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Full text of "Journal des savants"

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JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


ANNÉE  1855. 


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IMPRIMERIE    IMPÉRIALE. 


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JOIRNAL 


DES  SAVANTS. 


JANVIER  1855. 


Œuvres  dOribase,  texte  grec,  en  grande  partie  inédit,  collationné 
sur  les  manuscrits,  traduit  pour  la  première  fois  en  français, 
avec  une  introduction,  des  notes,  des  tables  et  des  planches,  parles 
docteurs  Bassemaker  et  Daremberg.  T.  II,  i854.  Imprimerie 
impériale,  chez  J.  Bailiière,  rue  Hautefeuille ,  n°  19  '. 

PREMIER    ARTICLE. 

Le  tome  deuxième  d'Oribase ,  qui  vient  de  paraître  et  qui  témoigne 
du  lèle  comme  de  la  persévérance  et  de  Thabileté  des  deux  savants 
éditeurs,  nous  met  en  présence  de  la  matière  médicale  des  anciens, 
contenant  ce  qui  se  rapporte  aux  émissions  sanguines,  aux  évacuations, 
aux  influences  de  l'air  et  des  localités,  aux  bains,  à  la  médication  to- 
pique et  aux  médicaments  simples.  Dans  tout  cela,  comme  on  sait,  ce 
n  est  jamais  Oribasc  qui  parle;  il  emprunte  et  juxtapose  des  fragments 
deGalien,  de  Rufus,  d'Antyllus,  d'Hérodote  le  chirurgien,  d'Apollo- 
nius, de  Dioclès  et  de  bien  d'autres,  de  sorte  qu'on  a ,  quant  aux  secours 
fournis  par  la  matière  médicale,  une  vue  passablement  complète  de 
ce  que  firent  et  écrivirent  les  médecins  depuis  les  temps  hippocratiques 
jusqu'à  Oribase.  ;,f M,!  ^o>:.i  u«'V>.j 

Les  monuments  de  l'antiquité  et  les  Uavaux  qui  les  expliquent  ont 
deux  genres  d'utilité.  I^  premier  et  le  principal  est  purement  spécu- 
latif, c'est  de  fournir  à  la  science  de  l'histoire  les  matériaux  qui  doivent 

' ^  V6fé*:\  pouf  le l©me  T,  le  tahièr  d*»oûl  i«5a ,  pfg|fe  5o^/      >      i       ■<> 


6  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  consolider  et  l'agrandir.  Le  second  est  accessoire  et  pratique,  c'est 
de  reprendre,  dans  les  civilisations  disparues,  maintes  choses  qui,  à 
tort,  ont  été  oubliées  ou  sacrifiées.  Plus  la  science  de  l'histoire  se  dé- 
tache de  la  chronique  et  s'élève  au-dessus  d'une  simple  collection  de 
faits,  plus  elle  se  subordonne  l'érudition»  qui,  dès  lors,  travaille  ou 
pour  elle  ou  par  elle.  D'un  autre  côté,  plus  la  civilisation  qui  a  grandi 
spontanément  prend  conscience  d'elle-même  et  réfléchit  sur  sa  propre 
évolution,  plus  elle  s'aperçoit  qu'elle  a  laissé  en  chemin  derrière  soi 
des  essais,  des  indications,  des  institutions,  qu'il  serait  sage  de  ne  pas 
perdpe  et  qu'une  étude  intelligente  du  passé  peut  lui  rendre. 

A  ces  deux  titres,  la  thérapeutique  et  la  matière  médicale  de  l'anti- 
quité grecque  méritent  et  le  labeur  que  leur, consacrent,  dans  ce 
IP  volume  d'Oribase,  MM.  Bussemaker  et  Daremberg,  et  l'attention 
de  ceux  qui  veulent  connaître  le  passé ,  afin  de  mieux  comprendre  le 
présent  et  d'entrevoir  jusqu'à  un  certain  point  l'avenir.  La  médecine 
antique  est  évidemment  le  lien  entre  la  médecine  moderne  et  une  mé- 
decine encore  plus  antique  dont  on  ne  peut  reconstruire  l'image  que 
par  conjecture;  et  elle  renferme,  quoique  visiblement  inférieure,  plus 
d'un  secret  à  explorer,  phis  d'une  indication  îV  suivre,  plus  d'un  exemple 
à  imiter. 

Jetons  d'abord  un  coup  d'oeil  sur' le  côté  pratique,  celui  certaine- 
ment pour  lequel  les  hommes  livrés  à  l'étude  des  choses  actuelles 
sont  le  moins  disposés  à  la  prendre  en  considération.  Et,  en  effet,  k 
quoi  bon  distinguer,  comme  faisaient  les  anciens,  les  médicaments  en 
ceux  qui  ont  des  qualités  chaudes,  ceux  qui  ont  des  qualités  froides, 
ceux  qui  ont  des  qualités  mixtesP  A  quoi  bon  rechercher  leurs  purga- 
tifs, leurs  émétiques,  leurs  narcotiques,  quand  la  botanique  et  la  chimie 
ont  fourni  tant  de  préparations  supérieures  à  tout  ce  qui  fut  connu 
jadis?  Pourquoi  ne  pas  laisser  dormir  dans  leur  poussière  ces  vieux 
livres  qui  ne  peuvent  plus  rendre  aucun  service  efficace  «et  qui  ne 
servent  qu'à  occuper  les  veilles  des  érudits? 

Il  y  a,  dans  l'antiquité,  un  remède  qui  a  joui  d'une  grande  renom- 
mée, l'ellébore.  Rien  n'était  jugé  plus  puissant  parmi  les  médicaments, 
et  rien  non  plus  n'était  considéré  comme  plus  dangereux.  Cela  dépen- 
dait, sans  doute  en  partie,  du  mode  d'administrer,  et,  ainsi  qu'on  l-e  voit  par 
les  prescriptions ,  la  préparation  et  la  dose  n'étaient  pas  suffisamment  assu- 
rées; mais  cela  dépendait  surtout  de  la  nature  même  du  remède,  qui 
exerçait  une  action  très-énergique  sur  l'organisme  tout  entier.  Au  dire 
de  ces  médecins,  quand  l'évacuation  ne  procédait  pas  facilement,  il 
survenait  des  étouffements,  des  hoquets,  des  crampes,  du  délire,  des 


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défaillances,  des  sueurs  démesui'ées,  l'abattement  des  forces.  Ce  sont 
là  des  accidents  qui  indiquent  qu'un  agent  actif  est  entité  dans  le 
coi'ps,  et  que  ses  propriétés  sont  de  celles  qui  débilitent  profondé- 
ment. Ctésias,  ce  médecin  cnidien  qui  accompagna  Texpédition  de 
Cynis  le  jeune,  et  qui,  pris  par  les  Perses,  exerça  son  art  à  la  cour  du 
grand  roi,  ngte  que,  du  temps  de  son  père  et  de  son  grand-père,  on 
ne  donnait  pas  l'ellébore,  et  que,  si  jx)urtant  on  l'administrait,  on  re- 
commandait au  malade  de  faire  son  testament.  Mnésithée,  un  peu  plus 
récent  que  Ctésias,  reconnaît  aussi  que  l'administration  de  l'ellébore 
entraîne  de  grands  dangers,  et  que  celui  qui  désespère  d'être  guéri  par 
un  Iraitcmcnl  exempt  de  péril  doit  seul  se  soumettre  à  l'emploi  d'un 
pareil  moyen. 

L'ellébore,  q^i  s'était  introduit  dans  la  pratique  médicale,  malgré 
la  difficulté  de  le  manier,  y  demeura  pendant  plusieurs  sit^cles,  mieux 
administré  sans  doute,  mieux  tempéré,  ijjais  toujours  objet  de  sollici- 
tude pour  les  médecins  et  le3  malades.  Finalement,  néanmoins,  l'usage 
s'en  perdit.  «Après  Posidonius  et  Oribase,  qui  furent  à  peu  près  con- 
«temporains,  dit  M.  Daremberç  dans  une  note,  p.  806,  felléborismc 
«paraît  être  tombé  en  désuétude;  du  moins  on  lit  dans  Damasciiis 
«(Photius,  p.  3/i3  '')  qu'Asclépiodote ,  le  disciple  de  Jacques  Psychreste, 
((  et  qui  vivait  par  conséquent  dans  la  seconde  moitié  du  t*  siècle ,  rétablit 
u  l'emploi  de  l'ellébore,  qui  s'était  perdu  et  que  son  maître  même  n'avait 
«  pas  osé  rétablir,  et  qu'il  guérit,  grâce  h  ce  inuyen  de  traitement,  nombre 
«de  malades  désespérés.  Cependant  Asclépiodote  ne  parait  pas  avoir 
«eu  beaucoup  d'imititcurs.  Cela  itssort,  ce  nous  semble,  de  ce  que  dit 
«de  l'ellébore  Alexandre  de  Tralles,  qui  vécut  au  milieu  du  vi*  siècle, 
«dans  son  chapitre  sur  la  niélancM)lie  :  uJe  sais  que,  dans  ce  cas,  les 
tt  plus  anciens  parmi  les  médecins  avaient  recours  à  l'ellébore  lorsqu'ils 
u  s'apercevaient  que  la  maladie  n'é()rouvait  auctm  amendement  appré- 
uciable  par  l'efl'el  dos  antres  purgatifs.»  A  dater  du  vi*  siècle,  on 
«peut  regarder  rdléborisme  comme  n'existant  plus.  »  Ni  les  Arabes,  ni 
le  moyeu  âge  n'essayèrent  de  le  foire  rentrer  deas  la  pratique  médicale. 
Cependant  là  était  un  puissant  agent  qui  avait  rendu  de  grands  ser- 
vices, qui  pouvait  en  rendre  encore,  et  qu'il  était,  en  tout  cas,  fâcheux 
de  laisser  dans  l'oubli.  Il  vient  d'en  .sortir  soiis  une  forme  toute  nou 
velle,  grâce  à  la  chimie.  On  a  trouvé,  dans  le  veratram  albmn,  un  alca 
loïdc,  la  vérairinc,  que  la  médecine  a  mis  à  profit.  M.  le  docteur  Aran , 
qui  a  expérimenté  avec  soin  cette  substance  nouvelle,  dit  dans  une  note 
(AmmuniquéeàMM.  Bussemaker  et  Darcrobci^,  p.  8o5:  «Je  m'explique 
<*tvè«-bien  les  résnitats  remarquables  que  la  méthode  de  rolléborisnie 


8  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  avait  entre  les  mains  des  médecins  anciens.  Ainsi  que  je  crois  l'avoir 
«prouvé,  la  véralrine  peut  être  considérée  comme  l'un  des  plus  puis- 
usants  agents  hyposthénisants  dont  la  thérapeutique  dispose.  Mon  ex- 
upérience  ne  m'a  encore  rien  appris  relativement  aux  effets  de  la  véra- 
utrine  dans  les  maladies  chroniques;  mais,  dans  les  maladies  aiguës, 
«dans  les  inflammations  parenchymateuses  principalemen,t ,  je  ne  con- 
«  nais  aucun  médicament  d'une  aussi  puissante  efficacité.  » 

On  voit  par  là  que  les  anciens  n'avaient  pas  eu  la  main  malheureuse 
en  s'efiforçant  d'introduire  dans  leur  pratique  un  médicament  qui  est 
véritablement  héroïque.  Avec  cette  donnée,  on  peut  maintenant  appré- 
cier un  conseil  d'Hippocrate  qui  était  demeuré  obscur.  Dans  le  traité 
des  Fractures,  S  36,  parlant  des  fractures  du  fémur  ou  de  fhumérus 
avec  issue  des  fragments  à  travers  les  parties  molles,  il  recommande 
de  donner  l'ellébore;  et,  dans  le  traité  des  Articulations,  S  63,  parlant 
des  luxations  dans  lesquellesJes  extrémités  osseuses  déchirent  et  trans- 
percent la  peau,  il  dit  :  uOn  n'entreprendra  pas  la  réduction;  la  fera 
«  parmi  les  médecins  qui  voudra.  On  doit  être  persuadé  que  les  blessés 
«mourront,  si  les  os  restent  réduits;  et  leur  vie  ne  se  prolongera  qu'un 
«  petit  nombre  de  jours,  peu  d'entre  eux  iront  au  delà  de  sept,  c'est  le 

«  spasme  qui  les  tue; il  en  sera  ainsi,  sachons-le  bien ,  et  je  pense 

«que  même  fellébore,  administré  le  jour  même  et  puis  une  seconde 
«fois,  ne  servira  de  rien;  pourtant,  si  quelque  chose  peut  être  utile, 
«  c'est  l'ellébore;  mais  je  n'y  ai  pas  confiance.  »  Ces  deux  passages  témoi- 
gnent que  Hippocrate  comptait  sur  l'efficacité  de  fellébore  dans  cer- 
tains délabrements  traumatiquos.  Un  des  accidents  les  plus  à  craindre 
en  ces  lésions,  c'est  fintensité  de  finflammation  qui  amène  ou  la  gan- 
grène ou  de  vastes  suppurerons;  et  tout  ce  qui  tendra  à  éteindre  cette 
redoutable  inflammation  tendra  aussi  à  conserver  les  jours  du  blessé. 
Or,  évidemment,  f expérience  avait  enseigné  à  Hippocrate  que  fellébore 
avait  une  telle  vertu ,  réduisant  l'activité  artérielle,  abaissant  la  chaleur, 
tempérant,  en  un  mot,  l'inflammation,  et  donnant,  de  la  sorte,  des 
chances  de  succès  qu'on  n'aurait  pu  avçir  par  d'autres  moyeris.  Je  désire 
que  le  lecteur  remarque  cette  concordance  entre  l'administration  tout 
empirique  de  fellébore  dans  f  antiquité  et  faction  reconnue  à  la  véra-^ 
trine  dans  les  temps  moderneà;  concordance  qui  m'inspire  une  telle 
confiance,  que  je  n'hésiterais  pas  à  conseiller  fessai  de  cet  alcaloïde  dans 
les  lésions  très-graves  des  os  pour  lesquelles  Hippocrate  s'en  est  bien 
trouvé.         *  .     .-'i/itf  »i  :>.;;  ;f>j 

Sans  doute  Hippdbrate  n'avait  pas  la  théorie  de  sa  pratique;  et,  in- 
terrogé j^jl  n'aurait  pu  répondre  rien  autre,  sinon  que  fellébore  dimi- 


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nuait  les  dangers  courus  en  ces  cas  par  les  malades.  Et  aussi  cette  im- 
possibilité de  rendre  raison  n'a  pas  été  sans  influence  sur  le  discrédit 
qui  a  fini  par  atteindre  ce  médicament,  dès  l'antiquité  même ,  pour  les 
accidents  dont  il  s'agit.  Rufus  dans  Oribase,  page  137,  dit:  «Hippo- 
«  crate,  qui  a  constitué  notre  art,  ordonnait  l'ellébore  le  jour  même  ou 
«le  lendemain,  après  la  luxation  d'une  grande  articulation  avec  plaie 
<et  dans  le  cas  de  fi*acture  avec  saillie  des  os,  pensant  que  les  malades 
«  pourraient  peut-être  échapper  à  la  gangrène  et  aux  convulsions  par 
«l'eflet  de  ce  médicament,  bien  qu'ils  fussent,  du  reste,  dans  un  état 
u  fâcheux.  Il  n'est  pas  facile  de  refuser  sa  confiance  à  ces  conseils  parce 
«qu'ils  sont  donnés  par  le  meilleur  des  médecins;  cependant  ils  sont 
«  difliciles  à  mettre  en  pratique.  »  On  le  voit,  l'action  de  l'ellébore  dans 
les  graves  lésions  des  os  et  des  parties  molles  n'est  plus  qu'une  affaire 
de  respect  pour  une  autorité  que  Rufus  regarde  comme  très-gi'ande  ;  et 
lui-même  ne  songe  pas  à  s'en  servir  en  des  cas  semblables.  Pour  se 
fier,  dans  des  lésions  aussi  dangereuses,  à  un  remède  aussi  indirect  et 
qui  ne  devait  pas  réussir  toujours,  il  fallait  une  singulière  sagacité  thé- 
rapeutique, qui  ne  se  laissait  pas  décevoir  par  les  accidents  et  les  mau- 
vaises chances,  et  qui,  en  tout  état  de  cause,  savait  discerner  l'effet 
utile  là  même  où  il  n'était  pas  suffisant.  Or,  ia  théorie  n'existant  pas 
pour  soutenir,  en  ces  circonstances  défavorables,  un  remède  bienfai- 
sant ,  on  le  laissa  tomber.  Et  ici  se  présente  ce  qu'on  peut  entendre 
par  la  thérapeutique  rationnelle  en  opposition  à  la  thérapeutique  em- 
pirique, et  quel  genre  de  services,  entre  autres,  celle-là  rend  à  côté  do 
celle-ci.  Tant  que  l'ellébore  a  été  administré  dans  les  inflammations 
graves,  seulement  parce  que  des  observateurs  attentifs  lui  avaient  re- 
connu la  propriété  de  diminuer  les  accidents,  il  est  demeuré  un  moyen 
empirique;  mais,  du  moment  qu'à  l'un  de  ses  principes  constituants 
est  rattachée  une  action  hyposthénisantc  sur  l'économie,  il  devient  un 
moyen  rationnel.  Entre  les  phlegmasies  profondes  que  l'on  traitait  ainsi 
et  fellébore ,  jl  y  avait  une  large  lacune ,  si  bien  qu'on  ne  concevait 
pas  comment  l'efîBcacité  réellement  observée  opérait;  mais  la  lacune  est 
comblée  quand  on  connaît  l'action  immédiate  de  la  vératrine,  qui  est 
de  produire  un  abaissement  considérable  dans  les  forces  générales  du 
patient;  et  cette  première  rationalité  fera  un  pas  nouveau,  un  pas 
considérable,  si  l'on  parvient  à  déterminer  à  quel  élément  anatomique 
la  vératrine  s'adresse  d'abord.  On  comprend  anssi  comment  le  fait 
empirique,  devenu  rationnel,  se  trouve  bien  plus  solidement  acquis, 
bien  moins  sujet  aux  fausses  interprétations  et  à  l'oubli.  La  connais- 
sance de  l'ellébore  étant  ainsi  entrée  dans  l'ensemble  théorique  de  la 


10  JOURNAL  DES- SAVANTS. 

science,  on  retrouvera  toujours,  quand  on  voudra,  i'efRcacitë  de  cette 
substance  sur  ies  inflammations  profondes. 

M.  ie  docteur  Aran  dit  dans  sa  note:  «A  part  l'intensité  extrême 
«des  effets,  la  description  de  i'elléborisme  donnée  par  les  anciens  con- 
«  corde  si  parfaitement  avec  ce  que  j'ai  observé  moi-même  dans  l'em- 
«ploi  de  la  vératrine,  que  je  n'hésite  pas  à  me  rallier  à  l'opinion  de 
«  ceux  qui  pensent  que  c'était  le  veratram  album  ou  une  autre  espèce  de 
Hveratram  voisine  de  celle-ci,  dont  les  anciens  faisaient  usage.»  Il  y  a 
en  effet  beaucoup  de  dissentiments  et  de  discussions  sur  la  question 
de  savoir  à  quelles  plantes  répondent  les  ellébores  des  anciens.  Prendre 
en  considération  les  effets  pharmaceutiques  pour  compléter  et  assurer 
la  détermination  botanique  me  paraît  fort  judicieux,  et  je  ne  pense 
pas  qu'après  les  expériences  sur  la  vératrine  il  puisse  rester  du  doute 
touchant  le  genre  de  plantes  auquel  les  anciens  recouraient  quand  ils 
elléborisaient. 

La  tendance  des  travaux  modernes  et  leur  but  idéal,  c'est  de  faire 
passer  la  médecine  de  l'état  empirique  à  l'état  rationnel,  de  l'état  d'hy- 
pothèse à  l'état  positif.  Mais,  dans  ce  trajet,  les  points  de  contact  avec 
l'antiqm'té,  qui  est  tantôt  purement  empirique  et  tantôt  purement  hy- 
pothétique, reparaissent  de  tous  côtés.  Ainsi  ï Académie  de  médecine 
vient  d'être  le  théâtre  d'une  importante  discussion  sur  ies  déviations 
utérines,  sur  le  redressement  de  l'utérus,  et  sur  l'emploi  de  redresseurs 
intra-utérins.  Parmi  les  praticiens  les  plus  éclairés  et  les  plus  habiles  d'à 
présent,  les  uns  pensent  que  les  déviations  utérines  sont  la  cause  d'une 
foule  d'accidents  qui  affligent  les  femmes;  les  autres,  que  ces  accidents 
sont  indépendants  des  déviations,  complètement  innocentes  de  ce  qu'on 
leur  attribue.  Les  ims  pensent  qu'il  est  important  de  redresser  l'utérus; 
les  autres,  que  cela  importe  peu,  puisque  les  accidents  tiennent  à  toute 
autre  chose  qu'à  la  déviation.  Enfin,  les  uns  recommandent  comme 
moyen  de  redressement  les  sondes  intra-utérines;  les  autres  les  rejettent 
non-seulement  comme  inutiles,  mais  même  comme  dapgereuses.  Eh 
bien,  toute  une  moitié  de  ces  importantes  questions  avait  déjà  occupé 
la  haute  antiquité  médicale.  Il  y  a,  dans  la  Collection  hippocratique , 
un  ouvrage  considérable  intitulé  :  Des  maladies  des  femmes  et  Des  femmes 
stériles;  il  n'est  pas  d'Hippocrate ,  peut-être  même  il  n'est  pas  d'un  méde- 
cin de  son  école;  mais  il  émane,  en  tout  cas,  d'un  homme  fort  ancien , 
fort  habile,  et  qui  avait  beaucoup  vu  et  beaucoup  fait.  Ce  prati- 
cien admettait  que  les  déviations  utérines  causaient  des  accidents  très- 
divers  et  fâcheux;  il  croyait  qu'il  fallait  y  remédier  en  tout  cas,  et 
employer,  entre  autres,  le  redressement  utérin,  non  point  tel  qu'on 


-  r    JANVIER  1855.  11 

lé  pratique  aujourdliui,  mais  d'une  façon  qui,  quoique  simple  etrudi- 
mentaire,  n'en  témoigne  pas  moins  d'une  connaissance  réelle  et  d'une 
main  exercée.  Voici  comme  il  décrit  son  procédé,  S  i33  :  «On  a  des 
«  bâtonnets  faits  avec  le  pin  le  plus  gras ,  on  les  enduit  avec  de  l'huile  ; 
«  ils  sont  longs  de  six  doigts ,  au  nombre  de  cinq  ou  six ,  de  forme  co- 
M nique,  et  un  peu  plus  gros  les  uns  que  les  autres;  le  plus  gros  est 
«  comme  le  doigt  indicateur,  de  même  forme  que  ce  doigt ,  plus  mince 
«  par  le  bout,  grossissant  en  allant  vers  l'autre  extrémité.  Ces  bâtonnets 
«seront  aussi  lisses  et  aussi  ronds  que  possible,  sans  aucune  écharde. 
«On  place  d'abord  le  plus  mince.  Quand  il  est  en  place,  la  femme  se 
«  tient  tranquille ,  prenant  garde  qu'il  ne  tombe.  On  n'enfonce  d'abord 
«que  le  bout;  puis  on  l'engage  de  plus  en  plus,  le  faisant  tourner  et  le 
«poussant  en  même  temps.  Quand  le  petit  bout  est  reçu,  on  s'arrête  à 
«  ce  petit  bout,  et  la  femme  prend  garde  que  le  bâtonnet  ne  tombe. 
«Puis  on  enfonce  davantage  de  la  même  façon,  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
«  entré  de  quatre  doigts  h  l'intérieur  de  l'orifice  utérin.  Quand  ce  pre- 
«mier  bâtonnet  est  ainsi  reçu,  on  l'ôte  pour  substituer  celui  qui  suit 
«  en  grosseur,  de  manière  que  cela  soit  en  place  avant  l'affaissement  de 
«  l'orifice  et  quand  cet  orifice  est  encore  droit  et  ouvert.  Or,  on  réus- 
«èira,  si,  enlevant  l'un,  on  met  l'autre.  Il  faut  aussi  avoir  une  tige  en 
«plomb,  semblable,  pour  la  forme,  au  bâtonnet  le  plus  gros,  mais 
«  creusée  à  l'intérieur,  pour  pouvoir  contenir  quelque  chose.  La  capa> 
«  cité  en  sera  celle  de  la  sonde  pour  les  plaies.  Afin  que  l'orifice  de  cette 
«  tente  soit  lisse  et  ne  blesse  pas,  on  la  dispose  comme  le  bout  des  bâ- 
«  tonnets.  Quand  la  tente  «n  plomb  est  prête ,  on  l'emplit  de  graisse  de 
«mouton  broyée;  cela  fait,  on  ôte  le  bâtonnet,  on  met  en  place  le 
«plomb.  Si,  mis  en  place,  il  cause  de  la  chaleur,  on  le  retire  et  on  re- 
«met  le  bâtonnet;  on  trempe  le  plomb  dans  l'eau  froide,  et  on  le  re- 
«  place  après  avoir  ôté  le  bâtonnet.  Il  faut  qu'il  y  ait  toujours  quelque 
«chose  en  place.  Pendant  le  jour,  le  bâtonnet  vaut  mieux,  le  plomb 
«pendant  la  nuit.  Si  la  femme  veut  se  lever,  qu'elle  se  lève,  mais  en 
«ayant  attention  k  ce  que  la  tente  reste  en  place,  et,  en  cas  de  dépla- 
«  cernent,  elle  la  remettra  aussitôt.  Si  aucun  des  bâtonnets  employés 
«  pour  ce  cas  ne  sont  reçus ,  on  les  fera  plus  minces  jusqu'à  ce  que  fopé- 
«  ration  puisse  s'accomplir,  n 
'J'ai  signalé  avec  quelque  détail  ces  rapprochements,  parce  que  la 
question  des  déviations  utérines,  au  point  de  vue  pathologique  et  thé- 
rapeutique, a  repris  un  intérêt  tout  présent.  Il  est  donc  bien  vrai  que, 
k  tout  moment,  la  médecine  ancienne  est  ou  peut  être  mêlée  à  la  mé- 
'dècine  moderne.  En  génémi,  la  s{îience  actuelle  éfant,  au  sens  le  plus 


12  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

direct  et  le  plus  étroit,  fille  de  la  science  passée,  il  ne  faut  pas  s'étonner 
que  les  connexions  se  rencontrent  si  souvent.  Sans  doute,  ces  con- 
nexions apparaissent  surtout  quand  les  lumières  actuelles  se  projettent 
sur  quelque  coin  obscur  des  documents  antiques.  Je  ne  puis  mieux  com- 
parer ceci  qu'à  ce  qui  se  passe  entre  l'érudition  et  Hérodote  :  à  mesure 
que  Ton  connaît  plus  exactement  les  lieux  qu'il  a  visités,  les  monu- 
ments dont  il  a  parlé,  à  mesure  aussi  on  le  comprend  davantage,  soit 
pour  le  rectifier,  soit  pour  le  confirmer,  et  l'histoire  en  tire  de  plus 
utiles  matériaux.  De  même,  dans  la  science  dont  la  médecine  est  un 
rameau,  la  connaissance  plus  complète  que  les  modernes  acquièrent, 
se  reflétant  sur  les  anciens,  l'ensemble  y  gagne  solidité,  consistance, 
étendue. 

J'ai  encore  à  citer  un  exemple  de  cet  échange  entre  férudition  et  la 
science  actuelle.  La  Collection  hippocratique  renferme  deux  livres  qui, 
ayant  joui  d'un  grand  renom  dans  fantiquité ,  ont  partagé  la  faveur 
d'Hippocrate  et  de  ses  écrits  lors  de  la  Renaissance.  Ce  sont  le  I*'  et  le 
IIP  livre  des  Epidémies.  Ces  livres  contiennent,  comme  partie  princi- 
pale, des  histoires  d'un  bon  nombre  de  malades,  ou,  pour  me  servir 
du  langage  technique  de  notre  temps,  des  ohservatioîis.  Les  anciens  mé- 
decins ne  se  sont  jamais  demandé  à  quelles  maladies  spéciales  ces  ob- 
servations se  rapportaient;  et  sans  doute  ils  n'ont  pas  eu  besoin  de  se 
le  demander  :  observant,  pratiquant  dans  des  mêmes  lieux  qu'Hippo- 
crate,  ou  dans  des  lieux  analogues,  la  ressemblance  de  ce  qu'il  avait  vu 
avec  ce  qu'ils  voyaient  les  frappait  assez  pour  leur  ôter  toute  incerti- 
tude. Mais  il  n'en  a  plus  été  ainsi  quand  les  écoles  médicales  se  sont 
transportées  sous  des  climats  plus  septentrionaux,  et  la  question  de 
savoir  à  quoi  correspondaient  les  fièvres  d'Hippocrate  (car  c'était  bien  de 
fièvres  qu'il  avait  parlé)  se  présenta  naturellement;  mais  il  ne  fut 
pas  aisé  d'y  répondre  :  vainement  cherchait-on  à  identifier  cette  pyré- 
tologie  retracée  par  le  vieux  médecin  grec  avec  la  pyrétologie  de  chaque 
jour;  la  concordance  n'était  jamais  satisfaisante;  et  il  restait  à  supposer 
ou  bien  que  la  description  antique  n'était  pas  assez  détaillée  pour 
permettre  un  jugement  assuré,  ou  bien  qu'il  était  survenu  des  modifi- 
cations ,  à  vingt-deux  siècles  de  distance ,  dans  les  phénomènes  patholo- 
giques. Mais  ces  suppositions  auraient  été  prématurées.  Quand  les  évé- 
nements politiques  et  l'extension  des  relations  internationales  eurent 
porté  les  médecins  occidentaux  en  des  contrées  plus  chaudes,  l'Inde, 
la  Grèce,  l'Asie  Mineure,  l'Algérie,  alors  l'interprétation,  qui  avait  jus- 
qu'alors échoué,  s'oflrit  de  soi;  celui-là  même  qui  rend  ici  compte  du 
IP  volume  d'Oribase  établit  la  comparaison  de  point  en  point;  et  il  est 


X 


.t^>i/  JANVIER  1855.  13 

maintenant  reconnu  universellement  qu'Hippocrate  avait  surtout  décrit 
certaines  formes  de  cette  grande  fièvre  rémittente  qui  est  endémique 
sous  tant  de  climats  et  qui  reçoit- de  chacun  un  caractère  spécial.  Si 
bien  que  la  pyrétologie  d'Hippocrate  vint  prendre  place  à  côté  des  bons 
écrits  qui  se  publiaient  actuellement  sur  ce  sujet;  et  il  n'y  eut  qu'une 
chose  à  regretter,  c'est  que  celte  concordance  n'eût  pas  été  connue 
plus  tôt,  de  manière  à  éviter  les  tâtonnements  que  le  changement  de 
lieu  occasionna  dans  les  premiers  temps,  de  manière,  en  un  mot,  à  ce 
qu'il  n'y  eût  point  de  solution  de  continuité  entre  l'expérience  hippo- 
cratique,  qui  aurait  élé  si  utile,  et  celle  des  modernes,  qui  se  trouva  si 
désappointée. 

On  est,  à  l'égard  des  anciens,  entre  deux  opinions  extrêmes  :  fune, 
qu'ont  d'ordinaire  les  hommes  occupés  des  sciences  naturelles ,  les  traite 
avec  dédain  ;  l'autre ,  qu'ont  les  érudits ,  les  exalte  volontiers.  Et  en  elTet, 
si  on  compare ,  comme  font  les  premiers ,  les  résultats  obtenus  par  les 
anciens  avec  les  résultats  obtenus  par  les  modernes,  on  est  tenté  de  ne 
pas  tenir  grand  compte  de  ces  essais  rudimentaire^  si,  au  contraire, 
on  les  considère  en  eux-mêmes,  comme  font  les  seconds,  on  est  sin- 
gulièrement frappé  de  la  valeur  de  leur  esprit.  Mais,  pour  être  com- 
plète,, la  comparaison  doit  être  non-seulement  avec  l'état  actuel  de  la 
science,  mais  aussi  avec  l'état  antérieur  à  ceux  que  nous  appelons  les 
anciens.  Par  là,  en  effet,  on  aperçoit  l'eDchainement,  et  l'on  comprend 
combien  furent  grandes  les  dillicultés  dans  les  premiers  temps,  quand 
les  hommes  s'inquiétèrent  d'observer  les  phénomènes,  de  penser  sur  ce 
qu'ils  avaient  observé,  de  créer  des  théories  encore  bien  précaires, 
d'instituer  enfin  l'esprit  scientifique.  -iv'ij  n". 

Tenons-nous-en  seulement  à  la  biologie,  et,  dans  la  biologie,  à  la 
médecine;  voire  même,  dans  la  médecine ,  à  la  thérapeutique,  qui  est  ce 
dont  s'occupe  ce  deuxième  volume  d'Oribase.  Il  n'est  personne  qui  pré- 
sentement ne  voie  combien  traiter  une  maladie  est  un  problème  com- 
pliqué. U  faut  d'abord  la  connaître;  et,  pour  cela,  il  importe  d'avoir, 
d'une  part,  la  notion  des  organes  affectés,  et,  d'autre  partf  la  notion  des 
effets  que  les  causes  pathogéniques  produisent  sur  l'organisme  vivant. 
Mais  tous  ces  renseignements  sur  l'état  morbide  supposent  des  rensei- 
gnements correspondants  sur  l'état  normal  ou  de  santé  ;  de  sorte  que 
toute  la  biologie  apparaît  comme  appui  et  base.  De  son  côté,  la  bio- 
logie ne  |)eut  procéder  sans  la  chimie,  qui  lui  découvre  la  composition 
élémentaire  des  tissus  et  des  humeurs,  la  relation  entre  l'aliment  et  les 
substances  vivantes,  la  composition  et  la  décomposition  perpétuelles; 
elle  a  même  besoin  de  la  physique  pour  tous  les  problèmes  de  chaleuc. 


14  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  lumière,  de  son  et  d'électricité  dont  les  corps  orçanisés  sont  le 
théâtre.  Ce  n'est  pas  tout  de  considérer  ia  connaissance  de  la  maladie 
en  soi,  il  faut  aussi  considérer  ce  qui  la  guérit  ou  ce  qui  la  soulage;  et 
alors  se  déroule  l'ample  domaine  de  la  matière  médicale  et  de  la  phar- 
maceutique fondées  essentiellement  sur  ia  botanique  et  sur  la  chimie. 

C'est  à  un  tel  ensemble  qu'il  s'agissait  de  parvenir,  et  on  ne  pouvait 
y  parvenir  qu'à  force  de  temps  et  de  tâtonnements,  à  l'aide  d'essais 
heureux  et  malheureux,  par  le  moyen  de  théories  tantôt  utiles  et  fé- 
condes, tantôt  téméraires  et  décevantes.  La  maladie,  quelque  naturelle 
qu'elle  soit,  a  toujours,  pour  celui  qui  est  dépourvu  de  toute  notion  sur 
l'anatomie  et  la  physiologie,  quelque  chose  d'étrange  qui  devient  facile- 
ment ou  effrayant  ou  merveilleux ,  suivant  le  tour  des  imaginations,  et, 
pour  les  esprits  les  plus  rassis,  quelque  chose  de  malaisé  à  saisir  et  à 
combattre.  Qu'on  se  représente ,  par  exemple ,  un  péripneumonique  ;  il 
est  brûlant,  ses  forces  sont  abattues,  sa  soif  est  vive;  il  tousse  et  crache 
du  sang;  enfin,  pour  me  servir  de  la  description  frappante  d'Hippocrate 
[Du  régime  dans  le^ maladies  aiguës,  S  5),  «la  respiration  s'embarrasse; 
«  l'haleine  devenant  fréquente  et  précipitée ,  les  crachats  prennent  une 
«  viscosité  sans  coction ,  qui  en  empêche  l'expulsion  ;  arrêtés  dans  les 
«  voies  pulmonaires ,  ils  produisent  le  râle  ;  et ,  quand  le  mal  est  à  ce 
«point,  la  mort  est  généralement  inévitable,  car  les  crachats,  retenus, 
<i  d'une  part  empêchent  l'air  de  pénétrer  au  dedans ,  et  d'autre  part  le 
«forcent  à  se  porter  au  dehors  avec  rapidité.  Et  ainsi  le  mal  aide  au 
«mal  :  les  crachats,  retenus,  précipitent  la  respiration  ;  la  respiration, 
«précipitée,  rend  les  crachats  visqueux  et  met  obstacle  à  leur  sortie. » 
Voilà  une  série  d'accidents  graves,  menaçants,  qui  s'enchaînent  l'un  à 
l'autre ,  et  qui  s'aggravent  avec  rapidité.  Ils  tiennent  à  ce  qu'il  s'est 
formé  dans  le  poumon  un  noyau  d'engorgement  qui ,  durcissant  d'abord , 
va  bientôt  devenir  plus  mou  et  purulent;  et  c'est  alors  que  le  malade 
succombera.  La  guérison  ne  surviendra  que  si  un  travail  en  sens  in- 
verse s'établit  dans  le  lieu  engorgé,  empêchant  l'hépatisation  grise  et 
rendant  perméables  de  nouveau  les  capillaires  obstrués.  Tel  est  le  but 
où  devait  tendre  le  traitement. 

Bien  certainement,  les  hommes  se  trouvèrent  longtemps  dénués 
devant  des  maux  aussi  urgents.  On  peut  s'en  convaincre  en  rappelant  à 
sa  mémoire  ce  qui  nous  a  été  dit  par  les  anciens  de  la  médecine  des 
peuples  barbares,  scythes,  gaulois,  germains,  et  ce  que  nous  racontent 
les  voyageurs  de  celle  des  sauvages  américains  et  des  peuplades  de  la 
Polynésie.  Non-seulement,  il  n'est  question,  dans  ces  conditions,  ni  de 
notions  anatomiques,  ni  de  notions  physiologiques,  ni  d'aucun  système 


j     JAJVVIER  I855.i[j0!  "    i5 

de  traitement,  mais  encore  les  moyens  empiriques  d'un  secours  réel 
sont  peu  nombreux  et  appliqués  avec  peu  de  discernement.  On  a  une 
certaine  pratique  pour  traiter  les  plaies  et  Jes  fractures  ;  on  extrait  les 
flèches  engagées  dans  les  chairs,  on  fait  des  incisions  pour  dégorger  les 
parties  tuméfiées  ;  on  cautérise  avec  le  feu  celles  qui  sont  douloureuses 
ou  impotentes;  on  connaît  quelques  plantes  qui  servent  à  tel  ou  tel 
usage.  Surtout,  on  a  recours  aux  incantations,  aux  charmes,  aux  sor- 
tilèges, à  tout  cet  attirail,  en  un  mot,  de  procédés  superstitieux  qu'on 
retrouve  partout,  et  qui  partout,  en  effet,  remplacent,  par  une  puissance 
magique  et  imaginaire  sur  la  nature,  la  puissance  réelle  due  seulement 
aux  efforts  de  la  science,  suivant  cet  axiome,  de  plus  en  plus  vérifié, 
que  savoir  c'est  pouvoir. 

Dans  cet  aperçu  sur  la  suite  de  la  médecine,  on  peut  intercaler  les 
renseignements  fournis  par  Homère;  renseignements  appartenant  à  une 
époque  moins  rudimentaire  que  celle  dont  il  vient  d'être  question.  Le 
médecin  est  appelé  pour  retirer  la  flèche,  nettoyer  la  plaie  et  appliquer 
des  médicaments  qui  apaisent  les  noires  douleurs , 

^pftax,'  à  xev  tin.^<r^<ji  fteAatvéûn»  6hvvààyv. 

[II.  IV.  191.) 

On  lui  accorde  une  grande  estime,  car  on  dit  qu'il,vaut^à  lui  seul 
beaucoup  d'autres  hommes,  .1 

HoXX&v  évri^ioi  iXXatp. 

[Il  XI.  5a.) 

Le  poêle  attribue  aussi  aux  médecins  une  épithète  qui  est  caractéris- 
tique, les  disant  riches  en  médicaments  ^ 

ToOf  (liv  r  lifTpoi  xsoXv^piMxot  ifi^ntévotnai, 

ÉXxe'  dbttiôfitvot 

(//.  XVI.  a8.) 

Sans  doute,  en  efl'et,  les  médecins  des  Grecs,  puisant  directement  ou 
indirectement  leurs  ccmnaissances  en  Egypte ,  à  Tyr  ou  en  Assyrie ,  de- 
vaient être  riches  en  préparations  médicamenteuses. 

Il  est  donc  permis,  malgré  le  laconisme  d'Homère,  de  croire  que  le 
médecin  de  la  guerre  de  Troie  en  savait  plus  que  celui  des  peuplades 
barbares.  Il  suffirait  de  se  figurer  la  civilisation  hellénique  d'alors,  ses 
cités,  ses  vaisseaux,  ses  armes,  son  organisation  politique.  Vu  la  con- 
nexion de  toutes  les  choses  sociales,  on  doit  admettre  qu'en  médecine 
aussi  ils  avaient  dépassé  l'époque  barbare.  D'ailleurs,  nous  savons  qu'ils 


16  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

étaient  en  relation  avec  Sidon ,  avec  Tyr,  qui ,  elles-mêmes,  avaient  des 
rapports  avec  l'Egypte.  Or  des  documents  fort  anciens,  antérieurs  à 
Homère,  et  que  les  nouvelles  éludes  sur  les  hiéroglyphes  commencent 
à  mettre  au  jour,  témoignent  que  là  (ce  qui  devait  être  d'ailleurs)  l'é- 
tude empirique  de  la  médecine  et  l'accumulation  des  préparations  phar- 
maceutiques avaient  fait  de  notables  progrès.  .H^(^  ut  ;  .  ;^  ,  :<:u  .h  ud 
C'est  cet  avancement  an  té-hellénique  qui  explique  comment  Hippo- 
crate ,  dit  le  père  de  la  médecine ,  est  pourtant  pourvu  de  toutes  sortes 
de  connaissances,  de  pratiques,  de  moyens,  qui  supposent  une  longue 
culture  antécédente.  Il  est  impossible  de  parcourir  les  livres  si  remar- 
quables de  la  Collection  hippocratique  sans  être  frappé  de  cette  contra- 
diction impHcite.  Quoi!  il  est,  assure-t-on,  créateur  de  tout;  avant  lui 
il  n'y  avait  rien  qui  valût  la  peiné  d'être  nommé! Ses  livres,  complète- 
ment croyables  en  cela,  démentent  une  telle  assertion.  Hippocra.te,  loin 
de  s'attribuer  le  titre  d'inventeur,  déclare  en  plus  d'un  lieu  que  l'art  mé- 
dical existe  depuis  longtemps  et  est  dû  à  une  longue  expérience.  Mais , 
quand  même  il  ne  se  serait  pas  expliqué  aussi  nettement,  quand  môme 
nous  n'aurions  pas  son  propre  témoignage  sur  l'antiquité  de  la  méde- 
cine, il  suffirait  de  relever  les  renseignements  que  ses  livres  fournissent. 
Je  me  contenterai  ici  de  citer  le  cathéter,  le  trépan ,  les  ventouses ,  la 
saignée,  la  théorie  de  la  réduction  des  articulations  luxées,  la  conten- 
tion méthodique  des  os  fracturés,  la  paracentèse  thoracique,  la  trépa- 
nation des  côtes;  toutes  choses  qui  supposent  beaucoup  de  connais- 
sances dans  les  indications  à  remplir,  beaucoup  de  pratique  dans  le 
maniement  des  instruments.  Ajoutons  qu'un  enseignement  médical  était 
tlonné ,  bien  avant  lui ,  dans  les  écoles  de  Cos  et  de  Cnide ,  dans  celles 
de  Crotone  et  de  Cyrène.  Il  faut  donc  reporter  dans  une  période  très- 
reculée  une  culture  empirique  de  la  médecine,  une  culture  qui  avait  eu 
son  siège  dans  les  pays  déjà  très-civilisés  de  Tyr,  de  Sidon,  de  Baby- 
lone,  de  Ninive,  de  l'Egypte;  culture  sans  doute  analogue  à  celle  qui  a 
persisté  en  Chine  jusqu'à  nos  jours.  Mais,  cela  établi,  il  est  possible 
de  retrouver  par  un  autre  côté  la  justesse  du  titre  de  père  de  la  méde- 
cine décerné  à  Hippocrate  par  l'antiquité  reconnaissante.  Hippocrate 
fut  non  pas  le  père  de  la  médecine  empirique ,  mais  le  père  de  la  mé- 
decine scientifique.  La  séparant  des  conceptions  métaphysiques  qui , 
dans  ie  sein  des  écoles  philosophiques,  ne  lui  laissaient  pas  assez  de  réa- 
lité, l'élevant  au-dessus  de  l'empirisme  qui  prévalait  parmi  les  prati- 
ciens, il  commença  cette  grande  élaboration  qui  aboutit  de  nos  jours  à 
regarder  la  pathologie  comme  un  cas  particulier  de  la  physiologie,  et 
il  mérite  ainsi  véritablement  la  gloire  qui  entoure  son  nom.      .  - 


JANVIER  1855.  17 

J'appellerai  ici  anciens  ceux  qui  appartiennent  à  une  époque  com- 
prise entre  l'établissement  définitif  des  républiques  grecques  vers  le 
VI*  siècle  avant  l'ère  chrétienne  et  la  chute  de  fempire  romain.  Cette 
distinction  m'est  suggérée  par  le  besoin  d'éviter  les  confusions,  ayant  à 
comparer  ces  anciens  ainsi  limités  avec  l'antiquité  plus  éloignée  qui  les 
précéda.  Lvidemment ,  c'est  la  science  grecque  en  général  et  Hippo- 
crate  en  particulier,  qui  ont  imprimé  à  la  médecine  ancienne  son  ca- 
chet. Hippocrate,  dans  le  traité  Des  airs,  des  caax  et  des  lieax,  S  a  3,  a  un 
orgueilleux  passage  où  il  exalte  sa  patrie  au-dessus  de  l'Asie  :  «  Les  Eu- 
«  ropéens  sont  plus  belliqueux  pour  cette  raison  (la  nature  de  leur  climat), 
«  et  aussi  par  l'elTet  des  institutions  ;  car  ils  ne  sont  pas ,  comme  les 
«Asiatiques,  gouvernés  par  des  rois;  et,  chez  les  hommes  qui  sont  sou- 
«  mis  à  la  royauté,  le  courage  manque  nécessairement.  Leur  âme  est  as- 
(( servie,  et  ils  se  soucient  peu  de  s'exposer  aux  périls  sans  nécessité 
«  pour  accroître  la  puissance  d'aulrui.  Mais  les  Européens,  gouvernés  par 
«leurs  propres  lois,  sentant  que  les  dangers  qu'ils  courent,  ils  s'y  ex- 
u  posent  dans  leur  propre  intérêt,  et  non  pour  l'intérêt  d'un  autre,  les 
«acceptent  volontiers  et  se  jettent  hardiment  dans  les  hasards;  car  le 
«  prix  de  la  victoire  est  pour  eux.  C'est  ainsi  que  les  lois  ne  contribuent* 
i<  pas  peu  à  créer  le  courage,  n  Ce  fier  langage ,  Hippocrate  aurait  pu  éga- 
lement le  tenir,  si,  comparant  ce  qu'était  la  médecine  chez  lui  avec  ce 
qu'elle  était  dans  les  pays  civilisés  sans  doute ,  mais  pourtant  dits  barbares 
par  les  Grecs,  il  avait  exalté  la  supériorité  scientifique  de  ses  compa- 
triotes, au  lieu  d'exalter  leur  supériorité  sociale.  En  elFct.  ce  qui,  depuis 
lui,  distingue  la  médecine  grecque  de  la  médecine  barbare  (je  ne  puis 
m'euipêcher  de  me  servir  ici  de  ce  mot,  dût-il  s'appliquer  aux  Egyp- 
tiens, aux  Ty riens,  aux  Assyriens),  ce  qui  la  distingue,  dis-je,  c'est  le  ca- 
ractère spéculatif  qui  lui  est  désormais  imprimé,  c'est-à-dire  qu'elle  se 
fonde  sur  une  connaissance  de  plus  en  plus  profonde  de  l'organisation 
vivante,  et  surtout  de  l'organisation  la  plus  compliquée,  le  corps  hu- 
main. L'idée  toute  grecque  de  la  prééminence  des  Hellènes  sur  les  bar- 
bares provient  non-seulement  de  la  prééminence  dans  les  armes  et  dans 
la  politique,  mais  aussi  de  la  prééminence  dans  la  spéculation.  Désor- 
mais les  rôles  étaient  changés;  cet  Orient,  source  de  l'antique  sagesse 
et  du  nécessaire  et  primordial  empirisme,  était  dépassé  de  si  loi^par 
tes  disciples ,  devenus  ses  maîtres ,  qu'il  ne  pouvait  même  plus  les  com- 
prendre et  les  suivre;  et  ceux  qui  se  sentaient  ainsi  décidément  entrés 
dans  le  domaine  de  la  vérité  générale ,  appelaient  dorénavant  barbarie 
ce  qui  avait  été  jadis  grandeur  véritable  et  culture  glorieuse. 
'  Et  voyez  quels  furent  les  travaux  des  Grecs  dans  les  connaissances 

3 


IS  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dont  il  est  ici  plus  particulièrement  question.  Hippocrate,  embrassant 
d'un  coup  d'oeil  le  champ  pathologique  qui  lui  est  le  mieux  connu,  a 
essayé ,  dans  son  livre  Da  pronostic ,  de  systématiser  les  maladies  fébriles 
aiguës.  La  coction  chargée  de  réparer  les  désordres  qui  surviennent  dans 
la  crase  (ou  juste  tempérament  des  quatre  humeurs  fondamentales) 
étant  admise,  il  en  conclut  qu'à  une  perturbation  de  même  nature  ré- 
pondait une  coction  qui  avait  aussi  même  nature,  même  procédé, 
même  cours.  Or  la  maladie  fébrile  aigùe  est  une  perturbation  qu'on 
peut,   indépendamment  des  formes  qu'elle  revêt,  des  .causes  qui  la 
produisent,  des  foyers  dont  elle  part,  considérer  comme  essentiellement 
identique;  et  dès  lors,  à  un  esprit  aussi  élevé  que  le  sien,   il  devint 
possible  de  tracer  le  tableau  non  plus  d'une  fièvre  ou  d'une  pleurésie, 
mais  de  toute  une  classe  d'affections.  D'autre  part,  dans  son  traité  Des 
airs,  des  eaux  et  des  lieux,  il  ébauclia  la  théorie  de  l'influence  des  climats 
sur  les  hommes,  commençant  ainsi  la  vaste  étude  du  rapport  entre  les 
milieux  et  les  êtres  organisés.  Nous  sommes  déjà  bien  loin ,  on  le  sent, 
de  la  simple  pratique ,  même  affermie  et  enrichie  par  une  longue  expé- 
rience; nous  en  sommes  plus  loin  encore  dans  Aristote.  Celui-ci  jette 
'les   iiidiments  de  l'anatomie  comparée;   n'étudiant  pas  les  animaux 
un    à   uo,  il  rapproche   les   parties  analogues   et  les  confronte   en- 
semble. Une  telle  entreprise  ne  pouvait  être  conçue  dans  sa  grandeur 
et  exécutée  avec  une  suffisante  réalité  que  par  cet  esprit"  qui  peut-être 
fut  à  la  fois  le  plus  spéculatif  et  le  plus  réel ,  le  plus  abstrait  et  le  plus 
concret,  qui  ait  honoré  l'humanité.  Avec  moins  de  force  sans  doute  et 
d'autoiité,  mais   pourtant  non  sans  une  grande  utilité,  son  disciple 
Théoj)hraste  posa  quelques  fondements  pour  la  connaissance  de  la  vie 
des  plantes.  Les  grands  anatomistes  de  l'antiquité,  Erasistrate  et  Héro- 
phile ,  pénétrèrent  bien  au  delà  de  tout  ce  qu'on  avait  fait  avant  eux , 
dans  l'intimité  des  parties  organisées;  de  rudimentaire  qu'était  fanalo- 
mie,  surtout  l'anatomie  humaine,  même  après  Aristote,  elle  devint 
une  base  désormais  inébranlable  de  toute  recherche  ultérieure  tant  sur 
le  jeu  des  fonctions  dans  l'état  de  santé  que  sur  leurs   perturbations 
dans  l'état  de  maladie.  Il  y  a  véritablement  lieu  d'admirer  l'esprit  actif 
des  Grecs  et  leurs  rapides  progrès,  quand  on  compare  l'anatomie  telle 
qu'^e  était  pour  Hippocrate  avec  ce  qu'elle  fut  après  Erasistrate   et 
Hérophile  :  du  temps  du  premier,  on  considérait  le  cerveau  comme 
une  glande  et  l'on  confondait  les  nerfs  avec  les  tendons  sous  le  nom 
de  vsvpa;  grâce  aux  travaux  des  seconds,   cette  grande  part  de  l'ani- 
mal, le   système  nerveux,    n'est  plus  inconnue.  Enfin,   quand   l'anti- 
quité gréco-romaine  est  près  de  finir  et  de  céder  la  place  à  une  nou- 


JANVIER  1855.  19 

velle  phase ,  Galien  lègue  aux  âges  futurs  ses  œuvres  éminentes  sur 
ï Utilité  des  parties  et  sur  les  Lieux  affectés. 


É.  LITTRÉ. 


(  La  suite  à  an  prochain  cahier.  ) 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarjn, 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

SIXIÈME    ARTICLE  ^ 

Mazarin  ne  pouvait  agir  sur  le  parlement  que  par  le  garde  des  sceaux 
et  chancelier  Pierre  Séguier,  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  n'était  ni 
estimé  ni  aimé;  mais  il  avait  sur  le  clergé  l'autorité  directe  que  lui 
donnait  son  titre  de  cardinal,  et  surtout  la  disposition  pixïsque  absolue 
de  ce  qu'on  a  depuis  appelé  la  feuille  des  bénéfices.  Louis  XIII  l'avait 
jugé  si  propre  auxalfaires  ecclési<istique8,  que,  par  son  testament,  il  les 
lui  avait  spécialement  attribuées*;  et,  quoique  ce  testament  eût  été  cassé, 
il  avait  été  convenu  entre  la  régente  et  Mazarin  qu'il  aurait  tout  le 
pouvoir  que  lui  conférait  la  déclaration  royale  ;  en  sorte  que  peu  à 
peu,  et  à  mesure  qu'il  avança  dans  la  confiance  d'Anne  d'Autriche,  il 
fit  établir  dans  le  cabinet  et  passer  en  règle  que  La  Viillière',  le  se- 
crétaire d'État  chargé  des  afl'aires  ecclésiastiques,  n'expédierait  aucune 
nomination ,  même  la  moins  considérable  en  apparence ,  sans  sa  préa- 
lable approbation  et  même  sans  son  contre-seing.  Il  mit  un  soin  jaloux 

*  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'auûl,  page  5^7  ;  pour  le  deuxième, 
celui  de  septembre,  page  Sai  ;  pour  le  (roisième,  celui  a  octobre,  page  6oo;  potir 
le  quatrième,  celui  de  norembre,  page  687;  et,  pour  le  cinquième,  celui  de  dé- 
cembre, page  753.  —  *  Voyez  ce  testament  dans  le  deuxième  article,  cahier  de 
septembre,  p.  bag.  —  ^  La  Vrillicrc  était  spécialement  chargé  de  ces  sortes  d'aP- 
faires,  comme  Guénégaud,  de  celles  de  la  maison  du  roi,  Lctellier,  de  celles  de  la 
guerre,  et  Brienne,  des  afl'aires  étrangères,  bien  entendu  sous  la  suprême  direction 
du  premier  ministre.  Outre  cela,  on  avait  divisé  le  royoubie  en  un  certain  nombre 
de  grandes  circonscriptions ,  dont  chacune  relevait  d'un  des  quatre  secrétaires  d'État . 
tandis  que  le  surintendant  des  Gnanccs  ne  s'occupait  que  des  finances,  et  le  garde 
des  sceaux  de  la  justice.  Chavigny  et  l'évêque  de  Beauvais  n'avaient  point  de  dé- 
partements particuliers. 

3. 


20  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  obstiné  à  revendiquer  et  à  retenir  entre  ses  mains  cette  importante 
partie  du  gouvernement  ^ 

Anne  d'Autriche,  dès  le  commencement  de  la  régence,  avait  institué, 
sous  le  nom  de  conseil  de  conscience,  une  commission  quelle  prési- 
dait elle-même  et  dont  l'objet  était  de  rechercher  les  meilleurs  moyens 
d'affermir  et  de  répandre  l'empire  de  la  foi  catholique,  et  de  présen- 
ter au  choix  de  la  reine  les  sujets  les  plus  capables  d'être  promus  aux 
grandes  cures ,  aux  abbayes ,  aux  prieurés  et  aux  évcchés.  Ce  conseil 
était  composé  du  cardinal,  du  chancelier  Séguier,  de  l'évêque  de  Beauvaîs, 
que  nous  connaissons,  de  l'évêque  de  Lisieux,  dont  il  sera  parlé  tout 
à  l'heure,  et  de  M.  Vincent,  depuis  le  grand  saint  Vincent  de  Paul, 
général  des  Pères  de  la  Mission.  Ces  trois  derniers  membres  avaient  plus 
de  zèle  que  de  prudence,  et  ne  s'inquiétaient  guère  de  susciter  des  em- 
barras à  la  politique  du  premier  ministre.  Mazarin  les  comblait  d'égards, 
et  leur  déférait  avec  empressement  dans  les  petites  choses;  mais,  quand 
il  s'agissait  d'affaires  importantes,  des  protestants,  par  exemple,  il  n'en- 
tendait pas  leur  sacrifier  les  intérêts  de  l'État.  Il  redoutait  le  conseil  de 
conscience  autant  qu'il  le  respectait  :  aussi  s'applique-t-il  à  le  tenir  le 
plus  qu'il  peut  dans  l'ombre;  il  ne  le  rassemble  pas  très-fréquemment, 
et  se  garde  bien  de  lui  reconnaître  un  caractère  public  et  officiel  :  en 
un  mot  il  veut  la  haute  main  sur  tout  ce  qui  regarde  le  clergé ,  choses 
et  personnes^.  Il  avait  pour  cela  les  plus  fortes  raisons. 

'  I'  carnet,  p.  107  :  «  Per  H  beneûcii,  dica  (S.  M.)  a  lutti,  fate  che  il  cardinale 
«  Mazarini  mené  parli.  »  II'  carnet,  p.  80  :  tChe  S.  M.  ordini  alli  segretarii  dî  Stalo 
ï di  non  spedir  nelli  affari  ecclesiaslici  senza  la  sotlo  scrllione.  »  III'  carnet,  p.  Ai  : 
«  S.  M.  orclîni  alli  segretarïi  di  Stalo  di  non  spedir  cosa  alcuna  in  matière  ccclesias- 
«  tice  senzi  un  biglielio  segnato  dà  me  che  dichiarerà  la  volontà  délia  S.  M.  »  Ce  pas  ■ 
sage  est  répét;'  mot  pour  mot,  IV  carnet,  p.  2^.  Ibid.  p.  /ia  :  «M.  de  la  Vrigliera 
«ha  segnato  e  segna  moite  cose  senza  ordine  che  non  deve,  e  senza  mio  certilicato 
«  spedisce  beneficii  conlro  l'inlenlioue  di  S.  M.  »  Ihid.  p.  A4  :  «  M.  de  la  Vrigliera  ha 
«  spedito  per  M*  la  l'rincessa  e  per  il  présidente  Maison  una  badia  senza  cerlifîcalo.  » 
Il  renouvelle  celle  plainte,  ibid.  p.  7A  :  «Si  è  falta  la  speditione  del  canonicato  del.'a 
«  Santa-Chapella  a  Dans  (Tabbé  Dans,  il  en  sera  question  plus  bas,  p.  33)  senza  mio 
«cerlifîcalo,  et  in  queslo  modo  l'ordine  si  confonde,  et  io  ricevo  pregiuditio  etc.  » 
VI*  carnet,  p.  21  :  «S.  M.  avverla  di  rimeltere  a  me  tutti  li  affari  ecclesiaslici  di 
«  badie,  priorati  e  cose  simili.  »  —  *  II'  carnet,  p.  90  :  «  Non  bisogna  che  S.  M.  ri- 
«  melta  alla  congregazione  le  cose  che  ha  risolute  di  non  fare,  come  le  coadjutorie 
«e  vescovali  a  qnel!i  che  non  sieno  preti,  e  cose  simili,  etc.»  III*  carnet,  p.  6:  «Bi- 
«  sogna  avverlire  che  non 'si  nomini  nelle  lettere  che  si  dovranno  scrivere  al  parla- 
«  mento  e  consiglio  il  consiglio  di  coscienza.  n  III' carnet,  p.  72  :  «Non  tener  per 
«  qualche  tempo  il  consiglio  di  coscienza.»  Nous  verrons  plus  tard  que  les  évêques 
de  Beauvais  et  de  Lisieux  furent  renvoyés  dans  leuri  diocèses,  vers  la  fin  de  cette 
même  année  i6A3,  et  que  le  père  Vincent  élanl  reslé  seul  d'ecclésiastique  dans  le 


JANVIER  1855.  '21 

Qu'on  pense,  en  effet,  à  la  situation  extraordinaire  de  Richelieu  et 
de  Mazarin,  deux  cardinaux,  deux  princes  de  l'Église  catholique,  en- 
treprenant une  véritable  croisade  contre  la  première  puissance  catho- 
lique de  l'Europe,  l'attaquant  en  Allemagne,  en  Flandre,  en  Italie,  en 
Espagne  même;  soulevant  contre  elle  le  Piémont,  Gênes,  Venise;  pre- 
nant parti  pour  la  Hollande  calviniste;  appelant  à  son  aide  l'épée  de 
Gustave -Adolphe;  soudoyant  celle  de  ses  lieutenants,  et  travaillant,  au 
congrès  de  Munster,  à  faire  entrer  les  nouveaux  États  hérétiques  dans  le 
droit  public  européen.  Rome  n'avait  pu  voir  une  telle  entreprise  de  la 
part  du  roi  très-chrétien  sans  une  douleur  profonde  :  elle  considérait 
cette  gueiTe  comme  une  guerre  impie;  elle  faisait  des  vœux  pour  l'Es- 
pagne, et,  en  France,  elle  inspirait  ses  sentiments  à  tout  ce  qui  mettait 
l'intérêt  catholique  au-dessus  de  l'intérêt  français.  Le  clergé  pensait, 
parlait,  agissait  comme  le  Saint-Siégc.  Songez  aussi  qu'une  condescen- 
dance nécessaire  pour  nos  alliés  de  Hollande  et  d'Allemagne  faisait  une 
loi  d'ajouter  encore  aux  ménagements  que  la  sagesse  et  la  justice  com- 
mandaient envers  les  protestants  dans  l'intérieur  du  royaume.  Toute 
cette  conduite  blessait  le  clergé.  On  ne  pouvait  lui  demander  d'applaudir 
aux  victoires  du  protestantisme,  bien  qu'elles  fussent  les  nôtres,  et  il  ne 
cessait  d'invoquer  la  paix,  tandis  que  Richelieu  et  Mazarin  ne  pouvaient 
poser  les  armes  qu'après  avoir  atteint  le  but  de  la  guerre.  Le  clerçé 
entrait  donc  naturellement  dans  la  ligue  des  Importants  et  la  mettait 
sous  les  auspices  de  la  religion,  comme  les  parlements  lui  prêtaient 
l'apparence  du  bien  public. 

Cette  nouvelle  opposition,  à  la  tête  de  laquelle  se  plaça  bientôt  l'é- 
vêque  de  Beauvais,  était  le  plus  grand  souci  de  Mazarin;  car  il  n'avuit 
d'autre  appui  que  la  reine ,  et  il  ne  pouvait  guère  espérer  de  trouver 
en  elle  la  piété  éclairée  et  le  ferme  patriotisme  de  Louis  XIII:  elle 
était  espagnole  et  dévote.  Quelle  peine  dut-il  avoir  à  lui  faire  coni 
prendre  que  dans  tout  cela  il  ne  s'agissait  pas  de  religion  mais  de  po- 
litique, qu'elle  était  reine  de  France  et  non  d'Espagne,  et  la  mère 
de  Louis  XIV  encore  plus  que  la  sœur  de  Philippe  IV  !  Quelle  diffi- 
culté aussi  de  persuader  à  ceux  qui  avaient  réellement  à  cœur  l'intérêt 
de  la  religion  catholique  qu'en  s'alliant  aux  protestants  d'Allemagne 
et  en  ménageant  ceux  de  France,  on  ne  nourrissait  aucun  mauvais  des- 
sein contre  la  foi;  que,  loin  de  là,  on  la  défendrait  quand  la  moindre 

conseil,  Matarin  y  domina.  Bientôt  il  le  fil  enlièrement  supprimer.  Sur  le  conseil 
de  conscience  et  sur  los  scrupules  qu'éprouva  longtemps  la  reine  n  déférer,  en  pa- 
reille matière,  à  la  politique  de  Matarin,  voyez  madame  de  Molleville,  1. 1,  p.  a  1 1- 
Si3. 


