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DES SAVANTS.
BUREAU DU JOURNAL DES SAVANTS.
M. Bardoux, ministre de Flnstruction publique, président.
' M. GiRAUD, de rinstitut, Académie des sciences morales et politiques,
secrétaire du bureau.
M. OK LoNGPÉRiER, de rinslilul, Académie des înscriplions el belles-
lettres.
Assistants. .( M. E. Renan, de Tlnslitut, Académie des inscriptions cl bclles-letlres.
M. MiGNET, de rinslitul. Académie française, et secrétaire perpétuel
de TAcadémie des sciences morales et politiques.
M. LiTTRÉ, de rinstitut, Académie française et Académie des inscrip-
tions et belles-lettres.
M. Chevreul , de l'Institut , Académie des sciences.
M. Barthélémy Saint-Hilairb , de Tlnstitut, Académie des sciences
morales et politiques.
M. Franck , de Tlnstitut, Académie des sciences morales et politiques.
M. J. Bertrand, de Tlnstitut, l'un des secrétaires perpétuels de l'Aca-
démie des sciences.
M. Alfred Maury, de l'Institut, Académie des inscriptions el belles-
Icltres.
M. DR QuATRBFAGES DE Bréau, de Tlnstitut, Académie des sciences.
\ M. ËGGER, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres.
M. Caro, de l'Institut, Académie des sciences morales et politiques.
M. Ch. Lévêque, de l'Institut, Académie des sciences morales et
politiques.
M. E. Miller, de l'Institut, Académie des inscriptions et bellesleUres.
M. Wallon, de l'Institut, secrétaire perpétuel de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres.
M. J. B. Dumas, de l'Institut , Académie française, secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences.
Autkdrs. . . .
JOURNAL
DES SAVANTS.
ANNÉE 1879.
PARIS.
IMPRIMERIE NATIONALE.
H DCCC LXXIX.
• •
C^ V% «t -v^^ ^ \ è v%
JOURNAL
DES SAVANTS.
JANVIER 1879.
Sept Suttas palis y tirés du Digha-Nikâya , par M. P. Grimblot,
ancien consul de France à Ceylan et en Birmanie , traductions di-
verses anglaises et françaises, Vsuris, Imprimerie nationale, 1876,
in-8^ v-35i.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Les Sept suttas pâlis sont un spécimen très-satisfaisant de la rédaction
du Sud; les sujets en sont assez variés et en général fort importants.
Mais, pour en bien apprécier le mérite , la première question à se poser,
c est de savoir à quelle époque précise ils remontent. Malheureusement
le génie hindou est rebelle à la chronologie, au sud tout aussi bien
qu*au nord, chez les bouddhistes presque autant que chez les brah-
manes. Il n y a pas une seule date dont on soit parfaitement sûr ; et
Tobscurité reste à peu près la même sur l'origine des Védas et sur celle
des soûtras bouddhiques. Au milieu de ces ténèbres, que rien na pu
encore éclaircir d'une manière un peu complète, ce sont les documents
singhalais qui jettent le plus de clarté, si toutefois le mot de clarté n'est
pas trop fort pour une nuit toujours si profonde. Ceylan a des annales,
autant que ces peuples peuvent en avoir, dans le Mahâvansa, qu'a
publié Turnour*; et c'est là qu'il faut aller chercher les quelques lueurs
' Voir, pour le premier ai ticle , lo et il n'a publié qu'une moitié du Mahâ-
cahier de novembre, p. 6^5; pour le vansa. il serait bien à désirer cpie le
deuxième, le cahierdedécembre, p. 721. reste ne restât pas plus longtemps ifi-
* Turnour n'a pu achever son œuvre , connu.
6 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
qui peuvent nous guider dans ce labyrinthe où si peu d'explorateurs se
sont engagés. C'est en compulsant avec le plus grand soin tous les faits
consignes dans le Mahâvansa, et en supputant la durée du règne de chaque
prince, qu on est parvenu à fixer Tannée de la mort du Bouddha et celle
de sa naissance (5^3 et 62a ans avant Tère chrétienne). Jusque preuve
contraire, on a pu adopter cette donnée capitale, comme la plus vrai-
semblable de toutes et s'accordant le mieux avec les faits antérieurs et
subséquents.
Mais ceci ne nous dit pas à quelle époque les soutras ont été rédigés,
et en particulier les Sept suttas pâlis dont nous avons à nous occuper.
Ce qu'on sait avec assez de précision, cest que, pour achever la rédac-
tion canonique de la Triple Corbeille, il a fallu successivement trois
conciles, composés des Arhals les plus éclairés et les plus illustres. Le
premier concile se tint immédiatement après la mort ou Nirvana du
Tathâgata , et ce furent ses principaux disciples qui rédigèrent les écri-
tures, divisées dès ce moment en trois parties, les Discours ou plutôt
les Sermons du Bouddha, la Discipline et la Métaphysique (Soutras,
Vinaya, Âbhidharma). Le second concile se tint un siècle après le pre-
mier, à Vésâli, devenue la capitale du Magadba, comme Tétait Râdja-
griha du temps du Bouddha; enfin le troisième concile se réunit à
Patalipoutra (Palibothra, Patna), vers la fin du iv* siècle avant J.-C, la
dix-septième année du règne du grand Açoka. Du moins ce sont là les
trois dates que donne Turnour, le juge le plus compétent en ces matiè-
res ^
Les deux derniers conciles confirmèrent les travaux du premier, qui
avait sanctionné le texte authentique de la Triple Corbeille, et y avait
joint des commentaires connus sous le nom d*Atthakathâs. Ces com-
mentaires avaient surtout pour objet de raconter Thistoire du boud-
dhisme et des conciles qui en avaient établi définitivement les bases. En
3o6 avant J.-C, Mahinda, fils du grand Âçoka, avait apporté à Ceylan
les livres de la Triple Corbeille en pâli, et il avait fait traduire TAttha-
kathâ en singhalais, à Tusage des indigènes. Sept ou huit cents ans plus
lard , TÂtthakatliâ fut remis du singhalais en pâli par le fameux Boud-
dhaghosha, sous le règne de Mahânama (Ziio à &3q après J.-C). Boud-
dhaghosha a a-t-ii fait que traduire avec une fidélité scrupuleuse TAttha-
kathâ vénérable de Msdiinda? Ou bien y a-t-il ajouté quelque chose de
' Voir An eœamination of the pâli usialic Society iot ^\x\>j 1837, page 5 et
buddhisùcal Annali, by the Honorable suivantes. Turnour a fait en tout cinq
Georges Turnour, esq. of the Ceylon articles sur les annales du bouddliis me ,
civil service , from the Journal oj the et ces articles sont excellents.
SEPT SUTTAS pAlIS. 7
son propre fonds? Cest ce quii est impossible de savoir, si ce n est par
la tradition, qui veut que Bouddhaghosha nait été qu un simple traduc-
teur.
Quoiqu'il en soit, TÂUbokathà de Bouddhaghosha nous présente le
Dighanikaya (Dtghi^amo) comme formé déjà des trente-quatre suttas
qu*il comprend dans nos collections actuelles. C est aussi le Brâhmadjâla,
ou le Filet brahmanique , qui est le premier de la série ; et il est bien
présumable que les trente-trois autres y étaient également dans Tordre
et avec Tétendue que nous leur connaissons. Sur ce point, la tradition
est aussi positive qu*on puisse le désirer, ce qui ne veut pas dire abso-
lument qu elle soit exacte ; jusqu^à nouvel ordre nous devons croire
que les Sept suttas^âlis remontent à Tun des trois conciles, et, selon
toute apparence, jusquau premier. Ceci leur donne une respectable
antiquité, de vingt-quatre siècles environ. Si Ton consent à s en rapporter
aux Âtthakathâs, il ny a guère de contestation possible; et leur témoi-
gnage est trop formel pour qu*il y ait moyen de le contester, en labsence
de tout autre qui le contredise et Tinfirme directement.
À ce point de vue, le style de ces soutras est fait pour nous étonner,
et Ton ne s'attendait pas à rencontrer des œuvres de tant de perfection
dans ces temps reculés, chez des peuples dont la culture littéraire devait
être si peu avancée. En effet, chacun de ces soutras a un cadre très-régu-
lier; la pensée, quelle quelle soit d ailleurs, s y développe avec une
netteté et une suite qu'on ne saurait trop remarquer. Le plan est par-
faitement tracé, il ne s'égare pas un seul instant. Les répétitions et les
longueurs de toute sorte n'y manquent pas cependant, et elles peuvent ne
pas nous plaire; mais l'auteur ne s'y perd jamais, et, s il s'y attarde beau-
coup trop à notre gré, c'est de parti pris^, ce n'est point une erreur ou
une faute involontaire. 1^ démonstration poursuit son cours , un peu
lent, mais continu; et elle arrive à la conclusion sans avoir fait un faux
pas et sans avoir jamais dévié.
Ce talent extraordinaire de composition se retrouve à peu près au
même degré dans chacun des suttas que nous avons analysés. Le Brâh-
madjâla, le premier de tous, en offre peut-être le plus frappant exemple;
mais les qualités qui le distinguent sont aussi celles du Sâmanna-phala ,
du Mahànidâna, et de tous les autres. On sait que tous les soutras sans
exception , au Sud et au Nord , commencent par cette formule orthodoxe
et indispensable: «Voici ce que j'ai entendu, n et il est censé que le dis-
ciple ne fait absolument que répéter le plus fidèlement possible ce
qu'a dit le Tathâgata. Est-ce donc au Bouddha lui-même qu'il faudrait
faire honneur du style et de la composition des soutras? C'est peu pro-
/
8
JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
babie; et les rédacteurs anonymes, s*ils nont fait que reproduire les
paroles du maître, y ont bien ajouté quelque chose, ne serait-ce que le
lieu de la scène pour chaque soutra , les circonstances dans lesquelles
a parlé le Bouddha, les personnages avec qui il s*est entretenu, et le
résultat de ses enseignements merveilleux, toutes choses que le Tathâ-
gata n a pu mentionner lui-même.
Si Ton compare la rédaction du Sud avec celle du Nord , la supériorité
appart ent à la première sans contredit; et, quoique des soutras du
Nord comme le Lalitavistâra ou le Lotus de la bonne loi soient assez
bien rédigés, ils ne peuvent être mis au niveau des suttas pâlis. Les
uns et les autres sont néanmoins sortis de la même source, c est-à-dire
des trois Sanguitis ou conciles; mais, par des causés inexpliquées jus-
quici, les soûtras qui ont fait fortune au delà du Gange et qui ont
emprunté la langue sanscrite, sont très-loin de ceux qui ont été trans-
portés au Sud et qui ont converti Geylan, où ils ont été pieusement
conservés jusqu à nos jours ^
Que si, au lieu de comparer les bouddhistes entre eux, ceux du Népal
avec ceux de Ceylan, on voulait rapprocher les compositions bouddhi-
ques, prises en général, des compositions brahmaniques, lavantage reste
tout entier aux bouddhistes. Ni les hymnes du Véda, si beaux et si
grands dans quelques passages, ni les Brahmanas ou les Oupanishads , ni
les épopées ou les Pourânas, ni même les Darçanas philosophiques, ne
possèdent ces qualités littéraires, qui supposent, chez les auteurs pâlis,
une pensée bien plus maîtresse d'ellemême et bien plus méthodique.
Le bouddhisme, né du brahmanisme, marque littérairement un pro-
grès incontestable, de même quil est infiniment supérieur sous le
rapport de la morale. Mais ce n*est pas ici le lieu d^établir un parallèle
entre les deux religions. Ce serait trop nous écarter de notre sujet, et
nous y revenons pour apprécier non plus la forme, mais le fond même
des soûtras pâlis , non plus le style , mais les doctrines.
•^ Ce quil faut louer tout d'abord, et presque sans réserve, cesl
Tintérêt et la grandeur des questions débattues : Expiation des péchés
' Reste toujours à savoir comment les
soutras du Nord et ceux du Sud , ayant
été promidgués par la même autorité,
ne sont pas identiques. H semble qu ils
devraient toujours Têtre ; et que , si la
langue dans laquelle ils sont écrits a pu
varier, le contenu devrait être immuable.
Cette divergence n a pas encore été ex>
pliquée; et elle reste un des nombreux
problèmes qui, dans ces études, aUen-
dent toujours une solution qu ils ne re-
cevront peut-être jamais. 11 y faudra
encore bien des travaux préalables , qui
ne sont pas près d'être accomplis, et
tout d'abord la traduction complète des
soûtras du Nord et du Sud.
SEPT SUTTAS PÂLIS. ^
et des crimes par le repentir et la confession ; enchaînement des causes
qui décident de la destinée de Tbomme dans cette vie et dans l'autre ;
éternité du monde ; immortalité de Tâme ; devoirs de l'homme en so-
ciété; psychologie et morale. Sur ces graves sujets, le bouddhisme est
très loin sans doute d*être infaillible , et les méditations auxquelles il se
livre ne sont pas de celles qui puissent nous séduire et nous persuader.
Mais ccst déjà beaucoup den avoir senti le besoin, etd*avoir abordé ces
problèmes essentiels et ardus. Le brahmanisme semble les avoir ignorés
à peu près complètement, et il reste là encore fort au-dessous de son
rival. Le bouddhisme, au contraire, est pénétré d'un sentiment de cha-
rité pour la misère humaine; cest à sauver Thomme que le Tathâgata
applique toutes ses forces et son infatigable dévouement. Que le Nir-
vana, tant exalté par le Bouddha, ne soit pas le salut, que le néant ne
soit pas notre véritable et éternel asile, il n'importe guère ; le Bouddha
s'est trompé, si Ton veut, d'une manière déplorable ; mais son intention est
admirable , et, s'il échoue dans cette tentative , son but n'en est pas moins
le plus haut et le plus louable que puisse se proposer un fondateur de
religion ; il n'a pas trouvé la vérité; mais il l'a cherchée avec une sin-
cérité et une constance que personne, dans les annales de l'humanité,
n'a surpassée. C'est là sa gloire, et en même temps c'est l'explication de
l'influence prodigieuse qu'a exercée le bouddhisme ; le genre humain
n'est pas ingrat autant qu'on le dit, et il est tout simple qu'il ainie à son
tour et qu'il suive ceux qui d'abord l'ont aimé si passionnément.
Ce caractère général de la doctrine bouddhique , qui en est le principe ,
s'étend de Tensemble aux détails; et il éclate particulièrement dans la
compassion indulgente qu'il montre pour les plus grands crimes. Dans
le Sâmanna-phala-sutla , c'est un parricide qu'il s'agit de ramener au
bien et de purifier par le repentir. Le roi Âdjâtaçatrou, assassin de son
père, a vainement demandé aux brahmanes les plus vénérés et les plus
instruits quelque soulagement aux remords qui le torturent. Ce n'est
pas que les brahmanes soient très-sévères pour les kshatriyas, surtout
quand les kshatriyas sont des rois; mais les brahmanes n'ont *pas pé-
nétré asfez avant dans cette analyse et dans les nombres mystères du
cœur humain, pour pouvoir donner au roi l'apaisement et la consola^
tion qir'il cherche. Le Bouddha est plus heureux et plus habile. Il a sondé
plus profondément ces horribles blessures que le crime fait à la cons-
cieqce ; et il guérit la plaie que d'autres avaient laissée toute vive.
Le Sàmanna-phala-sutta n'entre pas dans assez de détails pour qu'on
sache aussi complètement qu'il le faudrait quelle était la pensée intime
du Bouddha sur un point aussi délicat. Le crime peut-il s'expier par le
10 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
i^pcntir et par ravem ? Ne fauNîi pas encore une punition: plas eflectivel^
Le Tathàgata ne se prononce point ; mais il parait bien que la confes-
sion lui semble effacer le forfait, du moment que lacté de contrition est
sincère, et que le coupable, en avouant sa faute, est fermement résolu
k ne plus la commettre* C'est, à ce qaon peut croire, le cas du roi
Adjàtaçatrou. La confession qu^il feit devant les Arhats réunis, aux ge-
noux du Bouddha et devant toute sa cour, qui ) escorte, a dû. lui ètrp
excessivement pénible. Dans les croyances bouddhiques, elle a dii
suffire pour réparer le mal et abolir un souvenir odieux. Pour un crime
dun autre ordre, mais encore bien affreux, saint Âmbroise, à la fin du
IV* siède de notre ère, imposait au grand et viotoriettx Théodose une
pénitence publique ; il lui refusait l'assistance au saint sacrifice de ia
messe, et, pendant huit mois, f empereur repentant devait se tenir loin
de l'Église et des sacrements. Le massacre de Tbessalonique égalait
presque en horreur un parricide , et le saint évêque de Milan jugeait les
choses k peu près comme le Bouddha; lui aussi, il croyait k l'expiation
par ie simple repentir. Il est vrai qu'il serait difficile de punir autrement
des personnages tels que des empereurs et des rois : comme ce sont eux
qui font les lois et que la justice émane de leur pouvoir, il est impos-
sible, quand ils les violent outrageusement, d'en appeler contre eux à
un tribunal supérieur, qui n'existe pas. C'est <léjà un grand triomphe sur
leur flagrante iniquité que de levr infliger un châtiment purement mo*
rai ; mais il &ut à ces périlleuses répressions des âmes aussi fortes que
celles de saint Ambroise ou du Bouddha^ Le Tathàgata a eu, en outre, le
mérite de s'adresser k un prince qui, n'étant pas encore converti, échap-
pait en quelque sorte à sa juridiction, tandis que Théodose était dès
longtemps soumis, comme chrétien, aux exigences légitimes de Tbglise,
réfrénant une cruauté qui avait dépassé toutes les bornes.
La tliéorie de l'Encbatnement des causes connexes doit nous paraître
bien étrange; et cette échelle descendante ou remontante de causes et
d'effets, d'effists et de causes, a quelque choae de naif qui va jusqu'à la
puérilité, bien que, dans le système bouddhique, elle passe pour une
doctrine d'une incomparable profondeur.
Dire que la naissance a pour cause l'existence est une soite de non-
sens qui nous choque à première vue ; et l'on ne comprend guère qu'on
puisse exister avant de naître. Mais, pour le bouddhisme , rien de plus
simple : il croit que dans l'homme, ou plutôt dans tous les êtres, il y a un
principe qui existe de toute éternité, avant de se montrer à nous sous
une forme actueHe oii nous puissions l'apercevoir. La naissance n'est
qu'un accident, une des transformations sans nombre de ce principe.
SEPT SUTTAS PALIS. H
doDt rien ne peut conjurer les évolutions successives que la conquête
du Nirvana* Cette croyance à une existence antérieure et perpétuelle
est déraisonnable et absurde; mais elle n'appartient pas spécialement
au bouddhisme; elle appartient tout aussi bien au brahmanisme; elle
est endémique dans Tlnde et les pays qui lavoisinent; c est une maladie
morale qui règne dans toutes ces contrées. Le Bouddha , qui apportait
dans le monde hindou trat de choses nouvelles , et une immense révo-
Jution, s*est mis sous le joug de cette superstition vulgaire; il na pas
même essayé de la détruire, puisqu'il la partageait; et tout son effort
s est borné à enseigner le moyen d'éviter la transmigration. L'anéantis--
sèment lui a para ce moyen e£Bcace ; et il est certain que , du moment
qu'<m n'est plus rien, il est impossible de renaître sous quelque forme
que ce soit; comme on n'existe plus à aucun titre, on ne peut pas plus
naître que vivre. Vcili comment la naissance est l'effet de l'existence; et
l'Enchaînement des causes connexes se trouve être une conPirmation de
la théorie du Nirvana , entendu au sens de l'absolu néant. Dans une exis*
tence antérieure, on a commis des actes qui décident du sort qu'on a
dans celle-ci, de même que celle-ci décidera du sort qu'on aura dans la
suivante. D faut rompre cette chaîne, qui menace d'être éternelle, et
c'est le Nirvana seul qui peut la briser.
Une théorie moins solide et moins acceptable encore est celle du
fait de conscience, tel que le Tathâgata semble le comprendre. Dans le
cours ordinaire des choses^ on ne connaît les êtres qu'autant qu'on sait
le nom qui les désigne. Le Bouddha en conclut qu'on ne se connaît soi-
même qu'en sachant le nom qu'on porte, de telle £içon que , si l'indi-
vidu ignorait le nom qui est le sien, il s'ignorerait complètement kii-
mème. A oe compte, le fait de conscience, le sentiment que nous avons
de notre pensée et de notre pn^re être, n'a plus rien de compliqué ni
d'obscur. On sait comment les autres vous appellent et comment on
doit s'appeler soi-même ; dès lors on se connaît. Quelque respect qu'on
doiîve avoir, sous bien des rapports , pour le Bouddha et pour une reli-
gion qui compte plus d'adhérents qu'aucune autre dans le monde, on
ne peutcfue sourire devant une telle psychologie, à laquelle n'ont pensé
ni Socrate ni Descartes. C'est une explication «nfantine, sans aucun
doute; mais cette explication toute superficielle et insuffisante qu'elle
doit nous paraître, se rattaolie à l'ensemble du système bouddhique.
L'individu n'y tient aucune place non plus que dans les théories des brah-
HMDes. L'être universel est l'être unique, qui absoii)e et qui efface tous
les autres, confondus dans son sein infini et n'ayant d'autre existence
que celle qu'ils tirent de lui. Les individus ne sont rien; leur subs-
2.
i
12 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
lance n*a aucune réalité; et, n'était leur nom, aussi vide queux-mêmes,
ils ne sauraient pas même qu ils existent et qu ils vivent. Cest là qu a-
boutit la croyance de la transmigration. Par suite, l'individu tout cou-
pable quil est quelquefois, comme a pu Têtre Adjâtaçatrou , nest pas
responsable de ses actes ni bons ni mauvais ; il ne se les impute pas; et,
dans ces analyses si longues et si minutieuses, qui visent à être exactes,
la notion du libre arbitre ne se montre à aucuu degré. Il serait difficile
d'imaginer une psychologie à la fois plus grossière et plus dangereuse.
Cette entière destruction de la personnalité humaine ferait horreur, si
elle n'inspirait encore plus de pitié que de répulsion.
Heureusement pour le Tathâgata et pour le bouddhisme, la morale
vient ici au secours de la psychologie; et, si Tétude de ràmc, comme
ils l'entendent, n est qu un tissu d'erreurs et de méprises surprenantes,
les préceptes moi^ux qu'enseigne le Bouddha sont d'une irréprochable
pureté. Le Sigâlovàda-sutta nous en donne un excellent résumé. Le
jeune Sigâlo, plein de soumission, accomplit, avec une foi aveugle, les
actes de dévotion que sa famille lui a enseignés. Il honore, dès que le
jour parait, les six quartiers de l'espace. Nord et Sud, £lst et Ouest,
Nadir et Zénith. Le Tathâgata prend la peine de lui expliquer quels sont
moralement les six quartiers qu'il doit honorer, bien diHérents de ceux
de l'espace; Parents, maîtres, femmes et enfants, amis, esclaves et
Arhats ou brahmanes, tels sont les six objets recommandés k la sollici-
tude, à l'amour et aux respects des gens vraiment pieux . La morale que
prescrit le Bouddha est la vraie; et l'on ne peut qu'y applaudir sans ré-
serve. Sans être bien profonde, elle est parfaitement juste; et les de-
voirs de l'homme envers tout ce qui l'entoure sont tracés avec une
autorité qui ajoute encore à leur utilité pratique. En observant ces sages
conseils, les disciples du Tathâgata sont assurés de se bien conduire
dans ce monde-ci, sans préjudice de celui oii la croyance au Nirvana
peut les conduire. La morale bouddhique atteste la plus sérieuse et la
plus intelligente obseiTation des rapports que les hommes ont entre
eux dans une société déjà très-civilisée. En ceci, le bouddhisme a du
faire de très-larges emprunts au brahmanisme , tout en prétendant le
réformer, et en le réformant en effet sur des points essentiels.
Cette correction particulière de la morale à côté des aberrations de
la psychologie et de la métaphysique ne doit pas être pour nous un fait
bien nouveau. Sans faire de rappi*ochcment forcé, nous pouvons nous
rappeler que c'est la morale aussi qui a sauv^ le Griticisme de Kant.
Sceptique dans la raison pure, iiest redevenu dogmatique en touchant
à la morale et à ses saintes lois. La Raison pratique a raffermi le sol
SEPT SUTTAS PÂLIS. 13
mouvant de la spéculation, et en a comblé les lacunes et les précipices.
Kant peut douter de Dieu, de Tâme, du libre arbitre, du monde même;
il ne doute pas du devoir, et le devoir est ia base inébranlable sur la-
quelle il tâche de reconstruire tout Tédifice qu'il n successivement
abattu. La morale répare les ruines de la métaphysique. D'ailleurs, nous
ne croyons pas du tout que la métaphysique soit aussi caduque et aussi
obscure que Kant la fait; il se trompe à Tégal de Hume, qu il veut com-
battre. Mais tout ce que nous voulons montrer ici, c'est que la morule
joue , dans ia critique kantienne , à peu près le même rôle que dans T Abhi-
dharma bouddhique. Cette inconséquence, qu'on a qualifiée de géné-
reuse dans Kant, ne Test pas moins dans le Bouddha ; elle fait le plus
grand honneur à la délicatesse de sa conscience, si ce n'est à la fermeté
de sa raison. Dans l'antiquité grecque et romaine, un fait analogue s'é-
tait produit sur la plus grande échelle ; et, quand la métaphysique décli-
nait de jour en jour et se mourait, la morale brillait du plus vif éclat
dans le stoïcisme, guidant les âmes au bien non moins sûrement que
la foi chrétienne.
Le Brahmadjàla, ou Réseau brahmanique, est remarquable de deux
façons : d'abord c'est un modèle do polémique, et ensuite c'est la dis-
cussion de sujets extrêmement sérieux. Que les nuances d'opinions que
le Bouddha signale et critique forment réellement autant d'écoles dis-
tinctes, au nombre bien compté de soixante-deux, il serait assez hasar-
deux de l'affirmer; mais ces distinctions subtiles, quand même elles ne
seraient pas parfaitement réelles, sont le résultat d'une analyse très-
attentive et très-puissante jusque dans ses minuties. Le Bouddha, en
la poursuivant aussi loin, veut démontrer que les brahmanes se perdent
dans le tissu de leurs propres arguments; et ce n'est pas sans ironie et
même sans quelque malice qu'il les compare à des poissons pris dans
le filet, où ils s'agitent vainement, ne pouvant pas en sortir sous la main
du pêcheur, qui se joue de leurs efforts inutiles. Le pêcheur qui se raille
des brahmane^, c'est le Tathâgata; et, en les suivant pas à pas dans le
dédale de leurs controverses, il les réfute, sans se lasser, les uns après
les autres. Cette lutte du bouddhisme contre ses adversaires n'est nulle
part aussi complète que dans le Brahmadjàla; d'autres soutras l'in-
diquent sans la développer; celui-ci en fait voir tout au long les pro-
cédés et les phases diverses. Le Bouddha, quand il n'était encore que
. prince de Kapilavastou, avait été instruit par les brahmanes; mais, dès
lors, il ne goûtait que médiocrement leurs leçons. Plus tard, quand il
^ut quitté la cour du roi son père pour se faire religieux, il avait en-
core fréquenté les écoles brahmaniques pour se convaincre de plus en
i
Ik JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
plus de Tinanité de leurs enseignements. Il avait discuté avec ses maîtres
et leur avait prouvé leur insuffisance; une fois devenu le Bouddha
parfaitement accompli, il n avait pas cessé de combattre leurs doctrines
pour y substituer les siennes. Le Brahmadjâla garde la trace de tous
ces débats; i*exposé en est très prolixe; nais il n en est pas moins régu-
lier ni moins intéressant.
L*étemité du monde et son infioitude, 1 éternité de lame et son im-
matérialité, fimmortalité de l'âme ou sa mort après cette vie, telles
sont les questions sur lesquelles les soixante-deux écoles sont eo dissen-
timent entre elles et avec le Bouddha. Les preuves de l'éternité ou de
la non-éternité du monde données par les brahmanes ne sont pas très-
fortes, et la méthode qu'ils emploient est toujours la même, quelque
différentes que paissent être les solutions. Il faut toujours, dans la mé-
ditation la plus laborieuse et la plus sereine, s'appUquer à se rappeler
ses existences antérieures; et, selon la conviction que chaque individu
se forme en s'observant ainsi luinnéme, il en conclut que les êtres en
général sont ou ne sont pas étemels, comme il se persuade que lui-
même l'est ou ne l'est pas. Un tel procédé est bien incertain, et prendre
son imagination pour merare de sa croyance, c'est bien arbitraire. Le
Bouddha condamne les dix-huit écoles qui, en regardant ainsi le passé
des existences individuelles, affirment ou nient fétemité des êtres. Il
condamne non moins rigoureusement les quarante-quatre écoles qui,
regardant l'avenir de l'âme au lieu de son passé, soutiennent que l'âme
est destinée à vivre éternellement ou à périr. Mais le Bouddha se con-
tente de réfuter; il ne dit pas quelle est sa propre doctrine; il réprouve
l'opinion des autres; il ne nous apprend pas précisément quelle est la
sienne, tout en la déclarant fort supérieure â tontes celles qu'il repousse.
Il est vrai qu'il est toujours bien plus aisé de nœr que d'affirmer; mais
une religion nouvelle, qui a la prétention de remplacer des croyances
surannées et fausses, devrait avant tout déclarer hautement ce qu'elle
est. Le Bouddha reproche vivement à plusieurs écoles leur scepticisme
et leurs hésitations; mais lui-même semble parfois être indécis autant
quelles, bien qu'au fond il ne croie m à fâemité de quoi que ce soit,
ni à l'immortalité de l'âme, qui, selon lui, est sans aucune substance,
cMnme le reste des êtres. Il ne croit qu'au Nirvana, cest4-dire au néant;
mais rien n'est plus difficile que le néant à bien expliquer; et de \h
l'embarras manifeste du Tathâgata, qui se sent à l'aise tant qu'il s'agit
de négation, mais qui devient aussi faible que ses adversaires quand il
faut se décider dans un sens ou dans l'autre.
Ce qui peut excuser le Bouddha loat aussi bien que les brahmanes ,
SEPT SUTTAS PÂLIS. 15
cest que les queslioDS agitées par eux sont de celles qui préoccupent
et troublent le plus Imtelligcnce humaine* Discutées de tous temps,
elles le sont du nôtre comme elles le seront dans les âges suivants; elles
ne sont jamais résolues d'une manière déiioitive, et elles restent un
perpétuel objet de discussions entre les écoles philosophiques, et même
entre les écoles de théologie. Loin de blâmer le monde hindou de ne
pas les avoir trandiées, il faudrait bien plutôt le féliciter den avoir
senti la grandeur et Timportance et de sy être attaché comme nous
faisons nous-mêmes. Au siècle du Bouddha, cest-à- dire cinq ou six
cents ans avant noire ère, la Grèce, malgré son génie, n*était pas aussi
anxieuse de ces nobles recherches , qui n'apparaissent guère pour la pre-
mière fois que dans TEcole platonicienne.
Une remarque non moins importante, et qui concerâe spécialement
la doctrine particulière du Bouddha, cest que, dans le Brahmadjâla,
la théorie du Nirvana se produit sous un aspect qui nest pas tout à fait
celui de la rédaction du Nord. Dans la rédaction sanscrite, on ne peut
pafi douter que le Nirvana ne soît pris dans le sens de tanéaatissement
absolu. Tous les soûtras dm Mord, de quelque obscurité qu^ils s*enve-
li^pent, sont cependant unanimes; et^ dans les. grands ouvrages qui^
postéiieui^ment, sont venus comsienter et compléter la doctrine ini-
tiale, comme la Pradjnà pananitâ , le Nirvana n est que le néant, cherché
et obtenu grâce aux austérités que prescrit le Bouddha, etquobsei*vent
les plus énergiques et les plus convaincus des Arhats. Au contraire , dans
les Sept suttas pâlis, le Nirvana semble encoi^ supposer une existence
qui s'accompUt dans un. séjour céleste et qui ne semble pas moins subs-
tantielle que Texistence présente. Ce serait là une très importante dif-
férence entre les deux rédactions du Nord et du Sud; mais cette der-
nière ne nous est pas assez connue pour que nous puissions nous
prononcer en pleine connaissance de cause. Quand tous les soutras de
la Triple Corbeille pâlie auront élé traduits et expliqués, on pourra se
former une opinion défmitive; aujourd'hui, il serait prématuré de le
faire»
Mais on peut te dire dès à présent : il est très peu probable qMe les
bouddhistes du Sud aient compris le Nirvana autrement que ne le com-
prenaient leurs coreligionnaires du Nord. A f heure présente, les prêtres
bouddhiales, interrogés i Geylan et au Birman par les missionnaires et
les savants européens qui avaient vécu longtainps au milieu d'wx, non»!
psB hésité à répondre que le Nirvana nétait que le néant Sur ce point
essentiel, les témoignages abondent et concordent, depuis M^ Bigan-
det^évêque de Ramatba, jusqu'à M. Grimblot, notre cobsuI à Colombo
16 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
et en Birmanie, depuis les ministres protestants jusquaiix prêtres ca-
tholiques. Le doute nest pas possible; et si, dans la rédaction du Sud
et dans les Sept sutlas pâlis étudiés par nous, le Nirvana semble signifier
aulre chose, c'est une divergence quil faut signaler, mais qui nest
quapparente. Le Nirvana est le but dernier de toute Tentreprise du
Tathâgala; sans le NiiTâna , conduisant Thomme à Tannihiiation absolue ,
son système se confondrait avec celui des brahmanes, iabsorplion dans
Tètre universel; et, par conséquent, la réforme bouddhiste ne serait
plus une réforme, si elle se réduisait à notre que la reproduction de la
foi de ses adversaires.
Des Sept suttas pâlis que nous venons de caractériser, il en reste
deux qui ne touchent ni la morale, ni la psychologie, ni la métaphy-
sique : c est le Mahâsamaya et FÀtânâtiya. Ils font moins d*honneur que
les cinq autres au bouddhisme. Le soutra de la Grande Assemblée ou
Mahâsamaya-sutta est un accès de vanité qui contraste singulièrement
avec la modestie habituelle et très sincère du Tathâgata. Tous les dieux
du panthéon brahmanique, accourus de toutes les parties de l'espace,
s'empressent de venir l'adorer et de lui offrir leurs plus humbles hom-
mages. Ce soutra commence, comme tous les sermons. du Bouddha,
par la sainte formule : «Voici ce que j'ai entendu;» mais, de plus, il
représente le Tathâgata lui-même, se complaisant à répéter les louanges
dont l'accablent les Dévas, y compris Mâra, le dieu du péché et du
vice, qui se déclare vaincu par l'inaltérable vertu de Bhagavâ. Le Boud-
dha pouvait bien recevoir les honneurs dont il était l'objet; mais s'en
vanter avec si peu de retenue, c'est un excès d'orgueil qu'on ne peut
lui attribuer. Des sectateurs enthousiastes ont pu se laisser aller à cette*
intempérance et à cette ivresse de leur triomphe. Le bouddhisme vain-
queur, comme il le fut sous le règne du grand Açoka, peut avoir eu la
fantaisie de jeter les brahmanes et leurs divinités sans nombre sous les
pieds du Tathâgata; mais le Tathâgata n'a jamais pu tenir personnelle-
ment le langage qu'on lui prête; et, loin de dicter le Mahâsamaya-sutta,
comme on semble le prétendre, il aurait demandé à ses disciples de lui
épargner une flatterie qui dépasse toute mesure, et qui abaisse le boud-
dhisme, loin de le relever. Il était, par sa morale, assez au-dessus de
ses rivaux pour ne point chercher à les humilier d'une manière si peu
convenable et si facile. Sa victoire était trop grande et trop réelle pour
qu'il se donnât ces satisfactions ridicules d'un amour-propre exagéré.
On serait donc assez fondé à croire que le Mahâsamaya-sutta n'est
pas de la même date que les autres suttas, et qu'il est postérieur aux
trois conciles où fut rédigé le canon de la Triple Corbeille.
sEi^T surrAS palis. 17
On peut en dire autant, à plus. forte raison, de rÀtânàtijfay qui nesi
quune formule (r^exorcisniQ, destinée à rassurer les Arbats bouddliiques
contre des terreurs imaginaires. Évidemment ce n était pas li une de
ces questions pressantes que les Sanguitis avaient à tr«mcher. Le pre-
mier concile avait pour but d'arrêter le texte des Ecritures, les ensei-
gnements du Bouddha, les règles de la discipline quil imposait à ses
religieux et les explications qu'il donnait sur toutes choses. Calmer les
effrois superstitieux que les Arhats bouddhistes pouvaient concevoir
n'étiiit pas une des préoccupations du moment, et ce nest que très-
postérieurement quon a du y songer. Dans le brahmanisme, l'Atharva-
Véda« consacré aussi à des incantations et à des exorcisrnes du même
genre, n*est venu également qu après les tjms autres Védas, qui étaient
destinés à la pratique du culte et à tous les détails du sacrifice. L'Atâ-
nâtiya pâli nest pas, selon toute apparence, des premiers temps du
bouddhisme; mais il y a sa place indispensable. Ce nest pas d'ailleurs
le seul soutra de ce genre; le bouddhisme a dû satisfaire, comme tant
d'autres religions, ce besoin impérieux de populations crédules et crain-
tives. Les conjurations, les incantations, sont de tous les temps et de
tous les peuples; au milieu même de notre civilisation, quelque éclairée
et raisonnable quelle soit, la superstition de la peur n'a pas complète-
ment disparu, et la sorcellerie fait encore parmi nous bien des dupes.
Les religions essayent, comme elles le peuvent, de faire la part de ce
sentiment, qui semble naturel à Thomme; et le bouddhisme n'est pas,
sous ce rapport, plus coupable que tant d'autres cultes. Le Zend-Avesta,
soi'ti de la même origine que les Védas et la Triple Corbeille, a montré
bien plus de condescendance encore pour cette faiblesse; et le Maz-
déisme a cru cent fois plus que ses deux frères à rinfluence des divinités
malfaisantes. Il y revient sans cesse pour la combattre sous toutes les
formes où la folie populaire, s'imagine que cette influence redoutable
peut s exercer.
En résumé, on voit que les Sept suttas pâlis représentent assez fidè-
lement toutes les grandes directions du bouddhisme. Ils nous donnent
en quelque sorte des échantillons des pai*ties diverses de sa vaste doc-
trine; ils nous montrent comment il comprend la nature de l'homme
et sa destinée, la nature universelle des choses; ils nous font voir aussi
comment le Tathâgata se mêlait aux événements de son temps, et
quelles étaient ses relations avec les puissances du jour, les rois et les
brahmanes, avec les populations auxquelles il s adressait et à qui il ap-
portait une vie morale inconnue jusqu'à lui. Mais, on le voit aussi, sept
soutras sont peu de chose sur le nombre beaucoup plus considérable
18 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
que contient la Triple Corbeille, telle que les prêtres bouddhistes la
conservent à Ge^lan et en Birmanie, et telle que nous la présente la
collection de M. Grimblot. Le Digbanikâya à lui seul se compose de
trente-quatre soutras; il ne forme cependant qu une section de la Cor-
beille des soutras, qui en a quatorze autres. La Corbeille du Vinaya en
a cinq; celle de TAblndharma en a sept. Les Suttas pâlis, tirés des ma-
nuscrits de M. Grimblot et accompagnés des traductions de Gogerley
et d'Eugène Burnouf, ne sont donc qu'une bien faible portion de cette
masse de documents. Seront-ils jamais tous publiés et traduits? On peut
Tespérer, quoique ce labeur doive être bien long, si jamais il s'accom-
plit tout entier. L'exemple qu'a donné M"' veuve Grimblot mérite d'être
encouragé; elle a commencé cette œuvre, qui n'est pas près d'être ter-
minée, en supposant même que beaucoup de mains aussi savantes et
aussi pieuses voulussent bien s'y dévouer.
Pour notre part, nous avons dû signaler à l'attention des philologues
un ouvrage modeste et curieux, qui, en ne touchant qu'à un filon de la
mine, nous révèle cependant tous les trésors qu'elle renferme. La
science contemporaine peut les en extraire, si elle imite avec quelque
persévérance le louable exemple qui vient de lui être donné.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRi:.
N. B. Plus liaut, page 6, nous avons donné les deux dates de la naissance et de
la mort du Bouddha, d'après Turnour et le Mahâvansa, 623 et 543 avant fcre
chrétienne. Des découvertes récentes, entre autres celle de trois édils nouveaux
d'Açoka , pourraient changer un peu cette chronologie. Voir le travail de M. G.
Bâhler, Three new edicts cf Açoka , Bombay, 1877. Nous aurons snns doute Tocc:!
<ion de revenir bientôt sur cette grave question.
LES MIBABKAU. 19
Les Mirabeau , nouvelles études sur la Société française au xviii' siècle,
par Louis de Loménie, de l'Académie françalî:>e, 2 vol.in-8**. —
Paris, Dentu, éditeur.
PREMIER ARTICLE.
On vient de publier un ouvrage posthume de notre cher et regretté
confrère de l'Académie française, M. de Loménie, qui aura certaine-
ment autant de succès qu en a eu, il y a quelques années, le grand tra-
vail sur Beaumarchais et son temps. Ce n'est pas peu dire. On se rappelle
combien cette étude excita de curiosité dans le public lettré. On se rap-
pelle aussi, pour justifier ce grand succès, que de découvertes, quels
trésors de documents et de souvenirs parmi les papiers laissés à sa mort
par Beaumarchais et transportés pêle-mêle, au hasard, par la famille,
après la vente de la superbe maison bâtie sur le boulevard qui porte son
nom, dans une mansarde de la rue du Pas-de-la-Mule , où personne ne
pénétrait plus depuis bien des années. — Même foitune advint à
M. de Loménie pour les Mirabeau. Mais il faut dire que ces bonnes for-
tunes n'arrivent guère qu'à ceux qui les méritent par la constance de
leurs recherches et la ténacité de leur idée. On nous raconte, dans
l'A vant-Propos de l'ouvrage , qu'au début de sa carrière, M. de Loménie
avait rencontré le fils adoptif du célèbre orateur, M. Lucas de Mon-
tigny, qui se montra touché de la curiosité intelligente de son jeune in-
terlocuteur et de son intérêt pour tout ce qui concernait Mirabeau et
sa famille. Bien qu'auteur lui-n)ême des Mémoires de Mirabeau, il com-
prenait qu'il y avait, pour M. de Loménie, autre chose à faire que ce
qu'il avait fait dans un sentiment très légitime, en vue de justifier le
grand orateur des accusations portées contre lui. Il y avait maintenant
à préparer la voie aux historiens si venir; il y avait aussi à écrire un livre
d'histoire définitif sur ce point spécial. Dès i848. M. Lucas de Mon-
tigny prêta à M. de Loménie un certain nombre de documents q\ii
furent, à cette époque déjii lointaine, la matière de quelques articles re-
marqués. A la mort de M. Lucas de Montigny, son tils remit entre les
mains de M. de Loménie la totalité dos précieux manuscrits rassemblés
et gardés avec un soin pieux à travers plus d'un demi-siècle. Mais déjà ,
nous dit-on, à mesure que les documents aflEluaient , le plan primitif de
r<suvre aélargissait dans fa pensée de notre auteur. Ce n'était plus
3.
20 JOURNAL DES SAVANTS. —JANVIER 1879.
seulement rétude exclusive d'un seul homme quil voulait faire , bien
que la vie d'un tel homme dut prêter à de riches développements
sous une plume aus5i abondante et curieuse du détail. Cétait la famille
tout entière de Mirabeau qu'il voulait peindre, et, dans cette famille,
toute une partie de la société du xviii* siècle.
Ainsi est né l'ouvrage que Ton vient de livrer à la publicité. Les deux
volumes qui paraissent aujourd'hui ne représentent guère que la moi-
tié de l'œuvre telle que la concevait l'auteur, telle qu'elle occupa sans
relâche les dernières années de cette vie laborieuse. Ils sont consacrés
à la biographie des membres de la famille de Mirabeau, principalement
de son père le marquis, de sa mère et de son oncle le bailli. La vie du
grand orateur n'est même pas abordée dans ces onze cents pages com-
pactes. L'histoire du plus illustre des Mirabeau était réservée à la seconde
moitié de l'ouvrage. On a pu craindre, en apprenant la mort prématurée
deM. deLoménie, que cette seconde partie ne (ût condamnée à ne jamais
voir le jour. La famille nous rassure sur ce point. L'auteur, en mourant,
a laissé la dernière partie de son travail très avancée. Elle est presque
entièreTuent rédigée, et l'on espère suppléer aux lacunes qui s'y trouvent
à l'aide des nombreuses notes amassées par hii et soigneusement gardées
par les siens. Tout nous permet donc d'espérer que cette œuvre consi-
dérable, conçue sur un plan et dans des proportions si vastes, paraîtra
prochainement , conforme à la pensée de celui qui l'a entreprise et qui
est mort à la peine.
On nous parle souvent de ces copieuses biographies où excellent les
auteurs anglais, que recherchent avidement leurs compatriotes et qui
fournissent à leur curiosité inépuisable un ample contingent d'informa-
tions sur chaque homme célèbre de leur pays, hommes d'Etat, géné-
raux, écrivains et savants. Il y a dans ces ouvrages une abondance de
notes 4 de documents de tout genre groupés d'une main diligente, mais
souvent sans art, autour des noms célèbres que la mort retire de la
lutte et pour qui, dès le lendemain des funérailles, la postérité com-
mence. Si le procédé littéraire de M. de Loménie fait école parmi nous,
nous n'aurons plus rien à envier à nos voisins. Ces deux vastes études
sur Beaumarchais et les Mirabeau épuisent la matière et ne laissent plus
après elles que des rectilications de détail à faire. Je ne parle pasv des
jugements politiques ou littéraires, qui sont toujours à recommencer ser
Ion les points de vue mobiles des époques ou des partis. Mais , pour ce
qui tient i la vie elle même do ces hommes, au milieui dans lequel ils
se sont développés et ontfîagi, des influençai qu'ils ont »subies> dei. la
société dont ils ont représenté ou,coatr<arié les idées régnaates, des ios-
LES MIRABEAU 21
titutions avec lesquelles iis se sont trouvés en contradiction el en lutte,
l'œuvre est faite de main d'ouvrier el personne ne sera tenté de la re-
prendre. Le nom de l'auteur restera définitivement attache à ces deux
grands noms, à ces deux existences si tourmentées dont son œuvre prin-
cipale est l'explication détaillée et le commentaire vivant. Sans doute,
au point de vue de l'art , la critique délicate et difficile pourrait se plaindre.
On jugera, non sans raison, que l'unité, sans faire défaut à l'ouvrage,
se dérobe à chaque instant sous la variété des épisodes et la multipli-
cité extraordinaire des détails. On notera, sur plus d'un point, la len-
teur du récit, l'incroyable labeur dépensé parfois h des minuties, le
manque de proportion des développements; on s'étonnera que toutes
les parties de l'immense tableau soient placées, par l'effort trop égal du
peintre, sur le même plan, et que toutes les figures reçoivent, malgré-la
diversité des personnages et des rôles, la même quantité de lumière.
Mais, si fart y perd quelques effets, combien l'histoire morale y gagne
d'inlérétl Grâce à cette force d'attention distnbuée dans tout l'ouvrage,
on finit* par se reconnaître dans cette mêlée confuse d'hommes, d'idées
et d'événements , mieux assurément cpie si Ton avait vécu au milieu d'eux.
Chaque question, môme épisodique en apparence, est résolue ou du
moins amenée à ce degré de probabilité qui, en histoire, vaut la certi-
tude. C'est la biographie d'une société au moins. autant que celle d'un
homme: toute une partie du siècle revit devant nous, ranimée par la
magie de la scienoe, qui ne laisse pas une énigme sans essayer de la de-
viner, pas un groupe d'hommes tsans analyser le genre d'études, d'inté-
rêts ou de passions qui les tenaient réunis.
Lui-même a tracé l'idéal du genre qu'il avait dans la pensée en écrivant
la préface de Beaumarckais et son temps. Il a voulu faire, dit-il « une de
«ces bîc^raphiea détaillées et approfondies où les citations se mêlent au
«récit pour l'écluirer et le justifier^ où les considérations historiques et
a littéraires s'associent avec des tableaux de la vie privée , et où l'auteur
«cherche à présenter un ensemble à la fois instructif, intéressant et ri»
«goureux.nSa passion dominante, c'était celle de l'exactitude; il avait
le sentiment vif, impérieux, de la vérité complète; c'étaient, autour de
la vérité entrevue, des exigences et des scrupules sans fin; il s'obstinait
à voir le fin et le fond des choses^ poursuivant avec un acharnement
presque douloureux un détail qui le fuyait, se levant la nuit pour noter
une idée au passage ou une expression de cette idée plus vraie, pj|ui|
juste. qui s'offrait à lui parce qu'il y pensait toujours, pour vérifier tin
texte, pour corriger un trait à son esquisse, une ligne dans son tableau.
C'était un peu, en matière d\is^€xrïnaÛQiieide^êl(yie,tU€attiQ»timmnikme^
22 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
7i05du poète latin, le. tourmeiiteur de lui-même, travailleur sans relâche
à la recherche d*unc perfection parfois imaginaire , mécontent de la page
commencée, inquiet de la page achevée , livré à toute sorle de repen-
tirs littéraires, même avant que Tœuvre fut terminée, et ne se sépa-
rant de son manuscrit quavec des appréhensions infinies, que le succès
calmait à peine. Cétait une conscience dune délicatesse maladive et
d'un scrupule sans cesse renaissant.
Pour être vrai, il faut avouer que ce travail est parfois trop touffu,
et que de si grands efforts ne sont pas toujours proportionnés au résul-
ta! immédiat. Ainsi , dans la première partie de Touvrage que nous avons
sous les yeux, nous aurions aime, pour notre part, à voir quelques cha-
pitres singulièrement réduits : ce sont ceux qui ont pour sujets le châ-
teau de Mirabeau , lorigine des Riqueti , la formation de leur généalogie ,
le marquis Jçan-Antoine et ses deux biographes, enfin la grand mère de
Mirabeau. Près de cent cinquante pages consacrées à des préliminaires
qui nous amènent à la naissance du père et des oncles du grand orateur,
cest vraiment trop. — Pour ne prendre quun ou deux exemples, quel-
ques lignes de description auraient suffi, à mon gré, pour marquer la
place et laspect général du château de Mirabeau. « A Tentréc de la haute
« Provence, après avoir atteint le point culminant de la route qui va de
uPertuis à Manosque, on aperçoit tout â coup dans le lointain, sur un
«rocher entre doux gorges, un vaste édifice rectangulaire flanqué de
a quatre hautes tours crénelées qui semble placé là pour barrer le pas-
a sage. Le premier aspect de ce château est d'autant plus saisissant, que,
; de la hauteur d'où il est aperçu d abord et qui le domine, on distingue
«au delà de ses tours et de ses murailles d'un jaune fauve, une nappe
«d'eau azurée qui brille au soleil. C'est la Durance qui coule derrière
«le rocher sur lequel le manoir est bâti.» Voilà qui imprime l'image
dans fesprit; ajoutez-y les mots expressifs par lesquels le marquis
do Mirabeau peint la contrée où vécurent ses ancêtres : « Ciel bru-
alant, climat excessif, aspect sauvage, promenoirs arides, rochers,
«oiseaux de proie, rivières dévorantes, torrents ou nuls ou débor-
«dés, des hommes forts, durs, francs et inquiets^» Vous aurez ainsi
la couleur du paysage environnant. Cela suffit: Tantique château, le
sol et le climat, tout reparaît devant nos yeux avec celte splendeur
altière, abrupte et un peu sauvage, qui n'est pas sans rapport avec la
physionomie de la race. Le reste est de trop, à ce qu'il me semble,
surtout de la part dun auteur qui se défie de ces rapprochf^ments
^ LêUret da manfois ds Mirmbeaa à J. J. Rouaean.
LES MIRABEAU. 23
dont on abuse volontiers entre les impressions physiques et les faits
d'ordre moral.
N*estce pas lui-même qui, raillant ces abus, rappelle la fameuse
assertion de Montesquieu sur la liberté, qui, d*après le grand écrivain,
s'établit plus facilement que partout ailleurs dans un pays de montagnes :
«Oui, comme en Suisse, répondit Voltaire, à moins que ce ne soit dans
(f un pays de plaines comme en Hollande, n M. de Loménie constate de
bonne grâce que les Riqueti établis à Marseille n'avaient acheté ce châ-
teau qu'à une époque relativement récente , en i Syo, et que le plus fou-
gueux personnage de la race, l'orateur, non seulement n'est pas né dans
ces régions escarpées et orageuses , où il a très peu vécu , mais qu'il a vu le
jour, qu'il a passé son enfance et une partie de sa jeunesse dans un pays
plat , insignifiant et brumeux, dans l'ancien Gâtinais, près de Nemours.
Grave échec pour la théorie des influences matérielles dans l'ordre des
phénomènes moraux ; mais c était une raison décisive pour réduire ce
chapitre en quelques lignes.
De même pour tout ce qui concerne la question de la race, de ses
origines, de ses vicissitudes, de ses alliances. Cette partie du livre, qui
atteste les consciencieuses recherches de l'auteur, pouvait sans inconvé-
nient être rejetée à la fin du volume, sous forme de notes ou de docu-
ments à consulter. Nous ne ferons qu'indiquer bien sommairement le
résultat de ce long travail. — Quelle était l'origine des Riqueti (ou Ri-
quety, Riquetty ou même Riquet tout court, comme ils s'appellent
plus simplement dans un grand nombre de pièces du xvi* siècle)? Est-il
vrai, selon une hypothèse romanesque et séduisante pour l'imagination ,
que le grand agitateur de 1 789 portait dans ses veines le sang d'un de
ces poétiques factieux du moyen âge immortalisés par Dante, d*un des
compagnons de Fariiieta degli Uberti.'^C est ce que tendrait à faire croire
un document trouvé dans les papiers de Mirabeau et tout entier écrit
de sa main sous ce titre : Vie de Jean- Antoine de Riqueti ^ marquis de
Mirabeau , et notice sur sa maison , rédigée par lamé de ses petits-fils d'après
les notes de son fils. Il y a là un problème savamment discuté par M. de
Loménie, qui tout d'abord démontre, sur une indication de M. Lucas de
Montigny, que cette notice n*est pas Tœuvre de Mirabeau , et qu'il s'agit
ici d'un plagiat â peu près complet commis par le fibi aux dépens du
père, à une époque où il était très pressé d'argent et où il n'y regardait
pas de si près pour s'en procurer. La conclusion de l'historien est que
l'origine française des Mirabeau est au moins aussi probable que leur
origine italienne. Dans tous les cas il est certain, contrairement aux
prétentions de cette orgueilleuse t^ace, que cette origine est obscure,
24 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
puisquon ne voit des Arrighetti figurer à Florence que cent ans après
la date indiquée par le marquis de Mirabeau comme celle de leur ban-
nissement. Le type provençal primitif, renforcé dans le même sens ou
développé en d'autres sens par des mariages, suffit, après tout, pour
expliquer cet extraordinaire mélange des dons de fesprit avec les pas-
sions les plus ardentes et les caractères les plus excentriques qui ont fait
à celte famille une physionomie et une destinée exceptionnelles. Le mar-
quis de Mirabeau ne laissait pas d'attribuer au sang des Riqueti le carac-
tère de la race : a Je ne puis accuser, disait-il, ni les Glandevès ni les
«Pontevès de nous avoir donné un certain génie fier, particulier, exubé-
«rant, mais toujours noble et probe, et éloigné du grappillage , l'esprit
«de notre famille en un mot, qui vaut mieux que le leur, au dire de
«tous, et que j ai souvent découvert le même dans les traces de nos
u vieux pères. » Cependant, quand il s*agit d'expliquer le caractère de ses
enfants à lui, il est obligé d'introduire un élément nouveau dans ce qu'il
appelle cette tempestive race : il insiste sur le coup de marteau , il dit quel-
quefois le coup die /locAe, qu'ils ont reçu des Vassan par leur mère. Quant
à l'origine du marquisat, elle était toute récente : le père de Mirabeau,
Y Ami des hommes , était le troisième marquis du nom. De son aveu même ,
les Riqueti, qu'ils soient italiens ou français, ont commencé par être
des barbets; mais, dit le bailli, qui n'échappe pas plus que les autres à
l'orgueil de la famille, « des barbets qui auraient dû avoir le caractère de
« notre race auraient aussi bien fait des rois de montagnes. » En résumé ,
ce n'est qu'à partir de la fin du xvi' siècle que cette famille entre dans
l'histoire locale de la Provence et qu'elle prend rang dans la haute
noblesse , après les quatre ou cinq grandes familles qui priment dans
la contrée et dont le marquis disait avec mauvaise humeur «que
uces familles vaines et exclusives ont tant répété concurremment
«qu'elles valaient mieux que les autres, qu'il ne faut point leur rien
u disputer. »
L'originalité de la famille, ce que ïAmi des hommes appelait les singu-
larités tranchantes de la race, se manifeste pour la première fois avec un
éclat historique dans le personnage du marquis Jean-Antoine, un
vaillant soldat, mauvais courtisan, qui détruisait par ses irrésistibles
saillies tout le mérite de ses belles actions, et qui ne put jamais, à cause
de cela, dépasser le grade de colonel. Il est vrai qu'il fut contraint, par
les plus hotiorables et les plus cruelles blessures, de se retirer du service
à trente-neuf ans. Au combat de Gassano, en lyoS, il resta pour mort
sur le champ de bataille; toute l'armée du prince Eugène, cavalerie et
infianterie, passa sur son corps. Quand on le recueillit, son corps n'était
LES MIRABEAU. 25
qu une plaie, la tête était à moitié séparée des épaules. Plus tard, s'il
lui arrivait de parler de cette journée : «C'est Taflaire où je fus tué, »
disait-il gaiement. Ce qui ne l'empêcha pas, trois ans après, le bras droit
cassé et enveloppé dans une écharpe noire , la tête soutenue par un
collier d'ai^ent, de conduire à l'autel une jeune et belle personne <
M"' de Castellane, qui lui donna sept enfants. Cette jeune femme, pétrie
d'élévation , comme le dit son fils dans son style bizarre , était évidemment
de ia race de ces femmes dont Montluc disait de son temps : « Eh ! quelle
«est donc l'honnête femme qui voudrait s'associer à un homme qui eût
« tous ses nerfs et tous ses os?» — En tout point c'était une intelligence
supérieure , un caractère qui était la force et la règle de la maison. Mais,
comme il faut toujours que, dans cette singulière famille, il se produise
quelque trouble et qu'il y ait comme un endroit secret où l'équilibre se
rompt, la fin de cette noble et sévère existence fut ravagée par un phéno-
mène extraordinaire, inattendu , une folie qui fit le désespoir de ses deux
fils alors survivants. Le marquis de Mirabeau, parlant de cette crise ter-
rible dans la santé de sa mère, disait qu'à ce contact il serait devenu fou
lui-même, sans la diversion qui le sauva dans cette circonstance, comme
dans les autres crises de sa vie, la diversion de sa chère science. Il est cu-
rieux de noter en passant ce cas de pathologie physique et morale à la
fois, qui semble avoir eu bien des retentissements dans le tempérament
agité du fib et des petits-fils. Il n'y a pas de race où se marquent plus
sensiblement les efifets de l'hérédité.
Lui aussi était bien de ce sang impétueux, ce jeune comte Louis-
Alexandre , le dernier des trois frères , dont la vie fut un véritable roman
par son rapide éclat, les phases diverses de sa fortune et l'étrangeté de
son dénouement. A vingt-quatre ans, capitaine au régiment du Roi-
infanterie, il devint éperdùment épris d'une comédienne. M"' Navarre,
une des nombreuses maîtresses du maréchal de Saxe, et, contre vents et
marées, à travers les plus vives résistances de sa famille et de ses chefs,
il pousse l'affaire jusqu'au mariage , qui fiit célébré soit en Hollande, soit
à Avignon. Mais la colère de son frère aîné, le marquis, représentant
de la famille et indigné qu'on eût introduit du famier dans la maison de
Mirabeau, poursuivit de ville en ville les deux amoureux. Il était entré
en campagne, armé de toutes les recommandations qu'il put se procurer
auprès des ministres, et il paraît bien que c'est à la suite de ces menaces
que la nouvelle comtesse de Mirabeau mourut à Avignon, en 1 769 , peu
de temps après son mariage.
Mais voici le roman qui change de face. Le comte Louis-Alexandre
était resté veuf dans le midi de la France, renié par toute sa famille,
à
26 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
nk bout de fusées, écrit son aine, bien que remboursé en totalité de sa
u Intime, dont il n avait fait que trois morceaux. Faut-il pas quil passe
«par là un margrave, beau-père du roi de Prusse, et sa femme, prin-
u cesse fort éclairée! Ils allaient en Italie; ils s engouent de ce virtuose et
•c obtiennent de sa générosité qu^il veuille bien les accompagner. Il fut
u régner en Allemagne et nous débarrassa de sa personne, n Le marquis
ne garda pas longtemps ce ton de raillerie méprisante à Tégard de son
frère. Le virtuose fait fortune : il avait de l'esprit et il en jouait mer-
veilleusement. Peu de temps après, le prétendu aventurier était devenu
un personnage, grand chambellan, conseiller privé du margrave de
Bayreuth, considéré pour son aptitude aux affaires, choisi par le roi de
Prusse lui-même pour traiter secrètement de la paix à Paris, en juillet
iy57,au moment le plus désespéré de la fortune du grand Frédéric.
Bien que Louis-Alexandre n'eût pas réussi dans cette négociation , que
Rosbach rendit d'ailleurs inutile, son importance s'était marquée aux
yeux de sa famille; il avait singulièrement grandi, et, en lySg, quand il
revint , pour plaider cette fois avec plus de bonheur la cause du mar*
grave auprès du duc de Ghoiseul , ce n'est plus le mauvais sujet d'Avi-
gnon, ou le virtuose, c'est tout simplement Germanicus,oui Germanicas!
On lui accorde « le crédit des attires , n on lui reconnaît a du brillant et
(I du fond; d u il est même grand à certains égards , » dit le bailli, mais il
ajoute : « décousu encore comme il le fut et le sera toujours. » Louis-
Alexandre rachète son premier mariage par un second, honorable de
tout point; il présente à sa mère une jeune Allemande à quartiers, une
comtesse de Kunsberg, épousée par lui à Bayreuth et dotée par le mar-
grave. Au comble de la faveur, à la veille d'une fortune politique qu'at-
testaient les intrigues et les jalousies de la petite cour, voilà tout à coup
qu'il meurt à trente-six ans, laissant i sa mère et à ses frères le soin de
sa jeune femme, qui devint pour eux une fille, une sœur douce et em-
pressée, au moment même où la marquise de Mirabeau partait comme
une furie de cette maison pour n'y plus revenir. Ce qui faisait dire au
marquis, écrivant au bailli : m Tu ne trouveras rien ici de changé, sinon
<t un ange k la place d'un diable. »0n voit que ce Louis-Alexandre, pour
avoir débuté dans la vie comme un aventurier, n'en avait pas moins de
hautes qualités d'esprit, et que lui aussi, à travers le décousu, il avait bien
des talents et l'ambition de les appliquer. La vie seule a manqué à cette
fortune naissante. Dans toute cette fanille, on trouve de l'étrange
à chaque pas, de l'excentrique même, mais en vérité rien de mé-
diocre.
Le type le plus complet de la race dans sa perfection morale est , sans
LES MIRABEAU. 27
contredit , le second frère de cette forte lignée , ce) ui que Thistoire désigne
sous le nom du bailli. Bien qu en réalité le chevalier de Mirabeau n ait
pris ce titre de bailli quà Tâge de quarante-six ans, en i ^63 , en deve-
nant grandcroix de Tordre de Malte , nous lui laisserons ce nom devenu
historique, pour éviter toute confusion. Quand on aura lu les huit cha-
pitres très détaillés que lui consacre M. de Loménie , et qui sont une
restitution complète de ce personnage imposant et original, on sera
vraiment de lavis de l'auteur, qui nous dit que, bien qu'il nait ob-
tenu ni la célébrité passagère de son frère aîné , ïAmi des hommes , ni
Téclatante renommée de son neveu, ce personnage, vu dans Imtimité
de sa vie et dans le détail de ses actes, de ses travaux, de ses .idées et
de ses sentiments, garde une place à part dans l'histoire de sa famille,
et un relief qui ne le cède à aucun autre, a Aussi bien doué que son
u frère et même son neveu du côté de Tesprit, il leur est supérieur à
citons deux par la noblesse de l'âme, par la droiture et la loyauté du
((Caractère, par le désintéressement et la délicatesse d'une conscience
tt scrupuleuse , par toutes les qualités, en un mot, qui font Thonnête
u homme. Il est incontestablement le plus beau produit moral qui soit
(( sorti de cette race souvent effrénée. Mais, comme si l'excès, même dans
« le bien, était inhérent à la race, le meilleur de tous fut excessif dans
« sa passion pour la vérité et pour la justice. C'est un Alceste que ce
u bailli de Mirabeau, et un Alceste féodal, dont la physionomie se dé-
u tache vigoureusement au milieu des figures frivoles du xvnf siècle;
« cependant il n'eut de commun avec le héros de Molière que cette exa-
ct gération de franchise et de rigorisme. Outre qu'il ne fut jamais (sauf
«une fois peut-^tre et dans une courte crise) accessible à la domination
« d'une Gélimène , il ne se contenta point de déclamer contre les vices de
(c l'humanité, et, en remplissant tous les devoirs d'une carrière labo-
«rieuse, il fut plus occupé encore de faire le bien que de critiquer le
0 mal. Il n'en est pas moins vrai que cette impossibilité de contenir son
« blâme et de joindre un peu d'habileté à tous les genres de mérite ,
« devait suffire pour empêcher l'oncle de Mirabeau de remplir toute sa
«destinée et d'illustrer à son tour le nom qu'il portait^. » Mirabeau l'o-
rateur ne s'y trompait pas. Il éprouvait pour son oncle un sentiment
très rare chez lui, le sentiment de la vénération. «J'aime et je vénère
« mon oncle. Mon oncle a l'âme et les vertus d'un héros , » écrivait-il
dans ses fameuses Lettres da donjon de Vincennes où il déploie un si
curieux talent d'invectives, non seulement contre son père, qui est son
* Vol. I, chap. VII, p. 147.
28 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
geôlier, mais contre tous les membres de sa famille, sans en excepter
sa mère, bien qu'il soit alors momentanément associé à sa cause.
Un des traits que fait le mieux ressortir l'analyse de M. de Loménie,
et par où celte biographie touche à un des points délicats de fhistoire
du temps, c'est l'intimité absolue et constante entre deux hommes éga-
lement fiers et même impérieux, différents par le caractère, les idées
et le goût, et que fauteur explique par l'esprit de famille sous le régime
du droit d'aînesse, accepté par le frère cadet non pas seulement avec
résignation, rilais u avec une sorte de fanatisme raisonné. » M. de Lomé-
nie n'entend pas nier finconvénient de ce droit dainesse et des substi-
tutions qui se manifestera cruellement et scandaleusement dans la se-
conde génération des Mirabeau du xwnf siècle; mais il n'en est pas
moins certain, et Jes preuves de cette assertion surabondent sous la
plume du savant auteur, que fancienne constitution de la famille, plei-
nement acceptée des deux parts, a produit entre le bailli et son frère
un genre d'intimité fraternelle très particulier, très touchant, et qui
console un peu des discordes abominables par lesquelles, à un certain
moment, cette famille ressemble à celle des Atrides.
Indiquons quelques-unes des preuves développées par M. de Lomé-
nie à l'appui de sa thèse. Bien qu'il n'y ait entre les deux frères qu'une
différence d'âge de deux ans, l'autorité de l'aîné est absolue: il repré-
sente le chef de famille; le cadet se considère, à toutes les époques de
sa vie, comme absolument tenu de ne prendre aucune décision grave
sans le consentement de son aîné. Tant qu'il fut chevalier de Malte,
non profèSy c est-à-dire n'ayant pas fait de vœux, il laisse à son frère le
soin de résoudre la question de savoir s'il doit ou non se marier. Dans
différentes occasions où des mariages lui sont proposés, sa réponse est
invariable : «Je te laisse la direction de ces affaires, écrit-il à son frère;
«si tu juges que le bien de la race soit que j'aie progéniture, tu verras
« ce qu'il y a à faire du côté de cette demoiselle. » Ou bien encore : « A
« propos, on m'a encore ici parlé mariage; à présent que tu as deux fils,
«vois si celui dont tu m'as loi-môme parlé est utile pour la famille ^w
Dans une circonstance grave, où son cœur sembla se laisser engager
plus loin que d'ordinaire, au moment où Ton croit, par la conduite du
petit roman qui agita l'automne de sa vie, que son parti est pris, il
suffira de quelques railleries de son frère à l'adresse de Madame Honesta
et du soupirant grison pour le faire renoncer au mariage et retourner
vers l'ordre de Malte qu'il était sur le point d'abandonner sans retour,
' Vol. I, chap. vn, p. 178.
LES MIRABEAU. 29
et qui était la ressource suprême de ia famille entière contre la dé-
tresse imminente, sous Tamas toujours croissant des procès et des
dettes.
Même abnégation dans les affaires d'intérêt : il laisse toute sa légi-
time entre les mains de son frère aîné, qui, du reste, lui en tient un
compte exact, sans vouloir même jamais entendre parler de règlement
entre eux. A lage de trente-neuf ans, il écrit à son aîné : «Je me suis fait
c< d'enfance à la douce idée que tu devais avoir tout ce qu il ne me faut
a pas absolument pour vivre, parce que tu es le chef delà race, parce
«que tu es chargé de tout, et quil est de mon devoir de contribuer
«et non de m'appropriera» Il est comme un fils modeste entre les
mains du chef de famille. A la fin d'une mission sur les côtes de Bre-
tagne, mission qui va finir et qui le laissera sans appointements, il
écrit à son frère : «Si tu juges que je doive retourner à Paris, mande-
ule-moi et fais-y moi trouver de quoi subsister; si tu le juges plus à
« propos, je suis prêt à rester ici et à y vivre très doucement quant à la
« dépense. »
Le marquis de Mirabeau ne s'épargne pas de son côté pour assurer
la fortune de son frère et la porter au plus haut point possible. Tandis
que le cadet remplit avec honneur et avec éclat les devoirs de sa pro-
fession soit sur les vaisseaux, soit dans les colonies, soit sur les côtes de
Bretagne, le marquis lui ménage les plus belles ou les plus utiles rela-
tions i Paris auprès des premiers commis du ministère de la marine,
dans le grand monde, auprès des Duras, des Gastellane, des Nivernois
et des Belle->Isle. «Va ton chemin, lui écrit-il, je ferai pour toi tous les
u petits pas et sans bassesse. )) [^instant approche où il semble que le
chevalier va arriver aux plus hauts emplois, peut-être même au minis-
tère de la marine, où il aurait pu parvenir si Alceste pouvait réussir à
la cour. Puis tout d'un coup voici que le marquis est ruiné, et par une
foule de fausses spéculations et par sa rupture avec sa femme, au mo-
ment où sa femme devient riche. Des charges énormes, dont il a pris
le poids sans compter, l'écrasent. Mais c'est le moment aussi où le pauvre
cadet touche la rançon des énormes sacrifices que la famille a faits pour
le mettre à même d'accepter les fonctions dispendieuses de général des
galères de Malte. Il obtient deux des riches commanderies de la langue
de Provence, et dès lors c'est lui qui devient la providence de la famille.
Rien pourtant ne change dans leurs rapports. C'est toujours, de la part
du riche bailli, la même déférence pour son frère ruiné, menacé dans
* Vol. I, chap. VII, p. 17g.
i
30 JOURNAL DES SAVANTS. —JANVIER 1879.
son lionneurinême, traqué de toutes parts, défendu jusqu'au bout, sou-
tenu à travers tous les orages, sauvé par cet admirable frère dont le zèle
ne se ralentit pas un instant.
A tous ces traits d'une affection réciproque que rien n*a rebutée ni
fatiguée, M. de Loménie en ajoute un qui est bien touchant. Sur les
quatre mille lettres échangées entre les deui frères, il n y en a pas dix où
n apparaisse, à travers les soucis domestiques les plus pressants, la préoc-
cupation de quelque grand intérêt général ou de quelque haute spécu-
lation. Tous les deux pensent haut et vivent au delà de ihorizon borné
de la famille; ils ont au plus haut point le souci de Thumanité. Tous les
deux traitent, chacun à son point de vue et avec une liberté complète,
dans ce style <( coloré et indiscipliné» qui est leur style, quelque point
de religion ou de politique; ils discutent sur Tadministration et les
finances, sur le progrès et la liberté, sur Tétat de la société, les dangers
qui la menacent ou les réformes qui peuvent la sauver. On sait la fécon-
dité du marquis dans cet ordre de questions; le bailli n*est pas à court,
il discute, il rectifie, il tempère, il raille même parfois les idées de son
frère; il raisonne sans ombre d amour-propre, dans un tête-à-tête qui se
prolonge pendant toute une vie. Vraie correspondance d'ami patient,
d'infatigable confident, d'excellent conseiller, et qui donne la plus haute
idée de ces deux esprits, dont toute la force est tendue constamment au
bien public. On les voit là sans apprêt, en dehors de toute posture de
commande ou de convention , dans la manifestation sincère où le regard
indiscret de l'histoire est venu les surprendre.
Rien d'ailleurs de plus attachant que la biographie de cet excellent
bailli, si droit, si pur, si sincèrement épris de justice, si brave en même
temps, excellent marin, auteur de Mémoires nombreux où il signalait
tous les abus de la marine française, où toutes sortes de projets éclatent
remplis de vues heureuses et d'idées de réformes. On nous le montre ,
soit à la Guadeloupe dont il est nommé gouverneur, soit à la cour et
dans ses rapports si curieux avec M"* de Pompadour, qui l'écoutait, le
faisait causer et le renvoyait avec ce mot : « Quel dommage que tous ces
M Mirabeau soient si mauvaises têtes ! » Nous le suivons dans cette expé-
dition de Mahon à laquelle il se fit attacher presque de force, malgré
l'hostilité de la Galissonnière, plus tard au combat de Saint-Gast, puis
dans nos provinces maritimes dont il surveille la défense pendant la
guerre de Sept ans, partout se signalant soit comme un marin savant
et hardi, soit comme un administrateur hors ligne; enfin, découragé
de tout espoir et même de tout désir d'un rôle à la cour par la mort
du maréchal de Belle-Isle, se décidant à faire ses vœux dans l'ordre de
LES MIRABEAU. 31
Malle et à accepter la plus haute charge de Tordre après celle de grand
mattre, le commandement des galères.
A la suite du futur général, Tauteur nous fait pénétrer dans lorga-
nisation ou plutôt dans la désorganisation intime de cette république
monacale qui touchait à sa fin, mais qui portait fièrement encore, en
apparence du moins, une histoire de sept siècles remplie de fortunes
contraires. Le chapitre intitulé : Un général des galères de Malte au
xviij* siècle y est un des plus curieux tableaux d'histoire t[u*un peintre
puisse mettre sous nos yeux. On y voit s agiter les intrigues et les ma-
nœuvres des nations catholiques resserrées entre un petit nombre de
chevaliers et sur un étroit terrain ; on nous y montre comment étaient
pratiqués les vœux de chasteté, d obéissance, celui de pauvreté sur-
tout, singulièrement interprété, si Ton s*en rapporte à ÏÉtat de choses
nécessaires pour le généralat des galères [livrées, habits pour le général, vins ,
liqueurs, service et dessert), ce qui exigeait au bas mot une somme de
iAo,ooo livres pour deux années de commandement, quil fallait d'a-
bord tirer de sa bourse pour aspirer à ce haut grade. Il faut voir avec
quel entrain et à quel prix le marquis, alors très mal dans les affaires,
fait ce miracle de procurer cette somme énorme à son frère. Le bailli,
avant de s*embarquer, eut dix-huit mois pour étudier le terrain. Ses im-
pressions sont tristes; elles nous éclairent sur la décadence toujours
croissante de cette congrégation singulière , qui , née de lesprit religieux,
aristocratique et guemer, ne se soutenait plus que par Tesprit de spé-
culation, la chasse auxcommanderies, à laquelle se livraient avec ardeur \
tous les cadets des familles nobles de TEurope. D'ailleurs la politique
chrétienne n était plus celle du moyen âge; les princes s'accordaient
maintenant pour empêcher Tordre de faire son métier, cest-à-dire de
courir sus aux Turcs : «Par la nature de la chose, dit le bailli, la
«guerre avec le Turc était notre élément; elle pouvait seule nourrir
« notre peuple sur son rocher et maintenir parmi nous cette audace mi-
«litaire qui a produit de grands hommes et de grandes actions. )) L'ordre
se détériore, dans ce loisir forcé, et par les empiétements du chef su-
prême et par mille causes intérieures d'anarchie, et par l'arbitraire le
plus fâcheux qui règne dans la distribution des domaines appartenant
à Malte. Tout est abandonné à la brigue et à la corruption. Ce spectacle
agit profondément sur Tcsprit du nouveau général des galères, et dut
contribuer pour une part à la grave détermination qu'il prit, après les
deux années de son commandement en mer, de renoncer aux chances
très sérieuses qu'il avait à la succession du vieux grand maître Pinto , et
de se retirer en France avec les deux commanderies obtenues comme
32 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
prix de ses services. Pourtant la lutte fut vive : d*une pai*t la tentation
d'un poste illustre, d'autre part la perspective dune vie désormais con-
damnée à une riche oisiveté. Quarante chevaliers de diverses nations
étaient venus le trouver pour le dissuader de partir en lui laissant entre-
voir la succession prochaine du grand maître. Mais il entrevit en même
temps une séparation sans terme de cette famille et de ce frère, aux-
quels il avait dévoué sa vie: a Je ne te cacherai pas, écrit-il au mar-
uquis, qu'en pensant que je pourrais peut-être parvenir au sommet, j'ai
(( passé , la veille de mon embarquement, une nuit agitée entre l'envie de
i« te contenter et quelques petites bouflées d'ambition. Tu l'as emporté,
« et je me fais compliment à moi-même d'avoir reconnu ma faiblesse
« el étouffé ma vanité. »
Désormais, la vie de celui qui faillit être grand maître de l'ordre se
confondra obscurément avec la vie de son frère, de cet aîné auquel il
disait : u Je ne suis que la chemise, c'est toi qui es la peau. » Quand on
suit du regard cette noble vie, dévouée aux devoirs de sa profession et à
l'honneur de sa famille, occupée parles plus sérieux travaux, passionnée
pour les réformes sociales ou les réformes administratives, on se prend
à réfléchir sur l'étrange mélange de bien et de mal que nous offre ce
xvni* siècle, si étonnant par ses contrastes, et aussi sur ces oppositions
de sagesse et de fohe que nous offre une des familles les plus étonnantes
de ce siècle , et dont nous aurons à dérouler prochainement l'orageux et
violent tableau.
E. CARO.
{La suite à un prochain cahier.)
LES MÉLODIES GRECQUES. 31
I. Souvenirs dlne mission musicale en Grèce et en Orient,
par L.'A. Bourgault-Ducoudray. Un volume grand in- 8° de
3i pages. Deuxième édition. Paris , Hachette , 1878. — Etudes
SUR LÀ MUSIQUE ECCLÉSIASTIQUE GRECQUE, missioTl mUSlCOle €71
Grèce el en Orient, janvier-mai 1875, par le même. Un volume
grand in-8** de V11M27 pages. Paris, Hachette, 1877». — Mé-
lodies POPULAIRES DE Grèce ET dOrient, par le même. Un vo-
lume in-^®, de 87 pages. Paris, Henri Lemoine, éditeur.
II. Le Son et la Musique, par P. Blaserna, professeur à lUniver^
site de Rome, suivis des Causes physiologiques de VHarmonie musi-
cale, par H. Helmhollz, professeur à lUniversité de Berlin. Un
volume in- 8** de 208 pages, avec 5o figures dans le texte.
Tome XXIV de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris,
Germer-Baillière et 0^ 1877.
m. Du Beau dans la Musique, essai de reforme de Festhétique mu-
sicale, par Edouard Hanslich, professeur à l'Université de Vienne.
Traduit de l'allemand sur la cinquième édition, par Charles Banne-
lier. Un volume grand in-8® do 1 26 pages. Paris, Brandus et 0%
éditeurs de musique, 1877.
PREMIER ARTICLE.
Dans un voyage d'agrément que M. L. Bourgault-Ducoudray fit à
Athènes en 187/i, son oreille fut frappée par des chants populaires dans
les modes antiques. Il ne connaissait l'effet de ces anciennes modalités
que par le chant grégorien, dont les mélodies sont belles sans doute,
mais d'un style lourd et pétrifié. Ce qu'il entendit, au contraire, avait
tous les caractères de la musique. Les mélodies, quant à la modalité,
ressemblaient au plain- chant; mais elles s'en distinguaient par leurs
rythmes caractérisés, par leurs contours élégants et souples, par leur
allure libre et vivante.
Dans le désir d'étudier avec plus d'attention des faits nouveaux pour
lui, M. L. Bourgault-Ducoudray demanda, l'hiver suivant, à M. le Mi-
nistre de l'instruction publique, une mission qui lui fut accordée.
Depuis son retour, M. L. Bourgault-Ducoudray a publié les trois ou-
5
34 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
vrages dont les titres sont inscrits en tète de cet article. Le prenriier,
les Souvenirs ^ane mission musicale, contient la description très attrayante
des fêtes, des danses, des scènes diverses, qui ont montré au voyageur
la musique grecque vivante, en action, révélant chez les Grecs mo-
dernes un sentiment dB la mélodie iin et original. Un autre, les Etudes
sur la musique ecclésiastùjne jrecque , est «tt travail complet de reconsti-
tution théorique dans lequel les huit modes de la musique d'église des
Grecs sont expliqués et rapprochés t»Dt de la musique ancienne que de
notre système moderne. jL*exposition de chaque mode est accompagnée
d'^unou de plusieurs niorceaux religieux » écrits en notation euiH>péenne ,
textes authentiques servant de pièces justificatives à Tappui des juge-
ments portés. Le troisième volume est un recueil de trente mélodies
. popirtaires de Grèce et d*Orient que M. L.-A. Bourgault-Dncoudray a
harmonisées d'après certains principes idont nous parlerons plus loin.
Ce recueil est précédé d'une introduction technique sur la formation
des gammes diatoniques et sur Temploi de œs gammes dans la musique
antique, dans le piain-cbant, .dans la musique ecclésiastique grecque et
dans les chants populaires de TOrient.
Les trois ouvrages pourraient aisément se fondre en un seul et mémo
livre. Ils présentent un ensemble de faits ou identiques, ou semblables,
ou très analogues, doii se dégage peu à peu une série de conclusions
qui intéressent à un^haut* degré les artistes et les esthéticiens. Exposons
d'abord les faits, pois les conséquences qu'on s'est cru autorisé k en
tirer. Nous examinerons ensuke si ces conséquences sont de nature à
- se concilier soit avec les lois qu établit l'acoustique la plus récente, soit
avec une certaine esthétique' dont la prétention est d'atténuer, presque
, jusqu'à la nier, la puissance expressive de la musique.
Le voyageur pressé qui séjourne en Grèce peu de temps ne saïu^ait
en emporter, sur le sentiment musical des Hellènes, que des Impres-
sions confuses ou défavorables. Â>moins d'être très exercé, très préparé,
et doué d'une rare finesse d'oreille < s'il n'a pu que saisir au vol quelques
lambeaux de jnélodies populaires, il lui arrivera d'être plutôt étonné et
repoussé que charmé et attiré par des chants dont le caractère parait,
à première audition, assez différent de celui dcs^airs européens, et dont
un nasillement intolérable voile pour le moins le^ qualités. S'il triomphe
de ce premier déplaisir, s'il persévère, si, au lieu de s'en tenir aux
chansons des âniers qui passent, ou aux cris à peine modulés des mar-
chands de fruits et de l^umes ', il cherche le» bonnes occasions et prend
^ Ce n*est point que Ton doive dédai danl me» années de séjour à Athènes,
gncr ]e% cris des marchands grecs. Pen- je me complaisais a passer de longs mo-
LES MÉLODIES GRECQUES. 35
soin de les faire naître, il découvrira de curieux sujets d'ëludes et des
.sources de vives jouissances. C'est ce qu a su faire M. L.-A. Bourgault-
Ducoudray, et c est ce qui donne à ses livre& \m attrait particulier et
une saveur que rend plus piquante encore le style ptitorescpte et spiri-
tuel de la narration.
Arrivé au Pirée le i5 janvier iSyS, il trouva à TÉcole française
d'Athènes une affectueuse hospitalité. Là, il se mit sans retard en quètc
de gêna connaissant les aies du pays. Il en trouva sans sortir de la mai-
son : le cuisinier de TÉcole était un Épiroler le valet de cbam^bre, un
enfant de TArchipel; ils s'empressèrent Tun et lautre de chanter ce
qails savaient. Dans le voisinage, on rencontra un groupe de jeunes
filles assez habilea chanteuses; une dendre elles, nonmiéc Athina, avait
une voix pure et fraîche. Un colonel voulut bien envoyer les meilleurs
virtuoses de son régiment Ces soldats, venus de toutes les provinces
de la Grèce, firent entendre des airs dont plusieurs, méritaient d*étre
notés. Aa bout de quelques jours, si nombreuse: fut Tafiluenee, quil
devint difficile et presque impossible de donner audience à chacun.
Déjà la collection dairs nationaux devenait riclie et variée. Le mu-
sicien finançais joua devant quelques amateurs plusieurs mélodies aux-
quelles il avait ajouté un accompagnement. 11 eut la salislaction de cona-
tater que dwtres que lai en goûtaient l'originalité exquise.
Cependant toute exécution musicale demandée en vue d*ètre étudiée
a qudque chose d'apprêté ^ comme la pose du modèle sur la table d'ate-
lier. Chr il importait de saisir les airs populaires dans leur mouvement
spontané et naturel, surtout dans leur alliance avec les danses tradi-
tionnelles. Le carnaval grec est le moment de Tannée le plus favorable
à ce genre d'observation.
ments au marché, au pied de TAcro-
pole, et à écouter ces cris qui étaient
souvent des phrases musicales d*an con-
Umr très nettement dessiné. J*en ai re-
tenu un que le marchand de châtaignes
adressait aux enfants, et qui était très
fentîl, enlevé sur une mesure en six-
uit. n disait, dans son idiome popu-
laire.:
JLai Ta 'oatèêà ^orcijoinrcf.
Châlaignes qui brûlent ,
Ei' qui appellent les petits garçons.
Au reste, dans nos rues de Paris, on
entend parfois les marchands ambulants
chanter des phrases remarquablement
musicales. Tout le monde connaît IW
si expressif et si triste qui promet la
santé en ayant Vair de menacer de la
mort ceux qui refuseront d*acheter fe
remède :
Bon cresson d*fontaine, la santé an corps !
Mais il serait par trop imprudent de
ne juger une musique nationale que
d après de têts échantillons.
36 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Lorsque les instruments font défaut, ce sont les voix qui les rempla-
cent, et Ton a alors la chanson dansée ou, si Ton veut, la danse chantée.
Mais, s il y a des instruments, on na garde de s*en passer. Il est vrai
que Torchestre ne consiste le plus souvent qu*cn une grosse caisse et
une flûte. La grosse caisse est frappée par Tune et lautre main; la droite
tient le tampon qui marque les temps forts, la gauche marque les temps
faibles au moyen dune baguette flexible. Quant à la flûte, qui est fins-
trument de prédilection des Grecs, elle n'a pas Tembouchure latérales,
mais droite comme la clarinette. Le son en est plus fort que celui de nos
flûtes modernes, et Tefiet en plein air en est très agréable. Sans doute
un pareil orchestre sera toujours un maigre régal pour des oreilles euro-
péennes. Je me rappelle en avoir été trop souvent importuné au point
dy refuser mon attention. J avais tort. Plus avisé, M. Bourgault-Ducou-
dray a voulu s y habituer, et sa patience a été récompensée. Un jour,
entre autres, il suivit du matin jusqu'au soir, le parapluie à la main,
une mascarade athénienne pour s'emparer d un air que jouait le chef
de la bande et qui lavait aflriandé. Cet air revenait par intervalles,
comme un refrain, au milieu d'un véritable ruisseau de mélodies qui
s'échappait à flots pressés et un peu troubles des lèvres du flûtiste. L'au-
diteur passionné fit plusieurs fois le tour de la ville, guettant le retour
périodique de l'air qui le charniait, et finit par le retenir exactement. Sa
joie fut vive lorsque, l'ayant essayé sur le piano, il y reconnut un spé-
cimen parfait du système' conjoint des anciens Grecs. Quelque temps
auparavant, aux fêtes de l'Epiphanie, M. Bourgault-Ducoudray avait
recueilli plusieurs airs caractérisés, entre autres la mélodie d'une sorte
de complainte très populaire, qui commence par la formule du salut :
KaX' lifiépa, bonjour. Cet air était un excellent échantillon du mode dorien
antique.
Tous ces airs sont intimement associés soit au rythme de la marche,
laquelle est le premier élément de la danse, soit à celui de la danse,
qui n'est que la marche avec des allures plus variées, plus réglées et
plus cadencées. A l'époque de Tannée dont nous avons parlé, des pro-
cessions d'adolescents parcourent les rues d'Athènes au son de la mu-
sique, c'est-à-dire de la grosse caisse et de la flûle. Ils vont de maison
en maison donner des sérénades et porter des vœux auxjinbitants, qui
leur font de légers cadeaux. Il n'y a que deux musiciens qui guident la
troupe ; mais chacun des mouvements , chacun des pas de celle-ci , prouve
que la mélodie l'anime et que le rythme la gouverne.
A ces faits instructifs, j'en ajouterai quelques autres que M. Bour-
gault-Ducoudray n'a pas connus. Ils s'étaient si fortement gravés dans
LES MÉLODIES GRECQUES. 37
tna mémoire lorsque j'en fus témoin, qu'ils s'y sont conservés jusqu'à
présent sans la. moindre altération. De temps en temps j'aimais à me
Jes rappeler, non. pour les soumettre à une analyse quelconque, mais
seulement afm de jouir encore de l'impression qu'ils m'avaient fait
, éprouver autrefois. Après avoir lu les ouvrages de M. Boui'gault-Ducou-
(Irny, j'ai évoqué ces souvenirs, et, en me chantant à moi-même ces nirs
aimés, j'y ai vu, moi aussi, cette spontanéité singulière et cette vive
originalité mélodique qui avaient captivé tout de suite, dans d'autres
chansons analogues, l'attention de l'homme du métier.
Chaque année, le i*' avril, les Hellènes se rassemblent autour du
temple de Thésée pour exécuter des danses nationales dont le caractère
parait indiquer d'antiques origines. Deux de ces chœurs sont particuliè-
rement remarquables. L'un est considéré comme une reproduction de
la danse que Dédale inventa pour Ariane. Le coryphée tie^t et guide
ses compagnons tantôt au moyen d'un fil, tantôt avec un mouchoir. Ce
fil serait celui du labyrinthe; ce mouchoir, d'après M. J.-J. Ampère,
serait destiné à essuyer les larmes d'Ariane^ LaJtroupe chante \uie-com-
plainte où l'abandonnée supplie le navire tle lui ramener son bien-
aimé. L'air se meut dans les limites étroites d'une quarte. Bizarre au
premier moment, il prend, si on l'écoute quelque temps, une exipres-
sion de tristesse navrante^. C'est un gémissement noté, sur un mode
que je ne pus reconnaître, et qui n'appartenait pas à notre système mu-
sical. Il était diiBcile d'obtenir un effet plus pénétrant avec aussi peu
de notes et des intervalles si voisins. L'autre air accompagnait la ronde
des Albanais, que Lealce nomme le chç^ar circulaire, et que l'on a rap-
prochée du chœur tragique qui évoluait autour de l'autel de Racchus.
Cet air ne serait-il. que .i'éoho lointain de quelque chant orgiastique?
* • Nons devons à une Grecqueiaimable,
s luèrc da.plua-a/iti^iM de nos poètes,. à
• M""* Chénier, quelques détails curieux
■ sur la danse d'Ariane. . . La personne qui
• tient le mouchoir dit ces paroles : « Na-
« vire qui es parti et qui m'enlèves mon
cbien-^îmé,' mes yeux, ma lumière, re*
• viens pour me le rendre ou pçur m*€^-
■ mener aussi. . . » Quand Ariane a chanté,
< le jchoeur lui répond sur le même air. . .
« Maître du navire, mon seigneur, et
« vous, nocher, âme de ma vie, revenec
■ pour me la rendre , ou pour m'emme-
• ner aussi.» J.-J. Ampère, Iail Grèce,
Rome et Dante j p. 72. Paris, Didier,
t85o. — La lettre que cite M. Ampère
est dans le Voyage littéraire de Guys,
t. I", p. 196.
' • C'est aux alternatives de réveil et
i de sonmieil de la végétation que se rap-
« portent les deux genres différents ae
• fêtes, les unes gaies, les autres tristes,
«que l'on célébrait en Thonneur de Thé-
• roîne crétoise (Ariane), et qui firent
« croire aux mythologues des temps pos-
«^térieurs à l'existence de deux Ariahes. •
A. Maury, Histoire des religions de la
Grèce antique, 1. 1*', p. 5o8.
38 JOURNAL DES SAVANTS. —JANVIER 1879.
Quoi qu'on en pense, ii reste musical dans son élrangeté; traînant
d*abord, il s accélère graduellement, puis se dëchaine et s emporte
comme la ronde elle-même, mab garde son dessin mélodique jusqu'au
moment où les poitrines haletantes n émettent plus aucun son, et oà le
rythme n est marqué que par les coups précipités et furieux de ia
grosse caisse.
J*ai retenu une autre mélodie dont on me permettra de dire quelques
mots, parce que j*y trouve encore une raison d-adhérer aux conclusions
principales de M. Boorgault-Docoudnrf . ^k>us revenions de File d*Égine
par une nuit de septembre. L*air était calme et d*une étonnante sonorité.
Gomme nous n'avancions plus, faute de vent, le pilote s'était endormi,
laissant le gouvernail aux mains d'un mousse de quinze ans. Celui-ci ,
pour combattre le sommeil, diaotait à pleine voix une chanson d'amoui
sur un rythme inégal et flottaot. L'amant disait à son amie ;
Èx^tç rà XJ^V x^xxiya,
É;^cf« rà 'fiiiétna yéXmim»
kç rà liéj, Kvpà fiov,
ks rà iiôip xapila itou.
Tu as les lèvres vermeilles; tu as les yeux d'un bleu d«ur. Que je les yoie, 6
ma reine, que je les voie , à mon cœur !
Aux deux premiers vers, la mélodie sélevait avec un accent pas-
sionné; aux deux seconds, elle descendait d abord, pour remonter un
peu et rester suspendue sm* la dominante. Je dis à l'enfant : uTa chan-
uson est jolie, mais tu ne finis pas. Voici comment tu dois finir, n Et
je fis retomber Tair sur la tonique. «Ah! ce n'est pas cela, reprit-il,
((VOUS chantez mal.» Nous avions raison Tun et l'autre, moi au point
de vue de la musique européenne , lui au point de vue de la mélodie
grecque. Gelle*ci étiii nouvelle pour mes oreiiles; mais elle avait son
prix, puisqu'elle m'avait charmé malgré les résistances de mon éduca-
tion musicale.
Celte force expressive, ce pouvoir de plaire à des Occidentaux,
pourvu que ceux-ci consententsimplementàse laisser toucher, M. Bour-
gault-Ducoudray l'a fait ressortir d'une façon non moins habile dans les
pages vivement écrites qu'il a consacrées au chanteur Gérasimos. Le voya-
geur français am*ait désiré continuer dans les provinces et dans les lies
les études qu'il avait commencées à Athènes; mais le carême venait de
s'ouvrir^ un carême de quarante-huit jours, que les Grecs obaerrent
rigoureusement, et pendant lequel ils s'abstiennent de chants et de
LES MÉLODIES GBECQUES. 39
dausrs. M. Bourgault-Ducoudray résolut donc de se rendi^e à Constan-
tinople cl d abord à Smyrne, où il espérait que <d*ainples aliments se-
raient offerts à sa curiosité. Le chancelier de notice consul à Smyrne ,
M. Laffon, Taccueillit avec cordialité, et M*"' Laffon , qui est Chypriole ,
exécuta et chanta pour lui des mélodies naïves et charmantes de Tile de
Chypre, qu il fixa par Técriture. Cest aussi chez M. Laflbn qn^il entendit
le célèbre chanteur populaire Gérasimos.
Les Occidentaux n ont rien chez eux qui réponde ù ce genre de vir-
luose&. Dans nos pays, il n*y a plus guère que quelques mendiants,
aveugles ou estropiés, qui chantent sans accompagnomenL En Orient,
où manque la ooiion de Thannonie, il existe une dasse d'artistes qui ,
(loués d un vif sentiment de la beauté musicale, tirent de leiu* voix, sans
être soutenus par aucun instrument, des effets d une puissance vraiment
irrésistible. Tel était Géiasimos, qui faisait alors fureur à Smyrne. Sqn
mérite consistait dans l'emploi de facultés naturelles très heureuses, et
aussi dans le mode particulier des mélodies qu'il aimait, l'out en lui
n'élait pas digne d'éloges. Il abusait des notes élevée de sa voix jde
ténor, c|ui avait dû être puissante et étendue, et. qui l'était ei\çore
malgré les soixante ans du chanteur. «Pour lui, dit M. Bourgault-Du-
((coudray, Yai de poitrine qui valut de si bruyants tiîpmphes à Du-
u prez, est une note ordinaire. De pareils sons ne sort^ent pas sans effort
ude la poitrine d'un homme. Aussi, quand il .chante, In face du chan-
(( leur s'empourpre, ses veines se gonflent, les muscles de son cou s'ac-
«cenluent et se raidissent. Comme la Pythonisse sur son trépied , il pa-
urait exalté par une sorte de délire. Il n'interprète pas, il improvise, il
« crée. S'il exécute deux fois de suite le même air, c'est toujours d'une
«manière différente et avec des variantes que Jui inspire l'émotion du
u moment. Quand il est bien disposé, il arrive, par un chant purement
u passionné el complètement dépourvu d'art, i des effets d'une puis-
M sauce inouïe ^ »
Si je l'ai bien compris^ Gérasimos est un type en qui s'éiait person-
nifiée la musique mélodique des Grecs, avec son double caractère tra-
ditionnel et individuel , avec sa spontanéité et son accent essentiellement
humain , j'entends par là son penchant à toujours exprimer quelque
chose de l'âme humaine, surtout la passion. Quels que soient ses ca-
prices , ses écarts, l'intempérance de ses développements improvisés,
c'est un sentiment qu'elle veut traduire, tfaccord en cela avec la poésie
populaire dont elle est l'ardente émanation. A côté de ce type, M. Bour-
' Souvenirs d'unt mission musicale, p. la et }?).
40 JOUU^AL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
gault-Ducoudray en a placé un autre qui oQrc la phyMonoinie assez
différente, malgré quelques analogies, du virtuose oriental. Voici TAr-
niénien Karabet, plus jeune que^ Gérasimos et déjà aussi célèbre. Dès
les premières notes , on s aperçoit que l'expression et la passion des-
cendent au second rang. Karabet na pas de ces chants brefs, concis,
qui ne visent qu'à enflammer la parole : celle-ci joue un rôle acces-
soire. Le virtuose ferme les yeux, renverse la lêle en arrière; on dirait
qu'il va s'évanouir. Mais ce n*est pas la passion qui l'inspire et l'oppresse ;
il se perd en soupirs, ou plutôt en roucoulements, et son ambition pa-
rait être avant tout d'imiter le chaut des oiseaux à force de roulades et
de trilles. La partie instrumentale, lorsqu'elle s'ajoute au chant, prend
tout de suite une importance excessive, et la voix est complètement
submergée dans un débordement de sonorités. C'est de la symphonie
peut-être, mais avec tous les défauts du genre et dépouillée du prestige
de l'harmonie. Le rapprochement de Gérasimos et de Karabet est ins-
tructif; on y voit, dans deux chanteurs sans culture, l'art asiatique et
l'art grec conservant après tant de siècles leurs tendances distinctes : le
premier, hanté, dominé par les souvenirs de la nature; le second, at-
tiré plus vivement par les beautés physiques de l'homme et par les
sentiments qu'expriment ces beautés.
Ch. lévêque.
( La suite à an prochain cahier.)
LES ROMANCIERS GRECS.
kl
De quelques travaux récents sur les romans grecs.
De tous les genres de composition qui se sont développés et multipliés
dans les littératures modernes, le roman est sans doute celui qui se dis-
tingue le plus par le nombre, par la variété, par l'importance des pro-
ductions. En iSSg, un curieux, G. Eusèbe, publiait, sous le titre de
Revue des romans, «un recueil contenant l'analyse raisonnée de onze
«cents productions des plus célèbres romanciers français et étrangers. »
A ne compter même que les œuvres dignes de survivre à leurs auteurs,
et cela dans les littératures modernes de TEurope et de l'Amérique, il
faudrait aujourd'hui augmenter beaucoup la liste des romans célèbres.
Cette fécondité donne naturellement un surcroit d'intérêt aux recherches
qui ont pour objet les origines du roman. Depuis l'essai publié sur ce
sujet en i6yo par Daniel Huet^ la curiosité des critiques semblait avoir
un peu sommeillé. Deux ou trois romans grecs inconnus à l'évêque
d*Avranches avaient vu le jour; mais, à part les chapitres compris dans
les histoires générales de la littérature grecque, personne, jusqu'aux
premières années de ce siècle, ne paraît s'être inquiété de reprendre et
de compléter la recherche que cet érudit avait seulement ébauchée.
C'est en 1812, dans le premier et dans le second volume de ses excel-
lents Mélanges de critûfae et de philologie que Chardon de la Rochette
reprit par l'ensemble et discuta sur quelques points par le détail l'his-
toire des romans grecs. Chardon de la Rochette était homme de goût,
mais surtout érudit et passionné bibliographe; il ne négligeait pas les
questions purement littéraires, mais il abondait volontiers en discus-
sions et même en digressions qui font quelquefois perdre de vue, chez
lui, le sujet principal de ses précieux articles. En 1822, M. Villemain
eut l'occasion de trailer du roman grec dans une élégante dissertation
publiée par la librairie Merlin en tête d'un recueil des romans grecs
' L* opuscule de Huet a été réimprimé
en Tan vu , 1 vol. in-i a chez Des Essaris.
La moitié environ de ce petit volume
est occupée par une Indication de quel-
ques romans anciens et d'un grand nombre
de romans modernes, par ordre alphabé-
tique. Je trouve, dans les Mélanges de
Chardon de la Rochette, t. Il, p. 1, n. 1,
un renseignement qu*il est peut-être
bon de répéter ici, car il pourra re-
mettre quelques lecteurs curieux sur
la voie d'une découverte intéressante.
« M. Parison prépare une nouvelle édi-
«tion du trailé de Huet> enrichi des
• additions nombreuses que fauteur a
« portées sur les marges de deux exem>
«plaires qui lui ont appartenu et des
• noies de Téditeur. >
42
JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
traduits en français par divers auteurs. L'heureuse découverte de quel-
ques pages inédites de Longus et le bruit que Ht cette découverte, grâce
aux disputes de P.-L. Courier avec le bibliothécaire florentin De Furia,
avait vivement excité lattention publique et 1 avait surtout l'amenée vers
ce petit chef-d'œuvre de Daphnis et Chloé, qui eut en quelques années plu-
sieurs éditions ^ La collection entière des romanciers grecs reçut un sur-
croit de popularité, et elle trouva, en i855, un nouveau traducteur,
M. Ch. Zévort, que ses études sur la philosophie ancienne ne sem-
blaient pas précisément destiner à ce travail, hfiais quil a exécuté avec
beaucoup de zèle et de talent, non sans répondre dans une longue in-
troduction à toutes les questions jadis traitées par Huet et par M. Ville-
main. En i856, la Bibliothèque grecque-latine de Firmin Didot s^enri-
chit d'un recueil des Scriptores eroticiy par M. Hirschig, qui est resté
jusqu'à présent le plus correct et le plus complet. ËnGn, une question
mise au concours par l'Académie des inscriptions et belles-lettres en
1 85y ^ suscita plus ou moins directement une série de travaux que nous
ne voulons pas examiner ici en détail , mais que nous voudrions au
moins signaler par d'exactes et rapides mentions.
Ce sont : En i86a , i** deux articles de M. A. Viguier dans le Journal
général de [instruction publique (19 février et 23 avril); a" les Romanciers
grecs et latins, par M. Chauvin, esquisse intéressante, mais superficielle,
sans citations d'autorités ni notices bic^aphiques, même sur les auteurs
dont la vie est tant soit peu connue; S** liistoire du roman dans l'antiquité
greeque et latine, par M. Chassang, ouvrage qui remporta le prix proposé
par l'Académie des inscriptions et belles-lettres et sur lequel on peut
lire le jugement de la commission académique résumé par M. Wallon
dans le discours qu'il prononçait comme président de la compagnie dans
la séance publique où furent proclamés les résultats du concours.
En i863, Daphnis et Chloé ou les Pastorales de Longus, traduites du
grec par J. Amyot. Nouvelle édition revue, corrigée et complétée,
1 vol. in-12. Paris, Leclerc^. Œuvre de rare et curieux savoir, pré-
* La dernière et la plus jolie est celle
qu'a donnée , en 1 866 , le docteur N. Pic-
colo (chez Laine et Havard). Le savant
éditeur mourait quelques jours après
avoir corrigé les épreuves du texte grec
et des précieuses notes qui raccom-
pagnent Les amateurs connaissaient
déjà de lui une élégante traduction en
grec de Paul et Virginie,
* 1 Rechercher quels ont pu être.
• dans Tanliquité grecque el latine, jus-
« qu*au V* siècle de noU'e ère » les divers
I genres de narrations fabuleuses qu'on
• appelle aujourd'hui romans, et si de
•tels récits n*oot pas été quelquefois.
« chei les Anciens , confondus avec This-
• toirc. >
^ L'auteur de cette charmante publi-
LES ROMANCIERS GRECS. 43
cédée dune Lettre critique è 1 adresse d*une dame de haut rang, où d'in-
génieux aperçus éclairent sur bien des points non seulement Toeuvre de
Longus, mais, en général, les œuvres des romanciers grecs et Thistoire
du genre auquel appartiennent leurs écrits.
En 1867, le mémoire allemand d*Adolphe Nicolaî, Sur lorigine et
V essence du roman grec, où sont exposées des idées qui nous semblent
étranges concernant le rôle du génie germanique en des compositions
dune si haute antiquité. En 1870, le mémoire allemand d'Erdmanns-
dôrffer, intitulé : Le siècle de la Nouvelle en Grèce, Même année. Le mé-
moire de M. Gb. Bataiilard sur Les ânes d'or, LaciaSy Lucien , Apulée ,
MachiaveL [Mémoires de l'académie de Gaen, etc.) En 1877, YEssai de
M. Coliignon sur les monaments grecs et romains relatifs aa mythe de Psyché,
Nous ne prétendons pas épuiser ici la liste des écrits intéressants sur
cette matière; mais heureusement le dernier auteur qui la traitée en
Allemagne, M. ErwinRohde^ dans son ouvrage intitulé : Der griechische
Roman and seine Vorlaufer, a, selon Tusage de ses compatriotes, indiqué
<nvec soin les travaux de ses principaux devanciers que tour à tour il
résume, il corrige ou il développe, de manière que ce livre contient à
peu près lés dernières conclilsions de la critique sur l'histoire du roman
grec.
La partie la plus originale des opinions de M. Rohde concerne les
origines surtout helléniques du roman. Les savants se sont longtemps
obstinés, depuis Huet jusqu'à nos jours, à chercher hors de Grèce les
premiers modèles d'un genre de composition qui ne semblait pas ré-
pondre aux besoins et aux habitudes ordinaires de la vie chez les Hel-
lènes. On disait beaucoup que la Grèce ne connaissait guère de milieu
entre l'activité politique et militaire réservée aux hommes et 1 étroite
cation ne se laisse deviner que sous les
initiales C. G. ; mais nous ne croyons
pas être trop indiscret en complétant
les noms de M. Charles Giraud , qu'il
nous est interdit de louer dans ce Jour-
nal. La personne à qui s'adresse la Lettre
n'est an Ire, nous assure-t-on, que la
Princesse Mathilde, dont on connaît le
goût pour toutes les élégances de la lit-
térature et de lart. Le joli roman de
Longus, surtout dans la traduction
d'Amyot, a encore repris faveur dans
ces dernières années. La librairie Hetzel
en publiait naguère une réimpression
illustrée; et, en ce moment même, une
édition nouvelle , exécutée avec le plus
grand luxe typographique, vient de pa*
raitre en Angleterre, chez Glady (à Pa-
ris, chez Cahnann-Lévy), avec une pi-
quante préface en vieux français de notre
confrère, M. Alexandre Dumas. Une pe-
tite édition fort élégante, du même
auteur, a paru, ces jours derniers, chez
l'éditeur Quantin.
* Voir, sur cet ouvrage, l'article de
M. Henri Weil, dans la Revue critique,
n" du là octobre 1876.
6.
nu JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
réclusion du gynécée imposée aux femmes; que le roman, occupation
des loisirs honnêtes dans une vie élégante, était naturellement chose
ignorée d^Athéniens tels que Tlschomaque mis en scène par Xénophon
dans son Économique, et d'Athéniennes telles que sa jeune et modeste
épouse, dont il ne daigne pas même nous dire le nom. Cela une fois
admis, on aimait à croire à quelque importation tardive de fables bour-
geoises dans un monde où, certes, ne manque pas la fable héroïque
et religieuse, mais où la vie humaine et journalière semble fermée à la
ficlion. D ailleurs, ce que Ton savait par Hérodote de maintes légendes
orientales ou égyptiennes', avec la découverte récente d'une véritable lit-
térature romanesque en Egypte, n'indiquait-il pas deux au moins des
sources au.xquelles les romanciers grecs avaient pu, avaient dû puiser?
Enfin Huet avait déjà remarqué que presque tous les romanciers grecs
sont originaires de l'Orient ou de l'Egypte. Toutes ces idées étaient sé-
duisantes; on peut dire même qu'elles renferment une part de vérité.
Le roman n'est pas seulement un genre très multiple et très divers à
son âge de plein développement, il l'est dès ses origines; c'est comme
un de ces fleuves dont le cours principal s'est formé par l'épanchement de
plusieurs sources et la réunion de plusieurs iiiisseaux pour se' subdiviser
ensuite en plusieurs bras et en nombreux canaux. 11 est impossible de
le comprendre sous une seule définition et de résumer en une formule
toutes les diversités qu'il nous offre, même dans l'antiquité grecque et
romaine.
Pour ne citer que les principales :
Il y a le roman religieux et dogmatique comme celui d'Évhémère. qui
transforme en histoire humaine les poétiques traditions des âges primi-
tifs sur la cosmogonie et sur Thistoire des dieux olympiens.
Il y a le roman d'éducation qui associe librement la réalité liistorique
à des fables conçues et arrangées en vue d'une thèse de morale, et dont
le plus ancien exemple est la Cyropédie de Xénophon.
Il y a le roman populaire né des ébranlements mêmes de fimagina-
tion, en présence d'événements réels mais prodigieux, comme la con-
quête de l'Asie par Alexandre ; ces fables qui altèrent et défigurent
ainsi la réalité, d'abord nées parmi le peuple, trouvent bientôt des ré-
di<cteurs, comme fut en Grèce le faux Callisthène, et elles pénètrent
quelquefois dans le récit d'historiens sérieux, mais qui, comme Quinte-
Curce, se complaisent trop aux amplifications de la rhétorique; la
' Voir TAppendice du présent article.
LES ROMANCIERS GRECS. 45
biographie même des poètes et des philosophes^ s*est, de bonne heure,
altérée par cette intrusion des légendes populaires etparTabus des orne-
ments sophistiques.
Il y a le roman philosophique, comme la Vie d'Apollonias de Tyane,
par Philostrate, composé ou du moins arrangé, en vue de grandir et
presque de diviniser un philosophe thaumaturge^.
Il y a le roman d aventures purement fantastiques comme ïHistoire
véritable, de Lucien.
H y a le roman d'aventures sérieuses comme le Théagène et Chariclée,
d*Héliodore, qui comprend, à côté de fictions invraisemblables, bien
des peintures intéressantes de la vie réelle; la Pastorale de Longus ap-
partient à cette classe de récits, mais elle y garde une place à part et un
caractère distinct par le choix des personnages, par Tingénuité du sujet
et par le charme incomparable d*un style qui semble presque partout
naïf, bien que, presque partout, il laisse deviner lartifice.
Il y a la simple Nouvelle , qui n est quelquefois qu'une courte idylle
en prose comme XEuhéenne^A^ Dion Chrysostome, et au-dessous de la-
quelle on ne peut guère plus ranger que les courtes légendes comme
celles que nous trouvons dans Parthénius de Nicée, dansConon et dans
1 opuscule attribué à Plularque , sous le titre d'Histoires parallèles grecques
et romaines^. Ce dernier genre surtout semble s'être perpétué de la Grèce
ancienne à la Grèce moderne, où il fleurit encore sous le titre de
A ces formes déjà si nombreuses se rattachent quelques-unes des
correspondances fictives comme celles d'Alciphron et d*Elien , où des per-
sonnages, tantôt historiques, tantôt imaginaires, échangent des confi-
dences sur les événements quelquefois les plus simples de leur vie.
Nous voilà bien loin de la formule dont se contentait le savant Hu<^t
quand il définissait les romans a des fictions d'aventures amoureuses,
« écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs. »
' Voir, dans les Populâre À ufsàtze aas
dem Alterthum vcrzagtweise zur Elhik
und Religion der Griechen de K. Lehrs
(Leipsick, 1876, in -8"). le chapitre
intitulé : Ueber Wahrheit and Dichtang
in der griechîschen Litteraturgeschichle.
* Quelques vues d*un caractère cri-
tique déjà remarquable sont exposées
dans la préface de fédition pnncept,
qa* Aide Manuce en publiait en 1 5o 1 à
Venise. Je ne croîs pas que ces idées aient
été relevées par les critiques modernes
qui traitent du même sujet.
^ Voir une note Que j ai publiée dans
les Comptes rendus de l Académie des ins-
criptions, i865, p. 75-76.
* Ces petits contes , dont quelques-uns
remontent, pour le fond , k des léeendes
antiques , ont été récemment Tobjet de
recherches intéressantes publiées par
M. Politis, en Grèce, et M. d*Estour-
neUes de G>nstant, en France.
46 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Il est donc inutile de chercher une seule origine à des pmductions si
diverses. Les peuples ariens et sémitiques de TOrient et les Égyptiens
ont pu y contribuer pour une part, mais pourquoi la vie hellénique,
dans sa riche variété , n aurait-elle pas fourni matière à bien des compo-
sitions romanesques? Pourquoi le drame et surtout la comédie nau-
raient-ils pas préparé aux romanciers le sujet, et, jusqu è un certain point,
la forme de bien des récits? Déjà, chez Euripide, la tragédie, par exemple
dans ÏÉlectre , descend des hauteurs héroïques au niveau de la vie bour-
geoise ; mais, surtout chez le Sicilien Sophron, lauteur des Mimes, qui
paraissent avoir eu beaucoup d'analogie avec nos Proverbes de Garmon-
telle et de Leclercq, et dans Athènes, chez les auteurs de la Comédie
moyenne et de laComédie nouvelle y le drame, désertant les sujets politiques,
se renferme de plus en plus dans le champ des intrigues et des événe-
ments de la vie commune. Le roman est donc plus quen germe; il est
déjà développé chez les Antiphane, les Alexis, les Ménandre et les
Philémon. Cest ce que M. Rohde ne nous parait pas avoir mis
en lumière. Pourtant il n oublie pas de signaler, dans les Argonaa-
tiques d'Apollonius de Rhodes, le caractère romanesque plus encore
qu héroïque de lamour de Médée pour Jason. Ainsi, de tous côtés, la
poésie elle-même et la mythologie se rapprochent par un effort, ou si
Ton veut, par un abaissement commun , des réalités au milieu desquelles
vit le poète. La prose se fait sentir jusque sous la pompe traditionnelle du
vers épique. Tout contribue donc à expliquer la tardive apparition des
récits romanesques en prose, récits qui, à vrai dire, n ont jamais eu de
nom formellement consacré chez les grammairiens ni chez les rhé-
teurs. Tantôt on les appelle XSyot, tantôt on les désigne par un adjectif
pluriel neutre qui rappelle les lieux où laction s est passée, comme les
AlOionixd d'Héliodore et les È^eataxd de Xénophon d'Ephèse. Tantôt en-
fin le titre de Touvrage en rappelle Faction dramatique comme cela se
voit pour le ApaiÂOTixôv de Jamblique le Syrien. Dans tous les cas, ce qui
domine dans ces récits, cest l'usage delà prose familière, et, quant aux
personnages, c'est le caractère bourgeois, sinon populaire, de leurs
mœurs et de leurs aventures. Cela nous amène à signaler, parmi les con-
ditions ou les causes de la fiction romanesque, un élément qui semble
avoir échappé jusqu'ici aux critiques , et qui mérite d'être pris en sérieuse
considération.
Les peuples ont leur histoire dans les livres d'annales; les grands
hommes, généraux, négociateurs, savants, poètes, orateurs, ont leurs
biographes; les constitutions et les lois d*un pays, les beaux-arts et les
sciences ont aussi leurs historiens; mais, quand notre curiosité a épuisé
LES ROMANOERS GRECS. 47
la lecture de tous ces livres, il y a encore dans les souvenirs de Thuma-
nité un objet quelle poursuit : elle voudrait savoir ce que fut, dans
chaque pays et dans chaque siècle, la vie journalière, le ioas les joars^
comnoe disait Pierre Charron, des simples citoyens, des pauvres gens,
des esclaves. Tous ceux-là sont les déshérités de Thistoire; ils ny appa-
raissent que par moment, dans les grandes scènes d'agitation publique,
et ils y apparaissent en groupes, pour une action commune; nous ne
pouvons distinguer ni les mœurs ni la physionomie de chacun. En fait,
chaque famille (je ne dis pas même chaque individu) peut-elle réclamer
une place dans les livres d'histoire? Et pourtant chacune semble avoir
quelque droit à perpétuer le souvenir de sa vie. Quel est donc le savant,
quel est Tartiste qui saura transmettre à la postérité ces nulle souvenirs
souvent peu dignes d'elle? C est le romancier. Déjà les poètes comiques
ont détaché du tableau infmiment multiple de la vie commune, les
scènes et les personnages qui, représentés sur le théâtre, pouvaient y
intéresser des spectateurs ; mais ils étaient là restreints par Tespace et le
temps, ils étaient soumis à bien des conditions gênantes pour la liberté
de leur peinture. Â la place du poète comique, mettez le simple prosa-
teur qui a lu beaucoup de ces drames, mais qui surtout a beaucoup ob-
servé les hommes, qui connaît les coins et les recoins des petites villes
comme des grandes, les travers et les ridicules, les intrigues de tout
genre, les vices et même les crimes quon y rencontre comme à chaque
pas. Sans doute il n'essayera pas même de rédiger maison par maison le
détail des événements qu il y a observés , il ne se perdra pas à tracer des
miUiers de portraits dont cent, mille peut-être, se ressemblent jusqu à se
confondre; mais en un seul portrait il résumera la physionomie de
plusieurs personnes. Dans le récit dune seule aventure, il groupera cent
petits drames épars dont il a eu le spectacle ou deviné les secrets. Et
c'est ainsi que romancier, si vous le voulez , il sera en même temps his-
torien d'un genre nouveau; il complétera pour nous, par des peintures
instructives , les tableaux incomplets de tant d'histoires générales ou parti-
culières, comme celles des Hérodote, des Xénophon, des Polybe, des
Plutarque, où la vie domestique n'avait et ne pouvait avoir aucun rôle.
Par malheur, de tous ces romans ce ne sont pas, à quelques excep-
tions près, les meilleurs modèles qui se sont conservés jusqu'à nous.
Mais ce qui en reste suffit à nous laisser voir de quel intérêt pouvait être
cette modeste et pourtant attachante Httérature succédant à maints
chefs-d'œuvre dont sans doute elle n'a jamais pu atteindre l'éclat, mais
qui ne doivent pas nous en faire méconnaître le caractère original et, si
je puis m'exprimer ainsi, la légitimité.
48 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Un critique ancien ^ nous dit que « le poète sicilien Épichanne créa la
« comédie en rassemblant dans de grands drames les éléments de comédie
((épars chez le peuple. » Rien de plus juste, à ce quil semble, que cette
explication d*une œuvre oii le poète apporte son talent mais s*inspire
du génie de tous et s'approprie mainte invention populaire destinée sans
lui à périr. Quelque chose de pareil parait s être passé en Grèce et à
Rome pour le roman de mœurs et d aventures. Les éléments en étaient
partout, dans les traditions de famille, dans les commérages de carre-
four, au greffe des tribunaux, peut-être déjà dans quelques menues nou-
velles à la main écrites au jour le jour et propagées par la malveillance.
Les plaidoyers des orateurs attiques, par exemple les plaidoyers contre
Néèra et contre Conon, dans le recueil de Démosthène, offrent quel-
quefois comme des pages enlevées à des drames qu on appellerait intimes ,
si certains vices dans Athènes n'avaient eu le privilège d'une triste pu-
blicité. Les papyrus de TÉgypte nous ont rendu aussi, tantôt sous forme
de mémoires judiciaires, tantôt dans des correspondances administra-
tives, bien des détails de mœurs et des anecdotes qui semblent toutes
faites pour devenir des chapitres de romans. Sans sortir de notre collec-
tion du Louvre^, nous trouvons dans les documents de cette classe une
peinture bien étrange et qui semble parfaitement naïve de la vie que
menaient lesreclas grecs et les reclus égyptiens au Sérapéum de Mem-
phis : jalousies, luttes qui allaient jusquà la violence, détournements
de pièces officielles, et, à Toccasion des plaintes que tout cela suscite
devant le ministre d'un Ptoléméc, des confidences sur la discorde qui
agitait certaines familles. Plaçons par l'imagination dans les bureaux de
la chancellerie ptolémaîque un Ménandre ou un Lucien; il aura bien
vite groupé là quelques figures et arrangé quelque intrigue plus amu-
sante peut-être' que les aventures d'amour qui remplissent la plupart
des romans grecs conservés jusqu'à nous.
D'autres vues s'ouvrent encore si nous recherchons les souvenirs
de la vie commune dans les milliers d'inscriptions funéraires qui cou-
vraient le sol des pays grecs et des pays latins. Un grand antiquaire ita-
lien, Lanzi, au début de son Essai sur la langue étrasqaey dit fort jus-
tement : « L'homme ne croit pas mourir tout entier, s'il laisse de lui-
umême quelque souvenir, et, quand il ne l'attend pas du témoignage
ttde l'histoire ou des productions de son génie, il veut au moins qu'un
' É7r/;^apfio$ * cKnos ^apéiros t^ hoj- tophanem, bibliothèque Firmin Didot.
fxùj^iav heppififiévrfv àvexTriaaro tsoXXà * Voirie t. XVIII, a* partie des No-
'apofT^iXorexyrjtras. Anonyme ïlepi xœ- tices et extraits des manuscrits de la Bi-
{ttahloLs, page xiv des Scholia in Aris- bliothèque nationale.
r\
LES ROMANCIERS GRECS. W
u marbre annonce à la postérité quelque édifice élevé par ses soins ,
tt quelque présent de sa munificence, ou quune inscription gravée sur
alurne funéraire y fasse foi de son existence passée, n Au besoin de se
survivre, à cette pieuse vanité combien nous devons de confidences sur
fétat moral des sociétés antiques, sur les vicissitudes de joie et de dou-
leur dans la vie des familles, des plus humbles comme des plus élevées
par la dignité et par la fortune. On n a , pour en trouver des exemples ,
qu*à ouvrir dans Y Anthologie grecque le chapitre des ËTriTu/iiiêia , chapitre
qui tous les jours s enrichit par les découvertes de nos antiquaires; on
n a qu à parcourir, dans les recueils où les inscriptions latines sont ran-
gées par ordre de matières, comme celui d*Orelli, les chapitres intitulés
Affectas parentum , conjugam, liberorum; à chaque page on rencontrera
des souvenirs précieux de tous les sentiments qui ont jadis agité Tâme
humaine dans les plus humbles régions du monde hellénique et du
monde romain; on y verra mentionnés çà et là les incidents variés et
souvent les malheurs qui troublent notre existence, et qui, choisis et
assemblés par la main habile d'un romancier, pouvaient remplir le cadre
de bien des récits pathétiques.
Bornons-nous à quelques traits que nous prenons presque au hasard
dans cette galerie épigraphique. Voici, à Antipolis (TAntibes d aujour-
d'hui), ce qu'on lisait sur la tombe dun jeune baladin :
D. M. pueri Seplentrionis annor. XII qui Antipoli in theatro biduo saltavit et
piacuit '.
Quelle destinée que celle de Tenfant qui laisse pour tout souvenir
l'honneur d* avoir dansé deux fois avec succès devant les bourgeois d'ime
petite ville, et quels parents (si c'étaient des parents) que ceux qui ont
pu faire graver une telle épitaphe.
En revanche , un trait assez fréquent sur ces épitaphes païennes est
l'expression des regrets d'un père que son fils a précédé dans la tombe :
Quod filius patri facere debuit pater fecit fiiio '.
Ailleurs c est un mari qui rend à sa femme le même hommage que
rendit Louis XIV à la reine Marie-Thérèse :
Ex qua nilûl unquam dolui nisi cum decessit^.
* Orelli , Inscriptiones latinœ , n" a 607 . ' Orelli , Inscriptionet latinœ , n* 67 5.
* Gruter, p. 10g a, 3. Voir un exemple On trouve plusieurs variantes de fex-
semblable dans le Gior/uile orccu^ico de pression du même sentiment sur d*aulres
Tannée 1 8a a . mscriptions. Millin , Voyage dans le Midi »
50 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Plus explicite et plus touchante encore est la douleur de ce Romain
d une ville de Sardaigne , exprimée sur une tombe découverte par le géné-
ral de la Marmora auprès du lieu appelé la Grotte de la vipère ^\ ces ins-
criptions, en vers grecs et en vers latins , célèbrent le dévouement d*une
autre Âlceste morte d*une maladie contractée au chevet de son mari ;
quelques vers de Tune de ces épitaphes suffiront à faire apprécier le
sentiment douloureux qu'on y reconnaît sous un raffinement d'élégance
qui parfois en gâte Texpression :
Languentem tristis dum flet Pomplilla maritum,
Vovit pro vita conjugis ipsa mori.
Protinus , in placidam delabi visa quietem ,
Occidit. 01 ceieres in mala vota dei ! . . .
N'avonsr-nous pas là le drame domestique dans toute sa tristesse ? Le
voici avec un autre genre de tristesse, et qui laisse pour nous quelque
place au sourire, dans l'inscription grecque d'uncippe funéraire qui ap-
partient à notre Musée de Paris ^ :
(( Mon nom est Aphrodisius , ô passant ! Je suis d'Alexandrie , et méso-
(( chore ^. Je meurs d'une mort lamentable à cause de mon épouse adul-
«tère, scélérate que Jupiter puisse écraser! L'ayant séduite, un subor-
a neur qui se vantait d'être de ma famille m'a tué tout jeune d'un coup
ode disque lancé d'en haut (?). J'avais trente ans et la beauté, quand les
« Parques m'envoyèrent chez Adès pour orner ce séjour. »>
Les huit vers que je viens de traduire sont très mauvais et dignes de
la {date vanité de celui dont ils plaignent la mort. La figure qu'ils en-
tourent sur ce petit bas-relief, figure très grossièrement gravée, ne don-
nerait pas l'idée d'un personnage qui eût le droit de se dire beau; ce
n'est pas une excuse pour sa méchante femme , mais n'insistons pas. Il
s'agit seulement pour nous de faire voir combien d'événements roma-
nesques ont laissé des traces sur les inscriptions de l'ancien monde. On
1. 1 , p. ^77 : « de qua nemo suorum un-
« quam doluit nisi mortem. > Voyez mes
Retiquim Itttini sermonis, p. 34 9.
* Corp, inscripL grœcaram, n* b'jbq.
Les inscriptions grecques fournissent
aussi quelques allusions intéressantes à
la vertueuse Pénélope. Voyez Le Bas,
Inscriptions de Morée, n* 181. Welcker,
Sylloge epigrammatam, n* 56.
* Voir le dessin de ce monument dans
ie Recueil de M. de Clarac, pi. LI, et
le texte avec commentaires dans Welc-
ker, Sylloge epigrammatam, n** 5i.
^ Était-ce tm chef de musique ou de
chœurs P Cela paraît plus naturel que de
donner ici au mot fie<Tà)(ppos ie sens
de ■ chef de claque , • qa*il a certaine-
ment dans une charmante lettre de
Pline le Jeune à Maximus (U, iv, S 6),
où Tauteur dépeint les manèges de cer-
tains avocats qui se payent des claqueurs
à tant par séance.
LES ROMANCIERS GRECS. 51
en pourrait multiplier les preuves; mais il y faudrait plus de temps et
d espace que je n'en voudrais employer ici, et le peu d'exemples qui
précèdent suffisent à montrer comment il nous semble que le roman se
rattache naturellement et sans effort aux divers genres d'écrits histo-
riques que la Grèce a produits en si grand nombre.
Une dernière réflexion avant de finir : Aristote a très justement re-
marqué^ que la poésie a pour essence de peindre le général au lieu du
particulier, c'est-à-dire de créer des types qui résument en eux les qua-
lités de plusieurs personnes. On voit que, par ce côté, le roman con-
finait à la poésie comme, par un autre, il confinait à l'histoire. Il a donc,
dans l'ensemble des créations du génie grec, sa place en quelque sorte
logique, et il n'y faut point voir le fruit d'une importation étrangère et
accidentelle, mais le produit légitime d'un travail que l'esprit grec ac-
complissait presque sans effort et par son plus naturel progrès dans le
vaste champ ouvert à sa féconde activité.
APPENDICE.
Les découvertes faites en Egypte, depuis quelques années, jettent un jour
nouveau sur Thistoire du Roman dans l'antiquité classique. Nous sommes
donc heureux de pouvoir donner ici une notice, que nous avons lieu de
croire complète , sur les récits romanesques d'origine vraiment égyptienne
qui ont été découverts et publiés depuis une trentaine d'années. Nous devons
les principaux éléments de cette notice au jeune et habile égyptologue,
M. Maspéro.
Le Conte des deux frères ( xrv' siècle) , découvert par E. de Roogé dans le
papyrus d'Orbiney, analysé par lui avec traduction des principaux passages
dans VAthenœum français et la Revue archéologique, i852 ; traduit en allemand
par Brugsch, dans son livre Ans dem Orient; en aurais par Lepage-Renouf,
dans les Records ofthe Past, 187Â; en français par Maspéro, dans la Revue
des cours littéraires, 1870, et dans la Revue archéologique, 1878. Complet
d'un bouta l'autre (xix* dynastie).
Conte de Satni (m* siècle av. J. C), découvert par Brugsch dans un pa-
pyrus démotique du musée de Boulacq; traduit dans la Revue archéologique,
en 1867. Brugsch vient de pubUer, dans la Deutsche Revue du a8 novenibre
1878, une traduction allemande. Traduit en français par Révillout, ^^77*
et par Maspéro, 1877-1878; en anglais par Lepage-Renouf , dans les Records
^ Voir Po^h'^oe, chapitrelX. Avec ce intéressant de comparer ce que dit, sur
témoignage et avec les idées exprimées le même sujet, Alexis Monteil dans son
ci-dessus concernant Fimitation de la vie Histoire des Français des divers états (t. VU ,
commune par le roman, il poiura être xvin' siècle, ch. lxxi).
52 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER J 879.
of the Past. La traduction de Lepage-Renouf n est que la mise en anglais de
la traduction de Brugsch de 1867. Manquent les deux premières pages.
Le Conte da prince prédestiné, découvert par Goodwin dans le papyrus
Harris n° 5oo du British Muséum, traduit par lui en anglais dans les Trans-
actions of the Society ofbiblical archœology, t. III; traduit en français, avec le
fac-similé et transcription hiéroglyphique, par Maspéro, dans le Journal asia-
tique, 1877-1878. Manquent les deux dernières pages (xx* dynastie).
Comment Thoutii prit Jappé , découvert par Goodwin dans le papyrus Har-
ris n® 5oo, et publié dans les Transactions, t. III; traduit en français par
le même, avec fac-similé et transcription dsitis le Journal asiatique , 1878. Les
trois dernières pages seules sont conservées (xx* dynastie).
Fragment d'un conte fantastique, antérieur à la xii* dynastie, découvert
par le même dans le papyrus de Berlin n*" 3 , et traduit à la suite des deux
précédents. Manquent le commencement et la Gn.
U Histoire de Sinet, découverte simultanément, en i864 , par MM. Goodwin
et Chabas, dans le papyrus de Berlin n" 1, analysé par M. Chabas (Les pa-
pyrus de Berlin) et Goodwin (Frazers Magazine, i5 février i865), qui la tra-
duit en entier; traduite par Maspéro, avec transcription hiéroglyphique dans
les Mélanges d'archéologie égyptienne et assyrienne, 1875-1878, t. III. Le mé-
moire ne renferme, jusqu'à présent, que les deux cent dix-sept premières
lignes, les cent dernières vont paraître. Manque tout le commencement
(xii" dynastie).
UHistoire d'un paysan, découverte par M. Chabas, en 1864^ dans les pa-
pyrus de Berlin n**' 2 et 4; en 186 5, M. Goodwin en découvrit, dans le pa-
pyrus Butler du British Muséum, un troisième manuscrit, qui ajoute environ
vingt-cinq lignes au début. Ce récit est cependant incomplet au commence-
ment et à la (in. Analysé par MM. Chabas (Les papyrus de Berlin) et Goodwin
(dans les Mélanges égyptologiques de Chabas, 2' série) ,mais non traduit en-
core, il fera Tobjet du cours de M. Maspéro au collège de France Tan pro-
chain (xn* dynastie).
Le Conte du jardin des Jleurs, découvert par M. Chabas, en 1873, dans le
papyrus de Turin (édit. Rossi et Pleyte), traduit par lui [Comptes rendus de
r Académie des inscrip tions , 1873) ( xx* dynastie ) .
Fragments presque illisibles, trouvés par M. Chabas dans un papyrus de
Boulacq, édit. Mariette, t. II (xx' dynastie).
Conte découvert par M. GolénischefT dans uu des papyrus du musée de
THermitage et signalé par lui dans la Zeitschrifi de Lepsius, 1876. Inédit (?).
Enfin le fragment relatif aux Pasteurs, que Ton considère comme louvrage
d'un historien, et que M. Maspéro croit être un conte historique. Découvert
par E. de Rougé, 1862, analysé par Brugsch, 18Ô2, traduit par Chabas,
1868, dans son mémoire: les Pasteurs en Egypte, Papyrus Sallier, I, pi. I-III;
manque la fin.
É. EGGER.
LES DERNIERS TASMANIENS. 53
TfîE LAST OF THE Tasmanuns, or thc Bldck War of Van Diemens
Land, by James Bonwick F. R. G. S., F. L. A. E. S, ;formerly
an Inspecter of schools, Victoria. London, 1870.
PREMIER ARTICLE.
LES CAUSES DE LA GUERRE NOIRE.
Dans les articles consacrés à Texamen du premier ouvrage de Bon->
wick, j*ai fait connaître la race tasmanienne. J*ai ajouté que cette race
a été totalement anéantie. Il est impossible de nier que cette destruc-
tion n ait été la conséquence de la colonisation , et personne ne Ta tenté.
Mais on comprend que bien des écrivains anglais, et surtout des co-
lons, ont dû s'efforcer d atténuer ce qu a d odieux un pareil résultat, et
de plaider les circonstances atténuantes. Dans le courant de cette étude,
j^aurai à examiner quelques-unes de leurs assertions. Mais il en est une
sur laquelle on a insisté, et qui doit nous occuper tout d*abord.
On a représenté les indigènes comme ayant été les agresseurs. Un
propriétaire dHobart-Town , M. Calder, dans un mémoire spécial,
affirme avoir consulté dix-sept volumes de documents officiels con-
servés dans les archives de la colonie , et y avoir trouvé la preuve que
les indigènes ont été presque toujours les premiers à provoquer les
luttes sanglantes qui devaient avoir pour eux de si terribles consé-
quences^. Mistress Chai'les Mérédith, qui a séjourné pendant neuf
années en Tasmanie, et dont le mari avait assisté aux débuts de la
colonisation, est bien plus explicite^. A l'en croire, les premiers immi-
grants anglais n'étaient ni des pirates ni des voleurs, mais bien d'ho-
nêtes fermiers et des propriétaires appartenant aux classes éclairées de
la société *. Or, dit-elle , on ne trouve guère dans cette partie de la po-
pulation ni férocité enragée ni soif de sang. Aussi ces fondateurs de la
colonie auraient-ils vécu en paix avec les sauvages jusqu'à l'arrivée dans
l'ile d'un Australien nommé Mosquito, dont j'aurai à parler plus tard.
* Accoant ofthe wars of extirpation, and * My home in Tasmania during a re-
hahits oftke native tribes of Tasmania , by sidence of nineyears, by Mislress Charles
J. E. Calder, EIsq.ofHobart-Town. (The Meredith, i85a, 1. 1, p. 191.
Jowm,ofthe Anthropohg, Institut ofGreat ^ Couniry gentlemen.
Britain and Ireland,y. III, 18741 p« 8.)
54
JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Lui seul, selon M"* Mérédith, aurait poussé les insulaires à la révolte,
et aurait donné le signal des massacres en attaquant, au mois de no-
vembre 1823, la hutte dun colon nommé Gatehouse. Sur trois ber-
gers qui Toccupaient, deux furent tués, et le troisième n'échappa qu'a-
près avoir reçu deux javelots dans le corps.
Un autre vétéran de la colonisation, Lloyd, a esquissé un tableau
succinct, mais moins partial et plus vrai, de ce quêtaient une bonne
part des premiers pionniers, fermiers par permission \ et fort peu au-
dessus des convicts encore au service, dont ils se faisaient les complices ^.
Il avoue que, lors des premiers rapports entre les Européens et les indi-
gènes, ceux-ci se montrèrent animés des intentions les plus amicales. Il
n'hésite pas à reconnaître que « la manière d'agir insensée des garçons de
(( ferme et des bergers et de bien d'autres , ainsi que leur conduite immo-
urdie envers les femmes indigènes, avait porté dans l'esprit des Tasma-
uniens le sentiment des injiu*es à un degré presque insupportable.»
Le comte Strzelecki confirme cette appréciation. Il attribue la nais-
sance des hostilités surtout aux violences des bandits qui, placés aux
avant-postes de l'invasion européenne, expulsaient les nati& de leurs
terrains de chasse et s'emparaient de leurs femmes '. Evans, qui fut
intendant général de la colonie de 1811 à 1821 , exprime exactement
la mêine opinion^.
Mais, malheureusement, ce n'est pas seulement à des convicts, à des
gens placés en dehors de la loi , que doit remonter la responsabilité des
douloureux événements que nous aurons à résumer. Les premiers coups
fiu*ent portés par un ofBcier, commandant un détachement de J'ar-
mée régulière, et cela dans des circonstances qui ne permettent au-
cune excuse. Lloyd lui-même le reconnaît'^, et Bonwick, en entrant
dans les détails, en rapportant les paroles de témoins oculaires, n'a
laissé aucune place au doute ^.
Un arrêté du gouverneur général de la Nouvelle-Galles du Sud'', en
' Ticket-of-leavéfarmers.
* Thirty three years in Tasmania and
Victoria, being the actual expérience
of the author, interpersed with nistorie,
jottings, narratives and counsels to emi-
grants, by George Tbomas Lloyd , 1862,
p. 16.
* Pkysical description of New South
Wales and Van Diemens Land accompa-
nied by a geological map, sections and
diagrams andjigures of the organic re-
mains, by P.-E. DE Strzelecki, i845,
p. 36o.
^ A geographical , historical and topo-
graphical description of Van Diemens
Land, by George William Edwards,
Surveyor gênerai of the colony, p- 19,
London 18a a.
* Loc. cit,, p. 54.
* ihê last of the Tasmanians, p. 33.
' C^était le capitaine Philip Gidley
King, de la manne royale, troisième
LES DERNIERS TASMANIENS.
55
date du 29 mars i8o3, avait chaîné le lieutenant John Bowen, du na-
vire Le Glattoa, de fonder un premier étabiissement en Tasmanie ^ Cet
officier prit terre dans le courant d*août de la même année. U était accom-
pagné d'un détachement du corps de la Nouvelle-Galles, devenu depuis
le 10 2°** régiment^, et d'environ quarante prisonniers (convicts)^. Il jeta
les fondements de la nouvelle colonie sur la rive orientale de la Der-
went, au lieu appelé alors Restdown, aujourd'hui Risdon'^. Là habitait
une tribu qui avait eu les rapports les plus amicaux avec les Anglais lors
du voyage de Bass et de Flinders^. Rien ne permet, par conséquent,
fait remarquer Bonwick, d'attribuer à ces indigènes des sentiments
hostiles^. D'ailleurs Lloyd déclare que, lors des premières entrevues,
ils avaient manifesté les meilleurs dispositions envers les envahisseurs
étrangers ''. Bonwick confirme le fait, et cite à l'appui de ses dires un
article emprunté à la gazette de Sydney, 18 mars i8o4 ^; cela même
rend plus odieux l'acte de barbarie dont ils furent les victimes.
Les témoignages recueillis à ce sujet varient quelque peu qusuit aux
détails secondaires. Mais tous s'accordent pour déclarer qu'un groupe
nombreux de Tasmaniens, composé d'hommes, de femmes et d'enfants,
s'étant approché des soldats anglais sans la moindre manifestation hos-
tile, l'officier commandant, le lieutenant Moore, ordonna de tirer sur
eux. L'ordre fut exécuté, et une cinquantaine d'individus de tout âge et
de tout sexe furent tués^.
Sans entrer dans d'autres détails , je me borne à transcrire la déposi-
tion d'un nommé Edward White, entendu dans l'enquête ordonnée
plus tard par le gouverneur Arthur.
Le 3 mai 180 4, White était occupé à fouir la terre près de la petite
baie de Risdon» lorsqu'il entendit de grands cris. En regardant vers le
gouverneur des colonies australiennes.
(Histoire de la colonisation pénale et des
établissements de V Angleterre en Austra-
lie, par le marquis de Blossevillb, 1. 1,
ch. XXII etxxin).
' Bonwick, p. 3i.
* Bonwick, p. 35.
* Lloyd, loc. cit., p. a6.
* Lloyd, loc. cû., p. 26. Ce point fut
plus tard abandonné pour la localité où
s'élève aujourd'hui Hobart-Town sur la
rive occidentale du même fleuve.
^ Dans ce voyage, accompli en 1798,
les deux navigateurs firent le tour com-
plet de la terre de Van Diémen, que
Bass avait déjà montré être une lie sé-
parée de l'Australie par le détroit qui
porte son nom.
• P. 33.
^ Loc. cit., p. 54.
• P. 35.
• Bonwick, p. 33. Le gouverneur
Bowen parait avoir été absent au mo-
ment de oe massacre , dont toute la res-
EDUsabilité retombe sur son subordonné,
elui-ci, au dire de Tun des témoins,
« voyait double pour avoir pris une trop
« forte dose de rhum. » Les soldats aux-
quels il commandait avaient aussi, pa-
rait-il, des habitudes d'ivrognerie.
56 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
lieu d*où venaient ces clameurs, il aperçut environ trois cents indigènes
hommes, femmes et enfants, formant un cercle et entourant plusieurs
kangourous. Le témoin ajoute : «Ils me regardèrent de tous leurs yeux.
(( Je descendis vers la baie , prévins quelques soldats de ce que j avais
(( vu et retournai à mon ouvrage . . . Les indigènes n attaquèrent pas les
w soldats. Ils n'ont pu les offenser en rien. Le feu commença vers onze
u heures. Il y eut un grand nombre d'indigènes tués et blessés; mais je
« ne sais pas combien. . . Ils ne revinrent jamais en aussi grand nombre.
«Ils n avaient point de javelots, seulement des casse-tête*. Ils étaient
en chasse ^. »
L exactitude de cette dernière appréciation ressort de deux circons-
tances que confirment d'autres témoins, savoir la présence des kan-
gourous, que les Tasmaniens s'efforçaient d'acculer dans un bas-fond où
ils pourraient s'en rendre maîtres plus aisément, et celle des enfants et
des femmes. On sait que le premier soin des sauvages animés d'inten-
tions hostiles est d'écarter les uns et les autres. Il est évident que la
malheureuse tribu de Risdon se livrait à une grande traque lorsqu'elle
rencontra les Anglais, et quelle n'a pu avoir la pensée de les attaquer.
Les indigènes auraient probablement oublié peu à peu le massacre
de Risdon et repris leurs anciennes relations avec les Blancs, si ceiu-ci
avaient généralement suivi l'exemple donné par les colons du port Dal-
rymple. Le aS décembre i8o4, quelques-uns de ces braves gens, sur-
pris dans les bois par deux cents Tasmaniens qui se livrèrent aux dé-
monstrations les plus menaçantes, se tinrent sur la défensive sans faire
usage de leurs armes à feu '. La bonne entente se rétablit bientôt entre
les deux races; et, vingt ans après, tandis que la guerre noire sévissait
dans le reste de l'ile, les femmes de cet établissement lavaient tranquil-
lement leur linge au-dessus des chutes de Launceston , sous les yeux
des sauvages guerriers de la forêt.
Les établissements du Nord n'en furent pas moins atteints à leur tour
par le fléau , et la guerre se généralisa. La responsabilité en revint encore
tout entière aux Blancs, surtout à certains malfaiteurs transportés en
Tasmanie, et dont les détestables instincts semblent s'être exaltés au lieu
d'être adoucis par leur nouveau genre de vie.
Nous avons vu le premier détachement, envoyé dans le sud-est de l'ile ,
y arriver avec une quarantaine de convicts. D'autres convois de même
nature eurent sans doute lieu à mesure que la colonie se développait.
* Waddies. * Gazette de Sydney, citée par Bon-
* BoNWiGX, p. 33. wicK, p. 37.
LES DERNIERS TASMANIENS. 57
Or, en 1806, pendant une famine dont souffraient les autorités elles-
mêmes, on mit en liberté tous ces prisonniers pour quils pussent
pourvoir à leur nourriture ^ On comprend ce que dut être la conduite
de ces misérables, délivrés de la discipline de fer qui les maintenait,
dévorés de passions avivées par une continence forcée, échappant brus-
quement à toute surveillance et jetés au milieu des Noirs. Accueillis
d*abord fraternellement, ils répondirent à cette hospitalité par d'ef-
froyables actes de violence et de cruauté.
Telle est l'appréciation générale de notre auteur^. On voit combien
nous sommes loin des pacifiques fermiers, des honnêtes propriétaires,
dont Mistress Mérédith parle avec tant de complaisance.
Il est inutile de suivre Bonwick dans le détail des faits précis qu'il
cite à l'appui de ses dires. Us ne répondent que trop aux assertions de
Calder. On vole les enfants, on les arrache de force à leurs parents au
milieu d'une fête^. On tire sur les indigènes comme sur des moineaux*
ou des corbeaux^; on massacre les blessés^; on tue les hommes pour
s'emparer des femmes "^ ; et parfois on suspend au cou des captives la tête
de leur mari ^; on enchaîne ces malheureuses à quelque tronc d'arbre et
on les roue de coups de fouet pour vaincre leur résistance^; on émascule
les hommes ^^; on prend pour cible une femme enceinte mal cachée par
les feuilles de l'arbre où elle s'était réfugiée ^^; on surprend une tribu
autour de ses feux, on tire dans le tas; puis, trouvant un enfant étendu
par terre, on le jette dans les flammes, et ce fait n'est pas isolé ^^. Parfois
on tue en se jouant et comme avec espièglerie. Un Blanc prend un(^
paire de pistolets dont un n'était pas chargé; il applique celui-ci près de
son oreille et lâche la détente: puis il engage un Noir à faire de même
avec l'autre, et a le plaisir de le voir se fracasser le crâr\e^'. Enfin de
vieux coureurs déclarent qu'ils tiraient habituellement sur les indigènes
pour nourrir les chiens de leur chair ^*.
On voudrait vainement atténuer ce qu'a d'horrible la conduite des
convicts et de leurs alliés en les représentant comme emportés par l'en*
tralnement des représailles. Le langage de la presse contemporaine , les
termes des proclamations publiées parles autorités coloniales, attestent
* BoNwicx, p. 58, ' P. 61.
» P. 58. • P. 60.
' ' P. 59. >• P. 61.
* P. 61. » P. 65.
* P. 66. »• P.6ael66.
* P. 66. " P. 67.
' P.6u '' P. 58 et 68.
>
8
58
JOURNAL DES SAVANTS. -^ JANVIER 1879.
que, dans le principe, les Blancs étaient seuls coupables. Pas un jour^*
nal, pas un chef de la colonie, ne présente les indigènes comme étant
les agresseurs. Au contraire, une espèce d^ordre du jour en date du
29 janvier 1810 représente la mort de (juelques individus tués par les
Tasmaniens comme une vengeance, u provoquée par les meurtres et les
u cruautés abominables auxquels les Blancs se sont livrés envers les
c( natifs ^ i> En 1 8 1 3 , le gouverneur, s adressant à la population à propos
dune attaque dirigée par les Noirs contre an troapeaa de bétail, s*expri-*
mait ainsi: uLe ressentiment de ces pauvres êtres ignorants a été jus-
utement provoqué par le plus barbare, le plus inhumain des actes, sa-
u voir le vol de leurs enfants; » il terminait en demandant «lequel est
(de sauvage du Blanc ou du Noir^? n Même en i8a&, en pleine guerre
noire, le colonel Arthur reconnaissait que de nombreux colons avaient
rhabitude de tirer sur les indigènes sans défense et de chercher à les
détruire ^.
Ces ordres du jour, ces proclamations, se terminent toujours par Tai-
firmation qu*il sera sévi contre quiconque aura usé de violence envers
les indigènes, contre quiconque en aura tué, exactement comme si le
crime avait atteint un Blanc. Mais ces menaces sont toujours restées
lettre morte. Bonwiok, lui-même, a causé maintes fois avec d anciens
coureurs de buissons^ qui ne oadiaient nullement leurs sinistres exploits^.
S*il fallait im témoignage de plus, nous le trouverions dans ce journal
de la colonie qui terminait un article par la phrase suivante : «Le gou-
* P. 4o. Celle proclamation a élé
Irouvée dans une espèce de livre jour-
nal [Mtatei^booji , Memorcuidajnroook)
tenu dans les casernes. Les autres do-
cumenls officiels manquent de i8o4
jusqu'au delà de idio. Ils onl élc dé-
truits après la mort subhe du colonel
gouverneur Coilins. Cet acte de vanda-
iû^mo accompli à Sydney aussi bien
qu en Tasmanie se rattache très proba-
blement aux menées qui, le 10 jan-
vier 1808, aboutirent à la révolle des
colons australiens contre le gouverneur
William Bligh. C* était le môme officier
de marine dont le nom est resté célèbre
par la révolte de l'équipage de la
Bounty. Les défauts de son caractère
amenèrent le même résultat 9ur terre et
ftur mer. Bligh, dabord emprisonné à
Sydney, lut embarqué en 1809 sur un
navire de TÉtat, le Porpoise, qui devait
le conduire en Europe; mais il essaya
de se retirer en Tasmanie. D'abord reçu
avec respect, il faillit plus tard être ar-
rêté par des hommes qui devenaient
ainsi les compUces des révoltés de Syd-
ney. (Dé Blossbville, loc, cit., t. I,
p. aao.) Prévoyant que ces colonies se-
raient replacées sous Tautorité régulière,
on chercha évidemment , en Tasmanie
comme en Australie , à faire disparaître
les papiers compromettants.
* Cette proclamation est datée du
26 juin i8i3 (BoKWiCK, p. 4i).
' P. 7a.
* Buthranger.
' P. 61 et 65.
LES DERNIERS TASBIANIENS. 59
«vernement, on doit le rappeler à sa honte, dans aucune circonstance
«et pas une seule fois, n a jamais puni ou fait mine de punir les meur-
tttriers bien connus des habitants du pays^. n
Hàtons-nous de le faire remarquer à Tbonneur de Thumanité, il
y eut toujours dans la colonie des cœur» généreux comprenant lodieuse
injustice, la cruauté des Blancs, et prenant en pitié les souffrances des
indigènes. Les extraits de journaux que j*ai empruntés à Bonwick mon-
trent que les Tasmaniens avaient des défenseurs jusque dans la presse
locale, qui n^aurait pu se mettre en désaccord, sur un point aussi
important, avec la population tout entière. D*ailleurs« si les gouver-
neurs hésitèrent si longtemps à employer la force publique contre des
sauvages qui compromettaient la fortune et la vie d une partie de leurs
administrés, cest évidemment parce quils reculaient devant la pensée
de paraître s*allier aux meurtriers, aux voleurs de femmes et d'enfants.
Enfin un Comité pour la protection des indigènes sétail organisé de
bonne heure à Hobart-Town. Mais les passions brutales des convicts
émancipés ou des rôdeurs de buissons, les âpres convoitises des colons
qui venaient chercher fortune h Van Diémen , devaient trop aisément
étouffer les voix de ces représentants de la vraie civilisation et amener
les actes atroces dont il nous reste à montrer les inévitables consé-
quences.
A. DE QUATREFAGES.
[La suite à un prochain cahier.)
' Le Times de Hohart-Town, avril i836, cité par Bonwick, p. 70.
8.
60 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANGE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
Dans sa séance du 1 3 janvier 1879, I* Académie des sciences a élu M. Deiesse à
la place d'académicien titulaire vacante, dans la section de minéralogie , par le décès
de M. Delafossc.
ACADÉMIE DES BEAUX^ARTS.
M. Duc, membre de T Académie des heaux-arts, est décédé à Paris le 2a janvier.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Grammaire grecque moderne, suivie du panorama de la Grèce d'Alexandre Soutsos ,
publié, d*après Tédition originale, par Emile Legrand, un vol. in-8". Paris, Maison-
neuve, 1878. — On sait que la langue des Grecs, depuis la Révolution qui les a
rendus à Tindépendance, traverse une crise de rénovation vraiment unique dans
rhistoire de nos langues européennes. Pendant les derniers siècles de l'empire byzan-
tin, et surtout pendant les quatre cents ans delà domination musulmane, s élait peu à
peu formé, par un travail obscur et tout populaire , le grec que l'on a longtemps appelé
romaïque parce qu*il était parlé dans les pays dont la capitale, Byzance, porta le nom
de Nouvelle Rome , et dont les princes s'appelaient Rois des Romains. Le romaïque
ou néo-hellénique, analogue, par plusieurs de ses caractères grammaticaux , aux dia-
lectes modernes issus du latin , mais un peu moins éloigné qu ils ne le sont de la
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 61
langue ancienne d*ou il dérive , n*avait produit Jusqu'au commencement du xix* siècle ,
aucune littérature proprement dite. Il n*était guère représenté , en dehors de Tusage
oral, que par Quelques chants populaires, quelques romans en vers, quejqucs chro-
niques. Aussi, lors de la renaissance de leur nationalité, les Grecs fortement ratta-
chés à ses anciens et glorieux souvenirs , rougirent de reprendre place avec leur
grossier romaique dans notre famille de nations civilisées. Jamais le grec ancien
n'avait absolument cessé d^ètre enseigné dans les rares écoles que leur patriotisme
avait entretenues sous la domination turque. Il s*était conservé assez pur encore
dans le style ecclésiastique. Quand les écoles se multiplièrent, surtout a partir de
1 8a8, on ne supporta pas Tidée d y laisser enseigner une autpe langue que celle des
anciens classiques. Ce n*est pas qu il n existât bien des grammaires et des lexiques du
grec vulgaire ; mais ces livres ne semblaient destinés qu'aux Occidentaux désireux
de pouvoir, dans leurs voyages en Orient , s'entretenir sans trop de peine avec le
peuple. Les Hellènes, maîtres d'école, se refusaient à les mettre entre les mains de
leurs élèves. Je sais même tel professeur hellène enseignant à Paris, et qui, payé par
un Français pour lui apprendre le romaique, se résignait avec peine à une tâche aussi
ingrate pour lui, revenant sans cesse, malgré son élève, au grec d'Homère et de
Platon. Toutefois , comme il était impossible d'étouffer dans sa végétation naturelle
le langage du peuple hellène , bien des savants se sont essayés à l'enrichir, à le cor-
riger, à lui assurer ainsi une sorte de dignité qui lui permît de soutenir la compa-
raison avec les belles langues littéraires de l'Europe; ce travail s'est produit et dans
des livres de grammaire et dans maintes compositions , soit en vers , soit en prose.
Mais on peut dire qu'il n'a encore abouti à aucune conciliation défmitive entre les
Hellènes obstinés imitateurs de leur langue antique et les Hellènes attachés aux
traditions de l'idiome populaire. Au milieu de ces discordes, beaucoup moins graves,
Dieu merci! que les discordes politiques, et dont Thistoire sera prochainement ra-
contée par un de nos jeunes Français de TÉcole d'Athènes, M. Beaudoin, on ne
sait vraiment quel parti doit prendre un philologue qui veut rédiger une grammaire
du grec moderne. Les ouvrages de Jules David et de M. Rangabé ne répondent
guère aux besoins du voyageur français dans l'Orient grec ; le dernier surtout nous
semble enseigner plutôt ce grec demi-classique et demi-populaire qui a cours dans
les journaux et dans le style de chancellerie, que le parler vraiment usuel des ma-
rins, des montagnards, des cultivateurs. Ce parler même offre des diversités que
jadis le savant Kodrika réduisait à treize principales, et qu'il n'est pas facile de
ramener à la régularité d'une grammaire unique. Tel est cependant l'objet que
semble s'être proposé, sous de certaines réserves, M. Emile Legrand. Dévoué de-
puis plus de aix ans aux études néo-helléniques, pour lesquelles il s'est senti de
bonne heure une véritable passion, M. Legrand leur a consacré des travaux nom-
breux et divers que connaissent déjà les lecteurs de ce journal. Entre autres publi-
cations estimables , on lui doit celle de la plus ancienne grammaire romaique qui
paraisse avoir été écrite , la granunaire de Nicolas Sophianos ; et aujourd'hui voici
qu*il nous donne en son propre nom un exposé méthodique des règles du même
idiome, telles qu'il les a constatées soit dans ses nombreuses lectures, soit dans une
récente mission en Grèce. On peut prévoir quun tel ouvrage, composé particulière-
ment en vue de rendre intelligibles les écrits de la littérature néo-heUénique , ne satis-
fera pleinement aucune des écoles littéraires entre lesqudles se partage aujourd'hui
la société lettrée des Grecs d'Orient et de leurs compatriotes en Occident. M. Le-
grand, je le suppose, en a pris son parti d'avance; il s'est d'ailleurs assuré quelque
appui parmi des écrivains contemporains qui, sans méconnaître Tutilité d'une ré-
62 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
forme parlielle du romaîque, tiennent cependant ponr U tradition populaire de leurs
pays. En prenant presque tous ses exemples dans des ouvTages impnmés , en repro-
duisant à la fin de son livre le long poème d* Alexandre Soutsos, U Panorama ae la
Grèce, tou£ plein d*idiotismes modernes, il a voulu rendre sa nouvelle publication
instructive et pour les philologues sédentaires de Berlin, de Londres ou de Paris,
et pour les personnes appelées à entrer en correspondance avec les Hellènes orien-
taux, soit par les voyages, soit par le commerce épbtolaire. On peut être assuré
qu un tel ouvrage soulèvera bien des objections, surtout à Athènes, à Smyme, à
Constantinople , parmi les maîtres qui n'entendent enseigner que le grec ancien et
n*ont en vue que d*en restaurer la pratique. Mais on peut croire également qu*il
sera reçu avec estime par ceux qui veulent connaître, dans sa réalité encore vivante,
le langage du peuple nellène tel queTont fait, par une série de transformations, les
vénérations qui se succèdent depm's plus de mille ans dans les diverses contrées de
lAsie Mineiu'e et de l'Europe orientale occupées par la race grecque.
Quant au long morceau de poésie qui occupe le tiers du volume, et que M. Le-
grand a réimprimé comme « texte de langue, ^ les philhellènes seront sans doute heu-
reux d*en jouir par cette réimpression , puisqu'il était devenu très-rare dans Tunique
édition qui en existait jusqu'ici (Nauplie, i833). Mais nous avouons, pour notre
part, trouver peu de goût à ces mordantes satires et particulièrement à ces invectives
de Soutsos contre Capodistria, que sa mort tragique devait au moins protéger contre
la colère de ses ennemis politiques.
£. E.
Athènes, Rome, Pcaif. L'histoire et les mœurs, par Henri Houssaye. Paris, im-
Ïrimerie de A. Chaix, librairie de CaUnann-Lévy, 1879, in-ia de 334 P^ges, «—
r6 premier siège de Paris, Van 52 avant l'ère chrétienne, Paris t imprimerie de
A. Quantin , librairie de H. Vaton, 1876, in- 1 a de 97 pages, avec une carte gravée.
^ L*historien d'Apelle, celui d'Akibiade et de la République athénienne depuis la mort
de Périclès jusqu'à l'avènement des trente tyrans, vient de réunir en un volume plusieurs
études déjà parues en divers recueils , et toutes consacrées aux trois grandes capi-
tales du monde intellectud dans Tantiquité et les temps modernes. Le livre s'ouvre
par un excellent morceau : l'histoire d'Athènes à Athènes. Cetle ferme et pitto-
resque esquisse, tracée à Athènes même en 1868, doit faire désirer que l'auteur en
étende un jour les proportions de façon à ce qu'elle devienne , pour la cité grecque ,
ce que le livre de J. Ampère a été pour Rome. Nous citerons encore une intéres*
santé étude sur la femme à Athènes, une curieuse et habile tentative de résurrec-
tion archéologique , où M. Houssaye nous décrit la première représentation du
drame d'Uérostrate sur le théâtre d'Éphèse, l'an 356 avant Jésus-Christ. A la fin
du volume, on remarquera divers fragments inspirés par le souvenir de nos der-
niers désastres. Ils sont précédés par la reproduction a im livre publié il y a deux
ans, à un petit nombre d'exemplaires, et aujourd'hui épuisé, où l'auteur avait étu-
dié un des chapitres les plus intéressants de notre histoire nationale. Sous ce titre :
Le premier siège de Paru, Van 52 avant Vère chrétienne, il s'attache à mieux pré-
ciser tout ce qui se rapporte a la lutte de Labienus contre Camulogène , lutte termi-
née, comme on le sait, par la dé&ite et la mort glorieuse du général gaulois aux
portes de Lutèce. Les diverses opinions émises sur les points controversés sont
reproduites et discutées par M. Houssaye avec beaucoup de soin, et, quelle que soit
l'opinion à laquelle ils se rangent, les nitiirs historiens des premiers temps de Paris
devront tenir grand compte de cette savante et intéressante monographie.
NODVELLES LITTÉRAIRES. 63
Histoire contemporaine de l'Espagne, par M. Gustave Hubbard , 2* série , 1. 1", Paris ,
tniprimene de A. Hennuyer, litrairie de Charpentier, 1878, in-8' de viii-365 pages.
Les deux volumes formant la première série de Thistoire contemporaine de TEspagne
ont été publiés en 1869; ils comprenaient le règne de Ferdinand VII (i8i4-i833).
Celui qui vient de paraître relate les événements depuis la régence de Christine
jusquau soulèvement de la Granja (i836). Un second volume doit conduire le
lecteur jusqu'à la fin delà régence d'EIspartero (i843). Une troisième séné pro*
jetée, composée également de deux volumes, sera consacrée au règne d*Isabelle II
(1843-1868). Dans une préface placée en tète du volume que nous annonçons,
M. Hubbard s^excuse, en invoquant les événements politiques auxquels il a été
mêlé, du long intervalle de temps qui s est écoulé entre la publication de la pre-
mière et celle de la seconde série de ^on travail ; il en annonce en même temps le
prochain achèvement. Quel que soit le jugement que Ton porte sur les principes qui
servent de guide à Tauteur dans ses appréciations , on ne pourra s*empècher de
reconnaître dans son œuvre une source a utiles informations présentées d une façon
intéressante sur Thistoire contemporaine d*un peuple voisin trop peu connu en
général du public français. Le récit des faits est précédé d*une introduction sur les
lettres , les sciences et les arts en Espagne , depuis favènement de Ferdinand VII
jusqu*à sa mort.
Histoire des Etats-Unis d^ Amérique, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos
jours, par Frederick Nolte. Paris, imprimerie de Cn. Noblet, librairie de Didier,
1879, 2 volumes in-8' de ^79 et 5i4 pages. -*- La place trop restreinte que Ton
donne aux États-Unis dans Thistoire contemporaine n*est pas en rapport avec Tim-
portance du rôle qu ils jouent dans les relations politiques et commerciales de notre
siècle. Les origines de celte nation , ses progrès rapides , sa constitution , son esprit,
les noms illustres des hommes qui Tont faite, tout cela fournit cependant la matière
des plus intéressantes recherches. Déjà, sans doute, un grand nombre d'écrivains
ont touché, dans différents ouvrages, presque tous les points de cette histoire; mais
le livre de M. Frederick Nolte ne fait double emploi avec aucun de ceux qui ont
été jusqu ici publiés dans notre pays: le premier, u embrasse « dans une œuvre d'une
médiocre étendue, toutes les périodes de la vie du peuple américain, depuis sa
tiaissance jusqu'à nos jours. Les principales sources consultées par l'auteur ont été
les ouvrages publiés aux États-Unis mêmes, notamment : Bame's Centenary et Rid-
fmth's History ofthe United States; il rend également un juste hommage au parti
qu'il a tiré des travaux de notre compatriote M. Laboulaye. On ne doit s'attendre à
trouver dans l'ouvrage de M. Nolte, ni une critique sévère des sources, ni une dis-
cussion biea approfondie des événements et des principes. On n'en lira pas moins
avec intérêt et on n'en consultera pas moins utilement ce récit sagement conçu , bien
exposé et clairement écrit. « Nous avons, dit l'auteur, présenté les faits dans toute leur
« simplicité H sans les faire suivre d^aucun commentaire, laissant au lecteur le plaisir
« et la liberté de tirer lui-même des événements leur conclusion» » Le premier vo-
lume s'arrête à la ratification du traité de paix qui consacra l'indépendance des
Ëtats^'Unis; le second conduit le récit jusque milieu de Tannée 1878. Il est suivi
4*un tableau de l'état politique, administralif » social» militaire et écxmomique, des
Etats-Unis. Tous deux se terminent par un appendice contenant un choix de pièces
justificatives.
De f urgence tune exploration philologique en Bretagne, par Emile Ernault Saint-
64 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1879.
Brieuc , imprimerie et librairie de Francisque Guyon , în-8'. — Les documents que
notre breton armoricain peut fournir à la philologie celtique et, parla, à la linguis-
tique indo-européenne, sont loin d*avoir été complètement recueillis et mis à la
disposition de la science. Ce n'est pas que cette langue manque de grammaires ni
de dictionnaires d un vrai mérite, et que le nombre des monuments écrits ne soit assez
grand dans les quatre dialectes ; mais les principales richesses du breton se trouvent
dans la langue parlée , qui n'a pas encore été explorée sérieusement. 11 était difficile ,
en effet, de suivre dans toutes ses transformations le langage usuel qui varie d'une
localité à l'autre, et il n'y a pas fort longtemps que les progrès de la philologie per-
mettent d'apprécier tout l'intérêt de semblables recherches. M. Emile Ernault, au-
quel on doit, dans l'idiome national de notre Bretagne, des écrits en prose et en
vers fort appréciés , et dont la collaboration à la Revue celtique atteste la compé-
tence philologique, fait très bien ressortir dans le mémoire que nous annonçons
combien il serait nécessaire et urgent d'entreprendre une recherche méthodique
des formes populaires si riches et si variées du breton armoricain. Une telle explo-
ration, si utile au point de vue de la science générale, offrirait, en outre, pour la
France, un véritable intérêt national; aussi doit-on souhaiter vivement que, dans
leur sollicitude éclairée , ceux à qui il appartient d'y aviser donnent le plus tôt pos-
sible à des mains compétentes la mission de former un tableau complet de toutes
les variétés du langage celtique parlé en Bretagne, et cela au triple point de vue de
la phonétique , de la grammaire proprement dite et du dictionnaire.
Comme nous sommes. Notes et opinions, par Louis Dépret, Paris, imprimerie de
D. Jouaust, librairie des Bibliophiles, in-ia de a47 pages. — Depuis longtemps
déjà le public ami de ce qui est juste et délicat a apprécié comme il méritait de
l'être ce recueil de pensées qui témoignent, chez leur auteur, d'autant d'élévation
d'àme que de pénétrante finesse. Nous ne pouvons ici que signaler cette nouvelle
édition d'un livre que l'Académie française a honoré de ses suffrages.
TABLE.
Sept Suttas pâlis, tirés du Dîghâ-Nikâya, par M. P. Grimblot. (3* et dernier
article de M. Barthélémy Saint-Hilaire.) 5
Les Mirabeau. ( 1" article de M. E. Caro.) 19
Les Mélodies grecques. ( 1" article de M. Ch. Lévéque. ) 33
Les romanciers grecs. (Artide de M. £. Egger.] 41
Les derniers Tasmaoiens. ( 1** artide de M. A. de Qoatrefages. ) • 53
Noavelles littéraires 6o
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
FEVRIER 1879.
The last of the Tasmaniaivs, or the Black War of Van Diemens
Land, by James Bonwick F. R. G. S., F. L. A. E. S.; formerly
an Inspecter of schools, Victoria. London, 1 870.
DEUXIÈME ARTICLE
LA GUERRE NOIRE.
Provoqués, perscculës de toute manière et ne trouvant de protection
nulle part, les Tasmaniens finirent par se révolter. On les repoussait
loin du rivage, on sVmparait de leurs terrains de chasse, on leur enle-
vait ainsi tout moyen de subsistance; pourtant il fallait vivre, et ilss*en
prirent d*abord aux bestiaux seulement, comme nous lavons vu plus
haut. Mais peu à peu , rendus plus hardis par le désespoir, ils attaquèrent
les envahisseurs eux-mêmes. Quelques-unes de ces représailles remontent
au moins à 1810 comme nous la appris Tordre du jour que j'ai cité.
Mistress Mérédith s*est bien évidemment trompée quand elle a reporté
à 1823 le premier acte de violence commis par les naturels.
Toutefois les meurtres de Blancs paraissent, en effet, avoir été peu
nombreux et isolés jusqu a Tapparition de Mosquito. J*ai dit déjà d où
venait cet homme , dont le nom est insent en lettres de sang dans les
annales de la colonie. Déporté en Tasmanie pour cause de meurtre,
Mosquito se fit promptement remarquer par sa haute taille, sa force
* Voir, pour le premier article, le caliier de janvier, p. 53.
9
/
66 JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
physique, la souplesse de ses mouvements , la perfection des sens poussée
à un degré rare, même chez les sauvages. Cet ensemble de qualités on
faisait un admirable cbien de chasse ^ Aussi fut-il employé par )a police
coloniale dans les poursuites exercées contre les rôdeurs de buissons'^.
Mais, lui-même et quelques-uns de ses compagnons ayant laissé voir de
trop vives sympathies pour les bandits, il fut renvoyé à Hobart-Town.
Là, il rassembla autour de lui un certain nombre de ces indigènes soi-
disant civilisés qui n*avaient pris aux Blancs que des passions et des
vices. Sa troupe s augmenta peu à peu de gens désespérés venus de divers
points. A leur tête, il exploita quelque temps les environs de Hobart-
Town sans être soupçonné , tant il mettait d*habileté à faire tomber sur
d'autres les justes soupçons qui sattachaient à lui. En 1819, il commit
son premier meurtre, promptement suivi de plusieurs autres, et bientôt
la guerre ouverte commença.
Mosquito eut pour lieutenants deux Tasmaniens : Tom Birch et Jack-
le-Noir, qui semblaient destinés à jouer un tout autre rôle. Tous deux
parlaient parfaitement Fanglais, savaient lire et écrire. Birch avait
montré longtemps un caractère honnête et doux; il paraissait entière-
ment dévoué à son maître; son assiduité à Téglise et Tensemble de sa
conduite auraient pu faire penser qu'il était entièrement civilisé '. Il se
laissa pourtant entraîner et devint un des plus actifs complices de Mos-
quito.
Des faits de même nature se sont passés en Australie, et à peu près
partout où le Blanc a implanté ses colonies au milieu des races inférieures.
On en a conclu que les sauvages sont incivilisables, et qu ils ne sauraient
entrer dans une société européenne. Mais soyons de bonne foi et met-
tons-nous un moment à leur place. Birch allait régulièrement à Téglise,
il y entendait citer et commenter des paroles que Ton affirmait avoir été
dictées par Dieu lui-même. Ces paroles disaient : « Tu ne voleras point ; »
et Birch se voyait entouré de gens qui avaient pris de force, à lui et aux
siens, les plaines et les vallées, les prairies et les bois où avaient vécu
ses pères! Ces paroles disaient encore : «Tu ne tueras point; tu ne
useras point adultère;» et Birch heurtait dans la rue des hommes qui
avaient massacré des maris pour s'emparer des femmes! Il entendait
chaque jour répéter que tous les hommes sont égaux; et il se savait
frappé d'incapacité civile, si bien que le premier Blanc venu pouvait le
voler, le blesser, sans que ni lui ni les siens pussent témoigner en jus-
' Blood'hund, race de chiens voisine de nos anciens limiers. Ce mot a été
introduit dans le langage de la vénerie française. — * Bohwigk, p. 93. — ' p. 96.
LES DERNIERS TASMAxNIENS. 67
tice! Évidemment, plus on supposera que Birch, Bénilong et leurs
pareils, avaient fait de progrès au point de vue de la civilisation, plus
on admettra qulls avaient compris toute la dignité de Fhomme et les
droits du citoyen, plus on comprendra quils aient dû se révolter et
prendre en haine cette société qui se montrait impitoyable envers leurs
frères, qui, après les avoir appelés dans son sein, les traitait en parias.
Mais revenons à nos Tasmaniens.
Sous la direction de Mosquito, les hostilités prirent une activité nou-
velle et changèrent de caractère. Les Noirs devinrent agressifs, détrui-
sirent les troupeaux , brûlèrent les habitations isolées et en massacrèrent
les habitants sans distinction d'âge ni de sexe. Non contents de tuer leurs
victimes, ils les torturèrent. Eux aussi émasculèrent, et des femmes
tasmaniennes, armées de pierres tranchantes, s acharnèrent sur des
blessés pour accomplir cette œuvre de vengeance ^
En voyant les deux races lutter ainsi de barbarie, on est d*autant
plus frappé de la continence observée par les indigènes envers les
femmes de leurs ennemis. Ils les tuaient et les brûlaient, mais leur
épargnaient les derniers outrages, o On n a jamais su qu une seule femme
a blanche ait été violée par un Noir, » dit formellement un des témoins
cités par Bonwick. «Si ce crime a été commis, ajoute notre auteur, c*est
c( par quelquun de ces sauvages à demi-civilisés qui se montrèrent par-
ce tout les pires scélérats^. »
Mosquito et ses hommes exercèrent leurs brigandages pendant cinq
ans environ. En décembre 182 li, un jeune indigène, gagné par les
promesses de la police, se mit à suivre ses traces; et, profitant d*un
moment où le chef était séparé de sa bande, il le fit arrêter par des
constables. Mosquito fut amené à Hobart-Town. On put alors juger
de Tespèce de fascination quil exerçait sur les indigènes. Un grand
nombre d'entre eux vinrent en ville pour demander qu*on lui par-
donnât '. Peut-être vit-on dans ces démarches mêmes un motif de plus
pour le condamner. En supprimant le chef on espérait démoraliser les
soldats. Mais TefTet produit par cette exécution semble avoir été pré-
cisément Fopposé de ce que Ton attendait. Les admirateurs de Mosquito
rentrèrent dans les bois avec un redoublement de haine contre les Blancs.
Ils n'oublièrent aucune des leçons du redoutable Australien et redou-
blèrent de ruse, d'activité, d'audace. Ils semblent avoir inventé à ce
moment de nouveaux moyens pour terrifier les colons placés aux avant-
' Bonwick, p. 108. — * P. laS. — " P. io3.
I
68 JOURNAL DES SAVANTS — FÉVRIER 1879.
postes des établissements ^ Pour bien des gens, nous dit Bonwick, la
véritable guerre noire ne date que de la mort de Mosquito. Pourtant ,
depuis cette époque, aucun chef de bande n*a joué un rôle comparable
au sien.
Je crois inutile d'insister sur Tinégalité qui existait, au point de vue
de Tattaque ou de la défense, entre les Européens possédant des armes
à feu et les Tasmaniens, qui n'avaient d'autres armes que leurs waddies
ou leurs minces zagaies à pointe de bois, lisse et seulement durcie au
feu. Cette inégalité est évidente. Elle rend difficile à comprendre les
assertions de Galder. A l'en croire, dans la guerre noire, tout le désa-
vantage était du côté des Blancs, et «le mousquet de l'Anglais était
«bien moins redoutable que le javelot du Sauvage 2.» Il affirme que,
d'un ensemble de rapports examinés par lui, il résulte que, de 182 5 à
i83i, on constata la mort de 98 Blancs tués dans diverses rencontres
et celle de 19 Noirs seulement. Dans le même espace de temps, 69 Eu-
ropéens auraient été blessés pour un ou tout au plus deux indigènes^.
L'ancien colon de Hobart-Town semble présenter ces chiffres comme
pouvant donner une idée générale de la guerre. Mais lui-même reconnaît
qu'il a pris ces données dans un volume de Rapports consacrés exclusi-
vement aux résultats d'attaques faites par surprise contre des fermes
isolées. Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'en pareil cas l'avantage ait été du
côté des assaillants P II ne dit rien , d'ailleurs , des cas où les fermiers , pre-
nant de terribles revanches, entouraient en silence une tribu entière
groupée autour de ses feux de nuit et la fusillaient sans danger. En
juillet 1837, la mort d'un seul Blanc fut vengée par ses voisins, qui
tuèrent ou blessèrent environ 60 Noirs ^. A peine Calder fait-il allusion
aux exploits des patrouilles volantes ^ détachées à la poursuite des indi-
gènes. Il reconnaît pourtant que lune d'elles dut en tuer un grand
nombre ^. Bonwick est plus explicite et cite entre autres le fait suivant :
«Un corps de militaires et de constables accula un certain nombre
« d'indigènes sur une sorte de plateau entre deux rochers perpendicu-
« laires et en tua 70, tirant les femmes et les enfants des fentes du ro-
«cher et leur faisant sauter la cervelle (and dashing oat their brainsy, »
Les Tasmaniens n'étaient pas une race guerrière. Rien ne le prouve
mieux que la terreur, probablement en partie superstitieuse, que les
armes à feu leur ont inspirée jusqu'au dernier moment. Tout homme
* Gilbert Robcrtson, cité par Box- * P. 64.
wiCK, p. io4. *. Roving parties.
* Loc. cit p. 8. • Loc. cit, p. 8.
* Loc. ciL p. 8. ' P. 64.
LES DERNIERS TASMANIENS. 69
armé d'un fusil pouvait presque impunément braver leurs bandes les
plus nombreuses, à la condition de mettre enjoué les plus hardis et de
ne pas tirer; car ils avaient parfaitement compris qu une fois le coup
parti, TEuropéen était momentanément désarmé. Chose étrange! Il
semble que ces pauvres sauvages naient jamais osé employer contre
leurs ennemis ces armes dont ils avaient tant de fois expérimenté à
leurs dépens la puissance. Dans les récits recueillis par Bonwick, on
voit maintes fois les insulaires piller une ferme et s'emparer de divers
objets; les fusils et les munitions sont spécialement mentionnés^; et
pourtant jamais il nest parié d*Ëuropéens atteints d'un coup de feu.
Tous tombent percés par les zagaies ou frappés par les casse-tête.
On ne voit pas davantage que les indigènes aient jamais eu recours
à la force ouverte et engagé ou accepté la lutte corps à corps. Après
avoir cité les chiffres que j'ai rapportés plus haut, Calder ajoute assez
naïvement : uS'il avait été possible d'amener ies Sauvages à combattre
'( ouvertement et en nombre à peu près égal, la proportion eût été habi-
« tuellement renversée. » Certes , alors , les armes européennes auraient eu
trop beau jeu. C'est ce que comprenaient fort bien les indigènes; et , pour
rétablir l'équilibre, ils en appelaient à la ruse, k la patience, à l'étrange
habileté avec laquelle ils savaient se glisser dans les bois et dissimuler
leur présence. Tapis autour des défrichements, ils attendaient parfois
plusieurs jours de suite. Un colon sortait-il sans fusil, en un clin d'œil il
était entouré et lardé de zagaies. Souvent aussi ils s'approchaient d'une
habitation, partagés en deux bandes. L'une restait tapie dans le bois.
L'autre se montrait , simulait une attaque , et , reculant devant les hommes
armés, ies attirait à quelque distance. La première se levait alors, et la
mabon était envahie, les femmes, les enfants étaient massacrés, les pro-
visions enlevées et le feu mis à tout ce qui pouvait l'alimenter avant le
retour des défenseurs, qui ne rencontraient plus personne à combattre.
D'ailleurs, grâce à lem* agilité, les sauvages parcouraient en peu de temps
d'énormes distances. Une seule bande poitait ainsi la terreur sur une aire
considérable, et les colons affolés, n'ayant aucune idée de cette rapidité
de mouvements, se croyaient entourés partout d'ennemis aussi nom-
breux qu'insaisissables. En i83i, cent cinquante Tasmaniens environ
glaçaient d'effroi toute la population européenne, qui ne pouvait être de
beaucoup au-dessous de 3o,ooo âmes^.
* P. ii3, 117. nait de rimmigration volonlaire (De
' Bonwick, p. lag. La colonie de Blossevillb, Histoire de la colonisation
Van Diémen comptait, en i833. 33,ooo pénale, t. IF, p. 85.)
âmes, dont la moitié au moins prove-
70 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
Bien qu^un pareil état de choses fût à peu près incompatible avec la
prospérité de la colonie, les premiers gouverneurs, Collins, Davey et
Sorel, ne prirent aucune mesure coercitive envers les Noirs ^ lis se bor-
nèrent à publier des proclamations analogues à celles dont j'ai cité
quelques passages. Leur successetur, le colonel , depuis sir George Arthur,
nommé en iSilx, imita d*abord leur exemple. Plus tard il crut pouvoir
mettre un terme aux hostilités en assignant aux indigènes certains eau-
tons dont ni eux ni les Blancs ne devaient franchir les limites ^. Il va
sans dire que ni les uns ni les autres ne respectèrent la ligne de démar-
cation imaginaire tracée entre les deux races. Alors le gouverneur publia
la loi martiale en l'appliquant à Tile entière, sauf aux points scrupuleuse-
ment délimités qui devaient être réservés aux Noirs. Mais la contrée
quon leur abandonnait ainsi est tellement ingrate, qu'après soixante ans
de colonisation, dit notre auteur, il ne s'est pas encore trouvé un seul
éleveur de bétail assez hardi pour s'aventurer dans ces régions stériles'.
Eussent-ils compris et voulu observer l'ordonnance , les Noirs n'auraient
pu vivre dans ces déserts.
La lutte continua donc. Le gouvernement colonial promit une
prime de cinq livres à quiconque ferait prisonnier un indigène adulte
et de deux livres pour la prise d'un enfant. Des corps spéciaux furent
organisés pour cette chasse^, et des terres furent attribuées aux chefs
qui se distingueraient^. D'ailleurs on ne s'inquiétait guère des moyens
de capture. Aussi Bonwick nous dit-il que, dans les archives de 1829, on
lit des rapports dans le genre de ceux-ci : a Neuf hommes pris et trois
«tués près de la rivière Saint-Paul, — Dix hommes tués à coups de fusil
« et deux pris vers les marais de l'est®. » D'après l'estimation de M. Carr,
directeur de la Compagnie agricole, on tuait en moyenne neuf indi-
gènes pour en prendre un ''. Cette évaluation est probablement exagérée,
mais elle donne une idée de la manière d'agir des Capture parties.
Les morts violentes, conséquences de la lutte armée, celles qu'il faut
attribuer à une tout autre cause , sur laquelle j'aurai à insister plus
tard, avaient étrangement réduit la population tasmanienne. Mais les
survivants semblaient puiser de nouvelles forces dans leur désespoir.
Presque chaque jour était signalé par de nouvelles attaques contre les
^ Bonwick, p. 78. Les hommes faisant partie de ces bandes
* Cette proclamation , faite dans des reçurent le sobriquet de Five poundt
formes très-solennelles, est du i5 avril catchers (Bonwick, p. i3a).
i8a8 (Bonwick, p. 78). ' P. 18a et i83.
' P. 8a. • P. 114.
* Capture parties (Bonwick, p. 84). ' P. 187.
LES DERNIERS TASMANIENS. 71
fermes isolées, par le meurtre de quelques Blancs. C'est alors que le
gouverneur conçut la pensée de la grande manœuvre restée célèbre à
la fois par ce qu elle avait d'extraordinaire et par son insuccès complet.
Le 9 septembre i83o parut une proclamation qui partageait l'ile en-
tière en un certain nombre de districts, ayant chacun leur point de rallie-
ment; toutes les forces militaires de la colonie y furent réparties; tous
les convicts en permission furent sommés de se mettre à la disposition
des magistrats; de nombreux convicts non permissionnés furent en
outre enrégimentés; les colons furent invités à s armer et à s organiser
en volontaires. Ces divers corps de troupes devaient se mettre en mou-
vement à la fois le même jour. Pourtant on réfléchit que, quoique si-
midtanés, ces eflbrts resteraient isolés et n auraient probablement aucun
résultat. On résolut en conséquence de concentrer toutes les forces dis-
ponibles sur un espace moins étendu et de capturer les tribus dispersées
entre la Derwent ou ses afiluents à louest et les côtes orientales. Pour
atteindre ce but, il fallait remonter jusqu*au lac Écho, situé vers le
centre de Tile, former un cordon militaire de ce point jusqu'à la mer,
redescendre vers le sud et refouler les indigènes dans la presqu'île de
Tasman, rattachée elle-même à la grande île par la presqu'île de For-
restier.
Dans la plus grande partie de ce trajet, les traqueurs devaient oc-
cuper un front de bandière d'environ 160 kilomètres. Or ils n'étaient
guère que trois mille hommes ^. Eussent-ils été tous parfaitement disci-
plinés et rompus à la guen*e des bois, il leur eût été bien difficile de
barrer un espace aussi considérable, très-accidenté, couvert de fourrés
épais, dont la topographie était à peu près inconnue, lors même qu'ils
auraient eu aflaire à des Européens. Â plus forte raison cette manœuvre
était-elle impossible quand il s'agissait de sauvages qui trouvaient dans
leur couleur un moyen d'échapper de nuit à la vue la plus perçante. C'est
ce que comprirent fort bien un certain nombre de colons, des chefs de
bande et la presse locale opposante. Le plan du colonel Arthur fut
hautement critiqué, amèrement raillé. Le gouverneur n'en persista pas
moins. Un ordre du jour du 27 septembre 1 83o mit sous les ordres du
major Douglas la petite armée partagée en onze divisions et cent dix-
neuf bandes , guidées par les hommes qui connaissaient le mieux le pays ,
indigènes ralliés aux Blancs, anciens coureurs de buisson rentrés en
grâce, Australiens attachés aux capture parties^.. . Du 7 au 18 octobre
' BoNwiGK , p. 1 5 1 . Batman , devenu chef d'une de ces es-
L auteur fait le plus grand éloge de pèces de patrouilles mobiles. Il se fit
Tun de ces Australiens , le nommé John remarquer par f intelligence avec la-
72 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
tous ces corps avaient pris position , el la Ligne entière se mit en mouve-
ment ^
Bonwick et Lloyd donnent sur les opérations de cette grande traque
à rhomme des détails dans lesquels nous ne saurions les suivre. En
somme, on marcha de mécompte en mécompte. De temps à autre on
rencontrait un feu brusquement abandonné par les Tasmaniens , et Ton
ramassait quelques dards, quelques casse-tête; on entrevoyait une tribu
qui s évanouissait comme par magie. Parfois un Noir se montrait comme
pour défier une patrouille entière, lançait une zagaie et disparaissait
avant qu'on eût eu le temps de tirer un coup de fusil. Parfois aussi un
javelot lancé par un bras invisible atteignait un des traqueurs ^. Une
seule fois, un parti de dix Européens, commandé par un M. Walpoie,
surprit cinq Tasmaniens endormis. C'était Tavant-garde d'une tribu
nombreuse. On fit prisonniers un adulte et un jeune enfant; on tua
deux fuyards à coups de fusil; mais le gros de la tribu fut bien vite hors
d'atteinte *.
Toutefois, à diverses reprises, on avait déjoué les tentatives faites par
les Noirs pour forcer la Ligne. On croyait donc au succès, et Ton redoubla
de précautions. Des abattis furent pratiqués, des palissades furent élevées
sur le front de bandière. Arrivée à la hauteur de Sorell, l'armée n'avait
plus à garder qu'une cinquantaine de kilomètres, du havre dePitt à la
mer. Les traqueurs n'étaient plus qu'à ko mètres les uns des autres^.
On gagna , plein de confiance , l'isthme étroit et le col qui donnent entrée
dans la presqu'île de Forrestier. Mais, arrivé là, on eut beau fouiller en
tout sens, on ne trouva rien; tous les Noirs avaient disparu.
La Ligne coûta au gouvernement colonial 3o,ooo livres steriing
(780,000 francs). Augustus Robinson porte à plus de 70,000 livres
(1,750,000 francs) le total des dépenses faites par la colonie ^ Le ré-
sultat fîit, comme nous l'avons dit, la prise d'un Tasmanien adulte,
celle d'un enfant et la mort de deux indigènes.
En outre , pendant que la Ligne absorbait à peu près toutes les forces
coloniales, les Noirs avaient, pour ainsi dire, leurs coudées franches dans
le reste de l'île. Un magistrat du nord, en annonçant les meurtres
commis près de Launceston et de Tamar, se plaignait de n'avoir pas
un homme qu'il pût opposer à l'ennemi^. A l'intérieur même de la
quelle il remplit les obligations de sa * Bonwicr, p. i63.
charge tout en se montrant plein d'iiu- ^ P. i6i.
manité envers les indigènes. (Bonwick, * P. 17a.
p. 188.) ^ Lloyo, p. ad*
* The LIne. * Bonwick , p. 1 70.
LES DERNIERS TASMA.MENS. 73
Ligne, les indigènes, rejetés par celle-ci vers les districts déjà colonisés,
brûlèrent des fermes et en massacrèrent les habitants ^. Plus d*un volon-
taire, en rentrant chez lui, ne trouva que les ruines de son habitation
et les cadavres des siens ^.
Il était impossible d*échouer d'une façon plus misérable. Il semble
que la leçon aurait dû porter ses fruits et faire comprendre aux colons
anglais que Ton ne saurait cerner des sauvages actifs et résolus comme
Ton cerne du gibier. Pourtant, Tannée suivante, on fit une seconde ten-
tative.
Sur la côte orientale se trouve une pointe rocheuse, la presqu ile de
Scbouten. Trop aride pour être cultivée, éloignée de tout défrichement,
elle était visitée tous les ans par les indigènes, qui venaient, à fépoque
de la ponte des cygnes, manger les œufs de ces oiseaux. En i83i, une
bande nombreuse appartenant k diverses tribus gagna à la dérobée ce
rendez-vous de fête. On découvrit les traces de ces malheureux; on
comprit leur dessein, et leur extermination fut résolue. Rien ne sem-
blait plus facile. L*isthme n avait ici qu'un mille de large. Soldats, cons-
tables, fermiers, l'occupèrent joyeusement, construisirent des huttes,
placèrent des sentinelles, mirent le feu aux buissons pour faciliter la
surveillance et s'éclairer. Mais, lorsqu'il ne resta plus que des cendres
et des troncs carbonisés, par une nuit bien noire, les indigènes se glis-
sèrent en silence aussi près que possible de leurs ennemis, suivis de
leurs chiens dressés à se taire. Puis tout à coup hommes et chiens,
poussant de grands cris et aboyant, bondirent à travers les feux de la
Ligne et disparurent dans les bois. Les assiégeants n'arrêtèrent que quel-
(pies enfants en bas âge qui n'avaient pu suivre le gros de la bande ^.
Ainsi la lutte allait renaître et semblait devoir s'éterniser. C'est k ce
moment qu entra sérieusement en scène l'homme remarquable qui de-
vait à lui seul, et sans verser une goutte de sang, pacifier la Tasmanie
et mettre fin à la guerre noire.
I.A PACIFICATIOX. ROBIXSON LE COXCILÏATEUR.
George-Augustus Robinson fut d'abord simple maçon à Hobart-
Town. Son éducation première avait été fort négligée; mais, doué d'une
intelligence vigoureuse, il s'éleva au rang de constructeur et d'architecte*.
C'était un homme de taille moyenne, au teint fleuri, aux cheveux
' P. 169. — * P. 177. — ^ Afew young pappies (Boxwick, p. 180). — * Lloyd,
p. 239.
10
74 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
rouges, à la contenance ferme, dont le regard exprinniait la résolution.
Attaché à réglise Wesleyenne, il se fit remarquer au milieu de cette
société, connue pour la rigueur de ses doctrines et Texacte discipline im-
posée à ses membres. Il visitait et exhortait les prisonniers, prêchait au
besoin, et, développant ainsi ses moyens naturels, se préparait sans le
savoir à une plus haute mission.
De bonne heure il se sentit plein de sympathie pour les indigènes.
N'étant encore que simple ouvrier, il recherchait les Noirs dispersés dans
les défrichements, les amenait chez lui, leur donnait à manger, s*enqué»
rait de leurs mœurs et apprenait leur langue. Dès cette époque, il acquit
sur eux une influence extraordinaik^e. Un pareil homme ne pouvait
manquer de s*intéresser vivement à la lutte des deux races. II semble
avoir compris de bonne heure que, pour venir à bout des Tasmaniens,
il fallait employer autre chose que la violence. Maintes fois il dénonça
publiquement les crimes des colons. Enfin, une occasion s*étant offerte
d*étre réellement utile à ses amis noirs, il se hâta de la saisir.
Au sud-ouest de l'embouchure de la Derwent s étend file Bruni ^ sé-
parée de la terre ferme par le canal de d'Entrecasteaux. Là, au fond d'un
petit havre , on avait établi un dépôt d'indigènes capturés par les corps
volants dont nous avons parlé^. Le gouvernement colonial s était chargé
de leur entretien. En 1829, il offrit un modique salaire de 5o livres par
an à l'homme à la fois ferme et bienveillant qui consentirait à vivre
' avec ces prisonniers et à s'occuper de ce qui pourrait leur être néces-
saire. Quoique marié et père de plusieurs enfants, Robinson s'offrit
sur-le-champ et fut agréé. Son traitement fut même élevé à 100 livres
(a,5oo francs).
Il trouva les transportés dans un état déplorable. La colonie ne leur
allouait que du pain et des pommes de terres. Ces vivres de mauvaise
qualité étaient, en outre, délivrés en quantité insuffisante. Robinson
partagea ses modestes rations avec ses administrés; il sollicita et obtint
quelques améliorations. Mais bientôt, convaincu qu il pourrait rendre
ailleurs de bien plus sérieux services, il demanda à être envoyé au mi-
lieu des tribus hostiles pour leur porter des paroles de paix et de pardon.
((Les indigènes, disait-il, sont des hommes et non point des êtres féroces
a et altérés de sang comme on le dit. Si l'on peut les convaincre que
* Ainsi nommée en flionneur de * Ce dépôt était pompeusement dé-
Bruni dËntregasteaux. C'est de cette coré du titre d Establishment for the cl-
île que Wooreddy, le mari de ïruga- vilization of tlœ Aborigines. (Bonwigk,
nina, était chef à répo(|iic de Tairivée p. 21 G.)
des Européens.
LES DERNIERS ÏASMANJENS. 7ô
« les Blancs veulent améliorer leur sort, ils se civiliseront et deviendront
u des membres utiles de la société. » Cette manière de voir le fit traiter
de rêveur, de fou, d'imposteur,. . .; mais il nen persévéra pas moins,
cl finit par obtenir la mission qu*il désirait au mois de janvier i83o^.
Pour cette campagne d un nouveau genre, le Conciliatear^ ne prit avec
lui quun petit nombre de guides choisis parmi les batteurs d'estrade
les plus expérimentés et surtout parmi les indigènes. Quelques-uns de
ces derniers méritent une mention spéciale.
Au premier rang, il faut placer Truganina, alors jeune et dans tout
1 éclat d*uno beauté dont le buste que nous possédons ne peut guère
donner l'idée, parce qu elle tenait surtout à l'expression de la physiono-
mie, à la vivacité du regard, qu'elle garda jusque dans sa vieillesse'.
D'une taille petite mais remarquable par l'él^ance de ses proportions,
par la grâce de ses mouvements, Truganina était douée d'une intelli-
gence rare. «Fertile en expédients, dit notre auteur, sagace dans le
u conseil, courageuse en face du danger, elle avait la sagesse et la fasci-
« nation du serpent, l'intrépidité et la noblesse du lion ^. » Profondément
dévouée à Robinson elle l'accompagna dans toutes ses courses, lui rendit
de très grands services, et lui sauva la vie comme nous le dirons plus
tard.
Wooreddy, surnommé le docteur ^, était un brave guerrier, ancien
chef de l'île Bruni. Il avait épousé Truganina , et eut souvent à se plaindre
de la légèreté de sa femme. Un jour, croyant, à tort sans doute, avoir le
droit d'être jaloux de Bobinson, il voulut le percer de sa lance. Mais,
ayant sans doute reconnu son erreur, il devint un de ses aides les plus dé-
voués, et, lui aussi, sauva plus tard la vie à ce chef qu'il avait voulu tuer.
Manalagana et sa femme avaient conquis l'estime publique pendant
leur séjour à Hobart-Town. Le premier, au dire de l'artiste français qui
i'a peint en pied, était sans rival comme guerrier et considéré comme
un sage dans sa tribu. Dès la première entrevue qu'il eut avec Robinson,
il s'associa à une mission dont il comprenait la portée. Plusieurs fois le
conciliateur et tous les siens ne durent leur salut qu'à la haute influence
qu'il exerçait sur les indigènes. La pacification obtenue, il fut, avec tous
ses compagnons, transportés à l'ile Flinders, et y mourut au bout d'une
anqëe en i836. Sa femme, Tanleboneyer, était, au dire deDuterreau,
^ BoprwiGK, p. 216. * P. 217.
* The Conciliator. Clesl le litre que ' J'ai dit précédeiniuent couuncnt ces
BoNWicK donne à Robinson, et il est bien noms d*indigènes ont êlé écrits par di-
mérité. vers auteurs. Je suis ici l'orthographe de
* BOXWIGK, p. 217. BONWIGK.
JO.
76 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
supérieure à toutes ses compatriotes par rîntelligence, par la dignité
des manières. Manalagana et elle s*aimaient tendrement, et n eurent pas
une seule querelle pendant les six années de leur séjour auprès de Ro-
binson^
Les débuts de la mission conciliatrice ne furent pas heureux. Un bateau
qui devait en transporter les membres à Port Davey, dans le sud-ouest de
nie, fit naufrage. Presque tout le bagage fut perdu. Robinson ne voulut
pourtant pas reculer, et s'engagea dans une contrée à peine connue et des
plus sauvages. Il était absolument sans armes à feu ; c était une règle qu il
imposait à tous ses compagnons. Les tribus quil rencontra d'abord ne
furent pas hostiles; mais aucune ne voulut se fier à lui et le suivre.
Bientôt même il courut un sérieux danger. Une femme indigène, nommée
Walloa, avait entrepris de délivrer ou de venger sa patrie. Par son élo-
quence elle avait rallié de nombreux adhérents, et à leur tête elle avait
tué plusieurs Européens. Ayant su que Robinson était dans son voisi-
nage, elle se mit à sa poursuite et allait l'atteindre, lorsque les fugitifs
rencontrèrent un parti de Blancs dont la présence arrêta Théroîne tas-
manienne^
Cependant la Ligne avait commencé ses opérations. Le moment eût
été mal choisi pour parler de conciliation , et Robinson le comprit. Pour
utiliser ses loisirs forcés, il alla enlever aux pêcheurs de phoques, dans le
détroit de Bass, les femmes tasmaniennes qu'ils avaient ravies de force,
et que la plupart d'entre eux traitaient avec la dernière barbarie. Il
délivra dix-huit de ces malheureuses , qui furent conduites dans un dépôt.
Mais il est évident qu'il en laissa un bien plus grand nombre en capti-
vité. Robinson semble ici avoir quelque peu oublié l'austérité de ses
principes. Il fit avec les pêcheurs un compromis, en vertu duquel ces
derniers étaient autorisés à consei-ver des guides; or ces guides étaient pré-
cisément les femmes qu'il était chargé de leur retirer '. Il est probable
que le Conciliateur recula devant la presque impossibilité de traquerces
rudes marins dans le dédale d'îles et d'îlots des petits archipels du
détroit.
Bientôt de retour sur la grande terre, Robinson ne tarda pas à ob-
tenir des succès plus encourageants. Dans les premiers jours de i83i,
il fit sa première conquête, celle de la tribu de Stony-Creek, composée
de vingt personnes, dont le chef, Moultealerguna, était un célèbre
chasseur de Blancs. Au mois de juin de la même année il avait com-
muniqué avec treize tribus, parlé à deux cent six individus, et, soit par
* BoNwicK, p. a 18. — ' P. aao. — * P. 3oa.
LES DERNIERS TASMANIENS. 77
lui-même soit par ses aides, il eu avait amené cent vingt-trois à se
rendre ^
L ouvrage de Lloyd renferme un court historique de la mission , ré-
digé pour Tauteiu* par Robinsoii lui-même^. Bonwick a fait usage de
cet écrit, mais fa complété par Tétude des Rapports et des actes offi-
ciels , aussi bien que par des renseignements recueillis auprès d*hommes
qui avaient vu les événements, qui parfois y avaient pris une part active.
Nous ne saurions le suivre dans tous les détails que renferme son livre;
il suffira de résumer les faits principaux.
Robinson était en course pendant toute Tannée; il n emmenait jamais
de chiens, qui auraient pu être une occasion de conflit avec les indi-
gènes; ne portait aucune de ces armes à feu dont la seule vue terrifiait
ceux qu'il voulait attirer. Pour se nourrir, lui et les siens en étaient ré-
duits aux moyens employés par les sauvages; et, comme ils parcouraient
les régions les moins fertiles, ils souffrirent souvent de la faim. Pendant
des semaines entières, bravant des pluies continuelles, ils vécurent
uniquement de racines de fougères et de la moelle de certains arbustes.
Robinson était soutenu par le sentiment des devoirs quil s était -impo-
sés, ses compagnons par un dévouement dont ils donnèrent souvent
des preuves touchantes, a Dans ces déseï^ inhospitaliers, dit Robinson,
«nous avons été souvent deux jours entiers sans nourriture. . . Dès
«qu'ils trouvaient quoi que ce soit, ils me rapportaient immédiate-
a ment, et pas un n eût consenti à manger avant de m*avoir vu donner
« l'exemple ^»
Ayant entièrement renoncé à employer la force pour s'emparer des
Tasmaniens, Robinson devait recourir à la ruse. Ses guides du sexe
féminin lui étaient ici d'une grande ressource. Truganina, Gooseberry,
Violette, Molly, lui servaient d'éclaireurs. Habillées à l'européenne et
couvertes de rubans, elles attiraient de loin les regards des Noirs fugi-
tifs qui se laissaient approcher; elles leiu* distribuaient une foule de ces
colifichets auxquels les sauvages attachent tant de prix , et gagnaient peu
à peu leur confiance. Elles s'adressaient, en outre, à leiurs sentiments
les plus intimes. Les malheurs mêmes de la guerre leur fournissaient des
moyens d'action. Le père qui pensait avoir perdu son fils, le fils qui
croyait ses parents morts, l'époux à qui l'on avait enlevé sa femme,
recevaient souvent de leur bouche des renseignements inattendus. Plus
d'une heureuse réunion se fit ainsi par leur intermédiaire, et contri*
bua à grossir le nombre des indigènes soumis. Robinson promettait
' BoNWiGx, p. 222. — ' Llotd, p. a4a. — / P. 260.
78 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
d'ailleurs de les conduire dans une contrée merveilleuse, que les Blancs
leur abandonneraient, et où ils pourraient chasser en paix d'innombrables
kangourous. D'ordinaire les sauvages se laissaient persuader, et dépo-
saient les armes. Nous verrons plus loin ce que valaient ces magnifiques
promesses.
Les choses ne se passaient pas toujours d*une manière aussi simple
entre les Noirs et ce capture party d'un genre si nouveau. La fermeté de
Robinson et de ses fidèles fut souvent mise à de rudes épreuves; ils
eurent à traverser plus d'un moment d'angoisse , et parfois purent se
croire perdus. Au lac Écho, une tribu avait reçu les ambassadeurs ordi-
naires; ceux-ci n'étaient pas revenus et la nuit approchait, lorsque l'on
entendit les sauvages qui arrivaient, poussant leur cri de guerre et
entrechoquant leurs zagaies. Déjà Manalagana saisissait ses armes et in-
sistait pour que Ton battit en retraite. Mais Robinson, se portant en
avant, parla aux assaillants dans leur propre langue, et, profitant de leur
surprise, alla serrer la main des chefs. Quelques instants après, les deax
oupes bivouaquaient à côté l'une de l'autre.
La conquête de la tribu de Big River ne fut pas aussi facile. Bonwick
la regarde comme ayant été le trait le plus saillant de l'entreprise aven-
tureuse tentée par le Conciliateur. Cette tribu, évidemment formée des
débris de plusieurs autres^, habitait les solitudes placées à l'ouest de
la colonie, et, sous les ordres de Montpéliata ^, chef remarquable par sa
bonne mine et son courage, elle était devenue la terreur de la colonie.
Robinson l'aborda vers la fin de i83i, accompagné seulement de son
propre fils, de deux Blancs et de quelques indigènes, parmi lesquels se
trouvaient, comme toujours, Manalagana et Truganina. Ici je crois
devoir traduire presque en entier le récit de Bonwick, parce qu'il pré-
sente quelques particularités, quelques traits de mœurs importants à
signaler, et se termine par le tableau d'une scène étrange et touchante^.
«Montpéliata marcha au-devant des étrangers en brandissant une
« lance de dix-huit pieds de long. Quinze robustes guerriers , armés de
«trois dards et d'un casse-tête, le suivaient poussant leur cri de guerre,
« entrechoquant leurs armes , menaçant les Blancs et donnant tous les
« signes d'une haine que contenaient avec peine la voix et les gestes de
«leur chef. Les femmes restaient à l'arrière-garde, toutes portant un
« supplément de munitions. Cent cinquante chiens regardaient les intrus
aen grondant. Mac Geary, un vétéran de la chasse aux indigènes,
' C'est ce qui résulte du récit ci-joint. — * Robinson l'appelle ailleurs MontpeU
lialter. (Bonwick, p. aa8.) — ' P. 22b.
LES DERNIERS TASMANIENS. 79
tt s'a dressant à Robinson lui dit : «Je pense que nous aurons bientôt k
a ressusciter. » — «Je le pense aussi, » répondit Robinson.
« M ontpéliata , à la tête de sa tribu, s'arrêta environ à soixante pas^
«Qui êtes-vous? » cria-t-il. — « Nous sommes d'honnêtes gens ^, » rëpon-
«dit Robinson. — «Où sont vos fusils?» — «Nous n'en avons pas.»
« — «Où sont vos enfants fusils*?» — «Nous n'en avons point, » fut-il
«encore répondu.
« Ici il y eut un moment de silence. Rien n'était encore décidé. Les
«guides étaient fort alarmés. L'un d'eux s'enfuit vers la colline voisine;
«mais Montpéliata le rappela et lui dit de revenir parce qu'il ne lui
«voulait aucun mal. En attendant, quelques-unes des femmes coura-
«geiises qui servaient de guide avaient fait un détour et causaient se-
Q rieusement avec leurs sauvages sœurs. Après quelques minutes d'hé-
«sitation, Montpéliata se dirigea lentement vers l'arrière-garde pour
«conférer avec les vieilles femmes, véritables arbitres de la paix et de
«la guerre. Les sauvages se tenaient toujours en garde prêts à lancer
«leurs dards; mais on rappela les chiens, qui reculèrent au premier si-
«gnal et cessèrent aussitôt de gronder. Quelques minutes s'écoulèrent
«encore; puis, sans prononcer un seul mot, les femmes de la tribu
« élevèrent trois fois les mains en l'air. C'était le signal d'une paix invio-
«lable. Les lances tombèrent à terre. Les Blancs s'avancèrent laissant
«échapper des soupirs d'allégement et pleins de reconnaissance; mais
«les indigènes, cédant à leur nature expansive, se précipitèrent en avant
«poussant des cris et fondant en larmes. Chacun retrouvait dans le
«parti opposé quelque ami d'autrefois. Eumara^ reconnaissait ses deux
«frères parmi les guerriers de la tribu; sa femme embrassait deux autres
«parents; le chef de Bruni ^ sentait la main de son frère Montpéliata.
«Une fête fut promptement organisée pour célébrer ce beau jour; et,
«tandis que les larmes coulaient au récit des souffrances subies, des
«éclats de rire retentissaient dans un joyeux corrobory.»
La tribu tout entière suivit Robinson.
Cette victoire pacifique fut accueillie par des démonstrations una-
nimes qui en attestent l'importance. A Hobart-Towo, toute la popula-
tion se porta au-devant des arrivants; le colonel Arthur voulut recevoir
avec tous les honneurs militaires et fêter à l'hôtel du gouvernement le
Conciliateur, ses compagnons et ses prisonniers volontaires; la presse
«
' Siœly yards. Les enfants Jusiîs étaient les pistolets.
* Gentlemen. ^ Un des premiers chefs conquis par
' Piccaninni. Ce mot signî6ait en- Robinson.
fonts dans le langage de ces peuples. * Wooreddy.
80 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
locale célébra en prose et en vers un événement qui rendait ia tran-
quillité aux colons. Et pourtant cette terrible tribu, dont la soumission
provoquait de pareils transports, ne comptait que vingt-six individus :
le chef, quinze hommes, neuf femmes et un enfant M
On le voit, quand le colonel Arthur appelait les Tasmaniens une noble
race y il n'exagérait pas. Comme le fait observer Bonwick, Wallace et sa
petite troupe avaient les mêmes armes que leurs ennemis. Quelle diffé-
rence, à cet égard, entre la tribu de Big River et les Anglais ! Pour nous
tous, le patriote écossais est un héros; eh bien, que Ton oublie un mo-
ment les préjugés qui nous rendent si souvent injustes envers les sau-
vages, et, à coup sur, personne ne refusera ce titre à Montpéliata et à
ses quinze guerriers.
La prise de la tribu de Big River valut à Robinson la confiance de toute
la colonie, et Ton s'en remit à lui seul du soin de capturer le reste des
indigènes. Le bassin de la Derwent était pacifié; le Conciliateur tourna
ses efforts vers le sud-ouest, où il conquit sans peine les paisibles tribus
de Port Davey et des environs. Mais, arrivé dans le nord-ouest, dans les
solitudes de la rivière Arthur, il vit les difficultés grandir et courut de
sérieux dangers. Il dut à la fois lutter contre les difficultés du terrain,
contre le froid qui accumulait la neige autour de lui, et contre le mau-
vais vouloir des populations. Un jour il se trouva en présence de sauvages
si évidemment hostiles, que, pour la première fois, il crut devoir prendre
la fuite et fut vivement poursuivi. Bientôt il fut arrêté par un cours
d*eau rapide et profond. Ne sachant pas nager, il se plaça sur une pièce
de bois mort et sauta dans la rivière, espérant se tirer d'affaire en ra-
mant des pieds et des mains. Mais, entraîné par le courant, il allait
périr, quand Truganina vint à son secours et remorqua la frêle embar-
cation jusqu'à fautre rive*.
La mission de Robinson dura en tout près de cinq années. Le 22 jan-
vier iSSg il eut la joie d amener à Hobart-Town les huit derniei's Tas-
maniens restés libres^. A peine revenu de ses courses aventureuses, il
fut envoyé à l'île Flinders pour y surveiller les indigènes transportés.
' Bonwick, p. aaS.
* Bonwick « p. a34- Dans le récit de
cet événement, écrit pour Lloyd par
Robinson , celui-ci ne nonime pas la fi-
dèle native à qui il dut la vie. C'est un
tort; et le G)nciliateur paraît avoir trop
souvent mérité des reproches analogues.
Bonwick lui-même est obligé de recon-
naître qu'il était très personnel, se met-
tait constamment en scène, et rendait
rarement justice aux autres. Évidem-
ment Robinson s était laissé enivrer par
ses succès, par les éloges qui lui ve-
naient de toute part. Cette faiblesse est
rc^^rettable , mais ne saurait faire mé-
connaître la grandeur des services qu*il
a rendus.
^ Bonwick, p. a 38.
LES DERNIERS TASMANIENS. 81
Plus lard, une nouvelle carrière s ouvrit à son activité. La colonie de
Port-Phillip , en Australie, était menacée à son tour de la guerre noire.
En i838 Robinson y fut appelé avec le titre de Prolecteur des indigènes.
En i853 il abandonna les colonies, revint en Angleterre jouir du
bien-être qui récompensait son dévouement, et mourut à Prahram, près
de Bath, le 18 octobre i866^
( La suite à an prochain collier,)
A. DE QUATREFAGES.
* A titre de récompense nationale,
Robinson avait re^ une concession ter-
riloriale d^environ quarante hectares el
une somme de 8,000 livres. (Bonwick,
p. 238.)
1 1
82 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
I. Souvenirs dlne mission musicale en Grèce et en Orient,
par L.'A. Bourgault-Ducoudray. Un volume grand in- 8** de
3i pages. Deuxième édition. Paris, Hachette, 1878. — Études
SUR LA musique ECCLÉSIASTIQUE GRECQUE, missiou musicale en
Grèce et en Orient, janvier-mai 1875, par le même. Un volume
grand in-8® de viii-127 pages. Paris, Hachette, 1877. — Mé-
lodies POPULAIRES DE Grèce ET dOrient, par le même. Un vo-
lume in-4® de 87 pages. Paris, Henri Lemoine, éditeur.
II. Le Son et la Musique, par P. Blasema, professeur à TVniver-
site de Rome, suivis des Causes physiologiques de VHarmonic musi-
cale, par H. Helmholtz, professeur à l Université de Berlin. Un
volume in- 8° de 208 pages, avec 5o figures dans le texte.
Tome XXIV de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris,
Germer-Baillière et 0^ 1877.
III. Du Beau dans la Musique, essai de réforme de l'esthétique mu-
sicale, par Edouard Hanslick, professeur à l'Université de Vienne.
Traduit de l'allemand sur la cinquième édition , par Charles Banne-
lier. Un volume grand in-8® de 1 36 pages. Paris, Brandus et C'^,
éditeurs de musique, iS'j'j.
DEUXIÈME ARTICLE ^
Les chants d église sont le second élément de la musique grecque.
Pour un étranger, la connaissance exacte et l'appréciation de ces chants
sont beaucoup plus difficiles que l'étude des mélodies populaires. Les
causes en sont nombreuses. G est d'abord le nasillement que les Grecs
pratiquent non pas seulement par habitude ou par laisser-aller, maïs
parce que cette altération de la voix leur paraît être un moyen rafliné
d'expression et un genre de beauté. Ils s'y livrent avec dilettantisme,
alors même que le texte de la partition ne le prescrit pas , car il y a un
signe dans leur notation qui indique le nasillement obligatoire à certains
endroits. Rien que cette bizarrerie suffit à mettre en fuite les auditeurs
occidentaux sans vive curiosité ou sans courage. Ge n'est pas tout. La
* Voir, pour le premier article, le cahier de janWer, p. 33.
LES MÉLODIES GRECQUES. 83
plupart des cbantres d*égiisc sont d une rare ignorance. Fussent-ils plus
instruits , ils auraient de la peine à chanter juste dans un système musi-
cal où il y a des intervalles d*un quart, de trois quarts, de cinq quarts,
de deux tiers de ton. Il faut Toreille la plus fine pour saisir d*aussi
faibles nuances, et le larynx le plus souple pour les émettre avec préci-
sion et netteté. Les psaltes grecs, n ayant pas reçu de la nature cette
organisation musicale privilégiée, chantent donc faux assez souvent,
d*autant plus souvent qu'aucun instrument ne les soutient. Il y a bien
ce que Ton nomme ïison, Vison est une note , la note fondamentale du
morceau, que les enfants poussent à tue-tête pendant la durée de
rhymne ou du psaume, afin de retenir les voix d*hommes dans le ton.
Mais, outre que ce cri persistant est dur à entendre, les donneurs d'ison
ne sont pas à Tabri d'une déviation. Qms custodem castodiet? Dès que les
guides s*écartent de la ligne droite, il se produit, selon le mot de
M. Boui^ult-Ducoudray, des déraillements funestes, et tous ensemble
roulent dans la cacophonie. On objectera, en faveur de la théorie qui
reçoit les quarts , 'les tiers et les deux tiers de ton , que les Grecs anciens ,
bons musiciens apparemment, lavaient acceptée. Oui, cependant il
convient d'ajouter tout de suite que Platon, dans la République^, com-
battait ceux qui s'efforçaient d'introduire cette théorie; qu'un siècle plus
tard, Aristoxène, disciple d'Aristote, déclarait que l'oreille opposait aux
quarts de ton une instinctive résistance^; et qu'enfin Plutarque affirme
que , de son temps , on avait définitivement abandonné la division du ton
en quatre fractions'. « Presque tous les chantres s'égarent dès qu'il s'agit
« de ces intervalles minimes. Nous n'avons jamais pu obtenir d'un seul
(c d'entre eux qu'il produisit, en descendant une gamme, les mêmes in*
a tervalles qu'en la montant. » Voilà ce qu'écrit M. Boui^ault-Ducou-
dray après de consciencieuses expériences personnelles, et son témoi-
* Livre Vil. édît. Tauchnitz,p. 269.
* ElimeMs harmoniques d* Aristoxène ,
traduits en français pour la première
fois, d'après un texte revu sur les sept
manuscrits de la Bibliothèque nationale
et sur celui de Strasbourg, par Ch. £m.
Ruelle , rédacteur au ministère de flns-
tniction publique. Paris, 1870, Pot-
tier de Lalaine. Voici le passage, p* 37 :
• 1* On peut établir que le genre dia-
• tonique est le premier et le plus an-
• cien ; c*est en effet celui que la nature
• de la voix de rhomme trouve d*abord ;
« a* le second est le chromatique ; 3* le
• troisième , supérieur aux deux autres ,
« est Fenliarmonique , car il est venu en
• dernier lieu , et Voreille ne s'y accou-
« tume qu'avec beaucoup de peine, »
' Plutarque, De masîca, S 38. Plu-
tarque, qui aimait le genre enliarmo>
nique, déplore Tabandon des quarts
de ton tout en le constatant Voir M. Ch.
£Im. Ruelle, ouvrage cité, note de la
page 27. Le travail de M. Ruelle est
très -savant, et les notes en sont pré-
cietises.
1 1
Sk JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
gnage a du poids. Toutefois, afin de ne négliger aucune lumière, aucun
argument, il rappelle avec sincérité le témoignage contraire de certains
hommes dignes de foi, d'après lesquels, si Ion règle les gammes ecclé-
siastiques avec des (juarts de ion et qu'on les fasse entendre avec préci-
sion sur un inslmment, le chantre le plus chatouilleux se déclare satis-
fait. Que Ton se procure alors cet instrument à quarts de ton, celui de
M. Vincent, par exemple, et qu*on l'introduise dans les écoles grec-
ques. En son absence, la manière dont les théoriciens divisent Toctavc
est purement idéale sous une apparence mathématique. Il en résulte
une multitude d'à peu près qui, dans lexécution, aboutissent à des notes
fausses, u On peut dire sérieusement que la théorie actuelle oblige les
« chantres à chanter faux, d
En faisant au système des quarts de ton les concessions les plus larges,
notre compatriote arrive à la conclusion suivante, à laquelle on ne
peut guère s'empêcher de souscrire : « Il est possible , dit-il , que la
('.gamme à quarts de ton ouvre un jour des horizons nouveaux aux
«combinaisons de l'harmonie. Pour le moment, une réforme fondée sur
((la conservation des intervalles plus petits que le demi-ton nous pa-
ierait sinon impraticable, du moins très-eérilleuse à tenter. Elle néces-
(( siterait , pour être conduite à bien , unepscience profonde jointe à un
((puissant génie créateur. La réforme une fois faite imposerait, pour
((être répandue et appliquée, d'immenses sacrifices. Elle exigerait un
(( outillage spécial d'instniments d'étude, sans lesquels elle avorterait in-
(( failliblement. Elle créerait l'obligation d'une double instruction musi-
« cale à donner, car la Grèce ne peut demeurer étrangère à l'art euro-
((péen. Qui sait même, dans le cas où l'on réussirait à l'introduire, si
((Cette réforme n'irait pas contre son but, en profitant à la musique
(( diatonique. Devant la difficulté qu'il y aurait à s'initier à une théorie
((Compliquée et toute spéciale, il serait à craindre que la majorité ne
(( se jetât dans les bras de la musique européenne telle qu elle est. On
(( s'exposerait ainsi à voir périr les parties saines et fécondes que con-
(( tient l'élément national. »
Pour bien connaître ces parties fécondes, notre auteur n'a pas sur-
monté seulement les obstacles de la mauvaise exécution; il a voulu
pénétrer jusqu'au cœur même de la théorie à travers les broussailles
épaisses de la notation grecque. Cette notation est un modèle achevé
d'écriture compliquée et laborieusement déchiffrable. Elle est à la por-
tée de nôlre svstème musical et aussi à fécriture chiffrée de l'école
Galin-Paris-Chevé, comme la nuit est au jour. C'est en vain que cette
notation , qui a quelque chose de l'aspect rébarbatif des caractères chi-
LES MÉLODIES GRECQUES. 85
nois, a été réformée et simplifiée deux fois depuis le xii'' siècle : il
semble que sa nature opaque la rende peu pénétrable à la clarté. Je
ne tenterai pas den présenter un tableau réduit; on ne gagne rien à
vouloir abréger ce qui est si difficile à comprendre. Ceux qui désire-
ront faire connaissance avec ia notation grecque , telle qu elle a été ré-
formée il y a cinquante ans par Ghrysanthe de Madytos, Grégoire Lam-
padarios et un autre maître de la musique byzantine, n'ont qu'à lire
la traductiou quen a écrite le savant M. Emile Burnouf, ancien direc-
teur de l'Ecoltî française d'Athènes, et que M. Bourgault-Ducoudray a
publiée dans son volume d'études sur la musique ecclésiastique grecque.
Nous devons cependant signale^le vice essentiel de celle notation ; quel-
ques mots y suffiront.
Dans notre système d écriture musicale, la clef de sol, de fa, à'at,
placée au commencement du morceau , détermine une fois pour toutes
l'interprétation de chaque note par l'instrument ou par la voix. Le ton
marqué h la clef par les dièses ou par les bémols fixe également une
fois pour toutes les altérations que doivent subir les intervalles pour
que toutes les notes conservent, à legard de la tonique choisie, les
mêmes rapports que dans la gamine naturelle. S'il y a une modulation
dans le courant du morceau, c'est-à-dire si la mélodie passe acciden-
tellement d'un ton dans un autre, ce qui est souvent une beauté, des
signes, accidenteb aussi, en avertissent. Un peu d'attention, l'attention
d'un lecteur ordinaire, guide l'exécutant sans lui imposer aucun calcul.
Bien différente de ia nôtre a la notation grecque actuelle n'exprime
«pas des sons absolus, mais des rapports d^ intervalles. Ces rapports ne
ce sont déterminés que par leur relation avec la première note du mor-
(f ceau. C'est à peu près comme si, dans un livre, les syllabes qui com-
« posent un mot n'avaient de sens pour le lecteur qu'à la condition pour
ttiui de connaître la première lettre de l'aHnéa, Chaque intervalle, se-
« coude, tierce, quarte, etc., change de nature suivant la note qui sert
«de point de départ et suivant le mode dans lequel est écrit le mor-
tt ceau , sans que rien , dans l'écriture , exprime ce changement. On com-
<« prend combien l'emploi d'une pareille notation peut engendrer d'er-
«reurs dans l'interprétation d'une musique dont la théorie n'est pas
«f fixée. »
Il n'est donc pas surprenant que le mérite de la musique ecclésias-
tique grecque ne.se révèle pas à des oreilles occidentales dès les pre-
mières auditions. Aussi notre musicien voyageur n'avait pas encore
découvert ce mérite, lorsqu'il partit d'Athènes après un assez long séjour
pour se rendre à Smyrne. C'est à Smyme qu'il a rencontré l'unique
86 JOURNAL DES SAVANTS. ~ FÉVRIER 1879.
occasion qui lui ait ëlé fournie d*entendre de la musique religieuse
bien exécutée. Pour la première fois, depuis son arrivée en Orient,
les chants d*église lui causaient une impression qui nétait pas .«ans
charme. La musique de Saint-Dimitri était dirigée par un homme in-
telligent et instruit, le protopsaite Misaêl Misaèlidb, qui naocept<!
point les théories absurdes, et qui travaille à régénérer la musique by-
zantine. Il y réussira sans doute pour une bonne part, tant par ses le-
çons que par ses écrits, et notamment par sa grammaire comparée,
dont Tobjet est de mettre tout musicien byzantin en état de lire la por-
tée européenne, et réciproquement, tout Grec connaissant la musique
européenne à même d'apprendre aisément la notation orientale. Les
exécutants de M. Misaël Misaèlidis étaient bien exercés et habilement
conduits. Ils étaient, à la vérité, soumis à la règle de Vison; mais cette
note directrice n'était pas beuglée par des enfants criards; elle mainte-
nait la voix des chantres sans la couvrir et changeait à point quand le
demandait la mélodie.
Malheureusement, en passant de Smyme à Constantinople, M. Bom*^
gault'Ducoudray trouva Texécution de la musique à Téglise patriar-
cale non seulement inférieure à celle des chanteurs de Smyme, mais
encore au-dessous du niveau moyen de ce que Ton entend à Athènes.
Il n y a pas en Orient un autre lieu où les donneurs dUson étouffent
aussi lourdement la voix des chantres et déchirent avec autant de
cruauté les oreilles du public. Si donc M. Bourgault-Ducoudray avait
arrêté là ses recherches , il n'aurait rapporté en France , sur la musique
d'église giTcque, que quelques impressions agréables recueillies à
Smyme. C'eût été trop peu. Une complète initiation aux mérites et
aux secrets de l'art musical byzantin lui était réservée.
Il en fut redevable à deux hommes dont la compétence en cette
matière était sans égale. L'un était M. l'archimandrite Aphtbonidis, ex-
directeur d'un des couvents du Sinaî; l'autre, M. Tantalidis, poète es-
timé et professeur au collège de Khalki. Tous deux lui aplanirent les
voies. M. Aphtbonidis lui donna des explications d'une précision et
d'une clarté inattendues, auxquelles le travail le plus persévérant n'au-
rait jamais suppléé, parce que les principes de la tradition sont en
désaccord avec les règles et avec l'écriture que l'on rencontre dans
les* traités. Quant à M. Tantalidis, qui est mort depub le voyage dont
il est ici question, il joignait à la finesse de l'esprit et à l'étendue de
l'érudition une mémoire musicale prodigieuse. Il savait par cœur tous
les chants de la liturgie grecque, et il excellait à les chanter avec Tac-
cent d'une conviction passionnée. Les conversations de ces deux
LES MÉLODIES GRECQUES. 87
hommes furent pour M. Bourgault-Ducoudray d'une utilité singulière.
Grâce à eux, ses investigations s*opéraient désoimais sur un terrain so-
lide et largement éclairé. C'étaient les témoins dignes de foi des beau*
tés dun art enveloppé pour nous de trop de voiles, les interprètes d'un
système étrange, qui attire la curiosité et la rebute. En un mot, ils ont
mis dans la main de notre compatriote le fil du labyrinthe, et voici
comment il s en est servi et à quoi il est arrivé.
Le premier soin d un musicien qui récolte des mélodies par la seule
audition doit être de les exécuter au piano à Tinstant même et de les
écrire sans retard. Cette indispensable condition fut remplie pour un
nombre important de chants religieux. Aussitôt les objections séle*-
vèrent; mais toutes avaient désormais iin point d appui. Les deux pre-
mières furent tirées par le musicien français de Temploi exclusif de la
mélodie, sans accompagnement aucun, et de la petitesse dés inter-
valles que les oreilles de TËuropéen trouvaient tout simplement faux%
M. Âphthonidis répondit : u Certaines mélodies vous paraissent nues et
a sans saveur, et elles me font verser des larmes. Les délicatesses de
a ces intervalles mélodiques que vous juges faux satisfont tellement mon
«sentiment musical, que je ne regrette ni Tabsence de Tharinonie, ni
«celle des instruments.» Et, afin de convaincre son interiocuteur,
M. Âphtiionidis citait des exemples. Ainsi, à propos du troisième mode
plagai (gamme diatonique avec si naturel pour base, ancien mixofydien):,
il disait que rien n*était joli comme une modulation bien amenée de
ce mode dans le quatrième mode anûtentùfoe avec mi pour base (l*an-
den mode dorien). Il as^sura quil avait trouvé, dans des occasions
rares, il est vrai, des chantres dont l'exécution lui avait causé une
satisfaction entière; jamais il navait éprouvé dans sa vie de jouis-
sance plus vive. « Et pourtant, ajoutait-il, je crois aimor et comprendre
« voire musique. »
Puisqu'un homme aussi sincère, aussi instruit, et ayant f oreille ausM
saine, aussi juste, était arrivé à aimer et à comprendre la musique eu-
ropéenne sans répudier la musique grecque, pourquoi l'ancien élève de
l'Ecole française de Rome n'aurait-il pas fini par aimer et comprendre
la musique grecque, sans renoncer à la musique européenne? Avec
un entier bon vouloir de part et d'autre, entre les deux musiques on
essaya de jeter un pont Le Français consentit à accepter quelques
chants religieux byzantins; l'Hellène fit la concession, énorme à ses
yeux, de permettre que ses chères mélodies, si belles dans leur nudité
native, fussent drapées d'un voile d'harmonie, mais bien léger, bien
transparent, consistant en quelques accorcb très -peu nombreux et
88 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
d'une simplicité la plus grande possible. Comuie Fesprit de conciliation
est ce qu'il y a au monde de plus fécond, cette expérience fut couronnée
d un plein succès. L archimandrite entendit avec un plaisir nouveau ses
mélodies religieuses, quoique accompagnées, et, à la faveur de cette
discrète harmonie, notre compatriote les sentit plus vivement et les
goûta mieux.
Cependant, simple ou compliquée, riche ou pauvre, l'harmonie n'a
jamais eu, naura jamais le pouvoir de rendre agréable une mélodie
insignifiante ou fausse. Ainsi donc, après l'essai dont il vient d'être
parlé, le mérite intrinsèque des chants religieux byzantins demeurait
prouvé. Où était ce mérite? Quelle était la cause du charme qui avait
séduit le musicien français en dépit de son éducation et de ses habi-
tudes? Il nous dit, et il désire qu il soit expressément entendu que, des
aveux qii'il vient de faire, on ne doit point tirer un argument en faveur
de la conservation de l'art musical byzantin tel qu'il est. D'après son
opinion, comme d'après l'opinion générale en Orient, une réforme mu-
sicale est devenue nécessaire. En quoi consisterait cette réforme? Que
devrait-elle conserver, que devrait-elle éliminer? Pour quelles raisons
et dans quel intérêt?
Sans hésitation, on conserverait de l'art musical byzantin tous les élé-
ments qui en produisent l'originale beauté. Cette beauté existe incon-
testablement : elle réside surtout dans la puissance expressive d'une
heureuse spontanéité. Lorsque l'exécution si souvent déplorable des
chantres grecs cache ces qualités, la lecture les révèle ù celui qui sait
percer les enveloppes de la notation grecque. M. Bourgault-Ducoudray
caractérise dans les lignes suivantes les mérites des mélodies religieuses
des Grecs : «... Le chant de l'Eglise orientale a quelque chose, dans son
« allure, de moins lourd, de moins massif que le chant grégorien. Son ca-
u ractère est plus musical et plus expressif dans le sens humain du mot.
(lOn y trouve moins de solennité que dans le plain-chant, mais pins
«d'élan mélodique, plus d*abandon, plus de chaleur intime et un sen-
tt timent plus vif, plus passionné et plus tendre. Dans les mélodies bien
«faites, ce à quoi ont semblé le plus s'appliquer les compositeurs, c'est
a à bien rendre les paroles et à mettre l'auditeur en plein contact avec
aie sentiment qu'ils se sont efforcés de rendre de la façon la plus hu-
(cmaine et la plus accessible. Le chant romain, plus hiératique, pour
a ne pas dire plus stoïque , se prête mieux à l'expression des vertus
« mâles et austères que réclame de nous la morale chrétienne. Dans le
adiant byzantin, on sent moins la majesté d'un Dieu armé d'une jus-
te tice inflexible, mais plus l'émotion de la créature et la contrition da
LES MÉLODIES GRECQUES. 89
il pécheur. Ce ebant excelle à rendre les sentiments doux, suppliants et
«timides. Il sait bien s'bumilier. Il est plus féminin que le chant grëgo-
u rien , auquel Temploi exclusif du genre diatonique donne im caractère
a constamment viril . »
Voilà des distinctions nettement posées. Sans rechercher si les diffé-
rences que M. Bourgauit-Ducoudray découvre entre le chant grégorien
et le chant byzantin résident dans la nature même du pouvoir expressif
ou seulement dans le degré de sa force, remarquons quau fond les
traits caractéristiques des chants rehgieux et des mélodies populaires
des Grecs sont à peu près les mêmes. Ce sont les principes, les sources
de ces richesses expressives qu'il s'agit d'abord de conserver, puis de
faire passer, s il est possible, dans notre musique occidentale. Eh bien,
ces principes, que nous n avons pas et que possède lart byzantin, ce
sont certains modes au nombre de sept. Que les Grecs changent leur
notation rebutante, qu'ils renoncent même aux quarts et aux tiers de
ton, au moins Iiabituellement, quils excluent à jamais la pratique bar-
bare de ïison, mais quils gardent avec une ténacité jalouse leurs modes,
en y ajoutant avec discrétion notre polyphonie, c'est-à-dire notre science
de laccompagnement, des accords, en un mot de l'harmonie. Les
modes diatoniques byzantins, voilà la fortune musicale des Grecs : qu'ils
l'épurent, qu'ils la complètent, mais qu'ils la gardent, pour eux-mêmes
et pour nous. Quels sont donc ces modes et d'où leur vient leur éton-
nante vertu mélodique? Laissons M. Bourgauit-Ducoudray répondre
lui-même.
En ce qui touche les mélodies populaires : «Tout ce que nous pou-
<(Vons constater, dil-il, c'est que la plupart de ces airs, même en
((Supposant (ce qui n'est pas prouvé) qu'ils ne soient pas très-anciens,
«sont construits d'après les principes des gammes antiques.» A l'égard
des mélodies ecclésiastiques, M. Bourgauit-Ducoudray affirme que : «Si
«l'on fait abstraction des intervalles de trois quarts et de cinq quarts de
«ton qui colorent la plupart des différentes échelles byzantines, et si
«on les ramène au diatonique pur, on retrouve dans les gammes des
«modes byzantins les sept octaves diatoniques usités dans l'antiquité.»
La preuve de ces assertions est dans les ouvrages de M. Bourgauit-
Ducoudray, et principalement dans les morceaux de musique grecque,
tant ecclésiastique que populaire, qu'il a livrés à la publicité et que
chacun peut lire et exécuter. Il a pris pour point de départ et pour
terme de comparaison les modes antiques tels que les ont reconstitués
les musicographes modernes les plus accrédités, et au premier rang
M. Gevaert. Puis il a signalé les incontestables ressemblances qui exis-
12
90 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
lent entre les chants qu il a rapportés de chez les Grecs modernes et les
modes variés et nombreux que suivaient les Grecs anciens. Il a mis ces
ressemblances en pleine lumière, non seulement dans ses écrits, mais
dans des conférences où l'exécution musicale confirmait l'exposition des
faits et Texplication des théories. J*ai entendu une de ces conférences,
en avril 1877, à la séance annuelle de TAssociation pour fencourage-
ment des études grecques. Il en a donné d autres depuis lors, cet hiver
à la salle Herz, et le 7 septembre dernier, au Trocadéro, en présence
d'un très grand auditoire, sur lequel le savant musicien, qui est en
même temps orateur, a produit une profonde impression. L étroite re-
lation quil établit entre les modes antiques et les modes byzantins, mal-
gré certaines différences qu il ne faut ni négliger ni exagérer, celte
étroite relation peut être considérée aujourd'hui comme prouvée expé-
rimentalement.
Mais quelle est donc cette supériorité qui a passé de la musique an-
cienne à la musique moderne des Grecs, et que ceux-ci ont eu l'heureux
instinct de ne pas abandonner? Ce point mérite l'attention la plus sé-
rieuse, car c'est ici le nœud de la question. Les Grecs anciens ne con-
naissaient pas l'harmonie variée, profonde, complexe, de notre système
musical. Leur musique d'ensemble ne se composait pas sans doute
uniquement de plusieurs unissons à des hauteurs différentes. Mais leur
harmonie était très-simple. Plus mélodistes quliarmonbtes, ils ne pos-
sédaient pas l'art plus récent de masquer par des accords, par des
effets d'orchestre, les défaillances de la mélodie essoufflée ou muette,
comme certains peintres dissimulent sous un empâtement de couleurs
voyantes les infirmités de leur dessin. Livrée à ses seules forces, la mé-
lodie grecque a été obligée de produire, de développer toutes les res-
sources expressives du chant. En quoi donc, je le répète, ces ressources
étaient-elles supérieures à celles de notre système musical?
Notre système ne possède que deux modes, le mode majeur et le
mode mineur. On sait quelles en sont les différences et les affinités.
Mais nous ne pouvons nous dispenser de les rappeler. Ce qui constitue
le mode, c'est la place qu'occupent les demi-tons dans la gamme. Dans la
gamme majeiu*e, les demi-tons sont placés du troisième au quatrième
degré et du septième au huitième. La gamme mineure se fait de deux
manières : avec deux et avec trois demi-tons. Le premier demi-ton est
toujours entre le deuxième et le troisième degré. Le deuxième, et le troi-
sième demi-ton sont placés du cinquième au sixième degré et du sep-
tième au huitième. On remarquera que , de la place différente du pre-
mier demi-ton dans l'un et l'autre mode, il résulte que la gamme
LES MÉLODIES GRECQUES. 91
majeure commence par une tierce majeure, tendis que la gamme mi-
neure commence par une tierce mineure. De là viennent leurs noms.
Tout n*est pas différence entre les deux gammes : elles sont dites rela-
tives parce qu elles ont entre elles celte relation frappante de se compo-
ser des mêmes éléments, c est-à-dire que le mode mineur contient, à sa
sensible près , les mêmes sons que le majeur relatif. Malgré ces ressem-
blances constitutives, le changement de place des demi-tons, surtout du
premier, transforme complètement le caractère expressif des deux
modes. «Les morceaux construits sur laccord parfait majeur ont un
a caractère gai, brillant, franc, ouvert, et s adaptent bien aux disposi-
«tions analogues de Tesprit. Ceux, au contraire, qui ont pour base lac-
«cord parfait mineur sont tristes, mélancoliques, ou, pour s exprimer
uplus exactement, inquiets, indécis, et s'adaptent par suite auxdisposi-
« tions de Tesprit où Tinquiétude et Tindécision jouent le principal
« rôle ^ n Nous aurons à revenir sur ce point.
De ces deux caractères opposés, la musique moderne a tiré tout le
parti possible , un immense parti. Sur les deux gammes types d'ut ma-
jeur et de la mineur, elle a construit autant d'autres gammes majeures
et mineures que le permettait le maintien de Tune et lautre échelle, en
prenant d*autres notes pour point de départ. Mais il semble, d*après
certains symptômes, que ce double champ s'épuise à force d'avoir été
moissonné. 11 est arrivé à d'illustres maîtres d'en franchir les limites, de
s échapper, d*aller chercher ailleiu*s des effets mélodiques moins prévus,
des moyens expressifs neufs et inattendus.
Or il s'est trouvé que ces effets, ces moyens, on les a demandés à
des combinaisons plus ou moins semblables aux modes antiques. Les
raisons en sont naturelles, et, sans les énoncer toutes, en voici atr moins
une.
On vient de voir que le simple déplacement des demi-tons, surtout
du premier, de celui qui appartient au premier tétracorde, suffit pour
changer du tout au tout le caractère expressif d'une gamme, et, par con-
séquent, des morceaux écrits sur cette gamme. De ce déplacement,
la musique moderne n'a su tirer que deux modes. Les anciens Grecs
paraissent en avoir plus hardiment et plus heureusement profité. D'a-
près MM. Gevaert^ et Bourgault-Ducoudray, aussi bien que d'après
M. H. Hehnholtz ', il y avait certaines gammes diatoniques antiques qui
' Blasema et Helmhollz, Le Sonet la i volume in-4^ Gand, 1876, page 189.
Muiûme, p. 88. ^ Théorie physiologique de la musique,
nistoire et théorie de la musique de par H. Helniholtz , traduit de T allemand
l'miiiquité, par Fr. Auguste Gevaert, parM. G. Guéroult, 1868, p. 35a-353.
92 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
commençaient par un detni-ton. Par exemple, la gamme du mode do-
rien était ia suivante :
mi -fa - sol -la -si -ut -ré- mi.
Il en était de même de la gamme du mode mixolydien :
si -ut — ré- mi —fa — sol -la — si.
Nous n avons rien de pareil dans notre système, et nous n'imaginons
pas quelles nuances d'expression ces modalités introduisaient dans le
chant. Et voilà pourquoi nous nous étonnons de voir les écrivains grecs
attribuer à leurs modes musicaux des significations morales aussi nom-
breuses et aussi variées. Or M. Bourgault-Ducoudray a surpris toutes
vives dans les hymnes et dans les mélodies grecques ces nuances mo-
rales, ces accents passionnés, ces intonations émues et émouvantes dont
parlent Platon, Aristote, Aristoxène, Plutarque, Proclus et tant d autres,
et que plus d'un d'entre nous était peut-être tenté de regarder comme
des exagérations de la subtilité grecque. Le musicien français a entendu
les psaltes grecs chanter des hymnes selon loctave dorienne, dans la va-
riété du quatrième mode byzantin qui est appelée Xéyeros, et d autres
fois selon l'octave mixotydienne dans le troisième mode plagal avec si
pour base (mode grave). Les mélodies populaires ont fait revivre pour
lui ces mêmes modes, et assez fréquemment le phrygien et Yhypophrygien.
Ayant rencontré chez les Grecs ces sources de mélodies expressives, il
essaye de contribuer à les maintenir ouvertes en Orient et d'en faire
couler les ondes fraîches, claires et sonores, dans le sol un peu desséché
çà et là de la musique européenne. C'est une entreprise difficile sans
doute, mais belle, généreuse, digne d'aboutir au succès. En l'exposant,
dans ses traits principaux, avec une scrupuleuse exactitude, j'espère
avoir montré qu'elle n'a rien de chimérique.
Il me reste à examiner jusqu'à quel point la restauration des modes
antiques, plus ou moins accommodés à la nature de l'esprit byzantin,
peut se concilier avec notre harmonie, avec nos rythmes; à voir si les
maitres de l'acoustique scientifique marchent dans le même sens que
M. Bourgault-Ducoudray, ou en sens contraire. Cet examen fera l'objet
d'un autre article. J'aurai occasion d'y donner au savant musicien de
nouveaux éloges et peut-être de lui soumettre quelques difficultés. J'ai
vivement goûté les mélodies grecques qu'il a notées, et dont plusieurs
ont été, sous sa direction, exécutées devant moi d'une façon reniar-
quable. Quelques-unes cependant m'ont paru soumises au joug d'un
rythme trop rigide, trop uniforme. Je citerai, par exemple, le mor-
LA MYTHOLOGIE DES PLANTES. 93
ceau très-original que, de mon temps, on jouait à Athènes sous le nom
de ^vprbç a-fÂvpvdïKOs, La mesure en changeait deux ou trois fois; le
rythme en était rempli d'inégalités tantôt mélancoliques et lentes, tan-
tôt rapides, toujours charmantes. M. Bpurgault-Ducoudray lui a donné
une physionomie trop décidée, trop régulière, je -dirai presque trop mi-
litaire. 11 aime tant, il comprend si admirablement la mélodie grecque,
qu'il serait désolé, je le sais, de lui imposer une figure étrangère. Et, si
je lui adresse cette petite observation, cest bien moins pour critiquer
ses travaux que pour lui apporter cordialement le concours de ma mo-
deste expérience.
Ch. LÉVÊQUE.
( La suite à un prochain cahier.)
La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal,
par Angelo de Gubernatis. Tome I, Paris. Reinwald, 1878,
in-8°.
Les plantes jouent fréquemment un rôle dans les traditions et les
cérémonies religieuses des peuples de l'antiquité. La croyance de ces
peuples reflétant les conceptions enfantines et naïves qu'ils se faisaient
de la nature, leurs dieux étant, pour la plupart, des personnifications des
phénomènes physiques, les végétaux ne pouvaient manquer d'occuper
une assez large place dans leur mythologie, f^'étude des superstitions et
des fables relatives aux arbres, aux herbes, aux fruits, et, en général, à
tout ce qui relève du régne végétal, constitue donc une branche de l'his-
toire des anciennes religions. Un savant indianiste italien, M. Ângelo
de Gubernatis, y a consacré un livre curieux, dont la première partie
vient de paraître. Ce qu'il avait accompli dans un autre ouvrage, pour
la mythologie zoologique, il entreprend aujourd'hui de le faire pour la
mythologie botanique. Il a réuni une foule de renseignements intéres-
sants sur ce qui concerne les végétaux considérés comme éléments des
légendes sacrées et des contes populaires. Il a noté tout ce qui rentre
dans cette flore, tour à tour fantastique ou superstitieuse, et qui se ren-
94 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
contre soit chez les anciens, soit dans l'héritage qu'en ont reçu le
moyen âge et les temps modernes.
La difficulté qu'il y avait pour l'auteiu* à présenter, sous une forme
méthodique et dans une suite d,e chapitres logiquement enchaînés, les
documents par lui recueillis. Ta déterminé à adopter, pour la distribution
des matières, un ordre purement alphabétique. Les articles ont été ran-
gés suivant l'ordre des mots qui les désignent; en sorte qu'au lieu d'un
traité systématique, c'est un répertoire qu*il met sous nos yeux. Après
avoir herborisé patiemment sur le sol mythologique, il nous apporte
ses échantillons, non classés suivant un mode rationnel, mais placés par
ordre alphabétique de noms. Un tel répertoire peut être plus commode
pour la recherche; il a le tort pourtant de ne pas laisser si bien saisir
le lien existant entre ces mythes, ces usages, ces pratiques, qui se sont
souvent transformés ou modifiés dans la succession des âges en ame-
nant des échanges de dénominations, en substituant une plante, un
fruit à un autre, ou transportant une même plante, un même fruit d'un
personnage légendaire à un personnage différent. Nous pensons qu* il
eût été possible de répartir d'une manière plus satisfaisante les données
dont les investigations de M. de Gubernatis ont enrichi la science des
religions. Un ordre plus raisonné n'aurait pas contraint l'auteur à re-
venir, comme il le lui faut faire avec l'ordre qu'il a préféré, plusieurs
fois sur le même sujet. Groupées ensemble, les conceptions analogues,
mais se rapportant à des végétaux divers, auraient permis de com-
prendre la genèse et la métamorphose de certaines idées dont le lien
se cache à celui qui étudie les produits de la mythologie botanique
chacun en soi , isolément.
En signalant ce que le livre du savant professeur de Florence ren-
ferme de plus neuf et de plus curieux, je ne m'astreindrai pas, pour le
motif que j'indique ici^ à suivre Tordre qu'il a adopté. J'emprunterai
à son livre les faits, mais je tenterai çà et là d'y trouver une significa-
tion qu'il n'a point cherchée.
C'est à des titres fort différents que les végétaux figurent dans la
mythologie. Ils apparaissent tantôt avec des propriétés merveilleuses, qui
ne sont que l'exagération de celles qu'avaient constatées l'expérience des
hommes versés dans la connaissance des simples, tantôt ayant des effets
purement fabuleux ; d'autres fois ils interviennent comme symboles divins
ou comme des formes de ce vaste naturalisme qui animait toutes les par-
ties de l'univers et faisait autant de personnes des créations de la nature.
Mais Fimagination des premiers humains ne se contenta pas de prêter
la vie et l'individualité aux astres, aux météores, aux mille produits du
LA MYTHOLOGIE DES PLANTES. 95
ciimat et des forces mécaniques ou chimiques, elle transporta encore
dans le ciel, dans latmosphère, les scènes et les produits de ia terre;
elle peupla d'animaux, de végétaux fantastiques, le firmament et les
régions aériennes; elle créa ainsi tout un monde imaginaire de végé-
taux, quelle dota de. vertus et d actions surnaturelles, et qu'elle se
représenta d'après les types que le sol lui fournissait, et ces types, à
leur tour, elle leur supposa des propriétés suggérées par les concep-
tions fantastiques dont ils avaient été le point de départ.
De même que les mots enfantaient des dieux qui n en étaient que
l'incarnation, les noms donnés aux végétaux engendraient Tidée de
propriétés qu'on ne tardait pas à leiu* attribuer, et, les superstitions
survivant aux mots eux-mêmes, la croyance à des vertus que le natura-
lisme avait fait inventer s'attachait à des noms nouveaux, liés à des
croyances d'une date plus récente et d'une provenance différente. Un
échange s'opérait d'un végétal à Tautre , et la superstition donnait à son
tour naissance au nom symbolique, comme auparavant le nom symbo-
lique avait engendré la superstition.
Les faits que nous offre ce qu'on peut appeler la mythologie phyto-
logique sont, on le voit, fort complexes, et, pour les caractériser, il en
faut démêler l'évolution. Or c'est ce que le simple ordre alphabétique
ne saurait permettre. Au lieu de prendre chaque plante ou chaque
groupe mythologique de plantes en particulier, il vaut mieux rappro-
cher les croyances et les superstitions relatives aux végétaux suivant la
catégorie mythique dans laquelle les placent les légendes dont ils ont
été l'objet. L'aperçu que je viens de tracer des principales causes qui
rattachent les végétaux aux idées religieuses fournit un cadre de clas-
sification fort supérieur, à mon avis, à l'exposé suivant l'ordre de
l'alphabet.
La connaissance des propriétés alimentaires, curatives, utiles et nui-
sibles des plantes, est l'une des premières qu'acquit f humanité. Elle
remonte au berceau des sociétés. Elle est presque instinctive, car on
l'observe dans une certaine mesure chez les animaux. Ces vertus des
plantes, ces avantages qu'en retirent nos besoins, ces effets funestes
que peuvent avoir leur suc, leurs racines, leurs feuilles ou leur écorce,
furent regardés comme dus à une intervention surnaturelle, à un don
spécial delà divinité qui présidait à leur croissance, d'où l'on supposa
que c'était en invoquant celle-ci qu'on acquérait la connaissance de la
vertu de la plante.
Les propriétés des simples furent donc moins cherchées dans des
actions physiques et chimiques, dont on n'avait d'ailleurs qu'une grossière
96 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
idée, que dans des causes surnaturelles, pour Texplication desquelles
Tiniagination se donnait libre carrière , et la science de la botanique devint
de la sorte une branche de la théologie païenne, puis de la magie; car,
lorsque le culte des divinités qu on supposait avoir doté l'humanité des
végétaux utiles, ou avoir, dans leur vengeance, placé près de nous les
végétaux nuisibles, commença à faire place à d autres adorations, on ne
vit plus en elles que des démons, des génies inférieurs, des esprits er-
rants et proscrits par le ciel, et Ton rapporta alors à ces outlaws du monde
surnaturel les propriétés des plantes attribuées antérieurement aux
dieux. Parfois aussi, quand ces propriétés étaient bienfaisantes, on en fît
honneur à des personnages semi-divins, à des héros, à des saints.
Ce n est pas seulement lors du passage du polythéisme gréco-romain
au christianisme que s est opérée cette métamorphose de la mythologie
botanique, nous constatons pareil phénomène chez des populations
demeurées païennes , mais où de faux dieux ont pris la place d autres
faux dieux, où une théogonie chimérique s est substituée à une autre
qui ne letait pas moins. L'Inde, par exemple, nous présente, dans les
idées qu*on s y faisait sur la vertu des végétaux, des transformations
fort analogues à celles que je viens d'indiquer.
L*Atharva-Véda attribue l'art de composer des enchantements avec les
racines, et la puissance qui en résulte, à un mauvais génie, dans lequel
nous devons reconnaître, écrit notre auteur, un confrère de ce Mûla-
De\ a, ou dieu des racines, sorte d'Hérode indien , dont le nom est Kamsa,
L'Hindoustan a , comme la Grèce et Rome , toute sa flore mythique , à la-
quelle M. de Gubernatis se réfère souvent. Chaque divinité règne sur
certaines plantes, qui en tirent quelquefois leur nom. Le grand dieu du
panthéon védique, Indra , attache le sien à nombre d espèces . dont notre
auteur donne Ténumération.
La végétation est si luxurianle dans l'Inde, qu'elle ne pouvait man-
quer d'occuper une large place dans les légendes sacrées. Les plantes
inspiraient, à TArya, à l'Hindou, une véritable vénération. D'après le
Rig-Véda, certaines herbes ont été créées même avant les dieux. C'est
que l'Ârya , ainsi que le Grec , prêtait à ses divinités nos besoins , et, avant
que les dieux apparussent, il fallait leur assurer la nourriture. Aussi la
semence était-elle invoquée comme une divinité, une puissance mysté-
rieuse qui entend nos prières et nos vœux. Dans un des hymnes du Rig-
Véda, l'Arya invoquait les herbes qui donnent des fruits, celles qui
donnent des fleurs, celles qui donnent des boissons, celles qui don-
naient des sucs, même celles qui ne produisent rien, et, en semant, il
devait réciter cette dévote prière.
LA MYTHOLOGIE DES PLANTES. 97
Les rapprochements que M. deGubernatis fait avec d'autres religion
nous montrent que la mythologie des plantes a présente à peu près par-
tout le même caractère. Cette homogénéité de légendes de patrie diffé-
rente justifie le mélange quil fait sans cesse de traditions, de supersti-
tions d'âges fort éloignés.
Le caractère général de lapplication aux végétaux de noms et de
croyaooes qui dérivaient des métamorphoses subies par la superstition
une fois établi, attachons-nous plus particulièrement aux faits que nous
fournit le paganisme gréco-latin rapproché du christianisme.
L'onomastique haigiologique étant beaucoup plus riche que l'onomas-
tique démonologique, on ne retrouve pas naturellement, parmi les
plantes que la croyance populaire rapportait aux esprits infernaux , la
variété d'appellations que fournissait le paradis. Les plantes malfaisantes,
vireuses, acres, narcotiques,, sont d'ordinaire simplement désignées
sous le nom àherbe du diable, herbe de Jadas, ou encore et plus souvent
herbe aax sorciers; ce dernier nom provenait autant de ce que les
sorciers en faisaient usage pour la composition de leurs philtres, de
leurs préparations hallucinantes ou anesthésiques, que de ce qu'ils
passaient pour être les ministres des démons. On ne rencontre pas de
plantes désignées par ces nombreux noms de la légion des mauvais
esprits qu'avaient imaginés les démonographes. On pourrait, au con-
traire, dresser une longue liste des noms particuliers de saints qiu
sont restés attachés à des végétaux. Le saint qu'on invoquait comme
ayant le don de guérir telle maladie, telle infirmité, fut donné pour
patron au végétal employé comme remède pour la même maladie, la
même infirmité. Quelquefois, au lieu d imposer à ces plantes un vo-
cable particulier, on les désignait sous la dénomination générique
d*herbe sacrée, d'herbe sainte. Telle fut notamment le nom qu on im-
posa à la menthe, consacrée, à raison de ses vertus curatives, à diffé-
rentes divinités médicales. Toutefois l'origine du nom du saint attaché
à une plante est souvent plus simple. La plante était ainsi dénommée
parce que sa floraison coïncidait avec lepoque où le calendrier plaçait la
fête de ce saint. C'est ce qui a eu lieu, par exemple, pour la rose ou
herbe saint Georges. Cette appellation, comme le note M. de Gubernatis,
fut appliquée à deux fleurs, dont lune, la pivoine, fleurit en avril, mois
où Ton fête la Saiut-Geoi^es, martyr, et Tautre fleurit plus tard, vers
Tépoquede l'anniversaire du second saint du même nom.
Satan, l'inspirateur des enchantements, fut regardé comme tenant
5008 son empire les plantes enipoisonnées; la même puissance était at-
tribuée, chez les anciens, à Hécate, à laquelle on avait consacré la nâan«-
i3
Q8 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVWBR 1879.
dragore , ia belllK^one , le SoUtnum nigram , laconit , etc. Tout Tarsenal
des empoisonneurs prit ainsi place dans le rituel des sorcières «I ie ma*
imei des magiciens, (faction de ces plantes toxiques fat rapportée à dif-
férents démons malfaisants. Tandis qu'on supposait à œs plantes la pto^
priété de les évoquer, on prêta à des plantes thérapeutiques la ir^rta de
les Soigner, de les conjurer. De là le rôle joué par plusieurs d entre elles
dans les exorcismes. Suivant une pratique que la superstition a perpé-*
tuéeches de crédules campagnards, presque jusqu'à nos jours, Tasper^
soir dont on se sert pour chasser les esprits du mal doit être composé de
plantes médicinales : la sauge, la menthe, la valériane, le frêne, le ba-
silic. Quand , du paganisme , Temploi de ces végétaux curatifs ou emppi«
sonnés pasta dans le rituel des pratiques chrétiennes, qu on continuait
souvent d'accomplir au jour même que 1* ancienne religion leur avait
assigné, les heri>es bienfaisantes prirent leur nom du saint à Tanniversaire
duquel tombait la cérémonie où elles étaient mises en œuvre. De là les
herbes de la Saint-Jean qui, cueillies au solstice d*été, furent ainsi trans^
portées du culte du soleil à oeixà du précurseur du Christ. En France,
la dénomination à*herke de la Saint-Jean s'attacha plus pàrticttlièrement
au milleperluis perforé [Hypericam perforaiam), tépaté longtemps as-
tringent et vulnéraire et propre à chasser les démottSi Dans son article
«Plantes et herbes de saint Jean,» notre auteur a passé en revue un
grand nombre de végétaux ainsi dénommés et rappelé tes pratiques
dont ils étaient lobjet.
Laffeiblissement de la dévotion aux saints > de la croyance au diable,
fit graduellement disparaître, dans le langage populaire, toute cette
hagiographie, et substituer aux noms de saints,. comme k ceux de dé-
mons, une épithète indiquant simplement la nature de la vertu prêtée à
la plante. Voilà comment on eut des noms tels que, les suivants:
Vherbe à la rate (scolopendre officinale), ÏJierbe aa chantre {Sisymbriam offi-
cinale) (crucifk*e béchique), Vherbe aux charpentiers [Achillea millefoliam),
qui servait à cicatriser les blessures qu* Achille guéirissait avec sa lance,
Vherbe aux femmes battues [Tamas commimû), dont on reportait aussi
les propriétés vulnéraires à la Bryonia cUolca, Vherbe aux teigneux (Tas-
silofo petasHes), Vherbe aux goutteux (jEgopodiumpadagraria), etc.
