles  V),  lieutenant  du  Roi 
Jehan ,  prisonnier  des  Anglais,  prescrivait  la  fabrication  d'une  monnaie 
sur  le  pied  48*  \  qui  devait  être  frappée  dans  tous  les  ateliers  moné- 
taires du  Royaume,  à  Texception  de  ceux  du  Languedoc,  à  savoir, 
Toulouse,  Agen,  Montpellier,  Figeac  et  Le  Vigan. 

Cette  nouvelle  monnaie  devait  comporter  : 

1''  Des  gros  deniers  blancs  à  4  deniers  de  loi,  argent-le-Roy,  de  80 
au  marc,  ayant  cours  pour  12  deniers  tournois; 

2"*  Des  doubles  tournois  à  1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  !200  au 
marc; 

3"*  Enfin  des  deniers  parisis  et  tournois,  s'il  en  était  besoin. 

L'exécutoire,  daté  du  28  novembre  1 356 ,  fut  expédié  h  Rouen ,  Saint- 
Quentin,  Tournai,  Saint-Pourçain ,  Troyes,  Dijon  et  Mâcon.  Il  y  était 
mandé  d'attendre  que  le  cours  de  ces  espèces  fiit  décidé  et  leur  type 
arrêté,  mais  de  tailler  provisoirement  les  dans  à  la  grandeur  du  patron 
envoyé. 

A  Rouen,  entre  le  18  novembre  et  le  18  décembre  i356,  Jehan 
Cornevalois  a  émis  218,000  de  ces  gros  blancs. 

A  Poitiers,  entre  le  23  novembre  et  le  1 1  mars  i356,  Bernard  de 
Jondrac  (on  Gondrac)  en  a  émis  198,000. 

u  Et  chôma  ladicte  monnoye  par  défaut  de  billon,  et  pour  ce  que  les 
(lanemis  estoient  sur  le  pays,  dudict  2  3'' jour  de  novembre  jusques  au 
a  là""  jour  de  décembre  ensuyvant.  »  C'est  donc,  en  réalité,  du  lU  dé- 
cembre 1 356  au  1 1  mars  suivant,  que  ces  gros  blancs  furent  frappés  ^. 

'  Ce  qui  revient  à  dire  que,  du  inarc  '  Le  ms.  fir.  55a/l,  T  87,  et  le  Re- 

d*argent  le  Roi  à  f^  de  fin ,  on  devait        gistre  de  Laulîer,  f*.  76 ,  nous  donnent 
tirer  2Â0  sous  tournob.  la  figure  d'une  monnaie  qu*ils  identifient 


i 


236  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

En  même  temps,  étaient  ouvrés,  par  le  même  maître  particulier, 
b\8,àoo  doubles  tournois  à  i  denier  16  grains  de  loi,  et  de  !2oo  au 
marc. 

A  Troyes,  Pierre  de  Noyers,  du  3o  novembre  au  1 1  janvier  1 356,  a 
frappé  4 /i 5,000  gros  blancs, et  708,000  doubles  tournois, sur  le  pied  48*. 


avec  ce  gros  blanc.  En  voici  la  descrip- 
tion ,  diaprés  les  exemplaires  de  ma  col- 
lection : 

«  loi) Annes  •  oei  •  6iui  ;  et 

en  légende  extérieure  ;  «(  BHDIQTV  : 

sitI  nome  :  oni  :  rri  i  oei  : 

II)V  :  XPI.  Croix  cantonnée  d*une  fleur 
de  lis  aux  a*  et  3*  cantons. 

Au  revers  :  FRHnGORV  •   ReX. 

Grande  couronne  reiiaussée  de  3  fleurs 
de  lis.  Bordure  de  la  cartouches,  con- 
tenant chacun  une  fleur  de  lis. 

Le  poids  légal  devait  être  3,a5o5,  et 
la  pièce  actuelle  pèse  3,4o.  Il  est  donc 
manifeste  que  les  aeux  mss.  précités  nous 
induisent  en  erreur,  et  que  la  pièce  ci- 
dessus  décrite  ne  représente  nullement 
la  monnaie  43',  du  23  novembre  i356. 

Ce  qui  est  fort  curieux ,  c'est  que  les 
deux  mêmes  mss. ,  à  la  même  date  et  à 
la  même  page ,  nous  indiquent  la  fabri- 
cation de  gros  deniers  d'argent ,  à  6  de- 
niers de  loi ,  de  80  au  marc  et  courant 
pour  1 2  deniers  tournois. 

La  figure  qu  ils  donnent  cette  fois  est 
celle  de  la  monnaie  suivante  : 

m  lOI) AnneS  v  REX  ;  et  en   lé 
gende  extérieure,  la  même  formule  que 
sur  la  pièce  précédemment  décrite.  Croix 
accompagnée  de  deux  points  à  chacune 
de  ses  extrémités. 

Au  revers  :  TVRONVS  v  CIVIS. 
Châtel  ordinaire  contenant  deux  croi- 
settos  évidées.  Bordure  de  douze  fleurs 
de  lis  dans  de  petits  cartouches. 

Poids  a, 80.  M.  C.  Cette  fois,  le  poids 
est  satisfaisant. 

Un  gros  à  6  deniers  de  loi  et  de  80  au 
marc ,  valant  1 2  deniers  tournois ,  est  une 
pièce  frappée  sur  le  pied  32*,  et  je  ne 
trouve  aucune  trace ,  dans  les  ateliers  de 


la  langue  d'Oil ,  d*une  monnaie  32*  émise 
en  vertu  d'une  ordonnance  du  23  no- 
vembre i356,  dans  des  registres  de  Av 
brication  parvenus  jusqu'à  nous.  J'en 
conclus  :  1  *"  que  l'indication  double  des 
mss.  consultés  ci-dessus,  en  ce  qu'el'e 
semble  concerner  tous  les  ateliers,  est 
erronée,  et  qu'il  n'y  a  eu  en  réalité,  le 
23  novembre  i356,  que  la  monnaie  48* 
mise  en  cours  de  fabrication  dans  les  ate- 
liers monétaires  de  la  langue  d'oil. 

Heureusement  nous  trouvons  l'expli- 
calion  de  celte  double  indication  de  gros 
blancs  différents ,  placés  au  23  novembre 
1 356 ,  dans  le  fait  suivant. 

Ce  jour -là,  le  duc  de  Normandie 
manda  aux  généraux  maîtres  des  mon- 
naies ,  de  prescrire  aux  gardes  des  mon- 
naies de  la  langue  d'Oc ,  de  faire  exécuter 
Tordonnance  du  comte  d'Armagnac, 
prescrivant  de  frapper  dans  les  ateliers 
du  Languedoc,  sur  le  pied  32*  : 

1*  Des  gros  d'argent  à  6  deniers  de 
loi ,  argent-le-Roi ,  de  80  au  marc  et  d« 
1 2  deniers  tournois  de  cours  ; 

2*  des  doubles  tournois  noirs,  à  2  de- 
niers 1 2  grains  de  loi ,  et  de  200  au  marc  ; 

3*  des  deniers  tournois  à  i  denier 
18  grains  de  loi,  et  de  280  nu  marc. 

En  effet,  les  gardes  avaient  refusé  de 
donner  suite  à  Tordonnance  du  comte 
d'Armagnac  t  parce  que  icelle  ordon- 
t  nance  ne  leur  estoit  envoyée  par  nous , 
«  dit  le  Prince,  et  par  le  conseil  de  nostre 
€  très  cher  seigneur  et  père  et  de  nous , 
«  étant  par  deçà,  si  comme  il  a  été  acous- 
«  tumé.  » 

Les  généraux  maîtres  s'empressèrent 
d'envoyer  un  mandement  dans  ce  sens 
à  Figeac,  Toulouse,  Agen,  Le  Vigan  et 
Montpellier. 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  237 

La  monnaie  de  Troyes,  u  pour  le  novel  pié  »  et  faute  de  billon,  avait 
chômé  du  3o  novembre  au  i3  décembre  i356. 

A  Saint-Pourçain ,  Huguenet  Guibert  a  frappé,  du  6  décembre  au 
a8  février  i356,  5o5,ooo  gros  blancs,  sur  le  pied  48*. 

A  la  date  précitée,  Leblanc,  dans  ses  Tables,  mentionne  un  gros  à 
6  deniers  de  loi,  et  de  8o  au  marc,  ayant  cours  pour  1 2  deniers  tour- 
nois. 

Il  est  manifeste  quil  a  emprunté  ce  renseignement  au  ms.  fr.  55^4 
dont  il  a  fait  constamment  usage. 


Le  2 5  novembre  i356,  le  duc  de  Normandie  adressa  au  Prévôt  de 
Paris  un  mandement  fixant  ainsi  qu'il  suit  le  cours  des  monnaies  : 

L*agnel  au  mouton  d'or,  que  Ton  frappait  alors,  pour  3o  sous  tour- 
nois (il  était  de  52  au  marc); 

Les  blancs,  qui  avaient  eu  jusque-là  cours  pour  8  deniers  tournois, 
n'en  vaudraient  plus  que  trois; 

Le  gros  blanc  et  le  double  tournois  récemment  ordonnés,  pour  1 2  de- 
niers et  pour  2  deniers  tournois. 

Il  n  est  pas  question  de  deniers  tournois  ni  de  deniers  parisis. 

Toutes  autres  monnoies  devant  êtreuabatues  et  mises  au  marc  pour 
«  billon.  » 

L*exécutoire  de  cette  ordonnance  est  du  à  décembre  i356;  et,  ie 
7  décembre  i356,  l'ordonnance  elle-même  fut  notifiée  aux  changeurs 
de  Paris. 


Leblanc  place  au  28  novembre  le  gros  à  à  deniers  de  loi,  et  de  80 
au  marc,  valant  12  deniers  tournois. 


Le  k  décembre  i356,  le  duc  de  Normandie,  lieutenant  du  Roi, 
envoyait  aux  généraux  maîtres  des  lettres  patentes,  leur  ordonnant  de 
faire  immédiatement  délivrer  6,3 1 2  livres  1  o  sous  de  gros  deniers  blancs 
sur  le  pied  6o*,  trouvés  trop  faibles  de  16  pièces  par  marc  d'oeuvre, 
qu'ils  avaient  arrêtés  et  pour  lesquels  ils  voulaient  «  faire  punition  des 
«maîtres  et  gardes,  dont  trefforment  nous  déplaist,  »  dit  le  texte.  Us  se 

3i 


I 

i 


238  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

contenteront  de  leur  faire  a  rendre  le  foibiage,  tel  comme  il  sera 
trouvée» 

Nous  voici  arrivés  au  moment  où  Etienne  Marcel  commence  à  jouer 
son  rôle  de  révolutionnaire  ambitieux. 

Le  chroniqueur  Nicole  Gilles  (L^5  chroniques  et  annales  de  France ,  t  II , 
f*  xvij  v"  et  suivants ,  Paris ,  1666,  Nicolas  Duchemin)  nous  raconte  avec 
détails  les  faits  qui  fournirent  à  Etienne  Marcel  l'occasion  d'entrer  en 
rébellion  ouverte  contre  le  lieutenant  du  Roi  Jehan,  retenu  prison- 
nier à  Londres. 


Le  10  décembre  i356  fut  criée  à  Paris  une  nouvelle  monnaie  faite 
par  l'ordonnance  du  duc  de  Normandie.  C'était  un  denier  blanc,  de  80 
au  marc ,  à  3  deniers  de  loi ,  et  qui  devait  courir  pour  1  a  deniers  tour- 
nois. Le  mouton  d'or  était  mis  à  3o  sous  tournois.  De  là  violente  émo- 
tion populaire,  «  car  ceux  qui  gouvernoient  en  ladite  ville  ne  vouloient 
a  souffrir  le  Duc  avoir  finance  sans  leur  congé,  et,  pour  ceste  cause,  le 
«Prévost  des  marchans,  nomme  Estienne  Marcel,  et  plusieurs  des  habi- 
((  tans  de  la  ville  de  Paris,  allèrent  au  Louvre,  en  moult  grand  nombre, 
0  devers  ledit  comte  d'Anjou,  et  luy  requirent  quil  voulust  faire  cesser 
«le  cours  de  la  monnoie  que  monseigneur  le  Duc  de  Normandie,  son 
«frère,  avoit  nouvellement  faict  faire;  et  luy  dirent  que  pour  rien  Hz  ne 
«  souQriroient  qu'elle  eust  cours.  » 

Le  duc  d'Anjou  leur  répondit  qu'il  consulterait  son  conseil,  et  qu'il 
leur  ferait  réponse.  Le  lendemain  et  le  surlendemain ,  ils  revinrent  plus 
nombreux  chaque  fois,  et  le  jeune  prince  finit  par  leur  accorder  que 
Ion  interromprait  la  fabrication  de  la  monnaie  incriminée,  jusqu'à  ce 
qu'il  connût  la  volonté  du  duc  de  Normandie;  à  partir  de  ce  moment, 
la  monnaie  en  question  n'eut  plus  de  cours.  Le  27  janvier,  le  lieutenant 


'  Ces  gros  sur  le  pied  6o*  avaient  été 
créés  par  ordonnance  du  1 3  septembre 
i356.  Ils  étaient  à  3  deniers  de  loi,  de 
1 12  Y  ^u  marc,  et  devaient  courir  pour 
8  deniers  tournois. 

Ils  ont  été  frappés  à  Paris ,  du  19  sep- 
tembre au  39  octobre,  puis  au  26  mars 
i356  (ros.  4533,  foi.  77  r'). 

L*exéiqutoire,  daté  du  as  septembre 
i356,  porte  que  Ton  mettra  f  devers  la 
c  croix ,  en  Tun  des  bousts ,  encores  ung 
t  petit  poinct ,  avec  les  deux  poincts  qui  y 


«  sont,  et  devers  la  pille,  au  costé  destre 
c  de  la  tour,  ung  poinct.  » 

Cet  exécutoire  fut  envoyé  à  Figeac, 
Toulouse ,  Agen ,  Le  Vigan ,  Saint-Quen- 
tin, Tournai,  Angers,  Saint-Pou rçain , 
Montpellier,  Troyes  ,  Dijon ,  Màcon , 
Poitiers ,  Limoges  et  Rouen. 

Inutile  de  donner  les  nombres  à  nous 
coimus  des  gros  de  cette  espèce ,  frappés 
dans  les  monnaies  dont  les  registres. de 
délivrances  nous  sont  parvenus. 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  239 

du  Roi  rentrait  à  Paris,  du  voyage  quil  avait  fait  à  Metz  pour  assister  à 
la  promulgation  de  la  Bulle  d  or,  décrétée  par  Tempereur  des  Romains , 
Charies  IV.  Aussitôt  de  retour,  il  envoya  quelques-uns  de  ses  conseillers 
auprès  d*Ëtienne  Marcel,  pour  lui  demander  une  conférence  à  Saint- 
Germain-rAuxerrois,  où  ils  lui  communiqueraient  ce  que  le  duc  de  Nor- 
mandie les  avait  chargés  de  lui  dire.  Une  fois  IN^arcel  et  ses  suppôts 
arrivés  au  rendez-vous,  les  conseillers  du  Duc  lui  demandèrent  de  faire 
cesser  l'opposition  au  cours  de  la  monnaie  rejetée  par  eux.  Ils  répon- 
dirent nettement  quiis  nen  feraient  rien,  et,  au  sortir  de  cette  confé- 
rence, Marcel  ordonna  une  grève  générale  de  tous  les  ouvriers,  auxquels 
il  enjoignit  de  prendre  incontinent  les  armes.  Le  Duc,  eflrayé  de  ces 
dispositions  hostiles,  finit  par  accorder  tout  ce  que  les  émeutiers  exi- 
geaient de  lui.  Le  cours  de  la  monnaie  condamnée  par  eux  fut  arrêté, 
et  il  fut  convenu  quune  assemblée  des  trois  états  serait  convoquée ,  par 
les  soins  des  Parisiens,  et  que  cette  assemblée  déciderait  sur  toutes  les 
questions  en  litige. 

Etienne  Marcel  exigea  que  le  Duc  fît  occuper  militairement  les 
hôtels  de  Simon  de  Bucy,  de  messire  Nicolas  Braque,  maître  d*hôtel 
du  Roi,  qui  depuis  longtemps  dirigeait  les  finances  royales,  d'Enguer- 
rand  de  Petit-Celier,  trésorier  de  France ,  et  de  Jehan  Poillevillain ,  maître 
des  comptes  et  général  des  monnaies.  Tous  les  biens  de  ces  personnages 
furent  saisis  et  inventoriés.  Ensuite  de  quoi  l'assemblée  des  trois  états 
de  tout  le  royaume  fut  convoquée  à  Paris,  poui'  le  5  février  suivant. 

Au  jour  dit,  les  états  s  assemblèrent;  ils  délibérèrent  plusieurs  jours 
de  suite  au  couvent  des  Cordeliers.  Le  meneur  de  cette  assemblée  était 
Robert  le  Coq,  évêque  de  Laon,  ami  de  Marcel  et  de  Charles  le  Mau- 
vais, roi  de  Navarre.  Le  3  mars,  le  Coq,  dans  la  séance  des  états  tenue 
en  la  chambre  du  Parlement,  en  présence  du  duc  de  Normandie  et  de 
ses  frères,  les  comtes  d*Anjou  et  de  Poitiers,  demanda  la  destitution  de 
quatorze  des  grands  officiers  de  la  couronne,  à  commencer  par  Nicolas 
Braque  et  Jehan  Poillevillain.  Uévêque  requit  de  plus  que  Ion  donnât 
cours  à  une  bonne  monnaie,  telle  que  la  voudrait  rassemblée  des  états, 
et,  à  cette  condition,  il  déclara  qu'on  entretiendrait  sur  pied  une  ar- 
mée de  3o,ooo  hommes,  dont  la  solde  serait  payée  par  les  mains  des 
commissaires  que  les  Parisiens  choisiraient  eux-mêmes.  Le  duc  de  Nor- 
mandie fut  contraint  de  céder  sur  tous  les  points. 

Les  commissaires  délégués  furent,  pour  la  noblesse,  Jehan  de  Pic- 
quigny ,  âme  damnée  de  Chaiies  le  Mauvais,  et,  pour  le  commun,  Es- 
tienne  Marcel  et  Colart  le  Chaussier.  Les  quatorze  grands  officiers  mis 
àTindex  furent  destitués;  de  tous  les  membres  du  Parlement,  il  ncn 


01  . 


240  JOURNAL  DES  SAVANTS.  — AVRIL  1879. 

resta  que  seize  en  place,  et ,  à  la  Chambre  des  comptes,  quinze  seulement 
furent  conservés  dans  leur  charge;  tous  les  maîtres  et  clercs  des  comptes 
furent  renvoyés,  et  remplacés  par  deux  clercs  et  deux  laïques  choisis  par 
les  révoltés.  Mais  bientôt  les  nouveaux  nommés,  n entendant  rien  aux 
affaires,  réclamèrent  l'adjonction  de  quelques-uns  des  révoqués.  Il  fallut 
bien  se  décider  à  leur  en  rendre  quatre  !  Ne  dirait-on  pas ,  en  vérité , 
que  Ton  raconte  des  faits  de  l'histoire  contemporaine? 

A  la  date  du  1 1  janvier  i  SSy,  le  même  chroniqueur  ajoute  qua  ras- 
semblée des  trois  états  ne  vinrent  aucuns  membres  de  la  noblesse,  et 
que  très  peu  de  gens  d'église  s'y  rendirent.  Après  plusieurs  jours  de  dé- 
libérations stériles,  rassemblée  se  sépara,  en  s'ajoumant  au  1 1  février 
suivant,  après  avoir  toutefois  ordonné  que  Ion  frappât  une  monnaie 
plus  faible  que  la  précédente,  et  que,  du  profit  de  sa  fabrication,  le  duc 
de  Normandie  ne  prendrait  que  le  cinquième,  les  quatre  autres  cin- 
-quièmes  devant  être  attribués  aux  dépenses  de  larmée.  Le  cours  du 
mouton  d  or  fut  alors  porté  à  3o  sous  parisis,  au  lieu  de  3o  sous  tournois. 
Si  Nicole  Gilles  dit  vrai,  ce  n'était  pas  la  peine  de  se  révolter  à  propos 
du  faible  titre  d  une  monnaie  dont  on  s'empressait  de  diminuer  encore 
la  valeur  intrinsèque! 

Cherchons  quelle  était  la  monnaie  qui  servit  de  prétexte  à  la  rébellion. 
Nous  avons  vu  que  le  2  3  novembre  i356  fut  signée  Tordonnance  du 
duc  de  Normandie  qui  créait  la  monnaie  A8%  composée  :  i°de  gros  de- 
niers blancs  à  k  deniers  de  loi,  et  de  8o  au  marc,  devant  courir  pour 
1 2  deniers  tournois;  2"*  de  doubles  tournois  à  i  denier  1 6  grains  de  loi, 
et  de  2  00  au  marc. 

Nous  avons  vu  de  plus  :  i*  que  Texécutoire  des  généraux  maîtres  est 
du  28  novembre  i356;  2®  que,  dès  le  26  novembre  i356,  le  duc  de 
Normandie  avait  adressé  au  prévôt  de  Paris  des  lettres  patentes  fixant  à 
12  et  à  2  deniers  les  cours  du  gros  blanc  et  du  double  tournois  ré- 
cemment ordonnés,  c'est-à-dire  du  23  novembre  i356;  3"*  que  Texécu- 
toire  de  Tordonnancc  contenue  dans  les  lettres  patentes  du  2  3  no- 
vembre i356,  est  daté  du  k  décembre  i356;  et  4"  que  le  7  dé- 
cembre i356  seulement,  cette  ordonnance  fut  notifiée  aux  changeurs 
de  Paris. 

Du  7  au  1 G  décembre  1 356 ,  il  n'y  a  que  deux  jours  pleins;  il  est  donc 
hors  de  doute  que  la  monnaie  dont  la  création  servit  de  prétexte  à  in- 
surrection ne  peut  être  que  la  monnaie  48%  comportant  le  gros  blanc 
de  12  deniers  tournois,  à  ti  deniers  de  loi,  et  de  80  au  marc,  ramenée 
à  3  deniers  de  loi  seulement. 

Il  y  a  mieux  :  un  gros  à  3  deniers  de  loi,  et  de  80  au  marc,  valant 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  241 

12  deniers  tournois,  est  une  monnaie  sur  ie  pied  6k\  or  j*ai  beau  cher- 
cher, et  dans  le  ms.  4533  qui  nous  donne  la  fabrication  parisienne  des 
monnaies,  et  dans  les  registres  des  ateliers  particuliers  du  royaume,  je 
ne  trouve  aucune  trace,  à  cette  époque,  dune  émission  de  monnaie 
sur  le  pied  64*. 

Dans  le  ms.  4533  nous  ne  voyons,  en  eOét,  du  19  septembre  au 
26  mars  i356,  que  des  gros  deniers  à  3  deniers,  argent-le-Roi,  de 
1 12  Y  au  marc,  et  de  8  deniers  tournois.  Or  cette  monnaie,  sur  le 
pied  6o^  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  était,  par  les  lettres  patentes 
adressées  au  prévôt  le  2  5  novembre  1 356,  mise  à  3  deniers  au  lieu  de 
8.  Il  en  faut  probablement  conclure  que  cette  ordonnance  fut  rapportée , 
et  que,  jusquau  26  mars  1 356,  et  à  partir  du  10  décembre,  la  fabrica- 
tion des  gros  blancs  de  i  2  deniers  tournois  créés  le  2  2  novembre  neut 
pas  lieu  à  Paris. 

Il  semble,  de  plus,  que  Touvrage  des  gros  de  8  deniers  tournois,  à 
3  deniers  de  loi,  et  de  1 1  2  y  au  marc  fut  repris  et  continué,  nonobstant 
les  lettres  patentes  au  prévôt,  du  2  5  novembre. 

Impossible  donc  de  trouver  à  quel  jour  précis  put  être  ordonné  le 
gros  blanc  de  12  deniers  tournois,  à  3  deniers  de  loi  seulement,  et  de 
80  au  marc,  qui,  suivant  Nicole  Gilles,  aurait  été  créé  à  Paris  le  1  o  dé- 
cembre i356.  Mais  il  nen  reste  pas  moins  certain  quà  cette  date  une 
nouvelle  monnaie,  créée  par  le  duc  de  Normandie,  servit  de  prétexte  à 
Etienne  Marcel  pour  commencer  le  mouvement  insurrectionnel  qui  de- 
vait le  rendre  maître  de  Paris  jusqu'à  la  fin  d'août  i358. 

Devons-nous  accepter  dans  tous  ses  détails  le  récit  de  Nicole  Gilles? 
J'en  doute  un  peu.  Voici  en  effet  que  je  constate,  à  l'aide  du  dépouille- 
ment des  registres  de  délivrances,  conservés  aux  Archives  nationales, 
qu'après  le  10  décembre  i356  il  fut  émis,  sur  le  pied  28*,  un  gros 
blanc  de  10  deniers  tournois,  à  5  deniers  de  loi,  et  de  70  au  marc. 

Ainsi,  du  18  décembre  i356  au  28  mai  i35y,  il  a  été  émis  à  Rouen 
953,000  de  ces  gros  blancs  par  Jehan  Gornevalois,  et  dans  le  même 
temps  celui-ci  a  émis  2,11 2,000  deniers  tournois,  à  1  denier  20  grains, 
et  de  2  56  y  au  marc. 

Du  18  décembre  i356  au  19  mai  1357,  la  monnaie  de  Rouen 
avait  chômé  :  u  par  faulte  de  billon ,  après  le  novel  pié.  n 

A  Troyes,  du  1 1  janvier  i356  au  18  juin  i35'7,  Pierre  de  Noyers 
en  a  frappé  459,000.  Il  y  avait  eu  chômage,  faute  de  billon  «  et  pour  le 
a  pié  nouvel,»  du  11  au  27  janvier. 

Dans  le  même  intervalle  de  temps,  il  avait  émis  5,346,3o5  deniers 
tournois,  à  1  denier  20  grains,  et  de  2  56  |-  au  marc 


242  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

A  Saint-Pourçain ,  Huguenet  Guibert  a  émis,  du  28  février  i356  au 
9  septembre  iSSy,  480,000  gros  blancs  de  kO  deniers  tournois,  à 
5  deniers  de  loi,  et  de  70  au  marc,  sur  le  pied  28'  ; — plus,  iii3,i5o  de- 
niers tournois  à  1  denier  20  grains  et  de  266  f  au  marc. 

A  Poitiers,  Bernard  de  Jondrac  (ou  Gondrac),  du  1  1  mars  i356 
au  29  juillet  iSS^,  a  émis  5,206,027  gros  sur  le  pied  28*,  et 
à,i  62, 848  deniers  tournois  à  1  denier  2 o  grains ,  et  de  256  (y  omis)  au 
marc.  La  première  délivrance  de  ces  deniers  tournois  a  eu  lieu  le  3 1  mars. 

A  Paris  (suivant  le  ms.  4533,  f"  77  v*),  du  26  mars  1 356  au  23  jan- 
vier 1357,  il  a  été  frappé,  sur  le  pied  28'  : 

1  ^  Des  gros  deniers  d'argent  à  la  couronne ,  de  1  o  deniers  tournois , 
à  5  deniers  de  loi,  et  de  70  au  marc; 

2''  Des  deniers parisis  à  2  deniers  de  loi,  et  de  224  au  marc; 

3^  Des  deniers  tournois  à  1  denier  20  grains  de  loi,  et  de  256  y  au 
marc  ^. 

A  Toulouse,  Pierre  Puget  et  Guillaume  de  la  Porte  ont  émis 
384,000  gros  blancs,  et  197,100  deniers  tournois,  sur  le  pied  28*. 

ARouen,  Jeban  Gorncvalois,  du  28  mai  au  29  juillet  i357,  a  émis 
2,81 5,000  deniers  tournois,  sur  le  pied  28^ 

Du  29  juillet  au  7  septembre  i357,  il  en  a  encore  émis  369,690. 

A  Troyes,  Renaut  Faitement  a  émis,  du  1 6  juin  au  1 1  novembre  1 357, 
3 18,000  gros  blancs,  sur  le  pied  28',  et  i,755,i3o  deniers  tournois, 
sur  le  même  pied  ^. 


Le  2  5  janvier  1 356 ,  le  duc  de  Normandie  ordonna  aux  généraux  des 
monnaies,  attendu  les  nécessités  de  la  guerre,  d'ouvrer  3, 000  marcs  ou 
environ  d'argent  «  qui  sera  baillé  de  par  nous  n  en  deniers  blancs  à  3  de- 
niers de  loi,  et  de  1  1 2  Y  au  marc,  sur  le  pied  de  monnaie  60* a  autelz  et 
«samblables  comme  ceulx  que  l'on  faisoit  paravant,  toute  hâte  recom- 
«  mandée.  » 


'  Leblanc  met  au  26  mars  i356  le  et  de  70  au  marc,  valant  10  deniers 

gros  à  la  couronne ,  à  5  deniers  de  loi ,  de  tournois.  La  ûgure  quils  donnent  est 

70aumarc,  et  valant  10  deniers  tournois.  celle  du  gros  à  la  croix  fleurdelisée,  à 

*  C  est  au  28  février  1 356 ,  que  le  ms.  pied,  avec  la  légende  :  ^  lOl^AIlRGS 

5524,  r*  88  t\  et  le  Registre  de  Lau-  DGI  G'RR;  et  au  revers,  une  grande 

tier  placent  Tordonnance  créant  le  gros  couronne  au-dessus  de  FRHOCO-RV 

blanc  à  la  couronne,  à  5  deniers  de  loi,  REX  en  deux  lignes. 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  243 

Les  généraux  maîtres  expédient  aussitôt  à  Angers  lexécutoire  de  cette 
ordonnance. 


Le  6  février  i356,  le  duc  de  Bretagne  apporta  à  la  chambre  des 
monnaies  une  ordonnance  datée  de  la  veille,  5.  février,  pour  i,ooo  marcs 
d  argent  ou  environ ,  à  faire  encore  ouvrer  à  la  monnaie  d'Angers ,  et  tou- 
jours sur  le  pied  6o*.  L'exécutoire  fut  aussitôt  expédié  à  Angers. 

Il  semble  certain  que  cette  monnaie,  sur  le  pied  6o*,  n'a  été  frappée, 
cette  fois,  qu'à  Angers. 


En  mars  i356,  paiiit  un  édit  rédigé,  en  conséquence  des  décisions 
de  l'assemblée  des  trois  états  du  royaumes,  pour  fa  langue  d'Oïl;  l'ar- 
ticle 1 5  de  cet  édit  était  ainsi  conçu  : 

«  Nous  promettons  en  bonne  foy  de  faire  faire  bonne  monnoye  dores- 
«enavant,  d'or  et  d'argent,  blanche  et  noire,  c'est  à  sçavoir  : 

Florins  au  «mouton  d'or  fin,  de  5 !2  au  marc,  pour  3o  sous  tournois 
«la  pièce; 

«Demis-moutons,  pour  i5  sous  tournois,  de  telle  taille,  de  tel  aloy, 
«et  tel  cours  ou  mise,  comme  par  les  trois  états  est  conseillé,  et 
«comme  il  appert  plus  à  plein  par  certaine  instruction  sur  ce,  faicte  de 
«  nostre  commandement ,  laquelle  est  par  devers  le  prévost  des  marchans  ; 
«  et  les  patrons  desdites  monnoîes  d'or  et  d'agent,  blanche  et  noire,  et  le 
«pied  d*icelles  ne  changerons,  muerons  ne  empirerons,  sans  avoir  sur 
«  ce  conseil  et  deliberacion  et  consentement  avec  lesdits  trois  états.  « 

(  Archives  de  la  monnaie  de  Paris.  ) 

Il  eût  été  difficile  de  constater  plus  clairement  l'influence  absolue 
qu'exerça  le  prévôt  Etienne  Marcel  sur  le  système  monétaire  du  royaume, 
après  le  triomphe  de  l'émeute  fomentée  par  lui,  le  lo  décembre  i356. 


Le  1 2  mars  1 356 ,  des  lettres  patentes,  adressées  au  sénéchal  de  Beau- 
caire,  contenaient  un  tarif  des  seules  monnaies  admises  au  cours. 
C'étaient  : 

Les  deniers  d'or  au  mouton,  pour  3o  sous  tournois; 

Les  petits  deniers  d'or  au  mouton,  pour  i5  sous  tournois; 


r 


244  JOURNAL  DES  SAVANTS  —  AVRIL  1879. 

Les  gros  blancs  à  la  couronne,  pour  i  o  deniers  tournois; 

Les  pelits  deniers  parisis,  pour  i  denier  parisis; 

Les  petits  deniers  tournois  noirs,  que  Ton  fait  à  présent,  pour  i  denier 
tournois; 

Les  deniers  blancs  dernièrement  faits,  pour  3  deniers  tournois,  au 
iieu  de  8,  leur  ancien  prix. 


Leblanc  place  au  1 5  juin  iSSy  le  petit  mouton  d'or  fin,  de  io4  au 
marc,  valant  12  sous  6  deniers. 

Il  y  a  là  une  erreur  de  date  sans  doute,  puisque  le  tarif  adressé,  le 
1 2  mars  1 356 ,  au  sénéchal  de  Beaucaire,  attribue  au  petit  mouton  d'or 
le  cours  de  1 5  sous  tournois. 


Le  17  septembre  i357,  une  ordonnance  de  u Charles,  aisné  fils  du 
uRoy  de  France,  duc  de  Normandie  et  dauphin  de  Viennois,»  réduisit 
à  4  le  nombre  des  généraux  maîtres  des  monnaies,  sous  prétexte  d'éco- 
nomie; ceux  qui  furent  maintenus  dans  leur  charge  sont  Jehan  le 
Flament,  Raoul  Maillart,  Jacquelin  Fremont  et  Guillaume  de  Hametel. 
Le  prince  ajoute  :  «  Et  que  tous  les  autres  en  soient  ostez  et  debouttez  du 
tttout,  nonobstant  quelsconques  dons  à  eux  faicts  sur  ce,  ou  lettres  oc- 
atroyées  par  notredict  seigneur  ou  par  nous,  sous  quelque  forme  que 
a  ce  soit.  )) 

Il  n'est  pas  difficile  de  deviner,  sous  ces  destitutions,  autant  de  coups 
frappés  par  Etienne  Marcel,  qui  pouvait  craindre  que  ses  projets  ne 
fussent  contrariés  par  des  généraux  maîtres  qui  ne  seraient  pas  à  sa  dé- 
votion. 


Le  23  janvier  1387,  fut  créée,  par  lettres  patentes,  la  monnaie  45* 
qui  devait  donner  1  1  livres  5  sous  tournois  par  marc  d'argent;  cette 
nouvelle  monnaie  comportait  :  1^  des  gros  deniers  blancs  à  la  ileur  de 
lis,  à  4  deniers  de  loi  argent-le-Roi ,  et  de  60  au  marc,  ayant  cours  pour 
12  deniers  parisis  (soit  i5  deniers  tournois);  2"*  des  deniers  parisis  et 
des  tournois  petits  «tels  que  bon  vous  semblera,  en  pois,  coing  et  loy, 
<(  selon  ledit  pied,  et  là  où  vous  verrez  qu'il  appartiendra  de  faire,  etc.  » 

(A.  N.,reg.  Z,  i^  56,  fol.  i  v*.J 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  245 

L exécutoire  des  généraux  maîtres  est  daté  du  2i  janvier  iSSy.  Il 
annonce  ienvoi  des  «  patrons  et  exemplaires  »  du  nouveau  gros  denier. 

Le  même  jour,  cette  ordonnance  fut  notifiée  aux  changeurs  de  Paris 
par  «  Jehan  Baiilet ,  trésorier  de  France  et  Jacques  le  Flament ,  seigneur 
«des  comptes,  présens  les  généraux  maistres  des  monnoyes.  )) 


Le  23  janvier  iSSy,  l'exécutoire  fut  expédié  à  Limoges,  Poitiers, 
Saint-Quentin,  Tournai,  Dijon,  Mâcon,  Figeac,  Toulouse,  Agen,  le 
Vigan  et  Angers. 

Leblanc  place  au  ^3  janvier  i357  le  blanc  à  la  fleur  de  lis,  à  k  de- 
niers de  loi,  et  de  6o  au  marc,  valant  i5  deniers  tournois. 

Nous  lisons  dans  le  ms.  4533,  P*  77  v^  que,  du  23  janvier  i357  au 
r'  mai  i358,  il  fut  frappé  à  Paris  : 

1°  Des  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis,  de  i5  deniers  tournois,  à  k  de- 
niers de  loi  argent-le-Roi ,  et  de  60  au  marc; 

2°  Des  doubles  tournois  à  1  denier  16  grains,  argent-le-Roi,  et  de 
1 87  Y  au  marc. 

Nous  avons  déjà  dit  quà  la  date  du  1 1  janvier  1387,  les  états  déci- 
dèrent que  le  Daupl)in  ferait  une  nouvelle  monnaie  de  titre  plus  faible 
que  celle  qui  avait  été  ouvrée  jusqualors,  et  que  le  profit  de  ce  mon- 
nayage serait  attribué,  un  cinquième  au  prince,  et  les  quatre  autres  cin- 
quièmes aux  frais  de  la  guerre. 

Cest  évidemment  la  monnaie  à5^  décrétée  le  23  janvier  1357,  c'est- 
à-dire  le  grand  blanc  à  la  fleur  de  lis,  à  4  deniers  de  loi,  et  de  60  au 
marc,  valant  i5  deniers  tournois,  qui  fut  le  résultat  de  cette  délibéra- 
tion de  rassemblée.  En  effet,  cette  monnaie  était  plus  faible  que  la  pré- 
cédente, puisque  le  gros  blanc  à  la  couronne,  de  70  au  marc,  à  5  de- 
niers de  loi  et  ne  valant  que  10  deniers  tournois  (sur  le  pied  28*"),  était 
précisément  cette  monnaie  précédente.  Ce  fut  ce  nouveau  grand  blanc  à 
la  fleur  de  lis,  qui  reçut  du  peuple  le  nom  de  «  patte  d*oie.  » 

Voici  les  renseignements  particuliers  que  j*ai  eu  la  bonne  fortune  de 
recueillir  sur  la  fabrication  de  cette  monnaie  45^ 

A  Poitiers,  Jehan  Lalier,  jusqu'au  20  mai  i358,  a  frappé  487,000 
de  ces  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis,  plus  2,3 1 6,000  doubles  tournois  à 
1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  187  -5- au  marc. 

A  Troyes,  Pierre  de  Noiers,  du  i  1  novembre  1 387  au  7  mars  suivant, 

3a 


246  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

a  frappé  438, ooo  de  ces  grands  blancs  à  la  fleur  de  lis,  et  765,800  dou- 
bles tournois  à  1  denier  16  grakis,  et  de  187  ^  ^^  marc.  Puis  du  7  au 
2 1  mars  1 357,  par  Renaut  Faitement,  268,000  grands  blancs  à  la  fleur 
de  lis,  et  56 1,600  doubles  tournois,  ont  été  ëmis  à  Troyes;  enfin,  du 
21  mars  i357  au  12  mai  i358,PierrederËsclataémis  1 42,800  dou- 
bles tournois  et  4o2,ooo  blancs  à  la  fleur  de  lis,  dans  la  même  ville. 

A  Rouen,  du  i5  février  i357  au  i3  mai  i358,  Colin  Ganel  a  émis 
2,81  2,780  doubles  tournois  à  1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  187  --au 
marc,  plus  677,000  gros  blancs  à  4  deniers  de  loi,  et  de  60  au  marc. 

Avant  le  i5  février  1367,  Jehan  Gomevalois  y  avait  déjà  émis 
68,000  de  ces  grands  blancs  à  la  fleur  de  lis,  sur  le  pied  45% 

A  Saint-Pourçain ,  entre  le  9  septembre  i357  et  le  6  mai  i358, 
Huguenet  Guibert  a  émis  864, 000  gros  blancs,  sur  le  pied  45%  et 
i,o5 1,200  doubles  tournois  à  1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  187-^ au 
marc. 

A  Montpellier,  entre  le  23  septembre  i357  et  le  20  mai  1 358,  Hu- 
guenet de  Neproux  a  émis  554, 000  grands  blancs  et  139,200  doubles 
tournois. 

A  Toulouse,  du  5  octobre  i357  au  7  avril  i358,  Pierre  Puget  et 
Guillaume  de  la  Porte  ont  émis  34i,o5o  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis. 
Puis  du  7  avril  i358  au  18  mai,  Pierre  Lacoste  a  émis,  dans  la  même 
ville,  34 1 ,000  de  ces  mêmes  blancs. 

A  Saint-Pourçain ,  du  6  au  9  mai  i358,  Barthélémy  Ruau  a  émis 
1 39, 1 60  doubles  tournois  sur  le  pied  45% 

Le  23  janvier  1357,  des  lettres  patentes  fixèrent  ainsi  qu'il  suit  le 
cours  des  monnaies  : 

Le  denier  d'or  à  l'agnel,  pour  3o  sous  parisis; 
L*agnelet  d*or,  pour  i5  sous  parisis; 

Les  blancs  de  10  deniers  tournois,  pour  10  deniers  tournois; 
Le  denier  parisis ,  pour  i  denier  parisis; 
Le  denier  tournois,  pour  1  denier  tournois; 

Les  bons  gros  deniers  blancs  à  la  fleur  de  lis,  que  Ion  fait  et  que  Ton 
fera  doresenavant,  poiu*  12  deniers  parisis. 

Toutes  les  autres  monnaies  ne  courront  plus. 


Le  28  janvier  1357,  trenle-huit  lettres  patentes  notifiant  ce  tarif 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  247 

furent  apportées  à  la  chambre  des  monnaies,  pour  être  expédiées  aux 
bailliages  et  sénécbaussées  du  royaume. 


Le  8  février  iSSy,  fut  apportée  à  la  chambre  une  ordonnance  du 
Dauphin ,  datée  du  7  février  1  SSy,  prescrivant  la  fabrication  des  doubles 
tournois  à  1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  187  ^  au  marc  «tels  comme 
«bon  vous  samblera,  en  ouvrant  sur  le  pied  !xS\  » 

L  exécutoire  est  du  9  février  iSSy,  et  il  fut  envoyé  avec  le  patron  du 
double  en  question ,  à  Poitiers ,  Limoges ,  Dijon ,  Màcon ,  Saint-Quentin , 
Tournai,  Angers,  Figeac,  Toulouse, Âgen,  le  Vigan,  Saint-Pourçain  et 
Montpellier. 

Nous  avons  donné  plus  haut  quelques  renseignements,  parvenus  jus- 
quà  nous,  sur  la  fabrication  de  ces  doubles  tournois. 


F.  DE  SAULCY. 


(  La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


La   Société  Romaine  apbès  les  grandes  guerres  d  Afrique 

ET  DE  Macédoine. 

PREMIER  ARTICLE. 

Le  beau  temps  de  Tégalité  républicaine  est  compris  pour  Rome 
entre  Tépoque  où  commence  la  guerre  du  Samnium  et  celle  qui  vit 
fmir  la  seconde  guerre  punique.  Tout  alors  était  commun,  les  magis- 
tratures, les  honneurs,  le  dévouement  pour  la  chose  publique;  et,  à 
Tégalité  des  droits,  répondait  presque  celle  des  fortunes.  Les  grands 
consulaires,  Cincinnatus,  Curius,  Fabricius,  quand  ils  ne  portaient  pas 
la  robe  triomphale,  étaient  vêtus  de  la  tunique  du  paysan,  dont  ils 
avaient  la  pauvreté  et  les  mœurs  laborieuses.  Patriciens  et  plébéiens 
rivalisaient  de  zèle  à  servir  TEtat  ;  et ,  si  les  uns  avaient  donné  les  Fabius , 
les  Papirius  et  les  Scipions,  les  autres  pouvaient  s  honorer  des  Decius, 


32. 


r 


248  JOURNAL  DES  SAVANTS.  — AVRIL  1879. 

des  Métellus  et  des  Marcellus.  Les  Romains  d'alors  étaient  véritable- 
ment  un  grand  peuple,  toujours  rude  et  grossier,  mais  où  le  sentiment 
du  devoir  civique  remplissait  les  âmes,  et  qui  gardait,  avec  la  foite 
constitution  de  la  famille,  la  vie  sévère  des  anciens  jours.  Aussi  fut-ce 
répoque  des  difficiles  victoires  sur  les  Samnites  et  Pyrrhus,  sur  Garthage 
et  Ânnibal,  qui  rendirent  toutes  les  autres  aisées. 

Dans  ces  guerres,  Rome  avait  lutté  pour  lexistence;  elle  y  trouva 
Tempire,  mais  elle  y  faussa  ses  institutions.  Sous  la  pression  des  néces- 
sités qui  se  produisirent,  elle  remonta  la  pente  qu'elle  avait  descendue; 
elle  retourna  de  Tégalité  au  privilège,  dun  régime  de  sage  démocratie, 
excellent  pour  une  cité,  à  un  gouvernement  concentré,  indispensable 
pour  une  domination  qui  s'était  étendue  si  loin.  Malheureusement  cette 
révolution  se  compliqua  d'une  autre  :  les  conditions  économiques  de  la 
société  furent  changées  par  la  conquête  d'opulentes  provinces.  Rome , 
qui  avait  eu  longtemps  les  mœurs  de  la  pauvreté,  prit  celles  de  la 
richesse,  mais  de  la  richesse  acquise  par  le  pillage,  non  par  le  travail. 
L'opposition  des  classes  se  reforma ,  et,  comme  aux  anciens  jours,  la  ville 
contint  deux  peuples  différents.  Si  le  temps  et  la  loi  avaient  presque 
eBacé  la  distinction  entre  patriciens  et  plébéiens,  une  barrière  plus 
haute  s'était  élevée  entre  le  riche  et  le  pauvre  :  celui-là  devenant  de 
jour  en  jour  plus  fier,  plus  insolent;  celui-ci  plus  misérable  et  plus 
humble. 

Cette  transformation,  par  laquelle  s'expliquent  les  révolutions  du 
dernier  siècle  de  la  république,  eut  deux  causes:  d'une  part,  l'invasion 
de  l'hellénisme  modifia  les  mœurs  et  les  croyances  de  l'aristocratie 
romaine;  de  l'autre,  les  guerres  continuelles  usèrent  l'ancien  peuple, 
que  des  affranchis  remplacèrent,  et  elles  ne  purent  être  menées  à 
bonne  fin  que  par  la  concentration  de  tous  les  pouvoirs  aux  mains  du 
sénat. 

Pour  cette  révolution  morale  et  politique,  il  faut  moins  accuser 
l'ambition  des  hommes  que  l'influence  irrésistible  du  milieu  où  main- 
tenant les  Romains  vivaient.  Les  peuples  ne  sont  pas  h  ce  point  maîtres 
de  leurs  destinées,  qu'ils  puissent  échapper  aux  conséquences  de  leurs 
propres  entreprises.  Sur  le  théâtre  du  monde,  deux  puissances  inégales 
sont  en  action,  la  liberté  de  l'homme  et  la  fatalité  historique,  je  veux 
dire  cette  force  des  choses  que  l'homme  crée  lui-même,  puisqu'elle 
résulte  de  faits  accomplis  par  lui,  mais  dont  nulle  sagesse  ne  peut 
prévoir  toutes  les  suites,  dont  nulle  volonté  ne  parvient  à  maîtriser  tous 
les  effets.  Ainsi  l'invasion  de  l'hellénisme  fut  l'inévitable  réaction  de 
vaincus  civilisés  sur  des  vainqueurs  barbares,  et  l'oligarchie  hérita  né- 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE. 


249 


cessairement  d'une  assemblée  populaire  impropre  à  gérer  les  intérêts 
nouveaux  que  la  victoire  avait  fait  naître. 

«Après  les  guerres  d'outre-mer,  dit  Cicéron,  un  large  fleuve  d'idées 
«et  de  connaissances  pénétra  dans  Rome^  n 

Mais  les  Grecs  d'alors  que  pouvaient-ils  donner? 

Ce  peuple  avait  tant  agi,  qu'il  avait  beaucoup  vécu  et  qu'à  l'époque 
qui  nous  occupe  il  était  déjà  bien  vieux;  vieillesse  sans  honneur  d'une 
société  qui  usait  un  reste  de  force  dans  une  activité  turbulente,  et  qui 
avait  perdu  les  vertus  du  temps  où,  chacun  étant  nécessaire  à  tous, 
tous  travaillaient  au  bien  commun.  Les  Éphèbes  recevaient  encore 
leur  éducation  sévère,  mais  ils  l'oubliaient  vite,  dès  qu'ils  entraient 
dans  le  milieu  corrompu  de  la  nouvelle  société.  Depuis  qu'Alexandre 
avait  livré  aux  Grecs  les  trésors  de  la  Perse  et  que  ses  successeurs  leur 
offraient  mille  emplois  de  cour  dans  lesquels  la  complaisance  pour  le 
maître  menait  à  la  complaisance  pour  soi-même,  les  mœurs,  aupa- 
ravant contenues  par  la  pauvreté  et  le  péril,  s'étaient  amollies,  et,  mal- 
gré des  dehors  encore  brillants,  cette  civilisation  semblait  n'avoir  d*autre 
but  que  de  multiplier  pour  l'homme  les  moyens  de  donner  satisfaction 
à  ses  appétits  les  moins  élevés^.  La  grande  affaire  consistait  à  bien  vivre, 
non  comme  l'avaient  entendu  Phidias  et  Platon ,  mais  à  la  façon  de  ces 
pourceaux  d'Ëpicure,  le  mot  est  d'Horace  ^,  qui  déclaraient  que  la  raison 
et  la  nature  voulaient  qu*on  rapportât  tout  au  plaisir  du  ventre^.  Les 
poètes  comiques  y  revenaient  sans  cesse:  un  d'eux  fait  exposer  par  un 
cuisinier  la  haute  influence  de  l'art  culinaire  sur  les  aflaires  humaines. 

«Quels  contes  est-ce  que  tu  nous  débites-là?»  dit  le  poète  Alexis*, 
c  Et  le  Lycée,  et  l'Académie,  et  l'Odéon,  et  le  conseil  amphictyonicpie, 
«  niaiseries  de  sophistes,  où  je  ne  vois  rien  qui  vaille  !  Buvons,  mon  cher 
«Sicon;  buvons  à  outrance  et  menons  joyeuse  vie,  tant  qu'il  y  a  moyen 
ad*y  fournir.  Vertus,  ambassades,  commandements,  vaine  gloire  que 


'  De  Rep,,  II,  19.  Il  disait  encore,  au 
Pro  Arch.,  3  :  «  Ërat  Italia  tune  plena 
«  graecarum  ariium  ac  disciplinarum.  • 

'  «Graeci  vitionim  omnium  genito- 
«res.  »  (Pline,  Hist.  nat.,  XV,  4-)  Voyez 
dans  Faute,  passim,  la  déGnition  de  la 
vie  grecque ,  pergrœcari. 

'  « ...  Epicuri de  grege  porcum.  •{Ep., 
I,  IV.)  Cicéron  avait  dit  aussi  :  «£pi- 
•  cure  noster  ex  hara  producte ,  non  e\ 
cschola.  »  (In  Pis.,  16.) 

*Athén.,  XII,67. 


*  Fragment  conservé  par  Athénée, 
A  p.  Fnigm.  comcoram  (Didot),  p.  524- 
Alexis  était  né  à  Thurium  (Suidas,  s,  v. 
kXeits)  peu  de  temps  avant  la  destruc- 
tion de  cette  ville  par  les  Lucaniens  en 
390.  Par  sa  naissance,  il  appartient  donc 
à  ritalie ,  mais  il  vécut  à  AQiènes  et  mou- 
rut vers  288.  Aulu-Gelle  (II,  xxni)  dit 
que  quelques-unes  de  ses  nombreuses 
pièces  furent  traduites  ou  imitées  par  les 
Romains. 


250 


JOURNAL  DES  SAVANTS.— AVRIL  1879. 


«  tout  cela ,  et  vain  bruit  du  pays  des  songes.  La  mort  mettra  sur  toi  sa 
(f  main  de  glace  au  jour  marqué  par  les  dieux.  Que  te  demeurera-t-il 
«alors?  Ce  que  tu  auras  bu  et  mangé:  rien  de  plus.  Le  reste  est  pous- 
tfsière:  poussière  de  Périclès,  de  Godrus  ou  de  Cimon!» 

Boutade  de  poète,  dira-t-on;  oui,  sans  doute,  mais  signe  du  temps. 
Ennius  venait  de  traduire  pour  les  Romains  la  gastronomie  d'Ârche- 
slrate  et  Ton  sait  que  bien  ordonner  un  repas  était  une  gloire  que  le 
grave  Paul-Emile  ambitionnait. 

Pour  cette  vie  joyeuse,  il  fallait  de  Tor.  On  en  cherchait  en  tous 
lieux,  en  toutes  choses,  par  le  vice  et  la  fraude.  La  parole  n'était  plus 
qu  un  jeu  ^  et  il  était  des  gens  qui  osaient  dire  :  u  0  divin  métal!  don  le 
a  plus  précieux  fait  aux  mortels;  une  mère  est  moins  chère  que  toi!» 
Ou  encore  :  «  Qu  on  m'appelle  coquin ,  pouiTu  que  je  gagne^.  »  Un  mot 
habituel  en  Grèce  était:  u Prête-moi  ton  témoignage,  à  charge  de 
u revanche '^.  n  Aussi  quelle  improbité,  quelle  mollesse,  quelle  dépra- 
vation dans  la  vie  publique  et  dans  la  vie  privée!  Polybe  en  est  le 
témoin  attristé  ^. 

Mais  tout  se  tient  dans  l'existence  des  peuples;  Tesprit  baissait 
comme  la  moralité.  Aux  travaux  sévères  de  Tintelligence  avait  succédé 
la  recherche  des  subtilités.  L'imagination,  cette  faculté  puissante  des 
peuples  jeunes,  était  perdue,  et  le  génie  grec,  épuisé,  ne  pouvant  plus 
créer,  observait,  analysait,  critiquait.  Les  savantes  théories  rempla-* 
çaient  l'inspiration  féconde,  les  commentateurs  succédaient  aux  poètes; 
Aristarque  régnait  à  Alexandrie,  Gratès  de  Mallos,  à  Pergame^  Plus 
de  poésie  ni  d'éloquence  :  Démosthène  et  ses  émules  avaient  été  les 
derniers  orateurs  d'Athènes;  Euripide  et  Aristophane  ses  derniers 
poètes.  Dès  le  quatrième  siècle,  la  tragédie  était  morte;  au  troisième, 
quelques  écrivains  peuvent  encore  prétendre  à  une  place  à  part  :  Mé- 
nandre,  le  fondateur  de  ce  qu'on  appelle  la  nouvelle  comédie  que 
Térence  allait  imiter  à  Rome,  Callimaque  et  Théocrite,  les  poètes  de 
l'élégie  et  de  la  pastorale,  deux  genres  qui  fleurissent  dans  la  déca- 


*  Voyez  dans  Piaute,  Asifiaria,  v.  i84 
et  ailleurs,  ce  que  c*était  que  ia  foi  jfrec- 
qne. 

*  Diodore  (XXXVII,  3o)  dit  que  ces 
vers  étaient  dans  la  bouche  de  tout  le 
monde. 

*  Voyez  comme  Cicéron  arrange  les 
Grecs  dans  le  Pro  Flacco ,  surtout  au 
paragraphe  /|. 

*  Voyez  aussi,  pour  Teffroyable  cor- 


ruption du  monde  grec ,  Athénée  :  sur 
Démétrius  de  Phalère,  XII,  lx;  sur  An- 
tiochus  Théos,  VIT,  xxxv,  et  X,  x;  sur 
les  villes  de  Syrie,  XII ,  xxiv;  sur  le  phi- 
losophe Anaxarque ,  XII ,  Lxx,  etc. 

*  Cratès  fut  envoyé,  vers  1 5  2,  par  le 
roi  Attale,  en  ambassade  à  Rome,  ou  il 
lit  de  nombreuses  lectures.  (Suét.,  De 
Illustr.  (jramm,,  a.) 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  251 

dence  des  sociétés ,  comine  Tîbulle  à  la  fin  de  la  république  romaine 
ei  Floriau  sous  Louis  XV.  Le  principal  mérite  d* Apollonius  de  Rhodes , 
le  poète  épique  de  ce  temps,  est  uqq  médiocrité  soutenue ^  et  Lyco- 
phron,  le  plus  célèbre  des  membres  de  la  pléiade  Alexandrine,  exé- 
cutait <les  dessins  avec  ses  vers,  des  œufs,  des  haches,  etc.  Une  de  ses 
imaginations  poéticpies  est  de  montrer  Hercule  dans  le  ventre  d'une 
baleine^:  emprunt  quil  fit  peut-être  aux  Septante;  et,  pour  tout  dire, 
il  inventa  Tanagramme!  Chez  ces  Grecs  de  la  décadence,  les  lettres, 
autrefois  l'honneur  de  la  cité,  la  marque  éclatante  de  la  vie  religieuse 
et  pohtique,  parce  qu'elles  étaient  l'hommage  du  génie  aux  dieux  et  à 
la  Patrie,  se  réduisaient  à  n'être  plus  que  la  distraction  dune  société 
firivole.  Au  second  siècle,  on  trouve  un  seul  nom  à  citer,  celui  de 
Polybe,  dont  on  mettrait  l'œuvre  à  côté  des  plus  grandes,  s'il  avait  été 
aussi  habile  écrivain  qu'il  était  historien  consciencieux  et  pénétrant. 

L'art  obéissait  encore  à  la  puissante  impulsion  que  lui  avaient  donnée 
Phidias,  Polyclète,  Praxitèle  et  Lysippe.  Ces  grands  hommes  avaient 
légué  aux  écoles  de  Rhodes  et  de  Pergame,  alors  les  plus  florissantes, 
des  modèles  incomparables,  une  habileté  de  main  et  des  procédés  de 
métier  qui  devaient  soutenir  longtemps  la  défaillance  du  génie.  Mais 
déjà  les  signes  de  décadence  se  montraient  :  quelques-uns  faisaient 
colossal  croyant  ainsi  faire  grand.  A  Rhodes,  les  navires  passaient  à 
pleines  voiles  entre  les  jambes  de  la  statue  du  Soleil  dont  les  pieds 
posaient  sur  les  deux  môles  du  port;,  d'autres  ôtaient  h  la  statuaire  son 
caractère  de  calme  et  de  sérénité  pour  qu'elle  rivalisât  avec  la  peinture , 
non  seulement  dans  l'expression  pathétique  qui  appartient  aux  deux 
arts,  mais  dans  la  représentation  des  scènes  variées  et  violentes.  On 
fouillait  le  marbre  curieusement,  jusqu'à  n'y  pas  laisser  une  place  où 
un  muscle  ne  fit  saillie,  et  l'on  tourmentait  la  pose  des  personnages, 
témoin  le  groupe  trop  vanté  du  Laocoon,  qui  a  pu  être  appelé  une 
tragédie  en  trois  actes,  et  celui  du  Taureau  Famèse,  dont  on  avait  voulu 
faire  un  poème  en  pierre. 

Du  reste ,  le  progrès  ou  la  décadence  de  l'art  importait  peu  aux  Ro- 
mains, qui  laissèrent  à  leurs  sujets  le  soin  de  les  approvisionner  de 
statues  et  de  tableaux.  Aussi  lartgrec,  qui  avait  d'abord  été  un  culte,  va 
devenir  une  industrie  ;  mais  bien  qu'autour  de  lui  tout  ce  qui  l'inspirait 
jadis  décline»  il  gardera  assez  de  force  pour  vivre  quatre  siècles  encore, 
et  pour  embellir  ce  monde  nouveau  de  l'Occident  que  Rome  forcera 
d'entrer  dans  la  vie  civilisée.  C'est  un  mémorable  exemple  de  la  puis- 

Quintilien,  X,  i.    -  *  L)c.,  Aleaxmdra,  vers  3i  et  suiv. 


k 


252  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AVRIL  1879. 

sonce  des  traditions  et  des  écoles  :  phénomène  qui ,  par  les  mêmes  rat- 
sons,  s'est  reproduit  chez  nous,  où,  depuis  bientôt  trois  siècles,  TÉcole 
française  n*a  eu  que  des  éclipses  partielles,  tandis  que  d'autres  ont  dis- 
paru. 

La  religion,  au  contraire,  n ayant  jamais  eu  d'enseignement  doctri- 
nal ni  de  clergé  constitué  en  corporation  puissante,  fut  inhabile  à  re- 
tenir les  âmes  dans  les  chaînes  de  la  foi  antique. 

La  classe  éclairée  n  allait  aux  temples  que  par  habitude  et  ne  pronon- 
çait le  nom  des  dieux  que  comme  moyen  oratoire.  Les  Olympiens 
se  mouraient  :  Eschyle  les  avait  déjà  attaqués  dans  son  Prométhée,  et 
Aristophane,  le  rieur  audacieux,  dans  ses  Oiseaux,  où  il  se  joue  de  la 
race  des  dieux  comme  descelle  des  hommes.  Dans  les  Chevaliers,  Nicias, 
le  fidèle  sei^iteur  du  bonhomme  Démos,  désespéré  de  toutes  les  mésa- 
ventures qui  lui  arrivent,  ne  trouve  rien  de  mieux ,  pour  se  tirer  d  affaire, 
que  de  se  prosterner  devant  les  statues  divines.  «Quelles  statues?»  lui 
dit  Démosthène.  «Est-ce  que  tu  crois  vraiment  qu'il  y  a  des  dieux?» — 
«Sans  doute.  »  —  «Sur  quelles  preuves?  »  —  «Parce  qu'ils  m'ont  pris 
«  en  grippe...  »  —  «  Voilà  qui  est  sans  réplique.  » 

La  Grèce  semblait  perdre  la  mémoire  de  son  passé;  elle  oubliait 
même  ses  grands  hommes.  Cicéron  s'honora  d'avoir  retrouvé  à  Syracuse 
le  tombeau  d'Ârchimède,  caché  sous  les  ronces;  il  vit  le  temple  de 
Delphes  solitaire,  la  Pythie  muette ^  et  un  Étolien  venait  de  brûler 
celui  de  Dodone,  le  plus  vénérable  sanctuaire  de  la  race  hellénique. 

Aux  beaux  jours  de  la  Grèce,  les  oracles  avaient  eu  un  grand  rôle, 
religieux  et  patriotique.  Mais  combien  était,  à  présent,  laborieuse  la 
condition  des  dieux  prophétiques,  interrogés  à  chaque  instant  sur 
de  misérables  intérêts,  et  quelle  souplesse  d'esprit  ne  fallait- il  pas 
à  leurs  prêtres  pour  rédiger  des  oracles  ambigus,  qui  satisfissent  les 
dévots  sans  compromettre  le  crédit  du  dieu.  On  a  récemment  trouvé , 
sous  les  ruines  d'un  de  ces  temples,  bon  nombre  d'appels  à  la  protec- 
tion de  Zeus  Naios^.  Une  femme  l'interroge  sur  un  remède  qui  la  gué- 
risse, et  des  particuliers  lui  demandent  lequel  de  trois  partis  à  prendre 
sera  le  meilleur.  Un  berger  promet  de  lui  marquer  sa  reconnaissance, 
s'il  le  fait  réussir  dans  une  opération  de  commerce  qu'il  va  tenter  sur 
des  troupeaux.  Un  Ambraciote  voudrait  savoir  quelle  divinité  lui  don- 
nera la  fortune  et  la  s.nnté;  Agis,  comment  il  pourra  recouvrer  ses  cou- 

^  «Cur  isto  modo  jam  oracula  Del-        «conlemptius  (Cic,  OeDiv/'/i.^II,  Lvn).  • 
cphis  non  eduntur,  non  modo  nosira  *  M.  Carapanos ,  Docfo/ie  et  ses  raines» 

«aîtate,  sed  jamdiu,  ul  nihil  possit  esse        p.  72-83. 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  253 

vertures  et  ses  oreillers,  qu*il  a  perdus;  Lysanias,  question  plus  indis- 
crète, si  1  enfant  que  Nyla  porte  dans  son  sein  est  de  lui.  Le  Jupiter 
d*Homèro  est  tombé  au  rang  de  nos  tireuses  de  cartes!  U^ 

Dernier  outrage,  cette  religion  profanée  n^élevait  plus  de  temples 
qu'aux  puissants  du  jour,  et,  par  une  amère  dérision,  le  vice  avait  les 
honneurs  de  Tapothéose.  Thèbes  consacrait  des  autels  à  la  courtisane 
Lamia;  Antiochus  le  Dieu  faisait  adorer  la  divinité  de  son  indigne  fa- 
vori Thémison  Hercule  ^  et  la  cité  de  «  la  Vierge  n  rendait  un  culte  divin 
aux  objets  des  infâmes  plaisirs  de  Démétrius  Poliorcète.  Ses  prières  à 
ce  prince  étaient ,  à  la  fois ,  un  sacrilège  et  une  lâcheté.  Au  milieu  des 
fêtes  d*Éleusis,  on  vil  s  avancer  un  chœur  de  citoyens,  vêtus  de  robes 
blanches  et  couronnés  de  fleurs,  qui  chantaient  au  nom  d'Athènes  :  a  Les 
a  autres  dieux  dorment  ou  se  promènent,  ou  même  n  existent  pas  ;c  est 
c(à  toi,  qui  nest  pas  fait  de  bois  ou  de  pierre,  à  toi,  dieu  présent  et  vi- 
(I  vaut,  que  j'adresse  mes  adorations.  O  bien-aimé!  Fais-moi  jouir  de  la 
«paix  et  délivre-moi  de  mes  ennemis,  car  moi,  je  ne  puis  plus  com- 
«  battre  ^.  » 

La  philosophie  ofirait-elle  aux  âmes  les  consolations  que  la  religion 
ne  leur  pouvait  donner? 

La  philosophie  grecque  avait  déjà  parcouru  les  trois  phases  glo- 
rieuses de  son  histoire;  elle  avait  étudié  : 

La  nature  considérée  comme  une  et  harmonieuse  par  ceux  qu  Aristote 
appela  o  les  physiciens  ;  )) 

L'inteUigence  revendiquant,  depuis  Anaxagore,  le  droit  d'être  mise  A 
part  de  la  matière,  et  devenant,  dans  les  deux  grands  systèmes  de  Platon 
et  d'Aristote ,  la  cause  universelle;  / 

Enfin  la  morale  essayant,  par  les  écoles  d'Ëpicure  et  de  Zenon,  d'en- 
lever â  la  pensée  pure  le  premier  rolc  dans  la. direction  des  esprits ^ 

Nousr  n'avons  pas  à  exposer  ces  doctrines,  dont  la  Grèce  s'était  eni- 
vrée et  auxquelles  les  Romains  s'intéressaient  peu,  les  plus  sages d  entre 
eux  répétant  volontiers  le  mot  d'Ënnius  :  ail  faut  toucher  du  bout  dés 
a  lèvres  à  la  philosophie  et  non  s'en  abreuver;  »  mais  nous  devons  suivre 
leurs  conséquences  sociales,  parce  qu'ils  les  acceptèrent. 

La  philosophie  avait  été  plus  spéculative  avecSocrate  et  Platon,  plus 
expérimentale  avec  Aristote.  Le  Stagirite  donnait  bien  à  la  science  de 
l'être  l'importance  qu'elle  a  gardée,  même  son  nom  de  métaphysique, 

*  Athén.,  VI,  Lxn.  ^  Ravaisson,  Métaphysique  i'AriiUAê, 

*  Athén.,  VI,  Lxn   x'  oix  é^f^        et  Zeiler, Pibi/of.  des  Grecs,  t.  I,  p.  63 

pLàx/tadoi.  de  Vlntrodnction,  par  M.  Boutroux. 

33 


j 


254  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  AVRIL  1879. 

et  il  y  trouvait  lunité  divine  ;  mais,  en  mettant  dans  la  nature  une  puis- 
sance spontanée,  et  en  éloignant  de  Dieu  tout  élément  nattirel,  il  sem* 
blait  qu  il  Lui  refusât  le  gouvernement  du  monde  ;  enfin  il  détruisait  un 
dés  ressorts  les  plus  actifs  de  la  responsabilité  morale,  lorsqu'il  n  accordait 
è  fàme  rimmortalité  qu  è  la  condition  de  perdre  la  mémoire.  Préoccupé 
des  nécessités  qu  impose  à  tous  la  condition  humaine,  il  faisait  entrer 
dans  les  idées  de  vertu  et  de  bonheur  des  éléments  dont  Platon  avait 
tenu  peu  de  compte,  et  il  paraissait  placer  moins  haut  Tidéal  moral.  En 
réalité,  il  le  mettait  plus  à  la  portée  des  hommes,  et  sa  théorie  de  lu- 
tile  eût  été  sans  danger ^  s*il  n'en  avait  déduit  la  légitimité  de  Tescla- 
vage^.  Ce  n'était  donc  pas  à  lui  qu*on  pouvait  demander  ce  qu*il  fallait 
croire;  il  n  enseignait  que  ce  qu*on  devait  apprendre;  il  était  l'homme 
delà  science,  comme  Platon  sera  celui  de  la  foi.  Ces  deux  puissants  es- 
prits, qui  avaient  ouvert  la  double  voie  où  nous  marchons  encore, sont 
les  deux  adversaires  immortels  qui  se  disputent  l'humanité;  mais  Rome 
ne  connaîtra  rien  de  ces  grands  combats. 

Infidèles  au  véritable  esprit  de  leur  maître,  les  disciples  d'Aristote 
achevèrent  de  fermer  le  ciel  et  cet  avenir  plein  d'espérances  que  Platon 
avait  ouvert.  Théophraste,  après  lui  le  chef  du  Lycée,  inclina,  en  mo- 
rale, vers  des  doctrines  qu'Aristote  eût  désavouées^;  il  fit  de  la  Fortune 
la  maîtresse  du  monde,  et  il  replaça  Dieu  au  sein  de  la  création,  où  Stra- 
ton ,  son  successeur,  ne  voulut  pas  même  le  reconnaître.  «  Toute  la  vie 
tt divine,  disait  celui-ci,  réside  dans  la  nature,  et  je  n'ai  pas  besoin  des 
«dieux  pour  expliquer  la  formation  du  monde.  »  Il  n'est  rien  qui  ne  ré- 
sulte du  mouvement  et  de  la  pesanteur,  nataralibasponderibas  etmotibus^. 
Ce  sera  la  doctrine  d'Épicure  et  c'est  aujourd'hui  le  mot  des  savants  qui 
se  passent  du  premier  moteur.  Straton  fut  appelé  dans  l'école  «  le  Phy- 
«  sicien  ;  o  deux  autres  auraient  mérité  ce  nom  :  Dicéarque ,  qui  nia  l'exis- 
tence de  l'âme,  dont  Aristoxène  disait  qu'elle  était  une  certaine  tension 
du  corps,  intentio  qaœdam  corporis.  Nous  voilà  en  plein  matérialisme,  et 
Dëmétrius  de  Phalère  montrait  à  la  fois ,  par  son  habileté  politique  et 


'  L^utiie  était,  pour  les  péripatéti- 
QJ^ens ,  la  même  chose  que  l  honnête  : 
hànesta  commiscerent  cam  commodis.  (Cic. 
Dr  liai,  deor,,  I,  vn.) 

*  Polit,  r  11  ;Afor.,  VIÎI,  II.  Il  com- 
bat même  (Polit.,  I,  ii)  quelques  philo- 
sophes qui  déjà  soutenaient  que  Tescia- 
vi^  était  un  état  contre  nature.  Aristote 
eiroyait  que  cette  institution  était  utile  à 
rËût,  tku\  citoyens ,  qu'elle  délivrait  des 


occupations  mercenaires,  même  à  Tes- 
clave ,  qui,  selon  lui  ^  ne  tombait  en  servi- 
tude que  par  rinfériorité  de  sa  nature 
morale. 

^  Cic,  De  nat  deor,,  I  ;  Acad.,  !<  x  : 

nervos  virtutis  incident Dans  ses 

Caractères,  on  n*en  trouve  pas  un  qui 
soit  honnête. 

*  Cic,  De  nat,  deor.,'[ ,  xiii  i  Acad.,  Il, 

XXXVIII. 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE. 


255 


par  la  dépravation  de  ses  mœurs*,  que,  si  l*écoie  péripatéticienne  avait 
fait  beaucoup  pour  la  science ,  elle  finissait  par  faire  trop  peu  pour  la 
morale. 

Les  Grecs  d'alors  n'ayant  plus  de  patrie,  ni  les  deux  choses  qui  Ta- 
vaient  faite,  la  religion  et  la  liberté,  enseignaient  dans  toutes  leurs 
écoles  le  détachement  de  la  vie  publique ,  afin  que  le  sage  pût  se  réfu* 
gier  dans  une  tranquille  indifférence.  Il  semblait  que,  fatigués  d'avoir, 
|)6ndant  quatre  siècles,  couru  dans  tous  les  sens  le  monde  delà  pensée 
et  celui  de  l'histoire,  ils  voulussent,  comme  la  Nait  de  Michel-Ange,  se 
reposer  et  dormir. 

Cette  prédication  fut  surtout  l'œuvre  d'Ëpicure.  Ce  héros  déguisé  en 
femme ,  comme  Sénèque  l'appelle^,  vaut  mieux  que  sa  réputation.  Mais, 
en  inscrivant  sur  son  école  :  u  Passant ,  tu  feras  bien  de  rester  ici ,  la' 
tf  volupté  est  le  bien  suprême  ^n  il  plaçait  ses  disciples  sur  une  pente 
où  la  chute  était  facile;  et  la  Volupté,  assise  en  reine  sur  un  trône  qu*en^ 
touraient  toutes  les  vertus  ^,  restait  une  dangereuse  image.  Il  avait  beau 
mettre  les  plaisirs  de  l'âme  au-dessus  de  ceux  du  corps ,  dire  que  le 
strict  nécessaire  suffit  au  bonheur,  qu  avec  du  pain  d'orge  et  de  Teau 
on  peut  être  aussi  heureux  que  Jupiter,  il  n'avait  fondé  que  la  théorie 
de  l'égoîsmc,  avec  ses  désastreuses  conséquences.  Il  détruisait  la  reli- 
gion, parce  que  la  crainte  des  dieux  était  une  gêne;  le  patriotisme,  le 
dévouement  à  l'Etat,  les  affections  de  famille,  parce  qu*ils  troublaient 
la  tranquillité  du  sage. 

Ces  doctrines,  produit  naturel  d'une  époque  où  tant  d'esprits  aspi- 
raient au  repos,  étaient  la  contradiction  la  plus  absolue  de  tout  ce  que 
les  Romains  des  anciens  jours  honoraient.  Deux  siècles  plus  tôt,  elles 


'  Voyez  «  dans  Athénée  (XII,  lx),  ce 
que  dit  Duris  de  Samos  dont  on  a  vai- 
nement cherché  à  révoquer  en  doute  le 
témoignage. 
Ep.,  33. 

'  lUd.,  21. 

^  Cic. ,  De  Finibuu ,  ll,xxi.  11  faut 
s'entendi*e  sur  ce  mot  :  le  plaisir.  La  re- 
ligion et  la  morale  ont  pour  but  le  bon- 
heur, tiiatfiavia,  Bossuet  n  a-t-il  pas  dit  : 

*  Toute  la  doctrine  des  mœurs  tend  uni- 

•  quementà  nous  rendre  heureux.  •(Médi- 
Ua.smrtÉv..,  Les  huit  béatitades,  X*jour.) 
Mais  il  importe  d'examiner  par  quels 
moyens  une  religion  ou  une  morale  veut 
coiuiuire  au  bonheur.  La  doctrine  des 


mœurs  pour  Ëpicure  se  résume  en  qua- 
tre règle»  : 

1  "  Prendre  le  plaisir  qui  ne  doit  être 
suivi  d'aucune  pcioe  ; 

n"  Fuir  la  peine  qui  n'amène  aucun 
plaisir. 

3*  Fuir  la  jouissance  qui  doit  priver 
d'une  jouissance  plus  grande  ou  causer 
plus  de  peine  que  de  plaisir  ; 

4*  Prendre  la  peine  qui  délivre  d'une 
peine  plus  grande ,  ou  qui  doit  être  sui- 
vie d'un  grand  plaisir. 

Le  vrai  fondement  de  la  morale,  le 
devoir,  était  donc  absent  de  cette  dan- 
gereuse doctrine. 

33. 


J 


256  JOURNAL  DES  SAVANTS— AVRIL  1879. 

auraient  fait  horreur  aux  iiabitants  des  Sept  Collines,  mais  il  restait 
bien  peu  de  Romains  dans  Rome,  et  ces  fils  dégénérés  des  grands  con- 
sulaires prendront  à  Epicure  les  encouragements  à  la  mollesse  qui  pou- 
vaient être  tirés  de  son  enseignement ^  en  laissant  de  côté  les  leçons  de 
sa  vie  et  sa  vraie  doctrine  ^  Son  école  ajouta  un  élément  de  dissolution 
à  tous  ceux  qui  fermentaient  déjà  au  sein  de  cette  société ,  parce  qu  elle 
couvrit  d  une  apparence  de  plûlosopbie  des  désordres  ou  une  indiffé- 
rence qui  n'avait  rien  de  philosophique.  Que  de  Romains,  et  je  parle 
des  meilleurs,  vivront  en  dehors  de  la  cité,  comme  cet  ami  de  Gicéi*on 
qui  reniera  le  nom  de  ses  pères  pour  s'appeler  FAthénien,  comme  cet. 
Hortensius,  si  attentif  à  ses  viviers,  et  cet  Asinius  Pollion,  résigné. d*a« 
yance  à  devenir  le  butin  du  vainqueur.  U  y  a  toujours  de  ces  sages 
qui  laissent  aux  autres  les  luttes  de  la  vie,  sans  se  croire  ce  quils  sont» 
des  Épicuriens,  et  il  &*en  forma  beaucoup  à  Rome.  Mais  Técoledu  plai- 
sir* sera  punie  de  son  énervante  doctrine  par  sa  stérilité  :  il  ne  sortira 
pas  d'elle  un  homme  supérieur,  et  il  en  est  tant  sorti  de  fécole  du  de- 
voir. . 

La  pente  que  Tesprit  grec  descendait  menait  aux  abîmes;  jamais  des- 
truction morale  n'avait  été  si  complète. 

<^  Nous  ne  savotis  rien ,  »  disait  Métrodore ,  a  un  disciple  dEpicure  ;  nous 
«ne  savons  même  pas  que  nous  ne  savons  rien.»  Ces  doctrines  néga- 
tives, qui  faisaient  le  vide  dans  Tâme,  gagnaient  jusqu à  1  école  platoni- 
cienne. Arcésilas,  renouvelant  le  doute  de  Pyrrhon,  établissait  au  sein 
de  la  nouvelle  académie  le  scepticisme  universel  que  Carnéade  portera 
à  Rome,  quand  Athènes  l'y  enverra  comme  ambassadeur  (  i55).  oQui 
«  pourrait ,  dit  Élien ,  ne  pas  louer  la  sagesse  des  peuples  que  nous  ap-> 
tt pelons  barbares?  Ceux-là ,  du  moins,  ne  mettent  pas  en  question  s'il  y 
«a  ou  non  des  dieux;  s'ils  veillent  ou  non  sur  le  monde.  Nul  chez  eux 
tt  n'imagina  jamais  de  systèmes  pareils  à  ceux   dEvhémère  et  d'Epi- 


cure  ^.  » 


Les  doctrines  du  Portique,  surtout  depuis  la  direction  que  Chry- 
sippe  et  Panetios  leur  donnèrent,  furent  une  réaction  opérée  au  nom  de 
Finstinct  moral  et  du  sens  commun^.  Zenon  ne  détruisait  pas  la  religion 
nationale,  dont  toutes  les  divinités  étaient  pour  lui  des  manifestations 
de  TEtre  unique,  et,  en  vertu  de  ce  principe,  il  pouvait  respecter  les 

*  Cicéron(DcFm.,I,  XL  vin)  disait  d'É-  *  HUl  Kar.,  II, 3i. 

picure  :  «Cet  homaie,  dont  vous  faites  ^  Cic.Accui.,  I,n;IV,vi.  MaisZéaoo 

«f  esclave  de  la  volupté ,  vous  crie  qu'il  niait  lui-même  rimmortalité  de  rame. 

•  n  est  point  de  bonheur  sans  la  sagesse ,  (Gc,  Taie,  I ,  i8.) 
t  l*honnèteté  et  la  vertu.  • 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  267 

croyances  populaires,  surtout  ta  doctrine  si  vivace  des  génies.  Il  reste 
de  son  successeur  Cléanthe  un  hymne  magnifique  à  Jupiter:  «Salut  à 
a  toi ,  le  plus  glorieux  des  immortels,  être  qu'on  adore  sous  mille  noms, 
«Jupiter  éternellement  tout-puissant;  à  toi,  maître  de  la  nature;  à  toi, 
«  qui  gouvernes  toutes  choses  selon  la  loi  !  De  toi  nous  sommes  nés  et ,  seuls 
u  entre  tous  les  êtres ,  nous  avons  reçu  le  don  de  la  parole.  A  toi  donc  mes 
tt  louanges  et  Tcternel  hommage  de  mes  chants!  Ce  monde  immense,  qui 
«roule  autour  de  la  terre,  obéit  sans  murmure  à  tes  ordres.  C'est  que  tu 
«  tiens  dans  tes  invincibles  mains  Tinstrument  de  ta  volonté,  la  foudre  au 
«double  trait  acéré,  Tarme  enflammée  et  toujours  vivante;  la  nature 
«entière  frissonne  à  ses  coups  retentissants.  Avec  elle,  tu  règles  faction 
«de  la  raison  universelle  qui  circule  à  travers  tous  les  êtres,  et  qui  se 
«  mêle  aux  grands  comme  aux  petits  flambeaux  du  monde.  Roi  suprême 
«de  f  univers,  rien  sur  la  terre  ne  s  accomplit  sans  toi,  rien  dans  le 
«ciel  éthéré  et  divin,  rien  dans  la  mer,  rien,  hormis  les  crimes  que 
«commettent  les  méchants...  Jupiter,  dieu  que  cachent  les  sombres 
«nuages,  retire  les  hommes  de  leur  funeste  ignorance;  dissipe  les  té- 
«nèbres  de  leur  âme,  ô  notre  père!  et  donne-leur  de  comprendre  la 
«pensée  qui  te  sert  h  gouverner  le  monde  avec  justice.  Alors  nous  te 
«rendrons  en  hommages  le  prix  de  tes  bienfaits,  célébrant  sans  cesse 
«par  de  dignes  accents,  les  œuvres  de  tes  mains,  la  loi  commune  de 
u  tous  les  êtres.  »  Un  écho  de  cette  belle  poésie  retentira  dans  fâme  du 
dernier  des  grands  Antonins,  et,  si  vous  changez  le  nom  du  Jupiter  de 
Cléanthe  en  celui  de  Jéhovah,  vous  aurez  une  prière  chrétienne. 

«A  Rome,  disait  Hegel,  le  stoïcisme  était  chez  lui.»  Plus  dun  Ro- 
main des  anciens  jours  montra,  en  eflet,  des  vertus  stoïques,  qui  s'é- 
taient naturellement  développées  au  sein  de  celte  race  énergique  et 
dure  ;  sousfempire  ils  en  trouvera  encore.  Mais,  au  dernier  siècle  de  la 
république,  le  dogmatisme  austère  du  Portique  gagna  seulement  quel- 
ques âmes  supérieures;  on  écouta  mieux  ceux  qui  criaient  :  «Doute  de 
«tout  et  ne  crois  qu'au  plaisir.  » 

A  côté  de  la  philosophie,  fesprit  humain  s'était  ouvert  d'autres  voies. 
Sous  la  puissante  impulsion  d'Aristote,  les  sciences  d'observation  avaient 
fait  de  grands  progrès  :  on  savait  plus,  on  savait  mieux.  Mais  d'ambi- 
tieux esprits  couraient  les  aventures;  dans  l'école  d'Epicure,  on  croyait 
savoir  comment  le  monde  s'est  formé  ;  et  bientôt  Cicéron  se  moquera 
de  ces  gens  qui,  «lorsqu'ils  parlent  de  funivers  ont  fair  de  revenir,  à 
«l'heure  même,  de  l'assemblée  dos  dieux.  »  Ces  hardiesses  faisaient  ren- 
contrer parfois  des  vérités,  et  Ton  a  retrouvé,  en  des  œuvres  de  ce 
temps-là ,  les  germes  de  beaucoup  de  théories  acceptées  par  les  maître» 


258  JOURNAL  DES  SAVANTS.— AVRIL  1879. 

d*à  présent.  Ainsi  le  principe  de  la  conservation  de  la  force ,  fondement 
de  la  physique  moderne,  dont  Épicure  raisonne  presque  aussi  bien 
que  Leibniz;  cet  autre  encore  :  que  tout  se  transforme,  rien  ne  meurt; 
même  la  théorie  moléculaire,  la  négation  de  la  génération  spontanée 
et  l'affirmation  que  tous  les  corps  tombent  dans  le  vide  avec  une  vi- 
tesse égale  ^  Malheureusement  ces  germes  ne  se  développaient  point, 
parce  que  les  savants  de  cette  époque  étaient  avant  tout  des  philoso- 
phes, et  que,  s'ils  avaient  des  intuitions  de  génie,  ils  devinaient  et  ne 
démontraient  pas.  Il  leur  manquait  la  méthode  expérimentale  sans  la- 
quelle ia  science  de  la  nature  est  impossible ,  et  leurs  systèmes  étaient 
des  constructions  logiques  que  la  logique  renversait  eu  partant  d'à  pr»>n 
diCFërents.  Dans  les  sciences,  au  contraire,  qui  procèdent  d'axiomes  im- 
muables, comme  les  mathématiques  pures  ou  appliquées,  géométrie, 
mécanique  et  astronomie ,  la  Grèce  venait  d'enfanter  Euclide,  Archimède 
et  Hipparque,  trois  hommes  que  l'histoire  de  la  philosophie  naturelle 
place  auprès  des  plus  glorieux.  Mais  les  sciences  n'ont  pas  d'influence 
morale,  si  ce  n'est  pour  les  esprits  capables  de  saisir  l'harmonieuse  or- 
donnance du  double  cosmos  au  sein  duquel  nous  vivons ,  et  qui  sentent 
que  l'homme  doit  être  d'autant  meilleur  qu'il  est  plus  intelligent.  Jamais 
la  Grèce  n'avait  été  aussi  savante ,  et  jamais  elle  ne  fut  aussi  dégradée  : 
avertissement  sévère  pour  les  âges  où  les  sciences  physiques  prétendraient 
i  une  domination  sans  partage^. 

Ainsi,  pour  certaines  sciences  dont  Rome  ne  voudra  point,  un  grand 
éclat  ;  mais ,  dans  l'art  et  la  poésie ,  plus  d'inspiration  puissante  ;  dans 
l'éloquence,  un  vrai  cliquetis  de  mots  et  d'images  (les  rhéteurs);  dans 
la  religion,  des  habitudes  et  point  de  croyances;  dans  la  philosophie, 
le  matérialisme  sorti  de  l'école  d'Aristote,  le  doute  né  de  Platon,  l'a- 
théisme de  Théodore^,  et  le  sensualisme  d'Épicure,  vainement  com- 
battus par  la  protestation  morale  de  Zenon  ;  enfin,  dans  la  vie  privée 
et  publique,  l'aflaiblissement  ou  la  perte  des  vertus  qui  font  l'homme 
et  le  citoyen.  Tels  étaient  la  Grèce  et  l'Orient.  Et  maintenant  nous 
disons  avec  Caton,  Polybe,  Tite-Live,  Pline,  Justin  et  Plutarque,  que 
tout  cela  passa  dans  la  ville  étemelle.  La  conquête  de  la  Grèce  par 

• 

*  Voir,  sur  cette  question ,   Martlia ,  cure ,  comme  l'école  cynique  finit  par 

Le  poème  de  Lucrèce ,  p.  2^3-3 17.  être  absorbée  dans   Técole  de  Zenon. 

'  Montaigne  (1 ,  xxiv)  a  dit  :  «  Je  treuve  Cic,  De  nat.  deor.,  1 , 1  :  «  ...plerique  deos 

«  Rome  plus  vaillante  avant  qu'elle  feust  «  esse  dixcmnt  :  dubitare  se  Protagoras  : 

«  sçavante.  »  «  nullos  esse  omnino  Diagoras  Melius  et 

^  Un  des  chefs  de  Técole  cyrénaique,  «  Theodorus  Cvrenaicus  pulaverunt.  » 
qui  se  fondit  plus  tard  dans  celle  d^Épi- 


NOUVELLES  LlTTEKAlKfcS. 


259 


Rome  fut  suivie  de  la  conquête  de  Rome  par  la  Grèce'  :  Grœcia  capta 
feram  victorem  cepiV^, 

V.  DURUY. 

La  saiie  à  un  prochain  cakier.) 


*    Plutarque,    Cat.,    6;    Justin    dit 
(XXXVI,  iv)  :  «  Asia ,  Romanorum  facta , 

•  cum  opibus  suis  ritia  quoquc  Romani 
t transimsit.  >   Cicéron    (De    Orat    III, 

•  xixiii)  :  Politissimam  doctiinam  trans- 
t  marinam  atque  adventitiam.  » 


*  Ces  mois  sont  d'Horace  [Ëpisi.  Il, 

1 ,  1 56) ,  et  il  y  ajoute  : 

«•••• ■••• • et  crto 

InUJit  agretti  Latio ^ . 

....  post  PttDÎca  beUa  quietut  quacrere  oœpit 
Quld  SophcMdet  et  Thespis  et   /Eidijliu  utile 

[ferrent] 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 


Notice  sur  les  ùacriptions  latines  de  nrlande,  Paris,  Imprimerie  nationale,  1878, 
îii-8*  avec  sept  planclies.  —  Dans  ce  travail ,  extrait  des  Mélanges  publiés  par  l*Ecole 
des  Hautes  Études,  où  il  professe,  avec  le  titre  de  directeur  adjoint,  les  langues  et 
les  littératures  celtiques,  M.  H.  Gaidoz  reproduit  et  commente  les  plus  anciennes 
inscriptions  latines  de  l'Irlande,  qui,  à  Texception  d'une  seule,  n*avaient  pas  encore 
été  publiées  hors  de  cette  île.  Les  planches  qui  accompagnent  la  notice  sont  la 
reproduction  des  lithographies  du  magnifique  recueil  des  inscriptions  irlandaises, 
que  fait  paraître  en  ce  moment  M"'  Marguerite  Stokes,  sœur  de  Téminent  celtiste, 
M.  Whilley  Stokes,  el  donl  presque  toutes  les  planches  ont  ôté  dessinées  par  elle, 
d'après  les  monuments  ou  d'après  des  estampages.  Le  savant  mémoire  de  M.  Gai- 
doz, dont  chacun  connaît  la  compétence  toute  spéciale  en  ces  matières,  ne  sera  pas 
consulté  avec  moins  d'intérêt  au  point  de  vue  des  études  celtiques  qu  à  celui  de 
Tépigrapliie  latine.  Il  faut  noter  que,  depuis  la  publication  de  cette  brochure,  Tauleur 
s'est,  dans  le  dernier  numéro  de  In  Revue  celtique,  définitivement  prononcé  pour  la 
non-aullienticité  de  la  première  inscription  trouvée  sur  une  pierre,  à  Killeen-Cor- 
mac ,  dans  le  comté  de  Kildare. 


260  JOURNAL  DES  SAVANTS.— AVRIL  1879. 

« 

Le  village  sous  l'ancien  régime ,  |)ar  Albert  Babeau  ;  deuxième  édition  revue  et 
augmentée;  ituprimcrie  de  Sailiard  à  Bar-sur-Scine ,  librairie  de  Didier  et  O*  à  Paris; 
1879,  in- 12  de  393  pages. 

M.  Albert  Babeau ,  à  qui  Ton  doit  déjà  plusieurs  travaux  historiques  remarqua- 
bles, notamment  Y  Instruction  primaire  dans  les  campagnes  avant  il89 ,  d*  après  des  do- 
cuments tirés  des  Archives  de  TAube ,  et  le  Recrutement  territorial  sous  l'ancien  régime, 
étude  sur  la  milice  dans  la  Champagne  méridionale,  expose  ainsi  le  sujet  de  son  nouvel 
ouvrage  :  1  Faire  connaître  Tadministration  des  campagnes  sous  Fancienne  monarchie , 
<  étudier  la  gestion  des  affaires  communales  par  les  habitants  des  villages  ;  montrer  la 
«  partqu*y  prenaient  le  prêtre ,  le  seigneur  et  le  prince;  indiquer  le  concours  que  tous 
t  apportèrent  à  T  instruction,  à  Tassis  tance  publique,  à  Tagriculture;  tel  est  le  but,  le 
t  programme  de  ce  livre.  •»  En  réunissant  sur  les  communautés  rurales  tout  ce  qu*il  a  pu 
trouver  dans  les  écrits  des  anciens  jurisconsultes  et  dans  les  documents  imprimés 
ui  traitent  de  la  question.  Fauteur  a  étudié  pins  particulièrement  dans  les  Archives 
e  r  Aube ,  quil  avait  consultées  avec  tant  de  fruit  pour  ses  précédente»  publications ,  la 
vie  communale  et  administrative  sous  Tancien  régime  telle  qu  elle  existait  dans  les  pro- 
vinces de  Champagne  et  de  Bourgogne,  et,  sauf  sur  certains  points  de  détail,  le  ta- 
bleau intéressant  qu*il  en  a  tracé  peut  $*appliquer,  d'une  raamcrc  assez  précise ,  à  la 
Sartie  de  la  France  située  au  nord  et  au  nord-est  de  la  Loire.  Esprit  judicieux  etmo- 
éré,  M.  Babeau  est  loin  de  proposer  pour  modèle  l'ancienne  organisation  commu- 
nale, mais  il  pense  avec  raison  que  le  passé  a  des  enseignements  dont  il  faut  tenir 
compte ,  des  traditions  que  Ton  doit  connaître ,  et  que  Tétude  des  libertés  des  an- 
ciennes communautés  rurales,  libertés  souvent  modestes  mais  pratiques,  peut  ne 
pas  être  sans  intérêt  ni  sans  profit. 


3 


TABLE. 

Histoire  des  Romains  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  etc.,  par  Victor  Duruy. 

(2*  article  de  M.  H.  Wallon.) 197 

Les  Mélodies  grecques.  (3*  article  de  M.  Ch.  Lévéque. ) 208 

Alexandre  Mavrocordato.  (2*  article  de  M.  E.  Miller.) 219 

Note  sur  les  monnaies  frappées  pendant  la  révolte  d*Ktiennc  Marcel.  (  1**  article  de 

M.  F.  De  Saulcy.) 235 

f^  Société  romaine  après  les  grandes  «^ut.rre»  irAfrique  et  de  Macédoine.  (1"  ar- 
ticle de  M.  V.  Diiruy.) 247 

Nouvelles  littéraires 259 

riN    DB    LA    TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


MAI   1879. 


kX^civSpov  MavpoxopSctTov  x.  t.  X.  Cent  lettres  d'Alexandre  Mavro- 
cordato,  conseiller  d'Etat  [de  ta  Porte],  publiées  par  Théagène  Li- 
vadas.  Triesle,  1879,  gr.  in-8*^  de  198  pages. 

TROISIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

Louis  XIV  tenait  beaucoup  à  ce  que  ses  agents  diplomatiques  ne 
laissassent  pas  amoindrir  le  prestige  de  son  nom,  aussi,  dans  Torigine, 
sut-il  bon  gré  au  marquis  de  Ferriol  de  l'énergie  avec  laquelle  il  avait 
défendu  les  privilèges  attachés  au  titre  d'ambassadeur,  le  jour  de  son 
audience  au  sérail.  Loin  de  lui  reprocher  la  triste  scène  dont  elle  avait 
été  Toccasion,  le  roi  lui  fit  compliment  de  sa  fermeté.  Ferriol  n'avait 
pas  besoin  d'être  encouragé  dans  cette  voie,  car  les  exigences  tyran- 
niques  et  capricieuses  du  gouvernement  turc  étaient  bien  faites  pour 
jeter  hors  des  gonds  un  caractère  aussi  emporté  que  le  sien.  Toutefois, 
dans  une  circonstance  qui  se  présenta  alors,  il  sut  allier  la  prudence  à 
une  grande  énergie,  et  par  là  éviter  un  conflit  qui  aurait  pu  avoir  les 
conséquences  les  plus  graves. 

A  l'occasion  de  la  naissance  du  duc  de  Bretagne^,  il  avait  préparé 

Voir,  pour  le  premier  article,  le  fils  du  duc  de  Bourgogne.  Sa  naissance 

cahier  de  mars ,  p.  1 79  ;  pour  le  deuxième  lut  célébrée  par  des  fêtes  dans  le  monde 

article,  le  cahier  d*avril,  p.  ai  g.  entier.  Il  mourut  le  a4  avril  1706.  En 

*  Le  premier  fils ,  duc  de  Bretagne ,  1 707,  la  duchesse  de  Bourgogne  accou- 

né  le  2b  juin  1704*  à  Marseille,  était  cha  du  deuxième  duc  de  Bretagne,  qui 

34 


262  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

une  très  grande  fête  dans  le  palais  de  l'ambassade.  Le  jour  même  de  la 
fête,  pendant  qu'il  était  à  table  avec  Tambassadeur  de  Venise  et  d autres 
personnages  considérables,  on  lui  annonça  la  visite  de  Mavrocordato. 
Il  se  lève  de  table  pour  aller  le  recevoir  dans  sa  chambre.  Ce  dernier 
venait  le  prier,  de  la  part  du  grand  vizir,  de  ne  point  tirer  de  boîtes  d'ar- 
tifice, parce  que  les  sultanes,  étant  sur  le  point  d'accoucher,  pourraient 
en  être  incommodées.  Bien  que  le  sérail  fut  à  une  trop  grande  distance 
pour  justifier  une  pareille  demande,  le  marquis  de  Ferriol  répondit 
que,  pour  complaire  aux  dames  et  au  grand  vizir,  il  s'abstiendrait  de 
tirer,  et  il  pria  en  même  temps  Mavrocordato  de  passer  sur  ses  galeries 
et  d'entrer  dans  ses  jardins  pour  voir  la  disposition  des  illuminations. 
Celui-ci  s'en  excusa  par  discrétion,  disant  que  le  marquis  avait  été 
assez  longtemps  éloigné  de  sa  compagnie  et  qu'il  devait  aller  rejoindre 
fambassadeur  de  Venise,  et  il  se  retira.  Dans  la  soirée,  les  illumina- 
tions, qui  étaient  magnifiques,  irritèrent  tellement  le  grand  vizir,  qu'elles 
faillirent  amener  le  conflit  en  question.  Une  lettre  de  Ferriol,  du 
29  octobre  1 70a,  raconte  toute  cette  affaire^  dans  le  plus  grand  détail. 
A  cette  lettre  est  jointe  une  description  très  curieuse  de  la  fS5te  donnée 
par  l'ambassadeur.  On  trouvera  plus  loin  cette  description. 

Nous  avons  recueilli  avec  soin  les  diverses  opinions  de  nos  agents  di- 
plomatiques sur  Mavrocordato.  Il  serait  intéressant  de  connaître  aussi 
celles  des  ambassadeurs  des  autres  nations.  Voici ,  à  propos  de  Guarrient , 
ministre  de  la  Cour  de  Vienne,  ce  que  nous  trouvons  dans  une  pièce 
datée  de  1 707  et  intitulée:  Mémoire  sar  l'état  présent  de  l'Empire  ottoman, 

«M.  Guarrient,  qui  est  venu  depuis  un  an  de  Vienne  en  Autriche  à 
«Constantinople,  s'est  fort  brouillé  avec  le  fameux  Maaro  Cordato  Grec 
«de  rit,  qui  est  une  espèce  de  Secrétaire  d'État  de  la  Porte.  Il  a  pré- 
(( tendu  que  ce  Grec  étoit  trop  dans  les  interests  de  la  France,  parce 
«  qu'en  effet  M.  de  Ferriol  l'a  beaucoup  fait  revenir  à  nous  depuis  quelque 
«temps.  Ce  ministre  de  l'Empereur  a  affecté  dans  ses  audiences  du 
«Grand  Visir  d'y  parler  toujours  sa  langue  allemande,  que  Mauro  Cor- 
«dato  ne  sçait  pas,  afin  de  le  mortifier.  Il  lui  a  pourtant  fait  des  présents 
«pour  7  ou  600  escus;  mais  il  a  prolesté,  et  plus  d'une  fois  publique- 
«ment,  qu'il  n'auroit  plus  désormais  la  pension  que  la  Gourde  Vienne 
«luy  a  fait  toucher  jusqu'à  présent.  Il  est  vrai  que  Mauro  Cordato,  qui 
«n'est  plus  proprement  que  le  drogman  principal  de  la  Porte,  après  en 

ne  vécut  que  cinq  ans.  Vo^.  Suint-Si-  *  Voyez    aussi  la  Correspondance  de 

mon,  t.  Vil,  p.   243-268,  et  t.  VÏII ,        Ferriol,  p.  37. 
p.  i3i. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  263 

«avoir  esté  lun  des  Plénipotentiaires  à  Garlovitz,  na  plus,  surtout  de- 
upuis  longtemps,  du  grand  visir  daujourd*buy,  tant  de  crédit  quaupa- 
u rayant,  mais  il  est  neantmoins  toujours  consulté  par  la  Porte  dans 
((toules  les  affaires  étrangères,  quil  entend  parfaitement,  ayant  beau* 
«  coup  d  esprit  et  d'expérience. 

((Ainsi  il  seroit  très  à  propos,  pour  faire  dire  vray  à  M.  Guarrient, 
((  que  le  Roy  iuy  fît  quelque  pension  ou  gratification,  pour  l'achever  de 
((  le  gagner  entièrement.  Outre  qu'il  est  d'une  grande  autorité  parmy  les 
u Grecs,  et  qu'il  est  important,  dans  les  affaires  qu'ils  ont  souvent  à  dé- 
H  mesler  avec  les  Latins,  de  le  rendre  favorable  aux  derniers.  Sa  Majesté 
«seule  peut  faire  prendre  à  cet  homme,  qui  est  du  moins  en  estât  de 
tt  nuire  beaucoup  s'il  ne  rend  pas  tant  de  services,  un  party  convenable 
((  à  ses  inlerests ,  à  ceux  de  la  Relligion ,  et  Iuy  donner  par  quelques  grâces 
((plus  de  confiance  en  M.  de  Ferriol,  qui  pourra  faire  un  merveilleux 
((  usage  de  l'amitié  et  des  services  de  cet  interprète  grec  de  la  Porte. 

Dans  les  derniers  mois  de  l'année  1709,  Mavrocordato  devint  si  ma- 
lade que  sa  fin  put  être  considérée  comme  prochaine.  Voici  ce  qu'écri- 
vait le  marquis  de  Ferriol  h  la  date  du  22  novembre:  ((Moro  Gordato 
((  le  fils  a  été  fait  prince  de  Moldavie  au  grand  étonnement  de  tout  le 
((  monde ,  et  son  frère ,  qui  n'a  que  vingt  ans  et  qui  ne  sçait  à  propre- 
ument  parler  que  le  grec  vulgaire,  premier  drogman  de  la  Porte.  C'est 
((  une  disgrâce  pour  cette  famille.  Le  visir  a  veu  Moro  Gordato  le  père 
udans  un  âge  avancé  et  attaqué  d'une  maladie  dangereuse,  que  ses 
((grands  biens  seroient  partagés  à  tous  ses  enfants,  qu'il  seroit  difficile 
((de  les  retirer  de  leurs  mains,  et  qu'il  seroit  injuste  de  dépouiller  le 
((père  avant  sa  mort,  après  avoir  été  deux  fois  plénipotentiaire  et  servy 
u  quarante  ans  la  Porte,  et  il  a  trouvé  moyen,  par  ces  deux  employs,  de 
a  tirer  sans  violence  une  partie  des  bourses  qu'il  a  gagné  dans  un  si  long 
((Service,  honorant  ses  enfants  de  titres  précieux  dont  ils  ne  jouiront 
((  pas  longtemps.  Cependant  je  me  réjouis  de  féloignemenft  de  Moro 
((Gordato  le  fils,  que  j'ai  toujours  trouvé  comme  son  père  attaché  aux 
((interests  de  l'Empereur.  Â  l'égard  du  prince  de  Moldavie  déposé,  on 
((  l'amène  dans  les  fers  à  Gonstantinople.  » 

Les  biographes,  M.  Livadas  comme  les  autres,  ne  connaissent  pas 
exactement  la  date  de  la  mort  d'Alexandre  Mavrocordato.  Ils  disent 
simplement  qu'il  est  mort  en  1709.  D'après  la  correspondance  du  mar- 
quis de  Ferriol,  on  voit  que  cet  événement  a  eu  lieu  dans  l'intervalle 
qui  s'est  écoulé  entre  le  2 A  décembre  1709  et  le  12  janvier  1710.  La 
lettre  qui  l'annonçait  est  perdue,  seulement  on  peut  serrer  la  date  d'un 
peu  plus  près.  Dans  la  lettre  du  2^  décembre  1709  on  lit:  «M.  Mau- 

34. 


I 


264  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MAI  1879. 

M  rocordato  le  père  est  sur  sa  fin.  Le  départ^  de  son  fils,  prince  de  Mol- 
((davie,  a  esté  différé.»  Et  dans  celle  du  12  janvier  171  a  :  «Le  fils  de 
c(  M.  Morocordato  est  party  huit  jours  après  ia  mort  de  son  père  pour 
«  aller  prendre  possession  de  sa  principauté  de  Moldavie.  »  Par  consé- 
quent cet  événement  aurait  eu  lieu  au  plus  tôt  le  2  ou  le  3  janvier  1710, 
et  la  date  de  1709  devrait  être  rectifiée. 

Sou$  forme  d*épitaphe  on  fit  sur  lui  Tépigrammc  suivante  : 

Cy  git  l'interprète  Alexandre , 
Grand  ministre,  bon  médecin. 
A  regret  on  Ta  vu  descendre 
Où  tous  les  hommes  prennent  fin. 

Des  Grecs  et  des  Latins  le  père , 
Le  grand  oracle  des  Osmans , 
Des  visirs  festoile  polaire , 
Le  prototipe  des  scavans. 

Tant  de  vertu ,  tant  de  sagesse , 
Méritoient  un  plus  heureux  sort , 
Mais  l'inexorable  déesse 
L'avoit  jugé  digne  de  mort. 

Vers  la  même  époque,  le  marquis  de  Ferriol ,  se  sentant  malade ,  de- 
manda au  roi  la  permission  de  revenir  en  France  pour  rétablir  sa  santé, 
et  confia  la  mission  d'aller  prévenir  son  frère  à  Delisle  de  Bizy,  qui,  de- 
puis dix  ans,  était  attaché  à  sa  personne  comme  chancelier.  Ce  dernier, 
qui  avait  obtenu  cette  position  du  marquis  de  Torcy,  lui  demanda,  à 
titre  définitif,  la  place  de  chancelier  de  l'ambassade  auprès  du  succes- 
seur de  Ferriol.  A  sa  demande  était  joint  un  mémoire^  développé  sur 
la  Turquie,  mémoire  dans  lequel,  après  avoir  fait  un  grand  éloge  de 
Ferriol  et  de  la  manière  dont  il  avait  géré  son  ambassade,  il  donne  des 
détails  très  circonstanciés  sur  les  grands  dignitaires  de  la  Porte.  Voici 
les  articles  consacrés  aux  deux  personnages  qui  nous  intéressent. 

«Portrait  de  M.  Alexandre  Mauro  Cordato,  secrétaire  d'Estat. 

«Alexandre  Mauro  Cordato,  originaire  de  file  de  Ghio,  est  né  à 
tt  Constantinople  et  il  professe  la  religion  grecque.  Sa  taille  est  grande 
((  et  droite  quoiqu*agé  d'environ  quatre  vingts  ans.  La  goûte  luy  a  extre- 

*  Dans  une  leltre  du  19  décembre  *  Ce  mémoire  fui  envoyé  de  Paris  le 

de  la  même  année,  le  marquis  de  Fer-  34  décembre  1709  pour  être  commu- 

riol  dit:   «le  prince  partira  dans  dix  nique  sans  doute  au  nouvel  ambassi- 

jours.  »  deur. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  265 

umement  affoibli  les  jambes,  et  plusieurs  maladies,  les  unes  après  les 
0 autres,  dont  il  a  esté  attaqué  en  ces  derniers  tems,  Tont  rendu  fort 
tt  exténué,  et  il  ne  peut  presque  plus  marcher  seul.  Il  a  éludié  à  Rome 
oet  à  Padoue  où  il  a  esté  recteur  de  l'Université,  et  il  s  est  avancé  à  la 
((  Porte  par  le  moyen  de  la  médecine.  Il  est  savant,  éloquent,  politique, 
«et  fécond  en  expédients.  Il  sçait  parfaitement  plusieurs  sortes  de 
«  langues  et  les  interests  des  Princes.  Il  s  informe  exactement  de  tout  ce 
((  qui  se  passe  en  Europe  et  il  en  fait  des  remarques.  Il  étoit  interprète 
«de  la  Porte  avant  la  paix  de  Carlovitza;  mais,  après  avoir  esté  pléni- 
« pontentiaire  avec  Rami  Mehemmed  EQendi,  dans  cette  négociation,  la 
«Porte  luy  donna  la  dignité  de  secrétaire  d'Estat,  sans  aucun  départe- 
«  ment ,  et  à  son  fils  Temploy  d'interprète  de  la  Porte. 

«Les  ministres  étrangers  qui  sont  à  Gonstantinople  cultivent  avec 
«beaucoup  d empressement  Famitié  de  M.  Mauro  Cordato.  Il  peut 
«rendre  des  services  très  considérables,  et  nuire  à  proportion,  parce 
«  que  la  Porte  le  consulte  volontiers  sur  les  affaires  qui  regardent  les 
«Francs.  C'est  pour  cette  raison  que  les  ÂUemans,  les  Anglois,  les  Hol- 
«landois  et  les  Vénitiens,  luy  font  des  présents  de  grand  prix.  Il  a  tout 
«  le  respect  et  toute  la  vénération  possible  pour  Tauguste  personne  du 
«Roy,  et,  en  plusieurs  occasions,  il  a  donné  des  marques  de  son  zelle 
«  pour  le  service  de  Sa  Majesté  et  de  ses  ministres  à  la  Porte.  Mais  il  est  si 
«fort  négligé,  et  on  cultive  si  mal  son  amitié,  que,  sans  le  fond  de  con- 
«sidération  qu'il  a  pour  le  Roy,  il  est  certain  quil  se  seroit  détaché  des 
«  interests  de  la  France.  S'il  ne  peut  pas  procurer  des  grâces  à  ceux  qui 
«le  sçavent  mettre  dans  leurs  interests,  il  peut  contribuer  à  leur  en 
«  faire  accorder.  En  tout  cas  il  est  capable  de  leur  donner  de  très  bons 
«  conseils  et  de  leur  découvrir  les  véritables  intentions  de  la  Porte  sur 
«les  affaires  qu'ils  ont  à  traiter.  Il  étoit  autrefois  fier,  comme  tous  les 
«autres  Grecs  le  sont  ordinairement,  mais  ses  malheurs  passez  et  son 
«  expérience  l'ont  rendu  très  sage  et  très  affable.  » 

«Portrait  de  M.  Nicolas  Mauro  Cordato,  interprète  de  la  Porte. 

«Il  est  âgé  d'environ  trente  ans.  Il  est  gros,  et  sa  taille  est  au  dessus 
«  de  la  médiocre.  Il  a  le  visage  riant  et  l'abord  agréable.  Il  a  apris  le 
«latin  à  Constantinople  et  il  sçait  parfaitement  bien  le  turc.  Il  est  au- 
«jourd'hui  interprète  de  la  Porte  h  la  place  de  son  père.  II  est  amateur 
«des  belles-lettres  et  il  étudie  tous  les  jours  pour  se  perfectionner.  Il 
«fait  venir  des  pays  étrangers  les  meilleurs  livres^  nouveaux  qu'on  y 

'  Dans  une  lettre  de  novembre  1 707        •  une  montre  d'or  à  Mavrocordato  et  de 
on  voit  que  le  marquis  de  Ferriol  a        1  livres  pour  le  fils.  » 
donné  le  10  mars  •  100  piastres  pour 


266  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MAI  1879. 

«  imprime  et  qui  conviennent  à  ses  études.  U  a  naturellement  de  Tes- 
«prit;  il  na  pas  encore  assez  d'expérience,  mais  il  promet  beaucoup. 
«  Le  tems,  son  application  et  les  conseils  de  son  père  le  rendront  habile 
u  homme  et  dissiperont  sa  timidité,  qui  ne  vient  peut-être  que  de  ce 
u  qu'il  a  esté  élevé  parmy  les  femmes.  Il  est  fier,  mais  fort  affable  à  ses 
((  amis.  » 

Si  maintenant  M.  Livadas,  ou  celui  qui  a  composé  la  vie^  de  Mavro- 
cordato,  veut  bien,  après  avoir  lu  ces  portraits,  se  rappeler  quelques- 
unes  des  citations  précédentes,  il  reconnaîtra,  nous  nen  doutons  pas, 
qu'il  a  peut-être  été  un  peu  trop  sévère  pour  le  marquis  de  Ferriol, 
car  évidemment  le  mémoire  de  Delisle  de  Bizy  n  est  que  le  résumé  des 
opinions  de  ce  dernier.  Les  négociations  diplomatiques,  surtout  avec 
un  pays  comme  la  Turquie,  amènent  forcément  des  froissements,  des 
mécomptes  et  des  impatiences.  Notre  ambassadeur  à  Gonstantinople , 
qui  était  très  vif,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même,  a  bien  pu,  comme  ses  pré- 
décesseurs, se  laisser  aller  quelquefois  dans  ses  dépêches  à  sa  mauvaise 
humeur  et  à  ses  méfiances  en  parlant  de  Mavrocordato,  mais  on  con- 
viendra qu  il  serait  injuste  de  l'accuser  d'avoir  toujours  été  malveillant 
pour  Tagent  officiel  de  la  Porte,  surtout  si  Ton  se  reporte  à  l'époque 
où  ce  dernier  était  malheureux,  poursuivi  et  menacé  dans  son  existence. 
Les  documents  originaux  ont  cet  avantage,  de  mettre  les  faits  à  la  place 
des  conjectures,  et  de  donner  une  grande  valeur  aux  appréciations  des 
historiens. 

En  résumé,  que  ressort-il  de  ces  extraits  et  de  ces  correspondances, 
si  ce  n'est  que  nos  agents  diplomatiques  s'accordent  presque  tous  à  re- 
connaître d  eminentes  qualités  chez  Alexandre  Mavrocordato  ?  Il  est  sa- 
vant, éloquent,  profond  politique,  il  a  beaucoup  d'esprit,  une  grande 


^  Le  journal  La  CUo  (KAEIÛ),  dans 
son  numéro  du  2 1/3  mai ,  a  bien  voulu 
reproduire  mon  premier  article  traduit 
en  grec.  Tout  en  remerciant  ce  journal, 
je  lui  demande  la  permission  de  répondre 
quelques  mots  à  une  note  du  traducteur. 
«  Dans  les  prolégomènes ,  dît  ce  dernier, 
M.  Livadas  a  déclaré  qu  il  n*a  pas  com- 
posé lui-même  la  vie  de  Mavrocordato, 
mais  qu'il  Ta  publiée  sans  modification, 
telle  qu'elle  lui  a  été  donnée.  Quant  aux 
détails  concernant  le  marquis  de  Fer- 
riol ,  ils  ne  sont  pas  une  invention  du  bio- 
graphe ,  mais  bien  un  jugement  de  Til- 


iustre  de  Hammer.  >  On  se  rappelle  que 
mon  observation  a  porté  uniquement  sur 
sur  une  expression  qui  peignait  Ferriol 
comme  un  ennemi  irréconciliable  (âavov' 
îoff)  de  Mavrocordato.  Or,  dans  l'ou- 
vrage de  M.  de  Hammer,  il  n'est  pas 
une  seule  fois  question  des  rapports  de 
l'ambassadeur  avec  le  premier  drogman 
de  la  Porte.  J'ai  regretté  seulement,  et 
cela  dans  des  termes  1res  modérés ,  fex- 
pression  un  peu  dure  dont  on  s*était 
servi ,  et  j'ai  cherché  à  prouver  qu'elle 
n'était  nullement  justiliée  par  les  docu- 
ments diplomatiques. 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  267 

expérience  des  affaires,  enfin  il  est  sage,  conciliant  et  affable  avec  tout 
le  monde.  Les  seuls  défauts  qu*on  lui  reproche  ne  sont  pas  des  défauts 
à  nos  yeux,  eu  égard  au  temps  où  il  vivait  et  au  gouvernement  qu'il 
servait.  Ce  qu  on  appelle  son  avidité  et  son  faste  était  une  nécessité 
de  sa  position.  Le  prestige  attaché  à  une  haute  situation  en  Turquie 
dépend  beaucoup  du  faste  que  Ton  déploie  officiellement.  Il  faut  que 
les  principaux  fonctionnaires  de  la  Porte  fassent  de  très  grandes  dé- 
penses, s'ils  veulent  être  respectés  et  avoir  de  l'influence.  Il  est  donc  très 
naturel  que  Mavrocordato  n'ait  pas  négligé  les  moyens  de  satisfaire  à 
de  pareilles  dépenses,  surtout  lorsque  ces  moyens,  légitimés  par  l'usage, 
se  présentaient  d'eux-mêmes.  Que  l'Autriche,  la  Russie  et  la  France  lui 
aient  accordé  des  pensions,  des  présents,  des  gratifications,  il  n'y  a  rien 
là  qui  puisse  diminuer  l'estime  que  l'on  doit  avoir  pour  le  caractère  de 
Mavrocordato.  Sachant  très  bien  que  les  principes  de  la  Porte  sont 
toujours  basés  sur  l'esprit  de  temporisation,  l'orgueil  et  la  mauvaise 
foi,  il  cherchait,  comme  intermédiaire,  à  défendre  les  intérêts  de  ces 
trois  grandes  nations  dans  leurs  rapports  avec  le  Divan,  et  à  ne  pas 
protéger  l'une  aux  dépens  de  l'autre.  Si  cependant  il  arrivait  qu'elles 
fussent  en  rivalité  ou  en  contestation  entre  elles,  c'était  surtout  à  la 
France  qu'il  donnait  la  préférence,  comme  le  prouve  la  correspon- 
dance de  nos  agents  diplomatiques,  correspondance  qui,  plus  d'une 
fois,  a  rendu  hommage  à  son  zèle  et  à  son  dévouement  pour  le  roi.  Ce 
n'est  certainement  pas  nous  qui  serions  tentés  de  lui  reprocher  cette 
préférence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Livadas  vient  de  publier  un  très  bon  livre. 
La  vie  d'Alexandre  Mavrocordato  intéresse  aussi  notre  histoire,  pendant 
les  dernières  années  du  ri^ne  de  Louis  XIV,  et  les  matériaux  précieux 
dont  nous  venons  de  signaler  l'existence  aideront  plus  tard  à  continuer 
le  savant  ouvrage  de  M.  Gharrière,  Négociations  diplomatiqaes  entre  la 
France  et  le  Levant,  ouvrage  interrompu  par  la  mort  de  l'auteur. 

M.  Th.  Livadas  est  un  écrivain  de  grand  mérite.  Son  style  imagé, 
mais  peut-être  un  peu  trop  lyrique,  est  animé  des  sentiments  d'un  noble 
patriotisme.  Quant  à  la  langue  dont  il  se  sert,  elle  nous  semble  se  ren- 
fermer dans  de  sages  limites:  élégante  et  expressive,  elle  a  toute  la 
clarté  des  langues  modernes. 

En  tête  de  ce  volume  magnifiquement  imprimé  on  trouve  un  por- 
trait d'Alexandre  Mavrocordato.  La  physionomie  encore  jeune  de  cet 
illustre  personnage  respire  la  bonté,  la  finesse  et  l'intelligence. 

Voici  maintenant  la  description  que  j'ai  annoncée  plus  haut,  et  qui 
est  intitulée  : 


i 


268  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

Relation  de  lafeste  qui  s'est  faite  à  Constantinople ,  le  29  septembre  iWà, 
pour  la  naissance  de  Monseigneur  le  Duc  de  Bretagne, 

«M^  le  marquis  de  Ferriol,  ambassadeur  de  France  à  Gonstanti- 
«  noplc ,  ayant  reçeu  des  ordres  du  Roy  de  célébrer  une  feste  pour  la 
0 naissance  de  Monseigneur  le  Duc  de  Bretagne,  on  ne  peut  exprimer 
a  la  joyé  qu'il  eut  de  celte  nouvelle,  et  dès  ce  jour  il  conceut  Fidée  de 
(fia  marquer  au  dehors  par  une  feste  très  éclatante. 

ttll  donna  sur  le  champ  ses  ordres  pour  en  préparer  une,  la  plus 
u  magnifique  qui  se  soit  faite  dans  cet  empire  depuis  que  les  Turcs 
alliabitent. 

«  Dès  le  lendemain  il  y  eut  un  grand  nombre  d'ouvriers  occupés  à  for- 
0  mer,  le  long  d'une  grande  allée  d'orangers  de  1 5o  pas  de  long  qui  joint 
0  le  Palais,  des  arcades  de  charpente,  et,  comme  de  l'autre  bout  il  ne  s'y 
a  trouve  qu  un  berceau  de  verdure ,  M^  l'ambassadeur  imagina  de  faire 
tt  figurer  en  charpente  une  façade  pareille  à  celle  du  Palais;  il  ordonna 
«  en  même  temps  de  faire  en  peinture  un  ordre  d'architecture  quy  peut 
u  revêtir  toute  cette  charpente  leUe  que  l'on  la  peut  voir  dans  le  dessin' 
«cy  joint. 

0  II  fit  prendre  dix  mille  lampes  à  la  turque  avec  leurs  boetes  pour 
«empêcher  que  le  vent  ni  la  pluyc  ne  pût  les  éteindre.  Il  fit  arrêter 
a  3o  Turcs  pour  servir  aux  illuminations  qu'il  vouloit  faire  sur  toute 
«cette  architectiu*e  et  tout  autour  de  son  Palais. 

tt  II  fit  prendre  aussy  3oo  boetes  dans  tous  les  bâtiments  turcs  qui 
«se  trouvèrent  dans  le  port  et  i5  hommes  pour  les  servir.  Il  ordonna 
tt  3o  machalats,  qui  sont  des  espèces  de  torches  faites  par  le  haut  comme 
(cun  rechau ,  dans  lesquels  on  met  sans  cesse  du  bois  gras,  et  fit  arrêter 
a  20  hommes  pour  les  allumer  et  les  entretenir  allumés.  Ces  machalats 
((  furent  destinés  à  être  placés  dans  la  cour  d'entrée  du  Palais  dans 
«laquelle  les  3oo  boetes  dévoient  être  placées. 

«Les  ordres  furent  donnés  en  même  temps  pour  faire  construire 
«une  fontaine  de  vin  qui  fut  faite  de  manière  qu  après  s'être  élevée  fort 
«  haut ,  elle  retombait  dans  un  petit  bassin  qui ,  formant  une  nappe ,  laissoit 
«  couler  également  de  tous  les  cotés  une  grande  abondance  de  vin  quy 
«  étoit  receue  dans  un  autre  bassin  fort  grand.  Cette  fontaine  étoit  ornée 
«de  rocaille  et  de  laurier;  on  en  peut  avoir  une  petite  idée  dans  le 
«  dessin  aussi  bien  que  de  la  disposition  des  machalats. 

'  Malheureusement  les  dessins  annoncés  dans  cette  description  sont  perdus. 


ALEXANDRE  MAVRCX:ORDATO.  269 

aM^  ramb'  fit  faire  trois  grands  tableaux,  dans  le  premier  desquels, 
«plus  grand  que  les  autres,  on  peignit  les  armes  du  Roy  et  celles  de 
«Monseigneur;  dans  le  fonds  du  tableau  et  au  dessus  des  écussons  étoit 
tt  un  soleil;  au  dessous  des  armes  du  Roy  étoit  écrit  par  luci  virtus,  et 
«  sous  celles  de  Monseigneur,  radio  spectator  in  dno.  Ce  grand  tableau 
«  là  fut  entouré  de  laurier  et  de  doreure  et  placé  le  jour  de  la  feste  dans 
«  larcade  du  milieu  du  portique  qui  sert  d'entrée  au  Palais. 

a  Dans  une  des  arcades  à  coté  de  la  grande  fut  mis  un  des  deux 
«autres  tableaux  ornés  de  même,  et  dans  lequel  étaient  peintes  les 
«  armes  de  Bourgogne ,  avec  cette  inscription  au  dessous  :  transmissa 
«  CRESciT,  et  au  dessus  mon  joye  au  noble  duc. 

«Celles  de  Bretagne,  peintes  sur  Tautre  tableau  avec  les  mêmes 
«ornements,  furent  placées  dans  lautre  arcade  avec  cette  inscription  : 
u  mec  minor  e  minus.  Ces  trob  tableaux  étoient  d  une  peinture  transpa- 
«  rente,  de  manière  que  le  jour  ils  firent  un  très  bel  effet,  et  la  nuit, 
«par  le  moyen  des  lumières  quon  plaça  derrière,  Teffet  en  parut  plus 
«beau.  Il  y  en  a  une  petite  idée  dans  le  dessin.  M^  fambassadeur  fit 
«retenir  la  musique  turque  de  derviches,  qui  sont  des  espèces  de  reli- 
«  gieux  turcs  qui  jouent  parfaitement  bien  des  instruments  de  ce  pays  cy, 
«et  les  danseurs  du  Grand  Seigneur  furent  aussi  retenus  avec  toute 
«  sorte  de  musique  turque.  U  fit  prendre  aussi  tous  les  beaux  lustres  qui 
«se  trouvèrent  dans  ce  pays  cy  au  nombre  de  25,  outre  les  siens,  pour 
«illuminer  tous  ses  appartements.  Il  y  en  avoit  dans  la  seule  grande 
«onze  de  12  branches  chacun. 

«  M^  l'ambassadeur,  voulant  que  tout  fût  magnifique,  fit  aussi  arrêter 
«plusieurs  Turcs  pour  donner  le  sorbet,  le  café  et  toutes  sortes  de 
«liqueurs,  et  leur  fit  dresser  une  tente  dans  une  des  cours  du  Palais, 
«  pour  qu'ils  pussent  travailler  commodément,  et  le  jour  de  la  feste  plus 
«de  mille  personnes  burent  de  ces  liqueurs.  Il  donna  à  même  temps 
«les  ordres  pour  que  ses  tables  fussent  servies  avec  tout  Tordre  et  toute 
«la  magnificence  possible;  mais,  comme  il  sçait  que,  dans  ce  pays  cy,  il 
«faut  garder  quelques  mesures  avec  les  Turcs  qui  ne  sont  pas  accou- 
«tumés  à  de  si  grandes  festes,  et  quils  auroient  pu  se  formaliser  d'en- 
«  tendre  tirer  un  si  grand  nombre  de  boctes  et  de  voir  une  si  grande 
«  illumination ,  et  que  d'ailleurs  il  falloit  employer  au  Grand  Seigneur  un 
«commandement  pour  que  ces  gens  là  pussent  travailler  et  que  Ion  ne 
«  pût  pas  les  tirer  de  son  Palais ,  s'il  arrivoit  que ,  dans  le  temps  de  la  feste , 
«une  des  sultanes  prêtes  d'accoucher,  vint  à  donner  un  prince  à  l'Em- 
«pirc  Ottoman,  non  seulement  il  eut  ce  commandement,  00  le  luy 
«  donna  encore  par  un  catcherif  qui  est  l'ordre  le  plus  suprême  de  cet 

35 


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270  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

«empire,  sur  lequel  le  grand  vizir  Assaii  Bâcha  expédia  tous  les  com- 
te mandements  nécessaires. 

u  II  demanda  aussy  des  janissaires  et  des  officiers  pour  empêcher  les 
«désordres  quil  pourroit  y  avoir  dans  une  pareille  feste,  et  dès  la  veille 
a  on  luy  en  envoya  dix  avec  deux  officiers  de  ce  corps.  On  employa 
((  a5  jours  avec  toute  la  diligence  possible  et  un  grand  nombre  d'ou- 
«vriers  à  faire  les  préparatifs  de  cette  magnifique  feste,  et  le  dimanche 
«a 8  septembre,  veille  de  S^  Michel,  un  des  patrons  de  la  France, 
«toutes  choses  se  trouvèrent  dans  letat  que  l'on  pouvoit  désirer,  et  Ton 
«se  préparoit  à  commencer  le  lendemain  cette  feste  qui  devoit  durer 
«trois  jours,  le  dernier  desquels  devoit  être  le  plus  beau  et  le  plus 
«magnifique,  lorsque  sur  le  midy  on  apprit  qu'Âssan  Bâcha,  grand 
«vizir,  venoit  d'être  déposé,  et  que  Galayricos,  autrement  Âtchmet 
«Bâcha,  venoit  d'être  mis  en  sa  place.  M^  l'ambassadeur  luy  envoya 
«  faire  compliment  sur  son  avènement  au  viziriat  et  le  faire  avertir  de  la 
«feste  qu'il  devoit  faire  le  lendemain.  Il  n'eut  pas  lieu  d'être  satisfait  de 
«sa  réponse  qui  cependant  ne  tendoit  nullement  à  empêcher  une 
«réjouissance  si  autentique  et  si  légitime,  et,  comme  d'ailleurs  toutes 
«les  viandes  étoient  préparées,  M^  l'ambassadeur  de  Venise  invité, 
«toutes  les  dames,  la  nation,  les  protégés  et  plusieurs  autres  nations  et 
«tous  les  ordres  religieux  qui  sont  dans  ce  pays  ci,  M^  l'ambassadeur 
«ne  crut  pas  se  pouvoir  dispenser  de  faire  ses  rejouissances,  comme  il 
«l'avoit  prémédité;  seulement,  comme  les  boetes  pouvoient  seules  faire 
«quelque  difficulté,  il  envoya  le  jour  de  S' Michel,  dès  le  matin,  un 
«de  ses  drogmans  au  grand  vizir  pour  sçavoir  ce  qu*il  décideroit  là 
«dessus,  et  sur  ce  que  son  drogman  luy  manda  qu'il  n'avoit  pu  luy 
«parler  et  que  l'heure  pressoit,  M^  l'ambassadeur  se  disposa  à  aller  à 
«l'église  pour  y  faire  chanter  le  Te  Deam,  et  prit  le  prétexte  d'une 
«très  grosse  pluye  qui  duroit  depuis  le  point  du  jour,  pour  ne  point 
«  faire  th*er  les  boetes. 

«Il  fut  donc  à  l'église  accompagné  de  M^  l'amb'  de  Venise  et  de 
«toute  sa  suite,  M^  l'amb'  accompagné  de  la  sienne  et  de  toute  sa 
«nation.  M^  l'archevêque  d'Ipiga  y  fit  un  très  beau  discours  en  italien 
«sur  le  sujet  de  la  feste;  après  quoy  le  Te  Deam  fut  chanté  par  dix 
«nations  différentes.  On  chanta  ensuite  une  grande  messe,  laquelle  fut 
«  célébrée  pontificalement  par  le  dit  S^  archevêque  d'Ipiga ,  et  l'on  fist 
«  les  prières  qui  conviennent  à  une  telle  cérémonie. 

«  Ensuite  l'on  sortit  de  l'église  pour  retourner  au  Palais  en  passant 
«sous  des  portiques  qui  conduisent  de  l'église  à  la  grande  salle,  l'on 
«vit  sortir  le  premier  jet  de  la  fontaine  de  vin,  et,  en  entrant  dans  la 


ALEXANDRE  MAVROCORDATO.  271 

«grande  salie  on  trouva  trois  tables  servies  magnifiquement,  la  pre- 
«mière  de  2&  couverts,  la  seconde  de  16  et  la  troisième  de  3&;  une 
«autre  de  5o  couverts  fût  servie  à  même  temps  chez  les  Capucins 
u  pour  tous  les  ordres  de  religieux  qui  avoient  assisté  à  la  cérémonie 
«  de  Téglise.  Un  des  secrétaires  de  M*^  Tambassadeur  en  tint  encore  une 
«autre  de  3o  couverts  dans  une  autre  salle  du  Palais.  Ce  furent  les 
«cinq  tables  principales,  après  lesquelles  celle  du  maitre  d'hôtel  de 
«60  couverts  fut  servie.  Il  y  en  eut  aussy  une  pour  ToOicier  des  janis- 
«  saires  et  les  janissaires,  à  laquelle  plusieurs  autres  Turcs  mangèrent.  Il 
«  en  fut  servi  encore  une  de  5o  couvei*ts  pour  ceux  qui  servoient  à 
«  l'illumination ,  et  une  autre  pour  ceux  qui  dévoient  tirer  les  boetes. 
«Les  gens  des  o£Bces  et  des  cuisines  eurent  aussy  les  leurs.  Plus  de 
«  deux  mille  personnes  mangèrent  ce  jour  là  dans  le  Palais,  et  il  est  im- 
«possible  d exprimer  la  magnificence  avec  laquelle  toutes  ces  tables 
«furent  servies.  Les  fruits  et  les  confitures  y  étaient  en  profusion,  le 
«  vin  de  liqueurs  et  les  liqueurs  glacées  de  même.  Des  gens  de  M^  Tam- 
«bassadeur,  qui  jouent  parfaitement  bien  de  plusieurs  instruments, 
«jouèrent  durant  le  repas,  pendant  lequel  M^  l'amb' quitta  la  table  pour 
tt  aller  parler  à  M.  Morocordato ,  qui  fait  icy  les  fonctions  de  secrétaire 
«  d*Estat  et  qui  étoit  venu  de  la  part  du  vizir.  Le  dit  sieiu*  Morocordato 
«le  pria  uniquement  d'avoir  la  complaisance,  pour  les  sultanes  prêtes 
«d'accoucher,  de  ne  point  faire  tirer  les  boetes,  ce  que  M^  Tambassa- 
«deur  lui  accorda  en  faveur  des  dames  et  du  vizir. 

«Quand  le  repas  fut  fini  on  se  retira  dans  les  appartements  oii  Ton 
«trouva  toutes  sortes  de  liqueurs  et  des  rafraichissements;  après  suivit 
u  la  musique  turque  comme  un  enchainement  des  plaisirs  auxquels  ces 
«trois  jours  étoient  destinés.  D'autres  Turcs  dansèrent,  et  les  comédiens 
«du  Grand  Seigneur  jouèrent  une  pièce  à  leur  manière.  Gela  dura 
«jusques  à  cinq  heures  du  soir.  L'on  servit  alors  une  collation  magni- 
«fique  à  M*^  l'ambassadeur  de  Venise  et  aux  dames,  pendant  laquelle 
«en  moins  d'un  quart  d'heure  tous  les  appartements  furent  illuminés 
«et  toutes  les  lampes  allumées.  Elles  suivoient  précisément  toutes  les 
«lignes  de  l'architecture  représentée  dans  le  dessin,  en  sorte  que  chaque 
«  oranger  étoit  entouré  d'une  arcade  de  lumière.  Au  dessus  de  toutes 
«ces  arcades  regnoit  une  corniche,  aussy  toute  de  lumière  avec  des 
«vases  de  même  de  deux  en  deux  arcades.  Au  dessus  de  la  corniche, 
«le  Palais  et  celuy  que  l'on  avoit  imité  à  l'autre  bout  de  l'orangerie, 
«paroissoit  tout  de  feu.  Les  Capucins  qui  sont  joignant  le  Palais  furent 
«aussy  illuminés,  en  sorte  qu'il  y  avoit  des  lumières  l'espace  de  plus  de 
«3oo  toises.  Les  machalats  brûlèrent  en  même  temps,  et  tout  cela  fai- 

35. 


272  JOURNAL  DES  SAVANTS— MAI  1879. 

((  soit  un  effet  merveilleux  et  surprenant.  Mais  ce  qui  étoit  le  sujet  de 
((  Tadmiration  de  tout  le  inonde  en  fut  un  de  jalousie  pour  le  grand 
a  vizir,  et  la'  crainte  de  ne  pouvoir  arriver  à  une  si  grande  magniricence 
((  dans  l'occasion  prochaine  de  Taccouchement  d*une  des  sultanes  lobli- 
agea  de  manquer  à  sa  parole,  et  il  envoya  le  Boustangi  Bachy  avec 
«  3oo  hommes  armés  avec  ordre  de  faire  éteindre  cette  illumination. 
((  Plusieurs  Turcs  de  distinction  qui  étoient  dans  le  Palais  et  qui  con- 
unoissent  Thumeur  fougeuse  du  vizir,  se  retirèrent  par  la  porte  de 
u  derrière.  M^  lambassadeur,  prévoyant  que  Ion  seroit  peut-être  obligé 
((den  venir  aux  mains,  en  avertit  M.  Tambassadeur  de  Venise  et  le 
((  pria  de  se  retirer,  lui  disant  qu  il  ne  Tavoit  invité  que  pour  la  feste  et 
((  non  pas  pour  un  combat.  Il  fit  ensuite  toutes  les  dispositions  néces- 
<c  saires  pour  prévenir  ce  que  le  Boustangi  Bachy  pourroit  entreprendre 
aen  vertu  des  ordres  du  grand  vizir  qui  luy  envoyoit  officiers  sur  offi- 
ce ciers  pour  les  exécuter.  Le  vizir  vint  luy  même  jusqulà  la  mer  avec 
(c toute  sa  maison  voyant  la  lenteur  de  Boustangi  Bachy.  M^  lambassa- 
u  deur,  jaloux  de  la  gloire  du  Roy,  ayant  fait  dire  au  dit  Boustangi 
((Bachy  que,  s  il  entroit  dans  le  Palais  comme  ennemi,  il  nen  sortiroit 
(«plus,  et  qu'il  ne  souffriroit  jamais  que  Ton  éteignit  une  seule  lampe, 
a  quoy  que  le  dessein  de  M^  l'ambassadeur  fût  de  faire  cesser  rillumi- 
u nation  à  dix  heures,  ayant  des  plaisirs  destinés  pour  le  reste  de  la 
((nuit,  on  les  laissa  brûler  tant  qu'elles  purent,  et  il  en  étoit  près  de 
tt  onze  que  la  moitié  des  lampes  esclairoient  encore.  Le  Boustangi  Bachy 
((  ni  le  vizir,  sur  le  rapport  qu'on  leur  fit  de  la  disposition  dans  laquelle 
tt  étoit  M^  l'ambassadeur  et  toute  la  nation,  ne  voulurent  rien  bazarder 
uet  se  retirèrent;  la  crainte  de  s'exposer  au  caprice  du  grand  vizir  a 
((  interrompu  à  la  vérité,  le  cours  des  illuminations  et  des  divertisse- 
c(  ments  turcs  pour  les  deux  autres  jours. 

tt  Le  lendemain  les  tables  furent  servies  encore  plus  magnifiquement 
«que  le  premier  jour..  Plus  de  mille  personnes  mangèrent  encore  au 
tt  Palais  ce  jour  là,  tant  à  diner  que  le  soir  que  l'on  servit  encore  trois 
«tables  principales,  et  toutes  sortes  de  liqueurs  furent  données  abon- 
((damment  toute  la  journée.  Ce  fut  la  fin  de  la  feste.  a 

Les  dépenses  effi*ayantes  qu'ont  dû  occasionner  une  pareille  fête 
n'incombaient  point  à  l'ambassadeur,  qui ,  à  cette  époque ,  n'avait  que 
trente-six  mille  livres  d'appointements  ^ 

E.  MILLER. 

*  Je  me  fais  un  devoir  de  remercier  cherches  dans  les  archives  du  Ministère 
M.  P.  Faugère  de  T obligeance  avec  la-  .  des  affaires  étrangères,  archives  placées 
quelle  il  a  bien  voulu  faciliter  mes  re-        sous  sa  direction. 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  273 


Histoire  des  Romains  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusquà  /ïn- 
vasion  des  Barbares,  par  Victor  Duruy,  membre  de  rinstitut,  ancien 
minisire  de  V instruction  publique.  Nouvelle  édition,  revue,  augmentée 
et  enrichie  J! environ  2,600  gravures,  dessinées  diaprés  l'antiquité, 
et  iOO  cartes  ou  plans.  T.  /•%  des  origines  à  la  fin  de  la  deuxième 
guerre  punique. 

TROISIEME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

L^établissement  de  la  République  marque  le  commencement  de  la 
grande  et  éclatante  période  de  Thistoire  romaine.  M.  Duruy  signale  le 
caractère  aristocratique  de  la  révolution  qui,  à  Rome  comme  en  Grèce, 
mit  fin  à  la  royauté.  Les  deux  peuples  demeurent  en  présence,  séparés 
dans  le  droit  civil,  dans  le  droit  politique,  et  les  pouvoirs  que  la 
royauté  avait  en  main,  pour  ménager  entre  eux  l'équilibre,  ont  passé 
aux  patriciens  :  les  deux  consuls,  qui  remplacent  le  roi,  tirés  de  leur 
sein  et  renouvelés  annuellement  restent  dans  leur  dépendance.  Un 
certain  nombre  de  familles  plébéiennes  ont  été,  il  est  vrai,  associées 
aux  familles  patriciennes  pour  tenir  lien  de  celles  qui  ont  été  chassées 
avec  les  Tarquins  :  associées  dans  les  tribus  de  génies,  associées  aussi 
dans  le  sénat^.  Mais  cela  même  était,  pour  cette  aristocratie,  une  néces- 
sité, si  elle  ne  voulait  dégénérer  en  oligarchie  et  se  perdre;  et,  à  côté 
de  ces  familles  privilégiées,  les  autres,  n'ayant  généralement  point  de 
terre ,  souvent  réduites  à  emprunter  et  soumises  aux  dures  lois  de  l'usure , 
se  voyaient  chaque  jour  menacées  d'être  adjugées  à  leurs  créanciers  et 
de  tomber  dans  la  servitude. 

Un  seul  avantage  était  assuré  aux  plébéiens  par  la  révolution  :  c'était 
le  rétablissement  de  l'assemblée  par  centuries  où  ils  étaient  admis  avec 
les  patriciens,  on  a  vu  dans  quelle  mesure.  C'est  là  que  se  nomment 
les  consuls,  que  les  lois  sont  votées.  Mais  M.  Duruy  le  rappelle  :  l'as- 
semblée, tout  aristocratique  qu'elle  est  par  la  composition  des  classes  et 
la  distribution  des  centuries  dans  les  classes ,  n'a  pas  à  débattre  la  loi  ni 
h  choisir  elle-même  les  consuls.  Elle  ne  fait  que  répondre  par  oui  ou  par 

'  Voir  le  premier  article  au  cahier  '  On  y  distingue  les  nouveaux  séna- 

de  mars  et  le  second  au  cahier  d*avnl        teurs  des  patres  oric^inaires  par  un  nom 
1879.  V^^  rappelle  leur  acy  onction  :  conscripti. 


274  JOURNAL  DES  SAVANTS.  — MAI  1879. 

non  aux  questions  qui  lui  sont  posées.  Elle  approuve  ou  rejette  intégra- 
lement les  lois  qui  ont  été  délibérées  d  abord  dans  le  sénat,  et  qui  devront 
être  sanctionnées  par  lui  :  «  Rome ,  dit  M.  Duruy ,  avait  donc  une  chambre 
u  liante  qui  discutait  deux  fois  la  loi,  avant  et  après  la  présentation  aux 
((  comices,  et  une  chambre  basse,  composée  de  tout  le  peuple  qui  votait 
((  et  ne  discutait  pas.  C'était ,  en  quelque  sorte ,  nos  trois  lectures.  »  (P.  i  A7.) 
Comparaison  inexacte,  et  qui  n*a  même  pas  lavantage  de  répondre  aux 
choses  d'aujourd^hui.  L'assemblée  par  centuries  n'a  jamais  rien  eu  qui 
ressemblât  à  une  chambre,  même  à  une  chambre  basse,  et  la  lecture 
qu'on  lui  faisait  de  la  loi  était  sans  amendement.  Elle  acceptait  ou  re- 
jettait  de  même,  pour  le  consulat,  les  noms  proposés  par  le  sénat  et 
approuvés  par  les  augures  :  M.  Duruy,  qui  aime  à  trouver  des  analogies 
dans  les  choses  de  notre  temps,  aurait  pu  dire  que  c'étaient  là  des  can- 
didatures officielles  au  premier  chef.  A  cela  près,  la  souveraineté  était 
censée  résider  dans  l'assemblée,  et  le  consul  Valerius,  le  collègue  de 
Brutus,  dès  la  première  année  de  l'institution,  fit  abaisser  devant  elle 
les  faisceaux  consulaires. 

A  cet  avantage  se  joignit,  pour  les  plébéiens ,  un^  garantie  toute 
personnelle  qui  leur  vint  du  même  Valerius ,  garantie  fort  précieuse  en 
un  temps  où  leur  personne  même  était  encore  si  exposée  :  ce  fut  l'appel 
au  peuple,  ou  provocaiio.  Celui  qui  en  usait,  se  trouvait,  dans  les  limites 
d'un  mille  autour  de  la  ville,  protégé  contre  la  peine  des  verges  et  de  la 
hache  (^virgis  cœdi  secarique  necari)  :  mais  cette  garantie  était  suspendue 
par  la  dictature,  retour  passager  au  commandement  d'un  seul,  avec 
pouvoir  absolu  dans  la  ville  comme  au  dehors,  a  C'était,  »  dit  M.  Duray, 
fidèle  à  son  système  de  comparaison,  u  notre  déclaration  de  mise  en  état 
«  de  siège.  »  (P.  1 56.)  Les  vingt-quatre  faisceaux  des  consuls  étaient  ré- 
unis autour  de  sa  personne,  et  la  hache  était  replacée  dans  les  fais- 
ceaux :  signe  que  la  peine  des  verges  et  de  la  hache  était  remise  à  soa 
arbitraire,  même  dans  la  ville  [virgis  cœdi  secariqae  necari).  Les  patri- 
ciens ,  qui  disposaient  seuls  de  la  dictature,  restaient  donc  toujours  armés 
contre  les  plébéiens. 

Comment  les  plébéiens,  replacés  dans  cette  situation  toute  dépen- 
dante, réussirent-ils  à  s'en  relever  et  à  partager  avec  les  patriciens  tout 
les  pouvoirs?  Cette  égalité  dans  le  droit  politique  était  la  première 
condition  de  la  puissance  de  Rome;  et,  de  toutes  ses  luttes,  celle  qui 
eut  pour  objet  de  l'établir  est  assurément  la  plus  intéressante.  M.  Duruy 
entre,  à  cet  égard,  dans  des  détails  où  nous  ne  le  suivrons  pas  :  mais 
nous  ne  pouvons  point  n'en  pas  marquer  les  principales  étapes. 

Le  peuple  avait  d'abord  à  se  défendre. 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  275 

Pour  se  défendre ,  il  se  fait  accorder  le  tiîbunat(  retraite  au  mont  Sacré , 
&93).  Par  ses  tribuns  il  obtient  son  assemblée,  rassemblée  par  tribus, 
et  un  peu  plus  tard ,  à  la  suite  d*une  lutte  qui  rappelle  celle  d*où  était 
sorti  le  tribunat,  un  complément  bien  nécessaire  :  à  savoir  que  les 
tribuns  seront  nommés  dans  l'assemblée  par  tribus,  que  les  tribus  auront 
le  droit  de  faire  des  plébiscites  (&71).  Dès  ce  moment,  les  plébéiens 
sont  constitués  en  face  des  patriciens,  et,  dans  Tintervalle,  une  arme 
redoutable  a  été  mise  entre  les  mains  des  tribuns  par  un  patricien  trois 
fois  consul  :  la  loi  agraire  de  Spurius  Gassius  (iSi86]. 

Les  patriciens  restent  pourtant  encore  en  possession  de  tous  leurs 
droits.  Us  ont,  comme  au  temps  de  la  royauté,  leur  sénat,  leur  assemblée 
par  curies,  leur  prépondérance  dans  l'assemblée  par  centuries;  ils  ont  de 
plus  tous  les  pouvoirs  qui  ont  remplacé  la  royauté;  ils  ont  la  puissance 
de  la  religion  qui  gouverne  tous  les  actes  de  la  vie  publique;  ils  ont 
enfin  le  droit  civil  ;  car  non  seulement  ib  font  la  loi,  mais  seuls  ils  la 
connaissent  et  ils  retiennent  les  plébéiens  sous  le  joug  de  leurs  formules 
mystérieuses. 

Le  droit  civil ,  c  est  le  premier  besoin  d'un  peuple.  On  ne  peut  donc 
s'étonner  si  les  plébéiens  usèrent  d'abord  des  moyens  d'action  qu'ils  ve- 
naient d'acquérir,  pour  obtenir  que  la  loi  fût  écrite. 

Ce  fut  l'objet  d'une  lutte  de  dix  années  [liS^k-kSi)  qui  aboutit  au 
décemvirat  et  à  la  loi  des  XII  Tables.  On  sait  l'histoire  du  décemvirat  et 
l'importance  de  la  loi  des  XII  Tables.  Tout  en  gardant  l'empreinte  de 
l'aristocratie ,  M.  Duruy  a  raison  de  le  dire ,  elle  fonda  l'égalité  civile  à 
Rome.  Quatre  siècles  plus  tard,  Cicéron  en  recommandait  encore 
l'étude,  et  Gains  en  faisait  un  long  commentaire  sous  les  Ântonins. 

Le  peuple ,  ayant  le  droit  civil ,  conquit  bientôt  aussi  le  droit  poli- 
tique. Pour  nous  borner  encore  aux  chosea  principales,  c'est  d'abord 
la  double  proposition  du  tiîbun  Ganuleius  sur  le  droit  de  mariage  entre 
les  deux  ordres  et  le  consulat  plébéien  (&&5).  Les  patriciens  concé- 
dèrent le  droit  de  mariage  :  chacun  restait  maître  d'en  user  ou  de  n'en 
pas  user  parmi  eux;  et  ils  éludèrent  la  question  du  consulat.  Pour  ré- 
pondre à  cette  objection ,  que  le  salut  public  pouvait  exiger  qu'un  plé- 
béien prit  le  commandement  des  légions,  on  détacha  du  consulat  le 
pouvoir  militaire  et  on  en  fit  une  magistrature  nouvelle,  le  tribunat 
consulaire,  accessible  aux  plébéiens.  Mais  les  consuls  n'étaient  pas  seu- 
lement les  chefs  de  l'armée  :  ils  prenaient  les  auspices,  ils  faisaient  le 
recensement,  ils  avaient,  avec  le  pouvoire  militaire,  les  pouvoirs  reli- 
gieux et  civil ,  choses  qui  ne  pouvaient  être  communiquées  aux  plébéiens  : 
pour  remplir  ces  devoirs,  on  créa  et  l'on  fit  accepter  du  peuple  une 


27A  IOCB5AL  DES  &%VA.\TS—  MAI  1879. 

mdgiftfalore  DomreUe,  la  censure.  Les  patridens  s'étaîeot  doar  kicii 
peu  dépo«iilléf  de  ietindroifs.  Le coBsiilat.d'aflleori,  n'était  pas  aboG.  3 
a*étafl  qu'éireotodlement  mapiacé,  et  H  fat  mainteoo  one  fois  soriien 
pendant  la  période  que  dora  ie  tribonat  coosobire;  eo  oatre«  qoaod  3 
De  rétait  pas,  ce  forent  encore  les  patriciens  qoi  presque  taajonn  res- 
tèrent eo  possession  da  pooroir  nourean.  Les  frfébéiens,  les  angores 
aidant  sans  donte,  s'abstinrent  pendant  quarante-quatre  ans  dj  notn- 
mer  aucun  des  leurs.  Et  pour  tout  cela,  les  patriciens  avaient  £iit  créer 
lUie  magistrature  qui  était  pour  eux  seuls,  magîstntnre  où  se  eoneet»- 
traient  les  pins  grands  pouroirs  de  TEtat  ! 

Les  chels  du  peuple  se  lassèrent  pourtant  de  ce  surcroit  dlnégalité. 
Après  TinTasion  gauloise  et  d'autres  érénemeots  où  Ton  avait  pu  voir 
combien  Tunion  des  deui  ordres  était  indispensable  au  salut  commun, 
les  deux  tribuns  Licinius  Stolon  et  L.  Seitius  reprirent,  dans  un  en- 
semble de  propositions,  les  principales  choses  réclamées  par  le  peuple  : 
la  loi  du  consulat  plébéien,  la  loi  agraire  et  la  loi  sur  les  dettes. 

Comme  i  l'époque  où  il  s*agissait  de  (aire  écrire  b  loi  civile  (loi  des 
Xn  Tables),  le  débat  sur  cette  triple  matière  dura  dix  ans  (SyG-SGG). 
Pour  tenir  les  tribuns  en  échec,  on  recourut  d«ix  fois  à  la  (Ûctatnrt;, 
et  ce  fut  le  vainqueur  des  Gaulois,  Camille,  que  Ton  arma  de  ce  re- 
doutable pouvoir.  Mais  il  fut  impuissant,  et  lui-même  finit  par  con- 
seiller laccord.  Cest  ainsi  que  fut  consommée  fégalité  des  deox 
peuples  au  sein  de  Rome  :  résultat  considérable,  qui  donna  la  paix  à 
l'intérieur  pour  un  siècle  et  demi.  Cette  fois  encore  les  patriciens,  en 
cédant  une  part  du  consulat,  en  détachèrent  plusieurs  attributions  dont 
ils  firent  deux  magistratures  nouvelles  pour  eux  seub  :  la  préture  et 
fédilité  curule  :  la  préture  pour  l'administration  de  la  justice,  Tédilité 
ctuiile  pour  la  police  urbaine  (366).  Mais,  le  consulat  partagé,  tout  le 
reste,  même  les  charges  nouvelles,  devaient  l'être,  et  presque  sans 
débat.  L'édilité  curule,  dès  365;  la  dictature,  en  357;  la  censure, 
en  338;  la  préture,  en  336  et  33 1;  et  le  même  dictateur,  un  plé- 
béien, Publilius  Philon,  qui  assigna  une  place  à  ceux  de  son  ordre 
dans  la  censure,  fit  voter  deux  lois  nouvelles  qui  étendaient  T^lîté 
jusque  dans  le  domaine  de  la  législation  :  Tune  qui  rendait  les  plébiscites 
obligatoires  pour  les  patriciens;  l'autre  qui  faisait  ratifier  les  lois  par  le 
sénat  avant  qu  elles  fussent  votées  dans  les  comices  par  centuries. 

Que  restait-il?  les  institutions  purement  religieuses,  les  collèges  des 
pontifes  et  des  augures  :  et  la  chose  était  importante,  puisque  fauto* 
rite  religieuse  pouvait  faire  romprn  une  assemblée  ou  annuler  ses 
décisions.  En  3oo,  on  créa  huit  pontifes  au  lieu  de  quatre,  et  il  y  en  eut 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  277 

quatre  plébéiens;  neuf  augures  au  lieu  de  quatre,  et  il  y  en  eut  cinq 
plébéiens. 

Nous  avons  dit  que  les  événements  du  dehors,  faisantsentlr  le  besoin 
que  fon  avait  des  plébéiens  dans  les  armées,  les  avaient  aidés  à  obtenir 
ce  partage  du  pouvoir.  Aussi  M.  Duruy  n'a-t-il  pas  négligé  d'entremêler 
le  récit  de  ces  guerres  à  celui  des  luttes  intérieures  dont  on  vient  de 
voir  les  résultats  :  guerres  contre  les  Volsques,  lesEques,  contre  les 
villes  les  plus  voisines  du  Latium  ou  de  rÉtrurie.  Il  sent  bien  que  cette 
partie  de  son  histoire  pourrait  ne  pas  soutenir  au  même  degré  que  lautre 
Tattention  du  lecteur,  et  Tite-Live  lui-même  avait  éprouvé  le  besoin  de 
combattre  cette  impression  de  fatigue  :  <(  Quinam  ille  sit  quem  pigeât 
u  longinquitatis  bellorum  scribendo  legendoque  quae  gerentes  non  fati- 
u  gaverunt.  »  (X,  3 1 .) 

a  Ces  guerres,  dit  à  son  tour  M.  Duruy,  sont  aussi  pénibles  à  lire 
«quelles  Tétaient  à  faire,  et  fart  même  de  Tite-Live  ne  parvient  pas  à 
(len  rendre  le  récit  intéressant.  Mais  un  grand  peuple  a  droit  à  la  cu- 
((  riosité  qu'on  accorde  aux  commencements  obscurs  d'un  grand  homme, 
«  et  nous  ne  devons  pas  nous  montrer  plus  indifférents  que  Garthage  et 
«qu'Athènes  au  spectacle  d'une  si  tenace  persévérance.»  (P.  aSg.) 

Mais  l'auteur  ne  s'est  pas  contenté  de  nous  proposer  cette  raison  pour 
nous  retenir  à  son  récit.  Il  y  a  joint  d'excellentes  cartes  qui,  se  renou- 
velant à  chaque  période,  nous  présentent  les  lieux  dont  il  nous  parle 
successivement  et  sans  confusion;  il  y  a  joint  aussi  des  vues  pittoresques 
de  ces  lieux ,  et  par  là  nous  transporte  au  milieu  des  monuments  dont 
les  ruines  nous  restent  ou  d'une  nature  qui  n'a  pas  changé.  La  seconde 
période  de  ces  guerres,  celle  qui  vient  après  l'établissement  du  consulat 
plébéien ,  prend  d'ailleurs  une  importance  qui  nous  en  fait  suivre  avec 
plus  d'intérêt  les  péripéties.  Ce  sont  les  guerres  des  Samnites,  et  celle 
qui  amena  la  soumission  définitive  du  Latium  ;  puis  la  lutte  contre  l'É- 
tiiirie  unie  aux  Samnites,  aux  Ombriens  et  aux  Gaulois,  dernier  effort 
des  peuples  qui  pouvaient  encore  disputer  l'Italie  à  la  domination  ro- 
maine. Par  suite  de  leur  défaite,  Rome  touche  aux  deux  extrémités  de 
la  péninsule  :  à  la  Gaule  cisalpine,  où  les  Sénons  tentent  une  dernière 
fois  avec  les  Etrusques  le  sort  des  armes  et  sont  vaincus  :  aux  villes  de 
la  Grande  Grèce  et  de  la  Sicile;  et  elle  va  se  trouver  engagée  dans  la 
guerre,  par  la  Grande  Grèce  avec  Pyrrhus,  par  la  Sicile  avec  Gar- 
thage. 

Je  laisse  ces  récits  et  j'aborde  directement  le  chapitre  où  l'auteur,  après 
avoir  raconté  de  quelle  manière  Rome  conquit  lltalie ,  montre  ce  qu'elle 
fit  de  sa  conquête. 

36 


278  JOUHNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

Sur  ce  point ,  M.  Duruy  oppose  Tœu vre  de  Rome  à  celle  de  la  Grèce. 
((Tandis  que  Rome,  dil-il,  soumettait  ritalic,  les  Grecs  renversaient  la 
((monarchie  persique.  A  ceux-ci,  quelques  années  avaient  suffi  pour  do- 
(c  miner  de  l'Adriatique  à  Tlndus.  A  Rome,  il  fallut  un  siècle  pour  s'étendre 
((  du  Rubicon  au  détroit  de  Messine.  Si  elle  n'avançait  que  pas  k  pas,  du 
«moins  ce  quelle  avait  une  fois  saisi,  elle  savait  le  garder,  et  la  Grèce, 
((  au  bout  de  quelques  générations,  avait  tout  perdu  jusqu'à  sa  liberté.  » 
(P.  36  i.)  Cette  liberté,  disons-le,  était  déjà  bien  compromise  quand 
Alexandre  alla  faire  la  conquête  de  l'Asie.  Rome  l'avait  gardée.  Quelle 
part  en  avait-elle  laissé,  après  sa  victoire,  à  ces  races  italiennes  dont  elle 
avait  besoin  pour  conquérir  le  monde?  C'est  ce  que  M.  Duruy  examine 
dans  son  chapitre  sur  l'organisation  de  l'Italie. 

Il  cherche  le  secret  de  la  force  et  de  la  durée  de  la  domination  ro- 
maine en  Italie  dans  la  manière  dont  elle  se  forma.  uRome,  dit-il,  croît 
«lentement.  Son  territoire  ne  s'étend  qu'à  mesure  que  sa  population 
((  augmente,  et,  avant  de  faire  d'un  pays  une  province,  elle  s'y  prépare  de 
«longue  main  des  appuis;  elle  y  forme  à  l'avance  une  population  ro- 
umaine, romaine  par  ses  intérêts  ou  par  son  origine.  Au  milieu  de 
«vingt  peuples  indépendants,  elle  lance  une  colonie,  sentinelle  perdue 
«qui  veille  toujours  sous  les  armes.  De  telle  cité,  elle  fait  son  alliée;  à 
«  telle  autre,  elle  ac<;orde  l'honneur  de  vivre  sous  la  loi  quiritaire;  à celle- 
«ci,  avec  le  droit  de  suffrage;  à  celle-là,  en  lui  conservant  son  propre 
«gouvernement.  Municipes  de  divers  degrés,  colonies  maritimes,  colo- 
«nies  latines,  colonies  romaines,  préfectures,  villes  alliées,  villes  libres, 
«  toutes  isolées  par  la  différence  de  leur  condition ,  toutes  unies  par  leur 
«égale  dépendance  du  sénat,  elles  forment  comme  un  vaste  réseau  qui 
«enlacera  les  peuples  italiens  jusqu'au  jour  où,  sans  luttes  nouvelles, 
«  ils  s'éveilleront  sujets  de  Rome.  »  (P.  36î.) 

Je  n'aurais  rien  à  reprendre  à  cet  exposé,  si  l'auteur,  prenant  trop 
pour  lui-même  l'expression  de  Denys  d'Halicarnasse  qui  appelle  Rome 
«  la  ville  la  plus  commune  à  tous  et  la  plus  amie  des  hommes ,  xoivordrnv 
«  Te  «r^Xec^  xa)  (piXopOpùmoTdTitv,  »  ne  semblait  dire  des  conquêtes  de  Rome 
en  général  :  «Après  la  victoire  point  d'oppression  tyrannique:  elle  laisse 
«à  ses  sujets  leurs  lois,  leurs  magistrats,  leur  religion,  c'est-à-dire  toute 
«leur  vie  municipale;  point  de  tribut,  ce  signe  persistant  et  douloureux 
«de  la  défaite  et  de  la  servitude,  point  d'extorsions  fiscales  ni  de  levées 
«arbitraires  de  soldats.  »  (P.  364.)  L'auteur  aura  beaucoup  à  retrancher 
de  cet  éloge  quand  il  sortira  de  l'Italie,  car  ce  qui  est  vrai,  cest  que  les 
provinces,  aux  yeux  de  Rome,  perdaient  tout  droit,  sans  rien  a(X[uérir  du 
roit   romain.  Rome  avait  délégué  sur  elles,  au  proconsul,  toute  son 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  279 

autorité  {imperium),  et  cest  le  proconsul  qui,  par  son  édit,  lui  créait 
un  droit  selon  son  bon  plaisir.  Mais,  si  on  la  restreint  à  lltalie,  lobser- 
vation  est  juste,  et  cest  bien  le  caractère  général  de  la  politique  suivie  à 
son  égard  par  les  Romains.  Rome,  comme  le  dit  fort  bien  M.  Duruy, 
ne  songe  pas  à  faire  une  nation  italienne.  L'empire,  cest  Rome.  «Le 
«  peuple  souverain  des  Quirites  est  toujours  celui  du  Forum ,  et  il  ne  peut 
«  exercer  les  droits  que  dans  Tenceinte  sacrée  du  pomeriam;  mais  dans 
<c  cette  enceinte,  les  vaincus  seront  admis  peu  à  peu,  à  mesure  que,  par 
«  une  longue  communauté  d'actions  et  d'intérêts,  ils  se  seront  pénétrés  de 
<»  Tesprit  de  Rome.  »  Et  le  cadre  même  de  la  cité  s'élargira  pour  les  re- 
cevoir :  c'est  ainsi  que  le  nombre  des  tribus,  réduit  de  trente  à  vingt 
après  l'expulsion  des  Tarquins,  ira  se  reformant  et  s'accroissant  jusqu'à 
trente-cinq.  Vager  romanus  s'est  agrandi  et  s'étend  de  la  forêt  Cimi- 
nienne,  en  Étrurie,  jusqu'au  milieu  de  la  Campanie;  et  la  population 
militaire,  du  recensement  de  463  à  celui  de  a66 ,  s'élèvera  de  i2ti,7 1 U 
à  293,334  hommes:  malgré  les  perles  causées  par  l'invasion  gauloise 
et  les  guerres  des  Samnites,  elle  a  plus  que  doublé.  A  ces  familles  nou- 
velles admises  dans  les  tribus,  sont  accordés  tous  les  droits  de  la  cité  : 
((Autorité  absolue  du  père  sur  ses  enfants,  sur  sa  femme,  sur  ses  es- 
te claves,  sur  ses  biens;  garantie  de  la  liberté  personnelle  du  culte,  du  droit 
((d*appel  et  de  celui  du  suffrage  jusqu'à  60  ans;  aptitude  aux  emplois; 
tt  inscription  sur  le  registre  du  cens  et  obligation  du  service  militaire 
udans  les  légions;  faculté  d'acheter  et  de  vendre  suivant  la  loi  des  Qui- 
«  rites;  exemption  de  tout  impôt,  excepté  de  celui  que  payaient  les  ci- 
utoyens;  enfin  droit  utile  de  paiiiciper  à  la  jouissance  des  terres,  du 
«domaine  ou  à  l'adjudication  des  fermages  publics;  en  un  mot,  le  bé- 
unéfice  des  lois  civiles,  politiques  et  religieuses  des  Romains.  »  (P.  367.) 
—  En  d'autres  termes,  le  droit  civil,  jtw^uiri/ium,  et  le  droit  politique, 
jus  civitatis,  formant  ensemble  le  droit  de  citoyen  romain  dans  toute  sa 
plénitude ,  jas  civitatis  optimo  jure. 

Au-dessous  de  la  cité  ouverte  à  un  certain  nombre  d'Italiens,  il  y  avait 
toute  une  hiérarchie  constituée  par  une  participation  plus  ou  moins  large 
à  ces  droits. 

M.  Duruy  place  en  tête  les  municipes  optimo  jure  dont  les  habitants 
avaient  tous  les  droits  de  citoyens  romains.  11  parait  donc  hors  de 
propos  de  les  nommer  en  ce  lieu.  Si  certains  droits  leur  manquent 
comme  villes,  c'est  que  leurs  habitants  en  jouissent  comme  citoyens 
dans  la  cité  commune.  Viennent  ensuite  : 

Les  municipes  sans  droit  de  suffrage  dont  les  habitants  étaient  à  peu 
près  dans  la  même  condition  que  jadis  les  plébéiens  à  Rome  :  portant  le 

36. 


i 


Î80  JOURNAL  DES  SAVANTS.  — MAI  1879. 

titre  de  citoyens,  servant  dans  les  légions,  mais  n  ayant  place  ni  dans  les 
assemblées  ni  dans  les  honneurs; 

Les  villes  fédérées,  liées  à  Rome,  sans  aucun  des  privilèges  de  la 
cité ,  mais  gardant  par  suite  leurs  constitutions  et  leurs  lois  comme  Ta- 
rente,  Naples  et,  plus  près  de  Rome,  Tibur  et  Préneste; 

Les  préfectures  qui  n  avaient  plus  droit  de  s'administrer  elles-mêmes  : 
un  préfet  envoyé  de  Rome  leur  tenait  lieu  de  magistrat; 

Et,  au  dernier  degré,  les  deditiiii,  qui  portaient  bien  évidemment  la 
marque  de  peuples  conquis;  sans  magistrats  pour  se  gouverner,  sans 
muraille  pour  se  défendre,  payant  un  impôt,  fournissant  un  contingent 
aux  termes  fixés  par  la  formule  de  dédition  :  c'était,  dans  Tordre  des 
villes,  le  degré  de  fesclavage. 

«Telle  fut  donc,  dit  M.  Duruy,  la  politique  suivie  par  le  Sénat  dans 
ttsa  conduite  à  fégard  des  vaincus  :  le  respect  des  libertés  locales  dans 
0  toutes  les  cités  où  des  circonstances  particulières  n  avaient  pas  com- 
tt mandé  des  rigueurs,  mais  point  de  mesures  générales;  elles  auraient 
«uni  ce  que  le  sénat  voulait  diviser.  Au  contraire,  interdiction  formelle 
0  de  toute  ligue,  de  tout  commerce,  de  mariage  même ,  entre  les  Italiens 
tt  de  cités  ou  de  cantons  différents;  et,  pour  chaque  peuple  qui  se  soumet, 
a  des  conditions  particulières;  pour  chaque  ville,  un  traité  spécial.  A 
a  juger  d  après  les  apparences,  on  prendrait  Tltalie  pour  une  confédé- 
«ration  d'États  libres  dont  un,  placé  au  centre,  l'emporterait  sur  les 
«  autres  seulement  en  puissance  et  en  renommée.  Le  sort  de  la  ligue 
«latine  nous  a  d'avance  appris  quel  sera  celui  delà  fédération  italienne.  » 
(P.  373.) 

Mais  il  y  avait,  au  milieu  de  ces  villes  de  droit  divers,  d'autres  villes 
d'un  caractère  tout  particulier,  c'étaient  les  colonies.  M.  Duruy  note  la 
différence  profonde  qui  distinguait  les  colonies  de  Rome  de  celles  de  la 
Grèce.  La  colonie  grecque  tenait  toujours  à  la  métropole  par  un  lien 
religieux;  mais  elle  s'était  formée  d'une  manière  indépendante  et  se  gou- 
vernait, se  développait  en  toute  liberté.  La  colonie  romaine,  au  con- 
traire, fille  de  Rome,  restait  comme  le  fils  de  famille,  sous  sa  tutelle,  et, 
à  la  différence  du  fils  de  famille,  n'arrivait  jamais  à  l'émancipation.  Ellle 
tenait  de  Rome  saloi  municipale,  son  organisation,  et  devait,  en  cas  de 
guerre ,  la  servir  de  son  argent  et  de  tous  ses  hommes  valides.  C'est 
qu'elle  n'était  jamais  qu'une  garnison  de  Rome  établie  on  un  lieu  que 
l'intérêt  public  lui  avait  donné  pour  consigne  de  garder.  Les  hommes 
qui  occupaient  ces  postes  avaient  reçu  pour  eux  et  pour  leur  famille 
une  portion  du  territoire  adjacent,  généralement  un  tiers;  les  anciens 
habitants  du  pays  restaient  donc  autour  de  la  colonie ,  dans  la  proportion 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  281 

de  deux  tiers  pour  le  territoire ,  et  davantage  pour  la  population  sans 
doute;  ils  étaient,  à  Fégard  des  colons,  à  peu  près  dans  la  situation  des 
anciens  plébéiens  à  Tégard  des  génies ,  qudind  les  plébéiens  étaient  encore 
privés  du  droit  de  suffrage  et  d'honneurs  {jus  sujfragii ,  jus  honorum). 
Aussi,  comme  à  Rome  autrefois,  y  eut-ii  souvent  des  troubles,  des  sou- 
lèvements même,  dans  les  colonies:  soulèvements  qui  ne  pouvaient 
guère  tourner  à  leur  profit,  car  Rome  était  derrière  ses  colons;  c'est 
pourquoi  les  anciens  habitants  durent  renoncer  à  la  lutte,  et,  du  reste, 
de  même  que  les  plébéiens,  et  sous  rinfluence  de  plus  d'une  cause,  ils 
finirent  par  se  confondre  aussi  avec  les  autres  dans  le  partage  des  droits 
municipaux,  sans  autre  distinction  que  celle  qui  séparait  toujours  les 
riches  et  les  pauvres,  les  assidui  et  les  œrarii. 

L'intérêt  de  Rome  Tavait  amenée  à  tenir  les  villes  italiennes  isolées  ; 
cette  même  raison  devait  lui  faire  chercher  les  moyens  de  rester  toujours 
en  communication  avec  ses  colonies;  et  c'est  pour  cela  qu  elle  commença 
de  si  bonne  heure  à  créer  ces  laides  voies  qui,  de  la  ville,  rayonnaient 
dans  toute  la  péninsule  et  qui  finirent  par  enlacer  tout  le  monde  romain. 
C'est  Rome  qui  la  première  a  compris  Timportanee  des  routes  mili 
taires.  Ellle  avait  vu  qu'un  bon  système  de  grands  chemins  est  la  pre- 
mière condition  d'un  empire  solidement  établi.  Les  colonies  que  ces 
routes  reliaient  à  Rome  pouvaient  les  fermer  au  besoin  et  garder  ainsi 
à  elle  seule  les  avantages  qu  elle  y  avait  cherchés. 

«En  donnant  à  l'Italie  l'organisation  qu'on  vient  de  décrire,  dit  l'au- 
«  teur,  Rome  avait  accompli  tout  ce  que  lui  permettait  sa  constitution 
«municipale,  et  plus  que  ne  lui  enseignait  la  sagesse  politique  de  l'an- 
((tiquité.  Elle  restait  la  cité  souveraine  de  par  le  droit  de  la  victoire; 
«mais  elle  se  faisait  la  capitale  des  Italiens,  en  attirant  dans  son  sénat 
«leurs  plus  notables  citoyens.  Si  ce  n'était  pas  le  système  représentatif 
«dans  sa  vérité,  c'en  était  l'image  affaiblie,  et  elle  suf&t  à  commander 
«  notre  admiration  pour  ce  génie  politique  qui  prévenait  les  temps  de 
«si  loin.  »(P.  385.) 

A  ce  tableau  de  l'Italie,  l'auteur  joint  celui  de  Rome  elle-même  à  cette 
époque  où  la  ville,  maîtresse  de  la  péninsule,  allait  soutenir  la  guerre 
avec  les  ennemis  du  dehors  et  la  porter  chez  eux.  Il  ne  se  fait  pas  illu- 
sion sur  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  l'âge  d'or  de  la  République.  La 
nature  de  Rome  ne  comporta  jamais  que  Tâge  de  fer.  Le  peuple  était 
sobre,  pratiquant  le  travail  et  supportant  la  pauvreté;  mais  il  était 
avide  :  «il  aimait  le  butin,  l'usure,  les  procès:  il  avait  dans  le  sang  du 
«lait  de  la  louve,»  dit  M.  Duruy;à  part  cela,  il  était  probe ,  sauf  pour- 
tant certaines  circonstances  où  sa  conscience  savait  trouver  des  com- 


282  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

promis  avec  ses  intérêts;  mais  surtout  il  savait  respecter  la  loi,  obéir 
aux  magistrats  :  u  Le  peuple  le  plus  jaloux  de  la  liberté  que  Tunivers  ait 
((jamais  vu,  dit  Bossuet,  se  trouva  en  même  temps  le  plus  soumis  à  ses 
((  magistrats  et  à  la  puissance  légitime.  » 

Cette  puissance  légitime,  celte  autorité  des  magistrats,  tout  le  monde* 
du  reste,  plébéiens  et  patriciens,  pouvaient  dès  lors  y  prétendre;  et 
M.  Duruy  montre  par  quel  art  habile  tous  ces  pouvoirs  avaient  fini  par 
se  contenir  et  s'équilibrer. 

Les  consuls  sont  les  chefs  du  gouvernement,  mais  ils'sont  deux  et 
Tun  peut  entraver  l'action  de  lautre;  ils  peuvent  être  arrêtés  par  fop- 
position  d*un  tribun,  par  un  décret  du  sénat  nommant  un  dictateur; 
leurs  actes  sont  soumis  à  la  ratification  du  peuple,  et  leur  conduite,  à 
la  sortie  de  charge,  à  son  jugement.  Le  sénat  peut  paraître  Tarbitre 
souverain  de  toutes  choses  dans  la  République;  les  honneurs  les  plus 
grands  sont  rendus,  individuellement  même,  à  ses  membres.  Mais  les 
sénateurs  relèvent  des  censeurs ,  qui  peuvent  les  retrancher  de  leur  Ibte; 
le  sénat  lui-même  est  présidé  par  les  consuls,  qui  dirigent  ses  délibéra- 
tions, et  il  ne  peut  ni  s*assembler  ni  rendre  un  décret,  si  les  tribuns  s  y 
opposent.  Le  peuple  enfin,  qui  fait  la  loi  dans  ses  comices  par  centuries 
ou  par  tribus,  ne  la  peut  faire  que  dans  les  bornes  étroites  marquées 
parle  magistrat  qui  tient  rassemblée.  Il  accepte  ou  il  rejette  purement 
et  simplement  :  uti  rogas;  anticjuo;  et  les  membres  de  cette  assemblée 
souveraine  sont  d'ailleurs  dans  la  dépendance  tout  arbitraire  du  consul 
à  larmée,  des  sénateurs  dans  les  tribunaux,  u  Chaque  corps  de  TËtat,  dit 
a  Polybe,  peut  donc  nuire  à  lautre  ouïe  servir;  de  là  nait  leur  concert  et 
((  la  force  invincible  de  cette  République.  »  S'il  fallait  chercher,  en  dehors 
de  cet  antagonisme  réciproque,  un  pouvoir  plus  particulièrement  modé- 
rateur, pesant  le  plus  sur  les  autres  et  le  moins  gêné  par  eux,  on  le  trou- 
verait dans  le  censeur  :  le  censeur  pouvait  modifier  à  son  gré  Tétat  po- 
litique de  tous  les  citoyens;  omettre  le  sénateur  dans  la  liste  du  sénat» 
oter  au  chevalier  son  cheval,  chasser  Thomme  de  sa  tribu  :  le  tout  sous 
la  sanction  de  la  religion  et  avec  impunité,  sauf  le  compte  que  Ton  a 
toujours  à  rendre  de  ses  actes,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  quand 
du  pouvoir  on  est  rentré  dans  la  vie  privée. 

«Cette  constitution  si  bien  pondérée,  dit  M.  Duruy,  exposait  cependant 
((TËtat  à  de  grande  périls;  elle  n était  point  écrite.))  (P.  394.)  Mais 
pouvait-elle  Têtre,  sans  quil  y  parût  bien  des  contradictions?  Et  eût-il 
suffi  d'eflacer  ces  contradictions  pour  mettre  tout  le  monde  d*accord? 
ce  serait  trop  commode.  Les  Romains  trouvaient  dailleurs  des  avan* 
tages  dans  cet  état  de  choses,  qui  sans  doute  a  ses  inconvénients.  La  consr 


HISTOIRK  DES  ROMAINS.  283 

titution  n'étant  pas  écrite ,  elle  se  prêtait  peut-être  mieux  aux  fluctuations 
des  opinions,  des  intérêts,  et  |)Ouvait  échapper  plus  longtemps  aux  ré- 
volutions ou  à  ce  qui  est  la  fin  de  toute  révolution,  la  conclusion  la  plus 
ordinaire  des  troubles  intérieurs,  à  la  dictature  :  j'entends  celle  des 
Sylla,  des  Jules  César. 

Ainsi  que  l'auteur  le  fait  observer,  il  s'étail  opéré,  comme  de  soi- 
même,  un  partage  entre  le  sénat  et  le  peuple  :  «  Au  peuple,  les  élections 
«et  les  lois  d^organisation  intérieure;  au  sénat,  l'administration  des 
«finances  et  des  affaires  extérieures;  aux  magistrats,  les  droits  illimités 
«  de  Yimperiam  pour  l'exercice  du  pouvoir  exécutif. 

«D'ailleurs,  continue-t-il,  si  le  peuple  était  continuellement  poussé 
«en  avant  par  des  besoins  nouveaux,  il  était  constamment  aussi  retenu 
«  en  arrière  par  son  respect  des  temps  anciens.  Tant  que  Rome  resta 
«elle-même,  elle  eut,  à  l'image  de  son  dieu  Janus,  les  yeux  tournés  à  la 
«  fois  vers  le  présent  et  vers  le  passé.  La  coutume  des  aïeux ,  mos  ma" 
ujoram^  y  conserva  une  autorité  qui  permet  souvent  de  suppléer  à  la  loi 
«écrite  ou  de  la  tourner,  et  cette  autorité  de  la  coutume  fut  un  puissant 
«  principe  de  conservation  sociale.  »  (P.  3 9 5.) 

Nous  ne  laisserons  pas  ce  chapitre  sans  y  signaler  une  très  bonne 
subdivision  sur  l'organisation  militaire  de  Rome  à  cette  époque.  La  lé- 
gion et  l'art  militaire  à  Rome  ont  fait  depuis  longtemps  l'objet  de  bien 
nombreuses  et  bien  savantes  dissertations.  M.  Duruy  les  connaît,  les 
résume  et  les  éclaircit  par  des  figures  et  par  des  plans  qui  ne  sont 
nulle  part  mieux  que  là  à  leur  place.  C'est  aux  travaux  de  l'érudition 
comme  à  ses  études  personnelles  que  l'auteur  doit  les  traits  divers  de  ce 
tableau.  C'est  à  Bossuet  qu'il  aime  à  prendre,  pour  donner  plus  de  force 
à  sa  pensée,  l'expression  d*un  jugement  général  :  «De  tous  les  peuples 
«  du  monde ,  le  plus  fier  et  le  plus  hardi ,  mais  tout  ensemble  le  plus 
«réglé  dans  ses  conseils,  le  plus  constant  dans  ses  maximes,  le  plus 
«avisé,  le  plus  laborieux,  enfin  le  plus  patient,  a  été  le  peuple  romain. 
«  De  tout  cela  s*est  formée  la  meilleure  milice  et  la  politique  la  plus 
«  prévoyante,  la  plus  ferme  et  la  plus  suivie  qui  fiit  jamais.  » — «  Voilà  de 
«  bien  glorieuses  destinées  et  une  bien  grande  histoire ,  ajoute  M.  Duruy. 
«  Cependant,  si,  dans  Rome,  nous  avons  trouvé  beaucoup  de  grands  ci- 
«  toyens,  nous  ne  saurions  dire  que  nous  y  ayons  jusquà  présent  trouvé 
«  un  seul  grand  homme.  »  (P.  &  1 1 .)  Est-ce  tant  à  regretter?  les  grands 
citoyens  sont  la  force  d'un  peuple.  Quant  aux  grands  hommes,  s'ib  font 
pour  un  temps  la  grandeur  d*une  nation,  combien  de  fois  n'onl-ils  pas 
entraîné  eux-mêmes  sa  chute  !  Rome  en  fournira  la  preuve  et  d'autres 
peuples  à  son  exemple. 


284  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

Au  tableau  de  Rome  devait  succéder  un  tableau  de  Garthage.  B  y  a 
ici  encore  une  très  bonne  étude  historique  et  géographique,  où  Tauteur, 
prenant  les  Carthaginois  à  leur  origine,  sait  marquer  le  caractère  de  leur 
puissance  et  Tesprit  de  leur  civilisation;  les  travaux  qui  ont  été  faits  dans 
ces  derniers  temps  sur  la  race  phénicienne  ont  été  mis  par  lui  à  contri- 
bution, et  plusieurs  monuments  qui  s*y  rattachent,  soigneusement  re- 
produits. 

Rome  et  Garthage  navaient  eu,  pendant  plusieurs  siècles,  que  desre* 
lations  de  bonne  amitié.  Trois  traités  avaient,  de  loin  en  loin,  réglé  ces 
rapports.  En  5 09,  après  la  chute  des  rois;  en  348,  avant  la  guerre  des 
Samnites,  et  en  279,  à  Tépoque  de  la  guerre  de  Pyrrhus.  Pyrrhus  oc- 
cupant la  Grande  Grèce  et  menaçant  la  Sicile,  Rome  et  Garthage  se 
trouvaient  amenées  à  s  ailier  contre  lui.  Mais  Pyrrhus  était  paiii.  a  Quel 
((  beau  champ  de  bataille  nous  laissons  aux  Romains  et  aux  Carthaginois  •  « 
avait-il  dit  en  quittant  la  Sicile. 

Ge  fut  là  en  effet  que  devait  éclater  d'abord  la  rivalité  des  deux 
nations. 

La  première  guerre  punique,  qui  dura  vingt-trois  ans  (î6 4-a 4 1)» 
commence  en  Sicile  et  finit  en  Sicile.  Tout  l'avantage  parait  d  abord  aux 
Carthaginois,  ils  sont  les  maîtres  de  la  mer.  Mais.c*est  là  que  Rome 
réussit  à  les  vaincre.  Elle  débute  par  la  victoire  de  Myles,  quifachemine 
à  la  conquête  de  la  Sicile,  continue  par  la  bataille  d'Ëcnome,  qui  lui 
ouvre  les  rivages  de  l'Afrique;  cest  en  Afrique,  cest  sur  terre,  que 
les  Carthaginois  sont  vainqueurs,  grâce  à  lliabile  stratégie  du  Grec 
Xanthippe,  général  mercenaire;  mais  la  guerre  est  alors  reportée  en 
Sicile ,  et  c'est  là  qu'une  dernière  bataille  navale  la  terminera  au  profit 
des  Romains.  La  guerre  traînait  depuis  longtemps.  Garthage  était  fati- 
guée de  tant  de  sacrifices.  Elle  laissait  son  général  Amilcar  Barca  tetdïï 
en  échec,  par  les  seules  ressources  dun  esprit  hardi  et  fécond,  tous 
les  efforts  des  Romains,  et  paraissait  ne  plus  s'occuper  que  des  af-» 
faires  et  du  commerce.  Pressée  de  lui  envoyer  des  vivres  et  des  vai*» 
seaux  pour  en  finir,  elle  crut  être  habile  en  lui  expédiant  un  convoi  i 
ces  deux  fins  :  la  flotte  lui  apportait  des  vivres  et  devait  recevoir  des 
combattants  en  échange.  Mais  les  Romains  l'attaquèrent  avant  quelle  eût 
déchargé  les  vivres  et  pris  les  soldats.  C'est  la  bataille  des  iles  Egates  (^4 1)« 

Le  traité  qui  suivit  était  une  trêve  plutôt  qu'une  paix,  et  le  temps 
qui  s'écoula  jusqu'à  la  reprise  des  hostilités  (140-219)  fut  employé  de 
part  et  d'autre,  plus  ou  moins  intentionnellement,  aux  apprêts  d'une 
nouvelle  lutte  .  Les  Romains,  maîtres  de  la  Sicile,  s'emparent  de  la  Sar- 
daigne  et  de  la  Corse  :  c'était  écarter  à  jamais  les  Carthaginois  des  ri* 


HISTOIRE  DES  ROMAINS.  286 

vages  delltalie,  puis  ils  commencent  la  conquête  de  la  Cisalpine,  comme 
s*ils  pressentaient  le  besoin  de  se  rapprocher  des  Alpes  pour  les  gar- 
der. Les  Carthaginois ,  se  Voyant  fermer  la  mer  du  côte  de  Tltaiie  et 
sachant  par  expérience  ce  qu*il  en  coûterait  i  se  la  rouvrir,  se  seraient 
peut-être  portés  ailleurs  ;  et  la  guerre  des  mercenaires  venait  de  leur 
montrer  combien  est  dangereux,  pour  une  ville  de  marchands,  Temploi 
d*une  force  quon  paye  sans  être  sûr  den  être  toujours  maitre.  Mais 
cette  guerre,  la  guerre  inexpiable,  terminée  grâce  à  fhabileté  d*Amilcar, 
tout  en  soulevant  contre  lui  des  jalousies,  lui  créait  dans  le  peuple 
et  dans  Tannée  une  influence  dont  il  pouvait  user  à  d'autres  fins  que 
la  politique  des  marchands  de  Carthage.  Éloigné  de  la  ville  pour  faire 
la  guerre  sur  les  côtes  de  TAfrique  et  en  Espagne ,  il  avait  accepté  volon- 
tiers cette  mission  :  les  côtes  d'Afrique  et  l'Espagne  étaient,  dans  les  vues 
du  sénat  carthaginois ,  un  magnifique  champ  d'exploitation ,  capable  de 
compenser  la  perte  de  la  Sicile  et  de  la  Sardaigne.  C'était  plus  aux 
yeux  des  Barca;  et  quand,  Amilcar  étant  mort,  son  œuvre  eut  été  con- 
tinuée par  son  gendre  Asdrubal;  quand  la  mort  d'Âsdrubal  fit  passer  le 
commandement  à  Annibal,  fils  d'Amilcar,  l'Espagne  était  toute  préparée 
à  devenir  la  base  d'opération  d'une  nouvelle  guerre,  une  guerre  à  la- 
quelle le  fils  d'Amilcar,  fidèle  au  serment  de  son  enfance,  voulait 
donner  l'Italie  pour  théâtre  et  Rome  même  pour  but. 

La  seconde  guérite  punique  termine  dignement  ce  premier  volume 
de  M.  Duruy.  L'auteur  suit  Annibal  dans  sa  marche  hardie  à  travers  les 
Pyrénées  et  les  Alpes,  sur  les  grands  champs  de  bataille  du  Tessin,  de 
laTrébie,  deTrasimène  et  de  Cannes;  et  il  y  trouve  l'occasion  de  mon- 
trer toute  la  solidité  de  l'œuvre  opérée  par  Rome  en  Italie.  Quand  on 
se  rappelle  le  soulèvement  des  villes  d'Afrique  contre  Carthage  aux  pre- 
miers succès  de  Regulus,  comment  n'être  pas  frappé  de  cette  immobi- 
lité de  l'Italie,  que  quatre  batailles  d'une  telle  importance,  remportées 
coup  sur  coup ,  ne  décident  point  à  s'unir  au  vainqueur  contre  la  ville 
dentelle  a  reçu  la  loi!  Et,  d'autre  part,  quel  spectacle  que  celui  d'Anni- 
bal,  quand,  épuisé  par  ses  propres  victoires,  et  ne  trouvant  pas  en  Italie 
le  concours  dont  il  avait  pu  se  flatter,  il  se  retire  au  sud  de  la  péninsule 
attendant  les  renforts  que  lui  doivent  au  moins  et  Carthage  et  l'Es- 
pagne; puis,  à  défaut  de  Carthage  et  de  l'Espagne,  se  créant  de  nouvelles 
ressources  plus  près  du  théâtre  de  la  guerre,  en  Macédoine  et  eii  Sicile. 
Mais  Rome  est  présente  partout  :  elle  intimide  Carthage ,  elle  contient 
TEspagne,  elle  arrête  Philippe,  elle  prend  Syracuse,  et  Annibal  est 
toujours  là,  attendant.  Un  moment  il  voit  le  secours  lui  venir  du  lieu  ou 
il  se  l'était  ménagé  au  départ.  Son  frère  Asdrubal  arrive  d'Espagne  en 

3? 


886  JOURNAL  DBS  SAVANTS-—  MAI  1879. 

Italie,  mais  il  succombe  et  lui  arrache  ce  cri  :  «Je  reconnais  la  £3rtane 
«  de  Gaiihage.  »  Et  pourtant  Annibal  n  est  point  abattu  par  ce  revers. 
L'Espagne  est  perdue;  FAfrique  envahie,  iqu'il  se  refuse  encore  à  lâr 
cher  ritalie.  Il  faut  Tordre  de  Garthage,  réduite  aux  dernières  extrémi- 
tés, pour  qu'il  se  décide  à  repasser  en  Afrique,  où  il  cède  enfin  à  Zama 
devant  la  fortune  de  Rome  représentée  par  le  jeune  Scipion. 

Dans  cette  partie  de  son  livre,  Fauteur  est  tout  an  charme  de  fhis- 
toire  qu'il  raconte ,  et  s'arrête  peu  à  discuter.  Les  points  neimanquaient 
pas  pourtant  à  la  discussion ,  et ,  par  exemple ,  on  pouvait ,  comme  ém^ 
dit,  l'attendre  au  passage  des  Alpes.  Il  énumère  en  note  les  quatre-vingt- 
dix  dissertations  parues  avant  1 835  :  trente-trois  pour  le  petit  SaintBeiv 
nard;  vingt-quatre  pour  le  mont  Genèvre;  dix-neuf  pour  le  grand 
Saint-Bernard;  onze  pour  le  mont  Genis;  trois  pour  le  mont  Viso,  «et 
«  combien  d'autres  depuis  cette  époque  I  »  et  il  ajoute  : 

«Quelle  route  prit-il?  Ici  Polybe  et  Tite-Live  difièrent,  et  après 
(f  eux  tous  les  modernes.  Polybe  avait  visité  les  lieux  et  interrogé  des 
«montagnards  qui  avaient  vu  passer  l'expédition  :  son  récit  doit  être 
«suivi;  malheureusement  il  ne  lève  pas  toutes  les  difiicultés  qui  reste- 
ci  ront  sans  doute  insurmontables;  au  reste,  qu'Annibal  ait  passé  par  le 
«  mont  Genis ,  le  mont  Viso ,  le  mont  Genèvre  ou  le  petit  Saint-Bernard , 
«il  importe  peu  à  l'histoire,  qui  s'intéresse  surtout  au  résultat  :  les  Alpes 
« audacieusement  franchies  par  une  grande  armée.»  (P.  S/ig.)  —  On 
n'a  jamais  passé  les  Alpes  plus  lestement. 

Ne  chicanons  pas  d'ailleurs  M.  Duruy  pour  n'avoir  pas  voulu  ajouter 
une  dissertation  à  tant  d'autres.  Il  y  a  dans  son  livre  assez  de  preuves 
qu'il  ne  recule  pas  devant  les  difficultés,  et  que,  lorsqu'il  s'arrête,  ce 
n'est  ni  la  critique  ni  la  science  qui  lui  font  défaut.  L'auteur  d'ailleurs 
montre  pour  ce  grand  sujet  une  passion  à  laquelle  le  lecteur  ne  saurait 
demeurer  insensible;  une  admiration  pour  ce  que  Rome  a  fait  de  grande 
qu'il  se  plaît,  on  l'a  vu,  à  partager  avec  Bossuet,  et  il  cite  volontiers 
ses  paroles.  Il  eût  bien  fait  de  suivre  aussi  Voltaire  dans  sa  manière  de 
raconter.  Le  style  du  livre  vise  trop  à  l'éclat.  G'est  un  tort  et  une  erreur; 
en  cherchant  moins  l'effet  on  le  trouve.  On  y  peut  relever  un  autre 
excès  encore ,  qui  résulte  d'un  fort  bon  principe.  Pour  faire  comprendre 
les  choses  du  passé,  rien  de  mieux  sans  doute  que  de  leur  chercher  des 
analogies  dans  celles  du  présent  supposées  mieux  connues.  Mais  M.  Du- 
ruy a  trop  souvent  recours  à  ce  moyen ,  et  quelquefois  les  choses  qu'U 
veut  éclaircir  serviraient  plutôt  d'éclaircissement  à  celles  qu'il  veut  em- 
ployer à  cette  fin.  Quand  il  nous  dit  :  «  Ges  mercenaires  pouvaient  être 
«dangereux,  mais  on  savait  se  délivrer  de  leurs  exigences,  témoin  les 


HISTOIRE  DES  R(MAIN&  287 

«quatre  mille  Gaulois  livrée  à  ïépée  des  Romains,  la  troupe  abaudon- 
«  née  sur  l'ile  déserte  deê  ossements ,  et  Xanthippe  qai  périt  peiU-étre  comme 
«  Carmagnola.  »  (P.  ^3 o.)  Le  lecteur  ne  serait-il  pas  mieux  éclairé,  si  Tau* 
teur  lui  avait  dit  :  «  Xanthippe,  que  les  Carthaginois  firent  périr  peut-être 
«  comme  les  Vénitiens  Garmagnola;  »  et  encore  eût-il  mieux  fait  denen 
rien  dire,  puisqu'un  peu  plus  loin  il  écrit  :  a  Xanthippe,  richement  récom- 
((  pensé ,  quitte  la  ville  avant  que  la  reconnaissance  eût  fait  place  à  l'en  vie ,  » 
ajoutant  en  note  :  «On  a  accusé  les  Carthaginois  de  lavoir  fait  périr  en 
«  mer  (Zonare,  VIII,  xiii,  Silius  Ital.  VI,  68a),  mais  ils  n  avaient  aucun 
aintérèt  à  ce  crime,  contredit  d'ailleurs  par  Polybe.  »  (P.  /iSy.)  Jenaime 
pas  non  plus  qu  il  me  dise ,  même  en  note  :  u  Annibal  était  le  futur  sta- 
«thouder  de  Gartbage  :  les  Hannon,  ses  de  Wilt.  »  (P.  igS.)  Attendons 
que  nous  en  soyons  à  l'histoire  de  Hollande  pour  rappeler,  si  l'on  y  tient, 
à  propos  du  prince  d'Orange,  Annibal,  et  des  de  Witt,  les  Hannon. 

En  plus  d'un  lieu,  ces  rapprochements  sont  d'ailleurs  beaucoup 
moins  un  moyen  d'éclairer  le  lecteur  qu'une  satisfaction  que  l'auteur 
veut  donner  à  ses  propres  idées ,  comme  quand  il  dit  :  a  Nos  anges  gar- 
«  diens  et  nos  saints  tutélaires  sont  comme  un  souvenir  de  ces  antiques 
«pénates  et  de  ces  bons  génies»  (p.  8q);  —  «les  combats  de  gladia- 
«  teurs,  qui  furent  d'abord,  ainsi  que  l'a  été  ïaatodafé  espagnol,  un  acte 
«de  dévotion.»  (P.  85.)  L'auteur  se  laisse  trop  volontiers  aller  sur  cette 
«pente  :  «Ce  serait  à  croire,  dit-il,  un  peu  plus  loin,  que  Rome, 
«comme  un  institut  fameux,  avait  peur  de  l'exaltation  religieuse,  si  l'on 
«ne  savait  que,  dans  cet  institut,  la  réglementation  de  la  piété  est  le  ré- 
«  sultat  de  la  réflexion ,  et  qu'elle  fut  chez  les  Romains  le  produit  spon^ 
«tané  du  caractère  national.»  (P.  94.)  Qui  se  serait  attendu  à  trouver 
les  jésuites  dans  Thisloire  de  Rome  pour  ce  temps-là  ? 

Mais  ce  sont  de  petites  taches.  £n  finissant,  insistons  plutôt  sur  ce 
qui  est  le  principal  caractère  de  cette  édition  :  ces  plans,  ces  vues,  ces 
reproductions  nombreuses  de  ruines,  de  statues,  de  médailles,  d'objets 
d'art,  qui  ne  sont  pas. seulement  un  ornement  du  livre,  mais  un  pré- 
cieux secours  apporté  aux  études  sérieuses.  Ces  cartes  géographiques , 
topographiques,  si  libéralement  multipHées,  font  voir  que  fauteur  a  re- 
tenu de  son  enseignement  d'autrefois  combien  il  est  utile  d'aider  à  l'in- 
telligence de  la  leçon  par  un  tracé  sommairement  fait  au  tableau  des 
pays  ou  des  lieux  dont  il  est  parlé;  et  ces  nombreuses  figures  montrent 
qu'il  a  compris ,  même  pour  l'archéologie  et  pour  l'histoire .  la  vérité  de 
ce  précepte  d'Horace  : 

Segnius  irritant  animes  demissa  per  aurem 
Quam  que  stint  oculis  subjecta  (îdelibus. 

37» 


288  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

L'illustration  ainsi  entendue,  ce  nest  pas  seulement  de  Tart,  c*est  de 
l'érudition.  Félicitons  l'auteur,  qui  en  a  fait  un  si  bon  usage,  et  les  édi- 
teurs ,  qui  Tont  si  magnifiquement  secondé. 

H.  WALLON. 


r 

Note  SUR  les  monnaies  frappées  pendant  la  révolte  d  Etienne 
Marcel,  cest^à-dire  du  10  décembre  1356  au  31  juillet  1358. 

DEUXIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

Nous  avons  vu  jusqu'à  présent  quelles  furent  les  monnaies  émises  par 
Tordre  du  duc  de  Normandie,  et  sur  lesquelles  le  prévôt  Etienne  Mar- 
cel et  ses  affidés  n'exercèrent  qu'un  droit  de  veto.  Nous  allons  étudier 
maintenant  les  espèces  dont  Marcel  commença  par  interdire  le  cours, 
pour  parvenir,  quelques  jours  plus  tard,  à  les  faire  ouvrer  à  son  profit. 
Comme  dans  le  précédent  article  je  suivrai  l'ordre  chronologique  des 
faits. 

Le  7  mai  1 358,  une  ordonnance  du  Dauphin  mit  la  monnaie  sur  le 
pied  54";  on  devait  frapper  :  i"*  des  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis,  sem- 
blables aux  précédents,  mais  i  3  deniers  8  grains  de  loi,  et  de  6o  au 
marc;  a"*  des  doubles  tournois  semblables  aux  précédents,  mais  ude  tel 
apois  etloy,  comme  bon  samblera  »  aux  généraux  maîtres,  a  en  ouvrant 
«iceulx  gros  deniers  blancs  et  doubles  tournois,  sur  le  pied  de  mon- 
ttnoie  54%  en  trayant  de  cbascun  marc  d'argent  i3  livres  lo  sous  tour- 
«  nois.  » 


L'exécutoire  est  du  9  mai  i358;  la  différence  ordonnée  est,  pour  les 
gros  blancs  à  la  fleur  de  lis ,  un  petit  point  aux  deux  bouts  des  bras  de  la 
croix,  et  à  pile,  sous  chacun  des  bras  de  la  fleur  de  lis,  un  petit  point; 
pour  les  doubles  tournois,  on  mettra,  à  croix,  de  chaque  côté  un  petit 
point  au-dessus  des  bras,  et  à  pile,  un  petit  point  au-dessus  de  chaque 

^  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'avril,  p.  a35. 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  289 

côté  (de  la  fleur  de  lis).    Ces  doubles  tournois  seront  h  i  denier 
1 2  grains  de  loi,  et  de  a oii  y  au  marc. 


Le  11  mai,  cet  exécutoire  fut  expédié  à  Montpellier,  Limoges,  Fi- 
geac,  Toulouse,  Agen,  le  Vigan,  Angers,  Saint-Pourçain ,  Troyes,  Ma- 
çon et  Poitiers. 


Le  ms.  A533  dit  que  ces  gros  blancs  à  3  deniers  8  grains,  et  de  6o  au 
marc,  valant  i5  deniers  tournois,  furent  frappés  (à  Paris)  du  i^  mai 
au  i''  juillet  1 358.  Il  y  a  là  une  erreur  de  date ,  puisque  la  monnaie  5k' 
n a  été  créée  que  le  7  mai  1 358. 

Leblanc  place  ce  blanc  au  9  mai  i358. 

A  Saint-Pourçain,  Barthélémy  Ruau,  du  9  mai  au  9  juillet  i358,  a 
émis  683,000  de  ces  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis. 

A  Troyes,  du  10  mai  au  17  juin  i358,  Jehan  de  l'Esclat  en  a  émis 
754,000. 

  Rouen,  Jehan  Cornevalois  en  a  émis  i,A36,ooo,  et  en  même 
temps,  i,a  12,000  doubles  tournois  à  1  denier  la  grains  de  loi,  et  de 


202  Y  au  marc. 


A  Toulouse,  Bernard  de  Sainte-Foy,  du  18  mai  au  a  1  juin  1 358,  a 
émis  1 83,000  blancs. 

A  Montpellier,  Hugues  de  Neproux,  du  20  mai  au  3  juin  i358,  a 
émis  39,000  grands  blancs. 

A  Poitiers,  Jeban  Lalier,  du  20  mai  au  21  juin  i358,  a  émis 
aa,ooo  grands  blancs  et  535, aoo  doubles  tournois. 

A  Troyes,  Jehan  de  TElsclat,  du  1 7  juin  au  29 juillet  1 358,  a  encore 
émis  5A7tOOO  blancs,  sur  le  pied  blC. 

A  Poitiers,  Jehan  Lalier,  du  21  juin  au  19  août,  a  encore  émis 
a63,ooo  grands  blancs,  et  environ  578,600  doubles  tournois. 

A  Saint-Pourçain,  Baithélemy  Ruau,  du  3  au  3i  juillet  i358,  a  en- 
core émis  296,000  blancs,  sur  le  pied  5&*. 


Le  5  août  1 358 ,  le  Dauphin  ordonna  de  faire  des  blancs  à  la  fleur  de 
lis  semblables  aux  précédents,  à  3  deniers  de  loi,  et  de  80  au  marc  v  et 


2«0  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

((  aussi  deniers  doubles  tournois ,  de  tel  pois  et  ioy ,  comme  bon  vous 
((samblera,  en  ouvrant  sur  ledit  pié.  n 

Le  pied  ordonné  était  80". 

L'exécutoire  daté  du  8  août  1 358 ,  dit  que  Ton  mettra  pour  différence 
aux  gros  blancs  à  la  fleur  de  lis,  «aux  deux  des  boutz  delà  croix,  en 
«chascun  bout,  un  petit  point  percé,  et  devers  la  pille,  soubz  chascun 
«des  bras  de  la  fleur  de  lis,  un  petit  point  semblablement  percé.  » 

Il  est  de  plus  ordonné  de  refondre  toutes  les  pièces  frappées  sur  ie 
pied  précédent,  pour  les  remettre  sur  le  pied  80',  au  profit  du  seigneur. 

Cet  exécutoire  fut  envoyé  immédiatement  à  Troyes,  Mâcon,  Mont- 
pellier, Angers ,  Poitiers ,  Rouen ,  Figeac ,  Toulouse ,  Agen ,  ie  Vigan  et 
Limoges. 

Le  ms.  &533  dit  que,  du  a  A  juillet  au  3o  août  i358,  le  blanc  de 
i5  deniers  tournois,  à  3  deniers  de  loi,  et  de  80  au  marc,  a  été  frappé 
(à  Paris). 

J'ai  recueilli  les  renseignements  suivants  sur  la  fabrication  de  la  mon- 
naie 80"  : 

A  Toulouse,  du  ai  juin  au  k  septembre  i358,  Bernard  de  Sainte 
Foy  a  émis  3a, 000  blancs. 

A  Troyes,  du  29  juillet  au  3i  août  i358,  Jehan  de  l'Esclat  a  émis 
52^)000  blancs. 

A  Saint-Pourçain ,  du  3i  juillet  au  29  août  i358,  Barthélémy  Ruau 
en  a  émis  17^,000. 

A  Poitiers,  Jehan  Lalicr,  du  9  août  au  6  septembre  1 358,  en  a  émis 
&  10,000. 

A  Rouen,  du  \i  août  au  i"*  septembre  i358,  Jehan  Cornevalois 
en  a  émis  &6&,ooo. 

Je  trouve  dans  Leblanc  l'indication  suivante  : 

1"  juillet  i358  :  blanc  à  la  fleur  de  lis,  et  de  64  au  marc. 

Ce  renseignement  est  corroboré  par  le  ms.  4533,  si  généralement 
bien  informé,  qui  nous  donne,  du  1"  au  2  4  juillet  i358,  un  blanc  de 
i5  deniers  tournois,  à  3  deniers  de  loi,  et  de  64  au  marc. 

C'était  bien  une  monnaie  sur  le  pied  64^ 

Enfin  Leblanc  nous  donne  encore  le  renseignement  suivant ,  qu'il 
a  pris  je  ne  sais  où  : 

8  août  i358:  blanc  à  la  fleur  de  lis,  à  3  deniers,  et  de  96  au  marc. 

C'est  une  monnaie  sur  le  pied  96%  dont  il  est  impossible  de  trouver 
trace  nulle  part;  il  parait  clair  que  le  chiffre  de  96  au  marc  doit  être 
remplacé  par  80  au  marc. 

Etienne  Marcel  ayant  été  tué  dans  la  nuit  du  3i  juillet  i358,  nous 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  291 

venons  de  passer  en  revue  toutes  les  monnaies  qui  ont  été  frappées  pen- 
dant quil  était,  pour  ainsi  dire,  le  maître  absolu  de  Paris. 


Le  a  a  août  1 358,  le  Dauphin,  rentré  en  possession  du  pouvoir  dans 
Paris,  promulgua  un  mandement  sur  le  fait  et  gouvernement  des  mon- 
noyes,  à  la  demande  des  notables  des  bonnes  villes. 

Le  mouton  d*or  fut  mis  à  3o  sous  tournois. 

L*écu  de  Jehan,  à  ao  sous  tournois. 

L'ordre  fut  donné  de  frapper  dans  tout  le  royaume  sur  le  pied  de 
monnaie  Sa**  : 

i""  Des  gros  deniers  blancs  à  la  couronne,  à  k  deniers  argent-le-Roi , 
et  de  4  sous  5  deniers  et  y  (53  y)  au  marc,  ayant  cours  pour  la  de- 
niers tom*nois  ; 

a""  Des  doubles  tournois  à  a  deniers  6  grains  argent-le-Roi ,  et  de  i8o 
au  marc; 

3^  Des  deniers  tournois  à  i  denier  i  a  grains  de  loi ,  et  de  a  ko  au 
marc. 

h!"  Des  deniers  parisîs ,  à  i  denier  1 8  grains  de  loi,  et  de  a  a4  au  marc; 

5""  Des  deniers  d'or  fin ,  de  6a  au  marc,  a  appeliez  royaulx.  » 

On  lit  à  la  fin  de  ce  mandement  : 

«  Et  aussi  se  complaignent  yceulx  ouvriers  et  monnoyers,  d'avoir  creue 
«d'ouvraîge,  pour  cause  de  Feu vrefaic le  derrenierement,  enlamonnoie 
«de  Paris  seulement,  d'un  pié  de  monnoie  64",  ordonné  à  faire  par  la 
«puissance  de  feu  Estienne  Marcel,  jadis  prevost  des  marchans,  qui  de 
«fait  fist  ouvrer,  en  ladite  monnoie  de  Paris,  monnoie  64*;  nousplaist 
«  et  vous  mandons  par  ces  présentes ,  que  des  ouvraiges  dessusdictz  vous 
«donnez  ausditz  ouvriers  et  monnoyers,  tele  creue  d'ouvraige  et  mon- 
«noyaige,  come  il  vous  samblera  bon  à  faire. 

«Donné  à  Paris  le  aa^jour  d'aoust,  l'an  de  grâce  i358.)) 

(A.  N.  Reg.  Z,  i\56,fol.  8  v».) 

L exécutoire  est  daté  du  lendemain,  a 3  août. 

Voici  le  dernier  document  qui  se  rattache  à  la  période  monétaire 
que  j'ai  essayé  de  mettre  en  lumière  : 


292  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  UAI  1879. 

1358  (a4  septembre). 
Mandement  da  régent  aux  généraux  maîtres  des  monnaies, 

«  .  •  .Coînenous  et  le  conseil  de  ïïrê  dict  seigneur  et  de  nous,  estant 
(là  Goinpiengne,  environ  le  y"*  jour  de  may  derrenierement  passé,  par 
a  très  grant  et  bonne  deliberacion ,  hue  consideracion  aux  très  grans 
a  et  innumérabies  mises  qu  il  nous  convient  faire ,  pour  soustenir  la 
«tuicion  et  deffense  du  Royaulme,  heussions  ordenë  et  vous  mandé 
uque,  en  toutes  et  chascune  les  monnoies  estans  en  icelluy,  vous  feis- 
«siez  faire  et  ouvrer  grans  blans  à  la  fleur  de  liz,  telz  corne  ceulz  que 
((Ten  faisoit  paravant,  en  ouvrant  sur  le  pié  de  monnoie  5&*,  laquelle 
a  ordenance  et  ouvraige  feu  Estienne  Marcel ,  naguère  prevost  des  mar- 
(ichanz  en  la  ville  de  Paris,  et  plusieurs  autres  traystres,  ses  alliez,  ne 
tt  vouldrent  soufirir  estre  faicte  en  la  monnoie  de  Paris ,  pour  nrë  dict 
((Seigneur,  ne  pour  nous,  et  depuis  ce,  par  leui'  voulenté  et  puissance, 
a  ont  fait  faire  et  ouvrer  en  ycelle  monnoie,  sur  ycelluy  pié  de  mon- 
te noie  54*,  et  sur  le  pié  de  monnoie  64%  yceulx  gros  deniers  bians,  telz 
«corne  il  leur  a  pieu,  et  en  prenant  par  devers  euls  tout  le  proffit  en- 
te tierement;  duquel  ouvrage  nous  avons  entendu  que  vous  ne  voulez 
0  ouvrir  les  boistes ,  ne  faire  les  comptes ,  pource  qu'il  n*a  pas  été  faict 
ttde  niFe  commandement,  par  quoy  Ten  n*a  peu,  ne  peut  l'en  savoir 
«Testât  du  maistre  particulier  qui  ledit  ouvrage  a  fait,  laquele  chose 
«peut  estre  et  pourroit  en  très  grand  domage  de  nrê  dict  seigneur  et 
«de  nous;  pour  ce  est-il  que  nous  vous  mandons,  comettons  et  estroic- 
«tement  enjoignons,  à  vous  et  à  chascun  de  vous,  que  les  boestes 
«falotes  à  cause dlcelluy  ouvraige,  et  tout  le  fait  qui  en  despent,  vous 
«faciez  en  la  fourme  et  manière  quil  appartient,  si  diligemment  et  en 
«tele  manière  quil  ny  ait  deffaut,  et  que  nrê  dict  seigneur  et  nous  ne 
«puissions  avoir  domage.  De  ce  faire,  à  vous  et  à  chascun  de  vous 
«donnons  povoir  et  mandement  especial.  Donné  à  Paris  le  24*  jour  de 
«septembre,  Tan  i358,  par  Mons^ le  Régent.  —  J.  Villierol.  » 

(A.  N.  Reg.Z,  1%  56,  fol.  n  s\) 

Résumons  très  brièvement  maintenant  les  faits  monétaires  rappelés 
dans  ce  qui  précède. 

MONNAIE  48*. 

Le  a  3  novembre  i356,  le  duc  de  Normandie  crée  la  monnaie  48*, 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  293 

comportant  :  i""  des  gros  blancs  à  k  deniers  de  loi,  et  de  80  au  marc, 
valant  1 1  deniers  tournois  ;  d'odes  doubles  tournois  à  1  denier  1 6  grains, 
et  de  a 00  au  marc. 

Nous  trouvons  ces  gros  blancs  frappés  à  Rouen ,  à  Poitiers ,  à  Troy es 
et  à  Saint-Pourçain. 

MONNAIE  3  s'  POUR  LE  LANGUEDOC. 

Le  même  jour,  28  novembre  i356,  ordre  des  généraux  de  laisser 
frapper  en  Languedoc  :  i""  des  gros  d'argent  à  6  deniers  de  loi,  de  80 
au  marc,  et  de  1  a  deniers  tournois;  i""  des  doubles  tournois  à  2  deniers 
12  grains  de  loi,  et  de  200  au  marc;  3*  des  deniers  tournois  à  1  denier 
18  grains  de  loi,  et  de  180  au  marc. 

Nicole  Gilles  dit  que  la  révolte  d*Étienne  Marcel  commença  le  1  o  dé- 
cembre 1 356 ,  lorsque  fut  créée  une  monnaie  à  3  deniers  de  loi,  de  80 
au  marc  et  de  1  a  deniers  tournois  de  cours.  Une  monnaie  dans  ces  con- 
ditions aurait  été  sur  le  pied  64";  nous  n'en  trouvons  trace  nulle  part. 
D'un  autre  côté,  l'ordonnance  créant  la  monnaie  48"  n'a  été  notifiée 
aux  changeurs  de  Paris  que  le  7  décembre  i356;  de  là  au  10  il  n'y  a 
pas  le  temps  nécessaire  pour  décréter,  frapper  et  publier  une  mon- 
naie 64^ 

De  plus,  dans  un  mandement  du  Régent  aux  généraux  maîtres,  daté 
du  a  4  septembre  i358,  il  est  dit  que  la  monnaie  arrêtée  par  Marcel 
était  un  gros  blanc  à  la  fleur  de  lis,  sur  le  pied  54%  Peut-être  donc  Ni- 
cole Gilles  s'est-il  trompé  sur  le  pied  de  la  monnaie  interdite  par  Etienne 
Marcel. 

Enfin  la  promulgation  de  la  Bulle  d'or  par  l'empereur  Charles  IV,  cé- 
rémonie à  laquelle  assista  le  dauphin  Charles,  duc  de  Normandie,  eut 
lieu  Je  jour  de  Noël,  a 5  décembre  i356,  à  Metz,  où  le  prince  était 
arrivé  le  aa  décembre.  Sur  ce  point  donc,  Nicole  Gilles  a  dit  vrai;  c'est 
bien  le  10  décembre  i356  qu'eut  lieu  l'émeute  à  la  tête  de  laquelle 
s'était  placé  le  prévôt  des  marchands,  Etienne  Marcel. 


Le  a 5  novembre  i356,  des  lettres  patentes  adressées  au  prévôt 
avaient  mis  à  3  deniers  de  cours,  au  lieu  de  8 ,  les  gros  deniers  blancs  à 
3  deniers  de  loi,  et  de  1 1 2  y  au  marc. 

Le  ms.  4533 ,  si  généralement  exact  sur  la  fabrication  des  monnaies 

38 


294  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

à  Paris,  nous  dit  que  ce  gros  à  3  deniers  de  loi,  et  de  112  \  au  marc, 
fut  ëmis  du  19  septembre  au  126  mars  i356. 

H  faut  donc  peut-être  voir  la  cause  de  l'émotion  populaire  dans  cet 
abaissement  subit  de  |  dans  la  valeur  du  gros  en  question,  qui  était  sur 
le  pied  6o% 

La  fabrication  des  gros  blancs  de  1 2  deniers  tournois,  créés  le  2  3  no- 
vembre i356,  n'aurait  donc  pas  eu  lieu  à  Paris,  et  celle  des  gros  de 
8  deniers  tournois  y  aurait  continué  jusqu'au  16  mars  i356. 

MONNAIE  28% 

Postérieurement  au  lo  décembre  i356,  date  fournie  par  Nicole 
Gilles,  nous  trouvons,  dans  les  registres  de  délivrances  des  ateliers  mo- 
nétaires, l'indication  de  la  fabrication  de  gros  blancs  de  1  o  deniers  tour- 
nois, à  5  deniers  de  loi,  et  de  70  au  marc,  sur  le  pied  28*  par  consé- 
quent. 

Nous  les  trouvons  frappés  à  Rouen,  à  Saint-Pourçain ,  à  Poitiers,  à 
Toulouse  et  à  Troyes.  Enfin  le  ms.  4533  nous  dit  qu'à  Paris,  du 
a6  mars  i356  au  ^3  janvier  1367,  il  a  été  frappé  :  i""  des  gros  à  la 
couronne  de  10  deniers  tournois,  à  5  deniers  de  loi,  et  de  70  au  marc; 
2"*  des  deniers  parisis,  à  2  deniers  de  loi,  et  de  224  au  marc;  3"*  des 
deniers  tournois  à  1  denier  20  grains  de  loi,  et  de  266  -f  au  marc. 

MONNAIE  60*. 

Les  2  5  janvier  et  6  février  i356,  l'ordre  lut  donné  à  la  monnaie 
d'Angers  de  convertir  en  hâte  3, 000  marcs,  puis  1,000  marcs  d'argent, 
en  deniers  blancs  à  3  deniers  de  loi,  et  de  1127  au  marc,  semblables 
à  ceux  que  l'on  faisait  auparavant.  Cela  semble  bien  confirmer  la  con- 
tinuation de  ce  type  à  Paris,  jusqu'au  26  mars  1 356. 

Les  ms.  fr.  552  4  f*  88  r^,  et  le  Registre  de  Lautier  placent  au 
28  février  i356  l'ordonnance  créant  le  gros  blanc  à  la  couronne,  sur  le 
pied  2  8*.  Quant  à  la  date  officielle  de  cette  ordonnance ,  qui  n'a  pas  été 
conservée,  nous  ne  la  connaissons  pas. 


En  mars  i356,  un  édit,  conséquence  des  décisions  de  l'assemblée 
des  États  réunie  à  Paris,  mentionne  une  instruction  sur  les  monnaies 
d'or  et  d'argent,  blanche  et  noire,  déposée  entre  les  mains  du  prévôt 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  295 

des  marchands,  monnaie  que  le  duc  de  Normandie  s'engage  à  ne 
changer  en  rien ,  sans  lassentiment  des  Etats. 

MONNAIE  SI  8*. 

C'est  très  vraisemblablement  la  monnaie  sur  le  pied  a  8*  qui  était  si- 
gnalée dans  cette  instruction. 

Ce  qui  est  cei*tain  ,  cest  quune  ordonnance-tarif  du  la  mars  1 356, 
adressée  au  sénéchal  de  Beaucaire,  mentionne  :  i^  le  gros  blanc  à  la 
couronne,  valant  lo  deniers  tournois;  a""  le  petit  denier  parisis;  3*  le 
petit  denier  tournois  noir  que  l'on  fait  à  présent.  De  plus,  les  deniers 
blancs  dernièrement  faits  sont  mis  à  3  deniers,  au  lieu  de  8,  leur  ancien 
prix. 

MONNAIE  kS*. 

Le  a  a  janvier  1 35^  fut  créé  le  gros  blanc  à  la  fleur  de  lis,  à  4  deniers 
de  loi,  et  de  6 o  au  marc,  devant  courir  pour  i5  deniers  tournois. 

En  même  temps  furent  frappés  des  doubles  tournois  à  i  denier 
i6  grains,  et  de  187  f  au  marc. 

Le  1 1  janvier  135^,  les  états  avaient  ordonné  que  le  Dauphin  fit 
frapper  une  monnaie  plus  faible  que  la  précédente.  C'est  ce  qui  a  lieu, 
puisque  du  pied  28"  on  est  descendu  au  pied  45% 

Nous  trouvons  ce  nouveau  gros  blanc  à  la  fleur  de  lis,  émis  à  Poi- 
tiers, à  Troyes,  à  Rouen,  à  Saint-Pourçain ,  à  Montpellier  et  à  Toulouse. 

Le  cours  de  1  o  deniers  tournois  fut  conservé  au  blanc  à  la  couronne, 
par  lettres  patentes  du  a 3  janvier  1 357. 

MONNAIE  45\ 

C'est  par  ordonnance  du  8  février  1 357  que  fut  prescrite  la  fabrica- 
tion des  doubles  tournois  à  1  denier  16  grains  de  loi,  et  de  187  7  au 
marc.  Ce  double  est  bien  sur  le  pied  45*,  à  très  peu  près. 

MONNAIE  54*,  PAR  l^TIENNE  MARCEL. 

La  monnaie  5  4*  fut  créée  par  une  ordonnance  du  Dauphin ,  en  date  du 
7  mai  i358.  On  devait  frapper  :  i**  les  blancs  à  la  fleur  de  lis,  à  3  de- 
niers 8  grains  de  loi,  et  de  60  au  marc;  a*  des  doubles  tournois  sem- 
blables aux  précédents ,  à  1  denier  2  o  grains  de  loi ,  et  de  a oa  j-  au  marc. 

38. 


296  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MAI  1879. 

Suivant  le  ms.  4533,  ils  furent  frappés  jusqu'au  i"  juillet  i358. 

C*est  là  véritablement  la  monnaie  que  Marcel  empêcha  démettre 
pour  le  compte  du  Régent,  et  qu'il  s  empressa  défaire  frapper  à  Paris, 
à  son  profit  exclusif. 

Elle  fut  émise  à Saint-Pourçain ,  à  Troyes,  à  Rouen,  à  Toulouse,  à 
Montpellier  et  à  Poitiers. 

MONNAIE  So*. 

Le  5  août  1 358 ,  le  Dauphin  ordonna  de  mettre  des  blancs  à  la  fleur 
de  lis  sur  le  pied  8o*.  Ils  devaient  être  à  3  deniers  de  loi,  et  de  8o  au 
marc. 

Nous  les  trouvons  frappés  sur  ce  pied  à  Toulouse,  à  Troyes,  à  Saint- 
Pourçain  ,  à  Poitiers  et  à  Rouen. 

MONNAIE  6&*,  PAR  l^TIENNE  MARCEL. 

Mais  le  3i  juillet  i358,  Etienne  Marcel  avait  été  tué,  après  avoir 
mis  la  monnaie  sur  le  pied  Six*,  toujours  à  son  profit. 

Ce  gros  à  la  fleur  de  lis  était  à  3  deniers  de  loi,  et  de  6 &  au  marc,  et 
il  fut  frappé,  à  Paris  seulement,  du  i^'au  2&  juillet  i358. 

MONNAIE  Sa*. 

Le  212  août  i358,  le  Régent,  redevenu  maître  de  Paris,  décréta  la 
monnaie  3  a*. 


Il  est  facile  maintenant  d'attribuer  à  Etienne  Marcel  les  monnaies 
qui  ont  été  frappées  par  son  ordre  et  à  son  profit. 

Voici,  en  définitive,  comment  je  m'explique  l'histoire  monétaire  de 
cette  courte  période. 

Le  a 3  novembre  1 356,  le  duc  de  Normandie  créa  la  monnaie  /i8*, 
qui  ne  fut  pas  frappée  à  Paris.  Le  a 8  novembre,  les  généraux  maîtres 
n'en  avaient  encore  fixé  ni  le  type  ni  le  cours. 

Le  a 5  novembre  i356,  un  mandement  adressé  au  prévôt  de  Paris 
abaissait  de  8  à  3  deniers  tournois  le  cours  des  blancs  sur  le  pied  6o*. 

Le  li  décembre ,  ordre  aia  généraux  maîtres  de  faire  délivrer  immé- 
diatement 6,3 1  a  livres  1 8  sous  (soit  i  a  6,  a  90  pièces)  de  gros,  sur  le  pied 


NOTE  SUR  LES  MONNAIES.  297 

60*,  bien  qu  ils  fussent  trop  faibles  de  1 6  pièces  par  marc.  Us  devaient 
être  de  1 1  si  y  au  marc,  et  ils  étaient  en  réalité  de  12S  \  au  marc. 

Évidemment  le  prévôt  des  marchands  éleva  des  objections  contre 
rémission  de  la  monnaie  &8%  et  le  duc  de  Normandie  y  répondit  par 
la  création  d*un  denier  blanc  à  3  deniers  de  loi ,  et  de  80  au  marc,  devant 
courir  pour  12  deniers  tournois.  Alors  les  Parisiens  se  révoltèrent,  et 
Tordonnance,  rendue  probablement  le  10  décembre  i356,  ne  fut  pas 
exécutée.  On  continua  donc  à  frapper  les  gros  de  8  deniers  tournois,  à 
3  deniers  de  loi,  et  de  1 1  a  -^  au  marc,  dont  la  fabrication  dura,  plus  ou 
moins  ouvertement,  jusquau  26  mars  i356.  (Le  poids  d^une  pièce  de 
112  I  au  marc  est  a,3i  i5.) 

L'émeute  avait  triomphé;  les  états  s'assemblèrent,  et  imposèrent  au 
Dauphin  l'obligation  de  frapper  une  nouvelle  monnaie  sur  le  pied  28*. 
Celle-ci  fut  commencée  à  Paris,  le  26  mars  1 356 ,  et  continuée  jusqu'au 
23  janvier  1357.  Ce  fut  seulement  lors  de  la  création  de  celte  mon- 
naie 28*,  que  le  cours  du  gros,  sur  le  pied  60",  fut  réellement  abaissé 
de  8  à  3  deniers  tournois. 

Le  22  janvier  i35y,  fut  créée  la  monnaie  A5^  comportant  le  gros 
blanc  à  la  fleur  de  lis,  de  1 5  deniers  tournois,  à  li  deniers  de  loi,  et  de 
60  au  marc.  Le  cours  de  10  deniers  tournois  pour  le  blanc  h  la  cou- 
ronne, sur  le  pied  28',  lui  fut  conservé. 

Ce  fut  l'assemblée  des  états  elle-même  qui  décréta  cet  aflaiblissement 
de  la  monnaie  qui,  du  pied  2  8^  descendit  ainsi  au  pied  &5*. 

Le  7  mai  i358,  le  Dauphin  créa  la  monnaie  54*,  représentée  par  le 
blanc  à  la  fleur  de  lis,  à  3  deniers  8  grains,  et  de  60  au  marc,  différant 
du  précédent,  parles  points  clos  placés  aux  extrémités  des  bras  de  la 
croix,  et  sous  les  bras  de  la  fleur  de  lis. 

Etienne  Marcel  ne  permit  pas  que  cette  monnaie  54*  fût  frappée  au 
profit  du  Dauphin ,  et  il  la  fit  immédiatement  frapper,  pour  son  propre 
compte.  Sa  fabrication  dura  jusqu'au  i*' juillet  i358. 

A  partir  du  1"  juillet  i358,  Marcel  affaiblit  encore  celle  monnaie, 
qu'il  mit  sur  le  pied  64*.  Le  gros  blanc  à  la  fleur  de  lis  fut  alors  à  3  de- 
niers de  loi,  et  de  64  au  marc.  Nous  ignorons  quelle  fut  la  différence  de 
ce  blanc  sur  le  pied  64*;  peut-être  le  poids  seul  pouvait-il  le  faire  dis- 
tinguer. Il  fut  frappé  jusquau  2  4  juillet,  et  à  Paris  seulement. 

La  monnaie  54*,  usurpée  par  Marcel,  comportait  des  doubles  tournois 
à  1  denier  20  grains  de  loi,  et  de  202-1-  au  marc.  Us  différaient  des 
doubles  tournois  sur  le  pied  45*,  créés  par  une  ordonnance  spéciale  du 
8  février  1 357,  par  des  points  clos  placés  au-dessus  des  bras  de  la  croix 
et  des  bras  de  la  fleur  de  lis. 


298  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

Marcel  a  donc  fait  frapper  ù  son  profit  exclusif  :  i""  le  gros  à  la  fleur 
de  lis  et  le  double  tournois  sur  le  pied  54*;  a""  le  gros  à  la  fleur  de  lis 
sur  le  pied  6&*. 

Le  5  août  i358,  le  Dauphin,  rentré  à  Paris,  ordonna  de  mettre  le 
gros  blanc  à  la  fleur  de  lis  sur  le  pied  8o*;  il  était  à  3  deniers  de  loi  et 
de  8o  au  marc.  La  différence  de  ces  nouveaux  blancs  consistait  dans 
remploi  de  points  percés  ou  annelets,  remplaçant  les  points  clos  des 
blancs  sur  le  pied  5&^ 

L'exécutoire  est  du  8  août  i358. 

Suivant  le  ms.  4533,  ils  ont  été  frappés  jusquau  3o  août  i358. 

Dès  le  2  2  août  i358,  cette  monnaie  8o*fut  abandonnée,  et  une  or- 
donnance créa  la  monnaie  32'. 

F.  DE  SAULCY, 


La  Société  Romaine  apbès  les  grandes  guerres  d  Afrique 

ET  DE  Macédoine. 

DEUXIÈME  ARTICLE  ^ 

Après  avoir  montré,  dans  un  précédent  article ,  ce  que  la  Grèce  avait 
à  donner  à  Rome ,  je  devrais  dire  comment  les  mœurs  et  les  croyances 
de  la  société  romaine  furent  modifiées  par  cette  première  invasion  de 
Tesprit  oriental  et  de  la  luxure  asiatique.  Mais  Tespace  me  manquerait 
pour  tracer  ici  ce  tableau,  dont  bien  des  traits  sont,  d'ailleurs,  dans 
toutes  les  mémoires;  mieux  vaut  étudier  les  changements  moins  écla- 
tants ,  et  plus  dangereux ,  qui  se  produisirent  alors  dans  les  conditions 
sociales. 

Au  VI*  siècle  de  Rome,  à  ne  voir  que  la  surface  de  la  société,  tout 
paraissait  demeurer  dans  lancien  état.  L'union  régnait  dans  la  ville,  le 
peuple  était  docile,  le  sénat  modéré,  les  tribuns  pacifiques ,  et  la  Répu- 
blique puissante  et  paisible  semblait  marcher  vers  un  long  et  brillant 
avenir.  Cependant  la  liberté  se  mourait.  Le  peuple  n  était  pas  opprimé , 
et  il  était  dans  la  plus  affreuse  misère;  le  cens  marquait  un  plus  grand 
nombre  de  citoyens  qu'il  n'en  avait  jamais  indiqué,  et  l'on  manquait  de 

^  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'avril. 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  299 

soldats.  Un  siècle  de  guerres,  de  pillages  et  de  corruption,  avait  dévoré 
la  classe  des  petits  propriétaires  qui  avaient  fait  la  force  de  Rome  et  sa 
liberté.  Cette  disparition  de  la  classe  moyenne  est  le  fait  qui  explique 
l'histoire  de  la  dernière  période  républicaine.  Il  faut  donc  Tétudier  de 
près. 

Depuis  qu*Ânnibai  avait  passé  TÈbre ,  la  guerre  avait  décimé  sans 
relâche  la  population  militaire  :  quarante  mille  Romains  au  moins 
étaient  toujours  retenus  sous  les  enseignes ,  c  est-à-dire  le  huitième  de  la 
population  totale  et  le  quart  peut-être  des  hommes  propres  au  service. 
Naguère,  chez  les  puissances  modernes,  on  levait  un  soldat  sur  cent 
habitants ,  et  il  ne  servait  que  cinq  ou  six  ans.  Â  Rome  on  en  prenait 
un  sur  huit,  et  il  pouvait  être,  comme  Ligustinus,  vingt-trois  fois  enrôlé. 
Un  service  si  actif  devait  être  bien  meurtrier,  et,  comme  les  pertes  tom- 
baient sur  une  classe  restreinte,  cette  classe  devait  nécessairement  dé- 
croître avec  rapidité.  Ainsi  les  longues  guerres  de  Gharlemagne  contri- 
buèrent à  épuiser,  dans  Tempire  des  Francs,  la  classe  des  hommes 
libres.  Après  lui  il  ne  resta  que  des  seigneurs  féodaux  et  des  serfs, 
comme  à  Rome  il  n'y  eut  plus,  après  la  conquête  de  l'Afrique,  de  la 
Grèce  et  de  TAsie,  que  des  nobles  et  des  prolétaires. 

Toutefois  une  chose  plus  meurtrière  que  les  combats  et  les  marches 
forcées,  que  les  privations  et  le  brusque  passage  par  tant  de  climats, 
que  les  maladies  enfin  ou  le  fer  ennemi,  c'étaient  les  conséquences 
qu  avait  cette  vie  des  camps  pour  les  mœurs  des  soldats.  Aux  yeux  de 
beaucoup,  le  service  militaire  n'était  plus  un  devoir  civique,  mais  un 
métier  lucratif.  Quand  l'expédition  promettait  du  butin,  les  consids 
trouvaient  toujours  un  grand  nombre  de  volontaires.  Pauvres  aujour- 
d'hui, demain  ils  étaient  riches  et  heureux;  iiussi  préféraient-ils  aux 
rudes  labeurs  du  paysan,  à  sa  vie  tristement  monotone,  les  change- 
ments soudains  de  ce  jeu  terrible  de  la  guerre ,  les  privations ,  mais 
aussi  les  joies  et  les  excès  des  lendemains  de  victoire.  L'État  leur  assu- 
rant les  vivres,  les  vêtements  et  la  solde,  ils  remplaçaient  par  une  pro- 
digue insouciance  les  habitudes  prévoyantes  et  économes  du  laboureur. 
Venait-il  un  licenciement,  fallait-il  reprendre  la  pioche  et  la  bêche,  et 
les  travaux  de  tous  les  jours,  et  la  sobriété  de  tous  les  instants,  ils  étaient 
épouvantés  et  fuyaient  k  Rome ,  où  ils  allaient  grossir,  auprès  de  leurs 
anciens  chefs,  la  foule  servile  des  clients.  En  vain  leur  ofiBrait-on  des 
terres,  ils  n'en  voulaient  pas.  Le  sénat  en  envoya  comme  colons  à  An- 
tium,  à  Tarente,  à  Locres,  à  Siponte,  à  Buxentum  et  dans  vingt  autres 
places;  au  bout  de  quelques  années  ils  s'étaient  tous  enfuis.  LesGracques 
eux-mêmes  ne  trouveront  pas  de  partisans  dans  cette  foule  paresseuse 


300  JOURNAL  DES  SAVANTS. —  MAI  1879. 

qui  les  laissera  périr  sans  les  défendre.  Quand  lennemi  était  près  de 
Rome,  les  campagnes  étaient  courtes,  et  le  soldat,  redevenu  bien  vite 
citoyen,  retrouvait,  après  quelques  jours  d absence,  sa  femme,  ses 
enfants  et  ses  travaux.  Aujourd'hui  les  légionnaires,  qui  dans  peu  s  indi- 
gneront quon  les  appelle  citoyens,  Qairites,  passent  quinze  à  vingt  ans 
dans  les  camps  ou  dans  les  garnisons  lointaines;  ils  n'ont  plus  de  famille , 
ils  vivent  dans  le  célibat,  et,  si  le  général  ne  les  ramène  pas  avec  lui  à 
Rome ,  ils  restent  dans  la  province ,  où  ib  perdent  bientôt  tout  ce  qu'ils 
ont  encore  de  vertus  romaines.  Quel  nombre  Milhridate  n'en  trouva-t-ii 
pas  en  Asie  ! 

Pour  ceux  que  le  service  rendait  à  Tllalie,  d'autres  causes  les  chas- 
saient de  leurs  champs  vers  la  ville.  Les  progrès  du  luxe  et  l'abondance 
des  métaux  précieux  ayant  subitement  élevé  le  prix  de  toutes  choses, 
la  même  fortune  qui  donnait  autrefois  une  honnête  aisance  ne  sauvait 
plus  de  la  misère.  Quand  Gn.  Scipion ,  au  commencement  de  la  seconde 
guerre  punique,  demanda  son  rappel  d'Espagne  pour  aller  marier  sa 
fille,  le  sénat  se  chargea  de  trouver  à  celle-ci  un  époux,  et  lui  donna 
1 1,000  as.  Quelques  années  seulement. après  Zama,  a5  talents  étaient 
déjà  regardés  comme  une  dot  bien  minime,  même  dans  une  maison 
de  mœurs  antiques. 

Ainsi  chaque  jour  les  besoins  croissaient,  et  chaque  jour  aussi,  du 
moins  pour  le  pauvre  qui  avait  les  périls ,  mais  non  les  profits  durables 
de  la  conquête ,  les  moyens  de  les  satisfaire  diminuaient.  Quoi  qu'en 
dise  Tacite,  l'Italie  n'était  pas,  sauf  en  quelques  cantons ,  d'une  extrême 
fertilité,  ou  bien  elle  était  épuisée  par  une  longue  culture  et  par  le 
manque  d'engrais;  du  moins,  à  l'époque  qui  nous  occupe,  si  l'on  excepte 
quelques  cantons  privilégiés  de  rÉtrurie ,  de  la  Grande  Grèce  et  la 
plaine  du  Pô,  le  rapport  n'était  que  de  quatre  ou  cinq  à  un.  En  outre, 
un  mauvais  système  de  jachères,  des  frais  de  culture  énormes ,  par  suite 
de  rimperfection  des  méthodes  et  de  l'emploi  d'outils  exigeant  une 
main-d'œuvre  quadruple  au  moins  de  la  nôtre,  le  mauvais  état  des  voies 
de  petite  communication  qui  ne  permettait  pas  l'usage  des  voitures  et 
forçait  de  tout  envoyer  à  dos  d'âne  ou  de  cheval  jusqu'à  la  ville  ou  au 
bord  de  la  mer,  enfin  la  défense  d'exporter  le  blé  d'Italie ,  rendaient 
cette  culture  onéreuse  et  faisait  regarder  comme  une  mauvaise  spécula- 
tion d'avoir  des  terres  à  grains. 

Gaton  place  cette  propriété  au  sixième  rang,  et  met  au-dessus  les 
vignes ,  les  oliviers  et  les  prairies.  Gelles-ci  s'étendaient  tous  les  jours , 
parce  que  les  détenteurs  de  terres  publiques,  n'ayant  aucun  titre  de 
propriété,  ne  bâtissaient  ni  ne  plantaient,  et  aussi  à  cause  du  revcuiu 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  301 

qu  on  en  tirait.  Elles  nourrissaient  quantité  de  moutons  qui  donnaient 
la  laine  dont  tous  les  vêtements  étaient  faits ,  du  lait ,  du  fromage  et  des 
agneaux,  viande  qui,  avec  celle  de  porc,  faisait  alors,  comme  aujour- 
d'hui, pour  les  jours  de  fête,  le  fond  de  la  cuisine  des  Italiens.  Leur 
nourriture  habituelle  était  végétale  :  au  blé,  à  Torge,  au  millet,  ils  joi- 
gnaient des  figues,  des  raisins,  des  olives,  des  raves,  du  raifort  et  de 
Tail;  sur  le  littoral,  des  coquillages;  dans  Tintérieur,  du  poisson  salé; 
dans  les  fermes  riches,  des  poules,  des  pigeons  et  des  lièvres;  partout 
ils  consommaient  beaucoup  de  vin  et  d'huile,  de  sorte  quon  peut  dire 
que  ces  deux  denrées  et  la  laine  étaient  les  principaux  produits  de 
fagriculture  italienne;  aussi  furent-elles  longtemps  protégées  par  une  loi 
qui  interdit  aux  nations  transalpines  de  planter  des  vignes  et  des  oliviers. 
lÛais  la  fabrication  du  vin  et  de  Thuile  sont  des  industries  agricoles  qui 
exigent,  pour  être  fructueuses,  des  capitaux  et  des  bras.  Les  riches  seuls 
en  avaient,  et  le  petit  fermier,  qui  nourrissait  Rome  autrefois,  n'avait 
plus  rien  à  porter  sur  ce  marché  immense  d'où  son  blé  était  chassé  par. 
ceux  d'Afrique,  de  Sicile  et  de  Sardaigne,  cultivés  à  meilleur  compte, 
à  l'aide  de  troupeaux  d'esclaves,  dans  des  terres  plus  fertiles. 

Chez  nous,  l'équilibre  se  conserve  dans  les  conditions  par  la  diversité 
des  sources  de  fortime ,  dont  une  seule  classe  ne  peut  avoir  le  mono- 
pole; les  agriculteurs,  les  industriels,  les  commerçants,  renouvellent 
sans  cesse  cette  classe  moyenne  qui  est  la  plus  sûre  gardienne  de  la 
liberté.  A  Rome,  où  le  commerce  était  aux  mains  de  grandes  compa- 
gnies servies  par  des  armées  d'esclaves,  et  l'industrie  dans  celles  d'une 
multitude  d'affranchis  et  d'étrangers,  il  n'y  avait  pour  le  citoyen  isolé 
qu'un  moyen  d'aisance  :  la  propriété  foncière  et  le  travail  agricole;  l'une 
diminuant  de  valeur,  l'autre  devenant  tous  les  jours  plus  rare ,  l'aisance 
du  peuple  aussi  diminuait.  De  la  gêne  à  la  misère  le  pas  était  bientôt 
franchi.  Voulait-on  recom*ir  à  l'usure ,  l'aident  était  à  un  taux  exorbi- 
tant, malgré  les  lois  et  la  surveillance  des  édiles  :  nous  verrons  Brutus 
prêter  à  48  pour  i  oo.  Depuis  1 6g,  les  citoyens  sont,  il  est  vrai,  affran- 
chis de  fimpôt  foncier;  mais  cet  impôt  pesait  principalement  sur  les 
riches;  c'étaient  donc  eux  qui  gagnaient  le  plus  à  sa  suppression. 

Et  puis  ces  riches  ne  respectaient  pas  toujours  le  domaine  du  pauvre. 
Après  avoir  pillé  le  monde  comme  préteurs  ou  consuls  durant  la  guerre , 
les  nobles,  pendant  la  paix,  pillaient  encore  les  sujets  comme  gouver- 
neurs; et  de  retour  à  Rome  avec  d'immenses  richesses,  il  les  em- 
ployaient à  changer  le  modique  héritage  de  leurs  pères  en  des  domaines 
vastes  comme  des  provinces.  La  lex  Claadia  ayant  interdit  le  commerce 
aux  familles  sénatoriales ,  de  grands  capitaux  refluèrent  vers  les  fonds  de 

39 


302  JOURNAL  DBS  SA VANTS.  —  MAI  1879. 

terre ,  et  la  formalicm  des  laUfumOa  en  fut  accélérée.  Dans  leurs  villas , 
ces  ktndlords  rouiaient  renfermer  des  b(M,  des  lacs,  des  montagnes.  Là 
o&  cent  familles  avaient  vécu  à  Taise ,  un  seul  se  trouvait  à  rëtroit.  Pour 
augmenter  son  parc,  le  consulaire  achetait  à  vil  prix  le  diamp  d*on 
vieux  soldat  blessé  ou  d*un  paysan  endetté,  qui  allaient,  Tun  et  Taïutre, 
perdre  dans  les  tavernes  de  Rome  le  peu  d*or  qu  ils  avaient  reçu.  Sou- 
vent il  prenait  sans  rien  donner*  Un  ancien  écrivain  montre  un  mal- 
heureux en  procès  avec  un  homme  riche,  parce  que  celui-ci,  incom- 
modé par  les  abeilles  du  pauvre,  son  voisin,  les  avait  détruites.  Le 
pauvre  protestait  qu  il  avait  voulu  fuir,  établir  ailleurs  ses  essaims,  mais 
que  nulle  part  il  n  avait  pu  trouver  un  petit  champ  où  il  n  eut  encore 
un  homme  riche  pour  voisin,  a  Les  puissants  du  siècle,  dit  Columelle, 
«  ont  des  propriétés  dont  ils  ne  peuvent  même  pas  £siire  le  tour  à  cheval 
«  en  un  jour,  »  et  une  inscription  trouvée  près  de  Viterbe  montre  (pi*un 
aqueduc  long  de  6  milles  ne  traversait  les  terres  que  de  neuf  proprié* 
laires.  Sur  tout  le  territoire  de  Léontini,  en  Sicile,  il  y  avait  seulement 
83  propriétaires;  sur  celui  d'Herbtta,  287;  d'Âgyrium ,  aSo;  de 
Motyca ,  1 88.  Rabiriiis  ne  fut  pas  embarrassé  pour  prêter  à  un  prince 
fugitif  cent  millions  de  sesterces,  et  un  autre  publicain  disait  :  «  Ju  plus 
a  d'or  que  trois  rois.  »  Ainsi  il  en  était  des  fortunes  particulières  comme 
des  domaines  :  une  énergique  concentration  amenait  les  capitaux  et  les 
terres  dans  les  mains  de  quelques  puissants. 