22  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

atteinte  lui  serait  portée!  Ainsi  s'explique  le  zèle  ardent  que  déploya 
Richelieu,  et  après  lui  Mazarin,  dans  les  afifaires  du  jansénisme,  contre 
des  excès  de  doctrine  assez  innocents  en  eux-mêmes  et  que  couvraient 
tant  de  génie  et  tant  de  verttt^  Ainsi  s'explique  encore  la  protection 
déclarée  que  Mazarin  accorda  aux  jésuites.  Il  se  souvenait  qu'il  avait  été 
leur  élève;  il  connaissait  de  longue  main  leur  habileté  et  leur  puissance, 
et,  en  les  traitant  bien,  il  espérait  et  il  sut  gagner  leur  appui.  Certaines 
personnes  croyaient  faire  merveille  en  conseillant  à  la  reine  de  donner 
au  petit  roi  un  confesseur  qui  n'appartînt  pas  à  la  célèbre  compagnie; 
la  reine  même  paraissait  incliner  à  cet  avis.  Mazarin  s'y  opposa  sur  ce 
motif  très-solide  que  les  jésuites  avaient  toujours  été  en  possession  de 
cette  charge  ;  qu'en  la  leur  enlevant  on  les  mettait  contre  soi ,  et  on  s'en 
faisait  des  ennemis  redoutables^.  Dans  la  querelle  des  jésuites  et  de  l'U- 
niversité il  se  conduisit  avec  une  rare  prudence.  Il  est  certain  que  plus 
d'un  jésuite  avait  écrit  des  choses  qui  ne  pouvaient  pas  être  supportées, 
sur  la  puissance  temporelle  des  papes,  contre  les  droits  de  la  royauté,  et 
même  en  faveur  de  Ravaillac.  Fille  aînée  des  rois,  l'Université  combattit 
avec  force  ces  odieuses  doctrines,  aussi  funestes  à  la  religion  qu'à  l'Etat; 
c'était  son  devoir  et  son  droit,  et  Mazaiin  l'approuvait.  Le  recteur  de 

'  rV"  carnet,  p.  65  :  «Lunedi  assemblea  in  Sorbona  :  prevenire  clie  non  seguino 
«  disordini,  che  non  si  faccia  nienle  in  pregiuditio  délia  bolia  del  Papa  conlra  Gianse- 

*  nius.  Prohibire  le  impressioni  sopra  queste  doltrine  nuove,  e  casiigar  severamente 
«chi  trasgredirà.  »  Mazarin  craint  toujours  de  favoriser  le  jansénisme.  Tantôt  il 
veut  faire  évêque l'abbé  de  Saint-Nicolas,  Henri  Arnauld,  le  frère  du  grand  docteur; 
tantôt  il  s'y  refuse  de  peur  de  nommer  un  janséniste.  II"*  carnet,  p.  6  :  «  Vescovalo 
«  di  Perigo  (Périgueux)  per  l'abbate  di  S.  Nicolas.  »  Ihid.  p.  119:»  Non  dar  il  ves- 
«  covalo  air  abbate  di  S.  Nicolas.  »  En  effet,  Henri  Arnauld  ne  fut  nommé  à  l'évêché 
d'Angers  qu'en  1649.  L'abbé  Duplessis-Praslin,  si  connu  depuis  comme  évêque 
de  Comminge,  et  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans  les  affaires  du  jansénisme  et  dans 
la  paix  de  Clément  IX,  était  déjà  suspect,  en  i643,  d'appartenir  ou  d'incliner  à  Port- 
Royal,  car  Mazarin  nous  apprend  qu'il  le  fit  avertir  par  son  frère,  le  marquis  de 
Praslin,  depuis  maréchal  de  France,  de  ne  pas  se  môler  des  opinions  nouvelles; 
et  il  ne  le  lit  évêque  que  pour  s'attacher  son  frère,  auquel  il  fait  valoir  cette  faveur. 
IV  carnet,  p.  102  :  «  Ho  parlalo  al  fralello  dell'  abbale  di  Plessis-Praslin ,  perche  li 
«  dica  che  deve  sperar  poco  dà  S.  M.,  se  s'imbarazza  in  queste  nuove  opinioni ,  come 
«  è  slato  riferito  che  faceva.  Quando  S.  M.  inclini  a  darli  il  vescovato,  deve  altendere 
«il  fratello  di  Piemonte  (le  marquis  de  Praslin  servait  en  Piémont)  a  cui  farà  valer 
«  questa  gratia.  »  —  *  IV*  carnet,  p.  63  :  «  S.  M.  ha  detto  a  diversi  che  vuol  un  ves- 
«  covo  che  confessi  il  re  per  escluder  cosi  li  gesuiti,  et  in  cio  si  commette  un  grand' 
«errore,  poiche  grandissime  pregiudilio  puoi  resullare  al  servilio  di  S.  M.  d'irritar 

•  un  corpo  cosi  accreditato  e  considerabile  come  il  detto ,  che  in  ogni  minima  sedi- 
«  lione  che  arrivasse  potrebbero  far  gran  cose  parlando  nel  disavantaggio  délia  M.  S.  ; 
«  di  maniera  che  io  non  sarei  mai  di  parère  di  far  loro  questa  offesa. . .  ma  quando 
0  S.  M.  si  rbolvesse ,  non  conviene  farne  ostentatione  ne  dichiararsene  fuori  di  tempo.  ■ 


JANVIER  1855.  23 

l'Université  avait  composé  un  recueil  de  diverses  propositions  cou- 
pables enseignées  par  des  casuistes  de  la  compagnie ,  et  entre  autres  par 
îe  père  Ayreau,  régent  du  collège  de  Clermont,  à  Paris.  Un  libraire  avait 
fait  imprimer  ce  recueil  qui,  comme  on  le  pense  bien ,  avait  excité  le  plus 
grand  scandale,  et  les  jésuites  avaient  eu  le  crédit  de  faire  mettre  en  pri- 
son ce  libraire.  Assurément  l'Université  avait  le  droit  d'intercéder  en  sa 
faveur.  Mais  elle  fit  plus  :  un  jour,  sans  prendre  la  peine  de  demander 
audience  à  la  reine,  le  recteur  se  présenta  au  Palais-Royal,  et,  dans  une 
harangue  véhémente,  il  réclama  la  liberté  du  libraire  et  attaqua  la  com- 
pagnie de  Jésus.  Anne  d'Autriche,  qui  n'avait  pas  été  prévenue,  n'avait 
trop  su  que  répondre.  Mazarin  fit  venir  le  recteur  et  ie  réprimanda  sé- 
vèrement pour  avoir  osé  paraître  devant  la  reine  sans  en  avoir  obtenu 
la  permission.  Il  l'engagea  aussi  à  s'exprimer  à  l'avenir  avec  plus  de 
mesure;  en  même  temps  il  fit  sortir  de  prison  le  pauvre  libraire,  et, 
n'abandonnant  jamais  les  droits  de  la  royauté  et  de  l'Etat,  il  exigea  de 
la  compagnie  qu'elle  surveillât  plus  exactement  l'enseignement  de  ses 
collèges,  et  rendit  les  supérieurs  responsables  des  leçons  des  professeurs  ^ 
Mazarin  était  sans  doute  insinuant  et  persuasif  au  plus  haut  degré, 
mais  il  ne  se  fiait  pas  à  ce  talent  :  il  le  secondait  par  d'autres  moyens 
plus  accommodés  à  la  faiblesse  humaine.  Nous  avons  déjà  vu  qu'il  consi- 
dérait les  pensions  secrètes  comme  un  des  plus  sûrs  ressorts  de  gouver- 

'  V"*  carnet,  p.  4,  5,  6,  7  :  «S.  M.  si  devn  lamenlare  della  sorpresa  che  gli  è 
stata  fatta ,  e  procnrar  d'intcndere  che  ha  portalo  il  reltore  a  parlar  corne  ha  fatio . 
e  ciuando  sia  fuori  di  causa  convien  ca^tigarlo.»  —  «Il  reltorc  è  slato  da  me  ; 
m'ha  parlalo  del  libram  impriggionalo,  délia  doclrina  de'  gesuili.  Gli  ho  ns[>o9lc- 
oon  egrore  et  in  modo  dk  far  temerc  che  non  si  risolva  conlra  loro  che  usano  maie 
della  stima  che  si  flk  delf  Università.  Gli  ho  dctto  che  non  si  trova  malc  che  rico- 
noscendo  che  s«  pubblica  et  eniegna  doUrine  preg^ndicievoli  al  sen-ilio  di  Dio,  de! 
re  e  dello  Stato,  lo  rappresentino  acci6  si  inipedisca  e  ca»tigando  li  delinquenli 
vi  si  remcdii,  ma  non  si  approva  la  forma  Icnula  in  qufslo  rincontro,  mcnlre  lu- 
mulluariamenle  e  con  animositÀ  trattavano  una  cosa  che  senta  u»nr  di  cloquenzii 
ne  di  colori  obbligava  ogniuno  a  prendervi  parte,  mcnlre  le  cosc  rappresenlate  su5- 
sislessero.  Che  S.  M.  era.adirata  a  con  giustitia  di  esser  stata  sorpresa  trovando 
rUniversita  alla  sua  sala  senxa  esser  stata  awisata  ne  haver  data  audicnia.  Che  si 
parlasse  ingiurosamcnle  di  un  corpo,  protestando  che  si  dicesse  che  nulrivano  li 
geauiti  li  Ravagliac  e  li  Schatti  (probablement  Chatei)  per  uccider  li  re.  .  .  .  I^er 
il  lihraro  che  mi  sarei  adoprato  pcr  l.i  sua  liberntionc.  •  Ibid.  p.  a8  :  t  Far  .sortir 
di  priggione  il  lihraro  dcl  rettore.  —  Processo  vcrhnlc  di  queilo  è  passato  nel  con- 
sigiio  con  li  padri  gesuili  M>pra  la  dotirina  dd  padre  Ero  (Ayreau),  c  rimedinr  nll' 
avrenir  facendo  rispondere  li  superioride*  collcgi  di  qudio  innegnaranno  maestri 
alla  scuola.  » —  Ibid.  p.  aS  :  iSî  pubblichi  l'arresto  per  li  gesuili  coine  fù  fatto  nel 
consiglio.  »  Cette  aiïaire  est  racontée,  mais  avec  bien  moins  de  détails,  dan»  les 
Mémoires  d'OmerTaten,  t.  I,  p.  a  18,  etc. 


2/i  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nement ,  et  il  ne  se  faisait  pas  faute  de  s'en  servir  avec  les  jésuites.  Ici 
tantôt  il  accorde  une  pension  au  père  provincial,  tantôt  il  consacre 
une  somme  annuelle  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  toute  la  société ^ 
Nous  devons  avouer  que  nous  n'avons  rencontré  aucun  semblable  moyen 
de  persuasion  appliqué  à  Port-Royal.  Mazarin  est  d'avis  d'envoyer 
M.  Arnaiild  s'expliquer  à  Rome  sur  son  livre  de  la  Fréquente  Commu- 
nion^, mais  nous  ne  le  voyons  pas  même  une  seule  fois  exercer  sur  le 
savant  et  vertueux  docteur  et  sur  aucun  de  ses  amis  la  tentation  des  bril- 
lantes promesses  dont  il  était  si  prodigue. 

Plus  on  l'accusait  de  nuire  à  la  cause  catholique  en  servant  les  pro- 
testants d'Allemagne,  plus  il  s'efforçait  de  se  faire  à  Rome  des  partisans, 
bien  entendu  en  se  conformant  aux  mœurs  du  pays,  qui  lui  étaient 
bien  connues.  Il  sent  le  besoin  d'accquérir  l'appui  de  quelque  cardinal 
par  de  l'argent,  des  pensions,  des  abbayes'. 

'  Déjà,  du  temps  de  Richelieu,  en  16^2,  I"  carnet,  p.  6  :  «  Al  padre  provin- 
«  ciale,  una  pensione.  »  Mazarin  maintint  celle  pension,  m'carnet,  p.  67  :  t  20  mille 

•  lire  ai  padri  gesuili,  conforme  al  solilo.  ■  — *  Ce  livre  avait  paru  en  i6A3- 
Sa  sévère  doctrine  avait  divisé  l'Église  de  France  et  porté  le  trouble  dans  les 
pratiques  ordinaires.  Hillerin,  curé  de  Sainl-Merry,  mettait  une  rigueur  excessive 
à  l'administration  des  sacrements.  Beaucoup  de  confesseurs  murmuraient.  L'auto- 
rité temporelle,  alors  bien  plus  mêlée  à  la  religion  qu'aujourd'hui,  ne  savait  que 
résoudre.  Mazarin  eut  l'idée  fort  naturelle  d'envoyer  l'auteur  à  Rome  plaider  lui- 
même  sa  cause,  afin  d'avoir  une  décision  qui  fit  règle.  Un  cri  s'éleva  du  sein  de 
l'Université.  On  prétendit  qu'on  envoyait  Arnauld  solliciter  sa  propre  condam- 
nation. Le  parlement  menaça  d'évoquer  celte  affaire,  et  Mazarin  dut  renoncer  à 
son  dessein.  IV'  carnet,  p.  98  :  «  S.  M.  facci  chiamare  l'arcivescovo  di  Pariggi, 
«e  gli  ordini  di  far  la  sua  carica  d'impedire  alli  curati  di  cambiar  la  pratica  délia 
«Ghiesa,  e  parlicolarmenle  lllerin,  curalo  di  S.  Mederic.  »  V  carnet,  p.  7  :  «  Che 
«  Arno  soltonietlendosi  come  diceva  al  capo  délia  Ghiesa  non  poteva  che  guada- 
«gnarenclsuo  viaggio  di  Roma,  poiche,  o  persuadendo  o  persuaso,  non  ha  nienle 

•  dà  perdere,  etc.  "  Omer Talon,  t.  I,  p.  287  :  «  Après  tous  ces  discours  de  part  et 
«  d'autre,  M.  le  cardinal  Mazarin  prit  la  parole,  et  dit  à  ces  messieurs  qu'il  lui  sem- 
u  bloit  que  cette  affaire  n'étoit  pas  bien  entendue;  que  l'on  s'éloit  donné  peine  d'une 
«chose  qui  ne  le  raéritoil  pas;  que  M.  Arnaud  n'étoit  ni  criminel  ni  accusé  dans 
M  l'esprit  de  la  reine  ;  que  personne  n'avoit  eu  dessein  de  [)lâmer  sa  doctrine  ni  d'of- 
«  fenser  sa  personne  ;  q^ie  la  reine  avoit  jeté  les  yeux  sur  lui,  comme  sur  un  h  jmnie  de 
«  probité  cl  de  suffisance  qu'elle  vouloit  envoyer  à  Rome-avec  bonneur,  et  même 
«avec  appointements  pour  faire  son  voyage;  qu'il  seroil  logé  à  Rome  dans  le  logis 
«  de  son  ambassadeur,  et  que  l'honneur  de  la  reine  étolt  engagé  dans  sa  conservation  ; 
uque  le  dessein  de  l'y  envoyer  avoit  élé  pris  sur  ceux  de  Louvain,  qui  ont  envoyé 
«deux  docteurs  à  Rome  sur  le  sujet  de  toutes  ces  controverses  nouvelles,  dans 
«lesquelles  M.  Arnaud  ayant  plus  d'habitude  et  de  connaissance  qu'aucun  autre, 
«  il  avait  été  jugé  digne  de  cet  emploi.  »  —  ^  III*  carnet,  p.  67  :  «  Pralicar  l'acquislo 
«di  qualclie  cardinale  per  mezzo  di  denari,  pensioni  et  abbadie,  e  è  necessario  ap- 
«  plicarsi.  »  IV'  carnet,  p.   82  :  «La  badia  di  S.  Martiale  inviarla  a  Roma  per  dar 


JANVIER  1855.  25 

Aussi  que  de  pensions  accordées  à  des  prélats  romains,  à  l'un  de  ses 
premiers  et  fidèles  protecteurs  le  cardinal  Bentivoglio,  aux  Barberini,  sur- 
tout au  cadet,  le  cardinal  Antoine,  protecteur  de  France,  comme  on  disait 
alors,  c'est-à-dire  chargé  de  soutenir  en  toute  occasion  les  intérêts  de  la 
France,  au  cardinal  Grimaldi  et  à  bien  d'autres!  Depuis  longtemps  il 
avait  gagné  l'habile  et  puissant  cardinal  Bichi  et  l'avait  engagé  dans  l'in- 
térêt français.  Sans  cesse  il  lui  envoie  de  l'argent,  et  lui  fait  même 
donner  l'ordre  du  Saint-Esprit*. 

Tant  que  vécut  le  sage  Urbain  VITI,  Içs  choses  avaient  encore  été  assez 
bien,  sous  le  gouvernement  incertain  du  cardinal-neveu,  François  Bar- 
berini, qui  inclinait  du  côté  de  l'Espagne,  mais  que  contenait  et  adou- 
cissait son  frère  le  cardinal  Antoine,  placé,  comme  nous  venons  de  le 
dire ,  à  la  tête  du  parti  français  à  Rome.  Le  cardinal  Antoine  était  lui-même 
très-faible,  et,  en  1 6  4  à ,  après  la  mort  d'Urbain  VIII,  quand  la  France  por- 
tait à  la  papauté  le  cardinal  Sacchetli,  les  deux  frères  avaient  abandonné 
le  candidat  français  pour  celui  de  l'Espagne.  Innocent  X,  à  peine  élu, 
avait  changé  la  politique  du  Saint-Siège  ef  arboré  ouvertement  l'élcndart 
espagnol.  Mazarin  l'avait  connu  quand  il  était  encore  le  cardinal 
Pamphile.  Il  avait  aussi  beaucoup  connu  le  cardinal  Pancirole,  devenu 
le  principal  secrétaire  d'Etat  du  Saint-Siège,  et  il  avait  autrefois  servi 
sous  lui  en  Piémont.  H  savait  donc  à  quoi  s'en  l(?nir  sur  les  senti- 
ments d'Innocent  X  et  de  Pancirole  pour  la  France  et  pour  lui-même. 
Le  nonce  ayant  offert  à  la  reine,  au  nom  du  nouveau  pape,  une  rose 
bénite:  u II  nous  donne  des  fleurs,  dit  Mazarin,  mais  les  fruits  sont 
«(  pour  l'Espagne  ^.  «  Le  pape  n'avait  qu'un  objet,  la  paix  au  profit  de 
l'Autriche.  Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  même  du  temps  d'Urbain  VIII,  en 
i663,  le  nonce  d'alors  avait  proposé  d'aller  à  Thionville  négocier  une 
trêve,  sous  le  prétexte  d'arrêter  l'clfusion  du  sang  et  de  venir  au  secours 
des  Français  dont  les  affaires  lui  semblaient  aller  mal,  et  en  réalité  pour 
sauver  un  des  boulevards  de  l'Autriche  du  côté  du  Rhin.  Mazarin  n'es- 
père pas  même,  de  la  part  d'Innocent  X,  un  nonce  comme  celui-là; 
il  s'attend  qu'on  va  lui  envoyer  monseigneur  Sforza,  qu'il  caractérise 
ainsi:  «brouillon,  extravagant  e!  orgueilleux'.».  Il  voudrait  bien  avoir 

•  nd  uno  dei  cArdinali  che  si  dechiarari.  •  —  '  I"  carnet,  p.  i  ao  :  ■  Awisi  Uel  carJinaK; 
«  Bichi  a  Roma.  •  Ibid.  p.  i^o  :  i  S.  Spirito  per  il  cardinal  lîiclil.  »  On  prul  voir  le  dé- 
tail de»  pensions  que  faisait  Mazarin  à  de»  prièlals  romains  dansas  deux  volumes  de  ses 
lellres  italiennes ,  conservés  à  la  bibliolliëque  maxarine ,  Lettcre  â't  S.  Eminenza  sentie 
a  divcni,  in  fol.  n*  1719.  Voyea  surtout  les  lettres  aux  cardinaux  Grimaldi  el  Biclii , 
pour  lesquels  Mazarin  n'a  pas  de  secrets.  —  *  VU'  carnet,  p.  12  :  •  Il  nuiitio  lia  or- 
■  dine  di  preseiitar  la  rosa  bciicdelta  alla  regina.  Esaminar  se  ccnvengiii  dicere  iiori  chi 
«  da  cosi  amari  fruttî.  A  Spagnuoii  effelti  e  frulli;  a  noi  parole  e  tiorj.  •  —  *  II*  carnet, 


26  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  Rome  un  autre  ambassadeur  que  Fontenai-Mareuil  et  Saint-Chaumonl , 
capable  de  comprendre  et  de  servir  ses  desseins.  Il  avait  d'abord  songé 
à  Chavigny,  puis  à  Servien ,  mais  il  reconnut  bientôt  que  Chavigny 
s'était  tourné  contre  lui,  et  que  Servien  lui  serait  plus  utile  à  Muns- 
ter, à  côté  de  M.  de  Longueville,  que  flattîiit  trop  l'ambition  de  donner 
la  paix  à  la  chrétienté  pour  ne  pas  laisser  fléchir  l'intérêt  suprême  de 
l'agrandissement  de  la  France,  surtout  à  côté  du  comte  d'Avaux  qui 
avait  un  fort  grand  crédit  sur  le  chef  de  l'ambassade,  par  son  expé- 
rience, son  esprit  et  la  communauté  de  leurs  sentiments,  mais  n'était 
pas  un  des  amis  du  premier  ministre,  et  dont  celui-ci  à  son  tour  n'esti- 
mait guère  l'habileté  parce  qu'elle  n'était  pas  tout  à  fait  à  son  service  ^ 
Qu'aurait  donc  fait  Mazarin  contre  l'inimitié  déclarée  des  principaux 
évoques  de  France  ligués  avec  les  Importants  et  conduits  par  le  nonce ,  s'il 
n'avait  pu  balancer  leur  influence  à  l'aide  des  bénéfices  dont  il  disposait? 
C'était  pour  cela  surtout  qu'il  voulait  être  le  maître  de  toutes  les  nomina- 
tions ecclésiastiques.  Quelquefois,  il  est  vrai,  c'est  le  mérite  et  la  piété, 
joints  à  une  vie  inoflensiye,  qui  décident  ses  choix;  mais,  la  plupart  du 
temps ,  ce  sont  des  considérations  d'Etat;  il  veut  se  faire  des  amis,  retenir 
les  anciens,  en  acquérir  de  nouveaux,  donner  satisfaction  à  la  vanité  de 
celui-ci,  à  la  cupidité  de  celui-là;  prieurés,  abbayes,  évêchés,  tout  est 
employé  à  cette  fin.  Il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir  acheté  le  duc  d'Elbeuf 
avec  le  gouvernement  de  Picardie,  de  donner  une  pension  à  sa  femme 
et  de  perpétuelles  gratifications  à  son  fils  aîné;  il  fautencore  qu'il  cherche 
pour  l'abbé  d'Elbeuf  quelque  prieuré  ou  quelque  abbaye  et  travaille 
sans  cesse  à  son  élévation-.  Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  mis  M.  de  Lon- 
gueville à  la  tête  de  la  magnifique  ambassade  de  Munster  et  de  lui 
avoir  ouvert  feutrée  du  conseil.  Le  duc  avait  une  fille  naturelle  qui 
était  en  religion;  il  fallait  bien  la  pourvoir.  Elle  était  déjà  coadjutrico 
de  fabbaye  de  Saint-Pierre  de  Reims.  Mais  il  y  avait,  aux  portes  de 
Paris,  à  Montmartre,  une  autre  abbaye  bien  plus  importante,  qui  pou- 
vait abriter  bien  des  intrigues  ou  servir  de  refuge  à  peu  près  inviolable. 

p.  io5  :  «Monsigiior  Sforza  procura  esser  invialo  qui  nuntio  :  è  bruglione,  cervel- 
«  lo  slravaganle  e  superbo.»  III*  carnet,  p.  53  :  «Monsignor  Sforza  nuntio.  »  — 
'  V*  carnet,  p.  22  :  a  Avo  arivalo  a.Munilcr.  S.  M.  inlenderà  Icgger  la  sua  Icltera, 
«  riconoscerà  la  vanllà  del  personnaggio  clie  semprc  si  fa  conoscer  maggiore».  Sur 
Claude  de  Mesmes,  comte  d'Avaux,  \0ye7.  La  jeunesse  de  madame  de  LonrjueviUe, 
ch.  IV,  p.  3o3-3o4  et  ^.  3i6-32i,  —  *  lll*  carnet,  p.  76  :  «Le  tre  cariche  di  M.  de 
Paris  a  un  figîio  d'Elbouf.al  padre  Gondi,  ali'  abbate  Servien.  •  IV*  carnet,  p.  101  : 
«  S.  M.  si  ricordi  di  dar  una  badia  alla  prima  occasione  al  figlio  di  M.  d'Elbeuf.  » 
V  carnet,  p.  Ai  :  «  Pensione  a  M'  d'Elbouf,  regalo  al  marito.  »  Ibid.  p.  4?  :  «  Figlio 
a  del  maresciallo  d'Elbeuf  un  agiulo  di  costa  ;  una  annata  délia  pensione  alla  madré.  » 


JANVIER  1855.  29 

Mazarin  la  voyait  avec  peine  entre  les  mains  de  la  maison  de  Guise.  II 
]a  transporta  à  la  fille  du  duc  de  Longueville,  il  est  vrai,  peu  capable 
d'un  pareil  gouvernement,  mais,  qui,  légère  et  assez  inappliquée,  avait 
l'avantage  de  n'être  pas  dangereuse  *.u-t-^?-r  "t- 

Il  ménage  particulièrement  le  confesseur  de  la  reine,  et  il  a  le  plus 
grand  égard  à  ses  recommandations.  C'était  un  homme  simple  dont  il 
ne  se  défiait  pas.  Mais  Madame,  sœur  du  duc  de  Lorraine,  et  trop  at- 
tachée à  son  frère  pour  n'être  pas  ennemie  du  cardinal,  était  gouvernée 
par  un  confesseur  habile  et  dévoué  au  parti  espagnol.  Mazarin  craint 
que  celui-ci  ne  trouble  Fesprit  de  l'autre,  et  il  fait  donner  ordre  à  ce 
dernier  de  bien  prendre  garde  à  son  confrère  *.  ;• 

Une  grande  abbaye,  comme  celle  du  Bec,  ou  une  grande  charge 
ecclésiastique,  devient-elle  vacante?  Mazarin  ne  se  presse  pas  d'y  nom- 
mer, et  il  la  tient  en  réserve  pour  quelque  bonne  occasion'. 

Il  y  eut,  en- 1 6/45,  une  assemblée  du  clergé  à  Paris;  Mazarin  sus- 
pendit la  collation  des  bénéfices  et  des  abbayes  pendant  tout  le  temps 
que  dura  l'assemblée,  pour  la  rendre  paisible  et  soumise,  grâce  aux 
espérances  qu'il  prodigua  à  chacun  de  ses  membres  *. 

Enfm  il  se  défend  comme  il  est  attaqué;  il  a  dans  le  clergé  des 
espions  ou  au  moins  de  bonnes  âmes  qiii  lui  viennent  en  aide ,  par 
exemple  un  père  Carré,  jésuite,*  qui  écoule  pour  lui,  lui  fait  parvenir 
(futiles  avis,  et  qu'aussi  il  n'oublie  pas  dans  ses  gratifications  ^. 

Son  principal  adversaire  dans  l'ordre  ecclésiastique  était,  comme 

'   V*  carnet,  p.  gA  :  •$.  M.  puol  dar  soddisfalione  a  madama  di  Guina  et  al  duca 

•  di  Longavilla  nel  cambio  che  desideranô  Tare  della  coadjuloria  di  Monmarte  con 
«la  badia  di  S.  Picr  di  IWns  per  le  loro  figlie.  Vi  è  solamcnle'dà  considerare  che 

•  Monmarte  essendo  un  gran  nionasterio,  pieno  di  nobili  e  di  figiic  di  consiglieri 
*dcl  partamenio  e  di  primi  borghcM  di  Parigi,  essendo  la  badessa  assolula,  se  li 
«  suoi  fralelli  (le»  Guise)  volessero  far  cabnile  ne  havrebbero  gran  conimodo.  ■  Sur 
cette  fille  naturelle  du  duc  de  Longueville,  voyez  La  Jeunesse  de  madame  de  Longue- 
ville,  cliap.  m,  p.'aiQ,  et  Madame  de  Sablé,  chap.  iv,  p.  aG3.  —  *  V*  carnet, 
p.  6o  :  •  Canonicalo  ni  Mantes  per  il  raccomandalo  dal  confôssore  di  S.  M.  » 
111'*  carnel,  p.  ga  :  «  Il  confessore  di  Madama,  che  è  assai  fino  e  del  tuUo  Spa- 

•  gnnolo  e  Loreno,  oon  la  comodilà  che  ha  di  slringcrai  con  quelle  di  S.  M   cheè 

•  «impiice,  possa  far  pervenire  moite  cose  a  S.  M.  per  embarassarli  lo  spiritn;  ordine 

•  al  confessore  di  S.  M.  di  diffidarsi  dcl  allro.  ■  Madame  clail  tellement  Lorraine 
ol  Espngnole,  qu'elle  s'adligea  fort  de  la  victoire  de  Rocroy.  1"  carnel,  p.  i  lo  : 

•  a6  maggio.  Madama  stordila  delf  nwiso  della  bataglia  che  ricevc  a  Compiegne.  • 
—  *  ni*  carnel,  p.  i/i  :  t  Abbadia  di  Bec,  tcnerla  in  sospeso,  cl  il  simile  for  delf 

•  trcivescovalo  di.  .  .  •  —  *  VIII* carnet,  p.  1 1  :  t  Far  soprasedere  nclla  collalionedei 
'  beneficii  el  abbatlie,  durante  faisemblea,  per  far  sperar  a  tutti.  • —  *  IV*  cornet, 
p.  »oi  :  *  Per  un  prèle  che  da  avvisi,  600  lire.»  V  carnet,  p.  a8  :  •  Dalo  5oo 
■  lire  ai  padre  Carre.  » 

4. 


28  JOURNAL   DES  SAVANTS. 

nous  l'avons  vu,  l'ëvêque  de  Beauvais,  qui  représentait  le  clergé  auprès 
fie  la  reine,  et  qu'à  son  tour  le  clergé  soutenait  de  tout  son  crédit. 
A  l'évêque  de  Beauvais  se  joignaient  trois  prélats  diversement  puissants 
dans  l'Église  et  à  la  cour. 

L'évêque  de  Metz  était  un  fils  naturel  d'Henri  IV  et  de  la  marquise  de 
Verneuil.Néen  i  60 1 ,  de  bonne  heure  destiné  àl'Eglise  et  pourvude  riches 
abbayes,  il  porta  longtemps  le  titre  d'évêque  de  Metz,  sans  presque  en 
exercer  les  fonctions.  Plus  tard  il  fit  comme  le  duc  de  Vendôme,  cet  au- 
tre fils  naturel  d'Henri  IV  :  il  s'accommoda  avec  Mazarin,  prit  le  nom  de 
duc  de  Verneuil,  fut  envoyé  ambassadeur  en  Angleterre,  et  épousa  une 
des  filles  du  chancelier  Ségiiier,  la  veuve  du  duc  de  Sully.  Mais,  tant  qu'il 
fut  d'Eglise,  il  ne  cessa  de  s'agiter,  et  on  pense  bien  qu'en  i6/i3  il  était 
de  la  faction  des  Vendôme.  Il  prêtait  sa  maison  aux  Importants,  et  Mazarin 
se  plaint  de  retrouver  sa  main  dans  toutes  les  trames  ourdies  contre  lui  *. 

L'évêque  de  Lisieux  était  un  tout  autre  personnage.  C'était  un  savant, 
un  orateur,  un  saint,  égare  au  milieu  des  intrigues  de  ce  temps.  Phi- 
lippe Cospeau  ou  Cospéan  avait  été  d'abord  professeur  accrédité  dans 
l'Université  de  Paris  et  en  même  temps  prédicateur  célèbre.  Il  est 
l'auteur  d'une  oraison  funèbre  d'Henri  IV,  qui  fit  alors  assez  de 
bruit  et  rivalisa  avec  celle  de  Coeffeteau.  Puis  il  devint  successive- 
ment évêque  d'Aire,  de  Nantes  et  de  Lisieux.  Il  était  h  la  fois  l'ami 
de  BéruUe  et  du  père  Joseph,  et  familier  des  maisons  de  Rambouillet, 
d'Epernon,  de  Retz  et  de  Vendôme.  Il  vivait  à  la  cour  sans  être  nulle- 
ment couftisan  et  disait  volontiers  la  vérité  à  toutes  les  puissances. 
Richelieu,  dit  Tallemant^,  qui  le  connaissait  «un  homme  franc  et 
«sans   malice,    ne  trouva   point  mauvais  qu'il   sollicitât  pour  M.  de 

«  Vendôme car   Son    Eminencc    étoit   persuadée    qu'en   pareil 

«  cas  il  en  auroit  fait  autant  pour  lui.  Le  cardinal  souflrit  tout  de 
«même  qu'il  s'attachât  â  la  reine.»  Cospéan  défendit  aussi  son  jeune 
ami,  l'abbé  de  Gondi,  auprès  de  Richelieu,  qui  avait  discerné  le 
génie  remuant  du  futur  coadjuteur.  Celui-ci  a  peint  admirablement 
la  crédulité  et  la  vertu  de  l'excellent  évêque  :  «M.  de  Lisieux  étoit  le 
«directeur  de  madame  de  Vendosme  et  logeoit  toujours  chez  elle 
«quand  il  étoit  â  Paris.  Il  revint  en  ce  temps-là  de  son  diocèse,  et, 
«comme   il  avoit  beaucoup  d'amitié   pour  moi,   et  qu'il   me   trouva 

'  V*  carnet,  p.  i5  :  «Tulle  le  assemblée  si  facevano  iri  casa  di  M.  dl  Melz,  cho 
« assolutamenlc  sapeva  la  Iraina,  e  al  presenle  machina  con  Monsieur.  .  .  Pernon 
«(d'Epernon),  Guise  et  altri  conlinuamentc  aile  assemblée  di  M.  di  Metz.»  Ibid. 
p.  1 4  :  «  Vicoiio  di  Verdunc  conftdenle  di  monsignor  di  Melz  :  sa  molle  cose.  »  — • 
^T.II.p.aSg. 


'  y  JANVIER  1S55.  29 

«  dans  les  dispositions  de  m'attacher  à  ma  profession ,  ce  qu'il  avoit 
«souhaité  passionnément,  il  prit  tous  les  soins  imaginables  de  faire  va- 
«loir  dans  le  monde  le  peu  de  qualités  qu'il  pouvoit  excuser  en  moi. 
«Il  est  constant  que  ce  îut'à  lui  à  qui  je  dus  le  peu  d'éclat  que  j'eus 
«  en  ce  temps-là ,  et  il  n'y  avoit  personne  en  France  dont  l'approbation 
«en  put  tant  donner.  Ses  sermons  l'avoient  élevé  d'une  naissance  fort 
a  basse  et  étrangère  (il  était  Flamand)  à  l'épiscopat;  il  l'avoit  soutenu  avec 
«une  piété  sans  faste  et  sans  fard.  Son  désintéressement  était  au  delà 
u  de  celui  des  anachorètes.  Il  avoit  la  vigueur  de  saint  Ambroise ,  et  il 
«  conservoit  dans  la  cour  et  auprès  du  roi  une  liberté  que  M.  le  car- 
ie dinal  de  Richelieu,  qui  avoit  été  son  écolier  en  théologie,  craignoitet 
«révéroit.  Ce  bonhomme  avoit  tant  d'amitié  pour  moi,  qu'il  me  faisoit 
«trois  fois  la  semaine  des  leçons  sur  les  Epitres  de  saint  Paul  ^  »  Ma- 
dame de  Motteville  nous  représente  l'évcque  de  Lisieux  sous  les  mêmes 
traits  ;  «L'cvêque  de  Lisieux  étoit  dévot,  grand  prédicateur  et  libre  à 
u  dire  la  vérité.  Il  étoit  le  saint  de  la  cour.  U  avoit  toujours  appelé  la 
u  reine  sa  bonne  fille,  et  la  reine  avoit  toute  sa  vie  marqué  l'estimer  in- 
ttfiniment.  Le  feu  cardinal,  quoiqu'il  ne  l'aimât  pas  h  cause  qu'il  étoit 
«bon  ami  de  la  reine,  ne  l'avoit  jamais  voulu  chasser  et  avoit  toujours 
«  quelque  vénération  pour  sa  vertu  et  pour  sa  barbe  grise.-  »  Tallemant 
dit  qu'il  était,  au  commencement  de  lâTégence,  une  espèce  de  ministre •\ 
Son  cœur  le  portait  du  côté  de  ceux  qui  avaient  souHcrtsous  Richelieu. 
Ami  particulier  des  Vendôme,  touché  des  vertus  et  de  la  sainteté  de 
la  duchesse,  et  ne  soupçonnant  pas  même  les  projets  des  autres,  il  don- 
nait à  toute  la  maison  l'appui  de  sa  pure  renommée.  Il  se  mit  donc  ù 
parler  à  lo  reine  en  leur  faveur  avec  son  ordinaire  liberté. 

Un  autre  motif  l'enhardit  à  se  déclarer  contre  le  cardinal.  Celui- 
ci,  pour  gagner  Tcspril  de  la  reine  et  peut-être  aussi  son  cœur,  avait 
avec  elle  de  longues  entrevues,  sous  le  prétexte  de  lui  expliquer  les 
affaires.  Chaque  soir  il  venait  chez  la  reine,  et  cette  conférence,  qui 
durait  fort  longtemps,  s'appelait  le  petit  conseil^.  C'est  pour  ce  petit 
conseil  qu'ont  été  écrites  la  plupart  des  notes  semées  dans  les  car- 
nets, et  qui  vraisemblablement  sei;vaicnl  de  texte  aux  entretiens  de  la 
reine  et  de  Mazarin.  Ces  entretiens  furent  bientôt  suspects,  et  on  ne 

'  Relz,  1. 1,  p.  44>  Reli  raconic  à  peu  prés  dans  le  même  endroit  diverses  scènes 
où  le  bon  évèqtie  joue  un  rôle  assez  comique.  —  *  Madame  de  Motteville,  t.  I, 

P.  igg.  —  ^  TuUcmanl,  t.  II,  p.  aSg.  L'tvôqoe  de  Lisieux  est  m<^me  poité,  dans 
Estai  de  la  France  comme  elle  estait  gouvernée  en  l'an  i6^j8,  comme  ayant  fait 
partie  du  cabinet  avec  l'évéquc  de  Bcauvais.  —  *  Voyez  madame  de  Motteville, 
t.  I,  p.  i/io  et  i46. 


30  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

manqua  pas  de  dire  que  le  premier  ministre  renouvelait  avec  plus  de 
succès  auprès  d'Anne  l'entreprise  inutilement  tentée  par  Richelieu  ^ 
Cette  accusation  de  galanterie  devint  une  machine  de  guerre  admirable 
entre  les  mains  des  ennemis  du  cardinal.  Il  est  assez  piquant  de  voir 
madame  de  Chevreuse,  célèbre  partant  d'aventures,  Châteauneuf,  qui, 
pour  lui  plaire,  avait  affronté  le  sort  de  Chalais  et  encouru  l'exil,  et 
Beaufort,  cavalier  servant  de  madame  de  Montbazon,  qui  s'était  donné 
tant  de  mouvement  pour  être  à  la  place  de  Mazarin ,  soulever  l'Eglise 
au  nom  de  leurs  vertueux  scrupules.  L'évêque  de  Beauvais  était  sans 
doute  plus  sincère;  mais  il  ne  pensait  pas  moins  à  la  politique  qu'à  la 
religion  en  conseillant  à  madame  de  Senecé  de  supplier  la  reine  de  ne 
plus  voir  aussi  souvent  Mazarin^.  L'austère  évêque  de  Lisieux  était  un 
interprète  naturel  de  semblables  remontrances.  On  l'invita  à  porter  la 
parole  au  nom  de  tous  les  vrais  amis  de  la  reine,  inquiets  pour  son 
salut  et  pour  sa  réputation.  Il  s'acquitta  volontiers  de  cette  commis- 
sion. Il  parla  avec  force,  et  les  choses  allèrent  si  loin,  que  Mazarin 
résolut  de  l'éloigner  à  tout  prix'. 

L'évêque  de  Limoges  se  distinguait  aux  premiers  rangs  de  cette  cons- 
piration religieuse  et  politique.  Il  était  l'oncle  de  l'aimable  et  vertueuse 
Louise  de  Lafayette,  qui  succéda  à  madame  de  Hautefort  dans  les  pla- 
toniques adorations  de  Louis  XIII,  et  s'en  montra  digne  par  son  incom- 
parable conduite,  ayant  pris  à  tâche  de  réconcilier  le  roi  avec  la  reine, 
et  s'étant  sauvée  elle-même  d'une  tendresse  qui  ne  lui  était  pas  indiffé- 
rente dans  le  saint  asile  des  filles  de  la  Visitation.  François  de  Lafayette, 

'  Relz,  t.  I,  p.  lo,  dit  que  Richelieu  avait  de  finclination  pour  la  reine.  Ma- 
dame de  Motteviile,  t.  I,  p.  33  et  34,  raconte  que  la  reine  lui  avoua  «qu'un  jour 
•<  il  lui  parla  d'un  air  trop  galant  pour  un  ennemi,  et  qu'il  lui  fit  un  discours  très- 
•<  passionné.  »  Brienne  le  père  dit  aussi  un  mot  de  la  passion  de  Richelieu,  collection 
Peiitot,  t.  XXXVI, p.  6o;  et  son  fils,  dans  ses  Mémoires,  publiés  par  M.  Barrière, 
entre,  à  cet  égard,  dans  des  détails  très-étranges,  qu'il  dit  tenir  de  Gomberville,  qui 
iui-même  disait  les  tenir  d'iin  des  témoins  oculaires  de  la  scèue  racontée;  nous 
douions  fort  qu'une  pareille  scène  ail  jamais  eu  lieu;  mais  il  doit  y  avoir  eu  quelque 
fondement  ou  quelque  prétexte  à  ce  singulier  récit.  —  '  II*  carnet,  p.  io5  :  «Bove 
«  a  Senese  di  parlar  a  S.  M.  perche  non  mi.vedesse  cosi  sovente  per  sua  riputalione.  » 
—  '  IIP  carnet ,  p.  89  :  «  Madama  la  Roclie-Guyon  che  Lizieu  gli  haveva  fatti  re- 
»  prochi  perche  cra  venuta  a  vedermi.  »  Ihid.  p.  23 ,  en  espagnol  :  «  Per  el  padre  Carre 
ï  que  el  obispo  di  Lizieux  le  ha  dicho  in  secreto  que  la  Ternera  (?)  y  Senezele  havian 
it  écho  grande  istanlia  aparladamenle  por  que  représentasse  a  la  reyna  como  su 
<t  réputation  se  perdia  per  las  visitas  particulares  que  yo  le  azia  entretienendola  todas 
«  las  noches ,  y  che  insistiesse  por  que  S.  M.  commeltiesse  di  no  azerlo  mas  ;  que  la 
«  ireyna  era  raui  alegre,  pero  que  entre  i5  dias  séria  mui  triste  y  pleuraria  per  los 
«libellos  diffamatorios  que  se  herian  en  Paris  y  en  toda  la  Francia ,  y  que  si  estos 
<  non  basteren ,  me  succederia  luego  como  al  maréchal  de  Ancre.  » 


JANVIER  185  5.  31 

abbé  de  Dalon,  promu  à  l'évêché  de  Limoges  en  1628,  avait  été  d'abord 
premier  aumônier  de  la  reine  Anne  \  et  conseiTa  toujours  sur  elle  un 
assez  grand  crédit.  A  en  croire  Mazarin ,  son  opposition  n'était  pas  seu- 
lement fondée  sur  la  piété,  et  il  s'entendait  avec  Chàteauneuf  pour  ren- 
verser le  cardinal  et  se  mettre  à  sa  place.  L'exemple  de  Richelieu  avait 
tourné  la  tête  à  bien  des  évéques  qui  se  croyaient  aussi  capables  de 
gouverner  l'Etat.  L'évêque  de  Beauvais  eft  eut  certainement  la  préten- 
tion ,  qui  peut  bien  avoir  été  partagée  par  l'évêque  de  Limoges.  Aussi 
rusé  que  violent,  Lafayette  commença  par  déclamer  ouvertement  contre 
Mazarin  et  par  seconder  de  toutes  ses  forces  Beaufort  et  les  Impor- 
tants; puis,  quand  Mazarin  eut  triomphé  de  ces  premières  et  impru- 
dentes attaques  t  il  eut  recours  à  une  autre  tactique  et  à  des  manœuvres 
souterraines;  il  conseilla  à  tous  ceux  qui  avaient  encore  des  emplois, 
surtout  des  emplois  auprès  de  la  reine,  de  les  garder,  de  ne  pas  se 
perdre,  d'agir  dans  l'ombre  et  de  miner  sourdement  ie  crédit  du  car- 
dinal ,  puisqu'on  ne  pouvait  le  renverser  de  haute  lutte  ^. 

La  conduite  de  ces  prélats  était  un  exemple  contagieux,  qui  ne  pou- 
vait manquer  d'avoir  son  effet  sur  l'épiscopat  tout  entier.  Dans  ces  com- 
mencements d'un  règne  nouveau,  une  foule  d'évêqucs  s'étaient  rendus 
-k  Paris.  Ils  tinrent  des  réunions  où  les  mesures  les  plus  violentes  furent 
agitées.  Quelques-uns  même  furent  d'avis  de  soutenir  les  mouvements 
que  les  Importants  se  donnaient  dans  le  parlement  pour  renouveler 
l'édit  contre  le  maréchal  d'Ancre,  et  pour  cela  de  faire  imprimer  le 
procès  du  maréchal  et  le  fameux  arrêt  qui  excluait  tout  étranger  du 
gouvernement  '. 

Poussé  par  M.  de  Lisicux,  peu  à  peu  tout  le  parti  des  saints  s'é- 
leva contre  Mazarin.  Vincent,  dont  la  gloire,  comme  celle  de  Bérulie, 
est  de  n'avoic  su  que  les  choses  de  Dieu  sans  rien  entendre  aux 
affaires  d'Etat i   qui   d'abord  avait  servi   Mazarin,    en  recommandant 

'  Sur  l'év^^e  de  Limoges,  voyez  la  Gallia  ckristiana,  t.  Il,  p.  54>«  etc.  — 

•  m*  carnet,  p.  81  :  •Limoges  nlla  prescnza  di  û  vescovi  in  casa  di  Burdeos  (l'ar- 
«chevôquc  de  Bordeaux)  invettive  cunira  il  governo  c  conira  me.  •.  Ihid.  p.  83  : 
I  Limoges  istruisse  t^tto.  •  IV*  carnet,  p.  5  :  «Limoges,  conlinui  discorsi 
«  contra  il  governo.  ■  Ikid.  p.  80  :  ■  TuUo  si  discute  in  casa  di  S.  Luis  (  Made- 
«moiselle  de  Saint-Louis,  une  des  ijjles  dlionncur  de  la  reine;  voyez  l'article  sui- 
«  vant)  c  di  Limoges,  e  li  precclti  si  tiauno  poi  alli  sudciti  (li  Impôt lauti)  per  go- 
«  vernarfi  conforme  ad  c^si.  >  Ibid.  p.  Gf)  :  ■  Consiglio  di  Limoges  a  Sencse.  .  .  di  far 
«  buona  mina,  di  non  oflcndersi  di  cosa  alcuna  cl  aspclLar  il  tempo  piu  favorevole.  • 
—  *  IV*  carnet,  p.  3  :  «  Vescovi  Ira  quali  Limoges,  che  bisogna  far  stamparc  il  pro- 

•  cesso  del  marei>ciallo  d'Ancre  e  l'arre<>to  del  parlamenlo,  cbc  li  forcstieri  non  po- 

•  trebbcro  ail'  avenirc  baver  parte  al  governo.  • 


32  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  la  reine  de  ne  pas  venger  sur  les  amis  de  Richelieu  les  injures 
qu'elle  en  avait  reçues,  sérieusement  alarmé  du  danger  qu'elle  courait, 
crut  de  son  devoir  de  l'avertir  comme  avait  fait  Cospéan;  et  son  inter- 
vention était  d'autant  plus  puissante,  qu'il  n'était  lié  ni  avec  les  Ven- 
dôme ni  avec  Châteauneul',  et  que  sa  voix  paraissait  être  celle  de  la 
religion  elle-môrrie.  C'est  de  lui  qu'on  a  pu  dire  véritablement  qu'il 
était  un  homme  tout  d'une  pièce  ^  parce  qu'en  elTct  il  ne  se  proposait 
qu'un  seul  objet,  le  bien  de  l'Eglise  et  le  salut  des  âmes.  Il  était  donc 
merveilleusement  choisi  pour  l'office  auquel  on  le  fit  servir,  et  il  devint, 
sans  le  savoir,  le  canal  par  où  toutes  les  accusations  répandues  par 
les  Importants  arrivèrent  aux  oreilles  d'Anne  d'Autriche.  Il  lui  persuada 
de  consulter  un  homme  qui  naguère  avait  pris  part  aux  afl'aires  et  joué 
un  assez  grand  rôle,  mais  qui,  touché  do  la  grâce,  avait  fui  le  monde 
et  s'était  retiré  à  l'Oratoire,  Philippe-Emmanuel  de  Gondi,  fils  du  duc 
et  maréchal  de  Retz,  frère  de  la  vertueuse  et  sainte  marquise  de  Mai- 
gnelay  et  du  premier  archevêque  de  Paris,  et  père  du  futur  cardinal  de 
Retz.  Gondi  avait  été  général  des  galères,  et  s'était  signalé  dans  les  com- 
bats de  mer  livrés,  en  1622  ,  par  le  duc  de  Guise  aux  protestants  de  La 
Rochelle.  Devenu  père  de  l'Oratoire,  il  passait  pour  unir  les  lumiëtesdu 
monde  et  les  lumières  du  ciel.  Vincent  le  mit  en  avant ^.  Retz 
assure  qu'à  la  mort  de  Louis  XIII  la  reine  lui  donna  à  lui-môme  la 
commission  d'aller  offrir  i\  son  père  la  place  de  premier  ministre  '.  Nous 
nous  permettons  de  n'en  rien  croire.  La  vanité  de  Retz,  en  cette  occa- 
sion comme  en  bien  d'autres,  aura  trompé  sa  mémoire.  La  Châtre  dit 
seulement  que  la  reine  envoya  chercher  le  père  de  Gondi,  ainsi  que 
Barillon,  «pour  savoir  leurs  sentiments*.  »  Brienne  et  madame  de  Mot- 
teville  n'ont  pas  un  seul  mot  sur  un  fait  aussi  considérable  que  l'eût 
été  celui-là,  et  Mazarin  lui-même,  si  soupçonneux,  et  qui  avait  tout 
intérêt  à  être  bien  informé,  ne  reproche  à  la  reine  que  de  voir  trop 
souvent  le  père  de  Gondi.  Il  le  considère  comme  un  ennemi,  mais  non 
pas  comme  un  rival.  Anne  d'Autriche  eut  cette  condescendance  pour 
M.    Vincent    d'avoir    quelques    entretiens    avec    le    père  de    Gondi. 

'  C'est  l'expression  même  de  madame  de  Motleville,  t.  1,  p.  a  12.  —  *  II'  car- 
net, p.  62:  «Vanno  a  trovar  M.  Vincent,  e  soUo  preleslo  di  affetlione  alla  re- 
ffgina,  H  dicono  che  la  sua  riputaiione  perde  per  la  galanleria,  »  Ibid.  p.  Sg  ; 
«Che  M.  Vincent  vuol  métier  avanli  il  padre  Gondi.  »  IV'  carnet,  p.  77  :  «M.  Vin- 
«  cent  nella  Iruppa  di  Menele  (lamarquise  de  Maignelay ) ,  Dans,  Lambert  e  allri, 
•  etc.,  è  il  canale  per  il  quale  tuUo  passa  ail  orecchie  di  S.  M.»  —  ^  Helz,  t.  I, 
p.  "58  :  «  Elle  me  commanda  d'aller  offrir  de  sa  pari  la  première  place  à  mon  père, 
«etc.,»  et  il  répèle  cette  assertion,  p.  67  :  «s'il  eût  plu  à  mon  père  d'entrer  dans 
«  les  affaires.  »  —  *  Voyez  notre  deuxième  article,  livraison  de  septembre,  p.  bSy. 


JANVIER  1855.  33 

Une  fois,  repoussant  les  bruits  qui  commençaient  à  se  répandre  de  l'au- 
torité croissante  de  Mazarin  auprès  d'elle,  elle  avait  dit  au  sévère  ora- 
torien  que,  si  jamais  il  pouvait  croire  qu'elle  se  laissât  goUverner,  elle 
le  priait  de  sortir  de  sa  cellule  et  de  venir  lui  en  faire  des  reproches^. 
11  paraît  que  le  père  de  Gondi  sortit  en  effet  de  sa  cellule  et  vint  par- 
ler à  la  reine  contre  Mazarin.  C'est  le  cardinal  lui-même  qui  nous  l'ap- 
prend dans  une  note  écrite  en  espagnol,  la  langue  accoutumée  de  ses 
pensées  les  plus  secrètes  ^.  • 

A  Vincent  et  au  père  de  Gondi  s'unirent  une  foule  de  dévots  et 
même  de  dévotes,  la  marquise  de  Maignelay,  madame  de  Brienne, 
madame  de  Liancourt',  un  père  Dans,  un  père  Lambert  et  beaucoup 
d'autres,  dont  Mazarin  se  plaint  souvent,  et  contre  lesquels  il  est  obligé 
de  lutter  chaque  jour.  11  ruina  le  père  Lambert  en  le  faisiuit  passer 
pour  janséniste  et  pour  un  ami  d'Arnauld  *,  et  il  se  délivra  du  père 
Dans  en  lui  donnant  un  canonicat  de  la  Sainte-CliapcUe  ^. 

Un  des  personnages  qu'on  voulait  aussi  mettre  en  crédit  auprès  de 
la  reine  était  Sublet,  seigneur  de  Noyers,  baron  de  Dangu,  qui  avait 
été  assez  longtemps  ministre  sous  Richelieu,  chargé  de  la  surintendance 
des  bâtiments^  et  de  l'administration  de  la  guerre.  C'était  un  homme 
de  petite  taille,  très-laborieux,  ferme,  capable,  et  qui  avait  laissé  une 
certaine  réputation  d'homme  dafl'aires.  11  était  ambitieux  et  dévot. 
Après  la  mort  de  Richeheu,  il  se  soutint  quelque  temps  auprès  de 
Louis  XIII,  en  venant  le  soir  s'enfermer  avec  lui  pour  lire  ensemble 
le  bréviaire  et  réciter  des  litanies.  Mais  Louis  Xlil,  qui  donnait  nisé- 

'  m*  carnet,  p.  lo  :  •  S.  M.  al  padre  Gondi  clie  non  volcva  caser  ^overnata ,  e  che 

•  se  mai  lui  avesse  credulo  che  la  fosse,  lo  pregava  a  sortir  délia cella  per  venirc  ad 
■  avverlirla.  •  —  *  111*  carnet,  p.  33  :  i  El  padre  Gondi  avia  ablado  en  mi  prejuditiu 
«  corne  lo  avia  écho  lambicn  el  padre  Lambert  y  M.  \  incent.  —  '  IV*  carnet,  p.  69  : 
«  M' di  Briena  c  Liancurt  danno  grandi  assalli  a  S.  M.  per  la  devotione.  ■  —  *  V*  carnet , 
p.  18:  «11  padre  Lambert  iutto  di  Arno,  c  defensor  di  Gianscnio.  S.  M.  avvertà  a 
«  non  esser  sorpresa.  >   IV*  carnet  :  «  Il  padre  Lambert  disse  a  M'  di  Briena  che 

•  sapeva  di  luogu  sicuro  che  S.  M.  non  poleva  sofTrirlo  piu.  >  —  '  Voyez  plus  haut 
p.  ao  :  •  Si  è  fatta  la  spcditione  del  canonicato  dclla  Santa  Chapella  a  Dans, .  .  .  clc.  ■ 
—  *  En  celle  qualité  il  a  rendu  de  vérilables  services  aux  arts,  cl  il  n'a  pas  peu  con- 
tribué, conseillé,  il  est  vrai,  et  bien  servi  par  son  premier  commis,  M.  de  Chante- 
loup,  à  ramener  Poussin  d'Italie.  Il  lui  écrivit  de  sa  propre  main  pour  le  prier  de 
revenir  à  Paris,  lui  faisant  les  plus  belles  conditions.  On  trouve  celte  lettre  et  beau- 
coup d'autres  de  Poussin  à  de  Noyers  dans  la  collection  des  lettres  de  ce  grand 
artiste,  Paris,  i8a4>  Mort  à  Dangu  le  ao  octobre  i6^ô,  son  corps  fut  transporté  n 
Paris  et  enterré  dans  l'église  du  noviciat  des  jésuites  qu'il  avait  lait  bàiir  à  ses  frais, 
et  pour  laquelle  Poussin  avait  peint,  »  sa  prière,  le  tableau  du  miracle  de  saint 
François  Xavier. 


34  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  sa  confiance  et  l'ôtait  plus  aisément  encore,  s'ap«?çut  un  jour  que 
le  compagnon  de  ses  pieux  exercices  jouait  un  double  jeu,  qu'en  affec- 
tant un  grand  dévouement  au  roi  il  s'entendait  sous  main  avec  la  reine, 
et  que,  pour  gagner  d'avance  ses  bonnes  grâces,  illui  avait  fait  connaître 
le  projet  de  la  déclaration  qui  lui  enlevait  toute  autorité.  Le  roi  lui  en 
fît  de  très-vifs  reproches  :  Est-ce  ainsi,  lui  dit-il,  que  vous  m'en  donnez 
à  garder,  petit  bonhomme?  Le  petit  bonhomme  se  fâcha  et  offrit  sa 
démission.  lîouis  XIII  ne  la  refusa  pas,  Mazarin  la  tint  pour  acceptée, 
et  s'empressa  de  remplacer  de  Noyers  par  Le  Tellier^,  au  moins  comme 
secrétaire  d'État  de  la  guerre;  et  quand ,  plus  tard ,  de  Noyers  redemanda 
sa  place,  rappelant  qu'il  s'était  sacrifié  pour  la  régente,  elle  promit 
beaucoup ,  tint  fort  peu ,  et  finit  par  oublier  l'ancien  ami  ainsi  que  bien 
d'autres.  De  Noyers  ne  s'abandonna  point  €t  fit  jouer  tous  les  ressorts 
pour  ressaisir  ce  qu  il  avait  perdu  ou  quelque  charge  équivalente.  On 
vantait  sans  cesse  à  la  reine  son  mérite,  surtout  son  infatigable  appli- 
cation. Demeurant  à  Noyers  et  à  Dangu,  il  avait  pour  voisine  et  pour 
amie  la  fameuse  mère  Jeanne,  du  couvent  des  Carmélites  de  Pontoise, 
la  sœur  du  chancelier  Séguier,  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  n'avait  pas 
peu  contribué  à  sauver  son  frère ,  et  s'employa  très-vivement  pour  tirer 
de  Noyers  de  disgrâce.  Elle  demanda  pour  lui  l'ambassade  d'Angleterre , 
et  lui-même  voulut  bien  se  déclarer  satisfait  si  on  le  nommait  premier 
présidente  II  n'obtint  rien  de  tout  cela,  et  mourut  quelques  années 
après  dans  sa  solitude  de  Dangu,  se  reprochant  tous  les  jours  d'avoir 

'  Toute  cette  scène  est  racontée  par  le  véridique  Monglal,  collect.  Petitot ,  t.XLIX, 
p.  ^02  et  4o3.  Pour  l'affaire  elle-même ,  voyez  La  Rochefoucauld ,  collect.  Pelitot , 
t.  LI,  p.  366-368.  Le  jeune  Brienne,  1. 1,  p.  3i2-3i5,  ajoute  de  curieux  détails  et 
le  rondeau  qui  fut  fait  alors  sur  le  proverbe  :  Qui  quille  la  partie  la  perd.  —  *  IIP  car- 
net ,  p.  6  ;  «  Bove  procura  il  ritorno  di  M.  di  Noyers  e  tutti  gli  Importanti.  »  IV*  car- 
net, p.  1  :  a  Visita  di  M.  di  Noyers  dn  M*  di  Senece  e  Limoges.»  Ibid.  p.  81  : 
«  Far  istanza  a  M.  de  Noyers  délia  demissione.  »  De  Noyers  demandait  pour  sa 
charge  ou  Mazarin  lui  en  offrait  des  sommes  considérables.  Ibid.  p.  2 1  :  «  M.  di 
«Noyers  per  la  sua  carica  200  m.  lir.  et  cenlo  mila  alla  sua  diligenza,  epiu  cin- 
t quanta  mila  lire  a  M.  Le  Tellier,  al  quale  se  li  potrà  far  sperare  rimborsamento 
«con  il  tempo.  »  V*  carnet,  p.  109  :  «Gbilto  (Guitaut,  capitaine  des  gardes;  voyez 
«  l'article  suivant)  alla  presenza  di  M'  di  Senese  disse  a  S.  M.  che  era  vero  che  io 
«travagliava  piu  che  M*'  le  cardinal,  mâche  M.  di  Noyers  era  un  gran  huomo , 
«cheio  n'havrei  dà  fare,  che  non  vi  era  huomo  che  travagliasse  piu  di  lui.» 
VP  carnet,  p.  35  :  «S.  M.  dopo  baver  dato  tanto  tempo  a  M.  di  Noyers  senza  che 
«  sia  venuto  ad  alcuna  conclusione  per  la  sua  carica,  deve  dar  ordine  in  publico 
«consilio  che  si  faccino  le  provisioni  per  M.  Le  Tellier.»  IV*  carnet,  p.  i5  :  «La 
«mère  Gianna,  che  si  potrebbe  inviar  M.  di  Noyers  imbasciatore  ordinnrio  in 
« Inghillera. »  IIP  carnet,  p.  76  :  «M.  di  Noyers  dimanda  di  venire  a  servire 
«nella  carica,  etc.;  il  primo  présidente  ne  parla.» 


JANVIER  1855.  35 

donné  sa  démission ,  cherchant  à  la  rattraper,  se  repentant  bien  d'avoir 
contrarié  Mazarin  et  de  n'avoir  pas  deviné  sa  fortune  ^ 

Le  choix  d'un  précepteur  pour  Louis  XIV ,  qui  allait  bientôt  sortir 
des  mains  des  femmes ,  était  une  des  choses  qui  occupaient  le  plus  la 
pieuse  cabale.  Chacun  avait  son  candidat;  on  proposait  l'évêque  de  Li- 
sieux,  l'évêque  d'Alais,  l'évêque  d'Uzès,  et  l'évêque  de  Grasse  et  de 
Vence,  Godeau,  à  la  fois  le  favori  des  saints  et  des  beaux  esprits.  Dans 
ses  notes,  le  cardinal  représente  assez  plaisamment  la  troupe  des  dé- 
vots, comme  il  les  appelle,  s'efforçani  de  prendre  possession  de  la 
reine,  travaillant  à  l'envi  pour  mettre  auprès  du  roi  un  précepteur  de 
leur  goût  et  jeter  ainsi  les  fondements  de  leur  domination  future*.  Mais 
Mazarin  n'entendait  pas  plus  céder  l'avenir  que  le  présent  et  hvrer  le 
roi  à  un  homme  dont  il  ne  fût  pas  très-sûr.  Il  ne  décourageait  per- 
sonne, éludait,  gagnait  du  temps.  Il  finit  par  faire  nommer  l'abbé  de 
Beaumont',  Hardouin  dcPéréfixe,  instruit,  modéré,  qui  n'était  ni  jé- 
suite ni  janséniste,  auteur  d'une  vie  de  Henri  IV  trop  peu  appréciée, 
et  qui  devint  plus  tard  archevêque  de  Paris.  La  chaîne  de  gouverneur 
fut  donnée  au  marquis  de  Villeroy,  qui  y  gagna  le  brevet  de  duc  et  de 
maréchal,  et  encore  Mazarin  eut-il  bien  soin  de  se  résen^er  à  lui-même 
la  suprême  direction  de  l'éducation  du  roi*. 

'  VU*  carnet,  p.  33  :  «Sono  avisato  che  il  vescovo  di  Bovo  e  M.  de  Noyers  si 
scrivono  ogni  giorno  piu  d' una  voila  et  hanno  una  perCetta  corrispondenxa ,  e  che , 
quaodo  si  oITerisce  cosa  d' imporluixa  dà  non  fidar  alla  penna ,  M"*  di  Flavacourt 
(voyez,  sur  madame  de  Flavacourt,  l'article  suivant)  viaggia  in  personadà  una  parte 
4.6  deir  altra  el  è  1'  anima  di  quesla  cnballa.  Dà  che  si  vede  clic  la  devoxione  non  puol 
far  dimcnlicare  la  sorte  (?)  e  non  tmpedisce  clie  si  perscguitino  quelli  n  quali  si 
vuol  maie  e  non  si  cerchi  ogni  strada  di  vendicarsi.  ■  Ibid.  p,  55  :  «  M.  di  Novers 
1 5  giomi  pnvak  di  cadere  iufermo  délia  maiatia  délia  quale  è  morto,  non  voleva 
mangiar,  non  sortiva  délia  sua  caméra,  non  vedova  cbe  suo  Gglio  et  Amou  (le 
père  Amould) Ballava  tutto  solo,  e  dicevn  ad  ogni  quarto  d'  ora  :  ïi  cardi- 
nale sa  ogni  cosa ,  ha  dei  spioni  che  V  avertiscono  di  tutto  ;  e  nominava  la  madré 
Gianna  di  Pontoise  tra  maggior  conGdenli,  aggiungendo  sempre  :  So  havesse  vo- 
luto,  il  cardinale  mi  havrebbe  amato,  mh  io  mi  sono  Gdaio  an  miei  nemici.  >  -— 

IV*  carnet,  p.  6i  et  Ga  :  «S.  M.  ha  parlato  di  un  precetlore  a  Val  di Gratie 

si  è  consigliata  sopra  Aies,  Uses,  Goao;  ha  excluso  Amelot,  dicendo  che  era  dipen- 
dente  dà  M.  Chavigoi  che  Io  ha  risapulo,  o  per  cio  fà  la  mina.  Ha  parlato  del  coad- 
jutore  di  Montalbano.  Ogniuno  propone  a  S.  M.,  e  S.  M.  si  consiglia  e  ascolta 
tutti.  I  Ibid.  p.  49:  "Tutte  le  truppe  dei  devoti  hanno  uu  fine  di  posséder  S.  M., 
ma  sono  contrarii,  perche  ogniuno  vorcbbe  escludcr  il  compagno.  Ogniuno  trava- 
^ia  per  stabilire  appresso  del  ro  preceltori  c  governatori.  •  —  *  V*  carnet,  p.  à"]  : 
oomon  vcnuto  :  considcrarlo  per  il  rc.  ■  —  *  C'est  en  i646  que  Mazarin  se  fit 
attribuer  la  surintendance  de  l'éducation  du  roi,  et  il  se  crut  assez  bien  établi 
pour  faire  de  cette  nomination  le  sujet  d'une  communication  olRcielle  de  ia  reine 

5. 


36  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Les  couvents  étaient  le  lieu  naturel  de  toutes  ces  intrigues.  La  reine 
en  fréquentait  un  certain  nombre,  où  elle  allait ,  en  bonne  Espagnole, 

aux  cours  souveraines,  aux  gouverneurs  de  province  et  aux  généraux  d'armée. 
Nous  trouvons  celle  dépêche  dans  les  papiers  de  Le  TelHer,  t.  VI,  fol.  loi.  Elle 
est  évidemment  de  la  main  de  Mazarin,  et  d'un  ton  qui  montre  jusqu'où  son  au- 
torité était  alors  parvenue.  Nous  croyons  qu'on  nous  saura  gré  de  publier  celte  dé- 
pèche, restée  jusqu'ici  ignorée  et  inédite  : 

Depesche  de  la  Reyne  sar  le  gouvernement  de  la  personne  du  Roy,  xx  mars  16^6, 

«De  par  la  Reyne  régente.  Nos  amés  et  féaux,  comme  après  la  gloire  de  Dieu 
«  nous  n'avons  rien  eu  devant  les  yeux  depuis  notre  régence  que  le  bien  de  i' Estât, 
«  nous  avons  anssy  continuellement  appliqué  notre  esprit  à  rechercher  les  moyens 
«qui  pouvoient  contribuer  non-seulement  à  affermir  les  progrès  faits  sous  le  règne 
«de  notre  très-honoré  seigneur,  de  glorieuse  mémoire,  mais  encore  à  les  pousser 
«  plus  avant,  pour  contraindre  ceux  qui  s'estoient  flattés  de  l'espérance  de  tirer  de 
«grands  advanlages  de  la  continuation  de  la  guerre,  pendant  la  minorité  du  Roy 
«  notre  très-honoré  seigneur  et  ûls,  d'entendre  à  une  paix  raisonnable;  en  quoy  nos 
«  soins  n'ont  pas  esté  inutiles,  ayant  plu  à  la  divine  bonté  de  verser  tant  de  bénédic- 
«  lions  sur  le  règne  du  Roy  notre  d' seigneur  et  fils,  que  ses  sujets  n'auront  pas  occa- 
«sion  d'envier  les  prospérités  des  règnes  passés,  et  que  nous  aurons  celle  satisfac- 
«  lion  de  voir  que  nous  sommes  à  la  veille  de  la  paix  que  la  chrétienté  souhaite  avec 
«  tant  de  passion.  Mais ,  bien  qu'il  semble  qu'après  que  nous  aurons  obtenu  ce  pré- 
«  sent  du  ciel,  nous  n'ayons  rien  à  désirer  pour  le  bien  de  celle  vie,  néanlmoins 
"  nous  ne  croirions  pas  faire  assez  pour  le  bonheur  de  ce  royaume  que  de  luy  pro- 
<<  curer  celuy  d'une  tranquillité  publique  avec  toute  la  gloire  et  l'ulilifé  que  tant 
«d'avantages  remportés  à  la  guerre  nous  promettent,  si  pour  achever  celte  félicité 
«  nous  ne  travaillions  encore  sur  un  autre  fondement  par  lequel  elle  doit  estre  prin- 
«  cipalemenl  eslablie  et  maintenue,  en  faisant  que  l'esprit  du  Roy  soit  eslevé  selon 
»  le  cœur  de  celui  qui  nous  l'a  donné  et  qu'il  sçache  et  veuille  rendre  ses  sujets 
«heureux;  et  d'autant  qu'une  œuvre  si  imporlante  dépend  surtout  de  son  éduca- 
«  lion,  et  que  les  bonnes  semences  que  Dieu  a  par  sa  grâce  versées  dans  son  âme, 
«fructifieront  selon  qu'elles  seront  cultivées,  nous  avons  estimé  que  nous  ne  pour- 
«  rions  mettre  trop  de  circonspection  à  choisir  une  personne  qui  eut  la  direction  de 
"  ses  mœurs  et  l'intendance  de  sa  conduilte.  Pour  cet  effect,  après  avoir  meurement 
«  examiné  une  affaire  de  celle  conséquence ,  nous  avons  estimé,  par  l'advis  et  même 
«  la  prière  de  notre  très  cher  et  très  amé  beaufrère  le  duc  d'Orléans  et  de  notre  très 
»  cher  et  très  amé  cousin  le  prince  de  Condé ,  que  nous  ne  pouvions  mieux  faire 
'«que  de  conférer  à  notre  très  cher  et  très  amé  cousin  le  cardinal  Mazarin  le  gou- 
«  vernemenl  du  Roy,  adjoulanl  ce  nouveau  travail  à  celuy  qu'il  prend  sans  cesse 
«  avec  tant  de  succès  pour  le  bien  de  ses  affaires  ;  et  nous  avons  cru  que  ce  choix 
«  étoit  comme  une  liaison  et  suille  nécessaire  de  l'honneur  que  le  feu  Roy  noire  très 
"  honnoré  seigneur  luy  avoit  fait  de  vouloir  qu'il  fust  son  parrain,  et  qu'il  nous  avoit 
■<  assez  désigné  parla  que  le  principal  soin  de  sa  conduilte  ne  pouvoit  estre  commis 
«  à  personne  qui  fust  plus  obligée  que  luy  à  tascher  de  l'eslever  dans  les  sentimens 
'<  et  les  mœurs  d'un  grand  roy.  La  capacité  de  notre  d.  cousin  avec  toutes  les  autres 
«  parties  qui  peuvent  estre  désirées  dans  celte  fonction  estant  connues  d'un  chacun, 
«et  l'expérience  que  nous  faisons  tous  les  jours  de  son  zèle  pour  l'Eslat,  nous  per- 


JANVIER  1855.  37 

accompHr  toutes  sortes  d'exercices.  Là  ,  dans  l'ombre  du  sanctuaire  et 
loin  de  Mazarin ,  on  lui  dressait  de  pieuses  embûches ,  on  la  tourmen- 
tait de  perpétuelles  allusions ,  quelquefois  même  de  remontrances  di- 
rectes. Mettons-nous,  en  effet,  à  la  place  do  ces  saintes  femmes,  dignes 
amies  de  saint  Vincent  de  Paul ,  qui  comptaient  pour  rien  les  grandeurs 
et  les  plaisirs  de  la  terre  et  n'avaient  d'autre  pensée  que  celle  du 
salut.  Elles,  qui  avaient  tant  prié  pour  Anne  d'Autriche  dans  les  jours 
du  malheur,  et  ne  s'étaient  pas  inquiétées  si  leur  fidélité  courageuse  dé- 
plaisait à  Richelieu ,  qu'on  songe  à  quel  point  elles  devaient  être 
affligées  de  voir  leur  reine  bien-aimée,  après  avoir  échappé  aux  dan- 
gers de  la  jeunesse,  près  de  faire  naufrage  à  l'entrée  de  l'âge  mùr! 
De  son  côté,  Anne  les  aimait  autant  qu'elle  les  vénérait.  C'était  aux 
Carmélites  et  au  Val-de-Grâce  que  naguère  elle  avait  ti'ouvé  des  atta- 
chements inviolables,  au-dessus  des  craintes  et  des  espérances  du  siècle. 
Aux  Carmélites,  elle  avait  vu,  quand  tout  tremblait  devant  Riche- 
lieu sorti  vainqueur  de  la  journée  des  Dupes,  la  mère  Madeleine  de 
Saint-Joseph  défendre  auprès  de  lui  son  ami  le  chancelier  de  Mariliac , 
et,  n'ayant  pu  le  sauver,  redemander  son  corps,  lui  élever  un  tombeau 
et  y  inscrire  une  épitaphc  magnanime*.  Elle  avait  vu  au  Val-do-Gràce 

suadent  que  le  Roy  notre  d'  seigneur  et  fils  ne  pouvoit  recevoir  si  abondamment  oi  si 
utilement  que  de  luy  les  scnlimens  dont  les  grands  princes  onl  besoin,  et  qui  le  ren- 
dront un  jour,  comme  nous  l'espérons,  si  acconiply  en  la  science  de  régner,  que  ses 
sujets  le  choisiroient  pour  leur  roy  s'il  ne  leur  esloit  donné  d'en  haut  et  par  un  bé- 
néfice singulier  accordé  de  Dieu  aux  prières  publiques  ainsy  qu'à  nos  vœux  particu- 
liers. Mais  parce  que  notre d'  cousin,  dans  les  grandes  et  importantes  afTairos  qui 
Toccupenl  pour  son  service ,  ne  luy  pourroil  rendre  toute  l'assiduité  qu'il  désireroil, 
si  bien  qu'il  est  k  propos  d'establir  une  personne  de  mérite  auprès  de  luy  qui  s'y 
attache  plus  continuellement  sous  notre  d*  cousin,  nous  avons  iellé  les  yeux  pour 
cela  sur  lo  s'  marquis  de  Villerov  dont  la  suOisance  et  la  ridélité,  qui  sont  asses 
connues,  jointes  aux  services  qu'il  a  rendus  à  l'Eslat  et  an  nom  qu'il  porte,  lequel 
depuis  longtemps  est  chéry  et  cnlimé  de  la  France,  nous  ont  fait  juger  aussy,  par 
i'advu  de  notre  d'  beau-frère  le  duc  d'Orléans  et  de  notre  consm  le  prince  de 
Conde,  qu'il  rempliroit  très  dignement  cette  charge.  Et  comme  les  résolutions  que 
nous  avons  prises  en  ce  sujet  regardent  l'intérêt  de  tout  l'Estat  et  le  général  du 
royaume ,  nous  avons  bien  voulu  vous  en  donner  advis  et  vous  convier  de  louer 
Dieu  avec  nous  dos  prospérités  dont  il  lui  a  pieu  de  combler  cet  Estât  et  notre 
conduitle,  alïn  d'attirer  do  plus  en  plus  les  faveurs  du  ciel  sur  l'un  et  sur  l'autre; 
et  que,  comme  les  bonnes  dispositions  que  nous  avons  données  pour  l'éducation  du 
Roy  notre  d' seigneur  et  fils  ne  tendent  qu'au  bien  et  à  la  satisfaction  de  sa  personne 
et  à  l'advantage  du  public,  elles  ayent  le  succès  que  nous  en  espérons  avec  l'assis- 
tance divine,  vous  exhortant  anssy  de  contribuer  par  vos  soins  en  toutes  les  choses 
qui  dépendront  de  vous  au  bien  du  service  et  des  affaires  du  Roy  notre  d*  seigneur 
et  fils. . .  Donné  à  Paris  le  xx  mars  16^6.  ■ 
'  Lajeanesée  de  madame  de  IjOnyuevUle,  chap.  i,  p.  lai. 