Quelquefois la forme même de la fleur ou de la feuille, en rappelant
celle de tels de nos organes , suggérait Topinion que la plante jouissait
de la propriété d*en guérir les maladies; ou, en représentant la figure
dun animal, donnait Tidée tout homéopathique, quelle guérissait ou
préservait des atteintes de cet animal. Les tadies blanches des feuilles
de la Pulmonaria, rappelant les tubercules pulmonaires, on imagina
LA MYTHOLOGIE DBS PLANTES. m
qae la plante aviit ia vertu de guérir ies affections du poumon. Une
autre borraginée nous fournit un exemple analogue. Les taches livides
de la tige de ïEchiamj la disposition de ses fruits, qui n*est pas sans
analogie avec celle d'une tête de vipère, firent attribuer à cette plante
une puissante efficacité contre le venin de ce reptile, et lui valurent le
nom de tipérme. M. dé Gubematis n'a mentionné que quelques-uns de
ces faits ; il a peut-être réservé les autres pour son tome II. Il en est
un assez curieux, que je ne veux point passer sous silence. Albert le
Grand, dans son Uvre De virtutibas herbarum , parle d une plante appelée
Hrfentine, dont la tige, enfouie avec une feuille de trèfle, produit des
serpents rouges et verts, c*estrà-Klire visiblement des racines s^penti-
fermes. S fon réduit en poudre èes racines, et qu'on projette cette
pondre sur ki flamme dune lampe, on aperçoit alors une multitude de
serpenb. Répend^n la poudre au point où une peraonne a placé sa tête
pour dormir, œUe-ci ne pouri^a plus avoir là de rêves.
Il faut vraisemblablement chercher lorigine de cette fable dans
quelque friiénomène optique produit par finflammation de la plante en
ipièstion; notre auteur rapproche le passage d'Albert le Grand de ce
êfÙM dit V. M. di Sancta Caterina d'une plante de llnde. Les feuilles en
sont charnues, et, quand elles se pourrissent, elles engendrent des ser-
pents; mais il ajoute que ces serpents ne sont pas venimeux; ce qui
montre qu'il ne s'agit ici que dune apparence, car rien n'est plus coni-
mun que Taspect anguiforme de certaines tiges et de certaines racines.
Diverses -plantes de l'Hindoustan ont tiré leur nom du sanscrit sarpa ,
• serpent;» plusieurs produits v^étaux du mot a/^i qui a le même sens.
Sk les propriétés véritables ou supposées des végétaux ont été le point
de départ de mythes, de légendes, de contes, où interviennent les per-
sonnages divins ou surnaturels sous le patronage desquels ces pro-
priétés les ont fait placer , un transport inverse d*idées a fait prêter aux
végétaux des vertus et un rôle dont les dieux qu'ils symbolisaient ftirent
l'origine. Id c'est le symbolisme qui a passé dans le règne végétal au
lieu que oe soit le règne végétal qui ait donné naissance à la conception
mythologique.
Les Grecs, et après eux les Latins, avaient consacré une foule de
plantes et d'arbres aux dieux. Un savant allemand, J. H. Dierbach, a
publié, en i&3S, sous le titre de Flora mythologica, un intéressant ou-
vrage bù sont passés en revue tous les végétaux que la légende et le '
cuhe avaient sanctifiés. On y trouve sans doute bien des plantes dont le
raie mythologique prenait sa source dans leis faits naturels que je viens
tie rappeler, maâi bon nombre d'autres n'y apparaissent qu'à raison àés
i3.
100 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
idées symboliques adoptées par la légende. Telle est notamment Tori-*
gine de la consécration de Tolivier à Athéné ou Minerve, du myrte
k Aphrodite ou Vénus, du pavot à Proserpine, etc. Ces végétaux sym-
boliques furent le plus ordinairement regardés comme ayant été un
don particulier du dieu qu*iis symbolisaient; ce fut certainement le cas
pour l'olivier, et pour les diverses plantes dont les vertus étaient ré*
putées la découveile de Mercure et appelées pour ce motif merca-
riales.
Le nom de la divinité, en s attachant au v^^étal par suite du symbo-
lisme, fit attribuer à celui-ci des propriétés en rapport avec les attributs
de cette même divinité. Le répertoire de M. de Gubernafis nous en
fournit des exemples. On sait qu^Hercule figurait parmi les divinités
médicales de Tanliquité ; c*est k ce titre qu il était au nombre des dieux
qui recevaient Tépithète d*AXeÇ/xaxof, et les sources thermales lui
étaient consacrées. Ce héros, qui avait sauvé Thumanité de tant de
monstres, devait naturellement être invoqué contre la maladie. On
plaça, pour cette raison, sous son vocable des plantes auxquelles on
avait reconnu une puissante action médicinale , notamment la jus-
quiame [hyo$cyama$)^ à ce que nous apprend Pline; cette solanée devint
ainsi la plante d'Hercule, ïkéracUe, pour se changer plus tard en celle
d^une sainte invoquée dans les maladies (herbes de sainte Apolline);
Par un pareil motif, on appliqua le nom d'Heracleum à une ombel-
lifère, la berlCj dont les racines acres ou amères, le suc fermentes-»
cible, étaient préconisés par les médeciùs grecs. Bien d'autres plantêi
furent, à raison de leur emploi thérapeutique, consacrées au héros fils
d'Alcmène: le pavot qui donne lopium, la Nymphœa alba, l'origan,
l'ortie blanche, la grande scrofulaire, la hisiortc {Polygonam bistorta),
la pariétaire officinale. Les plantes qu'on croyait propres à guérir les
blessures faites avec le fer, telles que là Siderilis owFerraria (crapàu-
dine), furent, par une semblable association d'idées, consacrées au
même dieu. Cette dernière plante étant ainsi devenue la plante d'Her-
cule, l'ennemi des brigands, le meurtrier de Cacus, on supposa qu'elle
avait la propriété d'écarter les voleurs. Apulée nous raconte, dans son
traité de virtutibas herbarum, que l'herbe héracléenne [herba heraclea)
ayant la vertu d'éloigner les brigands {latrones), les voyageurs ne
manquent pas d'en porter sur eux. Cette herba lèeraclea, la sideritis , est
une labiée commune dans la région méditerranéenne; M. de Guber*
natis.la rapproche de certaines plantes qui étaient tenues pour, avoir
la Vertu de découvrir la retraite de ceux qui se cachaient, et qu'on bapr
tisait en conséquence du nom d'heirbe (jai ouare. Il est fait mention de
LA MYTHOLOGIE DES PLANTES. JOI
telles plantes dan^ les hymnes vëdiques, dans la fable itaiique.de Picus
Martius, et dans la tradition populaire slave de la msriv trava qu'il siiQit
d'approcher d*une serrure pour l'ouvrir.
Les déesses dont la virginité était,. dans la mythologie antique, le
symbole tour à tour de l'astre solitaire de la nuit » de la lune, de la pu-
reté de l'atmosphère, de la chasteté, de la pudeur, eurent leurs végétaux
symboliques, comme celle delà beauté virginale, de l'amour qu inspire
la jeune fille entrant dans la nubilité eut les siens. Ces plantes reçurent
des Grecs le nom de partheniam [vifapBévtov) , c*est-à-<]ire herbe de la vierge.
D'ordinaire c'étaient des herbes à fleurs blanches ou à parfum em-
baumé, dont la couleur ou l'odeur offrait comme un emblème de la
pureté, filles furent consacrées à Athéné ou Minerve, à Artémis ou
Diane, à Aphrodite ou Vénus. On tressait, en l'honneur des deux pre-
mières de ces déesses, de blanches couronnes; on se ceignait le front
de roses ou de myrte pour fêter la troisième. Mais plus tard on en vint,
par une pente toute naturelle, à attacher l'idée de sexualité féminine aux
plantes dédiées à des divinité? vierges, et le nom de celles-ci fut
appliqué à des végétaux qui passaient pour guérir des maladies de
femme, ou même qui étaient employés pour les avorlcment3. VArte-
mùia abrotana, Farmoise d'Egypte fut appelée la plante d'Artémis,
parce qu'elle servait dans les enchantements qui agissaient sur l'or-
gane féminin, et les propnétés antispasmodiques de Yarlemisia maritima
et d'espèces voisines les Grent placer sous la même invocation. Une
composée, la matricaire, administrée contre les aiïections de l'utérus,
reçut le nom de plante de la vierge, Pyreihrum partheniam, et on la dota
deJa propriété de défendre l'organe siège de la virginité. Un rapproche-
meiU d'idées , d'une origine également symbolique, peut être constaté
pour une autre plante mise sous le patronage de Vénus, la personni-
fication du principe féminin. Cette plante, de la classe des acotylédo-
nées, avait attiré de bonne heure l'attention populaire par sa propriété
ù sortir toute sèche des eaux dans lesquelles elle a été immergée, ce
qni lu) valut le nom dadiantium (dSiavTos, non mouillé). Elle offrit une
image toute naturelle de la déesse des amours, sortie, avec tout féclat
de sa beauté, de l'écume des ondes, et qui, sous le nom d'Anadyo-
mène, était représentée sortant du bain dans lequel elle avait délié sa
blonde chevelure que l'eau n avait pu gâter. L'adiantiam devint ainsi un
emblème de Vénus, et, comme ou comparait aux cheveux de la. déesse
les tiges et les feuilles d'une extrême finesse de la plante, on la connut
sous la dénomination de Capillaris Vcneris ou Capillaria, ou encore de
Callitrichon. Citons encore une association d*idées du même ordre. Elle
104 JOURNAL DES SAVANTS. ~ FÉVRIER 1879.
nous est fournie par le nom de peigne de Venus [pecUn Veneris) , qu'on
donne à une ombeilifôre, le scandix, ou cerfeuil à aigatUeites , planté
dont les ombelles procuraient au berger des aiguilles qu*il nouait pour
empêcher les effets de Tamour. Dne èampanulacée, dont la corolle
présente un lobe aplati d*une forme spéculaire, fîit semblablement ap^
pelëe miroir de Vénus , car le peuple aimant à chercher dans les champs
ce qui lui rappelait Tobjet de sa dévotion, il voyait, dans cette fleur
élégante, le miroir où se mirait la déesse des amours; de môme que,
dans une autre campanule, il se [faisait Ji voir le gant de Notre-Dame
(Campanula tracheUam).
M. de Gubernatis produit un exemple non moins curieux de ces as-
sociations d'idées qui rattachent à une fleur le nom de la déesse de la
beauté. La fable racontait que YAgro$temma coronaria avait poussé dani
le bain même de Vénus, afin de couronner son aimable front. On
expliquait ainsi le nom de labram Veneris , labram Venereum, que Pline
nous apprend avoir été donné, en Italie, à la plante, car ce nom pou-
vait se traduire par baignoire de Vénus, mais il le devait à la forme de la
fleur où Ton croyait reconnaître une image de la lèvre (labram) de la
déesse. La dénomination de Labram venereum fut encore attribuée à
la plante appelée par les Grecs dipsacos , c*est4-dire qui guérit de la
soif [Sl^av ixiopjou) , par allusion à ses feuilles soudées ensemble et for*
mant un réservoir où se conserve Teau pluviale.
Les attributs de la déesse vierge Athéné ou Minerve ayant passé, dans
les légendes du moyen âge, à la Vierge mère du Sauveur, les herbes
parthenium devinrent des herbes de la Madone , et oes herbes virginales
furent dotées, dans la créance populaire, de vertits en rapport avec leur
nom. Plusieurs des plantes dites herbes de la vierge Marie furent re«
gardées comme jouissant de la propriété de faire reconnaître la virgi-
nité, propriété quon prêta au lys, à la mauve, à la laitue, etc. Rappé-
Ions quun chapiti^ du livre de Torreblanca, De magia, est consacré è
la parthenomantie où à Tart magique de constater la virginité. Par exten-
sion, on supposa k d'autres plantes, que leur consécration à Minerve
ou à Vénus d*abord, à Notre-Dame ensuite , faisait appeler de ce même
nom de parthenium , une vertu curative pour les maux de matrice. Vice
versa , l'existence réelle de cette propriété thérapeutique a valu à leurs
homonymes un pareil nom. Tel fut le cas pour la matricaire, qui reçut
des Grecs le nom de parthenium , à raison de la propriété enmiéna-
gogue qui lui a valu chez les Latins le nom de matricaria. C'est par une
association inverse d'idées qu'en Toscane on emploie la capillaire, hi
plante symbolique de Vénus , pourprovoquer les mois. De tels passages
LA MYTHOLOGIE DES PLANTES. (03
<le ridée symbolique à la propriété vraie ou supposée se sont opérés
sans cesse dans rimaginatipn populaire.
Le symbolisme des végétaux a engendré d*autres fois, non des déno*
minations nouvelles, mais des usages où Ion voit apparaître la trace
d anciennes idées cosmogoniques. Citons-en un exemple :
L*arbre, avec sa tige droite comme la taille d un homme, ses rameaux
qui en rappellent les l)ras, les membres, avec son feuillage qui en simule
quelque peu la chevelure, s offrit comme une image de Tindividu de
notre espèce, et ce symbolisme sétablit d'autant plus facilement que,
dans l'antiquité, on se représenta volontiers les premiers hommes
comme étant sortis du trou ou du creux des arbres ^ On supposa, par
une association d'idées facile à comprendre, que la vie des hommes
pouvait être unie à celle d'arbres qui en étaient comme le prototype,
conception qui suggéra aux Grecs ce qu'ils racontaient des Dryades et
des Hamadryades, çt dont un dernier vestige subsiste dans l'usage na^
guère existant en certains cantons de l'Allemagne, et qui s'est retrouvé
jusqu'en Polynésie, de planter un arbre à la naissance d'un enfant, dans
la persuasion quç la croissance de l'un serait concomitante de celle de
l'autre.
L'influence du symbolisme sur la botanique mythologique ne s'est
pas fait moins sentir aux temps chrétiens que dans l'antiquité païenne.
Les anges, les patriarches, les apôtres, les martyrs, les confesseurs,
tous ceux que l'Eglise honore d'un cuite de dulie,. ayant reçu chacun des
attributs distinctifs, soit dans l'iconographie, soit dans la légende^
ces attributs prirent la place des anciens symboles d'origine naturaliste^
Or plusieurs de ces attributs, comme l'arbre, la palme, le. lys, la
rose, etc., étaient empruntés au règne végétal; ils leur firent atta-
cher des idées qui dérivaient des vertus des saints personnages aux-
quels on les avait consacrés. Le même échange d'idées s'étant opéré pour
des animam( qui étaient aussi donnés aux saints comme emblèmes, pn
appliqua quelquefois aux plantes, aux herbes que rappelaient ces ani-
maux, la dénomination que son caractère symbolique avait fait appli-
quera l'aftimal. Il faut donc souvent remonter non au saint, mais à son
emblème , pOur s expliquer le nom du végétal. En voici une preuve :
La l^ende popidaire ayant fait du cochon l'ammal caractéristique
de saint Antoine., on finit par imposer le nom du pieux solitaire à des^
plantes, qu'on regardait comme fournissant à l'animal sa nourriture
^ Vo^ei ce que j*ai dit dans mon His- retrouvée en Allemagne , à ce que nous
Hnre des rehjiimê de la Grèce antique, tly apprend Manniiardt, Gr^iMmitclm My-
p«. a 19. Cette croyiunce populaire s est .. Me/i, citépar II. de Gubematia.
J04 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
préférée. Ceci ex|)lique pourquoi le nom iïherbe de saint Antoine fut
donné à divers végétaux recherchés des porcs. Quant à Tétymoiogie
du nom dherhe de saint Antoine que porte la lysimachia, elle nous
est fournie par cette circonstance que cette herbe était tenue pour un
remède contre la maladie dite au moyen âge, feu saint Antoine, et quon
suppose avoir été un érésipèle gangreneux. Le nom de la prindulacée ,
aujourd'hui baptisée du nom d*un célèbre médecin grec, appartient
conséqnemment à la catégorie de ceux qui proviennent du transport
du nom d'un saint à la plante guérissant la maladie à laquelle le saint
préside. Le nom de Us de saint Jacques, donné à famaryUis reine de
beauté {A. formosissima) , a été le produit d*une liaison d'idées du
même ordre que celle que nous constatons pour les végétaux que nous
venons de citer. La fleur rappelant les clochettes de cuivre dont les
pèlerins qui revenaient de Saint-Jacques-de-Compostdlle ornaient leurs
vêtements en les associant à des coquilles, on lui appliqua le nom de
Tapôtre vénéré en Galice.
Le symbolisme a fait plus que prêter aux plantes une vertu et une
histoire purement mythique d*où sont néesdes croyances populaires: il
a été jusqu'à transformer en divinités des plantes mêmes. La plante
offerte aux dieux, le suc quon en retire pour le leur présenter eu li-
bation, ont pris une personnalité et se sont élevés jusqu'à la hauteur
d une divinité véritable. C'est ce qui est arrivé chez les Aryas pour le
soma. Le Véda nous montre que cette plante (Asclepias acida, Sarco-
stemma timinale), dont on extrayait un jus offert en libation aux Dévas»
fmit par être assimilée au dieu lui-même, et détrôna presque Indra, le
dieu du ciel, se confondant avec le feu, Agni, le dieu du sacrifice.
Soma est le roi des végétaux, ce fut là un des motifs qui le firent assi-
miler à la lune , que la créance populaire dotait d'une puissante ac-
tion sur la végétation, qui présidait à l'emploi des herbes magiques.
Dans le Véda, les plantes s'entretiennent avec Soma leur roi.
On a vu, par un phénomène analogue, dans la mythologie grecque,
Ampélos, [AfAneXos) « la vigne , » Cissos [Kl<raoç) a le lierre, » devenir des
personnages du thiase ou cortège de Dionysos, le narcisse, Ncipxiovof ,
métamorphosé en un fils de Géphise, aimé de la nymphe Echo, le lau-
rier, Daphné, Aà[<pvït, la menthe, Mentha, MivOti, transformées en
nymphes. Plus tard, la poésie, s apercevant de cet anthropomorphisme,
renversa l'ordre de la généi^lion des idées; elle représenta la plante
comme ayant tiré sou nom d'une de ces personnifications divines qui
aurait subi une métamorphose. Mais fétymologie du nom qu elle porte
démontre suffisamment que la plante a suggéré l'invention de la déité;
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 105
Car notons-le, en même temps que la floraison eut une divinité spé-
ciale, Fiore, invoquée au mois d avril, et dont on faisait remonter le
culte jusqu'au roi Tatius, chaque plante , pour ainsi dire, eut sa légende
sacrée; sa fleur ou sa tige fut comme un rayon de la théogonie.
Je me bornerai à ce court aperçu des diverses phases auxquelles la
mythologie végétale nous fait assister. Il montre combien est com-
plexe ce monde de conceptions mythiques et superstitieuses, où toules
les idées se tiennent et se mêlent en composant un réseau presque
inextricable. L*ouvragc de M. de Gubernatis aidera h en débrouiller
quelques parties , et nous mettra à même, plus que les traités où sont
abordés des problèmes plus élevés de Thistoire des religions, de consta-
ter la prodigieuse fécondité de Tesprit humain , dans ses premiers et
naïfs efforts pour deviner Ténigme de la création.
Alfred MAURY.
Louis XIV et le maréchal de Villabs, après la bataille de Denain.
PREMIER ARTICLE.
La prise du Quesnoi et Tinvestissement de Landrecies avaient vi-
vement ému Louis XIV. Si cette dernière place succombait, la vallée
de rOise était libre, et aucun obstacle sérieux ne pouvait arrêter une
marche rapide du prince Eugène sur Paris.
La position était donc très critique, et, malgré les négociations ou-
vertes avec l'Angleterre, Tobstination acharnée du prince Eugène et des
Hollandais suffisait à mettre la monarchie en péril. Aussi le vieux roi
s abandonnait-il aux résolutions désespérées que Ion connaît, et Viliars
ne parvenait que difficilement à calmer de nobles impatiences, en re-
présentant au monarque qu'il sagissait de sa dernière armée et de la
dernière bataille à livrer. Le sentiment profond d'une si grande respon-
sabilité pesait sur Viliars avec anxiété. Son courage n était point ébranlé,
mais sa prudence était plus circonspecte que jamais.
Surprendre un capitaine comme le prince Eugène n était pas chose
aisée, et c'est à quoi pourtant s étudiait Viliars depuis plusieurs se-
maines. Mais dhaque jour changeait les dispositions de la veille, et,
i4
106 JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
pour. attendre le moment favorable, il semblait perdre son temps dans
rinaction. Ainsi, le 3 1 juillet, il avait écrit à la cour qu'une bataille sous
les murs de Landrecies était trop compromettante , que , d autre part, une
marche de flanc sur Denain était non moins périlleuse; quil était prêt
à tout, mais que le bon sens et Tintérêt du roi l'obligeait encore à se
borner à observer Tennemi et à épier le moment.
lien était là, lorsque, le 28 juillet, le moment favorable, si recherché,
si désiré , apparut à ses yeux. Il avait inspiré au prince Eugène la per-
suasion qu il voulait livrer une bataille sur la Sambre , pour débloquer
Landrecies, et Eugène avait disposé ses forces en conséquence, sans
sinquiéter du camp retranché de Denain et de ses lignes de Mar-
chiennes, auxquelles Villars tournait le dos, et qui semblaient suffisam-
ment protégées par TEscaut.
Ce fut hî 2 3 juillet au soir que Villars, trompant, avec une habileté
sans égale, la vigilance de son adversaire, partit en silence du Cateau,
vers la chute du jour, et, par une marche forcée, que cacha Tobscurité
de la nuit, tomba comme la foudre, le 2 A au matin, sur le camp de
Denain, y surprit les bataillons préposés à sa garde, coupa les commu-
nications d'Eugène avec ses magasins, accomplit fun des plus hardis
coups de main dont Thistoire militaire ait conservé le souvenir, et dé-
truisit les combinaisons préparées avec assurance par les ennemis coa-
lises, pour une invasion du territoire français.
Mais un si grand succès, dont nous avons raconté tous les détails ^
fut mêlé de beaucoup d amertumes.
A sa lettre du 21 juillet, Villars reçut une réponse qu'il suffira de
rapporter, pour se faire une idée juste de l'état des esprits en ces extré-
mités.
C'est le ministre de la guerre, M. Voisin, qui écrit, au nom du roi,
au moment même où Villars se précipitait sur Denain , le 2 3 au soir.
«J'ai rendu compte au roi de la lettre que vous m'avez fait l'honneur
« de m'écrire le 2 1 de ce mois.
«Je crois ne pouvoir me dispenser de vous dire, comme votre ser-
«viteur et de vos amis, que la première réflexion que le roi a faite, sur
«cette lettre, a été que vous vous trouviez en état de prendre un grand
«avantage sur les ennemis, en cherchant à les attaquer et à les com-
« battre de l'autre côté de la Sambre.
« Vous convenez que M. le marquis de Coigny et M. de Geoflfreville
«ont trouvé que, par la disposition du terrain, il y avait assez d'égalité
' Voy. la Revue des Deux Mondes, octobre 1870, et Journal des Savants, 1871 .
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. . 107
«pour le combat entre les deux armées; et vous devez élre fort supë-
«rieur en nombre de troupes, puisque celles des ennemis ne sont point
« rassemblées.
«Vous songez à faire attaquer le camp de Denain ; il faut nécessaire-
ce ment que le prince Eugène y ait laissé un nombre de bataillons assez
«considérable; il y en a encore à Marchiennes, et ces bataillons, dis-
« perses dans Tëtendue de sept lieues, ne sont point à portée de joindre
w larmée que vous auriez à combattre.
«Je souhaite fort que votre dessein sur le camp de Denain réussisse
apromptement; mais, si cela manquait, vous auriez peut-être grand re-
u^t, dans la suite, d avoir donné aux çnnemis le temps de rassembler
«toutes leurs troupes, et d'établir quelque poste de l'autre côté de la
« Sambre.
« Le principal objet du roi est d'empêcher qu'ils ne se rendent maîtres
u de Landrecies, et, si vous y réussissez en attaquant le camp de Denain ,
«vous y aurez honneur, et Sa Majesté sera très contente.
M Mais si, après toutes les réflexions que vous faites, Landrecies se
«trouvait pris, il semble que vous en prenez sur vous Tévènement et
« toutes les suites. Toutes vos lettres sont pleines de réflexions sur le
«hasard d'une bataille; mais peut-être n'en faites-vous pas assez sur les
«tristes conséquences de n'en point donner, et de laisser pénétrer les
«ennemis jusque dans le royaume, en prenant toutes les places qu'ils
tt veulent attaquer.
«Il me semble, à vous parler naturellement, qu'après les ordres réi-
«térés de Sa Majesté, les plus fortes réflexions d'un général doivent
«être pour bien faire ses dispositions, et profiter des moments.
« Je crois vous faire plaisir de vous parler avec cette liberté.
«Le roi, après avoir entendu la lecture de votre lettre, et après
«avoir fait la réflexion que je viens de vous marquer, m'a dit qu'il
«attendait votre courrier; ce ne sera pas sans quelque esprit d'inquié-
cc tude. »
Trois jours avant, le 20 juillet, Villars avait écrit au roi la lettre sui-
vante :
«Depuis neuf heures du matin, que j'ai écrit un mot à M, Voisin,
«j'ai reconnu avec M. le maréchal de Monlesquion et plusieurs de
«MM. les officiers généraux, les quartiers des ennemis, en deçà de la
u Sambre, que la nature des lieux ne permet pas d'attaquer, et je
«cherche encore; car nous devons percer les bois cette nuit, mais
«avec peu d'espérance de réussir. Nous trouvons donc que Ton ne
«peut attaquer fenneroi qu'en passant la Sambre, et cela par une ba-
i4.
I
108 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
utaiile générale^ avec Farinée tout entière, et, selon l'opinion de M. le
«marquis de Goigny, avec désavantage sur la nature des lieux, Ten-
unemi plaçant son armée entière, la droite sur la Sambre, et suivant
u le ruisseau de Priche. Nous ne croyons pas devoir donner cette ba-
utaiile sans les ordres de Votre Majesté; cependant nous allons de-
umain matin reconnaître les postes; si nous les trouvons plus favo-
«râbles que nous ne Tespérons, nous nattendrons pas les ordres de
« Votre Majesté pour attaquer. S'il est question d'une bataille avec dé-
«savantage, je la supplie de me pardonner la liberté de les demander.
« Le plus ou te moins de temps que les ennemis ont eu ne leur donne
«aucun avantage, car la force de l'investissement consiste dans la na-
«ture du pays. Ce n'est pas qu'il ne relève de la terre en quelques
«endroits, mais c'est son armée entière que nous trouverons, après
«avoir passé la Sambre, comme nous sommes obligés d'y mener aussi
«larniée entière de Votre Majesté. Si cette vue ne réussit pas, on
« se tournera de tous côtés. Les intentions de Votre Majesté sont con-
«nues, et je puis l'assurer de notre très grande envie de combattre.
«L'on m'oblige, avant de finir, d'assurer Votre Majesté que nous ne
«pouvons faire de ceci une affaire particulière; il faut aller combattre
«avec tout, au delà de la Sambre. J'ai l'honneur, etc. »
K celte lettre du 20, le roi répondit le ai : «Vous demandez mes
« ordres. Je ne crois pas pouvoir mieux m' expliquer que je l'ai fait par
«mes lettres précédentes. Mon intention n'est pas de vous engager à
«faire ce qui est impossible; mais, pour tout ce qui est possible pour
0 secourir Landrecies, vous devez le faire M. de Tingry (comman-
«dant à Valenciennes) pourrait profiter de ce temps pour attaquer les
«postes de communication des ennemis, du côté de Marchienues, qui
«sont apparemment fort dégarnis Enfin c'est à vous de déter-
« miner, sans nouveaux ordres, et le temps et le lieu de faction, et à
« prendre tous les meilleurs arrangements pour y réussir. »
Le même jour, 21, Villars écrivait à M. Voisin une dépêche impor-
tante, à demi chiQ'réc , dans laquelle on lisait : « J'ai été voir comment nous
« puissions attaquer le camp de Dcnain , à quoi Ton n'a pu songer que dans
«le temps que nous éloignions l'armée ennemie de l'Escaut; car, lors-
« qu'elle y avait sa droite, on ne pouvait le tenter avec aucune apparence
« de succès. Je compte donc faire demain toutes les démarches qui pour-
« ront persuader l'ennemi que je veux passer la Sambre, et je tacherai
« d'exécuter le projet de Denain , qui serait d'une grande utilité. S'il ne
« réussit pas, nous irons par la Sambre. Je suis assez bon serviteur du
«roi pour garder la bataille pour le dernier. Elles sont, comme vous
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLA RS. 109
« savez» dans la main de Dieu, et de celle-ci dépend le salut ou la perle
((de rÉtat^ et je serais un mauvais Français el un mauvais serviteur, si
«je ne faisais les réflexions convenables. Je suis, etc. n
Villars devait être fort malheureux du Ion de ces dépêches royales.
Aussi, lorsque, le 2^ juillet, sa hardiesse fut couronnée d'une si grande
Fortune, il se contenta, pour en rendre compte, d'écrire, avec un peu
d'humeur peut-être, une courte dépêche au roi, et d'e)^édier à la cour
un de ses plus intelligents officiers généraux, le marquis de Nangis,
pour exposer les détails de l'aflaire.
Voici la dépêche de Villars, écrite du champ de bataille : o Après plu-
u sieurs nouvelles pénibles à Votre Majesté, j'ai au moins la satisfaction
(( de lui en apprendre une agréable. M. le marquis de Nangis aura l'hon-
(( neur de lui dire que le camp retranché de Denain a été emporté, après
ti une assez vigoureuse résistance Je n'ai point donné de ces batailles
«générales qui mettent un royaume en péril; mais j'espère, avec l'aide
«de Dieu, que le roi retirera d'aussi grands avantages de celle-ci. Mi-
((lord Albemarte a été pris; M. de Nassau tué, deux lieutenants gêné-
« raux pris, deux maréchaux de camp, plusieurs autres officiers princi-
« paux, le prince d*Anhalt, ont été faits prisonniers. Les troupes de Votre
tt Majesté ont marqué une valeur extrême; je ne puis assez m*en louer.
« M. le maréchal de Montesquiou a donné tous ses ordres avec beaucoup
ude fermeté. M. d'Albergotti a montré son courage ordinaire. MM. de
« Vieux-Pont et de Broglie, qui commandaient les premiers détache-
((ments, MM. de Brendié et de Dreux, et M. le marquis de Nangis,
« M. le prince d'Isenghien , M. de Mouchy , méritent tous de très grandes
«louanges, aussi bien que le major général Si j'en dois croire
((M. d' Albemarte, M. le prince Eugène n'a qu'à se retirer par Mons. »
La dépêche adressée par Villars, le 26, au roi, était aussi laconique.
Elle était accompagnée d'un rapport détaillé de M. de Contades, major
général : «J'ose assurer Votre Majesté, dit Villars, que ce que l'on a
« fait était certainement tout ce qui pouvait arriver de plus heureux . . .
u il me sera toujours très aisé de prouver très clairement à Votre Ma-
((jesté que, pour Landrecies, je n'ai jamais pu y combattre qu'avec
u apparence de la perte de l'armée de Votre Majesté. »
Cette dépêche montre bien quelles étaient les préoccupations de la
cour pour la vallée de l'Oise, qu'ouvrait Landrecies; quels étaient les
ordres pour débloquer cette place à tout prix, et combien Villars a du
prendre sur lui pour se porter brusquement, et en masse, sur Denain.
Cette dépêche du a 5 est la démonstration de la déterminalion spon-
tanée du maréchal de Villars.
no JOURNAL DES SAVANTS. - FÉVRIER 1879.
Veul-OD savoir quels étaient les périls de Tentreprise ? Écoutons le
témoignage dun juge compétent, celui du maréchal de Saxe, qui était
page du prince Eugène, ù cette -époque de i y i 2, et qui galoppait à ses
côtés, dans cette journée mémorable. Voici ce qu'il a écrit quarante
ans après, à l'âge de l'expérience et des réflexions^ :
«A laflaire de Denain, le maréchal de Villars était perdu, si le
u prince Eugène eût marché à lui, lorsqu'il passa la rivière en sa pré-
ci sence, en lui prêtant le flanc. Le prince ne put jamais se figurer que
(de maréchal fit cette manœuvre à sa barbe, et cest ce qui le trompa.
«Le maréchal de Villars avait très adroitement masqué sa marche. Le
K prince Eugène le regarda et l'examina jusqu'à onze heures, sans y rien
«comprendre, avec toute son armée sous les armes. S'il avait, dis-je,
«marché en avaht, toute l'armée française était perdue, parce qu'elle
((prêtait le flanc, et qu'une grande partie avait déjà passé l'Escaut. Le
«prince Eugène dit à onze heures : Je crois qu'il vaut mieux aller
«dîner, et fit rentrer ses troiipes. A peine fut-il à table, que milord
«d'Albemarte lui fit dire que la tête de l'armée française paraissait de
«l'autre côté de l'Escaut, et faisait mine de vouloir l'attaquer. Il était
« encore temps de marcher, et, si on l'eût fait, un grand tiers de l'armée
« française était perdu. Le prince donna seulement ordre à quelques
«brigades de la droite de se rendre aux retranchements de Denain, à
« quatre lieues de là ; pour lui il s'y transporta à toutes jambes, ne pou-
« vant encore se persuader que ce fût la tête de l'armée française. Enfin
«il l'aperçoit et lui voit faire sa disposition pour attaquer, et, dans le
« moment, il jugea le retranchement perdu et forcé. Il examina r(?nnemi
« pendant un moment, en mordant de dépit dans son gnnt, et il n'eut
«rien de plus pressé que de donner ordre que l'on retirât la cavalerie
b qui était dans ce poste.
u Les eficts que produisit cette aflaire sont inconcevables. Elle fit une
« différence de plus de cent bataillons sur les deux armées; car le prince
«Eugène fut obligé de jeter du monde dans toutes les places voisines.
« Le maréchal de Villars, voyant que les alliés ne pouvaient plus faire de
«sièges, tous leurs magasins étant pris, tira des garnisons voisines plus
«de cinquante bataillons qui grossirent tellement son armée, que le
«prince Eugène, ii'osant plus tenir la campagne, fut obligé de jeter
«tout son canon d.ms le Quesnoi, qui y fut pris. . . ^n
^ Voy. les Rêveries, 11, 5, page 4ii «dune chose qu'il faut que je, conte ici
édil. de Berlin » i863. « en passant. Le combat fini, la cavalerie
* «L'affaire de Denain, ajoute le « française mit pied à terre, le maréchal
« maréchal de ^axc , me fût ressouvenir « de Villars passant le long de la ligne.
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. lll
Cependant, à la cour, un parti frondeur, encouragé par Timpalience
du vieux roi, déchirait Villars h belles dents, accusait ses tâtonne*
ments, et, après le succès, ne craignit pas de lui en contester Thonneur.
Saint-Simon sest fait l'organe de cette cabale, et sa passion na reculé
devant aucun emportement, à cet égard. Il y était même soutenu par
un compagnon d armes de Villars, dont le nom a été déjà prononcé,
et dont il est temps de parler avec plus de détail. Au dire de Saint*
Simon, Villars laissait assiéger et prendre les places, sans donner ba-
taille, quoiqu'il eût des ordres réitérés; il mandait force gasconnades et
en publiait, mais il hésitait et reculait toujours. L'armée en murmurait
publiquement. « Montesquiou (ajoute Saint-Simon) vit jour à donner
u un combat avec avantage ; il eut, è iarmée et à la cour, tout Thonneur
«de cette action, qui leva, pour ainsi dire, le sort dont nous étions mi-
Qsérablement enchantés, qui parut, avec raison, un prodige de la Pro-
ii vidence, et qui mit fm à nos malheurs. Montesquiou eut le sens d être
usage et modeste, de laisser faire le matamore h Villars, qui se fit mo-
«qucr de soi, de respecter la protection de madame de Maintenon , et de
u se contenter de la gloire à laquelle personne ne se méprit. »
Saint-Sitnon vient de révéler le secret de sa haine. Villars, homme
d'esprït, aimable et dévoué, avait gagné la confiance de madame de
Maintenon, et les inimitiés profondes dont elle a étéVobjet rejaillissaient
sur lui. Aussi, comme Saint-Simon ne craignait pas de se répéter,
quand il trouvait à satisfaire sa passion, il a reproduit dans ses Annota-
tions sur le journal de Dangeau, les sarcasmes qu'il avait répandu dans
ses Mémoires. Au mardi 26 juillet, jour où la nouvelle de Denain
arriva à Fontainebleau, Dangeau a marqué, en chroniqueur fidèle, ce
qu'il avait vu et entendu autour de lui :
uLe roi ne devait être réveillé qu\^ huit heures un quart, qui est
«l'heure où on le réveille tous les matins; mais on l'éveilla un peu
ce plutôt, voyant arriver M. Voisin qui amenait M. de Nangis avec lui;
c(il apporte la nouvelle que nous avons forcé les retranchements de
<i Denain, où le prince Eugène avaft laissé dix-huit bataillons et quelque
« comme il était toujours gai, parlant à
«des soldats d'un régiment qui était sur
«sa droite, il leur dit: Eh bien, mes
<• enfants, nous les avons enfin battus.
■ Quelques-uns se mirent h crier «vive
• le roi,» à jeter leur cliapcau en Tair,
« el à tirer; la cavalerie s* en mêla , et cela
■ effraya tellement les chevaux, qu'ils
« s'arrachèrent des mains des cavaliers
«et s'enfuirent tous. S'il y avait eu
« quatre liommes qui eussent couru de-
«vant eux, ils les auraient menés à
a Tennemi. Cela fit un désordre et un
« dommage considérable ; il y eut beau-
■ coup de monde blessé et quantité
« (l'armes perdues. »
112 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
«cavalerie quil prétendait pouvoir soutenir, parce qu'il avait la plus
«grande partie de son armée derrière TEscaillon, qui se jette dans
«TEscaut, forl près deDenain; et, effectivement, il vint pour le soute-
«nir, mais nous étions déjà maîtres du poste, elle prince Eugène fut
« toujours repoussé aux points sur TEscaut où il voulut passer. La reia-
«tion de cette affaire serait trop longue; elle a été fort bien entreprise
« et fort bien exécutée. Toutes les troupes ennemies qui étaient dans les
«retranchements de Denain ont été tuées , noyées ou prises.. . . Le roi
<«loua fort le maréchal de Villars. » (Le nom de Montesquieu n'est pas
prononcé.)
Sur quoi Saint-Simon se récrie : «La fadeur et Tesprit courtisan de
vDangeau, dit-il, parait bien à celte page. Le maréchal de Villars ne
« voulait rien hasarder, et avait manqué bien des occasions. Celle-ci, il
«ne voulait rien faire, et Montesquiou avait dépêché au roi, dont il
«était fort connu 11 avait ordre de combattre dès quil le pour-
«rait, parce que les affaires étaient à leur dernier période. Gela le
«rendit plus hardi à entraîner Villars malgré lui dans cette marche, le-
'( quel allongeait et retardait toujours. Montesquiou , voyant la partie
«belle, le lui manda, et Villars, au heu d accourir, défendit à Montes-
« quiou d attaquer et de rien faire; sur quoi, Montesquiou, qui avait son
« ordre particulier du roi, se hâta d'engager Taffaire , pour que Villars ne
«s'en pût dédire. En effel, Villars qui. d'un quart de lieue, entendit le
« feu , envoya ordre sur ordre; mais Montesquiou répondit, sans s'émou-
« voir, que le vin était tiré et qu'il le fallait boire. Il en eut aussi tout
« l'honneur, dans l'armée et à la cour. *>
Il est difficile, aujourd'hui, d'expliquer, encore moins de justifier le
sentiment de rivalité auquel s'abandonnait secrètement, à l'égard du ma-
réchal de Villars, le maréchal de Montesquiou , son second , qui n'a laissé ,
devant Thistoire, que le souvenir de commandements honorables,
mais secondaires. Il était, il est vrai, plus âgé que Villars; il était né en
i6^5, et Villars était né en i653. Mais le maréchalat de Montesquiou
ne datait que de 1709, tandis que le maréchalat de Villars datait de
1703 et de la bataille de Friediingen, où il commandait en chef l'ar-
mée du Rhin. Le maréchal de Montesquiou avait toujours servi sous les
ordres de Villars. En 1708, il commandait sous Villars une division
de Tarmée des Alpes, et Villars s'était plu à signaler, auprès de ma-
dame de Maintenon, le brillant fait d'armes du Cézanne, où Montes-
quiou s'était couvert d'honneur.
«Vous m'avez attiré un remerciement de M. d'Artagnan (c'était le
unom que portait Montesquiou avant d'être maréchal de France),
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 113
«écrivait madame de Maintenon au maréchal de Villars. Je voudrais
(ique les officiers, qui servent avec vous, sussent les témoignages que
«vous leur rendez auprès du roi, pendant que les autres généraux se
«plaignent souvent de ceux qui sont avec eux. Si on vous connaissait
«autant que moi, on vous aimerait beaucoup. »
En 1709, Montesquieu était, en Flandre, un des lieutenants géné-
raux du maréchal de Villars, commandant en chef; et celui-ci, rendant
compte au roi de la sanglante affaire de Varneton , avait soin d*y mar-
quer que M. d*Artagnan «s'était conduit, dans cette occasion, avec
«toute l'activité et tout l'ordre d'un officier général. » C'était sur la pro-
position de Villars qu'un commandement supérieur avait été donné à
Montesquiou, quelques jours avant la rencontre de Malplaquet; et
celui-ci avait été le témoin de l'acte magnanime d'abnégation qui avait *
pénétré Tarmée française d'une si juste estime pour le maréchal de
Bouffiers, Tancien du maréchal de Villars, et qui vint cependant servir
sous ses ordres, en vue du bien public.
On sait qu'à cette rude bataille Villars eut le genou fracassé et fut
mis hors de combat, vers le milieu du joiu. L'aile que dirigeait Mon-
tesquiou fit une héroïque résistance, et les rapports de Villars contri-
buèrent beaucoup à faire donner le bâton de maréchal à ce dernier,
qui eut même le commandement provisoire delarmée, après la re-
traite de M. de Boufflers. Loin de craindre des collègues ou des subal-
ternes trop considérables, Villars les appelait au contraire volontiers à
s'associer à lui. Il s'exposait, comme par goût, dans une bataille, et il
désirait partager la responsabilité du commandement. C'est ainsi qu'il
demanda l'adjonction du maréchal de Berwick, et s'offrit k servir sous
ses ordres. Dans une autre circonstance, il demanda l'association du
maréchal d'Harcourt. Mais, à coup sûr, le maréchal de Villars n'aurait
jamais souffert que les rôles fussent intervertis, comme Saint-Simon le
donne à comprendre, au sujet de la journée de Denain. Toute la cor-
respondance du maréchal atteste le caractère fier de Villars, et le soin
qu'il prenait de faire respecter son autorité.
Du reste, la correspondance aujourd'hui connue démontre, avec la
faiblesse du maréchal de Montesquiou, l'insigne fausseté des suppositions
de Saint-Simon.
Il est certain que le maréchal de Montesquiou a voulu s'attribuer la
gloire de la journée de Denain, aux dépens de l'honneur de son général
en chef, et qu il a dépassé la mesure d'une légitime prétention. Il écri-
vit lui-même au roi, le 3 4 juillet, et du champ de bataille, une lettre
peu obligeante pour Villars, lettre courte mais significative, qui se ter-
i5
11^ JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
minait , parait-il , par la demande d'un régiment pour son neveu , et
du Saint-Esprit pour lui-même. Il a revendiqué l'initiative exclusive de
la marche sur Denain.
Nous avons exposé jadis, depuis son origine ^ toutes les phases du
projet de couper la ligne d^opératlons du prince Eugène. On se souvient
que Villars lui-même, entre les mains duquel était concentrée la direc-
tion de l'armée et la correspondance avec Louis XIV, a eu Thonnêteté
de constater que, le 22 juillet au soir, le maréchal de Montesquiou, re-
connaissant, comme lui, ladifliculté d*attaquer avec avantage le prince
Eugène, à Landrecies, ainsi que le désirait la cour, lui avait remis sous
les yeux l'idée d'une pointe soudaine sur Denain, idée que Villars avait
personnellement communiquée au roi depuis plusieurs jours. M. de
Nangis a dû, d'après les ordres de Villars, être tout aussi juste pour
iMontesquiou, dans son rapport verbal à Louis XIV* Ce qui le prouve,
c'est la réponse du roi, du 26 juillet, où nous lisons : «Le marquis de
u Nangis m'a parfaitement expliqué toutes les particularités de cette action.
u On ne peut trop louer la manière dont vous en avez formé le dessein,
« de concert avec le maréchal de Montesquiou, le secret avec lequel vous
M l'avez conduit, et tout ce que vous avez fait pour l'exécuter avec autant
« de succès. »)
Nous n'avons pas le texte de cette première lettre où Montesquiou a
cherché à prendre des avantages sur Villars; mais nous avons la brève
réponse que lui adressa le roi, le 27 juillet; chaque chose y est mise à
.sa place , et Montesquiou dut en comprendre la portée. « J'ai reçu la lettre
« que vous m*avez écrite le 2 4 de ce mois; je sais toute la part que vous
« avez eue à l'aOaire , et dans le projet et dans l'exécution. J'en écris plus
u long au maréchal de Villars, en lui marquant combien je suis satisfait
a de la valeur de mes troupes et de la conduite de tous les ofliciers gé-
unéraux. Je suis, bien aise de vous marquer plus particulièrement à
u quel point je suis content, etc. »
Il est probable que le maréchal de Montesquiou avait écrit , par le
même courrier, au ministre de la guerre, car la lettre du roi que nous
venons de rapporter était accompagnée d'une répopsc de M. Voisin sous
la même date :
«Je joins ici. Monsieur, la réponse du roi à la lettre que vous avez
« écrite à Sa Majesté. Elle est, je vous assure, parfaitement satisfaite de la
(( part que vous avez eue au combat de Denain, et du concert avec lequel
«vous avez agi avec M. le maréchal de Villars, tant pour cette action
' V^oyez la Revue des Deux Mondes, loc. cit.
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 115
((que pour tout ce qui s'est fait depuis le commencement de la cani-
«pagne. Recevez-en, je vous en supplie, mon compliment; je vous le
(( fais de bon cœur. Celte seule action est capable de rétablir nos affaires,
«et elle ne contribue pas peu à faciliter les négociations pour la paix.
«J'ai proposé Monsieur votre neveu au roi pour le régiment de ïour-
(( ville : Sa M.ijesté na encore rien déterminé; je lui en reparlerai lors-
« quelle voudra donner le régiment. J espère que nous aurons bientôt
f de vos nouvelles, sur la prise de Marchiennes. Je suis , etc. »
Cette correspondance eût passé inaperçue, si les réponses du roi et
de M. Voisin n avaient été remises, par le courrier du roi, au maréchal
de Villars, lequel , ayant lu 5ur l'enveloppe : Monsieur le Maréchal , crut
que la dépêche était pour lui, et la décacheta. Il y trouva la révélation
du procédé de M. de Montesquiou, et il s'en expliqua vivement, tant
avec le ministre de la guerre qu'avec le maréchal lui-même. Nous avons
ia lettre du maréchal de Villars à M. Voisin, elle est assez curieuse à lire :
'(Je vous rends. Monsieur, mille très humbles grâces du compliment
«dont vous m*hbnorez sur ce qui s est passé ici. Je suis ravi que le roi
« soit content, et que vous ayez trouve que Ton y a fait ce qui se pouvait
«de mieux. Je vous supplie de croire. Monsieur, que cette barque nest
«pas facile à mener. Tout ce qui ne tient pas le timon pense, raisonne
« comme il lui plait , surtout après Vévènement.
((Je vous avouerai. Monsieur, que la lettre que vous écrivez à M. le
«maréchal de Montesquiou m ayant élé rendue, je n imaginais pas,
H voyant : Monsieur le Maréchal^ que ce ne fût pas pour moi, et que je
a Tai ouverte, et n ai reconnu que ce n*était pas pour moi quen achevant
« de la lire : c est une faute , mais innocente de ma part. Je vois qu il ne
« s oublie pas, dans les mérites du projet et de lexécution; il pouvait se
'< reposer sur moi. Je lui rends justice; mais cette même justice ne veut
ce pas qu en me taisant sur ce qui me regarde, il veuille profiler de mon
ce silence pour s'attribuer tout l'honneur. J'ai pour témoin larchevêque
« de Cambrai (c était FénelonJ, qu après la lecture de la lettre du roi qui
a ordonnait qu'on cherchât les ennemis , M. le maréchal de Montesquiou
« me pressa très vivement pour envoyer à la cour un homme de carac-
iiXbve qui représentât qu'il ne fallait pa$ se commettre ù une bataille,
M proposant toujours, comme dès les commencements de la campagne,
a des retranchements vers la tête de l'Oise et de la Somme. Il m'a fait
« prier par M. deBernières de supplier Sa Majesté de vouloir bien fho-
«norer, dans cette occasion, de Tordre du Saint-Esprit, et je le ferai. Je
a suis fortdroit, et sans art, et vis avec lui comme si je ne devais pas
u avoir de ressentiment de ne favoir pas trouvé de même sur ce qui
i5.
116 JOUBNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
tt me regarde; et même je lui ai dit, depuis cette aflaire, et avec ouver-
« ture d'amitié, quil devait convenir qu'il avait eu tort avec moi.
«Vous m'avez trouvé, Monsieur, trop de réflexions avant l'attaque;
(( celui qui a , pour ainsi dire , le salut de TEtat entre les mains , a le droit
«d'en faire, surtout quand il peut être question de combattre avec de
V grands désavantages. C'est ce qui arrive quand on trouve un ennemi
« posté et couvert. Il n'a pu être attaqué, placé devant Landrecies, par la
« nature du pays. Pour moi. Monsieur, je fais profession d'être très vrai,
«très zélé pour le roi et pour l'État, et plus parfaitement que personne
« au monde. Monsieur, votre serviteur, etc. »
En même temps que le maréchal de Villars écrivait d'un style si ferme
au ministre de la guerre, le maréchal de Montesquiou répondait de son
côté à la letlrc gracieuse de M. Voisin qui avait passé par les mains du
général en chef.
La manière dont est tournée cette réponse laisse facilement imaginer
ce qu'avait dû être la lettre du 26. Il est difficile d'être plus désobligeant
pour M. de Villars.
«J'ai reçu, dit Montesquiou à M. Voisin, la lettre de Sa Majesté que
M vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, avec celle que vous avez eu
((la bonté de m'écrire. Je souhaite, plus qu'homme du monde que Sa
u Majesté soit contente de mon zèle k lui rendre service. Je vous avoue
«que la part que j'avais au projet, et mon opiniâtreté à faire passer
« l'Escaut à l'armée, et à attaquer les lignes de Denain, m'a fait passer
«de mauvais quarts d'heure, depuis notre départ de près delà Sambre,
«jusqu'au moment que l'action a été finie; car cela n'était du goût de
«personne, et je voyais toute l'armée prête à tomber sur moi, et je vous
« assure qu'il faut être hardi pour se charger de paquets de cette im-
« portance.
«Je suis, etc. »
On peut croire que l'efict de cette lettre, joint à l'impression que
dut produire la dépêche de Villars arrivant par le même courrier, ne
disposa point l'esprit du roi en faveur du maréchal de Montesquiou,
car celui-ci n'eut ni le cordon bleu, objet de ses désirs, ni même le ré-
giment qu'il demandait pour son neveu. On regrette de rencontrer l'ex-
pression d'un dépit peu élevé dans une lettre, datée du 5 août, que
Montesquiou adressait à M. Voisin, et qui est restée au dépôt de la
guerre.
«J'ai reçu. Monsieur, celle que vous me faites l'honneur de m'écrire,
«par laquelle j'apprends que Sa Majesté a disposé des régiments; je
«n'en suis pas étonné, car je ne suis pas heureux; et, quoique je serve
LOUIS XlV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. U?
«avec Tappiication dun sujet zélé, et même quelquefois heureusement,
((tout cela ne me facilite pas les moyens d*avoir ce que je souhaite; au
(( contraire , cela me représente tous les chagrins passés. Permettez-moi ,
((Monsieur, de vous les dire : J ai un frère abbé, et très digne sujet dans
(d'Église, connu du P. Le Tellier et de M. le curé de Saint-Sulpice,
tt qui a pour /l,ooo ou 5,ooo livres de bénéfices, et il y a trente ans que
ttje prie le roi de lui donner une abbaye ou un évêché; je ne Tai jamais
CI pu obtenir, tandis que j'en vois donner à chacun. Je demande des ré-
«giments pour mes neveux, et en dernier lieu un qui vaque dans lac-
«tion que j*ai dirigée, où je suis et où il est : Je le vois donner à gens
((qui, dans leur vie, ne tireront pas tant de coups de fusil qu'il en a es-
«suyé. Outre cela, je vois dans Tannée deux cordons bleus, tandis que
«je ne l'ai point. Je suis, etc.»
Nous trouvons une explosion encore plus violente des ressentiments
de Montesquiou dans un acte émané de lui, en i ya/i , à une époque où
la réaction contre le gouvernement et les amis de M°" de Mainteuon
était encore dans toule sa ferveur. Alors seulement, Montesquiou fut
nommé chevalier du Saint-Esprit, et, pour obéir aux statuts de l'Ordre,
il dut déposer, entre les mains des commissaires délégués pour sa ré-
treption, un mémoire justificatif de ses services et de sa noblesse. Pour
sa noblesse, elle était à coup sûr du premier rang; pour les services
nn'litaires, ils étaient considérables. Mais il y raconte à sa façon la ba-
taille de Denain, et Ton y voit trop facilement la source où Saint-Simon
s'e.vt inspiré. Villars y joue le rôle ridicule qu'on connaît, et qui con-
traste singulièrement avec la résolution audacieuse, téméraire quelque-
fois, que lui accordent les contemporains. Cette pièce manuscrite n'eut
alors aucune publicité et, par conséquent, passa sans être remarquée.
Mais plus tard, en 1786, elle a été imprimée parmi les pièces justifi-
catives de la Généalogie de la maison de Montesquiou, par Chérin '.
La pièce* se termine par ces paroles : c(N*élant plus nécessaire en
« Flandre, Sa Majesté me rappela et me marqua être très contente de
« moi, et qu'elle m'en donnerait des preuves incessamment. Il mourut,
« et m'a laissé des espérances. »
L'ameitumedu mécontentement est trop accentuée |)ar ces derniers
mots, pour ne pas mettre le lecteur en garde contre le récit tout entier
^ Paris, l'jSà, un volume in -4% les dates, t. Il, p. 271, édit. de 1784*
p. 166 et ftuiv. C*est uo savant volume. Le duc de Fezen^ac en a tiré, en 18^7^
que neùt pas désavoué Duchesne, el son Histoire de la maison de Montesquiou
qui a été fobjet d'un juste éloge, de la (i vol. in-8*), en y répandant les grâces
part des bénénîclins de Y Art de vérifier de son esprit.
l
118 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
du maréchal de Montesquiou, qui nest qu'un spécimen de celui de
Saint-Simon. Le maréchal de Montesquieu était un oi&cier de mérile.
solide au feu, exact au service, mais avantageux et frondeur; il n était
pas d avis du siège de Douai , après la bataille de Denain , et il jugeait Ten-
treprise téméraire. Le maréchal de Villars, étant d'un autre avis, donna
des ordres en conséquence , et le succès montra qu il avait bien jugé. Mais
les cabales de Versailles avaient leur écho dans le camp de Villars, et il
eut besoin de faire acte d'autorité pour se faire obéir. Voici comment
il raconte lui-même ce qui se passa dans larmée à ce sujet; «Visitant
ules ouvrages que j avais ordonnés la veille, dit-il, je fus très surpris
«que M. d'Albei'gotti (un de ses lieutenants généraux, celui-là même
i(.qui avait capitulé dans Douai quelques mois auparavant) eut employé
(des travailleurs dans les endroits peu importants, et quil eut m^^gligé
wceux qui lui avaient été le plus recommandés. Je le trouvai près du
a château de Lalain, avec le maréchal deMontesquiou et quelques autres
'«ofl&cîers généraux, qui soutenaient que l'entreprise de Douai ne pou-
« vait réussir. Cette affectation de contrecarrer mes desseins, et surtout
«de ne pas faire ce que j'avais commandé, m'irrita : Je n'y serai plus
«trompé, ]eur dis-je vivement, car mon frère, Nangis et Contades se
«relèveront, et ne quitteront pas l'ouvrage qu'il ne soit parfait; et,
« quand je donne des ordres, je veux qu'on les suive.
«Je marchais seul, continue le maréchal, et, voyant derrière moi le
« prince de Rohan qui venait de quitter ces Messieurs, je lui parlai de
«ma peine, au sujet de la négligence de ces officiers généraux. Il avait
«été quelque temps en conversation avec eux, et, tout imbu de leurs
«mauvais discours, il me répondit : La peine la plus grande est l'inuti-
tf lité de toutes celles que nous nous donnons, àav on ne saurait prendre
«Douai.
«Est-ce là, Monsieur, lui répondis-je en colère, ce que vous venejL
« d'apprendre de ces docteurs? Ils vous ont inspiré une iàusse doctrine.
«En même temps je retournai sur mes pas, et poussai mon cheval sur
«eux. Mais me voyant revenir avec un geste animé, ils s'écartèrent et
«rentrèrent dans les rues du camp. Je n'en fus pas fâché, car leur re-
« traite m'épargna ce que j'aurais pu mettre de trop vif dans cette ren-
« contre. Il parait que le roi fut aussi fatigué que moi des mauvais t^-
«sonnements qu'on faisait sur la possibilité de la prise de Douai, car il
«dit publiquement à son lever : J'ai reçu une lettre du maréchal de
<. Villars; j'approuve fort les mesures qu'il a prises pour assurer le siège
«de Douai, et je lui mande de mépriser les discours que l'on tient â
«l'armée, comme je méprise ceux que l'on tient icii »
LOUIS Xiv ET LK MARÉCHAL DE VILLARS. 119
Il a (lu se passer auprès du roi, et au sujet de la journée de Denain,
quelque chose d*anaioguc à ce que nous venons dapprendre du siège
de Douai, et cest ce qui explique comment le maréchal de Montes-
quiou n*a reçu acunc marque de la gratitude du roi.
Il nous reste un autre témoignage de mécontentement de Montes-
quiou dans une tradition de famille, dont Texpression nous a été trans-
mise, avec quelques détails que le maréchal avait dû supprimer dans
son mémoire, en l'jifi.
Voici ce que nous lisons dans une couite Histoire de la maiion de
Montesîjaiou, écrite par ce brave et loyal duc de Fezensac, que nous
avons tous connu et honoré, et dans laquelle évidemment il s est rendu
l'interprète sincère dune opinion reçue dans la noble race dont il a été
un si glorieux i^cjeton. Nous y lisons, page i53 :
« Peut-être eûl-on fait sagement de donner au maréchal de Montes-
« quiou le commandement de Tarmée de Flandre. Le maréchal de
« Villars fut préféré et Montesquiou employé sous ses ordres. Les cir-
u constances devenaient de plus en plus critiques : il fallait combattre,
<• et la perte d une bataille entraînait la ruine de l*Etat. Montesquiou crut
«avoir trouvé le moment favorable; mais ce n était point lavis de Vil-
«lars. Le nouveau maréchal osa écrire au roi directement, malgré le
«danger d'avoir raison contre son chef. Le roi loi répondit d'agir har-
«dimcnt, en ménageant l'amour-propre du général. Montesquiou, fort
«de cette assurance, livra la bataille de Denain et la gagna sans le ma-
«réchal de Villars et presque malgré lui Villars s'en attribua
«l'honneur. Montesquiou eut la sage modestie de ne pas s'en plaindre,
«et sa gloire ne fit qu'y gagner.»
Hélas! le maréchal de Montesquiou s'en plaignit trop , au contraire ,
du moins en secret, et en exagérant sa part d'action dans l'affaire de
Denain. Il eu reste deux lettres, qui sont comme l'annonce de son mé-
moire de 1 734 , et il eût mieux valu pour sa gloire qu'il ne les eût pas
écrites.
Ch. GIRAUD.
(La suite à un prochain cahier,)
120 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
Les Mibabea u , nouvelles études sur la Société française au x vin' siècle ,
par Louis de Loménîe, de TAcadémie française, 2 vol. in-8°. —
Paris, Dentu, éditeur.
DEOXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
A mesure que Ton avance dans Tétude de cet ouvrage, lestime s ac-
croît pour lautcur et les critiques s*alténuent. On sent mieux le prix de
cet immense labeur et de ce souci du délail, qui paraît excessif aux lec-
teurs pressés d*arriver au but. Laissons les impatients et les difficiles se
plaindre de la lenteur du récit ou de la confusion apparente du plan.
Que la composition laisse à désirer, que les proportions ne soient guère
observées, on ne le nie pas. Mais il faut montrer les compensa-
tions. Quelle érudition exacte et sûre! Que de recherches utiles sur
loriginc et la filiation des idées, les relations des hommes et des partis,
les influences subies, les phases successives et parfois contradictoires de
Topinion, l'état des esprits et fhistoire des mœurs ! C est toute une épo-
que gravitant autour d*une famille. On se console du temps employé à
éclaircir tant de choses obscures et secondaires, quand de chacun de
ces détails un rayon doit rejaillir sur des figures historiques telles que
Mirabeau. On ne peut se soustraire à fintérêt étrange et continu de cette
histoire à travers ces deux générations, où se montrent, dans une di-
versité quelque peu discordante, des génies inachevés, des caractères
excentriques, mais puissants, des commencements en toute chose,
ébauches de grandes ambitions et de grandes destinées qui avortent,
où se joue je ne sais quel démon familier et malin qui arrête TeBort en
deçà du but, parfois même le porte au delà, trop loin ou à côté, jamais
au but même, toujours inaccessible et manqué. Il semble quil soit ré-
servé à un autre, au vrai grand homme de la famille, de l'atteindre.
Et même peut-on dire que le dernier Mirabeau Tait réellement atteint
et qu*il ait rempli sa destinée, telle quil la concevait? Chez lui aussi, à
travers Torageux éclat de sa courte vie , se marquera ce quelque chose
d'incomplet et de violent, qui décidément paraît être le trait de
cette famille tragique. Personne n'a mieux défini la race tout en-
tière que le marquis se peignant lui-même dans une lettre à M"^ de
' Voir le premier article dans le cahier de janvier 1879.
LES MIRABEAU. 121
Rochefort : u Les impulsions de mon esprit et de mon caractère sont si
« rapides, que Tune couvre Fautre et semble lanéantir; mais le roulis des
ce vagues la ramène , et Téquilibre même n est chez moi que Tébranlement
« des chocs opposés. »
La renommée du marquis de Mirabeau suivit les mêmes fluctuations
que son esprit; elle a subi , pendant sa vie et après sa mort, les vicissi-
tudes les plus contraires. Rien de plus éclatant que cette renommée
pendant un quart de siècle environ, à partir de la publication de ïAmi
des Hommes, en 1766. Vingt années environ se passent, pendant les-
quelles on voit cette réputation se maintenir et s accroître, saluée par le
public, par des princes souverains, par des rois, par Topinion, la vraie
souveraine de ce siècle, parJ.-J. Rousseau, enfin, écrivant au marquis;
à la date de 1767 : «J^admire votre grand et profond génie. . • Vos
<( ouvrages sont, avec deux Traités de Botaniqaey les seuls livres que j^aie
«apportés avec moi, en Angleterre, dans ma malle.»
Gomment se fait-il que la fortune ait eu de si cruels retours et que,
vers 1 780, ce fameux surnom, VAmi des Hommes^ naît plus qu^une si-
gnification d*ironie? On le jette à la tête du marquis de Mirabeau comme
le témoignage d'une contradiction flagrante et comme une injure mor-
telle. Li& contradiction, où est-elle? Cest celle que Ton crut saisir
entre la sensibilité toute théorique affichée par fauteur, et les violences
de son caractère et de sa conduite, tant que dura la lutte avec sa fa-
mille. Quels que fussent ses griefs, fondés à beaucoup d'égards, il faut
bien dire que le marquis se donna toutes les apparences d*un Tartuffe
de philanthropie, le jour où, traduit devant le public par la marquise et
son fils comme le bourreau de sa famille, refusant de s*expliquer nette-
ment sur ces griefs, aussi bien devant les tribunaux que devant Topinion
elle-même, il eut recours à cette mesure des emprisonnements arbi-
traires, quil avait si énergiquement blâmés. Il s excusait ainsi : « Puisque
u le tribunal de famille n existe plus, il nous faut recourir, pour châtier
u des enfants criminels, au despotisme barbare des lettres de cachet plu-
« tôt qu aux lentes formalités d'une aveugle et pédantesque justice ^ »
L*excuse sembla mauvaise, et nous verrons comment Topinion se ré-
volta tout d une pièce ; elle châtia le philosophe inconséquent qui avait
écrit que «la contrainte est le plus défectueux des ressorts de fauto-
«rité,» et qui s'en servit avec une sorte d'impudeur, dès qu'il crut y
voir engagé son intérêt personnel. Son impopularité égala en un jour sa
popularité passée, et l'expiation dépassa même la mesure. Son fils Mira-
^ Dans une lettre au bailli.
l
122 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
beau voulut plus tard , en vain , faire remonter le courant à la réputation
du marquis : il ny put réussir. La fatalité le condamna même, après sa
mort, à porter involontairement le dernier coup à ce père, dont il
avait pourtant demandé, dans son testament, à partager le tombeau.
C'est la publication posthume des Lettres de Vincennes qui devint funeste
à la mémoire du marquis de Mirabeau , en répandant partout les in-
vectives avec le fiel d'une colère depuis longtemps évanouie, et remet-
tant sous les yeux du public une histoire de famille qui commençait à
être oubliée.
Ce n est que de nos jours que cette injustice a cessé. Alexis de
Tocqueville avait pris un goût vif pour ce réformateur trop négligé , dont
il étudia, la plume à la main, les principaux ouvrages, et qui repré-
sentait à ses yeux a l'invasion des idées démocratiques dans un esprit
« féodal. I) Appréciation fort semblable à celle par laquelle M. Victor Hugo
la caractérisé : « Un rare penseur qui était tout à la fois en avant et en
« arrière de son siècle. nM. Léonce de Lavergne, dansles Économistes fran-
çais da XVIII* siècle, reprenant la thèse de M. de Tocqueville, va jusqu'à
se demander quel sera le jugement définitif de l'avenir sur le père et
sur le fils, et si le philosophe, le philanthrope, le théoricien de Tordre
naturel et de l'harmonie universelle, ne tiendra pas autant de place dans
l'estime de la postérité que le puissant révolutionnaire de 1789. C'est,
on le voit, une réhabilitation en règle. Elle est en partie confirmée,
bien qu'avec de notables restrictions, dans l'étude de M. de Loménie.
Ce fut une suite de circonstances bizarres qui amenèrent le gentil-
homme provençal, arrogant, aventureux, à échanger contre une plume
répée dont il avait fait un apprentissage brillant, et à entreprendre, au
milieu et au travers des plus graves di£Bcultés de famille , le métier de
chevalier errant de la philanthropie, a combattant les préjugés, pourfen-
adant les abus, prenant en main la cause des faibles contre les forts, et
«ajoutant bravement, dans un mémoire inédit, à son titre. d'ilmi des
« hommes, ce titre encore plus expressif : le Syndic des pauvres. » Rien ne
fit pressentir d'abord que tel dût être un jour le genre de notoriété
qui l'attendait. Né le li octobre 171 5, nous pouvons le suivre pendant
toute la première période de sa jeunesse à l'aide de la curieuse biogra-
phie du marquis Jean-Antoine (publiée, à tort, sous le nom de MiiM-
beau) et dans les fragments retrouvés de son journal de jeune homme.
Les études étaient courtes alors, quand Tintérét des familles l'exigeait :
le cadet, le futur bailli, fut enrôlé dans la marine à douze ans et demi,
tandis que l'aîné était envoyé, à l'âge de treize ans, au régiment de
Duras. Quelque temps après, le jeune enseigne, détaché de son régi-
J
LES MIRABEAU. J23
ment , fut placé à Paris dans un de ces établissements qu'on appelait
des académies, où les gentilshommes se perfectionnaient dans tous
les exercices physiques propres à former un militaire. Dans ce séjour à
Paris, i! mena grand train, grand bruit, plus dune fois jusqu au scan-
dale. oUn Provençal déniaisé et vif, disait-il, est bientôt le patron sur
«le pavé de Paris. » Il s était fait chef d'une troupe déjeunes gens qui
ne valaient pas la corde pour les pendre. Le tout se termina par ime
passion folle pour une jeune actrice qui devint plus tard célèbre sous
le nom de Dangeville. Le père, le terrible marquis Jean-Antoine, averti
h temps, coupa court au roman en faisant partir Tamoureux pour
Besançon et le renvoyant à ce même régiment de Duras où il venait
d'obtenir pour lui une compagnie. Quelque temps se passe, et, après la
courte guerre de lySA, nous voyons le jeune officier revenir, en assez
piteux état, de Trêves à Paris, où il sollicite l'achat d'un régiment. U
ne réussit pas dans sa demande et n obtint qu'une jolie réponse, fort
inattendue, de Barjac, le valet de chambre favori du tout-puissant
cardinal Fleury. Comme il faisait offi^ir à Barjac un cadeau de 10,000
livres pour faire aboutir ses démarches jusqu'alors inutiles : icCela nest
41 pas de mon district , répondit le digne homme , sans doute froissé par
a quelque manque de convenance dans l'offre : si je prenais l'argent de
• Monsieur, je le volerais : ou bien il doit avoir un régiment, et je n'y
« ferais rien , ou son tour n'est pas venu , et son argent serait inutile. »
Barjac devenu Gaton, c'était le monde renversé. On en rit beaucoup,
mais on n'obtint rien, et le jeune capitaine retourna quelque temps
après tenir garnison à Bordeaux , où il eut la bonne fortune de se lier
avec Montesquieu, qui n'avait, à cette époque ( 1 789) , publié que les
Lettres persanes et les Considérations sar la grandeur et la décadence des
Romains, A en croire le marquis de Mirabeau, la conversation entre ces
deux obstinés tournait souvent à la dispute. <(Un jour, raconte4-ii,
«que nous criions en vrais Méridionaux, Montesquieu me dit avec
«son accent gascon : «Que dé génie, dans cette tê té-là, etqueldom-
« mage qu'on n'en puisse tirer que dé la fougue ! »
Sa plus intime et sa plus belle liaison d'amitié, dans ces années de
jeunesse que Goethe aurait appelées ses années d'apprentissage, fu( avec
Vauvenargues , alors capitaine au régiment du Roi; il nous en reste un
précieux témoignage dans la correspondance que M. Gabriel Lucas de
Montigny avait trouvée dans ses papiers de famille , et qu'il transnût à
M. Gilbert pour l'édition des oeuvres complètes de Vauvenargues,
publiées en 1887. Dès la première lettre, le talent de lobseryat^Mr
se révèle par des traits délicats : «Vous, mon cher Mirabeau, yous
16.
124 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
((êtes ardent, bilieux, plus agité, plus superbe, plus inégal que la mer,
((et souverainement avide de plaisir, de science et de bonheur. Moi je
c(suis faible, inquiet, farouche, sans goût pour les biens communs,
((Opiniâtre, singulier et tout ce quil vous plaira.» Le jeune Mirabeau
ne se trompe pas sur cette faiblesse inquiète et farouche de son ami,
qui n'est au fond qu'une ardeur défiante d'elle-même, privée des moyens
d'action, des dons de la fortune, de la santé, condamnée à une mélan-
colique et fatigante inaction où elle se dévore sans flamme. C'est le
mérite du futur ami des hommes d'avoir deviné le génie secret qui s'agi-
tait, qui fermentait sous cet orgueilleux découragement, et d'avoir tout
feit pour rendre à Vauvenargues la force de croire en lui-même et d'agir.
Son style incorrect et tourmenté ne vaut pas, à coup sûr, celui de son
ami, déjà formé, souple et teint de fines nuances. Mais, s'il écrit mal, la
pensée ne manque pas de pénétration ni le sentiment de justesse , et l'au-
dace, le goût de l'action y débordent. Il répète sans relâche à son ami :
((Quelqu'un qui pense et s'exprime comme vous, mon cher Vauve-
(( nargues, n'est pas pardonnable de n'avoir aucune ambition . . . Vous
(( êtes injuste envers vous , si vous doutez de votre génie; travaillez pour
«le public.» Et ici, la merveilleuse jactance du Provençal reparait:
((Des gens du meilleur goût ayant lu vos lettres, je les ai entendus s'é-
(( crier, quand je leur ai dit que vous n'aviez pas vingt-cinq ans: uAh !
(( Dieu ! quels hommes produit cette Provence ! n Avec une sollicitude
touchante, infatigable, il pousse Vauvenargues à oser, il le presse, il
lui conseille de se fixer un but digne de lui, de ne pas dépenser tout ce
talent ignoré dans de simples lettres « en se laissant, dit-il, arracher à
d lui-même en détail. » Vauvenargues hésite d'abord ; il désire et il craint;
ce mélange de sentiments contraires trouve une expression charmante,
presque pathétique: «Vous ne sentez pas vos louanges, mon cher Mi-
((rabeau, répond-il; vous ne savez pas la force qu'elles ont; vous me
a perdez. Épargnez-moi, je vous le demande à genoux!» Mais déjà il
sent qu'il va céder, il cède ; pour la première fois il a eu la vision con-
fuse, anticipée c de ces premiers regards de la gloire, plus doux que les
V premiers feux de l'aurore; » et ce n'est pas une des moindres singula-
rités de la destinée du marquis de Mirabeau que d'avoir éveillé dans
une jeune âme, passionnée et craintive, cette ambition ravissante de
l'esprit qui devait le consoler de tant de privations, d'infirmités et de
disgrâces, et assurer l'avenir de son nom à ce pauvre officier sanff for-
tune, destiné a mourir si jeune, mais â mourir immortel, grâce petit-
êtreâ un ami dévoué.
Tandis que Vauvenargues; dans sa pauvre chambre de garnison , écri-
LES MIRABEAU. 125
vait des pages délicates sur Tanaour, qu'il ne devait connaître que dans
ses rêveries [Alceste ou YAmoar ingénu), les lettres de son ami, bril-
lant, hardi, médiocrement délicat, maître de sa fortune depuis la mort
de son père en lySy, libre de ses actions, arrivaient surchargées de
confidences brûlantes ou ironiques sur les fantaisies et les passions qui
se remplaçaient avec une étrange rapidité dans un cœur aussi mobile.
Le tableau dune vie pareille, en contraste avec celle du jeune médi-
tatif, ne laissait pas de le troubler dans sa retraite. Vauvenargues s irri-
tait parfois de ce contraste, et ce fut, sans doute, un jour qu il avait reçu
de son ami quelque récit d^une bonne fortune, quil écrivait cette
pensée dont Taccent est si amer : « Les femmes n^estiment dans un
«homme que Teffronterie. » Et quels regrets toujours vifs, toujours pré-
sents, de sa timidité, de sa pauvreté et de sa laideur! Que de mélan-
colie dans cette lettre : «Je hais le jeu comme la fièvre et le commerce
«des femmes comme je nose pas dire; celles qui pourraient me tou-
u cher ne voudraient pas seulement jeter un regard sur moi. Je ne sais
u s*il vous souvient de m*avoir vu en compagnie ? Je voudrais quelque-
« fois avoir un bras de moins, vous comprenez bien pourquoi. » Un bras
|)erdu à la guerre , il espère que cela attirerait sur lui un regard ému et
noble qui serait sa récompense. Il porte une secrète envie à son ami. Il
écrit douloureusement : «Sans les passions, la vie ressemble bien à la
«mort. » Mais, au fond, il sait bon gré au marquis de Mirabeau de sa
franchise. Le jeune marquis mène de front toutes les passions à la fois,
relies de l'amour et celles de Tambition; il les proclame bien haut : il
veut dominer à tout prix : «Je vous suis très obligé, répond Vauve-
tt nargues, de la manière naïve dont vous pariez sur Tenvie de primer;
«il me semble quon devrait toujours penser tout haut lorsque Ton
«parle à ses amis; ce style met de Tintérét à tout, mais le mensonge
« et la contrainte n'ont que des paroles glacées. J'adore la sincérité ; si
«les hommes voulaient bien entrer dans*ce sentiment, il y en aurait
« peu d'ennuyeux, et leur coiàmerce ne serait pas aussi fade. »
On aime à croire que c'est au contact de cet esprit si fin, si ingé-
nieux, si naturellement fait pour les travaux délicats de la pensée, que
le marquis de Mirabeau, impatient de toute supériorité et de toute re-
nommée, sentit lui aussi s'éveiller à son tour l'ambition de l'esprit et
pensa sérieusement à «s'ouvrir une carrière, comme il le dit, dans la
m république des lettres. » Jusque-là il semblait n'avoir eu d'autre voca-
tion que celle des armes. Avant tout, il est ambitieux et il le déclare,
mais c'est par la gueiire qu'il voulait s'illoatter; les occaiicfos de la gloire
ne viennent pas, et, bien qu'il ait pris part à plusieura campagnes, no*
126 JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
tamment à la guerre de Bavière en 174^1 , il estime que, upour arriver
« à un nom, à être quelqu un, il faut être dans un poste. 0 Or, je ne sais
par quel maligne fortune, il n arrive pas même à être colonel, et, de
dépit ou de dégoût, il se retire en 17/1 3 avec le simple grade de capi-
taine. G*est sur d^autres objets que sa fièvre d'ambition dut se porter.
Déjà , à travers les folies de sa vie de garnison , depuis qu'il avait connu
Vauvenargues, le démon littéraire Ta vait tenté sous les formes les plus
diverses. Prose et vers, tout lui était bon : son trop facile génie s essayait
k tout, avec un grand contentement de lui-même. Il était fier d'avoir
composé une tragédie sans amour, qui n avait quun défaut, celle de
nêtre ni jouable ni jouée. Il écrivait un poème en plusieurs chants sur
ïArt de la guerre ^ et, comme il ne doute de rien, à peine a-t-il mis une
{dume entre ses doigts quil songe à TÂcadémie. Il avait vingt-quatre
ans à peine et n avait encore rien publié. N'importe ; il était Provençal ,
il était marquis, il s'appelait Mirabeau, enfin il daignait écrire. Où ne
pouvait-il pas prétendre? «Ce n'est plus le temps, dit-il à Vauvenargues
«émerveillé, où un homme de qualité rougit des talents que lui peut
• disputer un homme de rien ; et, sans entrer dans les détails, TÂcadémie
É n'est presque composée que de gens du bon ordre, et sous le nom
«desquels il a paru plusieurs ouvrages. Vous croirez que j'en parle en
«homme intéressé, quand je vous aurai dit que je suis prêt à êti*e dans
«ce cas ; mais non : je me suis dit ces choses-là à moi-même avant de
«j^endre ma résolution.»
En attendant que l'Académie ouvre ses portes, il s'essaye en divers
genres ; il se fait une sorte de réputation dans quelques coteries de
belles dames et de beaux esprits par son talent à écrire des portraits
satiriques; il tourne d'agréables petits vers dans le Voyage da Languedoc
et de Provence, de Lefranc de Pompignan et de l'abbé de Monville, une
imitation du Voyage de Chapelle et de Bachaumont. Mais bientôt, dans
sa correspondance avec Vautenargues, on voit poindre ce qui va de-
venir l'objet de ses préoccupations, l'idée fixe des réformes politiques
et sociales, l'économie agricole, la statistique : «J'adresse de tout oôté
«autour de moi des questions qui puissent me servir à la connaissance
«de l'agriculture dont je fais maintenant une étude. — Et oùavez-vous
«pris, me direz-yous, ce goût nouveau: pour l'agriculture? C'est que je
« sens qu'un philosophe doit finir par là. n. Le but de sa vie intellectuelle
se dégage à travers bien des tentations diverses et des aventures d'esprit;
il va marcher à grands pas dans cette voie nouvelle de recherches, qui
s*oavre devant lui et qui l'attire par ses perspectives illimitées. Dans
fintervalle des questions qu'il avait adressées autour de lui sur les in-
LES MIRABEAU. 127
térêts de ragricuiture, et des réponses qui lui arrivent et quil classe
avec soin, il se marie et complète sa vie, si cela peut s appeler
ainsi, quand il s'agit dune telle femme et dun tel mariage. H pouvait
choisir, et quel choix il fit ! Suffisamment riche du fonds paternel,
bien que ce fonds fût grevé d'assez lourdes charges pour la pension
de sa mère et celle de ses deux frères, fort agréable de sa personne,
avec un nom honorablement connu en Provence, quoiqu'il en exa-
gérât l'illustration, il faillit épouser une Glandevès, appartenant à une
ancienne famille de Provence, déjà alliée à la sienne : peut-être eût-il
trouvé là le bonheur; tout était près de se conclure; tout manqua,
et par sa faute, et combien terrible fut l'expiation! Je veux parler de
cette autre union, contractée avec une insigne étourderie, dans la-
quelle devaient se rencontrer toutes les hontes et toutes les fureurs qui
peuvent faire d'une vie un enfer. Sans doute il y eut de la fatalité dans
ce mariage; il faut être un privilégié du sort pour rencontrer un as-
semblage de vice et de folie aussi complet que l'était et surtout le de-
vint M^'* de Vassan; mais, quand on a étudié de près les détails fournb
par M. de Loménie sur ce mariage et sur les conditions dans lesquelles
il se conclut, sur le caractère d'un marché, qu'il eut tout d'abord, et
plus tard sur l'administration insensée de la fortune commune par le
plus chimérique des esprits, on est bien obligé de conclure, avec le sa^
Tant biographe, que le marquis fut, pour une grande part, l'artisan des
afflictions et des tracas qui accablèrent sa vie : l'activité fiévreuse d'un
esprit exubérant et mal réglé devint une cause permanente de malheur
et finalement de ruine.
Ce que nous retiendrons de cette partie de l'xBuvre de M. de Loménie,
c'est l'étude de l'utopiste à la fin du xvni*' siècle : utopiste dans ses
propres aifaires, dans la direction de sa famille, il ne faut pas s'étonner
qu'à le soit ailleurs. Plus qu'aucun autre homme de son siècle, nous le
voyons, degré par degré, envahi par la chimère, enti^suné chaque jour, à
chaque heure, par le besoin de tracer sur le papier des plans de gou-
vernement doués de la vertu infaillible a de rendre les sociétés paisibles
«et prospères et les hommes raisonnables et vertueux.» Cette passion
se déclara de bonne heure chez lui : à l'âge de trente-deux ans, dans
ses promenades au Luxembourg avec son frère, il se disait en possession
«de douze principes, qui, établis en douze lignes, corrigeraient tous
aies abus de la société et feraient renaître l'âge de Salomon. » Beaucoup
plus tard , quand il était un des hommes les plus malheureux et les
plus tourmentés de son temps, quand les discordes de sa famille étaient
devenues la fable publique et qu'il succombait sous le poids des em-
128 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
barras de tout genre que lui imposait cette suite ininterrompue de
procès ruineux, gagnés ou perdus, toutes ces infortunes (on nous le
dit et on nous le prouve) étaient pour lui une continuelle excitation à
se dédommager de son inhabileté dans le gouvernement de sa maison,
en se livrant délicieusement au bonheur fictif de régler avec sa plume les
destinées du genre humain.
Les témoignages abondent pour montrer que, dans celte production
effrénée de Mémoires et de plans de réforme, c^était moins lamour-
propre littéraire qui était en jeu, bien que le marquis fût loin d'être
insensible aux jouissances de ce genre, que la passion réformatrice et
créatrice de systèmes. Lorsque, après quelques années de célébrité écla-
tante, TAmi des hommes fut tombé dans le plus profond discrédit, au
point de ne plus trouver en France de libraires ni de lecteurs, sa con-
fiance dans Tutilitc de ses travaux ne fut pas un instant ébranlée ; il fai-
sait imprimer ses derniers écrits à Tétranger par les soins de quelque
disciple fidèle, sans vouloir même être désigné par son fameux pseu-
donyme : a Ce qui m'importe de mes ouvrages, écrivait-il le i k octobre
» 1778, cestquils soient lus, parce quil se trouve toujours quelqu'un
(( qui en profite; h cela près, qu'on les croie du Pape ou du Grand Turc,
(( cela m'est égal. Je sais fort bien le peu qu'ils valent par la forme et par
uThabit, et, par ma foi, je le donnerais en quatre à tout autre, tiraillé
«comme moi par un million de tracas, vexé et tourmenté en gros et
a dans tous les détails, de faire mieux et avec plus de soin et de suite ^ »
Voilà le trait de l'utopiste. Neuf ans après, à Tâge de soixante-douze
ans, voici ce qu'il écrivait à ce même marquis de Lango, son disciple
et son représentant à l'étranger : a Vous me faites plaisir en me disant
cque je puis encore opérer du cerveau Je suis tellement enlacé
«d'affaires incroyables, uniques peut-être au monde dans leur espèce et
«leur contre-temps, que, travaillant sans cesse ou du poignet ou de la
«patience, quand la tête me pèse trop, je ne puis y faire diversion
uet reprendre des forces, comme l'Ântée de la fable, qu'en touchant
«terre et griffonnant sur quelque feuille volante des détails de ma
« chose. » On voit qu'en vieillissant le marquis n'était pas devenu meil-
leur écrivain. Son style était resté toujours aussi bizarre, avec plus
dlncorrection encore et de négligence ; mais on est touché, malgré tout,
de cette fidélité à ce qu'il appelle sa chose, et qui est précisément sa
science, son système, devenu son unique appui, tout son bien et sa
consolation.
' T. I , p. 483 et suivantes.
LES MIRABEAU. 129
H est reslé, à travers quarante années, le plus terrible et le plus infa-
tigable improvisateur de son siècle. Il faut le courage, rhéroïsme de
M. de Loménie pour avoir fait le dépouillement de cet amas d'écrits.
Qu'on pense à cette véritable encyclopédie, qu'on a justement nommée
X Apocalypse de VÈconomie politique, depuis les cinq volumes de YAmi
des Hommes , publié en 1766, jusqu'aux quatre tomes des Entretiens d'un
jeune prince avec son gouverneur, publiés en lySS, et, dans l'intervalle
de ces deux dates, la Théorie de l Impôt [ij 60), la Philosophie rarale , en
collaboration avec Quesnay (1764), les Economiques (1769), \es Lettres
économiques (1770), la Science ou les Droits et les Devoirs de l'Homme
(1774), Lettres sur la législation, ou Y Ordre légal dépravé, rétabli et
perpétué (1775), sans compter les innombrables manuscrits, laissés sur
le rivage par cette fécondité torrentielle, et que le marquis n*a pas
eu le temps ou le moyen de jeter dans la publicité. Nous ne pouvons
suivre M. de Loménie sur la piste de sa longue et consciencieuse ana~
iyse. Mais nous devons au moins indiquer le programme qu'il s'est
imposé et qu'il a rempli avec une scrupuleuse exactitude. Il a voulu
tracer le tableau des modifications successives qua subies cet esprit,
singulièrement mais fortement organisé , réformateur d'abord féodal et
philanthrope, puis libéral et décentralisateur, rattachant tout à la pros-
périté de l'agriculture et au rétablissement des Etats provinciaux , ensuite
économiste physiocrate, à la fois monarchiste et démocrate sans être
égaiitaire, à moitié socialiste par son antipathie pour les marchands
d'argent et les rentiers, et en même temps très conservateur par son
culte pour la propriété foncière. M. de Loménie arrive à caractériser
fortement , avec des touches et des retouches successives , le rôle
éphémère, mais éclatant, que le marquis de Mirabeau a rempli dans les
controverses économiques et sociales qui ont précédé la Révolution.
Figure originale, singulier mélange de sagacité et d'exaltation, esprit
enthousiaste et positif, sincère, «il est peut-être celui qui, au milieu
« des illusions optimistes des uns et de la frivolité insouciante des
o autres, a été le plus constamment tenu en éveil par la prévision d'une
«grande crise sociale imminente, prévision qu'il exprime dans le lan-
ttgage qui est le sien, en disant : que le colin-maillard^ poussé trop
o loin , finira par la culbute générale. «
Pour donner la mesure du travail de M. de Loménie, nous dirons
que plus de quatre cents pages sont consacrées à Tétude des œuvres du
marquis, et spécialement à l'analyse de ÏAnU des Hommes, k l'histoire
des relations du marquis avec le docteur Quesnay, médecin de ma-
dame de Pompadour, auteur, lui aussi, d*un sytème complet du bonheur
130 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
public, à Técole quils fondèrent ensemble, aux controverses que sou-
leva leur doctrine, aux persécutions et aux vicissitudes de tout genre
quelle dut subir. A lui seul Texposé de la doctrine physiocratique
mériterait un examen approfondi. On na jamais poussé si avant, avec
une critique si exacte et si pénétrante, l'analyse des principes de cette
doctrine, dont s inspire à certains égards Turgot, dans son rapide
passage au ministère, et qui contiennent en germe quelques-unes des
conquêtes les plus solides et les plus incontestées de la Révolution.
Cette analyse s'anime et se colore des teintes vives qu'y répandent de
nombreux extraits de la correspondance des deux frères, le marquis et
le bailli, dans laquelle se marquent, à chaque page, la préoccupation
ardente et commune de tout ce qui touche à l'avenir de leur pays, le
souci des intérêts généraux, persistant à travers les plus graves em-
barras domestiques. L'un, d'abord aristocrate pur, s'éloigne peu à peu
de son point de départ et se laisse entraîner à la dérive vers les idées
démocratiques par la logique impétueuse qui fait bouillonner son cer-
veau. L'autre reste «un patricien féodal; il s'est fait de la féodalité un
(c idéal embelli par l'esprit de justice et d'humanité dont il est lui-même
«animé ; il accepte, dans les opinions de son frère aîné, tout ce qui
«peut se concilier avec les dispositions de son cœur naturellement phi-
« lanthropique , mais il résiste énergiquement à tout ce qui contrarie une
« conviction très arrêtée chez lui : à savoir qu une société ne peut vivre
«sans une société aristocratique, et que, si fesprit d*insubordination et
« d'égalité dans la confusion ne s'arrête pas , la France est menacée de
«périr dans des crises alternatives de despotisme et de répablicisme
ii{sic),)) C'est une sorte de lord anglais, réformateur, mais ennemi des
révolutions.
Il faut bien dire un mot, en finissant, de la partie dramatique de cet
ouvrage, où l'on peut étudier à loisir ce que peut être un mauvais mé-
nage soas t ancien régime ^ dans la confusion des lois, qui n'avait trop sou-
vent pour remède que l'arbitraire. Ici, M. de Loménie, changeant de
sujet sans changer de rôle ni de talent, s'attache à élucider cette cause
trop fameuse, obscurcie et brouillée à dessein, comme le ferait le
juge d'instruction le plus patient et le plus perspicace, épuisant les té-
moignages contradictoires , s'efforçant de dégager la vérité à travers tous
les excès de la partialité et les mensonges le plus savamment organi-
sés. Il n'hésite pas à donner tort, sur bien des points graves, au marquis;
mais il faut avouer que la marquise sort de cette longue enquête, acca-
blée et déshonorée à jamais. On ne connaissait guère cette déplorable
figure que par un résumé de quelques lignes que lui consacre M. Lucas
LES MIRABEAU. 131
de Montigny dans les Mémoires de Mirabeau, ou encore par les Lettres
de Vincennes. Mais ces lettres, on le sait, furent écrites à une époque
où Mirabeau est engagé à fond dans le parti de sa mère , qu'il a intérêt
alors à faire passer pour une victime; il y resta jusquau jour où des
refus d*argent à des demandes réitérées le rangèrent parmi ses plus
implacables adversaires.
M. de Loménie a trouvé des lettres du marquis, décrivant de son
style enragé le supplice qu'il a supporté pendant les dix-neuf ou vingt
années que dura la cohabitation entre les deux époux. Une surtout
est étonnante; c'est celle que le père adresse, à la date de 1776, à sa
fille, M™* du Saillant, comme une sorte d'avis paternel «pour la pré-
tt munir, dit-il, contre toute ressemblance à ce côté-là.» Il décrit, avec
des détails à faire frémir, « les mœurs, manières, tics, habitudes et pro-
«gressions de déchéance» de la malheureuse femme, résultant et d'une
nature gâtée, et «de l'impudente et pestilentielle éducation qu'elle
«avait reçue. » Et plus tard, résumant les souvenirs de sa vie conjugale,
il arrive à celte expression définitive : «Les vingt ans que j'ai passés avec
«cette femme ont été vingt ans de colique néphrétique.» On peut
toutefois supposer que ces impressions du passé, retracées en 1783,
portent le reflet des hontes et des haines du présent, et que la peinture
est poussée au noir. Car enfin, pendant ces vingt années, il était né
onze enfants, ce qui n'est pas absolument compatible avec Thorreur
manifestée plus tard. Et puis n'oublions pas que le style du marquis
n'est guère, quand il parle de sa femme, qu'une invective prolongée,
rbyperbole delà fureiu*. Un témoin, plus digne de foi, cest le bailli;
nous connaissons sa loyauté, et il est d'ailleurs dans des conditions
d'impartialité meilleures, n'étant pas le mari. Son témoignage, il faut
bien le dire, est écrasant. Pendant tout le temps que dure la correspon-
dance entre les deux frères, même dans les premières années de cette
déplorable union, le bailli reste convaincu que la source de tous les
malheurs de la famille est dans le caractère de la marquise. 11 ne cesse
de développer cette belle et juste pensée, à savoir que la femme qui ne
crée pas le foyer domestique, le détruit: uOr, dit-il au marquis, depuis
«la création du monde, on ne vit pas une femme de l'espèce de celle
« que Dieu t'a donnée. » Et ailleurs : « C'est la femme qui réunit au
«plus haut point tous les vices et tous les défauts des deux sexes, sans
« aucune de leurs qualités. »
Ce qui ressort de ce long exposé, cest qu'il y eut trois périodes dis-
tinctes dans Ihistoire de ce mauvais ménage, mais que, dans les pre-
mières années du mariage, rien n'annonçait chez les deux époux la
132 JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
haine féroce qui devait cclater un jour entre eux. Bien qu elle mani-
festât déjà un caractère tracassier, turbulent, intempérant, M"* de
Vassan trouva d'abord dans son mari un juge indulgent plus que sé-
vère. Mais les affaires d'intérêt eurent bientôt brouillé ses parents avec
leur gendre, homme à projets, et h projets malheureux dans l'adminis-
tration de ses biens et de la dot de sa femme, et qui d ailleurs, ayant
cru faire une bonne affaire, un marché dans celte union avec une héri-
tière qui passait pour riche, se trouva volé, et en conçut tout d abord
une mauvaise humeur que diverses circonstances exaspérèrent de plus
en plus. Treize ans se passent sans esclandre; c'est vers lySô que
l'incompatibilité absolue des caractères se déclare : disputes d'intérêt,
puis un genre d'obsession de plus en plus déplaisant, parait-il, au
mari, une séparation intime, mais non à l'amiable, invoquée plus
tard, dans les mémoires judiciaires de la marquise, comme une preuve
des mauvais procédés de l'époux; enfin, il faut bien le dire, des diver-
sions cherchées et trouvées par le marquis hors de son foyer, mais
payées secrètement, comme on le sut plus tard, de la même monnaie
par la marquise. C'est la période aiguë, qui se termine en 1762, au
moment où le marquis trouve une bonne occasion de décider sa femme
à se rendre en Limousin, sous le prétexte d'une maladie, auprès de
M"* de X'assan , bien résolu à ne plus la laisser rentrer chez lui. Ce qui
se fit, mais après quels éclats et au prix de quels scandales I Depuis lors,
ce fut la guerre d'abord modérée, puis à outrance : prison, couvent, let-
tres de cachet , compromis , signés et déchirés , procès , sentences , contre-
sentences, tout se succède dans une mêlée furieuse. Il faut la patience
et le don particulier de M. de Loménie pour analyser chaque épisode de
cet horrible combat, où successivement toute la famille est engagée. La
neutralité même devient impossible aux cinq enfants, chacun d'eux ne
vivant bien avec son père qu'à la condition d'être détesté par sa mère et
réciproquement. Le rôle de conciliateur était difficile avec de pareils
caractères. «Ma mère, écrit Mirabeau à un ami, en 1779» a déchaîné
«sur moi un pistolet, de fureur d'un mot de conciliation que je lui lâ>
uchai, il y a huit ans. n Heureusement le pistolet fit long feu; mais le
fait est significatif.
Il arrive un jour que presque toute la famille est liguée contre son
chef. En 1777, Y Ami des hommes a pour adversaires acharnés non seu-
lement sa femme, mais sa troisième fille. M"" de Cabris, et son fils aîné,
tous trois engagés contre lui dans une guerre à mort, où ils ne reculent
devant aucun moyen, pas même celui des diffamations les plus odieuses,
répandues en feuilles imprimées, à cette fin d'arracher au chef delà fa-
LES MIRABEAU. 133
mille la jouissance des biens de la femme, que celle-ci promet à ses deux
alliés de partager avec eux. C'est une meute qui court après Ja curée.
La guerre des pamphlets amuse tout Paris aux dépens de cette famille
maudite. Tantôt c'est un mémoire abominable, où la marquise charge
le marquis d'accusations ridicules et atroces, en un style médico-grave-
leux; tantôt c'est un pamphlet que Mirabeau, le fils, fait imprimer à
Amsterdam, et qui, heureusement pour sa gloire, fut saisi en France
par la police. Il adresse quelques centaines de ce faclum à sa mère
avec celte recommandation naïve : oJe vous supplie de confier ces
tt exemplaires à quelque colporteur; car cela ne se débitera guère que
a sous le manteau, et il faut que cela le soit avec rapidité, ou cela serait
«contrefait sur-le-champ, et vous sentez bien que je veux retirer au
«moins mes frais ^ » Le marquis aveuglé, exaspéré par tant de coups à
la fois, punit, frappe, se venge comme il peut. Son fils, en enlevant
une femme mariée, va lui fournir une occasion , un prétexte avouable, de
le mettre pour quelque temps hors de combat, et, le jour même où
M. de Maurepas le débarrassait de sa femme, qui avait envahi de force
son hôtel, en la faisant enfermer au couvent de Saint-Michel, le mar-
quis apprenait que son fils aine, arrêté à Amsterdam le ili mai, pre-
nait la route du donjon de Vincennes, où il entrait le 7 juin et où il
devait rester quarante-deux mois.
Les incidents les plus comiques se mêlent à cette Iliade domestique.
Nous avons dit que la marquise de Mirabeau, pour provoquer son mari
et chercher dans des emportements prévus un motif décisif de sépara-
tion légale à son profit, avait un beau matin envahi l'hôtel de la rue de
Seine où il demeurait alors; le marquis, prévenu à temps de cette sin-
gulière invasion, craignant, pour toutes sortes de raisons, de se trouver
sous le même toit qu'elle, s'était échappé en toute hâte et réfugié dans
la rue de Tournon, chez son ami le duc de Nivernais, et de là, en lieu
sûr, il surveillait l'ennemi, qui s'était installé dans sa chambre à cou-
cher et dans son lit. Le marquis avait donné l'ordre à son concierge
de ne pas laisser entrer l'avocat de sa femme, un Delacroix quelconque,
signataire de mémoires fort injurieux. C'était précisément celui des
visiteurs que la marquise tenait le plus à recevoir. Elle était encore au
lit et se disait malade, lorsqu'il se présenta. Le Suisse l'ayant écon-
duit, non sans peine, la marquise entend le bruit de la dispute, recon-
naît les voix, se jette à bas du lit, prend à peine le temps de passer un
jupon, se précipite dans l'escalier, traverse la cour jambes nues, à six
* T. I. p. 59a.
134 JOURNAL DES SAVANTS. — FEVRIER 1879.
heures du soir, et arrive jusquà la porte pour empêcher quelle ne se
ferme sur l'avocat. Le Suisse insiste, un rassemblement se forme
dans la rue; la marquise, en ce plaisant déshabillé, interpelle les pas-
sants, invoque leur assistance; la foule, qui aime à voir partout des
viclimes, s émeut et se prépare à envahir la cour. El, comme la mar-
quise se cramponne à la porte, le concierge la prend à bras-le-corps et
la rejette malgré ses cris, dans la cour, pendant que la porte se referme.
Elle court à la loge du Suisse, ouvre la fenêtre et de là, apostrophant
la foule, l'appelle à son secours, déclare quelle veut sortir, qu'on la
mène chez un notaire pour y faire son testament. Mais les domes-
tiques, pendant ce temps-là, luttaient contre cette énergumène, et ce
n est qu'à moitié morte de fatigue qu'on la ramène dans sa chambre et
dans son lil. Ce fut un beau jour pour le quartier. N est-ce pas là une
scène des Plaideurs ? Des épisodes pareils abondent dans ce livre et
achèvent la peinture de l'extravagante marquise.
Sa femme au couvent des dames de Saint-Michel, son fils à Vin-
cenncs, restait l'endiablée fille d'une telle mère, M"* de Cabris, et le
gendre, qui n'est pas désarmé. Tous deux agissent ferme : c'est ce que le
marquis appelle décupler son travail. Il ne s'arrête pas pour si peu. Il
entreprend de faire interdire le mari de M"* de Cabris en Provence et de
faire clore, par lettre de cachet, sa fille au couvent de Sisteron. Il y
réussit; mais c'est alors que le public se fâche définitivement : il n'y a
qu'un cri contre cet amateur insatiable des ordres du Roi, qui, grâce à
cette arme, s'était débarrassé de toute sa famille. L'Ami des hommes se
débat en vain : il est frappé moralement à mort, comme par un choc
en retour de cette arme dont il a tant abusé. En vain s'écrie-t-il : «Le
« public n'est point mon juge , et , tant que santé et volonté me dureront,
(fje serai Rhadamanthe, puisque Dieu m'y a condamné Au fait,
(tajoute-t-il, comme pour s'encourager lui-même, je voulais gagner mon
«procès, je l'ai gagné; je voulais faire clore ces folles, elles le sont; je
«voulais faire enfermer ce forcené, il l'est H y a quatre jours
(I que je rencontrais Montpezat, que je n'avais pas vu depuis vingt ans :
«Votre procès, me dit-il, avec madame la marquise, est-il fini? — Je
«l'ai gagné. — Et où est-elle? — Au couvent. — Et monsieur votre
«fils? — Au couvent. — Et madame votre fille de Provence? — Au
«couvent. — Vous avez donc entrepris de peupler les couvents? —
«Oui, monsieur, et, si vous étiez mon fils, il y a longtemps que vous y
« seriez. »
Le marquis se trompait sur un point grave: il avait gagné son procès
une première fois devant les juges; mais il l'avait perdu devant l'opinion
LES MIRABEAU. 135
publique, et l'opinion le lui fit perdre définitivement devant le Parle-
ment. L'impopularité de l'Ami des hommes agit visiblement sur ces nou-
veaux juges, et, au grand étonnement du marquis et de ses hommes
d'affaires, la séparation fut prononcée contre lui, le 18 mai 1 781, avec
tous les frais à sa charge, sans même que l'on eut égard à sa demande
d'une garantie en faveur des enfants, sans qu'on eût nommé un com-
missaire pour présider à la liquidation de la communauté; on laissait le
marquis livré « à toutes les revendications folles d'une femme furieuse
« et triomphante. » Il n'est pas douteux que l'opposition scandaleuse
des belles maximes de Y Ami des hommes contre l'arbitraire avec les
dix-sept ordres du roi, surpris par le marquis contre sa femme et ses
enfants, n'ait eu une grande part, avec la colère croissante de l'opinion
publique, dans cette sentence inattendue et définitive. Les magistrats,
gardiens de la loi, n'aimaient guère cet expédient des lettres de cachet,
qui substituait la volonté du roi à la justice ; ils le montrèrent dans cette
occasion, comme dans bien d'autres, et, après tout, ce fut à leur hon-
neur.
« Finalement, ils m'ont tué le 1 8 mai, » écrit le marquis à son frère,
et, en effet, il ne fit plus que languir jusqu'en 178g, où il mourut, à la
veille des événements qu'il avait en partie pressentis et préparés. Quant
à la marquise, quoique remise en possession de ses biens, dévorés d'a-
vance par les extravagances de sa vie entière et la fureur des emprunts,
elle végéta dans l'état le plus singulier d'opulence apparente et de sor-
dide misère, en proie à des troubles d'esprit qui prouvent que son
cerveau n'avait jamais été bien sain ; elle passa cpielques-unes des der-
nières années de sa vie à obséder ses fils et particulièrement le grand
orateur, son ancien complice, de protestations d'amitié et de demandes
d'argent; emprisonnée sous la Terreur, elle meurt le 28 brumaire an m
(novembre 1794), à Tâge de soixante-neuf ans, laissant une fortune de
six cent mille francs et des dettes pour plus d'un million; dernière liqui-
dation de vingt années de procès.
Telle fut la famille, vraiment extraordinaire, au milieu de laquelle
était né et a vécu Mirabeau, le grand Mirabeau, qui va maintenant
entrer sur la scène préparée avec un si grand soin par M. de Loménie,
et remplir de ses aventures et de ses scandales, de sa gloire et de son
génie, quelques années de ce siècle où finit un monde, où un autre
commence.
E. CARO.
136 JOURNAL DES SAVANTS. — FÉVRIER 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
M. Siiveslre de Sacy, membre de TAcadémie française, est décédé à Paris, le
i4 février 1879.
M. Saint-René Taillandier, de la même Académie, est décédé à Paris, le 28 février.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
Dans sa séance du 3 février 1879, i' Académie des sciences a élu M. Chrétien
Lalanne à la place d*académicien libre vacante par le décès de M. Bienaymé.
M. Paul Gervais, membre titulaire de la même Académie, est décédé a Paris,
le 10 février 1879.
^
TABLE.
P*fM.
Les derniers Tasmaniens. (2* article de M. A. de Quatrefages. ] 65
Les Mélodies grecques. ( 2* article de M. Ch. Lévéque. ) 82
La Mythologie des plantes. (Article de M. A. Maur)*.) 03
Louis XIV et le maréchal de Viilars. ( 1*' article de M. Ch. Giraud. ) 105
Les Mirabeau, (i* et dernier article de M. E. Caro.) 120
Noavelles littéraires 1 36
•> FIN DK LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
MARS 1879.
«.
Louis XIV et le maréchal de Villabs, après la bataille de Denain.
DEUXIÈME ARTICLE ^
La légende a donné des formes un peu théâtrales <\ ia magnanime
fermeté de Louis XIV en face des périls de cette mémorable campagne
de 171a.
On lit dans les manuels d'histoire du xviii* siècle et dans bon nombre
de livres du xix** que Villars, prenant congé du roi pour se rendre à
son commandement de Flandres, le roi lui aurait dit : «Vous voyez
«où nous en sommes, vaincre ou périr. Cherchez Tennemi et donnez
a bataille. » A quoi Villars aurait répondu : « Sire , c est votre dernier com-
« bat. » — (( N'importe , aurait répliqué le roi , si ia bataille est perdue , vous
«me récrirez à moi seul. Je monterai à cheval; je passerai par Paris,
«votre lettre à la main. Je connais les Français, je vous mènerai deux
«cent mille hommes et je m'ensevelirai avec eux sous les ruines de la
« monarchie, n
Les grandes pensées, comme les grandes actions, lorsqu'elles se pro-
duisent, ont d'ordinaire une forme plus simple, qui ne leur ôte rien
de leur héroïsme. La résolution de Louis XIV de ne pas sumvre à un
désastre est parfaitement vraie; mais la forme de son expression, dans
le dialogue avec Villars, a été arrangée par les historiographes, de
* Voir, pour le premier article, le cahier de février, p. io5.
18
138 JOURNAL DES SAVANTS — MARS 1879.
même que le passage du Saint-Bernard , par Napoléon , a été idéalisé
par un grand peintre sur une toile célèbre, aujourd'hui perdue.
Voici la vérité simple, et le texte en quelque sorte authentique de
Tentretien suprême de Louis XIV avec Villars, au moment du départ
de ce dernier pour la Flandre. Cette vérité n'amoindrit pas le noble et
malheureux monarque, mais elle est plus près de la nature, et, dans
sa réalité native, elle a plus de grandeur peut-être , et à coup sûr la scène
est plus touchante.
Quand Villars rendit visite au roi, il le trouva brisé par la douleur.
Aux calamités publiques , qui étaient immenses , avaient succédé les
infortunes privées, qui étaient non moins affligeantes. Monseigneur
était mort de la petite vérole à Meudon, le i4 avril 1711. Le 12 fé-
vrier 1713, la Dauphine, ci-devant duchesse de Bourgogne, était en-
levée, à Versailles, en quelques jours de la même maladie, dans sa
a 6* année; son époux, le Dauphin, ne lui avait survécu que de six
jours, à Marly, à Tâge de trente ans; Tainé des deux princes, leurs en-
fants, le duc de Bretagne, fut emporté quelques jours après, le 8 mars,
âgé de cinq ans; et le plus jeune, le duc d'Anjou, qui se nomma plus
tard Louis XV, unique rejeton delà branche royale française, fut aussi
en grand danger.
Lors donc qu'après ces tristes événements Villars fut introduit auprès
du roi, la fermeté du monarque, qui ne lui avait pas fait défaut jus-
qu'à ce moment, fit place à la sensibilité de Thomme accablé par le mal-
heur. Je laisse ici la parole à Villars lui-même :
«Le roi, dit-il, laissa échapper des larmes, et d'un ton pénétré qui
((m'attendrit : — ((Vous voyez mon état, monsieur le maréchal, il y a
tt peu d'exemples de ce qui m'arrive , et que l'on perde , dans la même
((Semaine, son petit-fils, sa petite belle-fille, et leurs fils, tous de très
a grande espérance, et très tendrement aimés. Dieu me punit , je l'ai bien
((mérité. Mais suspendons mes douleurs sur les malheurs domestiques,
« et voyons ce qui se peut faire pour prévenir ceux du royaume.
« La confiance que j'ai en vous est bien marquée, puisque je vous re-
tt mets les forces et le salut de l'État. Je connais votre zèle et la valeur de
âmes troupes; mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il ar-
(( rivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre
(( sentiment sur le parti que j'aurais à prendre pour ma personne? »
((A une question aussi grave et aussi imprévue, dit Villars, je de-
«meurai quelques instants dans le silence; sur quoi le roi reprenant la
« parole, me dit : ((Je ne suis pas étonné que vous ne me répondiez pas
« plus promptement , mais , en attendant que vous me disiez votre pensée ,
LOUIS XIV Eï LE MARÉCHAL DE VILLARS. 159
«je veux vous apprendre la mienne. )> — n Votre Majesté , répondis*je , me
u soulagera beaucoup. La matière mérite délibération, et il n est pas éton-
a nant qu on demande permission d y rêver. »
«Eh bien, reprit le roi, voici ce que je pense; vous me direz après
u cela votre sentiment.
a Je sais les raisonnements des courtisans; presque tous veulent que
«je me retire à Blois, et que je n attende pas que Tarmée ennemie s*ap-
u proche de Paris, ce qui lui serait possible, si la mienne était battue.
«Pour moi, je sais quuue armée comme la vôtre ne sera jamais dé-
u faite au point de ne pouvoir se retirer en bon nombre sur la Somme ;
«je connais cette rivière, elle est très difficile à passer, et il y a des places
tt qu'on peut rendre très fortes.
« Je compterais aller en personne à Saint-Quentin , y ramasser tout
tt ce que j'aurais de troupes, pour faire un dernier effort avec vous, et
«périr ensemble, ou sauver TËtat : Voilà comme je raisonne, dites-moi
a présentement votre sentiment, n
tf Certainement, répondit Villars, Votre Majesté m'a soulagé ; car un
« bon serviteur a quelque peine à conseiller à un grand roi de venir
• ainsi exposer sa personne. Cependant j'avoue que, connaissant l'amour
tt de Votre Majesté pour la gloire, je me serais décidé à lui dire que les
o partis les plus glorieux sont souvent les plus sages, et que je n'en
o vois pas de plus noble que celui auquel Votre Majesté est disposée.
«Mais j'espère que Dieu nous fera la grâce de n'avoir pas à subir de
«telles extrémités, et qu'il bénira enfin la justice et le bon droit de
« Votre Majesté. »
Tel parait avoir été le caractère et le texte de l'entretien de Villars
avec le roi, et, réduite à ces termes, la résolution de Louis XIV n'en est
pas moins admirable. La mémoire du monarque ne perd rien à la ver-
sion sincère de l'historien; l'ostentation dramatique y est seule sacri-
fiée; Villars remarque avec raison qu'à ce moment l'incertitude des né-
gociations entamées à Utrecht, avec T Angleterre, laissaient subsister
tous les périls.
On sait, en effet, que, nonobstant la paix d'Utrccht, qui fut rendue
plus facile et signée six mois après la bataille de Denain , il fallut con-
tinuer la guerre avec TEmpire, et que Villars ouvrit, en 1713, une
nouvelle campagne contre le prince Eugène , campagne qui fut marquée
par de brillants faits d'armes, tels que la prise de Landau et de Fri-
bourg. Après quoi l'empereur se résolut à traiter de la paix, laquelle
fut conclue en deux temps; d'abord le 7 mars 1714a Rastadt, après
des conférences dont les deux célèbres capitaines furent les négociateurs
18.
140 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
et les ministres plénipotentiaires ; et enfin à Bade , le i o septembre de
la même année, où la signature du traité définitif compléta les grandes
stipulations de droit public européen, arrêtées solennellement à Utrecht
quinze mois auparavant. L*esprit vif et chevaleresque d'Eugène et de
Villars donnè]>ent souvent à ces conférences une forme piquante, que
récole diplomatique du xvii* siècle n avait point connue, et dont les
mémoires du temps ont recueilli les anecdotes. Ainsi, un jour et dans
la chaleur dune discussion , le prince Eugène dit à Villars : « Je trouve,
a Monsieur le Maréchal , que depuis deux ans vous m*avez assez mal-
u traité. L*amitié qui est aujourd'hui entre nous ne m'empêche pas de
aie sentir vivement, et je vous assure que, si je vous cède, je serai
«fort mal venu à Vienne.» — «Je puis vous répondre, lui répliqua
((Villars, que je le suis plus mal encore à Versailles et tous les jours.
(( Entendons-nous pour le bien général , et laissons dire les clabaudeurs
« de nos deux cours. »
Après les signatures , on frappa en Allemagne une médaille qui
portait les têtes des deux généraux en regard, comme se pariant, et
très reconnaissables, marqués sur leur cuirasse, Tun d'un aigle, l'autre
d'une fleur de lys; pour légende, ces mots : Olim dao fulmina belli. Au
revers, on voyait sur une table, deux épées entourées de branches d'o-
livier, un casque renversé qui servait d'encrier, et un petit amour, une
plume à la main, traçant ces mots : Nunc instramenta quietis. Rastadt
1714.
Villars revint à Paris le 1^ mars, et fut reçu du roi comme il le
méritait. Cependant le chapitre des récompenses fournit quelques inci-
dents délicats et curieux.
En voyant entrer le maréchal dans son cabinet, le roi lui dit en
l'embrassant : ((Voilà donc le rameau d'olivier que vous m'apportez; il
« couronne tous vos lauriers, d
Après avoir rendu compte brièvement et de la guerre et de la paix,
Villars dit au roi : «Permettez- moi, Sire, d'embrasser les genoux de
a Votre Majesté de la part du prince Eugène de Savoie. Il m'a fait pro-
tt mettre d'assurer Votre Majesté de son regret sincère de tout ce qu'il
((a été forcé de faire pendant la guerre. A l'occasion de la paix, qui est
(fun temps de clémence, il prend la liberté de supplier Votre Majesté
(( de recevoir favorablement les assurances de son profond respect. »
Le roi répondit : 0 II y a longtemps que je ne r^arde le prince Eu-
((gène que comme sujet de l'empereur. En cette qualité, il a fait son
((devoir. Je lui sais gré de ce que vous me dites de sa part, et vous
u pouvez Ten assurer. »
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 141
Villars apprit ensuite qu*ii aurait désormais les grandes entrées , ce
qui lui donnait ie droit d*approcher en tout temps de ia personne
royale. Le roi accordait en même temps au marquis de Villars la sur-
vivance de tous les gouvernements du maréchal son père. Le roi dit
aussi au maréchal que sa blessure lui rendant les appartements hauts
dun abord difSciie, il lui en avait destiné un qu'occupait autrefois mon-
sieur le Dauphin , au rezde-chaussëe du château , et qu il le partagerait
avec madame la duchesse de Berry; et, lui montrant, sur un plan, les
changements et dispositions qu il allait ordonner, il ajouta que les gens
de guerre seraient bien aises de voir leur général bien logé, et d'avoir
de grandes pièces pour discourir en promenant avec lui. Tout ce que le
roi put imaginer de distinctions délicates et flattmises, il en accabla le
maréchal.
Villars était parfaitement héroïque, mais il avait sa part des faiblesses
humaines. Il s attendait donc à mieux encore qu*il ne reçut; toutefois il
eut la sagesse d*en contenir le secret. Le roi n y fut pas trompé, mais
il usa des ménagements les plus délicats dans sa résistance à des dé-
sirs dont probablement madame de Maintenon avait reçu la confidence
de Villars.
Ainsi, lorsque le maréchal, après rechange des signatures de Rastadt,
envoya Tun de ses plus brillants officiers généraux, M. de Contades,
qui fut depuis maréchal, porter à Versailles la bonne nouvelle, le roi,
qui voulait être gracieux pour Villars , mais qui voulait aussi rester roi
et s épargner un refus, prit les devants avecTofficier délégué, et le sonda
sur les souhaits de Villars. M. de Contades répondit qu'il ignorait les
désirs du maréchal, et le roi se hâta d'ajouter : «Si Ton pensait pour
«lui à l'épée de connétable, il sait que je suis résolu, depuis que je
«règne, à ne point en donner.»
 quoi M. de Contades répliqua : <( M. le maréchal ne s'est jamais
«ouvert sur cette pensée; mais Votre Majesté me permettra de lui dire
«que je la crois persuadée qu'aucun connétable n'a eu plus Heu d'espë-
« rer cette dignité. »
«Je le crois bien, reprit le roi, puisqu'il y en avait eu qui n'avaient
a presque jamais vu de guerre, mais laissons cela. Jaime véritablement
« le maréchal , et hors cette épée , il peut compter sur tout ce qui sera
« en mon pouvoir. »
L'affaire n'alla donc pas plus loin, mais il est juste de remarquer
que cette bouffée ambitieuse n'avait point spontanément germé dans
l'imagination de Villars. Quand, en 1703, le maréchal s'était ouvert
à M. de Chamillard du projet d'une marche rapide sur Vienne, qui
I
142
JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
échoua par le mauvais vouloir de Télecteur de Bavière, M. de Cha-
millard, enthousiasmé de cetle communication, avait dit inconsidéré-
ment à Villars queîépé^ de connétable était au bout de ce grand projet.
Villars avait donc pu croire, après Denain, que le service éclatant qu'il
avait rendu en 1712, valait celui qu'il aurait rendu en lyoS, si ce
n*eût été la faute d*un prince allemand.
Quoi quil en soit, il fut moins discret, quelque temps après, sans
être plus heureux. Il avait dû retourner à Bade pour la conclusion dé-
finitive du traité avec le prince Eugène. Pendant qu'il était sur le Rhin ,
se produisit la vacance d un des grands emplois du gouvernement
royal, celui de chef du Conseil des finances. On sait que le mécanisme
du gouvernement monarchique, à cette époque, avait pour rouage
principal un grand corps administratif qu on nommait le Conseil da
Roi.
La composition , l'organisation et le régime intérieur de ce Conseil ,
ont varié selon- les temps, principalement depuis le xv* siècle jusquà
Louis XV. L'objet de son institution était d'éclairer et de guider la royauté
dans l'administration générale de l'Etat. Toutes les grandes affaires du
royaume étaient examinées, discutées, réglées, dans le sein de ce Con-
seil, ou de ses chambres diverses, lorsque le gouvernement fonction-
nait avec régularité ^ On y retrouvait les attributions de notre Cour de
cassation, de notre Conseil d'État, et de nos Conseils supérieurs.
Un de ses principaux départements était celui des finances, auquel
Golbert avait donné une importance particulière, à la suite des désordres
de Tadministration financière de Fouquet , et auquel , à ce titre , Louis XIV
attachait une considération spéciale, d autant plus que les affaires du
commerce en ressortaient à cette époque. Les fonctions en étaient fort
recherchées, et des personnages en crédit les remplissaient d'habitude.
Or, en 1 7 1 6 , le titre de chef ou président du Conseil des finances
fut vacant , et le roi en conféra la faveur au maréchal de Villeroy. Les
amis du maréchal de Villars avaient cru que ce dernier y serait appelé.
On se trompa , et Villars écrivit immédiatement à madame de M ain-
* Voyei, sur l^histoire , la compétence
€t les YÎcissitudes du Conseil du Roi, le
Traité des droits, fonctions et offices da
royaume, composé par une Société de
Srisconsulles, sous la direction de
. Guyol (Paris, 1787, 3 vol. in-4'),
liv. I", cbap. LXXix, i. TI, a* partie,
p. iM et suiv. Ce chapitre est signé du
nom de Heriin, de Douai. — Voyez sur-
tout le savant, ouvrage de M. Aucoc,
Le Conseil d'Etat avant et depuis {789
(Paris, 1876, in-8'), où le rapproche-
ment des attributions de fancien Con-
seil du Roi et du Conseil d'État de nos
jours est exposé avec une saisbsante
lucidité.
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VDLLARS. 145
tenon la lettre particulière que voici, où Ton trouve quelques traces du
dépit de s*être vu préférer le vaincu de Crémone et de Ramillies.
«Nous avons su, par le courrier de Genève, la grâce que le roi a
a faite à M. le maréchal de Villeroy, de le nommer chef du Conseil des
u finances. Le prince Eugène m'avait fait sur cette place des compli-
«ments que je n*ai pas reçus, et le grand nombre des ministres étran-
« gers qui sont ici , et qui trouvent l'empereur si heureux d'avoir un
«ministre tel que le prince Eugène, s'imaginaient que celui des géné-
«raux du roi qui a le plus vu de grandes et heureuses guerres finies
«par la plus importante des négociations, aurait infailliblement Thon-
«neiu* d'entrer dans son conseil. Pour moi, Madame, je me trouve
« toujours trop heureux, quand je songe qu'ayant le bonheur d'appro-
ttcher le plus grand et le meilleur maitre du monde, je ne lui rappelle
«pas de fâcheuses idées; et qu'il peut penser: celui-là m'a plusieurs
« fois mis en péril, et cet autre m'en a tiré. Que me faut-il de plus? Les
«autres avaient besoin de consolation pour les malheurs qu'ils ont eus,
«et moi je suis trop bien payé de mes services, et véritablement très
«content, pourvu que vous me permettiez de compter toujours sur vos
« bontés. D
Il était impossible que le roi ne fût pas informé du mécontentement
de Villars. Deux jours après son retour de Bade, le maréchal eut une
audience de Louis XIV qui l'entretint, avec une grâce encourageante,
de la grande affaire de la paix, si heureusement terminée; il y avait
pourtant de l'embarras dans le colloque, et la conversation s'allanguis-
sait par une sorte de gène réciproque, quand Villars , enhardi par la
bonté royale, et rompant la glace avec franchise, dit au roi :
«Avant mon départ pour Bade, j'ai supplié Votre Majesté de vouloir
«bien songer à moi, lorsque la charge de chef du Conseil des finances
u viendrait à vaquer. Elle en a honoré le maréchal de Villeroy. Je ne
«suis pas étonné. Sire, qu'une amitié de la première jeunesse ait pré-
avalu; mais enfin, Sire, ajouta le maréchal en souriant, après avoir été
«honoré des plus importantes marques de votre confiance, il ne me
«restera donc plus que d'aller chercher une partie de piquet, chez
«Livry, avec les autres fainéants de la cour, si Votre Majesté ne me
«donne pas entrée dans ses conseils?»
Le roi sourit aussi et répondit à Villars que le duc du Maine, son
fils, le maréchal d'Harcourt, et quelques autres, aspiraient à la même
faveur, et qu'il demandait quelque temps pour s'arranger sur ce qu'il
voulait faire pour satisfaire tout le monde. « Âh! Sire, repartit Villars , si
144 JOURNAL DES SAVANTS.— MARS 1879.
a une pareille conjoncture ne détermine pas Votre Majesté , puis-je jamais
tt en espérer de plus favorable? »
Le roi ne répondit à Tiosistance de Villars qu'en Tembrassanl, et lui
répéta qu*il ne demandait que quelque délai. Villars se retira , ne dissi-
mulant pas un air de tristesse. Le roi le suivit, et, comme il était prêt
à sortir du cabinet, le roi lui dit avec une bonté marquée : «M. le ma-
«réchal, vous me paraissez peiné.») — «Il est vrai. Sire, répondit Vil-
ce lars, que je le suis. » — « Et moi aussi , répliqua le roi. » — u II est bien
u aisé à Votre Majesté, reprit Villars, de faire cesser ces petites peines; la
« mienne est véritablement bien sensible. » Là-dessus , Villars sortit et
passa dans la chambre du lit, où il n'y avait jamais personne, quand le
roi entretenait quelqu'un dans son cabinet. Le roi suivit encore Villars,
dans la chambre et Tembrassa une seconde fois avec sensibilité, mais
sans parler. Villars n'insista plus, mais il a toujours cru que les ministres
avaient agi fortement pour l'éloigner du Conseil, où sa franchise hardie
et cavalière était redoutée. Le roi parut craindre des vivacités trop
militaires dans son Conseil. Le maréchal de Villeroy ne lui inspirait
aucune méfiance à cet égard.
Madame de Maintcnon elle-même, tout amie quelle était de Villars,
avait peur de ce qu'elle appelait ses gronderies. On les acceptait comme
une nécessité, mais on aimait autant s'en affranchir, quand le péril n'y
était pas. Il reste à ce sujet une lettre charmante de Villars à la mar-
quise. Elle peiut bien cette époque, les caractères contemporains et les
tribulations de Villars à l'armée.
« Vous me faites l'honneur de me dire , écrivait-il , que vous voudriez
(( bien ne me plus voir gronder. Mais permettez-moi de vous dire que
<(les bons et (idèles serviteurs grondent souvent; que les mauvais et
«ceux qui ne songent qu'à plaire, pour leurs propres intérêts, approu-
vent toujours. Je devais, Madame, être, ce me semble, un peu mieux
((Connu du roi et de vous. Quelle intrigue me voyez-vous à la cour? Je
((n'écris au monde qu'au roi, à vous. Madame, très rarement, et au
(( ministre par lequel le roi veut être informé des affaires dont il me
(( fait l'honneur de me charger. • . • On passe tout l'hiver à vous dire
((que je suis hai; les courtisans répandent qu'il règne une discorde
((affreuse dans cette armée, et que tous les officiers généraux sont
((brouillés avec moi : rien n'est plus faux; mais ils le disent, et de
«ces discours répandus sans fondement, il en reste une impression,
((même dans votre esprit, malgré la justesse de votre pénétration. J'au-
(( rai l'honneur de vous dire que je ne suis brouillé avec personne, dans
((l'armée, et j'en apporte en preuve la bonne discipline qui y règne.
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 145
ttEile ne se soutient que par le concours des officiers, et ce concours
0 est bien difficile à établir quand ils n'aiment point leur gênerai. Si vous
((étiez ici, tous verriez avec édification les soldats et les cavaliers éviter
((avec le plus grand soin de marcher dans un beau champ de blé qui est
« à la tête de notre camp, sans qu* il soit besoin , ,pour les retenir, d'autre
H chose que de Tordre et de l'exemple des officiers. Je puis vous assurer,
tt Madame, que les gens de bien et de courage, ceux qui comptent plus
«sur leurs actions que sur la cabale, me regardent comme leur unique
if ressource; mais ce nombre diminue tous les jours. Nous voyons,
«depuis plusieurs années, Tesprit de la cour pénétrer dans les armées,
net les protections l'emporter sur les services. Si je parais quelquefois
«désirer plus de crédit, n'imaginez pas. Madame, que c'est par ambi-
«tioh et pour m'attirer plus de considération. Dans qui, j'ose le dire,
«le roi a-t-il trouvé plus de vérité, lorsque j'ai pris la liberté de lui
«parler des hommes? Et en quoi Sa Majesté peut-elle trouver une con-
tt naissance plus fidèle et plus sûre des gens de guerre, que dans celui
«qui, depuis dix ans, les a toujours eus sous son commandement, et
« qui les voit agir tous les jours Vous cherchez la paix, ajoute Vil-
«lars, il y a longtemps que vous l'auriez, si j'avais été honoré de plus
«de confiance de la part de Sa Majesté, les trois fois que j'ai pénétré
« dans l'Empire; la première, lorsque j'entrai en Bavière » (c'est la marche
célèbre de i yoS qui fit la réputation de Villars et qui fut arrêtée par
sa dissidence avec l'Électeur); ((la seconde, lorsque je pris en dix jours
c( Hagueneau , Druzenheim , Lauterbourg avec 5,ooo prisonniers, et que
€<je priai, par courriers sur courriers, qu'on, me laissât agir dans i'Em-
«pire : on préféra s'aller faire battre à Ramillies; la troisième quand,
«avec quarante bataillons, je forçai les lignes de Stolhofen. Quelques
a troupes d'augmentation, au lieu de celles qu'on m'ôta et je m'établis-
«sais au milieu de l'Empire. Je désire, Madame, que ces souvenirs rpe
(«justifient auprès de vous sur mes gronderies, et que vous ne trouviez
a pas mauvais qu'ils me soulagent d'autres gronderies que je pourrais
a faire encore. »
La correspondance officielle de Villars avec les ministres et avec le
roi lui-même était marquée de la même liberté dont il usait, dans ie
privé, avec M"*' de Maintenon. Par exemple il voyait avec chagrin cette
grande race royale, qui avait dû la couronne à son esprit militaire, de-
venue, en ces temps de détresse, une race majestueuse, ne vivant plus
que de dignité; et il osait le dire à son moment. Il écrivait un jour au
ministre de la guerre :
(( Les années des ennemis sont remplies de princes qui se font tuer
»9
146 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
«de tout leur cœur. On y voit pour volontaires deux princes destinés à
t( porter la couronne, et trente princes, officiers généraux ou subalternes,
« et tout cela sous milord Marlborough. »
Et s'adressant au roi lui-même :
«Je ne puis m*empêcher de dire une vérité à Votre Majesté, et quel
« temps attendrais-je pour la dire qui soit plus important que celui où il
« s'agit du salut de TËtat ? Sire, les officiers généraux les plus zélés m'ont
«averti que le plus grand nombre tenait d'assez mauvais discours, et
«fort propres à détruire laudace qui est dans le soldat, et que je fais
«tout mon possible pour réveiller dans l'esprit de T officier. Ne serait-il
«pas bien glorieux à M. le comte de Toulouse, dont la valeur est con-
«nue, de partir pour venir servir en volontaire, dans une occasion qui
«doit décider du salut du royaiune? Il pourrait mener votre maison à
«la charge, et, par sa présence, sa bonne mine, son courage, redonner
«une nouvelle audace à certaines gens qui en manquent. M. le duc,
«dont l'intrépidité n'est pas moins connue, serait peut-être tenté de
«mener une de vos ailes. Je sais. Sire, que je suis fait pour servir sous
a ces messieurs , mais ma plus longue expérience ferait peut-être qu'on
Kne serait pas surpris, malgré leur présence, de me voir confier la con-
«duite de la guerre. D'ailleurs, quand je me crois heureux, il est bon
«que je tienne les cartes. Mais, quand on verra ces deux princes, les
« mauvais discours cesseront. Ces visages qui s'allongent se raccourci-
«ront, et enfin je serai aise, dans cette occupation si nécessaire, de ra-
« nimer des gens qui ont besoin de l'être. »
Le roi s'était-il souvenu, en i y i &, et à propos de son conseil, de cette
hardiesse de Villars ?
En cette même année ijili, le maréchal de Villars fut l'objet d'une
distinction qui le flatta beaucoup. Il fut élu , comme par acclamation ,
membre de l'Académie française. Cet honneur l'obligeait à un discours
de réception. Il voulait le faire à sa manière, et, pour en rehausser
l'effet, il crut qu'il pourrait y parler de l'héroïque résolution dont il avait
été le confident de la part du roi , deux ans auparavant. Mais , avant de
divulguer un aussi mémorable secret, il pensa devoir prendre l'assen-
timent ou le conseil du monarque. Le roi, dit Villars, rêva un peu sur
ma communication, puis il me dit: «On ne croira jamais que, sans
0 m'en avoir demandé permission , vous parliez de ce qui s'est passé en-
«tre vous et moi. Vous le permettre ou vous l'ordonner serait la même
« chose, et je ne veux pas que l'on puisse penser ni l'un ni l'autre. »
Villars passa donc sous silence la belle et coui*ageuse détermination
du vieux roi , mais son discours n'en resta pas moins empreint d'une
LOUIS XIV ET LE MARÉCHAL DE VILLARS. 147
vive originalité, qui le distingue des harangues banales si communes à
cette époque, en pareille circonstance; il est fort court, très peu ou
pas du tout connu, et Ion me permettra de lui donner place ici.
« Messieurs ,
c( Si l'honneur que vous avez bien voulu me faire de m* admettre dans
«une compagnie composée des plus rares génies m'avait été destiné
«par les raisons les plus propres à décider votre choix, j aurais juste
«sujet de craindre que ce premier pas, qui doit être une preuve d*élo-
«quence, ne vous portât à quelque repentir.
«Mais j ai pensé que votre assemblée, déjà remplie de tout ce que
«Tesprit a de plus illustre et rassasiée de cette gloire, ne songeait plus à
« l'augmenter, et que , principalement attentifs à celle du roi , vous aviez
o voulu avoir parmi vous un des généraux qui a le plus servi sous un si
«grand maître, et qui vînt, par quelques récits, fortifier Tidée que vous
«avez déjà de sa grandeur; et je crois devoir la grâce que vous me
«faites au bonheur que j'ai eu de voir souvent, et pour la guerre et
«pour la paix, résoudre, ordonner et quelquefois exécuter, par le roi,
«ce qui lui a si justement attiré notre amour et l'admiration de la
« terre.
«Dans la prospérité, nous avons vu sa sagesse; dans les revers de la
«fortune, sa fermeté à relever les courages de ceux qui, par prudence
«ou faiblesse, voidaient entrevoir de plus grands malheurs; et la paix
« glorieuse qui a terminé cette longue et dangereuse guerre est la ré-
« compense aussi bien que l'efTet de toutes ces vertus.
« Mais encore une fois , Messieurs , j'en parierai comme témoin et non
« comme orateur, et, en faveur de ces récits, qui n'ont pas besoin detre
«relevés par l'éloquence, vous me pardonnerez d*en manquer.
«Ainsi, Messieurs, vous me dispenserez d'entreprendre aucun éloge.
« Votre choix a déjà fait celui du prélat auquel je succède.
«Je saisies obligations qu'a votre compagnie à un illustre; chancelier,
«qui, pour comble de^mérite, s'en fit un de vous marquer sa considé-
« ration. En soutenant votre établissement, il crut augmenter sa gloire;
« il a lié par là , dans la postérité , son nom à celui de votre illustre
«fondateur, le cardinal de Richelieu, dont la mémoire ne finira ja-
« mais... 11 ne désirait à notre nation qu autant de constance et de fermeté
« à soufirir les fatigues et la mauvaise fortune qu il lui connaissait d*in-
«trépidité dans les plus grands périls. Quelle joie aurait eue ce grand
«ministre, s'il avait imaginé que, de nos jours, les Français, par ces
19.
148 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
(c dernières vertus , jointes aux premières , remporteraient sur les autres
« nations.
«Je les ai vus, pendant une campagne entière, souiïrir, sans murmu-
«rer, la pénurie d'argent et de vivres, jeter même le pain dont ils
u avaient manqué pendant deux jours, pour courir plus légèrement au
n combat.
u Pardonnez-moi, Messieurs, cette légère marque de reconnaissance
if pour ces vaillants hommes auxquels TÉtat et le générai ont de si grandes
(( obligations. Ils vous auront celte de rendre leurs actions immortelles,
(( comme le sera tout ce qui a le bonheur d*être consacré par les ouvrages
ude cette assemblée, de laquelle j'ai une si haute idée, que mes expres-
usions ne peuvent rendre ce que je pense de son mérite, ni ma sensible
« et vive reconnaissance ce que j'éprouve de la grâce que j'en reçois. »
Ch. GIRAUD.
( La suite à un prochain cakier.)
The lâst of the Tasmàniàns, or the Black War of Van Diemen*s
Land, hy James Bonwick F. R. G. S., F. L. A. E. S.;formerly
an Inspecter of schools, Victoria. London, 1870.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
CAPTIVITÉ ET MORT DES DERNIERS TASMANIENS.
Lorsque quelques indigènes étaient pris ou sfiirieiadaient volontaire-
ment, on les plaçait provisoirement soit à Bruof^ soit dans l'île des
Cygnes. Plus tard, on résolu! de les réunir dans un même lieu. Après
bien des hésitations, Tile Vansitlart^ fut choisie pour lieu de déporta-
tion. Des pécheurs de phoques sy étaient installés avec leur i'amilie.
Robinson les expulsa et les remplaça par ses Tasmaniens. Mais cette île
' Voir, pour le premier article , le cahier de janvier, p. 53 ; pour le deuxième , le
cahier de février, p. 65. — * Autrement nommé Gun carriage.
<: I
LES DERNIERS ÏASMANIENS. IW
étroite, petite, sans gibier, couverte d'arides rochers, sans cesse battue
par les tempêtes de cette mer orageuse, était un séjour impossible à
supporter pour ces libres enfants des halliers et des forets. Les malheu-
reux prisonniers furent vite frappés de nostalgie. «Ils mouraient comme
«les ours de leur pays; » disait à Bonwick un vieux colon, qui les com-
parait au Koala ^ Il fallut chercher un autre lieu d*exil.
Le a 5 janvier i83a, les derniers survivants de la race tasmanienne
furent transportés à Tile Flinders, située au milieu du détroit de Bass
en face de Textrémité nord-est de Van Diémen. Cette île a ko milles
de long sur 18 dans sa plus grande largeur^. Elle a des montagnes et
des collines dont Taspect parait assez pittoresque. Mais le sol en est
mauvais; il ne présente guère que des rochers, des sables ou des ma-
récages, et ne se couvre que de buissons'. Du pont du navire qui. les
transportait, les Tasmaniens purent contempler ce spectacle en lon-
geant les côtes de l'ile, et un employé du gouvernement a décrit à
Bonwick le profond désespoir dont ils furent atteints en se voyant pour
la seconde fois si cruellement trompés dans leurs espérances. En outre,
on les établit sur la côte sud-ouest, tout près du bord de la mer, sur
un point où il fallait chercher l'eau douce dans les creux du rocher ou
le fond des marais. Les vents , pluvieux et froids , régnaient sur ce ri-
vage que n abritent ni forêts ni élévation du terrain. Les rhumatismes ,
les maladies de poitrine, éclatèrent vite chez les transportés, et les con-
firmèrent dans la pensée quon les avait amenés là pour les faire mourir \
Pour comble de malheur, ils furent d'abord soumis au despotisme
brutal dun vieux sergent, nommé Wight, fort peu digne de la mis-
sion qui lui était confiée. Soutenu par quelques soldats et par les
pécheurs de phoques quil réquisitionnait au besoin, cet étrange gou-
verneur abusa de son pouvoir si bien qu'il faillit amener une révolte^.
L'excès même du mal en amena la fin. Wight fut destitué et remplacé
par le lieutenant Darling, frère du dernier gouverneur de Victoria.
Enfin, au mois de novembre i835, Robinson fut mis à la tête de
la petite colonie.
Sous la direction de ces deux hommes de cœur, la situation des
exilés saméliora. Ils furent enfin traités comme des êtres humains. Le
lieutenant Darling alla jusqu'à les admettre à sa table, et invita, pour
prendre le thé avec deux missionnaires, plusieurs de leurs femmes qui
^ Phascohrctos cinereus, filainville. ^ P. a46.
Cet animid, quand il est pris, se laisse ^ P. 2^7.
habituellement mourir de faim. * P. a48.
^ Environ 6à kilomètres sur a 8.
^
150
JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
se conduisirent de manière à mériter les éloges des visiteurs ^ Des
cabanes propres et aérées, ayant chacune son jardin, furent construites
loin des étangs, sur un point où se trouvait de ieau potable. Les an-
ciens sauvages écoutèrent les conseils de ces chefs qui leur témoignaient
delaifection, prirent peu à peu Thabitude des occupations domestiques,
et se livrèrent à de petites industries dont les produits, vendus à Laun-
ceston, alimentèrent une. caisse commune^. On ne parvint pourtant
pas à en faire de véritables colons. Ils ne surent jamais tirer parti
des moutons ou des gros bestiaux que leurs amis de la grande île et le
gouvernement mirent à leur disposition ^.
On s'occupa aussi, et beaucoup trop à coup sûr, de leur éducation
intellectuelle et morale. De zélés catéchistes vinrent leur prêcher la
religion chrétienne , qu'ils paraissent avoir embrassée sans difficulté. Ils
voulurent leur apprendre à chanter des hymnes, à lire, à écrire; ils
les soumirent à une discipline sévère , et Tun d*eux , fort dévoué d'ailleurs
aux indigènes et fort aimé d'eux, M. Clark, alla jusqu'à fouetter les
jeunes filles dans l'intérêt de la morale. En somme, on les menait
comme des écoliers; on les soumettait à des règles inflexibles; on les
emprisonnait dans des limites qu'il leur était défendu de franchir. Ils
apprirent ainsi à vivre tranquilles, à se conduire convenablement,
mais ils perdirent leur énergie naturelle. «Plus ils se civilisèrent, dit
tt Bonwick , plus ils devinrent dépendants de leurs maîtres pour la satis-
«faction des moindres besoins, moins ils furent aptes à agir par eux-
«mêmes. Ils n'auraient pu, comme autrefois, forcer le kangourou en
« plaine ou poursuivre l'oposstim sur les arbres ^. »
Les captifs avaient beau être mieux logés, mieux vêtus, mieux
nourris, ce n'est pas dans ces conditions morales d'existence que la
mortalité pouvait diminuer. Elle semblerait plutôt s'être accrue. Au
dire du capitaine Stokes, on avait capturé en tout qoo individus^,
Strzélecki porte ce nombre à 210^ et Calder à 2/18''. Or, le a 5 jan-
' P. 25l.
• P. a 54.
' P. a56.
• P. 256.
* BONW]GX,p. 266.
• Physical aescriptian of New South
Wahs and Van Diemens Land, p. 352.
L'auteur donne ce chiffre comme repré-
sentant le nombre des individus trans-
portés de File Vansittart à FUnders. Il
se trompe sur ce point. Le navire la
Charlotte ne porta à cette dernière ile
que 3o femmes, 26 hommes et 1 enfant.
(Bonwick, p. 247.) Mais nous savons
que Robinson était encore loin d'avoir
réduit toutes les tribus. En 1 833 , sous
le gouvernement du lieutenanl Darliog ,
le nombre des internés s'était élevé à
111 savoir : ^7 honunes , 48 femmes ,
7 jeunes gens, 4 jeunes fiUes, 4 fillettes
au-dessous de 5 ans et 1 petit enfant
(BoNWiGK, p. 260.) — ' Loc, cit., p. i3.
LES DERNIERS TASMANIENS. 151
vier i835, au moment même où Robinson venait d'amener les der-
niers prisonniers, ie gouverneur Arthur, dans une lettre eilée par
Bonwick, déclare «quil n existe plus que loo indigènes'.» Sept ans
après , en 1 84a , Strzélecki nen trouvait plus que 56 ^. Ainsi 46 avaient
succombé; et, fait plus significatif encore, dans fespace de huit années,
il n était né à Flinders que 1 4 enfants^. Le chiffre des morts avait donc
été plus que triple de celui des naissances. Enfm, en 1847, ^^ ^^ ^^^'
tait plus que 44 Tasmaniens, savoir : 12 hommes, 22 femmes et
10 enfants âgés de quatre à quatorze ans^.
Cette efiBrayante mortalité réveilla la pitié et ie zèle des rares amis
que les Noirs avaient à Hobart-Town. Les malheureux croyaient pou-
voir retrouver santé et bonheur s il leur était permis de vivre sur le sol
natal. Le gouverneur, sir W. T. Denison, se rendit enfin à leurs vœux
et décida que ce qu'il en restait serait ramené sur la grande terre. Cette
mesiure, inspirée par la plus simple humanité, fut vivement critiquée
par une partie de la presse locale^; et M" Mérédith, tout en rendant
justice aux sentiments du gouverneur, s*est faite fécho des craintes
que raviva la liberté incomplète rendue à ces misérables débris dune
race humaine^. On tremblait à la pensée de voir ces la hommes
revenus de Flinders ramener les scènes sanglantes de la guerre noire'' !
Et pourtant la colonie comptait alors quatre-vingt mille Européens I
Ces étranges terreurs, inspirées à une population entière par des
souvenirs déjà éloignés, font comprendre mieux que toute chose ce
qu'avaient déployé d'énergie, d'héroïsme, les derniers défenseurs armés
de la race tasmanienne, Montpéliata, ses compagnons et leurs émules.
Au mois d'octobre 1847, les 44 Tasmaniens survivants furent trans-
portés de Flinders à la baie aux Huîtres, non loin de Hobart-Town.
Les enfants, à l'exception du petit Billy, dont il sera question plus loin,
furent envoyé à l'école des Orphelins. Disons sur-le-champ qu'ils y mou-
rurent tous. Une réserve de 1,000 acres fut attribuée aux adultes*. Ce
domaine , dont le sol était d'une stérilité désolante , aurait eu peu d'attraits
pour des cultivateurs. Mais il était accidenté, couvert d'une épaisse
forêt, et les pauvres insulaires y retrouvaient leurs fougères arbores-
centes, leurs gigantesques eucalyptus arrosés ça et là par des sources
pures. Un moment ils purent se faire illusion et croire à la réalisa-
tion de leurs espérances. D'ailleurs, au début, on s'occupa activement
' P. 266. * BoNwicK,p. 272.
Loc. cit,, p. 353. * My home in Tasmanla, p. 189.
' STBZéLBCXI. ' BONWICK, p. 272.
BoNWicx, p. 272. • Environ 4o4 hectares.
s
4
f
152 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
de leur bien-ctre. Leur vieil ami, le D' Clark, les avait suivis, acconv-
pagné de sa femme aussi dévouée que lui-même. Le gouverneur Denison
vint les visiter, en fit dîner quelques-uns à Thôtel du gouvernement et
les conduisit au spectacle. L'évêque Dixon se rendit souvent auprès
d*eux, leur prodiguant à la fois ses bons conseils et des sucreries que
ces indigènes aimaient avec passion.
Ces témoignages de bienveillance et le retour sur la terre natale sem-
blent avoir un moment ranimé l'énergie des insulaires. Dans une lettre
adressée à notre auteur, le D' Clark les représente comme habitant des
maisons propres et commodes , cousant eux-mêmes les vêtements dont
on leur fournissait Tétoffe , cultivant leurs jardins , cherchant à en tirer un
bénéfice pécuniaire, préparant leurs aliments à Teuropéenne et se trouvant
aussi heureux que possible ^ Mais cette prospérité relative fut de courte
durée. Denison fut remplacé par un autre gouverneur ; le D' Clark et
sa femme moururent; Tévéque Dixon tomba malade. Les Tasmaniens,
abandonnés à eux-mêmes, furent bientôt exploités par les mauvais
Blancs^. Ils se livrèrent à Tivrognerie; et, pour satisfaire cette passion,
cédèrent aux marchands de liqueurs fortes jusqu'aux couvertures et
aux vêtements que leur donnait la colonie.
Hâtons-nous de le dire, si jamais Tivrognerie fut excusable c'est
incontestablement chez ces malheureux. En arrivant à la baie aux
Huîtres, ils avaient espéré retrouver la santé, ils avaient cru pouvoir
vivre. Il n*en fut rien. Le bien-être dont ils jouissaient n'arrêta ni la
maladie ni la mortalité. Une fois le fait avéré, les survivants perdirent
tout courage et se laissèrent aller k un morne désespoir. Ils abandonnè-
rent toute culture, tout soin personnel, laissèrent leurs maisons tomber
en ruines et se préparèrent à mourir. Quand on leur apportait en ca-
chette de quoi s'enivrer, comment n'auraient- ils pas cédé à la tentation
et acheté à tout prix le breuvage qui leur procurait une gaieté passagère
et l'oubli momentané de leur sort ?
Bonwick visita l'établissement de la baie aux Huîtres, en 1809,
douze ans après le rapatriement des liU exilés revenus de Flinders. 11
n'en restait plus que 1 5. Tous les enfants étaient morts, et la race tas-
manienne était représentée par 6 hommes et 9 femmes. La doyenne
de la communauté parait avoir été une certaine Ganganinnanah, bap-
tisée du nom de Caroline, veuve de Roumetewah, chef renommé d'.une
tribu de Big-River. L'âge de ses compagnes variait de lio à 60 ans.
* BoNwiGR, p. 37^. dit Bonwick, revenait souvent dans
' Bad whitejèllows. Cette expression, leur conversation.
LES DERNIERS TASMANIENS. 153
Parmi les hommes se trouvait aussi un vieux guerrier presque aveugle,
dont Bonwick ne fait pas connaître Tâge , et un jeune homme nommé
WiHie qui venait d'atteindre sa majorité. Au mois d'octobre i864, le
vieillard et l'adolescent étaient morts avec trois de leurs compagnons,
et le seul homme tasmanien survivant était William Lanney, Lanny
ou Lanné.
William Lanné ^ surnommé King Billy, était le dernier rejeton de
la dernière famille amenée à Hobart-Town par Robinson, en i835.
Cette famille appartenait aux tribus du nord-ouest, dont le langage était
inintelligible aux tribus de l'est, bien que les caractères physiques fus-
sent exactement les mêmes. Elle comprenait le père, remarquable par
la douceur de ses manières , la mère, un fils et une fille de 1 4 à 18 ans
et trois autres enfants. Tous ces indigènes laissaient voir les uns pour
les autres une vive affection, et les enfants témoignaient le plus tendre
intérêt pour leur petit frère ^. Celui-ci, dès son jeune âge, se montra
peu intelligent et ne fut envoyé à aucune école, circonstance à laquelle
il dut peut-être d'échapper à la mort. Il fut le seul enfant amené à la
baie aux Huitres.
Plus tard , la puissance de vision remarquable chez Lanné, comme
chez tous les sauvages, le fit rechercher pour matelot à bord de divers
navires. Grâce à sa gaieté naturelle il devint le favori de tous ses cama-
rades. Au mois d'octobre 186 4, il eut l'honneur de figurer avec les
trois dernières femmes encore vivantes, à un bal donné par le gou-
verneur'. Malheureusement, le roi Billy s'était, lui aussi, abandonné à
l'ivrognerie, et sa santé avait été ébranlée par ses excès. Le 2 mars
1 86g , il fut atteint d'une violente crise de choléra sporadique , et mourut
le lendemain^. On voit qu'il devait être âgé de ^5 à k6 ans au plus.
La mort du dernier Tasmanien éveilla à la fois des sympathies et des
convoitises qui amenèrent quelques incidents étranges ^.Quoique, depuis
bien des années, l'extinction de la race fût aisée à prévoir, les savants,
les naturalistes de Hobart-Town , n'avaient pas pensé â se procurer un
' Je crois devoir suivre ici Tortho-
graphe adoptée dans le titre de la pho-
tographie de WooLLEY , reproduite par
BoNwicx, p. ig3. Mais on devrait écrire
Î>Iutôt Lannie, car, d*après le IX Mil-
igan, c'était là la nom de la tribu, et
ce nom , dans le langage des Tasma-
niens de fouest indiquait Faction de se
battre ou de frapper. (Bonwick , p. 89^. )
* P. A93.
* Hobart-Town Mercury, cité p. Sga.
Bonwick. dit ailleurs quen 1867
Willie et William Lanné vivaient encore
et étaient tous les deux embarqués
(p. a83). Il y a là probablement une
confusion causée par la ressemblance
ou mieux fidentité des noms, Willie
n*étant que le diminutif de William,
* P. 395.
» P. 395.
20
154 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
squelette d*homme ; le Muséum de la ville ne possédait qu un squelette
de femme. La Société royale, désirant combler cette lacune, demanda
au gouverneur, par une lettre officielle, lautorisation de conserver celui
de William Lanné. Sa requête fut repoussée , et des ordres furent donnés
pour que Ton veillât attentivement sur le corps déposé dans la chambre
mortuaire de Thôpital.
C'est là que se rendirent une soixantaine de vieux colons et de
créoles, convoqués par un M. Graves auquel s'étaient joints les com-
mandants du Runnymède et de VAladin , où Lanné avait servi comme ma-
telot. Le bruit s'étant répandu que le corps avait été dérobé, les assis-
tants demandèrent Touverture du cercueil. On constata alors que la
tête avait été enlevée, dépouillée de sa peau et remplacée par celle
d'un Blanc sur laquelle on avait appliqué le scalp de Tindigène. Con-
vaincus que le ravisseur chercherait à se procurer le reste du squelette,
les membres du conseil de la Société royale voulurent en avoir au
moins une partie. En conséquence, ils coupèrent les pieds et les mains
du cadavre et les déposèrent au Muséum. Ainsi mutilé, Lanné fut
porté au cimetière sur les épaules de quatre matelots du Runnymède.
La police reçut ordre de veiller sur son tombeau. Mais, malgré cette
précaution, la tombe fut ouverte la nuit suivante, et des traces de
sang, suivies jusqu'à une certaine distance, attestèrent que le dernier
homme de la race tasmanienne n avait pu reposer tranquillement,
même après sa mort.
Des trois femmes qui avaient accompagné Lanné au bal du gouver-
neur, une seule survivait encore. C'était Truganina, Thérome de la
guerre noire. Les journaux de 1877 ^^^^ ^^^ appris qu'à son tour elle
avait succombé.
Ainsi, de i8o4 à 1877, P^^ conséquent en soixante-treize ans, une
race humaine tout entière s'est trouvée anéantie. Elle n'est plus repré-
sentée d'une manière imparfaite que par quelques métis, dispersés pour
la plupart dans les Ilots du détroit de Bass ou sur les navires de la co-
lonie. Pour avoir une idée, de ce qu'elle était avant tout croisement, il
faut recourir aux crânes dispersés dans les divers musées , aux photo-
graphies dont j'ai parlé et aux bustes moulés par Dumontier.
CAUSE RliELLE DE L*BXTINCTI0N DES TASMANIENS.
Je l'ai déjà dit à diverses reprises, l'extinction de la race tasmanienne
a été, de la part de nombreux écrivains anglais, l'objet de jugements jus-
tement sévères. Un petit nombre, évidemment entraîné par les inspira-
LES DERNIERS TASMANIENS. 155
tiens d*un faux patriotisme, ont cherché tout au moins à atténuer ce
quil y a de grave et d*odieux dans ce fait. Quelques-uns d'entre eux
ont parfois invoqué d'étranges arguments. Cest ainsi que Lloyd semble
chercher une sorte d*excuse dans le petit nombre des insulaires, quil
dit avoir été d environ 1,600 âmes seulement ^ Ce chifiBre est certaine-
ment beaucoup trop faible. Il est absolument en désaccord avec les dé-
tails rapportés par Labillardière , Pérou , etc. En outre , Robinson estimait
que la population primitive devait avoir compté de 6 à 8,000 âmes^,
et une évaluation officielle , faite en 1 8o3, admettait le chiffre de 7,000^.
Ces nombres eux-mêmes ne peuvent être admis que comme des mi-
nima ; car, au début de la colonisation , on croyait les régions de louest
et du nord-ouest à peu près désertes, ce qui n'était pas; et, lorsque Ro-
binson a pu recueillir quelques données précises, la dépopulation avait
certainement fait de sérieux progrès.
D'ailleurs, ce n'est pas seîdement par le nombre des victimes qu'il
faut juger du fait qui nous occupe. L'anthropologiste, le moraliste, y
trouvent forcément autre chose. Le premier ne peut que voir avec un
profond regret disparaître, non pas seulement une population intéres-
sante à bien des points de vue, mais surtout un des types humains les
plus caractérisés ; le second ne peut que flétrir les moyens mis en
œuvre pour amener cette disparition , depuis la fusillade commandée par
le lieutenant Moore jusqu'à la traque à Vhomme, si infructueusement
organisée par le gouverneur Arthur, sans même mettre en ligne de
compte les crimes commis par les convicts et les coureurs de buissons.
Le pathologiste , à son tour, trouve, dans la dépopulation de la Tasma-
nie, un phénomène aussi étrange que douloureux, et dont seul peut-être
il peut rendre compte. On ne me prêtera certainement pas la pensée de
▼ouloir atténuer ce qu'il y a d'odieux, d*horrible, dans les faits que j'ai
résumés d'après Bonwick, dans ceux que j'aurais pu lui emprunter
encore. Mais doit-on imputer en entier aux actes des gouvernants, aux
violences des colons anglais, la destruction, l'extirpation, comme dit
Calder, de la race tasmanienne ? Je ne le pense pas.
Dans larticle précédent, j'ai fait justice des étranges assertions de
Calder au sujet de la proportion des pertes éprouvées par les deux
partis dans la guerre noire ^. Ce qu'il dit de Tinfluence meurtrière
' Thirty three years in Tasmania and Anthropological InstituXe of Gréai Britain
Victoria, p. 2^0. and Iweland, t. III, p. i3.
' Calder, Some account ofihe wars, ' Calder, loc. cit, p. 7.
of extirpation and habits of the natives of ^ Calder, loc. cit, p. 8.
the Tasmania; dans Tke Journal ofihe
20.
156 JOURNAL DES SAVANTS.— MARS 1879.
exercée par les luttes qui auraient régné de tribu à tribu n est pas plus
exact. Il suffit de se rappeler les détails précis que j ai rapportés dans
rétùdesur la race elle-même^. Chez ces populations peu belliqueuses,
les combats nétaient que des escarmouches bientôt arrêtées par les
femmes.
Mais il y a certainement quelque chose de vrai dans le rôle délétère
attribué aux causes pathologiques par le citoyen d*Hobart-Town. Tou-
tefois il s*est mépris sur la nature de ces causes. Â l'en croire , il sem-
blerait que la mortalité des Tasmaniens a tenu surtout à l'imprévoyance
de ces insulaires. Habitués à vivre nus , ils auraient pourtant apprécié
bien vile les services que peuvent rendre un vêlement épais, une bonne
couverture ; ib auraient pillé avec ardeur la garde-robe des colons mas-
sacrés par eux. Puis, tour à tour trop couverts et revenant à leurs an-
ciennes habitudes, ils se seraient exposés à des alternatives de froid et
de chaud qui auraient développé et multiplié de graves maladies sans
en introduire de nouvelles ^.
Certes des imprudences de cette nature ont pu causer de nombreux
décès individuels, mais nullement engendrer cette mortalité univer-
selle, incessante , dont nous avons déjà trouvé la preuve dans les chiffires
relevés plus haut, et qu accusent également d autres renseignements
disséminés dans les divers ouvrages déjà cites. Les rapports de Robin-
son, résumés par Galder, montrent la population indigène réduite à
700 âmes dès i83o. Puis, d'année en année, elle tombe à 5oo, à 4oo,
à 3oo et se réduit finalement aux vlIxS individus capturés par Robinson
dans le courant de sa mission. Il résulte des mêmes rapports que cette
réduction n'avait pas atteint seulement les Tasmaniens engagés dans la
guerre noire. Plusieurs tribus des côtes ouest et sud-ouest, que Ton
savait avoir été fort nombreuses bien après les premiers temps de la
colonisation, ne comptaient plus qu'une vingtaine de membres lors de
leur soumission. Or ces tribus occidentales navaient jamajs été en
contact avec les blancs^. Mi les excès de la guerre ni les fautes com-
mises contre l'hygiène ne peuvent donc être invoqués ici pour expliquer
cet étrange amoindrissement.
En outre, l'étude des documents met en lumière un autre fait dont,
jusqu'ici, on n a pas tenu compte. Ce n'est pas seulement le nombre des
décès que l'on voit augmenter dans une effrayante proportion , c'est aussi
' Journal des Savants. même cause la mortalité des Maoris.
* Voyez Calder, page i4. Quelques ^ Calder, loc. cil. p. i3.
écrivains ont voulu expliquer par la * Id. ibid.f, i5.
LES DERNIERS TASMANIENS. 157
celui des naissances qui diminue presque dans le même rapport. Nous
avons constaté ce fait chez les prisonniers de Flinders ; mais il avait été
reconnu plusieurs années auparavant chez les tribus vivant en liberté.
Pendant la guerre, les colons, frappés du petit nombre d'enfants qu'ils
rencontraient dans ces familles jadis si nombreuses, en vinrent à penser
que les parents les tuaient pour n avoir pas à les soigner et conserver
une plus grande liberté de mouvements. Mistress Mérédith, toujours
prompte à croire le mal quand il s'agit des indigènes , a adopté sans
réserve cette explication^ ; Bonwick lui-même la regarde comme fon-
dée, au moins en partie^. Au contraire, Calder la repousse énergique-
ment comme étant en opposition avec la tendresse bien connue des
indigènes pour leurs enfants. Invoquant toujours les rapports de Robin-
son , il déclare que les cas d'infanticide très rares qui ont été cons-
tatés ont porté uniquement sur des métis ^ En pareil cas, le meurtre
d un enfant, sans être pour cela excusable, s'explique par bien des rai-
sons qu'il est inutile de développer; mais on comprend qu'il n'y a là
rien qui puisse influer d'une manière sérieuse sur le chiffre de la popu-
lation.
D'ailleurs, la stérilité avait atteint jusqu'aux populations qui n'a-
vaient pas à fuir les attaques des Blancs. La dernière tribu fut amenée à
Hobart Town par Robinson des côtes les plus occidentales et elle ne
comptait que trois enfants pour quatre femmes mariées^.
Ainsi, dans la Tasmanie entière, nous constatons un accroissement
énorme de la mortalité, une diminution également considérable de la
natalité ; c'est-à-dire que nous retrouvons dans cette île le double et
douloureux phénomène signalé dans les archipels polynésiens et sur
lequel j'ai dû si souvent appeler l'attention^. Il est évident que les Tas-
maniens ont été atteints de ce mal étrange que les Européens sem-
blent inoculer par leur présence seule aux populations océaniques. Il
n'y a pas eu de guerre noire aux Marquises; et pourtant M. Jouan a vu , /
dans une des îles de cet archipel, à Taio-Haé, la population tomber
en trois ans, en pleine paix, du nombre de Ixoo âmes à celui de
aSo, sans que l'on eût à enregistrer plus de trois ou quatre nais-
sances^. Ici donc, en trois ans, la population avait été diminuée de
' My home in Tasmania , f, aoi. V Espèce humaine; Elude sur les Mémoires
* The last ofthe Tasmamans, p. 227. de l'Institut de la Nouvelle-Zélande [Jour-
* Calder, p. i3. nul des Savants, 1878); Les migrations
* BoNWiGX, p.'sSS. Un seul homme et l'acclimatation en Polynésie, etc.
AYait survécu dans cette Iribu. * L'archipel des Marquises,
* Les Polynésiens et leurs migrations;
158 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
36,5 pour cent, et le cbiflQre des naissances a été à celui des morts dans
le rapport de i à Sy^S. Si le métissage avec les Blancs n'était venu
raviver la vitalité chez les Marquésans de Talo-Haé, et que la morta-
lité fût restée relativement la même, ces insulaires auraient disparu
d'eux-mêmes en une quarantaine d années. Des faits semblables ont été
constatés aux Sandwich, où la race indigène est restée dominatrice.
La statistique officielle de 18&9, citée par M. J. Remy, accuse quatre
mille cinq cent vingt décès et mille quatre cent vingt-deux naissances
seulement ^ Ici la mortalité est encore plus que le triple de la natalité.
Ainsi, aux Marquises, crû la race indigène est restée livrée à elle-
même, aux Sandwich où les descendants de Kaméhaméha régnent
encore , les populations tendent à disparaître par suite de Fexagération
de la mortalité et de la diminution des naissances. Dans ces deux ar-
chipels, comme dans les îles de Bass^, comme dans bien d autres
localités , les Polynésiens périssent de ce qu*on pourrait appeler le mal
iEarope.
Ce mal ne pouvait épargner les Tasmaniens; il est même permis de
penser qu'il a dû agir sur eux plus violemment encore. Les observations
parfaitement concordantes de MM. Bourgarel et Brulfert', sans expli-
quer la diminution des naissances, nous ont appris que la mortalité
des Polynésiens est essentiellement due à la phthisie pulmonaire. Or,
de toutes les races humaines, la race nègre est la plus facilement
atteinte et la plus rudement frappée par cette maladie. Le fait a été
mis hors de doute, pour les Nègres africains, par les recherches statisti-
ques de Boudin^. M. Rochas, de son côté, a constaté que, dans la Nou-
velle-Calédonie, la phthisie emporte à elle seule environ la moitié de
la population, revêt souvent la forme galopante, et anéantit habituel-
lement en entier les familles envahies par elle^. Le Mélanésien parait
donc avoir le même triste privilège que son frère d'Afrique.
S'il en est ainsi, les faits signalés par Bonwick, Calder, Mistress Mé-
rédith... se comprennent aisément. La colonisation a marché en Tas-
manie avec une rapidité exceptionnelle. L'île a été envahie à la fois par
le nord et par le sud-est. Le mal Jt Europe , rayonnant à la fois de Hobart-
' Ka Moolelo Hawaii, f. lv. ^ Traité de géographie et de statistique
* Marenhout, Voyage aax îles da médicale et des maladies endémiques, par
Grand Océan. J. Ch. Boudin, 1857.
* Bourgarel, cîlé par M. Broca dans * Bulletin de la société d'Anthropologie
le Bulletin de la Société d* Anthropologie de Paris, t. II, p. 48. Topographie médi*
de Paris, p. 34a. Brulfert, Origine et cale de la Nouvelle-Calédonie, 1861.
disparition de la race polynésienne, p. 28.
LES DERNIERS TASMANIENS. 159
Town et de Launceston , a dû gagner en peu de temps toute la popu-
lation indigène, qui, même placée dans les conditions d'isolement
comme dans Touest, a succombé à ses atteintes plus rapidement encore
que les Marquésans de Ta!o-Haé.
En somme, ni la guerre avec tous ses excès, ni les désastres insépa-
rables d'une expropriation forcée, ne me paraissent avoir été les causes
principales de lanéantissement des Tasmaniens. Ces violences sont seu-
lement venues en aide à une cause plus puissante, plus générale. La
destruction totale de ces insulaires doit avant tout être imputée à ce
mal que TËuropéen transporte involontairement, insciemment, au mi-
lieu des races inférieures , et qui nulle part n'a manifesté sa terrible
puissance avec autant d'énergie que dans le monde océanien. Cette con-
clusion, qui me semble ressortir clairement des faits que je viens de
résumer, laisse aux colons de la Tasmanie toute la responsabilité mo-
rale de leurs actes ; mais au moins elle diminue dans une très forte
proportion ce qu on pourrait appeler leur responsabilité matérielle. Aux
yeux du moraliste, ils sont inexcusables; à ceux du pathologiste, ils
ne sont peut-être guère plus coupables que les immigrants pacifiques
dont la seule présence a causé tant de morts et arrêté tant de naissances
aux Sandwich comme aux Marquises.
A. DE QUATREFAGES.
160 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusquà Tin-
vasion des Barbares, par Victor Duruy membre de Vlnstitut, ancien
ministre de t instruction publique. Nouvelle édition^ revue, augmentée
et enrichie denviron 2,500 gravures, dessinées diaprés l'antiquité,
et iOO cartes ou plans. T. P'', des origines à la fin de la deuxième
guerre punique.
PREMIER ARTICLE.
M. Victor Duruy a commencé par Thistoire de Rome sa longue carrière
d*historien , et cest paria encore quil la continue. Son premier ouvrage
contenait Thistoire de la République en deux volumes ; et Ton aurait pu
craindre qu*il n*allât pas plus loin. M. Poirson en est resté là ; M. Mi-
chelet en est resté là ; mais il s*est remis avec une nouvelle ardeur à
rhistoire de TEmpire, saidant de toutes les lumières que la science des
médailles et celle des inscriptions répandent sur cette longue période,
et il vient d'arriver par un sixième volume au règne de Dioctétien.
Toutefois là ne s*e$t point borné son travail; et, en même temps
qu'il s achemine vers le couronnement de son œuvre , il Ta reprise dès
Torigine, et il a commencé à en offrir au public une édition déHnitive,
enrichie non pas seulement de cartes où se résume Tétat de Tltalie aux
diverses époques, mais de gravures où Ton retrouve la vue des lieux,
Taspect des ruines, et de figures, soit des médailles, soit des autres mo-
numents de fart qui nous reportent aux temps mêmes dont nous sui-
vons les vicissitudes.
Le premier volume, le seul qui ait encore paru, s*étend depuis la
fondation de Rome jusqu à la fin de la deuxième guerre punique ; et il
s y joint une introduction de cent trente et une pages, digne préam-
bule de Tœuvre même.
L*auteur nous retrace d*abord la géographie physique de Tltalie.
G*est le principal théâtre de son histoire et ce qui survit aux révolu-
tions humaines; mais là pourtant il y a aussi des choses qui ont changé;
et cest à Thistorien d*en marquer les époques et d'en indiquer les
causes. Puis il en vient aux races qui ont occupé successivement le
pays ou qui l'occupaient encore au moment où Rome a été fondée.
Reprenons ces deux parties de l'introduction.
L'auteur attache à la géographie une importance qui n'est pas con-
HISTOIRE DES ROMAINS. 161
testabie. La situation de Tltaiie et sa configuration ont, sans nul doute ,
exercé une grande influence sur son histoire. La place quelle occupe
au centre de la Méditerranée Tappelait à dominer le monde ancien
groupé autour de celte grande mer intérieure. Sa configuration la con-
damnait à rester divisée en une multitude de petits États, si une ville
(et c'est ici que la nature de Thomme reprend ses avantages sur la na-
ture des lieux) ne s'était élevée parmi ces peuples avec une constitution
capable de les dominer.
Une des choses qui frappe tout d'abord dans le tableau des premiers
habitants de Tltalie, cest que cette contrée, qui devait le plus étendre
ses conquêtes sur le monde, est peut-être celle qui reçut le plus de
populations diverses du dehors. Elle reçoit de TEspagnc les Sicanes, de
la Gaule les Ligures et plus tard les Celtes Sénonais, Boïens, Inso-
briens et (lénomans; de par delà les grandes Alpes et les Alpes Ju-
liennes, les Étrusques, les Vénètes; des rivages orientaux de l'Adriatique
les tribus Illyriennes et Pélasgiques, et elle ne fut pas moins envahie
par mer. De la Grèce, les Hellènes vinrent en si grand nombre dans
l'Italie méridionale, qu'elle en prit le nom de Grande Grèce; l'Asie mi-
neure figure encore dans ce tableau pour les Pélasges Lydiens ; la Syrie
et l'Afrique pour ces établissements moins contestés que Tyr et Car-
fhage fondèrent dans les deux grandes ilcs italiennes, la Sicile et la
Sardaigne.
Mais les colonies de Tyr et de Carthage demeurent sur ces rivages
comme des types étrangers ; c'est des autres migrations que se forma
la population italienne.
Les Pélasges semblent en être la couche la plus ancienne et la plus
étendue. Ils se montrent dans le sud de l'Europe, de même que les
Finnois dans le nord, comme les premiers pionniers de la civilisation,
luttant contre une nature encore sauvage, travaillant les métaux, dé-^
firiichant les terres, créant des villes, en un mot, frayant la voie aux
populations plus guerrières qui viendront après eux, et les retiendront
à leur profit sous la loi du travail forcé. On les retrouve, au nord, dans
les plaines basses du Pô et tout le long des côtes de l'ouest, depuis
TArno, sous le nom de Sicules; au sud-ouest, dans les Œnotriens; au
sud-est, dans les Dauniens et les Messapiens; à l'est, dans les Liburnes, et
sur TAmo, auprès des Sicules, dans ces Tyrrhéniens, que la tradition
grecque faisait venir par mer de la Lydie. Sous le flot des nouvelles
invasions, leur nom commun, leur langue et leurs usages se sont perdus.
Il n'est resté d'eux que ces murs indestructibles qui, en Italie comme
en Grèce, leur servent de témoins. On en trouvera les spécimens les
31
1
162 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
plus importants dans ce livre : Portes de Volaterrœ, de Signia, d'Arpi-
num, murs de Véies, etc. «Depuis deux siècles, dit M. Duruy, les
« Pélasges dominaient en Italie , quand les Sicanes , chassés de TËspagne
opar une invasion celtique, et des Ligures, venus de la Gaule, se répan-
« dirent sur le littoral méditerranéen depuis les Pyrénées jusqu'à TArno. %
(P. XXXIV.) Sans qu*ii soit bien facile de mesurer le temps de la domi-
nation des Pélasges, ni de vérifier la cause de Témigration des Sicanes,
on peut admettre les points de départ et les résultats de cette double
invasion. Les Sicanes, selon Thucydide, étaient une tribu ibérique; et
les Ligures sont regardés aujourd'hui comme ayant occupé une grande
partie de la Gaule avant les Celtes. Les plaines de la Cisalpine et les
deux versants des Apennins furent envahis par eux, ainsi que le littoral
jusquà TArno. A Tautre extrémité de la Cisalpine, dans les riches cam-
pagnes fécondées par le Pô et par les autres fleuves qui descendent des
Alpes, étaient les Vénètes, venus à la suite desLiburnes, et qui restèrent
plus longtemps en possession de ces contrées. Entre les Vénètes et les
Ligures, un peu après Tinvasion de ces derniers, s'établirent les Om-
briens.
Si Ton s en rapporte au témoignage des anciens, les Ombriens étaient
Gaulois d origine , et des modernes ont repris cette opinion ; mais leur
langue, dont il nous est resté des monuments, quÛs Talent toujours
eue ou quils laient adoptée, se rattache incontestablement à la vieille
langue italique, comme les travaux de M. Bréal Tout démontré. Lais-
sant les Vénètes dans leurs plaines marécageuses, rejetant les Ligures
dans ieurs montagnes, ils poussèrent devant eux et lesSicules, qui se
replièrent au delà des Apennins, et les LIbumes, qu'ils refoulèrent le
long de l'Adriatique. Mais eux-mêmes franchirent aussi l'Apennin et
pénétrèrent jusqu'à la région de l'Arno et du Tibre, où les Sicanes ve-
naient de s'établir. Sicanes et Sicules, ainsi repoussés vers le sud, y
trouvèrent d'autres ennemis et finirent par se réfugier dans l'île qui tint
d'eux les noms de Sicanie et de Sicile.
Les Ombriens formèrent ainsi TÉtat le plus vaste qui se fût constitué
en Italie depuis les temps pélasgiques. Ils dominaient depuis les Alpes
jusqu'au Tibre d'une part, et au mont Gargano de l'autre, et partageaient
leur territoire en trois provinces : la basse Ombrie sur le Pô inférieur,
la haute Ombrie entre l'Adriatique et l'Apennin , et l'Ombrie maritime
entre l'Apennin et la mer Tyrrhénienne. Cet empire qui dura , dit-on ,
trois siècles, fut détruit par un peuple nouveau, les Étrusques ( Tusci)
ou Rasenae. Descendus des Alpes Rhétiennes, les Étrusques com-
mencèrent par enlever aux Ombriens les rives du Pô et y fondèrent
HISTOIRE DES ROMAINS. 163
douze villes. Plus tard , franchissant à leur tour TApennin , ils s établirent
entre TAmo et le Tibre; mais là se trouvaient les Tyrrhéniens, mieux
défendus par leurs villes pélasgiques , et qui , élevés à une civilisation
supérieure par leurs rapports avec la Grèce, ne succombèrent que
pour réaliser, longtemps avant la fondation de Rome , cette parole du
poète :
Grœcia capta ferum victorem cepit.
C'est le nom même des vaincus que la Grèce continua d appliquer,
dans cette fusion des deux peuples, aux vainqueurs.
D*où venaient-ils? G est une question controversée déjà aux temps
anciens , à plus forte raison chez les modernes , et fort agitée encore
aujourd'hui, en présence de leurs monuments; et M. Duruy se borne
à exposer les opinions qui divisent les savants, déclarant le problème
insoluble tant que la langue étrusque ne sera pas mieux connue. H ne
répugne pas à voir dans ce peuple une tribu asiatique, venue par le
Caucase conmie, depuis, les Goàis, et qui, laissant aux populations pé»
lasgiques la presqu'île des Balkans, aurait remonté le Danube jusqu'aux
Alpes du Tyrol. Il relève des traces d'une origine asiatique dans les
noms de leurs dieux , dans les formes grossières de leurs idoles (et il
en met plusieurs sous les yeux du lecteur), dans leurs sacrifices hu-
mains, dans les jeux sanglants qui se mêlaient à leurs repas; comme il
retient à l'influence des Tyrrhéniens, c'est-à-dire à la race pélasgique,
ces grands travaux de construction de villes, de routes, de canaux, dont
les Tarquins firent plus tard une si heiu*euse application à Rome,
et ces objets d'art, vases de terre si richement décorés, armes de bronze,
candélabres, coupes, miroirs, bijoux d'or, bagues, colliers, etc., où la
main de la Grèce se fait sentir jusque dans l'œuvre de ses imitateurs.
(Voyez les curieux échantillons que M. Duruy en a reproduits.)
La domination des Etrusques dépassa celle des Ombriens, auxquels
ils succédaient. Cinquante ans environ avant la fondation de Rome, huit
cents ans avant notre ère, ils firent un pas de plus vers le midi et sé-
tendirent de Tautre côté du Tibre. Ils formèrent ainsi en Campanie une
nouvelle Étrurie, et, mettant à profit le génie maritime des Tyrrhéniens,
ils dominaient sur les eaux qui baignaient leurs rivages, avaient des colo-
nies en Corse et en Sardaigne, et pouvaient disputer à Carthage toute la
région occidentale de la Méditerranée. Mais leur système de fédération
en douze villes, système qu'ils renouvelaient en chaque pays où ils s'éta-
blissaient, sur le Pô, en Tyrrhénie, en Campanie, n'avait rien de bien
SI.
164 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
lié ni de bien solide : chaque groupe était indépendant des autres; et .dans
chaque groupe, les villes mêmes ne se regardèrent pas toujours comme
solidaires. Quand leur puissance maritime, déjà tenue en échec par les
Cnidiens, par les Rhodiens, par le tyran de Rhégium, eut été ruinée
dans la bataille que leur livra Syracuse unie aux Grecs de Gumes (/iyiï),
ils furent bien près de se laisser entamer par la puissance nouvelle qui
s*était formée sur le Tibre, entre les deux groupes de leurs anciennes et
de leurs nouvelles possessions.
Jusqu'à présent nous navons vu que des populations notoirement
étrangères par leur origine aux pays qu elles avaient occupés. Pélasges
d*abord sous leurs différents noms, puis tribus venues de TEspagne, de
la Gaule ou des diverses parties des Alpes et des pays qui y confinent:
Sicanes et Ligures, Vénètes, Ombriens et Étrusques. Où est la vraie
race italienne ? Il la faut chercher au centre de la péninsule, dans cette
région des Apennins où les cimes sont plus hautes, les vallées plus pro-
fonde3, et plus sombres les forêts. Ge sont, selon toute apparence, les
Osques et les Sabelliens, refoulés dans les montagnes par ces diverses et
successives invasions, et qui, au milieu même des révolutions quelles
entraînaient, trouvèrent Toccasion de reparaître jusque dans les plaines :
i"" Les Osques : sous les noms ou d'Osques ou d'Opiques ou d*Ausones,
ils s'avancent dans le Latium et dans la Gampanie, où ils se mêlent
aux débris de Sicules prenant le nom dePrisci latini; et M. Duruy énu-
mère les tribus diverses des Eques, des Herniques, des Volsques et
des Auronces, qui se groupaient encore sous le nom commun de Latins;
2^ Les Sabelliens : ils avaient leur principal séjour dans la montagne, et
cest deux que sortent les tribus diverses qui peuplaient la vaste pro-
vince du Samnium , Vestins et Marrucins, au nord , sur le littoral; Pelig-
niens et Marses, au cœur même de la montagne; Frentanes, Hirpins,
Gaudiniens, etc., plus au sud.
G'est aux Hirpins et aux Gaudiniens, joints aux Garacéniens et aux
Peatriens, que s applique particulièrement le nom deSamnites, peuple de
pasteurs, peuple de soldats, se louant volontiers aux villes grecques du
voisinage, s* enrichissant par le pillage comme par la solde, mais faisant
aussi des conquêtes pour eux-mêmes. Ge sont les Samnites qui vengè-
rent la passagère humiliation des peuples latins en enlevant Gapoue et
la Gampanie à la domination des Étrusques.
G*est de ces Latins quest née la ville de Rome; cest des Samnites
qu aurait pu sortir la nation italienne par un dernier effort contre la
ville qui les retenait dans une condition inférieure, si Rome, compre*
nant mieux ses intérêts et son vrai rôle à Tégard de Tltalie, ne sétait
HISTOIFŒ DES ROMAINS. 165
résolue, après sa victoire, à désarmer le ressentiment des Italiens en leur
donnant à tous, Samnites ou autres, les droits de la cité.
Pour être complet dans Ténumération des peuples que Rome trauva
en Italie et cpi*elle finit par conquérir, M. Duruy nomme encore les
Grecs et les Gaulois : les Grecs, que la tradition faisait venir dès les
temps héroïques sur les côtes de llapygie et en d'autres lieux. On sait
les traditions qui amenaient Nestor à Pise, Idoménée à Salente, Dio-
mède à Pétille et à Thurium, Ulysse à Sylacium, Évandre, Tibur,
Télégonus, dans le Latium, à Tusculum , à Tibur, etc., en même temps
qu An ténor à Padoue et Énée dans le pays d'Évandre; mais leurs établis-
sements plus certains dataient d'une époque postérieure à l'invasion des
Doriens dans le Péloponnèse. Aux Ioniens se rattachent: Gumes, d'abord,
colonie de Chalcis et de Gyme, qui fonda Naples; avec Gumes, Rhe-
gium , Élée; aux Achéens, Grotone et Sybaris, Laûs, Métaponte et Posî-
donia;aux Eoliens, Locres; aux Doriens, qui surtout s'établirent en
Sicile , la ville qui en Italie effaça toutes les autres en puissance et en
splendeur : j'ai nommé Tarente.
Quant aux Gaulois, on prétend aussi reporter leur première immi-
gration à une époque fort reculée; mais leur établissement vraiment
historique ne date que du vi* siècle , et , par conséquent, Rome était fon-
dée longtemps avant que les habitants de la Gisalpine aient eu à comp-
ter avec eux.
Ge n'est pas seulement dans les populations établies eu Italie que
M. Duruy cherche les forces qui, après avoir mis quelquefois Rome en
péril, absorbées en elle, contribuèrent à sa grandeur; c'est aussi dans
leurs institutions qu'il veut trouver les principes de son organisation
même.
Le trait dominant qu'il y signale, c'est un reste des formes théocra-
tiques de l'Asie d'où ces populations étaient originaires, avec cette diffé-
rence qu'on n'y trouve pas un ordre de prêtres distinct du reste des
citoyens. «Les mêmes hommes furent chefs du peuple en même temps
« que ministres des dieux; de sorte que, selon le génie plus hamain, plus
« politique de l'Occident, les rapports étaient inverses de ce qu'ils avaient
« été en Orient. Le guerrier primait le prêtre ; avant d'être pontife , augure ,
tt le noble fut patricien. » (P. cxi.) Chez les Etrusques , il y a , pour ainsi dire ,
équilibre entre les deux caractères, u Leurs lucumons sont seuls instruits
de la science augurale; » ils forment une théocratie militaire, a Ghez les
«peuples osques et sabellicns, l'équilibre est rompu au profit du guer-
«rier. . . Les chefs de l'Etat furent les pères, la propriété fut le patri-
« moine, la patrie la chose commune des pères, res patria;n et à la fa-
166 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
mille se rattachent les serviteurs et ceux qui vivent sous le patronage du
père, les clients. «Le patronat, patrociniam, et le patriciat, dit Tauteur,
((doivent donc être encore élevés du rang dune institution particulière,
« où les historiens les ont tenus longtemps , à la hauteur d*une loi de Toiv
((ganisation même des sociétés primitives.» (P. cxii.) La clientèle est
pour Rome ce que fut pour le moyen âge la féodalité, et le patron pour
le client est plus que le seigneur, puisque, a comme les lucumons étrua-
« ques, les patriciens latins et sabins étaient les prêtres de leurs familles
H et de leurs clients. » IJbid.)
Un autre trait sur lequel M. Duruy insiste aussi avec raison , c*est le
caractère public et sacré de la propriété : u Posséder la terre, dit-il, était,
a comme au moyen âge, non seulement le signe de la puissance, mais
tf la puissance même, parce que de vastes domaines donnaient toute une
(( armée de serviteurs et de clients. »
«C'est, ajoute-t-il, sur cette double base de la religion et de la pro-
«priété que s* éleva la vieille aristocratie italienne, el, plus tard, celle
((de Rome;» et il décrit sommairement l'organisation politique et re-
Igieuse de ces petits États : magistratures électives, presque toujours
annuelles : la royauté des temps héroïques était abolie presque partout,
sauf dans quelques petites villes de la Sabine; religion simple (si on
excepte rÉtmrie], dérivant des nécessités de la vie, des travaux des
champs, des impressions d'admiration ou d'effroi qu'on éprouvait pour
les accidents de la nature. (( Les dieux de la Grèce, dit M. Duruy, sont si
« près de l'homme, qu'ils en ont toutes les faiblesses; ceux de TOrient en
((Sont si loin, qu'ils ne se mêlent point véritablement â sa vie, malgré
((leurs nombreuses incarnations; les dieux italiens, gardiens de la pro-
«priété, de la foi conjugale, de la justice, protecteurs de l'agriculture,
((dispensateurs de tous les biens terrestres, président aux actions des
(( hommes, sans partager leurs passions , mais aussi sans élever leur esprit
((au-dessus des préoccupations égoïstes. L'art et la science y perdent, la
(( moralité y gagne. Leur culte sera , pour cette société sans enthousiasme,
u un moyen de conservation , il ne sera pas un élément de progrès. »
(P. CXXI.)
En terminant, l'auteur signale, dans un résumé, ce qui résulte déjà
de cette étude préliminaire pour la grande histoire qu'il va exposer. Les
peuples italiens n'ont pas seulement formé le grand corps du peuple ro*
main le jour où l'Italie fut admise au droit de cité. Ils lui avaient fourni,
h mesure qu'ils entraient dans son sein, avec leurs grandes familles, If s
noms les plus fameux de son histoire : les Jules, les Servilius, les EhM
blius, venus d'Albe; les Appius, les Valerius, les Fabius, de la Sabimf
HISTOIRE DES ROMAINS. 167
lesCécioa, les Pomponius, etc., de TEtrurie. Ils ont donné aussi les
plus grands noms à sa littérature : il n est pas nécessaire d*en faire rénu-
mération. Mais ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont les
choses, ce sont les fondements de sa constitution que Rome a em-
pruntés aux peuples italiens : ]a division en tribus, curies et centuries,
à rÉtrurie, avec les ornements des magistrats et la toge du citoyen,
avec les iicteui*s et tout Tappareil des jeux publics et des triomphes,
avec le caractère sacré de la propriété et la science augurale , c est-à-
dire la religion d'État; les éléments plus simples de sa ràigion rustique
avec les noms de dictateur et de préteur au Latium; ses divinités guer-
rières avec le titre d*imperator, l'armure et les traits des soldats au Sam-
nium et à la Sabine; et à tout l'ensemble des peuples qui l'entouraient,
le patriciat ou le patronat, la division en génies, la clientèle, fautorité
paternelle, le culte des dieux lares et des dieux fétiches, la divinité
des fleuves, des lacs et des eaux. Voilà ce que l'auteur a relevé chez les
peuples italiens, ce qu'il retrouvera à Rome. Son introduction nous
offre donc dans ce tableau de l'Italie avant les Romains comme un
premier aperçu de l'histoire de Rome elle-même, et c'est pourquoi nous
avons cru utile d'y arrêter le lecteur avant de le conduire dans l'exposi-
tion de cet important sujet.
H. WALLON.
{La saiie à un prochain cahier.)
168 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
Essai sur le règne de Trajan, par C. de La Berge.
PREMIER ARTICLE.
VEssai sar le règne de Trajan est un ouvrage posthume : Fauteur,
M. Camille de La Berge, Tavait entrepris quand il paraissait être plein
de santé et d avenir; mais, saisi bientôt par un mal cruel qui ne lui
laissait aucun espoir de vivre, il ny put travailler que par intervalles.
Ce sujet lui tenait au cœur, et il avait commencé de bonne heure à
Téludier. Dès 1866, il insérait dans la Revue critique un article sur la
colonne Trajane, et soutenait à ce propos un débat très vif, qui fut re**
marqué. Depuis cette époque, ce travail n*a pas cessé de Toccuper pen-
dant les répits que la maladie lui laissait, et Ton peut dire qu'il lui a
consacré les restes de sa vie. Il a eu au moins ce bonheur, qui est refusé
à tant d*autres, de pouvoir achever son ouvrage; il la vu, avant de
mourir, entièrement imprimé, et au point où il voulait le mettre pour
quil fût digne d'être livré au public.
Ceux qui liront le livre de M. de La Berge ne sétonneront pas du
temps qu il a coûté. Raconter le règne de Trajan , en essayant de combler
les lacunes et declaircir les faits douteux, était une entreprise difficile,
et qui demandait à un érudit qui ne se contente pas aisément beaucoup
de patience et de courage, u On sait, dit M. de La Berge , que les faits re-
(datifs à cette période de Thistoire romaine sont fort peu abondants.
« Elle correspond précisément à une lacune entre les Cœsares de Sué-
((tone et Fensemble de biographies appelé Historia Aagusta. Les ou-
(' vrages de Marins Maximus, de Fabius Marcellinus, d'Aurelius Verus,
«de Statius Valens, de Junius Cordus, ont péri, aussi bien que les pre-
«miers livres d'Ammien Marcellin. A partir du règne de Néron, on ne
« lit plus rhistoire de Dion Cassius que dans labrégé de Xiphilin. Ainsi
t'ce court livre grec, le Breviarium d'Eutrope, deux chapitres d'Aurelius
u Victor, UQ de Paul Orose, quelques lignes dans la Chronique de saint
u Jérôme, des faits détachés, des allusions, des observations incidentes
«que Ton recueille çà et là dans uqe vingtaine d auteurs, voilà les ma-
H tériaux rares et mutilés dont nous disposons pour retracer les actions
« et le caractère d*un des meilleurs princes qui aient vécu. » Cette ab-
sence fâcheuse de documents écrits, ce silence de Thistoire rend plus
nécessaire que jamais Tusage des inscriptions et des médailles, qui, par
ESSAI SUR LE RÈGNE DE RAJAN. 160
bonheur, ne manquent pas pour Tépoque des Ântonins. Le Nain de
Tillemont s*en était beaucoup servi; mais il n'était ni un épigrapbiste
ni un numismate de profession. Il tenait pour authentiques toutes les
inscriptions publiées par Gruter; il acceptait de bonne foi toutes les
médailles qui se trouvaient dans les ouvrages de Goltz et de Mezzabarba.
Il n avait donc pu éviter, malgré sa science scrupuleuse et sagace, de
commettre des erreurs graves, et son travail était à refaire. Les études
de M. de La Berge et sa situation même semblaient le préparer à re-
prendre cette œuvre délicate. Attaché depuis 1866 au cabinet des mé-
dailles de là Bibliothèque nationale, il s'occupait par devoir et par goût
dé numismatique; comme épigrapbiste, il était Tun des meilleurs élèves
de M. Léon Renier, et TAcadémie des inscriptions avait couronné de lui
un savant mémoire sur la flotte romaine. Il était donc tout à fait en me-
sure de tirer profit des médailles et des inscriptions pour mieux con-
naître la suite de ces événements obscurs. Pendant qu'il les étudiait sans
se presser, et qu'il essayait d'élucider les moindres détails, ce qui coûte
beaucoup de peine et prend beaucoup de temps, il éprouva un malheur
qui arrive souvent à ceux qui, par timidité ou par scrupule, s'attardent
un peu trop dans les alentours du sujet qu'ils traitent, il fut prévenu.
En 1868, un professeur d'une école suisse, M. J. Dierauer, publia,
dans le Recueil de Bûdinger, un ouvrage sur le règne de Trajan. M. de
La Berge a hautement reconnu lui-même «que ce livre ne laisse rien à
• désirer pour tout ce qui concerne la chronologie et l'histoire des
«guerres;» et il ajoute que, comme ses recherches lamènent presque
toujours aux mêmes conclusions, il aurait renoncé à son travail, s'il ne
l'avait conçu sur un plan beaucoup plus étendu que l'auteur allemand.
Comme il voulait y comprendre un tableau aussi complet que possible
de la littérature et de la société à l'époque de Trajan , et que M. Die-
rauer n'en avait rien dit, il crut pouvoir poursuivre et achever son ou-
vrage. Ses lecteurs trouveront assurément qu'il est heureux qu'il ne se
soit pas laissé décourager, et qu'il ait persisté dans sa résolution.
L'Essai sur le règne de Trajan de M. de La Berge se divise en deux
parties qui peuvent être étudiées à part. Dans la première, l'auteur s'oc-
cupe de l'histoire militaire de Trajan et de la manière dont il a gouverné
1 empire. La seconde est consacrée aux sciences, aux lettres, aux arts, à
1 état politique et social du monde romain pendant le règne de ce grand
empereur.
^ La guerre est ce qui a tenu le plus de place dans la vie de Trajan :
€est aussi la partie la plus obscure de son histoire, celle qui a donné le
plus de mal à M. Dierauer et à M. de La Berçe. Pour les premières ex-
27
t
L
170 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
péditions du prince jusqu à Tan loo de notre ère, nous avons un docu-
ment précieux, qui, à la condition detre soigneusement interprété et
contrôlé, peut fournir des indications très utiles, cest le Panégyrique de
Pline le Jeune. M. de La Berge s'en est fort heureusement servi, peut-
être aurait-il pu s'en servir encore davantage. C'est un panégyrique sans
doute, c'est-à-dire un de ces éloges officiels où d'ordinaire on ne va pas
chercher l'exacte vérité; mais le panégyriste est ici un honnête homme.
Si ses louanges sont parfois excessives, s*il lui arrive de concentrer la lu-
mière sur quelques faits auxquels il veut donner plus d'éclat et de rejeter
les autres dans l'ombre, ce qui est la loi du genre, au moins sommes-
nous sûrs qu'il n'a rien inventé de faux. Par exemple, il n'a pas cherché
à créer à son héros une enfance merveilleuse. Jusqu'à son avènement à
l'empire, il ne lui attribue aucune victoire éclatante, aucun fait d'armes
remarquable. Il le montre se signalant surtout par son activité , son
énergie, la façon dont il exécute les ordres qu'il a reçus et le soin qu'il
prend de maintenir la discipline parmi les troupes qu'on lui confie.
Mais quand il ajoute cpie, grâce à ces qualités modestes , qui sont plutôt
celles d'un excellent lieutenant que d'un grand général, il s'était attiré le
respect et l'estime de tout le monde, et qu'on avait les yeux sur lui de
tous les côtés, il faut l'en croire, et les faits prouvent qu'il n'a rien exa-
géré. Il suffit à Nerva de l'adopter pour calmer une guerre civile qui
menaçait de troubler l'empire. Son nom seul fit si bien rentrer l'ordre
dans les esprits, que, même après la mort de Nerva, il n'éprouva pas le
besoin de revenir tout de suite à Rome, malgré les vœux du peuple qui
le rappelait. Il resta encore un an entier éloigné d'elle pour achever de
pacifier la Germanie. Les mesures qu'il prit à cette occasion étaient si
habiles, qu'il put diminuer l'armée du Rhin de moitié, de huit légions
qu'elle comptait depuis Auguste la réduire à quatre, et, malgré ce désar-
mement, aucune invasion ne vint, pendant un siècle et demi, troubler
de ce côté la paix du monde.
La guerre contre les Daces, qui est le grand événement militaire du
règne de Trajan, ne nous est connue que par le récit sommaire et dé-
cousu que Xiphilin a tiré tant bien que mal de la gronde histoire de
Dion Gassius. Des autres ouvrages où elle était racontée, nous n'avons
guère conservé que quelques faits isolés, qu'il est difficile de réunir
entre eux et de remettre à leur place. G'est ici qu'on a besoin plus que
jamais de l'cpigraphie et de la numismatique. M. de La Berge en a fait
un très heureux usage. Un fragment des actes des Ârvales récemment
découvert a fait connaître le jour très probable du départ de l'empereur
pour la guerre. Des inscriptions assez nombreuses indiquent le numéro
ESSAI SUR LE REGNE DE TRAJAN. 171
des légions qu il avait avec lui et le nom des principaux officiers qui rac-
compagnaient. Les médailles, en nous permettant de retrouver Tépoque
de ses diverses salutations impériales, fixent la date des victoires qull a
remportées. Ce sont des points de repère précieux , autour desquels on
peut grouper les faits épars et mal ordonnés que les historiens nous ont
transmis. Ils sont utiles surtout en ce qu ils nous aident à profiter des bas-
reliefs de la colonne Trajane , dont il serait sans eux très difficile de se
servir. uLa colonne Trajane, dit M. de La Berge, est un monument
«inappréciable parle grand nombre de renseignements quelle fournit à
u larcbéologie, mais elle ne peut faire connaître ni le lieu ni la date des
a batailles et des campements dont elle offre tant de vives et curieuses
tt images. D ailleurs, il est difficile de distinguer sur les bas-reliefs le
((Commencement et la fin de chaque scène; tandis que des actions
«simultanées sont nécessairement représentées comme se suivant,
«d autres, séparées par un intervalle de temps que nous ne pouvons
«apprécier, se touchent sur la spirale non interrompue quelles dé-
« corent. Rien non plus ne fait apprécier au spectateur l'inégalité de
«leur importance relative.» Ce sont là des inconvénients très graves;
mais, une fois quon en^est prévenu, qu'on peut compléter par d*autres
documents les informations insuffisantes quelle nous donne, et rendre
aux divers tableaux quelle nous présente leur caractère véritable, elle
a cet avantage de nous mettre devant les yeux une expédition dont les
historiens nous disent quelques mots à peine, de nous en révéler une
foule de détails inconnus, surtout de la rendre vivante pour nous, et
il suffit de jeter les yeux sur les ouvrages de MM. Dierauer et de La
Berge pour apprécier les profits qu un historien peut en tirer.
M. de La Berge est un grand admirateur de la guerre contre les Daces.
Il montre avec quelle habileté elle fut conduite et les grands résultats
qu'elle eut pour Tempire. Il établit surtout qu elle était nécessaire. Les
Daces passaient avec raison pour des ennemis très redoutables : à la seule
nouvelle quils avaient franchi le Danube pour se jeter sur lltalie,
• • • •
. Et conjurato descendens Dacus ab Istro,
tous les Romains tremblaient. On disait d ordinaire que, s'ils oubliaient
leurs dissensions intérieures , s'ils parvenaient à s'entendre et à s'unir, ils
feraient courir à Rome les plus grands dangers. Précisément ce qu'on
redoutait venait d'arriver. Un grand homme de guerre, Décébale, avait
réussi à ramener la concorde parmi ces peuplades divisées et à les armer
toutes contre l'ennemi du dehors. Sous Domitien , il avait battu une
23.
J72 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
armée romaine, tué ic général qui la commandait, et pris Taigle d'une
légion. Ce désastre n avait pas été réparé; après quelques succès fort
incomplets, Domitien, pour se débarrasser d'une guerre dangereuse,
avait consenti à payer tribut aux Barbares. Trajan comprit qu il fallait
frapper un grand coup pour détmire lelTet de cette double honte. La
domination des Romains sur tous ces pays de frontières était moins as-
surée par les troupes quils y entretenaient que par le prestige de leur
nom. Quatorze légions échelonnées des embouchiu*es du Rhin à celles
du Danube ne pouvaient pas suflirc à contenir tous les peuples qui se
pressaient sur lautre rive; ils se seraient jetés à tout moment sur ces
richesses qu'ils convoitaient, s'ils n'avaient été convaincus qu'on ne
pouvait s'attaquer à la puissance romaine sans en être immédiatement
puni. Les Romains étaient donc forcés, moins par orgueil national
que par nécessité, de ne souffrir aucun outrage; comme les Anglais dans
l'Inde, ils devaient ne reculer devant aucune entreprise, si difficile
qu'elle parût, être audacieux ou même téméraires à l'occasion, pour
maintenir une renommée qui faisait leur force. C'est ce qui décida
Trajan à entreprendre cette guerre périlleuse, et tous les Romains
sans doute étaient d'accord qu'il avait eu raison de le faire. Mais, la
guerre une fois finie, et bien finie, devait-il garder les territoires qu'il
venait de conquérir et en faire une province nouvelle? Cette résolution
était contraire au conseil donné par Auguste mourant de ne plus reculer
les frontières de l'empire. Pour beaucoup d'esprits sages, ce conseil
était devenu une sorte de loi dont ils ne voulaient pas se départir : aussi
dut-il s'en trouver qui blâmèrent l'empereur d'y avoir manqué. On sait
que plus tard Hadrien, qui partageait leur opinion, eut un moment la
pensée d'abandonner la Dacie, et de montrer ainsi qu'il condamnait la
politique de son prédécesseur. M. de La Berge pense, au contraire, que
Trajan n'avait pas tort. Pour le prouver, il lui suffit de rappeler ce qui
arriva un siècle plus tard. Le projet d'Hadrien fut alors exécuté, mais le
sacrifice de la Dacie ne sauva pas l'empire; au contraire, quand les Ro-
mains cessèrent d'attaquer les Barbares chez eux, ce furent les Barbares
qui vinrent les chercher de l'autre côté du Danube, et fltalie fut perdue,
u Ces faits ,dit M. de La Berge , montrent suffisamment l'inanité et le péril
((du conseil qu'avait inscrit dans son testament le fondateur du prin-
(( cipat. Il ouvrait prématurément l'ère de la paix générale, il conviait le
(( monde à l'exploitation pacifique d'un domaine dont la possession était
((précaire encore : pour avoir cessé trop tôt d'être conquérants, les Ro-
(( mains ont été conquis à leur tour. Trajan sentit parfaitement le
((danger, et ce n'est pas, ce me semble, un médiocre mérite du vain-
ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN. 173
oqueur de la Dacie d'avoir eu, moins de cent ans après la mort d*Au-
aguste, une vue si nette de la situation faite à Rome, héritière et pro-
« pagairice de la civilisation ancienne , d'avoir compris , mesuré , accompli
a résolument le devoir qui s'imposait à ses chefs. »
Le seul reproche que M. de La Berge fasse à la gueiTe de Dacie,
cest qu elle exalta Tamour de la gloire et le désir des conquêtes chez
Trajan, et qu'elle lui donna la pensée d attaquer les Parthes. Pascal
trouve « que César était bien vieux pour s'aller amuser à conquérir le
tt monde;» Trajan était plus vieux encore : il avait soixante-deux ans,
quand il se lança dans cette guerre lointaine, qu'il ne devait pas achever.
M. de La Berge blâme autant l'expédition contre les Parthes qu'il a
loué celle contre les Daces. Il pense qu'en cette occasion Trajan céda
trop aisément au vœu de l'opinion publique. Il n'y avait rien qui (ùt
plus populaire à Rome qu'une guerre contre les Parthes. Le souvenir
du désastre de Crassus, qui n'avait été qu'imparfaitement effacé par le
succès diplomatique d'Auguste, avait donné une idée exagérée de leur
puissance. C'était pour tout le monde l'ennemi national et le grand
danger de l'empire. Je ne vois guère à ce moment que Tacite qui
semble redouter davantage les Germains, u Les Parthes, dit-il , sont gou-
cc vernés par un roi : ils n'ont pas l'énergie que donne aux Germains la
a liberté, regno Arsacis acriorest Germanorum libertas. » [Germ, 37. ) M. de
La Berge partage entièrement l'opinion de Tacite; il lui semble que cet
empire parthe, sans cesse divisé par des discordes de famille, occupé par
une féodalité indisciplinée, entouré de grands Etats feudataires toujours
disposés à le trahir, pouvait être maintenu dans le respect par une poli*
tique habile , qui se contenterait d'en fomenter les divisions. L'exemple de
Trajan prouve combien il était dangereux de l'aller provoquer chez lui.
Son expédition contre les Parthes est encore moins connue que les
autres. M. de La Berge établit, contre Tillemont, qu'il n'y en a eu
qu'une, et qu'elle a commencé à la fm de l'année 1 13. Elle dura donc
quatre ans, sans interruption; mais il est très difficile de savoir au juste
et par le détail ce qui s'est passé pendant ces quatre années de marches
et de combats. La campagne s'ouvrit par des succès extraordinaires et
qui tiennent du prodige, elle finit par de grands revers. Trajan, qui
s*était laissé entraîner trop loin par ses victoires, et qui s'avançait sans
méfiance au milieu de nations mal soumises et plus étonnées que vain-
cues, fut arrêté tout d'un coup par la résistance inattendue d'une petite
ville. Pendant qu'il s'obstinait à la prendre, un soulèvement général le
força de revenir sur ses pas, et il eut grand'peine à ramener son armée
fort diminuée sur le territoire romain. Â son retour, il fut accueilli
174 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
par les applaudissements de tout Tempire. En somme, il avait traversé
des pays jnconnus , navigué sur TEuphrate et salué Tocéan Indien, il
était entré dans Gtésiphon et dans Babylone , il avait marché sur les pas
d*Alexandre : c était bien assez pour justifier l'enthousiasme qu*exGJta
cette expédition, quoiquelie eût mal fini, et le long souvenir quelle a
laissé dans la mémoire des peuples. Cependant Trajan avait été forcé
de fuir : c était un déshonneur quil voulait effacer par une vengeance
éclatante. Mais , pendant qu'oubliant son âge et sa santé il rassemblait
des troupes pour commencer une guerre nouvelle , il mourut subitement
à Sélinus en Gilicie, le 1 1 août 117.
On voit» par tout ce qui vient d'être dit, que d'obscurités restent
encore dans Thistoire des expéditions militaires de Trajan, quoique
la science en ait dissipé beaucoup : son administration intérieure, que
M. de La Berge étudie ensuite, nous est un peu mieux connue. Nous
pouvons prendre une idée de la façon dont il voulait que Les provinces
fussent gouvernées en lisant sa correspondance avec Pline. Â la vérité,
on sait aujourd'hui que la Bithynie se trouvait dans une situation parti-
culière , et que Pline y fut envoyé avec des pouvoirs spéciaux. Il ne fau-
àrait donc pas s'imaginer que l'empereur entretint avec les vingt-neuf
gouverneurs de province une correspondance aussi active, aussi minu-
tieuse, qu'avec celui de la Bithynie; mais, s'il leur écrivait un peu moins
souvent, il leur disait au fond la même chose, et M. de La Berge a
raison de dire qu'on peut chercher dans ces lettres l'esprit de son gou-
vernement. 11 me semble qu'il serait possible aussi d'en tirer un portrait
vivant de cet excellent prince, et je regrette beaucoup que M. de La
Berge n'ait pas cru devoir le faire. Quoique ce soit une correspondance
administrative , Thomme y parait de temps en temps. En supposant
même que ces lettres aient été rédigées par Hadrien, son secrétaire,
comme le pense M. de La Berge, elles devaient être écrites sous la dic-
tée ou sous l'inspiration de l'empereur. Tout y révèle sa modération , sa
sagesse, son bon sens, son humanité. On y trouve das passages exquis,
qui montrent combien il était digne de ce titre d'optimus princeps que le
Sénat lui accorda par une délibération solennelle. Un jour que Pline lui
demandait s'il fallait punir un jeune homme coupable d'avoir outragé sa
statue , il s'empressa de lui répondre : u C'est mon dessein de ne pas renou-
(( vêler les procès de majesté; je ne veux pas avoir recours è la terreur
«pour obtenir le respect. «A propos de cette correspondance, M. de La
Berge est amené à dire son sentiment sur une question qui a été fort
agitée de nos jours. Il pense , comme la plupart des savants, que les pro-
vinces ont été traitées avec plus d'équité sous l'empire que sous la repu-
ESSAI SUR LE RÉGNE DE TRAJAN. 175
blique; « mais, ajoute-il , ce fut moins TeSet de reformes législatives qu'un
«résultat général dû à lapaisement des compétitions politiques, et sur-
et tout au développement croissant du travail, à la diffusion de la richesse
«et au progrès des classes moyennes signalé à toute époque par une
«probité plus grande apportée dans la gestion des affaires publiques.»
La raison véritable me parait plus simple. Personne, sous la république,
n avait intérêt à protéger les provinces. On était généralement indulgent
pour les gouverneurs malhonnêtes, parce quon espérait faire comme
eux , et ceux qui les poursuivaient ne songeaient qu'à assouvir des haines
politiques. Les empereurs, au contraire, considéraient les provinces
comme leur bien propre; le prince avait donc une raison particulière
de les défendre: ceux qui les pillaient le volaient lui-même, et il est
naturel qu'il les ait empêchés de s'enrichir à ses dépens.
L'Italie était encore, à l'époque de Trajan, sous un régime différent
des provinces. La liberté municipale y était entière, et le pouvoir
central n'intervenait pas dans Tadministration intérieure des villes. Ce-
pendant cette indépendance absolue commence à être menacée sous
son règne par l'institution des caratores civitatam, fonctionnaires
nommés par l'empereur et chargés de surveiller les finances des muni-
cipes et des colonies. Il n'y a pas lieu, je crois, d'accuser Trajan d'avoir
cherché volontairement à diminuer les franchises des villes pour ac-
croître son pouvoir. Nous le voyons, au contraire, dans sa corrrespon-
dance avec Pline, très attaché à respecter les libertés locales. Pline,
fidèle aux traditions des administrateurs de tous les temps, voulait tout
simplifier en appliquant les mêmes règlements à la province entière.
Trajan l'en empêche; il lui recommande sans cesse de s'enquérir des
usages et de respecter les droits anciens. Il est donc probable que ce
sont les villes elles-mêmes, embarrassées dans la gestion de leurs fi-
nances, qui ont demandé qu'on leur donnât des curateurs, et que cette
institution a été accueillie par elles comme un bienfait. Elle n'en était
pas moins un premier pas vers un régime nouveau. C'est le début d'un
système général de centralisation qui assimilera bientôt l'Italie aux pro-
vinces, et fera également peser la main du prince sur toutes les cités de
Tempire ^
^ Je (lois relever à ce propos une pc- la marche des affaires en multipliant les
titc erreur commise par M. de La Berge. rouages. Il emprunte à Orclli Te^eemple
U veut montrer, par un exemple piquant, d'une petite ville italienne qui, forcée
Sue la centralisation se manifesta dès ses d'écrire à son curateur pour être auto-
ébuts en Italie par un de ses défauts risée à accepter la libéralité d*un de ses
Les plus communs , qui consiste à ralentir habitants, ne reçoit de réponse qu*a-
176 .JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
Quant au gouvernement politique de Trajan, M. de La Berge, après
ravoir étudié à fond, a raison de dire qu'en réalité rien ne fut changé
sous lui de ce qui existait auparavant. La seule différence qu'il y ail
entre son règne et celui de Domitien , c'est que le pouvoir fut exercé
par un prince honnête, mais la nature de ce pouvoir resta la même. On
ne trouve, ni dans les codes ni chez les historiens, la mention d'aucune
loi nouvelle qui en ait modifié les conditions. Le principat fut tout à
fait , sous les Ântonins , ce qu'il était sous les Césars. La liberté fort limitée
dont on jouissait alors, et qui rendait Tacite si heureux, était une H*
berté de tolérance et de bon vouloir. Elle n'avait d'autre garantie que la
modération naturelle du prince; et, si elle a duré un siècle, c'est que,
par une chance sur laquelle il serait dangereux de compter toujours,
tous les princes, pendant un siècle, ont été d'honnêtes gens. M. de La
Berge s'est demandé pourquoi , en conservant le principat, on ne chercha
pas à l'améliorer, et ce qui a pu empêcher d'y introduire les modifica-
tions dont l'expérience démontrait la nécessité. Il lui semble qu'il en faut
chercher la raison dans l'idée que se faisaient les Romains de la respon-
sabilité des magistrats. A Rome , un magistrat ne pouvait être poursuivi
pour ses actions qu'après être sorti de charge. Ce n était qu'un petit in-
convénient sous la république, où les fonctions duraient si peu de temps,
et les Romains avaient mieux aimé s'y résigner que de courir le risque
d'humilier par des poursuites la majesté de Yimperium dont un ma-
gistrat était revêtu. Mais tout changea quand l'autorité souveraine,
qui avait pour limite, sous la république, la brièveté de sa délégation,
fut conférée à lempereur pour toute sa vie. 11 arriva naturellement alors
que, comme il ne rentrait jamais dans la vie privée, il échappait à toute
responsabilité et que son pouvoir devenait ainsi sans limites et sans con-
trôle. Voilà, selon M. de La Berge, coniment il se fit que, même à
cette époque heureuse « oii chacun pouvait penser ce qu il voulait, dire
«ce qu'il pensait, w nul n'imagina de limiter ou de diviser l'autorité de
l'empereur. Je ne sais si les gens de celte époque se firent en termes
exprès le raisonnement que leur prête M. de La Berge; mais il est sûr
qu'en général ils conservaient l'idée que se faisaient leurs aïeux de la
nature du pouvoir souverain et de la façon de l'exercer. Les Romains
étaient avant tout des conservateurs obstinés, qui ne se défaisaient pas
facilement des vieilles maximes et des anciennes opinions. Ce respect
Srès dix mois entiers. Mais M. de La avait écrit le jour des ides d*août, il ré-
^erge 8*est trompé. Le curateur ne fit pondit la veille des ides de septembre,
attendre sa réponse cju*un mois. On lui (Orelli, Intc , 3787.)
ESSAI SUR LE FIEGNE DE ÏRAJ.\N. 177
du passé était regardé par les politiques de ce temps comme la première
dâs vertus; je crois pourtant qu en cette occasion il fut beaucoup plus
nuisible qu*utiie. C*est ce qui a fait que la révolution accomplie à Rome
au premier siède de notre ère a été incomplète. Ce fut un mal de vou-
loir garder lombre des anciennes institutions quand on n'en avait plus
la réalité, et il aurait mieux valu, lorsqu'on établit Tempire, mettre le
gouvernement entier en harmonie avec le régime nouveau. Mais les
empereurs tenaient à faire croire quil n'y avait rien de changé, et le
public s'en laissait aisément persuader. Si l'on avait été moins attaché
au passé et qu*on eût osé créer ouveitement une monarchie, on aurait
sans doute éprouvé le besoin de faire des lois nouvelles. Il aurait fallu
fixer la compétence, déterminer les rapports des pouvoirs publics entre
eux, et régler la manière dont devait s'opérer la transmission de l'auto-
rité à la mort du souverain. C'est ce que ne firent pas plus les Antonins
que les Césars, et ce fut un grand malheur pour tout le monde. « L'em-
«pire. dit M. Littré, fut une dictature, avec une administration et des
ulois, mais sans institutions, o Le travail de M. de La Berge achève de
prouver combien cette définition est vraie.
M. de La Berge est très sévère pour la conduite du Sénat à l'époque
de Trajnn : il lui reproche surtout de manquer d'esprit politique. Ce
défaut s'explique quand (On songe qu'il se recrutait alors dans la noblesse
dç province, noblesse honnête et brave, mais qui n'avait ni expérience
ni traditions. Trajan affectait de le traiter avec de grands égards, et lui
renvoyait la décision des plus importantes affaires. Au début de son
règne, il rengagea solennellement «à prendre sa part du pouvoir et i
«veiller avec lui aux intérêts de la république.» Mais le Sénat répondit
mal à ces pressantes exhortations et n'osa pas ressaisir la liberté qu'on
lui offrait. Il est probable que cette apathie dut décourager plus d'une
fois la bonne volonté de l'empereur; il continua pourtant à combler le
Sénat d'honneurs et à prendre dans son sein ses principaux conseillers.
Pline raconte qu'il fut choisi par l'empereur (evocatasin consiUam) pour
laider dans le jugement de quelques causes importantes, qu'il faisait
plaider devant lui à sa résidence de CentumcelUe. [Epist vi, 3i.) Je
m'étonne que M. de La Berge n'ait pas cité cette lettre de Pline, qui lui
donnait l'occasion de montrer comment Trajan entendait ses fonctions
déjuge. Quant au peuple, Trajan le traita comme avaient fait ses pré-
décesseurs. Il lui donna des fctes magnifiques, il lui fit distribuer des
libéralités extraordinaires à la suite de ses victoires (65o deniers par
tête, après la conquête de la Dacic), enfin il aida les plus pauvres à
vivre en leur faisant des distributions de blé. A ce propos, M. de La
33
178 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
berge rappelle que ie nombre des individus secourus fut réduit par
«Fuies Cësar de 820,000 à i5o,ooo. «Sous Tempire, ajoute-t-il, il di-
«minua encore, et il était moins considérable qu'on ne le croit commu-
« nément. » Je ne pense pas que les faits donnent raison à M. de La Berge.
Il faut se souvenir d abord que le nombre des citoyens assistés, après
avoir été diminué par César, fut augmenté par Auguste. Il était alors
d'un peu plus de 200,000 personnes : c'est Auguste lui-même qui
nous l'apprend dans le monument d'Ancyre; et l'on croit d'ordinaire
qWil s'est maintenu longtemps à ce chiffre. (Voyez Otto Hirsohfed, Die
Getreideverwaltang , dans ïePhilobgaSy 1870.) L'inscription dont se sert
M. de La Berge pour contredire cette opinion est fort mutilée, et rien
ne prouve qu'il y soit question de distributions gratuites. (Mommsen,
Insc, Neap, 6808.) Ce qui est sûr, c'est que, sous Septime-Sévère,
100,000 citoyens recevaient les libéralités de TÉtat. A Paris, 1 i3,ooo
personnes seulement sont inscrites sur les listes de l'Assistance publique,
et cette ville passe pour être d'un bon tiers plus peuplée que Rome. Il
ne faut donc pas dire, comme M. de Là Berge, que la proportion de&
indigents assistés était moins forte à Rome qu'à Paris.
Pour résumer, en finissant, l'idée que M. de La Berge nous donne de
l^administration intérieure de Trajan, je dirai que, s'il ne fit pas de ré-
forme importante qui pût assurer l'avenir, son gouvenfiemént fut à la fois
si ferme et si modéré, qu'il rendit ses administrés tout à fait heureux.
Il ne faut pas trop lui en vouloir de n'avoir pas fait davantage, l'opi-
^TOn publique ne réclamait de lui que ce qu'il lui donna , et il sut si bien
la satisfaire qu'il est à peu près le seul prince, dans la longue durée
de l'empire, qui n'ait pas eu de révolte à réprimer.
Gaston BOISSIER
) '
(La suite à un prochain cahier,)
'i.-
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 179
kXekAvSpoif MoLvpoxopSdrov x. t. X. Cent lettres d'Alexandre Mavro-
cordato, conseiller d^ Etat [de la Porte], publiées par Théagène Li-
vadas. Trieste, 1879» gr. î^"8^ ^^ ^9^ pages.
PREMIER ARTICLE.
Après la chute de Tempire byzantin, les restes de lunité nationale
disparurent complètement. Les sources historiques se sont vite épuisées,
et c est avec de rares chroniques et avec les souvenirs de quelques voya-
geurs étrangers qu on s efforce en vain aujourd'hui de composer un récit
suivi et complet. L'immobilité et la monotonie pèsent sur la servitude;
les siècles passent rapides et uniformes, les générations naissent Qt
meurent sans laisser trace de leur passage, et les événements, excitait
plutôt la pitié que l'intérêt, n attirent point lattention de Thistorien.
Aussi rhistoire de la race grecque sous la domination des Turcs se ré-
duit à un choix de porti*aits de quelques hommes remarquables qui
peuvent être considérés comme les bienfaiteurs de la nation et les con-
servateurs de rhellénisme. ^,,
Parmi ces derniers, lun des plus illustres est certainement Alexandre
MavTOCOrdato, qui, pendant un grand nombre d'années, fut au service
de la Porte avec la qualité de grand drogman , et, plus tard , avec celle
de conseiller d'État. M. Théagène Livadas, savant grec de Trieste»
vient de lui consacrer un livre plein d'intérêt.
Dans un discours sur Alexandre Mavrocordato , M. Sophoclès. ri-
cenunent enlevé à la science, avait exprimé le vœu qu'un des Hellènes
de Constantinople entreprit de réunir tous les écrits de son illustre
compatriote, publiés ou inédits, ainsi que ses charmantes lettres, d'en
donner une édition complète , en faisant précéder le tout de la vie de
l'auteur, aussi exacte que possible et puisée aux meilleures source^.
C'est pour répondre à ce vœu que M. Th. Livadas vient de faire pa-
raître le magnifique volume que nous annonçons aujourd'hui et qui
contient la vie et cent lettres d'Alexandre Mavrocordato , accompagnées
de prolégomènes. Donnons d'abord une courte analyse de ces prolé-
gomènes, li . .
Les lettres de Mavrocordato, publiées poui^ la première fois en 1 8q4 ,
à Constantinople , sont sorties des presses du patriarcat. La pre-
mière partie de cette édition comprend quatre-vingt-dix lettres, la se-
s3.
/
^80 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
conde vingt-deux lettres de son fils Nicolas , prince de Moido-Valachie ,
les unes et les autres accompagnées de quelques réponses, outre un
discours adressé aux Allemands en faveur de la paix. A la triste époque
où parut ce recueil de lettres, et même beaucoup plus tard, il servit à
un grand nombre de savants appartenant, soit au clergé, soit au monde,
et procura à la jeunesse une excellente méthode épistolaire, parce quil
était lu dans les écoles de Constantinople, comme exercice préparatoire
pour Tétude de la rhétorique et de la logique. Les lettres de Mavro-
cordato étaient alors tellement en honneur, qu on les préférait i celles
de Libanius, de Synésius et de quelques autres écrivains non moins
célèbres.
Malheureusement cette première édition contient beaucoup de fautes ,
qui proviennent de différentes causes. Le nouvel éditeur a agi avec la
plus grande circonspection. Comme Alexandre MaVrocordato se sert
toujours de la langue byzantine, M. Livadas n*a pas cru devoir corriger
. certaines anomalies de syntaxe auxquelles Tauteur s*est laissé entratner,
bien que ce dernier ait mis un soin tout particulier à se conformera
la manière d'écrii'e qui a été en usage jusqu*en i8ai. Du reslîe, de
semblables anomaUes se remarquent également chez Photius et chèï
plusieurs écrivains du moyen âge byzantin. Ces taches, d'ailleurs, ne sont
point inhérentes au style de Mavrocordato , car on nen trouve point de
pareilles dans un traité qu'il a composé sous le titre de rà ^pomiafjLotra
(les Réflexions), traité dont M. Livadas donne une analyse très dé-
taillée. Et cela s'explique naturellement; car cet ouvrage avait été ëom-
posé à tète reposée, tandis que les lettres étaient souvent écrites au mi-
lieu du, bruit des camps, pendant le tumulte des combats, sur un
tambour, en plein air; en un mot, elles étaient comme improvisées.
Malgré ces défauts, le lecteur ne pourra s empêcher d'admirer dans les
lettrés d'Alexandre Mavrocordato la noblesse de la pensée, la beauté
de la forme et les grâces du langage.
Ces lettres étaient mêlées et la plupart sans date. Les unes sont auto-
graphes, les autres ne sont^pas dé la main de l'auteur, mais on y recon-
haït son style et sa manière. Elles ont été rangées par ordre de matières et
forment huit chapitres portant les titres de lettres pédagogiques, de fa-
mille, amicales et de reco'mmahdation , politiques, ecclésiastiques, de
conseils et de blâme, narratives, enfin neuf lettres inédites en langue
vulgaire. De telle sorte que la réunion de ces différents genres fornie
nn ensemble qui peut être considéré comme un véritable formulaire
destiné à servir de modèle à ceux qui veulent étudier le style épisto-
laire. M. Livadas fait ressortir le mérite de toutes ces lettres en exami-
ALEXANDRE MAVROGORDATO. 181
nant chacun de ces genres en particulier. Elles prouvent qu'Alexandre
Mavrocordato avait un esprit ingénieux, avide de science et porté aux
belles pensées, un jugement sain , une imagination vive et une mémoire
extraordinaire. Les lettres sur Téducation sont adressées pour la plupart
à ses enfants et au précepteur de ses enfants. Elles sont remplies d'excel-
lents préceptes de morale et de pédagogie, et montrent comment
Mavrocordato voulait que la nation grecque fût instruite. Il recom-
mandait surtout la lecture des anciens, des saintes Écritures et des
premiers Pères de TÉglise, saint Basile, saint Grégoire de Nazianse,
saint Ghrysostome, saint Grégoire de Nysse, etc. Pendant les deux
derniers siècles, ceux qui ont suivi la méthode de Mavrocordato écri-
virent la langue grecque avec une grâce et une exactitude inconnues de
nos jours.
Les lettres ecclésiastiques ne sont pas moins remarquables. Le zèle
édairé qu'il avait pour la religion grecque les a presque toutes dictées.
Elles abondent de sages conseils. Lorsqu'on ne peut célébrer le service
divin dans les églises, il faut se servir des maisons particulières. Dans
la tempête commune tous doivent apporter leurs secours, chacun sui-
vant la mesure de ses forces. Le clergé surtout a un rôle providentiel à
remplir. La plus belle de ces lettres est celle qtd est adressée aux
arcÛprétres de Gonstantinople.
Al. Mavrocordato était un profond politique. Sachant par expérience
combien la faveur est précaire, il ne se laissait pas endormir par les
jouissances du pouvoir, et il avait incessamment devant les yeux les
dangers dont il était entouré. La patrie est sa préoccupation constante.
La seule manière de la servir est de rester en faveur. Aussi emploie-t-il
toute sa diplomatie à satisfaire le grand vizir et le sultan. Tout en dé-
fendant consciencieusement les intérêts qui lui sont confiés par le
Divan, il ti*ouve moyen d'être utile à ses coreligionnaires. Ses lettres
politiques se ressentent de ces principes et nous le montrent sous le
jour le plus honorable. Il était généreux et n'oubliait jamais un service
rendu. Dans sa longue carrièi*e politique il fit tout le bien possible,
mais il apprit souvent à ses dépens que l'amitié se mesure aux services
qu'on attend.
Les conseils et le blâme constituent un autre genre de lettres. La
sagesse et la prudence d'Al. Mavrocordato le portent souvent à donner
les premiers, mais quelquefois il ne recule pas devant Temploi du se-
cond. Les vices de la nature humaine le révoltent. « Les hommes, dit-il ,
sont rapaces comme des vautours, malins comme des renards, plus
lascifs que des chiens, plus voraces que 4es loups, plus lâches que des
182 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
lièvres, etc. n Mais, quand par hasard il se laisse entraîner ainsi par son
indignation , il revient bien vite à sa douceur habituelle.
Quant aux lettres du genre narratif, elles sont peu nombreuses, mais
très importantes. Témoin oculaire des événements qu'il raconte, accom-
pagnant les grands vizirs dans leurs expéditions, exposé sans cesse aux
souffrances physiques et aux dangers, Mavrocordato trouve encore le
temps d'écrire, et il devient historien et même poète à la manière de
Thucydide. C'est ainsi qu il décrit les combats de Belgrade et de Pétri-
varadin d une manière plus exacte que M. de Hammer. Possédant à
fond la langue grecque, il a toujours prêtes les expressions spéciales à
la stratégie et à la tactique des anciens, assaisonnant son récit de sel
attique et d'une légère nuance d amère ironie.
Les huit dernières lettres écrites en grec vulgaire, ne manquent pas
d'intérêt. On y reconnaît la main d'un lettré très versé dans la connais-
sance de la belle langue hellénique. La quatre-vingt-quatorzième, adressée
auxarchiprêtres de Jérusalem, fait le plus grand honneur à l'impartialité
d'AI. Mavrocordato. Les Latins s'étaient plaints à la Porte que les Grecs
les persécutaient et les empêchaient de pratiquer leurs exercices reli-
gieux dans les lieux saints. Mavrocordato recommande instamment à
^es coreligionnaires de respecter la liberté des autres nations, surtout
des Français. Fait remarquable à une époque où les Latins et les Grecs
^e disputaient avec acharnement la garde du Saint-Sépulcre.
Nous avons donné une très courte, trop courte analyse de l'excellent
travail de M. Livadas sur les lettres d'AI. Mavrocordato. Il nous reste-
rait à dire un mot de la vie qu'il a consacrée à. son célèbre compatriote,
mais la place nous manque, et nous sommes obligé de résejrver ce mot
pour un prochain article. D'autant mieux que nous comptons éclairer
d'un jour nouveau les rapports qui ont existé entre Al. Mavrocordato
et le marquis de Ferriol , ambassadeur de France près la Porte Ot-
tomane pendant les dernières années du dix^septième siècle et les pre-
mières du dix-huitième jusqu'en 1709, époque de la mort du premier,
rapports qui n'ont pas été aussi envenimés que semble le croire M. Li-
vadas.
a L'ambassadeur de France, dit-il, nonvelleraent arrivé à Gonstan-
tinople , le marquis de Ferriol , qui , à cause de son caractère incon-
sidéré et emporté , participait plutôt de l'aventurier que .de l'homme
politique, se montra immédiatement l'adversaire inréconciliable et
dangereux de Mavrocordato. i>
.Cette appréciation nous semble uni peu dure pour un de nos agents
diplomatiques à l'étranger. Puisque M. Livadas avait entre les mains
ALKXAN DRK MAVROCOKDATO. 183
la correspondance du marquis de FerrioM, peut-être aurait-il dû tenir
compte d'une phrase que je lis dans la lettre du 8 novembre 1707 :
« M. Mavrocordato est fort entré dans nos intérêts depuis quelque temps;
a il est écouté à la Porte pour tout ce qui regarde les affaires étran-
«gères, et, si notre cour ne peut pas rétablir sa pension, qui était de
« 4,000 livres, je suis persuadé qu on devrait lui faire un présent tous les
« ans tant qu'il continuera à nous rendre service; je iay écrit au Roy et
«j'attends ses ordres. »
Cette phrase justifie mal l'expression irréconciliable [ianopSos), dont
s'est servi M. Livadas. Du reste, comme nous venons de le dire, nous
nous proposons, dans un prochain article, de prouver avec des docu-
ments authentiques et inédits que le marquis de Ferriol savait, à l'oc-
casion, rendre justice aux éminentes qualités de Mavrocordato. Cela
nous fournira l'occasion de donner quelques renseignements inconnus
sur la vie politique de ce personnage, qui appartient à l'une des plus
illustres familles de la nation grecque.
E. MILLER.
( La suite à un prochain cahier.
' Correspondance da marquis de Fer- M. Emile Varenberg.Xnyers tJ.G.BuAch-
riol, ambasmdear de France de Louis XI V mann . 1870, in-8*.
1^ Consiantinople , avec une introduction pur
184 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES-
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
L* Académie des sciences a tenu, le lundi lo mars 1879, ^^ séance publique an-
nuelle sous la présidence de M. Fizeau.
La séance s*est ouverte par un discours du président, proclamant, dans
Tordre suivant , les prix décernés pour 1 878 et les sujets de prix proposés.
PRIX D^ERN^S.
Prix extraordinaire de 6,000 francs, destiné à récompenser tout progrés de na-
ture à accroître Tefficacité de nos forces navales. — Ce prix a été parbigé par moitié
entre M. Baills , lieutenant de vaisseau , pour son remarquable travail sur les éclipses
et les occultations, et M. Perroy, ingénieur de la marine, pour les perfectionne-
ments qu*ii a apportés aux appareils distillatoires installés à bord de nos vaisseaux.
Mécanique. — Prix Poncelet. — Décerné à M. Maurice Lévy, pour Fensemble de
ses travaux sur la mécanique.
Prix Montyon; mécaniqm. -— I>écemé à M. George H. Coriiss, de Rhode-Island
(Etats-Unis d Amérique).
Pnx Plamey. — Décerné à M. Valessie, capitaine de frégate, pour son compteur
différentiel , destiné à régulariser la marche des navires à vapeur.
Astronomie, Prix Lalande, — Décerné à M. Stanislas Meunier, pour ses recherches
5ur les météorites.
Prix Valz. — Décerné à M. Jules Schmidt, directeur de l'Observatoire d'Atliènes ,
pour son travail sur le globe lunaire.
Physique. Prix Bordin, — L*Acadéraie avait donné comme sujet de concours»
pour Tannée 1878, la question suivante : t Diverses formules ont été proposées pour
« remplacer la loi d* Ampère sur Tactipn des deux éléments de courant : discuter ces
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 185
• diverses formules et les raisons qu*on peut alléguer pour accorder la préférence à
t Tune d^elies. » Le seul mémoire présenté au concours ne répondant qu à une partie
restreinte du sujet proposé , TAcadémie n*a pas décerné de prix ; mais elle a accordé
on encouragement de a,ooo francs à M. Reynard, auteur du mémoire présenté, et
die a retiré la question du concours.
Chimie, — Prix Jecker, — Décerné à M. Reboul pour Tensemble de ses travaux ,
et en particulier pour son mémoire sur les Isoméries dans la série da propylène.
Botanique, — Prix Barbier, — Le prix a été décerné à M. Ch. Tanret, pharmacien
k Troyes, auteur d*un mémoire ayant pour titre : Sur Vergotimne, alcaloïde de l'ergot
de seigle, et sur la pelletiérine , alcaloïde de Vécorce de grenadier, L'Académie a accordé,
en outre, sur les reliquats de la fondation, deux encouragements de 5oo francs
chacun, Tun à M. Cauvet, pharmacien principal de Tarmée, professeur de matière
médicale à la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon, auteur d*un
ouvrage intitulé : Nouveaux éléments d'histoire naturelle médicale, a vol. in-ia; 1* autre
à M. Heckel, professeur à la faculté des sciences de Marseille, pour son mémoire
intitulé : De quelques phénomèmes de localisation minérale et organique dans les tissus
animaux, et de leur importance au point de vue biologique.
Prix Desmazières. — Décerné à M. le D' Bornet, pour le livre intitulé : Etwim
psychologiques, analyses d'algues marines, qu'il vient de publier en son nom et au nom
de feu M. Thuret, correspondant de l'Académie.
Prix Thore, destiné ta fauteur du meilleur mémoire sur le cryptogames cellu*
■ laires d'Europe ou sur les mœurs et i'analomie d'une espèce d'insectes d'Europe. »
— Ce prix a été décerné à M. Ardissone, professeur à 1 École supérieure d'agricot
ture de Milan, auteur d'un ouvrage ayant pour titre : Floridee itaUche, 2 voL et 36
[danches.
Médecine et chirurgie, — Prix Montyon, — L'Académie a décerné trois prix de
a,5oo francs chacun : i* à M. François Franck pour son ouvrage intitulé : Recher-
ches sur la physiologie pathologique : des troubles fonctionnels et des lésions valvulaires;
des anéorismes de la crosse de l'aorte et des troncs qui en émanent; des accidents produits
par les épanchements du péricarde; de la persistance du canal artériel, et les accidents
cardiaques produits par la commotion et la compression du cerveau; des intermittences
du pouls; a* à M. G. Hayem pour ses recherches sur l'anatomie normale et patholo-
gique; 3* à MM. A. Key et G. Relzius, auteurs de l'ouvrage intitulé : Studien in der
Anatomiedes Nerven Systems ; Stockholm, 1876-1877, a vol. in-fol. avec 76 planches
gravées. Elle a accordé trois mentions honorables à MM. Béranger-Ferraud , Favre
et Albert Robin, et cité honorablement dans le rapport MM. A. Proust, H. Tous-
saint, L. Colîn, Dejérine, Legrand du Sauile, E. Fournie, Gairal, E. Debost.
Prix Godard, — Décerné à M. le D' Reliquet, auteur d'un travail intitulé : Spasmes
de la vessie et de t urètre; action du chloroforme sur ces deux organes.
Prix Serres. — Décerné à M. Aiexander Agassiz pour ses travaux sur l'embryo-
génie.
Physiologie. — Prix Montyon. — Décerné à M. Charies Richet, auteur de l'ou-
Trage de physiologie expérimentale ayant pour titre : Recherches sur les propriétés
chimiques et physiologiques du suc gastrique de Vhomme et des animaux; Paris, 1878,
iii-8*.
2à
186 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
Pria: généraux, — Prix Montyon. Arts insalubres, — L* Académie a décerné deux
prix de a,5oo francs chacun à M. d'Hubert, auteur d'un Rapport sur V utilisation des
matières de vidange, et à M. Lenoir, auteur d un Rapport sur l'étamage des glaces à
l'argent mircuré. Elle a accordé deux récompenses de 1,000 francs chacune à
MM. E. Turpin et Pacpielin.
Prix Trémont, — Décerné à M. Marcel Deprez pour ses méthodes d'application
des forces électriques à la solution des divers problèmes de mécanique.
Piix Gegner, — Maintenu à M. Gaugain.
Prix Delalande-Guérineau, — Décerné à M. Savorgnan de Brazza, enseigne de
vaisseau, poiu* son voyage de découvertes dans l'Afrique équatoriale.
Prix Laplace. — Décerné à M. de Béchevel (Eugène-Dieudonné-Henri), né le
à août 1867, à la Folie (Calvados), sorti le premier, en 1878, de TÉcole polytech-
nique, et entré, comme élève ingénieur, à l'École des mines.
PRIX PROPOSÉS.
Prix extraordinaires, — Grand prix des sciences mathématiques, — Concours prorogé
de 187a à 1875, puis à 1878, enfin à 1880. L'Académie avait proposé pour sujet
d*un grand prix à décerner en 1878, la question suivante: c Étude de Vdasticité
tdes corps cristallisés, au double point de vue expérimental et théorique. » Aucun
Mémoire n'ayant été envoyé au secrétariat, TAcadémie modifie l'énoncé de la ques-
tion ainsi qu'il suit: t Étude de l'élasticité d'im ou de pluâeurs corps cristallisés,
€ au douille point de vue expérimental et théorique. »
Le prix sera une médaille de la valeur de 3,ooo francs.
Les Mémoires devront être déposés au secrétariat avant le i^juin 1880.
Grand prix des sciences mathématiques, — Question proposée pour Tannée 1880.
L'Académie propose, pour sujet d'un grand prix de sciences mathématiques à dé-
cerner en 1880, la question suivante : c Perfectionner en quelque point important
« la théorie des équations différentielles linéaires à une seule variable indépendante. »
Le prix consistera en une médaille de la valeur de 3, 000 francs.
Les Mémoires devront être remis au secrétariat avant le i*' juin 1880.
Grand prix des sciences physiques, — Concours prorogé de 1876 à 1878, puis à
1880. La question proposée est la suivante : «Étuae du mode de distribution des
t animaux marins du littoral de la France. » Dans cette étude, il faudra tenir compte
des profondeurs , de la nature des fonds , de la direction des courants et des autres
circonstances qui paraissent devoir influer sur le mode de répartition des espèces
marines. Il serait intéressant de comparer, sous ce rapport, la faune des côtes de la
Manche, de l'Océan et de la Méditerranée, en avançant le plus loin possible en
pleine mer; mais l'Académie nexdurait pas du concours un travail approfondi qui
n'aurait pour objet que l'une de ces trois régions.
Le prix consistera en une médaille de la vsdeur de 3, 000 francs.
Les Mémoires, manuscrits ou imprimés , devront être déposés au secrétariat avant
le 1" juin 1880.
Prix BonUn, — Concours prorogé de 1876 à 1878, puis à 1880. Le prix nayant
pas été décerné pour l'année 1878, l'Académie propose de nouveau la question sui-
vante pour 1880: 1 Trouver le moyen de faire disparaître ou au moins d'atténuer
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 187
c sérielueinent la gène et les dangers que présentent les produits de la combustion
• sortant des cheminées sur les chemins de fer, sur les bâtiments à vapeur, ainsi que
c dans les villes à proximité des usines à feu. •
L* Académie prévoit que les moyens proposés pourront différer pour Tune ou
Tautre des trois grandes divisions précitées ; mais une solution satisfaisante , même
applicable à un seul de ces trois cas, donnerait, s*il y a lieu, des titres à Tobtention
du prix, qui consistera en une médaille de la valeur de 3,ooo francs.
Les Mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut avant le i*' juin
1880.
Géologie, — Prix BonUn. — Question proposée pour Tannée 1880. « Etude ap
c profondie d*une question relative à la Géologie de la France. »
Le prix consistera en une médaille de la valeur de 3, 000 francs.
Des travaux , imprimés ou manuscrits , destinés à concourir devront être déposés
au Secrétariat de Tlnstitut avant le i** juin 1880.
Prix AUiamhert, physiologie des champignons. Question proposée pour 1876, pro-
rogée à 1878, prorogée de nouveau, après modification, à 1880. — Après avoir
proposé sans succès pour 1876 et 1878 Tétude du mode de nutrition des champi-
gnons , TAcadémie , élargissant aujourd'hui le cadre de la question , admettra à con-
courir, en 1880, tout Mémoire qui éclaircira quelque point important de la 1 Physio-
■ logie des champignons. •
Le prix consistera en une médaille de la valeur de a,5oo francs.
Les ouvrages ou mémoires, manuscrits ou imprimés, en français ou en latin,
devront être déposés au secrétariat de l'Institut avant le 1" juin 1880.
Prix de La Fous Mélicoq. — M. de La Fons Mélicocq a légué à F Académie des
Sciences, par testament en date du 4 février 1866, une rente de 3oo francs, qui
devra être accumulée , et • servira à la fondation d'un prix qui sera décerné tous les
c trois ans au meilleur ouvrage de Botanique sur le nord de la France , c'est-à-dire
• sur les départements du Nord, du Pas-de-Calais, des Ardennes, de la Somme,
• de rOise et de TAisne. »
L'Académie décernera ce prix, qui consiste en une médaiUe de la valeur de
900 francs , dans sa séance pimlique de l'année 1 880 , au meilleur ouvrage , manus-
crit ou imprimé , remplissant les conditions stipulées par le testateur.
Agricaltare. — Prix Morogaes, — M. le baron B. de Morogues a légué, par son tes-
tament en date du a 5 octobre i834 , ime somme de 10,000 francs, placée en rentes
snr l'État, pour faire l'objet d'un prix à décerner tous les cinq ans, alternativement:
par l'Académie des Sciences , à Touvrage qui aura fait faire le plus grand progrès à
Fagriculture en France, et, par l'Académie des Sciences morales et politiques^ au
meilleur ouvrage sur l'état du paupérisme en France et le moyen d'y remédier.
L*Acadéinie décernera ce prix en i883. Les ouvrages, imprimés et écrits en français,
devront être déposés au secrétariat de l'Institut avant le 1" juin.
Anatomie et Zoologie. — Prix Savigny, fondé par Af"* Letellier, — Un décret,
en date du 20 avril 186^, a autorisé l'Académie des Sciences à accepter la do-
nation qui lui a été faite par M*** Letellier, au nom de Savigny, d'une somme de
ao,ooo francs pour la fondation d'un prix annuel en faveur des jeunes zoologistes
voyageurs.
• Voulant, dit la testatrice, perpétuer, autant qu'il est en mon pouvoir de le faire,
24.
1,88 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
«le souvenir d*un martyr de la science et de Thonneur, je lègue à Tlnstitat de
«France, Académie des Sciences, section de Zoologie, ao,ooo inincs, au nom de
< Marie- Jules-César Le Lorgne de Savigny , ancien membre de T Institut d*Égypte et
%de rinstitut de France, pour Tintérèt de cette somme de ao,ooo francs être em-
4 {doyé à aider les jeunes zoologistes voyageurs qui ne recevront pas de subvention
1 du Gouvernement et qui s'occuperont plus spécialement des animaux sans vertèbres
<i de rÉgypte et de la Syrie. »
Prix da Gama Machado, — Par un testament en date du 12 mars i85!i, M. le
commandeur J. da Gama Machado a légué à TAcadémie des Sciences une somme de
ao,ooo francs, réduite à 10,000 francs, pour la fondation d*un prix qui doit porter
son nom. Un décret du 1 g juillet 1878 a autorisé T Académie à accepter ce legs. En
conséquence, T Académie, conformément aux intentions exprimées par le testateur,
décernera, tous les trois ans, à partir de Tannée 188a, le prix da Gama Machado
aux meilleurs mémoires sur les parties colorées du système tégumentairc des ani-
maux ou sur la matière fécondante des êtres animés.
Le prix consistera en une médaille de 1,300 francs.
Les mémoires devront être reçus au secrétariat de T Institut avant le 1*' juin 188a.
Prix Serres, — M. Serres, membre de Flnstitut, a légué à TAcadémie des
Sciences une somme de 60,000 firancs , 3 p. 0/0 , pour Tinstitution d*un prix triennal
« sur Tembryologie générale appliquée autant que possible à la Physiologie et à la
c Médecine. » Un décret en date du 1 g août 1 868 a autorisé TAcadémie à accepter
ce legs; en conséquence, elle décernera un prix de la valeur de 7,600 francs, dans
sa séance publique de Tannée 1881, au meilleur ouvrage qu elle aura reçu sur cette
importante question.
Les mémoires devront être déposés au Secrétariat de TInstitut avant le 1 "^ juin 1 88 1 .
Prix Dusgate. — M. Dusgate, par testament en date du 1 1 janvier 187a , a légué
à TAcadémie des Sciences 5oo francs de rentes françaises 3 p. 0/0 sur TEtat, pour,
avec les arrérages annuels, fonder un prix de a,5oo francs, à délivrer tous les cinq
ans à T auteur du meilleur ouvrage sur les signes diagnostiques de la mort et sur les
moyens de prévenir les inhumations précipitées. L*Académie décernera le prix
Dusgate , pour la première fois , dans sa séance publique de Tannée 1 880.
Les ouvrages ou mémoires seront reçus au Secrétariat de TInstitut jusqu'au
1 juin.
Prix Boadet — Par un acte en date du 5 juillet 1878, M "* veuve Boudet et ses
fib ont fait donation à TAcadémie des Sciences d*une somme de 6,000 firancs, dont
Temploi, conformément aux intentions exprimées par feu M. Félix Boudet, membre
de TAcadémie de Médecine , aur^ Ueu de la manière suivante :
• Les travaux de M. Pasteur, dit M. Boudet, ont ouvert à la médecine des voies
cnouveUes. Un prix de 6,000 francs sera décerné en 1880, par TAcadémie des
• Sciences , à celui qui aura fait de ces travaux Tapplication la plus utile à Tart de
■ guérir. » L* Académie décernera le prix Boudet, en 1880, s'il y a lieu, a fauteur
dont les travaux • sur Tinfluence pathogénique des organismes inférieurs • auront
paru dignes de cette distinction.
Les mémoires, manuscrits ou imprimés, devront être déposés au secrétariat de
TInstitut avant le 1*' juin 1880.
Géographie physique, — Prix Gay, — Par un testament en date du 3 no-
vembre 1873, M. Claude Gay, membre de TInstitut, a légué à TAcadémie des
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 189
Sdences une rente perpétuelle de a,5oo francs pour un prix annuel de géographie
physique, conformément au programme donné par une commission nommée à cet
ettec.
L* Académie propose, en conséquence, pour sujet du prix Gay, qu*elie décernera
* pour la première fois dans sa séance publique de Tannée 1880 , la question suivante:
• Étudier les mouvements d'exhaussement et d*abaissement qui se sont produits
• sur le littoral océanique de la France, de Dunkerque à la Bidaossa, depuis l'époque
t romaine îusqu*à nos jours;
t Rattacher à ces mouvements les faits de même nature qui ont pu être constatés
c dans rintérieur des terres ;
c Grouper et discuter les renseignements historiques en les contrôlant par une
■ étude faite sur les lieux ;
c Rechercher entre autres , avec soin , tous les repères qui auraient pu être placés
« à diverses époques , de manière à contrôler les mouvements passés et servir à dé-
• terminer les mouvements de favenir. •
Les mémoires seront reçus jusqu'au 1*' juin 1880.
Prix DelalandeGuérineau, — Par un testament en date du 17 août 187a,
fil"** veuve Delalande-Guérlneau a légué à l'Académie des Sciences une somme ré-
duite à io,oo5 francs , pour la fondation d'un prix à décerner tous les deux ans t au
I voyageur français ou au savant qui, Tun ou l'autre, aura rendu le plus de services
« à la France ou à la science. » L Académie décernera le prix Delalande-Guérineau
dans sa séance publique de l'année 1 880.
Les pièces de concours devront être déposées au secrétariat de l'Institut avant le
1" juin.
Après la proclamation et l'annonce des prix, M. J.-B. Dumas, secrétaire per-
pétuel, a lu 1 éloge historique de M. Balard, et M. J. Bertrand , secrétaire perpétuel »
reloge historique de M. Le Verrier. Cette dernière lecture a terminé la séance.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
Dans sa séance du samedi a a mars, l'Académie des Beaux- Arts a élu M. Vau-
dremer à la place vacante , dans la section d'architecture , par suite du décès de
M. Duc.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANGE.
Elùge historique d'Urhain'JeanrJoteph Leverrier, par M. /. Bertrand, secrétaire per-
pétuel de l'Académie des sciences, — Nous empruntons à cette notice l'histoire de la
grande découverte qui , en 1 8ii6 , a si profondément ému le monde savant :
190 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
Par une singulière exception dans notre système solaire, la planète Uranus, iné>
gale dans sa marche et indocile aux formules i démentait les calculs des astronomes.
Toujours en retard ou en avance, elle mettait en défaut toutes les éphémérides.
Bouvard, depuis vingt ans, en signdant ce désordre dans le ciel, en avait aoeosé
vaguement qudf|ue action inconnue et cachée. Des vues superiicielies et confuses,
des conjectures sans preuve et des hypothèses sans contrôle laissiiient le proUème
Iiresque entier. Six cents millions de lieues , disait-on , séparent le Soleil d^Uranus :
es lois de l'attraction, moins sévèrement respectées dans un tel éloignement, sooC*
firent peut-être qudiques écarts. Une telle explication est la dernière qu*on doive
accepter ; en altérant la pureté des principes , elle affaiblirait la science entière. Bei»
sd, ingénieux et profond à son ordinaire, écrivait à Olbers : «Les j^nètes, coDome
• les substances chimiques, possèdent peut-être des affinités dectives; qui peut
• savoir si Saturne n attire pas les molécules d*Uranus avec plus d'intensité que cdies
• de se8 satellites ? >
Renonçant à cette hypothèse après en avoir discuté les suites , Bessel , quelques
années plus tard , écrivait à Humboldt : • Je pense qu'un moment viendra où la solu-
> tion du mystère d'Uranus sera peut-être bien fournie par une nouvdUb planète ,
• dont les éléments seraient reconnus par son action sur Ûranus et vérifiés par cdle
c qu'elle exerce sur Saturne. » Dans une conférence publique à Kônigsberg, en pré-
sence d*im nombreux auditoire, il revenait sur les mêmes espérances en reconnais-
sant prudemment toutefois que la seule preuve sans réplique serait la production
de la planète elle-même. «Mais, ajoutait-u, on surveille Uranus, » et, se tournant
vers un jeune auditeur assis près de sa chaire, il lui cria: • Courage Fleming!»
Fleming malheureusement mourut l'année suivante sans avoir rien publié, ni sans
doute rien trouvé. La troublante d'Uranus, on le voit, n'était plus ignorée, mais elle
demeurait inconnue. On avait beaucoup parié d*elle : des esprits ingénieux et bril-
lants y avaient amusé leurs loisirs , sans produire de conclusion précise. Aucun géo-
mètre n'avait développé le secret de cette recherche si difficile et si haute, aucun
n'avait aplani la voie. Leverrier y entra sans précurseur et sans guide. Dans trois
mémoires successifs , il osa réunir les éléments du problème , examiner les influences
connues, corriger par un sévère examen leur théorie encore incertaine, la comparer
aux observations, et, dans le désaccord distinctement marqué, démêler le rôle aune
action nouvelle, le calculer approximativement, et, sans hésiter, sans rien attendre,
sans rien cacher sous le voile aes formules, publier sa première ébauche. Le i*' juin
1 846 , il déclara à TAcadémic qu en assignant à la planète troublante d'Uranus SsS*
de longitude héliocen trique au i*" janvier 1849. ^^ "^ commettait pas une erreur
de 10 degrés. «Ce travail, ajoutait-il, doit être considéré comme l'ébauche d*une
• théorie qui commence. Je vais m' occuper de lui apporter tous les perfectionne-
«ments dont elle est susceptible. > Le 3o août, en effet, en proposant des éléments
plus précis, il ajoutait: tClairaut, en 1768, pariait de planètes trop éloignées pour
• être jamais aperçues; espérons que ces astres ne seront pas toujours invisibles, et,
• si le hasard a fait découvrir Uranus , on réussira bien à voir la planète dont je viens
« de faire connaître la position. »
Les observateurs accueillirent avec défiance cette assertion fondée sur le seul cal-
cul, et les géomètres eux-mêmes, retenant leur jugement, sans cesser de déférer aux
principes, n'acceptaient qu'avec réserve, pour les méthodes, une aussi périlleuse
épreuve. Directement invité par Leverrier, M. GaHe, de Berlin, par complaisance
peut-être, plus que par conviction , entreprit cependant la recherche ; le jour même
où il reçut le résultat des dernières corrections, il rencontra, à cinquante-deux mi-
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 191
Butes seulement de la position indiquée, un astre qui ne figurait pas parmi les
soixante-quinie mille étoiles inscrites sur les cartes du ciel, et qui le lendemain
avait parcouru à très peu près, dans la direction annoncée, le chemin prédit par
Leverrier : c était la planète Neptune I
Un cri unanime d*admiration salua d'un même hommage la science admirable
entre toutes qui permet de si merveilleux desseins , et le savant assez patiemment
habite pour atteindre le but, assez audacieux pour le signaler sans étonnement, assez
sûr des principes pour 8*y arrêter avec une tranquille confiance. Jamais succès plus
brillant ne sembla plus inconlestable et plus juste. Pendant plusieurs mois le grand
événement agita les Académies, remplit les recueils scientifiques, et intéressa le
monde entier à la marche de Tastre nouveau. Les témoignages de sympailiie s'éle-
vèrent de toute part; l'illustre Gauss, si peu empressé d'ordinaire à appeler l'atten-
tion sur un nom fameux à tant de titres, ne dédaigna pas de revendiquer l'avantage
fortuit d'avoir Je premier observé la planète au méridien. La Société royale de Lon-
dres s* empressa de décerner à Leverrier la médaille de Copley ; la Société de Gôttin-
gue, sur la proposition de Gauss, l'inscrivit sur la liste de ses associés étrangers, et
eelle de Saint-Pétersbourg, par une innovation plus flatteuse encore, dmda que la
première place vacante, à quelque époque quelle se produisit, serait réservée à Le-
verrier.
Ce n'est pas sans raison que l'heureux inventeur écrivait naguère k son père :
fl Pourquoi ne continuerais-je pas à monter ? • Il avait rapidement atteint le faite.
Fortifié par le travail , stimmé par sa propre gloire , il voyait devant lui une vaste et
belle carrière et se sentait la force de la parcourir. Bien des dégoûts l'y attendaient
cependant, et, si l'énergie d'un caractère inflexible et hautain sut cacher ses Ues-
sures, ))lus d'un coup devait le frapper au cœur. Absorbé dans ses propres recher-
ches, peu empressé en apparence à les commaniquer et à les répandre, il nMHN|iiait
peu de curiosité pour les travaux d'aulrui; il les redressait à l'occasion, et les repre-
nait d'erreur, sans tempérer toujours dans ces rencontres et ces chocs de l'esprit la
rudesse nécessaire du fond par la bonne grâce facile de la forme. Sévère pour lui-
même, il n'afiectait pas liudulgence pour les autres. Pour cette raison peut-être,
peut-être sans raison, il avait peu de commerce avec les autres astronomes, et, pour
tout dire enfin , comptait peu d'amis parmi eux. L'éclat de son succès n'en accrut
pas le nombre, et il ne parut pas cette fois, contrairement à une maxime de Des-
cartes, qu'une vérité très claire et très certaine, en ôtant toute raispn de dispute,
disposât les C9prits à la concorde. De nombreuses discussions s'élevèrent, et à l'ad-
miration des premiers jours ne succéda pas même chez tous les juges une bienveil-
lance équitable.
Un jeune et habile astronome de Cambridge , M. Adams , attentif comme Lever-
rier aux bizarreries d'Uranus, s'efibrçait, conrnie lui, d'en pénétrer le mystère. Il
avait, à plusieurs reprises, communiqué ses calculs encore imparfaits aux savants les
plus illustres de la Grande-Bretagne. Ses conclusions inédites , sans convenir dans
les déta^ avec celles de Leverrier, les confirmaient dans leurs traits essentiels. On
Euvait aisément concilier le respect de tous les droits avec la sympathie pour tous
talents. Ceux qui connabsent aujourd'hui le détail des deux solutions , ceux qui
savent que M. Adams a réalisé toutes les promesses do son beau début, doivent con-
clure seulement et sans difficulté qu'à Cambridge , comme à Paris , on rencontre des
savants de premier ordre. Malheureusement les défenseurs de la gloire de Leverrier,
comme bientôt après ses détracteurs , faisaient alors , suivant l'expression de Poinsot ,
de Y astronomie passionnée. Les uns, fermant les yeux au mérite de M. Adams, trai-
I
192 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
talent de clandestines ses patientes recherches , modestement confiées a quelques mai-
Ires de la science, en leur déniant le droit de figurer, même par une légère allusion,
dans Thistoire de la découverte. Les autres, par une exagération contraire, affectaient
d*égaler des droits si différents et d*amoinarir en les I^éunissant deux gloires deve-
nues importunes. Le jeune et habile astronome de Cambridge devenait un simple
étudiant, son travail un bon calcul d*écolier, œuvre de patience plus que de génie,
et ne méritant pas un si bruyant éclat.
La planète cependant suivait sa route dans le ciel, en démentant peu à peu YsA-
mirable conformité qui avait causé tant de surprise. Chaque mois, chaque semaine
amoindrissait Theureux succès d'une prédiction trop précise. Par un ingénieux,
mais mauvais emploi de la science , on calculait que la planète théorique , subtile-
ment distinguée ae Neptune , en serait dans cent ans fort éloignée dans le ciel ; et
dans ce grand écart , qui n*est pas contestable , on prétendait montrer Tiilusion d*un
triomphe précipité et injuste, en accusant presque de faux témoignage Tastre si
malencontreusement coupable d'une concoroance que Ton montrait passagère et
disait fortuite.
11 serait aujourd*hui superflu de discuter sérieusement une vérité affermie par le
temps. Contentons-nous de rapporter la réponse spirituelle et profonde de sir John
Herschell: • il importe peu que M. Leverner ait trouvé Taxe, et l'excentricité, et la
ff position de la planète dans cent ans , dès qu'il a trouvé la planète elle-même. >
L'esprit d'opposition et de dénigrement s'étendit cependant jusqu'à louer, pres-
que solennellement, un contempteur obstiné de la grande découverte, pour n'avoir
Eas montré moins de courage moral en osant contester les téméraires assertions de
reverrier, que Leverrier lui-même le jour ou il osa les produire.
Dans la séance du ai août i848, un savant très spirituel, très aimé du ()ublic,
mais te jour-là rebelle à l'évidence, vint affirmer devant l'Académie que l'identité de
la planète découverte par M. Galle avec la planète théorique cherchée par MM. Le-
verrier et Adams n'était plus admise par personne. La mesure était au comble. D'il-
lustres suffrages s'élevèrent spontanément pour effacer et redresser une impression
aussi injuste que fausse. Un des plus grands génies du siècle, l'incomparable géo-
mètre Jacobi , se vantant d'avoir été l'admirateur de Leverrier même avant le grand
événement , laissa parler son indignation en flétrissant dans un vif et beau langage
un tel empressement à méconnaître la vérité, une telle audace à la trahir.
• Il est indigne, écrit-il à l'éditeur des Astronomisclie Nachrichien, d'abuser de la
• position du public , dont l'immense majorité ne saurait se faire une opinion sur ces
« matières , pour ravaler à ses yeux une découverte qui est destinée à faire envier
«notre époque par la postérité, et à lui suggérer celte idée monstrueuse que le ha-
« sard a pu jouer un rôle dans cette conquête de la science. »
J'oserai reprendre d'exagération ces paroles si fortes tombées d une telle hauteur.