La  grande  propriété,  née  du  pillage  du  monde,  n  aurait  pu  prendre 
le  dangereux  développement  où  elle  arriva,  sans  un  article  des  traités 
que  la  meurtrière  habileté  du  sénat  avait  imposé  aux  vaincus  :  on  a  vu 
qii*il  leur  ôtait  iejus  commerça  hors  de  leur  territoire,  mesure  en  appa- 
rence in  offensive,  et  qui,  en  réalité,  préparait  une  révolution  écono- 
mique dont  les  conséquences  se  firent  sentir  durant  des  siècles.  Lors- 
qu'il interdisait  aux  alliés  et  aux  sujets  de  commercer  avec  leurs  voisins, 
le  sénat  n'avait  eu  qu'une  pensée  politique  :  diviser  les  intérêts  pour 
prévenir  des  coalitions.  Mais,  du  même  coup,  il  avait  avili  la  propriété 
chez  tous  ces  peuples  et  facilité  aux  Romains  facquisition  de  vastes 
domaines,  [misqu'il  avait  retenu  pour  eux  le  droit  d'acheter  partout,  et 
à  peu  près  sans  concurrence.  Loi^nmiia  periidere  Italiam,  s'écrie  Pline, 
et  il  a  rabon  :  la  grande  propriété  a  perdu  l'Italie.  lYabord  eUe  a  tué 
t'agriculture  italienne,  caries  pays  de  montagnes,  comme  la  péninsule 
Apennine,  ne  peuvent  prospéi*er  que  par  le  travail  à  k  main  qui, 
variant  les  procédés  selon  les  différents  sok,  fait  valoir  les  moindres 
réduits,  et  elle  a  changé  les  moeurs  et  les  institutions  de  la  vieille  Rome 
républicaine. 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  SOS 

La  petite  propriété  disparaissait  donc  et,  avec  elle,  cette  forte  popu- 
lation de  laboureurs  qui  aimaient  sincèrement  la  patrie,  les  dieux,  la 
liberté.  Tite-Live  cite  avec  complaisance  le  discours  de  Ligustinus;  mais 
ce  centurion,  après  vingt- deux  campagnes  et  à  Tàge  de  plus  de  cin- 
quante ans,  n'avait  pour  lui,  sa  femme  et  ses  huit  en£ints,  qu'un  arpent 
de  terre  et  une  cabane.  Qu  allaient  devenir  ses  fils  après  le  partage  de 
ce  misérable  héritage.  Ils  ofiGriront  leurs  bras  aux  riches  propriétaires. 
Mais  ceux-ci  ne  veulent  plus,  à  lexempie  de  Caton,  que  des  prairies  qui 
nourrissent  sans  frais  et  sans  travail  de  nombreux  troupeaux.  Quelques 
esclaves  suffiront  bien  pour  les  gardei*,  et  il  y  a  tant  d'hommes  à  vendre 
qu'avec  5oo  drachmes  (/i6o  francs)  on  a  cette  machine  humaine  que 
Varron  classe  avec  les  bœuls  et  les  charrues ,  instramentam  vocale.  Elle 
fonctionne  mal,  il  est  vrai,  et  paresseusement;  mais  elle  coûte  si  peu  à 
entretenir  et  à  remplacer,  qu'on  ne  l'épargne  guère.  Malgré  tous  ses 
défauts,  on  préfère  l'esclave  à  l'ouvrier  libre,  plus  cher,  moins  docile  et 
qu'on  ne  peut  traiter  avec  le  même  mépris.  Quand  Paul-Ëmile  eut 
vendu  i5o,ooo  Epirotes,  Scipion  Ëmilien,  55,ooo  Carthaginois,  Grao* 
chus,  tant  de  Sardes,  qu'on  ne  disait  plus,  pour  désigner  une  vile  den- 
rée, que  Sarde  à  vendre  ^  toutes  les  villas  s'emplirent  d'esclaves,  et  le  jour- 
nalier de  condition  libre  ne  trouva  plus  à  louer  ses  bras  sur  les  terres 
des  riches.  C'est  une  loi  de  l'histoire  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  classe 
moyenne  dans  les  États  où  l'esclavage  a  pris  un  grand  développement. 

Chassés  de  leur  patrimoine  par  l'usure  ou  par  Tavidité  de  riches 
voisins,  privés  de  travail  par  la  concurrence  des  esclaves,  ou  prenant  en 
dégoût  la  vie  frugale  de  leurs  pères,  grâce  aux  habitudes  de  paresse  et 
de  débauche  contractées  dans  les  camps,  les  pauvres  tournaient  leurs 
pas  vers  Rome.  Ils  y  étaient  attirés  par  le  bas  prix  du  sel  que  donnaient 
les  sahnes  d'Ostie ,  par  celui  du  blé  que  fournissaient  les  dhnes  de  5icile, 
de  Sardaigne  et  d'Espagne ,  par  les  maigres  profits  d'industries  plus  ou 
moins  honnêtes,  qui  poussent  toujours  sur  le  fumier  des  grandes  villes, 
enfin  par  une  nouvelle  sorte  de  clientèle,  la  mendicité  à  la  porte  des 
grands.  «  Maintenant,  dit  Varron,  que  les  pères  de  famille,  abandonnant 
«la  faucille  et  la  charrue,  se  sont  presque  tous  glissés  dans  Rome,  et 
«aiment  mieux  se  servir  de  leurs  mains  au  cirque  et  au  théâtre  que 
«dans  les  vignobles  et  les  diarops,  il  nous  faut,  pour  ne  pas  mourir  de 
«  fidm,  acheter  notre  blé  aux  Sardes  et  aux  Africains,  et  aller  vendanger 
«avec  des  navires  dans  les  iles  de  Cos  et  de  Chios.  »  Ainsi  grossissait 
Hoe  foule  affamée  qui  se  croyait  le  peuple  romain  et  qui  se  vendra  au 
plus  offrant.  César  trouva  que,  sur  65o,ooo  citoyens,  3ao,ooo  vivaient 
aux  dépens  du  trésor,  c'est-à-dire  que  les  trois  quarts  du  peuple 

39. 


304  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

romain  mendiaient.  Un  mot  du  tribun  Philippe  est  plus  terrible  :  «  Il 
«n'y  a  pas,  disait-il,  dans  Rome,  2,000  individus  qui  possèdent.»  Ce 
phénomène  social  en  explique  un  autre ,  sur  lequel  on  ne  saurait  trop 
insister  :  la  population  de  Rome  augmente  et  le  recrutement  des  légions 
y  devient  plus  difficile,  parce  que  le  nombre  des  citoyens  ayant  le  cens 
exigé  pour  le  service  militaire  diminue  tous  les  jours.  Et  maintenant, 
quon  reproche  à  Marins  d'avoir  ouvert  les  légions  aux  Italiens  et  aux 
prolétaires!  Mais  ces  prolétaires  seront  les  soldats  d  un  homme,  de  Marius 
ou  de  Sylla ,  de  Pompée  ou  de  César,  d'Octave  ou  d'Antoine  ;  ils  ne 
seront  plus  ceux  de  la  République.  On  voit  comme  tout  s'enchaine  dans 
cette  histoire;  comme  les  faits  accomplis  ont  des  conséquences  néces- 
saires, comme  enfin  l'homme  est  d'ordinaire  l'artisan  inconscient  des 
révolutions  que  ses  idées,  ses  passions  et  ses  actes  préparent. 

La  pauvreté,  qui  endurcit  le  corps  et  trempe  les  âmes,  quand  elle  est 
générale,  comme  dans  la  Rome  des  anciens  jours,  dégrade,  en  face  du 
luxe  et  de  Topulencc ,  ceux  qui  n'ont  pas  en  eux-mêmes  un  ressort  vigou- 
reux. Quels  devaient  être  la  dignité,  l'indépendance,  le  patriotisme  de 
ces  hommes  qui,  chaque  matin,  allaient  tendre  la  main  à  la  porte  des 
grands?  Et  ces  grands,  en  reconnaissant  au  Forum  ceux  quils  avaient 
achetés  au  prix  d'un  peu  de  blé  et  d'huile,  quel  respect  pouvaient-ils 
avoir  pour  les  décisions  qu'ils  rendaient  dans  l'assemblée  populaire? 

Ce  peuple  même  était-il  vraiment  le  peuple  romain? 

Autrefois,  pour  combler  les  vides  faits  par  la  guerre  dans  les  rangs 
de  ces  plébéiens,  que  les  nobles  avaient  appris  à  leurs  dépens  à  estimer, 
le  sénat  donnait  le  droit  de  cité  aux  plus  braves  populations  de  l'Italie, 
mais,  depuis  la  fm  de  la  première  guerre  punique,  pas  une  seule  tribu 
nouvelle  na  été  formée.  Qui  remplaçait  cependant  les  prisonniers  de 
la  seconde  guerre  punique ,  les  soldats  restés  sur  les  champs  de  bataille 
de  Cannes,  de  Trasimènc  et  de  Zama,  dans  les  gorges  de  TEspagne, 
dans  les  terres  fangeuses  de  la  Cisalpine,  en  Grèce,  en  Asie  et  jusqu'au 
pied  de  l'Atlas?  Des  affranchis,  des  Siciliens,  des  Africains,  des  Grecs, 
qui  apportaient  leur  corruption  avec  tous  les  vices  de  l'esclavage. 

De  2  &  1  à  2 1  o ,  un  nombre  immense  d*affi:*anchis  entrèrent  dans  la 
société  romaine.  Lorsque ,  au  milieu  de  la  guerre  contre  Annihal ,  le 
sénat  vida  le  sanctias  œrariam  où  était  renfermé  Yaarum  vicesimariam 
produit  par  Timpôt  du  vingtième  sur  la  valeur  des  esclaves  affrandiiis, 
on  y  trouva  quatre  mille  livres  pesant  d'or.  On  avait  dû  recourir  à  cet 
expédient  durant  la  première  guerre  punique,  pendant  laquelle  les 
nécessités  n'avaient  pas  été  moins  extrêmes;  le  trésor  ne  renfermait 
donc  que  l'impôt  de  trente  ou  de  quarante  années,  cependant  il  conte- 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  305 

nait  /l,5oo,ooo  francs.  Or  Gaton  payait  un  vigoureux  esclave  i,3oo fr., 
et  on  vient  de  voir  que  les  Âchéens  avaient  racheté  les  légionnaires 
vendus  par  Annibal  au  prix  de  â6o  francs  par  tête;  en  prenant  une 
moyenne  on  aura  880  francs,  dont  le  vingtième  sera  44 francs,  somme 
comprise  102,272  fois  dans  4,5oo,ooo  francs,  ce  qui  donnerait  envi- 
ron trois  mille  afiBranchissements  annuels,  même  davantage,  si,  comme 
il  est  probable,  la  moyenne  que  nous  avons  prise  est  trop  forte.  Ces 
chiffres  sont  incertains;  ce  qui  ne  Test  pas,  c'est  que  toute  guerre  heu- 
reuse faisait  beaucoup  d'esclaves,  dont  un  grand  nombre  passaient  assez 
vite  à  la  condition  d'affranchis,  car  il  était  avantageux  d'avoir  de  ces 
sortes  de  gens.  En  échange  de  la  liberté,  lafiranchi  s'engageait  à  l'égard 
de  son  ancien  maître,  dont  il  devenait  le  client,  à  lui  payer  annuelle- 
ment une  certaine  somme;  à  lui  rapporter  une  partie  de  ce  qu'il  rece- 
vait dans  les  distributions  gratuites;  à  lui  laisser  enfin  sa  succession,  car 
le  maître  exigeait  souvent  de  l'esclave  qu'il  libérait  le  serment  de  ne 
point  se  marier,  afin  d'en  hériter  légalement  comme  patron,  et  ce  ser- 
ment ne  fut  interdit  que  par  Auguste. 

Enfin ,  comme  la  manumissio  faisait  du  Ubertus  un  citoyen ,  en  avoir 
beaucoup,  c'était  posséder  des  moyens  d'action  dans  les  comices  et  une 
sauvegarde  dans  les  émeutes.  Au  temps  de  Gicéron,  il  était  d'usage 
d'affiranchir  le  captif  honnête  et  laborieux  au  bout  de  six  années  de  ser- 
vitude. Aussi  Rome  en  contenait  un  tel  nombre,  que  Sempronius  Grac- 
chus,  le  père  des  Gracques,  voulut,  dans  sa  censure,  chasser  des  tribus 
les  libertini  que  ses  prédécesseurs  y  avaient  inscrits.  Sur  l'opposition  de 
son  collègue,  Appius  Glaudius,  il  se  résigna  à  y  laisser  ceux  qui  avaient 
un  enfant  de  plus  de  cinq,  ans,  ou  qui  possédaient  un  bien-fonds  de 
3o,ooo  sesterces;  les  autres  furent  renfermés  dans  une  des  quatre  tri- 
bus urbaines.  Gette  mesure  ne  fut  même  pas  observée  longtemps,  car 
Scipion  Emilien  ne  voyait  dans  le  peuple  romain  qu'une  foule  d'an- 
ciens captifs;  et  le  meilleur  moyen,  à  l'uscige  des  démagogues,  de  se 
rendre  maîtres  des  comices ,  était  de  répandre  les  affranchis  dans  toutes 
les  tribus.  Gicéron  assure  que,  de  son  temps,  ils  dominaient  jusque 
dans  les  tribus  rustiques. 

Ainsi  Rome  envoyait  ses  citoyens  dans  les  provinces  comme  légion- 
naires, publicains,  agents  des  gouverneurs,  intendants  des  riches  ou 
aventuriers  cherchant  fortune;  et,  en  échange,  elle  recevait  des  esclaves 
bientôt  libérés  qui  lui  apportaient  :  l'esclave  grec,  les  vices  des  sociétés 
mourantes;  l'esclave  espagnol,  thraccou  gaulois,  ceux  des  sociétés  bar- 
bares. Il  y  avait  donc,  entre  la  capitale  et  les  provinces,  comme  une 
circulation  non  interrompue.  Le  sang  refluait  sans  cesse  du  cœur  vers 


306  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879 

les  extrémités,  qui  le  renvoyaient,  mais  vidé  et  corrompu.  SalLuste  a 
dit  avec  son  énergie  habituelle  :  «Tout  fut  perdu  quand  s  éleva  une 
((  génération  d'hommes  qui  ne  pouvaient  avoir  de  patrimoine  ni  souffirir 
0  que  d'autres  en  eussent,  n 

Au  point  de  vue  politique,  ces  résultats  étaient  menaçants;  au  jMnot 
de  vue  économique,  ils  étaient  désastreux.  La  concentration  aux  mainar 
d*une  oligarchie  peu  nonibreute  des  propriétés  et  des  capitaux,  le  sy&- 
tème  des  prairies  substitué  à  la  production  des  céréales,  et  la  culture 
délaissée  à  des  esclaves  ignorants,  que  ne  surveillait  plus  Tœilclu  mattre, 
étaient  autant  de  causes  de  ruine  pour  l'agriculture.  Du  temps  de  Galon 
déjà  elle  déclinait;  bientôt  elle  produira  si  peu ,  que  l'Italie,  ne  pouvant 
plus  se  nourrir,  «  la  vie  du  peuple  romain  sera  à  la  merci  des  vents  et 
((  des  flots.  »  Ce  ne  sont  pas  les  seuls  dangers;  les  campagnes ,  abandon* 
nées  par  les  ouvriers  libres,  se  dépeuplent,  et,  sur  mille  points  «la 
mai'aria  s'en  empare,  en  chasse  les  derniers  habitants  ou  étend. sur  eux 
son  influence  meurtrière.  Avant  un  siècle,  une  partie  de  la  plaine'  du 
Latium  sera  inhabitable. 

Ce  qui  a  vécu  doit  mourir,  c'est  la  loi  des  institutions  comme  celle 
des  hommes.  Mais,  dans  une  société  vivante,  toute  évolution  sociale 
produite  par  la  force  des  choses  a  deux  actes  :  elle  ruine  le  présent, -et 
elle  prépare  l'avenir.  On  vient  de  voir  les  désastreux  eflets,  pour  Tan- 
cien  peuple  romain,  de  la  subite  introduction  dans  Rome  d'immenses 
richesses  et  de  multitudes  infinies  d'esclaves.  Je  dois  dire  à  l'avaiK^ 
que  ces  richesses  se  disperseront;  que  l'ordre  i  l'intérieur  tarira  Tune 
des  sources  les  plus  abondantes  de  iésclavage;  que,  pour  répondre  aux 
besoins  créés  par  une  civilisation  supérieure,  l'industrie  et  le  commepce 
prendront  un  prodigieux  essor  dont  les  artisans  libres  profiteront;  enfin, 
qu'à  l'abri  d'une  paix  deux  fois  séculaire ,  cent  millions  d'hommes  joui* 
ront  d'une  prospérité  qu'ils  n'avaient  jamais  connue.  Nous  venons  de 
montrer  l'œuvre  de  destruction  qui  se  continuera  jusqu'à  ce  que  la 
Rome  républicaine  ait  péri;  on  verra  dans  l'histoire  de  l'empire  TceuTre 
de  reconstruction  se  poursuivre  malgré  les  tragédies  sanglantes  de  la 
curie  et  du  palais. 

V.  DURUY. 


[La fin  à  un  prochain  cahier.) 


OEUVRES  WS  SOPHIE  GERMALN.  307 


ŒuvBBS  PHILOSOPHIQUES  DE  SoPHiE  Gebmain  ,  suivics  de  pcitsées 
et  de  lettres  inédites,  d'une  notice  sur  sa  vie  et  ses  œuvres,  par 
ff*  Stapuy.  Paris,  Paul  Ritli,  1879. 

Sophie  Germain  ^  a  su,  sans  le  secours  d  aucun  maître ,  sans  y  être 
encouragée  par  son  entourage,  étudier  et  comprendre  les  plus  hautes 
théories  mathématiques,  et,  sur  cette  route  réputée  difficile ,  dépasser  de 
bien  loin  les  rares  personnes  de  son  sexe  qui  y  avaient,  avai^t  elle,  fait 
admirer  leur  pénétration  et  vanter  leur  génie.  Ses  succès  scientifiques 
sont  incontestables  :  une  correspondance  exclusivement  mathématique, 
continuée  pendant  plusieurs  années  sous  le  pseudonyme  de  Leblanc»  ne 
permet  pas  de  prêter  à  ia  haute  estime  que  lui  témoigne  un  juge  illustre 
et  sévère  une  explication  étrangère  à  la  science.  Qui  oserait  lui  contes- 
ter le  litre  de  géomètre  lorsque  Gauss  lui  écrit  :  «  Monsieur,  j'ai  lu  avec 
«  plaisir  les  choses  que  vous  avei  bien  voulu  me  communiquer.  Je  me 
t  félicite  que  Tarithmétique  acquière  en  vous  un  ami  aussi  habile;  sur- 
it tout  votre  nouvelle  démonstration  pour  les  nombres  premiers  dont  a 
test  résidu  ou  non  résidu,  m*a  extrêmement  plu,  elle  est  très  fine.  » 

Les  réflexions  de  Sophie  Germain  sur  la  théorie  des  nombres  ont 
donc  su,  sous  la  signature  de  M.  Leblanc,  attirer  l'attention  et  mériter 
l'estime  du  plus  grand  géomètre  du  siècle,  mais  cest  par  l'étude  per- 
sévérante d'un  problème  de  physique  mathématique,  que  son  nom  est 
surtout  devenu  célèbre.  Le  grand  prix  des  sciences  mathématiques  a 
été  décerné,. en  1816,  à  son  mémoire  sur  la  théorie  des  surfaces  élas- 
tiques, et  son  analyse  difficile  et  savante,  quoique  fondée  sur  des  prin- 
cipes physiques  très  contestables,  justifie  le  jugement  porté  par  Biot  : 
«M^*"  Germain  est  probablement  la  personne  de  son  sexe  qui  ait  péné- 
«tré  le  plus  profondément  dans  les  mathématiques.  » 

L'opuscule  dont  on  vient  de  donner  une  édition  nouvelle  avait  été , 
lors  de  sa  première  publication  en  i833,  beaucoup  moins  remarqué 
que  les  éaîts  mathématiques  de  son  éminent  auteur.  Sophie  Germain 
y  montre  cependant  un  esprit  ferme  et  élevé,  dont  les  aspirations  vers 
une  inflexible  rigueur  logique  n'excluent  ni lenthousiasme  ni  la  finesse 
du  goût.  La  précision  de  son  style  atteste,  en  plus  d'une  page,  l'intelli- 
gence et  Thabitude  des  démonstrations  mathématiques. 

Sophie  Gennain,  née  à  Paris  le  1"  avril  i77t),  morte  à  Paris  le  17  juin  183*. 


308  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

Une  circonstance,  à  nos  yeux  moins  importante,  parait  avoir  frappé 
surtout  le  nouvel  éditeur  et  former  à  ses  yeux  le  plus  flatteur  et  le  plus 
important  des  succès  de  Sophie  Germain  :  Auguste  Comte,  dans  son 
cours  de  philosophie  positive,  en  mentionnant  les  études  de  Sophie 
Germain  sur  les  surfaces  élastiques,  ajoute  en  note  :  «On  apprécierait 
(I  imparfaitement  la  haute  portée  de  M^^  Germain ,  si  Ton  se  bornait  à  l'en- 
<(  visager  comme  géomètre  ;  quel  que  soit  féminent  mérite  mathématique 
«dont  elle  a  fait  preuve,  son  excellent  discours  posthume  sur  fétat  des 
«sciences  et  des  lettres  aux  différentes  époques  de  leur  culture,  indique, 
«en  effet,  une  philosophie  très  élevée,  à  la  fois  sage  et  énergique,  dont 
t  bien  peu  d*esprits  supérieui^s  ont  aujourd'hui  un  sentiment  aussi  net 
«et  aussi  profond.  J'attacherai  toujours  le  plus  grand  prix  à  la  confor- 
«  mité  générale  que  j  ai  aperçue  dans  cet  écrit  avec  ma  propre  manière 
«  de  concevoir  l'ensemble  du  développement  intellectuel  de  l'humanité,  n 

C'est  ce  discours,  aujourd'hui  fort  oublié,  sur  lequel  nous  voulons 
appeler  l'attention  des  esprits  curieux  de  toute  aspiration  sincère  vers 
la  vérité. 

Le  premier  chapitre  est  fort  court.  L'auteur,  étudiant  les  voies  de 
l'esprit  humain ,  aperçoit  le  développement  des  sciences  et  des  lettres 
dominé  par  un  sentiment  commun.  «Dirigées  vers  un  même  but,  nos 
«recherches,  dit-elle,  dans  les  différents  genres  d'étude,  emploient  des 
«  procédés  qui  sont  aussi  les  mêmes  :  Les  oracles  du  goût  ressemblent 
«  aux  arrêts  de  la  raison.  » 

Attentive  à  signaler  le  solide  terrain  sur  lequel  les  œuvres  excellentes 
et  durables  se  rejoignent  et  se  touchent,  Sophie  Germain  oublie  que 
la  diversité  nécessaire  des  méthodes  reste  égale  cependant  à  la  variété 
infinie  des  sujets.  L'enchaînement  logique  et  clair  des  parties,  la  sim- 
plicité source  de  l'élégance ,  la  sévérité  qui  sacrifie  sans  hésiter  le  résul* 
tat  d'une  inspiration  malheureuse,  tout  cela  se  rencontre  assurément 
chez  le  savant  comme  chez  le  poète,  chez  le  calculateur  comme  chez 
l'écrivain ,  et  fingénieux  auteur  développe  en  termes  excellents  ces  vé- 
rités incontestables  mais  incomplètes.  Sa  conclusion,  comme  toute 
proposition  générale,  ne  serait  utile  et  vraie  que  si  l'on  pouvait  en  ac* 
cepter  les  conséquences  particulières  :  la  marche  de  l'esprit  humain  est 
partout  la  même,  et  la  séparation  qu'on  prétend  faire  entre  les  facultés 
de  fesprit  n'a  rien  de  réel.  Telle  est  la  proposition  générale,  et  l'on 
pourrait,  avant  de  l'accepter,  demander  à  l'auteur  si  Molière,  en  s'applî- 
quant  aux  sciences,  aurait  pu,  suivant  lui,  devenir  un  Kepler  ou  un 
Newton,  et  si  fauteur  du  livre  des  Principes  avait  les  qualités  néces- 
saires pour  devenir  le  rival  de  Shakspeare.  Si  elle  se  récrie  qu'on  exa- 


OEUVRES  DE  SOPHIE  GERMAIN.  309 

gère  sa  pensée  pour  la  combattre,  il  reste  évident  quelle  a  voulu  seule- 
ment signaler  certaines  qualités  nécessaires  et  communes  à  tous  les  grands 
esprits,  dont  ces  points  de*  contact,  si  excellents  qu'ils  soient  à  signaler, 
ne  laissent  la  séparation  ni  moins  réelle  ni  moins  profonde. 

Sophie  Germain ,  dont  le  style  ferme  et  pur  atteste  la  culture  litté- 
raire, semble  d'ailleurs,  non  seulement  indifférente,  mais  complète- 
ment étrangère  au  mouvement  si  vif,  à  lardeur  si  empressée  qui,  dans 
le  domaine  du  goût,  entraînait  alors  et  passionnait  les  plus  brillants  es- 
prits. Elle  écrit  en  i83  i  :  «  Les  lettres  ont  perdu  leur  éclat,  elles  n'at- 
«  tirent  plus  vers  elles  lattention  des  peuples,  elles  ne  sont  plus  Tobjet 
«  de  Tentbousiasme  de  la  jeunesse;  la  poésie ,  si  elle  ne  trouve  pas  moyen 
u  de  se  rattacher  à  quelques-unes  des  idées  qui  intéressent  les  discussions 
(c  politiques  est  également  dédaignée.  » 

Ni  les  Méditations ,  ni  les  Orientales^  ni  les  Contes  d'Espagne  et  d* Italie^ 
n* avaient  égayé  et  charmé  le  cabinet  de  travail  de  Sophie  Germain , 
peut-être  que,  sans  la  lire,  elle  avait  entendu  vanter  la  Villéliade. 

Dans  le  second  chapitre  qui  termine  fou  vrage,  Sophie  Germain  expose 
a  priori t  sans  développements  historiques,  la  marche  vraisemblablement 
suivie  par  fesprit  humain  dans  les  progrès  accomplis  jusqu'ici  et  dans 
ceux  que  lui  promet  la  venir.  Rien  n'est  acquis  qui  soit  à  ses  yeux  défi- 
nitif. Aucune  doctrine  affirmative  ne  lui  semble  mériter  les  honneurs  de 
la  discussion  et  faire  naître  Tembarras  du  doute. 

«Cherchant  partout  sa  propre  image,  Thomme,  dit-elle,  atout  d  abord 

«personnifié  les  êtres  inanimés et,  confondant  la  littérature  et  la 

«science,  il  prenait  pour  sujet  de  ses  études  tantôt  Thomme  lui-même 
«ou  quelqu'un  des  dieux,  demi-dieux  ou  génies  dotés  par  lui  de  Imtel- 

ttligence  ou  des  passions  humaines Fidèle  à  sa  pensée  constante, 

«rhomme  n'a  jamais  cessé  de  regarder  son  existence  propre  comme  le 
«  type  de  toutes  les  autres  existences.  Après  s'être  dit  :  les  esprits  existent, 
«ils  connaissent,  ils  veulent,  ils  agissent,  et  leurs  actions  se  manifestent 
«par  les  changements  matériels  qu'ils  opèrent,  il  devait  chercher  en  iui- 
«même  quelque  chose  de  semblable;  nos  connaissances,  nos  volontés  et 
d  le  principe  de  nos  actions  ont  donc  été  attribués  à  une  substance  im- 
«  matérielle  qui,  suivant  la  diversité  de  ces  opérations,  a  reçu  différents 
«noms.»  Ce  nest  pas  tout.  «  La  régularité  des  mouvements  célestes,  la 
«constance  des  phénomènes  sublunaires,  ont  décelé  des  lois  immuables. 
«Les  volontés  d'une  multitude  de  personnes  n'ont  pas  ce  caractère; 
«l'homme  a  dit  alors  :  un  seul  être  a  voulu  l'univers  et  il  le  gouverne, 
«  ses  volontés  sont  immuables.  »  Le  Créateur  de  l'univers  devait  pré- 
céder son  œuvre,  il  n'a  pas  commencé.  Par  une  induction  qui  semble  à 

4o 


*  / 


310  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

Tau teur  moins  naturelle,  M"°  Germain  ajoute  :  «On  avait  été  mené  di- 
((  rectement  à  dire  que  le  Créateur  de  Tunivers  n a  pas  commencé;  l'idée 
«  qu  il  ne  doit  pas  finir  est  pour  ainsi  dire  symétrique  de  la  première, 
a  Eh  bien ,  en  s  appropriant  le  genre  de  limites  que  son  esprit  avait  at- 
«  teint ,  rhomme  ne  Tadopte  plus  pour  son  origine ,  il  en  fait  le  terme  de 
a  son  existence  immatérielle.  » 

C'est  par  cette  voie  très  simple  que  Tesprit  humain  a  pu ,  suivant  So- 
phie Germain,  créer  et  adopter  la  croyance  à  l'âme  immatérielle  et 
immortelle  et  à  l'éternité  d'un  Dieu  unique.  Pour  tous  ces  points,  placés 
pour  elle  en  dehors  des  limites  imposées  au  domaine  scientifique,  So- 
phie Germain  ne  semble  ni  convaincue  par  les  raisonnements  qu  elle  es- 
quisse ni  désireuse  de  les  rendre  plus  décisifs.  C'est  par  ce  scepticisme 
résigné  plus  encore  que  dédaigneux  qu'elle  a  mérité,  sans  doute,  les 
louanges  d'Auguste  Comte.  «  Malgré  ces  formes  absolues  de  l'enseigne- 
((  ment  philosophique ,  l'homme  doué  d'un  esprit  juste ,  dit-elle,  sentait  au 
«  fond  de  sa  conscience  que  l'étude  ne  pouvait  le  conduire  à  aucune 
«certitude  véritable.» 

Sophie  Germain  félicite  son  siècle  d'avoir  renoncé  à  beaucoup  d'an- 
tiques erreurs.  «Nous  conservons  cependant,  dit-elle,  dans  nos  argu- 
«mentations,  l'invariable  habitude  de  juger  la  nature  des  choses  parla 
«  possibilité  de  nous  en  former  une  idée.  Ainsi  nous  disons  hardiment 
«que  la  matière  est  divisible  à  Tinfini  parce  qu'il  nous  est  facile  de  con- 
a  tinuer  à  l'infini  l'opération  arithmétique  de  la  division ,  nous  disons 
«qu'elle  ne  peut  penser  parce  qu'elle  est  divisible  à  l'infini,  et,  cepeo- 
«dant,  nous  ne  savons  toutes  les  choses  ni  a  posteriori,  puisque  l'expé- 
«rience  ne  saurait  les  atteindre,  ni  a  priori,  puisque,  la  matière  ne  nous 
«étant  connue  que  par  de  simples  perceptions,  nous  ignorons  complète- 
«  ment  son  essence.  » 

Le  scepticisme  de  Sophie  Germain  a  ses  bornes;  elle  croit  au  progrès 
de  la  science ,  et  dans  ces  paroles  de  d*Âlembert  :  «  Pour  qui  saurait 
«l'embrasser  d'un  coup  d*œil,  Tunivers  serait  un  fait  unique,  une 
«grande  vérité,  »  elle  aperçoit  le  but  de  nos  travaux  et  le  secret  de  nos 
efforts.  «Il  existe  en  nous,  dit-elle,  un  sentiment  profond  d*unité, 
«  d'ordre  et  de  proportion ,  qui  sert  de  guide  à  tous  nos  jugements.  Dans 
«  les  choses  morales ,  nous  en  tirons  la  règle  du  bien ,  dans  les  choses 
«  intellectuelles ,  nous  y  puisons  la  connaissance  du  vrai ,  dans  leschoses 
«  de  pur  agrément,  nous  y  trouvons  le  caractère  du  beau;  mais  ces  lois 
«  de  notre  être  contiennent-elles  la  vérité  tout  entière ,  et  le  type  intérieur 
«  qui  nous  sert  de  modèle  et  convient  à  notre  manière  de  sentir,  a-t-îl,  en 
«  dehors  de  nous,  une  réalité  dont  nous  puissions  montrer  la  certitude?  » 


ŒUVRES  DE  SOPHIE  GERMAIN.  311 

De  cette  question  soulevée  déjà  par  plus  d*un  penseur,  Sophie  Ger- 
main rapproche  cet  autre  doute  :  «  Notre  logique  est-elle  celle  de  la 
u raison  ahsolue  ou  convient-elle  uniquement  à  la  raison  humaine?» 
Bien  convaincue  de  l'absolutisme  des  nécessités  logiques,  elle  aborde 
avec  une  consciencieuse  impartialité  cette  discussion  redoutable,  énu* 
mère  les  objections,  les  expose  avec  une  exacte  précision  pour  les  ré- 
futer ensuite  et  montrer  avec  une  logique  éloquente  comment  nous 
avons  pu  commettre  tant  de  méprises  en  portant  en  nous  le  type  du 
vrai. 

«  Les  sciences  mathématiques,  dit-elle,  ont  composé  longtemps  tout 
«  le  domaine  des  idées  exactes;  partout  ailleurs  on  ne  retrouvait  que  les 
a  vains  efforts  du  génie  pour  arriver  à  la  connaissance  de  la  vérité,  et  les 
«  erreurs  sans  nombre  que  les  doctrines  insuffisantes  des  premiers  inven- 
te teurs  traînaient  à  leur  suite.  Le  langage  mystérieux  employé  par  les 
«philosophes  formait,  avec  la  langue  précise  et  claire  des  sciences 
«exactes,  un  contraste  singulier  qui  inspirait  aux  géomètres  le  plus 
«  profond  mépris  pour  les  autres  sciences.  Mais,  lorsque  les  phénomènes 
«célestes  vinrent  se  ranger  sous  les  lois  du  calcul,  l'étude  des  mathé- 
«matiques  devint  plus  générale,  et  les  bons  esprits  furent  frappés  d*une 
«  manière  d'argumentation  si  différente  de  celle  de  Técole. 

«  La  langue  mathématique  est  celle  de  la  raison  dans  toute  sa  pureté; 
«elle  interdit  la  divagation,  elle  signale  Terreur  involontaire;  il  faudrait 
«  ne  pas  la  connaître  pour  la  faire  servir  à  f  imposture.  » 

Ce  sont  les  déductions  de  cette  langue  parfaite  qui  servent  à  prou- 
ver, suivant  Sophie  Germain,  que  Tunité  d essence.  Tordre  et  les  pro- 
portions du  sujet  que  Tesprit  humain  cherche  obstinément  dans  les 
objets  de  son  attention,  n'expriment  pas  seulement  les  conditions  de 
notre  satisfaction  intellectuelle,  mais  qu'elles  appartiennent  à  Tétre  ou 
à  la  vérité. 

Quand  une  question  physique  a  été  soumise  au  calcul  mathéma- 
tique, la  nature,  docile  à  la  voix  de  Thomme,  vient  sanctionner  les 
oracles  de  la- science,  et  Ton  ne  peut  douter  que  «le  type  de  Tètre  n'ait 
«  une  réalité  absolue,  lorsqu'on  voit  la  langue  du  calcul  faire  jaillir  d'une 
«  seule  réalité  dont  elle  s'est  emparée  toutes  les  réalités  liées  à  la  pre- 
«  mière  par  une  essence  commune.  » 

C'est  par  Temploi  de  la  langue  parfaite,  mais  bornée,  des  mathéma- 
tiques, que  Sophie  Germain  espère  «Tabolîtion  des  idées  systématiques 
«  et  la  conquête  des  régions  qui  en  furent  longtemps  le  domaine.  » 

Bien  éloignés  encore  de  réaliser  ces  hautes  espérances,  nous  avan- 
çons avec  lenteur  vers  l'état  de  perfection  intellectuelle  dont  plus  d'un 

do. 


312  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  MAI  1879. 

penseur  éminent  a  signalé  avant  elle  le  lointain  avènement.  Pour  des 
yeux  assez  clairvoyants,  capables  de  voir,  suivant  la  prédiction  condi- 
tionnelle de  d'Alembert,  dans  Tunivers  un  fait  unique,  ce  fait,  Sophie 
Germain  Taffirme,  devrait  lui-même  être  nécessaire,  la  distinction  entre 
le  contingent  et  le  nécessaire  n étant,  au  fond,  que  celle  qui  se  trouve 
entre  les  faits  dont  on  ignore  la  cause  et  ceux  dont  on  connaît  la  na- 
ture. 

Si  Icntière  réalisation  de  ces  hautes  espérances  demeure  éloignée, 
rheure  approche  cependant,  le  triomphe  se  prépare,  et  Sophie  Ger- 
main ne  craint  pas  de  promettre  au  domaine  de  la  certitude  des  accrois- 
sements prochains  et  considérables. 

«Peu  d'années  s  écouleront,  dit-elle,  avant  que  les  sciences  morales 
«  et  politiques  subissent  la  même  transformation  que  les  sciences  phy- 
«siques.  Déjà  Topinion  s'attend  à  ce  changement,  et  en  devance  même 
«  la  réalisation  par  un  enthousiasme  irréfléchi  pour  les  doctrines  qui  en 
«font  naître  lespérance,  mais  les  dangers  de  cet  enthousiasme  erroné 
«ne  seront  pas  durables,  et,  dans  peu,  le  goût  dont  il  est  le  symptôme 
«sera  pleinement  satisfait.  Les  méthodes  existent;  une  difficulté  née  de 
«  lamour-propre  peut  seule  en  reculer  l'emploi  ;  les  hommes  capables 
«de  traiter  de  pareilles  questions  ont  peur  de  ne  pas  être  estimés  de 
«leurs  pairs,  et  de  ne  pas  avoir  des  juges  éclairés  dans  des  personnes 
tt  non  initiées  aux  sciences.  Un  pareil  obstacle  ne  peut  subsister  long- 
«temps,  et  nous  pouvons,  dès  à  présent,  regarder  les  sciences  morales 
«  et  politiques  comme  appartenant  au  domaine  des  idées  exactes.  » 

Quels  sont  les  systèmes  accueillis  en  i83i  par  un  enthousiasme  irré- 
fléchi? Il  est  aisé  de  le  deviner.  On  retrouverait  plus  difficilement  ces 
esprits  assez  puissants  pour  réduire  à  des  principes  rigoureux  les  sciences 
morales  et  politiques ,  assez  défiants  d'eux-mêmes  pour  ne  pas  espérer 
qu'ils  se  feront  comprendre,  assez  orgueilleux  enfin  pour  cacher  une 
solution  dont  leurs  contemporains  ne  sont  pas  dignes.  Sophie  Germain 
se  borne  à  quelques  réflexions,  dans  lesquelles  la  mécanique  seule 
semble  l'éclairer  et  la  conduire  sans  que  l'étude  de  l'histoire  et  l'obser- 
vation des  faits  soient  appelés  à  contrôler  les  analogies  ingénieusement 
signalées. 

Les  lois  simples  et  régulières  du  mouvement  des  planètes  sont,  pour 
Sophie  Germain ,  le  modèle  et  le  type  à  venir  des  théories  scientifiques 
dont  le  domaine,  peu  à  peu,  doit  embrasser  l'ensemble  des  connais- 
sances humaines.  Elle  oublie  peut-être  que  d'autres  mouvements  non 
moins  naturels,  non  moins  dociles  aux  lois  rigoureuses  de  la  mécanique, 
s'accomplissent  plus  près  de  nos  yeux,  et  qu'à  la  majestueuse  régula- 


œUVRES  DE  SOPHIE  GERMAIN.  313 

rite  des  phénomènes  célestes,  on  peut,  sans  excès  de  défiance,  opposer 
les  caprices  de  lempire  des  vents  et  Tinconstance  des  abîmes  de  la  mer. 

Sous  le  litre  général  d'Œavres  philosophiques  de  Sophie  Germain,  on  a 
réuni  au  discours  sur  les  sciences  et  les  lettres  quelques  pensées  écrites 
par  elle  à  Toccasion  de  ses  lectures,  sans  intention,  bien  certainement, 
de  les  livrer  au  public.  En  confirmant  lopinion  depuis  longtemps  for- 
mée sur  Tesprit  élevé  et  hardi  de  l'auteur,  elles  restent  bien  loin  d  at- 
teindre Télégante  perfection  quun  mot  de  plus  ou  de  moins  ferait 
souvent  disparaître  dans  les  courts  chefs-d  œuvre  où  les  maîtres  en  ce 
genre  font  laborieusement  cherchée  et  atteinte. 

Choisissons  une  seule  citation,  au  risque  de  faire  croire  à  trop  de 
sévérité  dans  le  jugement  qui  précède  : 

«Quand  les  hommes  instruisent  leurs  semblables,  fenvie,  active  en- 
avers  les  vivants,  se  rend  difficile  pour  tout  ce  quils  proposent.  Cest 
«avec  effort  que  la  vérité  s  insinue.  Mais,  lorsque  la  mort  et  le  temps 
«les  ont  séparés  de  lenvie,  lorsque  leurs  pensées  ont  reçu  l'hommage 
«de  plusieurs  générations,  le  génie,  vu  dans  leloignement,  a  quelque 
«chose  de  respectable  et  de  sacré;  il  s'établit  une  sorte  de  prescription, 
tt  et  il  faut  autant  d  eObrt  pour  rectifier  ces  anciennes  pensées  qu  il  en  a 
«  fallu  pour  les  faire  admettre.  » 

Quelques  lettres  signées  de  noms  illustres  dans  la  science  complètent 
ce  court  volume;  l'édi.eur  y  a  admis  trois  lettres  de  D'Anse  de  Villoi- 
son,  qui,  par  des  louanges  exagérées,  exprimées  en  vers  latins,  avait 
irrité  Sophie  Germain  et  blessé  sa  modestie.  Il  croit  nécessaire  de  lui 
adresser,  avec  ses  excuses  et  l'expression  de  ses  regrets,  sa  parole  d'hon- 
neur d'imposer  silence  à  son  admiration  enchaînée  désormais  par  le 
désir  d'obtenir  son  pardon. 

Une  lettre  de  l'astronome  Lalande,  conservée  à  la  Bibliothèque 
nationale,  et  antérieure  de  cinq  années  à  celle  de  Villoison,  montre 
que  Sophie  Germain,  à  lage  de  vingt  ans,  recevait  déjà  très  rudement 
les  admirateurs  trop  empressés.  Jusquoù  Lalande,  âgé  de  soixante  ans, 
avait-il  porté  l'exagération  de  ses  hommages?  Il  est  difficile  de  le  devi- 
ner, mais,  quels  que  fussent  ses  torts,  l'indignation  de  Sophie  Germain 
paraît  avoir  dépassé  la  mesure.  Lalande,  quoi  qu'il  en  soit,  s'excuse 
dans  la  lettre  suivante,  qui  est  inédite  : 

Au  Collège  de  France,  4  novembre  1797. 

^  U  était  difficile.  Mademoiselle,  de  me  faire  sentir  plus  que  vous  ne  l'avez  fait  hier» 
i indiscrétion  de  ina  visite  et  fimprobation  de  mes  hommages,  mais  il  m'était  diffi-. 


314  JOURNAL  DES  SAVANTS— MAI  1879. 

cîle  de  le  prévoir.  Je  ne  puis  même  encore  le  comprendre ,  et  le  concilier  avec  les 
talents  que  mon  ami  Cousin  m'a  annoncés.  Il  me  reste  à  vous  faire  des  excuses  de 
mon  imprudence  ;  on  apprend  à  tout  âge ,  et  les  leçons  d'une  personne  aussi  aimable 
et  aussi  spirituelle  que  vous,  se  retiennent  plus  que  les  autres.  Vous  m'avez  dit  que 
vous  aviez  lu  le  Système  du  monde  de  Laplace,  mais  que  vous  ne  vouliez  pas  ure 
mon  Abrégé  d*astronomie  ;  comme  je  crois  que  vous  n'auriez  pas  entendu  lun  sans 
l'autre ,  je  n  y  vois  d'autre  explication  que  le  projet  formé  de  me  témoigner  l'indi- 
gnation la  plus  prononcée,  et  c'est  l'objet  de  mes  excuses  et  de  mes  regrets. 

Salut  et  respect, 

Lalandb. 

Sophie  Germain  était  sœur  de  l'excellente  M"^  Dutrochet,  dont  la 
bonne  grâce  affectueuse  et  la  vivacité  spirituelle  charmaient  encore, 
il  y  a  bien  peu  d  années,  la  société  d*élite  qu  elle  aimait  à  réunir  chaque 
semaine  dans  la  maison  même  où  avait  étudié  Sophie  Germain.  FÏus 
d  une  fois,  les  derniers  témoins  des  succès  de  la  jeune  géomètre  y  ont 
confirmé  les  souvenirs  d'admiration  dont  une  amitié,  restée  sans 
nuages  jusqu'au  dernier  jour,  n'excluait  pas,  chez  l'aimable  et  heureuse 
octogénaire,  la  pensée  que  son  illustre  sœur,  en  consacrant  à  la  science 
tout  son  esprit  et  tout  son  cœur,  n'avait  pas  choisi  la  m^lleure  part. 

J.  BERTRAND. 


■a^^O^B 


Fbagmentà  philosopbobvm  gbaecorvm  collegit,  recensait,  vertit, 
annotationibus  et  prolegomenis  illastravit,  indicihus  instraxit 
Fr.  Guil.  Aug.  Mutlach.  vol.  I,  Parisiis,  1860;  vol.  II,  1867. 
Bibliothèque  grecque-latine  d'Âmbroise  Firmin-Didot. 


PREMIER  ARTICLE. 

Nous  avons  jadis  apprécié  dans  ce  journal  ^  l'utile  collection  des 
fragments  des  historiens  grecs,  due  à  la  diligence  de  M.  Karl  MùlJer,  et 
qui  fait  partie  de  la  Bibliothèqae  grecque-latine  ^  publiée  par  la  librairie 
Firmin-Didot.  La  même  Bibliothèque  s'augmentait,  en  1866  et  1867, 
de  deux  volumes  des  Fragments  des  philosophes  grecs. 

^  Voir  le  cahier  de  janvier  1871,  où  Ton  renvoie  aux  autres  articles  du  Journal 
des  Savants  sur  la  même  collection. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  315 

Une  première  remarque  se  présente  à  nous  quand  nous  ouvrons  de 
telles  collections,  c*est  quelles  ne  renferment  et  ne  sauraient  renfermer 
ni  toute  la  science  ni  toutes  les  doctrines  des  auteurs  dont  elles 
réunissent  ce  quon  appelle  les /ra^m^/if5.D*abord,  en  dehors  du  recueil 
de  M.  Mùller  se  trouvaient  déjà  les  débris  qui  nous  restent  des  histo- 
riens d*Âlexandre  le  Grand,  antérieurement  joints  à  l'édition  d*Ârrien, 
en  18&6.  De  même,  en  dehors  des  volumes  que  publie  M.  Mullach, 
se  trouvent  les  fragments  d'Âristote  recueillis  par  M.  Heitz  et  contenus 
dans  le  dernier  volume  de  VAristote,  et  les  fragments  de  Théophraste 
è  la  suite  du  Théophraste  de  M.  Wimmer  (1866),  tous  deux  faisant 
partie  de  ladite  Bibliothèque.  La  même  observation  s'applique  aux 
fragments  de  Plutarque.  De  plus ,  si  les  citations  formelles  des  poètes  se 
distinguent  nettement  de  la  prose  des  compilateturs ,  il  est  autrement 
difficile  de  distinguer,  chez  un  géographe  comme  Strabon ,  ou  chez  un 
historien  comme  Diodore  de  Sicile,  les  emprunts  qu'ils  ont  faits  à  des 
géographes  et  à  des  historiens  antérieurs ,  en  omettant  de  citer  leurs 
noms,  et  cela  sans  mauvaise  intention.  Qui  pourrait  dire,  par  exemple, 
tout  ce  que  les  premiers  livres  de  Diodore  doivent  au  récit  d'Éphore  de 
Cumes,  tout  ce  que  ses  livres  sur  Phihppe  et  Alexandre  doivent  à 
YHistoire  philippique  de  Théopompe?  Ainsi  tout  recueil  conune  celui  de 
M.  Mûller  est,  par  la  force  des  choses,  un  livre  incomplet. 

n  n*en  est  guère  autrement  pour  les  philosophes.  On  ne  saurait  déter- 
miner, dans  le  Pannénide  et  dans  le  Cratyle  de  Platon,  la  part  qui  re- 
vient à  ces  deux  célèbres  philosophes,  partout  où  l'auteur  des  dialogues 
n'allègue  pas  formellement  leur  autorité.  A  plus  forte  raison  faut-il 
renoncer  à  chercher  dans  le  De  Officiis,  dans  le  De  Finibas  et  dans  les 
autres  dialogues  philosophiques  de  Cicéron,  toute  la  substance  qui  s  y 
trouve  dispersée  des  doctrines  académique,  stoïcienne,  épiciuienne 
ou  autres.  L'historien  de  la  philosophie  ne  peut  donc  se  borner  aux 
extraits  formels  dont  se  composent  les  recueils  de  fragments  propre- 
ment dits.  Mais  l'utilité  de  ces  sortes  de  compilations  ne  reste  pas 
moins  pour  cela  considérable,  et  il  faut  avant  tout  remercier  les  savants 
qui  se  chargent  d'une  si  pénible  tâche. 

M.  Mullach  est  moins  connu  comme  philosophe  que  comme  philo- 
logue; mais  il  faut  avouer  que  les  fragments  des  philosophes  grecs  ap- 
pellent surtout,  pour  être  exactement  recueillis,  recensés  et  annotés, 
les  soins  d'un  philologue  de  profession.  Henri  Estienne,  à  qui  l'on  doit  le 
premier  essai  d'une  collection  de  ce  genre  ^  les  Orelli,  éditeurs  des  Opus- 

*  no/)70'iff^fA6ero^Off...  tPoesis philo-  § losophics,  etc.  ■  Paris,  iSyS,  in-ia, 
■sophica  vel  saltera  reliquiœ  poesis  phi-        222  pages. 


i 


316  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

cala  grœcoram  moralia  et  sententiosa  ^  Simon  Karsten,  à  qui  nous  devons 
deux  excellents  volumes  contenant  les  restes  de  la  philosophie  de  Xéno- 
phane,  de  Parménide  etd'Empëdocle  ^,  étaient  aussi  des  philologues,  et 
nen  ont  pas  moins  rendu  de  grands  services  aux  philosophes  leurs  con- 
frères, en  préparant  pour  eux  des  matériaux  bien  élaborés,  qui  seuls 
pouvaient  servir  de  base  à  Tétude  critique  de  tant  de  philosophes  grecs 
dont  les  ouvrages  sont  perdus,  et  ne  peuvent  être  appréciés  aujourd'hui 
que  d'après  de  rares  fragments  authentiques,  ou  d'après  des  extraits  et 
des  analyses  fort  suspects,  pour  la  plupart,  dinexactitude.  On  ne  sau- 
rait dire  tout  ce  que  doit  à  ces  premières  élaborations  l'ouvrage  vrai- 
ment magistral  de  M.  Zeller  sur  la  philosophie  ancienne,  ouvrage  où 
l'esprit  critique  se  mêle  en  une  si  juste  mesure  à  l'érudition  la  plus 
exacte.  Au  reste,  de  même  que  la  tâche  de  M.  Karl  Mûller  était 
facilitée  par  le  grand  nombre  de  monographies  publiées  avant  lui  sur 
les  principaux  historiens  grecs  dont  il  n'existe  que  des  fragments ,  de 
même  la  plupart  des  philosophes  célèbres  de  l'ancienne  Grèce ,  dont  les 
œuvres  ont  péri  plus  ou  moins  complètement,  sont  devenus,  depuis  la 
renaissance  des  lettres  et  surtout  depuis  un  siècle,  le  sujet  de  disserta- 
tions spéciales,  où  leurs  fragments,  sans  cesse  accrus  par  des  découvertes 
nouvelles,  ont  été  recueillis  et  commentés  avec  soin.  La  France,  moins 
active  sans  doute  que  l'Allemagne  en  ce  genre  de  recherches ,  n'y  est  pour- 
tant pas  restée  étrangère  :  Anaxagore,  Parménide,  Arcbytas  de  Tarente 
et  les  autres  Pythagoriciens ,  Speusippe ,  etc. ,  ont  trouvé ,  parmi  nos  jeunes 
docteurs,  des  interprètes  dont  les  thèses  peuvent  être  lues  ou  consul- 
tées avec  profit  pour  une  compilation  telle  que  se  proposait  de  la  faire 
M.  MuUach.  Ce  dernier  lui-même  était  désigné  à  la  confiance  de 
M.  Didot  par  quelques  publications  méritoires  en  ce  genre  d'études  : 
en  i8â3,  il  avait  publié  les  fragments  de  Démocrite;  en  i8/(5,  les 
opuscules  sur  Mélissus,  Xénophane  et  Gorgias,  avec  les  fragments  des 
philosophes  éléatiques,  et  l'opuscule  attribué  à  Ocellus  Lucanus;  en 
i85o  et  i853,  des  Qaœstiones  Empedocleœ;  puis  le  commentaire 
d*Hiéroclès  sur  les  vers  dorés  de  Pythagore.  Malgré  la  sécurité  que 
pouvaient  lui  inspirer  tant  de  travaux  antérieurs,  il  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  rassembler  les  textes  déjà  recueillis,  déjà  épurés  par  la  critique 
de  ses  devanciers;  il  a  voulu  non  seulement  en  augmenter  le  nombre 
autant  qu'il  était  possible,  mais  aussi  améliorer  à  l'occasion  et  corriger 

*  Deux  vol.  in-8*,  Leipzig,  1819  et    '    prœiertim  qui  ante  Platonem  JlorueranÈ 
i8ai.  operam  re/i^aicv.  La  Haye ,  i83o;  Ams- 

'  Pkilosophoram  grœcorum  veteram,        terdam,  1 83  5  et  i838. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  317 

les  recensions  précédentes ,  travail  singulièrement  délicat  par  les  diffi- 
cultés qu'on  rencontre  à  chaque  page  et  qui  changent  avec  chaque  au- 
teur; car  autre  est  la  langue  ionienne  d'Ânaxagore  et  de  Démocrite, 
autre  le  dorien  d*Enipédocle  et  celui  des  disciples  de  Pythagore.  Pour 
les  Pythagoriciens  il  faut,  en  outre,  distinguer,  autant  que  cela  nous  est 
possible  aujourd'hui,  les  rares  fragments  authentiques  qui  méritent  une 
entière  confiance,  les  apocryphes  qui  n'en  méritent  aucune,  et,  entre  ces 
deux  classes,  certains  écrits  ou  fragments  d'écrits,  où  le  style  dorien, 
tout  à  fait  arlificiel,  produit  d'une  imitation  relativement  récente,  nous 
transmet  néanmoins  des  idées  originales  du  maître  ou  de  quelque 
disciple  de  cette  savante  école.  La  poésie  orphique  à  elle  seule  offre  à 
la  critique  ce  qu'on  pourrait  appeler  deux  couches  d'écrits  apocryphes, 
les  uns  plus  spécialement  stoïciens,  les  autres  néo-platoniciens,  tandis 
que  l'œuvre  primitive  du  poète  civilisateur,  dont  l'existence  même  était 
douteuse  aux  yeux  d'Aristote',  nous  est  à  peine  connue  aujourd'hui  par 
une  quinzaine  de  vers.  Dans  cette  variété  de  sujets,  le  premier  devoir 
du  nouvel  éditeur  semblait  être  de  suivre  un  ordre  chronologique,  sauf 
i  répartir,  dans  chaque  siècle ,  les  personnages  et  les  œuvres  entre  leurs 
écoles  respectives.  On  s'étonne  que  M.  Mullach  n'ait  pas  voulu  suivre 
une  méthode  si  naturellement  indiquée  par  les  éléments  mêmes  dont 
son  recueil  devait  se  composer.  Or  voici  le  contenu  de  chacun  des 
deux  premiers  volumes  : 

Le  premier  volume  est  lui-même  divisé  en  deux  livres.  Le  premier 
livre  contient  les  fragments  d'ouvrages  philosophiques  écrits  en  vers,  et 
forme  un  recueil  analogue  à  celui  qu'Henri  Estienne  publiait,  en  iSyS, 
sous  le  titre  de  Poesis  philosophica,  et  que  nous  rappelions  plus  haut. 
Le  recueil  de  M.  Mullach  est,  comme  on  pouvait  le  prévoir,  beaucoup 
plus  étendu.  H  contient  par  exemple  près  de  cinq  cents  vers  d'Ëmpé- 
docle,  tandis  que  l'ouvrage  d'Henri  Estienne  n'en  présente  environ  que 
deux  cents.  De  plus,  le  commentaire  permet  de  retrouver  facilement 
les  passages  d'où  les  divers  textes  sont  extraits. 

Au  XVI*  siècle ,  un  grand  nombre  des  ouvrages  de  la  littérature  grecque 
n étaient  pas  encore  divisés  en  chapitres,  et  le  plus  souvent  Henri  Es- 
tienne se  contente  d'indiquer  le  nom  de  l'auteur  ancien  chez  lequel 
se  sont  conservés  les  vers  qu'il  transcrit.  Wyttenbach ,  dans  les  précieuses 
notes  manuscrites  qui  accompagnent  l'exemplaire  que  je  possède,  avait 
déjà  complété,  pour  plusieurs  fragments,  les  indications  trop  sommaires 

Cicéron ,  De  natara  Deorum ,  I ,  xxxviu  :  t  Orpheum  poetam  docet  Aristoteles  nun 
•  <{iiain  fuisse  et  hoc  orpliicum  carmen  Pythagorei  ferunt  cujusdam  fuisse  Cercopis.  » 

4i 


318  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

dijL  preniier  éditeur.  Il  y  avait  fait,  en  outre,  un  certain  nombre  d'addi- 
tions; mais  il  est  loin  cependant  d'avoir  réuni  tout  ce  que  le  nouveau 
recueil  offre  au  public.  Nous  y  trouvons  d'abord  ce  qui  nous  reste  des 
poèmes  d^Empédocle  [Uepï  OJo-eâ;^,  KdOapfÂa,  iarpixà,  ÈTnypdfjLiJuiTa) , 
quelques  vers  d'Hippon,  des  extraits  des  Silles  et  des  tvSaXixoi  de  Tiraon 
de  Phlionte.  Puis  viennent  les  philosophes  éléatiques  :  Xénophane  et 
Parménide,  le  poète  comique  Epicharme,  que  M.  MuUach  place  parmi 
les  Pythagoriciens,  le  stoïcien  Gléanthe,  et  les  fragments  d'origine  di- 
verse et  de  dates  différentes  qui  sont  mis  sous  le  nom  de  Linus,  de 
Musée  et  d'Orphée,  Cette  première  partie  se  termine  par  les  Vers  dorés 
de  Pythagore. 

Cette  énumération  suffît  à  faire  voir  qu'il  est  assez  difficile  de  déter- 
miner le  pian  que  l'éditeur  a  prétendu  suivre;  car  les  matières  ne  sont 
disposées  ni  par  école  ni  par  ordre  chronologique. 

La  seconde  partie  parait  mieux  ordonnée.  Elle  s'ouvre  par  les  sen- 
tences et  apophtegmes  des  sages  de  la  Grèce  :  Thaïes ,  Solon,  Chilon ,  Bias, 
Pittacus,  Cléobule,  Périandre,  Ânacharsis,  Myron.  M.  Mullach  y  a  joint 
ce  qu'on  a  pu  retrouver  des  lois  de  Solon.  L'école  ionienne  est  repré- 
sentée par  Anaximandre,  Anaximène,  Diogène  d'Apolionie,  Ârchélaûs; 
l'école  d'Elée  par  Mélissus  et  Zenon  ;  puis  viennent  les  deux  philosophes 
que  lantiquité  se  plaisait  à  opposer  l'un  à  l'autre,  aussi  bien  pour  le 
caractère  que  pour  le  style,  Heraclite  et  Démocrite.  Les' fragments  de 
Démocrite  sont  assez  nombreux  et  sont  divisés  en  moraUa^  physica,  as- 
tronomica,  georgica,  de  animalibas. 

La  fin  du  volume,  consacrée  aux  Pythagoriciens,  comprend  le  livre 
sur  la  Nature  de  l'univers,  attribué  à  Ocellus  Lucanus,le  commentaire 
dlliéroclès  sur  les  Vers  dorés  de  Pythagore,  ainsi  que  plusieurs  autres 
opuscules  propres  à  faire  connaître  les  doctrines  du  philosophe  de 
Samos,  les  rares  fragments  de  Diotogène,  Sthénidas,  Ecphantus,  Cha- 
rondas,  Zaleucus,  et  ceux  beaucoup  plus  nombreux  d'Ârchytas  de  Ta- 
rente. 

M.  Mullach  ne  s'est  pas  borné  à  transcrire  les  textes ,  authentiques 
ou  npn,  des  philosophes  que  nous  avons  cités;  il  y  a  joint  tous  les  pas- 
sages des  auteurs  anciens  qui  rappelaient  ou  analysaient  quelqu'une  de 
leurs  opinions  ou  rapportaient  quelqu'une  de  leurs  paroles.  C'est  ainsi 
qu'il  ajoute  aux  firagments  de  l'école  éléatique  le  livre  d'Aristote  (?)  sur 
Mélissus,  Xénophane  et  Gorgias.  Chaque  auteur  est  accompagné  de 
notes  et  de  commentaires  qu'on  ne  retrouve  pas  en  général ,  surtout  avec 
tant  d'abondance,  dans  les  autres  ouvrages  de  la  Bibliothèque  grecque- 
latine;  mais  la  nature  de  la  collection  qui  nous  occupe  explique  cette 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  319 

exception.  Là  se  trouvent  rassemblés  et  discutes  sommairement  la  plu- 
part des  témoignages  que  Tantiquité  nous  a  transmis  sur  ces  philoso- 
phes ,  les  diverses  leçons  des  manuscrits  et  les  corrections  proposées. 
Certains  textes  grecs  ne  nous  sont  connus  que  par  des  traductions 
latines;  M.  Mullach  n*a  pas  manqué  de  reproduire  celles  de  ces  traduc- 
tions qui  se  rattachaient  à  son  sujet.  Par  exemple,  il  a  extrait  du  Spé- 
culum majus  de  Vincent  de  Beauvais  les  Responsa  Secundi  philosophi  ad 
interrogaiiones  Hadriani,  et  il  a  reproduit  la  traduction  latine  par  Rufus 
de  TEnchiridion  de  Sextus. 

L*ordre  que  nous  reconnaissons  dans  cette  seconde  partie  se  laisse 
plutôt  deviner  qu'il  ne  se  montre  clairement.  M.  Mullach  a  compris 
ia  nécessité  d'être  plus  net  dans  le  second  volume;  il  y  a  marqué  quatre 
divisions  :  les  Pythagoriciens  (ceux  du  moins  qui  n'avaient  pu  trouver 
place  dans  le  premier  volume),  les  Sophistes,  les  Cyniques  et  les  Cyré- 
naiques.  Mais  pourquoi  est-ce  au  commencement  de  ce  second  volume 
que  se  trouve  une  étude  sur  Pythagore  et  son  école,  dont  la  place  était 
naturellement  marquée  au  milieu  du  volume  précédent.  Pourquoi 
ravoir  jointe,  par  une  pagination  spéciale  en  chififres  romains,  aux 
éludes  sur  les  sophistes,  tandis  que  les  dissertations  relatives  aux  autres 
philosophes  sont  placées  en  tête  des  fragments  de  leurs  œuvres?  Pour- 
quoi n'avoir  pas  ajouté  une  table  des  matières,  conune  au  premier  vo- 
lume? Nous  ne  nous  arrêterions  pas  à  ces  critiques  de  détail,  s'il  ne 
s'agissait  ici  d'un  ouvrage  qui,  par  sa  nature,  est  bien  plutôt  destiné  à 
être  consulté  qu'à  être  lu  de  suite.  On  ne  saurait  trop,  dans  les  recueils 
de  ce  genre,  faciliter  les  recherches.  Ces  défauts  y  sont  d'autant  plus 
sensibles  que  le  volume  est  mieux  rempli. 

Sous  la  rubrique  Pythagoricoram  fragmenta  on  y  trouve  réunis  : 

1®  Les  fragments  de  Phiiolaûs; 

a®  Ce  qui  nous  â  été  conservé  des  œuvres  morales  de  la  même  école, 
cest-à-dire  des  extraits  des  traités  d'Hippodamus  de  Thurium  sur  le 
bonheur  {liep)  EvSat(iovlas) ,  d'Euryphamus  sur  la  vie  [Uep)  B/ou),  d'Hip- 
parque  sur  la  paix  de  l'âme  (Uep)  Ev9v(i{as),  de  Théagès  sur  la  Vertu 
(Ilepl  Apsrris),  de  Métopus  sur  le  même  sujet,  de  Clinias  sur  la  Sainteté 
et  la  Piété  (Hep)  ÔaiôrvTOs  xal  Evaeëslas),  de  Criton  sur  la  sagesse  et  le 
bonheur  (Ilcp}  Opori/irew^  xa)  Eôrv^^oLs),  ouvrage  attribué  également  à 
Damippe,  de  Polus  Lucanus  sm*  la  Justice  (Ilepl  ^txatoavvrjs),  de  Dius 
sur  la  Beauté  (Uep)  KaXkovri$),  de  Bryson  sur  f Économie  (Olxovoiuxbs) , 
de  Callicratidas  le  Laconien  sur  le  Bonheur  des  familles  (Ilepl  riis  OÎkùw 
^SoLifjiovias),  de  Pempelus  sur  les  Parents  (Ilepl  Tovéoâv).  Cette  série  de 
fragments  est  terminée  par  les  débris  des  œuvres  de  deux  femmes 

4i. 


320  JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 

qui  avaient  acquis  une  juste  autorité  parmi  les  Pythagoriciens,  Péric- 
tione,  qui  nous  est  connue  par  deux  traités,  lun  Tlepï  ^o(p{as,  1  autre 
EUp}  Tvvaixbs  âpyuovlas,  et  Phintys,  dont  nous  possédons  un  assez  long 
fragment,  Wepi  Tvvaixhs  acùCppotrivas, 

3*  M.  MuUach  place  aussi  parmi  les  ouvrages  inspirés  par  les  doc- 
trines de  Pythagore  le  traité  de  Timée  de  Locres  sur  TÂme  du  monde 

4*  Enfin  des  fragmenta  varia  se  rapportent  aux  œuvres  de  Sotion , 
de  Moderatus,  de  Butherus  (sur  les  Nombres),  d'Aresas  (sur  la  Nature 
de  l'homme),  de  Cecilius,  de  Didyme  [ETrtréfiTj  fl  rov  ^sp)  odpéasojv  jS/- 
€Xos),  de  Diodore  d'Aspendos(?) ,  d'Eurysus,  de  Milon  (Ex  rSv  (buaixâp) , 
d*Onatus  [Uep)  Qeov  xa)  Q-e/ov),  d'AIcméon,  de  Théano,  de  Sexlus.  Là 
sont  ajoutées  aussi  quelques  pages  aux  fragments  qui  avaient  été  déjà 
publiés  d'Archytas  de  Tarente  dans  le  premier  volume.  Le  plus  impor^ 
tant  de  ces  fragments  est  lextrait  de  ÏEpitome de  Didyme  conservé  par 
Stobée,  et  qui  présente  une  analyse  en  apparence  assez  exacte  de  la 
doctrine  morale  des  académiciens,  des  stoïciens  et  des  péripatéticiens. 
Il  n'occupe  pas  moins  d  une  cinquantaine  de  pages. 

Il  y  a  bien  peu  de  sophistes  dont  il  nous  reste  des  fragments ,  et  en- 
core ces  fragments  sont- ils  en  petit  nombre;  Protagoras,  Prodicus  et  Gor- 
gias  occupent  à  peine,  avec  les  commentaires,  une  vingtaine  de  pages. 
A  côté  des  sophistes,  nous  trouvons  Touvrage  de  Ghalcidius  :  Tinueus, 
ex  Platonis  Dialogo  translatas  et  in  eumdem  commentarias ,  cam  grœco  Pin- 
tonis  exemplo  et  latina  Ciceronis  interpretatione.  Ce  commentaire  nous 
amène  sans  transition  à  l'école  cynique,  où  Ton  rencontre  d'abord  An- 
tisthène  avec  des  fragments  empruntés  à  treize  de  ses  traités,  et  aux- 
quels on  a  joint  une  lettre  à  Aristippe  et  des  apophthegmata ,  puis  Diogène. 
La  plupart  des  citations  relatives  à  ce  philosophe  sont,  comme  on  devait 
s'y  attendre,  des  apophthegmata.  Viennent  ensuite  Cratès  (fragments  en 
vers  et  en  prose),  Monimus,  Demonax,  COnomaûs  et  Maxime  de  Tyr, 
le  maître  de  l'empereur  Julien,  dont  on  a  conservé  le  livre  Ilepl  ÀXvrâw 
dvrtOéaeœv, 

Le  volume  se  termine  avec  l'école  cyrénaïque ,  qui  y  est  représentée 
par  Aristippe,  Bion  de  Borysthenis  et  Evhémère,  ce  dernier  dont 
nous  n'avons  que  trois  fragments,  mais  dont  les  doctrines  nous  sont 
assez  bien  connues  par  les  analyses  et  les  allusions  des  anciens  auteurs. 

Ce  volume  est  accompagné  de  planches  destinées  à  éclaircir  le  com- 
mentaire de  Gbalcidius  sur  le  Timée  de  Platon. 

Un  troisième  volume  est  en  préparation,  et  nous  en  avons  entre  les 
mains  les  quinze  premières  feuilles.  Il  doit  contenir  les  fragments  des 
Platoniciens  et  des  ouvrages  de  l'école  d'Aristote.  Mais  il  est  difficile 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  321 

de  comprendre  pourquoi  Téditeur  a  mis  en  tête  de  cette  partie  de  son 
travail  Eusebius,  Âlbinus,  ie  maître  de  Galien  [EhayaryH  eU  roùs  UXércû- 
pos  Siokéyovç),  Sailustius,  lami  de  lempereur  Julien  (Ilep}  Qsâ»  xûà 
xécTfjiou  jSiêX/ot;).  Ce  nest  qu'à  la  cinquante-unième  page  que  com- 
mence une  dissertation  sur  Platon  et  son  école ,  suivie  des  fragments 
de  ses  disciples  immédiats,  Speusippe,  Xénocrate,  Granlor.  Parmi  les 
fragments  de  Speusippe,  on  remarque  cent  quatre-vingt-cinq  Défini- 
tions (Opoi),  des  lettres  à  Philippe,  à  Xénocrate,  à  Dion.  Nous  reve- 
nons ensuite  aux  temps  postérieurs  à  Tère  chrétienne  avec  Numerius, 
Severus  et  Atticus,  fauteur  d*un  essai  de  conciliation  entre  les  doc- 
trines de  Platon  et  celles  d'Aristote.  Puis  viennent  les  péripaté- 
ticiens  Aristoclès  et  Eudème. 

M.  Mullach  se  propose  de  publier  un  quatrième  et  dernier  volume 
dans  lequel  il  réunirait:  i^  le  traité  de  la  destinée  d*Ammonius,  fils 
d*Hermias,  avec  quelques  autres  traités  du  même  genre;  2""  les  frag- 
ments des  stoïciens,  tels  que  Zenon,  Chrysippe,  etc.;  3^  le  traité  de 
Comutus  :  De  la  nature  des  dieux;  k^  les  fragments  de  philosophes  qu  il 
est  quelquefois  difficile  de  rattacher  à  telle  ou  telle  secte ,  teb  que  :  Muso- 
nius.  Télés,  Juncus,  Hierax,  etc., etc.;  5° plusieurs  livres  d'auteurs  ano- 
nymes sur  les  vices  et  les  vertus;  6"*  ce  qui  nous  reste  d'Épicure  et  de 
ses  sectateurs,  surtout  dans  Diogène  Laêrce  et  dans  les  papyrus  d'Her- 
culanum.  Le  tout  serait  suivi  d  une  ou  plusieurs  tables  des  matières.  On  ne 
saurait  trop  souhaiter  que  la  collection  une  fois  commencée  reçoive  tous 
ces  compléments,  dont  elle  a  besoin.  Car  Tabondance  et  la  confusion  des 
matières  en  rendraient  sans  cela  Tusage  très  difficile.  Il  ne  faut  pas  non 
plus  se  dissimuler  que  la  dernière  section  du  dernier  volume  sera,  à 
elle  seule,  une  œuvre  des  plus  difficiles.  Les  fragments  jusquici  pu- 
bliés des  mille  huit  cents  rouleaux  d*Herculanum  sont  encore  épars, 
soit  dans  des  dissertations  ou  des  volumes  distincts,  soit  dans  des  re- 
cueils tels  que  le  Pfci/oiojiw.  Il  faudra  beaucoup  de  temps  et  de  peine  pour 
les  réunir.  De  ces  fragments,  d'ailleurs,  les  uns  oQrenl  des  pages  assez 
complètes  où  le  texte  se  continue  sans  trop  de  lacunes,  les  autres  sont 
dëplorablement  mutilés,  et  pourtant  il  ne  faudrait  pas  les  négliger,  car 
ils  contiennent  souvent  des  notions  historiques  très  intéressantes.  Tel 
est,  en  ce  dernier  genre,  le  fragment  déchiflré  et  restitué  naguère  avec 
un  grand  soin  par  M.  Gomparetti,  d*une  Aïo^ox^  t&v  (piXoaé^ùfv^,  qui 

'  Papiro  Ercolanese  inedito.  Torino,  micoram  philosophoTwn  index  Uercula- 
1876,  in -8**;  opuscule  qui  rappelle  la  nensis,  Greifswald,  1869,  in- 4**  de 
publication   de    M.    Bûcheier,    Acade-        24  pages. 


322 


JOURNAL  DES  SAVANTS.— MAI  1879. 


contient  maints  détails  intéressants  de  biographie  et  de  chronologie  lit-^ 
téraires.  L'histoire  de  la  philosophie  épicurienne  nous  semble  recevoir 
un  grand  jour  de  ces  diverses  publications,  même  quand  les  écrits 
d*Epicure  resteraient  en  très  petit  nombre^  parmi  ceux  quon  a  pu  dé- 
chiÔrer  dans  la  collection  du  bibliophile  épicurien  d'Herculanum.  En 
effet,  pour  les  épicuriens  comme  pour  les  stoïciens,  il  ne  suffit  pas  de 
connaître  leurs  doctrines  par  des  analyses  généralement  fidèles,  il  faut 
pouvoir  encore  les  apprécier  sur  des  textes  originaux;  leur  langage  a 
des  particularités,  des  néologismes  le  plus  souvent  inutiles,  que  multi- 
pliait chez  eux  le  pédantisme  scolaire.  Or  les  moindres  fragments  re- 
trouvés sur  les  papyrus  de  Philodème,  de  Métrodore  et  de  leur  maître 
Épicure,  montrent  au  vif  ces  caractères  de  la  secte;  il  n  j  a  guère  une 
page  des  rouleaux  d'Herculanum  qui  nait  apporté  quelques  mots  nou- 
veaux à  nos  lexiques  les  plus  complets  de  la  langue  grecque.  On  en 
trouve  vingt  ou  trente  dans  les  seules  pages  de  ÏEconomique  de  Philo» 
dème  que  Gôttling^  réimprimait  et  commentait  en  i83o;  il  en  est  de 
même  de  plusieurs  fragments  publiés  par  M.  Gomperz  '. 

Autre  difficulté,  qui  d'ailleurs  ajoute  à  l'intérêt  de  la  publication  con- 
tinuée par  M.  Mullach  :  le  scepticisme  des  épicuriens,  si  dédaigneux  h 
regard  des  sciences  et  des  arts,  s'attaque  à  la  poétique  et  à  la  rhéto- 
rique comme  aux  théories  de  Xénophon,  de  Théophraste  et  d'Aristote, 
sur  Y  Économie,  De  telle  sorte  que,  par  exemple,  on  est  obligé  de 
comprendre  parmi  les  écrits  philosophiques  d'un  Philodème  ses  livres 
sar  ou  plutôt  contre  la  Poétique ,  sur  ou  plutôt  contre  la  Rhétorique.  Des 
premiers  il  reste  fort  peu  de  chose;  mais  des  seconds,  il  reste  de 
nombreux  fragments,  qui  furent  presque  simultanément  et  très  diver- 
sement restitués,  en  France  par  M.  Gros,  en  Allemagne  par  M.  Spengel  \ 


'  M.  Comparetti  vient  tout  récem- 
ment d'augmenter  ce  nombre  en  ratta- 
chant, par  des  conjectures  qui  nous 
semblent  décisives ,  à  la  Morale  de  ce 
philosophe  quelques  pages  sans  nom 
d*auteur ,  dont  le  fac-similé  venait  d*èlre 

Subliè  par  les  éditeurs  napolitains  ; 
'rammenti  inediti  délia  Etica  ai  Epicuro, 
tratti  da  un  papiro  Ercolanese,  extrait 
de  la  Rivista  ai  Filologia  ed  Instruzione 
classica.  Fascicule  de  mars-avril  1879, 
—  Ermanno  Loescher,  Rome,  Turin, 
Florence. 

*  Xpu/JorékoMt  OlxavofitHàt ,  kvayvih- 
fxov  Olxovofiixà,^ikohtfiOM  ^atepi  Kaxt&v 


xai  rœv  àvriXfiiiévœv  àpsrùiv  8.  lena, 

*  Philodemi  Epiciirei  de  Ira  liber, 
Leipzig ,  1 864 1  Teubner,  in-4*.  —  Her- 
kalanische  Studien  :  «  Pbiiodem  ûber  In- 
t  duktionsscblûsse  nacb  der  Oxforder 
«  und  Neapolitaner  Abscbrifl  herausge- 
«  geben,  «Leipzig,  i865.  Teubner , P^z- 
lodem  ûber  Frômmiqkeit ,  ibid.  1 866. 

*  Fragmenta  Philodemi  Uepi  ^otif- 
liârcûv,  éd.  Fred.  Dùbner,  Paris,  i84o. 
—  Phihdemi  rhetorica,  ed.  Gros,  Paris, 
1840.  Nous  avons  publié  une  compa- 
raison de  cette  édition  et  de  celle  de 
Spengel   (i84itdans  les  mémoires  de 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  323 

M.  Muilacb  n  aura  pas  une  tâche  facile  quand  il  s'agira  de  choisir  entre 
ces  deux  restitutions. 

Nous  n  avons  pas  fini,  avec  toutes  les  diflicultés  quil  a  rencontrées 
ou  qu'il  rencontrera  dans  son  entreprise,  et,  si  nous  y  insistons,  c'est, 
d'une  part,  pour  excuser,  autant  qu'il  est  possible,  ce  que  Texécution 
laisse  à  désirer  dans  les  trois  premiers  volumes,  et,  de  l'autre,  pour  lui 
suggérer,  en  vue  du  quatrième,  quelque  moyen  de  corriger  l'imperfec- 
tion de  sa  méthode.  Ainsi  c'est  peut-être  promettre  beaucoup  à  ses 
lecteurs  que  de  leur  annoncer  ta  réunion  des  opuscules  sur  le  destin , 
opuscules  déjà  nombreux  dans  la  collection  qu'en  publiaient  les  deux 
Ghrelli  en  i  Ss^S  et  dont  il  faudrait  encore  augmenter  le  nombre,  si  l'on 
voulait  la  compléter.  Peut-être  vaudrait-il  mieux  renoncer  à  une  réim- 
pression peu  méritoire  d'opuscules  que  les  amateurs  sont  sûrs  de 
trouver  ailleurs  et  sans  peine  ;  cela  laisserait  plus  de  place  et  de  temps 
pour  le  travail  minutieux  et  bien  autrement  utile  d'un  recueil 
complet  et  critique  de  tous  les  fragments  épicuriens  retrouvés  à  Her- 
culanum. 

Nous  souhaiterions  aussi  qu'une  table  particulière  signalât  aux  lec- 
teurs et  leur  permit  de  retrouver  dans  les  diverses  parties  de  la 
collection  aux  trois  quarts  publiée,  les  pages,  même  les  lignes  ou  les 
mots  qui  appartiennent  notoirement  au  texte  et  à  la  langue  propre 
de  chaque  philosophe.  Malheureusement  M.  MuUach  n'a  pas  songé 
assez  tôt  à  faire  ressortir  par  des  signes  quelconques,  ne  fût-ce  que  par 
)a  diversité  des  caractères  typographiques,  les  fragments  authentiques 
d'Ânaxagore,  d'Heraclite  ou  de  Démocrite,  et  les  simples  analyses 
qu'Aristote  et  Diogène  Laërce  nous  ont  conservées  de  leurs  écrits.  Une 
table  delà  grécité  sera  doublement  utile,  si  elle  distingue  nettement  par 
des  signes  spéciaux  comme  seraient  les  initiales  A,  S,  E,  etc. ,  etc. ,  les 
mots  particuliers  à  la  langue  des  Académiciens,  des  Stoïciens  et  des 
Épicuriens.  Toute  cette  seconde  période  de  la  philosophie  grecque 
après  Platon  et  Aristote  ne  marque  pas  seulement  une  évolution  de  la 
pensée  hellénique ,  mais  aussi  une  évolution  de  la  langue.  Socrate  et  ses 
disciples  immédiats  semblent  avoir  toujoiu:s  parlé,  sauf  un  petit 
nombre  d'exceptions,  le  langage  commun  de  leur  pays  et  de  leur 

TAcadémie  de  Munich),  dans  le  Jour-  le  même  sujet  de  Piutarque  (éd.  Didot, 

nal  général  de  V Instruction  publique,  Yo\.  IV,  page   686-6g4)i  de  Grégoire  de 

X,  n"  33  et  60.  Nysse  (tome  I,  p.  834  éd.  Paris,  161 5), 

'  Alexandri  Apkrod.,  Ammonii,  etc.,  de  Jean  Chrvsostome  (tome  II,  page 

de  fato  quœ  supenunt,  Turici,  in-8*.  A  900  ibid,  de  Gaume). 
ce  recueil  manquent  les  opuscules  sur 


324  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  MAI  1879. 

temps;  ils  ont  voulu  être  compris  de  ceux  qui  les  écoutaient  et  de 
ceux  qui  devaient  les  lire.  Âristote  lui-même ,  jusque  dans  les  écrits  où 
il  cherche  Textréme  rigueur  des  formules  philosophiques,  n emploie 
qu*im  petit  nombre  de  mots  étrangers  à  la  langue  socratique ,  à  Tat- 
ticisme  de  Platon.  Il  a  un  très  grand  respect  pour  la  langue  usuelle 
de  son  temps ,  et  maintes  fois ,  il  lui  arrive  de  déclarer  que  telle  vérité  ou 
telle  nuance  de  la  vérité  manque  d'un  mot  propre  à  l*exprimer  [ivGiwfiés 
iali)^.  Les  successeurs  de  ces  grands  hommes  n  eurent  pas  les  mêmes 
scrupules;  ils  abusèrent  souvent  de  la  facilité  que  leur  offrait  pour  le 
néologisme  une  langue  aussi  naturellement  féconde  que  la  langue  grecque , 
et  de  là  le  caractère  souvent  étrange  et  rude  que  présente  la  prose  épi- 
curienne ou  stoïcienne.  U  n  y  parait  guère  dans  nos  traductions  fran- 
çaises, le  plus  souvent  insoucieuses  de  reproduire  de  telles  diversités; 
mais  il  appartient  aux  hellénistes  d'en  montrer  Timportance ,  et  les  phi- 
losophes feraient  bien  peut-être  de  ne  pas  les  négliger,  car  elles 
tiennent  à  Tesprit  même  des  sectes  qui  se  partagent  le  domaine  de  la 
philosophie  après  Aristote. 

Ces  dernières  réflexions  nous  ont  entraîné  un  peu  loin  des  trois  vo- 
lumes de  M.  Mullach,  dont  nous  avons  le  texte  sous  les  yeux.  H  est 
temps  pour  nous  d*y  revenir;  c'est  ce  que  nous  ferons  dans  un  second 
article,  en  choisissant ,  parmi  les  riches  matériaux  rassemblés  par  le 
savant  philologue,  quelques  exemples  dans  lesquels  nous  apprécierons 
futilité  de  ses  recherches  et  le  caractère  de  sa  méthode. 

É.  EGGER. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 

'  U  suffit  de  renvoyer,  pour  ce  forme  le  dernier  volume  de  la  grande 
fait,  à  Texcellent  Index  de  la  grécité  édition  donnée  par  l'Académie  de  Ber- 
arifltotélique    publié   par    Bonitz,    qui        lin. 


TABLE. 

Alexandre  Mavrocordato.  (3*  et  dernier  article  de  M.  E.  Miller.) 261 

Histoire  des  Romains  depuis  les  temps  les  plus  reculés ,  etc. ,  par  Victor  Duruy. 

(y  et  dernier  article  de  M.  H.  Wallon.) 273 

Note  sur  les  monnaies  frappées  pendant  la  révolte  d*Etienne  Marcel.  (2*  et  dernier 

article  de  M.  F.  De  Saulcy.) 288 

IjA  Société  romaine  après  les  grandes  guerres  d* Afrique  et  de  Macédoine.  (2*  ar- 
ticle de  M.  V.  Duruy.) 298 

Œuvres  philosophiques  de  Sophie  Germain.  (Article  de  M.  J.  Bertrand.) 307 

Fragmenta  philosophorum  grccorum,  etc.  (  l**  article  de  M.  É.  Egger.) 314 

FIN   DB   LA  TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


JUIN  1879. 


Essai  sur  le  règne  de  Tràjan,  par  C.  de  La  Berge. 

DEUXIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

M.  de  La  Berge  a  consacré  la  dernière  partie  de  son  ouvrage  à  nous 
présenter  un  tableau  de  la  société  romaine  et  à  nous  faire  connaître  Tétat 
des  lettres ,  des  sciences  et  des  arts  pendant  le  règne  de  Trajan.  Cette 
étude  a  été  déjà  faite  plus  dune  fois  ;  elle  ne  contenait  pas  autant  de 
problèmes  obscurs  que  celle  de  la  vie  militaire  et  de  ladministration 
politique  du  grand  empereur.  Cependant  M.  de  La  Berge  n'a  pas 
repassé  sans  profit  sur  la  trace  de  ses  prédécesseurs;  et,  quoiqu'il  eût 
affaire  à  des  sujets  plus  connus,  et  qu'il  fût  forcé  quelquefois  de  se  con- 
tenter de  les  eflflleurer,  il  a  trouvé  souvent  loccasion,  dans  ses  juge- 
ments rapides ,  d'exposer  des  vues  ingénieuses  et  des  opinions  nouvelles. 

Son  premier  soin,  quand  il  nous  parle  de  la  société  romaine  au 
commencement  du  if  siècle,  est  de  nous  tenir  en  garde  contre  la 
façon  sévère  dont  la  jugent  quelques  écrivains  contemporains.  Il  y  a, 
dans  tous  les  temps,  des  esprits  excessifs  qui  sont  disposés  à  se  plaindre 
de  tout  et  à  ne  voir  leur  époque  que  par  ses  mauvais  côtés.  Il  ne  faut 
pas  trop  croire  sur  parole  les  moralistes  de  profession  ou  les  satiriques 
de  parti  pris ,  surtout  quand  ils  ont  été  élevés  u  dans  les  cris  de  Técole,  » 
et  qu'ils  ont  pris  dès  leur  jeunesse  l'habitude  de  déclamer.  Tout  au 
plus  peut-on  conclure  de  leurs  plaintes  que  la  société  dans  laquelle  ils 

Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mars,  p.  168. 

43 


326  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

vivent  est  en  train  de  se  décomposer  et  qu*ils  assistent  à  des  change- 
ments qui  les  déconcertent.  Mais  il  y  a  des  décompositions  qui  sont 
fécondes,  et  Ton  change  quelquefois  pour  être  mieux.  M.  de  La  Berge 
pense  qu'il  s*opérait  alors  une  de  ces  révolutions  utiles,  qui  sont  le 
commenceqaent  d*un  ordre  nouveau  et  meilleur.  Sans  doute  la  religion 
officielle  avait  beaucoup  perdu  de  son  empire,  mais  ce  n était  pas, 
comme  on  le  croit,  par  suite  d'une  sorte  d'indifiFérence  et  de  scepticisme 
général  :  c'était,  au  contraire,  parce  que  le  sentiment  religieux  était 
devenu  plus  vif  et  qu'il  se  contentait  moins  aisément,  n  Peu  de  périodes 
«de  l'histoire,  dit  M.  de  La  Berge,  offrent,  au  même  degré  que  le 
un'  siècle,  les  ardeurs  et  les  inquiétudes  de  la  piété;  jamais  peut- 
«être  l'homme  n'a  ressenti  des  élans  plus  vifs  vers  la  conquête  d'un 
«  nouvel  idéal  et  ne  s'est  cru  plus  près  du  succès.  Le  polythéisme  ancien , 
«et  surtout  la  religion  étroite  et  formaliste  de  Rome,  ne  pouvait  suf- 
afire  aux  besoins  nouveaux  de  la  conscience  et  du  cœur.  Les  Éleusinies, 
((  demeurant  exclusivement  athéniennes ,  restèrent  fermées  à  un  grand 
«nombre  d'âmes  avides  de  consolations  et  d'espérances;  celles-ci  se  reje- 
«  tèrent  vers  les  cultes  mystérieux  de  l'Asie  et  de  l'Egypte ,  et  apaisèrent 
uleur  soif  aux  eaux  de  l'Oronte  et  du  Nil.  .  .  il  est  certain  que  les  reli- 
«gions  monothéistes  de  Sérapis  et  de  Mithra  sont  fort  supérieures  à 
«l'ancien  polythéisme.  Au  point  de  vue  moral,  la  première  nous  donne, 
«dans  le  cent  vingt-cinquième  chapitre  du  Rituel  funéraire ,  les  pré- 
«  ceptes  les  plus  élevés  et  les  plus  purs  qu'ait  jamais  enseignés  aucune 
«école  philosophique,  et  la  deuxième,  au  témoignage  même  des  Pères, 
«offrait,  dans  ses  dogmes  et  dans  ses  cérémonies,  plusieurs  points  com- 
«muns  avec  le  christianisme.  Que  cette  coïncidence  soit  fortuite  ou 
«vienne  d'un  emprunt  fait  par  les  sectateurs  de  Mithra,  peu  importe 
«ici;  ce  qu'il  faut  reconnaître  et  ce  qui  n'est  guère  contestable,  c'est 
«qu'une  doctrine  qui  enseignait  la  rémission  des  péchés,  la  purification 
«  de  l'âme  par  les  épreuves  et  le  repentir,  l'intervention  d'un  médiateur 
«  entre  l'homme  et  la  Divinité ,  dut  avoir  une  heureuse  influence  sur 
«ceux  qui  ne  pouvaient  connaître  les  livres  juifs  ou  la  prédication  chré- 
«tienne.  Nous  voyons  donc  un  progrès  dans  la  diffusion  de  ces  cultes 
«  qui  coïncide  avec  la  déchéance  des  religions  de  la  Grèce  et  de  Rome.  » 
Le  même  progrès  se  manifeste  partout  :  M.  de  La  Berge  n'a  pas  de 
peine  à  montrer  qu'à  la  même  époque  la  famille  romaine  se  modifie , 
que  les  relations  rigoureuses  que  la  loi  établissait  jadis  entre  ceux  qui 
en  faisaient  partie  commencent  à  se  détendre;  que  les  enfants  y  sont 
traités  avec  plus  de  douceur;  que  la  condition  des  femmes  s'élève  dans 
les  lois  comme  dans  les  mœurs:  qu'enfin  le  sort  des  esclaves  est  moins 


ESSAI  SUR  LE  REGNE  DE  TRAJAN.  327 

dur  qu'autrefois.  Leur  nombre  même,  à  ce  quil  semble,  diminue, 
et  M.  Wallon  a  prouvé  que,  dès  celte  époque,  les  travailleurs  libres 
gagnent  sur  les  autres  dans  toutes  les  branches  de  lactivité  produc- 
trice, à  la  ville  comme  à  la  campagne,  au  service  de  l'Etat  comme 
dans  les  maisons  particulières.  On  peut  dire  qu  à  ce  moment  la  vie  était 
devenue  partout  plus  facile,  a  L'admirable  réseau  de  grandes  routes  qui 
a  reliait  toutes  les  parties  du  monde  romain  était  le  théâtre  d*unc  circu- 
n  lation  incessante  d'hommes  et  de  marchandises.  Les  fleuves  et  les  voies 
tt  navigables  artificielles  facilitaient  les  échanges,  et  les  voyages  sur  mer, 
ttsans  danger  depuis  que  l'établissement  de  flottes  permanentes  empê- 
«chaitie  développement  de  la  piraterie,  rapprochaient  et  mêlaient  les 
«  peuples  de  tout  l'univers.  Le  bien-être,  croissant  dans  toutes  les  classes, 
«  avait  multiplié  les  goûts  de  luxe  et  les  loisirs ,  et  les  professions  que 
tt  nous  nommons  libérales  avaient  pris  un  essor  considérable.  »  M.  de 
La  Berge  est  arrivé,  comme  on  le  voit,  aux  mêmes  conclusions  que 
M.  Friedlànder,  dans  son  livre  sur  Y  Histoire  des  mœurs  romaines,  et  ils 
reconnaissent  tous  les  deux  que  ces  premières  années  du  règne  des 
Antonins  furent  une  époque  heureuse  pour  l'humanité. 

M.  de  La  Berge,  dans  l'étude  qu'il  faisait  de  la  société  romaine  au 
second  siècle  et  des  éléments  divers  qui  la  composent,  devait  être  amené 
à  s'occuper  du  christianisme.  La  religion  nouvelle  commençait  alors  & 
tenir  une  certaine  place  dans  le  monde  et  à  faire  parler  d'elle.  C'est 
l'époque  od,  pour  la  première  fois,  les  historiens  de  Rome  la  men- 
tionnent dans  leurs  ouvrages.  Par  malheur,  ce  qu'ils  en  disent  est  encore 
bien  vague;  ils  la  méprisent  trop  pour  l'étudier  avec  soin;  et,  comme, 
de  leur  côté,  les  chrétiens  de  ce  temps  ne  songeaient  guère  à  écrire, 
il  s'ensuit  que  nous  n'avons  que  des  renseignements  fort  incomplets  sur 
la  situation  de  fEglise  pendant  le  règne  de  Trajan.  M.  de  La  Berge  a 
rassemblé  soigneusement  tous  les  documents  qui  nous  restent  à  ce  sujet 
dans  les  écrivains  ecclésiastiques  ou  profanes,  et  d'ordinaire  il  les  in- 
terprète avec  justesse  et  sagacité.  La  question  estpourtante  si  délicate, 
que,  sur  quelques  points,  on  peut  différer  d'avis  avec  lui,  ou  regretter 
qu'il  ne  nous  ait  pas  donné  des  explications  plus  complètes. 

Dans  les  histoires  ecclésiastiques  composées  après  la  paix  de  l'Église, 
Trajan  est  accusé  d'avoir  été  l'auteur  de  la  troisième  persécution  contre 
les  chrétiens.  Sulpice-Sévère  le  dit  en  termes  exprès  :  tertia  persecatio 
fer  TrajanumfaiL  C'est  une  accusation  qu'on  a  grand'peine  à  admettre, 
quand  on  connaît  la  douceur  ^ t  l'humanité  de  celui  auquel  on  avait 
décerné  le  surnom  iïoptimas  princeps.  Aussi  est-elle  loin  d'être  établie. 
M.  de  La  Berge  fait  très  justement  remarquer  que  les  Pères  qui  vivaient 

4a. 


328  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

le  plus  près  du  if  siècle,  et  qui,  par  conséquent,  devaient  être  les 
mieux  informés,  ne  mettent  jamais  Trajan  parmi  les  persécuteurs  de 
leur  foi.  Il  n  est  cité  comme  tel  ni  par  Tertullien ,  ni  par  Méliton  :  ce 
dernier  fait  même  un  titre  d'honneur  à  la  doctrine  nouvelle  de  n  avoir 
eu  pour  ennemis  que  les  méchants  princes,  les  ennemis  mêmes  de 
rhumanité,  Néron  et  Domitien.  Lactance,  qui  a  écrit  sous.  Constantin, 
semble  dire  que  TÉgiise  fut  heureuse  et  tranquille  depuis  la  mort  de 
Domitien  jusqu'à  Dèce.  M.  de  La  Berge  en  conclut  avec  vraisemblance 
que  c'est  seulement  après  Constantin,  au  iv*  siècle,  qu'on  a  imaginé  de 
distinguer  dix  persécutions  de  l'Église,  parmi  lesquelles  celle  de  Tra- 
jan. Il  faut  dire  pourtant  qu'un  document  découvert  il  y  a  quelques  an- 
nées contredit  cette  assertion.  Dans  son  Carmen  apohgeticam (yers  80 1, 
édit.  Ludwig),  l'évêque  de  Gaza,  Commodien,  qui  vivait  avant  la  paix 
de  l'Église,  parlant  de  la  persécution  de  Dèce,  dont  il  avait  été  témoin, 
l'appelle  la  septième  : 

Sed  erit  initium  septima  persecutio  nostra, 

ce  qui  prouve  que,  depuis  Néron,  on  en  connaissait  six  autres.  Faut-il 
croire  que  cette  manière  de  compter  un  certain  nombre  de  persécu- 
tions et  d'attacher  à  chacune  d'elles  le  nom  d'un  empereur,  sous  lequel 
en  effet  des  chrétiens  avaient  été  punis ,  s'était  répandue  de  bonne  heure 
dans  le  peuple,  pour  qui,  comme  on  le  sait,  Commodien  écrivait  sur- 
tout, et  que,  plus  tard,  les  historiens  sérieux  ont  accepté  ces  dénomina- 
tions populaires?  Je  serais,  pour  ma  part,  assez  tenté  de  le  croire. 

Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  sang  des  chrétiens  a  coulé  sous  Trajan. 
M.  de  La  Berge,  après  avoir  écarté  tous  les  récits  de  martyres  douteux 
dont  Tillemont  a  déjà  combattu  l'authenticité,  n'admet  comme  réels  et 
prouvés  que  les  supplices  d'Ignace,  évêque  d'Antioche,  de  Siméon, 
évêque  de  Jérusalem ,  et  des  chrétiens  de  Bithynie  contre  lesquels  Pline 
informa.  Mais  il  se  garde  bien  d'affirmer,  comme  on  l'a  fait,  qu'il  n'y  en 
a  pas  eu  d'autres.  Ce  qui  s'est  passé  en  Bithynie  a  dû  se  reproduire  ailleurs  ; 
d'autres  gouverneurs  de  province  se  sont  trouvés  sans  doute  dans  la 
même  situation  que  Pline,  et,  comme  ils  étaient  moins  humains  que 
lui,  il  est  probable  qu'ils  ont  frappé  avec  plus  de  vigueur,  et  qu'ils  ont 
fait  plus  de  victimes.  Si  nous  n'en  savons  rien ,  c'est  qu'il  ne  nous  reste 
presque  aucun  souvenir  du  règne  de  Trajan.  Il  serait  vraiment  étrange 
que  le  hasard  auquel  nous  devons  la  correspondance  de  Pline  et  de 
l'empereur  nous  eût  justement  conservé  le  seul  document  de  cette 
époque  où  il  fût  question  de  poursuites  contre  les  chrétiens. 


ESSAI  SUR  LE  RÈGNE  DE  TRAJAN.  329 

M.  de  La  Berge,  comme  on  pense,  n  a  pas  manqué  de  s'occuper  des 
deux  fameuses  lettres  que  le  prince  et  le  gouverneur  de  Bithynie  échan- 
gèrent entre  eux  à  propos  des  chrétiens,  et  sur  lesquelles  on  a  tant 
discuté.  Il  n  hésite  pas  à  admettre  Tauthenticité  de  celle  de  Pline,  qui 
a  été  très  contestée.  Mais,  comme  s  il  fallait  quon  fût  condamné  à  ne 
jamais  s  entendre  sur  cette  question  difficile,  il  élève  des  doutes  sur  la 
réponse  de  Trajan ,  qu*on  s  accordait  à  croire  authentique.  Il  lui  semble 
•  que  le  court  billet  que  nous  possédons  aujourd'hui  n*est  que  Fextrait 
u  d*une  lettre  plus  longue  ou  de  plusieurs  lettres  émanées  de  la  chan- 
(icellerie  impériale.»  Parmi  les  raisons  qui  la  lui  rendent  suspecte, 
quelques-unes  sont  assez  légères.  Par  exemple,  il  est  surpris  que  lem- 
pereur  n'appelle  ici  Pline  que  mi  Secunde,  au  lieu  de  lui  dire,  comme 
partout  ailleurs  :  mi  Secande  carissime;  et  il  lui  semble  que  cette  omis- 
sion du  mot  carissime  s'expliquerait  facilement  en  supposant  un  rema- 
niement ou  une  réduction  du  texte  original.  Il  nest  pas  besoin,  je 
pense,  de  faire  cette  hypothèse;  et,  si  Ton  veut  croire  à  toute  force  que 
l'empereur  tenait  à  se  servir  partout  de  ce  terme  d'amitié,  et  qu'il  n'a 
pas  voulu  s'en  passer  une  seule  fois,  on  peut  admettre  que  le  copiste  Ta 
oublié.  Mais  voici  une  objection  beaucoup  plus  sérieuse  :  «  La  réponse 
«de  Trajan,  dit  M.  de  La  Berge,  est  insuffisante,  et,  dans  les  cinq  ou 
«six  lignes  qui  la  composent,  on  se  heurte  à  une  contradiction  mani- 
«feste.  Elle  est  insuffisante,  car  Trajan  ne  répond  pas  ù  toutes  les  ques- 
«  tions  posées  par  Pline.  Il  ne  dit  pas  si  l'enfant  sera  puni  comme  l'homme 
«fait,  ni  de  quelle  peine  l'un  et  l'autre  seront  frappés.  Il  n'expUque  pas, 
«et  c'est  là  le  point  important  qui  embarrassait  Pline,  si  c'est  le  nom 
«seul  de  chrétien  qui  est  un  crime.  Dans  toute  la  correspondance  de 
«l'empereur  et  de  son  agent,  il  n'y  a  pas  d'exemple,  même  sur  les 
«sujets  les  moins  graves,  d'une  réponse  aussi  sommaire,  aussi  incom- 
«plète  et  aussi  vague.  Quant  à  la  contradiction,  comment  concilier  ces 
«  mots  :  neque  enim  in  aniversam  aliquid,  qaod  (jaasi  certamformxim  habeat, 
iiconstitai  poiest,  avec  ce  qui  suit  immédiatement  :  conqairendi  non  sunt; 
usi  deferaniar  et  argaaniar  paniendi  sunL  Mais,  en  vérité,  peut-on  imagi- 
«  ner  ou  formuler  un  principe  plus  général  que  celui-ci  :  l'aveu  du 
«christianisme  entraîne  la  condamnation?  Quoi  de  plus  simple  que  la 
«procédure  qui  ne  consiste  qu'à  poser  la  question  :  êtes-vous  chrétien? 
«Quel  délit  mieux  caractérisé  que  celui  qui  ne  repose  que  sur  un  aveu 
«au  devant  duquel  couraient  la  plupart  des  accusés?»  Quelle  que  soit 
la  rigueur  apparente  du  raisonnement,  j'avoue  que  la  contradiction  me 
parait  moins  manifeste  qu'à  M.  de  La  Berge.  Quand  l'empereur  dit 
«qu'on  ne  peut  rien  établir  d'absolu ,  »  je  crois  qu'il  veut  surtout  parler 


350  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

de  la  qualification  du  crime.  Il  s  agissait  de  répondre  à  cette  gestion , 
la  première  que  Pline  lui  eut  posée  :  qaid  puniri  soleat,  aat  (juœri.  Pour 
la  résoudre,  il  am*ait  fallu  indiquer  d  abord  la  loi  que  violaient  les  chré- 
tiens, ce  qui  aurait  fait  connaître  immédiatement  la  procédure  qu'il 
fallait  suivre  contre  eux  et  la  peine  qu*on  devait  leur  appliquer.  Voilà 
ce  qui  aurait  pu  vraiment  s'appeler  :  constitaere  in  aniversum  aliqaid  qaod 
certam  formant  habeat  C'est  ce  que  Trajan  n'a  pas  fait,  ce  qui,  dit-il,  ne 
peut  pas  se  faire.  En  réalité,  il  n'a  pas  formulé  un  principe,  ainsi  que 
le  prétend  M.  de  La  Berge  ;  il  s'est  arrêté  à  un  expédient  ;  il  déclare 
((  qu'il  ne  faut  pas  rechercher  les  chrétiens ,  mais  que ,  si  on  les  défère  à 
«  la  juslice,  et  si  f  on  prouve  qu'ils  le  sont,  il  faut  les  punir.  »  Cet  expé- 
dient est  devenu  dès  lors  la  loi  de  l'empire. 

Rien  ne  prouve  mieux  que  cette  décision  de  Trajan  combien  les 
premières  batailles  que  le  pouvoir  impérial  livra  au  christianisme  furent 
hésitantes  et  incertaines.  M.  Le  Blant,  dans  son  savant  mémoire  Sar 
les  bases  jaridiques  des  poursuites  dirigées  contre  les  martyrs  [Comptes 
rendus  de  l'Académie  des  inscriptions,  1866,  p.  3 58-3 78),  prouve  sura- 
bondamment que  les  chrétiens  tombaient  sous  le  coup  de  lob  nom- 
breuses. L'autorité ,  quand  elle  voulait  les  poursuivre ,  n'avait  que  l'em- 
barras de  choisir.  Outre  le  crime  d'introduire  un  culte  nouveau,  on 
pouvait  les  accuser  de  lèse-majesté,  de  sacrilège,  de  magie,  de  recel 
de  livres  défendus,  et  surtout  d'association  illicite.  Ce  dernier  délit  était 
grave  sous  Trajan ,  qui  n'était  pas  partisan  du  droit  de  réunion,  et  voyait 
dans  les  sociétés  secrètes  la  source  du  mal  dont  souffraient  les  villes 
importantes  de  TAsie.  On  voit  précisément  dans  la  lettre  de  Pline  que 
les  chrétiens  en  avaient  le  sentiment,  puisque  plusieurs  s'étaient  em- 
pressés de  ne  plus  paraître  à  leurs  assemblées  quand  le  proconsul  eut 
publié  un  édit  plus  sévère  contre  les  hétairies.  Je  ne  crois  pas  pourtant 
qu'il  soit  probable  que  les  chrétiens  aient  été  formellement  poursuivis 
pour  avoir  violé  la  loi  qui  défendait  de  former  des  associations  sans  y 
être  autorisé  par  un  décret  du  sénat.  C'était  une  loi  bien  connue,  sou- 
vent appliquée;  si  on  l'avait  nettement  invoquée  contre  les  chrétiens, 
toul  le  monde  aurait  su  de  quelle  façon  il  fallait  procéder  quand  on  les 
traduisait  devant  les  tribunaux.  Or  nous  voyons  que  Pline,  qui  avait 
été  préteur,  qui  avait  promulgué  un  édit  contre  les  hétairies,  l'ignore, 
et  qu'il  déclare  qu'il  ne  sait  comment  agir,  «  parce  qu'il  n'a  jamais  assisté 
uaux  procès  qu'on  fait  aux  chrétiens ^))  De  son  côté,  Trajan,  nous 

*  Ce  qui  ne  veut  pas  dire ,  comme        exécutions  avaient  fait  si  peu  de  bruit  que 
l'explique  à  tort  M.  de  La  Berge,  que  ces        Pline  n*en  avait  pas  eu  connaissance. 


ESSAI  SUR  LE  RÉGNE  DE  TRAJAN.  331 

venons  de  le  voir,  prétend  quon  ne  saurait  prendre  à  leur  sujet  une 
décision  générale ,  qui  serve  de  règle  absolue.  Il  me  semble  que  Thypo- 
thèse  la  plus  vraisemblable,  pour  rendre  compte  de  ces  incertitudes 
étranges,  cest  quon  poursuivait  surtout  les  chrétiens  comme  coupables 
d 'introduire  dans  Tempire  un  culte  qui  navait  pas  été  approuvé  par  le 
sénats  Ce  vieux  délit,  qui  avait  motivé,  sous  la  république,  la  répres- 
sion sanglante  des  Bacchanales  et  beaucoup  d*autres  poursuites  rigou- 
reuses, n'avait  pas  cessé  tout  à  fait  d'être  puni  sous  l'empire.  Tibère 
n'hésita  pas  à  déporter  en  Sardaigne  quatre  mille  affiranchis  «  infectés 
«  de  superstitions  égyptiennes  ou  judaïques  »  (Tacite ,  Ann. ,  II ,  lxxxv)  ,  et 
nous  voyons  les  tribunaux  romains  poursuivre  de  temps  en  temps  des 
gens  convaincus  de  pratiquer  des  superstitions  étrangères.  Mais  c  était 
l'exception.  En  réalité,  la  loi  contre  les  dieux  nouveaux  n'était  presque 
plus  observée;  la  vaste  étendue  de  l'empire,  qui  contenait  des  peuples 
pratiquant  les  cultes  les  plus  différents,  en  avait  rendu  l'application  très 
difficile.  A  Rome  même,  en  règle  générale,  toutes  les  religions  étaient 
admises  et  tolérées.  Il  y  avait  donc  quelque  dureté  et  quelque  injustice 
à  punir  sévèrement  chez  les  uns  ce  qu'on  permettait  chez  les  autres. 
Dès  lors  on  comprend  l'hésitation  de  Trajan.  Sans  doute  la  loi  contre 
les  cultes  étrangers  existait  toujours  ;  elle  n'avait  pas  été  officiellement 
abrogée;  il  était  difficile  qu'elle  ne  fût  pas  exécutée,  siurtout  quand  on 
l'invoquait  contre  les  chrétiens,  dont  le  dieu  semblait  être  encore  plus 
étranger  que  les  autres  et  l'ennemi  de  tous;  mais,  pour  être  juste,  on 
ne  devait  fappliquer  que  lorsqu'il  était  impossible  de  faire  autrement. 
Il  me  semble  qu'on  s'explique  de  cette  façon  ce  qui,  au  premier  abord, 
peut  sembler  singulier  dans  la  sentence  de  Trajan.  Tertullien  en  fait 
ressortir  avec  force  l'apparente  contradiction.  «Il  défend,  dit-il,  de 
<(  rechercher  les  chrétiens ,  comme  s'ils  étaient  innocents ,  et  ordonne  de 
«  les  punir,  comme  s'ils  étaient  coupables  :  quel  arrêt  étrange  I  Si  vous 
«les  punissez,  pourquoi  ne  pas  les  poursuivre?  Si  vous  ne  les  poursui- 


mais  simplement  quHl  n  avait  pas  eu 
Toccasion  ou  la  curiosité  d*y  assister. 

'  Ce  grief  était  le  plus  important, 
celui  au  nom  duquel  on  introduisait 
finstance;  ce  qui  n'empêche  pas  que 
les  autres  ne  fussent  aussi  allégués ,  car 
ils  sont  tous  réfutés  dans  les  ouvrages 
des  apologistes.  Tertullien  divise  sa  dé- 
fense en  deux  parties.  Dans  la  première, 
il  discute  le  reproche  qu'on  fait  aux  chré- 
tiens d'attaquer  la  majesté  divine  (lœsœ 


majestatis  divinœ),  c'est-à-dire  d'intro- 
duire un  dieu  nouveau  et  d* outrager  les 
anciens.  Dans  la  seconde,  il  est  ques- 
tion des  crimes  qu'on  les  accuse  de 
commettre  contre  la  majesté  impériale 
(ventum  est  ad  secandam  titalam  lœsœ  au- 
gustioris  majeslatis,  ApoL  a8),  et  cette 
seconde  accusation  lui  parait  plus  grave 
que  l'autre,  t  car  les  païens  respectent 
•  beaucoup  plus  fempereor  que  le  roi 
«  des  dieux.  • 


332 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JDIN  1879. 


((  vez  pas,  pourquoi  les  punir?»  Le  dilemme  parait  d*abord  irréfutable, 
mais  Tertullien  ne  voit  pas  que  Trajan  na  encouru  ses  reproches  que 
parce  qu*il  voulait  concilier  de  quelque  manière  son  humanité  avec  son 
respect  pour  la  loi.  M.  de  La  Berge  a  raison  de  dire  qu'en  somme  sa 
réponse  à  Pline  offre  un  caractère  de  mansuétude  impossible  à  mécon- 
naître. En  interdisant  les  poursuites  d  office ,  il  créait  une  sorte  de  pré- 
jugé favorable  pour  les  chrétiens,  et  indiquait  qu'il  ne  les  considérait  pas 
comme  des  ennemis  publics  dont  il  faut  se  défaire  à  tout  prix,  a  Cette 
u  opinion ,  émanée  de  si  haut,  devait  nécessairement  mettre  un  frein  aux 
<(  accusations  privées  et  inspirer  une  certaine  circonspection  au  gouver- 
u  neur  devant  qui  elles  seraient  portées.  L'obligation  imposée  à  l'accusa- 
u  teur  de  signer  sa  dénonciation  et  de  se  porter  partie ,  en  courant  le  risque 
a  des  peines  édictées  contre  les  calomniateurs,  devait  aussi  prévenir  beau- 
ce  coup  de  procès  et  mettre  obstacle  aux  vengeances  poursuivies  sous  le 
u  manteau  de  la  loi  par  des  inimitiés  particulières.  Ainsi  le  rescrit  que 
«  nous  avons  sous  les  yeux  est  plutôt  favorable  que  répressif.  »  D'où  il 
suit  que,  quoique  des  chrétiens  aient  été  frappés  sous  le  règne  de  Tra- 
jan, il  n'est  pas  possible  de  faire  de  lui  un  persécuteur  comme  Néron 
ou  Domitien  ^ 

La  partie  du  livre  de  M.  de  La  Berge,  où  il  s'occupe  de  la  littérature 
romaine  du  temps  de  Trajan,  ne  me  parait  pas  traitée  avec  autant  de 
plaisir  et  de  soin  que  le  reste.  A  la  vérité  l'auteur  annonce,  en  la  com- 
mençant, «qu'il  n'entre  pas  dans  le  plan  de  son  Essai  de  nous  donner 
«une  appréciation  complète  des  manifestations  de  l'esprit  humain  à 


'  A  propos  des  crimes  dont  on  accu- 
sait les  chrétiens,  M.  de  La  Berge  se 
trouve  amené  à  citer  de  nouveau  la 
célèbre  phrase  de  Tacite  :  haud  perinde 
in  crimine  incendii  quant  odio  generis 
hwnani  convicii.  Il  pense ,  avec  M.  Lit- 
tré ,  qu*on  doit  la  traduire  ainsi  :  «  non 
«  pas  tant  convaincus  du  crime  dincen- 
«  die  que  condamnés  par  la  haine  du 
«  genre  humain.  •  Je  crois ,  au  contraire , 
qu'il  faut  entendre ,  avec  Bumouf ,  Orelli 
et  Nipperdey ,  que  les  chrétiens  étaient 
moins  convaincus  d*avoir  mis  le  feu  à 
Rome  que  de  haïr  le  genre  humain.  La 
construction  semble  indiquer  que  les 
deux  ablatifs  se  correspondent,  et  qu  il 
est  question,  dans  les  deux  cas,  de  deux 
accusations  dirigées  contre  les  chrétiens. 


A  la  vérité,  la  préposition  m  est  omise 
dans  le  second  membre  4e  phrase,  mais 
il  arrive  plus  d*une  fois  à  Tacite  de  sup- 
primer ainsi  les  prépositions  [effagere 
ad  Armenios,  deinde  Albanos. . .  Ann., 
II,  LiviiT.  Per  Picenos  et  mox  Flami" 
niam.,.  Id,  III,  ix.  De  Jlamine  Diali 
legendo,  simul  rogandanova  legedissemit, 
/î.  ^  IV,  xvi).  D'ailleurs ,  dans  le  sens  de 
M.  de  La  Berge ,  le  mot  convicti  ne  con- 
vient guère  au  dernier  membre  de  la 
phrase  :  il  est  didicile  de  dire  que  les 
chrétiens  ont  été  convaincus  d*incendie 
par  la  haine  qu'on  leur  portait.  Le  pré- 
jugé populaire ,  Tanimad version  pu- 
blique ont  pu  les  faire  soupçonner  a  un 
crime,  mais  non  les  en  convaincre. 


ESSAI  SUR  LE  REGNE  DE  TRAJAN.  333 

tt cette  époque,  et  qui!  veut  se  borner  à  de  rapides  indications  propres 
«  à  faire  sentir  comment  le  caractère  des  sciences  et  des  lettres  se  rattache 
«  à  rétat  des  institutions  et  des  mœurs.  »  Mais  on  trouvera  sans  doute 
que  ces  indications  sont  quelquefois  beaucoup  trop  rapides,  et  que 
M.  de  la  Berge  n  accorde  pas  toujours  aux  écrivains  dont  il  parle  fim- 
portance  qu'ils  méritent.  Parmi  les  poètes,  Martial,  qui  certainement 
n'était  pas  le  plus  grand,  parait  celui  qui  l'a  le  plus  vivement  intéressé. 
Il  le  regarde  «comme  l'interprète  le  plus  fidèle  et  le  peintre  le  plus  exact 
«  de  la  société  polie  sous  Domitien  et  sous  Trajan.  »  Il  rappelle  que  ses 
petites  pièces,  si  vives  et  si  vraies,  obtinrent  de  son  temps  un  succès 
éclatant  et  universel.  «Elles  remplacèrent  l'ancien  théâtre  comique, 
«les  togalœ,  les  trabeatœ,  les  tabernariœ,  peintures  de  toutes  les  classes 
«du  peu[^e  romain,  qu'on  applaudissait  cent  ans  plus  tôt.  Avant  de 
«quitter  Rome,  le  proconsul,  que  ses  devoirs  appelaient  pour  trois  ans 
«au  fond  d'une  province,  l'officier  qui  allait  s'enfermer  dans  un  camp 
«sur  les  bords  du  Danube  ou  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse,  ne  man- 
«quaient  pas  d'emporter  le  petit  volume,  et,  au  loin,  quand  ils  le  rou- 
«vraient,  la  ville,  à  regret  quittée,  apparaissait  à  leur  imagination  et 
«se dessinait  à  leur  souvenir,  animée  et  vivante,  avec  ses  aspects  pitto<- 
«resques,  ses  palais,  ses  temples,  ses  rues,  sa  population  cosmopolite 
«  et  affairée,  et  tout  le  pêle-mêle  de  ses  habitudes  journalières  et  de  ses 
«bruyants  plaisirs.  A  Rome,  aussi  bien  que  dans  les  grandes  cités  qui 
«  se  modelaient  sur  la  capitale ,  Martial  était  dans  toutes  les  mains.  »  On 
peut  dire  que  ce  succès  s'est  soutenu.  Comme  il  a  peint  la  réalité  ainsi 
qu'il  la  voyait,  et  avec  une  exactitude  remarquable,  ses  petits  tableaux 
ai  nettement  dessinés  sont  restés  vivants;  ils  intéressent  toujours,  non 
seulement  par  les  souvenirs  d'un  temps  passé  qu'ils  rappellent,  mais 
par  les  applications  qu'on  en  peut  faire  à  tous  les  temps.  «11  n'y  a 
«point  de  poète  latin,  disait  Ménage,  où  il  y  ait  plus  de  choses  qui 
«puissent  tomber  dans  la  conversation,  que  dans  Martial.  On  y  trouve 
«tout.  Là-dessus,  une  personne  me  demanda  un  jour  si  j'y  trouverais 
«le  manteau  de  M.  Varillas,  de  quikon  venait  de  parler.  Je  répondis 
«  sur-le-champ ,  et  sans  hésiter  : 

«Dimidias  que  nates  gallica  palia  tegit  (I,  xaii).  • 

M.  de  La  Berge,  qui  a  si  bien  compris  Martial,  est  moins  juste  pour 
Juvénal ,  son  ami.  Je  ne  crois  pas  qu'il  l'ait  mis  tout  à  fait  à  son  rang. 
Il  aurait  dû  faire  remarquer  surtout  le  caractère  national  de  sa  poésie. 
C'est  vraiment  un  Romain  par  ses  défauts  et  ses  qualités,  par  le  fond  de 

43 


334  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

ses  idées  et  la  forme  de  ses  vers.  L*ampieur  de  sa  phrase,  le  tour  ora- 
toire de  son  style,  sa  gravité  souvent  affectée,  ses gronderies  éternelles, 
les  sentences  qu  il  prodigue  et  ses  brusques  saillies  de  paysan  maussade 
conviennent  à  Thomme  qui  était  si  fier  «  d'avoir  respiré  Tair  de  l'Aven- 
atin  et  de  s  être  nourri  de  Tolive  sabine  depuis  son  enfance.))  Cest  oe 
qui  fait  peut-être  Toriginalité  du  poète ,  et  je  crois  que  M.  de  La  Berge 
a  eu  tort  de  n  en  rien  dire.  Il  me  serait  plus  facile  encore  de  montrer 
que  les  écrivains  en  prose  n  ont  pas  été  traités  non  plus  avec  les  déve* 
loppements  qu  ils  méritent.  Le  caractère  véritable  de  Tacite  est  à  peine 
indiqué  dans  une  note,  et  nulle  part  il  nest  parlé,  comme  il  convient, 
des  lettres  de  Pline,  où  revit  toute  Tépoque  de  Trajan. 

Au  fond,  et  malgré  quelques  réserves,  M.  de  La  Berge  na  pas  d'es- 
time  pour  la  littérature  romaine  du  commencement  du  ii*  siècle.  Il  n'en 
a  pas  aperçu  tous  les  mérites,  il  en  exagère  les  défauts.  Jai  peine  à 
comprendre  comment  il  la  trouve  si  inférieiure  à  la  littérature  grecque 
contemporaine.  En  supposant  que  Plutarque  soit  Tégal  de  Tacite,  et 
que  Dion  Chrysostome  lemporte  sur  Pline  le  Jeune,  où  trouve-t-on  en 
Grèce  à  ce  moment  des  poètes  qui  vaillent  Martial,  Stace  et  Juvénai? 
La  seule  raison  que  M.  de  La  Berge  nous  donne  de  sa  préférence,  c'est 
que  «  la  littérature  grecque  s*adresse  à  un  peuple  entier  au  sein  duquel 
«  elle  puise  sa  substance  et  sa  force,  et  dont  elle  exprime  les  sentiments 
«collectifs,  tandis  que  Tautre  n*est  plus  que  Tœuvre  de  beaux  esprits  et 
«  le  passe-temps  de  quelques  oisifs.  »  Il  revient  sans  cesse  sur  cette  opi- 
nion; il  explique  par  elle  tout  ce  qui  lui  parait  médiocre  et  faux  chex 
les  écrivains  de  Tépoque  qu'il  étudie.  C'est  par  là  qu  ils  lui  semblent 
inférieurs  à  Lucain  et  à  Sénèque  a  qui  comprirent  les  besoins  de  leur 
«temps,  et  donnèrent  à  leurs  écrits  un  caractère  d^imiversalité,»  tandis 
que  leurs  successeurs,  les  écrivains  pseudo-classiques  de  l'époque  Fla- 
vienne  et  du  règne  de  Trajan,  se  plaçaient  du  premier  coup  sur  un  ter- 
rain où  le  grand  et  vrai  public  ne  pouvait  pas  les  suivre,  et  se  rési- 
gnaient à  faire  des  lettres  le  plaisir  et  le  privilège  de  quelques  esprits 
d'élite.  Il  y  a  là,  je  le  crains,  beau€oup  d'illusion.  En  réalité,  le  public 
de  Juvénai  était  au  moins  aussi  étendu  que  celui  de  Lucain,  et  lesSihes 
de  Stace  s'adressaient  aux  personnes  mêmes  que  charmaient  les  tragé- 
dies de  Sénèque.  Les  uns  et  les  autres  n'écrivaient  que  pour  les  classes 
instruites  et  le  public  lettré;  or,  sous  Trajan  et  sous  Hadrien,  ce  public 
était  encore  plus  nombreux  qu'au  siècle  précédent.  Jamais  les  lettres 
n'ont  été  plus  aimées  et  plus  cultivées  qu'alors,  jamais  on  n'a  fondé  plus 
d'écoles,  jamais  on  n'a  lu  avec  plus  d'ardeur,  à  Rome  et  dans  les  pro- 
vinces, les  chefs-d'œuvre  du  passé  et  les  ouvrages  contemporains.  Ce 


ESSAI  SUR  LE  REGNE  DE  TRAJAN.  335 

spectacle  réjouissait  beaucoup  Pline  le  Jeune,  qui  s*en  félicite  i  plu- 
sieurs reprises  dans  sa  correspondance.  Il  s  estimait  heureux  de  voir 
cette  multitude  de  jeunes  gens  qui  se  livraient  à  Fétude  des  lettres  : 
Javat  me  qaod  vigent  stadia,  proférant  se  ingénia  hominam  et  osteniant 
(Epp.y  I,  xiii).  Il  est  vrai  que  quelques  jours  plus  tard,  quand  les  au- 
diteurs des  lectures  publiques  se  faisaient  trop  attendre,  ou  qu*il  enten- 
dait dire  que  les  orateurs  médiocres  payaient  des  gens  pour  venir 
les  écouter  et  les  applaudir,  il  répétait  tristement,  avec  le  vieux  Domi- 
tius  Afer  :  «fart  est  mort,  artificiam  periit. »  Ce  sont  de  ces  contradic- 
tions qu'explique  la  vivacité  des  impressions  du  moment,  et  qu'il  ne 
faut  pas  prendre  à  la  lettre.  M.  de  La  Berge,  qui  s  appuie  de  Topinion 
de  Pline,  quand  il  déclare  que  les  lettres  sont  perdues,  devrait  bien  le 
citer  aussi  lorsqu'il  se  réjouit  de  les  voir  si  florissantes.  Dans  tous  les 
cas,  si  Ton  trouve  que  la  littératiure  de  l'époque  de  Trajan  a  eu  tor^46| 
s'éloigner  du  vrai  public  et  qu'elle  a  péri  pour  s'être  enfermée  dans 
quelques  cercles  étroits,  il  n'y  a  pas  lieu  de  lui  opposer  l'exemple  de 
Sénéque  et  de  Lucain.  Eux  aussi  étaient  les  favoris  des  sociétés  let- 
trées et  ont  écrit  pour  elles  leurs  ouvrages.  Lucain  a  conquis  sa  renom- 
mée dans  les  salles  de  lecture,  et  Ton  sait  que  les  tragédies  de  Sénèque 
n'ont  jamais  paru  sur  un  théâtre,  et  qu'elles  étaient  faites  pour  les 
salons. 

Une  autre  raison  que  donne  M.  de  La  Berge  de  la  décadence  des 
lettres  romaines  au  second  siècle,  c'est  l'état  précaire  et  besoigneux 
dans  lequel  les  principaux  écrivains  passèrent  leur  vie.  Les  littérateurs 
romains,  à  l'exception  des  poètes  dramatiques,  ne  tirant  pas  de  profit 
de  leurs  ouvrages,  ne  pouvaient  subsister,  s'ils  étaient  pauvres,  que 
de  la  protection  d'un  grand  seigneur.  Quand  l'empire  eut  ruiné  l'aris- 
tocratie, c'est  à  l'empereur  qu'ils  s'adressèrent.  Les  plus  fiers  ne  firent 
pas  de  difficultés  de  tendre  la  main  au  prince,  et  Juvénal  plus  que  les 
autres  : 

Et  spes,  et  ratio  studiorum  in  Caesare  tanUim. 

Les  empereurs  acceptèrent  en  général  de  protéger  les  lettres,  et,  de- 
puis Trajan  et  Hadrien,  ce  fut ,  pour  ainsi  dire ,  une  institution  de  l'État. 
On  fonda  des  écoles  et  des  chaires,  bien  dotées,  de  philosophie  et  de 
rhétorique;  on  bâtit  des  Athénées  pour  les  lectures  publiques,  qui  de- 
vaient dispenser  l'écrivain  de  la  nécessité  coûteuse  de  se  pourvoir  d'une 
salle  et  de  la  meubler,  quand  il  voulait  faire  connaître  ses  ouvrages; 
on  institua  surtout  des  concours.  Ces  concours  littéraires ,  que  Néron 
favorisa ,  qui  prirent  sous  Domitien  une  forme  arrêtée,  étaient  arrivés, 


536  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

sous  Trajan ,  à  leur  période  la  plus  brillante.  M.  de  La  Berge  pense 
avec  raison  «quils  ont  plus  éveillé  d*ambitions  impuissantes,  que  sus- 
«cité  de  talents  réels.»  La  protection  des  princes  na  pas  toujours 
porté  bonheur  à  la  littérature;  quand  il  leur  faut  distinguer  un  honune 
de  talent  dans  la  foule  des  auteurs  affîimés  qui  les  flattent,  ik  n'ont  pas 
toujours  la  main  heureuse,  et  il  leur  arrive  plus  souvent  de  choisir  le 
plus  habile  et  le  plus  souple  que  le  plus  grand.  Il  peut  se  faire  aussi 
que  leurs  bienfaits  soient  une  lourde  servitude,  qui  force  Técrivain  pré- 
féré à  subordonner  son  inspiration  et  son  jugement  aux  caprices  du 
maître.  Quel  danger  pour  les  lettres,  quand  le  protecteur  dont  elles 
doivent  tout  attendre  est  un  fou,  comme  Caligula,  qui  veut  proscrire 
Tite-Live  et  Virgile,  ou  un  maniaque,  comme  Hadrien,  entêté  d'ar-> 
chaîsme ,  qui  se  fait  gloire  de  préférer  Gaton  à  Cicéron  et  Gelius  à  Sal* 
loste. 

Ce  sont  là,  je  le  répète,  de  graves  périls,  et  la  littérature  romaine 
du  II'  siècle  ny  a  pas  échappé.  Mais  M.  de    La    Berge   a  fait  très 
bien  remarquer  qu'à  côté  du  danger  se  trouvaient  de  grands  avanti^es, 
et  que,  par  un  singulier  contraste,  ce  qui  a  pu,  à  un  moment,  précipiter 
la  décadence  des  lettres  les  a  plus  tard  sauvées  d'une  ruine  définitive, 
a  Les  cénacles,  dit  M.  de  La  Berge,  ont  eu,  pour  conserver,  une  puis- 
ce  sance  qui  leur  manquait  pour  créer  :  les  défauts  que  nous  avons  rele- 
«vés  dans  cette  école  littéraire,  le  souci  exagéré  du  détail,  la  préoccu- 
«pation  du  style,  la  manie  de  Térudilion,  la  vénération  superstitieuse 
uou  puérile  pour  les  œuvres  et  les  procédés  des  anciens  maîtres,  se 
«trouvèrent  d'excellentes  qualités  pour  maintenir  en  son  intégrité  le 
«  trésor  des  lettres  latines;  le  pédantisme  de  ces  petites  sociétés  a  sauvé 
«des  ouvrages  écrits  en  de  meilleurs  temps,  en  a  perpétué  l'admi- 
«  ration  et  l'étude ,  en  a  assuré  la  transmission  à  la  postérité  au  milieu 
odes  invasions  du  iv*  et  du  v*  siècle.  Les  amis   de  Pline    forment 
(de   premier   noyau  d'une  aristocratie  que  Ton  retrouve  autour  de 
«Symmaquc  et  d'Âusone,  aristocratie   un  peu  dédaigneuse,  à  vues 
«étroites,  mais  ayant  voué  un  respect  inaltérable  au  passé  lorsque  tout 
«  changeait  et  chancelait  autour  d'elle,  et  donnant  ainsi  un  utile  exemple 
«  moral  en  même  temps  qu'elle  rendait  à  la  civilisation  de  vrais  et  mé- 
«  morables  services.  La  protection  des  empereurs  fut  également  profi- 
«  table  et  même  nécessaire  à  la  cause  des  lettres.  Assurément  le  pouvoir 
«était  incapable  de  faire  éclore  le  génie  ou  de  susciter  de  grandes 
«  œuvres  d'art  :  alors ,  comme  en  d'autres  temps ,  il  n'a  guère  inspiré  que 
«des  vers  médiocres  et  de  fades  panégyriques.  Mab,  après  que  la  lilté- 
«rature  eut  été  classée  parmi  les  afiaires  d*État,  elle  devint  inséparable 


ESSAI  SDR  LE  REGNE  DE  TRAJAN.  337 

«de  ridée  quon  s  était  formée  d'un  grand  établissement  politique. 
«Même  dans  les  temps  de  misère  générale  et  d'ignorance  publique, 
tt  nulle  puissance,  privée  de  l'ornement  des  lettres,  n'eût  été  pleinement 
«acceptée  des  peuples  :  on  eût  jugé  que  quelque  chose  manquait  à  sa 
(f  constitution  définitive  et  à  sa  complète  consécration.  G'esl  pour  obéir 
«  à  ce  vœu  de  l'opinion ,  mal  défini  mais  réel ,  que  les  rois  goths  de 
«  Toulouse  et  de  Ravenne  eurent  des  poètes  attachés  à  leurs  personnes, 
(cet  Sighebert,  en  commandant  un  épithalame  à  Fortunat,  se  piquait 
«  de  reproduire  le  cérémonial  usité  à  la  cour  des  empereurs  de  l'Occi- 
tt  dent.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  poursuivre  dans  Thistoire  cette  destinée 
«  singulière  de  la  littérature ,  encore  protégée  quand  personne  n'en  sen- 
a  tait  plus  l'utilité  ni  le  charme,  et  prolongeant  son  existence  par  la  seule 
«  vertu  de  la  tradition  romaine  et  du  caractère  administratif  qu'elle  avait 
a  pris  sous  les  Césars.  Qu'importe  la  médiocrité  des  œuvres  écloses  à  la 
«cour  aux  frais  de  princes  ignorants,  dirigés  par  une  bienveillance 
«aveugle  ou  une  vanité  prétentieuse?  Au  milieu  de  l'abandon  universel 
«des  arts  et  des  sciences,  les  lettres  ne  périrent  pas  :  on  continua  d'é- 
«  crire,  quand  on  avait  cessé  de  sculpter  et  de  peindre.  Voilà  ce  qui  était 
«utile  et  nécessaire  pour  que,  jusqu'à  des  temps  meilleurs,  les  droits 
«  de  l'intelligence  fussent  maintenus  au  sein  de  systèmes  établis  par  la 
«  conquête  et  la  violence,  et  que,  même  vide  ou  mal  remplie,  leur  place 
«  y  demeurât  marquée.  » 

C'est  par  celte  page  si  ingénieuse,  si  vraie,  que  je  veux  terminer  le 
compte  rendu  du  livre  de  M.  de  La  Berge;  elle  donnera  une  idée  des 
opinions  justes  et  nouvelles  qui  y  sont  développées.  Si  l'on  poursuit 
jusqu'au  bout,  avec  un  vif  intérêt,  la  lecture  de  Y  Essai  sur  Trajan,  on 
ne  peut  l'achever  sans  tristesse.  Il  est  cruel  de  penser  que  les  promesses 
que  ce  livre  donnait  à  la  science  ne  seront  jamais  réalisées ,  et  qu'une 
mort  prématurée  a  frappé  le  jeune  écrivain  au  moment  même  où  il 
publiait  son  premier  ouvrage. 

Gaston  BOISSIER. 


838  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 


L  Souvenirs  d'une  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient, 
par  L.'A.  Bourgault-Ducoudray.  Un  volume  grand  in- 8**  de 
3i  pages.  Deuxième  édition.  Paris,  Hachette,  1878. — Études 

SUR  LÀ   MUSIQUE   ECCLhlSI ASTIQUE   GRECQUE,    missiou    musicole  BU 

Grèce  et  en  Orient,  janvier-mai  1875,  par  le  même.  Un  volume 
grand  în-8°  de  viii- 1  2  7  pages.  Paris ,  Hachette ,  1877.  —  ^^^ 
LODiES  POPULAIRES  DE  Grèce  ET  dOrient,  par  le  même.  Un  vo- 
lume in-^**  de  87  pages.  Paris,  Henri  Lemoine,  éditeur. 

IL  Le  Son  et  la  Musique,  par  P.  Blasema,  professeur  à  TUniver-- 
site  de  Rome,  suivis  des  Causes  physiologiques  de  V Harmonie  musi- 
cale,  par  H.  Helmholtz,  professeur  à  l  Université  de  Berlin.  Un 
volume  in- 8®  de  208  pages,  avec  5o  figures  dans  le  texte. 
Tome  XXrV  de  la  Bibliothèque  scientifique  internationale.  Paris, 
Germer-Baillière  et  CK  1877. 

IIL  Du  Beau  dans  la\Musique ,  essai  de  réforme  de  V esthétique  mu- 
sicale, par  Edouard  Hanslick,  professeur  à  l'Université  de  Vienne. 
Traduit  de  l'allemand  sur  la  cinquième  édition,  par  Charles  Banne- 
lier.  Un  volume  grand  in-8**  de  1 26  pages.  Paris,  Brandus  et  G"*, 
éditeurs  de  musique,  1877. 

IV.  Histoire  ET  Théorie  de  la  Musique  de  l'Antiquité,  par 
Fr.  Auguste  Gevaert.  I""  volume,  grand  in-4**  de  xvi-45o  pages, 
avec  deux  tableaux  et  des  exemples  de  musique  antique.  Gand, 
typographie  G.  Annoot-Braeckmann ,  Marché-aux-Grains ,  1 876, 

QOATRièllE  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

La  musique  instrumentale,  à  ia'^considérer  en  elle-même,  en  dehors 
de  toute  alliance  avec  la  poésie,  a  des  qualités  et  procure  des  jouis- 
sances qui  ne  sont  ni  contestées  ni  contestables.  Il  était  réservé  à  notre 
siècle  de  découvrir  et  de  faire  éclater  les  ressources  prodigieuses  de 
Forchestre.  Que  ce  pouvoir  musical  n  ait  jamais  abusé  de  ses  droits,  on 

'  Voir,  pour  les  trois  premiers  articles,  les  cahiers  de  janvier,  de  février  et 
d*avril. 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  339 

ne  le  prétend  pas.  Toutefois,  s  il  en  abuse,  c  est  quil  en  a.  Il  lui  appar- 
tient d  accompagner  la  voix  humaine  quand  elle  chante,  de  la  soutenir, 
de  la  fortifier,  d*y  ajouter  des  éléments  mélodiques;  en  outre,  il  a  une 
voix  qui  n  est  qu*à  lui  et  dont  il  se  sert  pour  chanter,  quoique  sans 
paroles.  L'orchestre  a  donc  pour  toujours  pris  possession  de  fart  mu- 
sical. Par  conséquent,  si  les  modes  antiques  étaient  ramenés  dans  la 
composition  des  œuvres  modernes,  non  par  accident,  mais  avec  cons- 
cience et  méthode,  on  ne  les  admettrait  certainement  que  soumis  aux 
lois  actuelles  de  Torchestration.  Pourraient-ils  se  plier  à  ces  lois  sans 
perdre  leur  caractère  ? 

A  cette  question  fort  intéressante  on  est  en  mesure  de  répondre  de 
trois  manières  :  d'abord  par  certains  exemples  de  polyphonie  associée 
aux  modes  antiques,  exemples  observables  encore  aujourd'hui;  puis, 
par  des  essais  d'harmonisation  qui  ont  réussi  et  qui  réussissent;  enfin, 
par  l'histoire  même  de  la  musique  grecque  antique. 

Lorsque  M.  Bourgault-Ducoudray  revenait  en  France,  il  eut  occa- 
sion, pendant  la  traversée,  de  remarquer  un  fait  qui  lui  a  paru  juste- 
ment digne  d'être  mentionné.  Voici  comment  il  le  raconte  : 

(f  Le  paquebot  qui  fait  le  service  du  Pirée  à  Marseille  avait  pris  à 
(iNaples  de  nombreux  passagers.  Parmi  eux  se  trouvaient  des  émigrants 
tt  calabrais  qui  se  rendaient  en  Amérique.  Couchés  sur  le  pont  du  na- 
€(vire,  ils  occupaient  les  loisirs  du  voyage  en  chantant  des  chœurs. 

((Chose  remarquable!  les  paroles  de  ces  chants  étaient  en  langue 
((albanaise,  et  je  retrouvai  dans  la  musique  les  modes  antiques  que 
((j'avais  souvent  entendus  en  Grèce,  mais  cette  fois  harmonisés.  Le 
(«chœur  chantait  à  deux  parties. 

a  Jamais  encore  il  ne  m'était  arrivé  d'entendre  la  polyphonie  appli- 
<(quée  aux  modalités  orientales.  Est-ce  au  contact  de  lltalie  que  s'était 
(( opéré  ce  mariage?  Jusque-là  je  n'avais  vu  dans  l'influence  italienne 
«qu'un  élément  destructeur  des  anciens  modes.  Cette  fois,  au  contraire, 
«l'influence  moderne  n'avait  pas  tué,  mais  fécondé  l'élément  antique. 

((Ces  chœurs  étaient  chanlés  par  des  voix  d'hommes,  lentement, 
«très  juste,  et  avec  cette  émission  tendue  dont  leur  passion  pour  les 
«notes  élevées  fait  contracter  fhabitude  aux  montagnards. 

((Je  causai  avec  les  chanteurs  dont  plusieurs  avaient  une  fort  belle 
«tournure  et  une  physionomie  fort  intelligente.  Ils  parlaient  italien 
«  entre  eux  et  chantaient  en  albanais.  Le  sud  de  l'Italie  peut  donc  bien 
«s'appeler  encore  la  Grande  Grèce  *.  » 

'  Souvenirs  d*une  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient,  p.  3o. 


340  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879, 

La  curieuse  observation  contenue  dans  ce  récit  prouve  que  les  modes 
antiques  sont  susceptibles  de  s'adapter  à  la  polyphonie  vocale,  quelle 
quait  ëtë  d ailleurs,  à  cet  égard,  la  pratique  des  anciens,  dont  nous 
parlerons  tout  à  Theure. 

Mais  ils  se  marient  aussi  avec  une  certaine  polyphonie  instrumentale. 
Déjà,  pendant  son  séjour  en  Grèce,  M.  Bourgault-Ducoudray  s  en  était 
assuré  par  une  expérience  personnelle.  «Je  jouai,  dit-il,  à  M.  Aphtho- 
«nidis  quelques  essais  d'harmonisation  appliquée  à  des  chants  religieux, 
«  et  j'eus  soin  de  réduire  les  accords  au  plus  petit  nombre  et  à  la  plus 
«grande  simplicité  possible.  Malgré  sa  répugnance  instinctive  pour  ce 
«qu'il  regarde  comme  une  profanation,  je  réussis  à  lui  faire  accepter 
«  deux  harmonisations  ^ » 

Depuis  cette  première  tentative,  lexpérience  a  été  poursuivie  par  le 
musicien  français  avec  un  succès  croissant.  Son  secret  a  été  simple  :  il 
Tavait  livré  lui-même  en  1877,  ^^^^  ^^  Études  sur  la  musique  ecctésiaS" 
tique  grecque ,  lorsqu'il  écrivait  :  «Il  ne  s'agirait  pas  ici  de  refaire  ce  qui 
«  a  été  tenté  infructueusement  par  quelques  musiciens  européens.  En 
«  appliquant  aux  mélodies  grecques  une  harmonisation  qui  ne  convient 
«  qu'aux  modes  mujeur  et  mineur,  ils  ont  tué  en  elles  le  caractère  expres- 
«  sif  particulier  inhérent  à  des  modalités  qui  n'ont  point  d'équivalent 
«dans  la  musique  moderne.  Aujourd'hui,  les  progrès  de  la  polyphonie 
«  permettent  d  adapter  à  toutes  les  gammes  antiques  une  harmonie  qui 
«  en  renforce  l'expression  sans  l'altérer.  Il  suffit  pour  cela  que  les  parties 
«  accompagnantes  soient  conçues  dans  la  même  gamme  que  la  mélodie  princi- 
ifipale^.  »  En  appliquant  cette  règle  excellente,  M.  Bourgault-Ducoudray 
a  obtenu  des  résultats  aussi  ravissants  qu'inattendus.  Lorsque  j'ai  entendu 
quelques-unes  des  mélodies  qu'il  a  arrangées  pour  le  piano ,  il  m'a  sem- 
blé goûter  des  liqueurs  d'une  saveur  inconnue  et  délicieuse.  Certes 
cette  comparaison  boite;  mais  je  n'en  trouve  pas  qui  rende  mieux  mon 
impression.  Je  dois  surtout  citer  la  mélodie  sixième,  recueillie  par 
M"*  Laifon  de  Smyrne,  peut-être  au  moment  où  elle  était  chantée  par 
un  matelot  ou  par  un  domestique.  Le  mode  phrygien  y  domine.  La 
dernière  phrase  est  une  merveille  de  grâce  et  de  tendresse.  M.  Bour- 
gault-Ducoudray a  raison  de  dire  que,  si  cette  phrase,  au  lieu  d'être  un 
fragment  mélodique,  était  un  marbre  de  perfection  équivalente,  sa  place 
serait  marquée  au  musée  du  Louvre.  Ce  qu'il  ne  dit  pas  et  ce  qui  n'est 
pas  moins  vrai,  c'est  que  son  arrangement  harmonique  contribue  sin* 
gulièrement  à  rendre  sensible  le  charme  du  morceau. 

'  Souvenirs  d'une  mission,  etc.,  p.  31.  —  '  Études  sur  la  musique  ecclésiastique 
grecque,  p.  67. 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  341 

Ces  faits  ont  apporté  une  confirmation  décisive  à  la  démonstration 
fournie  il  y  a  une  vingtaine  d'années  par  d  eminents  musicographes.  Le 
débat  sur  fexistence  de  la  polyphonie  chez  les  Grecs  anciens  n  a  pas 
duré  moins  de  trois  cents  ans.  Ouvert  à  la  fin  du  xv*  siècle  par  Gafori, 
il  s*est  prolongé  avec  une  ardeur  extraordinaire  dans  les  deux  camps 
opposés  jusqu'en  1 860.  Je  ne  saurais  Reproduire,  même  sous  forme  de 
résumé  succinct,  cette  longue  et  mémorable  querelle  où  d'illustres  sa- 
vants furent  entraînés.  De  notre  temps,  à  ne  citer  que  les  noms  les  plus 
considérables,  la  solution  négative  a  été  soutenue  par  Forkel,  Bélier- 
mann,  Fétis;  l'opinion  aflSrmative par Boeckh,  Vincent,  Westphal,  Wa- 
gener  et  par  M.  A.  Gevaert  lui-même.  Il  n'est  que  juste  de  rappeler  que 
la  terminaison  de  cette  polémique  a  été  surtout  préparée  et  hâtée,  grâce 
aux  habiles  et  persévérantes  recherches  de  l'académicien  français, 
M.  Vincent. 

Dans  un  mémoire  qui  continuait  et  complétait  de  nombreux  écrits 
antérieurs,  il  avait  déclaré  tenir  pour  certaine  l'existence  d'une  musique 
grecque  polyphonique.  A  la  lecture  de  ce  travail,  Tinflammable  M.  Fé- 
tis prit  feu.  Tous  les  arguments  personnels,  musicaux,  historiques, 
archéologiques,  techniques  enfin,  qu'il  put  recueillir,  il  les  rassembla  en 
un  seul  faisceau,  les  lança  d'un  bras  vigoureux  contre  le  savant  fran- 
çais, puis,  convaincu  qu'il  l'avait  terrassé  lui  et  les  imprudents  qui  par- 
tageaient ses  idées,  il  proclama  sa  victoire  et  se  réjouit.  Cependant, 
quoique  rude,  le  coup  n'avait  pas  été  mortel.  On  le  vit  bien  quand 
M.  Vincent  répondit.  Sa  réplique  est  courtoise  et,  je  ne  dis  point  amère 
ni  blessante,  mais  bien  spirituelle  et  d'une  ironie  au  moins  piquante. 
Il  se  met  d'abord  modestement  sur  la  défensive.  Son  antagoniste  avait 
commencé  par  récuser  ses  jugements  pour  cause  d'incompétence.  Voici 
en  quels  termes  il  l'avait  d'abord  loué,  puis  accablé  :  «  Savant  helléniste , 
«mathématicien  instruit  et  philologue  attentif,  il  porte  dans  ses  re- 
tt cherches  l'esprit  d'investigation  et  d'analyse;  malheureusement  il  n'a 
«pas  cultivé  la  musique  dès  sa  jeunesse,  et  ses  organes  ne  sont  pas 
«accoutumés,  par  une  longue  pratique,  à  ses  tendances,  à  ses  combi- 
«naisons.  La  musique  actuelle  ne  lui  est  connue  que  par  l'étude  et  par 
«les  livres,  il  n'en  sent  ni  le  système  tonal,  ni  les  significations  harmo- 
«  niques  ^»  Allégation  imprudente,  à  laquelle  M.  Vincent  répond  par 
Un  appel  au  témoignage  de  son   professeur  de  violon,  alors  vivant 
encore.  Et,  cela  fait,  il  prend  l'ofiensive.  «M.  Fétis,  dit-il,  ne  s'était 

F.  J.  Fétis ,  Mémoire  sur  V harmonie  simuîtanée  des  sons  chez  les  Grecs  et  chez  les 
Romains,  p.  37.  Buxelles,  i858,  in-a". 

44 


342  JOURNAL  DES  SAVANTS- —  JUIN  1879. 

«point,  jusqu'à  ce  jour,  avancé  aussi  résolument  sur  le  terrain  de  la 
«  musique  ancienne  proprement  dite.  Mais  pourquoi  le  savant  profes- 
«  seur  me  met-il  dans  la  nécessité  de  discuter  à  mon  tour  ses  moeurs 
«  scientifiques?  Or,  sur  le  terrain  de  la  musique  ancienne  (cela  est  dur  i 
adiré,  mais  il  le  faut),  M.  Fétis  a  toute  une  éducation  à  faire ^.  «  Puis 
le  savant  français,  devenu  très  redoutable,  démontre  successivement 
que  M.  Fétis  a  confondu  les  modes  et  les  tons,  qu*il  n*a  pas  compris 
certains  textes  décisifs  dAristote,  de  Plutarque,  d'autres  encore,  et  que, 
sur  la  question  si  importante  de  l'ancienneté  de  la  musique  attribuée 
au  début  de  la  première  pythique  de  Pindare,  M.  Fétis  a  traduit  à 
contre-sens  un  passage  d'ailleurs  très  clair  de  l'illustre  Boeckh.  Si  je 
rappelle  ici  les  traits  saillants  de  cette  discussion,  c'est  afin  que  justice 
soit  rendue  à  M.  Vincent,  dont  la  part  dans  la  solution  de  cet  intéres- 
sant problème  me  semble  aujourd'hui  un  peu  trop  laissée  dans  l'ombre. 
Parvenue  à  ce  point,  la  démonstration  n'était  plus  qu'à  quelques  pas 
d'une  conclusion  définitive.  Elle  y  fut  conduite  par  un  compatriote  de 
M.  Fétis.  Le  i*' juin  1861,  M.  A.  Wagener,  professeur  à  l'Universilé 
de  Gand,  lisait  à  l'Académie  royale  de  Belgique  un  travail  intitulé: 
Mémoire  sur  la  symphonie  des  anciens^.  C'est  une  longue  série  de  textes, 
tous  d'excellente  qualité,  logiquement  enchaînés  et  expliqués  avec  une 
exactitude  rigoureuse.  Déjà,  en  1811,  Tillustre  Boeckh  avait  dit  avec 
raison  :  «Lorsque  les  anciens  parlent  de  la  consonance,  lorsqu'ils  in- 
a  diquent  soigneusement  les  diflFérences  à  établir  entre  les  sons  homo- 
«phones,  antiphones,  paraphones  et  diaphones,  puis  entre  les  sons 
((  consonants  par  eux-mêmes  et  ceux  qui  ne  le  sont  que  par  cohérence 
(((x(XTà  <rvvéj(etav),  lorsqu'ils  nient  la  consonance  de  la  onzième,  tandis 
«qu'ils  aflirment  celle  de  la  douzième,  on  ne  voit  pas  pourquoi  ib 
«  auraient  fait  tout  cela  avec  tant  de  soin ,  si  ce  n'est  pour  appliquer 
((  de  semblables  préceptes  à  quelque  chose  d'analogue  à  notre  harmo- 
(cnie^. »  Soixante  ans  plus  tard,  après  des  débats  prolongés  et  appro- 
fondis, et  en  se  fondant  sur  un  imposant  ensemble  de  témoignages, 
M.  Wagener  pouvait  écrire  avec  bien  plus  de  raison  encore  et  d'auto- 
rité :  «  À  moins  que  Ton  ne  parvienne  à  prouver  que  âlfia  et  àfioS  ne  si- 
ce  gnifient  pas  en  même  temps,  à  la  fois,  ensemble,  je  considérerai  comme 
V  un  point  définitivement  acquis  que ,  dans  tous  les  bons  auteurs  qui 

^  A.  J.  H.  Vincent,  membre  de  Tins-  et  des  Mémoires  des  savants  étrangers 

titut.  Réponse  à  M.  Fétis  et  réfutation  de  publiés  par  l'Académie  royale  de  Bel- 

son  Mémoire,   etc.,    etc.,  p.  8.   Lille,  gique. 
iSSg,  in-8*.  *  De  metris  Pindari,jp.  a53. 

*  T.  XXXÏ  des  Mémoires  couronnés 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  3A3 

«parlent  de  musique,  les  mots  avfA(pù>vos,  avii(pùwla,  <TV(âj(^éîPy  lors- 
aqu*on  les  emploie  dans  leur  sens  strictement  musical,  désignent  le 
ce  concert,  l'émission  simultanée  de  deux  sons  placés  à  des  degrés  différents 
ttde  Técheile  musicale,  et  produisant /  au  moyen  de  ce  mélange,  une 
«sensation  agréable^.» 

Voilà  donc  un  premier  point  solidement  établi.  Mais  en  quoi  consis- 
tait cette  polypbonie  ?  Dans  le  chœur,  les  voix  accompagnaient-elles  les 
voix,  ou  ne  faisaient-elles  que  les  doubler  et  les  tripler?  L*accompa- 
gnement  était-il  réservé  à  lorchestre,  et,  dans  ce  dernier  cas,  quelle 
était  la  richesse,  Tétendue  de  Torchestration  ? 

C'est  en  s  appuyant  sur  des  passages  formels  empruntés  surtout  aux 
Problèmes  d'Âristote  que  Westphal  a  résolu  la  première  question.  La 
musique  vocale  des  Grecs,  a-t-il  dit  justement,  se  divisait  en  chant  solo 
et  en  chant  choral.  Mais  l'unique  différence  essentielle  entre  le  chant 
solo  et  le  chant  choral  résidait  dans  le  nombre  plus  ou  moins  grand 
des  voix  qui  fortifiaient  la  mélodie  en  la  répétant,  de  sorte  que  le  chant 
choral  était  un  unisson.  La  polyphonie  vdcale  fîit  inconnue  à  l'antiquité. 
Tout  au  plus  y  avait-il  une  différence  d'octave  lorsque  des  enfants  et 
des  hommes  étaient  réunis  dans  le  même  chœur  ^.  Laccord  doctave 
était  appelé  antiphonie.  Nous  avons  à  cet  égard  un  texte  d*Ânstote  de 
la  plus  grande  clarté.  «Pourquoi,  dit  ce  philosophe,  la  consonance 
«est-elle  plus  agréable  que  l'unisson?  Pour  Tantiphonie,  est-ce  parce 
«qu'elle  est  l'accord  d'octave?  En  effet,  elle  se  produit  quand  des  voix 
«d'enfants,  des  voix  d adolescents  et  des  voix  d'hommes  chantent  en- 
«  semble,  distantes  les  unes  des  autres  d'autant  de  tons  que  la  nète  Test 
«de  Yhypate,  Or  toute  consonance  est  plus  douce  quun  son  simple, 
«  et  de  toutes  les  consonances  la  plus  douce  est  l'octave  *.  »  Mais  on  se 
trompe  si  Ton  pense  pouvoir  conclure  de  ces  lignes  qu'il  n'y  eut  chex 
les  Grecs  de  polyphonie  d'aucune  espèce.  Il  ne  s'agit  ici  que  des  rap- 
ports musicaux  entre  les  voix  composant  le  chœur.  D'autres  témoi- 
gnages prouvent  que  les  instruments  accompagnaient  les  voix,  et  aussi 
que  les  instruments  exécutaient  entre  eux  de  la  musique  concertante. 

^  P.  16.  (rifii^eùvov  rov  bfio^vov;  È  xal  rà  fièv 

*  «  Hôchstens  kann    eine   Verschie-  àinK^tùvov  citfi^ùyvàv  è&li  hà  ^aa&v;  ix 

•  denheit   nach    Octaven   vorkommen ,  *staR(ûv  yàp  véwv  xal  àv^poiv  yiverat  rà 

c  wenn  Knaben  und  Mànner  in  demsel-  àvripouvov,  ot  he&lStai  roTs  ràvois  éç 

«  ben   Chore  vereint  wirken.  •   Metrik  wfrrf  fspàç  ivérrjv  •  fTV{i(p(ùvia  ^è  tgSaa 

der  Griechen,  t.  I",  p.  269 ,  a*  édition.  ))8/ûw  éieXav  ^àyyov  (81'  à  ié,  stpYfrat) , 

'  Problèmes,  section  XIX ,  S  Sg  ;  édit.  xai  roirFùnf  ^  hà  tgcur&p  i^i&lrf  -  rà  buà- 

F.  Didot,  p.  ail.  c àtà  r(  ifhàv  èalt  rà  ^ù9P0¥  S'cbrXoOv  é/jn  ^àyyov. » 


344  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Lorsqu'un  instrument  se  mariait  au  chant  vocal,  sa  partie  était  désignée 
par  le  mot  xpovcns.  On  a  reconnu  que  le  chant  vocal  était  toujours  au 
grave,  tandis  que  Tinstrument  accompagnait  à  laigu.  Arislote  et  Plu- 
tarque  Taffirment  nettement.  Et  ce  dernier  le  dit  avec  une  grâce  char- 
mante dans  ses  Préceptes  da  mariage  :  «De  même  que,  si  Ton  prend 
«deux  sons  consonants,  la  mélodie  appartient  au  plus  grave,  de  même, 
«  dans  une  maison  sagement  gouvernée ,  tout  s  accomplit  par  l'accord 
«des  deux  époux,  mais  cependant  en  mettant  en  évidence  la  direction 
a  et  la  volonté  du  mari  K  »  Mais  peu  importe,  pour  la  question  qui  nous 
occupe,  que  laccompagnement  fût  à  Taigu.  Ce  qui  nous  intéresse,  c'est 
qu'il  y  avait  accompagnement;  et,  si  le  passage  qui  vient  d'être  cité  ac- 
cuse une  certaine  différence  entre  l'accompagnement  ancien  et  celui 
des  modernes  (encore  cette  différence  disparait-elle  quelquefois),  il 
apporte  une  preuve  nouvelle  de  la  ressemblance  fondamentale  des 
deux  arts,  en  ce  qui  touche  la  polyphonie. 

Or  quelles  étaient  les  limites  de  cette  orchestration?  Avait-elle 
quelque  ampleur,  quelque  variété?  Se  réduisait-elle,  au  contraire,  à  un 
petit  nombre  d'accords  simples,  tels  que  les  rencontrent  des  chantent^ 
sans  culture  qui  s'accompagnent  mutuellement  en  prenant  pour  guide 
la  justesse  et  l'oreille?  On  a  répondu  à  cette  question  de  bien  des  ma- 
nières. Après  n'avoir  accordé  à  la  polyphonie  grecque  qu'une  étendue 
fort  restreinte,  on  en  est  venu  peu  à  peu  à  lui  reconnaître  ou  le  même 
développement  effectif  et  réalisé  dans  l'antiquité,  ou  la  même  capacité 
de  développement  qu'à  la  polyphonip  moderne.  Lorsque  M.  Félis  niait 
que  l'usage  des  accords  les  plus  simples  fût  connu  aux  anciens  Grecs, 
M.  Vincent,  après  l'avoir  réfuté,  s'en  tenait  cependant  à  des  affirmations 
modérées.  «En  résumé,  disait-il,  sans  répéter  ici  ce  qui  a  été  dit  cent 
«fois,  que  réclamons-nous  pour  nos  maîtres?  La  connaissance  des  pro- 
«  cédés,  des  finesses,  des  délicatesses  de  la  science  moderne?  nullement: 
«que  l'on  nous  accorde  un  simple  duo  soutenu  par  une  ou  deux  pé- 
«dales,  voilà  toutes  nos  prétentions.  Il  y  aurait  vraiment  trop  d'orgueil 
«de  notre  part  à  croire  que  le  monde  nous  ait  attendus  quatre  mille 
a  ans  pour  lui  procurer  une  si  modeste  jouissance  '-.  »  Si  M.  Vincent  vivait 
encore,  il  se  montrerait  moins  timide.  On  peut  croire  même  qu'il  sous- 
crirait aux  conclusions  de  W^estphal,  très  hardies  sans  doute,  mais  aussi 

*  Plutarque.  Œuv.  morales.  Préceptes  'opàtleTat  yièv  itir'  âfi^orépcùv  bfiovooitv- 

conjugaux.  Su;  édit.  F.  Didot,  p.  i65.  tûw,  èTri^aivet  Zè  t^  tov  àv^pàç  i^ye^ 

c  Ûtnrep,  àv  ^Sàyyoi  ^vo  o-^a^yof  Xrj^  (xoviav  xai  '0poaipe<rtv.  » 
Oôû(Tt,  rov  ^apprépov  yiverai  rà  fxéXos'  *  Réponse  à  M.  Fétts,  etc.,  p.  65. 

o^co  'tsfcUra,  'opS^iç  èv  oUif  trcjÇpovoit^^ 


i 


é 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  345 

solides  que  larges.  Le  savant  allemand,  en  effet,  avance  et  prouve  que 
ce  que  nous  nommons  harmonie  existait  réellement  chez  les  Grecs;  et 
il  ajoute,  en  se  servant  des  expressions  les  plus  fermes,  que  Taccompa- 
gnement  exécuté  par  les  instruments  nétait  nullement  borné  à  la  quinte , 
à  la  qvarte  et  à  Toctave,  mais  que  la  tierce,  la  sixte,  la  septième  et  la 
seconde  avaient  aussi  leur  place  dans  la  musique  antique  ^ 

Cependant,  malgré  lautorité  des  textes  et  la  compétence  des  érudits 
qui  les  interprètent,  des  esprits  circonspects  hésiteraient  peut-être  en- 
core. Peut-être  même  ne  jugeraient-ils  pas  assez  convaincante  l'harmo- 
nisation à  laquelle  se  sont  prêtés  les  mélodies  populaires  et  les  chants 
ecclésiastiques  des  Grecs  modernes  conçus  dans  les  modes  antiques. 
Quon  nous  apporte,  diront-ils  sans  doute,  un  chant  très  ancien  et  très 
authentique;  qu'on  le  soumette  aux  lois  ordinaires  de  l'accompagnement 
tout  en  respectant  les  exigences  de  sa  constitution  modale  :  s'il  subit 
heureusement  cette  épreuve;  si,  sans  rien  perdre  de  son  caractère  et  de 
sa  forme  originale,  il  se  marie  bien  à  un  système  d'accords,  nous  nous 
déclarerons  satisfaits. 

Cet  argument  décisif  existe.  Le  temps  a  épargné  un  fragment  bien 
court,  mais  néanmoins  bien  curieux  et  bien  précieux  de  la  musique 
grecque.  Cest  une  partie  assez  importante  de  la  mélodie  sur  laquelle 
était  chantée  la  première  pythique  de  Pindare.  Au  wii*  siècle,  le  P.  Atha- 
nasius  Kircher,  homme  remarquablement  savant  pour  son  époque,  pu- 
blia, dans  son  ouvrage  intitulé  Masurgia  universalis ,  les  notes  grecques 
de  la  musique  des  cinq  premiers  vers  de  cette  ode.  D'après  son  témoi- 
gnage, ces  notes  étaient  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  San- 
Salvator  à  Messine.  Depuis  lors,  et  malgré  de  nombreuses  recherches, 
ce  manuscrit  n'a  pas  été  retrouvé.  Cependant,  quoique  l'authenticité  du 
fragment  musical  n'ait  pas  été  toujours  admise,  elle  n'est  plus  aujour- 
d'hui contestée.  Il  y  a  soixante  et  dix  ans  bientôt,  Boeckh  écrivait  déjà  : 
«  Il  est  certain  pour  moi  que  cette  mélodie  est  de  Pindare  lui-même . .  •  Et 
«qui  donc,  je  le  demande,  à  une  époque  plus  récente,  se  serait  avisé  de 
«composer  un  chant  pour  une  ode  de  Pindare?  où,  dans  quel  dessein? 
«  Mais  peut-être  serez-vous  surpris  que  le  hasard  ait  pu  conserver  une 
«mélodie  aussi  ancienne.  Quant  à  moi,  je  n'en  suis  point  étonné.»  Et 
un  peu  plus  loin,  il  ajoute  :  «Non  seulement  cette  mélodie  est  le  meil- 
«leur  de  tous  les  chants  grecs  qui  ont  traversé  les  âges;  mais  on  peut 
«  même  y  appliquer  l'harmonie,  comme  l'ont  remarqué  Biirney  et  Forkel: 
. *.sed paiitar  etiam  harmoniam,  at  notarant  Barneius  et Forkelias^,  »  Beau- 

•  *  Die  Metrik  der  Griechen,  1. 1",  p.  aSg ,  2*  édition.  —  *  De  melris  Pindari,  p.  267, 
a68. 


346  JOURNAL  DBS  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

coup  de  savants  ont  accepté  lopinion  de  Boeckh,  soit  en  tout,  soit  en 
partie.  M.  Th.  Henri  Martin ,  dans  ses  Études  sur  le  Timée  de  Platon  ^  dé- 
dare  que  «  l'authenticité  de  la  musique  de  la  première  Pythique  de  Pin- 
a  (fcire  ne  peut  être  révoquée  en  -doute ,  »  quoique ,  à  la  vérité ,  il  en  tire 
des  conséquences  contre  Texistence  de  la  polyphonie  harmoniqtA3  chez 
les  Grecs.  M.  Fétis  avoue  partager  Topinion  de  M.  Th.  Henri  Martin  à 
certains  égards,  et  il  en  donne  ce  motif  que  la  mélodie  recueillie  par 
Kircher  se  rattache  à  un  très  ancien  type  oriental  qu  on  retrouve  par- 
tout^. Quant  à  M,  Vincent ,  lorigine  ancienne  et  toute  pindarique  du  frag- 
ment lui  parait  certaine ,  et  il  laffirme ,  non  sans  se  donner  en  même  temps 
le  malin  plaisir  de  remarquer  qu'avant  d'être  de  l'avis  de  Boeckh ,  M.  Fé- 
tis avait  commencé  par  entendre  à  rebours  le  latin  du  savant  allemand  '. 
V^estphai ,  dont  l'autorité  en  musicographie  est  la  plus  considérable 
de  toutes,  a  traité  la  question  avec  étendue  et  précision.  Sa  conclusion 
est  nettement  aflirmative.  Les  mélodies  de  Pindare,  dit-il,  se  sont 
conservées  bien  longtemps  après  l'époque  où  vivait  le  poêle.  Aux  yeux 
d'Aristoxène ,  elles  sont  aussi  authentiques  que  les  compositions  de  Pa- 
lestrina  le  paraissent  aux  savants  musiciens  de  notre  temps.  A  la  fm  de 
la  période  classique,  on  voit,  par  le  témoignage  de  Plutarque,  dans 
son  Traité  de  la  Musique^,  que  les  musiciens  se  modelaient  sur  le  style 
de  Pindare.  Pourquoi ,  d'ailleurs,  une  strophe  de  Pindare,  musicalement 
notée,  ne  serait-elle  pas  aussi  sûrement  arrivée  jusqu'à  nous  qu'une  mé- 
lodie de  Mésomède?  Et-  pourquoi  cette  notation  ne  serait-elle  pas  de 
Pindare  lui-même ,  aussi  bien  que  de  quelque  musicien  de  l'époque  im- 
périale qui  l'aurait  adapDée  au  texte  du  poète?  Est-ce  que  l'écriture  des 
notes  vocales  et  même  instrumentales  ne  remontait  pas  plus  haut  que  ie 
siècle  de  Pindare?  Ainsi  argumente  Westphal;  et  il  se  refuse  à  penser 
que  le  fragment  en  question  soit  quelque  chose  d'apocryphe,  une  sorte 
de  pastiche  en  notes  grecques  fabriqué  par  Kircher.  Cependant,  du  spé- 
cimen imprimé  par  le  savant  jésuite,  Westphal  n'accepte  pas  tout.  Kir- 
cher prétend  quil  a  vu  et  copié  deux  chœurs,  l'un  vocal,  l'autre  instru- 
mental :  ((Vicies  in  hoc  specimine  duos  choros,  unum  vocalem,  quo 
((vox  praecedens  canonem  récitât  juxta  notas  verbis  singulis  superscrip- 
<(tas;  hune  sequitur  chorus  alter,  qui  non  erat  aliud  quam  Githarasdus, 
((vel  Aulaedus  priori  itnMpo(pos,  qui  secundam  stropham  instrumento 
<(  exhibebat;  ut  in  infra  posito  exemplo  clare  patet*.  »  Westphal  objecte 

H^*  T.  II,  p.  34.  *  Dt' Mu5ica,  édition  Westphal,  S  20, 

*  Mémoire  sur  l'harmonie  simaltanée,  p.  i5. 
etc.,  p.  52.  *  Musargia  universalis,  t.  I",  p.  54l. 

^  Réponse  à  M,  Fétis,  p.  68.  Rome,  i65o,  in-P. 


LES  MÉLODIES  GRECQUES.  347 

que  ce  chœur  instrumental,  faisant  son  entrée  au  beau  milieu  de  ia 
strophe,  est  en  contradiction  avec  toutes  les  règles  de  la  musique 
grecque.  Il  ajoute  que  c'est  là  une  invention  de  Kircher  \eme  Fàlschung 
von  Seiten  Kirchers),  qui  n*a  pas  su  résister  h  la  tentation  de  Forger, 
pour  le  placer  après  le  chant  pindariqtie,  un  passage  instrumental  dont 
la  notation  grecque  ne  dissimule  pas  le  caractère  purement  moderne. 
Mais,  malgré  celte  réserve,  telle  esl  la  confiance  quinspire  à  Westphal 
la  partie  vocale  du  fragment,  qui!  écrit  hardiment  la  conclusion  sui- 
vante: «Les  objections  que  nous  venons  de  faire  sont  les  seules  que 
uTon  puisse  opposer  à  la  légitime  origine  de  la  mélodie  pindarique. 
M  Tout  le  reste  milite  en  faveur  de  l'authenticité.  Ailes  Uebrige  spricht 
a  far  die  Aechtheit  ^  » 

J  ai  tenu  à  reproduire  les  parties  essentielles  de  la  discussion  de  West- 
phal ,  afin  que  Ion  voie  que,  si  j'adopte  le  jugement  qui  la  termine ,  c  est 
en  connaissance  de  cause,  et  parce  quil  est  difficile  ou  plutôt  im- 
possible de  ne  pas  se  rendre  à  d'aussi  graves  raisons.  Qu'il  soit  donc 
établi  que  nous  possédons  la  musique  des  cinq  premiers  vers  de  la  pre- 
mière pythique  de  Pindare.  Cette  mélodie  est  écrite  dans  le  mode  hy- 
podorien.  Le  rythme  en  était  inconnu;  mais  on  l'a  recomposé  d'après 
la  méthode  sûre  qui  consiste  à  tirer  par  voie  d'induction  la  division 
rythmique  du  chant  de  la  constitution  métrique  des  vers.  La  partie 
instrumentale,  donnée  comme  antique  par  Kircher,  est  moderne  et  apo- 
cryphe. Toutefois  l'instrumentation,  qui  ne  nous  est  pas  parvenue,  a 
existé.  Pindare  nous  l'apprend  lui-même.  A  la  fin  de  cette  première 
pythique,  parlant  à  Hiéron  auquel  l'ode  est  adressée,  il  le  supplie  de 
ne  pas  se  laisser  corrompre  par  l'avarice  pour  mériter,  après  sa  mort, 
les  louanges  des  Muses,  u Imite,  dit-il,  la  libéralité  et  la  générosité  de 
«Crésus.  Quant  à  Phalaris,  le  tyran  cupide  et  cruel,  les  chants  des  ado- 
iilescents,  accompagnés  par  la  phorminx,  ne  résonneront  jamais  pour  lai.n 
La  signification  des  deux  dernières  lignes  est  parfaitement  claire.  Plus 
claire  encore ,  s'il  est  possible,  est  celle  des  vers  quatre  à  neuf  de  la  troi- 
sième olympique.  «Grâce  à  la  Muse,  dit  le  poète,  ma  voix,  destinée  à 
«rehausser  l'éclat  de  cette  fête,  a  pu,  en  s'alliant  au  rythme  dorien, 
«  tenter  des  voies  toutes  nouvelles.  Aussi  bien  les  couronnes  tressées  dans 
«  les  cheveux  m'imposent-elles  la  mission  sacrée  de  marier,  dans  un  en- 
«  semble  harmonieux,  les  accents  variés  de  la  lyre,  le  son  delà  flûte, 
«et  la  parole  cadencée,  pour  célébrer  le  fils  d'Énésidême.  »  En  suppo- 
sant, à  toute  rigueur,  que  les  instruments  nommés  dans  ces  deuxpas- 

Die  Metrik  der  Griechen,  t.  II,  p.  626,  2*  édition. 


348  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  JDIN  1879. 

sages  n aient  £aiit  que  doubler  le  chant,  et  le  contraire  est  prouvé,  il 
restait  à  s'assurer  par  rexpérience  que  la  mélodie  pindarique  était  au 
moins,  sinon  harmonisée,  du  moins  susceptible  de  Têtre,  et  que  Boeckh 
ne  s*élait  pas  trompé  en  disant  de  ce  chant  :  patitar  harmoniam, 

G*est  ce  qu*a  essayé  M.  A.  Bourgault-Ducoudray,  et  sa  tentative  a  eu 
un  succès  complet.  S'inspirant  à  la  fois  des  vers  du  poète  et  du  carac- 
tère particulier  de  Tantique  mélodie,  il  a  écrit  un  accompagnement  que 
Ton  dirait  avoir  été  trouvé  au  même  instant  que  le  chant  lui-même.  Son 
harmonie,  sobre  et  grave,  conçue  et  développée  selon  le  mode  hypo- 
dorien,  ainsi  quil  le  fallait,  donne  à  Tinvocation  toute  religieuse  du 
poète,  qui  s'adresse  à  la  lyre  dor  d'Apollon,  une  singulière  puissance 
d*accent.  On  croirait  entendre,  avec  plus  de  force  et  moins  de  tristesse, 
mais  avec  autant  d'émotion  intime  et  pieuse,  un  chant  analogue  à  notre 
Parce ,  Domine ,  parce  popalo  tao,  lorsqu'il  est  soutenu  non  par  l'orgue, 
qui  le  couvre  trop,  mais  seulement  par  les  contre-basses  qui  lui  laissent 
son  relief  et  son  expression  pénétrante. 

Gardons-nous  de  conclure  de  là  que  la  polyphonie  grecque  eut  les 
proportions,  l'abondante  variété,  le  rôle  considérable  de  l'harmonie 
moderne.  Non  :  ceux  qui  se  tiennent  sagement  entre  les  opinions  ex- 
trêmes se  rappellent  d'abord  que,  chez  les  Grecs,  le  chant  à  plusieurs 
parties  n  existait  pas,  et  qu'en  second  lieu  Tharmonisation  instrumen- 
tale demeura,  sans  comparaison  possible,  inférieure  à  la  nôtre.  «Mais 
((  elle  n'était  pas  d'une  nature  différente  et  reposait  sur  des  principes 
a  analogues  ^  »  Or  c'est  assez  pour  que  les  modes  antiques  puissent  en- 
trer, non  pas  furtivement,  mais  à  portes  ouvertes  dans  notre  système 
musical.  El  c'est  encore  assez  pour  que,  sans  en  être  déformés,  ils  se 
prêtent  à  revêtir  les  draperies  amples ,  diverses,  ondoyantes ,  trop  ornées 
souvent,  mais  incontestablement  plus  riches,  de  l'instrumentation  nou- 
velle. 

De  la  présente  étude,  il  me  semble  voir  sortir  une  conséquence  mu- 
sicale et  une  conséquence  très  philosophique.  La  conséquence  musicale, 
c'est  que  la  réforme  que  propose  M.  A.  Bourgault-Ducoudray  se  recom- 
mande par  des  raisons  excellentes,  tant  historiques  que  techniques  et 
esthétiques.  Aussi  cette  réforme  est-elle,  nous  Tavons  vu ,  un  fait  qui  va 
chaque  jour  s'accompiissant  avec  une  persistance  telle,  que,  dans  quel- 
ques années,  ce  sera  un  fait  accompli.  Mieux  vaut  cependant  hâter,  en 
la  dirigeant  bien,  cette  heureuse  évolution,  que  de  la  laisser  se  pro- 
duire au  hasard  et  peut-être  s'égarer,  ou  tout  au  moins  se  compromettre. 

'  Gevaert,  Histoire  et  théorie  de  h  Musique  de  f  antiquité,  t.  1*',  p.  3 70. 


DEUX  SATELLITES  DE  MARS.  349 

La  conséquence  philosophique,  c*est  quil  y  a  une  certaine  musique 
immortelle ,  perennis  (fa ff dam  masica,  qui,  malgré  d'incontestables  diffé- 
rences, reparait  chez  les  peuples  bien  doués,  sensiblement  la  même  aux 
grandes  époques,  et  qui,  à  ces  heures  de  haute  civilisation,  se  montre 
surtout  expressive,  psychologique,  mélodique.  Ce  point,  que  nous  en- 
trevoyons dès  à  présent  avec  une  naissante  clarté,  trouvera  sa  preuve 
plus  complète  dans  une  étude  comparée  du  caractère  moral,  de  Yélhos 
des  modes  grecs  et  de  l'expression  des  passions  par  les  plus  puissants 
musiciens  modernes. 

Ch.  LÉVÉQUE. 


Découverte  des  deux  satellites  de  Mars,  par  M.  Asaph  Hall. 

L'une  des  plus  brillantes  découvertes  astronomiques  de  notre  époque , 
celle  des  satellites  de  Mars ,  a  été  faite  récemment  à  l'observatoire  de 
Washington  par  M.  Hall;  nous  allons  indiquer  rapidement  les  circons- 
tances dans  lesquelles  elle  se  produisit  et  montrer  son  importance  pour 
la  détermination  d'un  des  éléments  fondamentaux  du  système  planétaire. 

En  1610,  la  première  lunette  dirigée  vers  le  ciel  avait  révélé  à  Ga- 
lilée l'existence  des  quatre  satellites  de  Jupiter;  quarante-cinq  ans  plus 
tard ,  Huyghens  trouvait  le  plus  brillant  des  satellites  de  Saturne.  De 
3671  à  168&,  Dominique  Cassini,  avec  ses  lunettes  aériennes  de 
/i5  mètres  de  foyer,  découvrait  quatre  nouveaux  satellites  à  Saturne. 
Alors ,  plus  d'un  siècle  s'écoula  sans  aucune  autre  découverte  de  ce  genre  ; 
c'est  qu'il  fallait,  pour  en  faire  de  nouvelles,  inventer  des  instruments 
plus  puissants  et  plus  faciles  à  manier  que  ceux  de  Cassini;  ce  perfec- 
tionnement fut  réalisé  par  W.  Herschel.  L'éminent  astronome  qui  avait 
trouvé  la  planète  Uranus,  l'observant  avec  ses  puissants  télescopes,  lui 
découvrit  deux  satellites  en  1 787,  et,  deux  ans  après,  il  augmentait  en- 
core de  deux  le  nombre  des  satellites  de  Saturne.  Enfin ,  il  y  a  une 
trentaine  d'années,  un  autre  astronome  anglais,  M.  Lasseli,  découvrit 
presque  coup  sur  coup  le  satellite  de  Neptune,  le  huitième  de  Saturne, 
et  deux  nouveaux  d'Uranus.  Les  planètes  supérieures  se  trouvaient  donc 
posséder  :  Jupiter  quatre  satellites,  Saturne  huit,  Uranus  quatre,  et 
Neptune  un  ;  seule,  la  planète  Mars  n'en  avait  pas.  Ce  n'est  pas  que  les 

45 


J50  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

astronomes  niaient  cherché,  à  diverses  reprises,  les  satellites  de  cette 
planète;  W.Herschel  y  avait  employé  ses  télescopes  les  plus  pénétrants; 
ses  recherches  avaient  été  toujours  infructueuses;  pendant  longtemps 
on  put  croire  qu'il  n  existait  rien  là  où  Téminent  astronome  n  avait  rien 
vu,  et  ce  fut  une  vérité  incontestée,  imprimée  dans  tous  les  traités 
d^astronomie ,  que  Mars  n  a  pas  de  satellites.  Les  seules  tentatives  con- 
nues pour  contrôler  cette  découverte  ont  été  faites  par  Màdier  en 
i83o,  et  d*Arrest  en  1862;  elles  n'eurent  pas  plus  de  succès  que  les 
précédentes.  Mais,  en  dehors  de  Mâdler  et  de  d'Arrest,  combien  d'as- 
tronomes s'étaient  occupés  de  l'étude  physique  de  Mars,  avaient  dessiné 
ses  continents  et  ses  mers,  et  y  avaient  employé  de  puissants  instruments! 
Pouvait-on  admettre  l'existence  de  satellites  qui  auraient  circulé  autour 
de  la  planète,  sans  être  aperçus  par  aucun  de  ces  observateurs? 

Cependant  M.  Hall,  qui,  depuis  quelque  temps,  songeait  à  la  ques- 
tion des  satellites  de  Mars,  disposait  d'un  instrument  d'une  puissance 
extraordinaire,  la  grande  lunette  de  76  centimètres  d'ouverture,  cons- 
truite par  Alvan  Clarke  pour  l'observatoire  de  Washington;  en  tenant 
compte  des  qualités  exceptionnelles  de  l'objectif,  il  lui  sembla  qu'il  lui 
restait  un  peu  d'espoir;  du  reste,  pendant  l'opposition  de  1877,  Mars 
allait  se  trouver  dans  des  conditions  exceptionnellement  favorables;  sa 
distance  à  la  Terre  devant  être  très  faible.  M.  Hall  se  mit  résolument 
au  travail;  à  la  date  du  10  août  1877,  il  avait  exploré  les  environs  de 
Mars,  marqué  sur  une  carte  les  plus  faibles  objets,  jusqu'à  une  distance 
considérable  de  la  planète;  il  n'y  avait  trouvé  que  des  étoiles  fixes. 
Alors  il  se  décide  à  étudier  la  région  tout  à  fait  voisine  du  disque,  à 
fouiller  en  quelque  sorte  dans  l'auréole  brillante  qui  l'entoure.  Comme 
cette  lumière  le  gêne ,  peut  lui  dérober  les  faibles  points  lumineux  qu'il 
recherche,  il  fait  sortir  tout  juste  la  planète  du  champ  de  l'instrument, 
et  parcourt  attentivement  la  région  contiguë.  Dans  la  nuit  du  10  août, 
cet  examen ,  répété  à  diverses  reprises,  reste  infructueux;  le  lendemain , 
à  deux  heures  du  matin,  il  remarque  un  point  extrêmement  fistible; 
c'est  le  satellite  extérieur;  le  16  et  le  17,  il  confirme  sa  découverte,  et 
a  le  bonheur  de  trouver  le  satellite  intérieur.  Cette  double  découverte , 
aussitôt  annoncée,  cause  un  profond  étonnement  parmi  les  astronomes; 
tous  ceux  qui  possèdent  de  puissantes  lunettes  les  dirigent  sur  Mars,  et 
dans  de  nombreux  observatoires,  tant  en  Europe  qu'en  Amérique,  on 
arrive  à  saisir  les  deux  petits  points  lumineux,  et  à  les  suivre  dans 
leurs  mouvements  autour  de  la  planète. 

M.  Hall  a  donné  les  noms  dePhobos  au  satellite  intérieur,  etDeimos 
au  satellite  extérieur.  Pour  déterminer  leurs  orbites ,  il  les  observa  le 


DEUX  SATELLITES  DE  MARS.  351 

plus  souvent  et  le  plus  longtemps  qu'il  put,  pendant  trois  mois,  jusque 
vers  la  fin  d'octobre,  et  il  obtint  ainsi  environ  une  centaine  de  positions 
des  deux  astres  nouveaux.  On  comprend  qu'il  ait  voulu  employer  lui- 
même  ses  propres  observations  pour  la  détermination  des  orbites;  du 
reste,  bien  que  les  nouveaux  satellites  aient  été  observés  partout  avec 
la  plus  grande  curiosité ,  la  série  des  observations  de  Washington  est  de 
beaucoup  la  plus  riche.  M.  Hall  fit  une  première  approximation  en 
supposant  les  orbites  circulaires;  puis  il  les  remplaça  par  des  ellipses, 
et  il  obtint,  tout  compte  fait,  une  centaine  environ  d'équations  à  sept 
inconnues,  pour  déterminer  les  éléments  elliptiques  de  Deimos,  et 
quatre- vingt  pour  ceux  de  Phobos  ;  la  résolution  de  ces  équations  lui 
donna  les  éléments  cherchés ,  et  par  eux  les  observations  se  trouvèrent 
bien  représentées. 

Les  plans  des  orbites  coïncident  à  très  peu  près  avec  l'équateur  de 
Mars,  comme  cela  arrive  pour  les  satellites  de  Jupiter;  les  excentricités 
sont  très  faibles;  l'une  d'elles  est  négligeable,  l'autre  n'est  que  d'un 
trentième.  Deimos  fait  sa  révolution  autour  de  Mars  en  trente  heures 
un  quart;  Phobos  n'y  met  que  sept  heures  et  demie,  alors  que  la  pla- 
nète tourne  sur  elle-même  en  vingt-quatre  heures  et  demie;  ainsi  ce 
satellite  tourne  beaucoup  plus  rapidement  que  la  planète.  Ce  doit  être 
assurément  un  singulier  spectacle  pour  les  habitants  de  Mars;  tandis 
que  les  étoiles  et  Deimos  se  lèvent  à  l'est,  pour  se  coucher  à  l'ouest, 
le  mouvement  du  Phobos  s'efiectue  en  sens  contraire;  il  se  lève  à 
l'ouest  pour  se  coucher  à  l'est;  mais  cette  l'apidité  du  mouvement  du 
satellite  intérieur  présente  un  autre  intérêt,  d'un  ordre  beaucoup  plus 
élevé;  elle  est  en  désaccord  avec  la  théorie  cosmogonique  de  Laplace, 
qui  veut  que  la  durée  de  la  rotation  de  la  planète  sur  elle-même  soit 
égale  à  la  durée  de  la  révolution  d'un  satellite  supposé  placé  à  la  sur- 
face même  de  la  planète  ;  le  cas  actuel  est  tout  à  fait  isolé  dans  notre 
système  planétaire  ;  il  y  a  là  une  singularité  qui  donnera  peut-être  un 
jour  des  éclaircissements  sur  les  conditions  dans  lesquelles  se  trouvait 
la  nébuleuse  solaire,  au  moment  où  le  système  de  Mars  s'en  est  dé- 
taché. 

Les  orbites  des  satellites  une  fois  connues,  M.  Hall  devait  s'en  servir 
pour  déterminer  la  masse  de  Mars;  le  calcul  était  des  plus  faciles; 
chaque  satellite  donne  une  détermination  ;  les  deux  nombres,  ainsi  ob- 
tenus pour  la  masse  cherchée,  cadrent  dans  la  limite  des  erreurs  des 
observations;  le  calcul  des  erreurs  probables  montre  que  le  nombre 
définitif  est  connu  à  un  millième  de  sa  valeur.  Voilà  donc  un  élément 
important  du  système  solaiie  déterminé  avec  une  grande  précision; 

45. 


352  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

auparavant  on  déduisait  la  masse  de  la  planète  Mars  des  perturbations 
qu*elle  fait  éprouvera  la  Terre;  or  ces  perturbations  sont  très  petites, 
quatre  ou  cinq  secondes  d'arc  au  plus  :  il  fallait  démêler  ces  petits  dé- 
rangements et  ies  séparer  de  tant  d autres  plus  importants,  dans  la 
théorie  du  mouvement  du  soleil  ;  on  ne  pouvait  y  arriver  que  par  de 
très  longs  et  très  pénibles  calculs;  et,  lorsque  ces  calculs  étaient  ache- 
vés, il  aurait  été  bien  difficile  de  dire  avec  quelle  précision  on  avait 
obtenu  la  masse  de  Mars. 

Dans  son  beau  mémoire  sur  a  les  observations  et  les  orbites  des  sa- 
«  tellites  de  Mars,  »  M.  Hall  ne  s  est  pas  contenté  de  discuter  ses  propres 
observations;  il  a  comparé  à  ses  éléments  elliptiques  toutes  les  obser- 
vations connues;  il  a  en  quelque  sorte  épuisé  la  matière  pour  le  mo- 
ment, et,  pour  obtenir  une  plus  grande  précision,  il  faudra  attendre 
que  Mars  vienne  se  placer  assez  près  de  la  Terre  pour  qu  on  puisse 
faire  de  nouvelles  observations.  Disons,  en  terminant  ce  sujet,  que  plu- 
sieurs astronomes  ont  essayé  de  déterminer  ies  grandeurs  stellaires  des 
deux  satellites,  et  quen  supposant  que  ces  corps  réfléchissent  la  lu- 
mière solaire  de  la  même  manière  que  la  planète  elle-même,  ils  ont 
été  amenés  à  penser  que  les  diamètres  de  ces  petits  corps  n  excèdent 
pas  trois  ou  quatre  lieues. 

La  Société  royale  astronomique  de  Londres  a  décerné  à  M.  Hall  sa 
grande  médaille  d*or  pour  sa  brillante  découverte;  T Académie  des 
sciences  de  Paris  vient  de  le  nommer  à  une  place  de  correspondant 
dans  la  section  d'astronomie. 

F.  TISSERAND. 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.       '  353 


La  Société  Romaine  apbès  les  grandes  guerres  d'Afrique 

ET  DE  Macédoine. 

TROlSlàUE     ET     DERNIER    ARTICLE  ^ 

Par  la  disparition  de  la  classe  des  petits  propriétaires  ruraux,  la 
sociétë  romaine  perdit  une  force  de  conservation  qui  aurait  ralenti  la 
marche  rapide  de  Tinëvitable  révolution.  Les  grands,  délivrés  de  toute 
crainte,  en  ne  voyant  plus  devant  eux  ces  plébéiens  avec  lesquels  il 
fallait  autrefois  compter,  s'abandonnèrent  à  la  licence  des  mœurs  nou- 
velles. Pour  eux,  la  simplicité  ne  fut  plus  qu'un  travers,  et  fégalité 
qu  une  insolente  prétention.  Il  est  vrai  que  les  hommages  et  les  craintes 
du  monde  les  plaçaient  bien  haut!  Dans  l'immensité  de  l'empire  et  des 
sujets,  Rome  et  son  peuple  n'étaient  plus  qu'un  point,  et,  en  réglant 
chaque  jour  les  destinées  des  nations,  en  voyant  des  rois  attendre  aux 
portes  de  la  curie  leurs  décisions,  ces  sénateurs  républicains  avaient 
pris  un  orgueil  royal,  dont  la  liberté  devait  bientôt  souffrir.  Voyez 
quels  pouvoirs  étaient  dans  leurs  mains. 

C'est  par  les  finances  que,  chez  les  modernes,  les  gouvernements  sont 
dans  la  dépendance  des  représentants  du  pays.  Le  vote  annuel  de  l'im- 
pôt, ou  du  moins  celui  des  crédits  nouveaux,  est  une  garantie  pour  les 
libertés  publiques;  il  en  est  une  pour  les  gouvernements  mêmes,  que 
cette  nécessité  protège  contre  rcntrainement  aux  dépenses  inutiles. 
A  Rome,  rien  de  pareil.  L'assemblée  populaire  ne  s'occupait  point  du 
budget  de  l'Etat,  et  l'on  ne  connaît  qu'un  seul  impôt  qui  ait  été  établi 
par  une  loi;  encore  fut-ce  en  des  circonstances  quasi-révolutionnaires. 
Recettes  et  dépenses  étaient  réglées  par  les  pères  conscrits.  Ils  admi- 
nistraient seuls  la  fortune  publique,  comme  les  consuls  disposaient 
seuls  du  butin  de  guerre  et  les  édiles  des  amendes.  D'où  il  arriva  que, 
quand  les  prévaricateurs  de  Tordre  sénatorial  usurpèrent  sur  le  do- 
maine de  fÈtat  et  pillèrent  les  provinces,  ils  trouvèrent  dans  leurs  col- 
lègues des  complices  ou  des  complaisants.  Cet  abandon  au  sénat  de  la 
gestion  financière  fut,  par  les  licences  qu'il  autorisa,  une  cause  de 
ruine  pour  la  république,  comme  l'absence  de  tout  contrôle  financier 
amena  la  perte  de  notre  vieille  monarchie. 

^  Voyez  les  cahiers  d^avril  et  de  mai. 


35a  JOUKNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Maîtres  des  finances ,  les  sénateurs  Fêtaient  encore  de  la  justice.  Au 
civil,  les  caiises  étaient  portées  devant  le  préteur  qui,  laissant  Feiamen 
du  point  de  fait  à  des  juges  choisis,  pour  les  affaires  importantes,  dans 
le  sénat,  pour  les  autres,  parmi  les  centumvirs,  n'intervenait  au  pro- 
cès qu'en  donnant  la  formule  de  droit  applicable  à  la  question.  Nous 
faisons  de  même  dans  nos  cours  d'assises,  en  sens  inverse  :  la  décision 
du  jury  sur  la  nature  du  crime  précède  la  déclaration  des  magistrats 
sur  l'article  du  code  pénal  qui  s'y  rapporte. 

Au  criminel,  le  juge  était  le  peuple  réuni  en  assemblée  centuriate. 
Dans  les  anciens  temps,  les  crimes  étaient  rares.  Mais  l'extension  de 
rémpire,  le  prodigieux  accroissement  de  la  population  urbaine  «  les 
tentations  de  tout  genre  offertes  aux  natures  mauvaise?  d'arriver  vite 
à  la  fortune,  multiplièrent  les  attentats.  Les  Romains  n'étaient  pas 
hommes,  comme  les  Athéniens,  à  quitter  leurs  affaires  pour  si^er 
l'année  entière  à  écouter  des  plaideurs.  L'aristocratie,  d'ailleurs,  se 
garda  bien  de  laisser  établir  une  indemnité  pour  ce  service.  Il  en  résulta 
que  les  consuls  furent  obligés  d'exercer  le  vieux  droit  royal  qui  per- 
mettait de  renvoyer  une  affaire  criminelle  à  une  commission,  quœstiOf 
et,  le  nombre  des  crimes  s'accroissant ,  cette  juridiction  exceptionnelle 
dut  être  rendue  permanente. 

Le  peuple  était  un  mauvais  juge.  D'abord,  comme  il  faisait  la  loi,  il 
pouvait  être  tenté  de  se  mettre  au-dessus  d'elle  ou  de  l'interpréter;  en- 
suite, la  multitude  ne  pèse  pas  les  raisons;  elle  se  décide  d'après  la 
passion  ou  les  intérêts  du  moment,  qu'elle  confond  aisément  avec  la 
justice.  Aussi  les  accusés  cherchaient-ils  bien  plus  &  l'émouvoir  qu'à 
la  convaincre.  De  là,  ces  vêtements  de  deuil,  ces  larmes,  ces  supplica- 
tions des  parents,  des  amis,  et  les  pathétiques  oraisons  des  avocats;  de 
là  encore,  ces  blessures,  ces  récompenses  militaires  qu'on  étalait  aux 
yeux.  Dans  un  gouvernement  régulier,  qui  avait  maintenant  de  si  grands 
intérêts  à  sauvegarder,  et  quand  le  peuple  n'était  plus  qu'une  foule  vé- 
nale, une  telle  justice  était  une  souveraine  injustice,  très  dommageable 
à  la  chose  publique.  Calpurnius  Pison  fut  donc  un  bon  citoyen  lors- 
qu'en  1^9  il  proposa  l'établissement  d'un  tribunal  permanent  pour 
juger  les  concussionnaires  devenus  trop  nombreux.  Cinq  ans  plus  tard, 
trois  qaœstiones  perpetuœ  furent  créées  contre  les  crimes  de  majesté, 
de  brigue  et  de  péculat,  et  l'on  finit  par  étendre  leur  juridiction  à  tous 
les  crimes  publics.  Le  veto  des  tribuns  ne  pouvait  arrêter  leur  action, 
ni  les  comices  casser  leurs  sentences.  Un  citoyen  condamné  pour  concus- 
sion perdait  le  droit  de  parler  jamais  devant  le  peuple.  Théoriquement 
les  quœsiiones  perpetaœ  furent  une  usurpation  sur  le  droit  populaire;  poli- 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  S55 

tiquement,  elles  étaient  une  institution  inévitable;  et,  comme  la  vraie 
politique  est  celle  qui  donne  satisfaction  non  pas  aux  théories  mais  aux 
besoins  du  temps,  cette  usurpation,  ou  plutôt  ce  changement,  était 
légitime  puisqufl  fut  nécessaire. 

Ce  qui  fait  l'importance  de  cette  institution ,  c*est  que  les  membres 
des  nouveaux  tribunaux  furent  pris  dans  le  sénat.  Cette  assemblée  ne 
forma  pas,  comme  sous  Tempire,  une  cour  de  justice;  mais  tous  les 
juges  aux  qaœstiones  perpetaœ  sortant  de  son  sein,  le  grand  corps  po- 
litique de  la  république  se  trouva  être  aussi,  dans  la  réalité,  son 
grand  corps  judiciaire;  «et  cette  fonction,  dit  Polybe,  fut  le  plus 
«ferme  appui  de  Tautorité  du  sénat;»  nous  verrons  la  possession  de 
ces  places  de  judicature  devenir  Tobj et  des  plus  violentes  contestations. 

Notons,  en  passant ,  que  la  société  romaine  n*ayant  jamais  connu  ce 
que  nous  appelons  le  ministère  public,  les  particuliers  devaient  en  tenir 
lieu  pour  laccusation  des  coupables.  La  delatio  était  donc  un  mode  ré- 
gulier de  procédure,  et  Cicéron  le  trouve  admirable;  chacun  pouvait 
se  porter  partie  civile  ou  accusateur  dans  Tintérèt  de  l'État;  ce  devint 
une  industrie  qui  eut  ses  risques,  mais  aussi  ses  profits.  On  pouvait  y 
gagner  de  Thonneur  par  une  éloquente  plaidoirie,  c'est  ainsi  que  les 
jeunes  nobles  commençaient  à  se  faire  connaître  ;  on  y  gagnait  même 
de  Targent,  puisque  le  quadruplator  recevait,  comme  indemnité  du 
service  rendu  par  lui  à  la  société,  le  quart  des  biens  confisqués  ou  de 
Tamende  prononcée  contre  le  coupable.  Une  inscription  de  Macédoine 
promettait  200  deniers  de  récompense  au  delator  qui  découvrirait  les 
profanateurs  d'un  tombeau;  en  Angleterre  on  agit  encore  ainsi.  Ces  dé- 
lateurs, dont  Tempire  héritera  de  la  république,  auront  alors  bien 
mauvais  renom;  ils  l'avaient  déjà  du  temps  de  Baute.  Un  de  ses  para- 
sites déclare  dédaigneusement  ne  vouloir  pas  changer  son  métier  contre 
celui  de  ces  hommes  «pour  qui  le  rôle  des  procès  est  un  filet  à  attraper 
«le  bien  d autrui^.» 

Quelle  était  la  valeur  législative  des  sénatus-consultes?  On  discutait 
sur  ce  point;  dans  cette  constitution,  qui  était  l'œuvre  du  temps,  il 
nexistait  aucune  règle  à  ce  sujet.  D'abord  le  sénat  légiférait  en  toute 
liberté  dans  la  triple  sphère  du  culte,  des  finances  et  des  affaires 
extérieures,  mais  il  reste  un  certain  nombre  de  sénatus-consultes  re- 
latifs à  d'autres  questions,  surtout  de  police  et  d'administration.  Pom- 
ponius  dit,  au  Digeste  :  u Comme  il  était  difficile  de  réunir  le  peuple, 
«  la  nécessité  fit  passer  au  sénat  le  soin  de  la  république  et  tout  ce  qu'il 
Cl  décréta  fut  obéi.  Ces  décrets  s'appellent  des  sénatiis-consultes.  n 

Le  sénat  s'attribua  le  pouvoir  de  dispenser  de  l'observation  des  lois. 


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356  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Lorsqu'il  avait  déclaré  qu*à  son  avis  le  peuple  ne  pouvait  être  lié  par 
telle  loi  :  ea  lege  non  videri  popalam  ieneri,  le  magistrat  chargé  de 
Texécution  de  la  loi  se  trouvait  autorisé  à  ne  la  point  exécuter.  Mais  les 
tribuns  démagogues,  aussi  ingénieux  que  les  pères  conscrits  à  tourner 
la  loi,  inséreront ,  dans  certaines  de  leurs  rogations  révolutionnaires,  une 
clause  qui  imposera  aux  sénateurs  Tobligation  de  jurer,  sous  peine 
d*exil,  qu*ils  y  obéiront.  Ainsi  fera  Saturninus,  quand  il  voudra  mettre 
un  pouvoir  exceptionnel  dans  les  mains  de  Marins. 

Avec  ce  double  droit  de  faire  des  sénatus-consultes  obligatoires  et 
de  dispenser  de  l'observation  de  telle  ou  telle  loi ,  le  sénat  n  avait  plus 
besoin  de  la  dictature.  Aussi  cette  charge  disparait  de  Tbistoire.  C'eist 
que  la  dictature  était  maintenant  en  permanence  dans  la  curie  et  que 
les  sénateurs  l'en  faisaient  sortir,  par  la  formule  :  caveant  consales,  qui 
équivalait  à  notre  déclaration  d*état  de  siège,  et  donnait  de  pleins  pou- 
voirs aux  consuls.  Mais,  quand  Tagitation  renaîtra  au  Forum,  les  tribuns 
refuseront  de  reconnaître  à  cette  formule  le  pouvoir  de  supprimer 
l'appel  au  peuple,  provocatio;  et  les  jugements  d*Opimius,  de  Rabirius 
et  de  Cicéron,  briseront  cette  arme  dans  la  main  du  sénat. 

Le  sénat  intervenait  d  une  autre  manière  encore  dans  la  législation. 
Les  lois  Publilia  et  Hortensia  lui  avaient  ôlé  l'initiative  et  la  sanction 
des  lois;  il  retrouva  ses  prérogatives  par  des  moyens  détournés.  Il  dé- 
cidait, par  exemple,  qu'il  serait  présenté  aux  tribus  un  plébiscite  revêtu 
à  l'avance  de  son  approbation,  ce  qui  en  assurait  le  vote,  et  il  faisait 
établir,  par  la  loi  i£iia  Fufia,  qu'une  assemblée  ne  pourrait  être  tenue, 
ou  les  décisions  avoir  leur  effet,  lorsqu'un  magistrat  annoncerait  au 
président  des  comices  son  intention  d'observer  le  ciel.  C'était  le  veto 
suspensif  caché  sous  une  forme  religieuse  et  un  moyen  d'arrêter  court 
une  rogation  révolutionnaire.  Cicéron  l'avoue:  «Cette  loi,  dit-il,  est 
tt notre  forteresse  contre  les  fureurs  tribunitiennes. »  Oui,  mais  tant 
qu'on  respectera  la  loi,  le  préjugé  qui  la  soutenait  et  le  sénat  qui  l'avait 
dictée. 

Dans  les  élections,  son  action  était  plus  discrète,  mais  tout  aussi 
réelle.  C'était  au  sénat  qu'était  arrêtée,  en  fait,  la  liste  des  candidats 
proposés  au  choix  du  peuple  par  le  président  de  l'assemblée. 

Il  avait  la  surveillance  du  culte,  le  droit  d'interdire  certains  rites  et 
celui  de  donner  ou  de  refuser  le  droit  de  cité  h  des  dieux  étrangers. 
Enfin  toute  la  politique  extérieure,  appel  des  légions,  emploi  de 
l'armée,  ressources  mises  à  la  disposition  des  généraux  en  argent, 
troupes  nationales  et  corps  auxiliaires,  conditions  imposées  aux  vaincus, 
relations  avec  les  alliés,  tout  se  réglait  au  sénat;  et,  s'il  n'avait  pas 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  357 

expressément  enlevé  au  peuple  le  droit  de  paix  et  de  guerre,  il  agissait 
habituellement  comme  si  ce  droit  souverain  n  appartenait  plus  à  l'as- 
semblée populaire.  De  très  bonne  heure  on  s'était  demandés!,  pour 
déclarer  une  guerre,  il  ne  suffisait  pas  d'un  sénatus-consulte. 

En  un  mot,  le  sénat,  autrefois  simple  conseil  du  roi  et  des  consuls,  à 
présent  gouvernait  et  administrait.  Les  magistrats  n'étaient  en  quelque 
sorte  que  son  pouvoir  exécutif  en  action,  (( quasi  ministros  gravissimi 
«  consilii.  o 

Cette  concentration  des  pouvoirs  dans  les  mains  du  sénat  était  com- 
mandée par  les  nouvelles  conditions  d'existence  de  la  république. 
Recrutée  d'hommes  qui  avaient  rempli  les  plus  hautes  charges,  conduit 
les  guerres  les  plus  difliciles,  administré  des  provinces  vastes  comme 
des  royaumes,  cette  assemblée  était  le  corps  le  plus  expérimenté, 
le  plus  habile  et  tout  à  la  fois  le  plus  prudent  et  le  plus  hardi  qui 
ait  jamais  gouverné  un  État.  Le  grand  conseil  d'une  autre  cité  puis- 
sante, Venise,  n'en  fut  qu'une  pâle  image.  Mais  Venise  contenait  sa 
noblesse  comme  ses  sujets,  et  le  sénat  romain  ne  sut  pas  gouverner  la 
sienne,  il  se  laissa  dominer  par  ceux  que  Salluste  appelle  la  faction  des 
grands. 

Le  sénat,  en  etfet,  n'était  que  ia  tête  d'une  aristocratie  nouvelle, 
plus  illustre  que  l'ancienne,  parce  quelle  avait  fait  de  plus  grandes 
choses,  plus  (ière,  parce  qu'elle  voyait  le  monde  à  ses  pieds.  Des  an- 
ciennes génies,  il  en  restait  quelques-unes  à  peine,  et,  dès  l'époque  de 
la  seconde  guerre  pimiquc ,  le  sénat  renfennait  plus  de  plébéiens  que 
de  patriciens.  Aussi  y  eut-il  en  172 ,  malgré  la  loi,  deux  consuls  plé- 
béiens, et  en  1 3 1  deux  censeurs  du  même  ordre.  Un  fait  de  la  plus  haute 
importance  s'était  donc  produit  dans  la  société  romaine  à  l'épocpie  qui 
nous  occupe  :  la  noblesse  et  le  peuple  étaient  entièrement  renouvelés. 
Mais  d'autres  hommes  amènent  d'autres  idées  :  cette  seconde  noblesse, 
bien  que  sortie  du  peuple,  n'en  tenait  pas  moins  le  peuple  en  souverain 
mépris.  Ce  n'était  plus  le  plébéien  que  l'on  repoussait  des  honneurs, 
c'était  Vhomme  nouveau.  Unissant  par  des  mariages  et  des  adoptions  leur 
sang  et  leurs  intérêts,  les  familles  nobles  formaient  une  oligarchie  qui 
faisait  des  magistratures  son  patiimoine  héréditaire.  Et  il  était  impos- 
sible qu'il  en  fût  autrement.  Les  charges  fructueuses  du  consulat  et  de 
la  préture  étaient  toujours  à  l'élection.  Pour  s'y  élever,  on  devait  s'as- 
surer la  faveur  de  ceux  qui  les  donnaient,  et  celte  faveur  s'obtenait  de 
deux  manières  :  en  achetant  une  partie  des  électeurs  avec  de  l'or,  ou  le 
peuple  entier  avec  des  plaisirs.  Grâce  au  butin  de  guerre  rapporté  des 
provinces  et  aux  revenus  des  immenses  domaines  que  les  proconsuls 

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358  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

s'y  étaient  réservés,  les  fils  de  ceux  qui  n avaient  gagné,  à  ia  conquête 
de  ritaiie,  qu'une  ferme  de  sept  arpents,  pouvaient  multiplier  les  fttes: 
courses  de  chars  et  combats  de  gladiateurs,  représentations  dramatiques 
et  chasses  de  bêtes  fauves,  jeux  de  toute  sorte  et  distributions  gra- 
tuites, etc.  La  vénalité  du  peuple  et  la  nécessité  de  passer  d*abord  par 
ia  cliarge  ruineuse  de  fédilité  fermaient  faccès  des  honneurs  à  tous 
ceux  qui  ne  pouvaient  sacrifier  de  grosses  sommes,  en  un  jour  d'élec- 
tion ou  de  jeux  publics;  par  où  Ton  voit  qu'il  fallait  être  riche  pour 
arriver  aux  charges  et  être  dans  les  charges  pour  arriver  à  la  richesse  : 
cercle  vicieux  et  en  apparence  infranchissable,  mais  qui  explique  com* 
ment  les  fonctions  publiques  ne  sortaient  pas  des  maisons  où  elles 
avaient  fait  une  fois  entrer  la  fortune.  La  loi  disait  bien  que  les  magis- 
tratures étaient  annuelles,  mais  Gaton  perdait  son  lemps  à  reprocher 
au  peuple  de  les  donner  toujours  aux  mêmes  hommes.  Dans  les  fastes 
consulaires,  certains  noms  reviennent  sans  cesse.  De  219  à  i33,  en 
quatre-vingt-trois  ans,  neuf  familles  obtinrent  quatre-vingt-six  consu- 
lats. Aussi  un  petit  nombre  seulement  de  citoyens  obscurs  parvenaient 
à  se  faire  jour  :  le  grand  pontife  Coruncanius,  Flaminius,  Varron, 
Gaton,  Mummius,  et  cet  Aciiius  Glabrion  qui,  en  briguant  la  censure, 
invectivait  les  nobles  ligués  contre  les  hommes  nouveaux,  fkicore  quel- 
ques-uns de  ces  parvenus  avaient-ils  dû  leur  fortune  au  patronage  d*une 
grande  famille,  comme  Gaton ,  le  client  des  Valérius,  comme  Glabrion 
et  Lœlius ,  les  protégés  des  Scipions. 

Ge  mouvement  qui ,  en  élevant  aux  honneurs  tous  les  citoyens  ca- 
pables, renouvelait  sans  cesse  l'aristocratie  et  qui  assurait  sa  durée  en 
légitimant  son  existence,  ce  mouvement,  commencé  il  y  a  deux  siècles, 
allait  donc  s  arrêter.  Enfermée,  pour  ainsi  parler,  dans  les  charges  et 
dans  son  opulence ,  la  noblesse  rompait  tout  lien  avec  le  peuple  qu  elle 
méprisait,  lors  même  qu'elle  briguait  ses  suffrages,  comme  ce  Scipion 
Nasica  qui,  en  prenant  la  main  calleuse  d'un  paysan,  lui  demandait: 
«Eh!  mon  ami,  est-ce  que  tu  marches  sur  les  mains?»  Un  autre,  Ser- 
vilius  Isauricus,  se  trouve  à  pied  sur  une  route  où  un  citoyen  à  cheval 
vient  à  le  croiser.  Il  s'indigne  qu'on  ose  passer  devant  lui  sans  descendre 
de  monture,  et,  à  quelque  temps  de  là,  reconnaissant  le  malheureux 
devant  un  tribunal,  il  dénonce  le  fait  aux  juges,  qui,  sans  plus  en- 
tendre, condamnent  tout  dune  voix  l'irrévérencieux  voyageur. 

Il  faut  se  bien  représenter  comment  cette  oligarchie  pouvait  être 
impunément  si  dédaigneuse  du  populaire  et  pourquoi  les  petits  avaient 
tant  de  résignation  en  face  des  grands.  Le  peuple,  dont  on  connaît 
maintenant  la  composition,  n  entendait  parler  que  de  leurs  exploits, 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  359 

de  leurs  richesses  et  de  leur  noble  origine.  Il  les  voyait  toujours  suivis 
d'une  armée  de  clients  et  d'esclaves,  courtisés  par  les  magistrats  des 
cités  étrangères,  par  les  ambassadeurs  des  rois,  par  les  rois  mêmes,  ou 
siégeant  au  théâtre,  dans  les  fêtes,  à  paît  de  la  foule,  enveloppés  de 
leur  toge  à  large  bordure  de  pourpre  qui  signalait  de  loin  le  sénateur, 
on  pourrait  dire  le  maître  du  peuple-roi.  Chaque  jour  retentissaient 
dans  la  ville  les  noms  de  ces  nobles  personnages  qui  revenaient  de  leurs 
gouvernements  les  mains  assez  chargées  de  dépouilles  pour  qu'ils  pus- 
sent en  orner,  après  leurs  palais  et  leurs  villas,  le  Forum,  le  Champ  de 
Mars  et  les  temples.  Hier,  c'était  l'un  d'eux  qui  rentrait  en  triomphe 
dans  la  ville,  et  Rome  entière  s'était  pressée  le  long  de  la  voie  sacrée 
pour  voir  passer  le  butin ,  les  captifs,  le  vainqueur  montant  au  Capitole 
et  f  armée  qui  suivait  son  char  en  pompe  guerrière.  Aujourd'hui  c'est 
un  consulaire  qui  dresse  sa  statue  sur  une  place  publique,  ou  qui  con- 
sacre, avec  de  pompeux  sacrifices,  un  temple  voué  durant  une  bataille. 
Demain ,  ce  seront  des  supplications  solennelles  pour  remercier  les 
dieux  des  succès  d'un  général  absent,  ou  le  convoi  de  quelque  illustre 
mort  qui  traversera  le  Forum,  suivi  du  cortège  de  tous  ses  aïeux,  et 
dont  le  plus  proche  héritier  prononcera  l'oraison  funèbre  du  haut  de  la 
même  tribune  d'où  les  magistrats  annoncent  au  monde  les  décisions 
du  peuple  et  les  victoires  des  armées.  Un  Metellus  vient  d'y  passer, 
porté,  sur  son  lit  de  parade,  par  ses  quatre  fils  qui  sont  ou  ont  été 
préteurs,  consulaires  et  triomphateurs.  Ce  Metellus  était  le  Macédo- 
nique  ;  Scipion  avait  pris  le  titre  d'Africain;  Mummius  celui  d'Achaique, 
et  ces  glorieux  surnoms  rappelaient  incessamment  au  peuple  que  ces 
hommes  avaient  fait  la  grandeur  de  Rome,  comme  les  exploits  de  leurs 
ancêtres,  gravés  sur  les  monnaies,  perpétuaient  le  souvenir  de  ceux 
qui,  dans  les  jours  difficiles ,  avaient  sauvé  la  fortune  du  peuple  romain. 
Devant  l'éclat  qui  entourait  ces  grands  noms,  les  plébéiens,  pour  la 
plupart  d'origine  servile,  sentaient  davantage  leur  humilité. 

Maîtres  du  sénat,  des  charges,  des  tribunaux,  et  quand  ils  savaient 
s'entendre,  du  Forum,  les  nobles  réglaient  toutes  choses  suivant  leur 
bon  plaisir;  le  sénat  lui-même  vit  souvent  son  autorité  méconnue  par 
eux.  Malgré  lui,  malgré  le  peuple,  Appius  Claudius  triompha  des  Sa- 
lasses. Popilius  Laenas  avait  sans  motif  attaqué  les  Statyelles,  rasé  leur 
ville  et  vendu  dix  mille  d'entre  eux;  quelques  voix  s'élevèrent  en  faveur 
de  ces  malheureux,  «  les  seuls  de  tous  les  Ligures  qui  n'eussent  jamais 
«  attaqué  les  légions ,  »  et  un  décret  ordonna  qu'ils  fussent  rachetés  ;  Po- 
pilius y  répondit  en  tuant  encore  dix  mille  Statyelles.  Mis  en  jugement, 
u  obtint  du  préteur  un  ajournement,  et  l'affaire  tomba.  Scipion,  dans 

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360  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

ses  opérations,  n avait  guère  consulté  le  sénat;  les  généraux,  à  son 
exemple,  oublièrent  dans  leurs  provinces  quils  ne  devaient  être  que 
les  dociles  agents  dune  autorité  supérieure.  Ainsi,  sans  attendre  une 
autorisation  du  sénat,  Manlius  attaqua  les  Galates,  Lucullus  les  Vac- 
céens,  yEmilius  Pallantia ,  Cassius  les  montagnards  des  Alpes.  Ce  même 
Cassius  voulait  quitter  la  Cisalpine,  sa  province,  pour  pénétrer  par 
rUlyrie  dans  la  Macédoine  où  commandait  l'autre  consul,  au  risque  de 
laisser  Fltalie  et  Rome  à  découvert. 

Les  mœurs  et  la  loi  défendant  à  Taristocratie  de  chercher  dans  Tin- 
dustrie  et  le  commerce  des  gains  légitimes,  il  ne  lui  restait  que  les 
profits  honteux,  et  elle  ne  s  en  faisait  faute  :  à  Tégard  des  alliés  et  des 
provinciaux  elle  se  croyait  tout  permis.  On  voulait  renvoyer  Marcellus 
en  Sicile  :  «  Que  i*Etna  plutôt  nous  ensevelisse  sous  ses  laves  !  »  s^écriè- 
rent  les  Syracusains.  La  Sicile  allait  expier  sa  fécondité,  TEspagne  la  ri- 
chesse de  ses  mines.  Outre  la  taxe  permanente,  les  Espagnols  don- 
naient du  blé,  dont  une  partie  leur  était  payée;  mais  les  préteurs 
fixèrent  très  bas  le  prix  du  blé  acheté  par  f Etat ,  et  très  haut  celui  du 
blé  que  les  Espagnols  devaient  fournir;  puis  ils  convertirent  en  argent 
cette  prestation  en  nature,  et,  de  cette  manière,  levèrent,  à  leur  profit, 
de  lourds  tributs.  Ces  exactions  devinrent  si  criantes,  qu'à  l'époque  de 
la  guerre  contre  Persée  le  sénat  jugea  prudent  de  montrer  quelque  jus- 
tice. Deux  préteurs  furent  accusés  et  s'exilèrent  avant  le  jugement, 
le  premier  à  Tibur,  le  second  à  Préneste.  D'autres  étaient  soupçonnés, 
mais  le  magistrat  chargé  de  Tenquêle  partit  tout  à  coup  pour  son  gou- 
vernement, et  le  sénat,  empressé  de  terminer  cette  inquiétante  aflairc, 
fit  quelques  règlements  pour  donner  aux  Espagnols  une  apparente 
satisfaction. 

En  Grèce,  dans  le  même  temps,  consuls  et  préteurs  pillaient  à  l'envi 
les  villes  alliées  et  en  vendaient  les  citoyens  à  l'encan  ;  ainsi  firent-ils 
à  Coronée,  à  Haliarte,  à  Thèbes,  à  Chalcis.  La  stérile  Attique  fut  con- 
damnée à  fournir  100,000  boisseaux  de  blé;  Abdère  en  donna  5o,ooo, 
plus  100,000  deniers;  et,  comme  elle  osa  réclamer  auprès  du  sénat, 
Hostilius  la  livra  au  pillage,  décapita  les  chefs  de  la  cité,  et  vendit  toute 
la  population.  Un  autre  préteur,  Lucretius,  plus  coupable  encore,  fut 
accusé  à  Rome  :  ull  serait  injuste,  dirent  ses  amis,  d'accueillir  des 
(1  plaintes  contre  un  magistrat  absent  pour  le  service  de  la  république;  » 
et  l'afTaire  fut  ajournée.  Cependant  Lucretius  était  alors  près  d'Antium, 
occupé  à  décorer  sa  villa  du  produit  de  ses  rapines  et  à  détourner  une 
rivière  pour  la  jeter  dans  son  parc.  Il  fut  moins  heureux  une  autre 
fois  :  on  le  condamna  h  une  amende  d'un  million  d'as;  puis  le  sénat 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  361 

donna  aux  envoyés  des  villes  quelques  sesterces  en  présent,  et  tout  fut 
dit.  Mais  les  décrets  tombaient  vite  dans  Toubli  et  les  abus  recommen- 
çaient, seulement  moins  éclatants,  pour  que  le  bruit  nen  vint  pas  si 
aisément  à  Rome. 

Beaucoup  de  ces  nobles  étaient  pleins  d'indulgence  pour  des  fautes 
qu'ils  se  sentaient  très  capables  de  commettre,  et  les  successeurs  des 
magistrats  coupables  entravaient  de  tout  leur  pouvoir  les  accusations. 
Dans  ses  Verrines,  Cicéron  montre  Metellus,  un  homme  modéré  ce- 
pendant, qui  menaçait  les  Siciliens  de  sa  colère,  s  ils  envoyaient  des 
députés  à  Rome  et  retenait  de  force  les  témoins  à  charge  que  son  pré- 
décesseur redoutait  le  plus.  D'autre  part,  quand  Cicéron  est  défen- 
deur, comme  il  est  fier  et  méprisant  pour  les  provinciaux!  Cooraie  il 
traite,  par  exemple,  Induciomare,  dans  le  pro  Fonteio,  et  les  paysans 
du  Tmolus,  dans  le  pro  Flacco.  «Peut-on  comparer,  dit-il,  le  plus 
«noble  personnage  de  la  Gaule  avec  le  dernier  des  citoyens  de  Rome? 
((Induciomare  sait-il  même  ce  que  cest  qu'apporter  un  témoignage 
«devant  vous?»  Aussi  fallait-il  une  bien  dure  oppression  pour  décider 
un  peuple  à  encourir,  par  une  plainte,  la  colère  de  ces  puissants  per- 
sonnages. Afin  d'apaiser  Marcellus  qu  ils  avaient  accusé  de  rapine ,  on 
vit,  en  plein  sénat,  les  députés  de  la  Sicile  se  jeter  à  ses  pieds,  implorer 
leur  pardon  et  le  supplier  de  les  accepter,  eux  et  tous  les  Syracusains, 
pour  ses  clients.  A  leur  retour,  Syracuse  institua  des  fêles  annuelles  en 
rhonneur  defhomme  qui  l'avait  presque  détruite;  plus  tard  le  dieu  de 
ces  fêtes  fut  Verres. 

Un  autre  genre  d'exactions  pesait  sur  les  alliés.  A  chaque  victoire, 
les  généraux  exigeaient  d'eux  des  couronnes  d'or.  Les  consuls  qui  com- 
mandèrent en  Grèce  et  en  Asie  de  aoo  à  188  se  firent  donner  six  cent 
trente-trois  couronnes  d'or,  ordinairement  du  poids  de  1  2  livres.  Et, 
s'ils  vouaient,  durant  les  combats,  des  jeux  ou  des  temples,  ils  n'ou- 
bliaient pas  de  prélever  dans  leur  province  les  fonds  nécessaires.  Avec 
l'argent  fourni  par  les  alliés,  Fulvius  et  Scipion  célébrèrent  des  jeux 
qui  durèrent  dix  jours.  Les  édiles  mêmes  s'habituèrent  à  faire  payer 
aux  provinciaux  les  frais  des  spectacles  qu'ils  devaient  donner  au 
peuple,  et  un  sénatus-consulte  essaya  vainement  d'arrêter  ces  exactions. 

Galon  nous  en  a  conservé,  dans  le  discours  sur  ses  Dépenses,  un  vif 

™ïcau «J'ordonnai  qu'on  apportât  les  tablettes  qui  contenaient 

«mon  discours.  On  y  lut  les  services  de  mes  ancêtres,  puis  les  miens. 
«Après  ces  deux  passages,  il  était  écrit:  «Jamais  je  n'ai  dépensé  en  des 
«brigues  ni  mon  ai*gent  ni  celui  des  alliés. n  —  Mais  non,  criai-je  au 
«greffier,  ne  lis  point  cela;  ils  ne  veulent  pas  fentendre.  Il  lut  ensuite  : 


362  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

«  Ai-je  jamais  établi,  dans  les  villes  de  vos  alliés,  des  chefs  capables  de 
u ravir  leurs  biens,  leurs  femmes  ou  leurs  enfants?»  —  Efface  encore; 
ails  ne  peuvent  écouter  de  telles  choses,  et  continue:  o  Jamais  je  n*ai 
tf  partagé  entre  mes  amis  les  prises  faites  sur  Tennemi,  le  butin  de  guerre 
uni  Targent  du  butin,  pour  dépouiller  ceux  qui  lavaient  conquis.»  — 
tt Efface  toujours;  il  n  est  rien  dont  ils  veuillent  moins  quon  leur  parle, 
u  Poursuis.  —  «Jamais  je  nai  accordé  à  mes  amis  des  lettres  de  voyage 
(fpour  qu'ils  en  tirassent  de  gros  profits  en  les  vendant.  » — Dépêche-toi 
c(  de  raturer  cela  au  plus  vite. —  u  Jamais  je  n  ai  distribué  entre  mesap- 
«pariteurs  et  mes  amis  des  sommes  d argent  sous  prétexte  quon  leur 
u  devait  du  vin  pour  leur  table,  et  je  ne  les  ai  pas  enrichis  au  détriment 
«  du  public.  »  —  Ah  !  pour  ceci  gratte  jusqu  au  bois.  —  «  Voyez,  je  vous 
«prie,  le  triste  état  de  la  république  :  je  nose  rappeler  les  services  que 
«je  lui  ai  rendus,  de  peur  d  exciter  Fcn  vie  P  Où  en  sommes-nous,  que  ce 
0 soit  impunément  quon  puisse  mal  faire,  mais  que  ce  ne  soit  pas  im- 
«  punément  que  Ton  fasse  bien.  »  * 

Ainsi,  pour  satisfaire  aux  besoins  nouveaux  que  le  luxe  avait  fait 
naître,  les  nobles  pillaient  à  la  fois  le  trésor  et  les  alliés;  et  le  sénat 
amnistiait  d  avance  les  exactions,  en  laissant  affirmer  devant  lui, 
comme  principe  de  gouvernement,  que  Tintérèt  étant  la  règle  de  la 
conduite,  tout  moyen  était  bon  pour  réussir.  Nous  ne  dirons  pas  avec 
Tite-Live  que  la  politique  du  sénat  avait  été  jusqu  alors  très  morale  ; 
mais,  avec  les  vieux  sénateurs,  nous  nous  plaindrons  qu  on  substituât 
l'astuce  au  courage;  qu  ayant  la  force,  on  crût  nécessaire  d'y  joindre  la 
perfidie,  et  qu'après  avoir  ravi  aux  peuples  l'indépendance,  on  leur 
ravît  encore  la  richesse. 

Ces  leçons,  qui  partaient  de  si  haut,  n'étaient  perdues  ni  pour 
l'homme  du  peuple  ni  surtout  pour  le  légionnaire.  Il  est  évident  que 
les  concussions  des  généraux  et  leur  indépendance  de  toute  autorité 
devaient  avoir  pouj'  effet  de  relâcher  les  liens  de  la  discipline.  Les  sol- 
dats imitaient  leurs  chefs ,  et  ceux-ci  fermaient  les  yeux  sur  des  excès 
qu'ils  autorisaient  par  leur  conduite  :  durant  la  seconde  guerre  pu- 
nique, les  rapines  d'une  armée  firent  soulever  la  Sardaigne.  Mais,  dans 
les  plaisirs  achetés  au  prix  de  ces  violences,  les  légionnaires  perdirent 
leurs  qualités  militaires.  Alors  on  vit  les  honteuses  défaites  de  Lidnius, 
dans  le  royaume  de  Pergame,  de  Manilius  devant  Carthagc  et  de 
Mancinussous  les  murs  de  Numance.  Beaucoup  désertaient,  comme  ce 
C.  Mattienus,  que  les  consuls  firent  battre  de  verges  en  présence  des 
recrues  et  vendre  à  vil  prix ,  ou  bien ,  si  la  guerre  était  peu  profitable , 
ils  demandaient  impérieusement  leur  congé,  comme  toute  l'armée  de 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  363 

Flaccus  en  1 80.  Les  soldats  de  Scipion  avaient  déjà,  en  Espagne,  donné 
ce  dangereux  exemple.  Pendant  la  guerre  d*Antiochus,  ceux  d*iflmi- 
lius,  malgré  leur  général,  et  malgré  une  convention  formelle,  pillèrent 
Phocée,  où  le  préteur  ne  put  sauver  que  ceux  des  habitants  qui  se  réfu- 
gièrent près  de  lui,  et,  en  t  do ,  les  cavaliers  de  Cépion  essayèrent  de  le 
brûler  vif  dans  sa  tente.  Après  avoir  obtenu  le  pillage  de  FÉpire  entière 
et  3oo  deniers  par  tête,  les  légionnaires  de  Paul  Emile  se  prétendaient 
lésés  et  voulurent  lui  faire  refuser  le  triomphe.  Déjà  ils  se  déchar- 
geaient sur  des  esclaves  du  poids  de  leurs  armes  :  à  la  suite  des  quatre- 
vingt  mille  légionnaires  d'un  autre  Cépion ,  on  ne  compta  pas  moins 
de  quarante  mille  valets.  Aussi  fut-ce  un  bonheur  pour  Rome  quaucun 
ennemi  sérieux  ne  se  montrât  alors,  et  qu'avant  les  Cimbres,  la  guerre 
sociale  et  Mithridate,  Marius  ait  eu  le  temps  de  rétablir  la  discipline  et 
lesprit  militaire  des  légions. 

Ramener  les  soldats  à  l'obéissance  n'était  point  chose  très  difficile  ; 
il  suffisait,  pour  y  réussir,  d'une  volonté  énergique,  et  Rome  trouvera 
souvent  des  hommes  qui  auront  cette  énergie-là.  Mais  le  nouvel  état 
militaire  que  tant  de  conquêtes  imposaient  au  sénat,  l'obligation 
d'avoir  toujours  des  légions  sur  pied  en  quelques  provinces,  allaient 
donner  naissance  à  un  phénomène  social  que  l'antiquité  n'avait  pas 
connu. 

Ces  expéditions  qui  se  renouvelaient  incessamment,  faisaient  déjà 
du  service  des  armes  une  profession  et  préparaient,  deux  siècles  avant 
Actium ,  l'armée  permanente  d'Auguste  et  de  l'empire.  Autrefois  le 
peuple  et  l'armée  c'était  tout  un  ;  la  prolongation  des  guerres  en  de 
lointains  pays  opéra  la  séparation  du  soldat  et  du  citoyen.  Tandis  que 
celui-ci  devenait  à  Rome  mendiant  et  vénal,  celui-là  oubliait  au  camp 
la  vie  civile  et  devenait,  de  patriote,  mercenaire.  Retenu  quinze  et  vingt 
ans  sous  les  enseignes  sans  pouvoir,  comme  aux  anciens  jours,  rentrer 
chaque  hiver  dans  la  demeure  paternelle ,  il  faisait  du  camp  sa  patrie , 
parce  qu'il  y  trouvait  la  satisfaction  de  tous  ses  appétits. 

La  guerre  n'étant  plus  que  le  pillage  organisé,  les  armées  se  compo- 
saient surtout  de  volontaires  attirés  par  l'appât  du  gain  et  de  vétérans 
qui,  ayant  gaspillé  leur  part  de  butin,  voulaient  la  renouveler  pour  la 
dépenser  aussi  vite  en  faciles  jouissances.  Ajoutez  que  déjà  les  auxi- 
liaires étrangers  sont  nombreux.  En  1 98 ,  le  prêteur  Flaminius  a  besoin 
de  six  mille  cinq  cents  hommes.  On  lui  donne  l'argent  nécessaire  pour 
les  lever  hors  d'Italie,  et  il  les  soudoie  en  Sicile,  en  Afrique  et  en 
Elspagne. 

Ainsi,  sous  la  pression   des  événements,  tout  change  :  l'armée  se 


364  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

transforme  comme  le  peuple.  C'était  inévitable;  mais  un  jour  ces 
armées  donneront  à  leurs  généraux  la  force  que  le  peuple  donnait  au* 
paravant  h  ses  tribuns,  et  une  révolution  militaire  sera  la  conséquence 
logique  de  la  conquête  du  monde. 

A  Rome,  une  foule  famélique;  dans  les  camps,  des  hommes  qui 
croient  surtout  à  la  puissance  de  Tépée;  au-dessus  des  uns  et  des 
autres,  une  noblesse  peu  nombreuse  qui  entend  se  réserver  les  dé- 
pouilles du  monde;  telle  est  la  situation  que  cachent  aux  regards  pré- 
venus les  mots  trompeurs  de  république  et  de  liberté  romaines. 

Nous  n  avons  encore  parlé  qu  en  passant  d  une  classe  qui  s*était  peu 
à  peu  formée  au-dessous  de  Taristocratie  sénatoriale,  celle  des  gens  de 
finance,  lesquels  jouèrent  un  rôle  considérable  dans  la  dissolution  de 
la  cité,  comme  nos  fermiers  généraux  et  nos  financiers,  dans  la  décom- 
position de  la  vieille  société  française.  A  Rome ,  la  propriété  avait  un 
caractère  politique;  elle  était,  en  ce  qui  concernait  lappropriation  du 
sol,  une  délégation  du  souverain,  c est-à-dire,  du  peuple  entier ^  Aussi 
le  cens  ou  dénombrement  quinquennal  des  citoyens  et  des  fortunes 
était  bien  moins  une  opération  de  finance  quune  mesure  politique 
et  militaire  qui  s'accomplissait  au  milieu  des  solennités  de  la  reli- 
gion.^ 

L*Etat  constatait  alors  quelles  étaient  ses  ressources  en  hommes  et  en 
biens,  et  il  distribuait  ses  citoyens  dans  les  classes  pour  le  vote,  d'après 
le  chiffre  de  leur  foitune  déclarée.  Cette  déclaration  ne  comprenait  que 
les  biens-fonds  et  ce  qui  servait  à  les  exploiter  ou  à  en  jouir,  res  mancipi, 
tels  que  terres,  moissons,  esclaves,  bétes  de  somme  et  de  trait;  toutes 
choses  qui  attachaient  au  sol,  k  la  cité,  et  imposaient  aux  détenteurs 
un  dévouement  intéressé  pour  la  communauté,  laquelle,  à  son  tour,  pro- 
tégeait leurs  biens,  en  se  protégeant  elle-même.  Mais  la  déclaration  ne 
comprenait  pas  les  res  nec  mancipi,  cest-à-dire  les  capitaux,  lavoir  in- 
dustriel, qui  pouvaient  se  transporter  aisément  hors  de  la  cité,  et  que 
celle-ci,  à  cause  de  leur  nature  mobile,  ne  voulait  ni  connaître  ni 
couvrir  de  la  protection  de  ses  lois.  Il  y  avait  donc  à  Rome  deux  sortes 
de  propriétaires  :  ceux  à  qui  leur  propriété  donnait  des  droits  politiques 
et  ceux  à  qui  elle  n*en  donnait  pas.  Les  derniers  étaient  les  œrarii.  Il  en 
était  de  même  en  France  au  temps  du  pays  légal,  où  i  on  ne  comptait, 
pour  admettre  à  la  grande  fonction  civique  de  félectorat,  que  les  biens 
au  sujet  desquels  un  impôt  d'un  certain  chiffre  était  directement  payé 
à  rhitat.  A  cette  époque  nous  avions,  comme  Rome,  nos  œrarii  et, 

*  Giraud ,  Recherches  snr  le  droit  de  propriété  chez  les  Romains, 


LA  SOCIÉTÉ  ROMAINE.  365 

comme  â  Rome  encore,  il  se  trouvait  parmi  eux  des  riches,  même 
quelques-uns  des  hommes  les  plus  considérés  dans  TÉtat. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  le  mépris  du  commerce  chez  les  anciens; 
ce  qui  vient  d'être  dit  l'explique  par  la  différence  que  ces  petites  cités, 
toujours  sur  le  qui-vive,  mettaient  nécessairement  entre  les  biens 
fonciers,  qui  leur  assuraient  des  défenseurs  ardents,  et  ces  richesses 
commerciales,  faciles  à  cacher,  au  moment  du  péril,  ou  à  transporter 
d*une  cité  à  l'autre ,  qui  faisaient  du  détenteur  des  capitaux  moins  un 
concitoyen  quun  étranger  toujours  prêt  au  départ.  Cest  pourquoi  le 
testament  et  la  vente  qui  transmettaient  des  immeubles  devaient|  à 
Torigine,  être  sanctionnés  par  le  peuple  que,  plus  tard,  remplacèrent 
cinq  citoyens  représentant  les  cinq  classes  des  propriétaires  fonciei*s  ou 
les  citoyens  actifs. 

Mais,  tandis  que  le  vieux  peuple  romain  diminuait  chaque  jour  en 
nombre,  ceux  à  qui  il  avait  refusé  une  place  dans  TEtat  s'en  faisaient 
une  très  large.  La  loi  avait  interdit  le  commerce  aux  sénateurs.  Cepen- 
dant rétendue  de  fempire,  Tapprovisionnement  de  la  capitale  et  des 
armées,  Texécution  des  grands  travaux  publics,  routes,  aqueducs, 
temples,  basiliques,  etc.,  donnaient  naissance  à  une  masse  énorme 
d affaires.  L*État  les  abandonnait  toutes  à  Tindustrie  privée.  Des  Italiens, 
des  affranchis,  enrichis  par  le  petit  négoce,  s*en  chargeaient,  soit  indi- 
viduellement, soit  réunis  en  sociétés  commerciales.  Les  gains  étant 
énormes,  ceux  des  riches  citoyens  qui  n  étaient  point  magistrats  en  vou^ 
lurent  leur  part  et  s  affilièrent  à  ces  compagnies,  surtout  après  que  la 
conquête  de  la  Grèce,  de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  eut  livré  ces  pays  aux 
spéculateurs  romains;  il  se  fit  alors  une  scission  parmi  ceux  qui  avaient 
le  cens  équestre  ou  de  la  première  classe.  Les  uns,  fils  de  sénateurs,  ne 
songèrent  qu'à  succéder  aux  honneurs  de  leurs  pères  :  c'étaient  les 
nobles.  Les  autres,  d'origine  obscure,  OQ  repoussés  des  charges  comme 
hommes  nouveaux ,  se  jetèrent  dans  les  fermes  et  les  travaux  publics  : 
ce  furent  les  publicains.  L'orgueil  aristocratique  fléchit  même  quelque- 
fois devant  l'impoilance  des  bénéfices  à  faire ,  et  l'on  consentit  à  amnis- 
tier le  grand  commerce,  qui  cessa  d'être  déshonorant.  Mais  ce  n'étaient 
ni  le  commerce,  ni  les  travaux  publics,  ni  la  banque,  qui  donnaient  les 
plus  sûrs  profits. 

Le  sénat  avait  bien  gardé  pour  les  proconsuls  et  les  préteurs  l'admi- 
nistration politique  et  mihtaire  des  provinces;  mais,  fidèle  à  l'esprit  des 
temps  héroïques,  il  n'avait  pas  voulu  se  chaîner  des  détails  de  l'admi- 
nistration financière ,  pour  n'avoir  pas  à  créer  un  nombreux  personnel 
d'agents.  Tous  les  cinq  ans,  les  censeurs  affermaient  les  impôts  aux  en- 

47 


366  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

chères  publiques,  cest-à-dire  que,  pour  une  somme  immë^atement 
versée,  ils  abandonnaient  à  des  particuliers,  ordinairement  chefs  de 
compagnies  [mancipes),  le  soin  de  lever  durant  cinq  ans  les  impôts  dus 
à  rÉtat.  Les  enchères  couvertes  et  Timpôt  payé,  les  publicains  partaient 
avec  une  armée  d'agents  et  d'esclaves  pour  la  province  qui  leur  était 
livrée.  Alors  commençaient  des  exactions  inouïes;  une  fois,  au  lieu 
de  Qo.ooo  talents  qu'ils  devaient  lever  en  Asie,  ils  en  arrachèrent 
120,000.  Le  gouverneur  de  la  province  voulait-il  intervenir,  on  ache- 
tait son  silence  ;  plus  tard  on  Tintimida ,  et  il  ne  restait  aux  victimes 
qms  la  lente  et  dangereuse  ressource  d  une  plainte  à  Rome.  Dès  la  se- 
conde guerre  punique,  les  publicains  se  faisaient  craindre  du  sénat,  et^ 
au  temps  de  la  conquête  de  la  Macédoine,  c était  une  opinion  reçue 
que  là  où  ils  se  trouvaient,  le  trésor  était  lésé  ou  les  sujets  opprimés. 
11  est  curieux  de  voir  les  publicains  faisant  servir  à  leur  intérêt  les  idées 
nouvelles,  et  niant,  au  nom  des  doctrines  d'Ëvhémère,  la  divinité  des 
dieux,  pour  se  donner  le  droit  de  lever  Timpôt  sur  les  terres  consa- 
crées. Un  prêtre  d'Amphiaraùs ,  en  Béotie,  réclamait  l'immunité:  «Paye, 
«dit le  publicain,  ton  dieu  n'est  qu'un  homme.» 

Les  conquêtes  des  peuples  barbares  sont  terribles  :  dans  trois  villes, 
Djenghiz-Khan  massacra  quatre  millions  d'hommes.  Au  moins,  dès  que 
ces  conquérants  nomades  ont  porté  ailleurs  leur  colère,  le  calme  renaît, 
et  les  blessures  que  fait  l'épée  se  ferment  si  vitel  Mais  une  nation  de 
pauvres  laboureurs ,  accoutumés  à  faire  rendre  à  la  terre  tout  ce  qu'elle 
peut  donner,  un  peuple  qui ,  de  la  civilisation ,  ne  connaît  encore  que 
les  plaisirs  matériels  quelle  procure,  veut  jouir  de  sa  victoire  et  ex- 
ploiter chaque  jour  sa  conquête.  Dans  le  gouvernement  du  monde ,  les 
Romains  portèrent  les  mœurs  de  leur  vie  privée.  Habitués  à  l'avarice 
par  la  pauvreté,  ils  furent  avides,  rapaces,  impitoyables,  comme  Caton 
leur  modèle,  comme  l'usurier  qui  avait  été,  qui  était  encore  si  dur 
pour  eux-mêmes.  Plus  terrible  que  la  guerre,  l'esprit  fiscal  s'abattit  sur 
les  provinces;  les  publicains  furent  ses  instruments,  et  la  haine  publique 
a  consacré  leur  nom.  Les  moralistes  aussi  les  réprouvent  et  le  plus  sou- 
vent avec  raison.  Toutefois  il  faut  reconnaître  que  la  puissance  finan- 
cière des  publicains  était  l'apparition  dans  le  monde  romain  d'une  chose 
très  moderne  et  que  nous  ne  trouvons  pas  mauvaise,  la  puissance  du 
capital,  sans  lequel  il  ne  peut  y  avoir  ni  industrie,  ni  commerce,  ni 
bien-être  pour  le  plus  grand  nombre.  Nos  munitionnaires  d'armée,  nos 
spéculateurs  de  bourse,  nos  entrepreneurs  de  grands  travaux  publics, 
ontr-ils  été  toujours  plus  désintéressés?  On  dira  que  les  publicains 
avaient  beaucoup  d'esclaves  ;  mais  ils  employaient  aussi  beaucoup  d'af- 


L'INSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  367 

franchis  et  d^hommes  libres  qui ,  avec  eux ,  trouvaient,  ceux-là  l'aisance, 
ceux-ci  la  fortune.  Quêtaient  ces  chefs  d ouvriers,  prœfecti  fabram 
qu  appelaient  près  d'eux  tous  les  gouverneurs  de  province  et  les  com- 
mandants de  légion  ?  fialbus  commença  ainsi  et  finit  par  le  consulat. 
L'Afinicain  avait  dit  dédaigneusement  :  «  Le  même  peuple  ne  doit  pas 
«  être  le  roi  et  le  facteur  de  l'univers.  »  Des  gens  sortis  des  échoppes  du 
commerce  et  des  comptoirs  de  la  banque  vont  cependant  prendre  à 
Rome  une  importance  de  jour  en  jour  plus  considérable,  parce  qu'une 
partie  de  leur  fortune,  employée  en  achats  de  biens-fonds,  leur  ouvrira 
l'entrée  des  cinq  classes  de  citoyens  actifs ,  même  celle  de  la  première  ; 
séparée  de  la  noblesse  par  ses  mœurs,  du  peuple  par  sa  richesse,  cette 
aristocratie  d'argent  n'aura  ni  l'ambition  hautaine  des  grands  ni  les  ap- 
pétits de  la  foule;  mais  elle  en  aura  d'autres  et  c'est  elle  qui,  troublée 
dans  ses  spéculations  par  les  guerres  civiles,  aidera  César  et  Octave  à 
rétablir  Tordre,  en  retournant  du  gouvernement  de  plusieurs  au  gou- 
vernement d'un  seul. 

V.  DUROY. 


L'Institut  et  les  académies  de  province,  par  Francisque  Bouil'- 
lier,  membre  de  V  Institut  et  de  F  Académie  des  sciences,  arts  et 
belles-lettres  de  Lyon,  —  i  vol.  in- 18  de  386  pages,  librairie 
Hachette  et  C*%  Paris,  1879. 

C'est  une  opinion  déjà  ancienne  chez  M.  Francisque  Bouillier,  que 
les  diverses  académies  et  sociétés  savantes  de  nos  départements,  au  lieu 
de  rester  livrées  à  elles-mêmes  sans  direction  commune  et  sans  relation 
entre  elles,  devraient  se  rattacher  par  des  liens  plus  ou  moins  étroits  à 
l'Institut,  qui,  leur  imprimant  une  impulsion  générale,  animant  leurs 
travaux  par  ses  encouragements  et  ses  exemples,  les  mettrait  aussi  en 
communication  les  unes  avec  les  autres.  Cette  opinion,  après  l'avoir 
exprimée  une  première  fois  en  iSlxli  dans  son  discours  de  réception  à 
l'académie  de  Lyon,  M.  Bouillier  l'a  reproduite  avec  plus  de  détails,  en 
iSSy,  quand  il  présidait  cette  même  académie,  et  enfin  il  lui  a  donné 
tous  les  développements  quelle  comporte  dans  le  volume  qui  fait  le 
sujet  de  cet  article,  et  dont  la  publication  remonte  à  quelques  mois. 

A7. 


368  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Pour  donner  une  idée  de  ce  que  pourrait  être ,  dans  Tavenir,  la  fé- 
dération, sinon  la  centralisation  académique  qu*il  propose,  il  montre 
qu'elle  a  déjà  existé  en  grande  partie  dans  la  France  de  lancien  régime, 
et,  jetant  un  rapide  coup  d  œil  sur  Thistoire  des  principales  académies  de 
province,  il  nous  apprend  quelle  part  elles  ont  prise  au  mouvement 
intellectuel  du  dernier  siècle,  et  par  quelles  sortes  de  relations  elles 
étaient  en  communauté ,  les  unes  avec  l'Académie  française ,  les  antres 
avec  l'Académie  des  sciences.  Ces  recherches  rétrospectives  forment 
certainement  la  partie  la  plus  intéressante  du  livre  de  M.  Bouillier,  et 
nous  ne  craignons  pas  de  dire  que  c'est  celle  qui  soulèvera  le  moins 
d'objections. 