38  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

une  digne  élève  de  Marguerite  d'Arbouse ,  Louise  de  Milley ,  la  mère 
de  Saint-Etienne  ^  lui  prêter  un  asile  que  ne  respectèrent  pas  les  inso- 
lentes recherches  exercées  par  ce  même  chancelier  Séguier,  que  la  ré- 
gente maintenait  dans  son  conseil.  Le  cœur  de  la  reine  était  avec  ces 
nobles  religieuses.  Que  ne  dut-elle  pas  souffrir  en  entendant  aux  Car- 
mélites la  grave  supérieure,  Marie  de  la  Passion^,  lui  parler  contre  celui 
auquel  elle  livrait  l'Etat,  son  iîls  et  peut-être  elle-même!  Elle  ne 
put  se  défendre  de  verser  des  larmes,  et  s'écria  que,  si  on  lui  parlait 
encore  ainsi,  elle  ne  reviendrait  plus  au  couvent*.  C'était  surtout  au 
Val-de-Grâce  que  l'attendaient  les  plus  douloureuses  épreuves.  Le  Val- 
de-Grâce était  son  monastère  de  prédilection.  Lorsque,  pour  la  première 
fois,  elle  devint  grosse,  elle  fit  vœu  que,  si  elle  donnait  un  dauphin  à 
la  France,  elle  élèverait,  à  la  place  de  l'humble  maison,  en  l'honneur  de 
la  Vierge,  un  monument  digne  de  sa  reconnaissance ,  et  c'est  ce  vœu  qui 
nous  a  valu  l'admirable  édifice,  un  des  chefs-d'œuvre  de  Le  Mercier  et 
de  Lemuet,  couvert  des  grandes  fresques  de  Mignard  et  chanté  par 
Molière.  Il  y  avait,  en  i6/i3,  à  la  tête  de  ce  monastère,  une  religieuse, 
Marie  de  Burges,  la  mère  de  Saint-Benoît*,  que  Mazarin  lui-même  dé- 
clare une  femme  d'un  grand  esprit ,  très-bien  informée  de  tout  ce  qui 
s'était  passé  dans  les  derniers  temps.  La  reine  avait  avec  elle  de  fré- 
quents entretiens,  de  vraies  conférences,  qui  chaque  fois  duraient  deux 
heures  et  dont  elle  ne  disait  rien  au  cardinal.  Celui-ci  s'en  inquiétait 
fort,  et  voici  ce  qu'il  imagina  pour  conjurer  le  danger  :  il  supplia  la  reine 
de  faire  passer  par  ses  mains  toutes  les  faveurs  qu'elle  accorderait  à 
la  sainte  communauté.  D  fait  la  remarque,  et  en  espagnol,  que  toutes 
les  fois  que  la  reine  sort  du  Val-de-Grâce,  elle  n'est  plus  aussi  bien  dis- 
posée pour  lui;  il  soupçonne  que  la  supérieure  est  gouvernée  par  ma- 
dame de  Vendôme ,  qui  elle-même  était  une  personne  d  une  piété  pro- 
fonde ,  mais  que  conduisait  d'une  main  cachée  l'habile  et  politique 
madame  de  Chevreuse.  Dans  ce  couvent,  l'inimitié  était  portée  à  ce  point 
contre  Mazarin,  qu'il  craignait  qu'on  y  ménageât  à  Châteauneilf  une 
entrevue  avec  la  reine.  Du  moins  se  croyait-il  certain  qu'elle  y  avait 
plus  d'une  fois  rencontré  la  sœur  de  Beaufort,  madame  de  Nemours. 

'  La  mère  de  Saint-Etienne  fui  abbesse  du  Valde-Grâce ,  après  Marguerite  d'Ar- 
bouse, de  1636  à  i636.  Voyez  la  Gallia  christiana,  t.  VII,  p.  584,  et  madame  de 
Molteville,  t.  I,  p.  Ao.  —  *  Marie  de  la  Passion  était  prieure  des  Carmélites  de 
1642  à  1645.  Voyez  La  jeunesse  de  madame  de  Longueville,  p.  879  et  38o.  -— 
'  IIP  carnet,  p.  6  :  «La  superiora  délie  Carmélite  parlo  contra  mi.  S.  M.  pianza,  e 
«disse  che  se  li  parlava  piu  di  simil  cosa,  non  vi  tomereUl>e. »  —  *  Gall.  christ. 
t.  VU,  p.  584.  , 


JANVIER  1855.  39 

On  jouait  même  devant  elle  des  comédies  assez  ridicules  :  à  la  crèche 
éa  Val-de-Grace,  on  avait  placé  deux  figures  en  cire  représentant  l'é- 
vêque  de  Beauvais  en  habit  de  cardinal ,  et  à  côté  de  lui  un  petit 
homme  qui  avait  l'air  de  de  Noyers.  En  face  était  un  tableau  où  la  reine 
remettait  son  fils  entre  les  mains  del'évêque  de  Lisieux^. 

Les  personnes  qui  entouraient  Anne  d'Autriche  et  qui  travaillaient  à 
perdre  Mazarin  avaient  donc  bien  raison  de  la  porter  à  visiter  de  pré- 
férence le  Val-de-Grâce  et  les  Carmélites,  où  elles  étaient  bien  sûres 
qu'elle  ne  pouvait  puiser  que  des  sentiments  défavorables  au  premier 
ministre^.  Le  couvent  des  filles  de  Sainte-Marie  de  la  rue  Sainte-Antoine 
n'était  guère  mieux  disposé.  Aussi  madame  de  Senecé  et  madame  de 
Hautefort  y  menaient  fréquemment  la  reine,  pour  qu'elle  y  rencontrât 
la  mère  Angélique,  une  autre  fdle  du  duc  de  Vendôme',  qu'elles  ani- 

'  II*  carnet,  p.  6a  :  cTuUi  li  conventi  sono  conlro  di  me,  c  parlicoiarmente 
Val  di  Gratic.  >  Ibid.  p.  la  :  Val  di  Grazie,  religiosa  inrenua,  condoltavi  la  re- 
gina,  perche  In  sudelta  parlasse  contro  di  me.*  III*  carnet,  p.  44  :  «Muchas 
pcrsonas  me  dicen  que  cl  Balle  di  Gratias  sera  di  misorias  para  my,  y  que  la 
priora  sicndo  gavemada  de  todo  puento  de  la  de  Vendoroo  poco  a  poco  se  preval- 

dria  de  crcdilo  que  liene  con  la  reyna  para  diminuir  el  nùo Quando  S.  M. 

conclue  de  aquei  logar  parcce  que  no  esta  tambicn  dispuesta . . .  Dicen  me  que 
la  Dama  (madame  de  Chcrrcusc)  dava  isiruliones  a  la  de  Vcndomo.  paraque  las 
roaquinas  que  se  txieren  contra  my  sean  bien  conducidas.  >  IV*  carnet,  p.  ao  : 
S.  If.  stabilisca  buona  corrispondenxa  Ira  me  e  la  priora  di  Val  di  Gratie,  fac- 
oendo  paasar  pcr  mie  mani  le  gratie  cLc  li  vorrà  Tare.  S.  M.  non  mi  dioc 
nientc  di  quello  conferisce  coq  la  detta,  con  laqaale  si  Irallienc  due  bore  per 
▼olta.  Ha  gran  spirito,  è  ben  informala  di  tuUi  gli  intrighi  passali.  •  II*  carnet, 
p.  ii5  :  «La  regina  yedrk  a  Val  di  Grâce  Chatonof.  •  V*  carnet,  p.  37  :  «M*  di 
Nemurs  va  presso  délia  priora  di  Val  di  Grazie  corne  ba  fatto  ullimamenle,  c  S.  M. 
non  me  l'ba  delto.  La  priora  c  tutla  di  quella  casa,  c  fa  scmprc  spcrar  clic  con  il 
tempo  accomodarà  ogni  oosa,  tatte  le  caballe  attendendo  che  mi  arrivi  qunicbe 
cosa  disavantaggiosa  o  allô  aialo  per  prevalcr»i  e  darmi  addosso.  ■  IV*  carnet , 
I.  46  :  c  Al  presepio  di  Val  di  Grâce  in  figure  di  oera  si  c  procuralo  far  veder 
alla  regina  per  movorla  Bovc  vestito  da  cardinale,  con  un  piccolo  uomo  a  canto 
cbc  so  orede  M.  di  Noyers,  e  dà  un'  altra  parte  un  quadro  cbo  rappresenta  M.  di 
Lisieu  a  chc  la  regina  présenta  il  suo  figlio L'  ho  inleso  da  Villechier  clie 

Îui.  n  —  '  III*  carnet ,  p.  46  :  •  Que  las  dos  (  madame  de  Chcvreuse  et  madame  de 
endômc)  cmpcnazon  la  rcyns  a  no  visilar  otros  raonanterios  que  cl  dicho  (le 
Val-dc-Gràcc)  y  parlicularmente  el  de  las  Camielitas  per  apoderarse  mas  del  cs- 
pirilo  de  la  reyna.  ■  —  '  Mazarin ,  qui  derait  bien  le  savoir,  fait  de  cette  mère  Angé- 
lique une  fille  du  doc  de  Vendôme;  voyeala  note  a  de  la  page  suivante.  Mais  tous 
les  mémoires  contemporains  et  le  père  Anselme  n'attribuent  au  duc  de  Vendôme 

3u*une  seule  fille ,  celle  qui  épousa  le  duc  de  Nemours ,  et  ne  lui  donnent  pas  même 
e  fille  natiireUcqui  ait  pu  devenir  religieuse.  Toutefois  TEifat  de  la  France  dit  que 
<le  doc  d«  Vendôme  avait,  oatrc  ses  deux  fils,  •  quet<fuei  jilUs,  dont  l'une  est  ma- 
■  riée  au  duc  de  Nemours.  • 


40  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

niaient  à  lui  parler.  Mazarin  mettait  tout  en  œuvré  pour  savoir  ce  qui 
se  passait  dans  ces  entretiens  mystérieux.  On  lui  faisait  les  rapports  les 
plus  contraires.  Quelquefois  on  lui  disait  que  la  mère  Angélique  s'était 
refusée  à  se  mêler  de  choses  étrangères  à  la  religion,  et  que,  loin  de 
vouloir  nuire  au  cardinal,  elle  l'assurait  qu'elle  priait  Dieu  pom'  lui. 
Mais  un  père  Léon ,  vraisemblablement  quelque  confrère  du  père  Carré \ 
lui  venait  raconter  que ,  le  jour  de  la  saint  Louis ,  au  milieu  du  mois 
d'août  i6il3,  la  mère  Angélique  avait  osé  dire  k  la  reine  qu'elle  se  lais- 
sait gouverner,  qu'elle  faisait  comme  le  feu  roi ,  et  que  de  cardinal  à 
cardinal  il  n'y  aurait  bientôt  plus  de  différence.  A  quoi  la  reine  aurait 
fait  une  assez  faible  réponse,  où  ne  paraissait  guère  l'attachement  qu'elle 
devait  à  Mazarin^. 

Toutes  ces  visites  en  des  lieux  où  dominaient  ses  ennemis  alar- 
maient le  cardinal.  Il  entreprit  d'en  détourner  Anne  d'Autriche,  et 
s'appliqua  à  lui  faire  comprendre  que  la  piété  d'une  reine  ne  peut  pas 
être  celle  d'une  religieuse,  et  que  les  mesquines  pratiques  auxquelles 
elle  se  livrait  féloignaient  de  ses  véritables  devoirs,  et  lui  faisaient 
tort  dans  l'esprit  des  peuples.  Le  langage  qu'il  tient  à  la  régente  est 
sans  doute  fort  intéressé;  mais  il  est  en  même  temps  si  raisonnable 
et  si  politique,  qu'il  nous  paraît  utile  de  le  reproduire  avec  une  fidélité 
scrupuleuse  : 

<(  Ce  faste  de  piété ,  à  la  façon  de  l'Espagne ,  n'est  pas  de  mise  en  France. 
«  En  la  voyant  sans  cesse  aller  dans  les  églises  et  dans  les  monastères,  en- 
ce  tourée  de  prêtres,  de  moines  et  de  religieuses,  on  la  compare  à  Henri  JII , 
«qui  était  tout  enveloppé  dans  ses  dévotions,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
«d'être  chassé  de  Paris  ^. 

'  C'était  un  carme  qui,  dit  madame  de  MoUeville,  «avait  pour  le  moins 
«  autant  d'ambition  que  de  piélé.  »  U  joua  un  assez  triste  rôle  dans  l'affaire  de 
mademoiselle  de  Soyon.  Voyez  madame  de  MoUeville,  t.  IV,  p.  67.  —  *  IIP  car- 
net, p.  3o  :  «  Pagano  (vraisemblablement  Payen,  beau-père  de  Lyonne)  mi  ba 
«detto  che  la  marcbesa  di  Senese  e  Otfort  banno  fatlo  grandissimi  sforzi  con 
«la  madré  Angelica,  figlia  di  M.  di  Vandomo,  perche  parfasse  a  S.  M.  contre 
«di  me,  ma  ricuso  di  larlo  e  me  l'ha  fatto  dire  assicurandomi  che  pregava  Dio 
«  per  me.  »  Ibid.  p.  69  :  «  Padre  Leone  mi  da  avviso  délia  madré  Angelica.  »  Ibid. 
p.  68  :  «  Madré  Angelica ,  convenlo  di  santa  Maria,  amica  di  madama  di  Senese, 
« risoluta  di  adoprarsi  contra  me,  in  giorno  di  S.  Luigi  parlo  a  S.  M.  e  li  disse  che 
«si  lasciava  governare,  che  H  succederebbe  come  al  re,  et  in  fine  che  da  cardinale 
«  a  cardinale  non  vi  sarebbe  differenza.  Hanno  speranza  che  potranno  far  qualche 
«cosa,  perche  rimarcavono  che  S.  M,  non  li  risposa  cosa  alcuna  risoluta  e  in  les- 
«  timonio  dell'  affelto  che  ha  per  me.  »  —  '  IV*  carnet,  p.  35  :  «  Si  dice  a  Parigi  che 
«  S.  M.  fa  come  Henrico  terzo  che  era  tutto  invollo  nelle  devotioni ,  e  fu  poi  casciato 
"  dà  Parigi.  » 


r;      JANVIER  1855.  41 

u  Tous  ces  prétendus  serviteurs  de  Dieu  sont  en  réalité  des  ennemis 
«de  l'Etat.  Dans  le  temps  d'une  régence,  parmi  tant  de  mauvaises  in- 
«  tentions  du  peuple,  des  grands,  des  parlements,  et  quand  la  France 
«a  sur  les  bras  la  plus  grande  guerre  qu'elle  ait  jamais  soutenue,  un 
«gouvernement  fort  est  absolument  nécessaire.  Cependant  la  reine 
«  chancelle ,  elle  hésite  entre  tous  les  partis,  elle  écoute  tout  le  monde , 
«<et,  tandis  qu'elle  communique  à  ses  confidents  les  conseils  que  je  lui 
«donne,  elle  ne  me  dit  rien  de  ceux  que  lui  donnent  mes  ennemis'. 

«  Les  couvents ,  les  moines,  les  prêtres,  les  dévots  et  les  dévotes,  sous 
«  prétexte  d'entretenir  la  ferveur  de  la  reine ,  n'ont  d'autre  but  que  de 
«lui  faire  consumer  son  temps  en  toutes  ces  choses,  afin  quelle  n'en 
«ait  plus  pour  ses  affaires  et  pour  me  parler;  et  ils  espèrent  venir 
«  à  bout  de  leurs  desseins  en  faisant  donner  le  dernier  coup,  quand  tout 
«sera  prêt,  à  la  Maignelay,  à  Dans,  à  la  supérieure  du  Val-de-Grâce  et 
«  au  père  Vincent. 

"Toutes  les  dévotes  sont  liguées  ensemble,  et  la  Maignelay  donne 
«  perpétuellement  des  rendez-vous  à  Hîiutcfort  et  à  Senecé. 

«  La  reine  subordonne  les  affaires  publiques  aux  affaires  domes- 
<i  tiques,  et  particulièrement  aux  affaires  de  dévotion;  elle  devrait  faire 
«tout  le  contraire. 

«Tout  Paris  murmure  de  ces  perpétuelles  démonstrations  publiques, 
«et  on  s'en  moque.  Que  Sa  Majesté  s'en  infonne,  et  elle  trouvera  qu( 
«je  lui  dis  vrai.  Dieu*  est  partout,  et  la  reine  peut  le  prier  dans  soh 
«  oratoire  particulier,  au  lieu  de  donner  matière  à  des  discours  très- 
u  préjudiciables  à  son  service. 

uU  serait  bon  que  de  temps  en  temps  elle  tint  des  conseils  extraor- 
«dinaircs  pour  faire  croire  qu'elle  s'occupe  de  ses  affaires.  La  feue 
«reine-mère  faisait  apporter  des  papiers,  appeler  les  secrétaires  d'Etat, 
«et  d'autres  choses  de  ce  genre,  le  tout  pour  l'apparence,  car  en  réa- 
«  litc  elle  était  incapable  d'application  cl  laissait  faire  les  minis- 
u  très.  Mais  c'est  un  grand  [joint  que  le  public  soit  convaincu  que  le 
«véritable  objet  de  la  reine  est  le  bien  du  roi  et  de  l'Etat;  et  en  cela 
«  elle  se  conformera  h  la  volonté  de  Dieu  qui  lui  a  confié  le  gouverne- 
«ment  de  ce  royaume  et  l'éducation  du  roi.  Voilà  le  devoir  qu'il  faut 

'  1\'*  carnet,  p.  Ga  :  •  Tutti  li  conceiti  dci  dcvoli  ?ono  deboli,  cl  In  conse- 
«quenza  copcrli  in  apparenia  del  scrvitio  ili  Dio,  in  efîetto  contra  io  Stato.  Clic 

•  net  tempo  d'una  reggenza,  Ira  tante  maie  inlenlioni  cli  siiddili,  di  grandi  e  di  par- 
■  lamenli,  c  menlre  andc  la  piu  gran  gucrra  clic  mai  Franzesi  habbino  havuia,  »! 

•  dcvono  sostcner  le  cose  con  vigore.  S.  M.  ascolta ,  s'informa,  e  non  mi  dice  nientc , 

•  e  pare  cbe  si  diQîdi,  menlre  confcrisce  le  cosc  che  io  li  consiglio.  ■ 

6 


y" 


42  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

u  avant  tout  qu  elle  s'applique  à  bien  remplir  ;  et  elle  se  doit  pei'suader 
«  qu'un  moment  donné  par  elle  h  ce  devoir  suprême  est  plus  agréable 
«à  Dieu  que  des  heures  entières  de  prières,  de  visites  aux  églises,  de 
«  sermons  et  de  vêpres  ^  » 

Ces  notes  précieuses,  destinées  à  éclairer  la  piété  de  la  reine,  nous 
peignent  en  même  temps  les  craintes  que  donnait  à  Mazarin  l'inimitié 
du  parti  dévot  et  de  l'épiscopat  ligués  avec  les  mécontents  du  parle- 
ment et  de  la  plupart  des  grandes  familles.  Mais,  s'il  avait  bien  de  la 
peine  à  se  soutenir  contre  les  couvents  et  le  clergé,  il  en  avait  bien 
plus  encore  h  disputer  le  cœur  d'Anne  d'Autriche  à  des  influences  plus 
directes,  plus  constantes,  plus  intimes.  C'est  dans  l'intérieur  même  de 
la  reine,  dans  son  oratoire,  au  milieu  de  ses  serviteurs,  de  ses  gardes 
et  de  ses  femmes,  qu'était  le  plus  grand  danger  de  Mazarin. 

V.  COUSIN. 

[La  suite  à  un  prochmn  cahier.) 


*  V  carnet,  p.  3A-28  :  «Due  persone  difTerenli  sono  venule  a  dirini  che  li  mo- 
«  nasterii,  frati,  preli,  e  donne  et  uomini  devoti  sollo  prelesto  d'infervora'r  la  regina 
«alla  devolione,  banno  mira  di  farli  impiegar  tutlo  il  tempo  in  quesle  cose,  accio 
«  non  lo  (lia  a  suoi  affari  et  a  parlarmi ,  e  che  alla  fine  sperano  di  venire  a  fine 
«  facendo  dar  il  colpo,  quando  lutte  le  cose  saranno  disposte,  alla  Menelè,  Dans,  la 
Mpriora  diVal  di  Grazie  e  padre  Vincenzo. — Tulle  le  donne  sono  légale  insieme,e  la 
«  Menelè  daspesso dos  randevù  aOlfort  e  Senese.  —  S.  M.  pensa  corne  possa  far  servir 
«  li  afiari  pubblici  alli  privati  di  devolione ,  e  dovrebbe  far  il  contrario. — Tullo  Parigi 
«mormora  di  queste  frequenli  c  pubbliche  devolioni,  e  se  no  parla  in  ogni  luogo 
«  con  disprerzo.  S.  M.  se  ne  informi  e  Irovera  la  verilà.  Dio  è  da  per  tutlo,  e  percio 
«  S.  M,  puol  pregarlo  in  casa  d'ordinario,  e  non  dar  luogo  a  discorsi  cbe  sono  estre- 
«  raamentepregiuditialialsuo  servitio. — Saràbene  chetalvoltafacesse  consigli  straor- 
"dinarij  per  far  creder,  etc.  La  fu  regiiia  madré  faceva  porlar  scritture,  chiamnr 
«  segretarii  di  Stalo,  e  cose  simili,  tulle  per  apparenza,  perche  in  elTetli  non  vi  appli- 
«  rava  punlo  e  lasciava  fare  alli  ministri.  Ma  è  un  gran  punlo  che  il  pubblico  creda 
«  che  la  vera  applicalione  di  S.  M.  è  al  bene  del  re  e  dello  Slato,  e  in  cio  si  confor- 
«  merà  S.  M.  alla  volonlà  di  Dio,  che  gli  ha  dato  il  governo  di  questo  regno  e  l'edu- 
«  cationc  del  re;  perche  trascuri  ogni  altra  cosa  per  far  bene  questa;  e  S.  M.  creda  che 
«<fa  pin  per  Dio  un  momento  che  dona  a  questo,  che  le  hore  inliere  di  orationi  e 
'.(di  visite  di  chiese  e  di  lanti  sermoni  e  vespri.  » 


JANVIER  1855.  43 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit,  accompagné  d'un 
commentaire  et  de  vingt  et  un  mémoires  relatifs  au  bouddhisme, 
par  M.  E.  Bumouf,  secrétaire  perpétuel  de  V Académie  des  ins- 
criptions et  belles-lettres.  Paris,  imprimé  par  autorisation  du 
Gouvernement  à  l'Imprimerie  nationale,  1862,  1  vol.  in-A°, 
iv-897  P^gGS.. 

Rgya  tch'eb  eol  pa,  oa  Développement  des  jeux,  contenant  Ihistoire 
du  Bouddha  Çâkyamouni ,  traduit  sur  la  version  tibétaine  du 
Bkah-Hgyour  et  revu  sur  l'original  sanscrit  [Lalitavistara) ,  par 
Ph.  Ed.  Foucaux,  membre  de  la  Société  asiatique  de  Paris. 
1"  partie,  texte  tibétain,  ii-388  pages;  2*  partie,  traduction 
française,  LXV-^aS  pages,  in-4°.  Paris,  imprimé  par  auto- 
risation du  Gouvernement  à  Tlmprimerie  nationale,  1847- 
i848. 

DE  LA  MORALE  ET  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DU  BOUDDHISME 

SEPTIÈME    ABTICLE  ^ 

De  U  mélapkjsique  de  Çàkjamouni. 

Oo  ne  saurait  douter  que  Çàkyamouoi,  bien  que  songeant  par-dessus 
tout  à  la  pratique,  ne  se  soit  fait  une  tlicoric.  11  avait  été  l'élève  des  brali- 
manes,  et  la  direction  toute  méditative  de  son  propre  génie  devait  le  con- 
duire à  recbercbcr  les  bases  essentielles  de  sa  doctrine.  Il  n'a  point,  il 
est  vrai,  séparé  formellement  la  métaphysique  do  la  morale;  mais,  de 
la  morale  il  a  dû,  par  la  nécessité  même  des  choses,  remontera  des 
principes  plus  hauts;  et,  dans  son  enseignement,  il  a  joint  aux  pré- 
ceptes qu'il  donnait  sur  la  discipline  de  la  vie ,  les  axiomes  qui  justifiaient 
ces  préceptes  en  les  expliquant.  De  là  vient  que,  dt's  le  premier  concile, 
ses  disciples  firent  de  la  métaphysique  sous  le  nom  d'Ahhidharma,  l'un 
des  recueib,  l'une  des  «trois  corbeilles»  (tripitaka),  entre  lesquels  on 

'  Voyez,  pour  le  premier  àrlicic,  le  cahier  de  mai  i854,  pAge  370;  pour  le 
deuxième,  celui  de  juin,  page  353;  pour  le  troisième,  celui  de  juillet,-  page  /109; 
|)our  le  quatrième,  celui  d'août,  piige  A84  ;  pour  le  cinquième,  celui  de  septembre, 
page  557;  et,  pour  le  .«ixième,  celui  d'octobre,  page  6'âo. 

6. 


44  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

partagea  l'ensemble  des  livres  canoniques'.  Ainsi  que  je  l'ai  dif^,  Kà- 
çyapa,  le  plus  illustre  des  auditeurs  du  maître  et  des  arhats,  se  chargea 
de  la  rédaction  de  l'Abbidliarma,  «qui  n'avait  point  été  exposé  direc- 
«tement  par  le  Bouddha,»  comme  le  remarque  un  commentateur', 
mais  qui  ressortait,  au  même  titre  que  le  Vinaya ,  de  tous  les  discours 
qu'il  avait  prononcés,  et  dont  les  Soûtras  conservaient  le  fidèle  Souvenir. 

Abhidharma  veut  dire  en  sanscrit  :  «  lois  manifestées,  la  manifestation 
«des  lois  ou  de  la  loi;»  et  notre  mot  de  métaphysique  y  correspond 
assez  exactement,  si  on  le  renferme  dans  les  limites  de  l'orthodoxie 
bouddhique.  L'Abhidharma  comprend  donc  la  partie  la  plus  élevée 
des  croyances  prêchées  par  Çâkyamouni;  et  sa  supériorité  a  été  telle- 
ment sentie  par  les  peuples  bouddhistes,  qu'ils  l'ont  toujours  considéré 
comme  la  source  théorique  de  tout  le  reste.  Aussi  ont-ils  appelé  l'Abhi- 
dharma  d'un  nom  qui  marque  à  la  fois  leur  respect,  et  l'on  pourrait 
dire  leur  affection  pour  lui.  Ils  l'appellent  la  Mère  (Màlrikâ;  en  pâh, 
Mâtikâ;  Youm  ou  Ma-Mo,  en  tibétain)*.  Les  bouddhistes  de  Ceylan 
prétendent  môme  que  l'Abhidharma  s'adresse  aux  dieux  et  a  été  révélé 
en  leur  faveur,  tandis  que  les  Soûtras  ont  été  laissés  aux  hommes"^. 

L'ouvrage  qui  passe  pour  renfermer  plus  particulièrement  la  méta- 
physique bouddhique  se  nomme  la  Pradjnâ  pâramitâ,  c'est  à-dire  «la 
«Sagesse  transcendante.  »  C'est  le  premier  des  neuf  dharmas,  ou  livres 
canoniques  des  Népalais.  Il  y  en  a  trois  rédactions  principales  :  l'une 
en  cent  mille  articles,  l'autre  en  vingt-cinq  mille,  et  l'autre  en  huit 
mille;  les  plus  développées  ne  faisant  guère  qu'ajouter  des  mots  à  l'ex- 
position plus  concise  de  l'autre '^.  H  faut  même  dire,  pour  toutes  ces  ré- 
dactions diverses,  que,  si  elles  contiennent  des  conséquences  nouvelles , 

'  M.  E.  Burnouf,  Introd.  à  l'hisl.  du  bouddh.  ind.  p.  35  et  Ao.  Celte  division  de 
la  Triple  corbeille  est  acceptée  par  tous  les  bouddhistes;  voir  le  FoeKoue-Ki  de 
M.  A.  Rémusal,  p.  loi  ot  108  ;  et  ï Histoire  de  Hiouen-Thsang  de  M.  Stanislas  Ju- 
lien, p.  167.  —  *  Voir  plus  haut,  cahier  de  juillet  i854,  p.  Zj2  5. —  '  Yaçomilra,  au- 
'curd'un  commentaire  fort  important  in\h\i\é  Abhidharma  koça  vyâkhyâ ,  c'est-à-dire 
«  Commentaire  sur  le  trésor  de  la  métaphysique.  »  Le  Trésor  de  la  métaphysique, 
Abhidharma  koça,  est  de  Vasoubandhou,  qui  vivait  dans  les  premiers  siècles  de  l'ère 
chrétienne.  M.  E.  Burnouf,  Introd.  à  l'hist.  du  bouddh.  ind.  p.  4i.  î>(i3  et  suiv.  — 
*  Introd.  à  l'hist.  du  bouddh.  ind.  de  M.  E.  Burnouf,  p.  4G  et  48.  —  '  Idem, 
ibid.  p.  317,  note  2.  Une  remarque  importante  qu'il  faut  faire,  c'est  que,  des  trois 
parties  du  Tripitaka,  les  édits  de  Piyadasi  ne  nomment  que  le  Vinaya  et  les  Soû- 
tras; ils  ne  parlent  pas  de  l'Abhidharma,  ou  métaphysique,  à  moins  qu'on  ne 
suppose  qu'ils  ne  la  dô.signent  par  les  gâthtàs,  ou  t  stances  du  Solitaire.  »  Les  gâliiàs 
des  Soûtras  simples  sont,  en  général,  les  axiomes  auxquels  le  Bouddha  semble  at- 
tacher le  plus  de  prix,  Lotos  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Bumonf,  p.  7a5  et  729.  — 
*■   M    E    Burnouf,  Introd,  à  l'hist.  da  bouddh.  ind.  p.  /j55.  n       .  1  , 


-^''janvier  ISSô^^^'J^^^  45 

elles  ne  donnent  point  un  seul  principe  nouveau,  et  qu*en  définitive, 
pour  connaître  la  véritable  métaphysique  de  Çàkyamouni ,  c'est  encore 
aux  Soûtras  simples  qu'il  convient  de  puiser,  en  ce  qu'ils  sont  beau- 
coup plus  voisins  de  la  prédication  ' . 

On  doit  s'attendre  à  trouver  dans  la  métaphysique  de  Çàkyamouni, 
comme  dans  sa  morale,  plus  d'axiomes  que  de  démonstrations,  plus  de 
croyances  données  pour  des  dogmes  que  de  développements  systéma- 
tiques et  réguliers.  Âlais  il  faut  toujours  se  rappeler  que  nous  avons  af- 
faire à  rinde ,  et  que  nous  ne  sonimes  ni  dans  la  Grèce  ni  dans  l'Eu- 
rope moderne.  Les  doctrines  n'en  sont  pas  moins  graves;  mais  la  forme 
sous  laquelle  elles  s'expriment  n'a  rien  de  scientifique ,  môme  quand 
on  essaye ,  ce  qui  est  assez  rare,  de  lui  donner  quelque  rigueur. 
■  -'•La  première  et  la  plus  inébranlable  théorie  de  la  métaphysique  du 
bouddhisme,  empruntée  d'ailleurs  au  brahmanisme,  c'est  celle  de  la 
transmigration.  L'homme  a  fourni  une  multitude  d'existences  les  plus 
diverses,  avant  de  vivre  de  la  vie  qu'il  mène  ici-bas.  S'il  n'y  applique  ses 
efforts  les  plus  sérieux,  il  court  risque  d'en  fournir  une  multitude  plus 
grande  encore;  et  son  attention  la  plus  constante  et  la  plus  inquiète 
doit  être  de  se  soustraire  à  ia  loi  fatale  que  la  naissance  lui  impose.  La 
vie  n'est  qu'un  long  tissu  de  douleurs  et  de  misères;  le  salut  consiste  à 
n'y  jamais  rentrer.  Telle  est,  dans  le  monde  indien  tout  entier,  dans 
quelque  partie  qu'on  le  considère,  à  quelque  époque  qu'on  le  prenne, 
la  croyance  déplorable  que  chacun  partage,  et  que  professent  les  brah- 
manes et  les  bouddhistes  de  toutes  les  écoles ,  de  toutes  les  sectes ,  de 
toutes  les  nuances,  de  tous  les  temps.  Le  Bouddha  subit  celte  opinion 
commune,  contre  laquelle  il  ne  semble  à  personne  qu'il  puisse  s'élever 
la  moindre  protestation;  et  sa  seule  originalité,  sous  ce  rapport,  ne  con- 
siste que  dans  le  moyen  nouveau  de  libération  qu'il  offre  ù  ses  adeptes. 
Mais  le  principe  lui-même,  il  l'accepte;  il  ne  le  discute  pas.  Je  jugeVai 
plus  tard  la  valeur  de  ce  principe,  ou  plutôt  les  conséquences  désas- 
treuses qu'il  a  eues  chex  tous  les  peuples  qui  l'ont  adopté.  Pour  le  mo- 

'  Selon  toute  Apparence ,  la  PradjnA  pâramitd  ne  fui  composée  que  trois  ou  qunirc 
cent»  ans  après  le  Bouddha.  Elle  servait  do  texte  aux  doctrines  de  l'école  des  Ma- 
dhyamikas,  fondée  par  le  fameux  Nâg&rdjouna,  cent  cinquante  an.^  environ  avant 
notre  ère.  M.  E.  Burnouf  a  donné  un  spécimen  de  la  rédaction  en  huit  mille  ar- 
ticles, qu'il  avait  traduite  presque  entière ,  et  qu'il  avait  comparée  avec  la  rédaction 
en  cent  mille  articles.  Celte  comparaison,  exacte  autant  que  possible,  ne  lui  avait 
offert  aucune  différence  de  doctrine,  Introd.  à  l'hist.  du  boaddh.  ind.  p.  465.  Si 
l'on  en  croit  la  tradition  tibétaine,  la  Pradjnâ  pâramit A tunit  été  exposée  par  Çàkya- 
mouni lui-mônic  seize  ans  après  qu'il  était  devenu  Bouddha ,  c'est-à-dire  h  l'à^c 
cinquante  et  un  ans  k  peu  près.  , 


46  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment,  je  me  borne  à  signaler  sa  domination  toute-puissante  et  absolu- 
ment incontestée.  J'ai  fait  voir,  en  traitant  des  Védas,  que  cette  doc- 
trine monstrueuse  ne  s'y  trouvait  pas^  et  j'ai  fait  de  ce  silence  un  éloge 
pour  l'orthodoxie  védique.  Elle  est  de  l'invention  des  brahmanes,  et 
elle  doit  remonter  jusqu'à  l'origine  de  la  société  et  de  la  religion  qu'ils 
ont  fondée.  Çàkyamouni  ne  se  distingue  donc  en  lien  quand  il  l'adopte. 

Mais  jusqu'où  s'étend  cette  idée  de  la  transmigration?  L'homme, 
après  avoir  perdu  la  forme  qu'il  a  dans  cette  vie,  reprend-il  seulement 
une  forme  humaine?  Peut-il  indifféremment  reprendre  une  forme  su- 
périeure? ou  reprendre,  à  un  échelon  plus  bas,  une  forme  animale? 
Peut-il  même  descendre  encore  au-dessous  de  l'animal,  et  s'abaisser, 
selon  ses  actions  en  ce  monde,  à  ces  formes  où  toute  vie  disparaît  et 
où  il  ne  reste  plus  que  fexistence  avec  ses  conditions  les  plus  générales 
et  les  plus  confuses?  Pour  les  brahmanes  orthodoxes,  je  serais  assez 
embarrassé  de  répondre  à  cette  question;  et,  dans  tout  ce  que  je  con- 
nais de  leur  littérature,  je  ne  vois  rien  qui  détermine  la  limite  précise 
où  s'arrêtait  pour  eux  l'idée  de  la  transmigration^.  Quant  aux  boud- 
dhistes, la  réponse  peut  être  décisive  :  oui,  l'idée  de  la  transmigration  s'é- 
tend, pour  le  bouddhisme,  aussi  loin  que  possible;  elle  embrasse  tout, 
depuis  le  Bodhisattva,  qui  va  devenir  un  Bouddha  parfaitement  accom- 
pli, et  depuis  l'homme,  jusqu'à  la  matière  inerte  et  morte.  L'être  peut 
transmigrer  sans  aucune  exception  dans  toutes  les  formes  quelles  qu'elles 
soient;  et,  suivant  les  actes  qu'il  aura  commis,  bons  ou  mauvais,  il  pas- 
sera depuis  les  plus  hautes  jusqu'aux  plus  infimes^.  Les  textes  sont  si 
nombreux  et  si  positifs,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  au  plus  léger  doute ,  quelque 
extravagante  que  cette  idée  puisse  nous  paraître. 

On  se  rappelle  que,  selon  la  légende  ôaLalitavistara,  le  Bodhisattva 
entre  dans  le  sein  de  sa  mère  sous  la  forme  d'un  jeune  éléphant  blanc 
armé  de  six  défenses*;  et,  sui'  le  point  de  devenir  Bouddha  parfaitement 

'  Voir  le  Journal  des  Savants,  6*  article  sur  les  Védas,  cahier  de  février  i854 , 
p.i  i3;  et  7*  arl.,  cahier  d'avril ,  p.  212. —  *  Pour  la  transmigration  dans  le  système 
de  Kapila,  voir  mon  Premier  nvémoire  sur  le  Sânkhya,  Mémoires  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques ,  t.  VIIL  p.  àbb  et  suiv.  —  'Il  faut  donc  faire  une 
très-grande  différence  entre  la  transmigration  et  la  métempsycose  telle  que  fen- 
tendaient  les  Pythagoriciens,  et  qu'ils  bornaient,  selon  toute  apparence,  à  la  série 
animale;  c'est,  du  moins,  l'opinion  du  plus  récent  historien  de  la  philosophie, 
M.  Henri  Ritter.  Voir  son  Histoire  de  la  philosophie  ancienne,  t,  I",  p.  36o  de  la  tra- 
duction française  de  M.  J.  Tisspt.  Il  faut  voir  aussi  ce  qu'en  dit  Aristole,  Traité  de 
l'âme,  liv.  I",  ch.  iii.SaS,  p.  i34  de  ma  traduction.  —  *  Voir  le  Journal  des  Savants, 
cahier  d'août  i854,  page  488;  Jigya  ich'êrrolpa  de  M.  Ed.  Foucaux,  t.  II,  ch.  vi, 
p.  61. 


JANVIER  1855.  47 

accompli,  il  repasse  dans  sa  mémoire  les  naissances  incalculables,  les 
centaines  de  mille  de  kotis  d'existences  qu'il  a  déjà  parcourues,  avant 
d'arriver  à  cellff  qui  doit  être  la  dernière  ^  Dans  d'autres  légendes,  le 
Bouddha  raconte  les  transfoi'mations  qu'il  a  subies  lui-même,  ou  celles 
qu'ont  subies  les  personnages  dont  il  veut  expliquer  la  prospérité  ou 
les  malheurs  ^;  Hiouen-Thsang  vit  à  Bénai'ès  les  nombreux  et  splendides 
stoûpas  élevés  dans  les  lieux  où  le  Bouddha  avait  pris,  pendant  ses 
diverses  existences,  la  forme  d'un  éléphant,  d'un  oiseau,  d'un  cerf,  etc.  ^. 
Les  Djâthahas  singhalais,  au  nombre  de  cinq  cent  cinquante,  con- 
tiennent le  récit  d'autant  de  naissances  du  Bodhisattva  ;  et  les  Singha- 
lais ont  été  même  fort  modérés  en  se  bornant  à  ce  nombre  ;  car  c'est 
une  croyance  reçue  généralement  que  le  Bouddha  a  parcouru  toutes 
les  existences  de  la  terre ,  de  la  mer  et  de  l'air,  ainsi  que  toutes  les  con- 
ditions de  la  vie  humaine  ;  il  a  même  été  arbre  et  plante  *,  si  l'on  en 
croit  le  bouddhisme  chinois. 

Dans  une  légende  fort  intéressante  par  les  détails  qu'elle  donne  sur 
la  vie  intérieure  des  religieux  dans  les  vihâras,  celle  de  Samgha-Rakshita , 
la  transmigration  a  lieu,  dit-on,  sous  la  forme  d'un  mur,  d'une  colonne, 
d'un  arbre,  d'une  (leur,  d'un  fruit,  d'une  corde,  d'un  balai,  d'un  vase. 
d'un  mortier,  d'un  chaudron ,  etc.  «  Quelle  est  l'action  dont  ces  méta- 
«morphoses  sont  la  conséquence?  demande  Samgha-Rakshita;»  Bha- 
gavat  lui  répond  :  uLes  êtres  que  tu  as  vus  sous  la  forme  d'un  mur 
«ont  été  des  auditeurs  de  Caçyapa  (un  ancien  Bouddha),  ils  ont  snli 
«  de  leur  morve  et  de  leur  salive  le  mur  de  la  salle  de  l'assemblée  ;  le 
«résultat  de  celte  action  est  qu'ils  ont  été  changés  en  murs.  Ceux  que 
<•  tu  as  vus  sous  la  forme  de  colonnes  ont  été  changés  pour  la  même 
"  raison  ;  ceux  que  tu  as  vus  sous  la  forme  d'arbres .  de  feuilles ,  de  fleurs 
«et  de  fruits,  ont  revêlu  cette  forme  parce  qu'ils  ont  joui  jadis,  dans 
«  un  intérêt  tout  personnel ,  des  fleurs  et  des  fruits  de  l'assemblée.  Un 
«autre,  qui  s'est  servi  avec  le  même  égoïsme  de  la  corde  de  l'assem- 
«hlée,  a  été  changé  en  corde;  un  autre,  pour  n'avoir  pas  fait  un  mcil- 
«leur  usage  du  balai  de  l'assemblée,  a  été  métamorphosé  en  balai;  un 

'  f^rjya  tch'er  roi  pn  de  M. EH.  Foaoaux ,  t.  Il ,  ch.  xxil,  p.  33o.  —  '  Voir  les  lé- 
gendes (le  Sanigha-Rakshila,  d'A^oka,  du  Concile,  et  plusieurs  autres,  Introd.  à 
Vhitt.  du  bouddh.  iitd.  de  M.  E.  Buntouf,  p.  33â,  4a5  et  ^35.  —  '  Histoire  de  la 
vie  et  des  voyagee  de  Uioneu-Thiang  de  M.  ^Inntslas  Julien,  p.  i3/|. —  *  Voir  le 
Foe-Koue-Ki  do  M.  Abel  I^émusat,  el  une  noie  très-curieuse  de  M.  Lnndresse  sur 
les  l>jÀ(akas  singhalais.  Upham  ©n  a  donné  la  Ksle,  Sacred  and  hiftorical  Doohs  oj 
CeyloR,  t.  111,  p.  269.  M.  K.  Bumotif  avail  traduit  quelques-uns  des  plus  impor- 
tants. 


Û8  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  novice,  qui  venait  de  nettoyer  les  coupes  de  rassemblée,  eut  la  dureté 
«  de  refuser  à  boire  à  des  religieux  étrangers  fatigués  d'une  longue  route  , 
«il  a  été  changé  en  coupe  ;  celui  que  tu  as  vu  sous  la  forme  d'un  mor- 
«tier  est  un  Sthavira  qui  demanda  jadis  à  un  novice,  avec  des  paroles 
«grossières,  un  instrument  de  ce  genre,  etc.  ^  » 

Ainsi,  l'on  n'en  peut  douter,  le  système  de  la  transmigration  va, 
pour  les  bouddhistes,  jusqu'à  cette  exagération  monstrueuse  où  la  per- 
sonnalité humaine,  méconnue  et  détruite,  se  confond  avec  les  choses 
les  plus  viles  de  ce  monde.  ,        -'  j,      ,  :^  .,     l 

'   Mais  poursuivons. 

'  La  cause  unique  de  ces  ti'ansformations ,  c'esit  la  conduite  qu'on  a 
tenue  dans  une  existence  antérieure  ;  on  est  récompensé  ou  puni  selon 
ses  vertus  et  ses  vices.  Mais  de  quelle  manière  a  commencé  cette  lon- 
gue série  d'épreuves?  Pourquoi  l'homnie  y  est-il  soumis?  Quelle  a  été 
1  origine  de  cette  succession  sans  fm  de  causes  et  d'effets?  C'est  là,  ce 
semble,  une  question  fondamentale  dans  le  système  bouddhique  lui- 
même;  mais,  chose  étrange,  Çâkyamouni  ne  paraît  pas  l'avoir  jamais 
soulevée,  et  le  bouddhisme  tout  entier  après  lui  ne  l'a  pas  traitée  da- 
vantage. Est-ce  oubli?  c'est  peu  probable.  Est-ce  prudence?  Et,  sur  un 
problème  si  obscur,  le  Bouddha  s'est-il  dit  qu'il  valait  mieux  garder  le 
silence?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  nulle  part,  dans  les  Soûtras,  on 
ne  trouve  même  un  essai  de  solution,  pas  un  mot,  pas  une  théorie, 
pas  une  discussion.  Tout  ce  qu'on  peut  inférer  de  quelques  passages 
très-rares,  c'est  que  le  Bouddha,  selon  toute  apparence,  a  cru  à  l'éter- 
nité des  êtres,  je  n'ose  pas  dire  des  âmes,  et  que,  pour  lui,  les  maux 
qu'il  venait  guérir,  la  naissance,  la  vieillesse,  la  maladie  et  la  mort,  s'ils 
pouvaient  cesser  par  le  nirvana,  étaient  pourtant  sans  commencement^. 
L'univers  est  créé  par  les  œuvres  de  ses  habitants;  il  en  est  l'elFel  ;  et 
si,  par  impossible,  comme  le  dit  M.  E.  Burnouf  d'après  les  Soûtras 
bouddhiques,  il  n'y  avait  pas  de  coupables,  il  n'y  aurait  pas  d'enfers 
ni  de  lieux  de  châtiment  ^. 

Le  Bouddha ,  malgré  la  science  sans  bornes  qu'il  possède ,  ne  veut 

'  Légende  de  Samgha-RaLshila ,  du  Divya  Avadâna,  Inirod.  à  l'hist.  du  bouddh. 
ind.  de  M.  E.  Burnouf,  p.  SaS,  et  dans  l'analyse  du  Doul-va  tibétain,  de  Csoma  de 
Kôrôs,  Asiat.  Resear.  t.  XX,  p.  55.  —  *  Les  seuls  passages  un  peu  décisifs  que  jo 
puisse  citer  à  ce  point  de  vue  sont  celui  du  Lalitavistara ,  Rgya  tch'er  roi  pa  de 
M.  Éd.  Foucaux,  t.  II,  cli,  xxii,  p.  387,  et  celui  de  ÏAhhidharma  Koça  vyâkkyà, 
de  Yaçomitra,  commentateur  du  vi*  ou  vu*  siècle  de  notre  ère,  Introd.  à  l'hist.  du 
hoaddh.  ind.  de  M.  E.  Burnouf,  p.  ôyS.  —  *  Lotus  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Bur- 
nouf, p.  835. 


JANVIER  1855.  k^ 

donc  pas  expliquer  les  choses  de  cet  univers  en  remontant  jusqu'aux 
ténèbres  de  leur  origine,  11  les  prend ,  en  quelque  sorte ,  telles  qu'il  les 
trouve,  sans  leur  demander  d'où  elles  viennent;  et,  comme  la  vie,  sous 
quelque  aspect  qu'il  la  regarde,  ne  lui  semble  que  «une  grande  masse 
«  de  maux,-  »  voici  comment  il  la  comprend  : 

Douze  conditions,  tour  à  tour  effets  et  causes  les  unes  des  autres, 
s'enchament  mutuellement  pour  produire  Ja  vie.  A  commencer  par 
la  triste  fin  qui  la  termine,  la  vieillesse  avec  la  mort  (djâramarana)  ne 
serait  pas  sans  la  naissance  ;  en  d'autres  termes,  si  l'homme  ne  naissait 
pas,  il  ne  pourrait  ni  vieillir  ni  mourir.  La  mort  est  donc  un  effet  dont 
la  naissance  est  la  cause.  La  naissance  (djâti)  est  elle-même  un  effet, 
et  elle  ne  serait  pas  sans  l'existence.  Cette  idée,  tout  étrange  qu'elle  peut 
nous  paraître,  est  très-conséquente  dans  le  système  bouddhique,  qui 
croit  à  l'éternité  des  êtres.  On  existe  longtemps  avant  de  naître;  et  la 
naissance,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente  (humidité,  œuf,  ma- 
trice ou  métamorphose,  pour  les  bouddhistes  comme  pour  les  brah- 
manes), n'est  qu'un  effet  de  l'existence  qui  l'a  précédée;  car,  sans  l'exis- 
tence (bhava) ,  la  naissance  ne  serait  pas  possible.  Mais  il  ne  s'agit  point 
ici  de  l'existence  dans  son  acception  générale  et  vague  ;  c'est  l'existence 
avec  toutes  les  modifications  qu'y  ont  apportées  les  épreuves  antérieures  ; 
c'est  l'état  moral  de  l'être  selon  toutes  les  actions  qu'il  a  successivement 
accumulées,  vertueuses  et  vicieuses,  dans  la  durée  infinie  des  âges. 
Ainsi  l'existence  détermine  la  naissance;  et,  suivant  ce  qu'on  a  été  pré- 
cédemment, on  renaît  dans  une  condition  différente,  ou  plus  haute,  ou 
plus  basse. 

L'existence  a  pour  cause  l'attachement  (oupâdâna)  ' .  Sans  l'attachement 
aux  choses,  l'être  ne  revêtirait  pas,  ne  prendrait  pas  im  certain  état  moral 
qui  le  mène  à  renaître  de  nouveau.  L'attachement  est,  en  quelque  sorte, 
une  chute  qui  le  fait  retomber  sous  la  loi  fatale  de  la  transmigration. 
L'attachement,  cause  de  l'existence,  n'est  lui-même  qu'un  effet;  ce  qui 
le  cause,  c'est  le  désir  (trîchnâ,  mot  à  mot  la  soif).  Le  désir  est  cet  insa- 
tiable besoin  de  rechercher  ce  qui  plaît,  et  de  fuir  ce  qui   est  désa- 

'  Ce  lerme  d'oupâdÂna  est  fort  difficile.  M.  E.  Bumotif  le  rend  d'ordinaire, 
ainsi  que  M.  Foucaux,  par  ■  conception,  a  Je  n'ai  pas  cru  devoir  adopter  celte  tra- 
duction ,  qui  me  semble  interrompre  la  suite  des  idées.  Parfois  aussi  M.  Burnouflc 
rend  par  •prise,  cnplion,  adhérence,  attachement.»  J'ai  préféré  ce  dernier  mol 
comme  beaucoup  plus  clair;  voir  Vlntndaction  à  l'hist.  du  houddh.  ind.  p.  /19A  ; 
Lotus  de  la  bonne  loi ,  p.  109,  53 1  el  suiv.  ;  î\^ya  Ich'er  rolpa  de  M.  Éd.  Foucaux, 
p.  33i  et  SgS;  Foe-Koite-Ki  de  M.  A.  Hémusat,  ch.  xxxi,  p.  287,  avec  les  notes  de 
MKlaprptIi. 

7 


50  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gréabie.  Il  a  pour  cause  la  sensation  (védanâ),  qui  nous  fait  percevoir 
et  connaître  les  choses,  et  qui  nous  indique  leurs  qualités,  dont  nous 
sommes  alFectés  au  physique  et  au  moral.  La  sensation,  cause  du  .désir, 
a  pour  cause  le  contact  (sparca).  Il  faut  que  les  choses  nous  touchent, 
soit  à  l'extérieur,  soit  à  l'intérieur,  pour  que  nous  les  sentions;  et  c'est 
ainsi  qu'on  peut  dire  que  les  bouddhistes  font  de  la  sensation  la  source 
unique  de  la  connaissance.  Mais,  comme,  parmi  les  sens,  ils  com- 
prennent aussi  le  sens  intime,  ou  manas,  leur  doctrine  n'est  pas  aussi 
matérialiste  qu'on  pourrait  d'abord  le  croire.  Le  contact,  cause  de  la 
sensation,  est  l'effet,  à  son  tour ,  des  six  places  ou  six  sièges  des  qualités 
sensibles  et  des  sens.  Ces  six  sièges  (shadâyatanas)  sont  la  vue,  l'ouïe. 
l'odorat,  le  goût,  le  toiîcher,  auxquels  il  faut  joindre  le  manas  ou  le 
cœur,  qui  comprend  aussi  ce  que  nous  appellerions  les  sentiments 
moraux. 

Voilà  déjà  huit  des  douze  conditions  qui  produisent  la  vie,  se  liant 
entre  elles  par  les  rapports  de  causes  à  effets.  Il  en  reste  encore  quatre 
autres  pour  terminer  cette  évolution  complète  qui,  suivant  le  Bouddlia, 
embrasse  et  explique  la  destinée  humaine  tout  entière. 

Les  six  sièges*  des  sens  et  des  objets  sensibles  ont  pour  cause  le  nom 
et  la  forme  (nàmaroùpa,  en  un  seul  mot,  comme  plus  haut  djàrama- 
rana,  la  vieillesse  et  la  mort).  Sans  le  nom,  sans  la  forme,  les  objets 
seraient  indistincts;  ils  seraient  pour  nos  sens,  tant  ceux  du  dehors 
que  ceux  du  dedans,  comme  s'ils  n'étaient  pas;  ils  entrent  en  contact 
avec  nous  d'abord  par  la  forme  matérielle  qu'ils  revêtent,  et  ensuite 
par  le  nom  qui  les  désigne  et  les  rappelle  au  manas,  à  l'esprit.  Le  nom 
et  la  forme,  que  les  bouddhistes  confondent  en  une  notion  unique ,  sont 
donc  ce  qui  rend  les  objets  perceptibles,  et  c'est  ainsi  qu'ils  sont  la 
cause  des  sens.  Mais  le  nom  et  la  forme  ne  sont,  eux  non  plus,  que  des 
effets.  Ils  ont  pour  cause  la  connaissance  ou  la  conscience  (vidjnàna), 
qui  distingue  les  objets  les  uns  des  autres  et  leur  attribue  à  chacun , 
et  le  nom  qui  les  représente  et  les  qualités  qui  leur  sont  propres.  La 
conscience  est  la  dixième  cause.  Les  concepts  (samskâras)  sont  la 
onzième;  ils  composent  les  idées  qui  apparaissent  à  l'imagination;  ce 
sont  les  illusions  qu'elle  se  forge  et  qui  lui  servent  à  constituer  l'uni- 
vers factice  qu'elle  se  crée.  Enfin  la  douzième  et  dernière  cause,  &est 
l'ignorance  (avidyâ),  qui  consiste  tout  entière  à  regarder  comme  durable 
ce  qui  n'est  que  passager,  à  croire  permanent  ce  qui  nous  échappe  et 
s'écoule,  en  un  mot,  à  donner  à  ce  monde  une  réalité  qu'il  n'a 
pas. 

Tel  est  l'enchaînement  mutuel  des  causes;  et  cette  théorie,  jointe  à 


•  JANVIER  1855.  51 

celle  des  quatre  vérités  siibiimes,  forme  le  fonds  le  plus  ancien  et  le 
plus  authentique  de  la  doctrine  du  Bouddha  ^ 

C'est  dans  le  Lalitavistara  qu'il  faut  voir  toute  l'importance  que 
Çakyamouni  lui  donne.  Quand  il  l'a  découverte  à  Bodhimanda,  il  croit 
avoir  découvert  enfin  le  secret  du  monde.  Il  peut  sauver  les  êtres  en 
la  leur  enseignant;  c'est  parce  qu'il  l'a  comprise,  après  les  plus  longues 
méditations  soutenues  des  plus  terribles  austérités,  qu'il  se  croit  et  qu'il 
est  devenu  le  Bouddha  parfaitement  accompli.  Tant  qu'il  n'a  pas  saisi 
le  lien  mystérieux  qui  enchaîne  ce  tissu.de  causes  et  d'effets,  il  ignore 
la  loi  et  le  chemin  du  salut.  Une  fois  qu'il  en  a  démêlé  la  trame ,  il  est 
en  possession  de  la  vérité  qui  éclaire  et  qui  délivre  les  créatures^.  Il 
connaît  la  route  du  nirvana  qu'il  peut  désormais  atteindre  lui-même  et 
faire  atteindre  aux  autres  êtres. 

Les  bouddhistes,  en  général,  et  surtout  ceux  du  nord  et  du  sud, 
ont  en  grande  vénération  cette  théorie  des  causes  et  des  effets;  des 
Soùtras  entiers ,  sans  parler  de  leurs  commentaires ,  sont  consacrés  à 
l'exposer  dans  tous  ses  détails  avec  une  prolixité  que  rien  ne  peut  ni 
épuiser  ni  fatiguer'.  Le  Pratîtya  samoutpâda,  comme  on  l'appelle,  est, 
pour  les  disciples  comme  pour  le  maître,  la  clef  de  la  destinée  hu- 
maine; et,  tant  qu'rn  ne  la  tient  pas,  on  ne  sait  rien  de  l'organisation  et 
du  jeu  de  l'univers;  car,  il  faut  bien  le  remarquer,  par  la  croyance  de  la 
transmigration,  l'homme  n'est  plus  un  être  à  part;  il  est  mêlé  à  tout: 
et  ce  qui  explique  sa  nature  explique  du  même  coup  la  nature  entière 
et  l'ordre  universel  des  choses. 

Nous  venons  de  parcourir  la  série  des  effets  et  des  causes,  en  remon- 
tant de  l'élat  actuel  de  l'être  à  son  état  primitif  :  de  la  vieillesse  et  de 
la  mort  nous  sommes  arrivés  par  douze  degrés  successifs  jusqu'à  l'igno- 
rance, ([ui,  à  un  certain  point  de  vue,  peut  se  confondre  avec  le  non- 
être  ;  car  l'objet  de  l'erreur  n'existe  pas;  et,  s'il  était,  on  ne  se  tromperait 
pas  en  croyant  à  son  existence.  Mais,  au  Ucu  de  remonter  la  série,  on 
peut  la  descendre,  et  prendre  l'ignorance  pour  point  de  départ  au  lieu 
de  la  prendre  poiur  terme  et  pour  but.  On  renverse  alors  l'enchaine- 

'  Cette  théorie  prend  en  sanscrit  le  nom  très-célèbre  de  Pratitya  samoutpâda , 
c'est-à-dire  «  la  productioo  connexe  des  causes  réciproques.  ■  Voir  le  Lohu  de  lu 
bonne  loi  de  M.  E.  Burnouf,  p.  1 1,  109,  33a  et  53o.  —  *  Hgya  tch'er  roi  pa  de 
M.  Éd.  Foucaux,  t.  II,  ch.  xxn,  p.  33 1  el  suiv.;  M.  E.  Bumoul  a  traduit  aussi  ce 
morceau  ca[)ital  du  Lalitavistara  dans  son  Introd.  à  ihiit.  du  houddh.  ind.  p.  ^86 
et  suiv.  —  ^  C'est  ainsi  que  le  Soûlta  pâli,  le  Mabànidâna  Soùtta.  le  Soûtra  des 
grandes  causes,  n'a  pas  d'autre  objet.  M.  E.  Burnouf  l'a  traduit  tout  entier,  Lotat 
de  la  bonne  loi,  p.  534  et  suiv..  Appendice  n*  vi. 

7- 


52  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  des  causes  et  des  effets,  qui  d'ailleurs  n'en  restent  pas  moins  unis, 
et  l'on  (commence  par  où  l'on  finissait  d'abord.  Ainsi,  de  l'ignorance  ou 
du  néant,  viennent  les  concepts  qui  en  sont  l'effet;  des  concepts  vient 
la  conscience;  de  la  conscience,  le  nom  et  la  forme;  du  nom  et  de  la 
forme,  les  six  sièges  des  sens  ;  des  six  sièges  des  sens,  le  contact;  du  con- 
tact, la  sensation;  de  la  sensation,  le  désir;  du  désir,  l'attachement;  de 
l'attachement,  l'existence;  de  l'existence,  la  naissance;  de  la  naissance 
enfin ,  la  vieillesse  et  la  mort.  Cet  ordre  inverse  est  celui  qu'adopte  la 
Pradjnà  pàramittH  et  que  suivant  aussi  quelquefois  les  Singhalais '''.  Ce 
n'est  pas  la  méthode,  il  est  \Tai,  qu'a  recommandée  le  Bouddha,  par  son 
exemple,  à  Bodhimanda;  mais  elle  est  peut-être  plus  conforme  à  l'esprit 
général  du  bouddhisme  primitif,  qui,  s^ns  nier  précisément  la  réalité 
des  choses,  comme  le  fit  plus  tard  la  Pradjnà  pàramitâ,  ne  croit  point 
cependant  à  la  permanence  d'aucun  de  leurs  éléments,  et  qui  ne  trouve 
d'immutabilité  que  dans  le  vide  ou  le  néant. 

Non  pas  que  je  veuille  accuser  le  Bouddha  des  excès  de  scepticisme 
où  la  plupart  do  ses  adhérents  se  sont  laissé  emporter;  mais,  jusqu'à 
cei'tain  point,  il  en  est  responsable,  parce  que  c'est  lui  qui  en  a  déposé  le 
germe  dans  ses  doctrines  principales.  On  ne  peut  douter  qu'il  n'ait 
admis  des  axiomes  analogues  à  ceux  que  lui  prêtent  quelques  Soùtras; 
et  qu'il  n'ait,  par  exemple,  soutenu  ceux-ci  :  «Tout  phénomène  est 
«  vide  ;  aucun  phénomène  n'a  de  substance  propre  '.  Toute  substance 
«est  vide  ^.  Au  dedans  est  le  vide;  au  dehors  est  le  vide^.  La  person- 
«  nalité  elle-niême  est  sans  substance*"'.  Tout  composé  est  périssable;  et, 

'  On  peut  voir  le  morceau  de  la  Pradjnà  pdramiul  <iu  a  traduit  M.  E.  Burnouf, 
dans  son  Introd.  à  l'kist.  du  bouddh.  ind.  p.  ^465  et  suiv.  —  *  Clougli,  Singkal. 
DicUonnarv,  l.  II,  p.  435.  Dans  le  MahànidAiia  Soutla  singhalais,  on  donne,  tour  à 
tour,  les  deux  énuméralions  dans  l'ordre  direct  et  dans  l'ordre  renversé.  Dans  le 
Lofas  de  la  bonne  loi,  cli.  vu,  slance  74.  le  Talhàgata  commence  son  enseignement 
par  l'ignorance.  Il  Taul  ajoulcr  qu'au  lieu  d'énumérer  les  douze  nidànas  ou  causes 
selon  l'idée  de  leur  production,  on  les  énumère  aussi  selon  l'idée  de  leur  destruc- 
tion; et  l'on  se  demande,  par  exemple  :  Quelle  est  la  chose  qui,  n'existant  pas,  fait 
que  la  vieillesse  et  la  mort  n'existent  pas?  C'est  la  naissance.  Quelle  est  la  chose 
qui,  n'existant  pas,  fait  que  la  naissance  n'existe  [)as?  etc.,  etc.  Puis  l'on  descend 
et  l'on  remonte  à  son  gré  la  série  de  destruction,  comme  on  a  remonté  ou  descendu 
celle  de  la  production.  Voir  le  morceau  du  Lait tavis tara ,  cité  plus  haut.  —  ^  Ce 
premier  principe  est  dans  \a.  Pradjnà  pàramitâ;  mais  le  second,  qui  est  identique, 
se  trouve  dans  le  Lalitavislara;  voir  ï Introd.  à  l'kist.  du  bouddh.  ind.  de  M.  E. 
Burnouf,  p.  462  ;  et  le  Rgya  tch'er  roi  pa  de  M.  Ed.  Foucanx,  t.  II,  ch.  xxi,  p.  324- 
—  *  Idem,  ibid.  —  '  Idem,  ibid.  —  "  Idem,  ibid.  p.  agS;  et  dans  la  Pradjnà 
pàramitâ,  Introd.  à  l'hist.  du  bouddh.  ind.  de  M.  E,  Burnouf,  .p.  477-  La  Prad- 
jnà pàramitâ  va  même  plus  loin,    et  elle  affirme  que  le  nom  m<^me  du  Bouddha 


JANVIER  1855.  53 

«f comme  l'éclair  dans  le  ciel,  il  ne  dure  pas  longtemps ^  »  Il  est  encore 
très-probable  que,  voulant  condenser  tout  son  système  en  un  seul  axiome 
qui  le  résumât,  c'est  lui  qui  a  dit  :  «  Cela  est  passager;  cela  est  misère; 
«  cela  est  vide^,  »  faisant  de  cette  connaissance  de  la  mobilité  des  choses, 
des  maux  de  la  vie  et  du  néant,  la  science  supérieure  qui  renfermait 
et  remplaçait  toutes  les  autres,  la  triple  science  (trividyà)  qui  suffit  à 
éclairer  et  à  sauver  l'homme.  Enfmt>n  peut  même  croire  sans  injustice 
qiîfe  le  Bouddha  fit  de  la  sensibilité  la  source  unique  et  absolue  do  toute 
information  pour  l'inlelligence;  et  que  le  grossier  sensualisme  de  ses 
disciples,  avec  les  conséquences  sceptiques  qu'il  entraîne,  lui  est  im- 
putable, sans  qu'il  l'ait  précisément  enseigné. 

Nous  arrivons  maintenant  à  la  dernière  et  à  la  plus  importante  des 
théories  du  bouddhisme;  je  veux  dire  celle  du  nirvana.  Le  nirvana 
est,  on  le  sait,  le  but  suprême  auquel  tend  le  Bouddha;  c'est  la  dé- 
livrance à  laquelle  il  convie  toutes  les  créatures;  c'est  la  récompense 
qu'il  promet  à  la  science  et  à  la  vertu;  en  un  mot  c'est  le  salut  éternel. 
Qu'est-ce  au  juste  que  le  nirvana?  Est-ce  une  immortalité  plus  ou 
moins  déguisée?  Est-ce  le  néant?  ^st-ce  un  simple  changement  d'exis- 
tence? Est-ce  une  annihilation  absolue?  Chose  bien  singulière  et  bien 
remarquable  !  Çàkyamouni  a  laijisé  planer  sur  l'idée  du  nirvana  une 
obsciu^ilé  presque  complète;  l'on  ne  pourrait  citer  un  seul  Soùlra  où  il 
se  soit  appliqué  à  la  défmir  comme  Tant  d'autres  idées  qui  en  valent 
beaucoup  moins  la  peine.  Tout  au  plus  va- t-il  jusqu'à  réfuter  les  fausses 
notions  qu'on  s'en  faisait  dans  le  monde  des  brahmanes^  ou  Tirlhakaras; 
mais  ces  explications  négatives ,  si  cllfcs  font  comprendre  dans  une  cerr 
taine  mesure  ce  que  n'est  pas  le  nirvana,  ne  disent  jamais  ce  qu'il  est; 
et  c'est  là  cependant  ce  qu'il  importe  de  savoir. 