Le hasard, quoi qu'en dise Jacobi, a joué un rôle : c'est par hasard, on peut le dire,
qu'Uranus , depuis sa découverte en 1 780 , s'est trouvé assez près de Neptune pour
en être sensiblement troublé ; dans d'autres circonstances, l'action neuf fois moindre
aurait passé inaperçue, et Leverrier n'aurait pas eu à en chercher la cause. C'est
Ear hasard, il est impossible de le nier, que Neptune, brillant comme une étoile de
uitième grandeur et visible dans une lunette médiocre, a échappé aux patientes
investigations des constructeurs de la carte du ciel. C'est par un hasard bien singu—
lier que Lalande, plus confiant d'habitude en lui-même, l'ayant très constamment
observé le 8 et le 10 mai 1795, et prenant son déplacement pour une illusion, ne
l'a pas dès lors signalé comme planète. Connu depuis cinquante ans, en 18A6, il
NOUVELLES LIITÉBAtRES. 19S
naurait pu être découvert de .nouveau. Cest par hasard enfin, on peut le dire à la
rigueur, que les secrètes harmonies de Tunivers ont relégué une dernière planète
au delà des limites présumées de notre système. Si elle n avait pas existé, il eût été
impossible de la découvrir.
Telle est la part du hasard dans la découverte de Leverrier.
TaXXtx&v avyy palets iXXtpfOùoL Extraits des autean grecs concernant la géogn^Me
et l'histoire des Gaules, texte et traduction nouvelle pabliés pour la Société de VÈistoire
de France, par M. Edm. Gougny, professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis.
Tome I", Paris, 1878, in-S", y-^30 pages. Librairie Renouard.
La Société de T Histoire de France, dont le zèle continue, depuis plus de qua-
rante ans, avec un succès croii3ant, la publication des documents les plus divers
sur notre' histoire nationale, n*a pas craint de reproduire souvent des textes latins
avec ou sans accompagnement de traductions françaises. Tels sont : le Grégoire de
Tours, rOrderic Vital, les Rouleaux des morts, la Chronique de Guillaume de
Nangis , les Œuvres d'Éginhard , etc. , etc. Elle n*a consulté , dans le choix des textes ,
que Futilité qu*ib pouvaient ofiErir aux esprits curieux d'étudier les documents ori-
ginaux, et l'occasion qu'elle rencontrait ae confier Tédition ou la réimpression de
textes importants à des savants capables de bien remplir leur tâche , souvent fort
délicate, même lorsqu'il s'agissait de textes français. Aujourd'hui, la Société vient
de s'enhardir à une entreprise plus difficile.
• Il y a environ un sièoe et aemi ( 1 738) , dom Bouquet commençait son Recueil
« des historiens des Gaules et de la France , par deux volumes de textes grecs et de
I textes latins se rapportant a nos origines nationales. Ce sont les premiers de la
t^ grande collection mtit^ée aussi Rerum Gallicarum et Fnuwicarum scriptores. De-
t venus assez rares, ils ont cessé d'ailleurs de répondre complètement aux promesses
«de leurs titres. Depuis leur publication, plusieurs documents ont été imprimés
■ pour la première fois; d'autres, déjà connus, ont dû aux: soins de la critique de
« notables améliorations. Le savant bénédictin avait même oublié ou vqlontairement
« négligé quelques textes qui ne sont pas sans intérêt. Il a donc. paru à propos de
« rassembler de nouveau ces sources de notre hbtoire. Mais, comme les auteurs
«latins sont généroleipent très répandus, et on peut dire dans presque toutes les
« mains, on a cru devoir se borner à reproduire les textes grecs, en y joignant une
«traduction française.» Le travail exigeait, pour être bien exécuté, les soins d'un
helléniste consciencieux. La Société fa confié à M. E. Cougny, docteur es lettres,
professeur de rhétprique au Ivcée Saint-Louis, connu depuis vingt ans par des pu-
olica tiens fort recommandâmes, telles que sa thèse sur Guillaume Du Vair, plu-
sieurs mémoires sur divers sujets de littérature française, la publication de textes
grecs inédits , etc. , et qui , en ce moment même, tient prêt , pour la Bibliothèque grecque
de Firmin Didot , le troisième et dernier volume d'une édition de Y Anthologie grecque.
II ne s'agissait pas de réimprimer simplement en face de quelque ancienne traduc-
tion les textes déjà réunis dans la coUection de dom Bouquet. Il fallait revoir ces
textes d'après les meilleures éditions modernes, quelquefois y ajouter des parties
omises à tort par le précédent éditeur, insérer quelques textes qui lui étaient restés
inconnus; enfin il y avait lieu de donner une traduction nouvelle spécialement ap-
Fropriée aux lecteurs qui forment la clientèle la plus ordinaire ae la Société ae
Histoire de France, c'est-à-dire aux personnes qui, sans connaître familièrement le
grec, peuvent avoir besoin de recourir à des témoignages écrits en cette langue sur
Thistoire et la géographie de notre pays. A cette classe de lecteurs suffiraient rare-
20
IM JOURNAL VES SAVANTS. — MARS 1879.
ment les anciennes traductions, surtout parce que les noms de peuples et de lieux
y sont presque toujours ramenés à la forme usuelle dans notre enseignement et dlms
nos livres classiques. Par exemple, dles confondent sans scrupule les KiAroc, les
TaXércu et les FàAAof , qu^une critique scrupuleuse s*exerce aujourd'hui k distinguer,:
comme le montrent les controverses récentes entre M. Alexandre Bertrand, M. De-
loche et autres savants. Avec beaucoup de raison , M. Cougny s*est astreint k une
méthode plus sévère, qu il expose nettement et sommairement dans sa pré&ce. U a
transcrit autant qu*il a pu les noms propres fournis par les auteurs grecs, selon la
forme particulière que ces auteurs leur avaient donnée. Or, dans leurs transcriptions
des noms propres , les Grecs et les Romains n ont pas toujours procédé d*une ma-
nière uniforme, parce que leur oreille na pas toujours saisi de la même manière
les sons des mots étrangers. On s*explique ainsi que des noms gaulois de f Aqui-
taine, de la Bretagne ou de la Belgique, se présentent à nous sous des formes nota-
blement différentes chez les écrivains grecs et chez les écrivains romains. L*usag«
romain a, d'ordinaire, prédominé en France. Mais qui sait s il est vins conforme
aux mots originaux P Qui sait si les voyageurs grecs, tels que Posidomos et Strabon ,
n*ont pas quàmiefois mieux saisi, mieux reproduit la forme nationale? Nous nous
contentons ici de poser ces questions sans les résoudre, et de montrer le genre
d*utilité particulière que présente la méthode du nouveau traducteur, même appli-
(||iiée, comme elle Test par lui, avec quelques tempéraments, pour ne pas trop
heurter nos habitudes. Seulement, à cette dihgence, M. Cougny aurait dû ajouter le
soin d'indiquer toujours , pour chaque auteur grec, Tédition moderne dont û a suivi
l'autorité. Cest une omission qu 3 fera bien de réparer, au moins dans la préface de
son second volume.
Q nous reste à indiquer le contenu du présent volume, qui répond seulement au
premier tiers de la collection commencée : ce volume renferme les fragments des
géographes Denys le Péri^te (Description de la terre habitée), avec la partie cor-
respondante du commentaire d'Ëustathe, les schohes, ete.; Ni<?éphore le Blemmide
(Géographie synoptique); Scymnus de Ghio; Strabon; Arrien de Nicomédie (His-
toire indienne); Ptolémée; Scylax de Garyanda; Marcien d'Héradée; Agathémère;
le faux Phitarque; Etienne de Byzance; anonymes divers. Quelques variantes vkà-
cées au bas des pages, et dont le choix, d'aiUeurs, semble parfois un peu arbitraire,
qudques références aux géographes latins , ajoutent à Tutiiité de la traduction fran-
çaise.
Le second volume, d'après le plan adopté par le Gomité des impressions de la
Société de l'Histoire de France, contiendra les textes historiques, entre autres eetix
, de Pc^ybe. Gette seconde partie est sous presse et paraîtra sans doute dans le coors
de 1879; le troisième doit renfermer les témoignages des philosophes, orateurs,
poètes et écrivains de genres divers ; à ces extraits seront jointes les inscriptions
grecques de la Gaule et cdles* de la Galatie, qui peuvent compter parmi les docu-
ments les plus authentiques de notre histoire ancienne. Une taMe uphabétique gé-
nérale comprendra toutes les matières réparties entre ces trois volumes, le premier
nous offre déjà deux tables, l'une chronologique, l'autre iJphabétique des noms
d'auteurs. On voit que la nouvelle publication promet aux amateurs de notre his-
toire un très précieux recueil d'instruments appropriés à leurs études.
É. E.
Ëtuiape, Vies des philosophei et des sophistes, tntduHes en français par Sîéfhmê de
Hxrnmlh, Paris, Rouquette^ 1879, ^'^^ ^^ ^^à pages*
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 195
If. de RouviHe continue ses intéressantes études sur les écrivains grecs et latins,
choisissant de préférence, pour les traduire en firançais, ceux qui sont peu connus
des gens du monde. Dans ce travail d'interprétation. Une veut pas faire <BUvred*éru*
dition : ses prétentions sont plus modestes. H cherche seulement à mettre en relief
le mérite de ces écrivains, et, en les présentant sous une forme claire et attachante, a
les rendre accessibles à ceux qui n*ont ni le courage ni les connaissances nécessaires
pour les lire dans leur langue originale. G*est ainsi que M. de Rouvilie nous adonné
successivement les Lettfts grecques d*Alciphron , le traité de Gassiodore intitulé De
tdme et les Lettres galantes de Philostrate. Il &it paraître aujourd'hui les Vies des
philosophes et des sophistes par Eunape, recteur et historien grec du iv* siècle de
notre ère, dont Boissonade a donné une bonne édition et auquel Cousin a consacré
une étude sérieuse. Né à Sardes , Eunape fut élevé parChrysanthe, prêtre Lydien. A
seise ans , il se rendit a Athènes pour suivre les cours de Proheresius. Après j être
resté cinq ans il revint en Lydie et y enseigna la rhétorique. Il étudia aussi la phi-
losophie et la médecine et vécut dans Tintimité d'Oribase. On connaît de lui dfeux
ouvrages. Le premier, dont on ne possède que des firagments , était une continuation
de lliistoire de Dexippe en quatorze livres. Le second est celui qui vient d*étre traduit
par M. de Rouvilie : les Vies des philosophes et des rhéteurs. Cet ouvrage, composé à
linstigation de Ghrysanthe, est Thistoire non seulement des philosophes, mais des
rhéteurs, des médecins et de la plupart de ceux qui s étaient fait un nom dans les
sciences et dans les lettres depuis le commencement du m* jusqu'à la fin du nr* siècle
de notre ère. Après un avant-propos de peu d'intérêt , Tauteur donne une introduction
sur ceux qui, avant lui, avaient écrit Thistoire de la philosophie, histoire qu'il divise
en quatre époques. Plotin commence la quatrième, à laquelle Touvrage d*Eunape est
consacré. Parmi les personnages qu'il nous fait passer en revue, et dont la plupart
sont onbiîés de nos jours, outre Plotin, on remarque Porphyre, Jamblique, Li-
banios, Himerius.etc. Ce livre ne constitue pas une histoire de la philosophie, mais
une série de bi<^[raphies souvent très écourtées. Quelques-unes cependant contien-
nent des détails curieux et intéressants. Tels sont entre autres les articles consacrés
à Edesius, à Maxime et à Proheresius. Le jugement et la critique d'Eunape laissent
quelquefois k désirer. La crédulité ave^c laquelle il raconte des scènes de magie et de
magnétisme prouve qu'il partageait les erreurs et les préjugés de son siècle. Quant
à son style, il est un peu embiurassé, ce qui le rend difficile à comprendre. M. de
Rouvilie s'est acquitté avec honneur de la tâche délicate qu'il avait entreprise. Tout
en reproduisant ndèlement la pensée de l'auteur, il a trouvé le moyen d'être clair et
élégant. Ce volume est très soigneusement imprimé; il forme déjà, avec les trois
précédents, une petite collection gréco-latine qui prendra certainement place dans
toute bibliothèque d'amateur.
K. M.
dément Marot et le Psautier huguenot, étude historique, littéraire, musicale et
bibliographique, contenant les mélodies primitives des psaumes et des spécimens
cTharmonie de Clément Jannequin , Bourgeois, J. Louis, Jambe-de-Fer, Goudimel,
Crassot, Sureau, Servin, Roland de Lattre, Claudin le jeune, Mareschall, Swee-
Unck, Stobée, etc., par O. Douen. Tome l'^ Paris, imprimé par autorisation du
Gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1878, gr. in-8** de ¥1-746 pages.
Connu depuis longtemps déjà par plusieurs publications estimées, relatives à
l*histoire du protestantisme firançais, M. Douen nous donne aujourd'hui le premier
volume d'un ouvrage considérable, très digne, à divers titres, d'être signalé à l'at-
i
196 JOURNAL DES SAVANTS. — MARS 1879.
tentîon des «avants. Clément Marot et h Psautier hagaenot est une œuvré à la fois
historique, littéraire et musicale. Après un important chapitre préliminaire intitulé :
Rôle du Psautier dans TEglise réformée, l*auteur se pose cette question : • Comment
• lé plus spirituel écrivain d*une cour frivole et corrompue a-t-il été amené à tra-
• duire les psaumes, et pourquoi les huguenots, si austères dans leur cuite, oul-ils
• chanté sans scrupule les vers d*un traducteur dont les mœurs sont décriées parmi
« leurs descendants ? » Pour résoudre ce problème, M. Douen a étudié, à un pomt de
vue tout spécial, la biographie de Clément Marot, et son travail plein de conscien-
cieuses recherches et d aperçus nouveaux, ne peut qu*ètre vivement goûté par tous
ceux qui s'intéressent à thistoire religieuse et littéraire du xvi* siècle, lors même
que Ton nen adopterait pas sans réserve toutes les conclusions. «Marot^ dit-il, nous
«est apparu, non comme un sceptique et un libertin. . . mais oonune une sorte
• d*ap6tre de la foi nouvelle. . • menacé du bûcher pour le plus grand des crimes,
• la traduction de TEcriture sainte en langue vulgaire . . • Uhomme de cœur qui
• avait sacrilié à la Réforme sa famille et sa patrie pour aller mourir en exil, mais
• dont la fière indépendance n'avait su se plier au despotisme de Calvin, n*a guère
■ reçu juaqu ici des protestants qu'injustice et ingratitude, en échange des immenses
• services qu'il a rendus à leur Eglise. Cédant au charme de ce Ubre et gracieux
• esprit, dont la piété originale, à la fois tendre, virile et tolérante, nous a subju-
• gué, nous avons retracé sa vie et tenté la réhabilitation du poète dont les psaumes,
• aujourd'hui trop dédaignés , firent la gloire et les malheurs. » Une autre partie très
importante du livre de M. Douen, est celle qui se rapporte à l'histoire du Psautier
huguenot, qui, traduit en vingt-deux langues, a régné deux siècles au sein de
toutes les églises réformées. Cette histoire, absolument ignorée jusqu'à ces dernières
années, a été exposée en 1872 par M. Bovet, mais ce savant écrivain avait laissé
dans Tombre l'auteur de la traduction des psaumes et négligé la partie musicale, la
plus intéressante au point de vue de fart M. Douen étudie à son tour toutes les
parties du sujet, avec les développements nécessaires et une autorité incontestable,
dans une série de chapitres dont les plus intéressants et les plus curieux sont
ceux qui traitent de la musique des psaumes et qui ont pour titres : les aatéan des
mélodies du psautier, les origines des mélodies du psautier. La partie musicale des bdles
études de M. Douen se continuera dans le tome second et dernier de l'ouvrage et
le remplira presque tout entier. Nous reviendrons sur l'ensemble de ce savant tra-
vail lorsque le second volume aura paru.
TABLE.
Psfw.
Louis XIV et le maréchal de Villan. (2* ariide de M. Ch. Giraud.) 137
Les derniers Tasmaniens. (3* et dernier artide de M. A. de Quatrefages. ] 148
Histoire des Romains depuis les temps les plus recales , etc. , par Victor Duray.
(r artide de M. H. Wallon.) 160
Essai sur le règne de Trajan, par G. de La Berge, (l** artide de M. Gaston
Boissier.) 168
Alexandre Mavrocordato. ( 1*' artide de M. £. Miller.) 179
Nouvelles littéraires •••••••• 184
FIN DB Là TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
AVRIL 1879
HiSTOiBB DES Romains depuis les temps les plus reculés jusqu'à Tin-
vasion des Barbares, par Victor Duruy, membre de V Institut, ancien
minisire de Fin struction publique. Nouvelle édition, revue, augmentée
et enrichie cf environ 2,500 gravures, dessinées daprès l'antiquité,
et iOO cartes. ou plans. T. /•^ des origines à la fn de la deuxième
guerre punique.
OEUXliME ARTICLE ^
Le premier volume de M. Duruy, qui s étend, comme on la vu, des
premières origines de Rome à la fm de la seconde guerre punique,
peut se diviser en deux parties. Dans la première , lauteur montre com-
ment la ville, fondée par des Latins sur le Tibre, s*est acquis un terri-
toire et donné des institutions sous les rois d*abord, puis sous la
République; dans la seconde, comment, arrivée à la plénitude de sa
constitution républicaine et devenue maîtresse de la péninsule , elle s'est
trouvée en face de Carthage, et, après avoir subi son invasion sous
Annibal, Ta su vaincre sur ses propres rivages.
M. Duruy n entreprend pas de refaire sur des bases nouvelles This-
toire de Rome sous les rois, a Nous ne voulons pas,» dit-il dans une
note au début de son premier chapitre, « nous ne voulons pas discuter
«les légendes de la période royale. Le lecteur, curieux de ces sortes de
^ \oir, pour le premier article, le dernier cahier (mars 1879).
26
198 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
«jeux desprit, pourra consulter les premiers volumes de Niebuhr, où
«toutes ces légendes sont rapportées, complétées et combattues, et le
«tome premier de Schwegler, qui les a de nouveau reprises et discu-
« tées. Pour qous., aux hypothèses , quelque ingénieuses et.érudites quelles
«soient, maà toujours aus» inceftaioes que les traâitip&s quelles com-
« battent, nous préférons Tadmirable récit deTite-Live, sinon comme
«vérité du moins comme tableau. Qu'importent, après tout, les détails
u plus ou moins authentiques sur la biographie de certains personnages
« H n'est qu une chose sérieuse et vraiment importante, parce qu'elle inté-
« resse les hommes de tous les tempsr, c'est de savoir comment s'est
« formée cette ville singulière , qui est devenue un peuple, un monde. Ce
« problème nous occupera plus que beaucoup de questions insolubles
« ou oiseuses qu on agite tant, depuis Niebûhr, de l'autre côté du Rhin. »
Il présente donc Thistoire traditionnelle des rois avec le merveilleux
qu elle tient de la légende et les dates qui lui donnent une apparence
de rigoureuse réalité. M^is il pst pourtant forcé d'y revenir pour en dis-
cuter plusieurs parties à la lumière de la critique. Si rien ne surp^se la
beauté des tableaux de Tite-Lîve, il y a néanmoins, dans les témoignages
recueillis par d'autres historiens, plusieurs traits qui ne peuvent être
OD^is et dont if faut examiner l'accord ou la contradiction avec les re-
dis légendaires. Plutarque ne rapporte pas moins de douze traditions
diverses, la plupart grecques, il est vrai, sur l'origine de Rome et de
Romulus. Il y en avait sur d'autres rois encore de source différente.
Claude, (d'impérial historien,» — qui n'eût rien perdu à ne s'occuper
que d'histoire, — a tiré des annales étrusques ce fait que Servius Tul-
iias, présenté par l'histoire légendaire de Rome comme né d'une esclave,
était d'origine étrusque et portait le nom de Mastarna; que, chassé de
l'Étrurie ,* il vint s'établir avec Cœlès Vibenna et d'autres compagnons
d-aventure sur l'une des collines de Rome, établissement qui ne se dut
pas faire au simple titre de réfugié : car la colline retint de Cœlès le
nom de Cœlius, et la ville prit pour roi son compagnon.
Il y a d'ailleurs des traces incontestables des temps de la royauté
dans les institutions qui ont duré jusqu'à la fin de la République , comme
dans les monuments dont les ruin.es subsistent encore aujourd'hui.
En fait de monuments, on peut citer les restes du mur de la Roma Qua-
irata au Palatin; VAgger ou rempart de Servius TuUius qui réunit le
Viminal, l'Ësquilin et le Quirinal à la ville primitive; et la Cloaca
maxtina, œuvre des deux Tarquins: l'origine étrusque de ces derniers
travaux, dont M. Duruy nous montre ce qui reste, est d'autant mieux
établie qu'il est constant que Rome n'aurait pu les entreprendre dans
HISTOIRE DES ROMAINS. 199
les premiers siècles qui suivirent la chute de la royauté. Quant aux
institutions, nul doute que ce ne soit aux temps des rois qui! faille
rapporter les traits essentiels de 1 organisation civile et politique de
Home. Cest à la première période de la royauté que remonte la répar-
tition des gentes en ôaries et des curies en tribus; rassemblée curiate
réunissant les gentes groupées par curies, et le sénat, les chefs des gentes.
C'est à ia deuxième période , à la période étrusque , cest à Servius Tuilius^
que se rattache l'établissement des centuries où Ton retrouve la consti*
tution de l'armée et de la grande assemblée de Rome aux jours de sa
puissance.
Non seulement ces institutions remontent indubitablement à la Rome
des rois, mais c'est par elles quon peut se faire l'idée la plus autori-'
sée de la formation progressive du peuple romain. Il suffit de ne pas
trop prendre à la lettre Texposition qui nous en est présentée. Il y
a en effet dans le tableau de cette constitution primitive une régularité
qui semble l'effet d'un arrangement postérieur : trois tribus , les Ram-
nenses, les-Titienses et les Lacères , se partageant en dix curies et chaque
curie en dix centuries, divisions territoriales et militaires ayant leurs /
chefs: tribuns, curions et décurions. Les traditions elles-mêmes témoi-
gnent des époques diverses où les éléments de ia Rome primitive sont^
venus se juxtaposer avant de se fondre en un. Les Ramnenses sont les
compagnons de Romulus, les Titienses ceux de Ta dus : cest la cons^
cration du fait que les Sabins, après avoir lutté contre les Latins, fini*
rent par s'associer à eux dans la viUe primitive. Quant à la troisième
tribu, celle de Lacères, les uns la rapportent à un Lucumon étrusque,
les autres à un Lucerus, roi d'Ardée : ce qui paraît certain c'est quelle
appartient aune époque postérieure aux deux autres (car elle leur était
inférienre en rang), mais à une époque où la cité netait pas eneore
fermée, puisqu'elle forme une tribu comme les deux premières. C'est
seulement après son adoption que Rome dut avoir cette organisatioB
traditionnelle avec son assemblée de trente curies, son sénat de trois
cents chefs de famille, ou patres, sa légion de trois raille citoyens et sa
cavalerie de trois cents celeres, si, comme il est probable, on doit con-
fondre les celeres avec les trois premières centuries de chevaliers.
Cette organisation était-elle complète lorsque favènement de Tar-
quin inaugura à Rome la domination des Étrusques, où est-ce à ce
prince qu'il faut rapporter Thonneur de l'avoir complétée? M. Duruy
ne s'explique pas fort clairement sur ce point : a C'est Tarquin fancien ;
o dit-il, qui le premier porta la main sur la vieille constitution, non pas
M encore pour la changer, mais pour en élargir les bases. Malgré l'op-
26.
200 JOURNAL DES SAVANTS. ~ AVRIL 1879.
«position des patriciens et de laugure Navius, il forma cent nouvelles
((familles patriciennes, dont les chefs entrèrent dans le sénat {patres mi-
« nonim gentiam). Étaient-ce les plus riches et les plus nobles des plé-
u béiens ou seulement les chefs des Lucères jusqu'alors repoussés du
«sénat, et que Tarquin, le roi étranger, y aumt admis? L'élévation du
((nombre des vestales de quatre à six semblerait confirmer lopimof)
u quil aurait voulu rendre la troisiètne tribu Tégale des deux premières.
a Mais Cicéron affirme que tout le patriciat fut doublé, et Tite-Live, en
«rapportant la création de trois nouvelles centuries de chevaliers, les
«nomme RamnenseSy Titienses, et Lacères posteriores. Ainsi il y eut lés
«premiers et les seconds Ramnenses, les premiers et les seconds Ti-
iitienses, etc., comme il y avait les patres majorum et les patres mihoram
il gentiam, ceux-ci ne votant qu après les premiers. Au reste, que ce soit
« l'admission des Lucères aux droits politiques et religieux des an-
«dennes tribus, ou le doublement, par l'adjonction de familles nou-
« velles, de tout le corps aristocratique, il importe peu, car il reste hors
«de doute que le patriciat fut profondément modifié par Tarquin.»
(P. m.)
Je n'essayerai pas d'être plus précis que mon savant confrère, ni de
mieux concilier des textes qui semblent se contredire. Si Tarquin forma
cent nouvelles familles dont les chefs entrèrent dans le Sénat même, à
un titre inférieur en raison de leur nouveauté [patres minorum gentiam),
on serait tenté de croire que ce fut lui* qui éleva les Lucères à l'état de
nouvelle tribu , complétant la trinilé des tribus patriciennes ; et le nombre
des vestales porté de quatre à six, probablement deux par tribu, coii-
firmerait cette hypothèse. D'autre part, ce qu'on raconte de ses mesures
touchant les chevaliers suppose l'existence antérieure des trois premières
tribus. Tout au plus pourrait-on dire qu'après avoir donné aux Lucères
leur place et parmi les tribus et dans le sénat et dans les chevaliers,
instruit par l'expérience, et sentant qu'il n'y avait pas assez de cavalerie
pour la défense du territoire romain (eqaitem maxime sais déesse viribas
ratas '), il fut amené à doubler le nombre des chevaliers, et qu'il l'a
fait, en rattachant encore leurs centuries au cadre des tribus sous les
noms de seconds Ramnenses, seconds Titienses et seconds Lacères.
Même avant Tarquin, les tribus ne comprenaient pas toute la popu-
lation romaine. Avec les gentes, il faut compter les familles venues pos-
térieurement à Rome, n'ayant nulle part au territoire, nulle place dans
la cité, et dont plusieurs se rattachaient aux chefs des gentes ou patriciens^
* Tile-Live, I, XXXVI.
HISTOIRE DES ROMAINS. 201
comme clients : institution que M. Duruy a signalée dans Tltaiie avant
les Romains et qui ne pouviut manquer de s'introduire A Rome.
L*auteur insiste, avec raison , sur cette composition de la gens qui fit
la force de Taristocratie romaine.
«Les membres dune gens, dit-il, se divisaient en deux classes : ceux
«qui y appartenaient par le droit du sang, ceux qui étaient associés par
a de certains engagements.
«Les premiei^, patrons ou patriciens, étaient le peuple souverain, à
«qui tout appartenait, et qui eut les deux grands signes extérieurs de
«la noblesse du moyen âge, les noms de famille et les armoiries: je
«veux dire lejasimaginam, armes parlantes, bien autrement imposantes
«et fîères que toutes les devises féodales, puisquHl semblait que les an-
«cétres eux-mêmes, revêtus des insignes de leurs charges, gardassent
«rentrée de la maison patricienne. Dans les cérémonies funèbres, des
«individus rappelant, par leurs traits et leur taille, les personnages
«qu*on voulait représenter, revêtaient le costume et «les honneurs »
« que ceux-ci avaient portés , de manière à entourer le mort patricien du
«cortège vivant de ses aïeux. »
£l il signale cette autre forme d armes parlantes qu'ils se donnèrent
plus tard dans leurs médailles, par la représentation des objets que
rappelait leur nom : Aquilius Florus, une fleur; Quinctius Mus, un rat;
VocontiusVilulus, un veau; Pomponius Musa, les neuf Muses, sur au-
tant de pièces différentes ; ce qui est pour fauteur une occasion toute
naturelle de placer Timage de ces médailles sous les yeux du lecteur.
(P. 67.)
Avec les clients, beaucoup de familles avaient pu s'établir soit i
Rome soit sur le territoire romain, sans se rattacher expressément aux
génies par les liens du patronage, «car les successeurs de Romulus, ndit
M. Duruy, «étaient demeurés fidèles à la politique d'attirer les vaincus
a k Rome pour augmenter sa population militaire. » ( P. 1 1 3.) C'est toute
cette population flottante que Servius Tullius voulut comprendre dans
une Rome plus grande : il ne recula pas seulement pour elle les
bornes de la ville, comme en témoigne son rempart visible encore, il
étendit 1 enceinte de la cité politique. Ce roi venu du dehors et proba-
blement venu en force (origine mal déguisée par les Romains sous la
forme d'un nom presque servile, Servius), donna assurément la plus»
grande preuve de cette force dans les réformes qui sont la véritable base
de la puissance romaine. Il respecta l'ancienne constitution patricienne»
mais k côté il en créa une autre où la plèbe trouva sa large place avec
les patriciens. « Deux moyens, dit M. Duruy, lui servirent pour atteiqdre
L
202 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
«ee but: les tribus et les centuries, c'est-à-dire rorganisation adaii-
unistrative et militaire de l'État. Il partagea le territoire comain en
«vingt-six r^ons et la ville en quatre quartiers : en somme, trente
«tribus. Cette division toute géographique fut aussi religieuse, car il
uiostitua des fêtes' pour chaque district : les Compitalia pour la plèbe
«des tribus urbaines, les Paganalia pour les tribus rurales; administra-
«tive, car chaque district eut ses juges pour les afliaiires civiles, son
«tribun [carator tribas), pour tenir note des fortunes et répartir llmpot;
« militaire^ enfin, car ces tribuns réglaient aussi le. service militaire 4e*
«leurs tribales, et, en cas dinvasion soudaine, les réunissaient dans un
«fort construit au centre du canton. L*Ëtat se composa dpnc dé trente
«communes ayant leurs chefs, leurs juges, leurs dieux particuliers,-
«mais point de droits politiques, ces droits ne devant être exercés que>
« dans la capitale, n (P. 1 1 4.)
Ces tribus fourniront plus tard la base d*une assemblée politique où
la fdèbe se trouvera en face des anciennes tribus de génies et en lutte
avec elles ; mais , pour le moment , elles n*avaient qu'une importance pu-
rement administrative. La force politique était tout entière dans une or-
ganisation que M.Duruy appelle militaire' et qui Tétait en* effet, mais
qui^ de plus, formait, à un point de vue plus général, le véritable corps
du peuple romain. i
Le fondement en était non pas la terre, mais la fortune déterminée
par le cens.
Il y eut cinq classes où les citoyens furent répartis en raison de leur
cens, et entre lesquelles les centuries, sorte d unité politique et mili-
taire, étaient distribuées en nombre inégal.
Sur ce point, Fauteur n'avait qu'à réunir et à comparer les témoi-
gnages divers des historiens; et les différences sont petites: elles portent
sur une classe et sur deux ou trois centuries. Une classe : car Tite-Live
appelle sixième classe une dernière centurie réservée à tous ceux, qui
n'atteignaient pas au cens de la dernière des cinq autres; et deux ou trois
centuries: 193 selon Denys d'Halicarnasse, ig& selon Tite-Live, igS
selon Cicéron. Le nest pas la difficulté; la difficulté sérieuse ne viendra
que lorsqu'il faudra s'expliquer cette constitution, telle quelle était aux
derniers siècles de la République, difficulté que Tite-Live ne résout pas
comme il l'aurait pu si facilement, mais qu'il nous signale en nous
disant qu'il ne fatil pas s'étonner des différences de l'institution qu'il vient
de décrire avec celle qui existait de son temps : « Nec mirari oportet
«hune ordinem qui nunc est, post expletas quinque et triginta tribus,
«(duplicato earum numéro centuriis juniorum senionimquc, ad institu--
HISTOIRE DES ROMAINS. 203
«tam ab Servio Tullio suoimam non convenire. » Aiiui la division- du
peuple en tribus, dont le nombre fut, après Texpulsion des rois, réduit
à. vingt et reporté ensuite successivement jusquà trente*cinq, était
entrée dans cette constitution des centuries qui, à l'épocpie' de Servius
TuUius, n*a rien- de commun avec eila Ce grave changement dut
être évidemment à f avantage de ceux qui formaient ces tribus,
c'est-à-dire des plébéiens ou du moins de cette noblesse nouvelle qui
4tait devenue prépondérante dans les tribus à la campagne. M. Du*-
niy n avait point à résoudre le problème en parlant de la constitution
deServius Tuilius; mais, puisque Tite-Live prend cette occasion de le
poser en ne tuous disant pas qilel était au juste cet ordre quil avait
sous les yeux, foinanc est, il n*eùt pas été superflu d*en dire un mot,
ne.fûtTce que pour le réserver. .1
Le trait dominant de cette constitution, à Tépoque où elle fut éta-
blie/c est d*abord que, dans sa forme, elle est toute militaire. Ceux qui
ont fâge militaire sont seuls admis dans les centuries, où ils se partagent
en plus jeunes et plus âgés, une moitié pour \esjuniores, de dix-sept &
quarante-cinq ans, une moitié pour les seniores, de quarante-cinq à
soixante ans : les {«remiers faisant le service actif, les seconds ayant sur*
tout pour mission la défense du territoire; et les chaînes étaient en rap-
port avec le rang des classes. Mais, ce qui est à noter surtout, c*est, au
point de vue politique , Ténorme prépondérance qui était assurée à la for-
tune, puisque la première classe, qui contenait les plus riches, avait
nécessairement le moindre nombre,, et quelle avait néanmoins un
nombre de suffrages supérieur à celui des quatre autres : car à ses
quatre-vingts centuries se joignaient les dix-huit centuries de cheva-
liers ^ savoir les six centuries anciennes (iex suffragia), centuries patri-
ctenm^, et les douze centuries nouvelles tirées par Servius de la plèbe,
mais recrutées, comme Ta toujours été la cavalerie aux temps anciens,
parmi les plus riches, en tout quatre-vingt-dix-huit; et les quatre
autres n'en avaient que quatre-vingt-dix, vingt pour chacune des se-
conde, troisième et quatrième classes, trente pour la cinquième; à quoi
Ton peut joindre la centurie des captiecensi, qui venait après les classes,
et les quatre centuries d'ouvriers et de trompettes (deux d'ouvriers,
deux des cormcine5, ou de tihicines) centuries diversement réparties
entre les classes selon que Ion consulte tel ou tel auteul'.
' A propos de cette prééminence politique assurée à la première
classe , M. Duruy cite cette parole de Cicéron : a Servius ne voulut pas
« donner la puissance au nombre : ce fut par let suffrages des riches non
« par ceux du peuple que tout se décida. » -^ a II aurait pu ajouter, dit-il :
204 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
«la prépondérance n appartenait pas à la richesse seule; elle fut donnée
a encore à la sagesse et à Texpérience, puisque les seniores ou citoyens
«âgés de quarante-cinq ans, moitié moins nombreux que les juniores de
«dix-sept à quarante-^^inq ans révolus, possédaient autant de suflrages. n
(P. 1 17-1 18.) Cela est vrai; mais Servius navait probablement pas eu
pour principal souci d'assurer dans la constitution des centuries cet
avantage à la sagesse et à Texpérience, puisque ceux qui avaient plus
de soixante ans en étaient exclus, et , selon Texpression juridique , c jetés
« par-dessus le pont , » depontani.
Si la constitution de la gens restait intacte, si les gentés retenaient
leurs clients, sils avaient toujours et leur sénat et leur assemblée par
curies, c'était pourtant un acte vraiment capital, que d'avoir élevé près
d*eux comme peuple, une population qui, jusque-là , n'existait quau
titre de familles isolées, de lui avoir donné un territoire et des tribus,
en face des tribus patriciennes, d'avoir enfin créé, pour lune et l'autre
partie delà cité, cette organisation tout à la fois militaire et politique, où
les patriciens avaient la première place par leurs centuries de chevaliers,
mais où d'ailleurs ils se confondaient avec les autres, laissant la prépondér
rance à un principe entièrement nouveau. La chose a paru si considé*
rable, qu'un historien, hardi dans ses hypothèses, et, en général, assez
peu soucieux des textes qui ne les appuient pas, Niebuhr, s'est refusé è
croire que les patriciens aient pu accepter ce partage. Il aime mieux les
cantonner dans les sex suffragia, dont il ne peut nier la nature toute
patricienne , ni contester la place , dans les classes de Servius Tullius , à la
tête des nouveaux chevaliers. Mais on ne peut admettre pourtant qu'ils
aient pu se retrancher de l'armée pour tout le reste: car les chevaliers
ne comptaient que les plus jeunes, et en nombre restreint; ce qui est
plus vraisemblable , c'est qu'ils ne soient entrés dans cette organisation
qu'avec répugnance, et ce qui est sûr, c'est qu'ils favorisèrent la révolu-
tion qui, en ôtant la vie au roi réformateur, éleva à sa place le second
Tarquin. Aussi Tarquin commença-t-il par supprimer la constitution de
Servius Tullius; mais il ne toucha point à la répartition de la plèbe en
tribus, et sut encore la faire servir aux besoins de la guerre comme aux
travaux de l'intérieur : car c'est à son règne que se rapportent les prin-
cipales constructions de lepoque étrusque : l'achèvement du Capitole, du
Cirque, de la Cloaca maxima; c'est k lui qu'il fut aussi donné d'étendre
la domination de Rome au delà des limites où elle s'était jusque-là ren-
fermée; et il sut faire qu'on la comptât déjà , même en dehors de l'Italie;
témoin le ti^ité de Sog avec Carthage. Il est vrai que les patriciens
n'eurent guère plus à se louer que les plébéiens d'un empire devenu des*
HISTOIRE DES ROMAINS. 205
potiquc. Aussi M. Duruy soupçonne-t-il à la chute du tyran une autre
cause encore que la vengeance de Lucrèce; et» revenant sur toute cette
période :
u II est di£Bcile, dit-il , de ne pas considérer le temps de la royauté des
ttTarquins comme Tépoque d'une domination des Etrusques, acceptée
« ou subie au bord du Tibre , et la Rome du Superbe , comme la capitale
« de la plus glorieuse des lucomonies. Maîtres de la Toscane et de la
a Caropanie, les Étrusques ont dû Têtre aussi du Latium. On ne parle de
« leur influence à Rome que pour les arts et les croyances qu ils y por-
tt tèrent; il est vraisemblable que ce fut par une conquête dont Torgueil
«romain na pas voulu garder souvenir, et par une domination prolon-
ttgéeque cette influence s exerça. Assez forts et assez nombreux pour
«imposer leur autorité et quelques-unes de leurs coutumes, ils ne le fu-
«rent pas assez pour changer la langue, les institutions civiles et la po-
tt pulation , qui resta latino-sabine. L'histoire de la grandeur et de la chute
« du dernier des Tarquins , celle des guerres entreprises par les Étrus-
« ques pour les rétablir, conduisent en eflet à Tidée que la révolution de
«Tannée 5io fut le résultat d'un mouvement national provoqué par
«quelque insultant défi, tel que Tattentat contre Lucrèce. La fortune
« des Rasenas baissait alors partout. Ils avaient déjà perdu les plaines
« du Pô , et ils perdaient en ce moment ou ils allaient perdre celles de
« la Campanie. La réaction des races indigènes gagna le Lalium et la
« ville qui en était la plus florissante cité. Par Texil de Tarquin il faut
«donc entendre la fin de la grande lucomonie tibérine et la renaissance
«du vieux peuple romain.» (P. 127-128.)
M. Duruy ne se sépare point de cette période si intéressante des ori-*
gines de Rome sans nous donner un aperçu et de la religion el des cou-
tumes du peuple comme le souvenir en est resté dans les traditions et
dans les monuments. Cest en cette matière surtout qu^il faut savoir tenir
compte et du caprice de fart dans les monuments relativement récents
et des libres allures de la tradition. «Comme on avait mis, dit-il, au
«compte de Romulus les institutions civiles qui avaient été celles de
<( ritalie centrale d*oii les Romains sont sortis, on a fait de Numa fauteur
« des coutumes religieuses apportées du Latium et de la Sabine » (p« 7a );
et il donne la série des dieux de ces contrées qui ont trouvé domicile à
Rome dès cette époque, dieux publics, dieux domestiques, dieux du
foyer, dieux des tombeaux; signalant le naturalisme et h beaucoup
d*égards le fétichisme de cette religion et le caractère formaliste de son
culte, mais y admirant toutefois une élévation morale et un sentiment
profond de la pureté, même de la chasteté, chose dont le polythéisme
>7
206 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
grec, dans ses brillantes fictions, prenait peu de souci. Le double carac*
tère de la religion romaine, religion de fËtat, religion de la famille,
se manifeste dans le culte. Le père de famille est prêtre chez lui; et,
dans rÉtat, le sacerdoce était, au suprême degré, une magistrature:
rattaché d*abord à la royauté, il retint, même quand il en fut détaché,
quelque chose de son origine, et, plus tard, Tempire ne manqua point
de le reprendre, comme la plus haute consécration de son autorité.
Quant aux fêtes, elles étaient innombrables, comme les dieux, et,
pour la plupart, rappelaient la vie rurale. L'époque des Tarquins
marque, il est vrai, une transformation dans la religion des Romains.
Sous le r^ne de ces princes, les dieux grecs, soit qu'ils vinssent des
Tyrrbéniens-Péiasges, soit plutôt (c'est l'hypothèse que M. Duruy pré-
fère) qu'ils fussent empruntés aux colonies grecques par les Étrusques
Campaniens, vinrent prendre possession de Rome. Tarquin chassa les
vieilles divinités latines et établit Jupiter sur ce rocher tarpéien où
s'éleva le Gapitole; et tout le cortège des divinités de l'Olympe vint, un
peu plus tôt , un peu plus tard , rejoindre dans la ville éternelle le dieu sou-
verain. Les divinités italiques, à coup sûr, ne furent point expulsées de
partout; elles gardèrent leur culte et leurs fêtes, fêtes champêtres, qui se
conservèrent avec ce caractère jusqu'à César et au delà; mais elles Âirent
comme réléguées au second plan, et M, Duruy lui-même, dans les illus-
trations de son livre, a peu de choses qui les rappellent ; ou , si quelques-
unes se montrent, c'est sous une forme od certainement la vieille Rome
ne les aurait pas reconnues. C'est qu après tout l'art à Rome est surtout
grec, et, pour trouver des représentations du culte le plus ancien, il faut
descendre souvent jusqu'aux médailles de l'Empire.
■' Ce caractère de l'ancienne société romaine, absolument étrangère à
Tart, est surtout ce qui frappe M. Duruy, au commencement du cha-
pitre qu'il consacre aux mœurs et aux coutumes de Rome , dans cette
première période. En fait d'objets d'art, Rome ne possède presque rien
alors qui ne lui vienne de TÉtrurie. Quant aux lettres, on a parié d'une
histoire primitive empruntée aux chants populaires. Mais, où sont, et
que pouvaient être ces chants populaires? On ne trouve en Italie rien qui
rappelle cette œuvre féconde des aëdes, dont les poèmes d'Homère ont
été, pour la Grèce, la plus belle et la plus noble expression. Les seules
sources où l'histoire ait été en mesure de puiser sont les annales rédigées
par les pontifes , sources considérables au point de vue de l'exactitude des
faits ou du moins de la sincérité des croyances, mais où il ne faut
chercher rien de poétique. En fait de chants, M. Duruy nous donne des
fragments du chant des frères arvales. On n'accusera point Tite-Live
HISTOIRE DES ROMAINS. 207
davoir rien pris de son histoire dans ce chant ni dans aucun autre
pareil.
Pour la vie privée, ce qui la domine cest la puissance du père de
famille. «Le père de famille, dit M. Duruy, cest toujours lui que Ton
u nomme, car il n y a que lui dans la maison : femmes, enfants , clients,
«serviteurs, tous ne sont que des choses, instruments de travail, per-
« sonnes sans volonté et sans nom , soumises à la toute-puissance du père.
« A la fois prêtre et juge , son autorité est absolue : seul il est en corn-
«munication avec les dieux, car il accomplit seul les sacra privaia, et,
«comme maître, il dispose des forces et de la vie de ses esclaves; comme
«époux, il condamnera sa femme à mort, si elle fabrique de fausses
«clefs ou viole la foi promise, et ne lui doit pas la rehgion du deuil,
« la piété du souvenir ; comme père , il tuera fenfant difforme et vendra
«les autres jusqu*à trois fois avant de perdre ses droits siu* eux. Ni
«lage ni les dignités ne les émanciperont : consuls ou sénateurs, ils
«pourront être arrachés de la tribune et de la curie ou mis à mort,
«comme ie sénateur, complice de Gatilina, qui fut tué par son père.»
(P.. 37.)
A ce titre, il semblerait que le fils ait été trois fois plus esclave
que Tesclave : grande erreur pourtant, car le fils, dans ces conditions,
est plutôt en servitude qu'il n'est esclave; il y a en lui un fond d'ingé-
nuité qui survit à c«s épreuves et ne sera point altéré par l'affranchisse-
ment. Si, d'ailleurs, il obéit comme fils, à ce même titre il sera maître
un jour. Et la femme, qui du reste était toute sa vie en tutelle, qui ne
sortait de la puissance paternelle que pour tomber sous la main de son
mari , la femme trouvait au moins la considération et le respect dans
cette maison où elle ne devait point rencontrer de rivale, où elle ac-
complissait avec le père de famille les rites sacrés du foyer. Ce sont ces
mœurs graves et sévères qui ont donné cette trempe d'acier au carac-
tère du Romain; c'est cette forte constitution de la famille qui a fait la
force et la puissance de l'État.
Dès l'avènement de la République , Rome en fit preuve et dans les
luttes qui menacèrent d'abord son existence et dans celles qui lui firent
peu à peu conquérir l'Italie, et, par l'Italie» l'instrument de la conquête
du monde.
H. WALLON.
(Lajin à an prochain cahier.)
'7
f
208 JOURNAL DES SAVANTS — AVRIL 1879.
I. Souvenirs dune mission musicale en Grèce et en Orient,
par L.-A, Bourgault-Ducoudray. Un volume grand in- 8® de
3i pages. Deuxième édition. Paris, Hachette, 1878. — Études
SUR LÀ MUSIQUE ECCLÉSIASTIQUE GRECQUE, missioTi musicole en
Grèce et en Orient, janvier-mai 1875, par le même. Un volume
grand in-8*^ de vni-127 pages. Paris, Hachette, 1877. — Mé-
lodies POPULAIRES DE Grèce ET dOrient, par le même. Un vo-
lume in-4^ de 87 pages. Paris, Henri Lemoine, éditeur.
II. Le Son et là Musique, par P. Blasema, professeur à V Univer-
sité de Rome, suivis des Causes physiologiques de l'Harmonie musi-
cale, par H. Helmholtz, professeur à l'Université de Berlin. Un
volume in- 8*^ de 208 pages, avec 5o figures dans le texte.
Tome XXrV de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris,
Germer-BaiUière et G'*', 1877.
III. Du Beau dans la Musique, essai de réforme de resthétique mu-
sicale, par Edouard Hanslick, professeur à l'Université de Vienne.
Traduit de l'allemand sur la cinquième édition, par Charles Baime-
lier. Un volume grand in-8° de 1 26 pages. Paris, Brandus et G'*,
éditeurs de musique , 1877.
IV. Histoire ET Théorie de là Musique de l'Antiquité, par
Fr. Auguste Gevaert, I" volume, grand in-4° de xvi-45o pages,
avec deux tableaux et des exemples de musique antique. Gand,
typographie G. Annoot-Braeckmann , Marché-aux-Grains , 1876.
TROISIÈME ARTICLE ^
M. Fr. Aug. Gevaert a publié, en 1876, le premier volume dun
ouvrage considérable intitulé : Histoire et Théorie de la Musique dans
l'antiquité. Dans ce vaste travail, Téminent directeur du Conservatoire
de Bruxelles a mis à profit les recherches de tous les historieus anciens
et récents , en indiquant avec soin les sources 011 il a puisé. Il avoue
* Pour les deux premiers articles , voir le cahier de janvier, pages 33 à Ao , et le
cahier de février, pages 82 à gS.
J
LES MÉLODIES GRECQUES. 209
loyalement avoir tiré gi*and parti des livres de Westphal, surtout du
traite de ce savant allemand sur la métrique des Grecs. M. Fr. Aug. Ge-
vaert ne méconnaît, ne dissimule aucune des difficultés du sujet qu*ii a
abordé. Personne ne sait mieux que lui que des côtés importants et
nombreux de la question resteront, quoi quon fasse, enveloppés d*obs-
curité.Il croit cependant que certains points sont bien éclairés et qu'il
est possible de rassembler ces clartés éparses. il prête une oreille atten-
tive aux témoignages des auteurs grecs , surtout à ceux des philosophes
et parmi ceux-ci, aux opinions et aux affirmations de Platon, d*Âristote,
d*Aristoxène, de Plutarque, toujours préoccupés de Tiniluence de la
musique sur Tâme humaine et sur les mœurs. Afin de comprendre la
signification des vieux textes, il appelle à son aide la psychologie et l'es-
thétique. A tous ces moyens, il ajoute naturellement ce sens particulier
qui caractérise le musicien de profession. Il arrive ainsi à rétablir quel-
ques-uns des traits essentiels de la musique grecque. Plus d une fois il
se rencontre et s'accorde avec des savants tels que Vincent, WeslphaP,
Wagener, Helmholtz. Je rapprocherai , à Toccasion , ses vues de celles de
M.Bourgault-Ducoudray;maisjedois signaler^dès à présent, une pensée
qui leur est commune, et qui, si elle était vérifiée par certaines tendances
de la musique actuelle, par la science et par l'histoire, apporterait un
bon commencement de justification au projet de réforme musicale de
M. Bourgault-Ducoudray. .
En terminant le chapitre deuxième du premier livre, où il a essayé
de marquer les caractères de la musique grecque et de montrer en quoi
elle est inférieure et en quoi supérieure à la noire, M. Fr. Aug. Gevaert
écrit les lignes suivantes : « N'oublions pas toutefois que l'art ancien ,
« s'il n'a pas connu les grandeurs , les sublimes hardiesses de la musique
o moderne, n'en a pas connu davantage les aberrations, les faiblesses.
«En donnant une part très restreinte à la sensation nerveuse, à la re-
«cherche de l'imprévu , il n'a pas développé en lui le germe de sa propre
a décadence. Dans le genre tempéré dont il avait fait son domaine, il a
« pu réaliser quelques types mélodiques que les siècles n'ont pu entiè-
« rement effacer. Bien des chefs-d'œuvre de l'art polyphonique auront
«disparu, et ces créations, si frêles en apparence, vivront encore dans
«le souvenir des âmes croyantes et naïves. Qui sait si un jour ne viendra
^ Sur ce difEciie sujet, nous avons Westphal, i85^. — Geschichte der alten
nous-méme étudié les musicographes , und mittelalterlichen Musik, von R. West-
mais surlout les ouvrages de Westphal: phal, i864. — System der cuttikcn Rhytk-
Atetrik der griechischen Dramatiker and mik, y on R. Westphal, i865.
Lyriker, etc., von A. Rossbach und R.
210 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
(( pas où , saturé d*émotions violentes, ayant tendu à IVxcès tous les res-
te sorts de la sensibilité nerveuse , Tart occidental se retournera encore
« une fois vers Tesprit antique, pour lui demander le secret de la beauté
« calme, simple et éternellement jeune M »
On le voit, M. Gevaert prévoit que peut-être Tart occidental éprou-
vera un jour le besoin de renouveler ses forces en s associant à fart an-
tique. Hus affirmatif parce qu'il a connu 1 art oriental de plus près ,
M. Bourgault-Ducoudray n'hésite pas à déclarer que, dès à présent, la
musique européenne «est &tiguée par un développement excessif de
ix son majeur et de son minear, » Il touche et nous fait toucher du doigt
la plaie de notre musique moderne , qu'il est bien inutile , sinon dange-
reux, de voiler par des éloges hyperboliques prodigués à la supériorité
de l'orchestre actuel : « La langue musicale européenne, dit-il, malgré sa
« richesse ou plutôt à cause de la richesse même de son développement,
« en est venue à ne plus pouvoir se contenter de la simplicité par crainte
« du banal. L'art moderne se voit donc condamné de plus en plus à
<c manquer de cette qualité qui est incontestablement une des causes de
(c la supériorité de l'art antique. La connaissance approfondie des choses
(( de rOrient découvrirait aux musiciens européens des horizons inaper-
«c çus. En puisant à cette source éternelle des connaissances humaines
a des moyens d'expression nouveaux, la musique moderne, déjà mûre,
« se retremperait, se rajeunirait. Elle pourrait alors parler simplement,
« ce qu'elle n'ose plus faire aujourd'hui^. »
Depuis la publication du livre d'où j'ai extrait ce passage, M. Bour-
gault-Ducoudray est allé encore plus loin. Il a démontré que plus d'une
fois nos maîtres modernes ont osé parler le simple et jeune langage mu-
sical des modes antiques. H a recueilli toute une série de remarquables
exemples, et les a cités et commentés dans la conférence qu'il a faite
l'automne dernier au palais du Trocadéro. Cette conférence étant restée
inédite jusqu'ici , il a bien voulu en ' détacher pour moi quelques indi-
cations curieuses que je vais reproduire. On trouve l'emploi du mode
hypodorien dans Y Enfance da Christ de Beriioz , ouverture de la seconde
partie; au début de la cantate les Noces de Prométhée de M. Saint-Saëns;
à la fm de ï Invocation à la nature , quatrième partie de la Damnation de
Faust de Berlioz; au début de la romance du Roi de Thaïes dans le
Faust de M. Gounod; dans la chanson des Fossoyeurs de ï opéra d'Hamlet
de M. Ambroise Thomas. Presque tout l'adagio du quinzième quatuor
' Gevaert, Histoire et tliéorie de ta musique de l'antiquité, t. 1, p. SS-Sg. —
* Etudes SUT la musique ecclésiastique grecque, p- 73.
LFS MÉLODIES GRECQUES. 211
de Beethoven est dans le mode bypolydien. Lair à'Hérode, première
partie de f Enfance da Christ, de Berlioz, est dans le mode dorien.
Plusieurs auteurs ont employé avec succès le chromatique oriental ,
entre autres, M. Saint-Saëns, dans le ballet de loratorio 5am5on et
Dalila. Enfin M. Bourgault*Diicoudray lui-même s est servi de Fécheile
du chromatique antique dans une mélodie intitulée Primavera. — > Voilà
des faits, ils sont concluants. A ceux-là, on en pourrait ajouter beau-
coup d autres. Que signifient-ils? Que, iorsquun théoricien moderne
tel que M. Bourgault-Ducoudray aspire à concilier la musique moderne
avec ce que nous connaissons de la musique grecque, son dessein n*est
pas un rêve chimérique, puisque ce qu'il conseille, de grands compo-
steurs Tout fait, le font sous nos yeux. Ces faits attestent, en outre,
qu'il y a dans la musique antique certaines supériorités d'expression,
certaines richesses mélodiques qui manquent à la nôtre. Sans cela, on
ne s'expliquerait pas l'attraction qu'elle exerce sur des talents contem-
porains de nature très diverse et incontestablement riches de leur propre
fonds. On nous assure, et nous avons reconnu nous-même par cer-
taines auditions, que la musique grecque tirait sa puissance de sa sim-
plicité mélodique. Soit; mais voilà précisément le prodige qu'il s'agit
d'expliquer. Où cette puissance mélodique elle-même trouvait-elle, pui-
sait-elle l'énergie singulière avec laquelle elle agissait sur les âmes an-
tiques? C'est ce que nous allons demander à la fois aux musicographes
et aux acousticiens , à l'histoire du passé et à la science récente.
La musique a une puissance d'expression qui lui est propre et que
nous sommes très loin de lui contester, ainsi qu'on le verra plus loin.
Cette puissance, comme toutes les énergies humaines, tend à se déve-
lopper de plus en plus, fût-ce jusqu'à l'exagération. Or, lorsqu'elle pré-
tend aller au delà de ses moyens, lorsqu'elle s'obstine à donner des
sentiments de l'âme des interprétations plus diverses et plus précises
que ne le permettent les signes dont elle dispose, elle n'aboutit qu'à la
confusion et à l'obscurité. C'est donc pour elle une heureuse nécessité
d'être, à l'origine et pendant longtemps, liée étroitement à la poésie. Elle
rencontre, en effet, dans le langage articulé, dans la métrique et dans
l'accent tonique que lui apporte la poésie , un tel complément de res-
sources expressives, qu elle ne songe pas à se torturer elle-même pour
arracher de ses entrailles ce qui n'y est pas. Ainsi contenue, elle de-
meure naturelle et simple, et plus tard, quand, parvenue à la maturité,
elle est assez forte pour se suffire à elle-même jusqu'à un certain point,
^ Aristote, Poétique, ch. vi,$ a. Edition Fiauin-Didot, p. 46 1.
212 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
comme .elle a contracté la bonne habitude de se taire plutôt que de ne
rien dire et de ne dire que ce quelle est capable d*exprimer, même
détachée de la poésie, elle garde la clarté en même temps que le charme
mélodique. Et encore perdrait-elie peut-être bientôt ces deux qualités
sans le voisinage et le contrôle de la musique dramatique. Je reviendrai
sur cette loi, qu'il importait de signaler sans retard.
Chez les Grecs anciens, la musique a subi à un haut degré cette do-
mination tutélaire de la poésie. Elle a chanté d abord les strophes lyri-
ques de Pindare, les chœurs d'Eschyle et de Sophocle, puis elle est
arrivée au morceau monodique, au solo; dans ces fonctions élevées sans
doute, mais de second rang toutefois, elle apprenait à mesurer au juste
ses forces et à se préserver des folles ambitions. Même au temps d*Aris-
tote, et d après le témoignage que celui-ci nous a laissé dans sa Poétûjae^,
la musique, d ailleurs si vivement goûtée des Grecs, n*était pourtant
admise au théâtre quà titre d'ornement, d agrément {ifSv<Tfia). Certes ce
n'était pas là, ce ne pouvait pas être à jamais sa destinée. L'opéra mo-
derne a renversé l'ordre des termes; il a fait de la poésie, — j'ai tâché
de le montrer ici même, — un moyen supérieur, mais enfin un moyen
de seconder la musique, qui est devenue son principal, son véritable
but. L'opéra moderne a eu raison; j'en demeure convaincu. Cependant
cette éducation , à la fois maternelle et ferme , que le génie grec de la
grande époque imposa à la musique en la pliant aux exigences du sen-
timent poétique, fut pour elle un bienfait dont les conséquences sont
encore appréciables jusque dans les retentissements actuels des antiques
mélodies. Simple, sobre, discret, le chant vocal grec voulut toujours
être expressif, significatif, et, s'il se soumit à la poésie, qui lui fournis-
sait l'âme et la vie, jamais cette âme et cette vie ne coururent le danger
d'être étouffées par le despotisme orgueilleux et brutal d'une instru*
mentation démesurée.
Quelque vives et passionnées qu'aient été ou que soient les querelles
musicales chez les modernes, elles le furent plus encore peut-être chez
les Grecs. C'étaient, à propos du caractère d'un mode, de l'étendue
d'une échelle de sons, de la grandeur d'un intervalle, d'une corde à
ajouter à la cithare, des polémiques interminables. Il y avait des con-
servateurs et des progressistes, quoique ces noms ne fussent pas inventés.
Les philosophes, les mathématiciens, les hommes du métier, se dispu-
taient avec acharnement le droit de légiférer, de condamner, d'ab-
soudre, d'innover. Les rivalités entre altistes et critiques d'art existaient
déjà. ((Il faut considérer, dit Plutarque, que les habiles en musique
<( ne sont pas des juges suffisamment éclairés en matière de critique
LES MÉLODIES GRECQUES. 213
«et de goût. En effet, il nest pas possible d*être à la fois un musicien
Q et un critique parfait, en raison même des diverses parties dont se
a compose la science musicale ^n II parait même que, pour cette race
grecque, dont la sensibilité était si fine et lesprit si subtil, les conversa-
tions, les controverses sur les problèmes musicaux avaient une saveur
piquante, et quon les recherchait comme une exquise jouissance intel-
lectuelle. Le même Plutarque traite sévèrement Épicure , dont un des
torts les plus graves à ses yeux est d avoir dit : « Si les rois aiment à
tt s'instruire, le sage leur conseille de subir, dans leurs festins, des récits
n de batailles ou des bouffonneries de mauvais goût plutôt que des dis-
tt eussions sur des points de musique ou de poésie^.» Plutarque s'in-
digne en citant ce langage impertinent. Eh bien, dans cette nation où
non seulement la musique, mais la discussion et même la dispute musi-
cales étaient des sources de plaisir, je ne vois pas qu il ait jamais été né-
cessaire de revendiquer énei^iquement la primauté de la voix humaine
sur les instruments. La musique instrumentale se perfectionna avec le
temps et acquit une existence indépendante. Il y eut des concours au-
létiques, où Ton n entendait que des instruments à vent; des concours
cilharodiques où les instruments à cordes luttaient seuls entre eux. Il y
eut aussi de laccompagnement et une certaine polyphonie : mais la
voix humaine garda le premier rang, comme étant Torgane musical le
plus voisin de Tâme, le plus fidèle et le plus docile.
Nous. ne prétendons ceites pas que, parmi les musiciens, les critiques
ou les esthéticiens de nos jours, il en soit un seul qui osât contester un
instant au chant de la voix humaine sa prééminence psychologique et
expressive. On ne se risque pas jusque-là. Mais souvent, trop souvent, on
compose, on écrit, on favorise Torchestre, comme si les titres de la voix
humaine allaient s affaiblissant de plus en plus. Il est donc opportun de
rappeler par quels mérites de mélodie la musique grecque a duré si
longtemps, et a pu se survivre à elle-même. Et d'ailleurs les vues de
M. Bourgault-Ducoudray rencontrent une heureuse confirmation dans
les plus récentes expériences de la physique.
L'acoustique est parvenue, on le sait, à décomposer les sons que Ion
croyait simples. Grâce aux analyses de M. H. Helmholtz, elle a constaté,
dans Tintérieur, pour ainsi dire, d'un même son, d'autres sons qu'ellç
appelle harmoniques. Ceux-ci complètent, enrichissent, fortifient le son
dans lequel ils vibrent et composent avec lui un premier rudiment d'or-
' Plutarque, De Masica, Edit. Westphal, p. 26. — ' Nonposse suaviter vivi, etc.,
5 i3.
ff
18
ê
214 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
chestre. Le très lucide et très habile abréviateur de M. Helmholtz,
M. P. Blasema, professeur à l'Université de Rome, dit, à ce sujet : a Un
«son non accompagné de sons harmoniques peut être parfois doux,
u mais il est toujours sourd , pauvre et peu musical. Cest le cas des dia-
0 pasons. Les tuyaux bouchés de Torgue n*ont presque pas de sons har-
ttmoniques. Il en sort un son très sombre, comparable à la voyelle ou,
0 et peu agréable. Les sons harmoniques deviennent donc une condition
«presque nécessaire pour les sons musicaux proprement dits. • .
« Les sons les plus riches enharmoniques sont ceux de la voix hu-
« maine et des cordes * ... »
Ainsi, même à ne se placer quau point de vue physique, et abstrac-
tion faite de toute espèce de rapport du son avec les sentiments de
Tâme, la voix humaine est un instrument musical de premier ordre.
Encore une fois, nous ne disons pas quon le nie ou qu'on Tignore :
mais nous regrettons quon Toublie fréquemment et qu on ne sache pas
assez qu'une des supériorités des Grecs en musique consistait à ne Tou-
blier jamais.
On l'a soutenu justement : le véritable centre de gravité de la mu-
sique grecque a été la poésie chantée; nous ne disons pas déclamée,
ce serait inexact; nous disons chantée, parce que c'était de la mélodie
qu'engendrait cette alliance de la musique avec le sentiment poétique.
Celte mélodie simple était-elle pauvre? Pas tant qu'on pourrait le croire.
A en juger par quelques débris, par quelques analogies, par les chan-
sons populaires et les morceaux religieux où elle s'est en paitie con-
servée, elle était plutôt mince que maigre, plutôt pure que faible, peu
colorée mais d'un dessin net et clair. Assurément une semblable mé-
lodie paraîtrait indigente et sèche aux personnes de notre temps qui
traitent les airs les plus exquis de Mozart de musique blanche, c'est-à-
dire sans doute dépourvue de sang et de chaleur. Avec ces amateurs de
la sonorité violente, il faut renoncer à discuter : ils ont abusé des épices,
le nectar leur est fade. D'autres comprendront mieux le charme parti-
culier des chansons grecques publiées par M. Bourgault-Ducoudray. Ils
penseront, en outre, que la constitution même de la musique grecque
ancienne lui assurait une certaine richesse. Elle avait l'étendue des
gammes. Elle possédait, de plus que notre musique, la remarquable
variété des échelles modales. Rappelons que, tandis que nous n'avons
que deux modes, l'antiquité, qui avait le même nombre de tons ou
d'échelles de transposition que nous, disposait de sept échelles modales.
^ P. Blaserna et Helmholtz , Le Son et la Musique, p. i ^o , 1 4 1 .
LES MÉLODIES GRECQUES. 215
Celles-ci recevaient des modifications nouvelles selon qu on les faisait
rentrer dans les trois genres diatonique, chromatique, enharmonique.
Ici encore l'acoustique physiologique est venue donner son expli-
cation et apporter de la lumière. J*ai dit précédemment que le pla-
cement du demi-ton à la tierce produisait le mode mineur et chan-
geait le caractère de la mélodie. Ce que Ton ignore généralement, c'est
la cause précise de cette transformation si sensible pour les oreilles dé-
licates, tt Certaines finesses musicales, dit M. Blaserna, comme, par
«exemple, le caractère un peu différent qui subsiste entre les diverses
il intonations, trouvent leur explication naturelle dans une variété d'in-
((tervalles musicaux plus grande (quon ne le croyait autrefois. Et, en
((réalité, lintervalle entre Yut et le ré n*est pas égal à Tintervalle ré-mi.
((Le même raisonnement, appliqué à un morceau tout entier, amène à
(( conclure que le choix du son fondamental et de Tintonation , modifie
ttun peu Tordre des intervalles et, par conséquent, aussi le caractère
« fondamental du morceau, n Et M. Blaserna ajoute judicieusement : (( La
«différence est petite mathématiquement; elle est très grande au point
(( de vue esthétique^. » Voilà ce que savent parfaitement nos maîtres mo-
dernes quand ils vont butiner dans les jardins où fleurissent encore les
modes antiques. Ces excursions prouvent mieux que tous les arguments
que la musique grecque, malgré sa maigreur, sa graciUié, avait des
ressources dont notre musique occidentale a parfois besoin, malgré ses
laides proportions et sa réelle puissance.
Riche par fétendue des échelles et la diversité des modes , la mélodie
grecque 1 était davantage encore par la variété des rythmes. Aucun
autre peuple n a attribué au rythme une aussi grande importance. Le
rythme est à lui seul, chez les Grecs, tantôt la moitié, tantôt le tiers,
tantôt au moins le quart de Tobjet qu étudie la science musicale. Platon
dit, dans la Républûiae ^ : « Le mélos a trois éléments : la parole, la mé-
(liodie et le rythme.» De son côté, Âristote écrit, dans la Politique^ :
«La musique consiste en deux éléments essentiels : la mélodie et le
«rythme. )) D'après Ârisloxène, quatre parties constituent le musicien :
«L'harmonique, la rythmique, la métrique et lorganique ^. » On re-
marquera que chacun des trois philosophes que nous venons de citer
donne à la rythmique le second rang. C'est quils en comprenaient
parfaitement la nature et la puissance. Le savant musicographe West-
' P. Blaserna et Helmlioltz, Le Son et ^ Livre VIII, ch. vu, Didot, p. 63a.
la Musique, p. i lo. ^ ^ Aristoxène, Eléments, etc., traduct.
* Platon, République, l. IIL Édition E. Ruelle, p. 49*
Didot, p. 49*
28.
216 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
pbal a consacré un volume de près de deux cents pages à exposer le
système de la rythmique des Grecs. La partie des Éléments d*Âristoxène
où il était traité du rythme a péri; mais on en retrouve des lambeaux
dans divers auteurs et c'est surtout au moyen de ces lambeaux bien
rapprochés que W^estphal a reconstitué la rythmique grecque.
D après Aristoxène, le rythme est un système de temps mesurés.
Tous les rythmes se composent de mesures déterminées. Dans la me-
sure, trois choses sont à considérer : la mesure totale, le temps frappé,
le temps levé. Le temps levé se nomme ifxris ou temps d*en haut,
élvù) xpà^^^y ^^ temps frappé se nomme fidats ou temps d'en bas,
xdkca )(jp6vo9. Le mot taroS^ désigne ia mesure tout entière ^ Jusque-
là les différences entre la théorie grecque et la nôtre ne paraissent
guère. G est qu elles se trouvent ailleurs, a La combinaison intérieure
«de la mesure, dit très bien M. Gevaert, subit peu de modifica-
ations dans la musique antique. En revanche, l'étendue des membres
«rythmiques, la coupe des périodes, y présentent une abondance de
«formes inconnues à l'art moderne. Gelui-ci ne connaît en général que
« des périodes construites par la répétition indéfinie de membres de
a quatre mesures s'encbaînant d'après un procédé uniforme. Les races
(( occidentales ne semblent ressentir qu'à un assez faible degré Tinfluence
«de l'élément plastique contenu dans le rythme Les formes
«rythmiques créées par le génie hellénique, l'application de ces formes
«à l'expression des sentiments humains, resteront comme un témoi-
tt gnage impérissable des hautes facultés musicales de cette race choi-
«sie ^)) Un écrivain du v'' siècle après J. G., Martianus Gapelia,
a caractérisé en termes un peu crus, mais énergiques et justes, la part
virile, c'est le mot propre ici , que les théoriciens grecs reconnaissaient
au rythme dans la génération de la mélodie : oOn saura donc, dit-
«il, que le rythrne est mâle, la mélodie femelle; car la succession
«mélodique est une matière sans forme déterminée: le rythme, par
«un acte générateur, donne aux sons la forme et les rend capables de
«produire des effets divers *. n Au reste, cet admirable développement
de l'élément rythmique par les musiciens nétait qu'une des plus heu-
reuses applications de cette pensée profonde d'Aristote , que le beau con-
siste dans la grandeur et dans l'ordre. Une grandeur quelconque, mu-
sicale ou autre, que rien ne contient, est semblable à un fleuve qui
^ R. Westplial, System der antiken de la Musique de V antiquité, p. 33,
Rhythmik, p. i : « taro^ç bedeutet Tact. » 34.
F. A. Gevaerl Histoire et théorie ^ Mart. Capella , 197 (Meib.).
LES MÉLODIES GRECQUES. 217
déborde toujours, s*aplatit en marécage, se corrompt, et finit par s'éva-
porer; une grandeur, même médiocre, mais gouvernée, maîtrisée,
ressemble, au contraire, à ces eaux jaillissantes qui, au sortir du tube
qui les presse, ont Téclat et l'apparente solidité du cristal. Tel devait
être Teffet du rythme mieux marqué, mieux senti, plus varié que chez
nous , sur les mélodies grecques moins opulentes , mais plus savanunent
ordonnées que les nôtres : materiam saperahat opus.
La mélodie grecque avait un autre avantage encore qui la dispensait
de se maniérer, et qui lui permettait de garder le charme d'une allure
simple. Â la force du rythme elle joignait celle du mètre. Avec la lon-
gueur et la brièveté des sons elle combinait la longueur et la brièveté
des syllabes; elle renforçait ou tempérait le rythme des notes par le
rythme des paroles. Qui ne sait combien une langue où fapcent est
très sensible l'emporte, au point de vue de la musique, sur celle où les
syllabes s'opposent peu les unes aux autres? Même dans le dernier cas,
la parole ordinaire est déjà un chant dont M. H. Heimholtz a pu me-
surer les principales intonations. Ce chant du langage parlé, très vive-
ment dessiné chez les Italiens, Test plus encore chez les Grecs mo-
dernes et devait l'être au plus haut point chez les Grecs anciens.
Caccent, dans leur langue, était double, en quelque sorte : il se compo^
sait d'intensité et de durée : quand la voix s'élevait sur une syllabe, en
même temps elle s'y arrêtait un peu. Pour transformer en musique une
poésie naturellement si nuancée ^ le plus simple contour mélodique
su£Bsait. Mais aussi, quelle ne devait pas être la pureté de ce contour
que tout contribuait à accuser et à rendre aisément perceptible! Habi-
tués & une irréprochable justesse et à une exquise suavité, les auditeurs
étaient devenus impitoyables pour la moindre peccadille commise par le
chanteur. Les Romains eux-mêmes , ces élèves des Grecs , un peu moins
fins certainement que leurs maîtres, soufiBraient d'une note fausse jus-
qu'à s'en irriter.
Pourquoi ne reviendrions-nous pas de temps en temps à l'école mu-
sicale des Grecs, comme nous allons à l'école de leurs sculpteurs et de
leurs architectes? Si nos oreilles sont trop peu sensibles pour saisir les
nuances infinies dont ils jouissaient ou dont ils souffraient, c'est une
raison d'a£Bner et d'assouplir notre organe auditif au lieu de travailler à
le rendre plus dur encore. Sans doute, en ce qui touche les beautés
de la métrique, l'art musical moderne ne saurait essayer avec succès de
se modeler sur la musique grecque ancienne. Â cet égard, les langues
naissent avec leur prosodie , avec leur tonalité propre : il n'y a pas à
entreprendre de changer cet élément, le plus individuel de tous. On
218 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
aurait beau emprisonner la langue française en particulier dans les
moules nombreux et divers des mètres antiques, dépourvue comme
elle Test d'une force de vibration et de rësonnance suffisante , elle as-
sourdirait les différences toniques, elle atténuerait les nuances sylla-
biques. L*épreuve a été faite au xvi' et au xvni* siècle; elle a avorté. On
n*a qu'à lire, pour en comprendre la raison, le distique suivant, de
Jodelle :
Phœbus, Aniour, Cypris, veut sauver, nourrir et orner
Ton vers, cœur et chef, d^ombre, de flamme, de fleurs \
Mais, en dehors de la métrique, la musique grecque a d'utiles leçons
h nous donner, des exemples à nous offrir et des prêts avantageux à
nous faire. En résumant les réflexions qui précèdent, je dirai qu'il y a
lieu de lui emprunter la simplicité expressive de la mélodie, l'abon-
dante diversité des rythmes, la féconde multiplicité des modes et
peut-être un emploi plus hardi et plus fréquent du genre chromatique
dont notre mineur du reste contient quelques éléments.
Mais deux questions sur lesquelles on n'est pas d'accord sont encore
à examiner. Jusqu'à quel point une réforme musicale ainsi conçue se
concilierait-elle avec la polyphonie moderne et s'accommoderait-elle
des exigences légitimes de l'orchestration actuelle? En second lieu, la
puissance expressive de la musique en elle-même ne serait-elle pas une
illusion, une vieille erreur à réfuter au lieu d'être au nombre de ces
vérités éternelles dont l'esthétique doit faire des principes et l'art mu-
sical des règles? L'étude de ces deux questions sera l'objet d'im dernier
article.
Ch. LÉVÊQUE.
(La suite à an prochain cahier.)
Voir Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au, xvi' siècle, p. 8i, i848.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 219
kXe^dvSpov MoLvpoxopSdiTOv x.t.X. Cent lettres d* Alexandre Mavro-
cordato, conseiller d'Etat [de la Porté\, publiées par Théagène Li-
vadas. Trieste, 1879, gr. in-S*^ de 198 pages.
DEUXIEME ARTICLE.
Dans Tarticle précédent , nous avons cherché à mettre en relief le
mérite des lettres dAl. Mavrocordato, et, suivant l'exemple de M. Th.
Livadas, nous n avons pas ménagé les éloges à son illustre compatriote.
Le genre de document que nous avions à examiner permet, jusqu'à un
certain point, déjuger un homme sous le rapport moral, mais il ne
suffît pas pour le faire connaître complètement. En général , quand on
écrit des lettres, on s'en tient à ietat théorique, et on émet des idées^
des pensées, des principes, qui font honneur à celui qui les formule.
Mais la vie réelle, la vie pratique, est-elle toujours d*accord avec ces
théories? Et est-il possible de porter un jugement définitif sur un per-
sonnage officiel sans connaître dans les plus grands détails non seule-
ment ses écrits, mais même et surtout sa vie privée et politique. Non
pas que je veuille insinuer que la mémoire d*Al. Mavrocordato aurait
beaucoup à souiïrir d un pareil examen et d'une pareille comparaison,
mais il a vécu dans un milieu qui ne lui permettait pas toujours d*agir
suivant sa nature droite et loyale, et, s*il n*a pas résisté à certaines
séductions, il faudra se rappeler qu'il a fait partie dun gouvernement
aux habitudes et aux usages duquel il était naturel qu il se conformât.
Pendant près de quarante ans il a été au service de la Porte, en qualité
de premier drogman et plus tard de conseiller d'Etat. Ces fonctions le
mettaient en contact perpétuel avec nos ambassadeurs, et, comme,
malgré son esprit de conciliation, il était souvent obligé de combattre
leurs idées et leurs projets, il n'est pas étonnant que la correspondance
diplomatique de ces derniers contienne des reproches et des plaintes
sur sa manière dagir et sur son caractère. Toutefois les renseignements
qu'ils nous fournissent ne sont pas à dédaigner, parce qu'ils nous
permettent d'établir la vérité des faits et d'éviter les exagérations du
blâme et de l'éloge.
Notre intention n'est pas de raconter en détail la vie de Mavrocor-
Voir, pour le premier artide, le cahier de mars, p. 179.
220 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
dato, comme Ta fait avec beaucoup de soin M. Livadas, en mettant à
profit la nombreuse correspondance de ce dernier. Les articles que
les biographies, et surtout celle de Didot, ont consacrés à ce person-
nage, nous paraissent d^ailleurs à peu près suffisantes. Nous glisserons
donc sur les évënements connus, nous arrêtant principalement à ceux
sur lesquels la correspondance diplomatique de nos ambassadeurs à
Constantinople nous fournissent des renseignements nouveaux.
Originaire d'une famille illustre de Chio, Al. Mavrocordato ^ est né,
vers 1637, à Constantinople. 11 montra fort jeune un grand penchant
pour la science, et, comme la Grèce ne présentait aucune ressource à ce
point de vue, sa mère Tenvoya en Italie, où il reçut une excellente
éducation. A Rome, il fut placé au collège grec de Saint-Atbanase, et il
y apprit le latin et les diverses langues de TEurope, à Texception du fran-
çais et de Tallemand , qui lui restèrent toujours complètement étran-
gers. Il y fit profession de la religion catholique ^, mais depuis il était
.rentré dans le schisme grec. Â Padoue il étudia la médecine, et obtint
à l'université de Bologne le grade de docteur. Avant de quitter Tltalie,
il publia un ouvrage sur la circulation du sang, ouvrage qui eut une
certaine célébrité.
Après la prise de Candie par les Turcs, Panajotti (Nicusi) était revenu
à Constantinople. Mavrocordato se lia avec lui et devint son secrétaire
particulier. Ce fut là loccasion de sa fortune. Pendant vingt-cinq ans,
Panajotti^ avait exercé les foûctions d'interprète auprès de Tambassade
impériale , puis il avait été attaché en la même qualité aux ambassades
des puissances étrangères et à la Porte, au service de laquelle il s'était
consacré exclusivement. Aussi avait-il été généreusement récompensé.
Dans une lettre datée de Naxis, le 10 décembre 1678, le marquis de
Nointel écrit : «Je suis parti de Chio sur le soir et je suis arrivé le len-
« demain de bonne heure à Micone. Cette ile, ayant perdu la considé-
<( ration quelle avait des Turcs comme appartenante à feu Panajotti, à
u qui le visir en avoit abandonné le revenu, n*est plus remarquable que
« par des corsaires qui en sont ordinairement les maîtres et dont une
«galliotte est suffisante pour dominer dans son port.» Négociateur ha-
bile, politique à larges vues, homme juste et droit, Panajotti était un
défenseur énergique de Téglise grecque, en faveur de laquelle il ob-
^ Voy. la note que M. Schefer lui a * Lettre du 11 mars 1686.
consacrée , p. 60, du Journal d'Antoine ^ Voy. de Hammer, Histoire de fEm-
Galland, qu il est en train de publier et pire ottoman, trad. fr. de Hellert, t II,
dont il a bien voulu me communiquer p. 364* et M. Schefer, Journal de Gai-
la partie déjà imprimée. land, p. 18.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 221
tint la reddition des Lieux Saints. Il avait, de plus, un esprit très cul-
tivé et un goût très prononcé pour les livres, qu'il recherchait avec
passion. Mahomet venait de déclarer la guerre aux Polonais, pour dé-
fendre les Cosaques, qui les avaient abandonnés et s^étaient soumis
à la Porte. Panajotti accompagna le grand vizir dans une expédition en
1673, mais il tomba frappé d'apoplexie, le 2 octobre de la même
année. Colbert, qui recherchait toutes les occasions d enrichir sa bi-
bliothèque, écrivit \ Tannée suivante, au marquis de Nointel, pour le
charger d'acheter les principaux manuscrits de cette collection. Voici
cette lettre, qui est conservée en double expédition signée, dans la cor-
respondance du marquis de Nointel.
« Monsieur, lorsque le s' de la Croix, voslre secrétaire, estoiticy, je le
A chargeay de s* appliquer à rechercher tous les manuscrits qu il pourroit
« trouver dans le Levant, et de les achepler pour me les envoyer, estant
«bien aise d'en avoir quelques uns sans faire une trop grande dépense
«pour mettre dans ma bibliothèque, et c'est sur quoyje vous prie non
«seulement de luy permettre de prendre ce soin pour moy, mais mesme
a de luy donner les secours qui pourront dépendre de vous dans toutes
«les occasions où il pourra en avoir besoin. Mais, comme il m'escrit
«depuis peu que la bibliothèque de Panajotty, premier drogman du
«grand visir, estoit fort considérable, et que peut estre elle pourroit
aestre à vendre, dont il n'aura pas manqué de vous parler, aussy tost
«que vous aurez esté de retour à Constantinople, je suis bien aise de
«vous escrire sur ce sujet, pour vous dire qu'il seroit impoitant pour
«le service du Roy que vous vous appliquassiez à bien connoistre de
«quelle qualité sont les livres de cette bibliothèque, et s'il y a ou de
«fort anciens manuscrits, ou des livres d'histoires de Levant ou des
« livres de belles lettres ou de doctrine d'autheurs connus dans l'anti-
« quité , et qui n'ayent point encore esté imprimez en Europe, et il seroit
«bien important, et très agréable au Roy que vous en fissiez l'achapt
«pour mettre dans la bibliothèque de Sa Majesté, mais en cas qu'il ne
«se trouvast dans cette bibliothèque que des livres de prières, ou autres
«servant aux rites grecques qui ne peuvent estre d'aucune utilité de
«deçà, en ce cas, dis-je, vous n'achepterez point cette bibliothèque.
«Comme j'apprends par vos lettres que, dans le voyage que vous
* La lettre est datée de 8aint-Ger- de Colbert dans l'appendice du Journ,
main-en-Laye, 10 novembre 1674- Je de GalL H n*est pas mal qu*on puisse
vois dans les notes de M. Schefer, p- 1 9 « les trouver dans deux ouvrages diffé-
qu'il a Tintcntion do publier ces lettres rents.
1122 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
«venez de Taire jusques en Hierusalem et au Caire, vous avez passe au
uMont Sinaî, et visité les Maronites, en cas que, parle moyen des con-
«noi^sances que vous avez prises dans ce voyage, vous puissiez faire
a amas de livres curieux de la qualité de ceux que je vous ay marqué
«cy dessus, je vous prie de les achepter et de me les envoyer de temps
« en temps par les occasions des vaisseaux marchands qui iront à Cons-
« tantinople.
«A Fesgard de la dépense que vous ferez pour tous ces achapts,
ttvous pouvez prendre de l'argent des marchands qui sont à Constan-
tttinople, en leur donnant des lettres de change que vous pouvez tirer
«sur M. Arnoul, intendant des galères, je ne manqueray pas de les
«faire acquitter ponctuellement.
• «Vous veiTCz, par le mémoire que je vous envoyé d'un de nos sca-
«vans, ce qu'il estime que l'on doit observer sur ces manuscrits, et
«comme parmy une centaine de volumes, M. de la Haye envoya dans
«les dernières années de son ambassade, il s'en est trouvé trois fort
« rares.
«Je suis. Monsieur, etc.
U COLBERT. »
Dans l'une des deux expéditions de la lettre de Colbert se trouve
la note suivante, dans laquelle il insisté sur l'importance de cette acqui-
sition :
«11 y a à Constantinople et aux lieux voisins plusieurs manuscrits
«grecs, ou entre les mains des Turcs, qui les ont pris sur les Chres-
« tiens, ou chez les Grecs, particulièrement les moines ou les prestres
«et leurs héritiers, et les uns et les autres sont souvent à vendre. L'on
«ne peut manquer d'achepter tous les vieux en parchemin et en papier,
«soit de soye, ou enduit de quelque matière, pourveu que ce ne soient
«pas des livres de prières, de chant, et d'usage ordinaire dans les
« églises.
« Si Monsieur de Nointel prenoit ce soin , il pourroit envoyer de
«c temps en temps plusieurs manuscrits en France; le public y trouve-
« roit un très grand avantage , parce que les hommes de lettres enrichi-
«roient par l'édition de plusieurs belles pièces non imprimées chacun
« la science de sa profession ; et ce seroit orner nostre France des des-
«pouilles de TOrient. M"" de la Haye, il y a quelques années, envoya en
«deux fois plus de cent manuscrits en cette langue, parmy lesquelz il
«y en a trois qui n'ont point de prix et plusieurs très considérables.»
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 223
Déjà précédemment ^ Colbert avait manifesté au marquis de Noîn-
tel son désir d avoir des manuscrits grecs pour sa bibliothèque particu-
lière.
«Après vous avoir parlé, dit-il, de ce qui concerne le service du Roy
«et le bien de ses sujets, je vous prie de me permettre de vous parler
« d\me curiosité particulière qui me regarde. J'ay entretenu fort ampte-
omeut le s' de la Croix, vostre secrétaire, sur la recherche de manus-
«crits pour ma bibliothèque, et luy ay marqué tous les lieux dont il en
« pourra tirer, et les moyens dont il se pourroit seiTir pour cela, et vous
a me ferez un singulier plaisir non seulement de luy ordonner de s y
«appliquer, mais mesme de luy donner dans les occasions toutes les
«assistances qui pourront dépendre de vous et de Fauthorité de vostre
« ministère pour y réussir.
u Je suis, etc.. . «. »
Du reste, le marquis de Nointel, qui connaissait les goûts de Col-
bert, navait pas attendu ces recommandations pour se mettre en quête
(le manuscrits grecs. Dans une lettre du 9 février 1672, il demandait
qu'on lui envoyât quelques volumes imprimés de l'histoire byzantine
et des Pères de l'église grecque, volumes au moyen desquels il pourrait,
par voie d'échange, tirer plusieurs manuscrits du mont Âlhos et des
autres endroits où il en restait. Il parle aussi de bibliothèques que l'on
vend à vil prix.
Quant à la collection de Panajotti, nous ne savons pas ce qu'elle est
devenue. Dans tous les cas, elle n'a pas profité à la France. Un seul
manuscrit grec qu'il avait donné de son vivant au marquis de Nointel
est arrivé dans la bibliothèque du roi, mais beaucoup plus tard et par
une voie détournée. C'est celui qui porte aujourd'hui le n** 1 266 et qui
est intitulé : Confession orthodoxe de t Église d'Orient, en grec et en latin.
A la fin, dans une pièce autographe et signée du marquis de Nointel, il
est dit que ce volume lui a été remis pour être déposé dans la biblio-
thèque de Sa Majesté. Voici comment il annonce l'envoi de ce volume^ :
M Vostre Majesté ayant été informée du renouvellement des capitula-
« tions, par la lettre que j'ay eu l'honneur de luy en escrire d'Andrinople
« et par son duplicata de cette ville , elle en verra maintenant la preuve
«par l'original de ce traitté, dont j'ay chargé Delacroix, mon second
Dans une lettre du 23 avril i674« — * Dans une lettre au roi du :îi sep-
tembre 1673.
29-
224 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
secrétaire, à cause de sa fidélité, ne croyant pas la pouvoir mieux
recognoistre quen luy procurant l'avantage de se présenter devant
V. M. Il luy doit remettre encor un original d'un catéchisme de
l'Eglise orientale, aprouvé des quatre patriarches qui étoient alors dans
les sièges, et qui Test aussi par Denis de Constantinople, duquel j'ay
envoyé il y a un an ^ Tattestation synodale à V. M. Ce dernier, qui
m'avoit donné sujet il y a quelque temps de me plaindre de sa con-
duitte, a cru n'en pouvoir mieux expier la faute qu'en recourant, dans
sa disgrâce, à la protection ordinaire qu'il a trouvé dans vostre palais
de cette ville, contre les persécutions de celuy qui l'a dépossédé, et
ce qui est admirable c'est que touts ces changements, qui attireront la
ruine de la dignité patriarchalle de Constantinople, ne donnent point
d'atteinte h la doctrine de la présence réelle et de la transsubstantiation
de l'Eglise orientale, ainsi que V. M. en est maintenant persuadée et
qu'elle le sera encore plus, s'il estoit possible, par les attestations^ du
patriarche de Hierusalem, du nouveau d'Antioche et de celuy des
Coftes particulière sur l'Eufcharistie , que je joints aux autres pour estre
disposées dans la bibHothèque de V. M. Elle y pourra mettre encore
les portraits du G. S. et du G. V. à cause de la ressemblance que je
la puis assurer en estre très grande aux originaux, le peintre que j'ay
mené avec moy à Andrinople les ayant veu plusieurs fois a son ayse,
en sorte qu'après y avoir travaillé, il y retouchoit suivant les observa-
tions d'un autre examen tant de luy que de ceux qui laccompagnoient ,
chacun par mon ordre ayant des parties distribuées pour sa remarque,
et il y a si bien réussi, que plusieurs Turcs, mesme ceux qui ne voyent
pas souvent ces puissances, ont recognu leur simple visage détaché de
tout ornement, qui auroit pu les ayder. Ils nommoient touts le visier
Azen , quoyqu avec beaucoup de respect , mais pour sa hautesse , après
une grande admiration, se mettant le doigt sur les lèvres pour s'em-
pescher de proférer son nom, comme en estant indignes, ils mar-
quoient asses ce qu'ils vouloienl dire, et c'a esté avec peine que j'ay
fait prononcer Padicha à quelques uns. Je puis encore conjecturer que
ces portraits sont plus ressemblants que celuy de V. M. que sa hau-
tesse garde dans sa chambre, parce qu'aparament il y a longtemps
qu'elle l'a, et cette particularité qu'elle l'eust, m'échapa la première
année que je vins à Andrinople, lorsque Panajotti me fust envoyé
pour scavoir si par mon compliment j'avois eu dessein de menacer
* Lettre au roi du i*' juillet 1672. — * Le Journal de Galland parle plusieurs
fois de ces attestations.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 225
«le G. S., car, outre lassurance qu*il me donna que cet empereur
«cognoissoit aussi bien que moy la puissance de V. M. sur mer et sur
a terre, et qu*ainsi il n'avoil pas besoin que je Ten informasse, il y
«ajouta que mesme sa hautesse avoit le portrait de V. M. dans sa
«chambre. J'en ay pris la confirmation de luy mesme sur ce que celuy
«de mes droguemans qui esloit présenl à nostre conversation, m'en
c« parla par hazard comme d'une chose qu'il croyoit bien que je naurois
«pas oublié. »
On ne s'explique pas comment le manuscrit en question n'est pas ar-
rivé directement au roi , mais est resté entre les mains de Letellier, ar-
chevêque de Reims, qui a jugé à propos de se l'approprier. En 1687,
Richard Simon ^ le signalait comme existant dans la bibliothèque de ce
dernier, qui, plus tard, en a fait don au roi, avec cette note autographe
écrite en tête du manuscrit : « J'ay donc et fait remettre ce volume qui
« m'appartenoit dans la bibliothèque du Roy dans laquelle il mérite
ttd'estre conservé. Le premier mars 1701 à Paris. L'archevêque duc de
« Reims. » Mais revenons à Mavrocordato.
Il avait accompagné Panajotti dans l'expédition de iGyS contre les
Polonais, à cause de sa connaissance des langues. Après la mort de ce
dernier, il lui succéda dans la place de premier drogman, place à la-
quelle étaient attachés de grands privilèges, entre autres de conserver
toute sa barbe, de porter des vêtements longs, de pouvoir circuler à
cheval dans les rues de la capitale avec une suite de quatre valets égale-
ment à cheval , etc. Travaillant directement avec le grand vizir et ser-
vant d'intermédiaire entre le divan et les ambassadeurs des cours étran-
gères, il avait une influence très considérable.
Avant d'être nommé premier drogman, Mavrocordato avait été in-
tendant des portiers^ sous le vizir Kara Moustapha. Précédemment, il
avait été pendant deux ans le médecin du marquis de Nointel, avec le-
quel il continua à entretenir des relations suivies. Ce dernier en faisait
le plus grand cas, comme le prouve la lettre qu'il écrivait le k octobre
] 675. On y lit : «Je feray soustenir mon dessein par ceux qui ont le
« plus d'accès auprès du grand visir. Mauro Cordato, que je connois très
« particulièrement, qui est son médecin et truchement do la Porte, est
« un homme éclairé et de mérite. Il m*a escrit fort avantageusement du
u sieur Sauvans, et assurément il voudroit bien avec la gloire de son
«maître contribuer à la satisfaction de la Pologne, etc.» Pendant les
* Voy. M. Schefer, Journ. de Gaîland, noie de la page 19. — * Lellre de Fabre
du 3o août 169a.
226 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
premières années, Mavrocordalo entretint en latin et surtout en italien
une assez nombreuse correspondance avec le marquis de Nointel et lo
procureur provincial. Ces lettres sont autographes; mais, comme elles
sont purement administratives et ne touchent en rien à la personnalité
de Mavrocordato , nous nous contentons d'en signaler lexistence dans
les archives du ministère des affaires étrangères. Elles se rapportent
surtout à Tannée iGyG. A cette époque, le premier vizir était Kara
Moustapha Pacha. ccÂgé de quarante-huit ans ou environ, dit Nointel ^
«natif de la ville de Marsonnan en Caramanie, il est fils du nommé
uBouuchbein, qui étoit ispahis ou cavalier s étant attaché à la fortune
w de Mehemmet Qupruli grand vizir et père du dernier. Il devint de Som
uPleichi Oglan son ecuyer, ou ayant passé à la garde de sOn sceau, il
« exerça ces deux charges pendant que son maître estoit Pacha de Damas,
ail sceut si bien en gagner lamitié qu*il fut tiré des employés du dedans
« de son sérail et mis au dehors en qualité d*aga pour manier, comme
« il le fit effectivement, toutes les forces du pachalic de Tripoli de Surie. »
Il s'éleva ainsi graduellement jusqu'à la dignité de grand vizir.
Un des premiers soins de Mavrocordato fut de protéger ses coreli-
gionnaires dans rélernelle affaire des Lieux Saints et de défendre le pa-
triarche grec de Jérusalem contre l'influence que l'Autriche et la France
accordaient aux Occidentaux. Le marquis de Nointel, qui attachait une
grande importance à cette question et qui s'en occupait incessamment ,
fut étonné de rencontrer une opposition très vive chez son ancien ami
le drogman de la Porte. De là une certaine mésintelligence entre ce der-
nier et notre ambassadeur, qui, dans sa correspondance, manifeste plu-
sieurs fois la méfiance qu'il lui inspire. Lavergne de Guilleragues partage
l'opinion de son prédécesseur; il va même jusqu'à qualifier Mavrocor-
dato d'(( homme détestable,» dans une lettre du a^ mai 1680. Fabre,
qui , après la mort de Guilleragues , fut chargé des affaires de l'ambassade ,
et qui était resté à Constantinople , dira plus tard^ de lui : « Il est fort in-
0 téressé et fera tout pour l'argent; il a beaucoup d'esprit et de génie et
« est capable de faire réussir l'intrigue la plus difficile. Il faut éviter qu'il
« soit gagné par la cour de Vienne. »
D'interprète, Mavrocordato ne tarda pas à devenir négociateur. Kn
1681, nous le voyons chargé de défendre auprès du gouvernement im-
périal les intérêts du parti hongrois, qui s'était mis sous la protection
des Turcs. Les conférences n'ayant pas abouti, la guerre fut déclarée. Il
' Lettre du 7 novembre 1676, dont une parlie est en chiffres. — * Dans une
leltrc du 16 aoùl 1693.
ALEVANDRE MAVROGORDATO. 227
suivit le grand vizir au siège de Vienne, dont il donne une description
dans son journal. Jean Sobieski , roi de Pologne , ayant secouru T Autriche ,
Tannée turque essuya une déroute complète. Cette défaite entraîna la
chute de Kara Moustapha et de tous les siens. Il fut étranglé à Belle-
garde. Quant à Mavrocordato , accusé par le nouveau grand vizir d'avoir
empêché la prise de Vienne, il fut conduit à Andrinople et jeté en pri-
son, et les scellés furent mis sur sa maison. N*ayant pu payer la somme
de 3oo bourses qu il avait promise pour se racheter, il fut mené à Cons-
lantinople, et Ton vendit tous ses biens. Sa femme et sa mère furent
renfermées avec lui. Il finit par paye ret fui rendu à la liberté. Peu après
il rentra dans les honneurs et dans sa place de premier drogman et re-
couvra même une partie de ses biens.
Lavergne de Guilleragues était mort presque subitement. Pierre Gi-
rardin, qui lui avait succédé, ne tarda pas à reconnaître que son pré-
décesseur n'avait pas été juste envers Mavrocordato. « On me Tavoit dé-
(( peint, écril-il le 1 5 janvier 1686, comme un homme fier et d'une
(( vanité insupportable jusques là quon m'a asseuré que, voulant traiter
«de pair avec M. de Guilleragues, il lui avoit dit une fois tratliamo da
« geniilhuomo a gentilhuomo , et qu'il prétendoit qu'il le reconduisit jusques
<f dans la salle; mais, d'un autre costé, on m'avoit asseuré que les mau-
« vais traitemens qu'il avoit receus de la Porte après la mort du visir
tt Moustapha l'avoient beaucoup humilié. » Girardin admirait l'étendue
du génie de Mavrocordato et la grande pénétration avec laquelle il savait
démêler les intérêts de tous les princes, aussi employa-t-il tous les
moyens pour se le rendre favorable. Il obtint même pour lui de
Louis XIV une pension de 2,4oo livres ^ Il espérait que cela engagerait
Mavrocordato à faire tous ses efforts pour le succès des desseins du
comte Tekeli, dont ce dernier avait la confiance. Mais P. de Girardin
se trouva bien vite en opposition avec lui quand il voulut reprendre la
question des Lieux Saints. «Mavrocordato, dit-il 2, s'est rendu le protec-
uteur des patriarches et s'est fait le dispensateur des bénéfices, qui lui
u produisent des sommes considérables, soit pour la promotion, soit
« pour la conservation , au moment qu'il s'est vu premier interprète
«de la Poite, et on ne peut douter qu'il n'ait un sensible intérêt de
u traîner cette affaire en longueur, d'autant qu'eUe lui fournit un moyen
« assuré de perpétuer les vexations sur les Grecs, résolus de tout sacrifier
« pour se maintenir dans leur injuste possession. )>
' Le brevet de celte pension fut envoyé le 4 octobre 1686. — * Dans une lettre
du 1 1 mars 1686.
/
228 JOURNAL DES SAVANTS. - AVWL 1879.
Pierre Girardin lui reconnaissait, du reste, de grandes qualités, mais
il constatait en même temps qu'il fallait savoir le prendre, u II est sage
«et posé, dit-il ailleurs dans une lettre du 09 juin 1688, d*un esprit
«pénétrant, et ne parle quautant qu*il lui plait, mais il est superbe
«et avare au delà de toute imagination. Il a été brouillé avec la plu-
« part des ambassadeurs parce qu ils lui refusaient le titre (ïillaslrissimo.
« J'ai cru ne rien faire contre les intérêts et le service de Votre Majesté
«en lui ajoutant encore, sur Tenveloppe de quelques billets que je lui
«ai écrits, la qualité de Consiyliere délia feliçe Porta, car, par ce moyen
«et la pension de 2,600 livres, je crois avoir entièrement acquis sa
« confiance, ne m'étant point aperçu qu*il m ait jusqu à présent rien dé-
« guisé. »
Cependant les événements politiques marchaient rapidement et les
expéditions des Turcs se succédaient plus malheureuses les unes que les
autres. Dans celle de 1687, Mavrocordato se sauva en abandonnant ses
chariots et ses bagages sur la nouvelle que les impériaux avaient passé
la Drave et qu'ils voulaient combattre le grand vizir, et il se vit dans la
nécessité de demander la protection de Girardin, qui la lui accorda
bien volontiers. On lit dans une lettre chiffrée de ce dernier du i* no-
vembre 1 687 : « Je luy ai donné retraite chez moi à l'insu de toute ma
a maison , hors d'un seul de mes domestiques Il étoit d'abord resté à
« Belgrade, après la fuite de Soliman , sous prétexte d une feinte maladie ;
ornais les ambassadeurs de Transylvanie ayant joint le camp, il a été
«appelé par le nouveau visir qu'il a suivi jusqu'à Nissa, où, ayant vu
«le massacre d'Agemsadeh et des autres que le ministre a été contraint
« de livrer à la fureur de la milice, il s'est absenté par sa participation et
« de son consentement et rendu à Conslautinople par un chemin détourné
« pour laisser passer la rage (sic) Il rentrera sans doute en fonction
osous quelque ministre que ce soit, n'y ayant personne icy qui puisse
«remplir sa place, c'est pourquoy, pour ne pas le rendre suspect dans
«les affaires que jauray à négocier, il est très important que l'on ne
« découvre point le secours que je lui ay prêté. Je le nommerai Ali dans
«les lettres que j'écriray cy-après, jusqu'à ce qu'il soit retourné à la
« Porte. » L'expédition qui eut lieu en 1 688 contre les Hongrois se ter-
mina par la défaite complète des Ottomans. Mavrocordato, qui était
toujours obligé d'accompagner le grand vizir, se décida alors à quitter
l'armée et à revenir à Constantinople où il vit la chute de Mahomet IV
et réiévation de son frère Soliman. Là s'arrêtent les mémoires ou plutôt
le journal de Mavrocordato.
Ces défaites successives ayant engagé la Turquie à demander la paix,
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 229
il fut envoyé à Léopold I*' en qualité d'ambassadeur, ofBcîeilement pour
lui annoncer lavènement du nouveau sultan, mais en réalité pour
traiter. Toutefois on n avait pas perdu encore tout espoir, et Ton comp-
tait sur le concours de la France. « Le visir, écrivait de Castagnère ^
as*est informé des armées qui sont sur le Rhin et m*a demandé com-
«bien il y avoit que V. M. étoit en guerre avec les Allemands. Je
«luy ay répondu que c'étoit peu après quon eut envoyé Mauro Cor-
c(dato à Vienne, parce qu'avant de partir il s étoit expliqué à M. Girar-
«din que, si la Porte pouvoit espérer que V. M. entreprit quelque chose
« sur le Rhin , cela donneroil lieu à cet empire de se relever de ses pertes ,
a sans être obligé de consentir à une paix honteuse. » Les envoyés de la
Porte restèrent quatre mois devant Vienne sans obtenir la permission
d'entrer dans la ville. EnQn, en 1689, ils purent y faire leur entrée et
on commença à négocier. L'absence de Mavrocordato dura quatre ans.
Pendant cet espace de temps il lit de vains efforts pour faire aboutir
la négociation dont il était chargé. Mais, craignant de déplaire au grand
vizir, qui était ennemi de la paix et qui préparait une nouvelle guerre,
:1 s'enfuit pour retourner à Gonstantinople.
Les années suivantes ne furent pas plus heureuses pour la Turquie,
qui vit encore une fois, en septembre 1 697, ses armées enlièrement dé-
truites ou mises en déroute. La bataille de Senta est certainement la
plus brillante victoire que l'Europe ait remportée contre les Turcs. La
mort du grand vizir, tombé dans la mêlée, la fuite du sultan, la des-
truction entière de l'armée ottomane, furent les glorieux résultats de
cette journée. Cet événement et la nomination de Chusein Kupmli
comme grand vizir, engagèrent Mavrocordato à revenir à ses projets de
paix. Malgré les nombreuses difficultés que présentait une pareille négo-
ciation, il agit avec tant de persistance et d'habileté qu'en janvier 1 698
on en était arrivé à signer les préliminaires. Quelques mois après il re-
cevait du sultan un brevet qui lui donnait le tilre de secrétaire d'Etat
avec un traitement de 8,000 écus par an , et la charge de premier inter-
prète, qu'il occupait, fut accordée à son second fils^.
Cette nouvelle dignité augmenta tellement l'importance et l'autorité
de Mavrocordato, que nos agents diplomatiques eurent plusieurs fois
l'occasion de s'en plaindre. Dans une lettre signée Daubert, et adressée
au marquis de Torcy, le q5 juillet 1698, on lit :
«Je ne crois pas devoir vous cacher, Monseigneur, que Mauro Cor-
* LoUre (lu 22 octobre 1689. — * Lettre du la mars 1699.
3o
230 JOURNAL DES SAVANTS. ~ AVRIL 1879.
«dato se trouva, sans être invite; à l'audience secrète que M. Tambas-
«sadeur et M. de Sariole eurent le lundi du Keaja et du Reis eSendi, et
«quil n oublia rien pour rabatti*e le mérite de la prise d*Hat et Eapa-
fcrence du retour de Tarmëe de Gatinat sur le Rhin. Je suis persuadé
«que vous saves il y a long;temps, Monseigneur, que ce Grec est ennemy
« de la France et que son aversion est fondée sur quatre raisons : la
« première que le Roy luy a oté une pension qu il luy donnoit; la seconde
«que Sa Majesté est protecteur d*une religion dont sa secte est rivale;
« la troisième qu il est allié très etroittement de parenté avec le prince
« de Valaquie qu^on croit d'intelligence avec TEmpereur ; et la quatrième
« quil est persuadé que les victoires continuelles du Roy et Thabileté de
« ses ministres à les faire valoir, ne contribuent pas peu à éloigner la
«paix entre TEmpire et la Porte, paix dont cet interprettea su inspirer
«les mouvemens au visir et au mouphti, et du succès de laquelle il
«s'est fait une affaire de profit et de vanité. Ce qu il y a de triste. Mon-
« seigneur, c est qu'il n'y a pas moyen d'éviter de passer par les mains
« de cet homme là et qu'il est d'ailleurs un des plus excellens comédiens
«de l'Europe, mais je suis très persuadé que M. l'Ambassadeur ny
u M. de Sariole n'en sont ny n'en seront jamais les duppes. n
Citons encore une lettre de Fabre ^ également adressée au marquis
de Torcy :
u Monseigneur, despuis le rettour du secrétaire de M. l'ambassadeur
((d'Angleterre de la cour de Vienne, on avoit conceu dans le camp du
«vizir de nouvelles espérances au sujet de la conclusion de la paix que
« tous les Turcs souhaitent à quel prix que ce soit. On a nommé pour la
« traitter de la part du Grand Seigneur le Reys EfFendi homme de beau*
«coup d'esprit et Mavrocordato, et de la part de l'Empereur le comte
(( Kinski grand chancellier de Boeme. On a choisy pour le lieu du con-
«grez Salaukaman entre Petervaradin et Zemlin, où les plénipotën-
« tiaires doivent incessamment se rendre pour y traitter des conditions
« de paix sous les tentes.
« L'article de la Transylvanie cause beaucoup de difficultez, les Aile-
« mans et les Turcs ayant chascun leurs prétentions.
« Il est seur que rien n'a paru si magnifique que l'entrée du grand
« vizir à Sophie; son armée estoit en bon ordre et les trouppes belles et
« en très grand nombre. Ce premier ministre est parti dudît Sophie le
« a6 du mois passé pour Belgrade.
* Le 5 aoûl 1 6g8.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 231
«La vanité grecque a fort éclaté dans les. équipages, les tentes et le
^ « domestique de M avrocordato , qui exige des respects excessifs de ceux
ttde sa suite, ayant poussé la pompe à Tégal des vizirs de trois queues,
tt On lui a donné la qualité de conseiller secret et d'ambassadeur extraor-
tt dinaire et plénipotentiaire du Grand Seigneur au traitté de paix comme
« le Reys Efiendi qui a été fait vizir de trois thou ou queues pour hô-
te norer davantage la légation. Il ne se peut rien ajouter à la magnifisence
a que ce grand chancellier a fait paroistre.
0 Les politiques disent que , si ce traitté de paix venoit à manquer, ou
uque s*il se conclud au desavantage des Turcs comme il y a appa-
(f t^nce, le grand vizir en rejettera tout le blasme sur ces deux personnes
« afin de mettre à couvert sa teste en les perdans. »
La nombreuse correspondance de Castagnère de Ghâteauneuf ne nous
a rien fourni de particulier et qui mérite d'être noté au point de vue
dont nous nous occupons. Nous lisons seulement, dans une lettre adres-
sée au roi le 3 avril 1699, ce passage qui met encore en relief la va-
nité du nouveau conseiller d'Etat : « Mauro Cordato me vint voir demie-
tt rement avec une suite nombreuse de valets et tout le faste possible. Il
u me remercia de la visitte que je luy a vois faite et me dit qu'ayant pris
u la permission du Grand Visir de me la rendre , ce ministre l'avoit
a chargé de me faire compliment de sa part, et que le grand chancelier
« luy avoit ordonné de s'acquitter pour luy des civilitez que les occupa-
it lions indispensables de sa charge l'empêchoient de me faire comme
u ambassadeur du Grand Seigneur.»
Toutes les fois qu'un ambassadeur quittait son poste, il était d'usage
qu'il laissât à son successeur une note détaillée sur les hauts dignitaires
de fÉtat auprès duquel il était accrédité. Pierre Girardin, qui était mort
presque subitement, n'en a point rédigé, mais, dans le passage cité
précédemment, nous avons vu son opinion sur Mavrocordato. Plus expli-
cite est son successeur comme ambassadeur extraordinaire, Gastagnère,
qui a laissé, en 1 700 , au marquis dePerriol , une note intitulée : Relation
de l'État de l'Empire ottoman. Voici l'article consacré à Mavrocordato :
« Outre le mufti j'ay trouvé en cette occasion et en toutes les autres
«un ennemi déclaré dans la personne de Mauro Gordato. G'est un
«homme de beaucoup d'esprit, d'un caractère souple et insinuant, qui,
«par le don des langues qu'il possède, a mérité la charge de premier in-
« terprète de la Porte, et qui a depuis augmenté encore de considération
« par les services qu'il a rendus dans la négociation de la paix dont il
(• étoit chargé» en reconnaissance desquels la Porte l'a honoré du titre de
3o.
232 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
c( conseiller d*£stat de l'Empire, malgré le christianisme dont il fait pro-
« fession. Il est né dans lile de Scio^ et dans la religion grecque, et il fut
« ensuite élevé en Italie dans la religion catholique; mais, à son retour, il
« rentra dans le schisme et devint le protecteur de féglise grecque dont
((il a le titre en chef pour les affaires temporelles. Je navob donc que
a trop de sujet de me défier de luy, et en effet il s'est toujours sei-vi ha-
(( bilement contre nous des connaissances qu il avoit acquises dans ses
«voyages, prenant soin d'instruire la Porte du rang que le Pape tient en
a chrétienté, de la part que ce chef de TEglise a dans toutes les guerres
«que les princes chrétiens font aux Turcs; enfm de Tobéissance que nos
«missionnaires luy rendent, en sorte quil na pas manqué, surtout dans
(d'affaire de Scio, de les représenter comme sujets d'un prince qui est
(d'ennemi éternel des Musulmans; et, au lieu qu'auparavant les Turcs
tt ne faisoient nulle différence entre leurs sujets soumis au Pape et leurs
«sujets schismatiques, leur accordant successivement aux uns et aux
«autres les mêmes églises, parce qu'il leur importoit peu de qui ils re-
«çussent de l'argent, aujourd'huy ils regardent les premiers (depuis les
«mauvais offices que Mauro Cordato leur a rendu), comme des sujets
« dont il faut se défier toutes les fois que la Porte sera attaquée par un
« prince de la communion du Pape.
« Ces raisons m'ont toujours obligé d'éloigner Mauro Cordato de la
tt connoissance de mes affaires, quelque flatterie dont il se soit servi pour
« y entrer, et, quoiqu'il fut en possession d'assister aux audiences des am-
« bassadeurs et d'interpréter leurs discours au visir. J'ai été le premier
uqiii n'ayt jamais souffert qu'il interprétât les miens, et je me suis tou-
« jours servi de mes drogmans mesme en sa présence. Mais je découvris
«toujours qu'il semoit sous main des difficultés dans tout ce que j'en-
«treprenois, et ce seroit encore un nouvel obstacle à surmonter dans la
« demande des églises de Scio. »
Nous trouvons encore, sous la date de 1 70Q , un autre mémoii^e inti-
tulé De la Turquie , dans lequel on lit :
« Les Grecs sont très superbes et fort obstinés. Il y en a qui possèdent
« assez bien la philosophie et estiment fort les mathématiques. Quelques-
«uns des principaux s'appliquent aux affaires politiques, et, dans lader-
«nière paix, au grand étonnement de tout le peuple, un Grec nommé
« Maurocordato fut déclaré par le Grand Seigneur plénipotentiaire pour
^ D'autres croient qu*il est né à Constantinople. Voy. plus haut, p. aao.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 233
«Sa Hautesse. 11 a si bien réussi dans sa negotiation quà son retour il
« a été honoré de la charge de Secrétaire d'Ltat. C est un ennemy déclaré
« de TEglise Romaine , et , dans la dernière persécution qu'ont ressenly les
«Arméniens qui avoient embrassé la foy catholique, il s*etoit donné
«beaucoup de mouvements et conjointement avec le Moufti, etc.. . »
Après la paix de Carlovitz, Mavrocordalo fut lout-puissant sur l'esprit
de Moustapha U. De concert avec Kupruli et Rami Pacha, il chercha à
réparer les désastres de la guerre par des réformes intérieures et des
améliorations administratives. Mais beaucoup de Turcs, indignés d'un
traité de paix qui avait livré tant de provinces de l'Empire l'accusaient
d'en être Tauleur. Il tomba en disgrâce et fut obligé de se cacher.
« Mauro Cordato a fuy, dit le marquis de Ferriol S toutes ses maisons
«ont esté brûlées icy et à Andrinople, et l'on peut dire qu'il n'y a
« presque plus d'espérance pour son retoiu*, principalement si le Grand
«Vizir Mehemet Pacha, son protecteur, est sacrifié. Ils ont tous deux
« un grand péché par devers eux, d'avoir esté les plénipotentiaires du
« traité de Garlovits, qui est le prétexte le plus spécieux des mécontente-
« mens du peuple contre le sultan Moustapha. Ce qui est de fort re-
«marquable c'est l'opinion où l'on estoit de l'expérience du vizir, du
«moufty et de Mauro Cordato, de leur connoissance des affaires de
« l'Empire et des étrangères, de leur esprit et de toutes leurs lumières;
«cependant ils ont conduit leur maître dans le précipice, ils ont exposé
« l'Empire dont ils avoient fait leur patrimoine , à une guerre civile , et
« ils ont perdu leurs biens, leurs dignitez et leurs familles, etc. . . »
Sa maison de Pera n'avait pas été brûlée, comme le bruit en avait
couru. Elle était encore ouverte, mais, s'il avait voulu y paraître, il n'au-
rait pas échappé à la fureur des rebelles^. Comptant sur l'affection que
lui portait le grand vizir Âhmet Pacha, il lui écrivit pour le prier de lui
faire grâce; mais celui-ci lui fit dire : « de se mettre au centre de la terre
« et que son pouvoir n'était pas capable de le délivrer des mains du
« peuple et de la milice '.
En présence d'une pareille auimosité, le père et le fils prirent le
parti de rester cachés. Le marquis de Ferriol, qui avait cherché à lui
être utile, écrit à la date du 3o septembre i yod : « On ne parle plus de
« Moro Cordato. J'ay eu plusieurs de ses parens réfugiez chez moy. favois
«grande envie de l'y attirer pour me rendre maître de sa personne et
' Dans une lettre du a8 août lyoS. — * Lettre du 7 septembre 1703. — ' Lettre
du 18 septembre 1703.
254 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
« pour renvoyer d une manière ou d autre en chrétienté , d*oii il n'y au*
a rait plus eu de retour pour lui en Turquie, mais je n*ay pu y parvenir.
« Son dessein est de faire sa paix à prix d'argent et de rentrer dans les
(( emplois. Il y périra tôt ou tard, et je luy aurois rendu un bon service
« s'il avoit voulu se remettre entre mes mains. »
Cependant, s*étant décidé à payer deux cents bourses^ au trésor du
Grand Seigneur, il obtint un catchérif et put rentrer dans sa maison où
il vécut tranquillement. Il allait quelquefois à la Porte, mais il ne se
mêlait d'aucune affaire^. Peu de temps après il reprenait ses fonctions
de Secrétaire d'Etat^. Quant à son fils, il avait été rétabli dans son
emploi de premier drogman.
Bien que Mavrocordato eût reconquis une grande partie de son in-
fluence, il ninspirait plus, même au Gouvememeot turc, la même
confiance qu'auparavant. Â la date du 16 juillet lyod.ile marquis de
Ferriol écrivait : a J ai eu une audience du Grand Visir de près de trois
a heures. Il fit d'abord retirer tout le monde, à l'exception du Kiaya et
« du Grand Chancelier. MM. Mavrocordato père et fils ne s'y trouvèrent
«pas quoique premiers interprètes de la Porte: leur fidélité est peut-
« être suspecte au visir. Il ne veut pas qu'ils entrent dans les affaires
« d'Hongrie et il ne se sert de leur ministère que par nécessité; n'y ayant
« point icy de Turc qui entende les langues, n
Le marquis de Ferriol pensait néanmoins que ce n'était pas une in-
fluence à dédaigner, car, pour satisfaire au désir du Roi, qui voulait en-
gager la Porte à faire la guerre à la Hongrie, il avait écrit peu de temps
auparavant : a II paraît qu'il ne serait peut-être pas impossible d'engager
«Mavrocordato dans mes intérêts moyennant quelque récompense.
« Gomme son crédit k la Porte est fort augmenté, je seray bien aise que
« vous fassiez savoir si l'espérance d'une pension l'engageroit à porter le
«Grand Visir à faire quelque mouvement du côté de la Hongrie. En ce
« cas, je croirois quelle seroit bien employée après le service rendu, et
« l'on pourroit la porter à 5 ou 6 mille livres. Avant que de la promettre
« vous me ferez savoir vos sentiments sur cet article, n
Le prochain article sera consacré aux dernières années de Mavro-
cordato et aux détails d'une fête donnée à Gonstantinople dans le palais
de l'ambassade de France, à l'occasion dé. la naissance du duc de Bre-
tagne. .
E. MILLER.
( La suite à un prochain cahier.)
* Lettre du 9 novembre 1 708. — * LoUre du 3 décembre 1 708. — * Lettre du
1 3 janvier 1 7o4>
NOTE SUR LES MONNAIES. 235
r
Note SU B les monnaies frappées pendant la révolte d Etienne
Marcel, c'est-à-dire du 10 décembre 1356 aa 31 juillet 1358.
PREMIER ARTICLE.
Pour bien tracer le cadre dans lequel doivent se placer les faits mo-
nétaires qui font le sujet du présent travail, il nous faut remonter de
quelques jours en arrière du lo décembre 1 356.
Une ordonnance du 2 3 novembre 1 356, promulguée par le duc de
Normandie (devenu roi sous le nom de Charles V), lieutenant du Roi
Jehan , prisonnier des Anglais, prescrivait la fabrication d'une monnaie
sur le pied 48* \ qui devait être frappée dans tous les ateliers moné-
taires du Royaume, à Texception de ceux du Languedoc, à savoir,
Toulouse, Agen, Montpellier, Figeac et Le Vigan.
Cette nouvelle monnaie devait comporter :
1'' Des gros deniers blancs à 4 deniers de loi, argent-le-Roy, de 80
au marc, ayant cours pour 12 deniers tournois;
2"* Des doubles tournois à 1 denier 16 grains de loi, et de !200 au
marc;
3"* Enfin des deniers parisis et tournois, s'il en était besoin.
L'exécutoire, daté du 28 novembre 1 356 , fut expédié h Rouen , Saint-
Quentin, Tournai, Saint-Pourçain , Troyes, Dijon et Mâcon. Il y était
mandé d'attendre que le cours de ces espèces fiit décidé et leur type
arrêté, mais de tailler provisoirement les dans à la grandeur du patron
envoyé.
A Rouen, entre le 18 novembre et le 18 décembre i356, Jehan
Cornevalois a émis 218,000 de ces gros blancs.
A Poitiers, entre le 23 novembre et le 1 1 mars i356, Bernard de
Jondrac (on Gondrac) en a émis 198,000.
u Et chôma ladicte monnoye par défaut de billon, et pour ce que les
(lanemis estoient sur le pays, dudict 2 3'' jour de novembre jusques au
a là"" jour de décembre ensuyvant. » C'est donc, en réalité, du lU dé-
cembre 1 356 au 1 1 mars suivant, que ces gros blancs furent frappés ^.
' Ce qui revient à dire que, du inarc ' Le ms. fir. 55a/l, T 87, et le Re-
d*argent le Roi à f^ de fin , on devait gistre de Laulîer, f*. 76 , nous donnent
tirer 2Â0 sous tournob. la figure d'une monnaie qu*ils identifient
i
236 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
En même temps, étaient ouvrés, par le même maître particulier,
b\8,àoo doubles tournois à i denier 16 grains de loi, et de !2oo au
marc.
A Troyes, Pierre de Noyers, du 3o novembre au 1 1 janvier 1 356, a
frappé 4 /i 5,000 gros blancs, et 708,000 doubles tournois, sur le pied 48*.
avec ce gros blanc. En voici la descrip-
tion , diaprés les exemplaires de ma col-
lection :
« loi) Annes • oei • 6iui ; et
en légende extérieure ; «( BHDIQTV :
sitI nome : oni : rri i oei :
II)V : XPI. Croix cantonnée d*une fleur
de lis aux a* et 3* cantons.
Au revers : FRHnGORV • ReX.
Grande couronne reiiaussée de 3 fleurs
de lis. Bordure de la cartouches, con-
tenant chacun une fleur de lis.
Le poids légal devait être 3,a5o5, et
la pièce actuelle pèse 3,4o. Il est donc
manifeste que les aeux mss. précités nous
induisent en erreur, et que la pièce ci-
dessus décrite ne représente nullement
la monnaie 43', du 23 novembre i356.
Ce qui est fort curieux , c'est que les
deux mêmes mss. , à la même date et à
la même page , nous indiquent la fabri-
cation de gros deniers d'argent , à 6 de-
niers de loi , de 80 au marc et courant
pour 1 2 deniers tournois.
La figure qu ils donnent cette fois est
celle de la monnaie suivante :
m lOI) AnneS v REX ; et en lé
gende extérieure, la même formule que
sur la pièce précédemment décrite. Croix
accompagnée de deux points à chacune
de ses extrémités.
Au revers : TVRONVS v CIVIS.
Châtel ordinaire contenant deux croi-
settos évidées. Bordure de douze fleurs
de lis dans de petits cartouches.
Poids a, 80. M. C. Cette fois, le poids
est satisfaisant.
Un gros à 6 deniers de loi et de 80 au
marc , valant 1 2 deniers tournois , est une
pièce frappée sur le pied 32*, et je ne
trouve aucune trace , dans les ateliers de
la langue d'Oil , d*une monnaie 32* émise
en vertu d'une ordonnance du 23 no-
vembre i356, dans des registres de Av
brication parvenus jusqu'à nous. J'en
conclus : 1 *" que l'indication double des
mss. consultés ci-dessus, en ce qu'el'e
semble concerner tous les ateliers, est
erronée, et qu'il n'y a eu en réalité, le
23 novembre i356, que la monnaie 48*
mise en cours de fabrication dans les ate-
liers monétaires de la langue d'oil.
Heureusement nous trouvons l'expli-
calion de celte double indication de gros
blancs différents , placés au 23 novembre
1 356 , dans le fait suivant.
Ce jour -là, le duc de Normandie
manda aux généraux maîtres des mon-
naies , de prescrire aux gardes des mon-
naies de la langue d'Oc , de faire exécuter
Tordonnance du comte d'Armagnac,
prescrivant de frapper dans les ateliers
du Languedoc, sur le pied 32* :
1* Des gros d'argent à 6 deniers de
loi , argent-le-Roi , de 80 au marc et d«
1 2 deniers tournois de cours ;
2* des doubles tournois noirs, à 2 de-
niers 1 2 grains de loi , et de 200 au marc ;
3* des deniers tournois à i denier
18 grains de loi, et de 280 nu marc.
En effet, les gardes avaient refusé de
donner suite à Tordonnance du comte
d'Armagnac t parce que icelle ordon-
t nance ne leur estoit envoyée par nous ,
« dit le Prince, et par le conseil de nostre
€ très cher seigneur et père et de nous ,
« étant par deçà, si comme il a été acous-
« tumé. »
Les généraux maîtres s'empressèrent
d'envoyer un mandement dans ce sens
à Figeac, Toulouse, Agen, Le Vigan et
Montpellier.
NOTE SUR LES MONNAIES. 237
La monnaie de Troyes, u pour le novel pié » et faute de billon, avait
chômé du 3o novembre au i3 décembre i356.
A Saint-Pourçain , Huguenet Guibert a frappé, du 6 décembre au
a8 février i356, 5o5,ooo gros blancs, sur le pied 48*.
A la date précitée, Leblanc, dans ses Tables, mentionne un gros à
6 deniers de loi, et de 8o au marc, ayant cours pour 1 2 deniers tour-
nois.
Il est manifeste quil a emprunté ce renseignement au ms. fr. 55^4
dont il a fait constamment usage.
Le 2 5 novembre i356, le duc de Normandie adressa au Prévôt de
Paris un mandement fixant ainsi qu'il suit le cours des monnaies :
L*agnel au mouton d'or, que Ton frappait alors, pour 3o sous tour-
nois (il était de 52 au marc);
Les blancs, qui avaient eu jusque-là cours pour 8 deniers tournois,
n'en vaudraient plus que trois;
Le gros blanc et le double tournois récemment ordonnés, pour 1 2 de-
niers et pour 2 deniers tournois.
Il n est pas question de deniers tournois ni de deniers parisis.
Toutes autres monnoies devant êtreuabatues et mises au marc pour
« billon. »
L*exécutoire de cette ordonnance est du à décembre i356; et, ie
7 décembre i356, l'ordonnance elle-même fut notifiée aux changeurs
de Paris.
Leblanc place au 28 novembre le gros à à deniers de loi, et de 80
au marc, valant 12 deniers tournois.
Le k décembre i356, le duc de Normandie, lieutenant du Roi,
envoyait aux généraux maîtres des lettres patentes, leur ordonnant de
faire immédiatement délivrer 6,3 1 2 livres 1 o sous de gros deniers blancs
sur le pied 6o*, trouvés trop faibles de 16 pièces par marc d'oeuvre,
qu'ils avaient arrêtés et pour lesquels ils voulaient « faire punition des
«maîtres et gardes, dont trefforment nous déplaist, » dit le texte. Us se
3i
I
i
238 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
contenteront de leur faire a rendre le foibiage, tel comme il sera
trouvée»
Nous voici arrivés au moment où Etienne Marcel commence à jouer
son rôle de révolutionnaire ambitieux.
Le chroniqueur Nicole Gilles (L^5 chroniques et annales de France , t II ,
f* xvij v" et suivants , Paris , 1666, Nicolas Duchemin) nous raconte avec
détails les faits qui fournirent à Etienne Marcel l'occasion d'entrer en
rébellion ouverte contre le lieutenant du Roi Jehan, retenu prison-
nier à Londres.
Le 10 décembre i356 fut criée à Paris une nouvelle monnaie faite
par l'ordonnance du duc de Normandie. C'était un denier blanc, de 80
au marc , à 3 deniers de loi , et qui devait courir pour 1 a deniers tour-
nois. Le mouton d'or était mis à 3o sous tournois. De là violente émo-
tion populaire, « car ceux qui gouvernoient en ladite ville ne vouloient
a souffrir le Duc avoir finance sans leur congé, et, pour ceste cause, le
«Prévost des marchans, nomme Estienne Marcel, et plusieurs des habi-
(( tans de la ville de Paris, allèrent au Louvre, en moult grand nombre,
0 devers ledit comte d'Anjou, et luy requirent quil voulust faire cesser
«le cours de la monnoie que monseigneur le Duc de Normandie, son
«frère, avoit nouvellement faict faire; et luy dirent que pour rien Hz ne
« souQriroient qu'elle eust cours. »
Le duc d'Anjou leur répondit qu'il consulterait son conseil, et qu'il
leur ferait réponse. Le lendemain et le surlendemain , ils revinrent plus
nombreux chaque fois, et le jeune prince finit par leur accorder que
Ion interromprait la fabrication de la monnaie incriminée, jusqu'à ce
qu'il connût la volonté du duc de Normandie; à partir de ce moment,
la monnaie en question n'eut plus de cours. Le 27 janvier, le lieutenant
' Ces gros sur le pied 6o* avaient été
créés par ordonnance du 1 3 septembre
i356. Ils étaient à 3 deniers de loi, de
1 12 Y ^u marc, et devaient courir pour
8 deniers tournois.
Ils ont été frappés à Paris , du 19 sep-
tembre au 39 octobre, puis au 26 mars
i356 (ros. 4533, foi. 77 r').
L*exéiqutoire, daté du as septembre
i356, porte que Ton mettra f devers la
c croix , en Tun des bousts , encores ung
t petit poinct , avec les deux poincts qui y
« sont, et devers la pille, au costé destre
c de la tour, ung poinct. »
Cet exécutoire fut envoyé à Figeac,
Toulouse , Agen , Le Vigan , Saint-Quen-
tin, Tournai, Angers, Saint-Pou rçain ,
Montpellier, Troyes , Dijon , Màcon ,
Poitiers , Limoges et Rouen.
Inutile de donner les nombres à nous
coimus des gros de cette espèce , frappés
dans les monnaies dont les registres. de
délivrances nous sont parvenus.
NOTE SUR LES MONNAIES. 239
du Roi rentrait à Paris, du voyage quil avait fait à Metz pour assister à
la promulgation de la Bulle d or, décrétée par Tempereur des Romains ,
Charies IV. Aussitôt de retour, il envoya quelques-uns de ses conseillers
auprès d*Ëtienne Marcel, pour lui demander une conférence à Saint-
Germain-rAuxerrois, où ils lui communiqueraient ce que le duc de Nor-
mandie les avait chargés de lui dire. Une fois IN^arcel et ses suppôts
arrivés au rendez-vous, les conseillers du Duc lui demandèrent de faire
cesser l'opposition au cours de la monnaie rejetée par eux. Ils répon-
dirent nettement quiis nen feraient rien, et, au sortir de cette confé-
rence, Marcel ordonna une grève générale de tous les ouvriers, auxquels
il enjoignit de prendre incontinent les armes. Le Duc, eflrayé de ces
dispositions hostiles, finit par accorder tout ce que les émeutiers exi-
geaient de lui. Le cours de la monnaie condamnée par eux fut arrêté,
et il fut convenu quune assemblée des trois états serait convoquée , par
les soins des Parisiens, et que cette assemblée déciderait sur toutes les
questions en litige.
Etienne Marcel exigea que le Duc fît occuper militairement les
hôtels de Simon de Bucy, de messire Nicolas Braque, maître d*hôtel
du Roi, qui depuis longtemps dirigeait les finances royales, d'Enguer-
rand de Petit-Celier, trésorier de France , et de Jehan Poillevillain , maître
des comptes et général des monnaies. Tous les biens de ces personnages
furent saisis et inventoriés. Ensuite de quoi l'assemblée des trois états
de tout le royaume fut convoquée à Paris, poui' le 5 février suivant.
Au jour dit, les états s assemblèrent; ils délibérèrent plusieurs jours
de suite au couvent des Cordeliers. Le meneur de cette assemblée était
Robert le Coq, évêque de Laon, ami de Marcel et de Charles le Mau-
vais, roi de Navarre. Le 3 mars, le Coq, dans la séance des états tenue
en la chambre du Parlement, en présence du duc de Normandie et de
ses frères, les comtes d*Anjou et de Poitiers, demanda la destitution de
quatorze des grands officiers de la couronne, à commencer par Nicolas
Braque et Jehan Poillevillain. Uévêque requit de plus que Ion donnât
cours à une bonne monnaie, telle que la voudrait rassemblée des états,
et, à cette condition, il déclara qu'on entretiendrait sur pied une ar-
mée de 3o,ooo hommes, dont la solde serait payée par les mains des
commissaires que les Parisiens choisiraient eux-mêmes. Le duc de Nor-
mandie fut contraint de céder sur tous les points.
Les commissaires délégués furent, pour la noblesse, Jehan de Pic-
quigny , âme damnée de Chaiies le Mauvais, et, pour le commun, Es-
tienne Marcel et Colart le Chaussier. Les quatorze grands officiers mis
àTindex furent destitués; de tous les membres du Parlement, il ncn
01 .
240 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
resta que seize en place, et , à la Chambre des comptes, quinze seulement
furent conservés dans leur charge; tous les maîtres et clercs des comptes
furent renvoyés, et remplacés par deux clercs et deux laïques choisis par
les révoltés. Mais bientôt les nouveaux nommés, n entendant rien aux
affaires, réclamèrent l'adjonction de quelques-uns des révoqués. Il fallut
bien se décider à leur en rendre quatre ! Ne dirait-on pas , en vérité ,
que Ton raconte des faits de l'histoire contemporaine?
A la date du 1 1 janvier i SSy, le même chroniqueur ajoute qua ras-
semblée des trois états ne vinrent aucuns membres de la noblesse, et
que très peu de gens d'église s'y rendirent. Après plusieurs jours de dé-
libérations stériles, rassemblée se sépara, en s'ajoumant au 1 1 février
suivant, après avoir toutefois ordonné que Ion frappât une monnaie
plus faible que la précédente, et que, du profit de sa fabrication, le duc
de Normandie ne prendrait que le cinquième, les quatre autres cin-
-quièmes devant être attribués aux dépenses de larmée. Le cours du
mouton d or fut alors porté à 3o sous parisis, au lieu de 3o sous tournois.
Si Nicole Gilles dit vrai, ce n'était pas la peine de se révolter à propos
du faible titre d une monnaie dont on s'empressait de diminuer encore
la valeur intrinsèque!
Cherchons quelle était la monnaie qui servit de prétexte à la rébellion.
Nous avons vu que le 2 3 novembre i356 fut signée Tordonnance du
duc de Normandie qui créait la monnaie A8% composée : i°de gros de-
niers blancs à k deniers de loi, et de 8o au marc, devant courir pour
1 2 deniers tournois; 2"* de doubles tournois à i denier 1 6 grains de loi,
et de 2 00 au marc.
Nous avons vu de plus : i* que Texécutoire des généraux maîtres est
du 28 novembre i356; 2® que, dès le 26 novembre i356, le duc de
Normandie avait adressé au prévôt de Paris des lettres patentes fixant à
12 et à 2 deniers les cours du gros blanc et du double tournois ré-
cemment ordonnés, c'est-à-dire du 23 novembre i356; 3"* que Texécu-
toire de Tordonnancc contenue dans les lettres patentes du 2 3 no-
vembre i356, est daté du k décembre i356; et 4" que le 7 dé-
cembre i356 seulement, cette ordonnance fut notifiée aux changeurs
de Paris.
Du 7 au 1 G décembre 1 356 , il n'y a que deux jours pleins; il est donc
hors de doute que la monnaie dont la création servit de prétexte à in-
surrection ne peut être que la monnaie 48% comportant le gros blanc
de 12 deniers tournois, à ti deniers de loi, et de 80 au marc, ramenée
à 3 deniers de loi seulement.
Il y a mieux : un gros à 3 deniers de loi, et de 80 au marc, valant
NOTE SUR LES MONNAIES. 241
12 deniers tournois, est une monnaie sur ie pied 6k\ or j*ai beau cher-
cher, et dans le ms. 4533 qui nous donne la fabrication parisienne des
monnaies, et dans les registres des ateliers particuliers du royaume, je
ne trouve aucune trace, à cette époque, dune émission de monnaie
sur le pied 64*.
Dans le ms. 4533 nous ne voyons, en eOét, du 19 septembre au
26 mars i356, que des gros deniers à 3 deniers, argent-le-Roi, de
1 12 Y au marc, et de 8 deniers tournois. Or cette monnaie, sur le
pied 6o^ ainsi que nous l'avons vu, était, par les lettres patentes
adressées au prévôt le 2 5 novembre 1 356, mise à 3 deniers au lieu de
8. Il en faut probablement conclure que cette ordonnance fut rapportée ,
et que, jusquau 26 mars 1 356, et à partir du 10 décembre, la fabrica-
tion des gros blancs de i 2 deniers tournois créés le 2 2 novembre neut
pas lieu à Paris.
Il semble, de plus, que Touvrage des gros de 8 deniers tournois, à
3 deniers de loi, et de 1 1 2 y au marc fut repris et continué, nonobstant
les lettres patentes au prévôt, du 2 5 novembre.
Impossible donc de trouver à quel jour précis put être ordonné le
gros blanc de 12 deniers tournois, à 3 deniers de loi seulement, et de
80 au marc, qui, suivant Nicole Gilles, aurait été créé à Paris le 1 o dé-
cembre i356. Mais il nen reste pas moins certain quà cette date une
nouvelle monnaie, créée par le duc de Normandie, servit de prétexte à
Etienne Marcel pour commencer le mouvement insurrectionnel qui de-
vait le rendre maître de Paris jusqu'à la fin d'août i358.
Devons-nous accepter dans tous ses détails le récit de Nicole Gilles?
J'en doute un peu. Voici en effet que je constate, à l'aide du dépouille-
ment des registres de délivrances, conservés aux Archives nationales,
qu'après le 10 décembre i356 il fut émis, sur le pied 28*, un gros
blanc de 10 deniers tournois, à 5 deniers de loi, et de 70 au marc.
Ainsi, du 18 décembre i356 au 28 mai i35y, il a été émis à Rouen
953,000 de ces gros blancs par Jehan Gornevalois, et dans le même
temps celui-ci a émis 2,11 2,000 deniers tournois, à 1 denier 20 grains,
et de 2 56 y au marc.
Du 18 décembre i356 au 19 mai 1357, la monnaie de Rouen
avait chômé : u par faulte de billon , après le novel pié. n
A Troyes, du 1 1 janvier i356 au 18 juin i35'7, Pierre de Noyers
en a frappé 459,000. Il y avait eu chômage, faute de billon « et pour le
a pié nouvel,» du 11 au 27 janvier.
Dans le même intervalle de temps, il avait émis 5,346,3o5 deniers
tournois, à 1 denier 20 grains, et de 2 56 |- au marc
242 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
A Saint-Pourçain , Huguenet Guibert a émis, du 28 février i356 au
9 septembre iSSy, 480,000 gros blancs de kO deniers tournois, à
5 deniers de loi, et de 70 au marc, sur le pied 28' ; — plus, iii3,i5o de-
niers tournois à 1 denier 20 grains et de 266 f au marc.
A Poitiers, Bernard de Jondrac (ou Gondrac), du 1 1 mars i356
au 29 juillet iSS^, a émis 5,206,027 gros sur le pied 28*, et
à,i 62, 848 deniers tournois à 1 denier 2 o grains , et de 256 (y omis) au
marc. La première délivrance de ces deniers tournois a eu lieu le 3 1 mars.
A Paris (suivant le ms. 4533, f" 77 v*), du 26 mars 1 356 au 23 jan-
vier 1357, il a été frappé, sur le pied 28' :
1 ^ Des gros deniers d'argent à la couronne , de 1 o deniers tournois ,
à 5 deniers de loi, et de 70 au marc;
2'' Des deniers parisis à 2 deniers de loi, et de 224 au marc;
3^ Des deniers tournois à 1 denier 20 grains de loi, et de 256 y au
marc ^.
A Toulouse, Pierre Puget et Guillaume de la Porte ont émis
384,000 gros blancs, et 197,100 deniers tournois, sur le pied 28*.
ARouen, Jeban Gorncvalois, du 28 mai au 29 juillet i357, a émis
2,81 5,000 deniers tournois, sur le pied 28^
Du 29 juillet au 7 septembre i357, il en a encore émis 369,690.
A Troyes, Renaut Faitement a émis, du 1 6 juin au 1 1 novembre 1 357,
3 18,000 gros blancs, sur le pied 28', et i,755,i3o deniers tournois,
sur le même pied ^.
Le 2 5 janvier 1 356 , le duc de Normandie ordonna aux généraux des
monnaies, attendu les nécessités de la guerre, d'ouvrer 3, 000 marcs ou
environ d'argent « qui sera baillé de par nous n en deniers blancs à 3 de-
niers de loi, et de 1 1 2 Y au marc, sur le pied de monnaie 60* a autelz et
«samblables comme ceulx que l'on faisoit paravant, toute hâte recom-
« mandée. »
' Leblanc met au 26 mars i356 le et de 70 au marc, valant 10 deniers
gros à la couronne , à 5 deniers de loi , de tournois. La ûgure quils donnent est
70aumarc, et valant 10 deniers tournois. celle du gros à la croix fleurdelisée, à
* C est au 28 février 1 356 , que le ms. pied, avec la légende : ^ lOl^AIlRGS
5524, r* 88 t\ et le Registre de Lau- DGI G'RR; et au revers, une grande
tier placent Tordonnance créant le gros couronne au-dessus de FRHOCO-RV
blanc à la couronne, à 5 deniers de loi, REX en deux lignes.
NOTE SUR LES MONNAIES. 243
Les généraux maîtres expédient aussitôt à Angers lexécutoire de cette
ordonnance.
Le 6 février i356, le duc de Bretagne apporta à la chambre des
monnaies une ordonnance datée de la veille, 5. février, pour i,ooo marcs
d argent ou environ , à faire encore ouvrer à la monnaie d'Angers , et tou-
jours sur le pied 6o*. L'exécutoire fut aussitôt expédié à Angers.
Il semble certain que cette monnaie, sur le pied 6o*, n'a été frappée,
cette fois, qu'à Angers.
En mars i356, paiiit un édit rédigé, en conséquence des décisions
de l'assemblée des trois états du royaumes, pour fa langue d'Oïl; l'ar-
ticle 1 5 de cet édit était ainsi conçu :
« Nous promettons en bonne foy de faire faire bonne monnoye dores-
«enavant, d'or et d'argent, blanche et noire, c'est à sçavoir :
Florins au «mouton d'or fin, de 5 !2 au marc, pour 3o sous tournois
«la pièce;
«Demis-moutons, pour i5 sous tournois, de telle taille, de tel aloy,
«et tel cours ou mise, comme par les trois états est conseillé, et
«comme il appert plus à plein par certaine instruction sur ce, faicte de
« nostre commandement , laquelle est par devers le prévost des marchans ;
« et les patrons desdites monnoîes d'or et d'agent, blanche et noire, et le
«pied d*icelles ne changerons, muerons ne empirerons, sans avoir sur
« ce conseil et deliberacion et consentement avec lesdits trois états. «
( Archives de la monnaie de Paris. )
Il eût été difficile de constater plus clairement l'influence absolue
qu'exerça le prévôt Etienne Marcel sur le système monétaire du royaume,
après le triomphe de l'émeute fomentée par lui, le lo décembre i356.
Le 1 2 mars 1 356 , des lettres patentes, adressées au sénéchal de Beau-
caire, contenaient un tarif des seules monnaies admises au cours.
C'étaient :
Les deniers d'or au mouton, pour 3o sous tournois;
Les petits deniers d'or au mouton, pour i5 sous tournois;
r
244 JOURNAL DES SAVANTS — AVRIL 1879.
Les gros blancs à la couronne, pour i o deniers tournois;
Les pelits deniers parisis, pour i denier parisis;
Les petits deniers tournois noirs, que Ton fait à présent, pour i denier
tournois;
Les deniers blancs dernièrement faits, pour 3 deniers tournois, au
iieu de 8, leur ancien prix.
Leblanc place au 1 5 juin iSSy le petit mouton d'or fin, de io4 au
marc, valant 12 sous 6 deniers.
Il y a là une erreur de date sans doute, puisque le tarif adressé, le
1 2 mars 1 356 , au sénéchal de Beaucaire, attribue au petit mouton d'or
le cours de 1 5 sous tournois.
Le 17 septembre i357, une ordonnance de u Charles, aisné fils du
uRoy de France, duc de Normandie et dauphin de Viennois,» réduisit
à 4 le nombre des généraux maîtres des monnaies, sous prétexte d'éco-
nomie; ceux qui furent maintenus dans leur charge sont Jehan le
Flament, Raoul Maillart, Jacquelin Fremont et Guillaume de Hametel.
Le prince ajoute : « Et que tous les autres en soient ostez et debouttez du
tttout, nonobstant quelsconques dons à eux faicts sur ce, ou lettres oc-
atroyées par notredict seigneur ou par nous, sous quelque forme que
a ce soit. ))
Il n'est pas difficile de deviner, sous ces destitutions, autant de coups
frappés par Etienne Marcel, qui pouvait craindre que ses projets ne
fussent contrariés par des généraux maîtres qui ne seraient pas à sa dé-
votion.
Le 23 janvier 1387, fut créée, par lettres patentes, la monnaie 45*
qui devait donner 1 1 livres 5 sous tournois par marc d'argent; cette
nouvelle monnaie comportait : 1^ des gros deniers blancs à la ileur de
lis, à 4 deniers de loi argent-le-Roi , et de 60 au marc, ayant cours pour
12 deniers parisis (soit i5 deniers tournois); 2"* des deniers parisis et
des tournois petits «tels que bon vous semblera, en pois, coing et loy,
<( selon ledit pied, et là où vous verrez qu'il appartiendra de faire, etc. »
(A. N.,reg. Z, i^ 56, fol. i v*.J
NOTE SUR LES MONNAIES. 245
L exécutoire des généraux maîtres est daté du 2i janvier iSSy. Il
annonce ienvoi des « patrons et exemplaires » du nouveau gros denier.
Le même jour, cette ordonnance fut notifiée aux changeurs de Paris
par « Jehan Baiilet , trésorier de France et Jacques le Flament , seigneur
«des comptes, présens les généraux maistres des monnoyes. ))
Le 23 janvier iSSy, l'exécutoire fut expédié à Limoges, Poitiers,
Saint-Quentin, Tournai, Dijon, Mâcon, Figeac, Toulouse, Agen, le
Vigan et Angers.
Leblanc place au ^3 janvier i357 le blanc à la fleur de lis, à k de-
niers de loi, et de 6o au marc, valant i5 deniers tournois.
Nous lisons dans le ms. 4533, P* 77 v^ que, du 23 janvier i357 au
r' mai i358, il fut frappé à Paris :
1° Des gros blancs à la fleur de lis, de i5 deniers tournois, à k de-
niers de loi argent-le-Roi , et de 60 au marc;
2° Des doubles tournois à 1 denier 16 grains, argent-le-Roi, et de
1 87 Y au marc.
Nous avons déjà dit quà la date du 1 1 janvier 1387, les états déci-
dèrent que le Daupl)in ferait une nouvelle monnaie de titre plus faible
que celle qui avait été ouvrée jusqualors, et que le profit de ce mon-
nayage serait attribué, un cinquième au prince, et les quatre autres cin-
quièmes aux frais de la guerre.
Cest évidemment la monnaie à5^ décrétée le 23 janvier 1357, c'est-
à-dire le grand blanc à la fleur de lis, à 4 deniers de loi, et de 60 au
marc, valant i5 deniers tournois, qui fut le résultat de cette délibéra-
tion de rassemblée. En effet, cette monnaie était plus faible que la pré-
cédente, puisque le gros blanc à la couronne, de 70 au marc, à 5 de-
niers de loi et ne valant que 10 deniers tournois (sur le pied 28*"), était
précisément cette monnaie précédente. Ce fut ce nouveau grand blanc à
la fleur de lis, qui reçut du peuple le nom de « patte d*oie. »
Voici les renseignements particuliers que j*ai eu la bonne fortune de
recueillir sur la fabrication de cette monnaie 45^
A Poitiers, Jehan Lalier, jusqu'au 20 mai i358, a frappé 487,000
de ces gros blancs à la fleur de lis, plus 2,3 1 6,000 doubles tournois à
1 denier 16 grains de loi, et de 187 -5- au marc.
A Troyes, Pierre de Noiers, du i 1 novembre 1 387 au 7 mars suivant,
3a
246 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
a frappé 438, ooo de ces grands blancs à la fleur de lis, et 765,800 dou-
bles tournois à 1 denier 16 grakis, et de 187 ^ ^^ marc. Puis du 7 au
2 1 mars 1 357, par Renaut Faitement, 268,000 grands blancs à la fleur
de lis, et 56 1,600 doubles tournois, ont été ëmis à Troyes; enfin, du
21 mars i357 au 12 mai i358,PierrederËsclataémis 1 42,800 dou-
bles tournois et 4o2,ooo blancs à la fleur de lis, dans la même ville.
A Rouen, du i5 février i357 au i3 mai i358, Colin Ganel a émis
2,81 2,780 doubles tournois à 1 denier 16 grains de loi, et de 187 --au
marc, plus 677,000 gros blancs à 4 deniers de loi, et de 60 au marc.
Avant le i5 février 1367, Jehan Gomevalois y avait déjà émis
68,000 de ces grands blancs à la fleur de lis, sur le pied 45%
A Saint-Pourçain , entre le 9 septembre i357 et le 6 mai i358,
Huguenet Guibert a émis 864, 000 gros blancs, sur le pied 45% et
i,o5 1,200 doubles tournois à 1 denier 16 grains de loi, et de 187-^ au
marc.
A Montpellier, entre le 23 septembre i357 et le 20 mai 1 358, Hu-
guenet de Neproux a émis 554, 000 grands blancs et 139,200 doubles
tournois.
A Toulouse, du 5 octobre i357 au 7 avril i358, Pierre Puget et
Guillaume de la Porte ont émis 34i,o5o gros blancs à la fleur de lis.
Puis du 7 avril i358 au 18 mai, Pierre Lacoste a émis, dans la même
ville, 34 1 ,000 de ces mêmes blancs.
A Saint-Pourçain , du 6 au 9 mai i358, Barthélémy Ruau a émis
1 39, 1 60 doubles tournois sur le pied 45%
Le 23 janvier 1357, des lettres patentes fixèrent ainsi qu'il suit le
cours des monnaies :
Le denier d'or à l'agnel, pour 3o sous parisis;
L*agnelet d*or, pour i5 sous parisis;
Les blancs de 10 deniers tournois, pour 10 deniers tournois;
Le denier parisis , pour i denier parisis;
Le denier tournois, pour 1 denier tournois;
Les bons gros deniers blancs à la fleur de lis, que Ion fait et que Ton
fera doresenavant, poiu* 12 deniers parisis.
Toutes les autres monnaies ne courront plus.
Le 28 janvier 1357, trenle-huit lettres patentes notifiant ce tarif
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 247
furent apportées à la chambre des monnaies, pour être expédiées aux
bailliages et sénécbaussées du royaume.
Le 8 février iSSy, fut apportée à la chambre une ordonnance du
Dauphin , datée du 7 février 1 SSy, prescrivant la fabrication des doubles
tournois à 1 denier 16 grains de loi, et de 187 ^ au marc «tels comme
«bon vous samblera, en ouvrant sur le pied !xS\ »
L exécutoire est du 9 février iSSy, et il fut envoyé avec le patron du
double en question , à Poitiers , Limoges , Dijon , Màcon , Saint-Quentin ,
Tournai, Angers, Figeac, Toulouse, Âgen, le Vigan, Saint-Pourçain et
Montpellier.
Nous avons donné plus haut quelques renseignements, parvenus jus-
quà nous, sur la fabrication de ces doubles tournois.
F. DE SAULCY.
( La suite à un prochain cahier.)
La Société Romaine apbès les grandes guerres d Afrique
ET DE Macédoine.
PREMIER ARTICLE.
Le beau temps de Tégalité républicaine est compris pour Rome
entre Tépoque où commence la guerre du Samnium et celle qui vit
fmir la seconde guerre punique. Tout alors était commun, les magis-
tratures, les honneurs, le dévouement pour la chose publique; et, à
Tégalité des droits, répondait presque celle des fortunes. Les grands
consulaires, Cincinnatus, Curius, Fabricius, quand ils ne portaient pas
la robe triomphale, étaient vêtus de la tunique du paysan, dont ils
avaient la pauvreté et les mœurs laborieuses. Patriciens et plébéiens
rivalisaient de zèle à servir TEtat ; et , si les uns avaient donné les Fabius ,
les Papirius et les Scipions, les autres pouvaient s honorer des Decius,
32.
r
248 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
des Métellus et des Marcellus. Les Romains d'alors étaient véritable-
ment un grand peuple, toujours rude et grossier, mais où le sentiment
du devoir civique remplissait les âmes, et qui gardait, avec la foite
constitution de la famille, la vie sévère des anciens jours. Aussi fut-ce
répoque des difficiles victoires sur les Samnites et Pyrrhus, sur Garthage
et Ânnibal, qui rendirent toutes les autres aisées.
Dans ces guerres, Rome avait lutté pour lexistence; elle y trouva
Tempire, mais elle y faussa ses institutions. Sous la pression des néces-
sités qui se produisirent, elle remonta la pente qu'elle avait descendue;
elle retourna de Tégalité au privilège, dun régime de sage démocratie,
excellent pour une cité, à un gouvernement concentré, indispensable
pour une domination qui s'était étendue si loin. Malheureusement cette
révolution se compliqua d'une autre : les conditions économiques de la
société furent changées par la conquête d'opulentes provinces. Rome ,
qui avait eu longtemps les mœurs de la pauvreté, prit celles de la
richesse, mais de la richesse acquise par le pillage, non par le travail.
L'opposition des classes se reforma , et, comme aux anciens jours, la ville
contint deux peuples différents. Si le temps et la loi avaient presque
eBacé la distinction entre patriciens et plébéiens, une barrière plus
haute s'était élevée entre le riche et le pauvre : celui-là devenant de
jour en jour plus fier, plus insolent; celui-ci plus misérable et plus
humble.
Cette transformation, par laquelle s'expliquent les révolutions du
dernier siècle de la république, eut deux causes: d'une part, l'invasion
de l'hellénisme modifia les mœurs et les croyances de l'aristocratie
romaine; de l'autre, les guerres continuelles usèrent l'ancien peuple,
que des affranchis remplacèrent, et elles ne purent être menées à
bonne fin que par la concentration de tous les pouvoirs aux mains du
sénat.
Pour cette révolution morale et politique, il faut moins accuser
l'ambition des hommes que l'influence irrésistible du milieu où main-
tenant les Romains vivaient. Les peuples ne sont pas h ce point maîtres
de leurs destinées, qu'ils puissent échapper aux conséquences de leurs
propres entreprises. Sur le théâtre du monde, deux puissances inégales
sont en action, la liberté de l'homme et la fatalité historique, je veux
dire cette force des choses que l'homme crée lui-même, puisqu'elle
résulte de faits accomplis par lui, mais dont nulle sagesse ne peut
prévoir toutes les suites, dont nulle volonté ne parvient à maîtriser tous
les effets. Ainsi l'invasion de l'hellénisme fut l'inévitable réaction de
vaincus civilisés sur des vainqueurs barbares, et l'oligarchie hérita né-
LA SOCIÉTÉ ROMAINE.
249
cessairement d'une assemblée populaire impropre à gérer les intérêts
nouveaux que la victoire avait fait naître.
«Après les guerres d'outre-mer, dit Cicéron, un large fleuve d'idées
«et de connaissances pénétra dans Rome^ n
Mais les Grecs d'alors que pouvaient-ils donner?
Ce peuple avait tant agi, qu'il avait beaucoup vécu et qu'à l'époque
qui nous occupe il était déjà bien vieux; vieillesse sans honneur d'une
société qui usait un reste de force dans une activité turbulente, et qui
avait perdu les vertus du temps où, chacun étant nécessaire à tous,
tous travaillaient au bien commun. Les Éphèbes recevaient encore
leur éducation sévère, mais ils l'oubliaient vite, dès qu'ils entraient
dans le milieu corrompu de la nouvelle société. Depuis qu'Alexandre
avait livré aux Grecs les trésors de la Perse et que ses successeurs leur
offraient mille emplois de cour dans lesquels la complaisance pour le
maître menait à la complaisance pour soi-même, les mœurs, aupa-
ravant contenues par la pauvreté et le péril, s'étaient amollies, et, mal-
gré des dehors encore brillants, cette civilisation semblait n'avoir d*autre
but que de multiplier pour l'homme les moyens de donner satisfaction
à ses appétits les moins élevés^. La grande affaire consistait à bien vivre,
non comme l'avaient entendu Phidias et Platon , mais à la façon de ces
pourceaux d'Ëpicure, le mot est d'Horace ^, qui déclaraient que la raison
et la nature voulaient qu*on rapportât tout au plaisir du ventre^. Les
poètes comiques y revenaient sans cesse: un d'eux fait exposer par un
cuisinier la haute influence de l'art culinaire sur les aflaires humaines.
«Quels contes est-ce que tu nous débites-là?» dit le poète Alexis*,
c Et le Lycée, et l'Académie, et l'Odéon, et le conseil amphictyonicpie,
« niaiseries de sophistes, où je ne vois rien qui vaille ! Buvons, mon cher
«Sicon; buvons à outrance et menons joyeuse vie, tant qu'il y a moyen
ad*y fournir. Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire que
' De Rep,, II, 19. Il disait encore, au
Pro Arch., 3 : « Ërat Italia tune plena
« graecarum ariium ac disciplinarum. •
' «Graeci vitionim omnium genito-
«res. » (Pline, Hist. nat., XV, 4-) Voyez
dans Faute, passim, la déGnition de la
vie grecque , pergrœcari.
' « ... Epicuri de grege porcum. •{Ep.,
I, IV.) Cicéron avait dit aussi : «£pi-
• cure noster ex hara producte , non e\
cschola. » (In Pis., 16.)
*Athén., XII,67.
* Fragment conservé par Athénée,
A p. Fnigm. comcoram (Didot), p. 524-
Alexis était né à Thurium (Suidas, s, v.
kXeits) peu de temps avant la destruc-
tion de cette ville par les Lucaniens en
390. Par sa naissance, il appartient donc
à ritalie , mais il vécut à AQiènes et mou-
rut vers 288. Aulu-Gelle (II, xxni) dit
que quelques-unes de ses nombreuses
pièces furent traduites ou imitées par les
Romains.
250
JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
« tout cela , et vain bruit du pays des songes. La mort mettra sur toi sa
(f main de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il
«alors? Ce que tu auras bu et mangé: rien de plus. Le reste est pous-
tfsière: poussière de Périclès, de Godrus ou de Cimon!»
Boutade de poète, dira-t-on; oui, sans doute, mais signe du temps.
Ennius venait de traduire pour les Romains la gastronomie d'Ârche-
slrate et Ton sait que bien ordonner un repas était une gloire que le
grave Paul-Emile ambitionnait.
Pour cette vie joyeuse, il fallait de Tor. On en cherchait en tous
lieux, en toutes choses, par le vice et la fraude. La parole n'était plus
qu un jeu ^ et il était des gens qui osaient dire : u 0 divin métal! don le
a plus précieux fait aux mortels; une mère est moins chère que toi!»
Ou encore : « Qu on m'appelle coquin , pouiTu que je gagne^. » Un mot
habituel en Grèce était: u Prête-moi ton témoignage, à charge de
u revanche '^. n Aussi quelle improbité, quelle mollesse, quelle dépra-
vation dans la vie publique et dans la vie privée! Polybe en est le
témoin attristé ^.
Mais tout se tient dans l'existence des peuples; Tesprit baissait
comme la moralité. Aux travaux sévères de Tintelligence avait succédé
la recherche des subtilités. L'imagination, cette faculté puissante des
peuples jeunes, était perdue, et le génie grec, épuisé, ne pouvant plus
créer, observait, analysait, critiquait. Les savantes théories rempla-*
çaient l'inspiration féconde, les commentateurs succédaient aux poètes;
Aristarque régnait à Alexandrie, Gratès de Mallos, à Pergame^ Plus
de poésie ni d'éloquence : Démosthène et ses émules avaient été les
derniers orateurs d'Athènes; Euripide et Aristophane ses derniers
poètes. Dès le quatrième siècle, la tragédie était morte; au troisième,
quelques écrivains peuvent encore prétendre à une place à part : Mé-
nandre, le fondateur de ce qu'on appelle la nouvelle comédie que
Térence allait imiter à Rome, Callimaque et Théocrite, les poètes de
l'élégie et de la pastorale, deux genres qui fleurissent dans la déca-
* Voyez dans Piaute, Asifiaria, v. i84
et ailleurs, ce que c*était que ia foi jfrec-
qne.
* Diodore (XXXVII, 3o) dit que ces
vers étaient dans la bouche de tout le
monde.
* Voyez comme Cicéron arrange les
Grecs dans le Pro Flacco , surtout au
paragraphe /|.
* Voyez aussi, pour Teffroyable cor-
ruption du monde grec , Athénée : sur
Démétrius de Phalère, XII, lx; sur An-
tiochus Théos, VIT, xxxv, et X, x; sur
les villes de Syrie, XII , xxiv; sur le phi-
losophe Anaxarque , XII , Lxx, etc.
* Cratès fut envoyé, vers 1 5 2, par le
roi Attale, en ambassade à Rome, ou il
lit de nombreuses lectures. (Suét., De
Illustr. (jramm,, a.)
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 251
dence des sociétés , comine Tîbulle à la fin de la république romaine
ei Floriau sous Louis XV. Le principal mérite d* Apollonius de Rhodes ,
le poète épique de ce temps, est uqq médiocrité soutenue ^ et Lyco-
phron, le plus célèbre des membres de la pléiade Alexandrine, exé-
cutait <les dessins avec ses vers, des œufs, des haches, etc. Une de ses
imaginations poéticpies est de montrer Hercule dans le ventre d'une
baleine^: emprunt quil fit peut-être aux Septante; et, pour tout dire,
il inventa Tanagramme! Chez ces Grecs de la décadence, les lettres,
autrefois l'honneur de la cité, la marque éclatante de la vie religieuse
et pohtique, parce qu'elles étaient l'hommage du génie aux dieux et à
la Patrie, se réduisaient à n'être plus que la distraction dune société
firivole. Au second siècle, on trouve un seul nom à citer, celui de
Polybe, dont on mettrait l'œuvre à côté des plus grandes, s'il avait été
aussi habile écrivain qu'il était historien consciencieux et pénétrant.
L'art obéissait encore à la puissante impulsion que lui avaient donnée
Phidias, Polyclète, Praxitèle et Lysippe. Ces grands hommes avaient
légué aux écoles de Rhodes et de Pergame, alors les plus florissantes,
des modèles incomparables, une habileté de main et des procédés de
métier qui devaient soutenir longtemps la défaillance du génie. Mais
déjà les signes de décadence se montraient : quelques-uns faisaient
colossal croyant ainsi faire grand. A Rhodes, les navires passaient à
pleines voiles entre les jambes de la statue du Soleil dont les pieds
posaient sur les deux môles du port;, d'autres ôtaient h la statuaire son
caractère de calme et de sérénité pour qu'elle rivalisât avec la peinture ,
non seulement dans l'expression pathétique qui appartient aux deux
arts, mais dans la représentation des scènes variées et violentes. On
fouillait le marbre curieusement, jusqu'à n'y pas laisser une place où
un muscle ne fit saillie, et l'on tourmentait la pose des personnages,
témoin le groupe trop vanté du Laocoon, qui a pu être appelé une
tragédie en trois actes, et celui du Taureau Famèse, dont on avait voulu
faire un poème en pierre.
Du reste , le progrès ou la décadence de l'art importait peu aux Ro-
mains, qui laissèrent à leurs sujets le soin de les approvisionner de
statues et de tableaux. Aussi lartgrec, qui avait d'abord été un culte, va
devenir une industrie ; mais bien qu'autour de lui tout ce qui l'inspirait
jadis décline» il gardera assez de force pour vivre quatre siècles encore,
et pour embellir ce monde nouveau de l'Occident que Rome forcera
d'entrer dans la vie civilisée. C'est un mémorable exemple de la puis-
Quintilien, X, i. - * L)c., Aleaxmdra, vers 3i et suiv.
k
252 JOURNAL DES SAVANTS. — AVRIL 1879.
sonce des traditions et des écoles : phénomène qui , par les mêmes rat-
sons, s'est reproduit chez nous, où, depuis bientôt trois siècles, TÉcole
française n*a eu que des éclipses partielles, tandis que d'autres ont dis-
paru.
La religion, au contraire, n ayant jamais eu d'enseignement doctri-
nal ni de clergé constitué en corporation puissante, fut inhabile à re-
tenir les âmes dans les chaînes de la foi antique.
La classe éclairée n allait aux temples que par habitude et ne pronon-
çait le nom des dieux que comme moyen oratoire. Les Olympiens
se mouraient : Eschyle les avait déjà attaqués dans son Prométhée, et
Aristophane, le rieur audacieux, dans ses Oiseaux, où il se joue de la
race des dieux comme descelle des hommes. Dans les Chevaliers, Nicias,
le fidèle sei^iteur du bonhomme Démos, désespéré de toutes les mésa-
ventures qui lui arrivent, ne trouve rien de mieux , pour se tirer d affaire,
que de se prosterner devant les statues divines. «Quelles statues?» lui
dit Démosthène. «Est-ce que tu crois vraiment qu'il y a des dieux?» —
«Sans doute. » — «Sur quelles preuves? » — «Parce qu'ils m'ont pris
« en grippe... » — « Voilà qui est sans réplique. »
La Grèce semblait perdre la mémoire de son passé; elle oubliait
même ses grands hommes. Cicéron s'honora d'avoir retrouvé à Syracuse
le tombeau d'Ârchimède, caché sous les ronces; il vit le temple de
Delphes solitaire, la Pythie muette ^ et un Étolien venait de brûler
celui de Dodone, le plus vénérable sanctuaire de la race hellénique.
Aux beaux jours de la Grèce, les oracles avaient eu un grand rôle,
religieux et patriotique. Mais combien était, à présent, laborieuse la
condition des dieux prophétiques, interrogés à chaque instant sur
de misérables intérêts, et quelle souplesse d'esprit ne fallait- il pas
à leurs prêtres pour rédiger des oracles ambigus, qui satisfissent les
dévots sans compromettre le crédit du dieu. On a récemment trouvé ,
sous les ruines d'un de ces temples, bon nombre d'appels à la protec-
tion de Zeus Naios^. Une femme l'interroge sur un remède qui la gué-
risse, et des particuliers lui demandent lequel de trois partis à prendre
sera le meilleur. Un berger promet de lui marquer sa reconnaissance,
s'il le fait réussir dans une opération de commerce qu'il va tenter sur
des troupeaux. Un Ambraciote voudrait savoir quelle divinité lui don-
nera la fortune et la s.nnté; Agis, comment il pourra recouvrer ses cou-
^ «Cur isto modo jam oracula Del- «conlemptius (Cic, OeDiv/'/i.^II, Lvn). •
cphis non eduntur, non modo nosira * M. Carapanos , Docfo/ie et ses raines»
«aîtate, sed jamdiu, ul nihil possit esse p. 72-83.
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 253
vertures et ses oreillers, qu*il a perdus; Lysanias, question plus indis-
crète, si 1 enfant que Nyla porte dans son sein est de lui. Le Jupiter
d*Homèro est tombé au rang de nos tireuses de cartes! U^
Dernier outrage, cette religion profanée n^élevait plus de temples
qu'aux puissants du jour, et, par une amère dérision, le vice avait les
honneurs de Tapothéose. Thèbes consacrait des autels à la courtisane
Lamia; Antiochus le Dieu faisait adorer la divinité de son indigne fa-
vori Thémison Hercule ^ et la cité de « la Vierge n rendait un culte divin
aux objets des infâmes plaisirs de Démétrius Poliorcète. Ses prières à
ce prince étaient , à la fois , un sacrilège et une lâcheté. Au milieu des
fêtes d*Éleusis, on vil s avancer un chœur de citoyens, vêtus de robes
blanches et couronnés de fleurs, qui chantaient au nom d'Athènes : a Les
a autres dieux dorment ou se promènent, ou même n existent pas ;c est
c(à toi, qui nest pas fait de bois ou de pierre, à toi, dieu présent et vi-
(I vaut, que j'adresse mes adorations. O bien-aimé! Fais-moi jouir de la
«paix et délivre-moi de mes ennemis, car moi, je ne puis plus com-
« battre ^. »
La philosophie ofirait-elle aux âmes les consolations que la religion
ne leur pouvait donner?
La philosophie grecque avait déjà parcouru les trois phases glo-
rieuses de son histoire; elle avait étudié :
La nature considérée comme une et harmonieuse par ceux qu Aristote
appela o les physiciens ; ))
L'inteUigence revendiquant, depuis Anaxagore, le droit d'être mise A
part de la matière, et devenant, dans les deux grands systèmes de Platon
et d'Aristote , la cause universelle; /
Enfin la morale essayant, par les écoles d'Ëpicure et de Zenon, d'en-
lever â la pensée pure le premier rolc dans la. direction des esprits ^
Nousr n'avons pas à exposer ces doctrines, dont la Grèce s'était eni-
vrée et auxquelles les Romains s'intéressaient peu, les plus sages d entre
eux répétant volontiers le mot d'Ënnius : ail faut toucher du bout dés
a lèvres à la philosophie et non s'en abreuver; » mais nous devons suivre
leurs conséquences sociales, parce qu'ils les acceptèrent.
La philosophie avait été plus spéculative avecSocrate et Platon, plus
expérimentale avec Aristote. Le Stagirite donnait bien à la science de
l'être l'importance qu'elle a gardée, même son nom de métaphysique,
* Athén., VI, Lxn. ^ Ravaisson, Métaphysique i'AriiUAê,
* Athén., VI, Lxn x' oix é^f^ et Zeiler, Pibi/of. des Grecs, t. I, p. 63
pLàx/tadoi. de Vlntrodnction, par M. Boutroux.
33
j
254 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
et il y trouvait lunité divine ; mais, en mettant dans la nature une puis-
sance spontanée, et en éloignant de Dieu tout élément nattirel, il sem*
blait qu il Lui refusât le gouvernement du monde ; enfin il détruisait un
dés ressorts les plus actifs de la responsabilité morale, lorsqu'il n accordait
è fàme rimmortalité qu è la condition de perdre la mémoire. Préoccupé
des nécessités qu impose à tous la condition humaine, il faisait entrer
dans les idées de vertu et de bonheur des éléments dont Platon avait
tenu peu de compte, et il paraissait placer moins haut Tidéal moral. En
réalité, il le mettait plus à la portée des hommes, et sa théorie de lu-
tile eût été sans danger ^ s*il n'en avait déduit la légitimité de Tescla-
vage^. Ce n'était donc pas à lui qu*on pouvait demander ce qu*il fallait
croire; il n enseignait que ce qu*on devait apprendre; il était l'homme
delà science, comme Platon sera celui de la foi. Ces deux puissants es-
prits, qui avaient ouvert la double voie où nous marchons encore, sont
les deux adversaires immortels qui se disputent l'humanité; mais Rome
ne connaîtra rien de ces grands combats.
Infidèles au véritable esprit de leur maître, les disciples d'Aristote
achevèrent de fermer le ciel et cet avenir plein d'espérances que Platon
avait ouvert. Théophraste, après lui le chef du Lycée, inclina, en mo-
rale, vers des doctrines qu'Aristote eût désavouées^; il fit de la Fortune
la maîtresse du monde, et il replaça Dieu au sein de la création, où Stra-
ton , son successeur, ne voulut pas même le reconnaître. « Toute la vie
tt divine, disait celui-ci, réside dans la nature, et je n'ai pas besoin des
«dieux pour expliquer la formation du monde. » Il n'est rien qui ne ré-
sulte du mouvement et de la pesanteur, nataralibasponderibas etmotibus^.
Ce sera la doctrine d'Épicure et c'est aujourd'hui le mot des savants qui
se passent du premier moteur. Straton fut appelé dans l'école « le Phy-
« sicien ; o deux autres auraient mérité ce nom : Dicéarque , qui nia l'exis-
tence de l'âme, dont Aristoxène disait qu'elle était une certaine tension
du corps, intentio qaœdam corporis. Nous voilà en plein matérialisme, et
Dëmétrius de Phalère montrait à la fois , par son habileté politique et
' L^utiie était, pour les péripatéti-
QJ^ens , la même chose que l honnête :
hànesta commiscerent cam commodis. (Cic.
Dr liai, deor,, I, vn.)
* Polit, r 11 ;Afor., VIÎI, II. Il com-
bat même (Polit., I, ii) quelques philo-
sophes qui déjà soutenaient que Tescia-
vi^ était un état contre nature. Aristote
eiroyait que cette institution était utile à
rËût, tku\ citoyens , qu'elle délivrait des
occupations mercenaires, même à Tes-
clave , qui, selon lui ^ ne tombait en servi-
tude que par rinfériorité de sa nature
morale.
^ Cic, De nat deor,, I ; Acad., !< x :
nervos virtutis incident Dans ses
Caractères, on n*en trouve pas un qui
soit honnête.
* Cic, De nat, deor.,'[ , xiii i Acad., Il,
XXXVIII.
LA SOCIÉTÉ ROMAINE.
255
par la dépravation de ses mœurs*, que, si l*écoie péripatéticienne avait
fait beaucoup pour la science , elle finissait par faire trop peu pour la
morale.
Les Grecs d'alors n'ayant plus de patrie, ni les deux choses qui Ta-
vaient faite, la religion et la liberté, enseignaient dans toutes leurs
écoles le détachement de la vie publique , afin que le sage pût se réfu*
gier dans une tranquille indifférence. Il semblait que, fatigués d'avoir,
|)6ndant quatre siècles, couru dans tous les sens le monde delà pensée
et celui de l'histoire, ils voulussent, comme la Nait de Michel-Ange, se
reposer et dormir.
Cette prédication fut surtout l'œuvre d'Ëpicure. Ce héros déguisé en
femme , comme Sénèque l'appelle^, vaut mieux que sa réputation. Mais,
en inscrivant sur son école : u Passant , tu feras bien de rester ici , la'
tf volupté est le bien suprême ^n il plaçait ses disciples sur une pente
où la chute était facile; et la Volupté, assise en reine sur un trône qu*en^
touraient toutes les vertus ^, restait une dangereuse image. Il avait beau
mettre les plaisirs de l'âme au-dessus de ceux du corps , dire que le
strict nécessaire suffit au bonheur, qu avec du pain d'orge et de Teau
on peut être aussi heureux que Jupiter, il n'avait fondé que la théorie
de l'égoîsmc, avec ses désastreuses conséquences. Il détruisait la reli-
gion, parce que la crainte des dieux était une gêne; le patriotisme, le
dévouement à l'Etat, les affections de famille, parce qu*ils troublaient
la tranquillité du sage.
Ces doctrines, produit naturel d'une époque où tant d'esprits aspi-
raient au repos, étaient la contradiction la plus absolue de tout ce que
les Romains des anciens jours honoraient. Deux siècles plus tôt, elles
' Voyez « dans Athénée (XII, lx), ce
que dit Duris de Samos dont on a vai-
nement cherché à révoquer en doute le
témoignage.
Ep., 33.
' lUd., 21.
^ Cic. , De Finibuu , ll,xxi. 11 faut
s'entendi*e sur ce mot : le plaisir. La re-
ligion et la morale ont pour but le bon-
heur, tiiatfiavia, Bossuet n a-t-il pas dit :
* Toute la doctrine des mœurs tend uni-
• quementà nous rendre heureux. •(Médi-
Ua.smrtÉv.., Les huit béatitades, X*jour.)
Mais il importe d'examiner par quels
moyens une religion ou une morale veut
coiuiuire au bonheur. La doctrine des
mœurs pour Ëpicure se résume en qua-
tre règle» :
1 " Prendre le plaisir qui ne doit être
suivi d'aucune pcioe ;
n" Fuir la peine qui n'amène aucun
plaisir.
3* Fuir la jouissance qui doit priver
d'une jouissance plus grande ou causer
plus de peine que de plaisir ;
4* Prendre la peine qui délivre d'une
peine plus grande , ou qui doit être sui-
vie d'un grand plaisir.
Le vrai fondement de la morale, le
devoir, était donc absent de cette dan-
gereuse doctrine.
33.
J
256 JOURNAL DES SAVANTS— AVRIL 1879.
auraient fait horreur aux iiabitants des Sept Collines, mais il restait
bien peu de Romains dans Rome, et ces fils dégénérés des grands con-
sulaires prendront à Epicure les encouragements à la mollesse qui pou-
vaient être tirés de son enseignement ^ en laissant de côté les leçons de
sa vie et sa vraie doctrine ^ Son école ajouta un élément de dissolution
à tous ceux qui fermentaient déjà au sein de cette société , parce qu elle
couvrit d une apparence de plûlosopbie des désordres ou une indiffé-
rence qui n'avait rien de philosophique. Que de Romains, et je parle
des meilleurs, vivront en dehors de la cité, comme cet ami de Gicéi*on
qui reniera le nom de ses pères pour s'appeler FAthénien, comme cet.
Hortensius, si attentif à ses viviers, et cet Asinius Pollion, résigné. d*a«
yance à devenir le butin du vainqueur. U y a toujours de ces sages
qui laissent aux autres les luttes de la vie, sans se croire ce quils sont»
des Épicuriens, et il &*en forma beaucoup à Rome. Mais Técoledu plai-
sir* sera punie de son énervante doctrine par sa stérilité : il ne sortira
pas d'elle un homme supérieur, et il en est tant sorti de fécole du de-
voir. .
La pente que Tesprit grec descendait menait aux abîmes; jamais des-
truction morale n'avait été si complète.
<^ Nous ne savotis rien , » disait Métrodore , a un disciple dEpicure ; nous
«ne savons même pas que nous ne savons rien.» Ces doctrines néga-
tives, qui faisaient le vide dans Tâme, gagnaient jusqu à 1 école platoni-
cienne. Arcésilas, renouvelant le doute de Pyrrhon, établissait au sein
de la nouvelle académie le scepticisme universel que Carnéade portera
à Rome, quand Athènes l'y enverra comme ambassadeur ( i55). oQui
« pourrait , dit Élien , ne pas louer la sagesse des peuples que nous ap->
tt pelons barbares? Ceux-là , du moins, ne mettent pas en question s'il y
«a ou non des dieux; s'ils veillent ou non sur le monde. Nul chez eux
tt n'imagina jamais de systèmes pareils à ceux dEvhémère et d'Epi-
cure ^. »
Les doctrines du Portique, surtout depuis la direction que Chry-
sippe et Panetios leur donnèrent, furent une réaction opérée au nom de
Finstinct moral et du sens commun^. Zenon ne détruisait pas la religion
nationale, dont toutes les divinités étaient pour lui des manifestations
de TEtre unique, et, en vertu de ce principe, il pouvait respecter les
* Cicéron(DcFm.,I, XL vin) disait d'É- * HUl Kar., II, 3i.
picure : «Cet homaie, dont vous faites ^ Cic.Accui., I,n;IV,vi. MaisZéaoo
«f esclave de la volupté , vous crie qu'il niait lui-même rimmortalité de rame.
• n est point de bonheur sans la sagesse , (Gc, Taie, I , i8.)
t l*honnèteté et la vertu. •
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 267
croyances populaires, surtout ta doctrine si vivace des génies. Il reste
de son successeur Cléanthe un hymne magnifique à Jupiter: «Salut à
a toi , le plus glorieux des immortels, être qu'on adore sous mille noms,
«Jupiter éternellement tout-puissant; à toi, maître de la nature; à toi,
« qui gouvernes toutes choses selon la loi ! De toi nous sommes nés et , seuls
u entre tous les êtres , nous avons reçu le don de la parole. A toi donc mes
tt louanges et Tcternel hommage de mes chants! Ce monde immense, qui
«roule autour de la terre, obéit sans murmure à tes ordres. C'est que tu
« tiens dans tes invincibles mains Tinstrument de ta volonté, la foudre au
«double trait acéré, Tarme enflammée et toujours vivante; la nature
«entière frissonne à ses coups retentissants. Avec elle, tu règles faction
«de la raison universelle qui circule à travers tous les êtres, et qui se
« mêle aux grands comme aux petits flambeaux du monde. Roi suprême
«de f univers, rien sur la terre ne s accomplit sans toi, rien dans le
«ciel éthéré et divin, rien dans la mer, rien, hormis les crimes que
«commettent les méchants... Jupiter, dieu que cachent les sombres
«nuages, retire les hommes de leur funeste ignorance; dissipe les té-
«nèbres de leur âme, ô notre père! et donne-leur de comprendre la
«pensée qui te sert h gouverner le monde avec justice. Alors nous te
«rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse
«par de dignes accents, les œuvres de tes mains, la loi commune de
u tous les êtres. » Un écho de cette belle poésie retentira dans fâme du
dernier des grands Antonins, et, si vous changez le nom du Jupiter de
Cléanthe en celui de Jéhovah, vous aurez une prière chrétienne.
«A Rome, disait Hegel, le stoïcisme était chez lui.» Plus dun Ro-
main des anciens jours montra, en eflet, des vertus stoïques, qui s'é-
taient naturellement développées au sein de celte race énergique et
dure ; sousfempire ils en trouvera encore. Mais, au dernier siècle de la
république, le dogmatisme austère du Portique gagna seulement quel-
ques âmes supérieures; on écouta mieux ceux qui criaient : «Doute de
«tout et ne crois qu'au plaisir. »
A côté de la philosophie, fesprit humain s'était ouvert d'autres voies.
Sous la puissante impulsion d'Aristote, les sciences d'observation avaient
fait de grands progrès : on savait plus, on savait mieux. Mais d'ambi-
tieux esprits couraient les aventures; dans l'école d'Epicure, on croyait
savoir comment le monde s'est formé ; et bientôt Cicéron se moquera
de ces gens qui, «lorsqu'ils parlent de funivers ont fair de revenir, à
«l'heure même, de l'assemblée dos dieux. » Ces hardiesses faisaient ren-
contrer parfois des vérités, et Ton a retrouvé, en des œuvres de ce
temps-là , les germes de beaucoup de théories acceptées par les maître»
258 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
d*à présent. Ainsi le principe de la conservation de la force , fondement
de la physique moderne, dont Épicure raisonne presque aussi bien
que Leibniz; cet autre encore : que tout se transforme, rien ne meurt;
même la théorie moléculaire, la négation de la génération spontanée
et l'affirmation que tous les corps tombent dans le vide avec une vi-
tesse égale ^ Malheureusement ces germes ne se développaient point,
parce que les savants de cette époque étaient avant tout des philoso-
phes, et que, s'ils avaient des intuitions de génie, ils devinaient et ne
démontraient pas. Il leur manquait la méthode expérimentale sans la-
quelle ia science de la nature est impossible , et leurs systèmes étaient
des constructions logiques que la logique renversait eu partant d'à pr»>n
diCFërents. Dans les sciences, au contraire, qui procèdent d'axiomes im-
muables, comme les mathématiques pures ou appliquées, géométrie,
mécanique et astronomie , la Grèce venait d'enfanter Euclide, Archimède
et Hipparque, trois hommes que l'histoire de la philosophie naturelle
place auprès des plus glorieux. Mais les sciences n'ont pas d'influence
morale, si ce n'est pour les esprits capables de saisir l'harmonieuse or-
donnance du double cosmos au sein duquel nous vivons , et qui sentent
que l'homme doit être d'autant meilleur qu'il est plus intelligent. Jamais
la Grèce n'avait été aussi savante , et jamais elle ne fut aussi dégradée :
avertissement sévère pour les âges où les sciences physiques prétendraient
i une domination sans partage^.
Ainsi, pour certaines sciences dont Rome ne voudra point, un grand
éclat ; mais , dans l'art et la poésie , plus d'inspiration puissante ; dans
l'éloquence, un vrai cliquetis de mots et d'images (les rhéteurs); dans
la religion, des habitudes et point de croyances; dans la philosophie,
le matérialisme sorti de l'école d'Aristote, le doute né de Platon, l'a-
théisme de Théodore^, et le sensualisme d'Épicure, vainement com-
battus par la protestation morale de Zenon ; enfin, dans la vie privée
et publique, l'aflaiblissement ou la perte des vertus qui font l'homme
et le citoyen. Tels étaient la Grèce et l'Orient. Et maintenant nous
disons avec Caton, Polybe, Tite-Live, Pline, Justin et Plutarque, que
tout cela passa dans la ville étemelle. La conquête de la Grèce par
•
* Voir, sur cette question , Martlia , cure , comme l'école cynique finit par
Le poème de Lucrèce , p. 2^3-3 17. être absorbée dans Técole de Zenon.
' Montaigne (1 , xxiv) a dit : « Je treuve Cic, De nat. deor., 1 , 1 : « ...plerique deos
« Rome plus vaillante avant qu'elle feust « esse dixcmnt : dubitare se Protagoras :
« sçavante. » « nullos esse omnino Diagoras Melius et
^ Un des chefs de Técole cyrénaique, « Theodorus Cvrenaicus pulaverunt. »
qui se fondit plus tard dans celle d^Épi-
NOUVELLES LlTTEKAlKfcS.
259
Rome fut suivie de la conquête de Rome par la Grèce' : Grœcia capta
feram victorem cepiV^,
V. DURUY.
La saiie à un prochain cakier.)
* Plutarque, Cat., 6; Justin dit
(XXXVI, iv) : « Asia , Romanorum facta ,
• cum opibus suis ritia quoquc Romani
t transimsit. > Cicéron (De Orat III,
• xixiii) : Politissimam doctiinam trans-
t marinam atque adventitiam. »
* Ces mois sont d'Horace [Ëpisi. Il,
1 , 1 56) , et il y ajoute :
«•••• ■••• • et crto
InUJit agretti Latio ^ .
.... post PttDÎca beUa quietut quacrere oœpit
Quld SophcMdet et Thespis et /Eidijliu utile
[ferrent]
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Notice sur les ùacriptions latines de nrlande, Paris, Imprimerie nationale, 1878,
îii-8* avec sept planclies. — Dans ce travail , extrait des Mélanges publiés par l*Ecole
des Hautes Études, où il professe, avec le titre de directeur adjoint, les langues et
les littératures celtiques, M. H. Gaidoz reproduit et commente les plus anciennes
inscriptions latines de l'Irlande, qui, à Texception d'une seule, n*avaient pas encore
été publiées hors de cette île. Les planches qui accompagnent la notice sont la
reproduction des lithographies du magnifique recueil des inscriptions irlandaises,
que fait paraître en ce moment M"' Marguerite Stokes, sœur de Téminent celtiste,
M. Whilley Stokes, el donl presque toutes les planches ont ôté dessinées par elle,
d'après les monuments ou d'après des estampages. Le savant mémoire de M. Gai-
doz, dont chacun connaît la compétence toute spéciale en ces matières, ne sera pas
consulté avec moins d'intérêt au point de vue des études celtiques qu à celui de
Tépigrapliie latine. Il faut noter que, depuis la publication de cette brochure, Tauleur
s'est, dans le dernier numéro de In Revue celtique, définitivement prononcé pour la
non-aullienticité de la première inscription trouvée sur une pierre, à Killeen-Cor-
mac , dans le comté de Kildare.
260 JOURNAL DES SAVANTS.— AVRIL 1879.
«
Le village sous l'ancien régime , |)ar Albert Babeau ; deuxième édition revue et
augmentée; ituprimcrie de Sailiard à Bar-sur-Scine , librairie de Didier et O* à Paris;
1879, in- 12 de 393 pages.
M. Albert Babeau , à qui Ton doit déjà plusieurs travaux historiques remarqua-
bles, notamment Y Instruction primaire dans les campagnes avant il89 , d* après des do-
cuments tirés des Archives de TAube , et le Recrutement territorial sous l'ancien régime,
étude sur la milice dans la Champagne méridionale, expose ainsi le sujet de son nouvel
ouvrage : 1 Faire connaître Tadministration des campagnes sous Fancienne monarchie ,
< étudier la gestion des affaires communales par les habitants des villages ; montrer la
« partqu*y prenaient le prêtre , le seigneur et le prince; indiquer le concours que tous
t apportèrent à T instruction, à Tassis tance publique, à Tagriculture; tel est le but, le
t programme de ce livre. •» En réunissant sur les communautés rurales tout ce qu*il a pu
trouver dans les écrits des anciens jurisconsultes et dans les documents imprimés
ui traitent de la question. Fauteur a étudié pins particulièrement dans les Archives
e r Aube , quil avait consultées avec tant de fruit pour ses précédente» publications , la
vie communale et administrative sous Tancien régime telle qu elle existait dans les pro-
vinces de Champagne et de Bourgogne, et, sauf sur certains points de détail, le ta-
bleau intéressant qu*il en a tracé peut $*appliquer, d'une raamcrc assez précise , à la
Sartie de la France située au nord et au nord-est de la Loire. Esprit judicieux etmo-
éré, M. Babeau est loin de proposer pour modèle l'ancienne organisation commu-
nale, mais il pense avec raison que le passé a des enseignements dont il faut tenir
compte , des traditions que Ton doit connaître , et que Tétude des libertés des an-
ciennes communautés rurales, libertés souvent modestes mais pratiques, peut ne
pas être sans intérêt ni sans profit.
3
TABLE.
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés, etc., par Victor Duruy.
(2* article de M. H. Wallon.) 197
Les Mélodies grecques. (3* article de M. Ch. Lévéque. ) 208
Alexandre Mavrocordato. (2* article de M. E. Miller.) 219
Note sur les monnaies frappées pendant la révolte d*Ktiennc Marcel. ( 1** article de
M. F. De Saulcy.) 235
f^ Société romaine après les grandes «^ut.rre» irAfrique et de Macédoine. (1" ar-
ticle de M. V. Diiruy.) 247
Nouvelles littéraires 259
riN DB LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
MAI 1879.
kX^civSpov MavpoxopSctTov x. t. X. Cent lettres d'Alexandre Mavro-
cordato, conseiller d'Etat [de ta Porte], publiées par Théagène Li-
vadas. Triesle, 1879, gr. in-8*^ de 198 pages.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Louis XIV tenait beaucoup à ce que ses agents diplomatiques ne
laissassent pas amoindrir le prestige de son nom, aussi, dans Torigine,
sut-il bon gré au marquis de Ferriol de l'énergie avec laquelle il avait
défendu les privilèges attachés au titre d'ambassadeur, le jour de son
audience au sérail. Loin de lui reprocher la triste scène dont elle avait
été Toccasion, le roi lui fit compliment de sa fermeté. Ferriol n'avait
pas besoin d'être encouragé dans cette voie, car les exigences tyran-
niques et capricieuses du gouvernement turc étaient bien faites pour
jeter hors des gonds un caractère aussi emporté que le sien. Toutefois,
dans une circonstance qui se présenta alors, il sut allier la prudence à
une grande énergie, et par là éviter un conflit qui aurait pu avoir les
conséquences les plus graves.
A l'occasion de la naissance du duc de Bretagne^, il avait préparé
Voir, pour le premier article, le fils du duc de Bourgogne. Sa naissance
cahier de mars , p. 1 79 ; pour le deuxième lut célébrée par des fêtes dans le monde
article, le cahier d*avril, p. ai g. entier. Il mourut le a4 avril 1706. En
* Le premier fils , duc de Bretagne , 1 707, la duchesse de Bourgogne accou-
né le 2b juin 1704* à Marseille, était cha du deuxième duc de Bretagne, qui
34
262 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
une très grande fête dans le palais de l'ambassade. Le jour même de la
fête, pendant qu'il était à table avec Tambassadeur de Venise et d autres
personnages considérables, on lui annonça la visite de Mavrocordato.
Il se lève de table pour aller le recevoir dans sa chambre. Ce dernier
venait le prier, de la part du grand vizir, de ne point tirer de boîtes d'ar-
tifice, parce que les sultanes, étant sur le point d'accoucher, pourraient
en être incommodées. Bien que le sérail fut à une trop grande distance
pour justifier une pareille demande, le marquis de Ferriol répondit
que, pour complaire aux dames et au grand vizir, il s'abstiendrait de
tirer, et il pria en même temps Mavrocordato de passer sur ses galeries
et d'entrer dans ses jardins pour voir la disposition des illuminations.
Celui-ci s'en excusa par discrétion, disant que le marquis avait été
assez longtemps éloigné de sa compagnie et qu'il devait aller rejoindre
fambassadeur de Venise, et il se retira. Dans la soirée, les illumina-
tions, qui étaient magnifiques, irritèrent tellement le grand vizir, qu'elles
faillirent amener le conflit en question. Une lettre de Ferriol, du
29 octobre 1 70a, raconte toute cette affaire^ dans le plus grand détail.
A cette lettre est jointe une description très curieuse de la fS5te donnée
par l'ambassadeur. On trouvera plus loin cette description.
Nous avons recueilli avec soin les diverses opinions de nos agents di-
plomatiques sur Mavrocordato. Il serait intéressant de connaître aussi
celles des ambassadeurs des autres nations. Voici , à propos de Guarrient ,
ministre de la Cour de Vienne, ce que nous trouvons dans une pièce
datée de 1 707 et intitulée: Mémoire sar l'état présent de l'Empire ottoman,
«M. Guarrient, qui est venu depuis un an de Vienne en Autriche à
«Constantinople, s'est fort brouillé avec le fameux Maaro Cordato Grec
«de rit, qui est une espèce de Secrétaire d'État de la Porte. Il a pré-
(( tendu que ce Grec étoit trop dans les interests de la France, parce
« qu'en effet M. de Ferriol l'a beaucoup fait revenir à nous depuis quelque
«temps. Ce ministre de l'Empereur a affecté dans ses audiences du
«Grand Visir d'y parler toujours sa langue allemande, que Mauro Cor-
«dato ne sçait pas, afin de le mortifier. Il lui a pourtant fait des présents
«pour 7 ou 600 escus; mais il a prolesté, et plus d'une fois publique-
«ment, qu'il n'auroit plus désormais la pension que la Gourde Vienne
«luy a fait toucher jusqu'à présent. Il est vrai que Mauro Cordato, qui
«n'est plus proprement que le drogman principal de la Porte, après en
ne vécut que cinq ans. Vo^. Suint-Si- * Voyez aussi la Correspondance de
mon, t. Vil, p. 243-268, et t. VÏII , Ferriol, p. 37.
p. i3i.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 263
«avoir esté lun des Plénipotentiaires à Garlovitz, na plus, surtout de-
upuis longtemps, du grand visir daujourd*buy, tant de crédit quaupa-
u rayant, mais il est neantmoins toujours consulté par la Porte dans
((toules les affaires étrangères, quil entend parfaitement, ayant beau*
« coup d esprit et d'expérience.
((Ainsi il seroit très à propos, pour faire dire vray à M. Guarrient,
(( que le Roy iuy fît quelque pension ou gratification, pour l'achever de
(( le gagner entièrement. Outre qu'il est d'une grande autorité parmy les
u Grecs, et qu'il est important, dans les affaires qu'ils ont souvent à dé-
H mesler avec les Latins, de le rendre favorable aux derniers. Sa Majesté
«seule peut faire prendre à cet homme, qui est du moins en estât de
tt nuire beaucoup s'il ne rend pas tant de services, un party convenable
(( à ses inlerests , à ceux de la Relligion , et Iuy donner par quelques grâces
((plus de confiance en M. de Ferriol, qui pourra faire un merveilleux
(( usage de l'amitié et des services de cet interprète grec de la Porte.
Dans les derniers mois de l'année 1709, Mavrocordato devint si ma-
lade que sa fin put être considérée comme prochaine. Voici ce qu'écri-
vait le marquis de Ferriol h la date du 22 novembre: ((Moro Gordato
(( le fils a été fait prince de Moldavie au grand étonnement de tout le
(( monde , et son frère , qui n'a que vingt ans et qui ne sçait à propre-
ument parler que le grec vulgaire, premier drogman de la Porte. C'est
(( une disgrâce pour cette famille. Le visir a veu Moro Gordato le père
udans un âge avancé et attaqué d'une maladie dangereuse, que ses
((grands biens seroient partagés à tous ses enfants, qu'il seroit difficile
((de les retirer de leurs mains, et qu'il seroit injuste de dépouiller le
((père avant sa mort, après avoir été deux fois plénipotentiaire et servy
u quarante ans la Porte, et il a trouvé moyen, par ces deux employs, de
a tirer sans violence une partie des bourses qu'il a gagné dans un si long
((Service, honorant ses enfants de titres précieux dont ils ne jouiront
(( pas longtemps. Cependant je me réjouis de féloignemenft de Moro
((Gordato le fils, que j'ai toujours trouvé comme son père attaché aux
((interests de l'Empereur. Â l'égard du prince de Moldavie déposé, on
(( l'amène dans les fers à Gonstantinople. »
Les biographes, M. Livadas comme les autres, ne connaissent pas
exactement la date de la mort d'Alexandre Mavrocordato. Ils disent
simplement qu'il est mort en 1709. D'après la correspondance du mar-
quis de Ferriol, on voit que cet événement a eu lieu dans l'intervalle
qui s'est écoulé entre le 2 A décembre 1709 et le 12 janvier 1710. La
lettre qui l'annonçait est perdue, seulement on peut serrer la date d'un
peu plus près. Dans la lettre du 2^ décembre 1709 on lit: «M. Mau-
34.
I
264 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
M rocordato le père est sur sa fin. Le départ^ de son fils, prince de Mol-
((davie, a esté différé.» Et dans celle du 12 janvier 171 a : «Le fils de
c( M. Morocordato est party huit jours après ia mort de son père pour
« aller prendre possession de sa principauté de Moldavie. » Par consé-
quent cet événement aurait eu lieu au plus tôt le 2 ou le 3 janvier 1710,
et la date de 1709 devrait être rectifiée.
Sou$ forme d*épitaphe on fit sur lui Tépigrammc suivante :
Cy git l'interprète Alexandre ,
Grand ministre, bon médecin.
A regret on Ta vu descendre
Où tous les hommes prennent fin.
Des Grecs et des Latins le père ,
Le grand oracle des Osmans ,
Des visirs festoile polaire ,
Le prototipe des scavans.
Tant de vertu , tant de sagesse ,
Méritoient un plus heureux sort ,
Mais l'inexorable déesse
L'avoit jugé digne de mort.
Vers la même époque, le marquis de Ferriol , se sentant malade , de-
manda au roi la permission de revenir en France pour rétablir sa santé,
et confia la mission d'aller prévenir son frère à Delisle de Bizy, qui, de-
puis dix ans, était attaché à sa personne comme chancelier. Ce dernier,
qui avait obtenu cette position du marquis de Torcy, lui demanda, à
titre définitif, la place de chancelier de l'ambassade auprès du succes-
seur de Ferriol. A sa demande était joint un mémoire^ développé sur
la Turquie, mémoire dans lequel, après avoir fait un grand éloge de
Ferriol et de la manière dont il avait géré son ambassade, il donne des
détails très circonstanciés sur les grands dignitaires de la Porte. Voici
les articles consacrés aux deux personnages qui nous intéressent.
«Portrait de M. Alexandre Mauro Cordato, secrétaire d'Estat.
«Alexandre Mauro Cordato, originaire de file de Ghio, est né à
tt Constantinople et il professe la religion grecque. Sa taille est grande
(( et droite quoiqu*agé d'environ quatre vingts ans. La goûte luy a extre-
* Dans une leltre du 19 décembre * Ce mémoire fui envoyé de Paris le
de la même année, le marquis de Fer- 34 décembre 1709 pour être commu-
riol dit: «le prince partira dans dix nique sans doute au nouvel ambassi-
jours. » deur.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 265
umement affoibli les jambes, et plusieurs maladies, les unes après les
0 autres, dont il a esté attaqué en ces derniers tems, Tont rendu fort
tt exténué, et il ne peut presque plus marcher seul. Il a éludié à Rome
oet à Padoue où il a esté recteur de l'Université, et il s est avancé à la
(( Porte par le moyen de la médecine. Il est savant, éloquent, politique,
«et fécond en expédients. Il sçait parfaitement plusieurs sortes de
« langues et les interests des Princes. Il s informe exactement de tout ce
(( qui se passe en Europe et il en fait des remarques. Il étoit interprète
«de la Porte avant la paix de Carlovitza; mais, après avoir esté pléni-
« pontentiaire avec Rami Mehemmed EQendi, dans cette négociation, la
«Porte luy donna la dignité de secrétaire d'Estat, sans aucun départe-
« ment , et à son fils Temploy d'interprète de la Porte.
«Les ministres étrangers qui sont à Gonstantinople cultivent avec
«beaucoup d empressement Famitié de M. Mauro Cordato. Il peut
«rendre des services très considérables, et nuire à proportion, parce
« que la Porte le consulte volontiers sur les affaires qui regardent les
«Francs. C'est pour cette raison que les ÂUemans, les Anglois, les Hol-
«landois et les Vénitiens, luy font des présents de grand prix. Il a tout
« le respect et toute la vénération possible pour Tauguste personne du
«Roy, et, en plusieurs occasions, il a donné des marques de son zelle
« pour le service de Sa Majesté et de ses ministres à la Porte. Mais il est si
«fort négligé, et on cultive si mal son amitié, que, sans le fond de con-
«sidération qu'il a pour le Roy, il est certain quil se seroit détaché des
« interests de la France. S'il ne peut pas procurer des grâces à ceux qui
«le sçavent mettre dans leurs interests, il peut contribuer à leur en
« faire accorder. En tout cas il est capable de leur donner de très bons
« conseils et de leur découvrir les véritables intentions de la Porte sur
«les affaires qu'ils ont à traiter. Il étoit autrefois fier, comme tous les
«autres Grecs le sont ordinairement, mais ses malheurs passez et son
« expérience l'ont rendu très sage et très affable. »
«Portrait de M. Nicolas Mauro Cordato, interprète de la Porte.
«Il est âgé d'environ trente ans. Il est gros, et sa taille est au dessus
« de la médiocre. Il a le visage riant et l'abord agréable. Il a apris le
«latin à Constantinople et il sçait parfaitement bien le turc. Il est au-
«jourd'hui interprète de la Porte h la place de son père. II est amateur
«des belles-lettres et il étudie tous les jours pour se perfectionner. Il
«fait venir des pays étrangers les meilleurs livres^ nouveaux qu'on y
' Dans une lettre de novembre 1 707 • une montre d'or à Mavrocordato et de
on voit que le marquis de Ferriol a 1 livres pour le fils. »
donné le 10 mars • 100 piastres pour
266 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
« imprime et qui conviennent à ses études. U a naturellement de Tes-
«prit; il na pas encore assez d'expérience, mais il promet beaucoup.
« Le tems, son application et les conseils de son père le rendront habile
u homme et dissiperont sa timidité, qui ne vient peut-être que de ce
u qu'il a esté élevé parmy les femmes. Il est fier, mais fort affable à ses
(( amis. »
Si maintenant M. Livadas, ou celui qui a composé la vie^ de Mavro-
cordato, veut bien, après avoir lu ces portraits, se rappeler quelques-
unes des citations précédentes, il reconnaîtra, nous nen doutons pas,
qu'il a peut-être été un peu trop sévère pour le marquis de Ferriol,
car évidemment le mémoire de Delisle de Bizy n est que le résumé des
opinions de ce dernier. Les négociations diplomatiques, surtout avec
un pays comme la Turquie, amènent forcément des froissements, des
mécomptes et des impatiences. Notre ambassadeur à Gonstantinople ,
qui était très vif, ainsi qu'il le dit lui-même, a bien pu, comme ses pré-
décesseurs, se laisser aller quelquefois dans ses dépêches à sa mauvaise
humeur et à ses méfiances en parlant de Mavrocordato, mais on con-
viendra qu il serait injuste de l'accuser d'avoir toujours été malveillant
pour Tagent officiel de la Porte, surtout si Ton se reporte à l'époque
où ce dernier était malheureux, poursuivi et menacé dans son existence.
Les documents originaux ont cet avantage, de mettre les faits à la place
des conjectures, et de donner une grande valeur aux appréciations des
historiens.
En résumé, que ressort-il de ces extraits et de ces correspondances,
si ce n'est que nos agents diplomatiques s'accordent presque tous à re-
connaître d eminentes qualités chez Alexandre Mavrocordato ? Il est sa-
vant, éloquent, profond politique, il a beaucoup d'esprit, une grande
^ Le journal La CUo (KAEIÛ), dans
son numéro du 2 1/3 mai , a bien voulu
reproduire mon premier article traduit
en grec. Tout en remerciant ce journal,
je lui demande la permission de répondre
quelques mots à une note du traducteur.
« Dans les prolégomènes , dît ce dernier,
M. Livadas a déclaré qu il n*a pas com-
posé lui-même la vie de Mavrocordato,
mais qu'il Ta publiée sans modification,
telle qu'elle lui a été donnée. Quant aux
détails concernant le marquis de Fer-
riol , ils ne sont pas une invention du bio-
graphe , mais bien un jugement de Til-
iustre de Hammer. > On se rappelle que
mon observation a porté uniquement sur
sur une expression qui peignait Ferriol
comme un ennemi irréconciliable (âavov'
îoff) de Mavrocordato. Or, dans l'ou-
vrage de M. de Hammer, il n'est pas
une seule fois question des rapports de
l'ambassadeur avec le premier drogman
de la Porte. J'ai regretté seulement, et
cela dans des termes 1res modérés , fex-
pression un peu dure dont on s*était
servi , et j'ai cherché à prouver qu'elle
n'était nullement justiliée par les docu-
ments diplomatiques.
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 267
expérience des affaires, enfin il est sage, conciliant et affable avec tout
le monde. Les seuls défauts qu*on lui reproche ne sont pas des défauts
à nos yeux, eu égard au temps où il vivait et au gouvernement qu'il
servait. Ce qu on appelle son avidité et son faste était une nécessité
de sa position. Le prestige attaché à une haute situation en Turquie
dépend beaucoup du faste que Ton déploie officiellement. Il faut que
les principaux fonctionnaires de la Porte fassent de très grandes dé-
penses, s'ils veulent être respectés et avoir de l'influence. Il est donc très
naturel que Mavrocordato n'ait pas négligé les moyens de satisfaire à
de pareilles dépenses, surtout lorsque ces moyens, légitimés par l'usage,
se présentaient d'eux-mêmes. Que l'Autriche, la Russie et la France lui
aient accordé des pensions, des présents, des gratifications, il n'y a rien
là qui puisse diminuer l'estime que l'on doit avoir pour le caractère de
Mavrocordato. Sachant très bien que les principes de la Porte sont
toujours basés sur l'esprit de temporisation, l'orgueil et la mauvaise
foi, il cherchait, comme intermédiaire, à défendre les intérêts de ces
trois grandes nations dans leurs rapports avec le Divan, et à ne pas
protéger l'une aux dépens de l'autre. Si cependant il arrivait qu'elles
fussent en rivalité ou en contestation entre elles, c'était surtout à la
France qu'il donnait la préférence, comme le prouve la correspon-
dance de nos agents diplomatiques, correspondance qui, plus d'une
fois, a rendu hommage à son zèle et à son dévouement pour le roi. Ce
n'est certainement pas nous qui serions tentés de lui reprocher cette
préférence.
Quoi qu'il en soit, M. Livadas vient de publier un très bon livre.
La vie d'Alexandre Mavrocordato intéresse aussi notre histoire, pendant
les dernières années du ri^ne de Louis XIV, et les matériaux précieux
dont nous venons de signaler l'existence aideront plus tard à continuer
le savant ouvrage de M. Gharrière, Négociations diplomatiqaes entre la
France et le Levant, ouvrage interrompu par la mort de l'auteur.
M. Th. Livadas est un écrivain de grand mérite. Son style imagé,
mais peut-être un peu trop lyrique, est animé des sentiments d'un noble
patriotisme. Quant à la langue dont il se sert, elle nous semble se ren-
fermer dans de sages limites: élégante et expressive, elle a toute la
clarté des langues modernes.
En tête de ce volume magnifiquement imprimé on trouve un por-
trait d'Alexandre Mavrocordato. La physionomie encore jeune de cet
illustre personnage respire la bonté, la finesse et l'intelligence.
Voici maintenant la description que j'ai annoncée plus haut, et qui
est intitulée :
i
268 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Relation de lafeste qui s'est faite à Constantinople , le 29 septembre iWà,
pour la naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne,
«M^ le marquis de Ferriol, ambassadeur de France à Gonstanti-
« noplc , ayant reçeu des ordres du Roy de célébrer une feste pour la
0 naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne, on ne peut exprimer
a la joyé qu'il eut de celte nouvelle, et dès ce jour il conceut Fidée de
(fia marquer au dehors par une feste très éclatante.
ttll donna sur le champ ses ordres pour en préparer une, la plus
u magnifique qui se soit faite dans cet empire depuis que les Turcs
alliabitent.
« Dès le lendemain il y eut un grand nombre d'ouvriers occupés à for-
0 mer, le long d'une grande allée d'orangers de 1 5o pas de long qui joint
0 le Palais, des arcades de charpente, et, comme de l'autre bout il ne s'y
a trouve qu un berceau de verdure , M^ l'ambassadeur imagina de faire
tt figurer en charpente une façade pareille à celle du Palais; il ordonna
« en même temps de faire en peinture un ordre d'architecture quy peut
u revêtir toute cette charpente leUe que l'on la peut voir dans le dessin'
«cy joint.
0 II fit prendre dix mille lampes à la turque avec leurs boetes pour
«empêcher que le vent ni la pluyc ne pût les éteindre. Il fit arrêter
a 3o Turcs pour servir aux illuminations qu'il vouloit faire sur toute
«cette architectiu*e et tout autour de son Palais.
tt II fit prendre aussy 3oo boetes dans tous les bâtiments turcs qui
«se trouvèrent dans le port et i5 hommes pour les servir. Il ordonna
tt 3o machalats, qui sont des espèces de torches faites par le haut comme
(cun rechau , dans lesquels on met sans cesse du bois gras, et fit arrêter
a 20 hommes pour les allumer et les entretenir allumés. Ces machalats
(( furent destinés à être placés dans la cour d'entrée du Palais dans
«laquelle les 3oo boetes dévoient être placées.
«Les ordres furent donnés en même temps pour faire construire
«une fontaine de vin qui fut faite de manière qu après s'être élevée fort
« haut , elle retombait dans un petit bassin qui , formant une nappe , laissoit
« couler également de tous les cotés une grande abondance de vin quy
« étoit receue dans un autre bassin fort grand. Cette fontaine étoit ornée
«de rocaille et de laurier; on en peut avoir une petite idée dans le
« dessin aussi bien que de la disposition des machalats.
' Malheureusement les dessins annoncés dans cette description sont perdus.
ALEXANDRE MAVRCX:ORDATO. 269
aM^ ramb' fit faire trois grands tableaux, dans le premier desquels,
«plus grand que les autres, on peignit les armes du Roy et celles de
«Monseigneur; dans le fonds du tableau et au dessus des écussons étoit
tt un soleil; au dessous des armes du Roy étoit écrit par luci virtus, et
« sous celles de Monseigneur, radio spectator in dno. Ce grand tableau
« là fut entouré de laurier et de doreure et placé le jour de la feste dans
« larcade du milieu du portique qui sert d'entrée au Palais.
a Dans une des arcades à coté de la grande fut mis un des deux
«autres tableaux ornés de même, et dans lequel étaient peintes les
« armes de Bourgogne , avec cette inscription au dessous : transmissa
« CRESciT, et au dessus mon joye au noble duc.
«Celles de Bretagne, peintes sur Tautre tableau avec les mêmes
«ornements, furent placées dans lautre arcade avec cette inscription :
u mec minor e minus. Ces trob tableaux étoient d une peinture transpa-
« rente, de manière que le jour ils firent un très bel effet, et la nuit,
«par le moyen des lumières quon plaça derrière, Teffet en parut plus
«beau. Il y en a une petite idée dans le dessin. M^ fambassadeur fit
«retenir la musique turque de derviches, qui sont des espèces de reli-
« gieux turcs qui jouent parfaitement bien des instruments de ce pays cy,
«et les danseurs du Grand Seigneur furent aussi retenus avec toute
« sorte de musique turque. U fit prendre aussi tous les beaux lustres qui
«se trouvèrent dans ce pays cy au nombre de 25, outre les siens, pour
«illuminer tous ses appartements. Il y en avoit dans la seule grande
«onze de 12 branches chacun.
« M^ l'ambassadeur, voulant que tout fût magnifique, fit aussi arrêter
«plusieurs Turcs pour donner le sorbet, le café et toutes sortes de
«liqueurs, et leur fit dresser une tente dans une des cours du Palais,
« pour qu'ils pussent travailler commodément, et le jour de la feste plus
«de mille personnes burent de ces liqueurs. Il donna à même temps
«les ordres pour que ses tables fussent servies avec tout Tordre et toute
«la magnificence possible; mais, comme il sçait que, dans ce pays cy, il
«faut garder quelques mesures avec les Turcs qui ne sont pas accou-
«tumés à de si grandes festes, et quils auroient pu se formaliser d'en-
« tendre tirer un si grand nombre de boctes et de voir une si grande
« illumination , et que d'ailleurs il falloit employer au Grand Seigneur un
«commandement pour que ces gens là pussent travailler et que Ion ne
« pût pas les tirer de son Palais , s'il arrivoit que , dans le temps de la feste ,
«une des sultanes prêtes d'accoucher, vint à donner un prince à l'Em-
«pirc Ottoman, non seulement il eut ce commandement, 00 le luy
« donna encore par un catcherif qui est l'ordre le plus suprême de cet
35
i
270 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
«empire, sur lequel le grand vizir Assaii Bâcha expédia tous les com-
te mandements nécessaires.
u II demanda aussy des janissaires et des officiers pour empêcher les
«désordres quil pourroit y avoir dans une pareille feste, et dès la veille
a on luy en envoya dix avec deux officiers de ce corps. On employa
(( a5 jours avec toute la diligence possible et un grand nombre d'ou-
«vriers à faire les préparatifs de cette magnifique feste, et le dimanche
«a 8 septembre, veille de S^ Michel, un des patrons de la France,
«toutes choses se trouvèrent dans letat que l'on pouvoit désirer, et Ton
«se préparoit à commencer le lendemain cette feste qui devoit durer
«trois jours, le dernier desquels devoit être le plus beau et le plus
«magnifique, lorsque sur le midy on apprit qu'Âssan Bâcha, grand
«vizir, venoit d'être déposé, et que Galayricos, autrement Âtchmet
«Bâcha, venoit d'être mis en sa place. M^ l'ambassadeur luy envoya
« faire compliment sur son avènement au viziriat et le faire avertir de la
«feste qu'il devoit faire le lendemain. Il n'eut pas lieu d'être satisfait de
«sa réponse qui cependant ne tendoit nullement à empêcher une
«réjouissance si autentique et si légitime, et, comme d'ailleurs toutes
«les viandes étoient préparées, M^ l'ambassadeur de Venise invité,
«toutes les dames, la nation, les protégés et plusieurs autres nations et
«tous les ordres religieux qui sont dans ce pays ci, M^ l'ambassadeur
«ne crut pas se pouvoir dispenser de faire ses rejouissances, comme il
«l'avoit prémédité; seulement, comme les boetes pouvoient seules faire
«quelque difficulté, il envoya le jour de S' Michel, dès le matin, un
«de ses drogmans au grand vizir pour sçavoir ce qu*il décideroit là
«dessus, et sur ce que son drogman luy manda qu'il n'avoit pu luy
«parler et que l'heure pressoit, M^ l'ambassadeur se disposa à aller à
«l'église pour y faire chanter le Te Deam, et prit le prétexte d'une
«très grosse pluye qui duroit depuis le point du jour, pour ne point
« faire th*er les boetes.
«Il fut donc à l'église accompagné de M^ l'amb' de Venise et de
«toute sa suite, M^ l'amb' accompagné de la sienne et de toute sa
«nation. M^ l'archevêque d'Ipiga y fit un très beau discours en italien
«sur le sujet de la feste; après quoy le Te Deam fut chanté par dix
«nations différentes. On chanta ensuite une grande messe, laquelle fut
« célébrée pontificalement par le dit S^ archevêque d'Ipiga , et l'on fist
« les prières qui conviennent à une telle cérémonie.
« Ensuite l'on sortit de l'église pour retourner au Palais en passant
«sous des portiques qui conduisent de l'église à la grande salle, l'on
«vit sortir le premier jet de la fontaine de vin, et, en entrant dans la
ALEXANDRE MAVROCORDATO. 271
«grande salie on trouva trois tables servies magnifiquement, la pre-
«mière de 2& couverts, la seconde de 16 et la troisième de 3&; une
«autre de 5o couverts fût servie à même temps chez les Capucins
u pour tous les ordres de religieux qui avoient assisté à la cérémonie
« de Téglise. Un des secrétaires de M*^ Tambassadeur en tint encore une
«autre de 3o couverts dans une autre salle du Palais. Ce furent les
«cinq tables principales, après lesquelles celle du maitre d'hôtel de
«60 couverts fut servie. Il y en eut aussy une pour ToOicier des janis-
« saires et les janissaires, à laquelle plusieurs autres Turcs mangèrent. Il
« en fut servi encore une de 5o couvei*ts pour ceux qui servoient à
« l'illumination , et une autre pour ceux qui dévoient tirer les boetes.
«Les gens des o£Bces et des cuisines eurent aussy les leurs. Plus de
« deux mille personnes mangèrent ce jour là dans le Palais, et il est im-
«possible d exprimer la magnificence avec laquelle toutes ces tables
«furent servies. Les fruits et les confitures y étaient en profusion, le
« vin de liqueurs et les liqueurs glacées de même. Des gens de M^ Tam-
«bassadeur, qui jouent parfaitement bien de plusieurs instruments,
«jouèrent durant le repas, pendant lequel M^ l'amb' quitta la table pour
tt aller parler à M. Morocordato , qui fait icy les fonctions de secrétaire
« d*Estat et qui étoit venu de la part du vizir. Le dit sieiu* Morocordato
«le pria uniquement d'avoir la complaisance, pour les sultanes prêtes
«d'accoucher, de ne point faire tirer les boetes, ce que M^ Tambassa-
«deur lui accorda en faveur des dames et du vizir.
«Quand le repas fut fini on se retira dans les appartements oii Ton
«trouva toutes sortes de liqueurs et des rafraichissements; après suivit
u la musique turque comme un enchainement des plaisirs auxquels ces
«trois jours étoient destinés. D'autres Turcs dansèrent, et les comédiens
«du Grand Seigneur jouèrent une pièce à leur manière. Gela dura
«jusques à cinq heures du soir. L'on servit alors une collation magni-
«fique à M*^ l'ambassadeur de Venise et aux dames, pendant laquelle
«en moins d'un quart d'heure tous les appartements furent illuminés
«et toutes les lampes allumées. Elles suivoient précisément toutes les
«lignes de l'architecture représentée dans le dessin, en sorte que chaque
« oranger étoit entouré d'une arcade de lumière. Au dessus de toutes
«ces arcades regnoit une corniche, aussy toute de lumière avec des
«vases de même de deux en deux arcades. Au dessus de la corniche,
«le Palais et celuy que l'on avoit imité à l'autre bout de l'orangerie,
«paroissoit tout de feu. Les Capucins qui sont joignant le Palais furent
«aussy illuminés, en sorte qu'il y avoit des lumières l'espace de plus de
«3oo toises. Les machalats brûlèrent en même temps, et tout cela fai-
35.
272 JOURNAL DES SAVANTS— MAI 1879.
(( soit un effet merveilleux et surprenant. Mais ce qui étoit le sujet de
(( Tadmiration de tout le inonde en fut un de jalousie pour le grand
a vizir, et la' crainte de ne pouvoir arriver à une si grande magniricence
(( dans l'occasion prochaine de Taccouchement d*une des sultanes lobli-
agea de manquer à sa parole, et il envoya le Boustangi Bachy avec
« 3oo hommes armés avec ordre de faire éteindre cette illumination.
(( Plusieurs Turcs de distinction qui étoient dans le Palais et qui con-
unoissent Thumeur fougeuse du vizir, se retirèrent par la porte de
u derrière. M^ lambassadeur, prévoyant que Ion seroit peut-être obligé
((den venir aux mains, en avertit M. Tambassadeur de Venise et le
(( pria de se retirer, lui disant qu il ne Tavoit invité que pour la feste et
(( non pas pour un combat. Il fit ensuite toutes les dispositions néces-
<c saires pour prévenir ce que le Boustangi Bachy pourroit entreprendre
aen vertu des ordres du grand vizir qui luy envoyoit officiers sur offi-
ce ciers pour les exécuter. Le vizir vint luy même jusqulà la mer avec
(c toute sa maison voyant la lenteur de Boustangi Bachy. M^ lambassa-
u deur, jaloux de la gloire du Roy, ayant fait dire au dit Boustangi
((Bachy que, s il entroit dans le Palais comme ennemi, il nen sortiroit
(«plus, et qu'il ne souffriroit jamais que Ton éteignit une seule lampe,
a quoy que le dessein de M^ l'ambassadeur fût de faire cesser rillumi-
u nation à dix heures, ayant des plaisirs destinés pour le reste de la
((nuit, on les laissa brûler tant qu'elles purent, et il en étoit près de
tt onze que la moitié des lampes esclairoient encore. Le Boustangi Bachy
(( ni le vizir, sur le rapport qu'on leur fit de la disposition dans laquelle
tt étoit M^ l'ambassadeur et toute la nation, ne voulurent rien bazarder
uet se retirèrent; la crainte de s'exposer au caprice du grand vizir a
(( interrompu à la vérité, le cours des illuminations et des divertisse-
c( ments turcs pour les deux autres jours.
tt Le lendemain les tables furent servies encore plus magnifiquement
«que le premier jour.. Plus de mille personnes mangèrent encore au
tt Palais ce jour là, tant à diner que le soir que l'on servit encore trois
«tables principales, et toutes sortes de liqueurs furent données abon-
((damment toute la journée. Ce fut la fin de la feste. a
Les dépenses effi*ayantes qu'ont dû occasionner une pareille fête
n'incombaient point à l'ambassadeur, qui , à cette époque , n'avait que
trente-six mille livres d'appointements ^
E. MILLER.
* Je me fais un devoir de remercier cherches dans les archives du Ministère
M. P. Faugère de T obligeance avec la- . des affaires étrangères, archives placées
quelle il a bien voulu faciliter mes re- sous sa direction.
HISTOIRE DES ROMAINS. 273
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusquà /ïn-
vasion des Barbares, par Victor Duruy, membre de rinstitut, ancien
minisire de V instruction publique. Nouvelle édition, revue, augmentée
et enrichie J! environ 2,600 gravures, dessinées diaprés l'antiquité,
et iOO cartes ou plans. T. /•% des origines à la fin de la deuxième
guerre punique.
TROISIEME ET DERNIER ARTICLE ^
L^établissement de la République marque le commencement de la
grande et éclatante période de Thistoire romaine. M. Duruy signale le
caractère aristocratique de la révolution qui, à Rome comme en Grèce,
mit fin à la royauté. Les deux peuples demeurent en présence, séparés
dans le droit civil, dans le droit politique, et les pouvoirs que la
royauté avait en main, pour ménager entre eux l'équilibre, ont passé
aux patriciens : les deux consuls, qui remplacent le roi, tirés de leur
sein et renouvelés annuellement restent dans leur dépendance. Un
certain nombre de familles plébéiennes ont été, il est vrai, associées
aux familles patriciennes pour tenir lien de celles qui ont été chassées
avec les Tarquins : associées dans les tribus de génies, associées aussi
dans le sénat^. Mais cela même était, pour cette aristocratie, une néces-
sité, si elle ne voulait dégénérer en oligarchie et se perdre; et, à côté
de ces familles privilégiées, les autres, n'ayant généralement point de
terre , souvent réduites à emprunter et soumises aux dures lois de l'usure ,
se voyaient chaque jour menacées d'être adjugées à leurs créanciers et
de tomber dans la servitude.
Un seul avantage était assuré aux plébéiens par la révolution : c'était
le rétablissement de l'assemblée par centuries où ils étaient admis avec
les patriciens, on a vu dans quelle mesure. C'est là que se nomment
les consuls, que les lois sont votées. Mais M. Duruy le rappelle : l'as-
semblée, tout aristocratique qu'elle est par la composition des classes et
la distribution des centuries dans les classes , n'a pas à débattre la loi ni
h choisir elle-même les consuls. Elle ne fait que répondre par oui ou par
' Voir le premier article au cahier ' On y distingue les nouveaux séna-
de mars et le second au cahier d*avnl teurs des patres oric^inaires par un nom
1879. V^^ rappelle leur acy onction : conscripti.
274 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
non aux questions qui lui sont posées. Elle approuve ou rejette intégra-
lement les lois qui ont été délibérées d abord dans le sénat, et qui devront
être sanctionnées par lui : « Rome , dit M. Duruy , avait donc une chambre
u liante qui discutait deux fois la loi, avant et après la présentation aux
(( comices, et une chambre basse, composée de tout le peuple qui votait
(( et ne discutait pas. C'était , en quelque sorte , nos trois lectures. » (P. i A7.)
Comparaison inexacte, et qui n*a même pas lavantage de répondre aux
choses d'aujourd^hui. L'assemblée par centuries n'a jamais rien eu qui
ressemblât à une chambre, même à une chambre basse, et la lecture
qu'on lui faisait de la loi était sans amendement. Elle acceptait ou re-
jettait de même, pour le consulat, les noms proposés par le sénat et
approuvés par les augures : M. Duruy, qui aime à trouver des analogies
dans les choses de notre temps, aurait pu dire que c'étaient là des can-
didatures officielles au premier chef. A cela près, la souveraineté était
censée résider dans l'assemblée, et le consul Valerius, le collègue de
Brutus, dès la première année de l'institution, fit abaisser devant elle
les faisceaux consulaires.
A cet avantage se joignit, pour les plébéiens , un^ garantie toute
personnelle qui leur vint du même Valerius , garantie fort précieuse en
un temps où leur personne même était encore si exposée : ce fut l'appel
au peuple, ou provocaiio. Celui qui en usait, se trouvait, dans les limites
d'un mille autour de la ville, protégé contre la peine des verges et de la
hache (^virgis cœdi secarique necari) : mais cette garantie était suspendue
par la dictature, retour passager au commandement d'un seul, avec
pouvoir absolu dans la ville comme au dehors, a C'était, » dit M. Duray,
fidèle à son système de comparaison, u notre déclaration de mise en état
« de siège. » (P. 1 56.) Les vingt-quatre faisceaux des consuls étaient ré-
unis autour de sa personne, et la hache était replacée dans les fais-
ceaux : signe que la peine des verges et de la hache était remise à soa
arbitraire, même dans la ville [virgis cœdi secariqae necari). Les patri-
ciens , qui disposaient seuls de la dictature, restaient donc toujours armés
contre les plébéiens.
Comment les plébéiens, replacés dans cette situation toute dépen-
dante, réussirent-ils à s'en relever et à partager avec les patriciens tout
les pouvoirs? Cette égalité dans le droit politique était la première
condition de la puissance de Rome; et, de toutes ses luttes, celle qui
eut pour objet de l'établir est assurément la plus intéressante. M. Duruy
entre, à cet égard, dans des détails où nous ne le suivrons pas : mais
nous ne pouvons point n'en pas marquer les principales étapes.
Le peuple avait d'abord à se défendre.
HISTOIRE DES ROMAINS. 275
Pour se défendre , il se fait accorder le tiîbunat( retraite au mont Sacré ,
&93). Par ses tribuns il obtient son assemblée, rassemblée par tribus,
et un peu plus tard , à la suite d*une lutte qui rappelle celle d*où était
sorti le tribunat, un complément bien nécessaire : à savoir que les
tribuns seront nommés dans l'assemblée par tribus, que les tribus auront
le droit de faire des plébiscites (&71). Dès ce moment, les plébéiens
sont constitués en face des patriciens, et, dans Tintervalle, une arme
redoutable a été mise entre les mains des tribuns par un patricien trois
fois consul : la loi agraire de Spurius Gassius (iSi86].
Les patriciens restent pourtant encore en possession de tous leurs
droits. Us ont, comme au temps de la royauté, leur sénat, leur assemblée
par curies, leur prépondérance dans l'assemblée par centuries; ils ont de
plus tous les pouvoirs qui ont remplacé la royauté; ils ont la puissance
de la religion qui gouverne tous les actes de la vie publique; ils ont
enfin le droit civil ; car non seulement ib font la loi, mais seuls ils la
connaissent et ils retiennent les plébéiens sous le joug de leurs formules
mystérieuses.
Le droit civil , c est le premier besoin d'un peuple. On ne peut donc
s'étonner si les plébéiens usèrent d'abord des moyens d'action qu'ils ve-
naient d'acquérir, pour obtenir que la loi fût écrite.
Ce fut l'objet d'une lutte de dix années [liS^k-kSi) qui aboutit au
décemvirat et à la loi des XII Tables. On sait l'histoire du décemvirat et
l'importance de la loi des XII Tables. Tout en gardant l'empreinte de
l'aristocratie , M. Duruy a raison de le dire , elle fonda l'égalité civile à
Rome. Quatre siècles plus tard, Cicéron en recommandait encore
l'étude, et Gains en faisait un long commentaire sous les Ântonins.
Le peuple , ayant le droit civil , conquit bientôt aussi le droit poli-
tique. Pour nous borner encore aux chosea principales, c'est d'abord
la double proposition du tiîbun Ganuleius sur le droit de mariage entre
les deux ordres et le consulat plébéien (&&5). Les patriciens concé-
dèrent le droit de mariage : chacun restait maître d'en user ou de n'en
pas user parmi eux; et ils éludèrent la question du consulat. Pour ré-
pondre à cette objection , que le salut public pouvait exiger qu'un plé-
béien prit le commandement des légions, on détacha du consulat le
pouvoir militaire et on en fit une magistrature nouvelle, le tribunat
consulaire, accessible aux plébéiens. Mais les consuls n'étaient pas seu-
lement les chefs de l'armée : ils prenaient les auspices, ils faisaient le
recensement, ils avaient, avec le pouvoire militaire, les pouvoirs reli-
gieux et civil , choses qui ne pouvaient être communiquées aux plébéiens :
pour remplir ces devoirs, on créa et l'on fit accepter du peuple une
27A IOCB5AL DES &%VA.\TS— MAI 1879.
mdgiftfalore DomreUe, la censure. Les patridens s'étaîeot doar kicii
peu dépo«iilléf de ietindroifs. Le coBsiilat.d'aflleori, n'était pas aboG. 3
a*étafl qu'éireotodlement mapiacé, et H fat mainteoo one fois soriien
pendant la période que dora ie tribonat coosobire; eo oatre« qoaod 3
De rétait pas, ce forent encore les patriciens qoi presque taajonn res-
tèrent eo possession da pooroir nourean. Les frfébéiens, les angores
aidant sans donte, s'abstinrent pendant quarante-quatre ans dj notn-
mer aucun des leurs. Et pour tout cela, les patriciens avaient £iit créer
lUie magistrature qui était pour eux seuls, magîstntnre où se eoneet»-
traient les pins grands pouroirs de TEtat !
Les chels du peuple se lassèrent pourtant de ce surcroit dlnégalité.
Après TinTasion gauloise et d'autres érénemeots où Ton avait pu voir
combien Tunion des deui ordres était indispensable au salut commun,
les deux tribuns Licinius Stolon et L. Seitius reprirent, dans un en-
semble de propositions, les principales choses réclamées par le peuple :
la loi du consulat plébéien, la loi agraire et la loi sur les dettes.
Comme i l'époque où il s*agissait de (aire écrire b loi civile (loi des
Xn Tables), le débat sur cette triple matière dura dix ans (SyG-SGG).
Pour tenir les tribuns en échec, on recourut d«ix fois à la (Ûctatnrt;,
et ce fut le vainqueur des Gaulois, Camille, que Ton arma de ce re-
doutable pouvoir. Mais il fut impuissant, et lui-même finit par con-
seiller laccord. Cest ainsi que fut consommée fégalité des deox
peuples au sein de Rome : résultat considérable, qui donna la paix à
l'intérieur pour un siècle et demi. Cette fois encore les patriciens, en
cédant une part du consulat, en détachèrent plusieurs attributions dont
ils firent deux magistratures nouvelles pour eux seub : la préture et
fédilité curule : la préture pour l'administration de la justice, Tédilité
ctuiile pour la police urbaine (366). Mais, le consulat partagé, tout le
reste, même les charges nouvelles, devaient l'être, et presque sans
débat. L'édilité curule, dès 365; la dictature, en 357; la censure,
en 338; la préture, en 336 et 33 1; et le même dictateur, un plé-
béien, Publilius Philon, qui assigna une place à ceux de son ordre
dans la censure, fit voter deux lois nouvelles qui étendaient T^lîté
jusque dans le domaine de la législation : Tune qui rendait les plébiscites
obligatoires pour les patriciens; l'autre qui faisait ratifier les lois par le
sénat avant qu elles fussent votées dans les comices par centuries.
Que restait-il? les institutions purement religieuses, les collèges des
pontifes et des augures : et la chose était importante, puisque fauto*
rite religieuse pouvait faire romprn une assemblée ou annuler ses
décisions. En 3oo, on créa huit pontifes au lieu de quatre, et il y en eut
HISTOIRE DES ROMAINS. 277
quatre plébéiens; neuf augures au lieu de quatre, et il y en eut cinq
plébéiens.
Nous avons dit que les événements du dehors, faisantsentlr le besoin
que fon avait des plébéiens dans les armées, les avaient aidés à obtenir
ce partage du pouvoir. Aussi M. Duruy n'a-t-il pas négligé d'entremêler
le récit de ces guerres à celui des luttes intérieures dont on vient de
voir les résultats : guerres contre les Volsques, lesEques, contre les
villes les plus voisines du Latium ou de rÉtrurie. Il sent bien que cette
partie de son histoire pourrait ne pas soutenir au même degré que lautre
Tattention du lecteur, et Tite-Live lui-même avait éprouvé le besoin de
combattre cette impression de fatigue : <( Quinam ille sit quem pigeât
u longinquitatis bellorum scribendo legendoque quae gerentes non fati-
u gaverunt. » (X, 3 1 .)
a Ces guerres, dit à son tour M. Duruy, sont aussi pénibles à lire
«quelles Tétaient à faire, et fart même de Tite-Live ne parvient pas à
(len rendre le récit intéressant. Mais un grand peuple a droit à la cu-
(( riosité qu'on accorde aux commencements obscurs d'un grand homme,
« et nous ne devons pas nous montrer plus indifférents que Garthage et
«qu'Athènes au spectacle d'une si tenace persévérance.» (P. aSg.)
Mais l'auteur ne s'est pas contenté de nous proposer cette raison pour
nous retenir à son récit. Il y a joint d'excellentes cartes qui, se renou-
velant à chaque période, nous présentent les lieux dont il nous parle
successivement et sans confusion; il y a joint aussi des vues pittoresques
de ces lieux , et par là nous transporte au milieu des monuments dont
les ruines nous restent ou d'une nature qui n'a pas changé. La seconde
période de ces guerres, celle qui vient après l'établissement du consulat
plébéien , prend d'ailleurs une importance qui nous en fait suivre avec
plus d'intérêt les péripéties. Ce sont les guerres des Samnites, et celle
qui amena la soumission définitive du Latium ; puis la lutte contre l'É-
tiiirie unie aux Samnites, aux Ombriens et aux Gaulois, dernier effort
des peuples qui pouvaient encore disputer l'Italie à la domination ro-
maine. Par suite de leur défaite, Rome touche aux deux extrémités de
la péninsule : à la Gaule cisalpine, où les Sénons tentent une dernière
fois avec les Etrusques le sort des armes et sont vaincus : aux villes de
la Grande Grèce et de la Sicile; et elle va se trouver engagée dans la
guerre, par la Grande Grèce avec Pyrrhus, par la Sicile avec Gar-
thage.
Je laisse ces récits et j'aborde directement le chapitre où l'auteur, après
avoir raconté de quelle manière Rome conquit lltalie , montre ce qu'elle
fit de sa conquête.
36
278 JOUHNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Sur ce point , M. Duruy oppose Tœu vre de Rome à celle de la Grèce.
((Tandis que Rome, dil-il, soumettait ritalic, les Grecs renversaient la
((monarchie persique. A ceux-ci, quelques années avaient suffi pour do-
(c miner de l'Adriatique à Tlndus. A Rome, il fallut un siècle pour s'étendre
(( du Rubicon au détroit de Messine. Si elle n'avançait que pas k pas, du
«moins ce quelle avait une fois saisi, elle savait le garder, et la Grèce,
(( au bout de quelques générations, avait tout perdu jusqu'à sa liberté. »
(P. 36 i.) Cette liberté, disons-le, était déjà bien compromise quand
Alexandre alla faire la conquête de l'Asie. Rome l'avait gardée. Quelle
part en avait-elle laissé, après sa victoire, à ces races italiennes dont elle
avait besoin pour conquérir le monde? C'est ce que M. Duruy examine
dans son chapitre sur l'organisation de l'Italie.
Il cherche le secret de la force et de la durée de la domination ro-
maine en Italie dans la manière dont elle se forma. uRome, dit-il, croît
«lentement. Son territoire ne s'étend qu'à mesure que sa population
(( augmente, et, avant de faire d'un pays une province, elle s'y prépare de
«longue main des appuis; elle y forme à l'avance une population ro-
umaine, romaine par ses intérêts ou par son origine. Au milieu de
«vingt peuples indépendants, elle lance une colonie, sentinelle perdue
«qui veille toujours sous les armes. De telle cité, elle fait son alliée; à
« telle autre, elle ac<;orde l'honneur de vivre sous la loi quiritaire; à celle-
«ci, avec le droit de suffrage; à celle-là, en lui conservant son propre
«gouvernement. Municipes de divers degrés, colonies maritimes, colo-
«nies latines, colonies romaines, préfectures, villes alliées, villes libres,
« toutes isolées par la différence de leur condition , toutes unies par leur
«égale dépendance du sénat, elles forment comme un vaste réseau qui
«enlacera les peuples italiens jusqu'au jour où, sans luttes nouvelles,
« ils s'éveilleront sujets de Rome. » (P. 36î.)
Je n'aurais rien à reprendre à cet exposé, si l'auteur, prenant trop
pour lui-même l'expression de Denys d'Halicarnasse qui appelle Rome
« la ville la plus commune à tous et la plus amie des hommes , xoivordrnv
« Te «r^Xec^ xa) (piXopOpùmoTdTitv, » ne semblait dire des conquêtes de Rome
en général : «Après la victoire point d'oppression tyrannique: elle laisse
«à ses sujets leurs lois, leurs magistrats, leur religion, c'est-à-dire toute
«leur vie municipale; point de tribut, ce signe persistant et douloureux
«de la défaite et de la servitude, point d'extorsions fiscales ni de levées
«arbitraires de soldats. » (P. 364.) L'auteur aura beaucoup à retrancher
de cet éloge quand il sortira de l'Italie, car ce qui est vrai, cest que les
provinces, aux yeux de Rome, perdaient tout droit, sans rien a(X[uérir du
roit romain. Rome avait délégué sur elles, au proconsul, toute son
HISTOIRE DES ROMAINS. 279
autorité {imperium), et cest le proconsul qui, par son édit, lui créait
un droit selon son bon plaisir. Mais, si on la restreint à lltalie, lobser-
vation est juste, et cest bien le caractère général de la politique suivie à
son égard par les Romains. Rome, comme le dit fort bien M. Duruy,
ne songe pas à faire une nation italienne. L'empire, cest Rome. «Le
« peuple souverain des Quirites est toujours celui du Forum , et il ne peut
« exercer les droits que dans Tenceinte sacrée du pomeriam; mais dans
<c cette enceinte, les vaincus seront admis peu à peu, à mesure que, par
« une longue communauté d'actions et d'intérêts, ils se seront pénétrés de
<» Tesprit de Rome. » Et le cadre même de la cité s'élargira pour les re-
cevoir : c'est ainsi que le nombre des tribus, réduit de trente à vingt
après l'expulsion des Tarquins, ira se reformant et s'accroissant jusqu'à
trente-cinq. Vager romanus s'est agrandi et s'étend de la forêt Cimi-
nienne, en Étrurie, jusqu'au milieu de la Campanie; et la population
militaire, du recensement de 463 à celui de a66 , s'élèvera de i2ti,7 1 U
à 293,334 hommes: malgré les perles causées par l'invasion gauloise
et les guerres des Samnites, elle a plus que doublé. A ces familles nou-
velles admises dans les tribus, sont accordés tous les droits de la cité :
((Autorité absolue du père sur ses enfants, sur sa femme, sur ses es-
te claves, sur ses biens; garantie de la liberté personnelle du culte, du droit
((d*appel et de celui du suffrage jusqu'à 60 ans; aptitude aux emplois;
tt inscription sur le registre du cens et obligation du service militaire
udans les légions; faculté d'acheter et de vendre suivant la loi des Qui-
« rites; exemption de tout impôt, excepté de celui que payaient les ci-
utoyens; enfin droit utile de paiiiciper à la jouissance des terres, du
«domaine ou à l'adjudication des fermages publics; en un mot, le bé-
unéfice des lois civiles, politiques et religieuses des Romains. » (P. 367.)
— En d'autres termes, le droit civil, jtw^uiri/ium, et le droit politique,
jus civitatis, formant ensemble le droit de citoyen romain dans toute sa
plénitude , jas civitatis optimo jure.
Au-dessous de la cité ouverte à un certain nombre d'Italiens, il y avait
toute une hiérarchie constituée par une participation plus ou moins large
à ces droits.
M. Duruy place en tête les municipes optimo jure dont les habitants
avaient tous les droits de citoyens romains. 11 parait donc hors de
propos de les nommer en ce lieu. Si certains droits leur manquent
comme villes, c'est que leurs habitants en jouissent comme citoyens
dans la cité commune. Viennent ensuite :
Les municipes sans droit de suffrage dont les habitants étaient à peu
près dans la même condition que jadis les plébéiens à Rome : portant le
36.
i
Î80 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
titre de citoyens, servant dans les légions, mais n ayant place ni dans les
assemblées ni dans les honneurs;
Les villes fédérées, liées à Rome, sans aucun des privilèges de la
cité , mais gardant par suite leurs constitutions et leurs lois comme Ta-
rente, Naples et, plus près de Rome, Tibur et Préneste;
Les préfectures qui n avaient plus droit de s'administrer elles-mêmes :
un préfet envoyé de Rome leur tenait lieu de magistrat;
Et, au dernier degré, les deditiiii, qui portaient bien évidemment la
marque de peuples conquis; sans magistrats pour se gouverner, sans
muraille pour se défendre, payant un impôt, fournissant un contingent
aux termes fixés par la formule de dédition : c'était, dans Tordre des
villes, le degré de fesclavage.
«Telle fut donc, dit M. Duruy, la politique suivie par le Sénat dans
ttsa conduite à fégard des vaincus : le respect des libertés locales dans
0 toutes les cités où des circonstances particulières n avaient pas com-
tt mandé des rigueurs, mais point de mesures générales; elles auraient
«uni ce que le sénat voulait diviser. Au contraire, interdiction formelle
0 de toute ligue, de tout commerce, de mariage même , entre les Italiens
tt de cités ou de cantons différents; et, pour chaque peuple qui se soumet,
a des conditions particulières; pour chaque ville, un traité spécial. A
a juger d après les apparences, on prendrait Tltalie pour une confédé-
«ration d'États libres dont un, placé au centre, l'emporterait sur les
« autres seulement en puissance et en renommée. Le sort de la ligue
«latine nous a d'avance appris quel sera celui delà fédération italienne. »
(P. 373.)
Mais il y avait, au milieu de ces villes de droit divers, d'autres villes
d'un caractère tout particulier, c'étaient les colonies. M. Duruy note la
différence profonde qui distinguait les colonies de Rome de celles de la
Grèce. La colonie grecque tenait toujours à la métropole par un lien
religieux; mais elle s'était formée d'une manière indépendante et se gou-
vernait, se développait en toute liberté. La colonie romaine, au con-
traire, fille de Rome, restait comme le fils de famille, sous sa tutelle, et,
à la différence du fils de famille, n'arrivait jamais à l'émancipation. Ellle
tenait de Rome saloi municipale, son organisation, et devait, en cas de
guerre , la servir de son argent et de tous ses hommes valides. C'est
qu'elle n'était jamais qu'une garnison de Rome établie on un lieu que
l'intérêt public lui avait donné pour consigne de garder. Les hommes
qui occupaient ces postes avaient reçu pour eux et pour leur famille
une portion du territoire adjacent, généralement un tiers; les anciens
habitants du pays restaient donc autour de la colonie , dans la proportion
HISTOIRE DES ROMAINS. 281
de deux tiers pour le territoire , et davantage pour la population sans
doute; ils étaient, à Fégard des colons, à peu près dans la situation des
anciens plébéiens à Tégard des génies , qudind les plébéiens étaient encore
privés du droit de suffrage et d'honneurs {jus sujfragii , jus honorum).
Aussi, comme à Rome autrefois, y eut-ii souvent des troubles, des sou-
lèvements même, dans les colonies: soulèvements qui ne pouvaient
guère tourner à leur profit, car Rome était derrière ses colons; c'est
pourquoi les anciens habitants durent renoncer à la lutte, et, du reste,
de même que les plébéiens, et sous rinfluence de plus d'une cause, ils
finirent par se confondre aussi avec les autres dans le partage des droits
municipaux, sans autre distinction que celle qui séparait toujours les
riches et les pauvres, les assidui et les œrarii.
L'intérêt de Rome Tavait amenée à tenir les villes italiennes isolées ;
cette même raison devait lui faire chercher les moyens de rester toujours
en communication avec ses colonies; et c'est pour cela qu elle commença
de si bonne heure à créer ces laides voies qui, de la ville, rayonnaient
dans toute la péninsule et qui finirent par enlacer tout le monde romain.
C'est Rome qui la première a compris Timportanee des routes mili
taires. Ellle avait vu qu'un bon système de grands chemins est la pre-
mière condition d'un empire solidement établi. Les colonies que ces
routes reliaient à Rome pouvaient les fermer au besoin et garder ainsi
à elle seule les avantages qu elle y avait cherchés.
«En donnant à l'Italie l'organisation qu'on vient de décrire, dit l'au-
« teur, Rome avait accompli tout ce que lui permettait sa constitution
«municipale, et plus que ne lui enseignait la sagesse politique de l'an-
((tiquité. Elle restait la cité souveraine de par le droit de la victoire;
«mais elle se faisait la capitale des Italiens, en attirant dans son sénat
«leurs plus notables citoyens. Si ce n'était pas le système représentatif
«dans sa vérité, c'en était l'image affaiblie, et elle suf&t à commander
« notre admiration pour ce génie politique qui prévenait les temps de
«si loin. »(P. 385.)
A ce tableau de l'Italie, l'auteur joint celui de Rome elle-même à cette
époque où la ville, maîtresse de la péninsule, allait soutenir la guerre
avec les ennemis du dehors et la porter chez eux. Il ne se fait pas illu-
sion sur ce qu'on est convenu d'appeler l'âge d'or de la République. La
nature de Rome ne comporta jamais que Tâge de fer. Le peuple était
sobre, pratiquant le travail et supportant la pauvreté; mais il était
avide : «il aimait le butin, l'usure, les procès: il avait dans le sang du
«lait de la louve,» dit M. Duruy;à part cela, il était probe , sauf pour-
tant certaines circonstances où sa conscience savait trouver des com-
282 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
promis avec ses intérêts; mais surtout il savait respecter la loi, obéir
aux magistrats : u Le peuple le plus jaloux de la liberté que Tunivers ait
((jamais vu, dit Bossuet, se trouva en même temps le plus soumis à ses
(( magistrats et à la puissance légitime. »
Cette puissance légitime, celte autorité des magistrats, tout le monde*
du reste, plébéiens et patriciens, pouvaient dès lors y prétendre; et
M. Duruy montre par quel art habile tous ces pouvoirs avaient fini par
se contenir et s'équilibrer.
Les consuls sont les chefs du gouvernement, mais ils'sont deux et
Tun peut entraver l'action de lautre; ils peuvent être arrêtés par fop-
position d*un tribun, par un décret du sénat nommant un dictateur;
leurs actes sont soumis à la ratification du peuple, et leur conduite, à
la sortie de charge, à son jugement. Le sénat peut paraître Tarbitre
souverain de toutes choses dans la République; les honneurs les plus
grands sont rendus, individuellement même, à ses membres. Mais les
sénateurs relèvent des censeurs , qui peuvent les retrancher de leur Ibte;
le sénat lui-même est présidé par les consuls, qui dirigent ses délibéra-
tions, et il ne peut ni s*assembler ni rendre un décret, si les tribuns s y
opposent. Le peuple enfin, qui fait la loi dans ses comices par centuries
ou par tribus, ne la peut faire que dans les bornes étroites marquées
parle magistrat qui tient rassemblée. Il accepte ou il rejette purement
et simplement : uti rogas; anticjuo; et les membres de cette assemblée
souveraine sont d'ailleurs dans la dépendance tout arbitraire du consul
à larmée, des sénateurs dans les tribunaux, u Chaque corps de TËtat, dit
a Polybe, peut donc nuire à lautre ouïe servir; de là nait leur concert et
(( la force invincible de cette République. » S'il fallait chercher, en dehors
de cet antagonisme réciproque, un pouvoir plus particulièrement modé-
rateur, pesant le plus sur les autres et le moins gêné par eux, on le trou-
verait dans le censeur : le censeur pouvait modifier à son gré Tétat po-
litique de tous les citoyens; omettre le sénateur dans la liste du sénat»
oter au chevalier son cheval, chasser Thomme de sa tribu : le tout sous
la sanction de la religion et avec impunité, sauf le compte que Ton a
toujours à rendre de ses actes, sous une forme ou sous une autre, quand
du pouvoir on est rentré dans la vie privée.
«Cette constitution si bien pondérée, dit M. Duruy, exposait cependant
((TËtat à de grande périls; elle n était point écrite.)) (P. 394.) Mais
pouvait-elle Têtre, sans quil y parût bien des contradictions? Et eût-il
suffi d'eflacer ces contradictions pour mettre tout le monde d*accord?
ce serait trop commode. Les Romains trouvaient dailleurs des avan*
tages dans cet état de choses, qui sans doute a ses inconvénients. La consr
HISTOIRK DES ROMAINS. 283
titution n'étant pas écrite , elle se prêtait peut-être mieux aux fluctuations
des opinions, des intérêts, et |)Ouvait échapper plus longtemps aux ré-
volutions ou à ce qui est la fin de toute révolution, la conclusion la plus
ordinaire des troubles intérieurs, à la dictature : j'entends celle des
Sylla, des Jules César.
Ainsi que l'auteur le fait observer, il s'étail opéré, comme de soi-
même, un partage entre le sénat et le peuple : « Au peuple, les élections
«et les lois d^organisation intérieure; au sénat, l'administration des
«finances et des affaires extérieures; aux magistrats, les droits illimités
« de Yimperiam pour l'exercice du pouvoir exécutif.
«D'ailleurs, continue-t-il, si le peuple était continuellement poussé
«en avant par des besoins nouveaux, il était constamment aussi retenu
« en arrière par son respect des temps anciens. Tant que Rome resta
«elle-même, elle eut, à l'image de son dieu Janus, les yeux tournés à la
« fois vers le présent et vers le passé. La coutume des aïeux , mos ma"
ujoram^ y conserva une autorité qui permet souvent de suppléer à la loi
«écrite ou de la tourner, et cette autorité de la coutume fut un puissant
« principe de conservation sociale. » (P. 3 9 5.)
Nous ne laisserons pas ce chapitre sans y signaler une très bonne
subdivision sur l'organisation militaire de Rome à cette époque. La lé-
gion et l'art militaire à Rome ont fait depuis longtemps l'objet de bien
nombreuses et bien savantes dissertations. M. Duruy les connaît, les
résume et les éclaircit par des figures et par des plans qui ne sont
nulle part mieux que là à leur place. C'est aux travaux de l'érudition
comme à ses études personnelles que l'auteur doit les traits divers de ce
tableau. C'est à Bossuet qu'il aime à prendre, pour donner plus de force
à sa pensée, l'expression d*un jugement général : «De tous les peuples
« du monde , le plus fier et le plus hardi , mais tout ensemble le plus
«réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus
«avisé, le plus laborieux, enfin le plus patient, a été le peuple romain.
« De tout cela s*est formée la meilleure milice et la politique la plus
« prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fiit jamais. » — « Voilà de
« bien glorieuses destinées et une bien grande histoire , ajoute M. Duruy.
« Cependant, si, dans Rome, nous avons trouvé beaucoup de grands ci-
« toyens, nous ne saurions dire que nous y ayons jusquà présent trouvé
« un seul grand homme. » (P. & 1 1 .) Est-ce tant à regretter? les grands
citoyens sont la force d'un peuple. Quant aux grands hommes, s'ib font
pour un temps la grandeur d*une nation, combien de fois n'onl-ils pas
entraîné eux-mêmes sa chute ! Rome en fournira la preuve et d'autres
peuples à son exemple.
284 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Au tableau de Rome devait succéder un tableau de Garthage. B y a
ici encore une très bonne étude historique et géographique, où Tauteur,
prenant les Carthaginois à leur origine, sait marquer le caractère de leur
puissance et Tesprit de leur civilisation; les travaux qui ont été faits dans
ces derniers temps sur la race phénicienne ont été mis par lui à contri-
bution, et plusieurs monuments qui s*y rattachent, soigneusement re-
produits.
Rome et Garthage navaient eu, pendant plusieurs siècles, que desre*
lations de bonne amitié. Trois traités avaient, de loin en loin, réglé ces
rapports. En 5 09, après la chute des rois; en 348, avant la guerre des
Samnites, et en 279, à Tépoque de la guerre de Pyrrhus. Pyrrhus oc-
cupant la Grande Grèce et menaçant la Sicile, Rome et Garthage se
trouvaient amenées à s ailier contre lui. Mais Pyrrhus était paiii. a Quel
(( beau champ de bataille nous laissons aux Romains et aux Carthaginois • «
avait-il dit en quittant la Sicile.
Ge fut là en effet que devait éclater d'abord la rivalité des deux
nations.
La première guerre punique, qui dura vingt-trois ans (î6 4-a 4 1)»
commence en Sicile et finit en Sicile. Tout l'avantage parait d abord aux
Carthaginois, ils sont les maîtres de la mer. Mais.c*est là que Rome
réussit à les vaincre. Elle débute par la victoire de Myles, quifachemine
à la conquête de la Sicile, continue par la bataille d'Ëcnome, qui lui
ouvre les rivages de l'Afrique; cest en Afrique, cest sur terre, que
les Carthaginois sont vainqueurs, grâce à lliabile stratégie du Grec
Xanthippe, général mercenaire; mais la guerre est alors reportée en
Sicile , et c'est là qu'une dernière bataille navale la terminera au profit
des Romains. La guerre traînait depuis longtemps. Garthage était fati-
guée de tant de sacrifices. Elle laissait son général Amilcar Barca tetdïï
en échec, par les seules ressources dun esprit hardi et fécond, tous
les efforts des Romains, et paraissait ne plus s'occuper que des af-»
faires et du commerce. Pressée de lui envoyer des vivres et des vai*»
seaux pour en finir, elle crut être habile en lui expédiant un convoi i
ces deux fins : la flotte lui apportait des vivres et devait recevoir des
combattants en échange. Mais les Romains l'attaquèrent avant quelle eût
déchargé les vivres et pris les soldats. C'est la bataille des iles Egates (^4 1)«
Le traité qui suivit était une trêve plutôt qu'une paix, et le temps
qui s'écoula jusqu'à la reprise des hostilités (140-219) fut employé de
part et d'autre, plus ou moins intentionnellement, aux apprêts d'une
nouvelle lutte . Les Romains, maîtres de la Sicile, s'emparent de la Sar-
daigne et de la Corse : c'était écarter à jamais les Carthaginois des ri*
HISTOIRE DES ROMAINS. 286
vages delltalie, puis ils commencent la conquête de la Cisalpine, comme
s*ils pressentaient le besoin de se rapprocher des Alpes pour les gar-
der. Les Carthaginois , se Voyant fermer la mer du côte de Tltaiie et
sachant par expérience ce qu*il en coûterait i se la rouvrir, se seraient
peut-être portés ailleurs ; et la guerre des mercenaires venait de leur
montrer combien est dangereux, pour une ville de marchands, Temploi
d*une force quon paye sans être sûr den être toujours maitre. Mais
cette guerre, la guerre inexpiable, terminée grâce à fhabileté d*Amilcar,
tout en soulevant contre lui des jalousies, lui créait dans le peuple
et dans Tannée une influence dont il pouvait user à d'autres fins que
la politique des marchands de Carthage. Éloigné de la ville pour faire
la guerre sur les côtes de TAfrique et en Espagne , il avait accepté volon-
tiers cette mission : les côtes d'Afrique et l'Espagne étaient, dans les vues
du sénat carthaginois , un magnifique champ d'exploitation , capable de
compenser la perte de la Sicile et de la Sardaigne. C'était plus aux
yeux des Barca; et quand, Amilcar étant mort, son œuvre eut été con-
tinuée par son gendre Asdrubal; quand la mort d'Âsdrubal fit passer le
commandement à Annibal, fils d'Amilcar, l'Espagne était toute préparée
à devenir la base d'opération d'une nouvelle guerre, une guerre à la-
quelle le fils d'Amilcar, fidèle au serment de son enfance, voulait
donner l'Italie pour théâtre et Rome même pour but.
La seconde guérite punique termine dignement ce premier volume
de M. Duruy. L'auteur suit Annibal dans sa marche hardie à travers les
Pyrénées et les Alpes, sur les grands champs de bataille du Tessin, de
laTrébie, deTrasimène et de Cannes; et il y trouve l'occasion de mon-
trer toute la solidité de l'œuvre opérée par Rome en Italie. Quand on
se rappelle le soulèvement des villes d'Afrique contre Carthage aux pre-
miers succès de Regulus, comment n'être pas frappé de cette immobi-
lité de l'Italie, que quatre batailles d'une telle importance, remportées
coup sur coup , ne décident point à s'unir au vainqueur contre la ville
dentelle a reçu la loi! Et, d'autre part, quel spectacle que celui d'Anni-
bal, quand, épuisé par ses propres victoires, et ne trouvant pas en Italie
le concours dont il avait pu se flatter, il se retire au sud de la péninsule
attendant les renforts que lui doivent au moins et Carthage et l'Es-
pagne; puis, à défaut de Carthage et de l'Espagne, se créant de nouvelles
ressources plus près du théâtre de la guerre, en Macédoine et eii Sicile.
Mais Rome est présente partout : elle intimide Carthage , elle contient
TEspagne, elle arrête Philippe, elle prend Syracuse, et Annibal est
toujours là, attendant. Un moment il voit le secours lui venir du lieu ou
il se l'était ménagé au départ. Son frère Asdrubal arrive d'Espagne en
3?
886 JOURNAL DBS SAVANTS-— MAI 1879.
Italie, mais il succombe et lui arrache ce cri : «Je reconnais la £3rtane
« de Gaiihage. » Et pourtant Annibal n est point abattu par ce revers.
L'Espagne est perdue; FAfrique envahie, iqu'il se refuse encore à lâr
cher ritalie. Il faut Tordre de Garthage, réduite aux dernières extrémi-
tés, pour qu'il se décide à repasser en Afrique, où il cède enfin à Zama
devant la fortune de Rome représentée par le jeune Scipion.
Dans cette partie de son livre, Fauteur est tout an charme de fhis-
toire qu'il raconte , et s'arrête peu à discuter. Les points neimanquaient
pas pourtant à la discussion , et , par exemple , on pouvait , comme ém^
dit, l'attendre au passage des Alpes. Il énumère en note les quatre-vingt-
dix dissertations parues avant 1 835 : trente-trois pour le petit SaintBeiv
nard; vingt-quatre pour le mont Genèvre; dix-neuf pour le grand
Saint-Bernard; onze pour le mont Genis; trois pour le mont Viso, «et
« combien d'autres depuis cette époque I » et il ajoute :
«Quelle route prit-il? Ici Polybe et Tite-Live difièrent, et après
(f eux tous les modernes. Polybe avait visité les lieux et interrogé des
«montagnards qui avaient vu passer l'expédition : son récit doit être
«suivi; malheureusement il ne lève pas toutes les difiicultés qui reste-
ci ront sans doute insurmontables; au reste, qu'Annibal ait passé par le
« mont Genis , le mont Viso , le mont Genèvre ou le petit Saint-Bernard ,
«il importe peu à l'histoire, qui s'intéresse surtout au résultat : les Alpes
« audacieusement franchies par une grande armée.» (P. S/ig.) — On
n'a jamais passé les Alpes plus lestement.