On  rencontre  au  moyen  âge  des  universités  où  sont  enseignées  et  par 
là  même  cultivées  toutes  les  connaissances  du  temps.  On  y  trouve  des 
confréries  religieuses  au  sein  desquelles  les  travaux  de  la  pensée  se 
mêlent  aux  exercices  de  piété.  On  y  trouve  enfin  des  associations  libres, 
vouées  au  culte  de  la  poésie  et  des  mœurs  élégantes,  comme  les  cours 
d'amour.  Mais  les  académies  proprement  dites,  les  sociétés  scientifiques 
et  littéraires,  au  moins  en  France,  ne  datent  que  de  la  seconde  moitié 
du  xvii*  siècle  et  de  la  première  moitié  du  xviif .  Nées  spontanément 
de  l'esprit  d'association  et  de  l'amour  des  lettres  ou  des  sciences,  elles 
subsistent  pendant  quelque  temps  à  l'état  de  sociétés  libres  avant  d'être, 
comme  nous  dirions  aujourd'hui,  reconnues  par  l'Etat;  et  cet  acte  de 
reconnaissance,  qui  leur  donne  une  existence,  non  seulement  légale, 
mais  officielle,  ce  sont  des  lettres  patentes  du  roi,  enregistrées  par  \o 
parlement.  C'est  ainsi  que  se  sont  formées  les  académies  de  Nîmes,  de 
Lyon,  d'Amiens,  de  Rouen,  de  Bordeaux,  de  Toulouse;  l'Académie 
française  elle-même  ne  s  est-elle  pas  formée  de  la  même  manière? 
L'académie  de  Caen,  fondée  en  1662  par  Moysant  de  Brient,  poète  et 
érudit,  ami  de  Monlausier,  de  Conrart  et  de  Chapelain,  était  déjà 
célèbre  lorsqu'elle  fut  reconnue  en  lyoS  par  lettres  patentes  du  roi. 
Elle  comptait  parmi  ses  membres  Brochart,  Segrais,  Ménage,  morts 
tous  les  trois  avant  1709. 

Par  les  lettres  patentes  qui  leur  étaient  accordées,  plusieurs  de  ces 
académies  se  trouvaient  dans  l'obligation  de  se  choisir  chacune  un  pro- 
tecteur parmi  les  membres  de  l'Académie  française.  Cette  protection 
n'était  pas  seulement  pour  elles  un  honneur,  c'était  une  force  dont  elles 
avaient  besoin  pour  se  défendre,  soit  contre  des  corps  animés  à  leur 
^ard  dun  esprit  de  jalousie,  soit  contre  des  personnages  puissants, 
capables  de  se  laisser  entraîner  à  des  abus  d'autorité.  Quand  elles  ne  la 
trouvaient  pas  ou  n'étaient  pas  forcées  de  la  chercher  au  sein  de  l'Aca* 


L'INSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  369 

demie  française,  elles  la  demandaient  aux  grands  du  royaume  ou  aux 
princes  du  sang.  Quelquefois  cest  le  roi  lui-même  qui  daigne  être  ie 
protecteur  dune  académie  de  proyince,  comme  il  Test  de  TAcadëmie 
française. 

Mais  il  n*y  a  rien  dont  les  académies  de  province  se  fassent  plus 
d'honneur  et  qui  soit  plus  propre  à  leur  assurer  le  respect,  soit  des  au^- 
torités,  soit  des  populations  dont  elles  sont  entourées,  que  les  noms 
illustres  inscrits  sur  les  listes  de  leurs  correspondants  ou  de  leurs 
membres  titulaires.  De  leur  côté,  les  plus  grands  écrivains  du  temps 
acceptent  volontiers  et  vont  quelquefois  jusqu  à  solliciter  cette  distinc- 
tion. Montesquieu  était  de  facadémie  de  Bordeaux,  Fléchier,  de  celle 
de  Nimes,  Bulfon,  de  celle  de  Dijon,  Voltaire,  de  celles  de  Nancy  et 
de  Lyon,  Fontenelle,  La  Condamine,  Maupertuis  sont  aussi  de  plu- 
sieurs sociétés  savantes  ou  littéraires. 

Indépendamment  de  ces  deux  espèces  de  liens  dont  nous  venons  de 
parler,  la  protection  légale  ou  la  confraternité  individuelle,  quelques 
académies  de  province  ont  avec  TAcadémie  française  des  traités  dal- 
liance  et  d affiliation  d  où  résultent  pour  elles  tout  à  la  fois  des  obli- 
gations et  des  privilèges.  Les  obligations  consistent  à  envoyer  chaque 
année,  à  l'Académie  protectrice,  une  composition  en  vers  ou  en  prose, 
qu'on  appelle  un  tribut,  et,  les  privilèges,  à  assister  par  délégation  aux 
séances  de  la  compagnie.  Le  tribut,  quand  il  était  jugé  insuffisant,  pou- 
vait être  refusé,  comme  cela  est  arrivé  plusieurs  fois  à  celui  de  l'acadé- 
mie de  Marseille.  Mais  il  est  sans  exemple  que  l'Académie  française  ait, 
dans  ce  cas,  ou  dans  toute  autre  circonstance,  tenu  ses  portes  fermées 
devant  les  délégués  des  sociétés  affiliées.  Au  contraire,  elle  se  piquait 
d'exercer  envers  elles  la  plus  gracieuse  hospitalité,  et  elle  en  était  récom- 
pensée par  des  compliments  qui  auraient  pu  sortir  de  la  bouche  de  ses 
propres  orateurs.  Voici,  par  exemple,  en  quels  termes  s'exprime  Fon- 
tenelle, répondant,  au  nom  de  l'Académie  française,  au  discours  que 
vient  de  prononcer  le  délégué  de  l'académie  de  Marseille  :  «  Si  l'Acadé- 
«mie  française  avait,  par  son  choix,  adopté  l'académie  de  Marseille  pour 
«sa  fille,  nous  ne  nous  défendrions  pas  de  la  gloire  qui  nous  reviendrait 
«de  cette  adoption,  nous  recevrions  avec  plaisir  les  louanges  que  ce 
«choix  nous  attirerait.  Mais  nous  savons  trop  nous-mêmes  que  c'est 
«votre  académie  qui  a  choisi  la  nôtre  pour  sa  mère;  nous  n'avons  sur 
«vous  que  les  droits  que  vous  nous  donnez  volontairement.  Votre  aca- 
«demie  sera  plutôt  une  sœur  de  la  nôtre  qu'une  fille.  Cet  ouvrage  que 
«vous  vous  êtes  engagés  à  nous  envoyer  tous  les  ans,  nous  le  recevrons 
«comme  un  présent  que  vous  nous  ferex,  comme  un  gage  de  notre 


370  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

a  union ,  semblable  à  ces  marques  employées  chez  les  anciens  pour  se 
«  faire  connaître  à  des  amis  éloignés,  d 

Il  n'y  a  peut-être  pas  moins  de  grâce  ni  moins  de  délicatesse  ingé- 
nieuse dans  le  compliment  qu  adresse  à  TAcadémie  française  Joseph  de 
La  Baume,  délégué  de  iacadémie  de  Nîmes  :  u Messieurs,  dit  Tinter- 
«  prête  de  Tacadémie  provinciale,  en  prenant  place  parmi  les  membres 
«de  Tacadémie  parisienne,  fhonneur  que  je  reçois  aujourd'hui  est  un 
tt  des  fruits  précieux  de  fassociation  que  vous  avez  eu  la  bonté  d'accor- 
((  der  à  Iacadémie  royale  de  Nîmes.  Nous  ne  saurions  trop  renouveler  la 
«mémoire  dun  jour  si  glorieux  pour  nous.  Il  établit  un  commerce 
«avantageux  où  nous  ne  mettons  rien  et  où  nous  recevons  tout,  et  où 
«vous  nous  enrichissez  sans  vous  appauvrir.  Notre  ambition  nest  pas 
««assez  aveugle  pour  nous, faire  aspirer  à  devenir  des  rivaux,  mais  elle 
«est  assez  grande  pour  nous  faire  souhaiter  de  tenir  le  premier  rang 
«  dans  le  nombre  de  vos  disciples.  Nous  le  tenons  déjà  parmi  vos  admi- 
«rateurs;  heureux  s'il  était  aussi  facile  de  vous  imiter  que  de  vous 
«admirer » 

Ainsi  que  l'Académie  française,  l'Académie  des  sciences  a  ses  proté- 
gées et  ses  affiliées.  Au  premier  rang,  parmi  celles-ci,  se  place  l'acadé* 
mie  de  Bordeaux,  qui  emprunte  un  éclat  particulier  au  nom  et  à  la 
collaboration  personnelle  de  Montesquieu.  L'auteur  de  ïEsprit  des  lois 
a  été  un  de  ses  membres  les  plus  actifs  et  les  plus  anciens.  C'est  lui  qui, 
par  son  exemple,  l'a  poussée  principalement  vers  les  sciences  physiques, 
sans  négliger  pour  cela  la  philosophie,  l'histoire  et  l'économie  poli- 
tique. Il  y  lut,  dans  une  séance  publique,  plusieurs  chapitres  d'un 
Traité  des  devoirs,  dont  quelques  extraits,  signalés  pour  la  première  fois 
en  iS'jk  par  M.  Despois,  ont  été  tout  récemment  publiés  par  M.  Vian 
dans  son  histoire  de  Montesquieu ^  Une  autre  de  ses  dissertations,  éga* 
lement  communiquée  à  Tacadémie  de  Bordeaux,  et  reproduite  par 
M.  Vian,  a  pour  sujet  le  Système  des  idées  de  Malebranche.  Ce  n'est  pas 
seulement  par  ses  écrits,  aussi  nombreux  que  variés,  mais  aussi  par  ses 
dons,  que  Montesquieu  enrichit  l'académie  de  son  pays  natal.  Il  y  fonda 
des  prix,  entre  autres  un  prix  d'anatomie,  lui  fit  présent  de  plusieurs 
instruments  de  physique  et  d'une  action  de  la  Compagnie  des  Indes. 

La  société  académique  de  Montpellier  se  rattache  à  l'Académie  des 
sciences  par  des  relations  encore  plus  étroites  que  l'académie  de*  Bor- 
deaux. Les  lettres  patentes  qui  lui  donnent  une  existence  officielle  lui 

'  Histoire  de  Montesqaiea,  sa  vie  et  ses  œuvres,  d*après  des  documents  nouveaux  et 
inédits,  pr  Louis  Vian,  in-8',  Paris,  1878. 


L'INSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROMNCE.  571 

promettent  qu  elle  sera  considérée  u  conime  une  extension  et  une  par- 
«  tie  »  de  l'Académie  des  sciences  de  Paris.  Les  deux  compagnies  ont  les 
mêmes  statuts;  elles  sont  obligées  de  se  communiquer  réciproquement 
leurs  mémoii'es  et,  dans  ceiiaines  occasions,  de  porter  leurs  recherches 
sur  les  mêmes  matières.  L  académie  parisienne  se  prête  de  bonne  grâce 
à  cette  association.  Fontenelle  y  apporte  le  charme  et  la  facilité  qu  on 
pouvait  attendre  de  lui.  Malheureusement,  les  états  de  la  province  et 
la  municipalité  de  Montpellier  sont  animés  de  dispositions  moins  bien- 
veillantes. Cest  après  de  longues  années  d'une  existence  pauvre  et  pré- 
caire que  la  société  académique  de  Montpellier,  enrichie  par  les  libé- 
ralités de  Dillon,  archevêque  de  Narbonne,  peut  enfin  acquérir  Thôtel 
où  se  tiennent  ses  séances  et  fonder  plusieurs  chaires  de  physique  et  de 
chimie. 

Ce  sont  d'autres  obstacles  que  rencontra  devant  elle  lacadémie  de 
Toulouse.  Elle  eut  à  lutter,  non  contre  la  malveillance  des  autorités, 
mais  contre  la  jalousie  de  Tacadémie  des  Jeux  floraux,  qui  craignait  en 
elle  ime  rivale  redoutable,  et  contre  Tégoïsme  de  l'académie  de  Mont- 
pellier, qui  n'admettait  pas  qu'il  y  eût  place  à  côté  d'elle  pour  une  autre 
société  savante  dans  la  province  du  Languedoc.  Aussi  fut-elle  obligée 
d'attendre  pendant  quinze  à  seize  ans  les  lettres  patentes  du  roi,  qui  ne 
furent  enfin  accordées,  au  bout  de  ce  laps  de  temps,  que  sur  l'avis 
favorable  de  l'Académie  des  sciences  de  Paris.  L'académie  de  Béziers 
attendit  encore  plus  longtemps.  Autorisée  en  lyaS,  elle  ne  fut  recon- 
nue officiellement  qu'en  1766,  quand  l'Académie  des  sciences,  sur  les 
instances  de  Mairan,  qui  était  né  h  Béziers,  put  rendre  témoignage  de 
l'utilité  de  ses  travaux.  Elle  avait  fait  des  observations  astronomiques 
dont  Cassini,  dès  l'année  1 729,  avait  constaté  l'exactitude. 

Toutes  ces  académies  provinciales,  comme  le  démontre  M.  Bouillier, 
en  consultant  leurs  archives,  ont  fait  le  plus  grand  bien  aux  diverses 
parties  de  la  France  où  elles  formaient  autant  de  foyers  intellectuels. 
Elles  ne  les  ont  pas  seulement  éclairées  par  les  travaux  personnels  des 
savants  qui  leur  appartiennent,  elles  ont  créé  des  institutions  propres  à 
entretenir  le  goût  et  à  assurer  le  progrès  des  sciences.  Elles  ont  fondé  des 
observatoires,  des  jardins  botaniques,  des  cabinets  d'histoire  naturelle, 
des  bibliothèques  publiques,  des  collections  de  médailles  et  d'antiqui- 
tés, des  cours  gratuits  de  physique,  de  chimie,  d'astronomie,  d'anato- 
mie,  d'archéologie,  de  dessin ,  dont  les  professeurs  sont  les  membres 
mêmes  de  ces  sociétés  savantes,  soutenus  dans  leur  zèle  désintéressé  par 
]a  seule  espérance  d'instruire  leurs  concitoyens  et  de  mériter  les  suf- 
frages de  leurs  confrères.  Elles  se  plaisaient  aussi  à  décerner  des  prix 


372  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

sur  des  sujets  recommandes  par  le  goût  du  temps  ou  par  fesprit  partie 
culier  de  la  province.  Parmi  les  noms  qu  on  voit  figurer  dans  ces  mo- 
destes concours,  il  en  est  plusieurs,  comme  ceux  de  Bossut,  de  Clairaut» 
de  Mairan,  de  Gamot,  de  J.-J.  Rousseau,  qui  sont  devenus  illustres,  et 
d*autres,  comme  ceux  de  La  Harpe,  de  Delille,  de  Gre$set,  de  Bernar- 
din de  Saint-Pierre,  qu'attendait  dans  l'avenir  le  plus  haut  degré  de 
célébrité.  Il  y  en  a  un  surtout  dont  lapparition  nous  étonne  dans  ces 
luttes  obscures  et  pacifiques,  c'est  celui  de  Bonaparte.  Le  futur  maître 
de  la  France  et  de  l'Europe  dispute  à  Daunou  le  prix  Raynal  devant 
l'académie  de  Lyon. 

Les  archives  des  académies  de  province  nous  révèlent  quelques  autres 
contrastes  qui  ne  sont  pas  indignes  d'être  signalés.  Tout  le  monde  con« 
nait  la  chanson  pastorale  de  Fabre  d'Églantine  et  les  vers  doucereux  lus 
par  Robespierre  à  l'académie  d'Arras.  Mais  on  se  souvient  moins  peut- 
être  du  rôle  académique  de  Goutbon.  Dans  une  séance  publique  de 
l'académie  de  Glermont,  on  l'entendit  lire  d'une  voix  émue  un  discours 
sur  la  patience.  Vivement  touchée  de  sa  sensibilité,  l'autorité  municipale 
s'empresse  de  le  nommer  membre  du  bureau  de  charité  de  sa  paroisse. 
Après  cela ,  il  n'y  a  pas  lieu  d'être  surpris  que  Marat  soit  couronné  par 
l'académie  de  Rouen  dans  un  concours  sur  l'électricité;  ce  qui  ne  Ta 
pas  empêché  de  demander  la  dissolution  de  tous  les  corps  savants,  par- 
ticulièrement de  l'Académie  des  sciences. 

Toutes  les  académies  provinciales  sont  chères  à  M.  Bouillier.  En 
consultant  leurs  archives  avec  la  patience  d'un  érudit,  il  plaide  leur 
cause  avec  la  chaleur  d'un  apôtre.  Sur  toutes,  il  a  recueilli  des  informa- 
tions intéressantes.  Il  y  en  a  une  cependant  qui  est  pour  lui  l'objet  d'une 
visible  prédilection ,  et  sur  laquelle  il  nous  fournit  des  détails-plus  abon- 
dants :  c'est  l'académie  de  Lyon,  l'académie  de  sa  ville  natale  et  de  la 
seconde  ville  de  France.  Nous  nous  empressons  de  reconnaître  que 
l'académie  de  Lyon  mérite,  à  plus  d'un  titre,  cette  place  d'honneur. 
Elle  a,  dès  son  origine,  compté  dans  son  sein  des  médecins,  des  natu- 
ralistes, des  voyageurs,  des  archéologues,  des  érudits  de  la  plus  grande 
valeur.  Au  lieu  de  se  risquer  à  discuter  des  questions  générales  dont  la 
solution,  quand  elle  est  possible,  ne  peut  résulter  que  de  la  totalité  des 
efforts,  elle  s'occupe  de  la  statistique,  des  antiquités  et  de  l'histoire  de 
la  province.  G' est  cependant  sous  ses  auspices  et  avec  son  concours  que 
fut  construit  le  premier  bateau  à  vapeur.  Si  ce  n'est  le  premier,  il  a  du 
moins  précédé  de  vingt  ans  la  découverte  de  Fullon.  Il  est  vrai  que  ses 
destinées  furent  moins  brillantes.  Lancé  sur  la  Saône,  il  ne  put  fournir 
qu'un  trajet  de  trois  lieues,  qu'il  ne  recommença  jamais.  Une  expérience 


L'INSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  37S 

plus  heureuse,  qui  eut  également  lieu  sous  le  patronage  de  lacadémie 
de  Lyon ,  ce  fut  lascension  de  laérostat  de  Montgolfier. 

Telle  est,  à  la  fin  du  dernier  siècle,  la  renommée  de  cette  académie 
de  province,  que  quelques-uns  des  plus  grands  écrivains  de  l'époque, 
entre  autres  Buffon  et  Voltaire,  sollicitent  l'honneur  de  lui  appartenir. 
Bufibn  ne  figure  que  sur  la  lisle  de  ses  associés;  mais  Voltaire  est 
compté  au  nombre  de  ses  membres  titulaires.  M.  Bouillier,  dans  un 
récit  fort  curieux,  qui  nest  pas  une  des  parties  les  moins  attachantes 
de  son  livre,  nous  fait  assister  à  la  solennité  de  sa  réception  et  aux  trans* 
ports  d'enthousiaâiiie  qu excita  Tillustre  récipiendaire,  non  seulement  à 
l'acàdéaki^i  mais  dans  la  ville  et  au  théâtre,  où  Ion  représenta,  en  son 
honneur,  la  tragédie  de  Braias.  Cétait  comme  un  présage  du  triomphe 
qu'il  devait  recueillir  plus  tard  à  Paris.  Nommé  directeur  des  gabelles 
de  Lyon,  Louis  Racine  y  reçut  également  les  honneurs  académiques, 
et  choisit  pour  sujet  d'une  de  ses  lectures  un  parallèle  entre  ïAndromaqae 
d'Euripide  et  celle  de  son  père.  Enfin,  parmi  les  membres  de  l'académie 
lyonnaise,  nous  rencontrons  encore  Thomas,  Ducis  et  l'abbé  Raynal, 
l'auteur  de  Y  Histoire  philosophique  et  politique  des  établissements  et  du  comr 
merce  des  Européens  dans  les  deux  Indes.  Le  prix  qui  porte  son  nom  est 
bien  une  inspiration  de  l'époque.  Il  a  pour  sujet  :  u  Quelles  vérités  et 
«quels  sentiments  importe-t-il  le  plus  d'inculquer  aux  hommes  pour 
uleur  bonheur?»  C'est  à  ce  prix  que  concourut  Bonaparte,  alors  âgé 
de  vingt  ans  et  lieutenant  d'artillerie.  Son  mémoire,  inscrit  sous  le 
n^  i5,  nest,  aux  yeux  de  l'un  de  ses  juges,  «qu'un  songe  prolongé.» 
Un  autre,  plus  indulgent,  le  qualifie  en  ces  termes  :  «C'est  peut-être 
«l'ouvrage  d'un  homme  sensible,  mais  il  est  trop  mal  ordonné,  trop 
«  disparate,  trop  décousu  et  trop  mal  écrit,  pour  fixer  l'attention.  »  Aussi 
l'académie  n'eut-elle  pas  d'hésitation  à  lui  refuser  la  couronne. 

Après  avoir  fait  passer  sous  nos  yeux  les  heureux  effets  du  patronage 
exercé  sur  les  sociétés  savantes  de  la  province  par  l'Académie  française 
et  l'Académie  des  sciences,  M.  Bouillier  exhorte  llnstitut  à  se  charger 
tout  entier  de  la  tâche  autrefois  si  utilement  remplie  par  ces  deux  com- 
pagnies. A  leur  influence,  nécessairement  restreinte,  se  substituerait 
selon  lui,  sans  difficulté,  leur  action  plus  étendue,  plus  conforme  à  la 
diversité  des  connaissances  humaines,  plus  féconde  et  non  moins 
recherchée,  appelée  dès  aujourd'hui  par  les  vœux  unanimes  de  nos 
académies  provinciales.  L'Institut,  en  acceptant  ce  rôle,  ne  ferait  que 
se  conformer  à  l'esprit  et  à  la  lettre  de  sa  constitution  première.  Parmi 
les  moyens  que  la  loi  organique  du  3  brumaire  an  iv  lui  prescrit  d'em- 
ployer pour  perfectionner  les  arts  et  les  sciences  se  trouve  comprise 

48 


374  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

ola  correspondance  avec  les  sociétés  savantes  et  étrangères.»  Or,  si 
nous  en  croyons  M.  Bouillier,  la  correspondance  de  l'Institut  avec  le 
dehors  n  a  répondu  jusqu'à  présent  que  d'une  manière  très  imparfaite 
au  vœu  du  législateur.  Pour  atteindre  le  but  qui  lui  est  proposé,  elle 
devrait  être  plus  active,  plus  régulière  et  plus  générale;  elle  devrait 
tenir  compte  à  la  fois  des  besoins  nouveaux  de  la  science  et  de  la  direc- 
tion nouvelle  que  les  sociétés  savantes  de  nos  départements  ont  im- 
primée à  leurs  travaux.  M.  Bouillier  nous  apprend  qu'à  part  peut-être 
un  petit  nombre  d'exceptions,  elles  se  renferment  toutes  dans  les  sages 
limites  que  s'est  tracées  dès  son  origine  lacadémie  de  Lyon.  Renon- 
çant aux  questions  générales  et  aux  lieux  communs  où  se  complaisaient 
souvent  leurs  devanciers  du  xviii*  siècle,  elles  s'occupent  principale- 
ment de  l'histoire  et  de  la  statistique,  de  i archéologie  et  de  la  topo- 
graphie des  diverses  parties  de  la  France  qui  se  trouvent  à  la  portée 
de  leurs  recherches.  Elles  semblent  toutes,  sans  les  avoir  entendus, 
avoir  pris  pour  elles  les  conseils  que  M.  Jouffroy  donnait,  en  i83y,  à 
l'académie  de  Besançon.  Ce  sont  de  belles  paroles  que  M.  Bouillier  a 
eu  raison  de  ne  pas  laisser  ensevelies  dans  les  mémoires  de  l'académie 
de  Besançon,  et  nous  espérons  que  nos  lecteurs  ne  nous  sauront  pas 
mauvais  gré  de  les  citer  après  lui.  Voici  en  partie  ce  que  disait  M.  Jouf- 
froy à  ses  confrères  de  la  Franche-Comté  : 

u L'art  des  académies  de  province  est  de  dégager,  dans  les  rc- 

«  cherches  générales  de  la  vérité,  les  recherches  particulières  qui  touchent 
((Spécialement  la  province,  ou  dont  la  province  seule  possède  les  élé* 
((  ments,  et,  se  résignant  à  n'être,  sur  le  reste,  qu'un  intermédiaire  utile, 
((de  se  consacrer  exclusivement  à  ces  recherches,  d'en  organiser  le 
a  plan,  d'en  tracer  la  méthode,  de  les  exciter  par  tous  les  moyens  en 
((Son  pouvoir  et  de  réunir  en  elle  tous  les  rayons  qui  peuvent  les  éclai- 
«rer.  Toute  académie  locale  qui  saura  faire  ainsi  sa  part,  la  gardera.  On 
((ne  demandera  pas  à  quoi  elle  est  bonne,  on  le  saura.  La  province 
((interrogée  sur  sa  littérature,  sur  son  histoire,  sur  sa  géographie,  sur  sa 
((Statistique,  sur  ses  souvenirs  et  ses  espérances,  sur  ses  gloires  et  ses 
((infortunes,  sur  tout  ce  qui  la  touche,  sur  tout  ce  qu'elle  sait  et  qu'elle 
((Seule  peut  savoir,  répondra  et  répondra  juste,  et  le  corps  de  ses  ré- 
((ponses  deviendra,  pour  la  société  qui  les  a  formulées,  un  monument 
((glorieux;  pour  les  sciences,  un  document  original;  pour  la  province, 
«une  source  abondante  de  poésie,  de  patriotisme,  de  lumière  et  de  vie. 
«Cherchez  ce  qu'ont  produit,  depuis  qu'elles  existent,  les  différentes 
«académies  de  province,  vous  verrez  qu'elles  n'ont  moissonné  que  dans 
«ce  cercle,  et  que  tout  ce  qu'elles  ont  semé  au  delà  n'a  pas  levé.  En  quoi 


^INSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  375 

(c  sont  précieuses  les  archives  de  certaines  académies  et  qu  y  va-t-on 
«chercher?  Sont-ce  les  mémoires  sur  ces  questions  générales  que  Tha- 
«  bitant  de  Calcutta  est  tout  aussi  apte  à  résoudre  que  celui  de  Besan- 
«çon  ou  de  Marseille?  Ces  mémoires  sont  oubliés;  nul  ne  s  en  soucie. 
«  Ce  qu*on  y  va  chercher,  ce  sont  des  études  sur  la  province ,  que  Ton 
c<  ne  trouve  que  là  parce  qu  elles  ne  pouvaient  être  faites  que  là.  Ces 
«études,  quiconque  s*occupe  de  la  France  ou  même  de  TEurope,  sous 
«une  face  quelconque,  en  a  besoin.  C'est  une  pierre  de  Fédifice  qu'il 
«  essaye  d'élever,  et,  si  elle  lui  manquait,  son  œuvre  serait  moins  parfaite. 
«Il  vient  la  chercher  où  elle  doil  être,  et,  quand  il  la  trouve,  il  rend 
«hommage  à  f académie  locale  qui  a  eu  le  bon  sens  de  comprendre 
«  que  sa  mission  était  de  la  lui  préparer.  » 

Mais,  s'il  est  vrai  que,  plus  ou  moins  fidèles  à  ce  programme,  adopté 
d'inspiration ,  les  académies  de  province  pratiquent  aujoui^'hui  ce  que 
l'économie  politique  appelle  la  division  du  travail ,  il  est  d'autant  plus 
nécessaire,  pour  coordonner  leurs  études  et  les  ramener  à  une  œuvre 
commime,  qu'il  y  ait  un  foyer  central  avec  lequel  elles  puissent  com- 
muniquer et  qui  les  mette  en  relation  les  unes  avec  les  autres.  Cette 
association,  ou,  pour  employer  le  terme  que  M.  Bouillier  préfère ,  cette 
fédération  des  sociétés  savantes  répond  si  bien  aux  idées  et  aux  besoins 
de  notre  époque,  que  plusieurs  tentatives,  mais  des  tentatives  malheu- 
reuses, ont  déjà  été  faites  pour  la  réaliser.  La  première  est  celle  des 
congrès  scientifiques,  ou  plus  exactement  des  congrès  de  délégués  des 
sociétés  savantes,  dont  le  promoteur  a  été  M.  de  Caumont,  et  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  les  réunions  de  savants  formées  dans  l'intérêt 
d.une  branche  déterminée  des  connaissances  humaines,  animées  d'un 
esprit  véritablement  scientifique,  instruments  de  progrès  et  d'utile  pro- 
pagande. Les  congrès  de  délégués  des  sociétés  savantes,  inaugurés  à 
Caen  en  i833,  se  sont  succédé  chaque  année  sans  interruption,  tantôt 
dans  une  ville,  tantôt  dans  une  autre,  jusqu'en  1877.  Après  les  congrès 
vient  l'Institut  des  provinces  qui,  fondé  au  Mans  en  i83g,  pendant  la 
réunion  du  congrès  des  délégués,  devait  offrir  une  direction  et  un  centre 
commun  aux  réunions  de  cette  espèce.  Après  l'Institut  des  provinces 
vient  le  congrès  des  sociétés  savantes,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
les  congrès  de  délégués;  car,  tandis  que  ceux-ci  se  réunissaient  annuel- 
lement dans  diilérentes  villes  de  province,  le  premier,  ouvert  à  Paris, 
dans  une  des  salles  du  Luxembourg,  le  10  mars  i85o,  devait  toujours, 
à  ce  qu'il  semble,  tenir  ses  séances  dans  la  capitale,  après  une  période 
de  plusieurs  années.  Ces  deux  derniers  essais  sont  dus,  comme  le  pre- 
mier, à  limagination  et  à  l'activité  infatigable  de  M.  de  Caumont.  Il 

d8. 


376  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

faut  lire  dans  le  volume  de  M.  Bouillier  le  récit  piquant  des  seènes 
auxquelles  ils  donnèrent  lieu,  surtout  les  congrès  de  délégués,  et  les 
objections  de  toute  sorte  qu*il  leur  adresse.  Nous  n'avons  pas  à  rendre 
compte  de  ces  détails.  Il  suffit  qu  on  sache  que  de  toutes  les  créations 
de  M.  de  Caumont  pas  une  seule  n  a  réussi. 

Mais  le  but  poursuivi  par  M.  de  Caumont,  et  qui  préoccupe  si  forte- 
ment M.  Bouillier  lui-même,  na-t-il  pas  été  atteint,  au  moins  en  grande 
partie,  par  d autres  moyens,  qui  remontent  déjà  à  un  certain  nombre 
d'années,  qui  n'ont  cessé,  depuis  leur  origine,  de  grandir  et  de  se  déve- 
lopper, et  semblent  aujourd'hui  s'être  élevés  au  rang  d'institutions  pu- 
bliques? Nous  voulons  parler  du  comité  des  travaux  historiques  et  de 
la  réunion  annuelle  des  sociétés  savantes  pendant  les  vacances  de 
Pâques  sous  la  présidence  du  Ministre  de  l'instruction  publique.  La 
réunion  annuelle,  suivie  d'une  distribution  de  récompenses  aux  diverses 
sociétés  qui  y  sont  représentées,  a  été  inaugurée  par  M.  Rouland  le 
25  novembre  i86i.  Depuis  ce  temps,  elle  n'a  pas  cessé  de  se  renou- 
veler régulièrement  à  l'époque  prescrite,  avec  une  grande  solennité. 
Mais  le  comité  des  travaux  historiques  est  beaucoup  plus  ancien.  On 
en  trouve  la  première  ébauche  dans  le  Bureaa  littéraire,  fondé  en  17 6a 
par  Bertin  «  pour  diriger  les  études  historiques  et  recueillir  les  docu- 
«  ments  inédits  relatifs  à  l'histoire  de  France.  »  Au  bureau  littéraire; 
bien  vite  abandonné,  faute  de  ressources,  succéda  en  i833  le  comité 
historique  créé  par  M.  Guizot  et  que  M.  de  Salvandy  essaya  d'agran- 
dir en  le  rattachant,  par  autant  de  comités  spéciaux,  aux  cinq  classes 
de  l'Institut.  Le  plan  de  M.  de  Salvandy,  après  une  exécution  très  in- 
complète, échoua  pour  diverses  causes,  au  nombre  desquelles  il  &ut 
compter  les  événements  publics.  Dautres  plans  lui  furent  substitués 
sucessivement.  Le  comité  primitif  de  M.  Guizot  fut  divisé  en  trois  sec- 
tions, dont  chacune  a  dans  ses  attributions  une  de  ces  trois  branches 
des  connaissances  humaines  :  la  philologie,  l'archéologie,  les  sciences.  A 
ces  trois  sections ,  un  des  derniers  ministres  de  l'instruction  publique 
en  ajouta  une  quatrième,  consacrée  aux  beaux-arts. 

Après  avoir  retracé  l'histoire  de  ces  institutions,  rappelé  leurs  origines 
et  leurs  vicissitudes,  M.  Bouillier  se  demande  si  elles  ont  justifié,  si 
elles  justifient  en  ce  moment  les  espérances  qu'on  a  fondées  sur  dles. 
Ainsi  qu'on  pouvait  s'y  attendre,  la  réponse  est  absolument  négative,  et 
les  motifs  sur  lesquels  elle  s'appuie  tiennent  autant  de  la  satire  que  de 
la  critique.  C'est  surtout  aux  dépens  de  la  réunion  annuelle  des  sociétés 
savantes  que  sa  verve  se  donne  carrière.  Nous  ne  suivrons  pas  M*  Bouil- 
lier sur  ce  terrain.  Mais  l'abstention  ne  nous  suffit  pas,  nous  croyons 


LINSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  377 

utile  d*ajouter  que  M.  Bouiliier  nous  parait  ici  montrer  plus  de  talent 
que  de  justice.  Tout  entier  à  son  dessein,  il  naperçoit,  en  toute  cons- 
cience et  toute  loyauté,  que  le  côté  défectueux  de  ce  que  les  autres  ont 
tenté,  leurs  services  réels  lui  échappent.  En  mettant  à  part  le  caractère 
officiel  des  innovations  dont  il  s*agit,  on  ne  comprendrait  pas,  puisque 
c'est  rinstitut  qu*on  veut  leur  substituer,  qu'un  grand  nombre  des 
membres  les  plus  illustres  de  l'Institut  et  des  savants  les  plus  respectés 
de  notre  pays  lui  eussent  prêté  depuis  si  longtemps  leur  concours,  si 
elles  étaient  absolument  stériles.  Au  reste ,  les  tentatives  plus  ou  moins 
heureuses  dont  il  fait  la  critique  ne  sont  qu'un  accessoire  dans  le  livre 
de  M.  Bouiliier;  ce  qui  en  fait  la  partie  essentielle,  ce  sont  les  idées 
qu'il  développe  en  son  propre  nom.  Voici  donc,  dans  ses  traits  les  plus 
généraux,  le  plan  de  fédération  qu'il  nous  propose. 

Ce  n'est  pas  en  un  jour,  ni  par  un  acte  général  et  simultané,  que  les 
académies  de  province  devraient  se  trouver  affiliées  à  l'Institut  de 
France.  On  commencerait  par  les  académies  les  plus  importantes  pour 
arriver  de  proche  en  proche  à  celles  qui  le  sont  à  un  moindre  degré. 
L'affiliation  ou  association  serait  sollicitée  comme  un  honneur  et  justifiée 
par  des  titres,  c'est-à-dire  par  de  sérieux  travaux,  longtemps  avant  de 
devenir  un  fait.  Afm  d'être  en  état  de  se  prononcer  sur  le  mérite  relatif 
des  candidatures  qui  lui  seraient  soumises,  l'Institut  consacrerait  ses 
séances  trimestrielles  à  la  lecture  des  mémoires  envoyés  par  les  acadé- 
mies  provinciales.  Un  comité  de  correspondance,  attaché  à  chacune  des 
académies  de  l'Institut  et  nommé  par  l'Académie  elle-même,  servirait 
d'intermédiaire  entre  l'Institut  et  les  sociétés  de  province ,  entre  le  centre 
et  les  extrémités,  imprimant  à  celles-ci  la  direction  qui  leur  est  néces- 
saire et  rapportant  au  premier  les  résultats  de  leur  activité.  Non  seule- 
ment l'Académie  des  inscriptions,  l'Académie  des  sciences  et  celle  des 
sciences  morales  et  politiques,  mais  aussi  l'Académie  française,  aujour- 
d'hui privée  de  correspondants,  et  l'Académie  des  beaux-arts,  retire- 
raient les  plus  grands  avantages  de  ces  communications.  L'Académie 
française  en  tirerait  parti  pour  la  rédaction  du  dictionnaire  historique 
de  la  langue  française,  pour  la  connaissance  des  dialectes  qui  étaient 
autrefois  et  qui  sont  encore  en  usage  dans  nos  différentes  provinces. 
L*Âcadémie  des  beaux-arts  s'en  servirait  pour  dresser  Tinventaire  des 
richesses  artistiques  de  la  France,  pour  diriger  les  artistes  et  leur  don- 
ner des  conseils  sur  les  édifices  à  construire  ou  à  conserver. 

Là  ne  s'arrêterait  pas  le  rôle  de  llnstitut.  Il  accorderait  des  prix  et 
des  récompenses  non  seulement  à  des  individus ,  comme  il  fait  aujour- 
d'hui, mais  à  des  sociétés  entières ,  celles  qui  auraient  mérité  ces  dislinc- 


378  JOURNAL  DES  SAVANTS-  —  JUIN  1879. 

tions  par  la  nature  et  les  résultats  de  leurs  recherches.  Il  n  attendra  pas 
toujours  que  ces  recherches  soient  terminées,  il  aidera  à  les  faire,  ii 
encouragera  à  les  entreprendre  par  des  subventions  plus  ou  moins  im- 
portantes. M.  Bouillier  voudrait  que  le  budget  de  l'Institut  acquit  des 
proportions  en  rapport  avac  sa  nouvelle  tâche  et  répondit  mieux  qu*il 
ne  Ta  fait  jusqu'ici  aux  besoins  de  la  science.  Il  s'efforce  d'exciter  l'ému- 
lation de  nos  l^islatéurs  par  l'exemple  de  plusieurs  nations  étrangères. 
Il  cite  des  chiffres  d'où  il  résulte  que  l'Angleterre*  l'Allemagne  et  la 
Russie  assiu*ent  à  leurs  sociétés  savantes  une  dotation  devant  laquelle 
pâlit  celle  de  l'Institut. 

A  l'imitation  de  l'Institut,  les  académies  affiliées  feraient  accepter 
leur  patronage  et  leur  direction  à  des  sociétés  moins  bien  partagées  qui 
seraient  placées  à  la  portée  de  leur  influence.  Ainsi  l'académie  de  Lyon 
comprendrait,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  dans  sa  juridiction,  les  sociétés 
de  Ek)urg,  de  Saint-Etienne,  de  Mâcon.  L'académie  de  Marseille  com- 
prendrait dans  la  sienne  les  sociétés  de  Toulon,  d'Avignon,  d'Arles.  Les 
sociétés  de  Montauban,  d'Albi,  d'Auch,  de  Foix  formeraient  le  ressort 
de  l'académie  de  Toulouse.  Ce  serait  dans  le  domaine  académique 
quelque  chose  de  semblable  à  notre  système  solaire  avec  son  astre 
central ,  ses  planètres  et  ses  satellites. 

Il  serait  certainement  désirable  que  ce  beau  projet  ftd  susceptible 
d*ètre  mis  à  exécution.  Il  contient  même  des  parties  qui  pourraient  sans 
trop  de  difficultés  et  en  assez  peu  de  temps  se  réaliser.  Mais ,  embrassé 
dans  son  ensemble,  il  soulève  contre  lui  deux  sortes  d'objections  dont 
les  unes  viennent  de  l'Institut,  les  autres  des  académies  de  province. 
Avec  ses  lectures  trimestrielles  consacrées  aux  mémoires  venus  du  de- 
hors, avec  ses  bureaux  de  correspondance  dont  il  aurait  à  nommer  et  à 
renouveler  les  membres,  dont  il  serait  obligé  d'écouter  les  rapports  et 
de  discuter  les  propositions,  avec  les  demandes  d'affiliation  à  com-» 
parer  entre  elles  pour  se  décider  en  faveur  de  la  plus  recommandable, 
avec  ces  subventions,  ces  prix,  ces  encouragements  à  accorder,  non  pas 
à  un  travail  particulier,  individuel,  déjà  si  difficile  à  juger  dans  maintes 
circonstances,  mais  à  un  ensemble  de  travaux,  à  des  collections  de  mé- 
moires embrassant  une  longue  suite  d'années,  ou  même  à  de  simples 
projets  de  recherches  et  d'expériences,  avec  les  délibérations  et  les  votes 
que  nécessiterait  cette  organisation  nouvelle,  l'Institut  cesserait  de  s'ap- 
partenir à  lui-même,  c'est-à-dire  à  la  science  proprement  dite,  à  la  com- 
munication et  à  la  discussion  des  œuvres  et  des  découvertes  émanées 
de  ses  propres  membres.  Il  serait  moins  un  corps  savant  qu'une  agence 
administrative  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts.  Les  objections  qui 


L'JNSTITUT  ET  LES  ACADÉMIES  DE  PROVINCE.  379 

viendraient  du  côté  des  académies  de  province  ne  sont  pas  moins 
graves.  Toutes  ne  voudraient  pas  se  soumettre  à  un  patronage,  à  une 
direction  qui,  acceptée  d'abord  de  bon  gré  ou  demandée  avec  instance, 
en  viendrait  toujours,  avec  le  temps,  à  heurter  des  susceptibilités  per- 
sonnelles ou  locales,  et  à  dégénérer  en  conflits.  Dune  académie  à  une 
autre,  au  lieu  dune  généreuse  et  féconde  émulation,  on  courrait  le 
risque  de  provoquer  des  jalousies,  des  compétitions  tracassières,  des 
récriminations  interminables.  Les  corps  savants  sont  justement  jaloux 
d,e  leur  indépendance,  il  faut  se  garder  dy  toucher.  Ils  sont  naturelle- 
ment enclins  à  une  bienveillance  réciproque,  à  des  relations  de  con- 
fraternité, il  ne  faut  pas  commettre  la  faute  de  les  exciter  les  uns  contre 
les  auti'es.  Enfin  Timpulsion  que  Tlnstitut  semble  appelé  à  donner  à 
leurs  travaux  ne  peut  venir  dune  combinaison  artificielle,  mais  de  1  au- 
torité naturelle  qui  s'attache  à  sa  science ,  à  ses  choix ,  k  ses  décisions. 
Ses  mémoires  serviront  de  modèles  à  ceux  des  autres  compagnies.  Les 
questions  qiul  met  au  concours,  les  prix  qu'il  décerne,  n  ofirent-ils  pas 
à  tous  les  genres  d'études  une  direction  et  un  encouragement  P  Enfin 
il  a  des  correspondants  qui  le  mettent  en  relation  avec  toutes  les  parties 
de  la  France  et  avec  tous  les  pays  étrangers.  Il  dépend  de  lui  que  ce 
titre  emporte  des  devoirs  et  ne  soit  pas  seulement  considéré  comme 
un  honneur.  Pourquoi  faut-il  qu  en  France  tout  soit  réglementé  et  cen- 
tralisé? Laissons  quelque  chose  à  faire  à  la  spontanéité  des  esprits  et  à 
la  nature  des  choses. 

M.  Bouillier  ne  s*arrête  pas  à  la  fédération  de  toutes  les  académies 
françaises,  il  voudrait  étendre  son  système  bien  au  delà  des  frontières  de 
notre  pays.  Il  demande,  il  espère  une  fédération  de  tous  les  corps 
savants  de  TEurope  et  même  du  monde,  quand  toutes  les  parties  du 
monde  seront  assez  civilisées  pour  avoir  des  sociétés  académiques.  A 
cette  fédération  universelle  se  joindraient  les  congrès  universels  qui,  se 
réunissant  tantôt  dans  une  ville,  tantôt  dans  une  autre,  sans  tenir 
compte  d'aucune  frontière,  deviendraient  ce  quil  appelle  les  Conciles 
œcuméniques  de  la  science.  Une  idée  semblable  avait  déjà  été  exprimée 
en  1711  par  Févèque  Jablonski  dans  le  discours  qu'il  prononça  à  l'oc- 
casion de  l'inauguration  de  l'Académie  de  Berlin.  Elle  fut  accueillie 
avec  faveur,  en  i84o,  au  sein  de  l'Association  britannique  pour  l'avan- 
cement des  sciences,  et  un  des  membres  de  cette  association  alla  même 
jusqu'à  proposer  M.  de  Humboldt  pour  la  présidence  du  premier  con- 
grès de  ce  genre. 

Les  espérances  de  M.  Bouillier,  partagées  par  d'autres  savants  et 
manifestées  pour  la  première  fois  par  Bacon  dans  la  Nouvelle  Atlantide , 


380  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  JUIN  1879. 

ne  sont  pas  tellement  éloignées  des  faits,  qu  il  soit  permis  de  les  tenir 
pour  irréalisables.  Grâce  à  la  facilité  et  à  la  célérité  des  voyages,  grâce 
aussi  au  retour  périodique  des  expositions  universelles,  nous  avons 
déjà  vu  des  congrès  internationaux  de  toute  espèce,  des  congrès  d'é- 
conomistes, de  statisticiens,  d'orientalistes,  de  géographes,  de  physio- 
logistes, de  jurisconsultes  occupés  de  la  réforme  du  droit  international; 
tout  nous  porte  à  croire  que  ces  réunions,  devenues  plus  fréquentes 
encore  dans  lavenir,  entreront  dans  les  mœurs  de  la  grande  majorité 
des  nations  civilisées.  Mais,  à  mesure  qu'ils  se  multiplieront  et  se  rappro- 
cheront de  l'universalité  par  le  nombre  des  peuples  qui  s'y  trouveront 
représentés,  ils  renfermeront  leurs  discussions  dans  des  sphères  plus 
circonscrites  et  ressembleront  moins  à  des  délégations  académiques. 

Pour  ce  qui  est  des  académies  elles-mêmes  et  des  Sociétés  savantes 
du  monde  entier,  elles  ont  cessé  dès  aujourd'hui  d'être  isolées  les  unes 
des  autres,  elles  se  font  réciproquement  hommage  de  leurs  mémoires, 
de  leurs  découvertes,  de  leurs  travaux  les  plus  importants,  elles  échan- 
gent entre  elles  des  nominations  d'associés  et  de  correspondants.  Ces 
relations,  comme  on  a  le  droit  de  s'y  attendre,  deviendront  avec  le 
temps  plus  actives,  plus  suivies,  plus  fécondes;  elles  formeront  diffici- 
lement, au  sens  propre  du  mot,  une  fédération  ou  une  association. 
C'est  tout  ce  que  nous  pouvons  accorder  à  M.  Bouillier,  et  Fontenelle, 
dont  il  invoque  l'autorité,  ne  lui  accorde  pas  davantage.  Parlant  de  la 
communication,  non  de  Tassociation,  que  l'Académies  des  sciences,  dès 
son  origine,  s'est  efforcée  d'entretenir  avec  les  Académies  étrangères, 
le  secrétaire  perpétuel  de  l'illustre  Compagnie  s'exprime  en  ces  termes  : 
c(  Bien  ne  peut  être  plus  utile  que  cette  connmunication ,  non  seulement 
a  parce  que  les  esprits  ont  besoin  de  s'enrichir  des  vues  les  uns  des 
u autres,  mais  encore  parce  que  différents  pays  ont  différentes  commo- 
((  dites  etdillérents  avantages  pour  les  sciences.  La  nature  se  montre 
«diversement  aux  divers  habitants  du  monde;  elle  fournit  aux  uns  des 
«sujets  de  réflexion  qui  manquent  aux  autres;  elle  se  déclare  quelque- 
ce  fois  plus  ou  moins,  et  enfin,  pour  découvrir,  il  n'y  a  pas  trop  de  tout 
<cce  qui  peut  nous  être  connu.  »  Voilà  où  est  la  vérité  et  la  juste  mesure, 
on  ne  gagne  rien  à  les  franchir. 

Ces  critiques,  qui  ne  portent  d'ailleurs  que  sur  un  point,  l'exagération 
d'un  principe  excellent  en  lui-même,  n'atteignent  pas  le  fond  de  la 
pensée  de  M.  Bouillier.  Tout  ce  qu'il  dit  du  dommage  qui  résulte  de  la 
dissémination  et  de  l'isolement  des  différents  foyers  de  la  science,  est 
d'ime  parfaite  justesse.  Il  a  raison  aussi  quand  il  soutient,  avec  un  peu 
trop  de  rudesse  peut-être  ,  que  le  pouvoir  ne  suffit  pas ,  mais  qu'il  faut 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  381 

iautorité  de  la  science  pour  diriger  et  encourager  des  travaux  scieuti- 
fiques.  Même  ceux  qui  n'acceptent  aucune  de  ses  conclusions  ne  pour- 
ront s'empêcher  de  lire  avec  un  vif  intérêt  le  tableau  animé  qu  il  leur 
présente  de  la  vie  des  anciennes  académies;  ils  souriront  des  épi- 
grammes  qu'il  fait  pleuvoir  sur  les  adversaires  ou  les  imitateurs  com- 
promettants de  son  système.  Le  livre  tout  entier  est  composé  avec  art, 
écrit  avec  talent,  et  plein  d'une  juvénile  ardeur  qu'on  ne  s'attendrait  pas 
à  rencontrer  dans  un  ouvrage  de  cette  nature. 

Ad.  FRANCK. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L^Académie  française  a  tenu,  le  jeudi  3  avril  1879  *  ^^^  séance  publique  pour  la 
réception  de  M.  Renan,  élu  en  remplacement  de  M.  Claude  Bernard.  M.  Mézières 
a  répondu  au  récipiendaire. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES. 

M.  le  comte  Ferdinand  de  Lasteyrie ,  membre  libre  de  1* Académie  des  inscrip- 
tions et  bdles-lettres,  est  décédé  à  Paris,  le  i3  mai  1879. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

L* Académie  des  sciences  morales  et  politiques  a  tenu,  le  samedi  ai  juin,  sâ 
séance  publique  annuelle ,  sous  la  présidence  de  M.  Vacherot. 

La  séance  s'est  ouverte  par  un  discours  du  président  annon^nt,  dans  Tordre 
suivant,  les  prix  décernés  et  les  sujets  de  prix  proposés. 

^9 


L 

I 


982  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

PRIX   D^CBHNBS. 

I 

Prix  dxL  budget,  —  Section  de  philosophie.  —  L* Académie  avait  proixMé  pour 
Tannée  1875,  et  prorogé  au  3i  mars  1878,  le  sujet  suivant:  tDe  la  pnSotophie 
«  de  fécole  de  Padoue.  » 

Ce  prix,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  a  été  décerné  à  M.  Habilleau  {héofçUi),» 
ancien  élève  de  TÉcoIe  normale  supérieure ,  ancien  membre  de  TÉcole  fi^çaiae  de 
Rome ,  et  maitre  de  conférences  d  nistoire  de  la  philosophie  à  la  faculté  des  lettres 
de  Toulouse. 

Section  de  morale.  —  L*Académie  avait  proposé,  pour  le  concours  de  Tannée  1876, 
et  prorogé  à  Tannée  1878,  le  sujet  suivant  :  •  Examiner  et  discuter  ce  quon  doit 
t  entendre  par  la  moralité  dans  les  œuvres  d'art  et  d'imagination.  » 

Ce  prix,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  a  été  décerné  à  M.  Maillet  (Eugène),  doc- 
teur es  lettres  et  professeur  de  philosophie  au  lycée  Louis-le-Grand. 

Section  de  législation,  droit  pablic  et  jurisprudence.  —  L*  Académie  avait  proposé, 
pour  Tannée  1878,  le  sujet  suivant  :  tDe  la  séparation  des  pouvoirs  dans  le  droit 
t  public  français.  Origine  de  cette  règle  politique ,  ses  vicissitudes  et  ses  développe- 
■  ments  ;  application  qu'elle  reçoit  dans  les  divers  Etats  de  TEurope.  » 

Ce  prix,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  a  été  décerné  à  M.  Saint-Girons,  docteur 
en  droit,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Lyon. 

L'Académie  a  accordé,  en  outre,  trois  mentions  honorables  :  la  première  à  M.  Sté- 
phane Berge,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Paris;  la  deuxième  k  M.  de  Ferron,  pré- 
fet de  l'Orne;  la  troisième  à  M.  Fuzier  Hermann,  procureur  de  la  République  k 
Baugé  (Maine-et-Loire). 

Prix  Léon  Faucher.  —  Section  d'économie  politique  et  finances,  statistique.  — 
L'Académie  avait  proposé,  pour  Tannée  1878,  le  sujet  suivant  :  «Rechercher  Tin- 
«  fluence  économique  qu'ont  exercée  depuis  un  demi>siècle  les  moyens  et  les  voies 
«  de  conununication  par  terre  et  par  mer.  » 

Ce  prix,  de  la  valeur  de  3,ooo  francs,  a  été  décerné  à  M.  Lamane,  membre  de 
la  Société  d'économie  politique.  L'Académie  a  accordé,  en  outre,  un  second  pris,  de 
la  valeur  de  1,000  francs,  à  M.  Alfred  de  Foviile,  ancien  auditeur  au  Cooseîi 
d'Etat,  chef  de  bureau  au  Ministère  des  fmances. 

Prix  quinquennal  fondé  par  feu  Af.  le  baron  de  Morogues.  —  L'Académie,  cette 
année,  n'a  pas  décerné  de  prix.  Elle  a  accordé  deux  mentions  honorables  de 
1,000  francs  chacune  :  Tune  à  M.  Siegfried,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  la  Misère, 
son  histoire,  ses  causes,  ses  remèdes;  Tautre  à  M.  de  la  Landelle,  pour  son  ouvrage 
intitulé  :  Pauvres  et  Mendiants,  roman  des  questions  sociales. 

Prix  Bordin.  —  Section  d'histoire  générale  et  philosophique.  —  L'Académie  avait 
proposé,  pour  le  concours  de  1874*  le  sujet  suivant,  qu'elle  a  prorogé  au  3i  dé- 
cembre 1877  :  «Rechercher  quelles  ont  été,  en  France,  les  relations  des  pouvoirs 
t  judiciaires  avec  le  régime  politique,  et  spécialement  par  quelles  causes  les  parle- 
t  ments  investis  du  pouvoir  judiciaire  ont  été,  soit  à  dessein,  soit  par  le  fait,  oeau- 
t  coup  plus  contraires  que  favorables  à  Tétablissement  d'un  parlement  général  associé 
«  au  gouvernement  pohtique  du  pays.  » 

Ce  prix  n'a  pas  été  décerné.  L'Académie  accorde  une  récompense  de  a, 000  francs 


..  NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  389 

a  M.  Daniel  Touzeaud,  ancien  magistrat,  professeur  à  la  Faculté  libre  de  droit  de 
Toulouse. 


«  / 


Prix  triennal  findé  par  feu.  M*  Achille-Edmond  Halphen.  —  Ce  prix ,  de  la  valeur  de 
1 ,5oo  francs,  a  été  décerné  à  M.  Marguerin,  pour  ses  nombreux  ouvrages  et  notam- 
menl  pour  les  services  qu  il  a  rendus  a  Tinstruction  primaire. 

Prix  Bischoffheim.  —  Section  d'économie  politique  et  finances ,  stalistique,  —  L*  Aca- 
démie avait  proposé,  pour  le  concours  de  1874*  le  sujet  suivant,  qu'elle  a  prorogé 
à  Tannée  1878  :  tDu  capit^d  et  des  fonctions  qu*il  remplit  dans  Téconomie  sociale, 
t  Montrer  comment  le  capital  se  forme ,  s*amasse ,  se  répartit ,  se  conserve ,  et  quels 
t  services  il  rend  à  la  production.  Rechercher  et  exposer  les  régies  qui  devraient 
t  présider  à  Temploi  du  capital  ainsi  qu'à  celui  des  richesses  et  revenus  qu'il  con- 
«  court' à  produire.  » 

Le  prix,  de  la  valeur  de  5,ooo  francs,  a  été  décerné  à  }IL  Alfred  Jourdan,  pro- 
fesseur à  la  Faculté  de  droit  d'Aix.  L'Académie  a  accordé,  en  outre,  trois  mentions 
honorables:  la  première,  à  M.  Paixhans,  inspecteur  des  chemins  de  fer,  ancien 
maître  des  requêtes  au  Conseil  d'État;  b  deuxième,  à  M.  Parrot-La rivière,  avocat, 
rédacteur  du  Recaeil  général  des  Lois  et  Arrêts  et  du  Journal  du  Palais;  le  troisième, 
à  l'auteur  du  mémoire  inscrit  sous  le  n*"  7,  auteur  qui  ne  s'est  pas  fait  connaitre. 


PRIX  PROPOSES. 


Prix  du  budget.  —  Section  de  philosophie.  L'Académie  avait  proposé,  pour  l'an* 
née  1879,  le  sujet  suivant  :  ■  Exposer  et  discuter  les  doctrines  phuosopluques  qui 
«  ramènent  au  seul  fait  de  l'association  les  facultés  de  l'esprit  humain  et  le  moi  iui- 

•  même.  Rétablir  les  lois ,  les  principes  et  les  existences  que  les  doctrines  en  qi^estion 

•  tendent  à  dénaturer  où  à  supprimer.  » 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  déposé  sur  cette  question ,  l'Académie  le  remet  au 
concours  pour  Tannée  1881. 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  1 ,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  Tlnstitut  le  3i  dé- 
cembre 1880. 

Section  de  morale.  —  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé,  pour  le  concours  de 
Tannée  1880,  le  sujet  suivant  :  «  Exposer  et  apprécier  la  doctrine  morale  qui  ressort 
t  de  Tanalyse  comparée  des  Morales  d'Aristote.  » 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  i,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut,  le  3i  dé- 
cembre 1879. 

Section  de  législation,  droit  public  et  jurisprudence.  *-  L'Académie  rappelle  qu'elle 
a  proposé,  pour  Tannée  1880,  le  sujet  suivant  :  t  De  l'extradition.  » 
Ce  prix  est  de  la  valeur  de  i,5oo  francs. 
Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  décembre  1879. 

Section  d'économie  politique  et  finances,  statistique.  —  L'Académie  avait  proposé , 
pour  Tannée  1878,  le  sujet  suivant:  tDu  cours  forcé  des  émissions  fiduciaires  et 
de  ses  effets  en  matière  économique  et  commerciale.  > 

Dans  les  deux  mémoires  adressés  à  ce  concours,  le  sujet  n'a  pas  paru  traité  suffi- 
samment. En  conséquence ,  TAcadémie  remet  la  question  au  concours  pour  Tan- 
née 1881. 

'19. 


584  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  i,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  décembre  1880. 

L'Académie  propose,  en  outre,  pour  Tannée  1881 ,  le  sujet  suivant  :  t  La  main- 
td*œuvre  et  son  prix.  Rechercher  et  constater  :  1*  De  quelles  circonstances  écono* 
t  miques  dépend  le  prix  de  la  main-d  œuvre  ;  a*  Quelle  influence  ont  exercée  et 
t  exercent  sur  ce  prix  les  progrès  successifs  du  travail  et  de  la  richesse  ;  3*"  Quek 
t  effets  a  sur  ce  prix  fétat  des  esprits  et  des  mœurs  ches  ceux  dont  il  rétribue  les 
«  services.  > 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  i,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3o  novembre  1880. 

Section  ihistoire  générale  et  philosophique,  —  L'Académie  propose,  pour  Tan- 
née 188a ,  le  sujet  suivant  :  •  Étudier  rorigine  et  la  nature  du  pouvoir  royal  à  iavè- 
t  nement  de  Hugues  Capet  Exposer  l'histoire  de  ce  pouvoir  sous  les  six  premiers 
t  capétiens  et  particulièrement  sous  Louis  VI  et  sous  Louis  VII. 

tjLies  concurrents  rechercheront  comment,  à  une  époque  où  le  domaine  royal 
t  fori  restreint  ne  s'agrandit  guère  d'une  façon  durable  et  où  la  puissance  maté- 
t  rielle  de  ces  rois  était  fort  inférieure  à  celle  de  quelques  grands  vassaux ,  cepen* 
tdant  un  pouvoir  supérieur  à  l'autorité  féodale  se  forme,  se  fortifie,  augmente  se$ 
t  atlributîons ,  son  influence ,  ses  droits  et  sa  sphère  d'action  en  France. 

■  C'est  surtout  dans  les  rapports  de  ce  pouvoir  avec  la  féodalité,  avec  l'Eglise, 
«  avec  les  bourgeois  des  villes  et  les  communes  des  campagnes ,  et  en  s'appuyant 
t  toujours  sur  des  documents  originaux  publiés  et  inédits ,  que  les  concurrents  s*ef- 
I  forceront  de  traiter  ce  sujet.  » 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  i,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  décembre  1881. 

Priœ  Victor  Cousin.  —  Section  de  philosophie.  —  L'Académie  rappelle  qu'elle  a 
proposé,  pour  l'année  1881,  le  sujet  suivant  : 

i  La  philosophie  d'Origène.  » 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le 
3i  décembre  1880. 

Pria:  Odilon  Barrot.  —  Section  de  législation,  droit  public  et  jurisprudence.  —  L'A- 
cadémie avait  proposé ,  pour  le  concours  de  l'année  1 878 ,  le  sujet  suivant  : 

t  Quels  ont  été  les  vicissitudes  et  le  caractère  de  la  procédure  civile  et  de  la  pro- 
t  cédure  criminelle  en  France  et  en  Angleterre  depuis  le  xiii*  siècle  jusqu'à  nos  jours , 
t  et  quelles  améliorations  pourraient  être  adoptées  en  France  par  suite  de  cette  com- 
t  paraison  P  » 

Deux  mémoires  seulement  ont  été  adressés  à  l'Académie  sur  cette  question  si  im- 
portante sous  le  rapport  historique  et  sous  le  rapport  juridique. 

Le  sujet  n'est  traité  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  de  ces  mémoires,  qui  sont  de  tout 
point  insuffisants. 

L'Académie  remet  cette  question  au  concours  pour  l'année  1880. 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  7,600  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1*'  octobre 
1880. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé ,  pour  l'année  1 880,  le  sujet  suivant  : 

t  De  l'institution  du  jury  en  France  et  en  Angleterre.  » 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  5, 000  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  ie 
3i  octobre  1880. 


i 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  387 

Prix  Léon  Faucher.  —  Section  d'économie  politique ,  finances ,  statistique,  —  L'Aca- 
démie rappelle  quelle  a  proposé,  pour  Tannée  1880,  le  sujet  suivant  :  «Vie,  Ira- 
«  vaux  et  œuvres  de  Louis  Wolowski.  En  marquer  les  traits  distinctifs  et  signider  les 
«  services  dont  le  droit  et  l'économie  politique  lui  sont  redevables.  » 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  T  Institut  le  3i  décembn* 
1879. 

Prix  Wolowski,  —  Section  tt économie  politique ,  finances ,  statistique.  —  M"*  veuve 
Wolowski,  voulant  honorer  la  mémoire  de  son  mari,  M.  Louis  Wolowski,  membre 
de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques ,  el  perpétuer  le  souvenir  de  son 
dévouement  à  la  science,  a,  par  acte  notarié,  en  date  du  1"  mars  1878,  fait  dona- 
tion à  l'Accidémie  d'une  renie  annuelle  de  1,000  francs  pour  la  fondation  d'un  priv 
triennal  de  3,ooo  francs ,  qui  devra  porter  le  nom  de  Prix  Wolowski. 

L'Académie  a  décidé  que  ce  prix  serait  décerné,  sur  la  proposition  des  sections 
d'économie  politique  et  de  législation  réunies ,  à  l'ouvrage  imprimé  ou  manuscrit , 
soit  de  législation,  soit  d'économie  politique,  que  les  deux  sections  auront  jugé  le 
plus  digne  de  Tobtenir. 

L'Académie  propose ,  pour  l'année  1 88a ,  le  sujet  suivant  :  «  Des  rapports  entre  le 
«  droit  et  l'économie  politique.  Constater  ces  rapports ,  en  préciser  le  caractère ,  étu- 
«  dier  et  signaler  les  causes  qui  les  déterminent.  » 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3 1  décembre  1 88 1 . 

Prix  du  comte  Rossi.  —  Section  d'économie  politique,  finances,  statistique.  —  L'Ac.i- 
démie  propose,  pour  Tannée  1881,  le  sujet  suivant  :  «  Du  rôle  de  l'État  dans  l'ordre 
«économique.  Rechercher  et  montrer  quels  sont,  dans  l'ordre  économique,  les  bc- 
«  soins  dont  la  satisfaction  requiert  le  concours  de  TÉtat  et  quelles  règles  doivent 
«présider  à  ce  concours.  On  aura  à  constater  ce  qu'a  été  ce  concours  aux  diverses 
«époques  du  passé;  quel  a  été  et  quel  est,  en  ce  qui  concerne  ce  concours,  Tin- 
«fluence  de  la  civihsation,  et  quelles  limites  lui  assigne  l'intérêt  public  chez  les  na- 
«  tions  qui  aujourd'hui  ont  réalisé  les  plus  grands  progrès.  > 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  5,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le 
3i  décembre  1880. 

L'Académie  propose,  en  outre,  pour  la  même  année  1881,  le  sujet  suivant  :  «  Des 
«  coaUtions  et  des  grèves  dans  f  industrie,  et  de  leur  influence.  > 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  5,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le 
3i  octobre  1881. 

Prix  quinquennal  fondé  par  feu  M.  le  hawn  Félix  de  Beaujour. —  L'Académie  avait 
proposé,  pour  le  concours  de  1878,  le  sujet  suivant  :  «  De  l'indigence  aux  différentes 
«  époques  de  la  civilisation.  » 

L'Académie  ne  décerne  pas  le  prix.  El\e  maintient  le  sujet  au  concours  en  le  res- 
treignant et  en  le  modiliant  de  la  manière  suivante  :  «  De  l'indigence  depuis  \v 
«XVI*  siècle  inclusivement  jusqu'à  la  révolution  de  1789.  Rechercher,  en  ce  qui  con- 
«  cerne  l'indigence,  l'influence  exercée  par  les  progrès  de  la  civilisation  et  de  la  ri- 
«  chesse  et  signaler  les  principales  causes  qui  ont  pu  conti*arier  ou  amoindrir  les  effets 
«  de  ses  progrès.  » 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  5,ooo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  octobre  188a. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé,  pour  l'année  1881,  le  sujet  suivant  :  «  His- 
c  toire  des  établissements  de  charité  avant  et  depuis  1789,  en  France.  » 


ê 


386  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  5,ooo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  octobre  1881. 

Prix  Stassart.  —  Section  de  monde,  —  L* Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé , 
pour  Tannée  1881,  le  sujet  suivant  :  «Quels  sont  les  éléments  moraux  nâsessaires 
«  au  développement  régulier  de  la  démocratie  dans  les  sociétés  modernes  ?  > 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  3, 000  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  au 
secrétariat  de  Tlnstitut  le  3i  décembre  1880. 

Prix  Bor€Un.  —  Section  de  morale,  —  L'Académie  avait  proposé ,  pour  le  coiip' 
cours  de  Tannée  1878,  le  sujet  suivant  :  «Examen  des  systèmes  sur  la  part  et  le 
«  rôle  de  Télément  moral  dans  Thistoire.  > 

Aucun  mémoire  n*ayant  été  déposé  sur  cette  question,  l'Académie  la  remet  au 
concours  pour  Tannée  1881,  en  la  modifiant  de  la  manière  suivante  :  «  Examiner  et 
«discuter  les  systèmes  qui,  depuis  le  xviii'  siècle  jusqu'à  nos  jours,  nient  ou 
«  limitent  à  Texcès  le  rôle  de  la  liberté  humaine  et  de  Tîndividu  dans  Thistoire.  ■ 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  a,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le 
3i  décembre  1880. 

Section  de  législation,  droit  public  et  jurispradence.  —  L'Académie  rappelle  qa*elle 
a  prorogé  à  Tannée  1880  le  sujet  suivant,  quelle  avait  proposé  pour  le  concours 
de  1877  :  «Exposer  les  modifications  qui,  depuis  le  commencement  du  siëde,  ont 
«  été  introduites ,  en  France  et  à  Tétranger,  dans  les  lois  relatives  aux  titres  négo- 
«  ciables  par  la  voie  de  Tendossement  et  aux  titres  au  porteur.  Comparer,  à  cet  égard, 
«  les  diverses  législations ,  et  en  faire  ressortir  les  avantages  et  les  inconvénients.  • 

Le  prix  est  ae  la  valeur  de  2,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le 
3i  décembre  1879. 

L'Académie  avait  proposé,  pour  Tannée  1879,  ^^  ^uj^t  suivant  :  «Exposer  This- 
«toire  de  Tordonnance  criminelle  de  1670;  rechercher  quelle  a  été  son  influence 
«  sur  Tadministration  de  la  justice  et  sur  la  législation  qui  lui  a  succédé  à  la  fin  du 
« XVIII*  siècle.» 

Deux  mémoires  trop  courts,  très  faibles  et  fort  insufBsants ,  ont  été  déposés  sur 
ce  sujet.  L'Académie  remet  la  question  au  concours. 

Ce  prix  est  de  la  valeur  de  a,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  1*'  octobre  1880. 

Section  d! économie  politique  et  finances,  statistique.  —  L'Académie  rappelle  qa*elle 
a  proposé,  pour  Tannée  1880,  )e  sujet  suivant  :  «  Les  grandes  compagnies  de  corn- 
«  merce.  > 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  a,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  i5  octobre  1880. 

Section  d'histoire  générale  et  philosophique,  —  L'Académie  propose,  pour  Tan- 
née 188a,  le  sujet  suivant  :  «De  l'origine  de  la  Pairie  en  France  ,  de  ses  dévelop- 
«  pements ,  de  ses  transformations  et  de  ses  attributions  successives ,  depuis  les  temps 
«  les  plus  reculés  jusqu'en  1 789.  > 

Le  prix  est  de  la  valeur  de  a,5oo  francs. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  décembre  1881. 

Prix  Crouzet,  —  Section  de  philosophie,  —  L'Académie  avait  proposé  le  sujet 
suivant  :  «Examen  critique  des  principaux  systèmes  de  Théodicée  depuis  le 
«  xviir  siècle.  ■ 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  S87 

Aucun  mémoire  n*ayant  été  déposé  siu*  cette  question,  TAcadémie  la  remet  au 
ooncours  pour  Tannée  1881. 

Les  mémoires  detront  être  déposés  le  3i  décembre  1880. 

Après  la  proclamation  et  Tannonce  de  ces  divers  prix ,  M.  Gh.  Giraud ,  membre 
de  TAcadémie,  a  terminé  la  séance  par  la  lecture  d*une  notice  historique  sur  la  vie 
et  les  travaux  de  M.  le  comte  Sclopis  de  Salerano ,  associé  étranger  de  TAcadémie. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Histoire  de  V  Autriche- Hongrie ,  depais  les  origines  jusqu'à  Vannée  f  878,  par  M.  Louis 
Léger,  professeur  à  rÉcole  spéciale  des  langues  orientales  vivantes.  Paris,  librairie 
de  Hachette,  1879,  1  vol.  in-ia  de  ii-64i  pages  avec  à  cartes. 

La  collection  d*histoires  publiée  par  la  maison  Hachette,  sous  la  direction  de 
M.  Duniy,  s*accroit  de  volumes  nouveaux  à  mesure  que  les  événements  politiques 
attirent  1  attention  du  public  français  sur  une  plus  grande  partie  du  monde.  Après 
rhistoire  de  Russie,  de  M.  Rambaud,  vient  Thistoire  d* Autriche-Hongrie ,  de 
M.  Léger.  On  s* étonne  seidement  que  TAllcmagne  n*ait  pas  encore  eu  son  tour  dans 
cette  bibliothèque  :  iie  juge-t-on  pas  le  sujet  assez  important? 

Raconter  Thistoire  de  TAutriche,  ou,  pour  Tappeler  du  nom  oflBciel  qu  elle  porte 
aujourd'hni,  de  T  Autriche  -  Hongrie ,  est  une  tâche  difficile  parce  que  Tunité  fait 
défaut.  Partout  ailleurs,  Thistoire  d'une  nation  forme  le  fond,  la  trame  du  récit,  et 
rhistoire  de  sa  dynastie  en  reflète  la  destinée,  les  défaites  et  les  succès.  Il  n'en  est 
pas  de  même  dans  un  Etat  comme  TAutriche,  dont  Tensemble  s'est  formé  seule- 
ment en  i5a6,  par  funion  de  trois  groupes  distincts  par  la  race,  les  traditions  et  les 
institutions  :  le  groupe  autrichien,  le  groupe  bohème  et  le  groupe  hongrois.  La 
dynastie  de  Habsbourg  étiit  le  seul  lien  qui  les  rattachât  Tun  à  l'autre ,  et  les  efforts 
des  empereurs  pour  amener  funité  par  la  centralisation  ,  ont  toujours  échoué 
devant  les  droits  historiques  et  les  revendications  nationales  de  ces  différents 
groupes.  L'effervescence  des  nationalités  diverses  et  hostiles  si  étrangement  mêlées 
dans  f  Europe  orientale,  ont  compliqué  de  nos  jours  les  difficultés  de  la  politique 
autrichienne,  et  fattention  de  Fhistorien  est  ainsi  forcée  de  s'éparpiller  sur  un 
grand  nombre  de  faits  divergents  et  pourtant  connexes.  M.  Léger  semble  avoir  par- 
faitement compris  cette  tâche  délicate.  Il  a  laissé  au  second  plan ,  c'est-à-dire  h  sa 
place,  l'histoire  en  quelque  sorte  extérieure  de  l'Autriciie,  pour  s'occuper  de  l'his- 
toire des  peuples  dont  Tensemble  forme  l'empire  d'Autriche.  Comme  u  le  dit  très 
justement  :  t  Le  titre  d'empereur  d'Allemagne  a  trop  souvent  fait  oublier  les  titres 
«moins  sonores,  mais  plus  réels,  de  rois  de  Bohème  et  de  Hongrie.  On  a  été  cher- 
«cher  l'histoire  de  l'Autriche  en  Suisse,  en  Allemagne,  en  Italie,  dans  les  Pays-Bas, 
«  partout  enfin ,  sauf  chez  les  nations  et  dans  les  pays  sans  lesquels  il  n'y  aurait  pas 
«  eu  de  puissance  autrichienne.  •  M.  Léger  a  sagement  insisté  sur  l'histoire  des  trois 
groupes  fondamentaux  de  l'État  autrichien ,  mettant  en  relief  fimportance  et  le  rôle 


388  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUIN  1879. 

respectif  de  ces  trois  éléments ,  et  aussi  les  tendances  divergentes  des  nombreuses 
races  qui  habitent  cet  empire  polyglotte.  A  cet  égard ,  ton  livre  se  recommande  au 
olitique  autant  quà  Thistorien,  sinon  davantage.  Dans  une  étude  aussi  complexe, 
a  clarté  est  un  mérite  de  premier  ordre ,  et  nous  devons  louer  M.  Léger  de  Tavoir 
abondamment  répandue ,  non  seulement  par  le  bon  ordre  de  ion  récit ,  mais  aossi 
par  les  très  utiles  tableaux  qui  terminent  le  volume. 


r. 


Métaphysique  d'Aristote,  traduite  en  finançais  avec  des  notes  perpétuelles,  par 
J.  Barthélemy-Saint-Hilaire,  membre  de  l'Institut,  sénateur.  3  vol.gr.  in-S"*,  cggxxxii- 
194*  473,  56o  pages.  Germer-Baillière. 

Les  trois  volumes  que  M.  Barthélemy-Saint-Hilaire  vient  d'ajouter  a  sa  traduc- 
tion générale  d*Aristote  complètent  la  série  des  œuvres  philosophiques.  Dans  une 
longue  introduction,  T  auteur  a  examiné  d*abord  la  valeur  de  la  Métaphysique  d*Aris- 
tote,  et  ensuite  il  a  étudié  la  nature  propre  de  la  métaphysique  dans  ses  rapports 
avec  la  religion  et  avec  la  science.  A  la  suite  de  cette  préface  vient  une  Dissertation 
spéciale  sur  la  composition  de  la  Métaphysique  d*Aristote,  qui  n*est  pas  un  ouvrage 
régulier  ;  diaprés  le  jugement  de  M.  Barthélemy-Saint-Hilaire,  elle  n  est  qu*une  suc- 
cession de  fragments  mal  ordonnés  qu  il  est  impossible  de  ranger  dans  un  ordre 
meilleur.  Pour  la  traduction  des  quatorze  livres  de  la  Métaphysique,  M.  Barthélemy- 
Saint-Hilaire  s* est  efforcé  d'édaircir  les  passages  obscurs  et  de  porter  dans  ces  ruines 
une  lumière  dont  elles  ont  souvent  besoin.  En  générai  on  a  exagéré  les  difficultés 
que  présente  le  texte;  et,  avec  le  secours  du  Commentaire  d'Alexandre  d'Aphrodiae 
et  des  commentateurs  modernes  tels  que  MM.  Schwegier  et  Bonitz,  on  peut  pres- 
que toujours  pénétrer  le  sens  véritable  de  ce  grand  ouvrage,  auquel  Aristote  n*a  pas 
u  mettre  la  dernière  main,  mais  qui  est  bien  authentique.  Une  table  très  ample 
es  matières  termine  le  III*  volume;  et,  par  son  étendue,  elle  facilite  toutes  les 
recherches. 

Cette  traduction  nouvelle  de  la  Métaphysique  d* Aristote  est  dédiée  à  la  mémoire 
de  M.  Victor  Cousin  qui,  le  premier  parmi  nous,  traduisait  le  IV*  et  le  XII*  livre, 
voilà  près  de  cinquante  ans. 


s 


TABLE. 


Essai  sur  le  règne  de  Trajan,  par  C.  de  La  Berge.  (2*  ei  dernier  article  de 

M.  Gaston  Boissîer.) 335 

Les  Mâodies  grecques.  (4*  et  dernier  article  de  M.  Ch.  Lévéque.  ) 338 

Découverte  des  deux  satellites  de  Mars.  (Article  de  M.  Tisserand.) 349 

La  Société  romaine  après  les  grandes  guerres  d* Afrique  et  de  Macédoine.  (  3*  et 

dernier  article  de  M.  V.  Duruy.) 353 

L'Institut  et  les  académies  de  province.  (Article  de  M.  Ad.  Franck.) 367 

Nouvelles  littéraires 381 

FIM   DÇ   LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


JUILLET  1879. 


UvLomo  deliqaente  in  rapporta  ail*  antropologia ,  giarispradenza  e  aile 
discipline  carcerarie,  del  prof  essore  Cesare  Lombroso,  aggiuntavi 
la  teoria  délia  iulela  pénale,  del  prof.  avv.  F.  Poleiti,  2*  cdizione 
completamente  rifusa.  Roma-Torino ,  1878,  m-8°. 

De  même  que  Tanatomie  pathologique  vient  souvent  éclairer  les  obs- 
curités de  tel  ou  tel  point  de  la  physiologie,  les  indications  que  nous 
fournissent  les  observations  faites  sur  les  criminels  et  le  mouvement  de 
la  criminalité  jettent  de  fréquentes  clartés  sur  la  science  de  Thomme  et 
ses  applications  «^  la  direction  des  sociétés.  Frappés  de  cette  vérité,  un 
grand  nombre  de  moralistes,  de  médecins  et  de  légistes,  ont,  depuis 
un  demi-siëcie,  pris  pour  objet  de  leurs  études  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler rétiologie  et  la  psychologie  du  crime.  Les  criminels,  les  classes 
dangereuses  ou  dépravées  ont  fourni  matière,  tant  en  France  qu'à  l'é- 
tranger, à  des  ouvrages  intéressants.  Mais  chaque  jour  on  recueille  des 
données  nouvelles,  on  grossit  la  collection  de  documents  à  consulter,  et 
l'œuvre ,  plusieurs  fois  recommencée ,  se  trouve  ainsi  bientôt  à  refaire. 

Un  professeur  de  l'Université  de  Turin,  le  ly  Cesare  Lombroso ,  au- 
quel divers  travaux  sur  la  médecine  mentale  ont  valu  un  rang  émi- 
nent entre  les  médecins  aliénistes  de  l'Italie,  entreprit  dégrouper,  dans 
Hn  tnûté  spécial,  les  résultats  principaux  auxquels  conduit,  selon  son 
appréciation,  la  science  de  la  criminalité.  Tl  joignit  au  fruit  des  inves* 
tigations  de  ses  devanciers  ses  propres  observations.  On  n'avait  point  en- 
core abordé  ce  sujet  avec  tant  de  largeur  et  un  tel  appareil  de  preuves , 

5o 


390  JOURNAL  DES  SAVANTS.— JUILLET  1879. 

en  r envisageant  sous  des  aspects  si  divers.  Aussi  le  livre  eut-il  du  succès, 
malgré  les  lacunes  qu'on  y  pouvait  encore  signaler.  Encourage  par  Tac* 
cueil  que  le  public  avait  fait  à  son  travail ,  M.  Lombroso  en  offre  au- 
jourd'hui une  seconde  édition  fort  améliorée ,  et  qui  est  tout  à  fait  digne 
de  Tattention  des  esprits  sérieux. 

Si  quelques  partie  n'ont  été  qu'esquissées  et  attendent  les  pièces  à 
l'appui,  il  en  est  d'autres  où  la  matière  a  été  amplement  élaborée.  Tout  ce 
qui  concerne  le  criminel  est  exposé  et  discuté  avec  une  érudition  et  une 
lucidité  qui  donnent  un  prix  particulier  à  l'œuvre.  Le  seul  énoncé  des 
dix-huit  chapitres  et  des  appendices  qu'embrasse  le  travail,  suffit  à  dé- 
montrer que  le  D'  Lombroso  n'a  entendu  négliger  aucune  des  faces  de 
son  sujet.  Il  s'attache  à  mettre  à  la  fois  en  relief  l'homme  physique  et 
l'homme  moral.  Il  passe  en  revue  tout  ce  qui  est  de  nature  à  nous  ex- 
pliquer la  genèse  et  la  spécialisation  du  crime.  Au  chapitre  1*^,  il  nous 
fait  connaître  la  constitution  anatomique  qui  prédomine  chez  les  mal- 
faiteurs; il  signale  la  configuration  la  plus  habituelle  de  leur  crâne»  en 
comparant  la  forme  de  i  o  i  crânes  par  lui  rassemblés.  Il  présente ,  au 
chapitre  ii,  des  considératiens  sur  la  physionomie  et  la  compiexion  des 
criminels,  et  il  nous  en  donne,  dans  les  planches  intercalées  au  texte, 
de  curieux  spécimens.  Ceci  Famène  à  parier,  au  chapitre  suivant,  du 
tatouage  que  se  pratiquent  fréquemment  sur  diverses  parties  du  corps  les 
malfaiteurs,  dont  il  nous  montre,  au  chapitre  iv,  l'insensibilité  physique 
habituelle,  et,  au  chapitre  v,  la  propension  au  suicide.  L'étude  des  affec- 
tions, des  passions  des  criminels  remplit  tout  un  chapitre,  et  conduit 
l'auteur  à  traiter,  dans  deux  autres,  de  la  récidive,  des  diverses  causes 
qui  font  persévérer  le  criminel  dans  son  genre  de  vie,  des  influences 
propres  à  l'y  arracher,  à  savoir  :  la  religion ,  les  idées  morales ,  le  re- 
mords, etc.  Le  chapitre  x  est  consacré  à  l'examen  des  facultés  intellec- 
tuelles des  criminels,  du  degré  comparatif  de  culture  mentale  et  d'ins- 
truction qu'ils  offrent,  ainsi  que  des  vices  et  des  habitudes  qui  app»-^ 
raissent  prédominants  chez  eux.  Ce  sujet  se  lie  à  des  considérations 
sur  leur  argot,  leur  écriture,  leur  littérature,  objet  des  chapitres  xi, 
xn  et  XIII.  Au  chapitre  xiv,  le  D'  Lombroso  passe  à  la  recherche  des 
causes  extrinsèques  qui  engendrent  le  crime,  causes  pathologiques, 
physico-morales  ou  purement  sociales,  et  cette  distinction  fournit  une 
division  toute  naturelle  de  l'étiologie  du  crime.  Dans  le  chapitre  spécial 
qu'il  consacre  aux  causes  sociales,  l'auteur  s'étend  sur  les  associations 
de  malfaiteurs.  La  question  de  l'atavisme,  des  penchants  pervers,  est 
abordée  au  chapitre  xvii.  Sous  le  titre  de  thérapeutique  du  délit,  il  est 
traité ,  au  chapitre  xviii ,  de  la  police  criminelle  et  du  système  péniten- 


LE  CRIMINEL.  :S9l 

tiaire  étudiés  dans  leur  rapport  avec  le  mouvement  de  la  criminalité. 
Quelques  développements  des  matières  précédemment  exposées,  des 
relevés  statistiques  et  des  tableaux  numériques,  et  la  relation  de  divers 
cas  de  crimes  dus  à  la  foiie^  composent  les  appendices.  Je  reviendrai 
plus  bas  sur  la  théorie  de  la  tutelle  pénale,  dont  M.  Poletti  a  fait  suivre 
Touvrage. 

M.  Lombroso  habite  un  pays  où  malheureusement  les  crimes 
abondent,  où  les  mauvais  penchants  acquièrent  souvent  un  grand  de- 
gré de  violence.  Les  occasions  n  y  sont  donc  pas  rares  d'observer  des 
msdfaiteurs  de  profession.  Chargé,  pendant  plusieurs  années,  du  mani- 
come  de  Pavie,  appelé  par  son  service  de  médecine  légale  à  inspecter 
les  prévenus  et  les  prisonniers,  M.  Lombroso  a  été  plus  en  situation 
quun  autre  de  connaître  les  criminels,  et  ceux-ci,  n'ayant  plus  à  redouter 
la  sentence  du  juge  quand  ils  s'entretenaient  avec  lui,  se  sont  mieux 
laissé  voir  tels  qu'ils  étaient.  Le  savant  professeur  de  Turin  a  pu  re- 
cueillir de  la  sorte  une  foule  de  faits  curieux  qu'il  a  rapprochés  de  ceux 
que  lui  a  fournis  une  vaste  lecture.  Il  a  consciencieusement  interrogé 
tout  ce  qu'on  a  publié  sur  son  sujet  en  Italie,  en  France,  en  Alle- 
magne ,  en  Angleterre  et  ailleurs ,  et  ce  sont  ces  nombreuses  informa- 
tions qu'il  a  distribuées  dans  son  ouvrage  sous  les  dilférents  chefs  indiqués 
ci-dessus.  Â  côté  de  ce  travail  d'observateur  et  d'érudit  se  placent  les 
idées  du  philosophe,  du  médecin  légiste ,  du  criminaliste ,  ou ,  pour  mieux 
dire,  M.  Lombroso  a  essayé,  comme  l'indique  le  titre  de  son  ouvrage, 
de  tirer  des  précieuses  données  par  lui  rassemblées  des  applications  à 
l'anthropologie,  à  la  jurisprudence  et  à  la  science  pénitentiaire.  Spn  tra- 
vail se  présente  donc  sous  un  double  aspect,  mais,  disons-le  tout  de 
suite,  en  ce  qui  touche  les  applications  que  mentionne  le  titre,  le  livre 
qu'il  a  composé  n'apporte  pas,  à  beaucoup  près,  au  lecteur,  les  mêmes 
lumières  que  pour  ce  qui  touche  à  la  connaissance  de  la  dégénéres- 
cence, de  la  dégradation  de  la  personnalité  physique  et  morale  de 
l'homme.  Aussi  est-ce  à  ce  que  l'auteur  nous  dit  du  criminel  que  je 
m'attacherai  de  préférence. 

La  pensée  qui  domine  chez  l'éminent  aliéniste  de  Turin ,  c'est  que  le 
malfaiteur  de  profession  se  rapproche  de  l'homme  à  l'état  sauvage.  Livré 
par  ses  penchants  pervers,  l'absence  ou  le  vice  de  l'éducation,  aux  in^ 
tincts  féroces  et  dépravés  existant  chez  lui,  rompant  avec  la  société 
dont  il  se  déclare  l'ennemi,  le  criminel  endurci  redescend  plusieurs 
échelons  de  la  civilisation ,  et  revient  comme  à  la  condition  de  l'homme 
primitif.  On  pourrait  le  comparer  à  ces  animaux  domestiques  abandon- 
nés dans  les  déserts  ou  les  forêts,  et  qui  finissent  par  reprendre  les  ha- 

5o. 


392  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

bitudes  et  le  type  qu*a  leur  espèce  à  Tétat  sauvage.  Si  le  malfaiteur  8*as- 
socie  à  plusieurs  de  ses  semblables  pour  commettre  en  commun  le 
crime ,  la  petite  société  qui  naît  de  cette  agrégation  reproduit  les  traits 
propres  à  ces  peuplades  barbares  chez  lesquelles  l'organisation  se  ré- 
duit à  ce  qu*il  y  a  de  plus  élémentaire  dans  le  droit,  et  où  ce  droit  est 
sanctionné  par  une  discipline  implacable  et  brutale.  Voilà  ce  que  nous 
montrent  ces  bandes  de  malfaiteurs,  ces  compagnies  de  brigands  si  ré- 
pandues en  Italie,  ces  associations  redoutables,  telles  que  la  camorra, 
la  mafia ,  sur  lesquelles  notre  auteur  nous  apporte  de  curieux  renseigne- 
ments. Elles  déterminent  dans  Tltalie  méridionale  et  la  Sicile  un  tel 
effroi,  quelles  paralysent  souvent  Taction  du  jury  et  arrachent  par  la 
peur  les  plus  scandaleux  verdicts ,  lacquittement  même  de  ceux  qui  se 
déclarent  hautement  coupables.  Ces  associations  ont  leurs  statuts,  leurs 
coutumes,  non  écrites,  mais  traditionnelles,  leur  organisation  fondée 
sur  des  habitudes  de  vie  toutes  déprédatrices,  où  chaque  membre  a 
ses  attributions  et  ses  devoirs,  auxquels  il  ne  peut  se  soustraire  san^ 
sexposer  à  le  payer  de  sa  vie.  Tantôt  c est  le  sort  qui  désigne  celui  qui 
doit  frapper,  tantôt  cest  la  volonté  du  chef  qui  choisit  Tassassin  dont  il 
a  reconnu  Taptitude  spéciale;  parfois  deux  complices  sont  marqués  à 
lavance,  l'un  doit  commetti'e  le  meurtre,  et  l'autre,  si  le  crime  vient  & 
être  découvert,  si  l'auteur  en  est  arrêté,  doit  assumer  sur  sa  tête  toute 
la  culpabilité,  se  dénoncer  à  la  justice  et  subir,  en  place  du  véritable 
assassin,  le  châtiment  qu'elle  inflige,  héroïsme  commandé  par  le  chef, 
et  qui  vaut  à  celui  auquel  il  incombe  une  grande  réputation  parmi  les 
compagnons,  s'il  échappe ,  un  grade  plus  élevé  dans  la  hiérarchie  de  la 
bande. 

Cette  ressemblance  du  criminel  et  du  sauvage,  ce  n'est  pas  seulement 
dans  l'ordre  moral  qu'elle  s'offre  k  M.  Lombroso,  il  croit  la  pouvoir 
aussi  établir  dans  l'ordre  physique.  Il  signale  des  analogies  de  forme  entre 
le  crâne  de  bon  nombre  de  malfaiteurs  et  celui  qui  prédomine  ches 
des  races  fort  inférieures.  L'insensibilité  corporelle  du  malfaiteur,  il  ia 
retrouve  chez  le  sauvage.  Une  pratique  qui  concerne  plus  Thommb 
physique  que  fhomme  moral  lui  fournit  un  autre  trait  de  ressemblance: 
c'est  le  tatouage  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Le  ly  Lombroso  a  pu  s*as- 
surer  combien  elle  est  usitée  dans  la  classe  d'hommes  où  se  recrutent  les 
criminels,  et  les  planches  qui  accompagnent  son  livre  nous  donnent 
divers  spécimens  des  bizarres  inventions  qu  elle  suggère  aux  malbi- 
teurs.  Ceux-ci  se  gravent  souvent  sur  telle  ou  telle  partie  du  corps,  en 
la  mutilant,  les  plus  étranges  figures.  Il  est  manifeste,  à  l'inspection  de 
quelques-uns  de  ces  tatouages,  que  ceux  qui  les  ont  pratiqués  avaient  » 


LE  CRIMINEL.  393 

pour  résister  à  la  douleur,  la  même  énergie  qu'on  a  constatée  chez  tant 
de  sauvages ,  et  qui  les  conduit  à  se  martyriser  de  mille  manières  pour 
s'imprimer  des  signes  de  distinction  et  des  marques  d*honneur.  Plusieurs 
des  tatouages  que  M.  Lombroso  signale  paraissent  procéder  des  mêmes 
idées  qui  ont  donné  naissance,  chez  certaines  tribus,  à  un  tel  usage.  li 
semble  que  le  criminel  qui  se  tatoue  éprouve  le  besoin  d'exprimer  ainsi 
d'une  façon  plus  durable  et  plus  énergique  sa  volonté  de  persévérer 
dans  tel  ou  tel  sentiment,  de  consacrer  d'une  manière  indélébile  un 
souvenir  qui  lui  est  précieux,  un  acte  dont  il  est  fier.  C'est  le  même 
mobile  qui  pousse  l'homme  à  s'imprimer  ces  stigmates  religieux  lui  rap- 
pelant un  vœu,  une  pénitence,  une  dévotion.  De  pareils  stigmates  s'ob-^ 
servent  chez  des  ascètes  dans  l'Hindoustan,  chez  des  bonzes  de  i'Indo- 
Ghine  et  de  la  Chine;  ils  étaient  usités  chez  les  pèlerins  au  moyen  âge,  et 
l'emploi  s'en  est  perpétué  jusqu'à  nos  jours  au  pèlerinage  de  Notre-Dame 
de  Lorette,  ainsi  que  nous  l'apprend  M.  Lombroso,  qui  a  retrouvé  la 
marque  du  pèlerin  sur  le  corps  de  plusieurs  prisonniers  ^ 

Faut-il  regarder  cette  sorte  de  retour  à  l'état  sauvage  qui  s'opère  chez 
le  malfaiteur  comme  un  phénomène  d'atavisme  ?  Doit-on  attribuer  en 
pai^iculier  à  une  semblable  cause  cette  propension  au  tatouage  si  ca* 
ractéristique  dans  les  classes  inférieures  ou  dégradées,  et  notamment 
chez  les  galériens?  Le  [>  Lombroso  incline  pour  Taffirmative.  Je  ne 
saurais  partager  son  opinion.  S'il  y  avait  là  un  fait  d'atavisme,  pour- 
quoi ne  verrait-on  pas,  par  la  même  cause,  reparaître  en  pleine  cul- 
ture sociale  l'anthropophagie,  l'usage  de  scalper  son  ennemi?  Que 
l'homme  replacé  dans  des  conditions  morales  et  matérielles,  analo*» 
gués  à  celles  où  il  se  trouvait  avant  l'état  de  civilisation,  reprenne 
quelques-unes  des  habitudes  de  la  vie  sauvage,  cela  s'explique  facilement 
par  la  corrélation  du  genre  de  vie  et  des  milieux ,  mais  cela  n'implique 
nullement  que  des  instincts  spéciaux  soient  passés  par  transmission  hé- 
réditaire en  sautant  des  centaines  de  générations.  Assurément  les  tenr 
dances  ou  plutôt  les  imperfections  morales  qui  prédominent  chez  les 
malfaiteurs,  telles  que  la  paresse,  la  légèreté  d'esprit,  l'imprévoyance, 
s'observent  également  chez  les  populations  sauvages  et  barbares;  notre 

^  11  existe  encore,  aux  environs  de  de  cierges,  en  une  image  du  Saint-Sa* 

Loretle,  ce  qu*on  appelle  des  marcaton^  crement  ou  de  quelque  saint  patron. 

r'  impriment,  pour  une  rétribution  de  Cette  opération  douloureuse    entrakK 

à  80  centimes,  sur  le  corps  des  pè-  souvent,  pour  celui  sur  lequel  elle  est 

lerins  une  image  sacrée,  consistant  soit  pratiquée,  des  maladies  graves,  érési- 

en  une  sphère  surmontée  dune  croix,  pèles ,  phlegmons ,  gangrène,  etc. 
en  un  crucifix,  soit  en  un  cœur  entouré 


59ti 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1 879. 


auteur  Ta  constaté;  mais  il  ne  suit  pas  de  là  que  ces  défauts  soient  un 
effet  de  latavisme.  lis  tiennent  à  la  nature  même  de  Thomme  jeté 
dans  certaines  conditions,  dépourvu  de  certaines  lumières»  et,  s'il  j  a 
parfois  transmission  héréditaire  de  quelque  vice,  du  penchant  au 
crime ,  comme  Tattestent  plusieurs  exemples  que  signale  notre  auteur^, 
c  est  d*une  génération  à  la  suivante  ou  à  une  très  voisine  qu  elle  s  opère, 
et  non  d'une  génération  à  des  générations  fort  distantes,  à  traven  des 
âges  différents. 

Il  me  semble  que  le  ]>  Lombroso ,  bien  qu'accordant  une  réelle  in- 
fluence aux  milieux,  ne  leur  a  pas  fait  une  part  suQisante,  et  si,  conime 
il  le  reconnaît,  Timitation  joue  un  rôle  dans  la  production  du  crime, 
ce  genre  d action,  qu'exerce  le  contact  des  hommes  et  des  idées  sur 
des  natures  déjà  vicieuses,  doit  avoir  une  puissance  considérable.  La 
littérature  malsaine,  comme  la  mauvaise  compagnie,  déprave  des  esprits 
mal  équilibrés.  C'eût  été  le  lieu  d'en  réunir  des  preuves  dans  l'intéressant 
chapitre  que  le  savant  professeur  de  Turin  consacre  à  la  littérature 
des  criminels.  Il  y  fait  à  la  littérature  française,  qui  a  été  parfois  cher- 
cher ses  héros  et  ses  types  dans  la  boue  et  linfamie,  des  reproches 
qui  ne  sont  pas  sans  fondement,  mais  ces  reproches  eussent  demandé 
des  témoignages  à  Tappui.  On  aurait  alors  pu  plus  justement  apprécier 
l'influence  néfaste  que  de  pareilles  peintures  ont  exercée  sur  les  actes, 
en  corrompant  les  imaginations. 

Pour  apprécier  avec  quelque  rigueur  le  mouvement  de  la  criminalité 
et  y  faire  découvrir  des  lois  dont  l'anthropologiste  et  le  législateur 
puissent  déduire  d'utiles  conséquences,  il  serait  besoin  d'un  grand  travail 
statistique  comparé;  ce  travail  n  a  point  encore  été  achevé.  Un  publi* 
ciste  l'avait  commencé,  Guerry,  et  il  en  a  jeté  les  bases  dans  un  livre 


'  On  ne  peut  nier  que  les  mauvais 
instincts  ne  puissent  être  héréditaires 
connue  les  bonnes  qualités;  maintes  ob< 
servalions  attestent  que  nous  héritons 
souvent  des  aptitudes  et  des  penchants 
d*un  de  nos  ascendants,  père,  mère, 
aïeul ,  aïeule  et  même  au  delà.  Mais  on 
peut  aussi  prendre  pour  un  effet  de  T  hé- 
rédité ce  qui  n  est  que  le  résultat  de 
r éducation  et  de  Texemple.  Dans  les  fa- 
milles de  malfaiteurs,  Venfant  a  cons- 
tamment le  crime  sous  les  yeux.  Les 
arbres  généalogiques  du  crime  que  le 
D'  Lombroso  nous  donne  (p.  a68)  ne 
sauraient,  pour  ce  motif,  être  regardés 


comme  tout  à  fait  concluants.  11  est  plus 
facile  de  constater  l*infliieDce  de  Théré- 
dite  pour  les  maladies  mentales,  parce 
que  la  folie  ne  saurait  être  le  produit  de 
l  éducation.  Cest  aussi  Téducation  et 
Texemple  qui  peuvent  agir  là  ou  Ton 
suppose  une  influence  de  race,  comme 
le  D'  Lombroso  Tadmet  chez  les  Juifs  et 
les  Zingari  ou  Gitanes.  Il  est  avéré ,  par 
exemple,  que  le  penchant  au  vol  était 
génénd  ches  certains  peuples  sauvages, 
d*où  il  a  disparu  après  qu^ils  eurent 
été  élevés  à  un  certain  degré  de  civili- 
sation par  leur  conversion  au  christia- 
nisme. 


LE  CWMINEL.  395 

dont  j*ai  rendu  compte  ailleurs  ^  Il  n  a  malheureusement  point  été 
conçu  sous  une  forme  qui  permette  d'en  saisir  aisément  les  résultats. 
Guerry  usa  sa  vie  dans  ce  long  labeur,  qui  n*a  point  été  repris  depuis 
sur  la  large  base  qu'il  avait  adoptée,  et  avec  la  méthode  sévère  de  là 
critique  exigeante  quil  y  apportait.  On  a  publié  sans  doute  quelques 
statistiques  partielles  excellentes,  en  France  notamment,  mais,  pour  tirer 
profit  des  documents  de  ce  genre  imprimés  dans  divers  pays,  il  faut 
d'abord  les  rendre  comparables  en  s'attachant  à  en  ramener  les  élé- 
ments numériques  à  des  catégories  identiques.  C'est  ce  que  le  D'Lbmr 
broso  a  négligé  de  faire.  La  partie  statistique  de  son  ouvrage  est  insuffi-^ 
santé;  mais,  il  faut  le  dire  à  sa  décharge,  il  n'en  trouvait  pas  les  éléments 
préparés,  et,  pour  se  mettre  en  possession  de  quelques  données  positives , 
il  lui  aurait  fallu  se  livrer  à  un  travail  préalable  qui  exigeait  bien  des 
années.  L'Italie,  en  particulier,  ne  lui  apportait  que  des  relevés  fort  in- 
complets et  des  évaluations  souvent  très  vagues.  On  ne  saurait  dond 
tirer  de  conséquences  définitives  des  chiffres  que  M.  Lombroso  nous 
met  sous  les  yeux,  et  ceux  mêmes  qui  sont  le  mieux  établis  nous  ap- 
prennent peu  de  chose,  à  raison  de  l'absence  d'homogénéité  existant 
dans  les  classifications  ou  plutôt  dans  les  répartitions  qu'il  reproduit , 
les  distinctions  adoptées  par  la  procédure  criminelle  en  Italie  différant 
de  celles  que  le  code  a  consacrées  en  France,  que  le  juge  fait  prévaloir 
en  Angleterre. 

Tout  ce  qu'on  a  pu  constater,  ce  sont  quelques  faits  saillants  qui  res- 
sortent  de  certains  chiffres ,  dont  l'écart  est  assez  prononcé  pour  que  le 
résultat  subsiste  alors  même  que  les  totaux  auxquels  on  se  réfère  ne 
seraient  que  très  approximatifs.  Ainsi,  quand  nous  voyons  en  Italie,  sur 
3,2187  i^^urtres,  1  ,'j'iti  qui  ont  été  reconnus  comme  ayant  eu  pour  mo- 
bile la  vengeance,  la  vendetta,  tandis  qu'en  France,  sur  10,000  meurtres 
ou  tentatives  de  meurtres,  nous  n*en  trouvons  notés  que  5o  attribués 
au  même  mobile,  il  faut  bien  reconnaître,  alors  même  qu'il  y  aurait 
des  erreurs  de  plusieurs  disaines  d'unités,  que,  dans  le  premier  de  ces 
pays,  la  vengeance  est  une  passion  autrement  impétueuse  que  daiis 
le  second.  Ce  sont  des  faits  de  cette  nature  que  l'anthropologiste  doit 
soigneusement  enregistrer;  mais,  s'il  faut  faire  la  part  de  la  race,  comme 
le  montre  notre  auteur,  il  faut  encore  faire  davantage  celle  du  genre  de 
vie  et  des  institutions  qui  correspondent  à  un  état  de  civilisation  donné, 
et ,  si  l'on  voit  les  oscillations  de  la  criminalité  conserver  dans  telle  con- 

'  Voy.  farticle  intitulé  :  Du  mome-       Revae  iet  Dêtw-Mondes  an  1 5  septembre 
ment  moral  dêi  sociétés,  t après  tes  der-        1860. 
niers  résultats  de  la  statistique,  dans  la 


306 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


trée  une  triste  uniformité,  cela  tient  à  ce  que  les  conditions  de  la  société 
n'y  subissent  en  réalité  que  de  légères  fluctuations,  quoique  les  institu* 
tions  politiques  aient  pu  changer.  Mais  on  n*en  constate  pas  moins  une 
influence  exercée  à  la  longue  par  la  législation ,  parce  que  celle-ci  noo-* 
difie  les  habitudes  et  le  mode  d'existence.  On  voit  par  exemple ,  si  la  loi 
se  montre  d'une  extrême  indulgence  pour  une  catégorie  de  délits,  ou 
si  l'autorité  apporte  dans  la  répression  une  grande  faiblesse,  ces  délits 
se  multiplier.  Cela  a  au  moins  été  vérifié  pour  les  délits  qui  dépendent 
plus  directement  de  tel  ou  tel  état  de  la  société;  et  la  relation  inverse 
généralement  observée  entre  l'accroissement  des  délits  contre  les  per- 
sonnes et  l'accroissement  des  délits  contre  la  propriété  en  est  une  dé- 
monstration décisive.  Lors  même  que  l'on  considérerait  le  crime  comme 
l'unique  effet  d'une  prédisposition  de  lorganisme  due  surtout  à  l'héré* 
dite,  il  faudrait  faire  la  part  de  ces  causes  sociales,  puisqu'on  a  reconnu 
que  de  pareilles  causes  jouent  un  grand  rôle  dans  la  production  de 
l'aliénation  mentale,  laquelle  a  son  origine  dans  une  prédisposition 
cérébrale  ou  nerveuse  ordinairement  héritée  des  ascendants. 

Les  statistiques  prouvent,  on  le  sait,  que  les  maladies  mentales 
deviennent  d'autant  plus  fréquentes  en  un  pays,  que  le  genre  de  vie  est 
plus  excitant  ou  plus  agité.  M.  Lombroso  s'en  est  lui-même  convaincu 
dans  une  intéressante  brochure  publiée  récemment  sous  le  titre  :  De 
T accroissement  des  délits  en  Italie  et  des  moyens  iy  remédier^.  Il  nous 
montre  le  cbifire  des  délits  croissant  par  suite  de  certaines  influences 
politiques  et  économiques.  Ces  considérations  me  semblent  de  nature  à 
infirmer  quelques-unes  des  conséquences  auxquelles  conduit  ce  que 
dit  notre  auteur  de  la  thérapeutique  du  délit  Certes  il  y  a  beaucoup 
à  apprendre  dans  le  chapitre  où  M.  Lombroso  passe  en  revue  les  moyens 
préventifs,  prophylactiques,  pénitentiaires,  ceux  qu'emploient  la  police 
et  la  justice,  la  philanthropie  et  l'administration  de  la  sûreté  publique, 
tels  que  les  sociétés  d'assurances  contre  le  crime,  les  espions  ou  déttc^ 
tives,  la  recherche  des  coupables  à  faide  du  télégraphe,  de  la  photo- 
graphie^, les  associations  internationales  pour  la  répression  du  crimes, 
la  détention  préventive,  la  taxe  sur  le  vin,  les  sociétés  de  patronage 

faiteurs  aient  pu  fournir  eux-mêmes  ^{MÙr 
f emploi  d*un  tel  moyen,  des  preuves 
accablantes  contre  eux.  Le  ly  Lombroso 
cite  trois  scélérats  de  Ravenne  qui ,  ayant 
assassiné  un  de  leurs  camarades,  et 
tout  fiers  d'un  tel  forfait,  s* étaient  fiiit 
photographier  dans  Faction  de  com- 
mettre le  crime.  La  photographie,  re- 


'  'SaU'incremento  del  delitto  in  Ilalia  e 
sm  I  rnezzi  per  arrestarlo ,  Roma.  Torino, 
Firenze,  1879. 

*  Que  les  photographies  que  Dût  exé- 
cuter la  police  soient  devenues  un  moyen 
de  mettre  sur  les  traces  du  coupable, 
cela  n'a  rien  que  de  fort  naturel,. jmais 
ce  qui  est  étrange,  c'est  que  des  mal- 


LE  CRIMINEL.  397 

pour  Tenfance,  les  colonies  agricoles,  les  lodging-hoases ,  les  ragged- 
schools,  les  cbâtiments  corporels,  la  privation  d*aliments,  Taraende,  Tem- 
prisonnement  cellulaire  ou  sous  d'autres  formes,  la  déportation,  la 
peine.de  mort, .etc.  Mais  notre  auteur  est,  à  mon  avis,  par  trop  enclin 
à  soutenir  Tineflicacité  de  tous  ces  moyens  pour  corriger  le  coupable. 
Sans  doute,  pour  certains  caractères  indomptables,  certains  indivi- 
dus profondément  pervertis,  les  divers  moyens  auxquels  on  peut  avoir 
recours  sont  le  plus  ordinairement  impuissants.  On  peut  les  mettre  dans 
l'impossibilité  matérielle  de  mal  Taire,  mais  on  ne  les  améliore  pas.  U 
arrive  alors  aux  efforts  de  ia  philantbropie  et  aux  institutions  judiciaires 
ce  qui  a  lieu  pour  l'éducation;  ils  écbouent  en  présence  de  penchants 
absolument  mauvais,  et  où  tout  sens  moral  est  absent.  Ces  criminels 
incorrigibles  rentrent  en  fait  dans  la  catégorie  des  fous  dangereux  et 
méchants.  Ils  ne  sont  pas  plus  curables,  et  c'est  perdre  son  temps  que 
de  tenter  de  les  moraliser.  Ils  se  jouent,  par  des  dehors  hypocrites,  des 
bonnes  âmes  qui  s'imaginent  y  avoir  réussi.  Mais,  à  côté  des  natures 
perverses  ou  irrémédiablement  dépravées,  il  y  a  une  foule  d'êtres 
que  fexemple  a  démoralisés,  que  la  misère  ou  la. passion  a  poussés, 
qui  sont  simplement  faciles  à  entraîner. au  mal,  sans  avoir  une  mé- 
chanceté congéniale.  C'est  en  vue  de  ceux-là  surtout  que  sont  établis 
les  moyens  prophylactiques  et  correctifs.  Confondre  de  tels  criminels 
avec  ceux  qu'une  sorte  de  fatalité  voue  à  la  vie  de  malfaiteurs  serait 
une  erreur  grave  et  fort  préjudiciable  à  la  société.  L'expérience  de  tous 
les  jours  démontre  l'efficacité  d'une  discipline  sévère  pour  faire  ob- 
server certains  devoirs,  la  puissance  des  habitudes  imposées  et  des  lois 
rigoureusement  exécutées.  Or,  comme  il  est  impossible  de  sonder  assez 
.profondément  l'âme  humaine  pour  découvrir  si  elle  est  irrévocablement 

j)ervertie,  si  la  constitution  morale  de  Tindividu  est  absolument  réfrac- 
• 

trouvée  par  la  police,  fournit  contre  eux  part.  L*assassinat  devient  alors  une  vé- 

une  preuve  irrécusable,  et  notre  auteur  ritable  profession,  et,  pour  s*y  exercer, 

a  reproduit  dans  une  planche  ce  eu-  le  malfaiteur  frappe  des  passants  à  lui 

rieux  monument  d*une  iérocité  où  fab*  inconnus,  dans  la  seule  intention  de 

sence  du  sens  moral  n  a  jamais  été  pous-  montrer  ce  dont  il  est  capable.  Si  les 

'ifte  plus  loin.  11  n*est  pas  rare ,  au  reste ,  bravi  ne  se  rencontrent  plus  aujourd'hui 

de  '  rencontrer,    tant   en   Italie    qu  en  en  Italie  en  aussi  grand  nombre  que  par 

France,  en  Angleterre  et  ailleurs,  des  le  passé,  on  en  peut  cependant  encore 

assassins  qui  tirent  gloire  du  meurtre  signaler.    Le  malfaiteur  arrive  ainsi  à 

qu  ils   ont   commis.    Ils    s'en    vantent  être  en  état  de  guerre  permanent  avec 

xômme  d*une  prouesse,  et  Ton  a  pu  la  société,  et  manifeste  à  son  égard  les 

constater  que ,  cnez  certaines  bandes  de  mêmes  sentiments  que  le  sauvage  nour- 

scélérats,  la  honte  consiste  à  ne  pouvoir  rit  pour  la  tribu  ennemie.  (Voy.  Lom- 

ri  ter  quelque  meurtre  auquel  on  ait  pris  broso,  ouv,  cit. ,  p.  1 1  a ,  1 1 3.) 

5i 


398  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

taire  à  toute  amélioration,  on  ne  doit  pas  se  rebuter  dans  les  tentatives 
pour  corriger  le  criminel ,  lors  même  qu'il  y  a  peu  de  chance  de  succès. 

Le  D**  Lombroso,  croyant  peu  à  Pefficacité  des  systèmes  péniten- 
tiaires et  des  modes  de  châtiment  qui  ont  été  préconisés  par  de  mo- 
dernes publicistes,  propose  la  création  de  véritables  manicomes  pour 
les  criminels,  et  veut  qu*on  rapproche  les  prisons  des  asiles  d*atiénés. 
Les  divisions  à  introduire  dans  ces  manicomes,  d'une  destination  spé- 
ciale, devraient  être  plutôt  en  rapport  avec  la  nature  des  criminels 
qu'avec  les  délits  ou  les  crimes  ayant  entraîné  la  condamnation.  On 
ne  manquera  pas  d'objecter,  à  un  tel  système  de  pénalité,  qu'il  porte- 
rait une  certaine  atteinte  au  principe  de  l'égalité  devant  la  loi. 

Ce  n'est  point,  au  reste,  ici  le  Jieu  de  discuter  le  mode  pénitentiaire 
que  recommande  notre  auteur.  Je  me  contente  d'appeler  les  médita- 
tions du  législateur  sur  quelques-unes  des  critiques  qu'il  dirige  contre 
la  discipline  et  la  tenue  de  nos  maisons  de  correction,  de  force,  de 
réclusion ,  contre  les  bagnes  et  les  prisons  en  général.  Elles  peuvent  être 
fondées,  mais  des  difficultés  s'opposent,  dans  la  pratique,  aussi  bien  en 
France  qu'en  Italie,  à  l'établissement  d'un  système  plus  rationnel,  dont 
l'effet  est  encore  à  expérimenter.  Peut-êlre  le  D'  Lombroso  n'en  tient- 
il  pas  assez  de  compte. 

On  peut,  au  demeurant,  ne  point  partager  les  vues  principales  du  D^ 
Lombroso  et  se  rencontrer  avec  lui  sur  une  foule  de  points  secondaires. 
Riche  comme  est  son  livre  de  réflexions  de  tout  genre  et  d*informations 
neuves  ou  peu  connues,  il  appoiie  à  bien  des  questions,  se  rattachant  k 
la  criminalité,  un  contingent  de  données  précieuses. 

La  conséquence  qui  ressort  avec  le  plus  d'évidence  du  travail  du  sa- 
vant professeur  de  Turin,  c'est  la  nature  éminemment  complexe  des 
causes  qui  produisent  la  criminalité,  et  l'étroite  liaison  où  elle  est,  d'une 
part  avec  l'organisation  physique,  de  l'autre  avec  le  genre  de  vie  de 
l'individu.  Elle  a  certainement  ses  lois ,  mais  on  est  loin  de  les  9Voir 
nettement  saisies,  et  ces  lois  elles-mêmes,  fussent-elles  découvertes, 
garderaient  toujours  l'énorme  part  de  contingence  qui  caractérise  les 
faits  d'ordre  social. 

On  descend  par  une  gradation  continue  du  crime  au  délit,  du  délit 
à  la  faute  capitale,  de  la  faute  capitale  à  la  faute  vénielle.  Le  criminel, 
envisagé  psychologiquement,  ne  constitue  pas  une  espèce,  h  beaucoup 
près  aussi  tranchée,  aussi  clairement  caractérisée,  que  semble  Tad- 
mettre  le  D'  Lombroso.  Étudier  le  crime,  c'est  étudier  l'homme  sous  le 
rapport  moral,  car  l'homme  est  essentiellement  pécheur  et  faillible. 
Quand  la  législation  criminelle  se  borne  à  examiner  la  nature  et  le 


LE  CiUMIISEL.  399 

degré  des  peines  quil  convient  d'infliger  à  telle  catégorie  de  délits,  en 
vue  d assurer  la  sécurité  et  le  bon  ordre  de  la  société,  elle  peut  se  dis- 
penser d'entrer  dans  Tétude  des  différentes  causes  qui  poussent  à  accom- 
plir les  actes  que  la  loi  criminelle  condamne;  mais,  lorsqu'on  essaye, 
comme  notre  auteur,  de  remonter  au  principe  même  des  délits  refrénés 
par  cette  loi,  on  est  obligé  d'étudier  le  cœur  humain  et  l'existence  hu- 
maine dans  leurs  divers  mobiles.  Le  sujet  s'agrandit  tellement,  qu'il  ne 
suffit  plus  de  quelques  résumés,  tout  clairs  et  bien  conçus  qu'ils  soient. 
Il  y  a  là  matière  à  presque  autant  d'ouvrages  qu'il  s'offre  de  classes  de 
méfaits.  Voilà  pourquoi,  malgré  les  développements  dans  lesquels  est 
entré  M.  Lombroso,  son  livre  nous  laisse  encore  ignorant  ou  perplexe 
sur  une  foule  de  points,  pourquoi  il  s'est  vu  contraint  d'effleurer  sim- 
plement nombre  de  questions  par  lui  indiquées. 

La  dissertation  que  M.  F.  Poletti  a  jointe  en  appendice  au  livre  du 
ly  Lombroso,  et  qui  comprend  sept  chapitres,  bien  que  complétant 
le  travail  du  savant  médecin  de  Turin ,  n'est  pas  toujours  en  parfaite 
unité  d'idées  avec  lui.  M.  Poletti  y  propose  toute  une  théorie  de  ce  qu'il 
appelle  la  tutelle  pénale.  Il  y  traite  successivement  des  théories  et  de  la 
science  du  droit  pénal;  des  théories  et  de  la  législation  pénales  ;  du  délit  dans 
ses  rapports  avec  l'économie  de  l'espèce  humaine;  de  l'imputabilité;  de  la 
volonté  considérée  comme  cause  déterminante  du  délit;  des  lois  destinées  à 
restreindre  le  délit  et  de  l'évolution  historique  de  celui-ci;  de  la  peine  et  de  la 
tutelle  pénale.  Le  jurisconsulte  italien  cherche  à  mettre  en  relief,  par  la 
marche  qu'a  suivie  la  pénalité ,  le  caractère  qu'elle  doit  revêtir  dans  la 
société  moderne.  Il  oppose  le  principe  sur  lequel  elle  a  jadis  reposé 
à  celui  qu'on  lui  a  substitué  depuis  Beccaria,  principes  contradictoires, 
entre  lesquels  on  a  vainement  tenté  une  conciliation.  On  r^t  désiré  ren- 
contrer dans  ce  travail  moins  de  principes  abstraits  et  plus  de  données 
tirées  de  l'application.  Tel  n'est  pas  le  défaut  qu'on  peut  adresser  à 
l'ouvrage  du  ïy  Lombroso,  qui  sacrifie,  au  contraire,  quelque  peu  les 
principes  aux  opinions  qu'il  puise  dans  la  connaissance  expérimentale 
du  criminel.  Jadis  la  loi  ne  considérait  que  l'acte  criminel  en  lui- 
même;  aujourd'hui  elle  se  préoccupe  de  l'imputabilité,  et  cette  préoc- 
cupation a  amené  l'adoucissement  de  la  pénalité  et  l'accroissement  de 
la  commisération  pour  le  délinquant.  Mais  comment  mesurer  exacte- 
ment le  degré  de  responsabilité?  Pour  y  réussir,  il  faudrait  résoudre  ce 
terrible  problème  du  libre  arbitre,  agité  depuis  tant  de  siècles  par  les 
philosophes  et  les  théologiens  sans  qu'on  soit  parvenu  à  en  dissiper  les 
désespérantes  obscurités. 

Alfred  MAURY. 


I . 


400 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


t  ' 


m  4 


»  • 


V 


Fragmenta  puilosopborum  graecorum  colleqit,  recensait  y  vertit,\ 

.    annotationibas    et    prolegomenis    illuslravit,    indicibas    instraxit^ 

.    Fr.  GuiL  Aug.  Mullach,  vol.  I,  Parisiis,  1860;  vol.  II,  1867. 

Bibliothèque  grecque-latine  d'Âmfaroise-FirmiD  Didot.  1.1 


DEUXlèMB  ARTICLE  ^ 


1 
'.  '* 

}:ii 


Dans  rimmense  et  confuse  variété  des  documents  que  réunit  la  col- 
lection de  M.  Mullach,  quelle  part  faut-il  faire  aux  textes  vraiment  au- 
thentiques? Posée  d'une  manière  trop  générale,  cette  question  ne 
serait  guère  susceptible  d'une  réponse  précise.  Essayons  pourtant  d'exa- 
miner, sur  quelques  exemples,  les  garanties  que  nous  offrent  des  frag- 
ments d'origines  si  diverses,  quand  ils  sont  cités  avec  mention  formelle 
de  leur  origine.  Il  y  faudra  considérer  d  abord  le  fond  des  idées,  puis  le 
style,  et,  à  l'occasion  du  style,  nous  relèverons  en  note  quelques-unes 
des  variantes  qui  montrent  le  progrès  accompli  par  la  critique,  dans  la 
recension  des  textes  originaux. 

Au  premier  point  de  vue,  une  traduction  en  langue  moderne  suffit^ 
à  la  rigueur,  pour  éclairer  nos  jugements.  Ainsi,  parmi  les  fragments  qui 
portent  le  nom  d'Orphée,  l'un  des  plus  longs  nous  montre  très  évi- 
demment les  caractères  d'une  composition  assez  moderne,  postérieure 
de  deux  et  peut-être  de  trois  siècles  à  l'ère  chrétienne.  On  en  jugera  sans 
peine  par  la  traduction  suivante,  quoiqu'elle  ne  puisse  laisser. voir  un 
grand  nom!)!  j  de  ces  expressions  poétiques  famihèrcs  à  l'hellénisme  des 
judéo-chrétiens  d'Alexandrie^:  .*...• 

«Je  parlerai  à  ceux  qui  ont  le  droit  de  m'entendre;  fermé*  rôréillè^,' 
«profanes  qui  fuyez  les  prescriptions  de  la  loi  divine  imposée  à  tous. 
«Pour  toi,  fils  de  la  lune  aux  rayons  lumineux.  Musée,  écoiite-moî.  Je 
«  le  révélerai  la  vérité,  de  peur  que  les  pensées  qui  occupaient  ton  cœ'ùr 


*  Voir,  pour  le  premier  article,  ie 
cahier, de  mai,  p.  3i4. 

*  Euseb.  Prœp.  Ev.  XIII,  12.  Cf.  Jus- 
lin  martyr,  Cohort,  p.  18,  éd.  Rob.  Est. 
qui  cite  le  morceau  moins  complet  et 
avec  des  variantes  ;  puis .  le  même  Jus- 
tin, Di' Monarchia  Dei ,  p.  166,  éd.  Est. 
et  Clément  d*Alex.  Cohort.  ,f.  63,  éd. 


Polt.,  et  Cyrille ,  Contra  Julianum,f.  a 6 , 
qui  le  citent  aussi  partiellement. 

^  M.  Mullach  corrige  le  second  vers 
en  8*appuyant  sur  un  texte  de  Haton  » 
Banquet,  p.  a  18,  B,  qui  paraît  avoir 
eu  sous  les  yeux  une  adjuration  anfK 
iogue,  empnmtée  au\  formules  des  myi- 
lères. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  401 

une  te  privent  d'une  élernité  heureuse.  Tiens  tes  regards  fixés  vers  la 
uraisoii' divine,  et  tourne  vers  elle  le  vase  de  ton  intelligence.  Entre 
«bien  dans  le.sentier,  ne  regarde  que  le  fabricateur  étemel  de  lunivers. 
<f  L*antique  parole  le  met  en  lumière.  Seul  il  est  parfait;  rien  ne  se  par- 
ie fait  sans  lui.  Il  circule  dans  tout.  . .    ? 

«Jamais  les  yeux  mortels  ne  l\npérçoivènt.:L'espnt'seûl 'le  voit.'Ge 
un  est  pas  lui  qui  du  bien  fait  sortie  lé.  mal  pour  les  mortels.  L*amour 
ttet  la  haine  lui  obéissent  ainsi  que  la  peste  et  la  guerre,  la  douleur  et 
«les  larmes.  Il  n*a point  un  second.  Ta  vue  saisira  tout  quand  tu  laùras 
uvu  lui-même.  Auparavant,  je  te  montrerai,  mon  fils,  son  action  sur 
((la  terre,  partout  où  je  reconnais  la  trace  et  la  main  puissante  du  Dieu 
«fort.  Mais,  lui-même,  je  ne  le  vois  point.  Un  dernier  nuage  mé  le 
tt.cache  à  moi-mêiiie,  dix  fois  plus. épais  pour  le  reste  des  hommes.  Car  il 
u  est  impossible  à  tous  de  le  voir  agir,  si; ce  n*est  à  cet  homme  unique, 
((rejeton  dé  la  race  chaldéenne,  qui  connaissait  et  la  marche  des  astres 
((et  lé  cercle  que  suit  autour  de  la  terre  la  sphère  céleste  en  équilibre 
«  sur  son  axe.  Sa  main  dirige  le  souffle  des  vents  et  le  mouvement  des 
«flots.  Il  fait  jaillir  Téclat  du  feu  puissant.  Pour  lui,  il  se  tient  au  som- 
(cmet  immobile  des  cieux  sur  un  trône  d*or.  La  leiTe  est  sous  ses  pieds:  Il 
a  étend  sa  main  droite  jusqu'aux  limites  de  TOcéan.  Les  montagnes  fré- 
((  missent  dans  leurs  entrailles,  ne  pouvant  ré3ister  à.  sa  volonté  puis- 
«sanle.  n  est  au  plus  haut  des  cieux,  et  cest  lui  qui  fait  tout  sur  la  terre, 
u ayant  en  lui  le  principe,  le  milieu  et  la  fin.  Voilà  la  parole,  des  an- 
«ciens,  voilà  ce  que  le  fils  des  eaux  ^  recevant  d*en  haut  la  pensée  de 
ttDieu,  a  réglé  dans  les  deux  tables  de  la  loi.  Il  t*est  défendu  de  parler 
«autrement.  Toute  mon  âme  se  trouble  dans  mon  corps.  Du  haut  du 
((ciel,  il  maintient  Tordre  dans  tout-funivers.  0  mon  fils,  approche-toi 
(xdeiui  par  la  pensée;  maîtrise  fortement  ta  langue,  garde  ces  paroles 
((dans  ton  sein.  » 

Il  nest  pas  besoin  d*insister  ici  sur  le  détaildes  variantes  dans'  c« 
texte  du  faux  Orphée.  Le  mélange  des  idées  helléniques  et  des  idées 
familières  à  TEcole  juive  d'Alexandrie  sy  montre  avec  évidence.  Le 
même  caractère  se  retrouve  dans  les  fragments  qui  portent  le  nom 
d'Hermès  Trismégiste^,  et  trahit,  sans  que  le  doute  soit  possible,  un 

'  Les  manuscrits  donnent  ^Aoyev)^;  bliéeen  i854*  àBerlin,.parM.,  P^rthey. 

nous  suivons  la  correction  de  Scaliger  Cf.   Louis    Ménard  :  Les   livres  d'Her- 

et  de  Casaubon  :  vhoyewjf,  qui  parait  mes  Trismégiste  et  les  derniers  jours  de  la 

une  allusion  à  l'aventure  de  Moise, sorti  philosophie   païenne    (Revue  des  f)eux 

des  eaux  du  Nil.  Mondes,   i5  avril.  1866),    résumé  de 

'  Voir  ledilionde  ces  fragments  pu-  Touvrage  publié  la  mêljie. ennée ,  en  un 


402 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


syncrétisme  arrangé  tout  exprès  pour  faire  croire  que  la  philosophie 
grecque  et  la  philosophie  égyptienne  devaient  une  partie  de  leurs  dogmes 
aux  livres  de  Moïse.  A  peine  est-il  nécessaire  de  remarquer  Tétroite 
ressemblance  de  ces  apocryphes  avec  ceux  qui  portent  le  nom  d'ora- 
cles sibyllins ^  sans  d'ailleurs  entrer  dans  Texamen  des  dates  et  des  ori- 
gines diverses  qu*il  faut  attribuer  à  ces  prédictions.  Mais,  après  les  frag- 
ments du  faux  Orphée ,  du  faux  Hermès  et  des  poèmes  des  prétendues 
sibylles ,  qu  on  ouvre  le  recueil  des  fragments  de  Parménide  et  d*Em- 
pédocle,  quel  contraste  on  sent,  à  la  première  lecture,  entre  tous  ces  pro- 
duits artificiels  et  la  franche  inspiration  des  deux  philosophes  d*Élée  et 
d'Agrigente  I 

Les  premiers  ont  été  depuis  longtemps  traduits  en  français  par 
M.  Riaux^.  Ceux  dEmpédocle  ne  font  pas  encore  été,  que  je  sache,  et 
il  y  a  toujours  quelque  intérêt  à  tenter,  pour  ces  vieux  textes,  l'épreuve 
d'une  traduction  qui  conserve  autant  que  possible  le  caractère  de  Tori- 
ginal.  Essayons  donc  de  faire  nos  lecteurs  juges  des  différences  qui  nous 
frappent  entre  l'œuvre  d'un  faussaire  alexandrin  et  l'œuvre  originale 
d'un  de  ces  anciens  penseurs  qui  ont  ouvert  tant  de  voies  nouvelles  à  la 
philosophie^  : 

((  De  même  que,  dans  un  temple ,  le  peintre  à  l'art  ingénieux  sait  faire 
udes  tableaux  variés,  et,  lorsqu'il  a  pris  en  main  sa  palette  aux  diverses 
«couleurs,  les  mêle  avec  harmonie,  prodigue  l'une,  épargne  l'autre,  et 
ttnous  représente  par  ce  moyen  des  images  semblables  à  mille  objets, 
(c produisant  ainsi  des  arbres,  des  hommes  ou  des  femmes,  des  bétes 
u fauves,  des  oiseaux,  des  poissons,  enfants  de  l'onde,  des  dieux  à  la 
«longue  vie,  à  la  gloire  suprême;  de  même,  ne  laisse  pas  abuser  ton  es- 
«prit  par  la  pensée  que  d'une  autre  source  provient  tout  ce  qui  parait 
«au  jour  d'êtres  mortels  en  nombre  infini;  mais  sache  clairement  cela, 
«  l'ayant  appris  d'un  dieu^.  » 

Ne  sent-on  pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  grâce  naïve  dans  cette  comparai- 


vol.  in-8' ,  et  qui  contient  la  traduction 
complète  des  fragments  hermétiques. 

*  Voir  dans  la  première  édition  des 
Oracula  sibylUna,  publiée  par  M.  Alexan- 
dre (t.  I",  i84i;  t.  Il,  i856),  les  re- 
cherches approfondies  de  Téditeur  sur 
les  sources  où  ont  puisé  les  Sibyllistes, 

*  Tlîèse  pour  le  doctorat.  Pans,  i84o, 
in-8'. 

^  Nous  avons  sous  les  yeux ,  outre  le 
texte  de  M.  Mullach ,  qui  date  de  1860 , 


une  édition  spéciale  de  M.  H.  Stein, 
Bonn,  i852,in-8°. 

^  Vers  1 34-1 44 1  éd.  Mullach;  11g- 
139  ,  éd.  Stein.  Nous  admettons  le  texte 
solidement  établi  par  M.  Mullach ,  d'a- 
près une  judicieuse  discussion  des  va- 
riantes, excepté  dans  le  vers  i43,  où  il 
substitue  trop  hardiment  le  mot  ^Aa  au 
mot  hffXûLy  sans  pouvoir  s'appuyer  sur 
aucune  analogie  paiéographioue,  sur  au- 
cune nécessité  logique  ;  hf^Xa  ytyâUri» 


FRAGMENTS  DES  PHII.OSOPHES  GRECS.  403 

son  entre  la  puissance  créatrice  de  i  art  et  celle  des  forces  naturelles 
dont  Empédocle  veut  expliquer  à  ses  disciples  le  jeu  secret?  De  tels 
vers  ne  sont-ils  pas  bien  du  temps  où  Polygnote  et  Zeuxis  constituaient 
lart  de  la  peinture,  du  temps  où  Parrhasius  recevait  les  conseils  deSo- 
crate  sur  le  moyen  de  rendre  visible  le  caractère  moral  et  la  passion 
dans  la  peinture  des  êtres  animés  ^  ?  Un  poète  du  même  siècle ,  Xéno- 
phane,  avait,  dans  des  vers  devenus  célèbres,  spirituellement  remarqué 
que,  si  Thomme  peint  les  dieux  à  son  image,  les  bœufs  et  les  chevaux, 
en  les  supposant  capables  de  peindre,  pourraient  bien  représenter  les 
dieux  à  leur  propre  ressemblance^. 

Le  morceau  suivant  ^  met  encore  en  scène ,  avec  une  vérité  saisis- 
sante, le  poète  inspiré ,  le  prophète  sincère  qui  croit  tenir  du  ciel  sa  doc- 
trine sur  le  monde  : 

«Je  vais  entrer  de  nouveau  dans  la  voie  des  chants  sacrés,  épanchant 
u  le  discours  que  voici  après  le  discours  d*autrefois^  •  Lorsque  la  discorde 
a  fut  descendue  au  plus  profond  de  1  abîme,  et  que  TAmour  eut  pénétré 
«au  milieu  de  la  sphère  en  mouvement,  alors  les  éléments  s  assemblé^ 
«  rent  pour  ne  former  qu  un  seul  tout.  Loin  de  se  fuir,  ils  aiment  à  se 
«rapprocher  fun  de  Tautre,  et  de  ce  mélange  se  forment  mille  races 
«d*ètres  mortels.  Beaucoup  cependant  restent  distincts,  en  dehors  du 
«mélange,  tous  ceux  que  la  discorde  a  soulevés,  entraînés  avec  elle. 
«Cest  que  la  discorde  ne  s*était  pas  retirée  encore  Jusqu'aux  extrémi- 
tt  tés  de  la  sphère.  Une  partie  de  ses  membres  était  restée ,  Tautre  seule 
«avait  fui.  A  mesure  qu*elle  se  retirait  dans  sa  fuite,  le  doux  effet  de 
«Tamour  pur,  éternel,  venait  agir  en  sa  place.  Ainsi,  changeant  de  rôle, 
«devenait  mortel  ce  qui  était  capable  d*immortalité ,  mêlé  ce  qui  était 
«simple.  Du  mélange  des  éléments  se  formèrent  mille  races  mortelles» 
«  constructions  de  toutes  formes,  merveilleuses  à  voir,  w 


peut  très  bien  être  traduit  par  «appa- 
«  raissent  au  jour.  » 

*  Xénophon,  Mem.  III,  lo.  Cf.  le  ju- 
gement a*Aristote  sur  Polygnote  et 
Zeuxis.  (Poétique,  chap.  iv.) 

*  Fragment  n*  6  de  Téd.  MuUach, 
conservé  par  Gément  d* Alexandrie,  Eu- 
sëbe  et  Tnéodoret. 

'  Vers  189-205,  éd.  Mullach;  i6g- 
i85,  éd.  Stein;  fragment  conservé  par 
Simplidus  dans  son  commentaire  sur  le 
livre  d*Aristote  Utpl  oipctvoti, 

*  Je  traduis  d*après  le  texte  de  Mid- 
lach,  non  sans  regretter  que  Ton  n*ail 


pas  préféré  à  èiroxsTév(ûv^  où  il  est  diffi- 
cile d*admettre  que  la  première  syllabe 
compte  pour  une  longue ,  la  leçon  du 
manuscnt  d*Oxford,  éSo;^eT«^aw.  Il  est 
vrai  que  celle-ci  entraînerait  la  correc- 
tion de  \àya>  en  Xàyov ,  et  peut  -  être 
celle  de  xehfov  en  xait^^v.  —  Je  m'ar- 
rête seulement  à  cette  importante  diffi- 
culté ,  ne  pouvant  m'engager  dans  le  dé- 
tail des  scrupuleuses  discussions  de 
M.  Mullach  sur  le  reste  de  ce  morceau, 
où  le  texte  a  été  péniblement  consti- 
tué par  les  éditeurs  successifs  d*Elmpé- 
dode. 


m 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


Certes  bien  des  nuages  sont  répandus  sur  cette  description  des  ori- 
gines du  monde.  Ce  que  lauteur  concevait  mai,  il  na  pu  Texprioier 
clairement.  En  rapprochant  quelquefois  d'une  façon  arbitraire  les 
fragments  ëpars  chez  les  anciens  de  l'œuvre  d'Empëdocle,  les  éditeurs 
modernes  en  ont  çà  et  là  rendu  lobscurité  plus  grande;  mais  une  cer- 
taine force  d'intuition  philosophique  s*y  fait  pourtant  sentir,  et  des 
éclairs  de  génie  percent  çà  et  là  Tobscurité  d  une  cosmogonie  incohé- 
rente. Même  profondeur  de  sentiment  dans  cette  conception  d'une  loi 
de  métempsycose  qui  expliquerait  les  misères  de  la  vie  présente  par 
les  fautes  commises  dans  une  vie  antérieure^:  <(I1  est  une  nécessité, 
«décret^  antique,  éternel,  des  dieux,  scellé  par  de  fermes  serments; 
(clorsquun  homme,  en  sa  folie,  a  souillé  son  corps  par  le  meurtre,  ou 

«que,  criminel,  il  s'est  engagé  par  un  serment  parjure qu'il  erre 

«pendant  trois  fois  dix  mille  années  loin  des  bienheureux,  prenant 
«par  la  naissance,  à  travers  les  âges,  les  formes  de  maint  être  mortel, 
«et  changeant  de  route  dans  la  vie,  sans  jamais  cesser  de  souffrir.  Tel 
«je  suis  moi-même,  errant,  exilé  par  les  dieux,  pour  avoir  obéi  à  la 
«folle  discorde. » 

Le  morceau  suivant^,  par  le  caractère  abstrait  des  formules»  rappelle 
les  pages  où  Parménide  enferme  en  des  vers  d'une  austère  concision 
sa  théorie  de  l'Être  et  du  non  Etre.  On  y  reconnaît  l'effort  d'un  esprit 
puissant,  mais  qui,  pour  avoir  voulu  embrasser  d'une  seule  vue  tous  les 
problèmes  du  monde  et  de  la  vie,  succombe  sous  la  difficulté  de  son 
entreprise.  La  forme  métrique,  en  de  pareils  sujets,  loin  de  soutenir 
f écrivain,  le  gêne  et  nuit  à  la  précision  de  ses  idées.  Cela  ne  se  voit  que 
trop  dans  l'admirable  poème  de  Lucrèce,  et  se  verrait  mieux  encore  si 
Touvrage  d'Épicurieii  dont  il  reproduit  les  doctrines,  nous  était  parvenu 


*  Vers  iio,  éd.  Mullach;  368-383, 
éd.  Stein ,  conservés  principalement  par 
Plularque,  De  exsilio,  p.  607,  complété 
par  d'autres  :  Origène  (Hippofytus) , 
éd.  Miller,  p.  a5i  ;  Simplicius,  Ad 
Phys,  VIII,  f  27a  B,  etc.  Une  traduc- 
tion en  vers  de  ce  fragment  a  été  in- 
sérée par  M.  Henneguy  dans  son  œuvre 
dramatique  qui  a  pour  objet  principal 
un  épisode  légendaire  de  la  vie  d*Ëm- 
pédocle ,  et  qui  porte  le  titre  de  Panlheia 
{un  vol.  in-8',  Paris,  1874). 

*  ^TJ^UTfia,  dans  ie  texte  que  lisait 
Plutarque,  et  qui  parait  correct.  X^pà- 
yuTfia,  que  donne  Simpiicius,  est  pro- 


bablement dû  à  quelque  méprise  de 
copiste,  causée  par  ie  participe  xort- 
a^prtyifjyiévovy  qu'on  lit  au  vers  suivant. 
La  mention  d*un  cachet  n'a  d'ailleurs 
rien  qui  doive  étonner,  Tusage  du 
cachet  pour  les  pièces  officielles  étapi  at- 
testé par  des  auteurs  et  des  inscriptions 
qui  datent  du  v*  siècle  avant  Fère  chré- 
tienne. Je  renonce,  pour  ce  fragment 
comme  pour  d'autres ,  à  entrer  dans  une 
plus  ample  discussion  des  variante^. 
'.  *  Vers  62-75,  éd.  Mullach;  61-74, 
éd.  Stein ,  conservés  par  Simpiicius,  Ad 
PKys.h^Zk  A. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  405 

autrement  que  par  les  débris  conservés  dans  Diogène  Laèrce  et  dans 
ies  Papyrus  d*Herculanum  : 

a  Je  t'expliquerai  deux  choses  :  tantôt  l'Un  a  formé  son  être  de  par- 
«  ties  multiples  ;  tantôt  il  s  est  divisé  pour  former  d'un  seul  plusieurs 
«êtres.  Double  est  pour  les  êtres  mortels  la  façon  de  naître,  double 
«celle  de  mourir.  D'abord  il  y  a  la  réunion  de  tout,  qui  engendre  et 
uqui  détruit.  Ensuite  il  y  a  les  éléments  divisés  qui  aident  à  faire 
<(  croître,  puis  à  dissoudre;  et  cet  échange  perpétuel  ne  s' arrête  jamais. 
H( Tantôt,  par  Tamour,  tous  les  éléments  se  réunissent  en  un  seul  être, 
«tantôt,  par  la  haine  et  la  division,  ils  se  séparent  les  uns  des  autres, 
tt  Ainsi,  d'une  part,  Tunité  apprend  à  se  former  de  plusieurs;  ensuite, 
^rUn  se  divisant,  plusieurs  en  sortent.  Voilà  comment  ils  sont  en- 
M  gendres ,  et  leur  vie  n  est  pas  durable.  D'autre  part,  cet  échange  perpé- 
«  tuel  ne  s'arrête  jamais,  et  l'être  se  perpétue  dans  un  cercle  immuable.  » 

Il  semblerait,  à  première  vue,  que  la  prose  dût  se  prêter  plus  facile- 
ment que  les  vers  à  l'expression  d'une  philosophie  jalouse  de  rigueur 
et  de  précision  ;  et  pourtant  la  prose  des  Heraclite  et  des  Anaxagore 
ne  nous  semble  pas  plus  claire  que  la  poésie  de  Parménide  et  d'Ëmpé- 
docle.  Heraclite  même,  qu'il  l'ait  ou  ne  l'ait  pas  voulu,  s'était  attiré 
le  titre  d'obscur  (à  axoreivôs)  entre  tous  les  écrivains  grecs.  Nous  avons 
ies  premières  lignes  de  son  Traité  de  la  Nature,  et,  sur  ces  premières 
iignes,  une  précieuse  observation  d'Âristole,  qui  en  avait  évidemment 
sous  les  yeux  des  copies  très  voisines  du  manuscrit  autographe  de  fau- 
teur. Voici  ces  lignes  scrupuleusement  traduites  en  français,  et  où  se 
montrait,  dès  le  début  de  l'ouvrage,  la  prétention  du  philosophe  à 
s'isoler  du  vulgaire  en  exposant,  pour  les  rares  esprits  capables  de  le 
comprendre,  les  nouveautés  de  sa  doctrine^  : 

((  I.  Il  est  sage  d'accepter  ce  que  dit  la  raison ,  et  non  pas  moi  [qui 
^(vous  parle],  que  toutes  les  choses  sont  un  seul  être  [mot  à  mot:  que 
tt  tout  est  un) 

ull.  Cette  raison  qui  existe^  toujours,  ies  hommes  la  méconnaissent, 
«et  avant  de  l'avoir  entendue,  et  aussitôt  après.  Tandis  que  toutes 

*  Mullach,  fragm.  3.  Nous  suivons  ici  pourrait  lire,  si  on  le  voulait,  toO 
le  texte  plus  récent  de  M.  Bywater:  He-  oéomos  (qui  signifierait  convenable  ou 
racliU  Ephesii  reliquiœ,  Oxford,  1877,  n^ceisatre),  dan»  un  manuscrit  où,  selon 
in-8**.  Tancien  usage,   les  mots  ne  sont  pas 

*  Nous  traduisons  diaprés  le  grec  divisés  et  distingués  Tun  de  fautre  par 
Toah*  éovros  ou  Tovis  ÔvTOç,   Mais   on  des  espaces  sensibles. 


5 


1 


406  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

«choses  existent  selon  cette  raison  [suprême],  ils  semblent  y  rester 
«  étrangers  [même]  en  faisant  épreuve  et  de  mots  et  de  choses  telles  que 
«j'en  expose  ici,  les  divisant  selon  leur  nature  diverse  et  en  expliquant 
a  l'essence.  Les  autres  hommes  ne  savent  pas  ce  quib  font  éveillés,  pas 
a  plus  qu'ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  endormis.  » 

Aristote,  dans  sa  Rhétorique  \  remarque  que  le  mot  toujours,  i  la 
première  ligne  de  ce  morceau,  peut  être  rattaché,  selon  quon  le  fait 
précéder  ou  suivre  de  la  virgule,  soit  au  verbe  existe,  soit  au  verbe 
méconnaissent.  Un  peu  de  réflexion  semble  suffire  ici  pour  préférer  le 
premier  rapport  au  second ,  et  Ton  serait  trop  heureux  s*ii  n  existait  pas 
d'obscurités  plus  difficiles  à  dissiper  dans  le  grec  d'Héraciite;  mais  il 
est  intéressant  de  constater  combien  ce  texte  était  déjà  difficile  dans 
un  temps  où  fart  des  copistes  n'était  dirigé  par  aucune  méthode,  et  où 
l'écrivain  lui-même  ne  prenait  pas  grand  souci  de  la  reproduction  de 
ses  livres.  Quelques  signes  bien  grossiers  de  ponctuation  se  lisent  sur 
de  très  anciens  textes  épigraphiques,  comme  le  traité  d'alliance  entre 
les  Élécns  et  les  Héréens  ^.  Platon  et  Aristote  parlent  de  Taccent  aigu 
et  de  l'accent  grave,  comme  de  choses  que  distinguait  bien  l'oreille  de 
leurs  contemporains^;  mais  il  ne  parait  pas  que  l'acuité  ou  la  gravité 
des  syllabes  fut  déjà  marquée  dans  l'écriture  par  des  signes  spéciaux, 
et  Aristophane  de  Byzance  est,  à  la  fin  du  ni*  siècle  avant  Tère  chré- 
tienne, le  premier  grammairien  éditeur  qui  ait  constitué  l'art  de  noter 
en  écrivant  la  division  des  phrases,  l'accent  tonique  et  la  quantité  des 
syllabes^. 

Le  second  fragment  un  peu  considérable,  que  nous  possédons 
d'Héraciite ,  s'est  conservé  dans  une  citation  du  livre  hippocratique  Swr 
le  régime  (Ilepl  Siahris),  J'essayerai  encore  de  le  faire  apprécier  par  un 
calque  plus  fidèle  que  les  traductions  qui  en  existent  déjà.  Nul  ne  peut 
dire  aujourd'hui  en  quelle  mesure  la  citation  d'Hippocrate  se  trouvait 
altérée  par  les  anciens  ou  l'a  été  par  des  copistes  plus  récents;  mais  il 
est  bien  probable  que  le  texte  original  manquait  déjà  de  clarté  comme 
toutes  les  pages  d'Héraciite  *  : 

*  Liv.  III,  chop.  v,  S  6.  *  Fragm.  96  de  Mullach  ;  Bjwater, 

*  Corp.  Inscr.  Grœc,  n'  1 1  ;  Franz.        Appendice  II ,  page  6^.  Ce  dernier  croit 
Elem,  Ep.  Grœc. ,  n°  a4*  retrouver  plus  souvent  que  M.  Mullach 

^  Voy.  Ëgger  et   Gaiuski,   Méthode  les  idées  a  Heraclite  dans  le  traité  hip- 

pour  étadier  l'accentuation  grecque  (iSài,  pocratique.  Nous  ne  pouvons  nous  en- 

in-ia),  cfaap.  i,  S  a.  g^ger  à  sa  suite  dans  une  telle  discu»- 

*  Voy.^mtopAo/iiiJBvz.^^^m.coilegit  sion. 
Auguslus  Nauck,  Halis,  i848,  in-8% 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  ^07 

«  Les  hommes  ne  savent  pas  atteindre  Finvisible  à  Taide  du  visible. 
«  Car  ils  ne  s  aperçoivent  pas  que  les  moyens  qu'ils  emploient  sont  con- 
«  formes  à  [ceux  de]  la  nature  [cr(^atrice]  de  Thomme.  L'esprit  des  dieux 
«(une  sorte  dinstinct  divin)  leur  enseigne  à  imiter  leurs  propres 
«œuvres,  en  sachant  ce  quils  font,  mais  on  ignorant  ce  quils  imitent. 
«  Car  tout  est  à  la  fois  semblable  et  dissemblable,  concoi;dant  et  discor- 
«dant,  parlant  et  ne  pariant  pas,  raisonnable  et  déraisonnable.  La  roa- 
«nière  d'être  de  chaque  chose  implique  deux  contraires.  Car  la  loi  et 
«la  nature,  diaprés  lesquelles  nous  faisons  tout,  ne  s'accordent  pas  sur 
«leur  propre  accord.  Les  hommes  se  sont  donné  à  eux-mêmes  la  loi, 
«sans  [bien]  connaître  sur  quoi  ils  se  la  donnaient;  et  la  nature  du 
«  monde,  ce  sont  les  dieux  qui  l'ont  réglée.  Ce  que  les  hommes  ont  établi 
«ne  se  maintient  jamais,  qu'il  soit  bon  ou  mauvais.  Mais  ce  que  les 
adieux  ont  établi  est  toujours  bon.  Et  voilà  en  quoi  diffèrent  le  bien  et 
tt  ce  qui  n'est  pas  le  bien  ^  )> 

Avec  les  habitudes  de  précision  que  nous  a  données  Téducation 
moderne  et  qu'assure  encore  l'art  inconnu  aux  anciens  de  la  typogra- 
phie, nous  avons  peine  à  comprendre  ces  hésitations,  ces  tâtonnements 
du  langage  philosophique  dans  les  premières  écoles  de  la  Grèce ^.  Un 
peu  de  réflexion  nous  rend  plus  équitables  et  plus  indulgents.  Si  la 
poésie,  ou  plutôt  la  versification,  se  prête  imparfaitement  à  l'expression 
claire  et  rigoureuse  d'une  pensée  philosophique,  la  prose  elle-même, 
à  ses  débuts,  devait  être,  aux  mains  des  HéracHte  etdes  Anaxagore,  un 
instrument  bien  rebelle.  La  doctrine  cosmologique  d' Anaxagore  semble 
par  elle-même  d'une  admirable  simplicité.  C'est  une  noble  et  séduisante 
idée  que  celle  du  philosophe  ionien  ;  au  lieu  de  divers  principes  agis- 
sant en  des  sens  contraires  pour  unir  et  disjoindre  les  éléments  maté- 
riels du  monde,  quoi  de  plus  facile  à  comprendre,  à  exprimer,  que 
l'apparition  et  le  règne  progressif  d'un  seul  principe,  le  voSs  ou  Fintel- 
ligence,  animant,  transformant  la  nature  ;  et  cependant  voyez  combien, 
dans  la  première  page  de  son  livre,  telle  que  nous  l'a  conservée  Sim-' 
plicius^,  Anaxagore  se  montre  incertain  et  embarrassé,   combien  sa 

'  Nous  nous  écartons  ici  de  la  ponc-  '  Éd.  MuUach ,   n'  6 ,  conservé  par 

tuation  de  Bywater  pour  suivre  celle  de  Simplicius  (Ad  Pkys.  f*  33  b,  35  A>),y}ai 

Muilacli.  n*a  pas  toujours  respecté  les  forines  cfia- 

*  Voir,  dans  nos  Mémoires  de  lit téra-  lectalespartitulières à ia langue dAnaxa- 

ture  ancienne ,  n"  XI,  page  269,1e  mor-  gore,  formes  que  M.  MuUach  cherche 

ceau  intitulé  :  Des  origines  de  la  prose  à  rétablir. 
dùns  la  litlérature  grecque. 


.^7. 


408  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —JUILLET  1879. 

phrase  laisse  voir  de  pénibles  efforts  pour  mettre  en  pleine  lumière  ce 
qu  il  veut  exprimer  : 

«Toutes  choses  existaient  h  la  fois,  infinies  en  nombre  et  en  peti- 
«  Icsse,  car  le  petit  élait  infini;  et,  tandis  que  toutes  choses  existaient  h 
«la  fois,  aucune  n'était  apparente  à  cause  de  sa  petitesse,  car  Tair  et 
«  Téther  enveloppaient  tout,  étanl  lun  et lautre infinis;  or  lair  et  lether 
((  sont  les  plus  grandes  choses  en  nombre  et  en  grandeur  qui  soient 
«  dans  le  tout. 

«Les  autres  choses  ont  une  part  distincte  du  tout;  mais  l'esprit  est 
«infini,  indépendant;  il  ne  se  mêle  à  aucune  chose,  et  il  ne  relève 
«que  de  lui-même.  Car,  s  il  ne  relevait  pas  de  lui-même  et  s  il  se 
u mêlait  à  aulre  chose,  une  fois  mêlé  à  quelque  autre  chose,  il  particî- 
«perait  de  toutes  (car  en  tout  est  une  part  de  tout,  comme  je  lai  dit 
«plus  haut),  et  le  mélange  Tentonrerait  de  manière  qu'il  ne  pourrait 
«maîtriser  aucune  chose,  comme  lorsqu'il  est  seul  dépendant  de  lui* 
«même.  Car  il  est  la  plus  subtile  de  toutes  les  choses  et  la  plus  pure;  il 
«a  toute  notion  de  toute  chose,  et  il  a  force  suprême.  De  ce  qui  ren- 
«  ferme  une  âme,  soit  grande,  soit  petite,  il  nest  rien  que  Tesprit  ne 
«maîtrise.  C'est  aussi  Tesprit  quia  maîtrisé  le  mouvement  circulaire, 
«pour  qu'à  l'origine  il  y  eût  un  mouvement  circulaire.  Et  d'abord  il 
«fit  circuler  un  peu  les  choses;  puis  il  les  fit  circuler  davantage,  et  ii 
«les  fera  circuler  davantage  encore.  Le  mouvement  des  choses,  et  la 
«séparation  et  la  distinction  des  choses,  l'esprit  a  conçu  tout  cela. 
«Ce  que  chaque  chose  allait  devenir  et  ce  qu'elle  était,  ce  quelle  est 
«maintenant  et  ce  qu'elle  sera,  l'esprit  en  a  réglé  Tordre,  comme  aussi 
«ce  mouvement  circulaire  dont  se  meuvent  les  astres,  et  le  soleil,  et  la 
«lune,  et  l'air  et  l'éther,  séparés  comme  ils  sont;  et  c'est  le  mouvement 
«qui  les  a  fait  se  séparer,  qui  sépare  le  dense  et  le  rare,  le  froid  et 
«le  chaud,  l'obscur  et  le  lumineux,  l'humide  et  le  sec.  Bien  des  choses 
«ont  leur  part  distincte,  et  pourtant  aucune  chose  ne  se  sépare  abso- 
«lument  d'une  autre,  si  ce  n'est  l'esprit.  Tout  esprit  est  de  semblable 
«nature,  grand  ou  moindre.  Aucune  autre  chose  ne  ressemble  ainsi  à 
«une  autre  chose;  mais  la  chose  qui  Temporte  en  nombre  dans  un 
«  être  a  fait  et  fait  encore  qu'il  paraît  un.  » 

Mais  la  conclusion  que  nous  tenons  h  faire  ressortir  de  ces  extraits 
traduits  aussi  fidèlement  que  nous  l'avons  pu,  c'est  que,  dans  tous,  on 
reconnaît  l'empreinte  et  le  cachet  d'une  incontestable  originalité.  Qui- 
conque s'est  habitué,  par  des  lectures  et  des  comparaisons  attentives,  aux 
formes  diverses  de  l'hellénisme,  suivant  les  pays  et  les  âges,  acquiert 
un  sentiment    que  l'on  peut  considérer    comme    une  des  facultés  du 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  409 

critique  pour  distinguer  les  ouvrages  authentiques  et  les  ouvrages  apo- 
cryphes. Après  les  morceaux  que  Ton  vient  de  lire,  quori  relise  les 
deux  premiers  écrits  sur  la  Nature  du  monde  qui  portent  le  nom 
d'Ocellus  Lucanus  et  de  Timée  de  Locres,  qu'on  relise  le  premier  dans 
la  traduction  déjà  ancienne  de  Tabbé  Batteux^,  le  second,  dans  la  tra- 
duction de  M.  Th.  Henri  Martin,  à  la  suite  de  ses  belles  études  sur  le 
Timée  de  Platon^,  et  il  ne  sera  pas  besoin  d'une  minutieuse  discussion 
pour  affirmer  que,  dans  ces  deux  opuscules,  se  trahit  la  main  dun 
faussaire. 

La  distinction  est  plus  délicate,  plus  difficile  à  établir  pour  des 
œuvres  de  philosophie  morale.  La  morale,  par  sa  nature,  aime  volon- 
tiers se  servir  d'un  langage  simple  et  presque  populaire.  Elle  a  com- 
mencé par  être  purement  qnomiqixe  ou  sentencieuse  dans  les  vers  d'Hé- 
siode, de  Phocylide,  de  Théognis;  elle  semble  n'avoir  cherché  que 
tard  les  formules  d'une  théorie  savante  pour  rattacher  les  actions  hu- 
maines à  leurs  premiers  mobiles  et  pour  classer  méthodiquement  les 
vertus  et  les  vices.  En  ce  genre  de  morale  systématique,  Platon  et 
Aristote  n'ont  peut-être  pas  eu  de  devanciers.  Nous  avons  sous  le  nom 
d'Antiphon,  sans  pouvoir  dire  si  c'était  l'orateur  mort  en  4 12  avant 
Jésus-Christ,  ou  quelque  philosophe  son  homonyme,  certain  morceau 
sur  le  mariage,  où  le  bon  sens  pratique  s'exprime  avec  une  finesse  d'ob- 
servation et  une  simplicité  de  style  qui,  à  vrai  dire,  ne  portent  pas 
avec  elles  le  signe  particulier  d'un  temps  ou  d'une  école.  Voici  cette 
page,  que  nous  traduisons,  parce  qu'elle  est  jusqu'ici  peu  connue. 
M.  Perrot  parait  l'avoir,  le  premier,  signalée  chez  nous  dans  son  étude 
sur  Antiphon  l'orateur^  : 

«Maintenant  que  la  vie  avance  et  que  l'homme  arrive  à  désirer  de 
«  prendre  femme,  ce  jour-là ,  cette  nuit-là,  commence  un  nouveau  génie, 
«un  nouveau  destin.  C'est  pour  les  hommes  un  grand  lien  que  le  ma- 
«riage.  Si  l'épousée  ne  vaut  rien,  le  moyen  de  supporter  un  tel  malheur? 
uLa  renvoyer  est  chose  cruelle  et  qui  aliène  les  amis,  après  qu'on  avait 
«voulu  des  deux  parts  vivre  d'une  même  pensée,  d'un  même  souffle.  Il 
«n'est  pas  moins  cruel  de  garder  quelque  chose  dont  on  paraisse  jouir 
«comme  d'un  bien,  quand  on  n'en  retire  que  des  peines.  Mais 
«voyons,  prenons  le  contre-pied  de  tout  cela,  et  mettons  les  choses  au 
«mieux.  Quoi  de  plus  charmant  pour  un  homme  que  la  femme  à  son 

Publiée  d'abord  dans  les  Mémoires  *  Paris  ,  1 84 1 ,  a  vol.  in-8'. 

de  l  Ac.  des  inscr. ,  t.  XXIX ,  p.  299  ,  puis  ^  Voy.  U Éloquence  politique  et  judi- 

en  un  volume  in-i a ,  Paris,  1768.  ciaire  à  Athènes,  ch.  ni ,  p.  i43. 


410  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

«(gré;  quoi  de  plus  doux,  surtout  s'il  est  jeune?  Mais,  dans  ce  cas  même, 
<(OÙie  plaisir  ne  manque  point,  la  douleur  aussi  est  voisine.  Les  plaisirs 
une  viennent  pas  seuls,  mais  accompagnés  des  chagrins  et  des  peines. 
«Les  victoires  à  Olympe  et  à  Delphes  et  autres  de  ce  genre,  le^  talents 
«  et  tous  les  plaisirs  ne  viennent  d*ordînaire  qu'au  prix  de  grands  cha- 
«  grins,  car  les  honneurs  et  les  couronnes  sont  des  appâts  que  Dieu  nous 
«propose  pour  nous  faire  subir  maints  travaux  et  maintes  sueurs.  Moi, 
«je  ne  saurais  vivre  sans  m'imposer  mille  soucis  pour  la  santé  de  mon 
«  corps,  pour  ma  vie  de  chaque  jour,  pour  mon  bonheur,  ma  vertu,  ma 
«  gloire  et  ma  bonne  réputation.  Que  sera-ce  donc ,  s*il  survient  une  autre 
«  personne  qui  m'occupe  autant  que  la  mienne?  NVst-il  pas  évident 
«  qu  une  femme  qui  plait  à  son  mari  lui  apporte  autant  d'embarras  dou- 
«loureux  que  de  joies,  quand  il  lui  faut  songer  pour  deux  aux  besoins  de 
«la  vie,  à  la  vertu,  à  la  gloire?  Et  maintenant,  que  viennent  des  en- 
«fants;  voilà  que  tout  se  remplit  de  soucis  qui  bannissent  loin  de  l'âme 
«les  joyeux  ébats  de  la  jeunesse,  voilà  que  tout  change  de  figure  ^.  » 

H  y  a  certainement  dans  ce  texte  ce  que  l'on  peut  appeler  avec 
Denys  d'Halicamasse^  une  certaine  fleur  (mot  à  mot  un  duvet)  d'ar- 
chaïsme; il  semble  que  les  idées  exprimées  là  par  le  moraliste  ne 
l'aient  pas  encore  été  avant  lui;  mais  une  telle  apparence  n'est-elle  pas 
trompeuse?  On  peut  en  dire  autant  d'une  page  attinbuée  à  Démo- 
crite  par  le  même  Stobéc,  et  que  nous  allons  mettre  sous  les  yeux  du 
lecteur^  : 

«Ce  qui  donne  à  l'homme  la  tranquillité  de  l'âme,  c'est  la  modération 
«  dans  le  plaisir,  la  mesure  dans  la  vie;  en  tout,  le  défaut  comme  l'excès 
«la  trouble  d'ordinaire,  et  produit  en  elle  ime  grande  agitation.  Les 
«  âmes  ainsi  ballottées  d'une  extrémité  à  l'autre  ne  peuvent  être  ni  stables 
«ni  tranquilles.  Il  faut  donc  attacher  sa  pensée  au  possible,  se  contenter 
«de  ce  qu'on  a,  songeant  peu  à  ceux  qui  méritent  l'envie  ou  l'admira- 
«tion  et  n'en  ayant  point  souci,  mais  considérant  plutôt  la  vie  des  mal- 
«heureux  et  réfléchissant  à  tout  ce  qu'ils  soutirent,  de  manière  que 
«votre  état  présent  et  votre  sort  vous  paraissent  beaux  et  dignes  d'envie, 
«  et  que  votre  âme  ne  souflre  plus  du  désir  de  posséder  davantage. 
«Celui  qui  admire  [avec  envie]  les  gens  qui  possèdent  et  que  les  autres 
«hommes  appellent  heureux,  celui  que  ce  souvenir  occupe  à  tout  mo- 


*  Stobée ,  Floril.  LXVIII ,  xxxvn  ;  frag.  Pompée ,  ch.  n  ;  cf.  sur  Démostk. ,  ch.  v  : 
1  a8  d'Antiphon ,  éd.  des  Oratores  ultici,  Xvovç  ipxpttairnnjç, 

par  Mûller  (Bibliothèque  Firm.Didot).  ^  Extrait    du  traité   Uepi   €\f$V(Ur^. 

*  Xifo^ç  Tïfç    àp^iiàvifTOs.    Lettre  à  Stobée,  Ffon7. 1,  xl,  n"*  aode  MuUach. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  411 

a  ment  ^  est  forcé  de  se  jeter  sans  cesse  dans  de  nouvelles  entreprises, 
«  poussé  par  le  désir  d*accomplir  quelque  méfait  irréparable  que  la  loi 
tt défend.  Parmi  les  biens,  il  faut  donc  ne  pas  désirer  les  uns*,  il  faut  se 
«contenter  des  autres,  comparant  votre  sort  avec  le  sort  de  ceux  qui 
«vivent  plus  misérablement  que  vous,  et  se  considérer  comme  Iieu- 
ffreux,  en  réfléchissant  à  ce  qu'ils  souffrent,  de  manière  à  reconnaître 
«que  votre  vie  et  votre  sort  sont  préférables  aux  leurs.  Si  vous  vous 
«attachez  à  cette  pensée,  vous  conserverez  votre  tranquillité,  et  vous 
«repousserez  plus  dun  fléau  (xnpoLç)  de  la  vie  humaine,  fenvie,  fam- 
«bition,  la  baine.  » 

'  Cette  page  renferme  bien  çà  et  là  quelques  traits  qui  sentent  la  gré- 
cité  des  vieux  âges.  Elle  olfre  un  certain  ton  de  bonhomie  et  un  air 
naturel  qui  convient  au  caractère  du  philosophe  dont  elle  porte  le 
nom.  Mais  ici  le  sentiment  des  seules  convenances  hésite  à  prononcer, 
et  tout  jugement  formel  excéderait  les  droits  de  la  critique,  car  fobser- 
vation  morale  a  [)n  s  exprimer  plus  d*une  fois  sur  le  même  ton  de  can* 
deur  dans  les  siècles  qui  suivirent  Démocrite,  avec  une  simplicité  que 
par  endroits  on  pourrait  qualifier  de  platitude. 

Tout  autre  et  bien  autrement  original  est  le  caractère  de  plusieurs 
fragments  de  Démocrite,  par  exemple  de  celui  que  nous  a  conservé 
Sextus Empirions  ^,  ganint  par  lui-même  assez  considérable  delauthen^ 
ticité  des  textes  qu'il  cite.  Là  Tinexpérience  d*une  observation  super* 
fioielle  de  la  nature  se  montre  en  toute  sa  franchise,  avec  la  hardiesse 
de  conclusions  qui  dépassent  étrangement  la  portée  des  prémisses.  Ou 
sent  que  Ion  est  bien  au  temps  où  la  philosophie,  pleine  de  confiance 
en  elle-même,  et  ne  sachant  pas  apprécier  toute  la  difficulté  des  pro- 
blèmes que  présente  la  nature,  les  résolvait  le  plus  souvent  par  des  as- 
sertions téméraires,  et  ramenait  des  vérités  mai  saisies  à  des  formules 
que  devait  bientôt  briser  une  science  plus  judicieuse  et  mieux  éclairée 
par  f  étude  des  faits. 

E.  EGGER. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


*  Le  texte  porte  :  ^mifrav  <&(nfVy  non  période  alexandrine.  —  Voyez,  sur  ce 

pOA  «à  toute  heure,»  car,  dans  un  si  mot,   le   Mas,  Phil  Cantabrig,   année 

vieil  auteur,  le  mot  dprj,  ionien  pour  i83i,  vol.  I,  p.  aSg;  Ideler,  ChronoL, 

^p«,  ne  doit  pas  avoir  le  sens  dlieure,  vol.    I,  p.    aSg;   Bonitz,    Vocabulaire 

viDgt-qualrième  partie  du  jour,  sens  que  d'Aristote,  article  dSpa, 

ce  mot  ne  parait  pas  avoir  eu  avant  la  '  N**  ao  de  Muliacb- 


un  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


2<>  KPHTIKON  0EATPON  ^  llvXkoyv  x.  t.  X.  Théâtre  Cretois  ou 
Recueil  de  dtames  inédits  et  inconnus,  avec  une  introduction  his- 
torique sur  le  théâtre  chez  les  Byzantins,  par  C.  N.  Salhas,  Venise 
1878,  2  vol.  in-8**  de  ^20  {vx)  et  91  [fa'y^Q'j  pages. 

Nous  avons  eu  plusieurs  fois  roccasion  de  montrer  les  nombreux 
et  impoitants  services  que  M.  Sathas  a  rendus  à  l'histoire  du  moyen 
âge  byzantin.  Cest  là  un  sujet  du  plus  haut  intérêt  et  qui  ne  cesse  de 
préoccuper  ce  savant,  dont  le  but  est  d'éclaircir  une  histoire  encore 
très  mal  connue.  Son  zèle  croit  avec  le  succès,  et  il  est  rare  quune 
année  ou  deux  se  passent  sans  que  nous  ayons  à  enregistrer  quelque 
nouveau  résultat  de  ses  recherches  et  de  ses  études.  Les  deux  volumes 
que  nous  annonçons  aujourd'hui  ont  été  publiés  à  Venise,  avec  deux 
titres  diflTérents.  Le  premier  sert  d'introduction  àTautre,  qui  contient  le 
Théâtre  Cretois  composé  de  quatre  drames. 

Avant  d'aborder  l'analyse  de  cette  longue  introduction,  où  labon- 
dance  des  matériaux  le  dispute  à  l'intérêt  des  recherches,  adressons 
une  petite  observation  à  l'auteur.  En  écrivant  son  livre  en  grec,  et  uni- 
quement pour  ses  compatriotes ,  M.  Sathas  ne  s'est  sans  doute  pas  dissi* 
mule  que,  par  cela  même,  son  livre  ne  devenait  accessible  qu'à  très  peu 
de  lecteurs  français.  Si,  à  ce  premier  obstacle  de  la  langue,  viennent  se 
joindre  d'autres  difficultés  telles  que  l'absence  de  méthode  et  de  divi- 
sions, le  défaut  d'ordre  et  la  confusion,  il  est  bien  à  craindre  que  son 
ouvrage  ne  passe  inaperçu,  malgré  l'intérêt  du  sujet  et  la  richesse  des 
matériaux.  Hàtons-nous  de  dire  cependant  que  l'auteur  nous  a  fait  es- 
pérer qu'il  en  publierait  prochainement  une  traduction  française  d'après 
un  plan  plus  clair  et  plus  méthodique.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  eu  atten- 
dant la  réalisation  de  cette  promesse,  essayons  de  faire  connaître  le 
nouveau  travail  de  M.  Sathas,  en  recourant  quelquefois  à  l'excellent 
résumé  qui  en  a  été  publié  par  un  de  ses  savants  compatriotes,  M.  Bi- 
kelas,  dans  un  journal  grec  de  Trieste  ^ 

Trois  choses  principales  ressorlent  de  celte  étude  :  1°  que  le  théâtre 
existe  ot  demeure  comme  une  institution  sociale  en  Orient;  2**  qu'outre 
les  produits  contemporains  de  la  dramaturgie  byzantine,  qui  nous 
est  inconnue,  on  représentait  les  drames  anciens  et  particulièrement 

'  La  CUo  (KAEIO) ,  n'  927  du  24/8  avril  1879. 


THÉÂTRE  CRETOIS.  413 

les  comédies  de  la  période  attique  moyenne;  3^  que  les  drames  litur- 
giques, et,  en  général,  les  représentations  que  les  Croisés  trouvèrent  en 
Orient,  ainsi  que  les  traditions  théâtrales  que  les  Grecs  transfuges 
transportèrent  par  Venise  en  Occident,  ont  plus  de  liaison  entre  elles 
qu'on  ne  i*avait  cru  jusqu'ici,  en  ce  qui  concerne  et  la  forme  des  mys- 
tères dramatiques  du  moyen  âge,  et  la  renaissance  de  la  scène  en 
Occident. 

Qu  il  y  eût  un  théâtre  h  Byzance  le  fait  n'est  pas  douteux.  On  savait 
que  Juslinien  y  avait  pris  Théodora  pour  la  faire  monter  sur  le  trône. 
On  connaissait  la  longue  lutte  qui  eut  lieu  entre  Tancien  théâtre  et  la 
nouvelle  religion,  mais  M.  Sathas,  fouillant  les  synaxaires  ou  vie  des 
saints ,  y  découvre  des  renseignements  qui  lui  permettent  de  suivre  les 
péripéties  de  cette  lutte,  et  il  montre  le  triomphe  du  christianisme  sur 
cette  scène,  où  ceux  qui  ridiculisaient  les  mystères  du  baptême  se 
changeaient  quelquefois  de  parodistes  en  confesseurs  et  en  martyrs  de 
la  foi. 

Dès  les  premiers  siècles  de  Tère  chrétienne,  les  Pères  des  deux 
Églises,  occidentale  et  orientale,  furent  d'accord  pour  faire,  chacun  de 
leur  côté,  une  guerre  acharnée  au  théâtre.  Au  second  siècle.  Ter- 
tullien  compose  son  traité  des  spectacles;  un  autre  du  même  genre  est 
attribué  à  saint  Cyprien.  Citons  encore  la  lettre  de  ce  dernier  à  un 
évêque,  nommé  Eucrate,  qui  Tavait  consulté  pour  savoir  s  il  fallait  don- 
ner la  communion  à  un  comédien  qui,  ayant  quitté  le  théâtre,  conti- 
nuait à  instruire  de  jeunes  païens  dans  le  même  métier.  Parmi  les 
Pères  grecs  nous  trouvons  Théophile  d'Antiocbe,  Saint  Clément 
d'Alexandrie  et  surtout  saint  Jean  Chrysostome,  qui,  indépendamment 
d'une  homélie  qu'il  avait  faite  contre  les  jeux  et  les  théâtres,  revient 
sans  cesse  sur  le  même  sujet.  Les  détails  que  le  savant  archevêque  de 
Constantinople  nous  donne  à  cet  égard,  sont,  au  point  de  vue  qui 
nous  occupe,  extrêmement  curieux.  On  en  jugera  par  les  deux  cita- 
tions suivantes  : 

u  Mais  ^  que  dirai-je  du  bruit  et  du  tumulte  de  ces  spectacles?  de 
ces  cris  et  de  ces  applaudissements  diaboliques?  de  ces  représentations 
et  de  ces  vêtements,  toutes  choses  que  le  démon  seul  a  pu  inventer? 
On  y  voit  un  jeune  homme  qui,  les  cheveux  rejetés  derrière  la  tête, 
prend  des  airs  de  femme  et  s'étudie  à  paraître  une  fille,  dans  ses  habits, 
dans  son  marcher,  dans  ses  regards  et  dans  sa  parole.  On  y  voit  un 
vieillard  qui,  après  avoir  mis  de  côté  toute  honte  avec  ses  cheveux  qu'il 

Saint  Jean  Chrysostome ,  tr.  fr.  t.  VII,  p.  3o8. 

53 


414  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

a  fait  couper,  se  ceint  d'une  ceinture,  s'expose  à  toutes  sortes  d'insultes, 
et  est  prêt  à  tout  dire,  à  tout  faire  et  à  tout  souffrir.  On  y  voit' des 
femmes  qui,  la  tête  nue,  paraissent  hardiment  sur  un  théâtre  devant 
le  peuple,  qui  ont  fait  une  étude  de  l'impudence,  qui,  par  leurs  re- 
gards et  par  leurs  paroles,  etc.  Enfm,  tout  ce  qui  se  fait  dans  ces  repré- 
sentations malheureuses  ne  porte  qu'au  mal,  les  paroles,  les  vêtements, 
la  démarche,  la  voix,  les  chants,  les  regards  des  yeux,  les  mouvements 
du  corps,  le  son  des  instruments,  les  sujets  même  et  les  intrigues  des 
comédies.  » 

Et  ailleurs'  :  «Au  théâtre,  au  milieu  du  jour,  des  toiles  sont  ten- 
dues, et  beaucoup  de  comédiens  entrent  sur  la  scène,  jouant  un  rôle, 
ayant  des  masques  sw*  le  visage,  récitant  la  fable  antique  et  racontant 
les  événements  d'autrefois.  Celui-ci  joue  le  rôle  de  philosophe,  quoi- 
qu'il ne  soit  pas  philosophe,  celui-là  joue  le  rôle  de  roi,  quoiqu'il  ne 
soit  pas  roi,  mais  il  en  a  le  costume  pendant  la  représentation.  Cet 
autre  joue  le  rôle  de  médecin,  quoiqu'il  ne  soit  pas  même  un  ouvrier 
habile  à  travailler  le  bois,  mais  il  est  revêtu  des  habits  de  médecin;  un 
autre  joue  le  rôle  d'esclave,  quoiqu'il  soit  de  condition  libre;  un  autre 
joue  le  rôle  de  professeur,  et  il  ne  connaît  pas  même  les  lettres;  ils  pa- 
raissent ce  qu'ils  ne  sont  pas  et  ne  paraissent  pas  ce  qu'ils  sont La 

vue  du  masque  trompe,  mais  elle  ne  change  pas  la  nature,  en  donnant 
une  autre  apparence  à  la  réalité.  Tant  que  les  spectateurs  sont  sur  leurs 
sièges,  les  masques  sont  conservés;  mais,  lorsque  le  soir  est  arrivé,  que 
le  spectacle  a  cessé  et  que  tout  le  monde  est  retiré,  les  masques  sont 
déposés,  et  celui  qui  était  roi  sur  la  scène  se  trouve  être  un  forgeron. 
Les  masques  sont  rejetés,  les  apparences  trompeuses  ont  disparu,  la  vé- 
rité est  manifestée.  » 

Les  éloquentes  exhortations  de  saint  Jean  Chrysostome  ne  par- 
vinrent pas  à  renverser  radicalement  la  scène.  Le  peuple  continua  à  la 
fréquenter  pour  s'y  procurer  un  délassement,  et  plus  tard  les  icono- 
maques  y  cherchèrent  un  secours  dans  leur  lutte  pour  la  réformation 
sociale  de  l'Empire.  Pendant  tous  ces  événements,  le  monde  avait 
changé,  aussi,  malgré  le  triomphe  définitif  du  christianisme,  le  vain- 
queur fut  obligé  de  consentir  à  une  espèce  d'accommodement.  De  là 
s'explique  peut-être  la  tolérance  du  théâtre  sous  la  dynastie  macédo- 
nienne. 

M.  Sathas,  s'appuyant  sur  un  témoignage  un  peu  vague  de  Michel 
Psellus,  croit  que  les  comédies  de  Philémon  et  de  Ménandre  ont  été 

*  Chrys.  trad.  fr.  t.  II,  p.  5i5. 


THÉÂTRE  CRETOIS.  415 

représentées  sur  la  scène,  jusque  la  veille  même  de  la  conquête  turque. 
Malheureusement  ni  ces  comédies,  même  accommodées  suivant  les 
mœurs  et  les  usages  du  temps,  ni  des  ouvrages  importants  sur  Tart 
dramatique  byzantin,  ne  sont  arrivés  jusqu'à  nous.  Pour  y  suppléer, 
M.  Sathas  passe  en  revue  tous  les  écrivains  mentionnés  comme  ayant 
produit  quelques  œuvres  de  ce  genre,  dialogues  ou  drames  liturgiques, 
et,  afin  de  prouver  que  ces  œuvres  avaient  un  caractère  véritablement 
théâtral,  il  rappelle  un  fait  curieux.  Timothée  de  Gaza  avait  composé 
une  tragédie  qui  avait  pour  sujet  le  xpt^crap^upov,  impôt  sur  toute  espèce 
de  trafics.  Cette  tragédie,  ayant  été  représentée  devant  lempereur, 
provoqua  Tabolition  de  cet  impôt  inique.  Cest  là,  en  effet,  un  argu- 
ment qui  ne  manque  pas  d'une  certaine  valeur. 

M.  Sathas  s  est  livré  à  des  recherches  très  curieuses  sur  les  acteurs, 
sur  leur  existence  et  leurs  mœurs.  Mais  quels  furent  les  spectacles  re- 
présentés sur  cette  scène  dont  il  a  entrepris  de  raconter  l'histoire?  Y 
eut-il  réellement  un  théâtre  dans  l'ancienne  et  la  nouvelle  acception 
du  mot?  Les  Byzantins  y  voyaient-ils,  y  entendaient-ils  des  tragédies  et 
des  comédies  soit  anciennes,  soit  écrites  par  des  contemporains  d'après 
les  anciens  types?  Suivant  l'opinion  commune,  le  drame  cesse  à  partir 
du  IV*  ou ,  au  plus  tard ,  du  v**  siècle.  Il  fut  remplacé  par  l'hippodrome  qui , 
particulièrement  depuis  Justinien,  était  devenu  le  séjour  préféré  du 
peuple.  Si  l'on  écrivait  quelques  œuvres  dramatiques  telles  que  le  Chris- 
tas  patiens,  c'était  simplement  de  froids  exercices  scholastiques ,  n'ayant 
aucun  rapport  avec  l'existence  sociale  des  contemporains  et  n'ayant  pas 
été  écrits  pour  être  représentés.  M.  Sathas  s'élève  contre  une  pareille 
opinion,  en  cherchant  à  démontrer  que,  jusqu'à  la  chute  de  l'Empire, 
on  représenta  d'anciens  drames,  et  que  les  produits  de  la  muse  byzantine 
dramatique  dégénérée  étaient  écrits  pour  la  scène.  Parmi  les  divers 
témoignages  qu'il  produit  et  qui  embrassent  une  longue  période,  de- 
puis Libanius  jusqu'à  l'époque  des  Comnènes,  il  cite  le  passage  d'un 
écrivain  byzantin,  que  j'ai  publié  il  y  a  quelques  années,  passage  très 
curieux  el  qui  mérite  d'être  rappelé.  Il  s'agit  de  la  préface  que  Nicé- 
phore  Basilacas  avait  mise  en  tête  de  ses  œuvres.  Après  avoir  fait  un 
éloge  pompeux  de  son  talent  et  de  son  érudition,  notre  auteur  ajoute  : 
a  Gomme  la  jeunesse  aime  à  rire  et  se  laisse  facilement  entraîner  aux 
tt  plaisanteries  et  aux  jeux,  j'ai  fait  aussi  des  compositions  où  je  maniais 
«  le  style  comique  avec  d'autant  plus  d'à-propos  que  tout  ce  qui  se  fai- 
«  sait  alors  prêtait  beaucoup  à  rire.  C'est  ainsi  que  Solon ,  jeune  encore, 
use  livrait  à  la  poésie,  plutôt  par  plaisanterie  que  sérieusement,  et 
«faisait  des  vers  moins  en  vue  d'être  utile  que  pour  faire  plaisir.» 

53. 


416  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

Basilacas  nous  donne  ici  des  titres  de  ces  quatre  pièces  comiques  : 


1° 


ÙvoOpiafiëog ,  le  Triomphe  de  lane; 
a°  StuttaI  a  UapaSeiarmXaal ia ,  le  Marchand  d^étoupes  ou  lacréatioo 
du  paradis; 

3**  ^re(pav7rai,  les  Vainqueurs  couronnés; 

4°  Ô  ToXavTovxof  ÈpfjLfiç,  Mercure  porte-balance. 

Puis  j  ajoutais  :  «  Malheureusement  notre  poète  ne  nous  donne  aucuD 
«détail  sur  ces  compositions,  dont,  par  conséquent,  nous  ne  pouvons 
«avoir  aucune  idée,  puisqu'elles  sont  perdues  aujourd'hui.  Perte  très 
((  regrettable ,  parce  que  nous  ne  possédons  rien  en  ce  genre  datant  de 
«Tépoque  byzantine.  Il  est  certain  toutefois  que  les  pièces  en  question 
«  n'étaient  pas  de  nature  à  être  représentées.  Les  Grecs  du  moyen  âge 
«transcrivaient  Aristophane,  Euripide  et  Sophocle,  mais  ils  n'auraient 
upas  essayé  de  faire  une  comédie  ou  une  ti*agédie  pour  le  théâtre;  une 
«pareille  composition  eût  été  blâmée  comme  une  entreprise  impie  et 
«dangereuse.» 

Basilacas  raconte  ensuite  comment,  ayant  bu  aux  sources  de  la  di- 
vine sagesse,  il  a  eu  honte  de  ces  frivoles  occupations  et  a  livré  au  fen 
toutes  ces  compositions  légères,  afm  de  ne  pas  devenir  lui-même  la 
proie  des  flammes  de  l'enfer. 

«Beaucoup  de  gens  l'ont  su  alors,  ajoute-t-il,  et  tous  ne  l'ont  pas 
«approuvé,  car  plusieurs  de  ces  ouvrages  étaient  remplis  de  grâce,  d*at- 
«ticisme,  d'érudition  et  de  pensées  plus  utiles  que  badines.  Les  quatre 
«pièces  citées  plus  haut,  et  qui  avaient  une  grande  éiendae,  etc.  n 

M.  Sathas,  contrairement  à  mon  avis,  est  convaincu  qu'il  s'agit  là  de 
comédies  écrites  pour  le  théâtre.  Je  laisse  au  lecteur  le  soin  de  juger  le 
différend.  Quant  à  l'expression,  avaient  ane  grande  étendue,  quel  sens 
peut-elle  avoir  au  point  de  vue  qui  nous  occupe?  Veut-elle  dire  que  la 
longueur  de  ces  pièces  dépassait  la  mesure  voulue  d'une  comédie^  Je 
l'ignore.  Toujours  est-il  que  cette  expression  ne  préjuge  point  la  question 
dans  un  sens  favorable  à  lopinion  de  M.  Sathas. 

Parmi  les  documents  de  toute  espèce  qu'il  a  consultés  et  utilisés  à 
son  point  de  vue,  M.  Sathas  n'a  eu  garde  de  négliger  la  numismatique, 
et,  à  ce  propos,  il  enire  dans  des  détails  intéressants  sur  une  question 
très  controversée.  Nous  voulons  parler  de  ces  médaillons  désignés  gé- 
néralement sous  le  nom  de  contorniates,  les  xavxia  des  Grecs,  médail- 
lons dont  la  destination  était  restée  inconnue.  Mon  confrère  et  ami, 
M.  Robert,  qui  a  fait  une  étude  approfondie  de  ce  genre  de  monu- 


THÉÂTRE  CRETOIS.  417 

ments,  a  bien  voulu  me  communiquer  le  résultat  de  ses  savantes  re- 
cherches et  rédiger  pour  moi  une  note  sur  cette  curieuse  question  de 
numismatique,  note  que  je  m'empresse  de  reproduire  ici  : 

«Les  médaillons  contomiates,  monuments  du  iv*  et  du  v*  siècle,  ont 
«toujours  été  partagés  en  deux  groupes ^ 

«  Le  premier  groupe  comprenait  les'  pièces  relatives  au  cirque,  à  Tam- 
«phithéâlre  et  au  stade,  et  représentant  un  auriga,  un  gladiateur  ou  un 
«athlète  victorieux,  un  quadrige  ou  des  chevaux  libres  ayant  conquis 
«des  palmes,  etc. .  .  A  ce  groupe  se  rattachaient,  comme  rappelant  les 
«jeux  scéniques,  quelques  pièces  montrant  un  personnage,  générale- 
«ment  un  musicien,  élevant  une  couronne. 

«Le  second  groupe ,  très  nombreux ,  se  composait  des  pièces  sur  les- 
«  quelles  étaient  figurés  des  sujets  appartenant  à  la  mythologie,  au  cycle 
«héroïque  ou  à  l'histoire.  Les  numismatistes,  sans  dire  nettement  quel 
«avait  pu  être  le  caractère  des  médaillons  de  ce  groupe,  semblaient 
«leur  attribuer  un  rôle  analogue  à  celui  des  médailles  modernes,  et 
u  laissaient  penser  qu'ils  avaient  été  fabriqués  en  l'honneur  des  dieux  ou 
«  des  héros  ou  pour  rappeler  un  fait  historique. 

«Je  suis  convaincu  que  tous  les  médaillons  cortorniates  avaient  le 
«  même  caractère  et  la  même  destination.  Ils  se  rapportaient  exclusive- 
«  ment  aux  succès  remportés  dans  les  jeux  de  toute  nature  qui  se  prodi- 
X  guaient ,  au  Bas-Empire ,  pour  le  plaisir  des  Romains  et  des  provinciaux. 
«Il  est  facile  de  reconnaître  que  les  médaillons  qui  représentent  Apollon 
«tuant  le  serpent  Python,  Bacchus  et  son  cortège,  Gybèle  et  Atys  dans 
«un  char,  la  Lune  et  Endymion,  Minerve  protégeant  Hercule,  Pluton 
«  enlevant  Proserpine ,  Hypsipyle  emportant  Archémore ,  Olympias  jouant 
«avec  des  serpents,  Thésée  luttant  contre  le  taureau  de  Marathon,  etc., 
«sont  relatifs  soit  à  des  représentations  théâtrales  en  règle,  soit  le  plus 
«souvent  à  des  scènes  mimées;  de  même  Ulysse  et  le  monstre  Scylla 
«étaient  le  sujet  d'une  naumachie.  Parmi  les  arguments  à  l'appui  de 
«cette  opinion,  il  en  est  un  qui  est  concluant:  ces  médaillons  portent 
«en  effet,  dans  le  champ,  le  sigle  | ,  les  couronnes,  les  palmes  et  di* 
«vers  emblèmes  de  victoire,  aussi  bien  que  les  médaillons  qui  re- 
0 présentent  les  héros  des  courses  de  chars,  des  chasses,  des  combats 
«d'athlètes,  etc. 

«  Il  s'ensuit  donc,  d'une  part,  que  ce  ne  sont  pas  les  dieux  mêmes  ou 


*  F.  Sabatier,  Description  générale  des        de  la  correspondance  du  savant  modé- 
médaillons  contomiates;  CaTedoni,  mé-        nais,  in-8*  1866,  etc. 
moire  inséré  par  Bartolotti,  à  la  suite 


418  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

«les  hëros  qui  sont  représentés  sur  les  médaillons  du  second  groupe, 
«mais  les  acteurs  qui  en  remplissaient  les  rôles;  de  Tautre,  que  la  part 
«faite  aux  jeux  scéniques  par  les  numismatistes  était  loin  d'être  assez 
«considérable.  Jai  cru  toutefois  remarquer  que  les  médaillons  qui 
«portent  des  sujets  mythologiques  ou  du  cycle  héroïque  ne  descendent 
«  guère  au  delà  du  temps  deThéodose ,  c'est-à-dire  du  partage  de  TEmpire , 
«tandis  que  les  médaillons  où  sont  figurés  des  cochers  ou  des  chevaux, 
«  des  prestidigitateurs  ou  des  athlètes,  descendent  jusqu'à  la  fin  de  Tem- 
«pire  dOccident. 

a  L'observation  que  je  viens  de  faire,  à  Toccasion  du  second  groupe 
«de  médailfons  contorniates ,  s'applique  à  d'autres  monuments  du  Bas- 
«Empire,  où  les  mythes  de  la  Grèce  et  de  Rome  ne  sont  pas  figurés 
«comme  mythes,  mais  comme  représentations  théâtrales.  Un  médaillon 
«de  terre,  ayant  appartenu  à  un  vase  d'une  basse  époque,  prouve  ce  que 
«j'avance:  on  y  voit  Hercule  apostrophant  Mars  et  tenant,  outre  sa 
«  massue,  une  longue  palme  qui  rappelle  celle  des  cochers  vainqueurs ^ 
«Ce  médaillon  ne  représente  donc  pas  directement  Hercule  et  Mars, 
«  mais  les  acteurs  qui  jouaient  le  rôle  de  ces  deux  divinités  dans  une 
«  scène  grotesque. 

«  L'hippodrome,  l'arène  et  le  théâtre  tenaient  une  si  grande  place  dans 
ola  vie  des  Romains  du  Bas-Empire,  qu'il  était  tout  simple  que  l'art  en 
0  fît  ses  sujets  familiers. 

«Les  jeux  et  surtout  le  cirque  prirent  à  Constantinople  un  plus 
«  grand  développement  encore  qu'à  Rome ,  mais  les  médaillons  conter^ 
«niâtes,  appartenant  exclusivement  à  l'Occident,  ne  donnent  aucun 
«  renseignement  sur  la  nature  des  représentations  qui  avaient  lieu  dans 
«  l'Empire  byzantin.  » 

M.  Sathas  touche  à  tant  de  questions  diverses  qu'il  nous  est  impos- 
sible de  les  faire  connaître  toutes.  Nous  avons  mis  en  reUef  les  princi- 
pales et  surtout  celle  qui  concerne  les  auteurs  présumés  dramatiques. 
Toutefois  nous  dirons  avec  M.  Bikélas^  que  nous  ne  sommes  pas  en  état 
de  juger  jusqu'à  quel  point  tous  les  écrivains  mentionnés  par  M.  Sathas 
occupent  une  position  déterminée  dans  l'histoire  du  théâtre.  Nous  sup- 
posons que  le  travail  de  M.  Sathas  appellera,  comme  cela  doit  être,  le 
jugement  d'hommes  compétents  sur  les  différents  problèmes  qu'il  aborde. 
Nous  ne  devons  pas  oubher  que  les  critiques  par  nature  hésitent  toujours 

*  Gazette  archéologique,  tome  lïl,  1877,  p.  66,  et  pi.  XII.  —  '  Dans  la  CHo  ci- 
tée plus  haut. 


THÉÂTRE  CRETOIS.  419 

à  admettre  trop  facilement  les  théories  nouvelles.  Mais  un  seul  essai , 
dans  ie  genre  de  celui  que  nous  analysons ,  suffit  pour  éclairer  les  ques- 
tions et  pour  fixer  les  bases  de  tout  monument  scientifique.  De  telle 
sorte  que,  tout  en  acceptant,  sous  certaines  réserves,  les  conséquences  de 
cette  discussion  critique,  nous  nous  contentons,  quant  à  nous,  de  cette 
analyse  synoptique  de  tout  ce  qui  est  contenu  dans  l'ouvrage  de  M.  Sa- 
thas,  et  nous  n  entreprenons  point  de  rechercher  si  les  scènes  et  les  re- 
présentations des  hippodromes  se  rattachaient  au  théâtre,  autant  que 
Tauleur  le  prétend. 

Le  rapport  du  théâtre  byzantin  avec  celui  de  TOccident  est  une 
question  d  un  grand  intérêt.  Ceux  qui  s  occupent  de  la  poésie  du  moyen 
âge  en  Occident  la  considèrent  en  général  comme  un  produit  en  quel- 
que sorte  spontané.  Au  lieu  d'accepter  Tinfluence  de  TOrient  hellénique 
sur  ses  commencements,  ils  cherchent,  au  contraire,  à  démontrer  que 
la  poésie  sauvée  pendant  la  chute  du  monde  byzantin  nest  qu un  écho 
de  la  muse  originale  et  neuve  de  l'Europe  du  moyen  âge.  Cependant 
l'étude  de  tous  les  éléments  de  cette  période  parait  conduire  au  renver- 
sement dune  pareille  théorie,  et  il  y  a  même  aujourd'hui  en  France 
des  savants  qui  penchent  vers  l'opinion  contraire. 

M.  Satbas  n'entreprend  pas  la  solution  de  cette  question  intéressante , 
mais  en  passant  il  fournit  des  arguments  à  ceux  qui  recherchent  en 
Orient  les  premières  sources  du  théâtre  de  l'Occident.  Nous  signalerons 
comme  particulièrement  dignes  d'attention  à  ce  point  de  vue  les  recher- 
ches sur  l'onomatologie  du  théâtre  byzantin  et  sur  l'origine  de  la  plu- 
part des  définitions  de  la  scène  européenne. 

Les  malheureuses  tentatives  de  Théodoric  pour  le  transport  du  théâtre 
en  Occident  ne  furent,  sans  doute,  pas  aussi  infructueuses  qu'on  le  pense 
en  général.  C'est  peut-être  de  là  en  effet  que  datent  les  premiers  germes 
du  drame  liturgique.  Mais,  en  l'absence  de  preuves  positives,  toute  con- 
jecture manque  de  bases.  D'ailleurs  les  plus  anciens  monuments  de  ces 
drames  liturgiques  ou  de  ces  mystères  sont  du  xi*  et  du  xn*  siècle, 
époque  où,  par  les  croisades,  l'Occident  entre  en  contact  immédiat 
avec  l'Orient,  et  où  M.  Satbas  nous  montre  le  théâtre  vivant  en  quel- 
que sorte  à  Byzance. 

Abordons  maintenant  la  seconde  partie  de  l'Introduction,  qui  con- 
cerne la  musique  des  Byzantins.  D'après  l'opinion  commune,  les  chré- 
tiens orthodoxes  seraient  les  premiers  organisateurs  de  la  musique  11* 
turgique.  M.  Satbas  cite  des  exemples,  tirés  des  auteurs  ecclésiastiques, 
d'où  il  résulte  que  les  chrétiens  orthodoxes,  tout  en  combattant  les 
hérésies,  empnmtaient  la  musique  et  les  chants  de  leurs  adversaires. 


420  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

Tel  fut  saint  Méthodius  (m*  siècle),  dans  lequel  il  nous  fait  voir  pour  la 
première  fois  l'inventeur  du  drame  religieux.  Ses  pièces  ont  pour  but 
de  combattre  les  Valentiniens,  et  ii  les  combat  avec  leurs  propres 
armes. 

Après  lui,  saint  Ephrem  adopte  la  musique  et  le  théâtre  de  Barde- 
sane  et  de  son  fils  Harmonius,  qui  avait  été  élevé  et  instruit  à  Athènes, 
musique  et  théâtre  qui  n  étaient  autre  chose  que  ceux  des  Athéniens. 
Mais  Arius  a ,  le  premier,  formé  un  système  complet  de  musique  et  de 
liturgie ,  seulement  il  se  trouve ,  à  cet  égard ,  dans  une  situation  exception- 
nelle. C'est  de  son  temps  que  le  christianisme,  reconnu  comme  religion 
d*£tat,  sort  des  ténèbres  où  il  avait  dû  se  tenir  caché  jusque-là,  et  que» 
dépourvu  d'un  système  liturgique  et  musical,  il  dut,  pour  se  conformer 
aux  habitudes  du  peuple,  adopter  une  pompe  musicale  et  rituelle  dont 
il  puisa  les  éléments  dans  la  pratique  des  Alexandrins,  c est-à-dire  dans 
les  traditions  de  la  Grèce  antique. 

Arius  s'appliqua  plus  que  tout  autre  à  combler  cette  lacune ,  et  cette 
innovation  contribua  à  propager  son  hérésie.  Suivant  Philostorge ,  au- 
teur contemporain  d' Arius ,  ce  dernier  ne  se  contenta  pas  de  constituer 
une  musique  ecclésiastique,  il  composa  des  chants  populaires  à  Tusage 
des  matelots,  des  meuniers,  des  courriers,  etc.,  chants  quil  mit  en 
musique  «  voulant  gagner  subrepticement  [éxXéTsIcjv)  à  son  hérésie  les 
«hommes  les  plus  ignorants  et  les  plus  simples.»  Cest  pour  cette  rai- 
son que  le  nom  d'Arius  persista  jusquà  Photius  comme  personnifiant 
le  directeur  de  la  thymélé  (scène).  Tout  hérésiarque,  après  lui,  est 
désigné  comme  appartenant  «à  la  thymélé ,»  sans  quil  soit  toujours 
nécessaire  dajouter  le  nom  d'Arius.  S'il  fallait  en  croire  les  écrivains 
orthodoxes,  il  aurait  adopté  la  musique  de  Soladès,  qui  se  caractérisai! 
par  son  allure  elféminée  et  même  obscène. 

Arius  avait  composé,  sous  le  nom  de  Thalia,  un  recueil  d'hymnes  qui 
fut  détruit  sur  Tordre  des  empereurs  orthodoxes,  et  dont  il  ne  reste  que 
le  nom,  recueil  cité  souvent  par  les  contemporains.  Les  orthodoxes, 
effrayés  de  l'extension  que  prenait  sa  doctrine  à  la  faveur  de  soa 
théâtre  et  de  sa  musique,  imitèrent  leurs  devanciers,  saint  Méthodius  et 
saint  Ephrem ,  en  se  servant  de  son  système  pour  combattre  l'arianisme 
et  y  substituer  l'orthodoxie.  Mais,  lorsque  les  empereurs  Constance  et 
surtout  Vaiens  érigèrent  l'arianisme  en  religion  d'État,  les  orthodoxes, 
expulsés  de  Byzance  et  réfugiés  au  désert,  revinrent  à  la  musique  sy- 
riaque ou  plutôt  syro-grecque ,  c  est-à-dire  à  la  musique  qu'Harmonius 
et  saint  Ephrem  pratiquaient  avant  d'avoir  adopté  celle  d' Arius. 

Durant  le  règne  de  Théodose ,  l'arianisme  reçut  le  dernier  coup.  La 


/ 


THÉÂTRE  CRETOIS.  421 

Thalia  fut  alors  remplacée  par  une  liturgie  orthodoxe  modelëe  sur  ce 
recueil;  c*est  Yocioechos,  ainsi  nommé  parce  que  la  classification  des 
chants  repose  sur  Tordre  numérique  des  huit  modes  ou  i|^;^o/. 

On  a  cru  longtemps  que  Toctoéchos  était  Toeuvre  de  Jean  Damas- 
cène.  Cette  attribution  est  abandonnée,  et  M.  Sathas  ajoute  de  nouveaux 
arguments  pour  la  détruire;  mais  un  fait  ignoré  qu*il  a  mis  en  lumière, 
cest  que  la  partie  de  loctoéchos,  intitulée  TpiaSiKoi  ti{ivotj  fut  composée 
au  désert  par  les  orthodoxes  pendant  la  persécution  qui  eut  lieu  sous 
les  empereurs  ariens.  Après  leur  retour,  les  orthodoxes,  voulant  imposer 
leur  musique,  trouvèrent  une  très  grande  résistance  dans  le  peuple,  qui 
était  accoutumé  à  la  musique  d'Ârius.  Les  principaux  propagateurs  de 
la  musique  syriaque  furent  Flavien,  patriarche  d'Antioche  et  son  élève, 
saint  Jean  Chrysostomc.  Parce  fait  s  expliquent,  suivant  M.  Sathas,  les 
attaques  véhémentes  et  continuelles  de  saint  Jean  Chrysostome  contre 
la  musique  théâtrale,  qui,  comme  celui-ci  le  dit  expressément,  avait 
envahi  Téglise.  G  est  pour  la  même  raison  que  le  grand  orateur  chrétien 
interdit  les  chants  populaires  composés  par  Arius,  et  qu*il  propose  de 
les  remplacer  par  les  psaumes. 

D'après  cette  interprétation  de  M.  Sathas,  ce  nest  pas,  comme  on 
est  porté  à  le  croire,  au  théâtre  et  aux  chants  du  peuple  que  s'attaque 
l'éloquence  de  Ghi*ysostome,  mais  bien  plutôt  à  l'origine  hétérodoxe  de 
ce  théâtre  et  de  ces  chants.  Ce  point  de  vue  est  absolument  nouveau, 
et  M.  Sathas  est  d'autant  plus  dans  le  vrai  que  l'orateur  chrétien,  bien 
loin  de  blâmer  la  musique  et  les  autres  chants  populaires ,  les  considère 
comme  une  source  naturelle  de  délassement  et  de  consolation. 

«Il  y  a,  dit-iP,  dans  le  chant  et  dans  la  musique,  un  charme  si  ap- 
propriée notre  nature,  que  c'est  un  moyen  de  calmer  même  les  enfants 
à  la  mamelle,  lorsqu'ils  crient  et  qu'ils  sont  fôchés.  Aussi  les  nourrices 
qui  les  portent  dans  leurs  bras  vont  et  viennent  mille  et  mille  fois  en 
leur  chantant  des  airs  enfantins,  qui  réussissent  à  fermer  leurs  pau- 
pières. C'est  encore  pour  la  même  raison  que  Ton  voit  souvent,  vers 
Je  milieu  du  jour,  des  gens  en  voyage,  conduisant  leurs  bêtes  de  somme, 
chanter  en  même  temps,  pour  adoucir  par  ces  chants  les  désagréments 
du  voyage.  Et  non  seulement  les  voyageurs,  mais  encore  les  cultiva- 
teurs chantent  fort  souvent,  lorsqu'ils  foulent  le  raisin,  ou  qu'ils  font  la 
vendange ,  loi*squ  ils  donnent  des  soins  à  leurs  vignes ,  ou  se  livrent  à 
n'importe  quel  travail.  Les  matelots  chantent  aussi  en  maniant  la  rame. 
Et,  quand  les  femmes  font  la  toile,  et  qu'elles  démêlent  avec  la  navette 

'  Saint  Jean  Clirysostome ,  tr.  franc,  t.  V,  p.  là. 


à 


422  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

les  fils  embrouillés  de  la  chaîne,  elles  chantent  aussi  des  airs,  soit  cha- 
cune en  particulier,  soit  toutes  en  chœur,  n 

Un  fait  étrange  et  peu  connu  c  est  que  saint  Jean  Ghrysostome,  une 
fois  nommé  patriarche  de  Constantinople,  dut  se  relâcher  de  son 
hostilité  contre  la  musique  d'Anus,  et,  par  une  sorte  de  compromis,  il 
attaqua  les  hymnes  des  Ariens  de  Constantinople  en  plaçant  de  nou- 
velles paroles  sous  la  musique  de  ces  hymnes. 

Jusqu'au  vn*  siècle,  la  musique  syriaque  put  rencontrer  des  défen- 
seurs et  des  propagateurs  panni  les  Grecs  de  la  Syrie,  mab,  au  xiv*, 
cette  musique  était  inconnue  hors  de  cette  contrée,  comme  laffirme  le 
chronographe  ecclésiastique,  Nicéphore  Xanthopule.  Si  Ton  compare 
le  drame  liturgique ,  représenté  à  Sainte-Sophie  au  temps  de  Cédrène 
[\if  siècle),  avec  le  théâtre  des  premiers  Ariens,  décrit  par  Athanase 
et  Théodoret,  on  ne  voit  pas  une  grande  différence,  et  les  historiens  de 
ces  deux  époques,  si  éloignées  Tune  de  lautre,  emploient  presque  les 
mêmes  expressions  pour  en  faire  connaître  le  caractère  ^ 

Psellus  nous  donne  la  description  d'une  scène  dans  laquelle  Ghry- 
sostome porte  même  le  surnom  de  Baccbus  dxspaexéfjLriç  ^. 

Après  la  prise  de  Gonstantinople  par  les  Groisés,  les  écoles  musicales 
de  cette  ville  furent  dissoutes,  et,  par  suite,  le  secret  de  la  tradition  fîit 
perdu,  et  les  Grecs,  lorsqu'ils  revinrent  à  Gonstantinople,  ne  trouvèrent 
que  des  ruines.  Aussi  voyons-nous  les  maîtres  de  musique ,  comme  par 
exemple  Jean  Goucouzéhs^  parcourir  la  Grèce  pour  recueillir  les  airs 
populaires  afin  de  ressaisir  cette  tradition.  M.  Sathas  cite  des  traités  de 
musique  de  cette  époque  dont  les  auteurs  enseignent  la  musique  litur- 
gique en  prenant  leurs  exemples  dans  la  musique  populaire. 


'  ES  dirptnâjv  Xvyurfiéptcûv,  yeXcinanf 
xai  taapa^ptav  x^pa^yùVy  avtavtK&v 
à^yT^BCùv,  éâijfic^  xpavyéiv  nal  àafiérùnf 
iipayù)(iévcûv  èx  tw  rpi^^v  xai  râv  ^a- 
fiaiTvireiùijv.  Cedren,  t  II,  p.  333.  Voy. 
Sath. ,  p.  i84  (pv^  )• 

'  «Dont  les  cheveux  nont  pas  été 
coupés ,  toujours  jeune.  >Voy.  Sath.  Bibl. 
gr.  med.  aev.,  t.  V,  p.  177,  180. 

'  Une  tradition  conservée  par  un  au- 
teur ecclésiastique  contemporain  (Sath., 
F.  360)  veut  que  Coucouzéiis  soit  comme 
Orphée  de  la  musique  régénérée.  Le 
verbe  rpayoZài  provient,  selon  cet  au- 
teur,  de  la   chanson   que   Coucouzéiis 


chantait  aux  boucs  qui,  «silencieux 
«  écoutaient  sa  divine  mélodie.  >  M.  Sa- 
thas a  démontré  que  le  mot  rpayùAA 
conservé  jusqu*à  nos  jours  avec  le  sens 
de  chanter,  a  une  origine  tout  aiexan* 
drine.  Diodore  de  SicUe  est  le  premier 
qui  le  cite  avec  cette  signification,  puis 
Denys  le  Thrace ,  les  scholiastes  de  Théo- 
crite  et  enfin  les  Pères  de  TÉglise  égyp- 
tienne, saint  Macaire  et  Gregentios. 
Hors  d* Alexandrie  le  verbe  rpayft^, 
avec  le  sens  de  chanter,  est  connu  pour 
la  première  fois  après  la  mort  d*Arîus. 
Le  premier  qui  en  fit  usage  dans  ce  sens 
est  l'empereur  Julien. 


THÉÂTRE  CRETOIS.  423 

D après  cette  filiation,  qui  nous  conduit  de  la  musique  des  Ariens  à 
]a  musique  byzantine,  et  d'après  ce  fait  que  les  Goths  éuûent  Ariens, 
M.  Sathas  confirme  le  rapport  admis  déjà  par  Fétis  entre  la  notation 
dite  gothique  ou  la  neume  et  le  veSfjta  ^vlavTtvév.  La  signification  des 
noms  de  chaque  signe  neumatique  était  connue  des  raaitres  byzantins, 
qui,  aux  demandes  de  leurs  élèves,  répondent  toujours  que  ces  signes 
proviennent  de  TEgypte,  et  nen  disent  pas  davantage.  Les  occidentaux, 
comme  Aurélien  de  Réomé,  questionnèrent  les  Grecs  sur  ce  sujet, 
mais  n^obtinrent  qu'une  réponse  évasive.  Coucouzélis  donne  de  ces 
noms  mystérieux  une  explication  que  M.  Sathas  croit  erronée.  Il  pré- 
fère y  voir  Tacrostiche  (tête  de  vers)  dun  hymne  ancien  perdu  ou  in- 
connu. Un  fait  digne  de  remarque,  cest  qua  la  cour  de  Constantinople, 
jusqu'au  temps  de  Constantin  Porphyrogénète,  on  donnait  une  espèce 
de  mascarade  où  les  artisans  de  dèmes  d'hippodrome,  déguisés  en  Goths, 
chantaient  une  chanson  gréco-latine,  dans  laquelle  les  musiciens  répé- 
taient tous  les  mots  mystérieux  composant  Téchelle  neumatique.  Cons- 
tantin Poiphyrogénète  en  a  donné  une  explication  erronée.  M.  Sathas, 
le  premier,  en  a  tenté  une  qui  offre  tous  les  caractères  de  la  vraisem- 
blance ^ 

Le  Théâtre  Cretois ,  qui  forme  le  second  volume  de  l'ouvrage  de 
M.  Sathas,  contient,  ainsi  que  nous  Tavons  dit-plus  haut,  quatre  drames, 
dont  trois  étaient  inédits.  Nous  en  présenterons  une  courte  analyse  en 
traduisant  quelques-uns  des  passages  qui  peuvent  donner  une  idée  de 
ces  pièces. 


1^  La  première  est  intitulée  Zenon.  Le  sujet  est  la  déposition  et  la 
mort  de  cet  empereur  en  491  et  la  proclamation  de  son  successeur 
Anastase.  Cette  tragédie  est  une  froide  imitation  dun  drame  écrit  en 
latin  par  le  jésuite  anglais  Joseph  Simcons  ou  Simonis  et  public  ^  à 
Rome  en  16Â8.  Le  prologue,  qui  sert  d'introduction,  est  l'œuvre  ori- 
ginale du  traducteur.  Mars,  les  Mégères  et  Bacchus   y   préparent  le 


*  Notons  en  passant  que  M.  Sathas  a 
donné  le  mot  a  une  énigme  numisma- 
tique qui  était  restée  inexpliquée.  (P. 
173.)  H  8*agit  de  la  première  monnaie 
byiantine  avec  légende  grecque ,  frappée 
par  Héraciius  et  portant  Vinscription 
ANANEO  EANEÏ.  Cette  médaille  fut 
distribuée  comme  votum  aux  dèmes  pen- 
dant le  siège  de  Constantinople  par  les 
Avares  et  les  Perses,  siège  pendant  le- 


quel le  théâtre  fut  fermé  et  les  dèmes 
obligés  au  service  militaire  (6:28).  Cest 
pour  cette  raison  qu*Héraclius ,  vainqueur 
de  ses  ennemis  fit,  afin  de  remplir  son 
vœu,  frapper  une  médaille  commémora- 
tive  avec  hx  légende  ArONOBETHi:, 
«  fondateur  de  jeu.  ■ 

'  Une  autre  édition  de  ce  drame  a 
été  donnée  à  Anvers  en  1649* 


54. 


424  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

spectateur  au  sujet  du  drame.  Un  passage  de  ce  prologue  semble  indi- 
quer que  la  pièce  a  été  représentée  en  Candie  après  le  i^  mai  1639. 
Récité  par  Mars  il  ne  manque  pas  d  une  certaine  poésie.  En  voici  le 
commencement  :  a  Je  suis  ce  dieu  quon  nomme  Mars  (Ârès),  que  les 
guerriers  proclament  le  triomphateur  des  combats.  Je  demeure  dans  les 
cieux  et  j'ai  au-dessous  de  moi  Vénus,  Mercure  et  le  Soleil  mon  père* 
On  m'appelle  1  étoile  de  la  douleur,  de  la  guerre,  car  j'envoie  les  combats 
et  les  blessures.  Mais  il  me  semble  que  je  procure  au  monde  le  plus 
grand  repos,  que  les  haines  et  les  discussions  se  dispersent  devant  moi. 
J'enflamme  le  cœur  des  braves,  mais  ensuite  c'est  moi  qui  mets  uo: 
terme  à  leurs  inimitiés.  Grâce  à  moi  ils  sont  à  l'abri  de  la  peur;  c'est 
pour  moi  qu'ils  versent  leur  sang  et  leurs  trésors.  Mais  je  suis  aussi  la 
cause  du  repos  dans  le  monde  et  je  répands  en  paix  ma  lumière  et 
mon  éclat.  Les  combats  cessent,  les  sceptres  d'or  s'inclinent  et  partout 
on  commence  à  goûter  les  jouissances  de  la  paix  et  de  la  joie.  Ce  sang 
de  tant  d'hommes  cruels  une  fois  versé,  toutes  les  nations  jouissent 
du  repos.  Comme  le  feu  purifie  et  fait  briller  l'or,  ainsi  la  guerre  ra-* 
fraîchit  et  contente  le  monde.  » 

Citons  encore  (v.  34)  cette  apostrophe  à  Catterino  Cornaro  :  «Où  es- 
tu,  toi,  dont  la  Crète  se  glorifie,  prince  invincible,  dont  la  tête  fut 
ornée  de  la  couronne  de  Chypre?  Où  es-tu,  toi,  la  gloire  des  guerriers, 
qui  t'élançais  intrépide  au  milieu  des  traits  lancés  par  les  Turcs  ?  L» 
lance  à  la  main  tu  blessais  tes  ennemis,  ayant  toujours  dans  le  coeur 
la  pensée  de  chasser  les  barbares  de  la  patrie  de  Jupiter  et  prêt  à 
verser  ton  sang  pour  donner  la  liberté  en  cadeau  aux  Cretois.  Viens, 
âme  céleste  !  parle  toi-même ,  etc.  » 

2^  Slathis  Ç^rSfis).  Comédie  populaire  écrite  et  représentée,  vera  ie 
milieu  du  xvii*  siècle,  durant  le  siège  de  Candie  par  les  Turcs. 
Pholas,  qui  en  est  l'auteur,  est  le  nom  de  théâtre  d*un  acteur,  dont  la 
véritable  nom  aurait  été  Ménole.  Le  sujet  de  cette  comédie  de  mœurs 
est  le  recouvrement  par  Sathis  de  son  fils  enlevé  par  les  Turcs.  En 
voici  les  premiers  vers  récités  par  Chrysippe. 

«Lorsqu'un  matelot,  jouet  de  vagues  terribles,  se  trouve  au  milieu 
d'une  lutte  acharnée  entre  les  vents  et  la  mer,  il  éprouve  une  grande 
peur  et  est  envahi  par  mille  soucis,  au  moment  surtout  où  il  voit 
le  jour  finir  et  le  soir  venir.  Le  tumulte  des  flots  écumants  le  remplit 
de  crainte,  et  l'obscurité  de  la  nuit  éteint  son  espérance.  Mais,  lorsque 
l'aurore,  derrière  la  digue  du  rivage,  montre  sa  tête  dorée  et  couronnée 
de  roses,  alors  ses  craintes  et  ses  soucis  commencent  à  diminuer  et 


THÉÂTRE  CRETOIS.  425 

ia  lumière  rallume  son  espérance  éteinte.  Ainsi  les  vagues  irritées  de  la 
mer  de  mon  amour  tourmentent  ma  pensée.  Ainsi  j  accours  pour  voir 
l'aurore  de  lamour  se  lever  et  me  rendre  l'espoir  avec  sa  brillante  figure. 
Viens,  ma  douce  aurore!  que  ta  beauté  m  apporte  dans  ces  lieux  la  lu- 
mière du  soleil!  Viens,  par  ta  présence,  faire  revivre  tout  d'un  coup 
mon  cœur  mourant  et  éteindre  mes  soucis.  » 

3"  Gyparis  [Tiitaptç).  Drame  pastoral  écrit  vers  la  fin  du  xvi'  siècle, 
et  dont  fauteur  est  inconnu.  Il  a  pour  sujet  les  amours  de  deux  ber- 
gers et  de  deux  bergères,  qui  finissent  par  se  marier,  grâce  à  Tinter- 
vention  de  Vénus  en  personne.  Ce  gracieux  drame  rappelle  bien  les 
compositions  italiennes  du  même  genre  ;  mais  il  nous  semble  que  les 
personnages  y  sont  plus  naturels  que  dans  ces  dernières.  Les  bergers  y 
sont  plus  vraiment  paysans.  Deux  bergers  sont  amoureux  de  deux  ber- 
gères. Mais  Gyparis  est  le  véritable  amoureux  et  c'est  Panoria  qui  a  su 
lui  inspirer  la  passion  principale.  L'autre  couple  reste  dans  l'ombre,  et 
excite  beaucoup  moins  l'intérêt.  Le  vieux  père  de  Panoria  et  la  vieille 
Phrosyne  servent  à  introduire  1  élément  comique  du  poème.  L'intrigue 
est  conduite  avec  art,  et  le  sentiment  poétique  est  toujours  frais  malgré 
la  verbosité  de  Tépoque.  Quelques  citations  permettront  de  juger  le 
mérite  du  poète. 

Pag.  i3i,  V.  iSy-iSS.  Alexis  console  Gyparis.  «Avec  le  temps,  dit- 
il,  l'eau  perce  une  dalle  de  marbre,  et  le  fer  se  rouille  et  se  consume. 
Avec  lé  temps  les  lions  farouches  finissent  par  s'apprivoiser.  Avec  le 
temps,  le  coursier  se  laisse  mettre  un  frein. 

«  Ainsi  pour  elle  viendra  un  temps  où  elle  sera  domptée  à  la  vue  de 
tes  larmes  et  de  ton  immense  amour.  Si  tu  lui  paries  tous  les  jours,  il 
se  peut  que  sa  dispositien  devienne  meilleure  et  qu'à  la  fin  elle  ait 
pitié  de  toi.  C'est  par  des  paroles,  dit-on,  que  les  cieux  furent  une  fois 
arrêtés  ;  les  paroles  peuvent  faire  tomber  le  soleil. 

«Je  ne  te  considère  donc  pas  comme  si  malheureux.  Puisse  ma  for- 
tune, ami,  être  égale  à  la  tienne!  J'aime  et  je  brûle,  je  souffre  et  je 
désire,  sans  jamais  espérer  que  mes  maux  cesseront,  et  cela  parce  que 
je  crains  de  montrer  ma  douleur  à  la  fille  que  j'aime  et  de  lui  en  de- 
mander le  remède.  Console-toi  donc  en  me  voyant,  car  je  sub  encore 
plus  malheureux  que  toi.  Un  feu  couvert  brûle  davantage  ;  la  maladie 
qui  se  cache  fait  mourir  le  malade.  » 

Page  ao8,  V.  i  &5.  «Je  suis  comme  le  cerf  percé  d'une  flèche  et  qui 


426  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

ne  trouve  point  de  repos  en  courant.  Ayant  la  flèche  dans  la  poitrine, 
il  espère  remédier  à  sa  douleur,  tantôt  en  parcourant  les  vallons  et  les 
bois,  tantôt  en  se  fourrant  dans  une  gorge,  tantôt  en  gravissant  le 
sommet  de  la  montagne.  Il  court,  il  s*anête,  il  tombe  par  terre  et  se 
met  à  mugir.  Plus  il  cherche  à  se  soulager,  plus  il  soufire.  Tel  je  suis, 
pauvre  infortuné.  Depuis  que  les  yeux  de  celle  que  j*aime  ont  percé 
mon  cœur,  je  parcours  nuit  et  jour  les  champs  et  les  vallons,  les  bois, 
les  précipices.  Mais,  partout  où  je  vais,  je  porte  mes  souffrances,  et,  au 
lieu  du  remède  que  j*espère,  je  ne  fais  qu augmenter  mon  mal;  car  par- 
tout lamour  me  poursuit  et  ne  cesse  de  présenter  à  mes  pensées  celle 
que  j  aime.  Pourquoi  est-elle  plus  impitoyable  que  toute  autre  femme? 
Poiurquoi  jette-t-elle  une  si  grande  flamme  dans  mon  pauvre  cœur?» 

Page  218 j  V.  91-1 17.  ttTourne-toi  vers  cette  branche;  regarde  cette 
paire  de  colombes,  vois  comme  elles  s*embrassent  tendrement.  Ecoute 
la  fauvette  comme  elle  se  plaint,  et,  dans  son  doux  chant,  raconte  sa 
douleur.  Elle  vole  de  branche  en  branche,  et,  partout  où  elle  ae 
perche,  elle  se  lamente.  Il  .semble  qu*elle  dise  :  <(J*aime,  j^aime. »  La 
vache  mugit  en  songeant  au  taureau.  La  brebis  nuit  et  jour  appelle  le 
bélier;  les  vipères  n'empoisonnent  point  lorsqu'elles  aiment  et  se  pour- 
suivent les  unes  les  autres.  Les  lions  farouches  eux-mêmes  ressentent 
bien  souvent  dans  leur  bouillante  poitrine  la  puissance  de  l'amour. 
Même  au  fond  de  la  mer  les  poissons  n'y  résistent  pas  et  se  sentent 
entraînés  l'un  vers  l'autre.  Toi  seule,  Panoria,  tu  te  croisasses  forte 
pour  résister  à  l'amour.  Mais  que  parlé-je  des  animaux?  Les  arbres 
aussi  aiment  et  ne  produisent  leurs  fruits  qu'après  des  étreintes  amou- 
reuses. Le  citronnier  se  marie  souvent  au  cédrat.  .  .  Vois  le  platane 
comme  il  est  étroitement  enlacé  par  la  belle  vigne  qui  le  tient  em- 
brassé. Leur  cœur  ressent  tant  de  joie  à  leur  amour  mutuel  qu'ils 
semblent  dire  :  a  que  tous  ceux  qui  passent  par  ici  voient  notre  amitié 
et  qu'ils  s'unissent  ainsi  par  l'amour.  » 

4*  Érophile  (Èpûi^Aiy).  Tragédie  composée  vers  le  commencement 
du  XVII*  siècle  par  le  poète  crétois  George  Chortazzis.  Elle  a  été 
publiée  pour  la  première  fois  à  Venise  en  1687,  avec  un  texte  défi- 
guré par  l'éditeur  Hilarion  Cigalas.  En  1678,  il  en  parut  une  seconde 
édition  corrigée,  d'après  le  texte  original,  parle  directeur  de  la  biblio- 
thèque de  Saint-Marc,  Ambroise  Gradenigo  le  Cretois.  Dans  ces  der- 
niers temps,  une  copie  du  xvii*  siècle  en  lettres  latines  a  été  dé- 
couverte parmi  les  manuscrits  de  Maximilien,  empereur  du  Mexique. 


THÉÂTRE  CRETOIS.  427 

Voici  le  sujet  de  cette  tragédie.  Panarétos,  jeune  général  égyptien, 
élevé  à  ]a  cour  du  roi  Philogonus,  aime  la  fille  du  roi.  Ce  dernier  ne 
consent  pas  au  mariage  et  fait  périr  Panarétos.  Dans  son  désespoir, 
Érophiie,  la  fille  du  roi,  se  donne  la  mort.  Les  quatre  intermèdes  de 
cette  pièce,  placés  entre  les  actes,  ont  pour  sujet  fépisode  de  Renaud 
et  d*Armide  de  la  Jérusalem  délivrée 

En  voici  le  Prologue,  p.  agi,  v.  1-32.  C'est  Charon  qui  parle  : 
«Mon  aspect  sauvage,  impitoyable  et  sombre,  et  la  faux  que  je  tiens, 
et  mes  os  nus ,  et  les  coups  de  tonnerre  et  les  éclairs  qui  ont  ouvert  la 
terre  pour  me  laisser  sortir  des  enfers,  tous  ces  signes,  sans  besoin  de 
parler,  montrent  qui  je  suis  à  tous  ceux  qui  me  voient. 

«  Je  suis  celui  que  tout  le  monde  abhorre  en  m*appelant  cruel ,  aveugle 
et  impitoyable.  Les  rois,  tous  les  puissants  de  la  terre,  les  riches  et 
les  faibles,  les  maîtres  et  les  esclaves,  les  jeunes  et  les  vieux,  les  grands 
et  les  petits,  les  sages  et  les  fous,  tous  les  hommes  en  un  mot,  c*est 
moi  qui  les  précipite  dans  les  bras  de  la  mort,  tout  d'un  coup  quand 
je  le  veux  et  en  terminant  leurs  jours  à  la  fleur  de  leur  jeunesse.  Je  dé- 
truis la  gloire  et  les  honneurs,  j'obscurcis  les  noms,  je  disperse  les  droits, 
je  divise  les  amitiés;  je  viens  à  bout  des  cœurs  farouches,  je  change  les 
pensées,  je  jette  de  côté  les  espérances  et  j'accumule  les  soucis.  Là  où 
je  tourne  mon  regard  irrité,  des  contrées  entières  sont  détruites,  des 
mondes  sont  engloutis.  Où  sont  les  royaumes  des  Hellènes?  Où  sont 
toutes  les  possessions  si  riches  et  si  puissantes  des  Romains?  Où  sont 
leurs  arts  et  leurs  sciences?  Quest  devenue  leur  renommée?  Où  est  cette 
glorieuse  Athènes  si  fameuse  par  les  armes  et  par  les  lettres?  Où  est  la 
forte  Carthage  et  les  heureux  généraux  de  Rome?  Que  sont  devenus  les 
succès  qu'ils  ont  remportés?  Où  sont  la  valeur  d'Alexandre  et  ses  con- 
quêtes, et  les  honneurs  des  Césars  qui  ont  commandé  sur  l'univers 
entier?  Tout  a  été  détruit  par  moi,  c'est  moi  qui  ai  tout  perdu.  J'ai 
tout  réduit  en  une  cendre  invisible,  j'ai  tout  enfoncé  dans  l'oubli.  » 

Citons  encore  le  chœur  de  la  (in  du  quatrième  acte,  p.  ^3i.  «O 
gracieux  rayon  du  ciel,  toi  qui  de  ton  immense  foyer  répands  la  lu- 
mière sur  l'univers  entier,  ta  marche,  qui  suit  toujours  sûrement  son 
orbite,  embellit  les  deux  parties  du  firmament,  ainsi  que  la  terre. 
Lorsque  tu  éloignes  de  nous  ta  vue,  tu  arroses  la  terre  avec  la  pluie  et 
la  neige  pour  que  tes  créatures  puissent  vivre;  et,  lorsque  tu  Rapproches 
de  nouveau  et  que  lu  commences  à  disperser  la  neige,  à  réchauffer  le 
monde,  alors  tu  remplis  la  terre  de  fleurs,  tu  portes  la  joie  dans  la 
végétation,  tu  produis  abondamment  les  fruits  de  toute  espèce,  et  tu 
demeures,  toi,  à  tout  jamais  dans  ta  gloire.  Les  diamants  et  les  rubis, 


428  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

les  perles,  toutes  les  pierres  précieuses  semblent  aussi  être  ton  œuvre. 
Tout  ce  que  ta  lumière  ne  voit  pas  se  conserve  enfoui  dans  le  fond  de 
la  terre,  mais  de  tout  ce  qui  s*étale  devant  tes  yeux,  cest  toi  qui  as 
tout  produit,  ou  bien  cest  par  toi  que  tout  se  nourrit,  se  conserve  et 
se  propage.  Cest  grâce  à  toi  que  rien  n  est  destiné  à  périr. 

«O  mon  soleil  lumineux!  Je  me  souviens  des  maux  des  temps  passés, 
et,  à  ce  souvenir,  je  sens  tous  mes  membres  frissonner  de  froid.  Nous 
avons  vu  dans  nos  pays  infortunés  les  fleuves  rouler  des  flots  de  sang. 
Les  ennemis  étaient  tout  autour  de  nos  murs  et  toutes  les  armées  de 
notre  royaume  ne  nous  inspiraient  plus  d*espérance.  Mais  la  grâce  des 
dieux  est  venue  à  notre  secours  et  la  main  valeureuse  d'un  général 
nous  a  sauvés  de  cette  guerre. 

«Hélas!  combien  son  sort  a  été  amer!  Méritait-il,  après  avoir  vaincu 
nos  ennemis,  de  devenir,  lui,  Tesclave  de  lamour?  Il  a  aimé  notre 
princesse ,  et ,  au  moment  même  où  il  allait  se  croire  le  plus  heureux 
des  hommes,  il  est  tombé  dans  un  immense  abime.  Maintenant,  en- 
chaîné dans  sa  prison  il  attend,  l'infortuné,  une  mort  cruelle  de  la 
main  de  notre  roi  irrité.  O  soleil!  que  ta  lumière  s  obscurcisse  à  nos 
yeux  en  signe  de  deuil  !  Ou  bien  envoie-la  dans  d'autres  lieux ,  loin  de 
nous.  Quun  nuage  obscur  s'étende  sur  nous,  et  que  la  foudre  en  co- 
lère tombe  sur  ce  palais  et  qu'elle  le  détruise!  Au  moyen  de  mille 
éclairs  fais  trembler  notre  roi  égaré ,  afin  qu'il  ne  sacrifie  pas  la  vie  de  ce 
jeune  homme  valeureux;  change  sa  haine  en  amitié,  pour  qu'il  se 
montre  un  père  bon  et  aimant  envers  sa  fille  et  envers  ce  malheureux 
jeune  homme.  » 

Les  quatre  pièces,  dont  nous  venons  de  traduire  quelques  passages, 
sont  écrites  en  dialecte  crétois ,  dialecte  très  difficile  à  comprendre. 
Aussi  nous  regrettons  vivement  que  M.  Sathas  n'ait  pas  ajouté  un  glos- 
saire dans  lequel  il  aurait  donné  l'explication  d'une  foule  de  mots  que 
l'on  chercherait  vainement  dans  les  dictionnaires  grecs  modernes.  C'est 
là  un  complément  indispensable  pour  toutes  les  publications  du  même 
genre. 

E.  MILLER. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  429 


t  I 

Etude  sur  des  Maximes  d'Etat  et  des  fragments  politiques  inédits 
du  cardinal  de  Richelieu.  —  Authenticité  de  son  Testament  politique. 


PREMIER  ARTICLE. 


I. 


Peu  d^hommes  d*État  certainement  ont  eu  un  aussi  vif  souci  de  la 
^oire  que  le  cardinal  de  Richelieu.  C'est,  selon  son  expression,  ule 
seul  bien  propre  à  payer  les  grandes  âmes.  »  Il  s*est  efibrcé  autant  qu'il 
était  en  lui  de  s'assurer  ce  salaire. 

Richelieu,  ayant  beaucoup  pensé  à  la  postérité,  a  beaucoup  écrit 
pour  elle.  Il  s*est  appliqué  à  réunir  dans  ses  Mémoires  le  détail  des 
grands  événements  dont  il  avait  été  le  principal  acteur.  Laissant  à  ses 
secrétaires  et  aux  hommes  qui  avaient  servi  sous  lui  le  soin  de  rédiger, 
le  gros  de  Tœuvre  et  tout  ce  qui  n  était  que  {exposition  des  faits  secon- 
daires, lui-même  a  pris  la  plume  chaque  fois  qu'il  s'est  agi  de  diriger, 
au  milieu  de  l'obscurité  des  affaires  capitales,  le  jugement  de  la  postérité 
iucertaine.  Travail  considérable  et  digne  de  toute  admiration,  si  Ton 
prend  garde  que  pas  une  ligne  ne  fut  écrite  loin  des  documents  et  des 
renseignements  les  plus  précis,  et  que  jamais,  pour  concevoir  et  exécuter 
ce  long  ouvrage,  Richelieu  n'a  rencontré  ces  moments  de  repos  que  la 
trêve  des  affaires  ou  les  divers  succès  de  la  fortune  ont  réservés  à  d'autres 
grands  hommes  que  l'histoire  met  auprès  de  lui. 

Une  pareille  œuvre  n'a  pas  semblé  suffisante  k  un  esprit  si  actif.  C'é- 
tait là  la  pratique  en  quelque  sorte,  et  la  mise  en  œuvre  de  ses  pen- 
sées politiques;  il  a  voulu  en  donner  la  théorie.  Nous  avons  dès 
aujourd'hui  la  preuve  que  Richelieu  songea  de  bonne  heure  à  écrire 
ce  que  lui-même  appela  son  Testament  politique.  Formé  à  l'école  des 
grands  politiques  italiens  du  xvi*  siècle,  mêlé  en  France  même  à  un 
courant  littéraire  que  l'esprit  de  généralisation  dominait,  Richelieu  a 
voulu  exposer  aussi  les  préceptes  du  gouvernement  des  États.  De  même 
que,  selon  un  mot  désormais  populaire  «Richelieu  a  eu  les  intentions 
de  tout  ce  qu'il  fit,  »  de  même,  il  résolut  d'expliquer  quelles  avaient  été 
<C8  intentions. 

De  cette  pensée  sortit  l'œuvre  magistrale,  un  peu  délaissée,  même 

55 


430  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —JUILLET  1879. 

de  nos  jours,  et  sur  laquelle  la  critique  trop  rapide  d*un  autre  grand 
homme  a  jeté  un  voile  immérité  de  suspicion  et  de  dédain. 

Depuis  qu  à  ces  livres  de  premier  ordre  préparés  pour  sa  gloire  par 
le  cardinal  Richelieu,  l'érudition  moderne  a  pu  joindre  le  vaste  recueil 
de  sa  Correspondance  et  de  ses  Papiers  JtÉtai,  l'histoire  a  dû  peu  à  peu 
revenir  sur  les  impressions  qu'avaient  laissées  contre  lui  des  ennemis 
et  des  accusateurs  que  l'on  avait  trop  souvent  écoutés  comme  des  juges. 

La  grandeur  politique  et  morale  d'un  des  personnages  les  plus  con- 
sidérables de  l'histoire  de  France  est  apparue  tout  entière.  Il  semble 
qu'aujourd'hui  le  moment  est  arrivé  où  l'on  peut  décidément  écarter 
de  l'enquête  les  bavardages  de  ruelles  et  les  rancunières  récriminations 
que  ses  adversaires  rapportèrent  de  l'exil,  ou  distillèrent  dans  les  loisirs 
d'un  long  séjour  à  la  Bastille. 

Le  document  que  nous  intitulons  Maximes  d'État  et  fragments  poli- 
tiqaes  inédits  da  cardinal  de  Richeliea  doit  compléter  encore  le  dossier 
qui  plaide  pour  le  ministre  do  Louis  XIII.  Pour  être  moins  impor- 
tant que  les  autres  ouvrages  du  cardinal,  il  n'en  jettera  pas  moins  une 
vive  lumière  sur  le  fond  même  de  ses  pensées  et  sur  la  nature  de  son 
génie. 

Ce  ne  sont,  en  efiet,  ni  des  morceaux  définitifs  écrits  pour  l'his- 
toire, ni  même  des  pièces  politiques  jetées  dans  le  courant  des  affaires 
et  faisant  partie  de  leur  développement  journalier.  Mais  ce  sont  les 
révélations  les  plus  immédiates  que  nous  puissions  espérer  de  rencon- 
trer sur  les  procédés  de  travail,  les  sources  d'informations  et  les  habi- 
tudes de  réflexion  qui  furent  les  véritables  causes  des  déterminations 
du  cardinal. 

On  y  trouvera  des  pensées,  des  sentences,  des  fragments,  jetés 
sans  ordre,  pêle-mêle,  sur  des  papiers  destinés  à  n'avoir  d'autres  lec- 
teurs que  Richelieu  lui-même  ou  les  hommes  qu'il  employait  à  la  ré- 
daction de  ses  écrits  publics.  Ce  sont,  pour  ainsi  dire,  les  germes  des 
entreprises,  des  rudiments  de  mémoires  et  dinstructions ,  des  notes 
prises  à  la  hâte,  des  réflexions  et  des  observations  bonnes  à  fixer  et  qui 
pouvaient  servir.  Nous  assistons  au  travail  intime  qui  se  faisait  dans  la 
pensée  et  sous  la  plume  de  l'homme  d'État.  Nous  le  prenons  sur  le  fait, 
au  milieu  des  préparatifs  de  ses  grands  desseins,  dans  le  tour  négligé 
d'un  homme  qui  se  parle  à  soi-même  et  qui  s'avoue  à  soi-même  ce 
que  les  autres  ont  grand  peine  à  deviner  au  milieu  de  l'enveloppé  de 
ses  paroles  et  de  l'insuflisante  information  de  ses  actes  publics. 

Nous  entrons  dans  le  secret  de  ses  lectures;  nous  voyons  ce  qu'il 
allait  y  chercher,  et  à  quelles  sources  préférées  s'abreuvait  ce  grand 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  431 

politique.  C'est  ici  encore  qu  il  étudie  une  affaire ,  qu'il  se  penche  sur 
les  cartes,  qu'il  consulte  les  précédents,  qu'il  pèse  les  diverses  raisons 
d'agir,  et  qu'il  déduit  de  toutes  ces  éludes  les  motifs  de  sa  conduite 
particulière  et  du  gouvernement  de  l'État.  C'est  ici  enfin  que  ce  vaste 
esprit,  plus  préoccupé  d'idées  littéraires  qu'on  ne  le  pourrait  croire, 
s'essaye  à  fixer  dans  une  forme  étudiée  les  pensées  qui,  journellement, 
le  traversent  comme  des  éclairs. 

Vivant  dans  un  temps  où  Ton  faisait  volontiers  d'une  réflexion  une 
maxime,  Richelieu  ne  pouvait  échapper  à  une  tendance  si  générale. 
Nous  rencontrons  donc,  dans  ces  feuilles,  de  nombreuses  sentences  ré* 
digées  avec  soin,  et  qui,  certes,  ne  dépareraient  pas  les  recueils  les  plus 
célèbres  que  nous  a  laissés  le  xv!!*"  siècle.  La  haute  politique  surtout  et 
l'étude  des  hommes  en  sont  les  ordinaires  sujets;  il  est  superflu  d'ajou- 
ter qu'elles  sont  traitées  de  la  main  du  maître.  Les  maximes  les  plus 
redoutables  de  ce  redouté  politique  y  apparaissent  dans  leur  naturel. 
Beaucoup  d'entre  elles,  il  est  vrai,  se  sont  fondues  plus  tard  dans  le 
corps  du  Testament  politique;  mais  elles  ont,  dans  leur  isolement  et 
dans  la  forme  originale  de  leur  premier  jet,  comme  une  vigueur  plus 
grande  et  produisent  une  impression  plus  vive. 

En  un  mot,  ce  document  fournira  les  indications  les  plus  utiles  et 
les  plus  nouvelles  sur  les  secrètes  raisons  politiques  du  cardinal  et  sur 
les  plus  intimes  préparations  de  ses  œuvres  littéraires.  De  l'étude  faite 
à  ces  deux  points  de  vue  sortira  une  connaissance  plus  complète  de 
l'homme  lui-même.  C'est  là  une  des  plus  nobles  recherches  de  l'histoire, 
et  ce  sera  le  but  et  la  division  du  travail  plus  détaillé  qu'il  convient  de 
consacrer  à  ces  pages  inédites. 

Avant  d'entrer  dans  ce  détail,  indiquons  les  preuves  de  la  parfaite 
authenticité  des  documents  et  l'exposition  des  circonstances  par  suite 
desquelles  il  est  resté  inconnu  jusqu'à  nos  jours. 

En  lyoS,  la  duchesse  d'Aiguillon,  petite-nièce  du  cardinal  de 
Richelieu,  était  moite,  laissant  dans  sa  succession  l'importante  collec- 
tion des  papiers  personnels  et  des  papiers  d'Etat  du  cardinal.  «Un 
«  ordre  du  roi  permit  au  marquis  de  Torcy  de  retirer  des  mains  des 
«héritiers  ces  documents  de  première  valeur.  Ils  furent  réunis  au 
«Dépôt  des  afiaires  étrangères,  lorsqu'en  1710  il  fut  formé,  avec  la 
«permission  de  Louis  XIV,  dans  le  donjon  au-dessus  de  la  chapelle  du 
«vieux  Louvre  \» 

^  Extrait  de  la  note  de  Le  Dran,  bliée  dans  la  Lettre  sar  le  Testament po- 
commis  des  affaires  étrangères,  com-  liliqae,  à  la  suite  de  f  édition  de  i7o4t 
muniquée  à  Foncemagne,  qui  fa  pu-        p.  7. 

55. 


\ 


432  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

Ces  papiers  étaient  restés  jusque-là  réunis  en  liasse  ou  enfermés 
dans  les  cartons.  Dès  1711  Tabbé  Le  Grand  fut  chargé  d*en  entre- 
prendre la  mise  en  ordre,  comme  d  une  des  parties  les  plus  précieuses 
pour  la  formation  du  corps  d'étude  de  la  nouvelle  Académie  politique 
que  venait  de  fonder  M.  de  Torcy. 

L'abbé  Le  Grand  dressa,  à  cette  occasion,  un  curieux  mémoire,  «De 
« rUtilité  de  larrangement  des  papiers  du  feu  cardinal  de  Richelieu  ^ » 
Il  rédigea  un  inventaire,  pièce  par  pièce,  des  documents  qui  formaient 
la  correspondance^.  Il  dressa  enfm  un  catalogue  général  de  celle-ci, 
dont  une  bonne  partie  est  parvenue  jusqu'à  nous  ^. 

Il  est  à  croire  que,  pour  ce  travail,  Tabbé  Le  Grand  dut  emporter 
chez  lui  tout  ou  partie  des  documents  sur  lesquels  il  appliquait  tout 
son  zèle.  Lui-même  avait  un  cabinet  assez  abondant  en  pièces  curieuses. 
Lorsqu'il  mourut,  en  lySS,  partie  des  pièces  qui  le  formaient  allèrent 
à  la  Bibliothèque  du  Roi,  partie  furent  remises  aux  mains  de  son  grand 
ami,  M.  de  Clairembaut.  Ainsi  Tavait-il  disposé  lui-même  par  une  des 
clauses  de  son  testament. 

Or,  parmi  les  pièces  qui  vinrent  augmenter  ainsi  la  vaste  et  confuse 
mer  des  Mélanges  de  Clairembaat,  se  trouvaient  la  plupart  de  celles  que 
nous  venons  d'indiquer,  et,  en  outre,  une  centaine  de  feuillets  cou- 
verts d'une  écriture  plus  ancienne,  et  qui,  traitant  de  matières  diverses, 
furent  mises  près  du  catalogue  de  la  correspondance  de  Richelieu,  sous 
le  titre  général  de  Miscellanea. 

En  allant  nous-même  consulter  cette  table  de  la  correspondance , 
d'un  doigt  distrait  d'abord  nous  feuilletâmes  ces  papiers.  Mais  bientôt 
notre  attention  fut  attirée  tout  entière  à  un  examen  plus  minutieux.  A 
chaque  page  nous  reconnaissions  l'écriture  du  cardinal  de  Richelieu  et 
de  ses  principaux  secrétaires.  En  marge  de  ces  feuillets,  le  mot  Testa- 
ment était  fréquemment  répété.  Enfin  des  signes  spéciaux,  que  nous 
connaissions  pour  les  avoir  rencontrés  fréquemment  en  étudiant  le 
mode  de  rédaction  des  Mémoires  du  cardinal  de  Richelieu,  su£Bsaient 
pour  nous  convaincre  que  nous  avions  bien  affaire  à  des  papiers  venant 
du  cabinet  de  celui-ci. 

Une  étude  plus  attentive  ne  pouvait  que  confirmer  nos  premières 

'  Ce  document  se  trouve  avec  ceux  correspondance  de  Richelieu  qui  sont 

qui  sont  relatifs  à  la  formation  de  l'Aca-  au  Ministère    des   Affaires    étrangères, 

demie  politique  dans  les  Mélanges  d?  Presque  tous  sont  écrits  de  la  fine  écri- 

Clairembaat,  vol.  DXIX.  ture  de  labbé  Le  Grand 

*  Des  fragments  de  cet  inventaire  se  ^  Ce  catalogue  est  dans  le  vol.  DXXI 

trouvent  reliés  dans  les  volumes  de  la  des  Mélanges  de  Clairembaut. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  Û33 

observations.  Tous  les  faits  indiqués  dans  ces  pages,  toutes  les  remarques 
qui  sy  trouvent  consignées  se  rapportent  à  une  époque  correspondant 
aux  premières  années  du  ministère  du  cardinal  de  Richelieu. 

Tous  les  passages  en  marge  desquels  le  mot  Testament  est  écrit,  ont, 
en  effet,  servi  à  la  rédaction  de  quelqu'une  des  pages  de  ce  livre  ^ 

Les  signes  de  renvois  qui  sont  les  mêmes  que  ceux  qu'on  trouve  sur 
les  manuscrits  originaux  et  authentiques  des  Mémoires ,  se  rapportent  en 
effet  à  des  passages  qui,  plus  ou  moins  modifiés,  ont  passé  dans  leur 
rédaction  définitive. 