Si  l'on  s'adresse  à  l'étymologie  du  mot,  elle  apprend %sscz  peu  de 
chose;  il  se  comuose  de  nir,  qui  exprime  la  négation  et  du  radical  va 
qui  signifie  souffler.  Le  nirvana  est  donc  l'extinction,  c'est-à-dire  l'état 
d'une  chose  qu'on  ne  peut  plus  souffler,  qu'on  ne  peut  plus  éteindre 
en  soufflant  dessus;  et  de  là  vient  celte  comparaison  si  fréquente  dans 
les  livres  bouddhiques,  d'une  lampe  qui  s'éteint  et  qui  ne  peut  plus  se 
rallumer*.  Mais  celle  analyse ,  tout  exacte  qu'elle  est ,  reste  à  la  surface  des 

n'est  qu'un  mot,  Ibid.  p.  46 1  el  /i83.  —  '  R^ya  Ich'er  roi  pa  de  M.  Éd.  Foucaux. 
l.  II,  p.  i7a;iSorf/ra  de  Afândkâtri,  Introd.  à  l'hitl.  du  bouddh.  ind.  de  M.  E.  Bur- 
Mouf,  p.  84  el  46a.  —  *  Lotos  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Burnour,  p.  37a ,  el  Introd. 
à  l'hist.  du  bouddh.  ind.  p.  aoa  et  46a.  —  *  Voir  le  morceau  fort  obscur  du  Sad- 
dharma  Langkàvatara  qu'a  Iraduit  M.  E.  Burnouf,  Introd.  à  l'hist.  du  bouddh.  ind. 
p  617  el  suiv  —  *  Colcbrooke,  Miscel.  Estays,  t.  I,  p.  4oi  el  4oa  :  E.  burnouf. 


54  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

choses;  et  cette  expression  de  nirvana,  ainsi  entendue,  si  elle  suffit  ri 
représenter  une  image  de  la  mort,  ne  nous  dit  rien  de  l'état  qui  la  suit, 
selon  le  système  de  Çâkyamouni.  Quand  le  Boucldha  meurt  à  Kouçi- 
nagarî,  son  cousin  Anourouddha,  qui  l'accompagne  ainsi  qu'Ananda, 
prononce  la  stance  suivante  restée  célèbre  dans  la  tradition  :  «  Avec  un 
•  esprit  qui  ne  faiblissait  pas,  il  a  souffert  l'agonie  de  la  mort;  comme 
!»  l'exlinction  d'une  lampe ,  ainsi  a  eu  lieu  l'affranchissement  de  son  in- 
«  telligence  ^  »  * 

M.  Eugène  Burnouf,  dont  l'autorité  doit  être  si  grande,  n'hésite  pas. 
Selon  lui,  le  nirvana  est  l'anéantissement  complet,  non-seulement  des 
éléments  matériels  de  l'existence,  mais  de  plus  et  surtout  du  principe 
pensant.  U  a  vingt  fois  exprimé  cette  grave  opinion ,  soit  dans  son  pre- 
mier ouvrage,  \ Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  soit  dans  le 
Lotus  de  la  bonne  loi,  publié  h  huit  ans  de  distance  avec  le  secoui's  des 
documents  les  plus  nombreux  et  les  plus  décisifs  ^.  Ses  premières  études 
comme  ses  dernières  ne  lui  ont  jamais  laissé  d'incertitude  sur  ce  point 
capital;  et  l'on  sait  de  reste  avec  quelle  exactitude  scrupuleuse  il  exami- 
nait toutes  les  questions,  et  avec  quel  jugement  à  peu  près  infaillible 
il  les  tranchait.  A  ce  témoignage  de  M.  Eugène  Burnouf,  on  peut  ajouter 
le  témoignage  de  tous  ceux  qui  se  sont  occupés  des  mêmes  matières. 
MM,  Hodgson,  Clough,  Tiuiiour,  Schmidt,  Foucaux,  sans  avoir  eu  à 
se  prononcer  positivement,  ne  se*  sont  jamais  fait,  ce  semble,  une  autre 
idée  du  nirvana.  Colebrooke,  qui  n'avait  pas  pu,  il  est  vrai,  pénétrer 
aussi  profondément  dans  ces  recherches  alors  trop  nouvelles ,  déclare 
cependant  que  le  nirvana,  tel  que  les  bouddhistes  l'entendent,  se  con- 
fond avec  un  sommeil  éternel'.  Si  l'on  inten'oge  les  rares  et  incomplètes 
définitions  qu'on  peut  trouver  dans  les  Soi^itras,  on  arrive  à  la  même 
conclusion.  Presque  toujours  le  nom  du  nirvana  est  suivi  d'une  épi- 
thète  qui  veut  dire  :  «Où  il  ne  reste  plus  rien  de  l'aggrégation'^;  où  il 
«ne  reste  plus  rien  de  l'existence^;  où  il  ne  reste  plus  rien  absolu- 
Appendice  sur  le  mol  Nirvana,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  p.  689, 
—  '  Mahâparinibhâna  Soatla,  le  Soûlra  du  grand  nirvana  complet,  en  pâli;  cité  par 
M.  G.  Turnour,  Journal  ofthe  Asiatsoc.  oJBengal,  t.  VII,  p.  1008,  et  par  M.  E.  Bur- 
nouf, Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  SSg.  —  *  Je  citerai  spécialement  dans  Ylntrod.  à  l'hist. 
du  bouddh.  ind.  les  passages  suivants,  p.  83,  i53,  i55  et  surtout  p.  Sai.  Dan»  le 
Lotus  de  la  bonne  loi,  tout  indique  que  M.  E.  Burnouf  conservait  cetie  première 
opinion  que  rien  ne  paraît  avoir  ébranlée  en  lui;  voir  p.  335.  —  '  Colebrooke,  Mis- 
cellaneous  essays ,  t.  I,  p.  391,  393,  /joi  et  4o2.  —  *  Lotus  de  la  bonne  loi  de  M.  E. 
Burnouf,  ch.  I,  p.  lÀ  et  335,  Mahàparinibbâna  Soutta  dans  le  Dîgha  nikâya,  et 
Thoûpa  vamsa,  id.  ibid.  —  *  Soâtra  de  Mândhâlri,  dans  le  Divya  Avadâna,  Introd.  à 
l'hist.  da  bouddh.  ind.  de  M.  E.  Burnouf,  p.  83. 


JANVIER  1855.       :.  55 

«(  ment'.  »  Il  faut  ajouter  que  les  brahmanes,  dans  leurs  accusations  contre 
les  bouddhistes,  leur  font  surtout  un  grief  «de  croire  à  une  destruction 
«complète;»  et  il  les  flétrissent  des  surnoms  d^Sarvavainâçikas  et  de 
Nâstikas,  qui  ne  signifient  pas  autre  chose^,  et  que  les  bouddhistes  eux- 
mêmes  adoptent,  loin  de  les  repousser. 

Ainsi  letymologie,  les  philologues  contemporains  les  plus  éclairés, 
les  textes  eux-mêmes,  et  enfm  les  critiques  des  adversaires  du  boud- 
dhisme, tousse  rémiit  pour  démontrer  que  le  nirvana  nest  au  fond 
que  l'anéantissement  défmitif  et  absolu  de  tous  les  éléments  qui  com- 
posent l'existence.  Pour  ma  part,  je  me  range  à  cet  avis;  et,  sans  parier 
des  considérations  qui  précèdent,  en  voici  une  dont  on  n'a  peut-être 
pas  tenu  assez  de  compte  et  qui  me  décide  :  c'est  la  théorie  du  dbyàna 
ou  de  la  contemplation,  qu'on  peut  appeler  en  quelque  sorte  la  méthode 
et  la  pratique  du  nirvana  ^. 

Dans  une  foule  de  passages  empruntés  aux  Soùtras  de  tout  ordre. 
on  distingue  entre  le  nirvana  complet,  le  grand  nii'vàna  complet,  et 
le  nirvana  simplement  dit.  Le  nirvana  complet  est  celui  qui  suit  la 
mort,  quand  on  a  su  d'ailleurs  s'y  préparer  par  la  foi,  la  vertu  et  la 
science,  tandis  que  le  simple  nirvana  ))eulètre  acquis  même.  duj*ant 
celte  vie,  en  adoptant  certains  procédés  que  le  bouddhisme  enseigne 
et  dont  le  Bouddha  lui-même  avait  donné  l'exemple.  Ainsi,  dans  le  Lo- 
tas  de  la  bonne  loi,  des  Stha viras  s'approchent  de  Bhagavat  pour  lui 
soumettre  leurs  doutes;  et  ils  lui  avouent  leur  faiblesse  et  leur  vanité 
en  ces  termes  :  «Epuisés  par  l'âge,  nous  nous  disons  :  Nous  avons  ob- 
«  tenu  le  nirvana;  nous  nous  imaginons  être  arrivés  au  nirvana,  parce 
<i  que  nous  sommes  accablés  par  l'âge  et  par  les  maladies^,  n  Dans  d'autres 
passages  plus  clairs  encore,  s'il  est  possible,  il  est  dit  :  «Les  hommes 
»  qui  vivent  avec  la  connaissance  de  la  loi  exempte  d'imperfection  ont 
«atteint  ie  nirvana^.  Celui  qui  fait  .usage  du  véhicule  des  Çràvakas  a 
«atteint  le  nirvana  ^  Les  Çràvakas  se  figurent  qu'ils  ont  atteint  le  nir- 

'  Kévaddha  ioa//a ,  dans  le  Dtgha  nikâya ,  cité  par  M.  E.  Burnouf  dans 
le  Lotvu  de  la  bonne  loi,  p.  5i5.  —  '  Colebrooke,  MisccU.  essuvs,  i.  I,  p.  379, 
391  et  393.  La  seconde  branche  de  l'école  dos  Svâbhâvikas  déclare  fornicllc- 
ment  qu'elle  croit  à  l'anéanli^scment ,  tandis  auo  l'autre  branche  croit  ù  la 
persistance  de  la  personnalité  aiïrancliie,  voir  M.  Hodgson,  Asiat.  Resear.  t.  XVI, 
p.  437,  et  M.  E.  Boumouf,  Introd.  à  l'hist.  dn  bouddh.  ind.  p.  /i^i.  —  *  Voir  l'Ap- 
pendice n'xiii,  spécial  au  dlijâna,  Lotiu  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Burnouf,  p.  800 
Paribis  le  nirvana  n'est  que  ■l'extinction  de  l'incendie  du  vice,*  comme  dans  le 
Djina  alamkara,  pâli,  Lotus  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Burnouf,  p.  333.  —  *  Loliu 
de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Burnouf.  p.  G3.  —  '  Idem,  ibid.  p.  Se,  stance  3o.  — 
"  Idem,  ibid.  p  86. 


56  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  vâna  ;  mais  le  Djina  leur  dit  :  Ce  n'est  là  qu'un  lieu  de  repos;  ce  n'est 
«  pas  le  nirvana  ^  » 

Le  nirvana  est  don(^  jusqu'à  un  certain  point,  compatible  avec  la  vie, 
dans  les  cro)'ances  bouddhiques;  et  on  peut  le  conquérir  même  avant 
d'être  mort,  bien  que  ce  ne  soit  pas  encore  là  le  nirvana  véritable.  Le 
procédé  pour  atteindre  à  ce  nirvana  incomplet,  gage  de  celui  qui  le  suit 
en  restant  éternel,  c'est  le  dhyâna  ou  la  contemplation ,  et,  pour  parler 
plus  nettement ,  c'est  l'extase.  Le  dhyâna  a  quatre  degrés  giflée  succèdent 
dans  un  ordre  régulier,  et  il  joue  un  grand  rôle  dans  les  circonstances 
les  plus  importantes  de  la  vie  du  Bouddha.  Dans  le  Village  de  l'agricul- 
ture, sous  l'ombre  du  djambou,  quand  sa  famille,  effrayée  de  son  ab- 
sence, le  cherche  en  vain,  le  jeune  Siddhârtha  est  occupé  à  passer  par 
les  quatre  méditations  qu'il  connaît  déjà^.  A  Bodhimanda,  quand  Ça- 
kyamouni  a  vaincu  le  démon,  il  se  prépare  à  sauver  le  monde  en  de- 
venant Bouddha  parles  quatre  méditations';  à  Kourinagarî,  quand 
le  Bouddha  va  mourir,  il  franchit  une  première  fois  les  quatre  degrés 
du  dhyâna;  et  il  expire  dans  un  nouvel  effort  avant  d'avoir  atteint  le 
quatrième^. 

Quels  sont  donc  les  quatre  degrés  du  dhyâna  ou  de  la  contemplation? 
Les  voici,  tels  que  les  donnent  les  Soûtras  de  Népal  et  ceux  de  Ceylan, 
pleinement  d'accord  sur  cette  théorie  fondamentale.  Il  estpresque  inutile 
d'ajouter  que  le  religieux  qui  se  livre  au  dhyâna  est  dans  la  soli- 
tude la  plus  complète,  et  que,  délivré  de  tous  les  soins  mondains  et  à 
l'abri  de  tous  les  troubles  qu'ils  entraînent,  il  ne  pense  qu'au  salut 
éternel,  au  nirvana,  sur  lequel  seul  sa  pensée  est  désormais  fixée. 

Le  premier  degré  du  dhyâna  est  le  sentiment  intime  de  bonheur 
qui  naît  dans  l'àme  de  fascète,  quand  il  se  dit  qu'il  est  enfin  arrivé  à 
distinguer  profondément  la  nature  des  choses.  L'ascète  alors  est  détaché 
de  tout  autre  désir  que  celui  du  nirvana;  il  juge  et  il  raisonne  encore; 
mais  il  est  affranchi  de  toutes  les  conditions  du  péché  et  du  vice  ;  et  la 
contemplation  du  nirvana,  qu'il  espère  et  dont  il  s'approche,  le  jette 
<lans  une  extase  qui  lui  permet  de  franchir  le  second  degré. 

A  ce  second  pas ,  la  pureté  de  l'ascète  reste  la  même  :  le  vice  et  le 
péché  ne  le  souillent  plus;  mais,  en  outre,  il  a  mis  de  côté  le  jugement 
et  le  raisonnement;  et  son  intelligence,  qui  ne  songe  plus  aux  choses  et 

'  Lolus  de  la  bonne  loi  de  M.  E.  Burnouf,  p.  88,  slance  71.  —  *  Voir  plus  haut 
Journal  des  Savants,  caliirr  de  juin  i85/i,  p.  367;  Rgya  ich'er  roi  pa  de  M.  Éd. 
Foucaux,  t.  II,  p.  125.  —  "  Idem,  ibid.  cahier  de  juillet  i85^,  p.  4ii;  idem, 
ibid.  p.  3a8.  -*-  *  M.  G.  Turnour,  Journal  of  the  Asiat.  Soc.  of  Bengal,  I.  VU, 
p.  1008,  et-M.  E.  Burnouf.  Lotus  de  lu  bonne  loi.  Appendice  n*  i3,  p.  80 j. 


JANVIER   1855.        '  57 

ne  se  fixe  que  sur  le  nirvana ,  ne  ressent  que  le  plaisir  de  la  satisfaction 
intérieure,  sans  le  juger  ni  même  le  comprendre. 

Au  troisième  degré ,  le  plaisir  de  la  satisfaction  a  disparu;  le'sage  est 
tombé  dans  l'indifiFércnce  à  l'égard  même  du  bonheur  qu'éprouvait 
tout  à  l'heure  encore  son  intelligence.  Tout  le  plaisir  qui  lui  reste,  c'est 
un  vague  sentiment  du  bien-être  physique  dont  tout  son  corps  est 
inondé.  Il  n'a  point  perdu  cependant  la  mémoire  des  états  par  lesquels 
il  vient  de  passer,  et  il  a  encore  une  conscience  confuse  de  lui-même, 
malgré  le  détachement  à  peu  près  absolu  auquel  il  est  arrivé. 

Ënfm,  au  quatrième  degré,  l'ascète  ne  possède  plus  ce  sentiment  de 
bien-être  physique,  tout  obscur  qu'il  est;  il  a  également  perdu  toute 
mémoire;  bien  plus,  il  a  même  perdu  le  sentiment  de  son  indifférence^; 
et  désormais,  libre  de  tout  plaisir  et  de  toute  douleur,  quel  qu'en  puisse 
être  l'objet,  soit  au  dehors,  soit  au  dedans,  il  est  parvenu  à  l'impassi- 
bilité, aussi  voisine  du  nirvana  qu'elle  peut  l'être  durant  cette  vie*. 
D'ailleurs  cette  impassibilité  absolue  n'empêche  pas  i'ascèle  d'acquérir 
en  ce  monâent  même  l'omniscience  et  la  puissance  magique ,  contradic- 
tion flagrante  dont  les  bouddhistes  ne  s'inquiètent  pas  plus  que  de  tant 
d'autres. 

Tels  sont  les  quatre  degrés  du  dliyâna,  d'après  toutes  les  autorités 
bouddhiques.  Ils  n'ont  rien  qui  puisse  surprendre  ceux  qui  ont  étudié 
le  mysticisme,  et  qui  savent  par  quelles  éliminations  successives  on  ré- 
duit l'âme  à  ce  néant  passager  qu'on  appelle  l'extase.  Les  mystiques 
d'Alexandrie,  ceux  du  moyen  âge  et  de  la  renaissance,  ont  connu, 
comme  les  bouddhistes  et  les  brahmanes,  ces  élaborations  intérieures 
de  l'âme  luttant  contre  elle-même  pour  arriver  enfin  h  détruire  mo- 
mentanément toutes  ses  puissances.  Plotin,  Gerson,  sainte  Thérèse, 
croient  par  là  s'unir  à  Dieu  lui-même  et  se  confondre  avec  lui*.  Les 
bouddhistes  n'ont  pas  cette  prétention,  puisqu'ils  ne  connaissent  point 

'  Sur  ccUe  explication  du  quatrième  degré  du  dhyâna,  je  suis  en  désaccord  avec 
le»  explications  qu'en  donne  M.  Eugène  Burnouf,  Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  806. 
Selon  lui,  la  mémoire  et  l'indilTérence,  au  lieu  d'être  détruites  à  ce  degré  suprême , 
.sont,  au  contraire,  perfectionnées;  mais  je  ne  puis  comprendre  en  ce  sens  le  mot  de 
viçouddham,  dont  se  sert  le  texte  sanscrit.  Ce  mot  signilie  •  purifié  >  plutôt  que  «  per- 
fectionné; •  et  je  pense  qu'en  effet  il  faut  qu'au  quatrième  degré  l'ascète  soit  pur  de 
toute  mémoire  et  même  de  toute  indifférence  pour  que  ce  degré  se  distingue  du 
troisième  et  qu'il  soit  le  pins  élevé  de  tous.  —  *  Pour  celte  théorie  du  dhyâna,  il 
faut  consulter  surtout  le  Lalitavistara ,  le  Sàmanna  phala  soutta  pâli,  cl  le  mémoire 
spécial  qu'a  consacré  à  celte  question  M.  E.  Burnouf,  Lotus  de  la  bonne  loi.  Appen- 
dice n"  xni,  p.  800  et  suiv.  —  '  Voir  mon  rapport  sur  V Ecole  d'Alexandrie,  pré- 
face, p.  XLiv  et  suiv. 

8 


58  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  Dieu,  et  que,  dans  tout  le  système  de  Çâkyamouni,  cette  grande 
idée  de  l'être  infini  n'apparaît  pas  un  seul  instant. 

On  Voit  maintenant  ce  qu'est  pour  les  bouddhistes  le  dhyâna ,  route 
et  conquête  préliminaire  du  nii'vâna.  Mais,  comme  si  la  pensée  n'était 
pas  assez  claire,  le  bouddhisme  ajoute  aux  quatre  degrés  du  dhyâna, 
tel  que  nous  venons  de  les  énoncer,  quatre  autres  degrés  supérieurs ,  ou 
si  l'on  veut,  correspondants  :  ce  sont  les  quatre  régions  du  monde  sans 
formes.  L'ascète  qui  a  franchi  courageusement  les  quatre  premiers  pas 
en  est  récompensé  en  entrant  dans  la  région  de  l'infinité  en  espace  ;  de 
là  il  monte  un  degré  nouveau,  dans  la  région  de  l'infinité  en  intelli- 
gence. PaiTenu  à  cette  hauteur,  il  atteint  une  troisième  région  ,^  celle 
où  il  n'existe  rien.  Mais,  comme ,  dans  ce  néant  et  ces  ténèbres,  on  pour- 
rait supposer  qu'il  reste  du  moins  encore  une  idée  qui  représente  à  l'as- 
cète le  néant  même  où  il  se  plonge,  il  faut  un  dernier  et  suprême  efibrt, 
et  l'on  entre  dans  la  quatrième  région  du  monde  sans  formes,  où  il  n'y 
a  plus  ni  idées,  ni  même  une  idée  de  l'absence  d'idées ^ 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe;  mais  il  me  semble  que  la  doctrine  du 
dhyâna  est  un  commentaire  décisif  de  celle  du  nirvana;  et  que,  si,  par 
cet  état  transitoire  de  l'extase,  c'est  déjà  un  néant  transitoire  comme 
elle  et  anticipé  que  l'on  poursuit,  on  ne  peut  chercher  dans  le  nirvana 
lui-même  qu'un  néant  éternel  et  définitif  Si  ce  n'est  pas  là  le  véritable 
sens  qu'il  faut  donner  au  nirvana  des  bouddhistes ,  qu'on  dise  alors  quel 
est  positivement  celui  qu'il  y  faut  attacher.  Le  bouddhisme  n'a  pas  de 
Dieu;  il  n'a  pas  même  la  notion  confuse  et  vague  de  l'esprit  universel, 
dans  lequel,  selon  la  doctrine  orthodoxe  du  brahmanisme  et  du  Sân- 
khya ,  va  se  perdre  l'âme  humaine.  Il  n'admet  pas  non  plus  de  nature 
proprement  dite;  et  il  ne  fait  point  cette  distinction  profonde  de  l'es- 
prit et  du  monde  matériel,  qui  est  le  système  et  la  gloire  de  Kapila; 
enfin  il  confond  l'homme  avec  tout  ce  qui  l'entoure,  tout  en  lui  prê- 
chant la  vertu.  Il  ne  peut  donc  réunir  l'âme  humaine,  qu'il  ne  nomme 
même  pas,  ni  à  Dieu  qu'il  ignore^  ni  à  la  nature  qu'il  ne  connaît  pas 

'  Voii:,  pour  les  quatre  régions  du  inonde  sans  formes,  le  Sagguîti  Soutta,  pAli, 
dont  M.  E.  Burnouf  a  traduit  le  passage  le  plus  important,  Ia)Ius  de  la  bonne  loi, 
p.  81  A.  M.  Abel  Rémusat  a  été  le  premier  qui  se  soit  occupé  de  ces  obscures  théo- 
ries, bien  plus  difficiles  encore  à  comprendre  au  travers  des  traductions  chinoises. 
On  peut  remarquer  encore  que,  dans  la  théorie  des  sept  places  de  l'intelligence, 
la  dernière  et  la  plus  haute  est  celle  «  où  il  n'existe  absolument  rien  »  [Mahânidâna 
Soutta,  pâli,  Lotus  de  la  bonne  loi,  de  M.  E.  Burnouf,  p.  54a),  et  que  le  parfait 
affranchissement  des  religieux  dans  la  théorie  des  huit  affranchissements  est  «  l'a- 
■  néantissement  des  idées  et  des  sensations.  »  Idem,  ibid.  p.  543  et  824-  —  '  Voir 
un  passage  décisif  dans  le  Tévidjdja  Soutta,  du  Dîgha  nikâya.  Lotus  de  la  bonne  loi 


JANVIER  1855.  59 

davantage.  Il  ne  lui  reste  qu'un  parti  à  prendre,  cest  de  l'anéantir-,  et, 
pour  être  bien  assuré  qu'elle  ne  reparaîtra  point ,  sous  une  forme  quel- 
conque ,  dans  ce  monde  qu'il  a  maudit  comme  le  séjour  de  l'illusion  et 
de  la  douleur,  il  en  détruit  tous  les  éléments,  ainsi  qu'il  a  bien  soin  de 
le  répéter  mille  fois  lui-même.  Que  veut-on  de  plus?  Si  ce  n'est  pas  là 
le  néant,  qu'est-ce  donc  que  le  nirvana? 

Je  reconnais  tout  ce  qu'il  y  a  de  grave  dans  une  telle  affirmation; 
oui,  je  l'avoue;  quand  on  pense  que  le  bouddhisme  compte  aujourd'hui 
sur  la  surface  du  globe  tant  de  sectateurs,  et  qu'il  est  la  croyance  du 
tiers  de  l'humanité,  expliquer  le  nirvana  comme  je  le  fais,  c'est  dire  que 
le  tiers  à  peu  près  de  nos  semblables  adorent  le  néant  et  ne  placent  qu'en 
lui  leur  espoir  contre  les  maux  de  l'existence.  C'est  une  foi  hideuse, 
sans  doute  ;  mais  ce  n'est  pas  calomnier  le  bouddhisme  que  de  la  lui  im- 
puter; et  l'histoire  se  manquerait  à  elle-même  en  reculant  devant  cette 
véiîité  déplorable,  qui  jette  d'ailleurs  tant  de  jour  sur  les  destinées  du 
monde  asiatique. 

On  le  voit  donc  :  la  morale  et  la  métaphysique  de  Çâkyamouni  se  ré- 
sument en  quelques  théones  fort  simples,  quoique  très-fausses  :  les 
quatre  vérités  sublimes,  la  transmigration,  l'enchaînement  mutuel  des 
causes  et  le  nirvana,  qu'explique  le  dhyâna,  qui  le  prépare  et  le  pré- 
cède. Il  ne  me  reste  plus  qu'à  juger  la  valeur  de  ces  théories,  en  rendant 
justice  aux  parcelles  de  vérité  qu'elles  renferment,  et  en  condamnant 
sans  pitié  tant  d'erreurs  monstrueuses  que  couvre  vainement  une  gran- 
deur apparente. 

BARTHÉLÉMY   SAINT-HILAIRE. 

{La  saiie  à  un  prochain  cahier.) 


In  SCRIPT  ION  ES  BEGNi  Neapolitani  l  AT  IN  AS.  Edi(Ut  Thcodoros 
Mommsen.  Lipsiœ,  M  DCCC  LU.  Samptiufecit  Georgius  Wigand, 
Neapoli  prostat  apud  Albertam  Detken.  xxiv,  4Ô6  et  4o  pages 
in-fol. 

TROISIÈME  ARTICLB'. 

En  continuant  l'analyse  de  la  cinquième  section  de  cet  ouvrage,  il 

de  M.  E.  Bumouf,  p.  lx^t\.  —  '  Voyec,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  sep- 
tembre i854.  p-  547*557  ;  et,  pour  le  deuxième,  ccloi  de  norembre,  p.  677-687. 

8. 


60  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

importe  d'abord  de  rappeler  à  nos  lecteurs  que,  dans  l'impossibilité  de 
tout  faire  connaître,  nous  nous  voyons  forcé,  à  notre  grand  regret,  de 
ne  point  parler  de  beaucoup  de  villes  de  la  Campanie  dont  les  monu- 
ments épigraphiques  pourraient  donner  lieu  à  des  observations  inté- 
ressantes. Il  suffira  de  dire  que  Bénévent  seul  (p.  72-9/i)  a  fourni  à 
M.  Mommsen  près  de  cinq  cents  inscriptions,  parmi  lesquelles  plusieurs 
sont  d'une  haute  importance;  qu'il  en  a  réuni  plus  de  cent  trouvées  à 
Noia  (p.  101-107),  plus  de  quatre  cents  provenant  de  Capoue  et  des 
envii'ons.  On  sait  que  cette  ville ,  tantôt  rivale ,  tantôt  vassale  de  Rome , 
se  déclara  pour  Hannibal  vainqueur  à  Cannes,  et  que,  peu  d'années 
après,  tombée  au  pouvoir  des  légions  victorieuses,  elle  expia  cruelle- 
ment sa  défection.  Soixante-dix  de  ses  sénateurs  eurent  la  tête  tranchée, 
ses  citoyens  furent  vendus  comme  esclaves-,  la  populace  seule,  privée 
de  tout  droit  politique,  eut  la  permission  de  régler  dans  la  ville,  qui, 
soumise  à  un  préfet,  semble  avoir  adopté,  peu  de  temps  après  son. as- 
servissement, l'usage  de  la  langue  de  ses  nouveaux  maîtres,  tandis  que 
l'idiome  indigène,  l'osqi*e,  se  maintenait  encore  dans  le  reste  de  la  Cam- 
panie. C'est  sans  doute  cet  anéantissement  violent  de  l'ancienne  natio- 
nalité de  la  cité  conquise  qui  explique  pourquoi  les  inscriptions  latines 
en  langage  archaïque,  en  général  très- rares  dans  fltalie  méridionale, 
sont  assez  nombreuses  parmi  celles  de  Capoue.  Pour  mieux  les  distin- 
guer de  celles  qui  appartiennent  aux  siècles  suivants,  M.  Mommsen  les 
a  fait  imprimer  partout  en  caractères  plus  forts.  Elles  se  terminent  sou- 
vent par  la  formule  :  OSSA  HEIC  SITA  SVNT.  On  sait  que  les  inscrip- 
tions des  derniers  temps  de  l'empire,  presque  toujours  fort  longues, 
abondent  en  éloges  emphatiques  prodigués  aux  fonctionnaires  publics 
dont  la  vanité  paraît  avoir  été  plus  chatouilleuse  que  l'orgueil;  les  mo- 
numents dont  nous  parlons  ici  n'offrent,  au  contraire,  que  les  termes 
les  plus  simples  renfermés  en  peu  de  lignes.  Toutefois,  malgré  leur 
concision  ,  ces  documents  précieux  et  authentiques,  dont  plusieurs  sont 
datés,  montrent  autant  et  peut-être  mieux  que  les  grammairiens  anciens 
quels  furent,  hors  de  Rome,  à  peine  un  siècle  avant  le  règne  d'Auguste, 
l'état  imparfait  et  l'orthographe  peu  fixée  de  la  langue  latine.  Nous  ne 
transcrirons  ici  que  les  dernières  lignes  d'un  de  ces  monuments;  il  est 
de  l'année  même  où  naquit  Ciccron  (p.  187,  n.  3562)  : 

HEISCE  MAGISTREISCERERVSMVRM 

ET  PLVTEVMLONGos  Pedes  LXXX  ALTos  Pedes  XXI 

FACIVNDos  COIRAVEREElDEMQiie  LOIDos  FECere 

CATILIO  Q-SERVILIO  COS  (consulibus) 

Nos  lecteurs  auront  remarqué  la  terminaison  du  génitif  en  us ,  à  la 


JANVIER   1855.  61 

première  ligne.  On  savait  déjà  qu'elle  était  en  usage  au  temps  de  Scipion 
l'Africain;  il  y  a  nominus  latini  dans  le  sénatus-consulte  sur  les  Baccha- 
nales ^  qui  est  de  l'an  de  Rome  568.  Aujourd'hui  nous  voyons  que  la 
même  désinence  en  a*  prévalait  encore  presque  un  siècle  plus  tard, 
jusque  vers  le  commencement  de  là  guerre  sociale.  [Vénéras  Joviœ, 
n.  356 1  ;  sacerdos  Cerer.  et  Vénéras,  sur  une  pierre  de  Casinum ,  n.  62  a  y.) 
D'autres  irrégularités,  fréquentes  sur  les  marbres  les  plus  anciens  de 
Capoue,  méritent  également  de  fixer  au  plus  haut  degré  l'attention  des 
philologues  qui  s'occupent  de  la  formation  de  la  langue  latine  et  des  vi- 
cissitudes qu'elle  a  éprouvées.  Nous  ne  citerons  ici  que  les  génitifs  fémi- 
nins Dianœs  (n.  3'789)  et  Pescenniœs  (u.  3798),  désinences  dont  l'usage 
parait  s'être  perpétué  dans  l'idiome  vulgaire  lors  même  que  la  langue  des 
classes  élevées  et  des  écrivains  était  devenue  régiUière  et  fixée;  car  des 
terminaisons  telles  que  Jalies,  Veranilles,  Victorics,  se  trouvent  sur  les 
pierres  tumulaires  romaines  de  tous  les  temps.  , 

On  rencontre  encore  plusieurs  archaïsmes  [paler,,  occeis.,  ieis  pour 
plialeris,  occisas,  iis)  dans  l'épitaphc  suivante,  copiée  par  M.  Mommsen 
sur  le  sol  de  l'antique  Capoue  (p.  191,  n.  36a  1).  Les  inscriptions  au- 
tlientiques  ayant  rapport  à  César  et  à  ses  guerres  sont  si  rares,  qu'on 
nous  permettra  de  transcrire  celle-ci  en  entier.  Les  grandes  entreprises 
belliqueuses  amènent  presque  toujours  quelques  progrès  accidentels, 
en  compensation  des  vastes  calamités  qu'elles  produisent;  et  les  deux 
frères  dont  on  va  lire  les  noms  prirent  part  à  une  lutte  sanglante  qui 
força  enfin  les  Gaulois,,  après  une  lésistance  héroïque,  d'accueillir  ce 
que  Rome,  souvent  combattue  par  eux,  vaincue  quelquefois,  leur  ap- 
portait en  même  temps  de  grand  et  d'utile  : 

CCANVLEIVS 

QF  LEG  VII   EVO 
CAT  MORT  EST  ANNNS 


XXXVDONATTORQ  ARMIL- 
PALER  CORON- 

QCANVLEIVS  QF- 

LEG  VTT- OCCEIS  IN  GALL 

ANNOR-NAT  XVÎTÎ 

DVO  FRATR 

IEIS  MONVMPATFEC 

(Caïus  Canuleîus,  Quinli  Glius,  legionis  septlmx  evocAtus,  morluiis  est  annoruui 
'  Voy.  M.  Egger,  Latini  êermonù  vetustiorit  rtliquim  $eUctm,  p.  127,  I.  17. 


62  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

natus  triginta  quinque ,  donatus  lorque,  armillis ,  païens,  corona.  Quintus Canuleîus , 
Quinti  filius,  legionis  septimae,  occeisus  in  Gallia  annorum  natus  duodeviginti.  Duo 
fratres  :  ieis  monumentum  paler  fecit.) 

La  septième  légion,  souvent  mentionnée  dans  les  Commentaires  de 
César,  passait  pour  l'une  des  plus  vaillantes  de  son  armée  ^  Elle  com- 
battit les  Nerviens  sur  les  bords  de  la  Sambre,  l'an  5 7  avant  notre  ère^-, 
deux  ans  après,  elle  fut  transportée  dans  la  Grande-Bretagne^;  enfin, 
plus  tard ,  se  trouvant  dans  une  situation  périlleuse ,  elle  se  dégagea  par 
une  victoire ,  entre  Lutèce  et  Melun ,  et  se  retira  à  Sens  *.  Il  est  impos- 
sible de  dire  si  c'est  dians  l'une  de  ces  sanglantes  rencontres  ou  ailleurs 
que  Quintus  Canuléius  perdit  la  vie;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce 
jeune  soldat  appartenait  à  une  ancienne  famille  plébéienne,  et  que, 
pendant  la  guerre  civile,  un  Lucius  Canuléius,  légat  dans  l'armée  de 
César,  fut  envoyé  en  Epire  par  celui-ci  lorsqu'il  assiégeait  Pompée  près 
de  Dyrrhachium^  ;     s    ■. .    .  , 

Personne  n'ignore  les  découvertes  en  tout  genre  faites  à  Herculanum , 
encore  enfoui  sous  la  terre,  et  à  Pompéi,  qui  se  révèle  lentement;  on 
sait  qu'elles  nous  initient  d'une  manière  inespérée  aux  mystères  de  la 
vie  domestique  des  anciens,  aux  détails  les  plus  intimes  de  leurs  occupa- 
tions journalières.  D'après  le  plan  général  de  son  ouvrage ,  M.  Mommsen 
s'est  borné  à  recueillir  les  inscriptions,  au  nombre  d'environ  trois  cents, 
qui  se  voient,  gravées  au  ciseau,  sur  les  monuments  publics,  les  édifices 
et  les  pierres  lumulaires  de  Pompéi ,  d'Herculanum  et  de  Stables  (p.  1  1 1  - 
127).  Plusieurs  de  ces  inscriptions  avaient  été  déjà  publiées  dans  les 
différents  volumes  du  grand  ouvrage  qui  porte  le  titre  d'Antichità  di 
Ercolano,  ou  par  des  archéologues  tels  que  Millin,  de  Clarac,  lorio, 
Aveilino,  Piranesi,  Mazois,  Guarini.  Toutefois,  M.  Mommsen  a  soumis 
à  une  nouvelle  révision  les  textes  déjà  connus;  il  les  reproduit,  en  y 
en  joignant  d'autres  récemment  découverts,  et  nous  ne  craignons  pas 
d'avancer  que,  sous  ce  rapport,  son  recueil  épigraphiquc  est  le  plus 
complet  qui  ait  jamais  paru  concernant  les  ttois  villes  détruites  et  leur 
sol  jonché  des  trésors  de  l'antiquité.  On  peut  regretter,  néanmoins,  que 
notre  savant  épigraphiste  ait  été  forcé  d'exclure  de  son  ouvrage  les  nom- 
breuses inscriptions  ou  légendes  en  partie  gravées  avec  un  stylet,  en 
partie  peintes  en  encre  rouge  ou  noire  sur  les  murs  et  les  édifices  de 
ces  trois  villes,  couvertes  pendant  dix-sept  siècles  par  les  laves,  les 
cendres  et  les  scories.  Ces  légendes,  dont  plusieurs  avaient  été  déjà 

*  De  bello  Gallico,  VIII,  8  :  (Singiilaris  enim  virtutis  veterrimas  legiones  VII, 
.  VIII  et  IX  habebat.  «  —  *  Ibid.  U,  2 3.  —  '  Ibid.  IV,  3a.  —  '  Ibid.  VII,  62.  — 
^  Debenoctt.m,  U%. 


:  .     JANVIER  1855.  63 

publiées  par  de  Murr  et  par  M.  Chr.  Wordsworth  ^,  nous  font  connaître 
le  langage  parlé  par  le  peuple,  ses  passions,  ses  mœurs;  mais  elles 
offrent  aussi  aux  paléographes  un  des  plus  difficiles  problèmes  à  résoudre 
qui  puissent  être  rései'vés  à  leur  savante  curiosité.  Celles  surtout  qui 
sont  tracées  avec  une  pointe,  sur  des  colonnes  ou  sur  des  murs,  se 
composent  généralement  de  traits  minces,  droits  et  détachés  les  uns 
des  autres,  formant  une  sorte  d'écriture  capitale  rustique,  tantôt  angu> 
leuse,  tantôt  très-allongée,  presque  toujours  fort  difficile  à  lire,  assez 
semblable,  si  je  ne  me  trompe,  à  celle  dont  on  se  servait  en  écrivant 
sur  les  tablettes  de  cire,  mais  n'ayant  aucune  analogie  avec  ce  qu'on 
appelle  l'ancienne  cursive  romaine ,  qui  affecte  les  contours  arrondis  et 
liés,  tels  que  le  roseau  pouvait  en  tracer  sur  une  feuille  de  papyrus.  Peu 
de  personnes  auraient  été,  autantl{ue  M.  Mommsen,  en  état  de  déchiffrer 
les  légendes  dont  nous  parlons;  et  la  représentation  de  ces  caractères 
étranges,  expliqués  par  notre  savant  épigraphiste ,  aurait  donné  un  mé- 
rite de  plus  à  un  ouvrage  qui  en  a  déjà  beaucoup.  Mais,  pour  repro- 
duire fidèlement  une  écriture  dont  les  lettres  prennent  tant  de  formes 
diverses,  il  fallait  le  secours  coûteux  de  la  lithographie  ou  de  la  gravure, 
et  M.  Mommsen  avoue  qu'il  n'a  pas  osé  demander  ce  nouveau  sacrifice 
à  son  éditeur^.  Les  amis  de  la  paléographie  latine  doivent  donc  se  ré« 
signer  à  ne  point  trouver  dans  le  recueil  des  inscriptions  napolitaines 
les  légendes  en  question;  mais  heureusement  la  lacune  dont  ils  pour- 
raient se  plaindre  est  aujourd'hui  remplie  en  très-grande  partie.  Un 
habile  archéologue  a  eu  asse*  de  zèle  et  de  dévouement  pour  calquçr 
de  sa  main  presque  toutes  les  inscriptions  grecques  et  latines  gravées  au 
stylet  sur  les  murs  de  Pompéi;  il  y  en  a  joint  d'autres  du  même  genre 
trouvées  ailleurs,  et  il  vient  d'enrichir  la  science  par  un  ouvrage  re- 
marquable, où  ces  légendes  sont  réunies  au  nombre  de  plus  de  cinq 
cents,  reproduites  avec  une  scrupuleuse  fidélité  et  accompagnées  d'un 
savant  commentaire  '.  Il  était  temps  qu'un  érudit,  doué  à  la  fois  de  sa- 
gacité et  de  persévérance,  recueillît  et  publiât  ces  frêles  monuments, 
dont  la  plus  grande  partie  n'existera  plus  dans  quelques  années.  Etant 
tracés  ordinairement  sur  l'enduit  des  murailles,  cet  enduit  se  dégrade 
tous  les  jours;  il  tombe,  et  sa  chute  entraîne  celle  des  inscriptions. 
La  ville  de  Naples,  considérable  même  pendant  le  moyen  âge,  ren- 

'  Inscriptionet  pompeïanm,  or  tpecimens  andfacsimilet  of  ancient  inscriptions  ditco- 
vartd  on  ihasDalh  of  buildings  at  Pompeii;  London ,  1837,  in-8*.  —  *  Dans  sa  lettre  à 
M.  le  oomte  Borgliesi ,  p.  8.  —  '  Inscriptions  gravées  au  trait  sur  les  mars  de  Pompéi. 
oalqmée$  et  interprétées  par  Raphaël  Garueci,  de  la  compagnie  de  Jésus,  membre  de 
l'académie d' H erculanum,  efc.  Bruxelles ,  i85/i,  in-A*.  avec  29  planches  Hlhographiée*. 


64  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fermant  aujourd'hui  près  d'un  demi-million  d'habitants,  a  attiré  k  elle 
les  monuments  épigraphiques  des  cités  voisines ,  florissantes  jadis  elles- 
mêmes  et  riches,  grâce  à  leur  commerce  et  à  l'active  fécondité  d'un 
sol  tout  volcanique.  Ces  monuments,  apportés  du  dehors,  se  trouvent 
maintenant  en  partie  placés  dans  le  grand  musée  de  la  capitale,  en  par- 
tie dispersés  dans  des  collections  particulières,  quelquefois  même  em- 
ployés dans  la  construction  des  édifices;  souvent  il  est  impossible  de 
connaître  exactement  leur  provenance.  C'est  ce  qui  a  déterminé 
M.  Mommsen  à  réunir  dans  la  même  subdivision  (p.  i  27-180)  au  delà 
de  mille  monuments  lapidaires  appartenant  aux  quatre  villes  dont  voici 
les  noms  :  Puteoli  (Pouzzol),  l'ancienne  Dicéarchie,  avec  un  amphi- 
théâtre que  plusieurs  antiquaires  ont  cru  l'ouvrage  des  Etrusques'^; 
Curaes,  déjà  célèbre  avant  que  Rome? fût  bâtie,  mais  qui  ne  conserve 
aujourd'hui  que  de  faibles  vestiges  d'une  gloire  passée ,  tels  que  les 
restes  d'un  temple  construit,  disait-on,  par  Dédale;  Misène,  où  Pline 
l'ancien  commandait  la  flotte  romaine,  lorsque,  attiré  sur  le  rivage  de 
Stabies  pour  la  première  éruption  connue  du  Vésitve,  il  y  fut  étoufl'é 
par  les  cendres  du  volcan;  enfin,  Naples,  ville  presque  entièrement 
grecque  jusqu'au  premier,  peut-être  jusqu'au  second  siècle  de  notre  ère, 
ce  qui  explique  pourquoi,  comparativement,  elle  n'a  fourni  que  peu 
d'inscriptions  à  notie  auteur.  Celles  qui  se  rapportent  à  la  flotte  sta- 
tionnée à  Misénuni  sont  plus  nombreuses.  M.  Mommsen  est  parvenu 
à  en  réunir  près  de  deux  cents,  et  il  n'y  en  a  presque  pas  une  qui  ne  soit 
intéressante.  A  la  vérité,  ce  ne  sont  en  partie  que  des  épitaphes,  quel- 
quefois fort  mal  écrites,  de  simples  marins  ou  de  soldats  servant  sur  la 
flotte.  Mais,  comme  efles  indiquent  souvent  tantôt  le  pays,  tantôt  la  ville 
oii  le  défunt  était  né ,  ces  modestes  pierres  tumulaires  attestent  autant 
et  mieux  que  le  témoignage  des  historiens  la  grande  fusion  des  races 
humaines  qui  entraient  dans  la  composition  de  l'empire,  fusion  sinon 
plus  générale,  au  moins  plus  intime  peut-être  que  celle  que  pourra  pro- 
duire de  nos  jours  l'application  de  la  vapeur.  Parmi  les  hommes  enrôlés 
sur  la  flotte  de  Misène  et  dont  on  indique  la  patrie,  je  n'en  ai  pas  trouvé 
un  seul  né  à  Rome  et  trois  seulement  originaires  d'Italie  ;  les  temps  où 
Venise  et  Gênes  devaient  dominer  sur  les  mers  n'étaient  pas  encore 
venus.  Mais  il  y  a  cinq  soldats  ou  marins  arrivés  du  littoral  de  l'Afrique , 

'  Il  fut  construit  du  temps  de  Vespasien,  comme  l'a  prouvé  le  savant  épigra- 
phiste  cité  déjà  plus  haut,  dans  une  dissertation  Iniorno  a sette  frammenti d'ana  iscri- 
zione  deW  anfiteatro  Puteolano,  p.  35,  dissertation  imprimée  à  la  suite  d'un  mé- 
moire du  même  auteur,  inlilulé  :  «  Inscriptiones  veteres  Reate  quae  exstant ,  exscripsit 
«Raphaël  Garucci,  ex  soc.  Jesu.  »  Bruxellis,  i85A,  in-S". 


JANVIER  1855.  65 

neuf  du  pays  des  Besses,  peuple  belliqueux  habitant  les  cbaînes  du  mont 
Balkan,  un  Germain  nommé  Caïus  Julius  Gemellinus  (n.  2791),  dix 
Ciliciens,  six  marins  natifs  d'Alexandrie,  onze  autres  Egyptiens  sans  dé- 
signation de  ville,  et  dont  l'un,  Caïus  Serenus  Maximus,  remplissait, 
sur  la  quadrirème  Vesta ,  les  fonctions  de  pitulas  (n.  2723),  motqui  ne 
se  trouve  ni  dans  les  auteurs  anciens  ni  dans  les  glossaires,  et  dont  la 
signification  reste  encore  à  découvrir.  Quatre  autres  officiers  ou  soldais, 
portant  tous  des  noms  romains,  étaient  venus  du  fond  de  la  mer  Noire, 
cinq  de  la  Pannonie;  il  y  a  même  un  Publius  Mabbius  Maturus  natione 
Arabns  [sic,  n.  2766).  Plusieurs  de  ces  hommes,  nés  sur  les  bords  du 
Nil,  de  l'Euphrate,  du  Danube,  étaient  parvenus  à  des  grades  assez  éle- 
vés ;  beaucoup  avaient  épousé  des  femmes  de  race  romaine  ;  tous,  à  ce 
qu'il  paraît,  avaient  acquis  la  connaissance  et  l'usage  de  la  langue  la- 
tine. A  notre  avis,  cette  série  d'épitaphes  démontre,  avec  plus  d'évi- 
dence que  la  plupart  des  autres  monuments  antiques,  à  quel  degré  d'ho- 
mogénéité une  éducation  semblable,  l'uniformité  des  institutions  et  lu 
confraternité  des  armes,  avaient  amené  tant  de  peuples  divers.  En  mon- 
trant l'influence  croissante  des  provinciaux  qui  bientôt  devaient  prendre 
possession  du  trône  impérial,  en  laissant  entrevoir  la  réaction  que,  de 
puis  le  premier  siècle  de  notre  ère,  ces  mêmes  provinciaux  exerçaient 
sur  l'Italie  épuisée,  les  inscriptions  de  Misènc  font  connaître  en  même 
temps  quelles  furent  alors  la  refonte  des  nations  dans  l'ensemble  de 
l'empire  et  l'unité  politique  du  monde  romain. 

Je  m'arrêterai  peu  aux  monuments  classés  dans  la  section  suivante, 
non  pas  qu'ils  n'offrent  une  multitude  de  notions  intéressantes  que  les 
auteurs  anciens  nous  laissent  ignorer,  mais  parce  que  les  observations 
de  tout  genre  pourraient  se  multiplier  sans  mesure,  si  je  transcrivais 
plusieurs  de  ces  textes.  C'est  dans  fouvrage  même  qu'il  faut  voir  les 
sept  cent  vingt-six  monuments  épigraphiques  formant  la  sixième  section 
(p.  aiia-ayg).  Ils  proviennent  du  Samnium,  contrée  qui,  au  rv*  siècle, 
s'étendait  depuis  le  Vulturne  jusqu'à  la  mer  Adriatique.  Parmi  les  villes 
qui  ont  fourni  à  M.  Mommsen  les  inscriptions  les  plus  curieuses,  on 
peut  citer  Venafrum,  colonie  romaine;  AÛifse,  connue  déjà  aux  temps 
des  guerres  puniques;  Teiesia,  dont  les  ruines  attestent  l'ancienne  ma- 
gnificence; Sœpinum,  au  nord  de  Bénévent;  Histonium,  sur  les  bords 
de  la  mer.  A  Sacpinum  (aujourd'hui  Altilia,  non  loin  de  la  ville  mo- 
derne de  Sepino),  il  existe  encore  une  porte  antique  sur  laquelle  se 
trouve  gravée  une  très-longue  inscription  qui  peut  être  regardée  comme 
une  précieuse  source  historique  pour  connaître  l'administration  et  les 
prérogatives  des  préfets  du  prétoire  au  siècle  des  Anionins.  On  sait  que 

9 


66  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cette  charge  était  devenue  alors  la  plus  importante  de  l'Etat,  et  que  son 
pouvoir  était  tel,  que,  pour  le  rendre  moins  dangereux,  ces  hautes  fonc- 
tions étaient  presque  toujours  exercées  par  deux  personnes  à  la  fois. 
L'inscription  dont  il  s'agit  nous  apprend  que,  sous  le  règne  de  Marc- 
Aurèle,  il  y  avait  en  Apulie  de  nombreux  troupeaux  faisant  partie  du 
domaine  impérial  et  placés  sous  la  surveillance  d'un  aflranchi.  Chaque 
année  on  les  menait  de  i' Apulie  dans  les  hautes  chaînes  des  Apennins , 
en  passant  par  Saepinum  oii  les  bergers  conducteurs  de  ces  troupeaux 
essuyaient  toutes  sortes  de  vexations.  Ils  s'en  plaignirent  à  leur  chef, 
l'affranchi  Septimianus;  celui-ci,  voulant  faire  cesser  un  tel  état  de 
choses,  écrivit  aux  magistrats  de  la  ville,  qui  lui  répondirent  d'une  ma- 
nière peu  polie.  Alors  Septimianus,  offensé  de  leur  conduite,  fit  un 
rapport  circonstancié  à  son  supérieur  immédiat,  Cosmus,  affranchi  de 
l'empereur  et  régisseur  ou  intendant  général  (a  rationibus)  du  domaine  ; 
Cosmus  transmit  le  rapport,  en  y  joignant  son  avis,  aux  deux  préfets 
du  prétoire  Bassœus  Rufus  et  Macrinus  Vindex,  et  ceux-ci,  adressant 
une  lettre  aux  décurions  de  la  ville,  blâmèrent  leur  façon  d'agir  en 
termes  assez  menaçants.  Toute  cette  correspondance  a  été  gravée  au 
ciseau,  sans  doute  d'après  un  ordre  exprès,  sur  la  porte  même  de  Sae- 
pinum, par  laquelle  les  troupeaux  de  l'Apulie  avaient  coutume  de 
passer  ;  mode  de  publication  qui  paraîtrait  peut-être  extraordinaire  au- 
jourd'hui, mais  qui  était  fort  en  usage  au  temps  de  l'empire  quand  l'au- 
torité supérieure  désirait  faire  connaître  son  mécontentement,  à  peu 
près  comme,  dans  les  Etats  modernes,  elle  témoigne  sa  désapprobation 
par  des  avertissements  insérés  dans  les  journaux.  Quelquefois  même 
l'administration  romaine  accompagnait  ses  réprimandes  de  l'injonction 
formelle  de  les  faire  graver  «  en  caractères  nets  et  bien  lisibles  afin  que 
«  chaque  citoyen  en  prît  facilement  connaissance  ^  »  Mais,  en  tout  temps 
et  dans  tous  les  pays,  il  y  a  eu  des  luttes,  tantôt  sourdes,  tantôt  ou- 
vertes, entre  les  autorités  locales  et  le  pouvoir  central;  et  les  décurions 
de  Saepinum  semblent  avoir  persisté  dans  leur  système  d'opposition.  Ils 
ne  pouvaient  se  refuser  à  inscrire  sur  la  porte  de  leur  ville  la  corres- 
pondance dont  il  s'agit  ;  mais  ils  l'ont  fait  graver  en  caractères  tellement 
menus,  que  ceux-ci,  peu  apparents  déjà  il  y  a  dix-sept  siècles,  sont  de- 
venus presque  illisibles  aujourd'hui.  On  est  parvenu  cependant,  non 
sans  peine,  à  les  déchiffrer^.  Le  rapport  de  Septimianus  et  l'avis  donné 

'  Sa^éff»  xai  ev<r>j flots  ypàn(icuTiv,ïvix  -cravri  -aoXhïf  hfjXa  yévtjTai.  Lettre  du  préfet 
de  fEgypte  Virgilius  Capiton ,  adressée  au  stratège  de  la  Grande  Oasis  et  publiée 
par  M.  Letronne  dans  notre  journal,  année  1822,  p.  67a,  1.  la.  —  *  L'inscription  de 
SaBpinura  a  été  donnée  d'abord  par  Gruler,  p.  dxiii  ,  n.  1 ,  mais  le  rapport  fait  par  Sepli- 


JANVIER  1855.  67 

par  Cosmus  sont  trop  étendus  pour  être  transepts  ici ,  mais  nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  peut-être  de  leur  mettre  sous  les  yeux  la  lettre  émanée 
des  bureaux  des  préfets  du  prétoire ,  et  adressée  aux  autorités  de  Saepi- 
num.  Nous  la  donnerons,  d'après  M.  Mommsen,  dans  toute  sa  sévère 
brièveté  (p.  aSy,  n.  6916)  .- 

■  Bassaeus  Hufus  et  Macrinus  Vindex  magÎAtratibus  SaepiDalibus  salulem.  — 
I  Elxemplura  epistulae  [sic)  scriplx  nobis  a  Cosmo  Âugusti  liberlo  a  rationibus  cum 
(  bis  qux  juncla  erant  subjccimus;  et  admonemus,  abslinealis  injuriis  facieodis 
t  conductoribus  gregum  oviaricorum  '  cum  magna  lisci  injuria ,  ne  necesse  sil  reco- 
<  gnosci  de  hoc  et  in  factum,  si  ila  res  fuerit,  vindicari.  » 

Il  est  possible  de  fixer  approximativement  la  date  dc  cette  lettre , 
car  les  deux  préfets  au  nom  desquels  elle  fut  écrite  ont  laissé  des 
traces  dans  l'bistoire.  Nous  savons  de  -Bassœus  Rufus  qu'il  appréciait 
peu  les  raisonnements  subtils  de  Marc-Aurèle  et  qu'il  ne  comprenait 
pas  toujours  les  idées  abstraites  de  cet  empereur  philosophe^,  mais  il 
se  signala  dans  la  guerre  contre  les  Marcomans.  Son  collègue  Marcus 
Macrinus  Vindex,  préfet  d'Lgypte  pendant  les  dernières  années  du  règne- 
d'Antonin  le  Pieux,  péril  dans  la  même  guerre,  vers  fan  i  yS  ';  en  1  jo 
il  accomp.igna ,  suivant  toute  apparence,  Marc-Aurèle  partant  de  Rome 
pour  se  rendre  en  Pannonie  -,  c'est  donc  au  commencement  de  la  même 
année,  ou  en  169,  qu'a  pu  être  écrite  la  correspondance  gravée  sur  la 
porte  de  Saepinum. 

Nous  réservons,  pour  un  quatrième  article,  l'analyse  la  moins  im- 
parfaite qu'il  nous  sera  possible  d'offrir  à  nos  lecteurs,  des  cinq  sec- 

raianus  y  manque  presque  en  entier.  Le  texte  imprimé  par  Muratori,  p.  ocvi,  n.  1, 
est  plus  complet;  toutefois  il  y  reste  encore  des  lacunes  remplies  dans  la  transcrip- 
tion de  M.  Mommsen,  qui  a  aussi  rétabli  plusieurs  mots  mal  lus.  —  '  On  remar- 
quera le  mot  oviaricas,  répété  dans  les  pièces  annexées  écriles  par  Scplimianus  et 
par  Cosmus.  Une  autre  forme  du  uiême  adjeclif  se  trouve  dans  Columelic,  VII, 
VI  :  Quoniam  de  oviario  salit  dictum  est;  où  quelques  manuscrits  portent  oviarico, 
ce  qui  est  peut-être  la  vraie  lc<^on.  —  '  Dion  Cassius,  LX\I,  v  :  Oiii'  avry  èxelpu 
wverà  ii^éyyero  à  Mdtpxoc.  Dans  son  Histoire  des  empereurs  romains,  tome  VI, 
p.  337,  de  l'éd.  de  1837,  Crevicr,  qui  plus  d'une  fois  n'a  pas  bien  saisi  le  sens  des 
passages  grecs,  a  vu  dans  celui  que  nous  venons  de  Iraascrirc  que  Bufus  Baséus 
[sic)  parlait  «si  mal  qu'à  peine  pouvait-on  l'entendre.  •  —  'Sa  mort  ne  causa  peut- 
être  pas  des  regrets  bien  vifs  aux  magistrats  de  Seepinum,  mais  l'empereur  lui  til 
élever  trois  statues,  d'après  le  même  Dion  Cassius,  LXXI,  m.  Un  passage  de  Jules 
Capitolin  permet  de  supposet'  que  l'une  au  moins  de  ces  statues  se  voyait  au  fonmi 
de  Trajan  k  Rome  :  •  Muiti  nobiiea  bello  Gennanico  sive  Marcomannico,  immo  plu- 
«  rimarum  gentium,  intericrunt  :  quibus  omnibus  statuas  in  foro  Ulpio  collocavit.  > 
Vita  Anton.  Philosopbi ,  c.  un. 

9- 


68  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tions  qui  terminent  l'ouvrage  de  M.  Mommsen.  Elles  renferment  les 
inscriptions  latines  de  la  Valérie,  du  Picenum  sabarhicaire ,  celles  qui  se 
rapportent  aux  voies  militaires ,  les  légendes  gravées  sur  des  instruments 
et  des  ustensiles,  enfin  toutes  les  inscriptions  latines  conservées  aujour- 
d'hui au  musée  royal  de  Naples,  et  celles  dont  on  ne  saurait  déter- 
miner avec  précision  la  provenance,  mais  qui  cependant  semblent  ap- 
partenir à  l'Italie  méridionale. 

HASE." 
[La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


NOUVELLES    LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

L'Académie  des  sciences  a  tenu,  le  lundi  8  janvier,  sa  séance  publique  annuelle 
sous  la  présidence  de  M.  Combes. 

Le  président  a  ouvert  la  séance  en  proclamant  dans  Tordre  suivant  les  prix  dé- 
cernés et  les  sujels  de  prix  proposés  par  l'Académie. 

PRIX  DÉCERNÉS. 

Sciences  mathématiques. — ^Prix  d'astronomie  fondé  par  Lalande. —  Six  nouvelles 
planètes  télescopiques  ayant  été  dérouvertes  en  i854,  savoir:  Bellone,  le  i"mars, 
par  M.  Lwther,  astronome  de  l'observatoire  de  Blik,  près  de  Dusseldorf;  Amphitrite, 
e  même  jour,  par  M.  Marth ,  attaché  à  l'observatoire  de  M.  Bishop  dans  Regent's 
'^ark,  à  Londres;  Uranie,  le  32  juillet,  par  M.  Hind,  superindant  du  Nautical  aima- 
'^ac;  Euphroysne ,  le  1"  septembre,  par  M.  Ferguson,  attaché  à  l'observatoire  de 
Washington;  Pomone,  le  26  octobre,  à  Paris,  par  M.  Ilermann  Goldschmidt, 
peintre  d'histoire,  et  Polymnie,  le  28 octobre,  à  Paris,  par  M.  Chacornac,  attaché  à 
l'observatoire;  l'Académie  a  partagé  le  prix  d'astronomie  fondé  par  Lalande  entre 
les  auteurs  de  ces  découvertes. 

Prix  de  statistique  fondé  par  M.  de  Montyon. —  L'Académie,  en  décidant  qu'il  n'y 
avait  pas  lieu,  cette  année,  de  décerner  ce  prix,  a  accordé  trois  mentions  honorables  : 
la  première  à  M.  Denamiel,  juge  de  paix  du  canton   de  Rivesalte»  (Pyrénées- 


JANVIER  1855.  69 

Orientales),  pour  ses  Tahleaax  inédits  sur  la  statistique  judiciaire  de  ce  canton;  la 
deuxième  à  M.  Edouad  Grar,  pour  les  faits  nombreux  rassemblés  dans  plusieurs  par- 
ties de  son  Histoire  de  la  recherche  et  de  l'exploitation  des  mines  de  houilles  du  Hainaut 
français  de  1116  à  1791,  en  3  volumes  in-4';  la  troisième,  à  la  commission  de  sta- 
tistique du  canton  deBenfeld,  pour  ses  Tableaux  inédits  de  statistique  agricole  de  ce 
canton,  rédigés  par  M.  Guérin,  son  secrétaire  arcbiviste. 

Prix  fondé  par  M""  la  marquise  de  Laplace. — Ce  prix ,  consistant  dans  la  collection 
complète  des  ouvrages  de  Laplace,  devant  être  décerné  chaque  année  au  premier 
élève  sortant  de  l'École  polytechnique,  le  président  a  remis  les  cinq  volumes  de  la 
Mécanique  céleste ,  V Exposition  du  système  du  monde  et  le  Traite  des  probabilités,  à 
M.  Marin  (dKarles-Joseph),  sorti  le  premier  de  l'École  polytechnique,  le  aa  sep- 
tembre i854  et  entré  à  l'École  impériale  des  ponts  et  chaussées. 

Sciences  putsiqdes.  —  Prix  de  physiologie  expérimentale.  —  Ce  prix  a  été  décerné 
à  M.  Davaine  pour  ses  Recherches  sur  la  génération  des  hultret. 

Prix  relatif  aux  arts  insalubres.  L'Académie  a  décerné  :  i*  un  prix  de  a,5oo  francs 
à  M.  Roux  (Pierre-Aimé),  armurier,  qui  a  substitué  la  fécule  de  pommes  de  terre  à 
la  poudre  de  charbon  dans  la  préparation  des  moules  de  terre  destinés  à  recevoir  le 
cuivre,  le  bronze  et  la  fonte  liquéfiés-,  a*  une  réeompense  de  i,5oo  francs  à  M.  Fon- 
tenau  (FélLx),  propriétaire  à  Nantes,  inventeur  d'un  mécanisme  propre  à  rendre 
l'usage  des  armes  de  chasse  à  percussion  moins  dangereux;  3°  Un  encouragement 
de  i,5oo  francs  à  M.  Mabru  (Guillaume),  auteur  d'un  procédé  propre  à  conserver 
le  lait  sans  addition  d'aucun  corps  étranger  à  sa  nature,  ni  évaporation  de  sa  partie 
aqueuse. 

Prix  de  médecine  et  de  chirurgie.  L'Académie  a  décerné  :  une  récompense  de 
a,ooo  francs  à  M.  Briqi^t  pour  son  Traité  thérapeutique  du  quinquina  et  ae  ses  pré- 
parations; une  récompense  de  a,ooo  francs  à  M.  Trousseau  pour  son  Mémoire  sur 
la  ponction  de  la  poitrine  dans  les  èpanchementt  pleurétiqaes  aigus  ;  une  récompense  de 
a,ooo  francs  à  M.  Robin,  auteur  d'une  Histoire  naturelle  des  végétaux  parasites  de 
l'homme  et  des  animaux;  une  récompense  de  a,ooo  francs  à  MM.  Wilhelm  Bocck 
et  Danielssen  pour  leur  Traité  de  l'élephanliasis  des  Grecs;  une  récompense  de 
'j,ooo  francs  à  M.  Berthelot  pour  un  travail  ayant  pour  objet  de  recomposer, 
par  voie  de  synthèse,  les  principes  immédiats  des  graisses  animales;  une  récom- 
pense de  a,ooo  francs  à  M.  SchiiOT,  pour  les  expériences  par  lesquelles  il  a  constate 
l'influence  des  nerfs  sur  la  nutrition  des  os;  une  récompense  de  a,ooo  francs  a 
M.  E.  Blanchard,  pour  ses  recherches  sur  l'organisation  des  vers;  une  récompense 
de  i,5oofr.  à  M.  Aran,  auteur  d'un  Mémoire  sur  l'atrophie  musculaire  progressive  ;  une 
récompense  de  i,5oo  francs  à  M.  Gratiolet,  pour  sou  Mémoire  sur  les  plis  du  cer' 
veau  de  l'homme  et  des  primates.  Des  encouragements  ont  été  accordés  :  i*  à 
MM.  Bourguignon  et  Delafond,  pour  leur  grand  ou\ragc  sur  la  gale  du  mouton; 
a*  à  M.  Roux  pour  la  continuation  de  ses  expériences  sur  un  nouveau  mode  de  con- 
servation des  pièces  analomiques;  3*  à  MM.  Giraldès  et  Gourbeaux,  pour  leurs  in- 
jections de  perchlorure  de  fer  dans  les  arlères;  4*  •  M.  Gosselin,  pour  son  Mémoire 
sur  les  kystes  du  poignet  et  de  la  main;  5*  k  M.  Morel-Lavallée ,  pour  son  Mémoire  sur 
les  épanchements  séreux  Iratunatiques  ;  6*  à  M.  Perdrigeon .  pour  son  Mémoire  sur  les 
accidents  fébriles  à  forme  intermittente,  causés  par  le  caihétérisme  de  l'urrlre;  7°  a 
MM.  Phillipeau  et  Vulpian,  pour  leurs  recherches  sur  l'origine  des  nerfs  crâniens; 
8*  à  M.  Flandin,  pour  ses  recherches  î'ur  les  poisons  consignés  dans  son  Tmilc 
de  médecine  légale;  ()"  à  M.  Broca,  pour  ses  recherches  sur  le  rachitisme;  10*  à 
M.  Venieuil,  pour  ses  recherches  sur  le  pancréas;  11*  à  M.  Chevallier,  pour  ses 


70  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

travaux  en  hygiène;  ia*à  M.  Triquel,  pour  ses  études  sur  les  maladies  de  l'oreille; 
1 3°  à  M.  Loir,  pour  ses  mémoires  sur  l'hygiène  et  l'état  civil  des  nouveau-nés. 

Prix  Cuvier. — Ce  prix,  pour  i85A,  a  été  décerné  à  l'ensemble  des  recherches  de 
M.  MuUersur  le  développement  des  échinodermes. 

PRIX  PROPOSÉS. 

Sciences  matbématiqces.  —  Grand  prix  de  mathématiques  proposé  pour  1856.  — 
L'Académie  propose,  pour  sujet  du  grand  prix  de  mathématiques  à  décerner  dans 
la  séance  publique  de  i85G,  la  question  suivante  :  «  Perfectionner  dans  quelque  point 

•  essentiel  la  théorie  mathématique  des  marées.  »  Le  prix  consistera  en^ne  méaaille 
d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  remis  au  secrétariat  de 
l'Institut  avant  le  i"  mai  i856. 

Grand  prix  de  mathématiques  proposé  pour  i85U  et  remis  à  1856.  —  L'Académie 
avait  proposé  comme  sujet  du  grand  prix  des  sciences  mathématiques  pour  l'année 
i854,  «l'examen  comparatif  des  théories  relatives  aux  phénomènes  capillaires.» 
x\ucun  des  mémoires  envoyés  n'ayant  été  jugé  digne  du  prix ,  cette  question  est  re- 
mise au  concours  pour  l'année  i856.  Le  prix  consistera  en  une  médaille  d'or  delà 
valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  arrivés  avant  le  i"  avril  i856. 