Ne chicanons pas d'ailleurs M. Duruy pour n'avoir pas voulu ajouter
une dissertation à tant d'autres. Il y a dans son livre assez de preuves
qu'il ne recule pas devant les difficultés, et que, lorsqu'il s'arrête, ce
n'est ni la critique ni la science qui lui font défaut. L'auteur d'ailleurs
montre pour ce grand sujet une passion à laquelle le lecteur ne saurait
demeurer insensible; une admiration pour ce que Rome a fait de grande
qu'il se plaît, on l'a vu, à partager avec Bossuet, et il cite volontiers
ses paroles. Il eût bien fait de suivre aussi Voltaire dans sa manière de
raconter. Le style du livre vise trop à l'éclat. G'est un tort et une erreur;
en cherchant moins l'effet on le trouve. On y peut relever un autre
excès encore , qui résulte d'un fort bon principe. Pour faire comprendre
les choses du passé, rien de mieux sans doute que de leur chercher des
analogies dans celles du présent supposées mieux connues. Mais M. Du-
ruy a trop souvent recours à ce moyen , et quelquefois les choses qu'U
veut éclaircir serviraient plutôt d'éclaircissement à celles qu'il veut em-
ployer à cette fin. Quand il nous dit : « Ges mercenaires pouvaient être
«dangereux, mais on savait se délivrer de leurs exigences, témoin les
HISTOIRE DES R(MAIN& 287
«quatre mille Gaulois livrée à ïépée des Romains, la troupe abaudon-
« née sur l'ile déserte deê ossements , et Xanthippe qai périt peiU-étre comme
« Carmagnola. » (P. ^3 o.) Le lecteur ne serait-il pas mieux éclairé, si Tau*
teur lui avait dit : « Xanthippe, que les Carthaginois firent périr peut-être
« comme les Vénitiens Garmagnola; » et encore eût-il mieux fait denen
rien dire, puisqu'un peu plus loin il écrit : a Xanthippe, richement récom-
(( pensé , quitte la ville avant que la reconnaissance eût fait place à l'en vie , »
ajoutant en note : «On a accusé les Carthaginois de lavoir fait périr en
« mer (Zonare, VIII, xiii, Silius Ital. VI, 68a), mais ils n avaient aucun
aintérèt à ce crime, contredit d'ailleurs par Polybe. » (P. /iSy.) Jenaime
pas non plus qu il me dise , même en note : u Annibal était le futur sta-
«thouder de Gartbage : les Hannon, ses de Wilt. » (P. igS.) Attendons
que nous en soyons à l'histoire de Hollande pour rappeler, si l'on y tient,
à propos du prince d'Orange, Annibal, et des de Witt, les Hannon.
En plus d'un lieu, ces rapprochements sont d'ailleurs beaucoup
moins un moyen d'éclairer le lecteur qu'une satisfaction que l'auteur
veut donner à ses propres idées , comme quand il dit : a Nos anges gar-
« diens et nos saints tutélaires sont comme un souvenir de ces antiques
«pénates et de ces bons génies» (p. 8q); — «les combats de gladia-
« teurs, qui furent d'abord, ainsi que l'a été ïaatodafé espagnol, un acte
«de dévotion.» (P. 85.) L'auteur se laisse trop volontiers aller sur cette
«pente : «Ce serait à croire, dit-il, un peu plus loin, que Rome,
«comme un institut fameux, avait peur de l'exaltation religieuse, si l'on
«ne savait que, dans cet institut, la réglementation de la piété est le ré-
« sultat de la réflexion , et qu'elle fut chez les Romains le produit spon^
«tané du caractère national.» (P. 94.) Qui se serait attendu à trouver
les jésuites dans Thisloire de Rome pour ce temps-là ?
Mais ce sont de petites taches. £n finissant, insistons plutôt sur ce
qui est le principal caractère de cette édition : ces plans, ces vues, ces
reproductions nombreuses de ruines, de statues, de médailles, d'objets
d'art, qui ne sont pas. seulement un ornement du livre, mais un pré-
cieux secours apporté aux études sérieuses. Ces cartes géographiques ,
topographiques, si libéralement multipHées, font voir que fauteur a re-
tenu de son enseignement d'autrefois combien il est utile d'aider à l'in-
telligence de la leçon par un tracé sommairement fait au tableau des
pays ou des lieux dont il est parlé; et ces nombreuses figures montrent
qu'il a compris , même pour l'archéologie et pour l'histoire . la vérité de
ce précepte d'Horace :
Segnius irritant animes demissa per aurem
Quam que stint oculis subjecta (îdelibus.
37»
288 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
L'illustration ainsi entendue, ce nest pas seulement de Tart, c*est de
l'érudition. Félicitons l'auteur, qui en a fait un si bon usage, et les édi-
teurs , qui Tont si magnifiquement secondé.
H. WALLON.
r
Note SUR les monnaies frappées pendant la révolte d Etienne
Marcel, cest^à-dire du 10 décembre 1356 au 31 juillet 1358.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Nous avons vu jusqu'à présent quelles furent les monnaies émises par
Tordre du duc de Normandie, et sur lesquelles le prévôt Etienne Mar-
cel et ses affidés n'exercèrent qu'un droit de veto. Nous allons étudier
maintenant les espèces dont Marcel commença par interdire le cours,
pour parvenir, quelques jours plus tard, à les faire ouvrer à son profit.
Comme dans le précédent article je suivrai l'ordre chronologique des
faits.
Le 7 mai 1 358, une ordonnance du Dauphin mit la monnaie sur le
pied 54"; on devait frapper : i"* des gros blancs à la fleur de lis, sem-
blables aux précédents, mais i 3 deniers 8 grains de loi, et de 6o au
marc; a"* des doubles tournois semblables aux précédents, mais ude tel
apois etloy, comme bon samblera » aux généraux maîtres, a en ouvrant
«iceulx gros deniers blancs et doubles tournois, sur le pied de mon-
ttnoie 54% en trayant de cbascun marc d'argent i3 livres lo sous tour-
« nois. »
L'exécutoire est du 9 mai i358; la différence ordonnée est, pour les
gros blancs à la fleur de lis , un petit point aux deux bouts des bras de la
croix, et à pile, sous chacun des bras de la fleur de lis, un petit point;
pour les doubles tournois, on mettra, à croix, de chaque côté un petit
point au-dessus des bras, et à pile, un petit point au-dessus de chaque
^ Voir, pour le premier article, le cahier d'avril, p. a35.
NOTE SUR LES MONNAIES. 289
côté (de la fleur de lis). Ces doubles tournois seront h i denier
1 2 grains de loi, et de a oii y au marc.
Le 11 mai, cet exécutoire fut expédié à Montpellier, Limoges, Fi-
geac, Toulouse, Agen, le Vigan, Angers, Saint-Pourçain , Troyes, Ma-
çon et Poitiers.
Le ms. A533 dit que ces gros blancs à 3 deniers 8 grains, et de 6o au
marc, valant i5 deniers tournois, furent frappés (à Paris) du i^ mai
au i'' juillet 1 358. Il y a là une erreur de date , puisque la monnaie 5k'
n a été créée que le 7 mai 1 358.
Leblanc place ce blanc au 9 mai i358.
A Saint-Pourçain, Barthélémy Ruau, du 9 mai au 9 juillet i358, a
émis 683,000 de ces gros blancs à la fleur de lis.
A Troyes, du 10 mai au 17 juin i358, Jehan de l'Esclat en a émis
754,000.
 Rouen, Jehan Cornevalois en a émis i,A36,ooo, et en même
temps, i,a 12,000 doubles tournois à 1 denier la grains de loi, et de
202 Y au marc.
A Toulouse, Bernard de Sainte-Foy, du 18 mai au a 1 juin 1 358, a
émis 1 83,000 blancs.
A Montpellier, Hugues de Neproux, du 20 mai au 3 juin i358, a
émis 39,000 grands blancs.
A Poitiers, Jeban Lalier, du 20 mai au 21 juin i358, a émis
aa,ooo grands blancs et 535, aoo doubles tournois.
A Troyes, Jehan de TElsclat, du 1 7 juin au 29 juillet 1 358, a encore
émis 5A7tOOO blancs, sur le pied blC.
A Poitiers, Jehan Lalier, du 21 juin au 19 août, a encore émis
a63,ooo grands blancs, et environ 578,600 doubles tournois.
A Saint-Pourçain, Baithélemy Ruau, du 3 au 3i juillet i358, a en-
core émis 296,000 blancs, sur le pied 5&*.
Le 5 août 1 358 , le Dauphin ordonna de faire des blancs à la fleur de
lis semblables aux précédents, à 3 deniers de loi, et de 80 au marc v et
2«0 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
(( aussi deniers doubles tournois , de tel pois et ioy , comme bon vous
((samblera, en ouvrant sur ledit pié. n
Le pied ordonné était 80".
L'exécutoire daté du 8 août 1 358 , dit que Ton mettra pour différence
aux gros blancs à la fleur de lis, «aux deux des boutz delà croix, en
«chascun bout, un petit point percé, et devers la pille, soubz chascun
«des bras de la fleur de lis, un petit point semblablement percé. »
Il est de plus ordonné de refondre toutes les pièces frappées sur ie
pied précédent, pour les remettre sur le pied 80', au profit du seigneur.
Cet exécutoire fut envoyé immédiatement à Troyes, Mâcon, Mont-
pellier, Angers , Poitiers , Rouen , Figeac , Toulouse , Agen , ie Vigan et
Limoges.
Le ms. &533 dit que, du a A juillet au 3o août i358, le blanc de
i5 deniers tournois, à 3 deniers de loi, et de 80 au marc, a été frappé
(à Paris).
J'ai recueilli les renseignements suivants sur la fabrication de la mon-
naie 80" :
A Toulouse, du ai juin au k septembre i358, Bernard de Sainte
Foy a émis 3a, 000 blancs.
A Troyes, du 29 juillet au 3i août i358, Jehan de l'Esclat a émis
52^)000 blancs.
A Saint-Pourçain , du 3i juillet au 29 août i358, Barthélémy Ruau
en a émis 17^,000.
A Poitiers, Jehan Lalicr, du 9 août au 6 septembre 1 358, en a émis
& 10,000.
A Rouen, du \i août au i"* septembre i358, Jehan Cornevalois
en a émis &6&,ooo.
Je trouve dans Leblanc l'indication suivante :
1" juillet i358 : blanc à la fleur de lis, et de 64 au marc.
Ce renseignement est corroboré par le ms. 4533, si généralement
bien informé, qui nous donne, du 1" au 2 4 juillet i358, un blanc de
i5 deniers tournois, à 3 deniers de loi, et de 64 au marc.
C'était bien une monnaie sur le pied 64^
Enfin Leblanc nous donne encore le renseignement suivant , qu'il
a pris je ne sais où :
8 août i358: blanc à la fleur de lis, à 3 deniers, et de 96 au marc.
C'est une monnaie sur le pied 96% dont il est impossible de trouver
trace nulle part; il parait clair que le chiffre de 96 au marc doit être
remplacé par 80 au marc.
Etienne Marcel ayant été tué dans la nuit du 3i juillet i358, nous
NOTE SUR LES MONNAIES. 291
venons de passer en revue toutes les monnaies qui ont été frappées pen-
dant quil était, pour ainsi dire, le maître absolu de Paris.
Le a a août 1 358, le Dauphin, rentré en possession du pouvoir dans
Paris, promulgua un mandement sur le fait et gouvernement des mon-
noyes, à la demande des notables des bonnes villes.
Le mouton d*or fut mis à 3o sous tournois.
L*écu de Jehan, à ao sous tournois.
L'ordre fut donné de frapper dans tout le royaume sur le pied de
monnaie Sa** :
i"" Des gros deniers blancs à la couronne, à k deniers argent-le-Roi ,
et de 4 sous 5 deniers et y (53 y) au marc, ayant cours pour la de-
niers tom*nois ;
a"" Des doubles tournois à a deniers 6 grains argent-le-Roi , et de i8o
au marc;
3^ Des deniers tournois à i denier i a grains de loi , et de a ko au
marc.
h!" Des deniers parisîs , à i denier 1 8 grains de loi, et de a a4 au marc;
5"" Des deniers d'or fin , de 6a au marc, a appeliez royaulx. »
On lit à la fin de ce mandement :
« Et aussi se complaignent yceulx ouvriers et monnoyers, d'avoir creue
«d'ouvraîge, pour cause de Feu vrefaic le derrenierement, enlamonnoie
«de Paris seulement, d'un pié de monnoie 64", ordonné à faire par la
«puissance de feu Estienne Marcel, jadis prevost des marchans, qui de
«fait fist ouvrer, en ladite monnoie de Paris, monnoie 64*; nousplaist
« et vous mandons par ces présentes , que des ouvraiges dessusdictz vous
«donnez ausditz ouvriers et monnoyers, tele creue d'ouvraige et mon-
«noyaige, come il vous samblera bon à faire.
«Donné à Paris le aa^jour d'aoust, l'an de grâce i358.))
(A. N. Reg. Z, i\56,fol. 8 v».)
L exécutoire est daté du lendemain, a 3 août.
Voici le dernier document qui se rattache à la période monétaire
que j'ai essayé de mettre en lumière :
292 JOURNAL DES SAVANTS. — UAI 1879.
1358 (a4 septembre).
Mandement da régent aux généraux maîtres des monnaies,
« . • .Coînenous et le conseil de ïïrê dict seigneur et de nous, estant
(là Goinpiengne, environ le y"* jour de may derrenierement passé, par
a très grant et bonne deliberacion , hue consideracion aux très grans
a et innumérabies mises qu il nous convient faire , pour soustenir la
«tuicion et deffense du Royaulme, heussions ordenë et vous mandé
uque, en toutes et chascune les monnoies estans en icelluy, vous feis-
«siez faire et ouvrer grans blans à la fleur de liz, telz corne ceulz que
((Ten faisoit paravant, en ouvrant sur le pié de monnoie 5&*, laquelle
a ordenance et ouvraige feu Estienne Marcel , naguère prevost des mar-
(ichanz en la ville de Paris, et plusieurs autres traystres, ses alliez, ne
tt vouldrent soufirir estre faicte en la monnoie de Paris , pour nrë dict
((Seigneur, ne pour nous, et depuis ce, par leui' voulenté et puissance,
a ont fait faire et ouvrer en ycelle monnoie, sur ycelluy pié de mon-
te noie 54*, et sur le pié de monnoie 64% yceulx gros deniers bians, telz
«corne il leur a pieu, et en prenant par devers euls tout le proffit en-
te tierement; duquel ouvrage nous avons entendu que vous ne voulez
0 ouvrir les boistes , ne faire les comptes , pource qu'il n*a pas été faict
ttde niFe commandement, par quoy Ten n*a peu, ne peut l'en savoir
«Testât du maistre particulier qui ledit ouvrage a fait, laquele chose
«peut estre et pourroit en très grand domage de nrê dict seigneur et
«de nous; pour ce est-il que nous vous mandons, comettons et estroic-
«tement enjoignons, à vous et à chascun de vous, que les boestes
«falotes à cause dlcelluy ouvraige, et tout le fait qui en despent, vous
«faciez en la fourme et manière quil appartient, si diligemment et en
«tele manière quil ny ait deffaut, et que nrê dict seigneur et nous ne
«puissions avoir domage. De ce faire, à vous et à chascun de vous
«donnons povoir et mandement especial. Donné à Paris le 24* jour de
«septembre, Tan i358, par Mons^ le Régent. — J. Villierol. »
(A. N. Reg.Z, 1% 56, fol. n s\)
Résumons très brièvement maintenant les faits monétaires rappelés
dans ce qui précède.
MONNAIE 48*.
Le a 3 novembre i356, le duc de Normandie crée la monnaie 48*,
NOTE SUR LES MONNAIES. 293
comportant : i"" des gros blancs à k deniers de loi, et de 80 au marc,
valant 1 1 deniers tournois ; d'odes doubles tournois à 1 denier 1 6 grains,
et de a 00 au marc.
Nous trouvons ces gros blancs frappés à Rouen , à Poitiers , à Troy es
et à Saint-Pourçain.
MONNAIE 3 s' POUR LE LANGUEDOC.
Le même jour, 28 novembre i356, ordre des généraux de laisser
frapper en Languedoc : i"" des gros d'argent à 6 deniers de loi, de 80
au marc, et de 1 a deniers tournois; i"" des doubles tournois à 2 deniers
12 grains de loi, et de 200 au marc; 3* des deniers tournois à 1 denier
18 grains de loi, et de 180 au marc.
Nicole Gilles dit que la révolte d*Étienne Marcel commença le 1 o dé-
cembre 1 356 , lorsque fut créée une monnaie à 3 deniers de loi, de 80
au marc et de 1 a deniers tournois de cours. Une monnaie dans ces con-
ditions aurait été sur le pied 64"; nous n'en trouvons trace nulle part.
D'un autre côté, l'ordonnance créant la monnaie 48" n'a été notifiée
aux changeurs de Paris que le 7 décembre i356; de là au 10 il n'y a
pas le temps nécessaire pour décréter, frapper et publier une mon-
naie 64^
De plus, dans un mandement du Régent aux généraux maîtres, daté
du a 4 septembre i358, il est dit que la monnaie arrêtée par Marcel
était un gros blanc à la fleur de lis, sur le pied 54% Peut-être donc Ni-
cole Gilles s'est-il trompé sur le pied de la monnaie interdite par Etienne
Marcel.
Enfin la promulgation de la Bulle d'or par l'empereur Charles IV, cé-
rémonie à laquelle assista le dauphin Charles, duc de Normandie, eut
lieu Je jour de Noël, a 5 décembre i356, à Metz, où le prince était
arrivé le aa décembre. Sur ce point donc, Nicole Gilles a dit vrai; c'est
bien le 10 décembre i356 qu'eut lieu l'émeute à la tête de laquelle
s'était placé le prévôt des marchands, Etienne Marcel.
Le a 5 novembre i356, des lettres patentes adressées au prévôt
avaient mis à 3 deniers de cours, au lieu de 8 , les gros deniers blancs à
3 deniers de loi, et de 1 1 2 y au marc.
Le ms. 4533 , si généralement exact sur la fabrication des monnaies
38
294 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
à Paris, nous dit que ce gros à 3 deniers de loi, et de 112 \ au marc,
fut ëmis du 19 septembre au 126 mars i356.
H faut donc peut-être voir la cause de l'émotion populaire dans cet
abaissement subit de | dans la valeur du gros en question, qui était sur
le pied 6o%
La fabrication des gros blancs de 1 2 deniers tournois, créés le 2 3 no-
vembre i356, n'aurait donc pas eu lieu à Paris, et celle des gros de
8 deniers tournois y aurait continué jusqu'au 16 mars i356.
MONNAIE 28%
Postérieurement au lo décembre i356, date fournie par Nicole
Gilles, nous trouvons, dans les registres de délivrances des ateliers mo-
nétaires, l'indication de la fabrication de gros blancs de 1 o deniers tour-
nois, à 5 deniers de loi, et de 70 au marc, sur le pied 28* par consé-
quent.
Nous les trouvons frappés à Rouen, à Saint-Pourçain , à Poitiers, à
Toulouse et à Troyes. Enfin le ms. 4533 nous dit qu'à Paris, du
a6 mars i356 au ^3 janvier 1367, il a été frappé : i"" des gros à la
couronne de 10 deniers tournois, à 5 deniers de loi, et de 70 au marc;
2"* des deniers parisis, à 2 deniers de loi, et de 224 au marc; 3"* des
deniers tournois à 1 denier 20 grains de loi, et de 266 -f au marc.
MONNAIE 60*.
Les 2 5 janvier et 6 février i356, l'ordre lut donné à la monnaie
d'Angers de convertir en hâte 3, 000 marcs, puis 1,000 marcs d'argent,
en deniers blancs à 3 deniers de loi, et de 1127 au marc, semblables
à ceux que l'on faisait auparavant. Cela semble bien confirmer la con-
tinuation de ce type à Paris, jusqu'au 26 mars 1 356.
Les ms. fr. 552 4 f* 88 r^, et le Registre de Lautier placent au
28 février i356 l'ordonnance créant le gros blanc à la couronne, sur le
pied 2 8*. Quant à la date officielle de cette ordonnance , qui n'a pas été
conservée, nous ne la connaissons pas.
En mars i356, un édit, conséquence des décisions de l'assemblée
des États réunie à Paris, mentionne une instruction sur les monnaies
d'or et d'argent, blanche et noire, déposée entre les mains du prévôt
NOTE SUR LES MONNAIES. 295
des marchands, monnaie que le duc de Normandie s'engage à ne
changer en rien , sans lassentiment des Etats.
MONNAIE SI 8*.
C'est très vraisemblablement la monnaie sur le pied a 8* qui était si-
gnalée dans cette instruction.
Ce qui est cei*tain , cest quune ordonnance-tarif du la mars 1 356,
adressée au sénéchal de Beaucaire, mentionne : i^ le gros blanc à la
couronne, valant lo deniers tournois; a"" le petit denier parisis; 3* le
petit denier tournois noir que l'on fait à présent. De plus, les deniers
blancs dernièrement faits sont mis à 3 deniers, au lieu de 8, leur ancien
prix.
MONNAIE kS*.
Le a a janvier 1 35^ fut créé le gros blanc à la fleur de lis, à 4 deniers
de loi, et de 6 o au marc, devant courir pour i5 deniers tournois.
En même temps furent frappés des doubles tournois à i denier
i6 grains, et de 187 f au marc.
Le 1 1 janvier 135^, les états avaient ordonné que le Dauphin fit
frapper une monnaie plus faible que la précédente. C'est ce qui a lieu,
puisque du pied 28" on est descendu au pied 45%
Nous trouvons ce nouveau gros blanc à la fleur de lis, émis à Poi-
tiers, à Troyes, à Rouen, à Saint-Pourçain , à Montpellier et à Toulouse.
Le cours de 1 o deniers tournois fut conservé au blanc à la couronne,
par lettres patentes du a 3 janvier 1 357.
MONNAIE 45\
C'est par ordonnance du 8 février 1 357 que fut prescrite la fabrica-
tion des doubles tournois à 1 denier 16 grains de loi, et de 187 7 au
marc. Ce double est bien sur le pied 45*, à très peu près.
MONNAIE 54*, PAR l^TIENNE MARCEL.
La monnaie 5 4* fut créée par une ordonnance du Dauphin , en date du
7 mai i358. On devait frapper : i** les blancs à la fleur de lis, à 3 de-
niers 8 grains de loi, et de 60 au marc; a* des doubles tournois sem-
blables aux précédents , à 1 denier 2 o grains de loi , et de a oa j- au marc.
38.
296 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
Suivant le ms. 4533, ils furent frappés jusqu'au i" juillet i358.
C*est là véritablement la monnaie que Marcel empêcha démettre
pour le compte du Régent, et qu'il s empressa défaire frapper à Paris,
à son profit exclusif.
Elle fut émise à Saint-Pourçain , à Troyes, à Rouen, à Toulouse, à
Montpellier et à Poitiers.
MONNAIE So*.
Le 5 août 1 358 , le Dauphin ordonna de mettre des blancs à la fleur
de lis sur le pied 8o*. Ils devaient être à 3 deniers de loi, et de 8o au
marc.
Nous les trouvons frappés sur ce pied à Toulouse, à Troyes, à Saint-
Pourçain , à Poitiers et à Rouen.
MONNAIE 6&*, PAR l^TIENNE MARCEL.
Mais le 3i juillet i358, Etienne Marcel avait été tué, après avoir
mis la monnaie sur le pied Six*, toujours à son profit.
Ce gros à la fleur de lis était à 3 deniers de loi, et de 6 & au marc, et
il fut frappé, à Paris seulement, du i^'au 2& juillet i358.
MONNAIE Sa*.
Le 212 août i358, le Régent, redevenu maître de Paris, décréta la
monnaie 3 a*.
Il est facile maintenant d'attribuer à Etienne Marcel les monnaies
qui ont été frappées par son ordre et à son profit.
Voici, en définitive, comment je m'explique l'histoire monétaire de
cette courte période.
Le a 3 novembre 1 356, le duc de Normandie créa la monnaie /i8*,
qui ne fut pas frappée à Paris. Le a 8 novembre, les généraux maîtres
n'en avaient encore fixé ni le type ni le cours.
Le a 5 novembre i356, un mandement adressé au prévôt de Paris
abaissait de 8 à 3 deniers tournois le cours des blancs sur le pied 6o*.
Le li décembre , ordre aia généraux maîtres de faire délivrer immé-
diatement 6,3 1 a livres 1 8 sous (soit i a 6, a 90 pièces) de gros, sur le pied
NOTE SUR LES MONNAIES. 297
60*, bien qu ils fussent trop faibles de 1 6 pièces par marc. Us devaient
être de 1 1 si y au marc, et ils étaient en réalité de 12S \ au marc.
Évidemment le prévôt des marchands éleva des objections contre
rémission de la monnaie &8% et le duc de Normandie y répondit par
la création d*un denier blanc à 3 deniers de loi , et de 80 au marc, devant
courir pour 12 deniers tournois. Alors les Parisiens se révoltèrent, et
Tordonnance, rendue probablement le 10 décembre i356, ne fut pas
exécutée. On continua donc à frapper les gros de 8 deniers tournois, à
3 deniers de loi, et de 1 1 a -^ au marc, dont la fabrication dura, plus ou
moins ouvertement, jusquau 26 mars i356. (Le poids d^une pièce de
112 I au marc est a,3i i5.)
L'émeute avait triomphé; les états s'assemblèrent, et imposèrent au
Dauphin l'obligation de frapper une nouvelle monnaie sur le pied 28*.
Celle-ci fut commencée à Paris, le 26 mars 1 356 , et continuée jusqu'au
23 janvier 1357. Ce fut seulement lors de la création de celte mon-
naie 28*, que le cours du gros, sur le pied 60", fut réellement abaissé
de 8 à 3 deniers tournois.
Le 22 janvier i35y, fut créée la monnaie A5^ comportant le gros
blanc à la fleur de lis, de 1 5 deniers tournois, à li deniers de loi, et de
60 au marc. Le cours de 10 deniers tournois pour le blanc h la cou-
ronne, sur le pied 28', lui fut conservé.
Ce fut l'assemblée des états elle-même qui décréta cet aflaiblissement
de la monnaie qui, du pied 2 8^ descendit ainsi au pied &5*.
Le 7 mai i358, le Dauphin créa la monnaie 54*, représentée par le
blanc à la fleur de lis, à 3 deniers 8 grains, et de 60 au marc, différant
du précédent, parles points clos placés aux extrémités des bras de la
croix, et sous les bras de la fleur de lis.
Etienne Marcel ne permit pas que cette monnaie 54* fût frappée au
profit du Dauphin , et il la fit immédiatement frapper, pour son propre
compte. Sa fabrication dura jusqu'au i*' juillet i358.
A partir du 1" juillet i358, Marcel affaiblit encore celle monnaie,
qu'il mit sur le pied 64*. Le gros blanc à la fleur de lis fut alors à 3 de-
niers de loi, et de 64 au marc. Nous ignorons quelle fut la différence de
ce blanc sur le pied 64*; peut-être le poids seul pouvait-il le faire dis-
tinguer. Il fut frappé jusquau 2 4 juillet, et à Paris seulement.
La monnaie 54*, usurpée par Marcel, comportait des doubles tournois
à 1 denier 20 grains de loi, et de 202-1- au marc. Us différaient des
doubles tournois sur le pied 45*, créés par une ordonnance spéciale du
8 février 1 357, par des points clos placés au-dessus des bras de la croix
et des bras de la fleur de lis.
298 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Marcel a donc fait frapper ù son profit exclusif : i"" le gros à la fleur
de lis et le double tournois sur le pied 54*; a"" le gros à la fleur de lis
sur le pied 6&*.
Le 5 août i358, le Dauphin, rentré à Paris, ordonna de mettre le
gros blanc à la fleur de lis sur le pied 8o*; il était à 3 deniers de loi et
de 8o au marc. La différence de ces nouveaux blancs consistait dans
remploi de points percés ou annelets, remplaçant les points clos des
blancs sur le pied 5&^
L'exécutoire est du 8 août i358.
Suivant le ms. 4533, ils ont été frappés jusquau 3o août i358.
Dès le 2 2 août i358, cette monnaie 8o*fut abandonnée, et une or-
donnance créa la monnaie 32'.
F. DE SAULCY,
La Société Romaine apbès les grandes guerres d Afrique
ET DE Macédoine.
DEUXIÈME ARTICLE ^
Après avoir montré, dans un précédent article , ce que la Grèce avait
à donner à Rome , je devrais dire comment les mœurs et les croyances
de la société romaine furent modifiées par cette première invasion de
Tesprit oriental et de la luxure asiatique. Mais Tespace me manquerait
pour tracer ici ce tableau, dont bien des traits sont, d'ailleurs, dans
toutes les mémoires; mieux vaut étudier les changements moins écla-
tants , et plus dangereux , qui se produisirent alors dans les conditions
sociales.
Au VI* siècle de Rome, à ne voir que la surface de la société, tout
paraissait demeurer dans lancien état. L'union régnait dans la ville, le
peuple était docile, le sénat modéré, les tribuns pacifiques , et la Répu-
blique puissante et paisible semblait marcher vers un long et brillant
avenir. Cependant la liberté se mourait. Le peuple n était pas opprimé ,
et il était dans la plus affreuse misère; le cens marquait un plus grand
nombre de citoyens qu'il n'en avait jamais indiqué, et l'on manquait de
^ Voir, pour le premier article, le cahier d'avril.
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 299
soldats. Un siècle de guerres, de pillages et de corruption, avait dévoré
la classe des petits propriétaires qui avaient fait la force de Rome et sa
liberté. Cette disparition de la classe moyenne est le fait qui explique
l'histoire de la dernière période républicaine. Il faut donc Tétudier de
près.
Depuis qu*Ânnibai avait passé TÈbre , la guerre avait décimé sans
relâche la population militaire : quarante mille Romains au moins
étaient toujours retenus sous les enseignes , c est-à-dire le huitième de la
population totale et le quart peut-être des hommes propres au service.
Naguère, chez les puissances modernes, on levait un soldat sur cent
habitants , et il ne servait que cinq ou six ans. Â Rome on en prenait
un sur huit, et il pouvait être, comme Ligustinus, vingt-trois fois enrôlé.
Un service si actif devait être bien meurtrier, et, comme les pertes tom-
baient sur une classe restreinte, cette classe devait nécessairement dé-
croître avec rapidité. Ainsi les longues guerres de Gharlemagne contri-
buèrent à épuiser, dans Tempire des Francs, la classe des hommes
libres. Après lui il ne resta que des seigneurs féodaux et des serfs,
comme à Rome il n'y eut plus, après la conquête de l'Afrique, de la
Grèce et de TAsie, que des nobles et des prolétaires.
Toutefois une chose plus meurtrière que les combats et les marches
forcées, que les privations et le brusque passage par tant de climats,
que les maladies enfin ou le fer ennemi, c'étaient les conséquences
qu avait cette vie des camps pour les mœurs des soldats. Aux yeux de
beaucoup, le service militaire n'était plus un devoir civique, mais un
métier lucratif. Quand l'expédition promettait du butin, les consids
trouvaient toujours un grand nombre de volontaires. Pauvres aujour-
d'hui, demain ils étaient riches et heureux; iiussi préféraient-ils aux
rudes labeurs du paysan, à sa vie tristement monotone, les change-
ments soudains de ce jeu terrible de la guerre , les privations , mais
aussi les joies et les excès des lendemains de victoire. L'État leur assu-
rant les vivres, les vêtements et la solde, ils remplaçaient par une pro-
digue insouciance les habitudes prévoyantes et économes du laboureur.
Venait-il un licenciement, fallait-il reprendre la pioche et la bêche, et
les travaux de tous les jours, et la sobriété de tous les instants, ils étaient
épouvantés et fuyaient k Rome , où ils allaient grossir, auprès de leurs
anciens chefs, la foule servile des clients. En vain leur ofiBrait-on des
terres, ils n'en voulaient pas. Le sénat en envoya comme colons à An-
tium, à Tarente, à Locres, à Siponte, à Buxentum et dans vingt autres
places; au bout de quelques années ils s'étaient tous enfuis. LesGracques
eux-mêmes ne trouveront pas de partisans dans cette foule paresseuse
300 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
qui les laissera périr sans les défendre. Quand lennemi était près de
Rome, les campagnes étaient courtes, et le soldat, redevenu bien vite
citoyen, retrouvait, après quelques jours d absence, sa femme, ses
enfants et ses travaux. Aujourd'hui les légionnaires, qui dans peu s indi-
gneront quon les appelle citoyens, Qairites, passent quinze à vingt ans
dans les camps ou dans les garnisons lointaines; ils n'ont plus de famille ,
ils vivent dans le célibat, et, si le général ne les ramène pas avec lui à
Rome , ils restent dans la province , où ib perdent bientôt tout ce qu'ils
ont encore de vertus romaines. Quel nombre Milhridate n'en trouva-t-ii
pas en Asie !
Pour ceux que le service rendait à Tllalie, d'autres causes les chas-
saient de leurs champs vers la ville. Les progrès du luxe et l'abondance
des métaux précieux ayant subitement élevé le prix de toutes choses,
la même fortune qui donnait autrefois une honnête aisance ne sauvait
plus de la misère. Quand Gn. Scipion , au commencement de la seconde
guerre punique, demanda son rappel d'Espagne pour aller marier sa
fille, le sénat se chargea de trouver à celle-ci un époux, et lui donna
1 1,000 as. Quelques années seulement. après Zama, a5 talents étaient
déjà regardés comme une dot bien minime, même dans une maison
de mœurs antiques.
Ainsi chaque jour les besoins croissaient, et chaque jour aussi, du
moins pour le pauvre qui avait les périls , mais non les profits durables
de la conquête , les moyens de les satisfaire diminuaient. Quoi qu'en
dise Tacite, l'Italie n'était pas, sauf en quelques cantons , d'une extrême
fertilité, ou bien elle était épuisée par une longue culture et par le
manque d'engrais; du moins, à l'époque qui nous occupe, si l'on excepte
quelques cantons privilégiés de rÉtrurie , de la Grande Grèce et la
plaine du Pô, le rapport n'était que de quatre ou cinq à un. En outre,
un mauvais système de jachères, des frais de culture énormes , par suite
de rimperfection des méthodes et de l'emploi d'outils exigeant une
main-d'œuvre quadruple au moins de la nôtre, le mauvais état des voies
de petite communication qui ne permettait pas l'usage des voitures et
forçait de tout envoyer à dos d'âne ou de cheval jusqu'à la ville ou au
bord de la mer, enfin la défense d'exporter le blé d'Italie , rendaient
cette culture onéreuse et faisait regarder comme une mauvaise spécula-
tion d'avoir des terres à grains.
Gaton place cette propriété au sixième rang, et met au-dessus les
vignes , les oliviers et les prairies. Gelles-ci s'étendaient tous les jours ,
parce que les détenteurs de terres publiques, n'ayant aucun titre de
propriété, ne bâtissaient ni ne plantaient, et aussi à cause du revcuiu
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 301
qu on en tirait. Elles nourrissaient quantité de moutons qui donnaient
la laine dont tous les vêtements étaient faits , du lait , du fromage et des
agneaux, viande qui, avec celle de porc, faisait alors, comme aujour-
d'hui, pour les jours de fête, le fond de la cuisine des Italiens. Leur
nourriture habituelle était végétale : au blé, à Torge, au millet, ils joi-
gnaient des figues, des raisins, des olives, des raves, du raifort et de
Tail; sur le littoral, des coquillages; dans Tintérieur, du poisson salé;
dans les fermes riches, des poules, des pigeons et des lièvres; partout
ils consommaient beaucoup de vin et d'huile, de sorte quon peut dire
que ces deux denrées et la laine étaient les principaux produits de
fagriculture italienne; aussi furent-elles longtemps protégées par une loi
qui interdit aux nations transalpines de planter des vignes et des oliviers.
lÛais la fabrication du vin et de Thuile sont des industries agricoles qui
exigent, pour être fructueuses, des capitaux et des bras. Les riches seuls
en avaient, et le petit fermier, qui nourrissait Rome autrefois, n'avait
plus rien à porter sur ce marché immense d'où son blé était chassé par.
ceux d'Afrique, de Sicile et de Sardaigne, cultivés à meilleur compte,
à l'aide de troupeaux d'esclaves, dans des terres plus fertiles.
Chez nous, l'équilibre se conserve dans les conditions par la diversité
des sources de fortime , dont une seule classe ne peut avoir le mono-
pole; les agriculteurs, les industriels, les commerçants, renouvellent
sans cesse cette classe moyenne qui est la plus sûre gardienne de la
liberté. A Rome, où le commerce était aux mains de grandes compa-
gnies servies par des armées d'esclaves, et l'industrie dans celles d'une
multitude d'affranchis et d'étrangers, il n'y avait pour le citoyen isolé
qu'un moyen d'aisance : la propriété foncière et le travail agricole; l'une
diminuant de valeur, l'autre devenant tous les jours plus rare , l'aisance
du peuple aussi diminuait. De la gêne à la misère le pas était bientôt
franchi. Voulait-on recom*ir à l'usure , l'aident était à un taux exorbi-
tant, malgré les lois et la surveillance des édiles : nous verrons Brutus
prêter à 48 pour i oo. Depuis 1 6g, les citoyens sont, il est vrai, affran-
chis de fimpôt foncier; mais cet impôt pesait principalement sur les
riches; c'étaient donc eux qui gagnaient le plus à sa suppression.
Et puis ces riches ne respectaient pas toujours le domaine du pauvre.
Après avoir pillé le monde comme préteurs ou consuls durant la guerre ,
les nobles, pendant la paix, pillaient encore les sujets comme gouver-
neurs; et de retour à Rome avec d'immenses richesses, il les em-
ployaient à changer le modique héritage de leurs pères en des domaines
vastes comme des provinces. La lex Claadia ayant interdit le commerce
aux familles sénatoriales , de grands capitaux refluèrent vers les fonds de
39
302 JOURNAL DBS SA VANTS. — MAI 1879.
terre , et la formalicm des laUfumOa en fut accélérée. Dans leurs villas ,
ces ktndlords rouiaient renfermer des b(M, des lacs, des montagnes. Là
o& cent familles avaient vécu à Taise , un seul se trouvait à rëtroit. Pour
augmenter son parc, le consulaire achetait à vil prix le diamp d*on
vieux soldat blessé ou d*un paysan endetté, qui allaient, Tun et Taïutre,
perdre dans les tavernes de Rome le peu d*or qu ils avaient reçu. Sou-
vent il prenait sans rien donner* Un ancien écrivain montre un mal-
heureux en procès avec un homme riche, parce que celui-ci, incom-
modé par les abeilles du pauvre, son voisin, les avait détruites. Le
pauvre protestait qu il avait voulu fuir, établir ailleurs ses essaims, mais
que nulle part il n avait pu trouver un petit champ où il n eut encore
un homme riche pour voisin, a Les puissants du siècle, dit Columelle,
« ont des propriétés dont ils ne peuvent même pas £siire le tour à cheval
« en un jour, » et une inscription trouvée près de Viterbe montre (pi*un
aqueduc long de 6 milles ne traversait les terres que de neuf proprié*
laires. Sur tout le territoire de Léontini, en Sicile, il y avait seulement
83 propriétaires; sur celui d'Herbtta, 287; d'Âgyrium , aSo; de
Motyca , 1 88. Rabiriiis ne fut pas embarrassé pour prêter à un prince
fugitif cent millions de sesterces, et un autre publicain disait : « Ju plus
a d'or que trois rois. » Ainsi il en était des fortunes particulières comme
des domaines : une énergique concentration amenait les capitaux et les
terres dans les mains de quelques puissants.
La grande propriété, née du pillage du monde, n aurait pu prendre
le dangereux développement où elle arriva, sans un article des traités
que la meurtrière habileté du sénat avait imposé aux vaincus : on a vu
qii*il leur ôtait iejus commerça hors de leur territoire, mesure en appa-
rence in offensive, et qui, en réalité, préparait une révolution écono-
mique dont les conséquences se firent sentir durant des siècles. Lors-
qu'il interdisait aux alliés et aux sujets de commercer avec leurs voisins,
le sénat n'avait eu qu'une pensée politique : diviser les intérêts pour
prévenir des coalitions. Mais, du même coup, il avait avili la propriété
chez tous ces peuples et facilité aux Romains facquisition de vastes
domaines, [misqu'il avait retenu pour eux le droit d'acheter partout, et
à peu près sans concurrence. Loi^nmiia periidere Italiam, s'écrie Pline,
et il a rabon : la grande propriété a perdu l'Italie. lYabord eUe a tué
t'agriculture italienne, caries pays de montagnes, comme la péninsule
Apennine, ne peuvent prospéi*er que par le travail à k main qui,
variant les procédés selon les différents sok, fait valoir les moindres
réduits, et elle a changé les moeurs et les institutions de la vieille Rome
républicaine.
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. SOS
La petite propriété disparaissait donc et, avec elle, cette forte popu-
lation de laboureurs qui aimaient sincèrement la patrie, les dieux, la
liberté. Tite-Live cite avec complaisance le discours de Ligustinus; mais
ce centurion, après vingt- deux campagnes et à Tàge de plus de cin-
quante ans, n'avait pour lui, sa femme et ses huit en£ints, qu'un arpent
de terre et une cabane. Qu allaient devenir ses fils après le partage de
ce misérable héritage. Ils ofiGriront leurs bras aux riches propriétaires.
Mais ceux-ci ne veulent plus, à lexempie de Caton, que des prairies qui
nourrissent sans frais et sans travail de nombreux troupeaux. Quelques
esclaves suffiront bien pour les gardei*, et il y a tant d'hommes à vendre
qu'avec 5oo drachmes (/i6o francs) on a cette machine humaine que
Varron classe avec les bœuls et les charrues , instramentam vocale. Elle
fonctionne mal, il est vrai, et paresseusement; mais elle coûte si peu à
entretenir et à remplacer, qu'on ne l'épargne guère. Malgré tous ses
défauts, on préfère l'esclave à l'ouvrier libre, plus cher, moins docile et
qu'on ne peut traiter avec le même mépris. Quand Paul-Ëmile eut
vendu i5o,ooo Epirotes, Scipion Ëmilien, 55,ooo Carthaginois, Grao*
chus, tant de Sardes, qu'on ne disait plus, pour désigner une vile den-
rée, que Sarde à vendre ^ toutes les villas s'emplirent d'esclaves, et le jour-
nalier de condition libre ne trouva plus à louer ses bras sur les terres
des riches. C'est une loi de l'histoire qu'il ne peut y avoir de classe
moyenne dans les États où l'esclavage a pris un grand développement.
Chassés de leur patrimoine par l'usure ou par Tavidité de riches
voisins, privés de travail par la concurrence des esclaves, ou prenant en
dégoût la vie frugale de leurs pères, grâce aux habitudes de paresse et
de débauche contractées dans les camps, les pauvres tournaient leurs
pas vers Rome. Ils y étaient attirés par le bas prix du sel que donnaient
les sahnes d'Ostie , par celui du blé que fournissaient les dhnes de 5icile,
de Sardaigne et d'Espagne , par les maigres profits d'industries plus ou
moins honnêtes, qui poussent toujours sur le fumier des grandes villes,
enfin par une nouvelle sorte de clientèle, la mendicité à la porte des
grands. « Maintenant, dit Varron, que les pères de famille, abandonnant
«la faucille et la charrue, se sont presque tous glissés dans Rome, et
«aiment mieux se servir de leurs mains au cirque et au théâtre que
«dans les vignobles et les diarops, il nous faut, pour ne pas mourir de
« fidm, acheter notre blé aux Sardes et aux Africains, et aller vendanger
«avec des navires dans les iles de Cos et de Chios. » Ainsi grossissait
Hoe foule affamée qui se croyait le peuple romain et qui se vendra au
plus offrant. César trouva que, sur 65o,ooo citoyens, 3ao,ooo vivaient
aux dépens du trésor, c'est-à-dire que les trois quarts du peuple
39.
304 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
romain mendiaient. Un mot du tribun Philippe est plus terrible : « Il
«n'y a pas, disait-il, dans Rome, 2,000 individus qui possèdent.» Ce
phénomène social en explique un autre , sur lequel on ne saurait trop
insister : la population de Rome augmente et le recrutement des légions
y devient plus difficile, parce que le nombre des citoyens ayant le cens
exigé pour le service militaire diminue tous les jours. Et maintenant,
quon reproche à Marins d'avoir ouvert les légions aux Italiens et aux
prolétaires! Mais ces prolétaires seront les soldats d un homme, de Marius
ou de Sylla , de Pompée ou de César, d'Octave ou d'Antoine ; ils ne
seront plus ceux de la République. On voit comme tout s'enchaine dans
cette histoire; comme les faits accomplis ont des conséquences néces-
saires, comme enfin l'homme est d'ordinaire l'artisan inconscient des
révolutions que ses idées, ses passions et ses actes préparent.
La pauvreté, qui endurcit le corps et trempe les âmes, quand elle est
générale, comme dans la Rome des anciens jours, dégrade, en face du
luxe et de Topulencc , ceux qui n'ont pas en eux-mêmes un ressort vigou-
reux. Quels devaient être la dignité, l'indépendance, le patriotisme de
ces hommes qui, chaque matin, allaient tendre la main à la porte des
grands? Et ces grands, en reconnaissant au Forum ceux quils avaient
achetés au prix d'un peu de blé et d'huile, quel respect pouvaient-ils
avoir pour les décisions qu'ils rendaient dans l'assemblée populaire?
Ce peuple même était-il vraiment le peuple romain?
Autrefois, pour combler les vides faits par la guerre dans les rangs
de ces plébéiens, que les nobles avaient appris à leurs dépens à estimer,
le sénat donnait le droit de cité aux plus braves populations de l'Italie,
mais, depuis la fm de la première guerre punique, pas une seule tribu
nouvelle na été formée. Qui remplaçait cependant les prisonniers de
la seconde guerre punique , les soldats restés sur les champs de bataille
de Cannes, de Trasimènc et de Zama, dans les gorges de TEspagne,
dans les terres fangeuses de la Cisalpine, en Grèce, en Asie et jusqu'au
pied de l'Atlas? Des affranchis, des Siciliens, des Africains, des Grecs,
qui apportaient leur corruption avec tous les vices de l'esclavage.
De 2 & 1 à 2 1 o , un nombre immense d*affi:*anchis entrèrent dans la
société romaine. Lorsque , au milieu de la guerre contre Annihal , le
sénat vida le sanctias œrariam où était renfermé Yaarum vicesimariam
produit par Timpôt du vingtième sur la valeur des esclaves affrandiiis,
on y trouva quatre mille livres pesant d'or. On avait dû recourir à cet
expédient durant la première guerre punique, pendant laquelle les
nécessités n'avaient pas été moins extrêmes; le trésor ne renfermait
donc que l'impôt de trente ou de quarante années, cependant il conte-
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 305
nait /l,5oo,ooo francs. Or Gaton payait un vigoureux esclave i,3oo fr.,
et on vient de voir que les Âchéens avaient racheté les légionnaires
vendus par Annibal au prix de â6o francs par tête; en prenant une
moyenne on aura 880 francs, dont le vingtième sera 44 francs, somme
comprise 102,272 fois dans 4,5oo,ooo francs, ce qui donnerait envi-
ron trois mille afiBranchissements annuels, même davantage, si, comme
il est probable, la moyenne que nous avons prise est trop forte. Ces
chiffres sont incertains; ce qui ne Test pas, c'est que toute guerre heu-
reuse faisait beaucoup d'esclaves, dont un grand nombre passaient assez
vite à la condition d'affranchis, car il était avantageux d'avoir de ces
sortes de gens. En échange de la liberté, lafiranchi s'engageait à l'égard
de son ancien maître, dont il devenait le client, à lui payer annuelle-
ment une certaine somme; à lui rapporter une partie de ce qu'il rece-
vait dans les distributions gratuites; à lui laisser enfin sa succession, car
le maître exigeait souvent de l'esclave qu'il libérait le serment de ne
point se marier, afin d'en hériter légalement comme patron, et ce ser-
ment ne fut interdit que par Auguste.
Enfin , comme la manumissio faisait du Ubertus un citoyen , en avoir
beaucoup, c'était posséder des moyens d'action dans les comices et une
sauvegarde dans les émeutes. Au temps de Gicéron, il était d'usage
d'affiranchir le captif honnête et laborieux au bout de six années de ser-
vitude. Aussi Rome en contenait un tel nombre, que Sempronius Grac-
chus, le père des Gracques, voulut, dans sa censure, chasser des tribus
les libertini que ses prédécesseurs y avaient inscrits. Sur l'opposition de
son collègue, Appius Glaudius, il se résigna à y laisser ceux qui avaient
un enfant de plus de cinq, ans, ou qui possédaient un bien-fonds de
3o,ooo sesterces; les autres furent renfermés dans une des quatre tri-
bus urbaines. Gette mesure ne fut même pas observée longtemps, car
Scipion Emilien ne voyait dans le peuple romain qu'une foule d'an-
ciens captifs; et le meilleur moyen, à l'uscige des démagogues, de se
rendre maîtres des comices , était de répandre les affranchis dans toutes
les tribus. Gicéron assure que, de son temps, ils dominaient jusque
dans les tribus rustiques.
Ainsi Rome envoyait ses citoyens dans les provinces comme légion-
naires, publicains, agents des gouverneurs, intendants des riches ou
aventuriers cherchant fortune; et, en échange, elle recevait des esclaves
bientôt libérés qui lui apportaient : l'esclave grec, les vices des sociétés
mourantes; l'esclave espagnol, thraccou gaulois, ceux des sociétés bar-
bares. Il y avait donc, entre la capitale et les provinces, comme une
circulation non interrompue. Le sang refluait sans cesse du cœur vers
306 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879
les extrémités, qui le renvoyaient, mais vidé et corrompu. SalLuste a
dit avec son énergie habituelle : «Tout fut perdu quand s éleva une
(( génération d'hommes qui ne pouvaient avoir de patrimoine ni souffirir
0 que d'autres en eussent, n
Au point de vue politique, ces résultats étaient menaçants; au jMnot
de vue économique, ils étaient désastreux. La concentration aux mainar
d*une oligarchie peu nonibreute des propriétés et des capitaux, le sy&-
tème des prairies substitué à la production des céréales, et la culture
délaissée à des esclaves ignorants, que ne surveillait plus Tœilclu mattre,
étaient autant de causes de ruine pour l'agriculture. Du temps de Galon
déjà elle déclinait; bientôt elle produira si peu , que l'Italie, ne pouvant
plus se nourrir, « la vie du peuple romain sera à la merci des vents et
(( des flots. » Ce ne sont pas les seuls dangers; les campagnes , abandon*
nées par les ouvriers libres, se dépeuplent, et, sur mille points «la
mai'aria s'en empare, en chasse les derniers habitants ou étend. sur eux
son influence meurtrière. Avant un siècle, une partie de la plaine' du
Latium sera inhabitable.
Ce qui a vécu doit mourir, c'est la loi des institutions comme celle
des hommes. Mais, dans une société vivante, toute évolution sociale
produite par la force des choses a deux actes : elle ruine le présent, -et
elle prépare l'avenir. On vient de voir les désastreux eflets, pour Tan-
cien peuple romain, de la subite introduction dans Rome d'immenses
richesses et de multitudes infinies d'esclaves. Je dois dire à l'avaiK^
que ces richesses se disperseront; que l'ordre i l'intérieur tarira Tune
des sources les plus abondantes de iésclavage; que, pour répondre aux
besoins créés par une civilisation supérieure, l'industrie et le commepce
prendront un prodigieux essor dont les artisans libres profiteront; enfin,
qu'à l'abri d'une paix deux fois séculaire , cent millions d'hommes joui*
ront d'une prospérité qu'ils n'avaient jamais connue. Nous venons de
montrer l'œuvre de destruction qui se continuera jusqu'à ce que la
Rome républicaine ait péri; on verra dans l'histoire de l'empire TceuTre
de reconstruction se poursuivre malgré les tragédies sanglantes de la
curie et du palais.
V. DURUY.
[La fin à un prochain cahier.)
OEUVRES WS SOPHIE GERMALN. 307
ŒuvBBS PHILOSOPHIQUES DE SoPHiE Gebmain , suivics de pcitsées
et de lettres inédites, d'une notice sur sa vie et ses œuvres, par
ff* Stapuy. Paris, Paul Ritli, 1879.
Sophie Germain ^ a su, sans le secours d aucun maître , sans y être
encouragée par son entourage, étudier et comprendre les plus hautes
théories mathématiques, et, sur cette route réputée difficile , dépasser de
bien loin les rares personnes de son sexe qui y avaient, avai^t elle, fait
admirer leur pénétration et vanter leur génie. Ses succès scientifiques
sont incontestables : une correspondance exclusivement mathématique,
continuée pendant plusieurs années sous le pseudonyme de Leblanc» ne
permet pas de prêter à ia haute estime que lui témoigne un juge illustre
et sévère une explication étrangère à la science. Qui oserait lui contes-
ter le litre de géomètre lorsque Gauss lui écrit : « Monsieur, j'ai lu avec
« plaisir les choses que vous avei bien voulu me communiquer. Je me
t félicite que Tarithmétique acquière en vous un ami aussi habile; sur-
it tout votre nouvelle démonstration pour les nombres premiers dont a
test résidu ou non résidu, m*a extrêmement plu, elle est très fine. »
Les réflexions de Sophie Germain sur la théorie des nombres ont
donc su, sous la signature de M. Leblanc, attirer l'attention et mériter
l'estime du plus grand géomètre du siècle, mais cest par l'étude per-
sévérante d'un problème de physique mathématique, que son nom est
surtout devenu célèbre. Le grand prix des sciences mathématiques a
été décerné,. en 1816, à son mémoire sur la théorie des surfaces élas-
tiques, et son analyse difficile et savante, quoique fondée sur des prin-
cipes physiques très contestables, justifie le jugement porté par Biot :
«M^*" Germain est probablement la personne de son sexe qui ait péné-
«tré le plus profondément dans les mathématiques. »
L'opuscule dont on vient de donner une édition nouvelle avait été ,
lors de sa première publication en i833, beaucoup moins remarqué
que les éaîts mathématiques de son éminent auteur. Sophie Germain
y montre cependant un esprit ferme et élevé, dont les aspirations vers
une inflexible rigueur logique n'excluent ni lenthousiasme ni la finesse
du goût. La précision de son style atteste, en plus d'une page, l'intelli-
gence et Thabitude des démonstrations mathématiques.
Sophie Gennain, née à Paris le 1" avril i77t), morte à Paris le 17 juin 183*.
308 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Une circonstance, à nos yeux moins importante, parait avoir frappé
surtout le nouvel éditeur et former à ses yeux le plus flatteur et le plus
important des succès de Sophie Germain : Auguste Comte, dans son
cours de philosophie positive, en mentionnant les études de Sophie
Germain sur les surfaces élastiques, ajoute en note : «On apprécierait
(I imparfaitement la haute portée de M^^ Germain , si Ton se bornait à l'en-
<( visager comme géomètre ; quel que soit féminent mérite mathématique
«dont elle a fait preuve, son excellent discours posthume sur fétat des
«sciences et des lettres aux différentes époques de leur culture, indique,
«en effet, une philosophie très élevée, à la fois sage et énergique, dont
t bien peu d*esprits supérieui^s ont aujourd'hui un sentiment aussi net
«et aussi profond. J'attacherai toujours le plus grand prix à la confor-
« mité générale que j ai aperçue dans cet écrit avec ma propre manière
« de concevoir l'ensemble du développement intellectuel de l'humanité, n
C'est ce discours, aujourd'hui fort oublié, sur lequel nous voulons
appeler l'attention des esprits curieux de toute aspiration sincère vers
la vérité.
Le premier chapitre est fort court. L'auteur, étudiant les voies de
l'esprit humain , aperçoit le développement des sciences et des lettres
dominé par un sentiment commun. «Dirigées vers un même but, nos
«recherches, dit-elle, dans les différents genres d'étude, emploient des
« procédés qui sont aussi les mêmes : Les oracles du goût ressemblent
« aux arrêts de la raison. »
Attentive à signaler le solide terrain sur lequel les œuvres excellentes
et durables se rejoignent et se touchent, Sophie Germain oublie que
la diversité nécessaire des méthodes reste égale cependant à la variété
infinie des sujets. L'enchaînement logique et clair des parties, la sim-
plicité source de l'élégance , la sévérité qui sacrifie sans hésiter le résul*
tat d'une inspiration malheureuse, tout cela se rencontre assurément
chez le savant comme chez le poète, chez le calculateur comme chez
l'écrivain , et fingénieux auteur développe en termes excellents ces vé-
rités incontestables mais incomplètes. Sa conclusion, comme toute
proposition générale, ne serait utile et vraie que si l'on pouvait en ac*
cepter les conséquences particulières : la marche de l'esprit humain est
partout la même, et la séparation qu'on prétend faire entre les facultés
de fesprit n'a rien de réel. Telle est la proposition générale, et l'on
pourrait, avant de l'accepter, demander à l'auteur si Molière, en s'applî-
quant aux sciences, aurait pu, suivant lui, devenir un Kepler ou un
Newton, et si fauteur du livre des Principes avait les qualités néces-
saires pour devenir le rival de Shakspeare. Si elle se récrie qu'on exa-
OEUVRES DE SOPHIE GERMAIN. 309
gère sa pensée pour la combattre, il reste évident quelle a voulu seule-
ment signaler certaines qualités nécessaires et communes à tous les grands
esprits, dont ces points de* contact, si excellents qu'ils soient à signaler,
ne laissent la séparation ni moins réelle ni moins profonde.
Sophie Germain , dont le style ferme et pur atteste la culture litté-
raire, semble d'ailleurs, non seulement indifférente, mais complète-
ment étrangère au mouvement si vif, à lardeur si empressée qui, dans
le domaine du goût, entraînait alors et passionnait les plus brillants es-
prits. Elle écrit en i83 i : « Les lettres ont perdu leur éclat, elles n'at-
« tirent plus vers elles lattention des peuples, elles ne sont plus Tobjet
« de Tentbousiasme de la jeunesse; la poésie , si elle ne trouve pas moyen
u de se rattacher à quelques-unes des idées qui intéressent les discussions
(c politiques est également dédaignée. »
Ni les Méditations , ni les Orientales^ ni les Contes d'Espagne et d* Italie^
n* avaient égayé et charmé le cabinet de travail de Sophie Germain ,
peut-être que, sans la lire, elle avait entendu vanter la Villéliade.
Dans le second chapitre qui termine fou vrage, Sophie Germain expose
a priori t sans développements historiques, la marche vraisemblablement
suivie par fesprit humain dans les progrès accomplis jusqu'ici et dans
ceux que lui promet la venir. Rien n'est acquis qui soit à ses yeux défi-
nitif. Aucune doctrine affirmative ne lui semble mériter les honneurs de
la discussion et faire naître Tembarras du doute.
«Cherchant partout sa propre image, Thomme, dit-elle, atout d abord
«personnifié les êtres inanimés et, confondant la littérature et la
«science, il prenait pour sujet de ses études tantôt Thomme lui-même
«ou quelqu'un des dieux, demi-dieux ou génies dotés par lui de Imtel-
ttligence ou des passions humaines Fidèle à sa pensée constante,
«rhomme n'a jamais cessé de regarder son existence propre comme le
« type de toutes les autres existences. Après s'être dit : les esprits existent,
«ils connaissent, ils veulent, ils agissent, et leurs actions se manifestent
«par les changements matériels qu'ils opèrent, il devait chercher en iui-
«même quelque chose de semblable; nos connaissances, nos volontés et
d le principe de nos actions ont donc été attribués à une substance im-
« matérielle qui, suivant la diversité de ces opérations, a reçu différents
«noms.» Ce nest pas tout. « La régularité des mouvements célestes, la
«constance des phénomènes sublunaires, ont décelé des lois immuables.
«Les volontés d'une multitude de personnes n'ont pas ce caractère;
«l'homme a dit alors : un seul être a voulu l'univers et il le gouverne,
« ses volontés sont immuables. » Le Créateur de l'univers devait pré-
céder son œuvre, il n'a pas commencé. Par une induction qui semble à
4o
* /
310 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
Tau teur moins naturelle, M"° Germain ajoute : «On avait été mené di-
(( rectement à dire que le Créateur de Tunivers n a pas commencé; l'idée
« qu il ne doit pas finir est pour ainsi dire symétrique de la première,
a Eh bien , en s appropriant le genre de limites que son esprit avait at-
« teint , rhomme ne Tadopte plus pour son origine , il en fait le terme de
a son existence immatérielle. »
C'est par cette voie très simple que Tesprit humain a pu , suivant So-
phie Germain, créer et adopter la croyance à l'âme immatérielle et
immortelle et à l'éternité d'un Dieu unique. Pour tous ces points, placés
pour elle en dehors des limites imposées au domaine scientifique, So-
phie Germain ne semble ni convaincue par les raisonnements qu elle es-
quisse ni désireuse de les rendre plus décisifs. C'est par ce scepticisme
résigné plus encore que dédaigneux qu'elle a mérité, sans doute, les
louanges d'Auguste Comte. « Malgré ces formes absolues de l'enseigne-
(( ment philosophique , l'homme doué d'un esprit juste , dit-elle, sentait au
« fond de sa conscience que l'étude ne pouvait le conduire à aucune
«certitude véritable.»
Sophie Germain félicite son siècle d'avoir renoncé à beaucoup d'an-
tiques erreurs. «Nous conservons cependant, dit-elle, dans nos argu-
«mentations, l'invariable habitude de juger la nature des choses parla
« possibilité de nous en former une idée. Ainsi nous disons hardiment
«que la matière est divisible à Tinfini parce qu'il nous est facile de con-
a tinuer à l'infini l'opération arithmétique de la division , nous disons
«qu'elle ne peut penser parce qu'elle est divisible à l'infini, et, cepeo-
«dant, nous ne savons toutes les choses ni a posteriori, puisque l'expé-
«rience ne saurait les atteindre, ni a priori, puisque, la matière ne nous
«étant connue que par de simples perceptions, nous ignorons complète-
« ment son essence. »
Le scepticisme de Sophie Germain a ses bornes; elle croit au progrès
de la science , et dans ces paroles de d*Âlembert : « Pour qui saurait
«l'embrasser d'un coup d*œil, Tunivers serait un fait unique, une
«grande vérité, » elle aperçoit le but de nos travaux et le secret de nos
efforts. «Il existe en nous, dit-elle, un sentiment profond d*unité,
« d'ordre et de proportion , qui sert de guide à tous nos jugements. Dans
« les choses morales , nous en tirons la règle du bien , dans les choses
« intellectuelles , nous y puisons la connaissance du vrai , dans leschoses
« de pur agrément, nous y trouvons le caractère du beau; mais ces lois
« de notre être contiennent-elles la vérité tout entière , et le type intérieur
« qui nous sert de modèle et convient à notre manière de sentir, a-t-îl, en
« dehors de nous, une réalité dont nous puissions montrer la certitude? »
ŒUVRES DE SOPHIE GERMAIN. 311
De cette question soulevée déjà par plus d*un penseur, Sophie Ger-
main rapproche cet autre doute : « Notre logique est-elle celle de la
u raison ahsolue ou convient-elle uniquement à la raison humaine?»
Bien convaincue de l'absolutisme des nécessités logiques, elle aborde
avec une consciencieuse impartialité cette discussion redoutable, énu*
mère les objections, les expose avec une exacte précision pour les ré-
futer ensuite et montrer avec une logique éloquente comment nous
avons pu commettre tant de méprises en portant en nous le type du
vrai.
« Les sciences mathématiques, dit-elle, ont composé longtemps tout
« le domaine des idées exactes; partout ailleurs on ne retrouvait que les
a vains efforts du génie pour arriver à la connaissance de la vérité, et les
« erreurs sans nombre que les doctrines insuffisantes des premiers inven-
te teurs traînaient à leur suite. Le langage mystérieux employé par les
«philosophes formait, avec la langue précise et claire des sciences
«exactes, un contraste singulier qui inspirait aux géomètres le plus
« profond mépris pour les autres sciences. Mais, lorsque les phénomènes
«célestes vinrent se ranger sous les lois du calcul, l'étude des mathé-
«matiques devint plus générale, et les bons esprits furent frappés d*une
« manière d'argumentation si différente de celle de Técole.
« La langue mathématique est celle de la raison dans toute sa pureté;
«elle interdit la divagation, elle signale Terreur involontaire; il faudrait
« ne pas la connaître pour la faire servir à f imposture. »
Ce sont les déductions de cette langue parfaite qui servent à prou-
ver, suivant Sophie Germain, que Tunité d essence. Tordre et les pro-
portions du sujet que Tesprit humain cherche obstinément dans les
objets de son attention, n'expriment pas seulement les conditions de
notre satisfaction intellectuelle, mais qu'elles appartiennent à Tétre ou
à la vérité.
Quand une question physique a été soumise au calcul mathéma-
tique, la nature, docile à la voix de Thomme, vient sanctionner les
oracles de la- science, et Ton ne peut douter que «le type de Tètre n'ait
« une réalité absolue, lorsqu'on voit la langue du calcul faire jaillir d'une
« seule réalité dont elle s'est emparée toutes les réalités liées à la pre-
« mière par une essence commune. »
C'est par Temploi de la langue parfaite, mais bornée, des mathéma-
tiques, que Sophie Germain espère «Tabolîtion des idées systématiques
« et la conquête des régions qui en furent longtemps le domaine. »
Bien éloignés encore de réaliser ces hautes espérances, nous avan-
çons avec lenteur vers l'état de perfection intellectuelle dont plus d'un
do.
312 JOURNAL DES SAVANTS. — MAI 1879.
penseur éminent a signalé avant elle le lointain avènement. Pour des
yeux assez clairvoyants, capables de voir, suivant la prédiction condi-
tionnelle de d'Alembert, dans Tunivers un fait unique, ce fait, Sophie
Germain Taffirme, devrait lui-même être nécessaire, la distinction entre
le contingent et le nécessaire n étant, au fond, que celle qui se trouve
entre les faits dont on ignore la cause et ceux dont on connaît la na-
ture.
Si Icntière réalisation de ces hautes espérances demeure éloignée,
rheure approche cependant, le triomphe se prépare, et Sophie Ger-
main ne craint pas de promettre au domaine de la certitude des accrois-
sements prochains et considérables.
«Peu d'années s écouleront, dit-elle, avant que les sciences morales
« et politiques subissent la même transformation que les sciences phy-
«siques. Déjà Topinion s'attend à ce changement, et en devance même
« la réalisation par un enthousiasme irréfléchi pour les doctrines qui en
«font naître lespérance, mais les dangers de cet enthousiasme erroné
«ne seront pas durables, et, dans peu, le goût dont il est le symptôme
«sera pleinement satisfait. Les méthodes existent; une difficulté née de
« lamour-propre peut seule en reculer l'emploi ; les hommes capables
«de traiter de pareilles questions ont peur de ne pas être estimés de
«leurs pairs, et de ne pas avoir des juges éclairés dans des personnes
tt non initiées aux sciences. Un pareil obstacle ne peut subsister long-
«temps, et nous pouvons, dès à présent, regarder les sciences morales
« et politiques comme appartenant au domaine des idées exactes. »
Quels sont les systèmes accueillis en i83i par un enthousiasme irré-
fléchi? Il est aisé de le deviner. On retrouverait plus difficilement ces
esprits assez puissants pour réduire à des principes rigoureux les sciences
morales et politiques , assez défiants d'eux-mêmes pour ne pas espérer
qu'ils se feront comprendre, assez orgueilleux enfin pour cacher une
solution dont leurs contemporains ne sont pas dignes. Sophie Germain
se borne à quelques réflexions, dans lesquelles la mécanique seule
semble l'éclairer et la conduire sans que l'étude de l'histoire et l'obser-
vation des faits soient appelés à contrôler les analogies ingénieusement
signalées.
Les lois simples et régulières du mouvement des planètes sont, pour
Sophie Germain , le modèle et le type à venir des théories scientifiques
dont le domaine, peu à peu, doit embrasser l'ensemble des connais-
sances humaines. Elle oublie peut-être que d'autres mouvements non
moins naturels, non moins dociles aux lois rigoureuses de la mécanique,
s'accomplissent plus près de nos yeux, et qu'à la majestueuse régula-
œUVRES DE SOPHIE GERMAIN. 313
rite des phénomènes célestes, on peut, sans excès de défiance, opposer
les caprices de lempire des vents et Tinconstance des abîmes de la mer.
Sous le litre général d'Œavres philosophiques de Sophie Germain, on a
réuni au discours sur les sciences et les lettres quelques pensées écrites
par elle à Toccasion de ses lectures, sans intention, bien certainement,
de les livrer au public. En confirmant lopinion depuis longtemps for-
mée sur Tesprit élevé et hardi de l'auteur, elles restent bien loin d at-
teindre Télégante perfection quun mot de plus ou de moins ferait
souvent disparaître dans les courts chefs-d œuvre où les maîtres en ce
genre font laborieusement cherchée et atteinte.
Choisissons une seule citation, au risque de faire croire à trop de
sévérité dans le jugement qui précède :
«Quand les hommes instruisent leurs semblables, fenvie, active en-
avers les vivants, se rend difficile pour tout ce quils proposent. Cest
«avec effort que la vérité s insinue. Mais, lorsque la mort et le temps
«les ont séparés de lenvie, lorsque leurs pensées ont reçu l'hommage
«de plusieurs générations, le génie, vu dans leloignement, a quelque
«chose de respectable et de sacré; il s'établit une sorte de prescription,
tt et il faut autant d eObrt pour rectifier ces anciennes pensées qu il en a
« fallu pour les faire admettre. »
Quelques lettres signées de noms illustres dans la science complètent
ce court volume; l'édi.eur y a admis trois lettres de D'Anse de Villoi-
son, qui, par des louanges exagérées, exprimées en vers latins, avait
irrité Sophie Germain et blessé sa modestie. Il croit nécessaire de lui
adresser, avec ses excuses et l'expression de ses regrets, sa parole d'hon-
neur d'imposer silence à son admiration enchaînée désormais par le
désir d'obtenir son pardon.
Une lettre de l'astronome Lalande, conservée à la Bibliothèque
nationale, et antérieure de cinq années à celle de Villoison, montre
que Sophie Germain, à lage de vingt ans, recevait déjà très rudement
les admirateurs trop empressés. Jusquoù Lalande, âgé de soixante ans,
avait-il porté l'exagération de ses hommages? Il est difficile de le devi-
ner, mais, quels que fussent ses torts, l'indignation de Sophie Germain
paraît avoir dépassé la mesure. Lalande, quoi qu'il en soit, s'excuse
dans la lettre suivante, qui est inédite :
Au Collège de France, 4 novembre 1797.
^ U était difficile. Mademoiselle, de me faire sentir plus que vous ne l'avez fait hier»
i indiscrétion de ina visite et fimprobation de mes hommages, mais il m'était diffi-.
314 JOURNAL DES SAVANTS— MAI 1879.
cîle de le prévoir. Je ne puis même encore le comprendre , et le concilier avec les
talents que mon ami Cousin m'a annoncés. Il me reste à vous faire des excuses de
mon imprudence ; on apprend à tout âge , et les leçons d'une personne aussi aimable
et aussi spirituelle que vous, se retiennent plus que les autres. Vous m'avez dit que
vous aviez lu le Système du monde de Laplace, mais que vous ne vouliez pas ure
mon Abrégé d*astronomie ; comme je crois que vous n'auriez pas entendu lun sans
l'autre , je n y vois d'autre explication que le projet formé de me témoigner l'indi-
gnation la plus prononcée, et c'est l'objet de mes excuses et de mes regrets.
Salut et respect,
Lalandb.
Sophie Germain était sœur de l'excellente M"^ Dutrochet, dont la
bonne grâce affectueuse et la vivacité spirituelle charmaient encore,
il y a bien peu d années, la société d*élite qu elle aimait à réunir chaque
semaine dans la maison même où avait étudié Sophie Germain. FÏus
d une fois, les derniers témoins des succès de la jeune géomètre y ont
confirmé les souvenirs d'admiration dont une amitié, restée sans
nuages jusqu'au dernier jour, n'excluait pas, chez l'aimable et heureuse
octogénaire, la pensée que son illustre sœur, en consacrant à la science
tout son esprit et tout son cœur, n'avait pas choisi la m^lleure part.
J. BERTRAND.
■a^^O^B
Fbagmentà philosopbobvm gbaecorvm collegit, recensait, vertit,
annotationibus et prolegomenis illastravit, indicihus instraxit
Fr. Guil. Aug. Mutlach. vol. I, Parisiis, 1860; vol. II, 1867.
Bibliothèque grecque-latine d'Âmbroise Firmin-Didot.
PREMIER ARTICLE.
Nous avons jadis apprécié dans ce journal ^ l'utile collection des
fragments des historiens grecs, due à la diligence de M. Karl MùlJer, et
qui fait partie de la Bibliothèqae grecque-latine ^ publiée par la librairie
Firmin-Didot. La même Bibliothèque s'augmentait, en 1866 et 1867,
de deux volumes des Fragments des philosophes grecs.
^ Voir le cahier de janvier 1871, où Ton renvoie aux autres articles du Journal
des Savants sur la même collection.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 315
Une première remarque se présente à nous quand nous ouvrons de
telles collections, c*est quelles ne renferment et ne sauraient renfermer
ni toute la science ni toutes les doctrines des auteurs dont elles
réunissent ce quon appelle les /ra^m^/if5.D*abord, en dehors du recueil
de M. Mùller se trouvaient déjà les débris qui nous restent des histo-
riens d*Âlexandre le Grand, antérieurement joints à l'édition d*Ârrien,
en 18&6. De même, en dehors des volumes que publie M. Mullach,
se trouvent les fragments d'Âristote recueillis par M. Heitz et contenus
dans le dernier volume de VAristote, et les fragments de Théophraste
è la suite du Théophraste de M. Wimmer (1866), tous deux faisant
partie de ladite Bibliothèque. La même observation s'applique aux
fragments de Plutarque. De plus , si les citations formelles des poètes se
distinguent nettement de la prose des compilateturs , il est autrement
difficile de distinguer, chez un géographe comme Strabon , ou chez un
historien comme Diodore de Sicile, les emprunts qu'ils ont faits à des
géographes et à des historiens antérieurs , en omettant de citer leurs
noms, et cela sans mauvaise intention. Qui pourrait dire, par exemple,
tout ce que les premiers livres de Diodore doivent au récit d'Éphore de
Cumes, tout ce que ses livres sur Phihppe et Alexandre doivent à
YHistoire philippique de Théopompe? Ainsi tout recueil conune celui de
M. Mûller est, par la force des choses, un livre incomplet.
n n*en est guère autrement pour les philosophes. On ne saurait déter-
miner, dans le Pannénide et dans le Cratyle de Platon, la part qui re-
vient à ces deux célèbres philosophes, partout où l'auteur des dialogues
n'allègue pas formellement leur autorité. A plus forte raison faut-il
renoncer à chercher dans le De Officiis, dans le De Finibas et dans les
autres dialogues philosophiques de Cicéron, toute la substance qui s y
trouve dispersée des doctrines académique, stoïcienne, épiciuienne
ou autres. L'historien de la philosophie ne peut donc se borner aux
extraits formels dont se composent les recueils de fragments propre-
ment dits. Mais l'utilité de ces sortes de compilations ne reste pas
moins pour cela considérable, et il faut avant tout remercier les savants
qui se chargent d'une si pénible tâche.
M. Mullach est moins connu comme philosophe que comme philo-
logue; mais il faut avouer que les fragments des philosophes grecs ap-
pellent surtout, pour être exactement recueillis, recensés et annotés,
les soins d'un philologue de profession. Henri Estienne, à qui l'on doit le
premier essai d'une collection de ce genre ^ les Orelli, éditeurs des Opus-
* no/)70'iff^fA6ero^Off... tPoesis philo- § losophics, etc. ■ Paris, iSyS, in-ia,
■sophica vel saltera reliquiœ poesis phi- 222 pages.
i
316 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
cala grœcoram moralia et sententiosa ^ Simon Karsten, à qui nous devons
deux excellents volumes contenant les restes de la philosophie de Xéno-
phane, de Parménide etd'Empëdocle ^, étaient aussi des philologues, et
nen ont pas moins rendu de grands services aux philosophes leurs con-
frères, en préparant pour eux des matériaux bien élaborés, qui seuls
pouvaient servir de base à Tétude critique de tant de philosophes grecs
dont les ouvrages sont perdus, et ne peuvent être appréciés aujourd'hui
que d'après de rares fragments authentiques, ou d'après des extraits et
des analyses fort suspects, pour la plupart, dinexactitude. On ne sau-
rait dire tout ce que doit à ces premières élaborations l'ouvrage vrai-
ment magistral de M. Zeller sur la philosophie ancienne, ouvrage où
l'esprit critique se mêle en une si juste mesure à l'érudition la plus
exacte. Au reste, de même que la tâche de M. Karl Mûller était
facilitée par le grand nombre de monographies publiées avant lui sur
les principaux historiens grecs dont il n'existe que des fragments , de
même la plupart des philosophes célèbres de l'ancienne Grèce , dont les
œuvres ont péri plus ou moins complètement, sont devenus, depuis la
renaissance des lettres et surtout depuis un siècle, le sujet de disserta-
tions spéciales, où leurs fragments, sans cesse accrus par des découvertes
nouvelles, ont été recueillis et commentés avec soin. La France, moins
active sans doute que l'Allemagne en ce genre de recherches , n'y est pour-
tant pas restée étrangère : Anaxagore, Parménide, Arcbytas de Tarente
et les autres Pythagoriciens , Speusippe , etc. , ont trouvé , parmi nos jeunes
docteurs, des interprètes dont les thèses peuvent être lues ou consul-
tées avec profit pour une compilation telle que se proposait de la faire
M. MuUach. Ce dernier lui-même était désigné à la confiance de
M. Didot par quelques publications méritoires en ce genre d'études :
en i8â3, il avait publié les fragments de Démocrite; en i8/(5, les
opuscules sur Mélissus, Xénophane et Gorgias, avec les fragments des
philosophes éléatiques, et l'opuscule attribué à Ocellus Lucanus; en
i85o et i853, des Qaœstiones Empedocleœ; puis le commentaire
d*Hiéroclès sur les vers dorés de Pythagore. Malgré la sécurité que
pouvaient lui inspirer tant de travaux antérieurs, il ne s'est pas con-
tenté de rassembler les textes déjà recueillis, déjà épurés par la critique
de ses devanciers; il a voulu non seulement en augmenter le nombre
autant qu'il était possible, mais aussi améliorer à l'occasion et corriger
* Deux vol. in-8*, Leipzig, 1819 et ' prœiertim qui ante Platonem JlorueranÈ
i8ai. operam re/i^aicv. La Haye , i83o; Ams-
' Pkilosophoram grœcorum veteram, terdam, 1 83 5 et i838.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 317
les recensions précédentes , travail singulièrement délicat par les diffi-
cultés qu'on rencontre à chaque page et qui changent avec chaque au-
teur; car autre est la langue ionienne d'Ânaxagore et de Démocrite,
autre le dorien d*Enipédocle et celui des disciples de Pythagore. Pour
les Pythagoriciens il faut, en outre, distinguer, autant que cela nous est
possible aujourd'hui, les rares fragments authentiques qui méritent une
entière confiance, les apocryphes qui n'en méritent aucune, et, entre ces
deux classes, certains écrits ou fragments d'écrits, où le style dorien,
tout à fait arlificiel, produit d'une imitation relativement récente, nous
transmet néanmoins des idées originales du maître ou de quelque
disciple de cette savante école. La poésie orphique à elle seule offre à
la critique ce qu'on pourrait appeler deux couches d'écrits apocryphes,
les uns plus spécialement stoïciens, les autres néo-platoniciens, tandis
que l'œuvre primitive du poète civilisateur, dont l'existence même était
douteuse aux yeux d'Aristote', nous est à peine connue aujourd'hui par
une quinzaine de vers. Dans cette variété de sujets, le premier devoir
du nouvel éditeur semblait être de suivre un ordre chronologique, sauf
i répartir, dans chaque siècle , les personnages et les œuvres entre leurs
écoles respectives. On s'étonne que M. Mullach n'ait pas voulu suivre
une méthode si naturellement indiquée par les éléments mêmes dont
son recueil devait se composer. Or voici le contenu de chacun des
deux premiers volumes :
Le premier volume est lui-même divisé en deux livres. Le premier
livre contient les fragments d'ouvrages philosophiques écrits en vers, et
forme un recueil analogue à celui qu'Henri Estienne publiait, en iSyS,
sous le titre de Poesis philosophica, et que nous rappelions plus haut.
Le recueil de M. Mullach est, comme on pouvait le prévoir, beaucoup
plus étendu. H contient par exemple près de cinq cents vers d'Ëmpé-
docle, tandis que l'ouvrage d'Henri Estienne n'en présente environ que
deux cents. De plus, le commentaire permet de retrouver facilement
les passages d'où les divers textes sont extraits.
Au XVI* siècle , un grand nombre des ouvrages de la littérature grecque
n étaient pas encore divisés en chapitres, et le plus souvent Henri Es-
tienne se contente d'indiquer le nom de l'auteur ancien chez lequel
se sont conservés les vers qu'il transcrit. Wyttenbach , dans les précieuses
notes manuscrites qui accompagnent l'exemplaire que je possède, avait
déjà complété, pour plusieurs fragments, les indications trop sommaires
Cicéron , De natara Deorum , I , xxxviu : t Orpheum poetam docet Aristoteles nun
• <{iiain fuisse et hoc orpliicum carmen Pythagorei ferunt cujusdam fuisse Cercopis. »
4i
318 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
dijL preniier éditeur. Il y avait fait, en outre, un certain nombre d'addi-
tions; mais il est loin cependant d'avoir réuni tout ce que le nouveau
recueil offre au public. Nous y trouvons d'abord ce qui nous reste des
poèmes d^Empédocle [Uepï OJo-eâ;^, KdOapfÂa, iarpixà, ÈTnypdfjLiJuiTa) ,
quelques vers d'Hippon, des extraits des Silles et des tvSaXixoi de Tiraon
de Phlionte. Puis viennent les philosophes éléatiques : Xénophane et
Parménide, le poète comique Epicharme, que M. MuUach place parmi
les Pythagoriciens, le stoïcien Gléanthe, et les fragments d'origine di-
verse et de dates différentes qui sont mis sous le nom de Linus, de
Musée et d'Orphée, Cette première partie se termine par les Vers dorés
de Pythagore.
Cette énumération suffît à faire voir qu'il est assez difficile de déter-
miner le pian que l'éditeur a prétendu suivre; car les matières ne sont
disposées ni par école ni par ordre chronologique.
La seconde partie parait mieux ordonnée. Elle s'ouvre par les sen-
tences et apophtegmes des sages de la Grèce : Thaïes , Solon, Chilon , Bias,
Pittacus, Cléobule, Périandre, Ânacharsis, Myron. M. Mullach y a joint
ce qu'on a pu retrouver des lois de Solon. L'école ionienne est repré-
sentée par Anaximandre, Anaximène, Diogène d'Apolionie, Ârchélaûs;
l'école d'Elée par Mélissus et Zenon ; puis viennent les deux philosophes
que lantiquité se plaisait à opposer l'un à l'autre, aussi bien pour le
caractère que pour le style, Heraclite et Démocrite. Les' fragments de
Démocrite sont assez nombreux et sont divisés en moraUa^ physica, as-
tronomica, georgica, de animalibas.
La fin du volume, consacrée aux Pythagoriciens, comprend le livre
sur la Nature de l'univers, attribué à Ocellus Lucanus,le commentaire
dlliéroclès sur les Vers dorés de Pythagore, ainsi que plusieurs autres
opuscules propres à faire connaître les doctrines du philosophe de
Samos, les rares fragments de Diotogène, Sthénidas, Ecphantus, Cha-
rondas, Zaleucus, et ceux beaucoup plus nombreux d'Ârchytas de Ta-
rente.
M. Mullach ne s'est pas borné à transcrire les textes , authentiques
ou npn, des philosophes que nous avons cités; il y a joint tous les pas-
sages des auteurs anciens qui rappelaient ou analysaient quelqu'une de
leurs opinions ou rapportaient quelqu'une de leurs paroles. C'est ainsi
qu'il ajoute aux firagments de l'école éléatique le livre d'Aristote (?) sur
Mélissus, Xénophane et Gorgias. Chaque auteur est accompagné de
notes et de commentaires qu'on ne retrouve pas en général , surtout avec
tant d'abondance, dans les autres ouvrages de la Bibliothèque grecque-
latine; mais la nature de la collection qui nous occupe explique cette
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 319
exception. Là se trouvent rassemblés et discutes sommairement la plu-
part des témoignages que Tantiquité nous a transmis sur ces philoso-
phes , les diverses leçons des manuscrits et les corrections proposées.
Certains textes grecs ne nous sont connus que par des traductions
latines; M. Mullach n*a pas manqué de reproduire celles de ces traduc-
tions qui se rattachaient à son sujet. Par exemple, il a extrait du Spé-
culum majus de Vincent de Beauvais les Responsa Secundi philosophi ad
interrogaiiones Hadriani, et il a reproduit la traduction latine par Rufus
de TEnchiridion de Sextus.
L*ordre que nous reconnaissons dans cette seconde partie se laisse
plutôt deviner qu'il ne se montre clairement. M. Mullach a compris
ia nécessité d'être plus net dans le second volume; il y a marqué quatre
divisions : les Pythagoriciens (ceux du moins qui n'avaient pu trouver
place dans le premier volume), les Sophistes, les Cyniques et les Cyré-
naiques. Mais pourquoi est-ce au commencement de ce second volume
que se trouve une étude sur Pythagore et son école, dont la place était
naturellement marquée au milieu du volume précédent. Pourquoi
ravoir jointe, par une pagination spéciale en chififres romains, aux
éludes sur les sophistes, tandis que les dissertations relatives aux autres
philosophes sont placées en tête des fragments de leurs œuvres? Pour-
quoi n'avoir pas ajouté une table des matières, conune au premier vo-
lume? Nous ne nous arrêterions pas à ces critiques de détail, s'il ne
s'agissait ici d'un ouvrage qui, par sa nature, est bien plutôt destiné à
être consulté qu'à être lu de suite. On ne saurait trop, dans les recueils
de ce genre, faciliter les recherches. Ces défauts y sont d'autant plus
sensibles que le volume est mieux rempli.
Sous la rubrique Pythagoricoram fragmenta on y trouve réunis :
1® Les fragments de Phiiolaûs;
a® Ce qui nous â été conservé des œuvres morales de la même école,
cest-à-dire des extraits des traités d'Hippodamus de Thurium sur le
bonheur {liep) EvSat(iovlas) , d'Euryphamus sur la vie [Uep) B/ou), d'Hip-
parque sur la paix de l'âme (Uep) Ev9v(i{as), de Théagès sur la Vertu
(Ilepl Apsrris), de Métopus sur le même sujet, de Clinias sur la Sainteté
et la Piété (Hep) ÔaiôrvTOs xal Evaeëslas), de Criton sur la sagesse et le
bonheur (Ilcp} Opori/irew^ xa) Eôrv^^oLs), ouvrage attribué également à
Damippe, de Polus Lucanus sm* la Justice (Ilepl ^txatoavvrjs), de Dius
sur la Beauté (Uep) KaXkovri$), de Bryson sur f Économie (Olxovoiuxbs) ,
de Callicratidas le Laconien sur le Bonheur des familles (Ilepl riis OÎkùw
^SoLifjiovias), de Pempelus sur les Parents (Ilepl Tovéoâv). Cette série de
fragments est terminée par les débris des œuvres de deux femmes
4i.
320 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
qui avaient acquis une juste autorité parmi les Pythagoriciens, Péric-
tione, qui nous est connue par deux traités, lun Tlepï ^o(p{as, 1 autre
EUp} Tvvaixbs âpyuovlas, et Phintys, dont nous possédons un assez long
fragment, Wepi Tvvaixhs acùCppotrivas,
3* M. MuUach place aussi parmi les ouvrages inspirés par les doc-
trines de Pythagore le traité de Timée de Locres sur TÂme du monde
4* Enfin des fragmenta varia se rapportent aux œuvres de Sotion ,
de Moderatus, de Butherus (sur les Nombres), d'Aresas (sur la Nature
de l'homme), de Cecilius, de Didyme [ETrtréfiTj fl rov ^sp) odpéasojv jS/-
€Xos), de Diodore d'Aspendos(?) , d'Eurysus, de Milon (Ex rSv (buaixâp) ,
d*Onatus [Uep) Qeov xa) Q-e/ov), d'AIcméon, de Théano, de Sexlus. Là
sont ajoutées aussi quelques pages aux fragments qui avaient été déjà
publiés d'Archytas de Tarente dans le premier volume. Le plus impor^
tant de ces fragments est lextrait de ÏEpitome de Didyme conservé par
Stobée, et qui présente une analyse en apparence assez exacte de la
doctrine morale des académiciens, des stoïciens et des péripatéticiens.
Il n'occupe pas moins d une cinquantaine de pages.
Il y a bien peu de sophistes dont il nous reste des fragments , et en-
core ces fragments sont- ils en petit nombre; Protagoras, Prodicus et Gor-
gias occupent à peine, avec les commentaires, une vingtaine de pages.
A côté des sophistes, nous trouvons Touvrage de Ghalcidius : Tinueus,
ex Platonis Dialogo translatas et in eumdem commentarias , cam grœco Pin-
tonis exemplo et latina Ciceronis interpretatione. Ce commentaire nous
amène sans transition à l'école cynique, où Ton rencontre d'abord An-
tisthène avec des fragments empruntés à treize de ses traités, et aux-
quels on a joint une lettre à Aristippe et des apophthegmata , puis Diogène.
La plupart des citations relatives à ce philosophe sont, comme on devait
s'y attendre, des apophthegmata. Viennent ensuite Cratès (fragments en
vers et en prose), Monimus, Demonax, COnomaûs et Maxime de Tyr,
le maître de l'empereur Julien, dont on a conservé le livre Ilepl ÀXvrâw
dvrtOéaeœv,
Le volume se termine avec l'école cyrénaïque , qui y est représentée
par Aristippe, Bion de Borysthenis et Evhémère, ce dernier dont
nous n'avons que trois fragments, mais dont les doctrines nous sont
assez bien connues par les analyses et les allusions des anciens auteurs.
Ce volume est accompagné de planches destinées à éclaircir le com-
mentaire de Gbalcidius sur le Timée de Platon.
Un troisième volume est en préparation, et nous en avons entre les
mains les quinze premières feuilles. Il doit contenir les fragments des
Platoniciens et des ouvrages de l'école d'Aristote. Mais il est difficile
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 321
de comprendre pourquoi Téditeur a mis en tête de cette partie de son
travail Eusebius, Âlbinus, ie maître de Galien [EhayaryH eU roùs UXércû-
pos Siokéyovç), Sailustius, lami de lempereur Julien (Ilep} Qsâ» xûà
xécTfjiou jSiêX/ot;). Ce nest qu'à la cinquante-unième page que com-
mence une dissertation sur Platon et son école , suivie des fragments
de ses disciples immédiats, Speusippe, Xénocrate, Granlor. Parmi les
fragments de Speusippe, on remarque cent quatre-vingt-cinq Défini-
tions (Opoi), des lettres à Philippe, à Xénocrate, à Dion. Nous reve-
nons ensuite aux temps postérieurs à Tère chrétienne avec Numerius,
Severus et Atticus, fauteur d*un essai de conciliation entre les doc-
trines de Platon et celles d'Aristote. Puis viennent les péripaté-
ticiens Aristoclès et Eudème.
M. Mullach se propose de publier un quatrième et dernier volume
dans lequel il réunirait: i^ le traité de la destinée d*Ammonius, fils
d*Hermias, avec quelques autres traités du même genre; 2"" les frag-
ments des stoïciens, tels que Zenon, Chrysippe, etc.; 3^ le traité de
Comutus : De la nature des dieux; k^ les fragments de philosophes qu il
est quelquefois difficile de rattacher à telle ou telle secte , teb que : Muso-
nius. Télés, Juncus, Hierax, etc., etc.; 5° plusieurs livres d'auteurs ano-
nymes sur les vices et les vertus; 6"* ce qui nous reste d'Épicure et de
ses sectateurs, surtout dans Diogène Laêrce et dans les papyrus d'Her-
culanum. Le tout serait suivi d une ou plusieurs tables des matières. On ne
saurait trop souhaiter que la collection une fois commencée reçoive tous
ces compléments, dont elle a besoin. Car Tabondance et la confusion des
matières en rendraient sans cela Tusage très difficile. Il ne faut pas non
plus se dissimuler que la dernière section du dernier volume sera, à
elle seule, une œuvre des plus difficiles. Les fragments jusquici pu-
bliés des mille huit cents rouleaux d*Herculanum sont encore épars,
soit dans des dissertations ou des volumes distincts, soit dans des re-
cueils tels que le Pfci/oiojiw. Il faudra beaucoup de temps et de peine pour
les réunir. De ces fragments, d'ailleurs, les uns oQrenl des pages assez
complètes où le texte se continue sans trop de lacunes, les autres sont
dëplorablement mutilés, et pourtant il ne faudrait pas les négliger, car
ils contiennent souvent des notions historiques très intéressantes. Tel
est, en ce dernier genre, le fragment déchiflré et restitué naguère avec
un grand soin par M. Gomparetti, d*une Aïo^ox^ t&v (piXoaé^ùfv^, qui
' Papiro Ercolanese inedito. Torino, micoram philosophoTwn index Uercula-
1876, in -8**; opuscule qui rappelle la nensis, Greifswald, 1869, in- 4** de
publication de M. Bûcheier, Acade- 24 pages.
322
JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
contient maints détails intéressants de biographie et de chronologie lit-^
téraires. L'histoire de la philosophie épicurienne nous semble recevoir
un grand jour de ces diverses publications, même quand les écrits
d*Epicure resteraient en très petit nombre^ parmi ceux quon a pu dé-
chiÔrer dans la collection du bibliophile épicurien d'Herculanum. En
effet, pour les épicuriens comme pour les stoïciens, il ne suffit pas de
connaître leurs doctrines par des analyses généralement fidèles, il faut
pouvoir encore les apprécier sur des textes originaux; leur langage a
des particularités, des néologismes le plus souvent inutiles, que multi-
pliait chez eux le pédantisme scolaire. Or les moindres fragments re-
trouvés sur les papyrus de Philodème, de Métrodore et de leur maître
Épicure, montrent au vif ces caractères de la secte; il n j a guère une
page des rouleaux d'Herculanum qui nait apporté quelques mots nou-
veaux à nos lexiques les plus complets de la langue grecque. On en
trouve vingt ou trente dans les seules pages de ÏEconomique de Philo»
dème que Gôttling^ réimprimait et commentait en i83o; il en est de
même de plusieurs fragments publiés par M. Gomperz '.
Autre difficulté, qui d'ailleurs ajoute à l'intérêt de la publication con-
tinuée par M. Mullach : le scepticisme des épicuriens, si dédaigneux h
regard des sciences et des arts, s'attaque à la poétique et à la rhéto-
rique comme aux théories de Xénophon, de Théophraste et d'Aristote,
sur Y Économie, De telle sorte que, par exemple, on est obligé de
comprendre parmi les écrits philosophiques d'un Philodème ses livres
sar ou plutôt contre la Poétique , sur ou plutôt contre la Rhétorique. Des
premiers il reste fort peu de chose; mais des seconds, il reste de
nombreux fragments, qui furent presque simultanément et très diver-
sement restitués, en France par M. Gros, en Allemagne par M. Spengel \
' M. Comparetti vient tout récem-
ment d'augmenter ce nombre en ratta-
chant, par des conjectures qui nous
semblent décisives , à la Morale de ce
philosophe quelques pages sans nom
d*auteur , dont le fac-similé venait d*èlre
Subliè par les éditeurs napolitains ;
'rammenti inediti délia Etica ai Epicuro,
tratti da un papiro Ercolanese, extrait
de la Rivista ai Filologia ed Instruzione
classica. Fascicule de mars-avril 1879,
— Ermanno Loescher, Rome, Turin,
Florence.
* Xpu/JorékoMt OlxavofitHàt , kvayvih-
fxov Olxovofiixà,^ikohtfiOM ^atepi Kaxt&v
xai rœv àvriXfiiiévœv àpsrùiv 8. lena,
* Philodemi Epiciirei de Ira liber,
Leipzig , 1 864 1 Teubner, in-4*. — Her-
kalanische Studien : « Pbiiodem ûber In-
t duktionsscblûsse nacb der Oxforder
« und Neapolitaner Abscbrifl herausge-
« geben, «Leipzig, i865. Teubner , P^z-
lodem ûber Frômmiqkeit , ibid. 1 866.
* Fragmenta Philodemi Uepi ^otif-
liârcûv, éd. Fred. Dùbner, Paris, i84o.
— Phihdemi rhetorica, ed. Gros, Paris,
1840. Nous avons publié une compa-
raison de cette édition et de celle de
Spengel (i84itdans les mémoires de
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 323
M. Muilacb n aura pas une tâche facile quand il s'agira de choisir entre
ces deux restitutions.
Nous n avons pas fini, avec toutes les diflicultés quil a rencontrées
ou qu'il rencontrera dans son entreprise, et, si nous y insistons, c'est,
d'une part, pour excuser, autant qu'il est possible, ce que Texécution
laisse à désirer dans les trois premiers volumes, et, de l'autre, pour lui
suggérer, en vue du quatrième, quelque moyen de corriger l'imperfec-
tion de sa méthode. Ainsi c'est peut-être promettre beaucoup à ses
lecteurs que de leur annoncer ta réunion des opuscules sur le destin ,
opuscules déjà nombreux dans la collection qu'en publiaient les deux
Ghrelli en i Ss^S et dont il faudrait encore augmenter le nombre, si l'on
voulait la compléter. Peut-être vaudrait-il mieux renoncer à une réim-
pression peu méritoire d'opuscules que les amateurs sont sûrs de
trouver ailleurs et sans peine ; cela laisserait plus de place et de temps
pour le travail minutieux et bien autrement utile d'un recueil
complet et critique de tous les fragments épicuriens retrouvés à Her-
culanum.
Nous souhaiterions aussi qu'une table particulière signalât aux lec-
teurs et leur permit de retrouver dans les diverses parties de la
collection aux trois quarts publiée, les pages, même les lignes ou les
mots qui appartiennent notoirement au texte et à la langue propre
de chaque philosophe. Malheureusement M. MuUach n'a pas songé
assez tôt à faire ressortir par des signes quelconques, ne fût-ce que par
)a diversité des caractères typographiques, les fragments authentiques
d'Ânaxagore, d'Heraclite ou de Démocrite, et les simples analyses
qu'Aristote et Diogène Laërce nous ont conservées de leurs écrits. Une
table delà grécité sera doublement utile, si elle distingue nettement par
des signes spéciaux comme seraient les initiales A, S, E, etc. , etc. , les
mots particuliers à la langue des Académiciens, des Stoïciens et des
Épicuriens. Toute cette seconde période de la philosophie grecque
après Platon et Aristote ne marque pas seulement une évolution de la
pensée hellénique , mais aussi une évolution de la langue. Socrate et ses
disciples immédiats semblent avoir toujoiu:s parlé, sauf un petit
nombre d'exceptions, le langage commun de leur pays et de leur
TAcadémie de Munich), dans le Jour- le même sujet de Piutarque (éd. Didot,
nal général de V Instruction publique, Yo\. IV, page 686-6g4)i de Grégoire de
X, n" 33 et 60. Nysse (tome I, p. 834 éd. Paris, 161 5),
' Alexandri Apkrod., Ammonii, etc., de Jean Chrvsostome (tome II, page
de fato quœ supenunt, Turici, in-8*. A 900 ibid, de Gaume).
ce recueil manquent les opuscules sur
324 JOURNAL DES SAVANTS.— MAI 1879.
temps; ils ont voulu être compris de ceux qui les écoutaient et de
ceux qui devaient les lire. Âristote lui-même , jusque dans les écrits où
il cherche Textréme rigueur des formules philosophiques, n emploie
qu*im petit nombre de mots étrangers à la langue socratique , à Tat-
ticisme de Platon. Il a un très grand respect pour la langue usuelle
de son temps , et maintes fois , il lui arrive de déclarer que telle vérité ou
telle nuance de la vérité manque d'un mot propre à l*exprimer [ivGiwfiés
iali)^. Les successeurs de ces grands hommes n eurent pas les mêmes
scrupules; ils abusèrent souvent de la facilité que leur offrait pour le
néologisme une langue aussi naturellement féconde que la langue grecque ,
et de là le caractère souvent étrange et rude que présente la prose épi-
curienne ou stoïcienne. U n y parait guère dans nos traductions fran-
çaises, le plus souvent insoucieuses de reproduire de telles diversités;
mais il appartient aux hellénistes d'en montrer Timportance , et les phi-
losophes feraient bien peut-être de ne pas les négliger, car elles
tiennent à Tesprit même des sectes qui se partagent le domaine de la
philosophie après Aristote.
Ces dernières réflexions nous ont entraîné un peu loin des trois vo-
lumes de M. Mullach, dont nous avons le texte sous les yeux. H est
temps pour nous d*y revenir; c'est ce que nous ferons dans un second
article, en choisissant , parmi les riches matériaux rassemblés par le
savant philologue, quelques exemples dans lesquels nous apprécierons
futilité de ses recherches et le caractère de sa méthode.
É. EGGER.
[La suite à an prochain cahier.)
' U suffit de renvoyer, pour ce forme le dernier volume de la grande
fait, à Texcellent Index de la grécité édition donnée par l'Académie de Ber-
arifltotélique publié par Bonitz, qui lin.
TABLE.
Alexandre Mavrocordato. (3* et dernier article de M. E. Miller.) 261
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés , etc. , par Victor Duruy.
(y et dernier article de M. H. Wallon.) 273
Note sur les monnaies frappées pendant la révolte d*Etienne Marcel. (2* et dernier
article de M. F. De Saulcy.) 288
IjA Société romaine après les grandes guerres d* Afrique et de Macédoine. (2* ar-
ticle de M. V. Duruy.) 298
Œuvres philosophiques de Sophie Germain. (Article de M. J. Bertrand.) 307
Fragmenta philosophorum grccorum, etc. ( l** article de M. É. Egger.) 314
FIN DB LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
JUIN 1879.
Essai sur le règne de Tràjan, par C. de La Berge.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
M. de La Berge a consacré la dernière partie de son ouvrage à nous
présenter un tableau de la société romaine et à nous faire connaître Tétat
des lettres , des sciences et des arts pendant le règne de Trajan. Cette
étude a été déjà faite plus dune fois ; elle ne contenait pas autant de
problèmes obscurs que celle de la vie militaire et de ladministration
politique du grand empereur. Cependant M. de La Berge n'a pas
repassé sans profit sur la trace de ses prédécesseurs; et, quoiqu'il eût
affaire à des sujets plus connus, et qu'il fût forcé quelquefois de se con-
tenter de les eflflleurer, il a trouvé souvent loccasion, dans ses juge-
ments rapides , d'exposer des vues ingénieuses et des opinions nouvelles.
Son premier soin, quand il nous parle de la société romaine au
commencement du if siècle, est de nous tenir en garde contre la
façon sévère dont la jugent quelques écrivains contemporains. Il y a,
dans tous les temps, des esprits excessifs qui sont disposés à se plaindre
de tout et à ne voir leur époque que par ses mauvais côtés. Il ne faut
pas trop croire sur parole les moralistes de profession ou les satiriques
de parti pris , surtout quand ils ont été élevés u dans les cris de Técole, »
et qu'ils ont pris dès leur jeunesse l'habitude de déclamer. Tout au
plus peut-on conclure de leurs plaintes que la société dans laquelle ils
Voir, pour le premier article, le cahier de mars, p. 168.
43
326 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
vivent est en train de se décomposer et qu*ils assistent à des change-
ments qui les déconcertent. Mais il y a des décompositions qui sont
fécondes, et Ton change quelquefois pour être mieux. M. de La Berge
pense qu'il s*opérait alors une de ces révolutions utiles, qui sont le
commenceqaent d*un ordre nouveau et meilleur. Sans doute la religion
officielle avait beaucoup perdu de son empire, mais ce n était pas,
comme on le croit, par suite d'une sorte d'indifiFérence et de scepticisme
général : c'était, au contraire, parce que le sentiment religieux était
devenu plus vif et qu'il se contentait moins aisément, n Peu de périodes
«de l'histoire, dit M. de La Berge, offrent, au même degré que le
un' siècle, les ardeurs et les inquiétudes de la piété; jamais peut-
«être l'homme n'a ressenti des élans plus vifs vers la conquête d'un
« nouvel idéal et ne s'est cru plus près du succès. Le polythéisme ancien ,
«et surtout la religion étroite et formaliste de Rome, ne pouvait suf-
afire aux besoins nouveaux de la conscience et du cœur. Les Éleusinies,
(( demeurant exclusivement athéniennes , restèrent fermées à un grand
«nombre d'âmes avides de consolations et d'espérances; celles-ci se reje-
« tèrent vers les cultes mystérieux de l'Asie et de l'Egypte , et apaisèrent
uleur soif aux eaux de l'Oronte et du Nil. . . il est certain que les reli-
«gions monothéistes de Sérapis et de Mithra sont fort supérieures à
«l'ancien polythéisme. Au point de vue moral, la première nous donne,
«dans le cent vingt-cinquième chapitre du Rituel funéraire , les pré-
« ceptes les plus élevés et les plus purs qu'ait jamais enseignés aucune
«école philosophique, et la deuxième, au témoignage même des Pères,
«offrait, dans ses dogmes et dans ses cérémonies, plusieurs points com-
«muns avec le christianisme. Que cette coïncidence soit fortuite ou
«vienne d'un emprunt fait par les sectateurs de Mithra, peu importe
«ici; ce qu'il faut reconnaître et ce qui n'est guère contestable, c'est
«qu'une doctrine qui enseignait la rémission des péchés, la purification
« de l'âme par les épreuves et le repentir, l'intervention d'un médiateur
« entre l'homme et la Divinité , dut avoir une heureuse influence sur
«ceux qui ne pouvaient connaître les livres juifs ou la prédication chré-
«tienne. Nous voyons donc un progrès dans la diffusion de ces cultes
« qui coïncide avec la déchéance des religions de la Grèce et de Rome. »
Le même progrès se manifeste partout : M. de La Berge n'a pas de
peine à montrer qu'à la même époque la famille romaine se modifie ,
que les relations rigoureuses que la loi établissait jadis entre ceux qui
en faisaient partie commencent à se détendre; que les enfants y sont
traités avec plus de douceur; que la condition des femmes s'élève dans
les lois comme dans les mœurs: qu'enfin le sort des esclaves est moins
ESSAI SUR LE REGNE DE TRAJAN. 327
dur qu'autrefois. Leur nombre même, à ce quil semble, diminue,
et M. Wallon a prouvé que, dès celte époque, les travailleurs libres
gagnent sur les autres dans toutes les branches de lactivité produc-
trice, à la ville comme à la campagne, au service de l'Etat comme
dans les maisons particulières. On peut dire qu à ce moment la vie était
devenue partout plus facile, a L'admirable réseau de grandes routes qui
a reliait toutes les parties du monde romain était le théâtre d*unc circu-
n lation incessante d'hommes et de marchandises. Les fleuves et les voies
tt navigables artificielles facilitaient les échanges, et les voyages sur mer,
ttsans danger depuis que l'établissement de flottes permanentes empê-
«chaitie développement de la piraterie, rapprochaient et mêlaient les
« peuples de tout l'univers. Le bien-être, croissant dans toutes les classes,
« avait multiplié les goûts de luxe et les loisirs , et les professions que
tt nous nommons libérales avaient pris un essor considérable. » M. de
La Berge est arrivé, comme on le voit, aux mêmes conclusions que
M. Friedlànder, dans son livre sur Y Histoire des mœurs romaines, et ils
reconnaissent tous les deux que ces premières années du règne des
Antonins furent une époque heureuse pour l'humanité.
M. de La Berge, dans l'étude qu'il faisait de la société romaine au
second siècle et des éléments divers qui la composent, devait être amené
à s'occuper du christianisme. La religion nouvelle commençait alors &
tenir une certaine place dans le monde et à faire parler d'elle. C'est
l'époque od, pour la première fois, les historiens de Rome la men-
tionnent dans leurs ouvrages. Par malheur, ce qu'ils en disent est encore
bien vague; ils la méprisent trop pour l'étudier avec soin; et, comme,
de leur côté, les chrétiens de ce temps ne songeaient guère à écrire,
il s'ensuit que nous n'avons que des renseignements fort incomplets sur
la situation de fEglise pendant le règne de Trajan. M. de La Berge a
rassemblé soigneusement tous les documents qui nous restent à ce sujet
dans les écrivains ecclésiastiques ou profanes, et d'ordinaire il les in-
terprète avec justesse et sagacité. La question estpourtante si délicate,
que, sur quelques points, on peut différer d'avis avec lui, ou regretter
qu'il ne nous ait pas donné des explications plus complètes.
Dans les histoires ecclésiastiques composées après la paix de l'Église,
Trajan est accusé d'avoir été l'auteur de la troisième persécution contre
les chrétiens. Sulpice-Sévère le dit en termes exprès : tertia persecatio
fer TrajanumfaiL C'est une accusation qu'on a grand'peine à admettre,
quand on connaît la douceur ^ t l'humanité de celui auquel on avait
décerné le surnom iïoptimas princeps. Aussi est-elle loin d'être établie.
M. de La Berge fait très justement remarquer que les Pères qui vivaient
4a.
328 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
le plus près du if siècle, et qui, par conséquent, devaient être les
mieux informés, ne mettent jamais Trajan parmi les persécuteurs de
leur foi. Il n est cité comme tel ni par Tertullien , ni par Méliton : ce
dernier fait même un titre d'honneur à la doctrine nouvelle de n avoir
eu pour ennemis que les méchants princes, les ennemis mêmes de
rhumanité, Néron et Domitien. Lactance, qui a écrit sous. Constantin,
semble dire que TÉgiise fut heureuse et tranquille depuis la mort de
Domitien jusqu'à Dèce. M. de La Berge en conclut avec vraisemblance
que c'est seulement après Constantin, au iv* siècle, qu'on a imaginé de
distinguer dix persécutions de l'Église, parmi lesquelles celle de Tra-
jan. Il faut dire pourtant qu'un document découvert il y a quelques an-
nées contredit cette assertion. Dans son Carmen apohgeticam (yers 80 1,
édit. Ludwig), l'évêque de Gaza, Commodien, qui vivait avant la paix
de l'Église, parlant de la persécution de Dèce, dont il avait été témoin,
l'appelle la septième :
Sed erit initium septima persecutio nostra,
ce qui prouve que, depuis Néron, on en connaissait six autres. Faut-il
croire que cette manière de compter un certain nombre de persécu-
tions et d'attacher à chacune d'elles le nom d'un empereur, sous lequel
en effet des chrétiens avaient été punis , s'était répandue de bonne heure
dans le peuple, pour qui, comme on le sait, Commodien écrivait sur-
tout, et que, plus tard, les historiens sérieux ont accepté ces dénomina-
tions populaires? Je serais, pour ma part, assez tenté de le croire.
Ce qui est sûr, c'est que le sang des chrétiens a coulé sous Trajan.
M. de La Berge, après avoir écarté tous les récits de martyres douteux
dont Tillemont a déjà combattu l'authenticité, n'admet comme réels et
prouvés que les supplices d'Ignace, évêque d'Antioche, de Siméon,
évêque de Jérusalem , et des chrétiens de Bithynie contre lesquels Pline
informa. Mais il se garde bien d'affirmer, comme on l'a fait, qu'il n'y en
a pas eu d'autres. Ce qui s'est passé en Bithynie a dû se reproduire ailleurs ;
d'autres gouverneurs de province se sont trouvés sans doute dans la
même situation que Pline, et, comme ils étaient moins humains que
lui, il est probable qu'ils ont frappé avec plus de vigueur, et qu'ils ont
fait plus de victimes. Si nous n'en savons rien , c'est qu'il ne nous reste
presque aucun souvenir du règne de Trajan. Il serait vraiment étrange
que le hasard auquel nous devons la correspondance de Pline et de
l'empereur nous eût justement conservé le seul document de cette
époque où il fût question de poursuites contre les chrétiens.
ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN. 329
M. de La Berge, comme on pense, n a pas manqué de s'occuper des
deux fameuses lettres que le prince et le gouverneur de Bithynie échan-
gèrent entre eux à propos des chrétiens, et sur lesquelles on a tant
discuté. Il n hésite pas à admettre Tauthenticité de celle de Pline, qui
a été très contestée. Mais, comme s il fallait quon fût condamné à ne
jamais s entendre sur cette question difficile, il élève des doutes sur la
réponse de Trajan , qu*on s accordait à croire authentique. Il lui semble
• que le court billet que nous possédons aujourd'hui n*est que Fextrait
u d*une lettre plus longue ou de plusieurs lettres émanées de la chan-
(icellerie impériale.» Parmi les raisons qui la lui rendent suspecte,
quelques-unes sont assez légères. Par exemple, il est surpris que lem-
pereur n'appelle ici Pline que mi Secunde, au lieu de lui dire, comme
partout ailleurs : mi Secande carissime; et il lui semble que cette omis-
sion du mot carissime s'expliquerait facilement en supposant un rema-
niement ou une réduction du texte original. Il nest pas besoin, je
pense, de faire cette hypothèse; et, si Ton veut croire à toute force que
l'empereur tenait à se servir partout de ce terme d'amitié, et qu'il n'a
pas voulu s'en passer une seule fois, on peut admettre que le copiste Ta
oublié. Mais voici une objection beaucoup plus sérieuse : « La réponse
«de Trajan, dit M. de La Berge, est insuffisante, et, dans les cinq ou
«six lignes qui la composent, on se heurte à une contradiction mani-
«feste. Elle est insuffisante, car Trajan ne répond pas ù toutes les ques-
« tions posées par Pline. Il ne dit pas si l'enfant sera puni comme l'homme
«fait, ni de quelle peine l'un et l'autre seront frappés. Il n'expUque pas,
«et c'est là le point important qui embarrassait Pline, si c'est le nom
«seul de chrétien qui est un crime. Dans toute la correspondance de
«l'empereur et de son agent, il n'y a pas d'exemple, même sur les
«sujets les moins graves, d'une réponse aussi sommaire, aussi incom-
«plète et aussi vague. Quant à la contradiction, comment concilier ces
« mots : neque enim in aniversam aliquid, qaod (jaasi certamformxim habeat,
iiconstitai poiest, avec ce qui suit immédiatement : conqairendi non sunt;
usi deferaniar et argaaniar paniendi sunL Mais, en vérité, peut-on imagi-
« ner ou formuler un principe plus général que celui-ci : l'aveu du
«christianisme entraîne la condamnation? Quoi de plus simple que la
«procédure qui ne consiste qu'à poser la question : êtes-vous chrétien?
«Quel délit mieux caractérisé que celui qui ne repose que sur un aveu
«au devant duquel couraient la plupart des accusés?» Quelle que soit
la rigueur apparente du raisonnement, j'avoue que la contradiction me
parait moins manifeste qu'à M. de La Berge. Quand l'empereur dit
«qu'on ne peut rien établir d'absolu , » je crois qu'il veut surtout parler
350 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
de la qualification du crime. Il s agissait de répondre à cette gestion ,
la première que Pline lui eut posée : qaid puniri soleat, aat (juœri. Pour
la résoudre, il am*ait fallu indiquer d abord la loi que violaient les chré-
tiens, ce qui aurait fait connaître immédiatement la procédure qu'il
fallait suivre contre eux et la peine qu*on devait leur appliquer. Voilà
ce qui aurait pu vraiment s'appeler : constitaere in aniversum aliqaid qaod
certam formant habeat C'est ce que Trajan n'a pas fait, ce qui, dit-il, ne
peut pas se faire. En réalité, il n'a pas formulé un principe, ainsi que
le prétend M. de La Berge ; il s'est arrêté à un expédient ; il déclare
(( qu'il ne faut pas rechercher les chrétiens , mais que , si on les défère à
« la juslice, et si f on prouve qu'ils le sont, il faut les punir. » Cet expé-
dient est devenu dès lors la loi de l'empire.
Rien ne prouve mieux que cette décision de Trajan combien les
premières batailles que le pouvoir impérial livra au christianisme furent
hésitantes et incertaines. M. Le Blant, dans son savant mémoire Sar
les bases jaridiques des poursuites dirigées contre les martyrs [Comptes
rendus de l'Académie des inscriptions, 1866, p. 3 58-3 78), prouve sura-
bondamment que les chrétiens tombaient sous le coup de lob nom-
breuses. L'autorité , quand elle voulait les poursuivre , n'avait que l'em-
barras de choisir. Outre le crime d'introduire un culte nouveau, on
pouvait les accuser de lèse-majesté, de sacrilège, de magie, de recel
de livres défendus, et surtout d'association illicite. Ce dernier délit était
grave sous Trajan , qui n'était pas partisan du droit de réunion, et voyait
dans les sociétés secrètes la source du mal dont souffraient les villes
importantes de TAsie. On voit précisément dans la lettre de Pline que
les chrétiens en avaient le sentiment, puisque plusieurs s'étaient em-
pressés de ne plus paraître à leurs assemblées quand le proconsul eut
publié un édit plus sévère contre les hétairies. Je ne crois pas pourtant
qu'il soit probable que les chrétiens aient été formellement poursuivis
pour avoir violé la loi qui défendait de former des associations sans y
être autorisé par un décret du sénat. C'était une loi bien connue, sou-
vent appliquée; si on l'avait nettement invoquée contre les chrétiens,
toul le monde aurait su de quelle façon il fallait procéder quand on les
traduisait devant les tribunaux. Or nous voyons que Pline, qui avait
été préteur, qui avait promulgué un édit contre les hétairies, l'ignore,
et qu'il déclare qu'il ne sait comment agir, « parce qu'il n'a jamais assisté
uaux procès qu'on fait aux chrétiens ^)) De son côté, Trajan, nous
* Ce qui ne veut pas dire , comme exécutions avaient fait si peu de bruit que
l'explique à tort M. de La Berge, que ces Pline n*en avait pas eu connaissance.
ESSAI SUR LE RÉGNE DE TRAJAN. 331
venons de le voir, prétend quon ne saurait prendre à leur sujet une
décision générale , qui serve de règle absolue. Il me semble que Thypo-
thèse la plus vraisemblable, pour rendre compte de ces incertitudes
étranges, cest quon poursuivait surtout les chrétiens comme coupables
d 'introduire dans Tempire un culte qui navait pas été approuvé par le
sénats Ce vieux délit, qui avait motivé, sous la république, la répres-
sion sanglante des Bacchanales et beaucoup d*autres poursuites rigou-
reuses, n'avait pas cessé tout à fait d'être puni sous l'empire. Tibère
n'hésita pas à déporter en Sardaigne quatre mille affiranchis « infectés
« de superstitions égyptiennes ou judaïques » (Tacite , Ann. , II , lxxxv) , et
nous voyons les tribunaux romains poursuivre de temps en temps des
gens convaincus de pratiquer des superstitions étrangères. Mais c était
l'exception. En réalité, la loi contre les dieux nouveaux n'était presque
plus observée; la vaste étendue de l'empire, qui contenait des peuples
pratiquant les cultes les plus différents, en avait rendu l'application très
difficile. A Rome même, en règle générale, toutes les religions étaient
admises et tolérées. Il y avait donc quelque dureté et quelque injustice
à punir sévèrement chez les uns ce qu'on permettait chez les autres.
Dès lors on comprend l'hésitation de Trajan. Sans doute la loi contre
les cultes étrangers existait toujours ; elle n'avait pas été officiellement
abrogée; il était difficile qu'elle ne fût pas exécutée, siurtout quand on
l'invoquait contre les chrétiens, dont le dieu semblait être encore plus
étranger que les autres et l'ennemi de tous; mais, pour être juste, on
ne devait fappliquer que lorsqu'il était impossible de faire autrement.
Il me semble qu'on s'explique de cette façon ce qui, au premier abord,
peut sembler singulier dans la sentence de Trajan. Tertullien en fait
ressortir avec force l'apparente contradiction. «Il défend, dit-il, de
<( rechercher les chrétiens , comme s'ils étaient innocents , et ordonne de
« les punir, comme s'ils étaient coupables : quel arrêt étrange I Si vous
«les punissez, pourquoi ne pas les poursuivre? Si vous ne les poursui-
mais simplement quHl n avait pas eu
Toccasion ou la curiosité d*y assister.
' Ce grief était le plus important,
celui au nom duquel on introduisait
finstance; ce qui n'empêche pas que
les autres ne fussent aussi allégués , car
ils sont tous réfutés dans les ouvrages
des apologistes. Tertullien divise sa dé-
fense en deux parties. Dans la première,
il discute le reproche qu'on fait aux chré-
tiens d'attaquer la majesté divine (lœsœ
majestatis divinœ), c'est-à-dire d'intro-
duire un dieu nouveau et d* outrager les
anciens. Dans la seconde, il est ques-
tion des crimes qu'on les accuse de
commettre contre la majesté impériale
(ventum est ad secandam titalam lœsœ au-
gustioris majeslatis, ApoL a8), et cette
seconde accusation lui parait plus grave
que l'autre, t car les païens respectent
• beaucoup plus fempereor que le roi
« des dieux. •
332
JOURNAL DES SAVANTS. — JDIN 1879.
(( vez pas, pourquoi les punir?» Le dilemme parait d*abord irréfutable,
mais Tertullien ne voit pas que Trajan na encouru ses reproches que
parce qu*il voulait concilier de quelque manière son humanité avec son
respect pour la loi. M. de La Berge a raison de dire qu'en somme sa
réponse à Pline offre un caractère de mansuétude impossible à mécon-
naître. En interdisant les poursuites d office , il créait une sorte de pré-
jugé favorable pour les chrétiens, et indiquait qu'il ne les considérait pas
comme des ennemis publics dont il faut se défaire à tout prix, a Cette
u opinion , émanée de si haut, devait nécessairement mettre un frein aux
<( accusations privées et inspirer une certaine circonspection au gouver-
u neur devant qui elles seraient portées. L'obligation imposée à l'accusa-
u teur de signer sa dénonciation et de se porter partie , en courant le risque
a des peines édictées contre les calomniateurs, devait aussi prévenir beau-
ce coup de procès et mettre obstacle aux vengeances poursuivies sous le
u manteau de la loi par des inimitiés particulières. Ainsi le rescrit que
« nous avons sous les yeux est plutôt favorable que répressif. » D'où il
suit que, quoique des chrétiens aient été frappés sous le règne de Tra-
jan, il n'est pas possible de faire de lui un persécuteur comme Néron
ou Domitien ^
La partie du livre de M. de La Berge, où il s'occupe de la littérature
romaine du temps de Trajan, ne me parait pas traitée avec autant de
plaisir et de soin que le reste. A la vérité l'auteur annonce, en la com-
mençant, «qu'il n'entre pas dans le plan de son Essai de nous donner
«une appréciation complète des manifestations de l'esprit humain à
' A propos des crimes dont on accu-
sait les chrétiens, M. de La Berge se
trouve amené à citer de nouveau la
célèbre phrase de Tacite : haud perinde
in crimine incendii quant odio generis
hwnani convicii. Il pense , avec M. Lit-
tré , qu*on doit la traduire ainsi : « non
« pas tant convaincus du crime dincen-
« die que condamnés par la haine du
« genre humain. • Je crois , au contraire ,
qu'il faut entendre , avec Bumouf , Orelli
et Nipperdey , que les chrétiens étaient
moins convaincus d*avoir mis le feu à
Rome que de haïr le genre humain. La
construction semble indiquer que les
deux ablatifs se correspondent, et qu il
est question, dans les deux cas, de deux
accusations dirigées contre les chrétiens.
A la vérité, la préposition m est omise
dans le second membre 4e phrase, mais
il arrive plus d*une fois à Tacite de sup-
primer ainsi les prépositions [effagere
ad Armenios, deinde Albanos. . . Ann.,
II, LiviiT. Per Picenos et mox Flami"
niam.,. Id, III, ix. De Jlamine Diali
legendo, simul rogandanova legedissemit,
/î. ^ IV, xvi). D'ailleurs , dans le sens de
M. de La Berge , le mot convicti ne con-
vient guère au dernier membre de la
phrase : il est didicile de dire que les
chrétiens ont été convaincus d*incendie
par la haine qu'on leur portait. Le pré-
jugé populaire , Tanimad version pu-
blique ont pu les faire soupçonner a un
crime, mais non les en convaincre.
ESSAI SUR LE REGNE DE TRAJAN. 333
tt cette époque, et qui! veut se borner à de rapides indications propres
« à faire sentir comment le caractère des sciences et des lettres se rattache
« à rétat des institutions et des mœurs. » Mais on trouvera sans doute
que ces indications sont quelquefois beaucoup trop rapides, et que
M. de la Berge n accorde pas toujours aux écrivains dont il parle fim-
portance qu'ils méritent. Parmi les poètes, Martial, qui certainement
n'était pas le plus grand, parait celui qui l'a le plus vivement intéressé.
Il le regarde «comme l'interprète le plus fidèle et le peintre le plus exact
« de la société polie sous Domitien et sous Trajan. » Il rappelle que ses
petites pièces, si vives et si vraies, obtinrent de son temps un succès
éclatant et universel. «Elles remplacèrent l'ancien théâtre comique,
«les togalœ, les trabeatœ, les tabernariœ, peintures de toutes les classes
«du peu[^e romain, qu'on applaudissait cent ans plus tôt. Avant de
«quitter Rome, le proconsul, que ses devoirs appelaient pour trois ans
«au fond d'une province, l'officier qui allait s'enfermer dans un camp
«sur les bords du Danube ou dans les montagnes de l'Ecosse, ne man-
«quaient pas d'emporter le petit volume, et, au loin, quand ils le rou-
«vraient, la ville, à regret quittée, apparaissait à leur imagination et
«se dessinait à leur souvenir, animée et vivante, avec ses aspects pitto<-
«resques, ses palais, ses temples, ses rues, sa population cosmopolite
« et affairée, et tout le pêle-mêle de ses habitudes journalières et de ses
«bruyants plaisirs. A Rome, aussi bien que dans les grandes cités qui
« se modelaient sur la capitale , Martial était dans toutes les mains. » On
peut dire que ce succès s'est soutenu. Comme il a peint la réalité ainsi
qu'il la voyait, et avec une exactitude remarquable, ses petits tableaux
ai nettement dessinés sont restés vivants; ils intéressent toujours, non
seulement par les souvenirs d'un temps passé qu'ils rappellent, mais
par les applications qu'on en peut faire à tous les temps. «11 n'y a
«point de poète latin, disait Ménage, où il y ait plus de choses qui
«puissent tomber dans la conversation, que dans Martial. On y trouve
«tout. Là-dessus, une personne me demanda un jour si j'y trouverais
«le manteau de M. Varillas, de quikon venait de parler. Je répondis
« sur-le-champ , et sans hésiter :
«Dimidias que nates gallica palia tegit (I, xaii). •
M. de La Berge, qui a si bien compris Martial, est moins juste pour
Juvénal , son ami. Je ne crois pas qu'il l'ait mis tout à fait à son rang.
Il aurait dû faire remarquer surtout le caractère national de sa poésie.
C'est vraiment un Romain par ses défauts et ses qualités, par le fond de
43
334 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
ses idées et la forme de ses vers. L*ampieur de sa phrase, le tour ora-
toire de son style, sa gravité souvent affectée, ses gronderies éternelles,
les sentences qu il prodigue et ses brusques saillies de paysan maussade
conviennent à Thomme qui était si fier « d'avoir respiré Tair de l'Aven-
atin et de s être nourri de Tolive sabine depuis son enfance.)) Cest oe
qui fait peut-être Toriginalité du poète , et je crois que M. de La Berge
a eu tort de n en rien dire. Il me serait plus facile encore de montrer
que les écrivains en prose n ont pas été traités non plus avec les déve*
loppements qu ils méritent. Le caractère véritable de Tacite est à peine
indiqué dans une note, et nulle part il nest parlé, comme il convient,
des lettres de Pline, où revit toute Tépoque de Trajan.
Au fond, et malgré quelques réserves, M. de La Berge na pas d'es-
time pour la littérature romaine du commencement du ii* siècle. Il n'en
a pas aperçu tous les mérites, il en exagère les défauts. Jai peine à
comprendre comment il la trouve si inférieiure à la littérature grecque
contemporaine. En supposant que Plutarque soit Tégal de Tacite, et
que Dion Chrysostome lemporte sur Pline le Jeune, où trouve-t-on en
Grèce à ce moment des poètes qui vaillent Martial, Stace et Juvénai?
La seule raison que M. de La Berge nous donne de sa préférence, c'est
que « la littérature grecque s*adresse à un peuple entier au sein duquel
« elle puise sa substance et sa force, et dont elle exprime les sentiments
«collectifs, tandis que Tautre n*est plus que Tœuvre de beaux esprits et
« le passe-temps de quelques oisifs. » Il revient sans cesse sur cette opi-
nion; il explique par elle tout ce qui lui parait médiocre et faux chex
les écrivains de Tépoque qu'il étudie. C'est par là qu ils lui semblent
inférieurs à Lucain et à Sénèque a qui comprirent les besoins de leur
«temps, et donnèrent à leurs écrits un caractère d^imiversalité,» tandis
que leurs successeurs, les écrivains pseudo-classiques de l'époque Fla-
vienne et du règne de Trajan, se plaçaient du premier coup sur un ter-
rain où le grand et vrai public ne pouvait pas les suivre, et se rési-
gnaient à faire des lettres le plaisir et le privilège de quelques esprits
d'élite. Il y a là, je le crains, beau€oup d'illusion. En réalité, le public
de Juvénai était au moins aussi étendu que celui de Lucain, et lesSihes
de Stace s'adressaient aux personnes mêmes que charmaient les tragé-
dies de Sénèque. Les uns et les autres n'écrivaient que pour les classes
instruites et le public lettré; or, sous Trajan et sous Hadrien, ce public
était encore plus nombreux qu'au siècle précédent. Jamais les lettres
n'ont été plus aimées et plus cultivées qu'alors, jamais on n'a fondé plus
d'écoles, jamais on n'a lu avec plus d'ardeur, à Rome et dans les pro-
vinces, les chefs-d'œuvre du passé et les ouvrages contemporains. Ce
ESSAI SUR LE REGNE DE TRAJAN. 335
spectacle réjouissait beaucoup Pline le Jeune, qui s*en félicite i plu-
sieurs reprises dans sa correspondance. Il s estimait heureux de voir
cette multitude de jeunes gens qui se livraient à Fétude des lettres :
Javat me qaod vigent stadia, proférant se ingénia hominam et osteniant
(Epp.y I, xiii). Il est vrai que quelques jours plus tard, quand les au-
diteurs des lectures publiques se faisaient trop attendre, ou qu*il enten-
dait dire que les orateurs médiocres payaient des gens pour venir
les écouter et les applaudir, il répétait tristement, avec le vieux Domi-
tius Afer : «fart est mort, artificiam periit. » Ce sont de ces contradic-
tions qu'explique la vivacité des impressions du moment, et qu'il ne
faut pas prendre à la lettre. M. de La Berge, qui s appuie de Topinion
de Pline, quand il déclare que les lettres sont perdues, devrait bien le
citer aussi lorsqu'il se réjouit de les voir si florissantes. Dans tous les
cas, si Ton trouve que la littératiure de l'époque de Trajan a eu tor^46|
s'éloigner du vrai public et qu'elle a péri pour s'être enfermée dans
quelques cercles étroits, il n'y a pas lieu de lui opposer l'exemple de
Sénéque et de Lucain. Eux aussi étaient les favoris des sociétés let-
trées et ont écrit pour elles leurs ouvrages. Lucain a conquis sa renom-
mée dans les salles de lecture, et Ton sait que les tragédies de Sénèque
n'ont jamais paru sur un théâtre, et qu'elles étaient faites pour les
salons.
Une autre raison que donne M. de La Berge de la décadence des
lettres romaines au second siècle, c'est l'état précaire et besoigneux
dans lequel les principaux écrivains passèrent leur vie. Les littérateurs
romains, à l'exception des poètes dramatiques, ne tirant pas de profit
de leurs ouvrages, ne pouvaient subsister, s'ils étaient pauvres, que
de la protection d'un grand seigneur. Quand l'empire eut ruiné l'aris-
tocratie, c'est à l'empereur qu'ils s'adressèrent. Les plus fiers ne firent
pas de difficultés de tendre la main au prince, et Juvénal plus que les
autres :
Et spes, et ratio studiorum in Caesare tanUim.
Les empereurs acceptèrent en général de protéger les lettres, et, de-
puis Trajan et Hadrien, ce fut , pour ainsi dire , une institution de l'État.
On fonda des écoles et des chaires, bien dotées, de philosophie et de
rhétorique; on bâtit des Athénées pour les lectures publiques, qui de-
vaient dispenser l'écrivain de la nécessité coûteuse de se pourvoir d'une
salle et de la meubler, quand il voulait faire connaître ses ouvrages;
on institua surtout des concours. Ces concours littéraires , que Néron
favorisa , qui prirent sous Domitien une forme arrêtée, étaient arrivés,
536 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
sous Trajan , à leur période la plus brillante. M. de La Berge pense
avec raison «quils ont plus éveillé d*ambitions impuissantes, que sus-
«cité de talents réels.» La protection des princes na pas toujours
porté bonheur à la littérature; quand il leur faut distinguer un honune
de talent dans la foule des auteurs affîimés qui les flattent, ik n'ont pas
toujours la main heureuse, et il leur arrive plus souvent de choisir le
plus habile et le plus souple que le plus grand. Il peut se faire aussi
que leurs bienfaits soient une lourde servitude, qui force Técrivain pré-
féré à subordonner son inspiration et son jugement aux caprices du
maître. Quel danger pour les lettres, quand le protecteur dont elles
doivent tout attendre est un fou, comme Caligula, qui veut proscrire
Tite-Live et Virgile, ou un maniaque, comme Hadrien, entêté d'ar->
chaîsme , qui se fait gloire de préférer Gaton à Cicéron et Gelius à Sal*
loste.
Ce sont là, je le répète, de graves périls, et la littérature romaine
du II' siècle ny a pas échappé. Mais M. de La Berge a fait très
bien remarquer qu'à côté du danger se trouvaient de grands avanti^es,
et que, par un singulier contraste, ce qui a pu, à un moment, précipiter
la décadence des lettres les a plus tard sauvées d'une ruine définitive,
a Les cénacles, dit M. de La Berge, ont eu, pour conserver, une puis-
ce sance qui leur manquait pour créer : les défauts que nous avons rele-
«vés dans cette école littéraire, le souci exagéré du détail, la préoccu-
«pation du style, la manie de Térudilion, la vénération superstitieuse
uou puérile pour les œuvres et les procédés des anciens maîtres, se
«trouvèrent d'excellentes qualités pour maintenir en son intégrité le
« trésor des lettres latines; le pédantisme de ces petites sociétés a sauvé
«des ouvrages écrits en de meilleurs temps, en a perpétué l'admi-
« ration et l'étude , en a assuré la transmission à la postérité au milieu
odes invasions du iv* et du v* siècle. Les amis de Pline forment
(de premier noyau d'une aristocratie que Ton retrouve autour de
«Symmaquc et d'Âusone, aristocratie un peu dédaigneuse, à vues
«étroites, mais ayant voué un respect inaltérable au passé lorsque tout
« changeait et chancelait autour d'elle, et donnant ainsi un utile exemple
« moral en même temps qu'elle rendait à la civilisation de vrais et mé-
« morables services. La protection des empereurs fut également profi-
« table et même nécessaire à la cause des lettres. Assurément le pouvoir
«était incapable de faire éclore le génie ou de susciter de grandes
« œuvres d'art : alors , comme en d'autres temps , il n'a guère inspiré que
«des vers médiocres et de fades panégyriques. Mab, après que la lilté-
«rature eut été classée parmi les afiaires d*État, elle devint inséparable
ESSAI SDR LE REGNE DE TRAJAN. 337
«de ridée quon s était formée d'un grand établissement politique.
«Même dans les temps de misère générale et d'ignorance publique,
tt nulle puissance, privée de l'ornement des lettres, n'eût été pleinement
«acceptée des peuples : on eût jugé que quelque chose manquait à sa
(f constitution définitive et à sa complète consécration. G'esl pour obéir
« à ce vœu de l'opinion , mal défini mais réel , que les rois goths de
« Toulouse et de Ravenne eurent des poètes attachés à leurs personnes,
(cet Sighebert, en commandant un épithalame à Fortunat, se piquait
« de reproduire le cérémonial usité à la cour des empereurs de l'Occi-
tt dent. Ce n'est pas le lieu de poursuivre dans Thistoire cette destinée
« singulière de la littérature , encore protégée quand personne n'en sen-
a tait plus l'utilité ni le charme, et prolongeant son existence par la seule
« vertu de la tradition romaine et du caractère administratif qu'elle avait
a pris sous les Césars. Qu'importe la médiocrité des œuvres écloses à la
«cour aux frais de princes ignorants, dirigés par une bienveillance
«aveugle ou une vanité prétentieuse? Au milieu de l'abandon universel
«des arts et des sciences, les lettres ne périrent pas : on continua d'é-
« crire, quand on avait cessé de sculpter et de peindre. Voilà ce qui était
«utile et nécessaire pour que, jusqu'à des temps meilleurs, les droits
« de l'intelligence fussent maintenus au sein de systèmes établis par la
« conquête et la violence, et que, même vide ou mal remplie, leur place
« y demeurât marquée. »
C'est par celte page si ingénieuse, si vraie, que je veux terminer le
compte rendu du livre de M. de La Berge; elle donnera une idée des
opinions justes et nouvelles qui y sont développées. Si l'on poursuit
jusqu'au bout, avec un vif intérêt, la lecture de Y Essai sur Trajan, on
ne peut l'achever sans tristesse. Il est cruel de penser que les promesses
que ce livre donnait à la science ne seront jamais réalisées , et qu'une
mort prématurée a frappé le jeune écrivain au moment même où il
publiait son premier ouvrage.
Gaston BOISSIER.
838 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
L Souvenirs d'une mission musicale en Grèce et en Orient,
par L.'A. Bourgault-Ducoudray. Un volume grand in- 8** de
3i pages. Deuxième édition. Paris, Hachette, 1878. — Études
SUR LÀ MUSIQUE ECCLhlSI ASTIQUE GRECQUE, missiou musicole BU
Grèce et en Orient, janvier-mai 1875, par le même. Un volume
grand în-8° de viii- 1 2 7 pages. Paris , Hachette , 1877. — ^^^
LODiES POPULAIRES DE Grèce ET dOrient, par le même. Un vo-
lume in-^** de 87 pages. Paris, Henri Lemoine, éditeur.
IL Le Son et la Musique, par P. Blasema, professeur à TUniver--
site de Rome, suivis des Causes physiologiques de V Harmonie musi-
cale, par H. Helmholtz, professeur à l Université de Berlin. Un
volume in- 8® de 208 pages, avec 5o figures dans le texte.
Tome XXrV de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris,
Germer-Baillière et CK 1877.
IIL Du Beau dans la\Musique , essai de réforme de V esthétique mu-
sicale, par Edouard Hanslick, professeur à l'Université de Vienne.
Traduit de l'allemand sur la cinquième édition, par Charles Banne-
lier. Un volume grand in-8** de 1 26 pages. Paris, Brandus et G"*,
éditeurs de musique, 1877.
IV. Histoire ET Théorie de la Musique de l'Antiquité, par
Fr. Auguste Gevaert. I"" volume, grand in-4** de xvi-45o pages,
avec deux tableaux et des exemples de musique antique. Gand,
typographie G. Annoot-Braeckmann , Marché-aux-Grains , 1 876,
QOATRièllE ET DERNIER ARTICLE ^
La musique instrumentale, à ia'^considérer en elle-même, en dehors
de toute alliance avec la poésie, a des qualités et procure des jouis-
sances qui ne sont ni contestées ni contestables. Il était réservé à notre
siècle de découvrir et de faire éclater les ressources prodigieuses de
Forchestre. Que ce pouvoir musical n ait jamais abusé de ses droits, on
' Voir, pour les trois premiers articles, les cahiers de janvier, de février et
d*avril.
LES MÉLODIES GRECQUES. 339
ne le prétend pas. Toutefois, s il en abuse, c est quil en a. Il lui appar-
tient d accompagner la voix humaine quand elle chante, de la soutenir,
de la fortifier, d*y ajouter des éléments mélodiques; en outre, il a une
voix qui n est qu*à lui et dont il se sert pour chanter, quoique sans
paroles. L'orchestre a donc pour toujours pris possession de fart mu-
sical. Par conséquent, si les modes antiques étaient ramenés dans la
composition des œuvres modernes, non par accident, mais avec cons-
cience et méthode, on ne les admettrait certainement que soumis aux
lois actuelles de Torchestration. Pourraient-ils se plier à ces lois sans
perdre leur caractère ?
A cette question fort intéressante on est en mesure de répondre de
trois manières : d'abord par certains exemples de polyphonie associée
aux modes antiques, exemples observables encore aujourd'hui; puis,
par des essais d'harmonisation qui ont réussi et qui réussissent; enfin,
par l'histoire même de la musique grecque antique.
Lorsque M. Bourgault-Ducoudray revenait en France, il eut occa-
sion, pendant la traversée, de remarquer un fait qui lui a paru juste-
ment digne d'être mentionné. Voici comment il le raconte :
(f Le paquebot qui fait le service du Pirée à Marseille avait pris à
(iNaples de nombreux passagers. Parmi eux se trouvaient des émigrants
tt calabrais qui se rendaient en Amérique. Couchés sur le pont du na-
€(vire, ils occupaient les loisirs du voyage en chantant des chœurs.
((Chose remarquable! les paroles de ces chants étaient en langue
((albanaise, et je retrouvai dans la musique les modes antiques que
((j'avais souvent entendus en Grèce, mais cette fois harmonisés. Le
(«chœur chantait à deux parties.
a Jamais encore il ne m'était arrivé d'entendre la polyphonie appli-
<(quée aux modalités orientales. Est-ce au contact de lltalie que s'était
(( opéré ce mariage? Jusque-là je n'avais vu dans l'influence italienne
«qu'un élément destructeur des anciens modes. Cette fois, au contraire,
«l'influence moderne n'avait pas tué, mais fécondé l'élément antique.
((Ces chœurs étaient chanlés par des voix d'hommes, lentement,
«très juste, et avec cette émission tendue dont leur passion pour les
«notes élevées fait contracter fhabitude aux montagnards.
((Je causai avec les chanteurs dont plusieurs avaient une fort belle
«tournure et une physionomie fort intelligente. Ils parlaient italien
« entre eux et chantaient en albanais. Le sud de l'Italie peut donc bien
«s'appeler encore la Grande Grèce *. »
' Souvenirs d*une mission musicale en Grèce et en Orient, p. 3o.
340 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879,
La curieuse observation contenue dans ce récit prouve que les modes
antiques sont susceptibles de s'adapter à la polyphonie vocale, quelle
quait ëtë d ailleurs, à cet égard, la pratique des anciens, dont nous
parlerons tout à Theure.
Mais ils se marient aussi avec une certaine polyphonie instrumentale.
Déjà, pendant son séjour en Grèce, M. Bourgault-Ducoudray s en était
assuré par une expérience personnelle. «Je jouai, dit-il, à M. Aphtho-
«nidis quelques essais d'harmonisation appliquée à des chants religieux,
« et j'eus soin de réduire les accords au plus petit nombre et à la plus
«grande simplicité possible. Malgré sa répugnance instinctive pour ce
«qu'il regarde comme une profanation, je réussis à lui faire accepter
« deux harmonisations ^ »
Depuis cette première tentative, lexpérience a été poursuivie par le
musicien français avec un succès croissant. Son secret a été simple : il
Tavait livré lui-même en 1877, ^^^^ ^^ Études sur la musique ecctésiaS"
tique grecque , lorsqu'il écrivait : «Il ne s'agirait pas ici de refaire ce qui
« a été tenté infructueusement par quelques musiciens européens. En
« appliquant aux mélodies grecques une harmonisation qui ne convient
« qu'aux modes mujeur et mineur, ils ont tué en elles le caractère expres-
« sif particulier inhérent à des modalités qui n'ont point d'équivalent
«dans la musique moderne. Aujourd'hui, les progrès de la polyphonie
« permettent d adapter à toutes les gammes antiques une harmonie qui
« en renforce l'expression sans l'altérer. Il suffit pour cela que les parties
« accompagnantes soient conçues dans la même gamme que la mélodie princi-
ifipale^. » En appliquant cette règle excellente, M. Bourgault-Ducoudray
a obtenu des résultats aussi ravissants qu'inattendus. Lorsque j'ai entendu
quelques-unes des mélodies qu'il a arrangées pour le piano , il m'a sem-
blé goûter des liqueurs d'une saveur inconnue et délicieuse. Certes
cette comparaison boite; mais je n'en trouve pas qui rende mieux mon
impression. Je dois surtout citer la mélodie sixième, recueillie par
M"* Laifon de Smyrne, peut-être au moment où elle était chantée par
un matelot ou par un domestique. Le mode phrygien y domine. La
dernière phrase est une merveille de grâce et de tendresse. M. Bour-
gault-Ducoudray a raison de dire que, si cette phrase, au lieu d'être un
fragment mélodique, était un marbre de perfection équivalente, sa place
serait marquée au musée du Louvre. Ce qu'il ne dit pas et ce qui n'est
pas moins vrai, c'est que son arrangement harmonique contribue sin*
gulièrement à rendre sensible le charme du morceau.
' Souvenirs d'une mission, etc., p. 31. — ' Études sur la musique ecclésiastique
grecque, p. 67.
LES MÉLODIES GRECQUES. 341
Ces faits ont apporté une confirmation décisive à la démonstration
fournie il y a une vingtaine d'années par d eminents musicographes. Le
débat sur fexistence de la polyphonie chez les Grecs anciens n a pas
duré moins de trois cents ans. Ouvert à la fin du xv* siècle par Gafori,
il s*est prolongé avec une ardeur extraordinaire dans les deux camps
opposés jusqu'en 1 860. Je ne saurais Reproduire, même sous forme de
résumé succinct, cette longue et mémorable querelle où d'illustres sa-
vants furent entraînés. De notre temps, à ne citer que les noms les plus
considérables, la solution négative a été soutenue par Forkel, Bélier-
mann, Fétis; l'opinion aflSrmative par Boeckh, Vincent, Westphal, Wa-
gener et par M. A. Gevaert lui-même. Il n'est que juste de rappeler que
la terminaison de cette polémique a été surtout préparée et hâtée, grâce
aux habiles et persévérantes recherches de l'académicien français,
M. Vincent.
Dans un mémoire qui continuait et complétait de nombreux écrits
antérieurs, il avait déclaré tenir pour certaine l'existence d'une musique
grecque polyphonique. A la lecture de ce travail, Tinflammable M. Fé-
tis prit feu. Tous les arguments personnels, musicaux, historiques,
archéologiques, techniques enfin, qu'il put recueillir, il les rassembla en
un seul faisceau, les lança d'un bras vigoureux contre le savant fran-
çais, puis, convaincu qu'il l'avait terrassé lui et les imprudents qui par-
tageaient ses idées, il proclama sa victoire et se réjouit. Cependant,
quoique rude, le coup n'avait pas été mortel. On le vit bien quand
M. Vincent répondit. Sa réplique est courtoise et, je ne dis point amère
ni blessante, mais bien spirituelle et d'une ironie au moins piquante.
Il se met d'abord modestement sur la défensive. Son antagoniste avait
commencé par récuser ses jugements pour cause d'incompétence. Voici
en quels termes il l'avait d'abord loué, puis accablé : « Savant helléniste ,
«mathématicien instruit et philologue attentif, il porte dans ses re-
tt cherches l'esprit d'investigation et d'analyse; malheureusement il n'a
«pas cultivé la musique dès sa jeunesse, et ses organes ne sont pas
«accoutumés, par une longue pratique, à ses tendances, à ses combi-
«naisons. La musique actuelle ne lui est connue que par l'étude et par
«les livres, il n'en sent ni le système tonal, ni les significations harmo-
« niques ^» Allégation imprudente, à laquelle M. Vincent répond par
Un appel au témoignage de son professeur de violon, alors vivant
encore. Et, cela fait, il prend l'ofiensive. «M. Fétis, dit-il, ne s'était
F. J. Fétis , Mémoire sur V harmonie simuîtanée des sons chez les Grecs et chez les
Romains, p. 37. Buxelles, i858, in-a".
44
342 JOURNAL DES SAVANTS- — JUIN 1879.
«point, jusqu'à ce jour, avancé aussi résolument sur le terrain de la
« musique ancienne proprement dite. Mais pourquoi le savant profes-
« seur me met-il dans la nécessité de discuter à mon tour ses moeurs
« scientifiques? Or, sur le terrain de la musique ancienne (cela est dur i
adiré, mais il le faut), M. Fétis a toute une éducation à faire ^. « Puis
le savant français, devenu très redoutable, démontre successivement
que M. Fétis a confondu les modes et les tons, qu*il n*a pas compris
certains textes décisifs dAristote, de Plutarque, d'autres encore, et que,
sur la question si importante de l'ancienneté de la musique attribuée
au début de la première pythique de Pindare, M. Fétis a traduit à
contre-sens un passage d'ailleurs très clair de l'illustre Boeckh. Si je
rappelle ici les traits saillants de cette discussion, c'est afin que justice
soit rendue à M. Vincent, dont la part dans la solution de cet intéres-
sant problème me semble aujourd'hui un peu trop laissée dans l'ombre.
Parvenue à ce point, la démonstration n'était plus qu'à quelques pas
d'une conclusion définitive. Elle y fut conduite par un compatriote de
M. Fétis. Le i*' juin 1861, M. A. Wagener, professeur à l'Universilé
de Gand, lisait à l'Académie royale de Belgique un travail intitulé:
Mémoire sur la symphonie des anciens^. C'est une longue série de textes,
tous d'excellente qualité, logiquement enchaînés et expliqués avec une
exactitude rigoureuse. Déjà, en 1811, Tillustre Boeckh avait dit avec
raison : «Lorsque les anciens parlent de la consonance, lorsqu'ils in-
a diquent soigneusement les diflFérences à établir entre les sons homo-
«phones, antiphones, paraphones et diaphones, puis entre les sons
(( consonants par eux-mêmes et ceux qui ne le sont que par cohérence
(((x(XTà <rvvéj(etav), lorsqu'ils nient la consonance de la onzième, tandis
«qu'ils aflirment celle de la douzième, on ne voit pas pourquoi ib
« auraient fait tout cela avec tant de soin , si ce n'est pour appliquer
(( de semblables préceptes à quelque chose d'analogue à notre harmo-
(cnie^. » Soixante ans plus tard, après des débats prolongés et appro-
fondis, et en se fondant sur un imposant ensemble de témoignages,
M. Wagener pouvait écrire avec bien plus de raison encore et d'auto-
rité : « À moins que Ton ne parvienne à prouver que âlfia et àfioS ne si-
ce gnifient pas en même temps, à la fois, ensemble, je considérerai comme
V un point définitivement acquis que , dans tous les bons auteurs qui
^ A. J. H. Vincent, membre de Tins- et des Mémoires des savants étrangers
titut. Réponse à M. Fétis et réfutation de publiés par l'Académie royale de Bel-
son Mémoire, etc., etc., p. 8. Lille, gique.
iSSg, in-8*. * De metris Pindari,jp. a53.
* T. XXXÏ des Mémoires couronnés
LES MÉLODIES GRECQUES. 3A3
«parlent de musique, les mots avfA(pù>vos, avii(pùwla, <TV(âj(^éîPy lors-
aqu*on les emploie dans leur sens strictement musical, désignent le
ce concert, l'émission simultanée de deux sons placés à des degrés différents
ttde Técheile musicale, et produisant / au moyen de ce mélange, une
«sensation agréable^.»
Voilà donc un premier point solidement établi. Mais en quoi consis-
tait cette polypbonie ? Dans le chœur, les voix accompagnaient-elles les
voix, ou ne faisaient-elles que les doubler et les tripler? L*accompa-
gnement était-il réservé à lorchestre, et, dans ce dernier cas, quelle
était la richesse, Tétendue de Torchestration ?
C'est en s appuyant sur des passages formels empruntés surtout aux
Problèmes d'Âristote que Westphal a résolu la première question. La
musique vocale des Grecs, a-t-il dit justement, se divisait en chant solo
et en chant choral. Mais l'unique différence essentielle entre le chant
solo et le chant choral résidait dans le nombre plus ou moins grand
des voix qui fortifiaient la mélodie en la répétant, de sorte que le chant
choral était un unisson. La polyphonie vdcale fîit inconnue à l'antiquité.
Tout au plus y avait-il une différence d'octave lorsque des enfants et
des hommes étaient réunis dans le même chœur ^. Laccord doctave
était appelé antiphonie. Nous avons à cet égard un texte d*Ânstote de
la plus grande clarté. «Pourquoi, dit ce philosophe, la consonance
«est-elle plus agréable que l'unisson? Pour Tantiphonie, est-ce parce
«qu'elle est l'accord d'octave? En effet, elle se produit quand des voix
«d'enfants, des voix d adolescents et des voix d'hommes chantent en-
« semble, distantes les unes des autres d'autant de tons que la nète Test
«de Yhypate, Or toute consonance est plus douce quun son simple,
« et de toutes les consonances la plus douce est l'octave *. » Mais on se
trompe si Ton pense pouvoir conclure de ces lignes qu'il n'y eut chex
les Grecs de polyphonie d'aucune espèce. Il ne s'agit ici que des rap-
ports musicaux entre les voix composant le chœur. D'autres témoi-
gnages prouvent que les instruments accompagnaient les voix, et aussi
que les instruments exécutaient entre eux de la musique concertante.
^ P. 16. (rifii^eùvov rov bfio^vov; È xal rà fièv
* « Hôchstens kann eine Verschie- àinK^tùvov citfi^ùyvàv è&li hà ^aa&v; ix
• denheit nach Octaven vorkommen , *staR(ûv yàp véwv xal àv^poiv yiverat rà
c wenn Knaben und Mànner in demsel- àvripouvov, ot he&lStai roTs ràvois éç
« ben Chore vereint wirken. • Metrik wfrrf fspàç ivérrjv • fTV{i(p(ùvia ^è tgSaa
der Griechen, t. I", p. 269 , a* édition. ))8/ûw éieXav ^àyyov (81' à ié, stpYfrat) ,
' Problèmes, section XIX , S Sg ; édit. xai roirFùnf ^ hà tgcur&p i^i&lrf - rà buà-
F. Didot, p. ail. c àtà r( ifhàv èalt rà ^ù9P0¥ S'cbrXoOv é/jn ^àyyov. »
344 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Lorsqu'un instrument se mariait au chant vocal, sa partie était désignée
par le mot xpovcns. On a reconnu que le chant vocal était toujours au
grave, tandis que Tinstrument accompagnait à laigu. Arislote et Plu-
tarque Taffirment nettement. Et ce dernier le dit avec une grâce char-
mante dans ses Préceptes da mariage : «De même que, si Ton prend
«deux sons consonants, la mélodie appartient au plus grave, de même,
« dans une maison sagement gouvernée , tout s accomplit par l'accord
«des deux époux, mais cependant en mettant en évidence la direction
a et la volonté du mari K » Mais peu importe, pour la question qui nous
occupe, que laccompagnement fût à Taigu. Ce qui nous intéresse, c'est
qu'il y avait accompagnement; et, si le passage qui vient d'être cité ac-
cuse une certaine différence entre l'accompagnement ancien et celui
des modernes (encore cette différence disparait-elle quelquefois), il
apporte une preuve nouvelle de la ressemblance fondamentale des
deux arts, en ce qui touche la polyphonie.
Or quelles étaient les limites de cette orchestration? Avait-elle
quelque ampleur, quelque variété? Se réduisait-elle, au contraire, à un
petit nombre d'accords simples, tels que les rencontrent des chantent^
sans culture qui s'accompagnent mutuellement en prenant pour guide
la justesse et l'oreille? On a répondu à cette question de bien des ma-
nières. Après n'avoir accordé à la polyphonie grecque qu'une étendue
fort restreinte, on en est venu peu à peu à lui reconnaître ou le même
développement effectif et réalisé dans l'antiquité, ou la même capacité
de développement qu'à la polyphonip moderne. Lorsque M. Félis niait
que l'usage des accords les plus simples fût connu aux anciens Grecs,
M. Vincent, après l'avoir réfuté, s'en tenait cependant à des affirmations
modérées. «En résumé, disait-il, sans répéter ici ce qui a été dit cent
«fois, que réclamons-nous pour nos maîtres? La connaissance des pro-
« cédés, des finesses, des délicatesses de la science moderne? nullement:
«que l'on nous accorde un simple duo soutenu par une ou deux pé-
«dales, voilà toutes nos prétentions. Il y aurait vraiment trop d'orgueil
«de notre part à croire que le monde nous ait attendus quatre mille
a ans pour lui procurer une si modeste jouissance '-. » Si M. Vincent vivait
encore, il se montrerait moins timide. On peut croire même qu'il sous-
crirait aux conclusions de W^estphal, très hardies sans doute, mais aussi
* Plutarque. Œuv. morales. Préceptes 'opàtleTat yièv itir' âfi^orépcùv bfiovooitv-
conjugaux. Su; édit. F. Didot, p. i65. tûw, èTri^aivet Zè t^ tov àv^pàç i^ye^
c Ûtnrep, àv ^Sàyyoi ^vo o-^a^yof Xrj^ (xoviav xai '0poaipe<rtv. »
Oôû(Tt, rov ^apprépov yiverai rà fxéXos' * Réponse à M. Fétts, etc., p. 65.
o^co 'tsfcUra, 'opS^iç èv oUif trcjÇpovoit^^
i
é
LES MÉLODIES GRECQUES. 345
solides que larges. Le savant allemand, en effet, avance et prouve que
ce que nous nommons harmonie existait réellement chez les Grecs; et
il ajoute, en se servant des expressions les plus fermes, que Taccompa-
gnement exécuté par les instruments nétait nullement borné à la quinte ,
à la qvarte et à Toctave, mais que la tierce, la sixte, la septième et la
seconde avaient aussi leur place dans la musique antique ^
Cependant, malgré lautorité des textes et la compétence des érudits
qui les interprètent, des esprits circonspects hésiteraient peut-être en-
core. Peut-être même ne jugeraient-ils pas assez convaincante l'harmo-
nisation à laquelle se sont prêtés les mélodies populaires et les chants
ecclésiastiques des Grecs modernes conçus dans les modes antiques.
Quon nous apporte, diront-ils sans doute, un chant très ancien et très
authentique; qu'on le soumette aux lois ordinaires de l'accompagnement
tout en respectant les exigences de sa constitution modale : s'il subit
heureusement cette épreuve; si, sans rien perdre de son caractère et de
sa forme originale, il se marie bien à un système d'accords, nous nous
déclarerons satisfaits.
Cet argument décisif existe. Le temps a épargné un fragment bien
court, mais néanmoins bien curieux et bien précieux de la musique
grecque. Cest une partie assez importante de la mélodie sur laquelle
était chantée la première pythique de Pindare. Au wii* siècle, le P. Atha-
nasius Kircher, homme remarquablement savant pour son époque, pu-
blia, dans son ouvrage intitulé Masurgia universalis , les notes grecques
de la musique des cinq premiers vers de cette ode. D'après son témoi-
gnage, ces notes étaient dans un manuscrit de la bibliothèque de San-
Salvator à Messine. Depuis lors, et malgré de nombreuses recherches,
ce manuscrit n'a pas été retrouvé. Cependant, quoique l'authenticité du
fragment musical n'ait pas été toujours admise, elle n'est plus aujour-
d'hui contestée. Il y a soixante et dix ans bientôt, Boeckh écrivait déjà :
« Il est certain pour moi que cette mélodie est de Pindare lui-même . . • Et
«qui donc, je le demande, à une époque plus récente, se serait avisé de
«composer un chant pour une ode de Pindare? où, dans quel dessein?
« Mais peut-être serez-vous surpris que le hasard ait pu conserver une
«mélodie aussi ancienne. Quant à moi, je n'en suis point étonné.» Et
un peu plus loin, il ajoute : «Non seulement cette mélodie est le meil-
«leur de tous les chants grecs qui ont traversé les âges; mais on peut
« même y appliquer l'harmonie, comme l'ont remarqué Biirney et Forkel:
. *.sed paiitar etiam harmoniam, at notarant Barneius et Forkelias^, » Beau-
• * Die Metrik der Griechen, 1. 1", p. aSg , 2* édition. — * De melris Pindari, p. 267,
a68.
346 JOURNAL DBS SAVANTS. — JUIN 1879.
coup de savants ont accepté lopinion de Boeckh, soit en tout, soit en
partie. M. Th. Henri Martin , dans ses Études sur le Timée de Platon ^ dé-
dare que « l'authenticité de la musique de la première Pythique de Pin-
a (fcire ne peut être révoquée en -doute , » quoique , à la vérité , il en tire
des conséquences contre Texistence de la polyphonie harmoniqtA3 chez
les Grecs. M. Fétis avoue partager Topinion de M. Th. Henri Martin à
certains égards, et il en donne ce motif que la mélodie recueillie par
Kircher se rattache à un très ancien type oriental qu on retrouve par-
tout^. Quant à M, Vincent , lorigine ancienne et toute pindarique du frag-
ment lui parait certaine , et il laffirme , non sans se donner en même temps
le malin plaisir de remarquer qu'avant d'être de l'avis de Boeckh , M. Fé-
tis avait commencé par entendre à rebours le latin du savant allemand '.
V^estphai , dont l'autorité en musicographie est la plus considérable
de toutes, a traité la question avec étendue et précision. Sa conclusion
est nettement aflirmative. Les mélodies de Pindare, dit-il, se sont
conservées bien longtemps après l'époque où vivait le poêle. Aux yeux
d'Aristoxène , elles sont aussi authentiques que les compositions de Pa-
lestrina le paraissent aux savants musiciens de notre temps. A la fm de
la période classique, on voit, par le témoignage de Plutarque, dans
son Traité de la Musique^, que les musiciens se modelaient sur le style
de Pindare. Pourquoi , d'ailleurs, une strophe de Pindare, musicalement
notée, ne serait-elle pas aussi sûrement arrivée jusqu'à nous qu'une mé-
lodie de Mésomède? Et- pourquoi cette notation ne serait-elle pas de
Pindare lui-même , aussi bien que de quelque musicien de l'époque im-
périale qui l'aurait adapDée au texte du poète? Est-ce que l'écriture des
notes vocales et même instrumentales ne remontait pas plus haut que ie
siècle de Pindare? Ainsi argumente Westphal; et il se refuse à penser
que le fragment en question soit quelque chose d'apocryphe, une sorte
de pastiche en notes grecques fabriqué par Kircher. Cependant, du spé-
cimen imprimé par le savant jésuite, Westphal n'accepte pas tout. Kir-
cher prétend quil a vu et copié deux chœurs, l'un vocal, l'autre instru-
mental : ((Vicies in hoc specimine duos choros, unum vocalem, quo
((vox praecedens canonem récitât juxta notas verbis singulis superscrip-
<(tas; hune sequitur chorus alter, qui non erat aliud quam Githarasdus,
((vel Aulaedus priori itnMpo(pos, qui secundam stropham instrumento
<( exhibebat; ut in infra posito exemplo clare patet*. » Westphal objecte
H^* T. II, p. 34. * Dt' Mu5ica, édition Westphal, S 20,
* Mémoire sur l'harmonie simaltanée, p. i5.
etc., p. 52. * Musargia universalis, t. I", p. 54l.
^ Réponse à M, Fétis, p. 68. Rome, i65o, in-P.
LES MÉLODIES GRECQUES. 347
que ce chœur instrumental, faisant son entrée au beau milieu de ia
strophe, est en contradiction avec toutes les règles de la musique
grecque. Il ajoute que c'est là une invention de Kircher \eme Fàlschung
von Seiten Kirchers), qui n*a pas su résister h la tentation de Forger,
pour le placer après le chant pindariqtie, un passage instrumental dont
la notation grecque ne dissimule pas le caractère purement moderne.
Mais, malgré celte réserve, telle esl la confiance quinspire à Westphal
la partie vocale du fragment, qui! écrit hardiment la conclusion sui-
vante: «Les objections que nous venons de faire sont les seules que
uTon puisse opposer à la légitime origine de la mélodie pindarique.
M Tout le reste milite en faveur de l'authenticité. Ailes Uebrige spricht
a far die Aechtheit ^ »
J ai tenu à reproduire les parties essentielles de la discussion de West-
phal , afin que Ion voie que, si j'adopte le jugement qui la termine , c est
en connaissance de cause, et parce quil est difficile ou plutôt im-
possible de ne pas se rendre à d'aussi graves raisons. Qu'il soit donc
établi que nous possédons la musique des cinq premiers vers de la pre-
mière pythique de Pindare. Cette mélodie est écrite dans le mode hy-
podorien. Le rythme en était inconnu; mais on l'a recomposé d'après
la méthode sûre qui consiste à tirer par voie d'induction la division
rythmique du chant de la constitution métrique des vers. La partie
instrumentale, donnée comme antique par Kircher, est moderne et apo-
cryphe. Toutefois l'instrumentation, qui ne nous est pas parvenue, a
existé. Pindare nous l'apprend lui-même. A la fin de cette première
pythique, parlant à Hiéron auquel l'ode est adressée, il le supplie de
ne pas se laisser corrompre par l'avarice pour mériter, après sa mort,
les louanges des Muses, u Imite, dit-il, la libéralité et la générosité de
«Crésus. Quant à Phalaris, le tyran cupide et cruel, les chants des ado-
iilescents, accompagnés par la phorminx, ne résonneront jamais pour lai.n
La signification des deux dernières lignes est parfaitement claire. Plus
claire encore , s'il est possible, est celle des vers quatre à neuf de la troi-
sième olympique. «Grâce à la Muse, dit le poète, ma voix, destinée à
«rehausser l'éclat de cette fête, a pu, en s'alliant au rythme dorien,
« tenter des voies toutes nouvelles. Aussi bien les couronnes tressées dans
« les cheveux m'imposent-elles la mission sacrée de marier, dans un en-
« semble harmonieux, les accents variés de la lyre, le son delà flûte,
«et la parole cadencée, pour célébrer le fils d'Énésidême. » En suppo-
sant, à toute rigueur, que les instruments nommés dans ces deuxpas-
Die Metrik der Griechen, t. II, p. 626, 2* édition.
348 JOURNAL DES SAVANTS. ~ JDIN 1879.
sages n aient £aiit que doubler le chant, et le contraire est prouvé, il
restait à s'assurer par rexpérience que la mélodie pindarique était au
moins, sinon harmonisée, du moins susceptible de Têtre, et que Boeckh
ne s*élait pas trompé en disant de ce chant : patitar harmoniam,
G*est ce qu*a essayé M. A. Bourgault-Ducoudray, et sa tentative a eu
un succès complet. S'inspirant à la fois des vers du poète et du carac-
tère particulier de Tantique mélodie, il a écrit un accompagnement que
Ton dirait avoir été trouvé au même instant que le chant lui-même. Son
harmonie, sobre et grave, conçue et développée selon le mode hypo-
dorien, ainsi quil le fallait, donne à Tinvocation toute religieuse du
poète, qui s'adresse à la lyre dor d'Apollon, une singulière puissance
d*accent. On croirait entendre, avec plus de force et moins de tristesse,
mais avec autant d'émotion intime et pieuse, un chant analogue à notre
Parce , Domine , parce popalo tao, lorsqu'il est soutenu non par l'orgue,
qui le couvre trop, mais seulement par les contre-basses qui lui laissent
son relief et son expression pénétrante.
Gardons-nous de conclure de là que la polyphonie grecque eut les
proportions, l'abondante variété, le rôle considérable de l'harmonie
moderne. Non : ceux qui se tiennent sagement entre les opinions ex-
trêmes se rappellent d'abord que, chez les Grecs, le chant à plusieurs
parties n existait pas, et qu'en second lieu Tharmonisation instrumen-
tale demeura, sans comparaison possible, inférieure à la nôtre. «Mais
(( elle n'était pas d'une nature différente et reposait sur des principes
a analogues ^ » Or c'est assez pour que les modes antiques puissent en-
trer, non pas furtivement, mais à portes ouvertes dans notre système
musical. El c'est encore assez pour que, sans en être déformés, ils se
prêtent à revêtir les draperies amples , diverses, ondoyantes , trop ornées
souvent, mais incontestablement plus riches, de l'instrumentation nou-
velle.
De la présente étude, il me semble voir sortir une conséquence mu-
sicale et une conséquence très philosophique. La conséquence musicale,
c'est que la réforme que propose M. A. Bourgault-Ducoudray se recom-
mande par des raisons excellentes, tant historiques que techniques et
esthétiques. Aussi cette réforme est-elle, nous Tavons vu , un fait qui va
chaque jour s'accompiissant avec une persistance telle, que, dans quel-
ques années, ce sera un fait accompli. Mieux vaut cependant hâter, en
la dirigeant bien, cette heureuse évolution, que de la laisser se pro-
duire au hasard et peut-être s'égarer, ou tout au moins se compromettre.
' Gevaert, Histoire et théorie de h Musique de f antiquité, t. 1*', p. 3 70.
DEUX SATELLITES DE MARS. 349
La conséquence philosophique, c*est quil y a une certaine musique
immortelle , perennis (fa ff dam masica, qui, malgré d'incontestables diffé-
rences, reparait chez les peuples bien doués, sensiblement la même aux
grandes époques, et qui, à ces heures de haute civilisation, se montre
surtout expressive, psychologique, mélodique. Ce point, que nous en-
trevoyons dès à présent avec une naissante clarté, trouvera sa preuve
plus complète dans une étude comparée du caractère moral, de Yélhos
des modes grecs et de l'expression des passions par les plus puissants
musiciens modernes.
Ch. LÉVÉQUE.
Découverte des deux satellites de Mars, par M. Asaph Hall.
L'une des plus brillantes découvertes astronomiques de notre époque ,
celle des satellites de Mars , a été faite récemment à l'observatoire de
Washington par M. Hall; nous allons indiquer rapidement les circons-
tances dans lesquelles elle se produisit et montrer son importance pour
la détermination d'un des éléments fondamentaux du système planétaire.
En 1610, la première lunette dirigée vers le ciel avait révélé à Ga-
lilée l'existence des quatre satellites de Jupiter; quarante-cinq ans plus
tard , Huyghens trouvait le plus brillant des satellites de Saturne. De
3671 à 168&, Dominique Cassini, avec ses lunettes aériennes de
/i5 mètres de foyer, découvrait quatre nouveaux satellites à Saturne.
Alors , plus d'un siècle s'écoula sans aucune autre découverte de ce genre ;
c'est qu'il fallait, pour en faire de nouvelles, inventer des instruments
plus puissants et plus faciles à manier que ceux de Cassini; ce perfec-
tionnement fut réalisé par W. Herschel. L'éminent astronome qui avait
trouvé la planète Uranus, l'observant avec ses puissants télescopes, lui
découvrit deux satellites en 1 787, et, deux ans après, il augmentait en-
core de deux le nombre des satellites de Saturne. Enfin , il y a une
trentaine d'années, un autre astronome anglais, M. Lasseli, découvrit
presque coup sur coup le satellite de Neptune, le huitième de Saturne,
et deux nouveaux d'Uranus. Les planètes supérieures se trouvaient donc
posséder : Jupiter quatre satellites, Saturne huit, Uranus quatre, et
Neptune un ; seule, la planète Mars n'en avait pas. Ce n'est pas que les
45
J50 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
astronomes niaient cherché, à diverses reprises, les satellites de cette
planète; W.Herschel y avait employé ses télescopes les plus pénétrants;
ses recherches avaient été toujours infructueuses; pendant longtemps
on put croire qu'il n existait rien là où Téminent astronome n avait rien
vu, et ce fut une vérité incontestée, imprimée dans tous les traités
d^astronomie , que Mars n a pas de satellites. Les seules tentatives con-
nues pour contrôler cette découverte ont été faites par Màdier en
i83o, et d*Arrest en 1862; elles n'eurent pas plus de succès que les
précédentes. Mais, en dehors de Mâdler et de d'Arrest, combien d'as-
tronomes s'étaient occupés de l'étude physique de Mars, avaient dessiné
ses continents et ses mers, et y avaient employé de puissants instruments!
Pouvait-on admettre l'existence de satellites qui auraient circulé autour
de la planète, sans être aperçus par aucun de ces observateurs?
Cependant M. Hall, qui, depuis quelque temps, songeait à la ques-
tion des satellites de Mars, disposait d'un instrument d'une puissance
extraordinaire, la grande lunette de 76 centimètres d'ouverture, cons-
truite par Alvan Clarke pour l'observatoire de Washington; en tenant
compte des qualités exceptionnelles de l'objectif, il lui sembla qu'il lui
restait un peu d'espoir; du reste, pendant l'opposition de 1877, Mars
allait se trouver dans des conditions exceptionnellement favorables; sa
distance à la Terre devant être très faible. M. Hall se mit résolument
au travail; à la date du 10 août 1877, il avait exploré les environs de
Mars, marqué sur une carte les plus faibles objets, jusqu'à une distance
considérable de la planète; il n'y avait trouvé que des étoiles fixes.
Alors il se décide à étudier la région tout à fait voisine du disque, à
fouiller en quelque sorte dans l'auréole brillante qui l'entoure. Comme
cette lumière le gêne , peut lui dérober les faibles points lumineux qu'il
recherche, il fait sortir tout juste la planète du champ de l'instrument,
et parcourt attentivement la région contiguë. Dans la nuit du 10 août,
cet examen , répété à diverses reprises, reste infructueux; le lendemain ,
à deux heures du matin, il remarque un point extrêmement fistible;
c'est le satellite extérieur; le 16 et le 17, il confirme sa découverte, et
a le bonheur de trouver le satellite intérieur. Cette double découverte ,
aussitôt annoncée, cause un profond étonnement parmi les astronomes;
tous ceux qui possèdent de puissantes lunettes les dirigent sur Mars, et
dans de nombreux observatoires, tant en Europe qu'en Amérique, on
arrive à saisir les deux petits points lumineux, et à les suivre dans
leurs mouvements autour de la planète.
M. Hall a donné les noms dePhobos au satellite intérieur, etDeimos
au satellite extérieur. Pour déterminer leurs orbites , il les observa le
DEUX SATELLITES DE MARS. 351
plus souvent et le plus longtemps qu'il put, pendant trois mois, jusque
vers la fin d'octobre, et il obtint ainsi environ une centaine de positions
des deux astres nouveaux. On comprend qu'il ait voulu employer lui-
même ses propres observations pour la détermination des orbites; du
reste, bien que les nouveaux satellites aient été observés partout avec
la plus grande curiosité , la série des observations de Washington est de
beaucoup la plus riche. M. Hall fit une première approximation en
supposant les orbites circulaires; puis il les remplaça par des ellipses,
et il obtint, tout compte fait, une centaine environ d'équations à sept
inconnues, pour déterminer les éléments elliptiques de Deimos, et
quatre- vingt pour ceux de Phobos ; la résolution de ces équations lui
donna les éléments cherchés , et par eux les observations se trouvèrent
bien représentées.
Les plans des orbites coïncident à très peu près avec l'équateur de
Mars, comme cela arrive pour les satellites de Jupiter; les excentricités
sont très faibles; l'une d'elles est négligeable, l'autre n'est que d'un
trentième. Deimos fait sa révolution autour de Mars en trente heures
un quart; Phobos n'y met que sept heures et demie, alors que la pla-
nète tourne sur elle-même en vingt-quatre heures et demie; ainsi ce
satellite tourne beaucoup plus rapidement que la planète. Ce doit être
assurément un singulier spectacle pour les habitants de Mars; tandis
que les étoiles et Deimos se lèvent à l'est, pour se coucher à l'ouest,
le mouvement du Phobos s'efiectue en sens contraire; il se lève à
l'ouest pour se coucher à l'est; mais cette l'apidité du mouvement du
satellite intérieur présente un autre intérêt, d'un ordre beaucoup plus
élevé; elle est en désaccord avec la théorie cosmogonique de Laplace,
qui veut que la durée de la rotation de la planète sur elle-même soit
égale à la durée de la révolution d'un satellite supposé placé à la sur-
face même de la planète ; le cas actuel est tout à fait isolé dans notre
système planétaire ; il y a là une singularité qui donnera peut-être un
jour des éclaircissements sur les conditions dans lesquelles se trouvait
la nébuleuse solaire, au moment où le système de Mars s'en est dé-
taché.
Les orbites des satellites une fois connues, M. Hall devait s'en servir
pour déterminer la masse de Mars; le calcul était des plus faciles;
chaque satellite donne une détermination ; les deux nombres, ainsi ob-
tenus pour la masse cherchée, cadrent dans la limite des erreurs des
observations; le calcul des erreurs probables montre que le nombre
définitif est connu à un millième de sa valeur. Voilà donc un élément
important du système solaiie déterminé avec une grande précision;
45.
352 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
auparavant on déduisait la masse de la planète Mars des perturbations
qu*elle fait éprouvera la Terre; or ces perturbations sont très petites,
quatre ou cinq secondes d'arc au plus : il fallait démêler ces petits dé-
rangements et ies séparer de tant d autres plus importants, dans la
théorie du mouvement du soleil ; on ne pouvait y arriver que par de
très longs et très pénibles calculs; et, lorsque ces calculs étaient ache-
vés, il aurait été bien difficile de dire avec quelle précision on avait
obtenu la masse de Mars.
Dans son beau mémoire sur a les observations et les orbites des sa-
« tellites de Mars, » M. Hall ne s est pas contenté de discuter ses propres
observations; il a comparé à ses éléments elliptiques toutes les obser-
vations connues; il a en quelque sorte épuisé la matière pour le mo-
ment, et, pour obtenir une plus grande précision, il faudra attendre
que Mars vienne se placer assez près de la Terre pour qu on puisse
faire de nouvelles observations. Disons, en terminant ce sujet, que plu-
sieurs astronomes ont essayé de déterminer ies grandeurs stellaires des
deux satellites, et quen supposant que ces corps réfléchissent la lu-
mière solaire de la même manière que la planète elle-même, ils ont
été amenés à penser que les diamètres de ces petits corps n excèdent
pas trois ou quatre lieues.
La Société royale astronomique de Londres a décerné à M. Hall sa
grande médaille d*or pour sa brillante découverte; T Académie des
sciences de Paris vient de le nommer à une place de correspondant
dans la section d'astronomie.
F. TISSERAND.
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. ' 353
La Société Romaine apbès les grandes guerres d'Afrique
ET DE Macédoine.
TROlSlàUE ET DERNIER ARTICLE ^
Par la disparition de la classe des petits propriétaires ruraux, la
sociétë romaine perdit une force de conservation qui aurait ralenti la
marche rapide de Tinëvitable révolution. Les grands, délivrés de toute
crainte, en ne voyant plus devant eux ces plébéiens avec lesquels il
fallait autrefois compter, s'abandonnèrent à la licence des mœurs nou-
velles. Pour eux, la simplicité ne fut plus qu'un travers, et fégalité
qu une insolente prétention. Il est vrai que les hommages et les craintes
du monde les plaçaient bien haut! Dans l'immensité de l'empire et des
sujets, Rome et son peuple n'étaient plus qu'un point, et, en réglant
chaque jour les destinées des nations, en voyant des rois attendre aux
portes de la curie leurs décisions, ces sénateurs républicains avaient
pris un orgueil royal, dont la liberté devait bientôt souffrir. Voyez
quels pouvoirs étaient dans leurs mains.
C'est par les finances que, chez les modernes, les gouvernements sont
dans la dépendance des représentants du pays. Le vote annuel de l'im-
pôt, ou du moins celui des crédits nouveaux, est une garantie pour les
libertés publiques; il en est une pour les gouvernements mêmes, que
cette nécessité protège contre rcntrainement aux dépenses inutiles.
A Rome, rien de pareil. L'assemblée populaire ne s'occupait point du
budget de l'Etat, et l'on ne connaît qu'un seul impôt qui ait été établi
par une loi; encore fut-ce en des circonstances quasi-révolutionnaires.
Recettes et dépenses étaient réglées par les pères conscrits. Ils admi-
nistraient seuls la fortune publique, comme les consuls disposaient
seuls du butin de guerre et les édiles des amendes. D'où il arriva que,
quand les prévaricateurs de Tordre sénatorial usurpèrent sur le do-
maine de fÈtat et pillèrent les provinces, ils trouvèrent dans leurs col-
lègues des complices ou des complaisants. Cet abandon au sénat de la
gestion financière fut, par les licences qu'il autorisa, une cause de
ruine pour la république, comme l'absence de tout contrôle financier
amena la perte de notre vieille monarchie.
^ Voyez les cahiers d^avril et de mai.
35a JOUKNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Maîtres des finances , les sénateurs Fêtaient encore de la justice. Au
civil, les caiises étaient portées devant le préteur qui, laissant Feiamen
du point de fait à des juges choisis, pour les affaires importantes, dans
le sénat, pour les autres, parmi les centumvirs, n'intervenait au pro-
cès qu'en donnant la formule de droit applicable à la question. Nous
faisons de même dans nos cours d'assises, en sens inverse : la décision
du jury sur la nature du crime précède la déclaration des magistrats
sur l'article du code pénal qui s'y rapporte.
Au criminel, le juge était le peuple réuni en assemblée centuriate.
Dans les anciens temps, les crimes étaient rares. Mais l'extension de
rémpire, le prodigieux accroissement de la population urbaine « les
tentations de tout genre offertes aux natures mauvaise? d'arriver vite
à la fortune, multiplièrent les attentats. Les Romains n'étaient pas
hommes, comme les Athéniens, à quitter leurs affaires pour si^er
l'année entière à écouter des plaideurs. L'aristocratie, d'ailleurs, se
garda bien de laisser établir une indemnité pour ce service. Il en résulta
que les consuls furent obligés d'exercer le vieux droit royal qui per-
mettait de renvoyer une affaire criminelle à une commission, quœstiOf
et, le nombre des crimes s'accroissant , cette juridiction exceptionnelle
dut être rendue permanente.
Le peuple était un mauvais juge. D'abord, comme il faisait la loi, il
pouvait être tenté de se mettre au-dessus d'elle ou de l'interpréter; en-
suite, la multitude ne pèse pas les raisons; elle se décide d'après la
passion ou les intérêts du moment, qu'elle confond aisément avec la
justice. Aussi les accusés cherchaient-ils bien plus & l'émouvoir qu'à
la convaincre. De là, ces vêtements de deuil, ces larmes, ces supplica-
tions des parents, des amis, et les pathétiques oraisons des avocats; de
là encore, ces blessures, ces récompenses militaires qu'on étalait aux
yeux. Dans un gouvernement régulier, qui avait maintenant de si grands
intérêts à sauvegarder, et quand le peuple n'était plus qu'une foule vé-
nale, une telle justice était une souveraine injustice, très dommageable
à la chose publique. Calpurnius Pison fut donc un bon citoyen lors-
qu'en 1^9 il proposa l'établissement d'un tribunal permanent pour
juger les concussionnaires devenus trop nombreux. Cinq ans plus tard,
trois qaœstiones perpetuœ furent créées contre les crimes de majesté,
de brigue et de péculat, et l'on finit par étendre leur juridiction à tous
les crimes publics. Le veto des tribuns ne pouvait arrêter leur action,
ni les comices casser leurs sentences. Un citoyen condamné pour concus-
sion perdait le droit de parler jamais devant le peuple. Théoriquement
les quœsiiones perpetaœ furent une usurpation sur le droit populaire; poli-
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. S55
tiquement, elles étaient une institution inévitable; et, comme la vraie
politique est celle qui donne satisfaction non pas aux théories mais aux
besoins du temps, cette usurpation, ou plutôt ce changement, était
légitime puisqufl fut nécessaire.
Ce qui fait l'importance de cette institution , c*est que les membres
des nouveaux tribunaux furent pris dans le sénat. Cette assemblée ne
forma pas, comme sous Tempire, une cour de justice; mais tous les
juges aux qaœstiones perpetaœ sortant de son sein, le grand corps po-
litique de la république se trouva être aussi, dans la réalité, son
grand corps judiciaire; «et cette fonction, dit Polybe, fut le plus
«ferme appui de Tautorité du sénat;» nous verrons la possession de
ces places de judicature devenir Tobj et des plus violentes contestations.
Notons, en passant , que la société romaine n*ayant jamais connu ce
que nous appelons le ministère public, les particuliers devaient en tenir
lieu pour laccusation des coupables. La delatio était donc un mode ré-
gulier de procédure, et Cicéron le trouve admirable; chacun pouvait
se porter partie civile ou accusateur dans Tintérèt de l'État; ce devint
une industrie qui eut ses risques, mais aussi ses profits. On pouvait y
gagner de Thonneur par une éloquente plaidoirie, c'est ainsi que les
jeunes nobles commençaient à se faire connaître ; on y gagnait même
de Targent, puisque le quadruplator recevait, comme indemnité du
service rendu par lui à la société, le quart des biens confisqués ou de
Tamende prononcée contre le coupable. Une inscription de Macédoine
promettait 200 deniers de récompense au delator qui découvrirait les
profanateurs d'un tombeau; en Angleterre on agit encore ainsi. Ces dé-
lateurs, dont Tempire héritera de la république, auront alors bien
mauvais renom; ils l'avaient déjà du temps de Baute. Un de ses para-
sites déclare dédaigneusement ne vouloir pas changer son métier contre
celui de ces hommes «pour qui le rôle des procès est un filet à attraper
«le bien d autrui^.»
Quelle était la valeur législative des sénatus-consultes? On discutait
sur ce point; dans cette constitution, qui était l'œuvre du temps, il
nexistait aucune règle à ce sujet. D'abord le sénat légiférait en toute
liberté dans la triple sphère du culte, des finances et des affaires
extérieures, mais il reste un certain nombre de sénatus-consultes re-
latifs à d'autres questions, surtout de police et d'administration. Pom-
ponius dit, au Digeste : u Comme il était difficile de réunir le peuple,
« la nécessité fit passer au sénat le soin de la république et tout ce qu'il
Cl décréta fut obéi. Ces décrets s'appellent des sénatiis-consultes. n
Le sénat s'attribua le pouvoir de dispenser de l'observation des lois.
i
356 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Lorsqu'il avait déclaré qu*à son avis le peuple ne pouvait être lié par
telle loi : ea lege non videri popalam ieneri, le magistrat chargé de
Texécution de la loi se trouvait autorisé à ne la point exécuter. Mais les
tribuns démagogues, aussi ingénieux que les pères conscrits à tourner
la loi, inséreront , dans certaines de leurs rogations révolutionnaires, une
clause qui imposera aux sénateurs Tobligation de jurer, sous peine
d*exil, qu*ils y obéiront. Ainsi fera Saturninus, quand il voudra mettre
un pouvoir exceptionnel dans les mains de Marins.
Avec ce double droit de faire des sénatus-consultes obligatoires et
de dispenser de l'observation de telle ou telle loi , le sénat n avait plus
besoin de la dictature. Aussi cette charge disparait de Tbistoire. C'eist
que la dictature était maintenant en permanence dans la curie et que
les sénateurs l'en faisaient sortir, par la formule : caveant consales, qui
équivalait à notre déclaration d*état de siège, et donnait de pleins pou-
voirs aux consuls. Mais, quand Tagitation renaîtra au Forum, les tribuns
refuseront de reconnaître à cette formule le pouvoir de supprimer
l'appel au peuple, provocatio; et les jugements d*Opimius, de Rabirius
et de Cicéron, briseront cette arme dans la main du sénat.
Le sénat intervenait d une autre manière encore dans la législation.
Les lois Publilia et Hortensia lui avaient ôlé l'initiative et la sanction
des lois; il retrouva ses prérogatives par des moyens détournés. Il dé-
cidait, par exemple, qu'il serait présenté aux tribus un plébiscite revêtu
à l'avance de son approbation, ce qui en assurait le vote, et il faisait
établir, par la loi i£iia Fufia, qu'une assemblée ne pourrait être tenue,
ou les décisions avoir leur effet, lorsqu'un magistrat annoncerait au
président des comices son intention d'observer le ciel. C'était le veto
suspensif caché sous une forme religieuse et un moyen d'arrêter court
une rogation révolutionnaire. Cicéron l'avoue: «Cette loi, dit-il, est
tt notre forteresse contre les fureurs tribunitiennes. » Oui, mais tant
qu'on respectera la loi, le préjugé qui la soutenait et le sénat qui l'avait
dictée.
Dans les élections, son action était plus discrète, mais tout aussi
réelle. C'était au sénat qu'était arrêtée, en fait, la liste des candidats
proposés au choix du peuple par le président de l'assemblée.
Il avait la surveillance du culte, le droit d'interdire certains rites et
celui de donner ou de refuser le droit de cité h des dieux étrangers.
Enfin toute la politique extérieure, appel des légions, emploi de
l'armée, ressources mises à la disposition des généraux en argent,
troupes nationales et corps auxiliaires, conditions imposées aux vaincus,
relations avec les alliés, tout se réglait au sénat; et, s'il n'avait pas
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 357
expressément enlevé au peuple le droit de paix et de guerre, il agissait
habituellement comme si ce droit souverain n appartenait plus à l'as-
semblée populaire. De très bonne heure on s'était demandés!, pour
déclarer une guerre, il ne suffisait pas d'un sénatus-consulte.
En un mot, le sénat, autrefois simple conseil du roi et des consuls, à
présent gouvernait et administrait. Les magistrats n'étaient en quelque
sorte que son pouvoir exécutif en action, (( quasi ministros gravissimi
« consilii. o
Cette concentration des pouvoirs dans les mains du sénat était com-
mandée par les nouvelles conditions d'existence de la république.
Recrutée d'hommes qui avaient rempli les plus hautes charges, conduit
les guerres les plus difliciles, administré des provinces vastes comme
des royaumes, cette assemblée était le corps le plus expérimenté,
le plus habile et tout à la fois le plus prudent et le plus hardi qui
ait jamais gouverné un État. Le grand conseil d'une autre cité puis-
sante, Venise, n'en fut qu'une pâle image. Mais Venise contenait sa
noblesse comme ses sujets, et le sénat romain ne sut pas gouverner la
sienne, il se laissa dominer par ceux que Salluste appelle la faction des
grands.
Le sénat, en etfet, n'était que ia tête d'une aristocratie nouvelle,
plus illustre que l'ancienne, parce quelle avait fait de plus grandes
choses, plus (ière, parce qu'elle voyait le monde à ses pieds. Des an-
ciennes génies, il en restait quelques-unes à peine, et, dès l'époque de
la seconde guerre pimiquc , le sénat renfennait plus de plébéiens que
de patriciens. Aussi y eut-il en 172 , malgré la loi, deux consuls plé-
béiens, et en 1 3 1 deux censeurs du même ordre. Un fait de la plus haute
importance s'était donc produit dans la société romaine à l'épocpie qui
nous occupe : la noblesse et le peuple étaient entièrement renouvelés.
Mais d'autres hommes amènent d'autres idées : cette seconde noblesse,
bien que sortie du peuple, n'en tenait pas moins le peuple en souverain
mépris. Ce n'était plus le plébéien que l'on repoussait des honneurs,
c'était Vhomme nouveau. Unissant par des mariages et des adoptions leur
sang et leurs intérêts, les familles nobles formaient une oligarchie qui
faisait des magistratures son patiimoine héréditaire. Et il était impos-
sible qu'il en fût autrement. Les charges fructueuses du consulat et de
la préture étaient toujours à l'élection. Pour s'y élever, on devait s'as-
surer la faveur de ceux qui les donnaient, et celte faveur s'obtenait de
deux manières : en achetant une partie des électeurs avec de l'or, ou le
peuple entier avec des plaisirs. Grâce au butin de guerre rapporté des
provinces et aux revenus des immenses domaines que les proconsuls
46
i
358 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
s'y étaient réservés, les fils de ceux qui n avaient gagné, à ia conquête
de ritaiie, qu'une ferme de sept arpents, pouvaient multiplier les fttes:
courses de chars et combats de gladiateurs, représentations dramatiques
et chasses de bêtes fauves, jeux de toute sorte et distributions gra-
tuites, etc. La vénalité du peuple et la nécessité de passer d*abord par
ia cliarge ruineuse de fédilité fermaient faccès des honneurs à tous
ceux qui ne pouvaient sacrifier de grosses sommes, en un jour d'élec-
tion ou de jeux publics; par où Ton voit qu'il fallait être riche pour
arriver aux charges et être dans les charges pour arriver à la richesse :
cercle vicieux et en apparence infranchissable, mais qui explique com*
ment les fonctions publiques ne sortaient pas des maisons où elles
avaient fait une fois entrer la fortune. La loi disait bien que les magis-
tratures étaient annuelles, mais Gaton perdait son lemps à reprocher
au peuple de les donner toujours aux mêmes hommes. Dans les fastes
consulaires, certains noms reviennent sans cesse. De 219 à i33, en
quatre-vingt-trois ans, neuf familles obtinrent quatre-vingt-six consu-
lats. Aussi un petit nombre seulement de citoyens obscurs parvenaient
à se faire jour : le grand pontife Coruncanius, Flaminius, Varron,
Gaton, Mummius, et cet Aciiius Glabrion qui, en briguant la censure,
invectivait les nobles ligués contre les hommes nouveaux, fkicore quel-
ques-uns de ces parvenus avaient-ils dû leur fortune au patronage d*une
grande famille, comme Gaton , le client des Valérius, comme Glabrion
et Lœlius , les protégés des Scipions.
Ge mouvement qui , en élevant aux honneurs tous les citoyens ca-
pables, renouvelait sans cesse l'aristocratie et qui assurait sa durée en
légitimant son existence, ce mouvement, commencé il y a deux siècles,
allait donc s arrêter. Enfermée, pour ainsi parler, dans les charges et
dans son opulence , la noblesse rompait tout lien avec le peuple qu elle
méprisait, lors même qu'elle briguait ses suffrages, comme ce Scipion
Nasica qui, en prenant la main calleuse d'un paysan, lui demandait:
«Eh! mon ami, est-ce que tu marches sur les mains?» Un autre, Ser-
vilius Isauricus, se trouve à pied sur une route où un citoyen à cheval
vient à le croiser. Il s'indigne qu'on ose passer devant lui sans descendre
de monture, et, à quelque temps de là, reconnaissant le malheureux
devant un tribunal, il dénonce le fait aux juges, qui, sans plus en-
tendre, condamnent tout dune voix l'irrévérencieux voyageur.
Il faut se bien représenter comment cette oligarchie pouvait être
impunément si dédaigneuse du populaire et pourquoi les petits avaient
tant de résignation en face des grands. Le peuple, dont on connaît
maintenant la composition, n entendait parler que de leurs exploits,
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 359
de leurs richesses et de leur noble origine. Il les voyait toujours suivis
d'une armée de clients et d'esclaves, courtisés par les magistrats des
cités étrangères, par les ambassadeurs des rois, par les rois mêmes, ou
siégeant au théâtre, dans les fêtes, à paît de la foule, enveloppés de
leur toge à large bordure de pourpre qui signalait de loin le sénateur,
on pourrait dire le maître du peuple-roi. Chaque jour retentissaient
dans la ville les noms de ces nobles personnages qui revenaient de leurs
gouvernements les mains assez chargées de dépouilles pour qu'ils pus-
sent en orner, après leurs palais et leurs villas, le Forum, le Champ de
Mars et les temples. Hier, c'était l'un d'eux qui rentrait en triomphe
dans la ville, et Rome entière s'était pressée le long de la voie sacrée
pour voir passer le butin , les captifs, le vainqueur montant au Capitole
et f armée qui suivait son char en pompe guerrière. Aujourd'hui c'est
un consulaire qui dresse sa statue sur une place publique, ou qui con-
sacre, avec de pompeux sacrifices, un temple voué durant une bataille.
Demain , ce seront des supplications solennelles pour remercier les
dieux des succès d'un général absent, ou le convoi de quelque illustre
mort qui traversera le Forum, suivi du cortège de tous ses aïeux, et
dont le plus proche héritier prononcera l'oraison funèbre du haut de la
même tribune d'où les magistrats annoncent au monde les décisions
du peuple et les victoires des armées. Un Metellus vient d'y passer,
porté, sur son lit de parade, par ses quatre fils qui sont ou ont été
préteurs, consulaires et triomphateurs. Ce Metellus était le Macédo-
nique ; Scipion avait pris le titre d'Africain; Mummius celui d'Achaique,
et ces glorieux surnoms rappelaient incessamment au peuple que ces
hommes avaient fait la grandeur de Rome, comme les exploits de leurs
ancêtres, gravés sur les monnaies, perpétuaient le souvenir de ceux
qui, dans les jours difficiles , avaient sauvé la fortune du peuple romain.
Devant l'éclat qui entourait ces grands noms, les plébéiens, pour la
plupart d'origine servile, sentaient davantage leur humilité.
Maîtres du sénat, des charges, des tribunaux, et quand ils savaient
s'entendre, du Forum, les nobles réglaient toutes choses suivant leur
bon plaisir; le sénat lui-même vit souvent son autorité méconnue par
eux. Malgré lui, malgré le peuple, Appius Claudius triompha des Sa-
lasses. Popilius Laenas avait sans motif attaqué les Statyelles, rasé leur
ville et vendu dix mille d'entre eux; quelques voix s'élevèrent en faveur
de ces malheureux, « les seuls de tous les Ligures qui n'eussent jamais
« attaqué les légions , » et un décret ordonna qu'ils fussent rachetés ; Po-
pilius y répondit en tuant encore dix mille Statyelles. Mis en jugement,
u obtint du préteur un ajournement, et l'affaire tomba. Scipion, dans
46.
360 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
ses opérations, n avait guère consulté le sénat; les généraux, à son
exemple, oublièrent dans leurs provinces quils ne devaient être que
les dociles agents dune autorité supérieure. Ainsi, sans attendre une
autorisation du sénat, Manlius attaqua les Galates, Lucullus les Vac-
céens, yEmilius Pallantia , Cassius les montagnards des Alpes. Ce même
Cassius voulait quitter la Cisalpine, sa province, pour pénétrer par
rUlyrie dans la Macédoine où commandait l'autre consul, au risque de
laisser Fltalie et Rome à découvert.
Les mœurs et la loi défendant à Taristocratie de chercher dans Tin-
dustrie et le commerce des gains légitimes, il ne lui restait que les
profits honteux, et elle ne s en faisait faute : à Tégard des alliés et des
provinciaux elle se croyait tout permis. On voulait renvoyer Marcellus
en Sicile : « Que i*Etna plutôt nous ensevelisse sous ses laves ! » s^écriè-
rent les Syracusains. La Sicile allait expier sa fécondité, TEspagne la ri-
chesse de ses mines. Outre la taxe permanente, les Espagnols don-
naient du blé, dont une partie leur était payée; mais les préteurs
fixèrent très bas le prix du blé acheté par f Etat , et très haut celui du
blé que les Espagnols devaient fournir; puis ils convertirent en argent
cette prestation en nature, et, de cette manière, levèrent, à leur profit,
de lourds tributs. Ces exactions devinrent si criantes, qu'à l'époque de
la guerre contre Persée le sénat jugea prudent de montrer quelque jus-
tice. Deux préteurs furent accusés et s'exilèrent avant le jugement,
le premier à Tibur, le second à Préneste. D'autres étaient soupçonnés,
mais le magistrat chargé de Tenquêle partit tout à coup pour son gou-
vernement, et le sénat, empressé de terminer cette inquiétante aflairc,
fit quelques règlements pour donner aux Espagnols une apparente
satisfaction.
En Grèce, dans le même temps, consuls et préteurs pillaient à l'envi
les villes alliées et en vendaient les citoyens à l'encan ; ainsi firent-ils
à Coronée, à Haliarte, à Thèbes, à Chalcis. La stérile Attique fut con-
damnée à fournir 100,000 boisseaux de blé; Abdère en donna 5o,ooo,
plus 100,000 deniers; et, comme elle osa réclamer auprès du sénat,
Hostilius la livra au pillage, décapita les chefs de la cité, et vendit toute
la population. Un autre préteur, Lucretius, plus coupable encore, fut
accusé à Rome : ull serait injuste, dirent ses amis, d'accueillir des
(1 plaintes contre un magistrat absent pour le service de la république; »
et l'afTaire fut ajournée. Cependant Lucretius était alors près d'Antium,
occupé à décorer sa villa du produit de ses rapines et à détourner une
rivière pour la jeter dans son parc. Il fut moins heureux une autre
fois : on le condamna h une amende d'un million d'as; puis le sénat
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 361
donna aux envoyés des villes quelques sesterces en présent, et tout fut
dit. Mais les décrets tombaient vite dans Toubli et les abus recommen-
çaient, seulement moins éclatants, pour que le bruit nen vint pas si
aisément à Rome.
Beaucoup de ces nobles étaient pleins d'indulgence pour des fautes
qu'ils se sentaient très capables de commettre, et les successeurs des
magistrats coupables entravaient de tout leur pouvoir les accusations.
Dans ses Verrines, Cicéron montre Metellus, un homme modéré ce-
pendant, qui menaçait les Siciliens de sa colère, s ils envoyaient des
députés à Rome et retenait de force les témoins à charge que son pré-
décesseur redoutait le plus. D'autre part, quand Cicéron est défen-
deur, comme il est fier et méprisant pour les provinciaux! Cooraie il
traite, par exemple, Induciomare, dans le pro Fonteio, et les paysans
du Tmolus, dans le pro Flacco. «Peut-on comparer, dit-il, le plus
«noble personnage de la Gaule avec le dernier des citoyens de Rome?
((Induciomare sait-il même ce que cest qu'apporter un témoignage
«devant vous?» Aussi fallait-il une bien dure oppression pour décider
un peuple à encourir, par une plainte, la colère de ces puissants per-
sonnages. Afin d'apaiser Marcellus qu ils avaient accusé de rapine , on
vit, en plein sénat, les députés de la Sicile se jeter à ses pieds, implorer
leur pardon et le supplier de les accepter, eux et tous les Syracusains,
pour ses clients. A leur retour, Syracuse institua des fêles annuelles en
rhonneur defhomme qui l'avait presque détruite; plus tard le dieu de
ces fêtes fut Verres.
Un autre genre d'exactions pesait sur les alliés. A chaque victoire,
les généraux exigeaient d'eux des couronnes d'or. Les consuls qui com-
mandèrent en Grèce et en Asie de aoo à 188 se firent donner six cent
trente-trois couronnes d'or, ordinairement du poids de 1 2 livres. Et,
s'ils vouaient, durant les combats, des jeux ou des temples, ils n'ou-
bliaient pas de prélever dans leur province les fonds nécessaires. Avec
l'argent fourni par les alliés, Fulvius et Scipion célébrèrent des jeux
qui durèrent dix jours. Les édiles mêmes s'habituèrent à faire payer
aux provinciaux les frais des spectacles qu'ils devaient donner au
peuple, et un sénatus-consulte essaya vainement d'arrêter ces exactions.
Galon nous en a conservé, dans le discours sur ses Dépenses, un vif
™ïcau «J'ordonnai qu'on apportât les tablettes qui contenaient
«mon discours. On y lut les services de mes ancêtres, puis les miens.
«Après ces deux passages, il était écrit: «Jamais je n'ai dépensé en des
«brigues ni mon ai*gent ni celui des alliés. n — Mais non, criai-je au
«greffier, ne lis point cela; ils ne veulent pas fentendre. Il lut ensuite :
362 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
« Ai-je jamais établi, dans les villes de vos alliés, des chefs capables de
u ravir leurs biens, leurs femmes ou leurs enfants?» — Efface encore;
ails ne peuvent écouter de telles choses, et continue: o Jamais je n*ai
tf partagé entre mes amis les prises faites sur Tennemi, le butin de guerre
uni Targent du butin, pour dépouiller ceux qui lavaient conquis.» —
tt Efface toujours; il n est rien dont ils veuillent moins quon leur parle,
u Poursuis. — «Jamais je nai accordé à mes amis des lettres de voyage
(fpour qu'ils en tirassent de gros profits en les vendant. » — Dépêche-toi
c( de raturer cela au plus vite. — u Jamais je n ai distribué entre mesap-
«pariteurs et mes amis des sommes d argent sous prétexte quon leur
u devait du vin pour leur table, et je ne les ai pas enrichis au détriment
« du public. » — Ah ! pour ceci gratte jusqu au bois. — « Voyez, je vous
«prie, le triste état de la république : je nose rappeler les services que
«je lui ai rendus, de peur d exciter Fcn vie P Où en sommes-nous, que ce
0 soit impunément quon puisse mal faire, mais que ce ne soit pas im-
« punément que Ton fasse bien. » *
Ainsi, pour satisfaire aux besoins nouveaux que le luxe avait fait
naître, les nobles pillaient à la fois le trésor et les alliés; et le sénat
amnistiait d avance les exactions, en laissant affirmer devant lui,
comme principe de gouvernement, que Tintérèt étant la règle de la
conduite, tout moyen était bon pour réussir. Nous ne dirons pas avec
Tite-Live que la politique du sénat avait été jusqu alors très morale ;
mais, avec les vieux sénateurs, nous nous plaindrons qu on substituât
l'astuce au courage; qu ayant la force, on crût nécessaire d'y joindre la
perfidie, et qu'après avoir ravi aux peuples l'indépendance, on leur
ravît encore la richesse.
Ces leçons, qui partaient de si haut, n'étaient perdues ni pour
l'homme du peuple ni surtout pour le légionnaire. Il est évident que
les concussions des généraux et leur indépendance de toute autorité
devaient avoir pouj' effet de relâcher les liens de la discipline. Les sol-
dats imitaient leurs chefs , et ceux-ci fermaient les yeux sur des excès
qu'ils autorisaient par leur conduite : durant la seconde guerre pu-
nique, les rapines d'une armée firent soulever la Sardaigne. Mais, dans
les plaisirs achetés au prix de ces violences, les légionnaires perdirent
leurs qualités militaires. Alors on vit les honteuses défaites de Lidnius,
dans le royaume de Pergame, de Manilius devant Carthagc et de
Mancinussous les murs de Numance. Beaucoup désertaient, comme ce
C. Mattienus, que les consuls firent battre de verges en présence des
recrues et vendre à vil prix , ou bien , si la guerre était peu profitable ,
ils demandaient impérieusement leur congé, comme toute l'armée de
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 363
Flaccus en 1 80. Les soldats de Scipion avaient déjà, en Espagne, donné
ce dangereux exemple. Pendant la guerre d*Antiochus, ceux d*iflmi-
lius, malgré leur général, et malgré une convention formelle, pillèrent
Phocée, où le préteur ne put sauver que ceux des habitants qui se réfu-
gièrent près de lui, et, en t do , les cavaliers de Cépion essayèrent de le
brûler vif dans sa tente. Après avoir obtenu le pillage de FÉpire entière
et 3oo deniers par tête, les légionnaires de Paul Emile se prétendaient
lésés et voulurent lui faire refuser le triomphe. Déjà ils se déchar-
geaient sur des esclaves du poids de leurs armes : à la suite des quatre-
vingt mille légionnaires d'un autre Cépion , on ne compta pas moins
de quarante mille valets. Aussi fut-ce un bonheur pour Rome quaucun
ennemi sérieux ne se montrât alors, et qu'avant les Cimbres, la guerre
sociale et Mithridate, Marius ait eu le temps de rétablir la discipline et
lesprit militaire des légions.
Ramener les soldats à l'obéissance n'était point chose très difficile ;
il suffisait, pour y réussir, d'une volonté énergique, et Rome trouvera
souvent des hommes qui auront cette énergie-là. Mais le nouvel état
militaire que tant de conquêtes imposaient au sénat, l'obligation
d'avoir toujours des légions sur pied en quelques provinces, allaient
donner naissance à un phénomène social que l'antiquité n'avait pas
connu.
Ces expéditions qui se renouvelaient incessamment, faisaient déjà
du service des armes une profession et préparaient, deux siècles avant
Actium , l'armée permanente d'Auguste et de l'empire. Autrefois le
peuple et l'armée c'était tout un ; la prolongation des guerres en de
lointains pays opéra la séparation du soldat et du citoyen. Tandis que
celui-ci devenait à Rome mendiant et vénal, celui-là oubliait au camp
la vie civile et devenait, de patriote, mercenaire. Retenu quinze et vingt
ans sous les enseignes sans pouvoir, comme aux anciens jours, rentrer
chaque hiver dans la demeure paternelle , il faisait du camp sa patrie ,
parce qu'il y trouvait la satisfaction de tous ses appétits.
La guerre n'étant plus que le pillage organisé, les armées se compo-
saient surtout de volontaires attirés par l'appât du gain et de vétérans
qui, ayant gaspillé leur part de butin, voulaient la renouveler pour la
dépenser aussi vite en faciles jouissances. Ajoutez que déjà les auxi-
liaires étrangers sont nombreux. En 1 98 , le prêteur Flaminius a besoin
de six mille cinq cents hommes. On lui donne l'argent nécessaire pour
les lever hors d'Italie, et il les soudoie en Sicile, en Afrique et en
Elspagne.
Ainsi, sous la pression des événements, tout change : l'armée se
364 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
transforme comme le peuple. C'était inévitable; mais un jour ces
armées donneront à leurs généraux la force que le peuple donnait au*
paravant h ses tribuns, et une révolution militaire sera la conséquence
logique de la conquête du monde.
A Rome, une foule famélique; dans les camps, des hommes qui
croient surtout à la puissance de Tépée; au-dessus des uns et des
autres, une noblesse peu nombreuse qui entend se réserver les dé-
pouilles du monde; telle est la situation que cachent aux regards pré-
venus les mots trompeurs de république et de liberté romaines.
Nous n avons encore parlé qu en passant d une classe qui s*était peu
à peu formée au-dessous de Taristocratie sénatoriale, celle des gens de
finance, lesquels jouèrent un rôle considérable dans la dissolution de
la cité, comme nos fermiers généraux et nos financiers, dans la décom-
position de la vieille société française. A Rome , la propriété avait un
caractère politique; elle était, en ce qui concernait lappropriation du
sol, une délégation du souverain, c est-à-dire, du peuple entier ^ Aussi
le cens ou dénombrement quinquennal des citoyens et des fortunes
était bien moins une opération de finance quune mesure politique
et militaire qui s'accomplissait au milieu des solennités de la reli-
gion.^
L*Etat constatait alors quelles étaient ses ressources en hommes et en
biens, et il distribuait ses citoyens dans les classes pour le vote, d'après
le chiffre de leur foitune déclarée. Cette déclaration ne comprenait que
les biens-fonds et ce qui servait à les exploiter ou à en jouir, res mancipi,
tels que terres, moissons, esclaves, bétes de somme et de trait; toutes
choses qui attachaient au sol, k la cité, et imposaient aux détenteurs
un dévouement intéressé pour la communauté, laquelle, à son tour, pro-
tégeait leurs biens, en se protégeant elle-même. Mais la déclaration ne
comprenait pas les res nec mancipi, cest-à-dire les capitaux, lavoir in-
dustriel, qui pouvaient se transporter aisément hors de la cité, et que
celle-ci, à cause de leur nature mobile, ne voulait ni connaître ni
couvrir de la protection de ses lois. Il y avait donc à Rome deux sortes
de propriétaires : ceux à qui leur propriété donnait des droits politiques
et ceux à qui elle n*en donnait pas. Les derniers étaient les œrarii. Il en
était de même en France au temps du pays légal, où i on ne comptait,
pour admettre à la grande fonction civique de félectorat, que les biens
au sujet desquels un impôt d'un certain chiffre était directement payé
à rhitat. A cette époque nous avions, comme Rome, nos œrarii et,
* Giraud , Recherches snr le droit de propriété chez les Romains,
LA SOCIÉTÉ ROMAINE. 365
comme â Rome encore, il se trouvait parmi eux des riches, même
quelques-uns des hommes les plus considérés dans TÉtat.
On a beaucoup écrit sur le mépris du commerce chez les anciens;
ce qui vient d'être dit l'explique par la différence que ces petites cités,
toujours sur le qui-vive, mettaient nécessairement entre les biens
fonciers, qui leur assuraient des défenseurs ardents, et ces richesses
commerciales, faciles à cacher, au moment du péril, ou à transporter
d*une cité à l'autre , qui faisaient du détenteur des capitaux moins un
concitoyen quun étranger toujours prêt au départ. Cest pourquoi le
testament et la vente qui transmettaient des immeubles devaient| à
Torigine, être sanctionnés par le peuple que, plus tard, remplacèrent
cinq citoyens représentant les cinq classes des propriétaires fonciei*s ou
les citoyens actifs.
Mais, tandis que le vieux peuple romain diminuait chaque jour en
nombre, ceux à qui il avait refusé une place dans TEtat s'en faisaient
une très large. La loi avait interdit le commerce aux sénateurs. Cepen-
dant rétendue de fempire, Tapprovisionnement de la capitale et des
armées, Texécution des grands travaux publics, routes, aqueducs,
temples, basiliques, etc., donnaient naissance à une masse énorme
d affaires. L*État les abandonnait toutes à Tindustrie privée. Des Italiens,
des affranchis, enrichis par le petit négoce, s*en chargeaient, soit indi-
viduellement, soit réunis en sociétés commerciales. Les gains étant
énormes, ceux des riches citoyens qui n étaient point magistrats en vou^
lurent leur part et s affilièrent à ces compagnies, surtout après que la
conquête de la Grèce, de l'Asie et de l'Afrique, eut livré ces pays aux
spéculateurs romains; il se fit alors une scission parmi ceux qui avaient
le cens équestre ou de la première classe. Les uns, fils de sénateurs, ne
songèrent qu'à succéder aux honneurs de leurs pères : c'étaient les
nobles. Les autres, d'origine obscure, OQ repoussés des charges comme
hommes nouveaux , se jetèrent dans les fermes et les travaux publics :
ce furent les publicains. L'orgueil aristocratique fléchit même quelque-
fois devant l'impoilance des bénéfices à faire , et l'on consentit à amnis-
tier le grand commerce, qui cessa d'être déshonorant. Mais ce n'étaient
ni le commerce, ni les travaux publics, ni la banque, qui donnaient les
plus sûrs profits.
Le sénat avait bien gardé pour les proconsuls et les préteurs l'admi-
nistration politique et mihtaire des provinces; mais, fidèle à l'esprit des
temps héroïques, il n'avait pas voulu se chaîner des détails de l'admi-
nistration financière , pour n'avoir pas à créer un nombreux personnel
d'agents. Tous les cinq ans, les censeurs affermaient les impôts aux en-
47
366 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
chères publiques, cest-à-dire que, pour une somme immë^atement
versée, ils abandonnaient à des particuliers, ordinairement chefs de
compagnies [mancipes), le soin de lever durant cinq ans les impôts dus
à rÉtat. Les enchères couvertes et Timpôt payé, les publicains partaient
avec une armée d'agents et d'esclaves pour la province qui leur était
livrée. Alors commençaient des exactions inouïes; une fois, au lieu
de Qo.ooo talents qu'ils devaient lever en Asie, ils en arrachèrent
120,000. Le gouverneur de la province voulait-il intervenir, on ache-
tait son silence ; plus tard on Tintimida , et il ne restait aux victimes
qms la lente et dangereuse ressource d une plainte à Rome. Dès la se-
conde guerre punique, les publicains se faisaient craindre du sénat, et^
au temps de la conquête de la Macédoine, c était une opinion reçue
que là où ils se trouvaient, le trésor était lésé ou les sujets opprimés.
11 est curieux de voir les publicains faisant servir à leur intérêt les idées
nouvelles, et niant, au nom des doctrines d'Ëvhémère, la divinité des
dieux, pour se donner le droit de lever Timpôt sur les terres consa-
crées. Un prêtre d'Amphiaraùs , en Béotie, réclamait l'immunité: «Paye,
«dit le publicain, ton dieu n'est qu'un homme.»
Les conquêtes des peuples barbares sont terribles : dans trois villes,
Djenghiz-Khan massacra quatre millions d'hommes. Au moins, dès que
ces conquérants nomades ont porté ailleurs leur colère, le calme renaît,
et les blessures que fait l'épée se ferment si vitel Mais une nation de
pauvres laboureurs , accoutumés à faire rendre à la terre tout ce qu'elle
peut donner, un peuple qui , de la civilisation , ne connaît encore que
les plaisirs matériels quelle procure, veut jouir de sa victoire et ex-
ploiter chaque jour sa conquête. Dans le gouvernement du monde , les
Romains portèrent les mœurs de leur vie privée. Habitués à l'avarice
par la pauvreté, ils furent avides, rapaces, impitoyables, comme Caton
leur modèle, comme l'usurier qui avait été, qui était encore si dur
pour eux-mêmes. Plus terrible que la guerre, l'esprit fiscal s'abattit sur
les provinces; les publicains furent ses instruments, et la haine publique
a consacré leur nom. Les moralistes aussi les réprouvent et le plus sou-
vent avec raison. Toutefois il faut reconnaître que la puissance finan-
cière des publicains était l'apparition dans le monde romain d'une chose
très moderne et que nous ne trouvons pas mauvaise, la puissance du
capital, sans lequel il ne peut y avoir ni industrie, ni commerce, ni
bien-être pour le plus grand nombre. Nos munitionnaires d'armée, nos
spéculateurs de bourse, nos entrepreneurs de grands travaux publics,
ontr-ils été toujours plus désintéressés? On dira que les publicains
avaient beaucoup d'esclaves ; mais ils employaient aussi beaucoup d'af-
L'INSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 367
franchis et d^hommes libres qui , avec eux , trouvaient, ceux-là l'aisance,
ceux-ci la fortune. Quêtaient ces chefs d ouvriers, prœfecti fabram
qu appelaient près d'eux tous les gouverneurs de province et les com-
mandants de légion ? fialbus commença ainsi et finit par le consulat.
L'Afinicain avait dit dédaigneusement : « Le même peuple ne doit pas
« être le roi et le facteur de l'univers. » Des gens sortis des échoppes du
commerce et des comptoirs de la banque vont cependant prendre à
Rome une importance de jour en jour plus considérable, parce qu'une
partie de leur fortune, employée en achats de biens-fonds, leur ouvrira
l'entrée des cinq classes de citoyens actifs , même celle de la première ;
séparée de la noblesse par ses mœurs, du peuple par sa richesse, cette
aristocratie d'argent n'aura ni l'ambition hautaine des grands ni les ap-
pétits de la foule; mais elle en aura d'autres et c'est elle qui, troublée
dans ses spéculations par les guerres civiles, aidera César et Octave à
rétablir Tordre, en retournant du gouvernement de plusieurs au gou-
vernement d'un seul.
V. DUROY.
L'Institut et les académies de province, par Francisque Bouil'-
lier, membre de V Institut et de F Académie des sciences, arts et
belles-lettres de Lyon, — i vol. in- 18 de 386 pages, librairie
Hachette et C*% Paris, 1879.
C'est une opinion déjà ancienne chez M. Francisque Bouillier, que
les diverses académies et sociétés savantes de nos départements, au lieu
de rester livrées à elles-mêmes sans direction commune et sans relation
entre elles, devraient se rattacher par des liens plus ou moins étroits à
l'Institut, qui, leur imprimant une impulsion générale, animant leurs
travaux par ses encouragements et ses exemples, les mettrait aussi en
communication les unes avec les autres. Cette opinion, après l'avoir
exprimée une première fois en iSlxli dans son discours de réception à
l'académie de Lyon, M. Bouillier l'a reproduite avec plus de détails, en
iSSy, quand il présidait cette même académie, et enfin il lui a donné
tous les développements quelle comporte dans le volume qui fait le
sujet de cet article, et dont la publication remonte à quelques mois.
A7.
368 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Pour donner une idée de ce que pourrait être , dans Tavenir, la fé-
dération, sinon la centralisation académique qu*il propose, il montre
qu'elle a déjà existé en grande partie dans la France de lancien régime,
et, jetant un rapide coup d œil sur Thistoire des principales académies de
province, il nous apprend quelle part elles ont prise au mouvement
intellectuel du dernier siècle, et par quelles sortes de relations elles
étaient en communauté , les unes avec l'Académie française , les antres
avec l'Académie des sciences. Ces recherches rétrospectives forment
certainement la partie la plus intéressante du livre de M. Bouillier, et
nous ne craignons pas de dire que c'est celle qui soulèvera le moins
d'objections.
On rencontre au moyen âge des universités où sont enseignées et par
là même cultivées toutes les connaissances du temps. On y trouve des
confréries religieuses au sein desquelles les travaux de la pensée se
mêlent aux exercices de piété. On y trouve enfin des associations libres,
vouées au culte de la poésie et des mœurs élégantes, comme les cours
d'amour. Mais les académies proprement dites, les sociétés scientifiques
et littéraires, au moins en France, ne datent que de la seconde moitié
du xvii* siècle et de la première moitié du xviif . Nées spontanément
de l'esprit d'association et de l'amour des lettres ou des sciences, elles
subsistent pendant quelque temps à l'état de sociétés libres avant d'être,
comme nous dirions aujourd'hui, reconnues par l'Etat; et cet acte de
reconnaissance, qui leur donne une existence, non seulement légale,
mais officielle, ce sont des lettres patentes du roi, enregistrées par \o
parlement. C'est ainsi que se sont formées les académies de Nîmes, de
Lyon, d'Amiens, de Rouen, de Bordeaux, de Toulouse; l'Académie
française elle-même ne s est-elle pas formée de la même manière?
L'académie de Caen, fondée en 1662 par Moysant de Brient, poète et
érudit, ami de Monlausier, de Conrart et de Chapelain, était déjà
célèbre lorsqu'elle fut reconnue en lyoS par lettres patentes du roi.
Elle comptait parmi ses membres Brochart, Segrais, Ménage, morts
tous les trois avant 1709.
Par les lettres patentes qui leur étaient accordées, plusieurs de ces
académies se trouvaient dans l'obligation de se choisir chacune un pro-
tecteur parmi les membres de l'Académie française. Cette protection
n'était pas seulement pour elles un honneur, c'était une force dont elles
avaient besoin pour se défendre, soit contre des corps animés à leur
^ard dun esprit de jalousie, soit contre des personnages puissants,
capables de se laisser entraîner à des abus d'autorité. Quand elles ne la
trouvaient pas ou n'étaient pas forcées de la chercher au sein de l'Aca*
L'INSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 369
demie française, elles la demandaient aux grands du royaume ou aux
princes du sang. Quelquefois cest le roi lui-même qui daigne être ie
protecteur dune académie de proyince, comme il Test de TAcadëmie
française.
Mais il n*y a rien dont les académies de province se fassent plus
d'honneur et qui soit plus propre à leur assurer le respect, soit des au^-
torités, soit des populations dont elles sont entourées, que les noms
illustres inscrits sur les listes de leurs correspondants ou de leurs
membres titulaires. De leur côté, les plus grands écrivains du temps
acceptent volontiers et vont quelquefois jusqu à solliciter cette distinc-
tion. Montesquieu était de facadémie de Bordeaux, Fléchier, de celle
de Nimes, Bulfon, de celle de Dijon, Voltaire, de celles de Nancy et
de Lyon, Fontenelle, La Condamine, Maupertuis sont aussi de plu-
sieurs sociétés savantes ou littéraires.
Indépendamment de ces deux espèces de liens dont nous venons de
parler, la protection légale ou la confraternité individuelle, quelques
académies de province ont avec TAcadémie française des traités dal-
liance et d affiliation d où résultent pour elles tout à la fois des obli-
gations et des privilèges. Les obligations consistent à envoyer chaque
année, à l'Académie protectrice, une composition en vers ou en prose,
qu'on appelle un tribut, et, les privilèges, à assister par délégation aux
séances de la compagnie. Le tribut, quand il était jugé insuffisant, pou-
vait être refusé, comme cela est arrivé plusieurs fois à celui de l'acadé-
mie de Marseille. Mais il est sans exemple que l'Académie française ait,
dans ce cas, ou dans toute autre circonstance, tenu ses portes fermées
devant les délégués des sociétés affiliées. Au contraire, elle se piquait
d'exercer envers elles la plus gracieuse hospitalité, et elle en était récom-
pensée par des compliments qui auraient pu sortir de la bouche de ses
propres orateurs. Voici, par exemple, en quels termes s'exprime Fon-
tenelle, répondant, au nom de l'Académie française, au discours que
vient de prononcer le délégué de l'académie de Marseille : « Si l'Acadé-
«mie française avait, par son choix, adopté l'académie de Marseille pour
«sa fille, nous ne nous défendrions pas de la gloire qui nous reviendrait
«de cette adoption, nous recevrions avec plaisir les louanges que ce
«choix nous attirerait. Mais nous savons trop nous-mêmes que c'est
«votre académie qui a choisi la nôtre pour sa mère; nous n'avons sur
«vous que les droits que vous nous donnez volontairement. Votre aca-
«demie sera plutôt une sœur de la nôtre qu'une fille. Cet ouvrage que
«vous vous êtes engagés à nous envoyer tous les ans, nous le recevrons
«comme un présent que vous nous ferex, comme un gage de notre
370 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
a union , semblable à ces marques employées chez les anciens pour se
« faire connaître à des amis éloignés, d
Il n'y a peut-être pas moins de grâce ni moins de délicatesse ingé-
nieuse dans le compliment qu adresse à TAcadémie française Joseph de
La Baume, délégué de iacadémie de Nîmes : u Messieurs, dit Tinter-
« prête de Tacadémie provinciale, en prenant place parmi les membres
«de Tacadémie parisienne, fhonneur que je reçois aujourd'hui est un
tt des fruits précieux de fassociation que vous avez eu la bonté d'accor-
(( der à Iacadémie royale de Nîmes. Nous ne saurions trop renouveler la
«mémoire dun jour si glorieux pour nous. Il établit un commerce
«avantageux où nous ne mettons rien et où nous recevons tout, et où
«vous nous enrichissez sans vous appauvrir. Notre ambition nest pas
««assez aveugle pour nous, faire aspirer à devenir des rivaux, mais elle
«est assez grande pour nous faire souhaiter de tenir le premier rang
« dans le nombre de vos disciples. Nous le tenons déjà parmi vos admi-
«rateurs; heureux s'il était aussi facile de vous imiter que de vous
«admirer »
Ainsi que l'Académie française, l'Académie des sciences a ses proté-
gées et ses affiliées. Au premier rang, parmi celles-ci, se place l'acadé*
mie de Bordeaux, qui emprunte un éclat particulier au nom et à la
collaboration personnelle de Montesquieu. L'auteur de ïEsprit des lois
a été un de ses membres les plus actifs et les plus anciens. C'est lui qui,
par son exemple, l'a poussée principalement vers les sciences physiques,
sans négliger pour cela la philosophie, l'histoire et l'économie poli-
tique. Il y lut, dans une séance publique, plusieurs chapitres d'un
Traité des devoirs, dont quelques extraits, signalés pour la première fois
en iS'jk par M. Despois, ont été tout récemment publiés par M. Vian
dans son histoire de Montesquieu ^ Une autre de ses dissertations, éga*
lement communiquée à Tacadémie de Bordeaux, et reproduite par
M. Vian, a pour sujet le Système des idées de Malebranche. Ce n'est pas
seulement par ses écrits, aussi nombreux que variés, mais aussi par ses
dons, que Montesquieu enrichit l'académie de son pays natal. Il y fonda
des prix, entre autres un prix d'anatomie, lui fit présent de plusieurs
instruments de physique et d'une action de la Compagnie des Indes.
La société académique de Montpellier se rattache à l'Académie des
sciences par des relations encore plus étroites que l'académie de* Bor-
deaux. Les lettres patentes qui lui donnent une existence officielle lui
' Histoire de Montesqaiea, sa vie et ses œuvres, d*après des documents nouveaux et
inédits, pr Louis Vian, in-8', Paris, 1878.
L'INSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROMNCE. 571
promettent qu elle sera considérée u conime une extension et une par-
« tie » de l'Académie des sciences de Paris. Les deux compagnies ont les
mêmes statuts; elles sont obligées de se communiquer réciproquement
leurs mémoii'es et, dans ceiiaines occasions, de porter leurs recherches
sur les mêmes matières. L académie parisienne se prête de bonne grâce
à cette association. Fontenelle y apporte le charme et la facilité qu on
pouvait attendre de lui. Malheureusement, les états de la province et
la municipalité de Montpellier sont animés de dispositions moins bien-
veillantes. Cest après de longues années d'une existence pauvre et pré-
caire que la société académique de Montpellier, enrichie par les libé-
ralités de Dillon, archevêque de Narbonne, peut enfin acquérir Thôtel
où se tiennent ses séances et fonder plusieurs chaires de physique et de
chimie.
Ce sont d'autres obstacles que rencontra devant elle lacadémie de
Toulouse. Elle eut à lutter, non contre la malveillance des autorités,
mais contre la jalousie de Tacadémie des Jeux floraux, qui craignait en
elle ime rivale redoutable, et contre Tégoïsme de l'académie de Mont-
pellier, qui n'admettait pas qu'il y eût place à côté d'elle pour une autre
société savante dans la province du Languedoc. Aussi fut-elle obligée
d'attendre pendant quinze à seize ans les lettres patentes du roi, qui ne
furent enfin accordées, au bout de ce laps de temps, que sur l'avis
favorable de l'Académie des sciences de Paris. L'académie de Béziers
attendit encore plus longtemps. Autorisée en lyaS, elle ne fut recon-
nue officiellement qu'en 1766, quand l'Académie des sciences, sur les
instances de Mairan, qui était né h Béziers, put rendre témoignage de
l'utilité de ses travaux. Elle avait fait des observations astronomiques
dont Cassini, dès l'année 1 729, avait constaté l'exactitude.
Toutes ces académies provinciales, comme le démontre M. Bouillier,
en consultant leurs archives, ont fait le plus grand bien aux diverses
parties de la France où elles formaient autant de foyers intellectuels.
Elles ne les ont pas seulement éclairées par les travaux personnels des
savants qui leur appartiennent, elles ont créé des institutions propres à
entretenir le goût et à assurer le progrès des sciences. Elles ont fondé des
observatoires, des jardins botaniques, des cabinets d'histoire naturelle,
des bibliothèques publiques, des collections de médailles et d'antiqui-
tés, des cours gratuits de physique, de chimie, d'astronomie, d'anato-
mie, d'archéologie, de dessin , dont les professeurs sont les membres
mêmes de ces sociétés savantes, soutenus dans leur zèle désintéressé par
]a seule espérance d'instruire leurs concitoyens et de mériter les suf-
frages de leurs confrères. Elles se plaisaient aussi à décerner des prix
372 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
sur des sujets recommandes par le goût du temps ou par fesprit partie
culier de la province. Parmi les noms qu on voit figurer dans ces mo-
destes concours, il en est plusieurs, comme ceux de Bossut, de Clairaut»
de Mairan, de Gamot, de J.-J. Rousseau, qui sont devenus illustres, et
d*autres, comme ceux de La Harpe, de Delille, de Gre$set, de Bernar-
din de Saint-Pierre, qu'attendait dans l'avenir le plus haut degré de
célébrité. Il y en a un surtout dont lapparition nous étonne dans ces
luttes obscures et pacifiques, c'est celui de Bonaparte. Le futur maître
de la France et de l'Europe dispute à Daunou le prix Raynal devant
l'académie de Lyon.
Les archives des académies de province nous révèlent quelques autres
contrastes qui ne sont pas indignes d'être signalés. Tout le monde con«
nait la chanson pastorale de Fabre d'Églantine et les vers doucereux lus
par Robespierre à l'académie d'Arras. Mais on se souvient moins peut-
être du rôle académique de Goutbon. Dans une séance publique de
l'académie de Glermont, on l'entendit lire d'une voix émue un discours
sur la patience. Vivement touchée de sa sensibilité, l'autorité municipale
s'empresse de le nommer membre du bureau de charité de sa paroisse.
Après cela , il n'y a pas lieu d'être surpris que Marat soit couronné par
l'académie de Rouen dans un concours sur l'électricité; ce qui ne Ta
pas empêché de demander la dissolution de tous les corps savants, par-
ticulièrement de l'Académie des sciences.
Toutes les académies provinciales sont chères à M. Bouillier. En
consultant leurs archives avec la patience d'un érudit, il plaide leur
cause avec la chaleur d'un apôtre. Sur toutes, il a recueilli des informa-
tions intéressantes. Il y en a une cependant qui est pour lui l'objet d'une
visible prédilection , et sur laquelle il nous fournit des détails-plus abon-
dants : c'est l'académie de Lyon, l'académie de sa ville natale et de la
seconde ville de France. Nous nous empressons de reconnaître que
l'académie de Lyon mérite, à plus d'un titre, cette place d'honneur.
Elle a, dès son origine, compté dans son sein des médecins, des natu-
ralistes, des voyageurs, des archéologues, des érudits de la plus grande
valeur. Au lieu de se risquer à discuter des questions générales dont la
solution, quand elle est possible, ne peut résulter que de la totalité des
efforts, elle s'occupe de la statistique, des antiquités et de l'histoire de
la province. G' est cependant sous ses auspices et avec son concours que
fut construit le premier bateau à vapeur. Si ce n'est le premier, il a du
moins précédé de vingt ans la découverte de Fullon. Il est vrai que ses
destinées furent moins brillantes. Lancé sur la Saône, il ne put fournir
qu'un trajet de trois lieues, qu'il ne recommença jamais. Une expérience
L'INSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 37S
plus heureuse, qui eut également lieu sous le patronage de lacadémie
de Lyon , ce fut lascension de laérostat de Montgolfier.
Telle est, à la fin du dernier siècle, la renommée de cette académie
de province, que quelques-uns des plus grands écrivains de l'époque,
entre autres Buffon et Voltaire, sollicitent l'honneur de lui appartenir.
Bufibn ne figure que sur la lisle de ses associés; mais Voltaire est
compté au nombre de ses membres titulaires. M. Bouillier, dans un
récit fort curieux, qui nest pas une des parties les moins attachantes
de son livre, nous fait assister à la solennité de sa réception et aux trans*
ports d'enthousiaâiiie qu excita Tillustre récipiendaire, non seulement à
l'acàdéaki^i mais dans la ville et au théâtre, où Ion représenta, en son
honneur, la tragédie de Braias. Cétait comme un présage du triomphe
qu'il devait recueillir plus tard à Paris. Nommé directeur des gabelles
de Lyon, Louis Racine y reçut également les honneurs académiques,
et choisit pour sujet d'une de ses lectures un parallèle entre ïAndromaqae
d'Euripide et celle de son père. Enfin, parmi les membres de l'académie
lyonnaise, nous rencontrons encore Thomas, Ducis et l'abbé Raynal,
l'auteur de Y Histoire philosophique et politique des établissements et du comr
merce des Européens dans les deux Indes. Le prix qui porte son nom est
bien une inspiration de l'époque. Il a pour sujet : u Quelles vérités et
«quels sentiments importe-t-il le plus d'inculquer aux hommes pour
uleur bonheur?» C'est à ce prix que concourut Bonaparte, alors âgé
de vingt ans et lieutenant d'artillerie. Son mémoire, inscrit sous le
n^ i5, nest, aux yeux de l'un de ses juges, «qu'un songe prolongé.»
Un autre, plus indulgent, le qualifie en ces termes : «C'est peut-être
«l'ouvrage d'un homme sensible, mais il est trop mal ordonné, trop
« disparate, trop décousu et trop mal écrit, pour fixer l'attention. » Aussi
l'académie n'eut-elle pas d'hésitation à lui refuser la couronne.
Après avoir fait passer sous nos yeux les heureux effets du patronage
exercé sur les sociétés savantes de la province par l'Académie française
et l'Académie des sciences, M. Bouillier exhorte llnstitut à se charger
tout entier de la tâche autrefois si utilement remplie par ces deux com-
pagnies. A leur influence, nécessairement restreinte, se substituerait
selon lui, sans difficulté, leur action plus étendue, plus conforme à la
diversité des connaissances humaines, plus féconde et non moins
recherchée, appelée dès aujourd'hui par les vœux unanimes de nos
académies provinciales. L'Institut, en acceptant ce rôle, ne ferait que
se conformer à l'esprit et à la lettre de sa constitution première. Parmi
les moyens que la loi organique du 3 brumaire an iv lui prescrit d'em-
ployer pour perfectionner les arts et les sciences se trouve comprise
48
374 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
ola correspondance avec les sociétés savantes et étrangères.» Or, si
nous en croyons M. Bouillier, la correspondance de l'Institut avec le
dehors n a répondu jusqu'à présent que d'une manière très imparfaite
au vœu du législateur. Pour atteindre le but qui lui est proposé, elle
devrait être plus active, plus régulière et plus générale; elle devrait
tenir compte à la fois des besoins nouveaux de la science et de la direc-
tion nouvelle que les sociétés savantes de nos départements ont im-
primée à leurs travaux. M. Bouillier nous apprend qu'à part peut-être
un petit nombre d'exceptions, elles se renferment toutes dans les sages
limites que s'est tracées dès son origine lacadémie de Lyon. Renon-
çant aux questions générales et aux lieux communs où se complaisaient
souvent leurs devanciers du xviii* siècle, elles s'occupent principale-
ment de l'histoire et de la statistique, de i archéologie et de la topo-
graphie des diverses parties de la France qui se trouvent à la portée
de leurs recherches. Elles semblent toutes, sans les avoir entendus,
avoir pris pour elles les conseils que M. Jouffroy donnait, en i83y, à
l'académie de Besançon. Ce sont de belles paroles que M. Bouillier a
eu raison de ne pas laisser ensevelies dans les mémoires de l'académie
de Besançon, et nous espérons que nos lecteurs ne nous sauront pas
mauvais gré de les citer après lui. Voici en partie ce que disait M. Jouf-
froy à ses confrères de la Franche-Comté :
u L'art des académies de province est de dégager, dans les rc-
« cherches générales de la vérité, les recherches particulières qui touchent
((Spécialement la province, ou dont la province seule possède les élé*
(( ments, et, se résignant à n'être, sur le reste, qu'un intermédiaire utile,
((de se consacrer exclusivement à ces recherches, d'en organiser le
a plan, d'en tracer la méthode, de les exciter par tous les moyens en
((Son pouvoir et de réunir en elle tous les rayons qui peuvent les éclai-
«rer. Toute académie locale qui saura faire ainsi sa part, la gardera. On
((ne demandera pas à quoi elle est bonne, on le saura. La province
((interrogée sur sa littérature, sur son histoire, sur sa géographie, sur sa
((Statistique, sur ses souvenirs et ses espérances, sur ses gloires et ses
((infortunes, sur tout ce qui la touche, sur tout ce qu'elle sait et qu'elle
((Seule peut savoir, répondra et répondra juste, et le corps de ses ré-
((ponses deviendra, pour la société qui les a formulées, un monument
((glorieux; pour les sciences, un document original; pour la province,
«une source abondante de poésie, de patriotisme, de lumière et de vie.
«Cherchez ce qu'ont produit, depuis qu'elles existent, les différentes
«académies de province, vous verrez qu'elles n'ont moissonné que dans
«ce cercle, et que tout ce qu'elles ont semé au delà n'a pas levé. En quoi
^INSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 375
(c sont précieuses les archives de certaines académies et qu y va-t-on
«chercher? Sont-ce les mémoires sur ces questions générales que Tha-
« bitant de Calcutta est tout aussi apte à résoudre que celui de Besan-
«çon ou de Marseille? Ces mémoires sont oubliés; nul ne s en soucie.
« Ce qu*on y va chercher, ce sont des études sur la province , que Ton
c< ne trouve que là parce qu elles ne pouvaient être faites que là. Ces
«études, quiconque s*occupe de la France ou même de TEurope, sous
«une face quelconque, en a besoin. C'est une pierre de Fédifice qu'il
« essaye d'élever, et, si elle lui manquait, son œuvre serait moins parfaite.
«Il vient la chercher où elle doil être, et, quand il la trouve, il rend
«hommage à f académie locale qui a eu le bon sens de comprendre
« que sa mission était de la lui préparer. »
Mais, s'il est vrai que, plus ou moins fidèles à ce programme, adopté
d'inspiration , les académies de province pratiquent aujoui^'hui ce que
l'économie politique appelle la division du travail , il est d'autant plus
nécessaire, pour coordonner leurs études et les ramener à une œuvre
commime, qu'il y ait un foyer central avec lequel elles puissent com-
muniquer et qui les mette en relation les unes avec les autres. Cette
association, ou, pour employer le terme que M. Bouillier préfère , cette
fédération des sociétés savantes répond si bien aux idées et aux besoins
de notre époque, que plusieurs tentatives, mais des tentatives malheu-
reuses, ont déjà été faites pour la réaliser. La première est celle des
congrès scientifiques, ou plus exactement des congrès de délégués des
sociétés savantes, dont le promoteur a été M. de Caumont, et qui n'ont
rien de commun avec les réunions de savants formées dans l'intérêt
d.une branche déterminée des connaissances humaines, animées d'un
esprit véritablement scientifique, instruments de progrès et d'utile pro-
pagande. Les congrès de délégués des sociétés savantes, inaugurés à
Caen en i833, se sont succédé chaque année sans interruption, tantôt
dans une ville, tantôt dans une autre, jusqu'en 1877. Après les congrès
vient l'Institut des provinces qui, fondé au Mans en i83g, pendant la
réunion du congrès des délégués, devait offrir une direction et un centre
commun aux réunions de cette espèce. Après l'Institut des provinces
vient le congrès des sociétés savantes, qu'il ne faut pas confondre avec
les congrès de délégués; car, tandis que ceux-ci se réunissaient annuel-
lement dans diilérentes villes de province, le premier, ouvert à Paris,
dans une des salles du Luxembourg, le 10 mars i85o, devait toujours,
à ce qu'il semble, tenir ses séances dans la capitale, après une période
de plusieurs années. Ces deux derniers essais sont dus, comme le pre-
mier, à limagination et à l'activité infatigable de M. de Caumont. Il
d8.
376 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
faut lire dans le volume de M. Bouillier le récit piquant des seènes
auxquelles ils donnèrent lieu, surtout les congrès de délégués, et les
objections de toute sorte qu*il leur adresse. Nous n'avons pas à rendre
compte de ces détails. Il suffit qu on sache que de toutes les créations
de M. de Caumont pas une seule n a réussi.
Mais le but poursuivi par M. de Caumont, et qui préoccupe si forte-
ment M. Bouillier lui-même, na-t-il pas été atteint, au moins en grande
partie, par d autres moyens, qui remontent déjà à un certain nombre
d'années, qui n'ont cessé, depuis leur origine, de grandir et de se déve-
lopper, et semblent aujourd'hui s'être élevés au rang d'institutions pu-
bliques? Nous voulons parler du comité des travaux historiques et de
la réunion annuelle des sociétés savantes pendant les vacances de
Pâques sous la présidence du Ministre de l'instruction publique. La
réunion annuelle, suivie d'une distribution de récompenses aux diverses
sociétés qui y sont représentées, a été inaugurée par M. Rouland le
25 novembre i86i. Depuis ce temps, elle n'a pas cessé de se renou-
veler régulièrement à l'époque prescrite, avec une grande solennité.
Mais le comité des travaux historiques est beaucoup plus ancien. On
en trouve la première ébauche dans le Bureaa littéraire, fondé en 17 6a
par Bertin « pour diriger les études historiques et recueillir les docu-
« ments inédits relatifs à l'histoire de France. » Au bureau littéraire;
bien vite abandonné, faute de ressources, succéda en i833 le comité
historique créé par M. Guizot et que M. de Salvandy essaya d'agran-
dir en le rattachant, par autant de comités spéciaux, aux cinq classes
de l'Institut. Le plan de M. de Salvandy, après une exécution très in-
complète, échoua pour diverses causes, au nombre desquelles il &ut
compter les événements publics. Dautres plans lui furent substitués
sucessivement. Le comité primitif de M. Guizot fut divisé en trois sec-
tions, dont chacune a dans ses attributions une de ces trois branches
des connaissances humaines : la philologie, l'archéologie, les sciences. A
ces trois sections , un des derniers ministres de l'instruction publique
en ajouta une quatrième, consacrée aux beaux-arts.
Après avoir retracé l'histoire de ces institutions, rappelé leurs origines
et leurs vicissitudes, M. Bouillier se demande si elles ont justifié, si
elles justifient en ce moment les espérances qu'on a fondées sur dles.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, la réponse est absolument négative, et
les motifs sur lesquels elle s'appuie tiennent autant de la satire que de
la critique. C'est surtout aux dépens de la réunion annuelle des sociétés
savantes que sa verve se donne carrière. Nous ne suivrons pas M* Bouil-
lier sur ce terrain. Mais l'abstention ne nous suffit pas, nous croyons
LINSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 377
utile d*ajouter que M. Bouiliier nous parait ici montrer plus de talent
que de justice. Tout entier à son dessein, il naperçoit, en toute cons-
cience et toute loyauté, que le côté défectueux de ce que les autres ont
tenté, leurs services réels lui échappent. En mettant à part le caractère
officiel des innovations dont il s*agit, on ne comprendrait pas, puisque
c'est rinstitut qu*on veut leur substituer, qu'un grand nombre des
membres les plus illustres de l'Institut et des savants les plus respectés
de notre pays lui eussent prêté depuis si longtemps leur concours, si
elles étaient absolument stériles. Au reste , les tentatives plus ou moins
heureuses dont il fait la critique ne sont qu'un accessoire dans le livre
de M. Bouiliier; ce qui en fait la partie essentielle, ce sont les idées
qu'il développe en son propre nom. Voici donc, dans ses traits les plus
généraux, le plan de fédération qu'il nous propose.
Ce n'est pas en un jour, ni par un acte général et simultané, que les
académies de province devraient se trouver affiliées à l'Institut de
France. On commencerait par les académies les plus importantes pour
arriver de proche en proche à celles qui le sont à un moindre degré.
L'affiliation ou association serait sollicitée comme un honneur et justifiée
par des titres, c'est-à-dire par de sérieux travaux, longtemps avant de
devenir un fait. Afm d'être en état de se prononcer sur le mérite relatif
des candidatures qui lui seraient soumises, l'Institut consacrerait ses
séances trimestrielles à la lecture des mémoires envoyés par les acadé-
mies provinciales. Un comité de correspondance, attaché à chacune des
académies de l'Institut et nommé par l'Académie elle-même, servirait
d'intermédiaire entre l'Institut et les sociétés de province , entre le centre
et les extrémités, imprimant à celles-ci la direction qui leur est néces-
saire et rapportant au premier les résultats de leur activité. Non seule-
ment l'Académie des inscriptions, l'Académie des sciences et celle des
sciences morales et politiques, mais aussi l'Académie française, aujour-
d'hui privée de correspondants, et l'Académie des beaux-arts, retire-
raient les plus grands avantages de ces communications. L'Académie
française en tirerait parti pour la rédaction du dictionnaire historique
de la langue française, pour la connaissance des dialectes qui étaient
autrefois et qui sont encore en usage dans nos différentes provinces.
L*Âcadémie des beaux-arts s'en servirait pour dresser Tinventaire des
richesses artistiques de la France, pour diriger les artistes et leur don-
ner des conseils sur les édifices à construire ou à conserver.
Là ne s'arrêterait pas le rôle de llnstitut. Il accorderait des prix et
des récompenses non seulement à des individus , comme il fait aujour-
d'hui, mais à des sociétés entières , celles qui auraient mérité ces dislinc-
378 JOURNAL DES SAVANTS- — JUIN 1879.
tions par la nature et les résultats de leurs recherches. Il n attendra pas
toujours que ces recherches soient terminées, il aidera à les faire, ii
encouragera à les entreprendre par des subventions plus ou moins im-
portantes. M. Bouillier voudrait que le budget de l'Institut acquit des
proportions en rapport avac sa nouvelle tâche et répondit mieux qu*il
ne Ta fait jusqu'ici aux besoins de la science. Il s'efforce d'exciter l'ému-
lation de nos l^islatéurs par l'exemple de plusieurs nations étrangères.
Il cite des chiffres d'où il résulte que l'Angleterre* l'Allemagne et la
Russie assiu*ent à leurs sociétés savantes une dotation devant laquelle
pâlit celle de l'Institut.
A l'imitation de l'Institut, les académies affiliées feraient accepter
leur patronage et leur direction à des sociétés moins bien partagées qui
seraient placées à la portée de leur influence. Ainsi l'académie de Lyon
comprendrait, si l'on peut ainsi parler, dans sa juridiction, les sociétés
de Ek)urg, de Saint-Etienne, de Mâcon. L'académie de Marseille com-
prendrait dans la sienne les sociétés de Toulon, d'Avignon, d'Arles. Les
sociétés de Montauban, d'Albi, d'Auch, de Foix formeraient le ressort
de l'académie de Toulouse. Ce serait dans le domaine académique
quelque chose de semblable à notre système solaire avec son astre
central , ses planètres et ses satellites.
Il serait certainement désirable que ce beau projet ftd susceptible
d*ètre mis à exécution. Il contient même des parties qui pourraient sans
trop de difficultés et en assez peu de temps se réaliser. Mais , embrassé
dans son ensemble, il soulève contre lui deux sortes d'objections dont
les unes viennent de l'Institut, les autres des académies de province.
Avec ses lectures trimestrielles consacrées aux mémoires venus du de-
hors, avec ses bureaux de correspondance dont il aurait à nommer et à
renouveler les membres, dont il serait obligé d'écouter les rapports et
de discuter les propositions, avec les demandes d'affiliation à com-»
parer entre elles pour se décider en faveur de la plus recommandable,
avec ces subventions, ces prix, ces encouragements à accorder, non pas
à un travail particulier, individuel, déjà si difficile à juger dans maintes
circonstances, mais à un ensemble de travaux, à des collections de mé-
moires embrassant une longue suite d'années, ou même à de simples
projets de recherches et d'expériences, avec les délibérations et les votes
que nécessiterait cette organisation nouvelle, l'Institut cesserait de s'ap-
partenir à lui-même, c'est-à-dire à la science proprement dite, à la com-
munication et à la discussion des œuvres et des découvertes émanées
de ses propres membres. Il serait moins un corps savant qu'une agence
administrative des sciences, des lettres et des arts. Les objections qui
L'JNSTITUT ET LES ACADÉMIES DE PROVINCE. 379
viendraient du côté des académies de province ne sont pas moins
graves. Toutes ne voudraient pas se soumettre à un patronage, à une
direction qui, acceptée d'abord de bon gré ou demandée avec instance,
en viendrait toujours, avec le temps, à heurter des susceptibilités per-
sonnelles ou locales, et à dégénérer en conflits. Dune académie à une
autre, au lieu dune généreuse et féconde émulation, on courrait le
risque de provoquer des jalousies, des compétitions tracassières, des
récriminations interminables. Les corps savants sont justement jaloux
d,e leur indépendance, il faut se garder dy toucher. Ils sont naturelle-
ment enclins à une bienveillance réciproque, à des relations de con-
fraternité, il ne faut pas commettre la faute de les exciter les uns contre
les auti'es. Enfin Timpulsion que Tlnstitut semble appelé à donner à
leurs travaux ne peut venir dune combinaison artificielle, mais de 1 au-
torité naturelle qui s'attache à sa science , à ses choix , k ses décisions.
Ses mémoires serviront de modèles à ceux des autres compagnies. Les
questions qiul met au concours, les prix qu'il décerne, n ofirent-ils pas
à tous les genres d'études une direction et un encouragement P Enfin
il a des correspondants qui le mettent en relation avec toutes les parties
de la France et avec tous les pays étrangers. Il dépend de lui que ce
titre emporte des devoirs et ne soit pas seulement considéré comme
un honneur. Pourquoi faut-il qu en France tout soit réglementé et cen-
tralisé? Laissons quelque chose à faire à la spontanéité des esprits et à
la nature des choses.
M. Bouillier ne s*arrête pas à la fédération de toutes les académies
françaises, il voudrait étendre son système bien au delà des frontières de
notre pays. Il demande, il espère une fédération de tous les corps
savants de TEurope et même du monde, quand toutes les parties du
monde seront assez civilisées pour avoir des sociétés académiques. A
cette fédération universelle se joindraient les congrès universels qui, se
réunissant tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, sans tenir
compte d'aucune frontière, deviendraient ce quil appelle les Conciles
œcuméniques de la science. Une idée semblable avait déjà été exprimée
en 1711 par Févèque Jablonski dans le discours qu'il prononça à l'oc-
casion de l'inauguration de l'Académie de Berlin. Elle fut accueillie
avec faveur, en i84o, au sein de l'Association britannique pour l'avan-
cement des sciences, et un des membres de cette association alla même
jusqu'à proposer M. de Humboldt pour la présidence du premier con-
grès de ce genre.
Les espérances de M. Bouillier, partagées par d'autres savants et
manifestées pour la première fois par Bacon dans la Nouvelle Atlantide ,
380 JOURNAL DES SAVANTS. ~ JUIN 1879.
ne sont pas tellement éloignées des faits, qu il soit permis de les tenir
pour irréalisables. Grâce à la facilité et à la célérité des voyages, grâce
aussi au retour périodique des expositions universelles, nous avons
déjà vu des congrès internationaux de toute espèce, des congrès d'é-
conomistes, de statisticiens, d'orientalistes, de géographes, de physio-
logistes, de jurisconsultes occupés de la réforme du droit international;
tout nous porte à croire que ces réunions, devenues plus fréquentes
encore dans lavenir, entreront dans les mœurs de la grande majorité
des nations civilisées. Mais, à mesure qu'ils se multiplieront et se rappro-
cheront de l'universalité par le nombre des peuples qui s'y trouveront
représentés, ils renfermeront leurs discussions dans des sphères plus
circonscrites et ressembleront moins à des délégations académiques.
Pour ce qui est des académies elles-mêmes et des Sociétés savantes
du monde entier, elles ont cessé dès aujourd'hui d'être isolées les unes
des autres, elles se font réciproquement hommage de leurs mémoires,
de leurs découvertes, de leurs travaux les plus importants, elles échan-
gent entre elles des nominations d'associés et de correspondants. Ces
relations, comme on a le droit de s'y attendre, deviendront avec le
temps plus actives, plus suivies, plus fécondes; elles formeront diffici-
lement, au sens propre du mot, une fédération ou une association.
C'est tout ce que nous pouvons accorder à M. Bouillier, et Fontenelle,
dont il invoque l'autorité, ne lui accorde pas davantage. Parlant de la
communication, non de Tassociation, que l'Académies des sciences, dès
son origine, s'est efforcée d'entretenir avec les Académies étrangères,
le secrétaire perpétuel de l'illustre Compagnie s'exprime en ces termes :
c( Bien ne peut être plus utile que cette connmunication , non seulement
a parce que les esprits ont besoin de s'enrichir des vues les uns des
u autres, mais encore parce que différents pays ont différentes commo-
(( dites etdillérents avantages pour les sciences. La nature se montre
«diversement aux divers habitants du monde; elle fournit aux uns des
«sujets de réflexion qui manquent aux autres; elle se déclare quelque-
ce fois plus ou moins, et enfin, pour découvrir, il n'y a pas trop de tout
<cce qui peut nous être connu. » Voilà où est la vérité et la juste mesure,
on ne gagne rien à les franchir.
Ces critiques, qui ne portent d'ailleurs que sur un point, l'exagération
d'un principe excellent en lui-même, n'atteignent pas le fond de la
pensée de M. Bouillier. Tout ce qu'il dit du dommage qui résulte de la
dissémination et de l'isolement des différents foyers de la science, est
d'ime parfaite justesse. Il a raison aussi quand il soutient, avec un peu
trop de rudesse peut-être , que le pouvoir ne suffit pas , mais qu'il faut
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 381
iautorité de la science pour diriger et encourager des travaux scieuti-
fiques. Même ceux qui n'acceptent aucune de ses conclusions ne pour-
ront s'empêcher de lire avec un vif intérêt le tableau animé qu il leur
présente de la vie des anciennes académies; ils souriront des épi-
grammes qu'il fait pleuvoir sur les adversaires ou les imitateurs com-
promettants de son système. Le livre tout entier est composé avec art,
écrit avec talent, et plein d'une juvénile ardeur qu'on ne s'attendrait pas
à rencontrer dans un ouvrage de cette nature.
Ad. FRANCK.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L^Académie française a tenu, le jeudi 3 avril 1879 * ^^^ séance publique pour la
réception de M. Renan, élu en remplacement de M. Claude Bernard. M. Mézières
a répondu au récipiendaire.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
M. le comte Ferdinand de Lasteyrie , membre libre de 1* Académie des inscrip-
tions et bdles-lettres, est décédé à Paris, le i3 mai 1879.
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
L* Académie des sciences morales et politiques a tenu, le samedi ai juin, sâ
séance publique annuelle , sous la présidence de M. Vacherot.
La séance s'est ouverte par un discours du président annon^nt, dans Tordre
suivant, les prix décernés et les sujets de prix proposés.
^9
L
I
982 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
PRIX D^CBHNBS.
I
Prix dxL budget, — Section de philosophie. — L* Académie avait proixMé pour
Tannée 1875, et prorogé au 3i mars 1878, le sujet suivant: tDe la pnSotophie
« de fécole de Padoue. »
Ce prix, de la valeur de i,5oo francs, a été décerné à M. Habilleau {héofçUi),»
ancien élève de TÉcoIe normale supérieure , ancien membre de TÉcole fi^çaiae de
Rome , et maitre de conférences d nistoire de la philosophie à la faculté des lettres
de Toulouse.
Section de morale. — L*Académie avait proposé, pour le concours de Tannée 1876,
et prorogé à Tannée 1878, le sujet suivant : • Examiner et discuter ce quon doit
t entendre par la moralité dans les œuvres d'art et d'imagination. »
Ce prix, de la valeur de i,5oo francs, a été décerné à M. Maillet (Eugène), doc-
teur es lettres et professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand.
Section de législation, droit pablic et jurisprudence. — L* Académie avait proposé,
pour Tannée 1878, le sujet suivant : tDe la séparation des pouvoirs dans le droit
t public français. Origine de cette règle politique , ses vicissitudes et ses développe-
■ ments ; application qu'elle reçoit dans les divers Etats de TEurope. »
Ce prix, de la valeur de i,5oo francs, a été décerné à M. Saint-Girons, docteur
en droit, avocat à la Cour d'appel de Lyon.
L'Académie a accordé, en outre, trois mentions honorables : la première à M. Sté-
phane Berge, avocat à la Cour d'appel de Paris; la deuxième k M. de Ferron, pré-
fet de l'Orne; la troisième à M. Fuzier Hermann, procureur de la République k
Baugé (Maine-et-Loire).
Prix Léon Faucher. — Section d'économie politique et finances, statistique. —
L'Académie avait proposé, pour Tannée 1878, le sujet suivant : «Rechercher Tin-
« fluence économique qu'ont exercée depuis un demi>siècle les moyens et les voies
« de conununication par terre et par mer. »
Ce prix, de la valeur de 3,ooo francs, a été décerné à M. Lamane, membre de
la Société d'économie politique. L'Académie a accordé, en outre, un second pris, de
la valeur de 1,000 francs, à M. Alfred de Foviile, ancien auditeur au Cooseîi
d'Etat, chef de bureau au Ministère des fmances.
Prix quinquennal fondé par feu Af. le baron de Morogues. — L'Académie, cette
année, n'a pas décerné de prix. Elle a accordé deux mentions honorables de
1,000 francs chacune : Tune à M. Siegfried, pour son ouvrage intitulé : la Misère,
son histoire, ses causes, ses remèdes; Tautre à M. de la Landelle, pour son ouvrage
intitulé : Pauvres et Mendiants, roman des questions sociales.
Prix Bordin. — Section d'histoire générale et philosophique. — L'Académie avait
proposé, pour le concours de 1874* le sujet suivant, qu'elle a prorogé au 3i dé-
cembre 1877 : «Rechercher quelles ont été, en France, les relations des pouvoirs
t judiciaires avec le régime politique, et spécialement par quelles causes les parle-
t ments investis du pouvoir judiciaire ont été, soit à dessein, soit par le fait, oeau-
t coup plus contraires que favorables à Tétablissement d'un parlement général associé
« au gouvernement pohtique du pays. »
Ce prix n'a pas été décerné. L'Académie accorde une récompense de a, 000 francs
.. NOUVELLES LITTÉRAIRES. 389
a M. Daniel Touzeaud, ancien magistrat, professeur à la Faculté libre de droit de
Toulouse.