Enfin  une  dernière  preuve  qui,  à  elle  seule,  eût  suffi  pour  établir 
Tauthenticité ,  nous  apportait  un  nouvel  élément  de  certitude,  et  mettait 
en  lumière,  d'une  façon  indubitable,  la  série  des  faits  par  suite  desquels 
cet  important  ensemble  s'était  trouvé  détaché  de  la  collection  des 
Affaires  étrangères,  pour  aboutir  enfin  au  volume  DXXI  des  Mélanges 
de  Clairembaut.  En  effet,  la  table  manuscrite  des  papiers.de  Richelieu, 
faite  par  l'abbé  Le  Grand,  table  qui  suit  immédiatement  nos  documents, 
constate  qu'ils  font  partie  de  cette  collection ,  et  que  c  est  du  cardinal 
lui-même  qu'ils  émanent^. 


'  Voir  les  rapprochements  que  nous 
faisons  plus  loin. 

•  Nous  publions  ci -dessous  la  note 
de  fabbé  Le  Grand ,  que  nous  considé- 
rons comme  très  importante.  Elle  ter- 
mine le  catalogue  des  papiers  de  Riche- 
lieu ,  etse  trouve  dans  le  même  vol.  DXXI 
du  fonds  Clairembaut  (P  209  v")  : 

«  Deux  registres  intitulés  Miscellanea, 
tDans  le  premier  cotté  7,  il  y  a  beau- 
«coup  de  papiers  blancs  et  souvent  des 
c  maximes   ou  sentences  a   costé  des- 

•  quelles  est  écrit  Testament. 

•  Page  1 .  Raisonnement  sur  la  trêve 
«d*Hollande  faite  en  1608. 

«  P.  1 5.  Metz ,  Toul  et  Verdun ,  usur- 

•  pations  sur  ces  eveschez  par  les  ducs 
tde  Lorraine,  ce  qui!  faut  faire  pour 

•  brider  M.  de  Lorraine. 

«P.  ai.  Le  bon  effet  qu*on  tire  du 

•  secours  qu*on  donne  aux  HoUandois. 

«  P.  3i .  Sur  Timportance  de  la  Valte- 

•  line. 

•  P.    39.    Particularitez    sur    M.    de 

•  Luines. 


•  P.  Ai-  Germon  séditieux  du  Père 
«  La  Chaux.  M.  le  Prince.  Maximes  sur 

•  la  négociation. 

«P.  4a-  Caractère  de  M.  d'Aligre. 

•  P.  47-   Le  connestable  de   Lesdi- 

•  guières.  Plusieurs  maximes  de  suite. 

•  P.   63.   Son    sentiment    sur    Tavis 

•  qu'il  avoit  de  se  retirer. 

•  P.  71.  La  Rochelle.   L'Angleterre 

•  par  rapport  à  la  Rochelle. 

«  p.  91.  Acte  de  réception  de  la  paix 

•  pour  Ïa  ville  de  la  Rochelle. 

«P.  93.  Réponse  que   lit   le   roy   à 

•  l'ambassadeur  d'Espagne,  à  l'occasion 
«  des  traittez  faits  par  M.  du  Fargis.  • 

Ces  indications  sont  précisément  les 
titres  des  principaux  articles  contenus 
dans  notre  recueil.  Tous  y  sont  ;  il  n  en 
manque  aucun  aujourd'hui.  Il  faut  con- 
clure de  cette  note  que,  du  temps  où 
l'abbé  Le  Grand  recevait  des  héritiers  du 
cardinal  les  papiers  de  celui-ci,  nos 
fragments  en  faisaient  partie ,  et  le  das- 
sificateur  était  si  persuadé  qu'ils  éma- 
naient de  Richelieu,  qu'il  dit,  au  para- 


(i3(i  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

Ce  nVst  pas  tout.  Les  papiers  de  Richelieu,  conservés  au  Ministère 
des  Affaires  étrangères,  contiennent  à  leur  tour  une  mise  au  net  de  ces 
Maximes  d*Etat  (voir  France  i63i,  vol.  LIX).  Cette  mise  au  net  est  de 
la  main  d*un  copiste.  Mais  la  comparaison  des  deux  textes  nous  apprend 
que  cest  sur  Toriginal  du  fonds  Clairembaut  qu'elle  a  été  prise. 

Il  semble  que  la  preuve  est  faite.  Écriture  du  cardinal,  attestation  de 
i abbé  Le  Grand  ,  comparaison  des  deux  copies ,  explication  de  lorigine 
et  du  déplacement  de  ces  papiers,  tout  concorde.  Il  est  inutile  de 
chercher  dans  un  détail  plus  particulier  de  nouveaux  arguments  qui  ne 
viendraient  que  par  surcroît. 

II. 

Si  nous  entrons  maintenant  dans  Texamen  plus  détaillé  des  éléments 
nouveaux  quç  la  mise  au  jour  de  ce  recueil  de  notes  apportera  à  This» 
toire  du  cardinal,  il  conviendra  de  faire  tout  d'abord  une  remarque 
qui  en  précise  la  portée. 

La  date  extrême  à  laquelle  semblent  se  rapporter  les  faits  qui  s'y 
trouvent  mentionnés  eist  Tannée  i  63o.  De  sorte  que  la  période  de  la 
vie  du  cardinal  sur  laquelle  de  nouveaux  renseignements  sont  fournis 
paraît  limitée  par  les  années  162 4,  dune  part,  et  i63o,  de  l'autre  V. 

Si  cette  première  période  de  la  vie  politique  du  cardinal-ministre 
n'est  pas  la  plus  considérable  et  la  plus  glorieuse  devant  l'histoire,  elle 
est  peut-être  la  plus  importante ,  parce  qu'elle  contient  en  elle  le  germe 
de  toutes  les  autres. 

A  peine  Richelieu  faisait-il  partie  du  conseil,  à  peine  la  chute  de  La 
Vieuville  lui  laissait-elle  la  première  place ,  que  Richelieu  était  mis  en 


graphe  noté  63,  en  parlant  évidemment 
du  ministre  :  «  Son  sentiment  sur  Tavis 
«  qu'il  avoit  de  se  retirer.  • 

^  La  date  de  i6a4  est  indiquée  par 
le  second  de  nos  fragments  qui ,  en  trai- 
tant des  conditions  de  Talliance  avec  la 
Hollande,  ne  peut  être  antérieur  à  Té- 
poque  où  les  ambassadeurs  hollandais 
vinrent  à  la  cour  solliciter  Tappui  de 
la  France.  Les  «  articles  accordés  par  le 
■  roi  aux  Provinces -Unies»  sont  du 
ao  juillet  162 4-  (V.  Mercure  François, 
t.  X,  p.  49a.)  —  Quant  à  la  date  de 
i63o,  elle  résuite  d'une  citation  faite 


dans  un  de  nos  fragmenb.  Richelieu 
emprunte  une  phrase  à  Villars  (fr.  64) 
et  renvoie  en  marge  aux  Mémoires  de 
celui-ci,  p.  877.  Or  cette  citation  pré* 
cise  de  la  page  ne  peut  se  rapporter 
qu'à  l'édition  de  cet  auteur  parue  en 
i63o,  avec  une  continuation  de  C.  M. 
(Claude  Malingre)  en  deux  vol.  in-8".  — » 
D*ailleurs  tous  les  faits  historiques  aux- 
quels il  est  fait  allusion  dans  ces  Frag" 
ments  se  placent  naturellement  entre 
les  deuK  dates  que  nous  venons  d'indi- 
quer. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  435 

demeure  de  déclarer  iminédialement  dan«  quelle  direction  il  entendrait 
diriger  désormais  la  fortune  de  la  France. 

La  Hollande  envoyait  des  ambassadeurs  à  la  cour  de  France,  pour 
implorer  Tappui  du  successeur  de  Henri  IV;  TAngieterre  recherchait 
la  main  de  Henriette -Marie  pour  le  prince  de  Galles,  et  oflFrait  de 
s  allier  à  la  France  pour  la  revendication  du  Palatinat  et  le  secours  des 
protestants  d'Allemagne.  L affaire  de  la  Valteline  était  instante,  et  le 
pape,  qui  s*en  était  constitué  l'arbitre,  penchait  trop  visiblement  du 
côté  dune  solution  favorable  à  TËspagne. 

Si,  h  ces  difficultés  extérieures,  on  ajoute  la  menace  des  troubles  à 
rintérieur,  le  parti  protestant  en  armes,  les  grands  prêts  à  tourner  à 
leur  profit  les  prétentions  de  Gaston,  frère  du  roi,  on  admettra  aisé- 
ment que  Richelieu  devait  se  prononcer  sans  hésitation,  et  que  de  ia 
nature  des  résolutions  qu  il  allait  prendre  dépendait  le  sort  de  toute  la 
suite  de  son  ministère. 

Or.  en  ce  temps-là ,  Richelieu  avait  certainement  arrêté  dans  son  esprit 
le  plan  de  conduite  quil  devait  développer  plus  tard.  Mais  il  nous  est 
permis  de  douter  qu'il  pût  concevoir  dès  lors  Tespérance  de  l'appliquer 
tout  entier,  et  surtout  qu'il  osât  en  dévoiler  la  meilleure  part  à  ses 
collègues  du  ministère. 

Richelieu,  en  i6a4,  était  encore  avant  tout  le  favori,  le  protégé  de 
la  reine  mère,  l'ancien  compagnon  de  Concini,  et  l'habile  intrigant 
qu'une  heureuse  fortune  avait  firaîchement  revêtu  de  la  pourpre  ro- 
maine. Il  n'est  pas  douteux  que,  pour  tous  ceux  qui  ne  le  connais- 
saient pas  ,  et  même  pour  plus  dun  de  ceux  qui  croyaient  le  connaître, 
Richelieu  dût  passer  pour  catholique  et  Espagnol  ^  Peu  de  monde  pou- 
vait deviner  en  lui  le  ministre  aux  longues  vues,  qui  devait  reprendre 
et  mettre  en  œuvre  la  politique  de  Henri  IV. 

Il  n'y  avait  pas  bien  longtemps,  d'ailleurs,  que,  dans  son  esprit  même, 
une  évolution  s'était  faite,  évolution  que  l'histoire  n'a  pas  su  mar- 
quer avec  une  précision  suffisante.  Richelieu,  qui  avait  été  d'abord 
rhomme  de  la  cabale  italienne,  venait  de  rejeter  définitivement  la  po- 


'  Lorsqu'on  apprit  à  Londres  que 
Richelieu  prenait  la  direction  des  affai- 
res, Timpression  fut  fâcheuse.  On  crut 
aue  le  cardinal  était  hostile  au  projet 
^alliance  des  deux  couronnes ,  et  que  la 
Proposition  du  mariage  courait  chance 
'être  rejetée.  A  Rome,  au  contraire, 
on   se  félicita  vivement.  Pourtant  des 


gens  perspicaces  eussent  pu  ne  pas  se 
laisser  aller  à  une  pareille  illusion.  Ri- 
chelieu s'était  déjà  prononcé  très  éner- 
giquement  dans  le  sens  dune  politique 
anti-espagnole.  Voy.  une  des  notes  sui- 
vantes, et  cf  Guizot  :  Un  projet  de  ma- 
riage royal,  p.  279;  Avenel,  Corr,  de 
Rich,,  t.  Il,  p.  ai ,  note,  et  p.  35. 


436  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

litique  des  petits  moyens,  des  petites  vues  et  des  petits  résultats,  qui 
portait  au  pouvoir  les  protégés  de  la  reine  mère,  pour  se  donner  tout 
entier  à  la  grande  conception,  française  par  excellence,  de  la  lutte 
contre  la  maison  d'Espagne. 

Nous  avons  de  fortes  raisons  de  croire  que  cette  évolution  eut  lieu 
en  lui  lors  du  séjour  de  trois  ans qu*il  fit  dans  son  diocèse  et  à  Avignon, 
a  au  milieu  de  ses  méditations  et  de  ses  livres,  »  comme  il  le  dit  lui« 
même. 

Mais,  dans  une  telle  carrière,  les  intérêts  immédiats  doivent  prendre 
souvent  le  pas  sur  les  plus  hautes  conceptions  de  la  pensée.  La  pre- 
mière nécessité  qui  s'impose  à  un  esprit  capable  d'entreprendre  de  telles 
choses  est  d'avoir  entre  les  mains  les  moyens  de  les  accomplir,  c'est- 
à-dire  le  pouvoir.  Aussi  les  nouveaux  desseins  de  Tévêque  de  Luçon  ne 
se  découvrirent- ils  qu'après  que  la  réconciliation  de  la  reine  mère  et 
du  roi,  arrangée  par  lui,  lui  eut  valu  le  titre  de  cardinal  et  l'espoir 
prochain  du  ministère. 


Gabriel  HANOTAUX. 


(  La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  437 


LA  QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CESAR  ET  LE  SÉNAT. 


P.  GuiRAUD,  le  Différend  entre  César  et  le  Sénat.  Paris,  1878. 

César  était-ii  dans  son  droit  en  commençant  la  guerre  civile?  C'est  une 
question  qu  un  homme  de  nos  jours  ne  songe  guère  à  se  poser.  L*insur- 
rection  d'un  général  d'armée  contre  les  pouvoirs  publics  parait  à  un  mo- 
derne absolument  injustifiable.  Pourtant,  si  l'on  regarde  les  écrits  du 
temps,  on  voit  que  César  et  ses  amis  disaient  qu'ils  avaient  le  droit  pour 
eux,  et  il  n'est  pas  impossible  qu'ils  crussent  sincèrement  qu'ils  l'avaient. 
Même  dans  le  langage  et  les  écrits  de  leurs  adversaires,  on  entrevoit 
que  le  bon  droit  de  César  pouvait  être  soutenu.  C'est  que,  pour  les 
esprits  des  anciens,  siurtout  des  Romains,  la  question  de  droit  ne  se  po- 
-sait  pas  telle  qu'elle  se  pose  à  notre  esprit.  L'idée  d*un  devoir  général 
envers  tous  les  pouvoirs  publics ,  qui  représentent  la  patrie ,  était  devenue 
vague  et  incertaine  depuis  près  d  un  siècle.  Ce  qui  était  clair  et  indiscu- 
table c'était  l'obéissance  à  la  lettre  des  lois.  Or  César  feignait  de  croire 
-ou  croyait  réellement  qu'il  avait  quelques  lois  pour  lui.  Ses  partisans 
avaient  des  prétextes  ou  des  raisons  pour  prétendre  que  c'était  le  sénat 
qui  était  sorti  le  premier  de  la  légalité.  En  effet,  avant  qu'il  franchît 
le  Rubicon ,  il  y  avait  eu  un  décret  du  sénat  qui  le  rappelait  en  lui  en- 
levant ses  provinces  et  son  armée.  Il  s'agissait  de  savoir  si  ce  sénatus- 
consulte  était  légal.  Au  cas  où  il  ne  l'était  pas,  c'était  le  sénat  qui  le 
premier  s'écartait  du  droit,  c'était  lui  qui  le  premier  franchissait  le  Ru- 
bicon. Ce  problème  a  sans  nul  doute  partagé  les  esprits  des  Romains;  il 
est  naturel  que  les  historiens  modernes  aient  cherché  à  le  résoudre. 

On  croirait  d'abord  que  la  solution  en  est  facile.  Le  sénat  avait-il  le 
droit  de  rappeler  César  de  sa  province  ?  Il  l'avait,  si  César  tenait  de  lui 
son  commandement.  Mais  c'était  le  peuple  qui,  par  une  série  de  lois, 
avait  donné  à  César  son  pouvoir  et  ses  légions;  or  le  sénat  ne  pouvait 
rien  contre  des  lois  faites  régulièrement  par  le  peuple.  Seulement  ces 
îois  avaient  marqué  un  terme  aux  pouvoirs  de  César,  et,  si  ce  terme 
était  arrivé,  le  sénat  pouvait  rappeler  César  et  lui  désigner  un  succes- 
seur. Le  problème  est  donc  de  savoir  si  ce  terme  était  expiré  le  1*  jan- 
vier ^9;  il  se  réduit  à  une  question  de  date. 

56 


438  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

Cest  une  chose  bien  étrange  que,  parmi  tant  d'écrivains  latins  et 
grecs  qui  ont  raconté  cette  histoire,  aucun  ne  nous  marque  cette  date, 
que  tous  les  Romains  devaient  connaître.  Ni  les  historiens,  ni  Gicëron, 
ni  les  correspondants  de  Gicéron,  ne  nous  la  donnent.  Quant  aux  textes 
de  lois  dans  lesquels  ce  terme  était  certainement  indiqué,  aucun  d*eux 
n est  paiTenu  jusqu.^  nous.  Cest  donc  à  nous  de  trouver  cette  date  A 
Taide  des  renseignements  values  et  des  allusions  que  nous  pouvons 
saisir  chez  les  contemporains. 

Un  maître  de  la  science  allemande,  M.  Mommsen  ^  a  été  conduit  par 
une  série  de  calculs  à  fixer  cette  date  au  i*'  mars  ^9  (708  de  Rome). 
Aujourd'hui  M.  P.  Guiraud,  par  d  autres  calculs  et  par  Tobservation 
minutieuse  des  textes,  arrive  à  la  date  du  mois  de  mars  5o  (70&  de 
Rome).  Si  M.  Mommsen  a  raison,  cest  le  sénat  qui  a  commis  la  pre- 
mière illégalité,  car  il  n  avait  pas  le  droit  de  rappeler  Gésar  le  1^  jan- 
vier /ig.  Si  cest  la  théorie  de  M.  Guiraud  qui  est  la  vraie,  le  sénat 
avait  ce  droit  depuis  neuf  mois,  et,  par  conséquent,  Gésar  navait  aucun 
prétexte  pour  faire  la  guerre  civile. 

Voici  d*abord  les  faits  connus:  Tan  Sg,  Gésar  étant  consul,  la  prcK 
vince  de  Gaule  cisalpine  lui  fut  attribuée,  malgré  le  sénat,  par  une  loi 
dont  le  tribun  Vatinius  était  Tauteur.  Gette  loi  Vatinia  lui  donnait 
la  province  pour  cinq  ans.  Il  faut  noter  que  cette  loi  avait  un  vice 
de  forme  :  elle  avait  été  votée  en  dépit  des  auspices,  par  conséquent 
en  violation  de  la  loi  y£lia-Fu(ia  ^.  Aussi  ne  serons-nous  pas  surpris 
de  voir  que  les  adversaires  de  Gésar  la  déclaraient  nulle  et  sans  valeur. 
Quoi  quil  en  soit,  après  que  le  peuple  eut  donné  à  Gésar  la  Gaule 
cisalpine,  le  sénat  lui  donna  h  son  toiu*  la  Gaule  transalpine;  apparem- 
ment il  ne  voyait  pas  de  meilleur  moyen  d*empêcher  que  cette  seconde 
province  ne  lui  fût  décernée  aussi  par  le  peuple  ;  en  la  donnant  lui-même, 
et  probablement  sans  terme  fixe»  il  restait  maître  de  la  reprendre  quand 
il  voudrait;  donnée  par  le  peuple,  il  n  aurait  eu  aucun  droit  de  la  res- 
saisir. Quatre  années  plus  tard,  en  55,  la  loi  Pompeia-Licinia  prorogea 
le  commandement  de  Gésar  pour  une  nouvelle  période.  Tels  sont  les 
faits  dont  il  faut  tirer  la  solution  du  problème. 

Si  Ton  connaissait  le  point  de  départ  des  cinq  années  du  conm^ande- 

'  Th.    Mommsen,    Die  Rechisfrage  voyez  son  i4p/)e/ic{ix,  pages  156-196. — 

zwischen  Cœsar  und  dem  Sénat,  1857.  HoSmann ,  De  ofigine  bdli  Cœsariani,  $e 

M.   Zumpt,  dans   ses  Studia  Romnna,  prononce  pour  le  1"  mars  49* 

s'écarte  de  Topinion  de  M.  Mommsen;  *  Gicéron, //i  Faiimiim, 6-7; Suétone, 

il  croit  pouvoir  fixer  le  terme  du  pro-  César,  xx. 
consulat  de  César  au  1 3  novembre  5o  ; 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  ^39 

ment  conféré  par  la  loi  Vatinia,  on  posséderait  un  élément  important. 
Ce  point  de  départ  était  si  bien  établi  par  les  usages  et  le  droit  public 
de  Rome,  qu aucun  des  contemporains  na  pris  la  peine  d*en  parier,  et 
c  est  parce  qu  il  était  si  bien  connu  que  nous  Tignorons.  Trois  hypothèses 
ont  été  faites.  Suivant  M.  Mommsen,  tous  les  commandements  provin- 
ciaux et  militaires  commençaient  au  i*'  mars;  le  commandement  effectif 
de  César  ne  pouvait  commencer  que  le  i*'  mars  58;  mais  il  pouvait 
prendre  Yimperium  proconsulaire  dès  le  i*^  janvier,  et  ces  deux  mois 
comptaient  alors  pour  une  année  entière;  d'où  M.  Mommsen  conclut 
que  le  terme  assigné  par  ta  loi  Vatinia  était  le  i*^  mars  56.  M.  Guiraud 
a  très  clairement  montré,  et  M.  Zumpt  lavait  déjà  fait  avant  lui,  que 
cette  théorie  de  M.  Mommsen  sur  Tannée  militaire  commençant  au 
1*  mars  n'était  appuyée  sur  aucun  texte. —  Suivant  M.  Zumpt,  les  cinq 
années  accordées  parla  loi  Vatinia  partaient  du  jour  delà  promulgation 
de  la  loi,  c'est-à-dire  du  i"  mars  Sg.  A  cela  M.  Guiraud  objecte  que 
rien,  dans  le  droit  public  romain ,  n'indique  une  règle  qui  aurait  fait  com- 
mencer un  commandement  provincial  dujouroiila  loi  avait  été  promul- 
guée à  Rome;  d ailleurs  c*est  une  pure  conjecture  de  dire  que  la  loi 
Vatinia  ait  été  portée  le  i  "  mars.  —  Suivant  M.  Guiraud ,  tout  commande- 
ment provincial  partait  du  jour  oh  Ion  en  prenait  réellement  possession 
ou  plus  exactement  du  jour  où  Ton  entrait  dans  la  province.  Il  cite  plu- 
sieurs textes  de  Cicéron  qui  semblent  bien  établir  cette  réglée  Or 
César  n  est  entré  dans  sa  province  de  Gaule  cisalpine  que  vers  le 
27  mars  58;  c'est  donc  à  partir  de  ce  jour  que  devaient  courir  ses  cinq 
aimées  de  commandement. 

Cette  partie  de  l'argumentation  de  M.  Guiraud  nous  parait  fort  so- 
lide. Il  démontre  que  les  théories  de  MM.  Mommsen  et  Zumpt  reposent 
sur  de  pures  hypothèses;  la  sienne  s  appuie ,  au  contraire ,  sur  plusieiu^s 
textes  bien  compris.  Aux  raisons  qu'il  donne  nous  ajouterions  volon- 
tiers qu'il  n'est  guère  admissible  que  le  gouvernement  proconsulaire  de 
César  se  soit  confondu  pendant  neuf  mois  avec  son  consulat;  qu'il  ne 
quitta  pas  Rome  dans  l'année  59;  que  le  gouverneur  de  la  Cisalpine, 
Afranius,  ne  fut  pas  rappelé  de  sa  province;  que  César  n'y  envoya  aucun 
lieutenant  pour  le  représenter;  qu'enfin  il  ne  put  être  ni  ne  fut  gouver- 
neur des  deux  Gaules  avant  l'expiration  de  son  consulat,  c'est-à-dire  avant 
le  1"  janvier  58.  Toutefois  nous  éprouvons  quelque  peine  à  admettre 
avec  M.  Guiraud  que  les  cinq  années  du  commandement  de  César 

'  Guiraud,  Le  différend  entre  César  et  le  Sénat,  p.  U^-lkà^  d*aprè8  Cicéron,  Ad. 
Attic,  V,  XV,  i;  V,  XVI,  4;  V,  xxi,  9;  VI,  n,  6;  VI,  m,  i;  VJ,  vi,  3. 

56. 


iikO  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

n'aient  commencé  que  le  a 7  mars,  cest-à-dire  k  son  entrée  en  Cisal-^ 
pine.  En  effet,  la  loi  Vatinia  lui  assignait,  non  seulement  une  province, 
mais  aussi  des  légions  et  un  imperiam  militaire.  Or  nous  voyons,  dans 
Cicéron ,  qu'à  peine  sorti  du  consulat  il  se  mit  à  la  tête  de  ses  légions 
et  resta  plusieurs  semaines  aux  portes  de  Rome '.  Le  récit  de  Suétone 
montre  aussi  que,  poursuivi  par  ses  ennemis  dès  Texpiration  de  son  con-. 
sulat,  il  néchappa  àime  accusation  que  parce  quil  était  revêtu  de  ïim- 
perium,  et  Appicn  dit,  en  effet,  que  César,  menacé  par  ses  adversaires, 
ne  quitta  le  consulat  que  pour  entrer  «  aussitôt  »  dans  une  nouvelle  magis- , 
irature^.  Tout  cela  implique  que,  dès  le  i'' janvier,  il  prit  possession  des 
pouvoirs  que  la  loi  Vatinia  lui  avait  conférés;  aussi  pencherions-nous  à 
faire  partir  les  cinq  années  du  i*' janvier  58,  en  quoi  nous  nous  sépa- 
rons fort  peu  de  Topinion  de  M.  Guiraud.  Dès  lors,  comme  la  loi  Va- 
tinia assurait  cinq  années  de  commandement  ',  le  terme  devait  arriver 
au  commencement  de  Tannée  53. 

Pourtant  M.  Zumpt  considère  comme  chose  certaine  que  ce  terme 
était  fixé  au  l'^mars  5  il,  en  se  fondant  sur  un  passage  de  Cicéron,  quil 
interprète  en  ce  sens.  Il  remarque  en  effet  dans  le  discours  De  pro- 
vinciis  consularibus ,  qui  fut  prononcé  en  56,  que  le  sénat  songeait 
alors  à  remplacer  César  le  i"*  mars  bti.  Cicéron  ne  dit  nullement  que  ce 
jour  fût  le  terme  fixé  par  la  loi  Vatinia.  Seulement  il  y  a  une  phrase 
du  chapitre  XV  qui ,  prise  isolément,  parait  signifier  quen  laissant  César 
en  Cisalpine  jusqu à  cette  date  on  respectait  cette  loi;  doù  M.  Zumpt 
a  cru  pouvoir  induire  que  c'était  bien  là  le  terme  que  cette  loi  mar- 
quait. Mais  il  fallait  faire  attention  que  la  phrase  précédente  dit  juste- 
ment le  contraire;  Cicéron  y  marque  dans  les  termes  les  plus  clairs 
que,  si  Ion  enlevait  la  Cisalpine  k  César  dans  Tannée  5tif  on  vio- 
lerait la  loi;  aussi  plusieurs  sénateurs,  même  parmi  les  adversaires  de 
César,  voulaient-ils  lui  laisser  cette  province  pendant  toute  cette  année-là« 
pour  «ne  pas  violer»  le  plébiscite  porté  par  Vatinius.  Les  deux  phrases «: 
prises  chacune  séparément,  semblent  se  contredire;  la  lecture  attentive 
du  chapitre  entier  explique  tout.  Le  discours  est  prononcé  avant  les-. 
élections  de  Tannée  56.  Une  loi  Sempronia  exigeait  que  la  désignation 
des  provinces  à  assigner  aux  consuls  fût  faite  dix-huit  mois  à  Tavance,. 
c  est-à-dire  avant  Télection  des  consuls  qui  devaient  les  gérer  après  leur 

*  Cicéron,  Ptx>  Sextio,  18  :  «  Erat  ad  ^  Plutarque,  César,  xiv  :  eis  -arevroe- 
•  portas ,  erat  cum  imperio  ;  erat  in  Itatia  riav,  —  Appîen ,  Il ,  xiii  :  M  tarevràere^. 
«ejus  exercitus.  »  Cf.  Post  reditum,  i3.  —  Dion  Cassius,  XXXVIII,  viu  :  èvi 

*  Appîen ,  Guerres  civ, ,  H ,  1 5  :  àp^i^v  énif  trévre. 
évodéiievoç  èvl  ri^  érépav  edOvs  è^et. 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  441 

consulat.  Or,  en  56,  le  sénat  se  posait  cette  question  :  quelles  seraient 
les  deux  provinces  qui  seraient  consulaires  en  5^  ?  Il  hésitait  entre  quatre 
provinces,  la  oaule  ti*ansalpine ,  la  Gaule  cisalpine,  la  Macédoine  et 
la  Syrie;  ce  qui  faisait  porter  le  débat  sur  les  trois  gouverneurs  actuels  : 
César,  Pison  et  Gabinius.  On  était  d'accord  pour  rappeler  ce  dernier; 
Quant  à  César,  deux  opinions  étaient  émises,  les  uns  voulaient  lui  en- 
lever la  Transalpine,  qu'il  ne  tenait  que  d'un  sénatus-consuite,  les  autres 
la  Cisalpine,  qu'il  avait  reçue  pour  cinq  ans  par  la  loi  Vatinia.  Tous 
étaient  d'accord  pour  regarder  cette  loi  comme  nulle  ;  tous  répétaient  : 
«quelle  n'était  pas  une  loi  ^  ;  »  tous  auraient  souhaité  qu'il  n'en  fût  pas 
tenu  compte;  mais  tous  n'osaient  pas  l'attaquer.  Une  paiiie  des  séna- 
teurs opinait  donc  pour  que  la  Cisalpine  fût  laissée  à  César  durant 
l'année  5/i.  Les  plus  hardis  tenaient,  au  conti*aire,  à  ce  qu'elle  lui. fut  re* 
prise;  seulement  ils  accordaient  encore  qu'elle  lui  fût  laissée  jusqu'aux 
calendes  de  mars  54.  Cicéron  combat  ces  deux  opinions,  et  voici  les 
arguments  qu'il  emploie.  Aux  timides  qui  veulent  laisser  à  César  la  Cisal- 
pine, il  dit  :  ((Par  votre  vote  vous  sanctionnez  la  loi  Vatinia,  que,  jus- 
a  qu'ici,  vous  refusiez  de  reconnaître,  vous  n'osez  pas  toucher  h  la  pro- 
«  vince  que  César  tient  du  peuple,  et  vous  n'êtes  pressés  que  de  lui  en- 
«  lever  la  Transalpine,  chose  bien  facile,  puisque  c'est  de  vous  qu'il  la 
((tient^.))  Ensuite,  à  ceux  qui,  plus  hardis,  veulent  reprendre  la  Cisal- 
pine, il  dit  :  a  Vous  croyez  annuler  ainsi  la  loi  Vatinia,  mais  vous  vous 
((trompez;  cette  même  loi,  vous  l'observez  encore,  en  fixant  au  suc- 
((cesscur  de  César  là  date  du  i*^  mars^»  Cette  phrase  de  Cicéron  veut- 
elle  dire  que  le  i*'  mars  54  soit  le  terme  fixé  par  la  loi  Vatinia?  Elle 
serait  en  contradiction  flagrante  avec  la  phrase  qui  précède.  Nous  ne 
pouvons  pas  savoir  en  quoi  la  date  des  calendes  de  mars  était  une  con- 
cession volontaire  ou  involontaire  à  la  loi  Vatinia,  parce  que  nous  ne 
savons  pas  quelles  raisons  le  consul,  qui  avait  parlé  avant  Cicéron,  avait 


^  Cicéron ,  De  prov.  consul.,  1 5  :  «  Le- 
•  gem  quam  legem  esse  neget. —  Legem 
«  (juam  non  putat.  > 

*  Id.  ibid.  :  «Qui  ulteriorem  decer- 
nit>  (œlui  qui  propose  de  décerner  au 
successeur  la  Transalpine,  et  qui,  par 
conséquent,  propose  cfe  laisser  la  Gsal- 
pine  à  César] ,  •  ostendit  eam  se  sciscere 
«  iegem  quam  esse  legem  neget ....  si- 
«  mul  et  illud  facil  ut  ,quod  illi  a  populo 
«  datum  sit ,  id  non  violet  ;  quod  senatus 
«  dederit ,  id  properet  auferre.  • 


^  «  Al  ter. . .  legem  quam  non  putat, 
«  eam  quoque  servat  :  praBOnit  enim  suc- 
•  cessori  diem.  >  Notez  la  difTérence  entre 
les  expressions  sciscere  legem  que  Cicé- 
ron emploie  dans  le  premier  cas,  et 
servare  legem,  qu  il  emploie  dans  le  se- 
cond. Cela  marque  la  (listance  entre  les 
premiers ,  qui  sanctionnaient  la  loi  Vati- 
nia en  n*enlevant  pas  la  Cisalpine  à  César 
en  54«  et  les  seconds ,  qui,  croyant  annu- 
ler la  loi  en  reprenant  la  province ,  la  res- 
pectaient malgré  eux  en  quelques  points. 


442  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

présentées  pour  faire  admettre  cette  date.  Mais  ce  qui  marque  bien  qae 
Cicéron  n'a  pas  voulu  dire  que  ie  terme  légal  du  gouvernement  de 
César  en  Cisalpine  fût  le  i*"  mars  de  Tannée  5/i,  c*est  quil  dit  qu*en 
lui  enlevant  la  Cisalpine  ce  jour-là  on  lui  fait  tort,  malctari,  on  lui  fait 
injure,  contumeliosam ,  on  lui  donne  le  droit  de  s'irriter,  jare  irasci^. 
Ajoutons  que  Dion  Cassius,  faisant  une  allusion  très  brève  à  cette  dé- 
libération du  sénat,  dit  qu'il  était  en  effet  question  d'enlever  à  César 
son  commandement  savant  le  terme  fixé^»  Nous  ne  voyons  donc  pas 
de  raison  suffisante  pour  nier  que  les  cinq  années  de  commandement 
conférées  par  la  loi  Vatinia,  commençant  en  58,  dussent  se  pro- 
longer jusqu'en  53.  M.  Guiraud  nous  parait  avoir  raison  sur  ce  point. 

Reste  à  examiner  la  loi  qui  accorda  à  César  une  prolongation  de  son 
commandement  après  la  conférence  de  Lucques.  M.  Mommsen  nous 
semble  s'être  écarté  sensiblement  de  la  vérité  lorsqu'il  a  dit  que,  dans 
cette  conférence.  César  était  le  plus  |)uissant  des  trois  associés  et  le 
maître  de  la  situation.  Plutarque,  il  est  vrai,  présente  les  choses  sous 
ce  jour;  mais  Dion  Cassius  nous  en  donne  une  tout  autre  idée,  puisque  « 
suivant  lui,  le  pacte  aurait  été  conclu  entre  Pompée  et  Crassus  contre 
César.  La  vérité  nous  parait  être  entre  les  deux  extrêmes,  et  nous  la 
dégageons  surtout  du  texte  de  Suétone.  Suivant  cet  historien,  la  propos 
sition  d'annuler  la  loi  Vatinia,  écartée  l'an  56  après  le  discours  de  Ci- 
céron, devait  revenir  dans  le  courant  de  l'année  suivante,  et  c'était  le 
consul  prévu  de  cette  année  55,  c'est-à-dire  Domitius  Ahenobarbus 
qui  devait  la  produire  de  nouveau.  Or  le  malheur  de  César  était  que 
todtesa  puissance  proconsulaire  reposait  sur  cette  loi,  qui  était  entachée 
d'un  vice  de  forme  et  que  le  sénat  avait  des  moyens  d'annuler.  Il  suffi- 
sait d'un  acte  de  hardiesse  de  cette  assemblée  poiur  qu'il  fût  immédiate- 
ment dépossédé  de  son  pouvoir,  et  nul  n'ignorait  que,  le  jour  où  il  ren- 
trerait à  Rome  comme  simple  particulier,  il  serait  sous  le  coup  de  graves 
accusations;  il  avait  obtenu  à  grand'peine,  en  58,  que  ces  accusations 
fussent  différées  aussi  longtemps  u  qu'il  serait  absent  pour  le  service  de 
((^Etat^  n  II  n'était  donc  pas  aussi  fort  qu'on  le  croirait.  Habitués  que 
nous  sommes  à  nous  figurer  César  triomphant,  dominateur,  maître  de 
Rome  et  de  l'empire,  nous  sommes  tentés  de  croire  qu'il  était  déjà  tout 
cela  en  56;  mais  c'est  une  illusion.  En  cette  année-là,  loin  d^être  le 
maître,  il  avait  tout  à  craindre;  son  pouvoir  étant  issu  d'une  loi  réputée 

*  Cicéron,   De  prov.    consul,    i5  :  *  IIpô  toO  xa^if  xotn-o«  ;^p<^ov ,  Dion , 

«  Mulctari  demiiiutione  provînciae,  con-  XXXIX, xxv,  édit.  Dindorf,  1. 1,  p.Soo* 

«  tumeliosum.  nlbid.,  i6  :  «Huic  ordini  ^  Suétone,  César,  xxiii. 
«jure  irasci  posse  videatur.  > 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  443 

nulle,  tous  ses  actes,  depuis  trois  ans,  étaient  illégaux;  il  n était  pas 
jusquà  sa  guerre  des  Gaules  dont  la  légalité  ne  fût  contestée,  et  Ton 
avait  quelque  droit  de  dire  en  plein  sénat  u  qu  il  fallait  livrer  la  personne 
«de  César  aux  ennemis  qu'il  avait  injustement  attaqués ^))  Ce  vice  de 
forme  de  la  loi  Vatinia,  lequel  nous  paraît  aujourd'hui  si  insignifiant, 
avait  une  très  grande  importance.  Suétone  affirme  que  César  avait  à 
craindre  u  pour  sa  sécurité  »  et  qu  aussi  faisait-il  de  grands  efforts,  d  année 
en  année,  pour  que  la  mise  en  accusation  ne  se  produisit  pas  ou  quon 
pût  toujours  «y  opposer  son  absence^.»  La  moindre  chose,  un  revers 
en  Gaule,  une  décision  du  sénat,  un  revirement  dans  les  comices,  pou* 
vait  le  perdre  et  le  mettre  à  la  merci  de  ses  adversaires.  Précisément 
il: apprit,  en  56,  quon  avait  essayé  de  lui  enlever  la  Cisalpine,  et  que 
le  coup  n  était  différé  que  d'une  année;  car  Domitius  Abenobarbus, 
que  tout  le  monde  s'attendait  à  voir  consul  1  année  suivante,  annonçait 
hautement  qu  une  fois  en  possession  du  pouvoir  il  ne  manquerait  pas 
d'annuler  la  loi  Vatinia  et  de  renouveler  l'accusation  qu'il  avait  essayé  de 
porter,  trois  ans  plus  tôt'.  Suétone  afiGrme  que  c'est  pour  empêcher  que^ 
Domitius  n'exécutât  sa  menace  que  César  se  rapprocha  de  Pompée  et  de 
Crassus  aux  conférences  de  Lucques.  Or  le  meilleur  moyen  d'empêclier 
que  Domitius  ne  fût  consul  lui  parut  être  de  porter  Pompée  et  Crassus 
au  consulat;  c'est  ce  qu'il  fit.  Il  est  probable,  d'ailleurs,  que,  dans  ces 
mêmes  conférences,  il  fit  promettre  aux  futurs  consuls  qu'ils  prolonge-p 
raient  son  autorité ,  et  surtout  qu'ils  la  régulariseraient  en  le  débarrassant 
des  appréhensions  que  lui  causaient  les  irrégularités  de  la  loi  Vatinia. 

En  conséquence,  dans  les  premiers  mois  de  l'an  55,  Pompée  et 
Crassus  firent  passer  une  loi  qui  prorogeait  le  commandement  de  Ce* 
sar.  Cette  loi  Pompeia-Licinia  différait  en  deux  points  de  la  loi  Vatinia. 
D'abord  on  ne  voit  pas  qu'elle  fût  entachée  d'aucun  vice  de  forme; 
aussi  ne  fut-elle  jamais  attaquée;  ensuite  elle  s'appliquait  aussi  bien  à 
la  Gaule  transalpine  qu'à  la  Gaule  cisalpine;  du  moins,  c'est  ce  qu'on 
peut  conclure  de  l'expression  de  Velleius  :  provinciœ  prorogaiœ.  Cette 
remarque  a  son  importance. 

Cherchons  maintenant  quel  était  le  terme  que  cette  nouvelle  loi  mettait 
à  f autorité  de  César.  Quatre  historiens,  Velleius,  Suétone,  Plutarque, 
Âppien ,  affirment  que  la  loi  Pompeia-Licinia  donnait  à  César  le  gouver- 
nement pour  cinq  ans,  in  qainquenniam,  eU  ^evraertav^.  On  ne  pçut 

^  Suétone,  XXIV;  Plutarque,  C^iaoxxu.  «niinareturseconsolemeffecturumquod 

*  Suétone,  xxni.  «praetor  (en  58)  nequisset,  ademptu- 

^  Suétone,  César,  xxiv  :  tQuum  Do-  «rumque  ei  exercitus.  > 

«mitius,  consulatus  candidatus,  paiam  *  Suétone,  César,  xxiv;  Velleius,  II, 


ttkli  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

pas  aisément  mettre  en  doute  un  fait  si  unanimement  attesté.  Dès  lors 
la  pensée  qui  vient  nalureliement  à  l'esprit ,  c'est  que,  ces  cinq  années 
du  second  proconsulat  s  ajoutant  aux  cinq  années  du  premier,  le  com- 
mandement de  César  devait  durer  dix  ans  et  n'expirait  qu'au  commen- 
cement de  l'année  48.  S'il  en  était  ainsi,  le  sénat  n'avait  pas  le  droit  de 
rappeler  César,  ainsi  qu'il  l'a  fait,  le  i**  janvier  Ag,  et  César,  en  atta- 
quant par  les  armes  cette  décision  du  sénat,  avait  la  légalité  pour  lui. 
Cette  opinion  pourtant  ne  soutient  pas  un  sérieux  examen.  En  effet, 
dans  les  discussions  qui  eurentlieu  au  sénat  dans  le  cours  de  l'année  5o» 
et  dont  nous  connaissons  assez  bien  le  détail ,  nous  ne  voyons  jamais 
que  la  loi  Pompeia-Lîcinia  soit  présentée  comme  une  loi  qui  fût  encore 
en  vigueur;  ni  les  adversaires  de  César  ne  la  combattent,  ni  ses  amis 
ne  l'invoquent.  Quand  les  historiens  parlaient  des  discussions  de  Tan  5 1 , 
ils  faisaient  observer  qu'elles  étaient  contraires  à  la  loi  Pompeia^;  la 
même  observation  n'est  plus  faite  dès  qu'ils  parlent  des  discussions  de 
l'an  5o.  D'ailleurs  César,  au  début  de  son  De  bello  civili,  donne  les  rai- 
sons qui  peuvent  le  justifier;  or  if  n'allègue  jamais  cette  loi,  dont  le 
nom  seul  serait  un  argument  décisif,  si  elle  lui  avait  assuré  le  pouvoii' 
jusqu'en  li8.  Enfin  il  y  a  plusieurs  textes  où  il  est  dit  formellement  que 
le  commandement  de  César  expiraitdans  le  cours  de  l'année  5o.  Ainsi  Dion 
Cassius  rapporte  qu'en  5i  Pompée  fît  la  remarque  en  plein  sénat  que 
a  le  terme  du  gouvernement  de  César  était  proche  et  devait  arriver 
«l'année  suivante^.»  César  le  reconnaissait  lui-même  en  5i,  lorsqu'il 
demandait,  suivant  Appien,  que  le  Sénat  voulût  bien  prolonger  od'un 
«peu  de  temps  son  commandement,»  jusqu'à  ce  qu'il  se  fïit  présenté 
aux  comices  consulaires  de  5o  ou  de  69'.  Ce  qui  est  plus  clair  encore, 
c'est  que,  dans  les  premiers  mois  de  Tannée  5o,  Marcellus  proposa  an 
Sénat  le  rappel  de  César,  en  donnant  ce  motif  qu'il  arrivait  au  terme 
de  son  commandement^;  aucun  des  amis  de  César  ne  repoussa 
cette  affirmation;  ils  se  contentèrent  de  demander  que  Pompée  l'é- 
nonçât aussi  à  son  proconsulat  d'Espagne,  et  les  amis  de  Pompée  répli- 
quèrent «que  la  situation  n'était  pas  la  même,  puisque  le  terme  da 
«  commandement  de  Pompée  n'était  pas  arrivé.  )>  Voilà  donc  une  série 

XLVi;  Plutarque,  Crassas,  xv;  Pompée,  demment  le  même  historien  avait  dît,  â 

LU ,  Caton,  XLii ,  xltu  ;  Appien ,  De  belUs  Tannée  5a  ,  que  le  temps  fixé  par  la  loi 

i                               civ. ,  II ,  xvui.  ne  tarderait  pas  à  expirer  (XL ,  zliv)  ,  ce 

'  Hirtius,  De  bello  galL,  un;  Sué-  qui  n*aurait  eu  aucun  gens  s*il  y  avait 

tone.  César,  xxvni;  Dion  Cassius,  XL,  eu  encore  quatre  ans  à  courir  sur  cinq. 

\                            Lix.  *  Appien ,  II ,  xxv. 

)                                 ■  Dion  Cassius ,  XL ,  lix.  Déjà  précé-  *  Appien ,  II ,  xxvii. 


t. 


1 

I 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  445 

àe  textes  d*oii  il  ressort  clairement  que  le  commandement  conféré  à 
César  n allait  pas  jusqu'au  i""  mars  kS,  ni  même  jusquau  i^  mars  âg, 
mais  se  terminait  à  une  époque  inconnue  de  Tannée  5o.  On  arrive  donc 
à  ce  résultat  singulier,  que  les  deux  proconsulats  conférés  par  les  lois 
Vatinia  et  Pompeia,  quoique  étant  chacun  de  cinq  années,  nont  pas 
formé  un  total  de  dix  ans. 

11  y  à  là  une  di£Bculté  que  M.  Guiraud  a  fait  eifoit  pour  résoudre. 
Il  a  remarqué  que  Dion  Cassius  n  attribuait  k  la  loi  Pompeia-Licinia 
quune  durée  de  trois  ans  K  Cette  phrase  de  Thistorien  avait  été  aperçue 
par  MM.  Mommsen  et  Zumpt  et  par  lauteur  de  YHistoire  de  César, 
mais  tous  avaient  été  d  accord  pour  n  en  pas  tenir  compte  et  ne  s*en 
pas  embarrasser.  Ce  texte,  jusqu ici  négligé,  a  été,  pour  M.  Guiraud,  un 
trait  de  lumière.  Le  jeune  et  hardi  chercheur  a  très  justement  observé 
que  Dion  Cassius  n  est  pas  un  auteur  à  dédaigner,  qu  il  écrivait  sur  les 
sources,  qu*il  connaissait  le  détail  des  faits,  qu  enfin  ce  n  est  pas  à  la  lé- 
gère qu'il  a  écrit  ce  chiffre  de  trois  ans,  car  il  ajoute  aussitôt  cette  paren- 
thèse :  tt  C'est  bien  là  le  chiffre  vrai  ^.  »  M.  Guiraud  s'empare  donc  de  ce 
chiffre,  et  dit  :  le  premier  consulat  allait  jusqu'en  53,  le  second  se 
prolonge  jusqu'en  5o ,  c'est-à-dire  précisément  jusqu'au  temps  où  d'autres 
textes  nous  montrent  que  le  commandement  de  César  expirait. 

Cette  argumentation  saisit  à  la  fois  par  sa  simplicité  et  par  sa  force. 
Pourtant  une  grave  objection  lui  a  été  faite.  Si  le  chiffre  donné  par 
Dion  Cassius  est  si  bien  en  accord  avec  les  textes  qui  montrent  le  com- 
mandement de  César  terminé  en  5o,  il  est,  d'autre  part,  en  opposition 
avec  Velleius ,  Suétone ,  Plutarque  et  Appien ,  qui  donnent  un  chifire 
de  cinq  ans.  Est-il  possible  que  Dion  Cassius  ait  raison,  à  lui  seul, 
contre  ces  quatre  historiens?  L'esprit  est  d'abord  arrêté  par  une  telle 
contradiction,  et  la  tentation  est  grande  de  rejeter,  comme  on  l'avait 
fait  jusqu  ici ,  l'assertion  de  Dion  Cassius.  Il  nous  semble  pourtant  qu'à 
regarder  attentivement  ces  difTérents  textes,  la  contradiction  entre  eux 
est  plus  apparente  que  réelle.  On  doit  remarquer  tout  d'abord  que  Dion 
Cassius  exprime  sa  pensée  sous  une  autre  forme  que  les  quatre  autres, 
historiens  ;  ceux-ci  disent  :  la  loi  Pompeia  conféra  le  pouvoir  pour  cinq 
ans;  Dion  écrit  :  elle  allongea  de  trois  années  les  pouvoirs  de  César. 
Or  n'oublions  pas  que  cette  loi  Pompeia  est  de  55;  si  les  pouvoirs 
conférés  précédemment  devaient  durer  jusqu'en  53  ,  il  est  clair  qu  une 
loi  portée  en  55,  et  pour  cinq  ans,  n'allongeait  en  réalité  son  pouvoir 

'  Dion  Cassius,  XXXIX,  xxxiii.  —  *  Ûç  y€  ràXtfdès  cifp/axerai.  Dion,  XXXIX, 
xxxni. 

57 


446  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

que  de  trois  années.  La  contradiction  n'existe  donc  plus  que  dans  la 
forme;  cest  une  même  vérité  exprimée  de  deux  façons  difierentes;  le 
commandement  était  bien  donné  pour  cinq  ans ,  ainsi  que  Taffirment 
quatre  historiens;  mais  César  n  y  gagnait  en  réalité  que  trois  années, 
ainsi  que  l'assure  Dion  Cassius ,  dont  on  s'explique  la  parenthèse  : 
«Trois  ans  de  plus,  voilà  le  chiffre  vrai.  » 

On  dira  peut-être  :  mais  César  se  trouvait  frustré;  il  perdait  i  ce 
calcul  deux  années  de  son  premier  commandement;  son  intérêt  évident 
était  que  les  cinq  nouvelles  années  ne  counissent  qu'après  que  les  cinq 
premières  seraient  achevées.  Ce  raisonnement  n  a  qu'une  apparence  de 
justesse.  D'abord  il  est  parfaitement  admissible  que  Pompée,  trompant 
César  absent,  ait  rédigé  sa  loi  de  façon  à  lui  faire  perdre  deux  années. 
Ensuite  il  est  très  possible  que  César  lui-même  ait  eu  intérêt  à  faire 
partir  les  effets  de  la  loi  nouvelle  de  l'an  55  au  lieu  d'attendre  à  Tan  53. 
En  effet,  nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  que  son  premier  comman- 
dement se  composait  de  deux  provinces  très  distinctes,  la  Cisalpine  qu'il 
avait  reçue  par  une  loi  et  pour  cinq  ans,  et  la  Transalpine  qu'il  tenait  d'un 
simple  sénatus-consulte  sans  terme  fixe,  et  que,  par  conséquent,  le  sénat 
pouvait  lui  reprendre  dès  qu'il  le  voudrait.  Comme  la  loi  Pompeia  con- 
férait également  les  deux  provinces,  ses  effets,  en  ce  qui  concernait  la 
Transalpine, devaient  nécessairement  courir  de  l'année  55;  voilà  donc 
au  moins  une  des  deux  provinces  pour  laquelle  il  ne  pouvait  pas  être 
question  d'attendre  à  l'année  53.  Mais  regardons  maintenant  l'autre 
province  :  nous  savons  que  César  ne  tenait  la  Cisalpine  jusqu'en  53 
qu'en  vertu  de  la  loi  Vatinia,  qui  était  manifestement  illégale;  il  savait 
que  Domitius  Ahenobarbus,  qu'il  avait  réussi  à  écarter  du  consulat 
pour  55,  serait  probablement  consul  en  5&,  et  qu'il  ne  manquerait  pas 
d'attaquer  et  d'annuler  cette  loi  Vatinia.  C'était  justement  pour  parer 
ce  coup  que  César  s'était  rapproché  de  Pompée.  Or,  s'il  ne  faisait  com- 
mencer son  nouveau  qainquenniam  qu'en  53 ,  il  prêtait  le  flanc  pendant 
deux  années,  et,  dans  cet  intervalle ,  un  sénatus-consulte  pouvait  lerap- 
pdier.  Devait-il  vivre  deux  ans  encore  sur  le  faible  appui  d'une  loi  sans 
valeur,  ou  bien  s'armer  tout  de  suite  de  la  loi  Pompeia  qui  était  régu- 
lière et  incontestée?  Le  choix  ne  pouvait  être  douteux.  Sa  grande  pré» 
occupation ,  dans  la  conférence  de  Lucques,  avait  été  bien  moins  d'allon- 
ger son  commandement  que  de  régulariser  et  de  légaliser  sa  situation. 
L'important  pour  lui  était  de  ne  plus  dépendre  d'un  vote  du  sénat,  et 
c'aurait  été  un  piège  trop  grossier  de  ne  lui  assurer  cette  indépendance 
que  dans  deux  ans,  en  le  laissant  jusque-là  à  la  merci  du  sénat  et  de 
ses  adversaires.  La  loi  Licinia  lui  donnait  un  commandement  de  cinq 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  kkl 

années,  mais  il  était  bien  entendu  que  ces  cinq  années  commençaient 
aussitôt,  c'est-à-dire  dès  55. 

Ainsi  se  concilient ,  si  nous  ne  nous  trompons,  i^ies  quatre  textes  de 
Velleius,  de  Suétone,  d'Appien  et  dePiutarque,  qui  mentionnent  un 
commandement  de  cinq  ans;  2"*  la  phrase  de  Dion  Cassius  qui  parle 
d'une  prolongation  de  trois  années;  3*  les  textes  de  Dion  Cassius,  d'Ap- 
pien,  de  Suétone,  de  Cicéron,  qui  marquent  quen  5o  les  pouvoirs  de 
César  étaient  expirés. 

On  conçoit  d^ailleurs  que  ce  règlement,  qui  avait  pu  satisfaire  César 
en  55 ,  ne  Tait  pas  satisfait  trois  ans  plus  tard ,  en  5i2.  Il  voyait,  à  mesure 
que  le  terme  deson  commandement  approchait,  les  anciennes  menaces 
reparaître.  Par  exemple,  une  loi  de  Pompée,  en  5^,  soumettait  aux 
tribunaux  tous  les  actes  passés  des  magistrats  depuis  l'an  70,  et  tout  le 
monde  regardait  cette  loi  comme  une  arme  destinée  à  frapper  person- 
nellement César  le  jour  où  il  n aurait  plus  de  commandement^.  La 
suite  des  faits  est  bien  expliquée  par  Appien  :  «  César  craignait  d'être 
«attaqué  par  ses  adversaires  dès  qu'il  redeviendrait  homme  privé;  aussi 
«fit-il  tous  ses  efforts  pour  conserver  le  commandement  jusqu'au  jour 
«où  il  serait  élu  consul;  il  s'adressa  donc  au  sénat  et  il  lui  demanda  une 
«nouvelle  prorogation,  pour  un  temps  court,  et  ne  fût-ce  que  pour  une 
«partie  de  ses  provinces^.»  Cela  se  passait  en  5 12;  ce  qu'il  sollicitait 
était  une  prorogation  de  quelques  mois  qui  lui  permit  d*atteindre 
l'époque  des  comices  consulaires  de  l'an  5o.  Sa  demande  fut  rejetée 
par  le  sénat.  Un  autre  moyen  s'offrit  à  lui.  Quelques  tribuns  dévoués 
portèrent  une  loi  par  laquelle  le  peuple  lui  permettait  de  briguer  le 
consulat  sans  être  présent  à  Rome  ^.  Voici  encore  une  loi  dont  il  nous 
importerait  grandement  de  connaître  les  termes  et  l'énoncé  ;  par  malheur 
les  historiens  n'en  donnent  qu'une  indication  très  vague.  Le  peuple ,  qui 
autorisait  César  à  briguer  le  consulat,  soit  en  5o,  soit  en  /ig,  sans  être 
présenta  Rome,  l'autorisait-il  par  cela  même  à  conserver  son  comman- 
dement en  Gaule  jusqu'à  cette  époque?  Voilà  ce  que  nous  voudrions 
savoir.  Cette  seconde  autorisation  était-elle  seulement  sous-entendue, 
ou  était-elle  formellement  exprimée?  Était-ce  enfin  une  prorogation 
déguisée  de  son  commandement?  Nous  ne  pouvons  rien  affirmer;  mais 
nous  sommes  frappé  de  voir  que  les  contemporains  ont  considéré  les 
deux  autorisations   comme    inséparables.   «En   accordant   l'une,  dit 

'  Appiea,  II,  XXIV.  CVIII.  Tout  le  monde  sait  que  rentrer 

'  Appien,  II,  xxv.  à  Rome  était  renoncer  à  Yimperium  mi- 

'  Appien ,  II ,  xxv  ;  Dion  Cassius ,  XL ,  litaire. 
Li;  Plutarque,  Pompée,  LVi;  Tite-Liye, 

57. 


448  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

«Gicéron,  nous  avons  accordé  Tautre^  »  Suétone,  dans  la  mention  très 
brève  qu*H  fait  de  cette  loi,  indique  bien  quelle  prévoyait  le  cas  où  le 
commandement  de  César  serait  expiré^,  et  que,  de  quelque  manière, 
elle  lui  permettait  de  le  conserver.  Il  y  a  grande  apparence  que  les 
termes  employés  ny  étaient  pas  fort  clairs,  et  que  plusieurs  interpré- 
tations étaient  possibles.  Ce  qui  est  certain  cest  que  César  interprétait 
en  ce  sens  qu*il  lui  fût  permis  de  rester  à  la  tête  de  ses  provinces  et  de 
ses  armées,  jusqu^à  ce  qu'il  fût  élu  consul^. 

Ainsi  le  commandement  que  César  exerça  en  Gaule  parait  lui  avoir 
été  conféré,  non  pas  par  deux  lois,  mais  par  trois  lois  successives,  celle 
de  Vatinius  en  Sg ,  celle  de  Pompée  et  de  Crassus  en  55,  celle  des 
tribuns  en  5 12. La  première  marquait  un  terme  qui  nous  parait  être  au 
commencement  de  Tannée  53;  la  seconde  fixait  également  un  terme, 
que  nous  croyons  être  dans  les  premiers  mois  de  5o;  la  troisième 
ne  marquait  d'autre  terme  que  le  jour  où  César  serait  élu  consul. 
Lorsque  César  fut  rappelé  par  le  décret  du  sénat,  le  i" janvier  4 9,  il 
n'allégua  en  sa  faveur  ni  la  loi  Vatinia,  ni  la  loi  Pompeia;  il  invoqua 
seulement  la  loi  tribunitienne  de  5q  ^.  Etait-ce  un  vain  prétexte?  Nous 
ne  saurions  le  dire,  n  ayant  pas  le  texte  de  cette  loi.  Ce  qui  complique 
encore  la  difficulté,  cest  qu'après  que  Pompée  lavait  laissée  passer  sans 
y  faire  opposition,  il  en  proposa  et  en  fit  adopter  une  autre  qui  obligeait 
tous  les  candidats  au  consulat  à  être  présents  à  Rome.  Il  est  clair  que 
cette  loi  nouvelle  abrogeait  celle  qui  avait  été  portée  quelques  semaines 
auparavant  en  faveur  de  César.  Seulement  Pompée  n  avait  pas  su  pro- 
fiter de  ce  coup  si  habile,  et,  après  que  sa  loi  eut  été  votée,  après 
qu'elle  avait  déjà  été  gravée  sur  l'airain,  il  y  avait  ajouté  un  petit  ar** 
ticle  où  il  était  dit  qu'elle  ne  porterait  pas  atteinte  au  privilegiam  relatif 


*  Cic.  Ad  Attic.yU,   7  :  «quuiu   id 
«datum  est,  îUud  una  datum  est.  » 

'  Suétone ,  César,  xxvi  :  «  ut  absenti 
«sibi,  quando  imperii  tempus  expleri 
•  cœpisset,  petitio  consulatus  daretur.  » 
Cest  à  torique  M.  Hoffinann  a  soutenu 
que  César  avait  brigué  le  consulat  en  5o  ; 
mais  il  paraît  bien,  parla  correspondance 
de  Cicéron  (ad,  div. ,  vni ,  8  ;  vni ,  1 3 ) , 
qu'on  s'attendait  à  ce  qu'il  le  briguât  cette 
année-là  ;  la  loi  qui  interdisait  dètre  deux 
fois  consul  intra  decem  annos  (Tite-Live, 
VII ,  Aa  ;  X ,  1 3)  ne  f  empêchait  pas  de  se 
faire  élire  en  5o ,  pour  A9 .  puisque  sa 
première  élection  était  de  Tan  60  ;  mais 


apparemment  il  aiiua  mieux  ne  se  pré- 
senter qu'en  ^9  ;  il  gagnait  ainsi  une  an- 
née de  conmiandement. 

'  Tite-Live  aussi  parait  avoir  compris 
la  loi  dans  le  même  sens  ;  car  on  lit  duins 
VEpitome  cviii  :  «Quum,  lege  lala,  in 
«  tempus  consulatus  provincias  obtinere 
«  deberet.  » 

*  César,  De  bello  civili,  I,  ix  :  «Do-' 
«  luissc  se  quod  populi  romaùi  benefi- 
■  cium  sibi  per  contumeliam  ab  inimicis 
«  extorqueretur  ereptoque  semestri  im- 
«  perio  in  urbcm  retraheretur  cujus  ab- 
«  sentis  rationem  haberi  proximis  comi- 
t  tiis  populus  jussisset.  » 


QUESTION  DE  DROIT  ENTRE  CÉSAR  ET  LE  SÉNAT.  449 

à  César  ^  Concession  maladroite  qui  remettait  tout  dans  Tincertitude. 
La  loi  qui  dispensait  César  de  venir  à  Rome  briguer  le  consulat  avait 
été  très  certainement  abrogée  par  la  loi  postérieure ,  qui  exigeait  la 
présence  à  Rome  de  tout  candidat.  Restait  à  savoir  si  l'article  ajouté  à 
cette  seconde  loi  par  Pompée,  de  sa  seule  autorité,  était  valable  et 
pouvait  rendre  à  César  son  privilège.  Autrement  dit,  y  avait-il  plus  d'il- 
légalité à  ce  que  Pompée,  par  sa  nouvelle  loi,  enlevât  subrepticement  à 
César  ce  que  la  loi  tribunitienne  venait  de  lui  donner,  ou  à  ce  qu  il  lui 
restituât  subrepticement  le  lendemain  ce  que  sa  propre  loi  venait  de  lui 
enlever?  C*est  sur  cet  unique  point  que  toute  la  question  portait. 

Assurément  nous  ne  dirons  pas,  et  M.  Guiraud  na  pas  dit  non  plus 
que  le  sort  de  la  république  romaine  dépendit  de  cette  discussion  sur 
un  point  de  droit  public.  C'était  une  constitution  bien  fragile  que  celle 
dont  l'existence  tenait  à  de  telles  subtilités.  Mais  il  était  intéressant ,  au 
point  de  vue  de  l'érudition  pure,  de  chercher  si  c'était  César  ou  si  c'était 
le  sénat  qui  était  sorti  le  premier  de  la  stricte  légalité.  M.  Mommsen 
avait  dit  que  c'était  le  sénat,  puisqu'il  rappelait  le  i"  janvier  /ig  celui 
qui  tenait  d'une  loi  son  commandement  jusqu'au  mois  de  mars.  Suivant 
M.  Guiraud,  ce  commandement  était  expiré  légalement  depuis  plu- 
sieurs mois,  loi^que  le  décret  de  rappel  fut  porté.  Mais  il  reste  à  savoir 
si  une  troisième  loi  n'avait  pas ,  sous  une  forme  indirecte,  prorogé  en-" 
core  ce  commandement  jusqu'à  ce  que  César  en  fixât  lui-même  le  terme 
en  se  faisant  nommer  consul  ;  c'est  ici  le  point  le  plus  obscur  et  la  partie 
vraiment  insoluble  du  problème.  Aussi  concluons-nous  que  nous  ne 
pouvons  pas  savoir  si  la  légalité,  c'est-à-dire  la. lettre  de  la  loi,  était 
pour  César  ou  contre  lui. 

Le  travail  de  M.  Guiraud  nous  laisse  donc  encore  dans  le  doute.  Ce 
n'est  pas  à  dire  qu'un  si  sérieux  et  si  puissant  effort  d'investigation  ait  été 
fait  en  vain.  Outre  que  M.  Guiraud  a  le  mérite  d'avoir  démontré  l'inexac- 
titude de  quelques  théories  qui  avaient  cours  jusqu'ici,  outre  qu'il  a  porté 
sur  le  sujet  autant  de  lumière  que  l'état  des  documents  en  pouvait 
donner,  nous  lui  devons  surtout  d'avoir  éclairci  plusieurs  points  du 
droit  public  romain  et  de  nous  avoir  fait  pénétrer  plus  avant  dans  des 
débats  où  nous  saisissons  les  incertitudes  et  l'état  d'esprit  des  contem- 
porains de  César.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'une  solution  définitive  soit 
trouvée,  si,  rien  qu'en  la  cherchant,  nous  avons  déjà  beaucoup  appris. 
Ces  austères  études  servent  toujours  la  science. 

FUSTEL  DE  COULANGES. 

'  Suétone,  César,  xxvm;  Dion  Cassius,  XL,  lvi. 


450  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES, 


FRANCE. 

OUVRAGES  DE  L'ARCHIMANDRITE  AMPBILOQUE. 

Le  savant  archimandrite  Amphiloque,  actuellement  supérieur  du  couvent  de 
Daniel,  à  Moscou,  Ta  été  auparavant  de  celui  de  la  Nouvelle-Jérusalem,  bâti  par  le 
patriarche  Nicon ,  près  de  la  même  ville ,  et  il  consacre  sa  fortune  à  nous  en  faire 
connaitre  les  richesses.  On  sait  que  ce  couvent,  dont  il  vient  d*ailleurs  de  publier  le 
catalogue,  possède  une  collection  fort  belle  de  manuscrits  soit  grecs,  soit  slavons, 
enrichis  de  niiniatures  souvent  très  remarquables.  Les  publications  d*Amphiloque, 
iaites  avec  un  grand  luxe ,  sont  presque  toujours  accompagnées  de  fac-similé  litho- 
graphiques. Ses  ouvrages  sont  malheureusement  presque  tous  écrits  en  russe,  de 
telle  sorte  qu'ils  ne  sont  accessibles  qu*à  un  petit  nombre  de  lecteurs.  Nous  ne 
pouvons  mieux  faire  que  de  traduire  les  titres  des  dernières  pubUcations  du  savant 
archimandrite;  ces  titres,  fort  détaillés  d'ailleurs,  pourront  donner  une  idée  du 
caractère  de  ses  travaux,  et  de  Tactivité  prodigieuse  quil  déploie  : 

Description  d! an  psautier  grec  de  Van  862,  accompagnée  d'un  fac-similé  lithogra- 
phique du  Credo,  de  notes  marginales,  de  Talphabet,  et  d'autres  spécimens  d'écri- 
ture ancienne,  par  l'archimandrite  Amphiloque.  Moscou,  1878,  br.  in-8*. 

En  note  à  la  page  i  :  •  Ce  psautier  fait  partie  de  la  magnifique  collection  de  ma- 
c  nuscrits  grecs  et  de  tables  paléographiques  de  l'évèque  Por[)hyre ,  qui  m*a  permis 

•  d*en  prendre  connaissance  lors  de  la  session  préparatoire  du  troisième  congrès  ar- 

•  chéologique  de  Kief.  • 

Psautier  slavon,  du  xiii*  au  xiv*  siècle,  avec  texte  grec  du  psautier  commenté 
par  Théodoret  (x*  siècle)  ;  accompagné  de  remarques  d'après  d'anciens  monuments  « 
pabUé  par  l'archimandrite  Amphiloque,  3  vol.  in-S**.  —  Tome  1,  Moscou,  iS'jà, 
—  Tome  II,  Moscou,  1877.  —  Tome  III  :  1"  Dix  cantiques  des  matines;  a*  Des- 
cription des  miniatures  d'un  psautier  du  xiii*  siècle,  qui  fait  partie  de  la  biblio- 
thèque de  A.  J.  Khloudof  ;  3°  Psautier  slavon  du  xiii*  siècle,  collalionné  avec  d'au- 
tres rédactions  slavonnes ,  le  texte  grec  et  l'original  hébreu  avec  des  notes.  Première 
moitié.  Moscou,  1879. 

Le  plus  ancien  Oktoîkh  slavon,  hymnes  à  huit  voix,  du  xi*  siècle,  en  écriture 
youssée  des  slaves  du  midi*;  trouvé,  en  1868,  par  A.  Th.  Hilferding,  à  Strou- 

*  On  appelle  écriture  voojje^  ou  youssée,  une  écriture  ancienne,  où  Ton  em[doyait  la  lettre 
yonsse,  aujourd'hui  encore  en  usage  chez  les  Bulgares. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  451 

mitsa,  et  publié  par  Farchimandrite  Amphiioque.  Accompagné  de  deux  planches 
de  fac-similé,  avec  miniatures.  Moscou,  18741  in-4^ 

A  la  page  1 ,  il  porte  le  titre  de  Stroumitski. 

En  note  à  la  même  page  :  tCe  titre  a  été  ajouté  au  crayon,  sur  le  manuscrit  « 
tpar  M.  Hilferding;  M,  Popof,  dans  sa  description  des  manuscrits  de  la  bibUo- 
«  thèque  de  Khloudof,  Tappeue  Triodion  fleuri,  et  le  rapporte  au  xiv*  ou  au  xv*  siècle.  • 

Notes  archéologiques  sur  un  psautier  grec ,  de  la  fin  du  ix*  siècle,  avec  miniatures 
du  X*  au  XI*  siècle,  appartenant  à  M.  Lobkof,  membre  effectif  de  la  Société  de  l'art 
ancien  russe,  avec  fac-similé  du  Credo,  de  chants  liturgiques,  etc. ,  en  tout,  douze 
pages  de  fac-similé  et  une  planche  \  par  Tarchimandrite  Amphiioque.  Édition  de 
ooldatenkof.  Moscou,  1875,  br.  in-8". 

Description  de  VEvangéliaire  de  Saint-Georges  (1 1 18-38),  appartenant  à  la  biblio- 
thèque de  la  Résurrection  (la  Nouvelle-Jérusalem).  Écrit  sur  parchemin  à  Novgorod 
pour  le  couvent  de  Saint-Georges  (Yourief),  avec  fac-similé  des  miniatures  du  ma- 
nuscrit. Le  tout  suivi  d]un  lexique  paléo-slave,  grec  et  russe,  de  la  langue  de  cet 
évangéliaire ,  comparée  avec  celle  aévangéliaîres  du  xi*  et  du  xii*  siècle,  et  d*un 
autre  qui  est  de  Tan  1270,  par  Tarchimandrite  Amphiioque.  Moscou,  1877,  in-4*. 

Description  d'un  évangéliaire  de  Van  1092,  comparé  plus  parliculièt^ment  avec 
f  évangéliaire  d*Ostromir,  par  Tarchimandrite  Amphiioque.  ouivi  de  dix  planches 
de  fac-similé  en  lithographie  avec  miniatures.  Moscou,  1877,  grand  in-4''. 

Les  voyages  de  V apôtre  et  évangéliste  Jean,  depuis  V ascension  de  N.  S.  Jésus-Christ; 
ses  enseignements  et  sa  mort,  le  tout  recueilli  par  son  disciple  Prochore.  —  D*après 
un  manuscrit  du  xv*  au  xvi*  siècle,  de  la  collection  de  Tarchimandrite  Amphi- 
ioque, avec  texte  grec  d*après  un  manuscrit  de  Tan  loaa  (n*  16a  de  la  bibliothèque 
synodale  de  Moscou)  ;  coliationné  avec  deux  autres  manuscrits  du  xi*  au  xii*  et  du 
XIII*  siècle  (n**  178  et  169).  —  Avec  une  chromo-lithographie  représentant  Tapôtre 
Jean  et  son  disciple  Prochore.  Moscou,  1878,  in-folio. 

Description  de  la  Bibliothèque  de  la  Résurrection  ou  la  Nouvelle-Jérusalem,  par  Far- 
phimandrite  Amphiioque.  Moscou,  1876,  in-4*.  —  Ce  catalogue  est  divisé  en 
quatre  parties  :  1*  manuscrits  sur  parchemin  (p.  i-Bg),  trente-trois  numéros; 
a*  manuscrits  sur  papier  (p.  60-191),  deux  cent  neuf  numéros  ;  5*  livres  imprimés 
antérieurement  au  xviii*  siècle  (p.  193-213),  cent  vingt-huit  numéros;  4**  livres  im- 
primés depuis  le  xviii*  siècle  (p*.  ai3-2i4)i  sept  numéros.  — La  première  partie  de 
ce  catalogue,,  les  trente-trois  manuscrits  sur  parchemin  et  huit  autres  sur  papier 
avaient  été  déjà  publiés  en  1 858- 1869  au  Bulletin  de  l'Académie  impériale. 


De  l'influence  de  l'écriture  grecque  sur  l'écriture  slavonne  depuis  le  il'  siècle  jiuqui 
mmencement  du  xvi',  par  1  archimandrite  Amphiioque ,  Moscou ,  187a,  in-4*. 


BELGIQUE. 

La  commission  d^histoire  de  TAcadémie  royale. de  Belgique  continue  avec  acti- 
vité la  publication  de  la  Collection  des  chroniques  belges  inédites,  publiées  par  ordre  da 

*  Ce  prédeuz  manuscrit  fait  maintenant  partie  de  la  collection  de  M.  Khloudof. 


452  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  JUILLET  1879. 

gouvernement,  et  commencée  depuis  plusieurs  années.  Elle  vient  de  livrer  aux  éru- 
dits  et  aux  curieux  : 

1°  La  Correspondance  du  cardinal  de  Granvelle,  1 566- 1 586 ,  publiée  par  M.  Edouard 
PouUet,  professeur  à  Tuniversité  de  Louvain,  faisant  suite  aux  papiers  d'Etat  du  car- 
dinal de  Granvelle,  publiés  dans  la  collection  des  Documents  inédits  sur  lliistoire 
de  France.  Bruxelles,  1877,  in-4*,  tome  I*'; 

a*  La  Bibliothèque  nationale  à  Paris,  —  Notices  et  extraits  des  manuscrits  qui 
concernent  Thistoire  de  la  Belgique,  par  M.  Gachard.  Tome  II.  Bruxelles,  1877, 
in-4*; 

■ 

3**  Les  Chroniques  relatives  à  l'histoire  de  la  Belgique,  sous  la  domination  des  ducs 
de  Bourgogne  (textes  latins),  publiées  par  M.  le  baron  Kervyn  du  Lettenhove, 
Bruxelles,  1876,  in•A^  tome  ill; 

à"  IiU  collection  des  vùyages  des  souverains  des  Pays-Bas ,  publiée  par  M.  Gachard. 
Bruxelles ,  1 876 ,  în-A*.  Tome  I*'  :  itinéraire  de  Philippe  le  Hardi,  de  Jean  sans  Peur, 
de  Philippe  le  Bon,  de  Maximilien  et  Philippe  le  Beau; 

5*  Ly  Myreur  des  historos,  chronique  de  Jean  de  Preis  dit  d*Outre-Meuse ,  publiée 
par  M.  Stanislas  Bormans.  Tome  IV,  Bruxelles  1877,  in-^**; 

6*  Le  tome  V  de  la  Table  chronologique  des  chartes  et  diplômes  imprimés,  con- 
cernant riiistoire  de  la  Belgique,  par  M.  Alphonse  Wauters.  Bruxelles  1877,  in- 4*- 


TABLE. 

Pagw. 

Le  criminel.  (Article  de  M.  A.  Maury.) 389 

Fragmenta  philosophorum  grasGomm,  etc.  (2*  article  de  M.  É.  Egger.) 400 

Théâtre  crétois.  (Article  de  M.  E.  Miller.) ••••••  ^^^ 

Étude  sur  des  maximes  d*État.  (  l"  article  de  M.  G.  Hanotaux.) •  429 

La  question  de  droit  entre  César  et  le  Sénat.  (Article  de  M.  Fustel  de  Goulanges).  437 

Nouvelles  littéraires • 450 

FIN   DE   LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


AOUT  1879 


OrSTi 


La  Morale  anglaise  contemporaine,  morale  de  Fulilité  et  de  révolu- 
tion, par  M.  Gayaa,  ouvrage  couronné  par  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques.  —  i  volume  in-8^  de  xti*U20  pages,  librairie 
Germer-Baillière  et  O',  Paris,  1879. 


PREMIER  ARTICLE* 

Depuis  longtemps  il  na  paru  en  France,  et,  autant  qu  il  nous  en  sou- 
vient, à  l'étranger,  un  livre  de  philosophie  plus  remarquable.  La  solidité 
et  la  variété  des  connaissances  qu'il  atteste,  la  maturité  d'esprit  qui  y 
règne,  la  vigueur  soutenue  de  la  discussion,  l'art  d'être  complet  sans  se 
perdre  dans  les  détails  et  sans  qu'il  y  en  ait  un  d'inutile  pour  les  vues 
d'ensemble,  le  style  sobre  et  ferme ,  où  l'imagination ,  d'ailleurs  très  riche, 
est  mise  au  service  du  raisonnement,  feraient  didicilement  supposer  que 
c'est  l'œuvre  d'un  jeune  homme  de  vingt-trois  ans,  si  l'auteur  lui-même, 
par  un  sentiment  de  modestie,  ne  nous  informait  de  son  âge.  Nous  ne 
voudrions  cependant  pas  laisser  croire  un  seul  instant  que  nous  accep- 
tons toutes  les  doctrines  que  le  jeune  philosophe  professe  en  son  propre 
nom,  ou  plutôt  qu'il  a  empruntées,  avec  un  peu  trop  de  complaisance, 
à  un  maître  à  peine  séparé  de  lui  par  quelques  années.  Dès  à  présent 
il  nous  paraît  utile  de  faire  des  réserves  contre  quelques-unes  de  ses 
conclusions.  Nous  irions  même  jusqu'à  prendre  l'engagement  de  les  com- 
battre de  toutes  nos  forces,  si  l'auteur,  entraîné  par  la  force  de  la  vérité 

58 


454  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

et  redressé  h  son  insu  par  la  rectitude  naturelle  de  son  jugement,  ne 
nous  devait  épargner  la  moitié  de  la  tâche. 

Le  présent  volume  fait  suite  à  celui  que  M.  Guyau  a  publié  en  1878 
sous  ce  titre  :  La  morale  d'Epicare  et  ses  rapports  avec  les  doctrines  contem- 
poraines. Il  est  sorti  du  même  concours  académique  et  répond  à  la 
même  question.  Cependant  il  forme  véritablement  un  ouvrage  dis- 
tinct. La  morale  qui  règne  aujourd'hui  presque  sans  partage  en  An- 
gleterre, et  qui  commence  à  trouver  parmi  nous  de  jeunes  et  ardents 
partisans,  la  morale  utilitaire,  comme  on  lappelle,  se  rattache  sans 
doute  très  étroitement  à  celle  qu  Épicure  enseignait  il  y  a  plus  de  deux 
mille  ans  à  la  Grèce  ;  elle  n  a  pas  d'autres  principes  que  ceux  qui  ont 
inspiré,  auxvif  siècle,  les  maximes  de  La  Rochefoucauld,  et,  au  xvm', 
la  doctrine  de  l'intérêt  bien  entendu  de  nos  encyclopédistes  et  de  nos 
philosophe^,  particulièrement  d'Helvétius.  Cependant  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  lui  reconnaître  une  physionomie  propre,  originale  et 
nationale.  Elle  a  ses  procédés  de  démonstration,  entendus  dans  le 
sens  de  Thistoire  naturelle,  qui  résultent  dune  nouvelle  psychologie, 
d'une  nouvelle  logique,  et  se  compliquent  d'une  nouvelle  théorie  de 
la  matière,  ou  du  moins  qui  a  des  prétentions  à  la  nouveauté,  la  théo- 
rie de  révolution.  Ellle  formerait,  si  elle  était  vraie,  toute  une  science 
h  part;  ne  l'étant  pas,  comme  on  pourra  bientôt  s'en  convaincre,  elle 
représente  non  pas  un  système,  mais  une  école  de  hardis  esprits,  plus 
subtils  que  profonds,  plus  ingénieux  que  solides,  plus  élevés  que  leurs 
doctrines,  et  chez  qui  la  calme  opiniâtreté  des  recherches  tient  lieu 
d'évidence.  C'était  donc  un  véritable  service  à  rendre  à  l'histoire  de  la 
philosophie  de  notre  temps,  que  de  faire  connaître  exactement,  par  une 
étude  impartiale  et  sévère,  ces  moralistes  si  différents  de  ceux  que  l'an- 
tiquité nous  présente,  de  ceux  que  les  temps  modernes  nous  offrent 
ailleurs,  occupés  en  apparence  à  poursuivre  le  même  but  et  à  défendre 
la  même  cause.  Le  service  est  encore  plus  grand  envers  la  morale  et 
envers  la  philosophie  tout  entière  de  les  discuter  un  à  un ,  et  de  montrer 
ce  qu'il  y  a  d'illusions  et  de  contradictions  chez  les  interprètes  d'une 
prétendue  science  qui  veut  passer  pour  positive.  Cette  double  tâche  a 
été  remplie  par  M.  Guyau  avec  un  talent  et  une  conscience  qui  défient 
toute  critique.  Sa  manière  d'exposer  les  systèmes  peut  être  considérée 
comme  un  modèle.  Il  ne  se  contente  pas  de  les  réduire  aux  propositions 
qui  en  contiennent  exactement  la  substance,  il  remonté  jusqu'à  leur 
origine  la  plus  éloignée,  et  nous  apprend  comment  s'enchaînent,  com- 
ment s'expliquent  les  uns  par  les  autres  tous  les  éléments  dont  ils  sont 
formés.  Personne  avant  lui  n'avait  encore  rendu  compte,  avec  le  même 


LA  MORALE  ANGLAISE.  455 

degré  de  clarté,  de  la  morale  de  Bentham  et  de  la  philosophie  générale 
de  M.  Herbert  Spencer.  Sa  critique ,  sa  discussion ,  se  ressent  nécessai- 
rement de  ce  mode  d'interprétation.  Elle  en  est  plus  complète,  plus  péné- 
trante, plus  maîtresse  d'elle-même,  et  Ion  pourrait  dire  plus  inexorable. 
Telle  n  est  pas  cependant  Tintention  de  Tauteur,  car  tous  les  systèmes 
ont  à  ses  yeux  leur  utilité,  aucun  ne  lui  parait  dangereux.  Ce  n  est  que 
pour  les  dogmes  quil  se  montre  sans  indulgence  et  sans  justice.  «Tout 
«dogme,  dit-il,  est  foncièrement  immoral  en  lui-même ^»  Voilà  une 
sentence  qui  ne  méritait  pas  de  trouver  place  dans  un  pareil  livre,  au- 
quel d  ailleurs  elle  ne  se  rattache  par  aucun  lien.  Nous  ne  doutons  pas 
que  lauteur,  quand  Thistoire  des  religions  lui  sera  aussi  familière  que 
celle  des  systèmes  philosophiques ,  ne  soit  amené  à  une  opinion  toute 
différente. 

L'école  anglaise  est  représentée  par  un  groupe  d'écrivains  assez  nom- 
breux et  qui  ont  tous  un  nom  plus  ou  moins  célèbre.  Mais  elle  doit  prin- 
cipalement son  influence  et  Téclat  croissant  dont  elle  jouit  depuis  un 
demi-siècle,  à  Jérémie  Bentham,  à  John  Stuart  Mill  et  à  Herbert  Spen- 
cer. Obligé  de  nous  borner,  nous  nous  attacherons  uniquement  à  donner 
une  idée  du  travail  analytique  et  critique  que  M.  Guyau  a  consacré  à 
chacun  de  ces  trois  philosophes,  puis  nous  examinerons  les  conclusions 
quil  oppose  en  son  propre  nom  à  celles  de  Técole  anglaise,  embrassée 
dans  son  ensemble. 

Jérémie  Bentham  est  le  vrai  fondateur  de  cette  école.  C'est  lui  qui  a 
donné  à  la  morale  utilitaire  les  principes  qu  elle  professe  encore  aujour- 
d'hui, et  qui  lui  a  ouvert  en  grande  partie  la  vaste  camère  où  elle  con- 
tinue de  se  mouvoir.  La  renommée  qu'il  lui  a  procurée  dès  l'origine 
n'est  pas  inférieure  à  celle  dont  elle  est  redevable  à  ses  successeurs.  Le 
monde  ne  pouvait  voir  sans  étonnement  une  tentative  qui  avait  pour  but 
de  fonder  sur  l'égoîsme  la  régénération  de  la  société,  la  réforme  des 
lois,  surtout  des  lois  pénales,  et  la  paix  universelle.  Bentham  était 
d'ailleurs  l'homme  tel  qu'il  voulait  le  refaire  par  son  système.  Cet  apôtre 
du  plaisir,  ce  légblateur  de  l'intérêt,  a  consacré  sa  longue  carrière^  au 
bonheur  du  genre  humain ,  sans  distinction  de  race  ni  de  nationalité. 
«Le  plus  grand  bonheur  du  plus  grand  nombre,  »  telle  était  sa  devise, 
empruntée  à  Priestley,  et  qui  est  devenue,  encore  de  son  vivant,  celle  du 
saint-simonisme  :  «  L'amélioration  physique,  morale  et  intellectuelle  delà 
«classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre.  »  N'ayant  pas  réussi,  comme 

'  Avant-propos,  p.  x.  —  '  Né  à  Londres  en  1748,  il  est  mort  dans  la  même  yille 
en  1 83a. 

58. 


456  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

il  Tespérait,  à  faire  pénétrer  ses  idées  en  France  à  la  faveur  de  la 
Révolution,  il  s  adressa  successivement  à  la  Pologne,  à  la  Russie,  aux 
États-Unis  d*Amérique.  Enfin,  n ayant  pu  faire  accepter  les  applications 
de  sa  morale,  il  se  résigna  à  en  développer  la  théorie,  et  cest  à  cette 
œuvre  qu  il  consacra  le  reste  de  sa  vie  et  son  activité  infatigable. 

La  nature,  selon  lui,  a  placé  le  genre  humain  sous  Tempire  de  deux 
maîtres  souverains  :  la  peine  et  le  plaisir.  Nous  leur  devons  toutes  nos 
idées,  nous  leur  rapportons  tous  nos  jugements,  toutes  les  détermina- 
tions de  notre  vie Ces  sentiments  étemels  et  irrésistibles  doivent 

être  la  grande  étude  du  moraliste  et  du  législateur.  uLe  plaisir,  cest  le 
«bien;  la  peine,  cest  le  mal.  Le  plaisir  pris  pour  but  de  la  vie  et  élevé 
(là  son  maximam,  voilà  ce  quest  l'utilité.  L'utilité  n*est  donc  pas  seule- 
ument  le  souverain  bien,  comme  disaient  les  anciens,  il  est  le  bien 
u  unique,  il  nen  existe  et  nous  n  en  concevons  pas  d'autre.  » 

Bentham  n'admet  pas  même  la  distinction  universellement  reconnue 
entre  l'utile  et  l'agréable;  tout  ce  qui  est  agréable,  il  le  regarde  comme 
utile,  à  moins  qu'il  ne  nous  cause  par  ses  suites  plus  de  peine  que  de 
plaisir;  et  la  peine  aussi  est  utile  quand  elle  devient  une  source  de  sen- 
sations agréables  ou  quand  elle  nous  épargne  une  peine  plus  grande. 

Toutes  ces  propositions,  qu'Epicure  avait  soutenues  longtemps  avant 
lui,  Bentham  les  donne  pour  des  axiomes.  Il  n'admet  pas  qu'on  les  dis- 
cute, parce  qu'on  ne  discute  pas  l'évidence.  Toute  morale  qui  invoque 
d'autres  principes  est  un  tissu  d'allégations  inintelligibles,  adoptées  de 
confiance  sur  la  foi  d'autrui  :  ipse  dixit,  et  que  Bentham  appelle  plai- 
samment Vipsedixitisme.  Cette  morale  de  convention  est  précisément  le 
contraire  de  la  morale  naturelle.  Elle  approuve  ce  qui  est  pour  nous 
une  source  de  peine,  et  ce  qui  tend  à  nous  procurer  du  plaisir  est  l'objet 
de  sa  réprobation.  Elle  a  pour  dernier  résultat  Tascétisme,  le  comble 
de  la  déraison ,  si  nous  en  croyons  le  fondateur  de  la  philosophie  utili- 
taire. 

Il  y  a  aussi  des  moralistes  qui  prennent  pour  règle  de  nos  actions  ce 
qu'ils  appellent  le  sens  moral,  le  droit  naturel,  le  sentiment.  Mais,  sous 
toutes  ces  dénominations,  lorsqu'on  les  soumet  à  l'analyse,  on  ne  dé- 
couvre, selon  Bentham,  que  les  sensations  du  plaisir  et  de  la  peine, 
que  la  sympathie  ou  l'antipathie,  que  les  calculs  de  i'égoîsme  ou  de  l'or- 
gueil; toutes  choses  qui  rentrent  dans  le  domaine  de  l'intérêt,  c'est-i- 
dire,  en  définitive,  du  plaisir.  Ne  parlez  pas  du  devoir  «le  mot  même 
((  dit  Bentham ,  a  quelque  chose  de  désagréable  et  de  répulsif.  »  D'ail- 
leurs, quand  les  moralistes  le  prononcent  devant  nous,  tout  le  monde 
pense  à  ses  intérêts.  Ne  parlez  pas  de  la  conscience,  elle  n'est  que  l'opi^ 


LA  MORALE  ANGLAISE.  457 

nion  favorable  ou  défavorable  que  chacun  se  fait  de  sa  propre  con- 
duite. Ainsi,  avec  la  morale  elle-même,  c'est  aussi  la  langue  de  la  mo- 
rale qui  est  à  réformer  complètement,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  son  nom 
qu'on  ne  lui  conseille  d  abandonner.  Elle  s'appellera  désormais  la  déon- 
tologie. 

Qu'est-ce  que  la  déontologie?  C'est  la  science  qui  régularise  l'égoîsme. 
Sa  principale  tâche  consiste  à  nous  apprendre,  dune  part,  que  le  désin- 
téressement est  une  sottise;  de  Vautre,  que  tout  acte  immoral  est  un 
faux  calcul  de  l'intérêt  personnel.  L'homme  désintéressé,  en  se  sacri- 
fiant aux  autres,  s'écarte  plus  de  la  saine  raison,  et,  en  ce  sens,  est  plus 
blâmable  que  l'homme  vicieux  ou  criminel  qui  sacrifie  les  autres  à  soi. 
Mais  l'homme  vicieux  ou  criminel  se  trompe  aussi,  quoiqu'à  un  moindre 
degré,  parce  qu'il  oublie  que  les  plaisirs  dont  il  est  redevable  au  vice 
et  au  crime  sont  bien  inférieurs  aux  peines  qui  les  accompagnent. 

Gela  n'empêche  pas  la  déontologie  d'être  une  maîtresse  de  vertu  et 
de  bienveillance  universelle,  pourvu  que  ces  mots  soient  entendus  dans 
leur  véritable  sens,  celui  que  leur  donne  la  morale  utilitaire.  La  vertu, 
ce  n'est  pas  cette  entité  fictive ,  cet  être  de  raison  que  poursuit  la  mo- 
rale ascétique;  c'est  cette  façon  d'agir  qui  accroît  autant  que  possible 
le  nombre  et  l'intensité  de  nos  plaisirs,  qui  diminue  dans  la  même  pro- 
portion le  nombre  et  l'intensité  de  nos  peines.  C'est  ce  que  Bentham 
appelle  dans  son  langage  souvent  barbare,  maximiser  les  plaisirs,  et 
minimiser  les  peines.  La  vertu  consiste  uniquement  à  nous  procurer, 
tout  à  la  fois  par  un  calcul  de  Tintelligence  et  par  un  eObrt  de  la  vo- 
lonté, ce  double  résultat;  et  ce  résultat,  quand  nous  sommes  parvenus 
à  nous  l'assiurer  par  l'habitude,  n'est  pas  autre  chose  que  le  bonheur. 
La  vertu  se  confond  donc  avec  l'art  d'êlre  heureux;  il  serait  plus  juste 
de  dire  avec  l'art  de  jouir. 

Mais,  au  nombre  des  plaisirs  dont  notre  bonheur  se  compose,  se 
trouve  celui  de  la  sympathie,  de  l'affection  que  nous  inspirons  à  nos 
semblables  et  de  celle  que  nos  semblables  nous  inspirent.  Ce  plaisir 
n'est  pas  moins  égoïste  que  les  plus  vulgaires  plaisirs  des  sens;  car  c'est 
pour  nous  que  nous  le  recherchons  et  non  pour  les  autres.  Or  on  ne 
l'obtient  qu'en  montrant  aux  autres  les  mêmes  sentiments,  la  même 
bienveillance  que  nous  désirons  qu'ils  aient  pour  nous.  La  bienveillance 
se  témoigne  par  des  actes,  par  le  sacrifice  que  nous  faisons  d'une  cer- 
taine part  de  notre  bonheur  au  bonheur  d'autrui.  Seulement  il  ne  faut 
pas  oublier  que  le  but  de  ce  sacrifice,  c'est  la  jouissance  qui  en  sera  le 
fruit,  ou  que  nous  espérons  en  tirer,  et  qui  sera,  selon  nos  calculs,  supé- 
rieure à  celle  dont  nous  nous  sommes  privés.  Ainsi  donc  c'est  par  inté- 


458  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

rèt  que  nous  sommes  bienveillants;  et,  comme  la  sympathie,  en  s*éten- 
dant  de  proche  en  proche,  peut  embrasser  la  totalité  du  genre  humain 
et  descendre  jusqu'aux  animaux,  Tégoisme  sera  la  base  de  la  bienveil- 
lance universelle. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  la  bienveillance  égoïste  ou  la  sympathie 
intéressée  que  le  bonheur  de  chacun  est  étroitement  uni  à  celui  des 
autres  ou  le  bonheur  individuel  au  bonheur  général;  c'est  encore  par  un 
autre  lien  plus  matériel  et  plus  positif,  celui  qm  existe  entre  les  inté- 
rêts. A  les  considérer  dans  leur  généralité ,  les  intérêts  sont  les  mêmes 
pour  tous  les  membres  de  la  société;  de  sorte  qu'en  travaillante  mon 
propre  bonheur,  je  travaille  h  celui  de  mes  semblables;  et  réciproque- 
ment, quand  je  travaille  au  bonheur  de  mes  semblables,  c'est  le  mien 
qui  sera  le  fruit  de  mes  efforts.  Quand  je  parle  de  mon  bonheur,  je  ne 
puis  donc  entendre  autre  chose  que  la  réalisation  de  la  formule  que 
nous  avons  citée  en  commençant  :  a  Le  plus  grand  bonheur  du  plus 
u  grand  nombre.  » 

Il  est  vraiment  étrange  de  voir  la  morale  de  l'égoisme  et  du  plaisir 
aboutir  à  cette  conclusion  philanthropique.  La  surprise  sera  plus  grande 
encore  quand  on  connaîtra  le  moyen  d'appréciation  et  de  comparaison 
appliqué  par  Bentham  aux  divei^ses  espèces  de  plaisirs  que  comporte  la 
nature  humaine.  Il  se  gardera  bien  de  leur  imposer  un  ordre  hiérar- 
chique. Il  ne  distingue  pas  entre  les  plaisirs  des  sens  et  les  plaisirs  de 
l'esprit,  entre  les  plaisirs  du  corps  et  ceux  de  l'âme,  estimant  les  uns  et 
méprisant  les  autres.  Dans  sa  pensée,  tous  les  plaisirs  se  valent,  et  ne 
difi^rent  entre  eux  que  par  la  quantité,  que  par  le  plus  et  le  moins  de 
jouissance  qu'ils  représentent.  Or  la  quantité  s'évalue  en  nombres  et 
s'exprime  en  chiffres  ;  elle  tombe  sous  les  lois  du  calcul  ou  de  l'arithmé- 
tique. Il  y  a  donc  une  arithmétique  des  plaisirs,  une  arithmétique  mo- 
rale sans  laquelle  on  ne  comprend  rien  à  la  conduite  de  la  vie,  et  que 
Bentham  nous  présente  comme  une  des  parties  les  plus  importantes  de 
son  système. 

Pour  savoir  si  un  plaisir  est  plus  ou  moins  grand  qu'un  autre,  ou  s'il 
est  plus  ou  moins  grand  que  la  peine  qui  l'accompagne,  il  faudra  les 
considérer  et  les  comparer  l'un  à  l'autre  sous  les  aspects  suivants  :  l'in- 
tensité, la  durée,  la  certitude,  la  proximité.  Il  est  évident  qu'un  plaisir 
intense,  un  plaisir  durable,  un  plaisir  certain,  un  plaisir  prochain,  vau- 
dra mieux,  ou  devra  être  compté  plus  qu'un  plaisir  superficiel,  fugitif, 
incertain  et  éloigné.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  il  faudra  aussi  se  demander 
si  le  plaisir  ou  la  peine  qu'on  veut  évaluer  ont  plus  ou  moins  de  pureté, 
plus  ou  moins  de  fécondité,  plus  ou  moins  d'étendue,  c'est-à-dire  si  le 


LA  MORALE  ANGLAISE.  45» 

plaisir  est  plus  ou  moins  mélangé  de  peine  et  la  peine  de  plaisir  ;  s  ils 
sont  plus  ou  moins  propres  à  engendrer  d'autres  plaisirs  et  dautres 
peines;  enfin  s  ils  produisent  plus  ou  moins  d'effet  hors  de  Tindividu 
qui  les  éprouve.  Toutes  les  peines  et  tous  les  plaisirs,  si  nous  en  croyons 
Bentham ,  nous  présentent  ces  sept  propriétés  ;  et  c'est  par  une  compa- 
raison ,  qui  passera  successivement  de  l'une  de  ces  propriétés  à  l'autre , 
que  les  plaisirs  et  les  peines  seront  évalués  avec  exactitude,  que  nous 
saurons  s'il  y  a  pour  nous,  à  les  rechercher,  profit  ou  perte. 

C'est  dans  cette  arithmétique ,  bien  plus  que  dans  ses  principes  géné- 
raux, qu'il  faut  chercher  le  caractère  propre,  nous  n'osons  pas  dire  l'ori- 
ginalité de  la  morale  de  Bentham.  Mais  ce  serait  mal  connaître  Bentham 
que  de  ne  voir  en  lui  que  le  moraliste.  Il  a  fait  entrer  dans  son  système 
la  législation,  surtout  la  législation  criminelle.  C'est  là  qu'il  a  développé 
ses  vues  les  plus  profondes,  les  plus  personnelles,  et  qu'il  a  déposé  le 
germe  de  plusieurs  réformes  importantes  introduites  après  lui  dans  nos 
lois  pénales,  à  l'honneur  de  l'humanité  et  de  la  justice. 

Ainsi  que  l'exigent  ses  opinions  sur  la  nature  générale  de  l'homme , 
S1U*  les  mobiles  de  toutes  nos  actions  et  la  source  de  toutes  nos  pensées, 
il  nie  l'existence  d'un  droit  naturel  et  de  certaines  lois  nécessaires,  im- 
muables, que  l'homme  apporterait  avec  lui  en  naissant,  et  qui  seraient 
écrites  dans  toutes  les  consciences.  Aussi  n'a-t-il  pas  assez  de  sarcasmes 
contre  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen  émanée  de 
notre  première  Constituante.  Il  n'y  voit  qu'un  sophisme,  un  sophisme 
anarchique.  Pour  lui,  il  n'y  a  pas  d'autres  lois  que  celles  que 
fait  le  législateur,  pas  d'autres  droits  que  ceux  que  ces  lois  mêmes  ont 
créés,  et  à  tous  ces  droits  correspondent  des  obligations  également 
créées  par  le  législateur.  Les  premiers  représentent  les  bénéfices  de  la 
société,  les  secondes  en  sont  les  charges.  Les  premiers  sont  des  per- 
missions ,  ou  l'autorisation  de  faire  certaines  choses  ;  les  secondes  sont 
des  interdictions.  Et,  comme,  pour  les  faire  respecter  les  unes  et  les 
autres,  il  est  nécessaire  d'y  attacher  une  sanction,  c'est-à-dire  une  peine, 
toute  loi  se  ramène  à  une  loi  pénale. 

La  loi  est  donc  un  mal  par  cette  double  raison  qu'elle  restreint  les 
moyens  d'action  que  nous  tenons  de  la  nature,  et  qu'elle  inflige  une 
souffrance  à  ceux  qui  refusent  de  lui  obéir.  Cela  est  vrai  ;  mais  le  mal 
que  fait  la  loi,  qui  est  attaché  à  son  existence  même,  est  un  mal  néces- 
saire, qu'il  faut  souffrir  en  vue  d'un  bien,  ou  pour  échapper  à  un  mal 
plus  grand,  celui  que  les  hommes  se  feraient  les  uns  aux  autres,  s'ils 
avaient  le  pouvoir  de  faire  tout  ce  qui  leur  plaît. 

De  là  cette  conséquence,  qu'il  faut  légiférer  le  moins  possible,  qu'il 


iitOi'  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

faut  renfermer  la  loi  dans  ies  limites  où  elle  est  absolument  nécessaire, 
et  elle  nest  absolument  nécessaire,  dans  son  action  purement  coerci- 
tive,  que  pom*  empêcher  les  individus  de  se  nuire  les  uns  aux  autres. 
Dans  les  cas,  au  contraire,  où  ils  ne  peuvent  nuire  qu*à  eux-mêmes,  on 
doit  leur  laisser  le  plus  de  liberté  possible.  C'est  ainsi  qu  au  nom  du 
plaisir  et  de  l'intérêt  Bentbam  arrive  à  défendre  une  des  maximes  les 
plus  chères  aux  amis  de  la  liberté. 

Mais  voici  d autres  propositions  qui,  sans  avoir  la  même  généralité, 
ne  sont  pas  moins  dignes  d*être  remarquées.  Puisque  la  loi  est  un 
moindre  mal  pour  empêcher  un  mai  plus  grand,  le  mal  qu'elle  fait 
souffrir,  à  titre  de  sanction,  ne  doit  jamais  égaler  celui  quelle  doit 
réprimer.  La  peine  doit  être  efficace,  mais  ne  doit  jamais  dépasser  la 
mesure  qui  est  nécessaire  pour  la  rendre  telle.  G*est  Thumanité  intro- 
duite dans  la  législation  pénale  qui,  selon  la  remarque  de  Rossi,  a  paru» 
pendant  de  longs  siècles,  rivaliser  de  cruauté  avec  le  crime. 

Afm  de  rendre  exécutable  cette  règle  de  législation ,  Bentham  a  ima- 
giné toute  une  science ,  qu'il  désigne  sous  le  nom  de  pathologie  mentale. 
Elle  consiste  à  étudier  les  diverses  circonstances  qui  agissent  sur  la  sen- 
sibilité humaine  et  ont  le  pouvoir  de  Taccroitre  ou  de  la  diminuer.  On 
arrivera,  par  ce  moyen,  avarier  la  peine  suivant  l'effet  qu'elle  doit  pro- 
duire sur  le  coupable  ;  car,  selon  notre  réformateur,  il  n'est  rien  de 
plus  faux  que  cet  adage:  a  Les  mêmes  peines  pour  les  mêmes  délits.  »  li  y 
a  des  châtimenls  qui  glissent  sur  certaines  âmes,  tandis  qu'elles  pénètrent 
profondément  dans  quelques  autres.  C'est  manquer  à  la  justice  que  de 
les  traiter  de  la  même  manière.  Or  les  circonstances  qui  agissent  sur 
notre  sensibilité  sont  de  plusieurs  espèces.  Il  en  est  de  fort  importantes, 
mais  qu'il  est  difficile  de  saisir:  par  exemple  le  tempérament,  la  santé, 
la  force,  la  fermeté  d'âme,  les  habitudes,  le  développement  de  l'intel- 
ligence, etc.  Il  en  est  d  autres  de  moindre  influence,  telles  que  l'âge*  le 
sexe,  le  rang,  l'éducation,  la  profession,  le  climat,  la  race.  Celles-là,  il 
est  facile  de  les  constater,  et  la  législation  pénale,  surtout  la  justice  qui 
en  est  l'interprète ,  est  obligée  d'en  tenir  compte.  Toutes  ces  idées  se 
résument  dans  celles  des  circonstances  atténuantes,  acceptées  par  nos 
lois  et  consacrées  par  nos  mœurs. 

Si  la  peine  doit  être  proportionnée  à  la  sensibilité  présumée  du  cou- 
pable, elle  doit  l'être,  à  plus  forte  raison,  à  la  gravité  du  délit.  Or  la 
gravité  du  délit  doit  se  mesurer,  selon  Bentham,  non  sur  la  perversité 
de  l'intention,  mais  sur  la  gravité  et  l'étendue  du  dommage  causé.  Il  y 
a  le  dommage  de  premier  ordre  :  c'est  celui  qui  atteint  directement  la 
personne  lésée  et  qui  s'étend  à  sa  famille,  à  ses  amis.  Il  y  a  le  dom- 


LA  MORALE  ANGLAISE.  461 

mage  de  second  ordre  :  c  est  Tinquiétude  que  répand  le  crime  dans  la  so- 
ciété, et  le  danger  qui  naît  du  mauvais  exemple.  Il  y  a>  enfin,  le  dom^ 
mage  du  troisième  ordre  :  c*e6t  le  découragement,  Tinertie  morale  qui 
gagne  la  société  eii  présence  du  crime  resté  impuni.  Tous  ces  dommages 
seront  pris  en  considération  dans  le  choix  du  châtiment  destiné  à  les 
prévenir. 

Malgré  le  caractère  pénal  quil  leur  attribue  dans  tous  les  cas,  Ben- 
tham  ne  croit  pas  que  les  lois  aient  uniquement  pour  but  de  réprimer 
les  actes  nuisibles  à  la  société  ;  il  pense  qu  elles  doivent  aussi  provoquer 
ceux  qui  lui  sont  utiles.  Les  actes  utiles  sont  ceux  qui  coniribuent,  plus 
ou  moins  directement,  au  bonheur  social.  Or,  selon  Benthain,  qui  ap- 
plique à  toutes  les  questions  sa  méthode  arithmétique,  le  bonheur  social 
se  compose  de  quatre  éléments  :  la  subsistance,  Tabondance,  Tégalité, 
la  sûreté.  Comment  fei  a  le  législateur  pour  assurer  la  jouissance  de  ces 
biens  au  pays  sur  lequel  s  exerce  soq  autorité  ?  Il  considérera  que  la  sub- 
sistance  et  la  sûreté  représentent  le  nécessaire,  que  Tégalité  et  labon- 
dance  sont  le  superflu;  par  conséquent  il  mettra  tous  ses  soins  à  pro- 
curer d  abord  les  deux  premières. 

La  sûreté  est  Tobjet  principal  des  lois.  Sans  les  lois  elle  n'existerait  à 
aucun  degré,  ni  pour  la  vie  ni  pour  la  propriété  des  membres  de  la  so- 
ciété. Il  suffit  qu'elle  existe  pour  que  la  subsistance  d'un  peuple  soit 
garantie  d'une  manière  générale;  car  la  subsistance  est  fournie  par  le 
travail,  et  le  travail  est  proportionné  à  la  sûreté  des  travailleurs,  laquelle 
comprend  aussi  leur  liberté.  Cependant  Bcntham  ne  se  contente  pas  de 
ce  moyen  général  et  indirect  de  pourvoir  à  la  subsistance  de  la  popu- 
lation d  un  État.  Il  désire  qu'on  s  occupe  de  l'extinction  de  la  misère,  et 
il  pense  que  la  voie  la  plus  sûre  pour  y  arriver,  c'est  la  charité  légale, 
ou,  pour  l'appeler  du  nom  qu'elle  porte  en  Angleterre,  la  taxe  des  pau- 
vres, élevée  au  niveau  et  répartie  en  proportion  des  besoins.  Quoique  le 
mot  d'équité  n'ait  aucun  sens  dans  son  système,  Bentham  s'efforce  de 
démontrer  que  cette  taxe  est  équitable  :  «Le  titre  de  l'indigent  comme 
«indigent  est  plus  fort,  dit-il,  que  le  titre  de  propriétaire  d'un  superflu 
«comme  propriétaire.  »  En  d'autres  termes  :  le  droit  de  l'indigent  à  être 
secouru  est  supérieur  au  droit  de  propriété  quand  le  propriétaire  pos- 
sède plus  que  le  nécessaire.  Au  reste,  la  propriété,  selon  Bentham,  e^ 
une  pure  création  de  la  loi,  qui  ne  se  justifie  et  ne  s'explique  que  par 
l'intérêt  social.  Donc  la  loi  peut,  en  vue  de  ce  même  intérêt,  être  consi- 
dérée d'un  autre  point. 

Une  fois  qu'il  aura  pourvu  à  la  subsistance  et  à  la  sûreté  de  l'Etat,  le 
législateur  s'occupera  de  lui  procurer  aussi  l'abondance  et  l'égalité.  L*a« 

59 


462         JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

bondance  comprend  le  luxe,  et  le  luxe  est  indispensable  au  bonheur 
des  nations  ;  car,  pour  avoir  le  nécessaire ,  il  faut  posséder  le  superflu. 
Mais  les  lois  n*ont  pas  le  pouvoir  de  créer  directement  cet  élément  du 
bonheur  public.  Il  est  la  conséquence  indirecte  de  la  protection  ac- 
cordée au  travail,  des  garanties  laissées  à  la  propriété  et  des  désirs  na- 
turels de  l'homme  qui  grandissent  avec  sa  puissance  et  son  bien-étre. 
Quant  à  Tégalité,  elle  n  est  pas  autre  chose,  pour  Bentham,  que  Tégalité 
des  biens.  Entendue  dans  ce  sens,  elle  est  désirable.  Mais  comment  ré- 
tablir? Une  nouvelle  distribution  des  biens  présente  les  plus  grands 
dangers  pour  la  sûreté  publique.  Le  communisme  est  la  destruction  du 
travail  et  de  la  bienveillance  mutuelle  des  hommes.  N'ayant  rien  & 
perdre  ni  rien  à  acquérir,  les  hommes  s'endormiront  dans  une  iftche 
oisiveté ,  et  n'auront  pas  plus  le  désir  que  le  pouvoir  de  se  rendre  utiles 
les  uns  aux  autres.  Cependant,  avec  le  temps,  avec  la  liberté  de  l'indus- 
trie et  du  commerce,  avec  les  progrès  de  Tagriculture,  avec  l'abolition 
des  monopoles  et  des  substitutions  et  quelques  autres  mesures  législa- 
tives, on  verra  les  grandes  propriétés  se  subdiviser  peu  à  peu,  un  plus 
grand  nombre  d'hommes  participer  à  une  modeste  aisance,  et  les  so- 
ciétés se  rapprocher  de  plus  en  plus  de  l'égalité  des  biens. 

Tel  est,  dans  ses  éléments  les  plus  essentiels,  le  système  de  Bentham, 
que  les  philosophes  dont  nous  allons  nous  occuper  n'ont  eu  qu'à  déve- 
lopper sur  plusieurs  points  et  à  corriger  sur  quelques  autres,  pour  en 
tirer  la  morale  utilitaire,  aujourd'hui  professée  avec  tant  d'éclat  en  An- 
gleterre, et  devenue  l'objet  d'une  préoccupation  sérieuse  dans  d'autres 
pays. 

Élevé  par  son  père,  James  Mill,  à  considérer  la  doctrine  de  Bentbam 
comme  l'expression  la  plus  complète  de  la  science  morale,  John  Stuart 
Mill,  dès  qu'il  osa  la  juger  par  lui-même,  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir 
qu'elle  contenait  à  la  fois  des  exagérations  et  des  lacunes,  et  il  se  char- 
gea de  les  faire  disparaître  par  des  réformes  importantes.  Il  commença 
par  lui  donner  une  méthode;  car  l'arithmétique  morale,  dont  nous 
avons  parlé,  n'est  pas  une  méthode,  mais  un  procédé.  Bentham  affirme 
lés  propositions  d'où  dérivent  toutes  ses  idées  ;  il  ne  dit  pas  comment  son 
esprit  y  a  été  conduit,  ni  pourquoi  il  les  tient  pour  vraies.  John  Stuart 
Mill  sent  le  besoin  de  résoudre  ce  problème,  qui  est  précisément  celui 
de  la  méthode.  Il  n'y  a,  selon  lui,  en  philosophie,  et,  par  conséquent, 
en  morale,  que  deux  écoles  que  la  méthode  sépare,  et  qui,  séparées  sur 
ce  point,  le  sont  sur  tout  le  reste.  D'après  l'école  intuitive,  les  prin- 
cipes sur  lesquels  repose  notre  connaissance  du  vrai  et  du  bien  sont  des 
propositions  évidentes  par  elles-mêmes,  évidentes  a  priori,  dont  il  ne 


LA  xMORALE  .ANGLAISE.  463 

reste  qu'à  faire  sortir  les  conséquences  par  voie  de  déduction.  Daprès 
Técoie  inductive,  le  bien  et  le  mal,  le  vrai  et  le  faux  sont  des  matières 
^^observation  et  d'expérience.  En  un  mot,  it  n  y  a  que  des  faits  et  pas  de 
principes.  Constatés  par  lobservation ,  les  faits  sont  généralisés  et  érigés 
en  lois  par  Tinduction.  G  est  pour  la  méthode  d 'induction  que  Stuart 
Mili  se  prononce. 

Au  nom  de  la  méthode  inductive,  il  nie  la  liberté,  que  Bentham 
nie  aussi,  mais  sans  en  donner  la  raison.  La  volonté,  selon  Stuart Mill, 
nest  pas  libre,  car  nous  ne  voulons  que  ce  que  nous  désirons,  la  vo- 
lonté est  fille  du  désir,  et  le  désir  se  confond  avec  le  plaisir.  On  désire 
une  chose  parce  quon  la  trouve  agréable;  une  autre  nous  inspire  de 
laversion  parce  qu'on  la  trouve  pénible.  Toute  volonté,  en  même 
temps  qu'elle  tombe  sous  la  loi  du  déterminisme,  est  donc  nécessaire- 
ment égoïste,  intéressée,  personnelle, comme  le  plaisir. 

Mais  dans  le  plaisir  personnel  lui-même ,  et  dans  les  désirs  dont  il 
est  l'objet,  il  y  a  un  élément  qui  dépasse  l'égoîsme  :  «C'est  le  désir 
u  d'être  en  harmonie  avec  nos  semblables,  o  Cela  veut  dire ,  comme 
Bentham  avait  déjà  essayé  de  nous  le  persuader,  que  le  véritable 
égoîsme  consiste  à  n'être  point  égoïste.  Mab  au  sentiment  vague  et  essen- 
tiellement variable  de  la  sympathie,  dont  s'était  contenté  son  prédé- 
cesseur et  son  maître,  Stuart  Mill  substitue  le  sentiment  générai  et  cons- 
tant de  la  sociabilité,  u  L'état  de  société,  dit- il,  est  en  même  temps 
«si  naturel,  si  nécessaire  et  si  habituel  à  l'homme,  qu'à  moins  de  cir- 
u  constances  rares  et  d'un  eflbrt  d'boiement  volontaire ,  il  ne  se  consi- 
«dère  jamais  que  comme  un  membre  d'un  corps,  et  cette  association 
«  s'affermit  de  plus  en  plus  à  mesure  que  l'humanité  s'éloigne  de  l'état 
a  d'indépendance  sauvage.  Par  conséquent,  toute  condition  essentielle  à 
oun  état  de  société  fait  chaque  jour  plus  inséparablement  partie  de  la 
a  conception  qu'a  chaque  individu  de  l'état  de  choses  au  milieu  duquel 
«il  est  né  et  qui  est  la  destinée  de  l'homme^.  » 

L'opinion  de  Stuart  Mill  telle  qu'elle  ressoit  de  ces  lignes,  c'est  que 
l'homme  n'est  pas  seulement  uni  à  la  société  de  ses  semblables  par  un 
désir  naturel  ou  par  un  penchant  impérieux  de  sa  sensibilité,  mais  que 
flon  intelligence  même  ne  conçoit  pour  lui  d'existence  possible  que 
celle  qui  s'accorde  avec  les  conditions  nécessaires  de  l'ordre  social. 
Voilà,  il  faut  en  convenir,  un  effet  étrange  de  notre  incurable  égoîsme 
et  un  miracle  inattendu  de  l'association  des  idées,  le  deas  ex  machina  de 
l'école  empirique  en  général  et  de  Stuart  Mill  en  particulier. 

*  Passage  cité  par  M.  Guyau,  p.  77-78. 

59* 


464  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

Mais  bien  dautres  surprises  nous  sont  réservées. 

L'idée  de  la  société  implique  Tidée  d*égalité,  et  Tégalité  suppose  le 
respect  mutuel  des  intérêts.  «  La  société  entre  égaux  ne  peut  exister  que 
Cl  si  les  intérêts  de  chacun  sont  également  respectés.  »  La  société  entre 
égaux  n existe  pas  encore,  mais  elle  existera  à  ce  que  Stuart  Mill 
nous  assure,  et  TefTet  qui  lui  est  propre  se  réalisera  de  lui-même.  Les 
hommes  en  viendront  à  ne  pas  regarder  comme  possible  un  état  de 
choses  où  Ton  ne  tient  pas  compte,  c'est-à-dire  où  Ton  ne  pratique  pas 
le  respect  des  intérêts  d  autrui. 

Pourquoi  s  arrêteraient-ils  à  respecter  les  intérêts  d  autrui  ?  Il  faudra 
bien  qu'ils  coopèrent  aux  intérêts  les  uns  des  autres,  puisque  c'est  une 
des  conditions  de  l'état  social  que  personne  ne  puisse  vivre  dans  un  isole- 
ment absolu.  Cette  coopération  les  amènera  naturellement  à  croire  que 
le  bien  d  autrui  est  pour  l'individu  une  chose  «dont  il  est  naturel  et 
«nécessaire  quil  s'occupe  comme  de  toute  condition  physique  de  notre 
«  existence,  o 

Il  n'arrive  pas  toujours  que  le  bien  d'autrui  soit  étroitement  uni  au 
mien;  mais  il  suffit  quil  le  soit  souvent  pour  que  mon  esprit  ne  puisse 
plus  l'en  séparer,  et  que,  par  Tassociation  des  idées,  devenue  bientôt 
une  habitude,  une  seconde  nature,  le  bien  individuel  se  confonde  dans 
ma  pensée  avec  le  bien  général.  Par  cette  même  puissance  de  l'association 
des  idées,  qui,  développée  par  l'habitude  et  par  l'éducation,  deviendra 
irrésistible  et  tiendra  lieu  de  la  conscience  morale  de  fécole  intuitive, 
nous  sommes  entraînés  encore  plus  loin ,  nous  poursuivrons  le  bon- 
heur général,  même  indépendamment  et  aux  dépens  de  notre  bonheur 
individuel;  et,  par  le  bonheur  général,  il  faut  entendre  non  seulement 
le  bonheur  du  genre  humain,  mais,  autant  que  la  nature  des  choses  le 
permet,  celui  de  tous  les  êtres  capables  de  sentir.  «  Le  critérium  de  la 
«morale  utilitaire,  dit  Stuart  Mill,  n'est  pas  le  plus  grand  bonheur  de 
«  l'agent ,  mais  la  plus  grande  somme  de  bonheur  général  ^  »  » 

Stuart  Mil!  admet  enfin  qu*on  désire  et  qu'on  recherche  la  vertu.  «  Le 
«désir  de  la  vertu,  dit-il,  est  un  fait  moins  universel,  mais  aussi  authen- 
«  tique  que  Je  désir  du  bonheur.  »  Il  ajoute  qu'il  faut  désirer  la  vertu 
avec  désintéressement,  pour  elle-même,  comme  une  chose  désirable  en 
soi.  Après  avoir  rendu  cet  hommage  significatif  à  la  morale  du  devoir, 
Stuart  Mill,  avec  une  subtilité  digne  des  sophistes  de  la  Grèce,  le  fait 
passer  au  compte  de  la  morale  utilitaire.  Ceux  qui  aiment  la  vertu 
avec  désintéressement,  l'aiment,  selon  lui,  «non comme  un  moyen  pouir 

*  Passage  cité  par  M.  Guyau,  p.  96.    • 


LA  MORALE  ANGLAISE.  &05 

«arriver  au  bonheur,  mais  comme  une  portion  de  leur  bonheur  ^»  S*ils 
l'aiment  comme  une  portion  de  leur  bonheur,  ils  laiment  pour  eux  et 
non  pour  elle-même,  leur  amour  cesse  d  être  désintéressé. 

Nous  savons  maintenant  jusquoii  s  étend,  selon  les  idées  de  Stuart 
Miil,  ce  bonheur  soi-disant  personnel  qui,  commençant  par  Tindividu, 
fmit  par  embrasser  le  genre  humain  et  la  totalité  des  êtres  vivants  ; 
mais  nous  ignorons  encore  de  quoi  il  se  compose ,  de  quels  éléments 
il  est  formé.  On  se  rappelle  que  Bentham  n*y  fit  entrer  qu* un  élément 
unique,  le  plaisir,  et  que  cet  élément  unique  n  est  envisagé  par  lui 
que  sous  un  seul  aspect,  celui  de  la  quantité.  Stuart  Mill  croit  aussi  que 
le  plaisir  est  en  quelque  sorte  la  matière  dont  le  bonheur  est  fait;  mais, 
en  y  laissant  subsister  la  quantité,  il  y  ajoute  ia  qualité.  Il  reconnaît 
plusieurs  sortes  de  plaisirs  dont  les  unes  sont  plus  désirables  et  plus 
précieuses  que  les  autres.  Mab  sur  quelle  base  se  fondera  cette  distinc- 
tion? Par  quel  principe,  à  quantité  égale,  ou  abstraction  faite  de  la 
quantité,  se  justifiera  notre  préférence?  Voici  la  réponse  de  Stuart 
Mill:  «Lorsque  de  deux  plaisirs,  il  en  est  un  auquel  tous  ceux  ou 
«  presque  tous  ceux  qui  ont  lexpérience  des  deux  donnent  une  préfé- 
«rence  marquée  sans  y  être  poussés  par  aucun  sentiment  d'obligation 
«  morale ,  celui-là  est  le  plaisir  le  plus  désirable.  » 

Cela  revient  à  dire  que  le  plaisir  préférable  est  celui  que  préfère  le 
plus  grand  nombre  de  personnes  expérimentées.  Stuart  Mill  ne  pou- 
vait se  contenter  d'une  explication  pareille,  que  son  maître  Bentham 
aurait  certainement  fait  rentrer  dans  l'ipsedixiiisme.  Il  s  efforce  donc  de 
la  compléter  de  la  manière  suivante.  Lorsque  de  deux  plaisirs  qu  on  a 
également  éprouvés  et  qu'on  peut  comparer  entre  eux,  il  y  en  a  un  que 
les  personnes  capables  de  faire  cette  comparaison  placent  tellement 
au-dessus  de  l'autre  qu'elles  ne  voudraient  pas  l'échanger  contre  n'im- 
porte quelle  abondance  de  l'autre  plaisir,  il  faut  bien  admettre  dans  le 
plaisir  préféré  une  supériorité  réelle,  une  supériorité  qui  est  daus  la 
qualité  et  non  dans  la  quantité.  On  peut  même  ajouter,  pour  rendre 
celte  supériorité  plus  manifeste,  que  le  plaisir  préféré  apporte  avec  lui 
une  plus  grande  somme  de  peine  que  le  plaisir  dédaigné. 

Mais  comment  concilier  avec  le  bonheur,  fin  suprême  de  notre  exis- 
tence, ces  appréciations  qui  nous  portent  à  préférer  une  moindre  somme 
de  plaisir  à  une  somme  de  plaisir  plus  grande  et  une  plus  grande 
somme  de  peine  à  une  quantité  de  peine  beaucoup  moindre?  Pour  ré- 
soudre cette  difficulté,  Stuart  Mill  a  recours  à  la  distinction  qu'il  établit 

'  Paroles  citées  jpar  M.  Guy  au,  p.  86. 


4W  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  AOUT  1879. 

entre  le  contentement  et  le  bonheur.  Le  contentement  n  est  que  la  satis- 
faction de  certaines  facultés.  Le  bonheur,  c*est  la  satisfaction  de  toutes  les 
facultés  ou  des  facultés  les  plus  hautes ,  quand  elles  ne  peuvent  pas  toutes 
être  satisfaites  en  même  temps.  Or  quels  sont  les  êtres  chez  lesquels 
toutes  les  facultés  sont  aisément  satisfaites ,  et  dont  le  bonheur,  par 
conséquent,  est  plus  complet?  Ce  sont  les  êtres  inférieurs,  parce  qu'ils 
ont  peu  de  facultés.  Chez  les  êtres  supérieurs ,  au  contraire ,  qui  ont 
beaucoup  de  facultés  et  des  facultés  de  valeur  très  inégale,  le  bonheur 
est  presque  toujours  accompagné  de  mécontentement,  parce  que  toutes 
les  facultés  dont  ils  sont  doués  ne  peuvent  être  satisfaites  au  même  dé- 
gré.  C'est  pourtant  ce  bonheur  mêlé  de  peine ,  ce  bonheur  des  mécon- 
tents qui  est  de  beaucoup  le  plus  désirable,  a  Mieux  vaut  être,  dit  Stuart 
<i  Mill,  un  homme  mécontent  quun  cochon  satisfait  ;  mieux  vaut  être  no 
ttSocrate  mécontent  quun  imbécile  satisfait.  Si  f imbécile  et  le  cochon 
«pensent  différemment,  cest  qu'ils  ne  connaissent  que  le  côté  de  la 
«question  qui  les  regarde ^  » 

Cette  distinction  entre  le  mécontentement  et  le  bonheur,  entre  le 
bonheur  des  êtres  inférieurs  et  celui  des  êtres  supérieurs ,  ne  répond 
pas  à  la  di£BcuIté  que  nous  avons  indiquée  tout  à  Theure,  elle  ne  fait 
que  rétendre  etTaggraver.  Pourquoi  préférons-nous  le  bonheur  mêlé  de 
peine  des  êtres  supérieurs  au  bonheur  sans  mélange ,  au  bonheur  pai- 
sible et  borné  des  êtres  inférieurs?  Cette  préférence,  selon  Stuart  Miil, 
ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  cette  répugnance  à  déchoir  ne  s'explique 
que  par  le  sentiment  de  la  dignité,  sentiment  que  possèdent  tous  les 
êtres  humains ,  et  dont  le  développement  est  proportionné  à  leurs  fa- 
cultés les  plus  élevées. 

Tel  est  le  prix  qu'attache  Stuart  Mill  à  la  dignité  humaine,  que  «  lors- 
qu'il faut  choisir  entre  elle  et  le  bonheur,  soit  notre  bonheur  personnel, 
soit  celui  des  autres,  c'est  le  bonheur  qu'il  nous  conseille  de  sacrifier* 
«J'admets  pleinement  cette  vérité,  dit-il,  que  la  culture  d'une  noblesse 
«idéale  de  volonté  et  de  conduite  est  pour  les  êtres  humains  individuds 
«  une  fin  à  laquelle  doit  céder,  en  cas  de  conflit,  la  recherche  de  iear 
«  propre  bonheur  ou  de  celui  des  autres,  n  La  contradiction  serait  fta- 
grante  entre  le  principe  de  la  morale  utilitaire  et  l'application  qu'il  re- 
çoit ici ,  si  Stuart  Mill  n'avait  soin  de  nous  apprendre  que  c'est  le  bon- 
heur individuel  ou  celui  de  quelques  individus  qu'il  sacrifie  au  sentiment 
de  la  dignité,  mais  que  le  bonheur  général  y  trouve  sou  compte, 
parce  que  la  noblesse  du  caractère  contribue  plus  que  toute  autre  chose 

'  Voir  M.  Guyau,  p.  89. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  (i67 

è  ia  félicité  de  la  vie  humaine.  Il  n  en  est  pas  moins  vrai  que  cette  per- 
fection idéale,  à  laquelle  il  veut  que  s*élèvent  les  âmes,  appartient  plus 
à  la  morale  du  devoir,  à  ce  qu'il  appelle  la  morale  intuitive,  qu*à  la  mo- 
rale de  rintérèt. 

  la  loi  du  désintéressement  et  du  sacrifice,  on  peut  lappeler  de  son 
vrai  nom ,  à  la  loi  du  devoir,  Stuart  Mill  reconnaît  aussi  une  sanction 
purement  morale ,  qui  n*est  pas  autre  chose  que  le  remords,  u  La  sanc- 
a tion  interne  du  devoir,  dit-il^,  c*esf  un  sentiment  de  notre  âme,  une 
a  douleur  plus  ou  moins  intense  accompagnant  la  violation  du  devoir,  et , 
a  chez  les  natures  morales  bien  dirigées,  s'élevant,  dans  les  cas  les  plus 
«graves,  au  point  de  les  faire  reculer  devant  cette  violation  comme 
a  devant  une  impossibilité.  » 

Ce  n*est  point  par  là  que  la  moralité  humaine  commence ,  mais  c*est 
par  là  qu'elle  peut  finir.  Ce  que  nous  craignons  d*abord ,  c'est  le  châti- 
ment que  nous  attire  une  action  mauvaise,  c'est  le  danger  de  perdre  la 
sympathie  de  nos  semblables.  Mais  l'aversion  qui  s'attache  à  toute  action 
de  cette  nature  peut,  à  la  longue,  se  séparer  de  Tidée  de  châtiment  et 
devenir  une  détestation  désintéressée  du  mal  dont  la  force  et  la  sponta- 
néité égalent  celles  de  l'instinct. 

Que  manque-t-il  encore  à  cette  liste  de  toutes  les  qualités  et  perfec- 
tions qu'engendre  par  miracle  la  morale  de  l'intérêt?  Nous  y  avods 
déjà  vu  figurer  ia  vertu;  Stuart  Mill  ne  craint  pas  d'y  ajouter  l'héroïsme 
et  le  martyre.  «Le  héros  ou  le  martyr  doit,  dit-il,  volontairement  se 
«  passer  de  bonheur  pour  l'amour  de  quelque  chose  qu'il  place  au-dessus 
«de  son  bonheur  individuel.»  Le  héros  et  le  martyr  peuvent  donc, 
même  ils  doivent  exister  dans  son  système;  mais  il  faut  que  leur  abné- 
gation ait  un  but,  et  ce  but  ne  peut  être  que  le  bonheur  général.  Quand 
la  cause  pour  laquelle  ils  se  sacrifient  est  différente,  le  héros  et  le  mar- 
tyr, selon  les  expressions  de  Stuart  Mill,  ne  méritent  pas  plus  d*être 
admirés  que  l'ascète  debout  sur  sa  colonne^.  Gomment!  notre  vie  n'a 
pas  d'autre  fin  que  la  petite  part  de  bonheur  dont  nous  pouvons  jouir 
ici-bas,  et  c'est  pour  le  bonheur  des  autres  qu'on  nous  conseille,  qu'on 
nous  ordonne  presque  de  la  sacrifier!  Cette  inconséquence  n'a  pas 
échappé  à  Stuart  Mill,  et  il  s'efforce  de  l'atténuer  en  disant  que  le  sacri- 
fice qui  nous  est  demandé  nest  nécessaire  que  dans  une  société  impar- 
faite comme  la  nôtre.  Il  sera  inutile  dans  l'avenir,  quand  la  société 
sera  mieux  organisée.  Que  nous  importe?  H  n'en  est  pas  moins  inexpli- 
cable et  injustifiable  pour  la  morale  utilitaire. 

*  Voyez  ia  Morale  anglaise,  p.  io3.  —  '  Ibid.,  p.  m. 


468  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

Stuart  Mill,  dans  sa  morale,  nous  offre  constamment  le  spectacle 
d'un  esprit  naturellement  élevé,  dune  âme  généreuse,  qui,  par  Téffet 
de  réducalion  beaucoup  plus  que  par  un  choix  réfléchi,  a  été  engagé 
dès  sa  jeunesse  dans  un  système  borné  et  desséchant.  L*âme  proteste 
contre  le  système  sans  avoir  la  force  de  s  en  affranchir,  et  alors  même 
quelle  labandonne  au  fond,  elle  en  conserve  encore  lelaiigage  et  les 
formules  essentielles.  Nous  en  trouvons  la  preuve  dans  tout  ce  qui 
précède,  mais  paiticulièrement  dans  ces  lignes^:  «Pour  être  heureux, 
«il  n'est  quun  seul  moyen,  qui  consiste  à  prendre  pour  but  de  la  vie, 
H  non  pas  le  bonheur,  mais  quelque  fm  étrangère  au  bonheur.  Que  votre 
«intelligence,  votre  analyse,  votre  examen  de  conscience  s*absor,be  dans 
«cette  recherche,  et  vous  respirerez  le  bonheur  avec  Tair  sansleremar* 
«quer,  sans  y  penser,  sans  demander  à  l'imagination  de  le  figurer  par 
«anticipation,  et  aussi  sans  le  mettre  en  fuite  par  une  fatale  manie  de 
(lie  mettre  en  question,  d 

On  sait  que  Stuart  Mill  ne  s  est  pas  moins  occupé  de  politique  et  de 
législation  que  de  psychologie  et  de  morale.  La  politique  et  la  législatioa 
constituent  pour  lui  un  art,  lar^  social,  dont  le  but  est  de  conduire  les 
hommes  réunis  en  société,  de  conduire  les  peuples  vers  la  plus  grande 
somme  de  bonheur  que  la  nature  humaine  puisse  atteindre.  Le  senti- 
ment de  la  justice  est  le  principal  ressort  dont  il  devra  faire  usage. 

Mais  qu'est-ce  que  la  justice  pour  Stuart  Mill?  En  répondant  à  cette 
question  il  nous  laisse  apercevoir  de  nouveau  la  lutte  qui  existe  dans 
son  esprit  entre  le  principe  de  l'intérêt  et  la  vague  conception  d'un  prin- 
cipe supérieur.  La  justice,  d'après  lui,  est  la  conformité  à  la  loi  ou  à  ce 
qui  devrait  être  la  loi.  Il  admet  donc  implicitement  une  loi  intérieure  aur 
dessus  de  la  loi  positive.  Arrivant  à  la  défmition  de  la  loi  elle-même,  il 
fait  consister  son  essence  dans  la  sanction ,  c'est*à-dire  dans  la  pénalité. 
«Nous  ne  disons  qu'une  chose  est  mal  que  lorsque  nous  entendons  que 
«  celui  qui  l'a  faite  devrait  être  puni  d  une  façon  ou  d'une  autre,  n  Ce  sont 
ses  propres  expressions^.  Mais  n'admet-il  qu'une  pénalité  matérielle  ou 
légale?  Non,  il  admet  aussi  une  pénalité  morale,  à  savoir  le  remords, 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  et  la  désapprobation  de  l'opinion  pu- 
blique, qui  supplée  au  silence  ou  à  l'impuissance  de  la  loi. 

Essayant  d'expliquer  l'idée  de  la  justice  ainsi  ramenée  à  la  sanction  pé- 
nale ou  au  désir  de  punir,  Stuart  Mill  en  trouve  l'origine ,  non  seule- 
ment dans  les  sentiments  égoïstes  de  l'homme,  mais  dans  les  instincts 

'  Elles  sont  tirées  de  VAutobiogrxiphie  de  Stuart  Mill  et  citées  par  M.  Guyau, 
p.  11 5.  —  *  Voyez  ia  Morale  anglaise,  p.  iig. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  469 

de  l'animal .  Uhomme  est  naturellement  porte  à  repousser  une  agression  et 
H  punir  Tagresseur.  Puis  il  étend  ce  sentiment  à  ses  semblables  par  sym- 
pathie. Voyant  un  autre  homme  attaqué,  il  a  également  le  désir  de  re- 
pousser et  de  punir  lagression,  comme  s  il  s'agissait  de  lui-même.  L'ins- 
tinct des  animaux  produit  les  mêmes  effets.  Les  animaux  repoussent 
Tagression  et  la  châtient,  non  seulement  quand  il  s  agit  d'eux,  mais 
quand  il  s'agit  d'un  autre  animal  de  leur  espèce.  Le  chien  éprouve  cet 
instinct  en  faveur  de  Thomme,  qu*il  défend  et  qu'il  venge  au  péril  de  sa 
vie.  Que  cet  instinct  animai,  que  ce  sentiment  égoïste  de  la  défense 
personnelle  et  la  sympathie  de  l'homme  pour  son  semblable  soient  dé- 
veloppés et  comme  transfigurés  par  le  sentiment  social,  qu'ils  s'étendent 
de  proche  en  proche  jusqu'à  embrasser  le  genre  humain,  qu'ils  soient 
consacrés  par  l'autorité  de  la  loi  et  se  manifestent  par  la  puissance  du 
châtiment,  ils  seront  cette  vertu  désintéressée,  absolument  obligatoire, 
presque  divine,  qui  s'appelle  Injustice.  Il  y  a  des  moments  où  Stuart 
Mill  parle  de  la  justice  presque  dans  les  mêmes  termes  que  Platon, 
représentant  les  châtiments  infligés  en  son  nom  comme  un  bienfait,  non 
seulement  pour  la  société  qu'elle  protège,  mais  pour  le  coupable  qu'elle 
a  frappé.  Il  n'en  soutient  pas  moins  que  son  but  unique,  c'est  d'être 
utile ,  c'est  d'assurer  le  bonheur  général. 

Mais  la  justice,  c'est-à-dire  la  loi,  ne  suffit  pas  pour  atteindre  ce  but 
suprême;  il  faut  y  joindre  l'organisation  politique  et  la  puissance  de 
l'éducation.  La  société  sera  constituée  de  telle  sorte  que  les  intérêts  de 
chacun  seront  en  harmonie  complète  avec  les  intérêts  de  tous,  que  le 
bonheur  individuel  se  confondra  avec  le  bonheur  général;  et,  par  un  sys- 
tème d'éducation  fondé  à  la  fois  sur  l'économie  politique  et  la  morale 
utilitaire,  on  formera  les  intelligences  à  ne  plus  concevoir,  les  volontés 
à  ne  plus  poursuivre  d'auti*e  fin  que  cette  félicité  de  chacun  contenue 
dans  celle  de  tous.  Grâce  à  l'emploi  simultané  de  ces  deux  moyens,  la 
condition  de  l'homme  sera  singulièrement  améliorée.  On  verra  la  pau- 
vreté disparaître ,  la  maladie  diminuer,  les  vicissitudes  de  la  fortune  se 
réduire  presque  à  rien.  Les  principales  causes  de  nos  souffrances  seront 
peu  à  peu  conjurées. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  moralité  s'accroîtra  dans  les  mêmes  proportions 
que  le  bien-être.  Le  dévouement  de  l'homme  pour  le  bonheur  univer- 
sel de  ses  semblables  tiendra  lieu  de  religion,  u  Je  crois,  dit  Stuart  Mill, 
u qu'il  est  possible  de  donner  au  service  du  genre  humain,  même  sans 
oie  secours  d'une  croyance  en  une  providence,  et  le  pouvoir  psycholo- 
«  gique  et  l'application  sociale  d'une  religion ,  et  cela  en  le  laissant  s  em- 
«  parer  de  la  vie  humaine  et  colorer  toute  pensée,  tout  sentiment  et 

60 


470  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

tt  toute  action  de  telle  manière  que  le  plus  grand  ascendant  exercé  ja- 
a  mais  par  aucune  religion  n  en  soit  que  le  type  et  ravant-goût^  n 

Cest  précisément  cet  idéal  qu*Âuguste  Comte  a  voulu  réaliser  en 
fondant  une  nouvelle  religion  où  Thumanité  tient  la  place  de  Dieu.  On 
sait  comment  il  a  réussi. 

Ad.  FRANCK. 


[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Inscriptions  gréco-égyptiennes  du  Musée  de  Boulaq. 

Le  1*  mai  1879,  mon  savant  confrère,  M.  Mariette,  m'écrivait  de 
Boulaq  :  u  J*ai  fait  pour  vous  une  collection  d'estampages  de  toutes  les 
«  pierres  portant  des  inscriptions  grecques  que  nous  avons  au  Musée, 
tt  Comme  le  Musée  est  en  ce  moment  bouleversé  de  fond  en  comble 
ttpour  cause  de  réparations,  je  ne  sais  pas  quelles  sont  celles  de  ces 
«pierres  qui  sont  publiées,  quelles  sont  celles  qui  sont  inédites.  Vous 
ttvous  y  reconnaîtrez  mieux  que  moi.  Je  vous  les  porterai  moi-même  h 
«Paris  dans  quelques  semaines,  à  moins  que  vous  ne  désiriez  que  je 
«  vous  les  expédie  immédiatement. 

tt  Nous  avons  ti*ouvé  au  Sérapéum  une  jolie  stèle  grecque  avec  fronton 
tt  et  la  mention  d*un  Cretois  qui  se  dit  interprète  des  songes.  Au  dernier 
«moment,  je  reçois  du  photographe  auquel  je  Tai  demandée,  une  épreuve 
«photographique.  Je  vous  Tenvoie.  Une  modeste  appréciation  de  ce  mo- 
tt  nument  est  comprise  dans  une  note  assez  longue  que  j'adresse  à  Des- 
a  jardins,  pour  être  communiquée  à  TAcadémie  des  inscriptions  et  belles- 
«  lettres.  Il  est  bien  entendu  que  je  n  empiète  en  aucune  façon  sur  votre 
«domaine.  Vous  savez  d'ailleurs  que  je  n'en  suis  pas  capable. 

tt  Desjardins  vous  donnera  des  nouvelles  du  Musée  et  de  nos  fouilles, 
tt  Tout  cela  n'est  pas  brillant.  Mais  j'espère  que  le  temps  se  calmera  bien- 
'«tôt,  et  que  je  ne  quitterai  pas  le  Musée,  dans  un  mois,  sans  avoir 
«organisé  de  nouveau  notre  service  de  recherches  et  de  conserva - 
«  tion.  )) 

'  Voir  la  Morale  anglaise,  p.  i3a. 


INSCRIPTIONS  GFUÉCO-ÉGYPTIENNES.  471 

Je  reçus  en  effet  vers  la  fin  du  mois  de  juin  les  estampages  que  M.  Ma- 
riette prit  la  peine  de  m^apporter  lui-même.  lis  sont  au  nombre  environ 
d  une  vingtaine ,  sans  compter  deux  ou  trois  copies  d  autres  inscriptions. 
Mon  devoir  est  donc  de  dire  à  FÂcadémie  en  quoi  consiste  cette  collec- 
tion épigraphique  et  de  lui  signaler  les  inscriptions  qui  me  paraissent 
les  plus  intéressantes. 

En  reproduisant  le  fragment  de  la  lettre  de  M.  Mariette,  je  nai  pas 
voulu  supprimer  certaines  expressions  par  trop  modestes ,  parce  que  je 
tiens  à  conserver  religieusement  tout  ce  qui  sort  de  la  plume  de  notre 
éminent  confrère.  Il  a  donné  déjà  devant  f  Académie,  par  Torgane  de 
M.  Desjardins,  ime  savante  explication  de  la  stèle  avec  fronton,  où  se 
trouve  mentionné  un  Cretois  interprète  des  songes.  Puis  il  ajoute  qu'il 
ne  veut  pas  empiéter  sur  ce  qu'il  veut  bien  appeler  a  mon  domaine.  » 
C'était  m'engager  à  parler  du  monument  au  point  de  vue  hellénique. 
Pour  répondre  à  son  invitation ,  j'ajouterai  quelques  mots  sur  l'inscrip- 
tion elle-même,  sans  rappeler  l'explication  qu'il  en  a  donnée  et  qui 
s'imprime  en  ce  moment  dans  les  Comptes  rendus  de  l'Académie. 

Voici  cette  inscription  : 

ENYHNIAKPINQ 

TOYGEOYnPOZTAr 

MAEXQNTYXAfA 

eAlKPHZEZTINO 

KPINQNTAAE 

Èvvmfta  xpivù) 
Toô  d-eoO  "ïïfpàalay^ 
fia  éxfiyv,  T<ix[<^]  dya- 
Bà.  ILpifç  èdiv  à 
xpivcjv  râle. 

«J'interprète  les  songes  d'après  l'ordre  de  Dieu.  A  la  bonne  fortune. 
«  Cet  interprète  est  Cretois.  » 

Le  dieu  dont  il  est  question  est  celui  dans  le  temple  duquel  se  trou- 
vait le  monument.  Quant  à  notre  Cretois,  on  ne  donne  pas  son  nom. 
On  sait  que  tous  les  peuples  anciens  prenaient  les  songes  pour  des  aver- 
tissements des  dieux.  Les  prêtres  assyriens,  persans,  indous  et  surtout 
égyptiens,  expliquaient  des  songes.  Les  Grecs  avaient  divers  sanctuaires 
où  l'homme  qui  voulait  avoir  des  songes  prophétiques  allait  coucher; 

60. 


472  JOURNAL  DES  SAVANTS.  -.  AOUT  1879. 

tel  était  surtout  lantre  de  Trophonius.  On  couchait  aussi  dans  tous  les 
temples  dédiés  à  certaines  divinités.  En  Egypte,  le  Sérapéum,  où  notre 
stèle  a  été  trouvée,  parait  avoir  été  un  de  ces  temples  où  les  visiteurs 
venaient  dormir  pour  obtenir  des  révélations  sur  leurs  maladies  ou  sur 
leurs  intérêts,  et  probablement  les  reclus,  xdroxoi,  n  étaient  pas  étran- 
gers à  cette  interprétation  des  songes.  L^expression  ivxmvia  xplvo»  doit 
être  rapprochée  d'un  mot  composé,  inconnu  au  Thesaaras,  et  qui  figuro 
dans  un  papyrus  grec  trouvé  dans  le  Sérapéum.  C'est  le  mot  èmmvio- 
xphris  ^  Il  s  agit  de  différents  objets  indiqués  dans  un  compte  de  dépense. 
Voici  le  passage  :  bOàvtov  ^apà  r^  évimvioxptrp ,  udes  bandes  de  linge  à 
(i  Tinterprète  des  songes.  »  Le  mot  iwifvtoxpirrif  est  analogue  à  bveipo- 
xpirnsy  mais,  dans  Torigine,  ne  devait  pas  absolument  être  synonyme, 
puisque  Artémidore,  au  commencemeiit  de  ses  bvtipoxpvtixd^  établit 
une  différence  entre  Xlveipov  et  ïivi'Kvtov,  différence  indiquée  aussi 
par.Macrobe.  Cette  mention  dun  ivunvtoxphris  montre  l'importance 
que  Ton  attachait  aux  visions  de  ceux  qui  venaient  dormir  dans  le 
temple. 

On  a  trouvé  en  Egypte  une  masse  de  papiers  relatifs  aux  reclus  du 
Sérapéum,  papiers  vendus  en  détail  par  les  Arabes  et  qui  sopt  dissé- 
minés dans  les  différents  musées  d'Europe.  Lia  collection  des  papyrus  du 
Louvre,  publiés  par  MM.  Brunet  et  Egger,  contient  deux  récits  de  songes 
quil  faut  rapprocher  des  songes  de  Tagès  et  de  Ptolémée  conservés 
dans  les  papyrus  de  Leyde^. 

Les  mots  iveipos  elévuTrvtov  ont  fini  par  se  confondre,  et,  comme  le 
premier  était  plus  usité  que  le  second,  il  a  été  adopté  postérieurement 
pour  tous  les  mots  composés;  cest  pour  cela  quon  en  trouve  beau- 
coup commençant  par  bvetpo  et  très  peu  commençant  par  ivunvio. 
Ainsi,  outre  le  mot  êwirvioxpirris ,  dont  je  viens  de  parler,  le  Thésau- 
rus ne  cite  que  êvvTrvtéfÀaprts ,  connu  seulement  par  une  glose  d'Hésy- 
chius;  tandis  que  le  nombre  des  autres  est  considérable.  Dans  mes 
lectures,  j'en  ai  rencontré  plusieurs  qu'on  chercherait  vainement  dans 
les  lexiques  '. 

Les  mots  to5  S-eou  tifpéc/lœyfjta  Sycav^  «  par  Tordre  de  Dieu ,  »  rappellent 
ce  passage  d'Aristide  ^  :  La^cûv  év  tÇ  bveipœn TeréXealat  rb  mpia- 


'  Voy.  ce  mot  dans  la  table  des  Pfi^-  ^  Tels  sont  les  mots  àv^ipo^^xtTiiç , 

rus  grecs  du  Louvre  publiés  par  MM.  Bru-  àveipoZàretpa ,  àt^cfpoAvrio),  àveipdfioiaç, 

net  de  Presle  et  Egger,  et  la  note  de  la  àvetpimârûjp,  Voy.  aussi  les  lexiques  de 

page  à  laquelle  il  renvoie.  MM.  Tougard  et  Sophoclès. 

*  Leemans,  Pap.  gr,,p.  117.  *  T.  I,  p.  292,  i3. 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  473 

rayfia  roS  AaTchnnoS,  uje  criais  dans  mon  rêve l'ordre  d'Escu- 

a  lape  a  été  exécuté,  n 

Dans  la  formule  qui  suit,  tvx<^  dyaOa,  un  a  a  été  omis.  Il  est  probable 
que  cest  le  second,  celui  qui  commence  le  mot  dyaOçif  car,  si  c*était 
Fautre,  celui  qui  terminait  le  mot  tv^Ç^,  Yioia  adscrit  aurait  été  in- 
diqué comme  il  Test  à  la  ligne  suivante,  à  la  fm  d'dyaOçi.  Cette  observa- 
tion me  fournit  l'occasion  d*en  faire  une  autre  à  propos  du  cas  auquel 
doit  être  mise  cette  formule  qui  se  rencontre  si  fréquemment  dans 
les  monuments  épigraphiques.  Il  est  évident  que,  dans  ceux  où  ne  figure 
point  Yiota  adscrit,  on  doit  se  trouver  embarrassé  pour  savoir  s  il  faut 
adopter  le  nominatif  ou  le  datif.  Cette  dernière  forme,  très  usitée  dans 
le  style  épigraphique  et  justifiée  par  notre  monument,  me  semble  devoir 
être  préférée  à  Tautre.  Aussi,  dans  les  endroits  où  les  éditeurs  du  Corpus 
ont  lu  dya6à  •n{x«»je  proposerais  de  corriger  dyaOçiTvxjt' 

J'arrive  maintenant  aux  estampages  nouvellement  rapportés  d'Egypte. 
Indépendamment  de  ces  estampages,  M.  Mariette  a  pris  la  peine  de  me 
donner  des  indications  précieuses  sur  les  dimensions  et  la  nature  du 
marbre  ou  de  la  pierre,  en  y  ajoutant  le  nom  de  la  localité  où  le  monu- 
ment a  été  trouvé  et  un  dessin  linéaire  permettant  de  juger  l'état  dans 
lequel  il  se  trouve.  Ces  inscriptions  nont  pas  une  égale  importance; 
quelques-unes  méritent  une  explication  particulière.  Plusieurs  sont  de 
l'époque  romaine  et  datées.  D'autres  ne  contiennent  que  des  noms  égyp- 
tiens transcrits  en  caractères  grecs;  enfin  une,  très  incomplète,  concerne 
un  roi  et  une  reine,  un  Ptolémée  et  une  Cléopâtre,  et  deux  sont  chré- 
tiennes. Deux  de  ces  monuments  intéressent  la  zoologie  égyptienne;  on 
y  voit  représentés  un  lion  et  un  animal  symbolique  ressemblant  à  un 
chacal.  Les  voici  suivant  l'ordre  des  numéros  des  estampages  : 

N**  1.  Calcaire  provenant  du  Labyrinthe;  hauteur,  o'°,i9;  largeur, 
o^SS. 

OYAAePIA 

nOAITTA 

LAAeVYYXei 

OùaXepia 
UôXtila 

Le  nom  romain  TléXtila  ne  figure  ni  dans  Pape  ni  dans  le  Thé- 
saurus. 


474  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

N*a.  Labyrinthe,  calcaire  grossier;  hauteur,  o"*,a3;  largeur,  o^jay. 

TIB6P6I0C 

KAAYAIOC 

KYAINAPOC 

MNHACOY 

eVYYXJLOZ 

Ttێptos 
KXdvhos 
KiXtvhpoç, 
}Avrj[fi\a  croH. 
E^<)x[s]i.tr.oi'. 

,  La  Corme  Ttëépeios  est  simplement  une  faute  d*iotacisme ,  comme  à 
la  fia  eùinj^i  pour  ev^x^** 

Plutarque  cite  deux  personnages  du  nom  de  KvXivSpos.  Quant  à  fwiia 
pour  fÂPiifÂa,  cette  erreui^  pourrait  venir  de  ce  quil  y  avait  une  double 
lettre  hM  que  le  lapicide  aura  oublié  de  reproduire. 

N"  3.  Labyrinthe,  calcaire;  hauteur,  o"',3à;  largeur,  o*,23.  Pierre 
Qassde  dans  le  haut  à  droite. 

AnoAAWNiocnroAeM 

AIOYMHTPOCTe<t>eP(i)' 
TOCMIPTOnWAHC 

LNGeni0 

kiroXXdnfioç  IlToXcfi- 
aibv ,  fufjrpdç  Te^épco- 
Tos,  fiipToirdi'kvf  f 

Au-dessus  sont  représentés  Osiris  assis  et  Isis  debout  derrière  lui. 
Deux  personnages,  dont  la  partie  supérieure  manque,  se  présentent  de- 
vant eux. 

Le  nom  propre  Te^épcjs  est  gréco-égyptien ,  et  ne  figure  point  dans 
lonomatologie  égyptienne.  Le  mot  (xtproTroiXris ,  qu'il  faut  lire  /tiupTO- 
iréXtis  est  inconnu  aux  lexiques.  Aux  époques  basses  le  conmierce  du 
myrte  devait  être  très  actif,  en  raison  des  plantations  que  Ton  faisait  de- 
vant les  édicules  consacrés  à  Vénus.  Je  laisse  aux  égyptologues  le  soia 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  475 

de  rechercher  ce  qu'étaient  les  myrtopoies  contemporains  des   Pha- 
raons. 

N®  A.  Labyrinthe,  marbre  gris;  hauteur,  o",  1 5 ;  laideur,  o", 1 7.  Toute 
la  partie  droite  du  marbre  manque. 


<MA0S6. 
AOYMei 
AAAAA 


Xovfiévov]  9 


N*  5.  Labyrinthe,  calcaire;  hauteur,  o^^.ao;  iargçur,  o",aa. 

OEPMOY 

eiXPHC 

THXAI 

QepfiovOif  est  un  nom  égyptien  dans  le  genre  de  ^epefiovOis,  connu 
par  les  papyrus. 

N*  6.    Labyrinthe,  calcaire;  hauteur,  ©'".y;  largeur,  o",2  4. 

KOAAOYOHNIK 
ANQPZONT...N 

JLoXkoiiOïf  Nix- 
àvtjp  Kov  T.  .  .V.  , 

Ces  deux  noms  sont  connus  par  les  papyrus.  Ordinairement  le  no- 
minatif est  KoXkov6n$.  Il  s'agit  d'un  Egyptien  ayant  pris  un  nom  grec , 
et  qui  peut-être  avait  élevé  le  monument  de  son  vivant,  Çov,  qu'il  fau- 
drait alors  lire  ^6iv. 


476  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

N°  7.    Alexandrie-Ramleh ,  marbre  gris;  hauteur,  o",a7;  largeur, 

eKOlMHOS 

OTPICMAKAP 

nATHPABBA 

ZAXAPIAC 

MHNI0AMe 

NOjeeiNAie 

ÈHoifiijSrj 
à  rpifTyLcatap 

Zaxap(as, 

vûi}d  e\  Ivh.  te'. 
Inscription  chrétienne. 

N*  8.  Bérénice  (bord  de  la  mer  Rouge),  calcaire  grossier;  hauteur, 
o",39  ;  largeur,  o",3o.  Pierre  cassée  verticalement,  de  sorte  que  la  partie 
gauche  de  Tinscription  manque. 

QrnroAEMAiOY 

....rHZKAEOnATPAr 

HZKAIBAZIAIZZHZ 

ZTHZrVNAIKOZ 

ETQNKAITQN 

QNEXE0YAOZ 

OAYPPHNIOZ 

NATO0YAAKQN 

'tirèp  fouxtXé]eûç  UtoXsfiaiov 
xai  fouxik(<T(T]rfç  KXsovétrpas 
Tiff  dleXÇ]ffç  xai  fcurtXhcnjf 
KXeoTràrpa]ç  rffç  yvvauHàf 
Tœv  Eifepy]eTœv  xai  rôiv 
Téxv]eùv  È^é(pvhof 

n]okvppTJVtOf 

]  roTO  (pvXa^ùJv, 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  477 

II  est  évidemment  question  de  deux  reines,  dont  la  première  avait 
le  titre  de  sœur  et  la  seconde  avait  nom  Cléopâtre.  Cette  inscription 
peut  être  rapprochée  de  la  dédicace  du  petit  temple  de  Philé,  où  on 
iit  :  houTiXeàs  TlroXeiialos  xa)  ^acrlXicrcra  KXeoirohpa  li  dSe\(prj  xa)  ^a/rtkiaaa 
KXeoTTofrpa  ri  yvvrjj  Q-eoi  ^ôepyérai^  A<ppoS{Tp. 

a  Le  titre  de  dieux  Évergètes,  dit  Letronne^  conviendrait  aussi  bien 
a  à  Evergète  I*'  qu*à  Evergète  II;  mais  le  nom  de  la  reine  Cléopâtre 
«  décide  la  question ,  puisque  la  femme  d*Evergète  l*'  s'appelait  Béré- 
((  nice.  Il  s  agit  donc  d*Evergète  II  et  de  sa  famille.  Quant  à  la  date  pré- 
ce  cise,  on  peut  la  renfermer  dans  des  limites  assez  resserrées,  puisqu'il 
«est  fait  mention  ici  de  deux  reines  du  nom  de  Cléopdtre,  Tune  sœur, 
u lautre  femme  du  roi.  Ces  deux  princesses  n ont  pu  être  nommées 
u  dans  les  actes  publics  qu  entre  les  années  i  27  et  1 1 7  avant  notre  ère.  n 

Le  nom  propre  Èxé^Sof  est  inconnu,  mais  on  connaît  É;^^Xo^. 
Le  premier  n'est  peut-être  qu'une  corruption  du  second.  Quant  à  IIo- 
hjppifviof,  c'est  l'ethnique  de  ïlo>jippriv,  nom  d'une  ville  de  Crète. 

N''  9.  Saqqarah,  calcaire;  hauteur,  o"',a3;  largeur,  o'^.iS. 


0ANEMIOY 
HATROY 


Ttàtpov, 

Les  caractères  de  la  première  ligne  sont  illisibles.  Quant  à  la  troisième, 
c'est  peut-être  la  fin  d'un  nom  comme  [(^i\o]ndTpov. 

N®  10.  Saqqarah,  calcaire;  hauteur,  o"*,3o;  largeur,  o",îiîi. 
Deux  lignes  dont  la  première  est  en  caractères  indéchiffirables.  La 
seconde  est  : 

nAOOJPKO 

vaôwpio). 

Âu-dessus  du  6  un  signe  <  qui  rappelle  l'abréviation  ev  de  Fécriture 
cursive. 

'  Inter.  d'Ég, ,  t.  I ,  p.  48. 

61 


/ 


478  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

N"  1 1  •  Saqqarah ,  calcaire.  Lettres  rehaussées  de  rouge.  Hauteur, 
o",36;  largeur,  o",42. 

evVYXITAHCI 

MHTPÛONMOPON 

eKTANYCACACO) 

0POCYmKAI0IAAN 

APIAeBia)C6N6THKe 

KAlKATArHCAÛKeyyXP 

ONOCIPICYAQP 

Hïfxp&ov  fiàpov 
tatravicraaa  trea- 
(fipixtijvrf  KOLÏ  ^ikoLV- 
3p/a,  è^làiXTev  érrj  xe*, 
xai  HOtrà  yr^  léhte  ^XP' 
àv  ôtrtpif  ()Sû)p. 

Cette  inscription  présente,  au  commencement, quelque  obscurité  pour 
le  sens.  Trois  remarques  paléographiques  :  le  second  o  de  (iSpop  d'une 
forme  très  petite,  Yœ  dVê/ûxrev  placé  au->dessus,  enfin  une  lettre  liée  Hi 
dans  le  mot  (TOû<Ppo(Tivn.  Notons  encore  Tiotacbme  habituel  EtÂ(a;x< 
pour  Et;>|/u;^ei. 

Comme  on  le  voit,  cette  formule  e^t  placée  soit  à  la  fm  soit  au 
commencement  d*une  inscription,  quelquefois  même  au  milieu.  Quand 
elle  est  au  commencement,  comme  ici,  elle  est  généralement  suivie  du 
nom  du  défunt,  ce  qui  a  rarement  lieu  dans  l'autre  cas.  Par  consé- 
quent, il  faut  lire  EtJ>jItî;tei,  Tofijcri.  Ce  nom,  qui  est  égyptien,  rappelle 
par  sa  forme  les  analogues  Andricns  et  Tldricris  fournis  par  les  papyrus.  Il 
est  au  vocatif;  le  nominatif,  s'il  est  déclinable ,  serait  Tdriais.  On  lit 
dans  une  inscription  :  Eùtux<9  K^crais^  âvmrôXe  Eiéypi.  Ce  dernier  est 
le  vocatif  EtSflf/pi^ 9  contraction  à'Eiéyptos.  D'où  l'on  voit  que  les  con- 
tractions d'ios  en  is  remontent  beaucoup  plus  haut  qu'on  ne  croit. 

Vient  ensuite  une  phrase  dont  le  sens  est  un  peu  obscur  :  MrjTp^v 
yJipov  ixTaviaaaa^  etc.  Il  s'agit  de  Taési  qui  est  une  femme.  Comment 
faut-il  entendre  l'expression  yiàpov  éKTavicroura?  Littéralement  cela  si- 
gnifierait prolongeant,  peut-être  dans  le  sens  de  continuant  le  mauDois 
sort  de  sa  mère.  Les  mots  aœ^pofrvvp  et  (^iXavSpif  sont  évidemment  à  l'a- 
blatif. Mais,  faut-il  les  rattacher  à  ce  qui  suit  ou  à  ce  qui  précède.  Dans 
le  premier  cas,  le  sens  serait  :  u  Elle  a  vécu  vingt-cinq  ans  dans  la  sagesse 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  479 

((  et  Tamour  conjugal.  »  Taési  était  donc  mariée,  mais  la  phrase  devient 
impossible,  car  éSiacrBv  xe'  veut  dire  évidemment  qu  elle  est  morte  à  l'âge 
de  vingt-cinq  ans.  Les  deux  vertus  en  question  ne  vont  donc  plus  avec 
le  mot  iSicjaev  et  il  faut  les  faire  dépendre  de  fiôpov  éxToaniaoura.  Ce  qui 
signifiera  a  après  avoir  étendu ,  développé ,  sa  condition  de  mère  dans  la 
«sagesse  et  lamour  conjugal.»  Ordinairement  le  mot  fiôpot  a  le  sens 
de  mauvais  sort  et  même  très  souvent  de  mort;  mais  ici  il  aurait  un 
sens  indéterminé,  comme  le  fait  remarquer  M.  DelaunayS  et  dès  lors, 
l'expression,  quoique  alambiquée,  reçoit  une  explication  satisfaisante. 
J'avoue,  toutefois,  que  la  phrase  «après  avoir  étendu  sa  condition  de 
«mère,  a  me  laisse  quelques  doutes  dans  l'esprit,  à  cause  du  mot  ^xra- 
viaoffa  rapproché  de  fimp^ov.  Peut-être  y  a-t-il  là  ime  allusion  à  la 
mère  de  Taési ,  dont  celle-ci  aurait  continué  les  vertus.  C'est  une  nuance 
que  j'indique  sans  autrement  y  insister. 

Le  mot  (ptXoLpSpia  se  retrouve  dans  trois  inscriptions  publiées  dans  le 
Corpas.  L'une  d'elles  a  la  même  alliance  de  mots  que  la  nôtre  :  ^ù)<PpO' 
œivfft  Sp8xa  xa)  ÇêXavSpias.  Je  profite  de  l'occasion  pour  faire  remarquer 
que  le' mot  (piXavSpia  ne  figure  pas  dans  l'index  du  Corpus.  Ceci  nous 
prouverait  qu'il  n'a  pas  été  fait  avec  tout  le  soin  désirable. 

Les  derniers  mots  présentent  la  variante  d'une  formule  connue  et 
dont  on  trouve  plusieurs  exemples  dans  les  monuments  épigraphiques 
découverts  pour  la  plupart  dans  l'Ombrie  :  Kaï  xarà  yifs  SSxe  ^XP^^ 
Ôcnpis  iSùfp,  <c  et,  sous  terre ,  Osiris  lui  a  donné  l'eau  rafraîchissante.  »  Au 
lieu  d'Osiris,  c'est  ordinairement  Pluton  qui  y  figure.  Fabretti,  dans  ce 
cas,  identifie  ces  deux  divinités.  Dans  notre  inscription,  comme  on  le 
voit,  il  s'agit  d'une  chose  accomplie,  Sohu^  tandis  que  tous  les  autres 
exemples  connus  contiennent  simplement  l'expression  d'un  vœu.  Ainsi 
dans  les  deux  inscriptions  métriques,  reproduites  dans  l'appendice  de 
l'Anthologie  palatine  : 

Et  '^^xjf  hv^dxr^  ^XjP^  ^^P  fArrdSoff. 

Citons  encore  parmi  les  épitaphes  en  prose  les  deux  suivantes,  qui 
contiennent  précisément  le  nom  d'Osiris ,  bien  qu'elles  aient  été  trou- 
vées aussi  dans  l'Ombrie. 

*  Voy.  YOfficiel  du  6  août. 

61. 


480  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

La  première  est  : 

Ev^it/st,  xvpia,  xai  iolrj  trot  à  Ôcrtptf  ro  ylnj^^pàv  tiap. 
Voici  Fautre  : 

ûkoirj  (TOI  Ôtripiç  rà  ylnt/^pàv  (t^p. 

Comparez  Soin  avec  SSkSj  c'est-à-dire,  ainsi  que  je  le  disais  plus  haut , 
un  vœu  avec  une  chose  faite.  Cette  foiiiie  SSxet  au  lieu  dUSante,  prouve 
que  l'auteur  de  l'inscription  a  voulu  donner  à  sa  rédaction  une  tournure 
poétique ,  comme  le  montre  aussi  le  mot  éxraviaaaa^  qui  s'emploie  rare- 
ment en  prose. 

Il  est  intéressant  de  savoir  comment  cette  tradition  d'Osiris,  fournis- 
sant aux  moiis  l'eau  rafraîchissante ,  est  interprétée  dans  les  textes  égyp- 
tiens. M.  Maspéro  a  bien  voulu  me  donner  une  note  à  ce  sujet: 

((  L'idée  de  fraîcheur  et  d'eau  courante ,  dit-il ,  parait  avoir  été  rattachée 
«très  tôt  à  l'idée  de  félicité  dans  Tautre  monde  :  à  partir  de  la  xviii"  dy- 
«nastie,  elle  est  toujours  introduite  dans  les  descriptions  variées  du  pa- 
tf  radis  égyptien,  que  l'on  trouve  sur  les  stèles  funéraires,  dans  les  tom- 
u  beaux  et  sur  les  papyrus. 

«La  stèle  C  55  du  Louvre,  et  le  papyrus  Anastasi  n""  i,  entre  autres, 
«  renferment  des  passages  significatifs.  «  Prière  aux  deux  guides  des  che- 
«mins  du  midi  et  du  nord,  et  à  Anubis^  pour  qu'ils  donnent  la  gloire 
H  au  ciel,  la  puissance  sur  terre,  la  connaissance  des  prières  dans  l'Hadès, 
«que  j'entre  dans  ma  syringe  et  que  j'en  sorte,  que  je  sois  aa  frais  â  son 
«ombre,  que  jV  boive  à  ma  citerne  chaque  jour,  si  bien  que  tous  mes 
«membres  fleurissent,  que  le  Nil  me  donne  des  aliments,  des  provi- 
ttsions,  toutes  les  plantes  annuelles  chacune  en  leiu*  temps;  que  je  me 
«  promène  sur  le  bord  de  mon  Oaady  chaque  jour,  sans  cesse;  que  mon 
«  âme  se  pose  sur  les  arbres  du  monument  que  je  me  suis  fait,  que  je 
((  prenne  le  frais  sous  mes  sycomores^.  »  —  «  L'eau  de  l'inondation  coule 
((  dans  ta  maison ,  elle  arrose  ton  chemin ,  elle  monte  de  sept  coudées 
«  auprès  de  la  syringe  et  tu  l'assieds  sur  la  rive  du  fleuve ,  dans  un  en- 
«  droit  de  repos,  tu  laves  ta  tête  et  ta  main  '.  »  Â  chaque  tombe  de  riche 
attenait  un  jardin  planté  d'arbres  et  bien  arrosé,  au  milieu  duquel  était 


'  Apmotennou ,  une  des  formes  d*A-  '  Papyrus  Anastasi  I,  pi.  III ,  1.  6  ; 

nu  bis.  pi.  IV,  1.  1. 

*  Louvre,  C  55. 


IiNSCRU>TIONS  GRÉCOÉGYPÏIEISNES.  481 

creusé  un  bassin  toujours  rempli  d'eau  :  c  est  là  que  Tàmc  du  défunt  ou 
une  partie  de  Tâme  du  défunt  passait  sa  vie  d* outre-tombe. 

Un  des  chapitres  du  Rituel  funéraire,  souvent  reproduit  sur  les 
monuments  nous  montre  le  mort  recevant  1  eau  de  la  déesse  Nout  per- 
chée dans  le  sycomore.  Un  vase  à  libations  du  Louvre  porte  la  même 
scène.  Le  mort  s'adresse  à  la  déesse  et  lui  dit  ;  «Oce  sycomore  de  Nout, 
(c donne-moi  l'eau  et  l'air  qui  sont  en  toi. ..  »  et  Nout  lui  répond  :  aO 
tt  défunt  N.,  tu  as  reçu  l'eau  fraîche  de  mes  propres  mains,  car  je  suis 
ce  ta  mère  bienfaisante  qui  t'apporte  les  grands  vases  pleins  d'eau  pour 
«  réjouir  ton  cœur  par  l'eau  fraîche.  Tu  respires  Tair  qui  en  sort  et  ta 
«chair  en  vit,  car  c'est  moi  qui  donne  l'eau  à  toute  forme,  qui  donne 
«  l'air  à  celui  dont  le  gosier  est  vide. .  •  »  A  côté  de  cette  scène,  le  mort 
est  devant  Osiris  :  «Je  suis  venu  à  toi,  mon  maître  Osiris,  pour  implorer 
«l'air  et  l'eau  de  toi,  donne  que  je  les  reçoive  en  joie!»  Une  prière 
gravée  au-dessus  de  la  scène  ajoute  :  «  Elle  t*est  présentée  cette  eau 
«fraîche  qui  est  tienne,  qu'on  a  tirée  d'Abydos,  cette  liqueur  sortie 
«d'Osiris,  que  Sothis  elle-même  t'amène  de  ses  mains,  et  queKhnoum 
«pétrit  en  toi;  il  vient  à  toi  le  Nil  haut  en  son  temps,  les  deux  mains 
«  pleines  de  l'eau  de  jouvence. ...»  On  voit  l'importance  que  la  religion 
des  morts  attachait  à  l'eau  fraîche. 

Les  textes  égyptiens  ne  sont  pas  tous  d*accord  pour  vanter  l'eau  fraîche 
que  l'on  trouve  dans  l'autre  monde.  M.  Maspéro  cite  à  ce  propos  un 
texte  fort  curieux  d'époque  ptolémaïque,  où  une  femme  décrit  triste- 
ment f  autre  monde.  «O  frère,  mari,,  .n'arrête  pas  de  boire,  démanger, 
«de  t'enivrer,  de  pratiquer  l'amour,  de  te  donner  du  bon  temps,  de 
«  suivre  ton  cœur  jour  et  nuit;  ne  te  laisse  pas  aller  au  chagrin;  qu'est-ce 
«  que  les  années,  même  nombreuses,  qu'on  passe  sur  la  terre? — L'Hadès 
«est  une  terre  de  sommeil  et  de  ténèbres  lourdes,  une  place  où  restent 
«éternellement  ceux  qui  y  sont!  Dormant  en  leurs  formes  de  momie, 
«ils  ne  s'éveillent  pas  pour  voir  leurs  frères,  ils  ne  regardent  pas  leurs 
«pères,  leurs  mères,  leur  cœur  oublie  leurs  femmes  et  leurs  enfants. 
«  L'eaa  vivante  que  la  terre  a  pour  qui  est  en  elle,  ce  n'est  plus  ici  que  de 
«  l'eau  croupie  pour  moi  :  elle  vient  vers  quiconque  est  sur  terre,  et  elle 
«est  croupie  pour  moi,  l'eau  qui  est  près  de  moi.  Je  ne  connais  plus 
«le  lieu  qui  était  à  moi  depuis  que  je  suis  arrivé  en  cette  vallée  funèbre; 
bidonnez-moi  de  teaa  courante  à  boire,  me  disant  :  «N'écarte  pas  ton  vase 
«à  libations  (?)  de  l'eau!  »  Mettez-moi  la  face  au  vent  du  nord,  sur  le 
«bord  de  l'eau,  et  que  la  fraîcheur  en  calme  mon  cœur  de  sa  douleur  !  » 
Le  monument  est  du  temps  de  PtoléméeCésarîon. 


(i82  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

N**  12.  Saqqarah,  calcaire;  hauteur,  o™,4o;  largeur,  o'",a3. 

AHMHTPIA 

erojNeiKO 

CI6NN6NA 
6  Y  V  Y 
X6I 

^â>v  elxo- 
(Tiewéva. 

Le  mot£tA|/u;^si  en  plus  gros  caractères.  On  remarquera  Tintroduction 
maladroite. du  second  v  à  la  fin  du  mot  dxwriewévau 

N*"  i3.  Alexandrie* Ramleh,  marbre  gris.  Petit  cippe  de  i'^.oq  sur 
o*,43.  Estampage  accompagné  dune  charmante  photographie. 

ICIAOCYHAOKAMOIOKAI 
AMMWNOCKePAOlO,  etc. 

Inscription  en  vers  que  j  ai  communiquée  àTAcadémie  des  inscriptions 
et  belles-lettres,  et  que  j'ai  publiée  dans  la  Reviu  archéologiqae. 

tatioç  eÙTikoxifioto  xai  kfi^uavoç  mpàoto^  etc. 

N*  i4.  Abydos,  calcaire;  hauteur,  o"*,28;  largeur,  o",i8. 
Petite  inscription  égyptienne  de  deux  ou  trois  lignes  en  caractères 
grecs  dont  je  réserve  Texplication  aux  égyptologues. 

N""  i5.  Thèbes.  Louqsor,  gi^anit  grb,  hauteur,  o'^ySo.  Animal  sym- 
bolique ressemblant  à  un  chacal  avec  les  oreilles  coupées»  comme  sur 
tous  les  monuments  où. il  est  représenté..  Sur  la  base  on  lit  : 

AnOAAQNlAYKAIÛ 
eEOMNHZTOZNIKIOY 

kifàXXœvi  AvxoeiS^ 
Ssôiivr^loç  Nix/ov. 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  483 

Dans  le  nom  Àtt^XA^wi  les  deux  X  sont  teliemement  rapprochés  qu  ils 
se  confondent  ensemble  et  forment  comme  un  M.  C'est  cette  ressem- 
blance qui  a  trompé  M.  le  docteur  Ghrysidès  quand  il  a  lu  APYDMAN 
au  lieu  de  APYCIAAAN  dans  Tinscription  de  Thasosque  j'ai  publiée  der- 
nièrement dans  la  Revue  archéologique. 

N*"  1 6.  Saqqarah,  calcaire;  hauteur,  o°',4o;  largeur  de  la  base,  o'^iâS. 
Petit  monument  représentant  un  lion  couché.  Sur  la  base  au-dessous 
de  ce  lion  : 

KOAAOY  eiWNLKr 

KoXXovdiûov,  ér.  xy'. 

Ce  nom  est  connu  par  un  proscynème  gravé  sur  le  grand  sphinx  de 
Memphis  :  KoXXovOiœvos  rb  'mpomcùvriyua,.  Voy.  Letronne,  Inscript  dag., 
t.  II,  p.  478. 

N*"  17.  Saqqarab,  caicahe;  hauteur,  o"',îiîi;  largeur,  o'",55. 

Inscription  publiée  par  M.  Egger  en  1 863 ,  dans  le  Balletindela  Société 
des  antiquaires,  p.  1 1x6.  Gomme  j^aurais  quelques  observations  à  soumettre 
à  mon  savant  confrère,  je  crois  utile  de  publier  de  nouveau  cette  pièce 
en  dix  vers  hexamètres ,  avec  certaines  rectifications  qui  me  semblent  né- 
cessaires. 

ttU  y  a  deux  ans,  dit  M.  Egger,  que  notre  confrère,  M.  Â.  Mariette, 
u  eut  Tobligeance  de  m'envoyer  Tempreinte  d'une  inscription  grecque  en 
«vers,  découverte  par  lui  dans  l'avenue  du  Sphinx,  qui  mène  au  Séra- 
«péum.  Vers  le  même  temps,  une  copie  de  la  même  inscription  était 
«  envoyée  à  M.  le  Ministre  de  Tlnstruction  publique  avec  un  recueil  de 
«notes  fort  utiles  sur  les  autres  inscriptions  grecques  de  TEgypte,  par 
«M.  F.  Deville,  membre  de  TEcole  française  d'Athènes,  qui  venait  de 
«  faire  une  exploration  dans  la  vallée  du  Nil. 

«  Au  reste ,  le  texte  de  ces  dix  vers  est  assez  bien  conservé  pour  que 
«  le  déchiffrement  de  l'empreinte  ne  laisse  de  doute  sur  aucune  partie  de 
«la leçon.  Les  caractères  sont  de  basse  époque;  le  ton  laborieux  de 
«l'expression  grecque  dénote  aussi  un  temps  voisin  de  la  décadence. 
«  Néanmoins  cette  épitaphe  pourra  encore  tenir  honorablement  sa  place 
«parmi  les  pièces  du  même  genre  qui  figurent  dans  le  supplément 
«  de  {'Anthologie  grecque.  Mais  ce  qui  signale  surtout  ce  monument  à 
«  l'attention  des  amateurs  d'antiquité ,  et  ce  qui  m'autoiîsait  particulière- 
«ment  à  le  soumettre  au  jugement  de  nos  confrères,  c'est  la  mention 


484  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

a  qu'il  semble  renfermer  d*un  fait  qui  n'est  jusqu'ici  attesté ,  que  je  sache , 
«par  aucun  auteur,  je  veux  dire  Texistence,  chez  les  peuples  civilisés  de 
«l'ancien  monde,  de  concours  industriels  donnant  lieu,  comme  les 
«nôtres,  k  des  distributions  de  couronnes.» 

MHTPIAeMACrAlHnPOAinCONeeOlKeAOCANHP 
nATPHCeNZAeeOICOPeCINTYKTCOYnOTYMBCO 
OYAOMeNONrHPACnPO0Yr(i)NMeCATH6NHBH 
AieePIACAYlAOCeBHMAKAPOJNMeeOMeiAON 
nATPHNKYAHNACrEPACINCre^ANOICirenOAA. . . 

OYCANAAHCAMeNocnpûTOcnAPeAûKereKecci 

TICA'OA'ANHP^HCeiTICOAeiTAOiNnAPIONTOJN 

TICMAKAP0YTa)C6CTITIC0ABI0C0NT6CYK6Ye6IC 

T0NA6ra)CeirHT6KAI0YAAA60YCAAIAA=a) 

a)PiréN0YCePN0CrAYK6P0NKACI0CMYP0nC0AHC 

BYVYXI 

MiTTpi  ^(las  yab^  vpoXtvàfv  ^sohteXos  dtn)p 
vérpifç  èv  ZatdéoK  Ôpt^tp,  tvxt^  ivà  rùfiSùi, 
otikdiisvop  yîfpas  ^apo^Myàv  {utràrrf  ivl  H^i^, 
oUdepias  ébp(^  i^rj  Maxàpcûv  psd^  ÔiietXov, 
vârprfv  Kvitfifajs  yépouxiv  ale^àvouri  re  "SfoXXlots] , 
oîts  d»aArf<xiiupoç  vpénoç  TSfOLpéhame  rixetrtrt. 
TU  h'  M'  àpf^p,  (pijaet  ris  àhsnàcinf  vapUnncav; 
ris  fftdbcap  o^ra>s  éall,  ris  ÔX^ios  6v  Te  ai>  KsiOeis; 
Tàv^s  èyù)  atty^  re  xai  où  XoLXéovaa  iAà^d)  * 
ùptyévovs  épvos  yXvxspàv,  ILàcrtos  (ivpavebXtfs, 

Eôifa.x[«]i. 

La  traduction  de  M.  Egger  ne  se  trouve  point  modifiée  par  les  chan- 
gements que  j'ai  introduits  dans  le  texte. 

«  Un  homme  semblable  aux  dieux,  laissant  son  corps  au  sein  maternel 
«de  la  terre,  sur  les  montagnes  divines  de  sa  patrie,  sous  un  tombeau 
«bien  travaillé,  ayant  échappé  à  la  cruelle  vieillesse  au  milieu  de  son 
«  jemie  âge,  est  monté  au  séjour  des  bienheureux  sous  la  voûte  éthérée, 
«  après  avoir  honoré  sa  patrie  de  récompenses  et  de  nombreuses  cou- 
«ronnes  qu'il  a  ceintes  le  premier  et  qu'il  a  transmises  à  ses  enfants. 
«Quel  est  cet  homme,  dira  en  passant  un  voyageur?  Quel  est  ce  héros 
«fortuné,  ce  bienheureux  que  tu  caches  [ô  terre].  Je  te  l'apprendrai 


INSCRIPTIONS  GRÉCO-ÉGYPTIENNES.  486 

(isans  rien  dire  et  sans  parler  :  C'est  le  tendre  rejeton  d'Origène,  Ca- 
((  sios  le  parfumeur.  » 

M.  Egger  pense  que  les  couronnes  mentionnées  dans  notre  inscription 
font  allusion  à  un  concours  industriel.  Ce  serait  là  un. fait  très  curieux, 
mais  qui  aurait  besoin  d  être  justifié  par  d autres  textes.  Je  me  contente 
de  le  signaler  et  dmdiquer  les  rectifications  qui  m*ont  été  fournies  par 
une  étude  attentive  de  l'estampage  apporté  par  M.  Mariette. 

V.  2.  J'avais  d'abord  lu  comme  M.  Egger  «tuxtçS,  comme  effective- 
ment semble  porter  la  pierre.  Mais  le  mot  ttvxTbs  pour  ^vxrbs,  pUcatu$, 
complicatas ,  appliqué  à  Tvfxëos,  n'ayant  pas  de  sens,  j'ai  examiné  de  nou- 
veau l'estampage,  et  je  me  suis  aperçu  qu'il  y  a  rvnrÇ  et  non  tn^xrçS. 
En  effet,  ce  qui  parait  être  la  branche  gauche  du  n  n'est  qu'un  acci- 
dent de  la  pierre.  La  branche  supérieure  du  T  est  liée  aux  deux  lettres 
voisines  N  et  Y,  et  la  barre  verticale  est  à  égale  distance  de  chacune  de 
ces  deux  lettres.  Je  ne  m'explique  pas  comment  M.  Egger  a  donné  la 
bonne  traduction  de  tvxtçj,  ubien  travaillé,  »  et  a  conservé  isruxrçS  dans 
le  texte. 

V.  y.  L'estampage  donne  régulièrement  ris  S'  6S*  dvifp,  au  lieu  de 
rk  SS'  àvffp,  qui  rompt  la  mesure.  Le  premier  A  a  été  oublié. 

V.  9.  M.  Egger  écrit  Xa^XoHaa,  et  cherche,  en  note,  à  justifier  cette 
forme,  en  citant  IXXaSe  d'Homère  pour  IXa€e.  La  leçon  \aLkiouaa 
fournie  par  Testampage  est  aussi  claire  que  possible. 

La  formule  ordinaire  adoptée  pour  les  épitaphes  gréco-égyptiennes 
est  tù^x^t  et  non.et;Tv;^ei,  comme  écrit  M.  Egger.  Les  inscriptions  que 
nous  publions  ici  en  sont  une  preuve.  L'estampage  porte  en  effet  "Etù^j^i , 
comme  plus  haut,  n*  a  et  1 1.  Ce  qui  a  été  pris  pour  un  T  est  un  V. 
Cette  dernière  lettre  ressemble  à  une  croix  t.  On  en  a  un  autre  exemple 
dans  le  mot  AtlAOC  du  quatrième  vers.  Nous  ne  devons  pas  omettre 
une  observation  paléographique  qui  ne  manque  pas  d'une  certaine  im- 
portance. On  remarquera  deux  signes  d*élision  au  commencement  du 
septième  vers  tIs  S*  6S^  ivrfp,  et  l'accent  sur  la  pénultième  du  nom  Ùpi- 
yévovs.  C'est  là  un  fait  des  plus  rares.  Je  ne  me  rappelle  pas,  en  ce  mo- 
ment, d'exemples  du  même  genre. 

A  propos  du  mot  àvrfp,  qui  termine  le  premier  vers,  M.  Egger  fait 
observer  que  la  première  syllabe  est  ordinairement  brève,  comme  au 
septième  vers.  Puis  il  ajoute  qu'on  la  trouve  déjà  employée  comme 
longue  par  licence  poétique  dans  un  vieux  vers  de  Tyrtée.  Homère 
fournit  des  exemples  de  ces  deux  quantités.  Mais  je  ne  crois  pas  que 


486  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

notre  poète  ait  eu  Tintention  d  user  de  cette  Hcence  poétique.  Je  con- 
sidérerais ici  dvilp  comme  la  contraction  de  b  dvrfp.  Ûarticle  en  pareil 
cas,  au  commencement  d'une  épitaphe,  signifie  toujoui*s  ce,  cet,  cette, 
comme  ce  tombeau ,  cette  pierre ,  et  ici  ce  personnage. 

Cette  inscription  contient  plusieurs  iotacismes ,  et  entre  autres  a^iy^ 
au  lieu  de  (nyji  au  neuvième  vers.  Ce  vers  prêterait  à  une  autre  cou- 
pure, qui  naurait  pas  besoin  d'admettre  Tiotacisme.  Ainsi  l'on  pourrait 
couper  et  lire  :  TévS^éyai  a* y  el  yii  te  xcù  oi  XaXéovaa,  SiSél^  «  bien  que  la 
0  terre  ne  parle  pas.  )>  Mais  le  re  xcà  prouve  qu*il  faut  lire ,  avec  M.  Elgger, 
(my\i  Te  xai  tnùX, 

N"*  i8.  Labyrinthe,  marbre  rouge  de  o"",  20  carré.  La  pierre  est  en 
magasin  et  Festampage  n'a  pu  être  fait. 

CABEINOC 
Za)rPA0OC 
ETCON 

EYVYXOJC 

Zoûj'pé^ç 
èréjv 

Si  la  copie  est  exacte,  le  sigma  des  deux  premières  lignes  affecte  la 
forme  carrée,  tandis  que  celui  de  la  dernière  est  lunaire. 
Zejypdbpos  est  connu  comme  nom  propre. 

N*  19  et  ao.  Thèbes.  Deir-el-Balvari,  grès  compact,  forme  cylin- 
drique; hauteur,  o",  55;  largeur,  o",  35. 

AMEN 
eEQIMEnZTQI 

kfiév  (?). 

Tci  une  guirlande  séparant  les  deux  inscriptions. 

LKE     AEÛN  KAIAAYZANAPA 

vnEP  nAiAiovevxHN 

Et.  xé,     Aéeov  xai  kXvaétvipOL 


INSCRIPTIONS  GRÉCaÉGYPTIENNES.  487 

Le  nom  propre  kXvo'dvSpa  est  nouveau.  Cest  une  variante  de  Au- 

(TdtvSpa, 

N""  2  1.  Alexandrie,  marbre  gris  foncé,  forme  cylindrique;  hauteur, 
o",  90;  largeur,  o"",  /40.  Très  grandes  lettres  allongées. 

AYPHAIOCICIAQPoC 
CYNTOICTGKNOICItTOIC 

lAioiCYnepevxAPicTiAC 

AN6eHK6N6nArAe(ii 

eTOYCrOYAAePIANOY 

KirAAAIHNOYCeBB 

necopHe 

Xifpijhof  la^^eopoç 
trùv  ToTs  renvois  xai  tok 
Ihàtf  imèp  eùxjcipu/Jias 
àvédrjxev  èv'  dyad^, 
érofXT  y  O^joXeptavov 
xai  raXXiïfvov  qB^aalùâv, 
pLtGOpii  0. 

N'*  2  2 .  Fdy oum-Mit-Farès ,  calcaire  ;  hauteur,  o",  4  0  ;  largeur,  o"',  2  7 . 
Pas  d'estampage. 

Une  femme  dans  une  espèce  de  niche  qui  est  ornée  de  deux  colonnes 
torses.  Le  personnage  est  de  face,  pieds  nus,  avec  une  longue  robe  et 
une  couronne  de  feuillage.  Les  deux  bras  sont  levés.  A  partir  de  la  taille, 
les  parties  gauche  et  droite  du  fond  de  la  niche  sont  occupées  par  une 
inscription. 


tKCA 

RHCr 

NAn 

TOC 

AVC 

AHC 

(ON 

OYe 

THN 

tv 

rHft 

HOH 

XH 

6NIH 

N 

lAH 

N  II 

t  yiiipioç  i- 
vfltir- 

loi)' 

Xïfs 

<TOV,  É- 

x?y 

HOtyL' 

èv  sl- 

V 

pv- 

i^. 

Ga. 


Û88  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOCt  1879. 

On  trouve  en  Nubie  un  certain  nombre  d'inscriptions  du  même 
genre.  En  voici  quelques-unes  qui  justifient  notre  restitution. 

N"  9 1  1  Q .   ô  Sehs  àvamciaj(T\i  rfjv  ^)(rlv  avrris  iv  trxrfvous  àyicov, 

N®  91 13.  ô  Qths  dvàbravo'OP  rrtv  ^v)(riv  rov  SovXov  aov,  elc. 

N®  91  îi3.  Ta  fsfveviia  au  lieu  de  rrlv  ^vxrfv» 

N*"  9 1 3&.  O  Sebs  rSv  'Ufvevfiércjv  xai  fsrdaas  aapKis  ivohroajoov  riis  ^i- 
)^s  tris  pLOxapiaç  Mapias.  ÈxoifxéOfi  Se,  etc. 

Les  inscriptions  suivantes  sont  sans  n^  et  sans  estampages. 
Gébel  Siltiieh. 

TOnPOCKYNHMA 
HPOJNOCnrOAEMAIOY 


Au-dessous 


Bubastis. 


To  7SpO(TXVVrjfAaL 

Èpœvoç  Uroy^sfiaiov. 

nAANOYC 
KAAHC 
T 

ïiaXvoia,  .  . 
KaXrjs 

T  •    •    •  • 


.nicwN 

AN6eHK6N 

enAFAeco 

UUreûv 
dvédrpiev 
èir*  iyaStt). 


E.  MILLER 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  48*> 


Etude  sur  la  géographie  comparée  de  la  rive  occidentale 
da  lac  de  Gennézareth,  ou  mer  de  Galilée. 


PREMIER  ARTICLE. 

II  n'est  peut-être  pas  au  monde  de  site  qui  oRre  à  celui  qui  le  visite 
UQ  intérêt  plus  puissant,  une  émotion  plus  vive,  que  le  spiendide  lac  de 
Gennézarelli.  En  effet,  les  rives  de  ce  iac  ont  été  le  théâtre  de  tant  d'évé- 
nements de  rhistoire  sacrée  ou  profane,  qu'il  est,  pour  ainsi  dire,  impos- 
sible de  se  soustraire  à  l'impression  profonde  que  font  naître  les  souvenirs 
au  milieu  desquels  on  se  sent  vivre  d'une  vie  que  fon  ne  retrouverait 
nulle  part  ailleurs.  Sur  les  bords  de  ce  lac,  on  rencontre,  à  chaque  pas, 
des  lieux  intimement  reliés  au  passage  de  Jésus-Christ  sur  la  terre.  Il 
semble  que  ce  coin  de  l'univers  ait  été  choisi  pour  le  théâtre  des  pre- 
miers actes  de  la  propagation  du  christianisme,  parce  qu'il  n'en  était  pas 
de  plus  ravissant.  Il  me  suffira ,  j'en  suis  certain ,  pour  faire  partager  à 
tous  ceux  qui  liront  ces  pages,  le  sentiment  que  le  beau  lac  de  Genné- 
zareth  m*a  inspiré,  d'en  décrire  l'aspect  et  d'en  raconter  brièvement 
l'histoire.  C'est  ce  que  je  vais  faire,  en  côtoyant  sa  rive  occidentale,  entre 
la  sortie  du  Jourdain  et  son  entrée  dans  le  lac. 

Que  fut  ce  lac,  bien  des  siècles,  bien  des  milliers  d'années  peut-être, 
avant  l'époque  où  le  pied  de  l'homme  en  foula  les  bords?  Très  probable- 
ment l'extrémité  septentrionale  d'un  golfe  étroit  de  la  mer  Bouge,  par- 
tant de  l'Âkaba,  remplissant  le  vaste  bassin  de  la  mer  Morte,  la  vallée 
du  Jourdain  tout  entière,  et  le  bassin  de  la  mer  de  Galilée.  Cela  est  si 
vrai,  que  ce  dernier  lac,  le  plus  poissonneux  peut-être  de  tous  les  lacs 
connus,  nourrit,  au  dire  de  M.  Lortet,  le  savant  professeur  de  Lyon, 
des  poissons  d'origine  évidemment  marine,  et  qui,  par  la  suite  des 
siècles,  se  sont  acclimatés  petit  à  petit  à  Yhabitat  de  l'eau  douce,  à  me- 
sure que  les  eaux  primitives  se  dessalèrent ,  par  suite  d'un  soulèvement 
qui,  à  une  époque  que  nous  ne  saurions  préciser,  a  violemment 'séparé 
le  bassin  de  la  mer  Rouge  de  celui  de  la  mer  Morte  et  de  la  vallée 
du  Jourdain.  L'afflux  constant  des  eaux  douces,  à  l'abri  du  contact  de 
toute  masse  saline,  et  entraînant  dans  leur  course  rapide  les  eaux 
salées,  a  peu  à  peu  modifié  la  nature  du  lac  de  Gennézareth  et  du 
Jourdain,  tandis  que,  pour  la  mer  Morte,  c'est  préciséiàent  l'effet  con- 
traire qui  a  eu  lieu  et  qui  se  perpétue  ;  de  là  cette  satiuration  saline  de  la 


490  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

mer  Morte,  et  ]a  douceur  proverbiale  des  eaux  limpides  de  la  mer  de 
Galilée. 

Cela  dit,  entrons  en  matière  et  enregistrons  pieusement  tous  les  sou- 
venirs qui  préoccupent  le  cœur  et  l'esprit,  lorsque  Ton  parcourt  la  rive 
occidentale  du  lac  de  Gennézareth.  Nous  trouverons,  chemin  faisant, 
plus  d'une  occasion  d*éclaircir  des  problèmes  topographiques  soulevés 
par  la  rédaction  des  Evangiles. 

Beysân,  Tantique  Beth-San  de  TÉcriture avilie  appartenante  la  demi- 
tribu  aVjordane  de  Manassé,  bien  que  située  sur  le  territoire  dlssakhar, 
a  porté  successivement  les  noms  de  Scythopolis  et  de  Nysa,  pour  re- 
prendre son  nom  primitif  i  peine  altéré  par  la  chute  du  t  terminal  du 
mot  Beit  Cette  ville  est  située  à  proximité  du  Jourdain,  sur  la  rive 
droite  de  ce  (letive,  et  dominée  par  le  massif  du  Djebel  Djellboun,  ou 
mont  Gelboë  de  la  Bible.  A  partir  de  Beysân,  qui  est  à  6  ou  y  lieues 
au  sud  de  Thabarieh,  rancienneTibériade,  on  suit  le  bord  du  Jourdain 
en  remontant  son  cours  torrentueux ,  et ,  après  avoir  passé  devant  un  pont 
antique,  aujourd'hui  ruiné  et  que  les  Arabes  appellent  Djesr-omin-el- 
Kenàtir,  u  le  pont  mère  des  arches^,  »  on  arrive ,  après  deux  bonnes  heures 
de  marche,  au  point  où  le  Jourdain  quitte  le  lac  de  Gennézareth,  pour 
rouler  ses  eaux  vers  la  mer  Morte,  dans  laquelle  elles  vont  se  perdre. 

Le  Jourdain,  au  point  où  il  quitte  le  lac,  point  qui  se  trouve  placé 
latéralekneot  iet  un  peu  en  deçà  de  Textrémité  sud  de  ce  lac,  se  tourne 
brusquement  vers  louest,  en  faisant  un  angle  droit  avec  le  grand  axe 
du  lac.  Après  avoir  suivi  cette  direction  sur  une  longueur  de  3oo  mètres 
au  plus,  il  se  redresse  brusquement  au  sud,  et  ne  s  écarte  plus  guère  de 
cette  direction  générale,  jusqu à  son  embouchure.  Celte  courte  branche 
du  Jourdain,  dirigée  à  Touesl,  limite  une  petite  plaine  marécageuse  qui 
semble  n'être  qu'une  véritable  laisse  de  la  rivière,  dominée  à  l'ouest  par 
les  premières  pentes  du  haut  plateau  de  la  Galilée,  et  à  l'est  par  un 
énorme  massif  très  élevé  et  formant  comme  une  sorte  de  jetée  qui  aurait 
été  construite  pour  contenir  lies  eaux  du  lac ,  au  point  même  où  le  Jour- 
dain s'en  échappe.  La  régularité  de  ce  massif  est  telle,  que  j'ai  peine  â 
croire  que  ce  lie  soit  pas  une  ôoUine  artificielle  due  au  travail  de 
Ihomme. 

A  l'extrémité  dç  cette  grande  jetée  est  le  point  de  débarquement  des 

voyageurs  que  le  seul  bac  qui  desserve  les  deuxrives  dû  Jourdain  amène 

*  ' 

*  Dans  la  fameuse  liste  des  viQes  de       ^  Ce  pont  romain  est  à  moins  de  ^  ki- 

la  Palestine,  conquises  par  le  pharaon        lomètre's  de  la  sortie  du  Jourdain  de  la 

Toulmès  III  (à  Karnaky,  Bèv'sàn  porte        mer  de  Galilée. ' 

dé^â  le  nom  de  fieth>Sâra  ou  fieth-Sala. 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  491 

de  la  rive  orientaic.  &ur  celle-ci,  à  un  kilomètre  anvirou,  à  gauche  du 
point  de  départ  du  bac,  on  voit  le  village  deSamakb,  et  plus  loin, 
toujours  k  gauche,  des  ruines  très  apparentes,  même  à  cette  distance, 
connues  sous  le  nom  de  Kharbet  Samrah. 

C'est  A  la  petite  plaine  marécageuse,  indiquée  tout  à  l'heure,  que  com- 
mence vëritahlenient  le  Rhôr,  ule  marais,»  nom  que  l'on  applique  cons- 
tamment aux  terres  basses  de  la  vallée  du  Jourdain. 

Maintenant  que  qous  avons  décrit  le  point  où  .le  Jourdain  sort  de  ta 
mer  de  Galilée,  tournons  le  dos  au  sud,  et  remootoas  la  rive  occiden- 
tale de  ce  beau  lac. 

Les  premières  pentes  du  haut  plateau  de  Galilée  se  rapprochent  de 
la  rive  du  lac.iussitôtqi^'on  a  quitté  le  voisinage  de  la  petite  plaine  ma- 
récageuse dont  je  viens  de  .parler,  insensiblement  d'abord,  pui;  assez 
brusquement,  dès  qu'on  a  parcouru  3  Kilomètres  environ,  pour  que  l'on 
se  trouve  alors ,  pour  ainsi  dire ,  au  pied;  des  hauteurs. 

A  la  pointe  nord  de  la  grande  jetée  ou  digue  qui  domine  presque  à  pic 
les  eauxdulac,  d'une  quinzaine  de  mètres., se  trouve  un  mamelon  cour 
ïidérable  couvert  de  décombres,  et  dont  le  sol  est  criblé  de  câteraes^  ^ 
second  mamelon,  plus  petit,  mais  également  couvert  démine?,  est  place 
au  nord  du  premier,  auquel  il  est  r^ié  p^r  une  jetée  que  recouvrent  aussi 
des  ruines  semblables.  Ces  ruines  sont  évidemment  modernes,  et  repré- 
sentent quelque  village  arabe  qvii aura,  comme  tant  d'autres,  disparu  à 
une  époque  assez  récente.  Ce  village  se  nommait,  et  ses  r^tes  se  nom- 
ment encore  Ël-Karak.  On  a  pensé  que  cettp  dàiomination  contenait 
une  trace  du  nom  de  la  ville  antique  de  Tarichées ,  qui  devait  se  trouver 
située  vers  ce  point.  De  Ui  à  idenlïBer  El-Karak  avec  Tarichées  il  n'y 
avait  qu'un  pas,  et  ce  pas  on  l'a  fait;  mais,  pour  ma  part,  je  demande 
la  permission  de  m'en  abstenir.  Tout  à  l'heure  je  rappellerai  un  fait 
historique  qui  me  force  de  rejeter  sans  scrupule  cette  identification  im- 
possible. 

A  très  peu  de  distance  du  point  où  la  montagne  s'écarte  rapidement 
vei'S  l'ouest,  pour  faire  place  aux  premières  terres  basses  du  Rhôr,  on 
commence  à  apercevoir,  au  bord  du  lac,  de  nombreux  blocs  de  basalte 
non  taillés,  indices  certains  de  constructions  antiques.  Ces  blocs  cessent 
de  se  montrer  au  bout  de  quelques  centaines  de  mètres,  pour  repa- 
raître k  un  kilomètre  plus  loin,  beaucoup  plus  nombreux,  et  sur  une 
étendue  d'à  peu  près  3  kilomètres.  Cette  fois  on  discerne  dans  les  arase- 
ments qui  se  présentent,  parfaitement  distincts  et  reconnaissables,  des 
enceintes,  des  allées  de  pierres,  des  murs  de  soutènement  et  des  bases 
de  tours  rondes  qui  dominaient  le  lac.  Ces  ruines,  les  Arabes  les  nom- 


492  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

ment  Këdès.  D*où  vient  ce  nom?  Je  Tignore.  Mais  ce  que  je  sais,  g  est 
quil  nest  pas  possible  de  méconnaître  dans  ces  ruines  la  ville  de  Tari- 
chées.  Occupons-nous  donc  de  Thistoire  de  ceile^i,  mais  le  plus  briève- 
ment possible. 

Tarichées  était  située  à  3o  stades  de  Tibériade  S  nous  dit  Josèphe.  Il 
ajoute  que  cette  ville  est  située,  comme  Tibériade,  au  pied  dune  mon- 
tagne et  munie  d*une  muraille  d*enceinte,  qu*il  avait  fait  construire 
lui-même ,  mais  qu'il  déclare  moins  forte  que  celle  de  Tibériade.  Toute 
la  ville  en  était  entourée,  excepté  du  côté  du  lac,  où  elle  était  au  bord 
même  de  Teau.  Il  parait  probable  que  la  ville  avait  pris  son  nom  des  salai- 
sons qui  s'y  fabriquaient  avec  les  poissons  péchés  dans  le  lac. 

Le  même  Josèphe  nous  raconte  que  Cassius ,  s'étant  réfugié  en  Syrie , 
se  rendit  maître  de  Tarichées,  et  y  fit  S,ooo  captifs.  Dans  la  première 
année  de  son  règne,  Néron  donna  au  roi  Agiippa  II  une  partie  de  la 
Galilée ,  avec  Tibériade  et  Tarichées. 

Lors  de  la  grande  insurrection  judaïque,  dont  la  conclusion  fut  le 
siège  et  la  ruine  de  Jérusalem,  les  Tarichéates  voulaient  passer  dans  ie 
parti  du  roi  Âgiîppa ,  et  ce  fut  Josèphe  qui,  pour  leur  malheur,  réussit  à 
les  empêcher  de  donner  suite  à  ce  projet.  Quelque  temps  après  leur 
défection,  ils  eurent  Taudace  d'aller  attaquer  l'armée  de  Vespasien  dans 
le  camp  qu  elleoccupait  près  des  thermes  d*Emmaûs.  Ils  furent  repoussés 
jusque  sur  leurs  embarcations,  et,  pendant  que  se  livrait  ce  combat,  Titus 
attaquait,  par  ordre  de  son  père,  un  rassemblement  hostile  qui  s'était 
formé  dans  la  plaine ,  devant  les  murailles  de  Tarichées.  Titus,  qui  n'avait 
avec  lui  que  600  cavaliers  d'élite,  allait  charger  l'ennemi,  lorsque  sa 
troupe  fut  rejointe  par  4oo  cavaliers  de  plus  envoyés  en  hâte  par  Tra- 
jan,  tandis  qu'Antonius  Silo,  à  la  tête  de  q,ooo  archers,  occupait,  par 
Tordre  de  Vespasien,  les  hauteurs  environnant  la  ville,  afin  d'écarter  à 
coups  de  flèches  les  défenseurs  des  remparts.  Les  cavaliers  romanns 
développant  alors  un  front  de  bataille  égal  à  celui  de  Tennemi,  se 
ruèrent  sur  lui  en  poussant  de  grands  cris.  Les  Juifs  essayèrent  de 
soutenir  le  choc,  bien  quils  fussent  terrifiés  par  l'ordre  parfait  avec 
lequel  celte  charge  à  fond  s'exécutait.  Mais ,  en  un  clin  d'oeil ,  leur  ligne 
fut  rompue  et  culbutée.  Tout  ce  qui  n'était  pas  blessé  par  les  javelots, 
ou  écrasé  par  les  chevaux,  s'enfuit  en  désordre  vers  la  ville,  et  Titus, 
lancé  à  la  poursuite  des  fuyards,  en  fit  un  grand  massacre.  Il  cherchait 

*  Il  ne  saurait  être  question  ici  que  1 85  mètres ,  la  distance  entre  les  extré- 
du  stade  judaïque  de  \io  mètre*»,  car,  mités  des  deux  villes,  se  faisant  face, 
sll  s'agissait  du  sUdc  olympique  de        serait  beaucoup  trop  grande. 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  ^93 

à  leur  couper  la  retraite  et  à  les  rejeter  dans  la  plaine  sous  les  coups 
de  ses  cavaliers;  mais  ils  réussirent,  par  leur  niasse  même,  à  se  frayer 
un  passage  et  à  se  réfugier  derrière  les  murailles  de  Tarichées,  où  ils 
se  croyaient  désormais  en  sûreté.  Presque  tous  ces  combattants  étaient 
des  insurgés,  étrangers  k  la  ville;  aussi,  lorsqu'ils  y  furent  rentrés,  les 
habitants,  auxquels  cette  guerre,  qui  compromettait  et  leurs  biens 
et  leur  existence,  déplaisait  grandement,  cherchèrent  à  lutter  contre 
ceux  que  les  Romains  venaient  de  mettre  en  fuite,  et  qui  étaient  en 
grande  majorité.  Une  dissension  tumultueuse  s*éleva  entre  les  deux 
partis,  et  de  grands  cris  retentirent  par-dessus  les  murailles.  Titus 
comprit  aussitôt  ce  qui  se  passait,  et  vil  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de 
cette  circonstance  inespérée  :  il  lança  son  cheval  dans  le  lac,  tourna 
le  rempart,  et,  suivi  de  sa  cavalerie  qui  ne  voulut  pas  rester  en  arrière 
d'un  pareil  chef,  il  fit  irruption  dans  Tarichées,  par  la  portion  du  rivage 
qui  n'était  pas  garnie  d  un  mur  de  quai. 

On  comprend  quelle  terreur  dut  s'emparer  des  Juifs  à  la  vue  de  cet 
audacieux  coup  de  main. Les  uns  s'enfuirent  à  travers  champs;  beau- 
coup périrent  en  seflTorçant  de  se  sauver  sur  leurs  barques,  ou  de  re- 
joindre à  la  nage  celles  qui,  déjà  chargées  de  monde,  avaient  réussi  à 
gagner  le  lai^e. 

Titus  finit  par  s'apitoyer  sur  le  sort  des  habitants  qui  n'osaient  se 
défendre,  et,  lorsque  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  à  l'action  eurent  été 
mis  à  mort,  il  ordonna  de  cesser  le  carnage;  ceux  qui  s'étaient  sauvés 
i  l'aide  des  embarcations,  voyant  la  ville  tombée  au  pouvoir  des  Ro- 
mains, s'en  éloignèrent  le  plus  possible. 

Vespasien,  informé  sur  l'heure  du  succès  de  cet  incroyable  fait  d'ar- 
mes, fit  aussitôt  cerner  la  ville  par  un  cordon  de  troupes  qui  devaient 
tuer  sans  pitié  quiconque  essayerait  de  sortir  de  la  place.  Le  lendemain 
il  vint  à  Tarichées,  et  fit  commencer  la  construction  de  nombreux  ra- 
deaux, à  l'aide  desquels  il  se  mit  à  la  poursuite  de  ceux  qui  avaient  fui 
sur  le  lac.  Il  les  atteignit  bientôt,  et  les  Romains  en  firent  un  effroyable 
massacre,  sur  le  lac  d'abord,  puis  sur  la  côte  où  ils  avaient  été  rejetés. 
Josèphe  assure  que  les  Juifs  perdirent,  en  comptant  ceux  qui  avaient 
péri  h  la  prise  de  la  ville,  6,5oo  hommes,  dont  les  cadavres  en  putré- 
faction empestèrent  longtemps  les  rives  du  lac. 

Dès  que  ce  combat  naval  fut  terminé,  Vespasien  tint  un  conseil  de 
guerre  à  Tarichées,  et  l'on  y  discuta  le  sort  à  réserver  aux  vaincus.  Ves- 
pasien fit  semblant  d'accorder  la  vie  sauve  aux  Juifs  étrangers  à  la  ville, 
mais  il  ne  leur  laissa  que  la  liberté  de  se  diriger  vers  Tibériade.  dont  la 
route  était  gardée  par  les  Romains,  de  façon  à  interdire  aux  insurgés  de 

G3 


494  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

s'en  écarter.  Tous  durent  donc  entrer  à  Tibériade,  où  ils  furent  in- 
continent enfermés.  Vespasien  les  y  suivit,  et  les  fit  amener  immédia- 
tement au  stade,  où  les  vieillards  et  les  infirmes  furent  égorgés  par  son 
ordre,  au  nombre  de  i,qoo.  Les  plus  jeunes  et  les  plus  vigoureux, 
choisis  au  nombre  de  6,000 ,  furent  envoyés  sous  bonne  escorte  à  Néron, 
qui  se  trouvait  alors  à  fisthme  de  Corinthe.  Tout  le  reste,  au  nombre 
de  3o,doo,  fut  réduit  en  esclavage  et  mis  à  Fencan.  Un  certain  nombre 
lut,  en  outre,  réservé  au  roi  Agrippa,  pour  qu'il  en  fît  son  bon  plaisir, 
et  ce  prince  les  fit  vendre  comme  esclaves.  Disons  bien  vite  qu'il  y  a 
manifestement  beaucoup  d'exagération  dans  les  chiffres  que  j'ai  rap- 
portés ,  en  suivant  le  texte  de  Josèphe. 

Du  récit  dont  je  viens  de  donner  l'analyse ,  il  résulte  :  1®  que  les  murs 
de  Tarichées,  et  la  ville  elle-même,  étaient  dominés  par  des  hauteurs 
fort  rapprochées;  2*^  que  la  grève  non  garnie  de  murailles  était  de  nature 
à  permettre  à  Titus  et  à  ses  cavaliers  de  pénétrer  dans  la  ville,  en  fai- 
sant passer  leurs  chevaux  par  le  lac.  Ces  deux  faits  sont  parfaitement 
exacts  en  ce  qui  concerne  les  ruines  nommées  Kédès,  ruines  qui  dès  lors 
sont  bien  celles  de  Tarichées,  tandis  qu'ils  sont  complètement  inappli- 
cables aux  ruines  nommées  El-Karak,  et  qui  certainement  ne  représen- 
tent qu'une  bourgade  arabe  de  peu  d'importance,  et  relativement  mo- 
derne. 

Quittons  maintenant  l'emplacement  de  Tarichées  et  poursuivons 
notre  route  vers  le  nord.  On  chemine  constamment  au  pied  des  hau- 
teurs, et  le  long  de  la  rive  du  lac.  Avant  d'arriver  à  la  Tibériade 
moderne,  aujourd'hui  Thabarieh,  on  passe  devant  des  bâtiments  dé- 
labrés qui  portent  le  nom  d'El-Hammam,  «les  bains  chauds.»  Ces 
masures  sont  des  ruines  d'hier,  car  c'est  tout  ce  qui  reste  des  thermes 
somptueux  qu'Ibrahim  Pacha  avait  élevés  à  grands  frais  sur  ces  sources 
merveilleuses,  qui  déjà,  dans  la  haute  antiquité,  jouissaient  d'une  répu- 
tation bien  méritée.  Ce  sont  des  sources  sulfureuses,  à  température 
fort  élevée,  auxquelles  les  habitants  du  pays  viennent  demander  la 
guérison  de  beaucoup  de  maladies,  et  notamment  des  douleurs  rhu- 
matismales, et  des  affections  de  la  peau.  Josèphe  nous  apprend  que  la 
ville  de  Tibériade  touchait  aux  thermes,  qu'il  appelle  Emmaûs  ou 
Ammaûs.  Ce  nom  signifie,  nous  dit-il,  dans  un  second  passage,  «eaux 
(i  chaudes.  »  De  fait,  il  est  facile  de  reconnaître  dans  cette  dénomination 
le  mot  sémitique  hammam,  qui,  chez  les  Arabes  de  nos  jours,  signifie 
toujours  «  bains  chauds.  )> 

La  source  qui  alimentait  les  thermes  bâtis  par  l'ordre  d'Ibrahim 
Pacha ,  est,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  fort  chaude,  et  ses  eaux  s'écoulent 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  495 

dans  le  lac  par  plusieurs  rigoles,  tapissées  dune  croûte  de  sédiment 
blanchâtre  ou  verdâtre. 

Vespasien,  qui  était  entré  à  Tibériade  sans  coup  férir,  voulait  réduire 
la  ville  deTarichées  placée  vers  Textrémité  sud  du  lac,  et  derrière  les 
murailles  de  laquelle  les  Juifs  insurgés  sétaient  réfugiés.  Le  général  ro- 
main avait  donc  établi  son  armée  dans  un  camp  placé  à  proximité  d'Em- 
maùs,  et  devant  Tibériade  dont  il  était  maître.  Cest  de  ce  camp  qu'il 
partit  plus  tard  pour  aller  assiéger  Gamala,  ville  placée  sur  les  hauteurs 
qui  dominaient  la  rive  orientale  du  lac  de  Gennézareth. 

Déjà,  en  1817,  les  voyageurs  anglais  Irby  et  Mangles  avaient  re- 
marqué «  près  des  sources  chaudes,  une  grande  coupure  pratiquée  dans 
le  terrain,  reliant  les  hauteurs  à  la  plage,  et  ils  avaient  supposé  que  ce 
pouvait  être  un  fossé  du  camp  de  Vespasien.  Ils  étaient  dans  le  vrai; 
mais  ib  n avaient  pas  pris  garde  à  une  seconde  coupure,  semblable  et 
parallèle  à  la  première  observée  par  eux;  car  certainement  alors  ils 
n  eussent  pu  émettre  un  doute  sur  l'origine  de  ces  terrassements. 

Trentre-quatre  ans  plus  tard  (en  i85i),  jai  moi-même  reconnu  ces 
fossés,  qui  nous  donnent  indubitablement  (e  tracé  des  retranchements 
de  Vespasien.  Josèphe  nous  raconte  que  les  Juifs  de  Tarichées,  conduits 
par  leur  chef  lésons,  se  nièrent  sur  ce  camp,  au  moment  même  où  les 
soldats  romains  en  construisaient  l'enceinte,  et  qu'ils  réussirent  non 
seulement  à  chasser  les  travailleurs,  mais  encore  à  détruire  une  partie 
de  l'ouvrage  déjà  fait.  Bientôt  pourtant  les  Romains  se  rallièrent,  et,  fon- 
dant sur  les  assaillants,  ils  les  culbutèrent  et  les  mirent  en  déroute.  Us 
les  poursuivirent  l'épée  dans  les  reins  jusqu'aux  barques  qui  les  avaient 
apportés.  Les  Juifs  poussèrent  au  large,  et,  se  maintenant  à  portée  de 
traits,  ils  engagèrent,  dit  Josèphe,  un  combat  naval  avec  des  ennemis 
placés  sur  la  terre  ferme.  Nous  avons  vu  comment  cette  journée,  fatale 
pour  les  Juifs  insurgés,  se  termina  par  la  prise  de  Tarichées. 

Sur  le  ilanc  de  la  hauteiur  qui  domine  El-Hammam,  on  aperçoit  un 
petit  édifice  ruiné,  au  miheu  duquel  paraît  un  tronçon  de  colonne 
debout.  Les  Juifs  de  Thabarieh  font  de  cette  ruine  le  tombeau  d'un 
prophète.  Vérification  faite,  c'est  une  construction  délabrée,  déno- 
tant une  antiquité  fort  peu  reculée ,  et  le  prétendu  tronçon  de  colonne 
se  compose  bien  en  réalité  de  deux  tambours  de  colonne  superposés, 
mais  de  diamètres  différents.  Entre  El-Hamman  et  Tibériade  on  aper- 
çoit encore  de  la  route  quelques  excavations  sépulcrales  d'un  accès 
assez  diflicile,  et  auxquelles  je  n'ai  pu  consacrer  une  course  spéciale, 
qui  aurait  été  évidemment  fort  longue.  Le  temps  me  manquant,  je  me 
suis  abstenu;  d'autres  sans  doute  exploreront  quelque  jour  ces  tom- 

63. 


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â 


ii96  JOUnNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

beaux,  qui  ne  peuvent  être  plus  anciens  que  la   ville  de  Tibériade 
elle-même. 

Les  restes  de  la  Tibériade  antique  sont  tous  au  sud  de  la  Tbabarîeh 
moderne.  En  cflet,  au  nord  de  Tenceintc  de  cette  ville,  il  n*y  a  plus  trace 
de  constructions  antiques.  Ces  ruines  consistent  en  une  quantité  con- 
sidérable de  fûts  de  colonnes  plus  ou  moins  grands,  couchés  ou  debout 
encore,  surtout  au  point  que  les  Juifs  désignent  comme  remplacement 
de  récole  talmudique.  Le  long  de  la  plage  se  montrent  quelques  gros 
massifs  carrés  de  maçonnerie,  d'apparence  romaine,  qui  avancent  de 
quelques  mètres  dans  le  lac  :  peut-être  sont-cc  des  môles  d'un  petit  port 
où  venaient  s  abriter  et  s'amarrer  les  barques,  peut-être  encore  se  re- 
liaient-ils à  un  palais  dont  quelques  pavillons  étaient  ainsi  jetés  en  avant, 
pour  demander  un  peu  de  fraîcheur  aux  eaux  limpides  du  lac. 

En  ce  point,  une  immense  quantité  de  coquilles  à  l'apparence  marine, 
mortes,  décolorées  et  roulées  par  le  flot,  forme  un  épais  cordon  qui 
ourle  la  grève;  on  se  croirait  au  bord  de  la  mer'. 

Que  dire  de  la  Thabarieb  moderne?  Que  c'est  un  abominable  petit 
bouge,  capitale  de  la  vermine,  sale  et  nauséabond  au  delà  de  toute 
expression.  Ce  n'est  |)lus  qu'un  anias  de  décombres,  depuis  Taffreux 
tremblement  de  terre  qui  l'a  bouleversé  de  fond  en  comble,  le  i"*  jan- 
vier iSSy.  Son  enceinic  militaire  est  aujourd'hui  dans  un  état  qui  fait 
peine  à  voir.  Les  pans  de  mur  ont  roulé  tout  d'une  pièce,  les  uns  par- 
dessus les  autres;  les  tours  éventrées  se  sont  couchées  de  ci  de  là.  A  l'in- 
térieur, un  certain  nombre  de  maisons  ont  été  rebâties  par  les  Juifs; 
mais  beaucoup  sont  restées  à  terre,  pour  ne  pas  se  relever  de  sitôt. 

Parmi  les  maisons  debout  je  citerai  celle  duQadhi,  dont  la  porte  est 
précédée  d'un  perron  carré,  dans  lequel  sont  engagés  quelques  frag- 
ments de  colonnes.  Le  seuil  même  de  la  porte  d'entrée  est  un  bloc  de 
basalte,  sur  lequel  sont  sculptés  en  bas-relief  deux  groupes  af&ontés« 
composés  chacun  d'un  lion  dévorant  une  antilope.  Â  quelques  pas  de 
là  git  dans  la  rue  une  belle  vasque  de  granit  rose  d'Egypte.  Dans  la 
cour  du  Qalaah,  l'ancien  château  de  Tancrède,  prince  de  Galilée, 
j'ai  remarqué  un  beau  chapiteau  de  marbre.  C'est  tout  ce  que  Tha- 
barieb m'a  fourni  de  débris  antiques,  outre  quelques  fiits  de  colonnes 
empruntés  aux  ruines  de  la  vieille  Tibériade,  et  qui  supportent  des 
appentis  de  branchages  établis  devant  les  boutiques  de  ce  que  ron 
appelle  ici  le  bazar.  Une  piteuse  boucherie,  et  trois  ou  quatre  cahutes 

*  Ces  coquilles  sont  toutes  des  spèci-  logistes  sous  le  nom  de  melanopsis  cas- 
inenrj  de  l'espèce  connue  des  conchylio-        tata. 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  /i97 

oii  Ton  a  Tair  de  ne  rien  vendre  du  tout,  voilà  ce  qui  constitue  ce 
bazar.  Tout  cela  est  laid  et  ignoble.  Faites  quelques  pas  de  plus ,  heu- 
reusement pour  vous,  et  vous  êtes  hors  de  Tenceintc  disloquée  de 
Thabarieh. 

Si  votre  bonne  étoile  veut  que  vous  soyez  là  au  renouveau,  c'est-à- 
dire  vers  le  i**  mars,  par  exemple,  vous  jouirez  du  spectacle  suivant  : 
Pas  un  nuage  au  ciel;  partout  sur  la  terre  la  plus  riante  parure  d'herbes 
et  de  fleurs;  partout  sur  l'eau ,  qui  reflète  l'éclat  du  ciel,  des  bandes  d'oi* 
senux  aquatiques  qui  volent,  plongent  et  se  jouent;  devant  vous,  les 
ruines  à  fleur  de  terre  de  la  Tibériade  d'Hérode  Ântipas,  ruines  sur 
lesquelles  passe  chaque  année  la  charrue,  contournant  les  tronçons 
de  colonnes  qui  s'élèvent  au-dessus  des  champs;  au  point  même  où 
elles  cessent  de  paraître,  les  deux  ou  trois  masures  délabrées,  restes 
piteux  des  thermes  bâtis  par  Ibrahim  Pacha  sur  les  sources  d'Em- 
maûs;  au  sud,  à  l'horizon,  la  vallée  verdoyante  du  Jourdain,  bornée 
à  l'occident  par  les  montagnes  de  Galilée  et  de  Judée,  à  l'orient  par 
celles  des  Ammonites;  de  l'autre  côté  du  lac,  les  hauts  plateaux  du 
Haouran.  Si  vous  vous  tournez  vers  le  nord,  au  delà  de  Thabarieh,  le 
hameau  d'Ël-Medjdel,  le  pays  de  la  Magdeleine  de  l'Évangile,  et  les 
coteaux  qui  bordent  le  lac,  au-dessus  des  sites  de  Capharnaûm  et  de 
Gennézareth;  au  fond  du  tableau,  les  premiers  contreforts  de  la  chaîne 
qu'il  i'aut  gravir  pour  arriver  au  pays  de  Safed,  et  par-dessus  tout  cela 
la  cime  neigeuse  du  Djebel  ech-Cheikh. 

De  quelque  côté  que  vous  vous  tourniez,  vous  verrez  la  terre  qu'ont 
foulée  le  pied  de  Jésus-Christ  et  celui  de  ses  disciples  bien-aimés,  l'eau 
sur  laquelle  ils  ont  navigué;  tout  cela  inondé  de  la  lumière  la  plus 
splendide.  Parcourez  l'univers  entier,  je  vous  défie  de  trouver  un  pano- 
rama qui  vaille  celui-là.  On  se  sent  ravi,  pénétré,  et  l'on  contemple 
avec  une  émotion  bien  vive,  je  le  déclare,  cette  belle  œuvre  de  Dieu, 
ce  coin  de  terre  privilégié,  où  le  Messie  a  laissé  à  chaque  pas  un  sou- 
venir de  son  passage. 

Quelques  mots  maintenant  sur  l'histoire  de  Tibériade.  Cette  ville  fut 
fondée  par  le  tétrarque  de  Galilée,  Hérode  Antipas,  et  reçut  son  nom 
en  l'honneur  de  Tibère,  avec  lequel  le  tétrarque  était  lié  d'amitié. Il  dut, 
pour  attirer  une  population  dans  la  nouvelle  ville,  accorder  des  immu- 
nités ,  bâtir  des  maisons  et  concéder  des  terrains  à  ceux  qui  consentiraient 
à  venir  l'habiter.  Il  ne  parvint  à  y  fixer  qu'un  ramassis  d'étrangers,  de 
gens  dont  la  condition  libre  n'était  pas  clairement  établie,  et  de  Gali- 
léens  qu'il  y  transplanta  de  force.  La  cause  de  cette  répugnance  était 
que  des  tombeaux  avaient  dû  être  profanés  pour  jeter  les  fondements  de 


498  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

Tibériade,  et  que ,  par  conséquent,  d'après  la  loi  judaïque,  les  gens  fixés 
en  pareil  lieu  seraient  frappés  d'une  impureté  de  sept  jours,  sans  cesse 
renouvelée. 

Néron  fit  cadeau  de  Tibériade  au  roi  des  Juifs  Agrippa  IL  Cette  ville 
fut  une  de  celles  que  Thistorien  Josèphe  mit  en  état  de  défense,  lors  de 
la  grande  insurrection  comprimée  parVespasien  et  Titus, 

Il  y  avait  à  Tibériade  un  palais  construit  par  Hérode  leTélrarque,  et 
qui,  malgré  les  injonctions  de  la  loi  judaïque,  était  orné  de  représenta- 
lions  d'êtres  animés  [^ciœv  (lopÇàs  ë/pvra).  Peutrêtre  le  seuil  de  porte 
dont  j'ai  parle  plus  haut  appartenait-il  à  cette  ornementation  prohibée. 
Ce  fut  Josèphe  encore  qui  fit  détruire  ce  palais,  par  l'ordre  du  grand 
synhédrin  de  Jérusalem.  Il  fut  immédiatement  incendié  et  pillé  par  la 
populace. 

Épiphanius  nous  apprend  qu'un  Juif,  converti  au  christianisme  et 
nommé  Joseph,  reçut  de  Constantin  la  permission  de  construire  des 
églises  à  Tibériade,  à  Dio-Caesarea  (l'ancienne  Sepphoris,  aujourd'hui 
Safourieh)  et  à  Capharnaûm.  Ce  Joseph,  pour  construire  son  église,  8*em* 
para,  avec  Tautorisation  de  l'empereur,  d'un  vaste  temple  qui  était  resté 
inachevé,  que  l'on  appelait  l'Adrianaeum,  et  que  les  habitants  de  Tibé- 
riade désiraient  transfoiiiicr  en  établissement  de  bains  publics. 

Après  la  destruction  de  Jérusalem,  Tibériade  devint  le  refuge  des 
docteurs  du  judaïsme,  qui  y  fondèrent  une  célèbre  école  talmudique. 

L'empereur  Justinien,  au  dire  de  Procope,  fit  relever  les  murailles 
de  Tibériade. 

Saint  Jérôme  a  pensé  que  Tibériade  avait  pris  la  place  de  la  ville  qui, 
dans  l'Ecriture  sainte,  est  nommée  Kenneret.  L'illustre  Reland  a  réfiitë 
celte  hypothèse  à  l'aide  d'un  raisonnement  sans  réplique.  Kenneret 
était  une  ville  de  la  tribu  de  Nephtali.  Or  la  frontière  méridionale  du 
territoire  de  Nephtali  passait  par  Capharnajîm,  puisque  l'Évangile  de 
saint  Mathieu  (c.  iv,  i3)  nous  apprend  que  Capharnaûm  était  situé  sur 
la  limite  des  territoires  de  Nephtali  et  de  Zabulon;  celui  de  Nephtali 
était  au  nord,  et  celui  de  Zabulon  au  sud,  et,  comme  Tibériade  était  au 
sud  de  Capharnaûm,  puisqu'au  sud  de  Capharnaûm  s* étendait  munédia- 
tement  le  territoire  de  Zabulon,  Tibériade,  située  sur  le  territoire  de 
Zabulon,  ne  pouvait  en  aucune  façon  occuper  le  site  de  Kenneret,  qui 
était  positivement  une  propriété  de  la  tribu  de  Nephtali. 

Saint  Jérôme  parle  deux  fois  de  l'identité  de  Tibériade  avec  la  Ken- 
neret biblique  :  la  première  dans  les  commentoires  d'Ézékhiel  (xlviii, 
21),  où  il  dit  :  a  Tiberias  quae  olim  appellabatur  Chenereth  ;  »  la  seconde , 
dans  VOnomasticon  (ad  voc.  Chennereth) '^  le  saint  docteur  n'est  plus 


500  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  AOUT  1879. 

capolc,  dont  Scythopolis  ou  Beysan  faisait  partie.  C*e.st  à  ce  moment 
que  s*accomplit  le  miracle  de  la  multiplication  des  sept  pains  (saint 
Marc  et  saint  Mathieu),  des  cinq  pains,  comme  le  veut  la  ti*adition  des 
Musulmans,  qui  montrent  aux  voyageurs  sapprêtant  à  descendre  de  la 
plaine  de  Hattin  à  Thabaricli  les  roches  de  basalte  sur  lesquelles  le 
miracle  saccomplit,  et  quils  nomment  Hedjar-el-Khams-Khobzat,  «les 
(f  pierres  des  cinq  pains.  » 

Aussitôt  après,  le  Christ  et  ses  disciples  descendirent  vers  le  lac  pour 
s'embarquer,  touchèrent  i\  Magdala  (dit  saint  Mathieu],  à  Dalmanoutha 
(dit  saint  Marc],  ne  s  y  arrêtèrent  quun  instant,  et  gagnèrent  Tautre 
rive  [eU  rh  tirépav,  saint  Marc  et  saint  Mathieu]  pour  se  diriger  sur  la 
Ccsarée  de  Philippe,  aujourd'hui  Banias.  De  ce  résumé  du  voyage 
de  N.  S.  il  résulte  évidemment  que  le  miracle  de  la  multiplication  des 
pains  a  eu  pour  théâtre  la  rive  occidentale  du  lac  de  Gennézareth ,  con- 
trairement à  Topinion  de  Robinson,  qui  plaçait  cette  scène  miraculeuse 
sur  la  rive  orientale. 

Pourquoi  Tun  des  évangélisles  désigne-t-il  sous  le  nom  de  Dalma- 
noutha le  point  auquel  N.  S.  prit  teiTe,  avant  de  gagner  la  Pérée,  tandis 
qu  un  autre  appelle  ce  même  lieu  Magdala?  La  raison  de  ce  fait  me 
parait  bien  simple  :  Magdala  nest  qu^un  nom  générique,  désignant  une 
forteresse  quelconque;  ce  nest  donc  ici  que  le  qualificatif  de  la  localité 
nommée  en  réalité  Dalmanoutha. 

Ël-Medjdel  est  placée  à  peu  près  en  face  du  débouché  d'une  vallée 
nommée Ouad-el-Ammam ,  u  la  vallée  des  pigeons.  »  En  effet,  dès  que  Ton 
a  dépassé  El-Medjdel,  on  est  devant  fouveiture  de  cette  vallée.  Sur  l'une 
des  hauteurs  qui  la  dominent,  on  aperçoit  au  loin  une  ruine  nommée 
Qalaâl-Ibn-mâan,  et  c'est  dans  le  flanc  de  cette  vallée  que  se  trouvent 
creusées  les  fameuses  grottes  dontHérode  dut  faire  le  siège. 

Après  El-Medjdel  commence  immédiatement  une  jolie  plaine  bien 
arrosée,  bien  verdoyante,  bien  fertile,  et  dont  Taspect  est  ravissant. 
Cette  plaine,  qui  se  nomme  aujourd'hui  El-Rhoueyr,  «le  petit  rhôr, 
«le  petit  marais,!)  c'est  la  plaine  que  Josèphe  décrit,  en  l'appelant 
Gennésar,  et  dont  il  fait  un  délicieux  tableau.  Ce  tableau  a  pu  être 
jadis  dune  scrupuleuse  vérité,  à  en  juger  par  l'état  actuel  du  terrain 
que  la  culture  n'a  pas  tout  à  fait  abandonné,  il  est  vrai,  mais  dont 
les  habitants,  par  trop  claii^semés,  ne  sauraient  tirer  aujourd'hui  tout 
le  parti  qu'on  en  tirait  autrefois.  Voici  la  traduction  d'une  des  phrases 
de  la  description  de  Josèphe  :  «Joignez  à  la  douceur  de  fair  le 
«bienfait  d*une  source  très  abondante,  que  les  habitants  du  pays  ap- 
«  pellent  Capharnaûm.  Quelques-uns  ont  cru  que  cette  source  était  en 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  501 

((Communication  avec  le  Nil,  parce  qu'elle  est  peuplée  de  poissons 
((Semblables  au  korakinos  qui  vit  dans  les  marais,  près  d'Alexandrie. 
((Cette  plaine  a,  sur  la  côte  du  lac,  qui  porte  le  même  nom  qu'eUe, 
((Une  longueur  de  3o  stades,  et  une  largeur  de  20  stades  seulement» 

Autour  du-  lac  de  Gennézareth  il  n'y  a  pas  deux  plaines,  il  ny  en 
a  qu'une  seule,  à  laquelle  puisse  s'appliquer  la  description  de  Josèphe, 
c'est  EURhoueyr;  donc  El-Rhoueyr  est  incontestablement  le  Gennésar 
de  Josèphe.  Il  est  dès  lors  facile  de  conclure  que  la  Capharnaùm  des 
Évangiles  se  trouvait  forcément  dans  ou  contre  cette  plaine ,  puisque , 
du  temps  de  Josèphe ,  c'est-à-dire  à  un  demi-siècle  au  plus  de  distance 
des  événements  évangéliques,  les  habitants  du  pays  appelaient  Caphar- 
naùm la  source  qui  fertilisait  la  riche  plaine  de  Geonésar. 

Etait-ce  d'ailleurs  la  source  elle-même  qui  portait  le  nom  isolé  de 
Capharnaùm?  Assurément  non,  car  il  serait  absurde  de  supposer  qu'à 
une  époque  quelconque  une  source  ait  pu  porter  un  nom  commençant 
par  le  mot  caphar,  «  village.  »  Il  serait  tout  aussi  absurde  de  supposer  que 
Josèphe,  qui  savait  parfaitement  sa  langue  maternelle,  aurait,  sans  s'en 
douter,  commis  une  bévue  de  cette  force.  Sa  phrase  a  donc  été  indu- 
bitablement tronquée ,  le  mot  Capharnaùm  devait  être  précédé  d'un 
mot  tel  que  en,  ayn,  0  source,  »  mot  qui  aura  péri  sous  la  plume  des  co- 
pistes, et  qui  donnait  à  l'expression  dont  s  est  certainement  servi  Jo- 
sèphe sa  forme  logique  et  nécessaire  de  u source  de  Capharnaùm.» 
Capharnaùm  était  donc  près  de  la  source  qui  lui  avait  emprunté  son 
nom;  donc,  la  source  une  fois  trouvée,  le  site  de  Capharnaùm  doit 
être  retrouvé  aussi.  Nous  allons  voir  que  cette  conclusion  purement 
logique  se  vérifie  sur  place,  dès  que  l'on  veut  bien  apporter  un  peu 
d'attention  à  l'examen  du  terrain. 


F.  DE  SAULCY. 


[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


6& 


502 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 


Étude  sur  des  Maximes  d'État  et  des  fragments  politiques  inédits 
du  cardinal  de  Richelieu.  —  Authenticité  de  son  Testament  politique. 

DBOXiiMB  ARTICLE  ^ 

Quand  TEglise  eut  ainsi  épuisé  pour  lui  ses  dernières  faveurs,  et 
qu*ii  se  sentit,  autant  qu'un  homme  peut  Têtre,  maître  de  sa  destinée, 
Richelieu  leva  peu  à  peu  les  voiles  qui  avaient  dissimulé  jusque-là  ses 
véritables  desseins. 

Peu  à  peu  aussi  s'éleva  et  grandit,  dans  la  cour  particulière  de  Marie 
de  Médicis,  une  lutte  sourde  que  les  moindres  circonstances  recueillies 
parThistoire  rendent  évidente  pour  nous.  Lies  amis  du  cardinal  sentent 
qu'ils  sont  débordés,  dépassés,  eux-mêmes  disent  trahis^.  Richelieu  con- 
sacre les  premières  années  de  son  ministère  à  lutter  contre  eux ,  et  con- 
sume une  partie  de  ses  forces  dans  ce  labeur  stérile.  Il  ne  remporte  qu'au 
bout  de  sept  années,  grâce  à  son  activité,  à  sa  finesse,  à  son  énergie, 
grâce  aussi,  car  il  faut  rendre  à  chacun  la  justice  qui  lui  est  due, 
grâce  à  l'intelligence  vraiment  patriotique  du  roi  Louis  XIII,  sur  la- 
quelle Richelieu  s'était  aperçu  bien  vite  qu'il  pouvait  compter'. 


*  Voir,  pour  le  premier  article,  le 
cahier  de  juillet,  p.  429* 

'En  i63o,  Marie  de  Médicis  disait 
qu*ii  y  avait  quatre  ans  qu*elie  savait  les 
mauvaises  dispositions  du  cardinal  à 
son  égard.  (Voir,  dans  le  Journal  da  Car- 
dinal, les  Plaintes  de  la  Reine  mère,  t.  ]".) 

11  est  probable  que  c  est  par  allusion 
à  ces  divisions  que  Richelieu  a  écrit 
notre  fragment  90  :  «  Ce  n*est  pas  mal- 
«  heur  à  un  honune  d*ètre  éloigné  d'une 
c  société  quand  on  y  veut  prendre  de 
I  mauvais  conseils  ;  car  c*est  une  marque 
lasseurée  qu*on  le  tient  trop  homme 
t  de  bien  pour  consentir  au  mal,  et  trop 
I  habile  homme  pour  ne  connoistre  pas 
t  celuy  que  Ton  vouloit  faire.  » 

^  11  est  digne  de  remarque  que,  dans 
son  Testament  politique,  Richelieu  ne 
cache  pas  au  roi  toute  Tinquiétude  qu*il 


avait  éprouvée  au  début  de  son  minis- 
tère: t  Lorsque  je  suis  entré  dans  les  af- 
faires ,  ceux  qui  avoîent  eu  T  honneur 
de  la  servir  auparavant  (V.  M.  )  te- 
noient  pour  constant  qu* entre  faire  un 
rapport  à  leur  préjudice ,  et  le  persua- 
der à  V.  M. ,  il  n*y  avoit  point  de  diffé- 
rence ;  et ,  sur  ce  fondement ,  leur  princi- 
pal soin  étoit  d*avoir  tousjours  de  leurs 
confidents  auprès  d*Elle,  pour  se  ga- 
rantir du  mal  qu*ils  a  voient  à  craindre. 
—  Bien  que  l'expérience  que  j'ai  faite  de 
la  fermeté  de  V,  M.  en  mon  endroit  lao- 
blige  à  reconnoitre  ou  que  le  jugement 
qu ils  faisoient  étoit  mal  fondé,  ou  que 
les  réflexions  que  le  temps  lui  a  fait 
faire  sur  moi-même ,  lui  ont  ôté  cette 
facilité  de  la  première  jeunesse ,  je  ne 
laisse  pas  de  la  conjurer  de  s*affennir 
de  telle  sorte  en  la  conduite  dont  il  lut 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  503 

Delà  connaissance  de  ces  considérations  et  de  ces  faits  découle  l'ap- 
préciation exacte  de  la  situation  dans  laquelle  se  trouva  le  cardinal  de 
Richelieu  en  arrivant  au  ministère. 

Il  avait  ses  projets  en  tête  \  mais  il  craignait  d*en  faire  la  montre. 
Lui,  qui  plus  tard  devait  aller  si  vigoureusement  et  tout  broyer  devant 
lui,  ne  pouvait  alors  avancer  quu  à  pas  de  laine  et  de  plomb,  n  pour  em- 
ployer une  de  ses  expressions  familières.  Il  craignait  de  découvrir  trop 
brusquement  la  lumière,  dont  tant  de  regards  qui  le  suivaient  mena- 
çaient de  se  trouver  trop  facilement  éblouis. 

De  la  vient  qu'avant  de  rentrer  dans  le  ministère,  tandis  quil  fei- 
gnaU  d'en  refuser  les  honneurs  et  les  travaux ,  une  fausse  modestie ,  ou 
plutôt  une  habileté  singulière,  l'amenait  à  déclarer  qu'il  était  tout  à  fait 
incapable  de  traiter  en  particulier  les  affaires  de  l'extérieur.  «Cette 


«a  plu  user  envers  moi,  que  personne 
«nen  puisse  appréhender  une  con- 
traire.» [TeêLpot.,  édit.  1764.  t.  I", 
p.  a5o.) 

^  M.  A  vend  a  démontré  très  ingé> 
nieusement  la  non-authenticité  de  la  fa- 
meuse phrase  que  Voltaire  «  avait  lue  ■ 
dans  une  lettre  de  Richelieu ,  et  que  tant 
d*écrivains  ont  reproduite  après  :  t  Le 
«  roi  a  changé  de  conseil  et  le  conseil  de 
«  maximes,  b  Cette  phrase  très  littéraire, 
peu  pditique,  est  de  Saint-Évremond. 
(Voyez  Avenel,  t.  VII,  p.  55a.)  Il  n'y  a 
pas  cependant  lieu  de  nier  que  teUes 
ne  fussent,  i  cette  époque,  les  pensées 
du  cardinal.  Nous  avons  remarqué  dans 
un  pamphlet  qu*îl  y  a  toutes  raisons 
d  attribuer  à  Richdieu,  ou  du  moins  à 
un  de  ses  séides  politiques ,  le  nom  de 
Duplessis,  évêque  de  Mende,  a  été 
prononcé,  un  passage  tout  aussi  éner- 
gique dans  ce  sens ,  et  dont  les  termes 
sont  dignes  d*ètre  rapportés.  A  Fé- 
poqueou  fut  publié  ce  pamphlet,  Riche- 
lieu était  dans  le  Conseil ,  mais  n^avait 
pas  encore  la  direction  des  affaires.  La 
voix  pabUffae  aa  Boi  s*expnme  ainsi  : 
«Autant  vaut,  dit  leproveroe,  être  bien 
•  battu  que  mal  battu  ;  faites  tant  que  vous 
«  voudrez  le  complaisant  avec  la  senora 
«dona  Iberia,  asseurez-vous  qu'elle  ne 
«  vous  pardonnera  jamais,  et  mettra  aussi 


peu  en  considération  tous  les  sicnalez 
plaisirs  que  la  France  lui  a  (aict  de  l'a- 
voir laissé  establir  dans  la  Valteline, 
à  Juliers,  au  Palatinat  et  par  toute 
TAllemagne.  —  Vous  traitez  avec  les 
Holiandois,  vous  escoutez  les  conseils 
de  Savoye  et  de  Venize,  vous  entrez  en 
alliance  avec  l'Angleterre,  vous  avez 
donné  retraicte  à  Mansfeld  :  soyez  cer- 
tain ,  Sire ,  que ,  lorsqu'elle  verra  son  jeu 
découvert,  elle  ne  manquera  pas  de  vous 
ramentevoir  catholiquement  tous  ces 
péchez  mortelz  ;  et  vous  avez  beau  allé- 
euer  que  vous  estes  meilleur  catho- 
lique qu'elle,  que  vous  n'avez  point 
veu  Mansfeld,  croyez  comme  aux 
saints  nouveaux  que  tontes  ces  ex- 
cuses n'empescheront  point  que  ceste 
bonne  dame  ne  veille  jour  et  nuict 
pour  vous  prendre  sans  verd.  —  C*est 
pourquoy  Vostre  Majesté  doit  résoudre 
hardiment  les  choses  qui  regardent  sa 
conservation,  elk  doit  voir  librement 
Mansfeld,  remployer  promptement,  main- 
tenir ses  anciens  alliez,  sans  s'arrester 
aux  spéculations  des  moines  ny  du 
Nonce,  lesquels  ne  preschent  que  Vinte- 
rest  du  Pape  et  non  celuy  de  vostre  ser- 
vice, ^  (Recueil  de  i6a8,  p.  574-)  Cf. 
sur  les  pamphlets  attribués  au  cardinal  : 
De  Mourgues  :  Lettre  du  P.  Chanteloube, 
p.  io. 

64. 


504  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

«place,  disait-il  dans  le  mémoire  qu'il  rédigea  pom*  la  refuser,  cette 
a  place  est  périlleuse  pour  le  cardinal ,  qui  appréhende  avec  grandes  rai- 
«  sons  tel  employ ,  estant  certain  que  la  conduicte  des  affaires  étrangères, 
aquils  recognoùt  nestre  pas  en  luy  (ces  mots  sont  ajoutés  de  sa  propre 
(cmain),  est  la  chose  la  plus  importante  de  ce  royaume  ^  » 

G*est  celte  remarquable  préoccupation  du  cardinal  qui  donne  le  plus 
haut  intérêt  à  une  des  premières  pages  des  nouveaux  documents  que 
nous  étudions  ici. 

Les  ambassadeurs  hollandais  étaient,  en  ce  moment,  à  la  cour  de 
France  et  imploraient  le  secours  du  roi  contre  la  maison  d*Âutriche. 
L  affaire  fut  délibérée  dans  le  conseil ,  et  Richelieu  ne  dissimula  pas 
qu*il  était  favorable  à  leur  demande.  Lui-même  nous  a  conservé  dans 
ses  Mémoires  la  plus  grande  partie  de  la  Consallation  qu*il  adressa  au 
roi  à  cette  occasion.  Au  fond,  il  ne  s*agissait  de  rien  moins  que  de  fat- 
titude  à  prendre  à  Tégard  de  la  maison  d'Espagne. 