Grand  prix  de  mathématiques,  déjà  remis  au  concours  pour  1853  et  prorogé  jusqu'en 
1856.  —  L'Académie  proroge  le  concours  relatif  au  théorème  de  Fermât  jusqu'en 
i856.  Elle  maintient  le  programme  précédemment  publié,  dans  les  termes  sui- 
vants: •  Trouver  pour  un  exposant  entier  quelconque  n  les  solutions  en  nombres  en- 
«  tiers  et  inégaux  de  l'équalion  af  -^  y  =.  z',  ou  prouver  qu'elle  n'eu  a  pas,  quand 

•  n  est  >  a.  »  « 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mé- 
moires devront  être  remis  avant  le  i"  avril  i856. 

Grand  prix  de  mathématiques ,  déjà  remis  au  concours  pour  1853  et  prorogé  jusqu'en 
1857  :  u  Trouver  les  intégrales  des  équations  de  l'équilibre  intérieur  d'un  corps  so- 
«lide  élastique  et  homogène,  dont  toutes  les  dimensions  sont  linies;  par  exemple, 
«  d'un  parallélipipède  ou  d'un  cylindre  droit,  on  supposant  connues  les  pressions  ou 
«  tractions  inégales  exercées  aux  différents  points  de  sa  surface.  »— Le  prix  consistera 
en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les. mémoires  devront  parvenir 
le  i"  avril  1857. 

Grand  prix  de  mathématiques  proposé  pour  18à7,  puis  pour  185Ù,  et  remis  à  1857. 
—  L'Académie  avait  remis  au  concours,  comme  sujet  de  grand  prix,  pour  i854. 
la  question  suivante,  proposée  d'abord  pour  18^7  :  «  Etablir  les  équations  des  mou- 
«  vemenls  généraux  de  l'atmosphère  terrestre ,  en  ayant  égard  à  la  rotation  de  la 
«terre,  à  raclion  calorifique  du  soleil  et  aux  forces  attractives  du  soleil  et  de  la 

•  lune.  »  Aucune  pièce  n'étant  parvenue  au  secrétariat  de  l'Académie  à  l'époque  lixée, 
la  question  est  conservée  comme  sujet  d'un  prix  à  décerner  en  i856.  Les  auteurs 
sont  invités  à  faire  valoir  la  concordance  de  leur  théorie  avec  quelques-uns  des  mou- 
vements atmosphériques  les  mieux  constatés.  Lors  même  que  la  question  n'aurait 
pas  été  entièrement  résolue,  si  l'auteur  d'un  mémoire  avait  fait  quelque  pas  impor- 
tant vers  la  solution ,  l'Académie  pourrait  lui  accorder  le  prix,  qui  consistera  en  une 
médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Le  tenue  du  concours  est  fixé  au  1"  jan- 
vier 1857. 

Prix  d'astronomie ,  fondé  par  M.  de  Lalande.  —  La  médaille  fondée  par  M. «de 
Lalande,  pour  être  accordée  annuellement  à  la  personne  qui,   en   France  ou  ail- 


JANVIER  1855.  71 

leurs  (les  membres  de  l'Instilut  exceptés),  aura  fait  l'observation  la  plus  intéressante , 
le  mémoire  ou  le  travail  le  plus  utile  aux  progrès  de  l'astronomie,  sera  décernée 
dans  la  prochaine  séance  publique  de  i855. 

Prix  de  mécanique ,  fondé  par  M.  de  Montyon.  —  Ce  prix,  institué  en  faveur  de 
celui  qui,  au  jugement  de  l'Académie  des  sciences,  s'en  sera  rendu  le  plus  digne, 
en  inventant  ou  en  perfectionnant  des  instruments  utiles  aux  progrès  de  l'agi  icullure , 
des  arts  mécaniques  ou  des  sciences,  consiste  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de 
/i5o  francs.  —  Le  terme  de  ce  concours  est  fixé  au  i*  avril  de  chaque  année. 

Prix  de  statistiqae ,  fondé  par  ^f.  de  Montyon.  —  Parmi  les  ouvrages  qui  auront 
pour  objet  une  ou  plusieurs  questions  relatives  à  la  Statistiqae  de  la  France,  celui 
qui ,  au  jugement  de  l'Académie,  contiendra  les  recherches  les  plus  utiles  sera  cou- 
ronne' dans  ia  prochaine  séance  publique  de  i855.  —  Le  prix  consiste  en  une  mé- 
daille  d'or  de  477  francs.  Le  terme  au  concours  est  fixé  au  1"  janvier  de  chaque 
année. 

Prix  Bordin.  —  M.  Bordin,  ancien  notaire,  ayant  légué  k  l'Académie  une  rente 
de  3,000  francs  pour  la  fondation  d'un  prix  annuel  ■  à  ia  meilleure  composition 
«  sur  des  sujets  ayant  pour  but  :  l'intérêt  public,  le  bien  de  l'humanité,  les  progrès 
«  de  la  science  et  l'honneur  national,  »  l'Académie  annonce  que  ce  prix  .«era  décerné 
dans  la  séance  publique  de  i85().  Le  programme  du  prix  .«era  publié  dans  un  pro- 
chain numéro  du  Compte  rendu. 

Prix  fondé  par  madame  la  marquise  de  Laplace.  — .Ce  prix,  consistant  dans  la  col- 
lection complète  des  ouvrages  de  Laplace,  sera  décerné,  chaque  année, au  premier 
élève  sortant  de  l'École  polytechnique. 

Sciences  piiysiques.  —  Grand  prix  des  sciences  physiques,  proposé  en  i85ù 
pour  1856.  «  Étudier  d'une  manière  rigoureuse  et  méthodique  les  métamorphoses 

•  et  la  reproduction  des  infii.«oircs  proprement  dits  (polygastriques  de  M.   Ehren 

•  berg).  •• 

Les  mémoires  devront  être  déposés  avant  le  {"janvier  i856.  Le  prix  consisicra 
en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  franco. 

Grand  prix  des  sciences  physiques  proposé  en  i850  pour  1853,  et  remis  à  i856.  — 

•  1*  Étudier  les  lois  de  la  distribution  des  corps  organisés  fossiles  dans  les  diiïé 
«  rents  terrains  sédimentaircs  suivant  leur  ordre  de  superposition;  •  a*  Discuter  la 

•  question  de  leur  apparition  et  de  leur  disparition  successive  ou  simultanée;  •3* 

•  Rechercher  la  nature  des  rapports  qui  existent  entre  l'état  actuel  du  règne  orga- 
<  nique  et  ses  états  antérieurs.  »  Le  prix  consistera  en  une  médaille  d'or  de  la  va- 
leur de  3,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  avant  le  i*  janvier  i856. 

Grand  prix  des  sciences  physiques  proposé  en  i8il  pour  i8U9,  remis  au  concours 
pour  1853,  et  de  nouveau  pour  1856.  «  Établir,  par  l'étude  du  développement  do  l'em- 
«bryon  dans  deux  espèces,  prises,  l'une  dans  l'embranchement  des  vertébrés,  et 

•  l'autre,  soit  dans  l'embrancnement  des  mollusques,  soit  dans  celui  des  articulés, 

•  des  bases  pour  l'embryologie  comparée.  •  —  Le  prix  consistera  en  une  médaille 
d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  avant  le 
i"  avril  i856. 

Prix  de  physiologie  expérimentale  fondé  par  M.  de  Montyon. — L'Académie  annonce 
qu'elle  adjugera  ce  prix,  consistant  en  une  médaille  d  or  de  la  valeur  de  8q5  fr. , 
à  l'ouvrage  qui  lui  paraîtra  avoir  le  plus  contribué  aux  progrès  de  la  physiologie 
expérimentale.  Le  prix  sera  décerné  dans  la  prochaine  séance  publique.  Les  ou- 
vrages ou  mémoires  présentés  par  les  nuteurs  doivent  être  envoyés  au  secrétariat 
de  l'Instilnt  avant  le  i"  avril  de  cluiquo  année. 


72  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Divers  prix  da  legs  Monlyon. — Conformément  au  testament  de  M.  de  Montyon, 
il  sera  décerné  un  ou  plusieurs  prix  aux  auteurs  des  ouvrages  ou  des  découvertes 
qui  seront  jugés  les  plus  utiles  à  ïurt  de  guérir,  et  à  ceux  qui  auront  trouvé  les 
moyens  de  rendre  un  art  ou  un  métier  moins  insalubre. 

11  sera  aussi  décerné  des  prix  aux  meilleurs  résultats  des  recherches  entreprises 
sur  les  questions  proposées  par  l'Académie,  conformément  aux  vues  du  fonda- 
teur. 

Les  ouvrages  ou  mémoires  doivent  être  envoyés  avant  le  i"  avril  de  chaque 
année. 

Prix  Cuvier.  —  L'Académie  annonce  qu'elle  décernera,  dans  la  séance  publique 
de  1857,  un  prix  [sous  le  nom  de  prix  Cuvier)  à  l'ouvrage  qui  sera  jugé  le  plus  re- 
marquable entre  tous  ceux  qui  auront  paru  depuis  le  i"  janvier  iSbli  jusqu'au 
3i  décembre  i856,  soit  sur  le  règne  animal,  soit  sur  la  géologie.  La  valeur  de  ce 
prix  sera  de  1 ,5oo  francs. 

Prix  Alhumhert,  pour  les  sciences  naturelles,  proposé  en  185U  pour  1856.  —  «Etu- 
'<  dier  le  mode  de  fécondation  des  œufs  et  la  structure  des  organes  de  la  génération 
«  dans  les  principaux  groupes  naturels  de  la  classe  des  polypes  ou  de  celle  des  aca- 
X  lèphes.  » 

Les  mémoires  devront  être  déposés  au  secrétariat  de  l'Académie  avant  le  i"  jan- 
vier i856. 

Le  prix  consistera  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  2,5oo  francs. 

Prix  quinquennal  fondé  par  feu  M.  de  Morogues,  à  décerner  en  1863. —  Feu  M.  de 
Morogues  a  légué,  par  son  testament,  en  date  du  25  octobre  1 834,  une  somme 
de  10,000  francs,  placée  en  rentes  sur  l'Etat,  pour  faire  l'objet  d'un  prix  à  décer- 
ner, tous  les  cinq  ans,  alternativement,  par  l'Académie  des  sciences  physiques  et 
mathématiques,  à  l'ouvrage  qui  aura  fait  faire  le  plus  de  progrès  à  l'agriculture  en 
France,  et  par  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  au  meilleur  ouvrage 
sur  l'état  du  paupérisme  en  France  et  le  moyen  d'y  remédier.  L'Académie  annonce 
qu'elle  décernera  ce  prix,  en  i863 ,  à  l'ouvrage  remplissant  les  conditions  prescrites 
par  le  donateur.  Les  ouvrages,  imprimés  et  écrits  en  français,  devront  être  dépo- 
sés au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1"  avril  i863. 

Après  la  proclamation  et  l'annonce  de  ces  divers  prix,  la  séance  s'est  terminée 
par  la  lecture  d'une  notice  biographique  sur  la  vie  et  les  travaux  de  Malus,  par 
M.  Arago. 


TABLE. 

p»g««. 

UËuvrcs  d'Oribase,  texte  grec,  etc.,  par  les  docteurs  Busscmaker  et  Daremberg. 

(1"  article  de  M.  Litlré.) 5 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  (6*  article  de  M.  Cousin.) 19 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit  par  M.  E.  Burnouf,  etc.  (7*  article 

de  M.  Barthélémy  Saint-Hiiaire.) 43 

Inscripliones  regni  Neapolitani  latinae,  etc.  (3*  article  de  M.  Hase.) 59 

.Nouvelles  littéraires 68 

PIN    DE    LA    TABLE. 


H  iOi 


soWn'iï. 


DES  SAVANTS. 


FEVRIER  1855. 


Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers 
ÉTAT,  suivi  de  deux  fragments  du  Recueil  des  monuments  inédits  de 
cette  histoire^,  par  M.  Augustin  Thierry,  membre  de  riustitut. 


PRBMIER    ARTICLE. 


Je  rends  compte  un  peu  tard  d'un  bel  ouvrage,  publie  il  y  a  quatre 
ans  sur  ï Histoire  da  tiers  état.  Mais  il  est  des  livres  dont  il  est  toujours 
temps  de  parler,  l'intérêt  du  sujet  et  l'art  de  l'écrivain  les  laissant  tou 
jours  nouveaux.  V Essai  sur  l'Histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du 
tiers  état  est  dû  au  savoir  profond  et  au  talent  consommé  de  M.  Au 
gustin  Thierry.  L'historien  de  la  Conquête  de  l' Angleterre  par  les  Normands, 
le  peintre  des  temps  mérovingiens ,  le  narrateur  de  l'insurrection  des  com- 
munes septentrionales  dans  les  Lettres  sar  l'Histoire  de  France,  l'auteur 
des  Considérations  sur  les  systèmes  divers  conçus  pour  expliquer  l'an- 
cienne composition  sociale  de  notre  pays,  la  forme  et  les  progrès  de 
notre  vieille  monarchie,  a  voulu,  parce  nouvel  ouvrage,  compléter  tous 
ses  éminents  travaux. 

La  tâche  difficile  qu'il  a  entreprise  lui  revenait  de  droit.  Avecl'ima- 

"  *  Ce  volume,  grand  in-S%  composé  de  V Estai  sur  l'histoire  dû  tien  état,  qui  avait 
été  publié  en  i85o  dans  le  tome  I*  du  Recueil  des  monuments  inédiU  dé  l'histoire  du 
tien  état,  du  Tableau  de  l'ancienne  France  municipale  et  de  la  Monographie  de  la  cons- 
titution communale  d'Amiens,  compris  l'un  et  1  autre  dans  le  tome  II  de  ce  rec^ieil 
imprimé  en  i853,  ce  volume  a  paru  chciFuroe  et  compagnie,  éditeurs.  ' 


74  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gination  colorée  qui  sait  reproduire  ies  tabieaux,  même  efl'acés,  de 
l'histoire ,  M.  Augustin  Thierry  a  cette  forte  perspicacité  qui  fait  péné- 
trer dans  ses  profondeurs  les  plus  cachées.  Il  est  à  la  fois  penseur  et 
érudit,  critique  ^conteur,  théoricien  et  peintre.  Après  avoir  montré, 
dans  une  vaste  et  systématique  narration,  l'accomplissement  graduel  et 
les  effets  prolongés  d'une  conquête  au  moyen  âge;  après  avoir,  dans 
une  sorte  d'épopée  homérique ,  exposé  les  terribles  luttes  des  familles 
royales  et  les  tragiques  aspects  d'une  société  violente  et  confuse  à 
l'époque  barbare;  après  avoir  reproduit,  dans  des  récits  animés,  les  pre- 
miers élans  populaires  vers  la  liberté  communale,  il  lui  appartenait  de 
saisir  et  de  déterminer  la  formation  intérieure  et  l'homogénéité  pro- 
gressive de  la  nation  française  depuis  les  temps  féodaux  jusqu'aux 
temps  modernes.  Son  histoire  du  tiers  état,  qui  reste  inséparable  de 
l'histoire  de  la  royauté,  n'est  pas  autre  chose.  Le  tiers  état,  dont  les 
progrès  ont  suivi  ies  agrandissements  de  la  monarchie  et  se  sont  com- 
binés avec  eux,  est  devenu  peu  à  peu  l'élément  principal,  et  en  der- 
hfer  lieu  Mémeht  presque  unique  de  la  France.  Il  a  formé  la  masse 
même  de  la  <nation ,  qu^l  a  pénétrée  de  son  esprit  particulier  et  à  laquelle 
il  a  dotuié  sa  règle  civile.  Par  le  cours  du  temps,  et  avec  l'aide  de  la 
royauté  dont  il  avait  été  l'auxiliaire  persévérant,  qu'il  avait  secondée 
dans  son  action  administrative,  et  inspirée  dans  la  plupart  de  ses  œuvres 
législatives,  il  allait  être  le  dominateur  de  la  France,  lorsque,  en  i  788, 
fut  ppsée  la  question  :  Qaest-ce  que.  le  tiers  état?  suivie  de  la  réponse 
décisive  :  tqat,  qui  fut  la  réponse  de  la  révolution  de  1789. 

C'est  jusqu'à  cette  époque  que  M.  Thierry  doit  conduire  son  sujet. 
Il  n'e&t  pas  allé  cette  fois  aussi  loin.  Varii  des  origines  les  plus  loin- 
tgi^nesdu,  tiers  état,  il  s'est  arrêté  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV;  mais 
ii  achèvera  cette  histoire  intéressante  bien  que  profonde,  entraînante 
quoique  didactique,  en  la  menant  A  son  terme.  EUle  a  été  faite  pour 
prendre  place  à  coté  d'autres  pubUcations  dont  elle  a  été  ensuite  déta- 
chée, en  étant  imprimée  à  part.  Dès  i835,  M.  Thierry  s'est  chargé  de 
rassembiar  les  monaments  inédits  de  l'histoire  du  tiers  état  et  d'en  composer 
un  reca^îl  compris  dans  la  vaste  collection  des  documents  historiques 
qui  se  publie  au  ministère  de  l'instruction  publique,  et  qui,  ordonnée 
sous  la  monarchie  de  i83o,  a  été  poussée  si  avant.  Deux  volumes 
in-zi"  de  ce  recueil,  lentement  et  habilement  préparés,  ont  paru 
en  iSSo  et  en  i853.  L'ouvrage  dont  nous  rendons  compte  est  destiné 
à  4eur  servir  d'introduction.  M.  Thierry  le  présente  ^comme  «  le  résumé 
«  de  tous  ses  travaux  relatifs  à  l'histoire  de  France.  »  Ne  le  séparant  pas 
dé  l'époque  où;, il  a, été  projeté  et  écrit,  il  lui  <ïpane  ce  grand  et  poli- 


FÉVRIER  1855.'nîCM.  75 

tique  aspect  :  «Cest,  dit-il,  une  vue  de  notre  histoire  nationale  prise 
«  dans  ces  années  où  l'historien ,  portant  son  regard  en  arrière  à  la  dis- 
K  tance  de  sept  siècles  et  le  ramenant  autour  de  lui,  apercevait  un^  suite 
«  régulière  de  progrès  civils  et  politiques,  et,  aux  deux  bouts  de  la  route 
«parcourue,  une  même  nation  et  une  même  monarchie  liées  l'une  à 
«l'autre,  modifiées  ensemble,  et  dont  le  dernier  changement  paraissait 
«  consacré  par  un  nouveau  pacte  d'union.  Considérée  de  ce  point,  l'his- 
«toire  de  France  était  belle  d'unité  et  de  simplicité.  J'ai  vivement  senti 
«la  grandeur  d'un  pareil  spectacle,  et  c'est  sous  son  impression  que  j'ai 
«conçu  le  projet  de  réunir  en  un  corps  de  récit  les  faits  qui  mao^quent 
«  à  travers  les  siècles  le  développement  graduel  du  tiers  état ,  ses  ori- 
«gines  obscures,  et  son  rôle  d'action  lente  mais  toujours  progressive 
«  sur  la  vie  sociale  du  pays.  » 

Les  faits  dont  parle  M.  Thierry,  et  dont  il  a  composé  la  trame  serrée 
de  son  récit ,  n'étaient  faciles  ni  à  saisir  ni  à  lier.  Dispersés  et  comme 
perdus  dans  le  cours  troublé  de  tant  de  siècles,  quelques»-uns  se  sont 
produits  à  la  surface  visible  de  l'histoire,  sont  entrés  dans  les  événe- 
ments, ont  même  été  pour  leur  part  dans  les  drames  les  plus  agités  de 
la  France;  mais  d'autres,  en  très^grand  nombre,  se  sont  obscurément 
accomplis  dans  les  profondeurs  intérieures  de  la  société,  ou  se  sont  in- 
directement manifestés  par  de  simples  changements  de  législation.  Avec 
une  sagacité  exercée,  un  soin  savant,  et  une  mise  en  œuvre  habile, 
M.  Thierry  les  a  tous  recherchés,  découverts,  rapprochés,  dével<^f)pés, 
et  de  tant  de  pierres  éparscs  ou  encore  enfouies,  il  a  construit  un  édi- 
fice régulier  sous  une  belle  forme  et  dans  de  nobles  proportions. 

Avant  de  suivre  la  marche  du  tiers  état,  iJ  en  montre  l'origine.  Com- 
ment et  de  quoi  s'est  formée  cette  masse  d'hommes  de  conditions  et 
de  professions  diverses  à  laquelle  la  langue  sociale  des  temps  féodaux 
donna  le  nom  commun  de  roture,"  qu'à  partir  du  xrv*  siècle  on  appek 
le  tiers  état,  et  qui,  de  nosjoiu^,  s'est  nommée  ia  nation?  Pour  en  saisir 
la  composition  mélangée,  M.  Tliierry  remonte  au  bouleversement  pro- 
duit en  Gaule  par  la  chute  du  régime  romain  et  la  conquête  germa- 
nique. C'est  à  cettD  période  de  désorganisation  sociale  et  de  fermenta^ 
tion  pour  ainsi  dire  rudimentairc  que  se  sont  rencontrés,  juxtaposés 
ou  combinés,  les  éléments  multipliés  qui  devaient  entrer  dans  la  forma- 
tion subséquente  de  notre  pays,  concourir  plus  tard  h  son  développe- 
ment régulier,  et  préparer  en  dernier  lieu  son  unité  générale.  Peuples 
divers,  Clauftois,  Romains,  barbares  de  toute  origine;  lois  de  diiTérente 
nature ,  depuis  les  traditions  primitives  des  indigènes  et  les  bielles  in9li<^ 
tutions  civiles  des  Romains-,  jusqu'aux  codes  informes  et  vioèsntadei^ 

xo. 


76  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

conquérants  germaniques;  sentiments  transmis  avec  le  sang  gaulois, 
idées  et  arts  venus  de  la  Grèce  cultivée  et  de  la  puissante  Italie ,  croyances 
épurées ,  introduites  de  l'Orient  par  le  christianisme  régénérateur,  pas- 
sions grossières,  avidités  eifrénées  reparaissant  sous  les  maîti'es  incultes 
arrivés  d'au  delà  du  Rhin  sur  le  sol  qu'ils  se  disputent  durant  quatre 
siècles  les  armes  à  la  main  :  voilà  les  éléments  principaux  qui,  en  se 
mêlant  et  en  se  transformant  sans  cesse,  doivent  composer  la  société 
française  moderne., 

Le  tiers  état  du  moyen  âge  comprend  tout  ce  qui  n'était  ni  la  no- 
blesse ni  le  clergé.  Il  embrasse  le  peuple  tout  entier  des  villes,  des 
bourgs  et  des  campagnes,  et  se  forme  des  populations  urbaines,  long- 
temps tombées  dans  l'assujettissement,  et  des  populations  rurales  plus 
longtemps  restées  dans  la  servitude.  M.  Thierry  pénètre  dans  le  travail 
intérieur  qui  s'opéra  pendant  la  période  prolongée  de  la  conquête.  II 
établit  qu'au  cœur  même  de  la  société  barbare  il  se  fit  peu  à  peu, 
entre  les  grands  propriétaires  gallo-romains  et  les  dominateurs  francs, 
dont  les  premiers  imitèrent  la  vie  et  prirent  les  mœurs  des  seconds, 
un  rapprochement  d'où  résulta  la  noblesse  seigneuriale  des  temps  féo- 
daux. Tandis  que  dans  les  régions  élevées  s'accomplissait  ce  change- 
ment, il  s'en  opérait  un  autre  dans  les  régions  inférieures.  En  ces  siècles 
de  violence  et  d'asservissement,  tout  ce  qui  était  faible  ne  put  pas  se 
maintenir  indépendant,  et  les  hommes  libres  de  la  race  conquérante, 
comme  ceux  de  la  race  vaincue,  qui  ne  prirent  point  place  dans  les 
rangs  seigneuriaux,  se  rapprochèrent  dans  une  dépendance  commune. 
Ils  devinrent  sujets  et  vassaux  dans  les  villes,  colons  et  serfs  dans  les 
campagnes.  Les  hommes  puissants  des  races  différentes  s'étant  confon- 
dus dans  une  seule  classe,  et  les  hommes  des  positions  inférieures  ayant 
été  compris  dans  une  autre,  il  s'ensuivit  qu'à  des  races  distinctes  succé- 
dèrent alors  des  classes  dissemblables.  Il  y  eut  en  celles-ci  des  degrés 
divers,  selon  les  conditions  des  personnes  :  la  noblesse,  presque  souve- 
raine, offrit  sa  vaste  hiérarchie  tout  comme  la  roture  assujettie  présenta 
des  variétés  sans  nombre  dans  son  organisation.  Alors  avec  les  nationa- 
lités séparées  cessèrent  d'exister  les  lois  destinées  à  les  régir.  Le  droit 
ne  fut  plus  personnel,  il  devint  local.  Le  territoire,  et  non  la  descen- 
dance, distingua  les  habitants  du  sol  gaulois,  sur  lequel  tout  s'était 
désormais  fixé,  la  coutume  ainsi  que  la  population. 

Après  avoir  exposé  la  grande  révolution  qui,  au  dixième  siècle,  ter- 
mina la  lutte  intestine  des  raœm's  romaines  et  des  mœurs  germaniques 
par  la  victoire  de  celles-ci,  qui  marqua  l'avènement  de  la  féodalité, 
donna  une  nouvelle  constitution  de  la  famille  et  de  la  propriété,  mor- 


FÉVRIER  1855:fiijOl  77 

cela  la  souveraineté  et  la  juridiction,  transforma  tous  les  pouvoirs 
publics  en  privilèges  domaniaux ,  attacha  l'idée  de  la  noblesse  à  l'exer- 
cice des  armes  et  celle  d'ignobilité  à  l'industrie  et  au  travail,  M.  Thierry 
commence  l'histoire  du  tiers  état,  dont  il  retrace  la  situation,  signale 
l'esprit,  suit  les  développements,  soit  dans  les  villes,  soit  dans  les  cam- 
pagnes, et  met  en  lumière  l'action  décisive  sur  la  constitution  adminis- 
trative et  civile  de  la  France. 

En  passant  de  la  période  barbare  à  la  période  seigneuriale,  des  di- 
versités longtemps  maintenues  sous  la  conquête  aux  confusions  opérées 
sous  la  féodalité,  M.  Thierry  montre  et  apprécie  l'état  des  villes  et 
l'état  des  campagnes,  qui  sont  les  deux  éléments  de  la  classe  populaire. 
Comment  s'alfranchirent  et  s'organisèrent  les  villes?  Comment  les 
bourgeois  y  conquirent-ils  la  liberté  locale  et  la  puissance  municipale? 
Comment,  à  la  suite  de  la  révolution  urbaine  qui  dut  venir  elle-même 
après  la  révolution  féodale,  les  campagnes,  sous  l'influence  du  même 
esprit,  parvinrent-elles  à  une  sorte  d'émancipation?  Comment  s'y 
forma -t-il  partout  des  hameaux  et  des  villages,  et  l'homme  y  ac- 
quit-il peu  à  peu  la  possession  de  lui-même,  comme  le  noble  avait 
acquis  la  souveraineté  seigneuriale,  et  le  bourgeois  l'indépendance  com- 
munale? C'est  ce  qu'il  faut  chercher  dans  l'ouvrage  de  M.  Thierry. 

Les  cités  de  la  Gaule,  si  nombreuses  et  si  florissantes  sous  la  domi- 
nation romaine ,  n'avaient  pas  cessé  d'être  en  déclin  depuis  les  invasions 
germaniques.  A  l'ancien  gouvernement  héréditaire  de  la  curie,  dont  il 
resta  cependant  des  traces  dans  un  certain  nombre  de  villes,  avait  suc- 
cédé une  sorte  de  gouvernement  électif,  à  la  tête  duquel  se  trouvait  le 
défenseur  de  la  cité,  qui  en  était  le  magistrat  suprême.  Le  défenseur  était 
en  général  tombé  sous  la  dépendance  de  l'évêque,  parce  qu'î\  cette 
époque  le  chef  respecté  de  l'Église  était  le  chef  accepté  du  peuple  ,  et 
que  les  dignitaires  ecclésiastiques  exerçaient  une  haute  influence  sur 
lesaflîaires  urbaines.  Sous  la  féodalité,  le  patronage  civique  de  l'évêque, 
dans  beaucoup  de  villes,  dégénéra  en  quasi-souveraineté.  Se  modelant 
sur  le  régime  des  cours  et  des  châteaux,  la  municipaUté  se  transforma 
en  une  seigneurie  domaniale.  Les  citoyens  notables  y  furent  les  vassaux 
héréditaires  de  l'évêque,  absorbèrent  1^  pouvoirs  de  la  municipalité, 
chargèrent  de  prestations  et  de  corvées  les  corporations  d'arts  et  métiers 
tombées  dans  une  dépendance  presque  servile.  Déchues  et  amoin- 
dries, les  villes  furent  possédées  en  général  ou  par  l'évêque  reconnu 
souverain,  ou  par  l'ancien  oflicicr  royal,  comte  et  vicomte,  devenu 
héréditaire  et  indépendant  du  pouvoir  central,  tellement  afliaibli,  quil 
était  partout  méconnu.  .,u    viu    r  .t.  vk 


78  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  X*  et  ie  xr  siècle  marquèrent  le  dernier  terme  de  la  décadence 
municipale.  Dans  le  travail  lent  et  profond  de  la  recomposition  sociale 
se  fondirent  ensemble  la  portion  indigène  et  la  portion  germanique 
des  habitants  des  villes  gaidoises.  Lorsque  cette  nouvelle  population 
mixte  fut  formée,  elle  engagea  la  lutte  contre  les  pouvoirs  féodaux; 
elle  aspira  à  sortir  de  l'état  de  dépendance  oppressive  oà  elle  était 
tenue  et  à  prendre  le  gouvernement  d'elle-même.  Sourde  d'abord,  cette 
lutte  fut  bientôt  ouverte.  Au  xii*  siècle  elle  éclata  par  la  révolution 
communale.  La  révolution  qui  constitua  le  régime  particulier  des  popu- 
lations agglomérées  dans  l'enceinte  des  villes ,  et  qui  marqua  Tavénement 
social  d'une  nouvelle  classe,  s'accomplit  peu  à  peu  dans  les  diverses 
contrées  de  l'Europe,  à  mesure  qu'elles  furent  prêtes  à  l'entreprendre 
ou  à  l'imiter.  L'Jtalie  en  donna  le  signal.  Moins  fortement  assujetti  aux 
conquérants  barbares,  moins  plié  à  l'ordre  féodal,  ce  pays  avait  con- 
servé des  villes  nombreuses,  agrandies  par  une  prospérité  plus  pré- 
coce ;  il  n'avait  pas  perdu  le  souvenir  de  l'ancien  droit ,  et  il  regrettait  sa 
vieille  organisation  municipale  détruite.  En  Toscane  et  en  Lombardie ,  les 
villes  élurent  des  consnb  et  se  donnèrent  des  constitutions  indépendantes. 

Cette  révolution  s'étendit  très-vite  de  l'Italie  h  la  France,  partout 
disposée  à  en  suivre  l'exemple  ou  même  à  le  donner.  Elle  y  prit  géné- 
ralement deux  fomies  :  au  midi  la  forme  italienne  du  consulat,  et  au 
nord  la  forme  de  la  commune  jurée,  dérivée  des  coutumes  germaniques. 

Dans  le  tiers  méridional  de  la  France  actuelle,  les  villes  avaient  des 
relations  commerciales  avec  les  villes  d'Italie  dont  elles  se  rapprochaient 
par  les  mœurs  et  les  besoins,  auxquelles  elles  ressemblaient  par  l'état 
matériel  comme  par  les  conditions  de  la  vie  civile  et  politique.  Aussi, 
sous  l'action  du  même  esprit,  y  adopta-t-on  le  même  régime.  La  cons- 
titution consulaire  y  fut  établie  en  quelques  lieux  de  bon  accord  entre 
les  citoyens  et  le  seigneur,  en  beaucoup  d'autres  par  la  force.  Cette' 
zone  teiTitoriale,  qui  comprit  la  Provence,  le  Comtat  Venaissin,  le 
Languedoc,  l'Auvei'gne,  le  Limousin,  la  Marche,  la  Guyenne,  le  Péri- 
gord ,  la  Gascogne ,  le  Béarn ,  la  basse  Navarre ,  le  comté  de  Foix ,  le 
Roussillon,  avait  plus  que  les  autres  conservé  quelques  restes  de  la 
forme  municipale  des  Romains.  Jje  pouvoir  qui  s'y  établit  alors,  et  qui 
fut  exercé  par  des  consuls,  des  syndics,  des  jurats,  des  capitouls,  s'éleva, 
dans  la  plupart  des  villes,  jusqu'à  une  sorte  de  souveraineté  partagée; 
et,  pour  quelques-unes,  jusqu'à  la  plénitude  de  l'état  républicain.  Le 
système  électif  y  prévalut  complètement.  Régies  par  un  collège  de 
consuls  temporaires,  elles  era*ent,  soit  pour  délibérer,  soit  pour  élire, 
des  assemblées  de  diverse  nature,  un  conseil  ordinaire,  un  conseil  gé' 


y:]\  FEVRIER  1855.  79 

néral,  et,  dans  les  cas  graves  intéressant  la  cité  entière,  un  parlement 
de  tous  les  chefs  de  famille.  Nobles,  bourgeois,  gens  de  métier,  partici- 
pèrent, à  des  degrés  divers,  suivant  les  occasions  et  les  temps,  soit  à  ré- 
tablissement des  statuts  législatifs,  soit  à  la  délégation  ou  au  maniement 
de  l'autorité  populaire. 

La  commune  jurée ,  que  produisit,  dans  la  région  du  nord,  la  même 
impulsion  sociale  sans  aucune  imitation  étrangère,  consacra  l'indépen- 
dance et  constitua  le  gouvernement  de  la  classe  urbaine,  surtout 
parmi  les  provinces  de  Picardie,  d'Artois,  de  Flandre,  de  Lorraine,  de 
Champagne  et  de  l'Ile-de-France.  Ayant  pour  origine  la  qhilàe  germa- 
nique, la  commune  «fut  la  municipalité  organisée  par  association  et 
<*  par  assurance  mutuelle  des  citoyens,  sous  la  garantie  du  serment.  »  Née 
de  l'insurrection  victorieuse  ou  concédée  par  un  octroi  prudent,  elle 
fit  prévaloir,  sous  un  maire  ,  des  échevins ,  des  conseillers  et  des  pairs , 
un  régime  qui  donna  aux  villes  une  liberté  si  étendue  et  une  autorité  si 
complète ,  qu'elles  ressemblèrent ,  pendant  quelque  temps,  à  de  petites 
républiques. 

Ces  divisions  de  la  France  méridionale  et  de  la  France  septentrio- 
nale en  villes  placées  sous  le  régime  consulaire  et  eu  villes  constituées 
d'après  le  régime  communal ,  ne  sont  pas  les  seules  que  reconnaisse 
M.  Thierry,  u Outre,  dit-il,  ces  deux  grands  courants  de  propagande 
«constitutionnelle  s'avançant  l'un  du  sud  au  nord,  l'autre  du  nord  au 
«sud,  et  s'arrêtant  à  de  certaines  distances,  il  y  a  une  EOne  interraé- 
«  diairc  où  l'administration  urbaine  conserve  ses  anciennes  formes ,  soit 
«1  intactes ,  soit  diversement  et  faiblement  modifiées.  »  Cette  zone  inter- 
médiaire est  le  centre  même  de  la  France  :  là  sont  des  villes  de  simpk 
bourgeoisie.  Les  habitants  n'y  parviennent  qu'aux  droits  civils ,  et  ne 
s'y  arrogent  pas  les  droits  politiques.  Ils  acquièrent  beaucoup  de  liberté 
et  peu  d'autorité.  Ils  administrent  quelques-uns  de  leurs  intérêts,  mais, 
en  général ,  ils  ne  se  gouvernent  ni  ne  se  jugent.  La  puissance  souve- 
raine est  assez  forte  au  centre  pour  y  limiter  la  révolution,  tandis  qu'aux 
extrémités  de  la  France  les  villes  triomphent  iacilement  des  seigneurs 
féodaux  ou  ecclésiastiques  dans  les  domaines  ou  sous  la  dépendance 
desquels  elles  se  trouvent  placées. 

£n  présentant  sous  ses  principaux  aspects  cette  révolution ,  qui  s'éten- 
dit sur  tout  le  territoire  de  la  France,  et  y  suscita  une  nouvelle  U- 
berté,  M.  Thierry  ne  manque  toutefois  pas  d'indiquer  avec  le  plus 
grand  soin  *  les  changements  très-divers  qu  elle  introduisit  dans  les  cités 

'  Tai  rapproché  de  Y  Essai  sur  Thittoin  datk^élat,  toochhrtt  !•  guindé  révolution 


80  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  les  bourgs  à  partir  du  xii*  siècle.  La  variété  est,  en  effet ,  le  caractère 
dominant  du  moyen  âge.  Elle  se  montre  partout,  dans  la  division  du 
sol  comme  dans  la  distribution  des  pouvoirs ,  dans  la  séparation  des 
classes  comme  dans  la  différence  des  coutumes  et  des  institutions,  dans 
la  condition  dissemblable  des  individus  du  même  ordre,  comme  dans 
l'état  diversifié  des  classes  du  même  pays.  C'est  de  cette  variété  fort  con- 
fuse que  doit  partir  la  France  pour  arriver  à  son  unité  moderne.  Mais, 
si  la  révolution  communale  laisse  voir,  sous  le  rapport  de  l'organisation 
politique  des  villes,  des  différences  considérables,  elle  offre  des  résul- 
tats communs  importants.  M.  Thierry,  qui  lui  reconnaît  pour  principe 
l'insurrection  plus  ou  moins  violente,  lui  assigne  pour  but  l'égalité  des 
droits  et  la  réhabilitation  du  travail.  D'un  bout  du  territoire  à  l'autre 
elle  conduit  au  progrès  et  aux  garanties  de  la  liberté  civile  ;  elle  tend  à 
substituer  une  magistrature  élective  aux  pouvoirs  féodaux. 

Cette  substitution  a  lieu  d'une  manière  complète  dans  la  plus  grande 
partie  de  la  France.  L^,  devenues  personnes  juridiques  et  selon  f  ancien 
droit  civil  et  selon  le  nouveau  droit  féodal,  les  villes  n'eurent  pas  seu- 
lement la  liberté,  elles  acquirent  une  sorte  de  souveraineté.  Passant  de 
la  sujétion  au  gouvernement,  la  plupart  obtinrent  ou  s'attribuèrent 
tout  ce  que  les  seigneurs  possédaient  dans  leurs  domaines  :  la  juridic- 
tion civile  et  criminelle  et  l'exercice  des  armes.  Elles  administrèrent 

urbaine  du  xn*  etdu  xiii*  siècle,  le  Tableau  de  l'ancienne  France  municipale. Ce  dernier 
travail  complèle  fautre  k  cet  égard.  Extrait  du  II*  tome  qu'a  publié  M.  Augustin 
Thierry  dans  la  Collection  des  documents  inédits  auquel  il  sert  d'introduction ,  il  est 
placé  à  la  suite  de  YHistoire  du  tiers  état,  dans  le  volume  dont  nous  rendons  compte. 
C'est  un  fragment  historique  aussi  important  qu'étendu.  M.  Thierry  y  montre  toutes 
les  particularités  que  présente  la  révolution  municipale  sur  les  divers  points  de  la 
France,  et  il  y  distribue  les  institutions  urbaines  en  catégories  d'après  leurs  ressem- 
blances et  leurs  dififérences.  Il  les  divise  ainsi  en  trois  zones  principales  et  en  cinq 
régions  secondaires.  Ces  cinq  régions,  dans  lesquelles  les  groupe»  de  villes  offrent 
une  certaine  uniformité  clans  leur  constitution  et  dans  leur  destinée,  sont:  la  région 
du  nord,  comprenant  la  Picardie ,  l'Artois,  la  Flandre,  la  Lorraine ,  la  Champagne, 
l'Ile-de-France;  la  région  du  midi,  comprenant  la  Provence,  le  Comtat  Venaissin, 
le  Languedoc,  l'Auvergne,  le  Limousin  et  la  Marclie,  la  Guyenne  et  le  Périgord, 
le  Béarn  et  la  basse  Navarre,  le  comté  de  Foix  et  le  Roussillon;  la  région  du  centre, 
comprenant  l'Orléanais  et  le  Câlinais,  le  Maine,  l'Anjou,  la  Touraine,  le  Berry,  le 
Nivernais,  le  Bourbonnais  et  la  Bourgogne;  la  région  de  l'ouest,  comprenant  la 
Bretagne,  le  Poitou,  l'Angoumois,  l'Aunis  et  la  Saintonge;  la  région  de  l'est  et  du 
«ud-est,  comprenant  l' Alsace,  la  Franche-Comté,  le  Lyonnais,  la  Bresse  et  le  Dau- 
phiné.  Cette  dernière  division  relevait  alors  tout  entière  du  Saint-Empire  romain  et 
suivait  une  autre  impulsion  que  les  autres.  Nous  renvoyons,  du  reste,  au  savant 
et  ingénieux  fragment  de  M.  Thierry  pour  les  détails  des  institutions  introduites 
^ans  les  villes  de  ces  différentes  régions. 


FÉVRIER  1855.  81 

leurs  inlériB ,  jugèrent  leurs  habitants,  firent  même  la  guerre  à  leurs 
ennemis.  Mais ,  outre  l'avantage  que  trouva  la  société  iu*baine  dans  sa 
constitution  particulière,  elle  l'ournit  à  la  société  générale  la  plupart 
des  moyens  à  l'aide  desquels  cette  dernière  se  rétablit  peu  à  peu  dans 
un  ordre  meilleur,  et  reçut  une  oi"ganisation  supérieure  à  celle  qu'elle 
avait  eue  dans  les  temps  anciens.  C'est  au  milieu  des  villes  que  surgirent 
et  se  conservèrent  des  institutions  qui  devaient  cesser  un  jour  d'être 
locales  pour  entrer  dans  le  droit  civil  ou  le  droit  politique  du  pays. 
C'est  par  elles  que  la  loi  écrite  reprit  son  empire,  que  l'administration, 
dont  la  pratique  s'était  perdue,  recommença  pour  servir  plus  tard 
d'exemple  et  de  leçon  à  l'État. 

La  bourgeoisie,  «nation  nouvelle,  dit  M.  Thierry,  dont  les  mœurs 
«sont  l'égalité  civile  et  l'indépendance  dans  le  travail,  s'élève  entre  la 
u  noblesse  et  le  servage,  »  crée  un  droit  urbain  qu'elle  oppose  au  droit 
féodal.  Ce  droit  a  pour  fondement  l'équité  naturelle,  et  règle,  d'après 
les  principes  de  celte  équité,  l'état  des  pei-sonnes,  la  constitution  de  la 
famille,  la  transmission  des  héritage».  Il  consacre  le  partage  égal  des 
biens  paternels  et  maternels,  meubles  et  immeubles,  l'égalité  des  frères 
et  des  sœurs,  la  communauté  entre  époux  des  choses  acquise»  durant 
le  mariage.  Ce  droit  passera  plus  tard  de  la  ville  dans  le  royaume. 

L'influence  des  villes  émancipées  s'étendit  aux  campagnes.  Jusque  là 
la  servitude  de  la  glèbe  y  était  générale  :  c'était  un  perfectionnement 
sunenu  dans  la  situation  de  cette  classe  nombreuse  qui  ne  s'apparte- 
nait pas,  et  qui  non-seulement  reconnaissait  la  dépendance,  mais  lor- 
mait  la  propriété  d'autrui.  Du  tout  à  la  fois  ii  l'esprit  plus  doux  du 
christianisme  et  aux  habitudes  plus  simples  des  con(|uérauts  germains , 
il  avait  marqué  le  passage  de  l'esclavage  domestique  à  la  servitude  ter- 
ritoriale. L'homme  avait  cessé  d'être  posjédé  et  vendu  comme  meuble 
pour  être  immobilisé  sur  le  sol  auquel  il  était  attaché  et  dont  il  suivait 
la  destinée.  Le  serf  avait  eu  une  famille  et  jusqu'à  un  certain  point  uno 
propriété.  Il  se  mariait  sur  le  domaine  de  son  seigneur,  mais,  marié,  il 
ne  pouvait  être  séparé  de  sa  feiUme  et  de  ses  enfants.  Il  cultivait  une 
portion  de  la  terre  de  son  maitre  soit  féodal,  soit  ecclésiastique,  n)ais. 
moyennant  l'acquittement  des  redevances  imposées  et  convenues,  il  en 
avait  l'usufruit  pour  ainsi  dire  héréditaire.  Ce  progrès  dans  sa  condi- 
tion ne  lui  suffit  pas.  Il  aspira,  après  l'affranchissement  des  communes, 
non  plus  à  l'amélioration  de  la  servitude,  mais  à  la  plénitude  de  la 
liberté.  Un  cri  général  s'éleva  dans  les  campagnes.  A  l'imitation  des 
bourgeois  des  villes,  les  paysans  du  pbt  pays  se  soulevèrent  en  disant: 
nos  sûmes  homes  cum  U  sunt.  Cette  invocation  des  titres  de  rhumaiiilé  , 


82  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

que  le  contemporain  Robert  Wace  met  dans  leur  bouche,  appuyée  par 
la  force ,  conduisit  à  des  transactions  avec  eux.  L'émancipation  variée 
des  campagnes  commença  :  les  maîtres  du  sol  en  affranchirent  les  co- 
lons pour  de  l'argent. 

Les  esclaves  des  temps  anciens  étaient  devenus  serfs  dans  les  temps 
barbares  et  féodaux  ;  alors  les  serfs  devinrent  censitaires.  Dans  les  vastes 
défrichements  de  forêts  et  de  terres  incultes  qui  s'exécutèrent  au 
xn'  et  au  xin*  siècle,  il  se  forma  des  villages,  des  bourgs  et  des  villes,  qui 
se  peuplèrent  de  familles  échappées  au  servage.  La  révolution  qui  af- 
franchit les  campagnes,  plus  tardive  que  la  révolution  qui  avait  affran- 
chi les  villes,  fut  aussi  beaucoup  moins  apparente  et  beaucoup  plus 
prolongée.  Bien  qu'un  roi  des  commencements  du  xiv'  siècle,  Philippe 
le  Long,  animé  de  l'esprit  généreux  de  sa  race,  et,  comme  les  rois  qui 
l'avaient  précédé  et  les  rois  qui  lui  succédèrent,  poussant  son  pays  vers 
un  ordi2  social  meilleur,  déclarât  solennellement  qu'il  ne  devait  plus 
y  avoir  de  serfs  dans  son  royaume  nommé  le  royaame  des  Francs ,  afin 
que  la  chose  fût  accordante  aa  nom ,  et  ordonnât  que  les  servitudes  fassent 
ramenées  à  franchise,  il  en  resta  bien  longtemps  encore.  Toutefois  la 
révolution  fut  généralement  accomplie  au  xiv*  siècle. 

Mais,  émancipées,  les  campagnes,  qui  devinrent  l'un  des  éléments  du 
tiers  état,  ne  prirent  qu'une  part  tardive  et  indirecte  aux  affaires  pu- 
bliques, en  coopérant,  cent  quatre-vingt-deux  ans  après  les  villes,  à  la 
nomination  des  députés  du  troisième  ordre  et  à  la  rédaction  de  leurs 
eahiers.  C'est  ce  que  remarque  M.  Augustin ,  avec  l'habile  perspicacité 
qui  l'a  conduit  à  fixer  aux  diverses  époques,  d'une  manière  précise  et 
judicieuse,  l'importance  que  chacun  acquiert  dans  l'État  par  le  rôle 
qu'il  joue  dans  l'histoire.  Dès  i3oa,  le  commun  peuple  fut  convoqué 
aux  états  généraux  de  Philippe  le  Bel,  comme  troisième  ordre  du 
royaume;  les  villes  seules  y  envoyèrent  leurs  officiers  investis  de  leur 
mandat.  Durant  les  nombreuses  et  très-importantes  réunions  d'états  gé- 
néraux, depuis  Philippe  le  Bel  jusqu'à  Louis  XI,  la  bourgeoisie  y  eut  la 
représentation  exclusive  du  troisième- ordre.  Ce  fut  seulement  après  la 
mort  de  Louis  XI  que  l'élection  des  députés  du  tiers  état  commença  à 
se  faire,  non  plus  par  les  bonnes  villes  seules,  mais  parles  bailliages,  et 
que  les  habitants  du  plat  pays  concoururent  au  choix  des  représentants 
du  commun  peuple  et  à  la  rédaction  de  leur  cahier.  Des  états  généraux 
de  i  liSh  aux  états  généraux  de  1 789  ,  ce  mode  d'élection  fut  constam- 
ment suivi  :  le  tiers  état,  étant  complet  dans  sa  formation ,  le  fut  dans  sa 
représentation,  et  il  exerça,  par  ses  théories  comme  par  ses  griefs,  par 
la  supériorité  de  ses  pensées  comme  par  l'expression  de  ses  vœux, 


FÉVRIER  1855.  S3 

une  grande  influence  sur  l'organisation  générale  et  la  législation  inté- 
rieure de  la  France.  Nous  le  ferons  voir  d'après  M.  Thierry. 

Ce  fut  surtout  par  la  bourgeoisie  que  le  tiers  état  contribua  au  déve- 
loppement civil  de  la  France,  à  son  homogénéité  précieuse.  Cette 
grande  et  longue  entreprise ,  qui  devait  conduire  notre  pays  à  une  unité 
de  territoire,  de  législation  et  de  population,  inconnue  à  tous  les  autres, 
qui  devait  y  ramener  toutes  les  provinces  à  un  seul  état,  y  transformer 
tant  de  droits  contraires  et  tant  de  coutumes  dissemblables  en  une  loi 
commune ,  y  fondre  les  peuples  diflerents  et  les  classes  hostiles  en  une 
nation  uniforme,  fut  l'œuvre  de  la  royauté.  Poursuivie  durant  sept 
siècles,  avec  des  vicissitudes  variées,  elle  avança  toujours  en  paraissant 
reculer  quelquefois  vers  le  morcellement  du  territoire,  le  rétablisse- 
ment des  constitutions  particulières  et  le  gouvernement  séparé  dos 
classes.  Il  y  eut  ainsi  des  retours  successifs  au  régime  féodal  de  la  no- 
blesse, à  la  souveraineté  républicaine  des  villes,  à  la  domination  tem- 
porelle du  clergé.  Mais  les  maux  de  la  division  Hrent  sentir  encore 
plus  le  besoin  de  i' unité,  et  chaque  mouvement  en  arrière  fut  cons- 
tamment suivi  d'un  pas  en  avant  plus  marqué  et  plus  décisif.  Pouvoir 
central  et  général ,  la  royauté  réunit  pour  posséder,  organisa  pour  régir, 
égalisa  pour  soumettre.  Elle  prépara  ainsi  la  France  moderne  dans  la 
formation  et  l'administration  de  laquelle  elle  eut  pour  principal  auxiliaire 
le  tiers  état. 

Le  tiers  état,  dont  elle  seconda  tout  d'abord  l'avéneinent  à  l'indépen- 
dance et  même  à  la  souveraineté,  bien  qu'il  se  mit  quelquefois  en  lutte 
avec  elle  pour  faire  prévaloir  ses  intérêts  propres  cl  ses  droits  particu- 
lici's,  fut  en  général  l'agent  actif  des  desseins  monarchiques  et  le  régu- 
lateur de  l'œuvre  nationale.  Il  prêti  son  concours  à  la  royauté,  au 
moment  même  où  la  royauté  commença,  au  xii*  siècle,  sa  vaste  entre- 
prise. 

La  révolution  sociale  qui  avait  constitué  la  classe  urbaine  avait  été 
secondée  par  une  révolution  scientifique.  L'étude  du  droit  romain  avait 
été  reprise  en  Italie,  et  des  écoles  de  Bologne  elle  s'était  propagée  sur 
le  reste  du  continent.  Le  droit  romain  devint  en  Finance  raison  écrite 
pour  la  portion  du  territoire  dont  les  coutumes  n'en  avaient  conservé 
que  peu  de  chose,  et  droit  écrit  pour  celles  où  la  loi  romaine  avait  passé 
dans  les  mœurs  et  subsistait  à  l'état  de  droit  coutumier.  Il  se  forma 
alors,  dans  la  classe  urbaine,  des  légistes,  qui,  épris  de  la  tradition  ro- 
maine et  réveillant  le  souvenir  du  pouvoir  impérial,  travaillèrent  ù  ré- 
tablir l'unité  de  gouvernement.  Ils  furent  les  premiers  inMruments  de 
l'autorité  générale.  La  royauté,  qui  jusque-là  avait  été  pui^cment  féo- 


'% 


84  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dale  et  qui  le  demeura  quelque  temps  encore,  s'appuya  sur  les  com- 
munes et  sur  les  légistes,  employa  les  milices  des  unes  et  les  arguments 
des  autres,  la  force  populaire  et  la  science  traditionnelle,  pour  étendre 
son  domaine  et  sa  puissance,  marcher  vers  la  conquête  graduelle  du 
territoire  et  vers  une  organisation  mieux  entendue  et  plus  équitable  de 
l'État. 

Cette  révolution  générale,  qui  dura  sept  siècles,  est  le  caractère  domi- 
nant de  la  dramatique  histoire  de  notre  pays,  depuis  Louis  le  Gros 
jusqu'à  Louis  XVI,  depuis  l'aQi'anchissement  de^  communes  jusqu'à  la 
convocation  des  états  généraux  de  i  789.  Elle  renferme  toutes  les  autres 
révolutions  partielles,  qui  n'en  sont  que  les  moyens  successifs  ou 
les  obstacles-  momentanés.  Dans  un  second  et  dernier  article  nous 
en  suivrons  les  phases.  Nous  servant  des  laborieuses  recherches  de 
M.  Thierry,  de  ses  ingénieux  aperçus  et  de  ses  fortes  conclusions,  nous 
montrerons  les  destinées  du  tiers  état  sous  ses  diverses  formes.  Nous 
examinerons,  soil  dans  les  cours  de  justice,  soit  dans  les  délibérations 
des  états  généraux,  soit  dans  rétablissement  des  grandes  ordonnances, 
soit  dans  le  maniement  de  l'administration,  la  part  qu'il  a  prise  à 
l'œuvre  de  la  royauté  avant  de  commencer  la  sienne. 

MIGNRT. 

(  La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

SEPTièMB    ARTICLE  ^ 

Nous  avons  vu,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  en  Angleterre ,  un  homme 
d'Etat  célèbre  refuser  de  se  charger  de  la  conduite  des  affaires,  si  la 
reine  ne  lui  permettait  de  disposer  de  tous  les  emplois  un  peu  consi- 
dérables de  sa  maison,  jusqu'à  ceux  de  ses  dames  d'honneur.  Sir  Ro- 

'  Voyez,  ponr  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i854.  page  5^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  62  1  ;  pour  le  Iroisième,  celui  d'octobre,  page 
600;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687  ;  pour  le  cinquième,  celui 
de  décembre,  page  753;  et,  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19. 


FEVRIER  1855.  85 

bert  Peel  alléguait  l'extrême  danger  de  laisser  celle  dont  l'appui  lui 
ëlait  si  nécessaire  entourée  d'influences  contraires  à  la  sienne,  surtout 
le  mauvais  effet  d'un  tel  exemple  et  la  force  qu'il  donnerait  à  ses  ad- 
versaires, lorsqu'il  serait  évident  qu'on  peut  être  très-bien  avecia  reine 
sans  seconder  son  gouvernement.  Ces  deux  motifs,  déjà  si  puissants 
dans  une  monarchie  constitutionnelle,  le  sont  bien  plus  dans  une  nio- 
narcliie  absolue,  où  tout  dépend  de  la  volonté  et  de  la  faveur  mobile 
du  souverain.  Voilà  pourquoi  Richelieu  prenait  tant  de  souci  des  maî- 
tresses .et  des  favoris  de  Louis  XIIÏ ,  et  Mazarin  s'inquiétait  si  fort  de 
toutes  les  personnes  qui  composaient  la  maison  d'Anne  d'Autriche.  Il 
sentait  parfaitement  que  son  pouvoir  serait  toujours  chancelant  ailleurs, 
s'il  n'était  assuré  auprès  de  la  régente.  Comment  résister  à  l'Espagne 
dans  le  cœur  de  la  sœur  de  Philippe  IV,  si  tout  ce  qui  l'environne  est 
dévoué  à  l'intérêt  espagnol?  Comment  se  défendre  contre  les  princes, 
les  grands,  le  parlement,  le  clergé  et  le  parti  dévot,  si  la  reine  ne 
voit  et  n'entend  que  des  dévots  et  des  dévotes,  si  ^a  conscience  est  di- 
rigée par  l'évoque  de  Beauvais,  i'évèque  de  Limoges  et  l'évêque  de  IJ- 
sieux,  si  les  amis  de  de  Noyers  et  de  Chàteauneuf  dominent  dans  la 
cour,  si  Barillon  est  écouté,  si  Beaufort  dispose  des  gardes,  si  madame 
de  Chevreuse,  présente  ou  absente,  est  toujours  maîtresse  du  cœur  de 
sa  royale  amie?  Aussi  que  d'efforts  de  la  part  de  Mazarin  pour  s'em- 
parer peu  à  peu  de  l'intérieur  de  la  reine!  C'était  ià  que  se  jouaient  ses 
destinées.  Vaincu  à  Mariendal  et  à  Tudelingen  dans  la  personne  de 
Turenne  et  de  Rantznu;  il  pouvait  ressaisir  la  victoire  i  Fribourg  et  k 
Nordlingen,  grâce  à  l'épéc  de  Condé,  conduite  ou  du  moins  soutenue 
par  l'activité  et  la  prévoyance  du  premier  ministre.  Mal  servi  à  Munster 
par  M.  de  Longueville  et  par  d'Avaux,  il  pouvait  réparer  leurs  fautes 
en  leut  adjoi^^nanl  l'habile  et  dévoué  Scrvien.  Mais,  auprès  de  la  reine, 
le  moindre  échec  lui  était  mortel.  Il  ne  fallait  qu'une  calomnie  habile- 
ment semée  et  un  jour  accueillie  pour  lui  enlever  le  prix  de  toutes  ses 
peines.  Une  conspiration  de  palais  pouvait  l'emporter.  Un  capitaine  des 
gardes,  un  lieutenant  des  mousquetaires,  un  colonel  des  Suisses,  une 
dame  d'honneur  accréditée,  une  dame  d'atours  insinuante  ou  hardie,  l'oc- 
cupaient autant  que  Pegnaranda.Mercyet  Francisco deMclos.  S'assurer 
de  toutes  les  avenues  qui  peuvent  conduire  au  cœur  de  la  reine  est 
donc  le  grand  objet  qu'il  se  propose,  et,  pour  l'atteindre  il  n'y  a  pas  de 
manœuvre  qu'il  n'emploie ,  pas  de  ressort  qu'il  ne  fasse  jouer,  pensions, 
places,  promesses,  menaces,  séductions  habiles  cl  coups  de  vigueur 
frappés  à  propos.  De  bonne  heure  il  supplie  la  reine  de  lui  donner 
quelque  charge  domestique,  afm  de  loger  dans  le  palais  et  d'être  à  toute 


86  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

heure  auprès  d'elle.  H  lui  demande ,  par  exemple ,  la  place  de  son  tré- 
sorier particulier,  qui  n'était  assurément  pas  mal  choisie.  Il  lui  répète 
sans  cesse  qu'un  emploi  de  ce  genre  lui  est  indispensable  :  qu'à  ne 
peut  être  tranquille  qu'à  ce  prix^  et  il  ne  l'a  été,  en  effet,  il  ne  s'est 
cru  fermement  établi  qu'après  être  parvenu  à  réunir  entre  ses  mains 
les  deux  chaînes  de  surintendant  de  l'éducation  du  roi  et  de  surinten- 
dant de  la  maison  de  la  reine.  Mais  il  n'est  arrivé  là  que  peu  à  peu  et 
assez  tard.  L'intervalle  qui  sépare  la  première  et  vive  expression  de 
ses  vœux  et  leur  entier  accomplissement  est  rempli  par  de  continuelles 
alarmes. 

Les  historiens  qui  s'arrêtent  à  l'extérieur  des  choses  et  décrivent  les 
événements  sans  remonter  à  leurs  causes  véritables,  ne  daignent  pas 
s'occuper  de  ces  détails,  qu'ils  renvoient  aux  mémoires;  mais  nous,  qui 
étudions,  dans  l'histoire  le  développement  de  la  nature  humaine,  qui 
recherchons  les  causes  des  événements  humains  dans  les  pensées,  les 
sentiments,  les  passions,  les  intérêts,  la  situation  des  hommes,  c'est 
avec  un  soin  particulier  que  nous  nous  appliquerons  à  recueillir  les 
moindres  traces  des  intrigues  qui  menaçaient  Mazarin  dans  l'intérieur 
de  la  reine,  et  des  luttes  obscures  et  persévérantes  qu'il  eut  à  y  sou- 
tenir. 

Commençons  par  reconnaître  le  terrain  délicat  où  ces.  luttes  vont 
s'engager,  et  en  quelque  sorte  le  champ  de  bataille,  la  maison  du  roi  et 
celle  de  la  reine  dans  les  premiers  temps  du  ministère  de  Mazarin, 
bien  entendu  qn  nous  bornant  aux  personnages  les  plus  considérables. 

Pour  parler  d'abord  de  la  maison  militaire,  à  la  tête  des  gardes  du 
corps  de  la  reine,  était  le  comte  François  de  Guitaut,  qui  s'était  fait 
donner  pour  lieutenant  son  neveu  le  comte  de  Comminge,  et  avait 
rempli  toute  sa  compagnie  de  ses  parents  et  de  ses  amis.  Le  comte  de 
Guitaut  était  assez  vieux^;  il  avait  fidèlement  et  courageusement  servi 

'  1"  carnet,  p.  96:  «Vorrei  havere  un  cârattere  di  suo  servitore  domestico;  è 
I  necessario  cbe  S.  M.  lo  faccia.  »  Ibid.  p.  98  :  «  S.*  M.  penai  a  darmi  carica  di  suo 
c  domestico  per  haver  stanze  in  casa ,  e  che  per  mie  mani  passino  gli  denari  cbe 
•  S.  M.  disporrà  in  segreto.  »  —  *  C'est  ce  comte  de  Guitaut  qui,  en  i65i,  arrêta 
au  Louvre  les  princes  de  Condé  et  de  Conli  et  le  duc  de  Longueville.  Il  est  mort  en 
i663,  âgé  de  quatre-vingt-deux  ans,  sans  avoir  été  marié.  Son  neveu  et  héritier, 
Gaston,  comte  de  Commingo,  arrêta,  en  16^9,  le  conseiller  Broussel ,  succéda  à 
son  oncle  comme  capitaine  des  gardes  du  corps  de  la  reine-mère ,  passa  par  divers 
grands  emplois  militaires,  fut  tour  à  tour  ambassadeur  en  Portugal  et  en  Angle- 
terre, et  mourut  en  1670,  ayant  eu  des  enfants,  qui  n'ont  pas  laissé  de  postérité, 
en  sorte  que  cette  brancbe  des  Guitaut  s'est  éteinte  an  xvii'  siècle.  A  une  autre 
branche ,  celle  des  Peichpeirou  de  Comminge ,  appartenait  le  comte  Guillaume  de 


^.î>  FÉVRIER  1855.  81 

là  reine  dans  la  mauvaise  fortune;  il  se  croyait  donc  autorisé  par  son 
dévouement  ancien  et  éprouvé  à  exercer  un  certain  ascendant  sur  elle, 
et  il  était  jaloux  de  quiconque  entrait  un  peu  trop  avant  dans  ses  bonnes 
grâces.  Il  montrait  pour  la  reine  une  passion  qui,  à  son  âge,  n'était  pas 
fort  dangereuse,  et  un  tel  rival  ne  troublait  guère  Mazarin;  mais  la  ja- 
lousie de  Guilaut  éclatait  souvent  en  scènes  très-désagréables  :  elle  pou- 
vait même  le  mener  plus  loin. 

Les  gardes  du  corps  du  roi  formaient  quatre  compagnies,  dont  les 
capitaines  étaient  le  marquis  de  Chandenier,  de  la  famille  des  Roche- 
chouart;  le  vieux  comte,  depuis  duc  de  Tresmes,  dont  nous  avons  eu 
occasion  de  parler,  père  du  jeune  et  vaillant  guerriw  tué  au  siège  de 
Thionville;  Villequier,  de  la  famille  d'Aumont,  excellent  officier,  cons- 
tamment attaché  au  parti  du  roi ,  qui  se  distingua  sous  Gondé  à  la  ba- 
taille de  Lens  et  fut  fait  maréchal  après  celle  de  Rethel  -,  enfm  le  comte 
de  Charost,  fds  du  comte  de  Bcthune.  Ces  quatre  capitaines  servaient 
tour  à  tour  et  suivaient  partout  le  roi,  à  table,  en  voiture;  la  nuit  ils 
couchaient  dans  sa  chambre  et  gardaient  sous  leur  chevet  les  clefs  du 
château.  On  conçoit  quelle  était  leur  importance.  Tresmes  et  Villequier 
étaient  pour  le  cardinal.  Charost,  comme  toute  la  maison  de  Béthune, 
tenait  une  conduite  asses  équivoque  et  des  propos  malveillants.  Il 
parlait  contre  Mazarin  et  pour  de  Noyers  ^  Mais  celui  des  capitaines 
des  gardes  qui  se  mêlait  le  plus  de  poUtique  était  le  marquis  de  Chan- 
denier. Il  était  neveu  de  la  marquise  de  Sénecé,  gouvernante  des  en- 
fants de  France  et  première  dame  d'honneur  de  la  reine,  dont  il  sera 
bientôt  question.  Il  devait  sa  place  au  crédit  de  de  Noyers  quand 
celui-ci  était  ministre  de  la  guerre,  et  il  s'efforçait  de  lui  rendre  ce  qu'il 
en  avait  reçu;  il  rappelait  sa  capacité,  faisait  hautement  des  Vœux  pour 
qu'il  rentrât  dans  les  affaires,  et  s'inqtiiétait  fort  peu  de  déplaire  au 
premier  ministre. 

Les  mousquetaires  h  cheval  avaient  pour  capitaine  le  comte  de  Tré- 
viile,  célèbre  par  son  courage,  qui  s'était  distingué  dans  les  guerres 
d'Italie,  particulièrement  au  pas  de  Suze,  ie  père  de  ce  Tréville  qui, 
dans  la  dernière  moitié  du  siècle,  passa  pour  un  des  plus  beaux  espiits, 
et  se  fit  un  assez  grand  nom  par  l'agrément  de  sa  conversation,  sa  ga- 
lantef'ic  tour  à  tour  et  sa  dévotion  »  sa  passion  pour  Madame  Henriette 

Guitaut,  qu'on  appelait  le  petit  Guitaul,  premier  gentilhomme  Hu  prinee  de  Condé, 
qui  l'accompagna  en  Belgique,  ainsi  que  Colignyet  Boulteville,  ne  rentra  en  France 
u'avec  lui  et  mourut  à  soixante  ans,  en  1 685.  C'est  le  Guilaut  dont  parle  madame 
e  Sévigné.  Sa  postérité  subsiste.  —  '  111*  carnet,  p.  54  :  «M.  di  Charo.  .  .  parla 
t  contra  me.  >  Jbid.  p.  ag. 


a 


88  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  son  jansénisme.  Le  comte  de  Tréville  était  cher  à  Louis  XIIL  Sa 
faveur  naissante  avec  son  esprit ,  son  indépendance  et  sa  résolution ,  por- 
tèrent ombrage  à  Richelieu  ^  et  le  cardinal  exigea  du  roi  qu'il  le  ren- 
voyât ainsi  que  deux  ou  trois  autres  oflTiciers  des  gardes.  Louis  XIII 
résista  longtemps  et  ne  céda  qu'à  la  dernière  extrémité.  A  la  régence , 
Tréville  avait  repris  son  commandement  avec  ses  habitudes  d'indépen- 
dance et  ses  propos,  qui  n'étaient  pas  plus  favorables  au  nouveau  mi- 
nistre qu'à  l'ancien, 

H  y  avait  aussi  des  gardes  extérieurs,  qu'on  appelait  gardes  de  la 
porte.  Leur  capitaine  était  le  comte  de  Nogent,  homme  d'esprit,  mais 
le  digne  frère  de  Baulru,  comte  de  Séran,  comme  lui  bouffon  servile, 
et  flatteur  sans  mesure  de  tout  ce  qui  était  puissant  :  il  avait  passé  de 
la  dépendance  de  Richelieu  dans  celle  de  Mazarin*. 

Le  marquis  de  Villeroy  était  à  la  tête  des  cent  hommes  d'armes. 
C'était  un  homme  de  mérite,  prudent,  avisé,  et  faisant  sa  cour  sans  bas- 
sesse; il  attendit  pour  apercevoir  les  défauts  de  Mazarin  qu'il^fût  exilé 
et  presque  perdu,  mais  il  commença  par  d'assez  grandes  déférences,  et 
fut  ainsi  nommé  gouverneur  du  petit  roi,  ce  qui  le  fit  plus  tard  duc  et 
maréchal. 