« /
Prix triennal findé par feu. M* Achille-Edmond Halphen. — Ce prix , de la valeur de
1 ,5oo francs, a été décerné à M. Marguerin, pour ses nombreux ouvrages et notam-
menl pour les services qu il a rendus a Tinstruction primaire.
Prix Bischoffheim. — Section d'économie politique et finances , stalistique, — L* Aca-
démie avait proposé, pour le concours de 1874* le sujet suivant, qu'elle a prorogé
à Tannée 1878 : tDu capit^d et des fonctions qu*il remplit dans Téconomie sociale,
t Montrer comment le capital se forme , s*amasse , se répartit , se conserve , et quels
t services il rend à la production. Rechercher et exposer les régies qui devraient
t présider à Temploi du capital ainsi qu'à celui des richesses et revenus qu'il con-
« court' à produire. »
Le prix, de la valeur de 5,ooo francs, a été décerné à }IL Alfred Jourdan, pro-
fesseur à la Faculté de droit d'Aix. L'Académie a accordé, en outre, trois mentions
honorables: la première, à M. Paixhans, inspecteur des chemins de fer, ancien
maître des requêtes au Conseil d'État; b deuxième, à M. Parrot-La rivière, avocat,
rédacteur du Recaeil général des Lois et Arrêts et du Journal du Palais; le troisième,
à l'auteur du mémoire inscrit sous le n*" 7, auteur qui ne s'est pas fait connaitre.
PRIX PROPOSES.
Prix du budget. — Section de philosophie. L'Académie avait proposé, pour l'an*
née 1879, le sujet suivant : ■ Exposer et discuter les doctrines phuosopluques qui
« ramènent au seul fait de l'association les facultés de l'esprit humain et le moi iui-
• même. Rétablir les lois , les principes et les existences que les doctrines en qi^estion
• tendent à dénaturer où à supprimer. »
Aucun mémoire n'ayant été déposé sur cette question , l'Académie le remet au
concours pour Tannée 1881.
Ce prix est de la valeur de 1 ,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut le 3i dé-
cembre 1880.
Section de morale. — L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour le concours de
Tannée 1880, le sujet suivant : « Exposer et apprécier la doctrine morale qui ressort
t de Tanalyse comparée des Morales d'Aristote. »
Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Institut, le 3i dé-
cembre 1879.
Section de législation, droit public et jurisprudence. *- L'Académie rappelle qu'elle
a proposé, pour Tannée 1880, le sujet suivant : t De l'extradition. »
Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i décembre 1879.
Section d'économie politique et finances, statistique. — L'Académie avait proposé ,
pour Tannée 1878, le sujet suivant: tDu cours forcé des émissions fiduciaires et
de ses effets en matière économique et commerciale. >
Dans les deux mémoires adressés à ce concours, le sujet n'a pas paru traité suffi-
samment. En conséquence , TAcadémie remet la question au concours pour Tan-
née 1881.
'19.
584 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i décembre 1880.
L'Académie propose, en outre, pour Tannée 1881 , le sujet suivant : t La main-
td*œuvre et son prix. Rechercher et constater : 1* De quelles circonstances écono*
t miques dépend le prix de la main-d œuvre ; a* Quelle influence ont exercée et
t exercent sur ce prix les progrès successifs du travail et de la richesse ; 3*" Quek
t effets a sur ce prix fétat des esprits et des mœurs ches ceux dont il rétribue les
« services. >
Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3o novembre 1880.
Section ihistoire générale et philosophique, — L'Académie propose, pour Tan-
née 188a , le sujet suivant : • Étudier rorigine et la nature du pouvoir royal à iavè-
t nement de Hugues Capet Exposer l'histoire de ce pouvoir sous les six premiers
t capétiens et particulièrement sous Louis VI et sous Louis VII.
tjLies concurrents rechercheront comment, à une époque où le domaine royal
t fori restreint ne s'agrandit guère d'une façon durable et où la puissance maté-
t rielle de ces rois était fort inférieure à celle de quelques grands vassaux , cepen*
tdant un pouvoir supérieur à l'autorité féodale se forme, se fortifie, augmente se$
t atlributîons , son influence , ses droits et sa sphère d'action en France.
■ C'est surtout dans les rapports de ce pouvoir avec la féodalité, avec l'Eglise,
« avec les bourgeois des villes et les communes des campagnes , et en s'appuyant
t toujours sur des documents originaux publiés et inédits , que les concurrents s*ef-
I forceront de traiter ce sujet. »
Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i décembre 1881.
Priœ Victor Cousin. — Section de philosophie. — L'Académie rappelle qu'elle a
proposé, pour l'année 1881, le sujet suivant :
i La philosophie d'Origène. »
Le prix est de la valeur de 3,ooo francs. Les mémoires devront être déposés le
3i décembre 1880.
Pria: Odilon Barrot. — Section de législation, droit public et jurisprudence. — L'A-
cadémie avait proposé , pour le concours de l'année 1 878 , le sujet suivant :
t Quels ont été les vicissitudes et le caractère de la procédure civile et de la pro-
t cédure criminelle en France et en Angleterre depuis le xiii* siècle jusqu'à nos jours ,
t et quelles améliorations pourraient être adoptées en France par suite de cette com-
t paraison P »
Deux mémoires seulement ont été adressés à l'Académie sur cette question si im-
portante sous le rapport historique et sous le rapport juridique.
Le sujet n'est traité ni dans l'un ni dans l'autre de ces mémoires, qui sont de tout
point insuffisants.
L'Académie remet cette question au concours pour l'année 1880.
Le prix est de la valeur de 7,600 francs.
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Institut avant le 1*' octobre
1880.
L'Académie rappelle qu'elle a proposé , pour l'année 1 880, le sujet suivant :
t De l'institution du jury en France et en Angleterre. »
Le prix est de la valeur de 5, 000 francs. Les mémoires devront être déposés ie
3i octobre 1880.
i
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 387
Prix Léon Faucher. — Section d'économie politique , finances , statistique, — L'Aca-
démie rappelle quelle a proposé, pour Tannée 1880, le sujet suivant : «Vie, Ira-
« vaux et œuvres de Louis Wolowski. En marquer les traits distinctifs et signider les
« services dont le droit et l'économie politique lui sont redevables. »
Le prix est de la valeur de 3,ooo francs.
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de T Institut le 3i décembn*
1879.
Prix Wolowski, — Section tt économie politique , finances , statistique. — M"* veuve
Wolowski, voulant honorer la mémoire de son mari, M. Louis Wolowski, membre
de l'Académie des sciences morales et politiques , el perpétuer le souvenir de son
dévouement à la science, a, par acte notarié, en date du 1" mars 1878, fait dona-
tion à l'Accidémie d'une renie annuelle de 1,000 francs pour la fondation d'un priv
triennal de 3,ooo francs , qui devra porter le nom de Prix Wolowski.
L'Académie a décidé que ce prix serait décerné, sur la proposition des sections
d'économie politique et de législation réunies , à l'ouvrage imprimé ou manuscrit ,
soit de législation, soit d'économie politique, que les deux sections auront jugé le
plus digne de Tobtenir.
L'Académie propose , pour l'année 1 88a , le sujet suivant : « Des rapports entre le
« droit et l'économie politique. Constater ces rapports , en préciser le caractère , étu-
« dier et signaler les causes qui les déterminent. »
Les mémoires devront être déposés le 3 1 décembre 1 88 1 .
Prix du comte Rossi. — Section d'économie politique, finances, statistique. — L'Ac.i-
démie propose, pour Tannée 1881, le sujet suivant : « Du rôle de l'État dans l'ordre
«économique. Rechercher et montrer quels sont, dans l'ordre économique, les bc-
« soins dont la satisfaction requiert le concours de TÉtat et quelles règles doivent
«présider à ce concours. On aura à constater ce qu'a été ce concours aux diverses
«époques du passé; quel a été et quel est, en ce qui concerne ce concours, Tin-
«fluence de la civihsation, et quelles limites lui assigne l'intérêt public chez les na-
« tions qui aujourd'hui ont réalisé les plus grands progrès. >
Le prix est de la valeur de 5,ooo francs. Les mémoires devront être déposés le
3i décembre 1880.
L'Académie propose, en outre, pour la même année 1881, le sujet suivant : « Des
« coaUtions et des grèves dans f industrie, et de leur influence. >
Ce prix est de la valeur de 5,ooo francs. Les mémoires devront être déposés le
3i octobre 1881.
Prix quinquennal fondé par feu M. le hawn Félix de Beaujour. — L'Académie avait
proposé, pour le concours de 1878, le sujet suivant : « De l'indigence aux différentes
« époques de la civilisation. »
L'Académie ne décerne pas le prix. El\e maintient le sujet au concours en le res-
treignant et en le modiliant de la manière suivante : « De l'indigence depuis \v
«XVI* siècle inclusivement jusqu'à la révolution de 1789. Rechercher, en ce qui con-
« cerne l'indigence, l'influence exercée par les progrès de la civilisation et de la ri-
« chesse et signaler les principales causes qui ont pu conti*arier ou amoindrir les effets
« de ses progrès. »
Le prix est de la valeur de 5,ooo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i octobre 188a.
L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour l'année 1881, le sujet suivant : « His-
c toire des établissements de charité avant et depuis 1789, en France. »
ê
386 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
Le prix est de la valeur de 5,ooo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i octobre 1881.
Prix Stassart. — Section de monde, — L* Académie rappelle qu'elle a proposé ,
pour Tannée 1881, le sujet suivant : «Quels sont les éléments moraux nâsessaires
« au développement régulier de la démocratie dans les sociétés modernes ? >
Le prix est de la valeur de 3, 000 francs. Les mémoires devront être déposés au
secrétariat de Tlnstitut le 3i décembre 1880.
Prix Bor€Un. — Section de morale, — L'Académie avait proposé , pour le coiip'
cours de Tannée 1878, le sujet suivant : «Examen des systèmes sur la part et le
« rôle de Télément moral dans Thistoire. >
Aucun mémoire n*ayant été déposé sur cette question, l'Académie la remet au
concours pour Tannée 1881, en la modifiant de la manière suivante : « Examiner et
«discuter les systèmes qui, depuis le xviii' siècle jusqu'à nos jours, nient ou
« limitent à Texcès le rôle de la liberté humaine et de Tîndividu dans Thistoire. ■
Ce prix est de la valeur de a,5oo francs. Les mémoires devront être déposés le
3i décembre 1880.
Section de législation, droit public et jurispradence. — L'Académie rappelle qa*elle
a prorogé à Tannée 1880 le sujet suivant, quelle avait proposé pour le concours
de 1877 : «Exposer les modifications qui, depuis le commencement du siëde, ont
« été introduites , en France et à Tétranger, dans les lois relatives aux titres négo-
« ciables par la voie de Tendossement et aux titres au porteur. Comparer, à cet égard,
« les diverses législations , et en faire ressortir les avantages et les inconvénients. •
Le prix est ae la valeur de 2,5oo francs. Les mémoires devront être déposés le
3i décembre 1879.
L'Académie avait proposé, pour Tannée 1879, ^^ ^uj^t suivant : «Exposer This-
«toire de Tordonnance criminelle de 1670; rechercher quelle a été son influence
« sur Tadministration de la justice et sur la législation qui lui a succédé à la fin du
« XVIII* siècle.»
Deux mémoires trop courts, très faibles et fort insufBsants , ont été déposés sur
ce sujet. L'Académie remet la question au concours.
Ce prix est de la valeur de a,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 1*' octobre 1880.
Section d! économie politique et finances, statistique. — L'Académie rappelle qa*elle
a proposé, pour Tannée 1880, )e sujet suivant : « Les grandes compagnies de corn-
« merce. >
Le prix est de la valeur de a,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le i5 octobre 1880.
Section d'histoire générale et philosophique, — L'Académie propose, pour Tan-
née 188a, le sujet suivant : «De l'origine de la Pairie en France , de ses dévelop-
« pements , de ses transformations et de ses attributions successives , depuis les temps
« les plus reculés jusqu'en 1 789. >
Le prix est de la valeur de a,5oo francs.
Les mémoires devront être déposés le 3i décembre 1881.
Prix Crouzet, — Section de philosophie, — L'Académie avait proposé le sujet
suivant : «Examen critique des principaux systèmes de Théodicée depuis le
« xviir siècle. ■
NOUVELLES LITTÉRAIRES. S87
Aucun mémoire n*ayant été déposé siu* cette question, TAcadémie la remet au
ooncours pour Tannée 1881.
Les mémoires detront être déposés le 3i décembre 1880.
Après la proclamation et Tannonce de ces divers prix , M. Gh. Giraud , membre
de TAcadémie, a terminé la séance par la lecture d*une notice historique sur la vie
et les travaux de M. le comte Sclopis de Salerano , associé étranger de TAcadémie.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Histoire de V Autriche- Hongrie , depais les origines jusqu'à Vannée f 878, par M. Louis
Léger, professeur à rÉcole spéciale des langues orientales vivantes. Paris, librairie
de Hachette, 1879, 1 vol. in-ia de ii-64i pages avec à cartes.
La collection d*histoires publiée par la maison Hachette, sous la direction de
M. Duniy, s*accroit de volumes nouveaux à mesure que les événements politiques
attirent 1 attention du public français sur une plus grande partie du monde. Après
rhistoire de Russie, de M. Rambaud, vient Thistoire d* Autriche-Hongrie , de
M. Léger. On s* étonne seidement que TAllcmagne n*ait pas encore eu son tour dans
cette bibliothèque : iie juge-t-on pas le sujet assez important?
Raconter Thistoire de TAutriche, ou, pour Tappeler du nom oflBciel qu elle porte
aujourd'hni, de T Autriche - Hongrie , est une tâche difficile parce que Tunité fait
défaut. Partout ailleurs, Thistoire d'une nation forme le fond, la trame du récit, et
rhistoire de sa dynastie en reflète la destinée, les défaites et les succès. Il n'en est
pas de même dans un Etat comme TAutriche, dont Tensemble s'est formé seule-
ment en i5a6, par funion de trois groupes distincts par la race, les traditions et les
institutions : le groupe autrichien, le groupe bohème et le groupe hongrois. La
dynastie de Habsbourg étiit le seul lien qui les rattachât Tun à l'autre , et les efforts
des empereurs pour amener funité par la centralisation , ont toujours échoué
devant les droits historiques et les revendications nationales de ces différents
groupes. L'effervescence des nationalités diverses et hostiles si étrangement mêlées
dans f Europe orientale, ont compliqué de nos jours les difficultés de la politique
autrichienne, et fattention de Fhistorien est ainsi forcée de s'éparpiller sur un
grand nombre de faits divergents et pourtant connexes. M. Léger semble avoir par-
faitement compris cette tâche délicate. Il a laissé au second plan , c'est-à-dire h sa
place, l'histoire en quelque sorte extérieure de l'Autriciie, pour s'occuper de l'his-
toire des peuples dont Tensemble forme l'empire d'Autriche. Comme u le dit très
justement : t Le titre d'empereur d'Allemagne a trop souvent fait oublier les titres
«moins sonores, mais plus réels, de rois de Bohème et de Hongrie. On a été cher-
«cher l'histoire de l'Autriche en Suisse, en Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas,
« partout enfin , sauf chez les nations et dans les pays sans lesquels il n'y aurait pas
« eu de puissance autrichienne. • M. Léger a sagement insisté sur l'histoire des trois
groupes fondamentaux de l'État autrichien , mettant en relief fimportance et le rôle
388 JOURNAL DES SAVANTS. — JUIN 1879.
respectif de ces trois éléments , et aussi les tendances divergentes des nombreuses
races qui habitent cet empire polyglotte. A cet égard , ton livre se recommande au
olitique autant quà Thistorien, sinon davantage. Dans une étude aussi complexe,
a clarté est un mérite de premier ordre , et nous devons louer M. Léger de Tavoir
abondamment répandue , non seulement par le bon ordre de ion récit , mais aossi
par les très utiles tableaux qui terminent le volume.
r.
Métaphysique d'Aristote, traduite en finançais avec des notes perpétuelles, par
J. Barthélemy-Saint-Hilaire, membre de l'Institut, sénateur. 3 vol.gr. in-S"*, cggxxxii-
194* 473, 56o pages. Germer-Baillière.
Les trois volumes que M. Barthélemy-Saint-Hilaire vient d'ajouter a sa traduc-
tion générale d*Aristote complètent la série des œuvres philosophiques. Dans une
longue introduction, T auteur a examiné d*abord la valeur de la Métaphysique d*Aris-
tote, et ensuite il a étudié la nature propre de la métaphysique dans ses rapports
avec la religion et avec la science. A la suite de cette préface vient une Dissertation
spéciale sur la composition de la Métaphysique d*Aristote, qui n*est pas un ouvrage
régulier ; diaprés le jugement de M. Barthélemy-Saint-Hilaire, elle n est qu*une suc-
cession de fragments mal ordonnés qu il est impossible de ranger dans un ordre
meilleur. Pour la traduction des quatorze livres de la Métaphysique, M. Barthélemy-
Saint-Hilaire s* est efforcé d'édaircir les passages obscurs et de porter dans ces ruines
une lumière dont elles ont souvent besoin. En générai on a exagéré les difficultés
que présente le texte; et, avec le secours du Commentaire d'Alexandre d'Aphrodiae
et des commentateurs modernes tels que MM. Schwegier et Bonitz, on peut pres-
que toujours pénétrer le sens véritable de ce grand ouvrage, auquel Aristote n*a pas
u mettre la dernière main, mais qui est bien authentique. Une table très ample
es matières termine le III* volume; et, par son étendue, elle facilite toutes les
recherches.
Cette traduction nouvelle de la Métaphysique d* Aristote est dédiée à la mémoire
de M. Victor Cousin qui, le premier parmi nous, traduisait le IV* et le XII* livre,
voilà près de cinquante ans.
s
TABLE.
Essai sur le règne de Trajan, par C. de La Berge. (2* ei dernier article de
M. Gaston Boissîer.) 335
Les Mâodies grecques. (4* et dernier article de M. Ch. Lévéque. ) 338
Découverte des deux satellites de Mars. (Article de M. Tisserand.) 349
La Société romaine après les grandes guerres d* Afrique et de Macédoine. ( 3* et
dernier article de M. V. Duruy.) 353
L'Institut et les académies de province. (Article de M. Ad. Franck.) 367
Nouvelles littéraires 381
FIM DÇ LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
JUILLET 1879.
UvLomo deliqaente in rapporta ail* antropologia , giarispradenza e aile
discipline carcerarie, del prof essore Cesare Lombroso, aggiuntavi
la teoria délia iulela pénale, del prof. avv. F. Poleiti, 2* cdizione
completamente rifusa. Roma-Torino , 1878, m-8°.
De même que Tanatomie pathologique vient souvent éclairer les obs-
curités de tel ou tel point de la physiologie, les indications que nous
fournissent les observations faites sur les criminels et le mouvement de
la criminalité jettent de fréquentes clartés sur la science de Thomme et
ses applications «^ la direction des sociétés. Frappés de cette vérité, un
grand nombre de moralistes, de médecins et de légistes, ont, depuis
un demi-siëcie, pris pour objet de leurs études ce qu'on pourrait ap-
peler rétiologie et la psychologie du crime. Les criminels, les classes
dangereuses ou dépravées ont fourni matière, tant en France qu'à l'é-
tranger, à des ouvrages intéressants. Mais chaque jour on recueille des
données nouvelles, on grossit la collection de documents à consulter, et
l'œuvre , plusieurs fois recommencée , se trouve ainsi bientôt à refaire.
Un professeur de l'Université de Turin, le ly Cesare Lombroso , au-
quel divers travaux sur la médecine mentale ont valu un rang émi-
nent entre les médecins aliénistes de l'Italie, entreprit dégrouper, dans
Hn tnûté spécial, les résultats principaux auxquels conduit, selon son
appréciation, la science de la criminalité. Tl joignit au fruit des inves*
tigations de ses devanciers ses propres observations. On n'avait point en-
core abordé ce sujet avec tant de largeur et un tel appareil de preuves ,
5o
390 JOURNAL DES SAVANTS.— JUILLET 1879.
en r envisageant sous des aspects si divers. Aussi le livre eut-il du succès,
malgré les lacunes qu'on y pouvait encore signaler. Encourage par Tac*
cueil que le public avait fait à son travail , M. Lombroso en offre au-
jourd'hui une seconde édition fort améliorée , et qui est tout à fait digne
de Tattention des esprits sérieux.
Si quelques partie n'ont été qu'esquissées et attendent les pièces à
l'appui, il en est d'autres où la matière a été amplement élaborée. Tout ce
qui concerne le criminel est exposé et discuté avec une érudition et une
lucidité qui donnent un prix particulier à l'œuvre. Le seul énoncé des
dix-huit chapitres et des appendices qu'embrasse le travail, suffit à dé-
montrer que le D' Lombroso n'a entendu négliger aucune des faces de
son sujet. Il s'attache à mettre à la fois en relief l'homme physique et
l'homme moral. Il passe en revue tout ce qui est de nature à nous ex-
pliquer la genèse et la spécialisation du crime. Au chapitre 1*^, il nous
fait connaître la constitution anatomique qui prédomine chez les mal-
faiteurs; il signale la configuration la plus habituelle de leur crâne» en
comparant la forme de i o i crânes par lui rassemblés. Il présente , au
chapitre ii, des considératiens sur la physionomie et la compiexion des
criminels, et il nous en donne, dans les planches intercalées au texte,
de curieux spécimens. Ceci Famène à parier, au chapitre suivant, du
tatouage que se pratiquent fréquemment sur diverses parties du corps les
malfaiteurs, dont il nous montre, au chapitre iv, l'insensibilité physique
habituelle, et, au chapitre v, la propension au suicide. L'étude des affec-
tions, des passions des criminels remplit tout un chapitre, et conduit
l'auteur à traiter, dans deux autres, de la récidive, des diverses causes
qui font persévérer le criminel dans son genre de vie, des influences
propres à l'y arracher, à savoir : la religion , les idées morales , le re-
mords, etc. Le chapitre x est consacré à l'examen des facultés intellec-
tuelles des criminels, du degré comparatif de culture mentale et d'ins-
truction qu'ils offrent, ainsi que des vices et des habitudes qui app»-^
raissent prédominants chez eux. Ce sujet se lie à des considérations
sur leur argot, leur écriture, leur littérature, objet des chapitres xi,
xn et XIII. Au chapitre xiv, le D' Lombroso passe à la recherche des
causes extrinsèques qui engendrent le crime, causes pathologiques,
physico-morales ou purement sociales, et cette distinction fournit une
division toute naturelle de l'étiologie du crime. Dans le chapitre spécial
qu'il consacre aux causes sociales, l'auteur s'étend sur les associations
de malfaiteurs. La question de l'atavisme, des penchants pervers, est
abordée au chapitre xvii. Sous le titre de thérapeutique du délit, il est
traité , au chapitre xviii , de la police criminelle et du système péniten-
LE CRIMINEL. :S9l
tiaire étudiés dans leur rapport avec le mouvement de la criminalité.
Quelques développements des matières précédemment exposées, des
relevés statistiques et des tableaux numériques, et la relation de divers
cas de crimes dus à la foiie^ composent les appendices. Je reviendrai
plus bas sur la théorie de la tutelle pénale, dont M. Poletti a fait suivre
Touvrage.
M. Lombroso habite un pays où malheureusement les crimes
abondent, où les mauvais penchants acquièrent souvent un grand de-
gré de violence. Les occasions n y sont donc pas rares d'observer des
msdfaiteurs de profession. Chargé, pendant plusieurs années, du mani-
come de Pavie, appelé par son service de médecine légale à inspecter
les prévenus et les prisonniers, M. Lombroso a été plus en situation
quun autre de connaître les criminels, et ceux-ci, n'ayant plus à redouter
la sentence du juge quand ils s'entretenaient avec lui, se sont mieux
laissé voir tels qu'ils étaient. Le savant professeur de Turin a pu re-
cueillir de la sorte une foule de faits curieux qu'il a rapprochés de ceux
que lui a fournis une vaste lecture. Il a consciencieusement interrogé
tout ce qu'on a publié sur son sujet en Italie, en France, en Alle-
magne , en Angleterre et ailleurs , et ce sont ces nombreuses informa-
tions qu'il a distribuées dans son ouvrage sous les dilférents chefs indiqués
ci-dessus. Â côté de ce travail d'observateur et d'érudit se placent les
idées du philosophe, du médecin légiste , du criminaliste , ou , pour mieux
dire, M. Lombroso a essayé, comme l'indique le titre de son ouvrage,
de tirer des précieuses données par lui rassemblées des applications à
l'anthropologie, à la jurisprudence et à la science pénitentiaire. Spn tra-
vail se présente donc sous un double aspect, mais, disons-le tout de
suite, en ce qui touche les applications que mentionne le titre, le livre
qu'il a composé n'apporte pas, à beaucoup près, au lecteur, les mêmes
lumières que pour ce qui touche à la connaissance de la dégénéres-
cence, de la dégradation de la personnalité physique et morale de
l'homme. Aussi est-ce à ce que l'auteur nous dit du criminel que je
m'attacherai de préférence.
La pensée qui domine chez l'éminent aliéniste de Turin , c'est que le
malfaiteur de profession se rapproche de l'homme à l'état sauvage. Livré
par ses penchants pervers, l'absence ou le vice de l'éducation, aux in^
tincts féroces et dépravés existant chez lui, rompant avec la société
dont il se déclare l'ennemi, le criminel endurci redescend plusieurs
échelons de la civilisation , et revient comme à la condition de l'homme
primitif. On pourrait le comparer à ces animaux domestiques abandon-
nés dans les déserts ou les forêts, et qui finissent par reprendre les ha-
5o.
392 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
bitudes et le type qu*a leur espèce à Tétat sauvage. Si le malfaiteur 8*as-
socie à plusieurs de ses semblables pour commettre en commun le
crime , la petite société qui naît de cette agrégation reproduit les traits
propres à ces peuplades barbares chez lesquelles l'organisation se ré-
duit à ce qu*il y a de plus élémentaire dans le droit, et où ce droit est
sanctionné par une discipline implacable et brutale. Voilà ce que nous
montrent ces bandes de malfaiteurs, ces compagnies de brigands si ré-
pandues en Italie, ces associations redoutables, telles que la camorra,
la mafia , sur lesquelles notre auteur nous apporte de curieux renseigne-
ments. Elles déterminent dans Tltalie méridionale et la Sicile un tel
effroi, quelles paralysent souvent Taction du jury et arrachent par la
peur les plus scandaleux verdicts , lacquittement même de ceux qui se
déclarent hautement coupables. Ces associations ont leurs statuts, leurs
coutumes, non écrites, mais traditionnelles, leur organisation fondée
sur des habitudes de vie toutes déprédatrices, où chaque membre a
ses attributions et ses devoirs, auxquels il ne peut se soustraire san^
sexposer à le payer de sa vie. Tantôt c est le sort qui désigne celui qui
doit frapper, tantôt cest la volonté du chef qui choisit Tassassin dont il
a reconnu Taptitude spéciale; parfois deux complices sont marqués à
lavance, l'un doit commetti'e le meurtre, et l'autre, si le crime vient &
être découvert, si l'auteur en est arrêté, doit assumer sur sa tête toute
la culpabilité, se dénoncer à la justice et subir, en place du véritable
assassin, le châtiment qu'elle inflige, héroïsme commandé par le chef,
et qui vaut à celui auquel il incombe une grande réputation parmi les
compagnons, s'il échappe , un grade plus élevé dans la hiérarchie de la
bande.
Cette ressemblance du criminel et du sauvage, ce n'est pas seulement
dans l'ordre moral qu'elle s'offre k M. Lombroso, il croit la pouvoir
aussi établir dans l'ordre physique. Il signale des analogies de forme entre
le crâne de bon nombre de malfaiteurs et celui qui prédomine ches
des races fort inférieures. L'insensibilité corporelle du malfaiteur, il ia
retrouve chez le sauvage. Une pratique qui concerne plus Thommb
physique que fhomme moral lui fournit un autre trait de ressemblance:
c'est le tatouage dont j'ai parlé plus haut. Le ly Lombroso a pu s*as-
surer combien elle est usitée dans la classe d'hommes où se recrutent les
criminels, et les planches qui accompagnent son livre nous donnent
divers spécimens des bizarres inventions qu elle suggère aux malbi-
teurs. Ceux-ci se gravent souvent sur telle ou telle partie du corps, en
la mutilant, les plus étranges figures. Il est manifeste, à l'inspection de
quelques-uns de ces tatouages, que ceux qui les ont pratiqués avaient »
LE CRIMINEL. 393
pour résister à la douleur, la même énergie qu'on a constatée chez tant
de sauvages , et qui les conduit à se martyriser de mille manières pour
s'imprimer des signes de distinction et des marques d*honneur. Plusieurs
des tatouages que M. Lombroso signale paraissent procéder des mêmes
idées qui ont donné naissance, chez certaines tribus, à un tel usage. li
semble que le criminel qui se tatoue éprouve le besoin d'exprimer ainsi
d'une façon plus durable et plus énergique sa volonté de persévérer
dans tel ou tel sentiment, de consacrer d'une manière indélébile un
souvenir qui lui est précieux, un acte dont il est fier. C'est le même
mobile qui pousse l'homme à s'imprimer ces stigmates religieux lui rap-
pelant un vœu, une pénitence, une dévotion. De pareils stigmates s'ob-^
servent chez des ascètes dans l'Hindoustan, chez des bonzes de i'Indo-
Ghine et de la Chine; ils étaient usités chez les pèlerins au moyen âge, et
l'emploi s'en est perpétué jusqu'à nos jours au pèlerinage de Notre-Dame
de Lorette, ainsi que nous l'apprend M. Lombroso, qui a retrouvé la
marque du pèlerin sur le corps de plusieurs prisonniers ^
Faut-il regarder cette sorte de retour à l'état sauvage qui s'opère chez
le malfaiteur comme un phénomène d'atavisme ? Doit-on attribuer en
pai^iculier à une semblable cause cette propension au tatouage si ca*
ractéristique dans les classes inférieures ou dégradées, et notamment
chez les galériens? Le [> Lombroso incline pour Taffirmative. Je ne
saurais partager son opinion. S'il y avait là un fait d'atavisme, pour-
quoi ne verrait-on pas, par la même cause, reparaître en pleine cul-
ture sociale l'anthropophagie, l'usage de scalper son ennemi? Que
l'homme replacé dans des conditions morales et matérielles, analo*»
gués à celles où il se trouvait avant l'état de civilisation, reprenne
quelques-unes des habitudes de la vie sauvage, cela s'explique facilement
par la corrélation du genre de vie et des milieux , mais cela n'implique
nullement que des instincts spéciaux soient passés par transmission hé-
réditaire en sautant des centaines de générations. Assurément les tenr
dances ou plutôt les imperfections morales qui prédominent chez les
malfaiteurs, telles que la paresse, la légèreté d'esprit, l'imprévoyance,
s'observent également chez les populations sauvages et barbares; notre
^ 11 existe encore, aux environs de de cierges, en une image du Saint-Sa*
Loretle, ce qu*on appelle des marcaton^ crement ou de quelque saint patron.
r' impriment, pour une rétribution de Cette opération douloureuse entrakK
à 80 centimes, sur le corps des pè- souvent, pour celui sur lequel elle est
lerins une image sacrée, consistant soit pratiquée, des maladies graves, érési-
en une sphère surmontée dune croix, pèles , phlegmons , gangrène, etc.
en un crucifix, soit en un cœur entouré
59ti
JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1 879.
auteur Ta constaté; mais il ne suit pas de là que ces défauts soient un
effet de latavisme. lis tiennent à la nature même de Thomme jeté
dans certaines conditions, dépourvu de certaines lumières» et, s'il j a
parfois transmission héréditaire de quelque vice, du penchant au
crime , comme Tattestent plusieurs exemples que signale notre auteur^,
c est d*une génération à la suivante ou à une très voisine qu elle s opère,
et non d'une génération à des générations fort distantes, à traven des
âges différents.
Il me semble que le ]> Lombroso , bien qu'accordant une réelle in-
fluence aux milieux, ne leur a pas fait une part suQisante, et si, conime
il le reconnaît, Timitation joue un rôle dans la production du crime,
ce genre d action, qu'exerce le contact des hommes et des idées sur
des natures déjà vicieuses, doit avoir une puissance considérable. La
littérature malsaine, comme la mauvaise compagnie, déprave des esprits
mal équilibrés. C'eût été le lieu d'en réunir des preuves dans l'intéressant
chapitre que le savant professeur de Turin consacre à la littérature
des criminels. Il y fait à la littérature française, qui a été parfois cher-
cher ses héros et ses types dans la boue et linfamie, des reproches
qui ne sont pas sans fondement, mais ces reproches eussent demandé
des témoignages à Tappui. On aurait alors pu plus justement apprécier
l'influence néfaste que de pareilles peintures ont exercée sur les actes,
en corrompant les imaginations.
Pour apprécier avec quelque rigueur le mouvement de la criminalité
et y faire découvrir des lois dont l'anthropologiste et le législateur
puissent déduire d'utiles conséquences, il serait besoin d'un grand travail
statistique comparé; ce travail n a point encore été achevé. Un publi*
ciste l'avait commencé, Guerry, et il en a jeté les bases dans un livre
' On ne peut nier que les mauvais
instincts ne puissent être héréditaires
connue les bonnes qualités; maintes ob<
servalions attestent que nous héritons
souvent des aptitudes et des penchants
d*un de nos ascendants, père, mère,
aïeul , aïeule et même au delà. Mais on
peut aussi prendre pour un effet de T hé-
rédité ce qui n est que le résultat de
r éducation et de Texemple. Dans les fa-
milles de malfaiteurs, Venfant a cons-
tamment le crime sous les yeux. Les
arbres généalogiques du crime que le
D' Lombroso nous donne (p. a68) ne
sauraient, pour ce motif, être regardés
comme tout à fait concluants. 11 est plus
facile de constater l*infliieDce de Théré-
dite pour les maladies mentales, parce
que la folie ne saurait être le produit de
l éducation. Cest aussi Téducation et
Texemple qui peuvent agir là ou Ton
suppose une influence de race, comme
le D' Lombroso Tadmet chez les Juifs et
les Zingari ou Gitanes. Il est avéré , par
exemple, que le penchant au vol était
génénd ches certains peuples sauvages,
d*où il a disparu après qu^ils eurent
été élevés à un certain degré de civili-
sation par leur conversion au christia-
nisme.
LE CWMINEL. 395
dont j*ai rendu compte ailleurs ^ Il n a malheureusement point été
conçu sous une forme qui permette d'en saisir aisément les résultats.
Guerry usa sa vie dans ce long labeur, qui n*a point été repris depuis
sur la large base qu'il avait adoptée, et avec la méthode sévère de là
critique exigeante quil y apportait. On a publié sans doute quelques
statistiques partielles excellentes, en France notamment, mais, pour tirer
profit des documents de ce genre imprimés dans divers pays, il faut
d'abord les rendre comparables en s'attachant à en ramener les élé-
ments numériques à des catégories identiques. C'est ce que le D'Lbmr
broso a négligé de faire. La partie statistique de son ouvrage est insuffi-^
santé; mais, il faut le dire à sa décharge, il n'en trouvait pas les éléments
préparés, et, pour se mettre en possession de quelques données positives ,
il lui aurait fallu se livrer à un travail préalable qui exigeait bien des
années. L'Italie, en particulier, ne lui apportait que des relevés fort in-
complets et des évaluations souvent très vagues. On ne saurait dond
tirer de conséquences définitives des chiffres que M. Lombroso nous
met sous les yeux, et ceux mêmes qui sont le mieux établis nous ap-
prennent peu de chose, à raison de l'absence d'homogénéité existant
dans les classifications ou plutôt dans les répartitions qu'il reproduit ,
les distinctions adoptées par la procédure criminelle en Italie différant
de celles que le code a consacrées en France, que le juge fait prévaloir
en Angleterre.
Tout ce qu'on a pu constater, ce sont quelques faits saillants qui res-
sortent de certains chiffres , dont l'écart est assez prononcé pour que le
résultat subsiste alors même que les totaux auxquels on se réfère ne
seraient que très approximatifs. Ainsi, quand nous voyons en Italie, sur
3,2187 i^^urtres, 1 ,'j'iti qui ont été reconnus comme ayant eu pour mo-
bile la vengeance, la vendetta, tandis qu'en France, sur 10,000 meurtres
ou tentatives de meurtres, nous n*en trouvons notés que 5o attribués
au même mobile, il faut bien reconnaître, alors même qu'il y aurait
des erreurs de plusieurs disaines d'unités, que, dans le premier de ces
pays, la vengeance est une passion autrement impétueuse que daiis
le second. Ce sont des faits de cette nature que l'anthropologiste doit
soigneusement enregistrer; mais, s'il faut faire la part de la race, comme
le montre notre auteur, il faut encore faire davantage celle du genre de
vie et des institutions qui correspondent à un état de civilisation donné,
et , si l'on voit les oscillations de la criminalité conserver dans telle con-
' Voy. farticle intitulé : Du mome- Revae iet Dêtw-Mondes an 1 5 septembre
ment moral dêi sociétés, t après tes der- 1860.
niers résultats de la statistique, dans la
306
JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
trée une triste uniformité, cela tient à ce que les conditions de la société
n'y subissent en réalité que de légères fluctuations, quoique les institu*
tions politiques aient pu changer. Mais on n*en constate pas moins une
influence exercée à la longue par la législation , parce que celle-ci noo-*
difie les habitudes et le mode d'existence. On voit par exemple , si la loi
se montre d'une extrême indulgence pour une catégorie de délits, ou
si l'autorité apporte dans la répression une grande faiblesse, ces délits
se multiplier. Cela a au moins été vérifié pour les délits qui dépendent
plus directement de tel ou tel état de la société; et la relation inverse
généralement observée entre l'accroissement des délits contre les per-
sonnes et l'accroissement des délits contre la propriété en est une dé-
monstration décisive. Lors même que l'on considérerait le crime comme
l'unique effet d'une prédisposition de lorganisme due surtout à l'héré*
dite, il faudrait faire la part de ces causes sociales, puisqu'on a reconnu
que de pareilles causes jouent un grand rôle dans la production de
l'aliénation mentale, laquelle a son origine dans une prédisposition
cérébrale ou nerveuse ordinairement héritée des ascendants.
Les statistiques prouvent, on le sait, que les maladies mentales
deviennent d'autant plus fréquentes en un pays, que le genre de vie est
plus excitant ou plus agité. M. Lombroso s'en est lui-même convaincu
dans une intéressante brochure publiée récemment sous le titre : De
T accroissement des délits en Italie et des moyens iy remédier^. Il nous
montre le cbifire des délits croissant par suite de certaines influences
politiques et économiques. Ces considérations me semblent de nature à
infirmer quelques-unes des conséquences auxquelles conduit ce que
dit notre auteur de la thérapeutique du délit Certes il y a beaucoup
à apprendre dans le chapitre où M. Lombroso passe en revue les moyens
préventifs, prophylactiques, pénitentiaires, ceux qu'emploient la police
et la justice, la philanthropie et l'administration de la sûreté publique,
tels que les sociétés d'assurances contre le crime, les espions ou déttc^
tives, la recherche des coupables à faide du télégraphe, de la photo-
graphie^, les associations internationales pour la répression du crimes,
la détention préventive, la taxe sur le vin, les sociétés de patronage
faiteurs aient pu fournir eux-mêmes ^{MÙr
f emploi d*un tel moyen, des preuves
accablantes contre eux. Le ly Lombroso
cite trois scélérats de Ravenne qui , ayant
assassiné un de leurs camarades, et
tout fiers d'un tel forfait, s* étaient fiiit
photographier dans Faction de com-
mettre le crime. La photographie, re-
' 'SaU'incremento del delitto in Ilalia e
sm I rnezzi per arrestarlo , Roma. Torino,
Firenze, 1879.
* Que les photographies que Dût exé-
cuter la police soient devenues un moyen
de mettre sur les traces du coupable,
cela n'a rien que de fort naturel,. jmais
ce qui est étrange, c'est que des mal-
LE CRIMINEL. 397
pour Tenfance, les colonies agricoles, les lodging-hoases , les ragged-
schools, les cbâtiments corporels, la privation d*aliments, Taraende, Tem-
prisonnement cellulaire ou sous d'autres formes, la déportation, la
peine.de mort, .etc. Mais notre auteur est, à mon avis, par trop enclin
à soutenir Tineflicacité de tous ces moyens pour corriger le coupable.
Sans doute, pour certains caractères indomptables, certains indivi-
dus profondément pervertis, les divers moyens auxquels on peut avoir
recours sont le plus ordinairement impuissants. On peut les mettre dans
l'impossibilité matérielle de mal Taire, mais on ne les améliore pas. U
arrive alors aux efforts de ia philantbropie et aux institutions judiciaires
ce qui a lieu pour l'éducation; ils écbouent en présence de penchants
absolument mauvais, et où tout sens moral est absent. Ces criminels
incorrigibles rentrent en fait dans la catégorie des fous dangereux et
méchants. Ils ne sont pas plus curables, et c'est perdre son temps que
de tenter de les moraliser. Ils se jouent, par des dehors hypocrites, des
bonnes âmes qui s'imaginent y avoir réussi. Mais, à côté des natures
perverses ou irrémédiablement dépravées, il y a une foule d'êtres
que fexemple a démoralisés, que la misère ou la. passion a poussés,
qui sont simplement faciles à entraîner. au mal, sans avoir une mé-
chanceté congéniale. C'est en vue de ceux-là surtout que sont établis
les moyens prophylactiques et correctifs. Confondre de tels criminels
avec ceux qu'une sorte de fatalité voue à la vie de malfaiteurs serait
une erreur grave et fort préjudiciable à la société. L'expérience de tous
les jours démontre l'efficacité d'une discipline sévère pour faire ob-
server certains devoirs, la puissance des habitudes imposées et des lois
rigoureusement exécutées. Or, comme il est impossible de sonder assez
.profondément l'âme humaine pour découvrir si elle est irrévocablement
j)ervertie, si la constitution morale de Tindividu est absolument réfrac-
•
trouvée par la police, fournit contre eux part. L*assassinat devient alors une vé-
une preuve irrécusable, et notre auteur ritable profession, et, pour s*y exercer,
a reproduit dans une planche ce eu- le malfaiteur frappe des passants à lui
rieux monument d*une iérocité où fab* inconnus, dans la seule intention de
sence du sens moral n a jamais été pous- montrer ce dont il est capable. Si les
'ifte plus loin. 11 n*est pas rare , au reste , bravi ne se rencontrent plus aujourd'hui
de ' rencontrer, tant en Italie qu en en Italie en aussi grand nombre que par
France, en Angleterre et ailleurs, des le passé, on en peut cependant encore
assassins qui tirent gloire du meurtre signaler. Le malfaiteur arrive ainsi à
qu ils ont commis. Ils s'en vantent être en état de guerre permanent avec
xômme d*une prouesse, et Ton a pu la société, et manifeste à son égard les
constater que , cnez certaines bandes de mêmes sentiments que le sauvage nour-
scélérats, la honte consiste à ne pouvoir rit pour la tribu ennemie. (Voy. Lom-
ri ter quelque meurtre auquel on ait pris broso, ouv, cit. , p. 1 1 a , 1 1 3.)
5i
398 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
taire à toute amélioration, on ne doit pas se rebuter dans les tentatives
pour corriger le criminel , lors même qu'il y a peu de chance de succès.
Le D** Lombroso, croyant peu à Pefficacité des systèmes péniten-
tiaires et des modes de châtiment qui ont été préconisés par de mo-
dernes publicistes, propose la création de véritables manicomes pour
les criminels, et veut qu*on rapproche les prisons des asiles d*atiénés.
Les divisions à introduire dans ces manicomes, d'une destination spé-
ciale, devraient être plutôt en rapport avec la nature des criminels
qu'avec les délits ou les crimes ayant entraîné la condamnation. On
ne manquera pas d'objecter, à un tel système de pénalité, qu'il porte-
rait une certaine atteinte au principe de l'égalité devant la loi.
Ce n'est point, au reste, ici le Jieu de discuter le mode pénitentiaire
que recommande notre auteur. Je me contente d'appeler les médita-
tions du législateur sur quelques-unes des critiques qu'il dirige contre
la discipline et la tenue de nos maisons de correction, de force, de
réclusion , contre les bagnes et les prisons en général. Elles peuvent être
fondées, mais des difficultés s'opposent, dans la pratique, aussi bien en
France qu'en Italie, à l'établissement d'un système plus rationnel, dont
l'effet est encore à expérimenter. Peut-êlre le D' Lombroso n'en tient-
il pas assez de compte.
On peut, au demeurant, ne point partager les vues principales du D^
Lombroso et se rencontrer avec lui sur une foule de points secondaires.
Riche comme est son livre de réflexions de tout genre et d*informations
neuves ou peu connues, il appoiie à bien des questions, se rattachant k
la criminalité, un contingent de données précieuses.
La conséquence qui ressort avec le plus d'évidence du travail du sa-
vant professeur de Turin, c'est la nature éminemment complexe des
causes qui produisent la criminalité, et l'étroite liaison où elle est, d'une
part avec l'organisation physique, de l'autre avec le genre de vie de
l'individu. Elle a certainement ses lois , mais on est loin de les 9Voir
nettement saisies, et ces lois elles-mêmes, fussent-elles découvertes,
garderaient toujours l'énorme part de contingence qui caractérise les
faits d'ordre social.
On descend par une gradation continue du crime au délit, du délit
à la faute capitale, de la faute capitale à la faute vénielle. Le criminel,
envisagé psychologiquement, ne constitue pas une espèce, h beaucoup
près aussi tranchée, aussi clairement caractérisée, que semble Tad-
mettre le D' Lombroso. Étudier le crime, c'est étudier l'homme sous le
rapport moral, car l'homme est essentiellement pécheur et faillible.
Quand la législation criminelle se borne à examiner la nature et le
LE CiUMIISEL. 399
degré des peines quil convient d'infliger à telle catégorie de délits, en
vue d assurer la sécurité et le bon ordre de la société, elle peut se dis-
penser d'entrer dans Tétude des différentes causes qui poussent à accom-
plir les actes que la loi criminelle condamne; mais, lorsqu'on essaye,
comme notre auteur, de remonter au principe même des délits refrénés
par cette loi, on est obligé d'étudier le cœur humain et l'existence hu-
maine dans leurs divers mobiles. Le sujet s'agrandit tellement, qu'il ne
suffit plus de quelques résumés, tout clairs et bien conçus qu'ils soient.
Il y a là matière à presque autant d'ouvrages qu'il s'offre de classes de
méfaits. Voilà pourquoi, malgré les développements dans lesquels est
entré M. Lombroso, son livre nous laisse encore ignorant ou perplexe
sur une foule de points, pourquoi il s'est vu contraint d'effleurer sim-
plement nombre de questions par lui indiquées.
La dissertation que M. F. Poletti a jointe en appendice au livre du
ly Lombroso, et qui comprend sept chapitres, bien que complétant
le travail du savant médecin de Turin , n'est pas toujours en parfaite
unité d'idées avec lui. M. Poletti y propose toute une théorie de ce qu'il
appelle la tutelle pénale. Il y traite successivement des théories et de la
science du droit pénal; des théories et de la législation pénales ; du délit dans
ses rapports avec l'économie de l'espèce humaine; de l'imputabilité; de la
volonté considérée comme cause déterminante du délit; des lois destinées à
restreindre le délit et de l'évolution historique de celui-ci; de la peine et de la
tutelle pénale. Le jurisconsulte italien cherche à mettre en relief, par la
marche qu'a suivie la pénalité , le caractère qu'elle doit revêtir dans la
société moderne. Il oppose le principe sur lequel elle a jadis reposé
à celui qu'on lui a substitué depuis Beccaria, principes contradictoires,
entre lesquels on a vainement tenté une conciliation. On r^t désiré ren-
contrer dans ce travail moins de principes abstraits et plus de données
tirées de l'application. Tel n'est pas le défaut qu'on peut adresser à
l'ouvrage du ïy Lombroso, qui sacrifie, au contraire, quelque peu les
principes aux opinions qu'il puise dans la connaissance expérimentale
du criminel. Jadis la loi ne considérait que l'acte criminel en lui-
même; aujourd'hui elle se préoccupe de l'imputabilité, et cette préoc-
cupation a amené l'adoucissement de la pénalité et l'accroissement de
la commisération pour le délinquant. Mais comment mesurer exacte-
ment le degré de responsabilité? Pour y réussir, il faudrait résoudre ce
terrible problème du libre arbitre, agité depuis tant de siècles par les
philosophes et les théologiens sans qu'on soit parvenu à en dissiper les
désespérantes obscurités.
Alfred MAURY.
I .
400
JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
t '
m 4
» •
V
Fragmenta puilosopborum graecorum colleqit, recensait y vertit,\
. annotationibas et prolegomenis illuslravit, indicibas instraxit^
. Fr. GuiL Aug. Mullach, vol. I, Parisiis, 1860; vol. II, 1867.
Bibliothèque grecque-latine d'Âmfaroise-FirmiD Didot. 1.1
DEUXlèMB ARTICLE ^
1
'. '*
}:ii
Dans rimmense et confuse variété des documents que réunit la col-
lection de M. Mullach, quelle part faut-il faire aux textes vraiment au-
thentiques? Posée d'une manière trop générale, cette question ne
serait guère susceptible d'une réponse précise. Essayons pourtant d'exa-
miner, sur quelques exemples, les garanties que nous offrent des frag-
ments d'origines si diverses, quand ils sont cités avec mention formelle
de leur origine. Il y faudra considérer d abord le fond des idées, puis le
style, et, à l'occasion du style, nous relèverons en note quelques-unes
des variantes qui montrent le progrès accompli par la critique, dans la
recension des textes originaux.
Au premier point de vue, une traduction en langue moderne suffit^
à la rigueur, pour éclairer nos jugements. Ainsi, parmi les fragments qui
portent le nom d'Orphée, l'un des plus longs nous montre très évi-
demment les caractères d'une composition assez moderne, postérieure
de deux et peut-être de trois siècles à l'ère chrétienne. On en jugera sans
peine par la traduction suivante, quoiqu'elle ne puisse laisser. voir un
grand nom!)! j de ces expressions poétiques famihèrcs à l'hellénisme des
judéo-chrétiens d'Alexandrie^: .*...•
«Je parlerai à ceux qui ont le droit de m'entendre; fermé* rôréillè^,'
«profanes qui fuyez les prescriptions de la loi divine imposée à tous.
«Pour toi, fils de la lune aux rayons lumineux. Musée, écoiite-moî. Je
« le révélerai la vérité, de peur que les pensées qui occupaient ton cœ'ùr
* Voir, pour le premier article, ie
cahier, de mai, p. 3i4.
* Euseb. Prœp. Ev. XIII, 12. Cf. Jus-
lin martyr, Cohort, p. 18, éd. Rob. Est.
qui cite le morceau moins complet et
avec des variantes ; puis . le même Jus-
tin, Di' Monarchia Dei , p. 166, éd. Est.
et Clément d*Alex. Cohort. ,f. 63, éd.
Polt., et Cyrille , Contra Julianum,f. a 6 ,
qui le citent aussi partiellement.
^ M. Mullach corrige le second vers
en 8*appuyant sur un texte de Haton »
Banquet, p. a 18, B, qui paraît avoir
eu sous les yeux une adjuration anfK
iogue, empnmtée au\ formules des myi-
lères.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 401
une te privent d'une élernité heureuse. Tiens tes regards fixés vers la
uraisoii' divine, et tourne vers elle le vase de ton intelligence. Entre
«bien dans le.sentier, ne regarde que le fabricateur étemel de lunivers.
<f L*antique parole le met en lumière. Seul il est parfait; rien ne se par-
ie fait sans lui. Il circule dans tout. . . ?
«Jamais les yeux mortels ne l\npérçoivènt.:L'espnt'seûl 'le voit.'Ge
un est pas lui qui du bien fait sortie lé. mal pour les mortels. L*amour
ttet la haine lui obéissent ainsi que la peste et la guerre, la douleur et
«les larmes. Il n*a point un second. Ta vue saisira tout quand tu laùras
uvu lui-même. Auparavant, je te montrerai, mon fils, son action sur
((la terre, partout où je reconnais la trace et la main puissante du Dieu
«fort. Mais, lui-même, je ne le vois point. Un dernier nuage mé le
tt.cache à moi-mêiiie, dix fois plus. épais pour le reste des hommes. Car il
u est impossible à tous de le voir agir, si; ce n*est à cet homme unique,
((rejeton dé la race chaldéenne, qui connaissait et la marche des astres
((et lé cercle que suit autour de la terre la sphère céleste en équilibre
« sur son axe. Sa main dirige le souffle des vents et le mouvement des
«flots. Il fait jaillir Téclat du feu puissant. Pour lui, il se tient au som-
(cmet immobile des cieux sur un trône d*or. La leiTe est sous ses pieds: Il
a étend sa main droite jusqu'aux limites de TOcéan. Les montagnes fré-
(( missent dans leurs entrailles, ne pouvant ré3ister à. sa volonté puis-
«sanle. n est au plus haut des cieux, et cest lui qui fait tout sur la terre,
u ayant en lui le principe, le milieu et la fin. Voilà la parole, des an-
«ciens, voilà ce que le fils des eaux ^ recevant d*en haut la pensée de
ttDieu, a réglé dans les deux tables de la loi. Il t*est défendu de parler
«autrement. Toute mon âme se trouble dans mon corps. Du haut du
((ciel, il maintient Tordre dans tout-funivers. 0 mon fils, approche-toi
(xdeiui par la pensée; maîtrise fortement ta langue, garde ces paroles
((dans ton sein. »
Il nest pas besoin d*insister ici sur le détaildes variantes dans' c«
texte du faux Orphée. Le mélange des idées helléniques et des idées
familières à TEcole juive d'Alexandrie sy montre avec évidence. Le
même caractère se retrouve dans les fragments qui portent le nom
d'Hermès Trismégiste^, et trahit, sans que le doute soit possible, un
' Les manuscrits donnent ^Aoyev)^; bliéeen i854* àBerlin,.parM., P^rthey.
nous suivons la correction de Scaliger Cf. Louis Ménard : Les livres d'Her-
et de Casaubon : vhoyewjf, qui parait mes Trismégiste et les derniers jours de la
une allusion à l'aventure de Moise, sorti philosophie païenne (Revue des f)eux
des eaux du Nil. Mondes, i5 avril. 1866), résumé de
' Voir ledilionde ces fragments pu- Touvrage publié la mêljie. ennée , en un
402
JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
syncrétisme arrangé tout exprès pour faire croire que la philosophie
grecque et la philosophie égyptienne devaient une partie de leurs dogmes
aux livres de Moïse. A peine est-il nécessaire de remarquer Tétroite
ressemblance de ces apocryphes avec ceux qui portent le nom d'ora-
cles sibyllins ^ sans d'ailleurs entrer dans Texamen des dates et des ori-
gines diverses qu*il faut attribuer à ces prédictions. Mais, après les frag-
ments du faux Orphée , du faux Hermès et des poèmes des prétendues
sibylles , qu on ouvre le recueil des fragments de Parménide et d*Em-
pédocle, quel contraste on sent, à la première lecture, entre tous ces pro-
duits artificiels et la franche inspiration des deux philosophes d*Élée et
d'Agrigente I
Les premiers ont été depuis longtemps traduits en français par
M. Riaux^. Ceux dEmpédocle ne font pas encore été, que je sache, et
il y a toujours quelque intérêt à tenter, pour ces vieux textes, l'épreuve
d'une traduction qui conserve autant que possible le caractère de Tori-
ginal. Essayons donc de faire nos lecteurs juges des différences qui nous
frappent entre l'œuvre d'un faussaire alexandrin et l'œuvre originale
d'un de ces anciens penseurs qui ont ouvert tant de voies nouvelles à la
philosophie^ :
(( De même que, dans un temple , le peintre à l'art ingénieux sait faire
udes tableaux variés, et, lorsqu'il a pris en main sa palette aux diverses
«couleurs, les mêle avec harmonie, prodigue l'une, épargne l'autre, et
ttnous représente par ce moyen des images semblables à mille objets,
(c produisant ainsi des arbres, des hommes ou des femmes, des bétes
u fauves, des oiseaux, des poissons, enfants de l'onde, des dieux à la
«longue vie, à la gloire suprême; de même, ne laisse pas abuser ton es-
«prit par la pensée que d'une autre source provient tout ce qui parait
«au jour d'êtres mortels en nombre infini; mais sache clairement cela,
« l'ayant appris d'un dieu^. »
Ne sent-on pas tout ce qu'il y a de grâce naïve dans cette comparai-
vol. in-8' , et qui contient la traduction
complète des fragments hermétiques.
* Voir dans la première édition des
Oracula sibylUna, publiée par M. Alexan-
dre (t. I", i84i; t. Il, i856), les re-
cherches approfondies de Téditeur sur
les sources où ont puisé les Sibyllistes,
* Tlîèse pour le doctorat. Pans, i84o,
in-8'.
^ Nous avons sous les yeux , outre le
texte de M. Mullach , qui date de 1860 ,
une édition spéciale de M. H. Stein,
Bonn, i852,in-8°.
^ Vers 1 34-1 44 1 éd. Mullach; 11g-
139 , éd. Stein. Nous admettons le texte
solidement établi par M. Mullach , d'a-
près une judicieuse discussion des va-
riantes, excepté dans le vers i43, où il
substitue trop hardiment le mot ^Aa au
mot hffXûLy sans pouvoir s'appuyer sur
aucune analogie paiéographioue, sur au-
cune nécessité logique ; hf^Xa ytyâUri»
FRAGMENTS DES PHII.OSOPHES GRECS. 403
son entre la puissance créatrice de i art et celle des forces naturelles
dont Empédocle veut expliquer à ses disciples le jeu secret? De tels
vers ne sont-ils pas bien du temps où Polygnote et Zeuxis constituaient
lart de la peinture, du temps où Parrhasius recevait les conseils deSo-
crate sur le moyen de rendre visible le caractère moral et la passion
dans la peinture des êtres animés ^ ? Un poète du même siècle , Xéno-
phane, avait, dans des vers devenus célèbres, spirituellement remarqué
que, si Thomme peint les dieux à son image, les bœufs et les chevaux,
en les supposant capables de peindre, pourraient bien représenter les
dieux à leur propre ressemblance^.
Le morceau suivant ^ met encore en scène , avec une vérité saisis-
sante, le poète inspiré , le prophète sincère qui croit tenir du ciel sa doc-
trine sur le monde :
«Je vais entrer de nouveau dans la voie des chants sacrés, épanchant
u le discours que voici après le discours d*autrefois^ • Lorsque la discorde
a fut descendue au plus profond de 1 abîme, et que TAmour eut pénétré
«au milieu de la sphère en mouvement, alors les éléments s assemblé^
« rent pour ne former qu un seul tout. Loin de se fuir, ils aiment à se
«rapprocher fun de Tautre, et de ce mélange se forment mille races
«d*ètres mortels. Beaucoup cependant restent distincts, en dehors du
«mélange, tous ceux que la discorde a soulevés, entraînés avec elle.
«Cest que la discorde ne s*était pas retirée encore Jusqu'aux extrémi-
tt tés de la sphère. Une partie de ses membres était restée , Tautre seule
«avait fui. A mesure qu*elle se retirait dans sa fuite, le doux effet de
«Tamour pur, éternel, venait agir en sa place. Ainsi, changeant de rôle,
«devenait mortel ce qui était capable d*immortalité , mêlé ce qui était
«simple. Du mélange des éléments se formèrent mille races mortelles»
« constructions de toutes formes, merveilleuses à voir, w
peut très bien être traduit par «appa-
« raissent au jour. »
* Xénophon, Mem. III, lo. Cf. le ju-
gement a*Aristote sur Polygnote et
Zeuxis. (Poétique, chap. iv.)
* Fragment n* 6 de Téd. MuUach,
conservé par Gément d* Alexandrie, Eu-
sëbe et Tnéodoret.
' Vers 189-205, éd. Mullach; i6g-
i85, éd. Stein; fragment conservé par
Simplidus dans son commentaire sur le
livre d*Aristote Utpl oipctvoti,
* Je traduis d*après le texte de Mid-
lach, non sans regretter que Ton n*ail
pas préféré à èiroxsTév(ûv^ où il est diffi-
cile d*admettre que la première syllabe
compte pour une longue , la leçon du
manuscnt d*Oxford, éSo;^eT«^aw. Il est
vrai que celle-ci entraînerait la correc-
tion de \àya> en Xàyov , et peut - être
celle de xehfov en xait^^v. — Je m'ar-
rête seulement à cette importante diffi-
culté , ne pouvant m'engager dans le dé-
tail des scrupuleuses discussions de
M. Mullach sur le reste de ce morceau,
où le texte a été péniblement consti-
tué par les éditeurs successifs d*Elmpé-
dode.
m
JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Certes bien des nuages sont répandus sur cette description des ori-
gines du monde. Ce que lauteur concevait mai, il na pu Texprioier
clairement. En rapprochant quelquefois d'une façon arbitraire les
fragments ëpars chez les anciens de l'œuvre d'Empëdocle, les éditeurs
modernes en ont çà et là rendu lobscurité plus grande; mais une cer-
taine force d'intuition philosophique s*y fait pourtant sentir, et des
éclairs de génie percent çà et là Tobscurité d une cosmogonie incohé-
rente. Même profondeur de sentiment dans cette conception d'une loi
de métempsycose qui expliquerait les misères de la vie présente par
les fautes commises dans une vie antérieure^: <(I1 est une nécessité,
«décret^ antique, éternel, des dieux, scellé par de fermes serments;
(clorsquun homme, en sa folie, a souillé son corps par le meurtre, ou
«que, criminel, il s'est engagé par un serment parjure qu'il erre
«pendant trois fois dix mille années loin des bienheureux, prenant
«par la naissance, à travers les âges, les formes de maint être mortel,
«et changeant de route dans la vie, sans jamais cesser de souffrir. Tel
«je suis moi-même, errant, exilé par les dieux, pour avoir obéi à la
«folle discorde. »
Le morceau suivant^, par le caractère abstrait des formules» rappelle
les pages où Parménide enferme en des vers d'une austère concision
sa théorie de l'Être et du non Etre. On y reconnaît l'effort d'un esprit
puissant, mais qui, pour avoir voulu embrasser d'une seule vue tous les
problèmes du monde et de la vie, succombe sous la difficulté de son
entreprise. La forme métrique, en de pareils sujets, loin de soutenir
f écrivain, le gêne et nuit à la précision de ses idées. Cela ne se voit que
trop dans l'admirable poème de Lucrèce, et se verrait mieux encore si
Touvrage d'Épicurieii dont il reproduit les doctrines, nous était parvenu
* Vers iio, éd. Mullach; 368-383,
éd. Stein , conservés principalement par
Plularque, De exsilio, p. 607, complété
par d'autres : Origène (Hippofytus) ,
éd. Miller, p. a5i ; Simplicius, Ad
Phys, VIII, f 27a B, etc. Une traduc-
tion en vers de ce fragment a été in-
sérée par M. Henneguy dans son œuvre
dramatique qui a pour objet principal
un épisode légendaire de la vie d*Ëm-
pédocle , et qui porte le titre de Panlheia
{un vol. in-8', Paris, 1874).
* ^TJ^UTfia, dans ie texte que lisait
Plutarque, et qui parait correct. X^pà-
yuTfia, que donne Simpiicius, est pro-
bablement dû à quelque méprise de
copiste, causée par ie participe xort-
a^prtyifjyiévovy qu'on lit au vers suivant.
La mention d*un cachet n'a d'ailleurs
rien qui doive étonner, Tusage du
cachet pour les pièces officielles étapi at-
testé par des auteurs et des inscriptions
qui datent du v* siècle avant Fère chré-
tienne. Je renonce, pour ce fragment
comme pour d'autres , à entrer dans une
plus ample discussion des variante^.
'. * Vers 62-75, éd. Mullach; 61-74,
éd. Stein , conservés par Simpiicius, Ad
PKys.h^Zk A.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 405
autrement que par les débris conservés dans Diogène Laèrce et dans
ies Papyrus d*Herculanum :
a Je t'expliquerai deux choses : tantôt l'Un a formé son être de par-
« ties multiples ; tantôt il s est divisé pour former d'un seul plusieurs
«êtres. Double est pour les êtres mortels la façon de naître, double
«celle de mourir. D'abord il y a la réunion de tout, qui engendre et
uqui détruit. Ensuite il y a les éléments divisés qui aident à faire
<( croître, puis à dissoudre; et cet échange perpétuel ne s' arrête jamais.
H( Tantôt, par Tamour, tous les éléments se réunissent en un seul être,
«tantôt, par la haine et la division, ils se séparent les uns des autres,
tt Ainsi, d'une part, Tunité apprend à se former de plusieurs; ensuite,
^rUn se divisant, plusieurs en sortent. Voilà comment ils sont en-
M gendres , et leur vie n est pas durable. D'autre part, cet échange perpé-
« tuel ne s'arrête jamais, et l'être se perpétue dans un cercle immuable. »
Il semblerait, à première vue, que la prose dût se prêter plus facile-
ment que les vers à l'expression d'une philosophie jalouse de rigueur
et de précision ; et pourtant la prose des Heraclite et des Anaxagore
ne nous semble pas plus claire que la poésie de Parménide et d'Ëmpé-
docle. Heraclite même, qu'il l'ait ou ne l'ait pas voulu, s'était attiré
le titre d'obscur (à axoreivôs) entre tous les écrivains grecs. Nous avons
ies premières lignes de son Traité de la Nature, et, sur ces premières
iignes, une précieuse observation d'Âristole, qui en avait évidemment
sous les yeux des copies très voisines du manuscrit autographe de fau-
teur. Voici ces lignes scrupuleusement traduites en français, et où se
montrait, dès le début de l'ouvrage, la prétention du philosophe à
s'isoler du vulgaire en exposant, pour les rares esprits capables de le
comprendre, les nouveautés de sa doctrine^ :
(( I. Il est sage d'accepter ce que dit la raison , et non pas moi [qui
^(vous parle], que toutes les choses sont un seul être [mot à mot: que
tt tout est un)
ull. Cette raison qui existe^ toujours, ies hommes la méconnaissent,
«et avant de l'avoir entendue, et aussitôt après. Tandis que toutes
* Mullach, fragm. 3. Nous suivons ici pourrait lire, si on le voulait, toO
le texte plus récent de M. Bywater: He- oéomos (qui signifierait convenable ou
racliU Ephesii reliquiœ, Oxford, 1877, n^ceisatre), dan» un manuscrit où, selon
in-8**. Tancien usage, les mots ne sont pas
* Nous traduisons diaprés le grec divisés et distingués Tun de fautre par
Toah* éovros ou Tovis ÔvTOç, Mais on des espaces sensibles.
5
1
406 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
«choses existent selon cette raison [suprême], ils semblent y rester
« étrangers [même] en faisant épreuve et de mots et de choses telles que
«j'en expose ici, les divisant selon leur nature diverse et en expliquant
a l'essence. Les autres hommes ne savent pas ce quib font éveillés, pas
a plus qu'ils ne savent ce qu'ils font endormis. »
Aristote, dans sa Rhétorique \ remarque que le mot toujours, i la
première ligne de ce morceau, peut être rattaché, selon quon le fait
précéder ou suivre de la virgule, soit au verbe existe, soit au verbe
méconnaissent. Un peu de réflexion semble suffire ici pour préférer le
premier rapport au second , et Ton serait trop heureux s*ii n existait pas
d'obscurités plus difficiles à dissiper dans le grec d'Héraciite; mais il
est intéressant de constater combien ce texte était déjà difficile dans
un temps où fart des copistes n'était dirigé par aucune méthode, et où
l'écrivain lui-même ne prenait pas grand souci de la reproduction de
ses livres. Quelques signes bien grossiers de ponctuation se lisent sur
de très anciens textes épigraphiques, comme le traité d'alliance entre
les Élécns et les Héréens ^. Platon et Aristote parlent de Taccent aigu
et de l'accent grave, comme de choses que distinguait bien l'oreille de
leurs contemporains^; mais il ne parait pas que l'acuité ou la gravité
des syllabes fut déjà marquée dans l'écriture par des signes spéciaux,
et Aristophane de Byzance est, à la fin du ni* siècle avant Tère chré-
tienne, le premier grammairien éditeur qui ait constitué l'art de noter
en écrivant la division des phrases, l'accent tonique et la quantité des
syllabes^.
Le second fragment un peu considérable, que nous possédons
d'Héraciite , s'est conservé dans une citation du livre hippocratique Swr
le régime (Ilepl Siahris), J'essayerai encore de le faire apprécier par un
calque plus fidèle que les traductions qui en existent déjà. Nul ne peut
dire aujourd'hui en quelle mesure la citation d'Hippocrate se trouvait
altérée par les anciens ou l'a été par des copistes plus récents; mais il
est bien probable que le texte original manquait déjà de clarté comme
toutes les pages d'Héraciite * :
* Liv. III, chop. v, S 6. * Fragm. 96 de Mullach ; Bjwater,
* Corp. Inscr. Grœc, n' 1 1 ; Franz. Appendice II , page 6^. Ce dernier croit
Elem, Ep. Grœc. , n° a4* retrouver plus souvent que M. Mullach
^ Voy. Ëgger et Gaiuski, Méthode les idées a Heraclite dans le traité hip-
pour étadier l'accentuation grecque (iSài, pocratique. Nous ne pouvons nous en-
in-ia), cfaap. i, S a. g^ger à sa suite dans une telle discu»-
* Voy.^mtopAo/iiiJBvz.^^^m.coilegit sion.
Auguslus Nauck, Halis, i848, in-8%
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. ^07
« Les hommes ne savent pas atteindre Finvisible à Taide du visible.
« Car ils ne s aperçoivent pas que les moyens qu'ils emploient sont con-
« formes à [ceux de] la nature [cr(^atrice] de Thomme. L'esprit des dieux
«(une sorte dinstinct divin) leur enseigne à imiter leurs propres
«œuvres, en sachant ce quils font, mais on ignorant ce quils imitent.
« Car tout est à la fois semblable et dissemblable, concoi;dant et discor-
«dant, parlant et ne pariant pas, raisonnable et déraisonnable. La roa-
«nière d'être de chaque chose implique deux contraires. Car la loi et
«la nature, diaprés lesquelles nous faisons tout, ne s'accordent pas sur
«leur propre accord. Les hommes se sont donné à eux-mêmes la loi,
«sans [bien] connaître sur quoi ils se la donnaient; et la nature du
« monde, ce sont les dieux qui l'ont réglée. Ce que les hommes ont établi
«ne se maintient jamais, qu'il soit bon ou mauvais. Mais ce que les
adieux ont établi est toujours bon. Et voilà en quoi diffèrent le bien et
tt ce qui n'est pas le bien ^ )>
Avec les habitudes de précision que nous a données Téducation
moderne et qu'assure encore l'art inconnu aux anciens de la typogra-
phie, nous avons peine à comprendre ces hésitations, ces tâtonnements
du langage philosophique dans les premières écoles de la Grèce ^. Un
peu de réflexion nous rend plus équitables et plus indulgents. Si la
poésie, ou plutôt la versification, se prête imparfaitement à l'expression
claire et rigoureuse d'une pensée philosophique, la prose elle-même,
à ses débuts, devait être, aux mains des HéracHte etdes Anaxagore, un
instrument bien rebelle. La doctrine cosmologique d' Anaxagore semble
par elle-même d'une admirable simplicité. C'est une noble et séduisante
idée que celle du philosophe ionien ; au lieu de divers principes agis-
sant en des sens contraires pour unir et disjoindre les éléments maté-
riels du monde, quoi de plus facile à comprendre, à exprimer, que
l'apparition et le règne progressif d'un seul principe, le voSs ou Fintel-
ligence, animant, transformant la nature ; et cependant voyez combien,
dans la première page de son livre, telle que nous l'a conservée Sim-'
plicius^, Anaxagore se montre incertain et embarrassé, combien sa
' Nous nous écartons ici de la ponc- ' Éd. MuUach , n' 6 , conservé par
tuation de Bywater pour suivre celle de Simplicius (Ad Pkys. f* 33 b, 35 A>),y}ai
Muilacli. n*a pas toujours respecté les forines cfia-
* Voir, dans nos Mémoires de lit téra- lectalespartitulières à ia langue dAnaxa-
ture ancienne , n" XI, page 269,1e mor- gore, formes que M. MuUach cherche
ceau intitulé : Des origines de la prose à rétablir.
dùns la litlérature grecque.
.^7.
408 JOURNAL DES SAVANTS. —JUILLET 1879.
phrase laisse voir de pénibles efforts pour mettre en pleine lumière ce
qu il veut exprimer :
«Toutes choses existaient h la fois, infinies en nombre et en peti-
« Icsse, car le petit élait infini; et, tandis que toutes choses existaient h
«la fois, aucune n'était apparente à cause de sa petitesse, car Tair et
« Téther enveloppaient tout, étanl lun et lautre infinis; or lair et lether
(( sont les plus grandes choses en nombre et en grandeur qui soient
« dans le tout.
«Les autres choses ont une part distincte du tout; mais l'esprit est
«infini, indépendant; il ne se mêle à aucune chose, et il ne relève
«que de lui-même. Car, s il ne relevait pas de lui-même et s il se
u mêlait à aulre chose, une fois mêlé à quelque autre chose, il particî-
«perait de toutes (car en tout est une part de tout, comme je lai dit
«plus haut), et le mélange Tentonrerait de manière qu'il ne pourrait
«maîtriser aucune chose, comme lorsqu'il est seul dépendant de lui*
«même. Car il est la plus subtile de toutes les choses et la plus pure; il
«a toute notion de toute chose, et il a force suprême. De ce qui ren-
« ferme une âme, soit grande, soit petite, il nest rien que Tesprit ne
«maîtrise. C'est aussi Tesprit quia maîtrisé le mouvement circulaire,
«pour qu'à l'origine il y eût un mouvement circulaire. Et d'abord il
«fit circuler un peu les choses; puis il les fit circuler davantage, et ii
«les fera circuler davantage encore. Le mouvement des choses, et la
«séparation et la distinction des choses, l'esprit a conçu tout cela.
«Ce que chaque chose allait devenir et ce qu'elle était, ce quelle est
«maintenant et ce qu'elle sera, l'esprit en a réglé Tordre, comme aussi
«ce mouvement circulaire dont se meuvent les astres, et le soleil, et la
«lune, et l'air et l'éther, séparés comme ils sont; et c'est le mouvement
«qui les a fait se séparer, qui sépare le dense et le rare, le froid et
«le chaud, l'obscur et le lumineux, l'humide et le sec. Bien des choses
«ont leur part distincte, et pourtant aucune chose ne se sépare abso-
«lument d'une autre, si ce n'est l'esprit. Tout esprit est de semblable
«nature, grand ou moindre. Aucune autre chose ne ressemble ainsi à
«une autre chose; mais la chose qui Temporte en nombre dans un
« être a fait et fait encore qu'il paraît un. »
Mais la conclusion que nous tenons h faire ressortir de ces extraits
traduits aussi fidèlement que nous l'avons pu, c'est que, dans tous, on
reconnaît l'empreinte et le cachet d'une incontestable originalité. Qui-
conque s'est habitué, par des lectures et des comparaisons attentives, aux
formes diverses de l'hellénisme, suivant les pays et les âges, acquiert
un sentiment que l'on peut considérer comme une des facultés du
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 409
critique pour distinguer les ouvrages authentiques et les ouvrages apo-
cryphes. Après les morceaux que Ton vient de lire, quori relise les
deux premiers écrits sur la Nature du monde qui portent le nom
d'Ocellus Lucanus et de Timée de Locres, qu'on relise le premier dans
la traduction déjà ancienne de Tabbé Batteux^, le second, dans la tra-
duction de M. Th. Henri Martin, à la suite de ses belles études sur le
Timée de Platon^, et il ne sera pas besoin d'une minutieuse discussion
pour affirmer que, dans ces deux opuscules, se trahit la main dun
faussaire.
La distinction est plus délicate, plus difficile à établir pour des
œuvres de philosophie morale. La morale, par sa nature, aime volon-
tiers se servir d'un langage simple et presque populaire. Elle a com-
mencé par être purement qnomiqixe ou sentencieuse dans les vers d'Hé-
siode, de Phocylide, de Théognis; elle semble n'avoir cherché que
tard les formules d'une théorie savante pour rattacher les actions hu-
maines à leurs premiers mobiles et pour classer méthodiquement les
vertus et les vices. En ce genre de morale systématique, Platon et
Aristote n'ont peut-être pas eu de devanciers. Nous avons sous le nom
d'Antiphon, sans pouvoir dire si c'était l'orateur mort en 4 12 avant
Jésus-Christ, ou quelque philosophe son homonyme, certain morceau
sur le mariage, où le bon sens pratique s'exprime avec une finesse d'ob-
servation et une simplicité de style qui, à vrai dire, ne portent pas
avec elles le signe particulier d'un temps ou d'une école. Voici cette
page, que nous traduisons, parce qu'elle est jusqu'ici peu connue.
M. Perrot parait l'avoir, le premier, signalée chez nous dans son étude
sur Antiphon l'orateur^ :
«Maintenant que la vie avance et que l'homme arrive à désirer de
« prendre femme, ce jour-là , cette nuit-là, commence un nouveau génie,
«un nouveau destin. C'est pour les hommes un grand lien que le ma-
«riage. Si l'épousée ne vaut rien, le moyen de supporter un tel malheur?
uLa renvoyer est chose cruelle et qui aliène les amis, après qu'on avait
«voulu des deux parts vivre d'une même pensée, d'un même souffle. Il
«n'est pas moins cruel de garder quelque chose dont on paraisse jouir
«comme d'un bien, quand on n'en retire que des peines. Mais
«voyons, prenons le contre-pied de tout cela, et mettons les choses au
«mieux. Quoi de plus charmant pour un homme que la femme à son
Publiée d'abord dans les Mémoires * Paris , 1 84 1 , a vol. in-8'.
de l Ac. des inscr. , t. XXIX , p. 299 , puis ^ Voy. U Éloquence politique et judi-
en un volume in-i a , Paris, 1768. ciaire à Athènes, ch. ni , p. i43.
410 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
«(gré; quoi de plus doux, surtout s'il est jeune? Mais, dans ce cas même,
<(OÙie plaisir ne manque point, la douleur aussi est voisine. Les plaisirs
une viennent pas seuls, mais accompagnés des chagrins et des peines.
«Les victoires à Olympe et à Delphes et autres de ce genre, le^ talents
« et tous les plaisirs ne viennent d*ordînaire qu'au prix de grands cha-
« grins, car les honneurs et les couronnes sont des appâts que Dieu nous
«propose pour nous faire subir maints travaux et maintes sueurs. Moi,
«je ne saurais vivre sans m'imposer mille soucis pour la santé de mon
« corps, pour ma vie de chaque jour, pour mon bonheur, ma vertu, ma
« gloire et ma bonne réputation. Que sera-ce donc , s*il survient une autre
« personne qui m'occupe autant que la mienne? NVst-il pas évident
« qu une femme qui plait à son mari lui apporte autant d'embarras dou-
«loureux que de joies, quand il lui faut songer pour deux aux besoins de
«la vie, à la vertu, à la gloire? Et maintenant, que viennent des en-
«fants; voilà que tout se remplit de soucis qui bannissent loin de l'âme
«les joyeux ébats de la jeunesse, voilà que tout change de figure ^. »
H y a certainement dans ce texte ce que l'on peut appeler avec
Denys d'Halicamasse^ une certaine fleur (mot à mot un duvet) d'ar-
chaïsme; il semble que les idées exprimées là par le moraliste ne
l'aient pas encore été avant lui; mais une telle apparence n'est-elle pas
trompeuse? On peut en dire autant d'une page attinbuée à Démo-
crite par le même Stobéc, et que nous allons mettre sous les yeux du
lecteur^ :
«Ce qui donne à l'homme la tranquillité de l'âme, c'est la modération
« dans le plaisir, la mesure dans la vie; en tout, le défaut comme l'excès
«la trouble d'ordinaire, et produit en elle ime grande agitation. Les
« âmes ainsi ballottées d'une extrémité à l'autre ne peuvent être ni stables
«ni tranquilles. Il faut donc attacher sa pensée au possible, se contenter
«de ce qu'on a, songeant peu à ceux qui méritent l'envie ou l'admira-
«tion et n'en ayant point souci, mais considérant plutôt la vie des mal-
«heureux et réfléchissant à tout ce qu'ils soutirent, de manière que
«votre état présent et votre sort vous paraissent beaux et dignes d'envie,
« et que votre âme ne souflre plus du désir de posséder davantage.
«Celui qui admire [avec envie] les gens qui possèdent et que les autres
«hommes appellent heureux, celui que ce souvenir occupe à tout mo-
* Stobée , Floril. LXVIII , xxxvn ; frag. Pompée , ch. n ; cf. sur Démostk. , ch. v :
1 a8 d'Antiphon , éd. des Oratores ultici, Xvovç ipxpttairnnjç,
par Mûller (Bibliothèque Firm.Didot). ^ Extrait du traité Uepi €\f$V(Ur^.
* Xifo^ç Tïfç àp^iiàvifTOs. Lettre à Stobée, Ffon7. 1, xl, n"* aode MuUach.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 411
a ment ^ est forcé de se jeter sans cesse dans de nouvelles entreprises,
« poussé par le désir d*accomplir quelque méfait irréparable que la loi
tt défend. Parmi les biens, il faut donc ne pas désirer les uns*, il faut se
«contenter des autres, comparant votre sort avec le sort de ceux qui
«vivent plus misérablement que vous, et se considérer comme Iieu-
ffreux, en réfléchissant à ce qu'ils souffrent, de manière à reconnaître
«que votre vie et votre sort sont préférables aux leurs. Si vous vous
«attachez à cette pensée, vous conserverez votre tranquillité, et vous
«repousserez plus dun fléau (xnpoLç) de la vie humaine, fenvie, fam-
«bition, la baine. »
' Cette page renferme bien çà et là quelques traits qui sentent la gré-
cité des vieux âges. Elle olfre un certain ton de bonhomie et un air
naturel qui convient au caractère du philosophe dont elle porte le
nom. Mais ici le sentiment des seules convenances hésite à prononcer,
et tout jugement formel excéderait les droits de la critique, car fobser-
vation morale a [)n s exprimer plus d*une fois sur le même ton de can*
deur dans les siècles qui suivirent Démocrite, avec une simplicité que
par endroits on pourrait qualifier de platitude.
Tout autre et bien autrement original est le caractère de plusieurs
fragments de Démocrite, par exemple de celui que nous a conservé
Sextus Empirions ^, ganint par lui-même assez considérable delauthen^
ticité des textes qu'il cite. Là Tinexpérience d*une observation super*
fioielle de la nature se montre en toute sa franchise, avec la hardiesse
de conclusions qui dépassent étrangement la portée des prémisses. Ou
sent que Ion est bien au temps où la philosophie, pleine de confiance
en elle-même, et ne sachant pas apprécier toute la difficulté des pro-
blèmes que présente la nature, les résolvait le plus souvent par des as-
sertions téméraires, et ramenait des vérités mai saisies à des formules
que devait bientôt briser une science plus judicieuse et mieux éclairée
par f étude des faits.
E. EGGER.
[La suite à an prochain cahier.)
* Le texte porte : ^mifrav <&(nfVy non période alexandrine. — Voyez, sur ce
pOA «à toute heure,» car, dans un si mot, le Mas, Phil Cantabrig, année
vieil auteur, le mot dprj, ionien pour i83i, vol. I, p. aSg; Ideler, ChronoL,
^p«, ne doit pas avoir le sens dlieure, vol. I, p. aSg; Bonitz, Vocabulaire
viDgt-qualrième partie du jour, sens que d'Aristote, article dSpa,
ce mot ne parait pas avoir eu avant la ' N** ao de Muliacb-
un JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
2<> KPHTIKON 0EATPON ^ llvXkoyv x. t. X. Théâtre Cretois ou
Recueil de dtames inédits et inconnus, avec une introduction his-
torique sur le théâtre chez les Byzantins, par C. N. Salhas, Venise
1878, 2 vol. in-8** de ^20 {vx) et 91 [fa'y^Q'j pages.
Nous avons eu plusieurs fois roccasion de montrer les nombreux
et impoitants services que M. Sathas a rendus à l'histoire du moyen
âge byzantin. Cest là un sujet du plus haut intérêt et qui ne cesse de
préoccuper ce savant, dont le but est d'éclaircir une histoire encore
très mal connue. Son zèle croit avec le succès, et il est rare quune
année ou deux se passent sans que nous ayons à enregistrer quelque
nouveau résultat de ses recherches et de ses études. Les deux volumes
que nous annonçons aujourd'hui ont été publiés à Venise, avec deux
titres diflTérents. Le premier sert d'introduction àTautre, qui contient le
Théâtre Cretois composé de quatre drames.
Avant d'aborder l'analyse de cette longue introduction, où labon-
dance des matériaux le dispute à l'intérêt des recherches, adressons
une petite observation à l'auteur. En écrivant son livre en grec, et uni-
quement pour ses compatriotes , M. Sathas ne s'est sans doute pas dissi*
mule que, par cela même, son livre ne devenait accessible qu'à très peu
de lecteurs français. Si, à ce premier obstacle de la langue, viennent se
joindre d'autres difficultés telles que l'absence de méthode et de divi-
sions, le défaut d'ordre et la confusion, il est bien à craindre que son
ouvrage ne passe inaperçu, malgré l'intérêt du sujet et la richesse des
matériaux. Hàtons-nous de dire cependant que l'auteur nous a fait es-
pérer qu'il en publierait prochainement une traduction française d'après
un plan plus clair et plus méthodique. Quoi qu'il en soit, et eu atten-
dant la réalisation de cette promesse, essayons de faire connaître le
nouveau travail de M. Sathas, en recourant quelquefois à l'excellent
résumé qui en a été publié par un de ses savants compatriotes, M. Bi-
kelas, dans un journal grec de Trieste ^
Trois choses principales ressorlent de celte étude : 1° que le théâtre
existe ot demeure comme une institution sociale en Orient; 2** qu'outre
les produits contemporains de la dramaturgie byzantine, qui nous
est inconnue, on représentait les drames anciens et particulièrement
' La CUo (KAEIO) , n' 927 du 24/8 avril 1879.
THÉÂTRE CRETOIS. 413
les comédies de la période attique moyenne; 3^ que les drames litur-
giques, et, en général, les représentations que les Croisés trouvèrent en
Orient, ainsi que les traditions théâtrales que les Grecs transfuges
transportèrent par Venise en Occident, ont plus de liaison entre elles
qu'on ne i*avait cru jusqu'ici, en ce qui concerne et la forme des mys-
tères dramatiques du moyen âge, et la renaissance de la scène en
Occident.
Qu il y eût un théâtre h Byzance le fait n'est pas douteux. On savait
que Juslinien y avait pris Théodora pour la faire monter sur le trône.
On connaissait la longue lutte qui eut lieu entre Tancien théâtre et la
nouvelle religion, mais M. Sathas, fouillant les synaxaires ou vie des
saints , y découvre des renseignements qui lui permettent de suivre les
péripéties de cette lutte, et il montre le triomphe du christianisme sur
cette scène, où ceux qui ridiculisaient les mystères du baptême se
changeaient quelquefois de parodistes en confesseurs et en martyrs de
la foi.
Dès les premiers siècles de Tère chrétienne, les Pères des deux
Églises, occidentale et orientale, furent d'accord pour faire, chacun de
leur côté, une guerre acharnée au théâtre. Au second siècle. Ter-
tullien compose son traité des spectacles; un autre du même genre est
attribué à saint Cyprien. Citons encore la lettre de ce dernier à un
évêque, nommé Eucrate, qui Tavait consulté pour savoir s il fallait don-
ner la communion à un comédien qui, ayant quitté le théâtre, conti-
nuait à instruire de jeunes païens dans le même métier. Parmi les
Pères grecs nous trouvons Théophile d'Antiocbe, Saint Clément
d'Alexandrie et surtout saint Jean Chrysostome, qui, indépendamment
d'une homélie qu'il avait faite contre les jeux et les théâtres, revient
sans cesse sur le même sujet. Les détails que le savant archevêque de
Constantinople nous donne à cet égard, sont, au point de vue qui
nous occupe, extrêmement curieux. On en jugera par les deux cita-
tions suivantes :
u Mais ^ que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles? de
ces cris et de ces applaudissements diaboliques? de ces représentations
et de ces vêtements, toutes choses que le démon seul a pu inventer?
On y voit un jeune homme qui, les cheveux rejetés derrière la tête,
prend des airs de femme et s'étudie à paraître une fille, dans ses habits,
dans son marcher, dans ses regards et dans sa parole. On y voit un
vieillard qui, après avoir mis de côté toute honte avec ses cheveux qu'il
Saint Jean Chrysostome , tr. fr. t. VII, p. 3o8.
53
414 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
a fait couper, se ceint d'une ceinture, s'expose à toutes sortes d'insultes,
et est prêt à tout dire, à tout faire et à tout souffrir. On y voit' des
femmes qui, la tête nue, paraissent hardiment sur un théâtre devant
le peuple, qui ont fait une étude de l'impudence, qui, par leurs re-
gards et par leurs paroles, etc. Enfm, tout ce qui se fait dans ces repré-
sentations malheureuses ne porte qu'au mal, les paroles, les vêtements,
la démarche, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements
du corps, le son des instruments, les sujets même et les intrigues des
comédies. »
Et ailleurs' : «Au théâtre, au milieu du jour, des toiles sont ten-
dues, et beaucoup de comédiens entrent sur la scène, jouant un rôle,
ayant des masques sw* le visage, récitant la fable antique et racontant
les événements d'autrefois. Celui-ci joue le rôle de philosophe, quoi-
qu'il ne soit pas philosophe, celui-là joue le rôle de roi, quoiqu'il ne
soit pas roi, mais il en a le costume pendant la représentation. Cet
autre joue le rôle de médecin, quoiqu'il ne soit pas même un ouvrier
habile à travailler le bois, mais il est revêtu des habits de médecin; un
autre joue le rôle d'esclave, quoiqu'il soit de condition libre; un autre
joue le rôle de professeur, et il ne connaît pas même les lettres; ils pa-
raissent ce qu'ils ne sont pas et ne paraissent pas ce qu'ils sont La
vue du masque trompe, mais elle ne change pas la nature, en donnant
une autre apparence à la réalité. Tant que les spectateurs sont sur leurs
sièges, les masques sont conservés; mais, lorsque le soir est arrivé, que
le spectacle a cessé et que tout le monde est retiré, les masques sont
déposés, et celui qui était roi sur la scène se trouve être un forgeron.
Les masques sont rejetés, les apparences trompeuses ont disparu, la vé-
rité est manifestée. »
Les éloquentes exhortations de saint Jean Chrysostome ne par-
vinrent pas à renverser radicalement la scène. Le peuple continua à la
fréquenter pour s'y procurer un délassement, et plus tard les icono-
maques y cherchèrent un secours dans leur lutte pour la réformation
sociale de l'Empire. Pendant tous ces événements, le monde avait
changé, aussi, malgré le triomphe définitif du christianisme, le vain-
queur fut obligé de consentir à une espèce d'accommodement. De là
s'explique peut-être la tolérance du théâtre sous la dynastie macédo-
nienne.
M. Sathas, s'appuyant sur un témoignage un peu vague de Michel
Psellus, croit que les comédies de Philémon et de Ménandre ont été
* Chrys. trad. fr. t. II, p. 5i5.
THÉÂTRE CRETOIS. 415
représentées sur la scène, jusque la veille même de la conquête turque.
Malheureusement ni ces comédies, même accommodées suivant les
mœurs et les usages du temps, ni des ouvrages importants sur Tart
dramatique byzantin, ne sont arrivés jusqu'à nous. Pour y suppléer,
M. Sathas passe en revue tous les écrivains mentionnés comme ayant
produit quelques œuvres de ce genre, dialogues ou drames liturgiques,
et, afin de prouver que ces œuvres avaient un caractère véritablement
théâtral, il rappelle un fait curieux. Timothée de Gaza avait composé
une tragédie qui avait pour sujet le xpt^crap^upov, impôt sur toute espèce
de trafics. Cette tragédie, ayant été représentée devant lempereur,
provoqua Tabolition de cet impôt inique. Cest là, en effet, un argu-
ment qui ne manque pas d'une certaine valeur.
M. Sathas s est livré à des recherches très curieuses sur les acteurs,
sur leur existence et leurs mœurs. Mais quels furent les spectacles re-
présentés sur cette scène dont il a entrepris de raconter l'histoire? Y
eut-il réellement un théâtre dans l'ancienne et la nouvelle acception
du mot? Les Byzantins y voyaient-ils, y entendaient-ils des tragédies et
des comédies soit anciennes, soit écrites par des contemporains d'après
les anciens types? Suivant l'opinion commune, le drame cesse à partir
du IV* ou , au plus tard , du v** siècle. Il fut remplacé par l'hippodrome qui ,
particulièrement depuis Justinien, était devenu le séjour préféré du
peuple. Si l'on écrivait quelques œuvres dramatiques telles que le Chris-
tas patiens, c'était simplement de froids exercices scholastiques , n'ayant
aucun rapport avec l'existence sociale des contemporains et n'ayant pas
été écrits pour être représentés. M. Sathas s'élève contre une pareille
opinion, en cherchant à démontrer que, jusqu'à la chute de l'Empire,
on représenta d'anciens drames, et que les produits de la muse byzantine
dramatique dégénérée étaient écrits pour la scène. Parmi les divers
témoignages qu'il produit et qui embrassent une longue période, de-
puis Libanius jusqu'à l'époque des Comnènes, il cite le passage d'un
écrivain byzantin, que j'ai publié il y a quelques années, passage très
curieux el qui mérite d'être rappelé. Il s'agit de la préface que Nicé-
phore Basilacas avait mise en tête de ses œuvres. Après avoir fait un
éloge pompeux de son talent et de son érudition, notre auteur ajoute :
a Gomme la jeunesse aime à rire et se laisse facilement entraîner aux
tt plaisanteries et aux jeux, j'ai fait aussi des compositions où je maniais
« le style comique avec d'autant plus d'à-propos que tout ce qui se fai-
« sait alors prêtait beaucoup à rire. C'est ainsi que Solon , jeune encore,
use livrait à la poésie, plutôt par plaisanterie que sérieusement, et
«faisait des vers moins en vue d'être utile que pour faire plaisir.»
53.
416 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Basilacas nous donne ici des titres de ces quatre pièces comiques :
1°
ÙvoOpiafiëog , le Triomphe de lane;
a° StuttaI a UapaSeiarmXaal ia , le Marchand d^étoupes ou lacréatioo
du paradis;
3** ^re(pav7rai, les Vainqueurs couronnés;
4° Ô ToXavTovxof ÈpfjLfiç, Mercure porte-balance.
Puis j ajoutais : « Malheureusement notre poète ne nous donne aucuD
«détail sur ces compositions, dont, par conséquent, nous ne pouvons
«avoir aucune idée, puisqu'elles sont perdues aujourd'hui. Perte très
(( regrettable , parce que nous ne possédons rien en ce genre datant de
«Tépoque byzantine. Il est certain toutefois que les pièces en question
« n'étaient pas de nature à être représentées. Les Grecs du moyen âge
«transcrivaient Aristophane, Euripide et Sophocle, mais ils n'auraient
upas essayé de faire une comédie ou une ti*agédie pour le théâtre; une
«pareille composition eût été blâmée comme une entreprise impie et
«dangereuse.»
Basilacas raconte ensuite comment, ayant bu aux sources de la di-
vine sagesse, il a eu honte de ces frivoles occupations et a livré au fen
toutes ces compositions légères, afm de ne pas devenir lui-même la
proie des flammes de l'enfer.
«Beaucoup de gens l'ont su alors, ajoute-t-il, et tous ne l'ont pas
«approuvé, car plusieurs de ces ouvrages étaient remplis de grâce, d*at-
«ticisme, d'érudition et de pensées plus utiles que badines. Les quatre
«pièces citées plus haut, et qui avaient une grande éiendae, etc. n
M. Sathas, contrairement à mon avis, est convaincu qu'il s'agit là de
comédies écrites pour le théâtre. Je laisse au lecteur le soin de juger le
différend. Quant à l'expression, avaient ane grande étendue, quel sens
peut-elle avoir au point de vue qui nous occupe? Veut-elle dire que la
longueur de ces pièces dépassait la mesure voulue d'une comédie^ Je
l'ignore. Toujours est-il que cette expression ne préjuge point la question
dans un sens favorable à lopinion de M. Sathas.
Parmi les documents de toute espèce qu'il a consultés et utilisés à
son point de vue, M. Sathas n'a eu garde de négliger la numismatique,
et, à ce propos, il enire dans des détails intéressants sur une question
très controversée. Nous voulons parler de ces médaillons désignés gé-
néralement sous le nom de contorniates, les xavxia des Grecs, médail-
lons dont la destination était restée inconnue. Mon confrère et ami,
M. Robert, qui a fait une étude approfondie de ce genre de monu-
THÉÂTRE CRETOIS. 417
ments, a bien voulu me communiquer le résultat de ses savantes re-
cherches et rédiger pour moi une note sur cette curieuse question de
numismatique, note que je m'empresse de reproduire ici :
«Les médaillons contomiates, monuments du iv* et du v* siècle, ont
«toujours été partagés en deux groupes ^
« Le premier groupe comprenait les' pièces relatives au cirque, à Tam-
«phithéâlre et au stade, et représentant un auriga, un gladiateur ou un
«athlète victorieux, un quadrige ou des chevaux libres ayant conquis
«des palmes, etc. . . A ce groupe se rattachaient, comme rappelant les
«jeux scéniques, quelques pièces montrant un personnage, générale-
«ment un musicien, élevant une couronne.
«Le second groupe , très nombreux , se composait des pièces sur les-
« quelles étaient figurés des sujets appartenant à la mythologie, au cycle
«héroïque ou à l'histoire. Les numismatistes, sans dire nettement quel
«avait pu être le caractère des médaillons de ce groupe, semblaient
«leur attribuer un rôle analogue à celui des médailles modernes, et
u laissaient penser qu'ils avaient été fabriqués en l'honneur des dieux ou
« des héros ou pour rappeler un fait historique.
«Je suis convaincu que tous les médaillons cortorniates avaient le
« même caractère et la même destination. Ils se rapportaient exclusive-
« ment aux succès remportés dans les jeux de toute nature qui se prodi-
X guaient , au Bas-Empire , pour le plaisir des Romains et des provinciaux.
«Il est facile de reconnaître que les médaillons qui représentent Apollon
«tuant le serpent Python, Bacchus et son cortège, Gybèle et Atys dans
«un char, la Lune et Endymion, Minerve protégeant Hercule, Pluton
« enlevant Proserpine , Hypsipyle emportant Archémore , Olympias jouant
«avec des serpents, Thésée luttant contre le taureau de Marathon, etc.,
«sont relatifs soit à des représentations théâtrales en règle, soit le plus
«souvent à des scènes mimées; de même Ulysse et le monstre Scylla
«étaient le sujet d'une naumachie. Parmi les arguments à l'appui de
«cette opinion, il en est un qui est concluant: ces médaillons portent
«en effet, dans le champ, le sigle | , les couronnes, les palmes et di*
«vers emblèmes de victoire, aussi bien que les médaillons qui re-
0 présentent les héros des courses de chars, des chasses, des combats
«d'athlètes, etc.
« Il s'ensuit donc, d'une part, que ce ne sont pas les dieux mêmes ou
* F. Sabatier, Description générale des de la correspondance du savant modé-
médaillons contomiates; CaTedoni, mé- nais, in-8* 1866, etc.
moire inséré par Bartolotti, à la suite
418 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
«les hëros qui sont représentés sur les médaillons du second groupe,
«mais les acteurs qui en remplissaient les rôles; de Tautre, que la part
«faite aux jeux scéniques par les numismatistes était loin d'être assez
«considérable. Jai cru toutefois remarquer que les médaillons qui
«portent des sujets mythologiques ou du cycle héroïque ne descendent
« guère au delà du temps deThéodose , c'est-à-dire du partage de TEmpire ,
«tandis que les médaillons où sont figurés des cochers ou des chevaux,
« des prestidigitateurs ou des athlètes, descendent jusqu'à la fin de Tem-
«pire dOccident.
a L'observation que je viens de faire, à Toccasion du second groupe
«de médailfons contorniates , s'applique à d'autres monuments du Bas-
«Empire, où les mythes de la Grèce et de Rome ne sont pas figurés
«comme mythes, mais comme représentations théâtrales. Un médaillon
«de terre, ayant appartenu à un vase d'une basse époque, prouve ce que
«j'avance: on y voit Hercule apostrophant Mars et tenant, outre sa
« massue, une longue palme qui rappelle celle des cochers vainqueurs ^
«Ce médaillon ne représente donc pas directement Hercule et Mars,
« mais les acteurs qui jouaient le rôle de ces deux divinités dans une
« scène grotesque.
« L'hippodrome, l'arène et le théâtre tenaient une si grande place dans
ola vie des Romains du Bas-Empire, qu'il était tout simple que l'art en
0 fît ses sujets familiers.
«Les jeux et surtout le cirque prirent à Constantinople un plus
« grand développement encore qu'à Rome , mais les médaillons conter^
«niâtes, appartenant exclusivement à l'Occident, ne donnent aucun
« renseignement sur la nature des représentations qui avaient lieu dans
« l'Empire byzantin. »
M. Sathas touche à tant de questions diverses qu'il nous est impos-
sible de les faire connaître toutes. Nous avons mis en reUef les princi-
pales et surtout celle qui concerne les auteurs présumés dramatiques.
Toutefois nous dirons avec M. Bikélas^ que nous ne sommes pas en état
de juger jusqu'à quel point tous les écrivains mentionnés par M. Sathas
occupent une position déterminée dans l'histoire du théâtre. Nous sup-
posons que le travail de M. Sathas appellera, comme cela doit être, le
jugement d'hommes compétents sur les différents problèmes qu'il aborde.
Nous ne devons pas oubher que les critiques par nature hésitent toujours
* Gazette archéologique, tome lïl, 1877, p. 66, et pi. XII. — ' Dans la CHo ci-
tée plus haut.
THÉÂTRE CRETOIS. 419
à admettre trop facilement les théories nouvelles. Mais un seul essai ,
dans ie genre de celui que nous analysons , suffit pour éclairer les ques-
tions et pour fixer les bases de tout monument scientifique. De telle
sorte que, tout en acceptant, sous certaines réserves, les conséquences de
cette discussion critique, nous nous contentons, quant à nous, de cette
analyse synoptique de tout ce qui est contenu dans l'ouvrage de M. Sa-
thas, et nous n entreprenons point de rechercher si les scènes et les re-
présentations des hippodromes se rattachaient au théâtre, autant que
Tauleur le prétend.
Le rapport du théâtre byzantin avec celui de TOccident est une
question d un grand intérêt. Ceux qui s occupent de la poésie du moyen
âge en Occident la considèrent en général comme un produit en quel-
que sorte spontané. Au lieu d'accepter Tinfluence de TOrient hellénique
sur ses commencements, ils cherchent, au contraire, à démontrer que
la poésie sauvée pendant la chute du monde byzantin nest qu un écho
de la muse originale et neuve de l'Europe du moyen âge. Cependant
l'étude de tous les éléments de cette période parait conduire au renver-
sement dune pareille théorie, et il y a même aujourd'hui en France
des savants qui penchent vers l'opinion contraire.
M. Satbas n'entreprend pas la solution de cette question intéressante ,
mais en passant il fournit des arguments à ceux qui recherchent en
Orient les premières sources du théâtre de l'Occident. Nous signalerons
comme particulièrement dignes d'attention à ce point de vue les recher-
ches sur l'onomatologie du théâtre byzantin et sur l'origine de la plu-
part des définitions de la scène européenne.
Les malheureuses tentatives de Théodoric pour le transport du théâtre
en Occident ne furent, sans doute, pas aussi infructueuses qu'on le pense
en général. C'est peut-être de là en effet que datent les premiers germes
du drame liturgique. Mais, en l'absence de preuves positives, toute con-
jecture manque de bases. D'ailleurs les plus anciens monuments de ces
drames liturgiques ou de ces mystères sont du xi* et du xn* siècle,
époque où, par les croisades, l'Occident entre en contact immédiat
avec l'Orient, et où M. Satbas nous montre le théâtre vivant en quel-
que sorte à Byzance.
Abordons maintenant la seconde partie de l'Introduction, qui con-
cerne la musique des Byzantins. D'après l'opinion commune, les chré-
tiens orthodoxes seraient les premiers organisateurs de la musique 11*
turgique. M. Satbas cite des exemples, tirés des auteurs ecclésiastiques,
d'où il résulte que les chrétiens orthodoxes, tout en combattant les
hérésies, empnmtaient la musique et les chants de leurs adversaires.
420 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Tel fut saint Méthodius (m* siècle), dans lequel il nous fait voir pour la
première fois l'inventeur du drame religieux. Ses pièces ont pour but
de combattre les Valentiniens, et ii les combat avec leurs propres
armes.
Après lui, saint Ephrem adopte la musique et le théâtre de Barde-
sane et de son fils Harmonius, qui avait été élevé et instruit à Athènes,
musique et théâtre qui n étaient autre chose que ceux des Athéniens.
Mais Arius a , le premier, formé un système complet de musique et de
liturgie , seulement il se trouve , à cet égard , dans une situation exception-
nelle. C'est de son temps que le christianisme, reconnu comme religion
d*£tat, sort des ténèbres où il avait dû se tenir caché jusque-là, et que»
dépourvu d'un système liturgique et musical, il dut, pour se conformer
aux habitudes du peuple, adopter une pompe musicale et rituelle dont
il puisa les éléments dans la pratique des Alexandrins, c est-à-dire dans
les traditions de la Grèce antique.
Arius s'appliqua plus que tout autre à combler cette lacune , et cette
innovation contribua à propager son hérésie. Suivant Philostorge , au-
teur contemporain d' Arius , ce dernier ne se contenta pas de constituer
une musique ecclésiastique, il composa des chants populaires à Tusage
des matelots, des meuniers, des courriers, etc., chants quil mit en
musique « voulant gagner subrepticement [éxXéTsIcjv) à son hérésie les
«hommes les plus ignorants et les plus simples.» Cest pour cette rai-
son que le nom d'Arius persista jusquà Photius comme personnifiant
le directeur de la thymélé (scène). Tout hérésiarque, après lui, est
désigné comme appartenant «à la thymélé ,» sans quil soit toujours
nécessaire dajouter le nom d'Arius. S'il fallait en croire les écrivains
orthodoxes, il aurait adopté la musique de Soladès, qui se caractérisai!
par son allure elféminée et même obscène.
Arius avait composé, sous le nom de Thalia, un recueil d'hymnes qui
fut détruit sur Tordre des empereurs orthodoxes, et dont il ne reste que
le nom, recueil cité souvent par les contemporains. Les orthodoxes,
effrayés de l'extension que prenait sa doctrine à la faveur de soa
théâtre et de sa musique, imitèrent leurs devanciers, saint Méthodius et
saint Ephrem , en se servant de son système pour combattre l'arianisme
et y substituer l'orthodoxie. Mais, lorsque les empereurs Constance et
surtout Vaiens érigèrent l'arianisme en religion d'État, les orthodoxes,
expulsés de Byzance et réfugiés au désert, revinrent à la musique sy-
riaque ou plutôt syro-grecque , c est-à-dire à la musique qu'Harmonius
et saint Ephrem pratiquaient avant d'avoir adopté celle d' Arius.
Durant le règne de Théodose , l'arianisme reçut le dernier coup. La
/
THÉÂTRE CRETOIS. 421
Thalia fut alors remplacée par une liturgie orthodoxe modelëe sur ce
recueil; c*est Yocioechos, ainsi nommé parce que la classification des
chants repose sur Tordre numérique des huit modes ou i|^;^o/.
On a cru longtemps que Toctoéchos était Toeuvre de Jean Damas-
cène. Cette attribution est abandonnée, et M. Sathas ajoute de nouveaux
arguments pour la détruire; mais un fait ignoré qu*il a mis en lumière,
cest que la partie de loctoéchos, intitulée TpiaSiKoi ti{ivotj fut composée
au désert par les orthodoxes pendant la persécution qui eut lieu sous
les empereurs ariens. Après leur retour, les orthodoxes, voulant imposer
leur musique, trouvèrent une très grande résistance dans le peuple, qui
était accoutumé à la musique d'Ârius. Les principaux propagateurs de
la musique syriaque furent Flavien, patriarche d'Antioche et son élève,
saint Jean Chrysostomc. Parce fait s expliquent, suivant M. Sathas, les
attaques véhémentes et continuelles de saint Jean Chrysostome contre
la musique théâtrale, qui, comme celui-ci le dit expressément, avait
envahi Téglise. G est pour la même raison que le grand orateur chrétien
interdit les chants populaires composés par Arius, et qu*il propose de
les remplacer par les psaumes.
D'après cette interprétation de M. Sathas, ce nest pas, comme on
est porté à le croire, au théâtre et aux chants du peuple que s'attaque
l'éloquence de Ghi*ysostome, mais bien plutôt à l'origine hétérodoxe de
ce théâtre et de ces chants. Ce point de vue est absolument nouveau,
et M. Sathas est d'autant plus dans le vrai que l'orateur chrétien, bien
loin de blâmer la musique et les autres chants populaires , les considère
comme une source naturelle de délassement et de consolation.
«Il y a, dit-iP, dans le chant et dans la musique, un charme si ap-
propriée notre nature, que c'est un moyen de calmer même les enfants
à la mamelle, lorsqu'ils crient et qu'ils sont fôchés. Aussi les nourrices
qui les portent dans leurs bras vont et viennent mille et mille fois en
leur chantant des airs enfantins, qui réussissent à fermer leurs pau-
pières. C'est encore pour la même raison que Ton voit souvent, vers
Je milieu du jour, des gens en voyage, conduisant leurs bêtes de somme,
chanter en même temps, pour adoucir par ces chants les désagréments
du voyage. Et non seulement les voyageurs, mais encore les cultiva-
teurs chantent fort souvent, lorsqu'ils foulent le raisin, ou qu'ils font la
vendange , loi*squ ils donnent des soins à leurs vignes , ou se livrent à
n'importe quel travail. Les matelots chantent aussi en maniant la rame.
Et, quand les femmes font la toile, et qu'elles démêlent avec la navette
' Saint Jean Clirysostome , tr. franc, t. V, p. là.
à
422 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
les fils embrouillés de la chaîne, elles chantent aussi des airs, soit cha-
cune en particulier, soit toutes en chœur, n
Un fait étrange et peu connu c est que saint Jean Ghrysostome, une
fois nommé patriarche de Constantinople, dut se relâcher de son
hostilité contre la musique d'Anus, et, par une sorte de compromis, il
attaqua les hymnes des Ariens de Constantinople en plaçant de nou-
velles paroles sous la musique de ces hymnes.
Jusqu'au vn* siècle, la musique syriaque put rencontrer des défen-
seurs et des propagateurs panni les Grecs de la Syrie, mab, au xiv*,
cette musique était inconnue hors de cette contrée, comme laffirme le
chronographe ecclésiastique, Nicéphore Xanthopule. Si Ton compare
le drame liturgique , représenté à Sainte-Sophie au temps de Cédrène
[\if siècle), avec le théâtre des premiers Ariens, décrit par Athanase
et Théodoret, on ne voit pas une grande différence, et les historiens de
ces deux époques, si éloignées Tune de lautre, emploient presque les
mêmes expressions pour en faire connaître le caractère ^
Psellus nous donne la description d'une scène dans laquelle Ghry-
sostome porte même le surnom de Baccbus dxspaexéfjLriç ^.
Après la prise de Gonstantinople par les Groisés, les écoles musicales
de cette ville furent dissoutes, et, par suite, le secret de la tradition fîit
perdu, et les Grecs, lorsqu'ils revinrent à Gonstantinople, ne trouvèrent
que des ruines. Aussi voyons-nous les maîtres de musique , comme par
exemple Jean Goucouzéhs^ parcourir la Grèce pour recueillir les airs
populaires afin de ressaisir cette tradition. M. Sathas cite des traités de
musique de cette époque dont les auteurs enseignent la musique litur-
gique en prenant leurs exemples dans la musique populaire.
' ES dirptnâjv Xvyurfiéptcûv, yeXcinanf
xai taapa^ptav x^pa^yùVy avtavtK&v
à^yT^BCùv, éâijfic^ xpavyéiv nal àafiérùnf
iipayù)(iévcûv èx tw rpi^^v xai râv ^a-
fiaiTvireiùijv. Cedren, t II, p. 333. Voy.
Sath. , p. i84 (pv^ )•
' «Dont les cheveux nont pas été
coupés , toujours jeune. >Voy. Sath. Bibl.
gr. med. aev., t. V, p. 177, 180.
' Une tradition conservée par un au-
teur ecclésiastique contemporain (Sath.,
F. 360) veut que Coucouzéiis soit comme
Orphée de la musique régénérée. Le
verbe rpayoZài provient, selon cet au-
teur, de la chanson que Coucouzéiis
chantait aux boucs qui, «silencieux
« écoutaient sa divine mélodie. > M. Sa-
thas a démontré que le mot rpayùAA
conservé jusqu*à nos jours avec le sens
de chanter, a une origine tout aiexan*
drine. Diodore de SicUe est le premier
qui le cite avec cette signification, puis
Denys le Thrace , les scholiastes de Théo-
crite et enfin les Pères de TÉglise égyp-
tienne, saint Macaire et Gregentios.
Hors d* Alexandrie le verbe rpayft^,
avec le sens de chanter, est connu pour
la première fois après la mort d*Arîus.
Le premier qui en fit usage dans ce sens
est l'empereur Julien.
THÉÂTRE CRETOIS. 423
D après cette filiation, qui nous conduit de la musique des Ariens à
]a musique byzantine, et d'après ce fait que les Goths éuûent Ariens,
M. Sathas confirme le rapport admis déjà par Fétis entre la notation
dite gothique ou la neume et le veSfjta ^vlavTtvév. La signification des
noms de chaque signe neumatique était connue des raaitres byzantins,
qui, aux demandes de leurs élèves, répondent toujours que ces signes
proviennent de TEgypte, et nen disent pas davantage. Les occidentaux,
comme Aurélien de Réomé, questionnèrent les Grecs sur ce sujet,
mais n^obtinrent qu'une réponse évasive. Coucouzélis donne de ces
noms mystérieux une explication que M. Sathas croit erronée. Il pré-
fère y voir Tacrostiche (tête de vers) dun hymne ancien perdu ou in-
connu. Un fait digne de remarque, cest qua la cour de Constantinople,
jusqu'au temps de Constantin Porphyrogénète, on donnait une espèce
de mascarade où les artisans de dèmes d'hippodrome, déguisés en Goths,
chantaient une chanson gréco-latine, dans laquelle les musiciens répé-
taient tous les mots mystérieux composant Téchelle neumatique. Cons-
tantin Poiphyrogénète en a donné une explication erronée. M. Sathas,
le premier, en a tenté une qui offre tous les caractères de la vraisem-
blance ^
Le Théâtre Cretois , qui forme le second volume de l'ouvrage de
M. Sathas, contient, ainsi que nous Tavons dit-plus haut, quatre drames,
dont trois étaient inédits. Nous en présenterons une courte analyse en
traduisant quelques-uns des passages qui peuvent donner une idée de
ces pièces.
1^ La première est intitulée Zenon. Le sujet est la déposition et la
mort de cet empereur en 491 et la proclamation de son successeur
Anastase. Cette tragédie est une froide imitation dun drame écrit en
latin par le jésuite anglais Joseph Simcons ou Simonis et public ^ à
Rome en 16Â8. Le prologue, qui sert d'introduction, est l'œuvre ori-
ginale du traducteur. Mars, les Mégères et Bacchus y préparent le
* Notons en passant que M. Sathas a
donné le mot a une énigme numisma-
tique qui était restée inexpliquée. (P.
173.) H 8*agit de la première monnaie
byiantine avec légende grecque , frappée
par Héraciius et portant Vinscription
ANANEO EANEÏ. Cette médaille fut
distribuée comme votum aux dèmes pen-
dant le siège de Constantinople par les
Avares et les Perses, siège pendant le-
quel le théâtre fut fermé et les dèmes
obligés au service militaire (6:28). Cest
pour cette raison qu*Héraclius , vainqueur
de ses ennemis fit, afin de remplir son
vœu, frapper une médaille commémora-
tive avec hx légende ArONOBETHi:,
« fondateur de jeu. ■
' Une autre édition de ce drame a
été donnée à Anvers en 1649*
54.
424 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
spectateur au sujet du drame. Un passage de ce prologue semble indi-
quer que la pièce a été représentée en Candie après le i^ mai 1639.
Récité par Mars il ne manque pas d une certaine poésie. En voici le
commencement : a Je suis ce dieu quon nomme Mars (Ârès), que les
guerriers proclament le triomphateur des combats. Je demeure dans les
cieux et j'ai au-dessous de moi Vénus, Mercure et le Soleil mon père*
On m'appelle 1 étoile de la douleur, de la guerre, car j'envoie les combats
et les blessures. Mais il me semble que je procure au monde le plus
grand repos, que les haines et les discussions se dispersent devant moi.
J'enflamme le cœur des braves, mais ensuite c'est moi qui mets uo:
terme à leurs inimitiés. Grâce à moi ils sont à l'abri de la peur; c'est
pour moi qu'ils versent leur sang et leurs trésors. Mais je suis aussi la
cause du repos dans le monde et je répands en paix ma lumière et
mon éclat. Les combats cessent, les sceptres d'or s'inclinent et partout
on commence à goûter les jouissances de la paix et de la joie. Ce sang
de tant d'hommes cruels une fois versé, toutes les nations jouissent
du repos. Comme le feu purifie et fait briller l'or, ainsi la guerre ra-*
fraîchit et contente le monde. »
Citons encore (v. 34) cette apostrophe à Catterino Cornaro : «Où es-
tu, toi, dont la Crète se glorifie, prince invincible, dont la tête fut
ornée de la couronne de Chypre? Où es-tu, toi, la gloire des guerriers,
qui t'élançais intrépide au milieu des traits lancés par les Turcs ? L»
lance à la main tu blessais tes ennemis, ayant toujours dans le coeur
la pensée de chasser les barbares de la patrie de Jupiter et prêt à
verser ton sang pour donner la liberté en cadeau aux Cretois. Viens,
âme céleste ! parle toi-même , etc. »
2^ Slathis Ç^rSfis). Comédie populaire écrite et représentée, vera ie
milieu du xvii* siècle, durant le siège de Candie par les Turcs.
Pholas, qui en est l'auteur, est le nom de théâtre d*un acteur, dont la
véritable nom aurait été Ménole. Le sujet de cette comédie de mœurs
est le recouvrement par Sathis de son fils enlevé par les Turcs. En
voici les premiers vers récités par Chrysippe.
«Lorsqu'un matelot, jouet de vagues terribles, se trouve au milieu
d'une lutte acharnée entre les vents et la mer, il éprouve une grande
peur et est envahi par mille soucis, au moment surtout où il voit
le jour finir et le soir venir. Le tumulte des flots écumants le remplit
de crainte, et l'obscurité de la nuit éteint son espérance. Mais, lorsque
l'aurore, derrière la digue du rivage, montre sa tête dorée et couronnée
de roses, alors ses craintes et ses soucis commencent à diminuer et
THÉÂTRE CRETOIS. 425
ia lumière rallume son espérance éteinte. Ainsi les vagues irritées de la
mer de mon amour tourmentent ma pensée. Ainsi j accours pour voir
l'aurore de lamour se lever et me rendre l'espoir avec sa brillante figure.
Viens, ma douce aurore! que ta beauté m apporte dans ces lieux la lu-
mière du soleil! Viens, par ta présence, faire revivre tout d'un coup
mon cœur mourant et éteindre mes soucis. »
3" Gyparis [Tiitaptç). Drame pastoral écrit vers la fin du xvi' siècle,
et dont fauteur est inconnu. Il a pour sujet les amours de deux ber-
gers et de deux bergères, qui finissent par se marier, grâce à Tinter-
vention de Vénus en personne. Ce gracieux drame rappelle bien les
compositions italiennes du même genre ; mais il nous semble que les
personnages y sont plus naturels que dans ces dernières. Les bergers y
sont plus vraiment paysans. Deux bergers sont amoureux de deux ber-
gères. Mais Gyparis est le véritable amoureux et c'est Panoria qui a su
lui inspirer la passion principale. L'autre couple reste dans l'ombre, et
excite beaucoup moins l'intérêt. Le vieux père de Panoria et la vieille
Phrosyne servent à introduire 1 élément comique du poème. L'intrigue
est conduite avec art, et le sentiment poétique est toujours frais malgré
la verbosité de Tépoque. Quelques citations permettront de juger le
mérite du poète.
Pag. i3i, V. iSy-iSS. Alexis console Gyparis. «Avec le temps, dit-
il, l'eau perce une dalle de marbre, et le fer se rouille et se consume.
Avec lé temps les lions farouches finissent par s'apprivoiser. Avec le
temps, le coursier se laisse mettre un frein.
« Ainsi pour elle viendra un temps où elle sera domptée à la vue de
tes larmes et de ton immense amour. Si tu lui paries tous les jours, il
se peut que sa dispositien devienne meilleure et qu'à la fin elle ait
pitié de toi. C'est par des paroles, dit-on, que les cieux furent une fois
arrêtés ; les paroles peuvent faire tomber le soleil.
«Je ne te considère donc pas comme si malheureux. Puisse ma for-
tune, ami, être égale à la tienne! J'aime et je brûle, je souffre et je
désire, sans jamais espérer que mes maux cesseront, et cela parce que
je crains de montrer ma douleur à la fille que j'aime et de lui en de-
mander le remède. Console-toi donc en me voyant, car je sub encore
plus malheureux que toi. Un feu couvert brûle davantage ; la maladie
qui se cache fait mourir le malade. »
Page ao8, V. i &5. «Je suis comme le cerf percé d'une flèche et qui
426 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
ne trouve point de repos en courant. Ayant la flèche dans la poitrine,
il espère remédier à sa douleur, tantôt en parcourant les vallons et les
bois, tantôt en se fourrant dans une gorge, tantôt en gravissant le
sommet de la montagne. Il court, il s*anête, il tombe par terre et se
met à mugir. Plus il cherche à se soulager, plus il soufire. Tel je suis,
pauvre infortuné. Depuis que les yeux de celle que j*aime ont percé
mon cœur, je parcours nuit et jour les champs et les vallons, les bois,
les précipices. Mais, partout où je vais, je porte mes souffrances, et, au
lieu du remède que j*espère, je ne fais qu augmenter mon mal; car par-
tout lamour me poursuit et ne cesse de présenter à mes pensées celle
que j aime. Pourquoi est-elle plus impitoyable que toute autre femme?
Poiurquoi jette-t-elle une si grande flamme dans mon pauvre cœur?»
Page 218 j V. 91-1 17. ttTourne-toi vers cette branche; regarde cette
paire de colombes, vois comme elles s*embrassent tendrement. Ecoute
la fauvette comme elle se plaint, et, dans son doux chant, raconte sa
douleur. Elle vole de branche en branche, et, partout où elle ae
perche, elle se lamente. Il .semble qu*elle dise : <(J*aime, j^aime. » La
vache mugit en songeant au taureau. La brebis nuit et jour appelle le
bélier; les vipères n'empoisonnent point lorsqu'elles aiment et se pour-
suivent les unes les autres. Les lions farouches eux-mêmes ressentent
bien souvent dans leur bouillante poitrine la puissance de l'amour.
Même au fond de la mer les poissons n'y résistent pas et se sentent
entraînés l'un vers l'autre. Toi seule, Panoria, tu te croisasses forte
pour résister à l'amour. Mais que parlé-je des animaux? Les arbres
aussi aiment et ne produisent leurs fruits qu'après des étreintes amou-
reuses. Le citronnier se marie souvent au cédrat. . . Vois le platane
comme il est étroitement enlacé par la belle vigne qui le tient em-
brassé. Leur cœur ressent tant de joie à leur amour mutuel qu'ils
semblent dire : a que tous ceux qui passent par ici voient notre amitié
et qu'ils s'unissent ainsi par l'amour. »
4* Érophile (Èpûi^Aiy). Tragédie composée vers le commencement
du XVII* siècle par le poète crétois George Chortazzis. Elle a été
publiée pour la première fois à Venise en 1687, avec un texte défi-
guré par l'éditeur Hilarion Cigalas. En 1678, il en parut une seconde
édition corrigée, d'après le texte original, parle directeur de la biblio-
thèque de Saint-Marc, Ambroise Gradenigo le Cretois. Dans ces der-
niers temps, une copie du xvii* siècle en lettres latines a été dé-
couverte parmi les manuscrits de Maximilien, empereur du Mexique.
THÉÂTRE CRETOIS. 427
Voici le sujet de cette tragédie. Panarétos, jeune général égyptien,
élevé à ]a cour du roi Philogonus, aime la fille du roi. Ce dernier ne
consent pas au mariage et fait périr Panarétos. Dans son désespoir,
Érophiie, la fille du roi, se donne la mort. Les quatre intermèdes de
cette pièce, placés entre les actes, ont pour sujet fépisode de Renaud
et d*Armide de la Jérusalem délivrée
En voici le Prologue, p. agi, v. 1-32. C'est Charon qui parle :
«Mon aspect sauvage, impitoyable et sombre, et la faux que je tiens,
et mes os nus , et les coups de tonnerre et les éclairs qui ont ouvert la
terre pour me laisser sortir des enfers, tous ces signes, sans besoin de
parler, montrent qui je suis à tous ceux qui me voient.
« Je suis celui que tout le monde abhorre en m*appelant cruel , aveugle
et impitoyable. Les rois, tous les puissants de la terre, les riches et
les faibles, les maîtres et les esclaves, les jeunes et les vieux, les grands
et les petits, les sages et les fous, tous les hommes en un mot, c*est
moi qui les précipite dans les bras de la mort, tout d'un coup quand
je le veux et en terminant leurs jours à la fleur de leur jeunesse. Je dé-
truis la gloire et les honneurs, j'obscurcis les noms, je disperse les droits,
je divise les amitiés; je viens à bout des cœurs farouches, je change les
pensées, je jette de côté les espérances et j'accumule les soucis. Là où
je tourne mon regard irrité, des contrées entières sont détruites, des
mondes sont engloutis. Où sont les royaumes des Hellènes? Où sont
toutes les possessions si riches et si puissantes des Romains? Où sont
leurs arts et leurs sciences? Quest devenue leur renommée? Où est cette
glorieuse Athènes si fameuse par les armes et par les lettres? Où est la
forte Carthage et les heureux généraux de Rome? Que sont devenus les
succès qu'ils ont remportés? Où sont la valeur d'Alexandre et ses con-
quêtes, et les honneurs des Césars qui ont commandé sur l'univers
entier? Tout a été détruit par moi, c'est moi qui ai tout perdu. J'ai
tout réduit en une cendre invisible, j'ai tout enfoncé dans l'oubli. »
Citons encore le chœur de la (in du quatrième acte, p. ^3i. «O
gracieux rayon du ciel, toi qui de ton immense foyer répands la lu-
mière sur l'univers entier, ta marche, qui suit toujours sûrement son
orbite, embellit les deux parties du firmament, ainsi que la terre.
Lorsque tu éloignes de nous ta vue, tu arroses la terre avec la pluie et
la neige pour que tes créatures puissent vivre; et, lorsque tu Rapproches
de nouveau et que lu commences à disperser la neige, à réchauffer le
monde, alors tu remplis la terre de fleurs, tu portes la joie dans la
végétation, tu produis abondamment les fruits de toute espèce, et tu
demeures, toi, à tout jamais dans ta gloire. Les diamants et les rubis,
428 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
les perles, toutes les pierres précieuses semblent aussi être ton œuvre.
Tout ce que ta lumière ne voit pas se conserve enfoui dans le fond de
la terre, mais de tout ce qui s*étale devant tes yeux, cest toi qui as
tout produit, ou bien cest par toi que tout se nourrit, se conserve et
se propage. Cest grâce à toi que rien n est destiné à périr.
«O mon soleil lumineux! Je me souviens des maux des temps passés,
et, à ce souvenir, je sens tous mes membres frissonner de froid. Nous
avons vu dans nos pays infortunés les fleuves rouler des flots de sang.
Les ennemis étaient tout autour de nos murs et toutes les armées de
notre royaume ne nous inspiraient plus d*espérance. Mais la grâce des
dieux est venue à notre secours et la main valeureuse d'un général
nous a sauvés de cette guerre.
«Hélas! combien son sort a été amer! Méritait-il, après avoir vaincu
nos ennemis, de devenir, lui, Tesclave de lamour? Il a aimé notre
princesse , et , au moment même où il allait se croire le plus heureux
des hommes, il est tombé dans un immense abime. Maintenant, en-
chaîné dans sa prison il attend, l'infortuné, une mort cruelle de la
main de notre roi irrité. O soleil! que ta lumière s obscurcisse à nos
yeux en signe de deuil ! Ou bien envoie-la dans d'autres lieux , loin de
nous. Quun nuage obscur s'étende sur nous, et que la foudre en co-
lère tombe sur ce palais et qu'elle le détruise! Au moyen de mille
éclairs fais trembler notre roi égaré , afin qu'il ne sacrifie pas la vie de ce
jeune homme valeureux; change sa haine en amitié, pour qu'il se
montre un père bon et aimant envers sa fille et envers ce malheureux
jeune homme. »
Les quatre pièces, dont nous venons de traduire quelques passages,
sont écrites en dialecte crétois , dialecte très difficile à comprendre.
Aussi nous regrettons vivement que M. Sathas n'ait pas ajouté un glos-
saire dans lequel il aurait donné l'explication d'une foule de mots que
l'on chercherait vainement dans les dictionnaires grecs modernes. C'est
là un complément indispensable pour toutes les publications du même
genre.
E. MILLER.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 429
t I
Etude sur des Maximes d'Etat et des fragments politiques inédits
du cardinal de Richelieu. — Authenticité de son Testament politique.
PREMIER ARTICLE.
I.
Peu d^hommes d*État certainement ont eu un aussi vif souci de la
^oire que le cardinal de Richelieu. C'est, selon son expression, ule
seul bien propre à payer les grandes âmes. » Il s*est efibrcé autant qu'il
était en lui de s'assurer ce salaire.
Richelieu, ayant beaucoup pensé à la postérité, a beaucoup écrit
pour elle. Il s*est appliqué à réunir dans ses Mémoires le détail des
grands événements dont il avait été le principal acteur. Laissant à ses
secrétaires et aux hommes qui avaient servi sous lui le soin de rédiger,
le gros de Tœuvre et tout ce qui n était que {exposition des faits secon-
daires, lui-même a pris la plume chaque fois qu'il s'est agi de diriger,
au milieu de l'obscurité des affaires capitales, le jugement de la postérité
iucertaine. Travail considérable et digne de toute admiration, si Ton
prend garde que pas une ligne ne fut écrite loin des documents et des
renseignements les plus précis, et que jamais, pour concevoir et exécuter
ce long ouvrage, Richelieu n'a rencontré ces moments de repos que la
trêve des affaires ou les divers succès de la fortune ont réservés à d'autres
grands hommes que l'histoire met auprès de lui.
Une pareille œuvre n'a pas semblé suffisante k un esprit si actif. C'é-
tait là la pratique en quelque sorte, et la mise en œuvre de ses pen-
sées politiques; il a voulu en donner la théorie. Nous avons dès
aujourd'hui la preuve que Richelieu songea de bonne heure à écrire
ce que lui-même appela son Testament politique. Formé à l'école des
grands politiques italiens du xvi* siècle, mêlé en France même à un
courant littéraire que l'esprit de généralisation dominait, Richelieu a
voulu exposer aussi les préceptes du gouvernement des États. De même
que, selon un mot désormais populaire «Richelieu a eu les intentions
de tout ce qu'il fit, » de même, il résolut d'expliquer quelles avaient été
<C8 intentions.
De cette pensée sortit l'œuvre magistrale, un peu délaissée, même
55
430 JOURNAL DES SAVANTS. —JUILLET 1879.
de nos jours, et sur laquelle la critique trop rapide d*un autre grand
homme a jeté un voile immérité de suspicion et de dédain.
Depuis qu à ces livres de premier ordre préparés pour sa gloire par
le cardinal Richelieu, l'érudition moderne a pu joindre le vaste recueil
de sa Correspondance et de ses Papiers JtÉtai, l'histoire a dû peu à peu
revenir sur les impressions qu'avaient laissées contre lui des ennemis
et des accusateurs que l'on avait trop souvent écoutés comme des juges.
La grandeur politique et morale d'un des personnages les plus con-
sidérables de l'histoire de France est apparue tout entière. Il semble
qu'aujourd'hui le moment est arrivé où l'on peut décidément écarter
de l'enquête les bavardages de ruelles et les rancunières récriminations
que ses adversaires rapportèrent de l'exil, ou distillèrent dans les loisirs
d'un long séjour à la Bastille.
Le document que nous intitulons Maximes d'État et fragments poli-
tiqaes inédits da cardinal de Richeliea doit compléter encore le dossier
qui plaide pour le ministre do Louis XIII. Pour être moins impor-
tant que les autres ouvrages du cardinal, il n'en jettera pas moins une
vive lumière sur le fond même de ses pensées et sur la nature de son
génie.
Ce ne sont, en efiet, ni des morceaux définitifs écrits pour l'his-
toire, ni même des pièces politiques jetées dans le courant des affaires
et faisant partie de leur développement journalier. Mais ce sont les
révélations les plus immédiates que nous puissions espérer de rencon-
trer sur les procédés de travail, les sources d'informations et les habi-
tudes de réflexion qui furent les véritables causes des déterminations
du cardinal.
On y trouvera des pensées, des sentences, des fragments, jetés
sans ordre, pêle-mêle, sur des papiers destinés à n'avoir d'autres lec-
teurs que Richelieu lui-même ou les hommes qu'il employait à la ré-
daction de ses écrits publics. Ce sont, pour ainsi dire, les germes des
entreprises, des rudiments de mémoires et dinstructions , des notes
prises à la hâte, des réflexions et des observations bonnes à fixer et qui
pouvaient servir. Nous assistons au travail intime qui se faisait dans la
pensée et sous la plume de l'homme d'État. Nous le prenons sur le fait,
au milieu des préparatifs de ses grands desseins, dans le tour négligé
d'un homme qui se parle à soi-même et qui s'avoue à soi-même ce
que les autres ont grand peine à deviner au milieu de l'enveloppé de
ses paroles et de l'insuflisante information de ses actes publics.
Nous entrons dans le secret de ses lectures; nous voyons ce qu'il
allait y chercher, et à quelles sources préférées s'abreuvait ce grand
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 431
politique. C'est ici encore qu il étudie une affaire , qu'il se penche sur
les cartes, qu'il consulte les précédents, qu'il pèse les diverses raisons
d'agir, et qu'il déduit de toutes ces éludes les motifs de sa conduite
particulière et du gouvernement de l'État. C'est ici enfin que ce vaste
esprit, plus préoccupé d'idées littéraires qu'on ne le pourrait croire,
s'essaye à fixer dans une forme étudiée les pensées qui, journellement,
le traversent comme des éclairs.
Vivant dans un temps où Ton faisait volontiers d'une réflexion une
maxime, Richelieu ne pouvait échapper à une tendance si générale.
Nous rencontrons donc, dans ces feuilles, de nombreuses sentences ré*
digées avec soin, et qui, certes, ne dépareraient pas les recueils les plus
célèbres que nous a laissés le xv!!*" siècle. La haute politique surtout et
l'étude des hommes en sont les ordinaires sujets; il est superflu d'ajou-
ter qu'elles sont traitées de la main du maître. Les maximes les plus
redoutables de ce redouté politique y apparaissent dans leur naturel.
Beaucoup d'entre elles, il est vrai, se sont fondues plus tard dans le
corps du Testament politique; mais elles ont, dans leur isolement et
dans la forme originale de leur premier jet, comme une vigueur plus
grande et produisent une impression plus vive.
En un mot, ce document fournira les indications les plus utiles et
les plus nouvelles sur les secrètes raisons politiques du cardinal et sur
les plus intimes préparations de ses œuvres littéraires. De l'étude faite
à ces deux points de vue sortira une connaissance plus complète de
l'homme lui-même. C'est là une des plus nobles recherches de l'histoire,
et ce sera le but et la division du travail plus détaillé qu'il convient de
consacrer à ces pages inédites.
Avant d'entrer dans ce détail, indiquons les preuves de la parfaite
authenticité des documents et l'exposition des circonstances par suite
desquelles il est resté inconnu jusqu'à nos jours.
En lyoS, la duchesse d'Aiguillon, petite-nièce du cardinal de
Richelieu, était moite, laissant dans sa succession l'importante collec-
tion des papiers personnels et des papiers d'Etat du cardinal. «Un
« ordre du roi permit au marquis de Torcy de retirer des mains des
«héritiers ces documents de première valeur. Ils furent réunis au
«Dépôt des afiaires étrangères, lorsqu'en 1710 il fut formé, avec la
«permission de Louis XIV, dans le donjon au-dessus de la chapelle du
«vieux Louvre \»
^ Extrait de la note de Le Dran, bliée dans la Lettre sar le Testament po-
commis des affaires étrangères, com- liliqae, à la suite de f édition de i7o4t
muniquée à Foncemagne, qui fa pu- p. 7.
55.
\
432 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Ces papiers étaient restés jusque-là réunis en liasse ou enfermés
dans les cartons. Dès 1711 Tabbé Le Grand fut chargé d*en entre-
prendre la mise en ordre, comme d une des parties les plus précieuses
pour la formation du corps d'étude de la nouvelle Académie politique
que venait de fonder M. de Torcy.
L'abbé Le Grand dressa, à cette occasion, un curieux mémoire, «De
« rUtilité de larrangement des papiers du feu cardinal de Richelieu ^ »
Il rédigea un inventaire, pièce par pièce, des documents qui formaient
la correspondance^. Il dressa enfm un catalogue général de celle-ci,
dont une bonne partie est parvenue jusqu'à nous ^.
Il est à croire que, pour ce travail, Tabbé Le Grand dut emporter
chez lui tout ou partie des documents sur lesquels il appliquait tout
son zèle. Lui-même avait un cabinet assez abondant en pièces curieuses.
Lorsqu'il mourut, en lySS, partie des pièces qui le formaient allèrent
à la Bibliothèque du Roi, partie furent remises aux mains de son grand
ami, M. de Clairembaut. Ainsi Tavait-il disposé lui-même par une des
clauses de son testament.
Or, parmi les pièces qui vinrent augmenter ainsi la vaste et confuse
mer des Mélanges de Clairembaat, se trouvaient la plupart de celles que
nous venons d'indiquer, et, en outre, une centaine de feuillets cou-
verts d'une écriture plus ancienne, et qui, traitant de matières diverses,
furent mises près du catalogue de la correspondance de Richelieu, sous
le titre général de Miscellanea.
En allant nous-même consulter cette table de la correspondance ,
d'un doigt distrait d'abord nous feuilletâmes ces papiers. Mais bientôt
notre attention fut attirée tout entière à un examen plus minutieux. A
chaque page nous reconnaissions l'écriture du cardinal de Richelieu et
de ses principaux secrétaires. En marge de ces feuillets, le mot Testa-
ment était fréquemment répété. Enfin des signes spéciaux, que nous
connaissions pour les avoir rencontrés fréquemment en étudiant le
mode de rédaction des Mémoires du cardinal de Richelieu, su£Bsaient
pour nous convaincre que nous avions bien affaire à des papiers venant
du cabinet de celui-ci.
Une étude plus attentive ne pouvait que confirmer nos premières
' Ce document se trouve avec ceux correspondance de Richelieu qui sont
qui sont relatifs à la formation de l'Aca- au Ministère des Affaires étrangères,
demie politique dans les Mélanges d? Presque tous sont écrits de la fine écri-
Clairembaat, vol. DXIX. ture de labbé Le Grand
* Des fragments de cet inventaire se ^ Ce catalogue est dans le vol. DXXI
trouvent reliés dans les volumes de la des Mélanges de Clairembaut.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. Û33
observations. Tous les faits indiqués dans ces pages, toutes les remarques
qui sy trouvent consignées se rapportent à une époque correspondant
aux premières années du ministère du cardinal de Richelieu.
Tous les passages en marge desquels le mot Testament est écrit, ont,
en effet, servi à la rédaction de quelqu'une des pages de ce livre ^
Les signes de renvois qui sont les mêmes que ceux qu'on trouve sur
les manuscrits originaux et authentiques des Mémoires , se rapportent en
effet à des passages qui, plus ou moins modifiés, ont passé dans leur
rédaction définitive.
Enfin une dernière preuve qui, à elle seule, eût suffi pour établir
Tauthenticité , nous apportait un nouvel élément de certitude, et mettait
en lumière, d'une façon indubitable, la série des faits par suite desquels
cet important ensemble s'était trouvé détaché de la collection des
Affaires étrangères, pour aboutir enfin au volume DXXI des Mélanges
de Clairembaut. En effet, la table manuscrite des papiers.de Richelieu,
faite par l'abbé Le Grand, table qui suit immédiatement nos documents,
constate qu'ils font partie de cette collection , et que c est du cardinal
lui-même qu'ils émanent^.
' Voir les rapprochements que nous
faisons plus loin.
• Nous publions ci -dessous la note
de fabbé Le Grand , que nous considé-
rons comme très importante. Elle ter-
mine le catalogue des papiers de Riche-
lieu , etse trouve dans le même vol. DXXI
du fonds Clairembaut (P 209 v") :
« Deux registres intitulés Miscellanea,
tDans le premier cotté 7, il y a beau-
«coup de papiers blancs et souvent des
c maximes ou sentences a costé des-
• quelles est écrit Testament.
• Page 1 . Raisonnement sur la trêve
«d*Hollande faite en 1608.
« P. 1 5. Metz , Toul et Verdun , usur-
• pations sur ces eveschez par les ducs
tde Lorraine, ce qui! faut faire pour
• brider M. de Lorraine.
«P. ai. Le bon effet qu*on tire du
• secours qu*on donne aux HoUandois.
« P. 3i . Sur Timportance de la Valte-
• line.
• P. 39. Particularitez sur M. de
• Luines.
• P. Ai- Germon séditieux du Père
« La Chaux. M. le Prince. Maximes sur
• la négociation.
«P. 4a- Caractère de M. d'Aligre.
• P. 47- Le connestable de Lesdi-
• guières. Plusieurs maximes de suite.
• P. 63. Son sentiment sur Tavis
• qu'il avoit de se retirer.
• P. 71. La Rochelle. L'Angleterre
• par rapport à la Rochelle.
« p. 91. Acte de réception de la paix
• pour Ïa ville de la Rochelle.
«P. 93. Réponse que lit le roy à
• l'ambassadeur d'Espagne, à l'occasion
« des traittez faits par M. du Fargis. •
Ces indications sont précisément les
titres des principaux articles contenus
dans notre recueil. Tous y sont ; il n en
manque aucun aujourd'hui. Il faut con-
clure de cette note que, du temps où
l'abbé Le Grand recevait des héritiers du
cardinal les papiers de celui-ci, nos
fragments en faisaient partie , et le das-
sificateur était si persuadé qu'ils éma-
naient de Richelieu, qu'il dit, au para-
(i3(i JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Ce nVst pas tout. Les papiers de Richelieu, conservés au Ministère
des Affaires étrangères, contiennent à leur tour une mise au net de ces
Maximes d*Etat (voir France i63i, vol. LIX). Cette mise au net est de
la main d*un copiste. Mais la comparaison des deux textes nous apprend
que cest sur Toriginal du fonds Clairembaut qu'elle a été prise.
Il semble que la preuve est faite. Écriture du cardinal, attestation de
i abbé Le Grand , comparaison des deux copies , explication de lorigine
et du déplacement de ces papiers, tout concorde. Il est inutile de
chercher dans un détail plus particulier de nouveaux arguments qui ne
viendraient que par surcroît.
II.
Si nous entrons maintenant dans Texamen plus détaillé des éléments
nouveaux quç la mise au jour de ce recueil de notes apportera à This»
toire du cardinal, il conviendra de faire tout d'abord une remarque
qui en précise la portée.
La date extrême à laquelle semblent se rapporter les faits qui s'y
trouvent mentionnés eist Tannée i 63o. De sorte que la période de la
vie du cardinal sur laquelle de nouveaux renseignements sont fournis
paraît limitée par les années 162 4, dune part, et i63o, de l'autre V.
Si cette première période de la vie politique du cardinal-ministre
n'est pas la plus considérable et la plus glorieuse devant l'histoire, elle
est peut-être la plus importante , parce qu'elle contient en elle le germe
de toutes les autres.
A peine Richelieu faisait-il partie du conseil, à peine la chute de La
Vieuville lui laissait-elle la première place , que Richelieu était mis en
graphe noté 63, en parlant évidemment
du ministre : « Son sentiment sur Tavis
« qu'il avoit de se retirer. •
^ La date de i6a4 est indiquée par
le second de nos fragments qui , en trai-
tant des conditions de Talliance avec la
Hollande, ne peut être antérieur à Té-
poque où les ambassadeurs hollandais
vinrent à la cour solliciter Tappui de
la France. Les « articles accordés par le
■ roi aux Provinces -Unies» sont du
ao juillet 162 4- (V. Mercure François,
t. X, p. 49a.) — Quant à la date de
i63o, elle résuite d'une citation faite
dans un de nos fragmenb. Richelieu
emprunte une phrase à Villars (fr. 64)
et renvoie en marge aux Mémoires de
celui-ci, p. 877. Or cette citation pré*
cise de la page ne peut se rapporter
qu'à l'édition de cet auteur parue en
i63o, avec une continuation de C. M.
(Claude Malingre) en deux vol. in-8". — »
D*ailleurs tous les faits historiques aux-
quels il est fait allusion dans ces Frag"
ments se placent naturellement entre
les deuK dates que nous venons d'indi-
quer.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 435
demeure de déclarer iminédialement dan« quelle direction il entendrait
diriger désormais la fortune de la France.
La Hollande envoyait des ambassadeurs à la cour de France, pour
implorer Tappui du successeur de Henri IV; TAngieterre recherchait
la main de Henriette -Marie pour le prince de Galles, et oflFrait de
s allier à la France pour la revendication du Palatinat et le secours des
protestants d'Allemagne. L affaire de la Valteline était instante, et le
pape, qui s*en était constitué l'arbitre, penchait trop visiblement du
côté dune solution favorable à TËspagne.
Si, h ces difficultés extérieures, on ajoute la menace des troubles à
rintérieur, le parti protestant en armes, les grands prêts à tourner à
leur profit les prétentions de Gaston, frère du roi, on admettra aisé-
ment que Richelieu devait se prononcer sans hésitation, et que de ia
nature des résolutions qu il allait prendre dépendait le sort de toute la
suite de son ministère.
Or. en ce temps-là , Richelieu avait certainement arrêté dans son esprit
le plan de conduite quil devait développer plus tard. Mais il nous est
permis de douter qu'il pût concevoir dès lors Tespérance de l'appliquer
tout entier, et surtout qu'il osât en dévoiler la meilleure part à ses
collègues du ministère.
Richelieu, en i6a4, était encore avant tout le favori, le protégé de
la reine mère, l'ancien compagnon de Concini, et l'habile intrigant
qu'une heureuse fortune avait firaîchement revêtu de la pourpre ro-
maine. Il n'est pas douteux que, pour tous ceux qui ne le connais-
saient pas , et même pour plus dun de ceux qui croyaient le connaître,
Richelieu dût passer pour catholique et Espagnol ^ Peu de monde pou-
vait deviner en lui le ministre aux longues vues, qui devait reprendre
et mettre en œuvre la politique de Henri IV.
Il n'y avait pas bien longtemps, d'ailleurs, que, dans son esprit même,
une évolution s'était faite, évolution que l'histoire n'a pas su mar-
quer avec une précision suffisante. Richelieu, qui avait été d'abord
rhomme de la cabale italienne, venait de rejeter définitivement la po-
' Lorsqu'on apprit à Londres que
Richelieu prenait la direction des affai-
res, Timpression fut fâcheuse. On crut
aue le cardinal était hostile au projet
^alliance des deux couronnes , et que la
Proposition du mariage courait chance
'être rejetée. A Rome, au contraire,
on se félicita vivement. Pourtant des
gens perspicaces eussent pu ne pas se
laisser aller à une pareille illusion. Ri-
chelieu s'était déjà prononcé très éner-
giquement dans le sens dune politique
anti-espagnole. Voy. une des notes sui-
vantes, et cf Guizot : Un projet de ma-
riage royal, p. 279; Avenel, Corr, de
Rich,, t. Il, p. ai , note, et p. 35.
436 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
litique des petits moyens, des petites vues et des petits résultats, qui
portait au pouvoir les protégés de la reine mère, pour se donner tout
entier à la grande conception, française par excellence, de la lutte
contre la maison d'Espagne.
Nous avons de fortes raisons de croire que cette évolution eut lieu
en lui lors du séjour de trois ans qu*il fit dans son diocèse et à Avignon,
a au milieu de ses méditations et de ses livres, » comme il le dit lui«
même.
Mais, dans une telle carrière, les intérêts immédiats doivent prendre
souvent le pas sur les plus hautes conceptions de la pensée. La pre-
mière nécessité qui s'impose à un esprit capable d'entreprendre de telles
choses est d'avoir entre les mains les moyens de les accomplir, c'est-
à-dire le pouvoir. Aussi les nouveaux desseins de Tévêque de Luçon ne
se découvrirent- ils qu'après que la réconciliation de la reine mère et
du roi, arrangée par lui, lui eut valu le titre de cardinal et l'espoir
prochain du ministère.
Gabriel HANOTAUX.
( La suite à an prochain cahier.)
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. 437
LA QUESTION DE DROIT ENTRE CESAR ET LE SÉNAT.
P. GuiRAUD, le Différend entre César et le Sénat. Paris, 1878.
César était-ii dans son droit en commençant la guerre civile? C'est une
question qu un homme de nos jours ne songe guère à se poser. L*insur-
rection d'un général d'armée contre les pouvoirs publics parait à un mo-
derne absolument injustifiable. Pourtant, si l'on regarde les écrits du
temps, on voit que César et ses amis disaient qu'ils avaient le droit pour
eux, et il n'est pas impossible qu'ils crussent sincèrement qu'ils l'avaient.
Même dans le langage et les écrits de leurs adversaires, on entrevoit
que le bon droit de César pouvait être soutenu. C'est que, pour les
esprits des anciens, siurtout des Romains, la question de droit ne se po-
-sait pas telle qu'elle se pose à notre esprit. L'idée d*un devoir général
envers tous les pouvoirs publics , qui représentent la patrie , était devenue
vague et incertaine depuis près d un siècle. Ce qui était clair et indiscu-
table c'était l'obéissance à la lettre des lois. Or César feignait de croire
-ou croyait réellement qu'il avait quelques lois pour lui. Ses partisans
avaient des prétextes ou des raisons pour prétendre que c'était le sénat
qui était sorti le premier de la légalité. En effet, avant qu'il franchît
le Rubicon , il y avait eu un décret du sénat qui le rappelait en lui en-
levant ses provinces et son armée. Il s'agissait de savoir si ce sénatus-
consulte était légal. Au cas où il ne l'était pas, c'était le sénat qui le
premier s'écartait du droit, c'était lui qui le premier franchissait le Ru-
bicon. Ce problème a sans nul doute partagé les esprits des Romains; il
est naturel que les historiens modernes aient cherché à le résoudre.
On croirait d'abord que la solution en est facile. Le sénat avait-il le
droit de rappeler César de sa province ? Il l'avait, si César tenait de lui
son commandement. Mais c'était le peuple qui, par une série de lois,
avait donné à César son pouvoir et ses légions; or le sénat ne pouvait
rien contre des lois faites régulièrement par le peuple. Seulement ces
îois avaient marqué un terme aux pouvoirs de César, et, si ce terme
était arrivé, le sénat pouvait rappeler César et lui désigner un succes-
seur. Le problème est donc de savoir si ce terme était expiré le 1* jan-
vier ^9; il se réduit à une question de date.
56
438 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
Cest une chose bien étrange que, parmi tant d'écrivains latins et
grecs qui ont raconté cette histoire, aucun ne nous marque cette date,
que tous les Romains devaient connaître. Ni les historiens, ni Gicëron,
ni les correspondants de Gicéron, ne nous la donnent. Quant aux textes
de lois dans lesquels ce terme était certainement indiqué, aucun d*eux
n est paiTenu jusqu.^ nous. Cest donc à nous de trouver cette date A
Taide des renseignements values et des allusions que nous pouvons
saisir chez les contemporains.
Un maître de la science allemande, M. Mommsen ^ a été conduit par
une série de calculs à fixer cette date au i*' mars ^9 (708 de Rome).
Aujourd'hui M. P. Guiraud, par d autres calculs et par Tobservation
minutieuse des textes, arrive à la date du mois de mars 5o (70& de
Rome). Si M. Mommsen a raison, cest le sénat qui a commis la pre-
mière illégalité, car il n avait pas le droit de rappeler Gésar le 1^ jan-
vier /ig. Si cest la théorie de M. Guiraud qui est la vraie, le sénat
avait ce droit depuis neuf mois, et, par conséquent, Gésar navait aucun
prétexte pour faire la guerre civile.
Voici d*abord les faits connus: Tan Sg, Gésar étant consul, la prcK
vince de Gaule cisalpine lui fut attribuée, malgré le sénat, par une loi
dont le tribun Vatinius était Tauteur. Gette loi Vatinia lui donnait
la province pour cinq ans. Il faut noter que cette loi avait un vice
de forme : elle avait été votée en dépit des auspices, par conséquent
en violation de la loi y£lia-Fu(ia ^. Aussi ne serons-nous pas surpris
de voir que les adversaires de Gésar la déclaraient nulle et sans valeur.
Quoi quil en soit, après que le peuple eut donné à Gésar la Gaule
cisalpine, le sénat lui donna h son toiu* la Gaule transalpine; apparem-
ment il ne voyait pas de meilleur moyen d*empêcher que cette seconde
province ne lui fût décernée aussi par le peuple ; en la donnant lui-même,
et probablement sans terme fixe» il restait maître de la reprendre quand
il voudrait; donnée par le peuple, il n aurait eu aucun droit de la res-
saisir. Quatre années plus tard, en 55, la loi Pompeia-Licinia prorogea
le commandement de Gésar pour une nouvelle période. Tels sont les
faits dont il faut tirer la solution du problème.
Si Ton connaissait le point de départ des cinq années du conm^ande-
' Th. Mommsen, Die Rechisfrage voyez son i4p/)e/ic{ix, pages 156-196. —
zwischen Cœsar und dem Sénat, 1857. HoSmann , De ofigine bdli Cœsariani, $e
M. Zumpt, dans ses Studia Romnna, prononce pour le 1" mars 49*
s'écarte de Topinion de M. Mommsen; * Gicéron, //i Faiimiim, 6-7; Suétone,
il croit pouvoir fixer le terme du pro- César, xx.
consulat de César au 1 3 novembre 5o ;
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. ^39
ment conféré par la loi Vatinia, on posséderait un élément important.
Ce point de départ était si bien établi par les usages et le droit public
de Rome, qu aucun des contemporains na pris la peine d*en parier, et
c est parce qu il était si bien connu que nous Tignorons. Trois hypothèses
ont été faites. Suivant M. Mommsen, tous les commandements provin-
ciaux et militaires commençaient au i*' mars; le commandement effectif
de César ne pouvait commencer que le i*' mars 58; mais il pouvait
prendre Yimperium proconsulaire dès le i*^ janvier, et ces deux mois
comptaient alors pour une année entière; d'où M. Mommsen conclut
que le terme assigné par ta loi Vatinia était le i*^ mars 56. M. Guiraud
a très clairement montré, et M. Zumpt lavait déjà fait avant lui, que
cette théorie de M. Mommsen sur Tannée militaire commençant au
1* mars n'était appuyée sur aucun texte. — Suivant M. Zumpt, les cinq
années accordées parla loi Vatinia partaient du jour delà promulgation
de la loi, c'est-à-dire du i" mars Sg. A cela M. Guiraud objecte que
rien, dans le droit public romain , n'indique une règle qui aurait fait com-
mencer un commandement provincial dujouroiila loi avait été promul-
guée à Rome; d ailleurs c*est une pure conjecture de dire que la loi
Vatinia ait été portée le i " mars. — Suivant M. Guiraud , tout commande-
ment provincial partait du jour oh Ion en prenait réellement possession
ou plus exactement du jour où Ton entrait dans la province. Il cite plu-
sieurs textes de Cicéron qui semblent bien établir cette réglée Or
César n est entré dans sa province de Gaule cisalpine que vers le
27 mars 58; c'est donc à partir de ce jour que devaient courir ses cinq
aimées de commandement.
Cette partie de l'argumentation de M. Guiraud nous parait fort so-
lide. Il démontre que les théories de MM. Mommsen et Zumpt reposent
sur de pures hypothèses; la sienne s appuie , au contraire , sur plusieiu^s
textes bien compris. Aux raisons qu'il donne nous ajouterions volon-
tiers qu'il n'est guère admissible que le gouvernement proconsulaire de
César se soit confondu pendant neuf mois avec son consulat; qu'il ne
quitta pas Rome dans l'année 59; que le gouverneur de la Cisalpine,
Afranius, ne fut pas rappelé de sa province; que César n'y envoya aucun
lieutenant pour le représenter; qu'enfin il ne put être ni ne fut gouver-
neur des deux Gaules avant l'expiration de son consulat, c'est-à-dire avant
le 1" janvier 58. Toutefois nous éprouvons quelque peine à admettre
avec M. Guiraud que les cinq années du commandement de César
' Guiraud, Le différend entre César et le Sénat, p. U^-lkà^ d*aprè8 Cicéron, Ad.
Attic, V, XV, i; V, XVI, 4; V, xxi, 9; VI, n, 6; VI, m, i; VJ, vi, 3.
56.
iikO JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
n'aient commencé que le a 7 mars, cest-à-dire k son entrée en Cisal-^
pine. En effet, la loi Vatinia lui assignait, non seulement une province,
mais aussi des légions et un imperiam militaire. Or nous voyons, dans
Cicéron , qu'à peine sorti du consulat il se mit à la tête de ses légions
et resta plusieurs semaines aux portes de Rome '. Le récit de Suétone
montre aussi que, poursuivi par ses ennemis dès Texpiration de son con-.
sulat, il néchappa àime accusation que parce quil était revêtu de ïim-
perium, et Appicn dit, en effet, que César, menacé par ses adversaires,
ne quitta le consulat que pour entrer « aussitôt » dans une nouvelle magis- ,
irature^. Tout cela implique que, dès le i'' janvier, il prit possession des
pouvoirs que la loi Vatinia lui avait conférés; aussi pencherions-nous à
faire partir les cinq années du i*' janvier 58, en quoi nous nous sépa-
rons fort peu de Topinion de M. Guiraud. Dès lors, comme la loi Va-
tinia assurait cinq années de commandement ', le terme devait arriver
au commencement de Tannée 53.
Pourtant M. Zumpt considère comme chose certaine que ce terme
était fixé au l'^mars 5 il, en se fondant sur un passage de Cicéron, quil
interprète en ce sens. Il remarque en effet dans le discours De pro-
vinciis consularibus , qui fut prononcé en 56, que le sénat songeait
alors à remplacer César le i"* mars bti. Cicéron ne dit nullement que ce
jour fût le terme fixé par la loi Vatinia. Seulement il y a une phrase
du chapitre XV qui , prise isolément, parait signifier quen laissant César
en Cisalpine jusqu à cette date on respectait cette loi; doù M. Zumpt
a cru pouvoir induire que c'était bien là le terme que cette loi mar-
quait. Mais il fallait faire attention que la phrase précédente dit juste-
ment le contraire; Cicéron y marque dans les termes les plus clairs
que, si Ion enlevait la Cisalpine k César dans Tannée 5tif on vio-
lerait la loi; aussi plusieurs sénateurs, même parmi les adversaires de
César, voulaient-ils lui laisser cette province pendant toute cette année-là«
pour «ne pas violer» le plébiscite porté par Vatinius. Les deux phrases «:
prises chacune séparément, semblent se contredire; la lecture attentive
du chapitre entier explique tout. Le discours est prononcé avant les-.
élections de Tannée 56. Une loi Sempronia exigeait que la désignation
des provinces à assigner aux consuls fût faite dix-huit mois à Tavance,.
c est-à-dire avant Télection des consuls qui devaient les gérer après leur
* Cicéron, Ptx> Sextio, 18 : « Erat ad ^ Plutarque, César, xiv : eis -arevroe-
• portas , erat cum imperio ; erat in Itatia riav, — Appîen , Il , xiii : M tarevràere^.
«ejus exercitus. » Cf. Post reditum, i3. — Dion Cassius, XXXVIII, viu : èvi
* Appîen , Guerres civ, , H , 1 5 : àp^i^v énif trévre.
évodéiievoç èvl ri^ érépav edOvs è^et.
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. 441
consulat. Or, en 56, le sénat se posait cette question : quelles seraient
les deux provinces qui seraient consulaires en 5^ ? Il hésitait entre quatre
provinces, la oaule ti*ansalpine , la Gaule cisalpine, la Macédoine et
la Syrie; ce qui faisait porter le débat sur les trois gouverneurs actuels :
César, Pison et Gabinius. On était d'accord pour rappeler ce dernier;
Quant à César, deux opinions étaient émises, les uns voulaient lui en-
lever la Transalpine, qu'il ne tenait que d'un sénatus-consuite, les autres
la Cisalpine, qu'il avait reçue pour cinq ans par la loi Vatinia. Tous
étaient d'accord pour regarder cette loi comme nulle ; tous répétaient :
«quelle n'était pas une loi ^ ; » tous auraient souhaité qu'il n'en fût pas
tenu compte; mais tous n'osaient pas l'attaquer. Une paiiie des séna-
teurs opinait donc pour que la Cisalpine fût laissée à César durant
l'année 5/i. Les plus hardis tenaient, au conti*aire, à ce qu'elle lui. fut re*
prise; seulement ils accordaient encore qu'elle lui fût laissée jusqu'aux
calendes de mars 54. Cicéron combat ces deux opinions, et voici les
arguments qu'il emploie. Aux timides qui veulent laisser à César la Cisal-
pine, il dit : ((Par votre vote vous sanctionnez la loi Vatinia, que, jus-
a qu'ici, vous refusiez de reconnaître, vous n'osez pas toucher h la pro-
« vince que César tient du peuple, et vous n'êtes pressés que de lui en-
« lever la Transalpine, chose bien facile, puisque c'est de vous qu'il la
((tient^.)) Ensuite, à ceux qui, plus hardis, veulent reprendre la Cisal-
pine, il dit : a Vous croyez annuler ainsi la loi Vatinia, mais vous vous
((trompez; cette même loi, vous l'observez encore, en fixant au suc-
((cesscur de César là date du i*^ mars^» Cette phrase de Cicéron veut-
elle dire que le i*' mars 54 soit le terme fixé par la loi Vatinia? Elle
serait en contradiction flagrante avec la phrase qui précède. Nous ne
pouvons pas savoir en quoi la date des calendes de mars était une con-
cession volontaire ou involontaire à la loi Vatinia, parce que nous ne
savons pas quelles raisons le consul, qui avait parlé avant Cicéron, avait
^ Cicéron , De prov. consul., 1 5 : « Le-
• gem quam legem esse neget. — Legem
« (juam non putat. >
* Id. ibid. : «Qui ulteriorem decer-
nit> (œlui qui propose de décerner au
successeur la Transalpine, et qui, par
conséquent, propose cfe laisser la Gsal-
pine à César] , • ostendit eam se sciscere
« iegem quam esse legem neget .... si-
« mul et illud facil ut ,quod illi a populo
« datum sit , id non violet ; quod senatus
« dederit , id properet auferre. •
^ « Al ter. . . legem quam non putat,
« eam quoque servat : praBOnit enim suc-
• cessori diem. > Notez la difTérence entre
les expressions sciscere legem que Cicé-
ron emploie dans le premier cas, et
servare legem, qu il emploie dans le se-
cond. Cela marque la (listance entre les
premiers , qui sanctionnaient la loi Vati-
nia en n*enlevant pas la Cisalpine à César
en 54« et les seconds , qui, croyant annu-
ler la loi en reprenant la province , la res-
pectaient malgré eux en quelques points.
442 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
présentées pour faire admettre cette date. Mais ce qui marque bien qae
Cicéron n'a pas voulu dire que ie terme légal du gouvernement de
César en Cisalpine fût le i*" mars de Tannée 5/i, c*est quil dit qu*en
lui enlevant la Cisalpine ce jour-là on lui fait tort, malctari, on lui fait
injure, contumeliosam , on lui donne le droit de s'irriter, jare irasci^.
Ajoutons que Dion Cassius, faisant une allusion très brève à cette dé-
libération du sénat, dit qu'il était en effet question d'enlever à César
son commandement savant le terme fixé^» Nous ne voyons donc pas
de raison suffisante pour nier que les cinq années de commandement
conférées par la loi Vatinia, commençant en 58, dussent se pro-
longer jusqu'en 53. M. Guiraud nous parait avoir raison sur ce point.
Reste à examiner la loi qui accorda à César une prolongation de son
commandement après la conférence de Lucques. M. Mommsen nous
semble s'être écarté sensiblement de la vérité lorsqu'il a dit que, dans
cette conférence. César était le plus |)uissant des trois associés et le
maître de la situation. Plutarque, il est vrai, présente les choses sous
ce jour; mais Dion Cassius nous en donne une tout autre idée, puisque «
suivant lui, le pacte aurait été conclu entre Pompée et Crassus contre
César. La vérité nous parait être entre les deux extrêmes, et nous la
dégageons surtout du texte de Suétone. Suivant cet historien, la propos
sition d'annuler la loi Vatinia, écartée l'an 56 après le discours de Ci-
céron, devait revenir dans le courant de l'année suivante, et c'était le
consul prévu de cette année 55, c'est-à-dire Domitius Ahenobarbus
qui devait la produire de nouveau. Or le malheur de César était que
todtesa puissance proconsulaire reposait sur cette loi, qui était entachée
d'un vice de forme et que le sénat avait des moyens d'annuler. Il suffi-
sait d'un acte de hardiesse de cette assemblée poiur qu'il fût immédiate-
ment dépossédé de son pouvoir, et nul n'ignorait que, le jour où il ren-
trerait à Rome comme simple particulier, il serait sous le coup de graves
accusations; il avait obtenu à grand'peine, en 58, que ces accusations
fussent différées aussi longtemps u qu'il serait absent pour le service de
((^Etat^ n II n'était donc pas aussi fort qu'on le croirait. Habitués que
nous sommes à nous figurer César triomphant, dominateur, maître de
Rome et de l'empire, nous sommes tentés de croire qu'il était déjà tout
cela en 56; mais c'est une illusion. En cette année-là, loin d^être le
maître, il avait tout à craindre; son pouvoir étant issu d'une loi réputée
* Cicéron, De prov. consul, i5 : * IIpô toO xa^if xotn-o« ;^p<^ov , Dion ,
« Mulctari demiiiutione provînciae, con- XXXIX, xxv, édit. Dindorf, 1. 1, p.Soo*
« tumeliosum. nlbid., i6 : «Huic ordini ^ Suétone, César, xxiii.
«jure irasci posse videatur. >
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. 443
nulle, tous ses actes, depuis trois ans, étaient illégaux; il n était pas
jusquà sa guerre des Gaules dont la légalité ne fût contestée, et Ton
avait quelque droit de dire en plein sénat u qu il fallait livrer la personne
«de César aux ennemis qu'il avait injustement attaqués ^)) Ce vice de
forme de la loi Vatinia, lequel nous paraît aujourd'hui si insignifiant,
avait une très grande importance. Suétone affirme que César avait à
craindre u pour sa sécurité » et qu aussi faisait-il de grands efforts, d année
en année, pour que la mise en accusation ne se produisit pas ou quon
pût toujours «y opposer son absence^.» La moindre chose, un revers
en Gaule, une décision du sénat, un revirement dans les comices, pou*
vait le perdre et le mettre à la merci de ses adversaires. Précisément
il: apprit, en 56, quon avait essayé de lui enlever la Cisalpine, et que
le coup n était différé que d'une année; car Domitius Abenobarbus,
que tout le monde s'attendait à voir consul 1 année suivante, annonçait
hautement qu une fois en possession du pouvoir il ne manquerait pas
d'annuler la loi Vatinia et de renouveler l'accusation qu'il avait essayé de
porter, trois ans plus tôt'. Suétone afiGrme que c'est pour empêcher que^
Domitius n'exécutât sa menace que César se rapprocha de Pompée et de
Crassus aux conférences de Lucques. Or le meilleur moyen d'empêclier
que Domitius ne fût consul lui parut être de porter Pompée et Crassus
au consulat; c'est ce qu'il fit. Il est probable, d'ailleurs, que, dans ces
mêmes conférences, il fit promettre aux futurs consuls qu'ils prolonge-p
raient son autorité , et surtout qu'ils la régulariseraient en le débarrassant
des appréhensions que lui causaient les irrégularités de la loi Vatinia.
En conséquence, dans les premiers mois de l'an 55, Pompée et
Crassus firent passer une loi qui prorogeait le commandement de Ce*
sar. Cette loi Pompeia-Licinia différait en deux points de la loi Vatinia.
D'abord on ne voit pas qu'elle fût entachée d'aucun vice de forme;
aussi ne fut-elle jamais attaquée; ensuite elle s'appliquait aussi bien à
la Gaule transalpine qu'à la Gaule cisalpine; du moins, c'est ce qu'on
peut conclure de l'expression de Velleius : provinciœ prorogaiœ. Cette
remarque a son importance.
Cherchons maintenant quel était le terme que cette nouvelle loi mettait
à f autorité de César. Quatre historiens, Velleius, Suétone, Plutarque,
Âppien , affirment que la loi Pompeia-Licinia donnait à César le gouver-
nement pour cinq ans, in qainquenniam, eU ^evraertav^. On ne pçut
^ Suétone, XXIV; Plutarque, C^iaoxxu. «niinareturseconsolemeffecturumquod
* Suétone, xxni. «praetor (en 58) nequisset, ademptu-
^ Suétone, César, xxiv : tQuum Do- «rumque ei exercitus. >
«mitius, consulatus candidatus, paiam * Suétone, César, xxiv; Velleius, II,
ttkli JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
pas aisément mettre en doute un fait si unanimement attesté. Dès lors
la pensée qui vient nalureliement à l'esprit , c'est que, ces cinq années
du second proconsulat s ajoutant aux cinq années du premier, le com-
mandement de César devait durer dix ans et n'expirait qu'au commen-
cement de l'année 48. S'il en était ainsi, le sénat n'avait pas le droit de
rappeler César, ainsi qu'il l'a fait, le i** janvier Ag, et César, en atta-
quant par les armes cette décision du sénat, avait la légalité pour lui.
Cette opinion pourtant ne soutient pas un sérieux examen. En effet,
dans les discussions qui eurentlieu au sénat dans le cours de l'année 5o»
et dont nous connaissons assez bien le détail , nous ne voyons jamais
que la loi Pompeia-Lîcinia soit présentée comme une loi qui fût encore
en vigueur; ni les adversaires de César ne la combattent, ni ses amis
ne l'invoquent. Quand les historiens parlaient des discussions de Tan 5 1 ,
ils faisaient observer qu'elles étaient contraires à la loi Pompeia^; la
même observation n'est plus faite dès qu'ils parlent des discussions de
l'an 5o. D'ailleurs César, au début de son De bello civili, donne les rai-
sons qui peuvent le justifier; or if n'allègue jamais cette loi, dont le
nom seul serait un argument décisif, si elle lui avait assuré le pouvoii'
jusqu'en li8. Enfin il y a plusieurs textes où il est dit formellement que
le commandement de César expiraitdans le cours de l'année 5o. Ainsi Dion
Cassius rapporte qu'en 5i Pompée fît la remarque en plein sénat que
a le terme du gouvernement de César était proche et devait arriver
«l'année suivante^.» César le reconnaissait lui-même en 5i, lorsqu'il
demandait, suivant Appien, que le Sénat voulût bien prolonger od'un
«peu de temps son commandement,» jusqu'à ce qu'il se fïit présenté
aux comices consulaires de 5o ou de 69'. Ce qui est plus clair encore,
c'est que, dans les premiers mois de Tannée 5o, Marcellus proposa an
Sénat le rappel de César, en donnant ce motif qu'il arrivait au terme
de son commandement^; aucun des amis de César ne repoussa
cette affirmation; ils se contentèrent de demander que Pompée l'é-
nonçât aussi à son proconsulat d'Espagne, et les amis de Pompée répli-
quèrent «que la situation n'était pas la même, puisque le terme da
« commandement de Pompée n'était pas arrivé. )> Voilà donc une série
XLVi; Plutarque, Crassas, xv; Pompée, demment le même historien avait dît, â
LU , Caton, XLii , xltu ; Appien , De belUs Tannée 5a , que le temps fixé par la loi
i civ. , II , xvui. ne tarderait pas à expirer (XL , zliv) , ce
' Hirtius, De bello galL, un; Sué- qui n*aurait eu aucun gens s*il y avait
tone. César, xxvni; Dion Cassius, XL, eu encore quatre ans à courir sur cinq.
\ Lix. * Appien , II , xxv.
) ■ Dion Cassius , XL , lix. Déjà précé- * Appien , II , xxvii.
t.
1
I
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. 445
àe textes d*oii il ressort clairement que le commandement conféré à
César n allait pas jusqu'au i"" mars kS, ni même jusquau i^ mars âg,
mais se terminait à une époque inconnue de Tannée 5o. On arrive donc
à ce résultat singulier, que les deux proconsulats conférés par les lois
Vatinia et Pompeia, quoique étant chacun de cinq années, nont pas
formé un total de dix ans.
11 y à là une di£Bculté que M. Guiraud a fait eifoit pour résoudre.
Il a remarqué que Dion Cassius n attribuait k la loi Pompeia-Licinia
quune durée de trois ans K Cette phrase de Thistorien avait été aperçue
par MM. Mommsen et Zumpt et par lauteur de YHistoire de César,
mais tous avaient été d accord pour n en pas tenir compte et ne s*en
pas embarrasser. Ce texte, jusqu ici négligé, a été, pour M. Guiraud, un
trait de lumière. Le jeune et hardi chercheur a très justement observé
que Dion Cassius n est pas un auteur à dédaigner, qu il écrivait sur les
sources, qu*il connaissait le détail des faits, qu enfin ce n est pas à la lé-
gère qu'il a écrit ce chiffre de trois ans, car il ajoute aussitôt cette paren-
thèse : tt C'est bien là le chiffre vrai ^. » M. Guiraud s'empare donc de ce
chiffre, et dit : le premier consulat allait jusqu'en 53, le second se
prolonge jusqu'en 5o , c'est-à-dire précisément jusqu'au temps où d'autres
textes nous montrent que le commandement de César expirait.
Cette argumentation saisit à la fois par sa simplicité et par sa force.
Pourtant une grave objection lui a été faite. Si le chiffre donné par
Dion Cassius est si bien en accord avec les textes qui montrent le com-
mandement de César terminé en 5o, il est, d'autre part, en opposition
avec Velleius , Suétone , Plutarque et Appien , qui donnent un chifire
de cinq ans. Est-il possible que Dion Cassius ait raison, à lui seul,
contre ces quatre historiens? L'esprit est d'abord arrêté par une telle
contradiction, et la tentation est grande de rejeter, comme on l'avait
fait jusqu ici , l'assertion de Dion Cassius. Il nous semble pourtant qu'à
regarder attentivement ces difTérents textes, la contradiction entre eux
est plus apparente que réelle. On doit remarquer tout d'abord que Dion
Cassius exprime sa pensée sous une autre forme que les quatre autres,
historiens ; ceux-ci disent : la loi Pompeia conféra le pouvoir pour cinq
ans; Dion écrit : elle allongea de trois années les pouvoirs de César.
Or n'oublions pas que cette loi Pompeia est de 55; si les pouvoirs
conférés précédemment devaient durer jusqu'en 53 , il est clair qu une
loi portée en 55, et pour cinq ans, n'allongeait en réalité son pouvoir
' Dion Cassius, XXXIX, xxxiii. — * Ûç y€ ràXtfdès cifp/axerai. Dion, XXXIX,
xxxni.
57
446 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
que de trois années. La contradiction n'existe donc plus que dans la
forme; cest une même vérité exprimée de deux façons difierentes; le
commandement était bien donné pour cinq ans , ainsi que Taffirment
quatre historiens; mais César n y gagnait en réalité que trois années,
ainsi que l'assure Dion Cassius , dont on s'explique la parenthèse :
«Trois ans de plus, voilà le chiffre vrai. »
On dira peut-être : mais César se trouvait frustré; il perdait i ce
calcul deux années de son premier commandement; son intérêt évident
était que les cinq nouvelles années ne counissent qu'après que les cinq
premières seraient achevées. Ce raisonnement n a qu'une apparence de
justesse. D'abord il est parfaitement admissible que Pompée, trompant
César absent, ait rédigé sa loi de façon à lui faire perdre deux années.
Ensuite il est très possible que César lui-même ait eu intérêt à faire
partir les effets de la loi nouvelle de l'an 55 au lieu d'attendre à Tan 53.
En effet, nous ne devons pas perdre de vue que son premier comman-
dement se composait de deux provinces très distinctes, la Cisalpine qu'il
avait reçue par une loi et pour cinq ans, et la Transalpine qu'il tenait d'un
simple sénatus-consulte sans terme fixe, et que, par conséquent, le sénat
pouvait lui reprendre dès qu'il le voudrait. Comme la loi Pompeia con-
férait également les deux provinces, ses effets, en ce qui concernait la
Transalpine, devaient nécessairement courir de l'année 55; voilà donc
au moins une des deux provinces pour laquelle il ne pouvait pas être
question d'attendre à l'année 53. Mais regardons maintenant l'autre
province : nous savons que César ne tenait la Cisalpine jusqu'en 53
qu'en vertu de la loi Vatinia, qui était manifestement illégale; il savait
que Domitius Ahenobarbus, qu'il avait réussi à écarter du consulat
pour 55, serait probablement consul en 5&, et qu'il ne manquerait pas
d'attaquer et d'annuler cette loi Vatinia. C'était justement pour parer
ce coup que César s'était rapproché de Pompée. Or, s'il ne faisait com-
mencer son nouveau qainquenniam qu'en 53 , il prêtait le flanc pendant
deux années, et, dans cet intervalle , un sénatus-consulte pouvait lerap-
pdier. Devait-il vivre deux ans encore sur le faible appui d'une loi sans
valeur, ou bien s'armer tout de suite de la loi Pompeia qui était régu-
lière et incontestée? Le choix ne pouvait être douteux. Sa grande pré»
occupation , dans la conférence de Lucques, avait été bien moins d'allon-
ger son commandement que de régulariser et de légaliser sa situation.
L'important pour lui était de ne plus dépendre d'un vote du sénat, et
c'aurait été un piège trop grossier de ne lui assurer cette indépendance
que dans deux ans, en le laissant jusque-là à la merci du sénat et de
ses adversaires. La loi Licinia lui donnait un commandement de cinq
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. kkl
années, mais il était bien entendu que ces cinq années commençaient
aussitôt, c'est-à-dire dès 55.
Ainsi se concilient , si nous ne nous trompons, i^ies quatre textes de
Velleius, de Suétone, d'Appien et dePiutarque, qui mentionnent un
commandement de cinq ans; 2"* la phrase de Dion Cassius qui parle
d'une prolongation de trois années; 3* les textes de Dion Cassius, d'Ap-
pien, de Suétone, de Cicéron, qui marquent quen 5o les pouvoirs de
César étaient expirés.
On conçoit d^ailleurs que ce règlement, qui avait pu satisfaire César
en 55 , ne Tait pas satisfait trois ans plus tard , en 5i2. Il voyait, à mesure
que le terme deson commandement approchait, les anciennes menaces
reparaître. Par exemple, une loi de Pompée, en 5^, soumettait aux
tribunaux tous les actes passés des magistrats depuis l'an 70, et tout le
monde regardait cette loi comme une arme destinée à frapper person-
nellement César le jour où il n aurait plus de commandement^. La
suite des faits est bien expliquée par Appien : « César craignait d'être
«attaqué par ses adversaires dès qu'il redeviendrait homme privé; aussi
«fit-il tous ses efforts pour conserver le commandement jusqu'au jour
«où il serait élu consul; il s'adressa donc au sénat et il lui demanda une
«nouvelle prorogation, pour un temps court, et ne fût-ce que pour une
«partie de ses provinces^.» Cela se passait en 5 12; ce qu'il sollicitait
était une prorogation de quelques mois qui lui permit d*atteindre
l'époque des comices consulaires de l'an 5o. Sa demande fut rejetée
par le sénat. Un autre moyen s'offrit à lui. Quelques tribuns dévoués
portèrent une loi par laquelle le peuple lui permettait de briguer le
consulat sans être présent à Rome ^. Voici encore une loi dont il nous
importerait grandement de connaître les termes et l'énoncé ; par malheur
les historiens n'en donnent qu'une indication très vague. Le peuple , qui
autorisait César à briguer le consulat, soit en 5o, soit en /ig, sans être
présenta Rome, l'autorisait-il par cela même à conserver son comman-
dement en Gaule jusqu'à cette époque? Voilà ce que nous voudrions
savoir. Cette seconde autorisation était-elle seulement sous-entendue,
ou était-elle formellement exprimée? Était-ce enfin une prorogation
déguisée de son commandement? Nous ne pouvons rien affirmer; mais
nous sommes frappé de voir que les contemporains ont considéré les
deux autorisations comme inséparables. «En accordant l'une, dit
' Appiea, II, XXIV. CVIII. Tout le monde sait que rentrer
' Appien, II, xxv. à Rome était renoncer à Yimperium mi-
' Appien , II , xxv ; Dion Cassius , XL , litaire.
Li; Plutarque, Pompée, LVi; Tite-Liye,
57.
448 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
«Gicéron, nous avons accordé Tautre^ » Suétone, dans la mention très
brève qu*H fait de cette loi, indique bien quelle prévoyait le cas où le
commandement de César serait expiré^, et que, de quelque manière,
elle lui permettait de le conserver. Il y a grande apparence que les
termes employés ny étaient pas fort clairs, et que plusieurs interpré-
tations étaient possibles. Ce qui est certain cest que César interprétait
en ce sens qu*il lui fût permis de rester à la tête de ses provinces et de
ses armées, jusqu^à ce qu'il fût élu consul^.
Ainsi le commandement que César exerça en Gaule parait lui avoir
été conféré, non pas par deux lois, mais par trois lois successives, celle
de Vatinius en Sg , celle de Pompée et de Crassus en 55, celle des
tribuns en 5 12. La première marquait un terme qui nous parait être au
commencement de Tannée 53; la seconde fixait également un terme,
que nous croyons être dans les premiers mois de 5o; la troisième
ne marquait d'autre terme que le jour où César serait élu consul.
Lorsque César fut rappelé par le décret du sénat, le i" janvier 4 9, il
n'allégua en sa faveur ni la loi Vatinia, ni la loi Pompeia; il invoqua
seulement la loi tribunitienne de 5q ^. Etait-ce un vain prétexte? Nous
ne saurions le dire, n ayant pas le texte de cette loi. Ce qui complique
encore la difficulté, cest qu'après que Pompée lavait laissée passer sans
y faire opposition, il en proposa et en fit adopter une autre qui obligeait
tous les candidats au consulat à être présents à Rome. Il est clair que
cette loi nouvelle abrogeait celle qui avait été portée quelques semaines
auparavant en faveur de César. Seulement Pompée n avait pas su pro-
fiter de ce coup si habile, et, après que sa loi eut été votée, après
qu'elle avait déjà été gravée sur l'airain, il y avait ajouté un petit ar**
ticle où il était dit qu'elle ne porterait pas atteinte au privilegiam relatif
* Cic. Ad Attic.yU, 7 : «quuiu id
«datum est, îUud una datum est. »
' Suétone , César, xxvi : « ut absenti
«sibi, quando imperii tempus expleri
• cœpisset, petitio consulatus daretur. »
Cest à torique M. Hoffinann a soutenu
que César avait brigué le consulat en 5o ;
mais il paraît bien, parla correspondance
de Cicéron (ad, div. , vni , 8 ; vni , 1 3 ) ,
qu'on s'attendait à ce qu'il le briguât cette
année-là ; la loi qui interdisait dètre deux
fois consul intra decem annos (Tite-Live,
VII , Aa ; X , 1 3) ne f empêchait pas de se
faire élire en 5o , pour A9 . puisque sa
première élection était de Tan 60 ; mais
apparemment il aiiua mieux ne se pré-
senter qu'en ^9 ; il gagnait ainsi une an-
née de conmiandement.
' Tite-Live aussi parait avoir compris
la loi dans le même sens ; car on lit duins
VEpitome cviii : «Quum, lege lala, in
« tempus consulatus provincias obtinere
« deberet. »
* César, De bello civili, I, ix : «Do-'
« luissc se quod populi romaùi benefi-
■ cium sibi per contumeliam ab inimicis
« extorqueretur ereptoque semestri im-
« perio in urbcm retraheretur cujus ab-
« sentis rationem haberi proximis comi-
t tiis populus jussisset. »
QUESTION DE DROIT ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT. 449
à César ^ Concession maladroite qui remettait tout dans Tincertitude.
La loi qui dispensait César de venir à Rome briguer le consulat avait
été très certainement abrogée par la loi postérieure , qui exigeait la
présence à Rome de tout candidat. Restait à savoir si l'article ajouté à
cette seconde loi par Pompée, de sa seule autorité, était valable et
pouvait rendre à César son privilège. Autrement dit, y avait-il plus d'il-
légalité à ce que Pompée, par sa nouvelle loi, enlevât subrepticement à
César ce que la loi tribunitienne venait de lui donner, ou à ce qu il lui
restituât subrepticement le lendemain ce que sa propre loi venait de lui
enlever? C*est sur cet unique point que toute la question portait.
Assurément nous ne dirons pas, et M. Guiraud na pas dit non plus
que le sort de la république romaine dépendit de cette discussion sur
un point de droit public. C'était une constitution bien fragile que celle
dont l'existence tenait à de telles subtilités. Mais il était intéressant , au
point de vue de l'érudition pure, de chercher si c'était César ou si c'était
le sénat qui était sorti le premier de la stricte légalité. M. Mommsen
avait dit que c'était le sénat, puisqu'il rappelait le i" janvier /ig celui
qui tenait d'une loi son commandement jusqu'au mois de mars. Suivant
M. Guiraud, ce commandement était expiré légalement depuis plu-
sieurs mois, loi^que le décret de rappel fut porté. Mais il reste à savoir
si une troisième loi n'avait pas , sous une forme indirecte, prorogé en-"
core ce commandement jusqu'à ce que César en fixât lui-même le terme
en se faisant nommer consul ; c'est ici le point le plus obscur et la partie
vraiment insoluble du problème. Aussi concluons-nous que nous ne
pouvons pas savoir si la légalité, c'est-à-dire la. lettre de la loi, était
pour César ou contre lui.
Le travail de M. Guiraud nous laisse donc encore dans le doute. Ce
n'est pas à dire qu'un si sérieux et si puissant effort d'investigation ait été
fait en vain. Outre que M. Guiraud a le mérite d'avoir démontré l'inexac-
titude de quelques théories qui avaient cours jusqu'ici, outre qu'il a porté
sur le sujet autant de lumière que l'état des documents en pouvait
donner, nous lui devons surtout d'avoir éclairci plusieurs points du
droit public romain et de nous avoir fait pénétrer plus avant dans des
débats où nous saisissons les incertitudes et l'état d'esprit des contem-
porains de César. Il n'est pas nécessaire qu'une solution définitive soit
trouvée, si, rien qu'en la cherchant, nous avons déjà beaucoup appris.
Ces austères études servent toujours la science.
FUSTEL DE COULANGES.
' Suétone, César, xxvm; Dion Cassius, XL, lvi.
450 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES,
FRANCE.
OUVRAGES DE L'ARCHIMANDRITE AMPBILOQUE.
Le savant archimandrite Amphiloque, actuellement supérieur du couvent de
Daniel, à Moscou, Ta été auparavant de celui de la Nouvelle-Jérusalem, bâti par le
patriarche Nicon , près de la même ville , et il consacre sa fortune à nous en faire
connaitre les richesses. On sait que ce couvent, dont il vient d*ailleurs de publier le
catalogue, possède une collection fort belle de manuscrits soit grecs, soit slavons,
enrichis de niiniatures souvent très remarquables. Les publications d*Amphiloque,
iaites avec un grand luxe , sont presque toujours accompagnées de fac-similé litho-
graphiques. Ses ouvrages sont malheureusement presque tous écrits en russe, de
telle sorte qu'ils ne sont accessibles qu*à un petit nombre de lecteurs. Nous ne
pouvons mieux faire que de traduire les titres des dernières pubUcations du savant
archimandrite; ces titres, fort détaillés d'ailleurs, pourront donner une idée du
caractère de ses travaux, et de Tactivité prodigieuse quil déploie :
Description d! an psautier grec de Van 862, accompagnée d'un fac-similé lithogra-
phique du Credo, de notes marginales, de Talphabet, et d'autres spécimens d'écri-
ture ancienne, par l'archimandrite Amphiloque. Moscou, 1878, br. in-8*.
En note à la page i : • Ce psautier fait partie de la magnifique collection de ma-
c nuscrits grecs et de tables paléographiques de l'évèque Por[)hyre , qui m*a permis
• d*en prendre connaissance lors de la session préparatoire du troisième congrès ar-
• chéologique de Kief. •
Psautier slavon, du xiii* au xiv* siècle, avec texte grec du psautier commenté
par Théodoret (x* siècle) ; accompagné de remarques d'après d'anciens monuments «
pabUé par l'archimandrite Amphiloque, 3 vol. in-S**. — Tome 1, Moscou, iS'jà,
— Tome II, Moscou, 1877. — Tome III : 1" Dix cantiques des matines; a* Des-
cription des miniatures d'un psautier du xiii* siècle, qui fait partie de la biblio-
thèque de A. J. Khloudof ; 3° Psautier slavon du xiii* siècle, collalionné avec d'au-
tres rédactions slavonnes , le texte grec et l'original hébreu avec des notes. Première
moitié. Moscou, 1879.
Le plus ancien Oktoîkh slavon, hymnes à huit voix, du xi* siècle, en écriture
youssée des slaves du midi*; trouvé, en 1868, par A. Th. Hilferding, à Strou-
* On appelle écriture voojje^ ou youssée, une écriture ancienne, où Ton em[doyait la lettre
yonsse, aujourd'hui encore en usage chez les Bulgares.
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 451
mitsa, et publié par Farchimandrite Amphiioque. Accompagné de deux planches
de fac-similé, avec miniatures. Moscou, 18741 in-4^
A la page 1 , il porte le titre de Stroumitski.
En note à la même page : tCe titre a été ajouté au crayon, sur le manuscrit «
tpar M. Hilferding; M, Popof, dans sa description des manuscrits de la bibUo-
« thèque de Khloudof, Tappeue Triodion fleuri, et le rapporte au xiv* ou au xv* siècle. •
Notes archéologiques sur un psautier grec , de la fin du ix* siècle, avec miniatures
du X* au XI* siècle, appartenant à M. Lobkof, membre effectif de la Société de l'art
ancien russe, avec fac-similé du Credo, de chants liturgiques, etc. , en tout, douze
pages de fac-similé et une planche \ par Tarchimandrite Amphiioque. Édition de
ooldatenkof. Moscou, 1875, br. in-8".
Description de VEvangéliaire de Saint-Georges (1 1 18-38), appartenant à la biblio-
thèque de la Résurrection (la Nouvelle-Jérusalem). Écrit sur parchemin à Novgorod
pour le couvent de Saint-Georges (Yourief), avec fac-similé des miniatures du ma-
nuscrit. Le tout suivi d]un lexique paléo-slave, grec et russe, de la langue de cet
évangéliaire , comparée avec celle aévangéliaîres du xi* et du xii* siècle, et d*un
autre qui est de Tan 1270, par Tarchimandrite Amphiioque. Moscou, 1877, in-4*.
Description d'un évangéliaire de Van 1092, comparé plus parliculièt^ment avec
f évangéliaire d*Ostromir, par Tarchimandrite Amphiioque. ouivi de dix planches
de fac-similé en lithographie avec miniatures. Moscou, 1877, grand in-4''.
Les voyages de V apôtre et évangéliste Jean, depuis V ascension de N. S. Jésus-Christ;
ses enseignements et sa mort, le tout recueilli par son disciple Prochore. — D*après
un manuscrit du xv* au xvi* siècle, de la collection de Tarchimandrite Amphi-
ioque, avec texte grec d*après un manuscrit de Tan loaa (n* 16a de la bibliothèque
synodale de Moscou) ; coliationné avec deux autres manuscrits du xi* au xii* et du
XIII* siècle (n** 178 et 169). — Avec une chromo-lithographie représentant Tapôtre
Jean et son disciple Prochore. Moscou, 1878, in-folio.
Description de la Bibliothèque de la Résurrection ou la Nouvelle-Jérusalem, par Far-
phimandrite Amphiioque. Moscou, 1876, in-4*. — Ce catalogue est divisé en
quatre parties : 1* manuscrits sur parchemin (p. i-Bg), trente-trois numéros;
a* manuscrits sur papier (p. 60-191), deux cent neuf numéros ; 5* livres imprimés
antérieurement au xviii* siècle (p. 193-213), cent vingt-huit numéros; 4** livres im-
primés depuis le xviii* siècle (p*. ai3-2i4)i sept numéros. — La première partie de
ce catalogue,, les trente-trois manuscrits sur parchemin et huit autres sur papier
avaient été déjà publiés en 1 858- 1869 au Bulletin de l'Académie impériale.
De l'influence de l'écriture grecque sur l'écriture slavonne depuis le il' siècle jiuqui
mmencement du xvi', par 1 archimandrite Amphiioque , Moscou , 187a, in-4*.
BELGIQUE.
La commission d^histoire de TAcadémie royale. de Belgique continue avec acti-
vité la publication de la Collection des chroniques belges inédites, publiées par ordre da
* Ce prédeuz manuscrit fait maintenant partie de la collection de M. Khloudof.
452 JOURNAL DES SAVANTS. — JUILLET 1879.
gouvernement, et commencée depuis plusieurs années. Elle vient de livrer aux éru-
dits et aux curieux :
1° La Correspondance du cardinal de Granvelle, 1 566- 1 586 , publiée par M. Edouard
PouUet, professeur à Tuniversité de Louvain, faisant suite aux papiers d'Etat du car-
dinal de Granvelle, publiés dans la collection des Documents inédits sur lliistoire
de France. Bruxelles, 1877, in-4*, tome I*';
a* La Bibliothèque nationale à Paris, — Notices et extraits des manuscrits qui
concernent Thistoire de la Belgique, par M. Gachard. Tome II. Bruxelles, 1877,
in-4*;
■
3** Les Chroniques relatives à l'histoire de la Belgique, sous la domination des ducs
de Bourgogne (textes latins), publiées par M. le baron Kervyn du Lettenhove,
Bruxelles, 1876, in•A^ tome ill;
à" IiU collection des vùyages des souverains des Pays-Bas , publiée par M. Gachard.
Bruxelles , 1 876 , în-A*. Tome I*' : itinéraire de Philippe le Hardi, de Jean sans Peur,
de Philippe le Bon, de Maximilien et Philippe le Beau;
5* Ly Myreur des historos, chronique de Jean de Preis dit d*Outre-Meuse , publiée
par M. Stanislas Bormans. Tome IV, Bruxelles 1877, in-^**;
6* Le tome V de la Table chronologique des chartes et diplômes imprimés, con-
cernant riiistoire de la Belgique, par M. Alphonse Wauters. Bruxelles 1877, in- 4*-
TABLE.
Pagw.
Le criminel. (Article de M. A. Maury.) 389
Fragmenta philosophorum grasGomm, etc. (2* article de M. É. Egger.) 400
Théâtre crétois. (Article de M. E. Miller.) •••••• ^^^
Étude sur des maximes d*État. ( l" article de M. G. Hanotaux.) • 429
La question de droit entre César et le Sénat. (Article de M. Fustel de Goulanges). 437
Nouvelles littéraires • 450
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
AOUT 1879
OrSTi
La Morale anglaise contemporaine, morale de Fulilité et de révolu-
tion, par M. Gayaa, ouvrage couronné par l'Académie des sciences
morales et politiques. — i volume in-8^ de xti*U20 pages, librairie
Germer-Baillière et O', Paris, 1879.
PREMIER ARTICLE*
Depuis longtemps il na paru en France, et, autant qu il nous en sou-
vient, à l'étranger, un livre de philosophie plus remarquable. La solidité
et la variété des connaissances qu'il atteste, la maturité d'esprit qui y
règne, la vigueur soutenue de la discussion, l'art d'être complet sans se
perdre dans les détails et sans qu'il y en ait un d'inutile pour les vues
d'ensemble, le style sobre et ferme , où l'imagination , d'ailleurs très riche,
est mise au service du raisonnement, feraient didicilement supposer que
c'est l'œuvre d'un jeune homme de vingt-trois ans, si l'auteur lui-même,
par un sentiment de modestie, ne nous informait de son âge. Nous ne
voudrions cependant pas laisser croire un seul instant que nous accep-
tons toutes les doctrines que le jeune philosophe professe en son propre
nom, ou plutôt qu'il a empruntées, avec un peu trop de complaisance,
à un maître à peine séparé de lui par quelques années. Dès à présent
il nous paraît utile de faire des réserves contre quelques-unes de ses
conclusions. Nous irions même jusqu'à prendre l'engagement de les com-
battre de toutes nos forces, si l'auteur, entraîné par la force de la vérité
58
454 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
et redressé h son insu par la rectitude naturelle de son jugement, ne
nous devait épargner la moitié de la tâche.
Le présent volume fait suite à celui que M. Guyau a publié en 1878
sous ce titre : La morale d'Epicare et ses rapports avec les doctrines contem-
poraines. Il est sorti du même concours académique et répond à la
même question. Cependant il forme véritablement un ouvrage dis-
tinct. La morale qui règne aujourd'hui presque sans partage en An-
gleterre, et qui commence à trouver parmi nous de jeunes et ardents
partisans, la morale utilitaire, comme on lappelle, se rattache sans
doute très étroitement à celle qu Épicure enseignait il y a plus de deux
mille ans à la Grèce ; elle n a pas d'autres principes que ceux qui ont
inspiré, auxvif siècle, les maximes de La Rochefoucauld, et, au xvm',
la doctrine de l'intérêt bien entendu de nos encyclopédistes et de nos
philosophe^, particulièrement d'Helvétius. Cependant il est impos-
sible de ne pas lui reconnaître une physionomie propre, originale et
nationale. Elle a ses procédés de démonstration, entendus dans le
sens de Thistoire naturelle, qui résultent dune nouvelle psychologie,
d'une nouvelle logique, et se compliquent d'une nouvelle théorie de
la matière, ou du moins qui a des prétentions à la nouveauté, la théo-
rie de révolution. Ellle formerait, si elle était vraie, toute une science
h part; ne l'étant pas, comme on pourra bientôt s'en convaincre, elle
représente non pas un système, mais une école de hardis esprits, plus
subtils que profonds, plus ingénieux que solides, plus élevés que leurs
doctrines, et chez qui la calme opiniâtreté des recherches tient lieu
d'évidence. C'était donc un véritable service à rendre à l'histoire de la
philosophie de notre temps, que de faire connaître exactement, par une
étude impartiale et sévère, ces moralistes si différents de ceux que l'an-
tiquité nous présente, de ceux que les temps modernes nous offrent
ailleurs, occupés en apparence à poursuivre le même but et à défendre
la même cause. Le service est encore plus grand envers la morale et
envers la philosophie tout entière de les discuter un à un , et de montrer
ce qu'il y a d'illusions et de contradictions chez les interprètes d'une
prétendue science qui veut passer pour positive. Cette double tâche a
été remplie par M. Guyau avec un talent et une conscience qui défient
toute critique. Sa manière d'exposer les systèmes peut être considérée
comme un modèle. Il ne se contente pas de les réduire aux propositions
qui en contiennent exactement la substance, il remonté jusqu'à leur
origine la plus éloignée, et nous apprend comment s'enchaînent, com-
ment s'expliquent les uns par les autres tous les éléments dont ils sont
formés. Personne avant lui n'avait encore rendu compte, avec le même
LA MORALE ANGLAISE. 455
degré de clarté, de la morale de Bentham et de la philosophie générale
de M. Herbert Spencer. Sa critique , sa discussion , se ressent nécessai-
rement de ce mode d'interprétation. Elle en est plus complète, plus péné-
trante, plus maîtresse d'elle-même, et Ion pourrait dire plus inexorable.
Telle n est pas cependant Tintention de Tauteur, car tous les systèmes
ont à ses yeux leur utilité, aucun ne lui parait dangereux. Ce n est que
pour les dogmes quil se montre sans indulgence et sans justice. «Tout
«dogme, dit-il, est foncièrement immoral en lui-même ^» Voilà une
sentence qui ne méritait pas de trouver place dans un pareil livre, au-
quel d ailleurs elle ne se rattache par aucun lien. Nous ne doutons pas
que lauteur, quand Thistoire des religions lui sera aussi familière que
celle des systèmes philosophiques , ne soit amené à une opinion toute
différente.
L'école anglaise est représentée par un groupe d'écrivains assez nom-
breux et qui ont tous un nom plus ou moins célèbre. Mais elle doit prin-
cipalement son influence et Téclat croissant dont elle jouit depuis un
demi-siècle, à Jérémie Bentham, à John Stuart Mill et à Herbert Spen-
cer. Obligé de nous borner, nous nous attacherons uniquement à donner
une idée du travail analytique et critique que M. Guyau a consacré à
chacun de ces trois philosophes, puis nous examinerons les conclusions
quil oppose en son propre nom à celles de Técole anglaise, embrassée
dans son ensemble.
Jérémie Bentham est le vrai fondateur de cette école. C'est lui qui a
donné à la morale utilitaire les principes qu elle professe encore aujour-
d'hui, et qui lui a ouvert en grande partie la vaste camère où elle con-
tinue de se mouvoir. La renommée qu'il lui a procurée dès l'origine
n'est pas inférieure à celle dont elle est redevable à ses successeurs. Le
monde ne pouvait voir sans étonnement une tentative qui avait pour but
de fonder sur l'égoîsme la régénération de la société, la réforme des
lois, surtout des lois pénales, et la paix universelle. Bentham était
d'ailleurs l'homme tel qu'il voulait le refaire par son système. Cet apôtre
du plaisir, ce légblateur de l'intérêt, a consacré sa longue carrière^ au
bonheur du genre humain , sans distinction de race ni de nationalité.
«Le plus grand bonheur du plus grand nombre, » telle était sa devise,
empruntée à Priestley, et qui est devenue, encore de son vivant, celle du
saint-simonisme : « L'amélioration physique, morale et intellectuelle delà
«classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » N'ayant pas réussi, comme
' Avant-propos, p. x. — ' Né à Londres en 1748, il est mort dans la même yille
en 1 83a.
58.
456 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
il Tespérait, à faire pénétrer ses idées en France à la faveur de la
Révolution, il s adressa successivement à la Pologne, à la Russie, aux
États-Unis d*Amérique. Enfin, n ayant pu faire accepter les applications
de sa morale, il se résigna à en développer la théorie, et cest à cette
œuvre qu il consacra le reste de sa vie et son activité infatigable.
La nature, selon lui, a placé le genre humain sous Tempire de deux
maîtres souverains : la peine et le plaisir. Nous leur devons toutes nos
idées, nous leur rapportons tous nos jugements, toutes les détermina-
tions de notre vie Ces sentiments étemels et irrésistibles doivent
être la grande étude du moraliste et du législateur. uLe plaisir, cest le
«bien; la peine, cest le mal. Le plaisir pris pour but de la vie et élevé
(là son maximam, voilà ce quest l'utilité. L'utilité n*est donc pas seule-
ument le souverain bien, comme disaient les anciens, il est le bien
u unique, il nen existe et nous n en concevons pas d'autre. »
Bentham n'admet pas même la distinction universellement reconnue
entre l'utile et l'agréable; tout ce qui est agréable, il le regarde comme
utile, à moins qu'il ne nous cause par ses suites plus de peine que de
plaisir; et la peine aussi est utile quand elle devient une source de sen-
sations agréables ou quand elle nous épargne une peine plus grande.
Toutes ces propositions, qu'Epicure avait soutenues longtemps avant
lui, Bentham les donne pour des axiomes. Il n'admet pas qu'on les dis-
cute, parce qu'on ne discute pas l'évidence. Toute morale qui invoque
d'autres principes est un tissu d'allégations inintelligibles, adoptées de
confiance sur la foi d'autrui : ipse dixit, et que Bentham appelle plai-
samment Vipsedixitisme. Cette morale de convention est précisément le
contraire de la morale naturelle. Elle approuve ce qui est pour nous
une source de peine, et ce qui tend à nous procurer du plaisir est l'objet
de sa réprobation. Elle a pour dernier résultat Tascétisme, le comble
de la déraison , si nous en croyons le fondateur de la philosophie utili-
taire.
Il y a aussi des moralistes qui prennent pour règle de nos actions ce
qu'ils appellent le sens moral, le droit naturel, le sentiment. Mais, sous
toutes ces dénominations, lorsqu'on les soumet à l'analyse, on ne dé-
couvre, selon Bentham, que les sensations du plaisir et de la peine,
que la sympathie ou l'antipathie, que les calculs de i'égoîsme ou de l'or-
gueil; toutes choses qui rentrent dans le domaine de l'intérêt, c'est-i-
dire, en définitive, du plaisir. Ne parlez pas du devoir «le mot même
(( dit Bentham , a quelque chose de désagréable et de répulsif. » D'ail-
leurs, quand les moralistes le prononcent devant nous, tout le monde
pense à ses intérêts. Ne parlez pas de la conscience, elle n'est que l'opi^
LA MORALE ANGLAISE. 457
nion favorable ou défavorable que chacun se fait de sa propre con-
duite. Ainsi, avec la morale elle-même, c'est aussi la langue de la mo-
rale qui est à réformer complètement, et il n'y a pas jusqu'à son nom
qu'on ne lui conseille d abandonner. Elle s'appellera désormais la déon-
tologie.
Qu'est-ce que la déontologie? C'est la science qui régularise l'égoîsme.
Sa principale tâche consiste à nous apprendre, dune part, que le désin-
téressement est une sottise; de Vautre, que tout acte immoral est un
faux calcul de l'intérêt personnel. L'homme désintéressé, en se sacri-
fiant aux autres, s'écarte plus de la saine raison, et, en ce sens, est plus
blâmable que l'homme vicieux ou criminel qui sacrifie les autres à soi.
Mais l'homme vicieux ou criminel se trompe aussi, quoiqu'à un moindre
degré, parce qu'il oublie que les plaisirs dont il est redevable au vice
et au crime sont bien inférieurs aux peines qui les accompagnent.
Gela n'empêche pas la déontologie d'être une maîtresse de vertu et
de bienveillance universelle, pourvu que ces mots soient entendus dans
leur véritable sens, celui que leur donne la morale utilitaire. La vertu,
ce n'est pas cette entité fictive , cet être de raison que poursuit la mo-
rale ascétique; c'est cette façon d'agir qui accroît autant que possible
le nombre et l'intensité de nos plaisirs, qui diminue dans la même pro-
portion le nombre et l'intensité de nos peines. C'est ce que Bentham
appelle dans son langage souvent barbare, maximiser les plaisirs, et
minimiser les peines. La vertu consiste uniquement à nous procurer,
tout à la fois par un calcul de Tintelligence et par un eObrt de la vo-
lonté, ce double résultat; et ce résultat, quand nous sommes parvenus
à nous l'assiurer par l'habitude, n'est pas autre chose que le bonheur.
La vertu se confond donc avec l'art d'êlre heureux; il serait plus juste
de dire avec l'art de jouir.
Mais, au nombre des plaisirs dont notre bonheur se compose, se
trouve celui de la sympathie, de l'affection que nous inspirons à nos
semblables et de celle que nos semblables nous inspirent. Ce plaisir
n'est pas moins égoïste que les plus vulgaires plaisirs des sens; car c'est
pour nous que nous le recherchons et non pour les autres. Or on ne
l'obtient qu'en montrant aux autres les mêmes sentiments, la même
bienveillance que nous désirons qu'ils aient pour nous. La bienveillance
se témoigne par des actes, par le sacrifice que nous faisons d'une cer-
taine part de notre bonheur au bonheur d'autrui. Seulement il ne faut
pas oublier que le but de ce sacrifice, c'est la jouissance qui en sera le
fruit, ou que nous espérons en tirer, et qui sera, selon nos calculs, supé-
rieure à celle dont nous nous sommes privés. Ainsi donc c'est par inté-
458 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
rèt que nous sommes bienveillants; et, comme la sympathie, en s*éten-
dant de proche en proche, peut embrasser la totalité du genre humain
et descendre jusqu'aux animaux, Tégoisme sera la base de la bienveil-
lance universelle.
Ce n'est pas seulement par la bienveillance égoïste ou la sympathie
intéressée que le bonheur de chacun est étroitement uni à celui des
autres ou le bonheur individuel au bonheur général; c'est encore par un
autre lien plus matériel et plus positif, celui qm existe entre les inté-
rêts. A les considérer dans leur généralité , les intérêts sont les mêmes
pour tous les membres de la société; de sorte qu'en travaillante mon
propre bonheur, je travaille h celui de mes semblables; et réciproque-
ment, quand je travaille au bonheur de mes semblables, c'est le mien
qui sera le fruit de mes efforts. Quand je parle de mon bonheur, je ne
puis donc entendre autre chose que la réalisation de la formule que
nous avons citée en commençant : a Le plus grand bonheur du plus
u grand nombre. »
Il est vraiment étrange de voir la morale de l'égoisme et du plaisir
aboutir à cette conclusion philanthropique. La surprise sera plus grande
encore quand on connaîtra le moyen d'appréciation et de comparaison
appliqué par Bentham aux divei^ses espèces de plaisirs que comporte la
nature humaine. Il se gardera bien de leur imposer un ordre hiérar-
chique. Il ne distingue pas entre les plaisirs des sens et les plaisirs de
l'esprit, entre les plaisirs du corps et ceux de l'âme, estimant les uns et
méprisant les autres. Dans sa pensée, tous les plaisirs se valent, et ne
difi^rent entre eux que par la quantité, que par le plus et le moins de
jouissance qu'ils représentent. Or la quantité s'évalue en nombres et
s'exprime en chiffres ; elle tombe sous les lois du calcul ou de l'arithmé-
tique. Il y a donc une arithmétique des plaisirs, une arithmétique mo-
rale sans laquelle on ne comprend rien à la conduite de la vie, et que
Bentham nous présente comme une des parties les plus importantes de
son système.
Pour savoir si un plaisir est plus ou moins grand qu'un autre, ou s'il
est plus ou moins grand que la peine qui l'accompagne, il faudra les
considérer et les comparer l'un à l'autre sous les aspects suivants : l'in-
tensité, la durée, la certitude, la proximité. Il est évident qu'un plaisir
intense, un plaisir durable, un plaisir certain, un plaisir prochain, vau-
dra mieux, ou devra être compté plus qu'un plaisir superficiel, fugitif,
incertain et éloigné. Mais ce n'est pas tout, il faudra aussi se demander
si le plaisir ou la peine qu'on veut évaluer ont plus ou moins de pureté,
plus ou moins de fécondité, plus ou moins d'étendue, c'est-à-dire si le
LA MORALE ANGLAISE. 45»
plaisir est plus ou moins mélangé de peine et la peine de plaisir ; s ils
sont plus ou moins propres à engendrer d'autres plaisirs et dautres
peines; enfin s ils produisent plus ou moins d'effet hors de Tindividu
qui les éprouve. Toutes les peines et tous les plaisirs, si nous en croyons
Bentham , nous présentent ces sept propriétés ; et c'est par une compa-
raison , qui passera successivement de l'une de ces propriétés à l'autre ,
que les plaisirs et les peines seront évalués avec exactitude, que nous
saurons s'il y a pour nous, à les rechercher, profit ou perte.
C'est dans cette arithmétique , bien plus que dans ses principes géné-
raux, qu'il faut chercher le caractère propre, nous n'osons pas dire l'ori-
ginalité de la morale de Bentham. Mais ce serait mal connaître Bentham
que de ne voir en lui que le moraliste. Il a fait entrer dans son système
la législation, surtout la législation criminelle. C'est là qu'il a développé
ses vues les plus profondes, les plus personnelles, et qu'il a déposé le
germe de plusieurs réformes importantes introduites après lui dans nos
lois pénales, à l'honneur de l'humanité et de la justice.
Ainsi que l'exigent ses opinions sur la nature générale de l'homme ,
S1U* les mobiles de toutes nos actions et la source de toutes nos pensées,
il nie l'existence d'un droit naturel et de certaines lois nécessaires, im-
muables, que l'homme apporterait avec lui en naissant, et qui seraient
écrites dans toutes les consciences. Aussi n'a-t-il pas assez de sarcasmes
contre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen émanée de
notre première Constituante. Il n'y voit qu'un sophisme, un sophisme
anarchique. Pour lui, il n'y a pas d'autres lois que celles que
fait le législateur, pas d'autres droits que ceux que ces lois mêmes ont
créés, et à tous ces droits correspondent des obligations également
créées par le législateur. Les premiers représentent les bénéfices de la
société, les secondes en sont les charges. Les premiers sont des per-
missions , ou l'autorisation de faire certaines choses ; les secondes sont
des interdictions. Et, comme, pour les faire respecter les unes et les
autres, il est nécessaire d'y attacher une sanction, c'est-à-dire une peine,
toute loi se ramène à une loi pénale.
La loi est donc un mal par cette double raison qu'elle restreint les
moyens d'action que nous tenons de la nature, et qu'elle inflige une
souffrance à ceux qui refusent de lui obéir. Cela est vrai ; mais le mal
que fait la loi, qui est attaché à son existence même, est un mal néces-
saire, qu'il faut souffrir en vue d'un bien, ou pour échapper à un mal
plus grand, celui que les hommes se feraient les uns aux autres, s'ils
avaient le pouvoir de faire tout ce qui leur plaît.
De là cette conséquence, qu'il faut légiférer le moins possible, qu'il
iitOi' JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
faut renfermer la loi dans ies limites où elle est absolument nécessaire,
et elle nest absolument nécessaire, dans son action purement coerci-
tive, que pom* empêcher les individus de se nuire les uns aux autres.
Dans les cas, au contraire, où ils ne peuvent nuire qu*à eux-mêmes, on
doit leur laisser le plus de liberté possible. C'est ainsi qu au nom du
plaisir et de l'intérêt Bentbam arrive à défendre une des maximes les
plus chères aux amis de la liberté.
Mais voici d autres propositions qui, sans avoir la même généralité,
ne sont pas moins dignes d*être remarquées. Puisque la loi est un
moindre mal pour empêcher un mai plus grand, le mal qu'elle fait
souffrir, à titre de sanction, ne doit jamais égaler celui quelle doit
réprimer. La peine doit être efficace, mais ne doit jamais dépasser la
mesure qui est nécessaire pour la rendre telle. G*est Thumanité intro-
duite dans la législation pénale qui, selon la remarque de Rossi, a paru»
pendant de longs siècles, rivaliser de cruauté avec le crime.
Afm de rendre exécutable cette règle de législation , Bentham a ima-
giné toute une science , qu'il désigne sous le nom de pathologie mentale.
Elle consiste à étudier les diverses circonstances qui agissent sur la sen-
sibilité humaine et ont le pouvoir de Taccroitre ou de la diminuer. On
arrivera, par ce moyen, avarier la peine suivant l'effet qu'elle doit pro-
duire sur le coupable ; car, selon notre réformateur, il n'est rien de
plus faux que cet adage: a Les mêmes peines pour les mêmes délits. » li y
a des châtimenls qui glissent sur certaines âmes, tandis qu'elles pénètrent
profondément dans quelques autres. C'est manquer à la justice que de
les traiter de la même manière. Or les circonstances qui agissent sur
notre sensibilité sont de plusieurs espèces. Il en est de fort importantes,
mais qu'il est difficile de saisir: par exemple le tempérament, la santé,
la force, la fermeté d'âme, les habitudes, le développement de l'intel-
ligence, etc. Il en est d autres de moindre influence, telles que l'âge* le
sexe, le rang, l'éducation, la profession, le climat, la race. Celles-là, il
est facile de les constater, et la législation pénale, surtout la justice qui
en est l'interprète , est obligée d'en tenir compte. Toutes ces idées se
résument dans celles des circonstances atténuantes, acceptées par nos
lois et consacrées par nos mœurs.
Si la peine doit être proportionnée à la sensibilité présumée du cou-
pable, elle doit l'être, à plus forte raison, à la gravité du délit. Or la
gravité du délit doit se mesurer, selon Bentham, non sur la perversité
de l'intention, mais sur la gravité et l'étendue du dommage causé. Il y
a le dommage de premier ordre : c'est celui qui atteint directement la
personne lésée et qui s'étend à sa famille, à ses amis. Il y a le dom-
LA MORALE ANGLAISE. 461
mage de second ordre : c est Tinquiétude que répand le crime dans la so-
ciété, et le danger qui naît du mauvais exemple. Il y a> enfin, le dom^
mage du troisième ordre : c*e6t le découragement, Tinertie morale qui
gagne la société eii présence du crime resté impuni. Tous ces dommages
seront pris en considération dans le choix du châtiment destiné à les
prévenir.
Malgré le caractère pénal quil leur attribue dans tous les cas, Ben-
tham ne croit pas que les lois aient uniquement pour but de réprimer
les actes nuisibles à la société ; il pense qu elles doivent aussi provoquer
ceux qui lui sont utiles. Les actes utiles sont ceux qui coniribuent, plus
ou moins directement, au bonheur social. Or, selon Benthain, qui ap-
plique à toutes les questions sa méthode arithmétique, le bonheur social
se compose de quatre éléments : la subsistance, Tabondance, Tégalité,
la sûreté. Comment fei a le législateur pour assurer la jouissance de ces
biens au pays sur lequel s exerce soq autorité ? Il considérera que la sub-
sistance et la sûreté représentent le nécessaire, que Tégalité et labon-
dance sont le superflu; par conséquent il mettra tous ses soins à pro-
curer d abord les deux premières.
La sûreté est Tobjet principal des lois. Sans les lois elle n'existerait à
aucun degré, ni pour la vie ni pour la propriété des membres de la so-
ciété. Il suffit qu'elle existe pour que la subsistance d'un peuple soit
garantie d'une manière générale; car la subsistance est fournie par le
travail, et le travail est proportionné à la sûreté des travailleurs, laquelle
comprend aussi leur liberté. Cependant Bcntham ne se contente pas de
ce moyen général et indirect de pourvoir à la subsistance de la popu-
lation d un État. Il désire qu'on s occupe de l'extinction de la misère, et
il pense que la voie la plus sûre pour y arriver, c'est la charité légale,
ou, pour l'appeler du nom qu'elle porte en Angleterre, la taxe des pau-
vres, élevée au niveau et répartie en proportion des besoins. Quoique le
mot d'équité n'ait aucun sens dans son système, Bentham s'efforce de
démontrer que cette taxe est équitable : «Le titre de l'indigent comme
«indigent est plus fort, dit-il, que le titre de propriétaire d'un superflu
«comme propriétaire. » En d'autres termes : le droit de l'indigent à être
secouru est supérieur au droit de propriété quand le propriétaire pos-
sède plus que le nécessaire. Au reste, la propriété, selon Bentham, e^
une pure création de la loi, qui ne se justifie et ne s'explique que par
l'intérêt social. Donc la loi peut, en vue de ce même intérêt, être consi-
dérée d'un autre point.
Une fois qu'il aura pourvu à la subsistance et à la sûreté de l'Etat, le
législateur s'occupera de lui procurer aussi l'abondance et l'égalité. L*a«
59
462 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
bondance comprend le luxe, et le luxe est indispensable au bonheur
des nations ; car, pour avoir le nécessaire , il faut posséder le superflu.
Mais les lois n*ont pas le pouvoir de créer directement cet élément du
bonheur public. Il est la conséquence indirecte de la protection ac-
cordée au travail, des garanties laissées à la propriété et des désirs na-
turels de l'homme qui grandissent avec sa puissance et son bien-étre.
Quant à Tégalité, elle n est pas autre chose, pour Bentham, que Tégalité
des biens. Entendue dans ce sens, elle est désirable. Mais comment ré-
tablir? Une nouvelle distribution des biens présente les plus grands
dangers pour la sûreté publique. Le communisme est la destruction du
travail et de la bienveillance mutuelle des hommes. N'ayant rien &
perdre ni rien à acquérir, les hommes s'endormiront dans une iftche
oisiveté , et n'auront pas plus le désir que le pouvoir de se rendre utiles
les uns aux autres. Cependant, avec le temps, avec la liberté de l'indus-
trie et du commerce, avec les progrès de Tagriculture, avec l'abolition
des monopoles et des substitutions et quelques autres mesures législa-
tives, on verra les grandes propriétés se subdiviser peu à peu, un plus
grand nombre d'hommes participer à une modeste aisance, et les so-
ciétés se rapprocher de plus en plus de l'égalité des biens.
Tel est, dans ses éléments les plus essentiels, le système de Bentham,
que les philosophes dont nous allons nous occuper n'ont eu qu'à déve-
lopper sur plusieurs points et à corriger sur quelques autres, pour en
tirer la morale utilitaire, aujourd'hui professée avec tant d'éclat en An-
gleterre, et devenue l'objet d'une préoccupation sérieuse dans d'autres
pays.
Élevé par son père, James Mill, à considérer la doctrine de Bentbam
comme l'expression la plus complète de la science morale, John Stuart
Mill, dès qu'il osa la juger par lui-même, ne tarda pas à s'apercevoir
qu'elle contenait à la fois des exagérations et des lacunes, et il se char-
gea de les faire disparaître par des réformes importantes. Il commença
par lui donner une méthode; car l'arithmétique morale, dont nous
avons parlé, n'est pas une méthode, mais un procédé. Bentham affirme
lés propositions d'où dérivent toutes ses idées ; il ne dit pas comment son
esprit y a été conduit, ni pourquoi il les tient pour vraies. John Stuart
Mill sent le besoin de résoudre ce problème, qui est précisément celui
de la méthode. Il n'y a, selon lui, en philosophie, et, par conséquent,
en morale, que deux écoles que la méthode sépare, et qui, séparées sur
ce point, le sont sur tout le reste. D'après l'école intuitive, les prin-
cipes sur lesquels repose notre connaissance du vrai et du bien sont des
propositions évidentes par elles-mêmes, évidentes a priori, dont il ne
LA xMORALE .ANGLAISE. 463
reste qu'à faire sortir les conséquences par voie de déduction. Daprès
Técoie inductive, le bien et le mal, le vrai et le faux sont des matières
^^observation et d'expérience. En un mot, it n y a que des faits et pas de
principes. Constatés par lobservation , les faits sont généralisés et érigés
en lois par Tinduction. G est pour la méthode d 'induction que Stuart
Mili se prononce.
Au nom de la méthode inductive, il nie la liberté, que Bentham
nie aussi, mais sans en donner la raison. La volonté, selon Stuart Mill,
nest pas libre, car nous ne voulons que ce que nous désirons, la vo-
lonté est fille du désir, et le désir se confond avec le plaisir. On désire
une chose parce quon la trouve agréable; une autre nous inspire de
laversion parce qu'on la trouve pénible. Toute volonté, en même
temps qu'elle tombe sous la loi du déterminisme, est donc nécessaire-
ment égoïste, intéressée, personnelle, comme le plaisir.
Mais dans le plaisir personnel lui-même , et dans les désirs dont il
est l'objet, il y a un élément qui dépasse l'égoîsme : «C'est le désir
u d'être en harmonie avec nos semblables, o Cela veut dire , comme
Bentham avait déjà essayé de nous le persuader, que le véritable
égoîsme consiste à n'être point égoïste. Mab au sentiment vague et essen-
tiellement variable de la sympathie, dont s'était contenté son prédé-
cesseur et son maître, Stuart Mill substitue le sentiment générai et cons-
tant de la sociabilité, u L'état de société, dit- il, est en même temps
«si naturel, si nécessaire et si habituel à l'homme, qu'à moins de cir-
u constances rares et d'un eflbrt d'boiement volontaire , il ne se consi-
«dère jamais que comme un membre d'un corps, et cette association
« s'affermit de plus en plus à mesure que l'humanité s'éloigne de l'état
a d'indépendance sauvage. Par conséquent, toute condition essentielle à
oun état de société fait chaque jour plus inséparablement partie de la
a conception qu'a chaque individu de l'état de choses au milieu duquel
«il est né et qui est la destinée de l'homme^. »
L'opinion de Stuart Mill telle qu'elle ressoit de ces lignes, c'est que
l'homme n'est pas seulement uni à la société de ses semblables par un
désir naturel ou par un penchant impérieux de sa sensibilité, mais que
flon intelligence même ne conçoit pour lui d'existence possible que
celle qui s'accorde avec les conditions nécessaires de l'ordre social.
Voilà, il faut en convenir, un effet étrange de notre incurable égoîsme
et un miracle inattendu de l'association des idées, le deas ex machina de
l'école empirique en général et de Stuart Mill en particulier.
* Passage cité par M. Guyau, p. 77-78.
59*
464 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
Mais bien dautres surprises nous sont réservées.
L'idée de la société implique Tidée d*égalité, et Tégalité suppose le
respect mutuel des intérêts. « La société entre égaux ne peut exister que
Cl si les intérêts de chacun sont également respectés. » La société entre
égaux n existe pas encore, mais elle existera à ce que Stuart Mill
nous assure, et TefTet qui lui est propre se réalisera de lui-même. Les
hommes en viendront à ne pas regarder comme possible un état de
choses où Ton ne tient pas compte, c'est-à-dire où Ton ne pratique pas
le respect des intérêts d autrui.
Pourquoi s arrêteraient-ils à respecter les intérêts d autrui ? Il faudra
bien qu'ils coopèrent aux intérêts les uns des autres, puisque c'est une
des conditions de l'état social que personne ne puisse vivre dans un isole-
ment absolu. Cette coopération les amènera naturellement à croire que
le bien d autrui est pour l'individu une chose «dont il est naturel et
«nécessaire quil s'occupe comme de toute condition physique de notre
« existence, o
Il n'arrive pas toujours que le bien d'autrui soit étroitement uni au
mien; mais il suffit quil le soit souvent pour que mon esprit ne puisse
plus l'en séparer, et que, par Tassociation des idées, devenue bientôt
une habitude, une seconde nature, le bien individuel se confonde dans
ma pensée avec le bien général. Par cette même puissance de l'association
des idées, qui, développée par l'habitude et par l'éducation, deviendra
irrésistible et tiendra lieu de la conscience morale de fécole intuitive,
nous sommes entraînés encore plus loin , nous poursuivrons le bon-
heur général, même indépendamment et aux dépens de notre bonheur
individuel; et, par le bonheur général, il faut entendre non seulement
le bonheur du genre humain, mais, autant que la nature des choses le
permet, celui de tous les êtres capables de sentir. « Le critérium de la
«morale utilitaire, dit Stuart Mill, n'est pas le plus grand bonheur de
« l'agent , mais la plus grande somme de bonheur général ^ » »
Stuart Mil! admet enfin qu*on désire et qu'on recherche la vertu. « Le
«désir de la vertu, dit-il, est un fait moins universel, mais aussi authen-
« tique que Je désir du bonheur. » Il ajoute qu'il faut désirer la vertu
avec désintéressement, pour elle-même, comme une chose désirable en
soi. Après avoir rendu cet hommage significatif à la morale du devoir,
Stuart Mill, avec une subtilité digne des sophistes de la Grèce, le fait
passer au compte de la morale utilitaire. Ceux qui aiment la vertu
avec désintéressement, l'aiment, selon lui, «non comme un moyen pouir
* Passage cité par M. Guyau, p. 96. •
LA MORALE ANGLAISE. &05
«arriver au bonheur, mais comme une portion de leur bonheur ^» S*ils
l'aiment comme une portion de leur bonheur, ils laiment pour eux et
non pour elle-même, leur amour cesse d être désintéressé.
Nous savons maintenant jusquoii s étend, selon les idées de Stuart
Miil, ce bonheur soi-disant personnel qui, commençant par Tindividu,
fmit par embrasser le genre humain et la totalité des êtres vivants ;
mais nous ignorons encore de quoi il se compose , de quels éléments
il est formé. On se rappelle que Bentham n*y fit entrer qu* un élément
unique, le plaisir, et que cet élément unique n est envisagé par lui
que sous un seul aspect, celui de la quantité. Stuart Mill croit aussi que
le plaisir est en quelque sorte la matière dont le bonheur est fait; mais,
en y laissant subsister la quantité, il y ajoute ia qualité. Il reconnaît
plusieurs sortes de plaisirs dont les unes sont plus désirables et plus
précieuses que les autres. Mab sur quelle base se fondera cette distinc-
tion? Par quel principe, à quantité égale, ou abstraction faite de la
quantité, se justifiera notre préférence? Voici la réponse de Stuart
Mill: «Lorsque de deux plaisirs, il en est un auquel tous ceux ou
« presque tous ceux qui ont lexpérience des deux donnent une préfé-
«rence marquée sans y être poussés par aucun sentiment d'obligation
« morale , celui-là est le plaisir le plus désirable. »
Cela revient à dire que le plaisir préférable est celui que préfère le
plus grand nombre de personnes expérimentées. Stuart Mill ne pou-
vait se contenter d'une explication pareille, que son maître Bentham
aurait certainement fait rentrer dans l'ipsedixiiisme. Il s efforce donc de
la compléter de la manière suivante. Lorsque de deux plaisirs qu on a
également éprouvés et qu'on peut comparer entre eux, il y en a un que
les personnes capables de faire cette comparaison placent tellement
au-dessus de l'autre qu'elles ne voudraient pas l'échanger contre n'im-
porte quelle abondance de l'autre plaisir, il faut bien admettre dans le
plaisir préféré une supériorité réelle, une supériorité qui est daus la
qualité et non dans la quantité. On peut même ajouter, pour rendre
celte supériorité plus manifeste, que le plaisir préféré apporte avec lui
une plus grande somme de peine que le plaisir dédaigné.
Mais comment concilier avec le bonheur, fin suprême de notre exis-
tence, ces appréciations qui nous portent à préférer une moindre somme
de plaisir à une somme de plaisir plus grande et une plus grande
somme de peine à une quantité de peine beaucoup moindre? Pour ré-
soudre cette difficulté, Stuart Mill a recours à la distinction qu'il établit
' Paroles citées jpar M. Guy au, p. 86.
4W JOURNAL DES SAVANTS.— AOUT 1879.
entre le contentement et le bonheur. Le contentement n est que la satis-
faction de certaines facultés. Le bonheur, c*est la satisfaction de toutes les
facultés ou des facultés les plus hautes , quand elles ne peuvent pas toutes
être satisfaites en même temps. Or quels sont les êtres chez lesquels
toutes les facultés sont aisément satisfaites , et dont le bonheur, par
conséquent, est plus complet? Ce sont les êtres inférieurs, parce qu'ils
ont peu de facultés. Chez les êtres supérieurs , au contraire , qui ont
beaucoup de facultés et des facultés de valeur très inégale, le bonheur
est presque toujours accompagné de mécontentement, parce que toutes
les facultés dont ils sont doués ne peuvent être satisfaites au même dé-
gré. C'est pourtant ce bonheur mêlé de peine , ce bonheur des mécon-
tents qui est de beaucoup le plus désirable, a Mieux vaut être, dit Stuart
<i Mill, un homme mécontent quun cochon satisfait ; mieux vaut être no
ttSocrate mécontent quun imbécile satisfait. Si f imbécile et le cochon
«pensent différemment, cest qu'ils ne connaissent que le côté de la
«question qui les regarde ^ »
Cette distinction entre le mécontentement et le bonheur, entre le
bonheur des êtres inférieurs et celui des êtres supérieurs , ne répond
pas à la di£BcuIté que nous avons indiquée tout à Theure, elle ne fait
que rétendre etTaggraver. Pourquoi préférons-nous le bonheur mêlé de
peine des êtres supérieurs au bonheur sans mélange , au bonheur pai-
sible et borné des êtres inférieurs? Cette préférence, selon Stuart Miil,
ou, ce qui est la même chose, cette répugnance à déchoir ne s'explique
que par le sentiment de la dignité, sentiment que possèdent tous les
êtres humains , et dont le développement est proportionné à leurs fa-
cultés les plus élevées.
Tel est le prix qu'attache Stuart Mill à la dignité humaine, que « lors-
qu'il faut choisir entre elle et le bonheur, soit notre bonheur personnel,
soit celui des autres, c'est le bonheur qu'il nous conseille de sacrifier*
«J'admets pleinement cette vérité, dit-il, que la culture d'une noblesse
«idéale de volonté et de conduite est pour les êtres humains individuds
« une fin à laquelle doit céder, en cas de conflit, la recherche de iear
« propre bonheur ou de celui des autres, n La contradiction serait fta-
grante entre le principe de la morale utilitaire et l'application qu'il re-
çoit ici , si Stuart Mill n'avait soin de nous apprendre que c'est le bon-
heur individuel ou celui de quelques individus qu'il sacrifie au sentiment
de la dignité, mais que le bonheur général y trouve sou compte,
parce que la noblesse du caractère contribue plus que toute autre chose
' Voir M. Guyau, p. 89.
LA MORALE ANGLAISE. (i67
è ia félicité de la vie humaine. Il n en est pas moins vrai que cette per-
fection idéale, à laquelle il veut que s*élèvent les âmes, appartient plus
à la morale du devoir, à ce qu'il appelle la morale intuitive, qu*à la mo-
rale de rintérèt.
 la loi du désintéressement et du sacrifice, on peut lappeler de son
vrai nom , à la loi du devoir, Stuart Mill reconnaît aussi une sanction
purement morale , qui n*est pas autre chose que le remords, u La sanc-
a tion interne du devoir, dit-il^, c*esf un sentiment de notre âme, une
a douleur plus ou moins intense accompagnant la violation du devoir, et ,
a chez les natures morales bien dirigées, s'élevant, dans les cas les plus
«graves, au point de les faire reculer devant cette violation comme
a devant une impossibilité. »
Ce n*est point par là que la moralité humaine commence , mais c*est
par là qu'elle peut finir. Ce que nous craignons d*abord , c'est le châti-
ment que nous attire une action mauvaise, c'est le danger de perdre la
sympathie de nos semblables. Mais l'aversion qui s'attache à toute action
de cette nature peut, à la longue, se séparer de Tidée de châtiment et
devenir une détestation désintéressée du mal dont la force et la sponta-
néité égalent celles de l'instinct.
Que manque-t-il encore à cette liste de toutes les qualités et perfec-
tions qu'engendre par miracle la morale de l'intérêt? Nous y avods
déjà vu figurer ia vertu; Stuart Mill ne craint pas d'y ajouter l'héroïsme
et le martyre. «Le héros ou le martyr doit, dit-il, volontairement se
« passer de bonheur pour l'amour de quelque chose qu'il place au-dessus
«de son bonheur individuel.» Le héros et le martyr peuvent donc,
même ils doivent exister dans son système; mais il faut que leur abné-
gation ait un but, et ce but ne peut être que le bonheur général. Quand
la cause pour laquelle ils se sacrifient est différente, le héros et le mar-
tyr, selon les expressions de Stuart Mill, ne méritent pas plus d*être
admirés que l'ascète debout sur sa colonne^. Gomment! notre vie n'a
pas d'autre fin que la petite part de bonheur dont nous pouvons jouir
ici-bas, et c'est pour le bonheur des autres qu'on nous conseille, qu'on
nous ordonne presque de la sacrifier! Cette inconséquence n'a pas
échappé à Stuart Mill, et il s'efforce de l'atténuer en disant que le sacri-
fice qui nous est demandé nest nécessaire que dans une société impar-
faite comme la nôtre. Il sera inutile dans l'avenir, quand la société
sera mieux organisée. Que nous importe? H n'en est pas moins inexpli-
cable et injustifiable pour la morale utilitaire.
* Voyez ia Morale anglaise, p. io3. — ' Ibid., p. m.
468 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
Stuart Mill, dans sa morale, nous offre constamment le spectacle
d'un esprit naturellement élevé, dune âme généreuse, qui, par Téffet
de réducalion beaucoup plus que par un choix réfléchi, a été engagé
dès sa jeunesse dans un système borné et desséchant. L*âme proteste
contre le système sans avoir la force de s en affranchir, et alors même
quelle labandonne au fond, elle en conserve encore lelaiigage et les
formules essentielles. Nous en trouvons la preuve dans tout ce qui
précède, mais paiticulièrement dans ces lignes^: «Pour être heureux,
«il n'est quun seul moyen, qui consiste à prendre pour but de la vie,
H non pas le bonheur, mais quelque fm étrangère au bonheur. Que votre
«intelligence, votre analyse, votre examen de conscience s*absor,be dans
«cette recherche, et vous respirerez le bonheur avec Tair sansleremar*
«quer, sans y penser, sans demander à l'imagination de le figurer par
«anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une fatale manie de
(lie mettre en question, d
On sait que Stuart Mill ne s est pas moins occupé de politique et de
législation que de psychologie et de morale. La politique et la législatioa
constituent pour lui un art, lar^ social, dont le but est de conduire les
hommes réunis en société, de conduire les peuples vers la plus grande
somme de bonheur que la nature humaine puisse atteindre. Le senti-
ment de la justice est le principal ressort dont il devra faire usage.
Mais qu'est-ce que la justice pour Stuart Mill? En répondant à cette
question il nous laisse apercevoir de nouveau la lutte qui existe dans
son esprit entre le principe de l'intérêt et la vague conception d'un prin-
cipe supérieur. La justice, d'après lui, est la conformité à la loi ou à ce
qui devrait être la loi. Il admet donc implicitement une loi intérieure aur
dessus de la loi positive. Arrivant à la défmition de la loi elle-même, il
fait consister son essence dans la sanction , c'est*à-dire dans la pénalité.
«Nous ne disons qu'une chose est mal que lorsque nous entendons que
« celui qui l'a faite devrait être puni d une façon ou d'une autre, n Ce sont
ses propres expressions^. Mais n'admet-il qu'une pénalité matérielle ou
légale? Non, il admet aussi une pénalité morale, à savoir le remords,
dont nous parlions tout à l'heure, et la désapprobation de l'opinion pu-
blique, qui supplée au silence ou à l'impuissance de la loi.
Essayant d'expliquer l'idée de la justice ainsi ramenée à la sanction pé-
nale ou au désir de punir, Stuart Mill en trouve l'origine , non seule-
ment dans les sentiments égoïstes de l'homme, mais dans les instincts
' Elles sont tirées de VAutobiogrxiphie de Stuart Mill et citées par M. Guyau,
p. 11 5. — * Voyez ia Morale anglaise, p. iig.
LA MORALE ANGLAISE. 469
de l'animal . Uhomme est naturellement porte à repousser une agression et
H punir Tagresseur. Puis il étend ce sentiment à ses semblables par sym-
pathie. Voyant un autre homme attaqué, il a également le désir de re-
pousser et de punir lagression, comme s il s'agissait de lui-même. L'ins-
tinct des animaux produit les mêmes effets. Les animaux repoussent
Tagression et la châtient, non seulement quand il s agit d'eux, mais
quand il s'agit d'un autre animal de leur espèce. Le chien éprouve cet
instinct en faveur de Thomme, qu*il défend et qu'il venge au péril de sa
vie. Que cet instinct animai, que ce sentiment égoïste de la défense
personnelle et la sympathie de l'homme pour son semblable soient dé-
veloppés et comme transfigurés par le sentiment social, qu'ils s'étendent
de proche en proche jusqu'à embrasser le genre humain, qu'ils soient
consacrés par l'autorité de la loi et se manifestent par la puissance du
châtiment, ils seront cette vertu désintéressée, absolument obligatoire,
presque divine, qui s'appelle Injustice. Il y a des moments où Stuart
Mill parle de la justice presque dans les mêmes termes que Platon,
représentant les châtiments infligés en son nom comme un bienfait, non
seulement pour la société qu'elle protège, mais pour le coupable qu'elle
a frappé. Il n'en soutient pas moins que son but unique, c'est d'être
utile , c'est d'assurer le bonheur général.
Mais la justice, c'est-à-dire la loi, ne suffit pas pour atteindre ce but
suprême; il faut y joindre l'organisation politique et la puissance de
l'éducation. La société sera constituée de telle sorte que les intérêts de
chacun seront en harmonie complète avec les intérêts de tous, que le
bonheur individuel se confondra avec le bonheur général; et, par un sys-
tème d'éducation fondé à la fois sur l'économie politique et la morale
utilitaire, on formera les intelligences à ne plus concevoir, les volontés
à ne plus poursuivre d'auti*e fin que cette félicité de chacun contenue
dans celle de tous. Grâce à l'emploi simultané de ces deux moyens, la
condition de l'homme sera singulièrement améliorée. On verra la pau-
vreté disparaître , la maladie diminuer, les vicissitudes de la fortune se
réduire presque à rien. Les principales causes de nos souffrances seront
peu à peu conjurées.
Ce n'est pas tout. La moralité s'accroîtra dans les mêmes proportions
que le bien-être. Le dévouement de l'homme pour le bonheur univer-
sel de ses semblables tiendra lieu de religion, u Je crois, dit Stuart Mill,
u qu'il est possible de donner au service du genre humain, même sans
oie secours d'une croyance en une providence, et le pouvoir psycholo-
« gique et l'application sociale d'une religion , et cela en le laissant s em-
« parer de la vie humaine et colorer toute pensée, tout sentiment et
60
470 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
tt toute action de telle manière que le plus grand ascendant exercé ja-
a mais par aucune religion n en soit que le type et ravant-goût^ n
Cest précisément cet idéal qu*Âuguste Comte a voulu réaliser en
fondant une nouvelle religion où Thumanité tient la place de Dieu. On
sait comment il a réussi.
Ad. FRANCK.
[La suite à an prochain cahier.)
Inscriptions gréco-égyptiennes du Musée de Boulaq.
Le 1* mai 1879, mon savant confrère, M. Mariette, m'écrivait de
Boulaq : u J*ai fait pour vous une collection d'estampages de toutes les
« pierres portant des inscriptions grecques que nous avons au Musée,
tt Comme le Musée est en ce moment bouleversé de fond en comble
ttpour cause de réparations, je ne sais pas quelles sont celles de ces
«pierres qui sont publiées, quelles sont celles qui sont inédites. Vous
ttvous y reconnaîtrez mieux que moi. Je vous les porterai moi-même h
«Paris dans quelques semaines, à moins que vous ne désiriez que je
« vous les expédie immédiatement.
tt Nous avons ti*ouvé au Sérapéum une jolie stèle grecque avec fronton
tt et la mention d*un Cretois qui se dit interprète des songes. Au dernier
«moment, je reçois du photographe auquel je Tai demandée, une épreuve
«photographique. Je vous Tenvoie. Une modeste appréciation de ce mo-
tt nument est comprise dans une note assez longue que j'adresse à Des-
a jardins, pour être communiquée à TAcadémie des inscriptions et belles-
« lettres. Il est bien entendu que je n empiète en aucune façon sur votre
«domaine. Vous savez d'ailleurs que je n'en suis pas capable.
tt Desjardins vous donnera des nouvelles du Musée et de nos fouilles,
tt Tout cela n'est pas brillant. Mais j'espère que le temps se calmera bien-
'«tôt, et que je ne quitterai pas le Musée, dans un mois, sans avoir
«organisé de nouveau notre service de recherches et de conserva -
« tion. ))
' Voir la Morale anglaise, p. i3a.
INSCRIPTIONS GFUÉCO-ÉGYPTIENNES. 471
Je reçus en effet vers la fin du mois de juin les estampages que M. Ma-
riette prit la peine de m^apporter lui-même. lis sont au nombre environ
d une vingtaine , sans compter deux ou trois copies d autres inscriptions.
Mon devoir est donc de dire à FÂcadémie en quoi consiste cette collec-
tion épigraphique et de lui signaler les inscriptions qui me paraissent
les plus intéressantes.
En reproduisant le fragment de la lettre de M. Mariette, je nai pas
voulu supprimer certaines expressions par trop modestes , parce que je
tiens à conserver religieusement tout ce qui sort de la plume de notre
éminent confrère. Il a donné déjà devant f Académie, par Torgane de
M. Desjardins, ime savante explication de la stèle avec fronton, où se
trouve mentionné un Cretois interprète des songes. Puis il ajoute qu'il
ne veut pas empiéter sur ce qu'il veut bien appeler a mon domaine. »
C'était m'engager à parler du monument au point de vue hellénique.
Pour répondre à son invitation , j'ajouterai quelques mots sur l'inscrip-
tion elle-même, sans rappeler l'explication qu'il en a donnée et qui
s'imprime en ce moment dans les Comptes rendus de l'Académie.
Voici cette inscription :
ENYHNIAKPINQ
TOYGEOYnPOZTAr
MAEXQNTYXAfA
eAlKPHZEZTINO
KPINQNTAAE
Èvvmfta xpivù)
Toô d-eoO "ïïfpàalay^
fia éxfiyv, T<ix[<^] dya-
Bà. ILpifç èdiv à
xpivcjv râle.
«J'interprète les songes d'après l'ordre de Dieu. A la bonne fortune.
« Cet interprète est Cretois. »
Le dieu dont il est question est celui dans le temple duquel se trou-
vait le monument. Quant à notre Cretois, on ne donne pas son nom.
On sait que tous les peuples anciens prenaient les songes pour des aver-
tissements des dieux. Les prêtres assyriens, persans, indous et surtout
égyptiens, expliquaient des songes. Les Grecs avaient divers sanctuaires
où l'homme qui voulait avoir des songes prophétiques allait coucher;
60.
472 JOURNAL DES SAVANTS. -. AOUT 1879.
tel était surtout lantre de Trophonius. On couchait aussi dans tous les
temples dédiés à certaines divinités. En Egypte, le Sérapéum, où notre
stèle a été trouvée, parait avoir été un de ces temples où les visiteurs
venaient dormir pour obtenir des révélations sur leurs maladies ou sur
leurs intérêts, et probablement les reclus, xdroxoi, n étaient pas étran-
gers à cette interprétation des songes. L^expression ivxmvia xplvo» doit
être rapprochée d'un mot composé, inconnu au Thesaaras, et qui figuro
dans un papyrus grec trouvé dans le Sérapéum. C'est le mot èmmvio-
xphris ^ Il s agit de différents objets indiqués dans un compte de dépense.
Voici le passage : bOàvtov ^apà r^ évimvioxptrp , udes bandes de linge à
(i Tinterprète des songes. » Le mot iwifvtoxpirrif est analogue à bveipo-
xpirnsy mais, dans Torigine, ne devait pas absolument être synonyme,
puisque Artémidore, au commencemeiit de ses bvtipoxpvtixd^ établit
une différence entre Xlveipov et ïivi'Kvtov, différence indiquée aussi
par.Macrobe. Cette mention dun ivunvtoxphris montre l'importance
que Ton attachait aux visions de ceux qui venaient dormir dans le
temple.
On a trouvé en Egypte une masse de papiers relatifs aux reclus du
Sérapéum, papiers vendus en détail par les Arabes et qui sopt dissé-
minés dans les différents musées d'Europe. Lia collection des papyrus du
Louvre, publiés par MM. Brunet et Egger, contient deux récits de songes
quil faut rapprocher des songes de Tagès et de Ptolémée conservés
dans les papyrus de Leyde^.
Les mots iveipos elévuTrvtov ont fini par se confondre, et, comme le
premier était plus usité que le second, il a été adopté postérieurement
pour tous les mots composés; cest pour cela quon en trouve beau-
coup commençant par bvetpo et très peu commençant par ivunvio.
Ainsi, outre le mot êwirvioxpirris , dont je viens de parler, le Thésau-
rus ne cite que êvvTrvtéfÀaprts , connu seulement par une glose d'Hésy-
chius; tandis que le nombre des autres est considérable. Dans mes
lectures, j'en ai rencontré plusieurs qu'on chercherait vainement dans
les lexiques '.
Les mots to5 S-eou tifpéc/lœyfjta Sycav^ « par Tordre de Dieu , » rappellent
ce passage d'Aristide ^ : La^cûv év tÇ bveipœn TeréXealat rb mpia-
' Voy. ce mot dans la table des Pfi^- ^ Tels sont les mots àv^ipo^^xtTiiç ,
rus grecs du Louvre publiés par MM. Bru- àveipoZàretpa , àt^cfpoAvrio), àveipdfioiaç,
net de Presle et Egger, et la note de la àvetpimârûjp, Voy. aussi les lexiques de
page à laquelle il renvoie. MM. Tougard et Sophoclès.
* Leemans, Pap. gr,,p. 117. * T. I, p. 292, i3.
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 473
rayfia roS AaTchnnoS, uje criais dans mon rêve l'ordre d'Escu-
a lape a été exécuté, n
Dans la formule qui suit, tvx<^ dyaOa, un a a été omis. Il est probable
que cest le second, celui qui commence le mot dyaOçif car, si c*était
Fautre, celui qui terminait le mot tv^Ç^, Yioia adscrit aurait été in-
diqué comme il Test à la ligne suivante, à la fm d'dyaOçi. Cette observa-
tion me fournit l'occasion d*en faire une autre à propos du cas auquel
doit être mise cette formule qui se rencontre si fréquemment dans
les monuments épigraphiques. Il est évident que, dans ceux où ne figure
point Yiota adscrit, on doit se trouver embarrassé pour savoir s il faut
adopter le nominatif ou le datif. Cette dernière forme, très usitée dans
le style épigraphique et justifiée par notre monument, me semble devoir
être préférée à Tautre. Aussi, dans les endroits où les éditeurs du Corpus
ont lu dya6à •n{x«»je proposerais de corriger dyaOçiTvxjt'
J'arrive maintenant aux estampages nouvellement rapportés d'Egypte.
Indépendamment de ces estampages, M. Mariette a pris la peine de me
donner des indications précieuses sur les dimensions et la nature du
marbre ou de la pierre, en y ajoutant le nom de la localité où le monu-
ment a été trouvé et un dessin linéaire permettant de juger l'état dans
lequel il se trouve. Ces inscriptions nont pas une égale importance;
quelques-unes méritent une explication particulière. Plusieurs sont de
l'époque romaine et datées. D'autres ne contiennent que des noms égyp-
tiens transcrits en caractères grecs; enfin une, très incomplète, concerne
un roi et une reine, un Ptolémée et une Cléopâtre, et deux sont chré-
tiennes. Deux de ces monuments intéressent la zoologie égyptienne; on
y voit représentés un lion et un animal symbolique ressemblant à un
chacal. Les voici suivant l'ordre des numéros des estampages :
N** 1. Calcaire provenant du Labyrinthe; hauteur, o'°,i9; largeur,
o^SS.
OYAAePIA
nOAITTA
LAAeVYYXei
OùaXepia
UôXtila
Le nom romain TléXtila ne figure ni dans Pape ni dans le Thé-
saurus.
474 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
N*a. Labyrinthe, calcaire grossier; hauteur, o"*,a3; largeur, o^jay.
TIB6P6I0C
KAAYAIOC
KYAINAPOC
MNHACOY
eVYYXJLOZ
Ttێptos
KXdvhos
KiXtvhpoç,
}Avrj[fi\a croH.
E^<)x[s]i.tr.oi'.
, La Corme Ttëépeios est simplement une faute d*iotacisme , comme à
la fia eùinj^i pour ev^x^**
Plutarque cite deux personnages du nom de KvXivSpos. Quant à fwiia
pour fÂPiifÂa, cette erreui^ pourrait venir de ce quil y avait une double
lettre hM que le lapicide aura oublié de reproduire.
N" 3. Labyrinthe, calcaire; hauteur, o"',3à; largeur, o*,23. Pierre
Qassde dans le haut à droite.
AnoAAWNiocnroAeM
AIOYMHTPOCTe<t>eP(i)'
TOCMIPTOnWAHC
LNGeni0
kiroXXdnfioç IlToXcfi-
aibv , fufjrpdç Te^épco-
Tos, fiipToirdi'kvf f
Au-dessus sont représentés Osiris assis et Isis debout derrière lui.
Deux personnages, dont la partie supérieure manque, se présentent de-
vant eux.
Le nom propre Te^épcjs est gréco-égyptien , et ne figure point dans
lonomatologie égyptienne. Le mot (xtproTroiXris , qu'il faut lire /tiupTO-
iréXtis est inconnu aux lexiques. Aux époques basses le conmierce du
myrte devait être très actif, en raison des plantations que Ton faisait de-
vant les édicules consacrés à Vénus. Je laisse aux égyptologues le soia
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 475
de rechercher ce qu'étaient les myrtopoies contemporains des Pha-
raons.
N® A. Labyrinthe, marbre gris; hauteur, o", 1 5 ; laideur, o", 1 7. Toute
la partie droite du marbre manque.
<MA0S6.
AOYMei
AAAAA
Xovfiévov] 9
N* 5. Labyrinthe, calcaire; hauteur, o^^.ao; iargçur, o",aa.
OEPMOY
eiXPHC
THXAI
QepfiovOif est un nom égyptien dans le genre de ^epefiovOis, connu
par les papyrus.
N* 6. Labyrinthe, calcaire; hauteur, ©'".y; largeur, o",2 4.
KOAAOYOHNIK
ANQPZONT...N
JLoXkoiiOïf Nix-
àvtjp Kov T. . .V. ,
Ces deux noms sont connus par les papyrus. Ordinairement le no-
minatif est KoXkov6n$. Il s'agit d'un Egyptien ayant pris un nom grec ,
et qui peut-être avait élevé le monument de son vivant, Çov, qu'il fau-
drait alors lire ^6iv.
476 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
N° 7. Alexandrie-Ramleh , marbre gris; hauteur, o",a7; largeur,
eKOlMHOS
OTPICMAKAP
nATHPABBA
ZAXAPIAC
MHNI0AMe
NOjeeiNAie
ÈHoifiijSrj
à rpifTyLcatap
Zaxap(as,
vûi}d e\ Ivh. te'.
Inscription chrétienne.
N* 8. Bérénice (bord de la mer Rouge), calcaire grossier; hauteur,
o",39 ; largeur, o",3o. Pierre cassée verticalement, de sorte que la partie
gauche de Tinscription manque.
QrnroAEMAiOY
....rHZKAEOnATPAr
HZKAIBAZIAIZZHZ
ZTHZrVNAIKOZ
ETQNKAITQN
QNEXE0YAOZ
OAYPPHNIOZ
NATO0YAAKQN
'tirèp fouxtXé]eûç UtoXsfiaiov
xai fouxik(<T(T]rfç KXsovétrpas
Tiff dleXÇ]ffç xai fcurtXhcnjf
KXeoTràrpa]ç rffç yvvauHàf
Tœv Eifepy]eTœv xai rôiv
Téxv]eùv È^é(pvhof
n]okvppTJVtOf
] roTO (pvXa^ùJv,
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 477
II est évidemment question de deux reines, dont la première avait
le titre de sœur et la seconde avait nom Cléopâtre. Cette inscription
peut être rapprochée de la dédicace du petit temple de Philé, où on
iit : houTiXeàs TlroXeiialos xa) ^acrlXicrcra KXeoirohpa li dSe\(prj xa) ^a/rtkiaaa
KXeoTTofrpa ri yvvrjj Q-eoi ^ôepyérai^ A<ppoS{Tp.
a Le titre de dieux Évergètes, dit Letronne^ conviendrait aussi bien
a à Evergète I*' qu*à Evergète II; mais le nom de la reine Cléopâtre
« décide la question , puisque la femme d*Evergète l*' s'appelait Béré-
(( nice. Il s agit donc d*Evergète II et de sa famille. Quant à la date pré-
ce cise, on peut la renfermer dans des limites assez resserrées, puisqu'il
«est fait mention ici de deux reines du nom de Cléopdtre, Tune sœur,
u lautre femme du roi. Ces deux princesses n ont pu être nommées
u dans les actes publics qu entre les années i 27 et 1 1 7 avant notre ère. n
Le nom propre Èxé^Sof est inconnu, mais on connaît É;^^Xo^.
Le premier n'est peut-être qu'une corruption du second. Quant à IIo-
hjppifviof, c'est l'ethnique de ïlo>jippriv, nom d'une ville de Crète.
N'' 9. Saqqarah, calcaire; hauteur, o"',a3; largeur, o'^.iS.
0ANEMIOY
HATROY
Ttàtpov,
Les caractères de la première ligne sont illisibles. Quant à la troisième,
c'est peut-être la fin d'un nom comme [(^i\o]ndTpov.
N® 10. Saqqarah, calcaire; hauteur, o"*,3o; largeur, o",îiîi.
Deux lignes dont la première est en caractères indéchiffirables. La
seconde est :
nAOOJPKO
vaôwpio).
Âu-dessus du 6 un signe < qui rappelle l'abréviation ev de Fécriture
cursive.
' Inter. d'Ég, , t. I , p. 48.
61
/
478 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
N" 1 1 • Saqqarah , calcaire. Lettres rehaussées de rouge. Hauteur,
o",36; largeur, o",42.
evVYXITAHCI
MHTPÛONMOPON
eKTANYCACACO)
0POCYmKAI0IAAN
APIAeBia)C6N6THKe
KAlKATArHCAÛKeyyXP
ONOCIPICYAQP
Hïfxp&ov fiàpov
tatravicraaa trea-
(fipixtijvrf KOLÏ ^ikoLV-
3p/a, è^làiXTev érrj xe*,
xai HOtrà yr^ léhte ^XP'
àv ôtrtpif ()Sû)p.
Cette inscription présente, au commencement, quelque obscurité pour
le sens. Trois remarques paléographiques : le second o de (iSpop d'une
forme très petite, Yœ dVê/ûxrev placé au->dessus, enfin une lettre liée Hi
dans le mot (TOû<Ppo(Tivn. Notons encore Tiotacbme habituel EtÂ(a;x<
pour Et;>|/u;^ei.
Comme on le voit, cette formule e^t placée soit à la fm soit au
commencement d*une inscription, quelquefois même au milieu. Quand
elle est au commencement, comme ici, elle est généralement suivie du
nom du défunt, ce qui a rarement lieu dans l'autre cas. Par consé-
quent, il faut lire EtJ>jItî;tei, Tofijcri. Ce nom, qui est égyptien, rappelle
par sa forme les analogues Andricns et Tldricris fournis par les papyrus. Il
est au vocatif; le nominatif, s'il est déclinable , serait Tdriais. On lit
dans une inscription : Eùtux<9 K^crais^ âvmrôXe Eiéypi. Ce dernier est
le vocatif EtSflf/pi^ 9 contraction à'Eiéyptos. D'où l'on voit que les con-
tractions d'ios en is remontent beaucoup plus haut qu'on ne croit.
Vient ensuite une phrase dont le sens est un peu obscur : MrjTp^v
yJipov ixTaviaaaa^ etc. Il s'agit de Taési qui est une femme. Comment
faut-il entendre l'expression yiàpov éKTavicroura? Littéralement cela si-
gnifierait prolongeant, peut-être dans le sens de continuant le mauDois
sort de sa mère. Les mots aœ^pofrvvp et (^iXavSpif sont évidemment à l'a-
blatif. Mais, faut-il les rattacher à ce qui suit ou à ce qui précède. Dans
le premier cas, le sens serait : u Elle a vécu vingt-cinq ans dans la sagesse
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 479
(( et Tamour conjugal. » Taési était donc mariée, mais la phrase devient
impossible, car éSiacrBv xe' veut dire évidemment qu elle est morte à l'âge
de vingt-cinq ans. Les deux vertus en question ne vont donc plus avec
le mot iSicjaev et il faut les faire dépendre de fiôpov éxToaniaoura. Ce qui
signifiera a après avoir étendu , développé , sa condition de mère dans la
«sagesse et lamour conjugal.» Ordinairement le mot fiôpot a le sens
de mauvais sort et même très souvent de mort; mais ici il aurait un
sens indéterminé, comme le fait remarquer M. DelaunayS et dès lors,
l'expression, quoique alambiquée, reçoit une explication satisfaisante.
J'avoue, toutefois, que la phrase «après avoir étendu sa condition de
«mère, a me laisse quelques doutes dans l'esprit, à cause du mot ^xra-
viaoffa rapproché de fimp^ov. Peut-être y a-t-il là ime allusion à la
mère de Taési , dont celle-ci aurait continué les vertus. C'est une nuance
que j'indique sans autrement y insister.