Or  il  est  singulier  que  les  raisons  alléguées  par  Richelieu ,  en  pré- 
sence de  ses  collègues,  ne  soient  pas  les  mêmes  que  celles  qui  Tavaient 
déterminé  dans  le  particulier;  nous  trouvons  dans  nos  fragments  une 
série  de  considérations  très  importantes,  que  Richelieu  notait  pour  lui- 
même  ,  mais  qu'il  se  gardait  bien  d'exposer  aux  yeux  de  ceux  qu'il  crai- 
gnait d'instruire  plus  qu'il  ne  convenait. 

En  effet,  une  des  raisons  sur  lesquelles  il  insiste  dans  le  Mémoire, 
pour  motiver  la  continuation  de  l'alliance  des  Hollandais ,  c'est  qu'il 
faut  craindre  que  l'abandon  ne  jette  ceux-ci  dans  le  désespoir,  a  Les  ef* 
«forts  du  Roy  d'Espagne  estant  plus  grands,  dit-il,  les  HoUandoi» afibi- 
ttblis  et  divisés  pourraient  bien  facilement  incliner  à  rechercher  le  re- 
«nouvellement  de  la  trêve  ou  le  traité  d'une  bonne  et  étemelle  paix,  ce 
«  qui  ne  semble  pas  être  impossible  au  terme  où  les  choses  en  sont. . .  n 
Et  il  ajoute  plus  loin  :  «  de  dire  que  le  roy  d'Espagne  n*y  voudra  pas 
«  consentir  il  n'y  a  point  de  vraysemblance ,  car  c'est  son  avantage.  »  Il 
continue  ainsi,  s'attachant  à  démontrer  que  le  plus  grand  danger  qui 
menace  la  France,  si  elle  refuse  l'alliance  des  Provinces-Unies,  c'est  de 
voir  celles-ci,  de  guerre  lasse,  se  jeter  dans  les  bras  de  la  maison 
d'Espagne,  et,  par  une  confédération  solide,  rentrer,  avec  plus  de  li- 
berté seulement,  dans  la  sphère  de  la  politique  espagnole,  dont  leur 
rébellion  les  avait  détachées.  «  Ce  serait,  aj ou te-t-il  encore,  ens'épuisant 
«è  former  un  vain  fantôme,  ce  serait  le  renouvellement  de  l'ancienne 

^  Voir  tout  le  Mémoire  dans  la  Correspondance  publiée  par  M.  Aveael,  t  I« 
p.  785. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  505 

«  alliance  des  Pays-Bas  avec  la  maison  de  Bourgogne,  tousjours  désirée 
tt  et  poursuivie  par  les  rois  d'Angleterre,  et  jugée  ulile  aussi  par  les  rois 
ttd*£spagne  pour  se  fortifEer  contre  nous^  »  Telles  élaient  les  raisons 
spécieuses  qui  amenaient  Richelieu  à  conclure  en  plein  conseil  qu'il 
convenait  de  prêter  loreille  aux  propositions  des  ambassadeurs  hollan- 
dais. 

Était-ce  sur  de  pareib  arguments  que  sa  conviction,  â  lui,  s'était 
faite?  Point  du  tout,  nos  fragments  révèlent,  sur  ce  point,  sa  véritable 
pensée. 

Richelieu  ne  croyait  pas  que  la  paix  ni  Talliance  fût  possible  entre 
la  maison  d'Elspagne  et  les  Provinces-Unies. Il  avait  rassemblé ,  pour  lui, 
les  raisons  très  probantes  qui  rendaient  cette  entente  impossible,  im- 
possible autant  de  la  part  des  Hollandais  que  de  la  part  du  roi  d'Es- 
pagne. 

n  Le  roi  d'Espagne ,  dit  le  fragment  n""  3,  ne  voudra  pas,  cette  fois,  re- 
((Connaître  le  titre  de  souverain  aux  États.  La  rivalité  d'Anvers  et 
((  d'Amsterdam ,  l'importance  nouvelle  prise  aux  Indes  par  le  commerce 
((hollandais  au  préjudice  des  Espagnols ,» sans  compter  la  vieille  haine 
de  religion  et  de  race,  et  la  rancune  accumulée  par  une  hostilité  si  an- 
cienne, ce  sont  là  des  raisons  suffisantes  pour  éloigner  de  longtemps  le 
danger  d'une  trêve,  et,  à  plus  forte  raison,  d'une  alliance;  telles  sont  les 
raisons  que  le  cardinal  s'exposait  à  lui-même  et  qui  devaient  le  con- 
vaincre. Elles  étaient  appuyées  sur  les  faits  mêmes;  la  suite  des  événe- 
ments que  nous  connaissons  prouve  bien  que  les  prévisions  de  Riche- 
lieu devaient  se  réaliser. 

Comment  expliquer  cette  contradiction  apparente  des  paroles  du  car- 
dinal, autrement  que  par  la  situation  fausse  où  il  se  trouvait,  et  que  nous 
avons  essayé  d'exposer  tout  à  l'heure.  Richelieu  voulait  l'alliance.  C'était 
la  base  de  ses  projets.  Mais  il  ne  pouvait  avouer  qu'il  la  voulait  si  ardem- 
ment, qu'il  l'eût  recherchée,  même  si  la  Hollande  ne  la  lui  eût  pas  de- 
mandée ,  même  quand  l'isolement  n'eût  pas  été  à  craindre  et  qu'on  fût 
resté  maitre  de  la  situation.  Exagérer  les  probabilités  et  les  périls  d'une 
paix  entre  la  maison  d'Espagne  et  les  Provinces-Unies ,  évoquer  le  fan- 
tôme de  l'ancienne  coalition  bourguignonne,  c'était  efirayer  assez  ses 
collègues  et  le  roi ,  pour  que  les  hésitants  se  ralliassent  à  sa  politique. 
Ainsi,  parmi  les  personnes  influentes  de  la  cour,  celles  qui  penchaient 

^  Voir  Mémoires,  édit.  Petitot,  t  II,  étrangères.  Il  est  ici,  comme  en  bien 

p.  3 18.  Les  citations  faites  dans  le  texte  d^autres  cas,  plus  complet  (jue  les  édi- 

sont  empruntées  au  ms.  original  des  lié-  tions. 
moires  qui  est  au  ministère  des  aflEedres 


506  '  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

du  côté  de  TEspagne  étaient  obligées  de  fléchir  devant  i'babile  menace 
d'un  danger  en  ap|)arencc  imminent  et  capital  pour  le  pays  Ml  convient 
de  laisser  au  jugement  de  Thistoire  Tappréciation  de  Tatlitude  de  Ri- 
chelieu. Il  est  certain  que  cette  sorte  de  dissimulation  ne  s*éioignait  pas 
des  procédés  autorisés  par  les  politiques  de  Tépoque.  En  tous  cas,  Ridie- 
lieu  a  cette  excuse,  toujours  considérable  en  de  telles  matières,  qu*il 
agissait  réellement  pour  le  plus  grand  bien  de  la  France. 

Deux  ans  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  Richelieu  renouvelait,  à  ren- 
contre de  ces  mêmes  collègues  incertains  et  de  ces  mêmes  ennemis  dis- 
simulés, une  manœuvre  analogue.  Ici  les  fa^toriens,  avertis  par  Bassom- 
pierre,  un  de  ceux  qui  ont  été  mêlés  à  Tintrigue,  se  sont  aperçus  de 
quelque  chose.  Mais  ils  n*onl  pu  que  soupçonner  la  conduite  à  double 
face  du  cardinal.  La  certitu^de  était  cachée  dans  les  papiers  particidios 
du  ministre. 

Il  s  agit  de  l'affaire  de  la  ' Valteline  et  du  traité  qui  devait  la  termi- 


ner. 


Sur  la  fm  de  Tannée  1625,  le  comte  de  Fai^  représentait  la  France 
en  Espagne.  Lui  et  sa  femme  étaient  des  plus  chauds  amis  de  Marie  de 
Médicis.  Leurs  intrigues  dirigeaient  cette  petite  cour,  dont  Richelieu 
avait  fait  partie  autrefois,  et  où  il  les  laissait  avec  Bérulle,  Marillac, 
Blinville,  et  quelques  autres. 

Leur  but  politique  était  toujours  l'alliance  espagnole»  *à  ipidque  prix 
qu'il  fallût  l'acheter,  et  l'extermination  du  parti  huguenot.  Or,  vers  cette 
époque,  ordre  fut  donné  à  Fargis  de  s'aboucher  avec  Olivarès  au  sujet 
du  différend  de  la  Valteline,  de  manière  à  aboutir  à  un  traité  de  paix. 
Cependant  on  ne  lui  avait  adressé,  pour  conclure  celte  affaire,  aucun 
pouvoir  spécial. 

Mais. lui  sut  par  ses  amis^,  qui  étaient  encore  en  apparence  ceux  de 


*  Si  Ton  veut  voir  avec  qudle  viva- 
cité et  par  quels  arguments  la  politique 
espagnole  était  défendue  alors  à  la  cour 
de  France ,  il  faut  consulter  entre  autres , 
le  Mercure  de  France,  année  1624, 
p.  100  et  suivantes.  «Response  à  ceux 
«  qui  se  pbrtoîent  de  boucne  et  d*escrît  à 
«la  kaine contre  les  Espagnols.  1 

*  On  lit  dans  le  Journal  du  Cardinal 
de  Richelieu  : 

*  Le  sieur  de  Fargis  a  dit  au  Cardinal 
«  qu'il  avoit  fait  la  paix,  en  Espagne,  au 
«  traicté  de  Mouçon ,  parce  que  M.  le 


•  Qrdmal  de  Bérulle  lui  avoit  ûiit  écrire 

•  par  sa  femme ,  qu  il  la  fît  m  omm  modo.  » 
(T.  I*,  p.  56.)  Il  faut  comparer  le  récit 
de  cette  négociation ,  4ans  le  volume  de 
Fabbé  Houssaje  sur  Bérulle  et  Richeliem^ 
p.  86  et  suîv.  Voir  notamment  l'aveû 
que  Bérulle  fait  de  cette  intervention 
préalable,  p.  89  el  p.  90, note. 

M.  Tabbe  Houssaye  ne  semble  pas 
avoir  connu  le  volume  /les  archives  du 
ministère  des  affaires  étrangères  où  se 
trouvent  les  pièces  rdatives  au  traité  de 
Mouçon. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  507 

Richelieu,  que  le  cardinal,  au  fond,  voulait  la  paix.  Il  la  voulait  eu 
effet;  mais  un  peu  plus  tard ,  et  surtout  avec  des  conditions  avantageuses 
pour  la  France/Son  plan  était  de  terminer  auparavant  f  accommodement 
avec  les  Huguenots  révoltés.  Il  craignait  d'ailleurs,  en  agissant  trop  ou- 
vertement et  trop  précipitamment,  de  mécontenter  ses  alliés:  la  Savoie, 
Venise,  TAngleterre  et  le  Danemark.  Tant  d'intérêts  divers  à  ménager 
imposaient  la  plusgrande  prudence  dans  les  démarches  et  la  plus  grande 
lenteur  dans  les  résolutions  ^ 

Cependant,  en  définitive,  la  conclusion  de  la  paix  avec  l'Espagne 
pouvait  avoir  l'air  d'un  triomphe  emporté  par  les  Espagnols  du  conseil. 
Puisque  Richelieu  lui-même  était  momentanément  partisan  de  la  paix, 
il  ne  voulut  jyas  laisser  à  ses  adversaires  le  lieu  de  s'en  glorifier;  et  il  ne 
songea ,  au  contraire ,  à  faire  sortir  de  cette  affaire  que loccasion  de  leur 
ruine  dan^  l'esprit  du  roi. 

Soit  que  les  conseils  envoyés  à  Fargis  par  ses  amis  fussent,  au  fond, 
d^is  aux  habiles  et  trompeuses  insinuations  du  cardinal,  soit  que  l'am- 
bassadeur agit  de  lui-m^e,  à  l'étourdie,  ne  voyant  que  le  succès  ap- 
parent obtenu  par  les  conseils  de  son  parti,  et  le  lustre  que  la  conclu- 
sion d'une  affaire  si  épineuse  devait  jeter  sur  lui-même,  il  brusqua  le 
dénouement.  Le  i'' janvier  }6a6  il  signait  le  traité.  Olivarès  avait  pro- 
fité de  l'empressement  trop  évident  qu'avait  montré  l'ambassadeur  fran- 
çais. Il  avait  emporté  des  conditions  avantageuses  pour  l'Espagne  et 
peu  honorables  pour  la  France. 

Quand  on  apprit  à  la  cour  la  conduite  qu'avait  tenue  l'ambassadeur, 
et  qu'on  reçut,  pour  le  ratifier,  le  projet  de  traité,  grand  fut  l'émor. 
Richelieu  ressentit  ou  montra  de  la  colère.  Fargis  fut  désavoué.  De  nou- 
velles instructions  partirent  pour  Madrid,  dans  lesquelles  on  disait 
exactement  ce  que  voulait  la  France.  On  écrivait  à  Fargis  qu'il  n'avait 
d'autre  moyen  d'éviter  sa  perte  que  d'obtenir  des  Espagnols  une  ratifi- 
cation du  traité  sur  ces  nouvelles  bases  ^.  En  réalité  Richelieu  n'était  pas 


^  Voir  le  Mémoire  aa  Roi  dans  Ave- 
nel,  t.  II,  p.  201.  Richelieu  explique 
ainsi  ses  intentions: 

«  Pour  M.  le  prince  de  Piémont  (qui , 

■  à  ce  moment,  était  en  cour,  sollicitant 
cla  continuation  de  la  guerre  contre 
«  l'Espagne) ,  il  faut  fescouter  en  conseil 
«  s*  il  le  désire ,  il  faut  approuver  tant  qa  on 
«  pourrasespropositions,  tesmoigner  lesvoa- 

■  loir  exécuter,  mais  estre  contrainct  d*en 

■  différer  un  peu  Texécution,  pour  at- 


•  tendre  Taccomplisseméat  de  la  paix  de  s 
«  Huguenots...  Par  ce  moyen  on  gagnera 
«  avec  prétexte  et  raison  le  temps  qui  est 

•  nécessaire  pour  avoir  des  nouvelles  ttEs- 
■pa^ne  devant  que  de  prendre  une  der- 
«nière  résolution.!  (Février  16a 6.) 

'  Voir  la  lettre  de  Richelieu  au  comte 
de  Fargis ,  dans  Avenel ,  t.  II ,  p.  1 87  et 
1 8g.  Bérulle ,  sentant  que  Ton  avait  été 
un  peu  loin  et  que  Fargis  les  avait  tous 
compromis ,  se  met  de  la  partie  et  fait 


508 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879 


Aussf  mécontent  qu  il  feignait  de  l'être.  Il  criait  à  Tincapacité  et  à  la  lé- 
gèreté du  représentant  du  roi  à  Madrid.  Il  le  discréditait,  ainsi  que  ses 
aiqis  ;  il  protestait ,  à  qui  voulait  Tentendre ,  que  lui-même  n'était  poor 
rian  dans  toutes  ces  affaires.  Cependant  il  ne  rompait  pas  le  traité; 
aibsi  que  le  lui  conseillaient  d  autres  empressés,  qui  ne  voyaient  pas  plus 
que  les  autres  le  fond  de  sa  pensée. 

Seulement ,  par  un  tel  procédé ,  Richelieu  gagnait  du  temps ,  et ,  comme 
le  bruit  de  toutes  ces  démarches  se  répandait,  les  Huguenots,  craignant 
de  rester  seuls  en  face  de  toutes  les  forces  de  la  France,  se  décidaient 
tout  à  coup  à  mettre  bas  les  armes  et  à  rentrer  dans  Tobéissance  (5  fé- 
vrier i6îi6). 

En  mars,  Fargis  signe  un  nouveau  traité.  Nouvelles  bévues  de  l'am- 
bassadeur. Nouvelle  colère  de  Richelieu. 

Le  roi  (soufflé  par  son  ministre)  va  jusqu'à  dire  à  l'ambassadeur 
d'Espagne  a  que  Fargis  est  un  fol  parfait.  »  u  La  première  fois ,  ajoute- 
ot-il,  il  a  fait  une  chose  de  sa  teste  sans  mon  sceu,  la  deuxième  il  n'a  pas 
«suivi  mes  ordres;  je  le  chastierai  exemplairement ^  o 

C'est  qu'il  convenait  d'attendre  encore  quelque  temps,  pour  annon- 
cer aux  alliés  la  nouvelle  situation  qu'on  s'était  faite  à  leur  insu.  C'est 
qu'on  jurait  encore  au  prince  de  Piémont  et  à  Bassompierre ,  «en  lui 
a  serrant  la  main ,  »  qu  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  d'une  pareille  pe^ 
fidie^.  C'est  qu'en  outre,  l'échange  de  lettres  qui  avait  eu  lieu  pendant 
toute  cette  négociation  avait  éclairé  le  cardinal  sur  le  désir  ardent 
qu'avaient  les  Espagnob  d'en  venir  à  une  paix  défmitive.  Il  le  fait  re- 
marquer lui-même  :  a  Le  proQit  que  les  deux  rois  tirèrent  de  sa  folie 
u(de  Fargis)  était  quils  connaissoient  tous  deux  que  maintenant  il 
«n'y  avoit  plus  d'aigreur  en  leurs  esprits  et  qu'ils  vouloient  la  paix^.  » 

Le  cardinal  se  disait  donc  quil  pouvait  se  montrer  plus  exigeant  en- 
core sur  des  points  de  détail.  Le  traité  fut  désavoué  de  nouveau.  Il 
subit  encore  un  remaniement,  et  il  ne  fut  enfin  signé  que  le  i''  mai 
1626. 

Il  convient  de  remettre  sous  les  yeux  du  lecteur  l'exposé  trop  rapide 


des  observations  a  Fargis,  tandis  quil 
essayera  de  le  justifier  un  peu  plus  tard. 
(Voir  le  Cardinal  de  Bérulleet  nichelieu, 

*  Voir  le  fragment  n'  i53.  Cf.  Mé- 
moires, t.  m,  p.  28. 

*  Voir  tout  le  passage  de  Bassompierre , 
qui  est  si  curieux  par  le  ion  du  récit  et 


surtout  par  Texposé  de  la  prudente  con- 
duite du  maréchal  en  cette  circonstance. 
C*est  là  rhomme  de  cour,  au  naturel. 
(Journal  de  Bassompierre,  t.  III,  p.  337, 
édition  de  la  Société  de  rHÎ5toire  de 
France.) 

^  Comparei  Mémoires,  t.  HI,  p.  a8 ,  et 
nos  Fragments,  loc,  cit 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  DÉTAT.  509 

de  ces  faits  importants,  pour  que  rintërètdu  fragment  3i  puisse  appa- 
raître tout  entier.  Voici  ce  fragment  : 

(c  Pour  seureté  du  Traité  qui  se  fera  pour  la  Valteiine ,  tant  pour  la 
«religion  que  pour  les  choses  temporelles,  ii  suffit  que  les  Grisons  con- 
a  sentent  de  perdre  les  droits  de  souveraineté  sur  la  Valteiine,  et  qu  elle 
a  demeure  libre,  au  cas  quils  contrarieront  au  traité.  Moyennant  cette 
«  condition ,  les  Elspagnols  n*ont  point  fait  instance  d  avoir  la  caution  des 
«Suisses  requise  par  le  traité  de  Madrid.  Aussy  cet  expédient  pourvoit- 
ail  à  tout  inconvénient  Les  Valtelins  le  désirent;  la  France  le  reçoit; 
a  le  pape  le  propose  ;  les  Vénitiens  et  Savoye  lacceptent  ;  reste  à  savoir 
0  si  les  Grisons  le  voudront.  » 

Telles  étaient  donc ,  de  Taveu  de  Richelieu  lui-même ,  les  conditions 
que  la  France  pouvait  honorablement  accepter  pour  conclure  la  paix. 
Or  quels  furent  les  points  sur  lesquels  on  se  plaignit  tout  haut  que  Far- 
gis  eût  agi  à  la  légère  P  Ce  furent  précisément  ceux  qui  touchaient  à  la 
question  de  la  souveraineté  de  la  Valteiine.  Richelieu  dit,  dans  Tins- 
traction  quil  adressa  à  lambassadeur,  le  U  février  16116,  et  il  répète 
dans  ses  Mémoires,  «que  les  principaux  points  que  le  roi  demandait 

a  étaient que  les  peines  qui  seroient  imposées  aux  contraventions 

((qui  pouvoient  arriver  de  la  part  des  Grisons  n  allassent  pas  jusqu'à  la 
iii  privation  de  la  souveraineté  sur  la  Valteiine,  parce  qu*il  se  feroit  toujours 
a  en  cela  de  la  fraude  de  la  part  du  roi  d^Espagne^  » 

Il  est  vrai  que  finstruction ,  dans  ses  derniers  articles,  autorisait  Far- 
gis  à  signer,  à  la  dernière  extrémité ,  un  article  secret ,  qui  privât  les  Gri- 
sons de  ((  leur  autorité  et  prérogative  sur  les  Valtelins  »  au  cas  où  il  y  aurait 
de  leur  part  contravention  publique  au  traité.  Chi  comprend  d  ailleurs 
pourquoi  cet  article  devait  rester  secret.  Richelieu  ne  voulait  pas  avouer 
à  ses  alliés  qu  il  s  était  laissé  aller  à  accorder  de  pareilles  conditions  aux 
Espagnols.  Le  traité,  comme  il  le  dit,  devait  ainsi  paraître  plus  «hono- 
(crable^)) 


'  Avenel,  t.  II,  p.  igo.  Mém.,  t  III, 

P-  9-         , 

On  n*eut  pas  besoin  de  re(X)urir  a 

un  article  secret  La  façon  dont  Riche- 
lieu avait  résumé  ses  prétentions  à  ce 
sujet  fit  que  TEspagne  ne  voulut  même 
pas  envisager  de  face  la  question  de 
sanction.  Richelieu,  en  effet,  disait  qu'il 
consentait  à  ce  que  les  Grisons,  s* ils 
violaient  le  traité ,  fussent  condamnés  à 
la  privation  de  leur  souveraineté;  mais 


à  la  condition  que  Ton  ajoutât  dans  Tar- 
ticle  que,  même  si  les  Valtelins  deve- 
naient libres  et  indépendants ,  ils  ne  pour- 
raient jamais  disposer  des  passages  en 
faveur  de  la  maison  d*£spagne.  Cétatt 
donc  exdure  formellement  toutes  les 
prétentions  de  celle-ci ,  prétentions  pour 
lesquelles  elle  avait  soulevé  tant  de 
difficultés. 

L*£spagne  préféra  laisser  les  choses 
dans  le  vague;  et  la  question  capitale  du 

65 


510  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

Ainsi,  rejet  absolu  d abord  d*une  condition  que  Ton  était  disposé  à 
accorder  au  Fond,  et  que  Ton  devait  finir  par  accepter  en  définitive. 
Grands  reproches  faits  è  Tambassadeur  pour  y  avoir  consenti.  Plaintes 
de  son  étourderie,  de  sa  légèreté,  tandis  que  les  plus  mûres  réflexions 
i*embarras9aient  dans  une  trame  si  bien  ourdie.  Ce  sont  là  de  ces  traits 
que  les  contemporains  appelaient  les  foarberies  du  cardinal.  Il  s* était 
ménagé  ainsi  le  temps  et  les  moyens  de  satisfaire  les  alliés  et  surtout 
Toccasion  de  dérouler  «  cette  conduite  pleine  d'industrie  9  dont  il  se  féli- 
cite lui-même,  et  qui  fit  signer  la  paix  parles  Huguenots,  de  crainte  de 
celle  d^Espagne,  et  par  les  Espagnols,  de  crainte  de  celle  des  Hugue- 
nots; conduite  qui  semble  étrange  de  nos  jours,  et  qui  n*a  pour  justi- 
fication, je  le  répète,  que  l'intérêt  de  la  France,  et  la  fâcheuse  situation 
dans  laquelle  se  trouvait  le  cardinal,  au  milieu  dune  cour  composée 
en  grande  partie  de  ses  ennemis. 

La  signature  du  traité  de  Mouçon,  loin  detre  pour  eux  le  moment 
dune  victoire,  fut  un  des  plus  rudes  coups  qui  les  frappa.  Louis  XIII,  et 
bien  d*honnêtes  gens  avec  lui,  ne  virent  que  la  précipitation  hâtive, 
l'étourderie  de  Tambassadeur,  et  la  funeste  pente  politique  sur  laquelle 
ses  amis  menaçaient  de  précipiter  la  France. 

On  s'éloigna  d'eux  de  plus  en  plus.  Ils  seront  bientôt  réduits  à  recou- 
rir aux  intrigues,  pour  tenter  de  soutenir  pendant  quelque  temps  les 
restes  d'un  crédit  qui  tombait. 

Quant  à  Richelieu,  il  avait  trouvé  moyen  de  tromper  h  la  fois,  dans 
une  seule  affaire,  ses  ennemis  à  l'extérieur,  ses  adversaires  à  la  cour,  ses 
serviteurs,  ses  amis,  les  alliés,  et  le  roi  lui-même,  tout  cela  pour  at- 
teindre, à  travers  un  chemin  si  périlleux,  le  but  quil  considérait  comme 
le  plus  avantageux  pour  le  salut  de  l'Etat  ^ 

J'ai  regret  de  ne  pouvoir  retenir  plus  longtemps  l'attention  du  lec- 


traité  fut,  en  somme,  laissée  indécise, 
tant,  de  part  et  d^autre,  on  avait  besoin 
de  la  paix.  L'article  g  du  traité  de  Mou- 
çon se  termine  ainsi  :  «  Si  cela  ne  suffit 
■  pour  arrester  le  cours  de  leurs  contra- 
«ventions  (les  Grisons),  les  deux  rois 
•  arbitreront  ensemble  une  plas  grande 
«  peine  et  s'engageront  la  leur  faire  sabir,  • 
(L)umont,  V,  488.)  C'était  laisser  la 
porte  ouverte  à  de  nombreux  démêlés. 
*  Les  historiens  ont  connu  à  peu  prés 
tous  les  incidents  de  ce  très  curieux  coup 
de  politique.  Ils  en  avaient  été  averûs 


par  Vittorio  Siri  qui  (  comme  je  pense 
ravoir  démontré  ailleurs)  a  dû  avoir 
entre  les  main^  un  manuscrit  des  Mé- 
moires de  RicheUea,  et  par  Vialast  (Hist. 
da  Min.  da  cardinal  de  RicheUea,  in-f*, 
p.  1 36  ) ,  qui  a  travaillé  sur  des  mémoires 
qui  lui  étaient  fournis  par  Tordre  du 
ministre.  Mais  aucun  a  entre  eux  n*a 
connu  le  fond  de  la  pensée  de  Richelieu. 
Tous  les  historiens  aussi  citent  les  pa- 
roles que  Louis  XIII  adressa  à  TambaMa-» 
deur  a'f^pagne  (voir  plus  haut  la  notice 
et  le  fragment  n*  i53);  maïs  aucun  ne 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  511 

leur  sur  les  nombreux  points  de  la  politique  du  cardinal,  que  ces  docu- 
ments éclaireront  ainsi  dun  jour  nouveau.  Je  ne  sache  point,  par 
exemple,  qu'il  ait  jamais  été  question,  dans  aucun  des  historiens  de  cette 
époque,  du  jugement  que  Richelieu  portait  sur  le  connétable  de  Lesdi- 
guières.  Nous  pourrons  aujourd'hui  nous  instruire,  à  ce  sujet,  de  sa  plus 
secrète  pensée.  Elle  était  loin  d*être  favorable  au  vieux  compagnon 
de  Henri  IV.  On  verra  sans  étonnement  la  suppression  de  la  chaîne  de 
connétable  suivre  immédiatement  sa  mort,  quand  on  aura  appris  de  Ri- 
chelieu lui-même  que  Lesdiguières  disait  u  qu'un  connétable  sans  guerre 
«  n  étoit  qu'une  ombre  dans  l'Etat;  »  qu'on  le  soupçonnait  de  favoriser  la 
rébellion  des  Huguenots,  et  que,  même  dans  les  luttes  antérieures,  on 
n'osait  se  servir  de  lui  «  qu'avec  des  précautions  ^.  » 

Notre  étude  pourrait  s'élever  plus  haut  encore  à  la  suite  des  pensées 
de  Richelieu.  Les  plus  graves  questions  de  la  morale  et  de  la  politique 
sont  à  chaque  instant  l'objet  de  ses  méditations.  U  sait  unir,  dans  l'expres- 
sion qu'il  en  donne,  les  conceptions  les  plus  élevées  de  la  philosophie 
aux  nécessités  les  plus  immédiates  de  la  pratique  des  affaires.  C'est  là  le 
caractère  de  ces  notes  et  ce  qui  les  distingue  excellenunent  des  recueils 
et  des  traités  ayant  pour  objet  les  mêmes  matières,  ouvrages  que  Riche- 
lieu connaissait  bien,  qu'il  cite  parfois*  et  auxquels  il  a  consenti  à  em- 
prunter plus  d'une  inspiration^. 

Il  convient  d'insister  encore  sur  un  caractère  particulier  de  ce  re- 
cueil. C'est  que  les  maximes  qui  le  composent,  si  relevé  que  soit  leur 
objet,  ne  font  jamais  que  sortir  du  courant  journalier  des  choses.  Ce 
sont  les  observations  faites  par  un  esprit  pénétrant  et  attentif,  et  qu'il 
emportait,  par  un  mouvement  naturel ,  dans  le  domaine  des  idées  géné- 
rales et  des  abstractions.  Cette  marche  de  la  pensée  de  Richelieu  nous 
frappe,  en  particulier,  dans  les  diverses  rédactions  du  fragment  suivant  : 

Frag.  76.  ((J'ay  souvent  remarqué  la  bouche  de  quelques-uns  asseurer 
u  d'une  très  sincère  affection»  et  le  visage  tesmoigner  une  grande  jalousie 

donne  la  dernière  ligne  si  importante,  du  cardinal  d^Ossat,  et  aussi  les  recueils 

si  caractéristique  :  «  Monsieur  Tambas-  oui  étaient  de  mode  à  cctle  époque.  Ri- 

•  sadeur,  je  ne  m'éloigne  pas  de  penser  cnelieu  avait  beaucoup  lu  les  politiques 

«  de  grandes  choses  avec  le  Roy  mon  italiens  et  espagnols.  Souvent  u  dit  dans 

«  frère.  1  ses  Mémoires  ou  dans  son  Testament  : 

^  Voir  le  fragment  n**  6g.  «Les  politiques  disent.  ■  U  y  a  là  un 

'  «Tespére  pouvoir,  dans  les  notes  que  très  curieux  sujet  d*étude  que  nous  ne 

j* ajoute   au    nouveau  document,    m*é-  pouvons  aborder  ici,   mais  auquel  la 

tendre  sur  les  auteurs  politiques  que  publication  de  nos  fragments  ajoutera 

lUchelieu  lisait  de  préférence.  On  y  trou-  pins  d*un  trait  piquant  et  peut-être  inat- 

vera  les  noms  de  Guichardin ,  de  Barclay,  tendu. 

65. 


512  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOÛT  1879. 

«  et  envie  envers  celuy  à  qui  on  donnoit  ces  asseurances.  Le  premier 
0  de  ces  effets  vient  de  la  rabon  ;  le  second ,  du  sentiment,  n 

Pm's,  reprenant  cette  idée  et  la  généralisant,  Richelieu  ajoute  : 

a  II  est  difficile  de  tesmoigner  comme  cela  se  fait  ;  mais  il  n  y  a  per- 
ce sonne  judicieuse  qui  ne  discerne  bien  sur  le  front  des  hommes  cer- 
«  taine  impression  de  peine  que  la  jalousie  et  envie  grave  à  l'improviste 
tt^n  diverses  occasions  :  Un  visage  jaloux  se  resserre ,  et ,  lorsque  la  raison 
<f  et  Tadvertissement  qu*un  homme  se  donne  à  soy-mesme  le  veut  fiûre 
a  ouvrir,  on  reconnoist  clairement  que  la  raison  et  la  nature  combattent 
ensemble,  d 

N'est-ce  pas  ici,  pris  sur  le  fait,  ce  travail  d'observation  continuelle 
que  l'on  a  souvent  donné  comme  le  trait  dominant  du  génie  des 
grands  artistes,  et  qui  pourrait  bien  être  aussi  Tun  des  caractères  les 
plus  marqués  de  l'art  du  diplomate  ! 

Dans  l'application  spontanée  d'une  telle  méthode ,  se  trouve  l'expli- 
cation de  la  diversité  de  ce  recueil ,  et  la  raison  de  l'unité  intime  qui 
lie  ces  fragments  l'un  à  l'autre. 

On  peut  aussi  s'expliquer  par  là  l'aisance  avec  laquelle  Richelieu  fai- 
sait entrer,  dans  le  courant  de  ses  réflexions  personnelles ,  des  observa- 
tions qui  ne  lui  appartenaient  pas  en  propre.  Non  seulement  les  recueils 
et  les  traités  politiques  antérieurs  lui  en  fournirent  un  certain  nombre , 
mais  les  écrits  privés  de  ses  contemporains  furent  mis  par  lui  à  contri- 
bution. 

Tel  de  nos  fragments  \  et  non  des  moins  dignes  d'être  cités,  a 
été  copié  textuellement  par  Richelieu  dans  une  lettre  que  lui  adressait 
de  Rome  l'ambassadeur  français,  le>  cardinal  de  Marquemont.  Riche- 
lieu était  d'ailleurs  tout  disposé  à  s'approprier  ce  qu'il  rencontrait  ainsi  ; 
car  cette  maxime,  consignée  ici,  se  retrouve  tout  entière  dans  le  Testa- 
ment politique. 

Ce  procédé  est  d'autant  plus  digne  d'attention  qu'on  le  remarque 
aussi  dans  la  rédaction  des  Mémoires.  Ce  dernier  ouvrage ,  en  effet ,  ne 
doit  être  lu  qu'avec  les  plus  grandes  précautions.  Qq  risque,  à  chaque 
instant,  d'attribuer  au  cardinal  des  pensées  et  des  opinions  qui  ne  sont 
pas  les  siennes,  mais  qui  appartiennent  â  d'Elstrées,  à  Tillières,  à  Feu- 

*  C'est  notre  fragmeat  n**  79  :  «  En  maxime  se  trouve  textuellement  dans 

•  certaines  occasions ,  parler  et  agir  cou-  une  lettre  de  Marquemont  adressée  k 
t  rageusement,  alors  qu'on  a  mis  le  Richelieu  (du  a  octobre  1624).  Voy.  le 
■  droit  de  son  costé,  n*est  point  courir  Recaeil  d'Aubery,  in-f*,  t.  I,  p.  77.  Oo 

•  à  une  rupture  ;  mais  c*est  la  prévenir  la  retrouve  dans  le  TeiiamenJt  poUnqae  « 
«  et  étouffer  avant  qu'elle  naisse.  »  Cette  éd.  1 764  •  t.  II ,  p.  36. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  513 

quières,  aux  hommes,  enfin,  qu'il  employait,  et  dont  les  Relations  en- 
traient par  pièces  dans  le  vaste  cadre  des  Mémoires. 

Quoi  qu*ii  en  soit,  Tensemble  de  Toeuvre  littéraire  du  cardinal  permet 
d'affirmer  quen  empruntant  si  largement  il  ne  faisait,  comme  on  dit, 
que  reprendre  son  bien  où  il  le  trouvait.  C*est  ce  que  prouvent  des 
maximes  telles  que  les  suivantes,  qui  sont  bien  de  lui,  celles-là  : 

«En  la  cour,  il  faut  procéder  avec  les  bons  avec  franchise,  et  avec 
aies  fourbes  avec  prudence,  circonspection,  et  autant  d'apparence  de 
«franchise,  comme  on  en  aura,  en  effet,  avec  les  gens  de  bien.  » 

«  En  affaires  d*Estat,  il  n'est  pas  comme  des  autres  :  aux  unes,  il  faut 
«commencer  par  T éclaircissement  du  droit;  aux  autres,  par  Texécution 
u  et  possession.  » 

«  Les  imprudents  sont  capables  d'entreprendre  beaucoup  d'actions 
«  avec  violence.  Mais  leur  retour  est  tousjours  lasche.  » 

Peut-on  voir  rien  de  plus  noble,  et  de  plus  utile  tout  ensemble,  que 
la  maxime  suivante  ? 

«Aux  entreprises  dont  le  fruit  n'est  pas  présent,  il  faut  employer 
«d'ordinaire  de  grands  esprits,  de  grands  courages  et  personnes  de 
«  grande  authorité.  Grands  esprits ,  pour  qu'ils  puissent  aussy  bien  prévoir 
«  une  utilité  esloignée ,  comme  les  médiocres  esprits  voyent  les  présentes; 
«  grands  courages ,  pour  que  les  difficultés  ne  les  empescheut  point  ;  grande 
«authorité,  pour  qu'à  leur  ombre,  beaucoup  de  gens  s'y  embarquent.» 

Est-il  rien  qui  puisse  s'appliquer  mieux  à  toutes  les  révolutions  de 
notre  histoire  que  cette  autre  remarque  ?  «  Es  cours  semblables  à  celle 
«de  France  où  l'on  change  souvent  de  conseils,  les  mutations  ne  doi- 
«vent  estre  prises  pour  crises  mortelles  d'une  affaire,  parce  que  nostre 
«humeur  est  si  variable,  que,  ne  demeurant  fermement  au  bien,  nous 
«  revenons  aisément  du  mal.  » 

Est-il  rien ,  enfin ,  qui  puisse  nous  faire  pénétrer  davantage  dans  les 
replis  les  plus  secrets  d'un  tel  cœur,  que  ces  avertissements  qu'il  se 
donnait,  en  quelque  sorte,  à  lui-même  : 

«  Il  y  a  des  choses  dont  on  a  bien  subject  de  se  fascher,  mais  non 
«pas  de  quereller  un  homme  pour  cela.  »  Et  encore  : 

tt  C'est  le  devoir  d'un  grand  personnage  de  se  souvenir  de  l'infir- 
«mité  humaine,  lorsqu'il  est  eslevé  au  sommet  de  sa  félicité,  et  de  sup- 
«  porter  doucement  ceux  qu'il  voit  du  tout  abattus.  » 

Ce  sont  là  des  notes  que  l'histoire  peut  s'étonner  de  rencontrer  dans 
les  expansions  intimes  de  cette  âme  à  la  renommée  impitoyable. 

Gabribl  HANOTAUX. 
(La  saiie  à  an  prochain  cahier.) 


514  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES- 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L*  Académie  française  a  tenu,  le  jeudi  7  août  1879,  sa  séance  publique  annuelle, 
sous  la  présidence  de  M.  Jules  Simon,  directeur. 

La  séance  s*est  ouverte  par  la  lecture  du  rapport  de  M.  Camille  Doucet ,  secrétaire 
perpétuel,  sur  les  concours  de  1879.  ^f^^  ^^  lecture,  la  proclamation  des  prix 
décernés  a  eu  lieu  dans  Tordre  suivant  : 

PRIX  DÉCERNÉS. 

Prix  de  poésie.  —  L* Académie  avait  proposé  pour  sujet  du  prix  de  poésie  ;  La 
poésie  de  la  science.  Le  prix  a  été  partagé  également  entre  M.  Georges  Renard,  au- 
teur de  la  pièce  de  vers  inscrite  sous  le  n*  96 ,  et  MM.  Louis  Denayrouze  et  Jacques 
Normand,  auteurs  de  la  pièce  inscrite  sous  le  n^  12b.  M.  Henri  Tbiers,  de  Galuire, 
près  Lyon ,  a  obtenu  une  mention  honorable. 

Prix  Montyon  destinés  aux  actes  de  vertu.  —  L'Académie  a  décerné  un  prix  de 
a,ooo  francs,  quatre  médailles  de  1,000  francs  et  dix-huit  médailles  de  5oo  francs. 

Les  prix  Souriaa,  Marie  Lasne,  Gémond  et  haussât,  destinés  également  à  récom- 
penser les  actes  de  vertu,  de  courage  et  de  dévouement,  ont  été  ensuite  décernés 
par  TAcadémie. 

Pria  Montyon  destinés  aux  ouvrages  les  plus  utiles  aux  mœars.  —  L* Académie 
française  a  décerné  deux  prix  de  a,5oo  francs  chacun  :  A  M.  A.  Bonneau- Avenant, 
auteur  d*un  ouvrage  intitulé:  La  Duchesse  d'Aiguillon,  1  vol.  in-8*;  à  M.  Hector 
Malot,  auteur  d*un  roman  intitulé  :  Sans  famille ,  2  vol.  in-ia. 

Quatre  prix  de  2,000  francs  éfaacun  :  A  M.  Georges  Michel,  auteur  d*un  ouvrage 
intitulé  :  Histoire  de  Vauban,  1  vol.  in-8*;  à  M.  Loois  Simonin,  auteur  des  ouvrages 
intitulés  :  Les  grands  ports  de  commerce  de  la  France;  —  Lor  et  l'argent  ;  —  Le  monde 
américain,  3  vol.  in-ia;  à  M.  Gabriel  Compayré,  auteur  d*un  ouvrage  intitulé  : 
Histoire  critique  des  doctrines  de  l'éducation  en  France  depuis  le  xri'  siècle,  a  vol.  in-8*; 
à  M.  Alphonse  Dantier,  auteur  d*un  ouvrage  intitulé  :  Les  femmes  dans  la  société  chré- 
tienne, a  vol.  in-4°- 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  515 

Deax  prix  de  i  ,5oo  francs  chacun  :  A  M.  Frédéric  Godefroy,  auteur  d  un  ouvrage 
intitulé  :  La  mission  de  Jeanne  d*Arc,  i  vol.  in-4*;  à  M.  Lucien  Pâté,  pour  son  vo- 
lume de  vers  intitulé  :  Poésies,  i  vol.  in-ia. 

L*Acadéuiie  accorde  exceptionnellement  un  rappel  de  prix  à  M.  Stahl,  pour  son 
roman  intitulé  :  Maroussia,  d*après  une  légende  de  Marko  Novzoc,  i  vol.  in- 13. 

Prix  Grobert*  —  L* Académie  a  décerné  le  grand  prix  de  la  fondation  Gobert  k 
M.  R.  Chantelauze,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Le  Cardinal  de  Retz  et  ses  ndssions 
diplomatiques  à  Rome,  1  vol.  in-S"". 

Elle  a  décerné  le  second  prix  de  la  même  fondation  n  M.  Tabbé  1).  Mathieu,  pro- 
fesseur au  séminaire  de  Pont-à- Mousson,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  L'ancien  régime 
dans  la  province  de  Lorraine  et  Barrois  (1696-1789),  1  vol.  in-8*. 

Prix  Bordin,  —  Le  prix  de  3,ooo  francs,  fondé  par  feu  M.  Bordin,  a  été  ainsi 
réparti  :  i""  Un  prix  de  a, 000  francs,  à  M.  Charles  ochmidt,  pour  son  ouvrage  inti- 
tulé :  Histoire  littéraire  de  l'Alsace,  a  vol.  in-4°;  a**  Un  prix  de  1,000  francs  à 
M.  Lichtenberger,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Etude  sur  les  poésies  lyriques  de  Goethe, 
1  vd.  in-8^ 

Prix  de  traduction  fondé  par  feu  M.  Langlois.  —  L*  Académie  a  partagé  également 
ce  prix,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  entre  M.  H.  Druon,  pour  la  traduction  des 
Œuvres  de  Synésius,  1  vol.  in-8*,  et  M"**  Henriette  Loreau,  pour  la  traduction  de 
Tanglais  de  dix  volumes  contenant  le  récit  des  Voyages  des  explorateurs  modernes, 
10  vol.  in-8'. 

Fondation  Lambert,  —  L* Académie  a  décerné  la  récompense  fondée  par  feu 
M.  Lambert  à  M.  P.  M.  Qui  tard,  auteur  de  la  Morale  en  action. 

Prix  Thérouanne.  —  L'Académie  a  partagé  également  le  prix  Thérouanne ,  de  la 
valeur  de  4*ooo  francs,  entre  M.  Ernest  Denis,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Huss  et 
la  guerre  des  Hussites,  1  vol.  gr.  in-8**;  et  M.  Félix  Rocquain,  pour  son  ouvrage  inti- 
tulé :  L'esprit  révolutionnaire  avant  la  révolution  (1715-1789),  1  vol.  in-8''. 

Prix  Marcelin  Guérin,  —  Le  prix  Marcelin  Guérin,  de  la  valeur  de  5, 000  francs, 
0  été  ainsi  réparti  :  1°  Un  prix  de  4^000  francs  à  M.  Charles  Aubertin,  recteur  de 
TAcadémie  de  Poitiers ,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Histoire  de  la  langue  et  delà  litté- 
rature françaises  au  moyen  âge,  a  vol.  in-8*;  2"  un  prix  de  1,000  francs  à  M.  Gus- 
tave Boissière,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Esquisse  iane  histoire  de  la  conquête  et  de 
l'administration  romaines  dans  le  nord  de  l'Afrique  et  particulièrement  dans  la  province 
de  Nunddie,  1  vol.  in-8". 

Prix  de  Jouy,  —  Le  prix  de  Jouy,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  a  été  décerné  à 
M.  Edouard  Drumont,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Mon  vieux  Paris,  1  vol.  in-ia. 

Prix  fondé  en  1873,  par  un  ancien  membre  de  l'Académie,  pour  être  décerné  dans 
l'intérêt  des  lettres,  —  Prix  Vitet.  —  L'Académie  a  partagé  également  ce  prix,  de  la 
valeur  de  5, 750  francs,  entre  M"*  Thérèse  Bentzon  et  M.  Jules  Claretie. 

Prix  Archon-D^spérouses,  —  Le  prix  de  AïOOO  francs  de  la  fondation  Archon- 
Despérouses  a  été  ainsi  réparti  :  i"*  Un  prix  de  a, 000  francs,  à  M.  Camille  Ghaban- 
neau,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Histoire  et  théorie  de  la  conjugaison  française ,  i  vol. 
in-4**;  a**  Deux  prix  de  1,000  francs  chacun  :  A  M.  E.  de  Chambure,  pour  son  ou- 
vrage intitulé  :  Glossaire  du  Morvan,  1  vol.  in-4*;  à  M.  Achille  Luchaire,  pour  son 
ouvrage  intitulé  :  Etudes  sur  les  idiomes  pyrénéens ,  i  vol.  in-8*. 


516  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  AOUT  1879. 

Prix  Monbinne.  —  Le  prix  de  3,ooo  francs  de  la  fondation  Monbinne  a  été  dé- 
cerné f>ar  portions  égales  de  ],ooo  francs  :  A  M.  Xavier  Aubryet;  à  M.  Albéric  Se- 
cond ;  à  M"*  veuve  Henry  Monnier. 

Prix  Jean  Reynaad,  —  Pour  honorer  la  mémoire  de  son  mari ,  M"**  veuve  Jean 
Reynaud  a  fondé,  en  faveur  de  l'Institut ,  un  prix  annuel  de  10,000  francs ,  à  décerner 
successivement  par  chacune  des  Académies,  et  cette  année  pour  la  première  fois 
par  r Académie  Irançaise. 

Aux  tenues  de  ia  fondation ,  ce  prix  doit  être  décerné  «  au  travail  le  plus  méritant 
■  qui  se  sera  produit  pendant  une  période  de  cinq  ans.  Il  ira  toujours  à  une  OBUvre 
•  originale ,  élevée  et  ayant  un  caractère  d*invention  et  de  nouveauté.  > 

L* Académie  décerne  le  prix  Jean  Reynaud  à  Lajille  de  Roland,  tragédie,  par 
M.  le  V**  Henri  de  Bornier. 

Prix  de  At"  Marie^oséphine  Jaglar.  —  M"*  Marie-Joséphine  Juglar  a  £ut  don  à 
l'Académie  d*une  somme  de  3,ooo  francs ,  pour  être  divisée  en  deux  parts  :  la  pre- 
mière de  a, 000  francs,  destinée  à  aider  un  jeune  homme  ayant  déjà  donné  des 
preuves  de  talent;  la  seconde  de  1,000  francs,  applicable  à  un  vieillaîtl  estimé  par 
son  mérite  et  digne  d'intérêt. 

L'Académie  accorde  une  somme  de  2,000  francs  à  M.  Charles  Gros,  et  une 
somme  de  1,000  francs  à  M.  Michel  Masson. 

Après  la  proclamation  des  prix  décernés,  le  secrétaire  perpétuel  a  annoncé  les 
divers  prix  proposés  par  TAcadémie. 

M.  Camille  Rousset,  membre  de  l'Académie ,  a  lu  ensuite  des  fragments  de^ 
deux  pièces  de  vers  qui  ont  partagé  le  prix  de  poésie. 

Le  discours  de  M.  Jules  Simon ,  directeur,  sur  les  prix  de  vertu ,  a  terminé  la 
séance. 

ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

M.  Alexandre  Hesse,  membre  de  TAcadémie  des  beaux-arts ,  section  de  peinture, 
est  décédé  à  Paris,  le  7  août  187g. 


TABLE. 


La  morale  anglaise  contemporaine.  (  1*'  article  de  M.  Ad.  Franck.) 453 

Inscriptions  gréco-égyptiennes.  (Article  de  M.  E.  Miller.) 470 

Étude  sur  la  géographie  comparée.  (  i*"  article  de  M.  de  Saulcy.) 489 

Étude  sur  des  maximes  d*État.  (2*  article  de  M.  G.  Hanotaux.) 502 

Nouvelles  littéraires 514 

FIN    DE    LA    TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


SEPTEMBRE  1879. 


Fbagmenta  philosophobum  graecorum  collegit,  recensait,  vertit, 
annotationibas  et  prolegomenis  illastravit,  indicihus  instraxit  Fr. 
GuH.  Aug.  Mullach .  vol.  I,  Parisiis,  1 860  ;  vol.  Il,  1 867.  Biblio- 
thèque grecque-latine  d'Ambroise-Firmin  Didot. 

TROISIÂMB   ET   DERNIER   ARTICLE  ^ 

On  a  vu  dans  notre  premier  article  quels  riches  matériaux  d'étude 
renferme  déjà  le  recueil  de  M.  Mullach,  et  de  quels  textes  il  doit  encore 
«'enrichir.  C*est  pour  la  première  fois  qu  auront  été  ainsi  réunis  les 
débris  d*une  bibliothèque  philosophique  vraiment  incomparable,  et 
dans  laquelle  le  temps  a  fait  de  si  cruels  ravages.  Du  rapprochement 
de  ces  nombreux  débris  doivent  sortir  quelques  lumières  nouvelles  pour 
la  critique.  Quand  on  examine  isolément  les  fragments  de  tel  ou  tel 
philosophe,  Texamen  ne  peut  pas  toujours  conduire  à  des  conclusions 
aussi  exactes  que  si  Ton  a  pu  avoir  en  même  temps  sous  les  yeux  les 
œuvres  des  écoles  voisines.  Ainsi  la  connaissance  des  écrits  néo-platoni- 
*ciens  nous  aide  mieux  à  apprécier  ceux  qui  nous  restent  de  Platon  et  de 
ses  disciples  dans  Tancienne  Académie.  Elle  nous  permet  quelques  juge- 
ments assurés  sur  Tauthenticité  de  tel  ou  tel  fragment  de  Speusippe.  Le 
temps  n avait  pas  amené  seulement  une  évolution  des  idées;  avec  les 

*  Voir  le  Journal  des  Savants,  cahiers  de  mai,  p.  3i4t  et  de  juillet  dernier, 
p.  4oo. 

6C 


518  JOUHNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

idées,  il  avait  modifié,  quelquefois  transformé  le  langage,  et  c  est  là  pour 
nous  un  indice  qui  ne  peut  guère  nous  tromper  sur  la  date  au  moins 
approximative  des  ouvrages  appartenant  à  la  nouvelle  école  du  plato- 
nisme. 

Nous  sommes  plus  embarrassés  pour  les  deux  écoles  qui  se  rattachent 
au  profond  et  mystérieux  enseignement  de  Pylhagore.  Car,  d*abord,  le 
vieux  maître  n  avait  pas  écrit,  et  il  détournait  ses  auditeurs  de  fixer  par 
récriture  la  doctrine  quil  leur  avait  enseignée.  D autre  part,  Platon  et 
Aristote,  les  plus  anciens  témoins  de  cette  doctrine,  en  dehors  de  Técole 
où  elle  se  constitua,  quand  ils  Tanalysent  et  la  criliquent,  la  mettent 
volontiers  sous  le  nom  collectif  des  Pythagoriciens  (ol  îlvOaySpeioi).  Sous 
le  nom  même  de  Pythagore,  on  ne  trouve  guère  cité  que  le  petit  recueil 
de  préceptes  moraux  bien  justement  appelés  les  vers  dorés,  ou  plutôt 
les  vers  d'or  [^(jpvaai  STrri),  pour  Télévation  et  Texquise  pureté  des  pré- 
ceptes qu'ils  renferment.  On  ne  sétonne  pas  que  cet  excellent  manuel 
se  soit  perpétué  par  de  nombreuses  copies,  et  qu'il  ait  même  trouvé  des 
commentateurs  savants  comme  Hiéroclès.  C'est  peut-être  une  œuvre  de 
plusieurs  mains,  dont  le  fond  appartient  à  Técole  italique  de  Crotone, 
mais  qui  a  dû  subir,  en  traversant  les  siècles,  de  successifs  remanie- 
ments. Un  pareil  texte  ne  nous  peut  rien  apprendre  sur  le  style  des  pre- 
miers pythagoriciens;  il  ne  nous  offre  aucun  moyen  de  contrôle  utile, 
quand  nous  abordons  les  fragments  conservés  sous  le  nom  de  Phiiolaûs 
et  d'Archytas,  qui  sont  les  deux  plus  considérables  disciples  de  Pytha- 
gore. Ces  fragments,  dès  la  première  vue,  inquiètent  la  critique  par  la 
date  relativement  tardive  des  citations  qui  nous  en  restent.  Un  recueil 
des  écrits  pythagoriciens  avait  été  fait  au  premier  siècle  avant  Tère  chré- 
tienne pour  le  savant  roi  de  Mauritanie  Juba  le  Jeune.  C'eût  été  pour 
nous  un  précieux  trésor;  malheureusement  il  ne  nous  en  reste  quuoe 
rapide  mention  dans  le  commentaire  de  David  l'Arménien  sur  les  Caté- 
gories d'Aristote^  Que  Philolaiis  et  Archytas  aient  écrit  divers  exposés 
de  la  doctrine  de  leur  maître,  cela  n  est  pas  douteux,  et  nous  en  avons 
les  plus  sûrs  témoignages.  Mais,  en  dehors  de  la  cosmologie,  les  idées 
de  Phiiolaûs  nous  sont  bien  peu  connues  ;  celles  d'Archytas,  qui  paraissent 
s'étendre  A  une  beaucoup  plus  grande  variété  de  sujets,  ne  le  sont  que 
par  des  fragments  cités  chez  les  commentateurs  de  Platon  et  d' Aristote 
ou  recueillis  dans  des  compilations  comme  celles  de  Slobée.  Or  les 
commentaires  sur  Platon  et  sur  Aristote,  qui  sont  parvenus  jusqu'à 

^  P.  28,  col.  I  de  rédîtion  de  Brandis,  cité  par  Chaignet,  t.  I,  p.  ao6,  de  fou- 
vrage  dont  nous  parierons  plus  bas. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  519 

nous,  ne  remontent  pas  au  delà  du  n*  siècle  de  Tère  chrétienne;  la  plu- 
part même  sont  du  v"  ou  du  vi";  presque  tous  attestent  une  grande  né* 
gligence  de  la  tradition  historique.  Au  début  on  y  trouve  souvent  posées 
diverses  questions  sur  Tauthenticité  de  Touvrage  h  expliquer,  sur  ce 
qui  en  est  Tobj  et  principal,  etc.  Mais,  à  ces  questions,  l'interprète  ne  ré- 
pond guère  que  par  des  considérations  d'une  généralité  peu  instructive  : 
rarement  il  mentionne  les  anciens  manuscrits  et  Topinion  des  biblio- 
graphes alexandrins  ou  des  biographes  comme  Hermippe  et  Aristoxène. 
C  est  à  Diogène  Laërce  que  nous  devons  de  connaître  la  classification 
des  dialogues  de  Platon  par  le  grammairien  critique  Thrasy lie;  encore 
nous  l'a-t-il  conservée  sans  aucune  des  preuves  qui  pouvaient  l'appuyer. 
Simplicius,  qui  est,  avec  Alexandre  d'Aphrodise,  le  plus  érudit  des 
commentateurs  d'Aristote,  ne  montre  pas,  à  cet  égard,  une  méthode 
plus  rigoureuse.  Encore  moins  faut-il  l'attendre  d'un  collecteur  de  mor- 
ceaux choisis  tel  que  ce  Jean  Stobée  ou  de  Stobi,  dont  la  personne 
nous  est  d'ailleurs  absolument  inconnue.  Des  deux  recueils  qui  portent 
son  nom,  celui  qu'on  désigne  ordinairement  sous  le  titre  d Eclogœ phy^ 
sicœ,  ressemble  un  peu  à  un  abrégé  de  philosophie  naturelle  composé 
d'extraits  des  ouvrages  classiques  dans  l'antiquité  sur  ces  matières;  la 
succession  des  extraits  y  affecte  un  ordre  qui  permet  de  le  considérer 
comme  un  livre  élémentaire  à  l'usage  des  écoles.  Mais  on  n'est  guère 
plus  assuré  pour  cela  que  l'auteur  ait  fait  une  juste  attention  h  l'authen- 
ticité des  nombreux  livres  qu'il  avait  sous  la  main.  Son  Florilegium  ou 
Anthologie  morale  ne  montre  pas  davantage  cette  préoccupation  du 
critique.  Une  autre  difficulté  s'y  rencontre  d'ailleurs  pour  nous.  Chaque 
extrait  y  porte  simplement  en  tête  le  nom  de  l'auteur,  tout  au  plus  avec 
addition  sommaire  du  titre  de  l'ouvrage.  Dans  les  manuscrits  anciens, 
ces  noms  et  ces  titres  ont  été  souvent  placés  à  la  marge,  ce  qui  entraî- 
nait, par  la  négligence  des  copistes,  bien  des  omissions,  bien  des  trans- 
positions, bicR  des  erreurs  d'attribution.  Enfin,  pour  un  compilateur 
simplement  moraliste,  il  importait  peu  que  la  leçon  contenue  dans  tel 
ou  tel  texte,  en  vers  ou  en  prose,  fût  datée  du  siècle  de  Périclès,  du 
siècle  d'Alexandre  ou  même  des  Antonins;  il  s'inquiétait  même  assez 
peu  que  le  texte  portât  son  vrai  nom  d'auteur  ou  quelque  nom  supposé. 
Ces  réflexions  nous  font  mesurer  les  nombreuses  difficultés  qu'on  ren- 
contre quand  on  veut  faire  aujourd'hui,  pour  quelqu'un  des  anciens 
pythagoriciens ,  et ,  par  exemple ,  pour  le  célèbre  Archy  las  de  Tarente ,  le 
départ  des  fragments  authentiques  et  des  fiagments  apocryphes  que  les 
compilateurs  nous  ont  transmis  sous  son  nom.  Nous  l'avions  essayé,  en 
i833,  dans  une  thèse  qui,  à  ce  titre  de  premier  essai,  fut  accueillie  par 

66. 


520 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 


la  Faculté  des  lettres  de  Paris  avec  une  encourageante  bienveillance, 
mais  dont  nous  sommes  loin  de  vouloir  défendre  aujourd'hui  toutes  les 
conclusions ^  La  même  année,  M.  Hartenstein  publiait  à  Leipzig  une 
dissertation  sur  ce  sujet,  qui  a  été  repris  en  i84o  par  M.  Gruppe  dans 
un  mémoire  couronné  par  TAcadémie  de  Berlin^.  M.  Mullach  a  connu 
tous  ces  travaux;  mais  il  ne  paraît  pas  avoir  tranché  avec  résolution 
toutes  les  questions  délicates  que  soulève  le  contestable  héritage  d*Âr- 
chytas.  Il  appartenait  à  M.  E.  Zeller,  philosophe  autant  que  philologue, 
de  prendre  plus  fermement  parti  dans  un  débat  si  complexe.  Je  ne  vois 
pas  que,  même  dans  sa  dernière  édition,  dont  le  premier  volume  a 
déjà  été  traduit  en  français  par  M.  Boutroux',  le  savant  historien  de  la 
philosophie  ait  fait  autre  chose  qu  écarter  à  peu  près  tous  les  textes  de 
métaphysique  et  de  logique  portant  le  nom  d'Ârchytas  comme  des  do- 
cuments suspects  ou  peu  utiles  pour  la  reconstitution  de  la  plus  an- 
cienne doctrine  pythagoricienne.  Tout  récemment,  en  1873,  un  jeune 
critique  français,  fort  au  courant  des  travaux  de  nos  voisins  sur  les 
philosophes  grecs,  M.  Charles  Huit,  soutenait  devant  la  Faculté  des 
lettres  de  Paris  une  thèse  De  prioram  Pythagoreorum  doctrina  et  scriptis^ 
où  il  se  range,  sur  ce  sujet,  dans  le  parti  des  sceptiques.  Mais,  dans 
cette  même  année,  M.  Chaignet,  déjà  connu  par  deux  estimables  ou- 
vrages  sur  Socrate  et  sur  Platon ,  publiait  un  mémoire  couronné  par 
TAcadémic  des  sciences  morales  et  politiques,  mémoire  qui  traite  avec 
ensemble  de  tous  les  problèmes  relatifs  à  Pythagore,  a  ses  élèves  et  à  sa 
doctrine^.  Sur  foeuvrc  d'Archytas,  on  y  trouve  défendue  avec  modéra- 
tion une  opinion  moyenne,  et  qui,  par  cela  même,  nous  parait  plus 
voisine  de  la  vérité.  Dabord  il  admet  nettement  certaine  correction 
apportée  à  un  texte  de  Cicéron^,  et  qui  place  Archytas  après  Philolaûs 
dans  la  série  des  pythagoriciens,  conclusion  à  laquelle  nous  amènent 
tous  les  autres  témoignages  plus  ou  moins  directs  de  Tantiquité.  Puis  il 
demande  avec  raison  que  Ton  ne  condamne  pas  d'un  seul  arrêt  des 
fragments  si  nombreux  et  si  divers,  et  qu  on  ne  s* étonne  pas  de  trouver 


*  De  Archytœ  Tareniini,  Pythagorici, 
vita,  operlbus  et  philosophia ,  Parisiis, 
in-S'. 

*  Je  puis  sans  inconvénient  omettre 
ici  findlcation  de  divers  autres  mé- 
moires que  n*ont  pas  manqué  de  citer 
MM.  Mullach ,  ZeUer  et  Chuignet. 

*  La  philosophie  des  Grecs  considérée 
dans  son  développement  historique,  t.  I, 
Paris,  librairie  Hachette,  1877,  in-S". 


*  Pythagore  et  la  philosophie  pythago- 
ricienne contenant  (sic)  les  fragments  de 
Philolaàs  et  d Archytas,  traduits  pour  la 
première  fois  en  français,  par  A.  Ed.  Cfaai-^ 
gnet ,  a  vol.  in-S**,  Paris ,  librairie  Didier, 
1873. 

*  De  Oratore,  III,  ^k  :  ^Phihlaâm 
•  Archytas  instituit,  »  corrigé  par  Orelli, 
d*après  un  manuscrit  de  Woifenbûttel,. 
en  :  «  Philolaûs  Archytam  instituit  • 


> 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  521 

dans  plusieurs  un  certain  mélange  d'idées  pythagoriciennes  avec  les 
idées  de  Platon,  je  n oserais  ajouter  avec  quelques  formules  aristoté- 
liques. Contemporain  et  ami  de  Platon,  Archytas  n  appartient  peut-être 
pas  tout  entier  à  Técolc  de  Crotone.  Ses  écrits  pouvaient  marquer  une 
sorte  daliiance  entre  la  philosophie  athénienne  et  celle  de  Pythagore.  li 
faut  donc,  pour  être  juste,  examiner  séparément  chaque  partie  du  re- 
cueil des  fragments  d'Archytas,  et  n  écarter  que  ceux  qui  montrent  une 
contradiction  trop  formelle  avec  les  témoignages,  d'ailleurs  très  rares, 
d*Âristote  et  des  plus  anciens  historiens  de  la  philosophie  sur  le  célèbre 
Tarentin.  Nous  ne  songeons  pas  à  suivre  ici  M.  Ghaignet  dans  le  détail 
dune  telle  discussion.  Qu on  nous  permette  de  nous  arrêter  sur  un  seul 
des  écrits  en  question,  celui  qui,  s*il  est  authentique,  devra  être  con- 
sidéré comme  le  premier  modèle  du  petit  écrit  aristotélique  sur  les  Ca- 
tégories. 

Assurément,  si  Aristote,  dans  ce  livre,  n*a  fait  qu  abréger  ou  que 
reproduire  sous  une  autre  forme  un  écrit  pythagoricien,  on  s*étonnera 
de  ne  trouver  chez  lui  aucune  mention  du  premier  auteur  qui  aurait 
esquissé  une  théorie  si  importante.  Mais,  d abord,  deux  ouvrages,  au- 
jourd'hui perdus,  sur  la  philosophie  d'Archytas ^  sont  mentionnés  par 
les  biographes  d* Aristote,  et,  en  vérité,  il  n  existe  aucune  bonne  raison 
pour  les  déclarer  apocryphes.  En  second  lieu,  la  noble  assertion  par 
laquelle  Aristote,  à  la  fin  de  ses  ^oÇtaltxol  SXeyx'^**  revendique  Thonneur 
davoir  créé  Yanalytùiaef  ne  s*étend  pas  expressément  aux  Catégories,  ni 
au  petit  livre  de  ï Interprétation,  Ces  deux  derniers,  d'ailleurs,  nont  été 
rattachés  aux  Analytiques  que  par  des  péripatéticiens  de  date  posté- 
rieure, et,  s'ils  en  forment  Tintroduction  utile,  si  le  second  surtout 
porte,  au  plus  haut  degré,  l'empreinte  du  génie  aristotélique,  on  ne 
voit  pas  que  le  mailre  les  ait  marqués  de  son  cachet  d'inventeur, 
comme  il  l'a  fait  pour  les  autres  ouvrages  dont  se  compose  ïOnjanon. 
Enfin,  quelque  considérable  que  soit  encore  aujourd'hui  le  recueil 
de  ses  ouvrages  les  plus  authentiques,  et  bien  qu'il  s'y  montre  attentif 
à  mentionner  les  travaux  de  ses  devanciers^,  n'est-on  pas  étonné  de 
chercher  vainement  chez  lui  la  moindre  mention  d'auteurs  que  cer- 
tainement il  a  dû  connaître?  Je  ne  sais  si  l'on  a  remarqué  que  le  nom 

^  Uepi  rffs  kp^inw  ^tXoao^iaç,  a'  sopke  Timée,  C'est  une  question  que  la 

|3'  y'.  Ta  ix  vov  Tifiaiov  xal  rciv  A.p;^v-  grammaire  nous  semble  décider. 
Tc/âM*.  La  première  partie  de  ce  dernier  *  C'est  ainsi  que  M.  Jacques  a  pu 

titre  désigne  probablement  des  extraits  écrire  une  tlièse  spéciale  sur  Aristote 

du  Timée  de  Platon,  et  non  pas,  comme  considéré  comme  historien  de  la  philo^ 

quelques-uns  ont  pu  le  croire,  da  philo-  sophie  (Paris,  1837). 


522 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 


de  Xénophon  ne  se  trouve  pns  une  seule  fois  dans  tous  les  écrits  du 
Stagirite.  On  sait  seulement  qu*il  avait  connu  plusieurs  oraisons  funèbres 
deGrylius  ^  ce  fils  dont  Xénophon  supporta,  dit-on,  avec  tant  de  courage 
la  mort  prématurée.  H  n'y  a  donc  pas,  a  priori,  de  présomption  grave 
contre  l'attribution  au  pythagoricien  Ârchytas  d'un  opuscule  où  seraient 
esquissés  ces  grands  cadres  de  la  pensée  humaine  qui  sont  devenus 
populaires  dans  toutes  les  écoles  de  l'antiquité,  du  moyen  âge  et  des 
temps  modernes.  Or  il  se  trouve  que  deux  écrits  sur  cette  matière 
nous  ont  été  transmis,  Tun  complet,  et  f  autre  par  fragments.  Le  pre- 
mier, publié  d'abord  par  Domenico  Pizzimenti^  en  1 56 1 ,  réimprimé 
en  \56li  par  Camerarius,  puis  en  i8ai  par  J.  Conrad  Orelli  dans  les 
Opascala  Grœcoram  moralia  et  sententiosa,  enfin,  par  M.  Mullach  *,  est  si 
évidemment  un  calque  du  petit  livre  aristotélique,  qu'il  ny  a  pas  moyen 
d'y  méconnaître  la  main  d'un  faussaire.  L'autre  est  celui  que  Simpiicius 
analyse  et  cite  quarante  fois  au  moins  textuellement  dans  son  com- 
mentaire sur  les  Catégories  du  Stagirite,  en  comparant,  à  chaque  page,  la 
doctrine  de  ce  dernier  avec  celle  du  pythagoricien  qu'il  considère 
comme  son  devancier.  Le  fond  des  deux  ouvrages  est  commun,  mais 
la  méthode  d'exposition  et  le  style  diffèrent  assez  pour  qu'on  r^ugne 
à  croire  que  Simpiicius  n'ait  eu  entre  les  mains  qu'un  apocryphe.  Mal- 
heureusement le  savant  commentateur  n'a  pas  pris  soin  de  nous  éclai- 
rer on  bibliographe  et  en  historien  sur  la  provenance  de  ce  livre,  et 
quelques  témoignages  d'auteurs  plus  anciens  que  lui  semblent  indiquer 
que  des  doutes  s'étaient  déjà  produits  à  cet  égard.  Jamblique,  historien 
peu  critique,  il  est  vrai,  tenait  pour  Archytas  de  Tarcnte;  il  avait« 
eomme  en  témoignent  Boêce  dans  son  commentaire  latin,  et  Simpii- 
cius en  plusieurs  passages  de  son  commentaire  grec,  comparé  métho- 
diquement   le     livre    d'Aristote    et    celui     du    pythagoricien*.    Mais 


*  Diog.  Laert.  Il ,  lv  :  ^<tI  ^è  kpi- 
OTùTé}.rjs  ùrt  èyxéfita  xai  èTrtrà^tov 
Tp^Xkov  (ivpiot  6aot  cfvvéypayf/av ,  rd  fjié- 
poff  xoi  TÔJ  'aarpi  xcLpîlôfUvoi. 

*  Je  ne  sais  pourquoi  M.  Cbaignet, 
t.  i,  p.  307,  n.  2,  dit  que  l'existence 
de  celte  édition  a  été  mise  en  doute, 
car  c'est  sur  ce  texte  (qui  est  bien  de 
i56i  et  non  de  1571)  que  je  me  sou- 
viens très  nettement  d*avoir  copié  de 
ma  main,  en  i83a,  à  la  Bibliothèque 
royale,  le  texte  publié  par  Pizzimenti. 

^  T.  I,  p.  670. 


*  Un  fait  digne  de  remarqut^,  c*est 
que  Simpiicius  n'emprunte  pas  ses  cita- 
tions d* Archytas  au  livre  du  divin  J^im- 
blique  (comme  il  l'appelle),  mais  qu*il 
a  sous  les  yeux  le  texte  même  du  pytha- 
goricien ,  à  l'aide  duquel  il  déclare  quel- 
quefois compléter  les  citations  insuffi- 
santes de  Jamblique.  Voir,  par  exemple , 
p.  68  de  l'édition  de  Venise,  1^99  : 
UapTysypà^Soj  ^Xeiova  râv  kpxyrgloaVf 
éTTsiBi)  xai  à  Q-eïos  iàfiÊXtxos  àXtyov  rt 
ptiràv,  àfi^i€oXiav  xal  airà  mtipéx^amp 
àvéypaiffg. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  523 

Themistius,  interprète  érudit  des  deux  phliosophies  d*Aristote  et  de 
Platon,  attestait  que  certains  philosophes  voyaient  dans  le  prétendu 
traité  d'Archytas  Tœuvre  d'un  péripatéticien  jaloux  de  donner  de  cette 
manière  (le  procédé  nous  semblerait  aujourd'hui  pour  le  moins  étrange) 
un  surcroit  d autorité  à  la  doctrine  de  son  maître,  en  la  rattachant 
par  là  au  dogme  célèhre  de  la  décade  pythagoricienne,  dont  on  croyait 
aussi  trouver  quelques  traces  dans  le  système  de  Platon.  Nous  pos- 
séderions donc  deux  livres  apocryphes  sur  les  Catégories.  Assurément 
cela  nest  pas  impossible,  car  on  sait,  par  divei^s  auteurs \  que,  lors 
de  la  formation  des  grandes  bibliothèques  savantes  de  lantiquité,  des 
libraires  peu  scrupuleux  produisirent  au  moins  deux  rédactions  diffé- 
rentes des  Catégories  aristotéliques  y  rédactions  parmi  lesquelles  il  fallut 
choisir  celle  qui  paraissait  véritablement  sortie  de  la  main  du  Stagi» 
rite.  Néanmoins,  des  rapprochements  que  nous  venons  de  remettre 
sous  les  yeux  du  lecteur  ne  ressort-il  pas  quelque  vraisemblance  en 
faveur  du  vieil  ouvrage  cité  avec  tant  de  confiance  par  Jamblique  et  par 
Simplicius? 

A  sa  très  sérieuse  discussion  de  ces  problèmes  d'histoire  littéraire, 
M.  Chaignet  a  cru  devoir  joindre  une  traduction  intégrale  des  textes 
vrais  ou  supposés  d*Archytas  de  Tarente.  On  ne  peut  que  le  louer  de 
cette  diligence.  Bien  que  le  texte  grec  doive  être  avant  tout  examiné, 
apprécié  avec  rigueur,  il  est  toujours  bon  d*y  ajouter  la  lumière  d'une 
version  française.  Les  prétendus  fragments  d'Archy  tas  n'avaient,  jusqu'ici, 
été  traduits,  et  encore  partiellement,  qu'en  anglais^;  le  laborieux  Taylor^ 
à  qui  l'on  doit  ce  premier  essai ,  n'avait  pas  en  même  temps  examiné 
les  questions  de  critique  qui  s'y  rattachent.  Dans  son  intéressant  ou- 
vrage sur  La  Femme  grecque  ^^  mademoiselle  Bader  avait  donné  en 
français  les  cinq  ou  six  lettres  morales  qui  sont  parvenues  jusqu'à  nous 
sous  le  nom  de  dames  pythagoriciennes  ;  mais  ce  sont  là  précisément 
les  morceaux  qui  laissent  voir  de  la  manière  la  plus  évidente  une 
composition  apocryphe,  peut-être  de  la  main  de  quelque  philosophe 
païen  jaloux  de  faire  remonter  jusqu'au  v*  siècle  avant  notre  ère 
l'expression  d'une  morale  assez  pure  pour  rivaliser  avec  la  morale  chré- 
tienne. Les  fragments  de  logique  qui  portent  le  nom   d'Archytas  ne 

'  Voy.  les  textes  réunis  par  M.  Val-  andalso,  ethicai  fragments  ofHierocles, 

Rose,  Àristoteles  pseudepigraphas ,  Lip-  the  celebrated  commentator  on  the  gol- 

si»,  i863,  in-8*,  p.  lag  et  i3o.  den  pylhagoric  verses,  preservedby  the 

'*  Political    fragments   of   Arcbytas ,  same  aùtlior,  translated  from  the  greek 

Charondas,  Zaleucus  and  olher  ancient  by  Tliomus  Taylor  (London,  1822]. 
Pythagoreans,  preserved  by  Stobœus,  *  Paris,  1872,  in-8'.  T.  U,  chap.  vi. 


524  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

peuvent  être  rangés  dans  la  même  classe  d'écrits.  Sans  nous  engager, 
sur  ce  sujet,  dans  un  plus  ample  détail,  nous  voulons  au  moins  en 
donner  une  idée  par  l'extrait  suivant,  que  nous  empruntons  aux  traduc- 
tions de  M.  Chaignet\  et  auquel  nous  aurons  à  rattacher  quelques 
observations  critiques  : 

Fragment  k6>  —  «Puisque  les  signes  et  les  choses  signifiées  ont 
«un  but,  que  Thomme  qui  se  sert  de  ces  signes  et  de  ces  choses  signi- 
«  fiées  doit  remplir  la  fonction  parfaite  du  discours,  achevons  ce  que 
«  nous  avons  dit  en  établissant  que  l'ensemble  harmonieux  de  toutes  ces 
a  catégories  n  appartient  pas  à  Thommc  en  soi,  mais  k  un  certain  homme 
«déterminé.  Car,  de  toute  nécessité,  cest  un  homme  déterminé  et  qui 
a  existe  quelque  part,  qui  a  qualité,  et  quantité,  et  relation,  et  ac^on, 
«et  passion,  et  situation, et  possession,  qui  est  dans  un  lieu  et  dans  on 
«temps.  Quant  à  Thomme  en  soi,  il  ne  reçoit  que  la  première  de  ces 
«expressions  :  je  veux  dire  l'essence  et  la  forme;  mais  il  napas  de  qua- 
«lité,  il  na  pas  dage,  il  n'est  pas  vieux,  il  ne  fait  ni  ne  souffre  rien,  il 
«na  pas  de  situation,  il  ne  possède  rien,  il  nest  pas  dans  le  lieu,  il 
«n'existe  pas  dans  le  temps.  Tout  cela,  ce  sont  des  accidents  de  Têtre 
«physique  et  corporel,  mais  non  de  letre  intelligible,  immobile  et  en- 
«  fin  indivisible.  » 

La  première  phrase  de  ce  fragment  n  a  pas  dû  sembler  claire  au  lec- 
teur. On  ne  comprend  pas  ce  que  fauteur  veut  dire  par:  «L'homme 
a  doit  remplir  la  fonction  parfaite  du  discours.»  Transcrivons  donc, 
d'abord,  le  texte  grec  tel  qu'on  le  lit  dans  l'unique  édition  de  Simplicius  : 
«ËTre}  Se  réXos  fyfivo'i  Ta  a'rjfiaivoma  xa)  rà  atifJLOuvéfisva,  oh  «rore  j(jpoifÂB~ 
vos  ivdpcûnos  ixnXïipol  th  réXeov  t&v  ^bytav  cnivrœyfAay  tfforiSiGjpicrOù)  tfori 
ye  roU  elptifiévoiç ,  &ri  ràv  ê(papfÂoyàv  toutojv  ^dvrcûv  oix  aajr6ç  i  SofOpomoçy 
àX^i  ris  ivOpomos  èniSéyeTai.  »  Dans  cette  phrase,  rb  aivtayyjx  ne  peut 
signifier  «  la  fonction  du  discours,  »  et  ladjectif  xAeov  semble  se  ratta- 
cher expressément  au  substantif  abstrait  tû<os  qui  est  au  début  de 
la  phrase.  On  devrait  donc  traduire  :  «  avec  lesquels  l'homme  achève 
«  (complète)  l'ensemble  de  ses  pensées.  »  Ta  réXsov  (rivtaypia  signifie  plus 
naturellement  l'ensemble  des  idées  constitutives  de  la  pensée  humaine. 
Plus  loin,  le  mot  harmonieux  implique  une  affectation  d'élégance,  tan- 
dis que  le  grec  é^oipiJLoyd [dorien y  pour  i^apixoytf)  indique  simplement 
l'étroite  relation  des  diverses  conceptions  réunies  sous  le  nom  de  xa$o- 
Xixo)  \6yoi  ou  xoBéXov  Xiyoi  par  fauteur  grec  de  ce  traité,  et  de  «ctni- 

'  T.  I,  p.  324. 


FRAGMENTS  DES  PHILOSOPHES  GRECS.  525 

yopiai  (prœdicamenta)  dans  les  écrits  de  Técoic  péripatéticienne.  Les  mots 
«il  n*est  pas  vieux»  ne  répondent  pas  au  texte  que  donne  Simplicius  : 
uroT*  hepév  rt  nre5j  iycjv  (en  dialecte  ordinaire  :  fsfphs  hspôv  rt  'ts&s 
i'Xfiiv)^  ^^^^  ^  Id  correction  oûrt  ttroxà  yepovTixSs  ^x^^^  V^^  ^'  l^uilach 
admet,  sans  la  justifier  par  aucune  explication  ^  Cette  restitution  valait 
dautant  plus  la  peine  d*être  expliquée  par  Téditeur  allemand  et  par  le 
traducteur  français,  que  les  mots  otne  tsaXUoi  (pour  isr^/X/xo;),  qui  pré- 
cèdent immédiatement,  s'appliquent  déj<^  aux  divers  âges  de  la  vie,  et 
qu  après  cette  mention  générale  on  ne  voit  pas  pourquoi  fauteur  par- 
lerait spécialement  de  la  vieillesse.  D ailleurs,  yepotntxûs,  en  latin  5^ni- 
liler,  est-il  admissible  ici?  A  côté  de  'mti'Xixos,  on  attendrait  plutôt  yépcav. 
Bien  plus,  fauteur  grec  se  trouve  ainsi  ne  pas  exprimer  l'idée  de  rela- 
tion [rb  iffp6§  Tf),  à  laquelle,  selon  sa  théorie,  fbommc  reste  étranger 
en  tant  que  genre  y  et  qui,  comme  le  temps,  fâge,  f  espace,  etc.,  ne 
peut  appartenir  qu'à  l'homme  considéré  comme  individu.  La  correc- 
tion nous  parait  donc  plus  ingénieuse  que  juste. 

D'autres  parties  de  la  traduction  de  M.  Chaignel  demanderaient  des 
discussions  plus  épineuses  encore.  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  dans 
la  page  de  son  mémoire  sur  la  Logique  d'Aristote  où  il  parle  du  pré- 
tendu livre  d'Archytas,  dit  qu'  «il  ne  serait  pas  impossible  de  refaire, 
ttsur  les  données  assez  nombreuses  de  Simplicius,  le  traité  prétendu 
«d'Archytas^.  »  A  vrai  dire,  ce  travail  n'est  pas  encore  fait,  car  ni  f  édi- 
tion de  M.  MuUach  ni  les  traductions  de  M.  Chaignet  ne  nous  offrent 
antre  chose  que  des  fragments  ou. décousus  ou  reliés  ensemble  d'une  fa- 
çon un  peu  arbitraire.  De  plus,  il  y  aurait  à  tenir  compte  des  passages 
où  le  commentateur  analyse  sans  les  citer  les  textes  qu'il  a  sous  les  yeux. 
La  reconstitution  des  xaOohxol  XAyot,  si  on  l'achevait  en  tenant  compte 
de  tous  ces  indices,  nous  rendrait,  je  crois,  moins  sévères  à  l'égard  de 
fauteur,  quel  qu'il  soit,  d'un  tel  écrit. 

J'obéis  peut-être  à  une  vieille  illusion  d'avocat  défenseur  d'une  cause 
aujourd'hui  perdue.  Mais  il  me  semble  que  l'ouvrage  dont  nous  avons 
tant  d'extraits  ne  porte  pas  le  cachet  d'un  vulgaire  apocryphe.  Cela  de- 
viendrait plus  sensible  encore,  si  nous  pouvions  en  rapprocher  ce  qui 
reste  du  traité  Hepï  ivrixetfiévojv ^  annexe  probable  des  xodoXixol  Xéyoê 
que  Jamblique  et  Simplicius  tenaient  pour  une  production  d'Archy- 
tas. En  admettant  que  fauteur  de  ces  deux  livres  ifait  été  qu'un  faussaire, 
il  faudra  au  moins  lui  reconnaître  une  certaine  originalité  de  philosophe 
et  d'écrivain.  Il  n'appartient  pas  au  premier  venu  de  composer  artifi- 


I  ' 


r.  H,  p.  laS,  col.  a.  —  *  Paris,  i838,  in-8%  t.  II,  p.  338. 

67 


520  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

ciellement  une  œuvre  qui  puisse  être  placée  ainsi ,  sans  trop  d'invraisem- 
blance, comme  un  intermédiaire  entre  la  métaphysique  pythagoricienne 
et  la  logique  d'Aristote. 

Avant  les  fragments  tirés  de  Simplicius,  M.  Ghaignet  a  inséré,  sous 
le  numéro  29,  et  comme  le  mettant  sur  la  même  ligne  que  le  reste, 
Topuscule  publié  par  Pizzimenti.  C  est  lui  faire,  en  tout  cas,  trop  d*hon- 
neur.  Il  eût  mieux  valu  le  rejeter  à  la  fîn  du  recueil,  puisquon  ne  peut  un 
seul  instant  en  méconnaître  le  caractère  mensonger.  L'emploi  du  dia- 
lecte (lorien  auquel  s*est  astreint  le  faussaire  n  implique  en  sa  faveur  au- 
cune recommandation.  Si  Tusage  de  ce  dialecte  ne  se  perpétua  pas  sous 
f empire,  chez  les  peuples  de  race  dorienne,  il  ne  fut  jamais  complète- 
ment oublié  des  lettrés  et  des  grammairiens.  On  en  trouve  mainte  preuve 
dans  les  petits  poèmes  qui  composent  l'Anthologie  grecque,  et  ii  nest 
pas  étonnant  qu'un  faussaire  ait  pu,  même  en  plein  moyen  âge,  s'as- 
treindre tant  bien  que  mal  aux  formes  doriques  pour  faire  illusion  par 
quelque  pastiche  habile. 

D*Ansse  de  Villoison  a  publié  une  traduction  grecque  du  livre  de 
DanieP,  que  l'auteur  a  écrite  en  ce  dialecte  pour  imiter  de  plus  près 
les  formes  de  foriginal,  qui,  comme  on  le  sait,  fut  rédigé,  ou,  du  moins, 
nous  ost  parvenu  partiellement  en  chaldéen.  Il  faut  donc  chercher  ailleurs 
que  dans  la  grammaire  les  arguments  qui  peuvent  infirmer  ou  appuyer 
l'authenticité  des  fragments  en  question. 

Nous  espérons  revenir  plus  tard  sur  le  recueil  de  M.  Mullach,  quand 
sera  publié  le  troisième  volume  dont  nous  avons  seulement  les  bonnes 
feuilles  sous  les  yeux.  Le  quatrième  volume  sera  plus  intéressant  en- 
core, surtout  si  l'auteur  le  complète  par  les  diverses  tables  dont  nous 
nous  permettions  plus  haut  de  lui  suggérer  l'idée.  Pour  le  moment  «  les 
trois  articles  qui  précèdent  suffiront  sans  doute  à  faire  apprécier  un 
travail  éminemment  utile  à  toutes  les  personnes  qui  étudient  l'histoire 
de  la  philosophie  grecque. 

É.  EGGER. 


*  Nova   versio   grœca   Proverhiorum ,  p.  7 1 ,  dit  que  cette  traduction  a  été  faite 

Ecclesiastis ,  Cantici  canticorum,  Ruihl,  entre  le  v'  et  le  x"  siècle.  Mais  est-ce 

Threnorum,  Danielis,  etc. ,  Argentorati,  bien  le  jugement  des  critiques  autorisés 

1 785.  i<AïaA\^  Littérature grecqae  sacrée,  en  cette  matière  ? 


MUSÉE  DES  ARCHIVES  DÉPARTEMENTALES.  527 


Musée  DBS  Archives  DÉPARTEMENTALES ,  recueil  de  fac-similés  hélio- 
graphiques  de  documents  tirés  des  archives  des  préfectures  y  mairies 
et  hospices.  Paris.  Imprimerie  nationale,  1878,  in-^°. 


Entre  les  nombreux  et  curieux  monuments  de  1  art  et  de  l'industrie 
des  siècles  passés  qui  figurèrent  à  l'Exposition  universelle  de  Paris  en 
1878,  on  put  voir  un  ensemble  de  fac-similés  béliographiques  repro- 
dubant  danciens  documents  appartenant  à  nos  divers  dépôts  darcbives 
départementales,  municipales  et  hospitalières.  Conformément  à  l'avis 
de  la  commission  instituée  au  Ministère  de  l'intérieur,  M.  de  Marcère, 
alors  ministre  secrétaire  d'État  chargé  de  ce  déparlement,  décida  la 
publication  de  ces  spécimens  paléographiques.  La  désignation  des  pièces 
exposées  avait  été  faite  par  une  sous-commission  de  la  commission  des 
Archives  départementales,  communales  et  hospitalières,  composée  de 
trois  de  nos  plus  éminents  diplomatistes,  MM.  Natalis  de  Wailly, 
Léopold  Delisle  et  Jules  Quicherat.  M.  Eugène  de  Rozière,  inspecteur 
général  des  archives  départementales,  qui  possède  une  connaissance 
parfaite  des  trésors  paléographiques  de  notre  pays,  aida  cette  sous- 
commission  de  ses  lumières  spéciales.  On  put  de  la  sorte  faire  le  choix 
le  plus  judicieux.  Ces  spécimens,  mis  sous  les  regards  des  visiteurs, 
ont  fourni  les  éléments  d'une  publication  d'un  extrême  intérêt;  leur 
ensemble  forme  un  magnifique  atlas  qui  deviendra  l'un  des  meilleurs 
guides  pour  l'étude  de  nos  écritures  et  de  nos  chartes  du  moyen  âge. 
Mais  il  ne  suffisait  pas  de  réunir  ces  belles  épreuves  héliographiques  et 
de  les  mettre  à  la  disposition  du  public  érudit.  Il  fallait  encore,  pour 
donner  à  la  publication  tout  son  prix  et  son  utilité,  y  joindre  un  texte 
où  se  trouverait  consignée  la  transcription  et  présentée  l'analyse  de  ces 
divers  documents.  C'est  ce  texte  dont  le  Ministère  de  l'intérieur  vient 
de  nous  doter.  Grâce  au  zèle  et  au  savoir  éprouvé  de  M.  Gustave 
Desjardins,  sous-chef  de  bureau  chargé  du  service  des  archives  dans 
ce  département,  aidé  de  la  collaboration  de  trois  jeunes  archivistes 
paléographes,  MM.  Georges  Bourbon,  Julien  Havet  et  Ulysse  Ro- 
bert, le  Musée  des  Archives  départementales  prend  aujourd'hui  place 
entre  les  ouvrages  les  mieux  faits  pour  donner  une  idée  des  richesses 
contenues  dans  nos  dépôts  paléographiques.  Déjà  la  direction  des 
Archives  nationales,  en  publiant,  il  y  a  quelques  années,  un  ouvrage  ana- 

67. 


528  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

logue\  destiné  à  faire  connaître  les  documents  exposés  à  riiôtcl  Soubise, 
était  entrée  dans  cette  voie.  Mais,  tandis  que  la  publication  des  Archives 
nationales  ne  présente  que  des  fac-similés  partiels  et  de  peu  d*étendue 
intercalés  dans  le  texte,  celle  du  Ministère  de  l'intérieur,  grâce  à  son 
atlas,  reproduit  presque  toujours  in  extenso  les  documents,  et  la  trans- 
cription consignée  dans  le  texte  en  met  le  contenu  à  la  portée  de  tous. 
Si  le  Musée  des  Archives  nationales  a  accordé  plus  de  développements 
à  Tcxplication  et  à  l'analyse  des  documents  qu'il  embrasse,  le  Musée  des 
Archives  départementales  s'est,  en  revanche,  attaché  à  rapporter  les  textes 
tout  entiers. 

Les  deux  publications  ont  donc  chacune  leur  physionomie  propre,  et 
elles  contribueront  par  des  mérites  différents  à  répandre  la  connaissance 
et  à  éveiller  le  goût  des  monuments  paléographiques  que  le  moyen  âge 
nous  a  légtiés. 

Tous  les  départements  de  la  France ,  à  la  réserve  de  deux  ^,  ont  fourni 
leur  contingent.  L'ordre  chronologique,  adopté  pour  la  distribution  des 
pièces,  sinon  toujours  dans  l'atlas  où  la  place  ne  le  permettait  pas,  au 
moins  dans  le  texte,  montre,  au  premier  coup  d'œil,  l'étendue  considé- 
rable do  la  période  que  jalonnent  ces  documents.  Toutefois,  comme  nos 
départements  ne  possèdent  pas,  pour  la  plupart,  des  monuments  d'aussi 
vieille  date  que  quelques-uns  de  ceux  qui  sont  passés  des  abbayes  de 
Saint-Denis  et  de  Saint-Germain- des-Prés  aux  Archives  nationales, 
comme  il  a  fallu ,  de  plus,  ne  choisir  que  les  pièces  qui  présentaient,  soit 
par  leur  nature,  soit  par  leur  provenance»  un  grand  intérêt  historique, 
on  ne  doit  pas  s'étonner  de  ne  point  rencontrer,  dans  la  publication 
du  Ministère  de  l'intérieur,  de  spécimens  de  ces  papyrus  mérovingiens, 
réunis  en  si  grand  nombre  au  Musée  des  Archives  nationales. 

Les  quatre  plus  anciens  documents  que  nous  offre  le  Musée  des 
Archives  départementales  appartiennent  seulement  au  premier  siècle  de 
lepoque  carolingienne.  Un  seul  pourrait  dater  de  plus  haut.  C'est  une 
note  qui  avait  été  déposée  dans  une  châsse  de  la  cathédrale  de  Chartres 
et  qui  se  trouve  aujourd'hui  aux  archives  du  département  d'Eure-et- 
Loir.  Cette  pièce,  écrite  au  vu"  ou  vni* siècle,  indiquait  l'existence,  dans 

^  Musée  des  Archives  nationales ,  docu'  reconnue,  au  dernier  moment,  d*une 

ments  originaux  de  r histoire  de  France  eX'  authenticité  douteuse,  et  la  lettre  de 

posés  dans  Vhôtel  Souhise.  Paris,  H.  Pion,  Gassendi  envoyée  par  le  second  n*a  pu 

1872,  in-A".  entrer  dans  la  place  qui,  vu  sa  dimen- 

*   Les  départements  de  Loir-et-Cher  sion  inexactement  appréciée,  lui  avait 

et  des   Basses-Alpes.  La   pièce   fournie  été  assignée  sur  Tatlas. 
par  le  premier  de  ces  départements  a  été 


MUSÉE  DES  ARCHIVES  DÉPARTEMENTALES.  529 

lâchasse,  des  reliques  de  saint  Monulphe,  évêque  d'Utrccht,  mort  le 
a 6  juillet  599.  On  y  lit  les  mots  Hyc  sant  pignora  de  cobertario  domno 
Monulfo,  Trejectinse  episcopo. 

Le  diplôme  impérial  qui  suit  dans  Tordre  chronologique  cette  pré- 
cieuse étiquette  a  une  date  plus  précise.  Il  a  été  écrit  à  Aix-la-Chapelle 
le  6  décembre  777.  et  fait  partie  de  ces  monuments  diplomatiques  con- 
cernant rhistoire  de  Tabbaye  de  Saint-Denis  qui  constituent  les  plus 
anciens  actes  de  nos  rois  conservés  jusqu'à  ce  jour.  Il  contient  une  con- 
firmation par  Charlemagne  d'un  privilège  que  le  synode  de  Padcrborn 
avait  accordé  à  la  royale  abbaye  pour  le  prieuré  de  Salone,  qu  elle  pos- 
sédait dans  le  diocèse  de  Metz.  Aussi  y  voit-on  mentionné  le  consente- 
ment de  levêque  de  cette  ville,  Angelramne.  Le  privilège  portait  que 
i'évêque  de  Metz ,  ses  archidiacres  ou  ses  délégués,  ne  pourraient,  à  Tavenir, 
exercer  les  fonctions  épiscopales  dans  ledit  prieuré  que  sur  la  demande 
de  Tabbé  de  Saint-Denis.  Cet  antique  diplôme,  qui  se  trouve  actuelle- 
ment aux  archives  do  Meurlho-et-Moselle,  et  dont  le  sceau  a  disparu, 
porte  le  monogramme  de  Tempereur,  la  souscription  du  chancelier  et 
un  parafe  en  notes  tironiennes. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  le  Polyptyque  de  Marseille  dont  un 
spécimen  qui  en  reproduit  quelques  fragments  figure  dans  le  Musée,  car 
ce  monument  paléographique,  qui  se  place  chronologiquement  après  ie 
diplôme  de  777,  est  connu  de  tous  ceux  qui  soccupent  de  diplomatique, 
le  texte  en  ayant  été  publié  par  M.  Léopold  Delisle,  dans  le  Carlulaire 
de  Saint-Victor  de  Marseille,  t.  II,  p.  635-655.  On  sait  que  ce  Polyp- 
tyque présente  un  état  des  possessions  de  l'église  cathédrale  de  Marseille 
et  de  labhaye  de  Saint-Victor  de  la  même  ville. 

Le  diplôme  de  Louis  le  Débonnaire,  du  1 6  mars  819,  fourni  par  les 
archives  départementales  de  Saône-el- Loire,  est  une  pièce  d'un  grand 
intérêt  pour  la  géographie  de  l'époque  carolingienne.  Il  mentionne  file 
de  Noirmoutier  (Aeri),  alors  dépendant  du  pagus  Erbadellicus  (pays 
d'Herbauge)^  où  fut  fondée  l'abbaye  qui  a  valu  à  cette  île  son  nouveau 
nom^  Il  y  est  parlé  d'une  chaussée  royale  [via  regia)  qui  était,  selon 
toute  apparence,  une  ancienne  voie  romaine,  et  de  la  construction  d'un 
pont  sur  un  canal. 

*  Voyez,  sur  ce  nom,  écrit  Arbatill-  nent  voisin  et  qu^ainsi  que  cela  est  ar- 
cum  par  Grégoire  de  Tours ,  A.  Longnon ,  rivé  pour  d^autres  îles ,  elle  en  ait  été  sé- 
Géographie  de  la  Gaule  au  vi'  siècle,  parée  par  finvasion  des  eaux  de  la  mer. 
p.  565  (Paris,  1868).  Voy.   E.  Desjardins,   Géographie  kisto- 

*  Il  semble  qu  à  Tèpoque  romaine  rique  et  administrative  de  la  Gaule  ro- 
file  de  Noirmoutier  était  unie  au  conti*  maine,  1 1,  p.  27a. 


530  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

Arnoul,  abbé  du  monastère  de  Saint-Philibert  dans  l'île  de  Noir- 
moutîer,  ayant  exposé  que,  pour  se  garantir  des  invasions  des  barbares, 
c'est-à-dire  des  Normands,  il  avait  dû  faire  bâtir  un  couvent  en  terre 
ferme  à  Dée,  aujourd'hui  Saint-PhiJibert-de-Grand-Lieu,  et  qu'il  dési- 
rait amener  à  ce  couvent  l'eaj  de  la  Boulogne  [Bedonia)  au  moyen  d'un 
canal  qui  couperait  la  route  (quam  siratam  sive  calciatam  dicant),  Louis 
le  Débonnaire  l'autorise  à  couper  cette  route  pour  y  faire  passer  ledit 
canal,  à  condition  qu'il  construise  un  pont  à  l'endroit  où  la  route  aura 
été  tranchée. 

Ce  pont,  qui  ne  devait  être  que  de  faible  dimension,  n'est  pas  le  seul 
dont  il  soit  fait  mention  dans  les  textes  que  reproduit  notre  ouvrage. 
Il  est  parlé  d'un  pont  beaucoup  plus  important,  puisqu'il  était  jeté  sur 
la  Garonne,  dans  des  lettres  patentes  du  roi  d'Angleterre  Richard  Cœur- 
de-Lion.  Par  ces  lettres,  le  monarque  anglais  accorde  à  la  ville  d'Agen 
diverses  concessions  pour  la  construction  et  l'entretien  du  pont  de  cette 
ville  et  nomme  un  maître  pontonnier,  magister  pontenarias  ^ 

Le  diplôme  de  Louis  le  Débonnaire,  que  je  viens  de  citer  en  parlant 
de  l'invasion  des  Normands,  nous  fournit  un  témoignage  des  plus  posi- 
tifs sur  les  ravages  que  ces  pirates  exerçaient  sur  nos  côtes  dès  le  com- 
mencement du  IX"  siècle.  Les  Hongrois  ne  commirent  guère  moins  de 
dévastations  dans  l'est  de  la  France,  et  un  autre  document,  qu'ont  fourni 
au  Musée  des  Archives  départementales  les  archives  du  Rhône,  mentionne 
une  de  leurs  invasions  sur  notre  sol  :  c'est  une  charte  accordée  en  no- 
vembre gSo  parBurchard,  archevêque  de  Lyon,  à  Badin,  abbé  de  Sa- 
vigny.  Ce  dernier  avait  adressé  au  prélat  une  requête  pour  l'informer 
que  son  abbaye,  dévastée  par  des  usurpateurs  et  incendiée  par  les 
Hongrois,  avait  perdu  les  anciens  titres  de  ses  privilèges.  La  charte  que 
lui  accorda  Burchaid  était  destinée  à  lui  tenir  lieu  des  titres  détruits. 

Au  reste,  il  n'est  guère  d'événement  mémorable  de  notre  histoire  qpî 
ne  se  trouve  rappelé  dans  quelqu'une  des  pièces  que  la  publication  du 
Ministère  de  l'intérieur  met  sous  nos  yeux.  Ainsi  six  documents  se 
rapportent  à  des  faits  liés  à  la  désastreuse  gaerre  de  cent  ans,  à  savoir: 
une  lettre  close  du  roi  Jean  adressée  au  chevalier  Etienne  de  la  Baume- 
Montrevel,  dit  le  Galois;  une  lettre  du  roi  Charles  V  en  faveur  des  ha* 
bilants  de  la  ville  de  Montauban;  une  lettre  adressée  à  Bertrand  Du- 
guesclin,  alors  lieutenant  du  roi  en  Limousin  et  Périgord,  par  Alain 
de  Beaumont,  son  capitaine  en  la  ville  de  Saint-Yrieix;  une  somma- 
tion faite  à  la  ville  de  Langres  par  Digon  Amore,  capitaine  de  Mon- 

^  Musée  des  Archives  départementales,  p.  go-gi. 


MUSÉE  DES  ARCHIVES  DÉPARTEMENTALES.  531 

tigny-ie-Roi,  pour  le  roi  d'Angleterre  Henri  VI,  afin  quelle  lui  rendît 
des  prisonniers;  une  curieuse  lettre  de  Jeanne  d'Arc  à  Philippe  le  Bon, 
ladjurant  de  faire  la  paix  avec  le  roi  de  France,  et  une  autre  de  Ja 
Pucelle  aux  habitants  de  Riom,  leur  demandant  des  munitions  de 
guerre.  On  trouvera  pareillement  mentionnés  dans  notre  recueil  des 
faits  qui  se  rattachentà  la  lutte  des  Armagnacs  et  des  Bourguignons,  et, 
aux  deux  lettres  de  Jeanne  d'Arc  que  je  viens  de  citer,  il  faut  joindre 
un  autre  document  qui  nous  apprend  une  particularité  de  la  courte 
existence  de  l'héroïne.  Les  archives  communales  de  Senlis  possèdent 
un  registre  des  délibérations  du  Conseil  de  cette  ville,  où  sont  con- 
signées plusieurs  résolutions  prises  dans  une  assemblée  générale,  le  2& 
avril  i43o,  et  relatives  aux  affaires  urbaines,  aux  mesures  à  prendre 
pour  la  défense  de  la  place,  etc.  La  dernière  résolution  porte  que,  si 
Jeanne  d'Arc  se  présente  devant  Senlis  et  veut  y  entrer  avec  sa  troupe, 
que  l'on  évalue  à  1,000  hommes  de  cheval,  on  lui  fera  remarquer 
la  pauvreté  de  vivres  de  la  ville,  et  l'on  ofiiira  de  la  recevoir  avec  trente 
ou  quarante  personnes  des  plus  notables  de  sa  compagnie,  mais  non  plus. 
Ce  précieux  document  indique  l'une  des  étapes  de  la  route  quavait 
suivie  la  Pucelle  pour  se  rendre  devant  Coiiipiègne,  où  elle  devait 
tomber  au  pouvoir  des  Anglais.  Nombreux  aussi  sont  les  documents  de 
notre  recueil  se  rapportant  aux  guerres  religieuses  du  xvi  '  siècle.  Quoique 
la  préférence  des  éditeurs  se  soit  généralement  portée  sur  des  docu- 
ments plus  anciens,  notamment  sur  ceux  duxii'  et  du  xui*  siècle,  ils  ont 
tenu  à  ne  pas  négliger  cette  triste  et  intéressante  époque  de  notre  his- 
toire. Il  me  suffira  de  citer  ici,  entre  les  pièces  reproduites,  une  lettre 
de  Philippe  Melanchthon  à  Antoine,  roi  de  Navarre,  dans  laquelle  il 
exprime  sa  douleuv  de  voir  la  Réforme  combattue  et  persécutée  en 
France  et  recommande  au  prince  le  porteur  de  la  lettre,  Hubert  Lan- 
guet,  réminent  diplomate  et  publiciste  du  parti  prolestant  qui  composa 
les  Vindiciœ contra  tyrannos;  le  serment  prêté,  le  20  août  1  Syo,  entre  les 
mains  du  maréchal  de  Biron  par  les  chefs  protestants  de  garder  fidèle- 
ment les  quatre  places  de  la  Rochelle,  Montauban,  Cognac  et  la  Char 
rite  ;  une  lettre  du  duc  Henri  de  Guise  aux  habitants  de  Mézières  pour 
les  inviter  à  se  mettre  en  garde  contre  une  tentative  de  surprise  que 
leur  préparent  les  protestants.  Une  piquante  lettre  d'Henri  IV,  que  pos- 
sèdent les  archives  départementales  du  Nord ,  et  qui  figure  dans  notre 
ouvrage ,  marque  pour  ainsi  dire  la  fin  de  cette  longue  période  de  guerres 
intestines.  Henri  IV  y  mande  à  MM.  de  Roquelaure,  de  Villeroi  et  de 
Senecey,  chargés  de  négocier  en  son  nom  avec  le  duc  de  Mayenne  pour 
la  cessation  de  la  guerre  civile,  quil  trouve  les  dernières  propositions 


532  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

du  duc  exorbitantes  et  qu  il  n  en  veut  pas  entendre  parler;  il  aimerait 
mieux  rompre  les  négociations;  et,  dans  une  partie  chiffrée,  le  roi  ajoute 
rinvitation  de  reprendre  les  négociations  et  de  faire  en  sorte  que  le  duc 
présente  des  propositions  nouvelles.  Cette  dernière  partie  a  pu  êlre  lue 
grâce  à  une  transcription  ajoutée  sur  Toriginal  dans  Tinterligne  au-dessus 
des  cbilTres. 

Les  documents  reproduits  dans  Tatlas  nont  pas  tous,  il  faut  le  dire, 
un  aussi  grand  intérêt  pour  Thistoire  générale;  mais  ils  font  passer 
devant  nos  yeux  une  suite  de  noms  célèbres.  Une  foule  de  princes  et 
de  personnages  qui  ont  joué  les  premiers  rôles  dans  les  événements 
de  leur  temps  apparaissent  là  par  leur  signature,  leur  monogramme, 
leur  écriture  ou  tout  au  moins  renonciation  de  leur  nom  :  Hugues 
Capet,  Guillaume  le  Conquérant,  Louis  le  Gros,  saint  Bernard,  Suger, 
Frédéric  Barberousse,  Richard  Cœur-de-Lion ,  Thibaut  de  Champagne» 
Blanche  de  Castille,  saint  Louis,  Philippe  le  Bel,  le  roi  Jean,  Charles  V, 
Charles  d*Orléans,  le  roi  René,  Louis  XI,  Jeanne  d*Âlbret,  Montaigne, 
Henri  IV,  Richelieu,  Turenne,  Pierre  Corneille,  Molière,  Philippe  de 
Champaigne,  Louis  XIV,  madame  de  Sévigné,  madame  de  Maintenon, 
Fénelon,  Pierre  Puget,  Paoli,  etc. 

Il  eût  fallu  reproduire  un  bien  plus  grand  nombre  de  documents 
que  n'en  contient  la  présente  publication  pour  composer  un  répertoire 
tant  soit  peu  complet  des  pièces  justificatives  les  plus  importantes  de 
l'histoire  de  France;  mais  il  ne  faut  point  oublier  que  les  éditeurs,  tout 
en  mettant  à  la  disposition  des  curieux  des  textes  historiques  peu  connus 
ou  inédits,  n*ont  pas  eu  cette  visée  spéciale  dans  leur  publication;  ib 
se  sont  avant  tout  proposé  de  donner  un  recueil  de  spécimens  permet- 
tant de  juger  des  transformations  qu'ont  subies  fécriture,  la  langue, 
le  style,  la  rédaction  des  actes,  et  qui  nous  olfrit  un  choix  des  plus 
curieux  monuments  de  nos  archives  départementales  en  vue  de  Tétude 
de  la  paléographie  et  de  la  diplomatique.  C'est  ce  que  nous  a  montré, 
dans  la  concise  mais  substantielle  Introduction  qui  précède  louvrage, 
M.  Gustave  Desjardins.  Il  y  note  successivement  ce  qui  a  trait  à  récri- 
ture, h  la  langue,  à  la  nature  et  à  Tobjet  des  actes  (actes  du  pouvoir 
royal,  actes  ecclésiastiques  ,  actes  des  seigneurs,  actes  relatifs  aux  com- 
munes et  au  tiers  état,  actes  des  notaires,  chartes-parties,  notices,  car- 
tulaires,  actes  judiciaires,  actes  de  l'état  civil,  pièces  de  comptabilité, 
autographes,  lettres  missives),  à  leur  date  et  aux  signes  de  leur  vali- 
dation. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  résumer  les  observations  du  savant  auteur 
de  rintroduction,  car  elles  ne  sont  elles-mêmes  que  des  résumés.  Je  me 


MUSÉE  DES  ARCHIVES  DÉPARTEMENTALES.  533 

bornerai  à  signaler  quelques-uns  des  faits  les  plus  intéressants  qui  sy 
trouvent  consignés. 

Dès  le  premier  tiers  du  \f  siècle  (vers  Tan  i  o3o),  on  voit  apparaître 
dans  nos  textes  latins  des  mots  romans,  comme  on  peut  s*en  convaincre 
par  Taccord  entre  Pierre,  évêque  de  Girone,  et  Roger  I",  comte  de 
Foix;  mais,  pour  trouver  un  acte  entièrement  rédigé  en  provençal,  il 
faut  descendre  jusqu'aux  environs  de  1 1 60.  L'emploi  de  l'idiome  vulgaire 
dans  les  actes  du  nord  de  la  France  fut  plus  tardif,  et  n'est  constaté 
qu'un  demi-siècle  plus  tard.  L'usage  du  français  ou  plutôt  du  roman 
du  Nord  n'apparait  dans  ces  monuments  qu'au  commencement  du 
xiif  siècle.  Le  Musée  des  Archives  nationales  a  exposé,  comme  la  plus 
ancienne  charte  qu'il  possède  écrite  dans  cet  idiome,  une  donation  de 
rentes  à  l'hôpital  de  Douai  de  l'année  i23d  ^  Une  pièce  qui  provient 
également  de  Douai,  et  qu'on  trouvera  reproduite  dans  l'atlas  du  Musée 
des  Archives  départementales,  recule  de  trente  années  l'usage  de  l'idiome 
vulgaire  dans  les  chartes.  On  a  découvert,  aux  archives  de  cette  même 
ville,  une  charte  de  l'année  i2oli  écrite  en  roman  septentrional.  Elle 
relate  une  delte  de  81  muids  de  froment  que  Guillaume  de  Hornaing 
se  reconnaît  obligé  de  payer  en  six  annuités  à  Doucet  le  Cangeor  (le 
changeur],  Guérin  Mulet  et  Enguerrant  le  Drapier.  Ce  texte  roman 
nous  reporte  à  l'époque  des  plus  anciennes  chartes  en  roman  du  nord  ; 
car,  ainsi  que  l'a  établi  M.  Paul  Meyer,  une  des  plus  grandes  autorités 
en  pareille  matière ,  les  monuments  de  cet  idiome  qui  ont  été  donnés 
comme  antérieurs  au  xiu*  siècle  ne  sont  pas  authentiques  ou  sont  tra- 
duits du  latin  ^. 


'  Voy.  Musée  des  Archives  nationales, 
n"  233,  p.  i3i.  11  existe  en  divers  dé- 
pôts des  chartes  françaises  d'une  date 
plus  reculée.  La  charte  la  plus  ancienne 
en  idiome  poitevin  qui  se  trouve  aux 
archives  delà  Vienne,  et  qui  provient  de 
la  Saintonge ,  est  de  1208.  (Voy.  Redet, 
dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des 
chartes,  m*  série,  t.  V,  p.  83  et  suiv.) 
Une  des  cliartes  françaises  rochelloises 
des  archives  du  Maine-et-Loire  remonte 
à  Tannée  1 226  (Marchegay,  ibid,  iv*  se- 
rie,t. IV, p.  i32  et  suiv.),  et  une  charte 
en  idiome  vulgaire  des  archives  de 
TAube ,  signalée  par  M.  d*Arbois  de  Ju- 
bainville,  est  de  i23o.  (BibL  de  l'Ecole 
des  chartes,  iv*  série,  t.  1,  p.  i38.) 


'  Voy.  Paul  Meyer,  Observations  grant" 
maticales  sur  quelques  chartes  fausses  en 
langue  vulgaire  (Bibliothèque  de  l'Ecole 
des  chartes,  v*  série,  t.  III,  p.  126  et 
suiv.).  Ce  caractère  apocryphe  apparaît 
dans  plusieurs  des  pièces  en  langue 
wallonne  portant  des  dates  antérieures 
au  xiu*  siècle,  qu'a  publiées  M.  Tailliar. 
(Voy.  Tailliar,  Recueil  d'actes  des  xn'  et 
xiii'  siècles  en  langue  romane-wallonne. 
Douai,  18^9.)  Disons  cependant  qu*on 
a  découvert  aux  archives  de  Tévèché 
d'Angoulème  une  charte  que  me  signale 
mon  savant  confrère  M.  Gaston  Paris, 
et  qui  est  certainement  antérieure  au 
xni*  siècle,  peut-être  même  au  xii*.  Elle 
se  place  conséquemment  fort  avant   a 

68 


534 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 


La  tenue  des  registres  de  Tétat  civil  est  en  France  un  fait  relativement 
récent,  puisqu'elle  ne  date  que  de  l'ordonnance  de  François  I*',  d'août 
1 539.  Mais,  avant  cette  époque,  il  y  avait  des  curés  qui  prenaient  note 
des  baptêmes,  mariages  et  enterrements  accomplis  dans  leur  paroisse, 
dans  un  intérêt,  il  est  vrai,  purement  fiscal,  car  c'était  afin  de  consigner 
le  prix  qui  avait  été  payé  à  l'Eglise  pour  l'accomplissement  de  ces  céré- 
monies. Le  Musée  des  Archives  départementales  nous  fournit  un  extrait 
de  deux  des  plus  anciens  registres  de  ce  genre  qui  aient  été  jusqu'à  pré- 
sent signalés  ^  Ce  sont  le  registre  deMontarcher  (Loire),  écrit  en  làGg, 
et  celui  de  Châteaudun  (Eure-et-Loir),  postérieur  de  dix  années  à  cette 
date.  Ajoutons  que,  si  ces  registres  tirent  leur  origine  de  l'usage  d'inscrire 
les  droits  perçus,  les  baptêmes,  qui  étaient  administrés  gratis,  ne  s'y 
trouvent  pas  moins  consignés. 

Entre  les  pièces  les  plus  intéressantes  ayant  pris  place  dans  le  Musée 
des  Archives  départementales,  je  mentionnerai  le  Rouleau  mortuaire  de 
Hugues,  abbé  de  Solignac,  Ce  document  doit  être  rapproché  du  rouleau 
du  bienheureux  Vital,  abbé  de  Savigny,  exposé  à  l'hôtel  Soubise  et  d'une 
date  antérieure  de  plus  d'un  siècle.  Sans  avoir  l'étendue,  la  richesse  de 
dessins  et  d'inscriptions  du  document  découvert  à  la  sous-préfecture 
de  Mortain,  le  rouleau  funéraire  de  l'abbé  de  Solignac,  que  possèdent 
les  archives  départementales  de  la  Haute- Vienne,  n'en  est  pas  moins  un 
des  plus  curieux  spécimens  de  ce  genre  de  billets  défaire  part,  sur  lesquels 
Ja  profonde  érudition  de  M.  Léopold  Delisle  a  jeté  tant  de  lumière. 
Mais  hélas  !  comme  le  rouleau  du  bienheureux  Vital,  celui  de  Hugues, 
abbé  de  Solignac,  nous  est  parvenu  mutilé!  La  circulaire  qui  annonçait 
la  mort  de  l'abbé  a  disparu.  L'atlas  n'a  reproduit  que  des  extraits  relatifs 
aux  passages  de  cette  lettre  circulaire  en  diverses  localités.  Ainsi  que 


charte  de  1 1 99  «  qui ,  suivant  M.  de  La- 
borderie,  remporterait  par  l'âge  sur 
celles  citées  ci-dessus.  Le  précieux  do- 
cument angoumois  a  été  publié  en  1867 
dans  la  Revue  de  TAanis,  de  la  Saintonge 
et  du  Poitoa,  par  M.  A.  Boucherie. 

'  Voyez,  à  ce  sujet,  fintéressante  no- 
tice donnée  par  M.  Harqld  de  Fontenay 
dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  chartes , 
VI'  série,  t.  V,  p.  542  et  suiv.  et  inti- 
tulée :  Recherches  sur  les  actes  de  l'état 
civil  aux  xir'  et  xv'  siècles  à  propos  d'un 
registre  de  paroisse  de  Van  iàiî.  M.  H. 
de  Fontenay,  après  avoir  rappelé  l'exis- 


tence du  registre  de  la  Madeleine  de 
Châteaudun  découvert  par  M.  Merlet, 
nous  fait  connaître  dans  son  travail  un 
registre  tenu  dans  une  localité  de  la 
Bourgogne,  et  qui  remonte  au  mois  de 
février  i4ii-  La  copie  partielle  de  ce 
registre,  faite  en  i4i5,  se  conserve  aux 
archives  de  Tévêché  d'Autun.  Cf.  dans 
V Annuaire  de  la  Société  de  l'Histoire  de 
France  pour  1847,  la  Notice  historique 
d'A.  Taillandier,  Sur  les  anciens  registres 
de  Vétat  civil  à  Paris,  Lyon,  Rouen  et 
Chartres, 


MUSÉE  DES  ARCHIVES  DÉPARTEMENTALES.  535 

le  rouleau  du  bienheureux  Vital,  celui  de  Hugues  avait  beaucoup 
voyagé.  Par  les  mentions  des  églises  et  abbayes  visitées,  qui  sont,  pour 
la  partie  conservée  du  rouleau,  au  nombre  de  3 2 3,  on  voit  que  le 
porteur  de  la  pièce  funèbre  fit  deux  tournées  :  dans  lune ,  de  mai  à 
août  i24o,  il  visita  le  midi  et  louest  de  la  France,  depuis  Lodève  et 
Narbonne  jusqu'à  Bordeaux  et  la  Rochelle;  dans  la  seconde,  de  jan- 
vier à  juillet  i2àiy  il  traversa  le  Poitou,  le  Maine,  la  Normandie,  la 
Picardie,  la  Flandre,  alla  jusqu'à  Bruxelles,  Aix-la-Chapelle  et  Cologne, 
et  revint  par  Namur,  Douai,  Cambrai,  Amiens,  Laon,  Senlis,  Paris  et 
Etampes. 

Cemploi,  au  moyen  âge,  des  tablettes  de  bois  enduites  de  cire  pour 
écrire  des  choses  qui  étaient  destinées  à  être  ensuite  efiacées,  est  un  des 
legs  les  plus  remarquables  que  l'antiquité  ait  faits  à  nos  pères.  Aussi, 
partout  où  de  semblables  tablettes  ont  été  retrouvées,  les  érudits  ont-ils 
attaché  un  grand  intérêt  à  nous  en  donner  la  description.  La  Biblio- 
thèque nationale  et  les  Archives  nationales  possèdent  de  semblables 
tablettes.  Celles  qui  existent  aux  Archives  communales  de  Senlis  n  ont 
sans  doute  pas  Tintérêt  des  fameuses  tablettes  de  Jean  Sarrasin  présen- 
tant les  comptes  de  saint  Louis,  et  qui  sont  exposées  au  musée  de  THôtel 
Soubise,  mais  elles  nen  étaient  pas  moins  dignes  de  figurer  dans  le 
Musée  des  Archives  départementales.  Ces  tablettes  avaient  servi  à  écrire 
une  enquête  sur  les  comptes  de' l'administration  de  Senlis  au  xiv""  siècle. 
L'atlas  n  a  pu  donner  qu'un  spécimen  du  texte.  Le  passage  reproduit 
contient  la  liste  des  personnes  qui  avaient  pris  à  ferme  des  droits  ou 
impôts  appartenant  à  la  commune  ou  des  entreprises  relevant  de  la 
municipalité,  avec  l'indication  de  la  ferme  annuelle  que  chacun  devait, 
des  termes  de  payement  et  des  sommes  payées. 

Le  contenu  des  documents  qui  constituent  le  Musée  des  Archives 
départementales  a  été  reproduit  dans  la  transcription  avec  une  scrupu- 
leuse exactitude;  mais  ce  soin  ne  suffirait  pas  pour  donner  à  tous  une 
parfaite  intelligence  de  ces  documents.  Le  lecteur  eût  aimé  à  rencontrer 
quelques  notes  destinées  à  éclaircir  certains  passages,  qui  ne  se  com- 
prennent pas  facilement  par  la  raison  que  diverses  pièces  se  trouvent 
isolées  des  cartulaires  ou  des  registres  où  elles  étaient  insérées.  Les 
éditeurs  ont  pensé  sans  doute  qu'ils  seraient  sortis  de  leur  rôle  en  ajou- 
tant des  commentaires.  Ils  ont  également  négligé  de  faire  suivre  les 
pièces  qui  avaient  été  déjà  publiées  ou  analysées,  de  l'indication  biblio- 
graphique des  ouvrages  renfermant  ces  reproductions  soit  totales  soit 
abrégées.  Le  but  de  la  publication  n'était,  après  tout,  que  de  permettre 
aux  curieux  de  lire  les  magnifiques  planches  héliographiques  qui  corn- 

68. 


536  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

posent  l*atlas.  Ces  fac-similés  font  le  plus  grand  honneur  à  Thabile  artiste, 
M.  Paul  Dujardin,  qui  les  a  exécutés.  On  n  avait  jamais  encore  repro- 
duit avec  une  fidélité  plus  saisissante  les  chartes  du  moyen  âge.  En 
contemplant  ces  planches,  on  se  laisserait  volontiers  aller  à  Tillusion 
que  l'on  a  les  originaux  sous  les  yeux. 

La  publication  du  Ministère  de  Tintérieur  montre  quelle  est  la  richesse 
de  nos  archives  départementales,  et  doit  attirer  sur  ces  dépôts,  dont  la 
garde  est  confiée  à  des  savants  aussi  estimables  que  modestes,  toute  la 
sollicitude  des  amis  de  Thisloire.  Cest  en  fouillant  ces  dépôts  que  plu- 
sieurs de  nos  historiens  et  de  nos  antiquaires  ont  pu  réunir  les  meil- 
leurs éléments  de  leurs  ouvrages.  Les  archives  départementales,  malgré 
les  inventaires  sommaires  qua  commencé  h  faire  paraître  depuis  plus 
de  quinze  années  le  département  de  ^intérieur^  ne  sont  que  peu  con- 
nues des  érudits  ;  elles  sont  loin  d  avoir  fourni  à  l'histoire  toutes  les  lu- 
mières qui  peuvent  en  jaillir.  Le  savoir  des  archivistes,  attesté  par 
l'envoi  intelligent  qu'ils  ont  fait  des  documents  dont  les  reproductions 
figurèrent  à  l'Exposition  universelle  de  1878,  assure  aux  travailleurs 
un  accès  facile  ^t  fructueux  dans  leurs  dépôts.  Trop  longtemps  fadmi- 
nistration  supérieure  n  a  voulu  voir  dans  les  archives  des  départements, 
des  communes  et  des  hospices,  que  des  établissements  purement  admi- 
nistratifs. Sans  doute  ces  archives  sont  destinées  à  rendre  à  l'adminis- 
tration des  services  journaliers,  mais  elles  sont  en  même  temps,  pour 
la  connaissance  des  temps  passés,  des  sources  précieuses  et  abondantes, 
que  l'on  ne  saurait  trop  s'attacher  à  entretenir  dans  l'intérêt  de  la 
science. 

L'étude  comparative  de  tous  les  documents  se  rapportant  à  tel  ou 
tel  sujet,  à  telle  ou  telle  époque,  à  tel  ou  tel  personnage,  et  que  con- 
tiennent nos  diverses  archives  des  départements,  met  en  possession  des 
éléments  fondamentaux  de  son  travail  celui  qui  entreprend  de  traiter 
ce  sujet,  d'écrire  les  annales  de  cette  époque,  de  raconter  la  vie  de  ce 
personnage.  En  chargeant  de  la  conservation  des  archives  de  nos  dé- 
partements et  de  nos  villes  d'anciens  élèves  de  notre  Ecole  des  chartes, 
l'administration  a  eu  recours  au  meilleur  moyen  pour  porter  à  la  con- 
naissance des  amis  de  l'histoire  les  précieux  documents  enfouis  dans 

^  La  publication  de  ces  inventaires,  i863.  L'inventaire  sommaire  des  Ar- 
exécutée  par  les  ordres  du  Ministère  de  chives  des  Basses- Pyrénées ,  série  B, 
finiérieur,  commença  en  1 86a.  Le  lome  parut  la  même  année ,  Paris ,  in-4'.  L'in- 
I*'  des  Archives  du  département  du  Nord,  ventaire  sommaire  des'  Archives  dépar- 
ié rcfcirw  civiles,  série  B,  Chambre  des  tementales  de  f Aisne,  antérieures  à 
comptes  de  Lille,  a  paru  à  Lille  in-d**  en  1790,  série  C,  a  été  imprimé  en  186a. 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  537 

ces  dépôts,  que  des  gardiens  ignorants  ou  peu  éclairés  eussent  vraisem- 
blabienient  laissés  dans  lobscurité. 

Alfred  MAURY. 


Etude  sur  la  géographie  comparée  de  la  rive  occidentale 
rftt  lac  de  Gennézareth,  ou  mer  de  Galilée. 

DEUXIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE. 

Lorsqu'on  a  dépassé  El-Medjdel  depuis  une  dizaine  de  ntiinutes,  on 
traverse  le  gros  ruisseau  qui  sort  de  i'Ouad  ei-Ammam,  et  un  peu  plus 
loin ,  à  droite  du  sentier,  on  trouve ,  au  milieu  d*un  épais  fourré  d'ar- 
bustes, de  plantes  grimpantes  et  de  hautes  herbes,  un  magnifique 
bassin  rond,  dune  construction  extrêmement  soignée.  Le  bord  de  ce 
bassin  est  formé  d*un  massif  de  maçonnerie ,  revêtu  de  belles  pierres 
de  taille,  et  dont  l'épaisseur  varie  de  5  à  6  mètres.  Le  bassin  lui- 
même  a  un  diamètre  dun  peu  plus  de  20  mètres  et  2  mètres  de  hau- 
teur au-dessus  du  fond. 

L'eau  qu'il  contient,  et  dont  la  profondeur  actuelle  n'est  guère  que  de 
70  à  80  centimètres,  est  très  belle  et  très  limpide.  On  y  voit  s'ébattre 
une  foule  de  petits  poissons  noirs,  très  vifs,  assez  semblables,  à  ce  que 
j'en  ai  pu  juger  gro550  modo,  à  de  très  gros  goujons  ou  à  des  éperlans.  Ces 
poissons,  je  n'avais  pas  la  compétence  nécessaire  pour  en  déterminer 
l'espèce;  deux  ichtyologistes  éminents  qui,  depuis  moi,  ont  visité  ce 
bassin,  et  recueilli  des  spécimens  des  poissons  en  question,  M.  Tris- 
tram,  naturaliste  anglais,  et  M.  Lortet,  conservateur  du  Muséum  d'his- 
toire naturelle  de  Lyon,  en  ont  reconnu  l'identité  avec  le  poisson  des 
marais  d'Alexandrie,  auquel  le  nom  vulgaire  de  korakinos,  transmis  par 
Josèphe,  devait  s'appliquer. 

A  l'ouest  de  ce  magnifique  bassin,  qui  n'a  d'autre  nom  aujourd'hui 
que  celui  d'Aïn  el-Modouarah  «la  source  ronde,  »  la  plaine  est  bornée 
par  des  coteaux  jonchés  de  blocs  de  basalte  de  dimensions  médiocres 


*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  daoât,  p.  489. 


538  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

et  en  très  grande  quantité.  Entre  ces  coteaux  et  le  bassin,  le  sol  est 
mélangé  de  débris  et  de  pierrailles!  qui  ne  permettent  pas  plus  de 
douter  quil  n*y  ait  eu  là  une  ville  antique,  quils  ne  le  permettent  en 
cent  autres  endroits,  à  Tarichées,  par  exemple,  auxquels  Ton  nest 
pas  tenté  de  dénier  Thonneur  d'être  le  site  d'une  ville  antique.  En 
Palestine,  il  est  rare  que  les  sites  certains  des  villes  bibliques  soient 
caractérisés  par  des  restes  plus  apparents. 

Donc,  je  laffirme  sans  crainte,  il  a  existé,  au  point  que  je  viens  d'in- 
diquer, une  ville  antique,  et  cette  ville,  c'était  la  Capbarnaùm  des 
Évangiles,  la  Capbarnaùm  qu'a  souvent  habitée  N.  S.  Jésus-Christ. 

Si  j'insiste  avec  force  sur  cette  vérité,  qui  pour  moi  est  inéluctable, 
c'est  que  le  site  illustre  de  Capharnaûm  a  été  obstinément  placé  beau- 
coup plus  loin,  à  Tell  Houm,  localité  qui  n'est  très  certainement  que 
la  Julias  du  tétrarque  Philippe,  et  qu'il  y  a  là  une  question  de  topogra- 
phie évangélique  qu'il  n'est  pas  possible  de  traiter  à  la  légère,  en  écar- 
tant, et  en  regardant  comme  non  avenus,  les  raisonnements  gênants 
pour  les  théories  de  fantaisie.  Déjà,  à  plusieurs  reprises,  j'ai  traité  cette 
question  de  topographie,  j'ai  eu  beau  faire!  on  n'a  pas  combattu  les 
aliments  que  j'apportais,  c'était  par  trop  malaisé;  on  s'est  contenté 
de  les  passer  sous  silence,  et  de  ne  pas  tenir  plus  de  compte  de  mon 
opinion,  que  si  elle  n'avait  jamais  été  publiée.  Je  vais  donc,  une  fois 
de  plus,  démontrer  que  je  ne  me  trompe  pas,  et  que  ce  sont  les 
autres  qui  ont  adopté  la  plus  manifeste  des  erreurs. 

D'abord  il  n'est  pas  possible  de  douter  de  l'identité  de  l'Ayn  el-Mo- 
douarah  avec  la  source  citée  par  Josèphe,  sous  le  nom  de  source  de 
Capharnaoum.  Celle-ci  arrosait  et  fertilisait  la  plaine  de  Gennésar; 
l'autre  arrose  toujours  et  fertilise  la  plaine  de  Gennésar,  qui  se  nomme 
aujourd'hui  El-Rhoueyr;  car  l'eau  s'échappe  du  bassin  par  un  large 
ruisseau,  duquel  on  peut  tirer  fort  aisément  des  rigoles  d'irrigation, 
La  fontaine  signalée  par  Josèphe  nourrissait  des  poissons  identiques  avec 
le  korakinos  des  marais  d'Alexandrie;  TAyn  el-Modouarah  contient  en- 
core les  descendants  des  poissons  dont  la  présence  a  été  signalée  par 
Josèphe,  et  cette  descendance  se  compose  réellement  de  spécimens 
du  poisson  désigné  par  lui  sous  le  nom  de  korakinos. 

Nous  sommes  donc  incontestablement  sur  le  territoire  de  Caphar- 
naûm, lorsque  nous  sommes  à  l'Ayn  el-Modouarah.  Par  conséquent,  les 
blocs  de  basalte  et  les  débris  qui  jonchent  les  coteaux  voisins,  et  le  pied 
de  ces  coteaux,  sont  les  restes  de  la  Capharnaûm  des  Evangiles. 

A  partir  du  bassin  d'El-Modouarah ,  les  blocs  de  basalte  ne  cessent  pas 
de  se  montrer  jusqu'au  village  ruiné  et  désert  d'Abou-Chouched  «  le 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  539 

«père  du  Scorpion.  »  Ce  village  se  trouve  sur  une  colline  qui  se  rattache 
à  la  chaîne  de  hauteurs  bordant  à  louest  ia  plaine  de  Gennésar,  ou 
d*El-Rhoueyr,  et  qui  s'avance  vers  Test,  pour  rétrécir  notablement  cette 
jolie  petite  plaine.  Tout  le  site  d'Abou-Chouched  est  couvert  de  blocs  de 
basalte,  et  un  assemblage  bien  conservé  de  blocs  énormes  de  la  même 
pierre  revêt  d'un  véritable  glacis  monumental  la  base  de  la  hauteur 
couronnée  par  les  ruines  d'Abou-Chouched.  De  cette  ville,  ou  si  Ton 
aime  mieux,  de  ce  village,  il  ne  reste  que  des  pans  de  mur  d'appa- 
rence tout  à  fait  moderne,  mais  au  milieu  desquels  est  encore  debout 
une  espèce  de  petite  tour  carrée  et  voûtée,  construite  en  assez  beaux 
blocs  d'appareil  hérodien  ou  romain.  Cette  tour  est  appliquée  contre 
une  muraille  de  construction  plus  récente. 

Au  delà  d'Abou-Chouched,  c'est-à-dire  vers  le  nord-est,  les  blocs  de 
basalte,  provenant  certainement  d'édifices  antiques,  continuent  à  se 
montrer  jusqu'au  bord  d'une  petite  rivière ,  qui  roule  des  eaux  pures  et 
vives  pendant  la  belle  saison ,  mais  qui ,  pendant  les  pluies  de  Thivemage , 
se  transforme  en  torrent  bourbeux,  fort  dangereux  à  franchir;  je  le  sais 
par  expérience.  Cette  rivière,  c'est  le  Nahr  el-Aamoud  «la  rivière  de  la 
tt  colonne.  »  Dans  la  plaine ,  au-dessous  des  collines  qui  avoisinent  Abou- 
Chouched,  Robinson,  se  dirigeant  au  nord-est,  vers  le  Khan  Minieh,  a 
rencontré  un  fût  de  colonne  calcaire  d'une  vingtaine  de  pieds  de  lon- 
gueur et  de  deux  pieds  de  diamètre.  Il  a  supposé  avec  raison  que  l'Ouad 
et  le  Nahr  el-Aamoud  devaient  leur  nom  actuel  à  la  présence  de 
cette  colonne  qui  n'est  certainement  pas  venue  toute  seule  au  point  où 
elle  gît  actuellement,  et  que  les  Arabes  n'ont  jamais  eu  l'idée  d'amener 
en  ce  point.  Cette  colonne  appartient  donc  aux  ruines  qui  commencent 
vis-à-vis  TAyn  el-Modouarah ,  et  qui  ne  cessent  qu'au  débouché  de  l'Ouad 
el-Aamoud.  Mais  quelles  locahtés  antiques  représentent  ces  ruines  con- 
sidérables? C'est  ce  que  nous  allons  nous  efforcer  d'établir. 

Celles  qui  sont  dans  le  voisinage  immédiat  de  TAyn  el-Modouarah,  à 
Capharnaûm,  très  certainement.  Mais  Capharnaûm  s  étendait-elle  jus- 
qu'à Abou-Chouched ?  S'il  en  était  ainsi,  cette  ville  aurait  été  bien  con- 
sidérable. J'aime  mieux  croire  que  deux  villes  se  sont  succédé  au- 
dessus  de  la  plaine  de  Gennésar.  La  plus  ancienne,  placée  au  nord, 
vers  l'entrée  de  cette  plaine  fertile,  aura  occupé  la  colline  d' Abou- 
Chouched,  qui  en  était  la  clef;  c'était  une  place  forte  dont  un  glacis 
de  blocs  de  basalte  garantissait  les  abords.  Cette  ville  antique,  j'espère 
démontrer  tout  à  l'heure  que  c'était  la  Kenneret  biblique. 

La  seconde,  c'est-à-dire  Capharnaûm,  contemporaine  de  Tarichées, 
construite  comme  elle,  et  avec  les  mêmes  matériaux  quelle,  était 


540  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

placée  vers  Textrémité  sud  de  la  plaine  de  Gennesar,  dans  le  voisinage 
immédiat  de  TÂyn  ei-Modouarab ,  que  Josèphe  appelle  Capharnaùm. 

Maintenant  disons  quelques  mots  de  Thistoire  de  Capharnaùm,  que 
les  Évangiies  appellent  Ka7repyaov/i.  Cette  ville  était  sur  la  limite  des 
tribus  de  Nephtaîi  et  de  Zabulon,  et  au  bord  de  la  mer  de  Galilée  (saint 
Matthieu).  Jésus-Christ,  quitlant  Nazareth,  vint  y  habiter  (saint  Marc  et 
saint  Matthieu).  Aussi  l'Evangile  la  désigne-t-il  comme  la  ville  particu- 
lière (/^/a  ^6Xtç)  de  N.  S.  C*était  une  ville  florissante,  où  Ton  descendait 
en  venant  de  Kana ,  comme  en  venant  de  Nazareth  (saint  Matthieu,  saint 
Jean ,  saint  Luc).  C'est  dans  saint  Matthieu(ii  ,28)  que  nous  lisons  cette  ter- 
rible parole  de  Jésus-Christ  contre  Capharnaùm  :  «Et  foi,  Capharnaùm, 
(c  qui  t'es  élevé  jusqu'au  ciel ,  tu  seras  abaissé  jusqu'à  l'enfer.  »  La  prophétie 
s*est  accomplie  à  la  lettre ,  puisque  ceux-là  mêmes  qui  sont  allés  recher- 
cher les  ruines  de  cette  ville,  les  ont  méconnues,  ainsi  que  Ta  fait  le 
R.  Robinson  qui,  s'il  avait  étudié  les  vestiges  de  Tarichées,  ne  s'y  serait 
certainement  pas  trompé.  Ce  savant  explorateur  raconte  qu*il  a  gravi 
les  coteaux  couverts  de  blocs  de  basalte,  avec  l'espoir  d'y  retrouver 
quelque  trace  d'une  ancienne  ville,  quil  n'eût  pas  hésité  à  identifier 
avec  Carphai  naûm.  Quelques-unes  de  ces  pierres  lui  ont  véritablement 
paru  avoir  été  assemblées,  mais  il  n*a  rien  vu  là  qui  indiquât  quune 
ville  ou  un  village  eût  jamais  occupé  ce  site.  Pour  ma  part,  je  déclare 
que,  si  Robinson  a  reconnu  des  blocs  qui  avaient  été  jadis  assemblés, 
cela  me  suffit  amplement.  Les  autres  ont  été  désassemblés,  comme  à 
Tarichées,  voilà  tout!  En  résumé,  Capharnaùm,  que  Josèphe  place  là,  y 
était  indubitablement,  et  des  blocs  dispersés  sont  tout  ce  qui  reste  de 
la  cité  évangélique. 

C'est  Epiphanius  qui  nous  apprend  que  le  juif  Josèphe,  converti  au 
christianisme,  fut  autorisé  à  construire  une  église  à  Capharnaùm ,  où  les 
Juifs  seuls,  jusqu*à  cette  époque,  avaient  eu  le  droit  de  résider.  Reland 
fait  observer  qu'Epiphanius  semble  croire  que  Capharnaùm  nétait 
pas  au  bord  du  lac.  Epiphanius  était  dans  le  vrai,  et  il  a  eu  raison 
de  ne  pas  dire  que  cette  ville  était  baignée  par  les  flots  du  lac  de 
Gennézareth. 

Josèphe,  dans  son  autobiographie,  nous  fournit  un  détail  fort  impor- 
tant relativement  à  cette  ville,  qu'il  nomme  celte  fois  Capharnômé. 
Voici  l'analyse  de  son  récit  : 

Les  troupes  du  roi  Agrippa,  sous  les  ordres  de  Sylla,  serraient  de 
près  Julias.  Josèphe  envoya  au  secours  de  la  place  2,000  hommes 
commandés  par  Jérémic.  Celui-ci  vint  asseoir  son  camp  à  un  stade  de 
Julias,  du  côté  du  Jourdain,  et  en  face  du  camp  de  Sylla;  mais  il  n'en 


GÉOGRAPfflE  COMPARÉE.  641 

gagea  pas  de  combat  sérieux  avec  Tennemi.  Josèphe  vint  alors  en  per- 
sonne rejoindre  Jérémie,  avec  un  renfort  de  3,ooo  honimes.  Le  lende- 
main de  son  arrivée,  il  disposa  une  embuscade  dans  une  vallée  assez 
rapprochée  du  camp  de  Sylla;  puis  il  vint  escarmoucher  contre  ce 
camp,  et  bientôt,  simulant  une  fuite,  il  provoqua  une  sortie,  pendant 
laquelle  Sylla  donna  tête  baissée  dans  Tembuscade  qui  lui  était  tendue. 
Josèphe  et  les  siens  firent  immédiatement  volte-face  et  chargèrent  les 
royaux.  Mais  son  cheval,  empêtré  dans  un  endroit  bourbeux,  s  abattit» 
et  Josèphe  renversé  se  foula  les  articulations  de  la  main;  on  s'em- 
pressa de  le  relever,  et,  comme  il  souffrait  beaucoup,  on  le  transporta, 
pour  le  mettre  h  labri  de  tout  danger,  au  bourg  nommé  Képharnômé. 
Les  soldats  de  Josèphe,  inquiets  des  suites  de  Taccident  arrivé  à  leur 
général,  cessèrent  le  combat,  et  revinrent  en  arrière  pour  s  enquérir 
de  son  état.  Dos  chirurgiens  pansèrent  le  blessé,  qui  passa  le  reste  de 
la  journée  à  Képharnômé,  parce  qu'il  avait  un  peu  de  fièvre;  mais, 
pendant  la  nuit,  on  le  transporta  à  Tarichées.  Or  entre  Tell  Houm 
«t  le  Jourdain,  presque  partout  la  plaine  est  marécageuse,  et  la  vallée 
où  Josèphe  plaça  son  embuscade  est  la  vallée  arrosée  par  les  Âyoun- 
Abbâsy. 

Si  les  2,000  hommes  de  Jérémie  sont  venus  couvrir  Julias,  et  ont, 
pour  cela,  campé  en  face  du  camp  de  Sylla,  et  du  côté  de  Jourdain, 
cest  qu'entre  Julias  et  Temboucbure  du  Jourdain  il  y  avait  suflisam- 
ment  d'espace  pour  loger  deux  camps  ennemis  qui  s'observaient;  de 
fait  il  y  a  2  milles  anglais  entre  Tell  Houm  et  l'embouchure  du  Jour- 
dain; l'espace  indispensable  était  donc  plus  que  suffisant.  Dans  tous 
les  cas ,  il  n'est  pas  permis  de  voir  le  site  de  Julias  sur  le  bord  occi- 
dental du  Jourdain,  à  son  embouchure,  au  point  où  se  trouvent  des 
ruines  informes  nommées  par  les  Arabes  Abou-Zareh. 

On  transporta  d'abord  Josèphe  à  Capharnaûm ,  et  quelques  heures 
après,  ne  l'y  croyant  pas  en  sùrelé,  ses  soldats  le  conduisirent  à  Tari- 
chées, en  doublant  la  distance  qui  le  séparait  de  l'ennemi.  Celui-ci,  en 
effet,  après  la  retraite  des  Juifs  insurgés,  put  évidemment  pénétrer 
sans  coup  férir  dans  Julias,  et  cette  considération  dut  bien  entrer  pour 
quelque  chose  dans  l'évacuation  de  Josèphe  sur  Tarichées.  Eusèbe  et 
saint  Jérôme  se  sont  contentés  de  dire  que  Capharnaûm  existait  de 
leur  temps  sur  les  bords  du  lac. 

Au  vi*"  siècle,  Antonin  le  Martyr  en  parle  ainsi  :  «Deinde  venimus  in 
n  civitatem  Capharnaûm ,  in  domum  Pétri  quae  modo  est  basilica.  ))C*était 
la  maison  de  l'apôtre  que  le  juif  Josèphe  avait  convertie  en  église;  cette 
église  devait  donc  être  bien  peu  considérable. 

69 


542       JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

Àdamnanus  est  plus  explicite;  voici  ce  quil  dit  :  «Qui  ab  Hieroso- 
(dymisdescendenteSfCapharnaum  adiré  cupiunt.utArculfus  refert,  per 
<(  Tiberiadem  via  vadunt  recla;  deinde  secus  lacum  Cinereth ,  quod  est  et 
«mare  Tiberiadis  et  mare  Galileae,  locumque  superius  memoratœ  be- 
«nedictionis,  pervium  habent;  a  quo  per  marginem  cjusdem  supra  com- 
«mcmorati  stagni,  non  longo  circuitu,  Capharnaum  perveniunt  mariti- 
«mam,  in  fînibus  Zabulon  et  Neptalim,  quae,  ut  Ârculfus  refert,  qui 
«cam  de  monte  vicino  prospexit,  murum  non  habcns,  angusto,  inter 
«montem  et  stagnum  framite,  protenditur,  montem  ab  aquilonaii  plaga, 
«lacum  vero  ab  austral!  habcns,  ab  occasu  in  ortum  cxtensa  dirigitur.  n 

Cette  description,  quant  à  Torientation ,  n*est  pas  satisfaisante,  j*en 
conviens  volontiers;  car,  pom*  être  rigoureusement  exacte,  il  faudrait 
que  le  tout  fût  incliné  de  quarante-cinq  degrés  à  peu  près  vers  l'Orient. 
Mais  je  m'en  console  en  pensant  que,  sur  toute  l'étendue  de  la  rive  oc- 
cidentale du  lac,  il  serait  absolument  impossible  de  trouver  un  site  ré- 
pondant à  l'orientation  fixée  par  Arculfe.  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil 
sur  la  carte  du  lac  pour  s'en  convaincre.  Remarquons  d'ailleurs  qu' Adam- 
nanus ne  parle  que  d'après  Arculfe,  dont  il  n'a  pas  contrôlé  les  asser- 
tions. 

Nous  allons  voir  d'ailleurs  qu'un  fait  indiscutable  de  plus  nous  em- 
pêche de  chercher  Capharnaum  hors  du  point  fixe  où  je  l'ai  placé. 

Kenneret  était  une  place  forte  appartenant  à  lu  tribu  de  Nephtali.  Ca- 
pharnaiîm  était  sur  la  frontière  de  Zabulon  et  de  Nephtali;  Kenneret 
devait  donc  forcément  se  trouver  au  nord  de  Capharnaiîm. 

Kenneret  était  tout  aussi  certainement  sur  les  bords  du  lac.  En  eflet 
dans  les  Nombres  (xxiv),  ce  lac  est  appelé  mer  de  Kenneret.  Or  un  lac 
prend  généralement  son  nom  d'une  localité  placée  sur  ses  bords.  C'est 
ainsi  que  le  lac  dont  nous  nous  occupons  s  est  appelé  successivement 
lac  de  Gennézareth,  de  la  plaine  de  Gennézarcth,  si  justement  vantée 
par  Josèphe,  et  lac  de  Tibériade,  de  la  ville  de  Tibériadc  au  pied  de 
laquelle  il  s'étendait. 

Maintenant,  d'où  la  plaine  de  Gennézareth  avait-elle  tiré  son  nom 
elle-même  ? 

Ce  nom,  que  Josèphe  écrit  Gennesar  ci  Gennesaritis ,  se  présente  déjà 
sous  la  première  forme  dans  le  Livre  des  Maccabces  (I.  xi,  67).  C'est 
dans  les  Evangiles  qu'il  devient  Gennézareth.  La  plus  ancienne  dénomi* 
nation  du  lac  est  certainement  mer  de  Kenneret  (on  Kennerout,  car 
cette  deuxième  forme  se  rencontre  dans  l'Ecriture  sainte),  mais  il  y  a 
mieux  que  cela.  Le  verset  2  du  chapitre  xi  de  Josué  nous  offre  l'expres- 
sion «au  midi  de  Kennerout,  »  et,  dans  la  version  chaldéenne,  ces  mots 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  543 

sont  remplacés  par  «au  midi  de  Ginnousar.  »  Donc,  pour  le  traducteur 
chaldéen,  Kennerout  et  Ginnousar,  celait  tout  un.  La  conclusion  forcée 
de  tout  cela,  c'est  que  la  petite  plaine  de  Gennésar  ou  Gennézareth, 
avait  pris  son  nom  du  voisinage  de  la  ville  de  Kenneret,  Kennerout, 
Gennésar  ou  Ginnousar. 

Donc  Kenneret  était  au  bord  de  la  plaine  de  Gennésar,  tout  comme 
Capharnaiim,  et  au  nord  de  celle-ci.  Cette  plaine,  dit  Josèphe,  n avait 
que  3o  stades  de  longueur,  c'est-à-dire  environ  6  de  nos  kilomètres  (j'a- 
vouerai en  passant  que  ce  chiffre  rond  de  3o  stades,  déjà  donné  par 
Josèphe  pour  la  distance  de  Tibériade  à  Tarichées  et  pour  la  longueur 
de  la  plaine  de  Gennésar,  ne  me  parait  pas  d'une  exactitude  mathéma- 
tique). Il  en  résulte  forcément  que  Capharnaûm  et  Kenneret  étaient 
séparées  à  peu  près  par  une  lieue  kilométrique. 

Maintenant  reportons-nous  au  teiTain  :  à  l'entrée  de  la  plaine  d'El- 
Bhouey  r  se  trouve  Capharnaûm ,  auprès  de  la  fontaine  à  laquelle  Josèphe 
attribue  ce  même  nom.  Kenneret  était  donc  vers  le  point  où  se  trouve 
le  village  ruiné  d'Abou-Chouched,  et,  comme  à  Abou-Chouched  se  pré- 
sentent les  restes  non  équivoques  d'une  place  forte  d'une  haute  anti- 
quité, je  n'hésite  pas  à  placera  Abou-Chouched  le  site  de  Kenneret.  La 
haute  antiquité  dont  je  viens  de  parler  est  démontrée  par  la  liste  des 
villes  conquises  en  Syrie  par  le  Pharaon  Toutmès  IIL  Cette  liste  en 
effet  contient  le  nom  Kenneretou,  qu'il  serait  plus  que  difficile  de  ne 
pas  identifier  avec  le  nom  biblique  Kenneret. 

Reprenons  maintenant  notre  inspection  de  la  côte  occidentale  du  lac 
de  Tibériade.  Au  delà  d'Abou-Chouched  on  traverse  d'abord  un  beau 
ruisseau,  sur  le  bord  duquel  se  trouve  un  moulin  abandonné:  c'est  le 
Nahr  Rabadyeh,  qui  sort  de  la  vallée  de  ce  nom,  et  un  peu  plus  loin 
un  second  ruisseau,  qui  est  le  Nahr  el-Aamoud. 

Au  point  où  nous  sommes  parvenus,  on  semble  avoir  à  peu  près  at- 
teint le  fond  du  golfe  qui  forme  l'extrémité  nord  du  lac  de  Tibériade, 
ou  du  moins  la  rive  qui  se  prolonge  à  notre  droite  se  dirige  à  l'est-nord- 
est.  A  peu  do  distance  du  point  où  nous  venons  de  traverser  le  Nahr 
el-Aamoud,  se  trouve  le  Khan  Minieb,  khan  délabré  dont  il  est  déjà 
question  dans  la  vie  de  Selah-ed-Dyn.  Entre  le  Khan  Minieh  et  le  bord 
du  lac,  est  une  petite  fontaine  entourée  de  blocs  de  basalte  gisant  sur  le 
sol,  et  indices  de  ruines  antiques,  peu  considérables  d'ailleurs;  c'est 
FAyn-et-Tineh,  ula  source  du  Gguier.  » 

Plus  loin  encore,  et  dans  la  même  direction,  on  aperçoit  nettement 
les  bâtiments  de  quelques  moulins  plus  ou  moins  détraqués,  et  aban- 
donnés comme  celui  du  Nahr  Rabadyeh.  A  deux  reprises  différentes ,  une 

69. 


544  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

certaine  fatalité  m  ayant  condamné  à  ne  pas  dépasser  le  Khan  Minieh, 
je  vais  emprunter  à  Robinson  la  description  de  toute  la  partie  de  la  côte 
occidentale  du  lac  deTibériade,  que  je  nai  pu  voir  de  mes  propres  yeux 
que  de  loin.  Voici  la  substance  du  récit  de  Robinson,  à  qui  personne  ne 
sera  jamais  tenté  de  reprocher  d'avoir  été  un  explorateur  peu  exact. 

Depuis  le  Khan  Minieh,  aussi  bien  que  depuis  la  plaine  d'Ël-Rhoueyr, 
la  côte  a  une  direction  générale  au  nord-esl,  et  les  hauteurs  qui  ferment 
la  plaine  au  nord  projettent  au  delà  du  khan  un  promontoire  qui 
avance  jusque  dans  le  lac.  On  franchit  le  pied  de  ce  promontoire  par 
un  sentier  éti'oit  taillé  dans  le  roc,  à  peu  près  au  niveau  de  Teau,  et  qui 
contourne  la  pointe. 

[1  faut  cinquante  minutes  de  marche  (5  kilomètres  en  nombres 
ronds),  pour  atteindre  lautre  côté  du  promontoire,  à  partir  du  Khan  Mi- 
nieh. Après  quelques  minutes  de  plus,  on  atteint  i*Âyn  et-Tabrhah.  Là 
est  un  hameau  et  un  magnifique  cours  d'eau  qui  alimente  encore  une  ou 
deux  paires  de  meules.  Plusieurs  autres  moulins  sont  en  ruines.  Â  Test 
des  moulins,  et  à  droite  du  chemin,  est  une  fontaine  entourée  d^unmur 
circulaire  en  pierres,  c'est  le  Tannour  Eyoub,  «  le  four  d'Eyoub.  »  Quar 
rante  minutes  plus  tard,  Robinson  arrivait  aux  ruines  nommées  Teli 
Houm,  ruines  qui  occupent  un  monticule  littéralement  couvert  de  blocs 
de  basalte;  ces  ruines  ont  au  moins  un  demi-mille  de  longueur,  parallè- 
lement à  la  côte,  et  une  largeur  d'environ  moitié.  Elles  consistent  en 
fondations  et  en  murs  écroulés,  le  tout  construit  en  blocs  non  taillés, 
à  l'exception  de  deux  édifices  :  l'un  est  une  construction  de  petite  dimen- 
sion, placée  au  bord  de  la  plage,  et  qui  semble  avoir  été  composée 
avec  des  pierres  de  taille,  des  colonnes  et  des  pilastres  provenant  de  mo- 
numents plus  anciens  ;  l'autre  offre  les  restes,  gisant  sur  le  sol.  d'un  mo- 
nument qui,  pour  la  grandeur,  le  travail  et  l'ornementation,  surpasse 
tout  ce  que  Robinson  avait  vu  jusque-là  en  Palestine.  Il  a  mesuré  ce  qui 
reste  de  ce  vaste  monument,  et  il  a  trouvé  au  mur  septentrional 
io5  pieds  anglais  de  longueur,  et  au  mur  occidental  8o  pieds.  Tout  l'in- 
térieur et  les  alentours  de  l'édifice  sont  jonchés  de  fûts  de  colonnes  de 
calcaire  compacte,  portant  de  beaux  chapiteaux  corinthiens,  de  frag- 
ments d'entablements  sculptés,  et  de  frises  chargées  d'ornements.  Une 
colonne  double  avec  chapiteaux  et  bases,  le  tout  taillé  dans  un  même 
bloc,  se  trouve  là,  et  Robinson  fait  remarquer  qu'elle  fait  le  pendant 
de  la  colonne  double,  en  granit  rose,  qui  se  voit  dans  les  ruines  de  la 
cathédrale  de  Tyr.  Quelques  blocs  de  grandes  dimensions  portent,  sur 
une  de  leurs  faces,  des  panneaux  chaînés  d'ornements  que  le  temps  a 
rendus  méconnaissables. 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  545 

Robinson  ne  s  étonne  pas  qu'on  ait  eu  Tidée  de  faire  de  Tell  Houm 
remplacement  de  Capharnaûm.  Mais  il  se  garde  bien  de  suivre  cet 
exemple,  et,  en  désespoir  de  cause ,  il  place  Capharnaûm  au  Kban  Mi- 
nieh.  Ce  sont  les  voyageurs  Nau  et  Pockoke  qui ,  les  premiers ,  ont  signale 
les  ruines  de  Tell  Houm,  en  disant  quelles  passaient  pour  être  celles 
de  Capharnaûm.  Depuis  eux,  toujours  on  a  répété  la  même  chose,  sans 
se  rendre  compte  de  l'impossibilité  absolue  de  cette  identification.  Car, 
si  Ton  met  Capharnaûm  à  Tell  Houm,  où  trouvera-t-on  une  place  où 
mettre  Kenneret? 

Au  delà  de  Tell  Houm,  on  traverse  une  vallée  humide,  arrosée  par 
des  sources  nommées  Ayoun  el-Abbâsy;  au  delà  la  côte  s*élève  dou- 
cement vers  le  nord ,  et  présente  toujours  un  grand  nombre  de  blocs  de 
basalte.  Après  vingt-cinq  minutes  de  marche,  on  passe  devant  un  vallon 
nommé  Ouad  el-Echcheh,  duquel  sort  un  petit  ruisseau  qu alimentent 
quelques  sources  placées  dans  ce  vallon.  Enfin  il  faut  une  heure  et 
demie  de  marche  à  partir  de  Tell  Houm  pour  atteindre  le  bord  du 
Jourdain. 

En  définitive ,  de  tout  ce  qu  il  a  observé,  Robinson  conclut  que  TAyn 
et-Tineh  est  la  fontaine  que  Jose^phe  appelle  Capharnaûm,  et  que  le 
site  de  cette  ville  est  au  Khan  Minieh.  A  cela,  je  répondrai  encore  :  où 
mettre  alors  Kenneret  ? 

Ajoutons,  pour  ne  rien  omettre,  que  le  docte  Quaresmius  place  éga- 
lement Capharnaûm  au  Khan  Minieh  ^ 

Que  faire  maintenant  des  ruines  de  Khan  Minieh  et  de  Tell  Houm? 
Quelles  localités  antiques  représentent-elles?  C'est  ce  que  je  vais  essayer 
d'établir. 

Nous  avons  encore  à  retrouver  sur  la  côte  galiléenne.  c'est-à-dire 
occidentale,  du  lac  de  Gennézarelh,  deux  villes  citées  fréquemment  dans 
les  Evangiles:  ce  sont  Bethsaïda  et  Khorazin,  qui  devaient  être  voisines 
de  Capharnaûm. 

Commençons  par  Khorazin,  que  les  Evangiles  écrivent  Xcûpalh  et 
XopaJ/j;.  Saint  Jérôme  nous  apprend  que  c'était  une  petite  place  de  Ga- 
lil(^e,  à  moins  de  deux  milles  romains  de  Capharnaûm  (m  sccando  lapide). 
De  plus,  le  même  Père  de  TÉglise,  dans  son  commentaire  dTsaïe,  dit  en- 

'  M.  de  Bertou, qui  a  publié  de  si  ex-  Eyoub)  à  Tell  Houm ,  a, loo  mètres;  à 

cellents   travaux  sur    la   Terre   sainte,  2,100  mètres  plus  loin,  d'autres  ruines 

nous  fournit  les  mesures  itinéraires  sui-  couvrent  une  grande  étendue  de  terrain, 

vantes  :  de  rOuadei-Aamoud  au  Khan  Mi-  elles   se   nomment  El- A sclieh  el-Kebir. 

nieh,   i,o5o  mètres;  de   l'Ayn  Ayoub  Enfin  de  là  à  Tembouchure  du  Jour- 

(dont  le  vrai  nom  populaire  est  Tanneur  dain ,  1 ,000  mètres. 


546  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

core  :  «in  lillore  maris  Gennezarelh  sila  fuisse  Capharnaum,  Tibe- 
ftiiada,  Bethsaida  et  Chorazain.  »  Cette  dernière  localité  était  donc  sur 
ia  côte.  Dès  lors  que  devient  Thypothèse  qui  place  la  Khorazin  évan- 
gëlique  aux  ruines  de  Kerazeh  dans  la  montagne,  et  è  plus  d'une  lieue 
du  lac?  Je  m'abstiendrai  de  la  discuter. 

Nous  avons  vu  qu  au  voisinage  du  Khan  Minieh  et  de  la  source  d*Ayn 
et-Tineh,  il  y  a  des  ruines  que  Quarosmius  et  Robinson  prennent  pour 
celles  de  Capharnaum.  Je  ne  me  fais  pas  le  moindre  scrupule  de  dé- 
clarer que  ces  ruines  doivent  être  celles  de  Khorazin;  ces  ruines  sont 
en  effet  à  la  distance  fixée  par  saint  Jérôme,  entre  Capharnaum  et  Kho- 
razin, comptée  à  partir  de  fcxtrémité  nord  des  ruines  de  Capharnaum. 

Passons  à  Bethsaida. 

Cette  ville  est  comprise  avec  ses  voisines,  Capharnaum  et  Khorazin, 
dans  les  malédictions  prophétiques  prononcées  par  N.  S.  J.G.  Bethsaîdt 
(écrit  Bi/do-ai'dJâl  par  saint  Luc,  et  BriOcraYSàv  par  saint  Matthieu)  a  un  nom 
qui  signifie  «  maison  de  la  pèche,  »  et  qui  est  en  corrélation  parfaite  aver 
la  situation  maritime  que  lui  assigne  saint  Jérôme.  Dès  lors,  toute  loca- 
lité ruinée  éloignée  des  bords  du  lac  n  a  aucun  droit  à  représenter  le 
site  de  la  Bethsaida  évangélique.  Cela  dit  pour  mettre  hors  de  cause  les 
ruines  considérables,  il  est  vrai,  mais  informes,  que  Robinson  signale 
sur  In  rive  occidentale  du  Jourdain,  à  plus  d'une  lieue  du  lac,  au  point 
connu  des  Arabes  sous  le  nom  d'Et-Tell. 

Les  Évangiles,  d'ailleurs,  nous  apprennent  que  Bethsaida  était  placée 
au  bord  du  lac  de  Gcnnézareth  (saint  Jean,  xii,  ai,  et  saint  Marc,  vi, 
AS)  et  sur  In  rive  occidentale,  puisque  nous  lisons  dans  saint  Marc 
(viii,  22)  elsThfsrépav  ^phshriOaaïSàv,  «surTautre  rive,  en  facedeBetk^ 
saïda.  »  Enfin  Epiphanius  nous  dit  expressément  que  Capharnaum  et 
Bethsaida  étaient  deux  localités  voisines. 

Josèphe  parle  d*une  Bethsaida  qui  était  située  dans  la  Gaulanitide,  et 
dans  la  tétrarchie  de  Philippe;  elle  était,  ajoute-t-il,  sur  le  bord  du  lac 
de  Gennézareth;  elle  fut  embellie  par  le  tétrarque  Philippe,  qui  lui 
donna  le  nom  de  Julias,  en  l'honnenr  de  la  fille  d'Auguste.  Dans  d'autres 
passages,  Josèphe  dit  que  Julias  fut  fondée  par  Philippe,  dans  la  Gaula- 
nitide d'en  bas(^v  rfi  xàtrù)  ravXavnixfi)^  et  que  le  Jourdain  se  jette  dans 
le  lac  de  Gcnnésar,  fxerà  fff6\iv  lovXtdSa,  après  la  ville  de  Julias.  Tout  cela 
s  applique  à  merveille  à  Tell  Houm. 

Mais  en  face  des  assertions  évangéliques  et  de  celles  de  Josèphe,  Re- 
land,se  trouvant  bien  embarrassé,  s'est  demandé  si  une  ville  de  la  Gau- 
lanitide pouvait  être,  en  même  temps,  une  ville  de  la  Galilée,  dont  le 
tétrarque  n'était  plus  Philippe,  mais  bien  Hérode  Antipas.  Pour  se  tirer 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE.  547 

d'embarras,  il  a  conclu  qu'il  fallait  croire ù  l'existence  de  deux  Bethsaîda, 
Tune  placée  sur  la  rive  occidentale  du  lac  de  Gennézareth,  Tautre  sur  la 
rive  orientale.  La  première  serait  celle  des  Évangiles,  la  seconde,  celle 
qui  devint  Julias.  11  est  vrai,  ajoute  ce  savant,  que  quelques  personnes 
supposent  que  la  Galilée  comprenait  une  partie  de  la  Gaulanitide.  Nous 
verrons  tout  à  Theure  que,  parmi  ces  personnes,  il  faut  compter  au  pre- 
mier rang  le  géographe  Ptolémée. 

Commençons  par  reconnaître  qu  il  parait  bien  invraisemblable  que 
deux  bourgades  ou  villes  du  même  nom  aient  existé  simultanément,  en 
face  et  è  proximité  Tune  de  1  autre,  sur  les  deux  rives  du  Jourdain.  Ajou- 
tons que,  puisqu'une  partie  de  la  Décapole,  contenant  Scythopolis 
(Beysaii)  et  son  territoire,  était  en  réalité  sur  la  rive  droite  du  Jourdain, 
tandis  que  tout  le  reste  de  cette  province  occupait  la  rive  gauche,  il  n'y 
a  rien  d'impossible  à  ce  qu'il  en  ait  été  de  même  pour  la  Gaulanitide 
d*en  bas,  que  nous  avons  mentionnée  tout  h  Tbeure. 

Si  nous  prenons  la  carte,  je  défie  qu'on  montre  cette  Gaulanitide 
d'en  bas  ailleurs  que  dans  la  plaine  de  médiocre  étendue  que  traverse 
le  Jourdain,  et  qui  s'étend  jusqu'à  Tell  Houm,  qu'elle  contient.  Au  reste, 
ainsi  que  je  l'ai  fait  pressentir  tout  à  l'heure,  je  suis  de  l'avis  de  Ptolé- 
mée, puisque  celui-ci  donne  pour  la  Galilée  les  degrés  de  Sepphoris,  de 
Capharcotia,  de  Julias  et  de  Tibériade. 

Reprenons  le  récit  du  combat  devant  Julias,  combat  dans  lequel  Jo- 
sèpbe  se  foula  le  poignet.  Sylla ,  à  la  tête  des  troupes  royales  d'Agrippa  II , 
avait  placé  des  postes  interceptant  les  routes  par  lesquelles  des  vivres 
auraient  pu  venir  de  la  Galilée  à  Jidias,  qu'il  serrait  de  près,  puisqu'il 
n'était  campé  qu'à  cinq  stades,  c'est-à-dire  à  moins  d'un  kilomètre.  Si 
Julias  eût  été  sur  la  rive  gauche  du  Jourdain,  il  sulTisait  de  garder  les 
gués  de  la  rivière  où  pouvait  conduire  la  route  de  Kana.  Quant  à  Gamala , 
qui  appartenait  aux  insurgés,  cette  ville  était  dans  la  Pérée,  vers  l'extré- 
mité sud  de  la  côte  orientale  du  lac,  et  rien  n'était  plus  simple  pour 
Sylla  que  d'en  intercepter  la  route. 

Lorsque  Jérémie  fut  envoyé  au  secours  de  Julias,  il  vint  couvrir 
cette  ville,  devant  laquelle  il  établit  son  camp ,  à  deux  stades  seulement» 
c'est-à-dire  à  moins  de  200  mètres.  Entre  son  camp  et  celui  de  Sylla  il 
n'y  avait  donc  qu'un  intervalle  de  760  mètres  environ. 

Jérémie,  qui  était  un  homme  de  guerre,  et  qui  d'ailleurs  devait  avoir 
reçu  ses  instructions  de  Josèphe,  dont  la  capacité  militaire  n'est  pas  con- 
testée, n'eût  pas  con)mis  la  sottise  d'aller  couvrir  une  place  située  de 
l'autre  côté  d'une  rivière,  dans  laquelle  il  pourrait  être  rejeté  avec  sa 
troupe  ;  des  escarmouches  ayant  eu  lieu  entre  les  deux  partis,  il  est  clair 


5(i8  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

qu  ils  étaient  tous  les  deux  sur  la  même  rive  du  Jourdain.  Josèphe  arrive 
à  son  tour  pour  soutenir  les  opérations  de  Jérémie.  Il  réussit  à  mettre 
en  déroute  les  soldats  de  Sylla,  grâce  à  une  embuscade  habilement 
préparée,  puis  son  cheval  s*abat  pendant  qu*il  charge  l'ennemi,  et  il  se 
blesse  ;  on  Temporle  du  théâtre  de  la  bataille ,  dont  cet  accident  change 
]a  face,  et  on  le  conduit  à  Capharnaûm  d*abord,  puis  quelques  heures 
plus  tard  àTarichées,  el  tout  cela  se  serait  passé  sur  les  deux  rives  du 
Jourdain  !  Et  des  deux  côtés  on  aurait  exécuté  des  passages  de  rivière, 
avec  Tennemi  sur  les  épaules!  C*cst  tout  simplement  impossible;  mili- 
tairement parlant,  cest  absurde.  Concluons  maintenant  : 

i*  La  Bethsaida-Julias,  c*estla  Bethsaida  des  Évangiles; 
2®  Les  ruines  de  Tell  Houm  sont  les  ruines  de  cette  ville. 

On  peut  élever  deux  objections  contre  cette  identification;  mais  je 
vais  montrer  que  ces  objections  sont  sans  valeur  : 

i"  Pline  [Hist  nat,  V,  xv)  dit  :  «  Jordanus  in  lacum  se  fundit  amœ- 
unis  circumseptum  oppidis,  ah  oriente  Juliade  et  Hippo,  a  mendie 
«Tarichea,  etc.» 

2*  Saint  Jérôme,  dans  son  commentaire  de  l'Évangile  de  saint  Mat- 
thieu (xvi).  dit  de  son  côté  :  «Philippus.  .  .  ex  nomine  filiae  ejus  (Au- 
«gusti)  Juiiadem  trans  Jordanem  exstruxit.  » 

D'abord  Pline,  qui  n'avait  pas  visité  le  pajs,  peut  se  tromper  pour  Ju- 
lias ,  comme  il  se  tronipe  pour  Tarichées ,  et  d'ailleurs ,  comme  Julias  était 
une  ville  de  la  Gauianitide  d'en  bas,  Pline  peut  fort  bien  avoir  supposé 
quelle  devait  être  à  Torient  du  lac  de  Gcnnézarcth.  11  est  curieux,  du 
reste ,  que ,  parmi  les  villes  agréables  situées  autour  de  ce  lac ,  il  ne  nomme 
ni  Emmaûs  ni  Tibériade.  Celle-ci  pourtant  existait  depuis  un  certain 
nombre  d'années. 

La  Julias  dont  parle  saint  Jérôme,  et  qui  était  trans  Jordanem,  c'est 
la  Julias  fondée  par  Hérode  Ântipas  sur  le  site  de  l'antique  Betharamphta , 
dont  il  lui  fit  quitter  le  nom.  Saint  Jérôme  aura  écrit  Philippe  pour 
Hérode  Ântipas,  en  confondant  les  deux  Julias. 


Encore  quelques  mots  et  j'ai  fini. 

La  Julias  construite  sur  l'emplacement  de  la  Bethsaida  évangélique 


GÉOGRAPHIE  COMPARÉE  549 

devînt  le  séjour  de  prédilection  du  télrarque  Philippe,  qui  voulut  y  être 
enterré  dans  le  sëpulcre  qu  il  s*y  était  fait  construire  à  grands  frais.  Cett^ 
ville  na  pu  disparaître,  et  ne  laisser  autre  chose  que  des  traces  informes 
et  barbares.  Il  faut  donc  la  retrouver,  nous  devons  la  retrouver.  Il  n'en 
peut  être  autrement  d'une  ville  pour  ainsi  dire  romanisée  par  un  sou- 
verain dont  les  monnaies  portent  l'effigie  de  l'empereur,  son  suzerain. 
Philippe  était  Juif;  ses  sujets  l'étaient  comme  lui;  la  présence  d'une  syna- 
gogue somptueuse  dans  sa  capitale  était  donc  d'absolue  nécessité;  cette 
synagogue,  c'est  le  magnifique  édifice  ruiné  dont  les  débris  jonchent  la 
plage  de  Teil  Houm;  les  fouilles  exécutées  par  les  officiers  anglais  ont 
mis  à  jour  la  triple  entrée  par  laquelle  on  pénétrait  dans  l'intérieur  de 
ce  vrai  lemple.  Or  les  monnaies  du  tétrarque  Philippe  nous  repré- 
sentent la  façade  de  ce  monument,  car  il  en  fut  là  sans  doute  comme 
pour  toutes  les  monnaies  impériales  frappées  en  Asie,  et  dont  le  type 
est  généralement  l'élévation  du  monument  le  plus  important  de  la  ville 
qui  a  frappé  ces  monnaies.  Ici  le  temple  figuré  est  tétrastyle;  il  avait 
donc  probablement  une  triple  entrée,  correspondant  aux  trois  entreco- 
lonnements,  ainsi  que  les  fouilles  font  démontré. 

Nous  venons  de  dire  que  le  télrarque  Philippe  voulut  être  enterré  à 
Julias,  et  qu'il  s'y  fit  construire  un  somptueux  tombeau.  Or,  à  l'extrémité 
nord  des  ruines  de  Tell  Houm,  M.  le  capitaine  Wilson  signale  deux 
tombeaux  remarquables  :  l'un  construit  en  blocs  de  pierre  calcaire, 
comme  la  synagogue,  et  au-dessous  de  la  surface  du  sol,  ce  qui  a  dû 
occasionner,  dit-il,  un  très  gi*and  travail,  vu  qu'il  a  fallu  d'abord  excaver 
la  masse  de  basalte  qui  constitue  le  sol ,  pour  y  insérer  ensuite  les  blocs 
<le  calcaire  apportés  de  loin,  et  constituant  les  parois  du  sépulcre. 

L'autre  tombeau  consiste  en  une  construction  rectangulaire  établie 
au-dessus  du  sol ,  et  capable  de  contenir  un  grand  nombre  de  corps. 
C'était  évidemment  un  sépulcre  de  famille.  Pour  moi,  le  premier  est 
le  tombeau  de  Philippe  le  Tétrarque;  le  second  est  celui  des  membres 
de  sa  famille. 

Tout  ce  qui  précède  se  résume  ainsi  : 

Tarichées  est  représentée  par  les  ruines  que  les  Arabes  nouiment 
Kédès. 

Emmaûs,  c'est  El-Hammam;  un  peu  au  sud  d'EI-Hammam  se  voient 
les  (races  bien  reconnaissables  du  camp  de  Vespasien. 

Les  ruines  de  la  Tibériade  d'Hérode  Antipas  sont  au  sud  de  la  Tha- 
barieh  moderne,  et  couvrent  toute  la  petite  plaine  entre  £1-Hammam 
€t  Thabarieh. 

70 


550  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

El-Medjdel ,  c  est  la  Magdala  des  Évangiles. 

L*Ayn  el-Modouarah ,  cest  la  fontaine  que  Josèphe  nomme  Caphar- 
noum. 

Le  Caphamaùm  des  Évangiles  occupait  tout  le  pied  des  hauteurs  qui 
dominent  la  petite  plaine  d'Ël-Rboueyr.  Cette  plaine,  c'est  la  Gennësar 
de  Josèphe. 

Kenneret  était  sur  remplacement  du  village  ruiné  d*Abou*Chouched. 

La  limite  des  tribus  de  Zabulon  et  de  Nephtali  suivait  le  thalweg  de 
rOnad  Rabadyeh. 

L'emplacement  de  Khorazin  est  au  Khan  Minieh  et  à  TAyn  et-Tineb. 

La  Bethsaïda,  devenue  Julias,  capitale  du  tétrarque  Philippe,  était 
à  Tell  Houm. 

F.  DE  SAULCY. 


Le  Secret  du  Roi,  correspondance  secrète  de  Louis  XV  avec  ses 
agents  diplomatiques  [1752-177 à),  par  le  duc  de  Broglie,  de  M- 
cadémie  française  y  2  vol.,  Calmann-Lévy,  1879. 


PREMIER    ARTICLE. 

Bachaumont  raconte  que  Louis  XVI  félicitait  un  jour  le  maréchal 
de  Richelieu  du  rétablissement  de  sa  santé  :  oCar,  enfin,  vous  n*ête8 
«pas  jeune,  dit  le  roi;  vous  avez  vu  trois  siècles.  —  Pas  tout  à  fait, 
«Sire,  mais  trois  règnes.  —  Soit.  Eh  bien,  qu'en  pensez-vousP  —  S»re, 
«sous  Louis  XIV,  on  n'osait  dire  mot;  sous  Louis  XV,  on  parlait  tout 
«bas;  sous  Votre  Majesté,  on  parle  tout  haut.»  L*aphorisme  du  vieux 
maréchal  sur  le  règne  de  Louis  XV  est  particulièrement  vrai  si  on  l'ap- 
plique à  la  seconde  partie  du  règne,  à  celle  qui  commence  à  la  paix 
d* Aix-la-Chapelle.  Pendant  un  quart  de  siècle  on  parla  tout  bas,  non 
celles  dans  le  pays,  qui  ne  fut  jamais  plus  bruyant,  mais  h  la  cour,  qui 
devint  plus  que  jamais  la  région  des  intrigues,  des  manœuvres  et  du 
mystère.  Le  roi  lui-même  parlait  tout  bas  et  trompait  ainsi  tout  le 
monde,  quil  s'adressât  à  son  ministère  ofliciel  ou  à  son  ministère  oc- 
culte, chargé  de  contrôler  lautre  et  souvent  de  le  combattre.  Rien  de 
plus  étrange  que  lexistcnce  simultanée  de  deux  ministères,  au  moios 


552  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

de  reconstituer,  au  moins  pour  ce  qui  concerne  le  principal  des  agents 
diplomatiques,  employé  pendant  vingt-deux  ans  à  ce  travail.  Et  de  là 
que  de  clartés  nouvelles  se  répandent  sur  les  faits,  en  montrant  l'ordre 
et  la  liaison,  et  sur  les  pièces  jusqu ici  restées  obscures,  en  marquant 
le  vrai  sens  et  la  suite,  et  sur  le  tableau  tout  entier  dégagé  enfin  des 
nuages  qui  en  obscurcissaient  Tensemble  ou  en  altéraient  la  physiono- 
mie I  Trois  sources  principales  ont  été  mises  à  contribution  par  Tau- 
teur  :  les  Archives  du  Ministère  des  affaires  étrangères,  dépositaires  de 
la  correspondance  des  agents  secrets;  celles  du  Ministère  de  la  guerre^ 
entin  les  papiers  des  parents  de  Tauteur,  descendants  directs  du  comte 
de  Broglie,  ou  (comme  l'auteur)  du  maréchal,  son  frère.  Avec  la 
source  primitive,  celle  des  Archives  de  TEtat,  que  M.  Boiitaric  avait 
épuisée  dans  sa  précédente  publication,  on  a  maintenant  les  documents 
essentiels  de  cette  vaste  enquête. 

L authenticité  de  ces  documents  n  est  pas  douteuse;  ce  sont  précisé^ 
ment  presque  tous  des  minutes  d  écritures  parfaitement  connues.  Ce 
quil  y  a  de  plus  singulier,  cest  leur  histoire;  sauf  les  papiers  de  fa- 
mille, les  outres  ont  couru  de  grands  risques,  et  Ton  s  étonne  qu'ils  aient 
pu  y  échapper,  à  travers  tant  de  mains  hasardeuses  qui  se  les  ont  trans- 
mis dans  le  trouble  ou  la  violence  des  événements  publics.  Louis  XVI, 
après  s'être  fait  remettre  les  pièces  originales  signées  de  son  aïeul,  en 
avait  ordonné  la  destruction  complète;  l'ordre  ne  fut  pas  exécuté,  et  on 
les  retrouve,  non  sans  surprise,  aux  Archives.  Quant  aux  correspon- 
dances qui  sont  au  Ministère  des  affaires  étrangères,  elles  n'y  sont 
rentrées  que  par  accident,  le  compilateur  Soulavie  en  étant  devenu 
le  possesseur,  on  ne  sait  comment,  et  ses  héritiers  tes  ayant  vendus 
au  gouvernement  de  Napoléon  I"  pour  une  somme  de  20,000  francs. 
M.  de  Broglie  a  rassemblé,  non  sans  peine,  toutes  ces  pièces  éparses; 
il  en  a  senti  la  haute  valeur;  il  a  été  entraîné  par  l'intérêt  de  ces 
documents  bien  au  delà  de  son  intention  primitive.  «Cette  enquête, 
((dit-il,  commencée  dans  des  moments  perdus  et  sans  aucun  dessein 
(cd'y  donner  siîite,  m'a  mené  plus  loin  que  je  ne  pensais,  parce  que 
((j'ai  été  surpris  moi-même,  à  la  lecture  des  documents,  de  l'inté- 
((  rôt  qu'ils  présentaient  au  point  de  vue  de  l'histoire  générale.  Ceux  qui 
((  ont  l'instinct  et  le  goût  des  recherches  historiques  connaissent  la  pas* 
«sion  qui  s'attache  à  ce  genre  de  découvei'te;  ils  comprendront  com- 
((  ment  j'ai  été  amené  sans  préméditation  à  donner  à  celle-ci  des  di- 

«mensions  un  peu  redoutables,  j'en  conviens Grâce  à  cet  ensemble 

«de  lumières,  je  puis  aujourd'hui  présenter  le  tableau  complet  de 
«  l'origine ,  du  but  et  de  toutes  les  péripéties  de  la  diplomatie  intime 


'  v" 


LE  SECRET  DU  ROI.  653 

«  de  Louis  XV.  Je  serai  bien  trompé  si  le  lecteur  ne  partage  pas  mon 
«impression,  et  s'il  ne  trouve  pas  dans  ce  récit  un  autre  intérêt  en- 
acore  que  celui  que  procure  le  développement  d'une  intrigue  amu- 
«santé,»  un  intérêt  d'un  ordre  plus  élevé,  et  auquel  l'histoire  ne  sau- 
rait rester  étrangère  ^ 

Ce  que  i'auleur  n'a  pas  dit  de  lui-même,  nous  devons  le  dire  ici, 
avant  de  mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  Tanalyse  du  livre.  Il  n'a 
pas  fallu  seulement,  pour  mener  cette  entreprise  à  bonne  fin,  une  cu- 
riosité obstinée  dans  la  recherche,  une  patience  scrupuleuse  et  un  soin 
infini  du  détail,  une  industrie  toute  particulière  k  manier  ces  docu- 
ments, à  les  adapter  les  uns  aux  antres,  à  les  interpréter  les  uns  par  les 
autres;  il  y  a  eu  une  part  de  création  personnelle  dans  l'emploi  de  cette 
sagacité  inventive  qui  a  su  tirer  de  ces  témoignages  épars  une  signifi- 
cation précise,  en  retrouver  l'intention  plus  ou  moins  voilée,  obscurcie 
par  la  prudence  ou  par  le  temps,  en  marquer  enfin  la  place  et  la  juste 
proportion  dans  le  tableau  de  la  politique  générale.  Mais  tout  cela  au- 
rait langui,  cet  amas  de  matériaux,  même  interprétés  et  méthodique* 
ment  classés,  risquait  de  rester  è  l'état  de  documents  à  consulter,  si  le 
talent  littéraire  n'y  eût  répandu  la  couleur  et  la  vie.  Toutes  ces  notes 
diplomatiques  rapportées  à  leur  date,  expliquées  par  la  circonstance, 
replacées  sous  la  vive  lumière  des  idées  ou  des  passions  contemporaines, 
dans  l'ardent  conflit  des  intérêts  en  jeu,  ranimées  enfin  par  une  vive 
intuition  historique,  prennent  à  nos  yeux  un  aspect  dramatique.  Ce 
sont  des  témoins  vivants  qui  agissent  et  qui  parlent.  L'ingénieuse  subti* 
lité  qui  les  interroge  et  les  presse  dans  leurs  sous-entendus  ou  leurs  si- 
lences concertés,  la  lutte  contre  l'cnigmo  séculaire,  le  plaisir  de  la 
clarté  retrouvée,  la  vivacité  du  récit ,  il  y  a  là  de  quoi  soutenir  et  ranimer 
l'attention  du  lecteur,  qu'une  exposition  moins  habile  aurait  accablée 
sous  Tinévitable  monotonie  de  l'intrigue.  Nous  somuies  entraînés  au 


'  Ce  n^est  pas  la  première  fois  quil 
est  question  dans  le  Journal  des  Savants 
de  cette  découverte  de  M.  le  duc  de 
Broglie.  Dans  un  très  judicieux  et  pi- 
quant article,  consacré  à  Touvrage  de 
M.  Boutaric  et  puUié  dans  le  cahier  de 
novembre  1871,  notre  savant  confrère, 
M.  Âlired  Maury,  faisant  allusion  à  quel- 

3ues  parties  de  ce  travail  que  la  Revue 
es  deux  Mondes  avait  données ,  s'expri- 
mait ainsi  :  «Une  partie   des  lacunec 


•  laissées  dans  Touvrage  de  M.  Boutaric 
«  a  été  comblée  par  M.  le  duc  de  Bro- 
«  glie Cet  éminent  publiciste  est  par- 

•  venu ,  grâce  aux  facilités  particulières 

•  qu  il  a  rencontrées  et  à  la  possession 
«  de  précieux  papiers  de  famdle ,  à  re- 
«  trouver  de  nombreux  fragments  de  la 
«correspondance  de  son  grand  oncle, 
«  qui  avaient  échappé  à  Téditeur  de  la 
c  Correspondance  secrète.  • 


554  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

terme  de  ce  grand  travail,  presque  sans  nous  apercevoir  du  chemin 
parcouru  et  des  difficultés  de  tout  genre  traversées. 

Le  sujet  embrasse  vingt-deux  années  d*une  politique  obscure,  agitée 
souvent  par  la  guerre,  perpétuellement  menacée  pendant  la  paix.  Cette 
vaste  matière  est  distribuée  en  dix  chapitres  fort  étendus,  dont  la  division 
précise  n  a  pas  été  une  des  moindres  difficultés  de  Touvrage.  Qu  on 
en  juge.  Nous  parcourons  successivement,  à  la  suite  de  Tauteur,  toutes 
les  phases  de  la  diplomatie  secrète,  son  origine  et  sa  naissance  dans  la 
candidature  du  prince  de  Conti  à  la  succession  éventuelle  du  trône  de 
Pologne  (1752-1786),  son  attitude  nouvelle  à  la  suite  du  changement 
opéré  en  1756  dans  le  système  d*alliances  politiques  de  la  France,  les 
difficultés  qu  elle  rencontre  aux  prises  avec  larmée  russe  en  Pologne  de 
1786  à  1768,  son  action,  plus  vague  et  ralentie  de  1768  à  176a,  à 
Tarmée,  pendant  la  campagne  conduite  par  le  maréchal  de  Broglie 
contre  le  prince  de  Brunswick,  son  rôle  plus  surprenant  encore  penr 
dant  Texil  des  deux  frères,  le  maréchal  et  le  comte,  en  1762,  le  réveil 
de  son  activité  à  la  suite  dun  projet  de  descente  en  Angleterre,  et  les 
intrigues  auxquelles  commence  à  être  mêlé  le  chevalier  d*Eon,  de  1  76a 
k  1766,  les  luttes  inutiles  de  cette  diplomatie  et  les  changements  de 
ses  plans  politiques  lors  du  partage  de  la  Pologne,  favortement  de  ses 
elforts,  comprimés  par  des  aventuriers,  Timprudence  et  la  dispersion 
de  ses  manœuvres,  ses  agitations  stériles  qui  aboutissent  à  la  Bastille,  sa 
fin  coïncidant  avec  Tavènement  de  Louis  XVI,  tel  est  ce  drame,  tour  à 
tour  comédie  et  tragédie,  drame  aux  cent  actes  divers,  dont  il  n'était  pas 
aisé  de  répartir  en  de  justes  cadres  la  matière  pressée  et  les  multiples 
péripéties. 

Le  lien  de  cette  histoire,  ce  qui  en  fait  Tintérêt  dominant  par  les 
contrastes  qui  s  y  révèlent,  c'est  le  caractère  de  cet  étrange  monarque, 
conspirateur  perpétuel  contre  lui-même  et  contre  ses  ministres.  A  tra- 
vers tant  de  manœuvres  d*une  politique  tortueuse,  à  travers  ces  mines 
et  ces  contte-niines  souterraines  du  despotisme  pusillanime  qui  n'ose 
pas  saffi'anchir  des  tutelles  déshonorantes,  briser  les  instruments  d'un 
règne  dont  il  sent  le  poids  et  la  honte,  on  voit  parfois  jaillir  et  passer 
dans  lame  de  ce  triste  roi  Téclair  d'une  noble  inspiration,  d'un  pressen* 
timent,  d'un  tardif  repentir.  Il  n'y  a  poiurtant  là  matière  à  aucun  para- 
doxe de  réhabilitation  posthume.  Que  penser  d'un  maitre  absolu  qui 
abandonne  l'exercice  de  son  pouvoir  à  des  courtisans  protégés  par  des 
favorites i  tandis  qu'il  va  chercher  dans  l'ombre  les  conseils  souvent 
excellents  d'une  diplomatie  confidentielle,  dont  il  pose  pas  un  seul 
instant  profiter?  u  D'un  côté,  régneront  presque  sans  partage  la  légèreté 


LE  SECRET  DU  ROI.  555 

«  et  Timpré voyance,  de  1  autre,  de  sages  inconnus  feront  entendre  tout 
((  bas  un  langage  sévère  qui  devance  le  jugement  de  la  postérité.  Une 
«frivolité  licencieuse  s'étale  sur  le  devant  de  la  scène,  le  bon  sens,  la 
tf  moralité  et  le  patriotisme  paraîtront  souvent  réfugiés  dans  la  coulisse.  » 
La  lumière  n*a  donc  pas  manqué  à  Louis  XV;  il  la  trouvait  dans  sa 
propre  conscience,  il  la  cherchait  et  la  trouvait  dans  les  avis  de  sa  di- 
plomatie secrète.  Mais,  par  une  fatalité  qui  n'est  au  fond  qu'une  justice, 
on  ne  peut  relever  son  intelUgence  qu'en  abaissant  dans  la  même  pro- 
portion son  caractère. 

C'est  ce  que  montre  à  merveille  M.  de  Broglie  dans  une  de  ces  pages 
que  j'abrège  à  regret.  Il  y  a,  dit-il,  une  faute  en  particulier,  faute  è  la 
fois  politique  et  morale,  qui  pèsera  toujours  sur  la  mémoire  de  Louis  XV, 
et  dont  la  correspondance  secrète  change  complètement  la  nature,  si 
elle  n'en  altère  pas  la  gravité.  On  devine  qu  il  s'agit  du  démembrement 
de  la  Pologne.  Cet  abandon  de  la  plus  juste  des  causes  présente  un  ca- 
ractère de  duperie  mêlée  de  faiblesse,  dont  une  nation  spirituelle  et 
généreuse  comme  la  France  n'a  jamais  pu  prendre  son  parti.  Elh  bien, 
des  deux  reproches  qu'on  put  faire  à  Louis  XV  sur  ce  sujet,  il  en  est  un 
dont  la  correspondance  secrète  le  décharge  complètement.  A  la  vérité, 
c'est  en  aggravant  l'autre.  Il  ressort  de  cette  correspondance  que ,  pendant 
que  ses  ministres  méconnaissaient  soit  la  gravité,  soit  l'imminence  du 
péril,  le  roi,  averti  par  sa  propre  perspicacité  et  par  la  franchise  poussée 
parfois  jusqu à  la  rudesse  de  ses  conseillers  intimes,  n'a  été  dupe  d'au- 
cune illusion.  «  La  Pologne  fait ,  à  vrai  dire ,  le  principal ,  presque  l'unique 
tt  objet  de  la  diplomatie  secrète.  La  première  mission  des  agents  secrets 
((  fut  de  préparer  l'avènement  au  trône  de  Pologne  d  un  prince  français^ 
u  dans  la  pensée  avouée  d'étendre  sur  ce  malheureux  pays  l'influence  et 
«la  protection  de  la  France;  puis,  quand  ce  dessein  dut  être  abandonné 
«et  que  le  cercle  des  relations  une  fois  établies  s'étendait  à  d'autres  pays 
«et  à  d'autres  affaires, la  Pologne  demeura  toujours  le  point  central  au- 
«  quel  étaient  rapportés  tous  les  fils  de  cette  trame  mystérieuse.  Envisagée 
«de  ce  point  de  vue,  qui  est  le  véritable,  la  diplomatie  secrète  devient 
«  un  monument  qui  honore  souvent  la  droiture  du  sens  et  des  intentions 
«  de  Louis  XV,  autant  qu'il  accuse  l'incurable  infirmité  de  son  carac- 
«  tère.  On  y  voit  à  découvert  et  on  y  suit  pas  à  pas  ce  que  ce  prince  a 
«  médité  de  faire,  et  ce  qu'il  n'a  pas  fait  pour  épargner  à  son  règne  une 
«tache  inellaçable,  à  l'Europe  une  source  d'agitations  qui  n'est  pas  en* 
«core  fermée,  et  à  la  conscience  des  peuples  un  scandale  qui  a  ébranlé, 
«par  une  atteinte  peut-être  irréparable,  les  fondements  du  dix)it 
«  public.  » 


556  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE   1879. 

L*àme  de  la  correspondance  secrète,  on  le  savait  déjà,  ce  fut  le  frère 
du  maréchal  de  Broglie,  du  vainqueur  de  Bergen,  le  comte  de  Broglie, 
brigadier  lui-même  des  armées  du  roi  k  Tâge  de  trente-deux  ans,  et  qui 
eut,  dans  le  cours  de  sa  vie,  Tocc^ision  de  montrer  quil  était  aussi  bien 
doué  pour  la  guerre  que  pour  la  diplomatie.  C  est  tout  à  fait  à  son  insu 
quil  se  vit,  en  lySa,  désigner  officiellement  pour  lambassade  de  Po* 
logne,  en  même  temps  quil  recevait  la  confidence  de  la  mission  secrète 
jointe  à  sa  mission  ostensible,  et  qui  lui  fut  révélée  par  un  billet  auto* 
graphe  du  roi  ainsi  conçu  :  u  Le  comte  de  Broglie  ajoutera  foi  à  ce  que  lui 
«  dira  M^'  le  prince  de  Conti  et  n'en  parlera  à  âme  qui  vive.  »  Dès  loi^  il  fîit 
initié  au  Secret,  et  Ton  peut  dire  qu*il  en  porta  le  poids  toute  sa  vie  avec 
une  fidélité,  un  dévouement,  qui  ne  furent  guère  récompensés  que  par 
des  jalousies ,  des  persécutions  de  tout  genre ,  et  qui  ne  trouvèrent  même 
pas  des  satisfactions  suffisantes  pour  son  honneur,  lorsque  les  circons- 
tances devinrent  graves,  dans  la  pusillanimité  royale.  L*aflbire  secrète 
existait  déjà  avant  qu  il  y  fût  mêlé,  mais  dans  de  médiocres  propor- 
tions. Un  obscur  agent,  le  résident  de  France  à  Varsovie,  M.  Castéra, 
avait  été  le  premier  confident  de  la  pensée  intime  du  roi  concernant  la 
Pologne.  Cette  pensée,  c'était  le  projet  dune  entreprise  nouvelle  sur  ce 
trône,  avec  la  connivence  d*un  parti  national,  resté  français  de  cœur, 
avec  la  perspective  d^une  candidature  française,  celle  du  prince  de 
Conti,  secrètement  consentie  en  dehors  de  la  cour,  par  ménagement 
pour  la  nouvelle  dauphine  Marie- Josèphe,  de  la  maison  de  Saxe,  quil 
s'agissait  d*évincer  du  trône  de  Pologne,  aussi  bien  quen  dehoi*s  du  mi- 
nistère, par  crainte  de  lesprit  altier  du  marquis  d'Argenson,  hostile  &  la 
Pologne,  et  d'ailleurs  plein  de  dédain  pour  toutes  les  idées  quil  n*avait 
pas  conçues  lui-même.  Conti  avait  trouvé  dans  cette  négociation  subrep- 
tice  Toccasion  longtemps  cherchée  de  sortir  de  la  situation  élevée,  mais 
secondaire ,  que  lui  avait  faite  Tamitié  défiante  de  Louis  XV,  et  l'emploi  de 
de  cette  facultéde  commander  qu*il  croyait  sentiren  lui,  et  que  l'on  avait 
confinée  dans  de  stériles  honneurs.  La  perspective  dune  couronne  flattait 
son  orgueil  et  consolait  son  ennui. 

On  comprend  qu  il  ne  négligeât  rien  pour  donner  de  la  consistance  à 
ce  projet  que  le  roi  avait  agréé.  Il  y  trouvait  pour  le  moment  favan- 
tage  de  partager  un  secret  avec  le  roi,  de  travailler  avec  lui,  sous  pré- 
texte de  le  tenir  au  courant  des  incidents,  d'intervenir  mémo  dans  les 
nominations  des  ambassadeurs  aux  difl'érentes  cours  du  Nord,  et  qu'il 
était  bon  de  choisir  parmi  des  amis  personnels,  prêts  à  toutes  les  éven- 
tualités. C'est  ainsi  que  le  marquis  d'Havrincourt  ayant  été  désigné  pour 
laSuède,  M.  Desalleurs  pour  Constantinople,  le  chevalier  De  laTouche 


LE  SECRET  DU  ROI.  557 

pour  Berlin ,  chacun  de  ces  envoyés,  sachant  à  qui  sa  mission  était  due, 
prenait  Thabitude  d'écrire  au  Tenaplc  en  même  temps  qu'à  Versailles. 
Ainsi,  assm*ant  le  présent  et  préparant  l'avenir  pour  une  ou  deux  éven- 
tualités difTérentes,  Conti  caressait  en  imagination  ce  beau  rêve  de  la 
succession  de  Pologne,  sans  en  courir  immédiatement  les  risques,  et,  en 
attendant,  il  avait  formé  auprès  du  roi  une  sorte  de  ministère  consultatif 
qui  pouvait  un  jour  ou  l'autre  se  changer  en  un  ministère  réel.  Les  mi- 
nistres étaient  intrigués,  a  On  est  fort  étonné,  dit  le  marquis  d'Ârgenson 
«  dans  son  journal,  de  l'immixtion  du  prince  de  Conti  dans  les  afl'aires 
«  de  l'Etat.  Ce  prince  porte  souvent  de  gros  portefeuilles  chez  le  roi  et 
a  travaille  longtemps  avec  lui.  » 

C'est  de  la  sorte  que,  quelque  temps  après  la  chute  du  marquis 
d'Argenson ,  le  comte  de  Broglie  entra  dans  le  Secret  du  roi,  par  le 
choix  et  sur  la  recommandation  de  Conti.  Mais,  comme  on  le  vit  plus 
tard,  le  nouvel  initié  fut  bien  plutôt  l'homme  de  la  FVancc  que  l'homme 
du  prince  qui  l'avait  initié,  et,  quand  les  ambitions  royales  de  Conti  ne 
lui  parurent  plus  être  d'accord  avec  les  intérêts  de  son  pays,  il  ne  s'obs- 
tina pas  dans  la  poursuite  des  avantages  particuliers  du  prince ,  et  chercha 
ailleurs  les  voies  par  où  il  pouvait  assurer  ou  garantir  le  mieux  la  poli- 
tique nationale. 

L'étonnement  fut  grand  è  la  cour  quand  on  apprit  cette  nomination , 
qui  parut  être  une  fantaisie  parce  qu'on  n'en  connaissait  pas  le  vrai 
motif.  uLe  comte  de  Broglie,  écrit  à  cette  date  le  marquis  d'Argenson, 
<«  vient  d'être  déclaré  ambassadeur  en  Pologne.  C'est  un  fort  petit 
«homme,  la  tête  droite  comme  un  petit  coq.  Il  est  colère,  a  quelque 
(«esprit  et  de  la  vivacité  en  tout.  •'.  Sa  nomination  surprend.»  A  cette 
occasion,  M.  de  Broglie  se  défend  de  faire  le  portrait  du  comte.  Il  cri- 
tique le  goût  des  portraits  dans  l'histoire,  qui  ont  l'inconvénient,  selon 
lui ,  d'avertir  le  lecteur  de  ce  qu'un  récit  bien  fait  doit  lui  faire  aperce- 
voir de  lui-même.  Mais,  quoi  qu'il  dise,  et  sans  qu'il  y  pense,  il  nous 
livre  à  chaque  page  quelque  trait  vif  et  net  de  ce  portrait  qu'il  nous 
refuse.  On  n'aurait  qu'à  réunir  ces  traits  épars,  comme  ils  s'assemblent 
d'eux-mêmes  dans  les  impressions  successives  et  la  mémoire  du  lecteur, 
pour  avoir  une  peinture  vivante  et  singulièrement  expressive.  Qu'il  nous 
suffise  de  rappeler  cette  humeur  héréditaire  des  trois  générations  de  la 
famille,  dont  le  comte  avait  sa  part,  une  indépendance  d'esprit  à  l'égard 
des  ministres,  une  causticité  redoutée,  le  don  fatal  de  l'ironie,  une  àpreté 
de  conviction  qui  ne  se  souciait  pas  de  blesser  les  autres,  une  obstination 
poussée  jusqu'à  l'entêtement  et  qui  ne  savait  pas  s'arrêter  aux  satisfactions 
raisonnables;  ajoutez-y,  pour  ce  qui  regarde  personnellement  le  comte, 

7» 


558  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

un  tour  d'esprit  vif  et  délié,  une  aptitude  précoce  pour  la  politique, 
une  sorte  de  génie  inventif  pour  les  projets,  les  combinaisons,  une 
imagination  toujours  en  éveil  sur  les  faits  et  les  conséquences  des  faits, 
et  par-dessus  tout  un  amour  de  son  pays  qui  ne  fut  assurément  dépassé 
par  aucun  aulre  dans  ce  siècle.  C'est  même  là  ce  qui  doit  relever  à  nos 
yeux  la  mission  si  délicate,  parfois  équivoque  dans  ses  procédés,  acceptée 
par  le  comte  de  Broglie,  et  soutenue  longtemps,  trop  longtemps  peut- 
être  pour  sa  gloire,  contre  Tévidence  des  situations  et  le  scandale  de 
l'apathie  royale  :  jamais  Thomme  qui  a  rempli  cette  mission  et  la  con- 
tinuée même  après  qu'elle  était  devenue  stérile,  n*a  perdu  de  vue  ce 
grand  but,  l'intérêt  du  pays,  où  il  voyait  le  véritable  intérêt  du  roi,  et 
il  a  mérité  cette  louange  «quà  travers  beaucoup  de  faiblesses,  il  nous 
«  montre  le  spectacle  toujours  attachant  d'un  esprit  familier  avec  les 
0  vues  élevées  de  la  politique  et  d'une  âme  passionnée  pour  le  bien 
«  public.  )) 

f /ambition  patriotique,  ce  fut  donc  l'inspiration  et  le  tourment  de 
cette  âme,  ce  fut  le  mobile  et  l'honneur  de  cette  vie,  c'en  est  aussi 
l'excuse.  C'est  cette  passion  du  bien  public  qui  inspire  au  comte,  une 
fois  engagé  dans  la  confidence  du  roi,  cette  incroyable  fécondité  d'a- 
perçus et  d'expédients  pour  soutenir  la  politique  défaillante  de  la 
France,  pour  la  relever  et  l'agrandir.  A  peine  pouvons-nous,  en 
quelques  lignes,  indiquer  cette  variété  de  projets  successivement 
soumis  à  l'indolent  monarque,  qui  l'intéressent  d'abord,  qui  l'amusent 
comme  par  le  mirage  d'une  grandeur  imaginaire,  en  contraste  avec  la 
réalité  frivole  ou  honteuse,  et  qui,  à  d'autres  moments,  l'épouvantent 
par  les  responsabilités  entrevues,  le  harcèlent  ou  le  fatiguent  comme 
î'im«nge  importune  de  ce  qu'il  aurait  dû  faire  et  le  remords  de  son  im- 
puissance volontaire.  Voyez  le  jeune  diplomate  improvisé,  après  quelques 
hésitations  bien  naturelles,  s'engageant  dans  cette  carrière  dont  le 
terrain  même  lui  était  inconnu,  acceptant  une  tâche,  et  laquelle! 
et  dans  quelles  conditions!  «Pour  son  début  avoir  un  roi  à  faire  élire 
«à  l'insu  de  son  propre  gouvernement;  suivre  une  telle  négociation,  à 
a  mille  lieues  de  Versailles,  dans  le  sein  d'une  diète  en  armes,  en  face 
«de  la  ligue  de  trois  cours,  et  en  restant  à  tout  moment  exposé  au 
«  risque  d'être  désavoué  publiquement  et  livré  à  tout  le  courroux  mi- 
«nistériel  par  la  moindre  indiscrétion  d'un  agent  des  postes!  Quelle 
((  complication  que  deux  maîtres  à  servir,  deux  langages  à  tenir  et  i 
«mettre  d'accord  sans  pouvoir  se  rassurer  sur  le  rang  auguste  des  per- 
«sonnages  dont  il  est  le  confident!  Il  a  vécu  assez  près  des  grands  pour 
«  savoir  avec  quelle  tranquillité  de  conscience  ces  êtres  privilégiés  se 


LE  SECRET  DU  ROI.  559 

tt  tirent  des  embarras  où  ils  s'engagent,  en  y  laissant  les  serviteurs  quils 
«ont  compromis.»  Il  part  cependant  plein  de  zèle  pour  Tidée  française 
qu'il  voit  poindre  en  Pologne,  et,  de  i  ySa  à  1 768 ,  il  déploie  une  activité 
incomparable  pour  donner  à  cette  idée  une  forme  défmie,  une  consis- 
tance, un  avenir.  Il  a  à  lutter  contre  des  obstacles  imprévus,  toujours 
renaissants;  il  ne  se  décourage  pas,  il  varie  ses  plans,  il  les  adapte  à 
chaque  situation  nouvelle.  Dès  son  arrivée  en  Pologne,  il  rencontre 
Tinfluence  des  Czartoryski  employée  au  service  de  l'Angleterre  et  de  la 
Russie;  il  résiste  avec  des  moyens  bornés,  mais  avec  des  ressources 
d'esprit  inépuisables,  il  déjoue  les  manœuvres,  il  reconstitua^  le  parti 
français  au  point  d'inquiéter  le  ministère  saxon,  le  roi  Auguste,  et 
le  ministère  de  Versailles  lui-même,  étonné  de  cette  initiative  qui  n'est 
pas  prévue  dans  les  instructions  officielles.  Le  comte  ne  se  rebute  pas 
pour  si  peu;  il  finit  par  séduire  le  comte  de  Brùhl,  ministre  du  roi  de 
Pologne,  conçoit  un  vaste  projet  de  politique  générale,  dont  un  des 
articles  serait  d'enlever  la  maison  de  Saxe  à  l'alliance  anglaise  et  de 
la  rapprocher  de  la  France,  et,  malgré  le  mécontentement  de  Conti, 
qui  juge  avec  raison  que  ce  ne  sont  pas  des  idées  favorables  à  ses  intérêts, 
il  demande  \\n  congé,  et  va  à  Versailles  chercher  une  approbation  que 
le  roi  lui  accorde  et  que  le  ministère  ne  lui  refuse  pas. 

Mais  voici  qu'à  son  retour  à  Dresde  un  grand  événement  se  produit, 
le  changement  de  système  d'alliances  politiques  de  la  Fiance,  à  la 
suite  de  la  rupture  avec  la  Prusse.  Le  comte  fait  tête  avec  le  plus 
grand  sang-froid  à  cet  événement,  plus  redoutable  qu'inattendu  :  ù  son 
plan  tout  récent  de  politique  il  en  substitue  immédiatement  un  autre, 
dont  la  base  est  l'alliance  avec  l'Autriche,  et  qui  se  trouve  conforme 
pour  le  principe  au  traité  de  Versailles ,  mais  non  pour  les  détails  et 
l'application.  En  attendant  une  réponse  qui  ne  vient  pas,  l'âme  guer- 
rière du  comte  se  réveille  à  l'approche  de  Frédéric,  qui  exige  l'incor- 
poration des  troupes  saxonnes  dans  son  armée.  Le  comte  donne  au 
roi  Auguste  le  conseil  de  se  réfugier  avec  son  armée  dans  le  camp  de 
Pirna  et  d'attendre  dans  ce  retranchement  inexpugnable  que  l'armée 
autrichienne  vienne  le  déHvrer  ;  lui-même  veut  se  rendre  au  camp  et 
rejoindre  le  roi  Auguste.  Frédéric  s'y  oppose  et  le  fait  écarter  par 
force  des  lignes  prussiennes.  Quelques  jours  après,  les  Autrichiens 
étaient  vaincus  à  Lobkowitz,  et  le  roi  Auguste,  bloqué  sans  espoir  de 
secours,  est  obligé  de  se  rendre.  L'intrépide  ambassadeur  court  à  Dresde 
pour  y  prêter  appui  h  la  reine  ;  Frédéric  lui  fait  donner  l'ordre  de  par- 
tir, le  comte  s'y  refuse  et  ne  part  qu'après  avoir  reçu  régulièrement  son 
congé  de  Versailles. 

7'- 


560  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

En  France,  sa  situation  devient  tout  à  fait  étrange  :  on  raccueille 
triomphalement  et  on  le  tient  à  l'écart  de  toute  influence.  Il  veut  offrir 
sa  démission;  le  roi  ny  consent  pas.  Il  demande  des  instructions  nou- 
velles et  ne  peut  les  obtenir.  Enfin,  de  guerre  lasse,  il  retourne  à  Var- 
sovie par  Vienne,  aide  de  ses  conseils  militaires  les  généraux  autrichiens 
écrasés,  démoralisés  par  le  génie  de  Frédéric,  et  retourne  enfin  à  Var- 
sovie, après  avoir  obtenu  la  reconnaissance  stérile  de  Marie-Thérèse,  sans 
pouvoir  obtenir  de  ses  ministres  un  engagement  précis  en  faveur  de  la 
Pologne.  Cest  alors  que  seul ,  livré  aux  seules  ressources  de  son  esprit, 
il  entreprend  de  lutter  contre  Tiniluence  corruptrice  et  Tinvasion 
armée  des  Russes,  qui  désorganisent  tous  les  ressorts  de  l'infortunée 
République  et  Ténervenl  par  la  crainte  avant  de  l'asservir  par  la  force. 
L'activité  du  comte  fait  des  prodiges;  il  groupe  autour  de  lui  tous  les 
éléments  de  résistance,  il  va  peut-être  triompher  de  la  lâche  terreur 
qu'inspire  la  Russie.  Mais  Rosbach  éclate  comme  un  coup  de  foudre 
qui  renverse  et  abat  tous  ces  projets,  en  partie  réalisés.  L'influence 
française  est  ruinée  en  Pologne,  le  comte  est  réprimandé  par  le  mi- 
nistère français.  Et  contre  les  admonestations  humiliantes  dun  Bernis, 
ii  ne  trouve  pas  même  d'appui  auprès  du  roi,  quia  été  le  confident,  on 
pourrait  dire  le  complice  de  tous  ses  projets.  Sur  les  réponses  évasives 
qui  lui  sont  faites,  il  revient  encore  une  fois  à  Versailles,  où  il  est  mal 
reçu  par  le  cardinal  de  Bernis  et  par  Madame  de  Pompadour,  sans 
que  régoïsme  de  Louis  XV,  traître  une  fois  encore  à  sa  propre  cause , 
se  soucie  de  le  défendre. 

E.  CARO. 


(Lajin  à  un  prochain  cahier.) 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  561 


Etude  sur  des  Maximes  dEtat  et  des  fragments  politiques  inédits 
da  cardinal  de  Richelieu,  —  Authenticité  de  son  Testament  politique. 

TROISIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 


III. 

On  a  pu,  à  la  simple  lecture  des  citations  qui  précèdent,  remarquer 
que  Richelieu  était  loin  d'être  dépourvu  de  plusieurs  des  qualités  de 
Térrivain,  Précision,  clarté,  sobriété,  vivacité  et  vigueur,  tels  sont  les 
traits  du  caractère  de  Richelieu,  tels  sont  ceux  que  nous  retrouvons 
dans  son  style. 

Ce  serait  d'ailleurs  une  erreur  de  croire  que  Richelieu  ne  se  servait 
de  la  parole  qu'avec  insouciance,  et  qu'autant  qu'elle  était  nécessaire 
pour  exprimer  sa  pensée.  Il  avait  certainement  des  visées  littéraires.  Il 
se  complaisait  k  chercher  les  expressions  et  les  tours  de  phrase  qui  de- 
vaient donner  à  ses  discours  plus  de  nombre,  plus  d'élégance  et  plus 
d'éclat. 

Nous  pouvons  affirmer  qu'il  les  rencontrait  souvent. 

11  est  singulier  qu'un  talent  d'écrivain  si  incontestable,  et  qui  avait 
de  lui-même  une  préoccupation  si  vive,  ait  été  méconnu  de  la  plupart 
des  critiques  modernes.  Celui  de  tous  qui,  certes,  était  le  mieux  placé 
pour  se  rendre  un  compte  exact  des  eflForts  et  des  résultats,  l'érudit 
compilateur  des  Lettres  et  des  Papiers  d'État  da  cardinal  de  Richelieu, 
M.  Avenel,  dit  en  propres  termes  :  «Malgré  ses  prétentions  littéraires, 
((Richelieu  n'avait  rien  de  l'homme  de  lettres,  ni  les  habitudes  ni  le  ta- 
((  lent.  »...  et  il  ajoute  plus  loin  :  a  II  était  ambitieux  aussi  de  ce  bruit 
((  populaire  que  soulève  une  célébrité  poétique,  mais  il  manquait  du  gé- 
((nie  qui  fait  le  grand  écrivain.  .  .  Nous  ne  croyons  pas  qu'on  trouve 
((dans  ses  œuvres  deux  pages  entières  belles  d'un  pur  éclat  et  d'une  ir* 
u  réprochable  beauté  ^.  » 

Il  n'y  a  pas  dans  les  œuvres  humaines  d'irréprochable  beauté,  mais 
je  doute  que  l'on  trouve  dans  la  littérature  française  beaucoup  de  pages 

^  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  juillet,  p.  iïag  ;  pour  le  deuxième,  le 
cahier  d'août,  p.  5oa.  —  *  Introduction,  1. 1,  p.  lxi. 


562  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

plus  voisines  de  la  perfection  du  style  que  celle  que  nous  transcrivons 
ci-aprcs  : 

Richelieu  vient  d^exposer  quelles  doivent  être,  selon  lui,  les  qualités 
du  conseiller  d*Etat.  Il  va  nous  dire  nnaintenant  quelles  serpnt  ses 
peines  : 

«  Si  la  probité  d'un  conseiller  d*Ëtat  requiert  qu'il  soit  à  l'épreuve  de 
«toutes  sortes  d'intérêts  et  de  passions,  elle  veut  qu'il  le  soit  aussi  des 
«  calomnies,  et  que  toutes  les  traverses  qu'on  lui  sauroit  donner  ne  puis- 
«  sent  le  décourager  de  bien  faire. 

«  Il  doit  scavoir  que  le  travail  qu'on  fait  pour  le  public  n'est  souvent 
«reconnu  d'aucun  |)arliculier,  et  qu'il  n'en  faut  espérer  d'autres  récom- 
«  penses  en  terre,  que  celles  de  la  renommée,  propre  à  payer  les  grandes 
<(  âmes. 

u  II  doit  aussi  scavoir  de  plus,  que  les  grands  hommes  qu'on  met  au 
((gouvernement  des  Élats  sont  comme  ceux  qu'on  condamne  au  sup- 
«plice,  avec  cette  ditférence  seulement  que  ceux-ci  reçoivent  la  peine 
a  de  leurs  fautes,  et  les  autres  de  leur  mérile. 

((De  plus,  il  doit  scavoir  qu'il  n'appartient  qu'aux  grandes  âmes  de 
«servir  fidèlement  les  Bois,  et  supporter  la  calomnie  que  les  méchans 
Il  et  les  ignorans  imputent  aux  gens  de  bien,  sans  dégoût,  et  sans  se  re- 
«  lascher  du  service  qu'on  est  obligé  de  leur  rendre. 

((  [1  doit  scavoir  encore  que  la  condition  de  ceux  qui  sont  appelés  au 
((maniement  des  affaires  publiques  est  beaucoup  à  plaindre,  en  ce  que, 
a  s  ils  font  bien,  la  malice  du  monde  en  diminue  souvent  la  gloire, 
«roputant  qu'on  pouvoit  faire  mieux,  quand  cela  seroit  tout  à  fait 
((  impossible. 

((Enfin  il  doit  scavoir  que  ceux  qui  sont  dans  le  ministère  de  l'Etat 
((Sont  obligés  d'imiter  les  astres,  qui,  nonobstant  les  abois  des  chiens, 
((ne  laissent  pas  de  les  éclairer  et  de  suivre  leur  cours,  ce  qui  doit  i'o- 
((bliger  à  faire  un  tel  mépris  de  pareilles  injures,  que  sa  probité  n'en 
«puisse  cstre  ébranlée,  ni  lui  détourné  de  marcher  avec  fermeté  aux 
«  fins  qu'il  s'est  proposées  pour  le  bien  de  l'Etat  ^  » 


'  Nous  avons  donné  cette  page  en 
entier,  aiin  que,  par  la  comparaison 
avec  les  fragments  que  nous  publions 
ci-dessous,  le  lecteur  puisse  se  rendre 
compte  des  procédtîs  de  travail  de  Riche- 
lieu et  de  Tutililé  réelle  de  notre  docu- 
ment. On  verra,  par  ce  rapprochement, 
Tattention  que   Richelieu  apportait  au 


soin  du  style,  et  on  remarquera  le  pro- 
grès qui  s  est  accompli  depuis  le  pre- 
mier jet  de  la  pensée  jusqu*à  sa  rédac- 
tion définitive  : 

(Frag.  io6.)  —  «  Les  Estatz  sont  bien 
«  heureux  qui  sont  gouvernés  des  gens 
«  sages  ;  mais  d* autant  plus  tels  gouver- 
«  neurs  sont  sages ,  d'autant  moins  sont- 


ÉTUDE  SDR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  563 

La  rédaction  définitive  de  cette  belle  page  appartient  au  Testament 
politique.  Mais  la  conception  de  la  pensée  et  le  premier  dessein  de  la 
forme  se  trouvent  dans  nos  fragments.  Les  Œuvres  de  Richelieu  pour- 
raient fournir  plus  d'un  passage  qui  confirmerait  le  jugement  favorable 
que  cette  lecture  ne  peut  manquer  de  faire  naître  dans  fesprit  du 
lecteur. 

Richelieu  savait  écrire  ;  il  avait  de  Fécrivain  les  instincts  et  le  talent: 
il  en  avait  aussi  les  habitudes  ;  cest  une  des  remarques  les  plus  neuves 
qu*éveillera  la  lecture  de  ces  fragments  inédits. 

Quel  est,  en  effet,  le  trait  distinctif  de  fesprit  et  de  la  méthode  d'un 
écrivain?  N est-ce  pas  la  recherche  de  l'expression,  recherche  souvent 
reprise,  et  dont  le  résultat  satisfait  rarement.  Tandis  que  l'homme 
d'affaires  ne  soulève,  comme  disait  Régnier,  le  fardeau  de  la  plume, 
que  lorsqu'il  y  est  forcé  par  le  besoin  de  communiquer  sa  pensée  aux 
autres,  et  qu'il  se  contente  des  premières  paroles  qui  lui  semblent  y 
correspondre  exactement,  l'écrivain,  au  contraire,  entreprend  pour  lui- 
même  une  poursuite  plus  animée,  et  qui  lui  procure  les  plus  vives 
émotions.  Que  d'autres  discutent  si  c'est  la  pensée  qui  cherche  à  s'é- 
claircir  davantage ,  ou  s'il  y  a  là  un  travail  spéculatif,  artistique,  indépen- 


•  ilz  heureux ,  le  faix  d*un  Estât  estant  si 
c  grand ,  que  plus  un  homme  est  sage , 
tplus  en  appréhende-il  la  pesanteur, 
t  et  plus  est-il  en  perpétuelle  méditation 
cpour  fempescher  qu'il  ne  faccable'.  • 
(Frag.  107).  [Autre  rédaction].  — 
«Les  Estatz  sont  bien  heureux  qui 
«  sont  gouvernez  par  des  hommes  sages  ; 
«mais,  entre  ceux  qui  les  gouvernent, 
«ceux  d'ordinaire  qui  sont  les  moins 
«sages  sont  les  plus  heureux,  estant 
«  certain  que  plus  un  honmie  est  habile , 
«  plus  ressent-il  le  faix  du  gouvernement 
«d'un  Estât,  qui  occupe  tellement  les 
«meilleurs  esprilz,  que  les  perpétuelles 
■  méditations  qu'ilz  sont  contraintz  d'à- 
«voir  ne  leur  laissent  pas  un  moment 
«  de  repos  et  les  privent  de  tout  conlente- 
«ment,  fors  de  celuy  qu'ilz  peuvent  re- 
«cepvoir  de  voir  beaucoup  de  gens 
«  dormir  à  repos  à  l'ombre  de  leurs  veilles 
«  et  vivre  heureux  par  leurs  misères  **.  • 


(Frag.  108.)  —  «Au  reste,  le  tra- 
vail qu'on  fait  pour  le  public  n'est  sou- 
vent recogneu  d'aucun  particulier.  Il 
n'en  faut  espérer  d'autre  récompense 
que  celle  de  la  renommée  propre  à 
payer  les  grandes  âmes;  celuy  qu'on 
regarde  le  plus  n'est  pas  toujours  celuy 
qui  mérite  le  mieux  %  » 

(  Frag.  1 09.  )  —  «  Les  grands  hommes 
qu'on  met  au  gouvernement  de  i'Ëstat 
sont  comme  ceux  qu'on  condamne  au 
supplice,  avec  cette  différence  seide- 
ment  que  ceux-cy  reçoivent  la  peyne 
de  leur  faute  et  les  autres  de  leur  mé- 
rite*     • 

{ Frag.  128.) — «  1 1  n'appartient  qu'aux 
grandes  âmes  de  servir  bdèlement  les 
Rois  et  supporter  sans  dégoust  la  ca- 
lomnie que  les  méchantz  et  les  igno- 
rantz  mettent  à  sus  aux  gens  de  bien , 
sans  pour  cela  se  relascher  du  service 
qu'on  est  obligé  de  leur  rendre  *.  » 


*  En  marge  :  Cbnjeil  —  ^  Idtm,  —  '  En  marge  :  Têttament.  —  *  Idem.  —  '  Idem, 


564  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

dant  du  fond  même  de  Tidée,  il  est  certain  que  cet  effort  ne  se  remarque 
que  chez  les  hommes  qu*on  peut  appeler  des  écrivains. 

S*ils  réussissent  dans  cette  poursuite,  ils  atteignent  le  style,  cest-â- 
dire  un  ensemble  d'harmonie  et  d*élégance,  de  symétrie  et  de  précision, 
qui  fait  que  les  pensées  les  plus  naïves  et  les  plus  simples,  peuvent  se 
revêtir  de  grâces  charmantes,  et  que  les  plus  hautes  pensées  s  élèvent 
encore  et  grandissent  par  le  mirage  de  l'expression  qui  les  a  rendues. 

Notre  document  prouvera  que  le  fondateur  de  TAcadémie  française 
avait  le  sentiment  du  style,  et  qu  il  s  en  imposait  le  travail.  Nous  y  ver- 
rons des  idées  exprimées  indépendamment  d  un  usage  immédiat  et  pra- 
tique, dans  le  seul  but  de  bien  rendre  ce  que  Ion  avait  senti.  Nous  y 
rencontrerons  les  mêmes  pensées  répétées  successivement  sous  des 
formes  diverses,  jusqu'au  moment  où  a  été  rencontrée  cette  seule  et 
unique  expression  «qui  est  la  bonne,  )>  selon  le  mot  de  La  Bruyère.  En- 
fin toutes  ces  notes  déposées  ici,  comme  dans  un  endroit  provisoire, 
ne  paraîtront  elles-mêmes  que  des  ébauches,  si  on  les  compare  aux 
Œuvres  définitives  dans  lesquelles  plusieurs  d'entre  elles  ont  fini  par 
trouver  leur  place. 

Ce  ne  sera  pas  un  des  moindres  attraits  de  ce  nouveau  recueil 
que  d'y  reconnaître  les  premières  traces  de  bien  des  passages  qui  ont, 
plus  tard,  fait  partie  des  écrits  plus  importants  du  cardinal  :  et  le 
plus  important  de  tous,  c'est-à-dire  le  Testament  politique ,  trouvera  ici, 
pour  la  première  fois ,  la  preuve  absolue  et  matérielle  de  son  authen- 
ticité. Nous  insisterons  quelque  peu  sur  une  question  si  intéressante. 

La  première  édition  du  Testament  politique  sortit  des  presses  de  Hol- 
lande en  1688.  Elle  ne  tarda  |)as  à  attirer  l'attention  du  public.  L'année 
même  de  son  apparition ,  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  fait  pour  l'his- 
toire du  cirdinal,  Aubery,  discutait  l'authenticité  du  Testament  et  se 
prononçait  pour  la  négative.  On  a  cru,  non  sans  raison,  que  le  désappoin- 
tement qu'il  éprouvait  de  n'avoir  pu  s'en  servir  dans  son  Histoire  de  Ri- 
chelieu, avait  influé  sur  son  argumentation  et  sur  sa  décision.  Par  contre, 
de  bons  critiques,  des  hommes  éminents  n'hésitaient  pas  à  soutenir 
l'opinion  contraire,  Huet,  Amelot  de  la  Houssaye,  l'abbé  Legendre 
reconnaissaient,  dans  cet  ouvrage,  la  main  du  grand  ministre; 
et  le  dernier  de  ces  auteurs  le  proclamait  :  «le  livre  le  plus  profond  et 
aie  plus  parfait  qui  eût  été  écrit  dans  ce  genre'.»  Cinq  ans  seulement 
après  la  publication  du  Testament  politique,  La.  Bruyère,  dans  un  passage 

*  Foncemagne  a  réuni  ces  différents  '      Tédilion   du  Testament  de    1764.   Cf. 
témoignages  dans  sa  Lettre  sur  le  Testa-        aussi  le  P.  Lelong,  n'  3a,43i. 
ment  politique ,  a*  édition,  à  la  suite  de 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  565 

de  son  discours  de  réception  h  rAcadëmie  française,  donnait  à  cette 
dernière  opinion  1  appui  de  sa  haute  appréciation  littéraire,  et  la  met- 
tait, en  quelque  sorte,  sous  l'autorité  du  corps  illustre  devant  lequel  il 
ne  croignaitpas  de  la  rendre  publique.  «Ouvrez  son  Testament  politique , 
(I disait-il,  en  faisant  Téloge  du  cardinal.  Digérez  cet  ouvrage,  c'est  la 
«peinture  de  son  esprit;  son  âme  tout  entière  s'y  développe  :  l'on  y 
«  découvre  le  secret  de  sa  conduite  et  de  ses  actions  ;  l'on  y  trouve  la 
«  source  et  la  vraisemblance  de  tant  et  de  si  grands  événements  qui  ont 
«paru  sous  son  administration.  Lion  y  voit  sans  peine  qu'un  homme 
«qui  pense  si  virilement  et  si  juste  a  pu  agir  sûrement  et  avec  succès, 
«  et  que  celui  qui  a  achevé  de  si  grandes  choses,  ou  n'a  jamais  écrit,  ou 
«  a  dû  écrire  comme  il  a  fait  ^  w 

Une  approbation  aussi  formelle,  et  venant  d'un  esprit  si  éminent,  ne 
suffit  pas  pour  rallier  tous  les  jugements.  La  question  resta,  en  quelque 
sorte  ballottée  pendant  la  fin  du  xvii*  siècle  et  pendant  les  premières 
années  du  siècle  suivant.  Elle  devait  demeurer  quelque  temps  encore 
aux  termes  où  l'avait  mise  Leclerc,  judicieux  auteur  d'une  Histoire  de 
Richelieu;  il  reconnaissait  que  l'œuvre  était  du  mérite  le  plus  élevé; 
mais  il  ajoutait  qu'on  ne  pouvait  se  prononcer  sur  la  question  de  l'attri- 
bution, la  lumière  manquant  sur  ce  point.  Il  convenait,  selon  lui,  de 
suspendre  tout  jugement. 

La  lumière  que  demandait  cet  écrivain  ne  devait  pas  tarder  à  se  faire. 

Tout  le  monde  connaît  la  fameuse  polémique  contre  l'authenticité 
du  Testament  y  polémique  engagée  par  Voltaire  dans  ses  Mensonges  im- 
primés^, reprise  par  lui  en  divers  endroits  de  ses  écrits,  et  notamment 
dans  son  Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  Nations.  Avec  la  vivacité  de 
plume,  le  ton  tranchant  et  incisif,  l'esprit  mordant  qu'il  apportait  dans 
toute  discussion,  Voltaire  résumait  excellemment  toutes  les  objections 
qui,  jusque-là,  s'étaient  produites  contre  l'attribution  du  Testament  au 
cardinal.  Il  en  énumérait  de  nouvelles.  11  appliquait  toute  sa  verve  à 
relever  les  défauts  réels  ou  apparents,  les  contradictions,  les  ignorances 
que  son  esprit  même  créait  et  multipliait  au  besoin.  Pour  conclure,  il 
ne  reconnaissait  dans  cette  œuvre  «indécente,  ridicule,  impudente*,» 

*  Œavres  de  La  Bruyère,  éd.  Ser-  tique  du  cardinal  de  Richelieu  est  un  oa- 
vois  (Hachette,  i865),  t.  II,  p.  458.  •vrage  supposé  (édit.  Hachette,   i86o, 

*  La  première  idée  de  Tatlaque  de  t.  XVHI,  p.   i5i),  et  il  a  repris  une 
Voltaire  apparaît  dans  ses  Conseils  à  un  partie  de  son  argumentation  dans  V Essai 
journaliste.  Mais  il  a  résumé  la  meilleure  sur  les  mœurs,  t.  Vilt,  p.  336  et  s. 
part  de  ses  arguments  dans  ses  Raisons  '  «  Le  cardinal  ne  laissait  pas  échap- 
de  croire  que   le Testament  poli-  «pcr  de  paroles  dures  et  indécentes.! 

72 


560  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

—  et  combien  d'autres  épilhètes  plus  vives  encore,  —  il  ne  voyait, 
dis-je,  dans  le  Testament  poUtùjue  que  la  compilation  de  quelque  écri- 
vain à  gage.  Il  désignait  même  Tabbé  de  Bourzeis. 

Malheureusement  pour  lopinion  de  Voltaire,  elle  rencontra  sur  ce 
terrain  la  discussion  dun  adversaire  parfaitement  instruit,  à  Tesprit 
sérieux  et  modéré,  plein  d'une  fmesse  railleuse  et  courtoise,  peu  dis- 
posé à  se  payer  de  mots,  et  à  se  laisser  embarrasser  par  les  affirma- 
tions un  peu  bruyantes  de  son  redoutable  partenaire. 

Dans  une  Lettre  ^  dont  la  rédaction  est  nécessairement  alourdie  par 
le  grand  nombre  de  citations  exactes,  mais  dont  le  ton,  parfaitement 
mesuré,  n  est  pas  dénué  d'un  certain  humour  incisif  ot  délicat,  il  reprit 
un  <^  un  les  arguments  de  Voltaire,  les  battit  en  brèche  de  la  façon  la 
plus  sérieuse  et  la  plus  solide ,  et  conclut  à  son  tour,  par  faffirmation 
•de  lauthenticité  du  Testament  Je  ne  sais  quel  fut,  en  définitive,  le  sen- 
timent de  Voltaire,  après  quil  eut  pris  connaissance  de  la  lettre  de 
Foncemagne.  Il  est  probable  qu  il  ne  changea  point  une  idée  arrêtée 
dans  son  esprit,  et  quil  se  refusa  à  laimable  invitation  qne  lui  faisait 
Foncemagne,  en  terminant  sa  lettre  par  ce  passage  de  Celse  :  «Les  pe- 
«  tits  esprits  ne  veulent  rien  sacrifier,  parce  qu'ils  n'ont  rien  de  trop. 
«  Mais  un  homme  supérieur  peut  impunément  essuyer  quelques  pertes: 
«il  lui  sied  bien,  quand  il  s'est  trompé,  de  l'avouer  ingénument.» 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  les  lecteurs  attentifs  et  judicieux,  la  chose 
était  jugée.  Les  violentes  attaques  de  Voltaire  avaient  été,  pour  Fonce- 
magne, l'occasion  d'une  argumentation  et  d'un  éclaircissement  décisif. 

Cependant  l'influence  du  nom  de  Voltaire  est  si  grande  et  ses  œuvres 
si  répandues,  qu'on  peut  dire  que,  tandis  que  le  doute,  en  réalité  n'exis- 
tait plus,  le  public,  et  le  public  le  plus  éclairé,  ne  se  sentait  pas  encore 
absolument  assuré  de  son  opinion.  Chacun  des  auteurs  qui ,  depuis  Vol- 
taire, se  sont  occupés  du  ministère  de  Richelieu,  a  éprouvé  encore  une 
fois  le  besoin  de  rentrer  dans  la  question ,  comme  si  elle  n*était  pas 
tranchée. 

C'est  que  l'argumentation  de  Foncemagne,  si  fine,  si  ingénieuse, 
si  probante,  manquait  d'une  base  indiscutable,  palpable;  c'est  que,  si 
les  raisonnements  les  plus  solides,  les  remarques  les  mieux  fondées, 

(T.  XVni,p.  i55.)  —  «  Le  comble  du  ri-  «bancs.»  (P.  1 55.)  «Cet  ouvrage  que  la 

■  dicule  et  de  Tindécence.  »  (P.  1 5^.  )  —  «  fourberie  a  composé,  que  fignorance, 

«  Cent  autres  absurdités  pareilles ,  dignes  «la  prévention,  le  respect  d*un  grand 

« d*un  professeur  de  rhétorique  de  pro-  «  nom,  ont  fait  admirer,  que  la  patience 

«vince  dans  le  xvi*  siècle,  ou  d*un  ré-  «du  lecteur  peut  à  peine  achever  de 

«pétiteur  irlandais  qui  dispute  sur  les  «lire,  etc.  etc.»  (P.  loy.) 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  567 

les  déductions  les  plus  rigoureuses,  menaient  à  conclure  en  faveur  de 
l'attribution  au  cardinal ,  cependant  on  n'avait  pas  une  preuve  maté- 
rielle, écrite,  qui  fermât  décidément  la  discussion. 

Foncemagne  avait  recherché  les  manuscrits  du  Testament  poHiiqae. 
Il  en  avait  rencontré  plusieurs ^  Mais  aucun  d'entre  eux,  même  celui 
du  dépôt  des  affaires  étrangères,  ne  portait  une  ligne  de  la  main  de 
Richelieu  ou  de  celle  de  ses  secrétaires  les  plus  habituels.  Ce  dernier 
même ,  qui  provenait  certainement  du  cabinet  du  cardinal ,  n* était  qu'une 
copie  pleine  de  fautes,  et  de  laquelle  on  ne  pouvait  tirer  argument 
suffisant  sur  la  question*  de  l'authenticité. 

Le  P.  Griffet  avait  bien  rencontré  dans  le  fonds  Golbert  un  fragment 
de  la  Relation  succincte  qui  compose  le  premier  chapitre  du  Testament, 
avec  quelques  mots  écrits  de  la  main  d'un  secrétaire  du  cardinal^.  Mais 
on  pouvait  objecter  encore  que  cette  narration  formait  un  tout  indé- 
pendant; que  son  authenticité  ne  pouvait  suffire  à  établir  celle  du  corps 
de  l'ouvrage,  et  que  sa  publication  en  tête  du  Testament  n'avait  servi 
qu*â  rendre  plus  acceptable  la  fraude  des  éditeurs. 

Aujourd'hui,  pour  la  première  fois,  cette  preuve  matérielle,  que  Fon- 
cemagne eût  été  si  aise  de  rencontrer,  va  être  livrée  au  public.  Sur  les 
feuilles  de  notre  document,  où  l'on  ne  rencontre  guère  que  l'écriture 
du  cardinal  et  de  ses  principaux  secrétaires,  et  dont  l'authenticité  est 
absolument  indiscutable,  en  marge  de  ces  feuilles,  le  mot  Testament  ou 
quelqu'un  des  titres  des  chapitres  de  ce  livre,  comme  Conseil,  Guerre, 
Négociation,  se  rencontrent  à  chaque  instant.  Le  passage  du  texte  en 
face  duquel  ces  mots  sont  écrits  est  toujours  barré.  Des  signes  de  ren- 
vois indiquent  qu'ils  ont  été  transportés  ailleurs  :  et  on  les  retrouve  en 
effets  à  peine  modifiés  dans  la  forme,  absolument  semblables  pour  le 
fonds,  dans  la  rédaction  définitive  du  Testament  politique. 

C'était  là  un  procédé  très  habituel  du  cardinal  de  Richelieu.  Dans  les 
excellents  articles  que  M.  Avenel  a  consacrés  à  l'étude  de  la  formation 
des  Mémoires^,  il  a  relevé  des  mentions  du  même  genre  sur  une  foule 


*  Nous  avons  vu  nous-méme  les  ma- 
nuscrits du  Testament  politique  que  cite 
Foncemagne.  Nous  en  avons  rencontré 
d*autres,  le  tout  jusqu*au  nombre  de  sept. 
En  dehors  de  celui  qu*a  publié  le  P.  Grif- 
fet, nous  n*en  connaissons  pas  où  Ton 
puisse  reconnaître  la  main  de  Richelieu 
ou  de  ses  secrétaires. 

'  Ce  fragment  est  publié  en  appen- 


dice à  In  fin  de  V Histoire  de  Louis  XIII, 
du  P.  Griffet.  Il  a  été  réimprimé  dans 
l'édition  du  Testament  politique  de  176^^. 
Le  P.  Griiïet  avait,  selon  une  erreur 
coiivmune  attribuée  au  cardinal,  récri- 
ture de  Charpentier.  Le  manuscrit  est 
conservé  à  la  DÎbliothèque  nationale. 

'  Voy.  Journal  des  oavants,  années 
i858eti859. 


72 


568  JOUIINAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

de  pièces  dont  des  extraits  ont  été  reproduits  dans  cet  ouvrage.  La  main 
anonyme  qui  faisait  ces  mentions,  qui  indiquait  ces  extraits,  M.  Âvenel 
Ta  bien  connue,  et  Ta  désignée  sous  ie  nom  de  main  du  Secrétaire  des 
Mémoires.  C  est  cette  même  main  que  nous  retrouvons  en  marge  des 
feuilles  qui  ont  servi  à  la  rédaction  du  Testament  politique. 

Que  si  tant  de  rapprochements  si  clairs  ne  suflisaient  pour  forcer 
la  conviction ,  il  s*en  trouverait  un  dernier  encore  que  nous  indiquerons. 

Quelques  autres  passages  de  ce  recueil  portent  des  marques  diffé- 
rentes et  des  signes  spéciaux.  On  y  voit  en  particulier  le  mot  employé^ 
que  M.  Avenel  indique  comme  désignant  spécialement  les  passages  qui 
sont  entrés  postérieurement  dans  le  corps  des  Mémoires,  Nous  les  trou- 
vons en  effet  dans  cet  ouvrage.  De  sorte  que  notre  argumentation  en 
faveur  de  ces  documents  se  complète  de  ce  dernier  rapprochement» 
que,  si  les  fragments  authentiques  et  marqués  du  mot  employé,  avec  des 
signes  de  renvois,  ont  servi  pour  les  Mémoires,  leurs  voisins,  marqués 
du  mot  Testament,  avec  des  signes  de  renvois,  étant  également  authen* 
tiques,  se  trouvant  également  dans  le  texte  du  Testament,  sont  une 
preuve  indéniable  de  fauthenticité  de  celui-ci. 

Je  produirai  ici  deux  seuls  exemples  de  ces  rapprochements,  en  aver- 
tissant toutefois  que  ces  exemples  sont  si  nombreux,  quil  faudrait  em- 
plir plusieurs  feuillets  de  ce  journal  pour  en  faire  la  simple  énumération. 
L  édition  qui  sera  faite  de  nos  documents  ^  les  contiendra  tous.  Les  seuls 
que  je  citerai  ici  seront,  j*espère,  suffisamment  concluants. 
•  Notre  fragment  Sg  s'exprime  ainsi  :  «Il  y  a  certaines  gens  qui  nont 
((point  d*action  que  quand  ils  sont  esmeus  de  quelque  passion.  Sont 
((ceulx  que  Plutarque  dit  qui  ressemblent  à  Tencens,  qui  ne  sent  jamais 
((  bon  que  quand  il  est  dans  le  feu.  n  En  mai^e  de  ce  fragment  est  écrit  le 
mot  Testament .  avec  un  signe  de  renvoi  ^,  et  le  passage  lui-même  est 
barré.  Or  ce  signe  de  renvoi  spécial  0  indique  que  le  passage  a  dû  ser- 
vir aussi  dans  une  pièce  de  politique  courante.  En  effet,  nous  le  trou- 
vons dans  un  Mémoire  au  Roi,  que  le  cardinal  adressa  à  Louis  XIII  en 
1629^.  Nous  le  trouvons,  en  outre,  dans  le  Testament  politique  sous  la 
forme  suivante  :  ((Estant  chose  assez  ordinaire  à  beaucoup  d'hommes 
((de  n  avoir  point  d  action  que  lorsqu'ils  sont  animés  de  quelque  pas- 
((sion,  ce  qui  les  fait  considérer  comme  fencens,  qui  ne  sent  jamais  bon 
((que  lorsqu'il  est  dans  le  feu,  je  ne  puis  que  je  nedise  à  Voslre  Majesté 


*  Dans  le  prochain  volume  des  Mé-  *  Voy.  Mémoires  de  Richelieu,  I.  IV, 

langes  de  la  collection  des  Documents        p.  205,  et  Avenel,  t.  Vil,  p.  196. 
inédits  de  ffiistoire  de  France. 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  569 

«(Louis  Xni)  que  cette  constitution  dangereuse  à  toute  sorte  de  per- 
asonnes,  lest  particulièrement  aux  rois,  qui  doivent  plus  que  tous  les 
a  autres  agir  par  raison ^n  Ainsi  ce  passage  se  trouve,  dans  nos  frag- 
ments qui  sont  authentiques,  dans  un  rapport  de  Richelieu  qui  est 
authentique,  dans  les  Mémoires  qui  sont  authentiques.  Ne  faut-il  pas 
conclure  à  Tauthenticité  du  Testament  qui  le  contient  aussi  ? 

Le  fragment  io4  est  cette  maxime. fort  simple  :  «Il  faut  escouter 
«beaucoup  et  parler  peu  pour  bien  agir  au  gouvernement  d'un  Estât.» 
Le  Clerc,  dans  sa  Vie  da  cardinal  de  RicheUea  (t.  III,  p.  365],  fait  obser- 
ver que  c*est  une  de  celles  qui  se  trouvaient  le  plus  fréquemment  dans 
la  bouche  du  cardinal.  En  effet,  comme  nous  l'indique  la  note  margi- 
nale, elle  se  trouve  dans  le  chapitre  Conseil,  c est-à-dire  du  Conseil  da 
prince,  dans  le  Testament  politique:  u Gomme  il  est  de  la  prudence  du 
«ministre  d'Estat  de  parler  peu,  il  en  est  aussi  d*escouter  beaucoup^.» 

Ces  rapprochements,  je  le  répète,  pourraient  se  multiplier.  Des 
pages  entières  du  Testament  sont  sorties  de  cette  préparation  première. 
Leur  étude,  en  même  temps  qu*elle  écartera  le  doute  qui  restait  sur 
des  œuvres  plus  importantes,  servira  à  faire  pénétrer  plus  intimement 
dans  le  véritable  esprit  qui  présida  à  la  rédaction  de  notre  propre  docu- 
ment. 

Ainsi,  de  1 626  à  1 63o,  époque  à  laquelle  se  rattachent  tous  les  faits 
mentionnés  dans  ces  Fragments  politiques ^  Richelieu  pensait,  sinon  à 
rédiger  le  Testament  lui-même,  du  moins  à  consigner,  sous  une  forme 
littéraire,  les  maximes  et  les  observations  qui  faisaient  le  fonds  de  sa 
politique.  Déjà,  depuis  longtemps,  la  rédaction  des  Mémoires  était  mise 
en  œuvre.  Peut-être  Richelieu  ne  voulait-il  d'abord  qu'introduire,  dans 
le  cours  de  leur  récit,  les  lambeaux  quil  jetait  sur  ces  feuilles,  et  Tidée 
de  les  réunir  dans  un  corps  de  doctrine  ne  lui  vint-elle  que  plus  tard. 

En  tous  cas,  des  soins  de  ce  genre  prouvent  combien  étaient  vives 
les  préoccupations  littéraires  qui  lui  inspiraient  ce  travail. 

S'il  est,  dans  l'ensemble  de  son  œuvre,  trop  de  passages  qui  sentent 
le  mauvais  écrivain;  si  la  lourdeur,  et  surtout  l'afféterie  et  une  recherche 
excessive  s'y  rencontrent  trop  fréquemment,  il  ne  convient  pas  d'ou- 
blier que  la  responsabilité  de  leur  rédaction  ne  doit  pas  retomber  toute 
sur  le  cardinal.  Bien  des  secrétaires  travaillaient  pour  lui,  et  il  n'eut  pas 
toujours  le  temps  de  revoir  et  d'achever  les  parties  dont  il  leur  confiait 
l'ébauche. 

*  Testament  politiqae ,  pari.  I,  ch.  vi;  *   Test.  Pal.  cli.  vni;  secl.  i    t.  1", 

1 1,  p.  a44«  de  Tédition  de  176^.  p.  269. 


570  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

Il  convient  aussi  d*avoir  présent  à  l'esprit  que  Richelieu  fit  son  édu- 
cation littéraire  à  une  époque  ou  le  pédantisme  et  le  bel  esprit  étaient 
de  mode.  Son  contemporain  Balzac,  qui  n'avait  pas,  lui,  le  souci  de 
mener  le  monde,  tomba  plus  dune  fois  dans  de  pareils  défauts. 