Dès  qu'Anne  d'Autriche  fut  régente,  elle  songea  à  donner  la  lieute- 
nance  de  ses  chevau-légers  à  Barrière,  l'un  des  hommes  les  plus  résolus 
et  les  plus  intrépides,  qu'elle  avait  autrefois  employé  dans  des  missions 
difficiles ,  et  qui  avait  été  mêlé  aux  conspirations  du  comte  de  Soissons 
et  de  Cinq-Mars"  Tout  le  parti  des  Importants  le  désignait  à  son  choix, 
et  elle-même  s'était  engagée  envers  Bamère  par  une  proinesse  sur  la- 
quelle il  se  reposait.  Mazarin  connaissait  trop  cet  ami  de  Varicarville , 
de  Saintlbar,  de  Montrésor  et  deFontrailles,  pour  ne  pas  craindre  un(^ 
pareille  nomination.  11  savait  de  quoi  Barrière  était  capable,  et  qu'au- 
trefois il  avait  offert  à  la  reine  d'assassiner  Richelieu.  Il  traîna  d'abord 

'  '  Richelieu  avail  bien  raison ,  car  Monlglal  nous  apprend  que  Tréville  était ,  ainsi 
que  Cinq-Mars,  ie  contident  de  Louis  XII [  dans  les  moments  d'humeur  que  le  roi 
avait  contre  le  cardinal;  que  Cinq-Mars  ayant  proposé  de  s'en  défaire  en  le  tuant, 
el  le  roi  s'étant  récrié  et  lui  ayant  répondu  qu'il  serait  excommunié  parce  que 
Richelieu  était  cardinal  el  prèlre,  «Tréville,  qui  savait  le  secret  et  qui  s'était  offert  de 
«faire  l'exécution,  lui  répartit,  que,  pourvu  qu'il  eût  son  aveu,  il  ne  s'en  mettait 

•  pas  en  peine,  et  qu'il  irait  à  Rome  pour  s'en  faire  absoudre.  Mais  ils  ne  purent 

•  jamais  ie  faire  abandonner  par  le  roi  ,^  qui  était  persuadé  que,  s'il  le  perdait,  il 
«serait  perdu  lui-même,  et  que  son  Etat  ne  subsistait  que  par  lui.»  Moniglat, 
p.  375  du  tome  XLIX,  dans  la  coUect.  Petitot.  —  *  Voyez  le  portrait  qu'en  a  fait 
madame  de  Molteville,  t.  II,  p.  69.  Nogent  et  son  frère  étaient  parfaitement  dignes 
d'avoir  leur  place  parmi  les  caricatures  de  Tailemant ,  t.  II,  p.  io3.     '■•'■'" 


FEVRIER  1855.  89 

celte  affaire  en  langueur  sous  divers  prétextes,  puis,  lorsque  son  crédit 
se  fut  accru ,  il  demanda  à  la  reine  de  ne  plus  penser  à  Barrière  pour 
une  charge  aussi  périlleuse,  et  lui  fit  accepter  un  ofRcier  vaillant  et 
habile,  qui  lui  fut  toujours  fidèle,  et  qui  était  réservé  aux  plus  grands 
commandements,  si  la  mort  ne  feût  arrêté  de  bonne  heure,  le  marquis 
de  Saint-Mégrin ,  le  frère  de  la  belle  Saint-Mégrin,  fille  d'honneur  de  la 
reine,  et  passionnément  aimée  du  duc  d'Orléans.  Quand  Barrière  vint 
se  plaindre  à  la  reine  et  rappeler  ses  anciens  services,  elle  les  tourna 
presque  contre  lui,  et  lui  répondit,  en  parlant  du  cardinal  de  Richelieu  : 
«  Vous  savez ,  Barrière ,  que  je  vous  dis  et  vous  le  répétai  :  il  est  prêtre , 
«je  n'y  puis  consentir'.»  Barrière  n'attendit  plus  rien  de  la  bonne  vo- 
lonté de  la  reine,  et,  pensant  qu'il  la  fallait  servir  malgré  elle,  il  se  jeta 
au  plus  fort  des  intrigues  violentes  qui  se  tramaient. 

Les  gardes  françaises  et  les  gardes  suisses  formaient  deux  régiments, 
chacun  de  cinq  ou  six  mille  hommes.  Partout  où  était  le  roi,  ils  occu- 
paient les  avenues  de  sa  résidence.  Le  colonel  des  gardes  françaises 
était  le  maréchal  deGrammont,  que  nous  connaissons,  courtisan  et  mi- 
litaire, agréable  à  tous  et  à  tous  assez  fidèle,  ami  particulier  du  duc 
d'Enghien  et  fort  bien  avec  le  ministre.  Les  gardes  suisses  avaient  eu 
longtemps  à  leurtêlc  le  maréchal  de  Bassompierre,  fameux  sous  Henri  IV 
par  son  esprit,  sa  bravoure  et  sa  galanterie.  Il  était  fait  pour  plaire  aux 
rois  comme  aux  femmes;  au.ssi  inquiéta-t-il  de  Luynes,  qui  fexila  dans  de 
grandes  ambassades.  Ses  liaisons  avec  la  maison  de  Lorraine  le  jetèrent 
dans  diverses  intrigues,  que  Richelieu  aiTêta  en  le  mettant  à  la  Bastille. 
La  princesse  de  Conti,  Louise  de  Lorraine,  dont  il  était  l'amant,  ot  dit- 
on,  le  mari  secret,  mourut  de  douleur  lorsqu^lle  apprit  sa  prison. 
Bassompierre  y  resta  douze  années,  et  c'est  pendant  ce  temps  qu'il  a 
écrit  ses  Ambassades  et  ses  Mémoires.  Richelieu  l'avait  remplacé  dans  le 
commandement  des  Suisses  par  un  de  ses  parents,  le  marquis  de  Coislin, 
gendre  du  chancelier  Séguier,  officier  d'une  grande  espérance,  qui  périt , 
en  16/4 1 ,  à  a8  ans,  des  blessures  reçues  au  .Mégc  d'Aire.  A  la  mort  de 
Richelieu,  Bassompierre  sortit  de  sa  longue  prison  et  espéra  rentrtr 
dans  sa  chaîne.  Louis  XIII  ne  voulut  pas  faire  cette  ofl'en se  à  la  mémoire 
du  cardinal,  et  il  aima  encore  mieux  céder  an  crédit  naissant  de  l.-i 

'  Madame  de  MoUeville,  Mémoires,  t.  I,  p.  188-190.  Selon  elle,  il  s'agissait  de 
In  licutenance  des  gendarmes  de  la  reine,  mais  Pinard,  qui  a  travaillé  sur  les  pièces 
authentiques ,  dit  que  Sainl-Mégrin  fut  nommé  capitaine-lieutenant  des  chevau- 
légers  de  la  reine,  le  18  juin  ioA3.  Mazarin  ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard  ; 
lu*  carnet,  p.  la  :  «Compania  di  cavalli  leggieri  deslinata  a  Barriera. . .  t  Aupa- 
ravant la  lieutenance  des  cbevau-légers  était  au  maréchal  de  Schomberg. 

13 


90  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

future  régente  et  donner  cet  important  commandement  à  un  homme 
qui  déjà  occupait  un  emploi  considérable  auprès  de  sa  personne,  le 
comte  Henri  de  la  Châtre,  dont  l'esprit  égalait  la  bravoure.  Comme 
grand-maître  de  la  garde-robe,  La  Châtre  avait  eu  occasion  de  voir 
souvent  Arme  d'Autriclie,  et,  touché  de  ses  malheurs,  il  avait  épousé  sa 
cause  et  pris  part  à  ses  desseins  ou  plutôt  à  ses  espérances,  car  il  se 
garda  bien  de  s'engager  dans  l'affaire  de  Cinq-Mars,  et  il  attendit  la 
mort  de  Richelieu.  Colonel  général  des  Suisses ,  c'est  à  lui  ainsi  qu'à 
Beaufort  que  la  reine  confia  la  garde  de  ses-  enfants  dans  les  premiers 
jours  de  la  régence.  11  lui  était  entièrement  dévoué,  mais  il  resta  fidèle 
aussi  à  Beaufort.  Ses  mémoires,  si  précieux  pour  la  comiaissance  intime 
des  premiers  mois  de  la  régence,  mettent  à  nu  ses  sentiments,  et  le 
montrent  intimement  lié  avec  les  plus  violents  ennemis  de  Mazarin. 

Telle  étiit  la  maison  militaire  du  roi  et  de  la  reine,  qui  pouvait  jouer 
un  si  grand  rôle  dans  les  événements  qui  se  préparaient. 

Mazarin  savait  que  les  Vendôme,  après  avoir  essayé  de  tontes  les  in- 
trigues de  cour,  songeaient  à  prendre  d'aulrcs  moyens,  qu'ils  avaient 
fait  venir  à  Paris  une  foultf  de  gentilshommes  prêts  à  tout  faire,  cl  que, 
dans  les  conseils  secrets  des  Importants,  il  était  question  d'un  coup  de 
main  contre  sa  personne.  11  y  avait  parmi  eux  des  gens  auxquels  ni  le 
cœur  ni  le  bras  ne  manquaient  pour  les  plus  mauvaises  entreprises. 
Mazarin  avait  envoyé  à  l'amiée  sous  Thionvillc  le  régiment  qui  portait 
son  nom  :  il  n'avait  pour  se  défendis?  que  les  gardes  du  roi  et  de  la  reine , 
et  ses  ennemis  en  étaient  plus  maîtres  que  lui.  L'intime  ami  de  Beau- 
fort  commandait  les  Suisses,  qui  formaient  à  eux  seuls  une  petite  armée. 
Tréville,  en  ayant  bien  soin  de  distinguer  la  reine  de  son  ministre ,  en 
protestant  de  son  dévouement  à  l'une  pouvait  très-bien  se  tourner 
contre  l'autre ,  et  donner  aux  Importants  ses  mousquetaires.  Chandenier 
répandait  le  plus  détestable  esprit  dans  les  gardes  du  corps,  qui  auraient 
repoussé  mollement  ou  peiil-ètre  secondé  quelque  résolution  hardie. 
Guitaut  lui-même,  blessé  dans  sa'vanilé  et  dans  sa  folle  passion,  était 
capable  d'oser  beaucoup  pour  regagner  son  ancien  crédit.  Il  affectait  de 
dédaigner  Mazarin  et  se  joignait  à  Chandenier  pous  vanter  de  Noyers^ 
Mazarin  les  connaissait  tous  les*  quatre  pour  des  hommes  d'honneur, 
fidèles  à  leurs  amis  et  4'un  courage  au-dessus  de  toute  crainte.  D'un 
autre  côté,  la  reine  n'avait  pas  eu  de  serviteurs  plus  éprouvés,  et  il  était 
bien  difficile  de  lui  faire  comprendre  qu'ils  étaient  devenus  tout  à  coup 
des  gens  dangereux.  Elle  leur  devait  beaucoup;  elle  avait  longtemps 
partagé  leurs  sentiments,  leurs  desseins,  leur  langage;  il  était  cruel  de 
les  abandonner  au    moment  même  où  ils  avaient  bien  droit  d'espérer 


FÉVRIER  1855.      '  91 

quelque  avantage  d'une  élévation  ^  laquelle  ils  avaient  tant  contribué. 
Aussi,  la  femme  en  elle  venant  au  secours  de  la  reine,  Anne  d'Auti*iche 
s'eflbrçait  de  tout  arranger  par  de  bonnes  façons  et  de  bonnes  paroles. 
En  même  temps  qu'elle  conservait  un  ministre  qui  lui  était  nécessaire , 
et  qui  commençait  à  lui  être  cher,  elle  redoublait  de  caresses  envers  ses 
anciens  amis,  et  réparait,  ei^  quelque  sorte,  par  une  foule  de  bons  of- 
fices paiticuliers,  la  peine  que  leur  faisait  le  changement  de  sa  politique. 
Après  avoir  refusé  à  Trévilîe  de  donner  à  l'un  de  ses  protégés  une  en- 
seigne dans  les  mousquetaires ,  elle  finissait  par  se  rendre  de  guerre  lasse, 
et  Trévilîe  allait  se  vantant  de  son  crédit'.  Elle  faisait  à  Ghandeuier  des 
présents  considérables;  il  les  acceptait,  et  partait  de  L^  pour  se  croire 
tout  permis.  Elle  souffrait  qu'il  lui  parlât  contre  Mazarin;  elle  descen- 
dait jusqu'à  le  prier  de  voir  plus  souvent  le  ministre.  Lui  s'y  refusait  et 
publiait  son  refus.  Il  répétait  sans  cesse  qu'il  ne  fallait  pas  se  rebuter 
avec  la  reine,  et  qu'à  la  longue  on  obtiendrait  tout.  Il  se  moquait  du 
cardinal,  disant  qu'il  portait  la  simarre  et  faisait  le  galant'-^.  La  Châtre 
disait  tout  haut  que  Bcaufort  avait  raison,  et  il  ne  cessait  pas  de  le  voir 
ainsi  que  madame  de  Montbazon  et  madame  de  Chcvrcusc.  C'était  lui 
que  le  cardinal  redoutait  le  plus,  et  il  s'informait  avec  le  plus  grand 
soin  de  toutes  ses  démarches  et  de  tous  ses  discours'.  Pour  Guitaut,  la 
plupart  du  temps,  il  se  contentait  de  s'en  moquer,  mais  il  n'était  pas 
fort  tranquille  en  songeant  avec  quelle  facilité  le  commandant  des  gardes 
de  la  reine,  poussé  par  les  Importants  et  par  ses  propres  sentiments, 

'  m*  carnet,  p.  3  :  iTrevilla  »i  vanta  ancora  d'un  insogna  délie  guardie,  che  ha 
«  oUenuto  da  S.  M.,  nonoslanle  che  d'abord  S.  M.  si  ricuiasae  di  dargliein. .  .  Dice 
<rche  rinuntiasse  ia  aua  carica  se  non  riccvevaia,  c  S.  M..condiscendc«se.  »  — 
'  II*  carnet,  p.  77,  en  e.'>pa{;nol  :  •Cbandonier  abla  mas  que  (odos:  dice  a  S.  .M. 
»  aUrcvidainente  que lodos  lus  aniigos  de  S.  M.  an  ablado  contra  rlla  y  mi-, 

•  non  si  offende  d'esla  faniiliaridad ait  profession  de  enemigo  mio ,   etc.  ■ 

111*  carnet,  p.  3  :  ■  Sr-hnodenier,  cbc  non  bisngna  ributtnrsi  ton  S.  M.  perche  alla 
1  line  si  oitieno  lullo.  a  P.  31  :  iChandenier,  che  la  rcginn  gli  bavevn  detto  di  veder 

•  mi  pin  Yolte,  ma  che  non  baveva  voluto  farlo,  a  che  storcbhe  fermo  in  qucsto  pro- 

•  positu  volcndo  esscr  ncroico.  ■  P.  55.  •  Scbandcnier  publica  che  S.  M.  conTc- 
«  risce  secrcii  a  lui,  che  in  aicun  tempo  ha  la  porta  scrrala.  ■  Page  68  :  «K 
<  gran  présente  di  nùllo  scudi  a  Chandenier  c  due  mille  scodi  di  pensione.  Crama- 
••  glia  et  altri  non  hanno  qnesto  :  cosi  Schandenier  si  ride  di  tutti,  e  dite  non 
«  haver  bisogno  di  nf ssuno.  1  IV*  carnet,  p.  i5  :  «Schandenier  parla  più  che  mai. 
«Si  vanta  di  esser  sicnro  délia  buona  gralia  di  S.  M.  Ha  detto  a  Villequirr  (autre 
«capitaine  des  gardes)  che  non  dovevo  farmi  accompagnar  la  sera,  e  che  lai  lia- 
«vrebbc  cosi  fatto.  •  II*  carnet,  p.  6a  :  «Schandenier,  cbe  io  porto  la  limarra  e 
«che  faccio  il  galante.  ■  —  '  Ill'camol,  p. 8 G  :  cLa  Chattra.  che  la  condolia  di  Eolort 
«non  poteva   esser  mcghore.  ■    P.  89  :  «Che  m*  di  Chevorosa  machinarebbe  per 

•  altra  slrada  la  mia  perdita,  che  poteva  disporrc  assolutamentc  dclla  Qialra,  etc.  • 

13  . 


92  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pouvait  lui  faire  un  mauvais  parti  à  Saint-Germain,  au  Palais-Royal,  au 
Louvre.  «  Guitaut ,  dit  Mazarin ,  ne  me  veut  pas  de  bien ,  et  cela  parce  qu'il 
M  se  laisse  gagner  par  les  dames  de  la  cour  qui  travaillent  contre  moi.  — 
«Sa  jalousie  ne  m'importe  guère  :  c'est  un  fou.  —  Il  faut  pourtant  que 
uje  prenne  garde  à  moi,  ayant  affaire  à  un  homme  léger  et  mal  inten- 
<(tionné,  qu'on  peut  pousser  à  quelque  ei^reprise  très-facile  à  exécuter, 
«grâce  à  son  poste  de  commandant  des  gardes,  et  à  tous  ses  parents 
«et  créatures.  Un  mauvais  coup  est  d'autant  plus  à  craindre,  qu'il  s'est 
i*  mis  en  tête  d'être  épris  de  la  reine ,  et  qu'il  est  jaloux  de  tout  le 
«  monde  ^.  » 

Il  est  évident  qu'un  pareil  état  de  choses  ne  pouvait  pas  durer,  et 
qu'il  fallait  que  Mazarin  se  retirât  ou  qu'il  fût  sûr  des  commandants  des 
gardes,  et  que  la  reine  lui  sacrifiât  au  moins  ceux  qui  étaient  ouver- 
tement contre  lui.  Richelieu  n'avait  amené  là  Louis  XIII  qu'avec  bieu 
du  temps.  Mazarin  en  était  réduit  à  demander  à  la  reine  de  promptes 
et  énergiques  mesures,  et,  grâce  à  sa  bonne  étoile  et  aux  fautes  des 
Importants ,  nous  verrons  qu'il  parvint  à  les  obtenir. 

Du  coté  de  la  maison  civile  du  roi,  les  dangers  étaient  bien  moins 
grands;  les  charges  y  étaient  plus  nominales  qu'effectives,  l'âge  du 
petit  roi  le  retenant  encore  entre  les  mains  des  femmes.  Les  emplois 
les  plus  humbles  étaient  alors  les  s^uis  importants,  et  Beringhcn  et  La 
Porte,  valets  de  chambre  du  ix)i,  pouvaient  plus  sur  lui  que  ses  pre- 
miers gentilshommes,  que  le  grand  écuyer  et  le  grand  maître. 

'  Iir  carnet,  p.  83  ;  «Ghitto,  che  S.  M.  lo  voleva  mandar  a  visilarmi.  Disse  :  se 

•  voi  non  voleté  vi  mandaro  un  altro.  Onde  bisogna  dire  che  egli  non  vi  fosse  dis- 

•  posto.  »   IV*  carnet,  p.   i3  :  «Gbillo,  per  quello  ogniuno  mi  disse,  non  mi  vuol 

•  bene ,  e  ciô  perche  si  lassa  guadagnar  délie  donne  délia  corte  che  Iravagliauo 
«contra  di  me.»  V*  carnet,  p.  58  :  «Gbillo  :  gelosia,  non  mi  guarda;  è  bestiale, 

■  et  io  non  lo  soffrirô.  ....  Si  paria  piiblicamente  délia  gelosia  di  Gbillo  e  Belin- 

•  gan.»  Ibid.  p.  io3  :  «  .  .  .  A  proposilo  di  Fabrone  colla  regina  madré  conlro 
«cbi  havesse  grand'  aulhorita,  ba  dello  che  quando  si  prendesse  una  risolutione 
«contra  di  lui,  non  ne  sarebbe  altro,  e  le  agitationi  e  colère  leslificate  nel  detlo 
u  discorso  mostrano  che  non  ba  colera  contra  il  Fabrone  cbe  non  ci  è  più ,  ma 
«contra  me,  cbe  godo  le  buone  gralie  di  S.  M.,  e  pero  conviene  cbe  io  avverta 
»  bene  a  me  bavendo  dà  fare  con  un  buomo  leggiero  cbe  ha  queste  intenlione  e  cbe 
«puol  esser  fomenlalo  da  maie  ailetli  ad  inlraprender  con  facilita  mediante  il  poslo 
«  di  capo  délia  guardia  con  tutti  li  olTiziali  parenli  e  dependenli  da  lui,  e  che  crede 

•  che  quando  fosse  falto  non  ne  sarebbe  allro;  e  délia  sua  leggierezza  si  puol  tiœer 

•  più  per  la  folia  cbe  ha  in  testa  dell'  amore  per  S.  M.  e  délia  gelosia  che  ba  di  lutlo 
«il  mondo.  »   Ibid.  p.   107  :  «Gbilto,  alla  presenza  di  m'  di  Senese  disse  a  S.  M. 

■  che  era  vero  cbe  Iravagliava  più  cbe  M'  le  cardinal,  ma  cbe  M.  di  Noyer  era  un 
»gran  buomo,  che  io  n'  bavrei  dà  fare,  e  cbe  non  vi  era  buomo  cbe  Iravaglias&e. 
«tpiù  dlluL  » 


FÉVRIER  1855.  93 

Henri ,  comte  de  Beringhen ,  était  fils  de  Pierre  de  Beringhen ,  gen- 
tilhomme du  pays  de  Glèves,  qui  était  venu  en  France  dans  les  pre- 
mières guerres  de  religion,  et  s'était  attaché  à  la  personne  de  Henri  IV, 
qui  le  prit  en  affection.  Le  jeune  Henri  avait  été  élevé  avec  Louis  Xlll 
et  était  un  de  ses  familiers.  Le  roi,  étant  tombé  dangereusement  malade 
à  Lyon,  lui  avait  confié  un  secret  avec  ordre  de  ne  le  révéler  qu'après 
sa  mort.  Richelieu  pressa  Beringhen  de  lui  dire  quel  était  ce  secret  : 
l'autre  refusa,  et,  quelque  temps  après,  Richelieu  obtenait  de  Louis XIII 
qu'il  renverrait  Beringhen  de  son  service.  Il  paraît  aussi  qu'il  n'était 
pas  étranger  aux  intrigues  du  comte  de  Cramai! ,  de  du  Fargis  et  de  sa 
femme.  Pendant  son  exil,  Beringhen  alla  faire  la  guerre  tour  à  tour 
sous  Gustave- Adolphe  et  sous  Maurice  de  Nassau;  il  se  trouva  à  la 
bataille  de  Lutzen,  et  devint  en  Hollande  commandant  de  la  compa- 
gnie des  chevau-légers  de  la  garde  du  prince  d'Orange.  Il  resta  dix  ans 
hors  de  France.  Rappelé  après  la  mort  de  Richelieu,  du  vivant  de 
Louis  XIII,  il  s'était  donné  tout  entier  à  la  reine,  qui  l'avait  mis  d'a- 
bord auprès  de  la  personne  de  son  fils  en  qualité  de  premier  valet  de 
chambre  et  de  trésorier  de  ses  menus  plaisirs.  Nous  avons  vu  quel 
rôle  il  joua  dans  les  négociations  secrètes  de  la  reine  et  de  Mazarin  qui 
précédèrent  la  mort  du  roi.  Beringhen  avait  conservé  une  haine  fidèle 
à  Richelieu  et  à  toutes  ses  créatures ,  et  il  n'avait  pas  im  grand  goût 
pour  Mazarin.  Il  faisait  l'éloge  de  Chàteauneuf  et  inclinait  du  côté  des 
Importants.  Cependant  il  ne  songeait  plus  à  courir  les  aventures ,  et 
s'appliquait  surtout  à. pousser  sa  fortune.  Mazarin  le  ménageait  en  s'en 
défiant;  il  calmait  sa  mauvaise  humeur  avec  de  l'argent  et  des  places ^ 
Ayant  aisément  deviné  que  Beringhen  aspirait  à  la  charge  de  premier 
écuyer  qu'occupait  le  duc  de  Saint-Simon,  il  la  lui  promettait  et  se 
servait  de  cette  perspective  pour  le  contenir. 

Il  semble  que  l'histoire  n'ait  point  à  s'occuper  de  La  Porte,  domes- 
tique du  dernier  rang,  qui  débuta  par  être  porte  manteau  de  la  reine 
ot  ne  fut  jamais  plus  qu'un  des  valets  de  chambre  du  roi.  Mais  son 
zèle  et  sa  fidélité  courageuse  dans  des  circonstances  extraordinaires,  que 

'  II*  carnet,  p.  Sg  :  «Beliiigan  (c'est  le  nom  français  qu'on  donne  aussi  k  Bcrin- 

•  ghen  dans  ic  Journal  de  Richelieu)  sopra  Chatonof,  e  chc  chiamandolo  S.  M.  gli 
«liaveva  delto  che  io  me  ne  anderei.  »    III*  carnet,  p.  34  :  ■Capitaneria  di  Mazf) 

•  (?)  per  M.  di  Uclingnn.  •  V*  carnet,  p.  65  :  t  Rochemont  ammalato,  proveder 
«alla  carica;  se  Belingan  non  la  vuoie  darla  a  Gudcs,  etc.»  IV*  carnet  p.  89  : 

•  Pensaro  a  proveder  M.  Belingan.  »  Ibid.  p.  Sg  :  •  Beltngan  m'  ha  pariaio,  etc.. 
«e  io  gli  ho  delto  che  S.  M.  vi  haveva  digià  pensato.  Il  fu  re  pli  havcva  promesso 
«  5o  m.  lire.  »  V*  carnet,  p.  66  :  «  Belingan,  di  cattivo  humore.  » 


gil  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

iui-méme  a  racontées  S  lui  avaient  acquis  auprès  de  la  régente  une  faveur 
particulière.  C'était  lui  que,  du  lemps  du  cai'dinal  de  Riclielieu,  elle 
avait  chargé  de  sa  correspondance  avec  son  frère  le  roi  d'Espagne,  avec 
M.  de  Mirabel,  ambassadeur  espagnol  à  Bruxelles,  avec  le  duc  de  Lor- 
raine et  Madame  de  Chevreuse.  Il  mettait  en  chiffres  les  lettres  qu'elle 
écrivait  et  déchiffrait  celles  qui  lui  étaient  adressées.  Il  avait  donc  tons 
ses  secrets.  Richelieu  le  jeta  à  la  Bastille.  Il  ne  se  contenta  pas  de 
le  faire  interroger  par  un  maître  des  requêtes  et  par  le  chancelier  Sé- 
guier,  il  voulut  l'interroger  lui-même;  il  essaya  sur  lui  les  séductions 
et  les  menaces,  et  ne  parvint  jamais  à  tirer  de  lui  que  ce  que  la  reine 
avait  elle-même  avoué.  Un  moment  de  faiblesse  de  La  Porte  l'eût 
perdue.  Aussi,  iorsqu'en  i6/i3  La  Porte  vint  lui  présenter  ses  hom- 
majges,  elle  s'écria  tout  haut  devant  toute  sa  cour  :  «  Voilà  ce  pauvre  gar- 
(  çon  qui  a  tant  souffert  pour  moi  et  à  qui  je  dois  tout  ce  que  je  suis 
«  à  présent.  »  Elle  lui  dit  qu'elle  ne  voulait  confier  son  fds  qu'à  lui,  et 
le  nomma  valet  de  chambre  du  roi,  en  lui  promettant  que  bientôt  elle 
achèterait  de  Beringhen  la  charge  de  premier  valet  de  chambre  pour  la 
lui  donner.  La  Porte  n'avait  qu'à  servir  sa  maîtresse  sans  se  mêler  d'au- 
cune intrigue,  et  sa  fortune  était  faite.  Mais  il  eut  bien  de  la  peine  à 
voir  Richelieu  revivre  dans  Mazarin;  il  en  eut  bien  plus  encore  à  assister 
à  la  disgrâce  des  anciens  amis  de  la  reine;  et,  quand  on  lui  eut  mis  dans 
l'esprit  qu'elle  les  sacrifiait  tous  à  un  caprice  de  femme,  il  entra  dans 
les  sentiments  et  se  permit  le  langage  de  saint  Vincent  de  Paul  et  de 
l'évêque  de  Lisieux.  Vainement  le  cardinal  lit  tout  pour  le  gagner,  il 
résista  à  Mazarin  comme  il  avait  résisté  à  Richelieu;  il  demeura  fidèle  à 
ses  premiers  attachements,  surtout  à  madame  d'IIautefortpour  laquelle, 
dit  Mazarin,  il  se  serait  coupé  les  veines^;  et,  dans  l'égarement  de  son 
zèle,  il  en  vint,  c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend^,  jusqu'à  écrire  une 
lettre  anonyme  06  l'on  faisait  connaître  à  la  reine  tous  les  bruits  inju- 

'  Mémoires  de  la  Porte,  t.  LIX  de  la  collection  PetitoJ.  —  *  Sur  La  Porte ,  sa  fidélité 
à  la  reine,  son  emprisonnement,  son  dévouement  à  madame  de  Hautefort  et  sa  haine 
contre  Mazarin ,  voyez  madame  deMolleville,  t.  1",  p.  3 1  et  p.  81 .  —  IV'  carnet,  p.  67  : 
«  La  Porla  parla  a  S.  M.  le  hore  inticre.  Son  assicurato  che  non  mi  vuol  bene,  poichc 
•<  indarno  ho  fallo  ogni  diligenza  per  gnadagnarlo.  E  furbo  e  si  picca  di  conoscer  S.  M. 
«  meglio  di  nessuno.  Si  laglierebbe  le  veoe  per  Olfort  (madame  de  Hautefort).  La  con- 
•  sigliaa  dissimularc  et  adula  S.  M.,  eson  cerlo  che  lui  et  allri  dicono  allaM.S.cliiara- 
xnienle  di  uon  lassarsi  governare,  che  si  conserva  padrona,  che  si  ricordidel  defunlo 
«  re  che  era  in  preda  al  cardinale  duca,  e  cose  simili.  »  —  '  Mémoires  de  La  Porte , 
ibid.  p.  lio/i.  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'admirer  ici  à  quel  point  Mazarin 
était  bien  servi  par  sa  police.  Aucun  des  mémoires  du  temps  ne  dit  que  La  Porte 
était  l'auteur  de  la  lettre  jetée  dans  le  lit  de  la  reine,  et  La  Perle  est  le  seul  qui 


FÉVRIER  1855.  05 

ricux  que  répandaient  les  Importants  sur  ses  relations  avec  Mazariii, 
et  où  elle  était  suppliée  de  se  séparer  du  cardinal  pour  sa  réputation , 
le  salut  de  son  âme  et  le  bien  de  l'État,  sous  peine  de  voir  bientôt  tom- 
ber sur  sa  tftte  tous  les  malheure  qui  étaient  arrivés  à  Marie  de  IMédicis 
et  au  maréchal  d'Ancre.  Puis  il  fit  copier  cette  belle  lettre  d'une  autre 
main  que  la  sienne,  et  la  jeta  dans  le  lit  de  la  reine.  On  comprend 
quelle  dut  cli'e  la  colère  et  la  douleur  d'Anne  d'Autriche,  Ce  n'était  pas 
assez  d'être  gourmandée  par  des  ecclésiastiques  dont  elle  révérait  le 
caractère  et  par  ses  saintes  amies  des  Carmélites  et  du  Val-dc-GrAce; 
ses  domestiques  mêmes  la  tourmentaient,  et  on  la  poiu'suivait  jusque 
dans  sa  chambre  à  coucher! 

Puisque  nous  avons  dit  un  mot  de  La  Porte,  il  nous  est  impossible 
de  passer  sous  silence  un  autre  personnage  qui,  sans  faire  partie  de  la 
maison  de  la  reine,  était  de  sa  société  la  plus  intime,  et  le  soir,  à  ce  que 
nous  apprend  madame  de  Motteville\  quand  tout  le  monde  était  parti, 
restait  auprès  d'elle,  avec  un  très-petit  nombre  de  serviteurs  et  d'amis, 
jusqu'^  ce  qu'elle  se  retirât  dans  son  oratoire  :  nous  voulons  parler  do 
François  de  Rochechouart ,  chevalier  de  Malte,  connu  sous  le  nom  de 
commandeur  de  Jars,  qui  était  bien  autrement  cher  â  la  reine  que  La 
Porto,  et  pour  elle  avait  encore  souiïert  davantage.  Dans  l'alVarre  de  M"*  de 
Chevreuse  et  de  Châteauneuf,  en  iG33,  Richelieu  l'avait  fait  arrêter 
et  le  tint  onze  mois  dans  un  cachot  de  la  Bastille.  Rien  ne  put  ébranler 
son  esprit  ni  son  cœur  ;  on  l'interrogea  quatre  vingts  Fois*,  et  i!  ré- 
pondit toujours  avec  un  bon  sens  et  une  fenncté  admirables.  Tiré  de 
b  Bastille  pour  être  conduite  Troyes,  où  il  devait  être  jugé,  il  rencon- 
tra dans  la  cour  plusieurs  de  ses  compagnons  de  captivité:  «Adieu, 
n  leur  dit-il,  je  no  sais  où  je  vais,  mais  assmez-vous ,  quoi  qu'il  m'arrive, 
«que  je  suis  homme  d'honneur,  et  ne  manquerai  jamais  â  mes  amis  ni 

s'accuMî.  I.a  roinc  i)'a  jhw  su  de  qui  Tenait  cette  impcrfinence,  car  elle  a  gard('  La 
Porte  assez  longtemps  encore  h  son  service.  Eh  bien,  Maznrin  a  parfaitemcnl  su  ce 
qu'avait  fait  La  Porte.  Celui-ci  avait  été  vu  jclnnt  la  lettre,  cl  Mazarin  en  arnit  été 
infortn»^  h  l'instant  même.  Il  accuse  madame  de  Haulcforl  de  s'élrè  entendue  avec 
La  Porte  :  IV*  carnet,  p.  ai  :  «La  Porta,  clio  mi  Iradisce,  clic  di  concerlo  con 
■  Otfort  messe  la  scrilinra  ncl  Ictlo  di  S.  M.,  clic  Morangi  vi  rrn,  e  clie  fu  vetlulo.  » 
—  '  T.  I,  p.  ai{)  :  ••  Peu  d'hommes,  avec  quatre  ou  cinq  personnes  de  notre  !<cxe, 

•  avaient  ffionncur  ilc  rester  avec  la  rciiic,  û  toutes  les  hcurea  où  elle  était  en  son 

•  particulier.  Ces  honimrs  étaient  le  commandeur  de  Jars,  Bcfînghen,  Cliandenier, 
«capitaine  des  gardes  du  roi,  Guitlaut,  capitaine  des  gardes  de  la  reine,  cl  Com- 

•  minpes,  .«ion  nevcn  et  son  lieutenant.  Quelquefois  d'autres  s'y  fourraient,  et  In 
«reine  se  plaignait  en  riant  de  ce  qu'ils  y  prenaient  racine.»—  *  Mndame  de 
MotleviHe,  t.  I,  p.  G^-'jo. 


06  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

<(à  moi-même.»  A  Troyes,  il  eut  pom' juge  l'odieux  Laffémas,  qu'on 
appelait  le  bourreau  du  cardinal.  En  vain  on  voulut  lui  arracher  par 
les  tourments  et  par  l'appareil  de  la  mort  les  secrets  qui  pouvaient  être 
entre  la  reine,  madame  de  Chevreuse  et  Chàteauneuf:  condamné  à 
mort,  il  monta  sur  l'échafaud,  et,  comme  il  était  près  d'avoir  la  tête 
tranchée,  on  lui  apporta  sa  grâce.  Quelque  temps  après,  il  lui  fut  per- 
mis de  sortir  de  France,  et  il  demeura  en  Italie  jusqu'à  la  mort  de 
Richelieu,  ne  cessant  pas  de  prendre  une  part  plus  ou  moins  directe 
à  tous  les  complots,  et  applaudissant  au  moins  à  celui  de  Cinq- 
Mars  et  du  duc  de  Bouillon.  A  son  retour,  il  commença  par  faire 
romme  ses  anciens  amis,  11  affectait  dans  la  nouvelle  cour  les  senti- 
ments et  le  ton  de  Tréville  et  de  Chandenier.  Fidèle  à  madame 
de  Chevreuse  et  à  Chàteauneuf,  il  leur  sei^ait  d'intermédiaire  et 
d'interprète  auprès  de  la  reine,  et  lui  répétait  toujours  que  Château- 
neuf  était  l'homme  auquel  elle  devait  donner  toute  sa  confiance. 
Ses  malheurs  le  rendaient  inviolable,  et  il  donna  bien  des  soucis  à 
Mazarin^ 

Voilà  les  hommes  qu'une  ancienne  familiarité  ou  leurs  fonctions  ha- 
bituelles appelaient  sans  cesse  auprès  de  la  reine  ;  voilà  les  dispositions 
et  le  langage  qu'ils  apportaient  dans  son  cercle  domestique.  Mais  c'é- 
tait surtout  les  femmes  attachées  à  son  service,  à  des  titres  différents, 

'  Sur  Jars,  voyez  aussi  l'article  suivant.  Madame  de  Motteviile,  qui  admire  tant 
ion  courage ,  ne  dissimule  pas  ses  défauts  et  sa  conduite  cmporlée  et  médiocrement 

loyale  à  l'égard  de  Mazarin.  T.  I,  p.  1 65  :  «Le  commandeur  de  Jars avoit 

x  connu  à  Rome  le  cardinal  Mazarin ,  et ,  par  conséquent,  il  se  rangea  facilement  aux 
«inclinations  de  la  reine  sur  ce  sujet,  et  devint  son  ami  ou  tout  au  moins  en  lit 
«le  semblant,  mais  jamais  il  ne  put  l'être  tout  à  fait,  à  cause  des  grandes  liaison» 
«qu'il  avoit  avec  Chàteauneuf.  11  avoit  de  la  probité,  de  l'esprit,  et  du  courage  à 
■  soutenir  ses  sentiments,  mais  il  étoit  de  son  naturel  l'homme  du  monde  le  plus 
«  injuste  dans  ses  jugements  et  le  plus  emporté.  Il  arriva  depuis,  que .  voyant  le  car- 
I  dinal  Mazarin  persécuter  ou  éloigner  ses  amis  de  la  cour,  et  particulièrement  ce- 
<lui-là  (Chàteauneuf),  il  vint  h.  le  haïr  d'une  haine  mortelle,  quoiqu'en  effet  le 

•  cardinal  Mazarin  lui  fit  recevoir  heaucoup  de  grâces  de  la  reine  et  qu'il  les  reçût 

•  de  la  main  du  ministre.  »  III*  carnet,  p.  56:  «Cavalier  di  Giar  pensa  governare  e 
«  poter  servire  la  dama  (madame  de  Chevreuse)  e  Chaltoneu,  che  li  fà  preparare 
<  una  caméra  en  una  casa  che  ha  in  quesla  villa  :  in  somma  tutti  gli  Important! 
«  pensano  valersi  di  lui  credendo  che  possa  parlar  di  tutto  alla  regina,  con  loquaie 
«si  vanta  haver  havuto  abitudini,  credilo  e  famigliarità  in  altro  tempo.  »  IV'  carnet, 
p.  3A  :  «Certo  che  Giar  porta  parole  a  S.  M.  délia  parte  di  Chattoneu,  e  S.  M. 
«  non  mené  dice  niente.  »  P.  8o  :  «  Faccia  che  vuole  il  cavalier  di  Giar,  ancorche  la 
«.sua  legerezza  e  l'avidità  di  havere  lo  portino  a  protestarmi  amicizia,  in  elTelto  e 
»  intieramente  nel  partito  degli  allri  et  è  persuaso  che  Chattoneu  c  Limoges  (l'évoque 

•  de  Limoges)  sono  nati  per  governar  lo  Stato.  » 


FÉVRIER  1855.  97 

qui  étaient  le  plus  animées  contre  Mazarin.  Naturellement  elles  don- 
naient le  ton  dans  le  palais,  et  leur  esprit  ou  leur  beauté  ou  leur 
caractère  exerçaient  autour  d'elles  une  influence  qui  s'étendait  aisé- 
ment jusqu'à  la  reine.  Comme  nous  le  verrons,  plusieurs  d'entre  elles, 
et  les  plus  considérables,  lui  avaient  fait  presque  autant  de  sacrifices 
que  La  Porto  et  Jars;  leur  loyale  afieclion  ne  pouvait  être  mise  en  doute; 
elles  avaient  aulrefois"  possédé  le  cœur  d'Anne  d'Autriche,  et  elles  y 
étaient  encore  bien  fortes.  Ne  la  quittant  jamais,  elles  pouvaient  tout 
lui  dire  aux  heures  les  plus  favorables,  triompher  peu  à  peu  de  toutes 
les  résistances,  et  entraîner  une  princesse  assez  facile  à  persuader,  pourvu 
qu'au  lieu  de  la  contrarier  directement  on  sût  employer  avec  elle  l'in- 
sinuation et  la  flatterie,  et  on  pense  bien  que  des  femmes  de  cour 
n'élaienl  pas  novices  dans  cet  art.  Unies  par  le  lien  d'une  fidélité 
commune  et  dévouées  à  la  même  cause,  elles  formaient  une  sorte  de 
concert  qui  devint  bientôt  une  conspiration  véritable,  où  se  mêlaient 
toutes  les  passions,  une  dévotion  sincère,  un  zèle  inquiet  pour  la  répu- 
tation de  leur  maîtresse,  la  haine  de  tout  ce  qui  venait  de  Richelieu, 
l'ambition  aussi,  et  le  désir  passionné  du  triomphe  d'anciens  ami»  et 
particulièrement  de  celui  qui  leur  paraissait  un  grand  homme  et  qui 
en  eflet  n'était  pas  un  homme  ordinaire,  l'habile,  résolu  et  énergique 
Châteauncuf. 

Pénétrons  dans  cet  intérieur,  et  faisons  connaissance  avec  les 
dames  qui  étaient  le  plus  près  de  la  personne  et  du  cœur  d'Anne 
d'Autriche. 

La  première  charge  de  la  maison  de  la  reine  était  la  surintendance 
qu'avait  eue  madame  de  Chevrcuse  lorsqu'elle  était  encore  la  connétable 
de  Luynes;  et  c'est  à  ce  titre  qu'elle  avait  tant  vécu  avec  Anne  d'Au- 
triche, aux  jours  de  leur  brillante  et  frivole  jeunesse,  et  qu'elle  avait 
exercé  sur  elle  l'ascendant  fatal  qu'elle  porta  dans  tous  ses  attachements. 
Après  la  surintendance  venait  la  place  de  la  première  dame  d'honneur. 
Elle  fut  quelque  temps  occupée  par  la  marquise  de  Sénccé,  de  la 
maison  de  Larochefoucauld ,  d'une  vertu  irréprochable,  mais  d'un  ca- 
ractère trop  fier  pour  n'avoir  pas  déplu  assez  vite  à  Richelieu.  Il  la 
remplaça  par  la  comtesse  de  Brassac,  «dame  de  grand  mérite,  dit  ma- 
«dame  de  MotteviUe',  savante,  modeste  et  vertueuse,»  qui  s'acquitta 
fort  bien  de  son  emploi,  sans  intrigues  d'aucune  sorte,  gardant  à  la  fois 
une  exacte  fidélité  à  la  reine  et  au  cardinal;  et  la  surintendance  fut 
confiée  à  son  mari,  dont  Anne  d'Autriche  n'eut  jamais  à  se  plaindre. 

'  T.  I.p.  i59 

i3 


98  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Quand  la  reine  eut  un  fils,  Riclielieu  fit  nommer  gouvernante  madame 
de  Lansac^  sœur  de  la  marquise  de  Sablé,  du  marquis  do  Souvré  et  du 
commandeur  du  même  nom,  qui,  fière  de  la  protection  du  cardinal,  le 
prit  assez  haut  dans  la  cour  de  la  reine  et  lui  déplut  fort.  La  place  de 
dame  d'atours  avait  aussi  son  importance.  Madame  du  Fargis  l'avait 
autrefois  remplie  à  la  satisfaction  de  la  reine;  mais,  s'étant  liée  avec  le 
comte  do  Cramai!,  elle  avait  imité  madame  de  Chevreuse  et  avait  eu  le 
même  sort.  Louis  XIII  donna  ce  poste  délicat  6  madame  de  la  Flotte, 
à  laquelle  il  adjoignit  sa  nièce,  la  belle  Marie  de  Haulefort,  dont  la 
beauté  et  la  vertu  lui  avaient  touclié  le  cœur,  l'unique  femme  qu'il  ait 
aimée  avant  mademoiselle  de  La  Fayette ^.^ais  Marie  de  Hautefort,  au 
lieu  de  trahir  sa  maîtresse,  la  servit  avec  une  fidélité  admirable,  que 
Richelieu  punit  en  la  faisant  renvoyer  de  la  cour.  Après  la  mort  de 
Louis  XIII,  tout  changea  de  face,  et  l'intérieur  de  la  reine  fut  renou- 
velé comme  tout  le  reste.  Madame  de  Lansac  fut  congédiée,  et  madame 
de  Sénecé,  sortie  avec  éclat  de  sa  longue  disgrâce,  devint  gouvernante 
des  enfants  de  France.  La  reine  aurait  désiré  garder  madame  de  Brassac 
pour  sa  dame  d'honneur,  et  c'est  avec  regret  qu'elle  céda  aux  instances 
que  lui  fit  madame  de  Sénecé,  qui,  en  acceptant  la  nouvelle  charge 
qu'on  lui  offrait,  redemanda  aussi  l'ancienne,  et  se  trouva  ainsi  pourvue 
des  deux  emplois  les  plus  élevés.  Elle  se  fit  donner  pom'  auxiliaire  et 
pour  survivante  sa  fille,  la  comtesse  de  Fleix.  Enfin,  madame  de  Haute- 
fort  vint  reprendre  sa  charge  de  dame  d'atours.  Pour  dédommager 
madame  de  Brassac,  qui  conserva  toujours  son  estime  et  son  affection, 
la  reine  voulut  garder  quelque  temps  son  mari  à  la  surintendance  de  sa 
maison,  et  ne  le  remplaça  qu'après  sa  mort  par  Mazarin  lui-même. 

Au-dessous  de  mesdames  de  Sénecé,  de  Fleix  et  de  Hautefort,  venait 
un  certain  nombre  de  dames  d'honneur,  et,  dans  un  rang  moins  élevé 
encore,  des  filles  d'honneur,  qu'il  ne  faut  pas  prendre  pour  des  femmes 
de  chambre.  Nous  nous  bornerons  à  mentionner  celles  qui  nous  sont 
connues  et  qui  figurent  dans  les  carnets  de  Mazarin. 

De  toutes  ces  dames  une  seule  était  assez  favorable  à  Mazarin,  et 
finit  même,  quand  il  fut  bien  établi,  par  être  à  son  service  presque 
autant  qu'à  celui  de  la  reine,  madame  de  Brégy ,  Charlotte  Saumaize  de 
Chazan ,  femme  d'esprit  dont  on  a  un  recueil  agréable  de  lettres  et  de 

'  On  peut  voir  à  Versailles,  allique  du  nord,  un  assez  grand  tableau  du  temps, 
d'un  artiste  qui  nous  est  inconnu.  Du  Cayer,  Ferdinand  ou  Juste,  qui  repré- 
sente madame  de  Lansac  en  costume  de  veuve,  tenant  par  la  main  le  petit  roi. 
—  *  Sur  madame  de  Hautefort  et  mademoiselle  de  La  Fayette,  voyez  l'article 
suivant. 


FÉVRIER   1855.  99 

vc^s^  alors  jeune  et  belle  ^,  cherchant  à  plaire  à  tout  le  monde,  et  fort 
occupée  de  sa  fortune  et  de  celle  de  son  mari,  militaire  très-médiocre 
et  diplomate  de  quelque  mérite. 

Madame  de  Motteville,  Anne  Bertaut,  nièce  du  célèbre  poète, 
évêque  de  Séez,  avait  été  de  bonne  heure  introduite  par  sa  mère  auprès 
de  la  reine,  qui  les  prit  en  gré  toutes  les  deux,  parce  qu'elles  savaient 
l'espagnol  et  lui  pouvaient  parler  dans  la  langue  de  son  pays.  Richelieu 
soupçonna  la  mère  et  la  fille  de  servir  la  reine  dans  sa  correspondance 
en  Espagne,  et  les  fit  renvoyer.  Anne  Bertaut  avait  donc  ses  raisons  pour 
ne  pas  aimer  le  cardinal  et  tout  ce  qui  le  rappelait.  Mariée  en  Norman- 
die au  vieux  président  de  Motteville  et  veuve  de  très-bonne  heure,  elle 
revint  à  la  cour  en  i663,  à  l'âge  de  28  ans^  et  depuis  elle  ne  quitta  plus 
la  reine,  très-goûtée  de  sa  maîtresse,  qui  n'avait  pas  de  secret  pour  elle, 
excepté  peut-être  celui  que  les  femmes  ne  disent  jamais,  complaisante 
sans  bassesse,  d'un  esprit  judicieux  et  orné,  de  la  conduite  la  plus  pure 
et  d'une  indulgence  inépuisable,  h  la  fois  bienveillante  et  véridique 
dans  les  Mémoires  qu'elle  a  laissés,  et  qui  forment  assurément  l'histoire 
la  plus  exacte  et  la  plus  agréable  de  la  régence  d'Anne  d'Autriche.  Ellc- 
nicme  ne  dissimule  pas  que  le  disciple  et  l'héritier  de  Richelieu  ne  lui 
|)lut  guère,  et  elle  partageait  assez  les  sentimenU  de  la  plupart  de  ses 
compagnes,  sans  prendre  part  à  leurs  menées  et  à  leurs  discours.  Sa 
fidélité  h  madame  de  Hautefort,  qu'elle  aimait  de  l'amitié  la  plus  tendre, 
lui  attira  des  avertissements  que  la  bonté  de  la  reine  adoucit^.  Elle  se 
renferma  dans  les  devoirs  de  sa  charge,  n'allant  guère  avec  le  cardinal 
au  delà  de  la  déférence  et  de  la  pofitesse,  et  conservant  avec  la  reine  une 
liberté  respectueuse,  qui  ne  parait  pas  avoir  été  toujours  agréable  h  Ma- 
zarin  '^. 

'  Voyez  les  Œuvres  galantes  de  madame  la  comtesse  de  B.  imprimé  à  Leyde  et  se 
vend  à  Paris;  in-i8,  1666.  On  y  trouve  son  portrait  fait  par  elle-même.  Il  y  a  aussi 
plusieurs' portraits  de  sa  main  dans  les  Divers  Portraits  de  Mademoiselle,  entre 
autres  celui  de  Mazan'n.  Nous  en  avons  nxueilli  quelques  pièces  inédilos  dans  Ma- 
dame  deStiblé,  appendice,  première  partie,  p.  334.  etc.  —  *  Elle  avait  vîngl-quatre 
ans  en  i643,  étant  morte  en  1G93,  à  l'âge  de  soixante-quatorze  ans.  Madame  de 
Motteville,  t.  1,  p.  ^19:  1  Madame  de  Brécy  étoit  belle  femme,  faisoit  profession 
de  l'être,  et  même  avoit  faudace  de  prétendre  que  ce  grand  ministre  (Mozarin)  avoit 
pour  elle  quelque  sentiment  de  tendresse.  >  Ce  n'était  pas  du  tout  de  la  tendrense, 
mais  des  soins  fort  intéressés  et  de  la  confiance,  comme  on  peut  le  voir  dans  les 
Lettres  inédites  dt  Mazarin  à  l'abbé  Fouqaet.  Bibliolli.  imp.  fond  Gaignières,  n*  3,799. 
Mazarin  l'emploie  à  l'informer  de  bien  des  choses  et  des  sentimenUi  de  plus  d'une 
personne  considérable,  par  exemple  le  maréchal  de  l'Hôpital.  —  *  £llc  mourut 
en  1689,  ^%^  ^^  soixante-quatorze  ans.  —  *  Vovex  les  Mémoires,  t.  I,  p.  207- 
aïo.  —  •  Jbid.  et  V*  carnet,  p.  io5.  Bcriaut,  frère  de  madame  de  Motteville,  qui 

i3. 


100  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Pour  Madame  de  Vaucelas,  il  suffit  de  rappeler  qu'elle  était  la  sœur 
de  Châteauneuf.  Il  était  naturel  qu'elle  allât  le  voir  souvent  à  Mont- 
rouge  ,  et  elle  était  son  interprète  auprès  de  ses  nombreux  amis  dans  le 
palais  de  la  reine.  Elle  semt  son  frère  en  se  ménageant  pour  conserver 
sa  place  '.  Mademoiselle  de  Saint-Louis  et  mademoiselle  de  Beaumont 
n'imitaient  pas  sa  prudence.  Toutes  deux  étaient  depuis  longtemps  au 
service  de  la  reine;  elles  avaient  partagé  ses  mauvais  jours ,  et  gardaient 
toutes  vivantes  encore  les  anciennes  haines  et  les  anciennes  amitiés  de 
leur  maîtresse.  Mademoiselle  de  Saint-Louis^  Taisait  ouvertement  des 
vœux  pour  les  Importants,  elle  leur  faisait  savoir  tout  ce  qui  se  passait 
à  la  cour  et  elle  y  portait  les  bruits  qti'ils  avaient  intérêt  d'y  répandre 
et  qui  pouvaient  nuire  au  cardinal.  Elle  excitait  ses  compagnes;  elle 
poussait  la  généreuse  et  fière  madame  de  Hautefort  à  des  démarches 
et  à  des  discours  qui  l'engageaient  de  plus  en  plus  dans  le  parti;  et  elle 
s'opposait  de  toutes  les  manières  à  ce  qu'elle  épousât  le  maréchal  de 
Schomberg  qui  la  recherchait,  parce  que  le  maréchal  était  ami  de  Ma- 
zarin.  C'était  dans  sa  chambre  que  les  Importants  tenaient  leurs  conci- 
liabules. Elle  avait  gagné  le  cœur  d'un  officier  des  gardes  françaises,  le 
marquis  de  Flavacourt,  qui  l'épousa  quelque  temps  après,  et  elle  ne 
cessa  de  remuer  et  de  former  mille  intrigues  contre  le  premier  mi- 
nistre', u  Mademoiselle  de  Beaumont,  dit  madame  de  Motleville  ^,  éloit 
u  une  fille  hardie,  dont  l'esprit  étoit  grand ,  rude  et  sans  règle.  Elle  blà- 
«  moit  le  gouvernement  avec  si  peu  de  précaution,  que  souvent  elle  trou- 
H  voit  des  espions  oii  elle  croyoit  avoir  le  plus  de  sûreté,  et,  quoique 
«ses  qualités  fussent   mêlées  avec  de  beaux  sentimens,    comme  ce 

M  vaisseau  étoit  sans  pilote ,  il  éloit  facile  qu'il  fît  naufrage Quoique 

«mademoiselle  de  Beaumont  et  moi  fussions  d'humeur  diU'éronte,  et 
«que  sa  manière  d'agir  fût  opposée  à  la  mienne,  j'aimois  en  elle,  sans 

avait  été  nommé  lecteur  du  jeune  roi,  fut  obligé  de  quitter  cet  humble  emploi 

•  parce  qu'il  l'avait  eu  sans  la  parlicipation  du  cardinal,  qui  ne  m'aimait  pas,  »  dit 
madame  de  Motleville,  t.  V,  p.  a^a-  —  *  Élisabelli  de  l'Aubépine  avait  épousé 
André  de  Cochefiict,  comie  de  Vaucelas.  Elle  se  ménagea  si  bien,  qu'on  la  trouve 
encore  sur  la  liste  des  dames  d'iionneur  dans  l'Estat  de  la  France  pour  16U8.  — 
'  Il  est  étrange  que  madame  de  Motleville  ne  nomme  pas  une  seule  fois  made- 
moiselle de  Saint-Louis.  Moniglat  et  Mademoiselle  la  mettent  parmi  les  lllles  de  la 
reine;  Montglat,  coll.  Petitot,  t.  XLIX,  p.  4ï2,  420,  [xi\  ;  Mademoiselle,  ét/i7.d'Ams- 
terdara,  1735,  T.  1  p.  33.  —  '  III*  carnet,  p.  3,  «M'*  di  S.  Luis  alla  marchesa  di 
«  Morlcaiar  e  M**  Bomon  clie . . .  io  sarci  obbligalo  a  rilirarmi  non  ostanlc  le  gratie  che 
«  riccvevo  da  S.  M.»    Ihid.  p.  [{-.  t  S.   Luis  travaglia  dalla  par'e  di  Olfort  e  si  op- 

•  pone-al  malrimonio  di  Chombcrgh,  perche  è  amico  mio.  »  Ihid.  p.  12  :  «  Assera- 
«h!ee  continue  degli  Imporlanli  nella  caméra  de  S.  Luis,  dove  non  si  perdona  a 
.S.  M..  —  *  T.  i,p.  352-360. 


^ 


FEVRIER  1855.  JOl 

«  approuver  son  procédé,  safraûchise.son  esprit  qui  paroissoit  naturel , 
«ses  sentimens  qui  me  sembloient  avoir  quelque  apparence  de  vertu 
ttstoïque;  mais  je  lui  faisois  de  continuelles  harangues  sur  sa  conduite 
«  et  sur  la  rudesse  de  ses  décisions.  Elle  vouloit  toujours  réformer  l'Etat 
«par  cette  fausse  gloire  qu'on  trouve  en  méprisant  les  autres.»  Voilà 
bien  le  portrait  d'une  Importante.  Elle  était  intimement  liée  avec 
madame  de  Haute  fort,  et  très-recherchée  par  M.  d'Avaux  •.  Ses  airs  et  ses 
propos  la  rendaient  particulièrement  désagréable  à  Mazarin,  et  elle  finit 
par  lasser  la  patience  de  la  reine. 

Madame  de  Sénecé,  première  dame  d'honneur  de  la  reine  et  gou- 
vernante des  enfants  de  France,  était  trop  grande  dame  et  trop  expé- 
rimentée pour  se  compromettre  ainsi.  Entêtée  de  sa  naissance,  «le 
«nom  de  La  Rochefoucauld,  seulement  à  prononcer,  lui  donnait  une 
«joie  extrême^.»  Elle  s'était  tout  d'abord  parfaitement  pourvue,  et, 
après  s'être  si  bien  dédommagée  de  sa  première  disgrâce,  elle  ne  cher- 
chait point  une  disgrâce  nouvelle.  Elle  ménageait  donc  les  apparences, 
mais  au  fond  elle  avait  une  ambition  immodérée  pour  elle  et  pour  les 
siens.  Elle  aspirait  à  gouverner  la  reine,  elle  avait  de  grandes  préten- 
tions pour  son  gendre  le  comte  de  Fleix,  de  l'illustre  maison  de  Foix. 
pour  son  parent  l'évoque  de  Limoges,  et  son  impétueuse  vanité'  souf- 
frait impatiemment  la  domination  d'une  créature  de  Richelieu.  Elle 
apprenait  au  jeune  roi  à  détester  la  mémoire  du  cardinal,  et  elle 
poussait  la  haine  jusqu'à  insulter  son  portrait.  Sa  piété  sincère  et  sa 
vertu  s'elfarouchaicnt  aussi  des  relations  suspectes  de  Mazarin  et  de  la 
reine.  Elle  représentait  à  la  cour  le  parti  dévot.  Avec  madame  de  Hau- 
tefort,  elle  accompagnait  Anne  d*.\utriclic  dans  ses  visites  aux  Carmé- 
lites, au  Val-dc-/jrâce ,  aux  filles  Sainte-Marie;  elle  excitait  les  religieuses 
à  lui  parler  au  nom  de  sa  réputation  et  de  son  salut;  elle  était  de  la 
ligue  du  père  de  Gondi,  du  père  Vincent,  de  M.  de  Lisieux.  C'est 
à  elle  que  l'évoque  de  Beauvais  s'adressait  pour  que  la  reine  fût  sup 
pliéc  de  ne  pas  voir  aussi  souvent  Mazarin.  Elle  travailla  d'abord  pour 
Gliâtcauneuf,  puis  pour  de  Noyers,  qui  avait  à  ses  yeux  l'avantage  de 
réunir  les  Importants  et  les  dévots,  et  qui  se  recommandait  de  l'appu 
des  jésuites,  des  couvents,  delà  mère  Jeanne  et  du  père  Vinrent.  Ma 
dame  de  Sénecé  donnait  donc  d'assez  grandes  inquiétudes  à  Mazarin^ 

'  III*  carnc(,  p.  58  :  tBomon  è  ricercata  assai  da  M'  d'Avo  a  rendcrli  buoni 
■  oflicii.  •  —  *  Madame  de  MoUeville,  1. 1,  p.  i6i.  —  *  Expression  de  madame  de 
Mollcville,  Ihxà.  —  *  ll'carncl,  p.  loT)  :  •  liove  a  Scnese  <ii  parlar  a  S.  M.  perche 
«non  mi  vedesse  oosi  sovenle  per  5ua  ripulalione.  »  —  111*  carnet,  p.  3o  :  «  M'  di 
•  Senese  cl  Otfort  hariuo  faUo  grandi<9imi  sForzi  con  la  maJre  Angelica  figlia  di  M.  di 


102  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Elle  ne  se  soumit  qu'avec  le  temps,  après  la  mort  de  son  gendre  tué 
jeune  encore  au  siège  deMardick,  et  lorsque  la  fortune  se  fut  entièrement 
déclarée  pour  l'heureux  cardinal.  Encore  fallut-il  qu'il  satisfît  abondam- 
ment son  orgueil  et  son  ambition,  qu'il  donnât  le  tabouret  à  sa  fille, 
madame  de  Fleix,  aussi  superbe  que  sa  mère,  et  finît  par  la  faire  elle- 
même  duchesse.  En  i6/i3,  elle  poursuivait  le  même  objet,  mais  par 
des  voies  différentes,  parle  triomphe  des  Importants  et  le  renversement 
de  Mazarin, 

Nous  arrivons  à  deux  personnes  bien  autrement  distinguées  et  considé- 
rables, qui  avaient  rendu  debien  autres  services  àlareine,  et  lui  avaient,  en 
quelque  sorte,  prodigué  les  sacrifices;  qui ,  pouvant  aisément  arriver  à  la 
plus  haute  fortune ,  l'avaient  rejetée  pour  lui  demeurer  fidèles,  et  avaient 
livré  au  hasard  leur  destinée  :  toutes  deux  d'un  esprit  merveilleux,  d'une 
beauté  ravissante  et  d'un  courage  à  toute  épreuve ,  maisprofondément  diffé- 
rentes; l'une  aussi  pure  cpie  belle,  unissant  dans  sa  personne  la  grâce  et 
la  majesté,  semant  partout  l'amour  et  imprimant  le  respect;  fière  jusqu'à 
l'orgueil  envers  les  heureux  et  les  puissants,  douce  et  compatissante 
aux  opprimés  et  aux  misérables,  capable  de  braver  tous  les  dangers,  mais 
sans  nulle  intrigue ,  aimant  la  grandeur  et  ne  mettant  que  la  vertu  au- 
dessus  de  la  considération;  ayant  le  bel  esprit  d'une  précieuse,  les  déli- 
catesses d'une  beauté  reconnue,  la  résolution  d'une  héroïne,  la  dignité 
d'une  grande  dame;  par-dessus  tout  chrétienne  sans  bigoterie  mais  jusr 
qu'à  l'austérité ,  ayant  terminé  sa  vie  dans  un  cloître  et  laissé  après  elle 
une  odeur  de  sainteté;  l'autre  peut-être  plus  séduisante,  mais  d'une 
beauté  plus  brillante  que  solide  et  qui  ne  résista  pas  au  temps  et  au 
malheur,  pleine  d'esprit,  fort  ignorante  et  devant  tout  à  la  nature, 
jetée  dans  toutes  les  extrémités  du  parti  catholique  et  ne  pensant  guère 
à  la  religion;  trop  grande  dame  pour  connaître  la  retenue  et  n'ayant 

«  Vendomo  perche  parlasse  a  S.  M.  contra  di  me.  »  Ibid.  p.  3a  :  «  A  Clialiotlo  (Cliail- 
"  loi),  Sencse  disse  vedendo  il  ritratto  del  cardinale  :  eccolà  quel  cane,  et  il  re  disse  : 
<  dateini  una  balestra  per  tirarli.  »  Ibid.  p.  92  et  gS  :  «M.  di  Villazzo  (madame  de 
«Villarccaux,  nièce  de  Châleauneuf) ,  che  haveva  ringpralialo  il  mcdico  Seghien 
«  (Seguin)  de'  buoni  ofllcii  cl>e  rendeva  a  Cljattonof  apprcsso  di  S.  M.,  che  Diaveva 
»  veduto  dà  Olforl  ;  che  questa  con  Senese  e  lutta  la  casa  délia  regina  era  contra  di 
«  me  e  per  Challoneuf,  e  che  io  con  tutla  l'alTcttione  délia  regina  havrei  fatto  assai 
'  se  mi  fossi  conservato  quest'  anno.  »  —  IV'  carnet,  p.  1  :  «  che  M.  di  Noyers  viene 
«  con  gran  disegni,  e  che  sotto  pretesto  di  rendcr  conte  a  S.  M.  dei  bastimenti,  li 
»  tratlava  di  cose  clic  saranno  capaci  difarli  prcnder  gran  resolutioni.  Prétende 
«baver  lutta  la  casa  de  S.  M.  per  lui,  li  gcsuiti,  li  monastcri,  li  devoti,  e  parlico- 
«  larmenle  M.  Vincent.  —  Visita  di  M.  di  Noyers  da  M*  di  Senese  e  Limoges.  »  — 
V*  carnet,  p.  96  :  «M*  di  Senese  piu  allerata  che  mai.  De  Noyers  la  consiglia,  e 
•  lutta  questa  caballa  ha  caltivissima  volontà.  > 


FÉVRIER  1855.  103 

d'autre  frein  que  l'honneur  ;  livrée  à  la  galanterie  et  comptant  pour 
rien  tout  le  reste;  méprisant,  pour  celui  qu'elle  aimait,  le  péril  et 
l'opinion  ;  plus  remuante  qu'ambitieuse  ,  jouant  volontiers  sa  vie  et 
celle  des  autres;  et,  après  avoir  passé  sa  jeunesse  dans  des  intrigues  de 
toute  sorte,  traversé  plus  d'un  complot,  laissé  sur  sa  route  plus  d'une 
victime,  parcouru  toute  l'Europe  en  exilée  à  la  fois  et  en  conquérante, 
et  tourné  la  tête  à  des  rois,  après  avoir  vu  Chalais  monter  sur  un 
écliafaud ,  Buckingham  assassiné ,  le  duc  de  Lorraine  presque  dé- 
pouillé de  ses  Etats,  Châteauneuf  chassé  de  la  cour,  le  roi  d'Espagne 
engagé  dans  une  guerre  de  plus  en  plus  malheureuse,  la  reine  Anne 
humiliée  et  vaincue  et  Richelieu  triomphant ,  ne  songeant  pas  un  seul 
moment  à  se  rendre,  soutenant  jusqu'au  bout  la  lutte,  toujours  prête, 
dans  ce  jeu  de  la  politique  devenu  pour  elle  un  besoin  et  une  passion, 
à  descendre  aux  plus  basses  menées  ou  à  se  porter  aux  résolutions 
les  plus  téméraires;  d'un  coup  d'œil  admirable  pour  reconnaître  la 
vraie  situation  et  l'ennemi  du  moment,  d'un  esprit  assez  ferme  et  d'un 
cœur  assez  hardi  pour  entreprendre  de  le  détruire  à  tout  fn'ix;  amie 
dévouée,  ennemie  implacable  sans  connaître  la  haine,  l'adversaire  le 
|)lus  redoutable  qu'ait  eu  Richelieu,  et  à  qui  Louis  XiU  mourant,  pour 
assurer  le  repos  de  ses  États,  ferma  la  porte  de  la  France.  On  voit  que 
nous  voulons  parler  de  madame  de  Hautefort  et  de  madame  de  Clie- 
vreuse.  Elles  tiennent  une  trop  grande  place  dans  les  commencements 
de  la  régence  et  du  gouvernement  de  Mazarin,  pour  qu'il  nous  soit 
permis  de  les  toucher  en  passant,  et  il  est  impossible  de  bien  juger 
leur  situation  en  i6A3  auprès  d'Anne  d'Autriche,  si  on  ne  sait  pas  bien 
ce  qu'elles  lui  avaient  été ,  et  comment  elles  étaient  presque  condamnées, 
par  leur  ancien  rôle,  à  celui  qu'elles  continuèrent  et  à  la  guerre  qu'elles 
firent  à  Mazarin.  Parlons-en  donc  avec  une  juste  étendue  et,  comme 
on  dit,  un  peu  à  notre  aise. 

V.  COUSIN. 

(  La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


104  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Œuvres  dObibase,  texte  grec,  en  grande  partie  inédit,  coUationné 
sur  les  manuscrits,  traduit  pour  la  première  fois  en  français, 
avec  une  introduction,  des  notes,  des  tables  et  des  planches,  parles 
docteurs  Bussemakcr  et  Daremberg.  T.  II,  i85A,  Imprimerie 
impériale,  chez  J.  Baillière,  rue  Hautefeiiille,  n°  19  ^ 

DEUXIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE*. 