Le mot (ptXoLpSpia se retrouve dans trois inscriptions publiées dans le
Corpas. L'une d'elles a la même alliance de mots que la nôtre : ^ù)<PpO'
œivfft Sp8xa xa) ÇêXavSpias. Je profite de l'occasion pour faire remarquer
que le' mot (piXavSpia ne figure pas dans l'index du Corpus. Ceci nous
prouverait qu'il n'a pas été fait avec tout le soin désirable.
Les derniers mots présentent la variante d'une formule connue et
dont on trouve plusieurs exemples dans les monuments épigraphiques
découverts pour la plupart dans l'Ombrie : Kaï xarà yifs SSxe ^XP^^
Ôcnpis iSùfp, <c et, sous terre , Osiris lui a donné l'eau rafraîchissante. » Au
lieu d'Osiris, c'est ordinairement Pluton qui y figure. Fabretti, dans ce
cas, identifie ces deux divinités. Dans notre inscription, comme on le
voit, il s'agit d'une chose accomplie, Sohu^ tandis que tous les autres
exemples connus contiennent simplement l'expression d'un vœu. Ainsi
dans les deux inscriptions métriques, reproduites dans l'appendice de
l'Anthologie palatine :
Et '^^xjf hv^dxr^ ^XjP^ ^^P fArrdSoff.
Citons encore parmi les épitaphes en prose les deux suivantes, qui
contiennent précisément le nom d'Osiris , bien qu'elles aient été trou-
vées aussi dans l'Ombrie.
* Voy. YOfficiel du 6 août.
61.
480 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
La première est :
Ev^it/st, xvpia, xai iolrj trot à Ôcrtptf ro ylnj^^pàv tiap.
Voici Fautre :
ûkoirj (TOI Ôtripiç rà ylnt/^pàv (t^p.
Comparez Soin avec SSkSj c'est-à-dire, ainsi que je le disais plus haut ,
un vœu avec une chose faite. Cette foiiiie SSxet au lieu dUSante, prouve
que l'auteur de l'inscription a voulu donner à sa rédaction une tournure
poétique , comme le montre aussi le mot éxraviaaaa^ qui s'emploie rare-
ment en prose.
Il est intéressant de savoir comment cette tradition d'Osiris, fournis-
sant aux moiis l'eau rafraîchissante , est interprétée dans les textes égyp-
tiens. M. Maspéro a bien voulu me donner une note à ce sujet:
(( L'idée de fraîcheur et d'eau courante , dit-il , parait avoir été rattachée
«très tôt à l'idée de félicité dans Tautre monde : à partir de la xviii" dy-
«nastie, elle est toujours introduite dans les descriptions variées du pa-
tf radis égyptien, que l'on trouve sur les stèles funéraires, dans les tom-
u beaux et sur les papyrus.
«La stèle C 55 du Louvre, et le papyrus Anastasi n"" i, entre autres,
« renferment des passages significatifs. « Prière aux deux guides des che-
«mins du midi et du nord, et à Anubis^ pour qu'ils donnent la gloire
H au ciel, la puissance sur terre, la connaissance des prières dans l'Hadès,
«que j'entre dans ma syringe et que j'en sorte, que je sois aa frais â son
«ombre, que jV boive à ma citerne chaque jour, si bien que tous mes
«membres fleurissent, que le Nil me donne des aliments, des provi-
ttsions, toutes les plantes annuelles chacune en leiu* temps; que je me
« promène sur le bord de mon Oaady chaque jour, sans cesse; que mon
« âme se pose sur les arbres du monument que je me suis fait, que je
(( prenne le frais sous mes sycomores^. » — « L'eau de l'inondation coule
(( dans ta maison , elle arrose ton chemin , elle monte de sept coudées
« auprès de la syringe et tu l'assieds sur la rive du fleuve , dans un en-
« droit de repos, tu laves ta tête et ta main '. » Â chaque tombe de riche
attenait un jardin planté d'arbres et bien arrosé, au milieu duquel était
' Apmotennou , une des formes d*A- ' Papyrus Anastasi I, pi. III , 1. 6 ;
nu bis. pi. IV, 1. 1.
* Louvre, C 55.
IiNSCRU>TIONS GRÉCOÉGYPÏIEISNES. 481
creusé un bassin toujours rempli d'eau : c est là que Tàmc du défunt ou
une partie de Tâme du défunt passait sa vie d* outre-tombe.
Un des chapitres du Rituel funéraire, souvent reproduit sur les
monuments nous montre le mort recevant 1 eau de la déesse Nout per-
chée dans le sycomore. Un vase à libations du Louvre porte la même
scène. Le mort s'adresse à la déesse et lui dit ; «Oce sycomore de Nout,
(c donne-moi l'eau et l'air qui sont en toi. .. » et Nout lui répond : aO
tt défunt N., tu as reçu l'eau fraîche de mes propres mains, car je suis
ce ta mère bienfaisante qui t'apporte les grands vases pleins d'eau pour
« réjouir ton cœur par l'eau fraîche. Tu respires Tair qui en sort et ta
«chair en vit, car c'est moi qui donne l'eau à toute forme, qui donne
« l'air à celui dont le gosier est vide. . • » A côté de cette scène, le mort
est devant Osiris : «Je suis venu à toi, mon maître Osiris, pour implorer
«l'air et l'eau de toi, donne que je les reçoive en joie!» Une prière
gravée au-dessus de la scène ajoute : « Elle t*est présentée cette eau
«fraîche qui est tienne, qu'on a tirée d'Abydos, cette liqueur sortie
«d'Osiris, que Sothis elle-même t'amène de ses mains, et queKhnoum
«pétrit en toi; il vient à toi le Nil haut en son temps, les deux mains
« pleines de l'eau de jouvence. ...» On voit l'importance que la religion
des morts attachait à l'eau fraîche.
Les textes égyptiens ne sont pas tous d*accord pour vanter l'eau fraîche
que l'on trouve dans l'autre monde. M. Maspéro cite à ce propos un
texte fort curieux d'époque ptolémaïque, où une femme décrit triste-
ment f autre monde. «O frère, mari,, .n'arrête pas de boire, démanger,
«de t'enivrer, de pratiquer l'amour, de te donner du bon temps, de
« suivre ton cœur jour et nuit; ne te laisse pas aller au chagrin; qu'est-ce
« que les années, même nombreuses, qu'on passe sur la terre? — L'Hadès
«est une terre de sommeil et de ténèbres lourdes, une place où restent
«éternellement ceux qui y sont! Dormant en leurs formes de momie,
«ils ne s'éveillent pas pour voir leurs frères, ils ne regardent pas leurs
«pères, leurs mères, leur cœur oublie leurs femmes et leurs enfants.
« L'eaa vivante que la terre a pour qui est en elle, ce n'est plus ici que de
« l'eau croupie pour moi : elle vient vers quiconque est sur terre, et elle
«est croupie pour moi, l'eau qui est près de moi. Je ne connais plus
«le lieu qui était à moi depuis que je suis arrivé en cette vallée funèbre;
bidonnez-moi de teaa courante à boire, me disant : «N'écarte pas ton vase
«à libations (?) de l'eau! » Mettez-moi la face au vent du nord, sur le
«bord de l'eau, et que la fraîcheur en calme mon cœur de sa douleur ! »
Le monument est du temps de PtoléméeCésarîon.
(i82 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
N** 12. Saqqarah, calcaire; hauteur, o™,4o; largeur, o'",a3.
AHMHTPIA
erojNeiKO
CI6NN6NA
6 Y V Y
X6I
^â>v elxo-
(Tiewéva.
Le mot£tA|/u;^si en plus gros caractères. On remarquera Tintroduction
maladroite. du second v à la fin du mot dxwriewévau
N*" i3. Alexandrie* Ramleh, marbre gris. Petit cippe de i'^.oq sur
o*,43. Estampage accompagné dune charmante photographie.
ICIAOCYHAOKAMOIOKAI
AMMWNOCKePAOlO, etc.
Inscription en vers que j ai communiquée àTAcadémie des inscriptions
et belles-lettres, et que j'ai publiée dans la Reviu archéologiqae.
tatioç eÙTikoxifioto xai kfi^uavoç mpàoto^ etc.
N* i4. Abydos, calcaire; hauteur, o"*,28; largeur, o",i8.
Petite inscription égyptienne de deux ou trois lignes en caractères
grecs dont je réserve Texplication aux égyptologues.
N"" i5. Thèbes. Louqsor, gi^anit grb, hauteur, o'^ySo. Animal sym-
bolique ressemblant à un chacal avec les oreilles coupées» comme sur
tous les monuments où. il est représenté.. Sur la base on lit :
AnOAAQNlAYKAIÛ
eEOMNHZTOZNIKIOY
kifàXXœvi AvxoeiS^
Ssôiivr^loç Nix/ov.
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 483
Dans le nom Àtt^XA^wi les deux X sont teliemement rapprochés qu ils
se confondent ensemble et forment comme un M. C'est cette ressem-
blance qui a trompé M. le docteur Ghrysidès quand il a lu APYDMAN
au lieu de APYCIAAAN dans Tinscription de Thasosque j'ai publiée der-
nièrement dans la Revue archéologique.
N*" 1 6. Saqqarah, calcaire; hauteur, o°',4o; largeur de la base, o'^iâS.
Petit monument représentant un lion couché. Sur la base au-dessous
de ce lion :
KOAAOY eiWNLKr
KoXXovdiûov, ér. xy'.
Ce nom est connu par un proscynème gravé sur le grand sphinx de
Memphis : KoXXovOiœvos rb 'mpomcùvriyua,. Voy. Letronne, Inscript dag.,
t. II, p. 478.
N*" 17. Saqqarab, caicahe; hauteur, o"',îiîi; largeur, o'",55.
Inscription publiée par M. Egger en 1 863 , dans le Balletindela Société
des antiquaires, p. 1 1x6. Gomme j^aurais quelques observations à soumettre
à mon savant confrère, je crois utile de publier de nouveau cette pièce
en dix vers hexamètres , avec certaines rectifications qui me semblent né-
cessaires.
ttU y a deux ans, dit M. Egger, que notre confrère, M. Â. Mariette,
u eut Tobligeance de m'envoyer Tempreinte d'une inscription grecque en
«vers, découverte par lui dans l'avenue du Sphinx, qui mène au Séra-
«péum. Vers le même temps, une copie de la même inscription était
« envoyée à M. le Ministre de Tlnstruction publique avec un recueil de
«notes fort utiles sur les autres inscriptions grecques de TEgypte, par
«M. F. Deville, membre de TEcole française d'Athènes, qui venait de
« faire une exploration dans la vallée du Nil.
« Au reste , le texte de ces dix vers est assez bien conservé pour que
« le déchiffrement de l'empreinte ne laisse de doute sur aucune partie de
«la leçon. Les caractères sont de basse époque; le ton laborieux de
«l'expression grecque dénote aussi un temps voisin de la décadence.
« Néanmoins cette épitaphe pourra encore tenir honorablement sa place
«parmi les pièces du même genre qui figurent dans le supplément
« de {'Anthologie grecque. Mais ce qui signale surtout ce monument à
« l'attention des amateurs d'antiquité , et ce qui m'autoiîsait particulière-
«ment à le soumettre au jugement de nos confrères, c'est la mention
484 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
a qu'il semble renfermer d*un fait qui n'est jusqu'ici attesté , que je sache ,
«par aucun auteur, je veux dire Texistence, chez les peuples civilisés de
«l'ancien monde, de concours industriels donnant lieu, comme les
«nôtres, k des distributions de couronnes.»
MHTPIAeMACrAlHnPOAinCONeeOlKeAOCANHP
nATPHCeNZAeeOICOPeCINTYKTCOYnOTYMBCO
OYAOMeNONrHPACnPO0Yr(i)NMeCATH6NHBH
AieePIACAYlAOCeBHMAKAPOJNMeeOMeiAON
nATPHNKYAHNACrEPACINCre^ANOICirenOAA. . .
OYCANAAHCAMeNocnpûTOcnAPeAûKereKecci
TICA'OA'ANHP^HCeiTICOAeiTAOiNnAPIONTOJN
TICMAKAP0YTa)C6CTITIC0ABI0C0NT6CYK6Ye6IC
T0NA6ra)CeirHT6KAI0YAAA60YCAAIAA=a)
a)PiréN0YCePN0CrAYK6P0NKACI0CMYP0nC0AHC
BYVYXI
MiTTpi ^(las yab^ vpoXtvàfv ^sohteXos dtn)p
vérpifç èv ZatdéoK Ôpt^tp, tvxt^ ivà rùfiSùi,
otikdiisvop yîfpas ^apo^Myàv {utràrrf ivl H^i^,
oUdepias ébp(^ i^rj Maxàpcûv psd^ ÔiietXov,
vârprfv Kvitfifajs yépouxiv ale^àvouri re "SfoXXlots] ,
oîts d»aArf<xiiupoç vpénoç TSfOLpéhame rixetrtrt.
TU h' M' àpf^p, (pijaet ris àhsnàcinf vapUnncav;
ris fftdbcap o^ra>s éall, ris ÔX^ios 6v Te ai> KsiOeis;
Tàv^s èyù) atty^ re xai où XoLXéovaa iAà^d) *
ùptyévovs épvos yXvxspàv, ILàcrtos (ivpavebXtfs,
Eôifa.x[«]i.
La traduction de M. Egger ne se trouve point modifiée par les chan-
gements que j'ai introduits dans le texte.
« Un homme semblable aux dieux, laissant son corps au sein maternel
«de la terre, sur les montagnes divines de sa patrie, sous un tombeau
«bien travaillé, ayant échappé à la cruelle vieillesse au milieu de son
« jemie âge, est monté au séjour des bienheureux sous la voûte éthérée,
« après avoir honoré sa patrie de récompenses et de nombreuses cou-
«ronnes qu'il a ceintes le premier et qu'il a transmises à ses enfants.
«Quel est cet homme, dira en passant un voyageur? Quel est ce héros
«fortuné, ce bienheureux que tu caches [ô terre]. Je te l'apprendrai
INSCRIPTIONS GRÉCO-ÉGYPTIENNES. 486
(isans rien dire et sans parler : C'est le tendre rejeton d'Origène, Ca-
(( sios le parfumeur. »
M. Egger pense que les couronnes mentionnées dans notre inscription
font allusion à un concours industriel. Ce serait là un. fait très curieux,
mais qui aurait besoin d être justifié par d autres textes. Je me contente
de le signaler et dmdiquer les rectifications qui m*ont été fournies par
une étude attentive de l'estampage apporté par M. Mariette.
V. 2. J'avais d'abord lu comme M. Egger «tuxtçS, comme effective-
ment semble porter la pierre. Mais le mot ttvxTbs pour ^vxrbs, pUcatu$,
complicatas , appliqué à Tvfxëos, n'ayant pas de sens, j'ai examiné de nou-
veau l'estampage, et je me suis aperçu qu'il y a rvnrÇ et non tn^xrçS.
En effet, ce qui parait être la branche gauche du n n'est qu'un acci-
dent de la pierre. La branche supérieure du T est liée aux deux lettres
voisines N et Y, et la barre verticale est à égale distance de chacune de
ces deux lettres. Je ne m'explique pas comment M. Egger a donné la
bonne traduction de tvxtçj, ubien travaillé, » et a conservé isruxrçS dans
le texte.
V. y. L'estampage donne régulièrement ris S' 6S* dvifp, au lieu de
rk SS' àvffp, qui rompt la mesure. Le premier A a été oublié.
V. 9. M. Egger écrit Xa^XoHaa, et cherche, en note, à justifier cette
forme, en citant IXXaSe d'Homère pour IXa€e. La leçon \aLkiouaa
fournie par Testampage est aussi claire que possible.
La formule ordinaire adoptée pour les épitaphes gréco-égyptiennes
est tù^x^t et non.et;Tv;^ei, comme écrit M. Egger. Les inscriptions que
nous publions ici en sont une preuve. L'estampage porte en effet "Etù^j^i ,
comme plus haut, n* a et 1 1. Ce qui a été pris pour un T est un V.
Cette dernière lettre ressemble à une croix t. On en a un autre exemple
dans le mot AtlAOC du quatrième vers. Nous ne devons pas omettre
une observation paléographique qui ne manque pas d'une certaine im-
portance. On remarquera deux signes d*élision au commencement du
septième vers tIs S* 6S^ ivrfp, et l'accent sur la pénultième du nom Ùpi-
yévovs. C'est là un fait des plus rares. Je ne me rappelle pas, en ce mo-
ment, d'exemples du même genre.
A propos du mot àvrfp, qui termine le premier vers, M. Egger fait
observer que la première syllabe est ordinairement brève, comme au
septième vers. Puis il ajoute qu'on la trouve déjà employée comme
longue par licence poétique dans un vieux vers de Tyrtée. Homère
fournit des exemples de ces deux quantités. Mais je ne crois pas que
486 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
notre poète ait eu Tintention d user de cette Hcence poétique. Je con-
sidérerais ici dvilp comme la contraction de b dvrfp. Ûarticle en pareil
cas, au commencement d'une épitaphe, signifie toujoui*s ce, cet, cette,
comme ce tombeau , cette pierre , et ici ce personnage.
Cette inscription contient plusieurs iotacismes , et entre autres a^iy^
au lieu de (nyji au neuvième vers. Ce vers prêterait à une autre cou-
pure, qui naurait pas besoin d'admettre Tiotacisme. Ainsi l'on pourrait
couper et lire : TévS^éyai a* y el yii te xcù oi XaXéovaa, SiSél^ « bien que la
0 terre ne parle pas. )> Mais le re xcà prouve qu*il faut lire , avec M. Elgger,
(my\i Te xai tnùX,
N"* i8. Labyrinthe, marbre rouge de o"", 20 carré. La pierre est en
magasin et Festampage n'a pu être fait.
CABEINOC
Za)rPA0OC
ETCON
EYVYXOJC
Zoûj'pé^ç
èréjv
Si la copie est exacte, le sigma des deux premières lignes affecte la
forme carrée, tandis que celui de la dernière est lunaire.
Zejypdbpos est connu comme nom propre.
N* 19 et ao. Thèbes. Deir-el-Balvari, grès compact, forme cylin-
drique; hauteur, o", 55; largeur, o", 35.
AMEN
eEQIMEnZTQI
kfiév (?).
Tci une guirlande séparant les deux inscriptions.
LKE AEÛN KAIAAYZANAPA
vnEP nAiAiovevxHN
Et. xé, Aéeov xai kXvaétvipOL
INSCRIPTIONS GRÉCaÉGYPTIENNES. 487
Le nom propre kXvo'dvSpa est nouveau. Cest une variante de Au-
(TdtvSpa,
N"" 2 1. Alexandrie, marbre gris foncé, forme cylindrique; hauteur,
o", 90; largeur, o"", /40. Très grandes lettres allongées.
AYPHAIOCICIAQPoC
CYNTOICTGKNOICItTOIC
lAioiCYnepevxAPicTiAC
AN6eHK6N6nArAe(ii
eTOYCrOYAAePIANOY
KirAAAIHNOYCeBB
necopHe
Xifpijhof la^^eopoç
trùv ToTs renvois xai tok
Ihàtf imèp eùxjcipu/Jias
àvédrjxev èv' dyad^,
érofXT y O^joXeptavov
xai raXXiïfvov qB^aalùâv,
pLtGOpii 0.
N'* 2 2 . Fdy oum-Mit-Farès , calcaire ; hauteur, o", 4 0 ; largeur, o"', 2 7 .
Pas d'estampage.
Une femme dans une espèce de niche qui est ornée de deux colonnes
torses. Le personnage est de face, pieds nus, avec une longue robe et
une couronne de feuillage. Les deux bras sont levés. A partir de la taille,
les parties gauche et droite du fond de la niche sont occupées par une
inscription.
tKCA
RHCr
NAn
TOC
AVC
AHC
(ON
OYe
THN
tv
rHft
HOH
XH
6NIH
N
lAH
N II
t yiiipioç i-
vfltir-
loi)'
Xïfs
<TOV, É-
x?y
HOtyL'
èv sl-
V
pv-
i^.
Ga.
Û88 JOURNAL DES SAVANTS. — AOCt 1879.
On trouve en Nubie un certain nombre d'inscriptions du même
genre. En voici quelques-unes qui justifient notre restitution.
N" 9 1 1 Q . ô Sehs àvamciaj(T\i rfjv ^)(rlv avrris iv trxrfvous àyicov,
N® 91 13. ô Qths dvàbravo'OP rrtv ^v)(riv rov SovXov aov, elc.
N® 91 îi3. Ta fsfveviia au lieu de rrlv ^vxrfv»
N*" 9 1 3&. O Sebs rSv 'Ufvevfiércjv xai fsrdaas aapKis ivohroajoov riis ^i-
)^s tris pLOxapiaç Mapias. ÈxoifxéOfi Se, etc.
Les inscriptions suivantes sont sans n^ et sans estampages.
Gébel Siltiieh.
TOnPOCKYNHMA
HPOJNOCnrOAEMAIOY
Au-dessous
Bubastis.
To 7SpO(TXVVrjfAaL
Èpœvoç Uroy^sfiaiov.
nAANOYC
KAAHC
T
ïiaXvoia, . .
KaXrjs
T • • • •
.nicwN
AN6eHK6N
enAFAeco
UUreûv
dvédrpiev
èir* iyaStt).
E. MILLER
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 48*>
Etude sur la géographie comparée de la rive occidentale
da lac de Gennézareth, ou mer de Galilée.
PREMIER ARTICLE.
II n'est peut-être pas au monde de site qui oRre à celui qui le visite
UQ intérêt plus puissant, une émotion plus vive, que le spiendide lac de
Gennézarelli. En effet, les rives de ce iac ont été le théâtre de tant d'évé-
nements de rhistoire sacrée ou profane, qu'il est, pour ainsi dire, impos-
sible de se soustraire à l'impression profonde que font naître les souvenirs
au milieu desquels on se sent vivre d'une vie que fon ne retrouverait
nulle part ailleurs. Sur les bords de ce lac, on rencontre, à chaque pas,
des lieux intimement reliés au passage de Jésus-Christ sur la terre. Il
semble que ce coin de l'univers ait été choisi pour le théâtre des pre-
miers actes de la propagation du christianisme, parce qu'il n'en était pas
de plus ravissant. Il me suffira , j'en suis certain , pour faire partager à
tous ceux qui liront ces pages, le sentiment que le beau lac de Genné-
zareth m*a inspiré, d'en décrire l'aspect et d'en raconter brièvement
l'histoire. C'est ce que je vais faire, en côtoyant sa rive occidentale, entre
la sortie du Jourdain et son entrée dans le lac.
Que fut ce lac, bien des siècles, bien des milliers d'années peut-être,
avant l'époque où le pied de l'homme en foula les bords? Très probable-
ment l'extrémité septentrionale d'un golfe étroit de la mer Bouge, par-
tant de l'Âkaba, remplissant le vaste bassin de la mer Morte, la vallée
du Jourdain tout entière, et le bassin de la mer de Galilée. Cela est si
vrai, que ce dernier lac, le plus poissonneux peut-être de tous les lacs
connus, nourrit, au dire de M. Lortet, le savant professeur de Lyon,
des poissons d'origine évidemment marine, et qui, par la suite des
siècles, se sont acclimatés petit à petit à Yhabitat de l'eau douce, à me-
sure que les eaux primitives se dessalèrent , par suite d'un soulèvement
qui, à une époque que nous ne saurions préciser, a violemment 'séparé
le bassin de la mer Rouge de celui de la mer Morte et de la vallée
du Jourdain. L'afflux constant des eaux douces, à l'abri du contact de
toute masse saline, et entraînant dans leur course rapide les eaux
salées, a peu à peu modifié la nature du lac de Gennézareth et du
Jourdain, tandis que, pour la mer Morte, c'est préciséiàent l'effet con-
traire qui a eu lieu et qui se perpétue ; de là cette satiuration saline de la
490 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
mer Morte, et ]a douceur proverbiale des eaux limpides de la mer de
Galilée.
Cela dit, entrons en matière et enregistrons pieusement tous les sou-
venirs qui préoccupent le cœur et l'esprit, lorsque Ton parcourt la rive
occidentale du lac de Gennézareth. Nous trouverons, chemin faisant,
plus d'une occasion d*éclaircir des problèmes topographiques soulevés
par la rédaction des Evangiles.
Beysân, Tantique Beth-San de TÉcriture avilie appartenante la demi-
tribu aVjordane de Manassé, bien que située sur le territoire dlssakhar,
a porté successivement les noms de Scythopolis et de Nysa, pour re-
prendre son nom primitif i peine altéré par la chute du t terminal du
mot Beit Cette ville est située à proximité du Jourdain, sur la rive
droite de ce (letive, et dominée par le massif du Djebel Djellboun, ou
mont Gelboë de la Bible. A partir de Beysân, qui est à 6 ou y lieues
au sud de Thabarieh, rancienneTibériade, on suit le bord du Jourdain
en remontant son cours torrentueux , et , après avoir passé devant un pont
antique, aujourd'hui ruiné et que les Arabes appellent Djesr-omin-el-
Kenàtir, u le pont mère des arches^, » on arrive , après deux bonnes heures
de marche, au point où le Jourdain quitte le lac de Gennézareth, pour
rouler ses eaux vers la mer Morte, dans laquelle elles vont se perdre.
Le Jourdain, au point où il quitte le lac, point qui se trouve placé
latéralekneot iet un peu en deçà de Textrémité sud de ce lac, se tourne
brusquement vers louest, en faisant un angle droit avec le grand axe
du lac. Après avoir suivi cette direction sur une longueur de 3oo mètres
au plus, il se redresse brusquement au sud, et ne s écarte plus guère de
cette direction générale, jusqu à son embouchure. Celte courte branche
du Jourdain, dirigée à Touesl, limite une petite plaine marécageuse qui
semble n'être qu'une véritable laisse de la rivière, dominée à l'ouest par
les premières pentes du haut plateau de la Galilée, et à l'est par un
énorme massif très élevé et formant comme une sorte de jetée qui aurait
été construite pour contenir lies eaux du lac , au point même où le Jour-
dain s'en échappe. La régularité de ce massif est telle, que j'ai peine â
croire que ce lie soit pas une ôoUine artificielle due au travail de
Ihomme.
A l'extrémité dç cette grande jetée est le point de débarquement des
voyageurs que le seul bac qui desserve les deuxrives dû Jourdain amène
* '
* Dans la fameuse liste des viQes de ^ Ce pont romain est à moins de ^ ki-
la Palestine, conquises par le pharaon lomètre's de la sortie du Jourdain de la
Toulmès III (à Karnaky, Bèv'sàn porte mer de Galilée. '
dé^â le nom de fieth>Sâra ou fieth-Sala.
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 491
de la rive orientaic. &ur celle-ci, à un kilomètre anvirou, à gauche du
point de départ du bac, on voit le village deSamakb, et plus loin,
toujours k gauche, des ruines très apparentes, même à cette distance,
connues sous le nom de Kharbet Samrah.
C'est A la petite plaine marécageuse, indiquée tout à l'heure, que com-
mence vëritahlenient le Rhôr, ule marais,» nom que l'on applique cons-
tamment aux terres basses de la vallée du Jourdain.
Maintenant que qous avons décrit le point où .le Jourdain sort de ta
mer de Galilée, tournons le dos au sud, et remootoas la rive occiden-
tale de ce beau lac.
Les premières pentes du haut plateau de Galilée se rapprochent de
la rive du lac.iussitôtqi^'on a quitté le voisinage de la petite plaine ma-
récageuse dont je viens de .parler, insensiblement d'abord, pui; assez
brusquement, dès qu'on a parcouru 3 Kilomètres environ, pour que l'on
se trouve alors , pour ainsi dire , au pied; des hauteurs.
A la pointe nord de la grande jetée ou digue qui domine presque à pic
les eauxdulac, d'une quinzaine de mètres., se trouve un mamelon cour
ïidérable couvert de décombres, et dont le sol est criblé de câteraes^ ^
second mamelon, plus petit, mais également couvert démine?, est place
au nord du premier, auquel il est r^ié p^r une jetée que recouvrent aussi
des ruines semblables. Ces ruines sont évidemment modernes, et repré-
sentent quelque village arabe qvii aura, comme tant d'autres, disparu à
une époque assez récente. Ce village se nommait, et ses r^tes se nom-
ment encore Ël-Karak. On a pensé que cettp dàiomination contenait
une trace du nom de la ville antique de Tarichées , qui devait se trouver
située vers ce point. De Ui à idenlïBer El-Karak avec Tarichées il n'y
avait qu'un pas, et ce pas on l'a fait; mais, pour ma part, je demande
la permission de m'en abstenir. Tout à l'heure je rappellerai un fait
historique qui me force de rejeter sans scrupule cette identification im-
possible.
A très peu de distance du point où la montagne s'écarte rapidement
vei'S l'ouest, pour faire place aux premières terres basses du Rhôr, on
commence à apercevoir, au bord du lac, de nombreux blocs de basalte
non taillés, indices certains de constructions antiques. Ces blocs cessent
de se montrer au bout de quelques centaines de mètres, pour repa-
raître k un kilomètre plus loin, beaucoup plus nombreux, et sur une
étendue d'à peu près 3 kilomètres. Cette fois on discerne dans les arase-
ments qui se présentent, parfaitement distincts et reconnaissables, des
enceintes, des allées de pierres, des murs de soutènement et des bases
de tours rondes qui dominaient le lac. Ces ruines, les Arabes les nom-
492 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
ment Këdès. D*où vient ce nom? Je Tignore. Mais ce que je sais, g est
quil nest pas possible de méconnaître dans ces ruines la ville de Tari-
chées. Occupons-nous donc de Thistoire de ceile^i, mais le plus briève-
ment possible.
Tarichées était située à 3o stades de Tibériade S nous dit Josèphe. Il
ajoute que cette ville est située, comme Tibériade, au pied dune mon-
tagne et munie d*une muraille d*enceinte, qu*il avait fait construire
lui-même , mais qu'il déclare moins forte que celle de Tibériade. Toute
la ville en était entourée, excepté du côté du lac, où elle était au bord
même de Teau. Il parait probable que la ville avait pris son nom des salai-
sons qui s'y fabriquaient avec les poissons péchés dans le lac.
Le même Josèphe nous raconte que Cassius , s'étant réfugié en Syrie ,
se rendit maître de Tarichées, et y fit S,ooo captifs. Dans la première
année de son règne, Néron donna au roi Agiippa II une partie de la
Galilée , avec Tibériade et Tarichées.
Lors de la grande insurrection judaïque, dont la conclusion fut le
siège et la ruine de Jérusalem, les Tarichéates voulaient passer dans ie
parti du roi Âgiîppa , et ce fut Josèphe qui, pour leur malheur, réussit à
les empêcher de donner suite à ce projet. Quelque temps après leur
défection, ils eurent Taudace d'aller attaquer l'armée de Vespasien dans
le camp qu elleoccupait près des thermes d*Emmaûs. Ils furent repoussés
jusque sur leurs embarcations, et, pendant que se livrait ce combat, Titus
attaquait, par ordre de son père, un rassemblement hostile qui s'était
formé dans la plaine , devant les murailles de Tarichées. Titus, qui n'avait
avec lui que 600 cavaliers d'élite, allait charger l'ennemi, lorsque sa
troupe fut rejointe par 4oo cavaliers de plus envoyés en hâte par Tra-
jan, tandis qu'Antonius Silo, à la tête de q,ooo archers, occupait, par
Tordre de Vespasien, les hauteurs environnant la ville, afin d'écarter à
coups de flèches les défenseurs des remparts. Les cavaliers romanns
développant alors un front de bataille égal à celui de Tennemi, se
ruèrent sur lui en poussant de grands cris. Les Juifs essayèrent de
soutenir le choc, bien quils fussent terrifiés par l'ordre parfait avec
lequel celte charge à fond s'exécutait. Mais , en un clin d'oeil , leur ligne
fut rompue et culbutée. Tout ce qui n'était pas blessé par les javelots,
ou écrasé par les chevaux, s'enfuit en désordre vers la ville, et Titus,
lancé à la poursuite des fuyards, en fit un grand massacre. Il cherchait
* Il ne saurait être question ici que 1 85 mètres , la distance entre les extré-
du stade judaïque de \io mètre*», car, mités des deux villes, se faisant face,
sll s'agissait du sUdc olympique de serait beaucoup trop grande.
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. ^93
à leur couper la retraite et à les rejeter dans la plaine sous les coups
de ses cavaliers; mais ils réussirent, par leur niasse même, à se frayer
un passage et à se réfugier derrière les murailles de Tarichées, où ils
se croyaient désormais en sûreté. Presque tous ces combattants étaient
des insurgés, étrangers k la ville; aussi, lorsqu'ils y furent rentrés, les
habitants, auxquels cette guerre, qui compromettait et leurs biens
et leur existence, déplaisait grandement, cherchèrent à lutter contre
ceux que les Romains venaient de mettre en fuite, et qui étaient en
grande majorité. Une dissension tumultueuse s*éleva entre les deux
partis, et de grands cris retentirent par-dessus les murailles. Titus
comprit aussitôt ce qui se passait, et vil le parti qu'il pouvait tirer de
cette circonstance inespérée : il lança son cheval dans le lac, tourna
le rempart, et, suivi de sa cavalerie qui ne voulut pas rester en arrière
d'un pareil chef, il fit irruption dans Tarichées, par la portion du rivage
qui n'était pas garnie d un mur de quai.
On comprend quelle terreur dut s'emparer des Juifs à la vue de cet
audacieux coup de main. Les uns s'enfuirent à travers champs; beau-
coup périrent en seflTorçant de se sauver sur leurs barques, ou de re-
joindre à la nage celles qui, déjà chargées de monde, avaient réussi à
gagner le lai^e.
Titus finit par s'apitoyer sur le sort des habitants qui n'osaient se
défendre, et, lorsque tous ceux qui avaient pris part à l'action eurent été
mis à mort, il ordonna de cesser le carnage; ceux qui s'étaient sauvés
i l'aide des embarcations, voyant la ville tombée au pouvoir des Ro-
mains, s'en éloignèrent le plus possible.
Vespasien, informé sur l'heure du succès de cet incroyable fait d'ar-
mes, fit aussitôt cerner la ville par un cordon de troupes qui devaient
tuer sans pitié quiconque essayerait de sortir de la place. Le lendemain
il vint à Tarichées, et fit commencer la construction de nombreux ra-
deaux, à l'aide desquels il se mit à la poursuite de ceux qui avaient fui
sur le lac. Il les atteignit bientôt, et les Romains en firent un effroyable
massacre, sur le lac d'abord, puis sur la côte où ils avaient été rejetés.
Josèphe assure que les Juifs perdirent, en comptant ceux qui avaient
péri h la prise de la ville, 6,5oo hommes, dont les cadavres en putré-
faction empestèrent longtemps les rives du lac.
Dès que ce combat naval fut terminé, Vespasien tint un conseil de
guerre à Tarichées, et l'on y discuta le sort à réserver aux vaincus. Ves-
pasien fit semblant d'accorder la vie sauve aux Juifs étrangers à la ville,
mais il ne leur laissa que la liberté de se diriger vers Tibériade. dont la
route était gardée par les Romains, de façon à interdire aux insurgés de
G3
494 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
s'en écarter. Tous durent donc entrer à Tibériade, où ils furent in-
continent enfermés. Vespasien les y suivit, et les fit amener immédia-
tement au stade, où les vieillards et les infirmes furent égorgés par son
ordre, au nombre de i,qoo. Les plus jeunes et les plus vigoureux,
choisis au nombre de 6,000 , furent envoyés sous bonne escorte à Néron,
qui se trouvait alors à fisthme de Corinthe. Tout le reste, au nombre
de 3o,doo, fut réduit en esclavage et mis à Fencan. Un certain nombre
lut, en outre, réservé au roi Agrippa, pour qu'il en fît son bon plaisir,
et ce prince les fit vendre comme esclaves. Disons bien vite qu'il y a
manifestement beaucoup d'exagération dans les chiffres que j'ai rap-
portés , en suivant le texte de Josèphe.
Du récit dont je viens de donner l'analyse , il résulte : 1® que les murs
de Tarichées, et la ville elle-même, étaient dominés par des hauteurs
fort rapprochées; 2*^ que la grève non garnie de murailles était de nature
à permettre à Titus et à ses cavaliers de pénétrer dans la ville, en fai-
sant passer leurs chevaux par le lac. Ces deux faits sont parfaitement
exacts en ce qui concerne les ruines nommées Kédès, ruines qui dès lors
sont bien celles de Tarichées, tandis qu'ils sont complètement inappli-
cables aux ruines nommées El-Karak, et qui certainement ne représen-
tent qu'une bourgade arabe de peu d'importance, et relativement mo-
derne.
Quittons maintenant l'emplacement de Tarichées et poursuivons
notre route vers le nord. On chemine constamment au pied des hau-
teurs, et le long de la rive du lac. Avant d'arriver à la Tibériade
moderne, aujourd'hui Thabarieh, on passe devant des bâtiments dé-
labrés qui portent le nom d'El-Hammam, «les bains chauds.» Ces
masures sont des ruines d'hier, car c'est tout ce qui reste des thermes
somptueux qu'Ibrahim Pacha avait élevés à grands frais sur ces sources
merveilleuses, qui déjà, dans la haute antiquité, jouissaient d'une répu-
tation bien méritée. Ce sont des sources sulfureuses, à température
fort élevée, auxquelles les habitants du pays viennent demander la
guérison de beaucoup de maladies, et notamment des douleurs rhu-
matismales, et des affections de la peau. Josèphe nous apprend que la
ville de Tibériade touchait aux thermes, qu'il appelle Emmaûs ou
Ammaûs. Ce nom signifie, nous dit-il, dans un second passage, «eaux
(i chaudes. » De fait, il est facile de reconnaître dans cette dénomination
le mot sémitique hammam, qui, chez les Arabes de nos jours, signifie
toujours « bains chauds. )>
La source qui alimentait les thermes bâtis par l'ordre d'Ibrahim
Pacha , est, ainsi que je l'ai déjà dit, fort chaude, et ses eaux s'écoulent
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 495
dans le lac par plusieurs rigoles, tapissées dune croûte de sédiment
blanchâtre ou verdâtre.
Vespasien, qui était entré à Tibériade sans coup férir, voulait réduire
la ville deTarichées placée vers Textrémité sud du lac, et derrière les
murailles de laquelle les Juifs insurgés sétaient réfugiés. Le général ro-
main avait donc établi son armée dans un camp placé à proximité d'Em-
maùs, et devant Tibériade dont il était maître. Cest de ce camp qu'il
partit plus tard pour aller assiéger Gamala, ville placée sur les hauteurs
qui dominaient la rive orientale du lac de Gennézareth.
Déjà, en 1817, les voyageurs anglais Irby et Mangles avaient re-
marqué « près des sources chaudes, une grande coupure pratiquée dans
le terrain, reliant les hauteurs à la plage, et ils avaient supposé que ce
pouvait être un fossé du camp de Vespasien. Ils étaient dans le vrai;
mais ib n avaient pas pris garde à une seconde coupure, semblable et
parallèle à la première observée par eux; car certainement alors ils
n eussent pu émettre un doute sur l'origine de ces terrassements.
Trentre-quatre ans plus tard (en i85i), jai moi-même reconnu ces
fossés, qui nous donnent indubitablement (e tracé des retranchements
de Vespasien. Josèphe nous raconte que les Juifs de Tarichées, conduits
par leur chef lésons, se nièrent sur ce camp, au moment même où les
soldats romains en construisaient l'enceinte, et qu'ils réussirent non
seulement à chasser les travailleurs, mais encore à détruire une partie
de l'ouvrage déjà fait. Bientôt pourtant les Romains se rallièrent, et, fon-
dant sur les assaillants, ils les culbutèrent et les mirent en déroute. Us
les poursuivirent l'épée dans les reins jusqu'aux barques qui les avaient
apportés. Les Juifs poussèrent au large, et, se maintenant à portée de
traits, ils engagèrent, dit Josèphe, un combat naval avec des ennemis
placés sur la terre ferme. Nous avons vu comment cette journée, fatale
pour les Juifs insurgés, se termina par la prise de Tarichées.
Sur le ilanc de la hauteiur qui domine El-Hammam, on aperçoit un
petit édifice ruiné, au miheu duquel paraît un tronçon de colonne
debout. Les Juifs de Thabarieh font de cette ruine le tombeau d'un
prophète. Vérification faite, c'est une construction délabrée, déno-
tant une antiquité fort peu reculée , et le prétendu tronçon de colonne
se compose bien en réalité de deux tambours de colonne superposés,
mais de diamètres différents. Entre El-Hamman et Tibériade on aper-
çoit encore de la route quelques excavations sépulcrales d'un accès
assez diflicile, et auxquelles je n'ai pu consacrer une course spéciale,
qui aurait été évidemment fort longue. Le temps me manquant, je me
suis abstenu; d'autres sans doute exploreront quelque jour ces tom-
63.
•
/
â
ii96 JOUnNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
beaux, qui ne peuvent être plus anciens que la ville de Tibériade
elle-même.
Les restes de la Tibériade antique sont tous au sud de la Tbabarîeh
moderne. En cflet, au nord de Tenceintc de cette ville, il n*y a plus trace
de constructions antiques. Ces ruines consistent en une quantité con-
sidérable de fûts de colonnes plus ou moins grands, couchés ou debout
encore, surtout au point que les Juifs désignent comme remplacement
de récole talmudique. Le long de la plage se montrent quelques gros
massifs carrés de maçonnerie, d'apparence romaine, qui avancent de
quelques mètres dans le lac : peut-être sont-cc des môles d'un petit port
où venaient s abriter et s'amarrer les barques, peut-être encore se re-
liaient-ils à un palais dont quelques pavillons étaient ainsi jetés en avant,
pour demander un peu de fraîcheur aux eaux limpides du lac.
En ce point, une immense quantité de coquilles à l'apparence marine,
mortes, décolorées et roulées par le flot, forme un épais cordon qui
ourle la grève; on se croirait au bord de la mer'.
Que dire de la Thabarieb moderne? Que c'est un abominable petit
bouge, capitale de la vermine, sale et nauséabond au delà de toute
expression. Ce n'est |)lus qu'un anias de décombres, depuis Taffreux
tremblement de terre qui l'a bouleversé de fond en comble, le i"* jan-
vier iSSy. Son enceinic militaire est aujourd'hui dans un état qui fait
peine à voir. Les pans de mur ont roulé tout d'une pièce, les uns par-
dessus les autres; les tours éventrées se sont couchées de ci de là. A l'in-
térieur, un certain nombre de maisons ont été rebâties par les Juifs;
mais beaucoup sont restées à terre, pour ne pas se relever de sitôt.
Parmi les maisons debout je citerai celle duQadhi, dont la porte est
précédée d'un perron carré, dans lequel sont engagés quelques frag-
ments de colonnes. Le seuil même de la porte d'entrée est un bloc de
basalte, sur lequel sont sculptés en bas-relief deux groupes af&ontés«
composés chacun d'un lion dévorant une antilope. Â quelques pas de
là git dans la rue une belle vasque de granit rose d'Egypte. Dans la
cour du Qalaah, l'ancien château de Tancrède, prince de Galilée,
j'ai remarqué un beau chapiteau de marbre. C'est tout ce que Tha-
barieb m'a fourni de débris antiques, outre quelques fiits de colonnes
empruntés aux ruines de la vieille Tibériade, et qui supportent des
appentis de branchages établis devant les boutiques de ce que ron
appelle ici le bazar. Une piteuse boucherie, et trois ou quatre cahutes
* Ces coquilles sont toutes des spèci- logistes sous le nom de melanopsis cas-
inenrj de l'espèce connue des conchylio- tata.
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. /i97
oii Ton a Tair de ne rien vendre du tout, voilà ce qui constitue ce
bazar. Tout cela est laid et ignoble. Faites quelques pas de plus , heu-
reusement pour vous, et vous êtes hors de Tenceintc disloquée de
Thabarieh.
Si votre bonne étoile veut que vous soyez là au renouveau, c'est-à-
dire vers le i** mars, par exemple, vous jouirez du spectacle suivant :
Pas un nuage au ciel; partout sur la terre la plus riante parure d'herbes
et de fleurs; partout sur l'eau , qui reflète l'éclat du ciel, des bandes d'oi*
senux aquatiques qui volent, plongent et se jouent; devant vous, les
ruines à fleur de terre de la Tibériade d'Hérode Ântipas, ruines sur
lesquelles passe chaque année la charrue, contournant les tronçons
de colonnes qui s'élèvent au-dessus des champs; au point même où
elles cessent de paraître, les deux ou trois masures délabrées, restes
piteux des thermes bâtis par Ibrahim Pacha sur les sources d'Em-
maûs; au sud, à l'horizon, la vallée verdoyante du Jourdain, bornée
à l'occident par les montagnes de Galilée et de Judée, à l'orient par
celles des Ammonites; de l'autre côté du lac, les hauts plateaux du
Haouran. Si vous vous tournez vers le nord, au delà de Thabarieh, le
hameau d'Ël-Medjdel, le pays de la Magdeleine de l'Évangile, et les
coteaux qui bordent le lac, au-dessus des sites de Capharnaûm et de
Gennézareth; au fond du tableau, les premiers contreforts de la chaîne
qu'il i'aut gravir pour arriver au pays de Safed, et par-dessus tout cela
la cime neigeuse du Djebel ech-Cheikh.
De quelque côté que vous vous tourniez, vous verrez la terre qu'ont
foulée le pied de Jésus-Christ et celui de ses disciples bien-aimés, l'eau
sur laquelle ils ont navigué; tout cela inondé de la lumière la plus
splendide. Parcourez l'univers entier, je vous défie de trouver un pano-
rama qui vaille celui-là. On se sent ravi, pénétré, et l'on contemple
avec une émotion bien vive, je le déclare, cette belle œuvre de Dieu,
ce coin de terre privilégié, où le Messie a laissé à chaque pas un sou-
venir de son passage.
Quelques mots maintenant sur l'histoire de Tibériade. Cette ville fut
fondée par le tétrarque de Galilée, Hérode Antipas, et reçut son nom
en l'honneur de Tibère, avec lequel le tétrarque était lié d'amitié. Il dut,
pour attirer une population dans la nouvelle ville, accorder des immu-
nités , bâtir des maisons et concéder des terrains à ceux qui consentiraient
à venir l'habiter. Il ne parvint à y fixer qu'un ramassis d'étrangers, de
gens dont la condition libre n'était pas clairement établie, et de Gali-
léens qu'il y transplanta de force. La cause de cette répugnance était
que des tombeaux avaient dû être profanés pour jeter les fondements de
498 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
Tibériade, et que , par conséquent, d'après la loi judaïque, les gens fixés
en pareil lieu seraient frappés d'une impureté de sept jours, sans cesse
renouvelée.
Néron fit cadeau de Tibériade au roi des Juifs Agrippa IL Cette ville
fut une de celles que Thistorien Josèphe mit en état de défense, lors de
la grande insurrection comprimée parVespasien et Titus,
Il y avait à Tibériade un palais construit par Hérode leTélrarque, et
qui, malgré les injonctions de la loi judaïque, était orné de représenta-
lions d'êtres animés [^ciœv (lopÇàs ë/pvra). Peutrêtre le seuil de porte
dont j'ai parle plus haut appartenait-il à cette ornementation prohibée.
Ce fut Josèphe encore qui fit détruire ce palais, par l'ordre du grand
synhédrin de Jérusalem. Il fut immédiatement incendié et pillé par la
populace.
Épiphanius nous apprend qu'un Juif, converti au christianisme et
nommé Joseph, reçut de Constantin la permission de construire des
églises à Tibériade, à Dio-Caesarea (l'ancienne Sepphoris, aujourd'hui
Safourieh) et à Capharnaûm. Ce Joseph, pour construire son église, 8*em*
para, avec Tautorisation de l'empereur, d'un vaste temple qui était resté
inachevé, que l'on appelait l'Adrianaeum, et que les habitants de Tibé-
riade désiraient transfoiiiicr en établissement de bains publics.
Après la destruction de Jérusalem, Tibériade devint le refuge des
docteurs du judaïsme, qui y fondèrent une célèbre école talmudique.
L'empereur Justinien, au dire de Procope, fit relever les murailles
de Tibériade.
Saint Jérôme a pensé que Tibériade avait pris la place de la ville qui,
dans l'Ecriture sainte, est nommée Kenneret. L'illustre Reland a réfiitë
celte hypothèse à l'aide d'un raisonnement sans réplique. Kenneret
était une ville de la tribu de Nephtali. Or la frontière méridionale du
territoire de Nephtali passait par Capharnajîm, puisque l'Évangile de
saint Mathieu (c. iv, i3) nous apprend que Capharnaûm était situé sur
la limite des territoires de Nephtali et de Zabulon; celui de Nephtali
était au nord, et celui de Zabulon au sud, et, comme Tibériade était au
sud de Capharnaûm, puisqu'au sud de Capharnaûm s* étendait munédia-
tement le territoire de Zabulon, Tibériade, située sur le territoire de
Zabulon, ne pouvait en aucune façon occuper le site de Kenneret, qui
était positivement une propriété de la tribu de Nephtali.
Saint Jérôme parle deux fois de l'identité de Tibériade avec la Ken-
neret biblique : la première dans les commentoires d'Ézékhiel (xlviii,
21), où il dit : a Tiberias quae olim appellabatur Chenereth ; » la seconde ,
dans VOnomasticon (ad voc. Chennereth) '^ le saint docteur n'est plus
500 JOURNAL DES SAVANTS.— AOUT 1879.
capolc, dont Scythopolis ou Beysan faisait partie. C*e.st à ce moment
que s*accomplit le miracle de la multiplication des sept pains (saint
Marc et saint Mathieu), des cinq pains, comme le veut la ti*adition des
Musulmans, qui montrent aux voyageurs sapprêtant à descendre de la
plaine de Hattin à Thabaricli les roches de basalte sur lesquelles le
miracle saccomplit, et quils nomment Hedjar-el-Khams-Khobzat, «les
(f pierres des cinq pains. »
Aussitôt après, le Christ et ses disciples descendirent vers le lac pour
s'embarquer, touchèrent i\ Magdala (dit saint Mathieu], à Dalmanoutha
(dit saint Marc], ne s y arrêtèrent quun instant, et gagnèrent Tautre
rive [eU rh tirépav, saint Marc et saint Mathieu] pour se diriger sur la
Ccsarée de Philippe, aujourd'hui Banias. De ce résumé du voyage
de N. S. il résulte évidemment que le miracle de la multiplication des
pains a eu pour théâtre la rive occidentale du lac de Gennézareth , con-
trairement à Topinion de Robinson, qui plaçait cette scène miraculeuse
sur la rive orientale.
Pourquoi Tun des évangélisles désigne-t-il sous le nom de Dalma-
noutha le point auquel N. S. prit teiTe, avant de gagner la Pérée, tandis
qu un autre appelle ce même lieu Magdala? La raison de ce fait me
parait bien simple : Magdala nest qu^un nom générique, désignant une
forteresse quelconque; ce nest donc ici que le qualificatif de la localité
nommée en réalité Dalmanoutha.
Ël-Medjdel est placée à peu près en face du débouché d'une vallée
nommée Ouad-el-Ammam , u la vallée des pigeons. » En effet, dès que Ton
a dépassé El-Medjdel, on est devant fouveiture de cette vallée. Sur l'une
des hauteurs qui la dominent, on aperçoit au loin une ruine nommée
Qalaâl-Ibn-mâan, et c'est dans le flanc de cette vallée que se trouvent
creusées les fameuses grottes dontHérode dut faire le siège.
Après El-Medjdel commence immédiatement une jolie plaine bien
arrosée, bien verdoyante, bien fertile, et dont Taspect est ravissant.
Cette plaine, qui se nomme aujourd'hui El-Rhoueyr, «le petit rhôr,
«le petit marais,!) c'est la plaine que Josèphe décrit, en l'appelant
Gennésar, et dont il fait un délicieux tableau. Ce tableau a pu être
jadis dune scrupuleuse vérité, à en juger par l'état actuel du terrain
que la culture n'a pas tout à fait abandonné, il est vrai, mais dont
les habitants, par trop claii^semés, ne sauraient tirer aujourd'hui tout
le parti qu'on en tirait autrefois. Voici la traduction d'une des phrases
de la description de Josèphe : «Joignez à la douceur de fair le
«bienfait d*une source très abondante, que les habitants du pays ap-
« pellent Capharnaûm. Quelques-uns ont cru que cette source était en
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 501
((Communication avec le Nil, parce qu'elle est peuplée de poissons
((Semblables au korakinos qui vit dans les marais, près d'Alexandrie.
((Cette plaine a, sur la côte du lac, qui porte le même nom qu'eUe,
((Une longueur de 3o stades, et une largeur de 20 stades seulement»
Autour du- lac de Gennézareth il n'y a pas deux plaines, il ny en
a qu'une seule, à laquelle puisse s'appliquer la description de Josèphe,
c'est EURhoueyr; donc El-Rhoueyr est incontestablement le Gennésar
de Josèphe. Il est dès lors facile de conclure que la Capharnaùm des
Évangiles se trouvait forcément dans ou contre cette plaine , puisque ,
du temps de Josèphe , c'est-à-dire à un demi-siècle au plus de distance
des événements évangéliques, les habitants du pays appelaient Caphar-
naùm la source qui fertilisait la riche plaine de Geonésar.
Etait-ce d'ailleurs la source elle-même qui portait le nom isolé de
Capharnaùm? Assurément non, car il serait absurde de supposer qu'à
une époque quelconque une source ait pu porter un nom commençant
par le mot caphar, « village. » Il serait tout aussi absurde de supposer que
Josèphe, qui savait parfaitement sa langue maternelle, aurait, sans s'en
douter, commis une bévue de cette force. Sa phrase a donc été indu-
bitablement tronquée , le mot Capharnaùm devait être précédé d'un
mot tel que en, ayn, 0 source, » mot qui aura péri sous la plume des co-
pistes, et qui donnait à l'expression dont s est certainement servi Jo-
sèphe sa forme logique et nécessaire de u source de Capharnaùm.»
Capharnaùm était donc près de la source qui lui avait emprunté son
nom; donc, la source une fois trouvée, le site de Capharnaùm doit
être retrouvé aussi. Nous allons voir que cette conclusion purement
logique se vérifie sur place, dès que l'on veut bien apporter un peu
d'attention à l'examen du terrain.
F. DE SAULCY.
[La suite à an prochain cahier.)
6&
502
JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
Étude sur des Maximes d'État et des fragments politiques inédits
du cardinal de Richelieu. — Authenticité de son Testament politique.
DBOXiiMB ARTICLE ^
Quand TEglise eut ainsi épuisé pour lui ses dernières faveurs, et
qu*ii se sentit, autant qu'un homme peut Têtre, maître de sa destinée,
Richelieu leva peu à peu les voiles qui avaient dissimulé jusque-là ses
véritables desseins.
Peu à peu aussi s'éleva et grandit, dans la cour particulière de Marie
de Médicis, une lutte sourde que les moindres circonstances recueillies
parThistoire rendent évidente pour nous. Lies amis du cardinal sentent
qu'ils sont débordés, dépassés, eux-mêmes disent trahis^. Richelieu con-
sacre les premières années de son ministère à lutter contre eux , et con-
sume une partie de ses forces dans ce labeur stérile. Il ne remporte qu'au
bout de sept années, grâce à son activité, à sa finesse, à son énergie,
grâce aussi, car il faut rendre à chacun la justice qui lui est due,
grâce à l'intelligence vraiment patriotique du roi Louis XIII, sur la-
quelle Richelieu s'était aperçu bien vite qu'il pouvait compter'.
* Voir, pour le premier article, le
cahier de juillet, p. 429*
'En i63o, Marie de Médicis disait
qu*ii y avait quatre ans qu*elie savait les
mauvaises dispositions du cardinal à
son égard. (Voir, dans le Journal da Car-
dinal, les Plaintes de la Reine mère, t. ]".)
11 est probable que c est par allusion
à ces divisions que Richelieu a écrit
notre fragment 90 : « Ce n*est pas mal-
« heur à un honune d*ètre éloigné d'une
c société quand on y veut prendre de
I mauvais conseils ; car c*est une marque
lasseurée qu*on le tient trop homme
t de bien pour consentir au mal, et trop
I habile homme pour ne connoistre pas
t celuy que Ton vouloit faire. »
^ 11 est digne de remarque que, dans
son Testament politique, Richelieu ne
cache pas au roi toute Tinquiétude qu*il
avait éprouvée au début de son minis-
tère: t Lorsque je suis entré dans les af-
faires , ceux qui avoîent eu T honneur
de la servir auparavant (V. M. ) te-
noient pour constant qu* entre faire un
rapport à leur préjudice , et le persua-
der à V. M. , il n*y avoit point de diffé-
rence ; et , sur ce fondement , leur princi-
pal soin étoit d*avoir tousjours de leurs
confidents auprès d*Elle, pour se ga-
rantir du mal qu*ils a voient à craindre.
— Bien que l'expérience que j'ai faite de
la fermeté de V, M. en mon endroit lao-
blige à reconnoitre ou que le jugement
qu ils faisoient étoit mal fondé, ou que
les réflexions que le temps lui a fait
faire sur moi-même , lui ont ôté cette
facilité de la première jeunesse , je ne
laisse pas de la conjurer de s*affennir
de telle sorte en la conduite dont il lut
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 503
Delà connaissance de ces considérations et de ces faits découle l'ap-
préciation exacte de la situation dans laquelle se trouva le cardinal de
Richelieu en arrivant au ministère.
Il avait ses projets en tête \ mais il craignait d*en faire la montre.
Lui, qui plus tard devait aller si vigoureusement et tout broyer devant
lui, ne pouvait alors avancer quu à pas de laine et de plomb, n pour em-
ployer une de ses expressions familières. Il craignait de découvrir trop
brusquement la lumière, dont tant de regards qui le suivaient mena-
çaient de se trouver trop facilement éblouis.
De la vient qu'avant de rentrer dans le ministère, tandis quil fei-
gnaU d'en refuser les honneurs et les travaux , une fausse modestie , ou
plutôt une habileté singulière, l'amenait à déclarer qu'il était tout à fait
incapable de traiter en particulier les affaires de l'extérieur. «Cette
«a plu user envers moi, que personne
«nen puisse appréhender une con-
traire.» [TeêLpot., édit. 1764. t. I",
p. a5o.)
^ M. A vend a démontré très ingé>
nieusement la non-authenticité de la fa-
meuse phrase que Voltaire « avait lue ■
dans une lettre de Richelieu , et que tant
d*écrivains ont reproduite après : t Le
« roi a changé de conseil et le conseil de
« maximes, b Cette phrase très littéraire,
peu pditique, est de Saint-Évremond.
(Voyez Avenel, t. VII, p. 55a.) Il n'y a
pas cependant lieu de nier que teUes
ne fussent, i cette époque, les pensées
du cardinal. Nous avons remarqué dans
un pamphlet qu*îl y a toutes raisons
d attribuer à Richdieu, ou du moins à
un de ses séides politiques , le nom de
Duplessis, évêque de Mende, a été
prononcé, un passage tout aussi éner-
gique dans ce sens , et dont les termes
sont dignes d*ètre rapportés. A Fé-
poqueou fut publié ce pamphlet, Riche-
lieu était dans le Conseil , mais n^avait
pas encore la direction des affaires. La
voix pabUffae aa Boi s*expnme ainsi :
«Autant vaut, dit leproveroe, être bien
• battu que mal battu ; faites tant que vous
« voudrez le complaisant avec la senora
«dona Iberia, asseurez-vous qu'elle ne
« vous pardonnera jamais, et mettra aussi
peu en considération tous les sicnalez
plaisirs que la France lui a (aict de l'a-
voir laissé establir dans la Valteline,
à Juliers, au Palatinat et par toute
TAllemagne. — Vous traitez avec les
Holiandois, vous escoutez les conseils
de Savoye et de Venize, vous entrez en
alliance avec l'Angleterre, vous avez
donné retraicte à Mansfeld : soyez cer-
tain , Sire , que , lorsqu'elle verra son jeu
découvert, elle ne manquera pas de vous
ramentevoir catholiquement tous ces
péchez mortelz ; et vous avez beau allé-
euer que vous estes meilleur catho-
lique qu'elle, que vous n'avez point
veu Mansfeld, croyez comme aux
saints nouveaux que tontes ces ex-
cuses n'empescheront point que ceste
bonne dame ne veille jour et nuict
pour vous prendre sans verd. — C*est
pourquoy Vostre Majesté doit résoudre
hardiment les choses qui regardent sa
conservation, elk doit voir librement
Mansfeld, remployer promptement, main-
tenir ses anciens alliez, sans s'arrester
aux spéculations des moines ny du
Nonce, lesquels ne preschent que Vinte-
rest du Pape et non celuy de vostre ser-
vice, ^ (Recueil de i6a8, p. 574-) Cf.
sur les pamphlets attribués au cardinal :
De Mourgues : Lettre du P. Chanteloube,
p. io.
64.
504 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
«place, disait-il dans le mémoire qu'il rédigea pom* la refuser, cette
a place est périlleuse pour le cardinal , qui appréhende avec grandes rai-
« sons tel employ , estant certain que la conduicte des affaires étrangères,
aquils recognoùt nestre pas en luy (ces mots sont ajoutés de sa propre
(cmain), est la chose la plus importante de ce royaume ^ »
G*est celte remarquable préoccupation du cardinal qui donne le plus
haut intérêt à une des premières pages des nouveaux documents que
nous étudions ici.
Les ambassadeurs hollandais étaient, en ce moment, à la cour de
France et imploraient le secours du roi contre la maison d*Âutriche.
L affaire fut délibérée dans le conseil , et Richelieu ne dissimula pas
qu*il était favorable à leur demande. Lui-même nous a conservé dans
ses Mémoires la plus grande partie de la Consallation qu*il adressa au
roi à cette occasion. Au fond, il ne s*agissait de rien moins que de fat-
titude à prendre à Tégard de la maison d'Espagne.
Or il est singulier que les raisons alléguées par Richelieu , en pré-
sence de ses collègues, ne soient pas les mêmes que celles qui Tavaient
déterminé dans le particulier; nous trouvons dans nos fragments une
série de considérations très importantes, que Richelieu notait pour lui-
même , mais qu'il se gardait bien d'exposer aux yeux de ceux qu'il crai-
gnait d'instruire plus qu'il ne convenait.
En effet, une des raisons sur lesquelles il insiste dans le Mémoire,
pour motiver la continuation de l'alliance des Hollandais , c'est qu'il
faut craindre que l'abandon ne jette ceux-ci dans le désespoir, a Les ef*
«forts du Roy d'Espagne estant plus grands, dit-il, les HoUandoi» afibi-
ttblis et divisés pourraient bien facilement incliner à rechercher le re-
«nouvellement de la trêve ou le traité d'une bonne et étemelle paix, ce
« qui ne semble pas être impossible au terme où les choses en sont. . . n
Et il ajoute plus loin : « de dire que le roy d'Espagne n*y voudra pas
« consentir il n'y a point de vraysemblance , car c'est son avantage. » Il
continue ainsi, s'attachant à démontrer que le plus grand danger qui
menace la France, si elle refuse l'alliance des Provinces-Unies, c'est de
voir celles-ci, de guerre lasse, se jeter dans les bras de la maison
d'Espagne, et, par une confédération solide, rentrer, avec plus de li-
berté seulement, dans la sphère de la politique espagnole, dont leur
rébellion les avait détachées. « Ce serait, aj ou te-t-il encore, ens'épuisant
«è former un vain fantôme, ce serait le renouvellement de l'ancienne
^ Voir tout le Mémoire dans la Correspondance publiée par M. Aveael, t I«
p. 785.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 505
« alliance des Pays-Bas avec la maison de Bourgogne, tousjours désirée
tt et poursuivie par les rois d'Angleterre, et jugée ulile aussi par les rois
ttd*£spagne pour se fortifEer contre nous^ » Telles élaient les raisons
spécieuses qui amenaient Richelieu à conclure en plein conseil qu'il
convenait de prêter loreille aux propositions des ambassadeurs hollan-
dais.
Était-ce sur de pareib arguments que sa conviction, â lui, s'était
faite? Point du tout, nos fragments révèlent, sur ce point, sa véritable
pensée.
Richelieu ne croyait pas que la paix ni Talliance fût possible entre
la maison d'Elspagne et les Provinces-Unies. Il avait rassemblé , pour lui,
les raisons très probantes qui rendaient cette entente impossible, im-
possible autant de la part des Hollandais que de la part du roi d'Es-
pagne.
n Le roi d'Espagne , dit le fragment n"" 3, ne voudra pas, cette fois, re-
((Connaître le titre de souverain aux États. La rivalité d'Anvers et
(( d'Amsterdam , l'importance nouvelle prise aux Indes par le commerce
((hollandais au préjudice des Espagnols ,» sans compter la vieille haine
de religion et de race, et la rancune accumulée par une hostilité si an-
cienne, ce sont là des raisons suffisantes pour éloigner de longtemps le
danger d'une trêve, et, à plus forte raison, d'une alliance; telles sont les
raisons que le cardinal s'exposait à lui-même et qui devaient le con-
vaincre. Elles étaient appuyées sur les faits mêmes; la suite des événe-
ments que nous connaissons prouve bien que les prévisions de Riche-
lieu devaient se réaliser.
Comment expliquer cette contradiction apparente des paroles du car-
dinal, autrement que par la situation fausse où il se trouvait, et que nous
avons essayé d'exposer tout à l'heure. Richelieu voulait l'alliance. C'était
la base de ses projets. Mais il ne pouvait avouer qu'il la voulait si ardem-
ment, qu'il l'eût recherchée, même si la Hollande ne la lui eût pas de-
mandée , même quand l'isolement n'eût pas été à craindre et qu'on fût
resté maitre de la situation. Exagérer les probabilités et les périls d'une
paix entre la maison d'Espagne et les Provinces-Unies , évoquer le fan-
tôme de l'ancienne coalition bourguignonne, c'était efirayer assez ses
collègues et le roi , pour que les hésitants se ralliassent à sa politique.
Ainsi, parmi les personnes influentes de la cour, celles qui penchaient
^ Voir Mémoires, édit. Petitot, t II, étrangères. Il est ici, comme en bien
p. 3 18. Les citations faites dans le texte d^autres cas, plus complet (jue les édi-
sont empruntées au ms. original des lié- tions.
moires qui est au ministère des aflEedres
506 ' JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
du côté de TEspagne étaient obligées de fléchir devant i'babile menace
d'un danger en ap|)arencc imminent et capital pour le pays Ml convient
de laisser au jugement de Thistoire Tappréciation de Tatlitude de Ri-
chelieu. Il est certain que cette sorte de dissimulation ne s*éioignait pas
des procédés autorisés par les politiques de Tépoque. En tous cas, Ridie-
lieu a cette excuse, toujours considérable en de telles matières, qu*il
agissait réellement pour le plus grand bien de la France.
Deux ans ne s'étaient pas écoulés que Richelieu renouvelait, à ren-
contre de ces mêmes collègues incertains et de ces mêmes ennemis dis-
simulés, une manœuvre analogue. Ici les fa^toriens, avertis par Bassom-
pierre, un de ceux qui ont été mêlés à Tintrigue, se sont aperçus de
quelque chose. Mais ils n*onl pu que soupçonner la conduite à double
face du cardinal. La certitu^de était cachée dans les papiers particidios
du ministre.
Il s agit de l'affaire de la ' Valteline et du traité qui devait la termi-
ner.
Sur la fm de Tannée 1625, le comte de Fai^ représentait la France
en Espagne. Lui et sa femme étaient des plus chauds amis de Marie de
Médicis. Leurs intrigues dirigeaient cette petite cour, dont Richelieu
avait fait partie autrefois, et où il les laissait avec Bérulle, Marillac,
Blinville, et quelques autres.
Leur but politique était toujours l'alliance espagnole» *à ipidque prix
qu'il fallût l'acheter, et l'extermination du parti huguenot. Or, vers cette
époque, ordre fut donné à Fargis de s'aboucher avec Olivarès au sujet
du différend de la Valteline, de manière à aboutir à un traité de paix.
Cependant on ne lui avait adressé, pour conclure celte affaire, aucun
pouvoir spécial.
Mais. lui sut par ses amis^, qui étaient encore en apparence ceux de
* Si Ton veut voir avec qudle viva-
cité et par quels arguments la politique
espagnole était défendue alors à la cour
de France , il faut consulter entre autres ,
le Mercure de France, année 1624,
p. 100 et suivantes. «Response à ceux
« qui se pbrtoîent de boucne et d*escrît à
«la kaine contre les Espagnols. 1
* On lit dans le Journal du Cardinal
de Richelieu :
* Le sieur de Fargis a dit au Cardinal
« qu'il avoit fait la paix, en Espagne, au
« traicté de Mouçon , parce que M. le
• Qrdmal de Bérulle lui avoit ûiit écrire
• par sa femme , qu il la fît m omm modo. »
(T. I*, p. 56.) Il faut comparer le récit
de cette négociation , 4ans le volume de
Fabbé Houssaje sur Bérulle et Richeliem^
p. 86 et suîv. Voir notamment l'aveû
que Bérulle fait de cette intervention
préalable, p. 89 el p. 90, note.
M. Tabbe Houssaye ne semble pas
avoir connu le volume /les archives du
ministère des affaires étrangères où se
trouvent les pièces rdatives au traité de
Mouçon.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 507
Richelieu, que le cardinal, au fond, voulait la paix. Il la voulait eu
effet; mais un peu plus tard , et surtout avec des conditions avantageuses
pour la France/Son plan était de terminer auparavant f accommodement
avec les Huguenots révoltés. Il craignait d'ailleurs, en agissant trop ou-
vertement et trop précipitamment, de mécontenter ses alliés: la Savoie,
Venise, TAngleterre et le Danemark. Tant d'intérêts divers à ménager
imposaient la plusgrande prudence dans les démarches et la plus grande
lenteur dans les résolutions ^
Cependant, en définitive, la conclusion de la paix avec l'Espagne
pouvait avoir l'air d'un triomphe emporté par les Espagnols du conseil.
Puisque Richelieu lui-même était momentanément partisan de la paix,
il ne voulut jyas laisser à ses adversaires le lieu de s'en glorifier; et il ne
songea , au contraire , à faire sortir de cette affaire que loccasion de leur
ruine dan^ l'esprit du roi.
Soit que les conseils envoyés à Fargis par ses amis fussent, au fond,
d^is aux habiles et trompeuses insinuations du cardinal, soit que l'am-
bassadeur agit de lui-m^e, à l'étourdie, ne voyant que le succès ap-
parent obtenu par les conseils de son parti, et le lustre que la conclu-
sion d'une affaire si épineuse devait jeter sur lui-même, il brusqua le
dénouement. Le i'' janvier }6a6 il signait le traité. Olivarès avait pro-
fité de l'empressement trop évident qu'avait montré l'ambassadeur fran-
çais. Il avait emporté des conditions avantageuses pour l'Espagne et
peu honorables pour la France.
Quand on apprit à la cour la conduite qu'avait tenue l'ambassadeur,
et qu'on reçut, pour le ratifier, le projet de traité, grand fut l'émor.
Richelieu ressentit ou montra de la colère. Fargis fut désavoué. De nou-
velles instructions partirent pour Madrid, dans lesquelles on disait
exactement ce que voulait la France. On écrivait à Fargis qu'il n'avait
d'autre moyen d'éviter sa perte que d'obtenir des Espagnols une ratifi-
cation du traité sur ces nouvelles bases ^. En réalité Richelieu n'était pas
^ Voir le Mémoire aa Roi dans Ave-
nel, t. II, p. 201. Richelieu explique
ainsi ses intentions:
« Pour M. le prince de Piémont (qui ,
■ à ce moment, était en cour, sollicitant
cla continuation de la guerre contre
« l'Espagne) , il faut fescouter en conseil
« s* il le désire , il faut approuver tant qa on
« pourrasespropositions, tesmoigner lesvoa-
■ loir exécuter, mais estre contrainct d*en
■ différer un peu Texécution, pour at-
• tendre Taccomplisseméat de la paix de s
« Huguenots... Par ce moyen on gagnera
« avec prétexte et raison le temps qui est
• nécessaire pour avoir des nouvelles ttEs-
■pa^ne devant que de prendre une der-
«nière résolution.! (Février 16a 6.)
' Voir la lettre de Richelieu au comte
de Fargis , dans Avenel , t. II , p. 1 87 et
1 8g. Bérulle , sentant que Ton avait été
un peu loin et que Fargis les avait tous
compromis , se met de la partie et fait
508
JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879
Aussf mécontent qu il feignait de l'être. Il criait à Tincapacité et à la lé-
gèreté du représentant du roi à Madrid. Il le discréditait, ainsi que ses
aiqis ; il protestait , à qui voulait Tentendre , que lui-même n'était poor
rian dans toutes ces affaires. Cependant il ne rompait pas le traité;
aibsi que le lui conseillaient d autres empressés, qui ne voyaient pas plus
que les autres le fond de sa pensée.
Seulement , par un tel procédé , Richelieu gagnait du temps , et , comme
le bruit de toutes ces démarches se répandait, les Huguenots, craignant
de rester seuls en face de toutes les forces de la France, se décidaient
tout à coup à mettre bas les armes et à rentrer dans Tobéissance (5 fé-
vrier i6îi6).
En mars, Fargis signe un nouveau traité. Nouvelles bévues de l'am-
bassadeur. Nouvelle colère de Richelieu.
Le roi (soufflé par son ministre) va jusqu'à dire à l'ambassadeur
d'Espagne a que Fargis est un fol parfait. » u La première fois , ajoute-
ot-il, il a fait une chose de sa teste sans mon sceu, la deuxième il n'a pas
«suivi mes ordres; je le chastierai exemplairement ^ o
C'est qu'il convenait d'attendre encore quelque temps, pour annon-
cer aux alliés la nouvelle situation qu'on s'était faite à leur insu. C'est
qu'on jurait encore au prince de Piémont et à Bassompierre , «en lui
a serrant la main , » qu il ne s'agissait de rien moins que d'une pareille pe^
fidie^. C'est qu'en outre, l'échange de lettres qui avait eu lieu pendant
toute cette négociation avait éclairé le cardinal sur le désir ardent
qu'avaient les Espagnob d'en venir à une paix défmitive. Il le fait re-
marquer lui-même : a Le proQit que les deux rois tirèrent de sa folie
u(de Fargis) était quils connaissoient tous deux que maintenant il
«n'y avoit plus d'aigreur en leurs esprits et qu'ils vouloient la paix^. »
Le cardinal se disait donc quil pouvait se montrer plus exigeant en-
core sur des points de détail. Le traité fut désavoué de nouveau. Il
subit encore un remaniement, et il ne fut enfin signé que le i'' mai
1626.
Il convient de remettre sous les yeux du lecteur l'exposé trop rapide
des observations a Fargis, tandis quil
essayera de le justifier un peu plus tard.
(Voir le Cardinal de Bérulleet nichelieu,
* Voir le fragment n' i53. Cf. Mé-
moires, t. m, p. 28.
* Voir tout le passage de Bassompierre ,
qui est si curieux par le ion du récit et
surtout par Texposé de la prudente con-
duite du maréchal en cette circonstance.
C*est là rhomme de cour, au naturel.
(Journal de Bassompierre, t. III, p. 337,
édition de la Société de rHÎ5toire de
France.)
^ Comparei Mémoires, t. HI, p. a8 , et
nos Fragments, loc, cit
ÉTUDE SUR DES MAXIMES DÉTAT. 509
de ces faits importants, pour que rintërètdu fragment 3i puisse appa-
raître tout entier. Voici ce fragment :
(c Pour seureté du Traité qui se fera pour la Valteiine , tant pour la
«religion que pour les choses temporelles, ii suffit que les Grisons con-
a sentent de perdre les droits de souveraineté sur la Valteiine, et qu elle
a demeure libre, au cas quils contrarieront au traité. Moyennant cette
« condition , les Elspagnols n*ont point fait instance d avoir la caution des
«Suisses requise par le traité de Madrid. Aussy cet expédient pourvoit-
ail à tout inconvénient Les Valtelins le désirent; la France le reçoit;
a le pape le propose ; les Vénitiens et Savoye lacceptent ; reste à savoir
0 si les Grisons le voudront. »
Telles étaient donc , de Taveu de Richelieu lui-même , les conditions
que la France pouvait honorablement accepter pour conclure la paix.
Or quels furent les points sur lesquels on se plaignit tout haut que Far-
gis eût agi à la légère P Ce furent précisément ceux qui touchaient à la
question de la souveraineté de la Valteiine. Richelieu dit, dans Tins-
traction quil adressa à lambassadeur, le U février 16116, et il répète
dans ses Mémoires, «que les principaux points que le roi demandait
a étaient que les peines qui seroient imposées aux contraventions
((qui pouvoient arriver de la part des Grisons n allassent pas jusqu'à la
iii privation de la souveraineté sur la Valteiine, parce qu*il se feroit toujours
a en cela de la fraude de la part du roi d^Espagne^ »
Il est vrai que finstruction , dans ses derniers articles, autorisait Far-
gis à signer, à la dernière extrémité , un article secret , qui privât les Gri-
sons de (( leur autorité et prérogative sur les Valtelins » au cas où il y aurait
de leur part contravention publique au traité. Chi comprend d ailleurs
pourquoi cet article devait rester secret. Richelieu ne voulait pas avouer
à ses alliés qu il s était laissé aller à accorder de pareilles conditions aux
Espagnols. Le traité, comme il le dit, devait ainsi paraître plus «hono-
(crable^))
' Avenel, t. II, p. igo. Mém., t III,
P- 9- ,
On n*eut pas besoin de re(X)urir a
un article secret La façon dont Riche-
lieu avait résumé ses prétentions à ce
sujet fit que TEspagne ne voulut même
pas envisager de face la question de
sanction. Richelieu, en effet, disait qu'il
consentait à ce que les Grisons, s* ils
violaient le traité , fussent condamnés à
la privation de leur souveraineté; mais
à la condition que Ton ajoutât dans Tar-
ticle que, même si les Valtelins deve-
naient libres et indépendants , ils ne pour-
raient jamais disposer des passages en
faveur de la maison d*£spagne. Cétatt
donc exdure formellement toutes les
prétentions de celle-ci , prétentions pour
lesquelles elle avait soulevé tant de
difficultés.
L*£spagne préféra laisser les choses
dans le vague; et la question capitale du
65
510 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
Ainsi, rejet absolu d abord d*une condition que Ton était disposé à
accorder au Fond, et que Ton devait finir par accepter en définitive.
Grands reproches faits è Tambassadeur pour y avoir consenti. Plaintes
de son étourderie, de sa légèreté, tandis que les plus mûres réflexions
i*embarras9aient dans une trame si bien ourdie. Ce sont là de ces traits
que les contemporains appelaient les foarberies du cardinal. Il s* était
ménagé ainsi le temps et les moyens de satisfaire les alliés et surtout
Toccasion de dérouler « cette conduite pleine d'industrie 9 dont il se féli-
cite lui-même, et qui fit signer la paix parles Huguenots, de crainte de
celle d^Espagne, et par les Espagnols, de crainte de celle des Hugue-
nots; conduite qui semble étrange de nos jours, et qui n*a pour justi-
fication, je le répète, que l'intérêt de la France, et la fâcheuse situation
dans laquelle se trouvait le cardinal, au milieu dune cour composée
en grande partie de ses ennemis.
La signature du traité de Mouçon, loin detre pour eux le moment
dune victoire, fut un des plus rudes coups qui les frappa. Louis XIII, et
bien d*honnêtes gens avec lui, ne virent que la précipitation hâtive,
l'étourderie de Tambassadeur, et la funeste pente politique sur laquelle
ses amis menaçaient de précipiter la France.
On s'éloigna d'eux de plus en plus. Ils seront bientôt réduits à recou-
rir aux intrigues, pour tenter de soutenir pendant quelque temps les
restes d'un crédit qui tombait.
Quant à Richelieu, il avait trouvé moyen de tromper h la fois, dans
une seule affaire, ses ennemis à l'extérieur, ses adversaires à la cour, ses
serviteurs, ses amis, les alliés, et le roi lui-même, tout cela pour at-
teindre, à travers un chemin si périlleux, le but quil considérait comme
le plus avantageux pour le salut de l'Etat ^
J'ai regret de ne pouvoir retenir plus longtemps l'attention du lec-
traité fut, en somme, laissée indécise,
tant, de part et d^autre, on avait besoin
de la paix. L'article g du traité de Mou-
çon se termine ainsi : « Si cela ne suffit
■ pour arrester le cours de leurs contra-
«ventions (les Grisons), les deux rois
• arbitreront ensemble une plas grande
« peine et s'engageront la leur faire sabir, •
(L)umont, V, 488.) C'était laisser la
porte ouverte à de nombreux démêlés.
* Les historiens ont connu à peu prés
tous les incidents de ce très curieux coup
de politique. Ils en avaient été averûs
par Vittorio Siri qui ( comme je pense
ravoir démontré ailleurs) a dû avoir
entre les main^ un manuscrit des Mé-
moires de RicheUea, et par Vialast (Hist.
da Min. da cardinal de RicheUea, in-f*,
p. 1 36 ) , qui a travaillé sur des mémoires
qui lui étaient fournis par Tordre du
ministre. Mais aucun a entre eux n*a
connu le fond de la pensée de Richelieu.
Tous les historiens aussi citent les pa-
roles que Louis XIII adressa à TambaMa-»
deur a'f^pagne (voir plus haut la notice
et le fragment n* i53); maïs aucun ne
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 511
leur sur les nombreux points de la politique du cardinal, que ces docu-
ments éclaireront ainsi dun jour nouveau. Je ne sache point, par
exemple, qu'il ait jamais été question, dans aucun des historiens de cette
époque, du jugement que Richelieu portait sur le connétable de Lesdi-
guières. Nous pourrons aujourd'hui nous instruire, à ce sujet, de sa plus
secrète pensée. Elle était loin d*être favorable au vieux compagnon
de Henri IV. On verra sans étonnement la suppression de la chaîne de
connétable suivre immédiatement sa mort, quand on aura appris de Ri-
chelieu lui-même que Lesdiguières disait u qu'un connétable sans guerre
« n étoit qu'une ombre dans l'Etat; » qu'on le soupçonnait de favoriser la
rébellion des Huguenots, et que, même dans les luttes antérieures, on
n'osait se servir de lui « qu'avec des précautions ^. »
Notre étude pourrait s'élever plus haut encore à la suite des pensées
de Richelieu. Les plus graves questions de la morale et de la politique
sont à chaque instant l'objet de ses méditations. U sait unir, dans l'expres-
sion qu'il en donne, les conceptions les plus élevées de la philosophie
aux nécessités les plus immédiates de la pratique des affaires. C'est là le
caractère de ces notes et ce qui les distingue excellenunent des recueils
et des traités ayant pour objet les mêmes matières, ouvrages que Riche-
lieu connaissait bien, qu'il cite parfois* et auxquels il a consenti à em-
prunter plus d'une inspiration^.
Il convient d'insister encore sur un caractère particulier de ce re-
cueil. C'est que les maximes qui le composent, si relevé que soit leur
objet, ne font jamais que sortir du courant journalier des choses. Ce
sont les observations faites par un esprit pénétrant et attentif, et qu'il
emportait, par un mouvement naturel , dans le domaine des idées géné-
rales et des abstractions. Cette marche de la pensée de Richelieu nous
frappe, en particulier, dans les diverses rédactions du fragment suivant :
Frag. 76. ((J'ay souvent remarqué la bouche de quelques-uns asseurer
u d'une très sincère affection» et le visage tesmoigner une grande jalousie
donne la dernière ligne si importante, du cardinal d^Ossat, et aussi les recueils
si caractéristique : « Monsieur Tambas- oui étaient de mode à cctle époque. Ri-
• sadeur, je ne m'éloigne pas de penser cnelieu avait beaucoup lu les politiques
« de grandes choses avec le Roy mon italiens et espagnols. Souvent u dit dans
« frère. 1 ses Mémoires ou dans son Testament :
^ Voir le fragment n** 6g. «Les politiques disent. ■ U y a là un
' «Tespére pouvoir, dans les notes que très curieux sujet d*étude que nous ne
j* ajoute au nouveau document, m*é- pouvons aborder ici, mais auquel la
tendre sur les auteurs politiques que publication de nos fragments ajoutera
lUchelieu lisait de préférence. On y trou- pins d*un trait piquant et peut-être inat-
vera les noms de Guichardin , de Barclay, tendu.
65.
512 JOURNAL DES SAVANTS. — AOÛT 1879.
« et envie envers celuy à qui on donnoit ces asseurances. Le premier
0 de ces effets vient de la rabon ; le second , du sentiment, n
Pm's, reprenant cette idée et la généralisant, Richelieu ajoute :
a II est difficile de tesmoigner comme cela se fait ; mais il n y a per-
ce sonne judicieuse qui ne discerne bien sur le front des hommes cer-
« taine impression de peine que la jalousie et envie grave à l'improviste
tt^n diverses occasions : Un visage jaloux se resserre , et , lorsque la raison
<f et Tadvertissement qu*un homme se donne à soy-mesme le veut fiûre
a ouvrir, on reconnoist clairement que la raison et la nature combattent
ensemble, d
N'est-ce pas ici, pris sur le fait, ce travail d'observation continuelle
que l'on a souvent donné comme le trait dominant du génie des
grands artistes, et qui pourrait bien être aussi Tun des caractères les
plus marqués de l'art du diplomate !
Dans l'application spontanée d'une telle méthode , se trouve l'expli-
cation de la diversité de ce recueil , et la raison de l'unité intime qui
lie ces fragments l'un à l'autre.
On peut aussi s'expliquer par là l'aisance avec laquelle Richelieu fai-
sait entrer, dans le courant de ses réflexions personnelles , des observa-
tions qui ne lui appartenaient pas en propre. Non seulement les recueils
et les traités politiques antérieurs lui en fournirent un certain nombre ,
mais les écrits privés de ses contemporains furent mis par lui à contri-
bution.
Tel de nos fragments \ et non des moins dignes d'être cités, a
été copié textuellement par Richelieu dans une lettre que lui adressait
de Rome l'ambassadeur français, le> cardinal de Marquemont. Riche-
lieu était d'ailleurs tout disposé à s'approprier ce qu'il rencontrait ainsi ;
car cette maxime, consignée ici, se retrouve tout entière dans le Testa-
ment politique.
Ce procédé est d'autant plus digne d'attention qu'on le remarque
aussi dans la rédaction des Mémoires. Ce dernier ouvrage , en effet , ne
doit être lu qu'avec les plus grandes précautions. Qq risque, à chaque
instant, d'attribuer au cardinal des pensées et des opinions qui ne sont
pas les siennes, mais qui appartiennent â d'Elstrées, à Tillières, à Feu-
* C'est notre fragmeat n** 79 : « En maxime se trouve textuellement dans
• certaines occasions , parler et agir cou- une lettre de Marquemont adressée k
t rageusement, alors qu'on a mis le Richelieu (du a octobre 1624). Voy. le
■ droit de son costé, n*est point courir Recaeil d'Aubery, in-f*, t. I, p. 77. Oo
• à une rupture ; mais c*est la prévenir la retrouve dans le TeiiamenJt poUnqae «
« et étouffer avant qu'elle naisse. » Cette éd. 1 764 • t. II , p. 36.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 513
quières, aux hommes, enfin, qu'il employait, et dont les Relations en-
traient par pièces dans le vaste cadre des Mémoires.
Quoi qu*ii en soit, Tensemble de Toeuvre littéraire du cardinal permet
d'affirmer quen empruntant si largement il ne faisait, comme on dit,
que reprendre son bien où il le trouvait. C*est ce que prouvent des
maximes telles que les suivantes, qui sont bien de lui, celles-là :
«En la cour, il faut procéder avec les bons avec franchise, et avec
aies fourbes avec prudence, circonspection, et autant d'apparence de
«franchise, comme on en aura, en effet, avec les gens de bien. »
« En affaires d*Estat, il n'est pas comme des autres : aux unes, il faut
«commencer par T éclaircissement du droit; aux autres, par Texécution
u et possession. »
« Les imprudents sont capables d'entreprendre beaucoup d'actions
« avec violence. Mais leur retour est tousjours lasche. »
Peut-on voir rien de plus noble, et de plus utile tout ensemble, que
la maxime suivante ?
«Aux entreprises dont le fruit n'est pas présent, il faut employer
«d'ordinaire de grands esprits, de grands courages et personnes de
« grande authorité. Grands esprits , pour qu'ils puissent aussy bien prévoir
« une utilité esloignée , comme les médiocres esprits voyent les présentes;
« grands courages , pour que les difficultés ne les empescheut point ; grande
«authorité, pour qu'à leur ombre, beaucoup de gens s'y embarquent.»
Est-il rien qui puisse s'appliquer mieux à toutes les révolutions de
notre histoire que cette autre remarque ? « Es cours semblables à celle
«de France où l'on change souvent de conseils, les mutations ne doi-
«vent estre prises pour crises mortelles d'une affaire, parce que nostre
«humeur est si variable, que, ne demeurant fermement au bien, nous
« revenons aisément du mal. »
Est-il rien , enfin , qui puisse nous faire pénétrer davantage dans les
replis les plus secrets d'un tel cœur, que ces avertissements qu'il se
donnait, en quelque sorte, à lui-même :
« Il y a des choses dont on a bien subject de se fascher, mais non
«pas de quereller un homme pour cela. » Et encore :
tt C'est le devoir d'un grand personnage de se souvenir de l'infir-
«mité humaine, lorsqu'il est eslevé au sommet de sa félicité, et de sup-
« porter doucement ceux qu'il voit du tout abattus. »
Ce sont là des notes que l'histoire peut s'étonner de rencontrer dans
les expansions intimes de cette âme à la renommée impitoyable.
Gabribl HANOTAUX.
(La saiie à an prochain cahier.)
514 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES-
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L* Académie française a tenu, le jeudi 7 août 1879, sa séance publique annuelle,
sous la présidence de M. Jules Simon, directeur.
La séance s*est ouverte par la lecture du rapport de M. Camille Doucet , secrétaire
perpétuel, sur les concours de 1879. ^f^^ ^^ lecture, la proclamation des prix
décernés a eu lieu dans Tordre suivant :
PRIX DÉCERNÉS.
Prix de poésie. — L* Académie avait proposé pour sujet du prix de poésie ; La
poésie de la science. Le prix a été partagé également entre M. Georges Renard, au-
teur de la pièce de vers inscrite sous le n* 96 , et MM. Louis Denayrouze et Jacques
Normand, auteurs de la pièce inscrite sous le n^ 12b. M. Henri Tbiers, de Galuire,
près Lyon , a obtenu une mention honorable.
Prix Montyon destinés aux actes de vertu. — L'Académie a décerné un prix de
a,ooo francs, quatre médailles de 1,000 francs et dix-huit médailles de 5oo francs.
Les prix Souriaa, Marie Lasne, Gémond et haussât, destinés également à récom-
penser les actes de vertu, de courage et de dévouement, ont été ensuite décernés
par TAcadémie.
Pria Montyon destinés aux ouvrages les plus utiles aux mœars. — L* Académie
française a décerné deux prix de a,5oo francs chacun : A M. A. Bonneau- Avenant,
auteur d*un ouvrage intitulé: La Duchesse d'Aiguillon, 1 vol. in-8*; à M. Hector
Malot, auteur d*un roman intitulé : Sans famille , 2 vol. in-ia.
Quatre prix de 2,000 francs éfaacun : A M. Georges Michel, auteur d*un ouvrage
intitulé : Histoire de Vauban, 1 vol. in-8*; à M. Loois Simonin, auteur des ouvrages
intitulés : Les grands ports de commerce de la France; — Lor et l'argent ; — Le monde
américain, 3 vol. in-ia; à M. Gabriel Compayré, auteur d*un ouvrage intitulé :
Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le xri' siècle, a vol. in-8*;
à M. Alphonse Dantier, auteur d*un ouvrage intitulé : Les femmes dans la société chré-
tienne, a vol. in-4°-
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 515
Deax prix de i ,5oo francs chacun : A M. Frédéric Godefroy, auteur d un ouvrage
intitulé : La mission de Jeanne d*Arc, i vol. in-4*; à M. Lucien Pâté, pour son vo-
lume de vers intitulé : Poésies, i vol. in-ia.
L*Acadéuiie accorde exceptionnellement un rappel de prix à M. Stahl, pour son
roman intitulé : Maroussia, d*après une légende de Marko Novzoc, i vol. in- 13.
Prix Grobert* — L* Académie a décerné le grand prix de la fondation Gobert k
M. R. Chantelauze, pour son ouvrage intitulé : Le Cardinal de Retz et ses ndssions
diplomatiques à Rome, 1 vol. in-S"".
Elle a décerné le second prix de la même fondation n M. Tabbé 1). Mathieu, pro-
fesseur au séminaire de Pont-à- Mousson, pour son ouvrage intitulé : L'ancien régime
dans la province de Lorraine et Barrois (1696-1789), 1 vol. in-8*.
Prix Bordin, — Le prix de 3,ooo francs, fondé par feu M. Bordin, a été ainsi
réparti : i"" Un prix de a, 000 francs, à M. Charles ochmidt, pour son ouvrage inti-
tulé : Histoire littéraire de l'Alsace, a vol. in-4°; a** Un prix de 1,000 francs à
M. Lichtenberger, pour son ouvrage intitulé : Etude sur les poésies lyriques de Goethe,
1 vd. in-8^
Prix de traduction fondé par feu M. Langlois. — L* Académie a partagé également
ce prix, de la valeur de i,5oo francs, entre M. H. Druon, pour la traduction des
Œuvres de Synésius, 1 vol. in-8*, et M"** Henriette Loreau, pour la traduction de
Tanglais de dix volumes contenant le récit des Voyages des explorateurs modernes,
10 vol. in-8'.
Fondation Lambert, — L* Académie a décerné la récompense fondée par feu
M. Lambert à M. P. M. Qui tard, auteur de la Morale en action.
Prix Thérouanne. — L'Académie a partagé également le prix Thérouanne , de la
valeur de 4*ooo francs, entre M. Ernest Denis, pour son ouvrage intitulé : Huss et
la guerre des Hussites, 1 vol. gr. in-8**; et M. Félix Rocquain, pour son ouvrage inti-
tulé : L'esprit révolutionnaire avant la révolution (1715-1789), 1 vol. in-8''.
Prix Marcelin Guérin, — Le prix Marcelin Guérin, de la valeur de 5, 000 francs,
0 été ainsi réparti : 1° Un prix de 4^000 francs à M. Charles Aubertin, recteur de
TAcadémie de Poitiers , pour son ouvrage intitulé : Histoire de la langue et delà litté-
rature françaises au moyen âge, a vol. in-8*; 2" un prix de 1,000 francs à M. Gus-
tave Boissière, pour son ouvrage intitulé : Esquisse iane histoire de la conquête et de
l'administration romaines dans le nord de l'Afrique et particulièrement dans la province
de Nunddie, 1 vol. in-8".
Prix de Jouy, — Le prix de Jouy, de la valeur de i,5oo francs, a été décerné à
M. Edouard Drumont, pour son ouvrage intitulé : Mon vieux Paris, 1 vol. in-ia.
Prix fondé en 1873, par un ancien membre de l'Académie, pour être décerné dans
l'intérêt des lettres, — Prix Vitet. — L'Académie a partagé également ce prix, de la
valeur de 5, 750 francs, entre M"* Thérèse Bentzon et M. Jules Claretie.
Prix Archon-D^spérouses, — Le prix de AïOOO francs de la fondation Archon-
Despérouses a été ainsi réparti : i"* Un prix de a, 000 francs, à M. Camille Ghaban-
neau, pour son ouvrage intitulé : Histoire et théorie de la conjugaison française , i vol.
in-4**; a** Deux prix de 1,000 francs chacun : A M. E. de Chambure, pour son ou-
vrage intitulé : Glossaire du Morvan, 1 vol. in-4*; à M. Achille Luchaire, pour son
ouvrage intitulé : Etudes sur les idiomes pyrénéens , i vol. in-8*.
516 JOURNAL DES SAVANTS. — AOUT 1879.
Prix Monbinne. — Le prix de 3,ooo francs de la fondation Monbinne a été dé-
cerné f>ar portions égales de ],ooo francs : A M. Xavier Aubryet; à M. Albéric Se-
cond ; à M"* veuve Henry Monnier.
Prix Jean Reynaad, — Pour honorer la mémoire de son mari , M"** veuve Jean
Reynaud a fondé, en faveur de l'Institut , un prix annuel de 10,000 francs , à décerner
successivement par chacune des Académies, et cette année pour la première fois
par r Académie Irançaise.
Aux tenues de ia fondation , ce prix doit être décerné « au travail le plus méritant
■ qui se sera produit pendant une période de cinq ans. Il ira toujours à une OBUvre
• originale , élevée et ayant un caractère d*invention et de nouveauté. >
L* Académie décerne le prix Jean Reynaud à Lajille de Roland, tragédie, par
M. le V** Henri de Bornier.
Prix de At" Marie^oséphine Jaglar. — M"* Marie-Joséphine Juglar a £ut don à
l'Académie d*une somme de 3,ooo francs , pour être divisée en deux parts : la pre-
mière de a, 000 francs, destinée à aider un jeune homme ayant déjà donné des
preuves de talent; la seconde de 1,000 francs, applicable à un vieillaîtl estimé par
son mérite et digne d'intérêt.
L'Académie accorde une somme de 2,000 francs à M. Charles Gros, et une
somme de 1,000 francs à M. Michel Masson.
Après la proclamation des prix décernés, le secrétaire perpétuel a annoncé les
divers prix proposés par TAcadémie.
M. Camille Rousset, membre de l'Académie , a lu ensuite des fragments de^
deux pièces de vers qui ont partagé le prix de poésie.
Le discours de M. Jules Simon , directeur, sur les prix de vertu , a terminé la
séance.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. Alexandre Hesse, membre de TAcadémie des beaux-arts , section de peinture,
est décédé à Paris, le 7 août 187g.
TABLE.
La morale anglaise contemporaine. ( 1*' article de M. Ad. Franck.) 453
Inscriptions gréco-égyptiennes. (Article de M. E. Miller.) 470
Étude sur la géographie comparée. ( i*" article de M. de Saulcy.) 489
Étude sur des maximes d*État. (2* article de M. G. Hanotaux.) 502
Nouvelles littéraires 514
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
SEPTEMBRE 1879.
Fbagmenta philosophobum graecorum collegit, recensait, vertit,
annotationibas et prolegomenis illastravit, indicihus instraxit Fr.
GuH. Aug. Mullach . vol. I, Parisiis, 1 860 ; vol. Il, 1 867. Biblio-
thèque grecque-latine d'Ambroise-Firmin Didot.
TROISIÂMB ET DERNIER ARTICLE ^
On a vu dans notre premier article quels riches matériaux d'étude
renferme déjà le recueil de M. Mullach, et de quels textes il doit encore
«'enrichir. C*est pour la première fois qu auront été ainsi réunis les
débris d*une bibliothèque philosophique vraiment incomparable, et
dans laquelle le temps a fait de si cruels ravages. Du rapprochement
de ces nombreux débris doivent sortir quelques lumières nouvelles pour
la critique. Quand on examine isolément les fragments de tel ou tel
philosophe, Texamen ne peut pas toujours conduire à des conclusions
aussi exactes que si Ton a pu avoir en même temps sous les yeux les
œuvres des écoles voisines. Ainsi la connaissance des écrits néo-platoni-
*ciens nous aide mieux à apprécier ceux qui nous restent de Platon et de
ses disciples dans Tancienne Académie. Elle nous permet quelques juge-
ments assurés sur Tauthenticité de tel ou tel fragment de Speusippe. Le
temps n avait pas amené seulement une évolution des idées; avec les
* Voir le Journal des Savants, cahiers de mai, p. 3i4t et de juillet dernier,
p. 4oo.
6C
518 JOUHNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
idées, il avait modifié, quelquefois transformé le langage, et c est là pour
nous un indice qui ne peut guère nous tromper sur la date au moins
approximative des ouvrages appartenant à la nouvelle école du plato-
nisme.
Nous sommes plus embarrassés pour les deux écoles qui se rattachent
au profond et mystérieux enseignement de Pylhagore. Car, d*abord, le
vieux maître n avait pas écrit, et il détournait ses auditeurs de fixer par
récriture la doctrine quil leur avait enseignée. D autre part, Platon et
Aristote, les plus anciens témoins de cette doctrine, en dehors de Técole
où elle se constitua, quand ils Tanalysent et la criliquent, la mettent
volontiers sous le nom collectif des Pythagoriciens (ol îlvOaySpeioi). Sous
le nom même de Pythagore, on ne trouve guère cité que le petit recueil
de préceptes moraux bien justement appelés les vers dorés, ou plutôt
les vers d'or [^(jpvaai STrri), pour Télévation et Texquise pureté des pré-
ceptes qu'ils renferment. On ne sétonne pas que cet excellent manuel
se soit perpétué par de nombreuses copies, et qu'il ait même trouvé des
commentateurs savants comme Hiéroclès. C'est peut-être une œuvre de
plusieurs mains, dont le fond appartient à Técole italique de Crotone,
mais qui a dû subir, en traversant les siècles, de successifs remanie-
ments. Un pareil texte ne nous peut rien apprendre sur le style des pre-
miers pythagoriciens; il ne nous offre aucun moyen de contrôle utile,
quand nous abordons les fragments conservés sous le nom de Phiiolaûs
et d'Archytas, qui sont les deux plus considérables disciples de Pytha-
gore. Ces fragments, dès la première vue, inquiètent la critique par la
date relativement tardive des citations qui nous en restent. Un recueil
des écrits pythagoriciens avait été fait au premier siècle avant Tère chré-
tienne pour le savant roi de Mauritanie Juba le Jeune. C'eût été pour
nous un précieux trésor; malheureusement il ne nous en reste quuoe
rapide mention dans le commentaire de David l'Arménien sur les Caté-
gories d'Aristote^ Que Philolaiis et Archytas aient écrit divers exposés
de la doctrine de leur maître, cela n est pas douteux, et nous en avons
les plus sûrs témoignages. Mais, en dehors de la cosmologie, les idées
de Phiiolaûs nous sont bien peu connues ; celles d'Archytas, qui paraissent
s'étendre A une beaucoup plus grande variété de sujets, ne le sont que
par des fragments cités chez les commentateurs de Platon et d' Aristote
ou recueillis dans des compilations comme celles de Slobée. Or les
commentaires sur Platon et sur Aristote, qui sont parvenus jusqu'à
^ P. 28, col. I de rédîtion de Brandis, cité par Chaignet, t. I, p. ao6, de fou-
vrage dont nous parierons plus bas.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 519
nous, ne remontent pas au delà du n* siècle de Tère chrétienne; la plu-
part même sont du v" ou du vi"; presque tous attestent une grande né*
gligence de la tradition historique. Au début on y trouve souvent posées
diverses questions sur Tauthenticité de Touvrage h expliquer, sur ce
qui en est Tobj et principal, etc. Mais, à ces questions, l'interprète ne ré-
pond guère que par des considérations d'une généralité peu instructive :
rarement il mentionne les anciens manuscrits et Topinion des biblio-
graphes alexandrins ou des biographes comme Hermippe et Aristoxène.
C est à Diogène Laërce que nous devons de connaître la classification
des dialogues de Platon par le grammairien critique Thrasy lie; encore
nous l'a-t-il conservée sans aucune des preuves qui pouvaient l'appuyer.
Simplicius, qui est, avec Alexandre d'Aphrodise, le plus érudit des
commentateurs d'Aristote, ne montre pas, à cet égard, une méthode
plus rigoureuse. Encore moins faut-il l'attendre d'un collecteur de mor-
ceaux choisis tel que ce Jean Stobée ou de Stobi, dont la personne
nous est d'ailleurs absolument inconnue. Des deux recueils qui portent
son nom, celui qu'on désigne ordinairement sous le titre d Eclogœ phy^
sicœ, ressemble un peu à un abrégé de philosophie naturelle composé
d'extraits des ouvrages classiques dans l'antiquité sur ces matières; la
succession des extraits y affecte un ordre qui permet de le considérer
comme un livre élémentaire à l'usage des écoles. Mais on n'est guère
plus assuré pour cela que l'auteur ait fait une juste attention h l'authen-
ticité des nombreux livres qu'il avait sous la main. Son Florilegium ou
Anthologie morale ne montre pas davantage cette préoccupation du
critique. Une autre difficulté s'y rencontre d'ailleurs pour nous. Chaque
extrait y porte simplement en tête le nom de l'auteur, tout au plus avec
addition sommaire du titre de l'ouvrage. Dans les manuscrits anciens,
ces noms et ces titres ont été souvent placés à la marge, ce qui entraî-
nait, par la négligence des copistes, bien des omissions, bien des trans-
positions, bicR des erreurs d'attribution. Enfin, pour un compilateur
simplement moraliste, il importait peu que la leçon contenue dans tel
ou tel texte, en vers ou en prose, fût datée du siècle de Périclès, du
siècle d'Alexandre ou même des Antonins; il s'inquiétait même assez
peu que le texte portât son vrai nom d'auteur ou quelque nom supposé.
Ces réflexions nous font mesurer les nombreuses difficultés qu'on ren-
contre quand on veut faire aujourd'hui, pour quelqu'un des anciens
pythagoriciens , et , par exemple , pour le célèbre Archy las de Tarente , le
départ des fragments authentiques et des fiagments apocryphes que les
compilateurs nous ont transmis sous son nom. Nous l'avions essayé, en
i833, dans une thèse qui, à ce titre de premier essai, fut accueillie par
66.
520
JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
la Faculté des lettres de Paris avec une encourageante bienveillance,
mais dont nous sommes loin de vouloir défendre aujourd'hui toutes les
conclusions ^ La même année, M. Hartenstein publiait à Leipzig une
dissertation sur ce sujet, qui a été repris en i84o par M. Gruppe dans
un mémoire couronné par TAcadémie de Berlin^. M. Mullach a connu
tous ces travaux; mais il ne paraît pas avoir tranché avec résolution
toutes les questions délicates que soulève le contestable héritage d*Âr-
chytas. Il appartenait à M. E. Zeller, philosophe autant que philologue,
de prendre plus fermement parti dans un débat si complexe. Je ne vois
pas que, même dans sa dernière édition, dont le premier volume a
déjà été traduit en français par M. Boutroux', le savant historien de la
philosophie ait fait autre chose qu écarter à peu près tous les textes de
métaphysique et de logique portant le nom d'Ârchytas comme des do-
cuments suspects ou peu utiles pour la reconstitution de la plus an-
cienne doctrine pythagoricienne. Tout récemment, en 1873, un jeune
critique français, fort au courant des travaux de nos voisins sur les
philosophes grecs, M. Charles Huit, soutenait devant la Faculté des
lettres de Paris une thèse De prioram Pythagoreorum doctrina et scriptis^
où il se range, sur ce sujet, dans le parti des sceptiques. Mais, dans
cette même année, M. Chaignet, déjà connu par deux estimables ou-
vrages sur Socrate et sur Platon , publiait un mémoire couronné par
TAcadémic des sciences morales et politiques, mémoire qui traite avec
ensemble de tous les problèmes relatifs à Pythagore, a ses élèves et à sa
doctrine^. Sur foeuvrc d'Archytas, on y trouve défendue avec modéra-
tion une opinion moyenne, et qui, par cela même, nous parait plus
voisine de la vérité. Dabord il admet nettement certaine correction
apportée à un texte de Cicéron^, et qui place Archytas après Philolaûs
dans la série des pythagoriciens, conclusion à laquelle nous amènent
tous les autres témoignages plus ou moins directs de Tantiquité. Puis il
demande avec raison que Ton ne condamne pas d'un seul arrêt des
fragments si nombreux et si divers, et qu on ne s* étonne pas de trouver
* De Archytœ Tareniini, Pythagorici,
vita, operlbus et philosophia , Parisiis,
in-S'.
* Je puis sans inconvénient omettre
ici findlcation de divers autres mé-
moires que n*ont pas manqué de citer
MM. Mullach , ZeUer et Chuignet.
* La philosophie des Grecs considérée
dans son développement historique, t. I,
Paris, librairie Hachette, 1877, in-S".
* Pythagore et la philosophie pythago-
ricienne contenant (sic) les fragments de
Philolaàs et d Archytas, traduits pour la
première fois en français, par A. Ed. Cfaai-^
gnet , a vol. in-S**, Paris , librairie Didier,
1873.
* De Oratore, III, ^k : ^Phihlaâm
• Archytas instituit, » corrigé par Orelli,
d*après un manuscrit de Woifenbûttel,.
en : « Philolaûs Archytam instituit •
>
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 521
dans plusieurs un certain mélange d'idées pythagoriciennes avec les
idées de Platon, je n oserais ajouter avec quelques formules aristoté-
liques. Contemporain et ami de Platon, Archytas n appartient peut-être
pas tout entier à Técolc de Crotone. Ses écrits pouvaient marquer une
sorte daliiance entre la philosophie athénienne et celle de Pythagore. li
faut donc, pour être juste, examiner séparément chaque partie du re-
cueil des fragments d'Archytas, et n écarter que ceux qui montrent une
contradiction trop formelle avec les témoignages, d'ailleurs très rares,
d*Âristote et des plus anciens historiens de la philosophie sur le célèbre
Tarentin. Nous ne songeons pas à suivre ici M. Ghaignet dans le détail
dune telle discussion. Qu on nous permette de nous arrêter sur un seul
des écrits en question, celui qui, s*il est authentique, devra être con-
sidéré comme le premier modèle du petit écrit aristotélique sur les Ca-
tégories.
Assurément, si Aristote, dans ce livre, n*a fait qu abréger ou que
reproduire sous une autre forme un écrit pythagoricien, on s*étonnera
de ne trouver chez lui aucune mention du premier auteur qui aurait
esquissé une théorie si importante. Mais, d abord, deux ouvrages, au-
jourd'hui perdus, sur la philosophie d'Archytas ^ sont mentionnés par
les biographes d* Aristote, et, en vérité, il n existe aucune bonne raison
pour les déclarer apocryphes. En second lieu, la noble assertion par
laquelle Aristote, à la fin de ses ^oÇtaltxol SXeyx'^** revendique Thonneur
davoir créé Yanalytùiaef ne s*étend pas expressément aux Catégories, ni
au petit livre de ï Interprétation, Ces deux derniers, d'ailleurs, nont été
rattachés aux Analytiques que par des péripatéticiens de date posté-
rieure, et, s'ils en forment Tintroduction utile, si le second surtout
porte, au plus haut degré, l'empreinte du génie aristotélique, on ne
voit pas que le mailre les ait marqués de son cachet d'inventeur,
comme il l'a fait pour les autres ouvrages dont se compose ïOnjanon.
Enfin, quelque considérable que soit encore aujourd'hui le recueil
de ses ouvrages les plus authentiques, et bien qu'il s'y montre attentif
à mentionner les travaux de ses devanciers^, n'est-on pas étonné de
chercher vainement chez lui la moindre mention d'auteurs que cer-
tainement il a dû connaître? Je ne sais si l'on a remarqué que le nom
^ Uepi rffs kp^inw ^tXoao^iaç, a' sopke Timée, C'est une question que la
|3' y'. Ta ix vov Tifiaiov xal rciv A.p;^v- grammaire nous semble décider.
Tc/âM*. La première partie de ce dernier * C'est ainsi que M. Jacques a pu
titre désigne probablement des extraits écrire une tlièse spéciale sur Aristote
du Timée de Platon, et non pas, comme considéré comme historien de la philo^
quelques-uns ont pu le croire, da philo- sophie (Paris, 1837).
522
JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
de Xénophon ne se trouve pns une seule fois dans tous les écrits du
Stagirite. On sait seulement qu*il avait connu plusieurs oraisons funèbres
deGrylius ^ ce fils dont Xénophon supporta, dit-on, avec tant de courage
la mort prématurée. H n'y a donc pas, a priori, de présomption grave
contre l'attribution au pythagoricien Ârchytas d'un opuscule où seraient
esquissés ces grands cadres de la pensée humaine qui sont devenus
populaires dans toutes les écoles de l'antiquité, du moyen âge et des
temps modernes. Or il se trouve que deux écrits sur cette matière
nous ont été transmis, Tun complet, et f autre par fragments. Le pre-
mier, publié d'abord par Domenico Pizzimenti^ en 1 56 1 , réimprimé
en \56li par Camerarius, puis en i8ai par J. Conrad Orelli dans les
Opascala Grœcoram moralia et sententiosa, enfin, par M. Mullach *, est si
évidemment un calque du petit livre aristotélique, qu'il ny a pas moyen
d'y méconnaître la main d'un faussaire. L'autre est celui que Simpiicius
analyse et cite quarante fois au moins textuellement dans son com-
mentaire sur les Catégories du Stagirite, en comparant, à chaque page, la
doctrine de ce dernier avec celle du pythagoricien qu'il considère
comme son devancier. Le fond des deux ouvrages est commun, mais
la méthode d'exposition et le style diffèrent assez pour qu'on r^ugne
à croire que Simpiicius n'ait eu entre les mains qu'un apocryphe. Mal-
heureusement le savant commentateur n'a pas pris soin de nous éclai-
rer on bibliographe et en historien sur la provenance de ce livre, et
quelques témoignages d'auteurs plus anciens que lui semblent indiquer
que des doutes s'étaient déjà produits à cet égard. Jamblique, historien
peu critique, il est vrai, tenait pour Archytas de Tarcnte; il avait«
eomme en témoignent Boêce dans son commentaire latin, et Simpii-
cius en plusieurs passages de son commentaire grec, comparé métho-
diquement le livre d'Aristote et celui du pythagoricien*. Mais
* Diog. Laert. Il , lv : ^<tI ^è kpi-
OTùTé}.rjs ùrt èyxéfita xai èTrtrà^tov
Tp^Xkov (ivpiot 6aot cfvvéypayf/av , rd fjié-
poff xoi TÔJ 'aarpi xcLpîlôfUvoi.
* Je ne sais pourquoi M. Cbaignet,
t. i, p. 307, n. 2, dit que l'existence
de celte édition a été mise en doute,
car c'est sur ce texte (qui est bien de
i56i et non de 1571) que je me sou-
viens très nettement d*avoir copié de
ma main, en i83a, à la Bibliothèque
royale, le texte publié par Pizzimenti.
^ T. I, p. 670.
* Un fait digne de remarqut^, c*est
que Simpiicius n'emprunte pas ses cita-
tions d* Archytas au livre du divin J^im-
blique (comme il l'appelle), mais qu*il
a sous les yeux le texte même du pytha-
goricien , à l'aide duquel il déclare quel-
quefois compléter les citations insuffi-
santes de Jamblique. Voir, par exemple ,
p. 68 de l'édition de Venise, 1^99 :
UapTysypà^Soj ^Xeiova râv kpxyrgloaVf
éTTsiBi) xai à Q-eïos iàfiÊXtxos àXtyov rt
ptiràv, àfi^i€oXiav xal airà mtipéx^amp
àvéypaiffg.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 523
Themistius, interprète érudit des deux phliosophies d*Aristote et de
Platon, attestait que certains philosophes voyaient dans le prétendu
traité d'Archytas Tœuvre d'un péripatéticien jaloux de donner de cette
manière (le procédé nous semblerait aujourd'hui pour le moins étrange)
un surcroit d autorité à la doctrine de son maître, en la rattachant
par là au dogme célèhre de la décade pythagoricienne, dont on croyait
aussi trouver quelques traces dans le système de Platon. Nous pos-
séderions donc deux livres apocryphes sur les Catégories. Assurément
cela nest pas impossible, car on sait, par divei^s auteurs \ que, lors
de la formation des grandes bibliothèques savantes de lantiquité, des
libraires peu scrupuleux produisirent au moins deux rédactions diffé-
rentes des Catégories aristotéliques y rédactions parmi lesquelles il fallut
choisir celle qui paraissait véritablement sortie de la main du Stagi»
rite. Néanmoins, des rapprochements que nous venons de remettre
sous les yeux du lecteur ne ressort-il pas quelque vraisemblance en
faveur du vieil ouvrage cité avec tant de confiance par Jamblique et par
Simplicius?
A sa très sérieuse discussion de ces problèmes d'histoire littéraire,
M. Chaignet a cru devoir joindre une traduction intégrale des textes
vrais ou supposés d*Archytas de Tarente. On ne peut que le louer de
cette diligence. Bien que le texte grec doive être avant tout examiné,
apprécié avec rigueur, il est toujours bon d*y ajouter la lumière d'une
version française. Les prétendus fragments d'Archy tas n'avaient, jusqu'ici,
été traduits, et encore partiellement, qu'en anglais^; le laborieux Taylor^
à qui l'on doit ce premier essai , n'avait pas en même temps examiné
les questions de critique qui s'y rattachent. Dans son intéressant ou-
vrage sur La Femme grecque ^^ mademoiselle Bader avait donné en
français les cinq ou six lettres morales qui sont parvenues jusqu'à nous
sous le nom de dames pythagoriciennes ; mais ce sont là précisément
les morceaux qui laissent voir de la manière la plus évidente une
composition apocryphe, peut-être de la main de quelque philosophe
païen jaloux de faire remonter jusqu'au v* siècle avant notre ère
l'expression d'une morale assez pure pour rivaliser avec la morale chré-
tienne. Les fragments de logique qui portent le nom d'Archytas ne
' Voy. les textes réunis par M. Val- andalso, ethicai fragments ofHierocles,
Rose, Àristoteles pseudepigraphas , Lip- the celebrated commentator on the gol-
si», i863, in-8*, p. lag et i3o. den pylhagoric verses, preservedby the
'* Political fragments of Arcbytas , same aùtlior, translated from the greek
Charondas, Zaleucus and olher ancient by Tliomus Taylor (London, 1822].
Pythagoreans, preserved by Stobœus, * Paris, 1872, in-8'. T. U, chap. vi.
524 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
peuvent être rangés dans la même classe d'écrits. Sans nous engager,
sur ce sujet, dans un plus ample détail, nous voulons au moins en
donner une idée par l'extrait suivant, que nous empruntons aux traduc-
tions de M. Chaignet\ et auquel nous aurons à rattacher quelques
observations critiques :
Fragment k6> — «Puisque les signes et les choses signifiées ont
«un but, que Thomme qui se sert de ces signes et de ces choses signi-
« fiées doit remplir la fonction parfaite du discours, achevons ce que
« nous avons dit en établissant que l'ensemble harmonieux de toutes ces
a catégories n appartient pas à Thommc en soi, mais k un certain homme
«déterminé. Car, de toute nécessité, cest un homme déterminé et qui
a existe quelque part, qui a qualité, et quantité, et relation, et ac^on,
«et passion, et situation, et possession, qui est dans un lieu et dans on
«temps. Quant à Thomme en soi, il ne reçoit que la première de ces
«expressions : je veux dire l'essence et la forme; mais il napas de qua-
«lité, il na pas dage, il n'est pas vieux, il ne fait ni ne souffre rien, il
«na pas de situation, il ne possède rien, il nest pas dans le lieu, il
«n'existe pas dans le temps. Tout cela, ce sont des accidents de Têtre
«physique et corporel, mais non de letre intelligible, immobile et en-
« fin indivisible. »
La première phrase de ce fragment n a pas dû sembler claire au lec-
teur. On ne comprend pas ce que fauteur veut dire par: «L'homme
a doit remplir la fonction parfaite du discours.» Transcrivons donc,
d'abord, le texte grec tel qu'on le lit dans l'unique édition de Simplicius :
«ËTre} Se réXos fyfivo'i Ta a'rjfiaivoma xa) rà atifJLOuvéfisva, oh «rore j(jpoifÂB~
vos ivdpcûnos ixnXïipol th réXeov t&v ^bytav cnivrœyfAay tfforiSiGjpicrOù) tfori
ye roU elptifiévoiç , &ri ràv ê(papfÂoyàv toutojv ^dvrcûv oix aajr6ç i SofOpomoçy
àX^i ris ivOpomos èniSéyeTai. » Dans cette phrase, rb aivtayyjx ne peut
signifier « la fonction du discours, » et ladjectif xAeov semble se ratta-
cher expressément au substantif abstrait tû<os qui est au début de
la phrase. On devrait donc traduire : « avec lesquels l'homme achève
« (complète) l'ensemble de ses pensées. » Ta réXsov (rivtaypia signifie plus
naturellement l'ensemble des idées constitutives de la pensée humaine.
Plus loin, le mot harmonieux implique une affectation d'élégance, tan-
dis que le grec é^oipiJLoyd [dorien y pour i^apixoytf) indique simplement
l'étroite relation des diverses conceptions réunies sous le nom de xa$o-
Xixo) \6yoi ou xoBéXov Xiyoi par fauteur grec de ce traité, et de «ctni-
' T. I, p. 324.
FRAGMENTS DES PHILOSOPHES GRECS. 525
yopiai (prœdicamenta) dans les écrits de Técoic péripatéticienne. Les mots
«il n*est pas vieux» ne répondent pas au texte que donne Simplicius :
uroT* hepév rt nre5j iycjv (en dialecte ordinaire : fsfphs hspôv rt 'ts&s
i'Xfiiv)^ ^^^^ ^ Id correction oûrt ttroxà yepovTixSs ^x^^^ V^^ ^' l^uilach
admet, sans la justifier par aucune explication ^ Cette restitution valait
dautant plus la peine d*être expliquée par Téditeur allemand et par le
traducteur français, que les mots otne tsaXUoi (pour isr^/X/xo;), qui pré-
cèdent immédiatement, s'appliquent déj<^ aux divers âges de la vie, et
qu après cette mention générale on ne voit pas pourquoi fauteur par-
lerait spécialement de la vieillesse. D ailleurs, yepotntxûs, en latin 5^ni-
liler, est-il admissible ici? A côté de 'mti'Xixos, on attendrait plutôt yépcav.
Bien plus, fauteur grec se trouve ainsi ne pas exprimer l'idée de rela-
tion [rb iffp6§ Tf), à laquelle, selon sa théorie, fbommc reste étranger
en tant que genre y et qui, comme le temps, fâge, f espace, etc., ne
peut appartenir qu'à l'homme considéré comme individu. La correc-
tion nous parait donc plus ingénieuse que juste.
D'autres parties de la traduction de M. Chaignel demanderaient des
discussions plus épineuses encore. M. Barthélémy Saint-Hilaire, dans
la page de son mémoire sur la Logique d'Aristote où il parle du pré-
tendu livre d'Archytas, dit qu' «il ne serait pas impossible de refaire,
ttsur les données assez nombreuses de Simplicius, le traité prétendu
«d'Archytas^. » A vrai dire, ce travail n'est pas encore fait, car ni f édi-
tion de M. MuUach ni les traductions de M. Chaignet ne nous offrent
antre chose que des fragments ou. décousus ou reliés ensemble d'une fa-
çon un peu arbitraire. De plus, il y aurait à tenir compte des passages
où le commentateur analyse sans les citer les textes qu'il a sous les yeux.
La reconstitution des xaOohxol XAyot, si on l'achevait en tenant compte
de tous ces indices, nous rendrait, je crois, moins sévères à l'égard de
fauteur, quel qu'il soit, d'un tel écrit.
J'obéis peut-être à une vieille illusion d'avocat défenseur d'une cause
aujourd'hui perdue. Mais il me semble que l'ouvrage dont nous avons
tant d'extraits ne porte pas le cachet d'un vulgaire apocryphe. Cela de-
viendrait plus sensible encore, si nous pouvions en rapprocher ce qui
reste du traité Hepï ivrixetfiévojv ^ annexe probable des xodoXixol Xéyoê
que Jamblique et Simplicius tenaient pour une production d'Archy-
tas. En admettant que fauteur de ces deux livres ifait été qu'un faussaire,
il faudra au moins lui reconnaître une certaine originalité de philosophe
et d'écrivain. Il n'appartient pas au premier venu de composer artifi-
I '
r. H, p. laS, col. a. — * Paris, i838, in-8% t. II, p. 338.
67
520 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
ciellement une œuvre qui puisse être placée ainsi , sans trop d'invraisem-
blance, comme un intermédiaire entre la métaphysique pythagoricienne
et la logique d'Aristote.
Avant les fragments tirés de Simplicius, M. Ghaignet a inséré, sous
le numéro 29, et comme le mettant sur la même ligne que le reste,
Topuscule publié par Pizzimenti. C est lui faire, en tout cas, trop d*hon-
neur. Il eût mieux valu le rejeter à la fîn du recueil, puisquon ne peut un
seul instant en méconnaître le caractère mensonger. L'emploi du dia-
lecte (lorien auquel s*est astreint le faussaire n implique en sa faveur au-
cune recommandation. Si Tusage de ce dialecte ne se perpétua pas sous
f empire, chez les peuples de race dorienne, il ne fut jamais complète-
ment oublié des lettrés et des grammairiens. On en trouve mainte preuve
dans les petits poèmes qui composent l'Anthologie grecque, et ii nest
pas étonnant qu'un faussaire ait pu, même en plein moyen âge, s'as-
treindre tant bien que mal aux formes doriques pour faire illusion par
quelque pastiche habile.
D*Ansse de Villoison a publié une traduction grecque du livre de
DanieP, que l'auteur a écrite en ce dialecte pour imiter de plus près
les formes de foriginal, qui, comme on le sait, fut rédigé, ou, du moins,
nous ost parvenu partiellement en chaldéen. Il faut donc chercher ailleurs
que dans la grammaire les arguments qui peuvent infirmer ou appuyer
l'authenticité des fragments en question.
Nous espérons revenir plus tard sur le recueil de M. Mullach, quand
sera publié le troisième volume dont nous avons seulement les bonnes
feuilles sous les yeux. Le quatrième volume sera plus intéressant en-
core, surtout si l'auteur le complète par les diverses tables dont nous
nous permettions plus haut de lui suggérer l'idée. Pour le moment « les
trois articles qui précèdent suffiront sans doute à faire apprécier un
travail éminemment utile à toutes les personnes qui étudient l'histoire
de la philosophie grecque.
É. EGGER.
* Nova versio grœca Proverhiorum , p. 7 1 , dit que cette traduction a été faite
Ecclesiastis , Cantici canticorum, Ruihl, entre le v' et le x" siècle. Mais est-ce
Threnorum, Danielis, etc. , Argentorati, bien le jugement des critiques autorisés
1 785. i<AïaA\^ Littérature grecqae sacrée, en cette matière ?
MUSÉE DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES. 527
Musée DBS Archives DÉPARTEMENTALES , recueil de fac-similés hélio-
graphiques de documents tirés des archives des préfectures y mairies
et hospices. Paris. Imprimerie nationale, 1878, in-^°.
Entre les nombreux et curieux monuments de 1 art et de l'industrie
des siècles passés qui figurèrent à l'Exposition universelle de Paris en
1878, on put voir un ensemble de fac-similés béliographiques repro-
dubant danciens documents appartenant à nos divers dépôts darcbives
départementales, municipales et hospitalières. Conformément à l'avis
de la commission instituée au Ministère de l'intérieur, M. de Marcère,
alors ministre secrétaire d'État chargé de ce déparlement, décida la
publication de ces spécimens paléographiques. La désignation des pièces
exposées avait été faite par une sous-commission de la commission des
Archives départementales, communales et hospitalières, composée de
trois de nos plus éminents diplomatistes, MM. Natalis de Wailly,
Léopold Delisle et Jules Quicherat. M. Eugène de Rozière, inspecteur
général des archives départementales, qui possède une connaissance
parfaite des trésors paléographiques de notre pays, aida cette sous-
commission de ses lumières spéciales. On put de la sorte faire le choix
le plus judicieux. Ces spécimens, mis sous les regards des visiteurs,
ont fourni les éléments d'une publication d'un extrême intérêt; leur
ensemble forme un magnifique atlas qui deviendra l'un des meilleurs
guides pour l'étude de nos écritures et de nos chartes du moyen âge.
Mais il ne suffisait pas de réunir ces belles épreuves héliographiques et
de les mettre à la disposition du public érudit. Il fallait encore, pour
donner à la publication tout son prix et son utilité, y joindre un texte
où se trouverait consignée la transcription et présentée l'analyse de ces
divers documents. C'est ce texte dont le Ministère de l'intérieur vient
de nous doter. Grâce au zèle et au savoir éprouvé de M. Gustave
Desjardins, sous-chef de bureau chargé du service des archives dans
ce département, aidé de la collaboration de trois jeunes archivistes
paléographes, MM. Georges Bourbon, Julien Havet et Ulysse Ro-
bert, le Musée des Archives départementales prend aujourd'hui place
entre les ouvrages les mieux faits pour donner une idée des richesses
contenues dans nos dépôts paléographiques. Déjà la direction des
Archives nationales, en publiant, il y a quelques années, un ouvrage ana-
67.
528 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
logue\ destiné à faire connaître les documents exposés à riiôtcl Soubise,
était entrée dans cette voie. Mais, tandis que la publication des Archives
nationales ne présente que des fac-similés partiels et de peu d*étendue
intercalés dans le texte, celle du Ministère de l'intérieur, grâce à son
atlas, reproduit presque toujours in extenso les documents, et la trans-
cription consignée dans le texte en met le contenu à la portée de tous.
Si le Musée des Archives nationales a accordé plus de développements
à Tcxplication et à l'analyse des documents qu'il embrasse, le Musée des
Archives départementales s'est, en revanche, attaché à rapporter les textes
tout entiers.
Les deux publications ont donc chacune leur physionomie propre, et
elles contribueront par des mérites différents à répandre la connaissance
et à éveiller le goût des monuments paléographiques que le moyen âge
nous a légtiés.
Tous les départements de la France , à la réserve de deux ^, ont fourni
leur contingent. L'ordre chronologique, adopté pour la distribution des
pièces, sinon toujours dans l'atlas où la place ne le permettait pas, au
moins dans le texte, montre, au premier coup d'œil, l'étendue considé-
rable do la période que jalonnent ces documents. Toutefois, comme nos
départements ne possèdent pas, pour la plupart, des monuments d'aussi
vieille date que quelques-uns de ceux qui sont passés des abbayes de
Saint-Denis et de Saint-Germain- des-Prés aux Archives nationales,
comme il a fallu , de plus, ne choisir que les pièces qui présentaient, soit
par leur nature, soit par leur provenance» un grand intérêt historique,
on ne doit pas s'étonner de ne point rencontrer, dans la publication
du Ministère de l'intérieur, de spécimens de ces papyrus mérovingiens,
réunis en si grand nombre au Musée des Archives nationales.
Les quatre plus anciens documents que nous offre le Musée des
Archives départementales appartiennent seulement au premier siècle de
lepoque carolingienne. Un seul pourrait dater de plus haut. C'est une
note qui avait été déposée dans une châsse de la cathédrale de Chartres
et qui se trouve aujourd'hui aux archives du département d'Eure-et-
Loir. Cette pièce, écrite au vu" ou vni* siècle, indiquait l'existence, dans
^ Musée des Archives nationales , docu' reconnue, au dernier moment, d*une
ments originaux de r histoire de France eX' authenticité douteuse, et la lettre de
posés dans Vhôtel Souhise. Paris, H. Pion, Gassendi envoyée par le second n*a pu
1872, in-A". entrer dans la place qui, vu sa dimen-
* Les départements de Loir-et-Cher sion inexactement appréciée, lui avait
et des Basses-Alpes. La pièce fournie été assignée sur Tatlas.
par le premier de ces départements a été
MUSÉE DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES. 529
lâchasse, des reliques de saint Monulphe, évêque d'Utrccht, mort le
a 6 juillet 599. On y lit les mots Hyc sant pignora de cobertario domno
Monulfo, Trejectinse episcopo.
Le diplôme impérial qui suit dans Tordre chronologique cette pré-
cieuse étiquette a une date plus précise. Il a été écrit à Aix-la-Chapelle
le 6 décembre 777. et fait partie de ces monuments diplomatiques con-
cernant rhistoire de Tabbaye de Saint-Denis qui constituent les plus
anciens actes de nos rois conservés jusqu'à ce jour. Il contient une con-
firmation par Charlemagne d'un privilège que le synode de Padcrborn
avait accordé à la royale abbaye pour le prieuré de Salone, qu elle pos-
sédait dans le diocèse de Metz. Aussi y voit-on mentionné le consente-
ment de levêque de cette ville, Angelramne. Le privilège portait que
i'évêque de Metz , ses archidiacres ou ses délégués, ne pourraient, à Tavenir,
exercer les fonctions épiscopales dans ledit prieuré que sur la demande
de Tabbé de Saint-Denis. Cet antique diplôme, qui se trouve actuelle-
ment aux archives do Meurlho-et-Moselle, et dont le sceau a disparu,
porte le monogramme de Tempereur, la souscription du chancelier et
un parafe en notes tironiennes.
Nous ne nous étendrons pas sur le Polyptyque de Marseille dont un
spécimen qui en reproduit quelques fragments figure dans le Musée, car
ce monument paléographique, qui se place chronologiquement après ie
diplôme de 777, est connu de tous ceux qui soccupent de diplomatique,
le texte en ayant été publié par M. Léopold Delisle, dans le Carlulaire
de Saint-Victor de Marseille, t. II, p. 635-655. On sait que ce Polyp-
tyque présente un état des possessions de l'église cathédrale de Marseille
et de labhaye de Saint-Victor de la même ville.
Le diplôme de Louis le Débonnaire, du 1 6 mars 819, fourni par les
archives départementales de Saône-el- Loire, est une pièce d'un grand
intérêt pour la géographie de l'époque carolingienne. Il mentionne file
de Noirmoutier (Aeri), alors dépendant du pagus Erbadellicus (pays
d'Herbauge)^ où fut fondée l'abbaye qui a valu à cette île son nouveau
nom^ Il y est parlé d'une chaussée royale [via regia) qui était, selon
toute apparence, une ancienne voie romaine, et de la construction d'un
pont sur un canal.
* Voyez, sur ce nom, écrit Arbatill- nent voisin et qu^ainsi que cela est ar-
cum par Grégoire de Tours , A. Longnon , rivé pour d^autres îles , elle en ait été sé-
Géographie de la Gaule au vi' siècle, parée par finvasion des eaux de la mer.
p. 565 (Paris, 1868). Voy. E. Desjardins, Géographie kisto-
* Il semble qu à Tèpoque romaine rique et administrative de la Gaule ro-
file de Noirmoutier était unie au conti* maine, 1 1, p. 27a.
530 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
Arnoul, abbé du monastère de Saint-Philibert dans l'île de Noir-
moutîer, ayant exposé que, pour se garantir des invasions des barbares,
c'est-à-dire des Normands, il avait dû faire bâtir un couvent en terre
ferme à Dée, aujourd'hui Saint-PhiJibert-de-Grand-Lieu, et qu'il dési-
rait amener à ce couvent l'eaj de la Boulogne [Bedonia) au moyen d'un
canal qui couperait la route (quam siratam sive calciatam dicant), Louis
le Débonnaire l'autorise à couper cette route pour y faire passer ledit
canal, à condition qu'il construise un pont à l'endroit où la route aura
été tranchée.
Ce pont, qui ne devait être que de faible dimension, n'est pas le seul
dont il soit fait mention dans les textes que reproduit notre ouvrage.
Il est parlé d'un pont beaucoup plus important, puisqu'il était jeté sur
la Garonne, dans des lettres patentes du roi d'Angleterre Richard Cœur-
de-Lion. Par ces lettres, le monarque anglais accorde à la ville d'Agen
diverses concessions pour la construction et l'entretien du pont de cette
ville et nomme un maître pontonnier, magister pontenarias ^
Le diplôme de Louis le Débonnaire, que je viens de citer en parlant
de l'invasion des Normands, nous fournit un témoignage des plus posi-
tifs sur les ravages que ces pirates exerçaient sur nos côtes dès le com-
mencement du IX" siècle. Les Hongrois ne commirent guère moins de
dévastations dans l'est de la France, et un autre document, qu'ont fourni
au Musée des Archives départementales les archives du Rhône, mentionne
une de leurs invasions sur notre sol : c'est une charte accordée en no-
vembre gSo parBurchard, archevêque de Lyon, à Badin, abbé de Sa-
vigny. Ce dernier avait adressé au prélat une requête pour l'informer
que son abbaye, dévastée par des usurpateurs et incendiée par les
Hongrois, avait perdu les anciens titres de ses privilèges. La charte que
lui accorda Burchaid était destinée à lui tenir lieu des titres détruits.
Au reste, il n'est guère d'événement mémorable de notre histoire qpî
ne se trouve rappelé dans quelqu'une des pièces que la publication du
Ministère de l'intérieur met sous nos yeux. Ainsi six documents se
rapportent à des faits liés à la désastreuse gaerre de cent ans, à savoir:
une lettre close du roi Jean adressée au chevalier Etienne de la Baume-
Montrevel, dit le Galois; une lettre du roi Charles V en faveur des ha*
bilants de la ville de Montauban; une lettre adressée à Bertrand Du-
guesclin, alors lieutenant du roi en Limousin et Périgord, par Alain
de Beaumont, son capitaine en la ville de Saint-Yrieix; une somma-
tion faite à la ville de Langres par Digon Amore, capitaine de Mon-
^ Musée des Archives départementales, p. go-gi.
MUSÉE DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES. 531
tigny-ie-Roi, pour le roi d'Angleterre Henri VI, afin quelle lui rendît
des prisonniers; une curieuse lettre de Jeanne d'Arc à Philippe le Bon,
ladjurant de faire la paix avec le roi de France, et une autre de Ja
Pucelle aux habitants de Riom, leur demandant des munitions de
guerre. On trouvera pareillement mentionnés dans notre recueil des
faits qui se rattachentà la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, et,
aux deux lettres de Jeanne d'Arc que je viens de citer, il faut joindre
un autre document qui nous apprend une particularité de la courte
existence de l'héroïne. Les archives communales de Senlis possèdent
un registre des délibérations du Conseil de cette ville, où sont con-
signées plusieurs résolutions prises dans une assemblée générale, le 2&
avril i43o, et relatives aux affaires urbaines, aux mesures à prendre
pour la défense de la place, etc. La dernière résolution porte que, si
Jeanne d'Arc se présente devant Senlis et veut y entrer avec sa troupe,
que l'on évalue à 1,000 hommes de cheval, on lui fera remarquer
la pauvreté de vivres de la ville, et l'on ofiiira de la recevoir avec trente
ou quarante personnes des plus notables de sa compagnie, mais non plus.
Ce précieux document indique l'une des étapes de la route quavait
suivie la Pucelle pour se rendre devant Coiiipiègne, où elle devait
tomber au pouvoir des Anglais. Nombreux aussi sont les documents de
notre recueil se rapportant aux guerres religieuses du xvi ' siècle. Quoique
la préférence des éditeurs se soit généralement portée sur des docu-
ments plus anciens, notamment sur ceux duxii' et du xui* siècle, ils ont
tenu à ne pas négliger cette triste et intéressante époque de notre his-
toire. Il me suffira de citer ici, entre les pièces reproduites, une lettre
de Philippe Melanchthon à Antoine, roi de Navarre, dans laquelle il
exprime sa douleuv de voir la Réforme combattue et persécutée en
France et recommande au prince le porteur de la lettre, Hubert Lan-
guet, réminent diplomate et publiciste du parti prolestant qui composa
les Vindiciœ contra tyrannos; le serment prêté, le 20 août 1 Syo, entre les
mains du maréchal de Biron par les chefs protestants de garder fidèle-
ment les quatre places de la Rochelle, Montauban, Cognac et la Char
rite ; une lettre du duc Henri de Guise aux habitants de Mézières pour
les inviter à se mettre en garde contre une tentative de surprise que
leur préparent les protestants. Une piquante lettre d'Henri IV, que pos-
sèdent les archives départementales du Nord , et qui figure dans notre
ouvrage , marque pour ainsi dire la fin de cette longue période de guerres
intestines. Henri IV y mande à MM. de Roquelaure, de Villeroi et de
Senecey, chargés de négocier en son nom avec le duc de Mayenne pour
la cessation de la guerre civile, quil trouve les dernières propositions
532 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
du duc exorbitantes et qu il n en veut pas entendre parler; il aimerait
mieux rompre les négociations; et, dans une partie chiffrée, le roi ajoute
rinvitation de reprendre les négociations et de faire en sorte que le duc
présente des propositions nouvelles. Cette dernière partie a pu êlre lue
grâce à une transcription ajoutée sur Toriginal dans Tinterligne au-dessus
des cbilTres.
Les documents reproduits dans Tatlas nont pas tous, il faut le dire,
un aussi grand intérêt pour Thistoire générale; mais ils font passer
devant nos yeux une suite de noms célèbres. Une foule de princes et
de personnages qui ont joué les premiers rôles dans les événements
de leur temps apparaissent là par leur signature, leur monogramme,
leur écriture ou tout au moins renonciation de leur nom : Hugues
Capet, Guillaume le Conquérant, Louis le Gros, saint Bernard, Suger,
Frédéric Barberousse, Richard Cœur-de-Lion , Thibaut de Champagne»
Blanche de Castille, saint Louis, Philippe le Bel, le roi Jean, Charles V,
Charles d*Orléans, le roi René, Louis XI, Jeanne d*Âlbret, Montaigne,
Henri IV, Richelieu, Turenne, Pierre Corneille, Molière, Philippe de
Champaigne, Louis XIV, madame de Sévigné, madame de Maintenon,
Fénelon, Pierre Puget, Paoli, etc.
Il eût fallu reproduire un bien plus grand nombre de documents
que n'en contient la présente publication pour composer un répertoire
tant soit peu complet des pièces justificatives les plus importantes de
l'histoire de France; mais il ne faut point oublier que les éditeurs, tout
en mettant à la disposition des curieux des textes historiques peu connus
ou inédits, n*ont pas eu cette visée spéciale dans leur publication; ib
se sont avant tout proposé de donner un recueil de spécimens permet-
tant de juger des transformations qu'ont subies fécriture, la langue,
le style, la rédaction des actes, et qui nous olfrit un choix des plus
curieux monuments de nos archives départementales en vue de Tétude
de la paléographie et de la diplomatique. C'est ce que nous a montré,
dans la concise mais substantielle Introduction qui précède louvrage,
M. Gustave Desjardins. Il y note successivement ce qui a trait à récri-
ture, h la langue, à la nature et à Tobjet des actes (actes du pouvoir
royal, actes ecclésiastiques , actes des seigneurs, actes relatifs aux com-
munes et au tiers état, actes des notaires, chartes-parties, notices, car-
tulaires, actes judiciaires, actes de l'état civil, pièces de comptabilité,
autographes, lettres missives), à leur date et aux signes de leur vali-
dation.
Je n'entreprendrai pas de résumer les observations du savant auteur
de rintroduction, car elles ne sont elles-mêmes que des résumés. Je me
MUSÉE DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES. 533
bornerai à signaler quelques-uns des faits les plus intéressants qui sy
trouvent consignés.
Dès le premier tiers du \f siècle (vers Tan i o3o), on voit apparaître
dans nos textes latins des mots romans, comme on peut s*en convaincre
par Taccord entre Pierre, évêque de Girone, et Roger I", comte de
Foix; mais, pour trouver un acte entièrement rédigé en provençal, il
faut descendre jusqu'aux environs de 1 1 60. L'emploi de l'idiome vulgaire
dans les actes du nord de la France fut plus tardif, et n'est constaté
qu'un demi-siècle plus tard. L'usage du français ou plutôt du roman
du Nord n'apparait dans ces monuments qu'au commencement du
xiif siècle. Le Musée des Archives nationales a exposé, comme la plus
ancienne charte qu'il possède écrite dans cet idiome, une donation de
rentes à l'hôpital de Douai de l'année i23d ^ Une pièce qui provient
également de Douai, et qu'on trouvera reproduite dans l'atlas du Musée
des Archives départementales, recule de trente années l'usage de l'idiome
vulgaire dans les chartes. On a découvert, aux archives de cette même
ville, une charte de l'année i2oli écrite en roman septentrional. Elle
relate une delte de 81 muids de froment que Guillaume de Hornaing
se reconnaît obligé de payer en six annuités à Doucet le Cangeor (le
changeur], Guérin Mulet et Enguerrant le Drapier. Ce texte roman
nous reporte à l'époque des plus anciennes chartes en roman du nord ;
car, ainsi que l'a établi M. Paul Meyer, une des plus grandes autorités
en pareille matière , les monuments de cet idiome qui ont été donnés
comme antérieurs au xiu* siècle ne sont pas authentiques ou sont tra-
duits du latin ^.
' Voy. Musée des Archives nationales,
n" 233, p. i3i. 11 existe en divers dé-
pôts des chartes françaises d'une date
plus reculée. La charte la plus ancienne
en idiome poitevin qui se trouve aux
archives delà Vienne, et qui provient de
la Saintonge , est de 1208. (Voy. Redet,
dans la Bibliothèque de l'École des
chartes, m* série, t. V, p. 83 et suiv.)
Une des cliartes françaises rochelloises
des archives du Maine-et-Loire remonte
à Tannée 1 226 (Marchegay, ibid, iv* se-
rie,t. IV, p. i32 et suiv.), et une charte
en idiome vulgaire des archives de
TAube , signalée par M. d*Arbois de Ju-
bainville, est de i23o. (BibL de l'Ecole
des chartes, iv* série, t. 1, p. i38.)
' Voy. Paul Meyer, Observations grant"
maticales sur quelques chartes fausses en
langue vulgaire (Bibliothèque de l'Ecole
des chartes, v* série, t. III, p. 126 et
suiv.). Ce caractère apocryphe apparaît
dans plusieurs des pièces en langue
wallonne portant des dates antérieures
au xiu* siècle, qu'a publiées M. Tailliar.
(Voy. Tailliar, Recueil d'actes des xn' et
xiii' siècles en langue romane-wallonne.
Douai, 18^9.) Disons cependant qu*on
a découvert aux archives de Tévèché
d'Angoulème une charte que me signale
mon savant confrère M. Gaston Paris,
et qui est certainement antérieure au
xni* siècle, peut-être même au xii*. Elle
se place conséquemment fort avant a
68
534
JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
La tenue des registres de Tétat civil est en France un fait relativement
récent, puisqu'elle ne date que de l'ordonnance de François I*', d'août
1 539. Mais, avant cette époque, il y avait des curés qui prenaient note
des baptêmes, mariages et enterrements accomplis dans leur paroisse,
dans un intérêt, il est vrai, purement fiscal, car c'était afin de consigner
le prix qui avait été payé à l'Eglise pour l'accomplissement de ces céré-
monies. Le Musée des Archives départementales nous fournit un extrait
de deux des plus anciens registres de ce genre qui aient été jusqu'à pré-
sent signalés ^ Ce sont le registre deMontarcher (Loire), écrit en làGg,
et celui de Châteaudun (Eure-et-Loir), postérieur de dix années à cette
date. Ajoutons que, si ces registres tirent leur origine de l'usage d'inscrire
les droits perçus, les baptêmes, qui étaient administrés gratis, ne s'y
trouvent pas moins consignés.
Entre les pièces les plus intéressantes ayant pris place dans le Musée
des Archives départementales, je mentionnerai le Rouleau mortuaire de
Hugues, abbé de Solignac, Ce document doit être rapproché du rouleau
du bienheureux Vital, abbé de Savigny, exposé à l'hôtel Soubise et d'une
date antérieure de plus d'un siècle. Sans avoir l'étendue, la richesse de
dessins et d'inscriptions du document découvert à la sous-préfecture
de Mortain, le rouleau funéraire de l'abbé de Solignac, que possèdent
les archives départementales de la Haute- Vienne, n'en est pas moins un
des plus curieux spécimens de ce genre de billets défaire part, sur lesquels
Ja profonde érudition de M. Léopold Delisle a jeté tant de lumière.
Mais hélas ! comme le rouleau du bienheureux Vital, celui de Hugues,
abbé de Solignac, nous est parvenu mutilé! La circulaire qui annonçait
la mort de l'abbé a disparu. L'atlas n'a reproduit que des extraits relatifs
aux passages de cette lettre circulaire en diverses localités. Ainsi que
charte de 1 1 99 « qui , suivant M. de La-
borderie, remporterait par l'âge sur
celles citées ci-dessus. Le précieux do-
cument angoumois a été publié en 1867
dans la Revue de TAanis, de la Saintonge
et du Poitoa, par M. A. Boucherie.
' Voyez, à ce sujet, fintéressante no-
tice donnée par M. Harqld de Fontenay
dans la Bibliothèque de l'Ecole des chartes ,
VI' série, t. V, p. 542 et suiv. et inti-
tulée : Recherches sur les actes de l'état
civil aux xir' et xv' siècles à propos d'un
registre de paroisse de Van iàiî. M. H.
de Fontenay, après avoir rappelé l'exis-
tence du registre de la Madeleine de
Châteaudun découvert par M. Merlet,
nous fait connaître dans son travail un
registre tenu dans une localité de la
Bourgogne, et qui remonte au mois de
février i4ii- La copie partielle de ce
registre, faite en i4i5, se conserve aux
archives de Tévêché d'Autun. Cf. dans
V Annuaire de la Société de l'Histoire de
France pour 1847, la Notice historique
d'A. Taillandier, Sur les anciens registres
de Vétat civil à Paris, Lyon, Rouen et
Chartres,
MUSÉE DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES. 535
le rouleau du bienheureux Vital, celui de Hugues avait beaucoup
voyagé. Par les mentions des églises et abbayes visitées, qui sont, pour
la partie conservée du rouleau, au nombre de 3 2 3, on voit que le
porteur de la pièce funèbre fit deux tournées : dans lune , de mai à
août i24o, il visita le midi et louest de la France, depuis Lodève et
Narbonne jusqu'à Bordeaux et la Rochelle; dans la seconde, de jan-
vier à juillet i2àiy il traversa le Poitou, le Maine, la Normandie, la
Picardie, la Flandre, alla jusqu'à Bruxelles, Aix-la-Chapelle et Cologne,
et revint par Namur, Douai, Cambrai, Amiens, Laon, Senlis, Paris et
Etampes.
Cemploi, au moyen âge, des tablettes de bois enduites de cire pour
écrire des choses qui étaient destinées à être ensuite efiacées, est un des
legs les plus remarquables que l'antiquité ait faits à nos pères. Aussi,
partout où de semblables tablettes ont été retrouvées, les érudits ont-ils
attaché un grand intérêt à nous en donner la description. La Biblio-
thèque nationale et les Archives nationales possèdent de semblables
tablettes. Celles qui existent aux Archives communales de Senlis n ont
sans doute pas Tintérêt des fameuses tablettes de Jean Sarrasin présen-
tant les comptes de saint Louis, et qui sont exposées au musée de THôtel
Soubise, mais elles nen étaient pas moins dignes de figurer dans le
Musée des Archives départementales. Ces tablettes avaient servi à écrire
une enquête sur les comptes de' l'administration de Senlis au xiv"" siècle.
L'atlas n a pu donner qu'un spécimen du texte. Le passage reproduit
contient la liste des personnes qui avaient pris à ferme des droits ou
impôts appartenant à la commune ou des entreprises relevant de la
municipalité, avec l'indication de la ferme annuelle que chacun devait,
des termes de payement et des sommes payées.
Le contenu des documents qui constituent le Musée des Archives
départementales a été reproduit dans la transcription avec une scrupu-
leuse exactitude; mais ce soin ne suffirait pas pour donner à tous une
parfaite intelligence de ces documents. Le lecteur eût aimé à rencontrer
quelques notes destinées à éclaircir certains passages, qui ne se com-
prennent pas facilement par la raison que diverses pièces se trouvent
isolées des cartulaires ou des registres où elles étaient insérées. Les
éditeurs ont pensé sans doute qu'ils seraient sortis de leur rôle en ajou-
tant des commentaires. Ils ont également négligé de faire suivre les
pièces qui avaient été déjà publiées ou analysées, de l'indication biblio-
graphique des ouvrages renfermant ces reproductions soit totales soit
abrégées. Le but de la publication n'était, après tout, que de permettre
aux curieux de lire les magnifiques planches héliographiques qui corn-
68.
536 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
posent l*atlas. Ces fac-similés font le plus grand honneur à Thabile artiste,
M. Paul Dujardin, qui les a exécutés. On n avait jamais encore repro-
duit avec une fidélité plus saisissante les chartes du moyen âge. En
contemplant ces planches, on se laisserait volontiers aller à Tillusion
que l'on a les originaux sous les yeux.
La publication du Ministère de Tintérieur montre quelle est la richesse
de nos archives départementales, et doit attirer sur ces dépôts, dont la
garde est confiée à des savants aussi estimables que modestes, toute la
sollicitude des amis de Thisloire. Cest en fouillant ces dépôts que plu-
sieurs de nos historiens et de nos antiquaires ont pu réunir les meil-
leurs éléments de leurs ouvrages. Les archives départementales, malgré
les inventaires sommaires qua commencé h faire paraître depuis plus
de quinze années le département de ^intérieur^ ne sont que peu con-
nues des érudits ; elles sont loin d avoir fourni à l'histoire toutes les lu-
mières qui peuvent en jaillir. Le savoir des archivistes, attesté par
l'envoi intelligent qu'ils ont fait des documents dont les reproductions
figurèrent à l'Exposition universelle de 1878, assure aux travailleurs
un accès facile ^t fructueux dans leurs dépôts. Trop longtemps fadmi-
nistration supérieure n a voulu voir dans les archives des départements,
des communes et des hospices, que des établissements purement admi-
nistratifs. Sans doute ces archives sont destinées à rendre à l'adminis-
tration des services journaliers, mais elles sont en même temps, pour
la connaissance des temps passés, des sources précieuses et abondantes,
que l'on ne saurait trop s'attacher à entretenir dans l'intérêt de la
science.
L'étude comparative de tous les documents se rapportant à tel ou
tel sujet, à telle ou telle époque, à tel ou tel personnage, et que con-
tiennent nos diverses archives des départements, met en possession des
éléments fondamentaux de son travail celui qui entreprend de traiter
ce sujet, d'écrire les annales de cette époque, de raconter la vie de ce
personnage. En chargeant de la conservation des archives de nos dé-
partements et de nos villes d'anciens élèves de notre Ecole des chartes,
l'administration a eu recours au meilleur moyen pour porter à la con-
naissance des amis de l'histoire les précieux documents enfouis dans
^ La publication de ces inventaires, i863. L'inventaire sommaire des Ar-
exécutée par les ordres du Ministère de chives des Basses- Pyrénées , série B,
finiérieur, commença en 1 86a. Le lome parut la même année , Paris , in-4'. L'in-
I*' des Archives du département du Nord, ventaire sommaire des' Archives dépar-
ié rcfcirw civiles, série B, Chambre des tementales de f Aisne, antérieures à
comptes de Lille, a paru à Lille in-d** en 1790, série C, a été imprimé en 186a.
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 537
ces dépôts, que des gardiens ignorants ou peu éclairés eussent vraisem-
blabienient laissés dans lobscurité.
Alfred MAURY.
Etude sur la géographie comparée de la rive occidentale
rftt lac de Gennézareth, ou mer de Galilée.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE.
Lorsqu'on a dépassé El-Medjdel depuis une dizaine de ntiinutes, on
traverse le gros ruisseau qui sort de i'Ouad ei-Ammam, et un peu plus
loin , à droite du sentier, on trouve , au milieu d*un épais fourré d'ar-
bustes, de plantes grimpantes et de hautes herbes, un magnifique
bassin rond, dune construction extrêmement soignée. Le bord de ce
bassin est formé d*un massif de maçonnerie , revêtu de belles pierres
de taille, et dont l'épaisseur varie de 5 à 6 mètres. Le bassin lui-
même a un diamètre dun peu plus de 20 mètres et 2 mètres de hau-
teur au-dessus du fond.
L'eau qu'il contient, et dont la profondeur actuelle n'est guère que de
70 à 80 centimètres, est très belle et très limpide. On y voit s'ébattre
une foule de petits poissons noirs, très vifs, assez semblables, à ce que
j'en ai pu juger gro550 modo, à de très gros goujons ou à des éperlans. Ces
poissons, je n'avais pas la compétence nécessaire pour en déterminer
l'espèce; deux ichtyologistes éminents qui, depuis moi, ont visité ce
bassin, et recueilli des spécimens des poissons en question, M. Tris-
tram, naturaliste anglais, et M. Lortet, conservateur du Muséum d'his-
toire naturelle de Lyon, en ont reconnu l'identité avec le poisson des
marais d'Alexandrie, auquel le nom vulgaire de korakinos, transmis par
Josèphe, devait s'appliquer.
A l'ouest de ce magnifique bassin, qui n'a d'autre nom aujourd'hui
que celui d'Aïn el-Modouarah «la source ronde, » la plaine est bornée
par des coteaux jonchés de blocs de basalte de dimensions médiocres
* Voir, pour le premier article, le cahier daoât, p. 489.
538 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
et en très grande quantité. Entre ces coteaux et le bassin, le sol est
mélangé de débris et de pierrailles! qui ne permettent pas plus de
douter quil n*y ait eu là une ville antique, quils ne le permettent en
cent autres endroits, à Tarichées, par exemple, auxquels Ton nest
pas tenté de dénier Thonneur d'être le site d'une ville antique. En
Palestine, il est rare que les sites certains des villes bibliques soient
caractérisés par des restes plus apparents.
Donc, je laffirme sans crainte, il a existé, au point que je viens d'in-
diquer, une ville antique, et cette ville, c'était la Capbarnaùm des
Évangiles, la Capbarnaùm qu'a souvent habitée N. S. Jésus-Christ.
Si j'insiste avec force sur cette vérité, qui pour moi est inéluctable,
c'est que le site illustre de Capharnaûm a été obstinément placé beau-
coup plus loin, à Tell Houm, localité qui n'est très certainement que
la Julias du tétrarque Philippe, et qu'il y a là une question de topogra-
phie évangélique qu'il n'est pas possible de traiter à la légère, en écar-
tant, et en regardant comme non avenus, les raisonnements gênants
pour les théories de fantaisie. Déjà, à plusieurs reprises, j'ai traité cette
question de topographie, j'ai eu beau faire! on n'a pas combattu les
aliments que j'apportais, c'était par trop malaisé; on s'est contenté
de les passer sous silence, et de ne pas tenir plus de compte de mon
opinion, que si elle n'avait jamais été publiée. Je vais donc, une fois
de plus, démontrer que je ne me trompe pas, et que ce sont les
autres qui ont adopté la plus manifeste des erreurs.
D'abord il n'est pas possible de douter de l'identité de l'Ayn el-Mo-
douarah avec la source citée par Josèphe, sous le nom de source de
Capharnaoum. Celle-ci arrosait et fertilisait la plaine de Gennésar;
l'autre arrose toujours et fertilise la plaine de Gennésar, qui se nomme
aujourd'hui El-Rhoueyr; car l'eau s'échappe du bassin par un large
ruisseau, duquel on peut tirer fort aisément des rigoles d'irrigation,
La fontaine signalée par Josèphe nourrissait des poissons identiques avec
le korakinos des marais d'Alexandrie; TAyn el-Modouarah contient en-
core les descendants des poissons dont la présence a été signalée par
Josèphe, et cette descendance se compose réellement de spécimens
du poisson désigné par lui sous le nom de korakinos.
Nous sommes donc incontestablement sur le territoire de Caphar-
naûm, lorsque nous sommes à l'Ayn el-Modouarah. Par conséquent, les
blocs de basalte et les débris qui jonchent les coteaux voisins, et le pied
de ces coteaux, sont les restes de la Capharnaûm des Evangiles.
A partir du bassin d'El-Modouarah , les blocs de basalte ne cessent pas
de se montrer jusqu'au village ruiné et désert d'Abou-Chouched « le
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 539
«père du Scorpion. » Ce village se trouve sur une colline qui se rattache
à la chaîne de hauteurs bordant à louest ia plaine de Gennésar, ou
d*El-Rhoueyr, et qui s'avance vers Test, pour rétrécir notablement cette
jolie petite plaine. Tout le site d'Abou-Chouched est couvert de blocs de
basalte, et un assemblage bien conservé de blocs énormes de la même
pierre revêt d'un véritable glacis monumental la base de la hauteur
couronnée par les ruines d'Abou-Chouched. De cette ville, ou si Ton
aime mieux, de ce village, il ne reste que des pans de mur d'appa-
rence tout à fait moderne, mais au milieu desquels est encore debout
une espèce de petite tour carrée et voûtée, construite en assez beaux
blocs d'appareil hérodien ou romain. Cette tour est appliquée contre
une muraille de construction plus récente.
Au delà d'Abou-Chouched, c'est-à-dire vers le nord-est, les blocs de
basalte, provenant certainement d'édifices antiques, continuent à se
montrer jusqu'au bord d'une petite rivière , qui roule des eaux pures et
vives pendant la belle saison , mais qui , pendant les pluies de Thivemage ,
se transforme en torrent bourbeux, fort dangereux à franchir; je le sais
par expérience. Cette rivière, c'est le Nahr el-Aamoud «la rivière de la
tt colonne. » Dans la plaine , au-dessous des collines qui avoisinent Abou-
Chouched, Robinson, se dirigeant au nord-est, vers le Khan Minieh, a
rencontré un fût de colonne calcaire d'une vingtaine de pieds de lon-
gueur et de deux pieds de diamètre. Il a supposé avec raison que l'Ouad
et le Nahr el-Aamoud devaient leur nom actuel à la présence de
cette colonne qui n'est certainement pas venue toute seule au point où
elle gît actuellement, et que les Arabes n'ont jamais eu l'idée d'amener
en ce point. Cette colonne appartient donc aux ruines qui commencent
vis-à-vis TAyn el-Modouarah , et qui ne cessent qu'au débouché de l'Ouad
el-Aamoud. Mais quelles locahtés antiques représentent ces ruines con-
sidérables? C'est ce que nous allons nous efforcer d'établir.
Celles qui sont dans le voisinage immédiat de TAyn el-Modouarah, à
Capharnaûm, très certainement. Mais Capharnaûm s étendait-elle jus-
qu'à Abou-Chouched ? S'il en était ainsi, cette ville aurait été bien con-
sidérable. J'aime mieux croire que deux villes se sont succédé au-
dessus de la plaine de Gennésar. La plus ancienne, placée au nord,
vers l'entrée de cette plaine fertile, aura occupé la colline d' Abou-
Chouched, qui en était la clef; c'était une place forte dont un glacis
de blocs de basalte garantissait les abords. Cette ville antique, j'espère
démontrer tout à l'heure que c'était la Kenneret biblique.
La seconde, c'est-à-dire Capharnaûm, contemporaine de Tarichées,
construite comme elle, et avec les mêmes matériaux quelle, était
540 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
placée vers Textrémité sud de la plaine de Gennesar, dans le voisinage
immédiat de TÂyn ei-Modouarab , que Josèphe appelle Capharnaùm.
Maintenant disons quelques mots de Thistoire de Capharnaùm, que
les Évangiies appellent Ka7repyaov/i. Cette ville était sur la limite des
tribus de Nephtaîi et de Zabulon, et au bord de la mer de Galilée (saint
Matthieu). Jésus-Christ, quitlant Nazareth, vint y habiter (saint Marc et
saint Matthieu). Aussi l'Evangile la désigne-t-il comme la ville particu-
lière (/^/a ^6Xtç) de N. S. C*était une ville florissante, où Ton descendait
en venant de Kana , comme en venant de Nazareth (saint Matthieu, saint
Jean , saint Luc). C'est dans saint Matthieu(ii ,28) que nous lisons cette ter-
rible parole de Jésus-Christ contre Capharnaùm : «Et foi, Capharnaùm,
(c qui t'es élevé jusqu'au ciel , tu seras abaissé jusqu'à l'enfer. » La prophétie
s*est accomplie à la lettre , puisque ceux-là mêmes qui sont allés recher-
cher les ruines de cette ville, les ont méconnues, ainsi que Ta fait le
R. Robinson qui, s'il avait étudié les vestiges de Tarichées, ne s'y serait
certainement pas trompé. Ce savant explorateur raconte qu*il a gravi
les coteaux couverts de blocs de basalte, avec l'espoir d'y retrouver
quelque trace d'une ancienne ville, quil n'eût pas hésité à identifier
avec Carphai naûm. Quelques-unes de ces pierres lui ont véritablement
paru avoir été assemblées, mais il n*a rien vu là qui indiquât quune
ville ou un village eût jamais occupé ce site. Pour ma part, je déclare
que, si Robinson a reconnu des blocs qui avaient été jadis assemblés,
cela me suffit amplement. Les autres ont été désassemblés, comme à
Tarichées, voilà tout! En résumé, Capharnaùm, que Josèphe place là, y
était indubitablement, et des blocs dispersés sont tout ce qui reste de
la cité évangélique.
C'est Epiphanius qui nous apprend que le juif Josèphe, converti au
christianisme, fut autorisé à construire une église à Capharnaùm , où les
Juifs seuls, jusqu*à cette époque, avaient eu le droit de résider. Reland
fait observer qu'Epiphanius semble croire que Capharnaùm nétait
pas au bord du lac. Epiphanius était dans le vrai, et il a eu raison
de ne pas dire que cette ville était baignée par les flots du lac de
Gennézareth.
Josèphe, dans son autobiographie, nous fournit un détail fort impor-
tant relativement à cette ville, qu'il nomme celte fois Capharnômé.
Voici l'analyse de son récit :
Les troupes du roi Agrippa, sous les ordres de Sylla, serraient de
près Julias. Josèphe envoya au secours de la place 2,000 hommes
commandés par Jérémic. Celui-ci vint asseoir son camp à un stade de
Julias, du côté du Jourdain, et en face du camp de Sylla; mais il n'en
GÉOGRAPfflE COMPARÉE. 641
gagea pas de combat sérieux avec Tennemi. Josèphe vint alors en per-
sonne rejoindre Jérémie, avec un renfort de 3,ooo honimes. Le lende-
main de son arrivée, il disposa une embuscade dans une vallée assez
rapprochée du camp de Sylla; puis il vint escarmoucher contre ce
camp, et bientôt, simulant une fuite, il provoqua une sortie, pendant
laquelle Sylla donna tête baissée dans Tembuscade qui lui était tendue.
Josèphe et les siens firent immédiatement volte-face et chargèrent les
royaux. Mais son cheval, empêtré dans un endroit bourbeux, s abattit»
et Josèphe renversé se foula les articulations de la main; on s'em-
pressa de le relever, et, comme il souffrait beaucoup, on le transporta,
pour le mettre h labri de tout danger, au bourg nommé Képharnômé.
Les soldats de Josèphe, inquiets des suites de Taccident arrivé à leur
général, cessèrent le combat, et revinrent en arrière pour s enquérir
de son état. Dos chirurgiens pansèrent le blessé, qui passa le reste de
la journée à Képharnômé, parce qu'il avait un peu de fièvre; mais,
pendant la nuit, on le transporta à Tarichées. Or entre Tell Houm
«t le Jourdain, presque partout la plaine est marécageuse, et la vallée
où Josèphe plaça son embuscade est la vallée arrosée par les Âyoun-
Abbâsy.
Si les 2,000 hommes de Jérémie sont venus couvrir Julias, et ont,
pour cela, campé en face du camp de Sylla, et du côté de Jourdain,
cest qu'entre Julias et Temboucbure du Jourdain il y avait suflisam-
ment d'espace pour loger deux camps ennemis qui s'observaient; de
fait il y a 2 milles anglais entre Tell Houm et l'embouchure du Jour-
dain; l'espace indispensable était donc plus que suffisant. Dans tous
les cas , il n'est pas permis de voir le site de Julias sur le bord occi-
dental du Jourdain, à son embouchure, au point où se trouvent des
ruines informes nommées par les Arabes Abou-Zareh.
On transporta d'abord Josèphe à Capharnaûm , et quelques heures
après, ne l'y croyant pas en sùrelé, ses soldats le conduisirent à Tari-
chées, en doublant la distance qui le séparait de l'ennemi. Celui-ci, en
effet, après la retraite des Juifs insurgés, put évidemment pénétrer
sans coup férir dans Julias, et cette considération dut bien entrer pour
quelque chose dans l'évacuation de Josèphe sur Tarichées. Eusèbe et
saint Jérôme se sont contentés de dire que Capharnaûm existait de
leur temps sur les bords du lac.
Au vi*" siècle, Antonin le Martyr en parle ainsi : «Deinde venimus in
n civitatem Capharnaûm , in domum Pétri quae modo est basilica. ))C*était
la maison de l'apôtre que le juif Josèphe avait convertie en église; cette
église devait donc être bien peu considérable.
69
542 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
Àdamnanus est plus explicite; voici ce quil dit : «Qui ab Hieroso-
(dymisdescendenteSfCapharnaum adiré cupiunt.utArculfus refert, per
<( Tiberiadem via vadunt recla; deinde secus lacum Cinereth , quod est et
«mare Tiberiadis et mare Galileae, locumque superius memoratœ be-
«nedictionis, pervium habent; a quo per marginem cjusdem supra com-
«mcmorati stagni, non longo circuitu, Capharnaum perveniunt mariti-
«mam, in fînibus Zabulon et Neptalim, quae, ut Ârculfus refert, qui
«cam de monte vicino prospexit, murum non habcns, angusto, inter
«montem et stagnum framite, protenditur, montem ab aquilonaii plaga,
«lacum vero ab austral! habcns, ab occasu in ortum cxtensa dirigitur. n
Cette description, quant à Torientation , n*est pas satisfaisante, j*en
conviens volontiers; car, pom* être rigoureusement exacte, il faudrait
que le tout fût incliné de quarante-cinq degrés à peu près vers l'Orient.
Mais je m'en console en pensant que, sur toute l'étendue de la rive oc-
cidentale du lac, il serait absolument impossible de trouver un site ré-
pondant à l'orientation fixée par Arculfe. Il suffit de jeter un coup d'œil
sur la carte du lac pour s'en convaincre. Remarquons d'ailleurs qu' Adam-
nanus ne parle que d'après Arculfe, dont il n'a pas contrôlé les asser-
tions.
Nous allons voir d'ailleurs qu'un fait indiscutable de plus nous em-
pêche de chercher Capharnaum hors du point fixe où je l'ai placé.
Kenneret était une place forte appartenant à lu tribu de Nephtali. Ca-
pharnaiîm était sur la frontière de Zabulon et de Nephtali; Kenneret
devait donc forcément se trouver au nord de Capharnaiîm.
Kenneret était tout aussi certainement sur les bords du lac. En eflet
dans les Nombres (xxiv), ce lac est appelé mer de Kenneret. Or un lac
prend généralement son nom d'une localité placée sur ses bords. C'est
ainsi que le lac dont nous nous occupons s est appelé successivement
lac de Gennézareth, de la plaine de Gennézarcth, si justement vantée
par Josèphe, et lac de Tibériade, de la ville de Tibériadc au pied de
laquelle il s'étendait.
Maintenant, d'où la plaine de Gennézareth avait-elle tiré son nom
elle-même ?
Ce nom, que Josèphe écrit Gennesar ci Gennesaritis , se présente déjà
sous la première forme dans le Livre des Maccabces (I. xi, 67). C'est
dans les Evangiles qu'il devient Gennézareth. La plus ancienne dénomi*
nation du lac est certainement mer de Kenneret (on Kennerout, car
cette deuxième forme se rencontre dans l'Ecriture sainte), mais il y a
mieux que cela. Le verset 2 du chapitre xi de Josué nous offre l'expres-
sion «au midi de Kennerout, » et, dans la version chaldéenne, ces mots
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 543
sont remplacés par «au midi de Ginnousar. » Donc, pour le traducteur
chaldéen, Kennerout et Ginnousar, celait tout un. La conclusion forcée
de tout cela, c'est que la petite plaine de Gennésar ou Gennézareth,
avait pris son nom du voisinage de la ville de Kenneret, Kennerout,
Gennésar ou Ginnousar.
Donc Kenneret était au bord de la plaine de Gennésar, tout comme
Capharnaiim, et au nord de celle-ci. Cette plaine, dit Josèphe, n avait
que 3o stades de longueur, c'est-à-dire environ 6 de nos kilomètres (j'a-
vouerai en passant que ce chiffre rond de 3o stades, déjà donné par
Josèphe pour la distance de Tibériade à Tarichées et pour la longueur
de la plaine de Gennésar, ne me parait pas d'une exactitude mathéma-
tique). Il en résulte forcément que Capharnaûm et Kenneret étaient
séparées à peu près par une lieue kilométrique.
Maintenant reportons-nous au teiTain : à l'entrée de la plaine d'El-
Bhouey r se trouve Capharnaûm , auprès de la fontaine à laquelle Josèphe
attribue ce même nom. Kenneret était donc vers le point où se trouve
le village ruiné d'Abou-Chouched, et, comme à Abou-Chouched se pré-
sentent les restes non équivoques d'une place forte d'une haute anti-
quité, je n'hésite pas à placera Abou-Chouched le site de Kenneret. La
haute antiquité dont je viens de parler est démontrée par la liste des
villes conquises en Syrie par le Pharaon Toutmès IIL Cette liste en
effet contient le nom Kenneretou, qu'il serait plus que difficile de ne
pas identifier avec le nom biblique Kenneret.
Reprenons maintenant notre inspection de la côte occidentale du lac
de Tibériade. Au delà d'Abou-Chouched on traverse d'abord un beau
ruisseau, sur le bord duquel se trouve un moulin abandonné: c'est le
Nahr Rabadyeh, qui sort de la vallée de ce nom, et un peu plus loin
un second ruisseau, qui est le Nahr el-Aamoud.
Au point où nous sommes parvenus, on semble avoir à peu près at-
teint le fond du golfe qui forme l'extrémité nord du lac de Tibériade,
ou du moins la rive qui se prolonge à notre droite se dirige à l'est-nord-
est. A peu do distance du point où nous venons de traverser le Nahr
el-Aamoud, se trouve le Khan Minieb, khan délabré dont il est déjà
question dans la vie de Selah-ed-Dyn. Entre le Khan Minieh et le bord
du lac, est une petite fontaine entourée de blocs de basalte gisant sur le
sol, et indices de ruines antiques, peu considérables d'ailleurs; c'est
FAyn-et-Tineh, ula source du Gguier. »
Plus loin encore, et dans la même direction, on aperçoit nettement
les bâtiments de quelques moulins plus ou moins détraqués, et aban-
donnés comme celui du Nahr Rabadyeh. A deux reprises différentes , une
69.
544 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
certaine fatalité m ayant condamné à ne pas dépasser le Khan Minieh,
je vais emprunter à Robinson la description de toute la partie de la côte
occidentale du lac deTibériade, que je nai pu voir de mes propres yeux
que de loin. Voici la substance du récit de Robinson, à qui personne ne
sera jamais tenté de reprocher d'avoir été un explorateur peu exact.
Depuis le Khan Minieh, aussi bien que depuis la plaine d'Ël-Rhoueyr,
la côte a une direction générale au nord-esl, et les hauteurs qui ferment
la plaine au nord projettent au delà du khan un promontoire qui
avance jusque dans le lac. On franchit le pied de ce promontoire par
un sentier éti'oit taillé dans le roc, à peu près au niveau de Teau, et qui
contourne la pointe.
[1 faut cinquante minutes de marche (5 kilomètres en nombres
ronds), pour atteindre lautre côté du promontoire, à partir du Khan Mi-
nieh. Après quelques minutes de plus, on atteint i*Âyn et-Tabrhah. Là
est un hameau et un magnifique cours d'eau qui alimente encore une ou
deux paires de meules. Plusieurs autres moulins sont en ruines. Â Test
des moulins, et à droite du chemin, est une fontaine entourée d^unmur
circulaire en pierres, c'est le Tannour Eyoub, « le four d'Eyoub. » Quar
rante minutes plus tard, Robinson arrivait aux ruines nommées Teli
Houm, ruines qui occupent un monticule littéralement couvert de blocs
de basalte; ces ruines ont au moins un demi-mille de longueur, parallè-
lement à la côte, et une largeur d'environ moitié. Elles consistent en
fondations et en murs écroulés, le tout construit en blocs non taillés,
à l'exception de deux édifices : l'un est une construction de petite dimen-
sion, placée au bord de la plage, et qui semble avoir été composée
avec des pierres de taille, des colonnes et des pilastres provenant de mo-
numents plus anciens ; l'autre offre les restes, gisant sur le sol. d'un mo-
nument qui, pour la grandeur, le travail et l'ornementation, surpasse
tout ce que Robinson avait vu jusque-là en Palestine. Il a mesuré ce qui
reste de ce vaste monument, et il a trouvé au mur septentrional
io5 pieds anglais de longueur, et au mur occidental 8o pieds. Tout l'in-
térieur et les alentours de l'édifice sont jonchés de fûts de colonnes de
calcaire compacte, portant de beaux chapiteaux corinthiens, de frag-
ments d'entablements sculptés, et de frises chargées d'ornements. Une
colonne double avec chapiteaux et bases, le tout taillé dans un même
bloc, se trouve là, et Robinson fait remarquer qu'elle fait le pendant
de la colonne double, en granit rose, qui se voit dans les ruines de la
cathédrale de Tyr. Quelques blocs de grandes dimensions portent, sur
une de leurs faces, des panneaux chaînés d'ornements que le temps a
rendus méconnaissables.
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 545
Robinson ne s étonne pas qu'on ait eu Tidée de faire de Tell Houm
remplacement de Capharnaûm. Mais il se garde bien de suivre cet
exemple, et, en désespoir de cause , il place Capharnaûm au Kban Mi-
nieh. Ce sont les voyageurs Nau et Pockoke qui , les premiers , ont signale
les ruines de Tell Houm, en disant quelles passaient pour être celles
de Capharnaûm. Depuis eux, toujours on a répété la même chose, sans
se rendre compte de l'impossibilité absolue de cette identification. Car,
si Ton met Capharnaûm à Tell Houm, où trouvera-t-on une place où
mettre Kenneret?
Au delà de Tell Houm, on traverse une vallée humide, arrosée par
des sources nommées Ayoun el-Abbâsy; au delà la côte s*élève dou-
cement vers le nord , et présente toujours un grand nombre de blocs de
basalte. Après vingt-cinq minutes de marche, on passe devant un vallon
nommé Ouad el-Echcheh, duquel sort un petit ruisseau qu alimentent
quelques sources placées dans ce vallon. Enfin il faut une heure et
demie de marche à partir de Tell Houm pour atteindre le bord du
Jourdain.
En définitive , de tout ce qu il a observé, Robinson conclut que TAyn
et-Tineh est la fontaine que Jose^phe appelle Capharnaûm, et que le
site de cette ville est au Khan Minieh. A cela, je répondrai encore : où
mettre alors Kenneret ?
Ajoutons, pour ne rien omettre, que le docte Quaresmius place éga-
lement Capharnaûm au Khan Minieh ^
Que faire maintenant des ruines de Khan Minieh et de Tell Houm?
Quelles localités antiques représentent-elles? C'est ce que je vais essayer
d'établir.
Nous avons encore à retrouver sur la côte galiléenne. c'est-à-dire
occidentale, du lac de Gennézarelh, deux villes citées fréquemment dans
les Evangiles: ce sont Bethsaïda et Khorazin, qui devaient être voisines
de Capharnaûm.
Commençons par Khorazin, que les Evangiles écrivent Xcûpalh et
XopaJ/j;. Saint Jérôme nous apprend que c'était une petite place de Ga-
lil(^e, à moins de deux milles romains de Capharnaûm (m sccando lapide).
De plus, le même Père de TÉglise, dans son commentaire dTsaïe, dit en-
' M. de Bertou, qui a publié de si ex- Eyoub) à Tell Houm , a, loo mètres; à
cellents travaux sur la Terre sainte, 2,100 mètres plus loin, d'autres ruines
nous fournit les mesures itinéraires sui- couvrent une grande étendue de terrain,
vantes : de rOuadei-Aamoud au Khan Mi- elles se nomment El- A sclieh el-Kebir.
nieh, i,o5o mètres; de l'Ayn Ayoub Enfin de là à Tembouchure du Jour-
(dont le vrai nom populaire est Tanneur dain , 1 ,000 mètres.
546 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
core : «in lillore maris Gennezarelh sila fuisse Capharnaum, Tibe-
ftiiada, Bethsaida et Chorazain. » Cette dernière localité était donc sur
ia côte. Dès lors que devient Thypothèse qui place la Khorazin évan-
gëlique aux ruines de Kerazeh dans la montagne, et è plus d'une lieue
du lac? Je m'abstiendrai de la discuter.
Nous avons vu qu au voisinage du Khan Minieh et de la source d*Ayn
et-Tineh, il y a des ruines que Quarosmius et Robinson prennent pour
celles de Capharnaum. Je ne me fais pas le moindre scrupule de dé-
clarer que ces ruines doivent être celles de Khorazin; ces ruines sont
en effet à la distance fixée par saint Jérôme, entre Capharnaum et Kho-
razin, comptée à partir de fcxtrémité nord des ruines de Capharnaum.
Passons à Bethsaida.
Cette ville est comprise avec ses voisines, Capharnaum et Khorazin,
dans les malédictions prophétiques prononcées par N. S. J.G. Bethsaîdt
(écrit Bi/do-ai'dJâl par saint Luc, et BriOcraYSàv par saint Matthieu) a un nom
qui signifie « maison de la pèche, » et qui est en corrélation parfaite aver
la situation maritime que lui assigne saint Jérôme. Dès lors, toute loca-
lité ruinée éloignée des bords du lac n a aucun droit à représenter le
site de la Bethsaida évangélique. Cela dit pour mettre hors de cause les
ruines considérables, il est vrai, mais informes, que Robinson signale
sur In rive occidentale du Jourdain, à plus d'une lieue du lac, au point
connu des Arabes sous le nom d'Et-Tell.
Les Évangiles, d'ailleurs, nous apprennent que Bethsaida était placée
au bord du lac de Gcnnézareth (saint Jean, xii, ai, et saint Marc, vi,
AS) et sur In rive occidentale, puisque nous lisons dans saint Marc
(viii, 22) elsThfsrépav ^phshriOaaïSàv, «surTautre rive, en facedeBetk^
saïda. » Enfin Epiphanius nous dit expressément que Capharnaum et
Bethsaida étaient deux localités voisines.
Josèphe parle d*une Bethsaida qui était située dans la Gaulanitide, et
dans la tétrarchie de Philippe; elle était, ajoute-t-il, sur le bord du lac
de Gennézareth; elle fut embellie par le tétrarque Philippe, qui lui
donna le nom de Julias, en l'honnenr de la fille d'Auguste. Dans d'autres
passages, Josèphe dit que Julias fut fondée par Philippe, dans la Gaula-
nitide d'en bas(^v rfi xàtrù) ravXavnixfi)^ et que le Jourdain se jette dans
le lac de Gcnnésar, fxerà fff6\iv lovXtdSa, après la ville de Julias. Tout cela
s applique à merveille à Tell Houm.
Mais en face des assertions évangéliques et de celles de Josèphe, Re-
land,se trouvant bien embarrassé, s'est demandé si une ville de la Gau-
lanitide pouvait être, en même temps, une ville de la Galilée, dont le
tétrarque n'était plus Philippe, mais bien Hérode Antipas. Pour se tirer
GÉOGRAPHIE COMPARÉE. 547
d'embarras, il a conclu qu'il fallait croire ù l'existence de deux Bethsaîda,
Tune placée sur la rive occidentale du lac de Gennézareth, Tautre sur la
rive orientale. La première serait celle des Évangiles, la seconde, celle
qui devint Julias. 11 est vrai, ajoute ce savant, que quelques personnes
supposent que la Galilée comprenait une partie de la Gaulanitide. Nous
verrons tout à Theure que, parmi ces personnes, il faut compter au pre-
mier rang le géographe Ptolémée.
Commençons par reconnaître qu il parait bien invraisemblable que
deux bourgades ou villes du même nom aient existé simultanément, en
face et è proximité Tune de 1 autre, sur les deux rives du Jourdain. Ajou-
tons que, puisqu'une partie de la Décapole, contenant Scythopolis
(Beysaii) et son territoire, était en réalité sur la rive droite du Jourdain,
tandis que tout le reste de cette province occupait la rive gauche, il n'y
a rien d'impossible à ce qu'il en ait été de même pour la Gaulanitide
d*en bas, que nous avons mentionnée tout h Tbeure.
Si nous prenons la carte, je défie qu'on montre cette Gaulanitide
d'en bas ailleurs que dans la plaine de médiocre étendue que traverse
le Jourdain, et qui s'étend jusqu'à Tell Houm, qu'elle contient. Au reste,
ainsi que je l'ai fait pressentir tout à l'heure, je suis de l'avis de Ptolé-
mée, puisque celui-ci donne pour la Galilée les degrés de Sepphoris, de
Capharcotia, de Julias et de Tibériade.
Reprenons le récit du combat devant Julias, combat dans lequel Jo-
sèpbe se foula le poignet. Sylla , à la tête des troupes royales d'Agrippa II ,
avait placé des postes interceptant les routes par lesquelles des vivres
auraient pu venir de la Galilée à Jidias, qu'il serrait de près, puisqu'il
n'était campé qu'à cinq stades, c'est-à-dire à moins d'un kilomètre. Si
Julias eût été sur la rive gauche du Jourdain, il sulTisait de garder les
gués de la rivière où pouvait conduire la route de Kana. Quant à Gamala ,
qui appartenait aux insurgés, cette ville était dans la Pérée, vers l'extré-
mité sud de la côte orientale du lac, et rien n'était plus simple pour
Sylla que d'en intercepter la route.
Lorsque Jérémie fut envoyé au secours de Julias, il vint couvrir
cette ville, devant laquelle il établit son camp , à deux stades seulement»
c'est-à-dire à moins de 200 mètres. Entre son camp et celui de Sylla il
n'y avait donc qu'un intervalle de 760 mètres environ.
Jérémie, qui était un homme de guerre, et qui d'ailleurs devait avoir
reçu ses instructions de Josèphe, dont la capacité militaire n'est pas con-
testée, n'eût pas con)mis la sottise d'aller couvrir une place située de
l'autre côté d'une rivière, dans laquelle il pourrait être rejeté avec sa
troupe ; des escarmouches ayant eu lieu entre les deux partis, il est clair
5(i8 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
qu ils étaient tous les deux sur la même rive du Jourdain. Josèphe arrive
à son tour pour soutenir les opérations de Jérémie. Il réussit à mettre
en déroute les soldats de Sylla, grâce à une embuscade habilement
préparée, puis son cheval s*abat pendant qu*il charge l'ennemi, et il se
blesse ; on Temporle du théâtre de la bataille , dont cet accident change
]a face, et on le conduit à Capharnaûm d*abord, puis quelques heures
plus tard àTarichées, el tout cela se serait passé sur les deux rives du
Jourdain ! Et des deux côtés on aurait exécuté des passages de rivière,
avec Tennemi sur les épaules! C*cst tout simplement impossible; mili-
tairement parlant, cest absurde. Concluons maintenant :
i* La Bethsaida-Julias, c*estla Bethsaida des Évangiles;
2® Les ruines de Tell Houm sont les ruines de cette ville.
On peut élever deux objections contre cette identification; mais je
vais montrer que ces objections sont sans valeur :
i" Pline [Hist nat, V, xv) dit : « Jordanus in lacum se fundit amœ-
unis circumseptum oppidis, ah oriente Juliade et Hippo, a mendie
«Tarichea, etc.»
2* Saint Jérôme, dans son commentaire de l'Évangile de saint Mat-
thieu (xvi). dit de son côté : «Philippus. . . ex nomine filiae ejus (Au-
«gusti) Juiiadem trans Jordanem exstruxit. »
D'abord Pline, qui n'avait pas visité le pajs, peut se tromper pour Ju-
lias , comme il se tronipe pour Tarichées , et d'ailleurs , comme Julias était
une ville de la Gauianitide d'en bas, Pline peut fort bien avoir supposé
quelle devait être à Torient du lac de Gcnnézarcth. 11 est curieux, du
reste , que , parmi les villes agréables situées autour de ce lac , il ne nomme
ni Emmaûs ni Tibériade. Celle-ci pourtant existait depuis un certain
nombre d'années.
La Julias dont parle saint Jérôme, et qui était trans Jordanem, c'est
la Julias fondée par Hérode Ântipas sur le site de l'antique Betharamphta ,
dont il lui fit quitter le nom. Saint Jérôme aura écrit Philippe pour
Hérode Ântipas, en confondant les deux Julias.
Encore quelques mots et j'ai fini.
La Julias construite sur l'emplacement de la Bethsaida évangélique
GÉOGRAPHIE COMPARÉE 549
devînt le séjour de prédilection du télrarque Philippe, qui voulut y être
enterré dans le sëpulcre qu il s*y était fait construire à grands frais. Cett^
ville na pu disparaître, et ne laisser autre chose que des traces informes
et barbares. Il faut donc la retrouver, nous devons la retrouver. Il n'en
peut être autrement d'une ville pour ainsi dire romanisée par un sou-
verain dont les monnaies portent l'effigie de l'empereur, son suzerain.
Philippe était Juif; ses sujets l'étaient comme lui; la présence d'une syna-
gogue somptueuse dans sa capitale était donc d'absolue nécessité; cette
synagogue, c'est le magnifique édifice ruiné dont les débris jonchent la
plage de Teil Houm; les fouilles exécutées par les officiers anglais ont
mis à jour la triple entrée par laquelle on pénétrait dans l'intérieur de
ce vrai lemple. Or les monnaies du tétrarque Philippe nous repré-
sentent la façade de ce monument, car il en fut là sans doute comme
pour toutes les monnaies impériales frappées en Asie, et dont le type
est généralement l'élévation du monument le plus important de la ville
qui a frappé ces monnaies. Ici le temple figuré est tétrastyle; il avait
donc probablement une triple entrée, correspondant aux trois entreco-
lonnements, ainsi que les fouilles font démontré.
Nous venons de dire que le télrarque Philippe voulut être enterré à
Julias, et qu'il s'y fit construire un somptueux tombeau. Or, à l'extrémité
nord des ruines de Tell Houm, M. le capitaine Wilson signale deux
tombeaux remarquables : l'un construit en blocs de pierre calcaire,
comme la synagogue, et au-dessous de la surface du sol, ce qui a dû
occasionner, dit-il, un très gi*and travail, vu qu'il a fallu d'abord excaver
la masse de basalte qui constitue le sol , pour y insérer ensuite les blocs
<le calcaire apportés de loin, et constituant les parois du sépulcre.
L'autre tombeau consiste en une construction rectangulaire établie
au-dessus du sol , et capable de contenir un grand nombre de corps.
C'était évidemment un sépulcre de famille. Pour moi, le premier est
le tombeau de Philippe le Tétrarque; le second est celui des membres
de sa famille.
Tout ce qui précède se résume ainsi :
Tarichées est représentée par les ruines que les Arabes nouiment
Kédès.
Emmaûs, c'est El-Hammam; un peu au sud d'EI-Hammam se voient
les (races bien reconnaissables du camp de Vespasien.
Les ruines de la Tibériade d'Hérode Antipas sont au sud de la Tha-
barieh moderne, et couvrent toute la petite plaine entre £1-Hammam
€t Thabarieh.
70
550 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
El-Medjdel , c est la Magdala des Évangiles.
L*Ayn el-Modouarah , cest la fontaine que Josèphe nomme Caphar-
noum.
Le Caphamaùm des Évangiles occupait tout le pied des hauteurs qui
dominent la petite plaine d'Ël-Rboueyr. Cette plaine, c'est la Gennësar
de Josèphe.
Kenneret était sur remplacement du village ruiné d*Abou*Chouched.
La limite des tribus de Zabulon et de Nephtali suivait le thalweg de
rOnad Rabadyeh.
L'emplacement de Khorazin est au Khan Minieh et à TAyn et-Tineb.
La Bethsaïda, devenue Julias, capitale du tétrarque Philippe, était
à Tell Houm.
F. DE SAULCY.
Le Secret du Roi, correspondance secrète de Louis XV avec ses
agents diplomatiques [1752-177 à), par le duc de Broglie, de M-
cadémie française y 2 vol., Calmann-Lévy, 1879.
PREMIER ARTICLE.
Bachaumont raconte que Louis XVI félicitait un jour le maréchal
de Richelieu du rétablissement de sa santé : oCar, enfin, vous n*ête8
«pas jeune, dit le roi; vous avez vu trois siècles. — Pas tout à fait,
«Sire, mais trois règnes. — Soit. Eh bien, qu'en pensez-vousP — S»re,
«sous Louis XIV, on n'osait dire mot; sous Louis XV, on parlait tout
«bas; sous Votre Majesté, on parle tout haut.» L*aphorisme du vieux
maréchal sur le règne de Louis XV est particulièrement vrai si on l'ap-
plique à la seconde partie du règne, à celle qui commence à la paix
d* Aix-la-Chapelle. Pendant un quart de siècle on parla tout bas, non
celles dans le pays, qui ne fut jamais plus bruyant, mais h la cour, qui
devint plus que jamais la région des intrigues, des manœuvres et du
mystère. Le roi lui-même parlait tout bas et trompait ainsi tout le
monde, quil s'adressât à son ministère ofliciel ou à son ministère oc-
culte, chargé de contrôler lautre et souvent de le combattre. Rien de
plus étrange que lexistcnce simultanée de deux ministères, au moios
552 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
de reconstituer, au moins pour ce qui concerne le principal des agents
diplomatiques, employé pendant vingt-deux ans à ce travail. Et de là
que de clartés nouvelles se répandent sur les faits, en montrant l'ordre
et la liaison, et sur les pièces jusqu ici restées obscures, en marquant
le vrai sens et la suite, et sur le tableau tout entier dégagé enfin des
nuages qui en obscurcissaient Tensemble ou en altéraient la physiono-
mie I Trois sources principales ont été mises à contribution par Tau-
teur : les Archives du Ministère des affaires étrangères, dépositaires de
la correspondance des agents secrets; celles du Ministère de la guerre^
entin les papiers des parents de Tauteur, descendants directs du comte
de Broglie, ou (comme l'auteur) du maréchal, son frère. Avec la
source primitive, celle des Archives de TEtat, que M. Boiitaric avait
épuisée dans sa précédente publication, on a maintenant les documents
essentiels de cette vaste enquête.
L authenticité de ces documents n est pas douteuse; ce sont précisé^
ment presque tous des minutes d écritures parfaitement connues. Ce
quil y a de plus singulier, cest leur histoire; sauf les papiers de fa-
mille, les outres ont couru de grands risques, et Ton s étonne qu'ils aient
pu y échapper, à travers tant de mains hasardeuses qui se les ont trans-
mis dans le trouble ou la violence des événements publics. Louis XVI,
après s'être fait remettre les pièces originales signées de son aïeul, en
avait ordonné la destruction complète; l'ordre ne fut pas exécuté, et on
les retrouve, non sans surprise, aux Archives. Quant aux correspon-
dances qui sont au Ministère des affaires étrangères, elles n'y sont
rentrées que par accident, le compilateur Soulavie en étant devenu
le possesseur, on ne sait comment, et ses héritiers tes ayant vendus
au gouvernement de Napoléon I" pour une somme de 20,000 francs.
M. de Broglie a rassemblé, non sans peine, toutes ces pièces éparses;
il en a senti la haute valeur; il a été entraîné par l'intérêt de ces
documents bien au delà de son intention primitive. «Cette enquête,
((dit-il, commencée dans des moments perdus et sans aucun dessein
(cd'y donner siîite, m'a mené plus loin que je ne pensais, parce que
((j'ai été surpris moi-même, à la lecture des documents, de l'inté-
(( rôt qu'ils présentaient au point de vue de l'histoire générale. Ceux qui
(( ont l'instinct et le goût des recherches historiques connaissent la pas*
«sion qui s'attache à ce genre de découvei'te; ils comprendront com-
(( ment j'ai été amené sans préméditation à donner à celle-ci des di-
«mensions un peu redoutables, j'en conviens Grâce à cet ensemble
«de lumières, je puis aujourd'hui présenter le tableau complet de
« l'origine , du but et de toutes les péripéties de la diplomatie intime
' v"
LE SECRET DU ROI. 653
« de Louis XV. Je serai bien trompé si le lecteur ne partage pas mon
«impression, et s'il ne trouve pas dans ce récit un autre intérêt en-
acore que celui que procure le développement d'une intrigue amu-
«santé,» un intérêt d'un ordre plus élevé, et auquel l'histoire ne sau-
rait rester étrangère ^
Ce que i'auleur n'a pas dit de lui-même, nous devons le dire ici,
avant de mettre sous les yeux de nos lecteurs Tanalyse du livre. Il n'a
pas fallu seulement, pour mener cette entreprise à bonne fin, une cu-
riosité obstinée dans la recherche, une patience scrupuleuse et un soin
infini du détail, une industrie toute particulière k manier ces docu-
ments, à les adapter les uns aux antres, à les interpréter les uns par les
autres; il y a eu une part de création personnelle dans l'emploi de cette
sagacité inventive qui a su tirer de ces témoignages épars une signifi-
cation précise, en retrouver l'intention plus ou moins voilée, obscurcie
par la prudence ou par le temps, en marquer enfin la place et la juste
proportion dans le tableau de la politique générale. Mais tout cela au-
rait langui, cet amas de matériaux, même interprétés et méthodique*
ment classés, risquait de rester è l'état de documents à consulter, si le
talent littéraire n'y eût répandu la couleur et la vie. Toutes ces notes
diplomatiques rapportées à leur date, expliquées par la circonstance,
replacées sous la vive lumière des idées ou des passions contemporaines,
dans l'ardent conflit des intérêts en jeu, ranimées enfin par une vive
intuition historique, prennent à nos yeux un aspect dramatique. Ce
sont des témoins vivants qui agissent et qui parlent. L'ingénieuse subti*
lité qui les interroge et les presse dans leurs sous-entendus ou leurs si-
lences concertés, la lutte contre l'cnigmo séculaire, le plaisir de la
clarté retrouvée, la vivacité du récit , il y a là de quoi soutenir et ranimer
l'attention du lecteur, qu'une exposition moins habile aurait accablée
sous Tinévitable monotonie de l'intrigue. Nous somuies entraînés au
' Ce n^est pas la première fois quil
est question dans le Journal des Savants
de cette découverte de M. le duc de
Broglie. Dans un très judicieux et pi-
quant article, consacré à Touvrage de
M. Boutaric et puUié dans le cahier de
novembre 1871, notre savant confrère,
M. Âlired Maury, faisant allusion à quel-
3ues parties de ce travail que la Revue
es deux Mondes avait données , s'expri-
mait ainsi : «Une partie des lacunec
• laissées dans Touvrage de M. Boutaric
« a été comblée par M. le duc de Bro-
« glie Cet éminent publiciste est par-
• venu , grâce aux facilités particulières
• qu il a rencontrées et à la possession
« de précieux papiers de famdle , à re-
« trouver de nombreux fragments de la
«correspondance de son grand oncle,
« qui avaient échappé à Téditeur de la
c Correspondance secrète. •
554 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
terme de ce grand travail, presque sans nous apercevoir du chemin
parcouru et des difficultés de tout genre traversées.
Le sujet embrasse vingt-deux années d*une politique obscure, agitée
souvent par la guerre, perpétuellement menacée pendant la paix. Cette
vaste matière est distribuée en dix chapitres fort étendus, dont la division
précise n a pas été une des moindres difficultés de Touvrage. Qu on
en juge. Nous parcourons successivement, à la suite de Tauteur, toutes
les phases de la diplomatie secrète, son origine et sa naissance dans la
candidature du prince de Conti à la succession éventuelle du trône de
Pologne (1752-1786), son attitude nouvelle à la suite du changement
opéré en 1756 dans le système d*alliances politiques de la France, les
difficultés qu elle rencontre aux prises avec larmée russe en Pologne de
1786 à 1768, son action, plus vague et ralentie de 1768 à 176a, à
Tarmée, pendant la campagne conduite par le maréchal de Broglie
contre le prince de Brunswick, son rôle plus surprenant encore penr
dant Texil des deux frères, le maréchal et le comte, en 1762, le réveil
de son activité à la suite dun projet de descente en Angleterre, et les
intrigues auxquelles commence à être mêlé le chevalier d*Eon, de 1 76a
k 1766, les luttes inutiles de cette diplomatie et les changements de
ses plans politiques lors du partage de la Pologne, favortement de ses
elforts, comprimés par des aventuriers, Timprudence et la dispersion
de ses manœuvres, ses agitations stériles qui aboutissent à la Bastille, sa
fin coïncidant avec Tavènement de Louis XVI, tel est ce drame, tour à
tour comédie et tragédie, drame aux cent actes divers, dont il n'était pas
aisé de répartir en de justes cadres la matière pressée et les multiples
péripéties.
Le lien de cette histoire, ce qui en fait Tintérêt dominant par les
contrastes qui s y révèlent, c'est le caractère de cet étrange monarque,
conspirateur perpétuel contre lui-même et contre ses ministres. A tra-
vers tant de manœuvres d*une politique tortueuse, à travers ces mines
et ces contte-niines souterraines du despotisme pusillanime qui n'ose
pas saffi'anchir des tutelles déshonorantes, briser les instruments d'un
règne dont il sent le poids et la honte, on voit parfois jaillir et passer
dans lame de ce triste roi Téclair d'une noble inspiration, d'un pressen*
timent, d'un tardif repentir. Il n'y a poiurtant là matière à aucun para-
doxe de réhabilitation posthume. Que penser d'un maitre absolu qui
abandonne l'exercice de son pouvoir à des courtisans protégés par des
favorites i tandis qu'il va chercher dans l'ombre les conseils souvent
excellents d'une diplomatie confidentielle, dont il pose pas un seul
instant profiter? u D'un côté, régneront presque sans partage la légèreté
LE SECRET DU ROI. 555
« et Timpré voyance, de 1 autre, de sages inconnus feront entendre tout
(( bas un langage sévère qui devance le jugement de la postérité. Une
«frivolité licencieuse s'étale sur le devant de la scène, le bon sens, la
tf moralité et le patriotisme paraîtront souvent réfugiés dans la coulisse. »
La lumière n*a donc pas manqué à Louis XV; il la trouvait dans sa
propre conscience, il la cherchait et la trouvait dans les avis de sa di-
plomatie secrète. Mais, par une fatalité qui n'est au fond qu'une justice,
on ne peut relever son intelUgence qu'en abaissant dans la même pro-
portion son caractère.
C'est ce que montre à merveille M. de Broglie dans une de ces pages
que j'abrège à regret. Il y a, dit-il, une faute en particulier, faute è la
fois politique et morale, qui pèsera toujours sur la mémoire de Louis XV,
et dont la correspondance secrète change complètement la nature, si
elle n'en altère pas la gravité. On devine qu il s'agit du démembrement
de la Pologne. Cet abandon de la plus juste des causes présente un ca-
ractère de duperie mêlée de faiblesse, dont une nation spirituelle et
généreuse comme la France n'a jamais pu prendre son parti. Elh bien,
des deux reproches qu'on put faire à Louis XV sur ce sujet, il en est un
dont la correspondance secrète le décharge complètement. A la vérité,
c'est en aggravant l'autre. Il ressort de cette correspondance que , pendant
que ses ministres méconnaissaient soit la gravité, soit l'imminence du
péril, le roi, averti par sa propre perspicacité et par la franchise poussée
parfois jusqu à la rudesse de ses conseillers intimes, n'a été dupe d'au-
cune illusion. « La Pologne fait , à vrai dire , le principal , presque l'unique
tt objet de la diplomatie secrète. La première mission des agents secrets
(( fut de préparer l'avènement au trône de Pologne d un prince français^
u dans la pensée avouée d'étendre sur ce malheureux pays l'influence et
«la protection de la France; puis, quand ce dessein dut être abandonné
«et que le cercle des relations une fois établies s'étendait à d'autres pays
«et à d'autres affaires, la Pologne demeura toujours le point central au-
« quel étaient rapportés tous les fils de cette trame mystérieuse. Envisagée
«de ce point de vue, qui est le véritable, la diplomatie secrète devient
« un monument qui honore souvent la droiture du sens et des intentions
« de Louis XV, autant qu'il accuse l'incurable infirmité de son carac-
« tère. On y voit à découvert et on y suit pas à pas ce que ce prince a
« médité de faire, et ce qu'il n'a pas fait pour épargner à son règne une
«tache inellaçable, à l'Europe une source d'agitations qui n'est pas en*
«core fermée, et à la conscience des peuples un scandale qui a ébranlé,
«par une atteinte peut-être irréparable, les fondements du dix)it
« public. »
556 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
L*àme de la correspondance secrète, on le savait déjà, ce fut le frère
du maréchal de Broglie, du vainqueur de Bergen, le comte de Broglie,
brigadier lui-même des armées du roi k Tâge de trente-deux ans, et qui
eut, dans le cours de sa vie, Tocc^ision de montrer quil était aussi bien
doué pour la guerre que pour la diplomatie. C est tout à fait à son insu
quil se vit, en lySa, désigner officiellement pour lambassade de Po*
logne, en même temps quil recevait la confidence de la mission secrète
jointe à sa mission ostensible, et qui lui fut révélée par un billet auto*
graphe du roi ainsi conçu : u Le comte de Broglie ajoutera foi à ce que lui
« dira M^' le prince de Conti et n'en parlera à âme qui vive. » Dès loi^ il fîit
initié au Secret, et Ton peut dire qu*il en porta le poids toute sa vie avec
une fidélité, un dévouement, qui ne furent guère récompensés que par
des jalousies , des persécutions de tout genre , et qui ne trouvèrent même
pas des satisfactions suffisantes pour son honneur, lorsque les circons-
tances devinrent graves, dans la pusillanimité royale. L*aflbire secrète
existait déjà avant qu il y fût mêlé, mais dans de médiocres propor-
tions. Un obscur agent, le résident de France à Varsovie, M. Castéra,
avait été le premier confident de la pensée intime du roi concernant la
Pologne. Cette pensée, c'était le projet dune entreprise nouvelle sur ce
trône, avec la connivence d*un parti national, resté français de cœur,
avec la perspective d^une candidature française, celle du prince de
Conti, secrètement consentie en dehors de la cour, par ménagement
pour la nouvelle dauphine Marie- Josèphe, de la maison de Saxe, quil
s'agissait d*évincer du trône de Pologne, aussi bien quen dehoi*s du mi-
nistère, par crainte de lesprit altier du marquis d'Argenson, hostile & la
Pologne, et d'ailleurs plein de dédain pour toutes les idées quil n*avait
pas conçues lui-même. Conti avait trouvé dans cette négociation subrep-
tice Toccasion longtemps cherchée de sortir de la situation élevée, mais
secondaire , que lui avait faite Tamitié défiante de Louis XV, et l'emploi de
de cette facultéde commander qu*il croyait sentiren lui, et que l'on avait
confinée dans de stériles honneurs. La perspective dune couronne flattait
son orgueil et consolait son ennui.
On comprend qu il ne négligeât rien pour donner de la consistance à
ce projet que le roi avait agréé. Il y trouvait pour le moment favan-
tage de partager un secret avec le roi, de travailler avec lui, sous pré-
texte de le tenir au courant des incidents, d'intervenir mémo dans les
nominations des ambassadeurs aux difl'érentes cours du Nord, et qu'il
était bon de choisir parmi des amis personnels, prêts à toutes les éven-
tualités. C'est ainsi que le marquis d'Havrincourt ayant été désigné pour
laSuède, M. Desalleurs pour Constantinople, le chevalier De laTouche
LE SECRET DU ROI. 557
pour Berlin , chacun de ces envoyés, sachant à qui sa mission était due,
prenait Thabitude d'écrire au Tenaplc en même temps qu'à Versailles.
Ainsi, assm*ant le présent et préparant l'avenir pour une ou deux éven-
tualités difTérentes, Conti caressait en imagination ce beau rêve de la
succession de Pologne, sans en courir immédiatement les risques, et, en
attendant, il avait formé auprès du roi une sorte de ministère consultatif
qui pouvait un jour ou l'autre se changer en un ministère réel. Les mi-
nistres étaient intrigués, a On est fort étonné, dit le marquis d'Ârgenson
« dans son journal, de l'immixtion du prince de Conti dans les afl'aires
« de l'Etat. Ce prince porte souvent de gros portefeuilles chez le roi et
a travaille longtemps avec lui. »
C'est de la sorte que, quelque temps après la chute du marquis
d'Argenson , le comte de Broglie entra dans le Secret du roi, par le
choix et sur la recommandation de Conti. Mais, comme on le vit plus
tard, le nouvel initié fut bien plutôt l'homme de la FVancc que l'homme
du prince qui l'avait initié, et, quand les ambitions royales de Conti ne
lui parurent plus être d'accord avec les intérêts de son pays, il ne s'obs-
tina pas dans la poursuite des avantages particuliers du prince , et chercha
ailleurs les voies par où il pouvait assurer ou garantir le mieux la poli-
tique nationale.
L'étonnement fut grand è la cour quand on apprit cette nomination ,
qui parut être une fantaisie parce qu'on n'en connaissait pas le vrai
motif. uLe comte de Broglie, écrit à cette date le marquis d'Argenson,
<« vient d'être déclaré ambassadeur en Pologne. C'est un fort petit
«homme, la tête droite comme un petit coq. Il est colère, a quelque
(«esprit et de la vivacité en tout. •'. Sa nomination surprend.» A cette
occasion, M. de Broglie se défend de faire le portrait du comte. Il cri-
tique le goût des portraits dans l'histoire, qui ont l'inconvénient, selon
lui , d'avertir le lecteur de ce qu'un récit bien fait doit lui faire aperce-
voir de lui-même. Mais, quoi qu'il dise, et sans qu'il y pense, il nous
livre à chaque page quelque trait vif et net de ce portrait qu'il nous
refuse. On n'aurait qu'à réunir ces traits épars, comme ils s'assemblent
d'eux-mêmes dans les impressions successives et la mémoire du lecteur,
pour avoir une peinture vivante et singulièrement expressive. Qu'il nous
suffise de rappeler cette humeur héréditaire des trois générations de la
famille, dont le comte avait sa part, une indépendance d'esprit à l'égard
des ministres, une causticité redoutée, le don fatal de l'ironie, une àpreté
de conviction qui ne se souciait pas de blesser les autres, une obstination
poussée jusqu'à l'entêtement et qui ne savait pas s'arrêter aux satisfactions
raisonnables; ajoutez-y, pour ce qui regarde personnellement le comte,
7»
558 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
un tour d'esprit vif et délié, une aptitude précoce pour la politique,
une sorte de génie inventif pour les projets, les combinaisons, une
imagination toujours en éveil sur les faits et les conséquences des faits,
et par-dessus tout un amour de son pays qui ne fut assurément dépassé
par aucun aulre dans ce siècle. C'est même là ce qui doit relever à nos
yeux la mission si délicate, parfois équivoque dans ses procédés, acceptée
par le comte de Broglie, et soutenue longtemps, trop longtemps peut-
être pour sa gloire, contre Tévidence des situations et le scandale de
l'apathie royale : jamais Thomme qui a rempli cette mission et la con-
tinuée même après qu'elle était devenue stérile, n*a perdu de vue ce
grand but, l'intérêt du pays, où il voyait le véritable intérêt du roi, et
il a mérité cette louange «quà travers beaucoup de faiblesses, il nous
« montre le spectacle toujours attachant d'un esprit familier avec les
0 vues élevées de la politique et d'une âme passionnée pour le bien
« public. ))
f /ambition patriotique, ce fut donc l'inspiration et le tourment de
cette âme, ce fut le mobile et l'honneur de cette vie, c'en est aussi
l'excuse. C'est cette passion du bien public qui inspire au comte, une
fois engagé dans la confidence du roi, cette incroyable fécondité d'a-
perçus et d'expédients pour soutenir la politique défaillante de la
France, pour la relever et l'agrandir. A peine pouvons-nous, en
quelques lignes, indiquer cette variété de projets successivement
soumis à l'indolent monarque, qui l'intéressent d'abord, qui l'amusent
comme par le mirage d'une grandeur imaginaire, en contraste avec la
réalité frivole ou honteuse, et qui, à d'autres moments, l'épouvantent
par les responsabilités entrevues, le harcèlent ou le fatiguent comme
î'im«nge importune de ce qu'il aurait dû faire et le remords de son im-
puissance volontaire. Voyez le jeune diplomate improvisé, après quelques
hésitations bien naturelles, s'engageant dans cette carrière dont le
terrain même lui était inconnu, acceptant une tâche, et laquelle!
et dans quelles conditions! «Pour son début avoir un roi à faire élire
«à l'insu de son propre gouvernement; suivre une telle négociation, à
a mille lieues de Versailles, dans le sein d'une diète en armes, en face
«de la ligue de trois cours, et en restant à tout moment exposé au
« risque d'être désavoué publiquement et livré à tout le courroux mi-
«nistériel par la moindre indiscrétion d'un agent des postes! Quelle
(( complication que deux maîtres à servir, deux langages à tenir et i
«mettre d'accord sans pouvoir se rassurer sur le rang auguste des per-
«sonnages dont il est le confident! Il a vécu assez près des grands pour
« savoir avec quelle tranquillité de conscience ces êtres privilégiés se
LE SECRET DU ROI. 559
tt tirent des embarras où ils s'engagent, en y laissant les serviteurs quils
«ont compromis.» Il part cependant plein de zèle pour Tidée française
qu'il voit poindre en Pologne, et, de i ySa à 1 768 , il déploie une activité
incomparable pour donner à cette idée une forme défmie, une consis-
tance, un avenir. Il a à lutter contre des obstacles imprévus, toujours
renaissants; il ne se décourage pas, il varie ses plans, il les adapte à
chaque situation nouvelle. Dès son arrivée en Pologne, il rencontre
Tinfluence des Czartoryski employée au service de l'Angleterre et de la
Russie; il résiste avec des moyens bornés, mais avec des ressources
d'esprit inépuisables, il déjoue les manœuvres, il reconstitua^ le parti
français au point d'inquiéter le ministère saxon, le roi Auguste, et
le ministère de Versailles lui-même, étonné de cette initiative qui n'est
pas prévue dans les instructions officielles. Le comte ne se rebute pas
pour si peu; il finit par séduire le comte de Brùhl, ministre du roi de
Pologne, conçoit un vaste projet de politique générale, dont un des
articles serait d'enlever la maison de Saxe à l'alliance anglaise et de
la rapprocher de la France, et, malgré le mécontentement de Conti,
qui juge avec raison que ce ne sont pas des idées favorables à ses intérêts,
il demande \\n congé, et va à Versailles chercher une approbation que
le roi lui accorde et que le ministère ne lui refuse pas.
Mais voici qu'à son retour à Dresde un grand événement se produit,
le changement de système d'alliances politiques de la Fiance, à la
suite de la rupture avec la Prusse. Le comte fait tête avec le plus
grand sang-froid à cet événement, plus redoutable qu'inattendu : ù son
plan tout récent de politique il en substitue immédiatement un autre,
dont la base est l'alliance avec l'Autriche, et qui se trouve conforme
pour le principe au traité de Versailles , mais non pour les détails et
l'application. En attendant une réponse qui ne vient pas, l'âme guer-
rière du comte se réveille à l'approche de Frédéric, qui exige l'incor-
poration des troupes saxonnes dans son armée. Le comte donne au
roi Auguste le conseil de se réfugier avec son armée dans le camp de
Pirna et d'attendre dans ce retranchement inexpugnable que l'armée
autrichienne vienne le déHvrer ; lui-même veut se rendre au camp et
rejoindre le roi Auguste. Frédéric s'y oppose et le fait écarter par
force des lignes prussiennes. Quelques jours après, les Autrichiens
étaient vaincus à Lobkowitz, et le roi Auguste, bloqué sans espoir de
secours, est obligé de se rendre. L'intrépide ambassadeur court à Dresde
pour y prêter appui h la reine ; Frédéric lui fait donner l'ordre de par-
tir, le comte s'y refuse et ne part qu'après avoir reçu régulièrement son
congé de Versailles.
7'-
560 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
En France, sa situation devient tout à fait étrange : on raccueille
triomphalement et on le tient à l'écart de toute influence. Il veut offrir
sa démission; le roi ny consent pas. Il demande des instructions nou-
velles et ne peut les obtenir. Enfin, de guerre lasse, il retourne à Var-
sovie par Vienne, aide de ses conseils militaires les généraux autrichiens
écrasés, démoralisés par le génie de Frédéric, et retourne enfin à Var-
sovie, après avoir obtenu la reconnaissance stérile de Marie-Thérèse, sans
pouvoir obtenir de ses ministres un engagement précis en faveur de la
Pologne. Cest alors que seul , livré aux seules ressources de son esprit,
il entreprend de lutter contre Tiniluence corruptrice et Tinvasion
armée des Russes, qui désorganisent tous les ressorts de l'infortunée
République et Ténervenl par la crainte avant de l'asservir par la force.
L'activité du comte fait des prodiges; il groupe autour de lui tous les
éléments de résistance, il va peut-être triompher de la lâche terreur
qu'inspire la Russie. Mais Rosbach éclate comme un coup de foudre
qui renverse et abat tous ces projets, en partie réalisés. L'influence
française est ruinée en Pologne, le comte est réprimandé par le mi-
nistère français. Et contre les admonestations humiliantes dun Bernis,
ii ne trouve pas même d'appui auprès du roi, quia été le confident, on
pourrait dire le complice de tous ses projets. Sur les réponses évasives
qui lui sont faites, il revient encore une fois à Versailles, où il est mal
reçu par le cardinal de Bernis et par Madame de Pompadour, sans
que régoïsme de Louis XV, traître une fois encore à sa propre cause ,
se soucie de le défendre.
E. CARO.
(Lajin à un prochain cahier.)
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 561
Etude sur des Maximes dEtat et des fragments politiques inédits
da cardinal de Richelieu, — Authenticité de son Testament politique.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
III.
On a pu, à la simple lecture des citations qui précèdent, remarquer
que Richelieu était loin d'être dépourvu de plusieurs des qualités de
Térrivain, Précision, clarté, sobriété, vivacité et vigueur, tels sont les
traits du caractère de Richelieu, tels sont ceux que nous retrouvons
dans son style.
Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que Richelieu ne se servait
de la parole qu'avec insouciance, et qu'autant qu'elle était nécessaire
pour exprimer sa pensée. Il avait certainement des visées littéraires. Il
se complaisait k chercher les expressions et les tours de phrase qui de-
vaient donner à ses discours plus de nombre, plus d'élégance et plus
d'éclat.
Nous pouvons affirmer qu'il les rencontrait souvent.
11 est singulier qu'un talent d'écrivain si incontestable, et qui avait
de lui-même une préoccupation si vive, ait été méconnu de la plupart
des critiques modernes. Celui de tous qui, certes, était le mieux placé
pour se rendre un compte exact des eflForts et des résultats, l'érudit
compilateur des Lettres et des Papiers d'État da cardinal de Richelieu,
M. Avenel, dit en propres termes : «Malgré ses prétentions littéraires,
((Richelieu n'avait rien de l'homme de lettres, ni les habitudes ni le ta-
(( lent. »... et il ajoute plus loin : a II était ambitieux aussi de ce bruit
(( populaire que soulève une célébrité poétique, mais il manquait du gé-
((nie qui fait le grand écrivain. . . Nous ne croyons pas qu'on trouve
((dans ses œuvres deux pages entières belles d'un pur éclat et d'une ir*
u réprochable beauté ^. »
Il n'y a pas dans les œuvres humaines d'irréprochable beauté, mais
je doute que l'on trouve dans la littérature française beaucoup de pages
^ Voir, pour le premier article, le cahier de juillet, p. iïag ; pour le deuxième, le
cahier d'août, p. 5oa. — * Introduction, 1. 1, p. lxi.
562 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
plus voisines de la perfection du style que celle que nous transcrivons
ci-aprcs :
Richelieu vient d^exposer quelles doivent être, selon lui, les qualités
du conseiller d*Etat. Il va nous dire nnaintenant quelles serpnt ses
peines :
« Si la probité d'un conseiller d*Ëtat requiert qu'il soit à l'épreuve de
«toutes sortes d'intérêts et de passions, elle veut qu'il le soit aussi des
« calomnies, et que toutes les traverses qu'on lui sauroit donner ne puis-
« sent le décourager de bien faire.
« Il doit scavoir que le travail qu'on fait pour le public n'est souvent
«reconnu d'aucun |)arliculier, et qu'il n'en faut espérer d'autres récom-
« penses en terre, que celles de la renommée, propre à payer les grandes
<( âmes.
u II doit aussi scavoir de plus, que les grands hommes qu'on met au
((gouvernement des Élats sont comme ceux qu'on condamne au sup-
«plice, avec cette ditférence seulement que ceux-ci reçoivent la peine
a de leurs fautes, et les autres de leur mérile.
((De plus, il doit scavoir qu'il n'appartient qu'aux grandes âmes de
«servir fidèlement les Bois, et supporter la calomnie que les méchans
Il et les ignorans imputent aux gens de bien, sans dégoût, et sans se re-
« lascher du service qu'on est obligé de leur rendre.
(( [1 doit scavoir encore que la condition de ceux qui sont appelés au
((maniement des affaires publiques est beaucoup à plaindre, en ce que,
a s ils font bien, la malice du monde en diminue souvent la gloire,
«roputant qu'on pouvoit faire mieux, quand cela seroit tout à fait
(( impossible.
((Enfin il doit scavoir que ceux qui sont dans le ministère de l'Etat
((Sont obligés d'imiter les astres, qui, nonobstant les abois des chiens,
((ne laissent pas de les éclairer et de suivre leur cours, ce qui doit i'o-
((bliger à faire un tel mépris de pareilles injures, que sa probité n'en
«puisse cstre ébranlée, ni lui détourné de marcher avec fermeté aux
« fins qu'il s'est proposées pour le bien de l'Etat ^ »
' Nous avons donné cette page en
entier, aiin que, par la comparaison
avec les fragments que nous publions
ci-dessous, le lecteur puisse se rendre
compte des procédtîs de travail de Riche-
lieu et de Tutililé réelle de notre docu-
ment. On verra, par ce rapprochement,
Tattention que Richelieu apportait au
soin du style, et on remarquera le pro-
grès qui s est accompli depuis le pre-
mier jet de la pensée jusqu*à sa rédac-
tion définitive :
(Frag. io6.) — « Les Estatz sont bien
« heureux qui sont gouvernés des gens
« sages ; mais d* autant plus tels gouver-
« neurs sont sages , d'autant moins sont-
ÉTUDE SDR DES MAXIMES D'ÉTAT. 563
La rédaction définitive de cette belle page appartient au Testament
politique. Mais la conception de la pensée et le premier dessein de la
forme se trouvent dans nos fragments. Les Œuvres de Richelieu pour-
raient fournir plus d'un passage qui confirmerait le jugement favorable
que cette lecture ne peut manquer de faire naître dans fesprit du
lecteur.
Richelieu savait écrire ; il avait de Fécrivain les instincts et le talent:
il en avait aussi les habitudes ; cest une des remarques les plus neuves
qu*éveillera la lecture de ces fragments inédits.
Quel est, en effet, le trait distinctif de fesprit et de la méthode d'un
écrivain? N est-ce pas la recherche de l'expression, recherche souvent
reprise, et dont le résultat satisfait rarement. Tandis que l'homme
d'affaires ne soulève, comme disait Régnier, le fardeau de la plume,
que lorsqu'il y est forcé par le besoin de communiquer sa pensée aux
autres, et qu'il se contente des premières paroles qui lui semblent y
correspondre exactement, l'écrivain, au contraire, entreprend pour lui-
même une poursuite plus animée, et qui lui procure les plus vives
émotions. Que d'autres discutent si c'est la pensée qui cherche à s'é-
claircir davantage , ou s'il y a là un travail spéculatif, artistique, indépen-
• ilz heureux , le faix d*un Estât estant si
c grand , que plus un homme est sage ,
tplus en appréhende-il la pesanteur,
t et plus est-il en perpétuelle méditation
cpour fempescher qu'il ne faccable'. •
(Frag. 107). [Autre rédaction]. —
«Les Estatz sont bien heureux qui
« sont gouvernez par des hommes sages ;
«mais, entre ceux qui les gouvernent,
«ceux d'ordinaire qui sont les moins
«sages sont les plus heureux, estant
« certain que plus un honmie est habile ,
« plus ressent-il le faix du gouvernement
«d'un Estât, qui occupe tellement les
«meilleurs esprilz, que les perpétuelles
■ méditations qu'ilz sont contraintz d'à-
«voir ne leur laissent pas un moment
« de repos et les privent de tout conlente-
«ment, fors de celuy qu'ilz peuvent re-
«cepvoir de voir beaucoup de gens
« dormir à repos à l'ombre de leurs veilles
« et vivre heureux par leurs misères **. •
(Frag. 108.) — «Au reste, le tra-
vail qu'on fait pour le public n'est sou-
vent recogneu d'aucun particulier. Il
n'en faut espérer d'autre récompense
que celle de la renommée propre à
payer les grandes âmes; celuy qu'on
regarde le plus n'est pas toujours celuy
qui mérite le mieux % »
( Frag. 1 09. ) — « Les grands hommes
qu'on met au gouvernement de i'Ëstat
sont comme ceux qu'on condamne au
supplice, avec cette différence seide-
ment que ceux-cy reçoivent la peyne
de leur faute et les autres de leur mé-
rite* •
{ Frag. 128.) — « 1 1 n'appartient qu'aux
grandes âmes de servir bdèlement les
Rois et supporter sans dégoust la ca-
lomnie que les méchantz et les igno-
rantz mettent à sus aux gens de bien ,
sans pour cela se relascher du service
qu'on est obligé de leur rendre *. »
* En marge : Cbnjeil — ^ Idtm, — ' En marge : Têttament. — * Idem. — ' Idem,
564 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
dant du fond même de Tidée, il est certain que cet effort ne se remarque
que chez les hommes qu*on peut appeler des écrivains.
S*ils réussissent dans cette poursuite, ils atteignent le style, cest-â-
dire un ensemble d'harmonie et d*élégance, de symétrie et de précision,
qui fait que les pensées les plus naïves et les plus simples, peuvent se
revêtir de grâces charmantes, et que les plus hautes pensées s élèvent
encore et grandissent par le mirage de l'expression qui les a rendues.
Notre document prouvera que le fondateur de TAcadémie française
avait le sentiment du style, et qu il s en imposait le travail. Nous y ver-
rons des idées exprimées indépendamment d un usage immédiat et pra-
tique, dans le seul but de bien rendre ce que Ion avait senti. Nous y
rencontrerons les mêmes pensées répétées successivement sous des
formes diverses, jusqu'au moment où a été rencontrée cette seule et
unique expression «qui est la bonne, )> selon le mot de La Bruyère. En-
fin toutes ces notes déposées ici, comme dans un endroit provisoire,
ne paraîtront elles-mêmes que des ébauches, si on les compare aux
Œuvres définitives dans lesquelles plusieurs d'entre elles ont fini par
trouver leur place.
Ce ne sera pas un des moindres attraits de ce nouveau recueil
que d'y reconnaître les premières traces de bien des passages qui ont,
plus tard, fait partie des écrits plus importants du cardinal : et le
plus important de tous, c'est-à-dire le Testament politique , trouvera ici,
pour la première fois , la preuve absolue et matérielle de son authen-
ticité. Nous insisterons quelque peu sur une question si intéressante.
La première édition du Testament politique sortit des presses de Hol-
lande en 1688. Elle ne tarda |)as à attirer l'attention du public. L'année
même de son apparition , un des hommes qui ont le plus fait pour l'his-
toire du cirdinal, Aubery, discutait l'authenticité du Testament et se
prononçait pour la négative. On a cru, non sans raison, que le désappoin-
tement qu'il éprouvait de n'avoir pu s'en servir dans son Histoire de Ri-
chelieu, avait influé sur son argumentation et sur sa décision. Par contre,
de bons critiques, des hommes éminents n'hésitaient pas à soutenir
l'opinion contraire, Huet, Amelot de la Houssaye, l'abbé Legendre
reconnaissaient, dans cet ouvrage, la main du grand ministre;
et le dernier de ces auteurs le proclamait : «le livre le plus profond et
aie plus parfait qui eût été écrit dans ce genre'.» Cinq ans seulement
après la publication du Testament politique, La. Bruyère, dans un passage
* Foncemagne a réuni ces différents ' Tédilion du Testament de 1764. Cf.
témoignages dans sa Lettre sur le Testa- aussi le P. Lelong, n' 3a,43i.
ment politique , a* édition, à la suite de
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 565
de son discours de réception h rAcadëmie française, donnait à cette
dernière opinion 1 appui de sa haute appréciation littéraire, et la met-
tait, en quelque sorte, sous l'autorité du corps illustre devant lequel il
ne croignaitpas de la rendre publique. «Ouvrez son Testament politique ,
(I disait-il, en faisant Téloge du cardinal. Digérez cet ouvrage, c'est la
«peinture de son esprit; son âme tout entière s'y développe : l'on y
« découvre le secret de sa conduite et de ses actions ; l'on y trouve la
« source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont
«paru sous son administration. Lion y voit sans peine qu'un homme
«qui pense si virilement et si juste a pu agir sûrement et avec succès,
« et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n'a jamais écrit, ou
« a dû écrire comme il a fait ^ w
Une approbation aussi formelle, et venant d'un esprit si éminent, ne
suffit pas pour rallier tous les jugements. La question resta, en quelque
sorte ballottée pendant la fin du xvii* siècle et pendant les premières
années du siècle suivant. Elle devait demeurer quelque temps encore
aux termes où l'avait mise Leclerc, judicieux auteur d'une Histoire de
Richelieu; il reconnaissait que l'œuvre était du mérite le plus élevé;
mais il ajoutait qu'on ne pouvait se prononcer sur la question de l'attri-
bution, la lumière manquant sur ce point. Il convenait, selon lui, de
suspendre tout jugement.
La lumière que demandait cet écrivain ne devait pas tarder à se faire.
Tout le monde connaît la fameuse polémique contre l'authenticité
du Testament y polémique engagée par Voltaire dans ses Mensonges im-
primés^, reprise par lui en divers endroits de ses écrits, et notamment
dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des Nations. Avec la vivacité de
plume, le ton tranchant et incisif, l'esprit mordant qu'il apportait dans
toute discussion, Voltaire résumait excellemment toutes les objections
qui, jusque-là, s'étaient produites contre l'attribution du Testament au
cardinal. Il en énumérait de nouvelles. 11 appliquait toute sa verve à
relever les défauts réels ou apparents, les contradictions, les ignorances
que son esprit même créait et multipliait au besoin. Pour conclure, il
ne reconnaissait dans cette œuvre «indécente, ridicule, impudente*,»
* Œavres de La Bruyère, éd. Ser- tique du cardinal de Richelieu est un oa-
vois (Hachette, i865), t. II, p. 458. •vrage supposé (édit. Hachette, i86o,
* La première idée de Tatlaque de t. XVHI, p. i5i), et il a repris une
Voltaire apparaît dans ses Conseils à un partie de son argumentation dans V Essai
journaliste. Mais il a résumé la meilleure sur les mœurs, t. Vilt, p. 336 et s.
part de ses arguments dans ses Raisons ' « Le cardinal ne laissait pas échap-
de croire que le Testament poli- «pcr de paroles dures et indécentes.!
72
560 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
— et combien d'autres épilhètes plus vives encore, — il ne voyait,
dis-je, dans le Testament poUtùjue que la compilation de quelque écri-
vain à gage. Il désignait même Tabbé de Bourzeis.
Malheureusement pour lopinion de Voltaire, elle rencontra sur ce
terrain la discussion dun adversaire parfaitement instruit, à Tesprit
sérieux et modéré, plein d'une fmesse railleuse et courtoise, peu dis-
posé à se payer de mots, et à se laisser embarrasser par les affirma-
tions un peu bruyantes de son redoutable partenaire.
Dans une Lettre ^ dont la rédaction est nécessairement alourdie par
le grand nombre de citations exactes, mais dont le ton, parfaitement
mesuré, n est pas dénué d'un certain humour incisif ot délicat, il reprit
un <^ un les arguments de Voltaire, les battit en brèche de la façon la
plus sérieuse et la plus solide , et conclut à son tour, par faffirmation
•de lauthenticité du Testament Je ne sais quel fut, en définitive, le sen-
timent de Voltaire, après quil eut pris connaissance de la lettre de
Foncemagne. Il est probable qu il ne changea point une idée arrêtée
dans son esprit, et quil se refusa à laimable invitation qne lui faisait
Foncemagne, en terminant sa lettre par ce passage de Celse : «Les pe-
« tits esprits ne veulent rien sacrifier, parce qu'ils n'ont rien de trop.
« Mais un homme supérieur peut impunément essuyer quelques pertes:
«il lui sied bien, quand il s'est trompé, de l'avouer ingénument.»
Quoi qu'il en soit, pour les lecteurs attentifs et judicieux, la chose
était jugée. Les violentes attaques de Voltaire avaient été, pour Fonce-
magne, l'occasion d'une argumentation et d'un éclaircissement décisif.
Cependant l'influence du nom de Voltaire est si grande et ses œuvres
si répandues, qu'on peut dire que, tandis que le doute, en réalité n'exis-
tait plus, le public, et le public le plus éclairé, ne se sentait pas encore
absolument assuré de son opinion. Chacun des auteurs qui , depuis Vol-
taire, se sont occupés du ministère de Richelieu, a éprouvé encore une
fois le besoin de rentrer dans la question , comme si elle n*était pas
tranchée.
C'est que l'argumentation de Foncemagne, si fine, si ingénieuse,
si probante, manquait d'une base indiscutable, palpable; c'est que, si
les raisonnements les plus solides, les remarques les mieux fondées,
(T. XVni,p. i55.) — « Le comble du ri- «bancs.» (P. 1 55.) «Cet ouvrage que la
■ dicule et de Tindécence. » (P. 1 5^. ) — « fourberie a composé, que fignorance,
« Cent autres absurdités pareilles , dignes «la prévention, le respect d*un grand
« d*un professeur de rhétorique de pro- « nom, ont fait admirer, que la patience
«vince dans le xvi* siècle, ou d*un ré- «du lecteur peut à peine achever de
«pétiteur irlandais qui dispute sur les «lire, etc. etc.» (P. loy.)
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 567
les déductions les plus rigoureuses, menaient à conclure en faveur de
l'attribution au cardinal , cependant on n'avait pas une preuve maté-
rielle, écrite, qui fermât décidément la discussion.
Foncemagne avait recherché les manuscrits du Testament poHiiqae.
Il en avait rencontré plusieurs ^ Mais aucun d'entre eux, même celui
du dépôt des affaires étrangères, ne portait une ligne de la main de
Richelieu ou de celle de ses secrétaires les plus habituels. Ce dernier
même , qui provenait certainement du cabinet du cardinal , n* était qu'une
copie pleine de fautes, et de laquelle on ne pouvait tirer argument
suffisant sur la question* de l'authenticité.
Le P. Griffet avait bien rencontré dans le fonds Golbert un fragment
de la Relation succincte qui compose le premier chapitre du Testament,
avec quelques mots écrits de la main d'un secrétaire du cardinal^. Mais
on pouvait objecter encore que cette narration formait un tout indé-
pendant; que son authenticité ne pouvait suffire à établir celle du corps
de l'ouvrage, et que sa publication en tête du Testament n'avait servi
qu*â rendre plus acceptable la fraude des éditeurs.
Aujourd'hui, pour la première fois, cette preuve matérielle, que Fon-
cemagne eût été si aise de rencontrer, va être livrée au public. Sur les
feuilles de notre document, où l'on ne rencontre guère que l'écriture
du cardinal et de ses principaux secrétaires, et dont l'authenticité est
absolument indiscutable, en marge de ces feuilles, le mot Testament ou
quelqu'un des titres des chapitres de ce livre, comme Conseil, Guerre,
Négociation, se rencontrent à chaque instant. Le passage du texte en
face duquel ces mots sont écrits est toujours barré. Des signes de ren-
vois indiquent qu'ils ont été transportés ailleurs : et on les retrouve en
effets à peine modifiés dans la forme, absolument semblables pour le
fonds, dans la rédaction définitive du Testament politique.
C'était là un procédé très habituel du cardinal de Richelieu. Dans les
excellents articles que M. Avenel a consacrés à l'étude de la formation
des Mémoires^, il a relevé des mentions du même genre sur une foule
* Nous avons vu nous-méme les ma-
nuscrits du Testament politique que cite
Foncemagne. Nous en avons rencontré
d*autres, le tout jusqu*au nombre de sept.
En dehors de celui qu*a publié le P. Grif-
fet, nous n*en connaissons pas où Ton
puisse reconnaître la main de Richelieu
ou de ses secrétaires.
' Ce fragment est publié en appen-
dice à In fin de V Histoire de Louis XIII,
du P. Griffet. Il a été réimprimé dans
l'édition du Testament politique de 176^^.
Le P. Griiïet avait, selon une erreur
coiivmune attribuée au cardinal, récri-
ture de Charpentier. Le manuscrit est
conservé à la DÎbliothèque nationale.
' Voy. Journal des oavants, années
i858eti859.
72
568 JOUIINAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
de pièces dont des extraits ont été reproduits dans cet ouvrage. La main
anonyme qui faisait ces mentions, qui indiquait ces extraits, M. Âvenel
Ta bien connue, et Ta désignée sous ie nom de main du Secrétaire des
Mémoires. C est cette même main que nous retrouvons en marge des
feuilles qui ont servi à la rédaction du Testament politique.
Que si tant de rapprochements si clairs ne suflisaient pour forcer
la conviction , il s*en trouverait un dernier encore que nous indiquerons.
Quelques autres passages de ce recueil portent des marques diffé-
rentes et des signes spéciaux. On y voit en particulier le mot employé^
que M. Avenel indique comme désignant spécialement les passages qui
sont entrés postérieurement dans le corps des Mémoires, Nous les trou-
vons en effet dans cet ouvrage. De sorte que notre argumentation en
faveur de ces documents se complète de ce dernier rapprochement»
que, si les fragments authentiques et marqués du mot employé, avec des
signes de renvois, ont servi pour les Mémoires, leurs voisins, marqués
du mot Testament, avec des signes de renvois, étant également authen*
tiques, se trouvant également dans le texte du Testament, sont une
preuve indéniable de fauthenticité de celui-ci.
Je produirai ici deux seuls exemples de ces rapprochements, en aver-
tissant toutefois que ces exemples sont si nombreux, quil faudrait em-
plir plusieurs feuillets de ce journal pour en faire la simple énumération.
L édition qui sera faite de nos documents ^ les contiendra tous. Les seuls
que je citerai ici seront, j*espère, suffisamment concluants.
• Notre fragment Sg s'exprime ainsi : «Il y a certaines gens qui nont
((point d*action que quand ils sont esmeus de quelque passion. Sont
((ceulx que Plutarque dit qui ressemblent à Tencens, qui ne sent jamais
(( bon que quand il est dans le feu. n En mai^e de ce fragment est écrit le
mot Testament . avec un signe de renvoi ^, et le passage lui-même est
barré. Or ce signe de renvoi spécial 0 indique que le passage a dû ser-
vir aussi dans une pièce de politique courante. En effet, nous le trou-
vons dans un Mémoire au Roi, que le cardinal adressa à Louis XIII en
1629^. Nous le trouvons, en outre, dans le Testament politique sous la
forme suivante : ((Estant chose assez ordinaire à beaucoup d'hommes
((de n avoir point d action que lorsqu'ils sont animés de quelque pas-
((sion, ce qui les fait considérer comme fencens, qui ne sent jamais bon
((que lorsqu'il est dans le feu, je ne puis que je nedise à Voslre Majesté
* Dans le prochain volume des Mé- * Voy. Mémoires de Richelieu, I. IV,
langes de la collection des Documents p. 205, et Avenel, t. Vil, p. 196.
inédits de ffiistoire de France.
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 569
«(Louis Xni) que cette constitution dangereuse à toute sorte de per-
asonnes, lest particulièrement aux rois, qui doivent plus que tous les
a autres agir par raison ^n Ainsi ce passage se trouve, dans nos frag-
ments qui sont authentiques, dans un rapport de Richelieu qui est
authentique, dans les Mémoires qui sont authentiques. Ne faut-il pas
conclure à Tauthenticité du Testament qui le contient aussi ?
Le fragment io4 est cette maxime. fort simple : «Il faut escouter
«beaucoup et parler peu pour bien agir au gouvernement d'un Estât.»
Le Clerc, dans sa Vie da cardinal de RicheUea (t. III, p. 365], fait obser-
ver que c*est une de celles qui se trouvaient le plus fréquemment dans
la bouche du cardinal. En effet, comme nous l'indique la note margi-
nale, elle se trouve dans le chapitre Conseil, c est-à-dire du Conseil da
prince, dans le Testament politique: u Gomme il est de la prudence du
«ministre d'Estat de parler peu, il en est aussi d*escouter beaucoup^.»
Ces rapprochements, je le répète, pourraient se multiplier. Des
pages entières du Testament sont sorties de cette préparation première.
Leur étude, en même temps qu*elle écartera le doute qui restait sur
des œuvres plus importantes, servira à faire pénétrer plus intimement
dans le véritable esprit qui présida à la rédaction de notre propre docu-
ment.
Ainsi, de 1 626 à 1 63o, époque à laquelle se rattachent tous les faits
mentionnés dans ces Fragments politiques ^ Richelieu pensait, sinon à
rédiger le Testament lui-même, du moins à consigner, sous une forme
littéraire, les maximes et les observations qui faisaient le fonds de sa
politique. Déjà, depuis longtemps, la rédaction des Mémoires était mise
en œuvre. Peut-être Richelieu ne voulait-il d'abord qu'introduire, dans
le cours de leur récit, les lambeaux quil jetait sur ces feuilles, et Tidée
de les réunir dans un corps de doctrine ne lui vint-elle que plus tard.
En tous cas, des soins de ce genre prouvent combien étaient vives
les préoccupations littéraires qui lui inspiraient ce travail.
S'il est, dans l'ensemble de son œuvre, trop de passages qui sentent
le mauvais écrivain; si la lourdeur, et surtout l'afféterie et une recherche
excessive s'y rencontrent trop fréquemment, il ne convient pas d'ou-
blier que la responsabilité de leur rédaction ne doit pas retomber toute
sur le cardinal. Bien des secrétaires travaillaient pour lui, et il n'eut pas
toujours le temps de revoir et d'achever les parties dont il leur confiait
l'ébauche.
* Testament politiqae , pari. I, ch. vi; * Test. Pal. cli. vni; secl. i t. 1",
1 1, p. a44« de Tédition de 176^. p. 269.
570 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
Il convient aussi d*avoir présent à l'esprit que Richelieu fit son édu-
cation littéraire à une époque ou le pédantisme et le bel esprit étaient
de mode. Son contemporain Balzac, qui n'avait pas, lui, le souci de
mener le monde, tomba plus dune fois dans de pareils défauts.
Si le grand Corneille y échappa le plus souvent, c'est quil était le
grand Corneille, et il ne faut pas reprocher trop vivement à Richeiiea
de n avoir trouvé le temps que d*étre le grand cardinal.
Je m*arrète. La lecture des documents eux-mêmes en apprendra plus
que tout autre commentaire sur les services qu'ils peuvent rendre à
YHistoire de Richeiiea.
La lumière nouvelle qu*ils jetteront sur son œuvre éclairera aussi
l'Histoire particulière de l'esprit supérieur qui a accompli de si grandes
choses.
Richelieu fut avant tout l'homme de la pratique et de la raison d'Etat.
C'est un trait de son génie politique que son ambition ne l'emporta
jamais an delà du possible. Mais il mit tout en œuvre pour l'atteindre.
Son développement a été lent, réfléchi et sûr. Il ne 8*est jamais avancé
par bonds; mais jamais non plus il n a reculé d un pas. Il a été mùr de
bonne heure, et il i^ conservé sa force entière jusquà la fin; restant
maître de lui, même sur ce pinacle de la fortune où le vertige saisit les
plus forts.
Une pareille puissance, une telle pondération, une si grande force,
jointes à un calme et à une persévérance si extraordinaires, ont, jus-
qu'ici, surpris Thistoire. Elle ne s'est pas même appliquée à en examiner
les causes et à en étudier les ressorts. J'ose dire qu'il est de tradition
de faire de Richelieu un homme de toutes pièces.
Pour tout le monde, et même pour ceux qui l'ont le mieux connu,
pour ses amis et pour ses ennemis, il est l'homme qui, en arrivant au
pouvoir, annonce au roi qu'il a trois desseins en tête : abattre les grands,
réduire les Huguenots et ruiner la maison d'Espagne. Le reste de sa vie
se passe & réaliser ce plan prismatique, à trois faces, aux arêtes aussi
vives, aussi tranchées qu'un cristal.
Grâce aux documents nouveaux qui se produisent tous les jours et à
d'autres qu on doit espérer de rencontrer, on pourra enfin essayer de
pénétrer plus avant dans la connaissance de la composition et de révo-
lution intime de son génie.
On saura les influences d'éducation et de race qui ont contribué à le
former; on saura les leçons qu'il a suivies; on connaîtra ses premiers
goûts, ses premières passions, ses premiers pas. Peu à peu l'étude s élè-
vera en le suivant lui-même dans des sphères plus hautes. La fréquenta-
ÉTUDE SUR DES MAXIMES D'ÉTAT. 571
tion des hommes le forme; la pratique des cours le mûrit. Paris et Rome,
les Italiens et les Espagnols, Sully, Villeroy et Concini lui-même, lui
apprennent tout lart du parvenir, du demeurer, et toutes les lois du
bien régner.
La première partie de sa vie est remplie, incertaine en quelque sorte
et sans boussole, par le désir et par le besoin de se faire dans le n^onde
du temps un nom, et de se créer une situation exceptionnelle.
En même temps qui! l'obtient, qu'il occupe la pourpre romaine et
ie ministère, la théorie politique qui le guidera jusqu'au bout s'élève en
lui et réclaire. Désormais il voit un but supérieur à celui de Tanibitieux
vulgaire qui n'aspire qu à dominer. Lui veut agir et faire bien.
De ce jour, ceux qui lavaient aidé dans son ascension première se
séparent de lui. Il s élève au-dessus d'eux. Mais plusieurs années sont
nécessaires pour qu il puisse se détacher de leur suite embarrassante et
tenir dans sa main l'esprit changeant et faible du roi. Cest dans une telle
lutte que se consume une bonne partie de ses premiers efforts. Au bout
de sept ans seulement, il peut, si j*ose dire, dépouiller le vieil homme.
La Journée des Dupes est son triomphe décisif, non pas seulement sur
ses adversaires, mais sur lui-même. En son cœur la raison d'Etat a
décidément étouffé tout sentiment : soit religion, soit reconnaissance,
soit pitié. Elle plane en lui comme un aigle solitaire. Toute autre con-
sidération se tait devant la loi du salut public.
De ce jour, il règne. Dix années encore s écoulent pendant lesquelles
il s'applique uniquement à la réalisation de ce grand dessein pour lequel
il a depuis longtemps tout préparé : la ruine de la maison d'Espagne.
Il a mis en pratique sa propre maxime : « qu une fois les affaires corn-
« mencées il les faut suivre d'une perpétuelle continuité de dessein; agir
a ou cesser ne devant être que par dessein et non pas par relâche d'es-
«prit, indifférence des choses, vacillation de pensées ou dessein con-
u traire. » Ce but qu'il touche presque, il tombe avant de l'atteindre.
Mais l'œuvre est faite, et des successeurs qu'il a formés, qu'il a choisis lui-
même, n'auront plus qu'à recueillir les fruits de sa peine. Le règne de
Louis XIII se ferme par un coup décisif, la bataille de Rocroy.
Gabriel HANOTAUX.
572 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
LETTRES INEDITES DE LA GRANGE.
Le Pr. B. Boncompagni nous autorise à publier trois lettres inédites du célèbre
mathématicien La Grange, dont les originaux sont déposés aux bibliothèques de
Berlin et de Bologne, où le savant italien en a pris le fac-similé. Nous les reprodui-
sons à leur ordre de date.
Cr. Gibaud.
I.
Lettre du 6 avril 1773, adressée au secrétaire de rAcadémie de Bologne.
(Biblioth. de Tuniversité de Bologne.)
(Copie.)
Monsieur,
L'adoption que votre illustre Académie a daigné faire de moi est une
faveur qui me pénètre autant qu'elle m'honore, et dont je suis d'autant
plus reconnoissant que je ne l'ai point sollicitée.
Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien témoigner à cette célèbre
Compagnie combien je suis sensible a la distinction flatteuse quelle
vient de m'accorder, et combien je désire de pouvoir m'en rendre digne.
Si je pouvois me flatter qu'elle voulût bien recevoir avec indulgence
quelqu'un de mes foibles travaux, je me feroîs un devoir de lui en faire
hommage; en attendant je la supplie d'agréer celui des vifs et profonds
sentimens dont mon ame est remplie dans ce moment, et qui sont au
dessus de tous les termes que je pourrois employer pour les exprimer.
Je suis enchanté d avoir fait la connoissance d'une personne de voire
mérite, et je tacherai de mou coté de la cultiver comme une de celles
qui peuvent m'honorer le plus, et que je dois être le plus jaloux de con-
server. Je vous demande comme la grâce la plus flatteuse de me pro-
curer des occasions de vous servir, et de vous donner des preuves de la
haute estime et de l'extrême considération avec laquelle j'ai l'honneur
d'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
De la Grange.
A Berlin, ce 6 avril 1773.
LETTRES INÉDITES DE LA GIUNGE. 573
IL
Lettre du lo janvier 1801, déposée à la bibliothèque de Berlin.
(Cojie.)
Paris, ce 35 nivôse an g.
Monsieur ,
Jai reçu, mon cher correspondant, avec autant de plaisir que de
reconnoissance, votre dernière lettre et le paquet que Duprat ma envoyé
de votre part. Je lui ai remis aussitôt les a 8** du prix du volume X"^' de
Petersbourg. Je vous prie instamment de ne pas négliger de me faire
passer les suivans à mesure quils paroitront, ain.^i que ceux de Berlin,
dont le dernier que j*ai, est celui de i-ygA-gS, qui a paru en 1799. Je
vous remercie des differens cadeaux que vous avez bien voulu me faire
et en particulier de louvrage de Denina sur le Piémont, que je lis avec
d*autant plus de plaisir, que je me suis, depuis quelque tems, un peu
adonné à Thistoire. Je vous prie de me rappeler a son souvenir et a son
amitié. Ma femme joint ses remerciemens aux miens, pour le beau roman
que vous lui avez envoyé; c'est en effet une des meilleures productions
de M"*°de Genlis; il est généralement estimé ici, et on en a déjà fait une
ou deux éditions. Elle a voulu profiter d'un envoi que Fuchs avoit à
vous faire pour envoyer a son tour une bagatelle à M"*' de la Garde:
c'est un bonnet d'hiver en turban suivant la dernière mode; j'espère que
la boite arrivera en bon état et avant le prinlems. Elle a du partir il y a
déjà quelques jours. J'ai mis dans la même boite un petit ])aquet cacheté
qui m'a ete remis par Thouin, a qui je l'avois demandé, contenant des
graines du chanvre de la Chine, avec une petite instruction sur la ma-
nière de les semer; je n'ai pu les avoir plutôt; mais elles vous seroient
parvenues plus promptement si la boite n'avoit pas été partie lorsque
M. de Lucchesini m'offrit de vous faire passer mon paquet par uo de
ses courriers. Je profiterai de ses bontés |)our un autre envoi. Je n'ai
pas une trop bonne idée de la seconde partie de l'Histoire de Montucla
qui est sous presse. Je crois que la matière étoit au dessus des forces
de l'auteur; je parle de la partie qui traite du progrès des mathéma-
tiques dans le siècle qui vient de s'écouler; car, pour la partie déjà con-
uuc, il me semble qu'elle laisse bien peu a désirer. Le manuscrit est, je
73
574 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
crois, achevé : du moins je ne sache personne qui soit chargé de la con-
tinuer. Lalande a soin de Fimpression; mais il n'est pas en état de sup-
pléer ce qui peut manquer. Il me semble avoir lu quelque part que
Kestner avoit donné une histoire des mathématiques. Si vous en con-
noissez une de lui, je vous serois infîniment obligé de me la faire par-
venir à votre commodité.
L arrivée de M. de Lucchesini m'a fait un bien grand plaisir. Il m*a
donné des nouvelles de tout ce qui m'intéresse à Berlin et a renouvelé
des souvenirs qui me sont bien chers. «T espère que nous pourrons nous
voir plus souvent lorsque les affaires lui permettront plus de loisir;
mais cet avantage ne diminuera jamais rien du prix que j'attache a la
correspondance dont vous m'honorez, et que je vous prie de vouloir
bien me continuer. Je vous offre de mon coté l'hommage sincère des
sentiments par lesquels je vous suis attaché ainsi que le désir de trouver
des occasions de vous en donner des preuves.
L. G.
III.
Lettre adressée à Laplace; elle est déposée à la bibliothèque de Berlin, avec
l'annotation autographe d'Alexandre de Humboldt, à qui la marquise de
Laplace en avait fait présent, en i843, à Paris.
( Copie. )
Je viens de recevoir, mon cher et illustre confrère, votre Mémoire
sur les approximations; je n'ai pu encore le lire, mais il me paroitbien
profond comme tout ce que vous faites, et je me propose de l'étudier à
loisir. Je voulois me dispenser de vous envoyer ce que j'ai fait impri-
mer cette année , comme ne contenant rien de piquant pour vous; mais ,
puisque vous avez reçu la première partie de ce travail, je crois devoir
vous en présenter aussi la seconde. Je ne vous offrirai désormais que
ce que j*aurai de moins indigne de votre attention. Agréez eu même
tems les assurances de tous les sentiments que je vous ai voués et avec
lesquels je serai toute ma vie
Votre très humble et très obéissant serviteur
De la Grange.
Je joins a ce paquet les trois volumes de l'ouvrage allemand de
Schmid sur les mortalités, dont M. Brak n'avoit pu se charger.
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 575
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
Nous avons rendu compte, dans notre dernier cahier, de la séance publique an-
nuelle que l'Académie française a tenue le 7 août 187g. Nous complétons aujour-
d'hui ce compte rendu en annonçant les divers prix proposés par TAcadémie pour
les concours des années 1880 à i884*
PRIX PROPOSES.
■
Prix d'éloquence à décerner en i880^ — L'Académie rappelle qu'elle a proposé
pour sujet du prix d'éloquence à décerner en 1880 : •Éloge de Marivaux. »
Les ouvrages présentés pour ce concours ne seront reçus que jusqu'au 3i dé-
cembre 1879.
Prix Halphen, — L'Académie décernera , en 188 1 , le prix triennal de 1 ,5oo francs
fondé pir M. Achille-Edmond Halphen, pour être attribué à l'auteur de l'ouvrage
que ■ 1 Académie jugera à la fois le plus remarquable au point de vue littéraire ou
■ nistorique, et le plus digne au point de vue moral. ■
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés avant le 3i dé-
cembre 1880.
Prix Thiers, — L'Académie décernera, en 1880, le prix triennal de 3, 000 francs,
fondé par M. Thiers pour « l'encouragement de la littérature et des travaux histo-
« riques. •
Ce prix sera décerné au meilleur ouvrage d'histoire , publié dans les trois années
antérieures au 1" janvier 1880.
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés, au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décembre 1879.
Prix Thérouanne. — L'Académie décernera, en 1 880, le prix annuel de 4iOOO francs
fondé par M. Thérouanne, « en faveur des meilleurs travaux historiques. •
Ce prix sera décerné au meilleur ouvrage publié dans l'année précédente.
73.
576 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés , au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décembre 187g.
Prix Gaizot, — L'Académie décernera, en 1881, le prix triennal de 3, 000 francs
fondé par M. Guizot. Ce prix, selon les intentions du fondateur, sera décerné au
meilleur ouvrage , publié dans les trois années précédentes, soit sur lune des grandes
époques de la littérature française depuis sa naissance jusqu*à nos jours ; soit sur la
vie et les œuvres des grands écrivains français, prosateurs ou poètes, philosophes,
historiens , orateurs ou critiques érudits. Les ouvrages présentés pour ce concours
devront être envoyés, au nombre de trois exemplaires, avant le 3i décembre 1880.
Prix Marcelin Guérin, — L'Académie décernera, en 1880, le prix annuel de
5,000 francs fondé par feu M. Marcelin Guérin. Ce prix, selon les intentions du
fondateur, est destiné à récompenser les livres et écrits qui se seraient récemment
produits en histoire , en éloquence et dans tous les genres de littérature , et qui paraî-
traient les plus propres à honorer la France, à relever parmi nous les idées, les
mœurs et les caractères, et à ramener notie société au\ principes les plus salutaires
pour favenir.
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés, au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décembre 1879.
Prix de Joay. — Ce prix, de la valeur de i,5oo francs, fondé par feu M"* Bain-
Boudonville, née de Jouy, sera décerné, en 1881, à l'ouvrage publié dans le cours
des années 1879 ^^ 1880. Aux ternies du testament, il doit être décerné, tous tes
deux ans, à un ouvrage, soit d'obsei^ation , soit d'imagination, soit de critique, et
ayant pour objet l'étude des mœurs actuelles.
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés , au nombre de trois
exemplaires , avant le 3 1 décembre 1 880.
Prix Viiet. — L* Académie décernera, en 1880, ce prix annuel, que lui a légué
M. Vitet, en 1873, pour être employé, comme elle 1 entendra, dans Tintérét des
lettres.
Prix Archon-Despérouses. — L'Académie, chargée par le fondateur de ce prix
d*en déterminer le caractère. Fa spécialement affecté à la philologie française, et a
décidé que ce prix, de la valeur de 4iOOO francs, serait décerné annuellement ■ à des
• ouvrages de diverses sortes , lexiques , grammaires , éditions critiques , commentaires
• etc. , ayant pour objet l'étude de notre langue et de ses monuments de tout âge. •
Les ouvrages présentée pour ce concours devront être envoyés, au nombre de
trois exemplaires, avant le 01 décembre 1879.
Prix Botta. — M"* Botta, de New- York, a fait don à TAcadémie française d*une
somme de ao,ooo francs, dont les revenus doivent être employés à la fondation dun
prix quinquennal; conformément aux intentions de la fondatrice , TAcadémie décer-
nera ce prix, pour la première fois, en 1881, au meilleur ouvrage publié en français
dans les cinq années précédentes, « sur la condition des fenunes. »
Les ouvrages présentés pour ce concours devront (^tre envoyés, au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décembre 1880.
Prix Monbinne. — L*Académie décernera, en 1881, ce prix, de la valeur de
3,000 francs , fondé par MM. Eugène Lecomte et Léon Delaville Le Roulx en sou-
venir de feu M. Monbinne.
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 577
Ce prix , dit prix Monbinne , diaprés la volonté des donateurs , sera décerné tous
les deux ans , soit pour récompenser des actes de probité , soit pour venir en aide à
des infortunes dignes d'intérêt, clioisies notamment parmi des personnes ayant suivi
la carrière des lettres et de renseignement.
Prix de M. Jales Janin, — L'Académie décernera , en 1 880 , le prix triennal de
3,000 francs fondé par M*^ veuve Jules Janin. Ce prix, selon les intentions de la fon-
datrice, sera décerné à la meilleure traduction d'un ouvrage latin.
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés, au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décembre 1879.
Prix de M. Jean Reynaad, — Ce prix, de la valeur de 10,000 francs, fondé par
M"* veuve Jçan Reynaud , pour honorer la mémoire de son mari , hera décerné en
188^, « au travail le plus méritant qui se sera produit pendant une période de cinq
«ans. Il ira toujours à une œuvre originale, élevée, et ayant un caractère d'invention
« et de nouveauté. Les membres de l'Institut ne seront pas écartés du concours. Le
« prix sera toujours décerné intégralement ; dans le cas où aucun ouvrage ne sem-
« nierait digne de le mériter entièrement, sa valeur sera délivrée à quelque grande
« infortune littéraire. •
Les ouvrages présentés pour ce concours devront être envoyés , au nombre de
trois exemplaires, avant le 3i décemjbre i883.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. le baron Taylor, membre libre de TAcadémie des beaux-arts , est décédé à Paris
le 6 septembre 187g.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
A .
Mémoire de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile de France, tome V (1878).
Imprimeiie de Daupeley-Gouverneur, à Nogent-ie-Rotrou , librairie de H. Champion ,
a Paris, 1879, in- 8** de 3a6 pages, — Paris pendant la domination anglaise (i4ao-
1^36) , documents extraits des registres de la chancellerie de France, par Auguste
Longnon , mêmes imprimerie et librairie, 1878 , in-S"* de 374 pages. — Les Comédietu
de la troupe française pendant les deux derniers siècles, documents inédits , recueillis aux
Archives nationales par Emile Campardon, mêmes imprimerie et librairie, 1879,
in-S** de 336 pages.