Si  le  grand  Corneille  y  échappa  le  plus  souvent,  c'est  quil  était  le 
grand  Corneille,  et  il  ne  faut  pas  reprocher  trop  vivement  à  Richeiiea 
de  n  avoir  trouvé  le  temps  que  d*étre  le  grand  cardinal. 

Je  m*arrète.  La  lecture  des  documents  eux-mêmes  en  apprendra  plus 
que  tout  autre  commentaire  sur  les  services  qu'ils  peuvent  rendre  à 
YHistoire  de  Richeiiea. 

La  lumière  nouvelle  qu*ils  jetteront  sur  son  œuvre  éclairera  aussi 
l'Histoire  particulière  de  l'esprit  supérieur  qui  a  accompli  de  si  grandes 
choses. 

Richelieu  fut  avant  tout  l'homme  de  la  pratique  et  de  la  raison  d'Etat. 
C'est  un  trait  de  son  génie  politique  que  son  ambition  ne  l'emporta 
jamais  an  delà  du  possible.  Mais  il  mit  tout  en  œuvre  pour  l'atteindre. 

Son  développement  a  été  lent,  réfléchi  et  sûr.  Il  ne  8*est  jamais  avancé 
par  bonds;  mais  jamais  non  plus  il  n  a  reculé  d  un  pas.  Il  a  été  mùr  de 
bonne  heure,  et  il  i^  conservé  sa  force  entière  jusquà  la  fin;  restant 
maître  de  lui,  même  sur  ce  pinacle  de  la  fortune  où  le  vertige  saisit  les 
plus  forts. 

Une  pareille  puissance,  une  telle  pondération,  une  si  grande  force, 
jointes  à  un  calme  et  à  une  persévérance  si  extraordinaires,  ont,  jus- 
qu'ici, surpris  Thistoire.  Elle  ne  s'est  pas  même  appliquée  à  en  examiner 
les  causes  et  à  en  étudier  les  ressorts.  J'ose  dire  qu'il  est  de  tradition 
de  faire  de  Richelieu  un  homme  de  toutes  pièces. 

Pour  tout  le  monde,  et  même  pour  ceux  qui  l'ont  le  mieux  connu, 
pour  ses  amis  et  pour  ses  ennemis,  il  est  l'homme  qui,  en  arrivant  au 
pouvoir,  annonce  au  roi  qu'il  a  trois  desseins  en  tête  :  abattre  les  grands, 
réduire  les  Huguenots  et  ruiner  la  maison  d'Espagne.  Le  reste  de  sa  vie 
se  passe  &  réaliser  ce  plan  prismatique,  à  trois  faces,  aux  arêtes  aussi 
vives,  aussi  tranchées  qu'un  cristal. 

Grâce  aux  documents  nouveaux  qui  se  produisent  tous  les  jours  et  à 
d'autres  qu  on  doit  espérer  de  rencontrer,  on  pourra  enfin  essayer  de 
pénétrer  plus  avant  dans  la  connaissance  de  la  composition  et  de  révo- 
lution intime  de  son  génie. 

On  saura  les  influences  d'éducation  et  de  race  qui  ont  contribué  à  le 
former;  on  saura  les  leçons  qu'il  a  suivies;  on  connaîtra  ses  premiers 
goûts,  ses  premières  passions,  ses  premiers  pas.  Peu  à  peu  l'étude  s  élè- 
vera en  le  suivant  lui-même  dans  des  sphères  plus  hautes.  La  fréquenta- 


ÉTUDE  SUR  DES  MAXIMES  D'ÉTAT.  571 

tion  des  hommes  le  forme;  la  pratique  des  cours  le  mûrit.  Paris  et  Rome, 
les  Italiens  et  les  Espagnols,  Sully,  Villeroy  et  Concini  lui-même,  lui 
apprennent  tout  lart  du  parvenir,  du  demeurer,  et  toutes  les  lois  du 
bien  régner. 

La  première  partie  de  sa  vie  est  remplie,  incertaine  en  quelque  sorte 
et  sans  boussole,  par  le  désir  et  par  le  besoin  de  se  faire  dans  le  n^onde 
du  temps  un  nom,  et  de  se  créer  une  situation  exceptionnelle. 

En  même  temps  qui!  l'obtient,  qu'il  occupe  la  pourpre  romaine  et 
ie  ministère,  la  théorie  politique  qui  le  guidera  jusqu'au  bout  s'élève  en 
lui  et  réclaire.  Désormais  il  voit  un  but  supérieur  à  celui  de  Tanibitieux 
vulgaire  qui  n'aspire  qu  à  dominer.  Lui  veut  agir  et  faire  bien. 

De  ce  jour,  ceux  qui  lavaient  aidé  dans  son  ascension  première  se 
séparent  de  lui.  Il  s  élève  au-dessus  d'eux.  Mais  plusieurs  années  sont 
nécessaires  pour  qu  il  puisse  se  détacher  de  leur  suite  embarrassante  et 
tenir  dans  sa  main  l'esprit  changeant  et  faible  du  roi.  Cest  dans  une  telle 
lutte  que  se  consume  une  bonne  partie  de  ses  premiers  efforts.  Au  bout 
de  sept  ans  seulement,  il  peut,  si  j*ose  dire,  dépouiller  le  vieil  homme. 
La  Journée  des  Dupes  est  son  triomphe  décisif,  non  pas  seulement  sur 
ses  adversaires,  mais  sur  lui-même.  En  son  cœur  la  raison  d'Etat  a 
décidément  étouffé  tout  sentiment  :  soit  religion,  soit  reconnaissance, 
soit  pitié.  Elle  plane  en  lui  comme  un  aigle  solitaire.  Toute  autre  con- 
sidération se  tait  devant  la  loi  du  salut  public. 

De  ce  jour,  il  règne.  Dix  années  encore  s  écoulent  pendant  lesquelles 
il  s'applique  uniquement  à  la  réalisation  de  ce  grand  dessein  pour  lequel 
il  a  depuis  longtemps  tout  préparé  :  la  ruine  de  la  maison  d'Espagne. 
Il  a  mis  en  pratique  sa  propre  maxime  :  «  qu  une  fois  les  affaires  corn- 
«  mencées  il  les  faut  suivre  d'une  perpétuelle  continuité  de  dessein;  agir 
a  ou  cesser  ne  devant  être  que  par  dessein  et  non  pas  par  relâche  d'es- 
«prit,  indifférence  des  choses,  vacillation  de  pensées  ou  dessein  con- 
u traire.  »  Ce  but  qu'il  touche  presque,  il  tombe  avant  de  l'atteindre. 
Mais  l'œuvre  est  faite,  et  des  successeurs  qu'il  a  formés,  qu'il  a  choisis  lui- 
même,  n'auront  plus  qu'à  recueillir  les  fruits  de  sa  peine.  Le  règne  de 
Louis  XIII  se  ferme  par  un  coup  décisif,  la  bataille  de  Rocroy. 

Gabriel  HANOTAUX. 


572  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 


LETTRES  INEDITES  DE  LA  GRANGE. 


Le  Pr.  B.  Boncompagni  nous  autorise  à  publier  trois  lettres  inédites  du  célèbre 
mathématicien  La  Grange,  dont  les  originaux  sont  déposés  aux  bibliothèques  de 
Berlin  et  de  Bologne,  où  le  savant  italien  en  a  pris  le  fac-similé.  Nous  les  reprodui- 
sons à  leur  ordre  de  date. 

Cr.  Gibaud. 


I. 

Lettre  du  6  avril  1773,  adressée  au  secrétaire  de  rAcadémie  de  Bologne. 

(Biblioth.  de  Tuniversité  de  Bologne.) 

(Copie.) 

Monsieur, 

L'adoption  que  votre  illustre  Académie  a  daigné  faire  de  moi  est  une 
faveur  qui  me  pénètre  autant  qu'elle  m'honore,  et  dont  je  suis  d'autant 
plus  reconnoissant  que  je  ne  l'ai  point  sollicitée. 

Je  vous  prie,  Monsieur,  de  vouloir  bien  témoigner  à  cette  célèbre 
Compagnie  combien  je  suis  sensible  a  la  distinction  flatteuse  quelle 
vient  de  m'accorder,  et  combien  je  désire  de  pouvoir  m'en  rendre  digne. 
Si  je  pouvois  me  flatter  qu'elle  voulût  bien  recevoir  avec  indulgence 
quelqu'un  de  mes  foibles  travaux,  je  me  feroîs  un  devoir  de  lui  en  faire 
hommage;  en  attendant  je  la  supplie  d'agréer  celui  des  vifs  et  profonds 
sentimens  dont  mon  ame  est  remplie  dans  ce  moment,  et  qui  sont  au 
dessus  de  tous  les  termes  que  je  pourrois  employer  pour  les  exprimer. 

Je  suis  enchanté  d  avoir  fait  la  connoissance  d'une  personne  de  voire 
mérite,  et  je  tacherai  de  mou  coté  de  la  cultiver  comme  une  de  celles 
qui  peuvent  m'honorer  le  plus,  et  que  je  dois  être  le  plus  jaloux  de  con- 
server. Je  vous  demande  comme  la  grâce  la  plus  flatteuse  de  me  pro- 
curer des  occasions  de  vous  servir,  et  de  vous  donner  des  preuves  de  la 
haute  estime  et  de  l'extrême  considération  avec  laquelle  j'ai  l'honneur 
d'être 

Monsieur 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur 

De  la  Grange. 

A  Berlin,  ce  6  avril  1773. 


LETTRES  INÉDITES  DE  LA  GIUNGE.  573 


IL 

Lettre  du  lo  janvier  1801,  déposée  à  la  bibliothèque  de  Berlin. 

(Cojie.) 

Paris,  ce  35  nivôse  an  g. 

Monsieur  , 

Jai  reçu,  mon  cher  correspondant,  avec  autant  de  plaisir  que  de 
reconnoissance,  votre  dernière  lettre  et  le  paquet  que  Duprat  ma  envoyé 
de  votre  part.  Je  lui  ai  remis  aussitôt  les  a 8**  du  prix  du  volume  X"^'  de 
Petersbourg.  Je  vous  prie  instamment  de  ne  pas  négliger  de  me  faire 
passer  les  suivans  à  mesure  quils  paroitront,  ain.^i  que  ceux  de  Berlin, 
dont  le  dernier  que  j*ai,  est  celui  de  i-ygA-gS,  qui  a  paru  en  1799.  Je 
vous  remercie  des  differens  cadeaux  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire 
et  en  particulier  de  louvrage  de  Denina  sur  le  Piémont,  que  je  lis  avec 
d*autant  plus  de  plaisir,  que  je  me  suis,  depuis  quelque  tems,  un  peu 
adonné  à  Thistoire.  Je  vous  prie  de  me  rappeler  a  son  souvenir  et  a  son 
amitié.  Ma  femme  joint  ses  remerciemens  aux  miens,  pour  le  beau  roman 
que  vous  lui  avez  envoyé;  c'est  en  effet  une  des  meilleures  productions 
de  M"*°de  Genlis;  il  est  généralement  estimé  ici,  et  on  en  a  déjà  fait  une 
ou  deux  éditions.  Elle  a  voulu  profiter  d'un  envoi  que  Fuchs  avoit  à 
vous  faire  pour  envoyer  a  son  tour  une  bagatelle  à  M"*'  de  la  Garde: 
c'est  un  bonnet  d'hiver  en  turban  suivant  la  dernière  mode;  j'espère  que 
la  boite  arrivera  en  bon  état  et  avant  le  prinlems.  Elle  a  du  partir  il  y  a 
déjà  quelques  jours.  J'ai  mis  dans  la  même  boite  un  petit  ])aquet  cacheté 
qui  m'a  ete  remis  par  Thouin,  a  qui  je  l'avois  demandé,  contenant  des 
graines  du  chanvre  de  la  Chine,  avec  une  petite  instruction  sur  la  ma- 
nière de  les  semer;  je  n'ai  pu  les  avoir  plutôt;  mais  elles  vous  seroient 
parvenues  plus  promptement  si  la  boite  n'avoit  pas  été  partie  lorsque 
M.  de  Lucchesini  m'offrit  de  vous  faire  passer  mon  paquet  par  uo  de 
ses  courriers.  Je  profiterai  de  ses  bontés  |)our  un  autre  envoi.  Je  n'ai 
pas  une  trop  bonne  idée  de  la  seconde  partie  de  l'Histoire  de  Montucla 
qui  est  sous  presse.  Je  crois  que  la  matière  étoit  au  dessus  des  forces 
de  l'auteur;  je  parle  de  la  partie  qui  traite  du  progrès  des  mathéma- 
tiques dans  le  siècle  qui  vient  de  s'écouler;  car,  pour  la  partie  déjà  con- 
uuc,  il  me  semble  qu'elle  laisse  bien  peu  a  désirer.  Le  manuscrit  est,  je 

73 


574  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

crois,  achevé  :  du  moins  je  ne  sache  personne  qui  soit  chargé  de  la  con- 
tinuer. Lalande  a  soin  de  Fimpression;  mais  il  n'est  pas  en  état  de  sup- 
pléer ce  qui  peut  manquer.  Il  me  semble  avoir  lu  quelque  part  que 
Kestner  avoit  donné  une  histoire  des  mathématiques.  Si  vous  en  con- 
noissez  une  de  lui,  je  vous  serois  infîniment  obligé  de  me  la  faire  par- 
venir à  votre  commodité. 

L  arrivée  de  M.  de  Lucchesini  m'a  fait  un  bien  grand  plaisir.  Il  m*a 
donné  des  nouvelles  de  tout  ce  qui  m'intéresse  à  Berlin  et  a  renouvelé 
des  souvenirs  qui  me  sont  bien  chers.  «T espère  que  nous  pourrons  nous 
voir  plus  souvent  lorsque  les  affaires  lui  permettront  plus  de  loisir; 
mais  cet  avantage  ne  diminuera  jamais  rien  du  prix  que  j'attache  a  la 
correspondance  dont  vous  m'honorez,  et  que  je  vous  prie  de  vouloir 
bien  me  continuer.  Je  vous  offre  de  mon  coté  l'hommage  sincère  des 
sentiments  par  lesquels  je  vous  suis  attaché  ainsi  que  le  désir  de  trouver 
des  occasions  de  vous  en  donner  des  preuves. 

L.  G. 


III. 

Lettre  adressée  à  Laplace;  elle  est  déposée  à  la  bibliothèque  de  Berlin,  avec 
l'annotation  autographe  d'Alexandre  de  Humboldt,  à  qui  la  marquise  de 
Laplace  en  avait  fait  présent,  en  i843,  à  Paris. 

(  Copie.  ) 

Je  viens  de  recevoir,  mon  cher  et  illustre  confrère,  votre  Mémoire 
sur  les  approximations;  je  n'ai  pu  encore  le  lire,  mais  il  me  paroitbien 
profond  comme  tout  ce  que  vous  faites,  et  je  me  propose  de  l'étudier  à 
loisir.  Je  voulois  me  dispenser  de  vous  envoyer  ce  que  j'ai  fait  impri- 
mer cette  année ,  comme  ne  contenant  rien  de  piquant  pour  vous;  mais , 
puisque  vous  avez  reçu  la  première  partie  de  ce  travail,  je  crois  devoir 
vous  en  présenter  aussi  la  seconde.  Je  ne  vous  offrirai  désormais  que 
ce  que  j*aurai  de  moins  indigne  de  votre  attention.  Agréez  eu  même 
tems  les  assurances  de  tous  les  sentiments  que  je  vous  ai  voués  et  avec 
lesquels  je  serai  toute  ma  vie 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur 

De  la  Grange. 

Je  joins  a  ce  paquet  les  trois  volumes  de  l'ouvrage  allemand  de 
Schmid  sur  les  mortalités,  dont  M.  Brak  n'avoit  pu  se  charger. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  575 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

Nous  avons  rendu  compte,  dans  notre  dernier  cahier,  de  la  séance  publique  an- 
nuelle que  l'Académie  française  a  tenue  le  7  août  187g.  Nous  complétons  aujour- 
d'hui ce  compte  rendu  en  annonçant  les  divers  prix  proposés  par  TAcadémie  pour 
les  concours  des  années  1880  à  i884* 

PRIX   PROPOSES. 

■ 

Prix  d'éloquence  à  décerner  en  i880^  —  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé 
pour  sujet  du  prix  d'éloquence  à  décerner  en  1880  :  •Éloge  de  Marivaux.  » 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  3i  dé- 
cembre 1879. 

Prix  Halphen,  —  L'Académie  décernera ,  en  188 1 ,  le  prix  triennal  de  1 ,5oo  francs 
fondé  pir  M.  Achille-Edmond  Halphen,  pour  être  attribué  à  l'auteur  de  l'ouvrage 
que  ■  1  Académie  jugera  à  la  fois  le  plus  remarquable  au  point  de  vue  littéraire  ou 
■  nistorique,  et  le  plus  digne  au  point  de  vue  moral.  ■ 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés  avant  le  3i  dé- 
cembre 1880. 

Prix  Thiers,  —  L'Académie  décernera,  en  1880,  le  prix  triennal  de  3, 000  francs, 
fondé  par  M.  Thiers  pour  «  l'encouragement  de  la  littérature  et  des  travaux  histo- 
«  riques.  • 

Ce  prix  sera  décerné  au  meilleur  ouvrage  d'histoire ,  publié  dans  les  trois  années 
antérieures  au  1"  janvier  1880. 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  1879. 

Prix  Thérouanne. — L'Académie  décernera,  en  1 880,  le  prix  annuel  de  4iOOO  francs 
fondé  par  M.  Thérouanne,  «  en  faveur  des  meilleurs  travaux  historiques.  • 
Ce  prix  sera  décerné  au  meilleur  ouvrage  publié  dans  l'année  précédente. 

73. 


576  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés ,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  187g. 

Prix  Gaizot,  —  L'Académie  décernera,  en  1881,  le  prix  triennal  de  3, 000  francs 
fondé  par  M.  Guizot.  Ce  prix,  selon  les  intentions  du  fondateur,  sera  décerné  au 
meilleur  ouvrage ,  publié  dans  les  trois  années  précédentes,  soit  sur  lune  des  grandes 
époques  de  la  littérature  française  depuis  sa  naissance  jusqu*à  nos  jours  ;  soit  sur  la 
vie  et  les  œuvres  des  grands  écrivains  français,  prosateurs  ou  poètes,  philosophes, 
historiens ,  orateurs  ou  critiques  érudits.  Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours 
devront  être  envoyés,  au  nombre  de  trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  1880. 

Prix  Marcelin  Guérin,  —  L'Académie  décernera,  en  1880,  le  prix  annuel  de 
5,000  francs  fondé  par  feu  M.  Marcelin  Guérin.  Ce  prix,  selon  les  intentions  du 
fondateur,  est  destiné  à  récompenser  les  livres  et  écrits  qui  se  seraient  récemment 
produits  en  histoire ,  en  éloquence  et  dans  tous  les  genres  de  littérature ,  et  qui  paraî- 
traient les  plus  propres  à  honorer  la  France,  à  relever  parmi  nous  les  idées,  les 
mœurs  et  les  caractères,  et  à  ramener  notie  société  au\  principes  les  plus  salutaires 
pour  favenir. 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  1879. 

Prix  de  Joay.  —  Ce  prix,  de  la  valeur  de  i,5oo  francs,  fondé  par  feu  M"*  Bain- 
Boudonville,  née  de  Jouy,  sera  décerné,  en  1881,  à  l'ouvrage  publié  dans  le  cours 
des  années  1879  ^^  1880.  Aux  ternies  du  testament,  il  doit  être  décerné,  tous  tes 
deux  ans,  à  un  ouvrage,  soit  d'obsei^ation ,  soit  d'imagination,  soit  de  critique,  et 
ayant  pour  objet  l'étude  des  mœurs  actuelles. 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés ,  au  nombre  de  trois 
exemplaires ,  avant  le  3 1  décembre  1 880. 

Prix  Viiet.  —  L* Académie  décernera,  en  1880,  ce  prix  annuel,  que  lui  a  légué 
M.  Vitet,  en  1873,  pour  être  employé,  comme  elle  1  entendra,  dans  Tintérét  des 
lettres. 

Prix  Archon-Despérouses.  —  L'Académie,  chargée  par  le  fondateur  de  ce  prix 
d*en  déterminer  le  caractère.  Fa  spécialement  affecté  à  la  philologie  française,  et  a 
décidé  que  ce  prix,  de  la  valeur  de 4iOOO  francs,  serait  décerné  annuellement  ■  à  des 

•  ouvrages  de  diverses  sortes ,  lexiques ,  grammaires ,  éditions  critiques ,  commentaires 

•  etc. ,  ayant  pour  objet  l'étude  de  notre  langue  et  de  ses  monuments  de  tout  âge.  • 

Les  ouvrages  présentée  pour  ce  concours  devront  être  envoyés,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  01  décembre  1879. 

Prix  Botta.  —  M"*  Botta,  de  New- York,  a  fait  don  à  TAcadémie  française  d*une 
somme  de  ao,ooo  francs,  dont  les  revenus  doivent  être  employés  à  la  fondation  dun 
prix  quinquennal;  conformément  aux  intentions  de  la  fondatrice  ,  TAcadémie  décer- 
nera ce  prix,  pour  la  première  fois,  en  1881,  au  meilleur  ouvrage  publié  en  français 
dans  les  cinq  années  précédentes,  «  sur  la  condition  des  fenunes.  » 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  (^tre  envoyés,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  1880. 

Prix  Monbinne.  —  L*Académie  décernera,  en  1881,  ce  prix,  de  la  valeur  de 
3,000  francs ,  fondé  par  MM.  Eugène  Lecomte  et  Léon  Delaville  Le  Roulx  en  sou- 
venir de  feu  M.  Monbinne. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  577 

Ce  prix ,  dit  prix  Monbinne ,  diaprés  la  volonté  des  donateurs ,  sera  décerné  tous 
les  deux  ans ,  soit  pour  récompenser  des  actes  de  probité ,  soit  pour  venir  en  aide  à 
des  infortunes  dignes  d'intérêt,  clioisies  notamment  parmi  des  personnes  ayant  suivi 
la  carrière  des  lettres  et  de  renseignement. 

Prix  de  M.  Jales  Janin,  —  L'Académie  décernera ,  en  1 880 ,  le  prix  triennal  de 
3,000  francs  fondé  par  M*^  veuve  Jules  Janin.  Ce  prix,  selon  les  intentions  de  la  fon- 
datrice, sera  décerné  à  la  meilleure  traduction  d'un  ouvrage  latin. 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décembre  1879. 

Prix  de  M.  Jean  Reynaad,  —  Ce  prix,  de  la  valeur  de  10,000  francs,  fondé  par 
M"*  veuve  Jçan  Reynaud ,  pour  honorer  la  mémoire  de  son  mari ,  hera  décerné  en 
188^,  «  au  travail  le  plus  méritant  qui  se  sera  produit  pendant  une  période  de  cinq 
«ans.  Il  ira  toujours  à  une  œuvre  originale,  élevée,  et  ayant  un  caractère  d'invention 
«  et  de  nouveauté.  Les  membres  de  l'Institut  ne  seront  pas  écartés  du  concours.  Le 
«  prix  sera  toujours  décerné  intégralement  ;  dans  le  cas  où  aucun  ouvrage  ne  sem- 
«  nierait  digne  de  le  mériter  entièrement,  sa  valeur  sera  délivrée  à  quelque  grande 
«  infortune  littéraire.  • 

Les  ouvrages  présentés  pour  ce  concours  devront  être  envoyés ,  au  nombre  de 
trois  exemplaires,  avant  le  3i  décemjbre  i883. 


ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

M.  le  baron  Taylor,  membre  libre  de  TAcadémie  des  beaux-arts ,  est  décédé  à  Paris 
le  6  septembre  187g. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

A  . 

Mémoire  de  la  Société  de  l'histoire  de  Paris  et  de  l'Ile  de  France,  tome  V  (1878). 
Imprimeiie  de  Daupeley-Gouverneur,  à  Nogent-ie-Rotrou ,  librairie  de  H.  Champion , 
a  Paris,  1879,  in- 8**  de  3a6  pages,  —  Paris  pendant  la  domination  anglaise  (i4ao- 
1^36) ,  documents  extraits  des  registres  de  la  chancellerie  de  France,  par  Auguste 
Longnon ,  mêmes  imprimerie  et  librairie,  1878 ,  in-S"*  de  374  pages. —  Les  Comédietu 
de  la  troupe  française  pendant  les  deux  derniers  siècles,  documents  inédits ,  recueillis  aux 
Archives  nationales  par  Emile  Campardon,  mêmes  imprimerie  et  librairie,  1879, 
in-S**  de  336  pages. 

La  Société  de  l'histoire  de  Paris  et  de  Tlle  de  France,  dont  nous  avons  plusieurs 
fois  signalé  les  importants  travaux,  vient  d'ajouter  à  ses  publications  un  nouveau 
volume  de  ses  Mémoires  (le  cinquième)  et  deux  volumes  de  Documents, 


578  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

Le  tome  V  des  Mémoires  est  rempli  par  sept  études  ou  notices  d*intérét  varié,  qui 
toutes  seraient  dignes  d'une  analyse  détaillée,  mais  dont  nous  ne  pouvons  donner 
ici  que  les  titres  :  La  Police  de  Paris  en  1770,  mémoire  inédit  composé  par  ordre 
de  G.  de  Sartinc  sur  la  demande  de  Marie-Thérèse  et  publié  par  M.  G.  Gazier; 
Chartes  et  autres  titres  du  monastère  de  Saint-Florent  près  Saumur,  concernant  Tlle 
de  France,  de  1070  a  1220  environ,  publiés  par  P.  Marchegay;  l'École  et  la  popu> 
lation  de  Saint-Prix,  canton  de  Montmorency,  depuis  1668,  par  M.  A.  Rey  ;  Histoire 
de  Sentis  pendant  la  seconde  partie  de  la  guerre  de  Cent  Ans  (liob-iàài),  par 
M.  J.  Flammermont;  le  Trésor  anglais  à  Paris  en  1 43 1  et  le  procès  de  Jeanne  d*Arc, 
par  M.  S.  Luce;  Notice  sur  un  couteau  du  xi*  siècle  conservé  à  la  Bibliothèque  na* 
tionale,  par  M.  R.  de  Lasteyrie;  Notice  sur  Thôtel  du  Ministère  de  la  marine,  par 
M.  Ch.  Ehiplomb. 

Le  volume  publié  par  M.  Longnon,  sous  le  titre  de  Paris  pendant  la  domination 
anglaise  (iA30-i/|36) ,  est  un  recueil  de  pièces  extraites  des  registres  de  la  chancel- 
lerie connus  sous  le  nom  de  1  egistres  de  trésor  de  chartes  et  conservés  aux  Archives 
nationales.  Ces  documents,  au  nombre  de  176,  presque  tous  inédits  (huit  seulement 
avaient  déjà  été  imprimés)  se  rapportent  à  la  période  de  Toccupation  anglaise,  et 
concernent  exclusivement  Paris  et  les  Parisiens,  ils  sont  disposés  par  ordre  chrono- 
logique, du  mois  d'octobre  i430  au  mois  de  février  i435,  précédés  d'une  introduc- 
tion étendue,  accompagnés  de  notes  instructives  et  suiris  d*une  table  alphabétique 
des  noms  d'hommes  et  de  If  eux.  Le  savant  éditeur  fait  très  bien  ressortir,  dans  son 
introduction,  Tintérèt  historique  des  textes  qu'il  public.  Parmi  les  176  pièces  com- 
prises dans  le  volume,  on  doit  signaler  d'abord  66  lettres  de  don  accordées  par  le 
roi  d'Angleterre,  Henri  V,  au  nom  de  Charies  VI,  ou  par  le  ducdeBedford ,  au  nom 
de  son  neveu,  le  roi  Henri  VI,  à  leurs  favoris,  à  des  capitaines  anglais  et  à  des 

E artisans  de  la  faction  anglo-bourguignonne.  Ces  donations  ont  pour  objet  des 
iens  situés  à  Paris  ou  aux  environs  et  conGsqués  sur  des  Français  restés  ûdèles  à 
la  cause  de  la  dynastie  nationale.  On  comprend  aisément  l'importance  historique 
et  topograpbiqne  de  ces  précieux  documents.  Une  autre  catégorie  de  pièces,  plus 
nombreuse  encore  dans  ce  volume  que  les  lettres  de  don,  na  pas  moins  de  valeur: 
ce  sont  les  lettres  de  rémission  ou  lettres  de  grâce  soit  pour  délits  politiques,  soit 
pour  délits  de  droit  conunun.  Ces  rémissions  étaient  accordées  sur  une  requête 
adressée  par  l'accusé  ou  ses  amis,  qui  y  relataient  toutes  les  circonstances  du  délit 
pour  lequel  on  implorait  la  commisération  du  prince.  Le  récit,  ordinairement  dé- 
taillé, fait  par  le  «  suppliant,*  était  reproduit  dans  les  lettres  de  grâce  dont  il  con- 
stilue  le  principal  intérêt.  On  comprend,  comme  le  remarque  avec  raison  M.  Lon- 
gnon,  qu  il  ne  faille  pas  toujours  ajouter  une  foi  complète  ace  récit,  car  le  coupable, 
porté  à  laisser  dans  l'ombre  les  circonstances  défavorables  à  sa  cause,  altérait  souvent 
la  vérité  ou  ne  la  disait  pas  entièrement;  malgré  ce  défaut,  il  est  peu  de  matériaux 
aussi  réellement  curieux  pour  l* histoire  des  mœurs.  Après  les  lettres  de  don  et  de 
rémission,  nous  mentionnerons  encore  les  créations  d'offices  par  les  princes  anglais, 
et  les  privilèges  et  règlements  donnés  par  eux  à  des  associations  parisienne!*.  Le  re- 
cueil de  M.  Longnon  comprend  notamment  la  confirmation  des  privilèges  de  la 
grande  boucherie  de  Paris,  que  cette  puissante  corporation  sollicita  au  mois  de  jan- 
vier i4a3:  l'ordonnance,  en  date  de  janvier  i^^i,  qui  restreignait  à  vingt-quatre  le 
nombre  des  courtiers  ou  marchands  de  chevaux,  alors  illimité,  et  la  confirmation 
des  règlements  du  métier  de  tisseur  de  soie.  On  y  trouve  aussi  se|>t  pièces  autorisant 
rétablissement  de  confréries  par  les  bourgeois  parisiens  et  par  certaines  corporations 
ouvrières.  On  voit  quelle  abondance  et  quelle  variété  de  renseignements  un  tel  ou* 


NOUVELLES  LllTÉRAlRES.  579 

vragc  peut  offrir  à  l'historien  qui  entreprendra  de  raconter  dans  tous  ses  détails 
l'histoire  de  Paris  sous  la  domination  anglaise. 

Le  volume  que  M.  Emile  Campardon  publie  sous  le  titre  :  Les  comédiens  da  Roi 
de  la  troupe  française  pendant  les  aetix  derniers  siècles,  n*cst  point  une  histoire  de  la 
Comédie  française.  L'auteur  a  recueilli  aux  Archives  nationales  un  nombre  très 
considérable  de  pièces  inédites  qui  serviront  surtout  à  la  biographie,  à  Tbistoire 
anecdotique  et  morale  des  artistes  de  la  troupe  française.  Ces  documents  nous  mon- 
trent souvent,  comme  le  dit  M.  Campardon,  le  comédien  dépouillé  du  prestige  de 
la  scène  et  en  proie  à  tous  les  désagréments,  à  tous  les  ridicules,  à  toutes  les  tris- 
tesses de  la  vie  humaine.  Ce  recueil  sera  consulté  avec  fruit  pour  Tétude  des  mœurs 
du  XVII*  et  du  xviii*  siècle,  aussi  bien  que  pour  celle  du  Théâtre  français  et  de  ses 
origines. 

Le  Makâta  radja-râdja  ou  La  Couronne  des  Rois,  par  Bokhâri  de  L>joh6re,  traduit 

du  malais  et  annoté  par  Aristide  Marre.  Paris,  Maisonneuve. i  vol  in-ia  de  3'jà 

pages. 

Ce  volume,  écrit  par  un  Malais  de  la  presqu*ile  de  Malàka  en  i6o3  de  notre  ère, 
est  un  livre  de  morale  et  de  politique.  Par  de  sages  préceptes  et  de  nombreux  exemples 
à  Tappui,  Bokhari  de  Djohôre  trace  les  devoirs  des  gouvernants  et  des  gouvernés;  il 
fait  la  leçon  aux  rois ,  aux  ministres ,  aux  fonctionnaires  de  tout  rang  et  aussi  aux  su- 
jets. 

Le  comte  Meyners  d'Ëstrey,  dans  les  Annales  de  V Extrême  Orient,  le  P.  Brucker, 
dans  les  Etudes  religieuses,  philosophiques  et  littéraires,  M.  Angelo  de  Gubematis, 
dans  la  Nuova  Antologia,  et  la  Société  des  arts  et  des  sciences  de  Batavia,  ont  déjà 
fait  l'éloge  de  la  remarquable  traduction  du  Makâta  radja-râdja  que  vient  de  nous 
donner  M.  Aristide  Marre ,  auteur  d'importants  travaux  sur  le  malais ,  le  malgache  et 
les  langues  océaniennes.  Nous  aussi,  nous  applaudissons  aux  efforts  de  cet  orienta- 
liste distingué ,  et  nous  faisons  des  vœux  pour  que  la  Couronne  des  Rois  soit  prochai- 
nement suivie  de  quelque  œuvre  capitale  sur  l'histoire  si  peu  connue  des  peuples 
malais. 

Camoens  et  les  Lusiades,  étude  biographique,  historique  et  littéraire,  suivie  du 
poème  annoté,  par  Clovis  Lamarre,  docteur  es  lettres,  administrateur  de  Sainte- 
Barbe.  Paris,  imprimerie  de  E.  Capiomont  et  V.  Renault,  librairie  de  Didier,  1878, 
in-8*  de  vii-6 1 4  pages.  —  Camoens  a  eu  le  mérite  non  seulement  de  créer  la  langue 
épique  en  Portugal,  mais  d'être,  parmi  les  modernes,  si  l'on  excepte  Dante,  lèpre-' 
mier  qui  ait  composé  une  épopée  digne  de  ce  nom.  Le  Tasse  et  Milton  en  effet,  ne 
vinrent  qu'après  lui.  Il  a  fait  entrer  dans  son  œuvre  tout  ce  qui  pouvait  rehausser  la 
gloire  de  son  pays ,  toute  cette  série  d'actions  éclatantes  qui ,  après  avoir  établi  Fin- 
dépendance  de  la  nation  portugaise,  l'avaient  conduite  graduellement  à  Tétiblisse- 
mentdu  vaste  empire  fondé  en  Asie.  Ce  n'est  pas  un  héros  qu'il  célèbre,  c'est  un 
peuple  de  héros,  c'est  la  race  entière  de  Lusus,  os  Lusiadas,  aussi  grande  par  ses 
découvertes  maritimes  que  par  ses  conquêtes  militaires.  Et,  si  les  Portugais  le  vénèrent 
avec  raison  comme  leur  poète  national ,  les  lecteurs  de  tous  pays  admirent  en  lui  un 
grand  génie  et  une  belle  âme.  Aussi  le  public  français  ne  manquera  certainement 
pas  de  savoir  beaucoup  de  gré  à  M.  Lamarre  de  l'élégante  traduction  qu'il  vient  de 
nous  donner  des  Lusiades  ainsi  que  de  l'étude  si  consciencieuse  et  si  développée 
qu'il  a  consacrée  au  poète  et  à  son  œuvre.  La  moitié  environ  du  volume  est  remplie 
par  la  traduction  elle-même,  accompagnée  de  nombreuses  notes  mythologiques  et 


i 


580  JOIRNAL  DES  SAVANTS.  —  SEPTEMBRE  1879. 

géographiques  et  de  fréquentes  citations  des  poètes  anciens  dont  Camoens  s* est  ins- 

f)iré,  ou  des  auteurs  modernes  qui  Tont  imité.  Les  trois  cents  premières  pages  ren- 
érment  une  vie  du  poète,  un  examen  critique  de  son  œuvre,  et  un  intéressant  aperçu 
de  riiisloire  du  Portugal  jusqu*à  la  mort  de  Camoens,  résumé  de  faits  généralement 
peu  connus  parmi  nous,  et  qui  était  fort  utile,  sinon  indispensable,  pour  la  complète 
intelligence  des  Lusiades. 

Chez  les  Anglais,  par  Louis  Dépret.  Paris,  imprimerie  de  J.  Clayc  et  A.  Quanlin, 
librairie  de  Hachette,  187g.  in-ia  de  33 1  pages. —  M.  Louis  Dépret,  dont  nous 
annoncions  récemment  un  recueil  de  pensées  couronné  par  f  Académie  française. 
Comme  nous  sommes ,  a  réuni ,  sous  le  titre  que  nous  venons  de  transcrire ,  un  choix  d'ar- 
ticles relatifs  à  des  sujets  intéressant  Thistoire  littéraire  de  TAngleterre.  Les  poètes 
sont  le  principal  objet  de  ses  recherches ,  et,  dans  ses  jugements  sur  eux,  se  révèle  le 
poêle  aussi  bien  que  Tobservaleur  pénétrant  et  délicat.  Les  chapitres  qu*il  a  consa- 
crés à  Shakespeare,  à  Dickens,  et  peut-être  plus  encore  rétudequ*il  a  faite  des  œuvres 
du  poète  américain  Longfellow,  nous  paraissent  particulièrement  dignes  d*ètre  si- 
gnalés. 

La  Bihltothèquc  nationale,  son  origine  et  ses  accroissements  jusqu'à  nos  jours,  notice 
historique  par  T.  Mortreuil,  secrétaire  de  la  Bibliothèque  nationale.  Péronne,  im- 
primerie de  Trépant;  Paris,  librairie  de  Champion,  1878,  in-S"  de  174  pages. 

Celte  notice,  écrite  avec  beaucoup  de  soin  et  de  méthode,  est  un  résumé  des 
principaux  événements  qui  ont  marqué  f  histoire  de  la  Bibliothèque  nationale.  On 
peut  la  con.sidérer  en  quelque  sorte  comme  une  nouvelle  édition  de  rj^irai  publié  en 
1782  par  Le  Prince,  essai  auquel  ont  été  ajoutés  de  larges  emprunts  faits  à  la  ré- 
cente publication  de  M.  le  vicomte  Delaborde  sur  le  département  des  estampes,  et 
surtout  au  savant  ouvrage  de  M.  Léopold  Delisle  intitulé  :  Le  Cabinet  des  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  nationale,  L*auteur  a  aussi  fait  usage ,  pour  la  partie  moderne ,  de 
documents  conservés  dans  les  archives  de  la  Bibliothèque.  La  publication  de  cet 
utile  travail  est  un  service  rendu  aux  érudits  qui  ont  besoin  d*un  guide  pour  Icur^ 
recherches  dans  notre  grand  dépôt  littéraire. 


TABLE. 

PafW. 

Fragmenta  philosoj>honim  grapcoruni,  etc.  (3'  et  dernier  article  de  M.  É.  Egger.)  517 

Musée  des  Archives  départementales.  (Article  de  M.  A.  Maury.) 527 

Étude  sur  la  géographie  comparée.  (2*  et  dernier  article  do  M.  de  Saulcy.) 537 

Le  Secret  du  Roi  (  1"  artide  de  M.  E.  Caro.) 50 

Étude  sur  des  maximes  d*£tat.  (3*  et  dernier  article  de  M.  G.  Ilanotaux.) 561 

Lettres  inédites  de  La  Grange 572 

Nouvelles  littéraires 575 

FIN   DE    LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


OCTOBRE  1879. 


Le  Secret  du  Roi,  correspondance  secrète  de  Louis  XV  avec  ses 
agents  diplomatiques  {1752-177 à),  par  le  duc  de  Broglie,  de  M- 
cadémie  française  y  2  vol.»  Calmann-Lévy,  1879. 

DBUXièlfE  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

Après  Rosbach  commence,  pour  le  Secret  da  roi,  une  phase  toute 
nouvelle  et  vraiment  des  plus  singulières.  Par  une  de  ces  demi-mesures 
dont  il  avait  le  goût,  ie  roi  retire  le  comte  de  Broglie  de  Pologne,  mais  le 
charge,  malgré  cela,  de  continuer  à  diriger  la  correspondance.  Gomme 
auparavant,  mais  sans  aucun  caractère  odiciel,  le  comte  fut  invité  à 
recevoir,  par  l'intermédiaire  de  Tercier,  premier  commis  au  ministère 
des  affaires  étrangères,  communication  de  toutes  les  dépêches  de  Var- 
sovie et  même  de  Constantinople  et  de  Pétersbourg,  et  h  donner  régu- 
lièrement, comme  par  le  passé,  son  avis  sur  la  situation  des  intérêts 
français  dans  chacune  de  ces  résidences.  L'ambassadeur  disgracié  dé 
Pologne  gardait  ie  ministère  des  confidencL^s  royales.  Étrange  fortune 
d*un  diplomate  si  actif,  si  habile,  prêt  à  toutes  les  grandes  entre- 
prises, et  qui  acceptait  ainsi,  non  sans  une  grande  diminution  de  sa  di- 
gnité personnelle,  ie  portefeuille  obscur  d'une  diplomatie  toujours 
désavouée,  qui  n'avait  plus  désormais  ni  but  précis  ni  motif  sérieux. 
L'ambassadeur,  redevenu  soldat  dans  l'armée  de  son  frère  le  maréchal, 

'  Voir  le  cahier  de  septembre  1 879 ,  p.  55o. 

là 


582  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

ne  dut  consentir  à  ce  sacrifice  d*amour-propre  que  dans  Tintention  de 
conservera  tout  prix  un  moyen  de  communication  direct  avec  le  roi, 
qui  lui  permit  de  venir  en  aide  aux  intérêts  menacés  de  son  frère  et  de 
contrecarrer  sous  main  finimitié  du  ministre,  le  maréchal  de  Bellisle. 
Mais  dès  lors  aussi,  il  faut  bien  le  dire,  et  fauteur  du  livre  en  fait 
faveu,  la  correspondance  secrète  devint  surtout  finstrument  de  fam- 
bition  d'une  famille.  Le  salut  de  la  Pologne,  but  à  peu  près  désespéré 
de  tous  les  efforts  du  comte,  ne  fut  plus  que  le  prétexte. 

Il  est  juste  d'ajouter  que  bien  que  le  comte  eût  le  tort  de  continuer, 
dans  un  intérêt  de  grandeur  personnelle,  des  relations  équivoques  et 
devenues  inutiles,  il  ne  chercha  jamais  dans  ses  communications  avec 
le  roi  une  occasion  de  complaisance  et  d'adulation,  et  sesconseib,  dont 
il  n'espérait  plus  d'effet,  furent  toujours  ceux  que  lui  dictaient  sa  cons- 
cience et  le  bien  public.  Même  dans  f  exil  où  il  accompagne  son  frère 
après  les  violents  démêlés  qui  suivirent  la  défaite  de  Filingshausen  et 
qui  partagèrent  Paris  et  la  cour  entre  Soubise  et  le  maréchal  de  Broglie, 
il  poursuit  encore  le  projet  de  faire  à  la  France  des  adhérents  et  un 
parti  en  Pologne  au  milieu  de  fanarchie  et  dans  le  progrès  croissant  de 
finfluence  russe.  Quand  s'ouvre  la  succession  au  trône  de  ce  malheureux 
pays,  il  ne  cesse  d'inventer,  de  suggérer  plans  sur  plans.  Aucun  n'est 
adopté,  aucun  peut-être,  à  cette  époque,  ne  pouvait  fêtre.  Lorsque  le 
grand  scandale  du  partage  se  produit  et  que  l'opinion  publique  s'émeut 
entre  findifférence  aOectée  du  roi  et  la  surprise  non  moins  affectée  du 
ministre  d'Aiguillon ,  c'est  au  comte  de  Broglie  que  Louis  XV  s'adresse 
pour  lui  demander  un  exposé  général  de  la  situation  des  relations  ex- 
térieures. Il  était  bien  temps  !  C'était,  du  moins,  une  sorte  de  témoignage 
de  reconnaissance  tardive  et  singulièrement  platonique  à  fégard  de 
l'infatigable  conseiller  dont  les  avis  persévérants,  s'ils  avaient  été  suivis, 
auraient  pu  arrêter  la  France  sur  la  pente  de  la  décadence  politique, 
et  le  roi  sur  celle  du  déshonneur. 

Deux  occasions  s'étaient  offertes  au  comte  pour  se  retirer  de  cette  di- 
plomatie secrète  où  les  instructions  étaient  si  vagues,  l'appui  si  incer- 
tain, l'hostilité  des  ministres  assurée,  fhonneur  médiocre.  C'est  quand 
il  fut  rappelé  du  poste  de  Varsovie  en  1 768,  et  surtout  en  1 77 1  ,quand, 
par  un  choix  inexplicable  et  comme  pour  lui  donner  un  nouveau  té- 
moignage de  sa  royale  ingratitude ,  Louis  XV  lui  préféra  le  frivole  duc 
d'Aiguillon  pour  le  ministère  des  affaires  étrangères.  On  comprend  à  la 
rigueur  que  le  comte,  animé  de  la  passion  du  bien  public,  n'ait  pas  eu 
le  courage  de  renoncer  à  maintenir  ses  communications  directes  avec 
le  roi,  aussi  longtemps  qu'il  n'avait  pas  rempli  la  carrière  dont  il  avait 


LE  SECRET  DU  ROI.  583 

mesuré  d'avance  Fëtendue,  et  tant  qu'il  gardait  encore  l'espoir  de  la 
remplir.  On  comprend  que  cette  intelligence  toute  politique  et  débor- 
dante d'idées  n'ait  pas  voulu  renoncer  à  la  perspective  d'un  rôle  à  sa 
taille  et  aux  chances  d'un  ministère  qui  aurait  pu  avoir,  sous  sa  direc- 
tion, de  la  grandeur.  Mais  quel  inexcusable  compromis  avec  sa  cons- 
cience et  sa  dignité  put  le  retenir  dans  les  embarras  et  les  équivoques 
de  la  diplomatie  secrète,  après  que  la  dernière  épreuve  de  la  malveil- 
lance du  roi  fut  faite,  et  qu'il  devint  évident,  pour  lui  et  les  siens,  que 
Louis  XV  estimait  ses  talents  et  n'avait  aucun  goût  pour  sa  personne  ?  Le 
comte  de  Broglie  touchait  enfm  à  ce  but,  obscurément  poursuivi,  durant 
une  si  longue  suite  d'années  et  de  travaux,  par  son  juste  orgueil  autant 
que  par  son  patriotisme,  et  dont  ne  le  séparait  plus  que  l'insignifiante 
personnalité  du  duc  de  la  Vrillière,  et  ce  but,  au  moment  où  il  croit 
l'atteindre,  lui  échappait  sans  retour.  Et  cette  fois  encore  le  comte  ne  se 
retire  pas.  blessé,  mais  la  tête  haute,  sous  sa  tente!  Et  il  recommence 
sa  toile  de  Pénélope!  Il  se  remet  avec  une  ardeur  obstinée,  mais  fati- 
guée, à  édifier  de  nouveaux  plans,  une  nouvelle  diplomatie  sur  le 
papier!  Déplorable  faiblesse  d'un  cœur  né  pour  de  hautes  destinées, 
s'y  acharnant  malgré  la  fortune,  et  ne  sachant  pas  y  renoncer  fièrement, 
quand  elles  ont  fui  pour  jamais  hors  de  sa  portée  par  le  fait  d'un 
inexorable  et  sénile  caprice  que  tant  de  mérite  et  de  dévouement  gra- 
tuits n'ont  pu  fléchir. 

Il  expia  durement  cette  grave  erreur.  La  fin  de  la  diplomatie  secrète, 
qui  avait  eu  ses  jours  brillants,  fut  triste.  Déjà,  en  1766,  la  lutte  du 
chevalier  d'Éon,  à  Londres,  contre  son  ambassadeur,  M.  de  Guercby, 
lutte  pleine  de  scandales  et  de  révélations  indiscrètes,  avait  failli 
plus  d'une  fois  compromettre  le  nom  et  la  personne  du  comte.  L'arres- 
tation de  son  courrier  Hugonnet,  porteur  de  lettres  pour  d'Lon,  avait 
mis  en  éveil  son  ennemi  naturel,  le  ministre,  duc  de  Praslin,  et  jeté 
l'alarme  au  cœur  du  roi,  qui  trembla  comme  un  coupable  de  voir  le  se- 
cret découvert.  Il  avait  fallu  mettre  dans  la  confidence  le  lieutenant  de 
police,  M.  de  Sartines,  il  avait  fallu  préparer  et  rédiger  d'avance  les 
réponses  d'Hugonnet,  pour  qu'on  ne  découvrit  rien  officiellement 
des  menées  du  ministère  secret.  Mais  que  de  périls  courus  et  d*humi- 
liations  dévorées,  et  pour  échapper  aux  soupçons  de  M.  Praslin  et  pour 
arracher  à  d*Éon  les  papiers  confidentiels  dont  il  ne  rendit  qu'une  partie, 
se  réservant  le  reste  pour  exercer  k  son  heure  le  chantage  le  plus 
effronté! 

Ce  fut  bien  pis,  en  1  ^yS ,  quand  une  obscure  intrigue,  formée  par  le 
colonel  Dumouriez  et  un  diplomate  sans  emploi,  Favier,  fut  saisie  par 

74. 


584  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

le  duc  d'Aiguillon ,  qui  crut  avoir  découvert  un  crime  d*Ëtat,  et  réussit 
un  instant  à  impliquer  dans  Taffâire  le  comte  de  Broglie  lui-même.  En 
vain  le  comte  proteste,  en  vain  il  écrit  au  roi  et  au  duc  d'Aiguillon; 
Tun,  selon  son  habitude,  ne  lui  répond  pas,  Taulre  lui  répond  d*une 
manière  hautaine.  En  vain  il  se  rend  encore  une  fois  auprès  de  M.  de 
Sartines,  qui  lavait  tiré  d'emharras  en  iy66  et  qui  doit  savoir  la  vérité. 
Cette  fois  M.  de  Sartines  reconduit.  On  Taccable  d  avanies,  et  à  la  cour 
et  dans  la  société  parisienne,  et  le  roi,  qui  peut  le  justifier  d'un  mot,  se 
tait.  On  lui  retire  même  la  seule  faveur  quil  ait  obtenue  du  roi,  une 
faveur  tout  honorifique,  ceUe  d'aller  chercher  jusqu'à  Turin,  comme 
ambassadeur,  la  nouvelle  comtesse  d'Artois.  Et  le  roi  se  tait  toujours. 
L'humeur  altière  du  comte  se  réveiile  ;  il  écrit  au  duc  d'Aiguillon 
une  lettre  insolente  qui  est  soumise  au  conseil  :  le  roi  parle  enfin,  et 
c'est  pour  l'exiler  à  RuOec.  11  demande  à  être  jugé,  il  écrit  de  la  manière 
la  plus  pressante  au  roi;  le  roi  ne  veut  pas  recevoir  ses  lettres  et  refuse 
de  recevoir  la  comtesse  de  BrogUe,  qui  est  venue  porter  plainte  à  Ver- 
sailles et  demander  que  l'on  rende  au  comte  l'honneur,  puisque,  dans  les 
mœui^s  et  les  idées  du  temps,  l'honneur  d'un  gentilhomme  dépendait 
d'un  caprice  royal,  qui  l'ôtait  ou  le  restituait  à  son  gré.  L'obstiné  silen- 
cieux meurt  sans  avoir  rendu  ses  bonnes  grâces  à  celui  qui  avait  tant 
souffert  pour  garder  intact  le  Secret  du  roi. 

Un  nouveau  règne  ranime  les  espérances  de  l'exilé.  Louis  XVI  lui  ac- 
corde la  grâce  de  se  justifier.  On  le  rappelle  d'exil,  on  remet  l'examen  de 
toute  la  correspondance  secrète  à  une  commission  composée  de  MM.  de 
Vergennes  et  de  Muy,  auxquels  le  comte  obtient  de  faire  joindre  M.  de 
Sartines.  Après  un  consciencieux  débat,  une  déclaration  solennelle  et 
motivée  justifie  pleinement  le  comte;  une  lettre  honorable  du  roi  re- 
connaît hautement  que  sa  conduite  a  été  celle  d'un  bon  et  loyal  serviteur. 
Mais  ce  fut  tout  ;  ce  n'était  pas  assez  pour  le  comte.  Ses  exigences  gran- 
dirent avec  l'éclat  tardif  de  la  justice  qui  lui  fut  rendue.  Il  demanda 
quelque  marque  de  la  faveur  royale  qui  fermât  la  bouche  aux  envieux. 
Ici  Louis  XVI  se  montre  inexorable.  On  sent  combien  toute  cette  affaire 
ténébreuse,  compliquée  des  intrigues  plus  ou  moins  équivoques  qui 
semblaient  s'y  ramifier,  pèse  à  sa  conscience,  et  comme  il  a  hâte  d'en 
finir  avec  tous  ces  mystères.  Il  en  garda  une  sorte  de  défiance  qui  pesa 
sur  le  reste  de  la  vie  du  comte,  ni  disgracié  ni  rentré  en  grâce.  Lorsque, 
plus  tard,  le  gouvernement  français  déclara  la  guerre  à  l'Angleterre  pour 
Findépendance  de  l'Amérique,  et  qu'un  camp  fut  formé  sur  la  côte  de 
Normandie  pour  préparer  une  descente  sur  la  côte  anglaise,  c'était  une 
bien  légitime  espérance  pour  le  comte  que  celle  d'être  appelé  à  com- 


LE  SECRET  DU  ROI.  585 

mander  rétat-major  de  son  frère,  le  maréchal,  désigné  pour  diriger  Tex- 
pédition,  dont  il  avait  lui-même  autrefois  remis  un  projet  détaillé  à 
Louis  XV.  Là  encore  sa  mauvaise  fortune  le  poursuit,  il  n  est  pas  nommé , 
et,  dans  son  dépit,  qui  ne  connaît  plus  la  prudence,  il  cherche  d  où  a  pu 
partir  ce  dernier  coup;  il  croit  découvrir  que  labbé Georgel ,  secrétaire 
du  cardinal  de  Rohan,  Ta  calomnié  auprès  du  minbtre,  M.  de  Mau- 
repas.  Et  le  voilà  engagé,  malgré  Tavis  de:sa  famille,  dans  une  nouvelle 
aventure,  un  procès  de  diffamation ,  qui  n  aboutit  qu'à  une  nouvelle  ca- 
tastrophe. Les  mauvaises  dispositions  du  public  et  des  magistrats  à  son 
égard,  jointes  au  peu  de  consistance  des  preuves,  amenèrent  un  terrible 
arrêt  qui  déchargeait  1  abbé  Georgel  et  déboutait  le  comte  de  sa  plainte 
en  termes  injurieux.  Ce  fut  le  dernier  effort  qu'il  tenta.  Sa  mauvaise 
étoile  remportait  sur  tant  de  chances  favorables  que  lui  avaient  don* 
nées  et  ses  brillantes  facultés  et  le  commerce  intime  avec  le  roi.  Il  ae 
retira  dans  ses  terres,  oii  il  mourut  en  i  yS  i ,  à  Tâge  de  soixante-deux  ans, 
victime  jusqu'au  bout  de  cet  égoîsme  royal  qui,  vivant,  l'avait  com* 
promis  par  ses  confidences ,  et  mort ,  par  son  silence ,  comme  si  le  comte 
avait  été  coupable  d*un  autre  crime  que  d'avoir  porté  vingt-deux  ans  le 
Secret  du  roi.  Un  fardeau  bien  lourd,  en  effet,  qui  écrasa  une  brillante 
destinée,  et  qui,  retombant  de  tout  le  poids  du  mystère  et  même,  à  cep- 
tains  jours,  du  désaveu  royal,  sur  des  idées  patriotiques,  leur  ferma  obs- 
tinément toute  issue  vers  la  lumière,  c est-à-dire  vers  la  publicité  qui 
les  aurait  répandues  en  popularisant  un  nom ,  ou  vers  le  pouvoir  qui  les 
aurait  mises  à  l'épreuve. 

Au-dessous  du  comte  de  firoglie,  le  véritable  chef,  l'inspirateur  et  le 
soutien  do  la  diplomatie  secrète,  combien  de  personnages  diversement 
intéressants,  mais  tous  finement  dessinés  au  passage,  qui  s'y  mêlent  ou 
s'y  faufdent,  s'y  dévouent  ou  veulent  l'exploiter;  c'est  Thonnête  Durand, 
le  confident  grave  et  un  peu  gauche  du  Secret,  dont  le  bon  sens  étroit 
demandait  à  être  guidé  au  milieu  de  ces  manœuvres  changeantes,  et  qui 
se  perdait  facilement  dans  toutes  ces  métamorphoses;  c'est  l'excellent 
Tercier,  le  premier  commis  des  affaires  étrangères,  le  dépositaire  de 
tous  les  chiffres  et  de  toutes  les  pièces  de  la  correspondance,  un  des 
types  les  plus  accomplis  de  ces  bons  serviteurs  de  l'Etat,  hommes  de  mé- 
rite inconnus  appelés  à  tout  diriger  sans  jamais  paraître ,  exclus  par  leur 
naissance  du  droit  d'aspirer  au  premier  rang,  mais,  en  revanche,  sur- 
vivant à  la  rapide  succession  des  ministres,  échappant  par  leur  humilité 
même  au  caprice  des  destitutions  arbiti*aires,  gardiens  de  toutes  les  tra- 
ditions et  devenant,  à  la  longue,  à  travers  la  frivolité  et  l'intrigue  de 
leurs  chefs,  le  ressort  fixe  et  principal,  bien  qu'inaperçu,  de  toute  notre 


586  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

politique  extérieure ^  C'est  Hennin,  en  Pologne;  M.  de  Vergennes  à 
Constantinoplc;  Bon  à  Bruxelles;  Chrétien  à  Stockholm;  le  chevalier 
Douglas  et  plus  tard  Marbeau  à  Saint-Pétersbourg;  le  soldat  poète-, 
le  favori  des  salons  de  Paris,  Guibeit  à  Vienne;  Cbâteauneuf,  en 
Espagne. 

Et  je  ne  parle  pas  des  missions  secrètes,  agissant  en  dehors  de  la 
diplomatie  officieuse  du  comte  de  firoglie,  Martange  à  Londres,  le 
général  Monnet  à  Varsovie.  Il  y  a  un  moment  où  Louis  XV  conspire 
non  seulement  contre  son  ministère  officiel ,  mais  contre  son  ministère 
clandestin,  et  où  sa  main  furtive  semble  s  égarer  dans  la  multiplicité 
des  fils  qu  elle  tient,  quelle  agite  et  qu*elle  emmêle.  Puis  viennent  les 
agents  de  hasard,  recrutés  par  les  uns  ou  par  les  autres,  poursuivant 
secrètement  quelque  visée  particulière,  agissant  ou  bien  avec  Tassen- 
timent  du  roi,  ou  d'accord  avec  le  comte  de  Broglie,  ou  d'accord  avee 
un  des  ministres,  sans  parler  de  ceux  qui  se  donnent  des  missions  à  eux- 
mêmes,  ou  transforment  à  tel  point  celles  qu  ils  ont  reçues,  qu*on  dirait 
qu  ils  agissent  pour  leur  propre  compte  :  tels  le  chevalier  ou  la  cheva- 
lière d*Éon,  se  mettant  pendant  dix  ans  en  rébellion  ouverte ,  à  Londres, 
contre  f ambassadeur,  M.  de  Guerchy,  contre  le  ministre,  le  duc  dé 
Prasiin,  contre  le  roi  lui-même,  contre  le  chef  de  la  diplomatie  secrète, 
qui  est  obligé  de  capituler  devant  son  audace,  enfin  remportant  son  plus 
beau  triomphe,  ajoutant  à  tous  ses  succès  équivoques  la  gloire  incom- 
parable de  faire  de  Beaumarchais  sa  dupe,  de  Beaumarchais,  qui  lui 
aussi  participe  un  instant  au  Secret,  à  fheure  de  la  liquidation.  Tel 
aussi  Favier,  le  diplomate  libertin,  sans  mœurs,  sans  argent,  mais  non 
sans  idée;  tel  enfin  Dumouriez,  qui  s*annonce  déjà  avec  fracas  dans  un 
rang  subalterne ,  qui  perce  à  travers  cette  nuée  d'intrigants  avec  la  verve 
effirontée  d'un  esprit  supérieur,  sans  scrupule  et  sans  moralité. 

Nous  ne  devons  pas  omettre,  dans  cette  revue  rapide  des  person- 
nages qui  occupent  les  seconds  plans  de  Touvrage,  le  caractère  épiso- 
dique  de  labbé  de  Broglie,  mêlé  intimement  à  l'histoire  du  maréchal 
et  à  celle  du  comte,  ses  neveux,  par  Taflection  qu  il  a  pour  eux,  par  les 
conseils  quil  leur  donne,  par  le  droit  de  direction  et  de  remontrance 
qu'il  s'arroge  sur  eux,  par  la  tutelle  qu'il  prétend  exercer,  par  sa  protec- 
tion toujours  en  acte  pour  leur  épargner  une  maladresse  ou  réparer 
leurs  bévues  auprès  des  ministres  et  à  la  cour,  pour  refaire  enfin  k 
chaque  instant  la  trame  de  leur  fortune,  que  brisent  Thumeur  Apre  et 
l'entêtement  héréditaire.  Non  pas  que  le  grand  abbé ,  comme  on  l'appelait 

*  I"  vol. ,  p.  a36-a4o. 


LE  SECRET  DU  ROL  587 

à  Versailles,  se  distinguât  des  autres  parle  tour  même  de  son  esprit,  qui 
était  vif  et  moqueur  comme  celui  de  tous  ses  parents;  mais  on  nous  dit 
et  on  prouve  qu  il  avait  Tart  d'employer  cette  verve  mordante  à  divertir 
et  non  à  offenser  ses  supérieurs  ^  Cest  d'un  crayoq  vif  et  enjoué  que 
Tauteur  nous  dessine  la  silhouette  de  Tabbé  de  Broglie,  avec  sa  grande 
taille  désossée,  sa  tenue  peu  soignée,  le  rabat  malpropre,  un  propos 
toujours  railleur  et  libre,  tout  Tair,  en  un  mot,  d'un  personnage  sans 
conséquence,  mais,  k  Taide  même  de  tous  ses  défauts  ou  de  ses  ridicules, 
adroit  à  se  glisser  dans  l'intimité  des  ministres  et  même  des  princes, 
servant  l'ambition  des  uns,  trompant  Tennui  des  autres,  lançant  contre 
les  uns  et  contre  les  autres  de  terribles  boutades,  et  s'arrangeant 
toujours  pour  avoir  les  rieurs  de  son  côté,  habile  à  se  ménager  les 
bonnes  grâces  dune  partie  du  ministère  qui  l'employait  à  travailler, 
contre  l'autre,  tandis  qu'il  faisait  rire  le  roi  aux  dépens  de  tous  les  deux. 
«Le  vrai  prodige  de  son  habileté  avait  été  de  se  faire  admettre  dans  le 
«  cercle  intime  de  la  reine  et  de  la  dauphine ,  sanctuaire  de  haute  dévo^ 
a  tion  d'où  il  semblait  que  la  liberté  de  ses  allures  aurait  dû  l'exclure. 
«Cependant,  comme,  malgré  sa  mauvaise  tenue,  on  ne  lui  reprochait 
«  aucun  désordre  grave,  il  avait  fini  par  forcer  la  porte  de  cette  enceinte 
a  réservée,  et,  une  fois  admis,  il  y  apportait  un  mouvement  et  une  dis- 
«traction  inaccoutumés.  Il  charmait  la  monotonie  de  longues  soirées, 
«imparfaitement  remplies,  pour  les  princesses,  par  la  tapisserie  et  le  est- 
«vagnol,  grâce  à  une  inépuisable  fécondité  d'anecdotes  toujours  gaie- 
«ment  racontées.  Fussent-elles  même  un  peu  trop  gaies,  les  saintes 
«  dames  ne  s'indignaient  qu'en  souriant  avec  ce  plaisir  secret  qu'éprouvent 
«parfois les  bonnes  âmes  à  entrevoirie  mal  qu'elles  ignorent,  à  côtoyer 
«le  vice  et  le  scandale,  quand  elles  sont  certaines  de  n'y  pas  tomber... 
«Tout  ce  crédit  savamment  acquis,  l'abbé  ne  l'employait  pas  pour  lui- 
«  même.  Indifférent  à  sa  propre  fortune ,  il  avait  la  passion  de  son  nom 
«et  de  sa  race;  il  semblait  avoir  fait  avec  ses  parents  un  partage  de 
«rôle,  en  vertu  duquel,  pendant  qu'eux  servaient  l'Etat,  lui  se  chàr- 
«geait  de  les  servira  la  cour,  et  de  leur  faire  obtenir  ce  qu'ils  s'occu- 
«  paient  à  mériter.»  Il  faut  le  voir  lorsqu'une  difficulté  s'élève,  lors- 
qu'on déni  de  grâce  ou  de  justice  menace  quelqu'un  des  siens,  en  1 760, 
par  exemple,  lorsque  son  neveu  le  maréchal,  prenant  la  direction  de 
l'armée  du  Rhin ,  qu'il  doit  conduire  à  la  victoire  de  Corbach,  rencontre, 
à  chaque  demande  qu'il  fait,  l'hostilité  plus  ou  moins  sourde  du  mi- 
nistre de  la  guerre  ;  il  faut  voir  alors  le  grand  abbé ,  avec  quelle  verve 

*  F"  vol.  p.  a 7,  876  et  passlm. 


f 


588  •      JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

de  bonne  humeur  il  s'emploie  à  tourner  les  obstacles  ou  à  les  aplanir, 
a  courant  à  toute  heure  de  place  en  place,  suant  sang  et  eau,  tantôt 
«pour  faire  rendre  justice,  tantôt  pour  faire  entendre  raison  à  ses 
a  neveux,  plaidant  pour  leurs  réclamations  et  excusant  leurs  vivacités, 
a  montant  du  soir  au  matin  tous  les  escaliers  de  Versailles  ou  des  mi- 
onistères,  pénétrant  dans  le  boudoir  deM"^  de  Pompadour  ou  dans  les 
«  appartements  intérieurs  de  la  dauphine,  forçant  la  porte  du  maréchal 
«  deBeilisle  ou  prenant  place  à  la  table  toujours  ouverte  des  deux  fameux 
«  financiers,  les  frères  Paris.  »  Il  y  a  là  quelques  scènes  de  haute  comédie, 
racontées  avec  une  verve  incomparable  par  le  grand  abbé,  et  où  l'on 
voit  comme  il  sait  sauver  les  situations  embarrassées  par  des  facéties 
d'un  goût  plus  ou  moins  heureux.  Diplomate  du  genre  gai,  et  unique- 
ment au  service  de  sa  famille,  tel  fut  ce  singulier  abbé.  Ses  bons  mots, 
qui  étaient  fort  goûtés  et  fort  redoutés,  sont  restés  dans  les  mémoires 
du  temps;  ses  lettres,  qui  sont  amusantes  comme  ses  bons  mots,  méri- 
taient de  nous  être  rendues. 

Ainsi,  dans  cette  grave  histoire,  les  scènes  comiques  ne  font  pas 
défaut.  Il  y  en  a  une  qui  dure  longtemps,  qui  remplit  toute  une  partie 
du  second  volume,  et  dont  Tintérêt,  se  variant  sans  cesse,  ne  s*épui8e 
pas  un  seul  instant  :  çest  celle  que  conduit,  pendant  près  de  dix 
années  le  chevalier  d'Eon  avec  des  ressources  d'esprit,  une  ténacité 
inouïe,  un  art  digne  d'un  dramaturge.  Beaucoup  de  détails  inédits, 
tirés  des  papiers  du  comte  de  Brogiie,  viennent  combler  les  lacunes  de 
cette  comédie  et  en  expliquer  les  invraisemblances.  Ce  qui  domine, 
néanmoins,  dans  cet  ouvrage  considérable,  c'est  la  note  sérieuse,  la 
note  politique,  l'étude  des  grandes  affaires  auxquelles  s'est  trouvé 
mêlé,  pendant  près  d'un  quart  de  siècle,  le  comte  de  Brogiie,  et  dont 
il  avait,  plus  qu'aucun  autre  personnage  de  son  temps,  plus  que  Ghoi* 
seul  même,  l'instinct,  Tintuition,  je  dirais  peut-être  le  génie,  si  les 
duretés  de  la  fortune  ne  lui  avaient  refusé  l'occasion  d'appliquer  ses 
idées  et  de  les  éprouver  au  feu.  L'auteur  ne  se  contente  pas  d'exposer 
ces  idées,  il  les  juge,  il  les  replace  dans  leur  milieu,  et,  à  cette  oc- 
casion, élargissant  son  cadre,  il  nous  retrace,  d'un  pinceau  libi*e  et 
vif,  des  tableaux  d'histoire  qui  se  gravent  dans  l'esprit.  Nous  cite- 
rons surtout,  comme  des  morceaux  d'une  grande  valeur,  la  peinture 
de  la  Pologne  au  moment  où  le  comte  de  Brogiie  y  arrive,  la  lutte 
stérile  du  roi  Auguste  de  Saxe  contre  l'invasion  brusque  de  Frédéric, 
les  deux  campagnes  du  maréchal  de  Brogiie,  celle  de  1 769  qui  se  ter- 
mine à  Bergen,  et  celle  de  1761  qui,  sous  l'action  des  intrigues  de  cour, 
s'achève  si  malheureusement  par  la  bataille  perdue  de  Filingshausen; 


590  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 


La  Morale  AyGiAisE  contemporaine,  morale  de  Vulilité  et  de  révolu- 
tion, par  M.  GuyaUy  ouvrage  couronné  par  V Académie  des  sciences 
morales  et  politiques.  —  1  volume  in-S^  de  xii'à20  pages  y  librairie 
Germer-Baillière  et  0%  Paris,  1879. 


DEUXIEME  ARTICLE  ^ 


La  morale  utilitaire,  en  passant  de  Bentham  à  Stuart  Mili,  a  déjà 
reçu  de  telles  modifications,  qu'il  nest  pas  toujours  facile  d'y  retrouver 
la  pensée  de  son  fondateur.  En  passant  de  Stuart  M ill  à  Herbert  Spencer, 
elle  subit  une  transformation  encore  plus  profonde.  Elle  s'unit  si  étroi- 
tement à  la  théorie  de  l'évolution,  quelle  ne  aemble  former  avec  elle 
qu'un  seul  et  même  système.  On  peut  dire  que  Stuart  Mill,  en  soutenant 
que  nos  sentiments  moraux  sont  en  grande  partie  le  fruit  de  l'héré- 
dité, avait  admis  la  théorie  de  l'évolution  dans  une  mesure  circons- 
crite. Mais  il  était  réservé  à  Herbert  Spencer  de  l'étendre  à  toute  la 
nature  et  d*en  faire  la  condition  même  de  l'existence,  la  loi  universelle 
de  tous  les  êtres,  par  conséquent  ia  loi  de  l'humanité.  Cette  loi,  il  ne  l'a 
pas  empruntée  à  Darwin,  comme  on  est  disposé  à  le  croire,  sur  la  ré- 
putation que  celui-ci  a  conquise  dans  notre  pays.  C'est  Darwin,  au 
contraire,  qui  l'a  empruntée  à  Herbert  Spencer,  son  guide  et  son 
maître  avoué  dans  les  questions  de  morale.  Les  deux  philosophes,  quand 
on  les  compare  entre  eux,  soit  dans  leurs  méthodes,  soit  dans  leurs 
idées,  sont  d'ailleurs  loin  de  se  ressembler.  La  méthode  de  Darwin, 
celle  qu'il  suit  réellement  ou  qu'il  a  la  prétention  de  suivre  alors  même 
qu'il  la  remplace  par  l'hypothèse,  c'est  la  méthode  qu'emploie  Thistoire 
naturelle,  c'est-à-dire  la  méthode  expérimentale.  La  méthode  de  Her- 
bert Spencer,  comme  on  pourra  bientôt  s'en  assurer,  c'est  ia  méthode 
synthétique,  la  méthode  a  priori,  qui  procède  du  tout  à  la  partie,  de 
l'unité  à  la  multiplicité,  de  l'absolu  au  relatif;  c'est  la  méthode  que 
Hegel  et  Spinosa  ont  mise  en  usage  dans  l'intérêt  de  deux  systèmes  tout 
différents.  Pour  Darwin,  la  loi  de  l'évolution  ne  s  étend  pas  au  delà  de 
la  nature  animale;  c'est  dans  l'animalité  qu'il  croit  reconnaître,  sous 
leur  première  forme ,  les  instincts  et  les  habitudes  qui  distinguent  au- 


'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d*août,  p.  453. 


b«2  JOUIUNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

en  soi,  qu'elle  est  absolument  nécessaire;  par  conséquent,  que  la  force 
est  permanente. 

Si  Ion  veut  bien  analyser  cette  proposition,  on  y  trouvera,  non  pas 
un  seul  principe,  mais  deux  principes  différents,  dont  l'un  appartient 
à  Hegel  et  l'autre  à  Spinosa.  Cette  force  permanente,  quil  faut  ad- 
mettre avant  toute  chose  et  sans  laquelle  rien  n*existe  et  rien  n'est  pos- 
sible, n'est-ce  pas  la  cause  en  soi  du  spinosisme,  la  cause  éternelle, 
identique  de  toute  existence?  car  il  serait  difficile  de  trouver  une  diffé- 
rence entre  la  permanence  et  Tidentité.  Et  quand,  de  la  nécessité  qu'il 
aperçoit  dans  la  pensée,  le  philosophe  anglais  fait  une  nécessité  réelle, 
absolue,  il  reproduit,  à  son  insu  ou  autrement,  la  maxime  hégélienne  : 
«  Tout  ce  qui  est  rationnel  est  réel  et  tout  ce  qui  est  réel  est  rationnel.  » 
Ces  deux  principes,  que  Herbert  Spencer  s  est  vainement  flatté  de  con- 
fondre en  un  seul,  se  font  sentir,  tantôt  à  la  fois,  tantôt  séparément, 
dans  toutes  les  parties  essentielles  de  sa  philosophie.  Nous  en  trouvons 
un  premier  exemple  dans  l'idée  même  de  l'évolution. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'évolution,  si  l'on  prend  ce  mot,  non  dans 
le  sens  particulier  qu'y  attachent  les  naturalistes,  mais  dans  l'acception 
générale,  à  vrai  dire  métaphysique,  que  lui  donne  Herbert  Spencer? 
La  force,  selon  Herbert  Spencer,  étant  permanente,  ou  ne  pouvant  ni 
commencer  ni  finir,  toute  manifestation  nouvelle  d'une  force  ou  toute 
force  qui  nous  parait  nouvelle ,  que  nous  avons  vue  commencer,  doit  être 
considérée  comme  un  effet,  comme  une  transformation  d'une  force  pré- 
existante. C'est  cette  transformation  de  forces  identiques  dans  une  série 
d'effets  plus  ou  moins  transitoires,  qu'on  appelle  l'évolution.  L'évolu- 
tion n'est  donc  pas  autre  chose  que  ce  que,  dans  le  système  Hegel,  on 
appelle  le  procès ,  ie processas.  Seulement,  tandis  que  Hegel,  plus  con- 
séquent avec  lui-même,  ne  reconnaît  qu'un  seul  principe  d'où  décou- 
lent, d'où  procèdent  à  la  fois  l'être  et  la  pensée;  tandis  que  Spinosa 
n'admet  qu'une  seule  cause  en  soi ,  Herbert  Spencer  suppose  toujours 
l'existence  de  plusieurs  forces,  d'une  multitude  de  forces  également 
permanentes,  c'est-à-dire  également  identiques,  également  nécessaires, 
et  voilà  ce  qui  fait  que  sa  philosophie,  quelque  valeur  que  présentent 
en  elles-mêmes  plusieurs  de  ses  propositions,  repose  sur  une  base  tout 
à  la  fois  arbitraire  et  contradictoire.  Il  est  arbitraire,  quand  on  veut 
tout  ramener  à  des  faits  essentiellement  variables,  d'affirmer  que  ie 
principe  de  ces  faits  demeure  identique,  permanent,  nécessaire.  Il  est 
contradictoire  de  supposer  plusieurs  causes  nécessaires. 

Herbert  Spencer  ne  se  contente  pas  de  dire,  sans  alléguer  même  une 
apparence  de  preuve,  que  le  monde  est  le  produit  de  plusieurs  forces; 


im  JOUhNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

Qu  est-ce  donc  que  la  loi  morale  dans  le  système  de  Herbert  Spencter? 
uCe  que  nous  appelons,  dil-il,  la  loi  morale,  la  loi  de  la  liberté  dans 
«régalité,  est  la  loi  sous  laquelle  Tindividuation  devient  parfaite  ^  «  Et 
comment  Tindividuation  deviendra-telle  parfaite?  Si  les  conditions  ex- 
ternes qui  sont  indispensables  à  son  développement  sont  scrupuleuse- 
ment respectées.  «Quand  chaque  homme  unira  dans  son  cœur  à  un 
«amour  actif  pour  la  liberté  des  sentiments  actifs  de  sympathie  pour 
«ses  semblables,  alors  les  limites  de  Tindividualité  qui  subsistent  encore, 
«entraves  légales  ou  violences  privées,  s  effaceront;  personne  ne  sera 
«plus  empêché  de  se  développer;  car,  tout  en  soutenant  ses  propres 
«droits,  chacun  respectera  les  droits  des  autres.  La  loi  n imposera  plus 
«de  restriction  ni  de  charges;  elles  seraient  à  la  fois  inutiles  et  impos- 
«sibles^.  » 

La  moralité  consiste  donc  à  n  apporter  aucune  entrave,  aucune  li- 
mite au  développement  de  Tindividualité.  Le  plus  haut  degré  de  mo- 
ralité est  inséparable  du  plus  haut  degré  d*individualité ,  et  la  moralité 
de  l'individu  ne  peut  exister  sans  celle  de  la  société.  La  moralité  par- 
faite, rindividuation  parfaite  et  la  vie  parfaite  seront  réalisées  en  même 
temps,  mais  elles  ne  le  seront  que  dans  f homme  parfait,  ou,  comme 
rappelle  Herbert  Spencer,  ïhomme  définitif, 

La  terre  verra-t-elle  jamais  ce  prodige?  Oui,  certainement  nous  ré- 
pond Herbert  Spencer,  parce  que  la  loi  d'évolution  ne  connaît  pas 
d'obstacle  ;  parce  que  le  progrès  est  une  nécessité  comme  le  développe- 
ment de  l'embryon  ou  leclosion  d'une  fleur.  La  fleur  dont  Téclosion 
est  réservée  à  l'avenir,  c'est  l'homme  parfait,  c'est  la  société  parfaite. 

Cette  perfection,  d'ailleurs,  n'a  rien  de  mystique  ni  d'idéal.  FA\e 
consiste  dans  le  développement  des  organes  aussi  bien  que  des  senti- 
ments et  de  l'intelligence.  Elle  ne  dépasse  pas  le  terme  vers  lequel  la 
loi  de  l'évolution  conduit  toute  la  nature  et  qu  on  remarque  surtout 
dans  la  nature  animale  :  l'adaptation  des  êtres  au  milieu  dans  lequel  ils 
sont  appelés  h  vivre.  «Les  modifications  que  l'humanité  a  subies,  dit 
«M.  Spencer,  et  celles  qu'elle  subit  de  nos  jours,  résultent  de  la  loi  fon- 
«  damentale  de  la  nature  organique,  et,  pourvu  que  la  race  humaine  ne 
«  périsse  point  et  que  la  constitution  des  choses  reste  la  même,  ces  mo- 
«  difications  doivent  aboutir  à  la  perfection.  Il  est  sûr  que  ce  que  nous 
«  appelons  le  mal  et  l'immoralité  doit  disparaître;  il  est  sûr  que  l'homme 
«  doit  devenir  parfait  *.  » 

*  Citation  de  M.  Guyau,  p.  171.  —  *  Ibid,,  p.  172.  —  *  Passage  dté  par 
M.  Guyau,  p.  173. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  595 

Ce  n'est  pas  seulement  la  loi  générale  de  l'évolution  qui  nous  oblige 
à  compter  sur  cette  transformation  finale  de  l'espèce  humaine,  mais 
aussi  la  condition  d'harmonie  sous  laquelle  cette  loi  s'accomplit,  c'est- 
à-dire  le  rythme.  Le  rythme  qui  préside  à  l'évolution  de  l'humanité  ne 
nous  a  oHert,  jusqu'à  présent,  que  de  brusques  oscillations.  C'est  tantôt 
l'individu  qui  l'emporte  et  tantôt  la  société.  Ce  sont  des  alternatives  de 
révohition  et  de  réaction,  de  guerre  et  de  paix,  à  travers  lesquelles  nous 
avançons  avec  lenteur  et  avec  peine.  Mais  peu  à  peu  l'équilibre  s'éta- 
blira entre  ces  forces  opposées  comme  entre  les  plateaux  d'une  ba- 
lance. L'individu  et  la  société  se  feront  contrepoids  sans  se  gêner  Yun 
l'autre,  tout  au  contraire,  en  se  prêtant  un  harmonieux  concours.  Ils 
savancenttous  deux,  par  une  marche  régulière,  «vers  une  époque  de 
«liberté  et  d'égalité  où  les  sentiments  des  hommes,  étant  adaptés  aux 
«  conditions  d'existence  de  notre  espèce,  leurs  désirs  obéiront  spontané- 
a  ment  à  la  grande  loi  économique  de  ToOre  et  de  la  demande,  qui 
«  prend  alors  le  nom  de  justice  ^  » 

A  ces  considérations  sur  les  lois  générales  qui  gouvernent  l'humanité 
et  sur  le  terme  final  de  sa  marche  à  travers  les  siècles,  vient  se  joindre 
une  analyse  psychologique  du  cœur  humain,  c'est-à-dire  des  sentiments 
qui  déterminent  nos  actions-  et  qui  constituent  les  éléments  de  notre 
vie  morale.  Ces  sentiments  n'ont  pas  toujours  existé  chez  l'homme,  ils 
sont  le  produit  des  impressions  recueillies  successivement  par  plusieurs 
générations  et  conservées  par  l'hérédité.  Ils  se  divisent  en  trois  classes  : 
les  sentiments  égoïstes,  ou,  pour  parler  la  langue  d'Herbert  Spencer, 
égoïstiques,  qui  se  rapportent  à  l'individu;  les  sentiments  aUraistes  qui  se 
rapportent  à  nos  semblables  et  à  la  société  prise  en  masse;  enfin,  les 
sentiments  ego-altruistes ,  qui  forment  une  classe  intermédiaire  entre  les 
deux  premières.  Les  sentiments  altruistes,  étant  ceux  qui  s'adaptent  le 
mieux  aux  conditions  les  plus  essentielles  de  l'ordre  social ,  finiront,  à  la 
longue,  par  l'emporter  sur  tous  les  autres,  sans  toutefois  les  remplacer» 
Au  premier  rang  des  sentiments  de  cette  espèce  se  placent  la  généro- 
sité, la  pitié,  l'amour  de  la  justice,  qui  n'est  autre  chose  que  l'amour  de 
la  liberté  personnelle  éveillé  en  nous  par  la  puissance  de  la  sympathie  au 
profit  de  la  société  quand  nous  voyons  la  liberté  des  autres  en  butte  à 
quelque  restriction  ou  à  quelque  violence.  Cela  même  nous  fait  com- 
prendre l'utilité  et  le  rôle  indispensable  des  sentiments  égoïstes.  En 
même  temps  qu'ils  pourvoient  à  notre  propre  bien-être,  ils  nous  inté- 
ressent à  celui  de  nos  semblables.  Celui  qui  a  beaucoup  souffert  est 

*  Passage  cité  par  M.  Guyau,  p.  174. 


596       JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

plein  de  pitié  pour  les  autres.  De  même ,  celui  qui  a  été  blessé  dans  sa 
liberté  sera  apte  à  comprendre  les  règles  de  la  justice,  qui  ne  sont  que 
les  conditions  de  la  libeité  générale ,  identique  elle-même  au  bonheur 
et  à  la  moralité  du  genre  humain. 

Transmis  par  Thérédité,  devenus  de  plus  en  plu»  impérieux  par  les 
expériences  accumulées  dune  longue  suite  de  siècles,  les  sentiments 
dont  se  compose  la  moralité  des  hommes  et  les  idées  qui  y  répondent 
acquerront  une  puissance  irrésistible.  Ib  nous  feront  Teffet  toutà  la  fois 
d*un  instinct  et  d  une  science  innée ,  et  c  est  précisément  ce  double  ca- 
ractère qui  leur  a  valu  le  nom  d'intuition.  L'intuition  morale  existe 
donc,  mais  non  pas  au  sens  des  philosophes  de  la  vieille  école,  comme 
une  faculté  éternelle  et  immuable;  elle  est  le  fruit  de  1  expérience  et 
du  temps,  et  doit  rester  subordonnée  aux  démonstrations  de  la  science. 

La  morale  n  est  donc  ni  une  institution  divine  ni  une  institution  hu- 
maine, mais  un  résultat  des  forces  et  des  lois  de  la  nature.  Dès  lors  il 
est  impossible  quelle  nait  pas  une  sanction,  aussi  naturelle  que  ses 
principes.  Cette  sanction  se  présente  sous  deux  aspects,  dont  lun  re- 
garde les  individus  et  l'autre  les  nations.  L'individu  qui  ne  se  confor- 
mera pas  aux  règles  de  conduite  d'où  dépendent  à  la  fois  son  propre 
bonheur  et  celui  de  la  société,  trouvera  son  châtiment  dans  une  souf- 
france intérieure  assez  semblable  au  remords.  Cette  souffrance,  M.  Spen- 
cer la  fait  consister  dans  la  contradiction  qui  existera  entre  l'acte  condam- 
nable et  l'intuition  morale  devenue  pour  nous,  comme  nous  le  disions 
tout  à  rheure,  une  impulsion  impérieuse.  Pour  les  nations  le  châtiment 
sera  plus  terrible  encore.  Celles  qui  entreront  en  révolte  contre  des  lois 
qui  ne  sont  pas  auti*e  chose,  après  tout,  que  les  conditions  mêmes  de 
leur  durée,  sont  nécessairement  condamnées  à  disparaître.  Seulement 
on  peut  demander  à  M.  Spencer  comment  il  se  fait  que,  l'évolution 
étant  une  loi  irrésistible,  la  conscience  humaine  étant  un  effet  fatal 
de  l'hérédité,  il  y  ait  des  individus  et  des  peuples  capables  de  lui 
résister. 

Ainsi  que  Stuart  Mill,  M.  Herbert  Spencer  ne  sépare  pas  la  morale  de 
la  politique.  Le  gouvernement,  selon  lui,  est  un  mal  nécessaire,  mais 
un  mal  qui  va  en  diminuant.  Plus  le  sens  moral  se  développera  chez  les 
hommes,  moins  le  gouvernement  sera  nécessaire,  car  il  n'est  que  l'en- 
semble des  moyens  qui  font  obstacle  aux  penchants  antisociaux.  A  me- 
sure que  ces  penchants  disparaîtront,  les  mesures  coercitives  perdront 
leur  raison  d'être;  ce  qui  revient  à  dire  que  le  respect  de  l'autorité  dé- 
cline dans  la  proportion  où  s'accroît  le  respect  des  droits  de  l'individu. 

Le  meilleur  des  gouvernements  a  été,  jusqu'à  présent,  le  gouver- 


598  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

lion  de  ces  différentes  doctrines,  qui  représentent  aujourd'hui  avec  le 
plus  d'autorité  et  d'éclat,  non  seulement  la  morale,  mais  la  philoso- 
phie anglaise,  il  y  en  a  peut-être  plus  encore  dans  la  critique  à  laquelle 
il  les  soumet.  C'est  là  que  la  souplesse  et  la  vigueur  de  son  esprit  se 
découvrent  le  mieux,  et  qu'il  trouve  le  plus  d'occasion  de  tirer  parti  de 
la  richesse  et  de  la  variété  de  ses  connaissances.  Ne  pouvant  pas  rap- 
porter, même  en  les  rédubant  à  leur  expression  la  plus  sommaire,  tous 
les  arguments  qu'il  oppose  aux  défenseurs  de  la  morale  de  l'intérêt, 
nous  nous  en  tiendrons  aux  plus  importants,  en  les  ramejiant,  à  son 
exemple ,  aux  trois  points  suivants  : 

1°  Aucun  des  systèmes  sur  lesquels  se  fonde  la  morale  utilitaire  ne 
peut  nous  dire  en  quoi  consiste  et  à  quel  critérium  on  reconnaît  ce 
bonheur  dont  ib  font  l'unique  fin  de  l'homme ,  l'unique  but  de  ses  ac- 
tions et  de  ses  désirs  ; 

a^  Aucun  de  ces  systèmes  n'offre  à  l'honmie  une  règle  de  conduite 
propre  à  le  diriger  dans  la  vie,  un  principe  auquel  il  soit  tenu  d'obéir, 
un  principe  d'obligation  morale; 

i""  Aucun  de  ces  systèmes,  en  supposant  qu'il  existe  une  règle  comme 
celle  dont  nous  venons  de  parler,  ne  peut  lui  offrir  une  sanction. 

Pour  ce  qui  est  du  bonheur,  nous  nous  rappelons  que  Bentham  le 
fait  consister  dans  les  plaisirs,  et  que  les  plaisirs  eux-mêmes,  égaux 
pour  tout  le  reste,  ne  se  distinguent  les  uns  des  autres,  n'ont  de  valeur 
que  par  la  quantité.  En  conséquence,  il  en  fait  une  matière  de  calcul, 
il  les  soumet  aux  lois  de  l'arithmétique ,  de  la  dynamique  et  de  la  sta- 
tistique. M.  Guyau  démontre,  avec  une  grande  abondance  de  preuves 
et  une  rare  délicatesse  d'observations ,  qu'aucune  de  ces  lois  ne  leur  est 
applicable.  Comment  évaluer  en  chiffires,  comment  ramener  à  une 
somme  composée  d'unités  homogènes,  les  différentes  espèces  de  plai- 
sirs qu'éprouve  la  nature  humaine  :  plaisirs  des  sens ,  plaisirs  du  cœur, 
f^aisirs  de  l'esprit,  plaisirs  esthétiques,  plaisirs  attachés  aux  relations 
sociales,   amitié,   estime,   admiration,   enthousiasme,   satisfaction   de 
conscience.^  Loin  que  les  opérations  de  l'arithmétique  puissent  servir  à 
des  plaisirs  d'espèces  différentes,  elles  ne  trouvent  pas  même  leur  em- 
ploi pour  des  plaisirs  de  même  espèce.  Il  n'est  pas  vrai,  par  exemple, 
que  deux  petits  plaisirs  en  valent  un  grand,  pas  plus  qu'il  n'est  vrai  que 
deux  ou  plusieurs  poèmes  médiocres  valent  un  poème  de  génie. 

Les  rapports  des  plaisirs  et  des  peines  sont  encore  plus  difficiles  à 
exprimer  en  nombre,  sont  plus  difficiles  à  chiffrer,  que  les  rapports  des 


LA  MORALE  ANGLAISE.  599 

plaisirs  comparés  entre  eux;  et  cependant  cela  est  absolument  nëces- 
saii*e  dans  la  doctrine  de  Bentham,  puisque,  de  chaque  plaisir  qui  nous 
est  offert,  il  faut  déduire  la  peine  qu  il  traîne  à  sa  suite.  La  peine  est 
un  genre  à  part  qu  on  ne  peut  défalquer  par  une  soustraction  d  un 
autre  genre,  qui  est  le  plaisir.  Un  plaisir  coupable  vous  tente,  vous 
prévoyez  le  remords,  car  le  remords  existe  d*une  certaine  façon  dana 
le  système  de  Bentham;  comment,  de  ces  deux  choses  de  nature  si 
différente,  ferez- vous  deux  quantités  de  même  espèce  et  direz-vous  que 
lune  est  plus  grande  ou  plus  petite  que  l'autre? 

La  dynamique  des  plaisirs  donne  lieu  aux  mêmes  objections  que 
cette  arithmétique  imaginaire.  Dans  l'opinion,  sinon  de  Bentham,  du 
moins  d'un  certain  nombre  de  philosophes  contemporains,  partisans 
de  la  morale  utilitaire ,  tout  plaisir  et  toute  peine  se  ramènent  h  une 
sensation,  et  toute  sensation  a  sa  cause  dans  un  mouvement  physiolo- 
gique. Une  sensation,  d'après  cette  théorie,  ne  serait  que  la  réaction  de 
la  force  sentante  à  l'égard  de  la  force  sentie,  et,  comme  tout  autre  mou* 
vement,  tomberait  sous  les  lois  de  la  dynamique,  par  conséquent  sous 
les  lois  du  calcul.  M.  Guyau,  avec  beaucoup  de  raison,  conteste  cette 
assimilation  du  plaisir  et  de  la  peine  à  un  rapport  de  deux  forces.  Tune 
intérieure  et  l'autre  extérieure.  Les  plaisirs  et  les  peines  qui  ont  un  ca- 
ractère purement  moral  sont  di£Gciles  à  expliquer  par  l'intervention 
d'une  force  extérieure;  c'est  en  nous-mêmes,  c'est  dans  notre  seule 
conscience  qu'ils  ont  leur  origine  et  leur  cause;  dès  que  nous  leur  attri- 
buons une  cause  différente,  ils  cessent  d* exister  pour  nous  et  rentrent 
dans  la  classe  des  phénomènes  organiques.  La  sensation  elle-même  re- 
fuse de  se  prêter  aux  évaluations  du  calcul.  Les  éléments  multiples 
dont  elle  est  formée,  les  sensations  confuses  dont  elle  est  l'assemblage, 
comme  les  sons  indistincts  qui  entrent  dans  le  bruit  de  la  mer,  les  dé- 
robent à  toutes  les  formules  mathématiques,  et  elle  ne  leur  échappe 
pas  moins  par  son  extrême  mobilité,  par  la  variété  presque  infinie  qu'elle 
emprunte  aux  circonstances  extérieures  et  à  notre  propre  activité.  La 
force  de  l'habitude,  l'exaltation  de  la  passion,  lardeur  de  la  foi,  la 
tension  de  l'esprit,  vont  quelquefois  jusqu'à  supprimer  la  douleur  ou  à 
la  réduire  à  des  proportions  imperceptibles,  tandis  que  la  lâcheté  et  I9 
faiblesse  en  doublent  l'intensité. 

C'est  surtout  à  la  statistique  appliquée  à  la  morale  du  bonheur  que 
M.  Guyau  reproche  de  se  repaître  d'illusions.  La  statistique  procède  par 
moyennes,  tandis  que  les  plaisirs  et  les  peines  sont  essentiellement 
personnels.  Les  moyennes,  auxquelles  les  statisticiens  attachent  tant 
d'importance»  sont  de  pures  abstractions,  de  pures  conventions  sans 

76. 


600  JOIRNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

réalité.  li  peut  se  faire  qu*il  n'y  ait  pas  un  seul  individu  dans  lequel  les 
moyennes  se  réalisent.  Il  n'y  a  pas  à  tenir  plus  décompte  des  probabilités 
dont  la  statistique  fait  usage  pour  combattre  le  vice  et  recommander, 
sinon  la  vertu,  au  moins  la  modération  et  la  prudence.  Les  plaisirs  du 
vice  sont  immédiats,  sont  certains;  les  peines  qui  les  suivent  quelque- 
fois ne  sont  que  probables;  comment  cette  probabilité  prévaudra-t-elie 
contre  la  certitude?  Cependant  cette  chance  des  peines  à  venir  est  le 
seul  frein  que  la  morale  de  Tintérêt  puisse  opposer  aux  passions  les 
plus  criminelles,  lesquelles  ne  seraient  plus  criminelles  si  elles  pou- 
vaient se  satisfaire  impunément. 

Stuart  Mill,  en  tenant  compte  de  la  qualité  des  plaisirs  aussi  bien 
que  de  leur  quantité,  nous  donne  certainement  une  idée  plus  haute 
du  bonheur  que  Benthani;  mais  il  reste  à  savoir  si  la  qualité  des  plai- 
sirs nest  pas  plutôt  un  élément  de  moralité  que  de  bonheur,  par  con- 
séquent si  elle  ne  change  pas  la  base  même  de  la  morale  utilitaire. 
C'est  précisément  contre  cette  objection  que  vient  se  heurter  le  sys- 
tème de  Stuart  Mill.  «Aucune  personne,  dit  ce  philosophe,  ayant  du 
«cœur  et  de  la  conscience,  ne  se  décide  à  être  égoïste  et  vile.»  Mais 
avoir  horreur  de  Tégoïsme  et  de  la  bassesse,  ce  n*est  pas  un  calcul  d'in- 
térêt, c'est  le  vice  qui  est  flétri  au  nom  de  la  loi  morale.  11  en  est  de 
même  des  plaisirs  intellectuels.  Pourquoi  un  homme,  selon  la  re- 
marque de  Stuart  Mill,  qui  est  arrivé  à  un  degré  assez  élevé  d'intelli- 
gence, ne  voudrait-il  à  aucun  prix  en  descendre?  Ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  que  les  plaisirs  intellectuels  sont  supérieurs  à  tous  les 
autres,  mais  aussi  parce  que  l'intelligence  est  une  condition  de  mora- 
lité et  de  liberté.  Sans  doute  l'intelligence  ne  suffit  pas  pour  nous  don- 
ner la  moralité;  mais  la  moralité,  si  on  la  considère  dans  l'humanité  en 
général,  ne  peut  se  passer  de  l'intelligence.  Comment  remplir  des  de- 
voirs qu'on  ignore?  Comment  s'efforcer  de  réaliser  en  soi  l'idéal  de 
rhomme,  si  cet  idéal  nous  est  étranger?  Les  plaisirs  esthétiques  donnent 
lieu  à  la  même  réflexion.  Le  sentiment  du  beau  est  dans  une  relation 
étroite  avec  le  sentiment  du  bien.  Le  sentiment  de  l'admiration  est  uni 
au  sentiment  du  respect.  Le  beau  et  le  bien,  considérés  d'un  point  de 
vue  supérieur,  non  seulement  s'unissent,  mais  se  confondent. 

Pour  expliquer  la  répugnance  que  nous  inspirent  les  plaisirs  bas  et 
vulgaires  qui  nous  font  descendre  à  nos  propres  yeux  et  aux  yeux  de 
nos  semblables,  Stuart  Mill  invoque  le  sentiment  de  dignité  «que  pos- 
ttsèdent,  dit-il,  tous  les  êtres  humains  sous  une  forme  ou  sous  une 
«  autre.  »  Qu'est-ce  que  ce  sentiment  sinon  celui  de  la  valeur  morale 
qui  appartient  à  la  personne  humaine,  de  la  valeur  qu'elle  emprunte  è 


LA  MORALE  ANGLAISE.  601 

sa  liberté  et  à  sa  conscience.  La  morale  utilitaire  n  admet  rien  de  sem- 
blable. Tous  les  plaisirs,  quand  on  ne  cherche  que  le  plaisir,  ont  exac- 
tement la  même  valeur. 

Essentiellement  égoïste  dans  son  principe  et  dans  son  but ,  la  morale 
utilitaire  se  flatte  cependant  d^enseigner  lamour  du  prochain,  le  dé- 
vouement au  bonheur  général  de  la  société,  les  sentiments  désinté- 
ressés qui  en  sont  la  condition ,  toutes  choses  qu  elle  désigne  par  le  vilain 
mot  d'altruisme.  Mais  cette  prétention  est  mal  justifiée.  Le  bonheur  de 
l'individu,  dit  Stuart  Mill,  étant  un  bien  pour  l'individu,  le  bonheur 
général  est  un  bien  pour  tous  les  individus;  par  conséquent,  cest  le 
bonheur  général  qu'il  faut  rechercher  et  que  recherchent  réellement 
les  hommes.  Ce  raisonnement  manque  absolument  de  justesse;  car, 
d'une  part,  il  n'est  pas  vrai  que  le  bonheur  de  l'individu,  non  de  l'indi- 
vidu en  général,  mais  de  tel  ou  tel  individu,  soit  inséparable  du  bon- 
heur général.  D*une  autre  part,  le  désir  général  du  bonheur  qu'on  ob- 
serve chez  les  hommes  n'est  pas  la  même  chose  que  le  désir  du  bonheur 
général. 

Mais  admettons  que  ce  soit  la  même  chose,  supposons  un  instant 
que  le  bonheur  de  la  société  soit  réellement  la  fin  suprême  de  l'indi- 
vidu, par  quels  moyens,  par  l'application  de  quelles  lois,  de  quelles 
règles,  nous  sera-t-il  donné  de  la  réaliser?  Si  ces  lois  sont  universelles, 
invariables  et  nécessaires,  nous  voilà  en  face  des  lois  éternelles  de  la 
morale,  nous  sommes  obligés  de  répudier  le  positivisme  et  la  morale 
utilitaire.  Ces  lois,  au  contraire^  sont-elles  variables  et  susceptibles  de 
changer  avec  les  individus,  de  sorte  que  chaque  individu  ait  non  seu- 
lement les  siennes,  mais  qu'il  puisse  les  remplacer  par  d'autres  sui- 
vant les  circonstances,  nous  demanderons  alors  comment  ces  règles 
mobiles  et  contradictoires  pourront  produire  un  résultat  constant  et 
identique.  Stuart  Mill  lui-même  est  obligé  de  reconnaître  que  les  règles 
à  suivre  pour  travailler  au  bonheur  commun  n'ont  rien  de  fixe,  u  Un 
a  praticien  sage,  dit-il,  ne  considéra  ces  règles  de  conduite  que  comme 
«  provisoires  ^  » 

Selon  M.  Herbert  Spencer,  nous  ne  choisissons  pas  les  lois  qui  sont 
appelées  à  diriger  notre  vie,  nous  n'en  sommes  pas  les  auteurs  plus  ou 
moins  volontaires,  elles  nous  sont  imposées  par  la  nature  des  choses, 
elles  sont  nécessaires,  comme  tout  ce  qui  est  dans  la  nature,  elles  sont 
déduites  des  lois  générales  de  l'univers,  et,  une  fois  connues,  il  faut  que 
nous  les  observions  comme  nécessaires,  et  non  comme  les  conditions 

^  Passage  cité  par  M.  Guyau,  p.  a  55. 


602  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

(le  notre  bonheur.  Le  bonheur  est  une  conséquence  qui  sen  dégage 
d'elle-même. 

Tout  étant  nécessité,  il  faut  distinguer  deux  espèces  de  nécessités  : 
les  unes  intérieures,  les  autres  extérieures.  L'équilibre  par£ût  entre  ces 
deux  sortes  de  nécessités,  voilà  ce  qui  constitue  le  bonheur  suprême 
de  rindividu;  Téquilibre  parfait  entre  tous  les  désirs  individueb,  voiià 
ce  qui  fait  le  bonheur  social.  Lorsque,  par  la  sympathie,  les  hoaimes 
se  seront  identifiés  au  point  que  les  conditions  nécessaires  à  Texistence 
et  au  bonheur  de  chacun  d'eux  seront  considérées  comme  les  conditions 
nécessaires  à  l'existence  et  au  bonheur  de  tous,  ils  seront  tous  parfaite- 
ment heureux. 

Si  Ton  veut  remonter  jusqu'aux  causes  de  ce  double  effet,  on  les  d^ 
couvrira  dans  les  lois  de  la  vie.  Les  lois  de  la  vie  étant  invariables  et 
universelles,  on  en  déduira  des  règles  de  conduite  également  inva<» 
riabies  et  universelles.  On  arrivera  ainsi  à  se  faire  une  idée  de  la  bcmté 
absolue  dont  les  effets  s'étendront,  non  seulement  sur  les  hommes, 
mais  sur  tous  les  êtres  vivants. 

La  plus  grande  objection  qu'on  puisse  élever  contre  cette  théorie  du 
bonheur,  c'est  qu  elle  ressemble  à  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits;  elle 
est  absolument  chimérique.  C'est  déjà  bien  assez  de  rêver  le  bonheur 
du  genre  humain,  en  y  comprenant  tous  les  individus  et  toutes  les 
races,  sans  y  ajouter  le  bonheur  universel  des  bêtes,  et  qui  sait?  peut- 
être  des  plantes.  Comment  un  homme  et  même  une  nation,  peuvent- 
ils  se  flatter  de  contribuer  au  bonheur  de  toute  la  nature?  Enfin ,  puisque 
le  progrès  consiste,  selon  M.  Herbert  Spencer,  à  développer  de  plus  en 
plus  chez  lliomme  l'individualité ,  comment  subira-t-il  le  joug  de  ce  Sbh 
talisme  universel? 

Ainsi  la  morale  utilitaire,  qui  a  pour  unique  but  de  rendre  l'homme 
heureux,  est  incapable  de  nous  dire  ce  que  c'est  que  le  bonheur,  à  ' 
quels  signes  on  le  reconnaît  et  à  quelles  conditions  on  peut  lobtenir. 
Nous  montrerons,  dans  un  prochain  article,  qu'elle  n'a  pas  mieux  réussi 
à  trouver  un  principe  d'obligation  et  de  sanction  morale. 


Ad.  FRANCK. 


(La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  603 


Étude  sur  les  fonctions  physiques  des  feuilles  :  transpira- 
tion,   ABSORPTION  DE  LA    VAPEUR  AQUEUSE,  DE  l'kAU,   DES  MA- 

tières  salines,  par  M.  Joseph  Boussingault. 

DECXIÈME    ARTICLE  ^ 

Pour  peu  qu'on  réfléchisse  à  Tinfluence  de  l'eau  sur  la  végétation, 
l'importance  en  est  bientôt  reconnue.  Dans  nos  climats  tempérés,  elle 
se  manifeste  au  renouveau,  dès  que  s'éveille  la  vie  suspendue  par  le 
froid  de  Thiver.  Alors  la  graine  confiée  à  une  terre  humide,  gonflée  de 
liquide,  germe  bientôt  et  se  développe  grâce  à  l'eau  qui  porte  Valba- 
men,  matière  nutritive  de  la  graine,  aux  différents  organes  constitutifs 
de  la  radicule  et  de  la  plamale,  lesquelles  seront  plus  tard  la  racine  et 
la  tige,  susceptibles  de  vivre  aux  dépens  du  monde  extérieur.  Enfin  les 
plantes  dont  la  vie  comprend  des  années  sont  pareillement  ranimées  à 
la  même  époque,  alors  que  leur  sève  une  fois  en  mouvement  permet  à 
l'eau  extérieure  de  pénétrer  dans  la  plante  par  les  racines,  afin  de  sa- 
tisfaire à  tous  les  besoins  de  la  végétation,  et  ils  sont  nombreux  et  va- 
riés :  en  effet,  elle  remplace  la  portion  du  liquide  incessamment  perdue 
par  la  transpiration,  la  portion  destinée  à  se  fixer  dans  la  plante,  et  enfin 
maintient  la  proportion  de  celle  qui,  en  mouvement  continu,  doit  satis- 
faire aux  besoins  de  la  vie  végétative. 

S'il  ne  serait  pas  exact  d'affirmer  que  tout  ce  dont  la  plante  a  besoin 
y  pénètre  à  l'aide  de  l'eau  puisée  dans  le  sol  par  les  racines,  les  feuilles 
ayant  le  pouvoir  d'absorber  de  la  vapeur  d'eau,  du  gaz  acide  carbo- 
nique, et,  de  plus,  de  l'eau  contenant  en  solution  des  sels  nécessaires 
à  la  végétation,  ainsi  que  M.  J.  Boussingault  le  prouve  dans  le  travail 
même  soumis  à  notre  examen ,  ne  perdons  pas  de  vue  que  c'est  par  la 
racine  que  la  plupart  des  plantes  puisent  la  plus  grande  partie  de  l'eau 
et  de  la  matière  indispensable  à  leur  accroissement,  et  que  les  feuilles 
sont  l'organe  principal  de  la  transpiration. 

L'eau,  une  fois  dans  la  plante,  n'y  est  pas  soumise  à  un  système 
d'organes  comparable  au  système  sanguin  composé  d'artères  et  de 
veines  que  présentent  les  animaux  supérieurs,  mais,  comme  véhicule  de 

*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  novembre  1878,  p.  676. 


604  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

la  matière  indispensable  à  la  plante,  Feau  pénètre  partout,  et,  où  elle 
manquerait,  la  végétation  ne  serait  plus.  Eln  outre,  une  portion  notable, 
en  se  fixant,  comme  oxygène  et  hydrogène,  devient  matière  de  la 
plante,  et  Ton  ne  peut  en  concevoir  l'absence,  là  où  lé  carbone  se  sé- 
pare en  tout  ou  en  partie  de  Tacide  carbonique  sous  rinfluence  de  la 
lumière  solaire,  frappant  les  parties  verdoyantes  de  la  plante,  et  réali- 
sant une  des  plus  belles  harmonies  de  la  nature,  quil  a  fallu  plus  de 
vingt  ans  pour  mettre  en  évidence,  et  le  concours  de  Priestley ,  d*Ingen- 
housz  et  de  Sennebier. 

Le  travail  de  M.  J.  Boussingault,  dont  nous  allons  parler,  a  pour 
objet,  comme  le  titre  Tindique,  l'examen  des  fonctions  physiques  des 
feuilles,  eu  égard  à  l'eau  qui  a  pénétré  dans  la  plante  par  les  racines',  et 
à  la  quantité  qui  s'en  dégage  par  la  transpiration  des  feuilles,  transpi- 
ration que  Tobservation  démontre  être  en  relation  très  intime  avec  l'ab^ 
sorption  de  feau  par  les  racines. 

Les  phénomènes  étudiés  par  M.  J.  Boussingault  appartiennent  plutôt 
à  la  physique  qu'à  la  chimie  ;  liés  surtout  aux  météores  de  l'atmosphère , 
ils  exigent  donc  l'observation  incessante  du  baromètre,  du  thermo- 
mètre, de  l'hygromètre  ou  du  psy chromètre ,  de  félat  des  vents,  en  un 
mot  la  nécessité  que  le  savant  soit  familier  avec  le  maniement  des  ins- 
truments n  étéorologiques.  Mais  M.  J.  Boussingault  a  su  profiter,  pour 
rendre  ses  études  aussi  fructueuses  que  possible,  de  ses  connaissances 
chimiques,  et  déjà  il  y  était  préparé  par  les  études  les  plus  satisfai- 
santes. 

En  effet,  l'analyse  chimique  minérale  devant  précéder  toute  étude 
sérieuse  chimique  des  êtres  vivants,  M.  J.  Boussingault,  en  s'y  livrant, 
a  eu  le  grand  avantage  d'avoir  un  maître  dont  il  suffit  de  citer  le  nom , 
M.  Damour,  heureusement  aujourd'hui  membre  de  l'Académie  des 
sciences  :  M.  Boussingault  présente  donc  toutes  les  garanties  de  la  science 
analytique  puisée  à  une  telle  source. 

Son  travail  si  remarquable  sur  la  fermentation  d'un  assez  grand 
nombre  de  fruits  et  d'autres  matières  sucrées,  la  découverte  de  la  sor- 
bine  dans  le  jus  des  baies  du  sorbier  des  oiseleurs,  témoignent  à  la  fois 
d'une  habileté  expérimentale  incontestable,  d'un  excellent  esprit,  en 
même  temps  que  d'une  grande  indépendance  d'opinion,  quand  il  s*agit 
de  la  recherche  de  la  vérité. 

En  défmitive,  dès  que  l'eau  a  l'importance  que  nous  rappelons  dans 
la  vie  végétale,  on  conçoit  qu'il  n'est  plus  possible  de  se  livrer  à  un 
examen  sérieux  d*un  phénomène  physiologique  de  quelque  durée,  sans 
connaître  exactement  la  manière  dont  l'eau  se  comporte  eu  égard  à  la 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  606 

quantité  qui  entre  dans  la  plante  et  à  celle  qui  en  sort;  et,  sous  ce  rap- 
port ,  il  n  est  pas  sans  intérêt  de  considérer  la  racine  et  ses  innombrables 
radicelles,  qui  assurent  la  stabilité  de  la  plante  dans  le  sol  qu*clle  oc- 
cupe, comme  lorgane  par  excellence  pour  absorber  Teau  souterraine, 
tandis  que  les  ramifications  de  la  partie  aérienne  de  la  tige  présente,  dans 
ses  organes  verts,  les  plus  disposés  de  la  plante  à  transpirer  Teau  qu'elle 
doit  perdre,  aiin  d*en  puiser  incessamment  de  nouvelle  destinée  à  rem- 
plir la  double  fonction  d accroître  la  plante,  par  la  portion  d elle-même 
qui  s'y  fixe,  en  même  temps  qu'elle  agit  comme  véhicule  en  transpor- 
tant à  chaque  organe  la  matière  qu'il  doit  élaborer. 

En  rendant  pleine  justice  à  Haïes  pour  ce  que  la  science  lui  doit  de 
faits  nouveaux,  souvent  obtenus  avec  des  appareils  qui  ont  servi  à  ses 
successeurs,  c'est  dire  la  vérité;  et,  si,  en  recueillant  d'une  manière  tout 
à  fait  nouvelle  des  gaz  provenant  de  l'action  de  la  chaleur  ou  de  celle 
d'agents  matériels  agissant  fortement  sur  des  corps  organiques  et  inor- 
ganiques, il  confondit  ces  gaz  avec  l'air,  ce  n'est  point  une  raison  pour 
méconnaître  ce  que  ces  appareils  avaient  de  nouveau  lorsqu'il  les 
imagina,  et  nier  l'influence  qu'ils  ont  exercée  dans  l'étude  chimique 
des  gaz. 

L'œuvre  de  M.  J.  Boussingault  ne  comprend  pas  moins  de  i  oA  pages 
imprimées  en  petit  texte  et  divisées  en  six  paragraphes. 

$  I. 

Le  premier  s'ouvre  par  un  hommage  bien  senti  rendu  à  l'auteur  de 
la  Staiiqae  des  végétaux;  hommage  parfaitement  mérité;  car,  si  Haies  n'a 
pu  faire  ce  que  fétat  de  la  science  ne  lui  permettait  pas  d'accomplir,  sans 
parler  d'expériences  dont  les  résultats  n'ont  pas  été  démentis,  ses 
observations  ne  l'ont  guère  été;  sa  partie  faible  était  l'ignorance  de  ce 
qui  est  du  ressort  de  la  chimie,  ignorance  tout  à  fait  excusable  à  une 
époque  où  les  hommes  les  plus  renommés  en  chimie  professaient  la 
doctrine  du  phlogîstique. 

Mais  il  est  une  expérience  de  Haies  sans  précédent,  et  qui  certes  de- 
vait devancer  toutes  celles  dont  l'objet  est  la  détermination  de  l'eau 
perdue  par  les  feuilles,  nous  voulons  parler  de  l'expérience  célèbre  où 
il  mesura  la  force  de  succion  des  racines  d'un  chicot  de  vigne  dépouillé 
de  feuilles,  lorsque,  aux  premières  chaleurs  du  printemps,  la  vigne  est 
en  pleurs,  dit-on  vulgairement.  Haies  estima  celte  force  par  la  hauteur 
d'une  colonne  de  mercure  à  laquelle  elle  faisait  équilibre  dans  un  tube 
de  verre  qu'on  peut  se  représenter  comme  un  siphon  renversé;  le  bout 

77 


606       JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

légèrement  courbé  de  la  petite  branche  étiiit  mastiqué  au  chicot  de 
vigne. 

Le  mercure  s'élevait  dans  la  grande  branche  verticale  du  siphon  ren- 
versé, par  suite  des  pleurs  qui  se  rassemblaient  dans  la  partie  intérieure 
du  tube  comprise  entre  la  limite  du  chicot  et  la  surface  du  mercure 
de  la  petite  branche  du  siphon;  dès  que  les  feuilles  parurent,  le  mercure 
revint  à  ce  quil  était  avant  laction,  puisque  la  sève  et  Tair  intérieur 
de  la  plante  cessant  de  pénétrer  dans  fintérieur  du  tube,  Teau  et  Tair 
de  cette  sève  s'évaporaient  dans  l'atmosphère  en  laissant  dans  la  plante 
la  partie  fixe  tenue  en  solution  par  Teau  de  la  sève. 

Haies  observa ,  dans  une  expérience,  que  la  colonne  de  mercure  s'éle- 
vait à  32  pouces,  et,  dans  une  seconde,  à  38. 

Deux  raisons  nous  ont  déterminé  à  rappeler  avec  quelque  détail  l'ex- 
périence de  Haies  :  la  première,  c'est  qu'elle  a  le  mérite  d'être  l'origine 
de  tous  les  faits  du  sujet  traité  par  M.  J.  Boussingault ;  la  seconde,  c'est 
l'importance  que  nous  y  attachons,  par  le  motif  que  cette  importance  a 
été  méconnue  au  commencement  du  siècle  par  des  botanistes  d'un  mérite 
incontestable,  qui  ne  pouvaient  admettre  comme  réelle  cette  puissance 
avec  laquelle  la  vigne  puise  par  succion  l'eau  souterraine  à  l'aide  de  ses 
racines.  A  la  vérité  ces  savants,  étrangers  aux  sciences  expérimentales, 
se  croyaient  assez  au-dessus  d'elles  pour  ne  pas  les  consulter. 

Heureusement  M.  Mirbel,  dont  nous  apprécions  depuis  plusieurs 
années  l'excellent  esprit,  ainsi  que  sa  persistance  à  poursuivre  ses  tra- 
vaux en  recourant  à  tous  les  moyens  scientifiques  qu'il  jugeait  suscep- 
tibles de  leur  donner  plus  de  certitude,  nous  proposa  de  répéter  Fex- 
périence  de  Haies  dans  le  parc  du  château  de  Saint-Leu-Taverny,  dont 
M.  Massey,  le  savant  botaniste,  était  l'intendant.  Là,  deux  expériences 
furent  faites ,  la  première  en  1 8 1 1  et  la  seconde  en  1812.  Pendant  notre 
absence,  M.  Massey  observait,  avec  la  conscience  la  plus  scrupuleuse  et 
la  plus  éclairée,  la  marche  du  baromètre  et  du  thermomètre,  correspon- 
dant à  l'élévation  du  mercure  dans  le  tube-siphon  adapté  au  chicot  de 
vigne. 

L'expérience  commença  lorsque  le  tube  fut  bien  solidement  adapté 
au  chicot  de  vigne  par  l'extrémité  de  sa  petite  branche,  qui  avait  été 
courbée  convenablement  pour  cela.  C'était  le  i*''  avril  1811;  le  mer- 
cure se  tenait  de  niveau  dans  les  deux  branches;  la  plus  longue  était 
telle  que  le  mercure,  en  s'y  élevant,  pouvait  accuser  une  pression  double 
de  celle  de  l'atmosphère. 

Deux  branches  parallèles  entre  elles  contenaient  donc  assez  de  mer- 
cure pour  qu'on  fût  dispensé,  dans  le  cours  de  l'expérience,  d'en  ajouter 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  607 

par  la  longue  branche,  et  cest  grâce  à  cette  disposition  que  Ton  a  pu 
suivre  toutes  les  variations  de  la  force  de  succion. 

Du  i*'  avri]  au  à  inclusivement,  il  n*y  eut  que  des  variations  insigni- 
fiantes; ce  ne  fui  qu'à  partir  du  5,  par  une  température  de  5"  à  1 1*,  que 
]e  mercure  s  éleva  de  6  à  aa  millimètres;  du  6  au  9,  le  mercure 
s'éleva  à  170  millimètres;  le  9,  le  thermomètre  ne  dépassa  pas  /|^  le 
temps  était  couvert;  te  mercure  baissa  de  jour  en  jour  jusquau  17, 
où  le  mercure  s  élevait  à  1  o  1  millimètres. 

Le  18,  le  thermomètre  marquant  l8^  la  colonne  de  mercure  était 
de  120  millimètres;  il  monta  tous  les  jours  du  18  au  a3,  où  il  attei- 
gnit son  maximum,  22S  millimètres  (8  pouces,  8  lignes);  à  partir 
du  a3,il  baissa  graduellement  jusqu'à  lapparition  des  feuilles,  où  il  était 
de  niveau  dans  les  deux  branches. 

Nous  attribuâmes  la  différence  d'élévation  du  mercure  dans  notre 
expérience  avec  celle  que  Haies  avait  observée  dans  deux  expériences 
(3  a  pouces  dans  Tune  et  38  dans  l'autre) ,  à  l'exposition  de  notre  vigne  qui 
était  le  couchant,  tandis  que  celle  de  Haies  était  le  midi,  et  encore  à  la 
mauvaise  saison  et  à  ce  qu'on  avait  supprimé  quelques  branches  au- 
dessous  de  celle  qu'on  avait  conservée.  Ces  raisons,  nous  déterminèrent 
à  faire  une  seconde  expérience  en  1 8 1  a,  sur  un  chicot  de  vigne  exposé 
au  sud,  et  auquel  on  n'avait  point  été  obligé  de  supprimer  aucune 
branche  inférieure  à  la  section  de  la  tige  comme  on  Tavait  fait  au  pre- 
mier. Cette  fois  nous  eûmes  une  élévation  de  o"',y9o  (29  pouces)  de 
mercure,  et  nous  fîmes  les  observations  suivantes,  confirmant  les  pré- 
cédentes : 

La  sève  eut  deux  époques  d'intensité  de  force  accusée  par  l'élévation 
de  la  colonne  de  mercure  dans  la  grande  branche  du  tube-siphon.  La 
colonne  de  mercure  s'éleva  jusqu'au  7  avril  puis  descendit  jusqu'au  i3, 
où  elle  commença  à  remonter.  Dans  les  deux  époques  de  l'ascension, 
la  colonne  de  mercure,  à  dix  heures  du  soir,  était  plus  élevée  qu'au 
matin;  elle  montait  la  nuit,  mais  moins  que  le  jour,  quand  l'intensité 
de  la  force  interne  diminuait,  la  colonne  de  mercure  s'abaissait  le  soir, 
le  matin  elle  remontait  un  peu,  mais  moins  que  le  jour  précédent. 

Enfin  nous  eûmes  l'occasion  d'observer  qu'il  y  eut  plusieurs  fois  de 
la  sève  extravasée  qui  était  aspirée  par  la  plante,  et  qu'il  en  était  de 
même  du  gaz  qui,  comme  elle,  avait  été  exhalé  du  chicot  dans  la  partie 
vide  de  la  petite  branche  du  tube-siphon. 

Ces  résultats  montrent  combien  M.  Mirbel  avait  eu  raison  de  recou- 
rir à  l'expérience,  pour  rendre  désormais  hors  de  toute  contestation 
l'exactitude  de  la  belle  expérience  de  Haies. 

77- 


608  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

Haies  n aurait-il  pas  ëlé  plus  clair,  n'aurait-il  pas  prévenu  la  critique, 
si,  après  avoir  dit  que  le  mercure  cessait  d'être  pressé  dans  la  petite 
branche  du  tube-siphon  aussitôt  l'apparition  des  feuilles,  il  eût  ajouté  : 
a  parce  qu  alors ,  celles-ci  concenirant  la  sève ,  une  partie  de  son  eau  s  exha* 
lait  dans  l'atmosphère,  et  que  cette  concentration  de  la  sève  dans  les 
feuilles  appelait  incessamment  Teau  souterraine  dans  les  racines,  de  telle 
sorte  que  !a  succion  de  Tcau  souterraine  qui  avait  donné  lieu  à  la  manifes- 
tation des  pleurs  y  loin  detrc  interrompue  par  l'évolution  des  feuilles  se 
continuait  lors  de  leur  apparition.))  Si  nous  ne  nous  trompons  pas,  la 
continuilé  de  la  végétation,  dans  la  belle  saison,  eût  été  mieux  com- 
prise. 

Quoique  notre  expérience  de  1811  sur  la  succion  de  l'eau  souter- 
raine n'eût  pas  eu  le  succès  de  la  seconde,  nous  nous  empressâmes,  dans 
le  mois  d'août  de  1811,  de  répéter,  au  Muséum  d'histoire  naturelle, 
l'expérience  de  Haies  sur  la  transpiration  de  Yhelianthus  annaus,  dont  les 
racines  plongeaient  dans  la  terre  d'un  pot  de  faïence  imperméable  à  l'eau. 
Nous  eûmes  l'avantage  d'être  assistés  de  M.  Desfontaines,  qui  voulut  bien 
mettre  à  notre  disposition  son  petit  jardin  et  son  salon  du  rez-de- 
chaussée. 

Au  mois  d'août  de  l'année  1811,  nous  répétâmes  donc  l'expérience 
de  Haies  au  Muséum  d'histoire  naturelle.  VheUanthas  annuas  qui  servit 
à  Texpérience  était  des  plus  vigoureux,  et,  par  une  journée  des  plu» 
chaudes,  nous  constatâmes  que,  depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à  sir 
heures  du  soir,  la  plante  exposée  au  soleil  avait  perdu  plusieurs  kilo- 
grammes d'eau  '  ;  rappelons  que  Haies  constata  que  l'eau  évaporée  dans 
son  expérience  ne  s'élevait  pas  à  deux  kilogrammes. 

Les  pesées  se  faisaient  dans  une  balance  de  Sanctorius ,  qui  avait  été 
préparée  par  M.  Molard  des  Arts  et  Métiers.  La  preuve  que  Ton  pou- 
vait compter  sur  l'exactitude  de  la  balance  est  le  fait  suivant  :  la  nuit 
venue,  le  pot  et  la  plante  étaient  transportés  dans  le  petit  salon  du 
rez-de-chaussée  de  la  maison  de  M.  Desfontaines,  ainsi  que  la  balance^ 


'  Je  ne  donne  pas  de  chiffre  dans 
la  crainte  de  me  tromper,  par  la 
raison  que  je  n  aï  pu  retrouver  des  notes 
que  j'ai  remises  à  M.  Mirbel  pour  la  ré- 
daction de  ses  Eléments  de  physiologie  et 
de  botanique;  ce  que  je  puis  affirmer, 
c*est  crue  le  chiffre  était  plus  élevé  que 
celui  de  Haies ,  ce  qui  ne  doit  pas  éton- 
ner, par  la  raison  que  M.  Mirbel  tenait 
surtout  à  avoir  une  conviction  parfaite 


de  Texactitude  des  expériences  de  fau- 
teur de  la  Statique  des  végétaux,  et ,  dans 
cette  disposition  d'esprit,  nous  cher- 
châmes à  avoir  un  maximum  d'effet;  et, 
pour  y  parvenir,  nous  maintînmes 
d'heure  en  heure ,  pendant  douze  heures 
de  l'expérience  au  grand  jour,  la  terre 
du  pot  imperméable  au  maximum  de 
mouillure,  sans  pour  cela  faire  de  la  houe 
de  la  terre  contenue  dans  le  pot  vernissé. 


v: 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  60» 

Là  oh  constata  le  fait  que,  pendant  la  nuit,  la  plante  avait  augmenté 
plutôt  que  diminué  de  poids. 

Je  n* oserais  affirmer  que  l'augmentation  de  poids  fût  duc  en  totalité 
à  une  absorption,  par  les  feuilles,  de  la  vapeur  d'eau  atmosphérique  et 
qu  il  n  y  en  eût  pas  de  produite  par  Teffet  du  froid  causé  par  le  rayon- 
nement; mais  ce  que  j'affirme,  c'est  que  celui-ci  dut  être  très  faible  à 
cause  du  local,  et,  si  je  parle  d'une  augmentation  de  poids  pendant  la 
nuit,  cest  pour  donner  une  preuve  de  la  sensibilité  de  la  balance,  et 
que  Ton  peut  compter  dès  lors  sur  Texactitqde  de  Fexpérience  faite 
dans  les  conditions  dont  nous  avons  parlé. 

Rappelons  encore  les  faits  suivants  : 

Si  Haies  a  pu  dire  quun  décimètre  carré  de  feuille  de  chou  évapore, 
(jurant  une  heure,  en  moyenne  o*',255  et  au  maximum  o*^',336  d'eau, 
qu  un  décimètre  carré  de  feuille  de  vigne  évapore  en  moyenne  o*',  1 1 , 
qu'un  décimètre  carré  de  feuille  de  pommier  évapore  en  moyenne  o^'.qqo 
et  au  maximum  0^,280  d'eau,  et  enfin  que  la  même  surface  de  feuille 
de  citronnier  évapore  en  moyenne  0^,09,  au  maximum  o*'',  12  d'eau; 
s'il  n  a  pas  déterminé  la  surface  des  feuilles  de  beaucoup  d'autres  plantes 
qu'il  a  examinées  au  point  de  vue  de  la  faculté  de  leurs  feuilles  pour 
transpirer  l'eau  puisée  dans  la  terre,  reconnaissons  que  les  résultats 
de  ses  observations  sont  presque  toujours  ce  qu'ils  devaient  être  alors 
que  l'originalité  n'en  pouvait  être  contestée. 

Résumons  l'expérience  de  Haies  sur  l'helianihas  annaus, 

La  surface  de  ses  feuilles  était  de  3  mètres  carrés  62  centièmes. 

Par  une  belle  journée  de  juillet,  il  perdit  en  douze  heures  de  jour: 

En  moyenne 567'',6 

Au  maximum 85o,  5 

En  évaluant  la  perte  par  mètre  carré  et  en  une  heure,  c'était  : 

En  moyenne , 1 56'',8 

Et  par  décimètre  carré  et  par  heure o,   1 3o 

Et  au  maximum o,   196 

Parlons  maintenant  des  expériences  de  M.  J.  fioussingault.  Si  elles 
ne  contredisent  pas  celles  de  Haies,  elles  ont  le  mérite  de  répondre 
aux  exigences  de  la  science  actuelle.  Notre  jeune  auteur  a  opéré  non 
sur  ihelianihus  annuas,  mais  sur  Vhelianihus  iuberosus,  le  topinambour. 

Un  même  individu  a  été  l'objet  de  quatonie.  observations  faites  avec 
toutes  les  précautions  imaginables  pour  en  assurer  l'exactitude;  cinq 


610  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  CXn'OBRE  1879. 

Tont  èxé  au  soleil,  deux  au  soleil  et  k  lombre,  deux  à  Tombre,  deux  it 
k  Tombre  et  à  robscurité,  enTin  trois  durant  la  nuit. 

De  ces  résultats,  la  conclusion  est,  que  par  heure  et  par  mètre  carre 
des  parties  vertes,  le  topinambour  a  perdu  en  moyenne  : 

Au  soleil « 65  grammes  d*eAu 

À  Tombre 8 

Durant  la  nuit 3  seulement 

M.  J.  Boussingault  reconnaît  avec  Haies  que  Tévaporation  par  les 
feuilles  donne  lieu  à  une  déperdition  de  vapeur  d*eau  plus  grande  que 
la  quantité  d'eau  puisée  dans  la  terre  à  égalité  de  temps.  Aussi  assure-t-il 
que,  quand  Févaporation  est  grande  par  la  cbaleur  du  jour  et  par  le 
vent,  les  feuilles  se  flétrissent;  mais  elles  reprennent  leur  fraicbear  par 
la  pluie  ou  par  le  froid  de  la  nuit.  Il  reconnaît,  en  outre,  avec  Haies, 
quune  branche  coupée,  plongée  dans  l'eau,  absorbe  moins  de  li- 
quide qu'il  n  en  parvenait  à  la  branche  lorsqu'elle  faisait  partie  de  la 
plante  dont  les  racines  plongeaient  dans  le  sol ,  observation  que  trou- 
veront naturelle  tous  ceux  dont  l'attention  s'est  longtemps  fixée  sur 
l'ordre  admirable  d'après  lequel  tout  est  réglé  dans  un  être  vivant, 
comme  cette  branche  coupée,  plongée  dans  l'eau,  le  montre  en  se  flé- 
trissant après  avoir  subi  une  insolation ,  cause  de  sa  fin ,  qui  n'aurait 
point  eu  cet  eO'et  si  elle  fût  restée  partie  intégrante  de  la  plante  dont 
elle  était  une  extension  normale. 

S  II. 
Transpiration  des  feuilles  au  soleil  et  a  Tombre. 

Dans  le  double  intérêt  du  sujet  et  de  notre  jeune  auteur,  plus  livré  à 
approfondir  la  vérité  qu'à  la  recherche  d'une  forme  propre  à  rendre  le 
fond  plus  accessible  à  la  conception  de  ses  lecteurs,  je  pense  que  tout  le 
monde  eût  gagné  à  Tordre  suivant  dans  l'exposé  de  recherches  aussi 
approfondies  que  le  sont  celles  dont  nous  rendons  compte. 

L*exposé  eût  commencé  par  l'expérience  de  Haies,  relative  à  la  force 
avec  laquelle  un  chicot  de  vigne,  dépourvu  de  toute  branche  inférieure, 
coupé  à  1  mètre  au-dessus  du  sol,  opère  la  succion  de  l'eau  souter- 
raine, qui,  une  fois  dans  l'intérieur  de  la  plante,  se  confond  avec  la 
sève,  s'extravase  dans  la  petite  branche  du  tube^siphon  et  cause  féléva* 
tion  du  mercure  dans  sa  grande  branche,  et  donne  ainsi  la  mesure  de 
la  force  de  succion  des  racines  jos^a  à  l'apparition  des  feuilles.  On  eût  ajouté 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  611 

que  cette  force  ne  cessait  pas  d*agir,  mais  qu  alors  la  sève  se  répartissait 
dans  toutes  les  parties  du  végétal  et  surtout  dans  Ies/<?iii7fe5,  le  principal 
organe  de  la  transpiration;  que  c'était  là  que  s'opcraient  les  actes  les  plus 
considérables  de  la  vie  végétale,  notamment  la  décomposition  de  lacide 
carbonique,  dont  le  carbone  entrait  dans  les  compositions  des  principes 
immédiats  de  la  plante,  en  se  fixant  très  probablement  aux  éléments  de 
Teau  et  aussi  è  ceux  de  lammoniaque,  et  que  là  encore,  la  sève  peiv 
dait  l'eau  qui  s  évaporait  dans  Tair,  pendant  que  la  sève  devenue  nour* 
rissante  distribuait  à  tous  les  oi^anes  de  la  plante  ce  qui  convenait  à 
leurs  fonctions  spéciales;  et  que  le  vide  résultant  de  la  transpiration  des 
feuilles  déterminait  feau  souterraine  à  se  porter  incessamment  dans  la 
pianle,  où  elle  devenait  sève  au  moyen  des  corps  utiles  à  la  végétation 
quelle  entraînait  avec  elle  et  de  ceux  qu  elle  trouvait  dans  la  plante 
convenablement  préparés  à  son  alimentation. 

Cest  après  cet  exposé  que  l'auteur  eût  fait  Texpérience  de  Yhelianr 
ihus  annaas  ou  tuberosas,  et  décrit  toutes  celles  qui  font  l'objet  de  son 
premier  paragraphe. 

Il  serait  arrivé  ainsi  à  parler,  dans  le  paragraphe  suivant,  des  feuilles 
examinées  en  elles-mêmes  au  point  de  vue  de  la  transpiration  au  soleil 
et  à  l'ombre.  >    .  • 

Le  paragraphe  III  a  pour  objet  l'examen  des  deux  surfaces  de  la 
feuille  eu  égard  à  l'évaporation  de  l'eau  de  la  sève  qui  s'y  trouve. 

Le  paragraphe  IV  concerne  le  rapport  de  la  surface  des  feuilles 
considéré  comme  organe  évaporatoire  à  la  surface  des  racines  considéré 
comme  organe  d'absorption. 

Quant  au  paragraphe  V,  il  traite  de  fabsorption  de  ïeaa  liquide  par 
les  feuilles. 

Enfin,  le  paragraphe  VI  traite  de  l'absorption  par  les  feuilles  des  sels 
utiles  à  la  végétation  lorsqu'ils  sont  en  solution  dans  l'eau. 

Ce  coup  d'œil,  jeté  sur  l'ensemble  des  recherches  de  M.  J.  Boussin- 
gault,  nous  permet  de  donner  une  idée  plus  claire  et  plus  précise  des 
cinq  paragraphes  qui  nous  restent  à  examiner,  que  nous  ne  l'eussions  pu 
faire  sans  cela.  En  outre,  après  avoir  relu  le  paragraphe  III  consacré 
à  la  question  de  savoir  si,  dans  les  feuilles  des  végétaux  qui  se  tiennent 
horizontalement,  la  surface  supérieure  regardant  le  ciel  et  différant  beau- 
coup de  la  surface  inférieure  regardant  la  terre,  la  réflexion  ne  conduit- 
t-elle  pas  à  examiner  si  l'une  des  surfaces  n'cbt  pas  dans  le  cas  de  perdre 
plus  de  vapeur  d'eau  que  Tautre?  Or  nous  avons  trouvé  une  critique  si 
juste  et  si  convenable  des  expériences  faites,  de  lySG  à  1776,  par 
Charles  Bonnet,  que  nous  n'avons  pas  hésité  à  borner  ce  second  article 


I 

L 


6J2  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

(du  Journal  des  Savants)  aux  deux  premiers  paragraphes  de  Topuscule,  re- 
mettant i'examen  des  quatre  autres  à  un  troisième  et  dernier  article, 
dont  le  commencement  aura  pour  objet  de  considérer  M.  J.  Boussingault 
comme  critique  et  ajouter  ainsi  un  mérite  incontestable  à  celui  que  nous 
lui  reconnaissons  depuis  longtemps  comme  savant  expérimentateur! 

Cela  dit,  procédons  à  lexamen  du  paragraphe  II  de  M.  J.  Boussin- 
gault, et  remarquons  avant  tout  qu'il  le  commence  par  l'observation 
d'un  fait  bien  naturel ,  et  qui ,  par  ià  même ,  ne  peut  être  passé  sous  si- 
lence comme  acte  d'un  esprit  livré  à  l'expérience  dont  les  corps  vivants 
sont  l'objet.  Il  s'agit  de  l'observation  qu'il  fit  qii'une  feuille  de  vigne, 
frappée  par  les  rayons  du  soleil,  est  fraîche  au  toucher,  tandis  quelle 
cesse  de  l'être  dès  qu'on  a  déchiré  la  plus  grande  partie  des  vaisseaux 
qui  la  mettaient  en  rapport  avec  la  tige,  résultat  tout  simple;  tant  que 
la  feuille  tient  à  la  tige,. elle  reçoit  de  la  sève,  dont  une  portion  de 
l'eau  en  s'évaporant  rend  la  chaleur  solaire  latente;  de  là  l'explication 
de  la  fraîcheur.  Evidemment  celle-ci  n'est  plus  sensible  lorsque  la  sève 
cesse  d'arriver  à  la  feuille  par  le  fait  de  la  déchirure  de  son  pétiole  qui 
l'attachait  au  rameau. 

M.  J.  Boussingault  a  mis  un  autre  fait  en  évidence.  C'est  qu'une 
feuille  détachée  de  sa  tige  et  enfermée  aussitôt  dans  une  tabatière  d'étain 
légère,  où  elle  est  soustraite  au  contact  de  l'air  libre,  se  trouve,  après 
avoir  été  pesée,  et  remise  mécanicfuenient  dans  la  position  qu'elle  occupait 
primitivement  sur  la  tige ,  susceptible  de  transpirer  encore  un  certain  temps , 
grâce  à  la  sève  qu'elle  retient  :  mais  ce  temps  est  d'autant  plus  court 
que  la  transpiration  était  plus  forte  au  moment  où  elle  a  été  séparée  de 
la  tige.  Une  feuille,  arrachée  lorsqu'elle  était  à  Vombre  et  k  fortiori  durant 
la  nuit,  transpire  donc  plus  longtemps  que  celle  qui  a  été  arrachée  de 
la  tige  lorsqu'elle  était  exposée  au  soleil. 

M.  J.  Boussingault  rapporte  des  séries  d'expériences  faites  du  a 8  mai 
au  22  juin  i866,  en  tenant  compte  du  thermomètre,  du  psychromètre , 
des  vents  et  de  la  pluie.  Il  opérait  avec  des  feuilles  de  vigne  prélevées 
sur  un  même  cep* 

Dans  plusieurs  séries  d  observations  faites  au  soleil,  à  l'ombre  et  pen- 
dant la  nuit,  lesrésuitats  ont  été  les  suivants. 

L'eau  transpirée  par  i  décimètre  carré  des  feuilles  de  vigne  d'un 
même  cep,  était  représentée  : 

Dans  i5  observations  au  soleil. .....  par. .  .  .  o'^3554. 

Dans  i5  observations  à  Tombre jpar.  .  . .  o'',i  119. 

Dans    à  observations  pendant  la  nuit,  par.  . . .  o'',o652. 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  6J3 

M.  J.  Boussingault  fait  la  remarque  quà  partir  du  33  juin  1866, 
le  vent  augmenta  de  jour  en  jour  jusqu'au  36  qu*il  y  eut  un  ouragan 
désastreux,  des  arbres  furent  déracinés,  des  feuilles  desséchées  pendaient 
sur  leurs  branches;  les  plantes  herbacées  avaient  été  plus  maltraitées 
encore;  les  feuilles  de  topinambour,  de  betterave  étaient  flétries;  les 
feuilles  de  vigne  qui  avaient  été  détachées  de  leur  cep  devinrent,  après 
une  heure,  tellement  sèches  que  la  pression  des  doigts  les  réduisait  en 
poussière,  tandis  que  les  feuilles  qui  étaient  restées  fixées  au  cep  conser- 
vèrent leur  soaplessé  et  leur/raicftear. 

Résultats  analogues  sur  la  transpiration  des  feuilles  de  houblon,  des 
feuilles  de  betterave,  variété  dite  globe  jaune,  des  feuilles  de  châtai- 
gner,  etc.,  etc. 

£n  renvoyant  les  lecteurs  que  ce  sujet  intéresse  à  louvrage  original, 
je  ne  peux  cependant  me  dispenser  de  citer  un  exemple  de  la  manière 
dont  Fauteur  a  envisagé  son  sujet;  il  est  relatif  à  la  culture  de  la  bette- 
rave ,  que  nous  venons  de  citer. 

Selon  lui,  un  hectare  de  betteraves,  à  Fépoque  deTarrachage  de  la 
terre,  a  donné  les  résultats  suivants. 

Il  contenait  18226  plants,  pesant  39^000  kilogrammes,  lesquels 
représentaient  : 

Racines,   27300^  contenant  :  eau,  a3'g69;  et  partie  sèche,  333i. 
Feuilles,  11700^  contenant:  eau,  io'SSq;  et  partie  sèche,  i3ii. 

M.  J.  Boussingault  admettant  l'exactitude  de  Tévaluation  de  l'eau 
faite  par  Haies,  dune  couche  de  terre  profonde  de  trois  pieds,  qu*il  a 
évaluée  en  mètres  de  la  manière  suivante  : 

La  couche  de  terre  est  représentée  par  trois  tranches  superposées, 
comprenant  chacune  un  mètre  cube  : 

I)e  o",3  pour  feau  d*un  mètre  cube io3  kiiogiammeb 

De  o  ,3  à  o",6 166 

l)e  o  ,G  à  o  ,9 i36 

4Ô5 


M.  J.  Boussingault  offre  à  ses  lecteurs,  dans  un  tableau,  un  résumé 
de  ses  expériences  faites  sur  la  transpiration  de  quarante  espèces  de 
plantes  exposées  au  soleil,  à  fombre  et  à  lobscurité  de  la  nuit. 

Les  résultats  de  la  transpiration  sont  des  moyennes,  la  surface  étant 
un  décimètre  carré  et  la  durée  de  fexpérience  une  heure. 

78 


614  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

Je  rappelle  lobservation  que  M.  Boussingault  père  a  faite  il  y  a 
longtemps,  cest  que  les  phénomènes  de  la  vie  végétale  se  produisent 
sur  une  bien  plus  grande  surface  de  feuilles  éclairées  par  une  lumière 
diffuse  que  par  la  lumière  vive  du  soleil.  De  sorte  qu  en  réalité  il  faut 
tenir  compte  de  finfluence  que  la  lumière  exerce  comme  chaleur,  en 
même  temps  qu  elle  agit  comme  lumière  proprement  dite.  Cette  re- 
marque est,  à  mon  sens,  importante  à  développer  dans  renseignement. 

Nous  savons  gré  k  M.  J.  Boussingault,  de  tenir  compte  de  différences 
réelles  que  beaucoup  de  naturalistes  négligent  à  tort,  selon  nous,  et 
qui  ont  Tinconvénient  de  faire  croire  à  des  généralités  qui  n*ont  rien 
de  réel,  cest  ce  que  l'expérience  commence  à  faire  voir,  et,  plus  on  la 
consultera,  plus  on  reconnaîtra  la  nécessité  d  y  recourir  pour  savoir  la 
vérité. 

Par  exemple,  quelle  différence  entre  l'individu  qui,  conune  le  cactus 
opuntia,  est  pourvu  d*un  épiderme,  protégeant  la  plante  contre  une  cha- 
leur qui  la  dessécherait  promptement,  si  elle  était  privée  de  son  action 
conservatrice ,  et  findividu  de  la  même  espèce  auquel  on  Ta  enlevé  ! 

Qu  objecter,  en  effet,  à  ces  expériences  si  ingénieusement  instituées 
pour  en  donner  la  preuve  : 

Le  1 1  septembre'  1867,  il  enleva  à  un  cactus  opuntia,  plante  grasse 
connue  de  tous  les  amateurs  de  botanique ,  deux  articles  de  surface  égale. 
L'un  fut  conservé  avec  son  épiderme,  désignons-le  parla  lettre  A;  Tautre 
en  fut  dépouillé,  désignons-le  parla  lettre  B. 

A  pesait  1 1^, 33,  B  7^,16  seulement. 

Tous  les  deux  furent  exposés  à  l'ombre,  de  onze  heures  trente-huit 
minutes  à  quatre  heures  trente-huit  minutes,  c'est-à-dire  durant  cinq 
heures. 

A  pourvu  de  son  épiderme  perdit o',  1 5  d*eau , 

B  dépourvu  du  sien  en  perdut a,  17 

Ce  qui  équivaut  par  heure  : 

Pour  A  à o»',o3 

Pour  B  à o,  424 

Après  soixante-douze  heures,  le  a 3  septembre  à  quatre  heures 
trente  deux  minutes,  la  perte  était  : 

Pour  A  de 0*^,40 

Pour  B  de 3,  26 


i 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  615 

EnPm  tous  les  deux  abandonnes  à  lair  jusqu'au  2  octobre  : 

A  pesait  g^'^oS,  il  n'avait  donc  perdu  en  tout  que.    i^,38  d'eau 
B  pesait  o,  5o,  ii  avait  donc  perdu 6,  6^ 

Et,  faits  remarquables:  A,  sous  Imfluence  de  la  lumière,  décom- 
posait le  gaz  acide  carbonique;  tandis  que  B,  conservant  encore  une 
teinte  verdâte,  n  avait  aucune  action  sur  lui. 

Après  avoir  examiné  la  transpiration  des  feuilles  et  celle  du  cactus 
opuntia,  M.  J.  Boussingault  s  est  cru  obligé  d'examiner  quelle  pouvait 
être  la  transpiration  des  fruits,  et  il  a  soumis  à  lexpérience  deux  va- 
riétés de  prunes ,  et  une  pomme  dont  il  n*a  pas  désigné  la  variété. 

Une  prune  quetzch ,  pesant  60*^,15  et  dont  la  surface  était  de  87  cen- 
timètres carrés,  exposée  à  lombre  six  heures  trente  minutes  (de  midi 
à  six  heures  trente  minutes),  a  perdu  par  heure  et  par  décimètre  carré 
o^',ao  d*eau  (température  i5  degrés,  psychromètre  70.) 

Une  prune  de  reine -Claude ,  pourvue  de  son  épiderme,  exposée  h 
Tombre: 

Du  27  août,  à  a'',37"  du  soir a3'^a9 

Du  28  août,  à  8'*,a5"  du  matin aa»  70 

a  perdu  en  i7'',4o" 00.  69  d'eau 

Ce  qui  donne  : 

Par  heure  et  par  décimètre  carré o'',o86 

Il  obtint  : 

Dans  une  seconde  exposition  la  perte o,  106 

Dans  une  troisième  exposition  la  perte o,  07 1 

En  prenant  la  moyenne  de  la  durée  des  trois  expositions,  on  a,  par 
heure  et  par  décimètre  carré,  0^,087. 

Une  prune  de  reine-Claude  dépouillée  de  son  épiderme,  et  présen- 
tant une  surface  de  35*, 55,  exposée  à  lombre,  a  éprouvé  une  perte 
d'eau  six  fois  plus  forte  que  la  prune  de  reine-Claude  pourvue  de  son 
épiderme. 

M.  J.  Boussingault  fait  une  observation  à  laquelle  j'attache  une 
grande  importance,  c'est  Tinsistance  qu  il  met  à  affirmer  que  Tépiderme 
des  feuilles,  des  fruits  et  des  racines,  ne  laisse  passer  que  de  la  vapeur 

78. 


616  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

aqueuse  par  la  transpiration ,  de  sorte  qu'on  n  aperçoit  rien  de  concret 
à  la  surface  de  la  feuille,  du  fruit  et  de  la  racine,  lors  même  que  teau 
de  constitution  est  réduite  par  la  transpiration  aux  deux  tiers,  s'il  ny  a 
pas  eu  de  sécheresse  ou  d'altération  dans  les  tissus.  Cette  observation 
ne  devra  jamais  être  perdue  de  vue,  lorsqu'on  traitera  des  analogies 
et  des  différences  existant  entre  les  plantes  et  les  animaux. 

Enfin  une  dernière  observation  faite  par  M.  Boussingault  père,  et 
que  M.  J.  Boussingault  confirme  par  ses  propres  expériences,  est  que 
la  diminution  constitutive  de  Teau  dans  les  végétaux  verdoyants,  en 
lesqueb  Tacide  carbonique,  sous  Imfluence  de  la  lumière  solaire,  se  dé- 
compose, exerce  une  influence  notable  sur  la  quantité  de  Facide  décom- 
posé. Ainsi  des  feuilles  de  laurier-rose,  renfermant  0,60  d'eau,  ont  dé- 
composé 16"  d'acide  carbonique;  ne  renfermant  que  o,36  d'eau,  elles 
n'en  ont  décomposé  que  1 1**;  enfin  n'en  renfermant  que  0,29  elles  n'en 
ont  plus  décomposé. 

L'auteur  termine  le  paragraphe  II  de  son  opuscule  par  l'observation 
de  la  différence  que  présente  l'aspect  des  feuilles  selon  la  diversité  des 
espèces,  lorsqu'elles  perdent,  parla  transpiration ,  une  quantité  d'eau  qui 
n'est  pas  incessamment  remplacée  par  la  sève  ascendante.  Par  exemple 
il  est  des  espèces  dont  les  feuilles  commencent  à  se  flétrir  lorsqu'elles 
ont  perdu  seize  centièmes  de  leur  eau  constituante,  tandis  que  d'autres 
éprouvent  cette  perte  sans  cesser  d'être  rigides.  L'état  des  feuilles 
causé  par  la  transpiration  a  donc  une  liaison  intime  avec  la  rapidité 
qu'a  la  sève  à  se  porter  aux  parties  dont  la  transpiration  est  forte. 

Dans  l'article  suivant,  nous  terminerons  l'examen  de  l'opuscule  de 
M.  J.  Boussingault,  en  parlant  des  quatre  derniers  paragraphes  de  son 
opuscule. 

E,  CHEVREUL. 


(La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  617 


La  Maréchale  de  Villars. 


PREMIER    ARTICLE. 


Trois  femmes  ont  concouru  à  Tillustration  du  nom  de  Villars;  lune 
en  la  préparant  avec  une  intelligente  application;  Tautre  en  la  main- 
tenant avec  dignité  dans  son  éclat;  la  dernière  en  la  défendant  contre 
un  déclin  dont  elle  n  était  pas  responsable. 

La  première  a  été  la  mère  du  maréchal  :  cette  marquise  de  Villars , 
dont  les  lettres  charmantes  sont  venues  jusqu'à  nous,  douée  d*un  esprit 
aimable  quoique  maniéré,  mais  aussi  d'un  caractère  noble  et  élevé; 
lamie  de  M"*  de  Coulanges ,  et ,  par  son  intermédiaire ,  de  M"'  de  Sévigné  : 
elle  sut  accroître  par  ses  qualités  distinguées,  la  considération  de  son 
époux,  le  célèbre  Villars  Orondate,  dans  une  grande  ambassade;  et,  k 
défaut  dauti*e  héritage,  elle  put  laisser  à  son  fils  la  solide  assurance  de 
rélévation  de  sa  famille  aux  premiers  rangs  de  la  société  française. 

La  seconde  a  été  cette  belle  maréchale  de  Villars,  qui  fut  pendant 
soixante  ans  l'ornement  de  la  Cour  de  France,  qui  mérita  l'estime  et 
les  hommages  de  Louis  XIV,  qui  brilla  par  l'esprit  autant  que  par  la 
grâce  dans  les  premières  compagnies  de  son  temps,  qui  inspira  un 
sentiment  profond  et  durable  à  Voltaire,  et  qui,  attachée  par  mariage 
à  un  personnage  héroïque,  dans  des  conditions  difficiles,  comprit 
qu'elle  devait  s'immoler  à  la  gloire  de  son  époux  et  sacrifier  des  plaisirs 
à  cette  destinée,  tâche  quelle  remplit  avec  autant  de  dévouement  que 
de  persévérance. 

La  troisième  a  été  la  bini  même  du  maréchal,  la  duchesse  de  Villars 
fille  du  maréchal  de  Noailles  et  d'Amable  d'Aubigné,  l'amie  intime  de 
la  reine  Maria  Leczinska,  aussi  séduisante  que  spirituelle,  mêlée  k 
toutes  les  affaires  de  son  temps,  et  retenant  de  son  mieux,  sur  le  pen- 
chant de  la  décadence  ,  la  renommée  du  nom  qu'elle  portait. 

C'est  de  la  maréchale  de  Villars  que  je  veux  particulièrement  m'oc- 
cuper  aujourd'hui. 

Comme  Villars,  elle  eut  à  se  défendre  contre  l'envie,  la  malveil- 
lance et  les  rivalités*  de  tout  genre.  Partageant  avec  son  époux  les  fa- 
veurs de  la  fortune,  elle  eut  aussi  sa  part  des  traverses  et  des  attaques; 
et,  comme  elle  apportait  dans  la  lutte  cette  inégalité  d'armes  et  de 
forces  qui  est  le  lot  de  la  femme  dans  le  commerce  de  la  Société,  elle 


618  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

na  pas  toujours  obtenu,  dans  les  rencontres  de  la  vie  civilisée,  des 
succès  aussi  triomphants  que  ceux  de  son  époux,  malgré  la  rectitude 
générale  de  sa  conduite  et  de  son  esprit. 

La  maréchale  de  Villars  était,  par  sa  mère,  la  petite-fille  du  con- 
seiller d*État  Courtin ,  lun  des  hommes  les  plus  polis  et  les  plus  estimés 
de  la  bourgeoisie  parisienne ,  au  xvii*  siècle  :  honoré  de  grands  emplois 
dans  la  diplomatie,  et  principalement  en  Angleterre,  où  il  jouit  dun 
grand  crédit  à  la  cour  de  Charles  II ,  il  avait  conservé ,  après  son  retour  en 
France ,  une  influence  particulière  à  la  cour  de  Versailles ,  où  Louis  XIV 
le  tint  en  singulier  honneur,  à  cause  de  sa  probité  et  de  ses  connais- 
sances dans  les  aflairesS  pour  lesquelles  le  roi  le  consultait  fréquem- 
ment. Il  a  laissé  de  sa  mission  en  Angleterre  une  correspondance  ins- 
tructive qu'on  peut  voir  au  dépôt  des  Affaires  étrangères  à  Paris. 

L*une  des  filles  de  M..  Courtin  épousa  Roques  de  Varangeville,  un 
espèce  de  manant  de  Normandie,  selon  Saint-Simon*,  en  réalité  un 
homme  de  caractère  et  d'importance,  favorisé  dune  immense  fortune, 
et  que  tout  le  monde  respecta  de  son  temps';  ambassadeur  à  Venise, 
destiné  à  un  avenir  plus  brillant  encore ,  s  il  eût  vécu,  et  qui  fut  flatté 
de  lallianc^  de  Courtin  si  généralement  considéré.  M"* de  Varangeville 
s'acquit  personnellement  une  haute  estime  par  ses  rares  qualités,  fort 
remarquées  de  Louis  XIV,  lequel  offrit  de  lui  donner  une  preuve  spéciale 
de  sa  confiance,  si  son  père  voulait,  malgré  l'infirmité  de  sa  vue,  se 
charger  de  représenter  la  France  au  congrès  de  Riswyck. 

M""  de  Varangevillle  n'eut  que  deux  filles,  remarquables  par  leur 
beauté,  dont  l'aînée  épousa,  le  27  février  1698,  l'opulent  président  de 
Maisons ,  et  fut  signalée ,  comme  son  mari ,  par  l'esprit  fort  qu'elle  afiB- 
cha,  et  par  l'éclat  d'une  grande  représentation.  La  seconde  fille,  plus 
belle  encore  ,  dit-on,  que  la  présidente  de  Maisons, et  avec  autant  d'es- 
prit,.quoique  plus  mesuré,  fut  recherchée  par  Villars,  qui  se  montra 
fort  épris  d'elle.  Il  était  alors  un  des  lieutenants  généraux  les  plus  bril- 
lants de  l'armée,  et  avait  fait  preuve  d'aptitude  et  de  caractère  dans 
d'épineuses  négociations  diplomatiques.  Mais  il  était  séparé  de  M^^de  Va- 
rangeville par  une  différence  d'âge  de  trente  ans.  Les  héros  ses  pareils 
ont  quelquefois  commis  de  pareilles  témérités.  Celle-ci  a  coûté  bien  des 
préoccupations  à  Villars;  néanmoins,  en  fin  de  compte,  il  ne  crut  pas 
trop  avoir  à  s'en  plaindre. 

*  Saint-Simon,  IV,  36  et  suiv.  M"*  de  Sévigné,  le  récit  d'une  scène  de 

*  Saint-Simon,  III,  3o6;  IV,  4o;  Du         violence  du  chevalier  de  Lorraine  avec 
clos,  Mêm.  sec,  i,l,  122.  Varangeville,   et   une  belle   lettre   de 

'  Voyez,  dans  la  correspondance  de        M"*de  Grignan,  X.  348  et  556. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  619 

Il  était  de  haute  taille  et  du  plus  bel  air.  Son  allure  héroïque  et  con- 
quérante le  faisait  remarquer  à  la  tête  d  un  bataillon  de  grenadiers , 
comme  dans  les  ruelles  et  les  salons.  «Nous  aurons  M.  de  Villars  et 
uson  grand  air,  d  écrivait  M""  de  Sévigné.  Il  avait,  à  cet  égard,  de 
qui  tenir.  Son  père  avait  été  l'un  des  types  célèbres  des  héros  de  M"*  de 
Scudéry.  Le  surnom  d'OrondatCf  principal  personnage  du  Cyrus,  lui 
en  fut  donné,  et  lui  resta  toute  sa  vie,  dans  le  grand  monde.  Il  as- 
sistait le  duc  de  Nemours  dans  le  duel  fameux  où  ce  prince  fut  tué  par 
le  duc  de  Beaufort  son  beau-frère,  et  l'aventure ,  jointe  à  la  bonne 
mine  de  Villars,  en  fit  un  homme  à  la  mode.  Le  prince  de  Gonti  se  l'at- 
tacha par  engouement.  Jeté  par  ses  relations,  pendant  la  fronde,  nu 
milieu  de  ce  groupe  de  lieutenants  de  Mademoiselle  qu'on  appela  les 
divines,  il  y  fit  du  ravage,  et  s'éprit  d'un  amour  passionné  pour  une 
charmante  et  noble  fille  qui  le  paya  de  retour  avec  un  certain  éclat. 
Orondate  l'épousa  et  la  rendit  mère,  au  bout  de  l'an,  d'un  fils  qui  fut 
le  maréchal  de  Villars.  Elle  se  nommait  Marie  dejBellefonds,  tante  pa- 
ternelle du  maréchal  de  ce  nom,  et,  à  défaut  d'argent,  elle  apportait  à 
son  époux  une  dot  de  bel  esprit,  avec  d'utiles  alliances  et  de  puissants 
appuis  à  la  ville  comme  à  la  cour. 

Sans  avoir  peut-être  tous  les  avantages  physiques  de  son  père ,  Vil- 
lars en  rappelait  les  traits  les  plus  remarquables,  comme  on  peut  en 
juger  par  un  beau  marbre  déposé  dans  la  bibliothèque  d'une  de  nos 
villes  de  province.  Mais  enfin  il  avait  près  de  cinquante  ans ,  et  M'^  de 
Varangeville  n'en  avait  que  dix-neuf,  rehaussés  par  une  beauté  ravis- 
sante et  par  une  immense  fortune. 

Comment  Villars  était-il  resté  jusqu'alors  sans  s'établir  en  mariage? 
Est-il  vrai  qui!  ait  été  marié  une  première  fois  ? 

L'afBrmative  n'a  pas  semblé  douteuse  à  un  critique  aussi  distingué 
par  son  savoir  que  judicieux  dans  ses  assertions;  je  veux  parler  de 
l'érudit  et  scrupuleux  éditeur  de  la  correspondance  de  M***  de  Sévigné. 
Il  fonde  son  opinion  sur  un  texte  de  Dangeau,  qui,  au  premier  aspect , 
paraît  décisif.  Voici  comment  s'exprime,  en  effet,  le  chroniqueur,  sur 
le  a6  avril  1691^  : 

tt  M"*  Pirou  a  épousé  ce  matin  à  Paris  M.  le  marquis  de  Villars.  » 
Dangeau  poursuit  :  «elle  a  eu  en  mariage  30,000  écus  d  argent  comp- 
atant,  et  pour  5o,ooo  firancs  de  pieiTeries  ou  de  meubles.  Les  affaires 
ttdu  marquis  de  Villars  étaient  fort  embarrassées;  avec  l'argent  qu'il  tire 

^  Voy.  Dangeau,  sur  a6  avril  i6gi,  t.  III,  p.  3a8. 


620  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

(fde  ce  mariage,  il  sauve  une  terre  considérable  quil  a  auprès  de 
«  Mantes  ^  » 

Malgré  ce  témoignage,  nous  pensons  que,  jusqu'à  meilleure  infor- 
mation, il  ne  faut  pas  croire  à  un  premier  mariage  de  Villars.  La  note 
de  Dangeau  s'applique,  à  notre  avis,  à  un  autre  personnage.  A  côté  de 
notre  famille  de  Viliars  il  y  en  avait  une  autre,  et  de  plus  noble  extrac- 
tion, la  maison  de  Villars  d'Oise,  branche  cadette  de  la  maison  de 
Brancas,  famille  pairesse  depuis  i65o  environ,  avec  assiette  de  la 
duché-pairie  sur  la  seigneurie  de  Villars,  en  Provence,  d'où  les  noms 
de  duc  et  de  marquis  de  Villars  ont  été  fort  répandus  dans  le  grand 
monde  parisien.  Cette  famille  de  Villars -Brancas  possédait  des  biens 
en  Normandie  ;  la  note  de  Dangeau  doit  se  rapporter  à  un  de  ses 
membres,  qu'on  pourrait  retrouver. 

Si  elle  s'appliquait  à  notre  futur  maréchal ,  on  ne  s'expliquerait  pas 
le  silence  de  la  correspondance  Sévigné  à  cet  égard.  Villars  n'a  pas  fait 
un  pas  dans  la  carrière  publique,  ou  dans  la  vie  privée ,  qui  n'ait  excité 
l'intérêt  des  amis  de  M"^  de  Sévigné,  grâce  à  l'intimité  de  Villars  Oro/i- 
date  avec  M""'  de  Coulauges.  Ajoutez  qu'à  la  date  indiquée  par  Dan- 
geau, Villars,  qui  venait  d'être  nommé  maréchal  de  camp,  guerroyait 
en  Flandre.  Il  avait  assisté  au  siège  de  Mons,  et  il  allait  prendre  une 
part  glorieuse  au  sanglant  combat  de  Leuze.  Son  mariage,  entre  les 
deux  affaires,  eût  été  singulièrement  placé.  Le  salon  de  M""'  de  Sévigné 
n'aurait  pas  manqué  d'en  jaser. 

Notre  futur  maréchal  y  était  très  familier,  et  l'on  s'intéressait  vive- 
ment à  sa  destinée  dans  ce  beau  monde.  Le  mécompte  qu'il  avait 
éprouvé  en  167a,  au  moment  de  la  disgrâce  du  maréchal  de  Belle- 
fonds,  son  cousin,  avait  ému  M*^  de  Sévigné.  On  l'appelait  alors  le 
petit  Villars,  par  opposition  au  grand  Villars  Orondate  son  père. 

La  marquise  de  Villars  écrivait  à  M"*'  de  Sévigné,  en  lôyS  :  a  Nos 
a  enfants  sont  à  Andernach,  dans  des  pays  affreux.»  C'étaient  le  petit 
Villars  et  Charies  de  Sévigné.  Villars  était  peu  romanesque,  positif  en 
toutes  choses.  Sa  mère  l'appelait  notre  honnête  homme. 

«Notre  honnête  homme,  dit-elle  à  M"'  de  Sévigné,  écrit  qu'il  y  a 
«(vers  Andernach)  des  endroits  fort  propres  à  rêver  :  je  pense  qu'il  y 
«  trouvera  des  pensées  bien  amoureuses  et  d'une  grande  constance.  Il 
«mande  à  M"'  de  Leslrange  (une  amie  de  M"^  de  Goulanges)  que,  si 
«elle  et  la  comtesse  (de  Fiesque]  ne  lui  écrivent,  il  s'en  plaindra  aux 

'  Où,  soit  dit  en  passant,  notre  Villars  na  jamais  eu  de  bien,  à  ma  connais- 
sance. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  621 

«arbres  et  aux  rochers.  S'il  se  plaint  à  Echo,  je  crains  bien  que,  pour 
«prête  quelle  puisse  être  à  lui  répondre,  il  n  ait  oublié  ce  quil  lui  aura 
«dit,  et  ne  traite  de  galimatias  ce  que  la  pauvre  nymphe  lui  aura  ré- 
«pondu,  car  cest  un  petit  fripon.» 

Si  Villars  eût  demandé  un  congé  pour  venir  se  marier,  la  campagne 
étant  ouverte,  il  eût,  à  coup  sûr,  essuyé  un  refus.  Louvois  avait  inau- 
guré à  cet  égard  une  discipline  inexorable. 

Le  roi  se  montrait  fort  sévère  pour  les  congés  que  demandait  la  no- 
blesse. M"**  de  Sévigné  demanda  un  congé  pour  son  fils  à  M.  de  Lou- 
vois, et  celui-ci  répondit  poliment  qu'il  soumettrait  la  demande  au  roi, 
mais  qu'il  craignait  qu'on  ne  fût  refusé. 

Le  petit  Villars  avait  aussi  demandé  un  congé,  et  fut  refusé,  en  1676. 

En  mars  1678,  le  petit  Villars  était  à  Paris,  et  jouait  à  la  bassette 
chez  M"*"  de  Grignan.  Il  y  gagna  plus  de  mille  pistoles  et  il  célébrait 
gaiement  cette  bonne  journée.  Il  fut  beau  joueur  toute  sa  vie. 

En  1 697,  on  avait  proposé  le  mariage  de  M.  de  Poissy  (le  futur  prési- 
dent de  Maisons)  avec  M"*  du  Gué-Bagnols,  fille  du  conseiller  d'État, 
parente  des  Coulanges.  M.  de  Poissy  était  un  grand  parti.  «  M"*'  de  Bagnols 
«aimerait  mieux  M.  de  Villars,  écrit  M"'  de  Sévigné.  M.  de  Bagnols 
«n'est  pas  du  même  goût.»  La  proposition  échoua,  et  M.  de  Poissy 
épousa,  l'an  d'après.  M"'  de  Varangeville  aînée.  On  parla  beaucoup 
alors  de  mariage  pour  Villars,  chez  M™'  de  Sévigné,  et  pas  un  mot  de  son 
prétendu  veuvage. 

L'union  de  Villars  avec  la  jeune  Varangeville  fut  conclue  dans  l'hiver 
de  1701  à  1702.  Villars  revenait  de  son  ambassade  de  Vienne,  où  il 
avait  déployé  des  qualités  supérieures,  dans  un  moment  critique,  celui 
où  l'on  essayait  de  faire  accepter  le  testament  de  Charles  II  au  cabinet 
autrichien ,  qui  en  était  exaspéré.  Villars  était  lieutenant  général  de  fraîche 
date,  et  il  était  signalé  comme  un  officier  de  la  plus  haute  espérance. 
Le  roi  s'exprimait  sur  son  compte  avec  une  faveur  marquée.  Il  pressen- 
tait dans  Villars  le  général  des  circonstances  désespérées,  et  il  le  défen- 
dait déjà  contre  les  cabales. 

M'**  de  Varangeville,  héritière  d'une  grande  fortune,  favorisée  d'une 
éclatante  beauté ,  entourée  des  adulations  de  la  ville  et  de  la  cour,  n'ayant 
pour  conseils  que  ses  dix-neuf  printemps,  fit  preuve  de  pénétration  et 
d'esprit  en  préférant  ce  brillant  officier  général,  malgré  le  demi-siècle 
qui  pesait  sur  lui,  à  tout  autre  parti  plus  avantageux  en  apparence;  et 
sa  préférence  fut  bien  l'œuvre  d'une  libre  volonté. 

La  guerre  de  la  succession  d'Espagne  commençait  en  Italie.  Villars 
y  avait  fait  une  courte  campagne;  il  s'apprêtait  à  y  retourner,  quand  la 


79 


622  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

sagesse  prévoyante  de  Louis  XIV  en  décida  autrement,  et  ouvrit  i  Vil- 
lars  les  grandes  portes  de  la  fortune  militaire,  en  lui  confiant  un  com- 
mandement en  chef  sur  le  Khin.  Cet  honneur  ne  fut  pas  sans  nuage  pour 
Villars,  car  il  fut  fobjet  dune  amertume  pour  Gatinat,  que  Villars  res* 
pectait  profondément.  Mais  cette  frontière  était,  de  toutes,  la  plus  mal 
défendue.  Il  fallait  de  Taudace  pour  y  remplacer  la  force  réelle  qui  y 
manquait,  surtout  en  face  du  plus  renommé  capitaine  de  TEmpire,  en 
ce  moment,  le  prince  Louis  de  Bade.  Il  fallait  surtout  tendre  une  main 
résolue  h  Télecteur  de  Bavière,  qui  venait  de  se  déclarer  pour  la  France. 
La  prudence  et  Tâge  de  Gatinat  semblèrent  peu  propices  pour  ce  coup 
de  hardiesse,  dont  Texécution  fut  confiée  à  Villars.  Ge  fut  comme  Fessai 
d'un  nouveau  chef  de  guerre.  La  confiance  du  roi  fut  justifiée  par  la 
victoire  de  Friedlingen  (16  octobre  170a),  brillant  fait  d  armes  qui  fut 
l'occasion  d'une  scène  renouvelée  de  l'histoire  romaine;  car  l'armée  fran^ 
çaise,  dans  l'enthousiasme  d'un  succès  saisissant,  proclama  Villars  ma- 
réchal, par  une  immense  acclamation,  sur  le  champ  de  bataille;  accla- 
mation que  Louis  XIV  eut  le  bon  goût  de  ratifier  immédiatement,  et 
qui  mit  un  glorieux  trophée  aux  pieds  de  la  jeune  et  belle  épouse  de 
Villars,  laquelle  venait  de  lui  donner  un  héritier,  après  moins  d'un  an 
de  mariage. 

G'était  alors  que  M"'  de  Grignan  écrivait  de  Marseille,  le  5  fé- 
vrier 1  yoS ,  à  M""  de  Gouianges  : 

«Gomment  gouvernez-vous  le  maréchal  de  Villars?  Vous  n'auriez 
«pas  mal  marié  M****  votre  nièce,  si  vous  en  aviez  été  la  maîtresse;  le 
«  commandement  des  armées  vaut  bien  la  solidité  des  châteaux  du  comte 
ode  Tillières;  on  pouvait  même  en  faire  l'horoscope  sans  témérité  :  il 
«a  toujours  pris  la  route  et  le  vol  de  tous  ceux  qui  arrivent.  » 

A  quoi  M"*"  de  Gouianges  répond  en  mai  lyoS. 

«Que  dites-vous  du  parfait  bonheur  de  M.  le  maréchal  de  Villars?  H 
«est  bien  heureux  de  n'être  point  désabusé  du  monde,  car  assurément 
«le  monde  est  tourné  bien  agréablement  pour  lui;  et  le  moyen  alors 
«de  penser  qu'il  n'y  ait  pas  de  plaisirs  dans  cette  vie?  On  dit  qu'il  a 
•  des  inquiétudes  qui  le  troublent ,  et  que  je  crois  cependant  très  peu 
«fondées.  Si  ma  nièce  avait  bien  voulu  me  croire,  le  maréchal  serait 
«heureux,  et  elle  grande  dame;  son  insensibilité  va  jusqu'à  n'être  pas 
«  touchée  de  la  conduite  qu'elle  a  eue.  J'avoue  que  je  ne  reconnais  point 
«  mon  sang  à  cette  indolence,  d 

Gette  lettre  nous  révèle  un  nuage  dans  la  lune  de  miel  des  nouveaux 
époux,  et,  comme  la  révélation  vient  d'une  personne  amie,  d'une  amie 
intime  même,  il  faut  bien  y  croire.  Une  curiosité  légitime  autorise  donc 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  623 

à  pénétrer,  s'il  se  peut,  ce  mystère,  au  sujet  duquel  nous  n'accorde- 
rons qu'une  confiance  limitée  aux  insinuations  haineuses  et  grossières 
de  Saint-Simon.  Voici,  je  crois,  où  est  la  vérité;  il  y  a  là  un  événe- 
ment naturel,  si  je  puis  ainsi  parler,  à  côté  d'un  fait  historique. 

Lorsque  Villars  eut  obtenu  la  main  de  M**'  de  Varângeville,  la  pos- 
session de  ce  trésor,  dont  il  connut  alors  mieux  le  prix  et  les  dangers, 
jeta  quelque  inquiétude  dans  son  esprit.  Il  était  sérieusement  amou- 
reux de  sa  jeune  épouse,  dun  amour  emporté,  sans  doute,  auquel  les 
vingt  ans  de  la  maréchale  répondirent  parle  respect,  la  considération, 
le  calme  et  la  sagesse,  un  peu  de  coquetterie  peut-être,  toutes  qualités 
qui,  s'encadrant  mal  avec  la  passion  du  maréchal,  semblent  avoir  dé- 
sespéré le  guerrier  céladon,  lequel  avait  mal  calculé  les  conséquences 
de  sa  conquête  amoureuse.  Il  ne  put  se  résoudre  à  laisser  sa  femme  à 
Paris,  au  milieu  des  périls  de  fisolement,  et,  partant  pour  son  comman- 
dement d'Allemagne,  il  demanda  au  roi  la  permission  de  conduire  sa 
femme  à  Strasbourg,  où  la  citadelle  de  cette  place  forte  fut  le  logis 
offert  à  notre  beauté  si  jalousée.  Le  roi  fut  très  paternel  pour  Villars 
en  cette  circonstance.  Saint-Simon  a  écrit  que  le  maréchal  avait  essuyé 
un  refus;  Thonnête  et  véridique  Dangeau  affirme  le  contraire,  et 
ce  doit  être  le  vrai,  car  Louis  XIV,  si  habile  dans  fart  de  gouverner, 
a  du  concilier,  autant  qu'il  le  pouvait,  l'intérêt  de  la  discipline  avec 
la  satisfaction  d'un  personnage  qui  lui  était  aussi  nécessaire  que  Villars^ 

Mais  il  ne  parait  pas  que  la  jeune  et  belle  maréchale  ait  fait  avec  en- 
thousiasme le  voyage  de  Strasbourg,  et  accepté  avec  effusion  le  loge- 
ment de  la  citadelle,  ainsi  que  la  compagnie  un  peu  trop  restreinte 
que  le  maréchal  établit  à  côté  d'elle.  Toutefois  l'esprit  fin  et  avisé  de 
la  maréchale  ne  donna  aucune  prise  à  la  malveillance;  si  elle  éprouva 
quelque  ennui,  tout  fut  intérieur  chez  elle,  et  nul  ne  fut  même  autorisé 
à  la  dire  résignée.  On  peut  bien  croire  seulement  que  le  maréchal  n'en 
fut  pas-  plus  heureux. 

On  en  parla  dans  la  société  de  M"""  de  Grignan ,  et  Ton  y  parut  plaindre 
la  maréchale  d'être  ainsi  emmenée  par  son  époux  à  Strasbourg,  pen- 
dant la  campagne  ouverte  sur  le  Rhin. 

M'""  de  Grignan  mande,  à  ce  sujet,  à  M"'  de  Coulanges  :  «  Je  ne  plain- 
«drai  guère  M""*  de  Villars,  si  elle  est  mécontente  de  sa  destinée  et 
«  d'aller  à  Strasbourg  ;  la  voilà  bien  malade  d'être  la  reine  de  tant  de 
«guerriers.  Elle  représentera  Armide  et  les  enchantera  tous.  On  nous  a 
«dit  que  M'""  de  Villars,  la  mère,  avait  eu  une  nouvelle  attaque;  c'est 
a  celle-là  qui  me  fait  pitié n 

Cependant  la  13avière,  où  la  direction  de  la  guerre  allait  pousser 

79- 


624  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

Villars,  était  bien  loin  de  Strasbourg,  et  son  sommeil  en  fut  évidem- 
ment agité.  On  lit  dans  Dangeau,  sous  la  date  de  juin  lyoS  : 

«M.  de  Villars  a  demande  au  roi,  avec  de  si  grandes  instances, 
«que  la  maréchale  sa  femme  put  passer  en  Allemagne  et  le  joindre, 
a  que  Sa  Majesté  y  a  enfin  consenti.  Elle  s'en  ira  à  Ulm,  mais  on  ne 
«croit  pas  quon  lui  permette  d'aller  à  Mimicb.» 

Dangeau  ajoute  même,  quelques  pages  plus  loin  : 

«  Le  prince  Louis  de  Bade  a  refusé  un  passeport  pour  la  maréchale 
(cde  Villars,  qui  voulait  aller  joindre  son  mari  sur  le  Danube,  et  a  ren- 
«voyé  la  lettre  que  le  maréchal  lui  avait  écrite  toute  ouverte  et  sans 
«  lui  faire  réponse.  » 

De  son  côté.  M""  de  Coulanges  écrit  d'Ormesson  à  M"**  de  Grignan  : 

«Nul  bonheur  sans  mélange  dans  ce  monde;  la  passion  du  mare- 
«chai  de  Villars  pour  sa  femme  est  au-dessus  de  celle  qu'il  a  pour  la 
«gloire,  et  sa  délicatesse  lui  persuade  que  la  gloire  le  traite  mieux.  *> 

Lorsque  Villars  eut  quitté  1  armée  de  Bavière,  et  fut  commis  à  la 
pacification  des  Cévennes,  avant  de  se  rendre  à  son  poste,  il  fut  invité 
à  Marly,  lui  et  la  maréchale ,  laquelle  y  fit  ses  débuts,  avec  force  démons- 
trations de  faveur;  et  le  9  avril,  il  prit  congé  du  roi,  emmenant  encore 
sa  femme  avec  lui. 

Cest  au  retour  de  cette  expédition,  dont  le  roi  fut  satisfait,  qu'il  fut 
créé  duc  à  brevet,  et  qu'il  acheta  la  princière  résidence  de  Vaux,  du 
petit-fils  de  Fouquet,  pour  y  asseoir  son  duché. 

Les  campagnes  suivantes  le  ramenèrent  en  Allemagne,  et  la  maré- 
chale alla  de  nouveau  s'établir  à  Strasbourg.  Au  mois  de  juillet  1 707, 
nous  ta  retrouvons  à  Marly,  où  Monseigneur  prenait  plaisir  à  lui  mon- 
trer la  cascade  qu'elle  n'avait  point  encore  vue.  Enfin,  l'hiver  venu, 
elle  suivit  de  nouveau  en  Alsace  le  maréchal,  qui  avait  dû  y  prendre 
ses  quartiers. 

C'est  la  dernière  fois  qu'elle  a  fait  pareil  voyage,  le  maréchai  ayant 
passé  en  Flandre,  en  1708,  où  probablement  il  dut  renoncer  à  con- 
duire son  épouse. 

Dans  ses  vieux  jours,  elle  racontait  avec  esprit  ses  voyages  militaires. 
Le  souvenir  n'en  était  mêlé  pour  elle  d'aucune  amertume ,  et  la  personne 
qui  avait  pris  soin  d'elle  à  Strasbourg  est  restée  l'objet  d'une  affection 
qui  répond  à  toutes  les  insinuations  de  la  malveillance. 

Nous  lisons  dans  les  Mémoires  du  duc  de  Luynes  (16  mars  1751)  : 

«Je  n'ai  appris  qu'aujourd'hui  que  M"*  Bergeret  mourut  ici,  il  y  a 
«trois  jours;  elle  logeait  chez  M"'''  la  maréchale  de  Villars;  elle  avait 
«quatre-vingt-deux  ans.  M"'  Bergeret  était  la  femme  du  commandant 


» 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  625 

«ou  du  major  de  la  citadelle  de  Strasbourg.  On  sait  que  M.  le  marë- 
«chai  de  Villars,  lorsqu'il  allait  commander  les  armées,  voulait  que 
«M™*  la  maréchale  le  suivît.  Il  la  laissait  ordinairement  à  Strasbourg, 
«lorsque  Tarmée  était  sur  les  bords  du  Rhin.  C'est  là  qu'ils  firent  con- 
«  naissance  avec  M"'  Bergeret.  Ils  trouvèrent  qu'elle  avait  de  l'esprit, 
«des  sentimets  vrais,  remplis  de  probité.  M"'  Bergeret  étant  devenue 
«veuve,  M.  et  M"*  de  Villars  l'engagèrent  à  venir  demeurer  à  Paris,  et 
«profilèrent  de  toutes  les  occasions  de  lui  rendre  service,  et  à  ses  cn- 
«fants  et  petits-enfants.  Depuis  le  départ  de  M.  le  maréchal  de  Villars 
«pourlltalie  (i^SS),  où  il  mourut,  M**  la  maréchale  proposa  à  M"'Ber- 
«gerct  de  venir  loger  chez  elle,  et  elle  y  a  toujours  demeuré  depuis  ce 
«  moment 

«  La  reconnaissance  qu'elle  devait  à  M"**  la  maréchale  ne  l'a  jamais 
«empêchée  de  lui  dire  son  sentiment  avec  franchise  et  vérité,  lorsque 
«les  circonstances  le  demandaient.  » 

Quand  le  maréchal  de  Villars  fut  blessé,  le  i  i  septembre  1709,  à  la 
bataille  de  Malplaquet,  la  nouvelle  en  arriva  le  i3  à  Versailles.  On  sut 
dès  ce  premier  moment  que  le  maréchal  de  Villars  était  gravement 
atteint  au  genou.  La  maréchale  partit  de  Versailles  le  soir  même  du  i*3 
pour  aller  joindre  son  époux.  La  blessure  donnant  de  sérieuses  inquié- 
tudes, le  roi  ordonna  à  son  premier  chirurgien  de  se  rendre  sur-ie- 
champ  en  Flandre,  auprès  du  blessé,  qui  dut  subir  une  opération  très 
douloureuse,  sur  laquelle  une  affectueuse  lettre  du  roi  put  verser 
quelque  baume.  Le  roi,  qui  Tavait  déjà  nommé  duc  à  brevet,  le  gratifia 
de  la  pairie  héréditaire,  après  Malplaquet.  Dès  son  arrivée  auprès  du 
malade,  la  maréchale,  s'empressa  d'écrire  à  M*°*  de  Maintenon,  pour 
lui  en  donner  des  nouvelles,  le  maréchal  ne  pouvant  le  faire  lui-même. 
Celte  lettre  nous  a  été  conservée,  elle  est  du  qo  septembre  1 709  : 

«Les  douleurs  que  causait  le  laiton  à  la  plaie  de  M.  de  Villars,  et 
'(qu'il  ne  pouvait  plus  supporter,  ont  été  cause,  Madame,  qu'il  a  fallu 
«'l'ôter;  il  ne  s'en  est  pas  trouvé  mal:  et  plûl  à  Dieu  que  je  n'eusse 
«que  cette  inquiétude!  J'en  ressens  une  si  vive.  Madame,  par  la  nou- 
«velle  découverte  qu'on  vient  de  faire  à  sa  blessure,  qu'à  peine  ai-je 
«la  force- de  vous  en  écrire.  Pardonnez-moi,  Madame,  de  vous  re- 
«mettre  à  M.  Maréchal  (le  chirurgien  du  roi),  pour  vous  instruire  de 
«  ce  nouvel  accident.  J'ai  le  cœur  trop  serré  pour  en  pouvoir  faire  le 
«détail,  fl  me  paraît  Madame,  que  M.  Maréchal  nous  est  nécessaire  plus 
«que  jamais,  et  M.  de  Villars  a  grande  envie  aussi  d'être  à  portée  de  lui. 
«Son  état  serait  encore  heureux,  si  vous  l'honoriez  de  votre  attention 


626  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

tt uniquement  pour  lui-même.  Vous  laimez  pour  la  France;  c est  dire 
tt  en  un  mot  tout  ce  qu*il  y  a  de  plus  glorieux.  Nous  nous  flattons  que 
«notre  voyage  sera  heureux.  Il  ne  peut  manquer  de  letre,  puisque 
«nous  le  fesons  pour  nous  rapprocher  de  vous. 

u  Tous  les  devoirs  qu  on  peut  vous  rendre  sont  si  fort  au-dessous  de 
«ceux  qui  vous  sont  dus,  que,  pour  satisfaire  au  mien,  je  ne  puis  trop 
«vous  marquer  quelle  est  ma  fidélité,  ma  reconnaissance ,  mon  respect» 
0  mon  attachement.  » 

u  P.  S.  Je  viens  de  lire  à  M.  de  Villars  une  lettre  du  roi  sur  sa  blés- 
usure.  Il  en  a  été  si  touché,  que  je  Tai  empêché  d*y  faire  une  réponse, 
«  qu'il  n'aurait  pu  faire  sans  trop  d'émotion...  M.  de  Villars  .est  fort 
«  inquiet  des  fatigues  de  M.  le  maréchal  de  Boufflers,  et  vous  prie  de  lui 
«ordonner  d*ètre  plus  attentif  à  lui.  M.  de  Boufflers  est  respecté  dans 
«cette  armée  comme  il  doit  l'être.  Il  en  fit  hier  la  revue,  et  laccom- 
«pagna  des  discours  les  plus  touchans  pour  les  troupes  qui  se  sont  dis- 
«tinguées  dans  la  dernière  action.  » 

Malgré  ces  nouvelles  rassurantes,  Tétat  du  maréchal  exigea  les  plus 
grands  soins,  et  le  chirui^ien  du  roi  crut  sa  présence  nécessaire  encore 
pendant  quinze  à  vingt  jours.  Mais  la  forte  constitution  du  blessé  l'em- 
porta sur  les  accidents  et  les  dangers,  et,  au  bout  d'un  mois,  on  fut 
rassuré  sur  les  funestes  conséquences  qu'on  avait  tant  redoutées  tout 
d*abord.  Chaque  courrier  en  portait  à  Versailles  l'heureuse  certitude. 
Le  17  octobre,  on  recevait  des  lettres  de  la  maréchale  qui  faisaient  es- 
pérer qu'elle  ramènerait  bientôt  son  époux.  Le  roi  fit  partir  à  cet  effet 
une  de  ses  litières;  mais  le  retour  à  Paris  ne  put  s'opérer  qu'en  bran- 
card, et  l'on  resta  dix  jours  en  chemin.  Louis  XIV  mit  à  la  disposition 
de  Villars  le  logement  qu'avait  occupé  le  défunt  prince  de  Conti,  dans 
le  palais  de  Versailles;  il  avait  hâte  de  revoir  l'héroïque  blessé,  qui  pré- 
féra descendre  directement  en  son  hôtel,  s'excusant  pour  le  moment 
d'aller  prendre  le  logement  d'emprunt  dont  la  princesse  de  Conti  avait 
encore  les  clefs. 

«Le  maréchal  de  Villars  est  rentré  avant-hier  à  Paris,»  écrivait 
M"^  d'Uxelles,  le  1 5  novembre.  «Il  est  arrivé  en  grand  équipage,  ayant 
«  à  la  suite  de  son  brancard  la  litière  du  roi,  trois  ou  quatre  carrosses  à 
«six  chevaiu,  plusieurs  chaises  et  une  nombreuse  escorte  de  gens  à 
<( cheval.  Il  parut  hier  à  son  hôtel,  dans  un  grand  accompagnement  do- 
«mestique,  sur  un  canapé,  avec  une  robe  de  chambre  magnifique  que 
«M"*  de  Varangeville,  sa  belle-mère,  lui  a  donnée,  et  il  répondit  à  mon 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  627 

«compliment  que  sa  plaie  allait  de  mieux  en  mieux;  on  la  pourtant 
V  trouvé  fort  change.  » 

Cependant,  le  roi  layant  demandé,  le  maréchal  prit  le  chemin  de  la 
résidence  royale.  «M.  le  maréchal  de  Villars  fut  rencontré  avant-hier, 
«écrit  encore  M""*  d'Uxelles,  \e  12  novembre,  allant  à  Versailles  dans 
«son  brancard,  environné  de  beaucoup  de  gens  à  cheval;  la  maréchale 
((  le  suivant  à  deux  carrosses  à  six  chevaux.  » 

Et  dans  son  journal  du  23,  elle  a  noté  :  «Le  maréchal  de  Villars 
«est  arrivé  à  bon  port  à  Versailles.  On  dit  que  le  roi  Ta  envoyé  visiter, 
«  et  que  M""  de  Maintenon  Ta  été  voir,  ayant  demeuré  assez  longtemps 
«  avec  lui.  »  Louis  XIV  voulut  mettre  de  la  solennité  à  la  visite  que  lui- 
même  avait  annoncé  devoir  rendre  au  blessé,  a  Le  spectacle  fut  beau, 
«dit  M"'  d*Uxelles,  en  nombre  de  courtisans  et  de  gardes  rangés  dans 
«la  galerie.  La  maréchale  se  trouva  avec  son  fils  à  la  porte  du  loge- 
«ment.  On  croit  que  le  maréchal  s  y  attendait,  il  était  sur  un  canapé, 
«en  robe  de  chambre.  Le  roi  lembrassa  fort,  et,  après  les  questions 
osur  rétat  de  sa  blessure,  où  il  fut  répondu  quon  avait  toute  espérance 
0  de  pouvoir  se  remettre  en  campagne  au  printemps,  le  monde  se  retira. 
«Le  roi  demeura  seul,  approchant  deux  heures,  avec  le  maréchal.  Il 
«avait  fait  apporter  des  papiers  pour  travailler  avec  lui.  » 

La  maréchale  n avait  manqué  de  se  retirer  aussi,  après  l'arrivée  du 
roi  chez  son  époux.  Lorsque  le  monarque  voulut  se  retirer  à  son  tour, 
le  maréchal  ne  pouvant  laccompagner,  Louis  XIV prit  un  autre  chemin 
que  celui  par  lequel  il  était  arrivé.  Sur  quoi,  le  maréchal  Tavisa  qu*il  se 
trompait  de  route.  «Pas  du  tout,  »  répondit  le  roi,  et  il  ouvrit  la  porte 
par  laquelle  il  avait  vu  s'échapper  la  maréchale,  à  laquelle  il  rendit 
ainsi  une  courte  visite,  la  louant  fort  de  son  dévouement,  et  lui  renr 
dant  la  liberté  de  revenir  auprès  de  son  mari. 

Il  faut  entendre  Saint-Simon  rendant  compte  de  cette  scène  royale, 
pour  avoir  une  juste  idée  de  la  sensation  qu'elle  produisit  sur  le  public, 
comme  aussi  de  la  passion  qui,  chez  cet  incomparable  écrivain,  don>ine 
quelquefois  tout  autre  sentiment.  Pour  bien  mesurer  cette  passion,  il 
est  bon  de  se  souvenir  que  Saint-Simon  était  alors  en  disgrâce  auprès 
du  roi,  principalement  pour  son  intempérance  de  langage,  et 'que  les 
Villars,  par  obligeance  pour  l'irascible  grand  seigneur,  av.^ent  voulu 
lui  procurer,  en  cette  circonstance,  l'occasion  de  faire  sa  cour  au  roi, 
obligeance  dont  on  verra  comment  Saint-Simon  se  montra  reconnaissant. 

Laissons-le  parler  : 

«La  maréchale  de  Villars  était  une  femme  qui,  à  travers  les  galan- 


628  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

ttteries,  s  était  mise  en  considération  personnelle,  par  les  grâces  et  Tap- 
uplication  avec  lesquelles  elle  tâchait  d*émousser  la  jalousie  de  la  for- 
ce tune  de  son  mari.  Elle  n avait  rien  oublié,  ni  lui  aussi,  pour  se  mettre 
«bien  avec  M"**  de  Saint-Simon  et  avec  moi,  dans  le  temps  le  plus  ra- 
<r dieux  de  leur  vie,  et  où  nous  ne  pouvions  leur  être  de  nul  usage.  Nous 
((avions  logé  longtemps  porte  à  porte.  Ils  avaient  passé  légèrement  sur 
((ma  douleur  peu  contrainte  de  leur  énorme  duché,  dont  jamais  je  ne 
«leur  avais  fait  le  moindre  compliment.  Sur  la  pairie,  je  m  étais  aussi 
((bien  gardé  de  leur  en  faire,  encore  moins  de  leur  en  écrire.  L'ayant 
«rencontrée  chez  M"*  de  Saint-Géran,  laccueil,  au  bout  de  quatre  mois 
«d'absence,  fut  comme  si  nous  ne  nous  étions  pas  quittés.  Elle  me  pria 
«à  dîner,  avec  M"'  de  Saint-Simon,  pour  le  lendemain,  et  m'en  pressa 
u  de  manière  à  ne  m'en  pouvoir  défendre.  Ils  étaient  lors  en  l'apogée 
«de  la  plus  brillante  faveur.  Elle  savait  que  le  roi  devait  aller  voir  son 
«  mari  le  lendemain ,  mais  elle  n'eut  garde  de  me  le  dire;  elle  me  l'avoua 
«depuis,  et  son  intention  fut  de  nous  donner  occasion  de  faire  notre 

' .'  «  cour.  0 

-f  u  Je  fus  voir  le  lendemain  matin  la  duchesse  de  Villeroy.  Elle  et  son 

1  «mari  me  demandèrent  où  je  dînais,  et  m'avertirent  de  la  visite  du  roi, 

«de  peur  que,  dans  la  surprise,  il  m'échappât  quelque  chose La 

«  disposition  qu'ils  me  connaissaient  les  engagea  à  me  donner  1  avis. 

«Nous  dînâmes  en  compagnie  assez  courte,  et  que  nous  reconnûmes 
«aisément  avoir  été  choisie  pour  nous.  Vers  le  fruit,  on  vint  poster  des 
«gardes,  et  le  roi  vint  au  sortir  du  sermon.  La  compagnie  s'était  grossie 
<( depuis  le  dîner.  Le  roi  la  salua,  puis  vint  au  lit  de  repos,  sur  lequel 
«était  Je  maréchal  de  Villars,  l'embrassa  par  deux  fois,  avec  des  propos 
««obligeants,  congédia  le  monde,  et  demeura  deux  heures  là,  tête  à  tête, 
•a Comme  il  sortait,  le  maréchal  lui  dit  qu'il  se  méprenait  de  porte  :  le 
«roi  l'assura  qu'il  avait  bien  remarqué  le  chemin,  et  qu'il  allait  rendre 
<(une  visite  à  la  maréchale  dans  son  appartement.  Il  l'y  trouva  avec 
«quelques  dames;  il  y  fut  peu,  mais  avec  cette  galanterie  majestueuse 
«qui  lui  était  si  naturelle.  Il  s'en  alla  de  là  chez  lui.  Cette  visite  excita 
«un  renouvellement  d'envie  et  fit  un  grand  bruit  dans  le  monde.  Le 
^  «maréclial  de  Gramont,  mort  en  1678,  est  le  dernier  seigneur  que  le 

«roi  ait  visité  dans  une  maladie.  En  allant  chez  Villars,  il  dit,  comme 

ij  '  <i  par  manière  d'excuse,  que,  puisque  le  maréchal  ne  pouvait  venir  chez 

i^i  i  «lui,  il  fallait  bien  qu'il  l'allât  trouver.  » 

£lle  ne  se  doutait  pas,  la  belle  et  sémillante  maréchale  de  vingt-six 
ans,  rayonnante  de  la  gloire  de  son  époux,  enorgueillie  des  hommages 
I  du  grand  roi,  que  ce  petit  duc  rogue  et  rageur,  allait  lui  faire  expier. 


•\ 


1 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  629 

à  bref  délai,  dans  le  silence  du  cabinet,  et  le  duché  et  la  pairie,  et  Tin- 
vitation  elle-même,  quun  méchant  esprit  avait  considérée  peut-être 
comme  une  impertinence  de  parvenu.  En  effet,  à  quelques  semaines  de 
distance  de  la  visite  du  roi,  il  survint  à  la  cour  un  événement  qui  oc- 
cupa le  monde  et  lit  beaucoup  parler.  Il  s'agit  de  la  mort  de  Louis  de 
Bourbon,  dit  M.  le  duc,  petit-fils  du  grand  Condé,  et  père  de  cet  autre 
M.  le  duc  qui  succéda  au  régent  d'Orléans,  dans  la  place  de  principal 
ministre.  Il  mourut  subitement,  le  3  mars  1710,  à  Paris,  dans  son 
hôtel,  dont  tout  le  monde  connaît  remplacement,  encore  signalé  par 
le  nom  de  deux  rues. 

L accident  arriva  vers  le  milieu  de  la  nuit,  et  Dangeau  en  raconte 
tous  les  détails.  Saint-Simon  les  raconte  aussi,  mais  avec  des  variantes 
dignes  de  remarque.  Il  est  certain  que  M""* la  duchesse,  voyant  le  prince 
h  lagonie,  envoya  prier  la  princesse  de  Conti,  M.  le  duc  du  Maine  et 
M.  le  comte  de  Toulouse  de  venir  l'assister  dans  son  malheur.  Mais, 
selon  Saint-Simon,  quand  on  alla  chercher  le  comte  de  Toulouse  à  Ver- 
sailles, on  ne  le  trouva  point  couché  dans  son  hôtel,  et  pas  un  de  ses 
gens  ne  put  ou  ne  voulut  dire  où  il  était,  ni  l'aller  avertir,  ull  n'était 
«pas  loin  pourtant,  dit  Saint-Simon,  dans  un  bel  appartement  d*em- 
«prunt,  avec  une  très  belle  dame  du  |)lus  haut  parage,  dont  le  mari 
((était  dans  le  même,  qui  en  faisait  deux  beaux,  où  tout  le  jour  il  tenait 
(de  plus  grand  état  du  monde,  mais  qui,  malgré  des  jalousies  quelque- 
ufois  éclatantes,  était  hors  d'état  de  les  aller  surprendre,  et  la  dame  ap- 
((paremment  bien  sûre  du  secret.  »  (Tome  VII,  pages  285-286.) 

A  ces  insinuations  fort  transparentes  les  malins  ont  reconnu  la  ma- 
réchale de  Villars,  l'appartement  d'emprunt  dont  elle  jouissait  à  Ver- 
sailles, et  la  sûreté  qui  lui  était  acquise  par  la  blessure  du  maréchal. 
Version  scandaleuse  qui  a  trouvé  crédit,  il  y  a  quelques  jours  encore, 
dans  un  livre  écrit  avec  infiniment  d'esprit,  et  auquel  ne  peut  manquer 
le  succès  ^  auprès  du  public  curieux  de  beau  langage  et  de  récits 
piquants. 

Boccace  et  Brantôme  auraient  pu  penser  et  dire  qu'en  pareille  matière 
rien  n'est  incroyable  et  que  tout  est  possible,  ce  que  je  déplore.  Quant 
à  moi,  je  repousse  l'imputation,  en  ce  qui  touche  la  maréchale,  comme 
une  infamie  absurde  et  controuvée.  Je  n'aurai,  je  crois,  pas  de  peine  à 
le  prouver  à  des  esprits  sérieux  et  réfléchis.  Laissons  de  côté  l'acte  en 
lui-même  et  le  moment  que  la  belle  dame  aurait  choisi  pour  cette  ga* 

*  Les  mariages  dans  l'ancienne  société  française ,  par  M.  Ernest  Bertin ,  Paris,  1879, 
1  vol.  in-8'.  Voy.  pag.  464,  465. 

80 


630  JOURNAL  DES  SAVAN'I'S.  —  OCTOBRE  1879. 

lanterie.  Laissons  de  côté  son  caractère  odieux,  en  l'état  des  circons- 
tances, car  Télévalion  des  rangs,  des  sentiments  étant  donnée,  éléva- 
tion dont  il  faut  cependant  tenir  compte,  un  trait  pareil  ne  se  pourrait 
excuser.  M"*  de  Coulanges  écrivait  à  M"*  de  Grignan  ^  :  a  M.  de  Villars  est 
«si  amoureux  de  sa  belle  maréchale,  quil  est  difficile  qu*ii  soit  heureux. 
«Cette  passion  est  ordinairement  suivie  d'une  autre  qui  trouble  le  repos, 
«  lors  même  qu'on  a  tout  lieu  de  ne  se  point  inquiéter.  Le  maréchal  est  sou- 
«vent  plus  aise  que  s'il  avait  épousé  ma  nièce,  mais  il  est  bien  moins 
«tranquille  qu'il  ne  Taurait  été.  » 

Le  mal  fondé  de  la  jalousie  du  maréchal  était  le  propos  courant  des 
salons  de  Varangeville,  de  Maisons  et  de  l'hôtel  de  Carnavalet.  Le  pré- 
sident Hénault,  esprit  observateur  et  fm,  qui  n'aimait  pas  la  maréchale 
de  Villars,  a  dit  d'elle  :  uËUe  tenait  un  grand  état;  sa  maison  fut  tou- 
«  jours  remplie  de  la  meilleure  compagnie.  Elle  avait  aussi  toujours 
«bien  vécu  avec  son  mari,  qu'elle  faisait  enrager  pour  sa  jalousie,  mais 
«  qu'elle  craignait,  et  pour  lequel  elle  avait  la  plus  grande  considération. 
«Aussi  participait-elle  à  l'éclat  de  la  vie  de  ce  grand  général.  » 

L'aventure  du  comte  de  Toulouse  aurait  eu,  selon  Saint-Simon,  un 
grand  retentissement.  J'en  doute ,  car  il  est  seul  à  en  parler.  J'admets  ce- 
pendant que  le  mauvais  propos  ait  pu  naître  et  courir;  mais,  si  le  fait 
eût  été  vrai ,  la  maréchale  eût  été  livrée  au  mépris ,  car  nous  ne  sommes 
point  encore  à  la  régence;  et  nous  la  voyons,  au  contraire,  monter  tou- 
jours en  considération.  Mettant  toutefois  à  l'écart  l'argument  moral,  en 
cette  affaire,  les  arguments  positifs  s'offrent  en  abondance  pour  justifier 
la  maréchale,  sans  rechercher  si  l'aventure  ne  pourrait  point  s'appliquer 
à  une  autre  héroïne,  ce  qui  serait  un  abus  de  férudition. 

Souvenons-nous  bien  que  le  comte  de  Toulouse  habitait  Versailles; 
c'est  là,  à  son  hôtel,  ou  à  son  logement  dans  le  palais,  qu'on  a  dû  le 
chercher,  de  la  part  de  la  duchesse  de  Bourbon,  dans  la  nuit  du  3  mars, 
si  l'on  en  croit  Saint-Simon.  Il  y  a  premièrement  à  remarquer  que, 
lorsque,  sur  le  matin  du  3  mars,  la  duchesse  de  Bourbon  s'est  décidée 
à  partir  de  Paris  pour  Versailles;  elle  a  rencontré  à  Chaville  le  comte 
de  Toulouse  qui  accourait  à  son  appel ,  et  auquel  elle  a  fait  rebrousser 
chemin.  Or  M.  le  duc  était  mort  vers  le  minuit,  dans  sou  hôtel.  Sup- 
putez le  temps  qu'a  dû  mettre  au  voyage  le  courrier  expédié  à  M.  le 
comte  de  Toulouse,  à  Versailles;  ajoutez  le  temps  employé  par  le  comte 
pour  venir  jusqu'à  Chaville,  où  il  a  rencontré  la  duchesse,  il  reste  bien 
peu  de  moments,  en  vérité,  pour  placer  le  temps  perdu  à  la  recherche 

*  Correspondance  de  Sévigné,  X ,  p.  5o6. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  631 

du  comte  de  Toulouse  en  bonne  fortune.  Une  invraisemblance  démon- 
trée pour  la  version  accusatrice  ressort  du  récit  de  Saint-Simon  lui- 
même  et  des  calculs,  que  j'appuie  sur  le  récit  minutieusement  circons- 
tancié de  Dangeau  et  d'un  autre  témoin,  digne  de  plus  de  confiance 
encore,  la  marquise  d'Uxelles,  laquelle  n'avait,  pour  se  taire  sur  le  scan- 
dale prétendu,  aucun  des  motifs  de  prudence  qu'on  peut  supposer  à 
Dangeau  ^  Ce  dernier  affirme  que  le  comte  de  Toulouse  est  accouru 
immédiatement. 

Mais  c'est  trop  peu  que  ces  objections;  voici  qui  est  décisif.  A  cette 
journée  du  3  mars,  le  maréchal  et  la  maréchale  de  Villars  n'étaient  plus 
à  Versailles  ni  dans  l'appartement  d'emprunt  de  la  princesse  de  Conti. 
Les  papiers  de  Villars,  si  fidèlement  analysés  par  Ânquetil,  nous  ap- 
prennent que,  dans  les  premiers  temps  de  l'année  i y  i o,  le  maréchal,  à 
peu  près  remis  de  sa  blessure,  avait  quitté  Versailles  pour  venir  passer 
dans  son  hôtel  de  la  rue  de  Grenelle,  ou  dans  son  château  de  Vaux,  les 
semaines  qui  devaient  s'écouler  jusqu'à  l'ouverture  de  la  campagne  en 
Flandre,  époque  où  Villars  devait  reprendre  son  commandement.  Et, 
en  effet,  le  journal  de  Dangeau,  d'accord  avec  les  mémoires  du  maré- 
chal ,  nous  donne  presque  jour  par  jour  l'emploi  du  temps  de  ce  der- 
nier à  Versailles,  et  prouve  qu'à  partir  du  a 4  janvier  Villars  a  dû  cesser 
d'habiter  le  palais  du  roi ,  pour  son  hôtel  de  Paris  ou  pour  son  château 
de  Vaux;  l'historielte  de  Saint-Simon  manque  donc  de  la  base  qui  lui 
est  nécessaire.  C'est  un  conte,  imaginé  après  coup,  chez  les  pages  de  la 
grande  écurie,  et  qu'il  faut  mettre  dans  le  même  sac  que  tant  d'autres. 
Saint-Simon  n'y  regardait  pas  de  si  près  quand  sa  passion  était  en 
jeu.  N'oublions  pas  que  Saint-Simon  aurait  été  le  seul  à  nous  révéler, 
quoique  sous  le  voile  qu'on  connaît,  une  intrigue  amoureuse  du  comte 
de  Toulouse  avec  la  maréchale  de  Villars,  laquelle  cependant  était 
observée  de  très  près  par  beaucoup  de  curieux.  D'ailleurs  le  comte  de 
Toulouse  était  alors  déjà  probablement  affligé  d'une  infirmité  peu  com- 
patible avec  de  pareilles  fortunes,  et  sur  laquelle  Dangeau  nous  a  laissé 
des  détails  dignes  de  créance. 

Ch.  GIRAUD. 

(La  suite  à  an  prochain  cahier.) 
*  Voy.  Dangeau ,  t.  XIII,  p.  1 1  a  et  1 1 3. 


8o. 


632  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 


Etude  sur  les  sarcophages  chrétiens  antiques  de  la  ville  d'Arles,  par 
M.  Edmond  Le  Blant,  dessins  de  M.  Pierre  Fritel,  i  vol., 
Imprimerie  nationale,  1878. 

La  ville  dArles  est  Tune  des  premières  qui,  dans  les  Gaules,  soit 
devenue  chrétienne  :  elle  eut  de  bonne  heure  de  grands  évêques,  une 
église  célèbre  et  d'illustres  martyrs:  c'est  aussi  celle  qui  conserve  les 
plus  beaux  restes  des  premiers  âges  du  christianisme.  Elle  possède  sur- 
tout un  grand  nombre  de  sarcophages,  ornés  de  bas-reliefs  curieux, 
qui  ont  attiré  depuis  longtemps  l'attention  des  savants.  Peiresc  les  a 
mentionnés  et  décrits  avec  soin  dans  ses  papiers,  ce  qui  nous  est  très 
utile,  car  il  en  a  vu  qui,  depuis  lors,  ont  été  détruits,  et  dont  nous 
ignorerions  sans  lui  l'existence.  MalTei,  dans  son  voyage  en  France,  en 
fut  aussi  très  frappé ,  et  il  écrivait  à  M"*'  de  Gaumont  «  qu'ils  apprennent 
«  beaucoup  de  choses  et  qu'il  serait  bien  à  souhaiter  qu'on  en  eut  un 
«recueil  gravé,  comme  Bosio  et  Aringhi  ont  fait  de  ceux  de  Rome.» 
Après  un  siècle  et  demi,  M.  Le  Blant  accomplit  le  vœu  de  l'archéologue 
italien.  Il  avait  déjà  publié  et  commenté  les  inscriptions  d'Arles  dans 
son  grand  recueil  des  Inscriptions  chrétiennes  de  la  Gaule;  il  achève  son 
œuvre  par  une  étude  approfondie  des  sarcophages,  dans  laquelle  il 
nous  donne  une  reproduction  exacte  des  plus  importants  et  une  énu- 
mération  complète  de  tous  ceux  qui  existent  encore  ou  dont  on  a  con- 
servé quelque  souvenir. 

L'intérêt  de  ces  sarcophages  est  moins  dans  leur  mérite  réel  que  dans 
ce  qu'ils  nous  apprennent  sur  la  naissance  et  le  développement  de  Tart 
chrétien.  A  la  vérité  ils  ne  remontent  pas  aux  premiers  temps  du  chris- 
tianisme; ils  datent  du  iv*  et  du  v''  siècle,  c'est-à-dire  du  triomphe  de 
l'Eglise  et  de  la  fm  de  l'Empire.  Mais  ce  n'est  pas  une  raison  d'en  né- 
gb'ger  l'étude  :  rien  n'est,  au  contraire,  plus  utile  que  de  connaître  ce 
qu'on  savait  faire  et  comment  on  travaillait  à  la  veille  des  invasions, 
puisque  c'est  de  l'art  de  cette  époque  que  celui  du  moyen  âge  est  sorti. 
D'ailleurs,  c'est  assez  l'usage  que,  dans  les  écoles  et  les  ateliers,  les  habi- 
tudes prises  ne  se  perdent  pas  tout  d'un  coup,  et  que  la  force  des  tra- 
ditions y  lutte  quelque  temps  contre  les  variations  de  la  mode.  Aussi 
rencontre-t-on ,  dans  les  monuments  du  iv' siècle,  beaucoup  de  détails 
qui  rappellent  ceux  de  l'âge  précédent;  quoique  l'art  chrétien  y  soit 
tout  à  fait  formé,  et  même  un  peu  déformé,  ils  permettent  de  remon- 
ter quelquefois  jusqu'à  ses  origines. 


ÉTUDE  SUR  LES  SARCOPHAGES  CHRÉTIENS.  635 

Ces  origines  sont  aujourd'hui  bien  connues  :  les  grands  travaux  ac- 
complis aux  catacombes,  sous  la  direction  intelligente  de  M.  de  Rossi, 
ont  fait  saisir  Fart  chrétien  dans  ses  premiers  essais  et  presque  à  sa  nais- 
sance. C'est  du  culte  des  morts  qu'il  est  sorti.  On  sait  quelle  impor- 
tance avait  ce  culte  dans  l'antiquité,  quand  toute  la  famille  se  groupait 
autour  du  tombeau  des  ancêtres  qu'elle  regardait  comme  ses  dieux  pro- 
tecteurs. Le  respect  des  morts  n'était  pas  moindre  chez  les  chrétiens  : 
rien  ne  leur  coûtait  pour  honorer  la  sépulture  de  ceux  qu'ils  venaient 
de  perdre,  surtout  s'ils  avaient  été  victimes  de  quelque  persécution. 
Sans  doute,  la  sculpture  et  la  peinture  devaient  leur  paraître  profanées 
par  l'usage  qu'en  faisaient  tous  les  jours  les  païens;  cependant  ils  n'hé- 
sitèrent pas  à  s'en  servir*  et  il  ne  leur  vint  pas  à  l'esprit  qu'il  fût  cou- 
pable d'embellir  par  tous  les  moyens  la  dernière  demeure  de  leurs 
frères. 

Les  peintres  et  les  sculpteurs  furent  donc  employés  sans  scrupule,  et 
presque  dès  les  premiers  temps,  à  décorer  les  tombes  des  fidèles;  maiB 
quels  sujets  ces  artistes  allaient-ils  y  représenter?  La  question  était  grave 
pour  un  art  qui  débutait.  Comme  leur  secte  était  proscrite  et  que  leur 
doctrine  devait  rester  secrète,  il  est  naturel  que  les  chrétiens  aient  usé 
d abord,  pour  se  reconnaître  entre  eux,  de  certains  signes  convenus, 
dont  ils  comprenaient  seuls  la  signification  véritable,  et  qui  restaient 
une  énigme  pour  les  autres.  C'est  ainsi  qu'on  agissait  dans  les  mystères 
païens  :  nous  savons  qu'on  y  distribuait  aux  initiés  certains  objets  qui 
les  faisaient  souvenir,  quand  ils  les  regardaient,  de  ce  qu'on  leur  avait 
montré  pendant  les  cérémonies  de  l'initiation  ^  l\  en  fut  de  même  pour 
les  premiers  chrétiens.  Clément  d'Alexandrie  rapporte  qu'ils  faisaient 
graver  sur  leurs  anneaux  l'image  de  la  colombe,  du  poisson,  du  navire 
avec  ses  voiles  étendues,  de  la  lyre,  de  l'ancre,  etc. ^  Ces  images  sont 
bien  celles  qui  se  retrouvent  ordinairement  sur  les  plus  anciens  tom- 
beaux des  catacombes.  Elles  perdirent  peu  à  peu  leur  importance,  à 
mesure  que  la  doctrine  se  répandait,  et  cessèrent  même  d'être  em- 
ployées quand  le  mystère  devint  inutile  et  qu'on  put  célébrer  le  culte 
au  grand  jour.  Il  est  donc  naturel  qu'il  n'y  en  ait  plus  de  trace  sur  les 
tombes  du  iv*  et  du  v'  siècle.  Cependant  M.  Le  Blant,  qui  ne  voulait 
pas  que  cette  première  période  de  l'art  chrétien  fût  tout  à  fait  absente 
de  son  recueil,  a  reproduit  un  monument  plus  ancien,  que  possède  le 
Louvre  :  c'est  un  sarcophage  qui  ne  vient  pas  d'Arles,  mais  de  Rome, 
d'où  il  nous  est  arrivé  avec  la  collection  Campana.  Au-dessous  de  l'ins- 

*  Apulée ,  De  Magia  ,55.  —  '  Gément  d'Al. ,  Pœdag,  ,111,  1 1 . 


634  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879: 

cription,  qui  nous  apprend  que  cetle  tombe  est  celle  de  Julia  Primitiva, 
et  qu'elle  lui  a  été  élevée  par  sa  sœur,  on  voit,  avec  le  bon  Pasteur,  la 
brebis,  lancre  et  le  poisson  :  cest.  sans  aucun  doute,  un  monument 
des  premiers  siècles  de  l'Église  ^ 

Ces  signes  obscurs  et  vagues  no  pouvaient  pas  suffire  aux  fidèles; 
les  sculpteurs  et  les  peintres  qu'ils  employaient,  et  qui  étaient  ordinai^ 
rement  des  transfuges  du  paganisme,  devaient  chercher  à  représenter 
leurs  nouvelles  croyances  d'une  façon  plus  directe,  plus  claire,  et  qui 
lut  véritablement  de  Tart.  Mais  ici  tout  était  à  créer  :  les  Juifs  ne  leur 
offrant  en  ce  genre  aucun  modèle,  ils  furent  bien  forcés  de  s'adresser 
ailleurs  et  de  prendre  fart  où  il  se  trouvait,  c'est-à-dire  dans  les  écoles 
grecques  et  romaines.  Comme  ils  étaient  eux-mêmes  élèves  de  ces 
écoles,  avant  do  devenir  chrétiens,  ils  les  imitèrent  volontiers.  En  même 
temps  qu'ils  se  servaient  des  procédés  de  leurs  anciens  maîtres,  auxquels 
ils  étaient  habitués,  ils  empruntaient  aussi  quelques-uns  de  leurs  types 
les  plus  purs,  quand  ils  les  croyaient  propres  à  exprinier  leurs  doctrines. 
Cette  imitation  se  montre  déjà  dans  la  figure  du  bon  Pasteur,  qui  parait 
avoir  été  inspirée,  au  moins  pour  l'idée  première  et  la  composition  gé- 
nérale, par  quelques  peintures  antiques*-^.  Elle  est  plus  évidente  encore 
dans  ces  belles  fresques  où  le  Sauveur  est  représenté  sous  les  traits 
d'Orphée  attirant  à  lui  les  animaux  par  le  son  de  sa  lyre.  On  en  connaît 
trois  reproductions  aux  catacombes.  Les  sculpteurs  n'ont  pas  été,  sur 
ce  point,  plus  réservés  que  les  peintres;  ils  sont  allés,  au  contraire, 
bien  plus  loin  qu'eux.  M.  de  Rossi  fait  remarquer  qu'il  est  naturel 
qu'on  trouve  sur  les  sarcophages,  encore  plus  souvent  que  dans  les 
fresques,  des  scènes  empruntées  aux  légendes  païennes:  les  fresques 
étaient  exécutées  dans  les  catacombes  mêmes,  loin  des  indiscrets  et  des 
infidèles,  et  les  artistes  pouvaient  y  exprimer  librement  leurs  croyances; 
les  sarcophages  étant  travaillés  dans  les  ateliers,  tout  le  monde  pouvait 
les  voir,  ce  qui  forçait  d'être  piiident.  Il  est  même  probable  que  la  plu- 
part du  temps,  quand  les  chrétiens  avaient  besoin  d'un  tombeau  de 
pierre  ou  de  marbre,  ils  le  prenaient  tout  fait  chez  le  marchand,  et 
qu'ils  choisissaient  celui  dont  les  figures  choquaient  le  moins  leurs  opi- 
nions. C'est  ainsi  qu'il  y  en  a  un  certain  nombre  parmi  les  plus  anciens 

^  M.  Le  Blant  en  cite  encore  un  autre ,  quanta  pero  alla  composizione  arlistica  dêl 

qui  a  été  trouvé  à  la  Gayoie,  où  Ton  gruppo,  nuUa  osta  a  credere  che  i  prinù 

trouve  aussi  le  bon  Pasteur,  une  Orante ,  pittori  cristiani   abbiano  potato  imiiare, 

des  brebis,  des  colombes,  etc.  Il  lui  pa-  per  quanto  allô  loro  scopo  si  conjuceta, 

raît  être  du  milieu  du  ni*  siècle.  qualche  bel  tipo  d'un  simile  gruppo  di  an- 

*  Rossi,  Roma  sotter,,  I,  p.  3^7  :  /n  tico  c  classico  stile. 


ÉT[JDE  SUR  LES  SARCOPHAGES  CHRÉTIENS.  635 

où  Ton  trouve  des  chasses,  des  vendanges,  des  génies  qui  tiennent  des 
flambeaux  renversés,  sujets  qui  reviennent  si  souvent  sur  ies  tombes 
païennes;  on  en  a  même  découvert,  dans  le  cimetière  de  Gailiste,  qui 
représentent  Faventure  d'Ulysse  et  des  sirènes  et  Thistoire  de  Psyché  et 
de  TAmour^  Ceux  d'Arles  sont  d'un  temps  où  l'on  évitait  toutes  ces 
scènes  mythologiques.  Il  y  en  a  un  pourtant  où  sont  représentés  les 
Dioscures  qui,  comme  on  sait,  faisaient  partie  des  divinités  du  monde 
infernal,  et,  à  ce  titre,  figurent  souvent  sur  les  monuments  funéraires 
des  païens. 

Mais  ce  n'est  là  qu'une  exception;  dans  tous  les  autres,  ies  artistes 
n'ont  traité  que  des  sujets  chrétiens.  Les  sources  où  ils  pouvaient  puiser 
étaient  de  trois  sortes  :  ils  s'inspiraient  de  l'Ancien  Testament,  du  Nou- 
veau ou  de  l'histoire  même  deTËglise.  Ces  derniers  sujets  ne  paraissent 
avoir  été  traités  qu'assez  tard  et  après  les  autres.  On  commence,  au 
iv*"  siècle,  à  peindre  pour  les  fidèles  la  mort  courageuse  des  martyrs. 
Prudence  raconte  qu'à  Forum  Cornelii  (Imola),  il  visita  la  tombe  de 
saint  Gassianus,  un  maître  d'école  qui  fut  tué  par  ses  élèves,  et  qu'il  y  vit 
un  tableau  qui  représentait  son  supplice  ^.  On  a  trouvé ,  dans  le  cime- 
tière de  Calliste,  une  fresque  très  intéressante  dans  laquelle  on  voit  un 
chrétien  qui  confesse  sa  foi  devant  un  magistrat  romain  '.  Mais  les  sar- 
cophages ne  contiennent  pas,  en  général,  des  scènes  de  ce  genre,  et 
ceux  d'Arles  ne  font  pas  exception  à  la  règle  ordinaire.  Cependant 
M.  de  Rossi  a  remarqué  sur  quelques-uns  d'entre  eux  la  présence  de 
têtes  juvéniles  et  d'un  caractère  tout  spécial  remplaçant,  aux  extrémités 
des  couvercles,  ces  grands  masques  qu'y  mettaient  les  païens,  et  il  sup- 
pose que  ces  têtes  nous  offrent  l'image  du  patron  de  la  ville,  du  jeune 
martyr  saint  Genès.Si  cette  ingénieuse  hypothèse  est  fondée,  c'est  le  seul 
souvenir  que  gardent  nos  sarcophages  de  cet  âge  héroïque  de  l'Eglise. 

Restent  les  sujets  tirés  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  :  ce  sont 
à  peu  près  les  seuls  qu'on  retrouve  sur  les  tombes  d'Arles.  Ils  y  sont 
traités  de  la  même  façon  qu'ailleurs,  et  l'on  peut  dire  que  les  ouvrages 
de  tous  les  artistes  chrétiens  de  cette  époque,  en  quelque  endroit  du 
monde  romain  qu'ib  travaillent,  se  ressemblent  beaucoup  entre  eux. 
Parmi   les    sarcophages    qu'il  étudie,  M.  Le  Blant  n'en  a  guère  ren- 

'  A  la  vérité,  dans  le  sarcophage  du  sai  sur  les  monuments  relatifs  au  mythe  de 

cimetière   de  Calliste,   ies    figures  de  Psyché,  p.  436  et  suiv. 
Psyché  et  de  TAmour  avaient  été  cou-  *  Prudence,  Perist,,  ix;   voy.  aussi 

vertes  par  de  la  chaux.  Mais  il  y  en  a  xi,  ia6. 

d'autres   où    Ton    n avait  pas   eu    les  '  Rossi,iiomaio(terra/iea,U,  p.  219. 

mêmes  scrupules.  Voyez  Coilignon ,  Es- 


636  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

contre  quun  qui  présente  une  disposition  particulière  ^  Les  principales 
scènes  de  la  vie  du  Christ  s  y  succèdent  d'une  nianière  assez  suivie,  ce 
qui  n'est  pas  ordinaire,  et  il  y  en  a  même  une  qui  parait  nouvelle  :  c'est 
celle  du  jardin  des  Oliviers,  où  Jésus  est  placé  entre  ses  disciples  en- 
dormis qui  appuient  leur  tête  sur  leurs  mains.  Le  dernier  tableau,  qui 
représente  rAsccnsion,  na  rien  de  la  grandeur  idéale  que  lui  donnèrent 
plus  tard  les  artistes  chrétiens;  on  y  voit  le  fils  de  Dieu  qui  gravit  une 
pente,  tandis  que  des  nuages  sort  une  main  qui  lui  saisit  le  bras.  Ici, 
comme  dans  toutes  les  œuvres  de  cette  époque,  l'artiste,  en  nous  met- 
tant sous  les  yeux  la  vie  du  Christ,  a  évité  de  reproduire  les  scènes 
douloureuses  de  la  Passion.  Craignait  il  de  scandaliser  les  faibles,  de 
prêter  à  rire  aux  incrédules  ou  de  manquer  de  respect  au  Sauveur?  On 
ne  le  sait  pas;  mais  M.  Le  Blant  fait  remarquer  que  partout,  en  retra- 
çant les  derniers  moments  de  la  vie  tnortelle  de  Jésus,  les  peintres  et 
les  sculpteurs  des  premiers  siècles  s'arrêtent  au  jugement  de  Pilate  ,  et 
passent  brusquement  de  là  à  la  résurrection.  «Je  ne  sais,  ajoute-t-il, 
«qu'une  seule  exception  à  cette  règle  iconographique,  et  cette  excep- 
ation  même  la  confirme  et  Texplique  à  la  fois.  Sur  un  sarcophage  ro- 
umain conservé  au  musée  de  Latran,  le  sculpteur  o  représenté  le  Cou- 
«ronnement  d*épines  et  la  Croix  portée  au  Calvaire;  mais  cest  une 
«couronne  de  fleurs  qu'un  soldat  pose  sur  la  tête  de  Jésus,  et  cest  Si- 
«  mon  le  Cyrénéen  qui  porte  l'instrument  du  supplice.  »  Il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  faire  observer  qu'au  contraire  les  artistes  du  moyen  âge 
aimaient  à  traiter  ces  sujets,  dont  leurs  prédécesseurs  s  étaient  abstenus 
avec  tant  de  soin,  qu'ils  prodiguaient  les  imagos  de  la  flagellation  et  de 
la  mise  en  croix,  et  que  ces  spectacles,  en  touchant  les  fidèles  jusqu'au 
cœur,  ont  servi  à  donner  un  élan  merveilleux  à  la  dévotion  populaire. 
Les  autres  sarcophages  ne  ressemblent  pas  tout  à  fait  à  celui  dont  je 
viens  de  parler,  et  les  sujets  n'y  sont  pas  disposés  d'ordinaire  dans  un 
ordre  aussi  régulier.  On  y  voit  des  scènes  fort  diOerentes ,  placées  à  la 
suite  l'une  de  l'autre,  sans  qu'on  puisse  saisir  les  liens  qui  les  unissent, 
et  l'Ancien  Testament  y  est  parfois  très  étrangement  mêlé  avec  le  Nou- 
veau. Comme  il  y  a  des  critiques  qui  veulent  rendre  raison  de  ces  com- 
positions bizarres  en  voyant  partout  des  figures  et  des  allégories, 
M.  Le  Blant,  qui  ne  partage  pas  tout  à  fait  leur  sentiment,  a  été  amené, 
pour  les  combattre,  k  nous  dire  son  opinion  sur  le  symbolisme  chré- 

'  Ce  sarcophage,  ou  plutôt  ce  qui  en        voil.  Peiresc  l*a  décrit  quand  il  était  en- 
reste,  est  aujourd'hui  dans  la  propriété        tier.  Voy.  Le  Blant,  p.  A6. 
deServannes,  qui  appartient  à  M.  Ré- 


ÉTUDE  SUR  LES  SARCOPHAGES  CHRÉTIENS.  637 

lien.  C'est  la  partie  la  plus  importante  et  la  plus  nouvelle  de  son  livre, 
et  il  convient  d'y  insister. 

On  sait  que  les  docteurs  de  l'Eglise,  surtout  en  Orient,  tout  en  ne 
doutant  pas  de  la  réalité  des  récits  de  la  Bible,  les  ont  entendus  très 
souvent  dans  un  sens  figuré,  et  quils  y  voient  des  allégories  morales  ou 
des  images  anticipées  de  ce  qui  devait  se  passer  dans  la  nouvelle  loi.  En 
le  faisant,  ils  suivaient  l'exemple  de  Philon,  qui  se  plaisait  k  donner  à 
TAncien  Testament  une  signification  philosophique,  et  qui  voulait  y 
trouver  toute  la  doctrine  de  Platon.  Philon  lui-même  ne  faisait  qu'imi- 
ter les  théologiens  païens,  qui,  souvent  embarrassés  par  les  légendes 
peu  morales  de  la  vieille  mythologie,  trouvaient  commode  de  les  regar- 
der comme  des  symboles  ou  des  ligures  qui  cachaient  sous  une  enve- 
loppe grossière  des  vérités  utiles  et  profondes.  Le  christianisme  hérita 
de  tout  ce  travail  d'exégèse ,  et  l'on  peut  dire  que  cet  héritage  lui  fut 
souvent  assez  lourd.  Une  des  causes  de  la  fatigue  que  nous  éprouvons 
parfois  à  lire  les  Pères  de  l'Eglise ,  c'est  cet  effort  qu'ils  font  sans  cesse 
pour  trouver  à  tout  des  sens  figurés,  c'est  ce  mélange  d'interprétations 
subtiles  et  d'élans  sincères,  de  naïveté  et  de  recherche,  de  jeunesse  et 
de  sénilité,  qui  nous  fait  souvenir  à  tout  moment  que  le  christianisme 
était  une  religion  nouvelle  née  dans  une  époque  vieillie,  et  qu'il  a  sou- 
vent ,  dans  les  meilleurs  livres  de  ses  plus  grands  docteurs ,  deux  âges  à  la 
fois.  Que  le  même  caractère ,  les  mêmes  contrastes  se  retrouvent  dans  son 
art  comme  dans  sa  littérature,  nous  n'en  devons  pas  être  surpris.  Les  ar- 
tistes dont  il  se  servait  suivaient  le  goût  de  leur  temps.  Il  est  naturel  qu'ils 
aient  souvent  donné  une  signification  symbolique  aux  scènes  des  livres 
saints  qu'ils  plaçaient  dans  leurs  fresques  ou  sur  les  tombeaux.  Nous  en 
avons,  dans  leurs  ouvrages,  les  preuves  les  plus  manifestes.  Noé  tendantles 
bras  vers  la  colombe  qui  lui  apporte  le  rameau  désiré ,  c  était  la  figure  du 
chrétien ,  arrivé  au  terme  de  sa  navigation ,  sauvé  des  périls  du  monde  et 
près  d'atteindre  le  ciel;  ce  qui  le  prouve,  c'est  que,  sur  les  sarcophages,  il 
est  quelquefois  remplacé  par  fimage  du  défunt,  quelque  soit  son  âge 
ou  son  sexe,  et  qu'on  est  fort  surpris  de  voir  sortir  de  l'arche,  à  la  place 
du  vieux  Noé,  un  tout  jeune  homme  on  même  une  femme.  Dans  la 
scène  où  Moïse  fait  jaillir  l'eau  du  rocher,  les  chrétiens  voyaient  une 
allégorie  de  leur  doctrine  qui  se  répandait  à  flots  dans  le  monde  à  la 
voix  des  apôtres,  aussi  mettaient-ils  sans  hésitation  saint  Pierre  à  la 
place  de  Moïse,  et,  pour  qu'on  ne  l'ignorât  pas,  ils  inscrivaient  son  nom 
au-dessus.  Une  fresque  des  catacombes  représente  une  brebis  entre  deux 
loups;  au-dessous  du  tableau,  on  lit  l'inscription  suivante  :  Suzannà^ 
Seniores,  ce  qui  montre  avec  quelle  facilité  les  artistes  passaient  du  sens 

8i 


638  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

propre  au  sens  figuré ,  et  que  le  public  les  suivait  sans  peine  dans  toutes  les 
transformations  de  leur  pensée.  Ces  faits,  qui  sont  incontestables,  ont 
amené  quelques  critiques  à  voir  des  allégories  partout  ;  ils  veulent  tout 
comprendre,  ils  essayent  de  tout  expliquer.  Avec  un  peu  de  complai- 
sance et  beaucoup  de  perspicacité,  ils  finissent  par  regarder  le  sym- 
bolisme comme  une  sorte  de  langue  qui,  lorsqu'on  en  a  trouvé  la  clef, 
devient  aussi  simple  et  aussi  claire  que  toutes  les  autres.  Sur  cette 
voie,  ils  ne  s'arrêtent  plus  qu'après  être  arrivés  aux  dernières  exagéra- 
tions, a  Un  système  d'explication ,  dit  M.  Le  Blant,  inauguré,  au  début 
«de  ce  siècle,  par  un  antiquaire  romain,  est  venu  agrandir  le  champ 
«  déjà  si  largement  ouvert  aux  interprétations  tirées  du  symbolisme.  La 
«  distribution  des  sujets  a  été  soigneusement  étudiée,  et  l'on  s'est  appliqué 
«à  chercher  la  raison  d'être  de  leur  juxtaposition.  Il  a  paru  que,  dans  un 
«muet  langage,  le  pinceau,  le  ciseau,  exprimaient  parfois  des  phrases 
a  entières,  et  que  des  sentences  évangéliques,  rappelées  par  une  savante 
«combinaison  de  scènes,  revivaient  dès  lors  comme  inscrites  sur  les 
«  monuments  de  l'art  chrétien.  C'est  ainsi  que  la  réunion  des  Mages,  de 
«l'Arche,  de  Jonas,  dont  les  types,  pris  au  sens  mystique,  représentent 
«la  Vocation  des  gentils,  le  Baptême,  le  Salut  et  la  Résurrection, 
«semble  à  un  savant  allemand  la  claire  traduction  des  mots  du  Christ  : 
a  Qui  crediderit  et  baptisatas  fuerit ,  salvus  erit.  Je  n'ose  suivre  une  telle 
«voie;  le  système,  peut-être  excellent,  dans  lequel  on  s'engage  de  la 
«sorte  ne  me  paraît  point  encore  suffisamment  étudié;  la  carrière  qu'il 
«ouvre  aux  conjectures  est,  selon  moi,  trop  lai'ge  et  trop  facile,  par- 
«tant  pleine  de  périls,  pour  ceux  surtout  auxquels  l'expérience  fait  dé- 
«faut,  et  je  crains  qu'une  trop  grande  importance  ne  soit  ainsi  donnée 
«sans  que  d'ailleurs  les  textes  anciens  nous  y  autorisent,  à  la  juxta- 
«  position  des  sujets.  »  La  sage  réserve  de  M.  Le  Blant  mérite  d'être  ap- 
prouvée, et  il  est  facile  de  l'appuyer  par  des  raisons  convaincantes. 

Ce  qui  donne  tant  d'assurance  à  ceux  qui  prétendent  expliquer,  ou 
plutôt  lire  couramment ,  les  allégories  renfermées  dans  les  œuvres  des 
artistes  chrétiens,  et  qui,  après  avoir  rendu  compte  de  chaque  sujet  pris 
en  lui-même,  veulent  trouver  pour  quel  motif  divers  sujets  sont  réunis 
ensemble,  c'est  qu'ils  invoquent  à  chaque  instant  l'autorité  des  Pères 
de  l'Église.  Les  Pères,  on  vient  de  le  voir,  donnent  un  sens  figuré  à 
presque  tous  les  événements  que  racontent  les  Livres  saints;  on  croit  et 
l'on  soutient  qu'on  ne  peut  pas  s'égarer  en  les  suivant,  et  que  toute  in- 
terprétation qui  reproduit  celle  qu'ils  ont  eux-mêmes  imaginée  est  cer- 
taine. Mais  M.  Le  Blant  diminue  beaucoup  cette  confiance  :  il  montre 
que,  quand  il  s'agit  d'interpréter  les  récits  des  Livres  saints,  les  Pères 


ÉTUDE  SUR  LES  SARCOPHAGES  CHRÉTIENS.  639 

ditTèrent  souvent  les  uns  des  autres,  et  que  quelquefois  ils  ne  s'accordent 
pas  avec  eux-mêmes,  quils  changent  fréquemment  d'explication,  que, 
par  exemple,  Daniel  exposé  aux  lions  et  nourri  par  la  main  d*Habacuc 
leur  parait  représenter  tantôt  la   résurrection,  tantôt   TEucbaristie, 
tantôt  le  secours  que  les  prières  apportent  aux  âmes  du  purgatoire, 
tantôt  la  Passion  du  Christ,  tantôt  la  constance  dans  le  martyre;  que 
le  miracle  du  paralytique  guéri  leur  semble  une  image  de  la  résur- 
rection, ou  de  la  pénitence,  ou  de  la  rémission  des  péchés;  que,  dans  la 
vigne,  si  souvent  reproduite  aux  catacombes  ou  sur  les  sarcophages,  ib 
voient  un  symbole  du  Christ,  ou  de  TÉglise,  ou  des  fidèles,  ou  de  la 
résurrection ,  ou  de  rEucharistie.  Voilà  beaucoup  d'interprétations  diffé- 
rentes; quelle  est  celle  qu'il  faut  choisir?  Comment  se  décider  entre  elles 
et  laquelle  appliquer  aux  ouvrages  des  sculpteurs  ou  des  peintres?  Disons, 
à  ce  propos,  que  ces  diversités  qu on  remarque  chez  les  Pères  de  TÉglise, 
quand  ils  expliquent  les  faits  de  la  Bible  d  une  façon  allégorique ,  nous 
donnent  un  moyen  de  répondre  à  lune  des  objections  les  plus  graves 
que  saint  Augustin  fait  à  Varron  dans  sa  Cité  de  Diea.  Varron  était  de  ces 
sages  qui ,  voulant  être  à  la  fois  philosophes  et  dévots ,  et  conserver  le 
respect  des  anciennes  croyances  sans  trop  humilier  leur  raison,  cher- 
chaient volontiers  un  sens  philosophique  même  dans  les  légendes  les  plus 
absurdes  de  la  mythologie.  Saint  Augustin ,  au  contraire,  n  entendait  pas 
qu'on  diminuât  de  quelque  manière  le  ridicule  de  ces  légendes,  et  il  at- 
taque avec  beaucoup  de  vigueur  ces  prétendues  explications  qui  essayent 
de  jeter  un  voile  décent  sur  elles.  H  reproche  à  Varron  de  se  contredire,  il 
montre  qu'il  n  est  jamais  d'accord  avec  lui-même ,  que,  par  exemple ,  après 
avoir  assigné  la  terre  aux  déesses  et  le  ciel  aux  dieux,  il  place  un  assez  grand 
nombre  de  dieux  sur  la  terre  et  de  déesses  dans  le  ciel;  quà  propos  de 
chaque  divinité  il  émet  une  foule  d'hypothèses  différentes  et  quelque- 
fois opposées;  qu'il  nous  dit  d'abord  que  Janus  est  la  représentation  du 
monde,  et  qu'ensuite  il  affirme  que  Jupiler  c'est  le  monde  encore;  que 
Junon  pour  lui  est  tantôt  l'air,  tantôt  la  terre,    et  Minerve  tantôt  la 
lune  et  tantôt  l'air.  «  N'est-il  pas  étrange,   ajoute-t-il,  de  voir  qu'im 
a  dieu  est  à  la  fois  plusieurs  choses ,  ou  qu'une  chose  est  à  la  fois  plu- 
(«sieurs  dieux^?»  Cela  est  étrange  sans  doute,  mais,  une  fois  qu'on  re- 
nonce au  sens  propre  des  légendes  pour  en  chercher  le  sens  figuré,  il 
est  naturel  que  chacun  les  explique  à  sa  fantaisie  :  c'est  l'essence  même 
de  ces  interprétations  symboliques ,  quand  elles  ne  sont  pas  définitive- 
ment fixées  et  arrêtées  par  une  autorité  reconnue,  d'être  tout  à  fait 

*  De  civ.  Dei,  VII,  p.  16. 


640  JOURNAL  DES  SAVANTS.—  OCTOBRE  1879. 

variables ,  chacun  voyant  dans  les  faits  qu  il  veut  expliquer  tout  ce  que 
son  imagination  lui  suggère,  et  Timagination  étant  la  faculté  par  laquelle 
les  hommes  diffèrent  le  plus  entre  eux.  Si  Varron  avait  pu  connaître  que 
de  sens  divers  les  Pères  de  TÉglise  donnent  aux  faits  qu  ils  interprètent 
et  comment,  chez  eux,  u  chaque  événement  est  à  la  fois  plusieurs  choses,  » 
il  aurait  pu  renvoyer  à  saint  Augustin  une  grande  partie  de  ses  re- 
proches. 

En  supposant  même  que  les  évèques  et  les  docteurs  s'étaient  mis 
d'accord  entre  eux,  ce  qui ,  nous  venons  de  le  dire,  n  est  pas  exact,  et  que 
rÉglise  possédait  un  symbolisme  parfaitement  défini  et  arrêté,  elle  n  au- 
rait pu  rimposer  aux  artistes  qu  à  la  condition  d  avoir  tout  à  fait  la 
main  sur  eux.  Mais  est-il  sûr  qu'ils  subissaient  entièrement  son  influence 
et  qu'ils  ne  travaillaient  que  sous  sa  direction?  On  est  d'abord  tenté  de 
le  croire  quand  on  voit  à  quel  point  leurs  œuvres  se  ressemblent  d'un 
bout  de  rÉmpire  à  l'autre.  Ce  sont  partout  les  mêmes  sujets  qu'on  traite 
et  de  la  même  façon.  Non  seulement  les  personnages  importants,  le 
Christ,  les  apôtres,  sont  représentés  avec  les  mêmes  attitudes  et  presque 
sous  les  mêmes  traits,  mais,  jusque  dans  les  plus  petites  choses,  les 
ressemblances  sont  frappantes  :  Les  Mages  arrivent  toujours  aiïublés  du 
bonnet  phrygien,  les  Juifs  se  reconnaissent  à  leur  petite  toque,  la 
femme  de  Job  tend  à  son  mari  un  pain  au  bout  d'un  bâton,  en  ayant  soin 
de  se  boucher  le  nez  avec  un  pan  de  sa  robe,  etc.  Quand  on  voit  des 
ouvrages  si  semblables  entre  eux,  on  se  dit  qu'il  devait  y  avoir  un  mot 
d'ordre  donné,  un  enseignement  commun,  une  direction  unique  et 
docilement  acceptée  de  tous  les  artistes.  M.  Le  Biant  n'est  pourtant  pas 
de  cette  opinion;  il  montre  que,  sous  cette  uniformité  apparente,  qui 
frappe  d'abord  tous  les  yeux,  se  cachent  d'assez  nombreuses  diOérences 
de  détail  que  découvre  une  étude  plus  attentive.  Même  lorsqu'elles  ne 
sont  pas  très  importantes,  elles  sufiisent  pour  montrer  que  les  artistes 
pouvaient  bien  se  copier  l'un  l'autre  par  stérilité  d'imagination,  mais 
qu'ils  ne  travaillaient  pas  sur  un  modèle  unique  et  imposé.  Ce  qu'il 
a  mis  surtout  en  évidence,  ce  qu'il  importait  principalement  d'établir, 
c'est  qu'ils  ont  pris  des  libertés  singulières  avec  le  texte  des  Livres  saints. 
Quand  on  les  voit  par  exemple  remplacer  le  fumier  sur  lequel  Job  est 
assis  par  un  siège  élégant,  représenter  David  et  Goliath  de  même  taille, 
donner  à  Eve ,  dans  le  Paradis ,  des  bracelets  et  un  collier  à  médaillon , 
placer  à  côté  d'Abraham,  lorsqu'il  va  sacrifier  son  fils,  un  gracieux 
autel  de  pierre  taillée,  portant  même  parfois  sur  ses  faces  la  patère  et 
le  simpulam  païens,  alors  que  la  Genèse  nous  dit  que  le  patriarche  l'a 
construit  de  ses  mains  au  haut  de  la  montagne,  et  nécessairement  de 


ÉTUDE  SUR  LES  SARCOPHAGES  CHRÉTIENS.  641 

pierres  brutes,  on  est  convaincu  que  Hnitiative  individuelle,  avec  ses 
fautes  et  ses  fantaisies,  a  eu  beaucoup  plus  de  part  qu^on  ne  croit  dans 
Texécution  des  bas-reliefs.  Assurément  ces  erreurs  n'existeraient  pas,  si 
l'Église,  comme  on  fa  dit,  avait  tenu  la  main  des  artistes.  Dès  lors  il 
devient  difficile  de  supposer  qu  ils  se  soient  astreints  h  se  mettre  toujours 
k  la  suite  des  Pères,  et  à  reproduire,  sans  y  rien  changer,  leurs  interpré- 
tations mystiques.  «Si  une  intention  de  symbolisme,  dit  M.  Le  Blant, 
«les  a  parfois  guidés,  comme  nous  n  en  pouvons  pas  douter,  à  coup  sûr 
«  une  pareille  pensée  ne  fut  point  constante  en  leur  esprit.  Les  marbres 
«sortis  de  leurs  mains  me  paraissent  le  démontrer.  Un  célèbre  passage 
«  des  Livres  saints  nous  fait  voir  Abraham  apercevant,  lorsqu'il  levait  le 
«couteau  sur  son  fils,  un  bélier  dont  les  cornes  s'étaient  embarrassées 
u  dans  les  ronces,  et  les  Pères  qui  écrivirent  au  v*  siècle,  saint  Augustin, 
«saint  Ambroise,  saint  Prosper  d'Aquitaine,  montrent  avec  insistance, 
«  on  cet  endroit,  une  figure  mystérieuse  de  la  passion  et  du  couronnement 
«  d'épines.  Alors  que  cette  explication,  évidemment  courante  chez  les 
«fidèles,  pouvait  inspirer  les  sculpteurs  contemporains,  nous  les  voyons 
«le  plus  souvent  figurer  auprès  d'Abraham  une  victime  sans  cornes,  et, 
«  à  de  très  rares  exceptions  près,  ne  pas  indiquer  que  le  bélier  est  arrêté 
«dans  les  ronces.»  Que  conclure  de  toute  cette  discussion?  Qu'il  ne 
faut  pas  nier  sans  doute  Tintroduction  du  symbolisme  dans  les  œuvres 
antiques  de  l'art  chrétien ,  mais  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  la  voir  par- 
tout, et  que,  dans  l'explication  d'une  œuvre  d'ait,  on  ne  doit  avoir  re- 
cours aux  allégories  et  aux  figures  «  que  quand  les  faits  s'imposeront 
a  par  leur  précision,  leur  concordance,  et  que  la  preuve  d'une  inten- 
«tion  mystique  se  sera  faite,  pour  ainsi  dire,  d'elle-même.» 