La  thérapeutique  ne  manqua  pas  de  profiter  de  tout  le  grand  progrès 
qu'avaient  fait  les  choses  médicales,  d'Hippocrate  à  Galicn.  Naturelle- 
ment, la  connaissance  de  l'office  des  parties  s'étant  perfectionnée,  le 
rapport  de  l'organe  à  la  maladie  étant  mieux  perçu,  le  diagnostic  ga- 
gnant en  précision  et  en  lucidité,  les  indications  devinrent  plus  posi- 
tives. Cela  seul  suffit  pour  amener  une  révision  de  la  matière  médicale, 
qui,  au  19èu  de  tenir  à  la  pathologie  par  le  seul  empirisme,  y  tient 
dès  lors  par  le  douhlc  lien  de  fempirisme  et  du  raisonnement.  L'indi- 
cation à  remplir,  comme  disent  les  médecins,  jette  une  lumière  inap- 
préciable sur  fensemble  des  moyens-,  et,  quoiqu'il  ne  soit  pas  toujours 
possible  d'y  satisfaire,  elle  bannit,  par  sa  seule  influence,  les  essais 
inutiles,  dangereux,  déraisonnables.  Elle  bannit  surtout  les  recettes 
superstitieuses,  magiques,  surnaturelles,  qui  abondent  dans  la  méde- 
cine primitive.  De  très -bonne  heure,  avant  môme  les  grandes  ac- 
quisitions que  firent  l'anatomie  et  la  physiologie,  les  Hippocratiqaes, 
avec  une  sagacité  et  une  fermeté  qui  leur  sont  singulièrement  hono- 
rables, avaient  combattu  les  pratiques  de  ce  genre  qui  infestaient  la 
Grèce  de  leur  temps;  avec  sagacité,  car,  à  une  époque  où  la  stabilité 
des  lois  naturelles  ne  pouvait  être,  en  général,  qu'une  hypothèse,  ils  s'y 
attachèrent  comme  à  une  vérité,  du  moins,  dans  le  champ  médical  qui 
leur  était  particulièrement  connu-,  avec  fermeté,  car  il  leur  fallait  ré- 
sister aux  impressions  puissantes  que  donnait  un  milieu  pénétré  de  telles 
croyances.  Pour  eux,  toutes  les  maladies  sont  naturelles,  et  tous  les 
moyens  de  les  traiter  sont  naturels  aussi-,  cette  doctrine,  s'étendant  de 
plus  en  plus  parmi  les  médecins  de  l'antiquité,  exerça  une  influence  sa- 
lutaire sur  l'expurgation  de  tant  de  recettes  et  de  formules  qui  prove- 
naient d'âges  moins  éclairés.  Il  s'établissait  simultanément  un  esprit  de 

'.  Voyez,  pour  le  tome  I",  le  cahier  d'août  1862 ,  page  509.  —  '  Voyez,  pour  le 
premier  article,  le  cahier  de  janvier,  page  5.  ' 


FÉVRIER  1855.  105 

généralité  favorable  à  lavancement  des  connaissances  et  à  une  meilleure 
pratique.  On  s'habitua,  par  exemple,  à  considérer  non  pas  l'applicalion 
de  tel  ou  tel  évacuant  à  un  cas  donné,  mais  l'ensemble  des  évacuants 
dans  leurs  effets  communs. 

Ainsi  Oribase  a  un  livre  consacré  à  la  saignée,  où  il  examine  quelles 
sont  les  affections  qui  la  réclament;  quelle  est  la  mesure  de  l'évacua- 
tion du  sang;  quelles  sont  les  veines  qu'il  faut  inciser;  quel  est  le  temps 
opportun  pour  la  saignée  aux  périodes  diverses  de  la  fièvre;  quels 
sont  les  effets  de  la  saignée  artérielle;  quels  sont  ceux  des  scarifications 
et  des  ventouses ,  quel  est  l'emploi  des  sangsues.  Cette  manière  d'em- 
brasser tout  un  sujet  témoigne  que  l'esprit  est  débarrassé  des  langes  de 
I9  connaissance  particulière  et  qu'il  tend  à  s'élever  aux  doctrines  qui 
éclairent  et  guident.  Aussi  les  anciens  essayèrent-ils  d'aller  plus  loin  et 
de  trouver  quelques  notions  fondamentales  qui  leur  rendissent  compte 
de  l'action  des  médicaments. 

Il  y  a  eu  dans  l'antiquité  une  doctrine  qui,  adoptée  par  les  Hippo- 
cratiques  et  systématisée  par  Galien,4i  toujours  dominé  les  autres,  c'est 
la  doctrine  des  quatre  humeurs,  fondée  elle-même  sur  celle  des  quatre 
éléments;  humeurs  dont  le  juste  tempérament  ou  crase  constituait  la 
santé,  dont  l'équiUbre  dérangé  faisait  la  maladie,  et  dont  le  retour  à 
l'état  régulier  par  l'intermédiaire  de  la  coction  était  la  guérison.  Ces 
humeurs,  sang,  bile,  pituite  et  bile  noire,  avaient  des  qualités  spé- 
ciales; elles  possédaient  l'une  la  chaleur,  l'autre  la  sécheresse,  l'autre  lu 
froideur,  l'autre  l'humidité.  Ce  fut  naturellement  là  que  les  anciens 
prirent  leur  conception  thérapeutique  :  les  médicaments  furent  pour 
eux  chauds,  secs,  humides,  froids;  puis  ces  qualités  purent  se  com- 
biner deux  à  deux,  et  l'on  eut  de  la  sorte  une  seconde  strie  ù  effets 
mixtes.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  cette  conception  tomba  avec 
celle  qui  lui  servait  de  base.  Mais  il  n'a  pas  été  hors  de  propos  de  mon- 
trer les  efforts  spéculatifs  qu'ils  ont  faits  dans  ces  problèmes  si  com- 
plexes de  la  thérapeutique. 

Maintenant,  pour  compléter  le  point  de  vue,  il  faut,  cessant  de 
considérer  les  anciens  par  rapport  aux  temps  qui  les  ont  précédés,  les 
considérer  par  rapport  aux  temps  qui  les  ont  suivis,  c'est-à-d.'re  les  com- 
parer à  ceux  qui  les  ont  surpassés  comme  nous  les  avons  comparés  ù 
ceux  qui  avaient  été  surpassés  par  eux.  Cette  hiérarchie  successive 
existe  toujours  quand  les  sciences  se  développent;  ce  n'est  que  dans  les 
temps  et  dans  les  lieux  où  elles  sont  immobiles  que  les  descendants 
n'ont  pas  cette  prérogative  sur  les  aïeux.  Ainsi,  depuis  longtemps,  dans 
l'Inde  ou  dans  la  Chine,  le  mouvement  d'accumulation  scientifique  a 

i4 


106  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cessé;  après  avoir  atteint  un  certain  niveau,  ces  populations,  si  remar- 
quables à  des  titres  divers  et  dont  les  travaux  anciens  n'ont  pas  été  sans 
influence  sur  la  civilisation  générale,  se  sont  arrêtées  dans  la  voie  utile 
et  glorieuse  où  elles  étaient  entrées;  les  fils  n'en  savent  pas  plus  que  les 
pères;  leur  histoire  est  une  halte  indéfinie;  et  le  philosophe  qui  les 
contemple  y  cherche  vainement  cet  admirable  spectacle  de  vie,  d'évo- 
lution, deprogi'ès,  qu'oflrent  les  annales  qui,  commençant  à  l'antique 
Egypte  et  à  l'Assyrie,  vont,  par  la  Grèce  et  Rome,  jusqu'au  moyen  âge 
et  de  là  aux  temps  modernes. 

Tout  d'abord  ce  qui  frappe,  ce  qui  établit  une  différence  très-con- 
sidérable entre  les  anciens  et  1rs  modernes,  c'est  que  ceux-là  n'ont  ni 
physique,  ni  chimie.  Il  est  facile,  du  moins,  de  montrer  qu'ils  n'en  eu- 
rent que  des  rudiments.  Un  des  plus  grands  géomètres  qui  aient  jamais 
existé  avait  découvert  le  théorème  de  la  pesanteur  spécifique  des  corps, 
et,  de  ce  côté,  il  ne  s'était  rien  fait  de  plus.  Dans  l'optique,  on  n'avait 
que  des  propositions  élémentaires  sur  la  réflexion  et  la  réfraction  des 
rayons.  Le  calorique  n'avait  donné  lieu  à  aucune  théorie;  et,  quant  à 
l'électricité  et  au  magnétisme ,  on  savait  seulement  que  le  succin  at- 
tirait les  corps  légers  et  que  faimant  attirait  le  fer  et  lui  communiquait 
sa  force  attractive.  En  chimie  le  dénûment  était  encore  plus  complet, 
et  il  n'y  avait  rien  qui  correspondit  à  la  théorie  de  la  pesanteur  spéci- 
fique ou  aux  notions  géométriques  sur  la  lumière.  On  ne  se  méprendra 
pas  au  sujet  de  mes  paroles.  Sans  doute  les  anciens  connaissaient  et 
pratiquaient  beaucoup  d'arts  chimiques,  par  exemple  la  métallurgie  et 
la  teinture;  ils  possédaient  là-dessus  un  empirisme  très-étendu;  mais  ils 
étaient  étrangers  à  toute  théorie,  à  toute  science  chimique. 

Or  c'est  maintenant  un  point  acquis,  non-seulement  quant  à  futilité 
pratique,  mais  même  quant  à  la  méthode,  que  la  biologie,  et  par  suite 
la  médecine,  ne  peuvent  passer  de  leur  état  rudimentaire  et  proprement 
ancien  à  l'état  développé  et  proprement  moderne  qu'après  finstitution 
de  la  physique  et  de  la  chimie.  En  se  plaçant  sur  le  terrain  de  fétude 
des  corps  organisés ,  la  physique  et  la  chimie  apparaissent  comme  deux 
puissants  instruments  de  recherche  sans  lesquels  on  ne  saurait  pénétrer 
avant.  La  pesanteur,  la  chaleur,  la  lumière,  félectricilé ,  le  son,  ont  une 
part  très-considérable  dans  les  phénomènes  vitaux;  et,  quand  ces  agents 
universels  et  énergiques  sont  lettre  close  pour  fesprit  investigateur, 
qu'espérer  des  résultats  de  l'investigation?  Mais,  pour  la  chimie,  la 
lacune  est  encore  plus  grave;  car  la  vie  végétative  tout  entière  est  un 
grand  acte  de  composition  et  de  décomposition ,  c'est-à-dire  un  acte  chi- 
jnique,  sous  celte  réserve  cependant  qui  sépare  la  chimie  de  la  biologie, 


FÉVRIER  1855.  107 

à  savoir  que  les  compositions  et  les  décompositions  se  passent  au  sein 
de  la  substance  vivante.  Tant  qu'un  vide  pareil  ne  sera  pas  comblé , 
la  science  de  la  vie  et  celles  qui  en  dépendent  seront ,  à  vrai  dire , 
dans  un  état  préparatoire  qui  ne  peut  dépasser  une  certaine  limite. 
Quelques  efforts  qu'elles  fassent,  il  y  a  là  un  abîme  qu'elles  ne  sauraient 
francliir  par  leur  propre  force.  La  dissection,  quelque  loin  qu'on  la 
pousse,  l'interprétation  physiologique,  avec  quelque  sagacité  qu'on  la 
manie,  viendront  toujours  se  heurter  devant  cette  porte  fermée  qiic  la 
chimie  seule  est  en  état  d'ouvrir;  et  les  esprits,  n'ayant  aucun  moyen  de 
connaître  ce  qui  les  arrête,  recourront  auxjiypothèses,  et  à  des  hypo- 
thèses très-grossières,  puisqu'elles  seront  prises  à  une  grossière  phy- 
sique :  ils  ne  réussiront  jamais  à  saisir  le  fil  de  la  progression. 

Et,  à  vrai  dire,  en  y  pensant  bien,  là  me  paraît  être  la  cause  réelle 
de  la  longue  interruption  qui,  après  Galien,  sur\'int  non  pas  dans  l'é- 
tude des  êtres  vivants  (car  ils  continuèrent  à  être  étudiés),  mais  dans 
l'avancement  de  cette  étude.  C'est  à  Galien  qu'il  faut  borner  véritable- 
ment le  travail  actif  et  accumulateur  de  l'antiquité  dans  cette  voie.  Après 
lui,  il  n'y  eut  plus,  parmi  les  anciens,  aucun  esprit  qui  poussa  les  inves- 
tigations plus  loin  qu'elles  n'étaient  allées;  et  l'on  se  contenta  de  com- 
piler et  de  remanier  ce  qui  avait  été  fait  auparavant.  Ceci  est  d'autant 
plus  remarquable,  que  le  même  phénomène  ne  se  manifesta  pas  dans 
les  autres  domaines  que  les  Grecs  avaient  si  heureusement  étendus,  et 
pour  lesquels,  dans  le  fait,  il  n était  besoin  ni  de  physique  ni  de  chi- 
mie: je  veux  parler  des  mathématiques;  encore  longtemps  après,  elles 
comptent  des  noms  illustres;  ce  qui  prouve  qu'autre  chose  que  la  sté- 
rilité des  temps  et  des  esprits  était  en  action  pour  expliquer  la  stérilité 
qui  se  manifeste  dans  le  domaine  biologique.  Ici  donc  l'arrêt  du  déve- 
loppement apparut  à  un  moment  où  les  autres  sciences  ne  le  subissaient 
pas  encore;  et,  si  la  grande  transformation  qu'éprouvait  alors  le  monde 
occidental,  si  l'établissement  du  christianisme  et  l'invasion  des  barbares, 
en  détournant  la  pensée  pour  la  fixer  sur  des  objets  plus  pressants, 
portèrent  une  certaine  lenteur  dans  toute  la  culture  scientifique,  il  est 
vrai  aussi  que  cette  lenteur  ftit  sentie  surtout  par  la  science  qui,  réelle- 
ment, comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  était  à  peu  près  arrivée  à  sa 
limite  préliminaire ,  à  une  impasse  dont,  par  elle-même,  elle  était  hors 
d'état  de  trouver  l'issue. 

Et  ici  il  est  curieux,  vu  que  c'est  djns  l'enchaînement  des  sciences 
que  la  série  progressive  est  la  mieux  marquée,  et  ici,  dis-je,  il  est  cu- 
rieux de  considérer  empiriquement  comment  le  travail  accumulateur  a 
résolu  cette  immense  difficulté  qui  arrêtait  la  marche  ultérieure.  Je 

1^. 


108  JOURxNAL  DES  SAVANTS. 

dis  empiriquement,  car  c'est  d'abord  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  s'en 
rendre  compte ,  mais  s'en  rendre  compte  avec  l'axiome  de  Descartes  où 
il  recommande  de  monter  peu  à  pea,  comme  par  degrés,  des  objets  les  plus 
simples  et  les  plus  aisés  à  connaître  jusqu'à  la  connaissance  des  plus  composés; 
axiome  qui,  appliqué  par  la  philosophie  à  l'histoire  des  sciences,  a  dé- 
brouillé le  chaos.  S'il  devait  jamais  arriver  que  l'étude  des  corps  orga- 
nisés, et,  par  suite,  la  médecine,  reprissent  leur  cours,  il  devait  aussi 
arriver  que  la  chimie  naquît  et  entrât  dans  l'ensemble  des  notions  théo- 
riques. Ce  fut  le  moyen  âge  qui  en  commença  la  culture  sous  le  nom 
d'alchimie.  De  même  que  les  premiers  essais  dans  la  recherche  de  l'or- 
ganisatjpn  vivante  avaient  été  tentés  sous  la  forle  impulsion  du  besoin 
de  soigner  les  malades  et  les  blessés;  de  même  les  premiers  essais  dans 
la  recherche  des  combinaisons  et  décombinaisons  des  corps  furent  sug- 
gérés par  une  puissante  préoccupation,  celle  de  transmuer  les  métaux 
vils  en  métaux  précieux.  A  la  longue  cela  découvrit  d'importants  com- 
posés, cela  constitua  un  corps  de  doctrine  qui,  illusoire  sans  doute  au 
point  de  départ  et  en  son  principe,  n'en  tint  pas  moins  les  faits  ras- 
semblés, jusqu'au  moment  où  la  théorie  réelle  prit  la  place  d'une  théo- 
rie purement  subjective.  Il  est  vrai  que,  avant  ce  moment,  la  physique, 
qui  n'avait  pas  cessé  d'être  cultivée  dans  le  moyen  âge  (témoin  le  moine 
Roger  Bacon),  et  qui  était  apte  k  profiter  des  nouveaux  progrès  dans 
les  mathématiques,  avait  pris  les  devants  et  frayé  les  voies  à  la  chimie. 
Si  bien  que  les  choses,  qui  avaient  marché  empiriquement  et  par  une 
impulsion  spontanée,  n'en  reprirent  pas  moins  finalement  leur  ordre 
naturel,  hiérarchique,  indiqué  par  l'axiome  de  Descartes;  mathéma- 
tiques, astronomie,  physique,  chimie.  Il  ne  restait  plus  qu'à  constituer 
la  biologie;  tout  était  prêt  pour  cette  œuvre  capitale  qm',  en  eflet,  ne 
tarda  pas. 

Par  constitution  définitive  de  la  biologie,  en  opposition  à  sa  consti- 
tution préparatoire  qui  seule  fut  connue  dans  l'antiquité ,  j'entends  le 
point  où,  les  tissus  et  finalement  les  principes  immédiats  ayant  été  ana- 
tomiquement  reconnus,  les  propriétés  qui  leur  sont  inhérentes  sont 
physiologiquemcnt  constatées.  A  ce  terme  il  n'y  a  plus  pour  elle  ni 
confusion  avec  les  sciences  antécédentes,  ni  absorption;  elle  a  ses  faits 
irréductibles,  d'où  résultent  sa  place  dans  la  hiérarchie,  sa  méthode, 
ses  lois,  son  but. 

Il  est  un  exemple  qui  met  singulièrement  en  relief  la  différence  entre 
l'état  ancien  et  l'état  moderne  de  la  médecine,  c'est  celui  de  la  toxico- 
logie. La  toxicologie  est  à  peu  près  inconnue  de  l'antiquité  ;  elle  l'est,  du 
moins,  dans  ce  qu'elle  a  de  reculé  loin  des  yeux  du  vulgaire.  Sans  par- 


FÉVRIER  1855.  lOi) 

Jer  des  effets  toxiques  qui  sont  manifestes ,  on  savait  dès  lors  non  pas 
sans  doute  scientifiquement  et  sous  la  direction  de  la  chimie ,  mais  par 
un  empirisme  que  pratiquaient  les  pharmacopoles  et  la  tourbe  dange- 
reuse des  magiciens,  on  savait,  dis-je,  préparer  des  compositions  éner- 
giques :  telle  est  la  fameuse  ciguë  des  Athéniens,  dont  la  composition 
est  ignorée ,  et  cette  potion  fournie  à  Néron  par  Locuste  pour  donner 
une  mort  pour  ainsi  dire  soudaine  à  Britannicus.  De  plus,  et  ici  c'étaient 
les  médecins  qui  s'étaient  mis  à  l'œuvre,  on  avait  cherché  les  antidotes 
propres  à  guérir  l'empoisonnement;  vraie  maladie  artificielle  due  à  l'in- 
troduction d'une  substance  définie.  Mais  là  s'arrêtait,  comme  devant 
une  barrière  infranchissable ,  la  connaissance  qu'avaient  les  anciens  de 
cette  vaste  série  de  causes  malfaisantes,  de  lésions  et  de  mortalités. 
Une  fois  le  poison  introduit  dans  le  corps,  la  médecine  ancienne 
n'avait  plus  aucun  moyen  de  le  suivre.  Elle  ne  savait  ni  par  quelle  voie 
il  pénétrait  dans  l'intimité  des  tissus,  ni  comment  il  y  cheminait  pour 
aller  porter  çà  et  là  son  influence  délétère ,  ni  par  quelle  issue  il  sor- 
tait, ni  combien  de  temps  il  séjournait.  A  certains  égards,  la  toxicologie 
est  un  cas  particulier  de  l'administration  générale  des  médicaments,  qui, 
la  plupart  du  temps,  ne  difllTent  des  pobons  que  par  la  dose.  Eux 
aussi,  il  faut  pouvoir  les  suivre  de  l'œil  dans  tout  leur  trajet  à  travers 
réconomic,  et  la  chimie  seule  est  en  état  de  satisfaire  au  problème  pro- 
posé. 

J'ai  rappelé  le  cas  si  marqué  de  la  to^ticologic ,  uniquement  pour  faire 
toucher  du  doigt  Tiavincible  obstacle  qui  s'opposait,  dans  l'antiquité,  à 
tout  progrès  définitif  en  biologie,  en  pathologie,  en  thérapeutique. 
On  voit  nettement  ce  qui  arrêtait  les  esprits  spéculatifs  :  il  leur  man- 
quait un  ÎDstniment  sans  lequel  toute  investigation  était  impossible. 
Non-seulement  le  travail  chimique  que  j'appellerai  matériel,  et  qui  con- 
siste à  analyser  pour  le  compte  de  la  biologie  les  substances  organisées, 
faisait  défaut,  et  sans  cette  opération  tout  reste  mystère,  mais  encore 
quelque  chose  de  plus  profond  et  de  plus  intime,  quelque  chose  qui 
fait  le  fondement  de  toute  la  biologie',  quelque  chose  dont  on  ne  peut 
bien  comprendre  l'intervention  nécessaire  qu'en  ayant  sous  les  yeux  le 
système  philosophique  de  la  science,  était  alors  un  blanc,  un  vide  non 
soupçonne,  il  est  vrai,  mais  qui  n'en  exerçait  pas  moins  son  influence 
négative;  je  veux  dire  l'ensemble  des  lois  inférieures,  ou  plus  simples, 
ou  plus  générales,  comme  on  voudra  les  nommer.  Ce  sont  les  lois  qui 
régissent  4es  nombres,  les  formes,  les  mouvements,  la  pesanteur,  la 
chaleur,  la  lumière,  l'électricité,  le  son,  et  finalement  les  combinaisons 
chimiques.  Toutes  ces  lois,  qui  sont  inférieures,   puisqu'elles  appar- 


110  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tiennent  au  tronc  inférieur  de  la  série  scientifique;  qui  sont  plus  simples, 
puisqu'elles  appartiennent  à  des  faits  moins  complexes  que  les  faits  de 
la  vie;  qui  sont  plus  générales,  puisqu'il  n'y  a  aucune  catégorie  de  phé- 
nomènes qui  leur  soit  soustraite  ;  toutes  ces  lois,  dis-je,  entrent  dans  la 
constitution  des  corps  organisés,  qui  ont  en  plus  une  condition  supé- 
rieure, une  condition  plus  compliquée,  une  condition  plus  particulière, 
qui  est  la  vie.  Or,  de  tout  cela ,  les  anciens  ne  connaissaient  ni  physique, 
ni  chimie.  Comment  donc  seraient-ils  arrivés  à  la  notion  de  vie  qui  im- 
plique les  autres?  Tout  progrès  de  la  théorie  était  suspendu  nécessaire- 
ment. 

A  ce  point  de  vue,  on  s'expliquera  comment  Hippocrate  a  pu  com- 
poser son  livre  des  Airs,  des  Eaux  et  des  Lieux,  remarquable  ébauche 
de  la  théorie  sur  l'influence  des  milieux.  Les  Grecs,  qui  possédaient 
déjà  une  géométrie ,  commençaient  aussi  h  posséder  une  astronomie,  à 
connaître  les  mouvements  célestes,  l'obliquité  de  l'écliptique  et  par  là  à 
jeter  un  premier  coup  d'œil  sur  l'ensemble  des  climats.  Il  fut  donc  pos- 
sible à  Hippocrate,  esprit  pénétrant  et  généralisatcur,  d'établir,  sans 
devancer  ce  que  comportait  l'état  scientifique  de  son  époque ,  les  rap- 
ports entre  les  hommes  et  le  pays  qu'ils  habitent.  Mais  il  lui  aurait  été 
absolument  impossible  de  rien  établir  qui  eût  une  relation  avec  les 
notions  alors  ignorées  de  la  physique  et  de  la  chimie.  De  ce  côté  aussi 
se  vérifie,  même  dans  un  cas  aussi  avancé  que  celui  d'Hippocrate  et  de 
son  livre,  la  connexion  nécessaire  entre  la  situation  générale  de  la 
science  et  la  situation  particulière  de  telle  ou  telle  branche.  Si,  pourvu 
de  ce  fil,  on  examine  toute  la  partie  étiologique  de  la  médecine  grecque, 
on  verra  qu'elle  est  riche  en  connaissances  dérivées  directement  ou  in- 
directement de  l'astronomie  et  de  la  climatologie;  mais  qu'elle  est  tout 
à  fait  pauvre  en  connaissances  qui  supposent  quelque  chose  de  plus. 
Rien  ne  jette  plus  de  jour  dans  l'histoire  scientifique  que  cette  théorie 
de  la  filiation  et  de  la  connexion. 

Les  considérations  générales,  qui  sont  la  partie  supérieure  et,  pour 
ainsi  dire,  la  vie  de  cette  histoire,  ne  valent  pourtant  qu'appuyées  sur 
des  textes  corrects  et  fidèlement  interprétés.  Là  est  la  base  de  toute 
déduction  ultérieure;  et  cette  base,  MM.  Bussemaker  et  Daremberg 
continuent  à  nous  la  donner,  quant  à  Oribase,  solide  et  excellente.  Ils 
ont  rassemblé  sous  leur  main  et  de  là  fait  passer  sous  les  yeux  des  lec- 
teurs tous  les  secours  qui,  dans  les  manuscrits  et  dans  les  imprimés, 
peuvent  servir  à  rectifier  les  endroits  fautifs,  à  éclaircir  le»  endroits 
obscurs  ou  douteux;  et  ils  en  ont  usé  avec  une  sagacité  accrue  encore 
par  le  contrôle  qu'exercent  les  deux  savants  éditeurs  dans  leur  commun 


FÉVRIER    1855.        ,;  111 

labeur,  marchant  de  front  et  se  donnant  ane  aide  mutuelle,  tsap^s^aône  fiaX' 
ëalaa-av  àXXri'koiïv.  Car,  en  ce  sujet  tout  grec,  je  ne  puis  me  refuser  le 
plaisir  de  citer  et  de  leiu*  appliquer  la  comparaison  où  Homère,  vou- 
lant peindre  la  confraternité  des  deux  Ajax,  les  représente  comme  deux 
taureaux  attelés  à  une  lourde  charrue,  ayant  même  courage,  et  fendant 
d'un  égal  effort  le  sol  fertile  : 

...  ^r  èv  veiû  ^bs  otvonrs  tsypcràv  iporpov, 
\<TOv  ^[Lov  é)(pvre ,  rtrxiverov  •  à\ti^i  V  ipa  <j<^t» 
nptiftvoùrtv  xspa£(7<7<  isok^iç  dcvaxrfxiet  ihp<î>s- 
Ta)  [lév  Te  Cvyàv  oîov  èi^ov  â{i^is  èépyet 
izfiévù)  xarà  wAxa  *  réfiei  ié  te  réXaov  àpovprji. 

{II.  XIII,  703.) 

,  Toutefois,  même  dans  le  meilleur  travail,  la  critique  a  ses  droits  s 
qu'elle  ne  laisse  pas  périmer*,  et  je  vais  joindre  ici  certains  passages  qui 
me  paraissent  sujets  à  doute,  à  correction,  à  éclaircissement. 

P.  5y8  :  Eéls  Se  To^;  xavaltxàs  [éfJi'jTXdcT'l povs)  iotxe  lactpakafÀËalveaOai 
x.av6apisy  tsnvoxdfntr)  y  (Bovttpnalis  x.  t.  X. 

Ti'aduction  :  u  Voici  les  médicaments  qu'on  fait  entrer,  à  ce  quilparait, 
u  dans  les  formules  des  caustiques  :  la  cantharide ,  la  chenille  du  pin ,  le 
u  bupreste,  etc.  n  Èouu  signifie  noo  à  ce  qu'il  p<uail,  mais  on  a  jugé  con- 
venable :  «  Voici  les  médicaments  qu'on  a  jugé  convenable  de  faire 
«  entrer,  etc.  »> 

P.  1^5  :  ù<rrts  Se  év  oùSevl  rovra  X6y<^  hi^*t  ivoXAÀ  àiyvoeXy  xaà  iiv 
fxèvy  ei  teéw  afxixpà  ta  jfxriTà  vrpo(T<^épot  y  xivSuvoi  fxautpdv  re  âXkvi  Ti)y 
xdôapatv  yévecjOat  xal  wtyûSti. 

Traduction  :  «  Celui  qui  ne  tient  aucun  compte  de  ces  préceptes  se 
«montre  très-ignorant;  et,  s'il  administre  des  morceaux  coupés  très- 
ce  menus  [il  s'agit  d'ellébore),  il  s'expose  à  voir  la  purgation  se  prolonger 
«  et  s'accompagner  soit  d'étoufl'uments,  soit  d'autres  accidents.  »  kXkws  ne 
doit  pas  être  traduit  par  d'autres  accidents;  il  signifie  particulièrement;  et 
l'on*  traduira  :  «  il  s'expose  à  voir  la  purgation  devenir  particulièrement 
((  longue  et  suffocante.  » 

P.  iSl  :  LiirtxuTtlovTa  Se  Seî  awtpydaaujBai y  dtf  dpyérrepoi  ye  rots  xa- 
Taxetfiévois  ol  êfutot  yivotnai. 

Traduction  :  «On  aidera  le  vomissement  en  se  baissant,  attendu  que 
u  les  vomissements  exigent  assez  peu  d'efforts  quand  on  est  couché.  »  Le 
sens  de  la  recommandation  faite  ici  par  Archigène  me  parait  manqué; 
il  oppose  à  l'inclinaison  du  corps  le  coucher  sur  le  dos,  qu'il  croit  moins, 
favorable  au  vomissement;  et  l'on  traduira  :  u  attendu  que,  dans  le 
«  coucher  sur  le  dos,  les  vomissements  sont  plus  lents.  » 


J12  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

P.  y  3  1  :  Kai  rov  Sép(xetTos  à<pl(Tlatai  ze  xat  àitOTtiitlet  xaBdnep  tis  \o- 
Tcbs  n  STrtSspfùs  àvofxa^Ofxévri . 

Traduction  :  «  et  il  se  détache  et  tombe  de  la  peau  une  espèce  d'é- 
«  corce  qu'on  appelle  épidémie.  »  Cette  traduction  est  inexacte ,  et  il 
faut  dire  :  «ce  qu'on  nomme  l'épiderme  se  détache  et  tombe  de  la 
«  peau  comme  une  espèce  d'écorce.  »         .),..■■  .    - 

P.  1  6  8  :  OvTW  Se  xa\  ê7r\  tuv  XafxSavofjJvGûv  àitoarl pé^scrBan  Se7  rà  ra- 
X^^s  àXKrOaivsiv  xarw  SvvoifjLevov,  (pvXaTTOfxévovs  xa\  tô  êfXTrvevfxazovv  ^  Uva 
àvenrjpéac/los  yàv  »J  xixca  xotXîa  yévvrai  xal,  as  ëvi,  àTpo(pa)To^T)7 ,  éroîfxcos 
Se  avrb  à-noxplvri  ri  dvco  èTtnrokdaav  xe  xcà  àSidcnraalovj  Ô  ylvszat  ÙTth  t&v 
tsvevfjuxTùJv. 

Traduction  :  «On  évitera  les  aliments  qui  peuvent  glisser  facilement 
"  A'ers  le  bas  et  aussi  ceux  qui  développent  des  gaz,  afin  que  le  bas-ventre 
«  reste  à  l'abri  de  toute  atteinte  et,  autant  que  possible,  vide  d'aliments, 
'(  et  que  festomac  rejette  promptement  les  aliments  qui,  dans  ce  cas, 
((  surnagent  et  ne  sont  pas  mis  en  menus  morceaux  par  les  gaz.  »  J'entends 
ce  passage  obscur  tout  autrement.  Archigène  veut  (il  s'agit  du  vomisse- 
ment antique,  préparé  h  l'aide  d'aliments  spéciaux  et  abondants),  qu'on 
donne  des  aliments  qui  ne  descendent  pas  vite  de  l'estomac  dans  les 
intestins,  et  qu'on  se  garde  de  ce  qui  gonflerait  les  intestins-,  tout  cela 
par  opposition  à  festomac ,  où  les  aliments  doivent  rester  et  être  sou- 
levés. Je  traduis  donc:  «et  que  festomac  rejette  promptement  les  ali- 
«ments  surnageants  et  entiers,  rejet  qui  s'opère  par  les  gaz.  »  Je  m  ap- 
puie en  outre  sur  un  passage  qui  se  trouve  quelques  lignes  plus  bas  : 

MeroL^v  Se  tsrîvetv  <Tvve)(éa'1epov  tsfpoa-rfxei  \ei6v  riva  ohov  xaï  ^Svv  àrè 
Se  xaï  yXvxéos  ^  oîvoytéXnos  tsXripea-lépa  xsScrts  é^exofxicrdtj  '  xaï  yàp  ai 
roiavrai  è(nrvev(xarcû(Tets  elcrtv  r^  àvaxov(pt%eiv  âiravia. 

«  Entre  deux,  on  boira  à  plusieurs  reprises  un  vin  doux  au  toucher  et 
«  agréable  ;  quelquefois  aussi  on  a  pu  impunément  boire  abondamment 
«des  vins  d'un  goût  sucré  ou  des  vins  miellés:  car,  si  ces  vins,  développent 
*(des  (jaz,  ib  soulèvent  la  masse  des  aliments.  »  On  voit  par  là  que  f inter- 
vention des  gaz  était  jugée  utile  pour  faciliter  le  vomissement.  Toutefois, 
je  dois  ajouter  que  je  ne  suis  pas  satisfait  du  texte  :  xa)  yàp  al. . .  ânavra. 
Je  le  crois  altéré,  les  manuscrits  ont  th  eu  lieu  de  tijS,  et  je  suis  disposé 
à  lire  :  xat  yàp  al  rotavTat  êfxirvevfxaTOJo-ets  elah  els  rà  (ou  encore  mieux , 
olai  Te  au  lieu  de  e/o-Zv  *  tÇ)  àvaxovÇiileiv  diravra  :  «  car  de  tels  développements 
«  de  gaz  sont  pour  soulever  la  masse  des  aliments,  ou  bien  sont  capables  de  sou- 
«  lever  la  masse  des  aliments.  » 

Je  lis  page  2  i  :  «  On  ne  tirera  pas  plus  d'un  cotyle  de  sang.  »  Pourquoi 
faire  cotyle  du  masculin?  Il  appartient  à  des  hommes  aussi  habiles  en 


FEVRIER  1855.  113 

grec  que  MM.  Bussemaker  et  Daremberg  de  ne  pas  altérer  le  genre  des 
mots  grecs  transportés  en  français,  et,  bien  loin  de  tomber  dans  cette 
faute,  qui  n'est  que  trop  commune,  d'y  remédier  toutes  les  fois  que 
l'occasion  s'en  présente.  J'étendrai  ces  remarques  de  purisme  à  une 
phrase  : 

Aet  Se  âxpi  ^tnoOvfiîas  xcvovv  où  tadaiis'  oure  yàp  rifs  Stà  ^6^v  ruv 
xa(iv6tn(t>v  yivofiévriSj  ov  fxvv  ovSè  6rav  êv  tô»  ar16(xaTt  tt}s  yourlpbs  vndp^eoa-t 
rtves  SaxvcôSeif  x^(^^'- 

Traduction  :  a  On  ne  prendra  pas  pour  terme  de  l'évacuation  (dans 
«la  saignée)  toute  espèce  de  défaillance;  par  exemple  celle  qui  tient  à 
«la  frayeur  des  malades  ne  remplit  pas  plus  ce  but  que  s'ils  ont  à  l'ori- 
«  fice  de  l'estomac  certaines  humeurs  qui  y  causent  des  picotements.  » 
Cette  phrase  est  très-obscurément  traduite,  et  il  aurait  mieux  valu 
dire  :  «On  ne  prendra  pas  pour  terme  de  l'évacuation  toute  espèce  de 
«défaillance,  par  exemple,  ni  celle  qui  est  causée  par  la  frayeur  des 
«  malades,  ni  celle  qui  tient  à  des  humeurs  irritantes  fixées  à  l'orifice  de 
«  l'estomac.  »  Toutefois  je  relève  cette  phrase,  non  pas  tant  pour  l'obscu- 
rité que  pour  la  locution  :  remplir  un  but.  Je  sais  qu'on  la  trouve  main- 
tenant partout,  soit  dans  la  conversation,  soit  même  sur  le  papier; 
mais,  s'il  faut  jamais  se  méfier  des  néologismes,  et  surtout  des  néolo- 
gismes  mal  faits,  c'est  quand  on  traduit  les  auteurs  anciens.  Je  n'ai 
insisté  sur  le  cas  particulier  que  pour  avoir  occasion  d'émettre  le  prin- 
cipe général. 

Le  deuxième  volume  d'Oribase,  où  j'ai  glané  non  sans  peine  ces  quel- 
ques remarques,  etoùle  lecteur  puisera  avec  abondance  tant  d'utiles  éclair- 
cissements, contient  depuis  le  VU*  livre  jusqu'au  XV*;  mais,  les  livres 
XI,  XII et  XIII  reproduisant  textuellement  la  partie  descriptive  du  traité 
de  matière  médicale  de  Dioscoride,  et  l'ordre  méthodique  de  cet  écri- 
vain ayant  seulement  été  changé  par  Oribase  en  ordre  alphabétique, 
les  auteurs  ont  pensé  qu'il  était  inutile  de  conserver  ces  trois  livres 
dans  Oribase,  et  qu'il  suffisait  de  renvoyer  h  une  bonne  édition  de  Dios- 
coride. En  effet,  ces  hvres  auraient  occupé  une  place  qui  peut  êtrr 
mieux  remplie.  * 

C'est  dans  le  même  esprit  de  judicieuse  économie  âê  l'espace  que 
M.  Daremberg  a  introduit  quelques  réformes  avantageuses  :  d'abord  dans 
les  dispositions  typographiques,  qui,  sans  devenir  trop  disparates  avec  celles 
du  premier  volume,  lui  ont  permis  de  faire  entrer  plus  de  matière  dans 
chaque  page  (tout  le  reste  de  la  Collection  sera  édité  d'après  le  nouveau 
plan };  en  second  lieu,  dans  les  variantes.  Rien  n'a  été  changé  pour  celles 
qui  proviennent  des  manuscrits  mêmes  d'Oribase ,  sauf  l'élimination  d'un 

i5 


114  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

bon  nombre  de  variantes  insignifiantes  qui  ne  sont  que  des  eiTeurs  de 
plume.  Mais,  pour  celles  qui  étaient  empruntées  aux  éditions  de  Galien , 
M.  Daremberg  a  pensé  (et  avec  toute  raison ,  selon  moi)  qu'il  suffisait  de 
rapporter  les  variantes  qui  éclaircissent  notablement  le  sens  des  extraits 
faits  par  Oribase ,  ou  qui  améliorent  le  texte ,  ou  qui  donnent  un  auti^e  sens  ; 
jugeant  en  même  temps  qu'il  convenait  de  supprimer  toutes  les  variantes 
qui  portent  évidemment  sur  des  cbangements  de  rédaction,  change- 
ments qui  sont  le  fait  même  d'Oribase.  Là  où  il. n'y  a  point  de  doute  sur 
la  vraie  rédaction  d'Oribase,  il  est  inutile  de  reproduire  le  texte  de 
Galien  quand  ce  texte  ne  fournit  ni  améliorations  ni  explications.  Plus 
M.  Daremberg,  persuadant  son  docte  et  trop  scrupuleux  collaborateur, 
sera  économe  de  ces  variantes  galéniqaes  qui  ne  sont  pas  nécessaires , 
plus  aussi  il  assurera  le  succès  de  l'œuvte  commune,  en  n'excédant 
m  le  nombre  des  volumes,  ni  le  nombre  des  feuilles  par  chaque  vo- 
lume. Le  texte,  la  traduction ,•  les  notes,  les  variantes  indispensables, 
voilà  ce  que  recherchent  les  érudits  et  les  médecins,  et  non  pas  un  amas 
de  mots  grecs  estropiés  par  les  copistes,  ou  de  purs  changements  de 
rédaction  qui  n'ajoutent  rien  ni  au  sens ,  ni  au  texte. 

Oribase,  tel  qu'il  était  resté  après  les  travaux  de  nos  devanciers, 
laissait  encore  une  grande  lacune  dans  la  littérature  médicale  de  l'anti- 
quité. Cette  lacune  commence  à  se  combler,  et  le  deuxième  volume 
que  j'annonce  ici  est  un  heureux  acheminement.  Au  reste,  je  puis  an- 
noncer aussi  qu'un  autre  auteur  grec,  qui,  moins  étendu  sans  doute 
qu'Oribase,  offre  pourtant  un  vaste  champ  à  toutes  les  sagacités  de  la 
critique  la  plus  ingénieuse  et  la  plus  enrichie  par  la  lecture,  va  bientôt 
paraître.  Il  s'agit  de  Rufus,  qui  vivait  un  peu  avant  Galien,  et  dont  il 
reste  deux  opuscules  et  plusieurs  fragments.  C'était  un  médecin  instruit, 
érudit,  souvent  cité  par  GaHen,  et  dont  il  est  regrettable  que  nous  ne 
possédions  pas  davantage.  M.  Daremberg,  dont  le  zèle  est  infatigable, 
et  qui  a  parcouru  si  fructueusement  presque  toutes  les  bibliothèques  de 
l'Europe,  a  trouvé  des  documents  nouveaux  pour  cet  auteur,  amélioré 
le  texte,  réuni  et  classé  les  fragments,  découvert  des  rapprochements 
ignorés,  interprété  une  foule  de  J)assages  obscurs  ou  désespérés,  et  fait 
de  tout  cela  une  œuvre  d'érudition  qui  sera  une  contribution  non  petite 
à  l'ancienne  littérature  et  un  honneur  nouveau  pour  îe  savant  éditeur. 
C'est  ainsi  que  l'érudition  médicale  tend  activement  à  reprendre  le  ni- 
veau qu'elle  avait  perdu  depuis  le  xvi* siècle,  et  à  fournir  son  contingent 
à  cette  grande  çt  fnictueuse  explication  de  l'antiquité  classique. 

É.  LIITRÉ. 


FÉVRIIR  1855.  U5 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit,  accompagné  d'an 
commentaire  et  de  vingt  et  an  mémoires  relatifs  au  bouddhisme, 
par  M.  E.  Bumouf,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  ins- 
criptions et  belles-lettres.  Paris,  imprimé  par  autorisation  du 
Gouvernement  à  llmprimerie  nationale,  1862,  1  vol.  in-4^ 
iv-897  pages. 

Rgya  tch'er  eol  pa,  on.  Développement  des  jeux,  contenant  l histoire 
du  Bouddha  Çâkyamoani ,  traduit  sur  la  version  tibétaine  du 
Bkah-Hgyour  et  revu  sur  l'original  sanscrit  [Lalitavistara),  par 

r  Pà.  Éd.  Fottcaax,  membre  de  la  Société  asiatique  de  Paris. 
i"^  partie,  texte  tibétain,  ii-388  pages;  2*  partie,  traduction 
française,  lxv-42  5  pages,  in-4'.  Paris,  imprimé  par  auto- 
risation du  Gouvernement  à  rimpriroerie  nationale,  1847- 
i848.  .1  '  -  ,       . 

t)E  LA  MORALE  £T  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DU  BOUDDHISME. 

BUITlàME    ARTICLE^. 
Critiqae  du  système  d«  Çâkyamouni. 

Puisque  j'ai  à  dire  beaucoup  de  mal  du  bouddbisme,  je  préii^  com- 
mencer par  le  bien  qu'on  lui  peut  justement  attribuer  et  que  j'en  pense. 
Ces  élevés,  tout  limités  qulls  devront  être,  auront  du  moins  ce  résultat 
de  tempérer  la  sévérité  du  jugement  dont  ils  seront  suivis.  La  condam- 
nation ,  précédée  de  cet  adoucissement  équitable ,  ne  paraîtra  point  une 
injustice  ni  une  colère;  et,  après  avoir  loué  les  bons  côtés  de  cette  grande 
doctrine,  il  sera  moins  pénible  d'en  blâmer  les  aberrations  et  d'en  si- 
gnaler les  fatales  conséquences. 

Voici  donc  pour  la  part  du  bien;  je  ne  veux  pas  l'exagérer;  mais  je 
ne  voudrais  pas  non  plus  la  réduire  iniquement. 

Ce  qui  me  frappe  d'abord  dans  le  bouddbisme ,  je  ne  parle  que  de 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  I9  cahier  de  mai  i85A,  p*ge  270;  pour  le 
deuxième,  celui  de  juin,  page  353;  pour  le  troisième,  celui  de  juillet,  page  ^09. 
pour  le  quatrième,  celui  d'août,  page  484;  pour  le  cinquième,  celui  de  septembre, 
page  557;  pour  le  sixième,  celui  d octobre,  page  64o;  et,  pour  le  septième,  celui 
de  janvier  i855,  page  43. 

i5. 


116  JOURNAL  Di|^  SAVANTS. 

celui  du  fondateur,  c'est  sa  direction  toute  pratique.  Le  Bouddha  se  pro- 
pose un  très-grand  objet,  qui  n'est  pas  moins  que  le  salut  du  genre  hu- 
main ,  ou  même  le  salut  de  l'univers  ;  et  il  marche  à  son  but  par  les  voies 
les  plus  directes  et  les  plus  faciles.  Il  est  vrai  que,  se  donnant  pour  phi- 
losophe, la  spéculation,  avec  ses  analyses  et  ses  profondeurs,  ne  lui  serait 
point  interdite;  mais  les  brahmanes  en  avaient  fait  un  tel  abus,  que  le 
^formateur  aura  cru  devoir  s'en  abstenir.  En  effet,  il  faut  bien  prendre 
garde,  en  voulant  descendre  jusqu'aux  principes  des  choses,  de  s'en- 
foncer dans  des  ténèbres  inutiles  et  de  ne  parler  qu'à  une  école  au  lieu 
de  s'adresser  à  la  foule.  Là  philosophie,  lors  même  qu'elle  ne  prétend 
point  à  devenir  une  religion,  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  son  devoir 
suprême,  qui  est  de  servir  l'humanité;  et  le  philosophe  est  assez  peu 
digne  de  ce  nom ,  qui  est  le  seul  à  se  comprendre ,  et  à  se  sauver  par  la 
vérité  qu'il  découvre.  Si  cette  vérité  devait  rester  un  avantage  individuel, 
elle  n'aurait  point  tout  son  prix;  et,  comme,  pour  la  masse  des  hommes, 
la  pratique  de  la  morale  importe  bien  plus  que  les  principes  sur  lesquels 
elle  repose,  il  faut  savoir  gré  aux  chefs  des  intelligences  de  les  pousser 
à  bien  vivre  plutôt  encore  qu'à  bien  penser.  La  réforme ,  avant  qu'on  ne 
la  tente,  peut  avoir  été  précédée  et  affermie  par  ces  longiies  études  que 
la  science  exige  ;  mais,  quand  le  réformateur  paraît  enfin  sur  le  théâtre 
du  monde,  son  enseignement,  qui  n'est  désormais  qu'une  prédication, 
doit  être  aussi  clair  et  aussi  simple  que  possible.  Il  parle  au  vulgaire  et 
non  point  aux  savants.  Il  doit  conduire  les  esprits  plus  encore  que  les 
éclairer;  il  promulgue  des  préceptes  plus  qu'il  n'approfondit  des  théories. 
Cependant,  tout  en  voulant  convertir  et  guider  la  multitude,  Çâkya- 
niouni  ne  cherche  point  à  fattirer  par  de  grossières  séductions.  Il  ne 
flatte  point  bassement  ses  convoitises  naturelles  ;  et  les  récompenses  qu'il 
lui  promet  n'ont  rien  de  terrestre  ni  de  matériel.  Loin  d'imiter  tant  de 
législateurs  religieux,  il  n'annonce  à  ses  adeptes  ni  conquêtes,  ni  pou- 
voir, ni  richesse.  Il  les  convie  au  salut  éternel,  ou  plutôt  au  néant, 
qu'il  prend  pour  le  salut,  par  la  voie  de  la  vertu,  de  la  science  et  des 
austérités'.  C'est  présumer  sans  doute  beaucoup  des  hommes,  mais  ce 

'Je  ne  parle  pas  du  pouvoir  magique  et  des  facultés  surnaturelles  que,  dans  les 
doctrines  bouddhiqu'es,  la  science  et  la  vertu  confèrent  à  ceux  qui  sont  parvenus  aux 
degrés  supérieurs  de  la  sainteté.  Les  légendes  sont  pleines  de  ces  superstitions  et  de 
ces  extravagances,  qui  sont  à  fusage  des  brahmanes  longtemps  avant  que  le  boud- 
dhisme ne  les  adopte  et  ne  les  sanctionne  ^son  tour.  Voir  mon  Premier  mémoire  sur 
le  Sânkhya,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
tome  VIII,  pages  198  et  889.  Mais  je  ne  crois  pas  que  le  Bouddha  lui-même  ait 
jamais  fait  de  ces  promesses  fallacieuse^:  il  laissait  ce  charlatanisme  et  ces  jongleries 
à  des  adversaires  qu'il  méprisait. 


:f  >  \  FÉVRIER  1855.'5  JOl  U/ 

rrcst  pas  présumer  trop.  C'est  un  bonheur  d'entendre  ces  nobles  appels 
à  la  conscience  humaine  dans  des  temps  si  reculés,  et  dans  des  pays  que 
notre  civilisation  un  peu  hautaine  s'est  habituée  à  trop  dédaigner.  Nous 
croyons  que  ces  grandes  aspirations  n'appartiennent  qu'à  nous  seuls,  et 
nous  sommes  surpris  autant  que  charmés  d'en  découvrir  ailleurs  des 
traces  et  des  reflets.  Dans  les  Védas  et  dans  la  religion  qui  en  était  im- 
médiatement sortie,  le  réformateur  ne  trouvait  rien  de  pareil^  ;  et  ce 
n'est  point  là  qu'il  a  puisé  des  leçons  de  renoncement  et  d'abnégation. 
Mais  la  philosophie  brahmanique  s'était  élevée  plus  haut  que  ce  culte 
^oiste  où  l'homme  ne  demande  aux  dieux  que  de  le  faire  vivre,  en 
échange  des  hommages  ou  plutôt  des  aliments  qu'il  leur  offre  ;  elle  avait 
porté  ses  regards  dans  les  régions  supérieures  de  l'esprit;  et  le  système 
de  Kapila  suffit  pour  attester  qu'en  prêchant  le  salut  éternel  Çâkya- 
mouni  ne  fait  point  une  innovation^.  Tout  le  monde,  dans  l'Inde 
brahmanique,  a  cette  préoccupation  solennelle;  l'ascète  des  Çàkyas  la 
partage;  mais  il  ne  la  crée  pas. 

La  gloire  qui  lui  est  propre,  et  que  nul  ne  lui  dispute,  c'est  celte 
charité  sans  bornes  dont  son  âme  parait  embrasée.  Le  Bouddha  ne  songe 
point  à  s'assurer  personnellement  le  salut  et  la  libération  :  il  cherche 
par-desssus  tout  à  sauver  les  autres  êtres,  et  c'est  pour  leui'  montrer  la 
voie  infaillible  du  nirvana  qu'il  a  quitté  le  séjour  de  la  joie,  le  Touchita, 
et  qu'il  vient  subir  les  hasards  et  les  épreuves  d'une  dernière  existence. 
Il  ne  rachi'te  pas  les  créatures  en  s' immolant  pour  elles  dans  un  sacri- 
iice  sublime;  il  se  propose  seulement  de  les  instruire  par  son  enseigne- 
ment et  par  ses  exemples.  Il  les  conduit  sur  la  route  où  l'on  ne  peut 
plus  en^er,  et  il  les  guide  au  port  d'où  l'on  ne  revient  plus.  Sans  doute 
J' esprit  chrétien  connaît  des  doctrines  plus  belles  et  plus  hautes;  mais, 
six  ou  sept  siècles  avant  qu'il  ne  renouvelle  le  monde,  c'est  déjà  une 
bien  grande  idée  que  celle  d'associer  tous  les  hommes,  tous  les  êtres, 
dans  une  foi  commune,  et  de  les  confondre  dans  une  égale  estime  et 
dans  un  égal  amour. 

Voilà  comment  le  Bouddha  a  pu  dire  sans  orgueil  et  sans  erreur  que 
«sa  loi  était  une  loi  de  grâce  pour  tous';»  et  comment,  sans  attaquer 

*  J'ai  essayé,  dans  mon  travail  sur  les  Védas.  de  (aire  voir  combien  la  rdinou 
qu'ils  avaient  fondée  était  étroite  et  intéressée  ;  voir  le  Journal  d»i  Savants,  cahier 
(l'jvril  ib.')/»,  pnge  aog.  —  *  Voir  le  Premier  mémoire  sur  le  Sânkhya,  dans  les  ^fé^ 
moirts  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  tome  VIII,  page  377.  —  '  Le 
Bouddha  le  dit  en  propres  (ermen,  on  réopndant  aux  railleries  des  brahmanes 
qui  se  moquent  de  lui ,  quand  il  convertit  SMI^Ia,  le  fils  d'un  marchand  tombé  dans 
la  plus   hideuse  mi-nère.  Stâgata  Avaddna,  dans  le  Divya  Avadâna,  cité  par  M.  E. 


118  JOURNAL  DES  SAVANTS, 

le  régime  odieux  et  dégradant  des  castes,  il  a  ruiné  cependant  ce  fonde* 
ment  de  la  société  brahmanique.  Il  n'a  pas  vu ,  je  l'avoue ,  le  vrai  prin- 
cipe de  l'égalité  humaine,  puisqu'il  n'a  jamais  compris  l'égalité  morale; 
mais,  s'il  n'a  pas  connu  la  véritable  nature  de  l'homme ,  il  a  su ,  du  moins, 
que  tous  les  hommes  sont  égaux  devant  la  douleur,  et  (pi'ils  doivent 
l'être  aussi  devant  la  délivrance.  Il  veut  leur  apprendre  à  s'affranchir 
pour  jamais  de  la  maladie,  de  la  vieillesse  et  de  la  mort;  et,  comme  tous 
les  êtres,  sans  aucune  exception,  sont  exposés  à  ces  maux  nécessaires,  ils 
ont  tous  droit  à  l'enseignement  qui  doit  les  y  soustraire  en  les  éclairant. 
Devant  l'identité  de  la  misère,  il  fait  tomber  les  distinctions  sociales, 
ou  plutôt  il  ne  les  aperçoit  pas;  l'esclave  est  pour  lui  tout  autant  que  les 
(ils  de  rois^  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'ait  point  déploré  les  abus  et  les 
maux  de  la  société  dans  laquelle  il  vivait  ;  mais  il  a  été  frappé  bien  plus 
encore  des  maux  inséparables  de  l'humanité  inéme,  et  c'est  à  ceux4à 
qu'il  s'est  dévoué,  parce  que  les  autres  en  comparaison  doivent  .sem- 
bler bien  peu  de  chose.  Le  Bouddha  ne  s'est  point  attaché  à  guérir  la 
société  indienne;  il  a  voulu  guérir  le  genre  humain. 

Il  faut  louer  cette  grandeur  et  cette  généralité  de  vue.  L'homme  cer- 
tainement n'ert  pas  tout  entier  dans  la  douleur;  et  en  cela  la  théorie 
est  fausse;  mais  il  est  vrai  que  tous  les  hommes  y  sont  plus  ou  moins 
soumis,  et  c'est  une  entreprise  généreuse  que  de  vouloir  les  en  déli- 
vrer. 

Les  moyens  qu'emploie  le  Bouddha  pour  convertir  et  purifier  le» 
cœurs  ne  sont  pas  moins  conformes  à  la  dignité  humaine  :  ils  sont  pleins 
d'une  douceur  qui  ne  se  dément  point  un  seul  instant  dans  le  maître, 
et  qui  subsiste  aussi  tendre,  aussi  invincible  dans  ses  disciples  les  plus 
éloignés*.  Il  ne  songe  jamais  à  contraindre  les  hommes,  il  se  borne  à  les 
persuader.  Il  s'accommode  même  à  leur  faiblesse  ;  il  varie  de  mille  ma- 
nières les  moyens  de  les  toucher;  et,  quand  im  langage  trop  direct  et 
trop  austère  pourrait  les  rebuter,  il  a  recours  aux  insinuations  plus 
douces  de  la  parabole.  Il  choisit  les  exemples  les  plus  vulgaires,  et  il  se 
met  à  la  portée  de  ceux  qui  l' écoutent  par  la  naïveté  des  formes  dont 
il  revêt  ses  leçons.  H  leur  apprend  à  soulager  le  poids  de  leurs  fautes  par 
la  confession ,  et  à  les  expier  par  la  sincérité  du  repentir. 

Il  va  même  plus  loin.  Comme  c'est  un  grand  mal  déjà  que  d'avoir  à 
réparer  la  faute,  l'essentiel  serait  de  montrer  aux  hommes  à  ne  point  la 

Burnouf,  Introd.  à  l'hist.  da  bouddh.  ind.  page  198.  Samantaprâsâdikam  méçâsanam, 
dit  Çâkyamouni.  —  'Si,  parmi  les  (Mincipaux  disciples  de  Çâkyamouni,  Kaçyapa 
était  un  brahmane,  Oupâli  et  Kâlyâyatia  étaient  des  coudras.  —  *  On  peut  wir 
t<ïute  l'histoire  d'Hiouen-Thsang  dans  la  traduction  de  M.  Stanislas  Julien. 


FÉVRIER  1855.  UO 

commettre.  Puisque  c'est  la  vertu  qui  doit  les  racheter,  il  faut  faire  en 
sorte  de  les  rendre  impeccables  :  s'ils  ne  font  pas  de  chutes,  ils  n'auroot 
point  à  se  relever.  De  là,  dans  la  doctrine  de  Çâkyamouni,  ces  pré- 
ceptes si  sages  et  si  positifs,  ces  défenses  toujours  si  justes  et  parfois  si 
délicates  de  certaines  actions.  C'est  une  lutte  incessante  contre  le  corps 
et  ses  passions  qu'il  entreprend  et  qu'il  conseille  :  le  corps  est  à  ses  yeux 
le  seul  ennemi  de  l'homme;  et,  bien  qu'il  ne  donne  pas  lui-même  à  sa 
pensée  une  expression  aussi  formelle,  son  ascétisme  n'a  pas  d'autre 
objet.  Il  faut  que  l'homme  dompte  le  corps  ;  il  faut  qu'il  éteigne  les  dé- 
sirs brûlants  qui  le  consument.  Si  le  Bouddha  prescrit  plus  particulière- 
ment aux  rehgicux  engagés  dans  les  ordres  un  célibat  absolu,  il  n'en 
recommande  pas  moins  à  tous  les  fidèles,  la  chasteté  et  la  pudeur,  que 
le  brahmanisme  offensait  sans  aucune  retenue,  et  dont  un  instinct  secret 
révèle  à  tous  les  hommes  l'obligation  et  le  charme. 

A  ces  vertus  déjà  bien  dilTiciles,  il  en  ajoute  d'autres  |)lu5  diQicileâ 
encore  et  non  moins  utiles  :  c'est  la  patience ,  c'est  la  résignation ,  qui 
n'exclut  point  l'énergie  à  souffrir  courageusement  des  maux  inévitables  : 
c'est  l'indifférence  et  l'héroïsme  sous  le  coup  de  toutes  les  infortunes  et 
de  toutes  les  douleurs;  c'est  l'humilité  surtout,  cet  autre  renoncement 
aux  biens  et  aux  splendeurs  du  monde,  que  n'ont  point  pratiqué  seule- 
ment les  pauvres  mendiants,  «  fils  de  Çàkya ,  n  mais  les  rois  eux-mêmes 
au  faite  de  la  toute-puissance.  De  l'humilité  au  pardon  des  ofléuses,  il 
n'y  a  pas  loin;  et,  bien  que  le  Bouddha  n'en  ait  pas  fait  l'un  de  ses  pré- 
ceptes étroits,  sa  doctrine  tout  entière  mène  à  celte  tolérance  mutuelle 
dont  les  hommes  en  société  ont  tant  besoin.  La  croyance  même  de  J« 
transmigration  l'aidait  singulièrement.  Devant  une  insulte,  un  outrage, 
une  violence,  le  premier  sentiment  du  bouddhiste  n'est  pas  de  s'em- 
porter. Il  ne  s'indigne  pas,  attendu  qu'il  ne  croit  pas  à  l'injustice.  Il  se 
dit  que,  dans  une  existence  antérieure,  il  a  commis  tel  péché  qui,  dans 
eelle-ci,  lui  attire  et  lui  mérite  tel  châtiment.  Il  ne  s'en  prend  qu'à  lui 
seul  du  malheur  qui  le  frappe;  et,  au  lieu  d'accuser  son  ennemi  ou  son 
oppresseur,  il  n'accuse  que  lui-même.  Loin  de  penser  à  se  venger,  il  ne 
voit  qu'une  leçon  dans  les  maux  qu'il  endure,  et  son  unique  soin  c'est 
d'éviter  désormais  la  faute  qui  les  a  rendus  nécessaires,  et  qui,  en  se  re- 
nouvelant, renouvellerait  aussi  la  punition  qui  a  déjà  dû  la  suivre,  (^and 
le  jeune  prince  Kounâla,  dont  les  légendes  racontent  la  touchante  his- 
toire \  est  soumis  à  un  supplice  aussi  douloureux  qu'inique,  il  pardonne 

Voir  ci-dessus  dans  le  Joamal  des  Savants,  cahier  d'octobre  i854.  p.  6^4, 
l'histoire  du  prince  Konnôla ,  fib  du  roi  Açoka ,  qui  régpnait  sur  la  pins  grande 
partie  de  lu  presqu'île  indienne. 


lÔd  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  la  marâtre  qui  le  poursuit,  il  pardonne  à  un  père  abusé,  et  il  ne  pense 
qu'aux  fautes  passées  par  lesquelles  il  a  provoqué  contre  lui-même  tant 
de  désastres. 

Celte  résignation  qui,  dans  les  faibles,  peut  si  aisément  tourner  à  la 
peur  et  h  la  lâcheté,  rend  sans  doute  trop  facile  aux  forts  et  aux  méchants 
la  domination  et  le  despotisme;  sans  doute  elle  favorise  la  tyrannie  dans 
ces  climats  qui  n'ont  jamais  connu  qu'elle.  Mais,  entre  des  mains  intel- 
ligentes, quel  élément  d'ordre  et  de  paix  sociale!  quel  apaisement  de 
toutes  ces  passions  qui  troublent  trop  souvent  la  concorde  et  font  naître 
des  guerres  implacables! 

Joignez-y  l'horreur  du  mensonge,  ce  respect  de  la  parole  humaine, 
cette  sainteté  du  lien  qui  met  les  intelligences  en  communication-  joi- 
gnez-y cette  réprobation  de  la  médisance  et  même  des  discours  frivoles; 
joignez-y  encore  le  culte  de  la  famille,  la  pieuse  vénération  pour  les 
parents,  la  considération  et  l'estime  pour  les  femmes,  jugées  dignes  de 
tous  les  honneurs  religieux  à  l'égal  des  hommes;  el  vous  serez  étonnés 
que  le  bouddhisme,  avec  tant  de  vertus  sociales,  n'ait  pu  parvenir  à 
fonder,  même  en  Asie,  une  société  ni  des  gouvernements  tolérables. 
D'abord  il  a  échoué  dans  l'Inde  elle-mêmet)ù  il  est  né;  et,  dans  les  pays 
où  il  s'est  réfugié ,  son  influence ,  tout  heureuse  qu'elle  a  pu  être  à 
certains  égards,  n'a  point  prévalu  jusqu'à  réformer  les  mœurs  politiques 
de  ces  peuples.  Ils  sont  restés  partout  soumis  au  joug  le  plus  aviHssant 
et  le  plus  arbitraire.  Les  trop  faibles  germes  déposés  par  le  Bouddha 
dans  sa  doctrine,  et  que  développaient  quelques  rois  comme  Piyadasr, 
ne  se  sont  point  fécondés;  et  aujourd'hui  notre  civilisation  même  ne 
peut  leur  rendre  la  vie,  en  pénétrant  dans  ces  contrées  où  le  bouddhisme 
garde  encore  toute  sa  vigueur.  Il  est  â  craindre  que  tous  ses  efforls  bien- 
veillants et  libéraux  ne  soient  vains  contre  ces  institutions  déplorables, 
qui  ont  pour  elles  la  sanction  des  siècles,  les  habitudes  invétérées  des 
peuples,  leur  indifférence  et  leurs  superstitions  incurables.  Sans  doute, 
je  ne  voudrais  pas  juger  le  bouddhisme  tout  entier *ur  ce  seul  signe;  et 
il  ne  faudrait  pas  le  condamner  sans  autre  examen,  par  cela  seul  que 
les  sociétés  qui  le  pratiquent  sont  mal  organisées.  Mais  cependant  on 
peut  trouver  une  mesure  des  religions  dans  les  institutions  sociales 
qu'elles  inspirent  ou  qu'elles  tolèrent;  et  certainement  l'une  des  marques 
les  plus  éclatantes  de  la  grandeur  du  christianisme,  c'est  d'avoir  produit 
ces  sociétés  et  ces  gouvernements  libres  qui  marchent  chaque  jour,  sous 
les  yeux  et  aux  applaudissements  de  l'histoire*  à  de  nouveaux  progrès , 
à  une  nouvelle,  perfection.  On  ne  découvre  rien  de  semblable  dans  les 
sociétés  bouddhiques;  et,  en  fait  de  politique  et  de  législation,  le  dogme 


FÉVRIER  1S55.  121 

(lu  Bouddha  est  reste  fort  au-dessous  du  brahmanisme  lui-même.  Il  a 
bien  pu  instruire  et  sanctifier  quelques  individus  prenant  pour  modèle 
et  pour  appui  co  noble  idéal  de  Çâkyamouni,  mais,  pour  les  nations,  il 
est  resté  impuissant  plus  encore  que  ses  advci-saires,  et  il  n*a  presque 
lien  pu  faire  ni  pour  les  constituer,  ni  pour  les  régir  équitablement. 

Il  est  donc  assez  probable,  rien  qu'à  une  première  vue,  que  le  boud- 
dhisme, malgré  ses  mérites  apparents,  renforme  des  vices  cachés  qui 
l'ont  rendu  stérile;  je  vais  m'attacher  à  les  découvrir  et  à  les  montrer. 
J'ai  fait  la  part  du  bien;  il  faut  en  venir  maintenant  à  celle  du  mal,  qui 
sera  beaucoup  plus  grande. 

Toute  celte  morale  a  beau  aflicher  le  renoncement  et  fabnégation , 
au  fond  elle  est  étroite  et  intéressée.  Elle  ne  repose  que  sur  une  seule 
idée,  qui  n'est  ni  la  plus  juste  ni  la  plus  haute,  celle  du  salut  éternel , 
entendu  encore  comme  les  bouddhistes  l'entendent,  dans  le  sens  du 
néant  ou  nirvana.  C'est  la  récompense  oU'erte  à  tous  les  efforts  de 
l'homme;  c'est  le  but  suprême  de  la  loi;  c'est  le  prix  ineffable  promis  à 
toutes  ses  vertus.  Sa  vie  s'ordonne  sur  cette  fin  d'après  les  enseigne- 
ments et  les  exemples  du  maître:  mais  il  n'agit  jamais  qu'en  vue  de  la 
rémunération  qu'il  espère.  11  éteint  toutes  les  autres  convoitises;  mais 
il  garde  celle-là  ;  il  dompte  tous  les  autres  désirs;  mais  il  grandit  ce  désir 
insatiable  de  tous  ccu\  qu'il  lui  sacrifie.  Je  dis  qu'il  y  a  là  de  quoi  fausser 
la  morale  tout  entière;  et  j'attribue  sans  hésiter  à  cette  préoccupation 
égoïste  de  la  récompense  et  à  l'idée  du  nirvana  presque  toutes  les  fautes 
du  bouddhisme. 

L'homme  fait  bien  sans  doute  de  songer,  durant  toute  cette  vie,  que 
quelque  chose  doit  la  suivre.  Il  fait  bien  de  se  régler  sur  celte  consé- 
quence inévitable,  quelle  qu'elle  soit  d'ailleurs  selon  les  croyances  qu'il 
adopte;  il  fait  bien  de  penser  à  f éternité,  qui  lui  peut  expliquer  à  la 
fois  et  d'où  il  vient  et  où  il  retourne.  En  face  de  celte  grande  idée ,  il 
peut  sentir  également  et  toute  sa  faiblesse  et  toute  sa  valeur;  elle  peut 
lui  donner  la  clef  de  son  destin,  s'il  sait  f  interroger  avec  discrétion  et 
sagesse.  Mais  il  doit  se  garder  de  l'abaisser  et  de  la  détruire,  en  n'y  voyant 
et  en  n'y  cherchant  qu'une  récompense,  qui,  tout  élevée  qu'elle  peut 
paraître,  n'en  devient  pas  moins  un  salaire.  La  pensée  du  salut  éternel 
n'est  plus  alors  une  vertu  :  c'est  un  calcul;  et,  comme  rien  n'est  plus 
mobile  et  plus  changeant  (|ue  le  calcul  et  l'intérêt,  fhomme  se  trouv^ 
jeté  sur  une  voie  où  il  iw  j)eut  faire  que  des  faux  pas.  Dans  une  religion 
plus  vraie  et  plus  sainte  ,  il  peut  s'en  remettre  à  la  justice  de  Dieu  du 
soin  de  récompenser  ou  de  punir  éternellement;  mais,  dans  une  religion 
.qui  ne  reconnaît  point  de  Dieu,  malheur  irréparable  de  la  religion  boud- 

16 


122  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dhique,  l'homme  demeure  son  propre  juge;  c'est  lui  qui,  de  son  autorité 
privée ,  décide  de  ce  qUi  mérite  le  salut  ou  de  ce  qui  s'en  éloigne  ;  il 
prononce  dans  sa  propre  cause;  et  ce  n'est  guère  le  moyen  de  demeurer 
équitable  et  infaillible.  Il  croit  pratiquer  la  vertu ,  tandis  qu'en  réalité  il 
ne  pratique  qu'un  incessant  égoïsme,  qui  se  cache  et  se  fortifie  jusque 
dans  les  austérités  les  plus  rudes  et  dans  les  détachements  les  plus  or- 
gueilleux. On  ne  fait  jamais  que  son  propre  salut;  on  ne  peut  faire 
celui  des  autres;  tout  au  plus  peut-on,  comme  le  Bouddha,  leur  mon- 
trer la  voie.  Mais  il  faut  qu'ils  y  marchent,  et  l'on  ne  saurait  y  marcher 
pour  eux.  Le  salut  est  donc  exclusivement  individuel;  il  met  l'homme 
dans  un  isolement  complet.  Plus  l'homme  s'en  préoccupe,  plus  il 
s'éloigne  de  ses  semblables,  qu'il  néglige  tout  au  moins,  quand  il  ne  va 
pas  jusqu'à  les  mépriser  et  à  les  fuir.  Aussi  les  religieux,  qui  sontcommo 
Ja  milice  de  la  religion  nouvelle  et  qui  en  représentent  les  champions 
les  plus  fidèles  et  les  plus  accomplis ,  sont-ils  à  peu  près  étrangers  à  la 
société,  qui  pourtant  les  nourrit.  Ils  y  passent  leur  existence  etfacée  au- 
tant qu'inutile,  en  y  vivant  des  aumônes  que  leur  prépare  le  travail 
d'autrui,  et  en  y  portant  des  haillons  que  leur  humilité  ne  dédaigne 
point,  mais  que  leur  main  n'a  point  tissus.  L'ascète  est  ravi  tout  entier 
au  monde  dans  lequel  il  vit,  par  le  monde  auquel  il  aspire;  et,  en  admet- 
tant qu'une  paresse  qui  s'ignore  par  fois  elle-même  ne  trouve  pas  son 
compte  secret  à  cette  prétendue  sainteté,  à  qui  cette  sainteté  peut-elle 
servir,  si  ce  n'est  à  fascète  lui-même?  Que  deviendrait  la  société,  y 
compris  les  anachorètes  qu'elle  soutient  par  sa  facile  libéralité ,  si  chacun 
voulait  imiter  de  si  pieux  exemples?  Le  renoncement  est  une  belle 
chose  sans  doute;  mais,  quand  on  prétend,  comme  Çâkyamouni,  sauver 
le  genre  humain,  il  faut  songer  à  tous  lesjiommes  sans  exception;  il  ne 
faut  pas  songer  à  quelques  privilégiés.  Vous  abolissez  les  castes  que 
vous  ti'ouvez  établies,  en  ne  vous  arrêtant  j)oint  aux  limites  illégitimes 
qu'elles  prescrivent;  c'est  bien;  mais  vous  créez  vous-même  une  autre 
caste,  qui  n'est  plus  large  qu'en  apparence,  et  qui,  de  fait,  reste  plus 
étroite  encore  que  les  autres.  Parla  nature  môme  des  choses,  la  pensée 
du  salut,  à  moins  qu'on  ne  la  restreigne  dans  de  justes  bornes,  devient 
dangereuse  autant  qu'elle  est  fausse;  si  elle  envahit  toutes  les  actions  de 
l'homme,  elle  les  gâte;  et,  sans  parler  du  mal  qu'elle  peut  faire  à  1.1  so- 
ciété, elle  corrompt  l'àme  de  l'individu,  qui  ne  songe  plus  qu'à  ^oi,  et 
^ui,  malgré  sa  vanité  d'initié  et  d'adepte,  ignore  ])rofondément  ce  que 
doit  être  le  véritable  et  unique  mobile  de  toute  sa  conduite  ici-bas. 