La Société de l'histoire de Paris et de Tlle de France, dont nous avons plusieurs
fois signalé les importants travaux, vient d'ajouter à ses publications un nouveau
volume de ses Mémoires (le cinquième) et deux volumes de Documents,
578 JOURNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
Le tome V des Mémoires est rempli par sept études ou notices d*intérét varié, qui
toutes seraient dignes d'une analyse détaillée, mais dont nous ne pouvons donner
ici que les titres : La Police de Paris en 1770, mémoire inédit composé par ordre
de G. de Sartinc sur la demande de Marie-Thérèse et publié par M. G. Gazier;
Chartes et autres titres du monastère de Saint-Florent près Saumur, concernant Tlle
de France, de 1070 a 1220 environ, publiés par P. Marchegay; l'École et la popu>
lation de Saint-Prix, canton de Montmorency, depuis 1668, par M. A. Rey ; Histoire
de Sentis pendant la seconde partie de la guerre de Cent Ans (liob-iàài), par
M. J. Flammermont; le Trésor anglais à Paris en 1 43 1 et le procès de Jeanne d*Arc,
par M. S. Luce; Notice sur un couteau du xi* siècle conservé à la Bibliothèque na*
tionale, par M. R. de Lasteyrie; Notice sur Thôtel du Ministère de la marine, par
M. Ch. Ehiplomb.
Le volume publié par M. Longnon, sous le titre de Paris pendant la domination
anglaise (iA30-i/|36) , est un recueil de pièces extraites des registres de la chancel-
lerie connus sous le nom de 1 egistres de trésor de chartes et conservés aux Archives
nationales. Ces documents, au nombre de 176, presque tous inédits (huit seulement
avaient déjà été imprimés) se rapportent à la période de Toccupation anglaise, et
concernent exclusivement Paris et les Parisiens, ils sont disposés par ordre chrono-
logique, du mois d'octobre i430 au mois de février i435, précédés d'une introduc-
tion étendue, accompagnés de notes instructives et suiris d*une table alphabétique
des noms d'hommes et de If eux. Le savant éditeur fait très bien ressortir, dans son
introduction, Tintérèt historique des textes qu'il public. Parmi les 176 pièces com-
prises dans le volume, on doit signaler d'abord 66 lettres de don accordées par le
roi d'Angleterre, Henri V, au nom de Charies VI, ou par le ducdeBedford , au nom
de son neveu, le roi Henri VI, à leurs favoris, à des capitaines anglais et à des
E artisans de la faction anglo-bourguignonne. Ces donations ont pour objet des
iens situés à Paris ou aux environs et conGsqués sur des Français restés ûdèles à
la cause de la dynastie nationale. On comprend aisément l'importance historique
et topograpbiqne de ces précieux documents. Une autre catégorie de pièces, plus
nombreuse encore dans ce volume que les lettres de don, na pas moins de valeur:
ce sont les lettres de rémission ou lettres de grâce soit pour délits politiques, soit
pour délits de droit conunun. Ces rémissions étaient accordées sur une requête
adressée par l'accusé ou ses amis, qui y relataient toutes les circonstances du délit
pour lequel on implorait la commisération du prince. Le récit, ordinairement dé-
taillé, fait par le « suppliant,* était reproduit dans les lettres de grâce dont il con-
stilue le principal intérêt. On comprend, comme le remarque avec raison M. Lon-
gnon, qu il ne faille pas toujours ajouter une foi complète ace récit, car le coupable,
porté à laisser dans l'ombre les circonstances défavorables à sa cause, altérait souvent
la vérité ou ne la disait pas entièrement; malgré ce défaut, il est peu de matériaux
aussi réellement curieux pour l* histoire des mœurs. Après les lettres de don et de
rémission, nous mentionnerons encore les créations d'offices par les princes anglais,
et les privilèges et règlements donnés par eux à des associations parisienne!*. Le re-
cueil de M. Longnon comprend notamment la confirmation des privilèges de la
grande boucherie de Paris, que cette puissante corporation sollicita au mois de jan-
vier i4a3: l'ordonnance, en date de janvier i^^i, qui restreignait à vingt-quatre le
nombre des courtiers ou marchands de chevaux, alors illimité, et la confirmation
des règlements du métier de tisseur de soie. On y trouve aussi se|>t pièces autorisant
rétablissement de confréries par les bourgeois parisiens et par certaines corporations
ouvrières. On voit quelle abondance et quelle variété de renseignements un tel ou*
NOUVELLES LllTÉRAlRES. 579
vragc peut offrir à l'historien qui entreprendra de raconter dans tous ses détails
l'histoire de Paris sous la domination anglaise.
Le volume que M. Emile Campardon publie sous le titre : Les comédiens da Roi
de la troupe française pendant les aetix derniers siècles, n*cst point une histoire de la
Comédie française. L'auteur a recueilli aux Archives nationales un nombre très
considérable de pièces inédites qui serviront surtout à la biographie, à Tbistoire
anecdotique et morale des artistes de la troupe française. Ces documents nous mon-
trent souvent, comme le dit M. Campardon, le comédien dépouillé du prestige de
la scène et en proie à tous les désagréments, à tous les ridicules, à toutes les tris-
tesses de la vie humaine. Ce recueil sera consulté avec fruit pour Tétude des mœurs
du XVII* et du xviii* siècle, aussi bien que pour celle du Théâtre français et de ses
origines.
Le Makâta radja-râdja ou La Couronne des Rois, par Bokhâri de L>joh6re, traduit
du malais et annoté par Aristide Marre. Paris, Maisonneuve. i vol in-ia de 3'jà
pages.
Ce volume, écrit par un Malais de la presqu*ile de Malàka en i6o3 de notre ère,
est un livre de morale et de politique. Par de sages préceptes et de nombreux exemples
à Tappui, Bokhari de Djohôre trace les devoirs des gouvernants et des gouvernés; il
fait la leçon aux rois , aux ministres , aux fonctionnaires de tout rang et aussi aux su-
jets.
Le comte Meyners d'Ëstrey, dans les Annales de V Extrême Orient, le P. Brucker,
dans les Etudes religieuses, philosophiques et littéraires, M. Angelo de Gubematis,
dans la Nuova Antologia, et la Société des arts et des sciences de Batavia, ont déjà
fait l'éloge de la remarquable traduction du Makâta radja-râdja que vient de nous
donner M. Aristide Marre , auteur d'importants travaux sur le malais , le malgache et
les langues océaniennes. Nous aussi, nous applaudissons aux efforts de cet orienta-
liste distingué , et nous faisons des vœux pour que la Couronne des Rois soit prochai-
nement suivie de quelque œuvre capitale sur l'histoire si peu connue des peuples
malais.
Camoens et les Lusiades, étude biographique, historique et littéraire, suivie du
poème annoté, par Clovis Lamarre, docteur es lettres, administrateur de Sainte-
Barbe. Paris, imprimerie de E. Capiomont et V. Renault, librairie de Didier, 1878,
in-8* de vii-6 1 4 pages. — Camoens a eu le mérite non seulement de créer la langue
épique en Portugal, mais d'être, parmi les modernes, si l'on excepte Dante, lèpre-'
mier qui ait composé une épopée digne de ce nom. Le Tasse et Milton en effet, ne
vinrent qu'après lui. Il a fait entrer dans son œuvre tout ce qui pouvait rehausser la
gloire de son pays , toute cette série d'actions éclatantes qui , après avoir établi Fin-
dépendance de la nation portugaise, l'avaient conduite graduellement à Tétiblisse-
mentdu vaste empire fondé en Asie. Ce n'est pas un héros qu'il célèbre, c'est un
peuple de héros, c'est la race entière de Lusus, os Lusiadas, aussi grande par ses
découvertes maritimes que par ses conquêtes militaires. Et, si les Portugais le vénèrent
avec raison comme leur poète national , les lecteurs de tous pays admirent en lui un
grand génie et une belle âme. Aussi le public français ne manquera certainement
pas de savoir beaucoup de gré à M. Lamarre de l'élégante traduction qu'il vient de
nous donner des Lusiades ainsi que de l'étude si consciencieuse et si développée
qu'il a consacrée au poète et à son œuvre. La moitié environ du volume est remplie
par la traduction elle-même, accompagnée de nombreuses notes mythologiques et
i
580 JOIRNAL DES SAVANTS. — SEPTEMBRE 1879.
géographiques et de fréquentes citations des poètes anciens dont Camoens s* est ins-
f)iré, ou des auteurs modernes qui Tont imité. Les trois cents premières pages ren-
érment une vie du poète, un examen critique de son œuvre, et un intéressant aperçu
de riiisloire du Portugal jusqu*à la mort de Camoens, résumé de faits généralement
peu connus parmi nous, et qui était fort utile, sinon indispensable, pour la complète
intelligence des Lusiades.
Chez les Anglais, par Louis Dépret. Paris, imprimerie de J. Clayc et A. Quanlin,
librairie de Hachette, 187g. in-ia de 33 1 pages. — M. Louis Dépret, dont nous
annoncions récemment un recueil de pensées couronné par f Académie française.
Comme nous sommes , a réuni , sous le titre que nous venons de transcrire , un choix d'ar-
ticles relatifs à des sujets intéressant Thistoire littéraire de TAngleterre. Les poètes
sont le principal objet de ses recherches , et, dans ses jugements sur eux, se révèle le
poêle aussi bien que Tobservaleur pénétrant et délicat. Les chapitres qu*il a consa-
crés à Shakespeare, à Dickens, et peut-être plus encore rétudequ*il a faite des œuvres
du poète américain Longfellow, nous paraissent particulièrement dignes d*ètre si-
gnalés.
La Bihltothèquc nationale, son origine et ses accroissements jusqu'à nos jours, notice
historique par T. Mortreuil, secrétaire de la Bibliothèque nationale. Péronne, im-
primerie de Trépant; Paris, librairie de Champion, 1878, in-S" de 174 pages.
Celte notice, écrite avec beaucoup de soin et de méthode, est un résumé des
principaux événements qui ont marqué f histoire de la Bibliothèque nationale. On
peut la con.sidérer en quelque sorte comme une nouvelle édition de rj^irai publié en
1782 par Le Prince, essai auquel ont été ajoutés de larges emprunts faits à la ré-
cente publication de M. le vicomte Delaborde sur le département des estampes, et
surtout au savant ouvrage de M. Léopold Delisle intitulé : Le Cabinet des manuscrits
de la Bibliothèque nationale, L*auteur a aussi fait usage , pour la partie moderne , de
documents conservés dans les archives de la Bibliothèque. La publication de cet
utile travail est un service rendu aux érudits qui ont besoin d*un guide pour Icur^
recherches dans notre grand dépôt littéraire.
TABLE.
PafW.
Fragmenta philosoj>honim grapcoruni, etc. (3' et dernier article de M. É. Egger.) 517
Musée des Archives départementales. (Article de M. A. Maury.) 527
Étude sur la géographie comparée. (2* et dernier article do M. de Saulcy.) 537
Le Secret du Roi ( 1" artide de M. E. Caro.) 50
Étude sur des maximes d*£tat. (3* et dernier article de M. G. Ilanotaux.) 561
Lettres inédites de La Grange 572
Nouvelles littéraires 575
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
OCTOBRE 1879.
Le Secret du Roi, correspondance secrète de Louis XV avec ses
agents diplomatiques {1752-177 à), par le duc de Broglie, de M-
cadémie française y 2 vol.» Calmann-Lévy, 1879.
DBUXièlfE ET DERNIER ARTICLE ^
Après Rosbach commence, pour le Secret da roi, une phase toute
nouvelle et vraiment des plus singulières. Par une de ces demi-mesures
dont il avait le goût, ie roi retire le comte de Broglie de Pologne, mais le
charge, malgré cela, de continuer à diriger la correspondance. Gomme
auparavant, mais sans aucun caractère odiciel, le comte fut invité à
recevoir, par l'intermédiaire de Tercier, premier commis au ministère
des affaires étrangères, communication de toutes les dépêches de Var-
sovie et même de Constantinople et de Pétersbourg, et h donner régu-
lièrement, comme par le passé, son avis sur la situation des intérêts
français dans chacune de ces résidences. L'ambassadeur disgracié dé
Pologne gardait ie ministère des confidencL^s royales. Étrange fortune
d*un diplomate si actif, si habile, prêt à toutes les grandes entre-
prises, et qui acceptait ainsi, non sans une grande diminution de sa di-
gnité personnelle, ie portefeuille obscur d'une diplomatie toujours
désavouée, qui n'avait plus désormais ni but précis ni motif sérieux.
L'ambassadeur, redevenu soldat dans l'armée de son frère le maréchal,
' Voir le cahier de septembre 1 879 , p. 55o.
là
582 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
ne dut consentir à ce sacrifice d*amour-propre que dans Tintention de
conservera tout prix un moyen de communication direct avec le roi,
qui lui permit de venir en aide aux intérêts menacés de son frère et de
contrecarrer sous main finimitié du ministre, le maréchal de Bellisle.
Mais dès lors aussi, il faut bien le dire, et fauteur du livre en fait
faveu, la correspondance secrète devint surtout finstrument de fam-
bition d'une famille. Le salut de la Pologne, but à peu près désespéré
de tous les efforts du comte, ne fut plus que le prétexte.
Il est juste d'ajouter que bien que le comte eût le tort de continuer,
dans un intérêt de grandeur personnelle, des relations équivoques et
devenues inutiles, il ne chercha jamais dans ses communications avec
le roi une occasion de complaisance et d'adulation, et sesconseib, dont
il n'espérait plus d'effet, furent toujours ceux que lui dictaient sa cons-
cience et le bien public. Même dans f exil où il accompagne son frère
après les violents démêlés qui suivirent la défaite de Filingshausen et
qui partagèrent Paris et la cour entre Soubise et le maréchal de Broglie,
il poursuit encore le projet de faire à la France des adhérents et un
parti en Pologne au milieu de fanarchie et dans le progrès croissant de
finfluence russe. Quand s'ouvre la succession au trône de ce malheureux
pays, il ne cesse d'inventer, de suggérer plans sur plans. Aucun n'est
adopté, aucun peut-être, à cette époque, ne pouvait fêtre. Lorsque le
grand scandale du partage se produit et que l'opinion publique s'émeut
entre findifférence aOectée du roi et la surprise non moins affectée du
ministre d'Aiguillon , c'est au comte de Broglie que Louis XV s'adresse
pour lui demander un exposé général de la situation des relations ex-
térieures. Il était bien temps ! C'était, du moins, une sorte de témoignage
de reconnaissance tardive et singulièrement platonique à fégard de
l'infatigable conseiller dont les avis persévérants, s'ils avaient été suivis,
auraient pu arrêter la France sur la pente de la décadence politique,
et le roi sur celle du déshonneur.
Deux occasions s'étaient offertes au comte pour se retirer de cette di-
plomatie secrète où les instructions étaient si vagues, l'appui si incer-
tain, l'hostilité des ministres assurée, fhonneur médiocre. C'est quand
il fut rappelé du poste de Varsovie en 1 768, et surtout en 1 77 1 ,quand,
par un choix inexplicable et comme pour lui donner un nouveau té-
moignage de sa royale ingratitude , Louis XV lui préféra le frivole duc
d'Aiguillon pour le ministère des affaires étrangères. On comprend à la
rigueur que le comte, animé de la passion du bien public, n'ait pas eu
le courage de renoncer à maintenir ses communications directes avec
le roi, aussi longtemps qu'il n'avait pas rempli la carrière dont il avait
LE SECRET DU ROI. 583
mesuré d'avance Fëtendue, et tant qu'il gardait encore l'espoir de la
remplir. On comprend que cette intelligence toute politique et débor-
dante d'idées n'ait pas voulu renoncer à la perspective d'un rôle à sa
taille et aux chances d'un ministère qui aurait pu avoir, sous sa direc-
tion, de la grandeur. Mais quel inexcusable compromis avec sa cons-
cience et sa dignité put le retenir dans les embarras et les équivoques
de la diplomatie secrète, après que la dernière épreuve de la malveil-
lance du roi fut faite, et qu'il devint évident, pour lui et les siens, que
Louis XV estimait ses talents et n'avait aucun goût pour sa personne ? Le
comte de Broglie touchait enfm à ce but, obscurément poursuivi, durant
une si longue suite d'années et de travaux, par son juste orgueil autant
que par son patriotisme, et dont ne le séparait plus que l'insignifiante
personnalité du duc de la Vrillière, et ce but, au moment où il croit
l'atteindre, lui échappait sans retour. Et cette fois encore le comte ne se
retire pas. blessé, mais la tête haute, sous sa tente! Et il recommence
sa toile de Pénélope! Il se remet avec une ardeur obstinée, mais fati-
guée, à édifier de nouveaux plans, une nouvelle diplomatie sur le
papier! Déplorable faiblesse d'un cœur né pour de hautes destinées,
s'y acharnant malgré la fortune, et ne sachant pas y renoncer fièrement,
quand elles ont fui pour jamais hors de sa portée par le fait d'un
inexorable et sénile caprice que tant de mérite et de dévouement gra-
tuits n'ont pu fléchir.
Il expia durement cette grave erreur. La fin de la diplomatie secrète,
qui avait eu ses jours brillants, fut triste. Déjà, en 1766, la lutte du
chevalier d'Éon, à Londres, contre son ambassadeur, M. de Guercby,
lutte pleine de scandales et de révélations indiscrètes, avait failli
plus d'une fois compromettre le nom et la personne du comte. L'arres-
tation de son courrier Hugonnet, porteur de lettres pour d'Lon, avait
mis en éveil son ennemi naturel, le ministre, duc de Praslin, et jeté
l'alarme au cœur du roi, qui trembla comme un coupable de voir le se-
cret découvert. Il avait fallu mettre dans la confidence le lieutenant de
police, M. de Sartines, il avait fallu préparer et rédiger d'avance les
réponses d'Hugonnet, pour qu'on ne découvrit rien officiellement
des menées du ministère secret. Mais que de périls courus et d*humi-
liations dévorées, et pour échapper aux soupçons de M. Praslin et pour
arracher à d*Éon les papiers confidentiels dont il ne rendit qu'une partie,
se réservant le reste pour exercer k son heure le chantage le plus
effronté!
Ce fut bien pis, en 1 ^yS , quand une obscure intrigue, formée par le
colonel Dumouriez et un diplomate sans emploi, Favier, fut saisie par
74.
584 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
le duc d'Aiguillon , qui crut avoir découvert un crime d*Ëtat, et réussit
un instant à impliquer dans Taffâire le comte de Broglie lui-même. En
vain le comte proteste, en vain il écrit au roi et au duc d'Aiguillon;
Tun, selon son habitude, ne lui répond pas, Taulre lui répond d*une
manière hautaine. En vain il se rend encore une fois auprès de M. de
Sartines, qui lavait tiré d'emharras en iy66 et qui doit savoir la vérité.
Cette fois M. de Sartines reconduit. On Taccable d avanies, et à la cour
et dans la société parisienne, et le roi, qui peut le justifier d'un mot, se
tait. On lui retire même la seule faveur quil ait obtenue du roi, une
faveur tout honorifique, ceUe d'aller chercher jusqu'à Turin, comme
ambassadeur, la nouvelle comtesse d'Artois. Et le roi se tait toujours.
L'humeur altière du comte se réveiile ; il écrit au duc d'Aiguillon
une lettre insolente qui est soumise au conseil : le roi parle enfin, et
c'est pour l'exiler à RuOec. 11 demande à être jugé, il écrit de la manière
la plus pressante au roi; le roi ne veut pas recevoir ses lettres et refuse
de recevoir la comtesse de BrogUe, qui est venue porter plainte à Ver-
sailles et demander que l'on rende au comte l'honneur, puisque, dans les
mœui^s et les idées du temps, l'honneur d'un gentilhomme dépendait
d'un caprice royal, qui l'ôtait ou le restituait à son gré. L'obstiné silen-
cieux meurt sans avoir rendu ses bonnes grâces à celui qui avait tant
souffert pour garder intact le Secret du roi.
Un nouveau règne ranime les espérances de l'exilé. Louis XVI lui ac-
corde la grâce de se justifier. On le rappelle d'exil, on remet l'examen de
toute la correspondance secrète à une commission composée de MM. de
Vergennes et de Muy, auxquels le comte obtient de faire joindre M. de
Sartines. Après un consciencieux débat, une déclaration solennelle et
motivée justifie pleinement le comte; une lettre honorable du roi re-
connaît hautement que sa conduite a été celle d'un bon et loyal serviteur.
Mais ce fut tout ; ce n'était pas assez pour le comte. Ses exigences gran-
dirent avec l'éclat tardif de la justice qui lui fut rendue. Il demanda
quelque marque de la faveur royale qui fermât la bouche aux envieux.
Ici Louis XVI se montre inexorable. On sent combien toute cette affaire
ténébreuse, compliquée des intrigues plus ou moins équivoques qui
semblaient s'y ramifier, pèse à sa conscience, et comme il a hâte d'en
finir avec tous ces mystères. Il en garda une sorte de défiance qui pesa
sur le reste de la vie du comte, ni disgracié ni rentré en grâce. Lorsque,
plus tard, le gouvernement français déclara la guerre à l'Angleterre pour
Findépendance de l'Amérique, et qu'un camp fut formé sur la côte de
Normandie pour préparer une descente sur la côte anglaise, c'était une
bien légitime espérance pour le comte que celle d'être appelé à com-
LE SECRET DU ROI. 585
mander rétat-major de son frère, le maréchal, désigné pour diriger Tex-
pédition, dont il avait lui-même autrefois remis un projet détaillé à
Louis XV. Là encore sa mauvaise fortune le poursuit, il n est pas nommé ,
et, dans son dépit, qui ne connaît plus la prudence, il cherche d où a pu
partir ce dernier coup; il croit découvrir que labbé Georgel , secrétaire
du cardinal de Rohan, Ta calomnié auprès du minbtre, M. de Mau-
repas. Et le voilà engagé, malgré Tavis de:sa famille, dans une nouvelle
aventure, un procès de diffamation , qui n aboutit qu'à une nouvelle ca-
tastrophe. Les mauvaises dispositions du public et des magistrats à son
égard, jointes au peu de consistance des preuves, amenèrent un terrible
arrêt qui déchargeait 1 abbé Georgel et déboutait le comte de sa plainte
en termes injurieux. Ce fut le dernier effort qu'il tenta. Sa mauvaise
étoile remportait sur tant de chances favorables que lui avaient don*
nées et ses brillantes facultés et le commerce intime avec le roi. Il ae
retira dans ses terres, oii il mourut en i yS i , à Tâge de soixante-deux ans,
victime jusqu'au bout de cet égoîsme royal qui, vivant, l'avait com*
promis par ses confidences , et mort , par son silence , comme si le comte
avait été coupable d*un autre crime que d'avoir porté vingt-deux ans le
Secret du roi. Un fardeau bien lourd, en effet, qui écrasa une brillante
destinée, et qui, retombant de tout le poids du mystère et même, à cep-
tains jours, du désaveu royal, sur des idées patriotiques, leur ferma obs-
tinément toute issue vers la lumière, c est-à-dire vers la publicité qui
les aurait répandues en popularisant un nom , ou vers le pouvoir qui les
aurait mises à l'épreuve.
Au-dessous du comte de firoglie, le véritable chef, l'inspirateur et le
soutien do la diplomatie secrète, combien de personnages diversement
intéressants, mais tous finement dessinés au passage, qui s'y mêlent ou
s'y faufdent, s'y dévouent ou veulent l'exploiter; c'est Thonnête Durand,
le confident grave et un peu gauche du Secret, dont le bon sens étroit
demandait à être guidé au milieu de ces manœuvres changeantes, et qui
se perdait facilement dans toutes ces métamorphoses; c'est l'excellent
Tercier, le premier commis des affaires étrangères, le dépositaire de
tous les chiffres et de toutes les pièces de la correspondance, un des
types les plus accomplis de ces bons serviteurs de l'Etat, hommes de mé-
rite inconnus appelés à tout diriger sans jamais paraître , exclus par leur
naissance du droit d'aspirer au premier rang, mais, en revanche, sur-
vivant à la rapide succession des ministres, échappant par leur humilité
même au caprice des destitutions arbiti*aires, gardiens de toutes les tra-
ditions et devenant, à la longue, à travers la frivolité et l'intrigue de
leurs chefs, le ressort fixe et principal, bien qu'inaperçu, de toute notre
586 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
politique extérieure ^ C'est Hennin, en Pologne; M. de Vergennes à
Constantinoplc; Bon à Bruxelles; Chrétien à Stockholm; le chevalier
Douglas et plus tard Marbeau à Saint-Pétersbourg; le soldat poète-,
le favori des salons de Paris, Guibeit à Vienne; Cbâteauneuf, en
Espagne.
Et je ne parle pas des missions secrètes, agissant en dehors de la
diplomatie officieuse du comte de firoglie, Martange à Londres, le
général Monnet à Varsovie. Il y a un moment où Louis XV conspire
non seulement contre son ministère officiel , mais contre son ministère
clandestin, et où sa main furtive semble s égarer dans la multiplicité
des fils qu elle tient, quelle agite et qu*elle emmêle. Puis viennent les
agents de hasard, recrutés par les uns ou par les autres, poursuivant
secrètement quelque visée particulière, agissant ou bien avec Tassen-
timent du roi, ou d'accord avec le comte de Broglie, ou d'accord avee
un des ministres, sans parler de ceux qui se donnent des missions à eux-
mêmes, ou transforment à tel point celles qu ils ont reçues, qu*on dirait
qu ils agissent pour leur propre compte : tels le chevalier ou la cheva-
lière d*Éon, se mettant pendant dix ans en rébellion ouverte , à Londres,
contre f ambassadeur, M. de Guerchy, contre le ministre, le duc dé
Prasiin, contre le roi lui-même, contre le chef de la diplomatie secrète,
qui est obligé de capituler devant son audace, enfin remportant son plus
beau triomphe, ajoutant à tous ses succès équivoques la gloire incom-
parable de faire de Beaumarchais sa dupe, de Beaumarchais, qui lui
aussi participe un instant au Secret, à fheure de la liquidation. Tel
aussi Favier, le diplomate libertin, sans mœurs, sans argent, mais non
sans idée; tel enfin Dumouriez, qui s*annonce déjà avec fracas dans un
rang subalterne , qui perce à travers cette nuée d'intrigants avec la verve
effirontée d'un esprit supérieur, sans scrupule et sans moralité.
Nous ne devons pas omettre, dans cette revue rapide des person-
nages qui occupent les seconds plans de Touvrage, le caractère épiso-
dique de labbé de Broglie, mêlé intimement à l'histoire du maréchal
et à celle du comte, ses neveux, par Taflection qu il a pour eux, par les
conseils quil leur donne, par le droit de direction et de remontrance
qu'il s'arroge sur eux, par la tutelle qu'il prétend exercer, par sa protec-
tion toujours en acte pour leur épargner une maladresse ou réparer
leurs bévues auprès des ministres et à la cour, pour refaire enfin k
chaque instant la trame de leur fortune, que brisent Thumeur Apre et
l'entêtement héréditaire. Non pas que le grand abbé , comme on l'appelait
* I" vol. , p. a36-a4o.
LE SECRET DU ROL 587
à Versailles, se distinguât des autres parle tour même de son esprit, qui
était vif et moqueur comme celui de tous ses parents; mais on nous dit
et on prouve qu il avait Tart d'employer cette verve mordante à divertir
et non à offenser ses supérieurs ^ Cest d'un crayoq vif et enjoué que
Tauteur nous dessine la silhouette de Tabbé de Broglie, avec sa grande
taille désossée, sa tenue peu soignée, le rabat malpropre, un propos
toujours railleur et libre, tout Tair, en un mot, d'un personnage sans
conséquence, mais, k Taide même de tous ses défauts ou de ses ridicules,
adroit à se glisser dans l'intimité des ministres et même des princes,
servant l'ambition des uns, trompant Tennui des autres, lançant contre
les uns et contre les autres de terribles boutades, et s'arrangeant
toujours pour avoir les rieurs de son côté, habile à se ménager les
bonnes grâces dune partie du ministère qui l'employait à travailler,
contre l'autre, tandis qu'il faisait rire le roi aux dépens de tous les deux.
«Le vrai prodige de son habileté avait été de se faire admettre dans le
« cercle intime de la reine et de la dauphine , sanctuaire de haute dévo^
a tion d'où il semblait que la liberté de ses allures aurait dû l'exclure.
«Cependant, comme, malgré sa mauvaise tenue, on ne lui reprochait
« aucun désordre grave, il avait fini par forcer la porte de cette enceinte
a réservée, et, une fois admis, il y apportait un mouvement et une dis-
«traction inaccoutumés. Il charmait la monotonie de longues soirées,
«imparfaitement remplies, pour les princesses, par la tapisserie et le est-
«vagnol, grâce à une inépuisable fécondité d'anecdotes toujours gaie-
«ment racontées. Fussent-elles même un peu trop gaies, les saintes
« dames ne s'indignaient qu'en souriant avec ce plaisir secret qu'éprouvent
«parfois les bonnes âmes à entrevoirie mal qu'elles ignorent, à côtoyer
«le vice et le scandale, quand elles sont certaines de n'y pas tomber...
«Tout ce crédit savamment acquis, l'abbé ne l'employait pas pour lui-
« même. Indifférent à sa propre fortune , il avait la passion de son nom
«et de sa race; il semblait avoir fait avec ses parents un partage de
«rôle, en vertu duquel, pendant qu'eux servaient l'Etat, lui se chàr-
«geait de les servira la cour, et de leur faire obtenir ce qu'ils s'occu-
« paient à mériter.» Il faut le voir lorsqu'une difficulté s'élève, lors-
qu'on déni de grâce ou de justice menace quelqu'un des siens, en 1 760,
par exemple, lorsque son neveu le maréchal, prenant la direction de
l'armée du Rhin , qu'il doit conduire à la victoire de Corbach, rencontre,
à chaque demande qu'il fait, l'hostilité plus ou moins sourde du mi-
nistre de la guerre ; il faut voir alors le grand abbé , avec quelle verve
* F" vol. p. a 7, 876 et passlm.
f
588 • JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
de bonne humeur il s'emploie à tourner les obstacles ou à les aplanir,
a courant à toute heure de place en place, suant sang et eau, tantôt
«pour faire rendre justice, tantôt pour faire entendre raison à ses
a neveux, plaidant pour leurs réclamations et excusant leurs vivacités,
a montant du soir au matin tous les escaliers de Versailles ou des mi-
onistères, pénétrant dans le boudoir deM"^ de Pompadour ou dans les
« appartements intérieurs de la dauphine, forçant la porte du maréchal
« deBeilisle ou prenant place à la table toujours ouverte des deux fameux
« financiers, les frères Paris. » Il y a là quelques scènes de haute comédie,
racontées avec une verve incomparable par le grand abbé, et où l'on
voit comme il sait sauver les situations embarrassées par des facéties
d'un goût plus ou moins heureux. Diplomate du genre gai, et unique-
ment au service de sa famille, tel fut ce singulier abbé. Ses bons mots,
qui étaient fort goûtés et fort redoutés, sont restés dans les mémoires
du temps; ses lettres, qui sont amusantes comme ses bons mots, méri-
taient de nous être rendues.
Ainsi, dans cette grave histoire, les scènes comiques ne font pas
défaut. Il y en a une qui dure longtemps, qui remplit toute une partie
du second volume, et dont Tintérêt, se variant sans cesse, ne s*épui8e
pas un seul instant : çest celle que conduit, pendant près de dix
années le chevalier d'Eon avec des ressources d'esprit, une ténacité
inouïe, un art digne d'un dramaturge. Beaucoup de détails inédits,
tirés des papiers du comte de Brogiie, viennent combler les lacunes de
cette comédie et en expliquer les invraisemblances. Ce qui domine,
néanmoins, dans cet ouvrage considérable, c'est la note sérieuse, la
note politique, l'étude des grandes affaires auxquelles s'est trouvé
mêlé, pendant près d'un quart de siècle, le comte de Brogiie, et dont
il avait, plus qu'aucun autre personnage de son temps, plus que Ghoi*
seul même, l'instinct, Tintuition, je dirais peut-être le génie, si les
duretés de la fortune ne lui avaient refusé l'occasion d'appliquer ses
idées et de les éprouver au feu. L'auteur ne se contente pas d'exposer
ces idées, il les juge, il les replace dans leur milieu, et, à cette oc-
casion, élargissant son cadre, il nous retrace, d'un pinceau libi*e et
vif, des tableaux d'histoire qui se gravent dans l'esprit. Nous cite-
rons surtout, comme des morceaux d'une grande valeur, la peinture
de la Pologne au moment où le comte de Brogiie y arrive, la lutte
stérile du roi Auguste de Saxe contre l'invasion brusque de Frédéric,
les deux campagnes du maréchal de Brogiie, celle de 1 769 qui se ter-
mine à Bergen, et celle de 1761 qui, sous l'action des intrigues de cour,
s'achève si malheureusement par la bataille perdue de Filingshausen;
590 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
La Morale AyGiAisE contemporaine, morale de Vulilité et de révolu-
tion, par M. GuyaUy ouvrage couronné par V Académie des sciences
morales et politiques. — 1 volume in-S^ de xii'à20 pages y librairie
Germer-Baillière et 0% Paris, 1879.
DEUXIEME ARTICLE ^
La morale utilitaire, en passant de Bentham à Stuart Mili, a déjà
reçu de telles modifications, qu'il nest pas toujours facile d'y retrouver
la pensée de son fondateur. En passant de Stuart M ill à Herbert Spencer,
elle subit une transformation encore plus profonde. Elle s'unit si étroi-
tement à la théorie de l'évolution, quelle ne aemble former avec elle
qu'un seul et même système. On peut dire que Stuart Mill, en soutenant
que nos sentiments moraux sont en grande partie le fruit de l'héré-
dité, avait admis la théorie de l'évolution dans une mesure circons-
crite. Mais il était réservé à Herbert Spencer de l'étendre à toute la
nature et d*en faire la condition même de l'existence, la loi universelle
de tous les êtres, par conséquent ia loi de l'humanité. Cette loi, il ne l'a
pas empruntée à Darwin, comme on est disposé à le croire, sur la ré-
putation que celui-ci a conquise dans notre pays. C'est Darwin, au
contraire, qui l'a empruntée à Herbert Spencer, son guide et son
maître avoué dans les questions de morale. Les deux philosophes, quand
on les compare entre eux, soit dans leurs méthodes, soit dans leurs
idées, sont d'ailleurs loin de se ressembler. La méthode de Darwin,
celle qu'il suit réellement ou qu'il a la prétention de suivre alors même
qu'il la remplace par l'hypothèse, c'est la méthode qu'emploie Thistoire
naturelle, c'est-à-dire la méthode expérimentale. La méthode de Her-
bert Spencer, comme on pourra bientôt s'en assurer, c'est ia méthode
synthétique, la méthode a priori, qui procède du tout à la partie, de
l'unité à la multiplicité, de l'absolu au relatif; c'est la méthode que
Hegel et Spinosa ont mise en usage dans l'intérêt de deux systèmes tout
différents. Pour Darwin, la loi de l'évolution ne s étend pas au delà de
la nature animale; c'est dans l'animalité qu'il croit reconnaître, sous
leur première forme , les instincts et les habitudes qui distinguent au-
' Voyez, pour le premier article, le cahier d*août, p. 453.
b«2 JOUIUNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
en soi, qu'elle est absolument nécessaire; par conséquent, que la force
est permanente.
Si Ion veut bien analyser cette proposition, on y trouvera, non pas
un seul principe, mais deux principes différents, dont l'un appartient
à Hegel et l'autre à Spinosa. Cette force permanente, quil faut ad-
mettre avant toute chose et sans laquelle rien n*existe et rien n'est pos-
sible, n'est-ce pas la cause en soi du spinosisme, la cause éternelle,
identique de toute existence? car il serait difficile de trouver une diffé-
rence entre la permanence et Tidentité. Et quand, de la nécessité qu'il
aperçoit dans la pensée, le philosophe anglais fait une nécessité réelle,
absolue, il reproduit, à son insu ou autrement, la maxime hégélienne :
« Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel. »
Ces deux principes, que Herbert Spencer s est vainement flatté de con-
fondre en un seul, se font sentir, tantôt à la fois, tantôt séparément,
dans toutes les parties essentielles de sa philosophie. Nous en trouvons
un premier exemple dans l'idée même de l'évolution.
Qu'est-ce, en effet, que l'évolution, si l'on prend ce mot, non dans
le sens particulier qu'y attachent les naturalistes, mais dans l'acception
générale, à vrai dire métaphysique, que lui donne Herbert Spencer?
La force, selon Herbert Spencer, étant permanente, ou ne pouvant ni
commencer ni finir, toute manifestation nouvelle d'une force ou toute
force qui nous parait nouvelle , que nous avons vue commencer, doit être
considérée comme un effet, comme une transformation d'une force pré-
existante. C'est cette transformation de forces identiques dans une série
d'effets plus ou moins transitoires, qu'on appelle l'évolution. L'évolu-
tion n'est donc pas autre chose que ce que, dans le système Hegel, on
appelle le procès , ie processas. Seulement, tandis que Hegel, plus con-
séquent avec lui-même, ne reconnaît qu'un seul principe d'où décou-
lent, d'où procèdent à la fois l'être et la pensée; tandis que Spinosa
n'admet qu'une seule cause en soi , Herbert Spencer suppose toujours
l'existence de plusieurs forces, d'une multitude de forces également
permanentes, c'est-à-dire également identiques, également nécessaires,
et voilà ce qui fait que sa philosophie, quelque valeur que présentent
en elles-mêmes plusieurs de ses propositions, repose sur une base tout
à la fois arbitraire et contradictoire. Il est arbitraire, quand on veut
tout ramener à des faits essentiellement variables, d'affirmer que ie
principe de ces faits demeure identique, permanent, nécessaire. Il est
contradictoire de supposer plusieurs causes nécessaires.
Herbert Spencer ne se contente pas de dire, sans alléguer même une
apparence de preuve, que le monde est le produit de plusieurs forces;
im JOUhNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
Qu est-ce donc que la loi morale dans le système de Herbert Spencter?
uCe que nous appelons, dil-il, la loi morale, la loi de la liberté dans
«régalité, est la loi sous laquelle Tindividuation devient parfaite ^ « Et
comment Tindividuation deviendra-telle parfaite? Si les conditions ex-
ternes qui sont indispensables à son développement sont scrupuleuse-
ment respectées. «Quand chaque homme unira dans son cœur à un
«amour actif pour la liberté des sentiments actifs de sympathie pour
«ses semblables, alors les limites de Tindividualité qui subsistent encore,
«entraves légales ou violences privées, s effaceront; personne ne sera
«plus empêché de se développer; car, tout en soutenant ses propres
«droits, chacun respectera les droits des autres. La loi n imposera plus
«de restriction ni de charges; elles seraient à la fois inutiles et impos-
«sibles^. »
La moralité consiste donc à n apporter aucune entrave, aucune li-
mite au développement de Tindividualité. Le plus haut degré de mo-
ralité est inséparable du plus haut degré d*individualité , et la moralité
de l'individu ne peut exister sans celle de la société. La moralité par-
faite, rindividuation parfaite et la vie parfaite seront réalisées en même
temps, mais elles ne le seront que dans f homme parfait, ou, comme
rappelle Herbert Spencer, ïhomme définitif,
La terre verra-t-elle jamais ce prodige? Oui, certainement nous ré-
pond Herbert Spencer, parce que la loi d'évolution ne connaît pas
d'obstacle ; parce que le progrès est une nécessité comme le développe-
ment de l'embryon ou leclosion d'une fleur. La fleur dont Téclosion
est réservée à l'avenir, c'est l'homme parfait, c'est la société parfaite.
Cette perfection, d'ailleurs, n'a rien de mystique ni d'idéal. FA\e
consiste dans le développement des organes aussi bien que des senti-
ments et de l'intelligence. Elle ne dépasse pas le terme vers lequel la
loi de l'évolution conduit toute la nature et qu on remarque surtout
dans la nature animale : l'adaptation des êtres au milieu dans lequel ils
sont appelés h vivre. «Les modifications que l'humanité a subies, dit
«M. Spencer, et celles qu'elle subit de nos jours, résultent de la loi fon-
« damentale de la nature organique, et, pourvu que la race humaine ne
« périsse point et que la constitution des choses reste la même, ces mo-
« difications doivent aboutir à la perfection. Il est sûr que ce que nous
« appelons le mal et l'immoralité doit disparaître; il est sûr que l'homme
« doit devenir parfait *. »
* Citation de M. Guyau, p. 171. — * Ibid,, p. 172. — * Passage dté par
M. Guyau, p. 173.
LA MORALE ANGLAISE. 595
Ce n'est pas seulement la loi générale de l'évolution qui nous oblige
à compter sur cette transformation finale de l'espèce humaine, mais
aussi la condition d'harmonie sous laquelle cette loi s'accomplit, c'est-
à-dire le rythme. Le rythme qui préside à l'évolution de l'humanité ne
nous a oHert, jusqu'à présent, que de brusques oscillations. C'est tantôt
l'individu qui l'emporte et tantôt la société. Ce sont des alternatives de
révohition et de réaction, de guerre et de paix, à travers lesquelles nous
avançons avec lenteur et avec peine. Mais peu à peu l'équilibre s'éta-
blira entre ces forces opposées comme entre les plateaux d'une ba-
lance. L'individu et la société se feront contrepoids sans se gêner Yun
l'autre, tout au contraire, en se prêtant un harmonieux concours. Ils
savancenttous deux, par une marche régulière, «vers une époque de
«liberté et d'égalité où les sentiments des hommes, étant adaptés aux
« conditions d'existence de notre espèce, leurs désirs obéiront spontané-
a ment à la grande loi économique de ToOre et de la demande, qui
« prend alors le nom de justice ^ »
A ces considérations sur les lois générales qui gouvernent l'humanité
et sur le terme final de sa marche à travers les siècles, vient se joindre
une analyse psychologique du cœur humain, c'est-à-dire des sentiments
qui déterminent nos actions- et qui constituent les éléments de notre
vie morale. Ces sentiments n'ont pas toujours existé chez l'homme, ils
sont le produit des impressions recueillies successivement par plusieurs
générations et conservées par l'hérédité. Ils se divisent en trois classes :
les sentiments égoïstes, ou, pour parler la langue d'Herbert Spencer,
égoïstiques, qui se rapportent à l'individu; les sentiments aUraistes qui se
rapportent à nos semblables et à la société prise en masse; enfin, les
sentiments ego-altruistes , qui forment une classe intermédiaire entre les
deux premières. Les sentiments altruistes, étant ceux qui s'adaptent le
mieux aux conditions les plus essentielles de l'ordre social , finiront, à la
longue, par l'emporter sur tous les autres, sans toutefois les remplacer»
Au premier rang des sentiments de cette espèce se placent la généro-
sité, la pitié, l'amour de la justice, qui n'est autre chose que l'amour de
la liberté personnelle éveillé en nous par la puissance de la sympathie au
profit de la société quand nous voyons la liberté des autres en butte à
quelque restriction ou à quelque violence. Cela même nous fait com-
prendre l'utilité et le rôle indispensable des sentiments égoïstes. En
même temps qu'ils pourvoient à notre propre bien-être, ils nous inté-
ressent à celui de nos semblables. Celui qui a beaucoup souffert est
* Passage cité par M. Guyau, p. 174.
596 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
plein de pitié pour les autres. De même , celui qui a été blessé dans sa
liberté sera apte à comprendre les règles de la justice, qui ne sont que
les conditions de la libeité générale , identique elle-même au bonheur
et à la moralité du genre humain.
Transmis par Thérédité, devenus de plus en plu» impérieux par les
expériences accumulées dune longue suite de siècles, les sentiments
dont se compose la moralité des hommes et les idées qui y répondent
acquerront une puissance irrésistible. Ib nous feront Teffet toutà la fois
d*un instinct et d une science innée , et c est précisément ce double ca-
ractère qui leur a valu le nom d'intuition. L'intuition morale existe
donc, mais non pas au sens des philosophes de la vieille école, comme
une faculté éternelle et immuable; elle est le fruit de 1 expérience et
du temps, et doit rester subordonnée aux démonstrations de la science.
La morale n est donc ni une institution divine ni une institution hu-
maine, mais un résultat des forces et des lois de la nature. Dès lors il
est impossible quelle nait pas une sanction, aussi naturelle que ses
principes. Cette sanction se présente sous deux aspects, dont lun re-
garde les individus et l'autre les nations. L'individu qui ne se confor-
mera pas aux règles de conduite d'où dépendent à la fois son propre
bonheur et celui de la société, trouvera son châtiment dans une souf-
france intérieure assez semblable au remords. Cette souffrance, M. Spen-
cer la fait consister dans la contradiction qui existera entre l'acte condam-
nable et l'intuition morale devenue pour nous, comme nous le disions
tout à rheure, une impulsion impérieuse. Pour les nations le châtiment
sera plus terrible encore. Celles qui entreront en révolte contre des lois
qui ne sont pas auti*e chose, après tout, que les conditions mêmes de
leur durée, sont nécessairement condamnées à disparaître. Seulement
on peut demander à M. Spencer comment il se fait que, l'évolution
étant une loi irrésistible, la conscience humaine étant un effet fatal
de l'hérédité, il y ait des individus et des peuples capables de lui
résister.
Ainsi que Stuart Mill, M. Herbert Spencer ne sépare pas la morale de
la politique. Le gouvernement, selon lui, est un mal nécessaire, mais
un mal qui va en diminuant. Plus le sens moral se développera chez les
hommes, moins le gouvernement sera nécessaire, car il n'est que l'en-
semble des moyens qui font obstacle aux penchants antisociaux. A me-
sure que ces penchants disparaîtront, les mesures coercitives perdront
leur raison d'être; ce qui revient à dire que le respect de l'autorité dé-
cline dans la proportion où s'accroît le respect des droits de l'individu.
Le meilleur des gouvernements a été, jusqu'à présent, le gouver-
598 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
lion de ces différentes doctrines, qui représentent aujourd'hui avec le
plus d'autorité et d'éclat, non seulement la morale, mais la philoso-
phie anglaise, il y en a peut-être plus encore dans la critique à laquelle
il les soumet. C'est là que la souplesse et la vigueur de son esprit se
découvrent le mieux, et qu'il trouve le plus d'occasion de tirer parti de
la richesse et de la variété de ses connaissances. Ne pouvant pas rap-
porter, même en les rédubant à leur expression la plus sommaire, tous
les arguments qu'il oppose aux défenseurs de la morale de l'intérêt,
nous nous en tiendrons aux plus importants, en les ramejiant, à son
exemple , aux trois points suivants :
1° Aucun des systèmes sur lesquels se fonde la morale utilitaire ne
peut nous dire en quoi consiste et à quel critérium on reconnaît ce
bonheur dont ib font l'unique fin de l'homme , l'unique but de ses ac-
tions et de ses désirs ;
a^ Aucun de ces systèmes n'offre à l'honmie une règle de conduite
propre à le diriger dans la vie, un principe auquel il soit tenu d'obéir,
un principe d'obligation morale;
i"" Aucun de ces systèmes, en supposant qu'il existe une règle comme
celle dont nous venons de parler, ne peut lui offrir une sanction.
Pour ce qui est du bonheur, nous nous rappelons que Bentham le
fait consister dans les plaisirs, et que les plaisirs eux-mêmes, égaux
pour tout le reste, ne se distinguent les uns des autres, n'ont de valeur
que par la quantité. En conséquence, il en fait une matière de calcul,
il les soumet aux lois de l'arithmétique , de la dynamique et de la sta-
tistique. M. Guyau démontre, avec une grande abondance de preuves
et une rare délicatesse d'observations , qu'aucune de ces lois ne leur est
applicable. Comment évaluer en chiffires, comment ramener à une
somme composée d'unités homogènes, les différentes espèces de plai-
sirs qu'éprouve la nature humaine : plaisirs des sens , plaisirs du cœur,
f^aisirs de l'esprit, plaisirs esthétiques, plaisirs attachés aux relations
sociales, amitié, estime, admiration, enthousiasme, satisfaction de
conscience.^ Loin que les opérations de l'arithmétique puissent servir à
des plaisirs d'espèces différentes, elles ne trouvent pas même leur em-
ploi pour des plaisirs de même espèce. Il n'est pas vrai, par exemple,
que deux petits plaisirs en valent un grand, pas plus qu'il n'est vrai que
deux ou plusieurs poèmes médiocres valent un poème de génie.
Les rapports des plaisirs et des peines sont encore plus difficiles à
exprimer en nombre, sont plus difficiles à chiffrer, que les rapports des
LA MORALE ANGLAISE. 599
plaisirs comparés entre eux; et cependant cela est absolument nëces-
saii*e dans la doctrine de Bentham, puisque, de chaque plaisir qui nous
est offert, il faut déduire la peine qu il traîne à sa suite. La peine est
un genre à part qu on ne peut défalquer par une soustraction d un
autre genre, qui est le plaisir. Un plaisir coupable vous tente, vous
prévoyez le remords, car le remords existe d*une certaine façon dana
le système de Bentham; comment, de ces deux choses de nature si
différente, ferez- vous deux quantités de même espèce et direz-vous que
lune est plus grande ou plus petite que l'autre?
La dynamique des plaisirs donne lieu aux mêmes objections que
cette arithmétique imaginaire. Dans l'opinion, sinon de Bentham, du
moins d'un certain nombre de philosophes contemporains, partisans
de la morale utilitaire , tout plaisir et toute peine se ramènent h une
sensation, et toute sensation a sa cause dans un mouvement physiolo-
gique. Une sensation, d'après cette théorie, ne serait que la réaction de
la force sentante à l'égard de la force sentie, et, comme tout autre mou*
vement, tomberait sous les lois de la dynamique, par conséquent sous
les lois du calcul. M. Guyau, avec beaucoup de raison, conteste cette
assimilation du plaisir et de la peine à un rapport de deux forces. Tune
intérieure et l'autre extérieure. Les plaisirs et les peines qui ont un ca-
ractère purement moral sont di£Gciles à expliquer par l'intervention
d'une force extérieure; c'est en nous-mêmes, c'est dans notre seule
conscience qu'ils ont leur origine et leur cause; dès que nous leur attri-
buons une cause différente, ils cessent d* exister pour nous et rentrent
dans la classe des phénomènes organiques. La sensation elle-même re-
fuse de se prêter aux évaluations du calcul. Les éléments multiples
dont elle est formée, les sensations confuses dont elle est l'assemblage,
comme les sons indistincts qui entrent dans le bruit de la mer, les dé-
robent à toutes les formules mathématiques, et elle ne leur échappe
pas moins par son extrême mobilité, par la variété presque infinie qu'elle
emprunte aux circonstances extérieures et à notre propre activité. La
force de l'habitude, l'exaltation de la passion, lardeur de la foi, la
tension de l'esprit, vont quelquefois jusqu'à supprimer la douleur ou à
la réduire à des proportions imperceptibles, tandis que la lâcheté et I9
faiblesse en doublent l'intensité.
C'est surtout à la statistique appliquée à la morale du bonheur que
M. Guyau reproche de se repaître d'illusions. La statistique procède par
moyennes, tandis que les plaisirs et les peines sont essentiellement
personnels. Les moyennes, auxquelles les statisticiens attachent tant
d'importance» sont de pures abstractions, de pures conventions sans
76.
600 JOIRNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
réalité. li peut se faire qu*il n'y ait pas un seul individu dans lequel les
moyennes se réalisent. Il n'y a pas à tenir plus décompte des probabilités
dont la statistique fait usage pour combattre le vice et recommander,
sinon la vertu, au moins la modération et la prudence. Les plaisirs du
vice sont immédiats, sont certains; les peines qui les suivent quelque-
fois ne sont que probables; comment cette probabilité prévaudra-t-elie
contre la certitude? Cependant cette chance des peines à venir est le
seul frein que la morale de Tintérêt puisse opposer aux passions les
plus criminelles, lesquelles ne seraient plus criminelles si elles pou-
vaient se satisfaire impunément.
Stuart Mill, en tenant compte de la qualité des plaisirs aussi bien
que de leur quantité, nous donne certainement une idée plus haute
du bonheur que Benthani; mais il reste à savoir si la qualité des plai-
sirs nest pas plutôt un élément de moralité que de bonheur, par con-
séquent si elle ne change pas la base même de la morale utilitaire.
C'est précisément contre cette objection que vient se heurter le sys-
tème de Stuart Mill. «Aucune personne, dit ce philosophe, ayant du
«cœur et de la conscience, ne se décide à être égoïste et vile.» Mais
avoir horreur de Tégoïsme et de la bassesse, ce n*est pas un calcul d'in-
térêt, c'est le vice qui est flétri au nom de la loi morale. 11 en est de
même des plaisirs intellectuels. Pourquoi un homme, selon la re-
marque de Stuart Mill, qui est arrivé à un degré assez élevé d'intelli-
gence, ne voudrait-il à aucun prix en descendre? Ce n'est pas seule-
ment parce que les plaisirs intellectuels sont supérieurs à tous les
autres, mais aussi parce que l'intelligence est une condition de mora-
lité et de liberté. Sans doute l'intelligence ne suffit pas pour nous don-
ner la moralité; mais la moralité, si on la considère dans l'humanité en
général, ne peut se passer de l'intelligence. Comment remplir des de-
voirs qu'on ignore? Comment s'efforcer de réaliser en soi l'idéal de
rhomme, si cet idéal nous est étranger? Les plaisirs esthétiques donnent
lieu à la même réflexion. Le sentiment du beau est dans une relation
étroite avec le sentiment du bien. Le sentiment de l'admiration est uni
au sentiment du respect. Le beau et le bien, considérés d'un point de
vue supérieur, non seulement s'unissent, mais se confondent.
Pour expliquer la répugnance que nous inspirent les plaisirs bas et
vulgaires qui nous font descendre à nos propres yeux et aux yeux de
nos semblables, Stuart Mill invoque le sentiment de dignité «que pos-
ttsèdent, dit-il, tous les êtres humains sous une forme ou sous une
« autre. » Qu'est-ce que ce sentiment sinon celui de la valeur morale
qui appartient à la personne humaine, de la valeur qu'elle emprunte è
LA MORALE ANGLAISE. 601
sa liberté et à sa conscience. La morale utilitaire n admet rien de sem-
blable. Tous les plaisirs, quand on ne cherche que le plaisir, ont exac-
tement la même valeur.
Essentiellement égoïste dans son principe et dans son but , la morale
utilitaire se flatte cependant d^enseigner lamour du prochain, le dé-
vouement au bonheur général de la société, les sentiments désinté-
ressés qui en sont la condition , toutes choses qu elle désigne par le vilain
mot d'altruisme. Mais cette prétention est mal justifiée. Le bonheur de
l'individu, dit Stuart Mill, étant un bien pour l'individu, le bonheur
général est un bien pour tous les individus; par conséquent, cest le
bonheur général qu'il faut rechercher et que recherchent réellement
les hommes. Ce raisonnement manque absolument de justesse; car,
d'une part, il n'est pas vrai que le bonheur de l'individu, non de l'indi-
vidu en général, mais de tel ou tel individu, soit inséparable du bon-
heur général. D*une autre part, le désir général du bonheur qu'on ob-
serve chez les hommes n'est pas la même chose que le désir du bonheur
général.
Mais admettons que ce soit la même chose, supposons un instant
que le bonheur de la société soit réellement la fin suprême de l'indi-
vidu, par quels moyens, par l'application de quelles lois, de quelles
règles, nous sera-t-il donné de la réaliser? Si ces lois sont universelles,
invariables et nécessaires, nous voilà en face des lois éternelles de la
morale, nous sommes obligés de répudier le positivisme et la morale
utilitaire. Ces lois, au contraire^ sont-elles variables et susceptibles de
changer avec les individus, de sorte que chaque individu ait non seu-
lement les siennes, mais qu'il puisse les remplacer par d'autres sui-
vant les circonstances, nous demanderons alors comment ces règles
mobiles et contradictoires pourront produire un résultat constant et
identique. Stuart Mill lui-même est obligé de reconnaître que les règles
à suivre pour travailler au bonheur commun n'ont rien de fixe, u Un
a praticien sage, dit-il, ne considéra ces règles de conduite que comme
« provisoires ^ »
Selon M. Herbert Spencer, nous ne choisissons pas les lois qui sont
appelées à diriger notre vie, nous n'en sommes pas les auteurs plus ou
moins volontaires, elles nous sont imposées par la nature des choses,
elles sont nécessaires, comme tout ce qui est dans la nature, elles sont
déduites des lois générales de l'univers, et, une fois connues, il faut que
nous les observions comme nécessaires, et non comme les conditions
^ Passage cité par M. Guyau, p. a 55.
602 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
(le notre bonheur. Le bonheur est une conséquence qui sen dégage
d'elle-même.
Tout étant nécessité, il faut distinguer deux espèces de nécessités :
les unes intérieures, les autres extérieures. L'équilibre par£ût entre ces
deux sortes de nécessités, voilà ce qui constitue le bonheur suprême
de rindividu; Téquilibre parfait entre tous les désirs individueb, voiià
ce qui fait le bonheur social. Lorsque, par la sympathie, les hoaimes
se seront identifiés au point que les conditions nécessaires à Texistence
et au bonheur de chacun d'eux seront considérées comme les conditions
nécessaires à l'existence et au bonheur de tous, ils seront tous parfaite-
ment heureux.
Si Ton veut remonter jusqu'aux causes de ce double effet, on les d^
couvrira dans les lois de la vie. Les lois de la vie étant invariables et
universelles, on en déduira des règles de conduite également inva<»
riabies et universelles. On arrivera ainsi à se faire une idée de la bcmté
absolue dont les effets s'étendront, non seulement sur les hommes,
mais sur tous les êtres vivants.
La plus grande objection qu'on puisse élever contre cette théorie du
bonheur, c'est qu elle ressemble à un conte des Mille et une Nuits; elle
est absolument chimérique. C'est déjà bien assez de rêver le bonheur
du genre humain, en y comprenant tous les individus et toutes les
races, sans y ajouter le bonheur universel des bêtes, et qui sait? peut-
être des plantes. Comment un homme et même une nation, peuvent-
ils se flatter de contribuer au bonheur de toute la nature? Enfin , puisque
le progrès consiste, selon M. Herbert Spencer, à développer de plus en
plus chez lliomme l'individualité , comment subira-t-il le joug de ce Sbh
talisme universel?
Ainsi la morale utilitaire, qui a pour unique but de rendre l'homme
heureux, est incapable de nous dire ce que c'est que le bonheur, à '
quels signes on le reconnaît et à quelles conditions on peut lobtenir.
Nous montrerons, dans un prochain article, qu'elle n'a pas mieux réussi
à trouver un principe d'obligation et de sanction morale.
Ad. FRANCK.
(La suite à an prochain cahier.)
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 603
Étude sur les fonctions physiques des feuilles : transpira-
tion, ABSORPTION DE LA VAPEUR AQUEUSE, DE l'kAU, DES MA-
tières salines, par M. Joseph Boussingault.
DECXIÈME ARTICLE ^
Pour peu qu'on réfléchisse à Tinfluence de l'eau sur la végétation,
l'importance en est bientôt reconnue. Dans nos climats tempérés, elle
se manifeste au renouveau, dès que s'éveille la vie suspendue par le
froid de Thiver. Alors la graine confiée à une terre humide, gonflée de
liquide, germe bientôt et se développe grâce à l'eau qui porte Valba-
men, matière nutritive de la graine, aux différents organes constitutifs
de la radicule et de la plamale, lesquelles seront plus tard la racine et
la tige, susceptibles de vivre aux dépens du monde extérieur. Enfin les
plantes dont la vie comprend des années sont pareillement ranimées à
la même époque, alors que leur sève une fois en mouvement permet à
l'eau extérieure de pénétrer dans la plante par les racines, afin de sa-
tisfaire à tous les besoins de la végétation, et ils sont nombreux et va-
riés : en effet, elle remplace la portion du liquide incessamment perdue
par la transpiration, la portion destinée à se fixer dans la plante, et enfin
maintient la proportion de celle qui, en mouvement continu, doit satis-
faire aux besoins de la vie végétative.
S'il ne serait pas exact d'affirmer que tout ce dont la plante a besoin
y pénètre à l'aide de l'eau puisée dans le sol par les racines, les feuilles
ayant le pouvoir d'absorber de la vapeur d'eau, du gaz acide carbo-
nique, et, de plus, de l'eau contenant en solution des sels nécessaires
à la végétation, ainsi que M. J. Boussingault le prouve dans le travail
même soumis à notre examen , ne perdons pas de vue que c'est par la
racine que la plupart des plantes puisent la plus grande partie de l'eau
et de la matière indispensable à leur accroissement, et que les feuilles
sont l'organe principal de la transpiration.
L'eau, une fois dans la plante, n'y est pas soumise à un système
d'organes comparable au système sanguin composé d'artères et de
veines que présentent les animaux supérieurs, mais, comme véhicule de
* Voir, pour le premier article, le cahier de novembre 1878, p. 676.
604 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
la matière indispensable à la plante, Feau pénètre partout, et, où elle
manquerait, la végétation ne serait plus. Eln outre, une portion notable,
en se fixant, comme oxygène et hydrogène, devient matière de la
plante, et Ton ne peut en concevoir l'absence, là où lé carbone se sé-
pare en tout ou en partie de Tacide carbonique sous rinfluence de la
lumière solaire, frappant les parties verdoyantes de la plante, et réali-
sant une des plus belles harmonies de la nature, quil a fallu plus de
vingt ans pour mettre en évidence, et le concours de Priestley , d*Ingen-
housz et de Sennebier.
Le travail de M. J. Boussingault, dont nous allons parler, a pour
objet, comme le titre Tindique, l'examen des fonctions physiques des
feuilles, eu égard à l'eau qui a pénétré dans la plante par les racines', et
à la quantité qui s'en dégage par la transpiration des feuilles, transpi-
ration que Tobservation démontre être en relation très intime avec l'ab^
sorption de feau par les racines.
Les phénomènes étudiés par M. J. Boussingault appartiennent plutôt
à la physique qu'à la chimie ; liés surtout aux météores de l'atmosphère ,
ils exigent donc l'observation incessante du baromètre, du thermo-
mètre, de l'hygromètre ou du psy chromètre , de félat des vents, en un
mot la nécessité que le savant soit familier avec le maniement des ins-
truments n étéorologiques. Mais M. J. Boussingault a su profiter, pour
rendre ses études aussi fructueuses que possible, de ses connaissances
chimiques, et déjà il y était préparé par les études les plus satisfai-
santes.
En effet, l'analyse chimique minérale devant précéder toute étude
sérieuse chimique des êtres vivants, M. J. Boussingault, en s'y livrant,
a eu le grand avantage d'avoir un maître dont il suffit de citer le nom ,
M. Damour, heureusement aujourd'hui membre de l'Académie des
sciences : M. Boussingault présente donc toutes les garanties de la science
analytique puisée à une telle source.
Son travail si remarquable sur la fermentation d'un assez grand
nombre de fruits et d'autres matières sucrées, la découverte de la sor-
bine dans le jus des baies du sorbier des oiseleurs, témoignent à la fois
d'une habileté expérimentale incontestable, d'un excellent esprit, en
même temps que d'une grande indépendance d'opinion, quand il s*agit
de la recherche de la vérité.
En défmitive, dès que l'eau a l'importance que nous rappelons dans
la vie végétale, on conçoit qu'il n'est plus possible de se livrer à un
examen sérieux d*un phénomène physiologique de quelque durée, sans
connaître exactement la manière dont l'eau se comporte eu égard à la
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 606
quantité qui entre dans la plante et à celle qui en sort; et, sous ce rap-
port , il n est pas sans intérêt de considérer la racine et ses innombrables
radicelles, qui assurent la stabilité de la plante dans le sol qu*clle oc-
cupe, comme lorgane par excellence pour absorber Teau souterraine,
tandis que les ramifications de la partie aérienne de la tige présente, dans
ses organes verts, les plus disposés de la plante à transpirer Teau qu'elle
doit perdre, aiin d*en puiser incessamment de nouvelle destinée à rem-
plir la double fonction d accroître la plante, par la portion d elle-même
qui s'y fixe, en même temps qu'elle agit comme véhicule en transpor-
tant à chaque organe la matière qu'il doit élaborer.
En rendant pleine justice à Haïes pour ce que la science lui doit de
faits nouveaux, souvent obtenus avec des appareils qui ont servi à ses
successeurs, c'est dire la vérité; et, si, en recueillant d'une manière tout
à fait nouvelle des gaz provenant de l'action de la chaleur ou de celle
d'agents matériels agissant fortement sur des corps organiques et inor-
ganiques, il confondit ces gaz avec l'air, ce n'est point une raison pour
méconnaître ce que ces appareils avaient de nouveau lorsqu'il les
imagina, et nier l'influence qu'ils ont exercée dans l'étude chimique
des gaz.
L'œuvre de M. J. Boussingault ne comprend pas moins de i oA pages
imprimées en petit texte et divisées en six paragraphes.
$ I.
Le premier s'ouvre par un hommage bien senti rendu à l'auteur de
la Staiiqae des végétaux; hommage parfaitement mérité; car, si Haies n'a
pu faire ce que fétat de la science ne lui permettait pas d'accomplir, sans
parler d'expériences dont les résultats n'ont pas été démentis, ses
observations ne l'ont guère été; sa partie faible était l'ignorance de ce
qui est du ressort de la chimie, ignorance tout à fait excusable à une
époque où les hommes les plus renommés en chimie professaient la
doctrine du phlogîstique.
Mais il est une expérience de Haies sans précédent, et qui certes de-
vait devancer toutes celles dont l'objet est la détermination de l'eau
perdue par les feuilles, nous voulons parler de l'expérience célèbre où
il mesura la force de succion des racines d'un chicot de vigne dépouillé
de feuilles, lorsque, aux premières chaleurs du printemps, la vigne est
en pleurs, dit-on vulgairement. Haies estima celte force par la hauteur
d'une colonne de mercure à laquelle elle faisait équilibre dans un tube
de verre qu'on peut se représenter comme un siphon renversé; le bout
77
606 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
légèrement courbé de la petite branche étiiit mastiqué au chicot de
vigne.
Le mercure s'élevait dans la grande branche verticale du siphon ren-
versé, par suite des pleurs qui se rassemblaient dans la partie intérieure
du tube comprise entre la limite du chicot et la surface du mercure
de la petite branche du siphon; dès que les feuilles parurent, le mercure
revint à ce quil était avant laction, puisque la sève et Tair intérieur
de la plante cessant de pénétrer dans fintérieur du tube, Teau et Tair
de cette sève s'évaporaient dans l'atmosphère en laissant dans la plante
la partie fixe tenue en solution par Teau de la sève.
Haies observa , dans une expérience, que la colonne de mercure s'éle-
vait à 32 pouces, et, dans une seconde, à 38.
Deux raisons nous ont déterminé à rappeler avec quelque détail l'ex-
périence de Haies : la première, c'est qu'elle a le mérite d'être l'origine
de tous les faits du sujet traité par M. J. Boussingault ; la seconde, c'est
l'importance que nous y attachons, par le motif que cette importance a
été méconnue au commencement du siècle par des botanistes d'un mérite
incontestable, qui ne pouvaient admettre comme réelle cette puissance
avec laquelle la vigne puise par succion l'eau souterraine à l'aide de ses
racines. A la vérité ces savants, étrangers aux sciences expérimentales,
se croyaient assez au-dessus d'elles pour ne pas les consulter.
Heureusement M. Mirbel, dont nous apprécions depuis plusieurs
années l'excellent esprit, ainsi que sa persistance à poursuivre ses tra-
vaux en recourant à tous les moyens scientifiques qu'il jugeait suscep-
tibles de leur donner plus de certitude, nous proposa de répéter Fex-
périence de Haies dans le parc du château de Saint-Leu-Taverny, dont
M. Massey, le savant botaniste, était l'intendant. Là, deux expériences
furent faites , la première en 1 8 1 1 et la seconde en 1812. Pendant notre
absence, M. Massey observait, avec la conscience la plus scrupuleuse et
la plus éclairée, la marche du baromètre et du thermomètre, correspon-
dant à l'élévation du mercure dans le tube-siphon adapté au chicot de
vigne.
L'expérience commença lorsque le tube fut bien solidement adapté
au chicot de vigne par l'extrémité de sa petite branche, qui avait été
courbée convenablement pour cela. C'était le i*'' avril 1811; le mer-
cure se tenait de niveau dans les deux branches; la plus longue était
telle que le mercure, en s'y élevant, pouvait accuser une pression double
de celle de l'atmosphère.
Deux branches parallèles entre elles contenaient donc assez de mer-
cure pour qu'on fût dispensé, dans le cours de l'expérience, d'en ajouter
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 607
par la longue branche, et cest grâce à cette disposition que Ton a pu
suivre toutes les variations de la force de succion.
Du i*' avri] au à inclusivement, il n*y eut que des variations insigni-
fiantes; ce ne fui qu'à partir du 5, par une température de 5" à 1 1*, que
]e mercure s éleva de 6 à aa millimètres; du 6 au 9, le mercure
s'éleva à 170 millimètres; le 9, le thermomètre ne dépassa pas /|^ le
temps était couvert; te mercure baissa de jour en jour jusquau 17,
où le mercure s élevait à 1 o 1 millimètres.
Le 18, le thermomètre marquant l8^ la colonne de mercure était
de 120 millimètres; il monta tous les jours du 18 au a3, où il attei-
gnit son maximum, 22S millimètres (8 pouces, 8 lignes); à partir
du a3,il baissa graduellement jusqu'à lapparition des feuilles, où il était
de niveau dans les deux branches.
Nous attribuâmes la différence d'élévation du mercure dans notre
expérience avec celle que Haies avait observée dans deux expériences
(3 a pouces dans Tune et 38 dans l'autre) , à l'exposition de notre vigne qui
était le couchant, tandis que celle de Haies était le midi, et encore à la
mauvaise saison et à ce qu'on avait supprimé quelques branches au-
dessous de celle qu'on avait conservée. Ces raisons, nous déterminèrent
à faire une seconde expérience en 1 8 1 a, sur un chicot de vigne exposé
au sud, et auquel on n'avait point été obligé de supprimer aucune
branche inférieure à la section de la tige comme on Tavait fait au pre-
mier. Cette fois nous eûmes une élévation de o"',y9o (29 pouces) de
mercure, et nous fîmes les observations suivantes, confirmant les pré-
cédentes :
La sève eut deux époques d'intensité de force accusée par l'élévation
de la colonne de mercure dans la grande branche du tube-siphon. La
colonne de mercure s'éleva jusqu'au 7 avril puis descendit jusqu'au i3,
où elle commença à remonter. Dans les deux époques de l'ascension,
la colonne de mercure, à dix heures du soir, était plus élevée qu'au
matin; elle montait la nuit, mais moins que le jour, quand l'intensité
de la force interne diminuait, la colonne de mercure s'abaissait le soir,
le matin elle remontait un peu, mais moins que le jour précédent.
Enfin nous eûmes l'occasion d'observer qu'il y eut plusieurs fois de
la sève extravasée qui était aspirée par la plante, et qu'il en était de
même du gaz qui, comme elle, avait été exhalé du chicot dans la partie
vide de la petite branche du tube-siphon.
Ces résultats montrent combien M. Mirbel avait eu raison de recou-
rir à l'expérience, pour rendre désormais hors de toute contestation
l'exactitude de la belle expérience de Haies.
77-
608 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
Haies n aurait-il pas ëlé plus clair, n'aurait-il pas prévenu la critique,
si, après avoir dit que le mercure cessait d'être pressé dans la petite
branche du tube-siphon aussitôt l'apparition des feuilles, il eût ajouté :
a parce qu alors , celles-ci concenirant la sève , une partie de son eau s exha*
lait dans l'atmosphère, et que cette concentration de la sève dans les
feuilles appelait incessamment Teau souterraine dans les racines, de telle
sorte que !a succion de Tcau souterraine qui avait donné lieu à la manifes-
tation des pleurs y loin detrc interrompue par l'évolution des feuilles se
continuait lors de leur apparition.)) Si nous ne nous trompons pas, la
continuilé de la végétation, dans la belle saison, eût été mieux com-
prise.
Quoique notre expérience de 1811 sur la succion de l'eau souter-
raine n'eût pas eu le succès de la seconde, nous nous empressâmes, dans
le mois d'août de 1811, de répéter, au Muséum d'histoire naturelle,
l'expérience de Haies sur la transpiration de Yhelianthus annaus, dont les
racines plongeaient dans la terre d'un pot de faïence imperméable à l'eau.
Nous eûmes l'avantage d'être assistés de M. Desfontaines, qui voulut bien
mettre à notre disposition son petit jardin et son salon du rez-de-
chaussée.
Au mois d'août de l'année 1811, nous répétâmes donc l'expérience
de Haies au Muséum d'histoire naturelle. VheUanthas annuas qui servit
à Texpérience était des plus vigoureux, et, par une journée des plu»
chaudes, nous constatâmes que, depuis six heures du matin jusqu'à sir
heures du soir, la plante exposée au soleil avait perdu plusieurs kilo-
grammes d'eau ' ; rappelons que Haies constata que l'eau évaporée dans
son expérience ne s'élevait pas à deux kilogrammes.
Les pesées se faisaient dans une balance de Sanctorius , qui avait été
préparée par M. Molard des Arts et Métiers. La preuve que Ton pou-
vait compter sur l'exactitude de la balance est le fait suivant : la nuit
venue, le pot et la plante étaient transportés dans le petit salon du
rez-de-chaussée de la maison de M. Desfontaines, ainsi que la balance^
' Je ne donne pas de chiffre dans
la crainte de me tromper, par la
raison que je n aï pu retrouver des notes
que j'ai remises à M. Mirbel pour la ré-
daction de ses Eléments de physiologie et
de botanique; ce que je puis affirmer,
c*est crue le chiffre était plus élevé que
celui de Haies , ce qui ne doit pas éton-
ner, par la raison que M. Mirbel tenait
surtout à avoir une conviction parfaite
de Texactitude des expériences de fau-
teur de la Statique des végétaux, et , dans
cette disposition d'esprit, nous cher-
châmes à avoir un maximum d'effet; et,
pour y parvenir, nous maintînmes
d'heure en heure , pendant douze heures
de l'expérience au grand jour, la terre
du pot imperméable au maximum de
mouillure, sans pour cela faire de la houe
de la terre contenue dans le pot vernissé.
v:
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 60»
Là oh constata le fait que, pendant la nuit, la plante avait augmenté
plutôt que diminué de poids.
Je n* oserais affirmer que l'augmentation de poids fût duc en totalité
à une absorption, par les feuilles, de la vapeur d'eau atmosphérique et
qu il n y en eût pas de produite par Teffet du froid causé par le rayon-
nement; mais ce que j'affirme, c'est que celui-ci dut être très faible à
cause du local, et, si je parle d'une augmentation de poids pendant la
nuit, cest pour donner une preuve de la sensibilité de la balance, et
que Ton peut compter dès lors sur Texactitqde de Fexpérience faite
dans les conditions dont nous avons parlé.
Rappelons encore les faits suivants :
Si Haies a pu dire quun décimètre carré de feuille de chou évapore,
(jurant une heure, en moyenne o*',255 et au maximum o*^',336 d'eau,
qu un décimètre carré de feuille de vigne évapore en moyenne o*', 1 1 ,
qu'un décimètre carré de feuille de pommier évapore en moyenne o^'.qqo
et au maximum 0^,280 d'eau, et enfin que la même surface de feuille
de citronnier évapore en moyenne 0^,09, au maximum o*'', 12 d'eau;
s'il n a pas déterminé la surface des feuilles de beaucoup d'autres plantes
qu'il a examinées au point de vue de la faculté de leurs feuilles pour
transpirer l'eau puisée dans la terre, reconnaissons que les résultats
de ses observations sont presque toujours ce qu'ils devaient être alors
que l'originalité n'en pouvait être contestée.
Résumons l'expérience de Haies sur l'helianihas annaus,
La surface de ses feuilles était de 3 mètres carrés 62 centièmes.
Par une belle journée de juillet, il perdit en douze heures de jour:
En moyenne 567'',6
Au maximum 85o, 5
En évaluant la perte par mètre carré et en une heure, c'était :
En moyenne , 1 56'',8
Et par décimètre carré et par heure o, 1 3o
Et au maximum o, 196
Parlons maintenant des expériences de M. J. fioussingault. Si elles
ne contredisent pas celles de Haies, elles ont le mérite de répondre
aux exigences de la science actuelle. Notre jeune auteur a opéré non
sur ihelianihus annuas, mais sur Vhelianihus iuberosus, le topinambour.
Un même individu a été l'objet de quatonie. observations faites avec
toutes les précautions imaginables pour en assurer l'exactitude; cinq
610 JOURNAL DES SAVANTS. — CXn'OBRE 1879.
Tont èxé au soleil, deux au soleil et k lombre, deux à Tombre, deux it
k Tombre et à robscurité, enTin trois durant la nuit.
De ces résultats, la conclusion est, que par heure et par mètre carre
des parties vertes, le topinambour a perdu en moyenne :
Au soleil « 65 grammes d*eAu
À Tombre 8
Durant la nuit 3 seulement
M. J. Boussingault reconnaît avec Haies que Tévaporation par les
feuilles donne lieu à une déperdition de vapeur d*eau plus grande que
la quantité d'eau puisée dans la terre à égalité de temps. Aussi assure-t-il
que, quand Févaporation est grande par la cbaleur du jour et par le
vent, les feuilles se flétrissent; mais elles reprennent leur fraicbear par
la pluie ou par le froid de la nuit. Il reconnaît, en outre, avec Haies,
quune branche coupée, plongée dans l'eau, absorbe moins de li-
quide qu'il n en parvenait à la branche lorsqu'elle faisait partie de la
plante dont les racines plongeaient dans le sol , observation que trou-
veront naturelle tous ceux dont l'attention s'est longtemps fixée sur
l'ordre admirable d'après lequel tout est réglé dans un être vivant,
comme cette branche coupée, plongée dans l'eau, le montre en se flé-
trissant après avoir subi une insolation , cause de sa fin , qui n'aurait
point eu cet eO'et si elle fût restée partie intégrante de la plante dont
elle était une extension normale.
S II.
Transpiration des feuilles au soleil et a Tombre.
Dans le double intérêt du sujet et de notre jeune auteur, plus livré à
approfondir la vérité qu'à la recherche d'une forme propre à rendre le
fond plus accessible à la conception de ses lecteurs, je pense que tout le
monde eût gagné à Tordre suivant dans l'exposé de recherches aussi
approfondies que le sont celles dont nous rendons compte.
L*exposé eût commencé par l'expérience de Haies, relative à la force
avec laquelle un chicot de vigne, dépourvu de toute branche inférieure,
coupé à 1 mètre au-dessus du sol, opère la succion de l'eau souter-
raine, qui, une fois dans l'intérieur de la plante, se confond avec la
sève, s'extravase dans la petite branche du tube^siphon et cause féléva*
tion du mercure dans sa grande branche, et donne ainsi la mesure de
la force de succion des racines jos^a à l'apparition des feuilles. On eût ajouté
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 611
que cette force ne cessait pas d*agir, mais qu alors la sève se répartissait
dans toutes les parties du végétal et surtout dans Ies/<?iii7fe5, le principal
organe de la transpiration; que c'était là que s'opcraient les actes les plus
considérables de la vie végétale, notamment la décomposition de lacide
carbonique, dont le carbone entrait dans les compositions des principes
immédiats de la plante, en se fixant très probablement aux éléments de
Teau et aussi è ceux de lammoniaque, et que là encore, la sève peiv
dait l'eau qui s évaporait dans Tair, pendant que la sève devenue nour*
rissante distribuait à tous les oi^anes de la plante ce qui convenait à
leurs fonctions spéciales; et que le vide résultant de la transpiration des
feuilles déterminait feau souterraine à se porter incessamment dans la
pianle, où elle devenait sève au moyen des corps utiles à la végétation
quelle entraînait avec elle et de ceux qu elle trouvait dans la plante
convenablement préparés à son alimentation.
Cest après cet exposé que l'auteur eût fait Texpérience de Yhelianr
ihus annaas ou tuberosas, et décrit toutes celles qui font l'objet de son
premier paragraphe.
Il serait arrivé ainsi à parler, dans le paragraphe suivant, des feuilles
examinées en elles-mêmes au point de vue de la transpiration au soleil
et à l'ombre. > . •
Le paragraphe III a pour objet l'examen des deux surfaces de la
feuille eu égard à l'évaporation de l'eau de la sève qui s'y trouve.
Le paragraphe IV concerne le rapport de la surface des feuilles
considéré comme organe évaporatoire à la surface des racines considéré
comme organe d'absorption.
Quant au paragraphe V, il traite de fabsorption de ïeaa liquide par
les feuilles.
Enfin, le paragraphe VI traite de l'absorption par les feuilles des sels
utiles à la végétation lorsqu'ils sont en solution dans l'eau.
Ce coup d'œil, jeté sur l'ensemble des recherches de M. J. Boussin-
gault, nous permet de donner une idée plus claire et plus précise des
cinq paragraphes qui nous restent à examiner, que nous ne l'eussions pu
faire sans cela. En outre, après avoir relu le paragraphe III consacré
à la question de savoir si, dans les feuilles des végétaux qui se tiennent
horizontalement, la surface supérieure regardant le ciel et différant beau-
coup de la surface inférieure regardant la terre, la réflexion ne conduit-
t-elle pas à examiner si l'une des surfaces n'cbt pas dans le cas de perdre
plus de vapeur d'eau que Tautre? Or nous avons trouvé une critique si
juste et si convenable des expériences faites, de lySG à 1776, par
Charles Bonnet, que nous n'avons pas hésité à borner ce second article
I
L
6J2 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
(du Journal des Savants) aux deux premiers paragraphes de Topuscule, re-
mettant i'examen des quatre autres à un troisième et dernier article,
dont le commencement aura pour objet de considérer M. J. Boussingault
comme critique et ajouter ainsi un mérite incontestable à celui que nous
lui reconnaissons depuis longtemps comme savant expérimentateur!
Cela dit, procédons à lexamen du paragraphe II de M. J. Boussin-
gault, et remarquons avant tout qu'il le commence par l'observation
d'un fait bien naturel , et qui , par ià même , ne peut être passé sous si-
lence comme acte d'un esprit livré à l'expérience dont les corps vivants
sont l'objet. Il s'agit de l'observation qu'il fit qii'une feuille de vigne,
frappée par les rayons du soleil, est fraîche au toucher, tandis quelle
cesse de l'être dès qu'on a déchiré la plus grande partie des vaisseaux
qui la mettaient en rapport avec la tige, résultat tout simple; tant que
la feuille tient à la tige,. elle reçoit de la sève, dont une portion de
l'eau en s'évaporant rend la chaleur solaire latente; de là l'explication
de la fraîcheur. Evidemment celle-ci n'est plus sensible lorsque la sève
cesse d'arriver à la feuille par le fait de la déchirure de son pétiole qui
l'attachait au rameau.
M. J. Boussingault a mis un autre fait en évidence. C'est qu'une
feuille détachée de sa tige et enfermée aussitôt dans une tabatière d'étain
légère, où elle est soustraite au contact de l'air libre, se trouve, après
avoir été pesée, et remise mécanicfuenient dans la position qu'elle occupait
primitivement sur la tige , susceptible de transpirer encore un certain temps ,
grâce à la sève qu'elle retient : mais ce temps est d'autant plus court
que la transpiration était plus forte au moment où elle a été séparée de
la tige. Une feuille, arrachée lorsqu'elle était à Vombre et k fortiori durant
la nuit, transpire donc plus longtemps que celle qui a été arrachée de
la tige lorsqu'elle était exposée au soleil.
M. J. Boussingault rapporte des séries d'expériences faites du a 8 mai
au 22 juin i866, en tenant compte du thermomètre, du psychromètre ,
des vents et de la pluie. Il opérait avec des feuilles de vigne prélevées
sur un même cep*
Dans plusieurs séries d observations faites au soleil, à l'ombre et pen-
dant la nuit, lesrésuitats ont été les suivants.
L'eau transpirée par i décimètre carré des feuilles de vigne d'un
même cep, était représentée :
Dans i5 observations au soleil. ..... par. . . . o'^3554.
Dans i5 observations à Tombre jpar. . . . o'',i 119.
Dans à observations pendant la nuit, par. . . . o'',o652.
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 6J3
M. J. Boussingault fait la remarque quà partir du 33 juin 1866,
le vent augmenta de jour en jour jusqu'au 36 qu*il y eut un ouragan
désastreux, des arbres furent déracinés, des feuilles desséchées pendaient
sur leurs branches; les plantes herbacées avaient été plus maltraitées
encore; les feuilles de topinambour, de betterave étaient flétries; les
feuilles de vigne qui avaient été détachées de leur cep devinrent, après
une heure, tellement sèches que la pression des doigts les réduisait en
poussière, tandis que les feuilles qui étaient restées fixées au cep conser-
vèrent leur soaplessé et leur/raicftear.
Résultats analogues sur la transpiration des feuilles de houblon, des
feuilles de betterave, variété dite globe jaune, des feuilles de châtai-
gner, etc., etc.
£n renvoyant les lecteurs que ce sujet intéresse à louvrage original,
je ne peux cependant me dispenser de citer un exemple de la manière
dont Fauteur a envisagé son sujet; il est relatif à la culture de la bette-
rave , que nous venons de citer.
Selon lui, un hectare de betteraves, à Fépoque deTarrachage de la
terre, a donné les résultats suivants.
Il contenait 18226 plants, pesant 39^000 kilogrammes, lesquels
représentaient :
Racines, 27300^ contenant : eau, a3'g69; et partie sèche, 333i.
Feuilles, 11700^ contenant: eau, io'SSq; et partie sèche, i3ii.
M. J. Boussingault admettant l'exactitude de Tévaluation de l'eau
faite par Haies, dune couche de terre profonde de trois pieds, qu*il a
évaluée en mètres de la manière suivante :
La couche de terre est représentée par trois tranches superposées,
comprenant chacune un mètre cube :
I)e o",3 pour feau d*un mètre cube io3 kiiogiammeb
De o ,3 à o",6 166
l)e o ,G à o ,9 i36
4Ô5
M. J. Boussingault offre à ses lecteurs, dans un tableau, un résumé
de ses expériences faites sur la transpiration de quarante espèces de
plantes exposées au soleil, à fombre et à lobscurité de la nuit.
Les résultats de la transpiration sont des moyennes, la surface étant
un décimètre carré et la durée de fexpérience une heure.
78
614 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
Je rappelle lobservation que M. Boussingault père a faite il y a
longtemps, cest que les phénomènes de la vie végétale se produisent
sur une bien plus grande surface de feuilles éclairées par une lumière
diffuse que par la lumière vive du soleil. De sorte qu en réalité il faut
tenir compte de finfluence que la lumière exerce comme chaleur, en
même temps qu elle agit comme lumière proprement dite. Cette re-
marque est, à mon sens, importante à développer dans renseignement.
Nous savons gré k M. J. Boussingault, de tenir compte de différences
réelles que beaucoup de naturalistes négligent à tort, selon nous, et
qui ont Tinconvénient de faire croire à des généralités qui n*ont rien
de réel, cest ce que l'expérience commence à faire voir, et, plus on la
consultera, plus on reconnaîtra la nécessité d y recourir pour savoir la
vérité.
Par exemple, quelle différence entre l'individu qui, conune le cactus
opuntia, est pourvu d*un épiderme, protégeant la plante contre une cha-
leur qui la dessécherait promptement, si elle était privée de son action
conservatrice , et findividu de la même espèce auquel on Ta enlevé !
Qu objecter, en effet, à ces expériences si ingénieusement instituées
pour en donner la preuve :
Le 1 1 septembre' 1867, il enleva à un cactus opuntia, plante grasse
connue de tous les amateurs de botanique , deux articles de surface égale.
L'un fut conservé avec son épiderme, désignons-le parla lettre A; Tautre
en fut dépouillé, désignons-le parla lettre B.
A pesait 1 1^, 33, B 7^,16 seulement.
Tous les deux furent exposés à l'ombre, de onze heures trente-huit
minutes à quatre heures trente-huit minutes, c'est-à-dire durant cinq
heures.
A pourvu de son épiderme perdit o', 1 5 d*eau ,
B dépourvu du sien en perdut a, 17
Ce qui équivaut par heure :
Pour A à o»',o3
Pour B à o, 424
Après soixante-douze heures, le a 3 septembre à quatre heures
trente deux minutes, la perte était :
Pour A de 0*^,40
Pour B de 3, 26
i
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 615
EnPm tous les deux abandonnes à lair jusqu'au 2 octobre :
A pesait g^'^oS, il n'avait donc perdu en tout que. i^,38 d'eau
B pesait o, 5o, ii avait donc perdu 6, 6^
Et, faits remarquables: A, sous Imfluence de la lumière, décom-
posait le gaz acide carbonique; tandis que B, conservant encore une
teinte verdâte, n avait aucune action sur lui.
Après avoir examiné la transpiration des feuilles et celle du cactus
opuntia, M. J. Boussingault s est cru obligé d'examiner quelle pouvait
être la transpiration des fruits, et il a soumis à lexpérience deux va-
riétés de prunes , et une pomme dont il n*a pas désigné la variété.
Une prune quetzch , pesant 60*^,15 et dont la surface était de 87 cen-
timètres carrés, exposée à lombre six heures trente minutes (de midi
à six heures trente minutes), a perdu par heure et par décimètre carré
o^',ao d*eau (température i5 degrés, psychromètre 70.)
Une prune de reine -Claude , pourvue de son épiderme, exposée h
Tombre:
Du 27 août, à a'',37" du soir a3'^a9
Du 28 août, à 8'*,a5" du matin aa» 70
a perdu en i7'',4o" 00. 69 d'eau
Ce qui donne :
Par heure et par décimètre carré o'',o86
Il obtint :
Dans une seconde exposition la perte o, 106
Dans une troisième exposition la perte o, 07 1
En prenant la moyenne de la durée des trois expositions, on a, par
heure et par décimètre carré, 0^,087.
Une prune de reine-Claude dépouillée de son épiderme, et présen-
tant une surface de 35*, 55, exposée à lombre, a éprouvé une perte
d'eau six fois plus forte que la prune de reine-Claude pourvue de son
épiderme.
M. J. Boussingault fait une observation à laquelle j'attache une
grande importance, c'est Tinsistance qu il met à affirmer que Tépiderme
des feuilles, des fruits et des racines, ne laisse passer que de la vapeur
78.
616 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
aqueuse par la transpiration , de sorte qu'on n aperçoit rien de concret
à la surface de la feuille, du fruit et de la racine, lors même que teau
de constitution est réduite par la transpiration aux deux tiers, s'il ny a
pas eu de sécheresse ou d'altération dans les tissus. Cette observation
ne devra jamais être perdue de vue, lorsqu'on traitera des analogies
et des différences existant entre les plantes et les animaux.
Enfin une dernière observation faite par M. Boussingault père, et
que M. J. Boussingault confirme par ses propres expériences, est que
la diminution constitutive de Teau dans les végétaux verdoyants, en
lesqueb Tacide carbonique, sous Imfluence de la lumière solaire, se dé-
compose, exerce une influence notable sur la quantité de Facide décom-
posé. Ainsi des feuilles de laurier-rose, renfermant 0,60 d'eau, ont dé-
composé 16" d'acide carbonique; ne renfermant que o,36 d'eau, elles
n'en ont décomposé que 1 1**; enfin n'en renfermant que 0,29 elles n'en
ont plus décomposé.
L'auteur termine le paragraphe II de son opuscule par l'observation
de la différence que présente l'aspect des feuilles selon la diversité des
espèces, lorsqu'elles perdent, parla transpiration , une quantité d'eau qui
n'est pas incessamment remplacée par la sève ascendante. Par exemple
il est des espèces dont les feuilles commencent à se flétrir lorsqu'elles
ont perdu seize centièmes de leur eau constituante, tandis que d'autres
éprouvent cette perte sans cesser d'être rigides. L'état des feuilles
causé par la transpiration a donc une liaison intime avec la rapidité
qu'a la sève à se porter aux parties dont la transpiration est forte.
Dans l'article suivant, nous terminerons l'examen de l'opuscule de
M. J. Boussingault, en parlant des quatre derniers paragraphes de son
opuscule.
E, CHEVREUL.
(La suite à un prochain cahier.)
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 617
La Maréchale de Villars.
PREMIER ARTICLE.
Trois femmes ont concouru à Tillustration du nom de Villars; lune
en la préparant avec une intelligente application; Tautre en la main-
tenant avec dignité dans son éclat; la dernière en la défendant contre
un déclin dont elle n était pas responsable.
La première a été la mère du maréchal : cette marquise de Villars ,
dont les lettres charmantes sont venues jusqu'à nous, douée d*un esprit
aimable quoique maniéré, mais aussi d'un caractère noble et élevé;
lamie de M"* de Coulanges , et , par son intermédiaire , de M"' de Sévigné :
elle sut accroître par ses qualités distinguées, la considération de son
époux, le célèbre Villars Orondate, dans une grande ambassade; et, k
défaut dauti*e héritage, elle put laisser à son fils la solide assurance de
rélévation de sa famille aux premiers rangs de la société française.
La seconde a été cette belle maréchale de Villars, qui fut pendant
soixante ans l'ornement de la Cour de France, qui mérita l'estime et
les hommages de Louis XIV, qui brilla par l'esprit autant que par la
grâce dans les premières compagnies de son temps, qui inspira un
sentiment profond et durable à Voltaire, et qui, attachée par mariage
à un personnage héroïque, dans des conditions difficiles, comprit
qu'elle devait s'immoler à la gloire de son époux et sacrifier des plaisirs
à cette destinée, tâche quelle remplit avec autant de dévouement que
de persévérance.
La troisième a été la bini même du maréchal, la duchesse de Villars
fille du maréchal de Noailles et d'Amable d'Aubigné, l'amie intime de
la reine Maria Leczinska, aussi séduisante que spirituelle, mêlée k
toutes les affaires de son temps, et retenant de son mieux, sur le pen-
chant de la décadence , la renommée du nom qu'elle portait.
C'est de la maréchale de Villars que je veux particulièrement m'oc-
cuper aujourd'hui.
Comme Villars, elle eut à se défendre contre l'envie, la malveil-
lance et les rivalités* de tout genre. Partageant avec son époux les fa-
veurs de la fortune, elle eut aussi sa part des traverses et des attaques;
et, comme elle apportait dans la lutte cette inégalité d'armes et de
forces qui est le lot de la femme dans le commerce de la Société, elle
618 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
na pas toujours obtenu, dans les rencontres de la vie civilisée, des
succès aussi triomphants que ceux de son époux, malgré la rectitude
générale de sa conduite et de son esprit.
La maréchale de Villars était, par sa mère, la petite-fille du con-
seiller d*État Courtin , lun des hommes les plus polis et les plus estimés
de la bourgeoisie parisienne , au xvii* siècle : honoré de grands emplois
dans la diplomatie, et principalement en Angleterre, où il jouit dun
grand crédit à la cour de Charles II , il avait conservé , après son retour en
France , une influence particulière à la cour de Versailles , où Louis XIV
le tint en singulier honneur, à cause de sa probité et de ses connais-
sances dans les aflairesS pour lesquelles le roi le consultait fréquem-
ment. Il a laissé de sa mission en Angleterre une correspondance ins-
tructive qu'on peut voir au dépôt des Affaires étrangères à Paris.
L*une des filles de M.. Courtin épousa Roques de Varangeville, un
espèce de manant de Normandie, selon Saint-Simon*, en réalité un
homme de caractère et d'importance, favorisé dune immense fortune,
et que tout le monde respecta de son temps'; ambassadeur à Venise,
destiné à un avenir plus brillant encore , s il eût vécu, et qui fut flatté
de lallianc^ de Courtin si généralement considéré. M"* de Varangeville
s'acquit personnellement une haute estime par ses rares qualités, fort
remarquées de Louis XIV, lequel offrit de lui donner une preuve spéciale
de sa confiance, si son père voulait, malgré l'infirmité de sa vue, se
charger de représenter la France au congrès de Riswyck.
M"" de Varangevillle n'eut que deux filles, remarquables par leur
beauté, dont l'aînée épousa, le 27 février 1698, l'opulent président de
Maisons , et fut signalée , comme son mari , par l'esprit fort qu'elle afiB-
cha, et par l'éclat d'une grande représentation. La seconde fille, plus
belle encore , dit-on, que la présidente de Maisons, et avec autant d'es-
prit,.quoique plus mesuré, fut recherchée par Villars, qui se montra
fort épris d'elle. Il était alors un des lieutenants généraux les plus bril-
lants de l'armée, et avait fait preuve d'aptitude et de caractère dans
d'épineuses négociations diplomatiques. Mais il était séparé de M^^de Va-
rangeville par une différence d'âge de trente ans. Les héros ses pareils
ont quelquefois commis de pareilles témérités. Celle-ci a coûté bien des
préoccupations à Villars; néanmoins, en fin de compte, il ne crut pas
trop avoir à s'en plaindre.
* Saint-Simon, IV, 36 et suiv. M"* de Sévigné, le récit d'une scène de
* Saint-Simon, III, 3o6; IV, 4o; Du violence du chevalier de Lorraine avec
clos, Mêm. sec, i,l, 122. Varangeville, et une belle lettre de
' Voyez, dans la correspondance de M"*de Grignan, X. 348 et 556.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 619
Il était de haute taille et du plus bel air. Son allure héroïque et con-
quérante le faisait remarquer à la tête d un bataillon de grenadiers ,
comme dans les ruelles et les salons. «Nous aurons M. de Villars et
uson grand air, d écrivait M"" de Sévigné. Il avait, à cet égard, de
qui tenir. Son père avait été l'un des types célèbres des héros de M"* de
Scudéry. Le surnom d'OrondatCf principal personnage du Cyrus, lui
en fut donné, et lui resta toute sa vie, dans le grand monde. Il as-
sistait le duc de Nemours dans le duel fameux où ce prince fut tué par
le duc de Beaufort son beau-frère, et l'aventure , jointe à la bonne
mine de Villars, en fit un homme à la mode. Le prince de Gonti se l'at-
tacha par engouement. Jeté par ses relations, pendant la fronde, nu
milieu de ce groupe de lieutenants de Mademoiselle qu'on appela les
divines, il y fit du ravage, et s'éprit d'un amour passionné pour une
charmante et noble fille qui le paya de retour avec un certain éclat.
Orondate l'épousa et la rendit mère, au bout de l'an, d'un fils qui fut
le maréchal de Villars. Elle se nommait Marie dejBellefonds, tante pa-
ternelle du maréchal de ce nom, et, à défaut d'argent, elle apportait à
son époux une dot de bel esprit, avec d'utiles alliances et de puissants
appuis à la ville comme à la cour.
Sans avoir peut-être tous les avantages physiques de son père , Vil-
lars en rappelait les traits les plus remarquables, comme on peut en
juger par un beau marbre déposé dans la bibliothèque d'une de nos
villes de province. Mais enfin il avait près de cinquante ans , et M'^ de
Varangeville n'en avait que dix-neuf, rehaussés par une beauté ravis-
sante et par une immense fortune.
Comment Villars était-il resté jusqu'alors sans s'établir en mariage?
Est-il vrai qui! ait été marié une première fois ?
L'afBrmative n'a pas semblé douteuse à un critique aussi distingué
par son savoir que judicieux dans ses assertions; je veux parler de
l'érudit et scrupuleux éditeur de la correspondance de M*** de Sévigné.
Il fonde son opinion sur un texte de Dangeau, qui, au premier aspect ,
paraît décisif. Voici comment s'exprime, en effet, le chroniqueur, sur
le a6 avril 1691^ :
tt M"* Pirou a épousé ce matin à Paris M. le marquis de Villars. »
Dangeau poursuit : «elle a eu en mariage 30,000 écus d argent comp-
atant, et pour 5o,ooo firancs de pieiTeries ou de meubles. Les affaires
ttdu marquis de Villars étaient fort embarrassées; avec l'argent qu'il tire
^ Voy. Dangeau, sur a6 avril i6gi, t. III, p. 3a8.
620 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
(fde ce mariage, il sauve une terre considérable quil a auprès de
« Mantes ^ »
Malgré ce témoignage, nous pensons que, jusqu'à meilleure infor-
mation, il ne faut pas croire à un premier mariage de Villars. La note
de Dangeau s'applique, à notre avis, à un autre personnage. A côté de
notre famille de Viliars il y en avait une autre, et de plus noble extrac-
tion, la maison de Villars d'Oise, branche cadette de la maison de
Brancas, famille pairesse depuis i65o environ, avec assiette de la
duché-pairie sur la seigneurie de Villars, en Provence, d'où les noms
de duc et de marquis de Villars ont été fort répandus dans le grand
monde parisien. Cette famille de Villars -Brancas possédait des biens
en Normandie ; la note de Dangeau doit se rapporter à un de ses
membres, qu'on pourrait retrouver.
Si elle s'appliquait à notre futur maréchal , on ne s'expliquerait pas
le silence de la correspondance Sévigné à cet égard. Villars n'a pas fait
un pas dans la carrière publique, ou dans la vie privée , qui n'ait excité
l'intérêt des amis de M"^ de Sévigné, grâce à l'intimité de Villars Oro/i-
date avec M""' de Coulauges. Ajoutez qu'à la date indiquée par Dan-
geau, Villars, qui venait d'être nommé maréchal de camp, guerroyait
en Flandre. Il avait assisté au siège de Mons, et il allait prendre une
part glorieuse au sanglant combat de Leuze. Son mariage, entre les
deux affaires, eût été singulièrement placé. Le salon de M""' de Sévigné
n'aurait pas manqué d'en jaser.
Notre futur maréchal y était très familier, et l'on s'intéressait vive-
ment à sa destinée dans ce beau monde. Le mécompte qu'il avait
éprouvé en 167a, au moment de la disgrâce du maréchal de Belle-
fonds, son cousin, avait ému M*^ de Sévigné. On l'appelait alors le
petit Villars, par opposition au grand Villars Orondate son père.
La marquise de Villars écrivait à M"*' de Sévigné, en lôyS : a Nos
a enfants sont à Andernach, dans des pays affreux.» C'étaient le petit
Villars et Charies de Sévigné. Villars était peu romanesque, positif en
toutes choses. Sa mère l'appelait notre honnête homme.
«Notre honnête homme, dit-elle à M"' de Sévigné, écrit qu'il y a
«(vers Andernach) des endroits fort propres à rêver : je pense qu'il y
« trouvera des pensées bien amoureuses et d'une grande constance. Il
«mande à M"' de Leslrange (une amie de M"^ de Goulanges) que, si
«elle et la comtesse (de Fiesque] ne lui écrivent, il s'en plaindra aux
' Où, soit dit en passant, notre Villars na jamais eu de bien, à ma connais-
sance.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 621
«arbres et aux rochers. S'il se plaint à Echo, je crains bien que, pour
«prête quelle puisse être à lui répondre, il n ait oublié ce quil lui aura
«dit, et ne traite de galimatias ce que la pauvre nymphe lui aura ré-
«pondu, car cest un petit fripon.»
Si Villars eût demandé un congé pour venir se marier, la campagne
étant ouverte, il eût, à coup sûr, essuyé un refus. Louvois avait inau-
guré à cet égard une discipline inexorable.
Le roi se montrait fort sévère pour les congés que demandait la no-
blesse. M"** de Sévigné demanda un congé pour son fils à M. de Lou-
vois, et celui-ci répondit poliment qu'il soumettrait la demande au roi,
mais qu'il craignait qu'on ne fût refusé.
Le petit Villars avait aussi demandé un congé, et fut refusé, en 1676.
En mars 1678, le petit Villars était à Paris, et jouait à la bassette
chez M"*" de Grignan. Il y gagna plus de mille pistoles et il célébrait
gaiement cette bonne journée. Il fut beau joueur toute sa vie.
En 1 697, on avait proposé le mariage de M. de Poissy (le futur prési-
dent de Maisons) avec M"* du Gué-Bagnols, fille du conseiller d'État,
parente des Coulanges. M. de Poissy était un grand parti. « M"*' de Bagnols
«aimerait mieux M. de Villars, écrit M"' de Sévigné. M. de Bagnols
«n'est pas du même goût.» La proposition échoua, et M. de Poissy
épousa, l'an d'après. M"' de Varangeville aînée. On parla beaucoup
alors de mariage pour Villars, chez M™' de Sévigné, et pas un mot de son
prétendu veuvage.
L'union de Villars avec la jeune Varangeville fut conclue dans l'hiver
de 1701 à 1702. Villars revenait de son ambassade de Vienne, où il
avait déployé des qualités supérieures, dans un moment critique, celui
où l'on essayait de faire accepter le testament de Charles II au cabinet
autrichien , qui en était exaspéré. Villars était lieutenant général de fraîche
date, et il était signalé comme un officier de la plus haute espérance.
Le roi s'exprimait sur son compte avec une faveur marquée. Il pressen-
tait dans Villars le général des circonstances désespérées, et il le défen-
dait déjà contre les cabales.
M'** de Varangeville, héritière d'une grande fortune, favorisée d'une
éclatante beauté , entourée des adulations de la ville et de la cour, n'ayant
pour conseils que ses dix-neuf printemps, fit preuve de pénétration et
d'esprit en préférant ce brillant officier général, malgré le demi-siècle
qui pesait sur lui, à tout autre parti plus avantageux en apparence; et
sa préférence fut bien l'œuvre d'une libre volonté.
La guerre de la succession d'Espagne commençait en Italie. Villars
y avait fait une courte campagne; il s'apprêtait à y retourner, quand la
79
622 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
sagesse prévoyante de Louis XIV en décida autrement, et ouvrit i Vil-
lars les grandes portes de la fortune militaire, en lui confiant un com-
mandement en chef sur le Khin. Cet honneur ne fut pas sans nuage pour
Villars, car il fut fobjet dune amertume pour Gatinat, que Villars res*
pectait profondément. Mais cette frontière était, de toutes, la plus mal
défendue. Il fallait de Taudace pour y remplacer la force réelle qui y
manquait, surtout en face du plus renommé capitaine de TEmpire, en
ce moment, le prince Louis de Bade. Il fallait surtout tendre une main
résolue h Télecteur de Bavière, qui venait de se déclarer pour la France.
La prudence et Tâge de Gatinat semblèrent peu propices pour ce coup
de hardiesse, dont Texécution fut confiée à Villars. Ge fut comme Fessai
d'un nouveau chef de guerre. La confiance du roi fut justifiée par la
victoire de Friedlingen (16 octobre 170a), brillant fait d armes qui fut
l'occasion d'une scène renouvelée de l'histoire romaine; car l'armée fran^
çaise, dans l'enthousiasme d'un succès saisissant, proclama Villars ma-
réchal, par une immense acclamation, sur le champ de bataille; accla-
mation que Louis XIV eut le bon goût de ratifier immédiatement, et
qui mit un glorieux trophée aux pieds de la jeune et belle épouse de
Villars, laquelle venait de lui donner un héritier, après moins d'un an
de mariage.
G'était alors que M"' de Grignan écrivait de Marseille, le 5 fé-
vrier 1 yoS , à M"" de Gouianges :
«Gomment gouvernez-vous le maréchal de Villars? Vous n'auriez
«pas mal marié M**** votre nièce, si vous en aviez été la maîtresse; le
« commandement des armées vaut bien la solidité des châteaux du comte
ode Tillières; on pouvait même en faire l'horoscope sans témérité : il
«a toujours pris la route et le vol de tous ceux qui arrivent. »
A quoi M"*" de Gouianges répond en mai lyoS.
«Que dites-vous du parfait bonheur de M. le maréchal de Villars? H
«est bien heureux de n'être point désabusé du monde, car assurément
«le monde est tourné bien agréablement pour lui; et le moyen alors
«de penser qu'il n'y ait pas de plaisirs dans cette vie? On dit qu'il a
• des inquiétudes qui le troublent , et que je crois cependant très peu
«fondées. Si ma nièce avait bien voulu me croire, le maréchal serait
«heureux, et elle grande dame; son insensibilité va jusqu'à n'être pas
« touchée de la conduite qu'elle a eue. J'avoue que je ne reconnais point
« mon sang à cette indolence, d
Gette lettre nous révèle un nuage dans la lune de miel des nouveaux
époux, et, comme la révélation vient d'une personne amie, d'une amie
intime même, il faut bien y croire. Une curiosité légitime autorise donc
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 623
à pénétrer, s'il se peut, ce mystère, au sujet duquel nous n'accorde-
rons qu'une confiance limitée aux insinuations haineuses et grossières
de Saint-Simon. Voici, je crois, où est la vérité; il y a là un événe-
ment naturel, si je puis ainsi parler, à côté d'un fait historique.
Lorsque Villars eut obtenu la main de M**' de Varângeville, la pos-
session de ce trésor, dont il connut alors mieux le prix et les dangers,
jeta quelque inquiétude dans son esprit. Il était sérieusement amou-
reux de sa jeune épouse, dun amour emporté, sans doute, auquel les
vingt ans de la maréchale répondirent parle respect, la considération,
le calme et la sagesse, un peu de coquetterie peut-être, toutes qualités
qui, s'encadrant mal avec la passion du maréchal, semblent avoir dé-
sespéré le guerrier céladon, lequel avait mal calculé les conséquences
de sa conquête amoureuse. Il ne put se résoudre à laisser sa femme à
Paris, au milieu des périls de fisolement, et, partant pour son comman-
dement d'Allemagne, il demanda au roi la permission de conduire sa
femme à Strasbourg, où la citadelle de cette place forte fut le logis
offert à notre beauté si jalousée. Le roi fut très paternel pour Villars
en cette circonstance. Saint-Simon a écrit que le maréchal avait essuyé
un refus; Thonnête et véridique Dangeau affirme le contraire, et
ce doit être le vrai, car Louis XIV, si habile dans fart de gouverner,
a du concilier, autant qu'il le pouvait, l'intérêt de la discipline avec
la satisfaction d'un personnage qui lui était aussi nécessaire que Villars^
Mais il ne parait pas que la jeune et belle maréchale ait fait avec en-
thousiasme le voyage de Strasbourg, et accepté avec effusion le loge-
ment de la citadelle, ainsi que la compagnie un peu trop restreinte
que le maréchal établit à côté d'elle. Toutefois l'esprit fin et avisé de
la maréchale ne donna aucune prise à la malveillance; si elle éprouva
quelque ennui, tout fut intérieur chez elle, et nul ne fut même autorisé
à la dire résignée. On peut bien croire seulement que le maréchal n'en
fut pas- plus heureux.
On en parla dans la société de M""" de Grignan , et Ton y parut plaindre
la maréchale d'être ainsi emmenée par son époux à Strasbourg, pen-
dant la campagne ouverte sur le Rhin.
M'"" de Grignan mande, à ce sujet, à M"' de Coulanges : « Je ne plain-
«drai guère M""* de Villars, si elle est mécontente de sa destinée et
« d'aller à Strasbourg ; la voilà bien malade d'être la reine de tant de
«guerriers. Elle représentera Armide et les enchantera tous. On nous a
«dit que M'"" de Villars, la mère, avait eu une nouvelle attaque; c'est
a celle-là qui me fait pitié n
Cependant la 13avière, où la direction de la guerre allait pousser
79-
624 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
Villars, était bien loin de Strasbourg, et son sommeil en fut évidem-
ment agité. On lit dans Dangeau, sous la date de juin lyoS :
«M. de Villars a demande au roi, avec de si grandes instances,
«que la maréchale sa femme put passer en Allemagne et le joindre,
a que Sa Majesté y a enfin consenti. Elle s'en ira à Ulm, mais on ne
«croit pas quon lui permette d'aller à Mimicb.»
Dangeau ajoute même, quelques pages plus loin :
« Le prince Louis de Bade a refusé un passeport pour la maréchale
(cde Villars, qui voulait aller joindre son mari sur le Danube, et a ren-
«voyé la lettre que le maréchal lui avait écrite toute ouverte et sans
« lui faire réponse. »
De son côté. M"" de Coulanges écrit d'Ormesson à M"** de Grignan :
«Nul bonheur sans mélange dans ce monde; la passion du mare-
«chai de Villars pour sa femme est au-dessus de celle qu'il a pour la
«gloire, et sa délicatesse lui persuade que la gloire le traite mieux. *>
Lorsque Villars eut quitté 1 armée de Bavière, et fut commis à la
pacification des Cévennes, avant de se rendre à son poste, il fut invité
à Marly, lui et la maréchale , laquelle y fit ses débuts, avec force démons-
trations de faveur; et le 9 avril, il prit congé du roi, emmenant encore
sa femme avec lui.
Cest au retour de cette expédition, dont le roi fut satisfait, qu'il fut
créé duc à brevet, et qu'il acheta la princière résidence de Vaux, du
petit-fils de Fouquet, pour y asseoir son duché.
Les campagnes suivantes le ramenèrent en Allemagne, et la maré-
chale alla de nouveau s'établir à Strasbourg. Au mois de juillet 1 707,
nous ta retrouvons à Marly, où Monseigneur prenait plaisir à lui mon-
trer la cascade qu'elle n'avait point encore vue. Enfin, l'hiver venu,
elle suivit de nouveau en Alsace le maréchal, qui avait dû y prendre
ses quartiers.
C'est la dernière fois qu'elle a fait pareil voyage, le maréchai ayant
passé en Flandre, en 1708, où probablement il dut renoncer à con-
duire son épouse.
Dans ses vieux jours, elle racontait avec esprit ses voyages militaires.
Le souvenir n'en était mêlé pour elle d'aucune amertume , et la personne
qui avait pris soin d'elle à Strasbourg est restée l'objet d'une affection
qui répond à toutes les insinuations de la malveillance.
Nous lisons dans les Mémoires du duc de Luynes (16 mars 1751) :
«Je n'ai appris qu'aujourd'hui que M"* Bergeret mourut ici, il y a
«trois jours; elle logeait chez M"''' la maréchale de Villars; elle avait
«quatre-vingt-deux ans. M"' Bergeret était la femme du commandant
»
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 625
«ou du major de la citadelle de Strasbourg. On sait que M. le marë-
«chai de Villars, lorsqu'il allait commander les armées, voulait que
«M™* la maréchale le suivît. Il la laissait ordinairement à Strasbourg,
«lorsque Tarmée était sur les bords du Rhin. C'est là qu'ils firent con-
« naissance avec M"' Bergeret. Ils trouvèrent qu'elle avait de l'esprit,
«des sentimets vrais, remplis de probité. M"' Bergeret étant devenue
«veuve, M. et M"* de Villars l'engagèrent à venir demeurer à Paris, et
«profilèrent de toutes les occasions de lui rendre service, et à ses cn-
«fants et petits-enfants. Depuis le départ de M. le maréchal de Villars
«pourlltalie (i^SS), où il mourut, M** la maréchale proposa à M"'Ber-
«gerct de venir loger chez elle, et elle y a toujours demeuré depuis ce
« moment
« La reconnaissance qu'elle devait à M"** la maréchale ne l'a jamais
«empêchée de lui dire son sentiment avec franchise et vérité, lorsque
«les circonstances le demandaient. »
Quand le maréchal de Villars fut blessé, le i i septembre 1709, à la
bataille de Malplaquet, la nouvelle en arriva le i3 à Versailles. On sut
dès ce premier moment que le maréchal de Villars était gravement
atteint au genou. La maréchale partit de Versailles le soir même du i*3
pour aller joindre son époux. La blessure donnant de sérieuses inquié-
tudes, le roi ordonna à son premier chirurgien de se rendre sur-ie-
champ en Flandre, auprès du blessé, qui dut subir une opération très
douloureuse, sur laquelle une affectueuse lettre du roi put verser
quelque baume. Le roi, qui Tavait déjà nommé duc à brevet, le gratifia
de la pairie héréditaire, après Malplaquet. Dès son arrivée auprès du
malade, la maréchale, s'empressa d'écrire à M*°* de Maintenon, pour
lui en donner des nouvelles, le maréchal ne pouvant le faire lui-même.
Celte lettre nous a été conservée, elle est du qo septembre 1 709 :
«Les douleurs que causait le laiton à la plaie de M. de Villars, et
'(qu'il ne pouvait plus supporter, ont été cause, Madame, qu'il a fallu
«'l'ôter; il ne s'en est pas trouvé mal: et plûl à Dieu que je n'eusse
«que cette inquiétude! J'en ressens une si vive. Madame, par la nou-
«velle découverte qu'on vient de faire à sa blessure, qu'à peine ai-je
«la force- de vous en écrire. Pardonnez-moi, Madame, de vous re-
«mettre à M. Maréchal (le chirurgien du roi), pour vous instruire de
« ce nouvel accident. J'ai le cœur trop serré pour en pouvoir faire le
«détail, fl me paraît Madame, que M. Maréchal nous est nécessaire plus
«que jamais, et M. de Villars a grande envie aussi d'être à portée de lui.
«Son état serait encore heureux, si vous l'honoriez de votre attention
626 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
tt uniquement pour lui-même. Vous laimez pour la France; c est dire
tt en un mot tout ce qu*il y a de plus glorieux. Nous nous flattons que
«notre voyage sera heureux. Il ne peut manquer de letre, puisque
«nous le fesons pour nous rapprocher de vous.
u Tous les devoirs qu on peut vous rendre sont si fort au-dessous de
«ceux qui vous sont dus, que, pour satisfaire au mien, je ne puis trop
«vous marquer quelle est ma fidélité, ma reconnaissance , mon respect»
0 mon attachement. »
u P. S. Je viens de lire à M. de Villars une lettre du roi sur sa blés-
usure. Il en a été si touché, que je Tai empêché d*y faire une réponse,
« qu'il n'aurait pu faire sans trop d'émotion... M. de Villars .est fort
« inquiet des fatigues de M. le maréchal de Boufflers, et vous prie de lui
«ordonner d*ètre plus attentif à lui. M. de Boufflers est respecté dans
«cette armée comme il doit l'être. Il en fit hier la revue, et laccom-
«pagna des discours les plus touchans pour les troupes qui se sont dis-
«tinguées dans la dernière action. »
Malgré ces nouvelles rassurantes, Tétat du maréchal exigea les plus
grands soins, et le chirui^ien du roi crut sa présence nécessaire encore
pendant quinze à vingt jours. Mais la forte constitution du blessé l'em-
porta sur les accidents et les dangers, et, au bout d'un mois, on fut
rassuré sur les funestes conséquences qu'on avait tant redoutées tout
d*abord. Chaque courrier en portait à Versailles l'heureuse certitude.
Le 17 octobre, on recevait des lettres de la maréchale qui faisaient es-
pérer qu'elle ramènerait bientôt son époux. Le roi fit partir à cet effet
une de ses litières; mais le retour à Paris ne put s'opérer qu'en bran-
card, et l'on resta dix jours en chemin. Louis XIV mit à la disposition
de Villars le logement qu'avait occupé le défunt prince de Conti, dans
le palais de Versailles; il avait hâte de revoir l'héroïque blessé, qui pré-
féra descendre directement en son hôtel, s'excusant pour le moment
d'aller prendre le logement d'emprunt dont la princesse de Conti avait
encore les clefs.
«Le maréchal de Villars est rentré avant-hier à Paris,» écrivait
M"^ d'Uxelles, le 1 5 novembre. «Il est arrivé en grand équipage, ayant
« à la suite de son brancard la litière du roi, trois ou quatre carrosses à
«six chevaiu, plusieurs chaises et une nombreuse escorte de gens à
<( cheval. Il parut hier à son hôtel, dans un grand accompagnement do-
«mestique, sur un canapé, avec une robe de chambre magnifique que
«M"* de Varangeville, sa belle-mère, lui a donnée, et il répondit à mon
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 627
«compliment que sa plaie allait de mieux en mieux; on la pourtant
V trouvé fort change. »
Cependant, le roi layant demandé, le maréchal prit le chemin de la
résidence royale. «M. le maréchal de Villars fut rencontré avant-hier,
«écrit encore M""* d'Uxelles, \e 12 novembre, allant à Versailles dans
«son brancard, environné de beaucoup de gens à cheval; la maréchale
(( le suivant à deux carrosses à six chevaux. »
Et dans son journal du 23, elle a noté : «Le maréchal de Villars
«est arrivé à bon port à Versailles. On dit que le roi Ta envoyé visiter,
« et que M"" de Maintenon Ta été voir, ayant demeuré assez longtemps
« avec lui. » Louis XIV voulut mettre de la solennité à la visite que lui-
même avait annoncé devoir rendre au blessé, a Le spectacle fut beau,
«dit M"' d*Uxelles, en nombre de courtisans et de gardes rangés dans
«la galerie. La maréchale se trouva avec son fils à la porte du loge-
«ment. On croit que le maréchal s y attendait, il était sur un canapé,
«en robe de chambre. Le roi lembrassa fort, et, après les questions
osur rétat de sa blessure, où il fut répondu quon avait toute espérance
0 de pouvoir se remettre en campagne au printemps, le monde se retira.
«Le roi demeura seul, approchant deux heures, avec le maréchal. Il
«avait fait apporter des papiers pour travailler avec lui. »
La maréchale n avait manqué de se retirer aussi, après l'arrivée du
roi chez son époux. Lorsque le monarque voulut se retirer à son tour,
le maréchal ne pouvant laccompagner, Louis XIV prit un autre chemin
que celui par lequel il était arrivé. Sur quoi, le maréchal Tavisa qu*il se
trompait de route. «Pas du tout, » répondit le roi, et il ouvrit la porte
par laquelle il avait vu s'échapper la maréchale, à laquelle il rendit
ainsi une courte visite, la louant fort de son dévouement, et lui renr
dant la liberté de revenir auprès de son mari.
Il faut entendre Saint-Simon rendant compte de cette scène royale,
pour avoir une juste idée de la sensation qu'elle produisit sur le public,
comme aussi de la passion qui, chez cet incomparable écrivain, don>ine
quelquefois tout autre sentiment. Pour bien mesurer cette passion, il
est bon de se souvenir que Saint-Simon était alors en disgrâce auprès
du roi, principalement pour son intempérance de langage, et 'que les
Villars, par obligeance pour l'irascible grand seigneur, av.^ent voulu
lui procurer, en cette circonstance, l'occasion de faire sa cour au roi,
obligeance dont on verra comment Saint-Simon se montra reconnaissant.
Laissons-le parler :
«La maréchale de Villars était une femme qui, à travers les galan-
628 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
ttteries, s était mise en considération personnelle, par les grâces et Tap-
uplication avec lesquelles elle tâchait d*émousser la jalousie de la for-
ce tune de son mari. Elle n avait rien oublié, ni lui aussi, pour se mettre
«bien avec M"** de Saint-Simon et avec moi, dans le temps le plus ra-
<r dieux de leur vie, et où nous ne pouvions leur être de nul usage. Nous
((avions logé longtemps porte à porte. Ils avaient passé légèrement sur
((ma douleur peu contrainte de leur énorme duché, dont jamais je ne
«leur avais fait le moindre compliment. Sur la pairie, je m étais aussi
((bien gardé de leur en faire, encore moins de leur en écrire. L'ayant
«rencontrée chez M"* de Saint-Géran, laccueil, au bout de quatre mois
«d'absence, fut comme si nous ne nous étions pas quittés. Elle me pria
«à dîner, avec M"' de Saint-Simon, pour le lendemain, et m'en pressa
u de manière à ne m'en pouvoir défendre. Ils étaient lors en l'apogée
«de la plus brillante faveur. Elle savait que le roi devait aller voir son
« mari le lendemain , mais elle n'eut garde de me le dire; elle me l'avoua
«depuis, et son intention fut de nous donner occasion de faire notre
' .' « cour. 0
-f u Je fus voir le lendemain matin la duchesse de Villeroy. Elle et son
1 «mari me demandèrent où je dînais, et m'avertirent de la visite du roi,
«de peur que, dans la surprise, il m'échappât quelque chose La
« disposition qu'ils me connaissaient les engagea à me donner 1 avis.
«Nous dînâmes en compagnie assez courte, et que nous reconnûmes
«aisément avoir été choisie pour nous. Vers le fruit, on vint poster des
«gardes, et le roi vint au sortir du sermon. La compagnie s'était grossie
<( depuis le dîner. Le roi la salua, puis vint au lit de repos, sur lequel
«était Je maréchal de Villars, l'embrassa par deux fois, avec des propos
««obligeants, congédia le monde, et demeura deux heures là, tête à tête,
•a Comme il sortait, le maréchal lui dit qu'il se méprenait de porte : le
«roi l'assura qu'il avait bien remarqué le chemin, et qu'il allait rendre
<(une visite à la maréchale dans son appartement. Il l'y trouva avec
«quelques dames; il y fut peu, mais avec cette galanterie majestueuse
«qui lui était si naturelle. Il s'en alla de là chez lui. Cette visite excita
«un renouvellement d'envie et fit un grand bruit dans le monde. Le
^ «maréclial de Gramont, mort en 1678, est le dernier seigneur que le
«roi ait visité dans une maladie. En allant chez Villars, il dit, comme
ij ' <i par manière d'excuse, que, puisque le maréchal ne pouvait venir chez
i^i i «lui, il fallait bien qu'il l'allât trouver. »
£lle ne se doutait pas, la belle et sémillante maréchale de vingt-six
ans, rayonnante de la gloire de son époux, enorgueillie des hommages
I du grand roi, que ce petit duc rogue et rageur, allait lui faire expier.
•\
1
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 629
à bref délai, dans le silence du cabinet, et le duché et la pairie, et Tin-
vitation elle-même, quun méchant esprit avait considérée peut-être
comme une impertinence de parvenu. En effet, à quelques semaines de
distance de la visite du roi, il survint à la cour un événement qui oc-
cupa le monde et lit beaucoup parler. Il s'agit de la mort de Louis de
Bourbon, dit M. le duc, petit-fils du grand Condé, et père de cet autre
M. le duc qui succéda au régent d'Orléans, dans la place de principal
ministre. Il mourut subitement, le 3 mars 1710, à Paris, dans son
hôtel, dont tout le monde connaît remplacement, encore signalé par
le nom de deux rues.
L accident arriva vers le milieu de la nuit, et Dangeau en raconte
tous les détails. Saint-Simon les raconte aussi, mais avec des variantes
dignes de remarque. Il est certain que M""* la duchesse, voyant le prince
h lagonie, envoya prier la princesse de Conti, M. le duc du Maine et
M. le comte de Toulouse de venir l'assister dans son malheur. Mais,
selon Saint-Simon, quand on alla chercher le comte de Toulouse à Ver-
sailles, on ne le trouva point couché dans son hôtel, et pas un de ses
gens ne put ou ne voulut dire où il était, ni l'aller avertir, ull n'était
«pas loin pourtant, dit Saint-Simon, dans un bel appartement d*em-
«prunt, avec une très belle dame du |)lus haut parage, dont le mari
((était dans le même, qui en faisait deux beaux, où tout le jour il tenait
(de plus grand état du monde, mais qui, malgré des jalousies quelque-
ufois éclatantes, était hors d'état de les aller surprendre, et la dame ap-
((paremment bien sûre du secret. » (Tome VII, pages 285-286.)
A ces insinuations fort transparentes les malins ont reconnu la ma-
réchale de Villars, l'appartement d'emprunt dont elle jouissait à Ver-
sailles, et la sûreté qui lui était acquise par la blessure du maréchal.
Version scandaleuse qui a trouvé crédit, il y a quelques jours encore,
dans un livre écrit avec infiniment d'esprit, et auquel ne peut manquer
le succès ^ auprès du public curieux de beau langage et de récits
piquants.
Boccace et Brantôme auraient pu penser et dire qu'en pareille matière
rien n'est incroyable et que tout est possible, ce que je déplore. Quant
à moi, je repousse l'imputation, en ce qui touche la maréchale, comme
une infamie absurde et controuvée. Je n'aurai, je crois, pas de peine à
le prouver à des esprits sérieux et réfléchis. Laissons de côté l'acte en
lui-même et le moment que la belle dame aurait choisi pour cette ga*
* Les mariages dans l'ancienne société française , par M. Ernest Bertin , Paris, 1879,
1 vol. in-8'. Voy. pag. 464, 465.
80
630 JOURNAL DES SAVAN'I'S. — OCTOBRE 1879.
lanterie. Laissons de côté son caractère odieux, en l'état des circons-
tances, car Télévalion des rangs, des sentiments étant donnée, éléva-
tion dont il faut cependant tenir compte, un trait pareil ne se pourrait
excuser. M"* de Coulanges écrivait à M"* de Grignan ^ : a M. de Villars est
«si amoureux de sa belle maréchale, quil est difficile qu*ii soit heureux.
«Cette passion est ordinairement suivie d'une autre qui trouble le repos,
« lors même qu'on a tout lieu de ne se point inquiéter. Le maréchal est sou-
«vent plus aise que s'il avait épousé ma nièce, mais il est bien moins
«tranquille qu'il ne Taurait été. »
Le mal fondé de la jalousie du maréchal était le propos courant des
salons de Varangeville, de Maisons et de l'hôtel de Carnavalet. Le pré-
sident Hénault, esprit observateur et fm, qui n'aimait pas la maréchale
de Villars, a dit d'elle : uËUe tenait un grand état; sa maison fut tou-
« jours remplie de la meilleure compagnie. Elle avait aussi toujours
«bien vécu avec son mari, qu'elle faisait enrager pour sa jalousie, mais
« qu'elle craignait, et pour lequel elle avait la plus grande considération.
«Aussi participait-elle à l'éclat de la vie de ce grand général. »
L'aventure du comte de Toulouse aurait eu, selon Saint-Simon, un
grand retentissement. J'en doute , car il est seul à en parler. J'admets ce-
pendant que le mauvais propos ait pu naître et courir; mais, si le fait
eût été vrai , la maréchale eût été livrée au mépris , car nous ne sommes
point encore à la régence; et nous la voyons, au contraire, monter tou-
jours en considération. Mettant toutefois à l'écart l'argument moral, en
cette affaire, les arguments positifs s'offrent en abondance pour justifier
la maréchale, sans rechercher si l'aventure ne pourrait point s'appliquer
à une autre héroïne, ce qui serait un abus de férudition.
Souvenons-nous bien que le comte de Toulouse habitait Versailles;
c'est là, à son hôtel, ou à son logement dans le palais, qu'on a dû le
chercher, de la part de la duchesse de Bourbon, dans la nuit du 3 mars,
si l'on en croit Saint-Simon. Il y a premièrement à remarquer que,
lorsque, sur le matin du 3 mars, la duchesse de Bourbon s'est décidée
à partir de Paris pour Versailles; elle a rencontré à Chaville le comte
de Toulouse qui accourait à son appel , et auquel elle a fait rebrousser
chemin. Or M. le duc était mort vers le minuit, dans sou hôtel. Sup-
putez le temps qu'a dû mettre au voyage le courrier expédié à M. le
comte de Toulouse, à Versailles; ajoutez le temps employé par le comte
pour venir jusqu'à Chaville, où il a rencontré la duchesse, il reste bien
peu de moments, en vérité, pour placer le temps perdu à la recherche
* Correspondance de Sévigné, X , p. 5o6.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 631
du comte de Toulouse en bonne fortune. Une invraisemblance démon-
trée pour la version accusatrice ressort du récit de Saint-Simon lui-
même et des calculs, que j'appuie sur le récit minutieusement circons-
tancié de Dangeau et d'un autre témoin, digne de plus de confiance
encore, la marquise d'Uxelles, laquelle n'avait, pour se taire sur le scan-
dale prétendu, aucun des motifs de prudence qu'on peut supposer à
Dangeau ^ Ce dernier affirme que le comte de Toulouse est accouru
immédiatement.
Mais c'est trop peu que ces objections; voici qui est décisif. A cette
journée du 3 mars, le maréchal et la maréchale de Villars n'étaient plus
à Versailles ni dans l'appartement d'emprunt de la princesse de Conti.
Les papiers de Villars, si fidèlement analysés par Ânquetil, nous ap-
prennent que, dans les premiers temps de l'année i y i o, le maréchal, à
peu près remis de sa blessure, avait quitté Versailles pour venir passer
dans son hôtel de la rue de Grenelle, ou dans son château de Vaux, les
semaines qui devaient s'écouler jusqu'à l'ouverture de la campagne en
Flandre, époque où Villars devait reprendre son commandement. Et,
en effet, le journal de Dangeau, d'accord avec les mémoires du maré-
chal , nous donne presque jour par jour l'emploi du temps de ce der-
nier à Versailles, et prouve qu'à partir du a 4 janvier Villars a dû cesser
d'habiter le palais du roi , pour son hôtel de Paris ou pour son château
de Vaux; l'historielte de Saint-Simon manque donc de la base qui lui
est nécessaire. C'est un conte, imaginé après coup, chez les pages de la
grande écurie, et qu'il faut mettre dans le même sac que tant d'autres.
Saint-Simon n'y regardait pas de si près quand sa passion était en
jeu. N'oublions pas que Saint-Simon aurait été le seul à nous révéler,
quoique sous le voile qu'on connaît, une intrigue amoureuse du comte
de Toulouse avec la maréchale de Villars, laquelle cependant était
observée de très près par beaucoup de curieux. D'ailleurs le comte de
Toulouse était alors déjà probablement affligé d'une infirmité peu com-
patible avec de pareilles fortunes, et sur laquelle Dangeau nous a laissé
des détails dignes de créance.
Ch. GIRAUD.
(La suite à an prochain cahier.)
* Voy. Dangeau , t. XIII, p. 1 1 a et 1 1 3.
8o.
632 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
Etude sur les sarcophages chrétiens antiques de la ville d'Arles, par
M. Edmond Le Blant, dessins de M. Pierre Fritel, i vol.,
Imprimerie nationale, 1878.
La ville dArles est Tune des premières qui, dans les Gaules, soit
devenue chrétienne : elle eut de bonne heure de grands évêques, une
église célèbre et d'illustres martyrs: c'est aussi celle qui conserve les
plus beaux restes des premiers âges du christianisme. Elle possède sur-
tout un grand nombre de sarcophages, ornés de bas-reliefs curieux,
qui ont attiré depuis longtemps l'attention des savants. Peiresc les a
mentionnés et décrits avec soin dans ses papiers, ce qui nous est très
utile, car il en a vu qui, depuis lors, ont été détruits, et dont nous
ignorerions sans lui l'existence. MalTei, dans son voyage en France, en
fut aussi très frappé , et il écrivait à M"*' de Gaumont « qu'ils apprennent
« beaucoup de choses et qu'il serait bien à souhaiter qu'on en eut un
«recueil gravé, comme Bosio et Aringhi ont fait de ceux de Rome.»
Après un siècle et demi, M. Le Blant accomplit le vœu de l'archéologue
italien. Il avait déjà publié et commenté les inscriptions d'Arles dans
son grand recueil des Inscriptions chrétiennes de la Gaule; il achève son
œuvre par une étude approfondie des sarcophages, dans laquelle il
nous donne une reproduction exacte des plus importants et une énu-
mération complète de tous ceux qui existent encore ou dont on a con-
servé quelque souvenir.
L'intérêt de ces sarcophages est moins dans leur mérite réel que dans
ce qu'ils nous apprennent sur la naissance et le développement de Tart
chrétien. A la vérité ils ne remontent pas aux premiers temps du chris-
tianisme; ils datent du iv* et du v'' siècle, c'est-à-dire du triomphe de
l'Eglise et de la fm de l'Empire. Mais ce n'est pas une raison d'en né-
gb'ger l'étude : rien n'est, au contraire, plus utile que de connaître ce
qu'on savait faire et comment on travaillait à la veille des invasions,
puisque c'est de l'art de cette époque que celui du moyen âge est sorti.
D'ailleurs, c'est assez l'usage que, dans les écoles et les ateliers, les habi-
tudes prises ne se perdent pas tout d'un coup, et que la force des tra-
ditions y lutte quelque temps contre les variations de la mode. Aussi
rencontre-t-on , dans les monuments du iv' siècle, beaucoup de détails
qui rappellent ceux de l'âge précédent; quoique l'art chrétien y soit
tout à fait formé, et même un peu déformé, ils permettent de remon-
ter quelquefois jusqu'à ses origines.
ÉTUDE SUR LES SARCOPHAGES CHRÉTIENS. 635
Ces origines sont aujourd'hui bien connues : les grands travaux ac-
complis aux catacombes, sous la direction intelligente de M. de Rossi,
ont fait saisir Fart chrétien dans ses premiers essais et presque à sa nais-
sance. C'est du culte des morts qu'il est sorti. On sait quelle impor-
tance avait ce culte dans l'antiquité, quand toute la famille se groupait
autour du tombeau des ancêtres qu'elle regardait comme ses dieux pro-
tecteurs. Le respect des morts n'était pas moindre chez les chrétiens :
rien ne leur coûtait pour honorer la sépulture de ceux qu'ils venaient
de perdre, surtout s'ils avaient été victimes de quelque persécution.
Sans doute, la sculpture et la peinture devaient leur paraître profanées
par l'usage qu'en faisaient tous les jours les païens; cependant ils n'hé-
sitèrent pas à s'en servir* et il ne leur vint pas à l'esprit qu'il fût cou-
pable d'embellir par tous les moyens la dernière demeure de leurs
frères.
Les peintres et les sculpteurs furent donc employés sans scrupule, et
presque dès les premiers temps, à décorer les tombes des fidèles; maiB
quels sujets ces artistes allaient-ils y représenter? La question était grave
pour un art qui débutait. Comme leur secte était proscrite et que leur
doctrine devait rester secrète, il est naturel que les chrétiens aient usé
d abord, pour se reconnaître entre eux, de certains signes convenus,
dont ils comprenaient seuls la signification véritable, et qui restaient
une énigme pour les autres. C'est ainsi qu'on agissait dans les mystères
païens : nous savons qu'on y distribuait aux initiés certains objets qui
les faisaient souvenir, quand ils les regardaient, de ce qu'on leur avait
montré pendant les cérémonies de l'initiation ^ l\ en fut de même pour
les premiers chrétiens. Clément d'Alexandrie rapporte qu'ils faisaient
graver sur leurs anneaux l'image de la colombe, du poisson, du navire
avec ses voiles étendues, de la lyre, de l'ancre, etc. ^ Ces images sont
bien celles qui se retrouvent ordinairement sur les plus anciens tom-
beaux des catacombes. Elles perdirent peu à peu leur importance, à
mesure que la doctrine se répandait, et cessèrent même d'être em-
ployées quand le mystère devint inutile et qu'on put célébrer le culte
au grand jour. Il est donc naturel qu'il n'y en ait plus de trace sur les
tombes du iv* et du v' siècle. Cependant M. Le Blant, qui ne voulait
pas que cette première période de l'art chrétien fût tout à fait absente
de son recueil, a reproduit un monument plus ancien, que possède le
Louvre : c'est un sarcophage qui ne vient pas d'Arles, mais de Rome,
d'où il nous est arrivé avec la collection Campana. Au-dessous de l'ins-
* Apulée , De Magia ,55. — ' Gément d'Al. , Pœdag, ,111, 1 1 .
634 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879:
cription, qui nous apprend que cetle tombe est celle de Julia Primitiva,
et qu'elle lui a été élevée par sa sœur, on voit, avec le bon Pasteur, la
brebis, lancre et le poisson : cest. sans aucun doute, un monument
des premiers siècles de l'Église ^
Ces signes obscurs et vagues no pouvaient pas suffire aux fidèles;
les sculpteurs et les peintres qu'ils employaient, et qui étaient ordinai^
rement des transfuges du paganisme, devaient chercher à représenter
leurs nouvelles croyances d'une façon plus directe, plus claire, et qui
lut véritablement de Tart. Mais ici tout était à créer : les Juifs ne leur
offrant en ce genre aucun modèle, ils furent bien forcés de s'adresser
ailleurs et de prendre fart où il se trouvait, c'est-à-dire dans les écoles
grecques et romaines. Comme ils étaient eux-mêmes élèves de ces
écoles, avant do devenir chrétiens, ils les imitèrent volontiers. En même
temps qu'ils se servaient des procédés de leurs anciens maîtres, auxquels
ils étaient habitués, ils empruntaient aussi quelques-uns de leurs types
les plus purs, quand ils les croyaient propres à exprinier leurs doctrines.
Cette imitation se montre déjà dans la figure du bon Pasteur, qui parait
avoir été inspirée, au moins pour l'idée première et la composition gé-
nérale, par quelques peintures antiques*-^. Elle est plus évidente encore
dans ces belles fresques où le Sauveur est représenté sous les traits
d'Orphée attirant à lui les animaux par le son de sa lyre. On en connaît
trois reproductions aux catacombes. Les sculpteurs n'ont pas été, sur
ce point, plus réservés que les peintres; ils sont allés, au contraire,
bien plus loin qu'eux. M. de Rossi fait remarquer qu'il est naturel
qu'on trouve sur les sarcophages, encore plus souvent que dans les
fresques, des scènes empruntées aux légendes païennes: les fresques
étaient exécutées dans les catacombes mêmes, loin des indiscrets et des
infidèles, et les artistes pouvaient y exprimer librement leurs croyances;
les sarcophages étant travaillés dans les ateliers, tout le monde pouvait
les voir, ce qui forçait d'être piiident. Il est même probable que la plu-
part du temps, quand les chrétiens avaient besoin d'un tombeau de
pierre ou de marbre, ils le prenaient tout fait chez le marchand, et
qu'ils choisissaient celui dont les figures choquaient le moins leurs opi-
nions. C'est ainsi qu'il y en a un certain nombre parmi les plus anciens
^ M. Le Blant en cite encore un autre , quanta pero alla composizione arlistica dêl
qui a été trouvé à la Gayoie, où Ton gruppo, nuUa osta a credere che i prinù
trouve aussi le bon Pasteur, une Orante , pittori cristiani abbiano potato imiiare,
des brebis, des colombes, etc. Il lui pa- per quanto allô loro scopo si conjuceta,
raît être du milieu du ni* siècle. qualche bel tipo d'un simile gruppo di an-
* Rossi, Roma sotter,, I, p. 3^7 : /n tico c classico stile.
ÉT[JDE SUR LES SARCOPHAGES CHRÉTIENS. 635
où Ton trouve des chasses, des vendanges, des génies qui tiennent des
flambeaux renversés, sujets qui reviennent si souvent sur ies tombes
païennes; on en a même découvert, dans le cimetière de Gailiste, qui
représentent Faventure d'Ulysse et des sirènes et Thistoire de Psyché et
de TAmour^ Ceux d'Arles sont d'un temps où l'on évitait toutes ces
scènes mythologiques. Il y en a un pourtant où sont représentés les
Dioscures qui, comme on sait, faisaient partie des divinités du monde
infernal, et, à ce titre, figurent souvent sur les monuments funéraires
des païens.
Mais ce n'est là qu'une exception; dans tous les autres, ies artistes
n'ont traité que des sujets chrétiens. Les sources où ils pouvaient puiser
étaient de trois sortes : ils s'inspiraient de l'Ancien Testament, du Nou-
veau ou de l'histoire même deTËglise. Ces derniers sujets ne paraissent
avoir été traités qu'assez tard et après les autres. On commence, au
iv*" siècle, à peindre pour les fidèles la mort courageuse des martyrs.
Prudence raconte qu'à Forum Cornelii (Imola), il visita la tombe de
saint Gassianus, un maître d'école qui fut tué par ses élèves, et qu'il y vit
un tableau qui représentait son supplice ^. On a trouvé , dans le cime-
tière de Calliste, une fresque très intéressante dans laquelle on voit un
chrétien qui confesse sa foi devant un magistrat romain '. Mais les sar-
cophages ne contiennent pas, en général, des scènes de ce genre, et
ceux d'Arles ne font pas exception à la règle ordinaire. Cependant
M. de Rossi a remarqué sur quelques-uns d'entre eux la présence de
têtes juvéniles et d'un caractère tout spécial remplaçant, aux extrémités
des couvercles, ces grands masques qu'y mettaient les païens, et il sup-
pose que ces têtes nous offrent l'image du patron de la ville, du jeune
martyr saint Genès.Si cette ingénieuse hypothèse est fondée, c'est le seul
souvenir que gardent nos sarcophages de cet âge héroïque de l'Eglise.
Restent les sujets tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament : ce sont
à peu près les seuls qu'on retrouve sur les tombes d'Arles. Ils y sont
traités de la même façon qu'ailleurs, et l'on peut dire que les ouvrages
de tous les artistes chrétiens de cette époque, en quelque endroit du
monde romain qu'ib travaillent, se ressemblent beaucoup entre eux.
Parmi les sarcophages qu'il étudie, M. Le Blant n'en a guère ren-
' A la vérité, dans le sarcophage du sai sur les monuments relatifs au mythe de
cimetière de Calliste, ies figures de Psyché, p. 436 et suiv.
Psyché et de TAmour avaient été cou- * Prudence, Perist,, ix; voy. aussi
vertes par de la chaux. Mais il y en a xi, ia6.
d'autres où Ton n avait pas eu les ' Rossi,iiomaio(terra/iea,U, p. 219.
mêmes scrupules. Voyez Coilignon , Es-
636 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
contre quun qui présente une disposition particulière ^ Les principales
scènes de la vie du Christ s y succèdent d'une nianière assez suivie, ce
qui n'est pas ordinaire, et il y en a même une qui parait nouvelle : c'est
celle du jardin des Oliviers, où Jésus est placé entre ses disciples en-
dormis qui appuient leur tête sur leurs mains. Le dernier tableau, qui
représente rAsccnsion, na rien de la grandeur idéale que lui donnèrent
plus tard les artistes chrétiens; on y voit le fils de Dieu qui gravit une
pente, tandis que des nuages sort une main qui lui saisit le bras. Ici,
comme dans toutes les œuvres de cette époque, l'artiste, en nous met-
tant sous les yeux la vie du Christ, a évité de reproduire les scènes
douloureuses de la Passion. Craignait il de scandaliser les faibles, de
prêter à rire aux incrédules ou de manquer de respect au Sauveur? On
ne le sait pas; mais M. Le Blant fait remarquer que partout, en retra-
çant les derniers moments de la vie tnortelle de Jésus, les peintres et
les sculpteurs des premiers siècles s'arrêtent au jugement de Pilate , et
passent brusquement de là à la résurrection. «Je ne sais, ajoute-t-il,
«qu'une seule exception à cette règle iconographique, et cette excep-
ation même la confirme et Texplique à la fois. Sur un sarcophage ro-
umain conservé au musée de Latran, le sculpteur o représenté le Cou-
«ronnement d*épines et la Croix portée au Calvaire; mais cest une
«couronne de fleurs qu'un soldat pose sur la tête de Jésus, et cest Si-
« mon le Cyrénéen qui porte l'instrument du supplice. » Il n'est pas
sans intérêt de faire observer qu'au contraire les artistes du moyen âge
aimaient à traiter ces sujets, dont leurs prédécesseurs s étaient abstenus
avec tant de soin, qu'ils prodiguaient les imagos de la flagellation et de
la mise en croix, et que ces spectacles, en touchant les fidèles jusqu'au
cœur, ont servi à donner un élan merveilleux à la dévotion populaire.
Les autres sarcophages ne ressemblent pas tout à fait à celui dont je
viens de parler, et les sujets n'y sont pas disposés d'ordinaire dans un
ordre aussi régulier. On y voit des scènes fort diOerentes , placées à la
suite l'une de l'autre, sans qu'on puisse saisir les liens qui les unissent,
et l'Ancien Testament y est parfois très étrangement mêlé avec le Nou-
veau. Comme il y a des critiques qui veulent rendre raison de ces com-
positions bizarres en voyant partout des figures et des allégories,
M. Le Blant, qui ne partage pas tout à fait leur sentiment, a été amené,
pour les combattre, k nous dire son opinion sur le symbolisme chré-
' Ce sarcophage, ou plutôt ce qui en voil. Peiresc l*a décrit quand il était en-
reste, est aujourd'hui dans la propriété tier. Voy. Le Blant, p. A6.
deServannes, qui appartient à M. Ré-
ÉTUDE SUR LES SARCOPHAGES CHRÉTIENS. 637
lien. C'est la partie la plus importante et la plus nouvelle de son livre,
et il convient d'y insister.
On sait que les docteurs de l'Eglise, surtout en Orient, tout en ne
doutant pas de la réalité des récits de la Bible, les ont entendus très
souvent dans un sens figuré, et quils y voient des allégories morales ou
des images anticipées de ce qui devait se passer dans la nouvelle loi. En
le faisant, ils suivaient l'exemple de Philon, qui se plaisait k donner à
TAncien Testament une signification philosophique, et qui voulait y
trouver toute la doctrine de Platon. Philon lui-même ne faisait qu'imi-
ter les théologiens païens, qui, souvent embarrassés par les légendes
peu morales de la vieille mythologie, trouvaient commode de les regar-
der comme des symboles ou des ligures qui cachaient sous une enve-
loppe grossière des vérités utiles et profondes. Le christianisme hérita
de tout ce travail d'exégèse , et l'on peut dire que cet héritage lui fut
souvent assez lourd. Une des causes de la fatigue que nous éprouvons
parfois à lire les Pères de l'Eglise , c'est cet effort qu'ils font sans cesse
pour trouver à tout des sens figurés, c'est ce mélange d'interprétations
subtiles et d'élans sincères, de naïveté et de recherche, de jeunesse et
de sénilité, qui nous fait souvenir à tout moment que le christianisme
était une religion nouvelle née dans une époque vieillie, et qu'il a sou-
vent , dans les meilleurs livres de ses plus grands docteurs , deux âges à la
fois. Que le même caractère , les mêmes contrastes se retrouvent dans son
art comme dans sa littérature, nous n'en devons pas être surpris. Les ar-
tistes dont il se servait suivaient le goût de leur temps. Il est naturel qu'ils
aient souvent donné une signification symbolique aux scènes des livres
saints qu'ils plaçaient dans leurs fresques ou sur les tombeaux. Nous en
avons, dans leurs ouvrages, les preuves les plus manifestes. Noé tendantles
bras vers la colombe qui lui apporte le rameau désiré , c était la figure du
chrétien , arrivé au terme de sa navigation , sauvé des périls du monde et
près d'atteindre le ciel; ce qui le prouve, c'est que, sur les sarcophages, il
est quelquefois remplacé par fimage du défunt, quelque soit son âge
ou son sexe, et qu'on est fort surpris de voir sortir de l'arche, à la place
du vieux Noé, un tout jeune homme on même une femme. Dans la
scène où Moïse fait jaillir l'eau du rocher, les chrétiens voyaient une
allégorie de leur doctrine qui se répandait à flots dans le monde à la
voix des apôtres, aussi mettaient-ils sans hésitation saint Pierre à la
place de Moïse, et, pour qu'on ne l'ignorât pas, ils inscrivaient son nom
au-dessus. Une fresque des catacombes représente une brebis entre deux
loups; au-dessous du tableau, on lit l'inscription suivante : Suzannà^
Seniores, ce qui montre avec quelle facilité les artistes passaient du sens
8i
638 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
propre au sens figuré , et que le public les suivait sans peine dans toutes les
transformations de leur pensée. Ces faits, qui sont incontestables, ont
amené quelques critiques à voir des allégories partout ; ils veulent tout
comprendre, ils essayent de tout expliquer. Avec un peu de complai-
sance et beaucoup de perspicacité, ils finissent par regarder le sym-
bolisme comme une sorte de langue qui, lorsqu'on en a trouvé la clef,
devient aussi simple et aussi claire que toutes les autres. Sur cette
voie, ils ne s'arrêtent plus qu'après être arrivés aux dernières exagéra-
tions, a Un système d'explication , dit M. Le Blant, inauguré, au début
«de ce siècle, par un antiquaire romain, est venu agrandir le champ
« déjà si largement ouvert aux interprétations tirées du symbolisme. La
« distribution des sujets a été soigneusement étudiée, et l'on s'est appliqué
«à chercher la raison d'être de leur juxtaposition. Il a paru que, dans un
«muet langage, le pinceau, le ciseau, exprimaient parfois des phrases
a entières, et que des sentences évangéliques, rappelées par une savante
«combinaison de scènes, revivaient dès lors comme inscrites sur les
« monuments de l'art chrétien. C'est ainsi que la réunion des Mages, de
«l'Arche, de Jonas, dont les types, pris au sens mystique, représentent
«la Vocation des gentils, le Baptême, le Salut et la Résurrection,
«semble à un savant allemand la claire traduction des mots du Christ :
a Qui crediderit et baptisatas fuerit , salvus erit. Je n'ose suivre une telle
«voie; le système, peut-être excellent, dans lequel on s'engage de la
«sorte ne me paraît point encore suffisamment étudié; la carrière qu'il
«ouvre aux conjectures est, selon moi, trop lai'ge et trop facile, par-
«tant pleine de périls, pour ceux surtout auxquels l'expérience fait dé-
«faut, et je crains qu'une trop grande importance ne soit ainsi donnée
«sans que d'ailleurs les textes anciens nous y autorisent, à la juxta-
« position des sujets. » La sage réserve de M. Le Blant mérite d'être ap-
prouvée, et il est facile de l'appuyer par des raisons convaincantes.
Ce qui donne tant d'assurance à ceux qui prétendent expliquer, ou
plutôt lire couramment , les allégories renfermées dans les œuvres des
artistes chrétiens, et qui, après avoir rendu compte de chaque sujet pris
en lui-même, veulent trouver pour quel motif divers sujets sont réunis
ensemble, c'est qu'ils invoquent à chaque instant l'autorité des Pères
de l'Église. Les Pères, on vient de le voir, donnent un sens figuré à
presque tous les événements que racontent les Livres saints; on croit et
l'on soutient qu'on ne peut pas s'égarer en les suivant, et que toute in-
terprétation qui reproduit celle qu'ils ont eux-mêmes imaginée est cer-
taine. Mais M. Le Blant diminue beaucoup cette confiance : il montre
que, quand il s'agit d'interpréter les récits des Livres saints, les Pères
ÉTUDE SUR LES SARCOPHAGES CHRÉTIENS. 639
ditTèrent souvent les uns des autres, et que quelquefois ils ne s'accordent
pas avec eux-mêmes, quils changent fréquemment d'explication, que,
par exemple, Daniel exposé aux lions et nourri par la main d*Habacuc
leur parait représenter tantôt la résurrection, tantôt TEucbaristie,
tantôt le secours que les prières apportent aux âmes du purgatoire,
tantôt la Passion du Christ, tantôt la constance dans le martyre; que
le miracle du paralytique guéri leur semble une image de la résur-
rection, ou de la pénitence, ou de la rémission des péchés; que, dans la
vigne, si souvent reproduite aux catacombes ou sur les sarcophages, ib
voient un symbole du Christ, ou de TÉglise, ou des fidèles, ou de la
résurrection , ou de rEucharistie. Voilà beaucoup d'interprétations diffé-
rentes; quelle est celle qu'il faut choisir? Comment se décider entre elles
et laquelle appliquer aux ouvrages des sculpteurs ou des peintres? Disons,
à ce propos, que ces diversités qu on remarque chez les Pères de TÉglise,
quand ils expliquent les faits de la Bible d une façon allégorique , nous
donnent un moyen de répondre à lune des objections les plus graves
que saint Augustin fait à Varron dans sa Cité de Diea. Varron était de ces
sages qui , voulant être à la fois philosophes et dévots , et conserver le
respect des anciennes croyances sans trop humilier leur raison, cher-
chaient volontiers un sens philosophique même dans les légendes les plus
absurdes de la mythologie. Saint Augustin , au contraire, n entendait pas
qu'on diminuât de quelque manière le ridicule de ces légendes, et il at-
taque avec beaucoup de vigueur ces prétendues explications qui essayent
de jeter un voile décent sur elles. H reproche à Varron de se contredire, il
montre qu'il n est jamais d'accord avec lui-même , que, par exemple , après
avoir assigné la terre aux déesses et le ciel aux dieux, il place un assez grand
nombre de dieux sur la terre et de déesses dans le ciel; quà propos de
chaque divinité il émet une foule d'hypothèses différentes et quelque-
fois opposées; qu'il nous dit d'abord que Janus est la représentation du
monde, et qu'ensuite il affirme que Jupiler c'est le monde encore; que
Junon pour lui est tantôt l'air, tantôt la terre, et Minerve tantôt la
lune et tantôt l'air. « N'est-il pas étrange, ajoute-t-il, de voir qu'im
a dieu est à la fois plusieurs choses , ou qu'une chose est à la fois plu-
(«sieurs dieux^?» Cela est étrange sans doute, mais, une fois qu'on re-
nonce au sens propre des légendes pour en chercher le sens figuré, il
est naturel que chacun les explique à sa fantaisie : c'est l'essence même
de ces interprétations symboliques , quand elles ne sont pas définitive-
ment fixées et arrêtées par une autorité reconnue, d'être tout à fait
* De civ. Dei, VII, p. 16.
640 JOURNAL DES SAVANTS.— OCTOBRE 1879.
variables , chacun voyant dans les faits qu il veut expliquer tout ce que
son imagination lui suggère, et Timagination étant la faculté par laquelle
les hommes diffèrent le plus entre eux. Si Varron avait pu connaître que
de sens divers les Pères de TÉglise donnent aux faits qu ils interprètent
et comment, chez eux, u chaque événement est à la fois plusieurs choses, »
il aurait pu renvoyer à saint Augustin une grande partie de ses re-
proches.
En supposant même que les évèques et les docteurs s'étaient mis
d'accord entre eux, ce qui , nous venons de le dire, n est pas exact, et que
rÉglise possédait un symbolisme parfaitement défini et arrêté, elle n au-
rait pu rimposer aux artistes qu à la condition d avoir tout à fait la
main sur eux. Mais est-il sûr qu'ils subissaient entièrement son influence
et qu'ils ne travaillaient que sous sa direction? On est d'abord tenté de
le croire quand on voit à quel point leurs œuvres se ressemblent d'un
bout de rÉmpire à l'autre. Ce sont partout les mêmes sujets qu'on traite
et de la même façon. Non seulement les personnages importants, le
Christ, les apôtres, sont représentés avec les mêmes attitudes et presque
sous les mêmes traits, mais, jusque dans les plus petites choses, les
ressemblances sont frappantes : Les Mages arrivent toujours aiïublés du
bonnet phrygien, les Juifs se reconnaissent à leur petite toque, la
femme de Job tend à son mari un pain au bout d'un bâton, en ayant soin
de se boucher le nez avec un pan de sa robe, etc. Quand on voit des
ouvrages si semblables entre eux, on se dit qu'il devait y avoir un mot
d'ordre donné, un enseignement commun, une direction unique et
docilement acceptée de tous les artistes. M. Le Biant n'est pourtant pas
de cette opinion; il montre que, sous cette uniformité apparente, qui
frappe d'abord tous les yeux, se cachent d'assez nombreuses diOérences
de détail que découvre une étude plus attentive. Même lorsqu'elles ne
sont pas très importantes, elles sufiisent pour montrer que les artistes
pouvaient bien se copier l'un l'autre par stérilité d'imagination, mais
qu'ils ne travaillaient pas sur un modèle unique et imposé. Ce qu'il
a mis surtout en évidence, ce qu'il importait principalement d'établir,
c'est qu'ils ont pris des libertés singulières avec le texte des Livres saints.
Quand on les voit par exemple remplacer le fumier sur lequel Job est
assis par un siège élégant, représenter David et Goliath de même taille,
donner à Eve , dans le Paradis , des bracelets et un collier à médaillon ,
placer à côté d'Abraham, lorsqu'il va sacrifier son fils, un gracieux
autel de pierre taillée, portant même parfois sur ses faces la patère et
le simpulam païens, alors que la Genèse nous dit que le patriarche l'a
construit de ses mains au haut de la montagne, et nécessairement de
ÉTUDE SUR LES SARCOPHAGES CHRÉTIENS. 641
pierres brutes, on est convaincu que Hnitiative individuelle, avec ses
fautes et ses fantaisies, a eu beaucoup plus de part qu^on ne croit dans
Texécution des bas-reliefs. Assurément ces erreurs n'existeraient pas, si
l'Église, comme on fa dit, avait tenu la main des artistes. Dès lors il
devient difficile de supposer qu ils se soient astreints h se mettre toujours
k la suite des Pères, et à reproduire, sans y rien changer, leurs interpré-
tations mystiques. «Si une intention de symbolisme, dit M. Le Blant,
«les a parfois guidés, comme nous n en pouvons pas douter, à coup sûr
« une pareille pensée ne fut point constante en leur esprit. Les marbres
«sortis de leurs mains me paraissent le démontrer. Un célèbre passage
« des Livres saints nous fait voir Abraham apercevant, lorsqu'il levait le
«couteau sur son fils, un bélier dont les cornes s'étaient embarrassées
u dans les ronces, et les Pères qui écrivirent au v* siècle, saint Augustin,
«saint Ambroise, saint Prosper d'Aquitaine, montrent avec insistance,
« on cet endroit, une figure mystérieuse de la passion et du couronnement
« d'épines. Alors que cette explication, évidemment courante chez les
«fidèles, pouvait inspirer les sculpteurs contemporains, nous les voyons
«le plus souvent figurer auprès d'Abraham une victime sans cornes, et,
« à de très rares exceptions près, ne pas indiquer que le bélier est arrêté
«dans les ronces.» Que conclure de toute cette discussion? Qu'il ne
faut pas nier sans doute Tintroduction du symbolisme dans les œuvres
antiques de l'art chrétien , mais qu'il ne faut pas non plus la voir par-
tout, et que, dans l'explication d'une œuvre d'ait, on ne doit avoir re-
cours aux allégories et aux figures « que quand les faits s'imposeront
a par leur précision, leur concordance, et que la preuve d'une inten-
«tion mystique se sera faite, pour ainsi dire, d'elle-même.»
Après avoir discuté le système des autres, M. Le Blant nous donne
le sien. Les artistes chrétiens n'ont pas indistinctement représenté toutes
les scènes des deux Testaments; ils n'en ont pris qu'un petit nombre, sur
lesquelles ils sont revenus sans cesse. Pourquoi ont-ils préféré celles-là
aux autres, et quels sont les motifs qui ont dû dicter leur choix? Beau-
coup de critiques prétendent, nous venons de le voir, que c'est unique-
ment la signification symbolique du sujet qui les a décidés. M. Le Blant
en donne une autre raison. Dans ses études sur les inscriptions chré-
tiennes, il avait été très frappé de voir qu'elles contiennent beaucoup de
passages empruntés aux prières de l'Église. Les fidèles, dans cet âge de
foi, ne répétaient pas ces prières machinalement, ainsi que des formules
vides; ils en comprenaient le sens, ils en pesaient chaque expression,
et elles pénétraient mot à mot dans leur cœur, comme une consolation
ou une espérance. Aussi aimaient-ils à les faire inscrire sur la tombe des
642 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
personnes chéries qu ils avaient perdues. M. Le Blant a montré que
ces phrases qu on lit dans plusieurs inscriptions tumulaires : Deas ani-
mam tuam defendaty ou Requiescil in spe resarrectionis vitœ œternœ, ou
Spiritas tuas in bono qaiescal, etc., sont la répétition exacte des formules
liturgiques qu'on prononçait pendant les funérailles. Une longue inscrip-
tion découverte à Colasucia, en Nubie, et qui doit être du vi* ou du
vn* siècle, contient les termes mêmes dune prière qui est encore en
usage, de nos jours, dans les églises grecques. Dès lors n est-il pas na-
turel de penser que les mêmes textes dont s'inspiraient les rédacteurs des
épitaphes ont aussi guidé les artistes qui sculptaient les sarcophages?
Au chevet des agonisants, le prêtre prononce une suite de prières qu'on
appelle Ordo commendationis animœ. On y lit entre autres les formules sui-
vantes :
Libéra, Domine, animam ejus, sicut liberasti Euoch et Eliam de communi morte
mundi;
Libéra, Domine, animam ejus, sicut liberasti Noe de diluvio;
Libéra, Domine, animam ejus, sicut liberasti Job de passionibas sais;
et cette sorte de litanie continue en citant l'exemple de Moïse arraché
aux mains des Egyptiens, de Daniel sauvé des lions, des trois enfants
conservés au milieu de la fournaise ai'dente, de Suzanne protégée contre
la fausse accusation des vieillards, etc. Comme ce sont précisément les
sujets reproduits de préférence sur les sarcophages, on est amené à
penser que c'est bien dans les prières de l'Église que les artistes sont allés
les chercher. Ces prières sont fort anciennes : la commendatio animœ se
retrouve déjà sur le Pontifical donné au i\* siècle par saint Prudence
à l'église de Troyes; mais on s'accorde h reconnaître quelle doit re-
monter beaucoup plus haut. On a trouvé récemment à Podgoritza, en
Albanie, dans une tombe antique, une coupe du v* siècle. Sur cette
coupe est gravée une série de sujets tout à fait semblables à ceux de nos
sarcophages; au-dessus des figures, des inscriptions reproduisent les
termes mêmes de la commendatio animœ que je viens de citer, ce qui
prouve que ces vieilles formules existaient déjà au v* siècle, et que les
artistes de ce temps s'en inspiraient dans leurs ouvrages.
Voilà donc une façon nouvelle d'expliquer pourquoi les artistes chré-
tiens ont préféré certains sujets à d'autres : ils choisissaient surtout ceux
qui étaient mentionnés dans ces dernières consolations que l'Eglise don-
nait aux mourants, ou dans les prières qu'elle faisait entendre sur le
cercueil des morts. H est un peu plus difficile de comprendre la raison qui
leur faisait réunir ensemble et placer à la suite l'un de l'autre des sujets
ÉTUDE SUR LES SARCOPa\GES CHRÉTIENS. 643
qui ne se suivent pas et ne paraissent avoir aucune liaison entre eux. Nous
avons vu que certains critiques veulent découvrir dans ces rapproche-
ments souvent bizarres des pensées profondes et un dessein mystérieux.
M. Le Blant croit que les artistes n'avaient pas d'ordinaire toutes les inten-
tions subtiles qu'on leur prête, et qu'ils obéissaient le plus souvent à de
simples préoccupations de métier. Des indices, que M. Le Blant relève,
montrent qu'ils soignaient beaucoup la composition et l'aspect général de
leur œuvre : ils plaçaientcertains sujets en certains endroits parce qu'ils for-
maient un spectacle agréable ; ils n hésitaient pas à mettre en regard l'une
de l'autre des scènes qui peut-être, par leur sens ou leur date , n'auraient pas
dû être rapprochées , mais qui , par leur arrangement matériel , se corres-
pondaient bien entre elles et se faisaient pendant. C'est ainsi que , lorsque
les bustes des fidèles défunts se détachent, au milieu du sarcophage,
dans un cadre arrondi qui forme ce qu'on appelle Yimago cfypeata, pour
remplir le vide qui est au-dessus, les artistes ont, en général, ima-
giné de représenter la main de Dieu qui sort des nuages , tantôt pour
empêcher Abraham de sacrifier son fils, tantôt pour donner à Moïse les
Tables de la loi. Il n'y a là, comme on voit, aucune intention symbo-
lique, mais un simple arrangement destiné à plaire à l'œil. Dans le
reste, les mêmes dispositions symétriques se retrouvent. Aux deux ex-
trémités du bas-relief, on aimait à placer des objets de forme massive
ou élevée, qui le terminaient bien pour le regard, un rocher, par
exemple, un édifice : Moïse frappant la pierre d'Horeb répondait à La-
zare dans son heroam. Souvent aussi deux personnages assis sur un siège
élevé et tournés l'un vers l'autre occupent les bouts opposés du sarco-
phage; c'est Pilate, lorsqu'il prononce la sentence contre le Christ, Da-
niel jugeant dans le procès de Suzanne, ou Hérode ordonnant le mas-
sacre des innocents. «Les païens, dit M. Le Blant, s'appliquaient dr
« même à terminer leurs bas-reliefs funéraires par des groupes, des per-
u sonnages qui se fissent pendant les uns aux autres. C'est ainsi qu'ils ré-
d pétaient aux deux extrémités les images des Dioscures tenant leurs che-
<(vaux en main, des nymphes, des chars, des néréides assises sur des
tt tritons, des lions dévorant des gazelles, des génies portant des cor-
« beilles de fruits ou des torches renversées , des Victoires ailées , des ca-
« ry atides , ou les figures de deux époux assis et tournés l'un vers l'autre. »
De toutes ces observations on peut conclure que les artistes chrétiens
sont restés plus fidèles qu'on ne le croit aux traditions de l'art antique.
C'est en l'étudiant qu'ils s'étaient formés , et il est probable que , dans
ces ateliers où ils passaient leur vie , ils en avaient sans cesse les modèles
sous les yeux. L'admiration qu'ils éprouvaient pour eux les amenait in^-
644 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
vitablcment à les imiter. Tertuilien nous apprend que quelques-uns
d'entre eux continuaient, malgré leur conversion, à fabriquer des idoles^
Ils travaillaient donc pour les deux religions à la fois, et devaient tra-
vailler pour chacune d elles de la même manière. Il leur était difficile,
dans Tcxécution des sujets chrétiens, de ne pas se souvenir quelquefois
des sujets antiques. Cest ainsi que le monstre qui engloutit Jonas est le
même qui menace Andromède, que Lazare est placé dans un heroam
païen, que Tarche de Noé reproduit exactement le coffre dans lequel
Danaé fut exposée sur les flots. Il faut ajouter que cette influence des
traditions et des souvenirs, à laquelle nos artistes nont pu échapper, ne
leur a pas été nuisible. Sans doute les tombes d'Arles sont assez gros-
sièrement travaillées; elles appartiennent à un temps de décadence, et,
quand le sénat de Rome, pour élever un arc de triomphe à Constantin,
ne trouvait plus, dans la capitale de TËmpire, que de médiocres sculp-
teurs, on ne pouvait pas espérer quil s*en trouvât de remarquables dans
les provinces. Il y a pourtant quelques-unes de ces tombes qui rap-
pellent une époque meilleure et qui sont Toeuvre d'artistes exercés. La
composition y parait heureuse, l'ensemble plaît à Tœil; les diveraes
scènes y sont habilement encadrées dans des motifs élégants d'architec-
ture, et certaines figures, surtout celles des apôtres, avec leur attitude
sévère, leur vêtement si bien drapé et le volumen qu'ils tiennent dans
la main, produisent un grand effet. Ces qualités, nos sculpteurs les
tiennent de l'imitation de l'art classique. Ainsi, aussi haut qu'on remonte
dans l'histoire de l'art chrétien, il n'y a jamais eu d'époque où il ait mar-
ché seul et où il ait tout tiré de lui; même à ses origines, il s'inspirait
de l'antiquité. On voit par là combien sont exagérés ceux qui reprochent
si durement à la Renaissance le mélange où elle sest complu de l'ait
antique et de l'esprit chrétien : ce mélange commence aux premiers
temps du christianisme.
Il n'est pas besoin d'insister davantage pour montrer que d'idées
intéressantes l'ouvrage de M. Le Blant suggère et que de faits nouveaux
il apprend. L'histoire de l'art chrétien ne pourra être faite d'une ma-
nière définitive que lorsque les monuments de chaque pays auront été
l'objet de monographies étendues, d'études sérieuses et savantes comme
celle que M. Le Blant vient de consacrer aux sarcophages d'Arles.
Gaston BOISSIER.
' Terhiilien, Dj idol, 6, 7, 8. Adv, Hermog, 1.
RAPPORT SUR LE PRIX BIENNAL. 645
Rapport fait à rassemblée (jénéraîe de l'Institut, par Ai. Ch. Giraud,
sur le prix biennal à décerner en 1879.
Pour la seconde fois, l'Académie des sciences morales et politiques est appelée à
présenter un candidat au grand prix qui, aux termes d'un décret du 22 décembre
1860, doit être décerné par l'Institut entier, tous les deux ans, sur la désignalion
successive des cinq Académies, lesquelles proposent tour à tour la plus importante
découverte, ou l'œuvre la plus considérable, signalée à leur attention, dans Tordre
spécial de leurs travaux.
On se souvient qu'en 1861, la plus ancienne de nos Académies dut inaugurer
l'attribution de ce nouveau prix décennal , et personne n'a oublié le» débats qui s'ou-
vrirent 0 ce sujet en assemblée générale de l'Institut. Depuis lors, et à son tour,
notre Académie des sciences morales dut désigner l'œuvre qui lui paraissait la plus
digne de la munificence académique. C'est ÏHisloit^ de France, de \I. Henri Martin,
qui fut l'objet de cette distinction.
Dix ans se sont écoulés depuis cette dernière époque, et le cours du temps ramène ,
pour l'Académie des sciences morales et politiques , l'obligation de désigner encore
une œuvre considérable qui mérite l'honneur d'une rémunération si solennelle. Dans
le sein de cette Académie, une grande commission, élue au scrutin, avait reçu la
charge de lui faire des propositions à ce sujet , et cette commission , après en avoir
délibéré, a fiut connaître la résolution à laquelle^lle s'est arrêtée.
Elle s'est souvenue que déjà, il y a dix ans, la pensée s'était portée vers une com-
position juridique à laquelle, par des motifs aulorisés, on avait cru devoir préférer
[Histoire d? France de M. Henri Martin. Depuis lors, cette grande composition juri-
dique avait pris de plus amples développements et gagné plus de faveur, dans 1 opi-
nion publique , par les perfectionnements qu'elle avait reçus et par l'activité persin-
tante de l'auteur à l'accomplissement de la tache dilBcile qu'il s'était imposée.
L'attention s'est donc reportée naturellement vers cet ouvrage. A ctt égard, la com-
mission a été unanime, et son vœu, je puis dire, a été spontané. La même unanimité
s'est manifestée dans le sein de l'Académie elle-même, lorsque ses délégués lui ont
communiqué leur proposition. Cest donc sur ce livre que se sont fixés , sans embar-
ras ni objection, les suffrages dont nous venons vous soumettre l'expression en les
justiGant.
L'ouvrage dont il s'agit est le Cours de Code civil de ^f. Demolombe, doyen de
la Faculté de droit de Caen, correspondant de l'Institut; il se compose aujourd'hui
de trente volumes, dont le dernier porte la dale de 1878.
En accordant Tlionneur suprême du prix biennal à un ouvrage de jurisprudence,
nous ne sortons pas des bornes de notre institution académique. La science éclaire
la justice, elle porte sa lumière dans les travaux législatifs, et l'Institut a sa part de
compétence dans la confection, comme dans l'interprétation, comme dans l'ensei-
gnement des lois. Les grands auteurs de nos Codes ont siégé à l'Institut. L'archichan-
celierCambacérès, l'un des principaux coopérateurs de notre nouvelle législation ci-
vile, jurisconsulte aussi sensé que profond, était membre de l'Institut. Portalis, le
principal rédacteur du Code civil, était membre de l'Institut. Bigot de Préameneu,
non moins estimé dans cette œuvre mémorable qui honore le xix* siècle, était
membre de l'Institut. Les anciens de nos Académies ont encore .^iégé, dans cette
enceinte, avec M. Merlin, qui est resté, pendant près d'un demi-siècle, l'autorité
83
646 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
dominante dans Tinterprétation des lois, avec M. Siméon qui a été l*un des rappor-
teurs les plus accrédités du plus considérable de nos Cckles; et, au rétablissement
de notre Académie des sciences morales, en i832. nos prédécesseurs ont recueilli
les derniers survivants des grandes commissions législatives de i8o3 el de i8o4-
M. Berlier, à Dijon, M. Grenier, à lUom, ont été correspondants de l'Institut. Enlin,
la faveur bienveillante dont vous avez honoré constamment la section de législation
et de jurisprudence atteste Timportance que vous attachez et les encouragements
que vous avez toujours donnés au culte de la science du droit. La distinction que
vous accorderiez aujourd'hui à Tœuvre si remarquable d'un jurisconsulte qui compte
parmi les professeurs les plus renommés et les plus justement estimés de l'irniver-
site, est donc parfaitement opportune; pour le fonds, l'œuvre est scientifiquement
éminente, et, pour la forme même, elle a un mérite tout aussi académique. Elle
continue avec lionneur cette succession de belles œuvres juridiques qui, depuis
Beaumanoir et Bouteiller jusqu'à notre incomparable Pothier, ont fait la gloire de
notre pays dans le domaine du droit; et, an milieu de notre époque contemporaine,
elle se place au premier rang des productions de l'espHt français dans le départe-
ment de la jurisprudence.
Le plan général de l'ouvrage est celui d'un cours de droit civil qui se compose
d'une série de traités sur chacune des matières civiles. L'auteur dit, dans sa pré-
face, en parlant du dessin général de la composition : t Cette combinaison m'a per-
tmis, tout en conservant à mon œuvre l'unité que je m'efforce d'y imprimer, de
t consacrer, à chacune de ces matières, une étude plus spéciale et plus complète... »
En même temps que Touvrage forme un tout dont les différentes parties sont natu-
rellement adhérentes, ces différentes parties sont distinctes les unes des autres et
forment autant de traités particuliers qui peuvent se détacher de l'ensemble et se
suffire à eux-mêmes.
Cette combinaison, très bien imaginée au point de vue de la science et de l'art,
a été couronnée d'un plein succès au point de vue pratique. Il en est résulté même
un trop grand succès peut-être, car à peine un des traités avait paru, qu'il était
épuisé sur-le-champ et qu'il fallait aviser à une nouvelle édition, laquelle, étant
toujours remaniée et perfectionnée, détournait l'auteur de l'entier accomplissement
du plan général, et l'arrêtait dans son élan. Ce n'est donc pas nous qui jugeons cet
ouvrage à ce moment; il est jugé. Nous constatons seulement le jugement incon-
testable de l'opinion. Nos tribunaux, nos écoles, nos barreaux, seront les promo-
teurs, les garants, les complices du jugement que nous soumettons à votre sanction
souveraine. Vous ne ferez que confirmer, à vrai dire, le jugement unanime du pu-
blic compétent.
Et cependant, à l'époque où M. Demolombe a commencé sa publication, on
aurait pu considérer son entreprise comme une témérité. Sans parler de quelques
auteurs, qui, comme M. Grenier et M. Proudhon, jouissaient a un crédit solide-
ment établi, dans quelque grandes et spéciales parties du droit, trois jurisconsultes
étaient alors, à des degrés différents, en possession de la faveur et de Tautorité do-
minante dans l'ordre même des compositions où venait se placer M. Demolombe.
M. Toullier venait d'obtenir un succès légitime et prolongé, laissant après lui une
immense réputation. M. Duranton, laborieux el plein de nerf, avait pu terminer
avec un certain éclat, un commentaire général qu'il n'avait point été donné à
M. Toullier d'achever, et tous deux semblaient céder la place à un magistrat vaillant,
plein de science, et doué d'une imagination brillante, ainsi que d*un talent remar-
quable d*écrivain : qualités séduisantes, rarement signalées jusqu'alors dans la litté-
à
RAPPORT SUR LE PRIX BIENNAL. 647
rature juridique. J'ai nommé M. Troplong, qui a laissé parmi nous un profond et
mérîté souvenir, et dont Tinfluence heureuse sur la direction des études juridiques
ne saurait être contestée.
Les diflicultés dont je viens de parler n'étaient point les seules avec lesquelles
M. Demolombe avait à lutter. Il devait rencontrer encore, dans le cours de sa vaste
entreprise, d'autres concurrents non moins redoutables par le caractère et le savoir.
Quelques-uns .Niègent à nos côlés, dans cette enceinte, et je ne puis parler d'eux; ils
se sont montrés justes pour M. Demolombe qui, à son tour, ne leur a pas ménagé
les témoignages de son estime.
Entre autres nobles rivalités, M. Demolombe a rencontré celle d'une publication
de la plus haute valeur, que je ne saurais passer sous silence. Je veux parler du Coun
de droit civil français , d'après la méthode de Zacharia^, de MM. Aubry et Rau, qui
ont illustré notre Faculté de Strasbourg et qui sont venus honorer la Cour de cas-
sation après les malheurs publics que nous déplorons. La mort prématurée de M. Rau
a été l'objet d'un deuil pour la science, et nous lui payons aujourd'hui un juste
tribut de regrets. C'est niolgré de si dangereux voisinages que l'œuvre de M. Démo*
lombe a gardé son rang et conservé sa position. Son succès n'était point l'œuvre
d'une fortune heureuse ou d'une séduction passagère; il était dû h un talent véri-
table, soutenu par quarante ans de travaux habilement dirigés; aussi l'opinion, tout
en se montrant équitable pour ses rivaux, est demeurée fidèle au doyen de l'Ecole
de droit de Caen, elle qui abandonne souvent, avec tant de facilité, après quelques
années de faveur, les ouvrages auxquels elle a donné naguère le plus grand crédit.
Lés qualités du style n'ont point été inutiles à la fortune du livre. Mais, dans une
œuvre aussi sérieuse, les mérites de forme ne sont qu'accessoires; un mérite plus
solide, et que le lecteur y désire, est celui d'une pureté constante dans les principes
juridiques, la rectitude habituelle des solutions, et cette élévation philosophique de
la pensée qu'anime le sentiment éclairé de la justice. Les doctrines fondamentales
de notre législation, qu'une certaine école essaye vainement d'ébranler, ont trouvé
chez M. Demolombe un défenseur puissant et déclaré; il a porté dans cette partie
de son travail toute l'autorité de son talent, toute la verve de son e.sprit. La juris-
prudence de nos tribunaux le préoccupe toujours; elle lui représente l'activité
réelle de notre vie moderne, et il en tient un compte notable. On lui reproche
même d accorder trop d'importance à cet élément juridique : reproche qui s'éva-
nouit bientôt, si l'on veut bien y réfléchir.
En effet, la sage loi nouvelle qui oblige nos tribunaux à motiver leurs arrêts, est
non seulement une precicu.se garantie contre les jugements arbitraires, mais elle est
encore, ou plutôt elle est devenue forcément un instrument srientitique, et, sous
son influence, les décisions particulières de la justice se transforment à la longue
en doctrines générales et en éléments de la science judiciaire. Ne nous en plaignons
pas , car nous sommes redevables à cette influence de l'amélioration progressive de
nos lois. Nous en avons éprouvé les eflets dans la modification de nos lois crimi-
nelles. Nous les avons éprouvés aussi dans l'amélioration de notre loi civile en des
points importants. Il est impossible de méconnaître ces résultats. La discussion de
la jurisprudence et l'étude attentive de ses monuments sont donc une condition de
la science moderne, non seulement au point de vue pratique de la conduite des
affaires, mais encore au point de vue spéculatif de la science du juste et de l'injuste.
La jurisprudence est la mise en œuvre du droit. Elle se modifie chez nous au gré
de l'opinion générale et des besoins de la société; elle s'éclaire, se développe et
s'améliore elle-même, par le seul bénéfice du temps et de la publicité. Tout en
85.
ùkS JOUr.NAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
conservant de suincs traditions, elle accomplit spontanément, et avec mesure « des
évolutions utiles et nécessaires. C'est donc avec raison que nos jurisconsultes suivent
avec attention et discutent avec soin les monuments do la jurisprudence, qui sont
comme un écho de» la pensée judiciaire du pays.
La haute récompense donnée par TJnstitut à une grande composition juridique
aura , soyez-en surs , en France comme à l'étranger, un retentissement fécond et les
conséquences les plus heureuses. Permettez-ujoi d ajouter qu'en couronnant cette
œuvre remarquable, votre éniinent suilragc couronnera aussi un personnage que la
considération publique entoure de ses témoignages les plus flatteurs. Jamais distinc-
tion n*aura éié mieux placée, et chacun de vous en siit, à cet égard, plus que je n'en
saurais dire à cette heure. L'unanimité, la spontanéité d'une grande comniission,
d'abord, et puis de l'Académie des sciences morales et politiques, nous est l'augure
du succès de la proposition auprès de l'Institut tout entier.
Nous concluons a ce qu'il plaise à l'Institut réuni ratifier la désignation, faite par
l'Académie des sciences mondes, de l'ouvrage de M. Demolombc, pour que le grand
prix biennal lui soit décerne.
Ch. Giraud.
NOUVELLES LITTÉRAIRES-
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES.
La séance publique annuelle des cinq Académies de Unsiitut a eu lieu le samedi
a5 octobre 1S79, ^^"^ '^ présidence de M. Daubrée, président de l'Académie des
sciences, a^^sisté de MM. Cunille Doiicet, de Rozière, Hébert, Vacherot, délégués
des Académies française, des inscriptions et heres-lellres, des beaux>arts et des
sciences morales et politiques, et de MM. J. Bertrand et J.-B. Dum^is, set-rétaires
perpétuels de l'Académie des sciences, secrétaires actuels du bureau de l'Institut.
A l'ouverture de la si^ance, le président a prononcé un discours et proclamé Je
pn\ biennal , qui a été décerné, pour 1879, à M. Demolombe, doyen de la Faculté
de droit de Caen , correspondant de l'Institut pour son Cours de Code civil ( 3o vol.
in-S").
A la suite de ce discours il a été donné lecture du rapport sur le concours de 1879 *
pour le prix de linguistique, fondé par M de Voiney.
La Commission a décerné ce prix à M. Auguste Dozon, pour son Manuel ds fa
langue chkipe ou albanaise , iframmaire , chrestoniathie , vocabulaire. ( Paris , 1 878 , iii-8*.)
La séance s'est terminée par la lecture des quatre morceaux suivants : La bataille
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 649
>
de Malplaqaet , fragment d'histoire, par M. Charles Giraud, de rAcadémie des
sciences morales et politiques. — Eludes et souvenirs de théâtre. Un conseiller dramU'
tique, par M. Legouvé, de l'Académie française. — Le comte BaltJiazar Castiglione et
ton portrait au Louvre, par M. Gruyer, de l'Académie des heaux arts. — Notice sur
V origine antique d'un conte des Mille et une nuits , par M. Edmond Le Blant, de rAca-
démie des inscriptions el belles -lettres.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. Dortet de Tessan, membre de TAcademie des sciences, est décède à Paris, le
3o septembre 1879.
ACADÉiMIE DES BEAUX-ARTS.
L*Académie des beaux-arls a tenu, ic samedi 18 octobre, sa séance publique
annuelle sous la présidence de M. J. Thomas.
Après Texécution d'une ouverture composée par M. Véronge de la Nux, pension-
naire de TAcadémie de France à Rome , élève de M. François Bazin , la séance a
commencé par un discours du président, qui a été suivi de la proclamation des
prix décernés et des prix proposés.
Grands prix de peinture. — Sujet du concours : a La mort de Démosthène. »
— Premier grand prix, M. Bramtot ( Alfred -Henri ) , né à Paris, le 18 juillet 1862 ,
élève de M. Bouguereau. — Premier second grand prix, M. Buland (Jean-Eugène),
né à Paris, le a A octobre 1862 , élève de M. Cabanel. — Deuxième second grand
prix, M. Pichot (Emile), né à la Chapelle- Vendomoise (Loir et*Cher), le aa sep-
tembre 1867, élève de MM. Cabanel et Bertrand.
SGULPTURK.
Sujet du concours : « Le jeune Tobie rendant la vue à son père. » — Premier
grand prix, M. Fagel (Léon), né à Valenciennes , le 19 janvier i85i, élève de
M. Caveher. — Premier second grand prix, M. Mombur (Jean) , né à Ënnezal (Puy-
de-Dôme), le 22 février i85o, élève de MM. Dtimont et Bonnassieux. — Deuxième
second grand prix, M. Pépin (Édouard-Félicien-Alexis), né à Paris, le ai novembre
i853, élève de M. Cavelier.
ARCHITECTURE.
Programme donné par l'Académie : « Un Conservatoire de musique. » — Pre-
mier grand prix, M. Blavette (Victor-Auguste), né à Brains (Sarthe), le 4 octobre
i85o, élève de M. Ginain. — Premier second grand prix, M. Girault (Charles), né
âCosne (Nièvre), le 37 décembre i85i, élève de M. Daumet. — Deuxième second
grand prix, M. Genuys (Charles-Louis), né à Paris, le 9 août i85a, élève de
M. Train.
COMPOSITION MUSICALE.
Sujet du concours : [Jne cantate à Irois personnages, intitulée « Médée. » — Pre-
mier grand prix, M. Hùe (Georges- Adolphe), né à Versailles, le 6 mai 18 58, élève
650 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
de M. Reber. — Second grand prix, M. Hillemacher (Lucien- Joseph-Edouard), né
à Paris, le lo juin 1860, élève de M. Massenet.
L'Académie a accordé une mention honorable à M. Marty (Eugène-Georges),
né à Paris, le 16 mai 1860, élève de M. Massenet.
Prix Leprince. — L* Académie déclare que M. Bramtot, pour la peinture, M. Fa-
gel, pour la sculpture, et M. Blavette, pour Tarchitecture , sont appelés , eu 1879,
à profiter de la donation de M"' Leprince.
Prix Deschaumes. — Ce prix, d une valeur de i,5oo francs, fondé en vue d'en-
courager déjeunes architectes se distinguant par leur aptitude pour leur art et par
leurs bons sentiments à Tégard de leur famille, a été partagé, cette année, entre
MM. Reynaud et Viée. L'Académie offre, en outre, une médaille de 5oo francs à
Tauteur des paroles de la cantate pour le grand prix de musique, M. Grimault.
Prix Maille 'LatourLandiy. — Institué par M. le comte de Maillé-Latour-Landry
en faveur d'artistes dont le talent déjà remarquable mérite d'être encouragé , ce prix,
qui est biennal, a été partagé, cette année, entre M. Lucas, peintre, et MM. Tur-
can et Paris, sculpteurs.
PRIX FONDE PAR M. BORDIN.
La fondation de M. Bordin a pour objet de récompenser, à la suite de concours,
des œuvres écrites traitant de Tart, de la science ou de la littérature, ou même par-
fois des ouvrages ayant paru sur ces mêmes matières , en dehors des conditions spé-
ciales des concours.
Prix Bordin. — L'Académie avait proposé pour Tannée 1877, et prorogé à Tannée
1879, ^^ sujet suivant : 1 Recherches historiques et biographiques sur les sculpteurs
I français de la Renaissance, depuis le règne de Charles VIH jusquà celui de
I Henri HT. Considérations sur les caractères de la sculpture française à cette
t époque. •
Ce prix a été décerné à M. Henri Descamps, inspecteur des beaux-arts. Une men-
tion honorable a été accordée à M. Marquet de V^asselot, statuaire.
L*Académie avait proposé, pour Tannée 1879, la question suivante : « Rechercher
« les procédés de fabrication des méHailles employés dans Tantiquité par les Grecs et
t par les Romains. — Faire ressortir les diOérences qui peuvent exister entre ces
« procédés et les procédés usités aux diverses époques modernes. »
Aucun mémoire n'ayant été déposé sur ce sujet, T Académie remet la question
au concours pour Tannée 1880.
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 3i décembre
1879. ...
La situation des fonds du prix Bordin permettait cette année de décerner une
troisième récompense. L* Académie , autorisée par les termes mêmes de la fondation ,
a décerné ce prix à M. Eugène Mûntz, bibliothécaire de TÉcole des beaux-arts, pour
son savant et très utile ouvrage intitulé : Les Arts à la cour des papes depuis le com"
mcncement du xv' siècle jusqu au milieu du xvi*,
L'Académie propose, pour Tannée 1881, le sujet suivant: t Définir Tinfluence
I de Tétude directe de la nature sur le style traditionnel dans Tart de la peinture en
« Italie, depuis Tépo<|ue du Giotto jusqu'à la fm du xvii* siècle. •
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 3i décembre
1880.
Le prix consiste en une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs.
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 651
PRIX FONDÉS PAR M. LE BARON DE TRÉMONT.
Prix Trémonl. — M. le baron de Tréinont a légué à TAcadémie des beaux-arts
une inscription de a,ooo francs de rente, pour ia fondation de prii d'encourage-
ment à décerner à divers artistes.
L* Académie décerne ces prix à MM. Roty, graveur en nicdailies, et Boisselot,
compositeur de musique.
Prix Georges Lambert. — Ce prix est décerné chaque année, par 1* Académie
française et par TAcadcmie des beaux-arts, à des hommes de lettres, à des artistes,
ou à des veuves d'artistes ou d*horames de lettres , comme marque publique d'estime.
L'Académie partage ce prix entre M""** veuves Caron, Colin, Viger, Robinet et
M. Dubasty.
Prix Achille Leclère. — Le sujet du concours de 1879 ^^^*^ • * ^" casino. » —
L'Académie décerne le prix à M. Girault (Charles), élève de M. Daumet. Elle ac-
corde, en outre, trois mentions honorables : la première à M. Michelin (Félix),
élève de M. Guadet; la deuxième à M. Mariaud (Marcel), élève de M. André; la
troisième à M. Pronier, élève de M. Moyaux.
Prix Chartier. — L'Académie décerne le prix à M. Godard (Benjamin).
Prix Troyon. — L'Académie avait proposé , pour Tannée 1879, le ^"j®*- suivant :
« Un groupe de vieux chênes au bora de l'eau et au pied desquels un paire garde
des chèvres. Fin de Tété. • — L'Académie a décerné le prix à M. Baillet (Ernest).
Elle a, en outre, accordé deux mentions honorables : la première, à M. Nozai
(Victor); la seconde, à M. Truffant (Georges), élève de MM. Lehmann et Bou-
guereau.
Pnx fondé par M. Duc, — M. Duc, membre de l'Académie des beaux-arts, a
fondé un prix biennal destiné à encourager les hautes études architectoniques, — Ce
prix sera décerné, s'il y a lieu, en 1880.
Prix Jean Leclaire, — Les élèves qui sont appelés à jouir celte année des béné-
fices du prix Jean Leclaire sont : MM. Corrède, élève de M. André, et Contamine,
élève de M. Guadet.
Prix Alkwnhert, — Décerné à M. Roty, graveur en médailles.
Prix Delannoy, — M. Delannoy a légué à l'Académie une rente annuelle de
1,000 francs, atin que cette somme soit accordée, chaque année, sous le titre de
prix Delannoy, à l'élève qui aura remporté le grand prix de Rome en architecture.
M. Blavette a élé appelé cette année à jouir du bénéfice du prix Delannoy.
Fondation Jary. — M. Jary a établi , en 1 84 1 , une fondation en faveur du pen-
sionnaire architecte qui, avant de quitter l'Ecole de Rome, aura rempli toutes les
obligations imposées par le règlement. M. Loviot, ayant satisfait à ces conditions, a
été appelé , celle année , à jouir du bénéfice du prix Jary.
Prix Rossini, — L'œuvre poétique que l'Académie a jugée la meilleure et la plu»
conforme aux conditions du concours, a pour titre : La fille de Jaîre, dont l'auteur
est M. Paul Collin.
Pour l'année 1880, le concours de poésie sera clos le 3i mai. Le jugement sera
rendu le 3o juin.
Le concours de composition musicale sera dos le 3i mars 1881 .
Prix Jeun Reynaud. — M"' veuve Jean Reynaud, «voulant honorer la mémoire
« de son mari et perpétuer son zèle pour tout ce qui touche aux gloires de la France , »
a, par un acte en date du a5 mars 1879, ^^^^ donation à l'Institut d'une rente de
652 JOURNAL DES SAVANTS. — OCTOBRE 1879.
10,000 francs destinée à fonder un prix annuel qui sera successivement décerné par
chacune des cinq Académies.
ConfornH'ment au vœu exprimé par la donatrice, « ce pri^ sera accordé au travail
«le plus méritant, relevani de chaque classe de Tlnstilut. qui se sera produit pen-
t danl une période de cinq ans. Il ira toujours à une œuvre originale, élevée et avant
t un caractère d'invention et de nouveauté. Les membres de Tlnstitut ne seront pas
t écartés du concours. Le prix sera toujours décerné inlégrraleraent. Dans le ca» où
I aucun ouvrat^e ne paraîtrait le mériler entièrement, su valeur serait délivrée à
• quelque grande infortune scientifique, littéraire ou artistique. 11 portera le nom
t de son fondateur Jean Reynaud. »
Ce prix sera décerné par l'Académie des beaux-arts en 1882.
PRIX DE L'ÉCOLE DES BEAUX-ARTS.
Fondations de C'tylns et de Latour. — L'Académie a arrêté, le i5 septembre 1821,
que les noms des élèves de l'Ecole des beaux-arts qui auront, dans l'année, rem-
porté les prix fondés par le comte de Caylus {tête d'expression) et par le célèbre
peintre au pastel de Lalour (demi-ligure peinte dite du torse), seraient proclamés à
la suite des prix de l'Académie.
M. Michel, sculpteur, éli've de M. Jouffroy, a obtenu le prix Caylus; M. Doocet,
peintre, élève de MM. Lefebvre et Boulanger, a obtenu le prix de Latour.
Grandes médailles d'émulation. — Les élèves de l'Ecole dos beaux-aiis qui ont
obtenu ces médailles, sont : pour la peinture, M. Lacaille, élève de M. Lehmann;
pour la sculpture, M. Michel, élève de M. Jouffroy; pour Tarchilecture , M. Corrède,
élève de M. André.
Prix A bel Blouet. — M. Corrcde, élève de M. André, a été appelé cette année à
jouir des bénéfices de ce prix.
Prix Jay. — Ce pri\, attribué tous les ans à Télève qui a remporté la première
médaille de construction, a été obtenu, cette année, par M. Defrasse, élève de
M. André.
Après la proclamation et l'annonce de ces prix, M. le vicomte Henri Delaborde,
secrétaire perpétuel, a lu une notice sur la vie et les ouvrages de M. Duc, membre
de rAcadémie.
La séance s'est terminée par l'exécution de la scène lyrique qui a remporté le
premier grand prix de composition musicale.
TABLE.
Le Secret du Roi ( 2* et dernier artide de M. £. Caro. ] 381
La morale ani;laise contemporaine. (2* article de M. Ad. Franck.) 590
Étude sur les fonctions physiques des feuilles, etc. par M. Joseph Boussingault.
(2' article de M. E. Chevreul.) 003
La Maréchale de Villars ( l" article de M. Ch. Giraud.) 617
Étude sur les sarcophages chrétiens antiques, etc. (Article de M. Gaston Boissier.). 032
Bappoi*t sur le prix biennal à décerner en 1879. (Article de M. Ch. Giraud.).. . . 045
Nouvelles littéraires 048
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
NOVEMBRE 1879.
Étude sub les fonctions physiques des feuilles : transpira-
tion, absorption de la vapeur aqueuse, de leau, des ma-
TIÈRES SALINES, par M. Joseph Boussingault.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
S m.
Transpiration des feuilles par Fun et l*aotre côlé du limbe.
M. J. Boussingault, en commençant son opuscule, s est demandé si
Haies dans Tévaluation de la surface du végétal qui transpire de Teau ,
avait compris les deux surfaces des feuilles. Cette remarque était fondée,
parce que , si nous n avons jamais douté qu il ne Teùt fait , nous exprime-
rons notre étonnement qu il ne lait pas dit explicitement là où il était
convenable d*en instruire le lecteur. Rappelons que la Statique des végé-
taux parut en 1727. et que Charles Bonnet de Genève, auquel une
fortune patrimoniale permettait de se livrer à l'étude des sciences sans
préoccupation de Tavenir, après s être occupé de recherches microsco-
piques sur les insectes et les annélides , fut obligé d*y mettre fin à cause
de ralTaiblissement de ses yeux, et qu'à partir de 1786 jusquen 1776
* Voir, pour le premier article, le cahier de novembre 1878, p. 676.; pour le
deuxième article, le cahier d*octobre 1879, p. 6o3.
83
654 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
il s*occupa beaucoup de ïétade des feuilles, et fut ainsi conduit à tenir
compte de leur transpiration , sujet spécial de l'opuscule de M. J. Bous-
singault.
Un professeur italien, du nom de Calendrini, engagea Bonnet à exa-
miner les feuilles relativement à leurs deux surfaces, qui, dans beau-
coup de plantes , sont si différentes d'aspect comme on le sait ; par
exemple dans toutes les plantes dont les feuilles présentent une face
qui voit le ciel et une face qui voit la terre, la première est presque
toujours d*un beau vert uni avec des nervures à peine saillantes, tan-
dis que la seconde, d'un vert beaucoup plus clair, présente des nervures
plus ou moins saillantes. Mais, à une époque où la science chimique
n'existait pas, où le phénomène de la rosée n'était pas expliqué, Bonnet
ne pouvait, quel que fût son esprit d'observation, traiter d'une manière
positive une partie de la science dont les bases n'existaient point. On
ne doit donc pas s'étonner de ce qui manque à des recherches qui ne
composent pas moins d'un volume in-^^
Il n'est pas superflu de faire remarquer la disposition d'esprit de
Bonnet en faveur des causes finales, disposition que nous sommes loin
de blâmer toutes les fois qu'il s'agit d'insister sur l'ordre existant dans
une série de phénomènes naturels ramenés à des causes incontestables;
mais il en est tout autrement lorsqu'on rattache des phénomènes à des
causes éloignées que l'on qualifie de finales ; en ce cas, un principe,
excellent à tous égards, peut être compromis par la mauvaise applica-
tion qu'on en fait.
On se tromperait beaucoup si Ton pensait que notre critique s*étend
à toutes les recherches de Bonnet ; il en est d'excellentes, et les mécon-
naître serait manquer à la justice comme à la vérité. Mais ces différences,
que les progrès de ta science ont établies entre diverses parties de
l'œuvre, devaient être signalées pour montrer la position assez difficile
où se trouvait M. J. Boussingault de parler convenablement des re-
cherches de Bonnet sur les feuilles ; il fallait, avant tout, avoir étudié
l'ouvrage entier, afin de ne traiter que des sujets dont les rapports avec
l'opuscule de M. J. Boussingault sont incontestables, pour les considérer
ensuite relativement à l'état actuel de nos connaissances, en séparant,
dans l'œuvre du savant genevois, ce que le temps a démontré être vrai
de ce qui ne l'est qu'en partie, et surtout de ce qui est tout à fait er-
roné.
En toute chose, les jeunes savants ne sont guère assez pénétrés de la
nécessité de savoir par eux-mêmes les études dont les sujets qu'ils veu-
lent traiter ont été antérieurement l'objet. Tous ne savent pas comment
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 655
la science dont ils s'occupent est arrivée au point où ib lont reçue du
maître. De tout temps et en toute branche du savoir humain, il y a eu
des sujets à la mode, et plus dune grande vérité a été méconnue des
contemporains parmi lesquels elle a été énoncée parce que ialtention
du public quelle intéressait était ailleurs, et plus d une fois est-il arrivé
que lauteur de cette vérité n a pas été connu de ceux mêmes qui au-
raient dû en profiter pour leurs propres recherches.
Nous avons trop étudié l'histoire des progrès des connaissances hu-
maines pour ne pas revenir sur ce sujet et le développer avec le détail
qu'il comporte pour être vraiment utile; car jusqu'ici, malheureu-
sement, on a trop ignoré que l'histoire d'une science ne peut être
professée de manière à être utile, qu'à la double condition que le pro-
fesseur qui en sera chargé unira, au goût de l'histoire, les qualités
intellectuelles spéciales qui rendent le savant capable de faire faire de
grands progrès à cette science, dont il est chargé de professer l'histoire.
C'est sous la vive impression de cette manière de voir, après des lec-
tures réitérées de la Statique des végétaux et du livre des Fonctions des
feuilles de Bonnet, qu'en revoyant le troisième paragraphe de l'opuscule
de M. J. Boussingaull, nous y avons reconnu une appréciation aussi
consciencieuse qu'éclairée, et, dès lors , un esprit de critique aussi dis-
tingué par le fond que par la forme, que nous avons cru convenable de
faire trois articles sur son opuscule au lieu de deux, que d'abord nous
nous étions proposé de faire. En définitive, aujourd'hui on voit si rare-
ment les jeunes savants poursuivre des travaux d'un même genre sur
des sujets circonscrits et dépendants les uns des autres, que nous au-
rions cru manquer au devoir d'un critique consciencieux de ne pas
rendre justice au jeune savant qui a accompli de longs travaux loin de
Paris, lorsqu'il la mérite si bien à tous égards.
Revenons à Bonnet. Renonçant, avons-nous dit, à des recherches sur
les insectes, qui exigeaient l'usage fréquent du microscope, à cause de
la fatigue de ses yeux, c'est alors que Calendrini, pour lequel son estime
était grande, lui donna l'idée de l'étude de Vusage des feuilles dans la
végétation.
N'est-ce pas après ses observations sur les, deux faces des feuilles des
arbres qu'avec ses idées sur les causes finales, la pensée si naturelle à
cette disposition d'esprit fixa son attention , et que les feuilles lui pa-
rurent, par la face qui voit la terre, destinées à absorber la rosée, pour
nourrir le végétal, rosée qu'à cette époque on croyait s'élever du sol
dans l'atmosphère. De là ne pensait-il pas que les branches et leurs
feuilles correspondaient, par leurs fonctions dans l'atmosphère, aux
83.
656 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
racines et à leur chevelu propres à absorber dans la terre de la ma-
tière indispensable à la vie végétale; et cest grâce à cette double cause
que le végétal fixé au sol lui semblait devoir se nourrir aux dépens
du monde extérieur.
Une idée aussi simple, émise par un savant justement distingué, de-
vait trouver un public disposé à ladopler comme une vérité, et cepen-
dant Tauteur était un admirateur de la Statique des végétaux, connaissant
et l'aspiration par les racines d'un chicot de vigne dépourvu de feuilles,
et l'aspiration , par ces mêmes racines, d une quantité d'eau considérable
qui se dégageait par les feuilles d'un helianihus annuus. Mais Bonnet ne
voyait pas dans ces faits une objection , dans l'opinion où il était que , si la
face inférieure de la feuille était destinée à l'absorption de la rosée, la face
supérieure letait à la transpiration de l'eau de la sève, et, fait remarquable
pour tous ceux qui connaissent la méthode a posteriori expérimentale.
Bonnet y a recours , il constate par l'expérience , à son grand étonnement ,
qu'excepté la feuille du lilas et celle des trembles, les feuilles d'arbres
d'espèces très nombreuses sur lesquelles il opéra transpirèrent plus
d'eau par leur face inférieure que par leur face supérieure.
Il ne s'en tint pas là, il imagina défaire des expériences comparatives
sur des feuilles enduites d'huile d'olive sur une de leurs faces ou sur les
deux, comparativement à des feuilles semblables non huilées, et, pour
cela, les feuilles plongeaient par leur pétiole dans une petite cloche
renversée. L'évaporation était évaluée par l'abaissement du liquide dans
le petit vase.
Les résultats des expériences , faites sur vingt et une espèces de feuilles,
furent les suivants :
Le marronnier d'Inde fut la seule espèce dont les feuilles huilées sur
la face supérieure aspirèrent moins d'eau que lorsqu'elles étaient hui-
lées sur la face inférieure.
Les feuilles de rosier, de la vigne du Canada, en aspirèrent la même
quantité quelle que fut la surface huilée.
Les feuilles des autres espèces aspiraient toutes une plus grande
quantité d'eau quand c'était la surface supérieure qui avait été huilée.
Les feuilles des plantes herbacées donnèrent les mêmes résultats que
les précédents.
Et quelle est la conclusion de Bonnet? Cest que h face inférieure des
feuilles n'est pas moins destinée à la transpiration qaà la nutrition.
M. J. Boussingault, après une critique aussi juste que convenable de
la manière d'opérer et des circonstances dans lesquelles les expériences
de Bonnet avaient été faites, expose de la manière la plus concise des
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 657
expériences nombreuses exécutées avec les instruments de précision
que la science actuelle met à la disposition des savants capables de s en
servir.
M. J. Boussingault, en répétant les expériences de Bonnet relatives è
Tinfluence exercée par Thuile d'olive sur la transpiration des feuilles, a
opéré d'une manière beaucoup plus exacte; disons, avant tout, quil a
remplacé Thuile par du suif préalablement exposé à une température
de 1 3o degrés, pour quil ne renfermât plus d*eau , et qu'il ne retendait
qu'après que le corps gras avait atteint son minimum de température de
liquéfaction. En outre, les feuilles qui venaient d'être détachées de leur
tige, puis graissées sur leurs deux faces, étaient rapidement pesées dans
une tabatière légère d'étain , puis immédiatement exposées à l'air, quatre
au soleil et trois à l'ombre, et, fait remarquable pour tous ceux qui
connaissent la difficulté de faire adhérer un corps gras à un tissu orga-
nique dans lequel se trouvent des liquides aqueux, toutes les feuilles
ont transpiré de l'eau malgré le suif; en une heure, par décimètre carré,
le maximum de l'eau transpirée a été o*',02o et le minimum 0^,000.
Rien de plus intéressant que le tableau où M. J. Boussingault donne
le résultat de la transpiration des feuilles appartenant à trente-trois
espèces de plantes exposées au soleil et à l'ombre. Les degrés d'humidité
de l'air et les degrés de température sont indiqués par le psychromètre
et le thermomètre; enfin l'eau transpirée par l'envers, par l'endroit et par
les deux surfaces, est indiquée dans trois colonnes du tableau.
Les conclusions de ces nombreuses et précises expériences sont :
1*»
Que la transpiration par les deux faces est plus grande au soleil
qu'à l'ombre.
2*" Abstraction faite du laurier-rose et du maïs, de la transpiration
desquels les résultats ont, dit l'auteur, quelque chose d'anormal, pour
le lilas, la vigne, le poirier, l'oranger, le topinambour, le houx, le ca-
talpa, le boussingaultia , le convolvulus, Tasclépiade et le pêcher, la
transpiration par l'endroit étant représentée par l'unité, la transpiration
par l'envers l'est par à ,3.
3" En prenant une moyenne des observations faites à l'ombre, la
transpiration serait comme 1 esta !i,&.
â° La transpiration a été à peu près égale pour les deux faces des
feuilles du marronnier, du maïs et de la pervenche.
/
658 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
S IV.
Rapport de la surface cvaporatoire des feuilles à la surface absorbante des racines.
Depuis le chicot de vigne dépourvu de feuilles jusquà la vigne où
elles sont complètement développées, les racines nous ont ofiert l'or-
gane par excellence pour absorber Teau souterraine indispensable au
développement du végétal, comme les feuilles nous ont oflert lorgane
par excellence pour la transpiration de Teau.
Dans la même plante, la surface des racines est notablement infé-
rieure à celle des feuilles.
Haies a estimé que, dans un helianthas annaas, la surface des racines
est de 1 5 à I 6 pieds carrés , tandis que la surface des feuilles était de
39 pieds carrés, rapport de 1 à a, 5 12.
Un chou lui a présenté le rapport de 1 à 1^1,67, '^ surface des ra-
cines étant de 1 à a pieds carrés et celle des feuilles de 1 9 pieds carrés.
M. J. Boussingault a parfaitement senti qu'il ne pouvait traiter le
sujet de ce paragraphe sans tenir compte du genre de mouvement de la
sève. Résulte-t-il d'un système d'organes analogue au système artériel et
veineux des animaux supérieurs , comme le pensait Perrault, ou n'est-il
qu'un simple balancement de bas en haut et de haut en bas, comme le
prétend Haies? Si l'auteur ne répond pas explicitement à la question,
c'est sans doute parce que Haies, tout en reconnaissant la probabilité
que la plante profite de l'eau de la pluie et de la rosée dans la saison
sèche, cela ne suffit pas probablement, selon M. J. Boussingault, pour
apprécier toute l'importance que Ion attribue aux feuilles dans la vé-
gétation comme oi^ane susceptible d'absorber l'eau liquide de l'atmos-
phère , lorsque les racines n'en trouvent pas suffisamment dans le soi.
Telle est sans doute la raison pour laquelle M. J. Boussingault, après
avoir rappelé l'expérience de Perrault, répétée par Haies, décrit les
expériences faites par lui-même dans les conditions les plus convenables
à mettre en évidence l'influence des feuilles plongées dans l'eau pour
absorber ce liquide et le transmettre ensuite à des feuilles de l'individu
qui sont dans l'air.
L'expérience de Perrault consiste à prendre une partie de tige por-
tant deux rameaux feuillus. L'un d'eux plonge dans l'eau d'un flacon ,
tandis que le second est maintenu dans l'air au moyen d'un bouchon
échancré ; la comparaison est donc facile entre les feuilles de l'un et de
l'autre rameau.
Haies répéta cette expérience sur des branches de cerisier, de vigne.
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 659
de groseillier et de pommier. Les feuilles du rameau exposées à Tair se
fanèrent promptement, tandis que les feuilles plongées dans Teau
conservèrent leur fraîcheur, le groseillier durant onze jours, la vigne
et le pêcher pendant plusieurs semaines. En outre, Bonnet avait ob-
servé après Haies que des feuilles d*une même branche plongées dans
Teau pouvaient nourrir les feuilles supérieures qui n y plongeaient pas.
L*aptitude des feuilles submergées à absorber Teau et ù la transmettre
au rameau, a paru si importante, que M. J. Boussingault a fait des expé-
riences pour la constater à toujours en recourant à la balance afm d'appré-
cier la perte d'eau transpirée par des feuilles au sein de l'atmosphère, qui
ne recevaient le liquide que par des feuilles submergées de la même
branche. Il a opéré sur deux rameaux d'une même branche de platane
et de lilas.
La surface des feuilles de platane submergées était de io'àIi centi-
mètres carrés, et celles des feuilles qui ne l'étaient pas, de 19 33 cen-
timètres carrés.
L'expérimentateur, en évaluant l'eau transpirée, tenait compte du
thermomètre et du psychromètre. Dans la nuit de 12 heures du 27
au 28 septembre, la perte en une heure par décimètre carré fut de
0^,02 1 ; du 28 septembre au soleil, de o^,3oo; dans la nuit du 28 au
29 septembre, de o*'.oo8.
L'expérience fut répétée sur une betterave dont on avait coupé la
partie inférieure, siège des racines; elle fut placée renversée dans un
vase d'eau de manière qu'une moitié environ des feuilles plongeait dans
feau et l'autre dans Tair. Celles-ci se fanèrent en un jour, tandis que
les feuilles submergées avaient conservé leur fraîcheur.
L'espace me manque pour exposer les réflexions que me suggère
cette expérience remarquable à plusieurs égards.
Enfin, M. J. Boussingault décrit avec le plus grand détait une double
expérience, qui fut en réalité comparative, depuis le 8 septembre
jusqu'au 2 4, mais qui plus tard cessa de l'être.
Un rameau de vigne A fut plongé dans un vase d'eau, de manière
que la surface des feuilles submergées était de 1 5 décimètres carrés et
celle des feuilles exposées à l'air de 2 3 décimètres carrés.
Un rameau de vigne B , semblable au précédent, fut plongé par l'ex*
trémité inférieure seulement, dont la section était de 1 centimètre carré;
toutes les feuilles de B étaient donc dans l'atmosphère.
Rameau A.
Du 8 septembre à 1 1^,50"" du matin jusqu'au 9 septembre à 5^,30"*,
660 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
rëvaporation par décimètre carré et par heure fut de 0^,17 ; du 9 sep-
tembre ù 5^,30"^ jusqu'au 10 septembre, en réduisant les ilx heures à
1 Q heures de jour, Fauteur estime la transpiration , par heure et déci-
mètre carré, à o^',o8» et observe que les feuilles dans lair étaient en
très bon état.
hameau B.
Par opposition aux feuilles du rameau A qui étaient dans lair, celles
du rameau B étaient toutes flétries.
S V.
Absorption de l*eau sur les surfaces des feuilles.
Le sujet de ce paragraphe justifie finsistance que M. J. Boussingault
a mise pour établir dune manière incontestable que, si les feuilles sont
généralement Forgane de la transpiration de feau absorbée par la ra-
cine, elles sont susceptibles, dans certains cas, d'agir à l'instar des ra-
cines pour absorber de l'eau liquide.
Beaucoup défaits, exposés dans les paragraphes précédents, mettent
en évidence que des chaleui*s excessives, des vents secs, sont des causes
puissantes de transpiration des plantes, et, lorsque ces causes ne sont
pas excessives pour tuer les feuilles, celles-ci perdent leur raideur et
leur fraîcheur, elles se flétrissent. Quand le mal nest pas extrême, les
jardiniers et les cultivateurs savent qu'il suffira de la fraîcheur de la
nuit, d'une pluie susceptible d'humecter la terre, d'une rosée abon-
dante qui mouille le$ feuilles, pour que celles-ci, qui ont été flétries
dans la journée, reparaissent le lendemain, après la fraîcheur de la
nuit et une rosée abondante, avec leur rigidité et la couleur verte unie
de la feuille fraîche.
En lisant, comme nous l'avons fait, avec une attention soutenue
l'opuscule de M. J. Boussingault, nous avons acquis plus que per-
sonne la conviction que, dans les sciences d'observation et d'expérience,
Tobservation est insuffisante et que le recours à l'expérienee est indis-
pensable, mais que la conclusion déduite d'une première expérience
doit être confirmée par une seconde; tout en reconnaissant que cette
marche est longue, et qu'elle a , pour beaucoup de lecteurs, plus sensibles
à la forme qu'au fond, le défaut de la minutie, remarquons qu'ils n'ont
pas réfléchi aux conséquences, fâcheuses pour la science, de recherches
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 661
légèrement conduites, annonçant comme vérités des propositions qui
ne sont nullement démontrées.
La manière dont M. J. Boussingault a traité la question de l'absorp-
tion de leau par la surface des feuilles, objet de ce paragraphe, est la
justification des considérations précédentes. Si M. Duchartre ainsi que
les jardiniers et les cultivateurs ne doutent point avec raison de la
faculté qu ont les feuilles d'absorber leau des pluies et de la rosée qui
mouillent les plantes, Taccord n existe plus lorsqu'il s'agit de l'absorp-
tion de leau existant à l'élat de vapeur invisible dans l'atmosphère,
et telles sont les questions que l'auteur a soumises à des expériences
variées, et dont les conséquences donnent la certitude.
M. J. Boussingault s'est assuré que des pervenches qui avaient subi
une sécheresse prolongée de vingt jours (du 5 du mois de juillet au
2 5), de manière que leurs feuilles flétries touchaient leurs tiges, avaient
la faculté d'absorber la vapeur d'eau qui existe à saturation dans une
atmosphère limitée. Un rameau de pervenche, garni de vingt feuilles, fut
plongé dans une atmosphère saturée de vapeur d'eau : les feuilles repré-
sentaient 662 centimètres carrés; il pesait 4 grammes : à huit heures du
matin il fut mis dans une cloche saturée de vapeur d'eau et reposant
sur de l'eau exempte d'acide carbonique. Il y resta 2 5 heures. Il pe-
sait alors à^j 1 5 ; il avait donc absorbé o^, 1 5 d'eau sans avoir décom-
posé d'acide carbonique. L'absorption de la vapeur d'eau fut donc de
0^,02 3 par décimètre carré. Le rameau, plongé de nouveau dans l'at-
mosphère saturée de vapeur d'eau durant douze heures , augmenta encore
de o^,o5; le même rameau pesant A^'jao plongé dans l'eau pendant
douze heures, en absorba 5^, 18; toutes les feuilles étaient fermes et re-
dressées; l'absorption de l'eau liquide était de 0^,778 par décimètre carré.
Une remarque importante encore, c'est que les pervenches restées
en pleine terre, dont les feuilles étaient complètement flétries, ayant
reçu, le 27 juillet, une pluie de quarante-huit heures, se présen-
tèrent avec tous les signes de la fraîcheur le 29, et cependant le sol
n'était encore mouillé qu'à 2 ou 3 centimètres de profondeur. Indu-
bitablement, selon M. J. Boussingault, les feuilles eurent leur part
comme absorbant de l'eau pluviale; après une nouvelle période de sé-
cheresse, les feuilles d'une asclépiade présentèrent des phénomènes
analogues.
Il en fut de même des feuilles de platane et de vigne.
Enfin on peut conclure, avec M. J. Boussingault, que toutes les
feuilles, qui, après la sécheresse, ont perdu leur eau de constitution,
reprennent leur raideur et leur fraîcheur lorsqu'elles sont en contact
84
662 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
avec Teau liquide, mais elles cessent d*en absorber lorsqu'elles sont
pourvues de leur eau de constitution. Les fruits se comportent autre-
ment, dit M. J. Boussingault.
Puisque M. J. Boussingault parle de la différence existant entre les
feuilles et les fruits relativement à Teau, quon nous permette d'ajouter
une observation dont nous avons été témoin de 1818 à i8ao, croyons-
nous. Elle appartient à Aubert Aubert du Petit-Thouars, qui fut un des
botanistes français les plus originaux à tous égards. Il présenta alors à
la société philomathique deux branches de prunier chargées de prunes;
lune, après avoir été séparée de la tige, avait été effeuillée et les fruits
respectés; ils étaient de la plus belle apparence, tandis que la seconde
branche, qui avait conservé toutes ses feuilles, ne présentait que des
prunes flétries, par la raison que leur suc ou sa partie aqueuse s'était
portée sur les feuilles, où Teau constitutive avait été maintenue.
S VI.
Absorption par les feuilles des sels en solution
(dans Teau).
M. J. Boussingault, au courant des travaux qui ont précédé les siens
avant de traiter la question élevée par l'énoncé du sixième paragraphe,
savait très bien la différence existant entre l'eau pure, pénétrant dans
les plantes parles feuilles, et l'eau naturelle pouvant contenir des sels
ou des parties solubles d'origine organique pénétrant par les racines.
Effectivement, celle-ci apporte à la plante des matières nécessaires
à son développement; sous ce rapport, ce n'est donc pas de l'eau pure
qui s'ajoute à la sève; c'est une fraction de matière complexe qui est
indispensable à l'entretien de la végétation , et dont le premier acte est
de s'assimiler à la sève, d'y ajouter ce qui lui manque, à savoir eau de
constitution et matière destinée à l'assimilation. Voilà comment j'en visage
depuis longtemps la relation de l'eau puisée dans le sol avec la sève.
C'est ainsi que des chlorures de potassium et de sodium, des sulfates,
des phosphates de potasse, de soude, des sels ammoniacaux, pénètrent
dans la plante.
L'eau puisée dans le sol est donc un véhicule qui, grâce à l'oi^gani-
sation de la plante, porte la nourriture où elle est indispensable. C'est
ici que le nom de Théodore de Saussure s'impose comme l'homme qui
a fait le premier des travaux propres à montrer les conditions néces-
saires à observer pour donner aux plantes des solutions salines qui
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 665
leur sont convenables. Il a établi que la solution favorable d'un sel à la
vie végétale était que l'eau ne nécessitait guère que 12 ou 3 millièmes
de sei pour être efficace, une proportion plus forte tuant la plupart
des plantes.
M. J. Boussingauit, parlant du fait général que les solutions salines
doivent être extrêmement étendues, comme la établi Th. de Saussure,
a fait usage delà solution saturée de sulfate de chaux contenant, dit-il,
deux millièmes de ce sulfate, et présentant ce phénomène que la so-
lution qui n est pas absorbée pendant un temps où elle cède de la va-
peur d*eau à Tair, le sel correspondant à cette fraction d'eau apparaît en
aiguilles cristallines sur les feuilles, et, en supposant l'absorption lente,
le titre primitif de la solution ne se conserve pas, mais la concentration
n a aucun inconvénient pour la santé de la plante. D'ailleurs, l'auteur a
eu l'heureuse idée de mettre des gouttes d*eau de sulfate de chaux sur
les feuilles et de les recouvrir d'un verre convexe dont les bords avaient
été légèrement graissés, afin d'éviter la concentration de la solution
qui aurait pu résulter de l'évaporation d'une portion de l'eau de la solu-
tion saline.
Les expériences exposées dans ce paragraphe réunissent k l'intérêt
de la nouveauté tous les détails qui donnent au lecteur savant la cer-
titude que l'auteur n'a reculé devant l'emploi d*aucun des moyens d'ac-
tion ni de l'usage des instruments capables de mesurer l'intensité de
ceux-ci, tels que le thermomètre et le psychromètre. Dans le paragraphe
précédent, M. J. Boussingauit a mis hors de doute que les plantes
sont exposées par la sécheresse, par exemple, à absorber par leurs
feuilles l'eau pure liquide et même la vapeur aqueuse de l'atmosphère ,
et que ïendroit de la feuille est moins efficace que Yenvers à la produc-
tion de ces effets. Même résultat ici pour une eau tenant en solution
des sels, des chlorures, etc., de sorte qu'il est des cas dans la végétation
où l'eau qui pénètre par les feuilles dans la plante peut porter un aliment
comme le fait l'eau souterraine pénétrant par les racines; seulement,
remarquons qu'il n'y a pas identité si l'on admet que l'eau souterraine
peut donner à la plante, avec les sels, des parties solubles provenant de
la matière organique de Tengrais.
Exposons les expériences suivantes pour donner une idée de la ma-
nière dont l'auteur a institué et exécuté ses expériences.
La question était de savoir si des feuilles de luzerne peuvent absor-
ber une solution de sulfate de chaux, sans laisser aucun résidu k la
partie de la surface de la feuille sur laquelle on a versé une goutte de
solution de sulfate de chaux.
H.
664 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
i"^ juillet. Quatre feuilles de luzerne furent exposées, le matin,
au soleil; à quatre heures, elles avaient perdu une quantité notable de
leur eau, que Tauteur qualifie de constitution. On versa alors sur ïen-
droit et sur ïenvers deux gouttes de solution saturée de sulfate de chaux.
Le lendemain, 2 juillet, les deux gouttes avaient disparu sans laisser
aucun résidu sensible.
2 juillet. Même résultat sur deux feuilles de vigne, observé le 3 au
matin.
Ayant remis trois gouttes de solution, elles furent complètement
absorbées à sept heures du soir.
Des feuilles de trèfle et de châtaignier présentèrent le même résultat
après vingt-quatre heures; et des feuilles de haricot le même résultat après
trente-six heures.
Sur le choa-rave , Tabsorplion , après trente-six heures , ne fut complète
que sur ïenvers de la feuille.
Sur le chou, Vendroit présenta de petits cristaux.
Sur une feuille de rosier blanc, à neuf heures du matin, on mit deux
gouttes deau de sulfate de chaux à ïendroit. Une des gouttes resta libre,
l'autre fut recouverte dun verre de montre; la première goutte ^tait
absorbée à midi, la seconde ne le fut que le lendemain, à dix heures.
Sur des feuilles de laarier-rose , des gouttes de sulfate de chaux étaient
absorbées, à neuf heures, sur Vendroit et sur Yenvers.
Sur le laurier-cerise , la goutte libre était absorbée sur ïenvers , elle
laissa un résidu sur ïendroit.
Sur les feuilles d'asclépiade, quand il y a eu absorption, elle na pas
été complète.
Résultats analogues sur les feuilles de topinambour; on mit trois
gouttes de solution de sulfate de chaux sur ïendroit et ïenvers; une des
trois gouttes était couverte d*un verre de montre.
Sur ïenvers, les trois gouttes étaient absorbées après trois heures ;
sur ïendroit, il fallut de six à'Sept heures.
Des feuilles de betterave, traitées en même temps que les précédentes,
se sont comportées différemment, quant à la rapidité de labsorption;
il a fallu vingt-quatre heures ; il n'est resté sur ïendroit qu*un indice de
sel, dit M. Boussingault.
Des feuilles de marronnier d'Inde absorbèrent, après trois heures,
la solution de sulfate de chaux, sauf un léger résidu qui disparut le
soir, après qu'on y eut ajouté de l'eau.
Des feuilles de concombre, de platane, de grande pervenche ^ de lierre^
d'iris, dépêcher, se sont comportées d'une manière analogue.
à
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 665
M. J. Boussingault fait une remarque judicieuse, propre à expli-
quer cornaient une goutte d*eau de sulfate de chaux peut être absorbée
assez rapidement pour ne pas laisser de résidu sur les feuilles; la pre-
mière raison est que Tétendue de la surface peut dépasser un déci-
mètre carré, lorsque la surface de la goutte est excessivement petite;
la seconde raison est que la surface de la feuille donne lieu à une trans-
piration très grande, et qu'au commencement de Texpérience, la tem-
pérature de la feuille excède un peu celle de Tair. Une faut pas oublier
que l'eau contenue dans la feuille met obstacle à labsorption de la
goutte et, dès lors, que la transpiration est favorable à Tabsorplion.
Les feuilles absorbent très bien les solutions de sulfate et dazotate
de potasse, dans les conditions où la solution de sulfate de chaux est
absorbée. Il n en est pas de même des solutions de chlorure de sodium
et d'azotate d'ammoniaque.
Mais on pourra se demander quelle serait l'action des feuilles tenant
à la plante , relativement à des solutions salines qu'on mettrait sur Yendroil
de leur surface. M. J. Boussingault nous répondra que des gouttes de
solution saturée de sulfate de chaux, mises à six heures du soir sur
des feuilles de rose trémière, de vigne, de géranium, d'asclépiade, de
laarler-cerise , de concombre, de haricot, donnèrent les résultats suivants ,
observés le lendemain à sept heures du matin.
Labsorption avait été incomplète sur la feuille de rose trémière, car
un léger résidu de sulfate était sensible sur les feuilles.
Elle fut totale sur les feuilles de concombre, de haricot, de laurier-cerise.
Sur quatre feuilles de vigne, elle fut complète sur trois feuilles et in-
complète sur l'autre; même résultat sur quatre kiiiiles à' asclépiade. Sur
toutes les feuilles de géranium elle fut incomplète*
M. J. Boussingault ayant remarqué trente-six belles feuilles d'un plant
vigoureux de topinambour mit sur chacune d'elles une goutte d'eau de
sulfate de chaux, le 22 juillet, à sept heures du matin; à dix heures,
trente-trois gouttes avaient été absorbées; sur les trois autres feuilles,
une zone de sulfate de chaux était visible; ayant versé une goutte d'eau
sur chacune des trois feuilles, elles étaient absorbées avec le sel, trois
heures après. Si l'absorption a été si rapide, c'est que les feuilles trans-
pirèrent beaucoup, frappées qu'elles étaient par le soleil.
Les solutions de sulfate et d'azotate de potasse donnèrent, sur
des feuilles tenant aux plantes, des résultats différents; il resta à la sur-
face des taches provenant de ce que l'évaporation de l'eau des solutions
salines avait été plus rapide que l'absorption.
Les expériences consignées dans ce paragraphe ne sont pas moins
666 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
importantes au point de vue de Tagriculture qu à celui de la science ; évi-
dernment , elles éclairent la pratique de l'application du plâtre à la culture
de plusieurs plantes, et notamment à celle de la lazeme. Si le bon ef-
fet du plâtre ajouté au sol au moment des labours, pour certaines plantes
est incontestable, il faut reconnaître que le temps a donné la préfé-
rence au procédé qui consiste, au printemps, à répandre la poudre de
plâtre sur les feuilles , alors qu elles sont nouvelles et couvertes de la
rosée du matin. M. J. Boussingault ne doute point que, conformément
à ses expériences, il y a solution du plâtre dans Teau de la rosée et péné-
tration de la solution par les feuilles dans l'intérieur de la plante ; il est
évident que le plâtre qui est tombé sur le sol se mêle à celui-ci, et
que, dissous par Veau souterraine, il concourt efficacement avec celui
qui a pénétré par les feuilles.
Enfin, pour montrer comment M. J. Boussingault comprend le
soin d'aller d*un sujet â un autre, il n'a pas voulu quitter ses recher-
ches sur la transpiration des feuilles et leur faculté d'absorber l'eau et
les solutions salines, sans s'assurer que les pétales des fleurs sont douée)
de la faculté d'absorber ces solutions salines, notamment l'eau de sul-
fate de chaux; il s'est assuré du fait sur les fleurs du lys, du peiania, de
la capucine, du zinia, du glaïeul, de ïœilletde Chine, de ïescholtia, de la
pensée, du rosier, de Yallhœa et de la gueule-de-hap.
Je ne puis trop insister sur le bon exemple que M. J. Boussingault
donne aux jeunes savants animés du désir de conquérir une place
honorable dans le domaine des sciences, c'est, avant tout, de bien choisir
un sujet de recherches et de s'y livrer avec persévérance, en ne pu-
bliant que des travayx dont le contrôle leur apprendra le cas qu'ils doi-
vent en faire; en agissant ainsi ils s'éviteront beaucoup d'ennuis causés
par des réclamations de priorité, ils ne tarderont pas à reconnaître que
rbomme dont l'esprit est juste et animé de l'amour du vrai est le meil-
leur juge de ses travaux; c'est donc â lui, avant de hasarder une publi-
cation, qu'il appartient d'avoir acquis la certitude qu'elle est exacte par
tel examen critique auquel il l'aura soumise, et dès lors il ne sera pas
dans la nécessité de reconnaître que le désir de la publication l'a ex-
posé & l'erreur, quand il a acquis la certitude d'avoir distingué, dans ses
recherches , le certain d'avec ce qui est probable ou seulement conjectural.
Les propositions générales, pour être bien comprises, exigent le plus
souvent l'exposé dun cas particulier comme exemple; tel est le motif
qui m'engage à résumer l'ensemble des recherches de M. J. Boussingault
envisagées au point de vue de l'ordre des idées qu'il a mises en évidence ,
ordre qui ne peut être saisi que par une lecture approfondie, tant sont
FONCTIONS PHYSIQUES DES FEUILLES. 667
nombreux les détails de ces six paragraphes compris sous les titres des plus
généraux , et ces détails sont d'une nécessité absolue pour porter la con-
viction de l'exactitude des faits et des conséquences rigoureuses qu il en
a déduites.
Si les expériences de Haies sont remarquables par leur exactitude et
leur originalité, les nombreuses critiques, quelque peu fondées quelles
aient été, émanaient de personnes que n animait ni l'envie ni la mal-
veillance, mais les preuves de l'exactitude de ces expériences leur
manquaient, fauteur n'ayant pas eu à sa disposition les moyens de dé-
terminer les conditions de température et d'humidité de fatmosphère,
et le plus souvent Haies ayant négligé d'indiquer l'état de repos ou
de mouvement de f air, dont l'influence est si grande. Or ce sont toutes
ces conditions qui se trouvent déterminées par les expériences de M. J.
Boussingault, grâce à la manière dont il a usé des instruments de pré-
cision que la science possède aujourdhui. Au lieu d'une seule observation
sur ïhelianthas taberosus, M. J. Boussingault en compte quatorze du
a 9 août au 19 septembre. Ces expériences ont été faites au soleil, à
f ombre et à l'obscurité de la nuit.
Et les expériences ont été étendues «au paulownia, à la menthe, à l'oi-
gnon, Â la vigne, au châtaignier, au sapin, etc.
Il a consacré un paragraphe, le second, à examiner d'une manière
particulière les influences spéciales du soleil et de l'ombre sur la trans-
piration des feuilles.
Mais , s'il est des plantes dont les feuilles sont rapprochées de la tige ,
comme celles de beaucoup de graminées, qui ont leurs deux faces plus ou
moins semblables, il en est d'autres, appartenant à des arbres, qui, dispo-
sées horizontalcnlent, ont uu endroit qui voit le ciel et un envers qui voit
la terre; Vendroit, uni et d'un vert intense, est plus ou moins diflérent de
Yenvers , d'un vert pâle et dont la siurface est plus ou moins inégale. La
science serait-elle satisfaite si l'on n'eût pas tenu compte de cette inéga-
lité eu égard à la transpiration? M. J. Boussingault ne fa pas pensé,
puisqu'il a prouvé que la transpiration est plus grande par ïenvers que
par Vendroit.
Le fait incontestable est que, dans la saison chaude, lorsque l'air
est sec et en mouvement, la transpiration peut être assez grande pour
que des champs verdoyants perdent leur fraîcheur comme les feuilles
leur rigidité, en un mot qu'elles se flétrissent; n'est-il pas connu des
cultivateurs et des curieux de la végétation qu'une nuit fraîche suffira
pour donner aux feuilles flétries ce que fextrême transpiration leur a
enlevé? Ce double fait explique comment M. J. Boussingault, d'accord
668 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
avec Haies sur la plus grande surface des feuilles relativement aux ra-
cines, et connaissant, en outre, les expériences de Charles Bonnet, a
senti ia nécessité d'étudier les feuilles au point de vue de la faculté
d'absorber Teau, et il a parfaitement reconnu quil y avait à considérer
leau sous le double aspect de vapeur et de liquidité, pour satisfaire aux
exigences de la science; car le pur praticien n*a pas d'intérêt à distinguer
les espèces d'eau absorbées dans l'eau liquide, comme rosée, ou comme
vapeur vésiculaire, de brouillard. Eh bien, M. J. Boussingault a constaté
la circonstance où la vapeur invisible de l'atmosphère est absorbée, tout
en reconnaissant que l'absorption de l'eau liquide par les feuilles est bien
plus fréquente et beaucoup plus considérable que ne l'est l'absorption de
la vapeur invisible. De plus, sentant tous les avantages de la généralisa-
tion des faits, il s'est assuré de la grande différence existant entre la
transpiration de deux articles de plantes grasses, dont l'un était pourvu
de son épiderme, tandis que l'autre en avait été privé; même résultat
pour des fruits aussi semblables que possible; l'un était pourvu de son
épiderme, et on l'avait enlevé au second.
Après tant de lacunes comblées, il en restait une encore bien impor-
tante à faire disparaître : c'est de savoir si les feuilles sont susceptibles
non plus d'absorber l'eau liquide à l'état de pureté seulement, mais en-
core l'eau liquide pourvue de sels et de matières organiques solubles, et,
sous ce rapport , tout h fait analogue à l'eau sou terraine qui , une fois intro-
duite par la succion des racines dans l'intérieur, se mêle à la sève et la
maintient apte à se porter partout où l'exigent les besoins de l'alimen-
tation de la plante. Non seulement M. J. Boussingault a démontré lab-
sorption de l'eau, tenant des sels indispensables à la nutrition végétale,
par les feuilles, mais encore par les pétales des fleurs. '
En définitive, cet opuscule montre comment Yanafyse mentale cherche
les faits et, une fois définis, les unit au moyen de la synthèse mentale,
et comment la succession de cette manière de procéder conduit à des
conclusions d'autant plus générales qu'elles sont prolongées par leurs
détails.
E. CHEVREUL.
LA MORALE ANGLAISE. C69
La Morale anglaise contemporaine, morale de tulililé et de févola-
fion, par M. Gayaa, ouvrage couronné par l Académie des sciences
morales et politiques. — 1 volume in-S^ de xii»U20 pages, librairie
Germer-Baillière et O', Paris, 1879.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Aucun des trois systèmes qui représentent avec le plus dautorité la
morale utilitaire, ne nous ofl'rc ce qui doit être considéré comme le
but suprême et la raison d'être de toute morale, une règle propre à
diriger toutes nos actions volontaires et la volonté elle-même, une loi
obligatoire pour tous, un principe d'obligation que tous sont forcés de
reconnaître et de mettre en pratique au moins dans leurs relations so-
ciales.
Ce n est pas dans le système de Bentham que nous rencontrerons un
pareil principe. Le plaisir peut être désirable, et il est généralement
désiré, il n oblige pas. On n est pas coupable de le négliger, on n*est
pas coupable envers les autres de le négliger pour soi , on n est pas ver-
tueux pour l'avoir recherché et rencontré. Dailleui^s, chacun prend
son plaisir où il le trouve , ni les plaisirs ni les peines ne sont les mêmes
pour tous les hommes, doù il résulte qu'ils ont des opinions différentes
sur les actions qui les produisent et qu'ils sont amenés à se conduire
d'après des règles différentes. Cette difficulté n'effraye pas l'esprit résolu
de Bentham , non qu'il soit aveuglé au point de s'imaginer que la société
puisse subsister sans l'harmonie des volontés et des actions; mais cette
harmonie qu'il refuse de demander k l'universalité des lois de la raison
et de la conscience, il se flatte de la trouver dans Taccord des intérêts,
dans la coercition exercée au nom des lois et dans la puissance magique
de la sympathie. M. Guyau démontre que l'ordre social ne peut reposer
sur aucune de ces bases.
L'accord des intérêts, tel que le comprend et le constate l'économie
politique, est un état général dont les effets ne sont aperçus par les
membres de la société que June manière indirecte. Il ne détruit pas
^ Voyez, pour le premier article, le cahier d^août, p. il53, pour le deuxième ar-
ticle, le cahier d'octobre, p. 5go.
85
670 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Topposition qui existe et qui éclate directement entre les intérêts parti-
culiers. Ainsi, il est vrai, au point de vue de la société tout entière,
que le capital est nécessaire au travail, et, s il venait à manquer, les
conséquences de cette lacune descendraient jusquà moi. Mais, en ne
tenant compte que de mon bien-être personnel, je trouve quil y a un
avantage non moins évident et plus immédiat à m approprier, si je puis
le faire sans danger, le capital de mon voisin. La caisse d'une maison
de commerce profite certainement à tous les employés de la maison;
mais au caissier qui Temporte et la garde pour lui seul, après s*être
assuré Timpunilé, elle profite bien davantage. Pourquoi cette considé-
ration ne le déciderait-elle pas et ne forcerait-elle pas les autres à lui
donner raison , puisque Tintérêt est la seule règle de nos actions. Il est
d'ailleurs à remarquer que, sur cette grande question de l'harmonie des
intérêts, les économistes sont loin de sentenclre. Aux harmonies ^gpno-
miques que reconnaissent, il faut Tavouer, le plus grand nombre d'entre
eux, les autres opposent les contradictions économiques.
Impuissant à se défendre par la raison, même s'il l'avait avec lui,
contre les intérêts particuliers, l'intérêt commun, selon la doctrine de
Bentham, se défendra par la force. L'intérêt commun n'est-ce pas celui
du grand nombre, sinon celui de tous? Et le grand nombre n'est-il pas
toujours en mesure de faire prévaloir sa volonté sur celles que lui op-
posent des particuliers isolés ou des associations privées? C'est à cela
que doivent servir les lois, les tribunaux, la police, la force armée, en
un mot, la coercition légale. Mais tous ces moyens, comme Thistoire
nous l'apprend, peuvent aussi bien être employés au profit de quelques-
uns, et même au profit d'un seul, que dans l'intérêt de la majorité; ils
peuvent être et ont été souvent des instruments d'oppression et de ty-
rannie, aussi bien que de protection et de sécurité publique. La coer-
cition légale, si elle n est pas dominée et dirigée par un principe moral,
si elle n'est pas au service de la justice, si elle n'est pas éclairée par
l'idée du droit, n'est que la contrainte matérielle, l'organisation de la
force. C'est une société peu sûre, celle qui est placée uniquement sous
la protection de la force; les gardiens d*une telle société ne sont pas
moins à craindre que ceux qu'ils ont pour tâche de surveiller et de
réprimer.
Reste le troisième moyen imaginé par Bentham et par tous les phi-
losophes de Técole utilitaire pour accorder les intérêts particuliers avec
l'intérêt général et ramener toutes les volontés à une règle commune;
nous voulons parler de la sympathie. Mais la sympathie n'est nulleoient
propre à jouer ce rôle. Il y a des âmes sur lesquelles elle n'a pas de
LA MORALE ANGLAISE. 671
prise et d autres où elle en a peu, où elle reste enfermée dans les limites
les plus étroites. Puis, ce nest pas un moyen de la développer que
d'enseigner une morale uniquement fondée sur finlérêt, fût-ce fintérêt
du grand nombre. Dans les natures saines, elle ne va pas sans estime,
et comment estimer ceux qui n'obéissent qu aux maximes de la morale
utilitaire, ceux qui se trouvent prêts è toute action d*où il y a un profit
à retirer. Il y a des natures différentes , où, devant certains actes mani-
festement contraires à la justice, la sympathie, se détournant de la vic-
time, se prononce en faveur du coupable. Gomment tirer un principe
d'obligation, une règle de conduite invariable et générale, d'un senti-
ment aussi mobile, aussi fugitif et aussi personnel? Pour des absents,
pour des inconnus, pour la société ou le genre humain pris en masse,
la sympathie sera encore d'un moindre secours et l'emportera diffici-
lement sur Tintérét. La crainte n'offre pas plus de garantie, car un avan-
tage certain, immédiat, passera toujours avant la crainte d'un châti-
ment éventuel et éloigné. La crainte ne remplace pas le remords, et il
n'y a pas de remords s il n'y a pas de différence entre le bien et le mal.
Il n y a donc pas de principe d'obligation dans le système de Ben-
tham. Celui de Stuart Mill n'est pas plus heureux, car ce n'est point,
comme on nous l'assure, l'association des idées, qui comblera le vide
que nous venons de signaler chez fauteur de la Déontologie. Voici par
quel raisonnement Stuart Mill croit résoudre la difficulté. Quelque op-
position qui existe en général entre les intérêts des hommes, il leur ar-
rive pourtant quelquefois, il leur arrive même souvent de s'accorder
entre eux et de nous montrer notre bien particulier inséparable du bien
général. Il n'en faut pas davantage pour qu'ils s'unissent de même dans
notre pensée, et cette union, cette association qu'ils formeront dans
notre pensée sera plus complète, plus générale, plus constante, que
celle qu'ils nous présentent dans la réalité; car, dans la réalité, elle est
accidentelle et temporaire; dans la pensée, elle revêtira un caractère
invariable et universel , elle embrassera tous les temps et tous les lieux.
De la pensée, elle passera dans l'action, elle me fera croire qu'il est
impossible de m'occuper de mes intérêts sans m'occuper en même
temps de ceux des autres, elle s'imposera à moi comme une obligation
inévitable, comme une nécessité morale, analogue à la nécessité phy-
sique et douée d'une égale puissance.
Mais une nécessité physique ou une nécessité morale qui lui res-
semble, ce n'est pas la même chose qu'une loi obligatoire. Celle-ci
s'adresse à la liberté et ne peut se concevoir sans elle. La nécessité la
supprime et ne peut coexister avec elle. L'association des idées ne peut
85.
672 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
d'ailleurs tenir ]a place ni de Tune ni de Tautre. Ayant conscience de la
manière dont elle se forme et sachant bien quelle ne s'applique quà un
certain nombre de cas et non pas à tous, nous n'y voyons rien de
nécessaire. Par la même raison , il nous est impossible d*en faire une
règle absolue de nos actions. Gomment nous croirions-nous obligés
d*obéir à une règle qui ne répond à rien de réel ou de constant dans
la nature, et que notre esprit pourrait remplacer par un autre en recueil-
lant des observations plus nombreuses et plus exactes? En vain Stuart
Mill s'efibrce-t-il de rattacher à lassociation des idées le remords et la
satisfaction de conscience, nous montrant dans le premier la sou£Prance
que nous éprouvons à nous en écarter et dans la seconde le plaisir qui
nous est réservé quand nous y conformons notre conduite. Le remords
et la satisfaction de conscience ne s expliquent et ne subsistent qu avec
la loi immuable du devoir. Ayant leur origine dans lassociation des
idées, ils s'évanouiraient avec lassociation elle-même, une fois que nous
aurions acquis la preuve qu'elle nous trompe en identifiant Tintérêt
particulier avec l'intérêt général; ils seraient inconnus à celui qui n'au-
rait jamais cru à cette identité.
A l'association des idées, dont, malgré tous les raisonnements, il ne
peut se dissimuler l'impuissance, Stuart Mill s'e£Porce de donner pour
fondement la réalité. L'union des intérêts se fera nécessairement dans
notre pensée quand elle existera de fait dans une société organisée de
telle sorte que le bonheur de chacun de ses membres se confondra
avec celui de tous. Cette organisation est possible, selon Stuart Mill, et
non seulement elle est possible, elle est assurée dans l'avenir. On peut
se demander d'abord comment, avec ce principe de la morale utilitaire
que chacun ne suit et ne doit suivre que son plaisir, on arrivera à cette
organisation idéale où tous les efforts et tous les désirs convergeront vers
un même but, où les intérêts particuliers seront tous confondus avec
l'intérêt commun. Mais voici une autre objection qui, passant par-dessus
les difficultés d'exécution, nous montre la supposition elle-même abso-
lument incompréhensible. Quelle que soit la perfection des institutions
de l'avenir, elles n'empêcheront pas l'individu d'avoir son existence
propre, ses conditions particulières de satisfaction, de bien-être, et des
intérêts distincts de ceux de l'État. A la divergence inévitable de ces
deux sortes d'intérêts vient se joindre l'antagonisme plus ou moins
prononcé qui existe entre les individus. Quoi qu'on puisse faire pour les
soustraire au besoin et à la dépendance, ils seront inégaux en richesse
et en pouvoir. Les moins favorisés sous ce double rapport voudront
s'approprier la part de ceux qui le sont davantage, ou en concevront le
LA MORALE ANGLAISE. ^ 673
désir, même s*ils renoncent à ie réaliser. Aucune organisation sociale
ne pourra prévenir ou e£Pacer des inégalités qui prennent leur source
dans la nature, u L'absolu bonheur, dit avec raison M. Guyau, peut
useul ne rien envier aux autres bonheurs, Tabsolue richesse peut seule
(( ne rien emprunter aux autres richesses. Mais qui ne voit qu'en per-
(( fectionnant les relations établies entre les hommes, on ne pourra
« qu'augmenter indéfiniment leur bien-être sans produire et réaliser ce
((bonheur absolu, ce souverain bien que cherchait la philosophie an-
(( tique, et que 1 école anglaise moderne est encore réduite à cher-
((cher^»
Cet amour de l'intérêt commun, qu'aucune organisation nouvelle de
la société ne peut substituer absolument à l'amour de l'intérêt per-
sonnel, pouvons-nous l'espérer de l'éducation? L'éducation, si nous en
croyons Stuart Mill, peut être considérée comme une organisation de
rindividu, elle a sur lui une action toute-puissante, elle peut lui donner
une manière de penser et de sentir qui ne lui permette, en aucun cas,
de séparer son propre bonheur de celui de la société tout entière. Illu-
sion de l'esprit de système ! Le but de l'éducation est de développer les
facultés que la nature nous a données; elle n'en peut pas créer qui
n'existent pas. Mieux elle aura rempli sa tâche, plus la personnalité
humaine sei*a complète et moins elle supportera d'être un instrument au
service d'une forme particulière de l'association. C'est précisément à
celte dernière condition que le socialisme cherche à nous réduire, et
c'est ce qui en fait l'immoralité. A la place de l'homme, il substitue
un automate, qui, privé de conscience et de liberté, est absolument
étranger à toute obligation.
Quant à faire de l'intérêt pubUc une religion, ce serait un miracle
contre la religion qu Auguste Comte s'est vainement flatté d'accomplir,
et que Stuart Mill. non moins vainement, attend d'un avenir plus ou
moins prochain. Il n'y a pas de religion sans morale, ni de morale sans
devoir. La foi est autre chose que la faculté de jouir et que la jouis-
sance elle-même, soit en nous, soit chez les autres.
Herbert Spencer, de même que Stuart Mill, regarde comme un effet
de l'association des idées l'identité que nous établissons entre notre uti-
lité propre et l'utilité générale, et la disposition intérieure, Timpulsion
qui nous porte k agir toujours en vue de l'utilité générale. Mais cette dis-
position, ainsi que l'association des idées, où elle prend sa source, ne se
forment pas en un jour et ne s'arrêtent pas au point où elles sont ar-
' P. 3o4.
rN
674 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
rivées de notre temps. En traversant les générations humaines qui nous
ont précédés, elles se sont fortifiées par Théréditéet transformées par
révolution. Elles sont devenues non seulement une faculté de fesprit,
ce que nous appelons la conscience ou Tintuition morale, mais un organe
particulier, a l'organe moral,» qui a son siège dans le cerveau, et qui,
semblable aux organes des sens, souGTre quand on lui fait violence, jouit
quand il est satisfait. Ce sont ces douleurs et ces plaisirs, ces sensations
d'une espèce particulière , matérielles cependant comme toutes les autres ,
que nous désignons sous les noms de remords et de satisfaction de cons^
cience. Cette conformation organique et héréditaire nous incite à agir
d*une certaine façon , que nous prenons pour la moralité , pour la j ustice ,
pour Tintérêt général, comme l'oiseau construit son nid d après un type
imprimé dans son cerveau. Aucune expérience personnelle ne justifie
ce type de la vie sur lequel se règlent nos actions; de plus, il se modi-
fie et se transforme avec le temps, avec les générations qui s'écoulent;
il n'est pas fixé comme celui du nid de loiseau ; c'est une image chan-
geante, à laquelle ne répond aucune réalité actuelle, on pourrait dire
une pure hallucination. Mais i cette hallucination, nous ne sommes pas
libres de résister, et nous n'avons aucun mérite de lui céder. La liberté
ne peut subsister avec elle.
Que dans un système où la liberté n'existe pas, où la moralité, con-
fondue avec l'organisme, n'est qu'une illusion héréditaire, il n'y ait pas
de place pour une loi obligatoire, cela est de toute évidence; mais l'il-
lusion même qu'on lui a substituée ne peut en aucune façon se main-
tenir. Comment, en effet, résisterait-elle à la science qui nous montre
quelle est son origine et comment nous sommes ses jouets, c'est-à-
dire à la science qui en fait le fondement de l'ordre social, à la science
telle que la comprend M. Herbert Spencer, et à la morale utilitaire en
général? Sachant que c'est une illusion de confondre notre intérêt per-
sonnel avec l'intérêt général, nous saurons les séparer à l'avenir, et c'est
l'intérêt général que nous sacrifierons à notre intérêt personnel. En
mettant notre esprit à l'abri de cette erreur, nous ferons disparaître
aussi de notre cerveau l'organe qui en est le siège, puisque, d'après
les opinions du philosophe anglais, toute modification introduite dans
nos idées amène une modification correspondante dans le système
nerveux et dans l'encéphale. Devenus plus clairvoyants, nous serons
plus sains d'âme et de corps, nous serons guéris de la maladie de la
vertu, nous n'aurons plus à craindre cette crise cérébrale, cette sensa-
tion douloureuse qui s'appelle le remords. Il n'y aura plus que les igno-
rants qui s'offriront en holocauste au salut de TEtat et du genre humain.
LA MORALE ANGLAISE. 675
Nous voiià bien loin, comme on voit, du rêve qui nous promet Thomme
définitif. Le système qui a produit ce rêve est, par la logique de ses
propres principes, condamne à le répudier.
Quelque opinion qu on ait sur la manière dont se forment en nous
les idées de moralité et d'obligation, il y a pourtant des obligations né-
cessaires, il y a des lois dont personne ne peut être affranchi : ce sont
celles qui protègent la paix et fexistence de la société. A ces lois , il
faut une sanction , et les interprètes de la morale utilitaire nont pas
manqué de le reconnaître; ils trouvent légitime que celui qui a violé les
conditions de Tordre social subisse un châtiment proportionné au tort
qu'il a fait à ses concitoyens. Mais c est là une étrange inconséquence.
Le châtiment suppose la responsabilité, la responsabilité est inséparable
de la liberté, et ni fune ni fautre ne sont admises par les philosophes
dont nous nous occupons. On ne punit pas un aliéné, quoi qu'il ait pu
faire , parce qu'on ne le croit pas responsable. Sans la responsabilité , le
châtiment perd son nom, il n'est plus qu'un accident qui n'a rien de
commun avec la moralité ou avec l'idée d'obligation légale; c'est un
mal qui suit une certaine action, et, si l'action nous parait mauvaise, ce
n'est pas parce qu'elle est criminelle ou nuisible aux autres, c'est parce
qu'elle est nuisible à nous-mêmes, c'est à cause du mal qui rac-
compagne. Ce n'est pas une raison pour que nous nous en abstenions,
car, pour s'en abstenir, il faudrait être libre.
Aussi ne peut-on assez s'étonner de la façon dont Stuart Mill essaye
de justifier la sanction pénale des lois. La pénalité, selon lui , a pour
but le bien de l'individu, autant que celui de la société, puisque le se-
cond contient le premier. Nous avons déjà vu que cette proposition
était très contestable; mais admettons qu'elle soit vraie dans un sens
général, elle n'en sera pas moins inapplicable à la pénalité; car le bien
de l'individu n'étant autre chose, d'après les principes de la morale uti-
litaire , que la somme des plaisirs qu'il peut éprouver, il faudra dire que
c'est pour son plaisir qu'on le condamne à l'amende, à la prison, à la
mort. La sanction pénale des lois, dans les doctrines de Bentham, de
Stuart Mill et de M. Herbert Spencer, ne se justifie pas mieux par l'in-
térêt de la société. Gomment servirait-elle à l'intérêt public, puisqu'elle
n'exerce aucune influence sur nos actions? L'homme n'étant pas libre,
toutes les actions sont soumises à un déterminisme inflexible. Sollicité
par deux désirs, c'est le désir le plus fort qui l'emporte invariablement,
et les désirs eux-mêmes sont des impulsions de l'organisme. Le législa-
teur pourra-t-il changer l'état de notre cerveau ? Stuart Mill dit lui-même
qu'on est irresponsable envers la société , a lorsqu'on subit l'empire d'un
676 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
« motif si violent, qu aucune crainte de châtiment ne peut avoir d*e£Pet^ »
Puis il ajoute: «Si Ton peut constater ces raisons impérieuses, elles
«constituent des causes d'immunité; mais, si le criminel était dans un
«état où la crainte du châtiment pouvait agir sur lui, il ny a pas dob-
«jection métaphysique qui puisse lui faire trouver son châtiment in-
« juste. 0
Ainsi donc la question à résoudre pour les juges n est pas une ques-
tion de morale, encore moins de métaphysique, mais de mécanique. Il
s'agit de savoir si le désir qui a provoqué Taction interdite par la loi
criminelle était plus ou moins fort que la crainte du châtiment. Dans
le premier cas, Fauteur de laction (je n'ose pas dire le coupable) serait
absous, dans ie second, il serait condamné. Mais comment résoudre
un pareil problème? Gomment mesurer la force relative d'un désir et
d*une crainte? Le plus sûr, c est d absoudre, à moins que les juges eux-
mêmes ne soient incités par la crainte, plus forte encore que le désir
de Téquité, à prendre le parti contraire. Voilà une singulière façon de
rendre la justice et une société étrangement gardée !
Après avoir mis en lumière Tinsuffisance et les contradictions des
systèmes qui représentent aujourd'hui la philosophie morale en Angle-
terre, M. Guy au oppose ses propres idées à celles qu'il a exposées et
combattues et examine pour son compte la question dont dépend la
morale tout entière, celle de la liberté. C'est cette dernière partie de
son livre, sur laquelle nous avons fait des réserves dès le commence-
ment, qu'il nous reste à faire connaître et à juger.
 l'exemple de M. Fouillée et par les mêmes raisons, M. Guyau nous
représente la liberté, non comme un fait ou comme une réalité, mais
comme une idée; non comme une cause effective, mais comme une cause
finale de nos actions; ou, pour parler plus clairement, nous ne sommes
pas libres, mais nous nous efforçons de le devenir avec l'humanité, avec
la nature entière, parce que nous avons l'idée de la liberté» et qu'ayant
cette idée, nous nous appliquons à la réaliser dans notre vie; elle de-
vient pour nous le but, l'idéal dont nous approchons de plus en plus
sans y atteindre; car comment se flatter d atteindre à la perfection?
Dans cette théorie, que nous avons essayé de ramener à son expres-
sion la plus simple et la plus claire, on remarquera d'abord avec quelque
surprise qu'il ne s'agit pas seulement de la liberté de l'homme, mais de
celle de l'univei^ entier et de chacun des êtres qui y sont compris. On
se représente difficilement la liberté de l'univers; mais M. Guyau nous
•
^ Passage cité par M. Guyau, p. 334*
LA MORALE ANGLAISE. 077
dit que la Jiberté nest qu'une idée, et une idée qui ne se réalisera
jamais, ou dont la réalisation, sans cesse poursuivie, ne sera jamais
complète. S'il en est ainsi, la liberté n'appartient pas plus à Thommequ^à
la nature, pas plus à Dieu qu'à Thomme; car, si Dieu est libre, il Test
réellement et non pas idéalement. Admettons cependant qu'il y a des
degrés dans la liberté, et que l'homme, à mesure qu'il approche de
l'idéal que la liberté lui présente, devient de plus en plus libre; alors
se présente une autre objection : la liberté ne sera plus seulement une
idée, elle sera une réalité. Ce n'est pas encore la dernière difficulté qu'en-
traîne après elle cette manière de voir. Comment l'homme appro-
chera-t-il peu à peu de la liberté idéale , cause finale de toutes ses actions,
et se rendra-t-il en réalité de plus en plus libre? Si c'est par un libre
usage de sa volonté et de toutes ses facultés , il possède déjà la liberté
qu'il désire, il la possède intégralement, il na plus à l'acquérir : si c'est
involontairement, par l'enchaînement fatal des phénomènes qui se
passent en lui et hors de lui, la liberté sera l'effet de la nécessité, ou, si
l'on aime mieux l'appeler ainsi, du déterminisme; il y aura deux choses
contradictoires dont l'une aura produit l'autre, et c'est la moindre des
deux qui aura produit la plus grande , c'est à celle qui est aveugle et
irresponsable qu'il faudra faire remonter toute œuvre de moralité et
d'intelligence.
Nous n'avons pas à discuter ici les arguments que M. Guyau emprunte
à la scholastique pour les opposer au libre arbitre; mais voici un fait qui
ne parait guère susceptible d'être révoqué en doute. S'il y a quelque
chose de personnel au monde, c'est assurément la liberté, car elle est
la personnalité même. Sans elle, au-dessous d'elle, on trouve dans la
nature l'individualité, les différents degrés de la vie, même un com-
mencement d'intelligence, mais rien qui ressemble à une personne, à
un moi qui se sait responsable devant sa propre conscience avant de
l'être aux yeux de ses semblables. Eh bien, selon M. Guyau, la liberté
n'appartient pas plus à l'homme qu'à n'importe quel autre être, elle
appartient en particulier et en commun à tous les êtres; elle est le prin«
cipe et la fin de l'univers. «Si nous pouvions, écrit-iP, pénétrer au
«fond des choses, qui sait si nous ne serions pas étonnés de n'y plus
((découvrir la même diversité, les mêmes oppositions qu'au dehors. La
«liberté, loi universelle, redeviendrait ainsi cause universelle; elle
u serait tout ensemble, en un sens supérieur, le principe et le terme de
«l'action. A ce large point de vue, en effet, causalité et finalité ne font
* P. 371.