Après  avoir  discuté  le  système  des  autres,  M.  Le  Blant  nous  donne 
le  sien.  Les  artistes  chrétiens  n'ont  pas  indistinctement  représenté  toutes 
les  scènes  des  deux  Testaments;  ils  n'en  ont  pris  qu'un  petit  nombre,  sur 
lesquelles  ils  sont  revenus  sans  cesse.  Pourquoi  ont-ils  préféré  celles-là 
aux  autres,  et  quels  sont  les  motifs  qui  ont  dû  dicter  leur  choix?  Beau- 
coup de  critiques  prétendent,  nous  venons  de  le  voir,  que  c'est  unique- 
ment la  signification  symbolique  du  sujet  qui  les  a  décidés.  M.  Le  Blant 
en  donne  une  autre  raison.  Dans  ses  études  sur  les  inscriptions  chré- 
tiennes, il  avait  été  très  frappé  de  voir  qu'elles  contiennent  beaucoup  de 
passages  empruntés  aux  prières  de  l'Église.  Les  fidèles,  dans  cet  âge  de 
foi,  ne  répétaient  pas  ces  prières  machinalement,  ainsi  que  des  formules 
vides;  ils  en  comprenaient  le  sens,  ils  en  pesaient  chaque  expression, 
et  elles  pénétraient  mot  à  mot  dans  leur  cœur,  comme  une  consolation 
ou  une  espérance.  Aussi  aimaient-ils  à  les  faire  inscrire  sur  la  tombe  des 


642  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

personnes  chéries  qu  ils  avaient  perdues.  M.  Le  Blant  a  montré  que 
ces  phrases  qu  on  lit  dans  plusieurs  inscriptions  tumulaires  :  Deas  ani- 
mam  tuam  defendaty  ou  Requiescil  in  spe  resarrectionis  vitœ  œternœ,  ou 
Spiritas  tuas  in  bono  qaiescal,  etc.,  sont  la  répétition  exacte  des  formules 
liturgiques  qu'on  prononçait  pendant  les  funérailles.  Une  longue  inscrip- 
tion découverte  à  Colasucia,  en  Nubie,  et  qui  doit  être  du  vi*  ou  du 
vn*  siècle,  contient  les  termes  mêmes  dune  prière  qui  est  encore  en 
usage,  de  nos  jours,  dans  les  églises  grecques.  Dès  lors  n est-il  pas  na- 
turel de  penser  que  les  mêmes  textes  dont  s'inspiraient  les  rédacteurs  des 
épitaphes  ont  aussi  guidé  les  artistes  qui  sculptaient  les  sarcophages? 
Au  chevet  des  agonisants,  le  prêtre  prononce  une  suite  de  prières  qu'on 
appelle  Ordo  commendationis  animœ.  On  y  lit  entre  autres  les  formules  sui- 
vantes : 

Libéra,  Domine,  animam  ejus,  sicut  liberasti  Euoch  et  Eliam  de  communi  morte 
mundi; 

Libéra,  Domine,  animam  ejus,  sicut  liberasti  Noe  de  diluvio; 
Libéra,  Domine,  animam  ejus,  sicut  liberasti  Job  de  passionibas  sais; 

et  cette  sorte  de  litanie  continue  en  citant  l'exemple  de  Moïse  arraché 
aux  mains  des  Egyptiens,  de  Daniel  sauvé  des  lions,  des  trois  enfants 
conservés  au  milieu  de  la  fournaise  ai'dente,  de  Suzanne  protégée  contre 
la  fausse  accusation  des  vieillards,  etc.  Comme  ce  sont  précisément  les 
sujets  reproduits  de  préférence  sur  les  sarcophages,  on  est  amené  à 
penser  que  c'est  bien  dans  les  prières  de  l'Église  que  les  artistes  sont  allés 
les  chercher.  Ces  prières  sont  fort  anciennes  :  la  commendatio  animœ  se 
retrouve  déjà  sur  le  Pontifical  donné  au  i\*  siècle  par  saint  Prudence 
à  l'église  de  Troyes;  mais  on  s'accorde  h  reconnaître  quelle  doit  re- 
monter beaucoup  plus  haut.  On  a  trouvé  récemment  à  Podgoritza,  en 
Albanie,  dans  une  tombe  antique,  une  coupe  du  v*  siècle.  Sur  cette 
coupe  est  gravée  une  série  de  sujets  tout  à  fait  semblables  à  ceux  de  nos 
sarcophages;  au-dessus  des  figures,  des  inscriptions  reproduisent  les 
termes  mêmes  de  la  commendatio  animœ  que  je  viens  de  citer,  ce  qui 
prouve  que  ces  vieilles  formules  existaient  déjà  au  v*  siècle,  et  que  les 
artistes  de  ce  temps  s'en  inspiraient  dans  leurs  ouvrages. 

Voilà  donc  une  façon  nouvelle  d'expliquer  pourquoi  les  artistes  chré- 
tiens ont  préféré  certains  sujets  à  d'autres  :  ils  choisissaient  surtout  ceux 
qui  étaient  mentionnés  dans  ces  dernières  consolations  que  l'Eglise  don- 
nait aux  mourants,  ou  dans  les  prières  qu'elle  faisait  entendre  sur  le 
cercueil  des  morts.  H  est  un  peu  plus  difficile  de  comprendre  la  raison  qui 
leur  faisait  réunir  ensemble  et  placer  à  la  suite  l'un  de  l'autre  des  sujets 


ÉTUDE  SUR  LES  SARCOPa\GES  CHRÉTIENS.  643 

qui  ne  se  suivent  pas  et  ne  paraissent  avoir  aucune  liaison  entre  eux.  Nous 
avons  vu  que  certains  critiques  veulent  découvrir  dans  ces  rapproche- 
ments souvent  bizarres  des  pensées  profondes  et  un  dessein  mystérieux. 
M.  Le  Blant  croit  que  les  artistes  n'avaient  pas  d'ordinaire  toutes  les  inten- 
tions subtiles  qu'on  leur  prête,  et  qu'ils  obéissaient  le  plus  souvent  à  de 
simples  préoccupations  de  métier.  Des  indices,  que  M.  Le  Blant  relève, 
montrent  qu'ils  soignaient  beaucoup  la  composition  et  l'aspect  général  de 
leur  œuvre  :  ils  plaçaientcertains  sujets  en  certains  endroits  parce  qu'ils  for- 
maient un  spectacle  agréable  ;  ils  n  hésitaient  pas  à  mettre  en  regard  l'une 
de  l'autre  des  scènes  qui  peut-être,  par  leur  sens  ou  leur  date ,  n'auraient  pas 
dû  être  rapprochées ,  mais  qui ,  par  leur  arrangement  matériel ,  se  corres- 
pondaient bien  entre  elles  et  se  faisaient  pendant.  C'est  ainsi  que ,  lorsque 
les  bustes  des  fidèles  défunts  se  détachent,  au  milieu  du  sarcophage, 
dans  un  cadre  arrondi  qui  forme  ce  qu'on  appelle  Yimago  cfypeata,  pour 
remplir  le  vide  qui  est  au-dessus,  les  artistes  ont,  en  général,  ima- 
giné de  représenter  la  main  de  Dieu  qui  sort  des  nuages ,  tantôt  pour 
empêcher  Abraham  de  sacrifier  son  fils,  tantôt  pour  donner  à  Moïse  les 
Tables  de  la  loi.  Il  n'y  a  là,  comme  on  voit,  aucune  intention  symbo- 
lique, mais  un  simple  arrangement  destiné  à  plaire  à  l'œil.  Dans  le 
reste,  les  mêmes  dispositions  symétriques  se  retrouvent.  Aux  deux  ex- 
trémités du  bas-relief,  on  aimait  à  placer  des  objets  de  forme  massive 
ou  élevée,  qui  le  terminaient  bien  pour  le  regard,  un  rocher,  par 
exemple,  un  édifice  :  Moïse  frappant  la  pierre  d'Horeb  répondait  à  La- 
zare dans  son  heroam.  Souvent  aussi  deux  personnages  assis  sur  un  siège 
élevé  et  tournés  l'un  vers  l'autre  occupent  les  bouts  opposés  du  sarco- 
phage; c'est  Pilate,  lorsqu'il  prononce  la  sentence  contre  le  Christ,  Da- 
niel jugeant  dans  le  procès  de  Suzanne,  ou  Hérode  ordonnant  le  mas- 
sacre des  innocents.  «Les  païens,  dit  M.  Le  Blant,  s'appliquaient  dr 
«  même  à  terminer  leurs  bas-reliefs  funéraires  par  des  groupes,  des  per- 
u  sonnages  qui  se  fissent  pendant  les  uns  aux  autres.  C'est  ainsi  qu'ils  ré- 
d  pétaient  aux  deux  extrémités  les  images  des  Dioscures  tenant  leurs  che- 
<(vaux  en  main,  des  nymphes,  des  chars,  des  néréides  assises  sur  des 
tt tritons,  des  lions  dévorant  des  gazelles,  des  génies  portant  des  cor- 
«  beilles  de  fruits  ou  des  torches  renversées ,  des  Victoires  ailées ,  des  ca- 
«  ry  atides ,  ou  les  figures  de  deux  époux  assis  et  tournés  l'un  vers  l'autre.  » 
De  toutes  ces  observations  on  peut  conclure  que  les  artistes  chrétiens 
sont  restés  plus  fidèles  qu'on  ne  le  croit  aux  traditions  de  l'art  antique. 
C'est  en  l'étudiant  qu'ils  s'étaient  formés ,  et  il  est  probable  que ,  dans 
ces  ateliers  où  ils  passaient  leur  vie ,  ils  en  avaient  sans  cesse  les  modèles 
sous  les  yeux.  L'admiration  qu'ils  éprouvaient  pour  eux  les  amenait  in^- 


644  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

vitablcment  à  les  imiter.  Tertuilien  nous  apprend  que  quelques-uns 
d'entre  eux  continuaient,  malgré  leur  conversion,  à  fabriquer  des  idoles^ 
Ils  travaillaient  donc  pour  les  deux  religions  à  la  fois,  et  devaient  tra- 
vailler pour  chacune  d  elles  de  la  même  manière.  Il  leur  était  difficile, 
dans  Tcxécution  des  sujets  chrétiens,  de  ne  pas  se  souvenir  quelquefois 
des  sujets  antiques.  Cest  ainsi  que  le  monstre  qui  engloutit  Jonas  est  le 
même  qui  menace  Andromède,  que  Lazare  est  placé  dans  un  heroam 
païen,  que  Tarche  de  Noé  reproduit  exactement  le  coffre  dans  lequel 
Danaé  fut  exposée  sur  les  flots.  Il  faut  ajouter  que  cette  influence  des 
traditions  et  des  souvenirs,  à  laquelle  nos  artistes  nont  pu  échapper,  ne 
leur  a  pas  été  nuisible.  Sans  doute  les  tombes  d'Arles  sont  assez  gros- 
sièrement travaillées;  elles  appartiennent  à  un  temps  de  décadence,  et, 
quand  le  sénat  de  Rome,  pour  élever  un  arc  de  triomphe  à  Constantin, 
ne  trouvait  plus,  dans  la  capitale  de  TËmpire,  que  de  médiocres  sculp- 
teurs, on  ne  pouvait  pas  espérer  quil  s*en  trouvât  de  remarquables  dans 
les  provinces.  Il  y  a  pourtant  quelques-unes  de  ces  tombes  qui  rap- 
pellent une  époque  meilleure  et  qui  sont  Toeuvre  d'artistes  exercés.  La 
composition  y  parait  heureuse,  l'ensemble  plaît  à  Tœil;  les  diveraes 
scènes  y  sont  habilement  encadrées  dans  des  motifs  élégants  d'architec- 
ture, et  certaines  figures,  surtout  celles  des  apôtres,  avec  leur  attitude 
sévère,  leur  vêtement  si  bien  drapé  et  le  volumen  qu'ils  tiennent  dans 
la  main,  produisent  un  grand  effet.  Ces  qualités,  nos  sculpteurs  les 
tiennent  de  l'imitation  de  l'art  classique.  Ainsi,  aussi  haut  qu'on  remonte 
dans  l'histoire  de  l'art  chrétien,  il  n'y  a  jamais  eu  d'époque  où  il  ait  mar- 
ché seul  et  où  il  ait  tout  tiré  de  lui;  même  à  ses  origines,  il  s'inspirait 
de  l'antiquité.  On  voit  par  là  combien  sont  exagérés  ceux  qui  reprochent 
si  durement  à  la  Renaissance  le  mélange  où  elle  sest  complu  de  l'ait 
antique  et  de  l'esprit  chrétien  :  ce  mélange  commence  aux  premiers 
temps  du  christianisme. 

Il  n'est  pas  besoin  d'insister  davantage  pour  montrer  que  d'idées 
intéressantes  l'ouvrage  de  M.  Le  Blant  suggère  et  que  de  faits  nouveaux 
il  apprend.  L'histoire  de  l'art  chrétien  ne  pourra  être  faite  d'une  ma- 
nière définitive  que  lorsque  les  monuments  de  chaque  pays  auront  été 
l'objet  de  monographies  étendues,  d'études  sérieuses  et  savantes  comme 
celle  que  M.  Le  Blant  vient  de  consacrer  aux  sarcophages  d'Arles. 

Gaston  BOISSIER. 

'  Terhiilien,  Dj  idol,  6,  7,  8.  Adv,  Hermog,   1. 


RAPPORT  SUR  LE  PRIX  BIENNAL.  645 


Rapport  fait  à  rassemblée  (jénéraîe  de  l'Institut,  par  Ai.  Ch.  Giraud, 

sur  le  prix  biennal  à  décerner  en  1879. 

Pour  la  seconde  fois,  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  est  appelée  à 
présenter  un  candidat  au  grand  prix  qui,  aux  termes  d'un  décret  du  22  décembre 
1860,  doit  être  décerné  par  l'Institut  entier,  tous  les  deux  ans,  sur  la  désignalion 
successive  des  cinq  Académies,  lesquelles  proposent  tour  à  tour  la  plus  importante 
découverte,  ou  l'œuvre  la  plus  considérable,  signalée  à  leur  attention,  dans  Tordre 
spécial  de  leurs  travaux. 

On  se  souvient  qu'en  1861,  la  plus  ancienne  de  nos  Académies  dut  inaugurer 
l'attribution  de  ce  nouveau  prix  décennal ,  et  personne  n'a  oublié  le»  débats  qui  s'ou- 
vrirent 0  ce  sujet  en  assemblée  générale  de  l'Institut.  Depuis  lors,  et  à  son  tour, 
notre  Académie  des  sciences  morales  dut  désigner  l'œuvre  qui  lui  paraissait  la  plus 
digne  de  la  munificence  académique.  C'est  ÏHisloit^  de  France,  de  \I.  Henri  Martin, 
qui  fut  l'objet  de  cette  distinction. 

Dix  ans  se  sont  écoulés  depuis  cette  dernière  époque,  et  le  cours  du  temps  ramène , 
pour  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques ,  l'obligation  de  désigner  encore 
une  œuvre  considérable  qui  mérite  l'honneur  d'une  rémunération  si  solennelle.  Dans 
le  sein  de  cette  Académie,  une  grande  commission,  élue  au  scrutin,  avait  reçu  la 
charge  de  lui  faire  des  propositions  à  ce  sujet ,  et  cette  commission ,  après  en  avoir 
délibéré,  a  fiut  connaître  la  résolution  à  laquelle^lle  s'est  arrêtée. 

Elle  s'est  souvenue  que  déjà,  il  y  a  dix  ans,  la  pensée  s'était  portée  vers  une  com- 
position juridique  à  laquelle,  par  des  motifs  aulorisés,  on  avait  cru  devoir  préférer 
[Histoire  d?  France  de  M.  Henri  Martin.  Depuis  lors,  cette  grande  composition  juri- 
dique avait  pris  de  plus  amples  développements  et  gagné  plus  de  faveur,  dans  1  opi- 
nion publique ,  par  les  perfectionnements  qu'elle  avait  reçus  et  par  l'activité  persin- 
tante  de  l'auteur  à  l'accomplissement  de  la  tache  dilBcile  qu'il  s'était  imposée. 
L'attention  s'est  donc  reportée  naturellement  vers  cet  ouvrage.  A  ctt  égard,  la  com- 
mission a  été  unanime,  et  son  vœu,  je  puis  dire,  a  été  spontané.  La  même  unanimité 
s'est  manifestée  dans  le  sein  de  l'Académie  elle-même,  lorsque  ses  délégués  lui  ont 
communiqué  leur  proposition.  Cest  donc  sur  ce  livre  que  se  sont  fixés ,  sans  embar- 
ras ni  objection,  les  suffrages  dont  nous  venons  vous  soumettre  l'expression  en  les 
justiGant. 

L'ouvrage  dont  il  s'agit  est  le  Cours  de  Code  civil  de  ^f.  Demolombe,  doyen  de 
la  Faculté  de  droit  de  Caen,  correspondant  de  l'Institut;  il  se  compose  aujourd'hui 
de  trente  volumes,  dont  le  dernier  porte  la  dale  de  1878. 

En  accordant  Tlionneur  suprême  du  prix  biennal  à  un  ouvrage  de  jurisprudence, 
nous  ne  sortons  pas  des  bornes  de  notre  institution  académique.  La  science  éclaire 
la  justice,  elle  porte  sa  lumière  dans  les  travaux  législatifs,  et  l'Institut  a  sa  part  de 
compétence  dans  la  confection,  comme  dans  l'interprétation,  comme  dans  l'ensei- 
gnement des  lois.  Les  grands  auteurs  de  nos  Codes  ont  siégé  à  l'Institut.  L'archichan- 
celierCambacérès,  l'un  des  principaux  coopérateurs  de  notre  nouvelle  législation  ci- 
vile, jurisconsulte  aussi  sensé  que  profond,  était  membre  de  l'Institut.  Portalis,  le 
principal  rédacteur  du  Code  civil,  était  membre  de  l'Institut.  Bigot  de  Préameneu, 
non  moins  estimé  dans  cette  œuvre  mémorable  qui  honore  le  xix*  siècle,  était 
membre  de  l'Institut.  Les  anciens  de  nos  Académies  ont  encore  .^iégé,  dans  cette 
enceinte,  avec  M.  Merlin,  qui  est  resté,  pendant  près  d'un  demi-siècle,  l'autorité 

83 


646  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

dominante  dans  Tinterprétation  des  lois,  avec  M.  Siméon  qui  a  été  l*un  des  rappor- 
teurs les  plus  accrédités  du  plus  considérable  de  nos  Cckles;  et,  au  rétablissement 
de  notre  Académie  des  sciences  morales,  en  i832.  nos  prédécesseurs  ont  recueilli 
les  derniers  survivants  des  grandes  commissions  législatives  de  i8o3  el  de  i8o4- 
M.  Berlier,  à  Dijon,  M.  Grenier,  à  lUom,  ont  été  correspondants  de  l'Institut.  Enlin, 
la  faveur  bienveillante  dont  vous  avez  honoré  constamment  la  section  de  législation 
et  de  jurisprudence  atteste  Timportance  que  vous  attachez  et  les  encouragements 
que  vous  avez  toujours  donnés  au  culte  de  la  science  du  droit.  La  distinction  que 
vous  accorderiez  aujourd'hui  à  Tœuvre  si  remarquable  d'un  jurisconsulte  qui  compte 
parmi  les  professeurs  les  plus  renommés  et  les  plus  justement  estimés  de  l'irniver- 
site,  est  donc  parfaitement  opportune;  pour  le  fonds,  l'œuvre  est  scientifiquement 
éminente,  et,  pour  la  forme  même,  elle  a  un  mérite  tout  aussi  académique.  Elle 
continue  avec  lionneur  cette  succession  de  belles  œuvres  juridiques  qui,  depuis 
Beaumanoir  et  Bouteiller  jusqu'à  notre  incomparable  Pothier,  ont  fait  la  gloire  de 
notre  pays  dans  le  domaine  du  droit;  et,  an  milieu  de  notre  époque  contemporaine, 
elle  se  place  au  premier  rang  des  productions  de  l'espHt  français  dans  le  départe- 
ment de  la  jurisprudence. 

Le  plan  général  de  l'ouvrage  est  celui  d'un  cours  de  droit  civil  qui  se  compose 
d'une  série  de  traités  sur  chacune  des  matières  civiles.  L'auteur  dit,  dans  sa  pré- 
face, en  parlant  du  dessin  général  de  la  composition  :  t  Cette  combinaison  m'a  per- 
tmis,  tout  en  conservant  à  mon  œuvre  l'unité  que  je  m'efforce  d'y  imprimer,  de 
t  consacrer,  à  chacune  de  ces  matières,  une  étude  plus  spéciale  et  plus  complète...  » 
En  même  temps  que  Touvrage  forme  un  tout  dont  les  différentes  parties  sont  natu- 
rellement adhérentes,  ces  différentes  parties  sont  distinctes  les  unes  des  autres  et 
forment  autant  de  traités  particuliers  qui  peuvent  se  détacher  de  l'ensemble  et  se 
suffire  à  eux-mêmes. 

Cette  combinaison,  très  bien  imaginée  au  point  de  vue  de  la  science  et  de  l'art, 
a  été  couronnée  d'un  plein  succès  au  point  de  vue  pratique.  Il  en  est  résulté  même 
un  trop  grand  succès  peut-être,  car  à  peine  un  des  traités  avait  paru,  qu'il  était 
épuisé  sur-le-champ  et  qu'il  fallait  aviser  à  une  nouvelle  édition,  laquelle,  étant 
toujours  remaniée  et  perfectionnée,  détournait  l'auteur  de  l'entier  accomplissement 
du  plan  général,  et  l'arrêtait  dans  son  élan.  Ce  n'est  donc  pas  nous  qui  jugeons  cet 
ouvrage  à  ce  moment;  il  est  jugé.  Nous  constatons  seulement  le  jugement  incon- 
testable de  l'opinion.  Nos  tribunaux,  nos  écoles,  nos  barreaux,  seront  les  promo- 
teurs, les  garants,  les  complices  du  jugement  que  nous  soumettons  à  votre  sanction 
souveraine.  Vous  ne  ferez  que  confirmer,  à  vrai  dire,  le  jugement  unanime  du  pu- 
blic compétent. 

Et  cependant,  à  l'époque  où  M.  Demolombe  a  commencé  sa  publication,  on 
aurait  pu  considérer  son  entreprise  comme  une  témérité.  Sans  parler  de  quelques 
auteurs,  qui,  comme  M.  Grenier  et  M.  Proudhon,  jouissaient  a  un  crédit  solide- 
ment établi,  dans  quelque  grandes  et  spéciales  parties  du  droit,  trois  jurisconsultes 
étaient  alors,  à  des  degrés  différents,  en  possession  de  la  faveur  et  de  Tautorité  do- 
minante dans  l'ordre  même  des  compositions  où  venait  se  placer  M.  Demolombe. 
M.  Toullier  venait  d'obtenir  un  succès  légitime  et  prolongé,  laissant  après  lui  une 
immense  réputation.  M.  Duranton,  laborieux  el  plein  de  nerf,  avait  pu  terminer 
avec  un  certain  éclat,  un  commentaire  général  qu'il  n'avait  point  été  donné  à 
M.  Toullier  d'achever,  et  tous  deux  semblaient  céder  la  place  à  un  magistrat  vaillant, 
plein  de  science,  et  doué  d'une  imagination  brillante,  ainsi  que  d*un  talent  remar- 
quable d*écrivain  :  qualités  séduisantes,  rarement  signalées  jusqu'alors  dans  la  litté- 


à 


RAPPORT  SUR  LE  PRIX  BIENNAL.  647 

rature  juridique.  J'ai  nommé  M.  Troplong,  qui  a  laissé  parmi  nous  un  profond  et 
mérîté  souvenir,  et  dont  Tinfluence  heureuse  sur  la  direction  des  études  juridiques 
ne  saurait  être  contestée. 

Les  diflicultés  dont  je  viens  de  parler  n'étaient  point  les  seules  avec  lesquelles 
M.  Demolombe  avait  à  lutter.  Il  devait  rencontrer  encore,  dans  le  cours  de  sa  vaste 
entreprise,  d'autres  concurrents  non  moins  redoutables  par  le  caractère  et  le  savoir. 
Quelques-uns  .Niègent  à  nos  côlés,  dans  cette  enceinte,  et  je  ne  puis  parler  d'eux;  ils 
se  sont  montrés  justes  pour  M.  Demolombe  qui,  à  son  tour,  ne  leur  a  pas  ménagé 
les  témoignages  de  son  estime. 

Entre  autres  nobles  rivalités,  M.  Demolombe  a  rencontré  celle  d'une  publication 
de  la  plus  haute  valeur,  que  je  ne  saurais  passer  sous  silence.  Je  veux  parler  du  Coun 
de  droit  civil  français ,  d'après  la  méthode  de  Zacharia^,  de  MM.  Aubry  et  Rau,  qui 
ont  illustré  notre  Faculté  de  Strasbourg  et  qui  sont  venus  honorer  la  Cour  de  cas- 
sation après  les  malheurs  publics  que  nous  déplorons.  La  mort  prématurée  de  M.  Rau 
a  été  l'objet  d'un  deuil  pour  la  science,  et  nous  lui  payons  aujourd'hui  un  juste 
tribut  de  regrets.  C'est  niolgré  de  si  dangereux  voisinages  que  l'œuvre  de  M.  Démo* 
lombe  a  gardé  son  rang  et  conservé  sa  position.  Son  succès  n'était  point  l'œuvre 
d'une  fortune  heureuse  ou  d'une  séduction  passagère;  il  était  dû  h  un  talent  véri- 
table, soutenu  par  quarante  ans  de  travaux  habilement  dirigés;  aussi  l'opinion,  tout 
en  se  montrant  équitable  pour  ses  rivaux,  est  demeurée  fidèle  au  doyen  de  l'Ecole 
de  droit  de  Caen,  elle  qui  abandonne  souvent,  avec  tant  de  facilité,  après  quelques 
années  de  faveur,  les  ouvrages  auxquels  elle  a  donné  naguère  le  plus  grand  crédit. 

Lés  qualités  du  style  n'ont  point  été  inutiles  à  la  fortune  du  livre.  Mais,  dans  une 
œuvre  aussi  sérieuse,  les  mérites  de  forme  ne  sont  qu'accessoires;  un  mérite  plus 
solide,  et  que  le  lecteur  y  désire,  est  celui  d'une  pureté  constante  dans  les  principes 
juridiques,  la  rectitude  habituelle  des  solutions,  et  cette  élévation  philosophique  de 
la  pensée  qu'anime  le  sentiment  éclairé  de  la  justice.  Les  doctrines  fondamentales 
de  notre  législation,  qu'une  certaine  école  essaye  vainement  d'ébranler,  ont  trouvé 
chez  M.  Demolombe  un  défenseur  puissant  et  déclaré;  il  a  porté  dans  cette  partie 
de  son  travail  toute  l'autorité  de  son  talent,  toute  la  verve  de  son  e.sprit.  La  juris- 
prudence de  nos  tribunaux  le  préoccupe  toujours;  elle  lui  représente  l'activité 
réelle  de  notre  vie  moderne,  et  il  en  tient  un  compte  notable.  On  lui  reproche 
même  d  accorder  trop  d'importance  à  cet  élément  juridique  :  reproche  qui  s'éva- 
nouit bientôt,  si  l'on  veut  bien  y  réfléchir. 

En  effet,  la  sage  loi  nouvelle  qui  oblige  nos  tribunaux  à  motiver  leurs  arrêts,  est 
non  seulement  une  precicu.se  garantie  contre  les  jugements  arbitraires,  mais  elle  est 
encore,  ou  plutôt  elle  est  devenue  forcément  un  instrument  srientitique,  et,  sous 
son  influence,  les  décisions  particulières  de  la  justice  se  transforment  à  la  longue 
en  doctrines  générales  et  en  éléments  de  la  science  judiciaire.  Ne  nous  en  plaignons 
pas ,  car  nous  sommes  redevables  à  cette  influence  de  l'amélioration  progressive  de 
nos  lois.  Nous  en  avons  éprouvé  les  eflets  dans  la  modification  de  nos  lois  crimi- 
nelles. Nous  les  avons  éprouvés  aussi  dans  l'amélioration  de  notre  loi  civile  en  des 
points  importants.  Il  est  impossible  de  méconnaître  ces  résultats.  La  discussion  de 
la  jurisprudence  et  l'étude  attentive  de  ses  monuments  sont  donc  une  condition  de 
la  science  moderne,  non  seulement  au  point  de  vue  pratique  de  la  conduite  des 
affaires,  mais  encore  au  point  de  vue  spéculatif  de  la  science  du  juste  et  de  l'injuste. 

La  jurisprudence  est  la  mise  en  œuvre  du  droit.  Elle  se  modifie  chez  nous  au  gré 
de  l'opinion  générale  et  des  besoins  de  la  société;  elle  s'éclaire,  se  développe  et 
s'améliore  elle-même,  par  le  seul  bénéfice  du  temps  et  de  la  publicité.  Tout  en 

85. 


ùkS  JOUr.NAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

conservant  de  suincs  traditions,  elle  accomplit  spontanément,  et  avec  mesure  «  des 
évolutions  utiles  et  nécessaires.  C'est  donc  avec  raison  que  nos  jurisconsultes  suivent 
avec  attention  et  discutent  avec  soin  les  monuments  do  la  jurisprudence,  qui  sont 
comme  un  écho  de»  la  pensée  judiciaire  du  pays. 

La  haute  récompense  donnée  par  TJnstitut  à  une  grande  composition  juridique 
aura ,  soyez-en  surs ,  en  France  comme  à  l'étranger,  un  retentissement  fécond  et  les 
conséquences  les  plus  heureuses.  Permettez-ujoi  d  ajouter  qu'en  couronnant  cette 
œuvre  remarquable,  votre  éniinent  suilragc  couronnera  aussi  un  personnage  que  la 
considération  publique  entoure  de  ses  témoignages  les  plus  flatteurs.  Jamais  distinc- 
tion n*aura  éié  mieux  placée,  et  chacun  de  vous  en  siit,  à  cet  égard,  plus  que  je  n'en 
saurais  dire  à  cette  heure.  L'unanimité,  la  spontanéité  d'une  grande  comniission, 
d'abord,  et  puis  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  nous  est  l'augure 
du  succès  de  la  proposition  auprès  de  l'Institut  tout  entier. 

Nous  concluons  a  ce  qu'il  plaise  à  l'Institut  réuni  ratifier  la  désignation,  faite  par 
l'Académie  des  sciences  mondes,  de  l'ouvrage  de  M.  Demolombc,  pour  que  le  grand 
prix  biennal  lui  soit  décerne. 

Ch.  Giraud. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES- 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


SÉANCE  PUBLIQUE  ANNUELLE  DES  CINQ  ACADÉMIES. 

La  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies  de  Unsiitut  a  eu  lieu  le  samedi 
a5  octobre  1S79,  ^^"^  '^  présidence  de  M.  Daubrée,  président  de  l'Académie  des 
sciences,  a^^sisté  de  MM.  Cunille  Doiicet,  de  Rozière,  Hébert,  Vacherot,  délégués 
des  Académies  française,  des  inscriptions  et  heres-lellres,  des  beaux>arts  et  des 
sciences  morales  et  politiques,  et  de  MM.  J.  Bertrand  et  J.-B.  Dum^is,  set-rétaires 
perpétuels  de  l'Académie  des  sciences,  secrétaires  actuels  du  bureau  de  l'Institut. 

A  l'ouverture  de  la  si^ance,  le  président  a  prononcé  un  discours  et  proclamé  Je 
pn\  biennal ,  qui  a  été  décerné,  pour  1879,  à  M.  Demolombe,  doyen  de  la  Faculté 
de  droit  de  Caen ,  correspondant  de  l'Institut  pour  son  Cours  de  Code  civil  (  3o  vol. 
in-S"). 

A  la  suite  de  ce  discours  il  a  été  donné  lecture  du  rapport  sur  le  concours  de  1879  * 
pour  le  prix  de  linguistique,  fondé  par  M  de  Voiney. 

La  Commission  a  décerné  ce  prix  à  M.  Auguste  Dozon,  pour  son  Manuel  ds  fa 
langue  chkipe  ou  albanaise ,  iframmaire ,  chrestoniathie ,  vocabulaire.  (  Paris ,  1 878 ,  iii-8*.) 

La  séance  s'est  terminée  par  la  lecture  des  quatre  morceaux  suivants  :  La  bataille 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  649 

> 

de  Malplaqaet ,  fragment  d'histoire,  par  M.  Charles  Giraud,  de  rAcadémie  des 
sciences  morales  et  politiques.  —  Eludes  et  souvenirs  de  théâtre.  Un  conseiller  dramU' 
tique,  par  M.  Legouvé,  de  l'Académie  française.  — Le  comte  BaltJiazar  Castiglione  et 
ton  portrait  au  Louvre,  par  M.  Gruyer,  de  l'Académie  des  heaux  arts.  —  Notice  sur 
V origine  antique  d'un  conte  des  Mille  et  une  nuits ,  par  M.  Edmond  Le  Blant,  de  rAca- 
démie des  inscriptions  el  belles -lettres. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  Dortet  de  Tessan,  membre  de  TAcademie  des  sciences,  est  décède  à  Paris,  le 
3o  septembre  1879. 

ACADÉiMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

L*Académie  des  beaux-arls  a  tenu,  ic  samedi  18  octobre,  sa  séance  publique 
annuelle  sous  la  présidence  de  M.  J.  Thomas. 

Après  Texécution  d'une  ouverture  composée  par  M.  Véronge  de  la  Nux,  pension- 
naire de  TAcadémie  de  France  à  Rome ,  élève  de  M.  François  Bazin ,  la  séance  a 
commencé  par  un  discours  du  président,  qui  a  été  suivi  de  la  proclamation  des 
prix  décernés  et  des  prix  proposés. 

Grands  prix  de  peinture.  —  Sujet  du  concours  :  a  La  mort  de  Démosthène.  » 
—  Premier  grand  prix,  M.  Bramtot  (  Alfred -Henri  ) ,  né  à  Paris,  le  18  juillet  1862  , 
élève  de  M.  Bouguereau.  —  Premier  second  grand  prix,  M.  Buland  (Jean-Eugène), 
né  à  Paris,  le  a  A  octobre  1862  ,  élève  de  M.  Cabanel.  —  Deuxième  second  grand 
prix,  M.  Pichot  (Emile),  né  à  la  Chapelle- Vendomoise  (Loir  et*Cher),  le  aa  sep- 
tembre 1867,  élève  de  MM.  Cabanel  et  Bertrand. 

SGULPTURK. 

Sujet  du  concours  :  «  Le  jeune  Tobie  rendant  la  vue  à  son  père.  »  —  Premier 
grand  prix,  M.  Fagel  (Léon),  né  à  Valenciennes ,  le  19  janvier  i85i,  élève  de 
M.  Caveher.  —  Premier  second  grand  prix,  M.  Mombur  (Jean) ,  né  à  Ënnezal  (Puy- 
de-Dôme),  le  22  février  i85o,  élève  de  MM.  Dtimont  et  Bonnassieux.  —  Deuxième 
second  grand  prix,  M.  Pépin  (Édouard-Félicien-Alexis),  né  à  Paris,  le  ai  novembre 
i853,  élève  de  M.  Cavelier. 

ARCHITECTURE. 

Programme  donné  par  l'Académie  :  «  Un  Conservatoire  de  musique.  »  —  Pre- 
mier grand  prix,  M.  Blavette  (Victor-Auguste),  né  à  Brains  (Sarthe),  le  4  octobre 
i85o,  élève  de  M.  Ginain.  —  Premier  second  grand  prix,  M.  Girault  (Charles),  né 
âCosne  (Nièvre),  le  37  décembre  i85i,  élève  de  M.  Daumet.  —  Deuxième  second 
grand  prix,  M.  Genuys  (Charles-Louis),  né  à  Paris,  le  9  août  i85a,  élève  de 
M.  Train. 

COMPOSITION    MUSICALE. 

Sujet  du  concours  :  [Jne  cantate  à  Irois  personnages,  intitulée  «  Médée.  »  —  Pre- 
mier grand  prix,  M.  Hùe  (Georges- Adolphe),  né  à  Versailles,  le  6  mai  18 58,  élève 


650  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

de  M.  Reber.  —  Second  grand  prix,  M.  Hillemacher  (Lucien- Joseph-Edouard),  né 
à  Paris,  le  lo  juin  1860,  élève  de  M.  Massenet. 

L'Académie  a  accordé  une  mention  honorable  à  M.  Marty  (Eugène-Georges), 
né  à  Paris,  le  16  mai  1860,  élève  de  M.  Massenet. 

Prix  Leprince.  —  L* Académie  déclare  que  M.  Bramtot,  pour  la  peinture,  M.  Fa- 
gel,  pour  la  sculpture,  et  M.  Blavette,  pour  Tarchitecture ,  sont  appelés ,  eu  1879, 
à  profiter  de  la  donation  de  M"'  Leprince. 

Prix  Deschaumes.  —  Ce  prix,  d  une  valeur  de  i,5oo  francs,  fondé  en  vue  d'en- 
courager déjeunes  architectes  se  distinguant  par  leur  aptitude  pour  leur  art  et  par 
leurs  bons  sentiments  à  Tégard  de  leur  famille,  a  été  partagé,  cette  année,  entre 
MM.  Reynaud  et  Viée.  L'Académie  offre,  en  outre,  une  médaille  de  5oo  francs  à 
Tauteur  des  paroles  de  la  cantate  pour  le  grand  prix  de  musique,  M.  Grimault. 

Prix  Maille 'LatourLandiy.  —  Institué  par  M.  le  comte  de  Maillé-Latour-Landry 
en  faveur  d'artistes  dont  le  talent  déjà  remarquable  mérite  d'être  encouragé ,  ce  prix, 
qui  est  biennal,  a  été  partagé,  cette  année,  entre  M.  Lucas,  peintre,  et  MM.  Tur- 
can  et  Paris,  sculpteurs. 


PRIX  FONDE  PAR  M.  BORDIN. 


La  fondation  de  M.  Bordin  a  pour  objet  de  récompenser,  à  la  suite  de  concours, 
des  œuvres  écrites  traitant  de  Tart,  de  la  science  ou  de  la  littérature,  ou  même  par- 
fois des  ouvrages  ayant  paru  sur  ces  mêmes  matières ,  en  dehors  des  conditions  spé- 
ciales des  concours. 

Prix  Bordin.  —  L'Académie  avait  proposé  pour  Tannée  1877,  et  prorogé  à  Tannée 
1879,  ^^  sujet  suivant  :  1  Recherches  historiques  et  biographiques  sur  les  sculpteurs 
I français  de  la  Renaissance,  depuis  le  règne  de  Charles  VIH  jusquà  celui  de 
I  Henri  HT.  Considérations  sur  les  caractères  de  la  sculpture  française  à  cette 
t  époque.  • 

Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Henri  Descamps,  inspecteur  des  beaux-arts.  Une  men- 
tion honorable  a  été  accordée  à  M.  Marquet  de  V^asselot,  statuaire. 

L*Académie  avait  proposé,  pour  Tannée  1879,  la  question  suivante  :  «  Rechercher 
«  les  procédés  de  fabrication  des  méHailles  employés  dans  Tantiquité  par  les  Grecs  et 
t  par  les  Romains.  —  Faire  ressortir  les  diOérences  qui  peuvent  exister  entre  ces 
«  procédés  et  les  procédés  usités  aux  diverses  époques  modernes.  » 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  déposé  sur  ce  sujet,  T  Académie  remet  la  question 
au  concours  pour  Tannée  1880. 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  Tlnstitut,  le  3i  décembre 
1879.  ... 

La  situation  des  fonds  du  prix  Bordin  permettait  cette  année  de  décerner  une 
troisième  récompense.  L* Académie ,  autorisée  par  les  termes  mêmes  de  la  fondation , 
a  décerné  ce  prix  à  M.  Eugène  Mûntz,  bibliothécaire  de  TÉcole  des  beaux-arts,  pour 
son  savant  et  très  utile  ouvrage  intitulé  :  Les  Arts  à  la  cour  des  papes  depuis  le  com" 
mcncement  du  xv'  siècle  jusqu  au  milieu  du  xvi*, 

L'Académie  propose,  pour  Tannée  1881,  le  sujet  suivant:  t  Définir  Tinfluence 
I  de  Tétude  directe  de  la  nature  sur  le  style  traditionnel  dans  Tart  de  la  peinture  en 
«  Italie,  depuis  Tépo<|ue  du  Giotto  jusqu'à  la  fm  du  xvii*  siècle.  • 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  Tlnstitut,  le  3i  décembre 
1880. 

Le  prix  consiste  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  651 


PRIX  FONDÉS  PAR  M.  LE  BARON  DE  TRÉMONT. 

Prix  Trémonl.  —  M.  le  baron  de  Tréinont  a  légué  à  TAcadémie  des  beaux-arts 
une  inscription  de  a,ooo  francs  de  rente,  pour  ia  fondation  de  prii  d'encourage- 
ment à  décerner  à  divers  artistes. 

L* Académie  décerne  ces  prix  à  MM.  Roty,  graveur  en  nicdailies,  et  Boisselot, 
compositeur  de  musique. 

Prix  Georges  Lambert.  —  Ce  prix  est  décerné  chaque  année,  par  1* Académie 
française  et  par  TAcadcmie  des  beaux-arts,  à  des  hommes  de  lettres,  à  des  artistes, 
ou  à  des  veuves  d'artistes  ou  d*horames  de  lettres ,  comme  marque  publique  d'estime. 
L'Académie  partage  ce  prix  entre  M""**  veuves  Caron,  Colin,  Viger,  Robinet  et 
M.  Dubasty. 

Prix  Achille  Leclère.  —  Le  sujet  du  concours  de  1879  ^^^*^  •  *  ^"  casino.  »  — 
L'Académie  décerne  le  prix  à  M.  Girault  (Charles),  élève  de  M.  Daumet.  Elle  ac- 
corde, en  outre,  trois  mentions  honorables  :  la  première  à  M.  Michelin  (Félix), 
élève  de  M.  Guadet;  la  deuxième  à  M.  Mariaud  (Marcel),  élève  de  M.  André;  la 
troisième  à  M.  Pronier,  élève  de  M.  Moyaux. 

Prix  Chartier.  —  L'Académie  décerne  le  prix  à  M.  Godard  (Benjamin). 

Prix  Troyon.  —  L'Académie  avait  proposé ,  pour  Tannée  1879,  le  ^"j®*-  suivant  : 
«  Un  groupe  de  vieux  chênes  au  bora  de  l'eau  et  au  pied  desquels  un  paire  garde 
des  chèvres.  Fin  de  Tété.  •  —  L'Académie  a  décerné  le  prix  à  M.  Baillet  (Ernest). 
Elle  a,  en  outre,  accordé  deux  mentions  honorables  :  la  première,  à  M.  Nozai 
(Victor);  la  seconde,  à  M.  Truffant  (Georges),  élève  de  MM.  Lehmann  et  Bou- 
guereau. 

Pnx  fondé  par  M.  Duc,  —  M.  Duc,  membre  de  l'Académie  des  beaux-arts,  a 
fondé  un  prix  biennal  destiné  à  encourager  les  hautes  études  architectoniques,  —  Ce 
prix  sera  décerné,  s'il  y  a  lieu,  en  1880. 

Prix  Jean  Leclaire,  —  Les  élèves  qui  sont  appelés  à  jouir  celte  année  des  béné- 
fices du  prix  Jean  Leclaire  sont  :  MM.  Corrède,  élève  de  M.  André,  et  Contamine, 
élève  de  M.  Guadet. 

Prix  Alkwnhert,  —  Décerné  à  M.  Roty,  graveur  en  médailles. 

Prix  Delannoy,  —  M.  Delannoy  a  légué  à  l'Académie  une  rente  annuelle  de 
1,000  francs,  atin  que  cette  somme  soit  accordée,  chaque  année,  sous  le  titre  de 
prix  Delannoy,  à  l'élève  qui  aura  remporté  le  grand  prix  de  Rome  en  architecture. 
M.  Blavette  a  élé  appelé  cette  année  à  jouir  du  bénéfice  du  prix  Delannoy. 

Fondation  Jary.  —  M.  Jary  a  établi ,  en  1 84 1 ,  une  fondation  en  faveur  du  pen- 
sionnaire architecte  qui,  avant  de  quitter  l'Ecole  de  Rome,  aura  rempli  toutes  les 
obligations  imposées  par  le  règlement.  M.  Loviot,  ayant  satisfait  à  ces  conditions,  a 
été  appelé ,  celle  année ,  à  jouir  du  bénéfice  du  prix  Jary. 

Prix  Rossini,  —  L'œuvre  poétique  que  l'Académie  a  jugée  la  meilleure  et  la  plu» 
conforme  aux  conditions  du  concours,  a  pour  titre  :  La  fille  de  Jaîre,  dont  l'auteur 
est  M.  Paul  Collin. 

Pour  l'année  1880,  le  concours  de  poésie  sera  clos  le  3i  mai.  Le  jugement  sera 
rendu  le  3o  juin. 

Le  concours  de  composition  musicale  sera  dos  le  3i  mars  1881 . 

Prix  Jeun  Reynaud.  —  M"'  veuve  Jean  Reynaud,  «voulant  honorer  la  mémoire 
«  de  son  mari  et  perpétuer  son  zèle  pour  tout  ce  qui  touche  aux  gloires  de  la  France  ,  » 
a,  par  un  acte  en  date  du  a5  mars  1879,  ^^^^  donation  à  l'Institut  d'une  rente  de 


652        JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  OCTOBRE  1879. 

10,000  francs  destinée  à  fonder  un  prix  annuel  qui  sera  successivement  décerné  par 
chacune  des  cinq  Académies. 

ConfornH'ment  au  vœu  exprimé  par  la  donatrice,  «  ce  pri^  sera  accordé  au  travail 
«le  plus  méritant,  relevani  de  chaque  classe  de  Tlnstilut.  qui  se  sera  produit  pen- 
t  danl  une  période  de  cinq  ans.  Il  ira  toujours  à  une  œuvre  originale,  élevée  et  avant 
t  un  caractère  d'invention  et  de  nouveauté.  Les  membres  de  Tlnstitut  ne  seront  pas 
t  écartés  du  concours.  Le  prix  sera  toujours  décerné  inlégrraleraent.  Dans  le  ca»  où 
I  aucun  ouvrat^e  ne  paraîtrait  le  mériler  entièrement,  su  valeur  serait  délivrée  à 
•  quelque  grande  infortune  scientifique,  littéraire  ou  artistique.  11  portera  le  nom 
t  de  son  fondateur  Jean  Reynaud.  » 

Ce  prix  sera  décerné  par  l'Académie  des  beaux-arts  en  1882. 

PRIX  DE  L'ÉCOLE  DES  BEAUX-ARTS. 

Fondations  de  C'tylns  et  de  Latour.  —  L'Académie  a  arrêté,  le  i5  septembre  1821, 
que  les  noms  des  élèves  de  l'Ecole  des  beaux-arts  qui  auront,  dans  l'année,  rem- 
porté les  prix  fondés  par  le  comte  de  Caylus  {tête  d'expression)  et  par  le  célèbre 
peintre  au  pastel  de  Lalour  (demi-ligure  peinte  dite  du  torse),  seraient  proclamés  à 
la  suite  des  prix  de  l'Académie. 

M.  Michel,  sculpteur,  éli've  de  M.  Jouffroy,  a  obtenu  le  prix  Caylus;  M.  Doocet, 
peintre,  élève  de  MM.  Lefebvre  et  Boulanger,  a  obtenu  le  prix  de  Latour. 

Grandes  médailles  d'émulation.  —  Les  élèves  de  l'Ecole  dos  beaux-aiis  qui  ont 
obtenu  ces  médailles,  sont  :  pour  la  peinture,  M.  Lacaille,  élève  de  M.  Lehmann; 
pour  la  sculpture,  M.  Michel,  élève  de  M.  Jouffroy;  pour  Tarchilecture ,  M.  Corrède, 
élève  de  M.  André. 

Prix  A  bel  Blouet.  —  M.  Corrcde,  élève  de  M.  André,  a  été  appelé  cette  année  à 
jouir  des  bénéfices  de  ce  prix. 

Prix  Jay.  —  Ce  pri\,  attribué  tous  les  ans  à  Télève  qui  a  remporté  la  première 
médaille  de  construction,  a  été  obtenu,  cette  année,  par  M.  Defrasse,  élève  de 
M.  André. 

Après  la  proclamation  et  l'annonce  de  ces  prix,  M.  le  vicomte  Henri  Delaborde, 
secrétaire  perpétuel,  a  lu  une  notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  Duc,  membre 
de  rAcadémie. 

La  séance  s'est  terminée  par  l'exécution  de  la  scène  lyrique  qui  a  remporté  le 
premier  grand  prix  de  composition  musicale. 


TABLE. 

Le  Secret  du  Roi  (  2*  et  dernier  artide  de  M.  £.  Caro.  ] 381 

La  morale  ani;laise  contemporaine.  (2*  article  de  M.  Ad.  Franck.) 590 

Étude  sur  les  fonctions  physiques  des  feuilles,  etc.  par  M.  Joseph  Boussingault. 

(2'  article  de  M.  E.  Chevreul.) 003 

La  Maréchale  de  Villars  (  l"  article  de  M.  Ch.  Giraud.) 617 

Étude  sur  les  sarcophages  chrétiens  antiques,  etc.  (Article  de  M.  Gaston  Boissier.).  032 

Bappoi*t  sur  le  prix  biennal  à  décerner  en  1879.  (Article  de  M.  Ch.  Giraud.).. . .  045 

Nouvelles  littéraires 048 

FIN   DE    LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


NOVEMBRE  1879. 


Étude  sub  les  fonctions  physiques  des  feuilles  :  transpira- 
tion,  absorption  de  la  vapeur  aqueuse,  de  leau,  des  ma- 
TIÈRES SALINES,  par  M.  Joseph  Boussingault. 

TROISIÈME   ET   DERNIER   ARTICLE  ^ 

S  m. 

Transpiration  des  feuilles  par  Fun  et  l*aotre  côlé  du  limbe. 

M.  J.  Boussingault,  en  commençant  son  opuscule,  s  est  demandé  si 
Haies  dans  Tévaluation  de  la  surface  du  végétal  qui  transpire  de  Teau , 
avait  compris  les  deux  surfaces  des  feuilles.  Cette  remarque  était  fondée, 
parce  que ,  si  nous  n  avons  jamais  douté  qu  il  ne  Teùt  fait ,  nous  exprime- 
rons notre  étonnement  qu  il  ne  lait  pas  dit  explicitement  là  où  il  était 
convenable  d*en  instruire  le  lecteur.  Rappelons  que  la  Statique  des  végé- 
taux  parut  en  1727.  et  que  Charles  Bonnet  de  Genève,  auquel  une 
fortune  patrimoniale  permettait  de  se  livrer  à  l'étude  des  sciences  sans 
préoccupation  de  Tavenir,  après  s  être  occupé  de  recherches  microsco- 
piques sur  les  insectes  et  les  annélides ,  fut  obligé  d*y  mettre  fin  à  cause 
de  ralTaiblissement  de  ses  yeux,  et  qu'à  partir  de  1786  jusquen  1776 

*  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  novembre  1878,  p.  676.;  pour  le 
deuxième  article,  le  cahier  d*octobre  1879,  p.  6o3. 

83 


654  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

il  s*occupa  beaucoup  de  ïétade  des  feuilles,  et  fut  ainsi  conduit  à  tenir 
compte  de  leur  transpiration ,  sujet  spécial  de  l'opuscule  de  M.  J.  Bous- 
singault. 

Un  professeur  italien,  du  nom  de  Calendrini,  engagea  Bonnet  à  exa- 
miner les  feuilles  relativement  à  leurs  deux  surfaces,  qui,  dans  beau- 
coup de  plantes ,  sont  si  différentes  d'aspect  comme  on  le  sait  ;  par 
exemple  dans  toutes  les  plantes  dont  les  feuilles  présentent  une  face 
qui  voit  le  ciel  et  une  face  qui  voit  la  terre,  la  première  est  presque 
toujours  d*un  beau  vert  uni  avec  des  nervures  à  peine  saillantes,  tan- 
dis que  la  seconde,  d'un  vert  beaucoup  plus  clair,  présente  des  nervures 
plus  ou  moins  saillantes.  Mais,  à  une  époque  où  la  science  chimique 
n'existait  pas,  où  le  phénomène  de  la  rosée  n'était  pas  expliqué,  Bonnet 
ne  pouvait,  quel  que  fût  son  esprit  d'observation,  traiter  d'une  manière 
positive  une  partie  de  la  science  dont  les  bases  n'existaient  point.  On 
ne  doit  donc  pas  s'étonner  de  ce  qui  manque  à  des  recherches  qui  ne 
composent  pas  moins  d'un  volume  in-^^ 

Il  n'est  pas  superflu  de  faire  remarquer  la  disposition  d'esprit  de 
Bonnet  en  faveur  des  causes  finales,  disposition  que  nous  sommes  loin 
de  blâmer  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'insister  sur  l'ordre  existant  dans 
une  série  de  phénomènes  naturels  ramenés  à  des  causes  incontestables; 
mais  il  en  est  tout  autrement  lorsqu'on  rattache  des  phénomènes  à  des 
causes  éloignées  que  l'on  qualifie  de  finales  ;  en  ce  cas,  un  principe, 
excellent  à  tous  égards,  peut  être  compromis  par  la  mauvaise  applica- 
tion qu'on  en  fait. 

On  se  tromperait  beaucoup  si  Ton  pensait  que  notre  critique  s*étend 
à  toutes  les  recherches  de  Bonnet  ;  il  en  est  d'excellentes,  et  les  mécon- 
naître serait  manquer  à  la  justice  comme  à  la  vérité.  Mais  ces  différences, 
que  les  progrès  de  ta  science  ont  établies  entre  diverses  parties  de 
l'œuvre,  devaient  être  signalées  pour  montrer  la  position  assez  difficile 
où  se  trouvait  M.  J.  Boussingault  de  parler  convenablement  des  re- 
cherches de  Bonnet  sur  les  feuilles  ;  il  fallait,  avant  tout,  avoir  étudié 
l'ouvrage  entier,  afin  de  ne  traiter  que  des  sujets  dont  les  rapports  avec 
l'opuscule  de  M.  J.  Boussingault  sont  incontestables,  pour  les  considérer 
ensuite  relativement  à  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  en  séparant, 
dans  l'œuvre  du  savant  genevois,  ce  que  le  temps  a  démontré  être  vrai 
de  ce  qui  ne  l'est  qu'en  partie,  et  surtout  de  ce  qui  est  tout  à  fait  er- 
roné. 

En  toute  chose,  les  jeunes  savants  ne  sont  guère  assez  pénétrés  de  la 
nécessité  de  savoir  par  eux-mêmes  les  études  dont  les  sujets  qu'ils  veu- 
lent traiter  ont  été  antérieurement  l'objet.  Tous  ne  savent  pas  comment 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  655 

la  science  dont  ils  s'occupent  est  arrivée  au  point  où  ib  lont  reçue  du 
maître.  De  tout  temps  et  en  toute  branche  du  savoir  humain,  il  y  a  eu 
des  sujets  à  la  mode,  et  plus  dune  grande  vérité  a  été  méconnue  des 
contemporains  parmi  lesquels  elle  a  été  énoncée  parce  que  ialtention 
du  public  quelle  intéressait  était  ailleurs,  et  plus  d une  fois  est-il  arrivé 
que  lauteur  de  cette  vérité  n a  pas  été  connu  de  ceux  mêmes  qui  au- 
raient dû  en  profiter  pour  leurs  propres  recherches. 

Nous  avons  trop  étudié  l'histoire  des  progrès  des  connaissances  hu- 
maines pour  ne  pas  revenir  sur  ce  sujet  et  le  développer  avec  le  détail 
qu'il  comporte  pour  être  vraiment  utile;  car  jusqu'ici,  malheureu- 
sement, on  a  trop  ignoré  que  l'histoire  d'une  science  ne  peut  être 
professée  de  manière  à  être  utile,  qu'à  la  double  condition  que  le  pro- 
fesseur qui  en  sera  chargé  unira,  au  goût  de  l'histoire,  les  qualités 
intellectuelles  spéciales  qui  rendent  le  savant  capable  de  faire  faire  de 
grands  progrès  à  cette  science,  dont  il  est  chargé  de  professer  l'histoire. 

C'est  sous  la  vive  impression  de  cette  manière  de  voir,  après  des  lec- 
tures réitérées  de  la  Statique  des  végétaux  et  du  livre  des  Fonctions  des 
feuilles  de  Bonnet,  qu'en  revoyant  le  troisième  paragraphe  de  l'opuscule 
de  M.  J.  Boussingaull,  nous  y  avons  reconnu  une  appréciation  aussi 
consciencieuse  qu'éclairée,  et,  dès  lors ,  un  esprit  de  critique  aussi  dis- 
tingué par  le  fond  que  par  la  forme,  que  nous  avons  cru  convenable  de 
faire  trois  articles  sur  son  opuscule  au  lieu  de  deux,  que  d'abord  nous 
nous  étions  proposé  de  faire.  En  définitive,  aujourd'hui  on  voit  si  rare- 
ment les  jeunes  savants  poursuivre  des  travaux  d'un  même  genre  sur 
des  sujets  circonscrits  et  dépendants  les  uns  des  autres,  que  nous  au- 
rions cru  manquer  au  devoir  d'un  critique  consciencieux  de  ne  pas 
rendre  justice  au  jeune  savant  qui  a  accompli  de  longs  travaux  loin  de 
Paris,  lorsqu'il  la  mérite  si  bien  à  tous  égards. 

Revenons  à  Bonnet.  Renonçant,  avons-nous  dit,  à  des  recherches  sur 
les  insectes,  qui  exigeaient  l'usage  fréquent  du  microscope,  à  cause  de 
la  fatigue  de  ses  yeux,  c'est  alors  que  Calendrini,  pour  lequel  son  estime 
était  grande,  lui  donna  l'idée  de  l'étude  de  Vusage  des  feuilles  dans  la 
végétation. 

N'est-ce  pas  après  ses  observations  sur  les,  deux  faces  des  feuilles  des 
arbres  qu'avec  ses  idées  sur  les  causes  finales,  la  pensée  si  naturelle  à 
cette  disposition  d'esprit  fixa  son  attention ,  et  que  les  feuilles  lui  pa- 
rurent, par  la  face  qui  voit  la  terre,  destinées  à  absorber  la  rosée,  pour 
nourrir  le  végétal,  rosée  qu'à  cette  époque  on  croyait  s'élever  du  sol 
dans  l'atmosphère.  De  là  ne  pensait-il  pas  que  les  branches  et  leurs 
feuilles  correspondaient,  par  leurs  fonctions  dans  l'atmosphère,  aux 

83. 


656  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

racines  et  à  leur  chevelu  propres  à  absorber  dans  la  terre  de  la  ma- 
tière indispensable  à  la  vie  végétale;  et  cest  grâce  à  cette  double  cause 
que  le  végétal  fixé  au  sol  lui  semblait  devoir  se  nourrir  aux  dépens 
du  monde  extérieur. 

Une  idée  aussi  simple,  émise  par  un  savant  justement  distingué,  de- 
vait trouver  un  public  disposé  à  ladopler  comme  une  vérité,  et  cepen- 
dant Tauteur  était  un  admirateur  de  la  Statique  des  végétaux,  connaissant 
et  l'aspiration  par  les  racines  d'un  chicot  de  vigne  dépourvu  de  feuilles, 
et  l'aspiration ,  par  ces  mêmes  racines,  d  une  quantité  d'eau  considérable 
qui  se  dégageait  par  les  feuilles  d'un  helianihus  annuus.  Mais  Bonnet  ne 
voyait  pas  dans  ces  faits  une  objection ,  dans  l'opinion  où  il  était  que ,  si  la 
face  inférieure  de  la  feuille  était  destinée  à  l'absorption  de  la  rosée,  la  face 
supérieure letait  à  la  transpiration  de  l'eau  de  la  sève,  et,  fait  remarquable 
pour  tous  ceux  qui  connaissent  la  méthode  a  posteriori  expérimentale. 
Bonnet  y  a  recours ,  il  constate  par  l'expérience ,  à  son  grand  étonnement , 
qu'excepté  la  feuille  du  lilas  et  celle  des  trembles,  les  feuilles  d'arbres 
d'espèces  très  nombreuses  sur  lesquelles  il  opéra  transpirèrent  plus 
d'eau  par  leur  face  inférieure  que  par  leur  face  supérieure. 

Il  ne  s'en  tint  pas  là,  il  imagina  défaire  des  expériences  comparatives 
sur  des  feuilles  enduites  d'huile  d'olive  sur  une  de  leurs  faces  ou  sur  les 
deux,  comparativement  à  des  feuilles  semblables  non  huilées,  et,  pour 
cela,  les  feuilles  plongeaient  par  leur  pétiole  dans  une  petite  cloche 
renversée.  L'évaporation  était  évaluée  par  l'abaissement  du  liquide  dans 
le  petit  vase. 

Les  résultats  des  expériences ,  faites  sur  vingt  et  une  espèces  de  feuilles, 
furent  les  suivants  : 

Le  marronnier  d'Inde  fut  la  seule  espèce  dont  les  feuilles  huilées  sur 
la  face  supérieure  aspirèrent  moins  d'eau  que  lorsqu'elles  étaient  hui- 
lées sur  la  face  inférieure. 

Les  feuilles  de  rosier,  de  la  vigne  du  Canada,  en  aspirèrent  la  même 
quantité  quelle  que  fut  la  surface  huilée. 

Les  feuilles  des  autres  espèces  aspiraient  toutes  une  plus  grande 
quantité  d'eau  quand  c'était  la  surface  supérieure  qui  avait  été  huilée. 

Les  feuilles  des  plantes  herbacées  donnèrent  les  mêmes  résultats  que 
les  précédents. 

Et  quelle  est  la  conclusion  de  Bonnet?  Cest  que  h  face  inférieure  des 
feuilles  n'est  pas  moins  destinée  à  la  transpiration  qaà  la  nutrition. 

M.  J.  Boussingault,  après  une  critique  aussi  juste  que  convenable  de 
la  manière  d'opérer  et  des  circonstances  dans  lesquelles  les  expériences 
de  Bonnet  avaient  été  faites,  expose  de  la  manière  la  plus  concise  des 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  657 

expériences  nombreuses  exécutées  avec  les  instruments  de  précision 
que  la  science  actuelle  met  à  la  disposition  des  savants  capables  de  s  en 
servir. 

M.  J.  Boussingault,  en  répétant  les  expériences  de  Bonnet  relatives  è 
Tinfluence  exercée  par  Thuile  d'olive  sur  la  transpiration  des  feuilles,  a 
opéré  d'une  manière  beaucoup  plus  exacte;  disons,  avant  tout,  quil  a 
remplacé  Thuile  par  du  suif  préalablement  exposé  à  une  température 
de  1 3o  degrés,  pour  quil  ne  renfermât  plus  d*eau ,  et  qu'il  ne  retendait 
qu'après  que  le  corps  gras  avait  atteint  son  minimum  de  température  de 
liquéfaction.  En  outre,  les  feuilles  qui  venaient  d'être  détachées  de  leur 
tige,  puis  graissées  sur  leurs  deux  faces,  étaient  rapidement  pesées  dans 
une  tabatière  légère  d'étain ,  puis  immédiatement  exposées  à  l'air,  quatre 
au  soleil  et  trois  à  l'ombre,  et,  fait  remarquable  pour  tous  ceux  qui 
connaissent  la  difficulté  de  faire  adhérer  un  corps  gras  à  un  tissu  orga- 
nique dans  lequel  se  trouvent  des  liquides  aqueux,  toutes  les  feuilles 
ont  transpiré  de  l'eau  malgré  le  suif;  en  une  heure,  par  décimètre  carré, 
le  maximum  de  l'eau  transpirée  a  été  o*',02o  et  le  minimum  0^,000. 

Rien  de  plus  intéressant  que  le  tableau  où  M.  J.  Boussingault  donne 
le  résultat  de  la  transpiration  des  feuilles  appartenant  à  trente-trois 
espèces  de  plantes  exposées  au  soleil  et  à  l'ombre.  Les  degrés  d'humidité 
de  l'air  et  les  degrés  de  température  sont  indiqués  par  le  psychromètre 
et  le  thermomètre;  enfin  l'eau  transpirée  par  l'envers,  par  l'endroit  et  par 
les  deux  surfaces,  est  indiquée  dans  trois  colonnes  du  tableau. 

Les  conclusions  de  ces  nombreuses  et  précises  expériences  sont  : 


1*» 


Que  la  transpiration  par  les  deux  faces  est  plus  grande  au  soleil 
qu'à  l'ombre. 

2*"  Abstraction  faite  du  laurier-rose  et  du  maïs,  de  la  transpiration 
desquels  les  résultats  ont,  dit  l'auteur,  quelque  chose  d'anormal,  pour 
le  lilas,  la  vigne,  le  poirier,  l'oranger,  le  topinambour,  le  houx,  le  ca- 
talpa, le  boussingaultia ,  le  convolvulus,  Tasclépiade  et  le  pêcher,  la 
transpiration  par  l'endroit  étant  représentée  par  l'unité,  la  transpiration 
par  l'envers  l'est  par  à  ,3. 

3"  En  prenant  une  moyenne  des  observations  faites  à  l'ombre,  la 
transpiration  serait  comme  1  esta  !i,&. 

â°  La  transpiration  a  été  à  peu  près  égale  pour  les  deux  faces  des 
feuilles  du  marronnier,  du  maïs  et  de  la  pervenche. 


/ 


658  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

S  IV. 
Rapport  de  la  surface  cvaporatoire  des  feuilles  à  la  surface  absorbante  des  racines. 

Depuis  le  chicot  de  vigne  dépourvu  de  feuilles  jusquà  la  vigne  où 
elles  sont  complètement  développées,  les  racines  nous  ont  ofiert  l'or- 
gane par  excellence  pour  absorber  Teau  souterraine  indispensable  au 
développement  du  végétal,  comme  les  feuilles  nous  ont  oflert  lorgane 
par  excellence  pour  la  transpiration  de  Teau. 

Dans  la  même  plante,  la  surface  des  racines  est  notablement  infé- 
rieure à  celle  des  feuilles. 

Haies  a  estimé  que,  dans  un  helianthas  annaas,  la  surface  des  racines 
est  de  1 5  à  I  6  pieds  carrés ,  tandis  que  la  surface  des  feuilles  était  de 
39  pieds  carrés,  rapport  de  1  à  a, 5 12. 

Un  chou  lui  a  présenté  le  rapport  de  1  à  1^1,67,  '^  surface  des  ra- 
cines étant  de  1  à  a  pieds  carrés  et  celle  des  feuilles  de  1 9  pieds  carrés. 

M.  J.  Boussingault  a  parfaitement  senti  qu'il  ne  pouvait  traiter  le 
sujet  de  ce  paragraphe  sans  tenir  compte  du  genre  de  mouvement  de  la 
sève.  Résulte-t-il  d'un  système  d'organes  analogue  au  système  artériel  et 
veineux  des  animaux  supérieurs ,  comme  le  pensait  Perrault,  ou  n'est-il 
qu'un  simple  balancement  de  bas  en  haut  et  de  haut  en  bas,  comme  le 
prétend  Haies?  Si  l'auteur  ne  répond  pas  explicitement  à  la  question, 
c'est  sans  doute  parce  que  Haies,  tout  en  reconnaissant  la  probabilité 
que  la  plante  profite  de  l'eau  de  la  pluie  et  de  la  rosée  dans  la  saison 
sèche,  cela  ne  suffit  pas  probablement,  selon  M.  J.  Boussingault,  pour 
apprécier  toute  l'importance  que  Ion  attribue  aux  feuilles  dans  la  vé- 
gétation comme  oi^ane  susceptible  d'absorber  l'eau  liquide  de  l'atmos- 
phère ,  lorsque  les  racines  n'en  trouvent  pas  suffisamment  dans  le  soi. 

Telle  est  sans  doute  la  raison  pour  laquelle  M.  J.  Boussingault,  après 
avoir  rappelé  l'expérience  de  Perrault,  répétée  par  Haies,  décrit  les 
expériences  faites  par  lui-même  dans  les  conditions  les  plus  convenables 
à  mettre  en  évidence  l'influence  des  feuilles  plongées  dans  l'eau  pour 
absorber  ce  liquide  et  le  transmettre  ensuite  à  des  feuilles  de  l'individu 
qui  sont  dans  l'air. 

L'expérience  de  Perrault  consiste  à  prendre  une  partie  de  tige  por- 
tant deux  rameaux  feuillus.  L'un  d'eux  plonge  dans  l'eau  d'un  flacon , 
tandis  que  le  second  est  maintenu  dans  l'air  au  moyen  d'un  bouchon 
échancré  ;  la  comparaison  est  donc  facile  entre  les  feuilles  de  l'un  et  de 
l'autre  rameau. 

Haies  répéta  cette  expérience  sur  des  branches  de  cerisier,  de  vigne. 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  659 

de  groseillier  et  de  pommier.  Les  feuilles  du  rameau  exposées  à  Tair  se 
fanèrent  promptement,  tandis  que  les  feuilles  plongées  dans  Teau 
conservèrent  leur  fraîcheur,  le  groseillier  durant  onze  jours,  la  vigne 
et  le  pêcher  pendant  plusieurs  semaines.  En  outre,  Bonnet  avait  ob- 
servé après  Haies  que  des  feuilles  d*une  même  branche  plongées  dans 
Teau  pouvaient  nourrir  les  feuilles  supérieures  qui  n  y  plongeaient  pas. 

L*aptitude  des  feuilles  submergées  à  absorber  Teau  et  ù  la  transmettre 
au  rameau,  a  paru  si  importante,  que  M.  J.  Boussingault  a  fait  des  expé- 
riences pour  la  constater  à  toujours  en  recourant  à  la  balance  afm  d'appré- 
cier la  perte  d'eau  transpirée  par  des  feuilles  au  sein  de  l'atmosphère,  qui 
ne  recevaient  le  liquide  que  par  des  feuilles  submergées  de  la  même 
branche.  Il  a  opéré  sur  deux  rameaux  d'une  même  branche  de  platane 
et  de  lilas. 

La  surface  des  feuilles  de  platane  submergées  était  de  io'àIi  centi- 
mètres carrés,  et  celles  des  feuilles  qui  ne  l'étaient  pas,  de  19 33  cen- 
timètres carrés. 

L'expérimentateur,  en  évaluant  l'eau  transpirée,  tenait  compte  du 
thermomètre  et  du  psychromètre.  Dans  la  nuit  de  12  heures  du  27 
au  28  septembre,  la  perte  en  une  heure  par  décimètre  carré  fut  de 
0^,02 1  ;  du  28  septembre  au  soleil,  de  o^,3oo;  dans  la  nuit  du  28  au 
29  septembre,  de  o*'.oo8. 

L'expérience  fut  répétée  sur  une  betterave  dont  on  avait  coupé  la 
partie  inférieure,  siège  des  racines;  elle  fut  placée  renversée  dans  un 
vase  d'eau  de  manière  qu'une  moitié  environ  des  feuilles  plongeait  dans 
feau  et  l'autre  dans  Tair.  Celles-ci  se  fanèrent  en  un  jour,  tandis  que 
les  feuilles  submergées  avaient  conservé  leur  fraîcheur. 

L'espace  me  manque  pour  exposer  les  réflexions  que  me  suggère 
cette  expérience  remarquable  à  plusieurs  égards. 

Enfin,  M.  J.  Boussingault  décrit  avec  le  plus  grand  détait  une  double 
expérience,  qui  fut  en  réalité  comparative,  depuis  le  8  septembre 
jusqu'au  2  4,  mais  qui  plus  tard  cessa  de  l'être. 

Un  rameau  de  vigne  A  fut  plongé  dans  un  vase  d'eau,  de  manière 
que  la  surface  des  feuilles  submergées  était  de  1 5  décimètres  carrés  et 
celle  des  feuilles  exposées  à  l'air  de  2  3  décimètres  carrés. 

Un  rameau  de  vigne  B ,  semblable  au  précédent,  fut  plongé  par  l'ex* 
trémité  inférieure  seulement,  dont  la  section  était  de  1  centimètre  carré; 
toutes  les  feuilles  de  B  étaient  donc  dans  l'atmosphère. 

Rameau  A. 

Du  8  septembre  à  1 1^,50""  du  matin  jusqu'au  9  septembre  à  5^,30"*, 


660  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

rëvaporation  par  décimètre  carré  et  par  heure  fut  de  0^,17  ;  du  9  sep- 
tembre ù  5^,30"^  jusqu'au  10  septembre,  en  réduisant  les  ilx  heures  à 
1 Q  heures  de  jour,  Fauteur  estime  la  transpiration ,  par  heure  et  déci- 
mètre carré,  à  o^',o8»  et  observe  que  les  feuilles  dans  lair  étaient  en 
très  bon  état. 

hameau  B. 

Par  opposition  aux  feuilles  du  rameau  A  qui  étaient  dans  lair,  celles 
du  rameau  B  étaient  toutes  flétries. 


S  V. 

Absorption  de  l*eau  sur  les  surfaces  des  feuilles. 

Le  sujet  de  ce  paragraphe  justifie  finsistance  que  M.  J.  Boussingault 
a  mise  pour  établir  dune  manière  incontestable  que,  si  les  feuilles  sont 
généralement  Forgane  de  la  transpiration  de  feau  absorbée  par  la  ra- 
cine, elles  sont  susceptibles,  dans  certains  cas,  d'agir  à  l'instar  des  ra- 
cines pour  absorber  de  l'eau  liquide. 

Beaucoup  défaits,  exposés  dans  les  paragraphes  précédents,  mettent 
en  évidence  que  des  chaleui*s  excessives,  des  vents  secs,  sont  des  causes 
puissantes  de  transpiration  des  plantes,  et,  lorsque  ces  causes  ne  sont 
pas  excessives  pour  tuer  les  feuilles,  celles-ci  perdent  leur  raideur  et 
leur  fraîcheur,  elles  se  flétrissent.  Quand  le  mal  nest  pas  extrême,  les 
jardiniers  et  les  cultivateurs  savent  qu'il  suffira  de  la  fraîcheur  de  la 
nuit,  d'une  pluie  susceptible  d'humecter  la  terre,  d'une  rosée  abon- 
dante qui  mouille  le$  feuilles,  pour  que  celles-ci,  qui  ont  été  flétries 
dans  la  journée,  reparaissent  le  lendemain,  après  la  fraîcheur  de  la 
nuit  et  une  rosée  abondante,  avec  leur  rigidité  et  la  couleur  verte  unie 
de  la  feuille  fraîche. 

En  lisant,  comme  nous  l'avons  fait,  avec  une  attention  soutenue 
l'opuscule  de  M.  J.  Boussingault,  nous  avons  acquis  plus  que  per- 
sonne la  conviction  que,  dans  les  sciences  d'observation  et  d'expérience, 
Tobservation  est  insuffisante  et  que  le  recours  à  l'expérienee  est  indis- 
pensable, mais  que  la  conclusion  déduite  d'une  première  expérience 
doit  être  confirmée  par  une  seconde;  tout  en  reconnaissant  que  cette 
marche  est  longue,  et  qu'elle  a ,  pour  beaucoup  de  lecteurs,  plus  sensibles 
à  la  forme  qu'au  fond,  le  défaut  de  la  minutie,  remarquons  qu'ils  n'ont 
pas  réfléchi  aux  conséquences,  fâcheuses  pour  la  science,  de  recherches 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  661 

légèrement  conduites,  annonçant  comme  vérités  des  propositions  qui 
ne  sont  nullement  démontrées. 

La  manière  dont  M.  J.  Boussingault  a  traité  la  question  de  l'absorp- 
tion de  leau  par  la  surface  des  feuilles,  objet  de  ce  paragraphe,  est  la 
justification  des  considérations  précédentes.  Si  M.  Duchartre  ainsi  que 
les  jardiniers  et  les  cultivateurs  ne  doutent  point  avec  raison  de  la 
faculté  qu ont  les  feuilles  d'absorber  leau  des  pluies  et  de  la  rosée  qui 
mouillent  les  plantes,  Taccord  n existe  plus  lorsqu'il  s'agit  de  l'absorp- 
tion de  leau  existant  à  l'élat  de  vapeur  invisible  dans  l'atmosphère, 
et  telles  sont  les  questions  que  l'auteur  a  soumises  à  des  expériences 
variées,  et  dont  les  conséquences  donnent  la  certitude. 

M.  J.  Boussingault  s'est  assuré  que  des  pervenches  qui  avaient  subi 
une  sécheresse  prolongée  de  vingt  jours  (du  5  du  mois  de  juillet  au 
2  5),  de  manière  que  leurs  feuilles  flétries  touchaient  leurs  tiges,  avaient 
la  faculté  d'absorber  la  vapeur  d'eau  qui  existe  à  saturation  dans  une 
atmosphère  limitée.  Un  rameau  de  pervenche,  garni  de  vingt  feuilles,  fut 
plongé  dans  une  atmosphère  saturée  de  vapeur  d'eau  :  les  feuilles  repré- 
sentaient 662  centimètres  carrés;  il  pesait  4  grammes  :  à  huit  heures  du 
matin  il  fut  mis  dans  une  cloche  saturée  de  vapeur  d'eau  et  reposant 
sur  de  l'eau  exempte  d'acide  carbonique.  Il  y  resta  2  5  heures.  Il  pe- 
sait alors  à^j  1  5  ;  il  avait  donc  absorbé  o^,  1 5  d'eau  sans  avoir  décom- 
posé d'acide  carbonique.  L'absorption  de  la  vapeur  d'eau  fut  donc  de 
0^,02  3  par  décimètre  carré.  Le  rameau,  plongé  de  nouveau  dans  l'at- 
mosphère saturée  de  vapeur  d'eau  durant  douze  heures ,  augmenta  encore 
de  o^,o5;  le  même  rameau  pesant  A^'jao  plongé  dans  l'eau  pendant 
douze  heures,  en  absorba  5^,  18;  toutes  les  feuilles  étaient  fermes  et  re- 
dressées; l'absorption  de  l'eau  liquide  était  de  0^,778  par  décimètre  carré. 

Une  remarque  importante  encore,  c'est  que  les  pervenches  restées 
en  pleine  terre,  dont  les  feuilles  étaient  complètement  flétries,  ayant 
reçu,  le  27  juillet,  une  pluie  de  quarante-huit  heures,  se  présen- 
tèrent avec  tous  les  signes  de  la  fraîcheur  le  29,  et  cependant  le  sol 
n'était  encore  mouillé  qu'à  2  ou  3  centimètres  de  profondeur.  Indu- 
bitablement, selon  M.  J.  Boussingault,  les  feuilles  eurent  leur  part 
comme  absorbant  de  l'eau  pluviale;  après  une  nouvelle  période  de  sé- 
cheresse, les  feuilles  d'une  asclépiade  présentèrent  des  phénomènes 
analogues. 

Il  en  fut  de  même  des  feuilles  de  platane  et  de  vigne. 

Enfin  on  peut  conclure,  avec  M.  J.  Boussingault,  que  toutes  les 
feuilles,  qui,  après  la  sécheresse,  ont  perdu  leur  eau  de  constitution, 
reprennent  leur  raideur  et  leur  fraîcheur  lorsqu'elles  sont  en  contact 

84 


662  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

avec  Teau  liquide,  mais  elles  cessent  d*en  absorber  lorsqu'elles  sont 
pourvues  de  leur  eau  de  constitution.  Les  fruits  se  comportent  autre- 
ment, dit  M.  J.  Boussingault. 

Puisque  M.  J.  Boussingault  parle  de  la  différence  existant  entre  les 
feuilles  et  les  fruits  relativement  à  Teau,  quon  nous  permette  d'ajouter 
une  observation  dont  nous  avons  été  témoin  de  1818  à  i8ao,  croyons- 
nous.  Elle  appartient  à  Aubert  Aubert  du  Petit-Thouars,  qui  fut  un  des 
botanistes  français  les  plus  originaux  à  tous  égards.  Il  présenta  alors  à 
la  société  philomathique  deux  branches  de  prunier  chargées  de  prunes; 
lune,  après  avoir  été  séparée  de  la  tige,  avait  été  effeuillée  et  les  fruits 
respectés;  ils  étaient  de  la  plus  belle  apparence,  tandis  que  la  seconde 
branche,  qui  avait  conservé  toutes  ses  feuilles,  ne  présentait  que  des 
prunes  flétries,  par  la  raison  que  leur  suc  ou  sa  partie  aqueuse  s'était 
portée  sur  les  feuilles,  où  Teau  constitutive  avait  été  maintenue. 

S  VI. 

Absorption  par  les  feuilles  des  sels  en  solution 

(dans  Teau). 

M.  J.  Boussingault,  au  courant  des  travaux  qui  ont  précédé  les  siens 
avant  de  traiter  la  question  élevée  par  l'énoncé  du  sixième  paragraphe, 
savait  très  bien  la  différence  existant  entre  l'eau  pure,  pénétrant  dans 
les  plantes  parles  feuilles,  et  l'eau  naturelle  pouvant  contenir  des  sels 
ou  des  parties  solubles  d'origine  organique  pénétrant  par  les  racines. 

Effectivement,  celle-ci  apporte  à  la  plante  des  matières  nécessaires 
à  son  développement;  sous  ce  rapport,  ce  n'est  donc  pas  de  l'eau  pure 
qui  s'ajoute  à  la  sève;  c'est  une  fraction  de  matière  complexe  qui  est 
indispensable  à  l'entretien  de  la  végétation ,  et  dont  le  premier  acte  est 
de  s'assimiler  à  la  sève,  d'y  ajouter  ce  qui  lui  manque,  à  savoir  eau  de 
constitution  et  matière  destinée  à  l'assimilation.  Voilà  comment  j'en  visage 
depuis  longtemps  la  relation  de  l'eau  puisée  dans  le  sol  avec  la  sève. 
C'est  ainsi  que  des  chlorures  de  potassium  et  de  sodium,  des  sulfates, 
des  phosphates  de  potasse,  de  soude,  des  sels  ammoniacaux,  pénètrent 
dans  la  plante. 

L'eau  puisée  dans  le  sol  est  donc  un  véhicule  qui,  grâce  à  l'oi^gani- 
sation  de  la  plante,  porte  la  nourriture  où  elle  est  indispensable.  C'est 
ici  que  le  nom  de  Théodore  de  Saussure  s'impose  comme  l'homme  qui 
a  fait  le  premier  des  travaux  propres  à  montrer  les  conditions  néces- 
saires à  observer  pour  donner  aux  plantes  des  solutions  salines  qui 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  665 

leur  sont  convenables.  Il  a  établi  que  la  solution  favorable  d'un  sel  à  la 
vie  végétale  était  que  l'eau  ne  nécessitait  guère  que  12  ou  3  millièmes 
de  sei  pour  être  efficace,  une  proportion  plus  forte  tuant  la  plupart 
des  plantes. 

M.  J.  Boussingauit,  parlant  du  fait  général  que  les  solutions  salines 
doivent  être  extrêmement  étendues,  comme  la  établi  Th.  de  Saussure, 
a  fait  usage  delà  solution  saturée  de  sulfate  de  chaux  contenant,  dit-il, 
deux  millièmes  de  ce  sulfate,  et  présentant  ce  phénomène  que  la  so- 
lution qui  n  est  pas  absorbée  pendant  un  temps  où  elle  cède  de  la  va- 
peur d*eau  à  Tair,  le  sel  correspondant  à  cette  fraction  d'eau  apparaît  en 
aiguilles  cristallines  sur  les  feuilles,  et,  en  supposant  l'absorption  lente, 
le  titre  primitif  de  la  solution  ne  se  conserve  pas,  mais  la  concentration 
n  a  aucun  inconvénient  pour  la  santé  de  la  plante.  D'ailleurs,  l'auteur  a 
eu  l'heureuse  idée  de  mettre  des  gouttes  d*eau  de  sulfate  de  chaux  sur 
les  feuilles  et  de  les  recouvrir  d'un  verre  convexe  dont  les  bords  avaient 
été  légèrement  graissés,  afin  d'éviter  la  concentration  de  la  solution 
qui  aurait  pu  résulter  de  l'évaporation  d'une  portion  de  l'eau  de  la  solu- 
tion saline. 

Les  expériences  exposées  dans  ce  paragraphe  réunissent  k  l'intérêt 
de  la  nouveauté  tous  les  détails  qui  donnent  au  lecteur  savant  la  cer- 
titude que  l'auteur  n'a  reculé  devant  l'emploi  d*aucun  des  moyens  d'ac- 
tion ni  de  l'usage  des  instruments  capables  de  mesurer  l'intensité  de 
ceux-ci,  tels  que  le  thermomètre  et  le  psychromètre.  Dans  le  paragraphe 
précédent,  M.  J.  Boussingauit  a  mis  hors  de  doute  que  les  plantes 
sont  exposées  par  la  sécheresse,  par  exemple,  à  absorber  par  leurs 
feuilles  l'eau  pure  liquide  et  même  la  vapeur  aqueuse  de  l'atmosphère , 
et  que  ïendroit  de  la  feuille  est  moins  efficace  que  Yenvers  à  la  produc- 
tion de  ces  effets.  Même  résultat  ici  pour  une  eau  tenant  en  solution 
des  sels,  des  chlorures,  etc.,  de  sorte  qu'il  est  des  cas  dans  la  végétation 
où  l'eau  qui  pénètre  par  les  feuilles  dans  la  plante  peut  porter  un  aliment 
comme  le  fait  l'eau  souterraine  pénétrant  par  les  racines;  seulement, 
remarquons  qu'il  n'y  a  pas  identité  si  l'on  admet  que  l'eau  souterraine 
peut  donner  à  la  plante,  avec  les  sels,  des  parties  solubles  provenant  de 
la  matière  organique  de  Tengrais. 

Exposons  les  expériences  suivantes  pour  donner  une  idée  de  la  ma- 
nière dont  l'auteur  a  institué  et  exécuté  ses  expériences. 

La  question  était  de  savoir  si  des  feuilles  de  luzerne  peuvent  absor- 
ber une  solution  de  sulfate  de  chaux,  sans  laisser  aucun  résidu  k  la 
partie  de  la  surface  de  la  feuille  sur  laquelle  on  a  versé  une  goutte  de 
solution  de  sulfate  de  chaux. 

H. 


664  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

i"^ juillet.  Quatre  feuilles  de  luzerne  furent  exposées,  le  matin, 
au  soleil;  à  quatre  heures,  elles  avaient  perdu  une  quantité  notable  de 
leur  eau,  que  Tauteur  qualifie  de  constitution.  On  versa  alors  sur  ïen- 
droit  et  sur  ïenvers  deux  gouttes  de  solution  saturée  de  sulfate  de  chaux. 

Le  lendemain,  2  juillet,  les  deux  gouttes  avaient  disparu  sans  laisser 
aucun  résidu  sensible. 

2  juillet.  Même  résultat  sur  deux  feuilles  de  vigne,  observé  le  3  au 
matin. 

Ayant  remis  trois  gouttes  de  solution,  elles  furent  complètement 
absorbées  à  sept  heures  du  soir. 

Des  feuilles  de  trèfle  et  de  châtaignier  présentèrent  le  même  résultat 
après  vingt-quatre  heures;  et  des  feuilles  de  haricot  le  même  résultat  après 
trente-six  heures. 

Sur  le  choa-rave ,  Tabsorplion ,  après  trente-six  heures ,  ne  fut  complète 
que  sur  ïenvers  de  la  feuille. 

Sur  le  chou,  Vendroit  présenta  de  petits  cristaux. 

Sur  une  feuille  de  rosier  blanc,  à  neuf  heures  du  matin,  on  mit  deux 
gouttes  deau  de  sulfate  de  chaux  à  ïendroit.  Une  des  gouttes  resta  libre, 
l'autre  fut  recouverte  dun  verre  de  montre;  la  première  goutte  ^tait 
absorbée  à  midi,  la  seconde  ne  le  fut  que  le  lendemain,  à  dix  heures. 

Sur  des  feuilles  de  laarier-rose ,  des  gouttes  de  sulfate  de  chaux  étaient 
absorbées,  à  neuf  heures,  sur  Vendroit  et  sur  Yenvers. 

Sur  le  laurier-cerise ,  la  goutte  libre  était  absorbée  sur  ïenvers  ,  elle 
laissa  un  résidu  sur  ïendroit. 

Sur  les  feuilles  d'asclépiade,  quand  il  y  a  eu  absorption,  elle  na  pas 
été  complète. 

Résultats  analogues  sur  les  feuilles  de  topinambour;  on  mit  trois 
gouttes  de  solution  de  sulfate  de  chaux  sur  ïendroit  et  ïenvers;  une  des 
trois  gouttes  était  couverte  d*un  verre  de  montre. 

Sur  ïenvers,  les  trois  gouttes  étaient  absorbées  après  trois  heures  ; 
sur  ïendroit,  il  fallut  de  six  à'Sept  heures. 

Des  feuilles  de  betterave,  traitées  en  même  temps  que  les  précédentes, 
se  sont  comportées  différemment,  quant  à  la  rapidité  de  labsorption; 
il  a  fallu  vingt-quatre  heures  ;  il  n'est  resté  sur  ïendroit  qu*un  indice  de 
sel,  dit  M.  Boussingault. 

Des  feuilles  de  marronnier  d'Inde  absorbèrent,  après  trois  heures, 
la  solution  de  sulfate  de  chaux,  sauf  un  léger  résidu  qui  disparut  le 
soir,  après  qu'on  y  eut  ajouté  de  l'eau. 

Des  feuilles  de  concombre,  de  platane,  de  grande  pervenche ^  de  lierre^ 
d'iris,  dépêcher,  se  sont  comportées  d'une  manière  analogue. 


à 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  665 

M.  J.  Boussingault  fait  une  remarque  judicieuse,  propre  à  expli- 
quer cornaient  une  goutte  d*eau  de  sulfate  de  chaux  peut  être  absorbée 
assez  rapidement  pour  ne  pas  laisser  de  résidu  sur  les  feuilles;  la  pre- 
mière raison  est  que  Tétendue  de  la  surface  peut  dépasser  un  déci- 
mètre carré,  lorsque  la  surface  de  la  goutte  est  excessivement  petite; 
la  seconde  raison  est  que  la  surface  de  la  feuille  donne  lieu  à  une  trans- 
piration très  grande,  et  qu'au  commencement  de  Texpérience,  la  tem- 
pérature de  la  feuille  excède  un  peu  celle  de  Tair.  Une  faut  pas  oublier 
que  l'eau  contenue  dans  la  feuille  met  obstacle  à  labsorption  de  la 
goutte  et,  dès  lors,  que  la  transpiration  est  favorable  à  Tabsorplion. 

Les  feuilles  absorbent  très  bien  les  solutions  de  sulfate  et  dazotate 
de  potasse,  dans  les  conditions  où  la  solution  de  sulfate  de  chaux  est 
absorbée.  Il  n  en  est  pas  de  même  des  solutions  de  chlorure  de  sodium 
et  d'azotate  d'ammoniaque. 

Mais  on  pourra  se  demander  quelle  serait  l'action  des  feuilles  tenant 
à  la  plante ,  relativement  à  des  solutions  salines  qu'on  mettrait  sur  Yendroil 
de  leur  surface.  M.  J.  Boussingault  nous  répondra  que  des  gouttes  de 
solution  saturée  de  sulfate  de  chaux,  mises  à  six  heures  du  soir  sur 
des  feuilles  de  rose  trémière,  de  vigne,  de  géranium,  d'asclépiade,  de 
laarler-cerise ,  de  concombre,  de  haricot,  donnèrent  les  résultats  suivants , 
observés  le  lendemain  à  sept  heures  du  matin. 

Labsorption  avait  été  incomplète  sur  la  feuille  de  rose  trémière,  car 
un  léger  résidu  de  sulfate  était  sensible  sur  les  feuilles. 

Elle  fut  totale  sur  les  feuilles  de  concombre,  de  haricot,  de  laurier-cerise. 
Sur  quatre  feuilles  de  vigne,  elle  fut  complète  sur  trois  feuilles  et  in- 
complète sur  l'autre;  même  résultat  sur  quatre  kiiiiles  à' asclépiade.  Sur 
toutes  les  feuilles  de  géranium  elle  fut  incomplète* 

M.  J.  Boussingault  ayant  remarqué  trente-six  belles  feuilles  d'un  plant 
vigoureux  de  topinambour  mit  sur  chacune  d'elles  une  goutte  d'eau  de 
sulfate  de  chaux,  le  22  juillet,  à  sept  heures  du  matin;  à  dix  heures, 
trente-trois  gouttes  avaient  été  absorbées;  sur  les  trois  autres  feuilles, 
une  zone  de  sulfate  de  chaux  était  visible;  ayant  versé  une  goutte  d'eau 
sur  chacune  des  trois  feuilles,  elles  étaient  absorbées  avec  le  sel,  trois 
heures  après.  Si  l'absorption  a  été  si  rapide,  c'est  que  les  feuilles  trans- 
pirèrent beaucoup,  frappées  qu'elles  étaient  par  le  soleil. 

Les  solutions  de  sulfate  et  d'azotate  de  potasse  donnèrent,  sur 
des  feuilles  tenant  aux  plantes,  des  résultats  différents;  il  resta  à  la  sur- 
face des  taches  provenant  de  ce  que  l'évaporation  de  l'eau  des  solutions 
salines  avait  été  plus  rapide  que  l'absorption. 

Les  expériences  consignées  dans  ce  paragraphe  ne  sont  pas  moins 


666  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

importantes  au  point  de  vue  de  Tagriculture  qu  à  celui  de  la  science  ;  évi- 
dernment ,  elles  éclairent  la  pratique  de  l'application  du  plâtre  à  la  culture 
de  plusieurs  plantes,  et  notamment  à  celle  de  la  lazeme.  Si  le  bon  ef- 
fet du  plâtre  ajouté  au  sol  au  moment  des  labours,  pour  certaines  plantes 
est  incontestable,  il  faut  reconnaître  que  le  temps  a  donné  la  préfé- 
rence au  procédé  qui  consiste,  au  printemps,  à  répandre  la  poudre  de 
plâtre  sur  les  feuilles ,  alors  qu  elles  sont  nouvelles  et  couvertes  de  la 
rosée  du  matin.  M.  J.  Boussingault  ne  doute  point  que,  conformément 
à  ses  expériences,  il  y  a  solution  du  plâtre  dans  Teau  de  la  rosée  et  péné- 
tration de  la  solution  par  les  feuilles  dans  l'intérieur  de  la  plante  ;  il  est 
évident  que  le  plâtre  qui  est  tombé  sur  le  sol  se  mêle  à  celui-ci,  et 
que,  dissous  par  Veau  souterraine,  il  concourt  efficacement  avec  celui 
qui  a  pénétré  par  les  feuilles. 

Enfin,  pour  montrer  comment  M.  J.  Boussingault  comprend  le 
soin  d'aller  d*un  sujet  â  un  autre,  il  n'a  pas  voulu  quitter  ses  recher- 
ches sur  la  transpiration  des  feuilles  et  leur  faculté  d'absorber  l'eau  et 
les  solutions  salines,  sans  s'assurer  que  les  pétales  des  fleurs  sont  douée) 
de  la  faculté  d'absorber  ces  solutions  salines,  notamment  l'eau  de  sul- 
fate de  chaux;  il  s'est  assuré  du  fait  sur  les  fleurs  du  lys,  du  peiania,  de 
la  capucine,  du  zinia,  du  glaïeul,  de  ïœilletde  Chine,  de  ïescholtia,  de  la 
pensée,  du  rosier,  de  Yallhœa  et  de  la  gueule-de-hap. 

Je  ne  puis  trop  insister  sur  le  bon  exemple  que  M.  J.  Boussingault 
donne  aux  jeunes  savants  animés  du  désir  de  conquérir  une  place 
honorable  dans  le  domaine  des  sciences,  c'est,  avant  tout,  de  bien  choisir 
un  sujet  de  recherches  et  de  s'y  livrer  avec  persévérance,  en  ne  pu- 
bliant que  des  travayx  dont  le  contrôle  leur  apprendra  le  cas  qu'ils  doi- 
vent en  faire;  en  agissant  ainsi  ils  s'éviteront  beaucoup  d'ennuis  causés 
par  des  réclamations  de  priorité,  ils  ne  tarderont  pas  à  reconnaître  que 
rbomme  dont  l'esprit  est  juste  et  animé  de  l'amour  du  vrai  est  le  meil- 
leur juge  de  ses  travaux;  c'est  donc  â  lui,  avant  de  hasarder  une  publi- 
cation, qu'il  appartient  d'avoir  acquis  la  certitude  qu'elle  est  exacte  par 
tel  examen  critique  auquel  il  l'aura  soumise,  et  dès  lors  il  ne  sera  pas 
dans  la  nécessité  de  reconnaître  que  le  désir  de  la  publication  l'a  ex- 
posé &  l'erreur,  quand  il  a  acquis  la  certitude  d'avoir  distingué,  dans  ses 
recherches ,  le  certain  d'avec  ce  qui  est  probable  ou  seulement  conjectural. 

Les  propositions  générales,  pour  être  bien  comprises,  exigent  le  plus 
souvent  l'exposé  dun  cas  particulier  comme  exemple;  tel  est  le  motif 
qui  m'engage  à  résumer  l'ensemble  des  recherches  de  M.  J.  Boussingault 
envisagées  au  point  de  vue  de  l'ordre  des  idées  qu'il  a  mises  en  évidence , 
ordre  qui  ne  peut  être  saisi  que  par  une  lecture  approfondie,  tant  sont 


FONCTIONS  PHYSIQUES  DES  FEUILLES.  667 

nombreux  les  détails  de  ces  six  paragraphes  compris  sous  les  titres  des  plus 
généraux ,  et  ces  détails  sont  d'une  nécessité  absolue  pour  porter  la  con- 
viction de  l'exactitude  des  faits  et  des  conséquences  rigoureuses  qu  il  en 
a  déduites. 

Si  les  expériences  de  Haies  sont  remarquables  par  leur  exactitude  et 
leur  originalité,  les  nombreuses  critiques,  quelque  peu  fondées  quelles 
aient  été,  émanaient  de  personnes  que  n animait  ni  l'envie  ni  la  mal- 
veillance, mais  les  preuves  de  l'exactitude  de  ces  expériences  leur 
manquaient,  fauteur  n'ayant  pas  eu  à  sa  disposition  les  moyens  de  dé- 
terminer les  conditions  de  température  et  d'humidité  de  fatmosphère, 
et  le  plus  souvent  Haies  ayant  négligé  d'indiquer  l'état  de  repos  ou 
de  mouvement  de  f  air,  dont  l'influence  est  si  grande.  Or  ce  sont  toutes 
ces  conditions  qui  se  trouvent  déterminées  par  les  expériences  de  M.  J. 
Boussingault,  grâce  à  la  manière  dont  il  a  usé  des  instruments  de  pré- 
cision que  la  science  possède  aujourdhui.  Au  lieu  d'une  seule  observation 
sur  ïhelianthas  taberosus,  M.  J.  Boussingault  en  compte  quatorze  du 
a 9  août  au  19  septembre.  Ces  expériences  ont  été  faites  au  soleil,  à 
f  ombre  et  à  l'obscurité  de  la  nuit. 

Et  les  expériences  ont  été  étendues  «au  paulownia,  à  la  menthe,  à  l'oi- 
gnon, Â  la  vigne,  au  châtaignier,  au  sapin,  etc. 

Il  a  consacré  un  paragraphe,  le  second,  à  examiner  d'une  manière 
particulière  les  influences  spéciales  du  soleil  et  de  l'ombre  sur  la  trans- 
piration des  feuilles. 

Mais ,  s'il  est  des  plantes  dont  les  feuilles  sont  rapprochées  de  la  tige , 
comme  celles  de  beaucoup  de  graminées,  qui  ont  leurs  deux  faces  plus  ou 
moins  semblables,  il  en  est  d'autres,  appartenant  à  des  arbres,  qui,  dispo- 
sées horizontalcnlent,  ont  uu  endroit  qui  voit  le  ciel  et  un  envers  qui  voit 
la  terre;  Vendroit,  uni  et  d'un  vert  intense,  est  plus  ou  moins  diflérent  de 
Yenvers ,  d'un  vert  pâle  et  dont  la  siurface  est  plus  ou  moins  inégale.  La 
science  serait-elle  satisfaite  si  l'on  n'eût  pas  tenu  compte  de  cette  inéga- 
lité eu  égard  à  la  transpiration?  M.  J.  Boussingault  ne  fa  pas  pensé, 
puisqu'il  a  prouvé  que  la  transpiration  est  plus  grande  par  ïenvers  que 
par  Vendroit. 

Le  fait  incontestable  est  que,  dans  la  saison  chaude,  lorsque  l'air 
est  sec  et  en  mouvement,  la  transpiration  peut  être  assez  grande  pour 
que  des  champs  verdoyants  perdent  leur  fraîcheur  comme  les  feuilles 
leur  rigidité,  en  un  mot  qu'elles  se  flétrissent;  n'est-il  pas  connu  des 
cultivateurs  et  des  curieux  de  la  végétation  qu'une  nuit  fraîche  suffira 
pour  donner  aux  feuilles  flétries  ce  que  fextrême  transpiration  leur  a 
enlevé?  Ce  double  fait  explique  comment  M.  J.  Boussingault,  d'accord 


668  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

avec  Haies  sur  la  plus  grande  surface  des  feuilles  relativement  aux  ra- 
cines, et  connaissant,  en  outre,  les  expériences  de  Charles  Bonnet,  a 
senti  ia  nécessité  d'étudier  les  feuilles  au  point  de  vue  de  la  faculté 
d'absorber  Teau,  et  il  a  parfaitement  reconnu  quil  y  avait  à  considérer 
leau  sous  le  double  aspect  de  vapeur  et  de  liquidité,  pour  satisfaire  aux 
exigences  de  la  science;  car  le  pur  praticien  n*a  pas  d'intérêt  à  distinguer 
les  espèces  d'eau  absorbées  dans  l'eau  liquide,  comme  rosée,  ou  comme 
vapeur  vésiculaire,  de  brouillard.  Eh  bien,  M.  J.  Boussingault  a  constaté 
la  circonstance  où  la  vapeur  invisible  de  l'atmosphère  est  absorbée,  tout 
en  reconnaissant  que  l'absorption  de  l'eau  liquide  par  les  feuilles  est  bien 
plus  fréquente  et  beaucoup  plus  considérable  que  ne  l'est  l'absorption  de 
la  vapeur  invisible.  De  plus,  sentant  tous  les  avantages  de  la  généralisa- 
tion des  faits,  il  s'est  assuré  de  la  grande  différence  existant  entre  la 
transpiration  de  deux  articles  de  plantes  grasses,  dont  l'un  était  pourvu 
de  son  épiderme,  tandis  que  l'autre  en  avait  été  privé;  même  résultat 
pour  des  fruits  aussi  semblables  que  possible;  l'un  était  pourvu  de  son 
épiderme,  et  on  l'avait  enlevé  au  second. 

Après  tant  de  lacunes  comblées,  il  en  restait  une  encore  bien  impor- 
tante à  faire  disparaître  :  c'est  de  savoir  si  les  feuilles  sont  susceptibles 
non  plus  d'absorber  l'eau  liquide  à  l'état  de  pureté  seulement,  mais  en- 
core l'eau  liquide  pourvue  de  sels  et  de  matières  organiques  solubles,  et, 
sous  ce  rapport ,  tout  h  fait  analogue  à  l'eau  sou  terraine  qui ,  une  fois  intro- 
duite par  la  succion  des  racines  dans  l'intérieur,  se  mêle  à  la  sève  et  la 
maintient  apte  à  se  porter  partout  où  l'exigent  les  besoins  de  l'alimen- 
tation de  la  plante.  Non  seulement  M.  J.  Boussingault  a  démontré  lab- 
sorption  de  l'eau,  tenant  des  sels  indispensables  à  la  nutrition  végétale, 
par  les  feuilles,  mais  encore  par  les  pétales  des  fleurs.  ' 

En  définitive,  cet  opuscule  montre  comment  Yanafyse  mentale  cherche 
les  faits  et,  une  fois  définis,  les  unit  au  moyen  de  la  synthèse  mentale, 
et  comment  la  succession  de  cette  manière  de  procéder  conduit  à  des 
conclusions  d'autant  plus  générales  qu'elles  sont  prolongées  par  leurs 
détails. 

E.  CHEVREUL. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  C69 


La  Morale  anglaise  contemporaine,  morale  de  tulililé  et  de  févola- 
fion,  par  M.  Gayaa,  ouvrage  couronné  par  l Académie  des  sciences 
morales  et  politiques.  —  1  volume  in-S^  de  xii»U20  pages,  librairie 
Germer-Baillière  et  O',  Paris,  1879. 

TROISIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

Aucun  des  trois  systèmes  qui  représentent  avec  le  plus  dautorité  la 
morale  utilitaire,  ne  nous  ofl'rc  ce  qui  doit  être  considéré  comme  le 
but  suprême  et  la  raison  d'être  de  toute  morale,  une  règle  propre  à 
diriger  toutes  nos  actions  volontaires  et  la  volonté  elle-même,  une  loi 
obligatoire  pour  tous,  un  principe  d'obligation  que  tous  sont  forcés  de 
reconnaître  et  de  mettre  en  pratique  au  moins  dans  leurs  relations  so- 
ciales. 

Ce  n  est  pas  dans  le  système  de  Bentham  que  nous  rencontrerons  un 
pareil  principe.  Le  plaisir  peut  être  désirable,  et  il  est  généralement 
désiré,  il  n  oblige  pas.  On  n  est  pas  coupable  de  le  négliger,  on  n*est 
pas  coupable  envers  les  autres  de  le  négliger  pour  soi ,  on  n  est  pas  ver- 
tueux pour  l'avoir  recherché  et  rencontré.  Dailleui^s,  chacun  prend 
son  plaisir  où  il  le  trouve ,  ni  les  plaisirs  ni  les  peines  ne  sont  les  mêmes 
pour  tous  les  hommes,  doù  il  résulte  qu'ils  ont  des  opinions  différentes 
sur  les  actions  qui  les  produisent  et  qu'ils  sont  amenés  à  se  conduire 
d'après  des  règles  différentes.  Cette  difficulté  n'effraye  pas  l'esprit  résolu 
de  Bentham ,  non  qu'il  soit  aveuglé  au  point  de  s'imaginer  que  la  société 
puisse  subsister  sans  l'harmonie  des  volontés  et  des  actions;  mais  cette 
harmonie  qu'il  refuse  de  demander  k  l'universalité  des  lois  de  la  raison 
et  de  la  conscience,  il  se  flatte  de  la  trouver  dans  Taccord  des  intérêts, 
dans  la  coercition  exercée  au  nom  des  lois  et  dans  la  puissance  magique 
de  la  sympathie.  M.  Guyau  démontre  que  l'ordre  social  ne  peut  reposer 
sur  aucune  de  ces  bases. 

L'accord  des  intérêts,  tel  que  le  comprend  et  le  constate  l'économie 
politique,  est  un  état  général  dont  les  effets  ne  sont  aperçus  par  les 
membres  de  la  société  que  June  manière  indirecte.  Il  ne  détruit  pas 

^  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d^août,  p.  il53,  pour  le  deuxième  ar- 
ticle, le  cahier  d'octobre,  p.  5go. 

85 


670  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Topposition  qui  existe  et  qui  éclate  directement  entre  les  intérêts  parti- 
culiers. Ainsi,  il  est  vrai,  au  point  de  vue  de  la  société  tout  entière, 
que  le  capital  est  nécessaire  au  travail,  et,  s  il  venait  à  manquer,  les 
conséquences  de  cette  lacune  descendraient  jusquà  moi.  Mais,  en  ne 
tenant  compte  que  de  mon  bien-être  personnel,  je  trouve  quil  y  a  un 
avantage  non  moins  évident  et  plus  immédiat  à  m  approprier,  si  je  puis 
le  faire  sans  danger,  le  capital  de  mon  voisin.  La  caisse  d'une  maison 
de  commerce  profite  certainement  à  tous  les  employés  de  la  maison; 
mais  au  caissier  qui  Temporte  et  la  garde  pour  lui  seul,  après  s*être 
assuré  Timpunilé,  elle  profite  bien  davantage.  Pourquoi  cette  considé- 
ration ne  le  déciderait-elle  pas  et  ne  forcerait-elle  pas  les  autres  à  lui 
donner  raison ,  puisque  Tintérêt  est  la  seule  règle  de  nos  actions.  Il  est 
d'ailleurs  à  remarquer  que,  sur  cette  grande  question  de  l'harmonie  des 
intérêts,  les  économistes  sont  loin  de  sentenclre.  Aux  harmonies  ^gpno- 
miques  que  reconnaissent,  il  faut  Tavouer,  le  plus  grand  nombre  d'entre 
eux,  les  autres  opposent  les  contradictions  économiques. 

Impuissant  à  se  défendre  par  la  raison,  même  s'il  l'avait  avec  lui, 
contre  les  intérêts  particuliers,  l'intérêt  commun,  selon  la  doctrine  de 
Bentham,  se  défendra  par  la  force.  L'intérêt  commun  n'est-ce  pas  celui 
du  grand  nombre,  sinon  celui  de  tous?  Et  le  grand  nombre  n'est-il  pas 
toujours  en  mesure  de  faire  prévaloir  sa  volonté  sur  celles  que  lui  op- 
posent des  particuliers  isolés  ou  des  associations  privées?  C'est  à  cela 
que  doivent  servir  les  lois,  les  tribunaux,  la  police,  la  force  armée,  en 
un  mot,  la  coercition  légale.  Mais  tous  ces  moyens,  comme  Thistoire 
nous  l'apprend,  peuvent  aussi  bien  être  employés  au  profit  de  quelques- 
uns,  et  même  au  profit  d'un  seul,  que  dans  l'intérêt  de  la  majorité;  ils 
peuvent  être  et  ont  été  souvent  des  instruments  d'oppression  et  de  ty- 
rannie, aussi  bien  que  de  protection  et  de  sécurité  publique.  La  coer- 
cition légale,  si  elle  n  est  pas  dominée  et  dirigée  par  un  principe  moral, 
si  elle  n'est  pas  au  service  de  la  justice,  si  elle  n'est  pas  éclairée  par 
l'idée  du  droit,  n'est  que  la  contrainte  matérielle,  l'organisation  de  la 
force.  C'est  une  société  peu  sûre,  celle  qui  est  placée  uniquement  sous 
la  protection  de  la  force;  les  gardiens  d*une  telle  société  ne  sont  pas 
moins  à  craindre  que  ceux  qu'ils  ont  pour  tâche  de  surveiller  et  de 
réprimer. 

Reste  le  troisième  moyen  imaginé  par  Bentham  et  par  tous  les  phi- 
losophes de  Técole  utilitaire  pour  accorder  les  intérêts  particuliers  avec 
l'intérêt  général  et  ramener  toutes  les  volontés  à  une  règle  commune; 
nous  voulons  parler  de  la  sympathie.  Mais  la  sympathie  n'est  nulleoient 
propre  à  jouer  ce  rôle.  Il  y  a  des  âmes  sur  lesquelles  elle  n'a  pas  de 


LA  MORALE  ANGLAISE.  671 

prise  et  d  autres  où  elle  en  a  peu,  où  elle  reste  enfermée  dans  les  limites 
les  plus  étroites.  Puis,  ce  nest  pas  un  moyen  de  la  développer  que 
d'enseigner  une  morale  uniquement  fondée  sur  finlérêt,  fût-ce  fintérêt 
du  grand  nombre.  Dans  les  natures  saines,  elle  ne  va  pas  sans  estime, 
et  comment  estimer  ceux  qui  n'obéissent  qu  aux  maximes  de  la  morale 
utilitaire,  ceux  qui  se  trouvent  prêts  è  toute  action  d*où  il  y  a  un  profit 
à  retirer.  Il  y  a  des  natures  différentes ,  où,  devant  certains  actes  mani- 
festement contraires  à  la  justice,  la  sympathie,  se  détournant  de  la  vic- 
time, se  prononce  en  faveur  du  coupable.  Gomment  tirer  un  principe 
d'obligation,  une  règle  de  conduite  invariable  et  générale,  d'un  senti- 
ment aussi  mobile,  aussi  fugitif  et  aussi  personnel?  Pour  des  absents, 
pour  des  inconnus,  pour  la  société  ou  le  genre  humain  pris  en  masse, 
la  sympathie  sera  encore  d'un  moindre  secours  et  l'emportera  diffici- 
lement sur  Tintérét.  La  crainte  n'offre  pas  plus  de  garantie,  car  un  avan- 
tage certain,  immédiat,  passera  toujours  avant  la  crainte  d'un  châti- 
ment éventuel  et  éloigné.  La  crainte  ne  remplace  pas  le  remords,  et  il 
n'y  a  pas  de  remords  s  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  le  bien  et  le  mal. 

Il  n  y  a  donc  pas  de  principe  d'obligation  dans  le  système  de  Ben- 
tham.  Celui  de  Stuart  Mill  n'est  pas  plus  heureux,  car  ce  n'est  point, 
comme  on  nous  l'assure,  l'association  des  idées,  qui  comblera  le  vide 
que  nous  venons  de  signaler  chez  fauteur  de  la  Déontologie.  Voici  par 
quel  raisonnement  Stuart  Mill  croit  résoudre  la  difficulté.  Quelque  op- 
position qui  existe  en  général  entre  les  intérêts  des  hommes,  il  leur  ar- 
rive pourtant  quelquefois,  il  leur  arrive  même  souvent  de  s'accorder 
entre  eux  et  de  nous  montrer  notre  bien  particulier  inséparable  du  bien 
général.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  qu'ils  s'unissent  de  même  dans 
notre  pensée,  et  cette  union,  cette  association  qu'ils  formeront  dans 
notre  pensée  sera  plus  complète,  plus  générale,  plus  constante,  que 
celle  qu'ils  nous  présentent  dans  la  réalité;  car,  dans  la  réalité,  elle  est 
accidentelle  et  temporaire;  dans  la  pensée,  elle  revêtira  un  caractère 
invariable  et  universel ,  elle  embrassera  tous  les  temps  et  tous  les  lieux. 
De  la  pensée,  elle  passera  dans  l'action,  elle  me  fera  croire  qu'il  est 
impossible  de  m'occuper  de  mes  intérêts  sans  m'occuper  en  même 
temps  de  ceux  des  autres,  elle  s'imposera  à  moi  comme  une  obligation 
inévitable,  comme  une  nécessité  morale,  analogue  à  la  nécessité  phy- 
sique et  douée  d'une  égale  puissance. 

Mais  une  nécessité  physique  ou  une  nécessité  morale  qui  lui  res- 
semble, ce  n'est  pas  la  même  chose  qu'une  loi  obligatoire.  Celle-ci 
s'adresse  à  la  liberté  et  ne  peut  se  concevoir  sans  elle.  La  nécessité  la 
supprime  et  ne  peut  coexister  avec  elle.  L'association  des  idées  ne  peut 

85. 


672  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

d'ailleurs  tenir  ]a  place  ni  de  Tune  ni  de  Tautre.  Ayant  conscience  de  la 
manière  dont  elle  se  forme  et  sachant  bien  quelle  ne  s'applique  quà  un 
certain  nombre  de  cas  et  non  pas  à  tous,  nous  n'y  voyons  rien  de 
nécessaire.  Par  la  même  raison ,  il  nous  est  impossible  d*en  faire  une 
règle  absolue  de  nos  actions.  Gomment  nous  croirions-nous  obligés 
d*obéir  à  une  règle  qui  ne  répond  à  rien  de  réel  ou  de  constant  dans 
la  nature,  et  que  notre  esprit  pourrait  remplacer  par  un  autre  en  recueil- 
lant des  observations  plus  nombreuses  et  plus  exactes?  En  vain  Stuart 
Mill  s'efibrce-t-il  de  rattacher  à  lassociation  des  idées  le  remords  et  la 
satisfaction  de  conscience,  nous  montrant  dans  le  premier  la  sou£Prance 
que  nous  éprouvons  à  nous  en  écarter  et  dans  la  seconde  le  plaisir  qui 
nous  est  réservé  quand  nous  y  conformons  notre  conduite.  Le  remords 
et  la  satisfaction  de  conscience  ne  s  expliquent  et  ne  subsistent  qu  avec 
la  loi  immuable  du  devoir.  Ayant  leur  origine  dans  lassociation  des 
idées,  ils  s'évanouiraient  avec  lassociation  elle-même,  une  fois  que  nous 
aurions  acquis  la  preuve  qu'elle  nous  trompe  en  identifiant  Tintérêt 
particulier  avec  l'intérêt  général;  ils  seraient  inconnus  à  celui  qui  n'au- 
rait jamais  cru  à  cette  identité. 

A  l'association  des  idées,  dont,  malgré  tous  les  raisonnements,  il  ne 
peut  se  dissimuler  l'impuissance,  Stuart  Mill  s'e£Porce  de  donner  pour 
fondement  la  réalité.  L'union  des  intérêts  se  fera  nécessairement  dans 
notre  pensée  quand  elle  existera  de  fait  dans  une  société  organisée  de 
telle  sorte  que  le  bonheur  de  chacun  de  ses  membres  se  confondra 
avec  celui  de  tous.  Cette  organisation  est  possible,  selon  Stuart  Mill,  et 
non  seulement  elle  est  possible,  elle  est  assurée  dans  l'avenir.  On  peut 
se  demander  d'abord  comment,  avec  ce  principe  de  la  morale  utilitaire 
que  chacun  ne  suit  et  ne  doit  suivre  que  son  plaisir,  on  arrivera  à  cette 
organisation  idéale  où  tous  les  efforts  et  tous  les  désirs  convergeront  vers 
un  même  but,  où  les  intérêts  particuliers  seront  tous  confondus  avec 
l'intérêt  commun.  Mais  voici  une  autre  objection  qui,  passant  par-dessus 
les  difficultés  d'exécution,  nous  montre  la  supposition  elle-même  abso- 
lument incompréhensible.  Quelle  que  soit  la  perfection  des  institutions 
de  l'avenir,  elles  n'empêcheront  pas  l'individu  d'avoir  son  existence 
propre,  ses  conditions  particulières  de  satisfaction,  de  bien-être,  et  des 
intérêts  distincts  de  ceux  de  l'État.  A  la  divergence  inévitable  de  ces 
deux  sortes  d'intérêts  vient  se  joindre  l'antagonisme  plus  ou  moins 
prononcé  qui  existe  entre  les  individus.  Quoi  qu'on  puisse  faire  pour  les 
soustraire  au  besoin  et  à  la  dépendance,  ils  seront  inégaux  en  richesse 
et  en  pouvoir.  Les  moins  favorisés  sous  ce  double  rapport  voudront 
s'approprier  la  part  de  ceux  qui  le  sont  davantage,  ou  en  concevront  le 


LA  MORALE  ANGLAISE.  ^  673 

désir,  même  s*ils  renoncent  à  ie  réaliser.  Aucune  organisation  sociale 
ne  pourra  prévenir  ou  e£Pacer  des  inégalités  qui  prennent  leur  source 
dans  la  nature,  u  L'absolu  bonheur,  dit  avec  raison  M.  Guyau,  peut 
useul  ne  rien  envier  aux  autres  bonheurs,  Tabsolue  richesse  peut  seule 
((  ne  rien  emprunter  aux  autres  richesses.  Mais  qui  ne  voit  qu'en  per- 
(( fectionnant  les  relations  établies  entre  les  hommes,  on  ne  pourra 
«  qu'augmenter  indéfiniment  leur  bien-être  sans  produire  et  réaliser  ce 
((bonheur  absolu,  ce  souverain  bien  que  cherchait  la  philosophie  an- 
(( tique,  et  que  1  école  anglaise  moderne  est  encore  réduite  à  cher- 
((cher^» 

Cet  amour  de  l'intérêt  commun,  qu'aucune  organisation  nouvelle  de 
la  société  ne  peut  substituer  absolument  à  l'amour  de  l'intérêt  per- 
sonnel, pouvons-nous  l'espérer  de  l'éducation?  L'éducation,  si  nous  en 
croyons  Stuart  Mill,  peut  être  considérée  comme  une  organisation  de 
rindividu,  elle  a  sur  lui  une  action  toute-puissante,  elle  peut  lui  donner 
une  manière  de  penser  et  de  sentir  qui  ne  lui  permette,  en  aucun  cas, 
de  séparer  son  propre  bonheur  de  celui  de  la  société  tout  entière.  Illu- 
sion de  l'esprit  de  système  !  Le  but  de  l'éducation  est  de  développer  les 
facultés  que  la  nature  nous  a  données;  elle  n'en  peut  pas  créer  qui 
n'existent  pas.  Mieux  elle  aura  rempli  sa  tâche,  plus  la  personnalité 
humaine  sei*a  complète  et  moins  elle  supportera  d'être  un  instrument  au 
service  d'une  forme  particulière  de  l'association.  C'est  précisément  à 
celte  dernière  condition  que  le  socialisme  cherche  à  nous  réduire,  et 
c'est  ce  qui  en  fait  l'immoralité.  A  la  place  de  l'homme,  il  substitue 
un  automate,  qui,  privé  de  conscience  et  de  liberté,  est  absolument 
étranger  à  toute  obligation. 

Quant  à  faire  de  l'intérêt  pubUc  une  religion,  ce  serait  un  miracle 
contre  la  religion  qu  Auguste  Comte  s'est  vainement  flatté  d'accomplir, 
et  que  Stuart  Mill.  non  moins  vainement,  attend  d'un  avenir  plus  ou 
moins  prochain.  Il  n'y  a  pas  de  religion  sans  morale,  ni  de  morale  sans 
devoir.  La  foi  est  autre  chose  que  la  faculté  de  jouir  et  que  la  jouis- 
sance elle-même,  soit  en  nous,  soit  chez  les  autres. 

Herbert  Spencer,  de  même  que  Stuart  Mill,  regarde  comme  un  effet 
de  l'association  des  idées  l'identité  que  nous  établissons  entre  notre  uti- 
lité propre  et  l'utilité  générale,  et  la  disposition  intérieure,  Timpulsion 
qui  nous  porte  k  agir  toujours  en  vue  de  l'utilité  générale.  Mais  cette  dis- 
position, ainsi  que  l'association  des  idées,  où  elle  prend  sa  source,  ne  se 
forment  pas  en  un  jour  et  ne  s'arrêtent  pas  au  point  où  elles  sont  ar- 

'  P.  3o4. 


rN 


674  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

rivées  de  notre  temps.  En  traversant  les  générations  humaines  qui  nous 
ont  précédés,  elles  se  sont  fortifiées  par  Théréditéet  transformées  par 
révolution.  Elles  sont  devenues  non  seulement  une  faculté  de  fesprit, 
ce  que  nous  appelons  la  conscience  ou  Tintuition  morale,  mais  un  organe 
particulier,  a  l'organe  moral,»  qui  a  son  siège  dans  le  cerveau,  et  qui, 
semblable  aux  organes  des  sens,  souGTre  quand  on  lui  fait  violence,  jouit 
quand  il  est  satisfait.  Ce  sont  ces  douleurs  et  ces  plaisirs,  ces  sensations 
d'une  espèce  particulière ,  matérielles  cependant  comme  toutes  les  autres , 
que  nous  désignons  sous  les  noms  de  remords  et  de  satisfaction  de  cons^ 
cience.  Cette  conformation  organique  et  héréditaire  nous  incite  à  agir 
d*une  certaine  façon ,  que  nous  prenons  pour  la  moralité ,  pour  la  j  ustice , 
pour  Tintérêt  général,  comme  l'oiseau  construit  son  nid  d  après  un  type 
imprimé  dans  son  cerveau.  Aucune  expérience  personnelle  ne  justifie 
ce  type  de  la  vie  sur  lequel  se  règlent  nos  actions;  de  plus,  il  se  modi- 
fie et  se  transforme  avec  le  temps,  avec  les  générations  qui  s'écoulent; 
il  n'est  pas  fixé  comme  celui  du  nid  de  loiseau ;  c'est  une  image  chan- 
geante, à  laquelle  ne  répond  aucune  réalité  actuelle,  on  pourrait  dire 
une  pure  hallucination.  Mais  i  cette  hallucination,  nous  ne  sommes  pas 
libres  de  résister,  et  nous  n'avons  aucun  mérite  de  lui  céder.  La  liberté 
ne  peut  subsister  avec  elle. 

Que  dans  un  système  où  la  liberté  n'existe  pas,  où  la  moralité,  con- 
fondue avec  l'organisme,  n'est  qu'une  illusion  héréditaire,  il  n'y  ait  pas 
de  place  pour  une  loi  obligatoire,  cela  est  de  toute  évidence;  mais  l'il- 
lusion même  qu'on  lui  a  substituée  ne  peut  en  aucune  façon  se  main- 
tenir. Comment,  en  effet,  résisterait-elle  à  la  science  qui  nous  montre 
quelle  est  son  origine  et  comment  nous  sommes  ses  jouets,  c'est-à- 
dire  à  la  science  qui  en  fait  le  fondement  de  l'ordre  social,  à  la  science 
telle  que  la  comprend  M.  Herbert  Spencer,  et  à  la  morale  utilitaire  en 
général?  Sachant  que  c'est  une  illusion  de  confondre  notre  intérêt  per- 
sonnel avec  l'intérêt  général,  nous  saurons  les  séparer  à  l'avenir,  et  c'est 
l'intérêt  général  que  nous  sacrifierons  à  notre  intérêt  personnel.  En 
mettant  notre  esprit  à  l'abri  de  cette  erreur,  nous  ferons  disparaître 
aussi  de  notre  cerveau  l'organe  qui  en  est  le  siège,  puisque,  d'après 
les  opinions  du  philosophe  anglais,  toute  modification  introduite  dans 
nos  idées  amène  une  modification  correspondante  dans  le  système 
nerveux  et  dans  l'encéphale.  Devenus  plus  clairvoyants,  nous  serons 
plus  sains  d'âme  et  de  corps,  nous  serons  guéris  de  la  maladie  de  la 
vertu,  nous  n'aurons  plus  à  craindre  cette  crise  cérébrale,  cette  sensa- 
tion douloureuse  qui  s'appelle  le  remords.  Il  n'y  aura  plus  que  les  igno- 
rants qui  s'offriront  en  holocauste  au  salut  de  TEtat  et  du  genre  humain. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  675 

Nous  voiià  bien  loin,  comme  on  voit,  du  rêve  qui  nous  promet Thomme 
définitif.  Le  système  qui  a  produit  ce  rêve  est,  par  la  logique  de  ses 
propres  principes,  condamne  à  le  répudier. 

Quelque  opinion  qu  on  ait  sur  la  manière  dont  se  forment  en  nous 
les  idées  de  moralité  et  d'obligation,  il  y  a  pourtant  des  obligations  né- 
cessaires, il  y  a  des  lois  dont  personne  ne  peut  être  affranchi  :  ce  sont 
celles  qui  protègent  la  paix  et  fexistence  de  la  société.  A  ces  lois ,  il 
faut  une  sanction ,  et  les  interprètes  de  la  morale  utilitaire  nont  pas 
manqué  de  le  reconnaître;  ils  trouvent  légitime  que  celui  qui  a  violé  les 
conditions  de  Tordre  social  subisse  un  châtiment  proportionné  au  tort 
qu'il  a  fait  à  ses  concitoyens.  Mais  c  est  là  une  étrange  inconséquence. 
Le  châtiment  suppose  la  responsabilité,  la  responsabilité  est  inséparable 
de  la  liberté,  et  ni  fune  ni  fautre  ne  sont  admises  par  les  philosophes 
dont  nous  nous  occupons.  On  ne  punit  pas  un  aliéné,  quoi  qu'il  ait  pu 
faire ,  parce  qu'on  ne  le  croit  pas  responsable.  Sans  la  responsabilité ,  le 
châtiment  perd  son  nom,  il  n'est  plus  qu'un  accident  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  la  moralité  ou  avec  l'idée  d'obligation  légale;  c'est  un 
mal  qui  suit  une  certaine  action,  et,  si  l'action  nous  parait  mauvaise,  ce 
n'est  pas  parce  qu'elle  est  criminelle  ou  nuisible  aux  autres,  c'est  parce 
qu'elle  est  nuisible  à  nous-mêmes,  c'est  à  cause  du  mal  qui  rac- 
compagne. Ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  nous  nous  en  abstenions, 
car,  pour  s'en  abstenir,  il  faudrait  être  libre. 

Aussi  ne  peut-on  assez  s'étonner  de  la  façon  dont  Stuart  Mill  essaye 
de  justifier  la  sanction  pénale  des  lois.  La  pénalité,  selon  lui ,  a  pour 
but  le  bien  de  l'individu,  autant  que  celui  de  la  société,  puisque  le  se- 
cond contient  le  premier.  Nous  avons  déjà  vu  que  cette  proposition 
était  très  contestable;  mais  admettons  qu'elle  soit  vraie  dans  un  sens 
général,  elle  n'en  sera  pas  moins  inapplicable  à  la  pénalité;  car  le  bien 
de  l'individu  n'étant  autre  chose,  d'après  les  principes  de  la  morale  uti- 
litaire ,  que  la  somme  des  plaisirs  qu'il  peut  éprouver,  il  faudra  dire  que 
c'est  pour  son  plaisir  qu'on  le  condamne  à  l'amende,  à  la  prison,  à  la 
mort.  La  sanction  pénale  des  lois,  dans  les  doctrines  de  Bentham,  de 
Stuart  Mill  et  de  M.  Herbert  Spencer,  ne  se  justifie  pas  mieux  par  l'in- 
térêt de  la  société.  Gomment  servirait-elle  à  l'intérêt  public,  puisqu'elle 
n'exerce  aucune  influence  sur  nos  actions?  L'homme  n'étant  pas  libre, 
toutes  les  actions  sont  soumises  à  un  déterminisme  inflexible.  Sollicité 
par  deux  désirs,  c'est  le  désir  le  plus  fort  qui  l'emporte  invariablement, 
et  les  désirs  eux-mêmes  sont  des  impulsions  de  l'organisme.  Le  législa- 
teur pourra-t-il  changer  l'état  de  notre  cerveau  ?  Stuart  Mill  dit  lui-même 
qu'on  est  irresponsable  envers  la  société ,  a  lorsqu'on  subit  l'empire  d'un 


676  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

«  motif  si  violent,  qu  aucune  crainte  de  châtiment  ne  peut  avoir  d*e£Pet^  » 
Puis  il  ajoute:  «Si  Ton  peut  constater  ces  raisons  impérieuses,  elles 
«constituent  des  causes  d'immunité;  mais,  si  le  criminel  était  dans  un 
«état  où  la  crainte  du  châtiment  pouvait  agir  sur  lui,  il  ny  a  pas  dob- 
«jection  métaphysique  qui  puisse  lui  faire  trouver  son  châtiment  in- 
«  juste.  0 

Ainsi  donc  la  question  à  résoudre  pour  les  juges  n  est  pas  une  ques- 
tion de  morale,  encore  moins  de  métaphysique,  mais  de  mécanique.  Il 
s'agit  de  savoir  si  le  désir  qui  a  provoqué  Taction  interdite  par  la  loi 
criminelle  était  plus  ou  moins  fort  que  la  crainte  du  châtiment.  Dans 
le  premier  cas,  Fauteur  de  laction  (je  n'ose  pas  dire  le  coupable) serait 
absous,  dans  ie  second,  il  serait  condamné.  Mais  comment  résoudre 
un  pareil  problème?  Gomment  mesurer  la  force  relative  d'un  désir  et 
d*une  crainte? Le  plus  sûr,  c est  d absoudre,  à  moins  que  les  juges  eux- 
mêmes  ne  soient  incités  par  la  crainte,  plus  forte  encore  que  le  désir 
de  Téquité,  à  prendre  le  parti  contraire.  Voilà  une  singulière  façon  de 
rendre  la  justice  et  une  société  étrangement  gardée  ! 

Après  avoir  mis  en  lumière  Tinsuffisance  et  les  contradictions  des 
systèmes  qui  représentent  aujourd'hui  la  philosophie  morale  en  Angle- 
terre, M.  Guy  au  oppose  ses  propres  idées  à  celles  qu'il  a  exposées  et 
combattues  et  examine  pour  son  compte  la  question  dont  dépend  la 
morale  tout  entière,  celle  de  la  liberté.  C'est  cette  dernière  partie  de 
son  livre,  sur  laquelle  nous  avons  fait  des  réserves  dès  le  commence- 
ment, qu'il  nous  reste  à  faire  connaître  et  à  juger. 

  l'exemple  de  M.  Fouillée  et  par  les  mêmes  raisons,  M.  Guyau  nous 
représente  la  liberté,  non  comme  un  fait  ou  comme  une  réalité,  mais 
comme  une  idée;  non  comme  une  cause  effective,  mais  comme  une  cause 
finale  de  nos  actions;  ou,  pour  parler  plus  clairement,  nous  ne  sommes 
pas  libres,  mais  nous  nous  efforçons  de  le  devenir  avec  l'humanité,  avec 
la  nature  entière,  parce  que  nous  avons  l'idée  de  la  liberté»  et  qu'ayant 
cette  idée,  nous  nous  appliquons  à  la  réaliser  dans  notre  vie;  elle  de- 
vient pour  nous  le  but,  l'idéal  dont  nous  approchons  de  plus  en  plus 
sans  y  atteindre;  car  comment  se  flatter  d  atteindre  à  la  perfection? 

Dans  cette  théorie,  que  nous  avons  essayé  de  ramener  à  son  expres- 
sion la  plus  simple  et  la  plus  claire,  on  remarquera  d'abord  avec  quelque 
surprise  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  de  la  liberté  de  l'homme,  mais  de 
celle  de  l'univei^  entier  et  de  chacun  des  êtres  qui  y  sont  compris.  On 
se  représente  difficilement  la  liberté  de  l'univers;  mais  M.  Guyau  nous 

• 

^  Passage  cité  par  M.  Guyau,  p.  334* 


LA  MORALE  ANGLAISE.  077 

dit  que  la  Jiberté  nest  qu'une  idée,  et  une  idée  qui  ne  se  réalisera 
jamais,  ou  dont  la  réalisation,  sans  cesse  poursuivie,  ne  sera  jamais 
complète.  S'il  en  est  ainsi,  la  liberté  n'appartient  pas  plus  à  Thommequ^à 
la  nature,  pas  plus  à  Dieu  qu'à  Thomme;  car,  si  Dieu  est  libre,  il  Test 
réellement  et  non  pas  idéalement.  Admettons  cependant  qu'il  y  a  des 
degrés  dans  la  liberté,  et  que  l'homme,  à  mesure  qu'il  approche  de 
l'idéal  que  la  liberté  lui  présente,  devient  de  plus  en  plus  libre;  alors 
se  présente  une  autre  objection  :  la  liberté  ne  sera  plus  seulement  une 
idée,  elle  sera  une  réalité.  Ce  n'est  pas  encore  la  dernière  difficulté  qu'en- 
traîne après  elle  cette  manière  de  voir.  Comment  l'homme  appro- 
chera-t-il  peu  à  peu  de  la  liberté  idéale ,  cause  finale  de  toutes  ses  actions, 
et  se  rendra-t-il  en  réalité  de  plus  en  plus  libre?  Si  c'est  par  un  libre 
usage  de  sa  volonté  et  de  toutes  ses  facultés ,  il  possède  déjà  la  liberté 
qu'il  désire,  il  la  possède  intégralement,  il  na  plus  à  l'acquérir  :  si  c'est 
involontairement,  par  l'enchaînement  fatal  des  phénomènes  qui  se 
passent  en  lui  et  hors  de  lui,  la  liberté  sera  l'effet  de  la  nécessité,  ou,  si 
l'on  aime  mieux  l'appeler  ainsi,  du  déterminisme;  il  y  aura  deux  choses 
contradictoires  dont  l'une  aura  produit  l'autre,  et  c'est  la  moindre  des 
deux  qui  aura  produit  la  plus  grande ,  c'est  à  celle  qui  est  aveugle  et 
irresponsable  qu'il  faudra  faire  remonter  toute  œuvre  de  moralité  et 
d'intelligence. 

Nous  n'avons  pas  à  discuter  ici  les  arguments  que  M.  Guyau  emprunte 
à  la  scholastique  pour  les  opposer  au  libre  arbitre;  mais  voici  un  fait  qui 
ne  parait  guère  susceptible  d'être  révoqué  en  doute.  S'il  y  a  quelque 
chose  de  personnel  au  monde,  c'est  assurément  la  liberté,  car  elle  est 
la  personnalité  même.  Sans  elle,  au-dessous  d'elle,  on  trouve  dans  la 
nature  l'individualité,  les  différents  degrés  de  la  vie,  même  un  com- 
mencement d'intelligence,  mais  rien  qui  ressemble  à  une  personne,  à 
un  moi  qui  se  sait  responsable  devant  sa  propre  conscience  avant  de 
l'être  aux  yeux  de  ses  semblables.  Eh  bien,  selon  M.  Guyau,  la  liberté 
n'appartient  pas  plus  à  l'homme  qu'à  n'importe  quel  autre  être,  elle 
appartient  en  particulier  et  en  commun  à  tous  les  êtres;  elle  est  le  prin« 
cipe  et  la  fin  de  l'univers.  «Si  nous  pouvions,  écrit-iP,  pénétrer  au 
«fond  des  choses,  qui  sait  si  nous  ne  serions  pas  étonnés  de  n'y  plus 
((découvrir  la  même  diversité,  les  mêmes  oppositions  qu'au  dehors.  La 
«liberté,  loi  universelle,  redeviendrait  ainsi  cause  universelle;  elle 
u  serait  tout  ensemble,  en  un  sens  supérieur,  le  principe  et  le  terme  de 
«l'action.  A  ce  large  point  de  vue,  en  effet,  causalité  et  finalité  ne  font 

*  P.  371. 

86 


678  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

((plus  qu*un,  et,  comme  la  morale  repose  sur  ces  deux  idées,  la  mornlo 
«ne se  trouverait-elle  pas  fondée  par  là  même?  Elle  prendrait  pour  but 
((de  réaliser  Tidéal  absolu  de  liberté,  d*union  et  d'harmonie  que  tous  les 
((êtres  portent  en  eux,  parfois  à  leur  insu,  et  qui  constitue  pour  chacun 
((  la  perfection  finale  à  laquelle  il  aspire  d'une  façon  consciente  ou  in- 
Q  consciente.  )) 

Nous  retrouverons  plus  tard  les  idées  de  M.  Guyau  sur  la  morale, 
sur  la  morale  de  Tavenir,  qu  il  semble  nous  annoncer,  comme  on  nous 
annonçait,  il  y  a  quelques  années,  la  musique  de  Tavenir.  Nous  ne  vou- 
lons nous  occuper  en  ce  moment  que  de  cette  liberté  dent  il  apporte 
la  promesse  à  tous  les  êtres  de  la  nature,  à  la  nature  elle-même  prise 
dans  son  ensemble.  Si  je  ne  puis  faire  vers  la  liberté  un  seul  pas  sans 
êlre  suivi  et  accompagné  de  Tunivers  entier,  ou  si  lunivers  entier  s*avan- 
çant  vers  la  liberté  m'entrainc  nécessairement  à  sa  suite,  comme  la  mer 
dans  son  mouvement  de  flux  et  de  reflux  entraine  chacun  de  ses  flots, 
il  est  clair  que  la  liberté  n'existe  pas  pour  moi.  Elle  n  existe  pas  da- 
vantage si  elle  consiste  en  un  certain  état,  un  état  de  ma  volonté, 
que  je  ne  puis  conserver  qu'à  la  condition  que  toute  la  nature  le 
partage  et  le  conserve  avec  moi.  Ce  que  vous  appelez  la  liberté  abso- 
lue ne  sera  alors  que  l'absolue  dépendance.  Enfin  comment  imagi-- 
ner  que  Fidéal  de  liberté  que  chaque  être,  dites-vous,  porte  en  soi, 
soit  le  même  que  celui  qui  est  dans  ma  propre  conscience?  Les  ani- 
maux, les  plantes,  les  astres,  les  atomes  du  règne  minéral»  serontnls 
libres  un  jour  comme  nous  le  sommes  nous-mêmes  ou  comme  nous 
sommes  destinés  à  le  devenir  d'après  votre  système?  Admettons,  selon 
la  définition  qu'on  nous  en  donne,  que  liberté  soit  synonyme  de  per- 
fection, on  ne  sera  pas  plus  avancé,  on  ne  comprendra  pas  que  la 
perfection  de  l'univers  et  celle  des  corps  animés  ou  inanimés  dont  il 
est  rassemblage,soit  identique  à  celle  d'une  âme  qui  réfléchit,  qui  aime 
et  qui  veut. 

Pour  donner  à  cette  façon  de  concevoir,  soit  la  liberté,  soit  la  per- 
fection, une  apparence  de  raison,  il  faut  se  déclarer  en  faveur  de  révo- 
lution, non  seulement  de  l'évolution  appliquée  aux  espèces  vivantes, 
comme  celle  que  Darwin  s'efibrce  de  soutenir,  mais  de  l'évolution  uni- 
verselle,  comme  la  comprend  M.  Herbert  Spencer,  et  d'une  évolution 
plus  étendue  encore  s'il  est  possible.  C'est  aussi  le  parti  que  prend 
M.  Guyau.  Il  y  a  toutefois,  à  l'en  croire,  une  diflereuce  essentielle  entre 
Topinion  qu'il  s'est  faite  sur  ce  sujet  et  la  théorie  évolutionniste,  telle 
que  l'admettent  les  moralistes  anglais  de  l'école  utilitaire.  D'après  ces 
derniers,  la  variabilité  et  la  transformation  des  espèces  démontrent 


LA  MORALE  ANGLAISE.  679 

labsence  d'un  idéal  moral  dans  Tespèce  humaine,  et  cette  base,  à 
laquelle  on  donnait  autrefois  tant  d'importance,  étant  enlevée  à  la  mo- 
rale, ils  la  remplacent  par  Tintérêt.  D'après  son  propre  système,  l'idéal 
moral  existerait  déjà  dans  la  nature  animale  et  ne  ferait  que  se  déve* 
lopper  dans  l'homme;  de  sorte  qu'au  lieu  d'être  en  opposition  avec 
Tcvolution,  elle  en  serait,  en  quelque  sorte,  la  raison;  elle  en  serait, 
comme  on  Ta  déjà  dit  de  la  liberté ,  la  cause  et  la  fm.  Ici  nous  ne  pou- 
vons mieux  faire  que  de  laisser  l'auteur  s'expliquer  lui-même  : 

«  Si  l'on  arrive ,  dit-il,  à  démonlrer,  comme  cela  est  à  peu  près  certain , 
((  ([ue  l'homme  descend  des  animaux,  il  ne  s'ensuivra  pas  qu'il  soit  à 
(«  januiis  livré  au  fatalisme  de  l'intérêt;  car  on  pourra  encore  supposer 
((  que  le  germe  de  la  liberté  et  de  la  moralité  existe  jusque  dans  les  ani- 
u  maux,  comme  il  existe  chez  les  sauvages  les  plus  voisins  de  la  brutje, 
((Comme  il  existait  chez  nos  pères,  les  hommes  primitifs.  Si  l'homme 
((des  âges  tertiaire  et  quaternaire  était  probablement  plus  près  de 
((  l'animal  que  le  dernier  des  sauvages  d'à  présent,  sa  morale  devait  res- 
«  sembler  fort  à  celle  que  pratique  le  loup  ou  le  renard  ^  » 

Mais  ce  n'est  là  qu*un  début  relativement  timide;  voici  dès  lignes  plus 
hardies  :  o  Maintenant,  si  Ton  ne  veut  pas  mettre  un  abime  entre  le 
«  leste  des  êtres  et  l'humanité,  si  l'on  ne  veut  pas  faire  de  celle-ci  comme 
((  un  petit  monde  sans  entrée  et  sans  issue,  si  l'on  veut  expliquer  ration- 
((  nellement  l'origine  de  l'homme  et  relier  la  race  humaine  aux  autres 
((races  vivantes,  pourquoi  ne  pas  relier  aussi  à  l'esprit  humain  cet 
((  esprit  encore  ignorant  de  lui-même  qui  agite  intérieurement  la  nature? 
((  Pourquoi  fermer  la  nature  à  toute  volonté  du  mieux ,  à  toute  moralité? 
((Pourquoi  défendre  aux  autres  êtres,  si  infimes  qu'ils  soient,  d'avoir 
u  quelque  ouverture  sur  l'idéal?  S'ils  portent  déjà  en  eux  par  avance  la 
«  grande  humanité  dont  ils  sont  les  ancêtres,  ils  doivent  en  avoir  aussi, 
(((1  quelque  degré,  les  aspirations  et  les  désirs.  Ainsi  dorment  dans  le 
((noir  charbon  la  lumière  et  la  chaleur  du  soleil  jusqu au  jour  où, 
((ramené  à  la  surface  de  la  terre,  il  se  transformera,  il  nous  donnera 
«sa  chaleur  et  sa  lumière,  il  communiquera  le  mouvement  et  comme 
((  la  vie  à  tous  nos  mécanismes  ^  » 

Il  ne  s*agit  pas  seulement,  comme  on  voit,  des'  transformations  suc- 
cessives delà  matière  animale,  mais  d'une  alchimie  universelle  d'où  doit 
sortir,  d'où  sort  constamment  la  transmutation  de  tous  les  êtres,  et  le 
résultat  de  cette  transmutation ,  c'est  la  nature  entière  pénétrée  et  comme 
soulevée  par  l'idée  de  la  moralité.  ((Qui  sait,  dit  l'auteur,  si,  pour  que 

'  P.  374-375.  —  *  P.  375. 

S6. 


680  JOURNAL  DES  6AVAMS.  —  NOVEMBUE  1879. 

«l'homme  puisse  faire  un  pas  vers  son  idéal  moral,  il  ne  faut  pas  que  le 
«monde  entier  marche  et  se  meuve  avec  lui  ^  » 

Cest  la  théorie  de  révolution  aussi  complète  qu  on  peut  Timaginer, 
embrassant  les  idées  aussi  bien  que  les  organismes,  la  totalité  des  forces 
de  la  matière  aussi  bien  que  les  êtres  vivants.  Mais  nous  demanderons 
en  quoi  cette  théorie  diffère  de  celle  de  M.  Herbert  Spencer,  si  vive- 
ment, si  habilement  réfutée  par  M.  Guyau,  sinon  dans  ses  prémisses 
métaphysiques,  du  moins  dans  ses  conséquences  psychologiques  et  mo- 
rales. Dans  lune  et  dans  l'autre ,  l'humanité  ne  se  sépare  de  lanimalité 
que  par  des  différences  de  degré,  non  de  nature,  ou  par  une  inégalité 
de  développement,  que  le  mouvement  général  de  lunivers  efface  tous 
les  jours:  et  le  même  rapprochement  se  trouve  établi  entre  le  règne 
animal  et  les  règnes  inférieurs,  entre  la  vie  et  l'activité  des  forces  pure- 
ment physiques  et  chimiques.  Dans  Tune  et  dans  lautre  la  liberté  de 
fait,  la  liberté  vivante,  celle  qui  fait  la  responsabilité  de  la  personne 
humaine  et  lui  assigne  son  rang  dans  Tordre  social,  comme  dans  Tordre 
naturel,  est  absolument  supprimée,  et  il  ne  reste  à  sa  place  qu*un  nom 
vide  de  sens,  une  idée  insaisissable  à  Tesprit,  une  abstraction  qui 
échappe  à  toute  délimitation  précise.  Enfin,  dans  Tune  et  dans  l'autre , 
nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  la  loi  du  devoir  disparait,  tout  prin- 
cipe d'obligation  est  détruit ,  et  la  morale  se  confond  avec  l'histoire  natu- 
relie  ou  avec  la  physique  générale.  M.  Herbert  Spencer  a  le  courage  d'ac- 
cepter celte  conséquence  de  son  système;  à  la  morale  du  devoir,  il  substi- 
tue celle  deTintérêt,  tout  en  cherchant  à  idéaliser  l'intérêt  et  à  lui  donner 
la  portée  du  plus  absolu  dévouement.  Le  prenant  à  son  origine,  dans 
les  appétits  les  plus  bas  et  les  plus  féroces  de  Tanimalité,  il  Télève  par 
degrés,  le  transfigure,  si  Ton  peut  ainsi  dire,  jusqu'à  ce  qu'il  en  ait  tiré, 
Dieu  sait  au  prix  de  quelles  inconséquences  !  la  moralité  la  plus  accom- 
plie, celle  qui  existera  en  action  chez  Thomme  parfait  ou  Thomme  défi- 
nitif. M.  Guyau  suit  une  marclie  opposée.  Plaçant  tout  d'abord  l'idéal 
moral  sur  les  plus  hauts  sommets  de  la  pensée,  au  milieu  d'impéné- 
trables nuages,  il  le  fait  descendre  jusqu'aux  derniers  échelons  de  Texis- 
tence,  revêtant  les  formes  du  mécanisme  physique  et  de  Tinstincl  bestial 
avant  de  monter  jusqu'à  Thomme,  et,  dans  Thomme  même,  passant 
par  tous  les  excès  de  Tégoîsme  et  de  la  force  avant  de  devenir  le  senti- 
ment ou  Tidée  de  moralité.  Mais  qu'est-ce  que  nous  gagnons  à  cela? 
En  quoi  consiste  précisément  cet  idéal  moral  que  mettaient  déjà  en 
pratique,  si  nous  en  croyons  M.  Guyau,  Thomme  tertiaire  et  quaternaire 

'  P.  376. 


LA  MORALE  ANGLAISE.  681 

en  vivant  à  la  manière  du  renard  et  du  loup  ?  En  quoi  consiste  cet  idéal 
inoral  que  nous  voyons  déjà  en  grande  partie  réalisé  dans  le  triomphe 
et  le  règne  de  la  force?  M.  Guyau,  en  acceptant  comme  une  vérité 
démontrée  Thypothèse  de  révolution,  qui,  même  dans  les  limites  de 
rhistoire  naturelle,  est  condamnée  par  des  savants  de  la  plus  grande  au- 
torité, accepte  aussi  ce  qu'on  a  appelé  la  loi  de  sélection  et  lencadre 
dans  son  propre  système.  «  La  loi  de  sélection  naturelle ,  si  brutale  au 
«premier  abord,  sert  pourtant  elle-même  à  la  réalisation  graduelle  de 
ucet  idéal  (Tidéal  moral)  ici-bas.  D'après  la  loi  qui  domine  toute  la  na- 
ît turc  animale,  c'est  le  plus  fort  qui  se  fait  une  place,  s'ouvre  une  voie, 
(c  et  par  là  ouvre  la  voie  même  où  la  nature  doit  marcher;  c'est  du  côté 
«de  la  plus  grande  force  que  la  nature  se  dirige  sans  cesse.  Mais  la  force 
«autrefois  avait  réellement  pour  elle  les  meilleures  raisons;  être  fort, 
u  n'est-ce  pas  être,  au  point  de  vue  de  l'espèce,  au  point  de  vue  de  la 
«  nature ,  le  meilleur  ^  ?  » 

Il  est  incontestable  qu'un  animal  fort  et  bien  constitué  vaut  mieux 
qu'un  animal  faible  et  mal  venu  de  la  même  espèce,  qu'un  taureau  vi- 
goureux est  préférable,  pour  le  troupeau,  à  un  autre  qui  n'a  pas  cet 
avantage;  mais  personne  ne  s'avisera  de  dire  que  le  premier  soit  plus 
élevé  en  moralité  que  le  second.  C'est  de  moralité  qu'il  s'agit  ici,  et  non 
des  conditions  physiologiques  de  la  vie. 

La  moralité  évidemment  suppose  la  morale,  la  pratique  habituelle 
des  lois  supérieures,  qui,  commandant  à  notre  volonté,  en  suppose  la 
connaissance.  Or  (|u'est-ce  que  M.  Guy  au  fait  de  la  morale,  après  l'avoir 
si  vaillamment  défendue  contre  fempirisme  et  Tévolutionnisme  anglais? 
Il  en  fait  la  proie  de  l'évolution ,  il  en  fait  la  matière  d  une  transforma- 
tion indcfmie  et  indéfinissable,  qui  ne  laisse  subsister  dans  la  conscience 
aucune  règle  d'action  absolument  certaine,  aucun  principe  immuable. 
Il  reproche  aux  spiritualistes  d'avoir  reconnu,  de  continuer  de  recon- 
naître de  tels  principes.  «Ils  ont  le  tort,  dit-il,  de  s'en  tenir  aux  vieilles 
«thèses  de  l'immuable  morale^.  »  Mais  quoi  donc!  est-ce  qu'il  arrivera 
un  moment  où,  par  la  vertu  de  l'idéalisme,  le  vol,  le  meurtre,  l'adul- 
tère, cesseront  d'être  criminels.^  ou  la  maxime  de  ne  pas  faire  à  autrui  ce 
que  nous  ne  voudrions  pas  qu'on  nous  fît  cessera  d'être  vraie?  où  la  jus- 
tice, la  charité,  l'honneur,  l'amour  delà  patrie  etde  l'humanité,  seront 
condamnés  comme  des  vertus  stériles  ou  chimériques,  comme  les 
erreurs  d'une  génération  encore  à  demi  plongée  dans  le  sommeil  de 
l'enfance  ? 

»  P.  376.  —  '  P.  38o. 


682  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Telle  nest  pas  assurément  la  pensée  de  M.  Guyau;  cest  la  pensée 
contraire  qui  le  dirige  et  Tinspire;  aucun  degré  de  moralité  et  de  per- 
fection nest  assez  élevé  pour  le  satisfaire;  mais  il  a  le  tort  de  con- 
fondre révolution  avec  le  progrès.  Ce  sont  deux  idées  bien  différentes  : 
le  progrès  a  un  but  et  a  des  principes,  révolution  n*en  a  pas.  On  avance 
quand  on  sait  d'où  Ton  part  et  où  il  faut  arriver.  On  amve  quand  on  le 
veut  fortement  et  quand  on  suit  la  bonne  route,  par  conséquent,  quand 
il  y  a  une  bonne  route  et  que  nous  la  connaissons.  Rien  de  tout  cela  dans 
révolution  :  ni  principes,  puisque  tout  change  perpétuellement;  ni  but, 
puisque  le  point  quon  veut  atteindre  change  comme  le  reste,  en  même 
temps  qu'il  recule  sans  cesse  devant  nous;  ni  route  à  suivre,  parce  quil 
n  y  en  a  pas  dans  la  confusion  universelle,  au  milieu  dun  océan  sans  ri- 
vages, sine  littore  pontaSf  et  au-dessus  duquel  ne  brille  pas  une  seule 
étoile  fixe. 

Un  autre  tort  de  M.  Guyau,  celui  qui  la  précipité  dans  la  théo- 
rie de  révolution  et  dans  cet  idéalisme  nuageux  que  nous  lui  avons  tant 
de  fois  reproché,  c'est  d avoir  méconnu  la  liberté,  c'est  de  lui  avoir 
retiré  ce  qu'elle  a  d'humain ,  d'effectif,  de  personnel ,  pour  mettre  à  sa 
place  une  abstraction,  une  idée  à  laquelle  ne  répond  et  ne  répondra 
jamais  aucune  réalité.  Mais  cette  erreur  capitale,  qui  a  tout  Tair  d'être 
une  erreur  d'emprunt,  est  à  la  fm  rétractée,  de  la  manière  la  plus 
formelle,  sous  la  pression  de  la  logique  et  du  bon  sens.  On  ne  saurait 
rendre  à  la  libre  volonté  de  l'homme  un  hommage  plus  significatif  que 
celui  que  renferment  ces  lignes  : 

«Le  seul  idéal  vraiment  certain,  invariable,  qui  ne  pouri*ait  ni  me 
((  tromper,  ni  me  fuir,  serait  celui  que  je  porterais  en  moi  et  dont  la  réa« 
u  lisation  dépendrait  de  moi ,  rien  que  de  moi  ;  le  véritable  idéal ,  ce  serait 
«la  libre  et  bonne  volonté.  Celui-là,  selon  la  morale  idéaliste,  je  n'ai 
«point  è  attendre  qu'il  se  réalise  par  la  nécessité  des  choses;  je  n'ai 
«  point  à  attendre  qu'il  naisse  du  lent  travail  de  la  nature  et  de  l'accu- 
umulation  des  siècles;  que  je  veuille  et  il  sera^)> 

Ce  passage  est  complété  par  celui-ci,  où  la  faculté  de  vouloir  et  de  ne 
pas  vouloir,  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  ce  que  tout  le  monde  appelle  le 
libre  arbitre,  est  revendiqué  avec  force  contre  les  sceptiques  et  les  em- 
piriques :  «Mais  douter  de  sa  volonté  même,  en  lui  refusant  toute  ini- 
«tiative,  toute  force  propre;  nier  qu'on  puisse  faire  jamais  vers  le  bien 
«  un  mouvement  qui  ne  6oit  fatal  de  tout  point,  qu'on  puisse  jamais  faire 
x(  un  pas  vers  autrui  sans  être  mû  par  un  égoîsme  conscient  ou  incon* 

» 
'  p.  4o8. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  683 

a  scient;  se  mettre  ainsi  dans  l'impuissance  logique  de  dire  en  face  do 
a  Tinjustice,  «je  ne  veux  pas,  »  en  face  de  la  justice,  «je  veux  et  je  vou- 
«drai  toujours;»  ce  serait  là  se  supprimer  véritablement  soi-même, 
a  s'atteindre  à  la  fois  dans  son  essence  et  dans  sa  dignité  ^  »  Nous  voilà 
bien  loin  de  cette  liberté  qui  est  partout  et  nulle  part,  qu'il  faut  pour- 
suivre toujours  et  qu  on  n  atteindra  jamais ,  et  qui  cependant  meut  toute 
la  nature.  Mais  alors  pourquoi  accuser  Técole  spirituaiiste  de  ne  rien 
comprendre  ni  à  la  liberté  ni  à  la  morale  ?  L  école  spirituaiiste  n  a  ja- 
mais dit  autre  chose. 

Cette  conclusion  est  digne  du  livre,  qui  restera  certainement  comme 
un  modèle  d'exposition  et  de  critique  philosophique.  On  n'a  rien  écrit 
jusqu'ici  sur  la  morale  anglaise  et  la  morale  utilitaire  en  général  de  plus 
complet,  de  plus  attachant  et  de  plus  instructif.  On  ne  sera  pas  tenté 
de  recommencer  la  tâche  accomplie  par  M.  Guyau ,  et  ceux  qui  la  re- 
commenceront seront  obligés  de  compter  avec  lui. 

Ad.  FRANCK. 


La  Maréchale  de  Villars, 


DEUXIÈME    article'^. 


On  ne  saurait  le  méconnaître.  Si  la  jalousie  de  Villars,  au  sujet  de  la 
maréchale,  fut  odieusement  exploitée  par  ses  ennemis  pour  le  décon- 
sidérer, elle  n'en  fut  pas  moins  une  faiblesse  regrettable  dans  un  si 
grand  personnage ,  et  la  malveillance  en  a  tout  naturellement  profité 
pour  attaquer  non  seulement  la  vie  privée,  mais  encore  la  vie  publique 
du  maréchal  ;  elle  a  pu  même  ébranler  son  crédit  à  Versailles ,  et  du 
moins  elle  a  donné  lieu  à  des  correspondances  qui  auraient  à  coup 
sûr  amoindri  l'autorité  de  Villars,  si  elles  n'avaient  été  couvertes  par  la 
prudence  discrète  du  roi,  qui  savait  tout  ce  qu'il  pouvait  attendre  d'un 
homme  de  guerre  si  habile  et  si  dévoué,  et  qui,  en  conséquence,  usait 
des  ménagements  les  plus  délicats  pour  le  ramener  dans  la  voie  dont  il 

*  P.  ^lo.  —  '  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d*octobre,  p.  617. 


684  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

était  écarte.  Des  documents  aussi  importants  que  curieux,  nouvellement 
tombés  entre  mes  mains,  m'obligent,  à  cet  égard,  à  revenir  sur  les 
premiers  temps  de  Funion  des  deux  époux,  et  sur  le  séjour  de  la  maré- 
chale à  Strasbourg. 

Le  maréchal  avait,  en  1702,  une  grande  et  difficile  mission  à  la  tête 
de  l'armée  d'Allemagne.  Il  commandait  les  forces  que  Louis  XIV  voulait 
réunir  à  celles  de  l'Electeur  de  Bavière,  détaché  par  le  cabinet  de  Ver- 
sailles de  la  coalition  si  redoutable  formée  contre  la  France,  à  l'oc- 
casion de  la  succession  d'Espagne.  La  jonction  de  Villars  avec  l'Élec- 
teur devait  être  la  conséquence  de  la  victoire  remportée  à  Friedlingen 
contre  l'armée  impériale,  et,  réalisée,  elle  mettait  l'Empire  en  péril.  Elle 
fut  retardée  par  des  circonstances  imprévues,  et  forcément  remise  de  la 
campagne  de  1 702  à  celle  de  1 708.  L'impatience  française  en  fut  émue, 
et  les  malveillants  de  Versailles  ne  manquèrent  pas  de  reprocher  à  Vil- 
lars d'hésiter  à  s'enfoncer  en  Allemagne,  pour  ne  pas  trop  s'éloigner 
de  Strasbourg,  c'est-à-dire  de  l'objet  de  sa  passion. 

Après  la  jonction  des  deux  armées,  en  1703,  on  s'attendait  à  d'é- 
clatantes opérations  militaires.  Villars  les  avait  conçues  et  préparées.  Le 
cabinet  de  Versailles  y  applaudissait.  M.  de  Chamillard  écrivait  à  Villars, 
au  mois  d'avril  1 708  : 

wSa  Majesté  m'a  chargé  expressément  de  vous  dire  qu'elle  a  une 
«confiance  si  entière  en  vous,  que,  sans  consulter  les  officiers  généraux 
«de  son  armée,  que  pour  leur  faire  honneur,  quand  vous  le  jugerez  à 
«propos,  elle  désire  que  vous  preniez  sur  vous  ce  que  vous  croirez 
«  du  bien  de  son  service.  Elle  m'a  assuré  que  M.  de  Turenne  en  usait 
«ainsi;  et,  comme  vous  marchez  sur  ses  traces,  et  que  vous  êtes  en 
«  train  die  vous  rendre  redoutable  autant  que  lui  en  Allemagne,  vous  ne 
«  devez  vous  contraindre  en  rien  sur  toutes  les  entreprises  dont  vous 
«  êtes  chargé.  Je  suis  persuadé  que ,  lorsque  vous  aurez  joint  M.  l'Elec- 
a  teur  de  Bavière,  etc.  » 

De  son  côte,  après  avoir  franchi  les  Montagnes  Noires,  Villars,  se 
sentant  maître  de  la  situation,  écrivait  au  roi,  du  camp  de  Dillingen  : 

«  L'Empiré  est  ouvert.  Sire.  Que  Votre  Majesté  ordonne  à  M.  de  Ven- 
«  dôme  d'envoyer  3o,ooo  hommes  (de  l'armée  d'Italie);  à  M.  de  Tallard 
«de  faire  le  siège  de  Fribourg,  de  passer  ensuite  à  Dillingen;  que 
«M.  de  Tallard  ait  ordre  de  suivre  mes  pensées  sans  hésiter;  ou  que 
«  Votre  Majesté  charge  M.  de  Marsin  du  commandement  de  cette  armée , 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS  685 

«afin  que  je  puisse  aller  diligemment  du  haut  Danube  en  bas,  suivant 
«les  occasions;  nous  serons  maîtres  du  Danube,  depuis  sa  source  jus- 
({ qu  aux  portes  de  Vienne  ;  de  manière ,  Sire ,  que  je  crois  pouvoir  prendre 
«  Vienne,  si  l'Empereur  ne  fait  pas  venir  diligemment  son  armée  d'Italie, 
«  par  le  Frioul ,  pour  se  mettre  derrière  la  capitale ,  et  couvrir  une  partie 
«  de  TAutriche.  Par  Ratisbonne ,  je  marche  en  Bohême ,  et ,  si  M.  le  prince 
«de  Bade  veut  défendre  la  Bohème,  nous  sommes  les  maîtres  de  toute 
«  la  Souabe ,  en  deçà  et  en  delà  du  Danube,  et  partie  de  la  Franconie.  Ce 
c(  projet  me  paraît  infaillible  ;  et,  si  l'Empereur  emploie  son  armée  d'Italie 
((  à  se  garantir,  au  nom  de  Dieu,  que  Votre  Majesté  ne  songe  ni  au  siège 
('de  Landau,  ni  à  faire  prendre  Ostiglia,  dont  on  dit  le  siège  manqué 
«par  une  inondation.  Les  forces  que  Votre  Majesté  laissera  sur  le  Rhin 
«  et  sur  le  Pô  doivent  se  contenter  d'une  défensive  la  plus  aisée  du 
«monde,  et  je  me  charge  du  reste. 

«Les  baiTières  de  TEmpire,  qui  semblaient  impénétrables,  sont 
«forcées  de  tout  côté.  Je  prie  Votre  Majesté  de  s'en  fier  à  celui  qui  a 
«commencé  l'ouvrage.  Je  le  terminerai,  Sire,  à  la  plus  grande  gloire 
«  de  Votre  Majesté;  je  la  conjure  de  vouloir  bien  s'en  rapporter  à  moi, 
«  et  j*ose  la  supplier  d'être  persuadée  que  je  les  mènerai  loin,  etc.  » 

Mais  le  mouvement  en  avant  de  l'armée  de  ViUars  ne  s'était  point 
accompli  sans  de  grandes  di£Gicultés.  L'armée  française  du  Rhin  était, 
de  vieille  date,  travaillée  par  l'indiscipline,  et  les  chefs  semblaient  l'au- 
toriser par  leur  exemple.  Avant  tout,  ViUars  s'était  appliqué  à  rétablir 
le  respect  de  la  règle  et  à  imposer  la  discipline  à  tous,  grands  et  petits, 
même  au  prix  d'actes  multipliés  de  sévérité.  D'autre  part,  et  en  vue  du 
grand  dessein  qu'il  nourrissait,  lequel  exigeait  trait  de  temps,  Villars 
avait  voulu  rompre  la  vieille  habitude  des  congés  d'hiver,  et  contraindre 
la  noblesse  sous  ses  ordres  à  hiverner  en  campagne.  Autre  sujet  de 
mécontentement.  On  ne  faisait  faute  de  dire  et  d'écrire  que  le  maréchal , 
ayant  sa  femme  è  Strasbourg,  en  prenait  à  son  aise,  au  détriment  gé- 
néral. De  telle  sorte  qu'à  la  reprise  active  des  hostilités ,  il  y  eut  comme 
une  conspiration  générale  de  mollesse  et  d'insubordination,  et  que, 
pour  décider  les  régiments  à  ia  fatigue  et  à  la  vigueur,  le  maréchal  fut 
obligé  de  se  montrer  le  premier  à  la  marche  et  au  danger,  et  de  pro- 
diguer sa  personne  en  toute  occasion.  Il  en  fut  grondé  par  M.  de  Gha- 
miUard,  au  nom  du  roi,  à  quoi  Villars  répondit,  le  2  mai  ; 

«Vous  me  faites  l'honneur  de  me  dire.  Monsieur,  que  je  dois  me 
«conserver.  Vous  savez  qu'il  ne  marcherait  peut-être  pas  quatre  com« 

87 


686  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

0  pagnies  de  grenadiers,  si  je  ne  me  mettais  à  leur  tète.  Je  lai  encore 
«éprouvé  dans  la  journée  d*hier.  Je  veux  espérer  que,  le  trajet  fait,  je 
«retrouverai  des  hommes;  mais,  jusque  présent,  je  n*en  ai  connu  que 
odans  le  soldat,  tant  Thorreur  de  se  dépayser  étonnait  tout  le  monde; 
«  et  je  vis  hier,  à  la  lenteur  que  Ton  appoitait  pour  attaquer  les  en- 
ci  nemis,  que,  si  j'avais  malheureusement  délihéré  un  seul  instant, 
«  nous  nous  retrouvions  dans  les  incertitudes  de  Bichel.  Je  n  ai  donc  pas 
«fait  autre  chose  que  de  mettre  pied  è  terre,  au  travers  des  bois  et  des 
«  rochers ,  à  la  tète  des  premiers  soldats ,  étant  obligé  de  dire  à  quelques 
«ofBciers  généraux  :  Quoi!  Messieurs,  il  faut  que  moi,  maréchal  de 
«France,  votre  général,  je  marche  le  premier  pour  vous  ébranler! 
«  Eh  bien ,  marchons. 

«Que  ceci,  je  vous  conjure,  Monsieur,  soit  pour  vous  seul;  ce  serait 
«  même  très  mauvais  à  répandre.  Il  pourrait  ôter  à  nos  ennemis  une 
«  terreur  dont,  avec  laide  du  Seigneur,  je  prétends  faire  bel  usage,  etc.  » 

En  outre,  une  grave  mésintelligence  ne  tarda  pas  à  éclater  entre 
Villars  et  TElecteur,  au  sujet  de  la  direction  de  la  guerre;  Villars  vou- 
lant s*avancer  rapidement  sur  Lintz  et  sur  Vienne,  TElecteur  voulant  se 
borner  à  chicaner  le  terrain,  sans  mouvements  extraordinaires,  effrayé 
des  projets  de  Villars  qui  dépassaient  la  mesure  où  désirait  se  main- 
tenir la  maison  de  Bavière  à  Tégard  de  la  maison  d'Autriche.  Cette  dis- 
sidence était  bien  connue  à  Versailles;  mais  on  y  soutenait  mollement 
les  hautes  visées  de  Villars,  de  peur  d'ouvrir  le  jour  à  rupture  avec  ia 
Bavière,  par  une  trop  forte  pression  exercée  sur  un  allié  douteux.  Le 
public,  ignorant  ces  secrètes  dispositions  des  esprits,  et  témoin  des  hé- 
sitations dune  armée  en  campagne,  qui  courait  risque  d'être  prise  entre 
deux  feux,  accusait  encore  de  cette  inaction  le  jaloux  maréchal,  irrité, 
disait-on,  du  refus  opposé  au  voyage  de. la  maréchale  en  Bavière. 

Villars  était  désespéré ,  il  écrivait  au  prince  de  Conti  :  «  Je  sais  que , 
«sur  les  terrasses  de  Versailles  et  de  Marly,  moi  pauvre  diable,  on  me 
«traite  d'extravagant,  ou  par  l'amour,  ou  par  l'avarice,  ou  par  la  vanité. 
«  J'ai  oui  dire  qu*il  n'y  avait  que  ces  trois  petits  points  dans  mon  procès  ; 
«  C'est  bien  assez  pour  faire  pendre  un  homme.  » 

Ce  fut  bien  pis  lorsqu'il  fut  connu  que  l'on  prendrait ,  de  nouveau , 
quartier  d'hiver  en  pleine  ^lemagne.  Le  désappointement  fut  au 
comble ,  surtout  lorsque  le  bruit  s'accrédita  que  la  maréchale  viendrait 
de  Strasbourg  à  Ulm  et  même  à  Munich.  On  en  tressaillit  à  Versailles,  et, 
en  présence  d'une  espèce  de  clameur  du  parti  hostile  à  Villars,  M.  de 
Chamillard  adressa  au  maréchal,  par  ordre  du  roi,  la  lettre  qu'on  va 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  687 

lire,  et  dont  bien  peu  de  monde  a  eu  communication  alors ,  quoique  le 
fonds  ait  transpiré  vaguement. 

d Je  commence  h  croire,  Monsieur,  que  celui  quia  su  passer  le  Rhin, 
a  dans  le  temps  quon  devait  moins  Tespérer,  battre  le  prince  de  Bade, 
tt après  lavoir  forcé  d'abandonner  ses  retranchements,  rétablir  la  tran- 
tt  quillité  dans  la  basse  Alsace ,  prendre  Kehl  au  mois  de  février,  forcer 
«  les  passages  des  Montagnes  Noires  par  sa  fermeté,  servant  de  guide  et 
tt  animant  jusqu  aux  moindres  soldats  par  son  exemple,  pourra  dans  peu 
«  faire  trembler  Vienne.  Ne  croyez-vous  pas  que  tous  ces  prodiges  suf- 
((  fisent  pour  en  imposer  aux  malveillants  ?  Les  gazettes ,  quoique  infidèles , 
«ne  vous  refuseront  pas  la  justice  qui  vous  est  due,  et  je  ne  vois,  dans 
«la  suite  d'une  aussi  glorieuse  carrière,  rien  à  craindre  pour  vous  que 
«la  timidité  des  ennemis,  qui  vous  déroberont  autant  quils  le  pourront 
«  les  occasions  brillantes  de  la  guerre ,  en  s*éloignant  d'une  armée  victo- 
«  rieuse,  qui  portera  partout  la  terreur,  sans  que  rien  puisse  s  y  opposer 
«  que  la  mésintelligence  qui  pourrait  arriver  entre  les  généraux. 

a  II  y  en  a  tant  d  exemples,  que  vous  devez  être  en  garde  contre  vous- 
«même  sur  les  suites  fôcheuscs  quun  semblable  événement  pourrait 
«  avoir. 

«  Trois  choses  pourraient  y  contribuer  : 

«L'une,  qui  vous  intéresse  presque  seul,  de  laquelle  je  me  donnerais 
«bien  de  garde  de  vous  parler  (ayant  pris  sur  moi  de  le  faire,  il  y  a 
«  quelque  temps,  sans  avoir  reçu  aucune  réponse) ,  si  le  roi  ne  me  l'avait 
«commandé;  c'est  rattachement  que  vous  avez  pour  M"^  la  Maré- 
«chale,  également  permis  dans  tous  les  temps,  mais  très  dangereux,  si 
«vous  suiviez  votre  penchant,  qui  vous  déterminerait  à  la  faire  passer 
«en  Bavière,  où  des  raisons  de  sagesse  et  de  politique  s'opposent  à  la 
«faire  voyager. 

«  U  y  a  grande  apparence  que  vous  allez  être  vous-même  un  grand 
«  voyageur  au  milieu  de  l'Allemagne.  Quel  embarras  pour  vous  de  laisser 
xcM"*^  la  Maréchale  dans  un  lieu  éloigné?  Quelle  sûreté  pour  elle,  si 
«vous  ne  lui  laissiez  pas  une  garde  suffisante,  pour  la  garantir  des 
«  ennemis  qui  pourraient  s'approcher  du  lieu  où  elle  serait  ^ 

«Voulez-vous  qu'elle  s'établisse  à  Munich?  Vous  connaissez  la  poli- 
«  tesse  de  M.  TÉlecteur;  vous  savez  qu'il  a  du  penchant  pour  les  dames  ; 

*  Cest  ce  qui  faisait  dire  ironique-  «je  conduirai  loin  ses  ennemis,  à  moins 
ment,  un  jour,  par  le  maréchal  à  M.  de  «que  je  ne  renvoie  une  partie  de  far- 
Chamillard  :  «  S.  M.  peut  compter  que        «  mée  pour  escorter  M*"*  de  Villars.  t 

87. 


688  .lOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  187 

u  quand  vous  seriez  assuré  des  égards  qu'il  aurait  pour 
u  resterait-il  pas  à  craindre  encore  ta  jalousie  de  M""  11 
«par  sa  seule  inquiétude,  pourrait  moins  bien  traiter  M" 
«  que  vous  n'auriez  lieu  de  l'espérer,  avec  le  caractère  q 
u  il  ne  serait  même  paa  impossible  qu'il  y  eût  quelque  di 
«rangs. 

«Toutes  ces  diCficuItés  bien  pesées,  Sa  Majesté  désire 
u  sépariez  pour  quelque  temps  de  M*""  la  Maréchale.  ] 
iiquc  TOUS  lui  ferez  ce  sacrifice  de  bonne  grâce,  quoiqu' 
«  et  que  vous  vous  livrerez  tout  entier  aux  soins  de  finir  i 
uvous  doit  combler  d'honneur,  et  procurer  à  Sa  Majet 
u  nécessaire  à  sa  conservation.  Ce  premier  article  a  été  tl 
u  plement  pour  abréger  les  deux  autres. 

«Le  second  article,  c'est  d'avoir  une  grande  attenti 
«attirer  la  confiance  de  M.  l'Electeur  de  Bavière,  et  de 
u  qu'il  n'y  ait  entre  vous  et  lui  qu'une  même  volonté;  un 
II  plaisance  pour  rendre  à  sa  personne  et  à  sou  rang  ce  qi 
H  et  le  ménager  sur  les  petites  choses ,  lorsque  vous  pens 
u  ment  de  lui  sur  les  grandes. 

«Le  troisième  article  regarde  les  opérations  delà  guei 
«nier  a  assez  de  rapport  avec  l'autre.  Il  n'est  pas  possible 
a  demande  de  suivre  vos  avis  ;  il  faut  donc  que  vous  fassit 
"Vous-même  de  l'engager  à  faire  ce  que  vous  lui  prop 
u  insinuant  ce  que  vous  croirez  devoir  faire,  d'une  manièi 
u  déterminer,  si  vous  n'étiez  pas  du  même  sentiment.  A  n 
«  diversité  d'avis  ne  se  trouva  t  dans  une  occasion  trop  imj 
«devez  prendre  sur  vous  de  suivre  le  sien;  et  le  personi 
«  avez  à  remplir  n'exige  pas  moins  la  politesse  du  courtisa 
0  dence  et  le  courage  du  grand  capitaine. 

u  J'ai  si  bonne  opinion  de  vous ,  que  je  suis  convaincu  f 
uvous  surpasserez  en  tout  genre  ce  que  Sa  Majesté  et  vos  i 
ude  vous 

a  Je  ne  puis  finir  sans  vous  parler  des  officiers  qui  sei 
u  ordres.  Vous  n'avez  pas  été  content  d'eux;  vous  le  teur  •■ 
"d'une  manière  qui  les  a  désolés,  etc.» 

Cette  lettre  produisit  sur  l'esprit  de  Villars  l'effet  qu'< 
ment  imaginer.  Nul  mieux  que  lui  ne  pourrait  rendre  soi 
trouble  de  son  âme  et  l'agitation  de  sa  pensée,  en  cette  r 
répondu  à  M.  de  Chamillard  par  nnc  lettre  qu'Anquelil  i 


690  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

«avec  ma  mère^  et  ma  sœur^,  et  je  ne  saurais  lui  donner  entièrement 
«tort  sur  cela.  J  ai  fait  venir  auprès  d'elle  une  autre  de  mes  sœurs  ^  que 
u  j*ai  toujours  très  tendrement  aimée ,  et  qui  lui  est  une  compagnie  qu'elle 
0  ne  saurait  avoir  à  Paris. 

a  Je  vous  avoue,  Monsieur,  que  je  suis  outré  de  douleur  que  Ton 
«veuille  me  regarder  comme  un  homme  dont  une  femme  dérange  la 
«tète,  et  par  changer  mes  projets  (sic),  établir  ces  discours  qui  ont  été  si 
«répandus,  quand  larmée  a  repassé  le  Rhin  :  «C'est  sa  femme  qui  lui  a 
«fait  faire  cette  folie;  elle  lui  en  fera  bien  faire  d'autres. »  Je  sais  qui  a 
«tenu  ces  discours-là,  et  ce  sont  les  mêmes  gens,  sur  ma  parole,  qui 
«  renouvellent  ces  propos.  Ea  quel  temps  le  Roi  a-t-il  pu  s'apercevoir 
«  que  mon  zèle  pour  son  service ,  et  un  désir  de  gloire ,  n'aient  pas  été 
«  mes  premières  passions  ?  Qu'on  recherche  ma  vie  entière,  et  aux  âges 
«  où  les  passions  sont  les  plus  vives  et  les  plus  dominantes  ! 

«Hors  mes  ennemis,  qui  empoisonnent  mes  meilleures  actions,  oo 
«  me  regarde  comme  un  homme  assez  avisé.  Je  ne  veux  point  leur  don- 
«  ner  la  joie  de  dire  :  il  voulait  mener  sa  femme ,  mais  on  a  très  bien 
«fait  de  la  lui  ôter.  Voilà  franchement,  Monsieur,  ce  qui  me  pique  le 
«  plus  vivement. 

«Quant  à  ces  sentiments,  vous  ajouterez  cette  réflexion  que  nul  ne 
«  pourra  blâmer  :  c  est  un  homme  qui  se  donne  tout  entier  au  service 
«  du  Roi,  occupé  jour  et  nuit  de  ce  qui  peut  l'intéresser.  En  vérité,  quand, 
«  après  quatorze  mois,  car  il  y  en  a  sept  que  je  n'ai  guère  de  douceun 
«et  de  plaisirs,  il  comptera  la  consolation  d'être  deux  ou  trois  mois, 
«pendant  l'hiver,  avec  une  femme  qu'il  aime,  une  sœur  et  un  frère ^, 
«  avec  lesquels  il  n  a  quasi  jamais  vécu  et  dont  l'union  est  parfaite,  pour- 
«  quoi  avoir  la  cruauté,  sur  des  imaginations  frivoles,  et  sans  fondement, 
a  de  l'en  priver  ?  Ne  doitH)n  nul  égard  à  un  homme  dont  le  zèle  parait 
«en  tout  ce  qui  regarde  le  Roi,  et  la  sagesse  dans  la  conduite  de  ses 
«  affaires  domestiques  P 

«Je  relis,  Monsieur,  la  lettre  dont  vous  m'honorez,  et  je  vous  avoue 


'  Voilà  qui  explique  le  peu  d'intérêt 
que  M*"*  de  Grignan  prenait  à  la  maré- 
chale. Voyez  une  lettre  rapportée  dans 
notre  premier  article.         '  ^ 

*  Est-ce  Agnès  de  Villars,  qui  fut 
abbesse  de  Chelles,  en  1707,  ou  plutôt 
Marie-Louise  de  Villars,  mariée  au 
comte  de  Choiseul-Traves,  et  morte  en 
1786? 

*  Chariotte   de   Villars,    épouse   de 


Louis  de  Vogué,  fort  maltraitée  par  Saint- 
Simon. 

*  Armand  de  Villars ,  chef  d*escadre 
dans  la  marine  royale ,  fut  appelé  par  le 
maréchal  auprès  de  lui,  dans  f armée 
d* Allemagne,  prit  goût  au  service  de 
terre,  s*y  distingua,  devint  lieutenant 
général,  suivit  son  frère  dans  les  cam- 
pagnes  de  Flandre  et  mourut  k  I>ouai, 
en  171a,  estimé  de  tout  le  monde. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  601 

«que  les  vingt-cinq  premières  lignes  me  faisaient  attendre  une  tout 
«autre  suite. 

«J aurais  donc  espéré  quaprès  les  actions  dont  vous  parlez,  vous 
«  diriez  :  le  Roi  croit  du  bien  de  son  service,  pour  porter  la  terreur  dans 
«  l'Empire  et  forcer  TEmpereur  à  ia  paix,  de  relever  les  courages  par  de 
«nouvelles  dignités,  et  m'ordonne  de  vous  envoyer  le  brevet  de  duc, 
«  afin  que  son  armée  soit  persuadée  de  ses  bontés  pour  vous ,  et  que 
«celle  de  ses  ennemis  jugeant  de  vos  services  par  ses  grâces,  craigne 
«  un  homme  comme  vous ,  qui  est  au  centre  de  l'Empire  avec  de  si 
«heureux  auspices. 

«  Croyez-vous ,  Monsieur,  qu  il  convienne  mieux  de  porter  une  tris- 
«  tesse  mortelle  dans  le  cœur  de  votre  général ,  qui  voit  les  préventions 
«  de  ses  ennemis  remporter  toujours  sur  la  réalité  de  ses  services? 

«Je  sais.  Monsieur,  qu'on  désapprouvera  cette  vivacité;  veuillez 
«vous  souvenir  que,  sans  elle,  cette  armée,  qui  marche  à  Nuremberg, 
«  défendrait  présentement  peut-être  Toul  et  les  bords  de  la  Moselle. 
«  Quand  le  Roi  me  l'a  confiée ,  le  prince  de  Bade  marchait  à  Saverne 
«  abandonné ,  à  la  Saare  et  à  Nancy. 

«Cette  fermeté  à  discipliner  l'armée,  qui  m'ôte  enfin  la  crainte  de  la 
«  voir  se  détruire  elle-même ,  on  l'appelle  dureté  à  Versailles  ;  elle  est 
«  devenue  cependant  sage  cette  armée,  contre  l'opinion  du  Roi  lui-même  ; 
«car,  quand  j'ai  eu  l'honneur  de  parler  à  Sa  Majesté  de  la  nécessité 
«  indispensable  d'arrêter  le  libertinage  de  ses  troupes.  Elle  me  fit  l'hon- 
«  neur  de  me  dire  que  j'aurais  bien  de  la  peine.  J'en  suis  venu  à  bout 
«  par  une  fermeté  que  l'on  va  jusqu'à  nommer  cruauté.  On  a  mandé 
«  au  Roi  que  j'avais  tiré  moi-même  sur  des  soldats.  Il  est  vrai ,  je  l'ai  fait , 
«je  l'ai  vu  faire  à  M.  de  Turenne,  qui  ne  tirait  certainement  pas  plus 
«  haut  que  je  l'ai  fait ,  et  qui  ne  maintenait  pas  toujours  la  discipline. 
«  Je  l'ai  vu  faire  à  M.  le  duc  de  Lorraine ... 

«  L'armée  que  je  commande  est  sage.  Le  paysan ,  qui  fiiyait  dix  lieues 
«à  la  ronde,  apporte  ses  poules  et  son  beurre  dans  mon  camp.  Je  n'ai 
«  pas  été  arrêté  par  les  remontrances  des  colonels  et  de  quelques  offi- 
cciers  généraux,  qui  prétendaient  que  le  Français  ne  pouvait  être  aussi 
«retenu,  et  que  je  forcerais  le  soldat  à  déserter.  J'ai  suivi  la  droite 
«raison,  qni  est  qu'une  armée  étrangère  qui  fait  la  guerre  au  milieu 
«d*un  pays  ennemi,  et  qui  se  débande  pour  la  maraude,  est  perdue  en 
«  deux  mois.  Voyez  la  liste  des  déserteurs  que  j'ai  ordonné  au  major 
«général  d'envoyer  au  Roi.  Examinez,  Monsieur,  si  jamais  on  en  a 
«moins  perdu.  Pour  parvenir  à  rendre  l'armée  aussi  sage,  il  n'en  a  pas 
4r  coûté  la  vie  de  trente  soldats.  Je  leur  ai  parlé  à  tous  ;  ils  se  sont  ré- 


692  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

<(  criés  eux-mêmes  que  j  avais  raison ,  et  j*en  suis  arrivé  à  leur  inspirer 
ula  crainte  nécessaire,  sans  perdre  leur  amitié.  Le  soldat  m'aime,  j*ose 
(de  dire,  et  il  a  de  la  confiance  en  moi. 

((Quant  aux  officiers  généraux  et  particuliers,  que  Ton  vous  a  per- 
((suadé,  Monsieur,  que  je  traitais  rudement,  aimez-vous  mieux  croire 
aces  vains  discours,  que  de  penser  que  larmée  d'Allemagne,  accou- 
((tumée,  pendant  dix  ans  de  guerre,  à  n'entrer  en  campagne  que  le 
«25  de  mai,  pour  en  sortir  le  ao  octobre,  préférait  cette  habitude, 
((plutôt  que  de  servir  treize  mois  sans  relâche  ? 
.•••.•••••••••••       •• 

«Je  ne  vous  cèle  point.  Monsieur,  que  je  suis  au  désespoir  que  les 
«premières  lettres  que  je  reçois,  après  avoir  forcé  les  montagnes,  ne 
«soient  remplies  que  de  crainte  sur  ma  façon  de  régler  la  conduite  de 
«  ma  famille;  et  que ,  bien  loin  de  remplir  de  joie  et  d'espérance  celui  de 
«qui  l'on  peut  attendre  la  division  de  l'Empire,  la  soumission  de  l'Em- 
ir pereur,  la  conquête  même  de  Vienne ,  on  ne  marque  que  défiance  de 
«ses  vues  particulières,  et  que  Ton  détouiiie  les  yeux  de  Sa  Majesté 
«des  avantages  réels  de  mon  commandement,  pour  les  attacher  aux 
«  manières  plus  ou  moins  polies  de  celui  qui  mène  ses  armées. 

ttElnfin,  Monsieur,  j'en  suis  à  craindre  que  Ton  ne  pense  me  (aire 
«  trop  de  grâce  de  me  laisser  la  liberté  de  faire  venir  ma  famille  en 
«  Allemagne.  Cependant  j'écris  à  M"''*  la  maréchale  de  Villars  qu'il  est 
«dans  l'ordre  que  Sa  Majesté  approuve  encore  son  voyage,  quoique  je 
«  ne  l'aie  publié  qu'après  avoir  eu  l'honneur  d*en  parler  au  Roi.  J'espère 
«  donc  que  vous  aurez  la  bonté  de  lui  mander  qu'elle  peut  se  servir 
«  des  passeports  qu'elle  a  demandés,  ou  passer  par  la  Suisse.  Elle  viendra 
«à  Ulm,  et  n'en  partira  que  pour  se  rendre  dans  une  des  grosses  villes 
«qui  sera,  s'il  plaît  à  Dieu,  au  milieu  de  nos  quartiers  d'hiver.  .  • 

«P.  S.  J'aurai  l'honneur  de  vous  dire.  Monsieur,  que  M"*  de  Main- 
«  tenon  a  eu  la  bonté  d'écrire  à  M"**  de  Saint-^éran  une  lettre  qm'  re- 
«  garde  M"^  la  maréchale  de  Villars.  Je  suis  pénétré  quelle  veuille 
«  bien  m'honorer  de  son  attention ,  et  j'ose  vous  supplier  de  vouloir 
a  bien  l'informer  de  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  mander. 

«Je  sais,  Monsieur,  que  je  ne  devrais  pas  oser  faire  .la  moindre  petite 
«réflexion,  après  des  avis  aussi  respectables  que  les  siens.  •  •  Je  vous 
«donne  ma  parole  que  jamais  M"^  de  Villars  n'a  dû  aller  à  Munich,  ni 
«  suivre  l'armée.  Pourquoi  me  veut-on  croire  un  insensé  ?  La  première 
«démarche  pourrait  avoir  des  inconvénients,  mais  la  dernière  serait 
u  une  folie  outrée  :  je  n'en  suis  pas  capable.  Ulm  est  une  grosse  ville 


? 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  693 

«de  guerre  gardée  par  4,ooo  hommes,  où  jai  compté  quelle  demeu- 
«rerait  avec  une  de  mes  sœurs,  comme  elle  avait  fait  à  Strasboui^. 
«Trouvait-on  une  folie  quelle  demeurât  h  Strasbourg?  Pourquoi  en 
«  est-ce  une  qu  elle  demeure  A  cinquante  lieues  de  là ,  dans  une  autre  ville 
«d'Allemagne?  Jai  cru  cela  meilleur  que  Paris;  car,  pour  un  château 
«  de  campagne ,  cela  me  parait  dur. 

ttEn  vérité,  Monsieur,  voilà  parler  bien  longtemps  à  un  grand  mi- 
«nistre  de  ce  que  tout  autre  personne  que  moi  doit  traiter  de  baga* 
«  telles. » 

Le  8  juin  lyoS,  M.  de  Chamillard  écrivait  encore  au  maréchal  : 

«Le  Roi  m*ordonne  de  mander  à  M*""*  la  maréchale  de  Villars  de 
«faire  tout  ce  qui  conviendra.  Ne  croyez  pas.  Monsieur,  que  Sa  Majesté 
«  ait  été  déterminée  à  vous  faire  savoir  ses  intentions  par  les  discours  des 
«courtisans,  mais  par  l'embarras  qu'elle  prévoit  que  M"*  la  Maréchale 
«pourra  vous  donner,  quelque  parti  que  vous  preniez.  Pour  moi,  Mon- 
«sieur,  je  ne  désire  que  votre  gloire  et  votre  satisfaction,  et  que  vous 
«soyez  persuadé  du  véritable  et  sincère  attachement  avec  lequel  j'ai 
«  rhonneur,  etc.  » 

Villars  se  soumit,  et  le  bon  sens  de  la  maréchale  contribua  puissam- 
ment à  adoucir  Teffet  de  ces  contrariétés.  Le  roi  et  Madame  de  Mainte- 
non  en  surent  gré  à  cette  jeune  femme,  qui  fit  oublier  à  son  époux  la- 
mertume  des  convenances  administratives. 

Mais  une  agitation  d  un  ordre  plus  élevé  vint  troubler  encore  davan- 
tage le  repos  du  maréchal,  à  savoir  le  refus  obstiné  de  l'Électeur  de  Ba- 
vière de  se  prêter  aux  combinaisons  militaires  du  général  français.  Villars 
s'en  plaignit  amèrement  au  roi,  et  signala  le  danger  que  cette  obstina- 
tion faisait  courir  à  la  sûreté  de  l'armée.  Il  se  plaignit  avec  un  accent 
pénétré,  de  tomber  à  Versailles  en  un  fatal  discrédit. 

Vainement  le  roi  rassura  Villars  avec  bonté.  «  J'ai  lieu  d'espérer,  lui 
«  disait-il,  par  les  soins  que  vous  vous  donnez,  et  votre  application  con- 
«tinuelle,  que  vous  réussirez  heureusement  dans  tout  ce  que  vous 
«  entreprendrez.  Je  vous  ai  mandé  plusieurs  fois  qu'il  ne  se  pouvait  rien 
«ajouter  à  la  satisfaction  que  j'ai  de  vos  services;  que  les  discours  que 
«l'on  tient,  et  dont  on  vous  informe  avec  tant  de  soin,  ne  doivent  faire 
«  aucune  impression  sur  vous;  que  rien  ne  peut,  à  mon  égard ,  diminuer 
«le  mérite  de  ce  que  vous  avez  fait  depuis  Tannée  dernière,  et  que  vous 
«devez  continuer  avec  le  même  zèle.  » 

88 


694  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Malgré  ces  assurances ,  la  position  devenait  si  intolérable  pour  Villars, 
qu'il  demandait  avec  instance  son  rappel,  ce  quon  attribuait  encore  à 
son  désir  de  rejoindre  la  maréchale. 

Vainement  il  prit  sur  lui  de  livrer  au  général  des  impériaux,  devenu 
trop  menaçant,  une  bataille  qui  fut  la  première  bataille  d'Hochstett  ^  ; 
cette  victoire  n  ayant  pu  décider  TElecteur  à  se  prêter  à  une  marche  dé- 
cisive sur  Vienne,  et  les  affaires  de  larmée  française  étant  momentané- 
ment remises  sur  un  bon  pied,  Villars  en  proBta  pour  demander  son 
rappel  avec  d*irrésistibles  instances.  «  Ayant  rétabli  les  affaires  par  cette 
ce  victoire,  écrivait-il  au  roi,  j'ai  une  grâce  à  demander  à  Votre  Majesté; 
«  c  est  la  permission  de  quitter  un  commandement  qui  expose  ma  repu- 
«tation,  laquelle  m'est  plus  chère  que  la  vie.  Je  ne  saurais  continuer  à 
a  servir  avec  un  prince  environné  de  traîtres ,  qui  font  manquer  les  plus 
«sages  et  les  plus  grands  projets;  et  je  conjure  Votre  Majesté  de  m'ac- 
a corder  cette  permission,  laquelle  je  préfère  aux  plus  grandes  grâces 
a  dont  elle  pourrait  m'honorer^.  » 

Sollicité  si  vivement,  le  congé  de  Villars  fut  accordé,  mais  accom- 
pagné de  toutes  les  formes  et  grâces  qui  pouvaient  éloigner  la  pensée 
d'une  défaveur. 

Il  n*est  pas  moins  représenté  dans  Saint-Simon  sous  les  plus  odieuses 
couleurs. 

«Après  avoir  pesé  toutes  vos  raisons,  lui  mandait  le  roi  Louis  XIV, 
«j'ai  pris  le  parti  de  vous  accorder  la  permission  que  vous  me  demandez 
«de  revenir  en  France,  et  d*envoyer  le  comte  de  Marsin  auprès  de  l'E- 
«  lecteur.  Vous  lui  connaissez  les  talents  propres  à  gouverner  cette  cour 
«difficile.  Vous  en  voyez  la  nécessité.  Vous  m'assurez  que  vous  ne 
«pouvez  plus  y  demeurer.  La  conjoncture  est  si  délicate,  et  les  consé- 
«quences  du  retardement  sont  si  grandes,  que  j'ai  jugé  plus  conye- 
«nable  à  mes  intérêts  de  vous  employer  ailleurs,  que  de  vous  laisser 
«  dans  une  situation  à  ne  pouvoir  me  rendre  tous  les  services  que  j'at- 


^  Il  existe  une  très  belle  relation  de 
cette  bataille  d*Hochstelt,  adressée  par 
Villars  au  roi,  du  camp  de  Donawert,  le 
a4  septembre  1708.  Le  régiment  de  la 
Ferronays  y  fit  des  merveilles.  Un  officier 
général  de  ce  nom  avait  puissamment 
contribué  à  la  victoire  de  Friedlingen 
{Mémoires  de  Villars).  La  copie  de  la 
relation  de  Villars  fut  galamment  en- 


voyée par  M.  de  Chamillard  k  H""  de 
Varange  ville  et  à  M.  Cour  tin. 

*  Le  2Â  octobre  1708,  M.  de  Cha- 
millard écrivait  à  Villars  :  «  Croyez  que 
«je  souffre  presque  autant  que  vous  de 
«tout  ce  que  je  vois,  et  de  ce  que 
«Taffaired^Allemagne,  qui  devait  doo- 
«ner  la  paix  au  royaume,  fait  aujoor- 
«d*hui  un  nouveau  sujet  d*embarras.t 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  695 

«tendrais  de  vous,  si  vous  n*aviez  pas  à  combattre  la  mauvaise  voiontë 
a  des  uns  et  le  peu  de  capacité  des  autres.  Prenez  donc  vos  mesures 
(i  pour  passer  le  plus  promptement  que  vous  pourrez  à  Schaffouse ,  où 
«vous  trouverez  le  comte  de  Marsin,  ...  et  prenez  l'escorte  que  vous 
«jugerez  nécessaire.  Je  me  réserve,  lorsque  vous  serez  de  moi  à  vous, 
«  de  vous  faire  connaître  toute  ia  satisfaction  des  services  importants 
«  que  vous  m'avez  rendus.  » 

Ainsi  sortit  Villars  dune  situation  critique, laquelle, comme  il  Tavait 
prévu,  devait  aboutir  à  un  désastre;  et  ce  fut,  en  effet,  celui  de  la  se- 
conde et  fatale  bataille  d'Hochstett. 

Mais  il  put  mesurer  alors  Fétendue  du  péril  quil  avait  couru,  et 
quelle  eût  été,  pour  sa  gloire,  la  conséquence  dun  revers,  s'il  était  sur- 
venu pendant  que  la  malveillance  accusait  sa  jalousie,  pour  lui  imputer 
la  fausse  direction  des  affaires  de  la  guerre. 

Sa  famille,  qui  vivait  k  Paris  au  milieu  de  ces  propos  blessants  prodi- 
gués au  maréchal ,  et  dont  Saint-Simon  s  est  fait  Técbo ,  dut  intervenir 
pour  conseiller  une  rectification  de  conduite.  La  jeune  maréchale  se 
joua  moins  peut-être  k  l'avenir  des  terreurs  de  son  époux,  qui,  amenant 
un  surcroit  de  précautions  militaires,  divertissaient  en  secret  la  femme 
autant  que  les  malins. 

Cest  alors  que  fut  ménagé  l'achat  de  l'hôtel  de  Villars,  qui  transpor- 
tait l'habitation  de  la  maréchale  du  quartier  Richelieu,  où  elle  était 
isolée,  dans  le  faubourg  Saint-Germain,  k  quelques  pas  de  Thôtel  de 
Varangeville,  de  Thôtel  de  Maisons,  de  l'hôtel  de  Conti,  en  un  mot, 
au  milieu  d'un  groupe  ami,  où  la  vie  devenait  plus  facile  et  plus 
agréable  pour  M"*  de  Villars. 

Ce  qui  «il  certain,  c'est  qu'après  ces  premières  épreuves  des  com- 
mandements d'Allemagne ,  les  contemporains  n'ont  plus  constaté  de  ces 
précautions  malencontreuses  d'un  mari  jaloux,  telles  que  les  voyages 
de  Strasbourg.  La  maréchale  a  suivi  son  époux  en  Languedoc,  pendant 
la  campagne  des  Cévennes.  Elle  avait  établi  son  quartier  général  à  Nîmes  ; 
mais,  pendant  les  belles  campagnes  de  Flandre,  elle  est  restée  à  Paris, 
et  les  deux  époux  n'ont  plus  donné  ouvei*ture  à  de  méchants  propos.  Le 
calme  avait  enfin  pénétré  dans  l'âme  de  Villars,  du  moins  à  un  degré 
tolérable. 

Cependant  la  maréchale  restait  belle,  séduisante  et  entourée  d'une 
compagnie  brillante.  Nous  la  retrouvons  fort  répandue,  très  remarquée, 
beaucoup  d'éclatants  papillons  voltigeant  autour  d'elle,  entre  autres  ce 
jeune  duc  de  Fronsac,  qui,  sous  le  nom  de  Richelieu,  devait  occuper 

88. 


696  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

le  siècle  entier  de  ses  légèretés;  mais  elle  n était  plus  protégée  par  le 
régime  des  citadelles  et  ne  s'en  trouvait  pas  plus  mal. 


Ch.  GIRAUD. 


[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Dictionnaire  de  T  ancienne  langue  française  et  de  tous  ses  dialectes, 

du  IX*  au  XV*  siècle,  par  Fr.  Godefroy. 

J'ai  entre  les  mains  la  première  livraison  du  Dictionnaire  de  l'ancienne 
langue  française,  par  M.  Godefroy.  L'auteur  a  dû  éprouver  une  bien 
vive  satisfaction  quand  ces  premières  bonnes  feuilles  sont  sorties  de 
rimprimerie  et  ont  pris  place  devant  lui  sur  son  bureau.  Je  me  figure 
sa  joie  par  la  mienne  au  moment  où  m'advint  pareille  prise  de  posses- 
sion. Bien  des  fois,  dans  le  cours  dune  longue  préparation,  je  sentis 
mon  courage  défaillir  et  tomber  la  main  fatiguée  [coder  la  stanca  mon, 
selon  la  forte  expression  du  poète  italien).  Mais  toute  la  peine  s'oublie, 
l'espérance  s'empare  du  cœur,  sitôt  qu'on  tient,  comme  un  gage  assuré, 
le  commencement  d'une  exécution  eiïective. 

Les  œuvres  de  recherches  et  de  dépouillements,  comme  celle  de 
M.  Godefroy,  ne  s'improvisent  pas.  Depuis  bien  des  années,  je  savais 
qu'il  recueillait  des  matériaux ,  les  classait ,  les  rédigeait.  Mais  ces  années 
ne  se  passaient  pas  sans  qu'il  se  présentât  de  nouveaux  textes,  de  nouveaux 
documents,  et  le  scrupuleux  lexicographe  de  l'ancien  français  ne  se  rési- 
gnait pas  à  les  omettre.  Si  bien  que  je  finissais  par  désespérer  (les  vieil- 
lards, et  surtout  les  vieillards  malades,  sont  défiants  du  temps  et  de  la 
vie)  d'assister  au  lancement  définitif  d'une  entreprise  dont  j'avais,  d'an- 
cienne date,  la  confidence.  Toutefois,  de  délais  en  délais  que  la  nature 
m'accorde  et  d'achèvements  en  achèvements  qu'opère  M.  Godefroy, 
nous  nous  sommes  enfin  rejoints,  son  œuvre  et  moi-,  mon  inquiétude, 
qui  peut  paraître  vive  pour  être  si  désintéressée,  a  disparu;  et  je  suis 
dorénavant  assuré  que  l'érudition  française  sera  dotée  d'un  ouvrage  qui 
lui  manquait,  et  dont  des  mains  rivales,  je  veux  dire  des  mains  alle- 
mandes, n'auraient  pas  tardé  à  lui  enlever  l'honneur. 

Le  Dictionnaire  de  t ancien  français  m'est  dédié.  A  l'âge  où  je  suis 


DICTIONNAIRE  DE  L'ANCIENNE  LANGUE  FRANÇAISE.  697 

parvenu,  non  sans  avoir,  moi  aussi,  payé  ma  dette  au  travail,  on  est 
au-dessus  non  de  la  modestie  vraie,  mais  de  la  modestie  simulée.  Aussi 
j'avoue  que  celte  dédicace  m'a  fait  plaisir  et  que  les  expressions  m*en 
ont  touché.  J  ajouterai  qu  elle  n*est  pas  imméritée.  Durant  le  long  la- 
beur, j*ai  conseillé  et  exhorté  M.  Godefroy;  j'ai  mis  à  son  service,  pour 
cet  objet,  ce  que  j*avais  de  crédit.  Surtout  par  mon  exemple,  par 
l'emploi  que  j'ai  fait  de  l'ancien  français  dans  mon  Dictionnaire  de  la 
langue  française ,  j'avais  préparé  l'esprit  du  public  à  ne  pas  garder  son 
indifiérence  pour  une  étude  qui  fut  longtemps  négligée,  mais  qui  prend 
force  et  vigueur,  grâce  h  beaucoup  de  travailleurs  aa  nombre  desquels  je 
me  range  (c'est  la  phrase  de  Malherbe).  Cette  année  même,  tout  vieux 
que  je  suis,  ma  vu  m'essayer  à  une  curiosité  d'érudit  et  mettre  en  vers 
de  la  langue  d'oïl  ï Enfer  de  Dante,  espérant  que  quelques-uns,  attirés 
par  le  grand  nom  du  poète  italien ,  se  plairaient  à  une  comparaison 
entre  l'original  et  la  copie,  comparaison  qui  fut  mon  but  et  qui  est  en 
soi  une  étude.  Mon  espérance  n'a  pas  été  absolument  trompée;  car  ma 
curiosité  est  à  sa  seconde  édition. 

Tout  dictionnaire  est  utile  et  l'est  surtout  à  l'érudition  ;  l'antiquité 
n'avait  que  peu  et  de  maigres  lexiques;  aussi  son  érudition  n'avait 
guère  de  portée  ni  de  solidité.  Tout  dictionnaire  est  utile  et  l'est  sur- 
tout quand  il  donne  au  public  un  recueil  de  mots  resté  jusque-là  iné- 
dit. Ces  deux  mérites  appartiennent,  par  excellence,  au  dictionnaire 
dont  M.  Godefroy  a  pris  sur  lui  la  charge.  Il  est  indispensable  à  l'éru- 
dition romane,  en  général,  et  à  l'érudition  française,  en  particulier,  et 
il  récolle  des  matériaux  qui  n'ont  point  encore  eu  de  collecteurs;  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  ce  qui  a  été  fait  en  ce  domaine  est  très 
insuffisant,  témoin  le  glossaire  de  Roquefort,  et  ce  qui  est  moins  in- 
suffisant n'a  pas  été  publié,  témoin  le  lexique  de  Lacurne  Sainte- 
Palaye.  A  tout  cela,  joignez  Tétendue  du  champ  embrassé.  Il  s'est  agi 
de  fouiller  une  masse  de  documents  qui  ont  leur  origine  au  ix*  siècle 
et  leur  clôture  au  xv*.  Cette  masse  est  fournie  par  une  littérature  con- 
sidérable, publiée  ou  inédite,  vers,  prose,  histoires,  romans,  fabliaux, 
contes,  chansons.  A  côté,  notre  assidu  collecteur  n'a  pas  oublié  les 
textes,  publiés  aussi  ou  inédits,  qui,  n'ayant  rien  de  littéraire,  se  rap- 
portent à  la  vie  courante,  chartes,  ordonnances,  inventaires,  arrêts  de 
justice,  lettres  de  rémission.  M.  Godefroy  n'a  rien  négligé  pour  nous 
mettre  entre  les  mains,  autant  que  faire  se  peut,  le  matériel  entier  de 
notre  ancienne  langue. 

Ce  matériel  est  l'objet  direct  du  dictionnaire  dont  M.  Godefroy  com- 
mence la  publication.  Chacun   en   tirera,  suivant  le  besoin  de   ses 


698  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

études,  les  utilités  diverses  qu*il  comporte.  On  s'en  servira  pour  la  lec- 
ture de  nos  anciens  textes;  le  vieux  français  est  une  langue  moitié 
morte,  moitié  vivante;  la  moitié  vivante  fait  comprendre  beaucoup, 
mais  beaucoup  aussi  de  la  partie  morte  arrête  le  lecteur,  qui,  avec  son 
Godefroy,  aura  toutes  les  interprétations  nécessaires.  On  sen  servira 
encore  pour  mieux  savoir  le  français  moderne;  de  celui-ci  on  n'a 
qu'une  connaissance  bien  imparfaite,  quand  on  ne  remonte  pas  aux 
causes  de  notre  grammaire ,  qui  sont  toutes  dans  la  langue  d'oïl,  et  à  la 
signification  primordiale  d'une  foule  de  mots  et  de  locutions  qui  ne 
s'éclaircissent  que  par  son  secours;  c'est  avec  l'historique  fourni  par 
cette  source  que  j'ai  donné  à  mon  dictionnaire  une  sûreté  et  une  ori- 
ginalité qui  ne  sont  pas  restées  inaperçues.  On  s'en  sei*vira  enfin  comme 
d'un  trésor  où  l'on  puisera  les  renseignements  les  plus  divers  d'histoire , 
de  mœurs ,  d'anciennes  croyances.  Le  mot  trésor  ne  dit  rien  d'excessif. 
Qui,  à  première  vue,  aurait  pensé  que  la  collection  alphabétique ,  avec 
exemples,  de  ce  triste  latin  qu'on  nomme  le  bas  latin ,  serait  une  œuvre 
d'infinie  utilité  pour  la  connaissance  du  moyen  âge?  et  qui  aujourd'hui 
ne  remercie  Du  Gange  d'avoir  mené  à  bien  une  entreprise  qui  semblait 
si  ingrate? 

Je  n'aime  pas  k  surfaire ,  et  n'ai  rien  surfait  en  estimant  haut  la  valeur 
du  Dictionnaire  de  l'ancienne  langue  française  tel  que  Ta  conçu  et  exé- 
cuté M.  Godefroy.  Mais,  en  même  temps  que  je  me  faisais  ainsi  mon 
jugement  sur  Tensemble ,  j'examinais  par  le  menu  la  première  livraison. 
Le  menu,  ce  sont  les  petites  choses,  les  petites  critiques;  il  ne  faut 
pourtant  ni  les  omettre  ni  les  dédaigner. 

Je  commence  donc.  Le  dictionnaire  a  le  mot  abe,  abbé.  Très  bien, 
et  le  mot  doit  en  effet  y  figurer;  mais  il  n'y  est  appuyé  que  par  un 
exemple  de  mauvais  aloi.  Voici  le  vers  cité  : 

Faire  en  voloient  de  toi  ou  moine  ou  abe. 

Abe  est  un  odieux  solécisme,  que  s'est  permis  l'auteur  du  vers  pour 
avoir  son  compte  de  syllabes.  La  déclinaison  du  mot  est  abe  au  sujet 
(  d'dbbas,  accent  sur  a6),  et  abé  au  régime  [d'abbdtem,  accent  sur  ba). 
L  es  exemples  d'abe  au  sujet  abondent.  En  prendre  quelques-uns  parmi 
1  es  meilleurs  pour  autoriser  l'article  abe  dans  la  nomenclature  suffi- 
sait;  et,  si  l'on  citait  abe  au  régime,  c'était  pour  en  signaler  la  faute  au 
lecteur.  De  la  sorte,  la  grammaire  et  le  dictionnaire  étaient  satisfaits. 

Je  ne  touche  qu'avec  beaucoup  de  réserve  aux  explications  de  M.  Gode- 
froy; car  l'abondance  de  mots  et  d'exemples  que  je  n'ai  jamais  vus,  ou 


DICTIONNAIRE  DE  L'ANCIENNE  LANGUE  FRANÇAISE.  699 

qui  sont  sortis  de  ma  mémoire,  y  est  telle,  que  je  crains  toujours  que 
quelqu'un  d'entre  eux  ne  vienne  me  convaincre  de  témérité.  D'un  au- 
tre côté,  si  je  ne  m  aventure  pas,  quel  fruit  Fauteur  du  dictionnaire  et 
le  lecteur  de  mon  article  retireront-ils  d'une  critique  qui  n'ose  exprimer 
ses  doutes?  Un  de  mes  cas  de  douter  est  le  verbe  ahoutrir,  aboudrir,  que 
M.  Godefroy  interprète  par  abimer,  gâter;  et  il  cite  l'exemple  suivant  : 
«Des  quieus  [bois]  il  y  avoit  deus  cens  arpens  de  bois  de  Taage  de  dix 
« anz,  de  douze  ans,  de  quatorze  ans,  qui  tuit  estoient  aboadri  et  degasté, 
a  que  il  ne  povoient  jamais  fructifier  ne  amender,  n  Sous  cette  forme, 
il  est  bien  difficile  de  donner  du  mot  une  explication  étymologique. 
Mais  cette  forme  est-elle  correcte,  et,  redressée,  ne  permet-elle  pas 
d'apercevoir  la  véritable?  Je  suis  porté  à  croire  qu'aboudrir  est  un  chan- 
gement de  conjugaison  pour  aboudrer,  qui  lui-même  représenterait,  par 
transposition  de  l'r,  chose  qui  n'est  pas  rare,  une  perversion  diabroater, 
fait  de  à  et  brouter,  La  conjecture  est  hardie,  j'en  conviens;  mais  le  sens 
m'y  a  poussé;  car  il  y  est  bien  favorable;  l'on  sait  que  le  broutement  des 
bois  leur  est  nuisible. 

Peut-être  pourtant  serait-il  plus  prudent  de  ne  pas  ramener,  par  une 
sorte  de  violence,  aboadrir  on aboutrir  a  brouter,  et  de  le  laisser  avec  l'au- 
tre aboutrir,  que  je  vais  discuter.  Celui-là,  suivant  M.  Godefroy,  signifie 
abattre  au  sens  moral,  et  il  cite  ces  vers  du  Roman  d^ Alexandre  : 

Vois  com  est  esgarée  [ta  mesnie],  vois  com  est  esbahie; 
Onques  por  nul  damaige  ne  fu  si  ahoatrie. 

Mais,  en  cette  acception,  aboutrir  ne  peut  être  séparé  àabrotir  ou 
abrutir,  qui  est  un  peu  plus  loin  et  qui  a  même  sens,  comme  on  voit  en 
ce  texte  cité  par  M.  Godefroy  : 

Secors  manda  Tempereor  Pépin; 
Li  empereres  en  fii  mot  abrotis. 

Les  deux,  aboutrir  et  abrotir,  me  paraissent  être  un  seul  et  même  mot. 
Maintenant  qu'est  ce  mot?  Le  vers  suivant,  cité  par  M.  Godefroy,  nous 
donne,  je  crois,  une  forme  plus  rapprochée  de  l'étymologie  : 

Tiebaus  parole  dolanz  et  abrutis. 

Je  ne  vois  aucune  raison  pour  repousser  l'étymologie  qui  se  présente 
d'elle-même  :  à  et  brut.  Dans  mon  dictionnaire,  où  abrutir  figure,  il  n'a 


700  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

pas  dliistorique  qui  aille  plus  haut  que  le  xvi*  siècle.  Les  exemples  qui 
proviennent  du  dictionnaire  de  M.  Godefroy  sont  beaucoup  plus  an- 
ciens. Il  faut  les  enregistrer,  seulement  en  remarquant  que  Tadjectif 
latin  bratus  y  a  pris  un  sens  un  peu  détourné,  assez  rapproché  de  Titalien 
brutto,  qui,  lui  non  plus,  na  pas  été  complètement  fidèle  soit  pour  la 
forme,  soit  pour  la  signification,  à  son  origine. 

Je  n ai  pas  fmi  avec  larticlc  aboairir.  Dans  la  citation  empruntée  au 
Roman  d'Alexandre  est  ce  vers  : 

Por  coi  nel  [votre  mesnie]  confortés,  por  coi  Tas  en  haïe  ? 

Je  ne  sais  comment  Tcditeur  du  Roman  d! Alexandre  a  écrit;  mais  ce 
n'est  pas  en  haïe,  en  deux  mots,  cest  le  participe  du  verbe  enhxwr  qui 
doit  figurer  ici.  La  bonne  orthographe  est  enhaïe  en  un  seul  mot.  Existe- 
tril  un  substantif  haïe?  le  dictionnaire  de  M.  Godefroy  nous  le  dira.  En 
tout  cas,  ce  serait  un  mol  fort  rare.  La  forme  la  plus  usitée,  à  beaucoup 
près,  est  haine,  et  le  verbe  enhair  se  présente  fréquemment. 
La  même  citation  commence  par  le  vers  : 

Rois,  c*or  parlés  à  moi,  se  Dex  vous  beneie. 

Je  n'ai  point  de  critique  à  adresser  ici  à  M.  Godefroy;  je  veux  seule- 
ment appeler  son  attention  sur  le  sens  particulier  que  la  conjonction 
se  a  dans  ce  texte.  On  se  tromperait  si  Ton  traduisait  :  si  Dieu  vous  bénit. 
Il  faut  traduire  :  puisse  Dieu  vous  bénir!  Ce  sensprécatif  de  la  conjonc- 
tion se  est  commun  aussi  à  Titalien.  Ainsi,  chez  Dante,  Enfer,  X,  82  : 

E  se  tu  mai  nel  dolce  mondo  regge, 

le  sens  est:  puisses-tu  retourner  dans  le  doux  monde!  Ce  que  j*ai 
rendu,  dans  ma  traduction  de  ÏEnfer  en  vers  vieux  français,  par  : 

Si  prenes  tu  au  douz  monde  repaire  ! 

J'engage  M.  Godefroy  à  vérifier  si,  dans  Tarticle  de  la  conjonction  se, 
il  a  fait  mention  de  cette  acception ,  et  à  Ty  consigner,  au  cas  où  elle  y 
manquerait.  Je  ne  serai  plus  de  ce  monde  quand  il  imprimera  l'article 
en  question,  dont  trop  de  temps  nous  sépare  pour  ce  qui  me  reste, 
diraient  les  païens,  du  fil  de  la  Parque.  C  est  donc  un  petit  legs  lexico- 
graphique  que  je  me  plais  à  lui  faire. 


DICnOiNNAIRE  DE  L'ANCIENNE  LANGUE  FRANÇAISE.  701 

A  ce  iegs,  une  circonstance  forluite  me  permet  d adjoindre  un  bref 
codicille.  Je  reçois  à  Tinstant  un  mémoire  de  M.  H.  d'Arbois  de  Jubain- 
ville  sur  Trois  sceaux  inédits,  1217 ,  1231, 1239,  Il  s'y  trouve  une  charte 
champenoise  de  i  ^Sg.  En  la  lisant,  j'ai  rencontré  deux  mots  que  je  ne 
connaissais  pas,  à  savoir:  provenisien  dans  ce  passage-ci:  «Il  ont 
«vendu.  .  •  à  toz  jors  à  tenir  xl  s.  de  provenisiens  à  prendre  chascun' 
«an  en  la  foire  Saint-Jehan , n  et  deperz  dans  celui-ci  :  «Se  cil  Bartro- 
«  miaus  en  avoit  ou  encorroit  aucuns  domaiges  ou  deperz.  »  Que  M.  Gode- 
froy  vérifie  s  il  a  recueilli  ces  mots,  et,  s'il  ne  les  a  pas,  qu'il  les  ajoute. 

Bernart,  à  braz,  lot  en  oiance, 
M*avez  dit  honte  e  aqfinance. 

M.  Godefiroy,  qui  a  placé  aajinance  à  son  rang  alphabétique ,  remarque 
que  ce  mot,  qui  a  le  sens  d'outrage,  est  très  douteux.  Ce  n'est  pas  assez 
dire.  Le  mot,  certainement,  n'est  pas  français.  La  correction  est  facile  : 
lisez  défiance,  action  de  défier,  d'insulter;  ce  qui,  en  même  temps,  a 
l'avantage  de  rendre  au  vers  sa  mesure,  troublée  par  la  mauvaise  leçon. 
C'est  une  question  qui  a  dû  plus  d'une  fois  embarrasser  M.  Godefroy,  de 
savoir  jusqu'à  quelle  limite  il  recueillei*a  les  fautes  d'orthographe  com- 
mises par  les  copistes  et  les  mots  estropiés  par  eux.  Un  certain  arbitraire 
est  ici  inévitable.  Il  me  semble  que  j'accueillerais  surtout  les  fautes  qui 
laissent  quelque  doute  sur  leur  nature  et  celles  qui  peuvent  tromper  le 
lecteur  par  une  mensongère  apparence  de  bon  aloi -/j'exclurais  les  autres. 
L'attention  de  M.  Godefroy  est  sûrement  éveillée  sur  ce  point  délicat. 
Nos  études  des  anciens  textes  ne  nous  autorisent  pas  encore  à  pronon* 
cer  en  tous  les  cas  si  tel  ou  tel  vocable  est  fautif  ou  réel.  Au  reste,  le 
dictionnaire  de  M.  Godefroy,  quand  l'impression  sera  achevée,  servira 
éminemment  à  résoudre  les  difficultés  de  ce  genre. 

Ce  que  M.  Godefroy  n'a  pas  osé  pour  aafinance,  il  Ta  osé  pour  abasUr, 
et  avec  toute  raison.  Le  vers  cité  est  : 

Dist  li  dus  Amalgré  :  je  m*en  ahastiroie. 

M.  Godefroy  corrige  :  je  m'en  ahastiroie.  La  correction  est  excellente, 
certaine.  D'ailleurs,  ce  verbe  ahastir,  qui  n'est  nullement  de  son  inven- 
tion, on  va  le  voir,  n'est  pas  autre  chose,  avec  une  forme  défectueuse, 
que  le  verbe  bien  connu  aatir.  Et,  en  effet,  sous  la  rubrique  aatir, 
il  cite  cette  phrase,  qui  lèverait  tous  les  doutes,  s'il  en  restait  :  «Sege 
«cuidoie  oncore  que  vos  le  faissiez,  vos  en  haastiroie  ge  orendroit.  » 

89 


702  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Abrunir  veut  dire  rendre  brun;  cela  se  voit  à  la  seule  inspection  du 
mot.  Au  participe,  il  a  un  sens  figuré,  que  M.  Godefix)y  exprime  par 
orgueilleux ,  sombre ,  farouche  : 

M*e8t  mult  grant  cose  conquestée , 
Se  j'ai  ea  ma  garde  la  crois 
U  il  fieus  Dieu  pendi  en  crois; 
N'est  bons  u  mont  si  ahrums. 
Se  il  de  toi  n'en  est  garnis , 
Ki  puisse  gaires  esploitier. 

L*exp]ication  est  bonne,  au  fond;  le  mot  est  bien  fait,  et  je  n aurais 
rien  eu  à  y  remarquer,  s  il  ne  m*avait  paru  curieux  de  noter  que  la 
langue,  à  un  long  intervalle,  s*est  servie  de  deux  métaphores  tout  à  fait 
semblables  pour  caractériser  un  bonune  capable  de  résister  à  toutes  les 
intempéries  physiques  ou  morales;  c*est  ce  que  nous  disons  aujourd'hui 
être  bronzé.  Abrani  et  bronzé  procèdent  d'une  même  vue  de  Tesprit,  qui 
prend  le  hâle  imprimé  sur  la  face  comme  un  signe  de  force  et  d'endu- 
rance. En  passant,  je  corrige  n'en  (deux  mots)  en  nen  (un  seul  mot). 
N'en  fait  un  pléonasme  désagréable;  nen,  qui  supprime  ce  pléonasme, 
est  une  forme  primitive  de  ne,  et  représente  la  négation  latine  non. 

Jaime  à  me  rendre  compte  de  la  composition  des  mots,  et  je  n'y  re- 
nonce qu'après  avoir  épuisé  toutes  mes  ressources.  Au  premier  abord , 
abareiller,  que  M.  Godefroy  explique  par  embrouiller,  empirer,  ne  me 
laissa  que  peu  d'espoir.  Pourtant,  observant  que  le  manuscrit  qui  donne 
la  phrase  citée  :  «  Pour  la  raison  de  çou  que  la  cose  s'est  moût  abor 
iireillie,ri  est  de  Turin,  j'ai  songé  à  chercher  l'origine  de  ce  mot  dans 
l'italien,  qui  a  abbarrare,  tromper,  mettre  obstacle,  lequel  vient  d*aet 
barra.  Ou  même,  si  l'on  veut,  sans  recourir  à  l'italien,  mais  étant  mis 
par  lui  sur  la  voie,  on  verra  dans  abareiller  un  dérivé  du  français  à  et 
barre. 

Il  est  plus  facile  et  moins  conjecturai  de  s'expliquer  abober,  effrayer, 
qui  figure  dans  ces  vers  : 

Roger  d'EstuteviUe  ne  fud  mie  lanier. 
Ne  abobed  de  guerre,  ne  vilain  chevalier. 

Abober  n'est  pas  autre  chose  qu'une  variante  d'orthographe  pour  aboa- 
ber,  équivalent  d'abaabir,  lequel  est  au  dictionnaire,  ayant  le  même 
sens  et  venant,  comme  on  sait,  du  latin  balbas.  Abober  ou  abaabir,  c'est 
rendre  bègue  par  effroi. 


DICTIONNAIRE  DE  L'ANCIENNE  LANGUE  FRANÇAISE.  703 

Mais,  à  ma  confusion,  j'ai  complètement  échoué  pour  le  mot  aholer, 
dans  Tintimité  duquel  il  m*a  été  impossible  de  pénétrer.  M.  Godefroy  le 
traduit  par  allumer,  exciter;  et  la  traduction  parait  bonne,  à  en  juger 
par  les  exemples  qu  il  cite  : 

Qui  a  ceste  guerre  aholée? 

et 

Por  8*amor  sui  si  aholez 

Qu*il  ne  me  caut  ke  j*oakes  face. 

Aholer  n*a  de  représentant  ni  en  provençal,  ni  en  espagnol,  ni  en  ita- 
lien. De  quels  éléments  est-il  composé?  et  comment  se  fait-il  qu  il  si- 
gnifie allumer,  exciter?  Cest  là  un  petit  problème  que  je  recommande 
aux  studieux  des  langues  romanes. 

Dans  mon  dictionnaire,  je  nai  pas  donné  d'historique  du  verbe 
hoiteTf  et,  dans  le  Supplément,  j*ai  un  exemple,  mais  il  n'est  que  du 
xvi*  siècle.  Le  vers  suivant, 

Ta  hanche  icfri  et  aboutie, 

montre  que  ce  verbe  est  plus  ancien;  carie  voilà,  lui  ou  une  de  ses 
formes,  qui  figure  ddius  aboutir,  signifiant  rendre  boiteux.  En  tout  cas, 
l'adjectif  boiteux  a  des  exemples  dès  le  xiri*  siècle.  En  rapportant  le  vers 
ci-dessus,  M.  Godefroy  a  trop  respecté  le  texte  du  Roman  des  trois  pelerir 
naiges;  il  est  évident  qu  il  faut  lire  tarte,  Ye  final  de  ce  mot  étant  tombé 
devant  1*^  initial  d'^t. 

En  face  du  néologisme,  qu'on  incrimine  souvent  avec  raison,  mais 
qui  a  pourtant  ses  nécessités  et  ses  réussites,  j'ai  professé  que  l'archaïsme 
peut  être  fructueusement  exploité  pour  enrichir  et  compléter  la  langue. 
L'archaïsme  a  l'avantage  d'appartenir  à  la  tradition,  d'avoir  été  effecti- 
vement dans  l'usage,  et  d'être  ordinairement  d'une  meilleure  fabrique. 
C'est  dans  cet  esprit  que  je  conseillerais  de  reprendre  abasement,  dont 
M.  Godefroy  relate  divers  exemples.  Nous  n'avons  pas  de  substantif 
dérivé  du  verbe  abflser.  Pourquoi  ne  pas  recueillir  dans  notre  passé 
celui-ci,  dont  la  dérivation  est  exacte,  et  qui  exprime  sans  périphrase 
l'action  d'abuser?  Substituer  un  mot  simple  à  une  périphrase  est  tou- 
jours méritoire.  Je  suis  disposé  aussi,  puisque  me  voilà  en  veine  d'ar- 
chaïsme, à  plaider  la  cause  diabsentement.  Jean  d'Auton,  l'historien, 
remploie  au  xvi*  siècle  en  cette  phrase  :  u  Cognoissant  par  l'absentement 
((des  souldariz  du  palais,  qui  s'estoient  retirez  au  chasteau,  que  les 
aFrançoys  ne  se  fyoient  plus  en  eulx.»  Vabsentement  est  faction  de 

S9. 


704  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

s*absenler;  ïabsencef  dont  un  écrivain  moderne  aurait  été  tenté  de  se 
servir,  dit  moins  exactement  ce  que  lauteur  entend.  Ahsentement  est  de 
formation  correcte;  il  se  comprend  sans  difficulté;  et  la  précision,  à  la- 
quelle il  satisfait,  est  une  qualité  valant  bien  la  peine  d*être  achetée, 
sans  tenir  trop  de  compte  du  saperbum  aaris  judicium  de  Gicéron,  par 
ce  que  peut  avoir  d'étrange,  au  premier  abord ,  un  archaïsme  ressuscité. 
Le  mot  aas  n  est  pas  de  ceux  auxquels  j  aurais  envie  de  rendre  l'exis- 
tence. Fidèlement  recueilli  par  M.  Godefroy,  il  se  trouve  en  un  passage 
du  Guillaume  de  Palerme  : 

Dehait  qui  mais  le  volt  souffrir 

Que  [vos  ennemis]  de  vos  facent  plus  lor  gas. 

Si  sont  honor  à  votre  aas. 

Que,  s'or  volons  sachier  à  nous, 

Jà  d'eus  nescapera  uns  sous. 

Ne  soient  tuit  et  mort  et  pris. 

Aas  est,  je  crois,  un  âna^  XeySfievov.  Pour  M.  Godefroy,  c'est  un  in- 
connu dont  il  ne  se  (latte  guère  d'avoir  deviné  l'énigme,  et  qu'il  pro- 
pose, avec  grand  doute,  d'interpréter  par  ancêtre.  Pour  moi,  plus  con- 
fiant, je  n'en  ai  pas  désespéré,  et,  le  considérant  attentivement  en  sa 
forme,  je  le  rattache  à  une  série  de  mots  fort  usités  dont  aaisier  est  le 
verbe.  J'y  vois  donc  un  représentant  du  substantif  aai5^,  que  le  trou- 
vère, comme  font  trop  souvent  ses  confrères,  a  mutilé  à  sa  guise  pour 
avoir  sa  rime.  Le  vers  où  est  aas  signifie  selon  moi  :  a  Vous  avez  telle- 
ce  ment  de  fiefs  (honors),  de  feudataires  à  votre  disposition,  que,  si  nous 
tt  voulons  en  user,  aucun  de  vos  ennemis  n'échappera.  » 

Mes  remarques,  et  mes  critiques  autant  que  mes  remaixjues,  té- 
moignent que,  jugeant  du  tout  par  l'échantillon  qui  est  sous  mes  yeux, 
j*ai  confiance  entière  en  l'accomplissement  de  la  tâche  et  au  suc^  de 
Tœuvre.  Mais,  à  côté  de  la  réussite  de  l'auteur,  il  en  est  une  autre,  celle 
de  l'éditeur,  qui ,  accessoire  sans  doute ,  a  aussi  son  importance.  M.  Vieweg , 
en  ce  qui  est  de  sa  juridiction,  n'a  rien  épargné  :  le  papier  est  bon, 
l'impression  est  comme  le  papier,  le  caractère  plaît  à  l'œil,  et,  ce  qui 
est  plus  essentiel,  se  lit  sans  le  fatiguer;  enfin  la  disposition  des  articles, 
souvent  fort  compliqués,  est  claire  et  se  prête  à  la  recherche.  Ainsi 
tout  est  bien  commencé.  Maintenant,  patience  et  longueur  de  temps; 
ces  mots  du  fabuliste,  je  les  applique  à  fauteur  qui  corrige  les  épreuves, 
à  réditeur  qui  le  hâte,  et  même  au  lecteur  pressé  d'avoir  la  suite  des  li- 
vraisons et  de  tenir  l'œuvre  achevée. 

É.  LITTRÉ. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUEES.  705 


RECHERCHES  SUR  LES  MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUEES. 


PREMIER  ARTICLE. 


Les  contremarques  que  portent  fréquemment  les  monnaies  du  haut 
empire,  et  auxquelles  on  ne  fit  pendant  longtemps  que  bien  peu  d'atten- 
tion, appellent  les  recherches  des  numismatistes,  et  j'avais  commencé, 
il  y  a  quelques  années,  une  étude  sur  ce  sujet.  «Ty  consacrai  deux  articles 
dans  la  Revae  numismatique  de  1 870  ;  ib  devaient  être  accompagnés  d'une 
planche  qui  était  indispensable  à  l'intelligence  de  mon  exposé;  cette 
planche  s'est  malheureusement  égarée  et  je  ne  pus  la  reconstituer, 
n'ayant  plus  sous  les  yeux  les  éléments  qui  l'avaient  composée.  Je  re- 
nonçai donc  à  poursuivre  mon  travail.  Depuis  j'ai  essayé  de  reprendre 
l'étude  que  j'avais  abandonnée,  et  dont  l'utilité  me  frappait  chaque  jour 
davantage  ;  je  tente  donc  aujourd'hui  de  reconstruire  la  planche  perdue, 
afin  de  stimuler,  parmi  les  numismatistes,  la  recherche  de  ces  petits 
monuments  qui  méritent  grandement  qu'on  ne  les  néglige  pas. 

Je  commencerai  par  reproduire  les  considérations  générales  que  me 
suggéraient,  il  y  a  dix  ans,  les  contremarques  que  je  connaissais.  Toutes 
les  fois  que  les  attributions  que  je  proposai  alors  me  paraîtront  sinon 
Irréprochables,  du  moins  acceptables,  je  les  maintiendrai,  n'en  ayant 
pas  de  meilleures  à  leur  substituer. 

On  donne  le  nom  de  contremarque  à  une  empreinte  qu'a  reçue  le 
flan  d'ime  monnaie,  à  une  époque  postérieure  à  son  émission.  Cette 
empreinte  est  due  à  l'action  d'un  poinçon  produisant  une  image  en  relief 
et  très  rarement  en  creux. 

Il  est  clair  que  l'application  d'une  contremarque  n'a  point  dû  être 
le  fait  d'un  pur  caprice,  hors  le  cas  où  elle  a  été  l'œuvre  de  la  fantaisie 
d'un  individu  sans  autorité,  mais  alors  elle  est  un  accident  sans  intérêt 
et  elle  ne  doit  pas  entrer  dans  le  cadre  de  l'histoire  numismatique.  Ce 
qui  est  digne  de  l'attention  des  érudits  et  ce  qui  fera  uniquement  l'objet 
de  mon  travail ,  ce  sont  les  contremarques  dont  l'application  a  dû  mo- 
difier soit  le  cours,  soit  l'attribution  d'une  monnaie  antique.  Je  n'ai  donc 
à  m'occuper  que  des  contremarques  appliquées  sur  les  monnaies  ro- 
maines de  la  république  et  du  haut  empire,  et,  par  exception,  des  rares 
contremarques  latines  qui  s'observent  sur  des  monnaies  impériales 
grecques  de  Syrie  et  d'Asie  Mineure.  Je  rechercherai,  en  me  laissant 


706  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

guider  par  le  simple  bon  sens,  quels  sont  les  motifs  de  nature  à  justi- 
fier remploi  d  une  contremarque  sur  une  monnaie  impériale  romaine 
ou  grecque. 

La  monnaie  étant  chose  sacrée  chez  les  Romains  (SACRA  MONETA 
disent  fréquemment  les  légendes),  on  ne  pouvait,  dans  tous  les  lieux 
soumis  à  Tautorité  impériale,  songer  à  Taltérer,  quavec  une  grande  ré- 
serve, que  poussé  par  de  très  bonnes  raisons. 

La  fabrication  des  monnaies  émises  en  dehors  des  ateliers  impériaux, 
devant  être  coûteuse,  la  dépense  pouvait  parfois  empêcher  d*user  du 
privilège  d*en  frapper.  Une  colonie,  par  exemple,  pouvait  se  trouver, 
pour  ce  motif,  condamnée  à  ne  pas  exercer  le  droit  dç  battre  monnaie 
à  son  nom. 

■  En  Grèce,  nous  voyons  fréquemment  des  villes  autonomes  s  appro- 
prier les  monnaies  d'autres  villes ,  en  y  appliquant,  à  Taide  d*un  poin- 
çon peu  dispendieux ,  un  type  local ,  reconnaissable  pour  tous.  C'était 
s  afifranchir  à  bon  marché  des  frais  d  affinage  du  métal  et  des  dépenses 
de  fabrication  de  toute  nature,  qu on  laissait  supporter  à  un  tiers,  tout 
en  satisfaisant  sa  vanité  de  clocher,  s  il  m*est  permis  d  employer  ici  cette 
expression  dun  autre  temps.  11  est  donc  possible  qu  à  Tépoque  impériale, 
et  loin  de  la  métropole,  des  colonies  romaines  se  soient  approprié  d'au- 
tres monnaies  coloniales,  en  y  appliquant  leur  nom  ou  leur  type  propre, 
â  l'aide  d'une  contremarque.  Une  seconde  raison,  et  la  plus  impérieuse, 
comme  la  plus  naturelle,  a  pu  faire  naître  l'emploi  des  contremarques; 
la  voici  :  En  temps  de  guerre,  un  chef  d'armée,  un  gouverneur  de  place 
assiégée  ou  bloquée ,  peut  se  trouver  dans  une  pénurie  d'argent  telle ,  qu'il 
est  obligé  de  recourir  à  l'emploi  de  monnaie  purement  convention- 
nelle, dont  le  oours  ne  doit  avoir  lieu,  au  taux  fixé,  que  pendant  la 
période  de  nécessité  qui  l'a  fait  naître,  et  qui,  de  plus,  doit  être  inté- 
gralement retirée  de  la  circulation  et  remboursée,  aussitôt  que  les  cir- 
constances le  permettent.  Il  est  clair  que  de  semblables  monnaies  doi- 
vent, pendant  leur  circulation  passagère,  comporter  une  valeur  bien 
supérieure  à  leur  valeur  intrinsèque;  csir»  sans  cela,  il  serait  inutile  de 
les  créer. 

Pendant  les  périodes  de  la  fin  de  la  république  et  du  haut  empire , 
les  armées  romaines,  partout  en  mouvement,  et  guerroyant  au  loin ,  sans 
communications  promptes  avec  la  métropole,  ont  dû  plus  d*une  fois  se 
trouver  exposées  à  la  disette  de  numéraire.  De  là  a  dû  fréquemment 
résulter  la  nécessité  de  créer  rapidement ,  et  à  peu  de  frais ,  un  numéraire 
fiduciaire  permettant  de  faire  face  aux  besoins  les  plus  pressants.  Le 
chef  de  l'armée  pouvait,  dans  ce  cas,  faire  graver  des  poinçons  par  les 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  707 

fahri  légionnaires,  et  les  appliquer,  sous  sa  responsabilité  personnelle, 
aux  monnaies  quil  avait  à  sa  disposition,  afin  de  leur  donner  temporai- 
rement un  cours  conventionnel. 

Il  est  encore  une  circonstance  qui  a  pu  faire  imprimer  une  contre- 
marque sur  les  monnaies  impériales;  c'est  lorsqu'un  nouvel  empereur 
était  proclamé  par  des  légions  éloignées  de  Rome,  ou  lorsque  la  popu- 
lation de  Rome  elle-même,  ou  celle  dune  ville  fort  distante  du  centre 
de  TEmpire,  voulait  manifester  sa  haine  contre  l'empereur  qui  venait 
de  disparaître. 

Passons  maintenant  successivement  en  revue  les  monnaies  qui  pré- 
sentent les  contremarques  répondant  aux  trois  catégories  distinctes  d'o- 
rigine que  je  viens  de  signaler. 

Nous  devons,  au  préalable,  dresser  un  tableau  chronologique ,  qu'il  est 
important  d'avoir  sous  les  yeux,  chaque  fois  que  l'on  cherche  à  déter- 
miner l'époque  de  l'emploi  d'une  contremarque. 

ÂB  6»  Rome,     tv*  J.-C. 

709 . . .   àà'     César  meurt  ;  Octave  lui  succède. 

711...  Aa-     Naissance  de  Tibère. 

712...   ài'     Octave  reçoit  le  titre  d'Imperator, 

715...   38.     Livie,  mère  de  Tibère,  épouse  Octave.  Drusus,  frère  de  Tibère, 

nait  trois  mois  après. 

7a a .  •  •   3 1  •     Bataille  d*Actium. 

736...   a  7 .  *    Octave  reçoit  le  surnom  d* Auguste.  —  L'atelier  monétaire  de  Lyt)n 

est  fondé. 

728 .. .   a 5.     Agrippa  est  consul  pour  la  troisième  fois. 

730...   a 3.     Première   puissance  tribunitienne   d* Auguste  (il  est  mort  à  la 

XXXVII*).  —  Agrippa  épouse  Julie,  fille  d* Auguste. 

733 . . .   ao.     Tibère  part  pour  farmée  d*Arménie. 

735 ...    18.     Agrippa  reçoit  la  puissance  tribunitienne. 

737 ...    16.     Tibère  est  préteur  en  Gaule,  avec  Auguste.  — -  Naissance  de  Ger- 

manicus. 

738 .. .    1 5.     Tibère  et  son  frère  Drusus  font  la  guerre  en  Rbétie. 

7^1  •••    la.     L*autel  de  Rome  et  d*Auguste  est  consacré  k  Lyon.  —  Auguste 

est  Pontifex  maximas.  —  Tibère  soumet  la  Pannonie.  — >  Agrippa 
meurt. 

7Âa...    11.     Tibère  épouse  Julie,  fille  d*Augu8te,  et  veuve  d*Agrippa;  elle  ac- 
compagne son  mari  en  Pannonie. 

744  •.  •     9*     Le  triomphe  est  décerné  à  Tibère.  —  Fin  des  campagnes  de  Drusus 

(frère  de  Tibère) ,  qui  meurt  d*ane  chute  de  cheval; 


/ 


708 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 


Ab  d«  Romet 
745.. 

747.. 

75a.. 

766.. 

758.. 
760.. 

76a.. 

763.. 

764.. 
765.. 

766.. 

767.. 
768.. 
769.. 

770.. 

771.. 

77a.. 

773.. 

775.. 
778.. 
781 .. 
783.. 
785.. 
789.. 


8.     Tibère  soumet  les  Germains  ;  ii  est  proclamé  Imperator;  le  triomphe 
lui  est  décerné. 

6.     Tibère  reçoit  la  puissance  tribunitienne  pour  cinq  ans  ;  il  se  retire 
à  Rhodes. 

1 .     Auguste  reçoit  le  litre  de  Pater  Patriœ, 

•p'  J.-c. 

4.     Tibère,  adopté  par  Auguste,  reçoit  la  puissance  tribunitienne  pour 
dix  ans  ;  por  1  ordre  d*  Auguste ,  il  adopte  Germanicus. 

6.     Germanicus ,  questeur,  gouverne  la  Dalmatie. 

8.     Guerres  dirigées  par  Tibère  en  Germanie,  en  Qlyrie  et  enPan- 
nonie. 

1  o.  Le  triomphe  est  décerné  à  Germanicus.  —  Défaite  de  Vanis  en  Ger- 
manie. 

1 1 .  Drusus ,  fils  de  Tibère ,  est  questeur.  —  Germanicus  est  nommé 
proconsul  en  Germanie. 

1  a.     Germanicus  est  consul. 

1 3.  Sénalus-consulte  conférant  à  Tibère  le  gouvernement  des  provinces , 
en  commun  avec  Auguste;  la  puissance  tribunitienne  lui  est  re- 
nouvelée. 

i4*  Auguste  meurt;  Tibère  prend  le  tilre  d* Auguste,  et  envoie  son  fils 
Drusus  commander  Tannée  de  Pannonie. 

i5.     Tibère  est  acclamé  Imperator  pour  la  septième  fois. 

1 6.  Germanicus  défait  les  Germains ,  et  reprend  les  enseignes  de  Varus. 

17.  Tibère  fait  la  guerre  en  Syrie.  —  Germanicus  triomphe  des  Cattes 

et  des  Chérusques ,  puis  il  part  pour  la  Syrie.  —  Tibère  le  pro- 
clame Imperator, 

18.  Germanicus  réunit  la  Cappadoce  et  la  Comagène  aux  provinces  ro- 

maines. 

19.  Germanicus  est  empoisonné  à  Daphné,  près  d*Antioche. 

ao.  Drusus,  fils  de  Tibère,  rentre  à  Rome;  le  triomphe  lui  est  décerné. 
—  Tibère  est  IMP  •  VIII.  —  L.  Apronius  défait  Tacfarinas. 

ai.  Insurrection  gauloise  dirigée  par  Sacrovir  et  Flonis;  elle  est  ré- 
primée par  Tibère. 

a3.  Drusus ,  fils  de  Tibère ,  meurt  empoisonné. 

a 6.  Tibère  se  retire  k  Giprée. 

ag.  Livie  meurt 

3 1 .  Caligula  est  nommé  Pontifex  maximus. 

33.  Caligula  est  questeur. 

37.  Tibère  est  assassiné  par  CaUgula  qui  lui  succède. 

4o.  Expédition  ridicule  de  Boulogne. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  709 

An  de  Rome,  ap*  J.-G. 

7g3...    4i*     Caligula  est  assassiné;  Claude  lui  succède. 

795..     43.     Expédition  de  Claude  en  Grande-Bretagne;  il  reçoit  le  titre  d*/m- 

perator,  et  le  triomphe  lui  est  décerné. 

799...   47.     Il  fait  roi  des  Chérusques  Italicus,  lils  de  Flavius,  frère  d'Armi- 

nius.   —  Corbuion  fait  la  guerre  en  Germanie,  Vespasien   et 
Titus,  en  Grande-Bretagne. 

80a...   5o.     Claude  adopte  Néron.  —  L.  Pomponius  défait  les  Caltes.  —  Ca- 

raclacus ,  roi  des  Bretons ,  après  neuf  ans  de  guerre ,  est  vaincu  et 
fait  prisonnier. 

806...    54*     Claude  meurt  empoisonné;  Néron  lui  succède. 

S20 . . .   68.     Révolte  de  V index.  —  Galba  est  proclamé  empereur  en  Espagne. 

—  Néron  se  tue.  Après  sept  mois  de  règne.  Galba  est  lue. 

821  ...    69.     Othon  lui  succède;  il  est  tué  à  son  tour  après  quatre-vingt  quinze 

jours  de  règne  ;  Vitellius  lui  succède  et  est  tué ,  après  un  règne 
de  huit  mois  et  quelques  jours.  —  A  la  nouvelle  de  la  mort 
d*Othon,  Vespasien  est  proclamé  empereur  en  Syrie. 

Occupons-nous  maintenant  de  la  détermination  des  dates  auxquelles 
ont  été  frappées  les  monnaies  contremarquées. 

AUGUSTE. 

Les  pièces  portant  la  légende  CAESAR  PONT  MAX  frappées  au 
type  de  l'autel  de  Lyon,  Font  été  à  partir  de  Tannée  1  2  avant  J.-C. 

Les  mêmes  pièces  avec  PATER  PATRIAE  ont  été  frappées  depuis 
l'an   1  avant  J.-C. 

Les  pièces  avec  la  légende  DIWS  AVGVSTVS,  sont  postérieures  à 
Tan  itx  de  J.-C,  date  de  la  mort  d^Auguste. 

TIBÈRE. 

Les  pièces  de  Lyon  avec  IMP-V  et  IMP-VII  et  AVGVSTl  F  sont  an- 
térieures à  Tan  itx  de  J.-G.  et  postérieures  à  Tan  u  de  J.-C  (année  de 
Tadoption  de  Tibère  par  Auguste). 

Les  pièces  de  Lyon  avec  DIVI  FIL 'AVGVSTVS'  sont  postérieures  à 
la  mort  d'Auguste  (an  vlx  de  J.-C.) 

AUGUSTE  ET  AGRIPPA. 

La  colonie  de  Nimes  est  fondée  en  l'an  28  avant  J.-C.  Agrippa  est 

90 


710  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

mort  en  Tan  i  a  avant  J.-C.  Le  monnayage  aux  dcuji  têtes  est  donc  an- 
térieur à  Tan  i  2  avant  J.-C. 

Les  lettres  P-P*  ne  peuvent  signifier  Pater  Patrice,  puisque  Auguste 
n*a  reçu  ce  titre  qu'en  Tan  1  avant  J.-C.  Ces  lettres  signifient  donc 
probablement  Patroni. 

AGBIPPA. 

Agrippa  fut,  l'an  728deRome(a5  av.  J.-C),  consul  pour  la  troisième 
fois ,  avec  Auguste ,  consul  pour  la  septième.  Les  monnaies  à  la  légende  M  • 
AGR.IPPA-P-F'  COS-III-  ont  été  frappées  de  fan  a5  à  Tan  12  avant 
J.-C,  Agrippa  étant  mort  en  fan  1  2  avant  J.-C. 

CALI6ULA. 

Les  pièces  au  type  de  Vesta  portent  TR'POT;  elles  sont  donc  forcé- 
ment de  fan  87  de  J.-C.  Celles  avec  TR.*POT-ITER.-  de  38  ou  3g, 
Celles  avec  TR-POTIII-  de  fan  4o,  avec  TR.POT-IIII.  de  l'an  ko  ou 
4 1 .  Celles  avec  COS  •  IIII  "  sont  de  fan  l\  1 ,  celles  avec  COS  •  III  •  sont  de 
Tan  4o,  et  celle  avec  COS,  de  l'an  87  à  38. 

GERNfANICUS. 

Les  unes,  portant  SIGNIS  R.ECEPTIS  DEVICTIS  GER.M-  ont  été 
frappées  sous  Tibère,  en  Tan  16  ou  1  7  de  J.-C. 

Les  monnaies  frappées  sous  Caligula  sont  de  87  à  4i  de  J.-C. 
Enfin  celles  frappées  sous  Claude  sont  de  Tan  4i  de  J.-C. 

DRUSUS,  FILS  DE  TIBÈRE. 

Les  monnaies  à  son  effigie  ont  été  frappées  en  fan  2 3  ou  2 1  avant  J.-C. 

AGRIPPINE. 

Cette  princesse  est  morte  en  fan  33  de  J.-C,  et  les  monnaies  à  son 
effigie ,  ont  été  frappées  par  Claude,  en  ài  de  J.-C 

NEROCL.  DRUSUS,   FRERE  DE  TIBERE. 

Ce  prince  était  fils  de  Tibère  Claude  Néron  et  de  Livie,  et  né  en  38 
avant  J.-C 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  711 

Ses  monnaies  ont  été  frappées  sous  Claude,  on  ^i  de  J.-C. 

NÉRON  ET  DBUSUS,  FILS  DE  GERMANICOS. 

Les  monnaies  à  Jeur  nom  ont  été  frappées  sous  Caliguia,  en  Sy  de 
J.C. 

CLAUDE. 

Toutes  ses  monnaies  de  cuivre  semblent  frappées  dans  la  même  année 
ài  de  J.-C.  Il  est  plus  sage  de  croire  que  les  premiers  types  adoptés 
n'ont  plus  été  changés  pendant  toute  la  durée  du  règne. 

NÉRON. 

Ses  monnaies  ont  été  frappées  avant  68  de  J.-G. 

GALBA.  OTHeN.  VITELLIDS. 

Les  monnaies  de  ces  empereurs  ont  été  frappées  en  68  et  69  de 
notre  ère. 

Vespasien  a  été  proclamé  empereur  en  Syrie ,  le  3  juillet  69. 


Le  tableau  chronologique  maintenant  étabh,  abordons  Texamen  des 
contremarques  appliquées  aux  monnaies  romaines. 

AVG- 

(N"  3,  4,  5  et  6.) 

J'ai  rencontré  i*"  cinq  fois  cette  contremarque,  avec  ses  variantes, 
sur  la  pièce  de  Lyon  et  d'Auguste,  à  la  légende  CAESAR-  PONT -MAX- 

2*  Une  fois,  sur  un  grand  bronze  d'Auguste  frappé  à  Lyon,  avec 
le  titre  PATER-PATR.IAE- 

3°  Une  fois,  sur  le  moyen  bronze  précité,  en  compagnie  d'un  mono- 
gramme qui  me  parait  présenter  le  nom  de  Varus. 

Les  premières  monnaies  émises  à  Lyon  donnaient  seulement  à  Octave 

90. 


712  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

César  le  titre  de  Poniifex  maximus ,  c^\\  ne  reçut  qu'en  l'an  1 1  avant  J.-C. 
Peut-être  la  contremarque  en  question  a-t-elle  été  appliquée,  par  ordre, 
sur  les  pièces  qui  se  représentaient  à  l'atelier  monétaire  de  Lyon,  pour 
constater  officiellement  le  surnom  AVGVSTVS  accordé  au  prince,  en 
27  avant  J.-C. 

M.  Artaud  [Discours  sur  les  médailles  d*Aagaste  ei  de  Tibère  aa  revers 
de  taatel  de  Lyon,  pi.  IV)  donne  de  cette  contremarque  les  variantes  5 
et  6;  peut-être  ces  variantes  résultent-elles  simplement  d'une  mauvaise 
lecture  de  pièces  défectueuses.  M.  Calvet  avait  fourni  à  l'antiquaire 
lyonnais  plusieurs  contremarques,  dont  l'une  est  celle  qui  nous  occupe, 
accompagnée  d'une  seconde  contremarque.  M.  Toulmouche  [Histoire 
archéologique  de  V époque  gallo-romaine  de  la  ville  de  Rennes ,  pi.  I)  nous  offre , 
sous  le  n*"  7,  notre  contremarque  isolée  AVG.  Le  même  auteur  la  donne 
encore  sous  les  n**  4,  5,  7  et  1 5,  accompagnée  de  celle  de  Varus;  sous 
le  n°  8,  en  compagnie  d'une  contremarque  ronde,  contenant  une  étoile 
à  huit  rayons,  évidée  au  cœur;  sous  le  n"  i3,  accompagnée  de  TIB- 
INP';  enfin  répétée  deux  fois  sur  la  même  pièce.  Toutes  ces  variantes 
étaient  empreintes  sur  des  pièces  de  Lyon  frappées  pour  Auguste. 

La  variante  1  se  trouve  sur  une  pièce  de  la  colonie  de  Nîmes;  elle  y 
est  accompagnée  de  la  contremarque  n*"  68,  et,  au  revers,  d'une  rouelle 
en  contremarque  ronde.  Une  monnaie  d'Auguste,  de  Lyon ,  tirée  du  gué 
de  Saint-Léonard  (Mayenne),  présente  la  contremarque  AVG.  La  va- 
riante sur  laquelle  l'A  et  le  V  sont  liés  se  voit  sur  une  pièce  provenant 
de  la  collection  de  Rauch ,  recoupée  perpendiculairement  par  la  con- 
tremarque INP A . . .  incomplète.  La  pièce  qui  la  porte  est  du  monétaire 
d'Auguste  F-LVRJVS. 

La  contremarque  AVG  n'a  pu  être  employée  que  du  vivant  d'Auguste, 
à  partir  de  l'année  27  av.  J.-C,  car,  pour  tout  autre  empereur,  on  n'eût 
pas  manqué  d'ajouter  à  ce  nom  quelque  lettre  distinctive.  Celte  contre- 
marque isolée  ne  se  rencontre  en  général  que  sur  les  premières  pièces 
d'Auguste,  frappées  à  Lyon,  de  l'an  1 2  à  l'an  1  av.  J.-C. 

La  contremarque  isolée  AVG  se  rencontrant  si  fréquemment,  il  y  a 
tout  lieu  de  croire  qu'elle  a  été  appliquée  pour  la  raison  notée  plus  haut. 

Tibère,  qui  commanda  pendant  de  longues  années  les  armées  ro- 
maines, en  Asie  comme  en  Europe,  a  pu  très  souvent  avoir  besoin 
d'argent;  pour  servir  la  solde  des  troupes  placées  sous  ses  ordres,  il 
dut  recourir  à  une  fabrication  à  bon  marché,  d'espèces  de  monetœ  cas- 
trenses  qui  recevaient  une  valeur  supérieure  à  leur  valeur  courante,  par 
l'addition  d'une  contremarque  portant  le  nom  TIB,  ou  le  titre  militaire 
IMP.  L'application  de  ces  contremarques  aurait  pu  attribuer  aux  pièces 


GOISTREMARQUES 


DES 


MONNAIES  ROMAINES  DU  HAUT  EMPIRE. 


1 

A     ou 
0 

! C AC !    ICA 


2 


A'    jAS 

10 


AVGi     lAVG        A^G.      A^Gi      BoN 


1  Hi 

C 


CA 


15 


DD 


10  &u 

@ 

17 

DDJ    (dJB) 


11 


19 


13 


14 


14  kl 


ciL'   îcA    le  AMI  Ic-wt    IcvâH   [ôvl 


18 


10 


20 


90  hù 


91  hi» 


DÏD)  [Fi  [fÂ^  (FÎ) 


9t 


95 


90 


97 


98 


99 


IMPi     ilWPj      rMp"j     iVpl     |M>A!      1 1M>  •  AVG 


39 


33 


34 


j       L 
35 


30 


INP  CA|       INP  C-AI       IP        II-M-II 


IPN 


99 


H-N      lA 


31 


IM>  AVGI 


37 


APRON 


38 


39 


MAG 


^i 


i 


41 


49 


43 


44 


45 


46 


47 


S®    (N) 


NCAPRI      WC      NDIA 


M  M  51 

4»  --^         _.  Jl^        M         58  M  »  96  57  5» 

S]  OSp)  'vm)'  (jm)  ®  s  !1B  ®  /^  [!M]  .H^ 


ft8»t« 


50 


00 


61 


69 


63 


64 


65 


06 


PROB 


isj    [5LJ  [Qi^ 

M 


'VLl 


RP 


S-Fl      [SPQRI    I-Q5S 


«7  iJi 

T 


80 


T/V-C\      ITCAEI    IT-CPAI    [TC|R.À1     \TIN\    \TW 


67 

\EEK 

74 

Ttia^     Itiav     Iti-avgI    \ffi/ 


70 


71 


79 


73 


75 


76 


76  lu 


J2^ 

(TIBj 


78 


TIB      mB 


83 

TIBC! 


84 


MI 


81  89  87  88 

TbA^i    [tEv]     'TlBA^Gl     TIBAV 


80 


TIB  AVG 


84  iû 

Tbca 


85 


«7 


86 


"bc^^M>i  i'feCAM>j  l-fecvNAl 


00 

TTPVTT 


TIBERC 


00  hiê 


01 


TIBI      TIBIM>     ITIBIM 


TIB 
CA 


04 


05 


06 


07 


06 


00 


J     jTI  CA!     ITPC'AJ     I  TIC  Ai    |TI  CAESAR]    |T1'CR 


TR 


100 


101 


."W      «/ 


107 

M^oTio 


109 
108 


103 


iVICININIDIA 


104  105 

TCNIM  !      ÏWgZ 


106 

VpoToI 


KP  >ES 


100 


110 

X 


m 
tCAA 


)19 

XXI 


113 

IV^ 


114 

Y] 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  713 

une  valeur  fictive ,  comme  cela  eut  lieu  aux  époques  relativement  mo- 
dernes, pour  les  monnaies  dites  de  nécessité  ou  obsidionales.  Il  est  fort 
possible  aussi  que  cette  mesure  financière  ait  porté  ombrage  et  déplu 
en  haut  lieu,  ce  qui  se  conçoit ,  et  dès  lors  l'ordre  a  pu  être  donné  d'im- 
primer, à  l'aide  d'une  nouvelle  contremarque,  le  nom  de  l'empereur,  en 
conservant  à  la  pièce  sa  valeur  fictive,  pendant  la  guerre,  ou  en  la  lui 
retirant  par  l'emploi  seul  de  cette  nouvelle  empreinte,  lorsque  les  né- 
cessités de  la  guerre  avaient  disparu. 

Répétons  que,  de  l'an  16  à  l'an  8  av.  J.-C,  Tibère  fut  à  la  tête  des 
armées  en  différents  pays  de  l'Europe.  En  l'an  6  il  se  retira  à  Rhodes. 
Plus  tard  il  dirigea  encore  les  forces  romaines  pendant  plus  de  sept 
années.  On  peut  ainsi  s'expliquer  facilement  la  multiplicité  des  contre- 
marques présentant  le  nom  de  ce  prince. 

Faisons  remarquer,  d'autre  part,  que  nous  trouvons  parfois  le  nom 
de  Tibère  dans  des  contremarques  de  beaucoup  postérieures  à  la  mort 
de  cet  empereur  ;  nous  sommes  donc  forcés  d'admettre  que  ces  der- 
nières contremarques  appartiennent  à  Claude. 

IMPAVG- 
(N*"  28,29,82  cl  3i.) 

J'ai  constaté  quatre  fois  la  présence  de  cette  contremarque  sur  des 
pièces  d'Auguste  frappées  à  Lyon,  avec  la  légende  CAESAR.*PONT- 
MAX. 

Le  gué  de  Saint-Léonard  a  fourni  trois  pièces  de  cette  même  espèce, 
plus  une  fois  un  monétaire  d'Auguste  illisible  portant  également  IMP- 
AVG. Un  monétaire  d'Auguste  [Gens  Licinia)  a  présenté  la  même 
contremarque  de  chaque  côté  de  la  pièce. 

Sur  une  des  monnaies  du  gué  de  Saint-Léonard  la  contremarque 
qui  nous  occupe  est  accompagnée  d'une  seconde  portant  le  nom  de 
Tiberius  Cœsar.  Cette  pièce  rentre  complètement  dans  le  cas  de  celles 
où  l'on  trouve  à  la  fois  AVG  et  TIB. 

La  présence  de  la  contremarque  IM^  AVG  sur  une  pièce  même 
d'Auguste  ne  peut  guère  se  j  ustifier,  qu'en  admettant  que  son  application 
surhaussait  conventionnellement  la  valeur  de  la  monnaie  qui  la  recevait. 
Nous  avons  donc  cette  fois  très  probablement  une  véritable  monnaie  de 
nécessité,  une  moneta  castrensis. 

La  pièce  du  gué  de  Saint-Léonard,  sur  laquelle  se  présente  la  contre- 
marque en  question,  accompagnée  d'un  monogramme  contremarque 


714  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

(n**  1 1  à  1  A)  lequel  se  lit  forcément  CAESAR.,  donne  lieu  à  l'observa- 
tion suivante  :  Ce  monogramme  reparait  sur  des  monétaires  d* Auguste 
et  sur  un  moyen  bronze  de  Claude  portant  Timage  de  Palias  au  revers, 
qui  n'a  pu  être  frappé  qu  en  l'an  Ix  i  de  J.-C.  Il  en  résulte  forcément 
que  ce  monogramme  a  été  appliqué  bien  postérieurement  à  Auguste  et 
à  Tibère.  J'y  reviendrai  plus  tard. 

M.  Toulmouche  nous  a  fait  connaître  une  pièce  d'Auguste  portant  les 
trois  contremarques  INP- AVG,  TIB*  AV  et  CA.  Les  lettres  CA  peuvent 
s'expliquer  de  tant  de  façons  différentes,  qu'il  est  plus  prudent  de  s'abs- 
tenir. Notons  que  la  contremarque  de  Tibère  porte  cette  fois  le  titre 
d'Auguste;  elle  a  donc  été  visiblement  appliquée  après  l'an  i  Ix  de  J.-C, 
et  la  contremarque  IMP'AVG  la  nécessairement  précédée  sur  la  pièce. 

Le  même  antiquaire  a  publié  depuis  une  contremarque  cordiforme 
contenant  les  lettres  NC,  placée  au-dessous  de  IM^  AV.  (quatre  fois  sur 
des  moyens  bronzes  d'Auguste  frappés  à  Lyon).  Je  ne  me  rends  pas 
compte  des  lettres  NC  (n**  3o);  c'est  tout  ce  que  j'en  puis  dire. 

Passons  aux  contremarques  qui  contiennent  manifestement  le  nom 
Tiberius. 

(N"  68  à  98.) 

Je  ne  reviendrai  pas  sur  celles  de  ces  contremarques  qui  se  trouvent 
associées  aux  suivantes  :  AVG  et  INP*  AVG.  Sur  la  plus  simple  et  la 
plus  fréquente  de  toutes,  on  ne  lit  que  la  syllabe  TIB  (n**  77,  78  et  79), 
renfermée  dans  un  poinçon  carré,  ou  rond  avec  un  petit  onglet  qui  se 
détache  du  contour  pour  empiéter  sur  le  champ  de  la  contremarque. 
JTai  rencontré  la  première  variante  sur  un  moyen  bronze  du  monétaire 
A-LICINNERVA.  Artaud  (n^  2),  Calvet  (n'*  5),  l'ont  signalée  sur  des 
pièces  de  Lyon.  La  deuxième  variante  a  été  mentionnée  par  M.  Toul- 
mouche. La  troisième  se  voit  sur  des  pièces  d'Auguste  frappées  à  Lyon. 
La  contremarque  carrée  a  été  trouvée  au  gué  de  Saint-Léonard ,  trois 
fois  sur  le  moyen  bronze  de  Lyon  et  d'Auguste,  une  fois  sur  le  moyen 
bronze  de  Lyon  et  de  Tibère  (IMP  Vil),  une  fois  sur  le  moyen  bronze 
de  Germanicus  frappé  sous  Caligula  (87  à  Ai  de  J.-C). 

Cette  contremarque  ne  peut  donc  appartenir  à  l'empereur  Tibère; 
elle  se  rapporte  sûrement  à  Claude. 

La  variante  n*  79  (ou  poinçon  circulaire  à  onglet)  a  été  trouvée  au 
gué  de  Saint-Léonard,  six  fois  sur  le  moyen  bronze  d'Auguste  frappé 
à  Lyon,  une  fois  sur  un  moyen  bronze  du  monétaire  Naevius,  une  fois 
sur  le  Tibère  de  Lyon  (iMP  Vil).  Notons  que  ce  prince  a  été  pro- 
clamé Imperator,  pour  la  première  fois,  en  l'année  6  av.  J.-C. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  715 

A  Rennes,  on  a  rencontré  dans  ie  lit  de  la  Vilaine,  les  n*  77  et  79 
sept  fois  sur  les  moyens  bronzes  dAuguste  frappés  à  Lyon. 

Gomme  c'est  de  Fan  i5  à  Tan  20  de  J.-C.  que  Tibère  fut  IMP-VII. 
cet  empereur  ne  saurait  avoir  fait  graver  ce  poinçon  ;  il  doit  être  attri- 
bué ou  à  Drusus, son  iils,  qui,  depuis  l'an  1  li  de  J.-G. ,  commandait  Tar- 
mée  de  Pannonie,  et  qui  ne  rentra  à  Rome  qn'en  Tan  20  de  J.-G. ,  ou  à 
Germanicus,  qui,  dans  son  expédition  de  Tan  16  de  J.-G.  contre  les 
Germains,  vengea  le  désastre  de  Varus. 

La  contremarque  ronde  à  onglet  doit  être  plus  ancienne  que  la  carrée , 
car,  jusqu'à  présent,  on  ne  l'a  point  rencontrée'sur  une  pièce  postérieure 
au  moyen  bronze  de  Tibère  (IMP'VII-),  tandis  que  la  carrée,  ainsi  que 
nous  venons  de  le  voir,  a  été  retrouvée  sur  une  pièce  de  Germanicus, 
frappée  sous  Galigula. 

Il  existe  des  pièces  sur  lesquelles  se  rencontrent  les  deux  formes  de 
la  contremarque  TIB.  La  pièce  qui  les  porte  fut  donc  soumise  deux  fois 
à  l'application  d'un  signe  qui  devait  très  probablement  en  élever  la  va- 
leur, dans  certaines  circonstances  données,  et  par  suite  d'une  nécessité 
de  guerre  quelconque.  Deux  fois  ces  deux  contremarques  se  sont  trou- 
vées sur  un  moyen  bronze  d'Auguste  frappé  à  Lyon.  La  ronde  placée 
au  revers,  et  la  carrée,  devant  l'effigie  d'Auguste. 

Voyons  maintenant  les  contremarques  qui  donnent  à  Tibère  le  titre 
de  Gésar.  En  voici  la  liste  d'après  les  recueils  de  M.  Toulmouche,  et 
les  pièces  recueillies  du  gué  de  Saint-Léonard. 

i .  TIB  •  C  •    l Toulmouche.  )  Sur  trois  moyens  bronzes  d'Auguste  de  Lyon  (  n*  83) . 

2.  TrCA*    (Toulmouche.)   Sur   un  moyen    bronze  de  Claude  au    I^  de 

LIBER.TAS  (n«  96). 

3.  TIBER.'C*   Deux  fois  au  gué  de  Saint-Léonard,  sur  des  Augustes  de  Lyon 

(n"*  90).  Cinq  fois  dans  la  Vilaine. 

4.  Tl'CAESAR.'   (Toulmouche.)  Sur  un  Germanicus  (n*  97). 

5.  Tl-CA'    (Saint-Léonard.)  Sur  un  Caligula  au  I^  de  Vesla  (n*  94 ). 

6.  TIB  •  C  •    (Saint-Léonard.  )  Cinq  fois  sur  l'Auguste  de  Lyon ,  et  une  fois  sur  le 

Tibère  (1MP-V-)  (n*»  83). 

Tm .  /^ 

7.  JJ.J       (Toulmouche.)  Sur  un  Auguste  de  Lyon  (n"  84). 

8.  T'C'P'A*   Sur  treize  Augustes  de  Lyon  (n"  70). 

9.  T'C*  I  R.*A*   (Toulmouche.)  Sur  une  pièce  seml^lable  (n*  71).  C'est  très 

probablement  une  contremarque  mal  lue. 

TIB- 

10.  ■  (Toulmouche.)  Sur  un  Auguste  de  Lyon  (n*  93). 

1 1 .  TB  *  CAE  Orne  fois  sur  des  Augustes  de  Lyon ,  tirés  de  la  Vilaine  (  n*  84  l'is  ) 


716  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Les  n'*  1,  3,  /i,  6,  y,  8,  9  et  10  peuvent  parfaitement  appartenir  à 
Tibère.  Les  n"*  a  et  5  sont  postérieurs  à  ce  prince,  et  ne  peuvent,  par 
conséquent,  présenter  son  nom.  Nulle  difficulté  pour  les  numéros  i, 
3,6,  qui  se  lisent  d  eux-mêmes.  Le  n®  U  est  appliqué  sur  un  Germa- 
nicus.  M.  Toulmouche  ne  nous  dit  pas  si  c*est  celui  à  la  légende 
SIGNIS  RECEPTIS,  frappé  en  Tan  i6  de  J.-C.,  après  la  revanche  du 
désastre  de  Varus,  ou  s  il  s  agit  dun  Germanicus  frappé  en  3  y  par  Ca- 
ligula.  Je  suis  tout  porté  à  croire  quil  s'agit  de  la  première  espèce  et 
que,  par  conséquent,  cette  contremarque  concerne  réellement  Tibère. 

Le  n*  7  peut  se  lire  TIB  •  C  —  MI  pour  mililibas ,  et  dès  lors  il  re- 
présenterait bien  une  moneta  castrensis  de  Tibère.  Mais  peut-être  aussi  MI 
est-il  lout  simplement  le  mot  IMP  mal  lu.  Le  n**  8  T  •  C  •  P  •  A*  n'est  pas 
facile  à  expliquer.  S'il  (auilireT (iberias)  C(œsar)  ou  C{olonia),  ?(atema) 
A(relate),  pourquoi  le  surnom  l[alia)  manquerait-il?  Le  n*  9  TC  |  RA 
a-t-il  été  bien  lu?  Ne  serait-ce  pas  TC  |  PA  comme  sur  le  n"  8?  Je  suis 

disposé  à  le  croire.  Le  n*  1  o  ^^  peut-il  se  lire  Tiberius  Cœsar?  Il  y  a  lieu 

d'en  douter.  L'abréviation  CA  pour  C AES AR  est  invraisemblable.  S'agît- 
il  de  Cabellio  ou  de  Colonia  Arelate?  Je  laisse  à  de  plus  habiles  le  soin 
de  le  deviner. 

Nous  savons  qu'en  IxS  avant  J.-G.,  trois  colonies  militaires  furent  dé- 
crétées par  Jules  César,  et  fondées  par  Tiberius  Claudius  Nero.  C'étaient  : 
((  Colonia  Julia  Paterna  Decumanorum  »  (x*  légion],  à  Narbonne;  a  Co- 
ït lonia  Julia  Paterna  Arelate  »  (  vi*  légion  ) ,  à  Arles  ;  a  Colonia  Julia  Paterna 
((  Biterra  »  (vu*  légion) ,  à  Béziers.  En  même  temps  était  fondée  une  co- 
lonie maritime  à  «  Forum  Julii  »  (Fréjus). 

Vingt  années  plus  tard,  Auguste  fondait,  au  nom  de  son  père  adoptif 
et  au  sien,  un  certain  nombre  de  nouvelles  colonies,  telles  que  :  uCo- 
(( lonia  Julia  Secundanorum »  (xi*  légion),  à  Arausio  (Orange).  En 
même  temps  «  Forum  Julii  »  recevait  les  colons  de  la  vin*  légion ,  et 
plusieurs  autres  villes  étaient  gratifiées  du  droit  romain,  avec  le  titre  de 
colonie;  c'étaient  : 

Julia  Carpentoracte Carpentras. 

Cabellio CavaiUon. 

Julia  Valentia Valence. 

Nemausus Nimes. 

Julia  Vieniia Vienne. 

Julia  Augusta  Aqus  Sexliae Aix. 

Augusta  Tricastinorum Aouste. 

Apta  Julia Apt. 

Alba  Augusta  Helviorum Aulps. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  717 

Restent  les  n**  2  et  5,  qui  ne  sauraient  contenir  le  nom  de  Tibère. 

TI  •  CiÇ.  •  sur  une  pièce  de  Claude  a-t-il  élé  bien  lu?  Celte  contre- 
marque existe-t-elle  réellement?  Je  ne  saurais  le  dire.  Elle  semble  se 
rapprocher  beaucoup  du  n^  5,  qui  s  est  trouvé  sur  une  pièce  de  Cali- 
gula;  et,  sur  cette  dernière,  comme  sur  le  n**  10,  il  est  bien  invraisem- 
blable que  CA  représente  le  mot  CAESAR. 

Mentionnons  encore  la  contremarque  n"  lo/i  ;  TCNIM,  qui  s'est  ren- 
contrée au  gué  de  Saint-Léonard  sur  un  moyen  bronze  d'Auguste,  è 
la  légende  CONSENSV*  etc.,  frappé  après  la  mort  de  ce  prince,  et 
qui,  s*il  était  composé  d'initiales,  malgré  l'absence  des  points  séparatifs, 
pourrait  se  lire  T{iberias)  C{œsar)  N(umas)  l[nter)  M[ilites)?  C'est  là, 
hâtons- nous  de  le  dire,  une  de  ces  interprétations  Hardouinesques  dont 
il  est  prudent  de  s'abstenir.  Peut-être  n'est-ce,  en  réalité,  que  T(iberias) 
C{œsar)  N{gastas)  lM{perator). 

La  contremarque  n**  98  se  trouve  sur  un  Claude  au  revers  de  Pallas. 
Peut-être  faut-il  y  voir  le  nom  de  Claude  lui-même?  Dans  tous  les  cas 
elle  ne  saurait  s'appliquer  à  Tibère. 

La  contremarque  85,  qui  s'est  trouvée  cinq  fois  sur  des  moyens 
bronzes  de  Germanicus,  émis  par  ordre  de  Caligula,  en  l'an  87  de  J.-C, 
et  trois  fois  sur  des  Catigula,  au  type  de  Vesta,  me  parait  concerner 
Claude  et  devoir  se  lire  :  0  Tiberius  Claudius  Imperator.  n  La  variante 
n*  87  pourrait  s'interpréter  par  «Tiberius  Claudius  Augustus  Impera- 
«tor.  »  (Cf.  le  n"  10/i.) 


F.  DE  SAULCY. 


(  La  suite  à  un  prochain  cahier,  ) 


9* 


718  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L* Académie  i'rançalse  a  tenu,  le  Jeudi  i3  novembre  187g,  une  séance  publique 
pour  la  réception  de  M.  Henri  Martin,  élu  en  remplacement  de  M.  Thiers.  M.  Mar- 
inier a  répondu  au  récipiendaire. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES. 

« 

L'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  a  tenu,  le  vendredi  ai  novembre,  sa 
séance  publique  annuelle  sous  la  présidence  de  M.  de  Rozière. 

La  séance  s'est  ouverte  par  un  discours  du  président,  proclamant,  dans  Tordre  sui- 
vant, les  prix  décernés  pour  1879  et  les  sujets  de  prix  proposés. 

PRIX  DKCERNI^S. 

Antiquités  de  la  Franci'.  —  I/Académie,  celte  année,  n'a  pas  décerné  de  mé- 
dailles. Elle  a  accordé  six  menlioiH  honorables  :  la  première  à  M.  Henri  Delpech, 
pour  son  étude  sur  la  Bataille  d-  Muret  et  la  tactique  de  la  cavalerie  au  xiii'  siècle 
(Brochure  in-8");  la  deuxicane  à  M.  de  Lens,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Facultés, 
collèges  et  professeurs  de  l'Université  d'Angers  »  du  xv'  siècle  à  la  Révolution  française 
(Angers,  1876-1878,  in-8*);  la  troisième  à  M.  Hucher,  pour  les  deux  volumes  sui- 
vants :  1"  Monuments  funéraires  épigraphiques ,  sigillographiques ,  etc. ,  de  la  famille  rf/ 
Bueil;  2*  L'émail  de  Geoffroy  Plantagenct  au  Musée  du  Mans  (in-f");  la  quatrième  à 
M.  de  Fleury,  pour  ses  No'es  additionnelles  et  rectificatives  au  viGallia  Christiana* 
(Manuscrit);  la  cinquième  à  M.  Guillouard,  pour  ses  Recherches  sur  les  Colliberts 
(Caen,  in-8");  la  sixième  à  M.  Arbellot,  pour  sa  brochure  intitulée  :  la  Vérité  sur 
Richard  Cœur-dc-Lion. 

Prix  de  numismatique.  —  Le  prix  annuel  de  numismatique,  fondé  par  M.  Allier 
de  Hauteroche  et  destiné  au  meilleur  ouvrage  de  numismatique  ancienne  publié  de- 
puis le  mois  de  janvier  1876,  a  été  partagé  entre  MM.  Barclay  Head  et  François 
Lenormant,  auteurs,  le  premier,  d*un  ouvrage  ayant  pour  titre  :  The  international 
numismata  orientalia.  Part.  111.  The  colnage  of  Lydia  and  Persia  (Londres,  1877, 
in-4*);  le  second,  d'une  étude  intitulée  :  La  Monnaie  dans  l'antiquité  (3  vol.  in-8*). 

Prix  fondé  par  le  baron  (robert,  pour  le  travail  le  plus  savant  et  le  plus  profond  sur 


NOUVELLES  LITTERAIRES.  719 

Vhlstoire  de  France  et  les  études  qui  s'y  rattachent,  —  Le  premier  prix  a  été  décerné 
à  M.  Paul  Meyer  pour  son  ouvrage  intitulé  :  La  Chanson  de  la  Croisade  contre  les  Albi- 
geois commencée  par  Guillaume  de  Tudèle  et  continuée  par  un  poète  anonyme,  2  vol. 
(Paris,  1875,  in-8"j;  le  second  prix  a  été  maintenu  à  M.  Giry  pour  ses  Etudes  sur 
les  institutions  municipales.  Histoire  de  la  villa  de  Saint-Omer  et  de  ses  institutions  jus- 
quau  XI v'  siècle  (Paris,  1877,  in-8*). 

Prix  Bordin*  —  L'Académie  avait  prorofîé  à  l'année  1879  ^^  question  suivante 
qu'elle  avait  déjà  proposée  pour  l'année  1875  et  prorogée  une  première  fois  à  Tannée 
1877  '  <I^6cucillir  les  noms  des  dieux  mentionnés  dans  les  inscriptions  babylo- 
«  niennes  et  assyriennes  tracées  sur  les  statues,  bas-reliefs  des  pa ki s ,  cylindres ,  amu- 
« lettes ,  etc. ,  et  tâcher  d'arriver  à  constituer,  par  le  rapprochement  de  ces  teiites,  un 
t  panthéon  assyrien.  • 

L'Académie  n'a  pas  décerné  le  prix.  Elle  a  accordé,  à  titre  d'encouragement,  à 
MM.  Sorlin  Dorigny  et  Joseph  Halévy,  une  somme  de  1,000  francs  à  chacun,  et 
elle  retire  la  question  du  concours. 

Prix  Brunet,  —  M.  Brunet,  par  son  testament  en  date  du  i4  novembre  1867,  a 
fondé  un  prix  triennal  de  3,ooo  francs  «  pour  un  ouvrage  de  bibliographie  savante 
a(|uc  l'Académie  des  inscriptions,  (jui  en  choisira  elle-même  le  sujet,  jugera  le  plus 

•  digne  de  cette  récompense.  > 

L'Académie,  se  proposant  d'appliquer  successivement  ce  prix  aux  diverses  branches 
de  l'érudition,  avait  mis  au  concours,  pour  l'année  1879,  ^^  sujet  suivant  :  •  Faire 
«  la  bibliographie  méthodique  des  productions  en  vers  français ,  antérieures  à  l'époque 

•  de  Charles  Vlll  qui  sont  imprimées ,  et  indiquer  autant  que  possible  les  manuscrits 

•  d'après  lesquels  elles  l'ont  été.  »  Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Gustave  Pawlowski. 

Prix  Stanislas  Julien,  —  Ce  prix,  destiné  au  «  meilleur  ouvrage  relatif  à  la  Chine,  • 
a  été  décerné  à  M.  Vissering,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  On  chinese  currency  coin  and 
paper  money  (Leiden,  1877,  *  ^'^^'  "^^"l- 

■ 

PRIX   PROPOSÉS. 

Prix  ordinaire  de  V Académie,  —  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  prorogé  à  l'année 
1881  le  sujet  suivant,  qu'elle  avait  proposé  pour  l'année  1878  :  «Traiter  un  point 
t  quelconque  touchant  l'histoire  de  la  civilisation  sous  le  Khalifat.  >  Les  mémoires 
devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  le  3i  décembre  1880. 

L'Académie  avait  proposé,  pour  le  concours  de  1879,  ^^  ^HJ^^  suivant  :  •  Étude  sur 
«  les  institutions  politiques,  administratives  et  judiciaires  du  règne  de  Charles  V.  ■ 
Aucun  mémoire  n'ayant  été  déposé  sur  cette  question,  l'Académie  la  proroge  à 
l'année  1883.  Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  le  3i 
décembre  i88i. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé  pour  le  concours  de  1881  :  •  Étude  gram- 
«  maticale  et  lexicographique  de  la  latinité  de  saint  Jérôme.  •  Les  mémoires  devront 
être  déposés  au  Secrétariat  le  3i  décembre  1880. 

L'Académie  propose,  en  outre,  pour  l'année  1882,  le  sujet  suivant:  «Faire  con- 
i  naître  les  versions  de  la  Bible  en  langue  d'oïl,  totales  ou  partielles,  antérieures  à 
«  la  mort  de  Charles  V.  Etudier  les  rapports  de  ces  versions  entre  elles  et  avec  le 
a  texte  latin.  Indiquer  toutes  les  circonstances  qui  se  rattachent  à  l'histoire  de  ces  ver» 
«  sions  (le  temps,  le  pays ,  le  nom  de  l'auteur,  la  destination  de  l'ouvrage,  etc.).  «  Les 
mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  le  3i  décembre  1881. 

Chacun  de  ces  prix  est  de  la  valeur  de  a, 000  francs. 

9>- 


/ 


720  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  iNOVEMBRE  1879. 

Prix  Bordin.  —  L'Académie  avait  proposé,  pour  le  concours  de  1879,  ^^  question 
suivante  :  «  Etude  d'histoire  littéraire  sur  les  éciîvains  grecs  qui  sont  nés  ou  qui  ont 
c  vécu  en  Egypte ,  depuis  la  fondation  d'Alexandrie  jusqu'à  la  conquête  du  pays  par 
«  les  Arabes.  Recueillir  dans  les  auteurs  et  sur  les  monuments  tout  ce  qui  peut  servir 
«  à  caractériser  la  condition  des  lettres  grecques  en  Egypte  durant  cette  période;  ap- 
«  précier  l'influence  que  les  institutions,  la  religion,  les  mœurs  et  la  littérature  égyp* 

•  tiennes  ont  pu  exercer  sur  Thcllénisme.  > 

Nota.  L'histoire  de  la  philosophie  aiexandrine,  qui  a  déjà  fait  l'objet  d'un  con- 
cours académique ,  n'est  pas  comprise  dans  ce  programme. 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  déposé  sur  ce  sujet,  TAcadémie  le  proroge  à  Tannée 
1883.  Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  le  3i  décembre 
1881. 

L'Académie  rappelle  qu*elle  a  prorogé  à  Tannée  1881  la  question  suivante,  pro- 
posée pour  Tannée  1876  et  prorogée  une  première  fois  à  Tannée  1878  :  «Faire 
«  T histoire  de  la  Syrie  depuis  la  conquête  musulmane  jusqu*à  la  chute  des  Oméiades, 
R  en  s*app1iquant  surtout  à  la  discussion  des  questions  géographiques  et  numisma- 

•  tiques  qui  s'y  rattachent.  » 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  TInstitut  le  3 1  décembre 
1880. 

L*Acadénnc  rappelle  encore  qu'elle  a  proposé ,  pour  le  concours  de  1881,  le  sujet 
ci-après  :  •  Etude  sur  les  opérations  de  change,  de  crédit  et  d'assurance,  pratiquées 
«  parles  commerçants  et  banquiers  français  ou  résidant  dans  les  limites  de  la  France 
«  actuelle  avant  le  xv*  siècle.  > 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  Tfnstitut  avant  le  3i  décembre 
1880. 

L'Académie  propose,  en  outre,  pour  le  concours  de  188a,  la  question  suivante  : 
«  Étudier  les  documents  géographiques  et  les  relations  de  voyage  publiés  par  les 
«Arabes  du  m*  et  du  viii*  siècle  de  l'hégire  inclusivement;  faire  ressortir  leur  utilité 
«  au  point  de  vue  de  la  géographie  comparée  au  moyen  âge.  ■ 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  TInstitut  le  3i  décembre 
1881. 

Chacun  de  ces  prix  est  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 

Prix  Louis  Foutd.  —  Le  prix  de  la  fondation  de  M.  Louis  Fould ,  pour  Y  Histoire 
des  arts  du  dessin  jusqu'au  siècle  de  Périclès,  sera  décerné,  s'il  y  a  lieu,  en  1881. 

Prix  La  Fons-MéUcocq ,  —  Un  prix  triennal  de  1 ,800  francs  a  été  fondé  par 
M.  de  la  Fons-Mélicocq ,  en  faveur  du  meilleur  ouvrage  sur  l'histoire  et  les  antiquités  de 
la  Picardie  et  de  l'Ile-de-France  (Paris  non  compris).  L'Académie  décernera  ce  prix, 
s'il  y  a  lieu,  en  1881  ;  elle  choisira  entre  les  ouvrages  manuscrits  ou  imprimés  en 
1878,  1879  ^^  1880,  qui  lui  auront  été  adressés  avant  le  3i  décembre  1080. 

Prix  Brunet.  —  M.  Brunet,  par  son  testament  en  date  du  i4  novembre  1867,  a 
fondé  un  prix  triennal  de  3,ooo  francs  pour  «  un  ouvrage  de  bibliographie  savante 
«  que  T  Académie  des  inscriptions,  qui  en  choisira  elle-même  le  sujet,  jugera  le  plus 
a  digne  de  cette  récompense.  » 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé,  pour  le  concours  de  1881,  le  sujet  suivant: 

•  Bibliographie  raisonnée  des  documents ,  manuscrits  et  imprimés  relatifs  à  Thistoire 
«  d'une  province  ou  d'une  circonscription.  • 

L'Académie  propose,  en  outre  ,  pour  Tannée  188a,  le  sujet  suivant  :  «Bibiiogra- 
«  phie  aristotélique  ou  bibliographie  descriptive ,  et ,  autant  que  possible,  critique,  de» 
«  éditions,  soit  générales ,  soit  spéciales,  de  tous  les  ouvrages  qui  nous  sont  parvenus 


NOUVELLES  LITIÉHAIRES.  721 

«  sous  le  nom  d'Aristote  ;  des  traductions  qui  en  ont  été  faites  avant  ou  après  la  dé- 

•  couverte  de  rimprimerie,  des  biographies  anciennes  ou  modernes  d*Aristote,  des 

•  commentaires  et  dissertations  dont  les  divers  écrits  qù  on  lui  attribue  ont  été  Tobjet 
«  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours.  —  On  pourrait ,  quant  à  la  méthode ,  prendre 
«  comme  exemple  la  bibliographie  de  Démosthène,  publiée  en  deux  parties  (i83o, 

•  i83A)t  par  Â.-Gerhard  Becker  (Leipzig  et  Quedlinbourg ,  in-8%  5io  pages).  ■ 

Les  ouvrages  pourront  être  imprimés  ou  manuscrits,  et  devront  être  déposés  au 
secrétariat  de  T Institut  le  3i  décembre  1880  pour  la  première  question,  et  le  3 1  dé- 
cembre 1881  pour  la  seconde. 

Après  Tannonce  de  ces  prix,  M.  Wallon,  secrétaire  perpétuel,  a  lu  une  notice 
historique  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Naudet,  membre  de  T Académie. 

La  séance  s'est  terminée  par  la  lecture  d'extraits  d'un  mémoire  de  M.  Mariette, 
intitulé  :  Questions  relatives  aux  nouvelles  fouilles  à  faire  en  Egypte, 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

M.  Louis  Rcybaud , membre  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  est 
décédé  à  Paris,  le  a8  octobre  1879. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Annales  de  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux  (Bordeaux,  librairie  Duthu,  rue  Sainte- 
Catherine,  17).  —  Les  récentes  créations  dont  s'est  accru,  depuis  quelques  années, 
l'enseignement  supérieur  en  France,  ont  permis  aux  Facultés  de  province  d'étendre 
le  champ  de  leur  activité  et  de  multipHer  leurs  services.  La  Faculté  des  lettres  de 
Bordeaux  est  du  nombre  de  celles  dont  les  pouvoirs  publics  et  le  monde  savant  ont 
le  droit  de  beaucoup  attendre. 

Elle  s'est  efforcée  de  justifier  ces  espérances  ;  les  douze  professeurs  et  maîtres  de 
conférences  qui  la  composent  ont  eu  1  heureuse  idée  de  fonder,  sous  le  titre  d'An- 
nales de  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux,  une  revue  périodique;  en  publiant  dans 
un  même  recueil  les  résultats  de  leurs  travaux  personnels,  ils  ont  voulu  répondre  a 
la  sollicitude  de  TÉtat,  affirmer  la  sohdaritè  qui  les  unit,  et  contribuer,  dans  la  me- 
sure de  leurs  forces,  aux  développements  de  l'enseignement  supérieur  et  aux  progrès 
de  la  science.  Ce  recueil  est  trunestriel;  il  formera  chaque  année  un  volume  in-8* 
de  vingt-quatre  feuilles.  Les  articles  des  professeurs  de  la  Faculté  en  doivent  natu- 
rellement remplir  la  plus  grande  partie;  une  place  importante  est  cependant  réservée 
aux  communications  des  professeurs  et  des  savants  du  dehors ,  qui  veulent  bien ,  en 
honorant  la  Faculté  de  Bordeaux  de  leur  collaboration,  témoigner  de  l'intérêt  qu'ils 
portent  à  son  entreprise. 


722  JOUKNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 

Les  articles  publiés  dans  les  Annales  sont  aussi  variés  que  renseignement  même 
de  la  Faculté;  la  philosophie,  Thistoire,  la  géographie,  Ta rchéoiogie,  la  linguistique, 
les  littératures  anciennes,  française  et  étrangères,  y  sont  représentées.  L'unité  du  re- 
cueil est  dans  son  caractère  exclusivement  scientifique  :  on  y  admet  seulement  les 
documents  inédits  et  les  mémoires  ou  notes  ayant  un  caractère  original. 

Le  comité  de  rédaction  se  compose  de  MM.  Roux,  doyen;  Combes,  Luchaire, 
(loUignon,  et  Couat,  secrétaire  de  la  rédaction. 

On  jugera  de  futilité  du  nouveau  recueil  par  le  sommaire  des  articles  déjà  pu- 
bliés dans  les  trois  premiers  numéros  : 

iV  1  {mars  1879)  : 

LiARD.  —  La  dérivation  des  principes  formels  de  la  pensée. 

CooAT.  —  Le  musée  d'Alexandrie  sous  les  premiers  Ptolémées. 

Froment.  —  Une  cause  grasse  sous  Henri  IV. 

CoLLiGNoN.  —  Inscnptions  inédites  d'Asie  Mineure. 

Combes.  —  Lettres  inédites  de  Victor  Aniédce  II,  duc  de  Savoie,  et  de  la  du- 
chesse de  Bourgogne. 

Luchaire.  —  Les  origines  de  Bordeaux,  I  :  les  Bituriges  Vivisques  et  Tèpoque 
de  leur  établissement  dans  TAquitaine. 

FoNciN.  —  La  cité  de  Carcassonne,  ses  monuments  et  sou  histoire,  du  v*  au 
vin*  siècle. 

iV2  (juillet  1879): 

Victor  Egger.  —  Le  principe  psychologi(jiie  de  la  certitude  scientiiique. 

Codât.  —  Sur  la  biographie  de  quelques  auteurs  (Philétas,  Zénodote,  Hermé- 
sianax,  Théocrite). 

CoLLIG^ON.  —  Apollon  et  les  Muses,  vase  peint  d'une  collection  d'Athènes. 

Fromekt.  —  Un  orateur  républicain  sous  Auguste  :  Cassius  Severus. 

Scheurer.  —  La  vie  du  Christ,  mystère  allemand  du  xiv"  siècle. 

Combes.  —  Lettres  inédites  de  Henri  de  Guise,  Catherine  de  Médicis  et  Henri 
de  Navarre. 

Luchaire.  —  Les  origines  de  Bordeaux,  II  :  le  nom  de  Burdigala. 

N"  3  (septembre  1879)  : 

LiARD.  —  Du  rôle  de  l'expérience  dans  la  physique  de  Descartes. 

Victor  Eggeb.  —  Une  observation  sur  le  sommeil. 

CooAT.  —  De  la  composition  dans  les  Argonautiques  d'Apollonius  de  Rhodes. 

Ant.  Benoist.  —  Notes  sur  le  texte  de  Régnier. 

Luchaire.  —  La  question  navarraise  au  commencement  du  règne  de  François  1" 

COMMUMCATIORS. N*  1   : 

E.  ËGGBR.  —  Lettre  à  la  rédaction. 
G.  BoissiER.  —  L'ode  d'Horace  à  Pollion. 
Br^al.  —  Étymologie  du  mot  Indutiœ, 

Jorbt.  —  Correspondance  inédite  du  maréchal  de  Montrevei,  gouverneur  de  la 
Guyenne,  avec  BasviUe,  intendant  du  Languedoc. 

R.  Dezeimeris.  -^  Lettre  à  M.  L.  fiecq  de  Fouquiéres  sur  les  poésies  d'André 
Chénier. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES.  723 

JoRET.  —  Étymologie  des  mots  parée  et  purin. 

Th.  H.  Martin.  — Questions  connexes  sur  deux  Sosigène,  Tun  astronome,  Tautre 
péripatéticien ,  et  sur  deux  përipatéticiens  Alexandre,  l*un  d'Egée,  l'autre  d*Aphro- 
disias. 

L.  Becq  de  FoDQUiisRBS.  —  Lettres  critiques  sur  les  œuvres  d*André  Chénier, 
première  lettre. 

R.  Dezeimeris.  —  Remarques  critiques  sur  un  passage  des  schoHes  sur  le  Gor- 
giat, 

FoNSEGRrvE.  —  Une  lettre  inédite  de  Maine  de  Biran. 

Th.  HoMOLLE.  —  Décrets  de  Délos. 

P.  Vidal-Lablaghb.  —  Note  sur  un  passage  de  Marco-Polo. 

ALLEMAGNE. 

Arabische  Quellenbeitrâge  znr  Gescldchte  der  Kreatzàge,  ûbersetzt  und  herausge- 
geben  von  Dr.  E.  P.  Goergens,  ord.  professorderUnirersitât  zu  Bern,  unler  Mitwir- 
kung  von  Reinhold  Rôhricht,  Oberdelchrer  am  HumboldtGymnasium  zu  Berlin.  — 
DocamentH  tirés  des  sources  arabes  pour  riiistoire  des  Croisades,  traduits  et  publiés 

Car  M.  E.  P.  Goergens,  de  TUniversité  de  Berne,  avec  la  collaboration  de  M.  Rein- 
old  Rôhricht,  do  Betiin,  in-8',  ixiii-agS,  Berlin,  1879;  p^cn^'cr  volume. 
Islam  nnddiê  moderne  CaUur,  von  E.  P.  Goergens,  Berlin,  187g,  in-8*,  48. 

L*auteur  dont  M.  Goergens  a  donné  la  traduction  allemande,  est  AbouShâmar, 
qui  a  passé  pour  un  des  hommes  les  plus  savants  de  son  temps ,  et  qui  a  laissé  de 
nombreux  ouvrages.  Né  à  Damas,  six  cents  ans  environ  après  Thégire,  il  est  mort 
en  Tan  665,  qui  correspond  à  Tannée  1267  de  notre  ère.  Appliqué  surtout  à  Tétudc 
de  Fhistoire ,  il  a  raconté  les  deux  règnes  de  Nour  ad  Dîn  (  Al-Malik  al-AdiF-Nour 
ad-Din)  et  de  Saladin  (Salah  ad-Dîn)  sous  ce  titre  :  «  Les  deux  Jardins.  •  Abou  Shàma 
regarde  ces  deux  princes  comme  les  modèles  de  tous  les  souverains;  et  il  veut  les 
recommandera  Tadmiralion  de  la  postérité,  bien  que  d'autres  auteurs  aient,  avant 
lui  déjà,  rempli  ce  devoir  patriotique.  Il  expose  en  délail,  d*après  les  recherches  de 
ses  prédécesseurs  et  ses  recherches  personnelles,  le  cp^rs  des  événements  de  1 177 
à  1193  après  Jésus-Christ.  C'est  tout  le  règne  du  grand  Saladin,  depuis  qu'il  était 
devenu  sultan  de  Syrie  et  d*Egypte  jusqu*à  sa  mort.  L'auteur  pousse  même  son  récit 
un  peu  plus  loin ,  et  11  va  jusqu'à  l'année  1 102 ,  avec  laquelle  finit  la  seconde  partie 
du  livre  des  tDeux  Jardins,  t  On  voit  quAbou  Shàma,  placé  à  moins  d'un  siècle 
après  la  Croisade  qu'il  raconte,  peut  fonriiir  des  détails  du  plus  grand  intérêt,  pour 
compléter  l'histoire  des  Croisades  en  général.  L'ouvrage  d'Aboù  Shàma  avait  été  si- 
gnalé par  M.  Etienne  Quatremère  comme  méritant  l'attention  des  historiens  et  des 
savants;  mais,  jusqu'à  M.  Goergens,  on  ne  le  connaissait  pas.  M.  Goergens  apporte  à 
la  tâche  très  vaste  qu'il  a  entreprise  toutes  les  qualités  aésirabies ,  une  science  pro- 
fonde et  un  zèle  que  rien  ne  lassera.  Au  nom  de  la  philologie  et  de  l'histoire ,  on  ne 
peut  qu'encourager  de  tels  labeurs.  Les  Croisades  nous  intéressent  encore  aujourd'hui 
plus  sans  doute  qu'elles  n'ont  jamais  intéressé  les  Orientaux;  et  tout  ce  qui  peut  nous 
apporter  des  lumières  nouvelles  doit  être  accueilli  avec  reconnaissance.  Un  appendice 
développé  et  des  notes  nombreuses  suppléent,  dans  cette  savante  publication,  les 
lacunes  qu'a  pu  laisser  l'auteur  arabe. 


724  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  NOVEMBRE  1879. 


ITALIE. 

Mito  e  scienza,  saggio,  per  Tilo  Vignoli.  Milano,  1879,  in-8'.  —  Cet  ouvrage, 
qui  fait  partie  de  l'intéressante  collection  publiée  k  Milan  sous  le  titre  de  Biblioteca 
tcientifica  intemazionale ,  est  une  étude  psychologique  et  philosophique  sur  ie  mjthe 
et  sur  les  conditions  mentales  dans  lesquelles  il  prend  naissance  et  se  développe;  et, 
par  mjthe,  Tauteur  entmd  toute  forme  fantastique  sous  laquelle  le  phénomène  est 
conçu.  M.  Tito  Vignoli  fait  preuve,  dans  cet  essai  qui  abonde  en  aperçus  neufs  et 
ingénieux ,  en  obsen^ations  unes ,  d'un  puissant  esprit  d*analyse  des  opérations  psy- 
chiques. Il  cherche  à  expliquer,  en  s'aidant  des  lumières  de  la  philologie  comparée, 
comment  la  conception  mythique  est  étroitement  liée  à  la  genèse  de  notre  entende- 
ment; et,  remontant  jusqu  à  des  formes  moins  avancées  de  Tintelligence,  il  croit  re- 
trouver, dans  la  perception  de  Tanimal ,  le  premier  élément  de  fidée  qui  revit  chez 
riiomme  primitit ,  le  caractère  du  mythe,  idée  qui  persiste  longtemps  après  que  la 
culture  intellectuelle  a  fait  pénétrer  la  notion  vraiment  scientifique.  Celle-ci  chasse 
graduellement  la  conception  mythique.  Le  mythe  nest  donc  pas,  pour  M.  VigDoli, 
un  simple  effet  de  la  confusion  et  de  Tignorance,  une  pure  création  arbitraire  de 
Timagination ,  c'est  une  forme  nécessaire  et  primordiale  de  l'activité  intellectuelle. 
Voilà  pourquoi  il  se  rencontre  chez  les  hommes  de  toutes  les  races  et  de  tous  les 
genres  de  vie.  C'est  ce  que  l'auteur  établit  par  une  foule  de  rapprochements  que  lui 
fournissent  l'ethnologie  et  la  mythologie  comparée.  Dans  cet  essai,  l'analyse  de 
l'intelligence  marche  constamment  de  pair  avec  TobservatioD  des  faits  psychiques, 
l'interprétation  des  symboles  et  l'étude  aes  croyances  et  des  superstitions  râigieuses. 
M.  Vignoli  se  montre  très  versé  dans  tous  les  travaux  de  la  science  contemporaine, 
et  il  leur  fait  souvent  d'heureux  emprunts. 

L'ouvrage  comprend  huit  chapitres;  à  savoir  :  I.  Du  mythe  et  de  ses  sources, 
n.  Sensation  et  perception  des  animaux.  IIL  Sensation  et  perception  de  l'homme. 
IV.  Position  du  problème.  V.  Jeu  de  l'inteHigence  chez  Fanimal  et  chez  rhomnke, 
dans  l'opération  de  la  perception  des  choses.  VI.  De  la  loi  intrinsèque  du  procédé 
de  la  compréhension,  apprensione.  VII.  Évolution  historique  du  mythe  et  de  la 
science.  VIII.  Des  songes ,  des  illusions ,  des  hallucinations  normales  et  des  halluci- 
nations anormales ,  dans  le  délire  et  la  folie.  Conclusion 

On  n'avait  point,  avant  M.  Vignoli,  autant  creusé  ce  sujet  et  mis  plus  en  évi- 
dence la  souveraineté  des  conceptions  en  apparence  purement  capricieuses ,  et  des 
lois  qui  président  à  révolution  des  idées. 


TABLE. 

PagM. 

Ëtade  sur  les  fonctions  physiques  des  feuilles,  etc.,  par  M.  Joseph  Boussingault.  (3* et 

dernier  article  de  M.  E.  Ghevreul.  ) C53 

La  morale  anglaise  contemporaine.  (3*  et  dernier  article  de  M.  Ad.  Franck.) M9 

La  Maréchale  de  Villars  (3*  article  de  M.  Ch.  Giraud. ) 693 

Dictionnaire  de  fancienne  langue  française,  etc.  (  Article  de  M.  £.  Littré.) 696 

Recherches  sur  les  monnaies  romaines  contremarquées.  (  1*'  article  de  M.  F.  de  Sauicy.)  705 

Nouvelles  littéraires • 718 

FIN   DE    LA   TABLB. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


DECEMBRE  1879. 


RECHERCHES  SUR  LES  MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQVÉES. 

DEUXIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 

Nous  avons,  dans  ce  second  article,  à  poursuivre  notre  étude  des  con- 
tremarques antiques.  La  première  qu  il  faut  examiner  se  lit  TIB  *  INP  * 
[tl^  gi  et  g  a).  Elle  a  été  présentée  par  des  monnaies  d^Auguste  et  des 
monnaies  de  Tibère  (IMP*  VII*)  de  Lyon.  On  la  doit,  sans  aucun  doute, 
rapporter  è  Tibère,  le  général  heureux;  elle  a  été  appliquée  entre  les 
années  &  et  i  a  de  J.-C,  pendant  lesquelles  Tibère  ne  cessa  de  guerroyer 
en  Germanie,  en  Ulyrie  et  en  Pannonie. 

TIBERIUS  ADGUSTUS. 

(N*'6o,  73,78,  74,75,76,  76^1,81,83,87,886189.) 

Le  n"*  68  se  trouve  sur  une  pièce  de  Nimes,  accompagné  de  la  contre- 
marque n""  Ix  et  dune  rouelle. 

Les  n**  73,  73,  74  et  75  sont  appliqués  sur  des  pièces  d*Agrippa 
et  de  Claude.  Ces  dernières  ne  peuvent  concerner  Tibère,  mais  bien 
Claude  lui-même;  toutefois  celles  que  portent  les  pièces  d'Âgrippa  pour- 
raient être  attribuées  à  Tibère. 

Len""  76,  publié  par  Toulmouche,  serait  en  compagnie  de  la  con- 

'  Voir,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  novembre,  p.  7q5 

9> 


726  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

tremarque  S  •  P  •  Qj  R  • ,  sur  un  Auguste  de  Lyon.  J'avoue  que  cela  me 
parait  douteux. 

Le  n"  76  fcw  a  été  trouvé  dans  la  Vilaine,  sur  un  moyen  bronze  d'Au- 
guste frappé  à  Lyon. 

Les  n°*  81  et  Sa  sont  fournis:  le  premier,  par  un  Tibère  IMP-VII 
de  Lyon;  le  second,  par  un  Germanicus,  SIGNIS  RECEPTIS.  Ces  deux 
contremarques  ont  été  frappées  à  la  même  époque  et  dans  les  mêmes 
circonstances;  de  plus,  elles  sont  postérieures  à  Tannée  16  de  J.-C. 

Le  n"  88,  publié  par  Toulmouche,  est  accompagné  des  deux  contre- 
marques IMP- AVG  et  CA. 

Le  n**  89,  également  publié  par  Toulmouche,  est  accompagné  de 
TIB,  sur  un  Auguste  de  Lyon. 

Sur  un  Tibère  de  la  même  ville,  je  trouve  TIB- A^G  avec  N. 

La  présence,  sur  la  même  pièce,  des  deux  types  TIB  et  TIB*  AVG- 
prouve  que  cette  pièce  a  été  deux  fois  mise  en  cours  comme  moneta  cas- 
trensis.  La  première  fois,  lorsque  Tibère. commandait  les  armées  d'Au- 
guste; la  seconde,  lorsque  Tibère  était  lui-même  empereur. 

Le  n"  76  donne  lieu  à  une  curieuse  remarque  :  La  contremarque 
S  •  P  •  Q  •  R  • ,  que  nous  trouvons  comme  formule  d'exécration  sur  les  mon- 
naies de  Néron,  ne  peut  guère  jouer  ici  le  même  rôle,  puisqu'elle  est,  à 
ce  qu'on  prétend,  appliquée  sur  une  monnaie  d'Auguste.  Nous  savons 
qu'après  la  fin  tragique  de  Néron  le  Sénat  et  le  peuple  romain  crurent 
h  une  renaissance  de  la  République.  De  là,  la  fréquence  de  cette  con- 
tremarque sur  les  monnaies  de  Néron. 

Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  notre  monnaie  d'Auguste,  déjà  contre- 
marquée  deTI-AVG,  aura  reçu  le  même  stigmate  que  celle  de  Néron, 
à  cause  de  la  présence  de  la  contremarque  de  Tibère,  souverain  dont 
la  mémoire  pouvait  être  vouée  à  la  même  réprobation  que  celle  de 
Néron.  Une  seule  fois,  jusqu'à  ce  jour,  la  réunion  de  ces  deux  contre- 
marques s'est  rencontrée.  On  peut  conclure  de  là  que  les  pièces  d'Au- 
guste frappées  à  Lyon  ne  franchissaient  guère  les  Alpes,  et  que  le  spé- 
cimen qui  nous  occupe,  de  ce  monnayage  provincial,  sera  venu  à  Rome 
par  hasard  et  aura  reçu,  à  l'oiBcine  monétaire,  la  contremarque  destinée 
spécialement  aux  monnaies  de  Néron. 

Remarquons  que  la  contremarque  n°  72  s'est  trouvée  au  gué  de  Saint- 
Léonard  sur  un  moyen  bronze  de  Claude  au  type  de  la  constance, 
réunie  à  la  contremarque  BON-  Ce  fait,  je  crois,  nous  indique  la  véri- 
table origine  des  n"  72,  78,  74  et  76.  En  efiet  toute  monnaie  de 
Claude  est  postérieure  à  l'année  k  1 ,  date  de  la  mort  de  Caligula.  La 
contremarque  n"*.  71 ,  se  trouvant  sur  une  monnaie  de  Claude,  est,  elle- 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  727 

même  postérieure  à  cette  date.  Tibère  était  mort  depuis  quatre  ans; 
elle  ne  peut  donc  concerner  cet  empereur.  Or  Claude  a  constamment 
pris  sur  ses  monnaies  le  nom  de  Tiberius,  qui  lui  revenait  de  droit, 
puisqu'il  était  fils  de  Néron,  fils  de  Tibère  Drususet  d'Antonia.  Néron  a 
pris ,  il  est  vrai,  aussi  le  nom  de  Tiberius,  en  même  temps  que  le  titre 
de  César,  lors  de  son  adoption  par  Claude,  en  l'an  5o;  mais  jamais, 
que  je  sache,  il  na  fait  inscrire  ce  nom  sur  ses  monnaies.  C'est  donc 
à  Claude  seul  que  la  contremarque  TI-A''  peut  appartenir.  Dès  lors,  je 
suis  porté  à  croire  que  ce  fut  l'expédition  de  l'armée  romaine  en  An- 
gleterre qui  donna  lieu  à  l'emploi  de  cette  contremarque. 

Ici  se  place  l'appréciation  d'une  particularité  qui  mérite  qu'on  la  si- 
gnale. Nous  trouvons  TI*  A^  accompagné  du  mot  BON,  et  il  parait  bien 
difficile  d  admettre  que  ce  soit  là  simplement  l'abréviation  de  BONVS 
(nummus  sous-entendu).  On  aurait  là  en  effet  du  vrai  latin  de  cuisine. 
J'aime  donc  mieux  voir  dans  la  contremarque  BON  le  nom  de  BO- 
NONIA  (Boulogne),  port  d'embarquement  de  l'expédition  qui  avait 
été  d'abord  tentée  par  Caligula,  et  qui,  plus  tard,  fut  effectuée  par 
Claude. 

De  tout  ce  qui  précède,  je  conclus  que  les  monnaies  contremarquées 
TI  •  A^  sont  des  monetœ  castrenses  émises  pendant  l'expédition  militaire 
dirigée  en  Angleterre  par  l'empereur  Claude. 

IMPERATOR. 

(N"  a4»  aS,  26  et  27,  puis  49»  5o  et  5i.) 

Ces  variantes  se  trouvent  souvent  sur  des  pièces  de  Nimes,  sur  des 
pièces  d'Auguste  frappées  à  Lyon,  sur  une  pièce  d' Agrippa,  enfin  sur 
quelques  pièces  de  Claude.  (Toulmouche  et  fouilles  du  gué  de  Saint- 
Léonard.) 

Toutes  ces  contremarques  ont  été  appliquées  par  un  chef  d'armée, 
IMPERATOR-,  autre  probablement  que  Tibère. 

La  rouelle  placée  sur  une  pièce  de  Nimes,  entre  les  deux  têtes,  et 
accompagnée  de  la  contremarque  IMP,  me  semble  caractériser  un  type 
gaulois;  les  pièces  qui  portent  cette  double  contremarque  peuvent  donc 
avoir  servi  tour  à  tour  de  monnaie  de  guerre  aux  Gaulois  et  aux  Ro- 
mains. Il  n'est  pas  impossible  que  la  grande  révolte  de  Sacrovir  et  de 
Florus,  en  21  de  J.-C,  ait  fait  créer  l'emploi  de  la  rouelle  contre- 
marquée. 

Les  n~  ^9 ,  5o  et  5 1 ,  dont  aucun  ne  semble  complet,  se  trouvent  sur 

92- 


728  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

(les  pièces  de  Nîmes  retirées  du  lit  de  la  Vilaine.  M.  Mowat  a  reconnu 
un  Liiaas  dans  le  signe  placé  au-dessus  du  mot  IMP.  Enfin  les  pièces  de 
Claude  contremarquées  IMP  peuvent  avoir  servi  pendant  l'expédition 
d'Angleterre. 

PRO  et  PROB- 
(N"  58  et  58  6/5.) 

L'une  d'elles  porte  avec  TIN  (pour  TI*AV)la  contremarque  PRO, 
que  Ton  rencontre  parfois  écrite  PROB.  Cela  veut  certainement  dire  PRO- 
BATVS  [nammus  sous-entendu),  pièce  approuvée,  reconnae. 

La  contremarque  35,  II -M* II-,  trouvée  par  M.  Toulmouche  sur  une 
pièce  d'Âgrippa ,  pourrait ,  à  la  rigueur,  s'interpréter  :  a  ou  &  (as ,  ou  même 
sesterces),  pour  l'armée,  M{iUtibus), 

IMP-C-A- 
(N- 32  et  33.) 

Cette  contremarque  signalée  par  Artaud  sur  une  pièce  de  Lyon, 
que  lui  communiquait  Calvct,  me  parait  appartenir  à  Caligula.  Je  la 
lis  IMP(era/or)  C{aias)  A{ugustas).  Elle  a  été  probablement  appliquée  lors 
de  la  ridicule  expédition  de  Caligula  jusqu'à  Boulogne. 

S-P-QR. 

(N'^'65,  66  et  67.) 

Cette  contremarque  est  très  fréquente  sur  les  monnaies  de  Néron. 

Fille  a  été  rencontrée  dix  fois  au  gué  de  Saint-Léonard,  et  M.  Toul- 
mouche l'a  également  trouvée  huit  fois  à  Rennes,  dans  la  Vilaine.  Je  l'ai 
moi-même  constatée  un  certain  nombre  de  fois.  Au  gué  de  Saint-Léo- 
nard on  a  trouvé  la  variante  PQR  (sans  doute  incomplète)  sur  un 
moyen  bronze  de  Claude,  et  Q5S  également  incomplète  sur  un  moyen 
bronze  de  Néron.  La  variante  67  est  appliquée  sur  le  cou  de  Néron, 
sur  un  moyen  bronze  qui  m'appartient. 

VESPASIEN. 
(N«  loa.) 

Cette  contremarque-monogramme  a  été  retrouvée  sur  deux  mon- 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  729 

naies  de  Néron  découvertes  au  gué  de  Saint-Léonard.  Je  Tai  moi-même 
rencontrée  sur  quatre  monnaies  de  Néron,  de  types  différents  (VIC- 
TORIA AVGVSTI,  GENIO  AVGVSTI,  ARA  PACIS,  et  sur  le  moyen 
bronze  vulgaire  à  la  victoire  et  au  globe).  Nous  reconnaissons  dans 
ce  monogramme  toutes  les  lettres  du  nom  VESPASIANVS.  Je  pense  que 
cette  contremarque  a  été  employée  par  les  légions  de  Mœsie  et  de  Ger- 
manie, dans  leur  marche  contre  Vitellius. 

CAESAR. 

(N"  11  et  12.) 

Dans  ce  monogramme ,  on  distingue  toutes  les  lettres  du  nom 
CAESAR.  J*ai  reconnu  cette  contremarque  sur  le  moyen  bronze  des 
monétaires  d'Auguste,  Salvius  Otho,  Lucius  Agrippa  et  Mœcilius,  et 
sur  une  pièce  illisible  d'un  monétaire,  associée  avec  IM^AVG.  Toul- 
moucbe  la  publiée  (contremarques  doubles  n**  9),  ainsi  qu'Artaud, 
d'après  Calvet,  sur  une  pièce  de  Lyon.  Enfin  je  l'ai  vue  sur  un  MB- 
de  Claude,  au  type  de  Pallas. 

Ce  monogramme  est  postérieur  à  Claude;  aussi  suis  je  bien  tenté,  vu 
son  analogie  frappante  avec  la  contremarque  de  Vespasien ,  d'y  recon- 
naître le  nom  de  Titus.  Ce  prince  l'aura  sans  doute  employé  lors- 
qu'il marchait,  à  la  tête  des  légions  de  Syrie  et  d'Egypte,  pour  se  rendre 
en  Italie,  après  l'élévation  de  son  père  Vespasien  à  la  dignité  impériale. 
Si  l'on  rencontrait  cette  contremarque  sur  une  pièce  de  Néron,  ce  qui 
n'est  pas  impossible,  la  question  serait  définitivement  tranchée. 

VARVS. 
(N'*  100  et  101.) 

Le  monogramme  de  cette  contremarque  se  lit  sans  hésitation  VAR, 
et  il  serait  difficile  de  n'y  pas  rechercher  le  nom  de  Varus,  qui  périt 
en  Germanie,  dans  la  bataille  où  Arminius  anéantit  les  légions  comman- 
dées par  ce  malheureux  général.  Cette  contremarque  s'est  trouvée  sept 
fois  dans  la  Vilaine,  sur  des  Auguste  de  Lyon. 

D'D  (Dkcrbto  decurionum). 
(N*'  i5,  16,  17  et  18.) 

Cette  contremarque  parait  exclusivement  sur  les  monnaies  de  Nîmes. 


730  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

D  où  il  suit  que  nous  devons  y  reconnaître  la  constatation  d'une  dispo- 
sition monétaire  décrétée  par  les  décurions  d'une  colonie. 

Le  gué  de  Saint-Léonard  et  le  lit  de  la  Vilaine  en  ont  fourni  quelques 
exemplaires  ^  On  la  trouve  parfois  associée  avec  la  contremarque  C*I*C. 

Je  ne  doute  pas  que  ces  contremarques,  dont  l'emploi  a  été  décrété 
par  les  décurions  dune  colonie,  n'aient  eu  d'autre  but  que  d'approprier 
à  cette  colonie  les  monnaies  de  Nimes,  autrement  dit  de  fabriquer  à  bon 
marché  une  monnaie  locale.  Probablement  la  colonie  usurpatrice  est 
désignée  par  la  contremarque  C'I'C*  que  je  lis  sans  hésitation  Colonia 
Jalia  Carpenioracie.  La  formule  C'I'C*  na  rien  d'insolite;  elle  est  pu- 
rement l'analogue  des  formules  indubitables  C-I*V'  Colonia  Jalia 
Vienna,  et  CI -S*  Colonia  Jalia  Secandanoram,  qui  se  lit  au-dessus  de 
larcade  centrale  supérieure  de  la  grande  façade,  au  théâtre  d'Orange. 

Je  consigne  ici  une  remarque  importante  dont  je  dois  la  communi- 
cation à  notre  très  habile  et  savant  épigraphiste  M.'Mowat;  c'est  qu'il 
n'existe  aucune  contremarque  sur  les  monnaies  de  Nîmes  au  type  d'Au- 
guste lauré,  ni  sur  celles  qui  portent  la  légende  IMP-DIVI*F*P-P., 
quoique  les  pièces  de  ces  deux  espèces  aient  été  trouvées  en  quantité 
prodigieuse  à  Rennes,  dans  la  Vilaine.  Les  contremarques  ne  se  voient 
que  sur  les  pièces  à  la  tête  d'Auguste  nae,  et  à  la  tête  d'Agrippa  ceinte 
de  la  couronne  rostrale. 

APRON  (LuciDs  Apronius). 
(N-37.) 

Celle  contremarque  a  été  appliquée  aux  deux  côtés  d'un  sesterce 
du  triumvir  monétaire,  C.  Gallius  Lupercus,  par  Lucius  Apronius  com- 
battant en  Afrique  contre  Tacfarinas  (en  ^SS  de  Rome,  20  de  J.-C). 
On  remarquera  que  la  haste  horizontale  de  l'L  initiale  du  prénom  Lu- 
cius forme  la  barre  transversale  de  la  première  lettre  du  nom  APRO- 
NIVS- 

MA  et  MA.TC'  (Marseille). 

(N-SgetAo.) 

Ces  deux  contremarques,  publiées  par  Toulmouche,  ont  été  incontes 

'  M.  Mowat  m'a  fait  savoir  que  la  con-  lêtes,  et  extraites  à  Rennes  du  Ht  de  la 

tremarque  n"  18  s*est  rencontrée  deux  Vilaine.  Une  troisième  moitié  de  pièce 

fois,  sur  des  moitiés  de  pièces  de  Nîmes,  de  Nîmes,  de  même  provenance,  offre 

coupées  par  le  milieu,  entre  les  deux  la  contremarque  IMP  (n*  24)* 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  731 

tablement  appliquées  à  Marseille,  car  elles  reproduissent  les  types  habi- 
tueb,  adoptés  pour  les  oboles  d  argent  et  les  petites  monnaies  de  cuivre 
de  cette  ville.  Ainsi  le  n°  Sg  offre  les  lettres  M  A  dans  les  cantons 
d*une  croix  ou  mieux  d*une  roue  à  quatre  rais  ;  or  ce  type  est  précisé- 
ment le  type  des  petites  pièces  dargent  marseillaises  à  la  tète  d'Apol- 
lon. Le  taureau  comupète  est  également  le  type  constant  des  monnaies 
de  cuivre  de  Marseille,  émises  pendant  lautonomie  de  cette  cité.  Que 
signifient  les  lettres  T*C*  placées  sous  la  figure  du  taureau P  Je  Tignore. 
Peut-être  est-ce  encore  Tiberius  Caesar  qu'il  faut  lire.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  la  pièce  qui  présente  cette  contremarque  est  un  moyen 
bronze  d'Auguste  frappé  à  Lyon  :  elle  porte,  en  outre,  la  deuxième  con- 
tremarque CA  que  je  ne  sais  comment  expliquer. 

VICIN,  NDIA.3 
(N"  io3  et  47.) 

Le  n^  1  o3,  publié  parToulmouche,  est  appliqué  des  deux  côtés  siu*  un 
Tibère  de  Lyon  (IMP-VII-).  Le  n°  k'],  qu*a  signalé  le  même  antiquaire, 
fut  trouvé  sur  un  petit  bronze  de  Tibère,  une  autre  fois  sur  un  Auguste 
de  Lyon ,  et  trois  fois  sur  des  Tibère  provenant  du  même  atelier. 

Je  ferai  remarquer  d'abord  que  le  n**  47  n'est  autre  chose  que  la  con- 
tremarque VICIN  retournée  et  par  conséquent  mal  lue.  Cette  contre- 
marque est  de  date  postérieure  à  l'avènement  de  Claude.  Sa  présence 
sur  une  pièce  de  Lyon  semble  prouver  que  c'est  sur  le  territoire  gaulois 
qu'elle  a  été  appliquée;  enfin  il  parait  naturel  de  voir  dans  VICIN  ou 
VIGIN,  fabrégé  du  mot  VIGINTI.  Je  pense  donc  que  celte  contre- 
marque a  eu  pour  but  de  vingtupler  la  valeur  ordinaire  et  coiu*ante  des 
pièces  qui  l'ont  reçue,  et  qu'on  peut  l'attribuer  à  quelque  chef  d'une 
des  grandes  insurrections  gauloises;  mais  à  laquelle?  Je  ne  saurais  le  dire. 

NCAPR 
(N'45.) 

Voici,  je  crois,  la  seule  contremarque  qui  ait  occupé  les  anciens 
numismatistes.  Les  plus  aventureux  y  voyaient  une  monnaie  de  Caprée 
(risam  teneatisl).  Le  marquis  de  Pina,  dans  ses  Levons  élémentaires  de 
namismaticjue  romaine^  (i8a3,  p.  ^yS],  cite  cette  contremarque  et  dit  : 

^  Livre  excellent,  dû  à  la  plume  éru-  rhomme  qui  a  le  plus  contribué  à  déve- 
dite  du  meilleur  ami  de  mon  père,  de       lopperdans  mon  enfance  mon  goût  pour 


732 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 


((  qu'on  1  avait  expliquée  par  nobù  concessa  a  popalo  Romano.  »  Je  crois 
quil  faut  lire  nammas  concessas  a  popalo  Romano  (ou  nummas  concessas  ad 
publicas  rationes).  Un  fait  est  certain,  c*est  que  la  contremarque  ici  men- 
tionnée se  trouve  exclusivement  sur  les  monnaies  de  bronze  de  Néron  et 
des  princes  de  sa  famille,  hommes  ou  femmes,  frappées  avant  son  avène- 
ment. Cette  contremarque  a  été  déjà  publiée  par  Artaud,  d après  Galvet, 
et  par  Toulmouche,  qui  prétend  lavoir  vue  sur  une  monnaie  d'Hadrien. 
Je  n  hésite  pas  à  dire  que  le  fait  est  de  toute  impossibilité;  aussi  M.  Mowat 
ne  me  la-t-il  pas  indiqué,  dans  son  catalogue  complet  des  contremar- 
ques découvertes  à  Rennes,  dans  la  Vilaine.  Très  probablement,  après 
la  première  effervescence  populaire  qui  suivit  la  mort  de  Néron,  et  le 
retour  présumé  à  la  République,  on  appliqua  la  contremarque  en  ques- 
tion à  toutes  les  monnaies  impériales  antérieures,  afin  de  leur  conserver 
un  cours  légal. 

Vient  enfin  toute  une  catégorie  de  contremarques  dont  l'interpréta- 
tion m'échappe,  ou  du  moins  siu*  le  compte  desquelles  je  ne  saurais 
proposer  que  des  hypothèses  plus  ou  moins  admissibles. 

En  voici  l'énumération  : 

A.  AS  (n-  i  et  a). 

CA,CAC(n''8  et  g). 

CAM{n«  i3). 

C.  .\A  (n''  i4  et  là  his),  sept  exemplaires  du  n*  lii  bis  ont  été  trouvés  sur  des 
Auguste  de  Lyon  (Vilaine). 

F,  FN,'R  (n"  19,  ao  et  ai). 

H.  N.  (n«  aa). 

lA  (n«  a3). 

IP,  IPN  (n«*  34  et  36). 

M  (n^'Aa). 

MAG  (n*»  38.) 


la  numismatique ,  goût  qui ,  depuis  que 
j*ai  eu  atteint  Y  âge  de  raison,  ne  m*a 
jamais  quitté. 

Les  autres  contremarques  citées  par 
H.  de  Pina,  sont  : 

AVG,  sur  une  monnaie  de  Nimes  et 
un  moyen  bronze  de  Tibère. 

CA  sur  un  moyen  bronze  d*Auguste. 

TIB  '  IM  sur  des  pièces  d* Auguste  et 
de  Tibère. 


TI  •  C  •  AV.  Tiberius  Claudias  Aagus- 
tus,  sur  un  Caiigula. 

DACICVS  (en  sous  •  entendant 
TRAIANVS),  sur  un  Domitien. 

M  '  O  '  A*  Marcus  Otho  Aagiistus,  sur 
une  pièce  de  Néron. 

PRO'  Probatus  (sous-entendu  nom- 
mas). 

Enfin  IMPAV&  et  TIB -AVG- 
sur  la  même  pièce. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTREMARQUÉES.  733 

N  (n-  43  et  44). 

hFC  (n*46). 

P,  PM,  PR(n"5a,  53  et  56). 

Q,  QVl,  QVl  (n-6o,  6i,et6a). 

RP  (n-  63). 

S-F.  (n-64). 
TR(n-99). 
TCNIM  (n'  io4). 
X  (n-  iio). 
tCAA.  (n*  m). 

XXI  en  creux ,  sur  un  Auguste  de  Lyon 

T  en  creux,  sur  un  Auguste  de  Lyon 

INF  en  creux,  sur  un  Auguste  de  Lyon 

C  en  creux ,  sur  six  Auguste  de  Lyon  .  • 

LC  en  creux ,  sur  un  Auguste  de  Lyon ^  tirés  de  la  Vilaine. 

M  et  au  revers ,  L  en  creux ,  sur  un  Auguste  de  Lyon. 

FI  (n*  ao  bis) ,  sur  uo  Auguste  de  Lyon 

F  P   (n*  a  i  bit) ,  sur  un  Auguste  de  Lyon, 

A  sur  un  Auguste  de  Lyon « 

Signalons  maintenant  les  pièces  sur  lesquelles  se  trouvent  imprimées 
les  contremarques  inexpliquées  dont  je  viens  de  donner  Fénumération. 

Le  n""  1,  publié  par  Artaud,  d'après  Galvet,  se  trouve  sur  une  pièce 
de  Lyon ,  c'est-à-dire  d'Auguste  ou  de  Tibère. 

Le  n""  a,  sur  un  moyen  bronze  de  Claude,  au  type  de  Gérés;  il  est 
accompagné  de  la  contremarque  PRO. 

Le  n""  8,  publié  par  Artaud,  se  trouve  sur  un  Auguste  de  Lyon. 

Le  n®  9  sur  un  moyen  bronze  de  Germanicus,  frappé  par  Galigula. 

Le  n""  i3,  qua  publié  Toulmouche,  nous  est  offert  par  un  Galigula. 

Les  n"^  id  et  ili  bis  publiés  par  le  même,  sur  des  Auguste  de  Lyon. 
Faut-il  les  rapprocher  des  u~  6 1  et  6 1  ?  Le  n**  6  3  ,  publié  par  Artaud , 
d'après  Galvet,  était  associé  avec  le  n"*  6o  sur  une  pièce  de  Lyon.  Le 
n""  6i  était  sur  un  monétaire  d'Auguste,  illisible.  Peut-être  sont-ce  des 
pièces  contremarquées  pendant  une  insurrection  gauloise.  Quant  au 
n^  i/i,  on  pourrait,  à  la  rigueur,  y  voir  Cobnia  Valentia. 

Le  n*  19  se  voit  sur  un  Tibère  de  Lyon  (IMP-VII). 

93 


734  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

Le  n°  2  0  a  été  publié  par  Toulmouche;  j*ignore  sur  quelle  pièce  il 
était  appliqué. 

Le  n°  2 1 ,  publié  par  Artaud  et  Toulmouche  (douze  fois) ,  a  été  retrouvé 
quatre  fois  par  moi-même  sur  des  Auguste  de  Lyon.  Il  y  a  là  un  mono- 
gramme dans  lequel  on  trouve  soit  les  élémenls  FLOR.  du  nom  de 
Floras,  soit  peut-être  ceux  de  FOR-I  ForamJalii, 

Le  n°  2  2  a  été  trouvé  par  Toulmouche  sur  une  pièce  de  Caligula. 

Le  n°  2  3  est  appliqué  sur  une  monnaie  de  Trajan,  dun  modèle  inter- 
médiaire entre  le  moyen  et  le  petit  bronze,  avec  SC  dans  une  cou- 
ronne au  revers.  Je  ne  vois  rien  absolument  qui  puisse  nous  éclairer 
sur  la  signification  et  l'origine  de  cette  contremarque.  Signifierait-elle  : 
I-AS-? 

Le  n**  34  a  été  trouvé  par  Toulmouche  sur  une  pièce  de  Claude. 

Le  n°  36  sur  une  pièce  de  Lyon ,  et  publié  par  Artaud ,  d'après  Calvet. 

Le  n**  38  a  été  publié  par  Toulmouche.  Je  doute  fort  de  sa  lecture. 

Le  n**  42  se  rencontre  sur  une  pièce  de  Nîmes,  tirée  de  la  Vilaine. 

Le  ïf  43  a  été  trouvé  par  moi  sur  un  Tibère  de  Lyon,  avec  la  con- 
tremarque TIB'NG,  et  sur  un  Claude  au  type  de  GERES. 

Le  n°  44  a  été  trouvé  par  Toulmouche  sur  une  pièce  de  Nîmes. 
Peut  être  cet  N  isolé  doit-il  se  UreNammas, 

Le  n""  46  a  été  signalé  par  le  même  antiquaire  sur  une  pièce  de  Claude. 
Je  n'en  saurais  deviner  le  sens. 

Le  n°  52  a  été  trouvé  sur  une  pièce  de  Lyon  par  Calvet,  et  publié  par 
Artaud.  Peut-être  est-ce  un  équivalent  de  la  contremarque  explicite  PRO 
ou  PROB. 

Le  n**  53  a  été  publié  par  Toulmouche.  Faut-il  lire  Probata  moneta? 
J'en  doute  fort. 

Le  n**  56  sur  un  Tibère  de  Lyon  (IMP-V)  et  sur  un  MB  de  Claude, 
au  type  de  LIBERTAS  AVGVSTA. 

Le  n""  63  a  été  publié  par  Toulmouche. 

Le  n°  64  est  appliqué  sur  un  Caligula  au  revers  de  VESTA.  Cette 
contremarque  est  trop  récente,  par  conséquent,  pour  qu'on  soit  tenté 
d'y  voir  les  initiales  de  Sacrovir  et  de  Floras. 


MONNAIES  ROMAINES  CONTBEMARQUÉES.  735 

Le  n**  99  est  appliqué  sur  un  des  moyens  bronzes  de  Néron, au  type 
vulgaire  de  la  Victoire  posant  la  main  sur  un  globe. 

Jai  parlé  plus  haut  du  n""  io4  qui,  tout  bien  considéré,  pourrait 
n'être  que  Tiberias  Cœsar  Aagastus  imperaior,  mal  lu. 

Le  n"  1 1  o ,  X  en  creux  placé  après  le  n"*  3 ,  a  été  trouvé  deux  fois  dans  la 
Vilaine;  c'est  probablement  l'indice  d'une  valeur  décuplée  (moyen 
bronze  d'Auguste  frappé  à  Lyon). 

Le  n""  111  sur  un  Auguste  de  Lyon,  tiré  de  la  Vilaine. 

Le  n°  1  1 3  sur  un  autre  Auguste  de  Lyon  de  même  provenance.  Faut- 
il  lire  Jalias  Florus? 

Je  passe  actuellement  à  l'examen  de  quelques  contremarques  latines, 
rencontrées  sur  des  monnaies  impériales  grecques. 

X  F  et  L  •  X  •  F  Legio  Décima  Fretentis. 

Ces  contremarques  se  sont  trouvées  sur  un  moyen  bronze  presque 
entièrement  fruste  d'Antioche,  portant  au  revers  S'C  dans  le  champ,  et 
sur  deux  moyens  bronzes  de  Sebasté  [Samarie)^  à  l'effigie  de  Domitien. 
Nous  savons  qu'après  la  prise  de  Jérusalem  par  Titus,  ce  fut  la 
1  o**  légion ,  surnommée  Fretensis,  qui  fut  laissée  à  la  garde  de  la  ville  aux 
trois  quarts  ruinée,  et  de  la  Judée.  Or  ces  pièces  contremarquées  pro- 
viennent exclusivement  de  Jérusalem  ;  elles  sont  donc  évidemment  les 
produits  d'un  monnayage  de  nécessité,  créé  pour  servir  la  solde  de  la 
légion  Fretensis. 

LXV  (Legio  xv). 

Un  moyen  bronze  de  Trajan,  frappé  à  Aradus,  et  portant  la  date  BOT 
(Tan  37a),  offre,  sur  le  cou  et  la  nuque  de  l'effigie  impériale, la  contre- 
marque LXV.  Elle  est  appliquée  deux  fois,  sans  doute  parce  que  celle 
qui  s'aperçoit  sur  la  nuque  avait  été  mal  imprimée.  La  légion  xv  avait, 
comme  la  légion  x ,  pris  part  au  siège  de  Jérusalem  ;  lorsque  Titus  quitta 
définitivement  la  Syrie  pour  aller  recevoir  à  Rome  les  honneurs  du 
triomphe,  il  envoya  cette  xv*  légion  en  Pannonie,  d'où  elle  avait  été 
tirée  (Josèphe,  BeU.  Jad.,  VIII,  v,  3).  Il  me  paraît  difficile  d'admettre 
qu'une  pièce  frappée  à  Aradus  soit  venue  se  faire  contremarquer  en 
Pannonie ,  et  c'est,  sans  doute,  au  départ^  ou  pendant  la  longue  marche 
de  la  légion,  que  cette  monnaie  de  nécessité  a  été  créée. 

Des  contremarques  latines  appliquées  sur  des  monnaies  impériales 

93. 


736  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

grecques,  lapins  curieuse  sërie  est  celle  que  j  ai  publiée  en  1869  dans 
la  Revae  archéologique  (p.  liib  à  &aâ).  Elle  nous  représente  des  pièces 
de  Néron,  frappées  à  Tripoli  de  Syrie,  et  qui  portent,  sur  le  cou  de  l'ef- 
figie impériale,  les  contremarques  IMP'GAL  (n®  io5),  IMP'OTHO 
(n**  106  et  107,  et  enfin  IMP-VES  (n**  108  et  109),  désignant  succes- 
sivement Galba,  Othon  et  Vespasien.  Je  n'en  dirai  ici  que  peu  de 
mots. 

Gomme  il  fallait  bien  un  mois  pour  que  la  nouvelle  d'un  événement 
survenu  à  Rome  parvint  à  Tripoli,  on  voit  que  la  mort  de  Néron  et 
rélévation  de  Galba  à  Tempire  ne  durent  être  connus  dans  cette  ville 
que  vers  le  1 0  juillet  68.  Peu  de  jours  après ,  la  contremarque  IMP  •  GAL 
a  pu  être  appliquée  sur  les  monnaies  de  Néron.  De  même,  la  mort  de 
Galba  et  Tavènement  d'Othon  ont  pu  être  connus  à  Tripoli  vers  le 
1 5  février  69,  et  presque  aussitôt  après,  la  légende  IMP-OTHO  a  rem- 
placé IMP  •  GAL.  Notons  que  Vespasien,  maître,  à  cette  époque,  de  la 
Syrie  entière,  avait  reconnu  Galba  et  Othon  comme  empereurs,  auxquels 
il  devait  ses  services  et  son  obéissance;  mais,  depuis  un  certain  temps 
déjà,  il  nourrissait  le  projet  ambitieux  de  revêtir  lui-même  la  pourpre 
impériale;  aussi,  lorsqu'il  connut  la  mort  d'Othon  et  lavènement  de 
Vitellius,  refusa-t-il  de  se  soumettra  à  ce  dernier;  il  se  laissa  acclamer 
par  les  légions  que  les  événements  avaient  attachées  à  sa  fortune.  Vers  le 
i5  mai  69,  la  nouvelle  de  la  mort  d'Othon  put  parvenir  en  Syrie  et 
les  populations  devinant  et  secondant  les  projets  de  Vespasien,  imi- 
tèrent son  exemple  et  refusèrent  de  reconnaître  Vitellius.  Peut-être 
même  à  Tripoli  devança-t-on  la  proclamation  de  Vespasien,  qui,  le 
3  juillet  69,  fut  acclamé  dans  la  Syrie  entière.  Ce  serait,  au  plus  tard  à 
cette  date,  que  la  contremarque  IMP  *  VES  aurait  été  appliquée  sur  ce 
qui  restait  des  monnaies  de  Néron  à  couvrir  du  stigmate  infligé  à 
l'efligie  de  ce  monstre. 

Nous  savons  que  sitôt  après  sa  proclamation  par  les  soldats,  Vespa- 
sien partit ,  à  la  tête  de  quelques-unes  des  légions  qui  lui  étaient  dévouées , 
et  s'avança  à  travers  toute  l'Asie  Mineure,  pour  gagner  le  cœur  de  FEm- 
pire.  Ce  fut  certainement  pendant  la  marche  du  nouvel  empereur  que 
certaines  monnaies  des  villes  qui  se  ralliaient  à  lui  reçurent  des  contre- 
marques à  son  nom. 

Voici  quelques  exemples  remarquables  de  ce  fait  historique  :  Un 
beau  médaillon  d'argent,  frappé  à  Pei*game,  à  l'eSigie  de  Claude 
(Cohen,  p.  167,  n**  1),  présente  devant  Tefligie  la  contremarque 
KpNESNG  «  Imperator  Vespasianus  Âugustus.  »  Un  autre  médaillon  d'ar- 
gent de  Claude  et  Agrippiue,  de  semblable  origine  (Cohen,  t.I,  p.  17Â, 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  737 

n°  a),  offre  ia  même  contremarque  devant  Teffigie  de  Claude.  Enfin, 
un  denier  de  la  famille  Petronia  (Riccio,  p.  i56,  n**  9)  porte  devant 
leffigie  de  la  divinité  la  contremarque  IM*\ES.  Comme  les  dernières 
lettres  de  la  contremarque  appliquée  sur  les  deux  médaillons  cités  plus 
haut  sont  d'une  lecture  incertaine,]  avais  cru  pouvoir  lire  d abord  NC 
pour  Nammi  ceniam  ;  mais,  tout  bien  considéré,  je  pense  qu'il  vaut  mieux 
voir,  dans  ces  deux  signes,  la  ligature  AWG[iisius), 

Les  trois  pièces  dont  je  viens  de  parler  sont  aujourd'hui  au  Musée 
de  Saint-Germain. 

F.  DE  SAULCY. 


P.  S.  —  M.  Mowat  m'a  communiqué  une  très  curieuse  contremarque  qu'il  pos- 
sède; elle  se  voit  sur  le  cou  de  la  tête  de  Néron,  grand  bronze  au  revers 
DECVRSIO.  Elle  se  compose  des  lettres  IX,  qu'on  peut  lire  également  XI;  est-ce 
un  chiffre?  J'en  doute  fort.  M.  Mowat  me  semble  avoir  résolu  ce  petit  problème 
numismatique  en  renversant  la  contremarque,  pour  ia  lire  X,  ce  qui  nous  donne 
un  chiffre  dix,  signalant  une  valeur  décuple  aUribuée  à  la  pièce  qui  en  est  munie. 


Histoire  de  la  Langue  et  de  la  Littérature  française  au  moyen 
ÂGE  y  (Taprès  les  travaux  les  plus  récents,  par  M.  Charles  Aubertin, 
correspondant  de  r Institut.  —  a  vol.  in-8°;  Paris,  Eugène  Belin, 
1876-1878. 


PEBBnSR  ARTICLE. 


Une  histoire  générale  de  la  littérature  française  du  moyen  âge  nous 
manquait.  Les  matériaux  se  trouvaient  préparés  par  une  critique  ingé- 
nieuse et  exacte  :  V Histoire  littéraire  de  la  France,  la  Bibliothèque  de 
r  École  des  Chartes;  d'autres  recueils  plus  récents,  tels  que  la  Ronumia; 
une  multitude  d'ouvrages  retrouvés,  de  textes  publiés,  dont  quelques- 
uns  avec  une  habileté  exemplaire  ;  un  nombre  considérable  de  travaux 
de  toute  sorte  sur  la  langue  du  moyen  âge,  sur  les  manuscrits,  sur  les 
auteurs,  sur  les  corporations  qui  ont  contribué  à  l'avancement  des 
lettres,  formaient  un  vaste  trésor  où  l'on  pouvait  admirer  la  richesse 
de  notre  ancienne  littérature  et  l'ampleur  des  études  qui  s'y  rapportent. 


738  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

Mais  le^  lecteurs  curieux  se  trouvent  comme  perdus  au  milieu  de  tant 
d  écrits  qui  se  présentent  au  hasard  et  en  confusion  devant  leurs  yeux. 
11  était  temps  qu  un  homme  instruit  de  tous  ces  travaux,  qui  ne  fût  pas 
seulement  un  érudit,  mais  aussi  un  homme  de  goût,  un  écrivain  exercé, 
entreprît  de  mettre  l'unité  dans  cette  diversité,  et  de  transformer  en  his- 
toire suivie  les  acquisitions  isolées  de  la  science.  M.  Charles  Aubertin  a 
eu  ce  courage.  Il  s'était  préparé  à  composer  ce  livre  par  plusieurs  années 
d'enseignement  à  l'École  normale  supérieure,  où,  sous Téminente  direc- 
tion de  M.  Ernest  Bersot,  il  a  introduit  l'étude  de  noire  littérature  du 
moyen  âge. 

L'ambition  déclarée  de  M.  Aubertin  est  de  «recueillir  et  condenser, 
«  sous  une  forme  substantielle  et  précise ,  ce  qu'il  y  a  d'incontestable  dans 
«  ces  conquêtes  récentes  de  l'érudition  française  et  étrangère,  pour  l'offrir 
((  d  abord  à  la  partie  la  plus  jeune  du  public,  aux  élèves  de  nos  écoles,  » 
et  enfin  à  tous  ceux  que  peuvent  attirer  «  ces  études  nées  d'hier  et  déjà 
((  si  florissantes.  »  Il  voudrait  même  qu'elles  fussent  introduites  dans  nos 
maisons  d'enseignement  public  :  a  Ne  serait-il  pas  étrange,  dit-il,  que 
«l'histoire  de  nos  origines  littéraires,  enseignée  dans  les  universités  de 
«la  patiente  Allemagne,  demeurât  exclue  de  nos  lycées,  et  que  la  France 
«  fût  le  pays  d'Europe  le  plus  indifférent  à  l'ancienne  littérature  fran- 
«  çaise  ?  » 

Pour  acclimater  en  quelque  sorte  ces  études  chez  nous,  M.  Aubertin 
écarte  tout  détail  qui  ne  lui  parait  pas  nécessaire,  s'applique  à  bien 
poser  les  questions  principales ,  et  se  propose  de  les  traiter  à  fond ,  de 
manière  à  ne  rien  laisser  d  obscur  dans  un  sujet.  Il  analyse,  digère, 
résume  les  recherches  et  les  découvertes,  les  discussions  et  les  juge- 
ments des  savants  qui  se  sont  fait  un  domaine  dans  le  moyen  âge.  Il 
parle  modestement,  trop  modestement  et  en  passant,  de  ses  recherches 
personnelles  :  ce  qu'il  prétend  surtout  offrir  à  ses  lecteurs,  c'est  la 
substance  des  travaux  les  plus  dignes  d'estime.  Il  cite  ses  auteurs  en 
temps  utile,  et  les  notes  de  son  livre  composent  une  bibliographie 
méthodique  sur  la  littérature  du  moyen  âge. 

On  ne  saurait  lui  contester  la  propriété  de  son  plan  :  il  a  tracé  un 
cadre  oii  d'autres  pourront  introduire  des  faits  qu'il  a  omis  ou  qui  res- 
tent à  connaître  ;  il  a  établi  un  enchaînement  dans  les  faits  qui  consti- 
tuent ou  représentent  notre  vie  littéraire  durant  les  siècles  antérieurs 
à  la  Renaissance.  Depuis  le  moment  où  paraissent  les  premiers  signes 
de  l'existence  de  notre  langue  nationale,  jusqu'à  l'heure  où  la  littérature 
du  moyen  âge  expire,  on  assiste  aux  débuts,  aux  progrès,  au  dépéris- 
sement de  cette  sorte  de  génie  particulier  de  l'âge  intermédiaire,  qui 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  739 

Sipparait  lorsque  les  traditions  de  la  littérature  antique  s*eflacent,  et 
c{ui  s'évanouit  lorsqu  elles  renaissent  :  génie  original  et  fécond ,  mais 
incomplet  et  qui  n  a  pas  pu  mûrir. 

L'ouvrage  entier  est  divisé  en  trois  parties  d'inégale  grandeur  :  la 
première  comprend  les  origines  de  la  langue  ;  la  seconde ,  qui  équivaut 
à  plus  de  la  moitié  du  tout,  traite  de  la  poésie  ;  et  la  troisième,  de  la 
prose. 

L'histoire  des  origines  de  notre  langue  était  une  introduction  néces- 
saire à  celle  de  la  littérature  du  moyen  âge.  Non  seulement,  en  général, 
l'éclat  des  lettres  dépend  de  la  perfection  du  langage  ;  mais  ici ,  en  par- 
ticulier ,  il  s'agit  de  savoir  comment  nos  ancêtres  se  sont  fait  une  langue , 
avant  de  songer  à  composer  des  ouvrages.  Il  y  a,  dans  cette  question, 
un  double  attrait  :  le  philosophe  est  curieux  de  connaître  comment  une 
langue  nouvelle  a  pu  se  former,  l'historien  voit,  dans  les  origines  de  la 
langue ,  celles  de  la  nation  elle-même,  a  Dire  comment  s'est  formé  le 
i  français  moderne,  c'est  expliquer  par  quelle  suite  de  révolutions,  mili^ 
«taires,  politiques,  religieuses  et  littéraires,  s'est  constitué  le  peuple 
u  français.  »  Mais  c'est  aussi  écrire  un  chapitre  de  la  science  du  langage  : 
car,  si  l'on  n'assiste  pas  ici  à  la  création  d'une  langue  (phénomène  qui 
échappe  aux  regards  de  l'histoire),  du  moins  on  voit  une  langue  se 
transformer  en  une  autre  langue  par  une  suite  de  petits  changements 
qui  sont  soumis  à  certaines  lois,  et  forment  la  matière  d'une  science. 

Quant  aux  éléments  dont  la  langue  française  s'est  composée,  on  a 
pu  croire  longtemps  qu'elle  était  un  amas  de  termes  et  de  locutions 
déposés  dans  le  langage  par  tous  les  peuples  qui  ont  sucessivement 
occupé  la  Gaule;  cette  opinion  s'est  évanouie  devant  l'enquête  sévère  à 
laquelle  la  langue  a  été  soumise  par  la  linguistique  moderne.  Après  des 
travaux  tels  que  ceux  de  Fr.  Diez  sur  les  langues  romanes,  de  M.  Littré 
sur  la  langue  française,  de  tant  de  savants  sur  nos  étymologies,  il 
demeure  bien  établi  que  notre  langue  n'est,  au  fond,  que  le  latin  trans- 
formé. C'est  le  fait  capital  que  M.  Aubertin  s'applique  à  démontrer  et 
à  bien  faire  entendre. 

D'autres  idiomes  ont  contribué  à  enrichir  notre  vocabulaire  et  à 
modifier,  sur  quelques  points,  notre  syntaxe.  Le  langage  national  des 
peuples  celtiques,  qui  occupaient  la  Gaule  avant  la  conquête  romaine, 
s'est  évanoui  devant  la  langue  des  conquérants  ;  mais  il  nous  a  laissé  un 
certain  nombre,  très  petit  il  est  vrai,  de  mots  et  de  locutions.  Les 
Grecs,  fondateurs  de  Marseille  et  de  nombreuses  colonies  sur  nos 
rivages  méditerranéens,  n'ont,  en  dépit  du  génie  expansif  de  leur  race, 
contribué  qu'indirectement  à  la  constitution  de  notre  langue.  Si  l'on 


740  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

met  à  part  quelques  roots  que  nos  ancêtres  leur  ont  peut-être  empruntés 
directement,  tous  les  termes  d origine  grecque  qui  sont  entrés  dans 
notre  langue  primitive,  termes  scientifiques,  théologiques,  politiques, 
y  sont  venus  par  l'intermédiaire  du  latin.  Quant  aux  autres  peuples  qui 
ont  eu  dans  la  Gaule  des  établissements  antérieurs  à  la  conquête 
romaine,  Ligures,  Phéniciens,  Ibères,  il  ny  a  guère  lieu  d*en  parier 
que  pour  mémoire.  En  somme,  toute  autre  langue  s  est  efiPacée  devant 
celle  des  Romains  :  les  idiomes  celtiques  se  sont  réfugiés  dans  TArmo- 
rique;  le  latin,  par  un  progrès  rapide  et  continu,  est  devenu  la  langue 
nationale  des  Gaulois,  devenus  eux-mêmes  des  Gallo-Romains. 

f^e  latin  s'était  si  bien  naturalisé  dans  les  Gaules,  que  de  nouveaux 
conquérants,  les  Germains,  en  s  emparant  de  la  force  publique  et  d'une 
partie  du  sol,  n'ont  pu  changer  la  langue.  Les  princes  et  seigneurs  de 
race  tudesque  ont  été  conquis  par  la  langue  latine  comme  les  Gaulois 
vaincus  l'avaient  été.  C'est  toujours,  en  définitive,  dans  le  conflit  des 
langages,  la  langue  la  meilleure  qui  remporte  la  victoire.  Mais  le  latin 
s'altéra  et  se  déforma  par  l'usage  qu'en  firent  des  esprits  et  des  organes 
moins  souples  que  ceux  des  Gaulois.  A  partir  de  l'époque  des  invasions, 
on  voit  paraître  des  signes  de  sa  future  transformation  :  l'élément  bar- 
bare agit  à  la  façon  d'un  ferment  qui,  sans  changer  la  matière  d'un 
corps,  en  modifie  l'aspect  et  les  propriétés.  Les  idiomes  tudesques  ont 
apporté  dans  la  langue  des  termes  nouveaux  ;  mab  la  barbarie  a  fait 
plus  :  die  a  fait  sortir  du  latin  une  langue  nouvelle. 

Les  conquérants  germains  sont  les  derniers  étrangers  qui  aient  agi 
sur  la  langue  de  notre  pays.  Quand  les  barbares  connus  sous  le  nom  de 
Normands  s'établirent  dans  la  Neustrie,  ils  trouvèrent  la  nouvelle  langue 
déjà  si  avancée,  qu'ils  l'adoptèrent  sans  réserve.  Ils  y  ont  encore  ajouté 
quelques  mots  ;  mais  ils  se  sontpUés  si  vite  au  langage  du  pays  conquis, 
que  les  écrivains  normands  comptent  parmi  les  plus  anciens  de  la  langue 
française. 

Le  latin  a  donc  survécu  à  toutes  les  invasions,  mais  le  latin  défiguré 
et  changé  en  roman.  D'abord  il  faut  remarquer  que  la  langue  universel- 
lement parlée  dans  les  Gaules  ne  fut  sans  doute  jamais  le  latin  classique, 
mais  bien  le  latin  populaire,  qui,  dans  l'Italie  même,  aux  beaux  temps 
de  la  littérature  romaine,  vivait  à  côté  de  la  noble  langue  des  poètes  et 
des  orateurs.  Dans  la  Gaule ,  on  enseigna  dans  les  écoles  le  latin  de 
Cicéron  etde  Virgile;  mais  le  commun  du  peuple  eut  pour  maîtres  de 
langue  les  soldats  et  les  marchands.  Aussi,  tandis  que  les  écrivains  culti- 
vaient le  beau  latin ,  les  paysans  et  toutes  les  personnes  peu  lettrées 
parlèrent  le  latin  vulgaire.  G  est  principalement  celui-ci  qui  fut  la  souche 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  741 

du  roman.  Comme  les  lettrés,  les  clercs,  s  appliquèrent  k  reproduire 
les  formes  du  latin  littéraire,  ils  ne  contribuèrent  point  à  laltération 
de  la  langue:  ils  la  subirent  seulement  dans  les  siècles  de  barbarie.  Ce 
fut  le  peuple  qui  se  fit,  sans  y  songer,  une  langue  nouvelle,  et  il  la  fit 
avec  son  latin,  cest-«Vdire  avec  le  latin  rustique.  M.  Aubertin  a  fort 
bien  démêlé  toutes  les  sortes  de  bas-latin  qui  se  produisirent  de  siècle 
en  siècle.  Pour  abréger,  il  suffit  de  dire  que  c*est  une  langue  déjà 
corrompue  qui  subit,  dès  le  temps  des  Mérovigiens ,  des  -changements 
assez  considérables  pour  prendre  un  nom  nouveau,  se  distinguer  du 
latin  et  s'appeler  la  langue  romane. 

Au  milieu  du  vn'  siècle,  en  659,  Texistence  distincte  du  roman  se 
trouve  constatée  par  un  témoignage  formel  :  cétait  déjà  la  langue  de  la 
majorité  du  peuple,  que  Ton  opposait  dune  part  à  la  langue  des  savants, 
le  latin,  et  de  l'autre  à  celle  des  conquérants  germains,  le  tudesque. 
Vei*s  la  fin  du  x'  siècle,  à  Tépoque  de  Tavènement  de  la  dynastie  capé- 
tienne, le  latin  se  trouvait  relégué  dans  les  écoles  ecclésiastiques  et 
dans  les  cloîtres;  le  tudesque  était  refoulé  en  Germanie;  le  roman  était 
la  langue  nationale  de  la  France,  et  montait  sur  le  trône  avec  la  famille 
nouvelle,  qui  devait,  dans  le  cours  des  siècles  suivants,  étendre  sa 
langue,  avec  le  nom  de  France,  sur  la  plus  grande  partie  de  Tancien 
territoire  de  la  Gaule. 

Quels  sont  les  caractères  de  cette  langue  nouvelle,  et  comment  s'é- 
tait-elle constituée  ?  Et  d'abord  comment  faut-il  entendre  ce  nom  de 
langue  romane?  M.  Aubertin  mentionne  Terreur,  depuis  longtemps  ré- 
futée, de  Raynonard,  qui  a  cru  qu'une  langue  unique  avait  été  parlée 
dans  tout  l'ancien  empire  romain  du  vu'  siècle  au  x*,  comme  le  latin 
l'avait  été  auparavant.  Il  y  a  dans  cette  erreur  une  part  de  vérité  :  c'est 
que  le  latin  s'est  altéré  à  peu  près  simultanément  dans  tout  l'empire 
par  les  mêmes  causes,  et  en  quelque  sorte  par  le^  mêmes  procédés; 
qu'une  famille  de  langues  nouvelles  a  commencé  à  se  former,  et  qu'on 
peut  les  désigner  toutes  ensemble  sous  le  nom  de  langues  romanes. 
Mais,  si  elles  présentent  des  traits  communs,  elles  ont  aussi  leurs  diffé- 
rences caractéristiques;  et  M.  Aubertin  n'envisage  que  celle  qu'il  ap- 
pelle avec  raison  la  u  langue  romane  de  la  Gaule.  »  Sous  cette  expression , 
il  faut  entendre,  non  pas  seulement  une  langue  distincte  des  idiomes 
congénères,  mais  encore  un  état  transitoire  du  langage  de  notre  pays  : 
ce  n'est  déjà  plus  le  latin,  et  ce  n'est  pas  encore  le  français.  On  en  a 
retrouvé  des  monuments  qui  datent  du  vni'  siècle.  Ce  sont  des  glos- 
saires (de  Reichenau,  de  Cassel,  etc.),  qui  mettent  en  regard  les  termes 
romans  et  les  termes  latins  ou  tudesques  correspondants.  Là  on  peut 

94 


742  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

voir  comment  les  mots  latins  s'étaient  altérés.  Dans  des  documents  pos- 
térieurs, et  qui  appartiennent  au  ix*  siècle,  les  Serments  de  Strasbourg, 
la  Cantilène  de  sainte  Ëulalie,  le  Fragment  de  Valenciennes,  qui  com- 
prennent des  phrases  entières,  on  peut  observer  comment  la  grammaire 
latine  s  est  modifiée. 

Les  faits  généraux  par  lesquels  s*est  accompli  le  passage  du  latin  au 
français  ne  sauraient  être  tous  indiqués  ici  :  bornons-nous  aux  plus 
considérables. 

Les  mots  latins  se  sont  altérés  dans  leurs  sons,  dans  leurs  syllabes, 
dans  leurs  flexions.  Dans  certains  cas,  que  la  science  des  linguistes  a  dé- 
finis, des  voyelles  ou  des  consonnes  nouvelles  se  sont  substituées  aux 
sons  vocaux  et  aux  articulations  de  la  langue  latine.  Ainsi  e  est  devenu 
U  (pedem,  pied)  ;  p  est  devenu  v  {ripa,  rive),  etc. 

Les  mots  de  plusieurs  syllabes  se  sont  contractés  et  réduits  de  diffé- 
rentes façons.  Ainsi  bonitatem  est  devenu  bontet  (bonté);  securas,  seur 
(sûr);  matarus,  meàr  (mûr);  delicatas,  delgé  (délié);  imbalsaniatus ,  em- 
baasemé  (embaumé). 

Enfin  le  système  des  flexions  de  la  langue  latine  s'est  perdu.  On  n*a 
plus  décliné  les  mots  au  moyen  de  six  cas.  Mais  on  a  retenu  en  général 
deux  formes  pour  chaque  nom  :  lune  qui  rappelait  le  nominatif  latin, 
et  lautre  qui  rassemblait  tous  les  cas  indirects  en  un  seul.  On  a  eu  ainsi 
un  cas  sujet  et  un  cas  régime  :  c'est  à  cela  que  s'est  bornée  la  décli- 
naison des  mots.  Mais  cette  déclinaison,  si  élémentaire  qu'elle  soit,  suffit 
pour  distinguer  la  langue  romane  de  la  Gaule  des  langues  congénères 
de  l'Italie,  de  l'Espagne,  etc.,  et  aussi  pour  établir  une  différence  es- 
sentielle entre  notre  langue  du  moyen  âge  et  notre  langue  moderne. 

Tous  ces  effets  dépendent  de  l'accent  latin.  C'est  la  persistance  de 
l'accent  qui  explique  la  plus  grande  partie  des  faits  ou  de  conservation 
ou  d'altération,  qu'on  observe  dans  le  passage  du  latin  à  une  autre  langue. 
Tout  peut  être  ramené  à  cette  remarque  capitale  :  «  La  syllabe  accen- 
u  tuée  subsiste  ;  celles  qui  suivent  tombent  ;  celles  qui  précèdent  se  con- 
0  tractent  ou  s'altèrent  le  plus  souvent.  »  Ainsi  les  syllabes  de  désinence, 
qui  suivent  l'accent,  périssent  ou  s'amortissent  et  deviennent  muettes  : 
cela  explique  pourquoi  la  distinction  des  cas  ne  s'est  pas  conservée  :  les 
oreilles  romanes,  frappées  par  l'accent,  ont  confondu  tout  ce  qui  venait 
après.  D'autre  part,  la  voix  s  est  précipitée  vers  la  syllabe  accentuée,  et 
c'est  ainsi  qu'on  a  mutilé  la  partie  du  mot  qui  la  précédait.  Enfin  l'ac- 
cent intervient,  mais  d'une  façon  plus  mystérieuse,  quoique  certaine, 
dans  la  permutation  des  voyelles  et  des  consonnes. 

L'influence  de  l'accent  explique  encore  pourquoi  nous  avons  con- 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  743 

serve  une  conjugaison,  bien  que  la  signification  primitive  de  la  conju- 
gaison échappât  aux  populations  romanes.  Les  différentes  formes  d'un 
verbe,  considérées,  non  plus  comme  des  variations  méthodiques  d'un 
même  thème,  mais  comme  des  mots  isolés,  se  sont  maintenues  ou 
perdues  selon  la  manière  dont  faccent  s'y  trouvait  placé.  Telle  est  la 
cause  générale  de  l'apparente  bizarrerie  de  la  conjugaison  française. 

Les  différentes  transformations  qu'a  subies  le  langage  sont,  ou  des 
conséquences  des  faits  précédents,  ou  des  effets  d'un  goût  pour  la  sim- 
plification et  pour  la  clarté,  qui  a  toujours  fait  partie  de  notre  caractère 
national.  Ainsi  nos  ancêtres  ont  supprimé  le  genre  neutre,  la  voix  dé- 
ponente, la  conjugaison  passive.  Ils  ont  trouvé  l'article  nécessaire;  ils 
ont  accru  l'emploi  des  prépositions,  etc. 

Cette  langue  nouvelle,  empreinte  déjà  d'une  couleur  toute  nationale, 
se  trouvait  constituée  dans  ses  parties  essentielles  à  la  fm  du  x*  siècle. 
Elle  avait  même  une  littérature.  Or,  plus  elle  était  cultivée,  plus  les 
différences  intérieures  se  marquaient.  Ce  n'était  pas  seulement  une 
langue  i:omane  que  l'on  comptait  en  France,  mais  deux  :  la  langue  du 
nord  et  celle  du  midi,  ou  autrement,  la  langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc; 
c'est-à-dire  enfin,  l'ancien  français  et  l'ancien  provençal.  L'un  régnait 
au  nord  de  la  Loire ,  et  l'autre  au  sud ,  tous  deux  reliés  par  des  nuances 
intermédiaires.  Le  progrès  des  lettres  va  bientôt  révéler,  dans  chacime 
de  ces  deux  langues,  des  dialectes  qui  auront  chacun  leur  floraison  poé- 
tique. Pour  ne  parler  que  de  In  langue  d'oïl,  on  y  doit  compter  au 
moins  quatre  dialectes,  que  l'on  appelle  picard,  normand,  bourguignon 
et  français.  Ils  seront  tous  égaux  jusqu'à  la  fin  du  xin''  siècle.  C'est  au 
XIV*  siècle  seulement  que  les  variétés  provinciales  s'effacent,  que  l'unité 
de  langage  commence  à  s'établir  avec  l'unité  politique,  et  que  le  français , 
c'est-à-dire  la  langue  des  rois  de  France,  devient  le  modèle  unique 
du  bon  langage,  la  langue  littéraire  unique,  où  chaque  dialecte  a  mis 
quelque  chose  de  soi. 

Les  principes  de  notre  versification  se  sont  établis  en  même  temps 
que  la  langue  se  constituait.  Le  vers  français  est  une  transformation  du 
vers  latin  populaire.  L'histoire  de  ses  origines  est  analogue  à  celle  des 
origines  de  la  langue.  Comment  les  hymnes  ecclésiastiques  ont  servi  de 
transition  entre  la  versification  latine  de  la  décadence  et  notre  versifi- 
cation nationale;  comment  l'usage  de  la  rime  s'est  établi;  quels  ont 
été  ses  progrès  depuis  la  simple  assonance  jusqu'à  la  rime  riche;  de 
quels  vers  de  la  poésie  latine  se  sont  formés  nos  deux  principaux  vers 
du  moyen  âge,  le  décasyllabique  et  l'octosyllabique ;  à  quels  usages  ils 
servaient  dès  le  x""  siècle;  comment  Taléxandrin  est  né,  à  son  tour,  du 

94. 


744  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

vers  décasyllabique  ;  quelles  cotiibinaisons  de  vers  furent  d*abord  es- 
sayées, depuis  la  longue  laisse  inonorime  en  assonance,  jusqu'aux 
stances  de  quatre  et  de  six  vers  en  rimes  plates  ou  entre-croisëes  ; 
toutes  ces  questions  sont  traitées  avec  précision  par  M.  Âubertin,  qui 
amène  ainsi  le  lecteur  à  Tétude  de  la  poésie  du  moyen  âge,  après  lui 
avoir  montré  de  quelle  langue  et  de  quel  instrument  poétique  le  génie 
français  dut  tout  d'abord  se  servir. 

L'histoire  de  la  poésie  entre  le  xf  siècle  et  le  xvi'  est  divisée  en  trois 
époques  :  la  première  comprend  la  poésie  épique  et  la  poésie  lyrique; 
la  seconde,  la  poésie  dramatique;  la  troisième,  la  poésie  satirique,  mo- 
rale et  didactique.  Ce  n*est  pas  que  ces  différents  genres  naient  sub- 
sisté simultanément,  mais  ils  n'ont  pas  eu  dans  le  même  temps  leur 
saison  florissante,  et  il  y  a  entre  eux  non  seulement  une  succession, 
mais  encore  une  sorte  de  généalogie. 

Il  n'a  manqué  à  notre  poésie  du  moyen  âge  aucun  des  genres  prin- 
cipaux entre  lesquels  se  partagent  naturellement  les  œuvres  de  l'ima- 
gination, et  chaque  genre,  par  ses  origines,  remonte  très  haut  dans  le 
passé.  Retrouver  ces  origines  obscures,  ressaisir  le  fd  qui  unit  les  pre- 
mières tentatives  au  plein  épanouissement  de  chaque  genre;  telle  est  la 
partie  de  sa  tâche  d'historien  à  laquelle  M.  Aubertin  a  consacré  ses 
plus  grands  efforts.  Quand  il  atteint  la  période  où  un  genre  est  parvenu 
à  son  point  de  maturité,  il  en  détermine  les  caractères  en  quelques 
traits  sobres  et  précis,  choisit  un  petit  nombre  d'exemples  qu'il  ana- 
lyse sommairement,  et  marque  enfin  les  causes  de  la  décrépitude  du 
genre.  Cette  méthode  sévère  laisse  parfois  désirer  plus  de  détail  :  on  se 
sent  bien  conduit  dans  les  difficultés  du  sujet;  mais  on  regrette  de  ne 
pas  tout  voir.  Il  procède  partout  de  même  :  c*est  une  résolution  arrêtée 
de  sa  part.  Au  reste,  la  carrière  est  assez  longue  pour  qu'on  soit  obligé 
d'admettre  ses  raisons  d'abréger. 

Les  deux  genres  qui,  les  premiers,  atteignirent  à  leur  apogée,  sont 
l'épopée  et  la  poésie  lyrique.  Leur  naissance  fut  simultanée  :  car  toute 
poésie  primitive  est  un  chant,  et  les  récits  héroïques,  chez  nous  comme 
partout  ailleurs,  ont  eu  pour  origine  des  chansons  sur  les  actions  des 
héros.  Mais  l'épopée  n'a  pas  tardé  à  se  séparer  de  la  poésie  lyrique  pro- 
prement dite  :  on  a,  de  très  bonne  heure,  chanté  de  vastes  composi- 
tions narratives  sur  un  rythme  particulier.  La  poésie  épique  s*est  fait> 
des  habitudes  et  des  traditions,  tandis  que  la  poésie  lyrique  en  adoptait 
d'autres  :  les  génies  différents  des  deux  genres  se  sont  renfermés  chacun 
dans  leur  domaine.  Ajoutons  que,  des  deux  langues  de  la  France  du 
moyen  âge,  celle  du  nord  s'est  montrée  plus  apte  à  b  poésie  épique,  et 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  745 

celle  du  midi  à  ia  poésie  lyrique.  L'histoire  respective  de  ces  deux 
genres  correspond  donc,  dans  fensemble,  k  relie  de  nos  deux  littéra- 
tures, la  française  et  la  provençale. 

Quand  on  jette  un  coup  dœil  sur  les  richesses  de  Tancienne  France 
dans  le  genre  épique,  on  se  rappelle  inévitablement  qui!  a  été  dit,  au 
\vin*  siècle,  que  «les  Français  nont  pas  ia  tète  épique.»  On  ignorait 
alors  que  les  Français,  les  hommes  du  nord  de  la  Gaule,  ont  produit 
d'innombrables  épopées,  dont  il  nous  reste  plusieurs  centaines  de  ma- 
nuscrits. C  est  peut-être  trop  pour  les  hommes  de  goût;  mais  ces  chiffres 
prouvent  surabondamment  que  nos  ancêtres  ont  eu  ou  le  génie  ou  tout 
au  moins  la  passion  de  la  poésie  épique.  Cet  instinct  poétique  fut  sti- 
mulé par  trois  causes  principales  :  les  Français  du  moyen  âge  ont  eu 
des  mœurs  héroïques;  ils  ont  eu  un  héros  suprême  autour  duquel  se 
sont  groupés  des  héros  secondaires;  enfin,  une  sorte  d'éducation  poé- 
tique a  favorisé  les  progrès  de  l'épopée.  Les  mœurs  héroïques  furent 
celles  des  temps  de  la  féodalité  et  des  croisades;  le  héros  fut  Charie- 
magne;  l'éducation  poétique  se  fit  par  les  mœurs  des  jongleurs  et  des 
trouvères,  et  par  les  encouragements  que  la  poésie  reçut  des  grands  et 
des  peuples. 

Il  est  hors  de  doute  qu'on  n'a  jamais  cessé,  ni  dans  la  Gaule  barbare, 
ni  dans  la  Gaule  romaine,  ni  après  les  invasions  germaniques,  de  chan- 
ter les  actions  des  héros.  Les  Gaulois  eurent  leurs  bardes,  les  Gallo 
Romains,  des  chanteurs  ambulants,  dont  les  différentes  espèces  peuvent 
être  comprises  sous  la  dénomination  de  jongleurs;  les  conquérants  ger- 
mains amenèrent  avec  eux  leurs  scaldes,  attirèrent  dans  leurs  cours 
des  poètes  latins,  et  favorisèrent,  par  différents  moyens,  la  muse  bar- 
bare ou  civilisée  qui  leur  rappelait  les  exploits  des  grands  hommes  de 
leur  race.  D'autre  part,  des  poètes  ecclésiastiques  célébraient  la  mé- 
moire des  personnages  qui  avaient  illustré  l'Église  par  leur  martyre  ou 
qui  l'avaient  servie  par  leur  dévouement.  Des  habitudes  poétiques  se 
perpétuèrent  même  dans  les  siècles  les  plus  sombres;  et  l'invention 
poétique,  toujours  entretenue,  éclata  quand  les  circonstances  lui  de- 
vinrent plus  favorables.  Les  différents  genres  de  chanteurs  se  firent 
mutuellement  des  emprunts;  les  légendes  guerrières  et  religieuses  se 
fondirent  ensemble,  et  donnèrent  naissance  à  une  poésie  à  la  fois  natio- 
nale et  chrétienne,  qui  fut  mise  en  longues  chansons  par  les  trouvères, 
et  colportée  par  les  jongleurs  ou  ménestrels.  Trouvères  et  jongleurs  se 
confondaient  souvent  :  cependant  les  premiers  furent  plus  générale- 
ment attachés  à  la  maison  des  princes;  les  seconds  leur  achetaient  leurs 
poèmes,  et  s'en  allaient  les  chanter  de  châteaux  en  châteaux,  de  villes 


746  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

en  villes,  quand  des  assemblées  nombreuses  les  attiraient  et  leur  pro- 
mettaient d*amples  récompenses.  Us  finirent  par  se  former  en  corpora- 
tions :  ils  eurent  leurs  chefs  et  leurs  patrons  célestes  et  terrestres,  leurs 
saints  et  leurs  entrepreneurs.  Le  droit  de  faire  chanter  dans  des  villes 
devint  un  fief,  qu  on  appela  le  fief  de  jonglerie  ou  de  ménestrandie. 
Ainsi  la  poésie  fut  organisée  à  Timage  de  la  société  féodale. 

Les  poèmes  héroïques  furent  d'abord  de  simples  cantilènes,  qui  pas- 
saient quelquefois  du  tudesque  en  latin,  du  latin  en  roman,  et  vice 
versa.  Peu  à  peu  les  cantilènes  s'amplifièrent;  d abord  peu  étendues, 
elles  pouvaient  être  chantées  par  le  peuple  même:  on  en  trouve  des 
exemples  sous  les  Mérovingiens.  Mais  un  beau  sujet  trouvait  des  poètes 
qui  le  développaient  :  on  en  faisait  des  chansons  qui  grossissaient  en 
circulant  de  pays  en  pays,  en  se  rajeunissant  de  siècle  en  siècle.  Il 
fallait  trouver  toujours  du  nouveau  sur  de  vieux  sujets  :  fémulation 
des  jongleurs  et  des  trouvères  se  manifestait  par  des  accroissements  de 
plus  en  plus  vastes  du  poème  ou  de  la  légende.  Nos  vieux  poèmes 
finirent  par  se  noyer  dans  des  longueur  insupportables  et  dans  des 
embellissements  insipides  Les  meilleurs  sont  en  général  les  plus  an- 
ciens et  les  plus  courts. 

De  toutes  les  légendes  qui  nourrirent  Tépopée  du  moyen  âge,  la 
pnncipale  fut  celle  de  Gharlemagne.  Le  fondateur  du  nouvel  empire 
romain  devint  avec  le  temps  un  personnage  surnaturel.  Aux  yeux  des 
siècles  suivants,  qui  virent  tomber  la  royauté  des  Francs,  le  souvenir 
de  Gharlemagne  demeura  comme  le  symbole  de  fempire  dans  sa  double 
majesté  religieuse  et  guerrière,  celui  de  la  royauté  revêtue  d'un  carac- 
tère divin  et  chargée  d'une  mission  divine,  du  monarque  vénéré  parce 
qu'il  est  la  justice,  et  suivi  avec  enthousiasme  parce  qu'il  est  Tépée  de 
Dieu. 

Mais,  si  la  grande  mémoire  de  Gharlemagne  a  pu  contribuer  à  rele- 
ver le  ton  de  notre  poésie  épique,  elle  n'est  pas  la  seule  qui  ait  inspii*é 
nos  poètes.  Non  seulement  autour  de  lui  prennent  place  des  héros 
secondaires  qui  se  rattachent  à  lui,  comme  Roland,  Olivier,  etc.,  mais 
des  familles  rivales  de  ta  sienne  lui  disputent  la  faveur  des  poètes. 
Nos  épopées  se  groupent  par  familles,  parce  qu'en  effet  trois  familles 
ont  partagé  l'attention  des  trouvères.  Dans  le  langage  du  moyen  âge, 
ces  familles  héroïques,  objets  de  l'épopée,  sont  appelées  gestes,  et  il  y 
a  trois  gestes  :  celle  du  roi ,  celle  de  Garin  de  Montglane  et  celle  de  Doon 
de  Maïence.  La  diversité  du  ton  de  ces  épopées  et  des  caractères  de  leurs 
héros  méritait  peut-être  que  M.  Aubertins'y  arrêtât  davantage,  ne  fût-ce 
que  pour  monlrer  l'étonnante  fécondité  de  notre  poésie  épique  aa 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  ÂGE.  747 

moyen  âge,  puisque  les  seules  chansons  de  gestes  comprennent  de  très 
nombreuses  variétés. 

Il  y  a  du  moins  un  contraste  que  M.  Aubertin  n'a  pas  négligé  de 
faire  ressortir.  A  Tépopée  carlovingienne,  il  oppose  l'épopée  féodale  : 
Tune  donne  le  beau  rôle  è  la  royauté  représentée  par  un  grand  homme, 
l'autre  rabaisse  et  Tavilit.  a  Le  roi,  sous  les  traits  des  derniers  cario- 
«vingiens,  est  un  personnage  faible,  ridicule,  odieux,  une  sorte  de 
ttThersite  ou  de  Prusias,  sacrifié  à  Torgueil  et  aux  rancunes  des  hauts 
((  barons,  n  On  ne  saurait  dire  ni  mieux  ni  plus  en  si  peu  de  mots.  Mais 
il  eût  été  bon  d'insister  sur  la  variété  des  épopées  féodales.  M.  Léon 
Gautier,  qui  sest  donné  la  peine  de  dresser  un  tableau  de  nos  chansons 
de  gestes ^  ne  compte  pas  moins  de  six  gestes  provinciales,  compre- 
nant une  vingtaine  de  poèmes.  Or  ces  épopées  ne  se  ressemblent  pas 
toutes  entre  elles.  Que  de  différences  entre  Garin  le  Loherain  et  Raoul 
de  Cambrai  y  et  surtout  entre  ces  deux  poèmes,  et  Aaberi  le  Boargoing, 
Amis  et  Amiles ,  etc.  Ce  n'est  pas  donner  une  idée  complète  de  notre 
poésie  épique  au  moyen  âge,  que  de  nommer  tous  ces  ouvrages  sans 
en  marquer  les  diversités  essentielles. 

Pour  faire  apprécier  la  valeur  poétique  de  nos  chansons  de  geste, 
M.  Aubertin  analyse  et  juge  un  exemple  de  chacun  des  deux  genres 
qu'il  a  définis  plus  haut,  l'épopée  carlovingienne  et  l'épopée  féodale. 
L'exemple  du  premier  genre  est  la  Chanson  de  Roland,  et  celui  du  se- 
cond est  Rojoal  de  Cambrai  :  le  choix  est  celui  d'un  homme  de  goût; 
l' analyse  et  l'appréciation  de  ces  deux  ouvrages  sont  écrites  de  main 
de  maître.  Mais  on  regrette  de  ne  point  trouver  dans  son  livre  au 
moins  un  jugement  sommaire  sur  le  poème  d'Aliscans,  si  plein  de  pas- 
sages ou  touchants  ou  sublimes ,  avec  une  seconde  partie  qui  appartient 
déjà  au  genre  buriesque.  Rien  non  plus  sur  la  grande  geste  des  Lor- 
rains ,  si  intéressante  par  la  vérité  de  la  couleur,  si  tragique  et  si  variée , 
qui  nous  parait  le  meilleur  tableau  du  monde  féodal  que  la  poésie 
ait  transmis  à  la  postérité.  Rien  encore  sur  Amis  et  Amiles,  cette  lé- 
gende qui  fit  une  si  grande  fortune  au  moyen  âge,  qui  occupa  le 
théâtre  après  l'épopée,  la  poésie  latine  avant  la  firançaise,  parce  qu'elle 
présentait  le  type  accompli  et  sanctifié  de  l'amitié  et  du  compagnonnage 
chevaleresque.  Nous  savons  bien  qu'on  ne  peut  tout  dire  (et  combien 
de  choses  nous  omettons  dans  cette  analyse  d'un  livre  si  substantiel  !) 
mais  il  y  a  des  éliminations  qui  paraissent  toujours  des  lacunes. 

On  lira  du  moins  avec  satisfaction  l'histoire  des  poèmes  du  cycle 

^  Le$  Épopées  françaises,  1. 1,  a*  édition,  p.  Hi, 


748  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

breton  ou  de  la  Table  ronde.  G  est  un  sujet  des  plus  obscurs  et  des 
plus  délicats.  Les  origines  sont  conjecturales  ;  la  généalogie  des  œuvres 
est  singidièrement  embrouillée;  les  idées  qui  ressortent  de  ce  groupe 
d*épopées  sont  des  plus  difficiles  à  définir  nettemenL  M.  Âubertin,  sui- 
vant son  habitude,  débrouille  avec  soin  les  origines,  classe  les  œuvres, 
eiLpose  avec  détail  un  seid  exemple  :  celui  de  la  touchante  et  eni- 
vrante  légende  de  Tristan  et  d*Yseult;  et  enfin  il  conclut  par  un  ju- 
gement d*ensemble  :  uCest  dans  la  description  de  ces  langueurs  et 
a  de  ces  tendresses,  dans  lanalyse  délicate  du  sentiment,  dans  cette  élo- 
aquence  difluse,  molle,  subtile,  mais  pénétrante,  de  la  passion,  que  les 
tt  trouvères  du  cycle  bi^eton  ont  excellé.  »  Et,  les  comparant  aux  auteurs 
des  chansons  de  geste,  qui  avaient  d  abord  dessiné  des  caractères  plus 
fermes  et  développé  des  passions  plus  rudes,  il  montre  comment  le 
genre  nouveau  adoucit  lancien;  comment  de  leur  mélange,  à  la  fin 
du  \u'  sièc  le ,  la  poésie  avait  achevé  dans  les  esprits  l'idéal  de  la  per- 
fection chevaleresque,  a  Les  mœurs  générales  en  sentirent  Tinfluence  et 
a  en  reflétèrent  Téclat;  un  état  du  monde  plus  brillant  et  plus  doux. 
u  succéda  désormais  à  la  barbarie  des  temps  féodaux.  »  Peut-être  aurait- 
il  été  bon  d^ajouter  que  l'inspiration  mystique  et  chimérique  des  romans 
de  la  Table  ronde  entraîna  les  esprits  dans  un  monde  de  rêves  oh  se 
perdirent  la  chevalerie  et  la  poésie  du  moyen  âge. 

Pour  compléter  l'histoire  de  la  poésie  épique ,  il  (allait  parler  du  troi- 
sième cycle,  désigné  par  les  poètes  mêmes  du  moyen  âge  sous  le  nom 
de  matière  de  Rome  ou  de  l'antiquité.  Pour  le  lecteur  moderne,  ce 
groupe  de  poèmes  n  offre  pas  Tintérêt  des  deux  autres.  Le  travestisse- 
ment  d'Enée,  de  Jules-César  et  d'Alexandre  en  chevaliers  du  moyen 
âge,  les  légendes  poétiques  et  les  histoires  romanesques  de  l'antiquité 
grecque  et  latine,  délayées  en  rapsodies  interminables  sur  le  modèle 
de  nos  chansons  de  geste,  ne  sauraient  avoir  Tattrait  ni  de  nos  épopées 
originales  ni  des  fictions  passionnées  du  cycle  breton.  On  trouve 
cependant  de  véritables  beautés  dans  le  roman  d'Alexandre,  que 
M.  Âubertin  a  jugé  digne  d'analyse.  Mais ,  en  général ,  la  curiosité  qui 
s'attache  à  ces  œuvres  est  uue  pure  curiosité  d'érudits.  On  veut  savoir 
comment  le  moyçn  âge,  qui  ne  se  souciait  en  rien  de  l'antiquité  vraie, 
s*est  4pris  d'une  antiquité  postiche;  quels  sont  les  livres  ou  authentiques 
ou  apocryphes  où  il  a  puisé  ses  bizaiTes  notions  sur  l'histoire  de  Troie, 
de  la  Grèce  et  de  Rome  ;  comment  il  fut  amené  à  regarder  les 
Troyens,  les  descendants,  de  Priam  et  leurs  compagnons,  comme  les 
ancêtres  des  Français,  des  Anglais  et  de  bon  nombre  de  peuples 
modernes;  comment  enfin  les  héros  de  l'antiquité  grecque  et  latine, 


LIITÉRATUBE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  AGE.  749 

une  fois  naturaJisés  dans  la  poésie  du  moyen  âge,  sonl  devenus  des 
types  de  chevalerie,  qui  ont  fait  si  bien  leur  chemin  dans  le  monde 
moderne,  quà  certains  moments  leur  mémoire  a  égalé  ou  éclipsé 
celle  des  Charlemagne,  des  Roland,  des  Artus  et  des  Gauvain,  et  s'est 
installée  dans  les  romans,  dans  les  ordres  de  chevalerie,  dans  la  déco- 
ration de  nos  forteresses  féodales,  et  enfin  dans  les  figures  des  caries  à 
jouer. 

Après  avoir  répondu  à  ces  questions,  M.  Aubertin  embrasse  d'un 
coup  d'oeil  notre  poésie  épique ,  en  montre  la  prodigieuse  fortune  dans 
rOccident  et  jusque  dans  TOrient,  mais  aussi  la  décadence  prématurée. 
Après  avoir  été  composés  pour  être  chantés  par  des  interprètes  ambu- 
lants, nos  poèmes  chevaleresques  furent  écrits  pour  être  lus  à  domi- 
cile, puis  mis  de  vers  en  prose,  puis  accommodés  de  siècle  en  siècle  à  la 
langue  du  moment,  pour  faire  le  passe-temps  des  lecteurs  candides, 
avec  lalmanach  de  Tannée.  Pourquoi  sont-ils  tombés  si  bas  ?  Et  pour- 
quoi furent-ils  oubliés  des  gens  de  lettres  ?  Et  comment  se  sont-ils  re- 
trouvés dans  notre  siècle?  Les  vicissitudes  de  leurs  destinées  et  les 
causes  de  ces  vicissitudes  forment  la  conclusion  de  l'histoire  de  la  poésie 
épique;  histoire  qui  a  sa  grandeur,  puisque  c'est  une  partie  de  celle  de 
l'esprit  humain  :  tout  imparfaits  qu'ils  sont,  ces  poèmes  ont  fait  du 
moyen  âge  le  disciple  de  l'esprit  français.  Une  multitude  d'idées  et  de 
sentiments  est  sortie  de  là,  et,  tant  qu'il  restera  quelques  âmes  éprises 
de  ce  qu'on  appelle  les  vertus  chevaleresques,  il  subsistera  dans  le 
monde  des  traces  lointaines  de  notre  ancienne  épopée. 


L.  CROUSLÉ. 


[La  fin  à  an  prochain  cahier.) 


95 


750  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 


École  française  d'Athènes  :  Bulletin  de  correspondance  hellé- 
nique. Première,  deuxième  et  troisième  année,  1877,  1878  et 
1879.  —  Athènes,  Pierre  Perris,  éditeur-imprimeur,  place  de 
rUniversité,  —  et  Paris,  Ernest  Thorin,  libraire-éditeur,  7,  rue 
de  Médicis^ 


PREMIER  ARTICLE. 


Le  16  mai  18&7,  à  cinq  heures  du  soir,  la  Société  archéologique 
d'Athènes  ouvrit,  sur  TAcropole,  sa  dixième  séance  annuelle.  La  réu- 
nion avait  lieu  au  centre  de  Tesplanade  qui  s'étend  devant  f  escalier 
occidental  du  Parthénon.  Le  roi  Othon  y  assistait  avec  ses  ministres.  Il 
avait  pour  trône  un  fauteuil  de  marbre  blanc  de  forme  antique ,  retrouvé 
dans  des  fouilles  récentes,  et  placé  sur  le  rocher,  en  plein  air.  Les 
grandes  ruines  environnantes  étaient  la  seule  décoration  de  la  fête.  Le 
secrétaire,  M.  A.  R.  Rangabé,  lut,  en  présence  d'un  auditoire  nom- 
breux, un  discours  où  il  résumait  Tbistoire  des  travaux  de  la  Société 
depuis  sa  fondation.  Il  annonça  deux  événements  qui  frappèrent  l'assis- 
tance. Le  premier  était  l'arrivée  à  Athènes  des  moulages  en  plâtre  de 
tous  les  marbres  du  Parthénon  qui  sont  en  Angleterre.  Le  second  était 
l'achèvement  de  la  restauration  du  portique  des  cariatides  du  temple 
d'Erechtée,  accomplie  par  un  architecte  français,  M.  Paccard,  aux  frais 
de  l'ambassade  de  France,  dont  le  chef  était  M.  Piscatory.  Ce  dernier 
événement  en  produisit  bientôt  un  troisième  que  le  secrétaire  de  la 
Compagnie  n'avait  point  à  annoncer,  mais  qu'il  avait  préparé.  Quelques 
jours  après  cette  séance,  les  membres  de  la  première  promotion  de 
l'Ecole  française,  arrivés  depuis  un  mois  à  peine,  furent  nommés  asso- 
ciés de  la  savante  hétairie.  Ce  jour-là  fut  formée  une  heureuse  alliance 
qui  dure  encore  et  qui  durera  toujours,  on  peut  l'espérer.  L'histoire  des 
résultats  qui  sont  sortis  de  cette  communauté  de  vues  et  d'efforts  serait 
digne  d'être  écrite.  Je  ne  veux  en  faire  connaître  ici  qu'une  des  consé- 
quences les  plus  fécondes,  la  fondation  à  TÉcoIe  française  de  l'Institut 
de  correspondance  hellénique  et  la  publication  du  Bulletin  de  cet  Ins- 
titut. 


^  Le  Balletin  de  correspondance  hellénique  forme,  par  année,  un  volume  de  a 5  à  3o 
feuilles,  accompagnées  de  planches.  Le  nombre  des  numéros  est  de  huit. 


ÉCOLE  FRANÇAISE  D'ATHÈNES.  751 

C'est  au  mois  d'avril  1876  qu'il  a  tenu  sa  première  séance.  L'École 
comptait  alors  vingt-neuf  années  d'existence.  Cette  création  tardive 
n'étonnera  pas  ceux  qui  savent  combien  de  difficultés  devaient  être 
vaincues  et  combien  de  conditions  remplies  pour  que  le  succès  en  fût 
possible.  Certes  ce  projet  était  depuis  longtemps  dans  la  pensée  de 
l'École,  dans  l'esprit  des  hommes  éclairés  qui  lui  ont  appartenu. 
M.  Emile  Burnouf  avait  préparé,  tenté  même  l'entreprise,  comme  l'at- 
testent les  articles  5  et  6  du  décret  du  a 6  novembre  1876  portant 
réorganisation  de  l'École  française  d'Athènes.  Tous  ceux  qui  aiment  les 
recherches  relatives  à  l'antiquité  classique,  tous  ceux  dont  la  curiosité 
s'est  portée  du  côté  de  l'Orient  et  de  la  Grèce,  avaient  souhaité  l'éta- 
blissement de  la  nouvelle  institution.  Mais  le  moment  favorable  se  fai- 
sait attendre.  Quand  il  est  venu ,  M.  Albert  Dumont ,  alors  directeur  de 
l'École ,  l'a  saisi. 

Son  discours  d'inauguration,  qui  fut  publié  par  la  Revue  archéolo- 
gique en  juin  1876,  fait  connaître  l'utilité  de  l'Institut  de  correspon- 
dance hellénique ,  les  devoirs  qu'il  s'impose  et  les  moyens  dont  il  veut 
se  servir  pour  remplir  ces  devoirs.  L'auteur  y  indique,  en  outre,  les 
règles  de  la  méthode  à  suivre  dans  les  travaux  archéologiques.  C'est  une 
sorte  de  traité  sur  la  matière,  remarquable  par  la  netteté  des  vues,  par 
la  justesse  des  pensées,  et  plein  de  conseils  excellents  que  le  jeune 
maître  avait  suivis  lui-même  avant  de  les  donner  aux  autres. 

Pour  démontrer  la  nécessité  de  l'Institut  de  correspondance ,  M.  Al- 
bert Dumont  constatait  combien ,  à  l'heure  où  il  parlait,  l'échange  des 
communications  scientifiques  entre  l'Orient  et  la  Grèce,  d'une  part,  et 
les  grandes  nations  de  l'Europe  de  l'autre,  laissait  encore  h  désirer  :  «Il 
«faut  le  reconnaître,  disait-il,  l'Angleterre,  l'Allemagne,  la  France, 
«  n'ont  qu'une  idée  très  incomplète  des  travaux  qui  se  font  dans  ce  pays. 
«Pour  toutes  sortes  de  causes,  qui  tiennent  en  partie  à  l'éloignement, 
«à  la  langue,  à  l'absence  d'un  journal  de  bibliographie,  à  l'intermit- 
«tence  des  revues,  on  peut  dire  sans  beaucoup  exagérer  que  nous 
«savons  surtout  des  études  helléniques  en  Orient,  non  ce  que  nous 
«apprend  une  publicité  régulière,  mais  ce  que  nous  devons  à  l'obli- 
«  geance  de  quelques  amis.  »  11  importait  donc  d'établir  entre  l'Orient 
grec  et  l'Occident  des  communications  suivies,  qui  n'existaient  pas  à  un 
suffisant  degré. 

Il  y  avait  lieu  aussi,  pour  des  ouvrages  de  grande  étendue,  d'éclai- 
rer le  jugement  de  l'étranger,  de  le  préserver  de  l'abus  des  éloges,  dont 
Tinégalité  équivaut  souvent  à  de  l'injustice.  On  devait,  par  conséquent, 
marquer  ce  qui  est  original,  ce  qui  est  de  simple  généralisation,  ins- 

95. 


752  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE   1879. 

criro  sons  retard  les  idées  nouvelles,  enfin  rendre  plus  facile  la  tache 
du  licteur  qui  sait  la  langue,  mais  qui,  ne  la  lisant  quavec  effort,  se 
prive  souvent  des  connaissances  renfermées  dans  de  bons  ouvrages. 

L'organisateur  de  l'Institut  de  correspondance  étendait  sa  sollicitude 
à  une  foule  de  travailleurs,  zélés  mais  obscurs,  isolés,  peu  sûrs  d'eux- 
mêmes,  qui  sont  répandus  en  Grèce,  en  Turquie,  en  Asie  mineure. 
Il  croyait  que,  pour  ceux-là,  il  était  nécessaire  de  dire  encore  plus  exac- 
tement quels  sont  leurs  travaux,  afin  qu'ils  vissent  quelle  estime  la 
science  fait  de  leurs  recherches  et  quel  prix  elle  y  attache.  En  parcou- 
rant les  communications  que  reçoivent  les  diverses  sociétés  nommées 
syllogues,  on  s'aperçoit  vite  que  les  bons  vouloirs  sont  nombreux.  La 
science  se  doit  t\  elle-même  d'en  tirer  parti  ;  mais  le  premier  point  est 
qu'elle  les  connaisse,  pour  que  des  intentions  excellentes  ne  soient  pas 
vouées  à  l'impuissance  et  à  l'abandon.  Bref,  le  but  principal  qu'on  al- 
lait poursuivre  était  de  stimuler  le  zèle ,  de  l'empêcher  de  s'égarer,  et 
de  diminuer  les  obstacles. 

Parmi  les  dangers  auxquels  sont  exposés  les  chercheurs  sohtaires  et 
inexpérimentés,  il  en  est  un  qu'il  convenait  de  signaler  sans  retard  aux 
futurs  correspondants  du  nouvel  Institut.  Les  philosophes  ne  sont  pas 
seuls  enclins  à  généraliser  trop  vile  :  les  antiquaires,  de  leur  côté,  ont 
quelquefois  à  se  contenir  eux-mêmes  pour  ne  pas  trouver  toute  une 
époque  dans  un  cbapiteau,  toute  une  école  dans  une  statue  ou  dans  un 
bas-relief,  et  cela  alors  même  que  les  ravages  du  temps  en  ont  détruit 
les  caractères.  On  les  conseillait  sagement  en  leur  tenant  le  langage  que 
voici  : 

u La  science  recueille  les  faits;  quiconque  sait  observer  con- 

«  tribue  à  ses  progrès.  Ce  qui  perd  tant  d'esprits  désireux  de  concourir 
«à  nos  études,  c'est  qu'ils  cherchent  prématurément  l'intérêt  que  prë- 
«  sentent  les  faits  au  lieu  de  se  borner  à  les  constater.  Celui  qui  s'est  ha- 
obitué  à  noter  ce  qu'il  a  sous  les  yeux,  qu'il  fasse  un  journal  de  fouilles, 
«qu'il  copie  des  inscriptions  ou  décrive  des  ruines,  arrive  bientôt  k  re- 
«  connaître  que  ces  observations,  rapprochées  les  unes  des  autres, 
«  s'éclairent  mutuellement;  ces  rapprochements  lui  révèlent  des  vérités 
«nouvelles  dont  la  certitude  est  alors  complète.  Apprendre  à  regarder, 
(là  classer  ce  qu'on  a  vu,  aller  du  simple  au  composé,  commencer  par 
«les  éléments,  se  bien  persuader  qu'il  n'est  permis  d'aborder  les  divers 
«  problèmes  que  dans  l'ordre  de  la  difficulté  relative  ;  tels  sont  les  prin- 
«  cipes  sans  lesquels  il  n'y  a  pas  de  méthode.  » 

Ces  lignes  judicieuses,    où  l'archéologie  confine  à  la  philosophie 
presque  jusqu'à  se  confondre  avec  elle,  présentent  la  véritable  théorie 


ÉCOLE  FRANÇAISE  irATHÈNES.  753 

du  sujet.  11  n'en  pouvait  sortir  qu'une  pratique  prudente  et  efficace  en 
même  temps.  On  se  garda  d'y  ajouter  quelque  vaste  et  ambitieux  pro- 
gramme, et,  avec  beaucoup  de  tact,  on  se  contenta  de  portera  la  con- 
naissance des  personnes  capables  de  s  intéresser  à  cet  ordre  d'idées , 
le  petit  nombre  de  résolutions  très  simples  que  nous  transcrivons 
ici  : 

(d.  11  est  créé,  à  l'Ecole  française  d'Athènes,  un  Institut  de  corres- 
«  pondance  hellénique. 

«  n.   Cet  Institut  tient  des  séances  tous  les  quinze  jours. 

«  111.  Il  reçoit  les  correspondances  scientifiques  qui  lui  sont  adres- 
«  sées  de  tous  les  pays  grecs. 

(«Il  rend  compte  des  ouvrages  qui  paraissent  dans  l'Orient  hellé- 
«  nique. 

((Il  s'efforce  de  réunir  les  faits  intéressant  l'histoire,  la  langue  et  les 
((antiquités  du  peuple  grec,  qui  paraissent  dans  les  revues  ou  dans  les 
((journaux. 

((  IV.  L'Institut  publie  une  revue  destinée  à  réunir  tous  ces  faits  et  à 
(des  porter  à  la  connaissance  de  l'Occident. 

ull  réclame  le  concours  des  syllogues  fondés  en  Turquie,  des  écoles, 
((de  tous  les  hommes  qui  travaillent,  dans  leur  propre  intérêt  et  pour 
((  le  progrès  de  la  science.  » 

Je  vais  maintenant  parcourir  les  trois  années  du  Bulletin  et  faire  voir, 
par  un  certain  nombre  d'exemples  et  d'extraits,  comment  l'Institut  de 
correspondance  hellénique  a  accompli  ses  projets  et  tenu  ses  pro- 
messes. 

Remarquons  d'abord  la  place  accordée  aux  fouilles  qui  ont  été  exécu- 
tées dans  de  grandes  proportions.  Non  seulement  le  Bulletin  annonce  le 
plus  tôt  possible  ces  importantes  explorations,  mais  il  en  publie  souvent 
le  plan  lithographie,  donne  le  catalogue  descriptif  des  objets  décou- 
verts, et,  soit  tout  de  suite,  soit  ultérieurement,  discute  dans  des  Mé- 
moires spéciaux  les  questions  relatives  à  la  provenance,  à  l'âge,  à  la 
signification  religieuse  ou  politique  et  à  la  valeur  esthétique  de  ces  mo- 
numents. Le  premier  numéro  du  Bulletin ,  sous  la  date  de  janvier  1 87^ , 
informe  qu'à  la  prière  et  sur  les  indications  de  M.  Lambert,  archi- 
tecte pensionnaire  de  l'Académie  de  France,  des  fouilles  ont  été  prati- 
quées, sous  la  direction  de  M.  l'Ephore  général  des  Antiquités,  pour 


754  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

reconnaître  l'enceinte  de  rÉrechteïon.  Et ,  à  cette  information ,  M.  Th.  Ho- 
moile,  de  l'École  d'Athènes,  joint  aussitôt  un  catalogue  des  sculptures 
et  des  inscriptions  trouvées  pendant  ces  travaux.  Le  cahier  de  mars, 
même  année,  contient  un  plan,  dressé  par  M.  Lambert,  des  fouilles  du 
versant  méridional  de  l'Acropole,  et  un  catalogue  où  M.  Paul  Girard, 
membre  de  l'École,  énumère,  décrit  et  apprécie  les  ex-voto  à  Esculape 
et  à  Hygie,  découverts  dans  ces  mêmes  terrains.  Au  mois  d'avril, 
M.  Jules  Martha,  membre  de  l'École,  s'empressait  d'entretenir  Tlnstitut 
de  correspondance  et  les  lecteurs  du  Bulletin  des  tombeaux  de  Spata, 
découverts  et  fouillés  peu  de  mois  auparavant.  J'en  ai  parié  ici  même 
en  décembre  1877,  ^'^P^^s  YAOvvatov.  Le  Bulletin  de  correspondance, 
qui  avait  de  très  bonne  heure  accordé  à  ces  monuments  une  l^itime 
attention,  a  continué  de  s'en  occuper  avec  persévérance.  Déjà,  dans  le 
cahier  même  où  il  signalait  les  fouilles  de  Spata ,  M.  Jules  Martha  étu- 
diait une  inscription  provenant  de  cet  endroit  de  la  Mésogée,  et  qui  est 
un  contrat  de  vente  à  réméré.  Plus  tard,  en  juillet  1879,  le  savant  ju- 
riste, M.  R.  Dareste,  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
insérait  dans  notre  recueil  l'explication  d'une  inscription  hypothécaire 
recueillie  dans  le  même  lieu.  Enfin,  le  cahier  d'avril  1878  s'ouvre  par 
un  travail  considérable  de  M.  B.  Haussouiller,  de  l'École  d'Athènes; 
c*est  un  catalogue  de  quarante-trois  pages ,  dressé  d'après  une  méthode 
irréprochable,  et  où  sont  classés  et  décrits,  comparés  et  jugés  au  point 
de  vue  de  la  chronologie  et  de  l'art,  les  objets  en  terre,  en  verre,  en 
ivoire  et  en  or,  récoltés  dans  les  hypogées  de  Spata.  Cinq  planches  de 
reproductions  photographiques  jointes  au  texte  fournissent  de  ces  ob- 
jets des  images  beaucoup  plus  fidèles  que  ne  l'avaient  été  les  copies  au 
trait  précédemment  publiées  ailleurs. 

Il  serait  aisé  de  montrer  que  le  Bulletin  n'est  ni  moins  bien  informé, 
ni  moins  abondant,  ni  moins  précis  au  sujet  des  fouilles  de  Mycènes 
par  M.  Schliemann,  de  Dodone  par  M.  Constantin  Carapanos,  de  Délos 
par  M.  Th.  Homolle,  membre  de  l'École  française  d'Athènes.  Il  serait 
trop  long  d'insister  sur  les  articles  qu'ont  provoqués  chacune  de  ces 
grandes  explorations.  J'aurai  d'ailleurs  occasion  d'y  revenir  à  propos  des 
objets  d'art  qu'elles  ont  rendus  à  la  lumière,  et  dont  il  convient  mainte> 
nant  de  dire  quelques  mots. 

D'abord,  en  fait  d'oeuvres  de  sculpture,  les  chercheurs  ont  retiré 
du  sol  des  statues,  des  bustes,  des  bas-relieCs ,  des  statuettes  et  des  bi- 
joux. 

Les  statues  ne  sont,  comme  on  le  pense  bien,  ni  en  grand  nombre, 
ni  d'une  très  belle  exécution.  Mais  il  en  est  qui  servent  à  marquer  telle 


ÉCOLE  FRANÇAISE  D'ATHÈNES.  755 

époque  de  lart  dont  on  ne  possédait  aucun  échantillon.  De  ce  nombre 
sont  les  sculptures  que  M.  Th.  HomoUe  a  retrouvées  à  Délos.  On  sait 
quelle  a  été  Timportance  des  opérations  poursuivies  par  ce  jeune  savant. 
En  présentant  un  de  ses  Mémoires  à  l'Académie  des  Inscriptions, 
M.  Heuzey  disait  :  u  L'emplacement  et  les  dimensions  du  célèbre  temple 
tt d'Apollon,  ainsi  que  celles  du  temple  d'Ârtémis,  se  trouvent  pour  la 
0  première  fois  déterminées  avec  certitude  par  ses  découvertes.  Un  grand 
«nombre  d'inscriptions  inédites,  recueillies  en  même  temps,  font  con- 
tt  naître  les  inventaires  d  objets  précieux  conservés  dans  les  sanctuaires  et 
«  d'autres  documents  analogues.  Le  texte  est  accompagné  de  planches 
tt  représentant  des  sculptures  intéressant  l'histoire  de  l'art,  qui  ont  été 
«découvertes  au  même  emplacement,  et  dont  l'une  est  la  plus  ancienne 
«statue  grecque  portant  inscription  qui  soit  aujourd'hui  connue.  Ces 
«fouilles  font  grand  honneur  à  notre  Ecole  française,  et  figurent  avec 
«  avantage  à  côté  des  découvertes  faites  pendant  ces  dernières  années 
«  en  Grèce.  » 

La  statue  archaïque  dont  parlait  M.  Heuzey  se  voit  en  épreuve  pho- 
tographique sur  la  planche  I  du  cahier  de  janvier  et  février  1 879.  Dans 
le  même  numéro,  M.  Th.  Homolle  soumet  ce  monument  à  un  examen 
approfondi.  La  statue  lui  parait  justement  présenter  le  type  du  ^éotvov 
ou  idole  primitive  dans  toute  sa  simplicité  et  toute  sa  rudesse.  On  ne 
saurait,  dit-il,  imaginer  rien  de  plus  naïvement  grossier.  Le  seul  détail 
dont  il  soit  tenu  compte  dans  cette  gaine  rigide,  c'est  la  saillie  et  la 
rondeur  des  hanches,  Tévasement  du  torse,  qui  ressemble  plus  à  une 
figure  géométrique  qu'à  une  forme  humaine.  Les  bras  ont  l'aspect  de 
pièces  rapportées.  Tout  au  plus  quelques  lignes  de  la  tête  semblent-elles 
témoigner  de  certaines  intentions  et  d'un  commencement  d'adresse. 
Mais  l'intérêt  de  cette  idole  est  grand  parce  qu'elle  est  unique  en  son 
genre  jusqu'à  présent,  que  Ion  peut  connaître  avec  certitude  le  sujet, 
la  provenance,  et  conjecturer  avec  une  suffisante  probabilité  la  date 
de  l'ouvrage.  Grâce  à  une  inscription  placée  sur  la  moitié  inférieure  et 
du  côté  droit,  on  conjecture  avec  vraisemblance  que  la  statue  est  sortie 
d'un  atelier  de  Naxos.  L'artiste  naxien  peut  être  placé,  selon  M.  Ho- 
molle, entre  la  vingtième  et  la  cinquantième  olympiade.  L'inscription 
démontre  que  la  statue  est  d'Ârtémis.  On  a  donc  là  une  image  conforme 
au  plus  ancien  type  des  idoles  faites  à  la  ressemblance  de  l'homme.  C'est 
un  curieux  anneau  de  la  chaîne  que  les  historiens  de  l'art  grec  désirent 
si  vivement  reconstituer. 

M.  Th.  Homolle  travaille  à  cette  reconstitution.  Rien  qu'à  l'égard  des 
représentations  d'Ârtémis,  il  a  découvert  ou  vu,  et  il  indique  ou  décrit 


756  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

(les  fragments  qui  prouvent  que  ie  type  se  perfectionne  peu  à  peu.  On 
peut  y  voir  les  signes  de  la  mobilité ,  plus  tard  ceux  de  la  vie  se  dégager 
graduellement.  Il  y  a  des  débris  où  la  poitrine  de  la  déesse  est  moins 
plate ,  où  la  gaine  qui  enveloppe  les  jambes  est  moins  carrée.  Un  autre 
fragment  marque  un  nouveau  progrès  qui  se  trahit  dans  l'arrangement 
de  la  chevelure  et  dans  le  modelé  du  sein.  «Ainsi,  conclut  M.  Th.  Ho- 
«  molle,  il  ny  a  pas  de  saut  brusque,  mais,  au  contraire,  une  série  de 
«  transitions  bien  liées,  de  progrès  lents  et  successifs ,  enfin  tout  ce  qui 
«constitue  un  développement  libre  et  original.  » 

La  décadence  de  la  sculpture  grecque  s'est  accomplie  par  gradations 
lentes,  comme  sa  croissance.  Elle  a  gardé  longtemps  ses  merveilleuses 
qualités.  On  en  a  une  preuve  de  plus  dans  les  bustes  des  cosmètes  de 
Téphébie  attique,  découverts  il  y  a  quelques  années  et  conservés  aujour- 
d'hui au  Musée  national  d'Athènes.  Cette  série  ne  comprend  pas  moins 
de  trente-trois  portraits  que  M.  A.  Dumont  estime  tous  dignes  d'être  re- 
produits par  la  gravure.  M.  A.  Dumont  en  a  fait  un  premier  choix,  et 
six  de  ces  bustes  ont  été  gravés  et  publiés  par  le  Bulletin.  Pour  bien  les 
apprécier,  il  importe  de  se  rappeler  ce  qu'était  l'éphébie,  en  quoi  con- 
sistait la  charge  de  cosmète,  et  à  quelle  date  se  rapportent  les  portraits. 
Sans  faire  de  trop  larges  emprunts  au  remarquable  livre  de  M.  A.  Du- 
mont sur  l'éphébie  attique  \  sans  aborder  la  question  chronologique 
qui  semble  bien  avoir  été  résolue  par  M.  E.  Egger  dans  le  Journal  des 
Savants^,  redisons  pourtant  ce  qu'était  l'institution  éphébîque  et  le  rôle 
qu'y  avait  le  cosmète.  «  L'éphébie  est  l'éducation  du  citoyen  par  l'Etat.  A 
«dix-huit  ans,  la  république  prend  les  jeunes  gens  et  leur  donne  des 
«maîtres;  ils  seront  peut-être  stratèges,  archontes,  prytanes;  elle  les 
a  soumet  à  un  noviciat  politique.  Le  collège  n'est  pas  seulement  une 
«  école  de  philosophie  et  de  rhétorique,  un  gymnase  ou  une  association 
«religieuse;  il  est  avant  tout  et  surtout  une  institution  où  l'on  apprend 
«à  devenir  citoyen;  ses  caractères  sont  aussi  nombreux  que  sont  com- 
«  plexes  et  variés  les  devoirs  de  l'Athénien  ^.  » 

Maintenant,  qu'est-ce  que  le  cosmète?  «Le  chef  de  l'éphébie  est  le 
«cosmète;  il  exerce  une  magistrature,  ipx'fy  l^s  décrets  le  disent  avec 
«  précision;  il  est  élu  par  le  peuple,  soumis  à  la  dokimasie,  examen  qui 
«  prouve  qu'il  a  les  aptitudes  nécessaires  pour  la  dignité  qu'on  lui  con- 
«fère;  il  reste  un  an  en  charge,  et,  à  la  fin  de  cette  année,  il  rend 
u compte  de  sa  gestion,  eù6vvat.  C'est  un  haut  directeur  qui  veille  à 

'  A.  Dumont  :  Essai  sar  VEphébie  at  '  Cahiers  d'avril  et  mai  1877. 

^içiw,  a  vol.  in-8',  F.  Didot,  1876.  *  Essai  sur  VÉphébie  attique,  t  A*',  f.  6. 


ÉCOLE  FRANÇAISE  D'ATHÈNES.  757 

a  toutes  les  affaires  importantes  du  collège,  chef  de  tous  les  maîtres  spé- 
(cciaux,  délégué  direct  du  peuple,  futur  stratège  et  futur  archonte  ^)) 
Enfin  les  personnages  représentés  dans  les  six  bustes  que  donne  le  Bul- 
letin appartiennent  au  premier,  au  second  et  au  troisième  siècle  de  notre 
ère.  Certes  il  serait  ridicule  de  chercher  dans  ces  têtes  de  marbre  la 
moindre  indication  de  la  magistrature  des  cosmètes.  Mais  il  est  facile 
dy  apercevoir  une  gravité  douce,  une  dignité  bienveillante,  animée, 
chez  deux  ou  trois  de  ces  visages,  par  un  sourire  tout  paternel.  Et  ce- 
pendant nous  sommes  loin  de  Phidias,  de  Praxitèle ,  et  aussi  de  Lysippe. 
D*autre  part,  si  les  traits  de  tel  cosmète,  par  exemple  de  Sosistratos, 
rappellent  les  types  grecs,  cest  de  loin  et  avec  moins  de  fermeté  et  de 
noblesse;  et  ceux  d*Héliodoros  sont  presque  d'une  figure  moderne  et 
assez  commune.  Notons  toutefois  que  les  uns  et  les  autres  témoignent 
d  un  ai*t  qui  sait  encore  reproduire  d'une  main  sûre  les  caractères  indi- 
viduels et  relever  ces  caractères  par  l'expression.  C'est  ainsi  que  M.  In- 
gres, en  copiant  exactement  des  modèles  vulgaires,  démêlait  et  faisait 
voir  ce  que  ces  corps ,  souvent  chétifset  misérables,  comportaient  d'élé- 
gance. 

Ch.  LÉVÉQUE. 

[La  fin  à  an  prochain  cahier.  ) 


'  A.  Dumont  Ouvrage  cité,  1. 1*',  p.  i66. 


96 


758  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DECEMBRE  1879. 


Là  Maréchale  de  Villàrs. 


TROISIÀIIB   ARTICLE  ^ 


Pendant  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XIV,  la  maréchale 
de  Viilars  a  joui  d'une  existence  très  honorée.  Le  reflet  de  la  gloire  de 
son  époux  lui  formait  une  auréole  dont  elle  se  montrait  fort  heureuse 
et  dont  elle  entretenait  Téclat  avec  un  soin  assidu.  Le  roi  lui-même  était 
empressé  auprès  d*elle,  sans  que  M"^  de  Maintenon  en  éprouvât  de 
Tombrage,  ce  qui  arrivait  quelquefois  à  d'autres,  comme  on  sait.  Elle 
partageait  et  secondait  les  ambitions  du  maréchal ,  mais  avec  une  réserve 
accommodante  qui  toujours  accusait  le  bon  goût,  quelque  intérêt  qu  elle 
prit  au  succès. 

En  171a,  quelque  temps  avant  la  journée  de  Denain,  comme  on 
prévoyait  la  vacance  d*une  charge  de  capitaine  des  gardes  quambition- 
nait  Viilars,  la  maréchale  écrivit  à  M™  de  Maintenon  : 

«  Les  bontés,  Madame,  dont  vous  avez  toujours  honoré  M.  de  Viilars, 
«me  font  prendre  ia  liberté  de  m  adresser  à  vous  avec  confiance,  pour 
«vous  dire  que  je  Tai  vu  désirer  avec  passion  de  s'approcher  de  la  per- 
«  sonne  du  roi.  Les  malheureuses  conjonctures  feront  qu'il  n'osera  peut- 
«  être  pas  se  mettre  sur  les  rangs,  pour  avoir  la  charge  de  capitaine  des 
«gardes.  José  vous  supplier.  Madame,  de  vouloir  bien  laider  dans 
«  celte  occasion.  Je  tremble  que,  s  il  a  le  malheur  d'être  oublié  parle  roi, 
«cela  n'achève  de  l'accabler.  Les  plus  grands  hommes  ne  sont  rien,  si 
•  vous  ne  les  faites  valoir.  Je  mande  à  M.  de  Viilars  que  j'ai  l'honneur 
«de  vous  écrire.  Voilà  le  seul  pas  que  je  ferai.  » 

Cette  élégante  modération  d'attitude  et  de  langage,  de  la  part  de  la 
maréchale,  tempérait  la  vivacité  habituelle  de  son  époux  et  lui  rallia 
souvent  des  sufl^rages  qui  s'en  étaient  éloignés. 

Les  trois  hôtels  de  Varangeville,  de  Maisons  et  de  Viilars,  formaient, 
dans  le  grand  monde,  un  groupe  puissant  avec  lequel  il  fallait  compter. 
C'était  la  continuation  de  futile  habileté  de  M.  Courtin,  qu'appréciait 
tant  Louis  XIV.  Les  filles  de  l'éminent  diplomate  étaient  signalées  par 
l'art  de  tenir  une  maison  avec  grâce  et  magnificence.  Elles  vivaient 

'  Voir,  pour  le  premier  article,  ie  cahier  d*octobre,  p.  617  ;  pour  le  deaxième,  le 
cahier  de  novembre,  p.  683. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  759 

dans  une  intime  union,  bien  que  chacune  d'elles  eût  comme  un  dëpar* 
tement  séparé  :  M"*''  de  Varangeville  conservant  autour  d'elle  les  élèves  de 
MM.  d' A  vaux  et  Servien,  qu  elle  accordait  et  dirigeait;  M"*  de  Maisons 
réunissant  les  gens  de  robe ,  qui  bientôt,  on  le  pressentait ,  allaient  devenir 
si  influents,  si  nécessaires  :  les  recevant,  non  en  présidente,  mais  comme 
dit  Saint-Simon,  avec  uine  grâce  de  plus  du  grand  monde,  et  y  domi- 
nant comme  une  beauté  romaine,  que  bien  des  gens  préféraient  à  celle 
de  sa  sœur;  enfin  M'^de  Villars  accueillant  la  haute  administration  civile 
militaire  avec  un  tact  exquis;  toutes  ensemble  sans  jalousie,  sans  concur> 
rence  même  de  beauté  :  le  sens  des  affaires  prédominant  sur  les  riva- 
lités, et  toutes  professant  une  déférence  profonde,  ainsi  qu'une  afiection 
sincère  pour  le  maréchal  de  Villars.  Voilà  comment  et  avec  de  tels 
auxiliaires,  ce  dernier,  indépendamment  de  son  mérite,  put  conjurer 
tant  d'inimitiés  coalisées  contre  lui,  et  qu'attestent  les  témoignages  con- 
temporains. 

Les  dignités  de  la  maréchale  s'accrurent,  en  1711,  après  la  mort 
de  M.  de  Vendôme,  du  gouvernement  de  Provence  dont  nous  parie- 
rons plus  tard;  elles  s'accrurent  surtout  de  l'importance  que  la  victoire 
avait  donnée  indirectement  au  rôle  politique  du  maréchal. 

Ainsi,  en  décembre  de  cette  année,  à  l'ouverture  des  conférences 
d'Utrecht,  le  roi  Louis  XIV  ayant  reçu  de  la  reine  d'Angleterre  un  envoyé 
secret,  dont,  à  l'exception  de  Dangeau,  il  n'est  pas  du  tout  parlé  dans  les 
mémoires  du  temps,  les  Villars  donnèrent  une  fête  magoifique  à  l'envoyé 
britannique,  qui  était  un  membre  de  la  Chambre  des  communes,  dont 
la  mission  demeura  mystérieuse,  devança  celle  de  M.  Prior,  et  proba- 
blement avait  pour  objet  quelque  entente  jacobite  entre  la  reine  Anne 
et  Louis  XIV;  car  nous  savons  aujourd'hui  que  lun  des  ressorts  de 
la  pacification  d'Utrecht  était  le  rétablissement  espéré,  peut-être  pro- 
mis, des  Stuarts  siu*  le  trône,  de  la  part  des  torys  et  de  la  reine  Anne, 
laquelle  mourut  avant  d'avoir  pu  satisfaire  son  désir  ardent  et  secret.  La 
maréchale  faisait  les  honneurs  de  Paris  à  tous  les  gens  de  marque  de 
l'Europe,  dont  le  caractère  se  rattachait  à  la  paix  d'Utrecht.  En  août 
1 7 1 Â  >  elle  avait  préparé,  au  Cours  la  Reine,  une  matinée  festoyante,  en 
l'honneur  de  milord  Peterboroug  ;  préparatifi»  splendides  et  d'un  goût 
nouveau,  qui  manquèrent  leur  effet,  par  la  survenance  d'un  orage  malen- 
contreux, et  dont  le  désastre  ne  put  être  réparé  par  une  fête  nouvelle, 
à  cause  du  départ  précipité  de  lord  Peterborough  pour  l'Angleterre ,  où 
le  rappelait  l'agonie  annoncée  de  sa  souveraine.  Il  y  avait  au  Cours  la 
Reine  deux  mille,  carrosses  réunis,  pour  cette  fête  en  plein  air,  qu'on 
essaya  de  maintenir  contre  l'orage,  mais  en  vain;  la  musique  militaire 


760  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

tint  bon ,  mais  rillumination  demeura  impossible,  et  les  tables  du  souper 
furent  impitoyablement  ravagées. 

La  courte  campagne  de  i  yiS  contre  le  prince  Eugène  sur  le  Rhin, 
où  Villars  fut  encore  blessé,  et  les  négociations  de  Rastadt  et  de  Bade 
rehaussèrent  encore  la  considération  de  la  maréchale,  qui  en  profita  dis- 
crètement, mais  à  son  plus  particulier  avantage.  Elle  eût  pu  voir  sou- 
vent dans  le  grand  monde  de  Versailles  cet  électeur  de  Bavière,  jadis  si 
"peu  d'accord  avec  son  époux,  sur  le  théâtre  de  la  guerre,  et  qui  était 
venu  oublier  dans  les  plaisirs  de  Paris  les  disgrâces  de  la  fortune  des 
armes  et  les  déceptions  de  sa  politique  électorale.  Mais  il  est  évident 
que  les  Villars  ont  évité  sa  rencontre,  ainsi  que  les  compagnies  dissipées 
où  vivait  rélecteur. 

En  revanche,  la  maréchale  fut  encore  plus  récherchée  à  Versailles. 
Elle  était  de  tous  les  Marly,  et  le  duc  de  Berry,  comme  le  roi  lui-même, 
semblaient  se  plaire  singulièrement  en  sa  compagnie.  La  galanterie  du 
duc  de  Berry  s  y  fit  remarquer  en  plus  d'une  occasion.  Le  monde  pari- 
sien s'était  épris,  en  ce  temps-là,  d'une  passion  véritable  pour  un  de  ces 
jeux  d'enfants  auxquels  s'adonne  quelquefois  l'ingénieuse  oisiveté  de 
l'âge  mur,  pour  tromper  son  ennui  ou  pour  occuper  ses  moments,  la 
passion  des  marionnettes.  Un  certain  perfectionnement  avait  rendu,  pa- 
raît-il ,  ce  spectacle  plus  attrayant.  Ce  n'était  plus  seulement  l'esprit  de 
Polichinelle  qui  attirait  les  ciu*ieux:  de  polichinelle  à  qui  l'on  faisait  dire 
et  faire  tout  ce  qu'on  ne  pouvait  ni  dire  ni  faire  soi-même;  la  haute  mé- 
canique s'était  mêlée  del'afiaire,  et,  grâce  à  ses  ressources,  on  avait  pu 
représenter  des  actions  fort  compUquées,  par  exemple  la  victoire  de  De- 
nain  ,  qui  était  l'événement  populaire  de  l'époque.  Le  maréchal  fut  dési- 
reux de  voir  comment  ces  petits  bonshommes  de  bois  avaient  rendu  sa 
bataille,  et  s'en  montra  content.  La  duchesse  de  Berry,  retenue  è  Ver- 
sailles par  une  grossesse,  y  fit  venir  les  marionnettes  de  Paris,  et  y  invita 
les  hôtes  de  Marly,  où  se  trouvait  à  ce  moment  la  maréchale  de  Villars; 
et  le  duc  de  Berry  partit  de  Marly  à  neuf  heures  du  soir,  pour  Versailles, 
y  menant,  dans  son  carrosse,  la  maréchale,  la  duchesse  de  Lauzun,  avec 
d'autres  dames,  qui  revinrent  à  Marly,  après  avoir  battu  des  mains  aux 
marionnettes,  et  fait  médianoche  avec  la  duchesse  de  Berry  (a 5  février 
171 3).  Heureuse  princesse,  si  elle  n'avait  cherché  plus  tard,  ailleurs 
que  chez  les  marionnettes,  la  distraction  de  ses  chagrins  1 

Le  goût  des  marionnettes  s'était  aussi  introduit  à  Sceaux,  chez  la  du- 
chesse du  Maine,  où  la  fantaisie  en  a  été  importée  peut-être  par  la 
maréchale  elle-même,  après  les  représentations  amusantes  de  la  du- 
chesse de  Berrv. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  761 

Louis  XIV  avait-il  remarque  le  goût  de  son  petit-fils  pour  la  maré- 
chale? Ce  qui  est  assuré,  cest  qu'après  la  mort  de  ce  prince,  le  roi 
donna  aux  Villars  l'appartement  qu  occupait  au  château  le  duc  de  Berry, 
en  y  joignant  même  quelques  additions  qui  rendaient  ce  logement  plus 
commode.  Il  avait  sept  grandes  croisées  sur  le  jardin.  On  voyait  sou- 
vent, dans  la  forêt  de  Marly,  le  vieux  roi  promener  ses  douleurs  de  fa- 
mille, seul  dans  le  fond  de  son  carrosse,  avec  M"*'  de  Villars  au-devant, 
le  souvenir  du  duc  de  Berry  entre  eux  deux.  La  maréchale  était  même 
quelquefois  déléguée  par  Louis  XIV,  pour  faire  les  honneurs  de  ces  hauts 
de  Marly,  qu'il  affectionnait,  à  des  étrangers  illustres. 

Ce  fut  après  la  moit  du  duc  de  Berry,  que  les  résolutions  du  roi ,  au 
sujet  de  MM.  de  Toulouse  et  du  Maine,  furent  fixées,  à  Teffet  de  les  faire 
reconnaître  princes  du  sang,  de  simples  légitimés  quils  étaient,  et  de 
les  déclarer  aptes  à  la  succession  de  la  couronne.  II  en  résulta  un  sur- 
croit de  faveur  pour  la  maréchale  de  Villars,  en  raison  de  son  alliance 
avec  le  Président  de  Maisons,  dont  la  haute  influence,  au  Parlement  de 
Paris,  était  l'objet  d une  grande  considération  de  la  part  du  roi  '. 

Jai  parlé  de  la  vogue  des  marionnettes;  un  autre  engouement  se 
produisit,  vers  ce  temps-là,  dans  la  société  parisienne,  celui  des  prome- 
nades de  minuit,  au  Cours  la  Reine,  pendant  les  chaleurs  brûlantes  de 
Télé.  On  soupait,  et  puis  on  allait,  en  carrosse,  promener  au  Cours,  où 
Ton  rencontrait,  à  minuit,  autant  de  voitures,  qu'aux  heures  du  jour  où 
on  y  allait  d'ordinaire,  et  Ion  y  dansait  tous  les  soirs,  dans  le  rond-point 
disposé  à  cet  effet  par  des  entrepreneurs.  «On  n'est  point  à  la  mode,  dit 
((le  Mercure  d'août  1 7 1 6 ,  si  l'on  n'a,  à  présent,  un  soufflet  ou  une  car- 
«riole  découverte,  pour  aller  se  promener  la  nuit  au  Cours;  si  Ton  n'y 
«profite  pas  jusqu'au  jour  du  clair  de  lune,  lorsqu'il  y  en  a,  ou  si  l'on 
«  ne  fait  pas  provision  de  flambeaux,  lorsqu'il  n'y  en  a  pas.  On  m'a  assuré 
«que  la  mode  viendrait  bientôt  de  se  passer  de  la  lune  et  des  flam- 
«beaux.  Dès  qu'on  est  arrivé  au  rond-point,  qui  est  au  milieu  des  allées 
«du  Cours,  les  dames,  les  demoiselles  et  les  messieurs  mettent  pied  à 
«terre;  on  y  danse  aux  chansons,  ou  au  son  des  instruments  qui  s'y 
«rendent;  on  y  joue  à  colin-maillard  et  à  d'autres  jeux.  Rien  n'est  plus 
«  galant  que  cette  promenade.  » 

Trop  galant  peut-être,  car,  en  juillet  1 7 1 5 ,  la  mode  ayant  repris  de 
plus  belle,  le  Parlement  qui  avait  la  police,  oui  le  rapport  des  abus 
signalés,  fit  donner  l'ordre  d'évacuer  le  Cours  et  d'en  fermer  les  grilles 

^  Le  cdcul  du  roi  fut  déjoué  par  la  avani  celle  de  Louis  XIV  lui-même. Voyec 
mort  subite  du  Président ,  quàques  jours        Sain^Simon . 


762 


JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DECEMBRE  1879. 


dès  dix  heures  du  soir.  M.  de  Torcy,  qui  eut  un  bel  hôtel  au  Cours  la 
Reine,  lut  ainsi  prive  d*un  agréable  spectacle  ^ 

La  maréchale  de  Villars  voyait  alors  (  1 7 1 4)  s'éteindre  quelques  célé- 
brités féminines  duxvii*  siècle  :  la  comtesse  d'Olonne.  de  Bussy-Rabutin, 
la  duchesse  de  la  Ferté,  sa  sœur:  débris  galants  de  la  société  dissolue 
dun  autre  âge.  Aimables  et  bonnes  femmes  au  demeurant,  naïves  en  leur 
désordre,  et  qui,  dans  leurs  vieux  jours,  vouées  à  la  pénitence  de  leurs 
fautes,  n'avaient  pas  trouvé  de  meilleur  expédient  pour  leur  pardon  que 
de  faire  jeûner  avec  rigueur  les  gens  de  leur  hôtel.  Alors  s'éteignait 
aussi  et  devançait  Louis  XIV  dans  la  tombe,  la  plus  jeune  et  la  moins 
déraisonnable  des  nièces  de  Mazarin,  la  duchesse  de  Bouillon^,  dont  le 
bel  hôtel  nous  est  conservé  dans  sa  fraîcheur,  quai  Malaquais.  Par  contre, 
commençaient  à  poindre  les  femmes  de  la  régence,  et,  sans  parler  de  la 
duchesse  de  Berry,  avec  laquelle  les  Villars  n'eurent  que  peu  de  rela- 
tions, et  pas  toujours  agréables,  la  fameuse  marquise  de  Prie,  la  fille  du 
riche  partisan  Pléneuf,  mariée  en  17 13.  Les  caractères  des  femmes  du 
xviif  siècle  partent  de  cette  époque  et  se  développent  avec  une  scan- 
daleuse rapidité,  à  compter  de  la  mort  du  roi,  qui  arriva  le  1*  sep- 
tembre 17 15. 

Quelques  jours  avant,  le  maréchal  avait  dû  partir  avec  M*^  de  Villars 
pour  aller  prendre  les  eaux  de  Barèges,  se  rendre  après  dans  la  Pro- 
vence, et  s'y  mettre  en  possession  du  gouvernement  de  ce  pays,  011  Vil- 
lars avait  succédé  au  duc  de  Vendôme;  mais  les  nouvelles  qu'il  reçut  de 
l'imprévu  déclin  de  la  santé  du  roi  le  ramenèrent  à  Paris.  Il  était  per- 


'  M.  de  Torcy  avait  payé  cet  hôtd 
260,000  livres.  Vers  le  même  temps 
le  maréchal  de  Tallard  paya  le  bel  hôtel 
de  Bretonvillers,  dans  file  Saint- Louis, 
aao,ooo  livres.  —  L'hôtel  Colbert,  me 
des  Petits-Champs ,  fut  acheté ,  en  1 7 1 3 , 
ai 5,000  livres.  —  L'hôtel  de  la  Vril- 
lière  (la  Banque)  fut  vendu  au  comte 
de  Toulouse,  3oo,ooo  livres. 

*  Saint-Simon,  Additions  à  Dangeau, 
sur  39  juin  1 7 1 4  «  a  laissé  de  la  duchesse 
de  Bouillon  ce  portrait  étincelant  :  «  Sa 

•  vie  avait  élé  d'autant  plus  libre  qu'elle 

•  était  échue  au  plus  commode  de  tous 

•  les  maris.  Avec  le  plus  aimable  visage, 

•  elle  avait   beaucoup   d'esprit  et  fort 
torné  de  toutes   sortes  de  lectures  : 

•  un  esprit  hardi,  mâle,  entreprenant, 


•  dominant,  et  qui  avait  dominé  toute  sa 
«  vie  ;  beaucoup  de  hauteur  en  tout  genre , 

•  et,  quoique  répudiée  du  commerce  de 

•  toutes  les  femmes  qui  ne  voulaient  pas 
«se  perdre  tout  à  fait  de  réputation, 

•  elle  avait  su  se  former  une  cour  des 
«  autres ,  et  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
«plus  distingué  en  hommes,  ou  par 
«  l'esprit,  ou  par  l'éclat  extérieur;  grand 
«jeu  et  toutes  sortes  de  jeux;  grande 
«  table  soir  et  matin ,  une  grande  dé- 
«pense  tout  à  part  de  celle  dé  son 
«mari,  en  revenus  et  en  officiers  qui 
«  n  étaient  qu'à  elle.  Elle  sortait  le  moins 
«  qu'elle  pouvait  de  chez  elle,  par  gran* 
«ueur,  et  elle  y  tenait  un  tribunal  ou 
«  tout  le  monde  comptait  Phisieurs  fois 
«exilée,  eto«  etc.» 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  763 

sonneilement  fort  attache  à  Louis  XIV  et  à  son  système  politique.  A  son 
tour,  le  roi  comptait  tellement  sur  le  dévouement  de  Viilars,  qu'il 
Tavait  institué,  dans  son  testament,  membre  du  conseil  de  régence ,  bien 
qu'il  eût  évité,  pendant  sa  vie,  d'avoir  Viilars  auprès  de  sa  personne, 
dans  ses  conseils,  le  réservant  pour  d'autres  honneurs  et  pour  les  grands 
commandements  militaires,  où  Viilars  était  l'objet  de  sa  confiance  en- 
tière. Le  maréchal  ne  déguisa  point  le  chagrin  qu'il  éprouva  de  voir  les 
dispositions  testamentaires  du  roi  annulées  par  le  Parlement,  mais  il 
fut  prudent  dans  ses  manifestations,  et  le  duc  d'Orléans,  qui  le  ména- 
geait, ne  le  considéra  point  comme  hostile  à  sa  personne,  ce  qxii  était 
vrai.  S'il  l'écarta  du  conseil  de  régence,  il  le  mit  à  sa  place,  à  la  tête 
du  conseil  spécial  de  la  guerre  ^  qui  fut  cependant  pour  le  maréchal 
une  source  de  tracasseries. 

Quant  à  la  maréchale,  la  mort  de  Louis  XIV  amena  tout  d'abord  un 
grand  changement  dans  son  existence.  Le  Président  de  Maisons  était 
mort  inopinément,  à  peu  de  jours  de  distance  du  roi  lui-même.  L'âme 
du  groupe  des  trois  hôtels  s'était  évanouie.  La  fille  du  Régent  ^M""*  de 
Berry,  qui  devint  une  puissance,  n'aimait  pas  M°**  de  Viilars,  et  le  maré- 
chal se  souciait  peu  qu'il  en  fût  autrement.  M*"*  de  Maintenon  dispa- 
raissait de  la  scène  politique.  A  Theure  où  le  roi  se  mourait,  elle  était 
partie  pour  Saint-Cyr,  d'où  elle  n'est  plus  sortie,  voulant  rester  étran- 
gère désormais  à  toutes  les  affaires  de  ce  monde.  Fidèle,  en  ce  point, 
aux  recommandations  du  roi,  le  Régent,  dès  les  premiers  jours  de  son 
avènement,  avait  été,  de  sa  personne,  à  Saint-Cyr;  pour  régler  les  inté- 
rêts de  M'^de  Maintenon  à  son  contentement;  mais  la  Marquise,  tou- 
jours pleine  de  sens,  refusa  noblementles  faveurs  et  les  grâces,  et,  ferme 
dans  sa  résolution,  demeura  comme  morte  pour  l'univers  entier^  et 
même  pour  ses  anciens  amis. 

La  maréchale  de  Viilars  perdit  donc  à  jamais  l'appui  et  les  conseils 
de  M"**  de  Maintenon,  qui  lui  portait  une  allection  particulière ,  en  reflet 
de  celle  qui  l'attachait  au  maréchal  et  qui  remontait  au  père  de  ce  deiv 
nier.  M"^  de  Viilars  était  très  sympathique  à  M"^  de  Maintenon  :  douées 
toutes  les  deux  de  cette  organisation  privilégiée  qui  sauve  une  femme 
de  l'entraînement,  tout  en  lui  laissant  la  puissance  de  ses  charmes,  elles 
appréciaient  l'importance  d'une  considération  intacte;  et  M"'  de  Viilars 
fut  toujours  prête,  comme  M"^  de  Maintenon,  à  sacrifier  son  plaisir  à 
cet  intérêt  supérieur.  Avec  un  esprit  bien  inférieur  à  M"**  de  Maintenon, 
M*"*  de  Viilars  pratiquait  donc  les  mêmes  maximes  et  en  fit  la  règle  de 

'  Voyez,  â  ce  sujet,  la  diatribe  viûleote  de  Saint-Simon  sur  Dangeau,  XVI,  i8S. 


76(1  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

sa  vie.  Jetée,  au  changement  de  règne,  dans  un  pas  difficile,  Tintelii- 
gence  de  ses  intérêts  lui  montra  la  voie  à  suivre,  et  sa  perspicacité  la  tira 
heureusement  de  plus  d'une  situation  délicate. 

Des  orages  intérieurs  ou  inattendus  faillirent  pourtant  compro- 
mettre ses  plans. 

Dans  les  dernières  années  de  la  vie  du  roi,  la  jeunesse  de  la  cour 
avait  mis  à  la  mode  les  bals  masqués.  M"**  de  Maintenon  ne  les  aimait 
pas,  y  ayant  été  jadis  Tobjet  dune  hardiesse  un  peu  libre.  Le  roi  les 
trouvait  peu  dignes  de  Sa  Majesté.  Mais  le  duc  d^Orléans,  M"^  la  du- 
chesse de  Berry,  sa  fille,  la  duchesse  du  Maine,  la  duchesse  de  Bour- 
bon ,  y  trouvaient  du  piquant  et  s*en  donnaient  le  plaisir  à  loccasion , 
malgré  les  accidents  qui  en  avaient  montré  les  dangers. 

  peine  arrivé  à  la  régence,  deux  seigneurs  experts  en  matière  de 
fêtes  et  de  plaisirs,  proposèrent  au  prince  d'instituer  en  permanence  des 
bals  publics  masqués,  dont  le  Régent  et  sa  cour  devaient  tirer  agrément, 
et  dont  eux  devaient  tirer  un  notable  profit.  Dans  la  salle  de  TOpéra,  et 
dans  le&  bâtiments  du  Palais-royal  même,  trois  jours  de  la  semaine 
devaient  être  consacrés  à  un  bal  masqué  payant,  dont  la  police  et  fad- 
ministration  avaient  été  soigneusement  réglées  par  le  chevalier  d'Au- 
vergne et  par  le  duc  d*Antin. 

Ils  obtinrent  d'autant  plus  facilement  l'autorisation  du  duc  d'Orléans, 
qu'il  y  trouvait  un  divertissement  de  son  goût  et  assuré ,  sans  avoir  la  peine 
de  sortir  de  chez  lui,  et  une  source  d'aventures  amusantes  qui  ne  lui 
feraient  jamais  défaut.  Les  sévérités  de  Saint-Simon,  sur  ce  point,  con- 
firment une  vérité  trop  attestée  pour  être  mise  en  doute.  Le  Régent ,  dit-il , 
mit  ces  bals  à  la  mode,  et  des  gens  graves  et  en  place  y  parurent  indé- 
cemment. La  première  soirée  eut  lieu  le  a  janvier  1716,  quatre  mois 
à  peine  accomplis  depuis  la  mort  du  roi.  Le  duc  d'Orléans  y  parut  non 
masqué,  accompagné  du  duc  de  Noailles.  «Quand  il  s'agissait  de  son 
((.plaisir,  dit  Saint-Simon,  le  duc  d'Orléans  était  facile,  ennemi  de  toute 
«  dignité ,  et  il  n'en  gardait  aucune,  même  pour  soi.  »  Depuis  ce  premier 
jour,  les  bals  masqués  de  l'Opéra  ont  eu  lieu  trois  fois  par  semaine, 
avec  une  grande  magnificence,  jusqu'à  la  mort  du  régent.  La  duchesse 
de  Berry  y  allait  souvent,  comme  son  père,  masquée  ou  non.  On  y 
menait  de  jeunes  princesses  du  sang;  la  duchesse  de  Bourbon  y  con- 
duisait M^**  de  Clermont.  A  leur  exemple,  toutes  les  belles  dames  de 
Paris  fréquentèrent  les  bals  masqués  de  l'Opéra.  Le  duc  d'Orléans  pas- 
sait de  là ,  souvent,  à  quatre  heures  du  matin ,  dans  son  cabinet  de 
travail,  et  le  public  parisien  était  émerveillé  de  ce  genre  de  vie. 

La  maréchale  de  Villars  ne  parut  jamais  dans  ces  bals,  mais  le  mare- 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  765 

chai ,  son  époux ,  eut  la  curieuse  faiblesse  de  8*y  commettre  sans  masque 
avec  le  maréchal  d*Estrées.  Les  deux  guerriers  souriaienl,  dans  une 
loge,  au  spectacle  de  la  folie  des  assistants,  lorsqu'un  masque  impeiii- 
nent  les  aborda  d*un  ton  familier,  et  leur  demanda  pourquoi  ib  ne  se 
mêlaient  point  à  la  danse,  où  leurs  lauriers,  ombrageant  d'autres  orne- 
ments de  leurs  fronts  glorieux,  produiraient  le  meilleur  elFet.  Le  maré- 
chal d'Estrées  prit  le  propos  en  gaieté,  mais  le  maréchal  de  Villars, 
malgré  tout  son  esprit,  ne  put  endurer  la  plaisanterie  et  menaça  Tinso- 
lent  du  bâton  dont  il  appuyait  ses  blessures;  à  quoi  le  masque  répondit  : 
«Pour  les  coups  de  bâton,  j'en  ai  donné  maintes  fois  à  d'autres;  quant 
a  à  l'insolence ,  c'est  pour  en  dire  à  mon  aise  que  j*ai  pris  le  masque;  »  et 
la-dessus  le  drôle  disparut,  à  la  faveur  de  llmmunité  du  lieu  et  de  la 
foule  qui  le  protégeait.  L'aventure  courut  la  salle  de  bal  et  les  salons 
du  lendemain.  On  en  rit  beaucoup  chez  Madame  de  Bavière,  au  Palais- 
royal,  et  ailleurs;  mais  la  rentrée  du  maréchal  à  l'hôtel  de  Villars  fut 
marquée,  dit-on,  par  un  éclat  d'humeur  peu  contenu.  Le  grand  maré- 
chal de' Villars  était  dans  son  tort^  Qu'allait-il  faire  au  bal  masqué? 

Une  question  beaucoup  plus  grave,  une  question  de  gouvernement, 
rendit  momentanément  difficiles  les  relations  du  Régent  et  du  maré- 
chal. La  dextérité  de  la  maréchale  en  sauva  son  époux. 

Louis  XIV  avait,  parla  nécessité  des  temps,  laissé  un  grand  désordre 
dans  les  finances.  La  première  pensée  du  Régent  fut  d'y  poiu*voir;  la 
pensée  était  excellente ,  mais  les  moyens  ne  furent  pas  également  heureux. 
Tout  d'abord  (novembre  lyiS)  il  s'assura  d'un  versement  mensuel  de 
2,5oo,ooo  livres,  par  un  traité  fait  avec  Samuel  Bernard,  le  riche  ban- 
quier de  l'époque,  lequel,  moyennant  la  cession  de  quelques  produits 
et  un  intérêt  de  lo  p.  o/o,  s'engagea  à  faire  des  avances  au  Trésor. 
Cette  opération  ne  fut  pas  blâmée ,  mais  un  second  expédient  fut  moins 
approuvé.  Ce  fut  ce  qu'on  nomma  la  recherche  des  traitants,  c'est-à- 
dire  la  revision  de  tous  les  marchés  faits  par  l'État  avec  les  gens  d'affaires 
et  de  finances,  depuis  une  certaine  époque,  revision  opérée  par  une 
chambre  souveraine  de  justice,  à  laquelle  fut  conféré  le  pouvoir  d'im- 
poser des  taxes,  des  restitutions,  à  tous  les  financiers  qui  avaient  pris 
à  ferme  des  deniers  ou  des  services  publics;  de  poursuivre  criminelle- 

^  Malgré  Tordre  qui  régnait  dans  ces  un  emprisonnement  à  la  Bastille,  enGn 

bals,  maintes   querelles    y   naquirent,  un  acquittement,  après  des  mois  de  cap- 

entre  autres  celle  de  MM .  de  Richelieu  et  ti  vite. 

de  Gacé,  qui  furent  se  battre  à  la  clarté  Une  autre  fois,  le  feu  prit  dans  une 
d'un  réverbère,  rue  Saint-Thomas-du-  loge,  et  les  habitants  du  Palais-royal  pas- 
Louvre.  Il  s^ensuivit  une  procédure  et  sèrent  la  nuit  entière  dans  la  crainte. 

97 


766  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ~  DÉCEMBRE  1879. 

ment  même  ceux  qui,  depuis  trente  ans,  arvaient  obtenu  des  traités  oné- 
reux pom'  l'Etat,  et  réalisé  des  bénéfices  irréguliers.  Or,  à  celte  époque, 
presque  toutes  les  ressources  du  Trésor  et  de  la  fortune  publique  étaient 
l'objet,  non  de  recouvrements  directs,  ainsi  quon  le  pratique  aujour- 
d'hui, mais  de  locations,  d'abonnements,  par  lesquels  ce  qu'on  appelait 
des  partisans  ou  des  traitants  prenaient  à  leur  charge  les  recouvrements 
et  fournissaient  comptant  aux  diverses  administrations,  à  titre  d'avances, 
des  sommes  déterminées  par  leurs  marchés  particuliers.  Ainsi  se  con- 
duisaient en  général,  alors,  les  finances  de  l'Etat,  d'après  des  procédés 
renouvelés  des  publicains  de  l'administration  romaine. 

Pareille  pratique ,  appliquée  à  la  presque  généralité  des  produits  finan- 
ciers, avait  donné  naissance  à  une  classe  nombreuse  d'exploitants  ou 
fermiers  et  à  des  fortunes  considérables,  qui  s  étalaient  aux  yeux  des  po- 
pulations, en  face  des  misères  publiques.  Ces  fortunes  étaient  l'objet  de 
vives  critiques  et  provoquaient  des  mouvements  d'opinion ,  dont  les  trai- 
tants finirent  par  être  victimes.-Mais  la  recherche  de  leurs  marchés  et  la 
revision  arbitraire  de  leurs  contrats  n'étaient  pas  moins  une  grave  atteinte 
à  la  foi  publique  et  au  crédit  de  l'État.  D'ailleurs,  les  traitants  avaient, 
par  leur  opulence  même,  rendu  des  services  à  la  société.  Us  avaient  fait 
des  alliances  avec  la  noblesse  obérée  ou  ruinée  ;  ils  avaient  favorisé  les 
arts,  développé  les  jouissances  du  luxe,  élevé  des  édifices  somptueux, 
construit  la  place  Vendôme.  Menacés  dans  leur  existence,  ils  avaient 
fait  comme  les  juifs  du  moyen  âge.  Us  avaient  offert  de  racheter  leur 
sécurité,  leur  fortune,  par  une  contribution  de  80  millions,  argent 
comptant.  Mais  on  leur  demandait  la  restitution  de  800  millions,  en  nu- 
méraire, ou  en  titres  qu'ils  avaient  du  roi  entre  leiu*s  mains.  C'était  la 
ruine  universelle  et  le  désespoir  des  familles.  On  ne  put  s'entendre,  et 
la  chambre  de  justice  commença  son  œuvre.  Personne  ne  fut  à  l'abri 
des  dénonciations  et  des  enquêtes;  la  haute  finance  fut  en  désarroi.  On 
vit  d^inénarrables  catastrophes,  sans  profit  appréciable  pour  le  Trésor 
public ,  car,  si  les  taxes  étaient  énormes ,  les  recouvrements  effectifs 
étaient  peu  considérables.  Chacun  disparaissait  abandonnant  les  hôtels, 
les  riches  mobiliers,  mais  emportant  ses  valeurs  et  son  crédit.  Il  faut 
en  lire  les  récits,  dans  d'irrécusables  documents  historiques,  pour  s*en 
faire  une  juste  idée  et  même  pour  y  croire. 

La  troisième  opération  du  régent  fut  Tinstitution  de  la  fameuse 
banque  de  Law,  à  laquelle  on  eut  recours  dès  l'année  1716,  après  Tin- 
suffisance  constatée  des  premiers  expédients  employés.  Tout  est  dit 
aujourd'hui  sur  cette  entreprise  financière  et  je  ny  insisterai  pas. 

Le  maréchal  de  Villars  et  son  entourage  furent  peu  favorables  à  ces 


LA  MAiyÈCHALE  DE  VILLARS.  767 

moyens  de  gouvernement.  La  recherche  des  traitants  attaquait  la  classe 
entière  des  gens  de  finance,  qui  pouvait  bien  commencer  à  des  fripons, 
mais  qui  finissait  à  des  hommes  importants  et  considérés ,  tels  que  Samuel 
Bernard  et  Crozat.  Les  frapper,  c'était  tarir  le  crédit  public  à  sa  source 
et  désorganiser  le  service  administratif,  sans  aucune  compensation.  La 
banque  de  Law  fut  constituée  avec  la  participation  des  gens  de  cour, 
fascinés  par  fespoir  chimérique  de  fortunes  imaginaires;  elle  produisit  le 
détestable  effet  de  transformer  la  noblesse  française  en  une  bande  d'agio- 
teurs. Le  maréchal  ne  put  contenir  sa  désapprobation  pour  une  si  dé- 
sastreuse expérience.  11  put  comprendre  qu  on  le  verrait  avec  plaisir 
aller  prendre  possession  de  son  gouvernement  de  Provence.  Et  cepen- 
dant le  Régent,  quoique  froissé  quelquefois  par  l'opposition  du  maré- 
chal, lui  témoignait  toujours  une  profonde  considération,  à  ce  point 
que  le  maréchal,  dont  les  manières  étaient  fort  hautes,  ayant  pris  le 
train  de  convoquer  chez  lui,  dans  son  hôtel,  et  non  dans  un  bâti- 
ment public,  le  grand  conseil  de  la  guerre,  qu'il  présidait,  le  Régent, 
quand  il  voulait  assister  à  ce  conseil ,  n'hésitait  pas  à  se  rendre  chez  le 
maréchal,  dont  il  flattait  et  caressait  l'orgueil. 

Malgré  ces  apparences  favorables,  les  Villars  s'éloignèrent  de  Paris, 
en  février  1716^  et  s'acheminèrent  vers  la  Provence,  où  les  Etats 
étaient  convoqués,  et  dont  le  maréchal  devait  diriger  les  déHbérations. 

La  maréchale  fit  grande  et  belle  figure  en  cette  occasion.  Il  avait  dû 
lui  en  coûter  >de  quitter  Paris,  au  milieu  des  fêtes  de  l'hiver,  et 
d'abandonner  sa  belle  loge  à  l'Opéra,  vis-à-vis  celle  du  duc  d'Orléans; 
belle  loge  que  la  duchesse  de  Berry  s'empressa  de  retenir  pour  elle- 
même,  après  le  départ  de  la  maréchale,  en  la  faisant  agrandir  et  déco- 
rer à  neuf.  Pour  prendre  congé  de  ses  compagnies,  la  maréchale  avait 
été  danser,  avant  de  monter  en  chaise,  à  un  beau  bal  de  jour,  chez  la 
spirituelle  marquise  de  Lambert,  dont  l'hôtel  était  rue  Colbert,  où  nous 
avons  vu  pendant  longtemps  le  cabinet  des  médailles,  et  les  regrets 
de  ce  monde  élégant  la  suivirent  dans  son  voyage,  qu'on  espérait  devoir 
être  de  courte  durée. 

Son  entrée  à  Aix  fut  triomphale,  et  sa  grâce  lui  attira  tous  les  cœurs. 
Le  maréchal,  de  son  côté,  fut  très  imposant  et  fort  admiré.  On  cofi- 
nait  la  belle  réponse  du  doyen  du  Parlement  d*Aix.  Il  y  eut  quelques 
dissentiments  d'étiquette,  entre  la  cour  souveraine  et  le  maréchal.  Mais 
il  est  resté  le  souvenir  d'une  scène  de  haute  comédie,  née  du  conflit 
des  intérêts,  entre  les  villes  ou  les  provinces  et  leurs  gouverneurs,  en  ce 
temp9-li.  Le  récit  en  ayant  été  diversement  rapporté,  on  nous  permettra 
de  rétablir  ici  la  version  qui,  d*après  une  tradition  locale,  doit  être 

97- 


768  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

celle  de  la  vérité.  Il  s'agissait  du  présent  d*usagc  à  faire  au  gouverneur; 
TÂssesscur  Procureur  du  pays,  après  avoir,  dans  sa  harangue,  comparé 
rhéroïque  Villars  à  Théroîque  Vendôme ,  son  prédécesseur  dans  le  gou- 
vernement, s  ingénia  pour  insinuer  discrètement  que  ce  dernier  avait 
refusé  le  présent  de  a 0,000  livres,  que  les  états  du  pays  avaient  coutume 
d*offrir  à  chaque  nouveau  gouverneur;  sur  quoi  le  maréchal,  après  avoir 
répondu  courtoisement  aux  choses  flatteuses,  ajouta  :  «Que  parlez- 
«vous,  monsieur,  de  M.  de  Vendôme  I  vous  savez  bien  que  c'était  un 
«homme  inimitable,  n  Et  le  présent  fut  reçu  selon  la  coutume. 

Les  Villars  étaient  de  retour  de  Provence,  en  juillet  1 7 1 6 ,  et  presque 
à  leur  arrivée,  la  princesse  de  Gonti  lem*  donnait,  à  Issy,  une  magnifique 
fête  de  nuit,  dont  le  feu  d'artifice  fut  admiré  par  les  princiers  habitants 
de  Saint-Cloud ,  qui  répondirent  par  des  feux  de  fusées  aux  bruyantes 
illuminations  de  lautre  rive  de  la  Seine. 

Cest  alors  que  la  maréchale  entreprit  d'établir,  tout  en  gardant  sa 
dignité ,  de  meilleurs  rapports  entre  le  maréchal  et  le  gouvernement. 
Elle  fut  favorisée  dans  son  dessein  par  la  facilité  de  caractère  du  Régent 
et  par  Taflectueuse  intervention  du  duc  de  Noailles,  neveu  de  M"*'  de 
Maintenon ,  cpii  avait  su  gagner  la  confiance  du  prince,  grâce  à  son  habi- 
leté dans  les  affaires  et  à  des  manières  toujours  aimables,  jamais  cor- 
rompues ni  dépravées.  La  similitude  de  mœurs  et  le  souvenir  de  M*"*  de 
Maintenon  justiGaient  la  confiance  de  la  maréchale  pour  le  duc  de 
Noailles;  il  voulut  bien  s'employer  à  rapprocher  les  Villars  de  M.  le 
Régent,  en  évitant  que  l'apparence  d'une  intrigue  rendit  les  rencontres 
suspectes.  L'affaire  fut  habilement  conduite  et  le  complot  réussit. 

On  sait  qu'immédiatement  après  la  mort  de  Louis  XIV,  son  jeune 
héritier,  Louis  XV,  avait  été  transporté  à  Vincennes,  dont  la  salubrité 
avait  paru  préférable  à  celle  de  Versailles.  Or,  d'après  les  traditions 
monarchiques,  le  Conseil  de  régence  devait  siéger  à  la  résidence  même 
du  roi  mineur.  Trois  fois  par  semaine,  le  duc  d'Oriéans  se  rendait 
donc  à  Vincennes,  pour  présider  le  Conseil.  Le  trajet  était  long,  et, 
courtois  autant  qu'attentif,  le  duc  de  Noailles  avait  imaginé  de  retenir 
le  Régent,  à  la  sortie  de  ces  réunions,  dans  une  station  intermédiaire 
entre  Paris  et  Vincennes,  à  la  Roquette  :  la  lugubre  Roquette  d'aujour- 
d'hui, alors  en  pleine  campagne,  où  le  duc  avait  loué  une  charmante 
maison  de  plaisance,  et  où  il  offrait  au  Régent  un  cabinet  de  travail 
pour  les  affaires,  et  un  excellent  souper  pour  le  plaisir,  en  bonne  com- 
pagnie. Le  Régent  trouva  l'invention  agréable  et  de  bon  goût,  et  s'en  fit 
une  habitude,  qui  persista  même  après  que  le  jeune  roi  fut  revenu  de 
Vincennes  aux  Tuileries;  ce  fut  pour  le  prince  une  variété  de  ses  dis- 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  769 

tractions,  parfois  si  mal  sonnantes;  et,  commode  qui!  était  dans  ses 
allures,  il  abandonna  au  duc,  son  amphitryon,  la  composition  person- 
nelle de  ces  gracieuses  soirées,  qui  eurent  une  certaine  célébrité,  ne 
fïit-ce  que  par  leur  caractère  honnête,  comparativement  à  d'autres  sou- 
pers moins  ordonnés.  Cest  là,  dans  cette  espèce  de  familiarité  admi- 
nistrative, que  le  duc  de  Noailies  fut  autorisé  à  introduire  la  belle 
maréchale  de  Villars. 

Au  a  septembre  1716,  nous  lisons  dans  le  journal  de  Dangeau,  que 
le  duc  d'Orléans  a  soupe  chez  le  duc  de  Noailies,  au  faubourg  Saint- 
Antoine  :  ull  y  avait  quatre  dames  à  ce  souper,  les  maréchales  de  Villars 
«  et  d'Ëstrées,  et  les  marquises  de  la  Vallière  et  d*Epinay.  » 

Au  19  octobre,  nous  lisons  encore  :  a  Au  sortir  du  Conseil  de  Ré- 
agence, le  duc  d'Orléans  alla  à  la  Roquette,  chez  le  duc  de  Noailies,  où 
uils  travaillèrent  jusqu'à  six  heures;. . .  M.  le  duc  d'Orléans  soupa  dans 
0  cette  maison,  où  M.  le  duc  de  Noailies  lui  donna  la  comédie  italienne. 
«Il  y  avait  à  ce  souper  M"^  les  maréchales  de  Villars  et  d'Eslrées, 
«  M"**  de  la  Vallière  et  d'Épinay.  » 

Ainsi  l'habile  maréchale  s'était  déjà  ménagé,  un  an  après  la  mort  du 
roi  Louis  XIV,  une  position  d'intimité  avec  la  nouvelle  cour,  sans  tou- 
tefois se  donner  complètement  à  elle,  comme  la  suite  l'a  montré.  Ces 
soupers  de  la  Roquette  devinrent  une  sorte  de  fondation  hebdoma- 
daire qui  s'est  perpétuée,  notamment  pendant  l'année  1717»  et  jusqu'à 
l'affaire  du  prince  de  Cellamare,  en  1718.  Quelquefois  même  la  fête 
durait  toute  la  journée,  partagée  entre  le  travail  et  l'agrément;  le 
Régent  y  travaillait  avec  ses  ministres.  Saint-Simon  a  connu  ces  réu- 
nions, et  en  a  rendu  bon  compte.  C'est  là  où  le  Régent  tenta  de  rap- 
procher Law  de  ses  adversaires,  en  1718,  et,  à  l'honneur  du  duc  de 
Noailies,  il  faut  ajouter  que  le  duc  était  au  nombre  de  ces  derniers, 
d'accord  encore  ici  avec  le  maréchal  de  Villars.  On  remarquera  que  de 
ces  rapprochements  de  personnes  et  d'opinions  advint  plus  tard  (17^1) 
une  alliance  entre  le  fils  unicpie  du  maréchal  et  une  fille  du  duc  de 
Noailies,  qui  a  été  cette  troisième  dame  de  Villars  dont  nous  avons  in- 
diqué la  destinée ,  dans  le  xvin'  siècle. 

En  1717,  on  se  souvient  qu'aux  Invalides  notre  maréchale  frappa 
l'attention  du  czar  Pierre  le  Grand,  auquel  elle  rendit  sa  politesse  par 
un  souper  fastueux,  à  son  hôtel  de  la  rue  de  Grenelle,  où  la  société  pari- 
sienne put  contempler  à  l'aise  ce  barbare  de  génie  qui  préparait  pour 
l'Europe  un  nouveau  peuple,  et  pour  l'histoire  une  ère  nouvelle  de 
révolutions  politiques. 

La  maréchale  de  Villars  et  sa  compagnie  faisaient  aussi  partie  de  la 


770  JOURNAr.  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

petite  conr  de  Sceaux,  devenue  un  foyer  du  bel  esprit  français,  dans  les 
dernières  années  de  Louis  XIV  et  sous  la  régence;  mais  cette  affiliation 
tenait  plutôt  à  ] affection  spéciale  du  maréchal  pour  le  duc  du  Maine, 
en  souvenir  du  feu  roi,  qu'à  la  sympathie  de  la  maréchale  pour  la  du- 
chesse Bénédicte  de  Bourbon;  lune  trônant  au  château  de  Vaux, 
soutenue  par  la  splendeur  de  la  gloire  et  par  l'éclat  de  la  représenta- 
tion; l'autre  transformant,  par  la  séduction  dun  incomparable  esprit,  sa 
résidence  de  Sceaux  en  une  sorte  de  Parnasse  moderne,  accessible  à  tous 
les  lettrés;  celle-ci  ne  semblant  vouloir  régner  que  sur  les  supériorités 
du  talent,  l'autre  préférant  la  puissance  de  la  beauté;  Tune  provoquant 
volontiers  l'adulation  de  son  mérite  personnel,  et  rendant  finement  les 
armes  au  bel  esprit  d'autrui,  témoin  son  commerce  de  coquetterie  avec 
Lamothe^;  l'autre  se  contentant  de  l'adoration  de  ses  charmes  et  du 
respect  de  sa  considération,  avantages  précieux,  qui^avaient  été  comme 
les  deux  pivots  de  son  existence.  Une  secrète  rivalité  s'élevait  donc  entre 
Vaux-Villars  et  Sceaux,  malgré  les  apparences  du  vasselage. 

Toutefois  ces  apparences  trompaient  le  public  et  l'opinion,  d'autant 
que  le  maréchal  n'avait  pas  tardé  à  retomber  dans  une  sorte  de  disgrâce 
auprès  de  la  cour  du  Palais-royal  et  de  la  duchesse  de  Berry,  au  Luxem- 
bourg. La  fille  du  Régent  n'avait  pas  craint  maintesfois  d'infliger  des 
mortifications  au  maréchal,  à  propos  de  l'exercice  de  son  autorité,  à 
l'égard  de  gens  de  haut  parage  qu  elle  protégeait.  Elle  avait  voulu  lui 
imposer  des  ménagements  que  repoussait  le  caractère  fier  et  jaloux  du 
maréchal.  11  est  juste  de  dire  que  le  Régent,  malgré  sa  faiblesse  pour  sa 
fille,  ne  partagea  point  la  passion  dont  elle  fit  preuve  contre  Villars.  Il 
exigea  des  excuses  de  M.  de  BaufTremont,  qui  avait  manqué  de  respect 
au  vieux  guerrier,  mais  il  soutint  ce  dernier  avec  mollesse  en  d'autres 
cas,  et  pour  peu  que  Villars  y  donnât  prise. 

Advenant  donc  la  conspiration  insensée  de  Cellamare  (1718),  et  la 
catastrophe  éclatante  du  duc  et  de  la  duchesse  du  Maine,  Villars,  à  qui 
l'on  avait  fait  l'attitude  d'un  mécontent,  put  appréhender  de  se  voir 
enveloppé  dans  le  malheur  d'un  prince  qu'il  aimait.  Le  bruit  de  l'ar- 
restation possible  du  maréchal  se  répandit  même  à  Paris,  et  le  public 
en  fut  ému  ;  mais  le  bon  sens  du  Régent  lui  montra  aisément  les  dan- 
gers d'un  pareil  acte  d'autorité,  et  sa  justice  éclairée  lui  montra  mieux 
encore  l'absurdité  dés  préventions  qui  s'élevaient  contre  le  vainqueur 
de  Denain  et  le  pacificateur  de  Rastadt,  qui  ne  conspira  jamais. 

'  Voy.  le  IV*  volume  d*un  charmant  ouvrage,  Les  cours  galantes,  de  M.  Desnoîrei- 
terres. 


LA  MARÉCHALE  DE  VILLARS.  771 

Si  Ton  en  croit  Saint-Simon,  Villars  aurait  été  déconcerté  par  ces 
accusations,  et  il  aurait  dû  au  sang-froid  delà  maréchale  de  sorlir  avec 
honneur  de  celle  crise.  Ce  qui  est  avéré,  c'est  que  le  Régent  ne  tarda 
point  à  lui  rendre  les  témoignages  de  son  estime;  il  se  contenta  d ex- 
primer des  regrets  sur  lesprit  frondeur  du  maréchal,  et  Thorizon  fut 
rasséréné  pour  longtemps  à  la  rue  de  Grenelle,  ainsi  quau  château  de 
Vaux;  mais  les  relations  entre  Vaux- Villars  et  Sceaux,  quoique  ali- 
mentées à  peu  près  par  la  même  classe  de  personnages,  demeurèrent 
froides  et  réservées.  Nul  ne  contesta  Tesprit  charmant  de  la  duchesse 
du  Maine,  mais  son  esprit  politique  ne  laissa  pas  la  même  impression; 
elle  avait  compromis  ses  amis. 

Ch.  GIRAUD. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  NATIONAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARÏS. 

Dans  sa  séance  du  a  a  novembre  1B79,  T Académie  des  beaux-arts  a  élu  M.  le 
marquis  de  Chennevières  à  la  place  d'académicien  libre,  vacante  par  le  décès  de 
M.  le  baron  Taylor. 

Le  29  novembre,  la  même  Académie  a  élu  Nf.  Elle  Dclaunay  à  la  place  de 
membre  lituiaire  vacante ,  dans  la  section  de  peinture ,  par  le  décès  de  M.  Alexandre 
Hesse. 

M.  le  comte  de  Cardaillac,  académicien  libre,  est  décédé  à  Paris  le  i4  décembre. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

M.  Michel  Chevalier,  membre  de  TAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques, 
section  d'économie  politique,  finances  et  statistique,  est  décédé  à  Paris,  le  a 8  no- 
vembre 1879. 


772  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ^  DÉCEMBRE  1879. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANGE. 

Chronique  du  MontSaint-Michel  (iSliS-lâSS)  publiée  avec  notes  et  pièces  diverses 
relatives  au  MontSaint-Michel  et  à  la  défense  nationale  en  basse  Normandie  pendant 
T occupation  anglaise,  par  Siméon  Luce,  tome  I.  Paris,  Firmin  Didot,  187g,  in-8*. 
—  M.  Siméon  Luce,  le  savant  éditeur  de  Froissart  et  Fauteur  d*une  remarquable 
Histoire  de  Duguesclin,  publie  pour  la  première  fois  dans  ce  volume  le  texte  dune 
chronique  dont  La  Porte  du  Theil  avait  déjà  donné  l'analyse,  et  dont  les  érudits 
normands,  et  en  particulier  M.  Léopold  Delisle,  ont  signalé  Timportance.  Celte 
chronique  anonyme,  et  que  M.  Siméon  Luce,  d*accord  avec  La  Porte  du  Theil ,  nous 
montre  avoir  été  composée  d'après  les  notes  que  prenaient  les  religieux  de  la  cé- 
lèbre abbaye  sur  les  événements  qui  se  passaient  autour  d'eux,  enibrassc  deux 
parties  assez  distinctes;  la  première  va  de  i343  à  i4Â8,  et  n'est  guère  qu'an  court 
sommaire  où  l'histoire  d'une  année  n'est  bien  souvent  représentée  que  par  la  men- 
tion d'un  seul  fait;  la  secondé  s'étend  de  i4Â8  à  id68,  et  offre  un  récit  beaucoup 
plus  développé.  Ce  qui  ajoute  un  grand  intérêt  à  la  publication  du  texte  faite  d'aprèi 
le  manuscrit  unique  de  la  Bibliothèque  nationale,  ce  sont  les  pièces  justificatives 
dont  l'éditeur  le  fait  suivre.  M.  Siméon  Luce  y  a  rassemblé  une  fouie  de  documents 
inédits  qui  forment  comme  un  commentaire  perpétuel  de  la  chronique  et  four- 
nissent les  éléments  d'une  histoire  de  la  domination  anglabe  dans  la  basse  Normandie, 
au  XV*  siècle.  Quelques-unes  de  ces  pièces  nous  apportent  des  informations  tout  k 
fait  neuves  sur  Thisloire  de  cette  glorieuse  défense  du  Mont-Saint-Michel ,  devant 
laquelle  vinrent  se  briser  les  efforts  répétés  des  conquérants  auxquels  moins  de 
trente  mois  avaient  su£S  pour  soumettre  la  Normandie.  L'abbaye ,  transformée  en 

I)lace  forte  depuis  le  milieu  du  xnr*  siècle  et  ayant  son  abbé  pour  capitaine,  fut 
e  refuge  de  ceux  qui  restaient  fidèles  à  la  cause  de  la  France.  Là  se  conservaient 
les  titres  et  les  offices  inhérents  à  l'administration  du  pays  conqtds ,  quoique  ces 
titres  et  ces  offices  ne  répondissent  plus  à  la  réalité.  Par  exemple,  tandis  que  les 
Anglais  avaient  dans  le  t!otentin  un  bailli  et  à  Avranches  un  vicomte  qui  rendaient 
la  jusKce  en  leur  nom,  les  défenseurs  du  Mont-Saint-Micbel  maintenaient  dans 
leurs  murs  un  bailli  français  du  Cotentin  et  un  vicomte  français  d* Avranches. 

Celte  chronique,  quoique  renfermant  surtout  des  faits  relatifs  à  l'abbaye,  nous 
fournit,  sur  les  événements  du  temps  dans  la  région  où  s'élève  le  Mont-Saint-Michel, 
des  indications  précieuses,  et  dont  quelques-unes  ne  se  trouvent  même  que  là. 
Le  tome  II  contiendra  un  glossaire  et  une  table  qui  permettront  de  retrouver  plus 
facilement  les  renseignements  dont  la  publication  abonde,  et  que  la  préface  de 
l'éditeur  et  le  sommaire  placé  en  tète  de  chaque  pièce  justificative  mettent  suffi- 
samment en  lumière. 


TABLE  DES  MATIERES.  773 


••-  — ^' 


TABLE 

DES  ARTICLES  ET  DES  PRINCIPALES  NOTICES  OU  ANNONCES  QUE  CONTIENNENT 
LES  DOUZE  CAHIERS  DU  JOURNAL  DES  SAVANTS,  ANNJ&E  1879. 


M.  GlRAUO. 

Louis  XIV  et  le  maréchal  de  Viilars ,  après  la  bataille  de  Denain. 

i*'arlide,  février,  106-119. 
s*  artide,  mars,  137-1A8. 

Lettres  inédites  de  La  Grange. 
Septembre,  571-574. 

Rapport  fait  à  rassemblée  générale  de  Tlnstitut,  par  M.  Cli.  Giraud,  sur  le 
prix  biennal  à  décerner  en  187g. 

Octobre,  645-648. 

La  maréchale  de  Viilars. 

I  "  article ,  octobre ,  6 1 7*63 1 . 
a*  artide,  novembre,  683-696. 
3*  article,  décembre.  758-771. 

M.    E.    LiTTRé. 

Dictionnaire  de  Tancienne  langue  française  et  de  tous  ses  dialectes,  du  ix* 
au  XV*  siècle,  par  Fr.  Godefroy. 

Novembre,  696-704* 

M.  Egoer. 

De  quelques  travaux  récents  sur  les  romans  grecs. 
Janvier,  4i-5s. 

Fragmenta  philosophorum  grxcorum  collegit,  recensait,  vcrlit,  annota tio- 
nibus  et  prolegomenis  illustravit,  indicibus  instruxit  Fr.  Guil.  Aug.  Mullach. 
Vol.  I,  Parisiis,  1860;  vol.  II,  1867. 

I*'  article,  mai,  3i4*3a4* 

3*  artide,  juillet,  4oo-4i  i* 

3*  et  dernier  article,  septembre,  5i7-5a6 

9» 


774  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

M.  Chevreul. 

Étude  sur  les  fonctions  physiques  des  feuilles  :  transpiration ,  absorption  de 
la  vapeur  aqueuse ,  de  Teau,  des  matières  salines,  par  M.  Joseph  Boussingault. 

a*  article,  octobre,  6o3-6i6. 

3'  et  dernier  article,  novembre,  653-668. 

(Voir,  pour  le  i*'  article,  le  cahier  de  novembre  1878,  p.  676.) 

M.  Barthélémy  Saint-Hilaire. 

Sept  Suttas  pâlis,  tirés  du  Dîghâ-Nikâya ,  par  M.  P.  Grimblot,  ancien  con- 
sul de  France  à  Ccylan  et  en  Birmanie;  traductions  diverses  an^aises  et  fran- 
çaises. Paris,  1875,  in-8*,  v-35i. 

3*  et  dernier  article,  janvier,  5- 18. 

(Voir,  pour  le  1"  article,  le  cahier  de  novembre  1878,  p.  6d5;  pour  le  9*  article, 
le  cahier  de  décembre  1878,  p.  721.] 

M.  Franck. 

Llnstitut  et  les  académies  de  province^  par  Francisque  Bouillîer,  membre 
de  rinstitut.  1  vol.  in- 18  de  385  pages,  Paris,  187g. 

Juin,  367-381. 

La  morale  anglaise  contemporaine,  morale  de  futilité  et  de  révolution,  par 
M.  Guyau,  ouvrage  couronné  par  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques. 1  vol.  in-8*  de  xiiAao  pages,  Paris,  1879. 

i*'  article,  août,  d54-470. 

s*  article,  octobre,  690-602. 

3*  et  dernier  artide,  novembre,  669-683. 

M.  Bertrand. 

Œuvres  philosophiques  de  Sophie  Germain,  suivies  de  pensées  et  de  lettres 
inédites,  d'une  notice  sur  sa  vie  et  ses  œuvres,  par  H.  Stupuy.  Paris,  1879. 

Mai,  307-3 1 4. 

M.  Maury. 

La  mythologie  des  plantes  ou  les  légendes  du  règne  végétal,  par  Angelo  de 
Gubernatis.  T.  I",  Pans,  1878,  in-8*. 

Février,  93-106. 

L*uomo  deliquente  in  rapporto  all*antrologia,  giurisprudenza  e  aile  disci- 
pline carcerarie,  del  professore  Cesare  Lombroso,  aggiuntavi  la  teoria  délia 
tutela  pénale,  del  prof.  aw.  F.  Poletti,  a*  edizione  completamente  rifîisa. 
Roma-Torino,  1878,  in-8*. 

Juillet,  389-399. 

Musée  des  archives  départementales ,  recueil  de  fac-similés  héliographiques 
de  documents  tirés  des  archives  des  préfectures,  mairies  et  hospices.  Paru, 
1878,  in-V. 

Septembre,  527-537. 


TABLE  DES  MATIERES.  775 

M.  DE  Qdatrefages. 

The  last  of  the  Tasmanians,  or  ihe  Black  War  of  Van  Diemen's  Land,  bj 
James  Bonwick  F.  R.  G.  S.,  F.  L.  A.  E.  S.;  formerly  an  Inspecter  of  schools, 
Victoria.  London,  1870. 

1"  article,  janvier,  SS-Sg. 

a*  artide,  février,  65-8 1. 

3*  et  dernier  article,  mars,  1 48- 169. 

M.  Caro. 

Le  Secret  du  roi ,  correspondance  secrète  de  Louis  XV  avec  ses  agents  di- 
plomatiques (1752-1774),  par  le  duc  de  Broglie ,  de  TAcadémie  française, 
a  vol.,  1879. 

i**  article,  septembre,  55o-56o. 

a*  et  dernier  article,  octobre,  SSi-SSg. 

Les  Mirabeau,  nouvelles  études  sur  la  société  française  au  xviii*  siècle,  par 
Louis  de  Loménie,  de  l'Académie  française,  a  vol.  in-8*,  Paris. 

I  •*■  article ,  j  anvicr ,  1  g-S  a . 

a*  et  dernier  article ,  février,  iao-i35. 

M.  Ch.  LévÊQUE. 

I.  Souvenirs  d*une  mission  musicale  en  Grèce  et  en  Orient,  par  L.-A.  Bout- 
eault-Ducoudray.  1  vol.  gr.  in-8*  de  3i  pages,  a*  édit.,  Paris,  1878.  — 
Eludes  sur  la  musique  ecclésiastique  grecque,  mission  musicale  en  Grèce  et 
en  Orient ,  janvier-mai  1876,  par  le  même.  1  vol.  gr.  in-8'  de  ¥111-127  P^8^*» 
Paris,  1877.  —  Mélodies  populaires  de  Grèce  et  d'Orient,  par  le  même. 
I  vol.  in-4°  de  87  pages,  Paris. 

II.  Le  son  et  la  musique,  par  P.  Blasema,  professeur  à  Tuniversité  de 
Rome ,  suivis  des  causes  physiologiques  de  Tharmonie  musicale ,  par  H. 
Hclmhollz,  professeur  à  l'université  de  Berlin.  1  vol.  in-8*de  ao8  pages,  avec 
5o  figures  dans  le  texte.  T.  XXIV  de  la  bibliothèque  scientifique  internationale, 
Paris,  1877. 

III.  Du  beau  dans  la  musique,  essai  de  réforme  de  Testhétique  musicale, 
par  Edouard  Hanslick,  professeur  à  l'université  de  Vienne.  Traduit  de  l'alle- 
mand sur  la  5*  édition ,  par  Charles  Bannelier.  1  vol.  gr.  in-8*  de  126  pages, 
Paris,  1877. 

1*'  article,  janvier,  33-do. 

a'  article,  février,  8a-93. 

3*  article,  avril,  208-218. 

à*  et  dernier  article,  juio,  338-340. 
• 
Ecole  française  d'Athènes.  Bulletin  de  correspondance.  Première,  deuxième 

et  troisième  année,  1877,  ^^7^  ^^  ^879.  Athènes. 
1"  article,  décembre,  7 60-7 5 7. 

y8. 


i 


776  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉCEMBRE  1879. 

M.  Miller. 

kXg^àv^porj  Mavpoxop^àTOv  x,  t.  A.  Cent  lettres  d'Alexandre  Mavrocordato , 
conseiller  d*£tat  (de  la  Porte) ,  publiées  par  Théagène  Livadas.  Trieste,  1879  * 
gr.  in-8'  de  1  gS  pages. 

i"  article,  mars,  179-183. 

3*  artide,  avril,  a 1 9-3 34 • 

y  et  dernier  article,  mai,  361-373. 

fiprjTtxov  Q'éaLTpov  ^  'LnXXoyri  x.  t.  A.  Théâtre  crétois  ou  recueil  de  drames 
inédits  et  inconnus,  avec  une  introduction  historique  sur  ie  théâtre  chez  les 
Byzantins,  par  C.-N.  Sathas.  Venise,  1878,  2  vol.  in-8*'  de  à^o  (vx')  et  91 
({«')  —  467  pages. 
Juillet,  4ia-4a8. 

Inscriptions  gréco-égyptiennes  du  musée  de  Boulaq. 

Août,  470-488. 

M.  H.  Wallon. 

Histoire  des  Romains,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqru*à  Tinvasion 
des  Barbares,  par  Victor  Duruy,  membre  de  Tlnstitut.  Nouvelle  édition,  revue  , 
augmentée  et  enrichie  d'environ  a5oo  gravm*es,  dessinées  d'après  l'antiquité, 
et  100  caries  ou  plans.  T.  I*",  des  origines  à  la  fin  de  la  oeuxième  guerre 
punique. 

1*'  article,  mars,  160-168. 

a*  artide,  avril,  197-307. 

3*  et  dernier  article,  mai,  273-288. 

M.  Gaston  Boissier. 

Essai  sur  le  règne  de  Trajan ,  par  G.  de  La  Berge. 

1*'  artide,  mars,  168-178. 

a*  et  dernier  artide,  juin,  335-337. 

.  Étude   sur  les  sarcophages  chrétiens  antiques  de  la  ville  d* Arles,    par 
M.  Edmond  Le  Blant,  dessins  de  M.  Pierre  Fritel.  1  vol.,  1878. 

Octobre,  633-644. 

M.  DE  Saulcy. 

Note  sur  les  monnaies  frappées  pendant  la  révolte  d*Ëtienne  Marcel  «  c  est-à- 
dire  du  10  décembre  1 356  au  3 1  juillet  i358. 

i** artide,  avril,  a35-a47. 

a*  et  dernier  artide,  mai,  388*398. 

Etude  sur  la  géographie  comparée  de  la  rive  occidentale  du  iac  de  Gemié- 
zareth,  ou  mer  de  Galilée. 

1*' artide,  août,  489-501. 

3*  et  dernier  artide,  septembre,  537-55o. 


TABLE  DES  MATIERES.  777 

Recherches  sur  les  monnaies  romaines  contreniarquées. 

1  •'  article ,  novembre ,  705-717. 
a*  article,  décembre,  725-737. 

M.  Ddrdy, 

La  société  romaine  [après  les  grandes  guerres  d'Afrique  et  de  Macédoine. 

i"arlide,  avril,  2^7-259. 

a*  article,  mai,  ag8-3o6. 

3*  et  dernier  article,  juin ,  353-367. 

M.  Tisserand. 

Découverte  des  deux  satellites  de  Mars,  par  M.  Asaph  Hall. 
Juin,  349-35 a. 

M.  FUSTEL  DE  G0ULAN6ES. 

La  question  de  droit  entre  César  et  le  Sénat. 
Juillet,  A37-449' 

M.  G.  Hanotadx. 

Étude  sur  les  maximes  d*État  et  des  fragments  politiques  inédits  du  cardi- 
nal de  Richelieu.  Authenticité  de  son  testament  politique. 

1*'  article,  juillet,  4a9-436. 

2*  article,  août,  5oa-5i3. 

3'  et  dernier  article,  septembre,  56i-S7a. 

M.  Crousl^. 

Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  française  au  moyen  âge,  d*après 
les  travaux  les  plus  récents,  par  M.  Charles  Aubertin,  correspondant  de  11  ns- 
titut.  a  vol.  in-o',  Paris,  1876-1878. 

1"  artide,  décembre,  737-749. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


Grammaire  grecque  moderne,  suivie  du  panorama  de  la  Grèce  d* Alexandre 
Soutsos,  publié,  d'après  l'édition  originale,  par  Emile  Legrand.  1  vol.  in-8*, 
Paris,  1878. 

Janvier,  60-6 a. 
Athènes ,  Rome ,  Paris.  L'histoire  et  les  mœurs ,  par  Henri  Houssaye.  Paris , 


f 


778  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DECEMBRE  1879. 

187g,  in  1  a  (le  334  pages.  I^e  premier  siège  de  Paris,  Tan  62  avant  Tère  chré- 
tienne. Paris,  1876,  in- 12  de  97  pages,  avec  une  carte  gravée. 

Janvier,  63. 

Histoire  contemporaine  de  l'Espagne,  par  M.  Gustave  Hubbard.  a*  série,  t.  I", 
Paris.  1878,  in-8'*  de  viii-365  pages. 

Janvier,  63. 

Histoire  des  États-Unis  d'Amérique,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu  à  nos 
jours,  par  Frédéric  Nolte.  Paris,  1879,  ^  ^°^'  in-8*de  479  et  5i4  pages. 

Janvier,  63. 

De  Turgencc  d'une  exploration  philologique  en  Bretagne,  par  Emile  Emault. 
Saint-Brieuc,  in-8". 

Janvier,  6 3-6 4* 

Comme  nous  sommes.  Notes  et  opinions,  par  Louis  Dépret.  Paris,  in- 1  a  de 
là']  pages. 

Janvier,  64* 

Eloge  historique  d'Urbain-Jean-Joseph  Le  Verrier,  par  M.  J.  Bertrand,  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  sciences. 

Mars,  189-194. 

Eunape.  Vies  des  philosophes  et  des  sophistes ,  traduites  en  français  par  Stéphane 
de  Rouville.  Paris,  1879,  ^^'^^  ^^  ^^^  pages. 

Mars,  194-195. 

Clément  Marot  et  le  psautier  huguenot,  étude  historique,  littéraire,  musicale  et 
bibliographique,  etc.,  par  0.  Douen.  T.  I",  Paris,  1878,  gr.  in-8*  de  vi-746  pages. 

Mars,  195-196. 

Notice  sur  les  inscriptions  latines  de  l'Irlande.  Paris,  1878,  in-S"  avec  sept 
planches. 

Avril,  a 59. 

Le  village  sous  l'ancien  régime,  par  Albert  Babeau.  a*  édition,  revue  et  aug- 
mentée, 1879,  in-12  de  393  pages. 

Avril,  260. 

Histoire  de  l'Autriche- Hongrie ,  depuis  les  origines  jusqu'à  l'année  1878,  par 
M.  Louis  Léger,  professeur  à  l'École  spéciale  des  langues  orientales  vivantes. 
Paris,  1  vol.  in-ia  de  11-6A1  pages  avec  à  cartes. 

Juin,  387-388. 
Métaphysique  d'Aristote,  traduite  en  français  avec  des  notes  perpétuelles,  par 


TABLE  DES  MATIÈRES.  779 

J.  Barthélémy  Saint-Hilaire ,   membre  de  Tlnstilut ,  sénateur.   3   vol.  gr.  în-8*, 
CGGXxxii-iQâ,  473,  56o  pages. 

Juin,  388. 

Ouvrages  de  rarcliiinandrite  Amphiloque. 
Juillet,  d5o-45i. 

Chroniques  beiges  inédites,  publiées  par  ordre  du  Gouvernement. 
Juillet,  dS  1-432. 

A 

Mémoire  de  la  société  de  riiisloirc  de  Paris  et  de  riIc-de-France,  t.  V  (1878), 
Nogent-le-Rotrou ,  1879,  i""^'  ^^  3^6  pages.  Paris  pendant  la  domination  anglaise 
(i4ao-i436),  documents  extraits  des  regisires  de  la  chancellerie  de  France,  par 
Auguste  Longnon,  1878,  in-8'*  de  Sy/i  pages.  Les  comédiens  de  la  troupe  française 
pendant  les  deux  derniers  siècles,  documents  inédits,  recueillis  aux  Arcnives  natio- 
nales, par  Emile  (^ampardon,  1879,  in-8*'  de  336  pages. 

Septembre,  377-379. 

Le  makôla  râdja-râdja  ou  la  couronne  des  rois,  par  Bokhâri  de  Djohôre,  traduit 
du  malais  et  annoté  par  Aristide  Marre.  Paris,  1  vol.  in-ia  de  376  pages. 

Septembre,  679. 

Camoens  et  les  Lusiades,  élude  biographique,  historique  et  littéraire,  suivie  du 
poème  annoté,  par  Glovis  Lamarre,  docteur  es  lettres.  Paris,  1878,  in-8*  de 
vii-614  pages. 

Septembre,  579-580. 

Chez  les  Anglais,  par  Louis  Dépret.  Paris,  1879,  î^~i^  ^^  ^^^  pages. 
Septembre,  58o. 

La  Bibliothèque  nationale,  son  origine  et  ses  accroissements  jusquà  nos  jours, 
notice  historique  par  T.  Morlreuil,  secrétaire  de  la  Bibliothèque  nationale.  Péronne, 
1878,  in-8*'  de  174  pages. 

Septembre,  58o. 

Annales  dv  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux. 
Novembre,  721-733. 

Arabischc  Quellenbeitrâge  zur  Geschichle  der  Kreuzzûge ,  traduits  et  publiés  par 
M.  E.-P.  Goergens,  de  Tuniversité  de  Berne,  avec  la  collaboration  de  M.  Reinhold 
Rôhricht,  de  Berlin.  In-8%  XXII1-39S,  Berlin,  1879,  1"  volume. 

Islam  und  die  moderne  cultur,  von  E.-P.  Goergens.  Berlin,  1879,  ^""8%  48. 
Novembre,  723. 

Mito  e  scienza ,  sagipo,  perTito,  a3.  Vignoli,  Milano,  1879,  in-8*. 
Novembre,  724. 

Chronique  du  Mont-Sain l-Michel  (1 3^3-1 468)  publiée  avec  notes  et  pièces  di- 


780  JOURNAL  DES  SAVANTS.  —  DÉŒHBRE  1879. 

verses  relatives  au  Mont-Saint-Michet  et  à  h  défense  nationale  en  basse  Normandie 
pendant  loccupation  anglaise,  par  Siméon  Luce,  I.  !*%  Paris,  1879,  î'^'S*. 

Décembre,  771-772. 

INSTITUT  DE  FRANCE. 
Séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies.  Prix  biennal,  prix  Volney,  octobre  « 

648-64g. 

AcADKMiB  FRANÇAISE.  —  Mort  (Ic  M.  Silvestfc  de  Sacy  et  de  M.  Saint-René  Tail- 
landier, février,  i3G.  —  Réception  de  M.  Renan,  juin,  38 1.  —  Séance  publique 
tinnucile  :  prix  décernés,  août,  5i4-5i6;  prix  proposés,  septembre  575-677.  — 
Réception  de  M.  Henri  Martin,  novembre  718. 

Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  —  Mort  de  M.  le  comte  Ferdi- 
nand de  Lasteyrie,  juin,  38 1.  —  Election  de  M.  Baudry.  —  Séance  publique 
annuelle  :  prix  proposés  et  décernés,  novembre,  718-721. 

Académie  des  sciences.  —  Election  de  M.  Delesse,  janvier,  60.  —  Election  de 
M.  Chrétien  Lalanne.  —  Mort  de  M.  Paul  Gervais,  février,  106.  —  Séance  pu- 
blique annuelle  :  prix  proposés  cl  décernés,  mars,  1 84- 18g.  —  Mort  de  M.  de  Tes- 
son ,  octobre ,  649.  —  Élection  de  M.  Alphonse  Milne-Edwards. 

Académie  des  beaux- arts.  —  Mort  de  M.  Duc,  janvier,  60.  —  Élection  de 
M.  Vaudremcr,  mars,  189.  —  Mort  de  M.  liesse,  août,  5 16.  —  Mort  de  M.  le 
baron  Taylor,  577.  —  Séance  publique  annuelle  :  prix  proposés  et  décernés , 
octobre,  G/ig-GSa.  —  Élection  de  M.  le  marquis  de  Cuennevières.  —  Élection  de 
M.  Élie  Delaunay.  —  Mort  de  M.  le  comte  de  Cardaillac,  décembre,  773. 

Académie  des  sciences  morales  et  politiques.  —  Séance  publique  annuelle  : 
prix  proposés  et  décernés,  juin,  381-387.  —  Élection  de  MM.  Larom bière  et 
Duruy.  —  Mort  de  M.  Louis  Reybaud,  novembre,  721.  —  Mort  de  M.  Michel  Che- 
valier, décembre. 


TABLE. 

Pa|««. 

Rechercher  sur  les  monnaies  romaines  conlrcmarquces.  (2*  et  dernier  article  de  M.  F.  de 

Saulcy.) 725 

Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  française,  etc.  [V  article  de  M.  L.  Crouslë.].  737 

École  française  d*Alhènes.  (  1"  arlide  de  M.  Ch.  Lévèque.) 750 

La  Maréchale  de  Villars  (3*  article  de  M.  Ch.  Giraud.) 758 

Nouvelles  littéraires 77 1 

Table  des  matières 773 

FUT   DE    LA   TABLE. 


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