86
678 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
((plus qu*un, et, comme la morale repose sur ces deux idées, la mornlo
«ne se trouverait-elle pas fondée par là même? Elle prendrait pour but
((de réaliser Tidéal absolu de liberté, d*union et d'harmonie que tous les
((êtres portent en eux, parfois à leur insu, et qui constitue pour chacun
(( la perfection finale à laquelle il aspire d'une façon consciente ou in-
Q consciente. ))
Nous retrouverons plus tard les idées de M. Guyau sur la morale,
sur la morale de Tavenir, qu il semble nous annoncer, comme on nous
annonçait, il y a quelques années, la musique de Tavenir. Nous ne vou-
lons nous occuper en ce moment que de cette liberté dent il apporte
la promesse à tous les êtres de la nature, à la nature elle-même prise
dans son ensemble. Si je ne puis faire vers la liberté un seul pas sans
êlre suivi et accompagné de Tunivers entier, ou si lunivers entier s*avan-
çant vers la liberté m'entrainc nécessairement à sa suite, comme la mer
dans son mouvement de flux et de reflux entraine chacun de ses flots,
il est clair que la liberté n'existe pas pour moi. Elle n existe pas da-
vantage si elle consiste en un certain état, un état de ma volonté,
que je ne puis conserver qu'à la condition que toute la nature le
partage et le conserve avec moi. Ce que vous appelez la liberté abso-
lue ne sera alors que l'absolue dépendance. Enfin comment imagi--
ner que Fidéal de liberté que chaque être, dites-vous, porte en soi,
soit le même que celui qui est dans ma propre conscience? Les ani-
maux, les plantes, les astres, les atomes du règne minéral» serontnls
libres un jour comme nous le sommes nous-mêmes ou comme nous
sommes destinés à le devenir d'après votre système? Admettons, selon
la définition qu'on nous en donne, que liberté soit synonyme de per-
fection, on ne sera pas plus avancé, on ne comprendra pas que la
perfection de l'univers et celle des corps animés ou inanimés dont il
est rassemblage,soit identique à celle d'une âme qui réfléchit, qui aime
et qui veut.
Pour donner à cette façon de concevoir, soit la liberté, soit la per-
fection, une apparence de raison, il faut se déclarer en faveur de révo-
lution, non seulement de l'évolution appliquée aux espèces vivantes,
comme celle que Darwin s'efibrce de soutenir, mais de l'évolution uni-
verselle, comme la comprend M. Herbert Spencer, et d'une évolution
plus étendue encore s'il est possible. C'est aussi le parti que prend
M. Guyau. Il y a toutefois, à l'en croire, une diflereuce essentielle entre
Topinion qu'il s'est faite sur ce sujet et la théorie évolutionniste, telle
que l'admettent les moralistes anglais de l'école utilitaire. D'après ces
derniers, la variabilité et la transformation des espèces démontrent
LA MORALE ANGLAISE. 679
labsence d'un idéal moral dans Tespèce humaine, et cette base, à
laquelle on donnait autrefois tant d'importance, étant enlevée à la mo-
rale, ils la remplacent par Tintérêt. D'après son propre système, l'idéal
moral existerait déjà dans la nature animale et ne ferait que se déve*
lopper dans l'homme; de sorte qu'au lieu d'être en opposition avec
Tcvolution, elle en serait, en quelque sorte, la raison; elle en serait,
comme on Ta déjà dit de la liberté , la cause et la fm. Ici nous ne pou-
vons mieux faire que de laisser l'auteur s'expliquer lui-même :
« Si l'on arrive , dit-il, à démonlrer, comme cela est à peu près certain ,
(( ([ue l'homme descend des animaux, il ne s'ensuivra pas qu'il soit à
(« januiis livré au fatalisme de l'intérêt; car on pourra encore supposer
(( que le germe de la liberté et de la moralité existe jusque dans les ani-
u maux, comme il existe chez les sauvages les plus voisins de la brutje,
((Comme il existait chez nos pères, les hommes primitifs. Si l'homme
((des âges tertiaire et quaternaire était probablement plus près de
(( l'animal que le dernier des sauvages d'à présent, sa morale devait res-
« sembler fort à celle que pratique le loup ou le renard ^ »
Mais ce n'est là qu*un début relativement timide; voici dès lignes plus
hardies : o Maintenant, si Ton ne veut pas mettre un abime entre le
« leste des êtres et l'humanité, si l'on ne veut pas faire de celle-ci comme
(( un petit monde sans entrée et sans issue, si l'on veut expliquer ration-
(( nellement l'origine de l'homme et relier la race humaine aux autres
((races vivantes, pourquoi ne pas relier aussi à l'esprit humain cet
(( esprit encore ignorant de lui-même qui agite intérieurement la nature?
(( Pourquoi fermer la nature à toute volonté du mieux , à toute moralité?
((Pourquoi défendre aux autres êtres, si infimes qu'ils soient, d'avoir
u quelque ouverture sur l'idéal? S'ils portent déjà en eux par avance la
« grande humanité dont ils sont les ancêtres, ils doivent en avoir aussi,
(((1 quelque degré, les aspirations et les désirs. Ainsi dorment dans le
((noir charbon la lumière et la chaleur du soleil jusqu au jour où,
((ramené à la surface de la terre, il se transformera, il nous donnera
«sa chaleur et sa lumière, il communiquera le mouvement et comme
(( la vie à tous nos mécanismes ^ »
Il ne s*agit pas seulement, comme on voit, des' transformations suc-
cessives delà matière animale, mais d'une alchimie universelle d'où doit
sortir, d'où sort constamment la transmutation de tous les êtres, et le
résultat de cette transmutation , c'est la nature entière pénétrée et comme
soulevée par l'idée de la moralité. ((Qui sait, dit l'auteur, si, pour que
' P. 374-375. — * P. 375.
S6.
680 JOURNAL DES 6AVAMS. — NOVEMBUE 1879.
«l'homme puisse faire un pas vers son idéal moral, il ne faut pas que le
«monde entier marche et se meuve avec lui ^ »
Cest la théorie de révolution aussi complète qu on peut Timaginer,
embrassant les idées aussi bien que les organismes, la totalité des forces
de la matière aussi bien que les êtres vivants. Mais nous demanderons
en quoi cette théorie diffère de celle de M. Herbert Spencer, si vive-
ment, si habilement réfutée par M. Guyau, sinon dans ses prémisses
métaphysiques, du moins dans ses conséquences psychologiques et mo-
rales. Dans lune et dans l'autre , l'humanité ne se sépare de lanimalité
que par des différences de degré, non de nature, ou par une inégalité
de développement, que le mouvement général de lunivers efface tous
les jours: et le même rapprochement se trouve établi entre le règne
animal et les règnes inférieurs, entre la vie et l'activité des forces pure-
ment physiques et chimiques. Dans Tune et dans lautre la liberté de
fait, la liberté vivante, celle qui fait la responsabilité de la personne
humaine et lui assigne son rang dans Tordre social, comme dans Tordre
naturel, est absolument supprimée, et il ne reste à sa place qu*un nom
vide de sens, une idée insaisissable à Tesprit, une abstraction qui
échappe à toute délimitation précise. Enfin, dans Tune et dans l'autre ,
nous ne craignons pas de le dire, la loi du devoir disparait, tout prin-
cipe d'obligation est détruit , et la morale se confond avec l'histoire natu-
relie ou avec la physique générale. M. Herbert Spencer a le courage d'ac-
cepter celte conséquence de son système; à la morale du devoir, il substi-
tue celle deTintérêt, tout en cherchant à idéaliser l'intérêt et à lui donner
la portée du plus absolu dévouement. Le prenant à son origine, dans
les appétits les plus bas et les plus féroces de Tanimalité, il Télève par
degrés, le transfigure, si Ton peut ainsi dire, jusqu'à ce qu'il en ait tiré,
Dieu sait au prix de quelles inconséquences ! la moralité la plus accom-
plie, celle qui existera en action chez Thomme parfait ou Thomme défi-
nitif. M. Guyau suit une marclie opposée. Plaçant tout d'abord l'idéal
moral sur les plus hauts sommets de la pensée, au milieu d'impéné-
trables nuages, il le fait descendre jusqu'aux derniers échelons de Texis-
tence, revêtant les formes du mécanisme physique et de Tinstincl bestial
avant de monter jusqu'à Thomme, et, dans Thomme même, passant
par tous les excès de Tégoîsme et de la force avant de devenir le senti-
ment ou Tidée de moralité. Mais qu'est-ce que nous gagnons à cela?
En quoi consiste précisément cet idéal moral que mettaient déjà en
pratique, si nous en croyons M. Guyau, Thomme tertiaire et quaternaire
' P. 376.
LA MORALE ANGLAISE. 681
en vivant à la manière du renard et du loup ? En quoi consiste cet idéal
inoral que nous voyons déjà en grande partie réalisé dans le triomphe
et le règne de la force? M. Guyau, en acceptant comme une vérité
démontrée Thypothèse de révolution, qui, même dans les limites de
rhistoire naturelle, est condamnée par des savants de la plus grande au-
torité, accepte aussi ce qu'on a appelé la loi de sélection et lencadre
dans son propre système. « La loi de sélection naturelle , si brutale au
«premier abord, sert pourtant elle-même à la réalisation graduelle de
ucet idéal (Tidéal moral) ici-bas. D'après la loi qui domine toute la na-
ît turc animale, c'est le plus fort qui se fait une place, s'ouvre une voie,
(c et par là ouvre la voie même où la nature doit marcher; c'est du côté
«de la plus grande force que la nature se dirige sans cesse. Mais la force
«autrefois avait réellement pour elle les meilleures raisons; être fort,
u n'est-ce pas être, au point de vue de l'espèce, au point de vue de la
« nature , le meilleur ^ ? »
Il est incontestable qu'un animal fort et bien constitué vaut mieux
qu'un animal faible et mal venu de la même espèce, qu'un taureau vi-
goureux est préférable, pour le troupeau, à un autre qui n'a pas cet
avantage; mais personne ne s'avisera de dire que le premier soit plus
élevé en moralité que le second. C'est de moralité qu'il s'agit ici, et non
des conditions physiologiques de la vie.
La moralité évidemment suppose la morale, la pratique habituelle
des lois supérieures, qui, commandant à notre volonté, en suppose la
connaissance. Or (|u'est-ce que M. Guy au fait de la morale, après l'avoir
si vaillamment défendue contre fempirisme et Tévolutionnisme anglais?
Il en fait la proie de l'évolution , il en fait la matière d une transforma-
tion indcfmie et indéfinissable, qui ne laisse subsister dans la conscience
aucune règle d'action absolument certaine, aucun principe immuable.
Il reproche aux spiritualistes d'avoir reconnu, de continuer de recon-
naître de tels principes. «Ils ont le tort, dit-il, de s'en tenir aux vieilles
«thèses de l'immuable morale^. » Mais quoi donc! est-ce qu'il arrivera
un moment où, par la vertu de l'idéalisme, le vol, le meurtre, l'adul-
tère, cesseront d'être criminels.^ ou la maxime de ne pas faire à autrui ce
que nous ne voudrions pas qu'on nous fît cessera d'être vraie? où la jus-
tice, la charité, l'honneur, l'amour delà patrie etde l'humanité, seront
condamnés comme des vertus stériles ou chimériques, comme les
erreurs d'une génération encore à demi plongée dans le sommeil de
l'enfance ?
» P. 376. — ' P. 38o.
682 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Telle nest pas assurément la pensée de M. Guyau; cest la pensée
contraire qui le dirige et Tinspire; aucun degré de moralité et de per-
fection nest assez élevé pour le satisfaire; mais il a le tort de con-
fondre révolution avec le progrès. Ce sont deux idées bien différentes :
le progrès a un but et a des principes, révolution n*en a pas. On avance
quand on sait d'où Ton part et où il faut arriver. On amve quand on le
veut fortement et quand on suit la bonne route, par conséquent, quand
il y a une bonne route et que nous la connaissons. Rien de tout cela dans
révolution : ni principes, puisque tout change perpétuellement; ni but,
puisque le point quon veut atteindre change comme le reste, en même
temps qu'il recule sans cesse devant nous; ni route à suivre, parce quil
n y en a pas dans la confusion universelle, au milieu dun océan sans ri-
vages, sine littore pontaSf et au-dessus duquel ne brille pas une seule
étoile fixe.
Un autre tort de M. Guyau, celui qui la précipité dans la théo-
rie de révolution et dans cet idéalisme nuageux que nous lui avons tant
de fois reproché, c'est d avoir méconnu la liberté, c'est de lui avoir
retiré ce qu'elle a d'humain , d'effectif, de personnel , pour mettre à sa
place une abstraction, une idée à laquelle ne répond et ne répondra
jamais aucune réalité. Mais cette erreur capitale, qui a tout Tair d'être
une erreur d'emprunt, est à la fm rétractée, de la manière la plus
formelle, sous la pression de la logique et du bon sens. On ne saurait
rendre à la libre volonté de l'homme un hommage plus significatif que
celui que renferment ces lignes :
«Le seul idéal vraiment certain, invariable, qui ne pouri*ait ni me
(( tromper, ni me fuir, serait celui que je porterais en moi et dont la réa«
u lisation dépendrait de moi , rien que de moi ; le véritable idéal , ce serait
«la libre et bonne volonté. Celui-là, selon la morale idéaliste, je n'ai
«point è attendre qu'il se réalise par la nécessité des choses; je n'ai
« point à attendre qu'il naisse du lent travail de la nature et de l'accu-
umulation des siècles; que je veuille et il sera^)>
Ce passage est complété par celui-ci, où la faculté de vouloir et de ne
pas vouloir, d'agir ou de ne pas agir, ce que tout le monde appelle le
libre arbitre, est revendiqué avec force contre les sceptiques et les em-
piriques : «Mais douter de sa volonté même, en lui refusant toute ini-
«tiative, toute force propre; nier qu'on puisse faire jamais vers le bien
« un mouvement qui ne 6oit fatal de tout point, qu'on puisse jamais faire
x( un pas vers autrui sans être mû par un égoîsme conscient ou incon*
»
' p. 4o8.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 683
a scient; se mettre ainsi dans l'impuissance logique de dire en face do
a Tinjustice, «je ne veux pas, » en face de la justice, «je veux et je vou-
«drai toujours;» ce serait là se supprimer véritablement soi-même,
a s'atteindre à la fois dans son essence et dans sa dignité ^ » Nous voilà
bien loin de cette liberté qui est partout et nulle part, qu'il faut pour-
suivre toujours et qu on n atteindra jamais , et qui cependant meut toute
la nature. Mais alors pourquoi accuser Técole spirituaiiste de ne rien
comprendre ni à la liberté ni à la morale ? L école spirituaiiste n a ja-
mais dit autre chose.
Cette conclusion est digne du livre, qui restera certainement comme
un modèle d'exposition et de critique philosophique. On n'a rien écrit
jusqu'ici sur la morale anglaise et la morale utilitaire en général de plus
complet, de plus attachant et de plus instructif. On ne sera pas tenté
de recommencer la tâche accomplie par M. Guyau , et ceux qui la re-
commenceront seront obligés de compter avec lui.
Ad. FRANCK.
La Maréchale de Villars,
DEUXIÈME article'^.
On ne saurait le méconnaître. Si la jalousie de Villars, au sujet de la
maréchale, fut odieusement exploitée par ses ennemis pour le décon-
sidérer, elle n'en fut pas moins une faiblesse regrettable dans un si
grand personnage , et la malveillance en a tout naturellement profité
pour attaquer non seulement la vie privée, mais encore la vie publique
du maréchal ; elle a pu même ébranler son crédit à Versailles , et du
moins elle a donné lieu à des correspondances qui auraient à coup
sûr amoindri l'autorité de Villars, si elles n'avaient été couvertes par la
prudence discrète du roi, qui savait tout ce qu'il pouvait attendre d'un
homme de guerre si habile et si dévoué, et qui, en conséquence, usait
des ménagements les plus délicats pour le ramener dans la voie dont il
* P. ^lo. — ' Voir, pour le premier article, le cahier d*octobre, p. 617.
684 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
était écarte. Des documents aussi importants que curieux, nouvellement
tombés entre mes mains, m'obligent, à cet égard, à revenir sur les
premiers temps de Funion des deux époux, et sur le séjour de la maré-
chale à Strasbourg.
Le maréchal avait, en 1702, une grande et difficile mission à la tête
de l'armée d'Allemagne. Il commandait les forces que Louis XIV voulait
réunir à celles de l'Electeur de Bavière, détaché par le cabinet de Ver-
sailles de la coalition si redoutable formée contre la France, à l'oc-
casion de la succession d'Espagne. La jonction de Villars avec l'Élec-
teur devait être la conséquence de la victoire remportée à Friedlingen
contre l'armée impériale, et, réalisée, elle mettait l'Empire en péril. Elle
fut retardée par des circonstances imprévues, et forcément remise de la
campagne de 1 702 à celle de 1 708. L'impatience française en fut émue,
et les malveillants de Versailles ne manquèrent pas de reprocher à Vil-
lars d'hésiter à s'enfoncer en Allemagne, pour ne pas trop s'éloigner
de Strasbourg, c'est-à-dire de l'objet de sa passion.
Après la jonction des deux armées, en 1703, on s'attendait à d'é-
clatantes opérations militaires. Villars les avait conçues et préparées. Le
cabinet de Versailles y applaudissait. M. de Chamillard écrivait à Villars,
au mois d'avril 1 708 :
wSa Majesté m'a chargé expressément de vous dire qu'elle a une
«confiance si entière en vous, que, sans consulter les officiers généraux
«de son armée, que pour leur faire honneur, quand vous le jugerez à
«propos, elle désire que vous preniez sur vous ce que vous croirez
« du bien de son service. Elle m'a assuré que M. de Turenne en usait
«ainsi; et, comme vous marchez sur ses traces, et que vous êtes en
« train die vous rendre redoutable autant que lui en Allemagne, vous ne
« devez vous contraindre en rien sur toutes les entreprises dont vous
« êtes chargé. Je suis persuadé que , lorsque vous aurez joint M. l'Elec-
a teur de Bavière, etc. »
De son côte, après avoir franchi les Montagnes Noires, Villars, se
sentant maître de la situation, écrivait au roi, du camp de Dillingen :
« L'Empiré est ouvert. Sire. Que Votre Majesté ordonne à M. de Ven-
« dôme d'envoyer 3o,ooo hommes (de l'armée d'Italie); à M. de Tallard
«de faire le siège de Fribourg, de passer ensuite à Dillingen; que
«M. de Tallard ait ordre de suivre mes pensées sans hésiter; ou que
« Votre Majesté charge M. de Marsin du commandement de cette armée ,
LA MARÉCHALE DE VILLARS 685
«afin que je puisse aller diligemment du haut Danube en bas, suivant
«les occasions; nous serons maîtres du Danube, depuis sa source jus-
({ qu aux portes de Vienne ; de manière , Sire , que je crois pouvoir prendre
« Vienne, si l'Empereur ne fait pas venir diligemment son armée d'Italie,
« par le Frioul , pour se mettre derrière la capitale , et couvrir une partie
« de TAutriche. Par Ratisbonne , je marche en Bohême , et , si M. le prince
«de Bade veut défendre la Bohème, nous sommes les maîtres de toute
« la Souabe , en deçà et en delà du Danube, et partie de la Franconie. Ce
c( projet me paraît infaillible ; et, si l'Empereur emploie son armée d'Italie
(( à se garantir, au nom de Dieu, que Votre Majesté ne songe ni au siège
('de Landau, ni à faire prendre Ostiglia, dont on dit le siège manqué
«par une inondation. Les forces que Votre Majesté laissera sur le Rhin
« et sur le Pô doivent se contenter d'une défensive la plus aisée du
«monde, et je me charge du reste.
«Les baiTières de TEmpire, qui semblaient impénétrables, sont
«forcées de tout côté. Je prie Votre Majesté de s'en fier à celui qui a
«commencé l'ouvrage. Je le terminerai, Sire, à la plus grande gloire
« de Votre Majesté; je la conjure de vouloir bien s'en rapporter à moi,
« et j*ose la supplier d'être persuadée que je les mènerai loin, etc. »
Mais le mouvement en avant de l'armée de ViUars ne s'était point
accompli sans de grandes di£Gicultés. L'armée française du Rhin était,
de vieille date, travaillée par l'indiscipline, et les chefs semblaient l'au-
toriser par leur exemple. Avant tout, ViUars s'était appliqué à rétablir
le respect de la règle et à imposer la discipline à tous, grands et petits,
même au prix d'actes multipliés de sévérité. D'autre part, et en vue du
grand dessein qu'il nourrissait, lequel exigeait trait de temps, Villars
avait voulu rompre la vieille habitude des congés d'hiver, et contraindre
la noblesse sous ses ordres à hiverner en campagne. Autre sujet de
mécontentement. On ne faisait faute de dire et d'écrire que le maréchal ,
ayant sa femme è Strasbourg, en prenait à son aise, au détriment gé-
néral. De telle sorte qu'à la reprise active des hostilités , il y eut comme
une conspiration générale de mollesse et d'insubordination, et que,
pour décider les régiments à ia fatigue et à la vigueur, le maréchal fut
obligé de se montrer le premier à la marche et au danger, et de pro-
diguer sa personne en toute occasion. Il en fut grondé par M. de Gha-
miUard, au nom du roi, à quoi Villars répondit, le 2 mai ;
«Vous me faites l'honneur de me dire. Monsieur, que je dois me
«conserver. Vous savez qu'il ne marcherait peut-être pas quatre com«
87
686 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
0 pagnies de grenadiers, si je ne me mettais à leur tète. Je lai encore
«éprouvé dans la journée d*hier. Je veux espérer que, le trajet fait, je
«retrouverai des hommes; mais, jusque présent, je n*en ai connu que
odans le soldat, tant Thorreur de se dépayser étonnait tout le monde;
« et je vis hier, à la lenteur que Ton appoitait pour attaquer les en-
ci nemis, que, si j'avais malheureusement délihéré un seul instant,
« nous nous retrouvions dans les incertitudes de Bichel. Je n ai donc pas
«fait autre chose que de mettre pied è terre, au travers des bois et des
« rochers , à la tète des premiers soldats , étant obligé de dire à quelques
«ofBciers généraux : Quoi! Messieurs, il faut que moi, maréchal de
«France, votre général, je marche le premier pour vous ébranler!
« Eh bien , marchons.
«Que ceci, je vous conjure, Monsieur, soit pour vous seul; ce serait
« même très mauvais à répandre. Il pourrait ôter à nos ennemis une
« terreur dont, avec laide du Seigneur, je prétends faire bel usage, etc. »
En outre, une grave mésintelligence ne tarda pas à éclater entre
Villars et TElecteur, au sujet de la direction de la guerre; Villars vou-
lant s*avancer rapidement sur Lintz et sur Vienne, TElecteur voulant se
borner à chicaner le terrain, sans mouvements extraordinaires, effrayé
des projets de Villars qui dépassaient la mesure où désirait se main-
tenir la maison de Bavière à Tégard de la maison d'Autriche. Cette dis-
sidence était bien connue à Versailles; mais on y soutenait mollement
les hautes visées de Villars, de peur d'ouvrir le jour à rupture avec ia
Bavière, par une trop forte pression exercée sur un allié douteux. Le
public, ignorant ces secrètes dispositions des esprits, et témoin des hé-
sitations dune armée en campagne, qui courait risque d'être prise entre
deux feux, accusait encore de cette inaction le jaloux maréchal, irrité,
disait-on, du refus opposé au voyage de. la maréchale en Bavière.
Villars était désespéré , il écrivait au prince de Conti : « Je sais que ,
«sur les terrasses de Versailles et de Marly, moi pauvre diable, on me
«traite d'extravagant, ou par l'amour, ou par l'avarice, ou par la vanité.
« J'ai oui dire qu*il n'y avait que ces trois petits points dans mon procès ;
« C'est bien assez pour faire pendre un homme. »
Ce fut bien pis lorsqu'il fut connu que l'on prendrait , de nouveau ,
quartier d'hiver en pleine ^lemagne. Le désappointement fut au
comble , surtout lorsque le bruit s'accrédita que la maréchale viendrait
de Strasbourg à Ulm et même à Munich. On en tressaillit à Versailles, et,
en présence d'une espèce de clameur du parti hostile à Villars, M. de
Chamillard adressa au maréchal, par ordre du roi, la lettre qu'on va
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 687
lire, et dont bien peu de monde a eu communication alors , quoique le
fonds ait transpiré vaguement.
d Je commence h croire, Monsieur, que celui quia su passer le Rhin,
a dans le temps quon devait moins Tespérer, battre le prince de Bade,
tt après lavoir forcé d'abandonner ses retranchements, rétablir la tran-
tt quillité dans la basse Alsace , prendre Kehl au mois de février, forcer
« les passages des Montagnes Noires par sa fermeté, servant de guide et
tt animant jusqu aux moindres soldats par son exemple, pourra dans peu
« faire trembler Vienne. Ne croyez-vous pas que tous ces prodiges suf-
(( fisent pour en imposer aux malveillants ? Les gazettes , quoique infidèles ,
«ne vous refuseront pas la justice qui vous est due, et je ne vois, dans
«la suite d'une aussi glorieuse carrière, rien à craindre pour vous que
«la timidité des ennemis, qui vous déroberont autant quils le pourront
« les occasions brillantes de la guerre , en s*éloignant d'une armée victo-
« rieuse, qui portera partout la terreur, sans que rien puisse s y opposer
« que la mésintelligence qui pourrait arriver entre les généraux.
a II y en a tant d exemples, que vous devez être en garde contre vous-
«même sur les suites fôcheuscs quun semblable événement pourrait
« avoir.
« Trois choses pourraient y contribuer :
«L'une, qui vous intéresse presque seul, de laquelle je me donnerais
«bien de garde de vous parler (ayant pris sur moi de le faire, il y a
« quelque temps, sans avoir reçu aucune réponse) , si le roi ne me l'avait
«commandé; c'est rattachement que vous avez pour M"^ la Maré-
«chale, également permis dans tous les temps, mais très dangereux, si
«vous suiviez votre penchant, qui vous déterminerait à la faire passer
«en Bavière, où des raisons de sagesse et de politique s'opposent à la
«faire voyager.
« U y a grande apparence que vous allez être vous-même un grand
« voyageur au milieu de l'Allemagne. Quel embarras pour vous de laisser
xcM"*^ la Maréchale dans un lieu éloigné? Quelle sûreté pour elle, si
«vous ne lui laissiez pas une garde suffisante, pour la garantir des
« ennemis qui pourraient s'approcher du lieu où elle serait ^
«Voulez-vous qu'elle s'établisse à Munich? Vous connaissez la poli-
« tesse de M. TÉlecteur; vous savez qu'il a du penchant pour les dames ;
* Cest ce qui faisait dire ironique- «je conduirai loin ses ennemis, à moins
ment, un jour, par le maréchal à M. de «que je ne renvoie une partie de far-
Chamillard : « S. M. peut compter que « mée pour escorter M*"* de Villars. t
87.
688 .lOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 187
u quand vous seriez assuré des égards qu'il aurait pour
u resterait-il pas à craindre encore ta jalousie de M"" 11
«par sa seule inquiétude, pourrait moins bien traiter M"
« que vous n'auriez lieu de l'espérer, avec le caractère q
u il ne serait même paa impossible qu'il y eût quelque di
«rangs.
«Toutes ces diCficuItés bien pesées, Sa Majesté désire
u sépariez pour quelque temps de M*"" la Maréchale. ]
iiquc TOUS lui ferez ce sacrifice de bonne grâce, quoiqu'
« et que vous vous livrerez tout entier aux soins de finir i
uvous doit combler d'honneur, et procurer à Sa Majet
u nécessaire à sa conservation. Ce premier article a été tl
u plement pour abréger les deux autres.
«Le second article, c'est d'avoir une grande attenti
«attirer la confiance de M. l'Electeur de Bavière, et de
u qu'il n'y ait entre vous et lui qu'une même volonté; un
II plaisance pour rendre à sa personne et à sou rang ce qi
H et le ménager sur les petites choses , lorsque vous pens
u ment de lui sur les grandes.
«Le troisième article regarde les opérations delà guei
«nier a assez de rapport avec l'autre. Il n'est pas possible
a demande de suivre vos avis ; il faut donc que vous fassit
"Vous-même de l'engager à faire ce que vous lui prop
u insinuant ce que vous croirez devoir faire, d'une manièi
u déterminer, si vous n'étiez pas du même sentiment. A n
« diversité d'avis ne se trouva t dans une occasion trop imj
«devez prendre sur vous de suivre le sien; et le personi
« avez à remplir n'exige pas moins la politesse du courtisa
0 dence et le courage du grand capitaine.
u J'ai si bonne opinion de vous , que je suis convaincu f
uvous surpasserez en tout genre ce que Sa Majesté et vos i
ude vous
a Je ne puis finir sans vous parler des officiers qui sei
u ordres. Vous n'avez pas été content d'eux; vous le teur •■
"d'une manière qui les a désolés, etc.»
Cette lettre produisit sur l'esprit de Villars l'effet qu'<
ment imaginer. Nul mieux que lui ne pourrait rendre soi
trouble de son âme et l'agitation de sa pensée, en cette r
répondu à M. de Chamillard par nnc lettre qu'Anquelil i
690 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
«avec ma mère^ et ma sœur^, et je ne saurais lui donner entièrement
«tort sur cela. J ai fait venir auprès d'elle une autre de mes sœurs ^ que
u j*ai toujours très tendrement aimée , et qui lui est une compagnie qu'elle
0 ne saurait avoir à Paris.
a Je vous avoue, Monsieur, que je suis outré de douleur que Ton
«veuille me regarder comme un homme dont une femme dérange la
«tète, et par changer mes projets (sic), établir ces discours qui ont été si
«répandus, quand larmée a repassé le Rhin : «C'est sa femme qui lui a
«fait faire cette folie; elle lui en fera bien faire d'autres. » Je sais qui a
«tenu ces discours-là, et ce sont les mêmes gens, sur ma parole, qui
« renouvellent ces propos. Ea quel temps le Roi a-t-il pu s'apercevoir
« que mon zèle pour son service , et un désir de gloire , n'aient pas été
« mes premières passions ? Qu'on recherche ma vie entière, et aux âges
« où les passions sont les plus vives et les plus dominantes !
«Hors mes ennemis, qui empoisonnent mes meilleures actions, oo
« me regarde comme un homme assez avisé. Je ne veux point leur don-
« ner la joie de dire : il voulait mener sa femme , mais on a très bien
«fait de la lui ôter. Voilà franchement, Monsieur, ce qui me pique le
« plus vivement.
«Quant à ces sentiments, vous ajouterez cette réflexion que nul ne
« pourra blâmer : c est un homme qui se donne tout entier au service
« du Roi, occupé jour et nuit de ce qui peut l'intéresser. En vérité, quand,
« après quatorze mois, car il y en a sept que je n'ai guère de douceun
«et de plaisirs, il comptera la consolation d'être deux ou trois mois,
«pendant l'hiver, avec une femme qu'il aime, une sœur et un frère ^,
« avec lesquels il n a quasi jamais vécu et dont l'union est parfaite, pour-
« quoi avoir la cruauté, sur des imaginations frivoles, et sans fondement,
a de l'en priver ? Ne doitH)n nul égard à un homme dont le zèle parait
«en tout ce qui regarde le Roi, et la sagesse dans la conduite de ses
« affaires domestiques P
«Je relis, Monsieur, la lettre dont vous m'honorez, et je vous avoue
' Voilà qui explique le peu d'intérêt
que M*"* de Grignan prenait à la maré-
chale. Voyez une lettre rapportée dans
notre premier article. ' ^
* Est-ce Agnès de Villars, qui fut
abbesse de Chelles, en 1707, ou plutôt
Marie-Louise de Villars, mariée au
comte de Choiseul-Traves, et morte en
1786?
* Chariotte de Villars, épouse de
Louis de Vogué, fort maltraitée par Saint-
Simon.
* Armand de Villars , chef d*escadre
dans la marine royale , fut appelé par le
maréchal auprès de lui, dans f armée
d* Allemagne, prit goût au service de
terre, s*y distingua, devint lieutenant
général, suivit son frère dans les cam-
pagnes de Flandre et mourut k I>ouai,
en 171a, estimé de tout le monde.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 601
«que les vingt-cinq premières lignes me faisaient attendre une tout
«autre suite.
«J aurais donc espéré quaprès les actions dont vous parlez, vous
« diriez : le Roi croit du bien de son service, pour porter la terreur dans
« l'Empire et forcer TEmpereur à ia paix, de relever les courages par de
«nouvelles dignités, et m'ordonne de vous envoyer le brevet de duc,
« afin que son armée soit persuadée de ses bontés pour vous , et que
«celle de ses ennemis jugeant de vos services par ses grâces, craigne
« un homme comme vous , qui est au centre de l'Empire avec de si
«heureux auspices.
« Croyez-vous , Monsieur, qu il convienne mieux de porter une tris-
« tesse mortelle dans le cœur de votre général , qui voit les préventions
« de ses ennemis remporter toujours sur la réalité de ses services?
«Je sais. Monsieur, qu'on désapprouvera cette vivacité; veuillez
«vous souvenir que, sans elle, cette armée, qui marche à Nuremberg,
« défendrait présentement peut-être Toul et les bords de la Moselle.
« Quand le Roi me l'a confiée , le prince de Bade marchait à Saverne
« abandonné , à la Saare et à Nancy.
«Cette fermeté à discipliner l'armée, qui m'ôte enfin la crainte de la
« voir se détruire elle-même , on l'appelle dureté à Versailles ; elle est
« devenue cependant sage cette armée, contre l'opinion du Roi lui-même ;
«car, quand j'ai eu l'honneur de parler à Sa Majesté de la nécessité
« indispensable d'arrêter le libertinage de ses troupes. Elle me fit l'hon-
« neur de me dire que j'aurais bien de la peine. J'en suis venu à bout
« par une fermeté que l'on va jusqu'à nommer cruauté. On a mandé
« au Roi que j'avais tiré moi-même sur des soldats. Il est vrai , je l'ai fait ,
«je l'ai vu faire à M. de Turenne, qui ne tirait certainement pas plus
« haut que je l'ai fait , et qui ne maintenait pas toujours la discipline.
« Je l'ai vu faire à M. le duc de Lorraine ...
« L'armée que je commande est sage. Le paysan , qui fiiyait dix lieues
«à la ronde, apporte ses poules et son beurre dans mon camp. Je n'ai
« pas été arrêté par les remontrances des colonels et de quelques offi-
cciers généraux, qui prétendaient que le Français ne pouvait être aussi
«retenu, et que je forcerais le soldat à déserter. J'ai suivi la droite
«raison, qni est qu'une armée étrangère qui fait la guerre au milieu
«d*un pays ennemi, et qui se débande pour la maraude, est perdue en
« deux mois. Voyez la liste des déserteurs que j'ai ordonné au major
«général d'envoyer au Roi. Examinez, Monsieur, si jamais on en a
«moins perdu. Pour parvenir à rendre l'armée aussi sage, il n'en a pas
4r coûté la vie de trente soldats. Je leur ai parlé à tous ; ils se sont ré-
692 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
<( criés eux-mêmes que j avais raison , et j*en suis arrivé à leur inspirer
ula crainte nécessaire, sans perdre leur amitié. Le soldat m'aime, j*ose
(de dire, et il a de la confiance en moi.
((Quant aux officiers généraux et particuliers, que Ton vous a per-
((suadé, Monsieur, que je traitais rudement, aimez-vous mieux croire
aces vains discours, que de penser que larmée d'Allemagne, accou-
((tumée, pendant dix ans de guerre, à n'entrer en campagne que le
«25 de mai, pour en sortir le ao octobre, préférait cette habitude,
((plutôt que de servir treize mois sans relâche ?
.•••.••••••••••• ••
«Je ne vous cèle point. Monsieur, que je suis au désespoir que les
«premières lettres que je reçois, après avoir forcé les montagnes, ne
«soient remplies que de crainte sur ma façon de régler la conduite de
« ma famille; et que , bien loin de remplir de joie et d'espérance celui de
«qui l'on peut attendre la division de l'Empire, la soumission de l'Em-
ir pereur, la conquête même de Vienne , on ne marque que défiance de
«ses vues particulières, et que Ton détouiiie les yeux de Sa Majesté
«des avantages réels de mon commandement, pour les attacher aux
« manières plus ou moins polies de celui qui mène ses armées.
ttElnfin, Monsieur, j'en suis à craindre que Ton ne pense me (aire
« trop de grâce de me laisser la liberté de faire venir ma famille en
« Allemagne. Cependant j'écris à M"''* la maréchale de Villars qu'il est
«dans l'ordre que Sa Majesté approuve encore son voyage, quoique je
« ne l'aie publié qu'après avoir eu l'honneur d*en parler au Roi. J'espère
« donc que vous aurez la bonté de lui mander qu'elle peut se servir
« des passeports qu'elle a demandés, ou passer par la Suisse. Elle viendra
«à Ulm, et n'en partira que pour se rendre dans une des grosses villes
«qui sera, s'il plaît à Dieu, au milieu de nos quartiers d'hiver. . •
«P. S. J'aurai l'honneur de vous dire. Monsieur, que M"* de Main-
« tenon a eu la bonté d'écrire à M"** de Saint-^éran une lettre qm' re-
« garde M"^ la maréchale de Villars. Je suis pénétré quelle veuille
« bien m'honorer de son attention , et j'ose vous supplier de vouloir
a bien l'informer de ce que j'ai l'honneur de vous mander.
«Je sais, Monsieur, que je ne devrais pas oser faire .la moindre petite
«réflexion, après des avis aussi respectables que les siens. • • Je vous
«donne ma parole que jamais M"^ de Villars n'a dû aller à Munich, ni
« suivre l'armée. Pourquoi me veut-on croire un insensé ? La première
«démarche pourrait avoir des inconvénients, mais la dernière serait
u une folie outrée : je n'en suis pas capable. Ulm est une grosse ville
?
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 693
«de guerre gardée par 4,ooo hommes, où jai compté quelle demeu-
«rerait avec une de mes sœurs, comme elle avait fait à Strasboui^.
«Trouvait-on une folie quelle demeurât h Strasbourg? Pourquoi en
« est-ce une qu elle demeure A cinquante lieues de là , dans une autre ville
«d'Allemagne? Jai cru cela meilleur que Paris; car, pour un château
« de campagne , cela me parait dur.
ttEn vérité, Monsieur, voilà parler bien longtemps à un grand mi-
«nistre de ce que tout autre personne que moi doit traiter de baga*
« telles. »
Le 8 juin lyoS, M. de Chamillard écrivait encore au maréchal :
«Le Roi m*ordonne de mander à M*""* la maréchale de Villars de
«faire tout ce qui conviendra. Ne croyez pas. Monsieur, que Sa Majesté
« ait été déterminée à vous faire savoir ses intentions par les discours des
«courtisans, mais par l'embarras qu'elle prévoit que M"* la Maréchale
«pourra vous donner, quelque parti que vous preniez. Pour moi, Mon-
«sieur, je ne désire que votre gloire et votre satisfaction, et que vous
«soyez persuadé du véritable et sincère attachement avec lequel j'ai
« rhonneur, etc. »
Villars se soumit, et le bon sens de la maréchale contribua puissam-
ment à adoucir Teffet de ces contrariétés. Le roi et Madame de Mainte-
non en surent gré à cette jeune femme, qui fit oublier à son époux la-
mertume des convenances administratives.
Mais une agitation d un ordre plus élevé vint troubler encore davan-
tage le repos du maréchal, à savoir le refus obstiné de l'Électeur de Ba-
vière de se prêter aux combinaisons militaires du général français. Villars
s'en plaignit amèrement au roi, et signala le danger que cette obstina-
tion faisait courir à la sûreté de l'armée. Il se plaignit avec un accent
pénétré, de tomber à Versailles en un fatal discrédit.
Vainement le roi rassura Villars avec bonté. « J'ai lieu d'espérer, lui
« disait-il, par les soins que vous vous donnez, et votre application con-
«tinuelle, que vous réussirez heureusement dans tout ce que vous
« entreprendrez. Je vous ai mandé plusieurs fois qu'il ne se pouvait rien
«ajouter à la satisfaction que j'ai de vos services; que les discours que
«l'on tient, et dont on vous informe avec tant de soin, ne doivent faire
« aucune impression sur vous; que rien ne peut, à mon égard , diminuer
«le mérite de ce que vous avez fait depuis Tannée dernière, et que vous
«devez continuer avec le même zèle. »
88
694 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Malgré ces assurances , la position devenait si intolérable pour Villars,
qu'il demandait avec instance son rappel, ce quon attribuait encore à
son désir de rejoindre la maréchale.
Vainement il prit sur lui de livrer au général des impériaux, devenu
trop menaçant, une bataille qui fut la première bataille d'Hochstett ^ ;
cette victoire n ayant pu décider TElecteur à se prêter à une marche dé-
cisive sur Vienne, et les affaires de larmée française étant momentané-
ment remises sur un bon pied, Villars en proBta pour demander son
rappel avec d*irrésistibles instances. « Ayant rétabli les affaires par cette
ce victoire, écrivait-il au roi, j'ai une grâce à demander à Votre Majesté;
« c est la permission de quitter un commandement qui expose ma repu-
«tation, laquelle m'est plus chère que la vie. Je ne saurais continuer à
a servir avec un prince environné de traîtres , qui font manquer les plus
«sages et les plus grands projets; et je conjure Votre Majesté de m'ac-
a corder cette permission, laquelle je préfère aux plus grandes grâces
a dont elle pourrait m'honorer^. »
Sollicité si vivement, le congé de Villars fut accordé, mais accom-
pagné de toutes les formes et grâces qui pouvaient éloigner la pensée
d'une défaveur.
Il n*est pas moins représenté dans Saint-Simon sous les plus odieuses
couleurs.
«Après avoir pesé toutes vos raisons, lui mandait le roi Louis XIV,
«j'ai pris le parti de vous accorder la permission que vous me demandez
«de revenir en France, et d*envoyer le comte de Marsin auprès de l'E-
« lecteur. Vous lui connaissez les talents propres à gouverner cette cour
«difficile. Vous en voyez la nécessité. Vous m'assurez que vous ne
«pouvez plus y demeurer. La conjoncture est si délicate, et les consé-
«quences du retardement sont si grandes, que j'ai jugé plus conye-
«nable à mes intérêts de vous employer ailleurs, que de vous laisser
« dans une situation à ne pouvoir me rendre tous les services que j'at-
^ Il existe une très belle relation de
cette bataille d*Hochstelt, adressée par
Villars au roi, du camp de Donawert, le
a4 septembre 1708. Le régiment de la
Ferronays y fit des merveilles. Un officier
général de ce nom avait puissamment
contribué à la victoire de Friedlingen
{Mémoires de Villars). La copie de la
relation de Villars fut galamment en-
voyée par M. de Chamillard k H"" de
Varange ville et à M. Cour tin.
* Le 2Â octobre 1708, M. de Cha-
millard écrivait à Villars : « Croyez que
«je souffre presque autant que vous de
«tout ce que je vois, et de ce que
«Taffaired^Allemagne, qui devait doo-
«ner la paix au royaume, fait aujoor-
«d*hui un nouveau sujet d*embarras.t
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 695
«tendrais de vous, si vous n*aviez pas à combattre la mauvaise voiontë
a des uns et le peu de capacité des autres. Prenez donc vos mesures
(i pour passer le plus promptement que vous pourrez à Schaffouse , où
«vous trouverez le comte de Marsin, ... et prenez l'escorte que vous
«jugerez nécessaire. Je me réserve, lorsque vous serez de moi à vous,
« de vous faire connaître toute ia satisfaction des services importants
« que vous m'avez rendus. »
Ainsi sortit Villars dune situation critique, laquelle, comme il Tavait
prévu, devait aboutir à un désastre; et ce fut, en effet, celui de la se-
conde et fatale bataille d'Hochstett.
Mais il put mesurer alors Fétendue du péril quil avait couru, et
quelle eût été, pour sa gloire, la conséquence dun revers, s'il était sur-
venu pendant que la malveillance accusait sa jalousie, pour lui imputer
la fausse direction des affaires de la guerre.
Sa famille, qui vivait k Paris au milieu de ces propos blessants prodi-
gués au maréchal , et dont Saint-Simon s est fait Técbo , dut intervenir
pour conseiller une rectification de conduite. La jeune maréchale se
joua moins peut-être k l'avenir des terreurs de son époux, qui, amenant
un surcroit de précautions militaires, divertissaient en secret la femme
autant que les malins.
Cest alors que fut ménagé l'achat de l'hôtel de Villars, qui transpor-
tait l'habitation de la maréchale du quartier Richelieu, où elle était
isolée, dans le faubourg Saint-Germain, k quelques pas de Thôtel de
Varangeville, de Thôtel de Maisons, de l'hôtel de Conti, en un mot,
au milieu d'un groupe ami, où la vie devenait plus facile et plus
agréable pour M"* de Villars.
Ce qui «il certain, c'est qu'après ces premières épreuves des com-
mandements d'Allemagne , les contemporains n'ont plus constaté de ces
précautions malencontreuses d'un mari jaloux, telles que les voyages
de Strasbourg. La maréchale a suivi son époux en Languedoc, pendant
la campagne des Cévennes. Elle avait établi son quartier général à Nîmes ;
mais, pendant les belles campagnes de Flandre, elle est restée à Paris,
et les deux époux n'ont plus donné ouvei*ture à de méchants propos. Le
calme avait enfin pénétré dans l'âme de Villars, du moins à un degré
tolérable.
Cependant la maréchale restait belle, séduisante et entourée d'une
compagnie brillante. Nous la retrouvons fort répandue, très remarquée,
beaucoup d'éclatants papillons voltigeant autour d'elle, entre autres ce
jeune duc de Fronsac, qui, sous le nom de Richelieu, devait occuper
88.
696 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
le siècle entier de ses légèretés; mais elle n était plus protégée par le
régime des citadelles et ne s'en trouvait pas plus mal.
Ch. GIRAUD.
[La suite à an prochain cahier.)
Dictionnaire de T ancienne langue française et de tous ses dialectes,
du IX* au XV* siècle, par Fr. Godefroy.
J'ai entre les mains la première livraison du Dictionnaire de l'ancienne
langue française, par M. Godefroy. L'auteur a dû éprouver une bien
vive satisfaction quand ces premières bonnes feuilles sont sorties de
rimprimerie et ont pris place devant lui sur son bureau. Je me figure
sa joie par la mienne au moment où m'advint pareille prise de posses-
sion. Bien des fois, dans le cours dune longue préparation, je sentis
mon courage défaillir et tomber la main fatiguée [coder la stanca mon,
selon la forte expression du poète italien). Mais toute la peine s'oublie,
l'espérance s'empare du cœur, sitôt qu'on tient, comme un gage assuré,
le commencement d'une exécution eiïective.
Les œuvres de recherches et de dépouillements, comme celle de
M. Godefroy, ne s'improvisent pas. Depuis bien des années, je savais
qu'il recueillait des matériaux , les classait , les rédigeait. Mais ces années
ne se passaient pas sans qu'il se présentât de nouveaux textes, de nouveaux
documents, et le scrupuleux lexicographe de l'ancien français ne se rési-
gnait pas à les omettre. Si bien que je finissais par désespérer (les vieil-
lards, et surtout les vieillards malades, sont défiants du temps et de la
vie) d'assister au lancement définitif d'une entreprise dont j'avais, d'an-
cienne date, la confidence. Toutefois, de délais en délais que la nature
m'accorde et d'achèvements en achèvements qu'opère M. Godefroy,
nous nous sommes enfin rejoints, son œuvre et moi-, mon inquiétude,
qui peut paraître vive pour être si désintéressée, a disparu; et je suis
dorénavant assuré que l'érudition française sera dotée d'un ouvrage qui
lui manquait, et dont des mains rivales, je veux dire des mains alle-
mandes, n'auraient pas tardé à lui enlever l'honneur.
Le Dictionnaire de t ancien français m'est dédié. A l'âge où je suis
DICTIONNAIRE DE L'ANCIENNE LANGUE FRANÇAISE. 697
parvenu, non sans avoir, moi aussi, payé ma dette au travail, on est
au-dessus non de la modestie vraie, mais de la modestie simulée. Aussi
j'avoue que celte dédicace m'a fait plaisir et que les expressions m*en
ont touché. J ajouterai qu elle n*est pas imméritée. Durant le long la-
beur, j*ai conseillé et exhorté M. Godefroy; j'ai mis à son service, pour
cet objet, ce que j*avais de crédit. Surtout par mon exemple, par
l'emploi que j'ai fait de l'ancien français dans mon Dictionnaire de la
langue française , j'avais préparé l'esprit du public à ne pas garder son
indifiérence pour une étude qui fut longtemps négligée, mais qui prend
force et vigueur, grâce h beaucoup de travailleurs aa nombre desquels je
me range (c'est la phrase de Malherbe). Cette année même, tout vieux
que je suis, ma vu m'essayer à une curiosité d'érudit et mettre en vers
de la langue d'oïl ï Enfer de Dante, espérant que quelques-uns, attirés
par le grand nom du poète italien , se plairaient à une comparaison
entre l'original et la copie, comparaison qui fut mon but et qui est en
soi une étude. Mon espérance n'a pas été absolument trompée; car ma
curiosité est à sa seconde édition.
Tout dictionnaire est utile et l'est surtout à l'érudition ; l'antiquité
n'avait que peu et de maigres lexiques; aussi son érudition n'avait
guère de portée ni de solidité. Tout dictionnaire est utile et l'est sur-
tout quand il donne au public un recueil de mots resté jusque-là iné-
dit. Ces deux mérites appartiennent, par excellence, au dictionnaire
dont M. Godefroy a pris sur lui la charge. Il est indispensable à l'éru-
dition romane, en général, et à l'érudition française, en particulier, et
il récolle des matériaux qui n'ont point encore eu de collecteurs; ou,
pour parler plus exactement, ce qui a été fait en ce domaine est très
insuffisant, témoin le glossaire de Roquefort, et ce qui est moins in-
suffisant n'a pas été publié, témoin le lexique de Lacurne Sainte-
Palaye. A tout cela, joignez Tétendue du champ embrassé. Il s'est agi
de fouiller une masse de documents qui ont leur origine au ix* siècle
et leur clôture au xv*. Cette masse est fournie par une littérature con-
sidérable, publiée ou inédite, vers, prose, histoires, romans, fabliaux,
contes, chansons. A côté, notre assidu collecteur n'a pas oublié les
textes, publiés aussi ou inédits, qui, n'ayant rien de littéraire, se rap-
portent à la vie courante, chartes, ordonnances, inventaires, arrêts de
justice, lettres de rémission. M. Godefroy n'a rien négligé pour nous
mettre entre les mains, autant que faire se peut, le matériel entier de
notre ancienne langue.
Ce matériel est l'objet direct du dictionnaire dont M. Godefroy com-
mence la publication. Chacun en tirera, suivant le besoin de ses
698 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
études, les utilités diverses qu*il comporte. On s'en servira pour la lec-
ture de nos anciens textes; le vieux français est une langue moitié
morte, moitié vivante; la moitié vivante fait comprendre beaucoup,
mais beaucoup aussi de la partie morte arrête le lecteur, qui, avec son
Godefroy, aura toutes les interprétations nécessaires. On sen servira
encore pour mieux savoir le français moderne; de celui-ci on n'a
qu'une connaissance bien imparfaite, quand on ne remonte pas aux
causes de notre grammaire , qui sont toutes dans la langue d'oïl, et à la
signification primordiale d'une foule de mots et de locutions qui ne
s'éclaircissent que par son secours; c'est avec l'historique fourni par
cette source que j'ai donné à mon dictionnaire une sûreté et une ori-
ginalité qui ne sont pas restées inaperçues. On s'en sei*vira enfin comme
d'un trésor où l'on puisera les renseignements les plus divers d'histoire ,
de mœurs , d'anciennes croyances. Le mot trésor ne dit rien d'excessif.
Qui, à première vue, aurait pensé que la collection alphabétique , avec
exemples, de ce triste latin qu'on nomme le bas latin , serait une œuvre
d'infinie utilité pour la connaissance du moyen âge? et qui aujourd'hui
ne remercie Du Gange d'avoir mené à bien une entreprise qui semblait
si ingrate?
Je n'aime pas k surfaire , et n'ai rien surfait en estimant haut la valeur
du Dictionnaire de l'ancienne langue française tel que Ta conçu et exé-
cuté M. Godefroy. Mais, en même temps que je me faisais ainsi mon
jugement sur Tensemble , j'examinais par le menu la première livraison.
Le menu, ce sont les petites choses, les petites critiques; il ne faut
pourtant ni les omettre ni les dédaigner.
Je commence donc. Le dictionnaire a le mot abe, abbé. Très bien,
et le mot doit en effet y figurer; mais il n'y est appuyé que par un
exemple de mauvais aloi. Voici le vers cité :
Faire en voloient de toi ou moine ou abe.
Abe est un odieux solécisme, que s'est permis l'auteur du vers pour
avoir son compte de syllabes. La déclinaison du mot est abe au sujet
( d'dbbas, accent sur a6), et abé au régime [d'abbdtem, accent sur ba).
L es exemples d'abe au sujet abondent. En prendre quelques-uns parmi
1 es meilleurs pour autoriser l'article abe dans la nomenclature suffi-
sait; et, si l'on citait abe au régime, c'était pour en signaler la faute au
lecteur. De la sorte, la grammaire et le dictionnaire étaient satisfaits.
Je ne touche qu'avec beaucoup de réserve aux explications de M. Gode-
froy; car l'abondance de mots et d'exemples que je n'ai jamais vus, ou
DICTIONNAIRE DE L'ANCIENNE LANGUE FRANÇAISE. 699
qui sont sortis de ma mémoire, y est telle, que je crains toujours que
quelqu'un d'entre eux ne vienne me convaincre de témérité. D'un au-
tre côté, si je ne m aventure pas, quel fruit Fauteur du dictionnaire et
le lecteur de mon article retireront-ils d'une critique qui n'ose exprimer
ses doutes? Un de mes cas de douter est le verbe ahoutrir, aboudrir, que
M. Godefroy interprète par abimer, gâter; et il cite l'exemple suivant :
«Des quieus [bois] il y avoit deus cens arpens de bois de Taage de dix
« anz, de douze ans, de quatorze ans, qui tuit estoient aboadri et degasté,
a que il ne povoient jamais fructifier ne amender, n Sous cette forme,
il est bien difficile de donner du mot une explication étymologique.
Mais cette forme est-elle correcte, et, redressée, ne permet-elle pas
d'apercevoir la véritable? Je suis porté à croire qu'aboudrir est un chan-
gement de conjugaison pour aboudrer, qui lui-même représenterait, par
transposition de l'r, chose qui n'est pas rare, une perversion diabroater,
fait de à et brouter, La conjecture est hardie, j'en conviens; mais le sens
m'y a poussé; car il y est bien favorable; l'on sait que le broutement des
bois leur est nuisible.
Peut-être pourtant serait-il plus prudent de ne pas ramener, par une
sorte de violence, aboadrir on aboutrir a brouter, et de le laisser avec l'au-
tre aboutrir, que je vais discuter. Celui-là, suivant M. Godefroy, signifie
abattre au sens moral, et il cite ces vers du Roman d^ Alexandre :
Vois com est esgarée [ta mesnie], vois com est esbahie;
Onques por nul damaige ne fu si ahoatrie.
Mais, en cette acception, aboutrir ne peut être séparé àabrotir ou
abrutir, qui est un peu plus loin et qui a même sens, comme on voit en
ce texte cité par M. Godefroy :
Secors manda Tempereor Pépin;
Li empereres en fii mot abrotis.
Les deux, aboutrir et abrotir, me paraissent être un seul et même mot.
Maintenant qu'est ce mot? Le vers suivant, cité par M. Godefroy, nous
donne, je crois, une forme plus rapprochée de l'étymologie :
Tiebaus parole dolanz et abrutis.
Je ne vois aucune raison pour repousser l'étymologie qui se présente
d'elle-même : à et brut. Dans mon dictionnaire, où abrutir figure, il n'a
700 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
pas dliistorique qui aille plus haut que le xvi* siècle. Les exemples qui
proviennent du dictionnaire de M. Godefroy sont beaucoup plus an-
ciens. Il faut les enregistrer, seulement en remarquant que Tadjectif
latin bratus y a pris un sens un peu détourné, assez rapproché de Titalien
brutto, qui, lui non plus, na pas été complètement fidèle soit pour la
forme, soit pour la signification, à son origine.
Je n ai pas fmi avec larticlc aboairir. Dans la citation empruntée au
Roman d'Alexandre est ce vers :
Por coi nel [votre mesnie] confortés, por coi Tas en haïe ?
Je ne sais comment Tcditeur du Roman d! Alexandre a écrit; mais ce
n'est pas en haïe, en deux mots, cest le participe du verbe enhxwr qui
doit figurer ici. La bonne orthographe est enhaïe en un seul mot. Existe-
tril un substantif haïe? le dictionnaire de M. Godefroy nous le dira. En
tout cas, ce serait un mol fort rare. La forme la plus usitée, à beaucoup
près, est haine, et le verbe enhair se présente fréquemment.
La même citation commence par le vers :
Rois, c*or parlés à moi, se Dex vous beneie.
Je n'ai point de critique à adresser ici à M. Godefroy; je veux seule-
ment appeler son attention sur le sens particulier que la conjonction
se a dans ce texte. On se tromperait si Ton traduisait : si Dieu vous bénit.
Il faut traduire : puisse Dieu vous bénir! Ce sensprécatif de la conjonc-
tion se est commun aussi à Titalien. Ainsi, chez Dante, Enfer, X, 82 :
E se tu mai nel dolce mondo regge,
le sens est: puisses-tu retourner dans le doux monde! Ce que j*ai
rendu, dans ma traduction de ÏEnfer en vers vieux français, par :
Si prenes tu au douz monde repaire !
J'engage M. Godefroy à vérifier si, dans Tarticle de la conjonction se,
il a fait mention de cette acception , et à Ty consigner, au cas où elle y
manquerait. Je ne serai plus de ce monde quand il imprimera l'article
en question, dont trop de temps nous sépare pour ce qui me reste,
diraient les païens, du fil de la Parque. C est donc un petit legs lexico-
graphique que je me plais à lui faire.
DICnOiNNAIRE DE L'ANCIENNE LANGUE FRANÇAISE. 701
A ce iegs, une circonstance forluite me permet d adjoindre un bref
codicille. Je reçois à Tinstant un mémoire de M. H. d'Arbois de Jubain-
ville sur Trois sceaux inédits, 1217 , 1231, 1239, Il s'y trouve une charte
champenoise de i ^Sg. En la lisant, j'ai rencontré deux mots que je ne
connaissais pas, à savoir: provenisien dans ce passage-ci: «Il ont
«vendu. . • à toz jors à tenir xl s. de provenisiens à prendre chascun'
«an en la foire Saint-Jehan , n et deperz dans celui-ci : «Se cil Bartro-
« miaus en avoit ou encorroit aucuns domaiges ou deperz. » Que M. Gode-
froy vérifie s il a recueilli ces mots, et, s'il ne les a pas, qu'il les ajoute.
Bernart, à braz, lot en oiance,
M*avez dit honte e aqfinance.
M. Godefiroy, qui a placé aajinance à son rang alphabétique , remarque
que ce mot, qui a le sens d'outrage, est très douteux. Ce n'est pas assez
dire. Le mot, certainement, n'est pas français. La correction est facile :
lisez défiance, action de défier, d'insulter; ce qui, en même temps, a
l'avantage de rendre au vers sa mesure, troublée par la mauvaise leçon.
C'est une question qui a dû plus d'une fois embarrasser M. Godefroy, de
savoir jusqu'à quelle limite il recueillei*a les fautes d'orthographe com-
mises par les copistes et les mots estropiés par eux. Un certain arbitraire
est ici inévitable. Il me semble que j'accueillerais surtout les fautes qui
laissent quelque doute sur leur nature et celles qui peuvent tromper le
lecteur par une mensongère apparence de bon aloi -/j'exclurais les autres.
L'attention de M. Godefroy est sûrement éveillée sur ce point délicat.
Nos études des anciens textes ne nous autorisent pas encore à pronon*
cer en tous les cas si tel ou tel vocable est fautif ou réel. Au reste, le
dictionnaire de M. Godefroy, quand l'impression sera achevée, servira
éminemment à résoudre les difficultés de ce genre.
Ce que M. Godefroy n'a pas osé pour aafinance, il Ta osé pour abasUr,
et avec toute raison. Le vers cité est :
Dist li dus Amalgré : je m*en ahastiroie.
M. Godefroy corrige : je m'en ahastiroie. La correction est excellente,
certaine. D'ailleurs, ce verbe ahastir, qui n'est nullement de son inven-
tion, on va le voir, n'est pas autre chose, avec une forme défectueuse,
que le verbe bien connu aatir. Et, en effet, sous la rubrique aatir,
il cite cette phrase, qui lèverait tous les doutes, s'il en restait : «Sege
«cuidoie oncore que vos le faissiez, vos en haastiroie ge orendroit. »
89
702 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Abrunir veut dire rendre brun; cela se voit à la seule inspection du
mot. Au participe, il a un sens figuré, que M. Godefix)y exprime par
orgueilleux , sombre , farouche :
M*e8t mult grant cose conquestée ,
Se j'ai ea ma garde la crois
U il fieus Dieu pendi en crois;
N'est bons u mont si ahrums.
Se il de toi n'en est garnis ,
Ki puisse gaires esploitier.
L*exp]ication est bonne, au fond; le mot est bien fait, et je n aurais
rien eu à y remarquer, s il ne m*avait paru curieux de noter que la
langue, à un long intervalle, s*est servie de deux métaphores tout à fait
semblables pour caractériser un bonune capable de résister à toutes les
intempéries physiques ou morales; c*est ce que nous disons aujourd'hui
être bronzé. Abrani et bronzé procèdent d'une même vue de Tesprit, qui
prend le hâle imprimé sur la face comme un signe de force et d'endu-
rance. En passant, je corrige n'en (deux mots) en nen (un seul mot).
N'en fait un pléonasme désagréable; nen, qui supprime ce pléonasme,
est une forme primitive de ne, et représente la négation latine non.
Jaime à me rendre compte de la composition des mots, et je n'y re-
nonce qu'après avoir épuisé toutes mes ressources. Au premier abord ,
abareiller, que M. Godefroy explique par embrouiller, empirer, ne me
laissa que peu d'espoir. Pourtant, observant que le manuscrit qui donne
la phrase citée : « Pour la raison de çou que la cose s'est moût abor
iireillie,ri est de Turin, j'ai songé à chercher l'origine de ce mot dans
l'italien, qui a abbarrare, tromper, mettre obstacle, lequel vient d*aet
barra. Ou même, si l'on veut, sans recourir à l'italien, mais étant mis
par lui sur la voie, on verra dans abareiller un dérivé du français à et
barre.
Il est plus facile et moins conjecturai de s'expliquer abober, effrayer,
qui figure dans ces vers :
Roger d'EstuteviUe ne fud mie lanier.
Ne abobed de guerre, ne vilain chevalier.
Abober n'est pas autre chose qu'une variante d'orthographe pour aboa-
ber, équivalent d'abaabir, lequel est au dictionnaire, ayant le même
sens et venant, comme on sait, du latin balbas. Abober ou abaabir, c'est
rendre bègue par effroi.
DICTIONNAIRE DE L'ANCIENNE LANGUE FRANÇAISE. 703
Mais, à ma confusion, j'ai complètement échoué pour le mot aholer,
dans Tintimité duquel il m*a été impossible de pénétrer. M. Godefroy le
traduit par allumer, exciter; et la traduction parait bonne, à en juger
par les exemples qu il cite :
Qui a ceste guerre aholée?
et
Por 8*amor sui si aholez
Qu*il ne me caut ke j*oakes face.
Aholer n*a de représentant ni en provençal, ni en espagnol, ni en ita-
lien. De quels éléments est-il composé? et comment se fait-il qu il si-
gnifie allumer, exciter? Cest là un petit problème que je recommande
aux studieux des langues romanes.
Dans mon dictionnaire, je nai pas donné d'historique du verbe
hoiteTf et, dans le Supplément, j*ai un exemple, mais il n'est que du
xvi* siècle. Le vers suivant,
Ta hanche icfri et aboutie,
montre que ce verbe est plus ancien; carie voilà, lui ou une de ses
formes, qui figure ddius aboutir, signifiant rendre boiteux. En tout cas,
l'adjectif boiteux a des exemples dès le xiri* siècle. En rapportant le vers
ci-dessus, M. Godefroy a trop respecté le texte du Roman des trois pelerir
naiges; il est évident qu il faut lire tarte, Ye final de ce mot étant tombé
devant 1*^ initial d'^t.
En face du néologisme, qu'on incrimine souvent avec raison, mais
qui a pourtant ses nécessités et ses réussites, j'ai professé que l'archaïsme
peut être fructueusement exploité pour enrichir et compléter la langue.
L'archaïsme a l'avantage d'appartenir à la tradition, d'avoir été effecti-
vement dans l'usage, et d'être ordinairement d'une meilleure fabrique.
C'est dans cet esprit que je conseillerais de reprendre abasement, dont
M. Godefroy relate divers exemples. Nous n'avons pas de substantif
dérivé du verbe abflser. Pourquoi ne pas recueillir dans notre passé
celui-ci, dont la dérivation est exacte, et qui exprime sans périphrase
l'action d'abuser? Substituer un mot simple à une périphrase est tou-
jours méritoire. Je suis disposé aussi, puisque me voilà en veine d'ar-
chaïsme, à plaider la cause diabsentement. Jean d'Auton, l'historien,
remploie au xvi* siècle en cette phrase : u Cognoissant par l'absentement
((des souldariz du palais, qui s'estoient retirez au chasteau, que les
aFrançoys ne se fyoient plus en eulx.» Vabsentement est faction de
S9.
704 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
s*absenler; ïabsencef dont un écrivain moderne aurait été tenté de se
servir, dit moins exactement ce que lauteur entend. Ahsentement est de
formation correcte; il se comprend sans difficulté; et la précision, à la-
quelle il satisfait, est une qualité valant bien la peine d*être achetée,
sans tenir trop de compte du saperbum aaris judicium de Gicéron, par
ce que peut avoir d'étrange, au premier abord , un archaïsme ressuscité.
Le mot aas n est pas de ceux auxquels j aurais envie de rendre l'exis-
tence. Fidèlement recueilli par M. Godefroy, il se trouve en un passage
du Guillaume de Palerme :
Dehait qui mais le volt souffrir
Que [vos ennemis] de vos facent plus lor gas.
Si sont honor à votre aas.
Que, s'or volons sachier à nous,
Jà d'eus nescapera uns sous.
Ne soient tuit et mort et pris.
Aas est, je crois, un âna^ XeySfievov. Pour M. Godefroy, c'est un in-
connu dont il ne se (latte guère d'avoir deviné l'énigme, et qu'il pro-
pose, avec grand doute, d'interpréter par ancêtre. Pour moi, plus con-
fiant, je n'en ai pas désespéré, et, le considérant attentivement en sa
forme, je le rattache à une série de mots fort usités dont aaisier est le
verbe. J'y vois donc un représentant du substantif aai5^, que le trou-
vère, comme font trop souvent ses confrères, a mutilé à sa guise pour
avoir sa rime. Le vers où est aas signifie selon moi : a Vous avez telle-
ce ment de fiefs (honors), de feudataires à votre disposition, que, si nous
tt voulons en user, aucun de vos ennemis n'échappera. »
Mes remarques, et mes critiques autant que mes remaixjues, té-
moignent que, jugeant du tout par l'échantillon qui est sous mes yeux,
j*ai confiance entière en l'accomplissement de la tâche et au suc^ de
Tœuvre. Mais, à côté de la réussite de l'auteur, il en est une autre, celle
de l'éditeur, qui , accessoire sans doute , a aussi son importance. M. Vieweg ,
en ce qui est de sa juridiction, n'a rien épargné : le papier est bon,
l'impression est comme le papier, le caractère plaît à l'œil, et, ce qui
est plus essentiel, se lit sans le fatiguer; enfin la disposition des articles,
souvent fort compliqués, est claire et se prête à la recherche. Ainsi
tout est bien commencé. Maintenant, patience et longueur de temps;
ces mots du fabuliste, je les applique à fauteur qui corrige les épreuves,
à réditeur qui le hâte, et même au lecteur pressé d'avoir la suite des li-
vraisons et de tenir l'œuvre achevée.
É. LITTRÉ.
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUEES. 705
RECHERCHES SUR LES MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUEES.
PREMIER ARTICLE.
Les contremarques que portent fréquemment les monnaies du haut
empire, et auxquelles on ne fit pendant longtemps que bien peu d'atten-
tion, appellent les recherches des numismatistes, et j'avais commencé,
il y a quelques années, une étude sur ce sujet. «Ty consacrai deux articles
dans la Revae numismatique de 1 870 ; ib devaient être accompagnés d'une
planche qui était indispensable à l'intelligence de mon exposé; cette
planche s'est malheureusement égarée et je ne pus la reconstituer,
n'ayant plus sous les yeux les éléments qui l'avaient composée. Je re-
nonçai donc à poursuivre mon travail. Depuis j'ai essayé de reprendre
l'étude que j'avais abandonnée, et dont l'utilité me frappait chaque jour
davantage ; je tente donc aujourd'hui de reconstruire la planche perdue,
afin de stimuler, parmi les numismatistes, la recherche de ces petits
monuments qui méritent grandement qu'on ne les néglige pas.
Je commencerai par reproduire les considérations générales que me
suggéraient, il y a dix ans, les contremarques que je connaissais. Toutes
les fois que les attributions que je proposai alors me paraîtront sinon
Irréprochables, du moins acceptables, je les maintiendrai, n'en ayant
pas de meilleures à leur substituer.
On donne le nom de contremarque à une empreinte qu'a reçue le
flan d'ime monnaie, à une époque postérieure à son émission. Cette
empreinte est due à l'action d'un poinçon produisant une image en relief
et très rarement en creux.
Il est clair que l'application d'une contremarque n'a point dû être
le fait d'un pur caprice, hors le cas où elle a été l'œuvre de la fantaisie
d'un individu sans autorité, mais alors elle est un accident sans intérêt
et elle ne doit pas entrer dans le cadre de l'histoire numismatique. Ce
qui est digne de l'attention des érudits et ce qui fera uniquement l'objet
de mon travail , ce sont les contremarques dont l'application a dû mo-
difier soit le cours, soit l'attribution d'une monnaie antique. Je n'ai donc
à m'occuper que des contremarques appliquées sur les monnaies ro-
maines de la république et du haut empire, et, par exception, des rares
contremarques latines qui s'observent sur des monnaies impériales
grecques de Syrie et d'Asie Mineure. Je rechercherai, en me laissant
706 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
guider par le simple bon sens, quels sont les motifs de nature à justi-
fier remploi d une contremarque sur une monnaie impériale romaine
ou grecque.
La monnaie étant chose sacrée chez les Romains (SACRA MONETA
disent fréquemment les légendes), on ne pouvait, dans tous les lieux
soumis à Tautorité impériale, songer à Taltérer, quavec une grande ré-
serve, que poussé par de très bonnes raisons.
La fabrication des monnaies émises en dehors des ateliers impériaux,
devant être coûteuse, la dépense pouvait parfois empêcher d*user du
privilège d*en frapper. Une colonie, par exemple, pouvait se trouver,
pour ce motif, condamnée à ne pas exercer le droit dç battre monnaie
à son nom.
■ En Grèce, nous voyons fréquemment des villes autonomes s appro-
prier les monnaies d'autres villes , en y appliquant, à Taide d*un poin-
çon peu dispendieux , un type local , reconnaissable pour tous. C'était
s afifranchir à bon marché des frais d affinage du métal et des dépenses
de fabrication de toute nature, qu on laissait supporter à un tiers, tout
en satisfaisant sa vanité de clocher, s il m*est permis d employer ici cette
expression dun autre temps. 11 est donc possible qu à Tépoque impériale,
et loin de la métropole, des colonies romaines se soient approprié d'au-
tres monnaies coloniales, en y appliquant leur nom ou leur type propre,
â l'aide d'une contremarque. Une seconde raison, et la plus impérieuse,
comme la plus naturelle, a pu faire naître l'emploi des contremarques;
la voici : En temps de guerre, un chef d'armée, un gouverneur de place
assiégée ou bloquée , peut se trouver dans une pénurie d'argent telle , qu'il
est obligé de recourir à l'emploi de monnaie purement convention-
nelle, dont le oours ne doit avoir lieu, au taux fixé, que pendant la
période de nécessité qui l'a fait naître, et qui, de plus, doit être inté-
gralement retirée de la circulation et remboursée, aussitôt que les cir-
constances le permettent. Il est clair que de semblables monnaies doi-
vent, pendant leur circulation passagère, comporter une valeur bien
supérieure à leur valeur intrinsèque; csir» sans cela, il serait inutile de
les créer.
Pendant les périodes de la fin de la république et du haut empire ,
les armées romaines, partout en mouvement, et guerroyant au loin , sans
communications promptes avec la métropole, ont dû plus d*une fois se
trouver exposées à la disette de numéraire. De là a dû fréquemment
résulter la nécessité de créer rapidement , et à peu de frais , un numéraire
fiduciaire permettant de faire face aux besoins les plus pressants. Le
chef de l'armée pouvait, dans ce cas, faire graver des poinçons par les
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 707
fahri légionnaires, et les appliquer, sous sa responsabilité personnelle,
aux monnaies quil avait à sa disposition, afin de leur donner temporai-
rement un cours conventionnel.
Il est encore une circonstance qui a pu faire imprimer une contre-
marque sur les monnaies impériales; c'est lorsqu'un nouvel empereur
était proclamé par des légions éloignées de Rome, ou lorsque la popu-
lation de Rome elle-même, ou celle dune ville fort distante du centre
de TEmpire, voulait manifester sa haine contre l'empereur qui venait
de disparaître.
Passons maintenant successivement en revue les monnaies qui pré-
sentent les contremarques répondant aux trois catégories distinctes d'o-
rigine que je viens de signaler.
Nous devons, au préalable, dresser un tableau chronologique , qu'il est
important d'avoir sous les yeux, chaque fois que l'on cherche à déter-
miner l'époque de l'emploi d'une contremarque.
ÂB 6» Rome, tv* J.-C.
709 . . . àà' César meurt ; Octave lui succède.
711... Aa- Naissance de Tibère.
712... ài' Octave reçoit le titre d'Imperator,
715... 38. Livie, mère de Tibère, épouse Octave. Drusus, frère de Tibère,
nait trois mois après.
7a a . • • 3 1 • Bataille d*Actium.
736... a 7 . * Octave reçoit le surnom d* Auguste. — L'atelier monétaire de Lyt)n
est fondé.
728 .. . a 5. Agrippa est consul pour la troisième fois.
730... a 3. Première puissance tribunitienne d* Auguste (il est mort à la
XXXVII*). — Agrippa épouse Julie, fille d* Auguste.
733 . . . ao. Tibère part pour farmée d*Arménie.
735 ... 18. Agrippa reçoit la puissance tribunitienne.
737 ... 16. Tibère est préteur en Gaule, avec Auguste. — - Naissance de Ger-
manicus.
738 .. . 1 5. Tibère et son frère Drusus font la guerre en Rbétie.
7^1 ••• la. L*autel de Rome et d*Auguste est consacré k Lyon. — Auguste
est Pontifex maximas. — Tibère soumet la Pannonie. — > Agrippa
meurt.
7Âa... 11. Tibère épouse Julie, fille d*Augu8te, et veuve d*Agrippa; elle ac-
compagne son mari en Pannonie.
744 •. • 9* Le triomphe est décerné à Tibère. — Fin des campagnes de Drusus
(frère de Tibère) , qui meurt d*ane chute de cheval;
/
708
JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Ab d« Romet
745..
747..
75a..
766..
758..
760..
76a..
763..
764..
765..
766..
767..
768..
769..
770..
771..
77a..
773..
775..
778..
781 ..
783..
785..
789..
8. Tibère soumet les Germains ; ii est proclamé Imperator; le triomphe
lui est décerné.
6. Tibère reçoit la puissance tribunitienne pour cinq ans ; il se retire
à Rhodes.
1 . Auguste reçoit le litre de Pater Patriœ,
•p' J.-c.
4. Tibère, adopté par Auguste, reçoit la puissance tribunitienne pour
dix ans ; por 1 ordre d* Auguste , il adopte Germanicus.
6. Germanicus , questeur, gouverne la Dalmatie.
8. Guerres dirigées par Tibère en Germanie, en Qlyrie et enPan-
nonie.
1 o. Le triomphe est décerné à Germanicus. — Défaite de Vanis en Ger-
manie.
1 1 . Drusus , fils de Tibère , est questeur. — Germanicus est nommé
proconsul en Germanie.
1 a. Germanicus est consul.
1 3. Sénalus-consulte conférant à Tibère le gouvernement des provinces ,
en commun avec Auguste; la puissance tribunitienne lui est re-
nouvelée.
i4* Auguste meurt; Tibère prend le tilre d* Auguste, et envoie son fils
Drusus commander Tannée de Pannonie.
i5. Tibère est acclamé Imperator pour la septième fois.
1 6. Germanicus défait les Germains , et reprend les enseignes de Varus.
17. Tibère fait la guerre en Syrie. — Germanicus triomphe des Cattes
et des Chérusques , puis il part pour la Syrie. — Tibère le pro-
clame Imperator,
18. Germanicus réunit la Cappadoce et la Comagène aux provinces ro-
maines.
19. Germanicus est empoisonné à Daphné, près d*Antioche.
ao. Drusus, fils de Tibère, rentre à Rome; le triomphe lui est décerné.
— Tibère est IMP • VIII. — L. Apronius défait Tacfarinas.
ai. Insurrection gauloise dirigée par Sacrovir et Flonis; elle est ré-
primée par Tibère.
a3. Drusus , fils de Tibère , meurt empoisonné.
a 6. Tibère se retire k Giprée.
ag. Livie meurt
3 1 . Caligula est nommé Pontifex maximus.
33. Caligula est questeur.
37. Tibère est assassiné par CaUgula qui lui succède.
4o. Expédition ridicule de Boulogne.
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 709
An de Rome, ap* J.-G.
7g3... 4i* Caligula est assassiné; Claude lui succède.
795.. 43. Expédition de Claude en Grande-Bretagne; il reçoit le titre d*/m-
perator, et le triomphe lui est décerné.
799... 47. Il fait roi des Chérusques Italicus, lils de Flavius, frère d'Armi-
nius. — Corbuion fait la guerre en Germanie, Vespasien et
Titus, en Grande-Bretagne.
80a... 5o. Claude adopte Néron. — L. Pomponius défait les Caltes. — Ca-
raclacus , roi des Bretons , après neuf ans de guerre , est vaincu et
fait prisonnier.
806... 54* Claude meurt empoisonné; Néron lui succède.
S20 . . . 68. Révolte de V index. — Galba est proclamé empereur en Espagne.
— Néron se tue. Après sept mois de règne. Galba est lue.
821 ... 69. Othon lui succède; il est tué à son tour après quatre-vingt quinze
jours de règne ; Vitellius lui succède et est tué , après un règne
de huit mois et quelques jours. — A la nouvelle de la mort
d*Othon, Vespasien est proclamé empereur en Syrie.
Occupons-nous maintenant de la détermination des dates auxquelles
ont été frappées les monnaies contremarquées.
AUGUSTE.
Les pièces portant la légende CAESAR PONT MAX frappées au
type de l'autel de Lyon, Font été à partir de Tannée 1 2 avant J.-C.
Les mêmes pièces avec PATER PATRIAE ont été frappées depuis
l'an 1 avant J.-C.
Les pièces avec la légende DIWS AVGVSTVS, sont postérieures à
Tan itx de J.-C, date de la mort d^Auguste.
TIBÈRE.
Les pièces de Lyon avec IMP-V et IMP-VII et AVGVSTl F sont an-
térieures à Tan itx de J.-G. et postérieures à Tan u de J.-C (année de
Tadoption de Tibère par Auguste).
Les pièces de Lyon avec DIVI FIL 'AVGVSTVS' sont postérieures à
la mort d'Auguste (an vlx de J.-C.)
AUGUSTE ET AGRIPPA.
La colonie de Nimes est fondée en l'an 28 avant J.-C. Agrippa est
90
710 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
mort en Tan i a avant J.-C. Le monnayage aux dcuji têtes est donc an-
térieur à Tan i 2 avant J.-C.
Les lettres P-P* ne peuvent signifier Pater Patrice, puisque Auguste
n*a reçu ce titre qu'en Tan 1 avant J.-C. Ces lettres signifient donc
probablement Patroni.
AGBIPPA.
Agrippa fut, l'an 728deRome(a5 av. J.-C), consul pour la troisième
fois , avec Auguste , consul pour la septième. Les monnaies à la légende M •
AGR.IPPA-P-F' COS-III- ont été frappées de fan a5 à Tan 12 avant
J.-C, Agrippa étant mort en fan 1 2 avant J.-C.
CALI6ULA.
Les pièces au type de Vesta portent TR'POT; elles sont donc forcé-
ment de fan 87 de J.-C. Celles avec TR.*POT-ITER.- de 38 ou 3g,
Celles avec TR-POTIII- de fan 4o, avec TR.POT-IIII. de l'an ko ou
4 1 . Celles avec COS • IIII " sont de fan l\ 1 , celles avec COS • III • sont de
Tan 4o, et celle avec COS, de l'an 87 à 38.
GERNfANICUS.
Les unes, portant SIGNIS R.ECEPTIS DEVICTIS GER.M- ont été
frappées sous Tibère, en Tan 16 ou 1 7 de J.-C.
Les monnaies frappées sous Caligula sont de 87 à 4i de J.-C.
Enfin celles frappées sous Claude sont de Tan 4i de J.-C.
DRUSUS, FILS DE TIBÈRE.
Les monnaies à son effigie ont été frappées en fan 2 3 ou 2 1 avant J.-C.
AGRIPPINE.
Cette princesse est morte en fan 33 de J.-C, et les monnaies à son
effigie , ont été frappées par Claude, en ài de J.-C
NEROCL. DRUSUS, FRERE DE TIBERE.
Ce prince était fils de Tibère Claude Néron et de Livie, et né en 38
avant J.-C
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 711
Ses monnaies ont été frappées sous Claude, on ^i de J.-C.
NÉRON ET DBUSUS, FILS DE GERMANICOS.
Les monnaies à Jeur nom ont été frappées sous Caliguia, en Sy de
J.C.
CLAUDE.
Toutes ses monnaies de cuivre semblent frappées dans la même année
ài de J.-C. Il est plus sage de croire que les premiers types adoptés
n'ont plus été changés pendant toute la durée du règne.
NÉRON.
Ses monnaies ont été frappées avant 68 de J.-G.
GALBA. OTHeN. VITELLIDS.
Les monnaies de ces empereurs ont été frappées en 68 et 69 de
notre ère.
Vespasien a été proclamé empereur en Syrie , le 3 juillet 69.
Le tableau chronologique maintenant étabh, abordons Texamen des
contremarques appliquées aux monnaies romaines.
AVG-
(N" 3, 4, 5 et 6.)
J'ai rencontré i*" cinq fois cette contremarque, avec ses variantes,
sur la pièce de Lyon et d'Auguste, à la légende CAESAR- PONT -MAX-
2* Une fois, sur un grand bronze d'Auguste frappé à Lyon, avec
le titre PATER-PATR.IAE-
3° Une fois, sur le moyen bronze précité, en compagnie d'un mono-
gramme qui me parait présenter le nom de Varus.
Les premières monnaies émises à Lyon donnaient seulement à Octave
90.
712 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
César le titre de Poniifex maximus , c^\\ ne reçut qu'en l'an 1 1 avant J.-C.
Peut-être la contremarque en question a-t-elle été appliquée, par ordre,
sur les pièces qui se représentaient à l'atelier monétaire de Lyon, pour
constater officiellement le surnom AVGVSTVS accordé au prince, en
27 avant J.-C.
M. Artaud [Discours sur les médailles d*Aagaste ei de Tibère aa revers
de taatel de Lyon, pi. IV) donne de cette contremarque les variantes 5
et 6; peut-être ces variantes résultent-elles simplement d'une mauvaise
lecture de pièces défectueuses. M. Calvet avait fourni à l'antiquaire
lyonnais plusieurs contremarques, dont l'une est celle qui nous occupe,
accompagnée d'une seconde contremarque. M. Toulmouche [Histoire
archéologique de V époque gallo-romaine de la ville de Rennes , pi. I) nous offre ,
sous le n*" 7, notre contremarque isolée AVG. Le même auteur la donne
encore sous les n** 4, 5, 7 et 1 5, accompagnée de celle de Varus; sous
le n° 8, en compagnie d'une contremarque ronde, contenant une étoile
à huit rayons, évidée au cœur; sous le n" i3, accompagnée de TIB-
INP'; enfin répétée deux fois sur la même pièce. Toutes ces variantes
étaient empreintes sur des pièces de Lyon frappées pour Auguste.
La variante 1 se trouve sur une pièce de la colonie de Nîmes; elle y
est accompagnée de la contremarque n*" 68, et, au revers, d'une rouelle
en contremarque ronde. Une monnaie d'Auguste, de Lyon , tirée du gué
de Saint-Léonard (Mayenne), présente la contremarque AVG. La va-
riante sur laquelle l'A et le V sont liés se voit sur une pièce provenant
de la collection de Rauch , recoupée perpendiculairement par la con-
tremarque INP A . . . incomplète. La pièce qui la porte est du monétaire
d'Auguste F-LVRJVS.
La contremarque AVG n'a pu être employée que du vivant d'Auguste,
à partir de l'année 27 av. J.-C, car, pour tout autre empereur, on n'eût
pas manqué d'ajouter à ce nom quelque lettre distinctive. Celte contre-
marque isolée ne se rencontre en général que sur les premières pièces
d'Auguste, frappées à Lyon, de l'an 1 2 à l'an 1 av. J.-C.
La contremarque isolée AVG se rencontrant si fréquemment, il y a
tout lieu de croire qu'elle a été appliquée pour la raison notée plus haut.
Tibère, qui commanda pendant de longues années les armées ro-
maines, en Asie comme en Europe, a pu très souvent avoir besoin
d'argent; pour servir la solde des troupes placées sous ses ordres, il
dut recourir à une fabrication à bon marché, d'espèces de monetœ cas-
trenses qui recevaient une valeur supérieure à leur valeur courante, par
l'addition d'une contremarque portant le nom TIB, ou le titre militaire
IMP. L'application de ces contremarques aurait pu attribuer aux pièces
GOISTREMARQUES
DES
MONNAIES ROMAINES DU HAUT EMPIRE.
1
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0
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2
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39
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114
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MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 713
une valeur fictive , comme cela eut lieu aux époques relativement mo-
dernes, pour les monnaies dites de nécessité ou obsidionales. Il est fort
possible aussi que cette mesure financière ait porté ombrage et déplu
en haut lieu, ce qui se conçoit , et dès lors l'ordre a pu être donné d'im-
primer, à l'aide d'une nouvelle contremarque, le nom de l'empereur, en
conservant à la pièce sa valeur fictive, pendant la guerre, ou en la lui
retirant par l'emploi seul de cette nouvelle empreinte, lorsque les né-
cessités de la guerre avaient disparu.
Répétons que, de l'an 16 à l'an 8 av. J.-C, Tibère fut à la tête des
armées en différents pays de l'Europe. En l'an 6 il se retira à Rhodes.
Plus tard il dirigea encore les forces romaines pendant plus de sept
années. On peut ainsi s'expliquer facilement la multiplicité des contre-
marques présentant le nom de ce prince.
Faisons remarquer, d'autre part, que nous trouvons parfois le nom
de Tibère dans des contremarques de beaucoup postérieures à la mort
de cet empereur ; nous sommes donc forcés d'admettre que ces der-
nières contremarques appartiennent à Claude.
IMPAVG-
(N*" 28,29,82 cl 3i.)
J'ai constaté quatre fois la présence de cette contremarque sur des
pièces d'Auguste frappées à Lyon, avec la légende CAESAR.*PONT-
MAX.
Le gué de Saint-Léonard a fourni trois pièces de cette même espèce,
plus une fois un monétaire d'Auguste illisible portant également IMP-
AVG. Un monétaire d'Auguste [Gens Licinia) a présenté la même
contremarque de chaque côté de la pièce.
Sur une des monnaies du gué de Saint-Léonard la contremarque
qui nous occupe est accompagnée d'une seconde portant le nom de
Tiberius Cœsar. Cette pièce rentre complètement dans le cas de celles
où l'on trouve à la fois AVG et TIB.
La présence de la contremarque IM^ AVG sur une pièce même
d'Auguste ne peut guère se j ustifier, qu'en admettant que son application
surhaussait conventionnellement la valeur de la monnaie qui la recevait.
Nous avons donc cette fois très probablement une véritable monnaie de
nécessité, une moneta castrensis.
La pièce du gué de Saint-Léonard, sur laquelle se présente la contre-
marque en question, accompagnée d'un monogramme contremarque
714 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
(n** 1 1 à 1 A) lequel se lit forcément CAESAR., donne lieu à l'observa-
tion suivante : Ce monogramme reparait sur des monétaires d* Auguste
et sur un moyen bronze de Claude portant Timage de Palias au revers,
qui n'a pu être frappé qu en l'an Ix i de J.-C. Il en résulte forcément
que ce monogramme a été appliqué bien postérieurement à Auguste et
à Tibère. J'y reviendrai plus tard.
M. Toulmouche nous a fait connaître une pièce d'Auguste portant les
trois contremarques INP- AVG, TIB* AV et CA. Les lettres CA peuvent
s'expliquer de tant de façons différentes, qu'il est plus prudent de s'abs-
tenir. Notons que la contremarque de Tibère porte cette fois le titre
d'Auguste; elle a donc été visiblement appliquée après l'an i Ix de J.-C,
et la contremarque IMP'AVG la nécessairement précédée sur la pièce.
Le même antiquaire a publié depuis une contremarque cordiforme
contenant les lettres NC, placée au-dessous de IM^ AV. (quatre fois sur
des moyens bronzes d'Auguste frappés à Lyon). Je ne me rends pas
compte des lettres NC (n** 3o); c'est tout ce que j'en puis dire.
Passons aux contremarques qui contiennent manifestement le nom
Tiberius.
(N" 68 à 98.)
Je ne reviendrai pas sur celles de ces contremarques qui se trouvent
associées aux suivantes : AVG et INP* AVG. Sur la plus simple et la
plus fréquente de toutes, on ne lit que la syllabe TIB (n** 77, 78 et 79),
renfermée dans un poinçon carré, ou rond avec un petit onglet qui se
détache du contour pour empiéter sur le champ de la contremarque.
JTai rencontré la première variante sur un moyen bronze du monétaire
A-LICINNERVA. Artaud (n^ 2), Calvet (n'* 5), l'ont signalée sur des
pièces de Lyon. La deuxième variante a été mentionnée par M. Toul-
mouche. La troisième se voit sur des pièces d'Auguste frappées à Lyon.
La contremarque carrée a été trouvée au gué de Saint-Léonard , trois
fois sur le moyen bronze de Lyon et d'Auguste, une fois sur le moyen
bronze de Lyon et de Tibère (IMP Vil), une fois sur le moyen bronze
de Germanicus frappé sous Caligula (87 à Ai de J.-C).
Cette contremarque ne peut donc appartenir à l'empereur Tibère;
elle se rapporte sûrement à Claude.
La variante n* 79 (ou poinçon circulaire à onglet) a été trouvée au
gué de Saint-Léonard, six fois sur le moyen bronze d'Auguste frappé
à Lyon, une fois sur un moyen bronze du monétaire Naevius, une fois
sur le Tibère de Lyon (iMP Vil). Notons que ce prince a été pro-
clamé Imperator, pour la première fois, en l'année 6 av. J.-C.
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 715
A Rennes, on a rencontré dans ie lit de la Vilaine, les n* 77 et 79
sept fois sur les moyens bronzes dAuguste frappés à Lyon.
Gomme c'est de Fan i5 à Tan 20 de J.-C. que Tibère fut IMP-VII.
cet empereur ne saurait avoir fait graver ce poinçon ; il doit être attri-
bué ou à Drusus, son iils, qui, depuis l'an 1 li de J.-G. , commandait Tar-
mée de Pannonie, et qui ne rentra à Rome qn'en Tan 20 de J.-G. , ou à
Germanicus, qui, dans son expédition de Tan 16 de J.-G. contre les
Germains, vengea le désastre de Varus.
La contremarque ronde à onglet doit être plus ancienne que la carrée ,
car, jusqu'à présent, on ne l'a point rencontrée'sur une pièce postérieure
au moyen bronze de Tibère (IMP'VII-), tandis que la carrée, ainsi que
nous venons de le voir, a été retrouvée sur une pièce de Germanicus,
frappée sous Galigula.
Il existe des pièces sur lesquelles se rencontrent les deux formes de
la contremarque TIB. La pièce qui les porte fut donc soumise deux fois
à l'application d'un signe qui devait très probablement en élever la va-
leur, dans certaines circonstances données, et par suite d'une nécessité
de guerre quelconque. Deux fois ces deux contremarques se sont trou-
vées sur un moyen bronze d'Auguste frappé à Lyon. La ronde placée
au revers, et la carrée, devant l'effigie d'Auguste.
Voyons maintenant les contremarques qui donnent à Tibère le titre
de Gésar. En voici la liste d'après les recueils de M. Toulmouche, et
les pièces recueillies du gué de Saint-Léonard.
i . TIB • C • l Toulmouche. ) Sur trois moyens bronzes d'Auguste de Lyon ( n* 83) .
2. TrCA* (Toulmouche.) Sur un moyen bronze de Claude au I^ de
LIBER.TAS (n« 96).
3. TIBER.'C* Deux fois au gué de Saint-Léonard, sur des Augustes de Lyon
(n"* 90). Cinq fois dans la Vilaine.
4. Tl'CAESAR.' (Toulmouche.) Sur un Germanicus (n* 97).
5. Tl-CA' (Saint-Léonard.) Sur un Caligula au I^ de Vesla (n* 94 ).
6. TIB • C • (Saint-Léonard. ) Cinq fois sur l'Auguste de Lyon , et une fois sur le
Tibère (1MP-V-) (n*» 83).
Tm . /^
7. JJ.J (Toulmouche.) Sur un Auguste de Lyon (n" 84).
8. T'C'P'A* Sur treize Augustes de Lyon (n" 70).
9. T'C* I R.*A* (Toulmouche.) Sur une pièce seml^lable (n* 71). C'est très
probablement une contremarque mal lue.
TIB-
10. ■ (Toulmouche.) Sur un Auguste de Lyon (n* 93).
1 1 . TB * CAE Orne fois sur des Augustes de Lyon , tirés de la Vilaine ( n* 84 l'is )
716 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Les n'* 1, 3, /i, 6, y, 8, 9 et 10 peuvent parfaitement appartenir à
Tibère. Les n"* a et 5 sont postérieurs à ce prince, et ne peuvent, par
conséquent, présenter son nom. Nulle difficulté pour les numéros i,
3,6, qui se lisent d eux-mêmes. Le n® U est appliqué sur un Germa-
nicus. M. Toulmouche ne nous dit pas si c*est celui à la légende
SIGNIS RECEPTIS, frappé en Tan i6 de J.-C., après la revanche du
désastre de Varus, ou s il s agit dun Germanicus frappé en 3 y par Ca-
ligula. Je suis tout porté à croire quil s'agit de la première espèce et
que, par conséquent, cette contremarque concerne réellement Tibère.
Le n* 7 peut se lire TIB • C — MI pour mililibas , et dès lors il re-
présenterait bien une moneta castrensis de Tibère. Mais peut-être aussi MI
est-il lout simplement le mot IMP mal lu. Le n** 8 T • C • P • A* n'est pas
facile à expliquer. S'il (auilireT (iberias) C(œsar) ou C{olonia), ?(atema)
A(relate), pourquoi le surnom l[alia) manquerait-il? Le n* 9 TC | RA
a-t-il été bien lu? Ne serait-ce pas TC | PA comme sur le n" 8? Je suis
disposé à le croire. Le n* 1 o ^^ peut-il se lire Tiberius Cœsar? Il y a lieu
d'en douter. L'abréviation CA pour C AES AR est invraisemblable. S'agît-
il de Cabellio ou de Colonia Arelate? Je laisse à de plus habiles le soin
de le deviner.
Nous savons qu'en IxS avant J.-G., trois colonies militaires furent dé-
crétées par Jules César, et fondées par Tiberius Claudius Nero. C'étaient :
(( Colonia Julia Paterna Decumanorum » (x* légion], à Narbonne; a Co-
ït lonia Julia Paterna Arelate » ( vi* légion ) , à Arles ; a Colonia Julia Paterna
(( Biterra » (vu* légion) , à Béziers. En même temps était fondée une co-
lonie maritime à « Forum Julii » (Fréjus).
Vingt années plus tard, Auguste fondait, au nom de son père adoptif
et au sien, un certain nombre de nouvelles colonies, telles que : uCo-
(( lonia Julia Secundanorum » (xi* légion), à Arausio (Orange). En
même temps « Forum Julii » recevait les colons de la vin* légion , et
plusieurs autres villes étaient gratifiées du droit romain, avec le titre de
colonie; c'étaient :
Julia Carpentoracte Carpentras.
Cabellio CavaiUon.
Julia Valentia Valence.
Nemausus Nimes.
Julia Vieniia Vienne.
Julia Augusta Aqus Sexliae Aix.
Augusta Tricastinorum Aouste.
Apta Julia Apt.
Alba Augusta Helviorum Aulps.
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 717
Restent les n** 2 et 5, qui ne sauraient contenir le nom de Tibère.
TI • CiÇ. • sur une pièce de Claude a-t-il élé bien lu? Celte contre-
marque existe-t-elle réellement? Je ne saurais le dire. Elle semble se
rapprocher beaucoup du n^ 5, qui s est trouvé sur une pièce de Cali-
gula; et, sur cette dernière, comme sur le n** 10, il est bien invraisem-
blable que CA représente le mot CAESAR.
Mentionnons encore la contremarque n" lo/i ; TCNIM, qui s'est ren-
contrée au gué de Saint-Léonard sur un moyen bronze d'Auguste, è
la légende CONSENSV* etc., frappé après la mort de ce prince, et
qui, s*il était composé d'initiales, malgré l'absence des points séparatifs,
pourrait se lire T{iberias) C{œsar) N(umas) l[nter) M[ilites)? C'est là,
hâtons- nous de le dire, une de ces interprétations Hardouinesques dont
il est prudent de s'abstenir. Peut-être n'est-ce, en réalité, que T(iberias)
C{œsar) N{gastas) lM{perator).
La contremarque n** 98 se trouve sur un Claude au revers de Pallas.
Peut-être faut-il y voir le nom de Claude lui-même? Dans tous les cas
elle ne saurait s'appliquer à Tibère.
La contremarque 85, qui s'est trouvée cinq fois sur des moyens
bronzes de Germanicus, émis par ordre de Caligula, en l'an 87 de J.-C,
et trois fois sur des Catigula, au type de Vesta, me parait concerner
Claude et devoir se lire : 0 Tiberius Claudius Imperator. n La variante
n* 87 pourrait s'interpréter par «Tiberius Claudius Augustus Impera-
«tor. » (Cf. le n" 10/i.)
F. DE SAULCY.
( La suite à un prochain cahier, )
9*
718 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L* Académie i'rançalse a tenu, le Jeudi i3 novembre 187g, une séance publique
pour la réception de M. Henri Martin, élu en remplacement de M. Thiers. M. Mar-
inier a répondu au récipiendaire.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
«
L'Académie des inscriptions et belles-lettres a tenu, le vendredi ai novembre, sa
séance publique annuelle sous la présidence de M. de Rozière.
La séance s'est ouverte par un discours du président, proclamant, dans Tordre sui-
vant, les prix décernés pour 1879 et les sujets de prix proposés.
PRIX DKCERNI^S.
Antiquités de la Franci'. — I/Académie, celte année, n'a pas décerné de mé-
dailles. Elle a accordé six menlioiH honorables : la première à M. Henri Delpech,
pour son étude sur la Bataille d- Muret et la tactique de la cavalerie au xiii' siècle
(Brochure in-8"); la deuxicane à M. de Lens, pour son ouvrage intitulé : Facultés,
collèges et professeurs de l'Université d'Angers » du xv' siècle à la Révolution française
(Angers, 1876-1878, in-8*); la troisième à M. Hucher, pour les deux volumes sui-
vants : 1" Monuments funéraires épigraphiques , sigillographiques , etc. , de la famille rf/
Bueil; 2* L'émail de Geoffroy Plantagenct au Musée du Mans (in-f"); la quatrième à
M. de Fleury, pour ses No'es additionnelles et rectificatives au viGallia Christiana*
(Manuscrit); la cinquième à M. Guillouard, pour ses Recherches sur les Colliberts
(Caen, in-8"); la sixième à M. Arbellot, pour sa brochure intitulée : la Vérité sur
Richard Cœur-dc-Lion.
Prix de numismatique. — Le prix annuel de numismatique, fondé par M. Allier
de Hauteroche et destiné au meilleur ouvrage de numismatique ancienne publié de-
puis le mois de janvier 1876, a été partagé entre MM. Barclay Head et François
Lenormant, auteurs, le premier, d*un ouvrage ayant pour titre : The international
numismata orientalia. Part. 111. The colnage of Lydia and Persia (Londres, 1877,
in-4*); le second, d'une étude intitulée : La Monnaie dans l'antiquité (3 vol. in-8*).
Prix fondé par le baron (robert, pour le travail le plus savant et le plus profond sur
NOUVELLES LITTERAIRES. 719
Vhlstoire de France et les études qui s'y rattachent, — Le premier prix a été décerné
à M. Paul Meyer pour son ouvrage intitulé : La Chanson de la Croisade contre les Albi-
geois commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme, 2 vol.
(Paris, 1875, in-8"j; le second prix a été maintenu à M. Giry pour ses Etudes sur
les institutions municipales. Histoire de la villa de Saint-Omer et de ses institutions jus-
quau XI v' siècle (Paris, 1877, in-8*).
Prix Bordin* — L'Académie avait prorofîé à l'année 1879 ^^ question suivante
qu'elle avait déjà proposée pour l'année 1875 et prorogée une première fois à Tannée
1877 ' <I^6cucillir les noms des dieux mentionnés dans les inscriptions babylo-
« niennes et assyriennes tracées sur les statues, bas-reliefs des pa ki s , cylindres , amu-
« lettes , etc. , et tâcher d'arriver à constituer, par le rapprochement de ces teiites, un
t panthéon assyrien. •
L'Académie n'a pas décerné le prix. Elle a accordé, à titre d'encouragement, à
MM. Sorlin Dorigny et Joseph Halévy, une somme de 1,000 francs à chacun, et
elle retire la question du concours.
Prix Brunet, — M. Brunet, par son testament en date du i4 novembre 1867, a
fondé un prix triennal de 3,ooo francs « pour un ouvrage de bibliographie savante
a(|uc l'Académie des inscriptions, (jui en choisira elle-même le sujet, jugera le plus
• digne de cette récompense. >
L'Académie, se proposant d'appliquer successivement ce prix aux diverses branches
de l'érudition, avait mis au concours, pour l'année 1879, ^^ sujet suivant : • Faire
« la bibliographie méthodique des productions en vers français , antérieures à l'époque
• de Charles Vlll qui sont imprimées , et indiquer autant que possible les manuscrits
• d'après lesquels elles l'ont été. » Ce prix a été décerné à M. Gustave Pawlowski.
Prix Stanislas Julien, — Ce prix, destiné au « meilleur ouvrage relatif à la Chine, •
a été décerné à M. Vissering, pour son ouvrage intitulé : On chinese currency coin and
paper money (Leiden, 1877, * ^'^^' "^^"l-
■
PRIX PROPOSÉS.
Prix ordinaire de V Académie, — L'Académie rappelle qu'elle a prorogé à l'année
1881 le sujet suivant, qu'elle avait proposé pour l'année 1878 : «Traiter un point
t quelconque touchant l'histoire de la civilisation sous le Khalifat. > Les mémoires
devront être déposés au secrétariat de l'Institut le 3i décembre 1880.
L'Académie avait proposé, pour le concours de 1879, ^^ ^HJ^^ suivant : • Étude sur
« les institutions politiques, administratives et judiciaires du règne de Charles V. ■
Aucun mémoire n'ayant été déposé sur cette question, l'Académie la proroge à
l'année 1883. Les mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Institut le 3i
décembre i88i.
L'Académie rappelle qu'elle a proposé pour le concours de 1881 : • Étude gram-
« maticale et lexicographique de la latinité de saint Jérôme. • Les mémoires devront
être déposés au Secrétariat le 3i décembre 1880.
L'Académie propose, en outre, pour l'année 1882, le sujet suivant: «Faire con-
i naître les versions de la Bible en langue d'oïl, totales ou partielles, antérieures à
« la mort de Charles V. Etudier les rapports de ces versions entre elles et avec le
a texte latin. Indiquer toutes les circonstances qui se rattachent à l'histoire de ces ver»
« sions (le temps, le pays , le nom de l'auteur, la destination de l'ouvrage, etc.). « Les
mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Institut le 3i décembre 1881.
Chacun de ces prix est de la valeur de a, 000 francs.
9>-
/
720 JOURNAL DES SAVANTS. — iNOVEMBRE 1879.
Prix Bordin. — L'Académie avait proposé, pour le concours de 1879, ^^ question
suivante : « Etude d'histoire littéraire sur les éciîvains grecs qui sont nés ou qui ont
c vécu en Egypte , depuis la fondation d'Alexandrie jusqu'à la conquête du pays par
« les Arabes. Recueillir dans les auteurs et sur les monuments tout ce qui peut servir
« à caractériser la condition des lettres grecques en Egypte durant cette période; ap-
« précier l'influence que les institutions, la religion, les mœurs et la littérature égyp*
• tiennes ont pu exercer sur Thcllénisme. >
Nota. L'histoire de la philosophie aiexandrine, qui a déjà fait l'objet d'un con-
cours académique , n'est pas comprise dans ce programme.
Aucun mémoire n'ayant été déposé sur ce sujet, TAcadémie le proroge à Tannée
1883. Les mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Institut le 3i décembre
1881.
L'Académie rappelle qu*elle a prorogé à Tannée 1881 la question suivante, pro-
posée pour Tannée 1876 et prorogée une première fois à Tannée 1878 : «Faire
« T histoire de la Syrie depuis la conquête musulmane jusqu*à la chute des Oméiades,
R en s*app1iquant surtout à la discussion des questions géographiques et numisma-
• tiques qui s'y rattachent. »
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de TInstitut le 3 1 décembre
1880.
L*Acadénnc rappelle encore qu'elle a proposé , pour le concours de 1881, le sujet
ci-après : • Etude sur les opérations de change, de crédit et d'assurance, pratiquées
« parles commerçants et banquiers français ou résidant dans les limites de la France
« actuelle avant le xv* siècle. >
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tfnstitut avant le 3i décembre
1880.
L'Académie propose, en outre, pour le concours de 188a, la question suivante :
« Étudier les documents géographiques et les relations de voyage publiés par les
«Arabes du m* et du viii* siècle de l'hégire inclusivement; faire ressortir leur utilité
« au point de vue de la géographie comparée au moyen âge. ■
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de TInstitut le 3i décembre
1881.
Chacun de ces prix est de la valeur de 3,ooo francs.
Prix Louis Foutd. — Le prix de la fondation de M. Louis Fould , pour Y Histoire
des arts du dessin jusqu'au siècle de Périclès, sera décerné, s'il y a lieu, en 1881.
Prix La Fons-MéUcocq , — Un prix triennal de 1 ,800 francs a été fondé par
M. de la Fons-Mélicocq , en faveur du meilleur ouvrage sur l'histoire et les antiquités de
la Picardie et de l'Ile-de-France (Paris non compris). L'Académie décernera ce prix,
s'il y a lieu, en 1881 ; elle choisira entre les ouvrages manuscrits ou imprimés en
1878, 1879 ^^ 1880, qui lui auront été adressés avant le 3i décembre 1080.
Prix Brunet. — M. Brunet, par son testament en date du i4 novembre 1867, a
fondé un prix triennal de 3,ooo francs pour « un ouvrage de bibliographie savante
« que T Académie des inscriptions, qui en choisira elle-même le sujet, jugera le plus
a digne de cette récompense. »
L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour le concours de 1881, le sujet suivant:
• Bibliographie raisonnée des documents , manuscrits et imprimés relatifs à Thistoire
« d'une province ou d'une circonscription. •
L'Académie propose, en outre , pour Tannée 188a, le sujet suivant : «Bibiiogra-
« phie aristotélique ou bibliographie descriptive , et , autant que possible, critique, de»
« éditions, soit générales , soit spéciales, de tous les ouvrages qui nous sont parvenus
NOUVELLES LITIÉHAIRES. 721
« sous le nom d'Aristote ; des traductions qui en ont été faites avant ou après la dé-
• couverte de rimprimerie, des biographies anciennes ou modernes d*Aristote, des
• commentaires et dissertations dont les divers écrits qù on lui attribue ont été Tobjet
« depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. — On pourrait , quant à la méthode , prendre
« comme exemple la bibliographie de Démosthène, publiée en deux parties (i83o,
• i83A)t par Â.-Gerhard Becker (Leipzig et Quedlinbourg , in-8% 5io pages). ■
Les ouvrages pourront être imprimés ou manuscrits, et devront être déposés au
secrétariat de T Institut le 3i décembre 1880 pour la première question, et le 3 1 dé-
cembre 1881 pour la seconde.
Après Tannonce de ces prix, M. Wallon, secrétaire perpétuel, a lu une notice
historique sur la vie et les travaux de M. Naudet, membre de T Académie.
La séance s'est terminée par la lecture d'extraits d'un mémoire de M. Mariette,
intitulé : Questions relatives aux nouvelles fouilles à faire en Egypte,
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
M. Louis Rcybaud , membre de l'Académie des sciences morales et politiques, est
décédé à Paris, le a8 octobre 1879.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux (Bordeaux, librairie Duthu, rue Sainte-
Catherine, 17). — Les récentes créations dont s'est accru, depuis quelques années,
l'enseignement supérieur en France, ont permis aux Facultés de province d'étendre
le champ de leur activité et de multipHer leurs services. La Faculté des lettres de
Bordeaux est du nombre de celles dont les pouvoirs publics et le monde savant ont
le droit de beaucoup attendre.
Elle s'est efforcée de justifier ces espérances ; les douze professeurs et maîtres de
conférences qui la composent ont eu 1 heureuse idée de fonder, sous le titre d'An-
nales de la Faculté des lettres de Bordeaux, une revue périodique; en publiant dans
un même recueil les résultats de leurs travaux personnels, ils ont voulu répondre a
la sollicitude de TÉtat, affirmer la sohdaritè qui les unit, et contribuer, dans la me-
sure de leurs forces, aux développements de l'enseignement supérieur et aux progrès
de la science. Ce recueil est trunestriel; il formera chaque année un volume in-8*
de vingt-quatre feuilles. Les articles des professeurs de la Faculté en doivent natu-
rellement remplir la plus grande partie; une place importante est cependant réservée
aux communications des professeurs et des savants du dehors , qui veulent bien , en
honorant la Faculté de Bordeaux de leur collaboration, témoigner de l'intérêt qu'ils
portent à son entreprise.
722 JOUKNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
Les articles publiés dans les Annales sont aussi variés que renseignement même
de la Faculté; la philosophie, Thistoire, la géographie, Ta rchéoiogie, la linguistique,
les littératures anciennes, française et étrangères, y sont représentées. L'unité du re-
cueil est dans son caractère exclusivement scientifique : on y admet seulement les
documents inédits et les mémoires ou notes ayant un caractère original.
Le comité de rédaction se compose de MM. Roux, doyen; Combes, Luchaire,
(loUignon, et Couat, secrétaire de la rédaction.
On jugera de futilité du nouveau recueil par le sommaire des articles déjà pu-
bliés dans les trois premiers numéros :
iV 1 {mars 1879) :
LiARD. — La dérivation des principes formels de la pensée.
CooAT. — Le musée d'Alexandrie sous les premiers Ptolémées.
Froment. — Une cause grasse sous Henri IV.
CoLLiGNoN. — Inscnptions inédites d'Asie Mineure.
Combes. — Lettres inédites de Victor Aniédce II, duc de Savoie, et de la du-
chesse de Bourgogne.
Luchaire. — Les origines de Bordeaux, I : les Bituriges Vivisques et Tèpoque
de leur établissement dans TAquitaine.
FoNciN. — La cité de Carcassonne, ses monuments et sou histoire, du v* au
vin* siècle.
iV2 (juillet 1879):
Victor Egger. — Le principe psychologi(jiie de la certitude scientiiique.
Codât. — Sur la biographie de quelques auteurs (Philétas, Zénodote, Hermé-
sianax, Théocrite).
CoLLIG^ON. — Apollon et les Muses, vase peint d'une collection d'Athènes.
Fromekt. — Un orateur républicain sous Auguste : Cassius Severus.
Scheurer. — La vie du Christ, mystère allemand du xiv" siècle.
Combes. — Lettres inédites de Henri de Guise, Catherine de Médicis et Henri
de Navarre.
Luchaire. — Les origines de Bordeaux, II : le nom de Burdigala.
N" 3 (septembre 1879) :
LiARD. — Du rôle de l'expérience dans la physique de Descartes.
Victor Eggeb. — Une observation sur le sommeil.
CooAT. — De la composition dans les Argonautiques d'Apollonius de Rhodes.
Ant. Benoist. — Notes sur le texte de Régnier.
Luchaire. — La question navarraise au commencement du règne de François 1"
COMMUMCATIORS. N* 1 :
E. ËGGBR. — Lettre à la rédaction.
G. BoissiER. — L'ode d'Horace à Pollion.
Br^al. — Étymologie du mot Indutiœ,
Jorbt. — Correspondance inédite du maréchal de Montrevei, gouverneur de la
Guyenne, avec BasviUe, intendant du Languedoc.
R. Dezeimeris. -^ Lettre à M. L. fiecq de Fouquiéres sur les poésies d'André
Chénier.
NOUVELLES LITTÉRAIRES. 723
JoRET. — Étymologie des mots parée et purin.
Th. H. Martin. — Questions connexes sur deux Sosigène, Tun astronome, Tautre
péripatéticien , et sur deux përipatéticiens Alexandre, l*un d'Egée, l'autre d*Aphro-
disias.
L. Becq de FoDQUiisRBS. — Lettres critiques sur les œuvres d*André Chénier,
première lettre.
R. Dezeimeris. — Remarques critiques sur un passage des schoHes sur le Gor-
giat,
FoNSEGRrvE. — Une lettre inédite de Maine de Biran.
Th. HoMOLLE. — Décrets de Délos.
P. Vidal-Lablaghb. — Note sur un passage de Marco-Polo.
ALLEMAGNE.
Arabische Quellenbeitrâge znr Gescldchte der Kreatzàge, ûbersetzt und herausge-
geben von Dr. E. P. Goergens, ord. professorderUnirersitât zu Bern, unler Mitwir-
kung von Reinhold Rôhricht, Oberdelchrer am HumboldtGymnasium zu Berlin. —
DocamentH tirés des sources arabes pour riiistoire des Croisades, traduits et publiés
Car M. E. P. Goergens, de TUniversité de Berne, avec la collaboration de M. Rein-
old Rôhricht, do Betiin, in-8', ixiii-agS, Berlin, 1879; p^cn^'cr volume.
Islam nnddiê moderne CaUur, von E. P. Goergens, Berlin, 187g, in-8*, 48.
L*auteur dont M. Goergens a donné la traduction allemande, est AbouShâmar,
qui a passé pour un des hommes les plus savants de son temps , et qui a laissé de
nombreux ouvrages. Né à Damas, six cents ans environ après Thégire, il est mort
en Tan 665, qui correspond à Tannée 1267 de notre ère. Appliqué surtout à Tétudc
de Fhistoire , il a raconté les deux règnes de Nour ad Dîn ( Al-Malik al-AdiF-Nour
ad-Din) et de Saladin (Salah ad-Dîn) sous ce titre : « Les deux Jardins. • Abou Shàma
regarde ces deux princes comme les modèles de tous les souverains; et il veut les
recommandera Tadmiralion de la postérité, bien que d'autres auteurs aient, avant
lui déjà, rempli ce devoir patriotique. Il expose en délail, d*après les recherches de
ses prédécesseurs et ses recherches personnelles, le cp^rs des événements de 1 177
à 1193 après Jésus-Christ. C'est tout le règne du grand Saladin, depuis qu'il était
devenu sultan de Syrie et d*Egypte jusqu*à sa mort. L'auteur pousse même son récit
un peu plus loin , et 11 va jusqu'à l'année 1 102 , avec laquelle finit la seconde partie
du livre des tDeux Jardins, t On voit quAbou Shàma, placé à moins d'un siècle
après la Croisade qu'il raconte, peut fonriiir des détails du plus grand intérêt, pour
compléter l'histoire des Croisades en général. L'ouvrage d'Aboù Shàma avait été si-
gnalé par M. Etienne Quatremère comme méritant l'attention des historiens et des
savants; mais, jusqu'à M. Goergens, on ne le connaissait pas. M. Goergens apporte à
la tâche très vaste qu'il a entreprise toutes les qualités aésirabies , une science pro-
fonde et un zèle que rien ne lassera. Au nom de la philologie et de l'histoire , on ne
peut qu'encourager de tels labeurs. Les Croisades nous intéressent encore aujourd'hui
plus sans doute qu'elles n'ont jamais intéressé les Orientaux; et tout ce qui peut nous
apporter des lumières nouvelles doit être accueilli avec reconnaissance. Un appendice
développé et des notes nombreuses suppléent, dans cette savante publication, les
lacunes qu'a pu laisser l'auteur arabe.
724 JOURNAL DES SAVANTS. — NOVEMBRE 1879.
ITALIE.
Mito e scienza, saggio, per Tilo Vignoli. Milano, 1879, in-8'. — Cet ouvrage,
qui fait partie de l'intéressante collection publiée k Milan sous le titre de Biblioteca
tcientifica intemazionale , est une étude psychologique et philosophique sur ie mjthe
et sur les conditions mentales dans lesquelles il prend naissance et se développe; et,
par mjthe, Tauteur entmd toute forme fantastique sous laquelle le phénomène est
conçu. M. Tito Vignoli fait preuve, dans cet essai qui abonde en aperçus neufs et
ingénieux , en obsen^ations unes , d'un puissant esprit d*analyse des opérations psy-
chiques. Il cherche à expliquer, en s'aidant des lumières de la philologie comparée,
comment la conception mythique est étroitement liée à la genèse de notre entende-
ment; et, remontant jusqu à des formes moins avancées de Tintelligence, il croit re-
trouver, dans la perception de Tanimal , le premier élément de fidée qui revit chez
riiomme primitit , le caractère du mythe, idée qui persiste longtemps après que la
culture intellectuelle a fait pénétrer la notion vraiment scientifique. Celle-ci chasse
graduellement la conception mythique. Le mythe nest donc pas, pour M. VigDoli,
un simple effet de la confusion et de Tignorance, une pure création arbitraire de
Timagination , c'est une forme nécessaire et primordiale de l'activité intellectuelle.
Voilà pourquoi il se rencontre chez les hommes de toutes les races et de tous les
genres de vie. C'est ce que l'auteur établit par une foule de rapprochements que lui
fournissent l'ethnologie et la mythologie comparée. Dans cet essai, l'analyse de
l'intelligence marche constamment de pair avec TobservatioD des faits psychiques,
l'interprétation des symboles et l'étude aes croyances et des superstitions râigieuses.
M. Vignoli se montre très versé dans tous les travaux de la science contemporaine,
et il leur fait souvent d'heureux emprunts.
L'ouvrage comprend huit chapitres; à savoir : I. Du mythe et de ses sources,
n. Sensation et perception des animaux. IIL Sensation et perception de l'homme.
IV. Position du problème. V. Jeu de l'inteHigence chez Fanimal et chez rhomnke,
dans l'opération de la perception des choses. VI. De la loi intrinsèque du procédé
de la compréhension, apprensione. VII. Évolution historique du mythe et de la
science. VIII. Des songes , des illusions , des hallucinations normales et des halluci-
nations anormales , dans le délire et la folie. Conclusion
On n'avait point, avant M. Vignoli, autant creusé ce sujet et mis plus en évi-
dence la souveraineté des conceptions en apparence purement capricieuses , et des
lois qui président à révolution des idées.
TABLE.
PagM.
Ëtade sur les fonctions physiques des feuilles, etc., par M. Joseph Boussingault. (3* et
dernier article de M. E. Ghevreul. ) C53
La morale anglaise contemporaine. (3* et dernier article de M. Ad. Franck.) M9
La Maréchale de Villars (3* article de M. Ch. Giraud. ) 693
Dictionnaire de fancienne langue française, etc. ( Article de M. £. Littré.) 696
Recherches sur les monnaies romaines contremarquées. ( 1*' article de M. F. de Sauicy.) 705
Nouvelles littéraires • 718
FIN DE LA TABLB.
JOURNAL
DES SAVANTS
DECEMBRE 1879.
RECHERCHES SUR LES MONNAIES ROMAINES CONTREMARQVÉES.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Nous avons, dans ce second article, à poursuivre notre étude des con-
tremarques antiques. La première qu il faut examiner se lit TIB * INP *
[tl^ gi et g a). Elle a été présentée par des monnaies d^Auguste et des
monnaies de Tibère (IMP* VII*) de Lyon. On la doit, sans aucun doute,
rapporter è Tibère, le général heureux; elle a été appliquée entre les
années & et i a de J.-C, pendant lesquelles Tibère ne cessa de guerroyer
en Germanie, en Ulyrie et en Pannonie.
TIBERIUS ADGUSTUS.
(N*'6o, 73,78, 74,75,76, 76^1,81,83,87,886189.)
Le n"* 68 se trouve sur une pièce de Nimes, accompagné de la contre-
marque n"" Ix et dune rouelle.
Les n** 73, 73, 74 et 75 sont appliqués sur des pièces d*Agrippa
et de Claude. Ces dernières ne peuvent concerner Tibère, mais bien
Claude lui-même; toutefois celles que portent les pièces d'Âgrippa pour-
raient être attribuées à Tibère.
Len"" 76, publié par Toulmouche, serait en compagnie de la con-
' Voir, pour le premier article, le cahier de novembre, p. 7q5
9>
726 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
tremarque S • P • Qj R • , sur un Auguste de Lyon. J'avoue que cela me
parait douteux.
Le n" 76 fcw a été trouvé dans la Vilaine, sur un moyen bronze d'Au-
guste frappé à Lyon.
Les n°* 81 et Sa sont fournis: le premier, par un Tibère IMP-VII
de Lyon; le second, par un Germanicus, SIGNIS RECEPTIS. Ces deux
contremarques ont été frappées à la même époque et dans les mêmes
circonstances; de plus, elles sont postérieures à Tannée 16 de J.-C.
Le n" 88, publié par Toulmouche, est accompagné des deux contre-
marques IMP- AVG et CA.
Le n** 89, également publié par Toulmouche, est accompagné de
TIB, sur un Auguste de Lyon.
Sur un Tibère de la même ville, je trouve TIB- A^G avec N.
La présence, sur la même pièce, des deux types TIB et TIB* AVG-
prouve que cette pièce a été deux fois mise en cours comme moneta cas-
trensis. La première fois, lorsque Tibère. commandait les armées d'Au-
guste; la seconde, lorsque Tibère était lui-même empereur.
Le n" 76 donne lieu à une curieuse remarque : La contremarque
S • P • Q • R • , que nous trouvons comme formule d'exécration sur les mon-
naies de Néron, ne peut guère jouer ici le même rôle, puisqu'elle est, à
ce qu'on prétend, appliquée sur une monnaie d'Auguste. Nous savons
qu'après la fin tragique de Néron le Sénat et le peuple romain crurent
h une renaissance de la République. De là, la fréquence de cette con-
tremarque sur les monnaies de Néron.
Il y a tout lieu de croire que notre monnaie d'Auguste, déjà contre-
marquée deTI-AVG, aura reçu le même stigmate que celle de Néron,
à cause de la présence de la contremarque de Tibère, souverain dont
la mémoire pouvait être vouée à la même réprobation que celle de
Néron. Une seule fois, jusqu'à ce jour, la réunion de ces deux contre-
marques s'est rencontrée. On peut conclure de là que les pièces d'Au-
guste frappées à Lyon ne franchissaient guère les Alpes, et que le spé-
cimen qui nous occupe, de ce monnayage provincial, sera venu à Rome
par hasard et aura reçu, à l'oiBcine monétaire, la contremarque destinée
spécialement aux monnaies de Néron.
Remarquons que la contremarque n° 72 s'est trouvée au gué de Saint-
Léonard sur un moyen bronze de Claude au type de la constance,
réunie à la contremarque BON- Ce fait, je crois, nous indique la véri-
table origine des n" 72, 78, 74 et 76. En efiet toute monnaie de
Claude est postérieure à l'année k 1 , date de la mort de Caligula. La
contremarque n"*. 71 , se trouvant sur une monnaie de Claude, est, elle-
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 727
même postérieure à cette date. Tibère était mort depuis quatre ans;
elle ne peut donc concerner cet empereur. Or Claude a constamment
pris sur ses monnaies le nom de Tiberius, qui lui revenait de droit,
puisqu'il était fils de Néron, fils de Tibère Drususet d'Antonia. Néron a
pris , il est vrai, aussi le nom de Tiberius, en même temps que le titre
de César, lors de son adoption par Claude, en l'an 5o; mais jamais,
que je sache, il na fait inscrire ce nom sur ses monnaies. C'est donc
à Claude seul que la contremarque TI-A'' peut appartenir. Dès lors, je
suis porté à croire que ce fut l'expédition de l'armée romaine en An-
gleterre qui donna lieu à l'emploi de cette contremarque.
Ici se place l'appréciation d'une particularité qui mérite qu'on la si-
gnale. Nous trouvons TI* A^ accompagné du mot BON, et il parait bien
difficile d admettre que ce soit là simplement l'abréviation de BONVS
(nummus sous-entendu). On aurait là en effet du vrai latin de cuisine.
J'aime donc mieux voir dans la contremarque BON le nom de BO-
NONIA (Boulogne), port d'embarquement de l'expédition qui avait
été d'abord tentée par Caligula, et qui, plus tard, fut effectuée par
Claude.
De tout ce qui précède, je conclus que les monnaies contremarquées
TI • A^ sont des monetœ castrenses émises pendant l'expédition militaire
dirigée en Angleterre par l'empereur Claude.
IMPERATOR.
(N" a4» aS, 26 et 27, puis 49» 5o et 5i.)
Ces variantes se trouvent souvent sur des pièces de Nimes, sur des
pièces d'Auguste frappées à Lyon, sur une pièce d' Agrippa, enfin sur
quelques pièces de Claude. (Toulmouche et fouilles du gué de Saint-
Léonard.)
Toutes ces contremarques ont été appliquées par un chef d'armée,
IMPERATOR-, autre probablement que Tibère.
La rouelle placée sur une pièce de Nimes, entre les deux têtes, et
accompagnée de la contremarque IMP, me semble caractériser un type
gaulois; les pièces qui portent cette double contremarque peuvent donc
avoir servi tour à tour de monnaie de guerre aux Gaulois et aux Ro-
mains. Il n'est pas impossible que la grande révolte de Sacrovir et de
Florus, en 21 de J.-C, ait fait créer l'emploi de la rouelle contre-
marquée.
Les n~ ^9 , 5o et 5 1 , dont aucun ne semble complet, se trouvent sur
92-
728 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
(les pièces de Nîmes retirées du lit de la Vilaine. M. Mowat a reconnu
un Liiaas dans le signe placé au-dessus du mot IMP. Enfin les pièces de
Claude contremarquées IMP peuvent avoir servi pendant l'expédition
d'Angleterre.
PRO et PROB-
(N" 58 et 58 6/5.)
L'une d'elles porte avec TIN (pour TI*AV)la contremarque PRO,
que Ton rencontre parfois écrite PROB. Cela veut certainement dire PRO-
BATVS [nammus sous-entendu), pièce approuvée, reconnae.
La contremarque 35, II -M* II-, trouvée par M. Toulmouche sur une
pièce d'Âgrippa , pourrait , à la rigueur, s'interpréter : a ou & (as , ou même
sesterces), pour l'armée, M{iUtibus),
IMP-C-A-
(N- 32 et 33.)
Cette contremarque signalée par Artaud sur une pièce de Lyon,
que lui communiquait Calvct, me parait appartenir à Caligula. Je la
lis IMP(era/or) C{aias) A{ugustas). Elle a été probablement appliquée lors
de la ridicule expédition de Caligula jusqu'à Boulogne.
S-P-QR.
(N'^'65, 66 et 67.)
Cette contremarque est très fréquente sur les monnaies de Néron.
Fille a été rencontrée dix fois au gué de Saint-Léonard, et M. Toul-
mouche l'a également trouvée huit fois à Rennes, dans la Vilaine. Je l'ai
moi-même constatée un certain nombre de fois. Au gué de Saint-Léo-
nard on a trouvé la variante PQR (sans doute incomplète) sur un
moyen bronze de Claude, et Q5S également incomplète sur un moyen
bronze de Néron. La variante 67 est appliquée sur le cou de Néron,
sur un moyen bronze qui m'appartient.
VESPASIEN.
(N« loa.)
Cette contremarque-monogramme a été retrouvée sur deux mon-
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 729
naies de Néron découvertes au gué de Saint-Léonard. Je Tai moi-même
rencontrée sur quatre monnaies de Néron, de types différents (VIC-
TORIA AVGVSTI, GENIO AVGVSTI, ARA PACIS, et sur le moyen
bronze vulgaire à la victoire et au globe). Nous reconnaissons dans
ce monogramme toutes les lettres du nom VESPASIANVS. Je pense que
cette contremarque a été employée par les légions de Mœsie et de Ger-
manie, dans leur marche contre Vitellius.
CAESAR.
(N" 11 et 12.)
Dans ce monogramme , on distingue toutes les lettres du nom
CAESAR. J*ai reconnu cette contremarque sur le moyen bronze des
monétaires d'Auguste, Salvius Otho, Lucius Agrippa et Mœcilius, et
sur une pièce illisible d'un monétaire, associée avec IM^AVG. Toul-
moucbe la publiée (contremarques doubles n** 9), ainsi qu'Artaud,
d'après Calvet, sur une pièce de Lyon. Enfin je l'ai vue sur un MB-
de Claude, au type de Pallas.
Ce monogramme est postérieur à Claude; aussi suis je bien tenté, vu
son analogie frappante avec la contremarque de Vespasien , d'y recon-
naître le nom de Titus. Ce prince l'aura sans doute employé lors-
qu'il marchait, à la tête des légions de Syrie et d'Egypte, pour se rendre
en Italie, après l'élévation de son père Vespasien à la dignité impériale.
Si l'on rencontrait cette contremarque sur une pièce de Néron, ce qui
n'est pas impossible, la question serait définitivement tranchée.
VARVS.
(N'* 100 et 101.)
Le monogramme de cette contremarque se lit sans hésitation VAR,
et il serait difficile de n'y pas rechercher le nom de Varus, qui périt
en Germanie, dans la bataille où Arminius anéantit les légions comman-
dées par ce malheureux général. Cette contremarque s'est trouvée sept
fois dans la Vilaine, sur des Auguste de Lyon.
D'D (Dkcrbto decurionum).
(N*' i5, 16, 17 et 18.)
Cette contremarque parait exclusivement sur les monnaies de Nîmes.
730 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
D où il suit que nous devons y reconnaître la constatation d'une dispo-
sition monétaire décrétée par les décurions d'une colonie.
Le gué de Saint-Léonard et le lit de la Vilaine en ont fourni quelques
exemplaires ^ On la trouve parfois associée avec la contremarque C*I*C.
Je ne doute pas que ces contremarques, dont l'emploi a été décrété
par les décurions dune colonie, n'aient eu d'autre but que d'approprier
à cette colonie les monnaies de Nimes, autrement dit de fabriquer à bon
marché une monnaie locale. Probablement la colonie usurpatrice est
désignée par la contremarque C'I'C* que je lis sans hésitation Colonia
Jalia Carpenioracie. La formule C'I'C* na rien d'insolite; elle est pu-
rement l'analogue des formules indubitables C-I*V' Colonia Jalia
Vienna, et CI -S* Colonia Jalia Secandanoram, qui se lit au-dessus de
larcade centrale supérieure de la grande façade, au théâtre d'Orange.
Je consigne ici une remarque importante dont je dois la communi-
cation à notre très habile et savant épigraphiste M.'Mowat; c'est qu'il
n'existe aucune contremarque sur les monnaies de Nîmes au type d'Au-
guste lauré, ni sur celles qui portent la légende IMP-DIVI*F*P-P.,
quoique les pièces de ces deux espèces aient été trouvées en quantité
prodigieuse à Rennes, dans la Vilaine. Les contremarques ne se voient
que sur les pièces à la tête d'Auguste nae, et à la tête d'Agrippa ceinte
de la couronne rostrale.
APRON (LuciDs Apronius).
(N-37.)
Celle contremarque a été appliquée aux deux côtés d'un sesterce
du triumvir monétaire, C. Gallius Lupercus, par Lucius Apronius com-
battant en Afrique contre Tacfarinas (en ^SS de Rome, 20 de J.-C).
On remarquera que la haste horizontale de l'L initiale du prénom Lu-
cius forme la barre transversale de la première lettre du nom APRO-
NIVS-
MA et MA.TC' (Marseille).
(N-SgetAo.)
Ces deux contremarques, publiées par Toulmouche, ont été incontes
' M. Mowat m'a fait savoir que la con- lêtes, et extraites à Rennes du Ht de la
tremarque n" 18 s*est rencontrée deux Vilaine. Une troisième moitié de pièce
fois, sur des moitiés de pièces de Nîmes, de Nîmes, de même provenance, offre
coupées par le milieu, entre les deux la contremarque IMP (n* 24)*
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 731
tablement appliquées à Marseille, car elles reproduissent les types habi-
tueb, adoptés pour les oboles d argent et les petites monnaies de cuivre
de cette ville. Ainsi le n° Sg offre les lettres M A dans les cantons
d*une croix ou mieux d*une roue à quatre rais ; or ce type est précisé-
ment le type des petites pièces dargent marseillaises à la tète d'Apol-
lon. Le taureau comupète est également le type constant des monnaies
de cuivre de Marseille, émises pendant lautonomie de cette cité. Que
signifient les lettres T*C* placées sous la figure du taureau P Je Tignore.
Peut-être est-ce encore Tiberius Caesar qu'il faut lire. Ce qui est cer-
tain, c'est que la pièce qui présente cette contremarque est un moyen
bronze d'Auguste frappé à Lyon : elle porte, en outre, la deuxième con-
tremarque CA que je ne sais comment expliquer.
VICIN, NDIA.3
(N" io3 et 47.)
Le n^ 1 o3, publié parToulmouche, est appliqué des deux côtés siu* un
Tibère de Lyon (IMP-VII-). Le n° k'], qu*a signalé le même antiquaire,
fut trouvé sur un petit bronze de Tibère, une autre fois sur un Auguste
de Lyon , et trois fois sur des Tibère provenant du même atelier.
Je ferai remarquer d'abord que le n** 47 n'est autre chose que la con-
tremarque VICIN retournée et par conséquent mal lue. Cette contre-
marque est de date postérieure à l'avènement de Claude. Sa présence
sur une pièce de Lyon semble prouver que c'est sur le territoire gaulois
qu'elle a été appliquée; enfin il parait naturel de voir dans VICIN ou
VIGIN, fabrégé du mot VIGINTI. Je pense donc que celte contre-
marque a eu pour but de vingtupler la valeur ordinaire et coiu*ante des
pièces qui l'ont reçue, et qu'on peut l'attribuer à quelque chef d'une
des grandes insurrections gauloises; mais à laquelle? Je ne saurais le dire.
NCAPR
(N'45.)
Voici, je crois, la seule contremarque qui ait occupé les anciens
numismatistes. Les plus aventureux y voyaient une monnaie de Caprée
(risam teneatisl). Le marquis de Pina, dans ses Levons élémentaires de
namismaticjue romaine^ (i8a3, p. ^yS], cite cette contremarque et dit :
^ Livre excellent, dû à la plume éru- rhomme qui a le plus contribué à déve-
dite du meilleur ami de mon père, de lopperdans mon enfance mon goût pour
732
JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
(( qu'on 1 avait expliquée par nobù concessa a popalo Romano. » Je crois
quil faut lire nammas concessas a popalo Romano (ou nummas concessas ad
publicas rationes). Un fait est certain, c*est que la contremarque ici men-
tionnée se trouve exclusivement sur les monnaies de bronze de Néron et
des princes de sa famille, hommes ou femmes, frappées avant son avène-
ment. Cette contremarque a été déjà publiée par Artaud, d après Galvet,
et par Toulmouche, qui prétend lavoir vue sur une monnaie d'Hadrien.
Je n hésite pas à dire que le fait est de toute impossibilité; aussi M. Mowat
ne me la-t-il pas indiqué, dans son catalogue complet des contremar-
ques découvertes à Rennes, dans la Vilaine. Très probablement, après
la première effervescence populaire qui suivit la mort de Néron, et le
retour présumé à la République, on appliqua la contremarque en ques-
tion à toutes les monnaies impériales antérieures, afin de leur conserver
un cours légal.
Vient enfin toute une catégorie de contremarques dont l'interpréta-
tion m'échappe, ou du moins siu* le compte desquelles je ne saurais
proposer que des hypothèses plus ou moins admissibles.
En voici l'énumération :
A. AS (n- i et a).
CA,CAC(n''8 et g).
CAM{n« i3).
C. .\A (n'' i4 et là his), sept exemplaires du n* lii bis ont été trouvés sur des
Auguste de Lyon (Vilaine).
F, FN,'R (n" 19, ao et ai).
H. N. (n« aa).
lA (n« a3).
IP, IPN (n«* 34 et 36).
M (n^'Aa).
MAG (n*» 38.)
la numismatique , goût qui , depuis que
j*ai eu atteint Y âge de raison, ne m*a
jamais quitté.
Les autres contremarques citées par
H. de Pina, sont :
AVG, sur une monnaie de Nimes et
un moyen bronze de Tibère.
CA sur un moyen bronze d*Auguste.
TIB ' IM sur des pièces d* Auguste et
de Tibère.
TI • C • AV. Tiberius Claudias Aagus-
tus, sur un Caiigula.
DACICVS (en sous • entendant
TRAIANVS), sur un Domitien.
M ' O ' A* Marcus Otho Aagiistus, sur
une pièce de Néron.
PRO' Probatus (sous-entendu nom-
mas).
Enfin IMPAV& et TIB -AVG-
sur la même pièce.
MONNAIES ROMAINES CONTREMARQUÉES. 733
N (n- 43 et 44).
hFC (n*46).
P, PM, PR(n"5a, 53 et 56).
Q, QVl, QVl (n-6o, 6i,et6a).
RP (n- 63).
S-F. (n-64).
TR(n-99).
TCNIM (n' io4).
X (n- iio).
tCAA. (n* m).
XXI en creux , sur un Auguste de Lyon
T en creux, sur un Auguste de Lyon
INF en creux, sur un Auguste de Lyon
C en creux , sur six Auguste de Lyon . •
LC en creux , sur un Auguste de Lyon ^ tirés de la Vilaine.
M et au revers , L en creux , sur un Auguste de Lyon.
FI (n* ao bis) , sur uo Auguste de Lyon
F P (n* a i bit) , sur un Auguste de Lyon,
A sur un Auguste de Lyon «
Signalons maintenant les pièces sur lesquelles se trouvent imprimées
les contremarques inexpliquées dont je viens de donner Fénumération.
Le n"" 1, publié par Artaud, d'après Galvet, se trouve sur une pièce
de Lyon , c'est-à-dire d'Auguste ou de Tibère.
Le n"" a, sur un moyen bronze de Claude, au type de Gérés; il est
accompagné de la contremarque PRO.
Le n"" 8, publié par Artaud, se trouve sur un Auguste de Lyon.
Le n® 9 sur un moyen bronze de Germanicus, frappé par Galigula.
Le n"" i3, qua publié Toulmouche, nous est offert par un Galigula.
Les n"^ id et ili bis publiés par le même, sur des Auguste de Lyon.
Faut-il les rapprocher des u~ 6 1 et 6 1 ? Le n** 6 3 , publié par Artaud ,
d'après Galvet, était associé avec le n"* 6o sur une pièce de Lyon. Le
n"" 6i était sur un monétaire d'Auguste, illisible. Peut-être sont-ce des
pièces contremarquées pendant une insurrection gauloise. Quant au
n^ i/i, on pourrait, à la rigueur, y voir Cobnia Valentia.
Le n* 19 se voit sur un Tibère de Lyon (IMP-VII).
93
734 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
Le n° 2 0 a été publié par Toulmouche; j*ignore sur quelle pièce il
était appliqué.
Le n° 2 1 , publié par Artaud et Toulmouche (douze fois) , a été retrouvé
quatre fois par moi-même sur des Auguste de Lyon. Il y a là un mono-
gramme dans lequel on trouve soit les élémenls FLOR. du nom de
Floras, soit peut-être ceux de FOR-I ForamJalii,
Le n° 2 2 a été trouvé par Toulmouche sur une pièce de Caligula.
Le n° 2 3 est appliqué sur une monnaie de Trajan, dun modèle inter-
médiaire entre le moyen et le petit bronze, avec SC dans une cou-
ronne au revers. Je ne vois rien absolument qui puisse nous éclairer
sur la signification et l'origine de cette contremarque. Signifierait-elle :
I-AS-?
Le n** 34 a été trouvé par Toulmouche sur une pièce de Claude.
Le n° 36 sur une pièce de Lyon , et publié par Artaud , d'après Calvet.
Le n** 38 a été publié par Toulmouche. Je doute fort de sa lecture.
Le n** 42 se rencontre sur une pièce de Nîmes, tirée de la Vilaine.
Le ïf 43 a été trouvé par moi sur un Tibère de Lyon, avec la con-
tremarque TIB'NG, et sur un Claude au type de GERES.
Le n° 44 a été trouvé par Toulmouche sur une pièce de Nîmes.
Peut être cet N isolé doit-il se UreNammas,
Le n"" 46 a été signalé par le même antiquaire sur une pièce de Claude.
Je n'en saurais deviner le sens.
Le n° 52 a été trouvé sur une pièce de Lyon par Calvet, et publié par
Artaud. Peut-être est-ce un équivalent de la contremarque explicite PRO
ou PROB.
Le n** 53 a été publié par Toulmouche. Faut-il lire Probata moneta?
J'en doute fort.
Le n** 56 sur un Tibère de Lyon (IMP-V) et sur un MB de Claude,
au type de LIBERTAS AVGVSTA.
Le n"" 63 a été publié par Toulmouche.
Le n° 64 est appliqué sur un Caligula au revers de VESTA. Cette
contremarque est trop récente, par conséquent, pour qu'on soit tenté
d'y voir les initiales de Sacrovir et de Floras.
MONNAIES ROMAINES CONTBEMARQUÉES. 735
Le n** 99 est appliqué sur un des moyens bronzes de Néron, au type
vulgaire de la Victoire posant la main sur un globe.
Jai parlé plus haut du n"" io4 qui, tout bien considéré, pourrait
n'être que Tiberias Cœsar Aagastus imperaior, mal lu.
Le n" 1 1 o , X en creux placé après le n"* 3 , a été trouvé deux fois dans la
Vilaine; c'est probablement l'indice d'une valeur décuplée (moyen
bronze d'Auguste frappé à Lyon).
Le n"" 111 sur un Auguste de Lyon, tiré de la Vilaine.
Le n° 1 1 3 sur un autre Auguste de Lyon de même provenance. Faut-
il lire Jalias Florus?
Je passe actuellement à l'examen de quelques contremarques latines,
rencontrées sur des monnaies impériales grecques.
X F et L • X • F Legio Décima Fretentis.
Ces contremarques se sont trouvées sur un moyen bronze presque
entièrement fruste d'Antioche, portant au revers S'C dans le champ, et
sur deux moyens bronzes de Sebasté [Samarie)^ à l'effigie de Domitien.
Nous savons qu'après la prise de Jérusalem par Titus, ce fut la
1 o** légion , surnommée Fretensis, qui fut laissée à la garde de la ville aux
trois quarts ruinée, et de la Judée. Or ces pièces contremarquées pro-
viennent exclusivement de Jérusalem ; elles sont donc évidemment les
produits d'un monnayage de nécessité, créé pour servir la solde de la
légion Fretensis.
LXV (Legio xv).
Un moyen bronze de Trajan, frappé à Aradus, et portant la date BOT
(Tan 37a), offre, sur le cou et la nuque de l'effigie impériale, la contre-
marque LXV. Elle est appliquée deux fois, sans doute parce que celle
qui s'aperçoit sur la nuque avait été mal imprimée. La légion xv avait,
comme la légion x , pris part au siège de Jérusalem ; lorsque Titus quitta
définitivement la Syrie pour aller recevoir à Rome les honneurs du
triomphe, il envoya cette xv* légion en Pannonie, d'où elle avait été
tirée (Josèphe, BeU. Jad., VIII, v, 3). Il me paraît difficile d'admettre
qu'une pièce frappée à Aradus soit venue se faire contremarquer en
Pannonie , et c'est, sans doute, au départ^ ou pendant la longue marche
de la légion, que cette monnaie de nécessité a été créée.
Des contremarques latines appliquées sur des monnaies impériales
93.
736 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
grecques, lapins curieuse sërie est celle que j ai publiée en 1869 dans
la Revae archéologique (p. liib à &aâ). Elle nous représente des pièces
de Néron, frappées à Tripoli de Syrie, et qui portent, sur le cou de l'ef-
figie impériale, les contremarques IMP'GAL (n® io5), IMP'OTHO
(n** 106 et 107, et enfin IMP-VES (n** 108 et 109), désignant succes-
sivement Galba, Othon et Vespasien. Je n'en dirai ici que peu de
mots.
Gomme il fallait bien un mois pour que la nouvelle d'un événement
survenu à Rome parvint à Tripoli, on voit que la mort de Néron et
rélévation de Galba à Tempire ne durent être connus dans cette ville
que vers le 1 0 juillet 68. Peu de jours après , la contremarque IMP • GAL
a pu être appliquée sur les monnaies de Néron. De même, la mort de
Galba et Tavènement d'Othon ont pu être connus à Tripoli vers le
1 5 février 69, et presque aussitôt après, la légende IMP-OTHO a rem-
placé IMP • GAL. Notons que Vespasien, maître, à cette époque, de la
Syrie entière, avait reconnu Galba et Othon comme empereurs, auxquels
il devait ses services et son obéissance; mais, depuis un certain temps
déjà, il nourrissait le projet ambitieux de revêtir lui-même la pourpre
impériale; aussi, lorsqu'il connut la mort d'Othon et lavènement de
Vitellius, refusa-t-il de se soumettra à ce dernier; il se laissa acclamer
par les légions que les événements avaient attachées à sa fortune. Vers le
i5 mai 69, la nouvelle de la mort d'Othon put parvenir en Syrie et
les populations devinant et secondant les projets de Vespasien, imi-
tèrent son exemple et refusèrent de reconnaître Vitellius. Peut-être
même à Tripoli devança-t-on la proclamation de Vespasien, qui, le
3 juillet 69, fut acclamé dans la Syrie entière. Ce serait, au plus tard à
cette date, que la contremarque IMP * VES aurait été appliquée sur ce
qui restait des monnaies de Néron à couvrir du stigmate infligé à
l'efligie de ce monstre.
Nous savons que sitôt après sa proclamation par les soldats, Vespa-
sien partit , à la tête de quelques-unes des légions qui lui étaient dévouées ,
et s'avança à travers toute l'Asie Mineure, pour gagner le cœur de FEm-
pire. Ce fut certainement pendant la marche du nouvel empereur que
certaines monnaies des villes qui se ralliaient à lui reçurent des contre-
marques à son nom.
Voici quelques exemples remarquables de ce fait historique : Un
beau médaillon d'argent, frappé à Pei*game, à l'eSigie de Claude
(Cohen, p. 167, n** 1), présente devant Tefligie la contremarque
KpNESNG « Imperator Vespasianus Âugustus. » Un autre médaillon d'ar-
gent de Claude et Agrippiue, de semblable origine (Cohen, t.I, p. 17Â,
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 737
n° a), offre ia même contremarque devant Teffigie de Claude. Enfin,
un denier de la famille Petronia (Riccio, p. i56, n** 9) porte devant
leffigie de la divinité la contremarque IM*\ES. Comme les dernières
lettres de la contremarque appliquée sur les deux médaillons cités plus
haut sont d'une lecture incertaine,] avais cru pouvoir lire d abord NC
pour Nammi ceniam ; mais, tout bien considéré, je pense qu'il vaut mieux
voir, dans ces deux signes, la ligature AWG[iisius),
Les trois pièces dont je viens de parler sont aujourd'hui au Musée
de Saint-Germain.
F. DE SAULCY.
P. S. — M. Mowat m'a communiqué une très curieuse contremarque qu'il pos-
sède; elle se voit sur le cou de la tête de Néron, grand bronze au revers
DECVRSIO. Elle se compose des lettres IX, qu'on peut lire également XI; est-ce
un chiffre? J'en doute fort. M. Mowat me semble avoir résolu ce petit problème
numismatique en renversant la contremarque, pour ia lire X, ce qui nous donne
un chiffre dix, signalant une valeur décuple aUribuée à la pièce qui en est munie.
Histoire de la Langue et de la Littérature française au moyen
ÂGE y (Taprès les travaux les plus récents, par M. Charles Aubertin,
correspondant de r Institut. — a vol. in-8°; Paris, Eugène Belin,
1876-1878.
PEBBnSR ARTICLE.
Une histoire générale de la littérature française du moyen âge nous
manquait. Les matériaux se trouvaient préparés par une critique ingé-
nieuse et exacte : V Histoire littéraire de la France, la Bibliothèque de
r École des Chartes; d'autres recueils plus récents, tels que la Ronumia;
une multitude d'ouvrages retrouvés, de textes publiés, dont quelques-
uns avec une habileté exemplaire ; un nombre considérable de travaux
de toute sorte sur la langue du moyen âge, sur les manuscrits, sur les
auteurs, sur les corporations qui ont contribué à l'avancement des
lettres, formaient un vaste trésor où l'on pouvait admirer la richesse
de notre ancienne littérature et l'ampleur des études qui s'y rapportent.
738 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
Mais le^ lecteurs curieux se trouvent comme perdus au milieu de tant
d écrits qui se présentent au hasard et en confusion devant leurs yeux.
11 était temps qu un homme instruit de tous ces travaux, qui ne fût pas
seulement un érudit, mais aussi un homme de goût, un écrivain exercé,
entreprît de mettre l'unité dans cette diversité, et de transformer en his-
toire suivie les acquisitions isolées de la science. M. Charles Aubertin a
eu ce courage. Il s'était préparé à composer ce livre par plusieurs années
d'enseignement à l'École normale supérieure, où, sous Téminente direc-
tion de M. Ernest Bersot, il a introduit l'étude de noire littérature du
moyen âge.
L'ambition déclarée de M. Aubertin est de «recueillir et condenser,
« sous une forme substantielle et précise , ce qu'il y a d'incontestable dans
« ces conquêtes récentes de l'érudition française et étrangère, pour l'offrir
(( d abord à la partie la plus jeune du public, aux élèves de nos écoles, »
et enfin à tous ceux que peuvent attirer « ces études nées d'hier et déjà
(( si florissantes. » Il voudrait même qu'elles fussent introduites dans nos
maisons d'enseignement public : a Ne serait-il pas étrange, dit-il, que
«l'histoire de nos origines littéraires, enseignée dans les universités de
«la patiente Allemagne, demeurât exclue de nos lycées, et que la France
« fût le pays d'Europe le plus indifférent à l'ancienne littérature fran-
« çaise ? »
Pour acclimater en quelque sorte ces études chez nous, M. Aubertin
écarte tout détail qui ne lui parait pas nécessaire, s'applique à bien
poser les questions principales , et se propose de les traiter à fond , de
manière à ne rien laisser d obscur dans un sujet. Il analyse, digère,
résume les recherches et les découvertes, les discussions et les juge-
ments des savants qui se sont fait un domaine dans le moyen âge. Il
parle modestement, trop modestement et en passant, de ses recherches
personnelles : ce qu'il prétend surtout offrir à ses lecteurs, c'est la
substance des travaux les plus dignes d'estime. Il cite ses auteurs en
temps utile, et les notes de son livre composent une bibliographie
méthodique sur la littérature du moyen âge.
On ne saurait lui contester la propriété de son plan : il a tracé un
cadre oii d'autres pourront introduire des faits qu'il a omis ou qui res-
tent à connaître ; il a établi un enchaînement dans les faits qui consti-
tuent ou représentent notre vie littéraire durant les siècles antérieurs
à la Renaissance. Depuis le moment où paraissent les premiers signes
de l'existence de notre langue nationale, jusqu'à l'heure où la littérature
du moyen âge expire, on assiste aux débuts, aux progrès, au dépéris-
sement de cette sorte de génie particulier de l'âge intermédiaire, qui
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 739
Sipparait lorsque les traditions de la littérature antique s*eflacent, et
c{ui s'évanouit lorsqu elles renaissent : génie original et fécond , mais
incomplet et qui n a pas pu mûrir.
L'ouvrage entier est divisé en trois parties d'inégale grandeur : la
première comprend les origines de la langue ; la seconde , qui équivaut
à plus de la moitié du tout, traite de la poésie ; et la troisième, de la
prose.
L'histoire des origines de notre langue était une introduction néces-
saire à celle de la littérature du moyen âge. Non seulement, en général,
l'éclat des lettres dépend de la perfection du langage ; mais ici , en par-
ticulier , il s'agit de savoir comment nos ancêtres se sont fait une langue ,
avant de songer à composer des ouvrages. Il y a, dans cette question,
un double attrait : le philosophe est curieux de connaître comment une
langue nouvelle a pu se former, l'historien voit, dans les origines de la
langue , celles de la nation elle-même, a Dire comment s'est formé le
i français moderne, c'est expliquer par quelle suite de révolutions, mili^
«taires, politiques, religieuses et littéraires, s'est constitué le peuple
u français. » Mais c'est aussi écrire un chapitre de la science du langage :
car, si l'on n'assiste pas ici à la création d'une langue (phénomène qui
échappe aux regards de l'histoire), du moins on voit une langue se
transformer en une autre langue par une suite de petits changements
qui sont soumis à certaines lois, et forment la matière d'une science.
Quant aux éléments dont la langue française s'est composée, on a
pu croire longtemps qu'elle était un amas de termes et de locutions
déposés dans le langage par tous les peuples qui ont sucessivement
occupé la Gaule; cette opinion s'est évanouie devant l'enquête sévère à
laquelle la langue a été soumise par la linguistique moderne. Après des
travaux tels que ceux de Fr. Diez sur les langues romanes, de M. Littré
sur la langue française, de tant de savants sur nos étymologies, il
demeure bien établi que notre langue n'est, au fond, que le latin trans-
formé. C'est le fait capital que M. Aubertin s'applique à démontrer et
à bien faire entendre.
D'autres idiomes ont contribué à enrichir notre vocabulaire et à
modifier, sur quelques points, notre syntaxe. Le langage national des
peuples celtiques, qui occupaient la Gaule avant la conquête romaine,
s'est évanoui devant la langue des conquérants ; mais il nous a laissé un
certain nombre, très petit il est vrai, de mots et de locutions. Les
Grecs, fondateurs de Marseille et de nombreuses colonies sur nos
rivages méditerranéens, n'ont, en dépit du génie expansif de leur race,
contribué qu'indirectement à la constitution de notre langue. Si l'on
740 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
met à part quelques roots que nos ancêtres leur ont peut-être empruntés
directement, tous les termes d origine grecque qui sont entrés dans
notre langue primitive, termes scientifiques, théologiques, politiques,
y sont venus par l'intermédiaire du latin. Quant aux autres peuples qui
ont eu dans la Gaule des établissements antérieurs à la conquête
romaine, Ligures, Phéniciens, Ibères, il ny a guère lieu d*en parier
que pour mémoire. En somme, toute autre langue s est efiPacée devant
celle des Romains : les idiomes celtiques se sont réfugiés dans TArmo-
rique; le latin, par un progrès rapide et continu, est devenu la langue
nationale des Gaulois, devenus eux-mêmes des Gallo-Romains.
f^e latin s'était si bien naturalisé dans les Gaules, que de nouveaux
conquérants, les Germains, en s emparant de la force publique et d'une
partie du sol, n'ont pu changer la langue. Les princes et seigneurs de
race tudesque ont été conquis par la langue latine comme les Gaulois
vaincus l'avaient été. C'est toujours, en définitive, dans le conflit des
langages, la langue la meilleure qui remporte la victoire. Mais le latin
s'altéra et se déforma par l'usage qu'en firent des esprits et des organes
moins souples que ceux des Gaulois. A partir de l'époque des invasions,
on voit paraître des signes de sa future transformation : l'élément bar-
bare agit à la façon d'un ferment qui, sans changer la matière d'un
corps, en modifie l'aspect et les propriétés. Les idiomes tudesques ont
apporté dans la langue des termes nouveaux ; mab la barbarie a fait
plus : die a fait sortir du latin une langue nouvelle.
Les conquérants germains sont les derniers étrangers qui aient agi
sur la langue de notre pays. Quand les barbares connus sous le nom de
Normands s'établirent dans la Neustrie, ils trouvèrent la nouvelle langue
déjà si avancée, qu'ils l'adoptèrent sans réserve. Ils y ont encore ajouté
quelques mots ; mais ils se sontpUés si vite au langage du pays conquis,
que les écrivains normands comptent parmi les plus anciens de la langue
française.
Le latin a donc survécu à toutes les invasions, mais le latin défiguré
et changé en roman. D'abord il faut remarquer que la langue universel-
lement parlée dans les Gaules ne fut sans doute jamais le latin classique,
mais bien le latin populaire, qui, dans l'Italie même, aux beaux temps
de la littérature romaine, vivait à côté de la noble langue des poètes et
des orateurs. Dans la Gaule , on enseigna dans les écoles le latin de
Cicéron etde Virgile; mais le commun du peuple eut pour maîtres de
langue les soldats et les marchands. Aussi, tandis que les écrivains culti-
vaient le beau latin , les paysans et toutes les personnes peu lettrées
parlèrent le latin vulgaire. G est principalement celui-ci qui fut la souche
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 741
du roman. Comme les lettrés, les clercs, s appliquèrent k reproduire
les formes du latin littéraire, ils ne contribuèrent point à laltération
de la langue: ils la subirent seulement dans les siècles de barbarie. Ce
fut le peuple qui se fit, sans y songer, une langue nouvelle, et il la fit
avec son latin, cest-«Vdire avec le latin rustique. M. Aubertin a fort
bien démêlé toutes les sortes de bas-latin qui se produisirent de siècle
en siècle. Pour abréger, il suffit de dire que c*est une langue déjà
corrompue qui subit, dès le temps des Mérovigiens , des -changements
assez considérables pour prendre un nom nouveau, se distinguer du
latin et s'appeler la langue romane.
Au milieu du vn' siècle, en 659, Texistence distincte du roman se
trouve constatée par un témoignage formel : cétait déjà la langue de la
majorité du peuple, que Ton opposait dune part à la langue des savants,
le latin, et de l'autre à celle des conquérants germains, le tudesque.
Vei*s la fin du x' siècle, à Tépoque de Tavènement de la dynastie capé-
tienne, le latin se trouvait relégué dans les écoles ecclésiastiques et
dans les cloîtres; le tudesque était refoulé en Germanie; le roman était
la langue nationale de la France, et montait sur le trône avec la famille
nouvelle, qui devait, dans le cours des siècles suivants, étendre sa
langue, avec le nom de France, sur la plus grande partie de Tancien
territoire de la Gaule.
Quels sont les caractères de cette langue nouvelle, et comment s'é-
tait-elle constituée ? Et d'abord comment faut-il entendre ce nom de
langue romane? M. Aubertin mentionne Terreur, depuis longtemps ré-
futée, de Raynonard, qui a cru qu'une langue unique avait été parlée
dans tout l'ancien empire romain du vu' siècle au x*, comme le latin
l'avait été auparavant. Il y a dans cette erreur une part de vérité : c'est
que le latin s'est altéré à peu près simultanément dans tout l'empire
par les mêmes causes, et en quelque sorte par le^ mêmes procédés;
qu'une famille de langues nouvelles a commencé à se former, et qu'on
peut les désigner toutes ensemble sous le nom de langues romanes.
Mais, si elles présentent des traits communs, elles ont aussi leurs diffé-
rences caractéristiques; et M. Aubertin n'envisage que celle qu'il ap-
pelle avec raison la u langue romane de la Gaule. » Sous cette expression ,
il faut entendre, non pas seulement une langue distincte des idiomes
congénères, mais encore un état transitoire du langage de notre pays :
ce n'est déjà plus le latin, et ce n'est pas encore le français. On en a
retrouvé des monuments qui datent du vni' siècle. Ce sont des glos-
saires (de Reichenau, de Cassel, etc.), qui mettent en regard les termes
romans et les termes latins ou tudesques correspondants. Là on peut
94
742 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
voir comment les mots latins s'étaient altérés. Dans des documents pos-
térieurs, et qui appartiennent au ix* siècle, les Serments de Strasbourg,
la Cantilène de sainte Ëulalie, le Fragment de Valenciennes, qui com-
prennent des phrases entières, on peut observer comment la grammaire
latine s est modifiée.
Les faits généraux par lesquels s*est accompli le passage du latin au
français ne sauraient être tous indiqués ici : bornons-nous aux plus
considérables.
Les mots latins se sont altérés dans leurs sons, dans leurs syllabes,
dans leurs flexions. Dans certains cas, que la science des linguistes a dé-
finis, des voyelles ou des consonnes nouvelles se sont substituées aux
sons vocaux et aux articulations de la langue latine. Ainsi e est devenu
U (pedem, pied) ; p est devenu v {ripa, rive), etc.
Les mots de plusieurs syllabes se sont contractés et réduits de diffé-
rentes façons. Ainsi bonitatem est devenu bontet (bonté); securas, seur
(sûr); matarus, meàr (mûr); delicatas, delgé (délié); imbalsaniatus , em-
baasemé (embaumé).
Enfin le système des flexions de la langue latine s'est perdu. On n*a
plus décliné les mots au moyen de six cas. Mais on a retenu en général
deux formes pour chaque nom : lune qui rappelait le nominatif latin,
et lautre qui rassemblait tous les cas indirects en un seul. On a eu ainsi
un cas sujet et un cas régime : c'est à cela que s'est bornée la décli-
naison des mots. Mais cette déclinaison, si élémentaire qu'elle soit, suffit
pour distinguer la langue romane de la Gaule des langues congénères
de l'Italie, de l'Espagne, etc., et aussi pour établir une différence es-
sentielle entre notre langue du moyen âge et notre langue moderne.
Tous ces effets dépendent de l'accent latin. C'est la persistance de
l'accent qui explique la plus grande partie des faits ou de conservation
ou d'altération, qu'on observe dans le passage du latin à une autre langue.
Tout peut être ramené à cette remarque capitale : « La syllabe accen-
u tuée subsiste ; celles qui suivent tombent ; celles qui précèdent se con-
0 tractent ou s'altèrent le plus souvent. » Ainsi les syllabes de désinence,
qui suivent l'accent, périssent ou s'amortissent et deviennent muettes :
cela explique pourquoi la distinction des cas ne s'est pas conservée : les
oreilles romanes, frappées par l'accent, ont confondu tout ce qui venait
après. D'autre part, la voix s est précipitée vers la syllabe accentuée, et
c'est ainsi qu'on a mutilé la partie du mot qui la précédait. Enfin l'ac-
cent intervient, mais d'une façon plus mystérieuse, quoique certaine,
dans la permutation des voyelles et des consonnes.
L'influence de l'accent explique encore pourquoi nous avons con-
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 743
serve une conjugaison, bien que la signification primitive de la conju-
gaison échappât aux populations romanes. Les différentes formes d'un
verbe, considérées, non plus comme des variations méthodiques d'un
même thème, mais comme des mots isolés, se sont maintenues ou
perdues selon la manière dont faccent s'y trouvait placé. Telle est la
cause générale de l'apparente bizarrerie de la conjugaison française.
Les différentes transformations qu'a subies le langage sont, ou des
conséquences des faits précédents, ou des effets d'un goût pour la sim-
plification et pour la clarté, qui a toujours fait partie de notre caractère
national. Ainsi nos ancêtres ont supprimé le genre neutre, la voix dé-
ponente, la conjugaison passive. Ils ont trouvé l'article nécessaire; ils
ont accru l'emploi des prépositions, etc.
Cette langue nouvelle, empreinte déjà d'une couleur toute nationale,
se trouvait constituée dans ses parties essentielles à la fm du x* siècle.
Elle avait même une littérature. Or, plus elle était cultivée, plus les
différences intérieures se marquaient. Ce n'était pas seulement une
langue i:omane que l'on comptait en France, mais deux : la langue du
nord et celle du midi, ou autrement, la langue d'oïl et la langue d'oc;
c'est-à-dire enfin, l'ancien français et l'ancien provençal. L'un régnait
au nord de la Loire , et l'autre au sud , tous deux reliés par des nuances
intermédiaires. Le progrès des lettres va bientôt révéler, dans chacime
de ces deux langues, des dialectes qui auront chacun leur floraison poé-
tique. Pour ne parler que de In langue d'oïl, on y doit compter au
moins quatre dialectes, que l'on appelle picard, normand, bourguignon
et français. Ils seront tous égaux jusqu'à la fin du xin'' siècle. C'est au
XIV* siècle seulement que les variétés provinciales s'effacent, que l'unité
de langage commence à s'établir avec l'unité politique, et que le français ,
c'est-à-dire la langue des rois de France, devient le modèle unique
du bon langage, la langue littéraire unique, où chaque dialecte a mis
quelque chose de soi.
Les principes de notre versification se sont établis en même temps
que la langue se constituait. Le vers français est une transformation du
vers latin populaire. L'histoire de ses origines est analogue à celle des
origines de la langue. Comment les hymnes ecclésiastiques ont servi de
transition entre la versification latine de la décadence et notre versifi-
cation nationale; comment l'usage de la rime s'est établi; quels ont
été ses progrès depuis la simple assonance jusqu'à la rime riche; de
quels vers de la poésie latine se sont formés nos deux principaux vers
du moyen âge, le décasyllabique et l'octosyllabique ; à quels usages ils
servaient dès le x"" siècle; comment Taléxandrin est né, à son tour, du
94.
744 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
vers décasyllabique ; quelles cotiibinaisons de vers furent d*abord es-
sayées, depuis la longue laisse inonorime en assonance, jusqu'aux
stances de quatre et de six vers en rimes plates ou entre-croisëes ;
toutes ces questions sont traitées avec précision par M. Âubertin, qui
amène ainsi le lecteur à Tétude de la poésie du moyen âge, après lui
avoir montré de quelle langue et de quel instrument poétique le génie
français dut tout d'abord se servir.
L'histoire de la poésie entre le xf siècle et le xvi' est divisée en trois
époques : la première comprend la poésie épique et la poésie lyrique;
la seconde, la poésie dramatique; la troisième, la poésie satirique, mo-
rale et didactique. Ce n*est pas que ces différents genres naient sub-
sisté simultanément, mais ils n'ont pas eu dans le même temps leur
saison florissante, et il y a entre eux non seulement une succession,
mais encore une sorte de généalogie.
Il n'a manqué à notre poésie du moyen âge aucun des genres prin-
cipaux entre lesquels se partagent naturellement les œuvres de l'ima-
gination, et chaque genre, par ses origines, remonte très haut dans le
passé. Retrouver ces origines obscures, ressaisir le fd qui unit les pre-
mières tentatives au plein épanouissement de chaque genre; telle est la
partie de sa tâche d'historien à laquelle M. Aubertin a consacré ses
plus grands efforts. Quand il atteint la période où un genre est parvenu
à son point de maturité, il en détermine les caractères en quelques
traits sobres et précis, choisit un petit nombre d'exemples qu'il ana-
lyse sommairement, et marque enfin les causes de la décrépitude du
genre. Cette méthode sévère laisse parfois désirer plus de détail : on se
sent bien conduit dans les difficultés du sujet; mais on regrette de ne
pas tout voir. Il procède partout de même : c*est une résolution arrêtée
de sa part. Au reste, la carrière est assez longue pour qu'on soit obligé
d'admettre ses raisons d'abréger.
Les deux genres qui, les premiers, atteignirent à leur apogée, sont
l'épopée et la poésie lyrique. Leur naissance fut simultanée : car toute
poésie primitive est un chant, et les récits héroïques, chez nous comme
partout ailleurs, ont eu pour origine des chansons sur les actions des
héros. Mais l'épopée n'a pas tardé à se séparer de la poésie lyrique pro-
prement dite : on a, de très bonne heure, chanté de vastes composi-
tions narratives sur un rythme particulier. La poésie épique s*est fait>
des habitudes et des traditions, tandis que la poésie lyrique en adoptait
d'autres : les génies différents des deux genres se sont renfermés chacun
dans leur domaine. Ajoutons que, des deux langues de la France du
moyen âge, celle du nord s'est montrée plus apte à b poésie épique, et
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 745
celle du midi à ia poésie lyrique. L'histoire respective de ces deux
genres correspond donc, dans fensemble, k relie de nos deux littéra-
tures, la française et la provençale.
Quand on jette un coup dœil sur les richesses de Tancienne France
dans le genre épique, on se rappelle inévitablement qui! a été dit, au
\vin* siècle, que «les Français nont pas ia tète épique.» On ignorait
alors que les Français, les hommes du nord de la Gaule, ont produit
d'innombrables épopées, dont il nous reste plusieurs centaines de ma-
nuscrits. C est peut-être trop pour les hommes de goût; mais ces chiffres
prouvent surabondamment que nos ancêtres ont eu ou le génie ou tout
au moins la passion de la poésie épique. Cet instinct poétique fut sti-
mulé par trois causes principales : les Français du moyen âge ont eu
des mœurs héroïques; ils ont eu un héros suprême autour duquel se
sont groupés des héros secondaires; enfin, une sorte d'éducation poé-
tique a favorisé les progrès de l'épopée. Les mœurs héroïques furent
celles des temps de la féodalité et des croisades; le héros fut Charie-
magne; l'éducation poétique se fit par les mœurs des jongleurs et des
trouvères, et par les encouragements que la poésie reçut des grands et
des peuples.
Il est hors de doute qu'on n'a jamais cessé, ni dans la Gaule barbare,
ni dans la Gaule romaine, ni après les invasions germaniques, de chan-
ter les actions des héros. Les Gaulois eurent leurs bardes, les Gallo
Romains, des chanteurs ambulants, dont les différentes espèces peuvent
être comprises sous la dénomination de jongleurs; les conquérants ger-
mains amenèrent avec eux leurs scaldes, attirèrent dans leurs cours
des poètes latins, et favorisèrent, par différents moyens, la muse bar-
bare ou civilisée qui leur rappelait les exploits des grands hommes de
leur race. D'autre part, des poètes ecclésiastiques célébraient la mé-
moire des personnages qui avaient illustré l'Église par leur martyre ou
qui l'avaient servie par leur dévouement. Des habitudes poétiques se
perpétuèrent même dans les siècles les plus sombres; et l'invention
poétique, toujours entretenue, éclata quand les circonstances lui de-
vinrent plus favorables. Les différents genres de chanteurs se firent
mutuellement des emprunts; les légendes guerrières et religieuses se
fondirent ensemble, et donnèrent naissance à une poésie à la fois natio-
nale et chrétienne, qui fut mise en longues chansons par les trouvères,
et colportée par les jongleurs ou ménestrels. Trouvères et jongleurs se
confondaient souvent : cependant les premiers furent plus générale-
ment attachés à la maison des princes; les seconds leur achetaient leurs
poèmes, et s'en allaient les chanter de châteaux en châteaux, de villes
746 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
en villes, quand des assemblées nombreuses les attiraient et leur pro-
mettaient d*amples récompenses. Us finirent par se former en corpora-
tions : ils eurent leurs chefs et leurs patrons célestes et terrestres, leurs
saints et leurs entrepreneurs. Le droit de faire chanter dans des villes
devint un fief, qu on appela le fief de jonglerie ou de ménestrandie.
Ainsi la poésie fut organisée à Timage de la société féodale.
Les poèmes héroïques furent d'abord de simples cantilènes, qui pas-
saient quelquefois du tudesque en latin, du latin en roman, et vice
versa. Peu à peu les cantilènes s'amplifièrent; d abord peu étendues,
elles pouvaient être chantées par le peuple même: on en trouve des
exemples sous les Mérovingiens. Mais un beau sujet trouvait des poètes
qui le développaient : on en faisait des chansons qui grossissaient en
circulant de pays en pays, en se rajeunissant de siècle en siècle. Il
fallait trouver toujours du nouveau sur de vieux sujets : fémulation
des jongleurs et des trouvères se manifestait par des accroissements de
plus en plus vastes du poème ou de la légende. Nos vieux poèmes
finirent par se noyer dans des longueur insupportables et dans des
embellissements insipides Les meilleurs sont en général les plus an-
ciens et les plus courts.
De toutes les légendes qui nourrirent Tépopée du moyen âge, la
pnncipale fut celle de Gharlemagne. Le fondateur du nouvel empire
romain devint avec le temps un personnage surnaturel. Aux yeux des
siècles suivants, qui virent tomber la royauté des Francs, le souvenir
de Gharlemagne demeura comme le symbole de fempire dans sa double
majesté religieuse et guerrière, celui de la royauté revêtue d'un carac-
tère divin et chargée d'une mission divine, du monarque vénéré parce
qu'il est la justice, et suivi avec enthousiasme parce qu'il est Tépée de
Dieu.
Mais, si la grande mémoire de Gharlemagne a pu contribuer à rele-
ver le ton de notre poésie épique, elle n'est pas la seule qui ait inspii*é
nos poètes. Non seulement autour de lui prennent place des héros
secondaires qui se rattachent à lui, comme Roland, Olivier, etc., mais
des familles rivales de ta sienne lui disputent la faveur des poètes.
Nos épopées se groupent par familles, parce qu'en effet trois familles
ont partagé l'attention des trouvères. Dans le langage du moyen âge,
ces familles héroïques, objets de l'épopée, sont appelées gestes, et il y
a trois gestes : celle du roi , celle de Garin de Montglane et celle de Doon
de Maïence. La diversité du ton de ces épopées et des caractères de leurs
héros méritait peut-être que M. Aubertins'y arrêtât davantage, ne fût-ce
que pour monlrer l'étonnante fécondité de notre poésie épique aa
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE. 747
moyen âge, puisque les seules chansons de gestes comprennent de très
nombreuses variétés.
Il y a du moins un contraste que M. Aubertin n'a pas négligé de
faire ressortir. A Tépopée carlovingienne, il oppose l'épopée féodale :
Tune donne le beau rôle è la royauté représentée par un grand homme,
l'autre rabaisse et Tavilit. a Le roi, sous les traits des derniers cario-
«vingiens, est un personnage faible, ridicule, odieux, une sorte de
ttThersite ou de Prusias, sacrifié à Torgueil et aux rancunes des hauts
(( barons, n On ne saurait dire ni mieux ni plus en si peu de mots. Mais
il eût été bon d'insister sur la variété des épopées féodales. M. Léon
Gautier, qui sest donné la peine de dresser un tableau de nos chansons
de gestes ^ ne compte pas moins de six gestes provinciales, compre-
nant une vingtaine de poèmes. Or ces épopées ne se ressemblent pas
toutes entre elles. Que de différences entre Garin le Loherain et Raoul
de Cambrai y et surtout entre ces deux poèmes, et Aaberi le Boargoing,
Amis et Amiles , etc. Ce n'est pas donner une idée complète de notre
poésie épique au moyen âge, que de nommer tous ces ouvrages sans
en marquer les diversités essentielles.
Pour faire apprécier la valeur poétique de nos chansons de geste,
M. Aubertin analyse et juge un exemple de chacun des deux genres
qu'il a définis plus haut, l'épopée carlovingienne et l'épopée féodale.
L'exemple du premier genre est la Chanson de Roland, et celui du se-
cond est Rojoal de Cambrai : le choix est celui d'un homme de goût;
l' analyse et l'appréciation de ces deux ouvrages sont écrites de main
de maître. Mais on regrette de ne point trouver dans son livre au
moins un jugement sommaire sur le poème d'Aliscans, si plein de pas-
sages ou touchants ou sublimes , avec une seconde partie qui appartient
déjà au genre buriesque. Rien non plus sur la grande geste des Lor-
rains , si intéressante par la vérité de la couleur, si tragique et si variée ,
qui nous parait le meilleur tableau du monde féodal que la poésie
ait transmis à la postérité. Rien encore sur Amis et Amiles, cette lé-
gende qui fit une si grande fortune au moyen âge, qui occupa le
théâtre après l'épopée, la poésie latine avant la firançaise, parce qu'elle
présentait le type accompli et sanctifié de l'amitié et du compagnonnage
chevaleresque. Nous savons bien qu'on ne peut tout dire (et combien
de choses nous omettons dans cette analyse d'un livre si substantiel !)
mais il y a des éliminations qui paraissent toujours des lacunes.
On lira du moins avec satisfaction l'histoire des poèmes du cycle
^ Le$ Épopées françaises, 1. 1, a* édition, p. Hi,
748 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
breton ou de la Table ronde. G est un sujet des plus obscurs et des
plus délicats. Les origines sont conjecturales ; la généalogie des œuvres
est singidièrement embrouillée; les idées qui ressortent de ce groupe
d*épopées sont des plus difficiles à définir nettemenL M. Âubertin, sui-
vant son habitude, débrouille avec soin les origines, classe les œuvres,
eiLpose avec détail un seid exemple : celui de la touchante et eni-
vrante légende de Tristan et d*Yseult; et enfin il conclut par un ju-
gement d*ensemble : uCest dans la description de ces langueurs et
a de ces tendresses, dans lanalyse délicate du sentiment, dans cette élo-
aquence difluse, molle, subtile, mais pénétrante, de la passion, que les
tt trouvères du cycle bi^eton ont excellé. » Et, les comparant aux auteurs
des chansons de geste, qui avaient d abord dessiné des caractères plus
fermes et développé des passions plus rudes, il montre comment le
genre nouveau adoucit lancien; comment de leur mélange, à la fin
du \u' sièc le , la poésie avait achevé dans les esprits l'idéal de la per-
fection chevaleresque, a Les mœurs générales en sentirent Tinfluence et
a en reflétèrent Téclat; un état du monde plus brillant et plus doux.
u succéda désormais à la barbarie des temps féodaux. » Peut-être aurait-
il été bon d^ajouter que l'inspiration mystique et chimérique des romans
de la Table ronde entraîna les esprits dans un monde de rêves oh se
perdirent la chevalerie et la poésie du moyen âge.
Pour compléter l'histoire de la poésie épique , il (allait parler du troi-
sième cycle, désigné par les poètes mêmes du moyen âge sous le nom
de matière de Rome ou de l'antiquité. Pour le lecteur moderne, ce
groupe de poèmes n offre pas Tintérêt des deux autres. Le travestisse-
ment d'Enée, de Jules-César et d'Alexandre en chevaliers du moyen
âge, les légendes poétiques et les histoires romanesques de l'antiquité
grecque et latine, délayées en rapsodies interminables sur le modèle
de nos chansons de geste, ne sauraient avoir Tattrait ni de nos épopées
originales ni des fictions passionnées du cycle breton. On trouve
cependant de véritables beautés dans le roman d'Alexandre, que
M. Âubertin a jugé digne d'analyse. Mais , en général , la curiosité qui
s'attache à ces œuvres est uue pure curiosité d'érudits. On veut savoir
comment le moyçn âge, qui ne se souciait en rien de l'antiquité vraie,
s*est 4pris d'une antiquité postiche; quels sont les livres ou authentiques
ou apocryphes où il a puisé ses bizaiTes notions sur l'histoire de Troie,
de la Grèce et de Rome ; comment il fut amené à regarder les
Troyens, les descendants, de Priam et leurs compagnons, comme les
ancêtres des Français, des Anglais et de bon nombre de peuples
modernes; comment enfin les héros de l'antiquité grecque et latine,
LIITÉRATUBE FRANÇAISE AU MOYEN AGE. 749
une fois naturaJisés dans la poésie du moyen âge, sonl devenus des
types de chevalerie, qui ont fait si bien leur chemin dans le monde
moderne, quà certains moments leur mémoire a égalé ou éclipsé
celle des Charlemagne, des Roland, des Artus et des Gauvain, et s'est
installée dans les romans, dans les ordres de chevalerie, dans la déco-
ration de nos forteresses féodales, et enfin dans les figures des caries à
jouer.
Après avoir répondu à ces questions, M. Aubertin embrasse d'un
coup d'oeil notre poésie épique , en montre la prodigieuse fortune dans
rOccident et jusque dans TOrient, mais aussi la décadence prématurée.
Après avoir été composés pour être chantés par des interprètes ambu-
lants, nos poèmes chevaleresques furent écrits pour être lus à domi-
cile, puis mis de vers en prose, puis accommodés de siècle en siècle à la
langue du moment, pour faire le passe-temps des lecteurs candides,
avec lalmanach de Tannée. Pourquoi sont-ils tombés si bas ? Et pour-
quoi furent-ils oubliés des gens de lettres ? Et comment se sont-ils re-
trouvés dans notre siècle? Les vicissitudes de leurs destinées et les
causes de ces vicissitudes forment la conclusion de l'histoire de la poésie
épique; histoire qui a sa grandeur, puisque c'est une partie de celle de
l'esprit humain : tout imparfaits qu'ils sont, ces poèmes ont fait du
moyen âge le disciple de l'esprit français. Une multitude d'idées et de
sentiments est sortie de là, et, tant qu'il restera quelques âmes éprises
de ce qu'on appelle les vertus chevaleresques, il subsistera dans le
monde des traces lointaines de notre ancienne épopée.
L. CROUSLÉ.
[La fin à an prochain cahier.)
95
750 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
École française d'Athènes : Bulletin de correspondance hellé-
nique. Première, deuxième et troisième année, 1877, 1878 et
1879. — Athènes, Pierre Perris, éditeur-imprimeur, place de
rUniversité, — et Paris, Ernest Thorin, libraire-éditeur, 7, rue
de Médicis^
PREMIER ARTICLE.
Le 16 mai 18&7, à cinq heures du soir, la Société archéologique
d'Athènes ouvrit, sur TAcropole, sa dixième séance annuelle. La réu-
nion avait lieu au centre de Tesplanade qui s'étend devant f escalier
occidental du Parthénon. Le roi Othon y assistait avec ses ministres. Il
avait pour trône un fauteuil de marbre blanc de forme antique , retrouvé
dans des fouilles récentes, et placé sur le rocher, en plein air. Les
grandes ruines environnantes étaient la seule décoration de la fête. Le
secrétaire, M. A. R. Rangabé, lut, en présence d'un auditoire nom-
breux, un discours où il résumait Tbistoire des travaux de la Société
depuis sa fondation. Il annonça deux événements qui frappèrent l'assis-
tance. Le premier était l'arrivée à Athènes des moulages en plâtre de
tous les marbres du Parthénon qui sont en Angleterre. Le second était
l'achèvement de la restauration du portique des cariatides du temple
d'Erechtée, accomplie par un architecte français, M. Paccard, aux frais
de l'ambassade de France, dont le chef était M. Piscatory. Ce dernier
événement en produisit bientôt un troisième que le secrétaire de la
Compagnie n'avait point à annoncer, mais qu'il avait préparé. Quelques
jours après cette séance, les membres de la première promotion de
l'Ecole française, arrivés depuis un mois à peine, furent nommés asso-
ciés de la savante hétairie. Ce jour-là fut formée une heureuse alliance
qui dure encore et qui durera toujours, on peut l'espérer. L'histoire des
résultats qui sont sortis de cette communauté de vues et d'efforts serait
digne d'être écrite. Je ne veux en faire connaître ici qu'une des consé-
quences les plus fécondes, la fondation à TÉcoIe française de l'Institut
de correspondance hellénique et la publication du Bulletin de cet Ins-
titut.
^ Le Balletin de correspondance hellénique forme, par année, un volume de a 5 à 3o
feuilles, accompagnées de planches. Le nombre des numéros est de huit.
ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES. 751
C'est au mois d'avril 1876 qu'il a tenu sa première séance. L'École
comptait alors vingt-neuf années d'existence. Cette création tardive
n'étonnera pas ceux qui savent combien de difficultés devaient être
vaincues et combien de conditions remplies pour que le succès en fût
possible. Certes ce projet était depuis longtemps dans la pensée de
l'École, dans l'esprit des hommes éclairés qui lui ont appartenu.
M. Emile Burnouf avait préparé, tenté même l'entreprise, comme l'at-
testent les articles 5 et 6 du décret du a 6 novembre 1876 portant
réorganisation de l'École française d'Athènes. Tous ceux qui aiment les
recherches relatives à l'antiquité classique, tous ceux dont la curiosité
s'est portée du côté de l'Orient et de la Grèce, avaient souhaité l'éta-
blissement de la nouvelle institution. Mais le moment favorable se fai-
sait attendre. Quand il est venu , M. Albert Dumont , alors directeur de
l'École , l'a saisi.
Son discours d'inauguration, qui fut publié par la Revue archéolo-
gique en juin 1876, fait connaître l'utilité de l'Institut de correspon-
dance hellénique , les devoirs qu'il s'impose et les moyens dont il veut
se servir pour remplir ces devoirs. L'auteur y indique, en outre, les
règles de la méthode à suivre dans les travaux archéologiques. C'est une
sorte de traité sur la matière, remarquable par la netteté des vues, par
la justesse des pensées, et plein de conseils excellents que le jeune
maître avait suivis lui-même avant de les donner aux autres.
Pour démontrer la nécessité de l'Institut de correspondance , M. Al-
bert Dumont constatait combien , à l'heure où il parlait, l'échange des
communications scientifiques entre l'Orient et la Grèce, d'une part, et
les grandes nations de l'Europe de l'autre, laissait encore h désirer : «Il
«faut le reconnaître, disait-il, l'Angleterre, l'Allemagne, la France,
« n'ont qu'une idée très incomplète des travaux qui se font dans ce pays.
«Pour toutes sortes de causes, qui tiennent en partie à l'éloignement,
«à la langue, à l'absence d'un journal de bibliographie, à l'intermit-
«tence des revues, on peut dire sans beaucoup exagérer que nous
«savons surtout des études helléniques en Orient, non ce que nous
«apprend une publicité régulière, mais ce que nous devons à l'obli-
« geance de quelques amis. » 11 importait donc d'établir entre l'Orient
grec et l'Occident des communications suivies, qui n'existaient pas à un
suffisant degré.
Il y avait lieu aussi, pour des ouvrages de grande étendue, d'éclai-
rer le jugement de l'étranger, de le préserver de l'abus des éloges, dont
Tinégalité équivaut souvent à de l'injustice. On devait, par conséquent,
marquer ce qui est original, ce qui est de simple généralisation, ins-
95.
752 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
criro sons retard les idées nouvelles, enfin rendre plus facile la tache
du licteur qui sait la langue, mais qui, ne la lisant quavec effort, se
prive souvent des connaissances renfermées dans de bons ouvrages.
L'organisateur de l'Institut de correspondance étendait sa sollicitude
à une foule de travailleurs, zélés mais obscurs, isolés, peu sûrs d'eux-
mêmes, qui sont répandus en Grèce, en Turquie, en Asie mineure.
Il croyait que, pour ceux-là, il était nécessaire de dire encore plus exac-
tement quels sont leurs travaux, afin qu'ils vissent quelle estime la
science fait de leurs recherches et quel prix elle y attache. En parcou-
rant les communications que reçoivent les diverses sociétés nommées
syllogues, on s'aperçoit vite que les bons vouloirs sont nombreux. La
science se doit t\ elle-même d'en tirer parti ; mais le premier point est
qu'elle les connaisse, pour que des intentions excellentes ne soient pas
vouées à l'impuissance et à l'abandon. Bref, le but principal qu'on al-
lait poursuivre était de stimuler le zèle , de l'empêcher de s'égarer, et
de diminuer les obstacles.
Parmi les dangers auxquels sont exposés les chercheurs sohtaires et
inexpérimentés, il en est un qu'il convenait de signaler sans retard aux
futurs correspondants du nouvel Institut. Les philosophes ne sont pas
seuls enclins à généraliser trop vile : les antiquaires, de leur côté, ont
quelquefois à se contenir eux-mêmes pour ne pas trouver toute une
époque dans un cbapiteau, toute une école dans une statue ou dans un
bas-relief, et cela alors même que les ravages du temps en ont détruit
les caractères. On les conseillait sagement en leur tenant le langage que
voici :
u La science recueille les faits; quiconque sait observer con-
« tribue à ses progrès. Ce qui perd tant d'esprits désireux de concourir
«à nos études, c'est qu'ils cherchent prématurément l'intérêt que prë-
« sentent les faits au lieu de se borner à les constater. Celui qui s'est ha-
obitué à noter ce qu'il a sous les yeux, qu'il fasse un journal de fouilles,
«qu'il copie des inscriptions ou décrive des ruines, arrive bientôt k re-
« connaître que ces observations, rapprochées les unes des autres,
« s'éclairent mutuellement; ces rapprochements lui révèlent des vérités
«nouvelles dont la certitude est alors complète. Apprendre à regarder,
(là classer ce qu'on a vu, aller du simple au composé, commencer par
«les éléments, se bien persuader qu'il n'est permis d'aborder les divers
« problèmes que dans l'ordre de la difficulté relative ; tels sont les prin-
« cipes sans lesquels il n'y a pas de méthode. »
Ces lignes judicieuses, où l'archéologie confine à la philosophie
presque jusqu'à se confondre avec elle, présentent la véritable théorie
ÉCOLE FRANÇAISE irATHÈNES. 753
du sujet. 11 n'en pouvait sortir qu'une pratique prudente et efficace en
même temps. On se garda d'y ajouter quelque vaste et ambitieux pro-
gramme, et, avec beaucoup de tact, on se contenta de portera la con-
naissance des personnes capables de s intéresser à cet ordre d'idées ,
le petit nombre de résolutions très simples que nous transcrivons
ici :
(d. 11 est créé, à l'Ecole française d'Athènes, un Institut de corres-
« pondance hellénique.
« n. Cet Institut tient des séances tous les quinze jours.
« 111. Il reçoit les correspondances scientifiques qui lui sont adres-
« sées de tous les pays grecs.
(«Il rend compte des ouvrages qui paraissent dans l'Orient hellé-
« nique.
((Il s'efforce de réunir les faits intéressant l'histoire, la langue et les
((antiquités du peuple grec, qui paraissent dans les revues ou dans les
((journaux.
(( IV. L'Institut publie une revue destinée à réunir tous ces faits et à
(des porter à la connaissance de l'Occident.
ull réclame le concours des syllogues fondés en Turquie, des écoles,
((de tous les hommes qui travaillent, dans leur propre intérêt et pour
(( le progrès de la science. »
Je vais maintenant parcourir les trois années du Bulletin et faire voir,
par un certain nombre d'exemples et d'extraits, comment l'Institut de
correspondance hellénique a accompli ses projets et tenu ses pro-
messes.
Remarquons d'abord la place accordée aux fouilles qui ont été exécu-
tées dans de grandes proportions. Non seulement le Bulletin annonce le
plus tôt possible ces importantes explorations, mais il en publie souvent
le plan lithographie, donne le catalogue descriptif des objets décou-
verts, et, soit tout de suite, soit ultérieurement, discute dans des Mé-
moires spéciaux les questions relatives à la provenance, à l'âge, à la
signification religieuse ou politique et à la valeur esthétique de ces mo-
numents. Le premier numéro du Bulletin , sous la date de janvier 1 87^ ,
informe qu'à la prière et sur les indications de M. Lambert, archi-
tecte pensionnaire de l'Académie de France, des fouilles ont été prati-
quées, sous la direction de M. l'Ephore général des Antiquités, pour
754 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
reconnaître l'enceinte de rÉrechteïon. Et , à cette information , M. Th. Ho-
moile, de l'École d'Athènes, joint aussitôt un catalogue des sculptures
et des inscriptions trouvées pendant ces travaux. Le cahier de mars,
même année, contient un plan, dressé par M. Lambert, des fouilles du
versant méridional de l'Acropole, et un catalogue où M. Paul Girard,
membre de l'École, énumère, décrit et apprécie les ex-voto à Esculape
et à Hygie, découverts dans ces mêmes terrains. Au mois d'avril,
M. Jules Martha, membre de l'École, s'empressait d'entretenir Tlnstitut
de correspondance et les lecteurs du Bulletin des tombeaux de Spata,
découverts et fouillés peu de mois auparavant. J'en ai parié ici même
en décembre 1877, ^'^P^^s YAOvvatov. Le Bulletin de correspondance,
qui avait de très bonne heure accordé à ces monuments une l^itime
attention, a continué de s'en occuper avec persévérance. Déjà, dans le
cahier même où il signalait les fouilles de Spata , M. Jules Martha étu-
diait une inscription provenant de cet endroit de la Mésogée, et qui est
un contrat de vente à réméré. Plus tard, en juillet 1879, le savant ju-
riste, M. R. Dareste, de l'Académie des sciences morales et politiques,
insérait dans notre recueil l'explication d'une inscription hypothécaire
recueillie dans le même lieu. Enfin, le cahier d'avril 1878 s'ouvre par
un travail considérable de M. B. Haussouiller, de l'École d'Athènes;
c*est un catalogue de quarante-trois pages , dressé d'après une méthode
irréprochable, et où sont classés et décrits, comparés et jugés au point
de vue de la chronologie et de l'art, les objets en terre, en verre, en
ivoire et en or, récoltés dans les hypogées de Spata. Cinq planches de
reproductions photographiques jointes au texte fournissent de ces ob-
jets des images beaucoup plus fidèles que ne l'avaient été les copies au
trait précédemment publiées ailleurs.
Il serait aisé de montrer que le Bulletin n'est ni moins bien informé,
ni moins abondant, ni moins précis au sujet des fouilles de Mycènes
par M. Schliemann, de Dodone par M. Constantin Carapanos, de Délos
par M. Th. Homolle, membre de l'École française d'Athènes. Il serait
trop long d'insister sur les articles qu'ont provoqués chacune de ces
grandes explorations. J'aurai d'ailleurs occasion d'y revenir à propos des
objets d'art qu'elles ont rendus à la lumière, et dont il convient mainte>
nant de dire quelques mots.
D'abord, en fait d'oeuvres de sculpture, les chercheurs ont retiré
du sol des statues, des bustes, des bas-relieCs , des statuettes et des bi-
joux.
Les statues ne sont, comme on le pense bien, ni en grand nombre,
ni d'une très belle exécution. Mais il en est qui servent à marquer telle
ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES. 755
époque de lart dont on ne possédait aucun échantillon. De ce nombre
sont les sculptures que M. Th. HomoUe a retrouvées à Délos. On sait
quelle a été Timportance des opérations poursuivies par ce jeune savant.
En présentant un de ses Mémoires à l'Académie des Inscriptions,
M. Heuzey disait : u L'emplacement et les dimensions du célèbre temple
tt d'Apollon, ainsi que celles du temple d'Ârtémis, se trouvent pour la
0 première fois déterminées avec certitude par ses découvertes. Un grand
«nombre d'inscriptions inédites, recueillies en même temps, font con-
tt naître les inventaires d objets précieux conservés dans les sanctuaires et
« d'autres documents analogues. Le texte est accompagné de planches
tt représentant des sculptures intéressant l'histoire de l'art, qui ont été
«découvertes au même emplacement, et dont l'une est la plus ancienne
«statue grecque portant inscription qui soit aujourd'hui connue. Ces
«fouilles font grand honneur à notre Ecole française, et figurent avec
« avantage à côté des découvertes faites pendant ces dernières années
« en Grèce. »
La statue archaïque dont parlait M. Heuzey se voit en épreuve pho-
tographique sur la planche I du cahier de janvier et février 1 879. Dans
le même numéro, M. Th. Homolle soumet ce monument à un examen
approfondi. La statue lui parait justement présenter le type du ^éotvov
ou idole primitive dans toute sa simplicité et toute sa rudesse. On ne
saurait, dit-il, imaginer rien de plus naïvement grossier. Le seul détail
dont il soit tenu compte dans cette gaine rigide, c'est la saillie et la
rondeur des hanches, Tévasement du torse, qui ressemble plus à une
figure géométrique qu'à une forme humaine. Les bras ont l'aspect de
pièces rapportées. Tout au plus quelques lignes de la tête semblent-elles
témoigner de certaines intentions et d'un commencement d'adresse.
Mais l'intérêt de cette idole est grand parce qu'elle est unique en son
genre jusqu'à présent, que Ion peut connaître avec certitude le sujet,
la provenance, et conjecturer avec une suffisante probabilité la date
de l'ouvrage. Grâce à une inscription placée sur la moitié inférieure et
du côté droit, on conjecture avec vraisemblance que la statue est sortie
d'un atelier de Naxos. L'artiste naxien peut être placé, selon M. Ho-
molle, entre la vingtième et la cinquantième olympiade. L'inscription
démontre que la statue est d'Ârtémis. On a donc là une image conforme
au plus ancien type des idoles faites à la ressemblance de l'homme. C'est
un curieux anneau de la chaîne que les historiens de l'art grec désirent
si vivement reconstituer.
M. Th. Homolle travaille à cette reconstitution. Rien qu'à l'égard des
représentations d'Ârtémis, il a découvert ou vu, et il indique ou décrit
756 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
(les fragments qui prouvent que ie type se perfectionne peu à peu. On
peut y voir les signes de la mobilité , plus tard ceux de la vie se dégager
graduellement. Il y a des débris où la poitrine de la déesse est moins
plate , où la gaine qui enveloppe les jambes est moins carrée. Un autre
fragment marque un nouveau progrès qui se trahit dans l'arrangement
de la chevelure et dans le modelé du sein. «Ainsi, conclut M. Th. Ho-
« molle, il ny a pas de saut brusque, mais, au contraire, une série de
« transitions bien liées, de progrès lents et successifs , enfin tout ce qui
«constitue un développement libre et original. »
La décadence de la sculpture grecque s'est accomplie par gradations
lentes, comme sa croissance. Elle a gardé longtemps ses merveilleuses
qualités. On en a une preuve de plus dans les bustes des cosmètes de
Téphébie attique, découverts il y a quelques années et conservés aujour-
d'hui au Musée national d'Athènes. Cette série ne comprend pas moins
de trente-trois portraits que M. A. Dumont estime tous dignes d'être re-
produits par la gravure. M. A. Dumont en a fait un premier choix, et
six de ces bustes ont été gravés et publiés par le Bulletin. Pour bien les
apprécier, il importe de se rappeler ce qu'était l'éphébie, en quoi con-
sistait la charge de cosmète, et à quelle date se rapportent les portraits.
Sans faire de trop larges emprunts au remarquable livre de M. A. Du-
mont sur l'éphébie attique \ sans aborder la question chronologique
qui semble bien avoir été résolue par M. E. Egger dans le Journal des
Savants^, redisons pourtant ce qu'était l'institution éphébîque et le rôle
qu'y avait le cosmète. « L'éphébie est l'éducation du citoyen par l'Etat. A
«dix-huit ans, la république prend les jeunes gens et leur donne des
«maîtres; ils seront peut-être stratèges, archontes, prytanes; elle les
a soumet à un noviciat politique. Le collège n'est pas seulement une
« école de philosophie et de rhétorique, un gymnase ou une association
«religieuse; il est avant tout et surtout une institution où l'on apprend
«à devenir citoyen; ses caractères sont aussi nombreux que sont com-
« plexes et variés les devoirs de l'Athénien ^. »
Maintenant, qu'est-ce que le cosmète? «Le chef de l'éphébie est le
«cosmète; il exerce une magistrature, ipx'fy l^s décrets le disent avec
« précision; il est élu par le peuple, soumis à la dokimasie, examen qui
« prouve qu'il a les aptitudes nécessaires pour la dignité qu'on lui con-
«fère; il reste un an en charge, et, à la fin de cette année, il rend
u compte de sa gestion, eù6vvat. C'est un haut directeur qui veille à
' A. Dumont : Essai sar VEphébie at ' Cahiers d'avril et mai 1877.
^içiw, a vol. in-8', F. Didot, 1876. * Essai sur VÉphébie attique, t A*', f. 6.
ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES. 757
a toutes les affaires importantes du collège, chef de tous les maîtres spé-
(cciaux, délégué direct du peuple, futur stratège et futur archonte ^))
Enfin les personnages représentés dans les six bustes que donne le Bul-
letin appartiennent au premier, au second et au troisième siècle de notre
ère. Certes il serait ridicule de chercher dans ces têtes de marbre la
moindre indication de la magistrature des cosmètes. Mais il est facile
dy apercevoir une gravité douce, une dignité bienveillante, animée,
chez deux ou trois de ces visages, par un sourire tout paternel. Et ce-
pendant nous sommes loin de Phidias, de Praxitèle , et aussi de Lysippe.
D*autre part, si les traits de tel cosmète, par exemple de Sosistratos,
rappellent les types grecs, cest de loin et avec moins de fermeté et de
noblesse; et ceux d*Héliodoros sont presque d'une figure moderne et
assez commune. Notons toutefois que les uns et les autres témoignent
d un ai*t qui sait encore reproduire d'une main sûre les caractères indi-
viduels et relever ces caractères par l'expression. C'est ainsi que M. In-
gres, en copiant exactement des modèles vulgaires, démêlait et faisait
voir ce que ces corps , souvent chétifset misérables, comportaient d'élé-
gance.
Ch. LÉVÉQUE.
[La fin à an prochain cahier. )
' A. Dumont Ouvrage cité, 1. 1*', p. i66.
96
758 JOURNAL DES SAVANTS. — DECEMBRE 1879.
Là Maréchale de Villàrs.
TROISIÀIIB ARTICLE ^
Pendant les dernières années du règne de Louis XIV, la maréchale
de Viilars a joui d'une existence très honorée. Le reflet de la gloire de
son époux lui formait une auréole dont elle se montrait fort heureuse
et dont elle entretenait Téclat avec un soin assidu. Le roi lui-même était
empressé auprès d*elle, sans que M"^ de Maintenon en éprouvât de
Tombrage, ce qui arrivait quelquefois à d'autres, comme on sait. Elle
partageait et secondait les ambitions du maréchal , mais avec une réserve
accommodante qui toujours accusait le bon goût, quelque intérêt qu elle
prit au succès.
En 171a, quelque temps avant la journée de Denain, comme on
prévoyait la vacance d*une charge de capitaine des gardes quambition-
nait Viilars, la maréchale écrivit à M™ de Maintenon :
« Les bontés, Madame, dont vous avez toujours honoré M. de Viilars,
«me font prendre ia liberté de m adresser à vous avec confiance, pour
«vous dire que je Tai vu désirer avec passion de s'approcher de la per-
« sonne du roi. Les malheureuses conjonctures feront qu'il n'osera peut-
« être pas se mettre sur les rangs, pour avoir la charge de capitaine des
«gardes. José vous supplier. Madame, de vouloir bien laider dans
« celte occasion. Je tremble que, s il a le malheur d'être oublié parle roi,
«cela n'achève de l'accabler. Les plus grands hommes ne sont rien, si
• vous ne les faites valoir. Je mande à M. de Viilars que j'ai l'honneur
«de vous écrire. Voilà le seul pas que je ferai. »
Cette élégante modération d'attitude et de langage, de la part de la
maréchale, tempérait la vivacité habituelle de son époux et lui rallia
souvent des sufl^rages qui s'en étaient éloignés.
Les trois hôtels de Varangeville, de Maisons et de Viilars, formaient,
dans le grand monde, un groupe puissant avec lequel il fallait compter.
C'était la continuation de futile habileté de M. Courtin, qu'appréciait
tant Louis XIV. Les filles de l'éminent diplomate étaient signalées par
l'art de tenir une maison avec grâce et magnificence. Elles vivaient
' Voir, pour le premier article, ie cahier d*octobre, p. 617 ; pour le deaxième, le
cahier de novembre, p. 683.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 759
dans une intime union, bien que chacune d'elles eût comme un dëpar*
tement séparé : M"*'' de Varangeville conservant autour d'elle les élèves de
MM. d' A vaux et Servien, qu elle accordait et dirigeait; M"* de Maisons
réunissant les gens de robe , qui bientôt, on le pressentait , allaient devenir
si influents, si nécessaires : les recevant, non en présidente, mais comme
dit Saint-Simon, avec uine grâce de plus du grand monde, et y domi-
nant comme une beauté romaine, que bien des gens préféraient à celle
de sa sœur; enfin M'^de Villars accueillant la haute administration civile
militaire avec un tact exquis; toutes ensemble sans jalousie, sans concur>
rence même de beauté : le sens des affaires prédominant sur les riva-
lités, et toutes professant une déférence profonde, ainsi qu'une afiection
sincère pour le maréchal de Villars. Voilà comment et avec de tels
auxiliaires, ce dernier, indépendamment de son mérite, put conjurer
tant d'inimitiés coalisées contre lui, et qu'attestent les témoignages con-
temporains.
Les dignités de la maréchale s'accrurent, en 1711, après la mort
de M. de Vendôme, du gouvernement de Provence dont nous parie-
rons plus tard; elles s'accrurent surtout de l'importance que la victoire
avait donnée indirectement au rôle politique du maréchal.
Ainsi, en décembre de cette année, à l'ouverture des conférences
d'Utrecht, le roi Louis XIV ayant reçu de la reine d'Angleterre un envoyé
secret, dont, à l'exception de Dangeau, il n'est pas du tout parlé dans les
mémoires du temps, les Villars donnèrent une fête magoifique à l'envoyé
britannique, qui était un membre de la Chambre des communes, dont
la mission demeura mystérieuse, devança celle de M. Prior, et proba-
blement avait pour objet quelque entente jacobite entre la reine Anne
et Louis XIV; car nous savons aujourd'hui que lun des ressorts de
la pacification d'Utrecht était le rétablissement espéré, peut-être pro-
mis, des Stuarts siu* le trône, de la part des torys et de la reine Anne,
laquelle mourut avant d'avoir pu satisfaire son désir ardent et secret. La
maréchale faisait les honneurs de Paris à tous les gens de marque de
l'Europe, dont le caractère se rattachait à la paix d'Utrecht. En août
1 7 1 Â > elle avait préparé, au Cours la Reine, une matinée festoyante, en
l'honneur de milord Peterboroug ; préparatifi» splendides et d'un goût
nouveau, qui manquèrent leur effet, par la survenance d'un orage malen-
contreux, et dont le désastre ne put être réparé par une fête nouvelle,
à cause du départ précipité de lord Peterborough pour l'Angleterre , où
le rappelait l'agonie annoncée de sa souveraine. Il y avait au Cours la
Reine deux mille, carrosses réunis, pour cette fête en plein air, qu'on
essaya de maintenir contre l'orage, mais en vain; la musique militaire
760 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
tint bon , mais rillumination demeura impossible, et les tables du souper
furent impitoyablement ravagées.
La courte campagne de i yiS contre le prince Eugène sur le Rhin,
où Villars fut encore blessé, et les négociations de Rastadt et de Bade
rehaussèrent encore la considération de la maréchale, qui en profita dis-
crètement, mais à son plus particulier avantage. Elle eût pu voir sou-
vent dans le grand monde de Versailles cet électeur de Bavière, jadis si
"peu d'accord avec son époux, sur le théâtre de la guerre, et qui était
venu oublier dans les plaisirs de Paris les disgrâces de la fortune des
armes et les déceptions de sa politique électorale. Mais il est évident
que les Villars ont évité sa rencontre, ainsi que les compagnies dissipées
où vivait rélecteur.
En revanche, la maréchale fut encore plus récherchée à Versailles.
Elle était de tous les Marly, et le duc de Berry, comme le roi lui-même,
semblaient se plaire singulièrement en sa compagnie. La galanterie du
duc de Berry s y fit remarquer en plus d'une occasion. Le monde pari-
sien s'était épris, en ce temps-là, d'une passion véritable pour un de ces
jeux d'enfants auxquels s'adonne quelquefois l'ingénieuse oisiveté de
l'âge mur, pour tromper son ennui ou pour occuper ses moments, la
passion des marionnettes. Un certain perfectionnement avait rendu, pa-
raît-il , ce spectacle plus attrayant. Ce n'était plus seulement l'esprit de
Polichinelle qui attirait les ciu*ieux: de polichinelle à qui l'on faisait dire
et faire tout ce qu'on ne pouvait ni dire ni faire soi-même; la haute mé-
canique s'était mêlée del'afiaire, et, grâce à ses ressources, on avait pu
représenter des actions fort compUquées, par exemple la victoire de De-
nain , qui était l'événement populaire de l'époque. Le maréchal fut dési-
reux de voir comment ces petits bonshommes de bois avaient rendu sa
bataille, et s'en montra content. La duchesse de Berry, retenue è Ver-
sailles par une grossesse, y fit venir les marionnettes de Paris, et y invita
les hôtes de Marly, où se trouvait à ce moment la maréchale de Villars;
et le duc de Berry partit de Marly à neuf heures du soir, pour Versailles,
y menant, dans son carrosse, la maréchale, la duchesse de Lauzun, avec
d'autres dames, qui revinrent à Marly, après avoir battu des mains aux
marionnettes, et fait médianoche avec la duchesse de Berry (a 5 février
171 3). Heureuse princesse, si elle n'avait cherché plus tard, ailleurs
que chez les marionnettes, la distraction de ses chagrins 1
Le goût des marionnettes s'était aussi introduit à Sceaux, chez la du-
chesse du Maine, où la fantaisie en a été importée peut-être par la
maréchale elle-même, après les représentations amusantes de la du-
chesse de Berrv.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 761
Louis XIV avait-il remarque le goût de son petit-fils pour la maré-
chale? Ce qui est assuré, cest qu'après la mort de ce prince, le roi
donna aux Villars l'appartement qu occupait au château le duc de Berry,
en y joignant même quelques additions qui rendaient ce logement plus
commode. Il avait sept grandes croisées sur le jardin. On voyait sou-
vent, dans la forêt de Marly, le vieux roi promener ses douleurs de fa-
mille, seul dans le fond de son carrosse, avec M"*' de Villars au-devant,
le souvenir du duc de Berry entre eux deux. La maréchale était même
quelquefois déléguée par Louis XIV, pour faire les honneurs de ces hauts
de Marly, qu'il affectionnait, à des étrangers illustres.
Ce fut après la moit du duc de Berry, que les résolutions du roi , au
sujet de MM. de Toulouse et du Maine, furent fixées, à Teffet de les faire
reconnaître princes du sang, de simples légitimés quils étaient, et de
les déclarer aptes à la succession de la couronne. II en résulta un sur-
croit de faveur pour la maréchale de Villars, en raison de son alliance
avec le Président de Maisons, dont la haute influence, au Parlement de
Paris, était l'objet d une grande considération de la part du roi '.
Jai parlé de la vogue des marionnettes; un autre engouement se
produisit, vers ce temps-là, dans la société parisienne, celui des prome-
nades de minuit, au Cours la Reine, pendant les chaleurs brûlantes de
Télé. On soupait, et puis on allait, en carrosse, promener au Cours, où
Ton rencontrait, à minuit, autant de voitures, qu'aux heures du jour où
on y allait d'ordinaire, et Ion y dansait tous les soirs, dans le rond-point
disposé à cet effet par des entrepreneurs. «On n'est point à la mode, dit
((le Mercure d'août 1 7 1 6 , si l'on n'a, à présent, un soufflet ou une car-
«riole découverte, pour aller se promener la nuit au Cours; si Ton n'y
«profite pas jusqu'au jour du clair de lune, lorsqu'il y en a, ou si l'on
« ne fait pas provision de flambeaux, lorsqu'il n'y en a pas. On m'a assuré
«que la mode viendrait bientôt de se passer de la lune et des flam-
«beaux. Dès qu'on est arrivé au rond-point, qui est au milieu des allées
«du Cours, les dames, les demoiselles et les messieurs mettent pied à
«terre; on y danse aux chansons, ou au son des instruments qui s'y
«rendent; on y joue à colin-maillard et à d'autres jeux. Rien n'est plus
« galant que cette promenade. »
Trop galant peut-être, car, en juillet 1 7 1 5 , la mode ayant repris de
plus belle, le Parlement qui avait la police, oui le rapport des abus
signalés, fit donner l'ordre d'évacuer le Cours et d'en fermer les grilles
^ Le cdcul du roi fut déjoué par la avani celle de Louis XIV lui-même. Voyec
mort subite du Président , quàques jours Sain^Simon .
762
JOURNAL DES SAVANTS. — DECEMBRE 1879.
dès dix heures du soir. M. de Torcy, qui eut un bel hôtel au Cours la
Reine, lut ainsi prive d*un agréable spectacle ^
La maréchale de Villars voyait alors ( 1 7 1 4) s'éteindre quelques célé-
brités féminines duxvii* siècle : la comtesse d'Olonne. de Bussy-Rabutin,
la duchesse de la Ferté, sa sœur: débris galants de la société dissolue
dun autre âge. Aimables et bonnes femmes au demeurant, naïves en leur
désordre, et qui, dans leurs vieux jours, vouées à la pénitence de leurs
fautes, n'avaient pas trouvé de meilleur expédient pour leur pardon que
de faire jeûner avec rigueur les gens de leur hôtel. Alors s'éteignait
aussi et devançait Louis XIV dans la tombe, la plus jeune et la moins
déraisonnable des nièces de Mazarin, la duchesse de Bouillon^, dont le
bel hôtel nous est conservé dans sa fraîcheur, quai Malaquais. Par contre,
commençaient à poindre les femmes de la régence, et, sans parler de la
duchesse de Berry, avec laquelle les Villars n'eurent que peu de rela-
tions, et pas toujours agréables, la fameuse marquise de Prie, la fille du
riche partisan Pléneuf, mariée en 17 13. Les caractères des femmes du
xviif siècle partent de cette époque et se développent avec une scan-
daleuse rapidité, à compter de la mort du roi, qui arriva le 1* sep-
tembre 17 15.
Quelques jours avant, le maréchal avait dû partir avec M*^ de Villars
pour aller prendre les eaux de Barèges, se rendre après dans la Pro-
vence, et s'y mettre en possession du gouvernement de ce pays, 011 Vil-
lars avait succédé au duc de Vendôme; mais les nouvelles qu'il reçut de
l'imprévu déclin de la santé du roi le ramenèrent à Paris. Il était per-
' M. de Torcy avait payé cet hôtd
260,000 livres. Vers le même temps
le maréchal de Tallard paya le bel hôtel
de Bretonvillers, dans file Saint- Louis,
aao,ooo livres. — L'hôtel Colbert, me
des Petits-Champs , fut acheté , en 1 7 1 3 ,
ai 5,000 livres. — L'hôtel de la Vril-
lière (la Banque) fut vendu au comte
de Toulouse, 3oo,ooo livres.
* Saint-Simon, Additions à Dangeau,
sur 39 juin 1 7 1 4 « a laissé de la duchesse
de Bouillon ce portrait étincelant : « Sa
• vie avait élé d'autant plus libre qu'elle
• était échue au plus commode de tous
• les maris. Avec le plus aimable visage,
• elle avait beaucoup d'esprit et fort
torné de toutes sortes de lectures :
• un esprit hardi, mâle, entreprenant,
• dominant, et qui avait dominé toute sa
« vie ; beaucoup de hauteur en tout genre ,
• et, quoique répudiée du commerce de
• toutes les femmes qui ne voulaient pas
«se perdre tout à fait de réputation,
• elle avait su se former une cour des
« autres , et de tout ce qu'il y avait de
«plus distingué en hommes, ou par
« l'esprit, ou par l'éclat extérieur; grand
«jeu et toutes sortes de jeux; grande
« table soir et matin , une grande dé-
«pense tout à part de celle dé son
«mari, en revenus et en officiers qui
« n étaient qu'à elle. Elle sortait le moins
« qu'elle pouvait de chez elle, par gran*
«ueur, et elle y tenait un tribunal ou
« tout le monde comptait Phisieurs fois
«exilée, eto« etc.»
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 763
sonneilement fort attache à Louis XIV et à son système politique. A son
tour, le roi comptait tellement sur le dévouement de Viilars, qu'il
Tavait institué, dans son testament, membre du conseil de régence , bien
qu'il eût évité, pendant sa vie, d'avoir Viilars auprès de sa personne,
dans ses conseils, le réservant pour d'autres honneurs et pour les grands
commandements militaires, où Viilars était l'objet de sa confiance en-
tière. Le maréchal ne déguisa point le chagrin qu'il éprouva de voir les
dispositions testamentaires du roi annulées par le Parlement, mais il
fut prudent dans ses manifestations, et le duc d'Orléans, qui le ména-
geait, ne le considéra point comme hostile à sa personne, ce qxii était
vrai. S'il l'écarta du conseil de régence, il le mit à sa place, à la tête
du conseil spécial de la guerre ^ qui fut cependant pour le maréchal
une source de tracasseries.
Quant à la maréchale, la mort de Louis XIV amena tout d'abord un
grand changement dans son existence. Le Président de Maisons était
mort inopinément, à peu de jours de distance du roi lui-même. L'âme
du groupe des trois hôtels s'était évanouie. La fille du Régent ^M""* de
Berry, qui devint une puissance, n'aimait pas M°** de Viilars, et le maré-
chal se souciait peu qu'il en fût autrement. M*"* de Maintenon dispa-
raissait de la scène politique. A Theure où le roi se mourait, elle était
partie pour Saint-Cyr, d'où elle n'est plus sortie, voulant rester étran-
gère désormais à toutes les affaires de ce monde. Fidèle, en ce point,
aux recommandations du roi, le Régent, dès les premiers jours de son
avènement, avait été, de sa personne, à Saint-Cyr; pour régler les inté-
rêts de M'^de Maintenon à son contentement; mais la Marquise, tou-
jours pleine de sens, refusa noblementles faveurs et les grâces, et, ferme
dans sa résolution, demeura comme morte pour l'univers entier^ et
même pour ses anciens amis.
La maréchale de Viilars perdit donc à jamais l'appui et les conseils
de M"** de Maintenon, qui lui portait une allection particulière , en reflet
de celle qui l'attachait au maréchal et qui remontait au père de ce deiv
nier. M"^ de Viilars était très sympathique à M"^ de Maintenon : douées
toutes les deux de cette organisation privilégiée qui sauve une femme
de l'entraînement, tout en lui laissant la puissance de ses charmes, elles
appréciaient l'importance d'une considération intacte; et M"' de Viilars
fut toujours prête, comme M"^ de Maintenon, à sacrifier son plaisir à
cet intérêt supérieur. Avec un esprit bien inférieur à M"** de Maintenon,
M*"* de Viilars pratiquait donc les mêmes maximes et en fit la règle de
' Voyez, â ce sujet, la diatribe viûleote de Saint-Simon sur Dangeau, XVI, i8S.
76(1 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
sa vie. Jetée, au changement de règne, dans un pas difficile, Tintelii-
gence de ses intérêts lui montra la voie à suivre, et sa perspicacité la tira
heureusement de plus d'une situation délicate.
Des orages intérieurs ou inattendus faillirent pourtant compro-
mettre ses plans.
Dans les dernières années de la vie du roi, la jeunesse de la cour
avait mis à la mode les bals masqués. M"** de Maintenon ne les aimait
pas, y ayant été jadis Tobjet dune hardiesse un peu libre. Le roi les
trouvait peu dignes de Sa Majesté. Mais le duc d^Orléans, M"^ la du-
chesse de Berry, sa fille, la duchesse du Maine, la duchesse de Bour-
bon , y trouvaient du piquant et s*en donnaient le plaisir à loccasion ,
malgré les accidents qui en avaient montré les dangers.
 peine arrivé à la régence, deux seigneurs experts en matière de
fêtes et de plaisirs, proposèrent au prince d'instituer en permanence des
bals publics masqués, dont le Régent et sa cour devaient tirer agrément,
et dont eux devaient tirer un notable profit. Dans la salle de TOpéra, et
dans le& bâtiments du Palais-royal même, trois jours de la semaine
devaient être consacrés à un bal masqué payant, dont la police et fad-
ministration avaient été soigneusement réglées par le chevalier d'Au-
vergne et par le duc d*Antin.
Ils obtinrent d'autant plus facilement l'autorisation du duc d'Orléans,
qu'il y trouvait un divertissement de son goût et assuré , sans avoir la peine
de sortir de chez lui, et une source d'aventures amusantes qui ne lui
feraient jamais défaut. Les sévérités de Saint-Simon, sur ce point, con-
firment une vérité trop attestée pour être mise en doute. Le Régent , dit-il ,
mit ces bals à la mode, et des gens graves et en place y parurent indé-
cemment. La première soirée eut lieu le a janvier 1716, quatre mois
à peine accomplis depuis la mort du roi. Le duc d'Orléans y parut non
masqué, accompagné du duc de Noailles. «Quand il s'agissait de son
((.plaisir, dit Saint-Simon, le duc d'Orléans était facile, ennemi de toute
« dignité , et il n'en gardait aucune, même pour soi. » Depuis ce premier
jour, les bals masqués de l'Opéra ont eu lieu trois fois par semaine,
avec une grande magnificence, jusqu'à la mort du régent. La duchesse
de Berry y allait souvent, comme son père, masquée ou non. On y
menait de jeunes princesses du sang; la duchesse de Bourbon y con-
duisait M^** de Clermont. A leur exemple, toutes les belles dames de
Paris fréquentèrent les bals masqués de l'Opéra. Le duc d'Orléans pas-
sait de là , souvent, à quatre heures du matin , dans son cabinet de
travail, et le public parisien était émerveillé de ce genre de vie.
La maréchale de Villars ne parut jamais dans ces bals, mais le mare-
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 765
chai , son époux , eut la curieuse faiblesse de 8*y commettre sans masque
avec le maréchal d*Estrées. Les deux guerriers souriaienl, dans une
loge, au spectacle de la folie des assistants, lorsqu'un masque impeiii-
nent les aborda d*un ton familier, et leur demanda pourquoi ib ne se
mêlaient point à la danse, où leurs lauriers, ombrageant d'autres orne-
ments de leurs fronts glorieux, produiraient le meilleur elFet. Le maré-
chal d'Estrées prit le propos en gaieté, mais le maréchal de Villars,
malgré tout son esprit, ne put endurer la plaisanterie et menaça Tinso-
lent du bâton dont il appuyait ses blessures; à quoi le masque répondit :
«Pour les coups de bâton, j'en ai donné maintes fois à d'autres; quant
a à l'insolence , c'est pour en dire à mon aise que j*ai pris le masque; » et
la-dessus le drôle disparut, à la faveur de llmmunité du lieu et de la
foule qui le protégeait. L'aventure courut la salle de bal et les salons
du lendemain. On en rit beaucoup chez Madame de Bavière, au Palais-
royal, et ailleurs; mais la rentrée du maréchal à l'hôtel de Villars fut
marquée, dit-on, par un éclat d'humeur peu contenu. Le grand maré-
chal de' Villars était dans son tort^ Qu'allait-il faire au bal masqué?
Une question beaucoup plus grave, une question de gouvernement,
rendit momentanément difficiles les relations du Régent et du maré-
chal. La dextérité de la maréchale en sauva son époux.
Louis XIV avait, parla nécessité des temps, laissé un grand désordre
dans les finances. La première pensée du Régent fut d'y poiu*voir; la
pensée était excellente , mais les moyens ne furent pas également heureux.
Tout d'abord (novembre lyiS) il s'assura d'un versement mensuel de
2,5oo,ooo livres, par un traité fait avec Samuel Bernard, le riche ban-
quier de l'époque, lequel, moyennant la cession de quelques produits
et un intérêt de lo p. o/o, s'engagea à faire des avances au Trésor.
Cette opération ne fut pas blâmée , mais un second expédient fut moins
approuvé. Ce fut ce qu'on nomma la recherche des traitants, c'est-à-
dire la revision de tous les marchés faits par l'État avec les gens d'affaires
et de finances, depuis une certaine époque, revision opérée par une
chambre souveraine de justice, à laquelle fut conféré le pouvoir d'im-
poser des taxes, des restitutions, à tous les financiers qui avaient pris
à ferme des deniers ou des services publics; de poursuivre criminelle-
^ Malgré Tordre qui régnait dans ces un emprisonnement à la Bastille, enGn
bals, maintes querelles y naquirent, un acquittement, après des mois de cap-
entre autres celle de MM . de Richelieu et ti vite.
de Gacé, qui furent se battre à la clarté Une autre fois, le feu prit dans une
d'un réverbère, rue Saint-Thomas-du- loge, et les habitants du Palais-royal pas-
Louvre. Il s^ensuivit une procédure et sèrent la nuit entière dans la crainte.
97
766 JOURNAL DES SAVANTS. ~ DÉCEMBRE 1879.
ment même ceux qui, depuis trente ans, arvaient obtenu des traités oné-
reux pom' l'Etat, et réalisé des bénéfices irréguliers. Or, à celte époque,
presque toutes les ressources du Trésor et de la fortune publique étaient
l'objet, non de recouvrements directs, ainsi quon le pratique aujour-
d'hui, mais de locations, d'abonnements, par lesquels ce qu'on appelait
des partisans ou des traitants prenaient à leur charge les recouvrements
et fournissaient comptant aux diverses administrations, à titre d'avances,
des sommes déterminées par leurs marchés particuliers. Ainsi se con-
duisaient en général, alors, les finances de l'Etat, d'après des procédés
renouvelés des publicains de l'administration romaine.
Pareille pratique , appliquée à la presque généralité des produits finan-
ciers, avait donné naissance à une classe nombreuse d'exploitants ou
fermiers et à des fortunes considérables, qui s étalaient aux yeux des po-
pulations, en face des misères publiques. Ces fortunes étaient l'objet de
vives critiques et provoquaient des mouvements d'opinion , dont les trai-
tants finirent par être victimes.-Mais la recherche de leurs marchés et la
revision arbitraire de leurs contrats n'étaient pas moins une grave atteinte
à la foi publique et au crédit de l'État. D'ailleurs, les traitants avaient,
par leur opulence même, rendu des services à la société. Us avaient fait
des alliances avec la noblesse obérée ou ruinée ; ils avaient favorisé les
arts, développé les jouissances du luxe, élevé des édifices somptueux,
construit la place Vendôme. Menacés dans leur existence, ils avaient
fait comme les juifs du moyen âge. Us avaient offert de racheter leur
sécurité, leur fortune, par une contribution de 80 millions, argent
comptant. Mais on leur demandait la restitution de 800 millions, en nu-
méraire, ou en titres qu'ils avaient du roi entre leiu*s mains. C'était la
ruine universelle et le désespoir des familles. On ne put s'entendre, et
la chambre de justice commença son œuvre. Personne ne fut à l'abri
des dénonciations et des enquêtes; la haute finance fut en désarroi. On
vit d^inénarrables catastrophes, sans profit appréciable pour le Trésor
public , car, si les taxes étaient énormes , les recouvrements effectifs
étaient peu considérables. Chacun disparaissait abandonnant les hôtels,
les riches mobiliers, mais emportant ses valeurs et son crédit. Il faut
en lire les récits, dans d'irrécusables documents historiques, pour s*en
faire une juste idée et même pour y croire.
La troisième opération du régent fut Tinstitution de la fameuse
banque de Law, à laquelle on eut recours dès l'année 1716, après Tin-
suffisance constatée des premiers expédients employés. Tout est dit
aujourd'hui sur cette entreprise financière et je ny insisterai pas.
Le maréchal de Villars et son entourage furent peu favorables à ces
LA MAiyÈCHALE DE VILLARS. 767
moyens de gouvernement. La recherche des traitants attaquait la classe
entière des gens de finance, qui pouvait bien commencer à des fripons,
mais qui finissait à des hommes importants et considérés , tels que Samuel
Bernard et Crozat. Les frapper, c'était tarir le crédit public à sa source
et désorganiser le service administratif, sans aucune compensation. La
banque de Law fut constituée avec la participation des gens de cour,
fascinés par fespoir chimérique de fortunes imaginaires; elle produisit le
détestable effet de transformer la noblesse française en une bande d'agio-
teurs. Le maréchal ne put contenir sa désapprobation pour une si dé-
sastreuse expérience. 11 put comprendre qu on le verrait avec plaisir
aller prendre possession de son gouvernement de Provence. Et cepen-
dant le Régent, quoique froissé quelquefois par l'opposition du maré-
chal, lui témoignait toujours une profonde considération, à ce point
que le maréchal, dont les manières étaient fort hautes, ayant pris le
train de convoquer chez lui, dans son hôtel, et non dans un bâti-
ment public, le grand conseil de la guerre, qu'il présidait, le Régent,
quand il voulait assister à ce conseil , n'hésitait pas à se rendre chez le
maréchal, dont il flattait et caressait l'orgueil.
Malgré ces apparences favorables, les Villars s'éloignèrent de Paris,
en février 1716^ et s'acheminèrent vers la Provence, où les Etats
étaient convoqués, et dont le maréchal devait diriger les déHbérations.
La maréchale fit grande et belle figure en cette occasion. Il avait dû
lui en coûter >de quitter Paris, au milieu des fêtes de l'hiver, et
d'abandonner sa belle loge à l'Opéra, vis-à-vis celle du duc d'Orléans;
belle loge que la duchesse de Berry s'empressa de retenir pour elle-
même, après le départ de la maréchale, en la faisant agrandir et déco-
rer à neuf. Pour prendre congé de ses compagnies, la maréchale avait
été danser, avant de monter en chaise, à un beau bal de jour, chez la
spirituelle marquise de Lambert, dont l'hôtel était rue Colbert, où nous
avons vu pendant longtemps le cabinet des médailles, et les regrets
de ce monde élégant la suivirent dans son voyage, qu'on espérait devoir
être de courte durée.
Son entrée à Aix fut triomphale, et sa grâce lui attira tous les cœurs.
Le maréchal, de son côté, fut très imposant et fort admiré. On cofi-
nait la belle réponse du doyen du Parlement d*Aix. Il y eut quelques
dissentiments d'étiquette, entre la cour souveraine et le maréchal. Mais
il est resté le souvenir d'une scène de haute comédie, née du conflit
des intérêts, entre les villes ou les provinces et leurs gouverneurs, en ce
temp9-li. Le récit en ayant été diversement rapporté, on nous permettra
de rétablir ici la version qui, d*après une tradition locale, doit être
97-
768 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
celle de la vérité. Il s'agissait du présent d*usagc à faire au gouverneur;
TÂssesscur Procureur du pays, après avoir, dans sa harangue, comparé
rhéroïque Villars à Théroîque Vendôme , son prédécesseur dans le gou-
vernement, s ingénia pour insinuer discrètement que ce dernier avait
refusé le présent de a 0,000 livres, que les états du pays avaient coutume
d*offrir à chaque nouveau gouverneur; sur quoi le maréchal, après avoir
répondu courtoisement aux choses flatteuses, ajouta : «Que parlez-
«vous, monsieur, de M. de Vendôme I vous savez bien que c'était un
«homme inimitable, n Et le présent fut reçu selon la coutume.
Les Villars étaient de retour de Provence, en juillet 1 7 1 6 , et presque
à leur arrivée, la princesse de Gonti lem* donnait, à Issy, une magnifique
fête de nuit, dont le feu d'artifice fut admiré par les princiers habitants
de Saint-Cloud , qui répondirent par des feux de fusées aux bruyantes
illuminations de lautre rive de la Seine.
Cest alors que la maréchale entreprit d'établir, tout en gardant sa
dignité , de meilleurs rapports entre le maréchal et le gouvernement.
Elle fut favorisée dans son dessein par la facilité de caractère du Régent
et par Taflectueuse intervention du duc de Noailles, neveu de M"*' de
Maintenon , cpii avait su gagner la confiance du prince, grâce à son habi-
leté dans les affaires et à des manières toujours aimables, jamais cor-
rompues ni dépravées. La similitude de mœurs et le souvenir de M*"* de
Maintenon justiGaient la confiance de la maréchale pour le duc de
Noailles; il voulut bien s'employer à rapprocher les Villars de M. le
Régent, en évitant que l'apparence d'une intrigue rendit les rencontres
suspectes. L'affaire fut habilement conduite et le complot réussit.
On sait qu'immédiatement après la mort de Louis XIV, son jeune
héritier, Louis XV, avait été transporté à Vincennes, dont la salubrité
avait paru préférable à celle de Versailles. Or, d'après les traditions
monarchiques, le Conseil de régence devait siéger à la résidence même
du roi mineur. Trois fois par semaine, le duc d'Oriéans se rendait
donc à Vincennes, pour présider le Conseil. Le trajet était long, et,
courtois autant qu'attentif, le duc de Noailles avait imaginé de retenir
le Régent, à la sortie de ces réunions, dans une station intermédiaire
entre Paris et Vincennes, à la Roquette : la lugubre Roquette d'aujour-
d'hui, alors en pleine campagne, où le duc avait loué une charmante
maison de plaisance, et où il offrait au Régent un cabinet de travail
pour les affaires, et un excellent souper pour le plaisir, en bonne com-
pagnie. Le Régent trouva l'invention agréable et de bon goût, et s'en fit
une habitude, qui persista même après que le jeune roi fut revenu de
Vincennes aux Tuileries; ce fut pour le prince une variété de ses dis-
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 769
tractions, parfois si mal sonnantes; et, commode qui! était dans ses
allures, il abandonna au duc, son amphitryon, la composition person-
nelle de ces gracieuses soirées, qui eurent une certaine célébrité, ne
fïit-ce que par leur caractère honnête, comparativement à d'autres sou-
pers moins ordonnés. Cest là, dans cette espèce de familiarité admi-
nistrative, que le duc de Noailies fut autorisé à introduire la belle
maréchale de Villars.
Au a septembre 1716, nous lisons dans le journal de Dangeau, que
le duc d'Orléans a soupe chez le duc de Noailies, au faubourg Saint-
Antoine : ull y avait quatre dames à ce souper, les maréchales de Villars
« et d'Ëstrées, et les marquises de la Vallière et d*Epinay. »
Au 19 octobre, nous lisons encore : a Au sortir du Conseil de Ré-
agence, le duc d'Orléans alla à la Roquette, chez le duc de Noailies, où
uils travaillèrent jusqu'à six heures;. . . M. le duc d'Orléans soupa dans
0 cette maison, où M. le duc de Noailies lui donna la comédie italienne.
«Il y avait à ce souper M"^ les maréchales de Villars et d'Eslrées,
« M"** de la Vallière et d'Épinay. »
Ainsi l'habile maréchale s'était déjà ménagé, un an après la mort du
roi Louis XIV, une position d'intimité avec la nouvelle cour, sans tou-
tefois se donner complètement à elle, comme la suite l'a montré. Ces
soupers de la Roquette devinrent une sorte de fondation hebdoma-
daire qui s'est perpétuée, notamment pendant l'année 1717» et jusqu'à
l'affaire du prince de Cellamare, en 1718. Quelquefois même la fête
durait toute la journée, partagée entre le travail et l'agrément; le
Régent y travaillait avec ses ministres. Saint-Simon a connu ces réu-
nions, et en a rendu bon compte. C'est là où le Régent tenta de rap-
procher Law de ses adversaires, en 1718, et, à l'honneur du duc de
Noailies, il faut ajouter que le duc était au nombre de ces derniers,
d'accord encore ici avec le maréchal de Villars. On remarquera que de
ces rapprochements de personnes et d'opinions advint plus tard (17^1)
une alliance entre le fils unicpie du maréchal et une fille du duc de
Noailies, qui a été cette troisième dame de Villars dont nous avons in-
diqué la destinée , dans le xvin' siècle.
En 1717, on se souvient qu'aux Invalides notre maréchale frappa
l'attention du czar Pierre le Grand, auquel elle rendit sa politesse par
un souper fastueux, à son hôtel de la rue de Grenelle, où la société pari-
sienne put contempler à l'aise ce barbare de génie qui préparait pour
l'Europe un nouveau peuple, et pour l'histoire une ère nouvelle de
révolutions politiques.
La maréchale de Villars et sa compagnie faisaient aussi partie de la
770 JOURNAr. DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
petite conr de Sceaux, devenue un foyer du bel esprit français, dans les
dernières années de Louis XIV et sous la régence; mais cette affiliation
tenait plutôt à ] affection spéciale du maréchal pour le duc du Maine,
en souvenir du feu roi, qu'à la sympathie de la maréchale pour la du-
chesse Bénédicte de Bourbon; lune trônant au château de Vaux,
soutenue par la splendeur de la gloire et par l'éclat de la représenta-
tion; l'autre transformant, par la séduction dun incomparable esprit, sa
résidence de Sceaux en une sorte de Parnasse moderne, accessible à tous
les lettrés; celle-ci ne semblant vouloir régner que sur les supériorités
du talent, l'autre préférant la puissance de la beauté; Tune provoquant
volontiers l'adulation de son mérite personnel, et rendant finement les
armes au bel esprit d'autrui, témoin son commerce de coquetterie avec
Lamothe^; l'autre se contentant de l'adoration de ses charmes et du
respect de sa considération, avantages précieux, qui^avaient été comme
les deux pivots de son existence. Une secrète rivalité s'élevait donc entre
Vaux-Villars et Sceaux, malgré les apparences du vasselage.
Toutefois ces apparences trompaient le public et l'opinion, d'autant
que le maréchal n'avait pas tardé à retomber dans une sorte de disgrâce
auprès de la cour du Palais-royal et de la duchesse de Berry, au Luxem-
bourg. La fille du Régent n'avait pas craint maintesfois d'infliger des
mortifications au maréchal, à propos de l'exercice de son autorité, à
l'égard de gens de haut parage qu elle protégeait. Elle avait voulu lui
imposer des ménagements que repoussait le caractère fier et jaloux du
maréchal. 11 est juste de dire que le Régent, malgré sa faiblesse pour sa
fille, ne partagea point la passion dont elle fit preuve contre Villars. Il
exigea des excuses de M. de BaufTremont, qui avait manqué de respect
au vieux guerrier, mais il soutint ce dernier avec mollesse en d'autres
cas, et pour peu que Villars y donnât prise.
Advenant donc la conspiration insensée de Cellamare (1718), et la
catastrophe éclatante du duc et de la duchesse du Maine, Villars, à qui
l'on avait fait l'attitude d'un mécontent, put appréhender de se voir
enveloppé dans le malheur d'un prince qu'il aimait. Le bruit de l'ar-
restation possible du maréchal se répandit même à Paris, et le public
en fut ému ; mais le bon sens du Régent lui montra aisément les dan-
gers d'un pareil acte d'autorité, et sa justice éclairée lui montra mieux
encore l'absurdité dés préventions qui s'élevaient contre le vainqueur
de Denain et le pacificateur de Rastadt, qui ne conspira jamais.
' Voy. le IV* volume d*un charmant ouvrage, Les cours galantes, de M. Desnoîrei-
terres.
LA MARÉCHALE DE VILLARS. 771
Si Ton en croit Saint-Simon, Villars aurait été déconcerté par ces
accusations, et il aurait dû au sang-froid delà maréchale de sorlir avec
honneur de celle crise. Ce qui est avéré, c'est que le Régent ne tarda
point à lui rendre les témoignages de son estime; il se contenta d ex-
primer des regrets sur lesprit frondeur du maréchal, et Thorizon fut
rasséréné pour longtemps à la rue de Grenelle, ainsi quau château de
Vaux; mais les relations entre Vaux- Villars et Sceaux, quoique ali-
mentées à peu près par la même classe de personnages, demeurèrent
froides et réservées. Nul ne contesta Tesprit charmant de la duchesse
du Maine, mais son esprit politique ne laissa pas la même impression;
elle avait compromis ses amis.
Ch. GIRAUD.
[La suite à an prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARÏS.
Dans sa séance du a a novembre 1B79, T Académie des beaux-arts a élu M. le
marquis de Chennevières à la place d'académicien libre, vacante par le décès de
M. le baron Taylor.
Le 29 novembre, la même Académie a élu Nf. Elle Dclaunay à la place de
membre lituiaire vacante , dans la section de peinture , par le décès de M. Alexandre
Hesse.
M. le comte de Cardaillac, académicien libre, est décédé à Paris le i4 décembre.
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
M. Michel Chevalier, membre de TAcadémie des sciences morales et politiques,
section d'économie politique, finances et statistique, est décédé à Paris, le a 8 no-
vembre 1879.
772 JOURNAL DES SAVANTS. ^ DÉCEMBRE 1879.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANGE.
Chronique du MontSaint-Michel (iSliS-lâSS) publiée avec notes et pièces diverses
relatives au MontSaint-Michel et à la défense nationale en basse Normandie pendant
T occupation anglaise, par Siméon Luce, tome I. Paris, Firmin Didot, 187g, in-8*.
— M. Siméon Luce, le savant éditeur de Froissart et Fauteur d*une remarquable
Histoire de Duguesclin, publie pour la première fois dans ce volume le texte dune
chronique dont La Porte du Theil avait déjà donné l'analyse, et dont les érudits
normands, et en particulier M. Léopold Delisle, ont signalé Timportance. Celte
chronique anonyme, et que M. Siméon Luce, d*accord avec La Porte du Theil , nous
montre avoir été composée d'après les notes que prenaient les religieux de la cé-
lèbre abbaye sur les événements qui se passaient autour d'eux, enibrassc deux
parties assez distinctes; la première va de i343 à i4Â8, et n'est guère qu'an court
sommaire où l'histoire d'une année n'est bien souvent représentée que par la men-
tion d'un seul fait; la secondé s'étend de i4Â8 à id68, et offre un récit beaucoup
plus développé. Ce qui ajoute un grand intérêt à la publication du texte faite d'aprèi
le manuscrit unique de la Bibliothèque nationale, ce sont les pièces justificatives
dont l'éditeur le fait suivre. M. Siméon Luce y a rassemblé une fouie de documents
inédits qui forment comme un commentaire perpétuel de la chronique et four-
nissent les éléments d'une histoire de la domination anglabe dans la basse Normandie,
au XV* siècle. Quelques-unes de ces pièces nous apportent des informations tout k
fait neuves sur Thisloire de cette glorieuse défense du Mont-Saint-Michel , devant
laquelle vinrent se briser les efforts répétés des conquérants auxquels moins de
trente mois avaient su£S pour soumettre la Normandie. L'abbaye , transformée en
I)lace forte depuis le milieu du xnr* siècle et ayant son abbé pour capitaine, fut
e refuge de ceux qui restaient fidèles à la cause de la France. Là se conservaient
les titres et les offices inhérents à l'administration du pays conqtds , quoique ces
titres et ces offices ne répondissent plus à la réalité. Par exemple, tandis que les
Anglais avaient dans le t!otentin un bailli et à Avranches un vicomte qui rendaient
la jusKce en leur nom, les défenseurs du Mont-Saint-Micbel maintenaient dans
leurs murs un bailli français du Cotentin et un vicomte français d* Avranches.
Celte chronique, quoique renfermant surtout des faits relatifs à l'abbaye, nous
fournit, sur les événements du temps dans la région où s'élève le Mont-Saint-Michel,
des indications précieuses, et dont quelques-unes ne se trouvent même que là.
Le tome II contiendra un glossaire et une table qui permettront de retrouver plus
facilement les renseignements dont la publication abonde, et que la préface de
l'éditeur et le sommaire placé en tète de chaque pièce justificative mettent suffi-
samment en lumière.
TABLE DES MATIERES. 773
••- — ^'
TABLE
DES ARTICLES ET DES PRINCIPALES NOTICES OU ANNONCES QUE CONTIENNENT
LES DOUZE CAHIERS DU JOURNAL DES SAVANTS, ANNJ&E 1879.
M. GlRAUO.
Louis XIV et le maréchal de Viilars , après la bataille de Denain.
i*'arlide, février, 106-119.
s* artide, mars, 137-1A8.
Lettres inédites de La Grange.
Septembre, 571-574.
Rapport fait à rassemblée générale de Tlnstitut, par M. Cli. Giraud, sur le
prix biennal à décerner en 187g.
Octobre, 645-648.
La maréchale de Viilars.
I " article , octobre , 6 1 7*63 1 .
a* artide, novembre, 683-696.
3* article, décembre. 758-771.
M. E. LiTTRé.
Dictionnaire de Tancienne langue française et de tous ses dialectes, du ix*
au XV* siècle, par Fr. Godefroy.
Novembre, 696-704*
M. Egoer.
De quelques travaux récents sur les romans grecs.
Janvier, 4i-5s.
Fragmenta philosophorum grxcorum collegit, recensait, vcrlit, annota tio-
nibus et prolegomenis illustravit, indicibus instruxit Fr. Guil. Aug. Mullach.
Vol. I, Parisiis, 1860; vol. II, 1867.
I*' article, mai, 3i4*3a4*
3* artide, juillet, 4oo-4i i*
3* et dernier article, septembre, 5i7-5a6
9»
774 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
M. Chevreul.
Étude sur les fonctions physiques des feuilles : transpiration , absorption de
la vapeur aqueuse , de Teau, des matières salines, par M. Joseph Boussingault.
a* article, octobre, 6o3-6i6.
3' et dernier article, novembre, 653-668.
(Voir, pour le i*' article, le cahier de novembre 1878, p. 676.)
M. Barthélémy Saint-Hilaire.
Sept Suttas pâlis, tirés du Dîghâ-Nikâya , par M. P. Grimblot, ancien con-
sul de France à Ccylan et en Birmanie; traductions diverses an^aises et fran-
çaises. Paris, 1875, in-8*, v-35i.
3* et dernier article, janvier, 5- 18.
(Voir, pour le 1" article, le cahier de novembre 1878, p. 6d5; pour le 9* article,
le cahier de décembre 1878, p. 721.]
M. Franck.
Llnstitut et les académies de province^ par Francisque Bouillîer, membre
de rinstitut. 1 vol. in- 18 de 385 pages, Paris, 187g.
Juin, 367-381.
La morale anglaise contemporaine, morale de futilité et de révolution, par
M. Guyau, ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et poli-
tiques. 1 vol. in-8* de xiiAao pages, Paris, 1879.
i*' article, août, d54-470.
s* article, octobre, 690-602.
3* et dernier artide, novembre, 669-683.
M. Bertrand.
Œuvres philosophiques de Sophie Germain, suivies de pensées et de lettres
inédites, d'une notice sur sa vie et ses œuvres, par H. Stupuy. Paris, 1879.
Mai, 307-3 1 4.
M. Maury.
La mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, par Angelo de
Gubernatis. T. I", Pans, 1878, in-8*.
Février, 93-106.
L*uomo deliquente in rapporto all*antrologia, giurisprudenza e aile disci-
pline carcerarie, del professore Cesare Lombroso, aggiuntavi la teoria délia
tutela pénale, del prof. aw. F. Poletti, a* edizione completamente rifîisa.
Roma-Torino, 1878, in-8*.
Juillet, 389-399.
Musée des archives départementales , recueil de fac-similés héliographiques
de documents tirés des archives des préfectures, mairies et hospices. Paru,
1878, in-V.
Septembre, 527-537.
TABLE DES MATIERES. 775
M. DE Qdatrefages.
The last of the Tasmanians, or ihe Black War of Van Diemen's Land, bj
James Bonwick F. R. G. S., F. L. A. E. S.; formerly an Inspecter of schools,
Victoria. London, 1870.
1" article, janvier, SS-Sg.
a* artide, février, 65-8 1.
3* et dernier article, mars, 1 48- 169.
M. Caro.
Le Secret du roi , correspondance secrète de Louis XV avec ses agents di-
plomatiques (1752-1774), par le duc de Broglie , de TAcadémie française,
a vol., 1879.
i** article, septembre, 55o-56o.
a* et dernier article, octobre, SSi-SSg.
Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au xviii* siècle, par
Louis de Loménie, de l'Académie française, a vol. in-8*, Paris.
I •*■ article , j anvicr , 1 g-S a .
a* et dernier article , février, iao-i35.
M. Ch. LévÊQUE.
I. Souvenirs d*une mission musicale en Grèce et en Orient, par L.-A. Bout-
eault-Ducoudray. 1 vol. gr. in-8* de 3i pages, a* édit., Paris, 1878. —
Eludes sur la musique ecclésiastique grecque, mission musicale en Grèce et
en Orient , janvier-mai 1876, par le même. 1 vol. gr. in-8' de ¥111-127 P^8^*»
Paris, 1877. — Mélodies populaires de Grèce et d'Orient, par le même.
I vol. in-4° de 87 pages, Paris.
II. Le son et la musique, par P. Blasema, professeur à Tuniversité de
Rome , suivis des causes physiologiques de Tharmonie musicale , par H.
Hclmhollz, professeur à l'université de Berlin. 1 vol. in-8*de ao8 pages, avec
5o figures dans le texte. T. XXIV de la bibliothèque scientifique internationale,
Paris, 1877.
III. Du beau dans la musique, essai de réforme de Testhétique musicale,
par Edouard Hanslick, professeur à l'université de Vienne. Traduit de l'alle-
mand sur la 5* édition , par Charles Bannelier. 1 vol. gr. in-8* de 126 pages,
Paris, 1877.
1*' article, janvier, 33-do.
a' article, février, 8a-93.
3* article, avril, 208-218.
à* et dernier article, juio, 338-340.
•
Ecole française d'Athènes. Bulletin de correspondance. Première, deuxième
et troisième année, 1877, ^^7^ ^^ ^879. Athènes.
1" article, décembre, 7 60-7 5 7.
y8.
i
776 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉCEMBRE 1879.
M. Miller.
kXg^àv^porj Mavpoxop^àTOv x, t. A. Cent lettres d'Alexandre Mavrocordato ,
conseiller d*£tat (de la Porte) , publiées par Théagène Livadas. Trieste, 1879 *
gr. in-8' de 1 gS pages.
i" article, mars, 179-183.
3* artide, avril, a 1 9-3 34 •
y et dernier article, mai, 361-373.
fiprjTtxov Q'éaLTpov ^ 'LnXXoyri x. t. A. Théâtre crétois ou recueil de drames
inédits et inconnus, avec une introduction historique sur ie théâtre chez les
Byzantins, par C.-N. Sathas. Venise, 1878, 2 vol. in-8*' de à^o (vx') et 91
({«') — 467 pages.
Juillet, 4ia-4a8.
Inscriptions gréco-égyptiennes du musée de Boulaq.
Août, 470-488.
M. H. Wallon.
Histoire des Romains, depuis les temps les plus reculés jusqru*à Tinvasion
des Barbares, par Victor Duruy, membre de Tlnstitut. Nouvelle édition, revue ,
augmentée et enrichie d'environ a5oo gravm*es, dessinées d'après l'antiquité,
et 100 caries ou plans. T. I*", des origines à la fin de la oeuxième guerre
punique.
1*' article, mars, 160-168.
a* artide, avril, 197-307.
3* et dernier article, mai, 273-288.
M. Gaston Boissier.
Essai sur le règne de Trajan , par G. de La Berge.
1*' artide, mars, 168-178.
a* et dernier artide, juin, 335-337.
. Étude sur les sarcophages chrétiens antiques de la ville d* Arles, par
M. Edmond Le Blant, dessins de M. Pierre Fritel. 1 vol., 1878.
Octobre, 633-644.
M. DE Saulcy.
Note sur les monnaies frappées pendant la révolte d*Ëtienne Marcel « c est-à-
dire du 10 décembre 1 356 au 3 1 juillet i358.
i** artide, avril, a35-a47.
a* et dernier artide, mai, 388*398.
Etude sur la géographie comparée de la rive occidentale du iac de Gemié-
zareth, ou mer de Galilée.
1*' artide, août, 489-501.
3* et dernier artide, septembre, 537-55o.
TABLE DES MATIERES. 777
Recherches sur les monnaies romaines contreniarquées.
1 •' article , novembre , 705-717.
a* article, décembre, 725-737.
M. Ddrdy,
La société romaine [après les grandes guerres d'Afrique et de Macédoine.
i"arlide, avril, 2^7-259.
a* article, mai, ag8-3o6.
3* et dernier article, juin , 353-367.
M. Tisserand.
Découverte des deux satellites de Mars, par M. Asaph Hall.
Juin, 349-35 a.
M. FUSTEL DE G0ULAN6ES.
La question de droit entre César et le Sénat.
Juillet, A37-449'
M. G. Hanotadx.
Étude sur les maximes d*État et des fragments politiques inédits du cardi-
nal de Richelieu. Authenticité de son testament politique.
1*' article, juillet, 4a9-436.
2* article, août, 5oa-5i3.
3' et dernier article, septembre, 56i-S7a.
M. Crousl^.
Histoire de la langue et de la littérature française au moyen âge, d*après
les travaux les plus récents, par M. Charles Aubertin, correspondant de 11 ns-
titut. a vol. in-o', Paris, 1876-1878.
1" artide, décembre, 737-749.
LIVRES NOUVEAUX.
Grammaire grecque moderne, suivie du panorama de la Grèce d* Alexandre
Soutsos, publié, d'après l'édition originale, par Emile Legrand. 1 vol. in-8*,
Paris, 1878.
Janvier, 60-6 a.
Athènes , Rome , Paris. L'histoire et les mœurs , par Henri Houssaye. Paris ,
f
778 JOURNAL DES SAVANTS. — DECEMBRE 1879.
187g, in 1 a (le 334 pages. I^e premier siège de Paris, Tan 62 avant Tère chré-
tienne. Paris, 1876, in- 12 de 97 pages, avec une carte gravée.
Janvier, 63.
Histoire contemporaine de l'Espagne, par M. Gustave Hubbard. a* série, t. I",
Paris. 1878, in-8'* de viii-365 pages.
Janvier, 63.
Histoire des États-Unis d'Amérique, depuis les temps les plus reculés jusqu à nos
jours, par Frédéric Nolte. Paris, 1879, ^ ^°^' in-8*de 479 et 5i4 pages.
Janvier, 63.
De Turgencc d'une exploration philologique en Bretagne, par Emile Emault.
Saint-Brieuc, in-8".
Janvier, 6 3-6 4*
Comme nous sommes. Notes et opinions, par Louis Dépret. Paris, in- 1 a de
là'] pages.
Janvier, 64*
Eloge historique d'Urbain-Jean-Joseph Le Verrier, par M. J. Bertrand, secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences.
Mars, 189-194.
Eunape. Vies des philosophes et des sophistes , traduites en français par Stéphane
de Rouville. Paris, 1879, ^^'^^ ^^ ^^^ pages.
Mars, 194-195.
Clément Marot et le psautier huguenot, étude historique, littéraire, musicale et
bibliographique, etc., par 0. Douen. T. I", Paris, 1878, gr. in-8* de vi-746 pages.
Mars, 195-196.
Notice sur les inscriptions latines de l'Irlande. Paris, 1878, in-S" avec sept
planches.
Avril, a 59.
Le village sous l'ancien régime, par Albert Babeau. a* édition, revue et aug-
mentée, 1879, in-12 de 393 pages.
Avril, 260.
Histoire de l'Autriche- Hongrie , depuis les origines jusqu'à l'année 1878, par
M. Louis Léger, professeur à l'École spéciale des langues orientales vivantes.
Paris, 1 vol. in-ia de 11-6A1 pages avec à cartes.
Juin, 387-388.
Métaphysique d'Aristote, traduite en français avec des notes perpétuelles, par
TABLE DES MATIÈRES. 779
J. Barthélémy Saint-Hilaire , membre de Tlnstilut , sénateur. 3 vol. gr. în-8*,
CGGXxxii-iQâ, 473, 56o pages.
Juin, 388.
Ouvrages de rarcliiinandrite Amphiloque.
Juillet, d5o-45i.
Chroniques beiges inédites, publiées par ordre du Gouvernement.
Juillet, dS 1-432.
A
Mémoire de la société de riiisloirc de Paris et de riIc-de-France, t. V (1878),
Nogent-le-Rotrou , 1879, i""^' ^^ 3^6 pages. Paris pendant la domination anglaise
(i4ao-i436), documents extraits des regisires de la chancellerie de France, par
Auguste Longnon, 1878, in-8'* de Sy/i pages. Les comédiens de la troupe française
pendant les deux derniers siècles, documents inédits, recueillis aux Arcnives natio-
nales, par Emile (^ampardon, 1879, in-8*' de 336 pages.
Septembre, 377-379.
Le makôla râdja-râdja ou la couronne des rois, par Bokhâri de Djohôre, traduit
du malais et annoté par Aristide Marre. Paris, 1 vol. in-ia de 376 pages.
Septembre, 679.
Camoens et les Lusiades, élude biographique, historique et littéraire, suivie du
poème annoté, par Glovis Lamarre, docteur es lettres. Paris, 1878, in-8* de
vii-614 pages.
Septembre, 579-580.
Chez les Anglais, par Louis Dépret. Paris, 1879, î^~i^ ^^ ^^^ pages.
Septembre, 58o.
La Bibliothèque nationale, son origine et ses accroissements jusquà nos jours,
notice historique par T. Morlreuil, secrétaire de la Bibliothèque nationale. Péronne,
1878, in-8*' de 174 pages.
Septembre, 58o.
Annales dv la Faculté des lettres de Bordeaux.
Novembre, 721-733.
Arabischc Quellenbeitrâge zur Geschichle der Kreuzzûge , traduits et publiés par
M. E.-P. Goergens, de Tuniversité de Berne, avec la collaboration de M. Reinhold
Rôhricht, de Berlin. In-8% XXII1-39S, Berlin, 1879, 1" volume.
Islam und die moderne cultur, von E.-P. Goergens. Berlin, 1879, ^""8% 48.
Novembre, 723.
Mito e scienza , sagipo, perTito, a3. Vignoli, Milano, 1879, in-8*.
Novembre, 724.
Chronique du Mont-Sain l-Michel (1 3^3-1 468) publiée avec notes et pièces di-
780 JOURNAL DES SAVANTS. — DÉŒHBRE 1879.
verses relatives au Mont-Saint-Michet et à h défense nationale en basse Normandie
pendant loccupation anglaise, par Siméon Luce, I. !*% Paris, 1879, î'^'S*.
Décembre, 771-772.
INSTITUT DE FRANCE.
Séance publique annuelle des cinq Académies. Prix biennal, prix Volney, octobre «
648-64g.
AcADKMiB FRANÇAISE. — Mort (Ic M. Silvestfc de Sacy et de M. Saint-René Tail-
landier, février, i3G. — Réception de M. Renan, juin, 38 1. — Séance publique
tinnucile : prix décernés, août, 5i4-5i6; prix proposés, septembre 575-677. —
Réception de M. Henri Martin, novembre 718.
Académie des inscriptions et belles-lettres. — Mort de M. le comte Ferdi-
nand de Lasteyrie, juin, 38 1. — Election de M. Baudry. — Séance publique
annuelle : prix proposés et décernés, novembre, 718-721.
Académie des sciences. — Election de M. Delesse, janvier, 60. — Election de
M. Chrétien Lalanne. — Mort de M. Paul Gervais, février, 106. — Séance pu-
blique annuelle : prix proposés cl décernés, mars, 1 84- 18g. — Mort de M. de Tes-
son , octobre , 649. — Élection de M. Alphonse Milne-Edwards.
Académie des beaux- arts. — Mort de M. Duc, janvier, 60. — Élection de
M. Vaudremcr, mars, 189. — Mort de M. liesse, août, 5 16. — Mort de M. le
baron Taylor, 577. — Séance publique annuelle : prix proposés et décernés ,
octobre, G/ig-GSa. — Élection de M. le marquis de Cuennevières. — Élection de
M. Élie Delaunay. — Mort de M. le comte de Cardaillac, décembre, 773.
Académie des sciences morales et politiques. — Séance publique annuelle :
prix proposés et décernés, juin, 381-387. — Élection de MM. Larom bière et
Duruy. — Mort de M. Louis Reybaud, novembre, 721. — Mort de M. Michel Che-
valier, décembre.
TABLE.
Pa|««.
Rechercher sur les monnaies romaines conlrcmarquces. (2* et dernier article de M. F. de
Saulcy.) 725
Histoire de la langue et de la littérature française, etc. [V article de M. L. Crouslë.]. 737
École française d*Alhènes. ( 1" arlide de M. Ch. Lévèque.) 750
La Maréchale de Villars (3* article de M. Ch. Giraud.) 758
Nouvelles littéraires 77 1
Table des matières 773
FUT DE LA TABLE.
I
'^^R^
\U^kh^
■i^â^^ii^ ,
\Mf\/^-
S6^