C'est  qu'en  effet  il  n'y  a  point  à  présenter  à  la  conscience  humaine . 
surtout  quand   on  se  croit  philosophe,   d'autre  mobile  que  l'idée  du 


FÉVRIER  1855.    MU  123 

bien.  Ce  n'est  pas  simplement  la  plus  désintéressée  et  la  plus  noble  des 
idées;  c'est  encore  la  plus  vraie  et  la  plus  pratique.  Pour  peu  que 
l'homme  veuille  descendre  en  lui-même,  il  la  trouve  au  fond  de  son 
cœur  vivante  et  infaillible;  le  plus  souvent,  sans  le  savoir,  c'est  sur  elle 
qu'il  règle  la  plus  grande  partie  de  son  activité.  Si  l'on  veut  remonter 
jusqu'à  son  origine,  elle  nous' mène  à  Dieu,  dont  elle  nous  révèle  la 
vraie  nature;  si  on  la  suit  dans  ses  conséquences,  elle  nous  explique  le 
monde,  qu'elle  seule  peut  faire  comprendre.  Placée  au  faîte  des  idées 
les  plus  évidentes  et  les  plus  hautes,  c'est  elle  qui  éclaire  toutes  les 
autres,  comme  c'est  elle  qui  les  engendre.  Eh  bien,  cette  idée,  qui  est 
le  fond  même  de  notre  âme ,  de  notre  raison ,  de  notre  intelligence , 
comme  elle  est  le  fond  de  l'univers  et  de  Dieu ,  n'apparaît  point  dans 
le  bouddhisme.  Çâkyamouni  ne  semble  pas  s'être  douté  qu'elle  existât. 
Dans  la  philosophie  grecque,  Socrate  et  Platon  se  sont  fait  la  gloire  im- 
périssable d'avoir  donné  à  l'idée  du  bien  sa  véritable  place  dans  l'âme 
de  l'homme,  dans  le  monde  et  en  Dieu.  Ce  llambeau,  une  fois  allumé 
par  leurs  mains,  n'a  fait  que  jeter  de  jour  en  jour  plus  de  lumière  et 
d'éclat  parmi  nous.  Dans  le  bouddhisme,  au  contraire,  pas  une  lueur 
de  cette  flamme  divine  ne  s'est  montrée  ;  pas  une  étincelle  durable  n'en 
a  jailli;  et  ce  soleil  des  intelligences,  comme  Platon  le  nomme,  ne  les 
a  jamais  éclairées  dans  le  monde  indien.  Les  cœurs,  les  âmes,  les  esprit*», 
y  sont  restés  plongés  dans  les  plus  noires  ténèbres;  et  les  siècles,  loin 
de  dissiper  cotte  obscurité,  n'ont  fait  que  l'épaissir.  L'idée  de  la  récom- 
pense, substituée  à  celle  du  bien ,  a  tout  perverti.  Un  voile  impénétrable 
et  sombre  a  été  répandu  sur  toutes  choses;  et  l'homme  n'a  pu  désor- 
mais rien  comprendre  ni  à  lui-même,  ni  â  la  nature  dan%|aquelle  il  vit. 
ni  à  Dieu,  qui  les  a  faits  l'un  et  l'autre.  C'est  de  cette  première  et  ca- 
pitale erreur  que  toutes  les  autres  .nont  découlécs. 

Une  des  conséquences  les  plus  certaines  et  les  plus  fatales,  c'est  d'abord 
que,  l'idée  du  bien  une  fois  méconnue,  le  bouddhisme  a,  du  même 
coup,  ignoré  celle  du  devoir.  Chose  étrange!  dans  un  système  où  le  mot 
de  devoir  (dharma)  apparaît  à  chaque  ligne  des  ouvrages  sans  nombre 
qu'il  a  produits,  la  notion  même  du  devoir  a* complètement  échappé. 
On  y  voit  bien  l'obéissance  ù  la  loi  du  Bouddha,  une  soumission 
aveugle  â  ses  leçons,  une  vénération  sincère  |)our  ses  vertus  qu'on 
s'eft'orce  d'imiter.  Mais  un  conseil ,  un  ordre,  n'oblige  pas  moralement; 
tout  ce  qu'il  peut  faire,  c'est  de  contraindre  extérieurement,  et,  tant  qu»- 
la  conscience  et  la  raison  n'ont  point  parlé,  le  devoir  n'apparaît  point. 
On  n'est  pas  lié  parce  qu'on  obéit  ;  on  n'est  point  obligé  parce  qu'on  se 
courbe  sorts  un  joug,  ce  joug  fùt-il  le  plus  raisonnable  et  le  plu?  salu- 

16. 


12/|  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

taire.  C'est  donc  au  for  intérieur,  aux  arrêts  seuls  de  la  conscience,  que 
le  législateur  moral  doit  toujours  s'adresser,  et  surtout  quand  il  se  con- 
damne, comme  Çâkyamouni,  à  se  passer  de  Dieu,  source  suprême  de 
tout  bien  et  de  tout  devoir.  Autrement  il  fait  peut-être  de  fervents 
adeptes,  et,  au  besoin,  de  très-fidèles  sujets;  mais  il  ne  fait  pas  des 
hommes.  Il  n'enseigne  ni  n'inspire  la  vertu;  tout  au  plus  enseigne-t-il 
la  prudence.  Quand  le  jeune  Oupagoupta  résiste  aux  séductions  d'une 
belle  et  riche  courtisane^  ce  n'est  pas  en  se  disant  que  la  continence 
est  un  devoir  et  qu'il  fait  bien  de  combattre  de  coupables  désirs;  c'est 
en  pensant  «qu'il  est  mieux  peur  ceux  qui  aspirent  à  l'affranchissement 
«et  qui  veulent  échapper  à  la  loi  de  la  renaissance,  de  ne  point  aller 
u  voir  celte  femme.  »  Ainsi  il  calcule  son  salut;  et,  comme  il  craint  de 
le  risquer  en  succombant,  il  s'abstient,  non  pas  par  vertu,  mais  par 
intérêt.  Il  n'a  donc  point  compris  le  devoir,  tout  en  accomplissant  une 
louable  action;  il  n'est  point  moralement  vertueux,  tout  en  restant 
vainqueur  dans  cette  lutte  délicate  contre  lui-même.  J'avoue  que  c'est 
déjà  beaucoup  que  le  bien  se  fasse,  quel  que  soit  d'ailleurs  le  motif  dont 
l'acte  s'inspire  ;  mais  le  mérite  moral  n'est  réel  et  complot  que  si  l'agent 
se  guide  uniquement  par  la  pensée  du  devoir,  qui  n'est  au  fond  que 
l'idée  même  du  bien.  L'une  et  l'autre  manquent  absolument  k  la  doc- 
trine du  Bouddha. 

On  peut  signaler  une  seconde  conséquence  non  moins  fâcheuse;  cesl 
le  scepticisme.  Sans  doute  il  n'est  pas  poussé  aussi  loin  dans  les  soùtras 
de  la  prédication  qu'il  le  fut  plus  tard  dans  le  Pradjnà  Pàramità,  qui 
en  arrive  à  nier  tout  à  la  fois  et  l'objet  connu  et  le  sujet  connaissant, 
la  réalité  des  (iiosfs  et  la  réalité  même  de  la  conscience.  Mais,  sans  être 
tombé  dans  ces  excès,  Çâkyamouni  ne  proclame  pas  moins  résolument 
la  vanité  et  le  néant  de  toutes  choses,  en  face  du  nirvana,  qui  seul  à 
ses  yeux  est  immuable.  «  Tout  est  vide  »  est  un  de  ses  axiomes  finoris , 
sur  lequel  il  appuie  avec  le  plus  de  sécurité  le  renoncement  qu'il  prêche 
aux  hommes.  Certainement,  parmi  les  phénomènes  au  milieu  desquels 
nous  devons  vivre]  il  en  est  beaucoup  qui  sont  transitoires  et  passa- 
gers. Il  en  est  bien  peu  qui  soient  permanents  et  qui  portent  «  le  carac 
«tère  de  la  fixité,  ce  vrai  signe  de  la  Loi,  »  comme  le  disait  le  jeune 
Siddbàrtha  dans  ses  premières  méditations 2.  Mais  tous  les  êtres  ne  sont 
pas  «vides  au  dehors,  vides  au  dedans,»  ainsi  qu'il  le  pensait;  et,  s'il 

'  Voir  ci-dessus  le  Journal  des  Savants,  cahier  d'octobre  i85Af  p-  6/t5.  .l'ai  lotie 
plus  haut  la  chasteté  d'Oupagoupla  ;  ici  je  tâche  de  faire  voir  ce  qu'il  y  a  moralemenl 
d'incomplet  dans  le  inolif  qui  le  décide.  —  *  Voir  ci-dessus  le  Journal  des  Sfwanls, 
cahier  de  juin  i85Zi,  p.  3Go. 


FEVRIER  1855.  125 

avait  su  s'interroger  lui-même  avec  un  peu  plus  d'attention  et  d'exac- 
titude, il  aurait  trouvé  le  lerrain  solide  et  inébranlable  où  l'homme 
peut  poser  d'infaillibles  pas.  L'homme  peut  nier  tout  ce  qui  l'entoure; 
il  peut  douter  de  tous  les  phénomènes  extérieurs,  d'une  partie  même 
des  phénomènes  qu'il  porte  en  lui.  Mais  il  a  beau  faire;  il  ne  peut 
douter  de  sa  propre  conscience  quand  elle  lui  reproche  la  faute  qu'il  a 
commise ,  ou  qu'elle  le  loue  du  bien  qu'il  a  fait^  Il  ne  se  demande  peut- 
être  pas ,  comme  le  prétend  une  doctrine  plus  subtile  encore  qu'elle 
n'est  vraie,  si  le  principe  en  vertu  duquel  il  agit  peut  devenir  une  loi 
universelle;  mais  il  se  dit  assurément  qu'il  doit  lui-même  toujours  agir 
comme  il  le  fait,  et  que  tout  être  raisonnable  doit  agir  comme  lui.  Quand 
fhomme  trouve  ainsi  l'ordre  au  dedans  de  son  propre  cœur,  il  lui  est 
assez  facile  de  le  transporter  dans  le  monde  du  dehors;  et  le  bien  qu'il 
a  découvert  dans  sa  conscience,  il  le  reconnaît  aussi  évident  et  plus  im- 
mense dans  l'univers,  que  le  bien  seul  régit  et  anime.  Il  ne  croit  plus 
dès  lors  au  vide;  et  les  êlres  acquièrent  pour  lui  autant  de  substance 
(liï*ils  participent  au  bien.  Il  ne  doute  de  leur  réalité  que  dans  la  pro- 
portion même  où  ils  s'en  éloignent;  et ,  sur  la  fcnne  base  où  il  s'est  lui- 
même  placé ,  toutes  les  notions  de  son  intelligence  se  raffermissent  on 
même  temps  qu'elles  s'ordonnent.  S'il  en  est. quelques-unes  qui  chan- 
cellent encore,  c'est  qu'elles  ne  valent  pas  la  peine  qu'on  les  observe 
ou  qu'on  les  fixe. 

L'idée  du  bien  bannit  donc  de  l'âme  le  scepticisme;  non-seulement 
elle  éclaire  l'homme;  mais,  de  plus,  elle  le  fortifie.  En  face  de  sa  cons- 
cience, qui  lui  parle  si  haut,  même  aloi*s  qu'elle  dépose  contre  lui,  il 
n'est  plus  tenté  de  croire  avec  Çàkyamouni  au  seul  témoignage  de  ses 
sens;  et,  sans  les  récuser  absolument,  il  sait  désormais  quel  est  le  juste 
degré  de  confiance  qu'il  leur  doit.  Quand  on  ne  regarde  que  le  monde 
matériel,  on  peut  h  toute  force  nier  que  le  bien  ou  le  mal  .s'y  trouvent; 
mais,  quand  l'homme  se  regarde  lui-même,  il  ne  peut  repous.srr  la  dis- 
linclion  du  bien- et  du  mal  moral,  à  moins  que  sa  perversité  ne  lui  en 
lasse  un  criminel  intérêt''. 

A  mon  sens,  ceci  expliipie  très- bien  le  caractère  le  plus  saillant  du 

'  Je  prends  ici  le  mol  do  coiucieni.9  dans  le  sens  vulgnire;  il  ne  serait  pai  ju!«le 
de  demander  davantage  au  bouddhisme.  —  *  Comme,  dans  le  système  de  Çàkyn- 
mouni,  il  y  a  les  meilleurs  instincts,  si  ce  n'est  les  lliéorics  les  plus  conséquentes,  le 
Rouddlia,  tout  sceptique  qu'il  est,  combat  <^ncrgiquemcnt  le  scepticisme  corniplcur 
<los  brahmanes.  Il  faut  liro  particulièrement,  pour  bien  juger  de  celle  contradiction  , 
le  Sâmaima  phnh  soûtta,  pâli,  /àXus  ''r  hi  bonne  loi,  de  M.  K  Burntmf,  p.  /|.')3  et 
<uiv.  r 


126  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

bouddhisme,  et  le  plus  douloureux  de  tous  ceux  qu'il  présente  à  notre 
observation,  je  veux  dire  sa  profonde  et  irrémédiable  tristesse.  Quand 
on  ne  croit  au  bien,  ni  dans  l'homme,  ni  dans  le  monde,  il  est  tout 
simple  qii'on  les  prenne  l'un  et  l'autre  en  aversion,  et  qu'on  ne  cherche 
de  refuge  que  dans  le  néant.  De  là  cet  aspect  désespéré  de  la  vie  qui, 
sous  toutes  les  formes,  se  retrouve  dans  toutes  les  parties  de  cette  doctrine , 
et  qui  l'assombrit  sans  cesse.  On  se  croirait  dans  un  sépulcre;  et,  lorsque 
le  bouddhisme  parle  de  la  délivrance,  il  dit  toujours  du  nirvana,  qu'il 
vient  détruire  définitivement  pour  l'homme  «  ce  qui  n'est  qu'une 
((  grande  masse  de  maux,  »  Dès  qu'on  se  fait  de  la  vie  une  telle  opinion, 
il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  se  débarrasser  de  cet  odieux  fardeau, 
et  que  le  suicide  soit  le  seul  parti  que  l'homme  ait  à  prendre  en  cette 
affreuse  extrémité.  Plus  d'une  légende  nous  prouverait  qu'assez  souvent 
les  adeptes  du  bouddhisme  en  ont  tiré  cette  conséquence  aussi  logique 
qu'absurde.  Mais  Çâkyamouni,  par  une  contradiction  qui  l'honore,  a 
voulu  que  l'homme  employât  sa  vie  à  se  «"acheter  de  la  vie  même 
par  la  vertu.  Il  a  voulu  que,  pour  cesser  de  vivre  à  jamais,  on  commen- 
çât par  vivre  selon  toutes  les  lois  de  la  raison,  telles  du  moins  qu'il  les 
comprenait,  et  que  l'on  conquît  une  mort  éternelle  par  l'existence  la 
plus  pure  et  la  plus  sainte.  Cette  haute  idée  qu'il  se  fait  de  la  vertu, 
seul  gage  du  salut  éternel,  aurait  du,  ce  semble,  éclairer  le  philosophe. 
La  vie  n'est  donc  pas  si  peu  de  chose  qu'il  le  croit,  puisque,  après  tout, 
elle  permet  à  l'homme  cet  admirable  emploi  de  ses  facultés.  Mais  les 
ténèbres  sont  trop  épaisses  pour  que  cette  lumière ,  toute  vive  qu'elle 
est,  les  traverse  et  les  dissipe.  Çâkyamouni  ne  voit  dans  l'existence  que 
la  douleur-,  et,  moitié  par  compassion  pour  ses  semblables,  moitié 
peut-être  aussi  par  faiblesse  et  par  un  assez  lâche  retour  sur  lui-même, 
il  consacre  les  efforts  de  son  génie  à  soustraire  l'homme  à  la  loi  fatale 
de  la  renaissance. 

Mais  ne  dirait-on  pas  vraiment  que  la  rie  n'est  qu'un  long  tissu  de 
douleurs  et  de  souffrances?  Sans  doute  il  faut  reconnaître  les  maux 
nombreux  qu'elle  renferme  et  qui  la  déparent;  ce  serait  folie  que  de  les 
nier.  Mais,  sans  parler  des  enseignements  salutaires  que  l'homme  peut 
tirer  des  maux  mêmes  qu'il  endure,  et  dont  trop  souvent  sa  volonté 
dépravée  est  la  seule  cause,  est-il  donc  vrai  qu'il  n'y  ait  que  des  maux 
dans  la  vie?  Et  les  joies  de  toute  sorte  qu'elle  nous  prodigue,  depuis 
les  joies  naïves  de  l'enfance  qui  s'ignore,  jusqu'aux  joies  austères  de  la 
réflexion  mûrie  par  l'expérience ,  et  de  la  conscience  fortifiée  par  la 
sagesse;  depuis  les  plaisirs  des  sens  jusqu'à  ceux  de  fenlendement; 
depuis  le  spectacle  incessant  et  splendide  de  la  nature  jusqu'à  celui  de 


^  FÉVRIER  1855.  127 

i'àme  qui  s'immole  au  devoir-,  depuis  ies  affections  de  la  famille  jusqu'aux 
passions  héroïques  du  patriotisme,  que  l'Inde  elle-même  n'a  point  igno- 
rées, qu'en  fait-on?  Prétend-on  aussi  les  nier?  Mais,  si  l'on  tient  tant  de 
compte  des  maux,  croit-on  qu'il  est  bien  juste  de  dédaigner  tant  de 
biens  incontestables?  Est-ce  apprécier  équitablement  ies  choses  que 
de  ne  les  considérer  que  sous  une  seule  des  deux  faces  contraires 
qu'elles  présentent?  Il  ne  serait  peut-être  pas  beaucoup  plus  sage  de 
nier  les  maux  de  la  vie  aussi  énergiqucment  que  le  bouddhisme  les 
ailirme.  Mais  l'optimisme ,  s'il  n'est  pas  parfaitement  vrai,  l'est  sans  com 
paraison  beaucoup  plus  que  le  désespoir.  Il  soutient  du  moins  les 
courages  en  les  rassurant;  s'il  fausse  un  peu  l'esprit,  il  ne  l'abat  point; 
il  l'élève  au  lieu  de  le  dégrader  ;  il  lui  donne  certainement  plus  de  lu 
mière  que  la  thèse  opposée,  puisque,  dans  la  vie  humaine  et  dans  le 
monde,  la  somme  des  biens  l'emporte  sur  la  somme  du  mal  aux  yeu\ 
des  juges  impartiaux  et  pour  des  cœurs  un  peu  virils. 

Il  y  a  en  outre  je  ne  sais  quelle  pusillanimité  à  ne  songer  qu'aux 
maux  tout  extérieurs,  la  vieillesse,  la  maladie  et  la  mort,  et  à  oublieriez 
autres  maux  bien  autrement  graves  et  redoutables,  en  soi  et  par  leurs 
conséquences,  qui  attaquent  l'âme  et  qu'on  appelle  des  vices.  Le  boud- 
dhisme s'est  donné  la  peine,  dans  une  casuistique  raflinéc  et  savante  ,  de 
classer  avec  le  soin  le  plus  minutieux  toutes  les  nuances  du  Kléça;  c'est 
par  cenUiincs  qu'il  lésa  distinguées.  Et  pourquoi,  je  le  demande,  tout 
ce  labeur?  Au  fond  ce  n'est  pas  le  vice  que  le  bouddhisme  veut  éviter 
et  qu'il  déteste;  c'est  le  nirvana  qu'il  recherche  et  qu'il  veut  conquéiir; 
et,  comme  le  vice  peut  emjiêrherle  salut  et  la  délivrance,  on  ne- craint 
le  vice  et  on  ne  le  repousse  qu'indirectement.  Ce  qu'on  redoute  uni- 
quement et  par-d(>ssus  tout,  c'est  la  douleur  qui  fait  frémir  d'elfroi  nnr 
sensibilité  trop  peu  courageuse ,  c'est  le  déclin  de  l'âge  qui  fane  ies  l^elle^ 
couleurs  de  la  jeunesse,  c'est  la  vieillesse  qui  détruit  les  forces,  cest  la 
mort  enfin,  qui  n'est  qu'un  passage  de  cette  existence  de  douleurs  à  iu\t 
autre  existence  plus  douloureuse  encore.  Ce  qu'il  faut  éviter  à  tout  prix. 
et  même  au  prix  de  la  vertu,  ce  n'est  pas  la  dégradation  morale,  suite 
du  vice,  c'est  cette  dégradation  corporelle  qui,  loin  de,  dé.soler  le  «âge. 
doit  au  contraire  le  fortifier  en  l'instruisant.  Il  serait  injuste  d'allei 
jusqu'à  prétendre  que  Çàkyamouni  ne  s'inquiète  en  rien  du  mal  mor.U 
et  qu'il  n'en  fait  aucun  état;  mais  ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'il  le  subor- 
donne, et  que  le  mal  physique  est  le  principal  objet  de  ses  rraiutes  et 
de  ses  préoccupations. 

Et  ici,  admft'ei  la  contradiction.  Tout  en  redoutant  outre  mesuie  les 
maux  de  la  vie,  et  en  cherchant  k  s'en  délivrer  éternellenient  par  le 


128  JOURNAL  DES  SAVANTS.  , 

néant ,  ie  seul  moyen ,  ou  du  moins  îe  plus  efficace  que  l'on  trouve  de 
se  guérir  de  i'exislencc,  c'est  d'en  faire  une  torture  et  un  supplice  pen- 
dant les  courts  instants  qu'on  la  possède  en  l'exécrant.  Quel  code  que 
celui  que  Çâkyamouni  impose  à  ses  adhérents  les  plus  aimés  et  les  plus 
fidèles  !  quelles  observances  que  celles  qu'il  prescrit  à  ses  religieux  et 
qu'il  pratique  lui-même!  Des  haillons  et  des  linceuls  pour  vêtements, 
des  forêts  pour  abris,  des  aumônes  pour  nourriture,  des  cimetières 
pour  lieux  de  méditation,  la  plus  rigide  abstinence,  la  proscription  de 
tous  les  plaisirs,  même  les  plus  innocents,  le  silence  habituel  qui 
éloigne  les  plus  chers  entretiens!  c'est  presque  déjà  la  tombe.  Sans 
doute  l'austérité  même  de  cette  doctrine,  qu'on  ne  limite  pas  à  un 
cloître  ,  mais  qu'on  prêche  au  monde,  prouve  l'ardeur  sincère  de  la  foi 
qui  la  recommande.  Il  faut  une  bien  énergique  conviction  pour  se  pres- 
crire de  si  douleureux  et  de  si  longs  sacrifices.  Mais,  si  la  vie  est  déjà 
un  aussi  grand  mal,  pourquoi  aggraver  encore  ce  mal  nécessaire?  Pour- 
quoi à  ces  misères  inévitables  ajouter  volontairement  ces  mortifications 
sous  lesquelles  le  corps  succombe?  Ne  serait  il  pas  plus  conséquent  à 
la  doctrine  qu'on  enseigne  de  faire  delà  vienne  continuelle  jouissance; 
et,  du  plaisir,  la  seule  occupation  de  fhomme?  Ne  faut-il  pas  tâcher 
d'atténuer  la  douleur  loin  de  l'irriter  encore?  Il  est  vrai  qu'on  ne  touche 
pas  les  hommes  en  leur  prêchant  le  plaisir;  et  que  cette  lâche  doctrine, 
qui  peut  séduire  quel(|ues  esprits  corrompus,  n'est  pas  faite  pour  en- 
traîner les  foules,  tout  ignorantes  et  sensuelles  qu'elles  sont.  Çâkyamouni 
a  eu  raison  de  ne  pas  descendre  à  cette  bassesse,  que  sa  grande  âme 
eût  repoussée;  mj^is  l'ascétisme  n'était  pas  l'application  qu'il  devait  logi- 
quement tirer  de  ses  principes. 

Ainsi,  ignorance  de  la  notion  du  bien;  égoïsme  aveugle;  méprise 
absolue  sur  le  devoir;  scepticisme  à  peu  près  universel;  aversion  fana- 
tique de  la  vie,  qu'on  méconnaît;  pusillanimité  devant  ses  douleurs; 
tristesse  inconsolable  dans  un  monde  que  l'on  comprend  mal,  voilà 
déjà  bien  des  erreurs;  mais  le  bouddhisme  en  commet  de  bien  plus 
fortes  encore.  Il  est  assez  prouvé  que  la  nature  véritable  de  l'homme 
lui  a  complètement  échappé;  et  que,  tout  en  instituant  contre  le  corps 
une  lutte  incessante  et  implacable,  ce  n'est  pas  au  profit  de  l'âme  qu'il 
a  travaillé.  Il  ne  distingue  pas  l'âme  du  corps,  ni  l'esprit  delà  matière. 
Réduisant  l'intelligence  tout  entière  à  la  sensibilité  extérieure,  il  ne 
paraît  pas  avoir  soupçonné  dans  l'homme  les  deux  principes  qui  le  com- 
posent et  qui  expliquent  toute  sa  destinée.  Le  Sânkhya,  du  moins,  avait 
tracé  profondément  cette  démarcation" essentielle;  et,  tout  en  se  trom- 
pant sur  les  conséquences  qui  la  suivent,  il  avait  fait  à  l'esprit  une  largo 


':    FÉVRIER    1855.  129 

part^  sans  lui  faire  d'ailleurs  sa  part  véritable.  Çâkyamonni  est,  sous.ce 
rapport,  bien  au-dessous  de  Kapila.  Il  reste  athée  comme  lui;  mais  à 
un  spiritualisme  très-décidé  quoique  bâtard,  il  substitue,  en  s'adressant 
à  la  multitude,  un  matérialisme  grossier  qu'il  accouple  aux  plus  mys- 
tiques austérités. 

Non-seulement  il  confond  dans  l'homme  les  deux  principes  si  opposés 
qui  le  forment;  il  confond  de  plus  l'homme  lui-même  avec  tout  ce  qui 
l'entoure.  Il  le  confond  d'abord  avec  les  animaux  qui  le  servent,  et  qui 
parfois  le  déchirent  quand  ils  ne  le  fuient  pas;  avec  les  plantesqiri  le  nour- 
rissent et  parfois  l'empoisonnent;  enfm^  chose  presque  incroyable!  avec 
la  matière  brute  où  il  n'y  a  plus  trace  d'organisation  ni  de  vie ,  et  que 
l'homme  façonne  à  son  gré,  quand  il  veut  y  appliquer  ses  mains  indus- 
trieuses. Oui,  ridée  de  la  transmigration  porte  jusque-là  pour  Çàkya- 
mouni,  c est-à-dire  jusqu'à  la  monstruosité  la  plus  flagrante.  I)  y  a 
parmi  nous  des  doctrines  qui  ravalent  l'homme  au  niveau  de  la  bête,  et 
qui  ne  veulent  reconnaître  en  lui  qu'un  animal  un  peu  plus  parfait  que 
les  autres.  C'est  déjà  pousser  assez  loin  la  méprise;  c'est  déjà  observer 
bien  mal  et  bien  peu.  Mais  qu'est-ce  que  celte  erreur,  toute  gi*ave 
qu'elle  est,  auprès  de  celle  où  s'abime  le  bouddhisme?  L'homme,  selon 
lui,  n'est  en  rien  distinct  de  la  plus  vile  matière.  Dans  les  existences  suc- 
cessives et  infinies  qu'il  peut  fournir,  il  peut  être  toutes  choses  sans 
exception,  depuis  le  plus  relevé  des  êtres  jusqu'au  plus  informe;  depuis 
l'organisation  la  plus  merveilleuse  et  la  plus  compliquée  jusq[u'à  l'ab- 
sence même  de  toute  organisation.  Si  les  textes  n'étaient  aussi  formels 
et  aussi  nombreux ,  si  cette  croyance  n'était  en  parfait  accord  avec  tout 
le  reste  du  système,  qui  la  suppose. et  ne  peut  se  passer  d'elle,  on  dou- 
terait vraiment  qu'un  paradoxe  de  cet  ordre  ait  jamais  pu  séduire  des 
intelligences  humaines.  Mais  malheureusement  le  doute  n'est  pas  jiermis, 
ainsi  que  je  l'ai  fait  voir^  Cest  l'idée  de  l'unité  de  substance  poussée 
aussi  loin  qu'elle  peut  l'être,  dans  toute  son  étendue  et  dans  toute  son 
absurdité.  Spinosa  et  nos  panthéistes  modernes,  qui* se  croient  sans 
doute  fort  audacieux  et  fort  conséquents,  le  sont  bien  moins  que 
Çâkyamouni.  Il  va  jusqu'au  bout  de  ses  idées,  tandis  qu'eux  ils  ne  voient 
qu'une  partie  des  leurs  et  s'arrêtent  à  mi  chemin.  Par  une  sorte  d'instinct 
qui  leur  fait  sentir  le  gouffre  ouvert  devant  eux ,  ils  reculent  sans  le 
savoir;  et,  bien  qu'ils  ne  fassent  point  à  l'homme  sa  juste  part  dans  leurs 
systèmes  où  tous  les  êtres  s'effacent  et  se  confondent  sous  une  obscure 
identité ,  ils  n'osent  point  avouer  ces  blasphèmes  dégradants  où  le  boud- 

'   Voir  le  Journal  des  Savantt.  calûer  de  jtnncr  i855,  page  b-j. 

»7 


Ï^O  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dhisme  s'est  complu.  11  est  vrai  que,  sous  un  autre  rapport ,  ils  ont  l'ait 
à  peu  près  comme  lui- en  ne  voulant  reconnaître  d'auti'e  Dieu  que 
riiomme  lui-même.  Mais,  de  nos  jours,  ces  extravagances  impies  sont 
moins  faciles;  on  en  sait  long  sur  lame  de  l'homme  quand  on  a  der- 
rière soi  la  philosophie  platonicienne  et  la  méthode  de  Descartes,  et 
qu'on  vit  dans  le  sein  de  la  civilisation  chrétienne.  On  peut  encore 
méconnaître  tout  ce  qu'apprend  la  psychologie,  et  tacher,  sinon  de  la 
réfuter,  au  moins  de  l'éluder  en  semblant  l'ignorer;  mais  on  a  beau 
faire  dans  cette  voie  déplorable,  le  sens  commun  résiste  ;  le  philosophe 
qui  s^égare  sent  confusément  l'errçur  où  il  se  perd  :  sa  propre  conscience, 
en  protestant  contre  lui,  ôte  à  son  système  une  partie  de  sa  force;  et 
sa  conviction  ébranlée  suffit  à  peine  à  le  dominer  lui-même ,  loin  de 
pouvoir  entraîner  les  autres.  Mais,  dans  le  monde  indien ,  où  ia  véritable 
science  n'a  jamais  été  connue,  où  la  psychologie  est  restée  ignorée  pro- 
fondément, même  des  brahmanes,  tout  spéculatifs  qu'ils  sont,  toutes  les 
aberrations,  toutes  les  folies  sont  possibles;  et  il  n'a  fallu  qu'un  esprit 
énergique  et  résolu  pour  les  pousser  à  bout.  Il  est  allé,  sans  que  rien 
pût  farrêter,  aussi  avant  que  la  logique  le  menait;  et,  comme  l'obser- 
vation psychologique  lui  restait  fermée  plus  encore  qu'à  ses  adversaires , 
il  n'a  senti  aucune  des  fautes,  ou  plutôt  des  inepties  dans  lesquelles  il 
tombait.  Rien  n'a  surpassé  la  grandeur  de  sa  conviction  que  la  grandeur 
de  son  aveuglement. 

Je  crois  qu'il  est  assez  facile  maintenant  de  comprendre  comment 
le  bouddhisme  est  nécessairement  athée.  Quand  on  méconnaît  à  ce 
point  la  personnalité  de  l'homme,  il  est  absolument  impossible  de  se 
faire  la  moindre  idée  de  Dieu.  Cette  dernière  face  de  la  doctrine  de 
Çâkyamouni  mérite  de  nous  arrêter  encore  quelques  instants  :  elle  est 
sans  comparaison  la  plus  fâcheuse  de  toutes.  Mais  noti*e  examen  doit 
aller  Jusqu'à  sonder  ces  plaies  hideuses  de  l'esprit  humain;  en  détourner 
les  yeux,  ce  ne  serait  pas  faire  assez  pour  essayer  de  les  guérir. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-HILAIRE. 

[Lajin  à  un  prochain  cahier.) 


'1 
ilir 


oi 


a  iV  FÉVRIER   1855.  aoi.  181 


N  OU  V  EL  LES   LI T  TÉ  R  A I R  ES, 


fNSÏÏTUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L'Acatlémie  française  a  tenu,  le  aa  féTrier,  une  séante  publique  pour  la  récep* 
tion  de  M.  Berrjer,  élu  en  i85a,  en  remplacement  de  M.  le  comte  Alexis  de  Saint» 
Pries!.  La  séance  étui  présidée  par  M.  le  comte  de  Sttlvandy,  directeur,  assisté  de 
M.  Villemain,  secrétaire  perpétuel,  et  de  M.  Mérimée,  chancelier.  M.  Berryer  a 
prononcé  l'éloge  de  son  prédéccaseur,  M.  de  Saint-Priesl,  et  M.  de  SaUandy,  au 
nom  de  rAcadimie,  a  répondu  au  récipiendaire. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BEliJîS-LETl'KES. 

Dam  la  séance  «lu  16  février  iê55,  M.  Hippoljtc  Fortoul  a  été  élu  membre  de 
l'Académie  des  inscripiions  et  belles* lettres .  en  remplacement  de  M.  lUou)>l\o- 
chette,  décédé. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MOHALES  ET  POLITIQUES. 

M.  Odilon  Barrui  a  été  élu,  le  10  février,  membre  libre  de  l'Académie  des 
sciences  moralea  et  politiques,  en  remplacement  de  M.  Blond<jau,  décédé«^),  ,  ' 


LIVRES  nouveaux: 


FRANCE. 


Rtchtrchet  sur  la  nminumattqiu  judaïqtu ,  par  F.  de  Saulcy,  membre  de  l'Institut, 
Académie  des  inscriptions  et  beires- lettres.  Paris,  imprimerie  de  F.  Didot  frère», 

>7- 


132  JOURNAL   DES  SAVANTS. 

iS5^,  in-A*  de  192  pages,  avec  19  planches.  —  L'ouvrage  publié  par  F.  Perez 
Bayer,  en  1781,  De  nummis  hebrœo-samaritanis ,  contient  une  classification  de  toutes 
les  monnaies  hébraïques  connues  à  cette  époque.  L'origine  de  la  numismatique  des 
Juifs  y  est  fixée  à  la  concession  faite  à  Simon  l'Asmonéen ,  frère  de  Judas  Macha- 
bée,  par  Antiochus  VII,  c'e^t-à-dire  à  la  fin  de  l'année  173  de  l'ère  des  Séleucides. 
Mais,  depuis  le  temps  où  vivait  Bayer,  la  critique  a  été  introduite  dans  l'étude  des 
médailles,  et  I.1  numismatique  hébraïque  s'est  enrichie  d'un  certain  nombre  de 
types  nouveaux  ;  il  était  donc  devenu  nécessaire  de  soumettre  la  série  des  monnaies 
judaïques  à  une  nouvelle  appréciation.  Déjà  M.  Ch.  Lenormant,  en  i845,  avait 
fait  paraître,  dans  la  Revue  numismatique ,  un  remarquable  travail  sur  ce  sujet. 
Profitant  des  recherches  de  ce  savant  et  s' appuyant  sur  plusieurs  découvertes  suc- 
cessives qu'il  a  faites  lui-même,  M.  de  Saulcy  reprend  aujourd'hui  l'étude  des 
monnaies  juives  et  en  propose  une  classification  méthodique  entièrement  nouvelle. 
Cet  ouvrage,  qui  se  recommande  à  l'attention  des  numismatistes ,  fait  remonter  les 
monnaies  juives  à  une  époque  bien  antérieure  au  pontificat  de  Simon  l'Asmonéen. 
Les  plus  anciennes  pièces  décrites  par  M.  de  Saulcy  sont  des  monnaies  autonomes 
frappées  sous  le  pontificat  de  Jaddus  (Yaddous)  pendant  le  règne  d'Alexandre  le 
Grand.  Les  périodes  suivantes  comprennent  les  monnaies  des  princes  Asmonéens, 
celles  de  la  dynastie  des  Iduméens,  celles  de  la  période  de  liberté  judaïque  com- 
pri.se  entre  la  fin  du  régne  de  Néron  et  la  prise  de  Jérusalem  par  Titus,  et  les 
monnaies  impériales  coloniales  frappées  à  Jérusalem  depuis  Hadrien  (i36-i38  de 
l'ère  chrétienne)  jusqu'à  Ilostilianus  (a49-a5i).  L'ouvrage  est  terminé  par  la  des- 
cription des  premières  monnaies  émises  à  la  fin  du  vit*  siècle,  par  les  princes  mu- 
sulmans ,  après  la  conquête  d'Omar. 

Chroniques,  contes  et  légendes,  par  Ch.  Am.  Beneyton.  Imprimerie  de  Pallez  et 
Rousseau  à  Metz,  librairie  de  Dumoulin  à  Paris,  i85A,  in-8*  de  ia6  pages.  — 
L'auteur  public  en  vieux  français  quatre  légendes ,  qu'il  donne  comme  extraites  d'un 
ancien  manuscrit.  On  pourra  douter  de  l'authenticité  de  leur  source;  les  lecteurs 
exercés  jugeront  peut-être  que  ce  langage  n'est  d'aucune  époque,  mais  nous 
croyons  qu'on  ne  refusera  à  ces  récils  ni  l'intérêt,  ni  la  grâce  piquante  de  la  forme. 
On  remarquera  surtout,  comme  une  heureuse  imitation  des  légendes  du  moyen 
âge,  le  conte  qui  a  pour  titre  :  Histoire  merveilleuse  de  Notre-Dame  de  Beaujeu. 

Du  caractère  de  l'atticisme  dans  l'éloquence  de  Lysius,  par  Jules  Girard.  —  De  Mega- 
rensium  ingenio,  par  le  même;  75  et  ii3  pages  in-S";  à  Paris,  chez  Durand.  — 
Dans  laprrmière  brochure  (toutes  deux  sont  des  thèses  pour  le  doctorat) ,  M.  Girard 
donne  une  juste  appréciation  de  l'éloquence  de  Lysias,  qu'il  compare  avec  finesse 
à  celle  de  plusieurs  orateurs  fi-ançais.  —  La  dissertation  sur  le  génie  des  Mégariens 
atteste  l'intelligence  des  itionumenta  de  l'antiquité  et  l'habitude  de  rapprocher  les 
textes  pour  en  tirer  des  données  générales. 

Dictionnaire  universel  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts,  etc.,  par  M.  N.  Bouillet, 
avec  la  collaboration  d'auteurs  spéciaux.  Paris ,  1 855 ,  1  vol.  gr.  in-8°  à  deux  colonnes 
de  1,750  pages,  chez  Hachette.  —  Cet  ouvrage,  dû  à  l'auteur  bien  connu  du  Dic- 
tionnaire a  histoire  et  de  géographie,  ne  rendra  pas  moins  de  services  et  n'aura  pas 
moins  de  succès  que  le  volume  dont  nous  venons  de  rappeler  le  litre;  il  contient 
une  explication  concise,  substantielle  et,  en  général,  fort  exacte,  de  tous  les  termes 
techniques  employés  dans  les  sciences  religieuses ,  métaphysiques ,  morales,  juridiques, 
mathématiques,  physiques,  naturelles,  médicales  et  occultes;  dans  la  grammaire, 
la  rhétorique,  la  poétique,  les  beaux-arts,  les  arts  utiles  et  les  arts  d'agrément. 
Pour  l'histoire,  tout  ce  qui  n'est  pas  un  fait  proprement  dit,  c'est-à-dire  lou5  les 


FEVRIER  1855.  133 

termes  relatifs  aux  institutions,  à  la  chronologie,  à  la  statistique,  à  rarcliéologie,  à 
la  paléographie,  à  la  numismatique,  etc.,  trouve  un  article  spécial  II  ne  manque 
à  ce  volume  que  des  gravure»  dans  le  texte. 

Traité  élémentaire  de  physiologie  humaine  comprenant  les  principa'.es  notions  de  la 
philologie  comparée,  par.!.  Béclard;  ouvrage  accompagné  de  i44  gravures  interca- 
lées dans  le  texte.  Paris,  i855,  in-8'  de  vïii-988  pages,  chez  Labé.  — Dans  cet 
ouvrage,  destiné  surtout  à  l'enseignement,  l'auteur,  qui  porte  dignement  un  nom 
respecté  dans  la  science,  s'est  proposé  de  présenter,  sous  une  forme  concise,  l'état 
actuel  de  la  physiologie  telle  que  1  ont  faile  les  progrès  de  la  chimie  organique,  les 
expérimentations  sur  les  animaux  virants;  enfin  l'application  du  microscope  à  l'é- 
tude des  phénomènes  de  la  vie.  M.  Béchard  expose  plulôt  qu'il  ne  discute,  son  style 
est  clair,  et  ses  classifications  sont  à  la  fois  simples  et  méthodiques.  En  condensant 
en  un  seul  volume  les  travaux  épars  des  physiologistes  français  et  étrangers,  M.  Bé- 
chard a  rédigé  un  Manuel  qui  deviendra  classique  et  que  les  gens  du  monde  pour- 
ront aussi  consulter  avec  quelque  profit. 

ALLEMAGNE. 

Churikles,  B\lder  altgriechischer  Silte  [Charicles,  ou  description  des  usages  des  anciens 
grecs),  par  W.  A.  Becker,  a*  édition,  publiée  par  C.  F.  Ilermann.  Leipzig,  i85^, 
3  vol.  in-8*  de  xxii,  368,  307  et  3ii5  pages-,  à  Paris,  chez  Franck. —  Cet  ouvrage, 
dont  le  cadre  romanesque  a  très-peu  de  valeur,  et  ne  rappelle  pas  même  de  loin  celui 
de  notre  Barthélémy,  doit  sa  réputation  i  l'exactitude  et  à  l'abondance  des  rensei- 
gnements qu'il  fournit  sur  les  usages  domestiques  chez  les  Grecs.  Tout  ce  qui  ne 
pouvait  pas  entrer  dans  ^i  récit  n  été  donné  sous  forme  de  notes  ou  de  pièces  justi- 
ficatives. Les  additions  arsez  nombreuses  que  M.  Hermann  a  faites  k  cette  seconde 
édition  ajoutent  un  nouveau  prix  k  l'ouvrage.  M.  Becker  est  aussi  auteur  de  Gallus, 
ou  scènes  de  la  vie  privée  des  Romains  au  temps  d'Au^te,  dont  une  nouvelle  édition 
en  3  vol.  in-8*,  fort  augmentée  par  les  soins  de  M.  W.  Bein,  est  sur  le  point  de  pa- 
raître. 

Gcschickte  der  Botanik  {Histoire  de  la  hotaniqut),  par  Emile  Winckler.  Francfort- 
sur  le-Mein,  i854,  in  8*  de  xvi-6/)o  pages;  à  Paris,  chez  Franck.  —  L'auteur  passe 
très-téeèremenl  sur  les  auteurs  anciens  et  sur  ceux  du  moyen  âge;  il  donne  un  peu 
plus  d  attention  aux  botanistes  de  la  renaissance  ;  il  s'arrête  plus  particulièrement 
encore  sur  les  écrivains  modernes,  dont  il  indique  les  principales  découvertes  et 
dont  il  fait  connaître  les  ouvrages  avec  quelques  appréciations  critiques. 

G.  F.  Schocmannf  Animadversiones  ae  nomothetis  Atheniensium ,  broch.  in-4*  de 
1 8  pages  ;  à  Paris ,  chez  Franck. 

ùlotsarium  latinum  bibliothecm  Parisinm  antiquiuimum  tmc.  tx,  descripsit.  primum 
edidit,  annotationibus  illustravil  G.  F.  Hildebrant,  Gceltingus,  i854.  >n-8*  de 
x-3a9  pages;  à  Paris,  chez  Franck.  —  Dans  sa  préface,  M.  Hildebrant  donne  une 
œurte  nistoine  ou  description  des  principaux  glossaires  latin!*  ou  gréco-latins,  pu- 
bliés ou  encore  inédits.  Il  signale  particulièrement  celui  de  Laon  (n*  f\^li)  et  celui 
qui  porte  le  nom  de  Salomon,  évoque  dcCoutanccs,  du  vm*  siècle,  en  lettres  Ion 
gobardes  et  qui  nous  provient  de  Saint-Germain.  Le  manuscrit  que  publie  M.  Hilde- 
brant est  le  n*  7661.  L'éditeur  a  expliqué  et  complété  son  texte  par  des  passages 
tirés  de  plusieurs  autres  glouaires  ou  grammairiens,  dont  il  donne  la  liste,  et 
en  particulier  par  des  extraits  du  manuscrit  de  Saint-Germain,  du  moins  jusqu'à  U 


134  JOURNAL  DES  SAVANTS.  . 

lettre  D,  le  temps  ne  lui  ayant  pas  permis  de  pousser  plus  loin  la  copie  de  cet 
immense  codex  en  2  vol.  ia-f°.  Le  volume,  publié  avec  autant  de  soin  que  d'érudi- 
tion ,  .se  termine  par  un  index  des  mots  qui  manquent  dans  les  éditions  des.  glossa- 
teurs,  dans  Du  Cange  et  dans  les  autres  lexiques,  ou  qui  ont  une  signification 
inusitée,  et  qu'il  a  tirés,  soit  do  son  texte,  soit  d'autres  glossaires;  d'un  index  des 
auteurs  dont  il  a  corrigé  les  gloses  ;  enfin,  d'un  index  des  mots  qu'il  a  expliqués  dans 
les  notes. 

Die  Geschichle,  etc.  (Histoire  de  la  philosophie  théorique  des  Grecs),  par  Lud. 
Slrûmpell.  Leipzig ,  1 854 ,  in-8°  de  iiu-^nù  pages  ;  à  Paris ,  chez  Franck.  —  Ce  volume 
forme  la  première  partie  d'une  histoire  générade  de  la  philosophie  grecque^  L'auteur 
s'est  abstenu  de  prendre,  pour  point  de  départ  de  ses  appréciations,  l'un  ou  l'autre 
des  systèmes  philosophiques  qui  dominent  en  Allemagne;  il  a  voulu  s'en  tenir  à 
l'érudition,  c est-à-dire  à  l'exposition  fidèle  et  précise  des  doctrines  des  Grecs,  c'est 
vraiment  une  histoire  pragmatique  faite  rigoureusement  d'après  les  textes.  Chaque 
chapitre  est  précédé  de  l'indication  des  sources  auxquelles  on  peut  puiser  pour  trou- 
ver de  plus  amples  renseignements.  Les  remarques  sur  les  points  particuliers  sont 
imprimées  en  petit  texte.  M.  Strûmpell  a  reçu  des  communications  directes  de 
MM.  Bonitz,  Brandis,  Zeller  et  Tredelenburg;  etc.,  communications  qui  donnent 
encore,  s'il  est  possible,  plus  d'autorité  à  son  ouvrage.  La  première  partie  s'arrête 
aux  philosophe5  qui  sont  venus  immédiatement  après  Aristote. 

Hermelis  trismegisti  Poemander,  ad  Jidem  codicum  manascriptorum,  recognovit 
G.  Parthey.  Berol.  i854i  in-S"  de  xx-i34  pages,  à  Paris,  chez  Franck.  —  Le 
Hoiuivhpïfs  d'Heimès  n'avait  pas  été  réimprimé  depuis  i63o.  M.  Parthey  n'eût 
pas  songé  à  en  donner  une  édition,  si  la  merveilleuse  restauration  de  la  littérature 
égyptienne  n'eût  donné  quelque  importance  et  quelque  opportunité  à  cet  ouvrage. 
Une  autre  raison  qui  a  décidé  M.  Parlliey,  c'est  qu'il  a  eu  à  sa  disposition  la 
collection  de  deux  bons  manuscrits  de  Paria  et  de  Florence.  Le  texte  est  accom» 
pagné  des  variantes  tirées  des  manuscrits  et  des  éditions,  et  d'une  traduction  latine 
en  partie  refaite.  « 

Geschichle  Grieckenlands ,  etc.  {Histoire  de  la  Grèce,  depuis  set  oriqines  jusqu'à. la 
destruction  de  la  ligue  achaïque) ,  par  Fr.  Korlum.  Heidelberg,  3  vol.  in-8"',  iSbU, 
viii-b'jb  pages,  387  et  35a  pages.  A  Paris,  chez  Franck. —  L'ouvrage  aura  cinq 
volumes.  —  Nous  reviendrons  sur  cette  publication  quand  elle  sera  terminée. 

Lehenserinnerungen  [Souvenirs  de  la  vie  de  Chr.  Heinrich  Pfajf,  docteur  en  philosopha 
et  en  médecine,  professeur  de  chimie  et  de  médecine  à  l'Université  de  Kiel,  précèdes  d'un 
discours  en  latin  de  Gr.  G.  Nilztch,  et  suivis  de  lettres  écrites  à  Pfajf  par  divers  person- 
nages). Kiel,  i854,  iu-8*  de  xxxi-Sag  pages.  A  Paris,  chez  Franck.  —  Ces  Souvenirs 
ou  ces  mémoires  ont  été  écrits  par  Pfaff  lui-même  et  publiés  par  les  soins  de  ses 
amis,  et  en  particulier  du  professeur  Ratjen;  ils  se  terminent  peu  avant  sa  mort, 
qui  arriva  en  avril  i85a.  Pfaff,  mêlé  à  tout  le  mouvement  scientifique  de  son  époque, 
et  qui  avait  beaucoup  voyagé,  jouissait  en  Allemagne  d'une  grande  réputation,  qui 
s'est  étendue  au  delà  du  Rliin.  H  y  a  quelques  années  on  a  publié  une  correspon- 
dance fort  intéressante  qui  eut  lieu  entre  lui  et  G.  Cuvier,  de  1788  à  179a. 

Pompei  Trogi Fragmenta,  quorum alia  incodicibus  manuscriptis  bibliothecœ ossoliniame 
invenit,  alia  in  operibus  scriptorum  maximum  partem  polonorum,  jam  vulgalis  primas 
animadvertit,  fragmenta  pridem  nota  adjunxit,  ac  una  cum  prologis  hisloriarum  philip- 
pic<irum  et  criticis  annotalionibus ,  edidit  Augustus  Bielowski,  ossolinianae  biblio- 
thecœ  cuslos.  Accedit  notitia  litterariade  Trogo  et  index,  heofoli ,  i853,  xix^gi  page», 
in-8'.  A  Paris,  chez  Franck.  —  Le  titre  seul,  de  cette  publication  sufhtpour  en 


FÉVRIER   1855.       )v  135 

montrer  toute  l'importance;  et,  après  avoir  lu  ces  fragments^  on  se  prend  à  déplo- 
rer de  plus  en  plus  la  perte  d'un  ouvrage  capital,  dont  il  ne  reste  plus  que  des 
lambeaux  et  un  abrégé. 

C  Saelonii  Tranquilli  de  grcatunalicis  et  rhetoribus  Ubelli  ex  ejusdem  opère  de  viris 
illUutribus  saperstites,  adjidem  codicum  recensuit  et  flnnotatione  critica  instruxit  Fr. 
Osann.  Gissae,  i854.  in-8*  de  xxxm-io6  pages.  A  Paris,  chez  Franck.  -^  Dans 
cette  nouvelle  édition,  M.  Osann  a  apporté  un  soin  digne  de  toute  sa  réputation;  H 
s'est  procuré  une  collation  intégrale  de  plusieurs  manuscrits ,  ou  qui  n'avaient  pas 
été  consultés  ou  qui  l'avaient  été  impart'aitement.  Ses  annotations  rendent  compte 
de  tous  les  changements  qu'il  a  fait  subir  à  l'ancien  texte. 

Ratherius  von  Vervna  {Ratherias,  évê<ju£  de  Vérone  et  le  x*  siècle),  par  Al.  Vogel. 
Jena ,  i854,  a  vol.  in-8*  de  xx-435  et  a38  pages.  A  Paris,  chez  Franck.  —  La  pre- 
mière partie  contient  l'histoire  de  Ratherius  et  de  son  temps;  la  deuxième,  les 
sources  de  cette  histoire.  —  Quelques  opuscules  de  Ratherius  ont  été  publiés  par 
les  soins  de  M.  Le  Clerc,  dans  le  premier  volume  du  Catalogué  du  manascrits  des 
départements. 

Doit-on  dire  T.  Maeàus  Plautus  oa  M.  Accias  Plantas?  Mémoire  (en  allemand), 

Ear  Martin  Hertz.  Berlin,  i854.  in-8'  de  Sa  paees;  à  Paris,  chez  Franck.  — 
l'auteur  établit  avec  Ritschl,  le  célèbre  éditeur  de  Plante,  et  Lachmann,  au'il 
faut  désormais  lire  :  T.  Maccias  Plaatus  et  non  Aeciai  Piaulas^  Quant  au  T,  ilsi- 
gai£e  sans  doute  Titas.  <•  l:  ' 

ITAUE. 

Metajisica  dAristoteU  volgarizzata  et  commentata  da  Ruygicro  Bonghi ,  Hbri  I-VL 
Torino,  i854,  délia  Stamperia  reaie,  in-8*,  civ-45o.  A  Paris,  chet  Franck.  — 
Cette  traduction  d'un  des  monuments  principaux  de  la  philosophie  ancienne  est 
dédiée  au  vénérable  abbé  Rosmini,  le  promoteur  d'un  grand  mouvement  philo- 
aophi^e  en  Italie  et  en  Piémont,  qui  avait  conseillé  à  l'auteur  cette  diflicile 
entreprise.  Pour  l'accomplir,  M.  Bonghi  n'a  oégligé  aucune  des  ressources  que 
l'érudition  et  la  philologie  lui  pouvaient  offrir;  et  il  signale  particulièrement  les 
récents  travaux  de  MM.  Bonilz  et  Waitz  comme  lui  ayant  été  fort  utiles.  Mais  il  a 
lui-même  profondément  étudié  les  sources,  d'abord  toute  la  doctrine  aristotélique . 
puis  les  commentateurs  grecs  et  arabes  et  les  scolasliques.  Des  notes  nombreuse) 
au  bas  des  pages  et  à  la  fin  de  chaque  chapitre  éclaircissent  les  obscurités  que  le 
texte  et  la  pensée  présentent.  Elles  attestent ,  de  la  part  de  M.  Bonghi ,  les  recherches 
les  plus  sérieuses.  Il  a  traité  dans  une  longue  introduction  de  l'authenticité  et  de 
l'ordre  de  la  métaphysique  d'Anslote,  questions  fort  controversées  dans  ces  der- 
niers temps  et  qui  ne  sont  point  encore  résolues.  Mais  cette  discussion  de  M.  Bon- 
ghi n'est  pas  achevée  :  elle  uc  va  pas  au  delà  des  six  premiers  livres  qu'il  examine 
un  à  un,  parce  que  ce  premier  volume  ne  contient  que  ces  six  livres.  Peut-être 
eût-il  mieux  valu  ne  pas  scinder  ce  travail  ^  que  l'auteur  n'achèvera  qu'avec  sa 
traduction  dans  le  volume  suivant.  L'ouvrage  de  M.  Bonghi  contribuera  certai- 
nement beaucoup  à  l'intelligence  de  la  métaphysique  d'Aristote,  et  nous  hâtons 
da  tous  nos  vœux  le  moment  où  il  sera  complet;  ce  que  nous  en  connaissons  nou» 
fait  vivement  désirer  le  reste.  En  attendant,  nous  félicitons  l'auteur  d'avoir  obéi  au 
conseil  de  M.  Rosmini,  qui,  en  provoquant  ce  savant  livre,  a  rendu  un  nouveau 
service  k  la  philosophie  italienne.  Le  volume  se  termine  par  la  traduction  d'une 


136 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


disserlatiou  de  M.  Zeller,  Sur  V exposition  aristotélique  de  la  doctrine  philosophique  de 
Platon. 

Cîassazione  dei  libri  a  stampa  dell.  J.  R.  Palatina,  in  corrispondtnza  di  an  nuovo 
ordinamento  dello  scibile  umano,  di  Franeesco  Palermo.  Firenze,  i85A.  grand  in-8° 
de  cxiv-388  pages.  A  Paris,  T:hez  Franck.  —  Le  discours  prélioainaire  expose 
les  idées  générales  d'après  lesquelles  cette  classiGcalion  a  été  conçue.  L'ouvrage 
lui-même  ne  contient  que  des  divisions  et  subdivisions  sous  lesquelles  om  peut 
ranger  toutes  les  productions  de  l'esprit  humain  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'oppiictilion 
particulière.  Ce  livre  est  donc  un  guide  pour  les  bibliothécaires.  ,  r-  i  yjN 

HOLLANDE.  , 

M.  Tullii  Ctceronis  commentarii  rerum  suarum  sive  de  vita  sua.  —  Aciesserunt 
Annales  ciceroniani  in  qaibus  ad  suum  queeque  annum  referuntur  quœ  in  his  ccmmeniariis 
memorantur.  Utrumque  librum  scçipsit  W.  H.  D.  Suringar.  Leidœ  apud  Brill, 
i854t  in-8*  de  xvi-86/i  pages.  A  Paris,  chez  Durand  et  chez  Franck.  —  M.  Surin- 
gar craint  qu'on  ne  lui  reproche  d'avoir  traité  de  nouveau  un  sujet  sur  lequel  on 
a  déjà  tant  écrit  depuis  la  renaissance  des  lettres;  il  pense  toutefois,  et  à  bcn 
droit  suivaiit  nous,  que  la  nouveauté  du  plan  lui  servira  d'excuse.  Ce  plan,  fort 
ingénieux  et  qui  suppose  une  connaissance  approfondie  des  ouvrages  de  Cicéron, 
consiste  à  faire  constamment  parler  Cicéron  lui-même  et  à  tirer  de  ses  écrit.-.,  par 
des  phrases  habilement  réunies,  une  véritable  autobiographie  de  i'illuslre  orateur. 
M.  Suringar  s'est  interdit  toute  autre  intervention  personnelle;  la  seule  licence 
qu'il  se  soit  accordée,  c'est  de  changer  quelquefois  la  forme  ou  le  cas  d'un  mot, 
et  d'ajouter  une  co.njonction.  Tout  ce  qui  ne  pouvait  pas  rentrer  rigoureusement 
dans  ce  cadre,  tous  les  renseignements  fournis  par  les  anciens  auteurs,  toutes  les 
recherches  chronologiques,  constituent  les  Annales  ciceroniani,  qui  servetil  à  la  fois 
de  complément  et  de  pièces  justificatives  à  l'autobiographie.  Ce  plan  a  peut-être 
l'inconvénient  de  diviser  les  documents  qu'on  aurait  désiré  voir  réunis  dans  un 
ensemble  complet,  mais  il  a  l'incontestable  avantage  de  nous  mettre,  pendant  la 
plus  grande  partie  du  volume,  dans  un  commerce  plus  intime  avec  celui  dont  on  a 
si  bien  dit  :  Ciceronem  non  hominis  nomen .  sed  eloqucntiœ  habeatur. 


TABLE. 

Rssai  sur  i'bistoirc  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers  ëtat.  (1"  article  de 
M.  Mignel.) 

Des  carnets  aulographes  du  cardinal  Mazarin.  (7*  article  de  M.  Cousin.] 

QËuvrtft  d'Oribase,  texte  grec,  etc.,  par  les  docteurs  Bussemaker  et  Daremberg. 
(2*  et  dernier  article  de  M.  Litlré.) 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit  par  M.  £.  Burnouf,  etc.  (8*  article 
de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaii'e.) .'  .itj.ui.^ 

.Nouvelles  littéraires .îv.'-'; 

FIN    DE    LA    TABLE.  llcii   U  !)(      - 


■53 
84 

.104, 

115 
131 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


MARS  1855. 


Tbagicorvm  romanorvm  reliqvi^.  Recensait  Otto  Ribbeck,  Lipsiae, 

sumptibus  et  formis  B.  G.  Teubneri,   i85a,   in-8®  de  AAa 

pages. 
En  NIANTE  POESis  RELiQUiyE.  Recensait  Johannes   Vahlen,  Lipsiae, 

sumptibus  et  formis  B.  G.  Teubneri,   i854i  in-S**  de  a38 

pages. 


PREMIER    ARTICLI. 


Quand  la  critique  a  épuisé  la  riche  matière  oflerte  à  ses  études  par 
les  époques  dites  classiques,  où  la  justesse  des  idées,  la  vérité  des  sen- 
timents s'allient,  dans  quelques  grands  monuments,  à  la  beauté  achevée 
de  la  forme,  sa  curiosité  se  porte  naturellement  soit  sur  les  œuvres 
où  s'est  altérée  par  degrés  celte  perfection,  soit  sur  celles  où  elle  s'est 
progressivement  préparée.  Depuis  quelques  années,  le  nombre  est 
grand  des  travaux  consacrés  à  rassembler,  à  restaurer,  à  expliquer  ce 
qui  reste  des  premiers  essais  de  l'imagination  romaine.  Dans  le  nombre, 
les  moins  im|)ortants  ne  sont  certainement  pas  ceux  par  lesquels 
MM.  O.  Ribbeck  et  J.  Vahlen  ont  récemment  entrepris,  après  bien 
d'autres,  il  est  vrai,  mais  avec  plus  de  sévérité  pour  l'établissement  des 
textes,  plus  de  réserve  pour  leur  interprétation,  de  nous  rendre,  au- 
tant que  la  chose  est  possible ,  l'un ,  les  auteurs  tragiques  qui ,  de  Livius 
Andronicusà  Varius  et  à  Ovide,  ont  occupé  la  scène  latine;  l'autre,  cet 
Ennius,  l'un  des  plus  glorieux  fondateurs,  non-seulement  de  la  tragédie 

18 


138  JOURNAL  DES  SAVii[NTS. 

des  Romains,  mais  de  ieur  comédie,  de  leur  satire,  de  leur  poésie 
didactique,  de  leur  épopée.  Avant  de  rechercher  par  quels  mérites  les 
deux  nouveaux  recueils  se  distinguent  de  ceux  qui  les  avaient  précédés, 
il  n'est  pas  hors  de  piX)pos  de  s'occuper  des  poètes  qu'ils  doivent  nous 
faire  mieux  connaître,  et  de  rappeler  quel  a  été  le  rôle  de  ces  poètes 
dans  le  premier  développement  des  lettres  latines.  Ce  sera  le  sujet  par- 
ticulier de  cet  article. 

Pendant  les  cinq  premiers  siècles  de  son  existence,  Rome,  cité 
agricole,  politique,  guerrière,  s'inquiéta  peu  de  poésie.  Elle  avait  bien 
autre  chose  à  faire.  Il  lui  fallait  cultiver  ses  champs,  et,  dans  les  inter- 
valles du  travail,  vaquer,  sur  le  forum,  au  soin  des  mille  procès  engagés 
entre  les  petits  propriétaires  obérés  et  leurs  riches  et  exigeants  créanciers. 
Il  lui  fallait,  à  travers  la  mobilité  des  formes  politiques  et  la  constante 
dissension  des  ordres,  se  constituer  péniblement  au  dedans.  Il  lui 
fallait  s'étendre  au  dehors  par  la  conquête,  gagner,  pied  à  pied,  avec 
une  opiniâtreté  infatigable,  dans  des  guerres  sans  cesse  renaissantes, 
les  extrémités  méridionales  de  l'Italie,  d'où  elle  chassait  Pyrrhus-,  péné- 
trer en  Corse,  en  Sardaigne,  dans  la  Sicile,  où  elle  rencontrait  les  Car- 
thaginois, qu'elle  en  chassait  encore,  les  suivant  jusque  sur  les  rivages 
de  l'Afrique. 

Voilà  à  quoi  furent  occupés  les  cinq  premiers  siècles  de  Rome,  et 
si  complètement,  qu'il  ne  lui  resta  plus  de  temps  pour  les  arts  de  l'esprit, 
la  littérature  ,  la  poésie.  Le  temps  lui  manqua-t-il  seul  ?  On  peut  penser 
qu'il  lui  manqua  encore  de  certaines  inclinations,  de  certaines  disposi- 
tions poétiques.  Les  Grecs,  à  celte  époque,  celle  des  guerres  médiques, 
de  la  guerre  du  Péloponnèse  et  de  tant  de  guerres  civiles ,  étaient  eux- 
mêmes  bien  occupés;  et,  cependant,  grâce  à  leur  heureux  génie,  au  sein 
de  tout  ce  mouvement  social ,  se  pix>duisit  le  plus  beau  mouvement  lit- 
téraire dont  l'histoire  ait  conservé  le  souvenir.  Rien  de  semblable  n'eut 
lieu  chez  les  Romains  des  premiers  âges ,  gens  pratiques  ,  tout  entiers 
à  l'action,  absorbés  dans  l'accomplissement  des  devoirs  sérieux  de  la 
vie.  ... 

L'auteur  du  Bratas,  Cicéron,  y  découvre  à  peine,  non  pas  dest  ora- 
teure,  mais  quelques  hommes  naturellement  éloquents.  Nous  qui  y 
cherchons  des  poètes ,  nous  n'en  trouvons  point ,  hornais  un ,  peut-être , 
le  même  que  Cicéron  est  tenté  d'appeler  orateur  \  Appius  Claudius 
Caecus,  qui  opina  si  énergiquement ,  si  fièrement,  dans  le  Sénat,  contre 
Pyrrhus^,  et  que  l'on  sait,  en  outre,  avoir  composé  une  sorte  de  poème 

'  Cic,  Brut.  c.  XIV.  —  *  Pkrtarch.  Pyrrh.  c.  xxn;  Cic.  Cat.  vi. 


MARS  1855.  >:HtlUv  139 

gnomique,  à  limitation,  ou  du  moins  dans  le  goût  des  vers  dorés  de 
Pythagore  ^ 

Mais  c'est  là  une  ej^ception.  Les  poëtes  alors  n'avaient  point  de  nom. 
Leur  œuvre  ,  simple  travail  de  rédaction ,  était  collective  et  anonyme. 
On  les  appelait  des  scribes,  scrihee^,  et  ce  qu'ils  écrivaient  scriptara^.  Ces 
appellations  modestes  indiquent  bien  le  rôle,  très-modeste  aussi,  de  la 
poésie  à  cette  époque. 

Quel  était  leur  instrument  poétique?  Un  vers  qui  mérite  à  peine  ce 
nom,  celui  qu'Horace  appelle  horridas  namerus  satarnius^.  Jusqu'au  temps 
d'Ennitis,  il  suffit  aux  diverses  productions  dont  se  composa  la  poésie, 
si  poésie  il  y  eut,  de  ce  premier  âge. 

Horace,  qu'on  a,  à  tout  instant,  occasion  de  citer  en  pareille  matière, 
car  l'histoire  fort  exacte  de  la  poésie  btine  se  trouve  comme  dispersée 
ci  et  là  dans  ses  vers ,  Horace  s'est  moqué  de  certains  littérateurs  ar- 
chéologues de  son  temps,  qui,  dans  leur  superstition  pour  le  passé, 
appelaient  des  poèmes  dictés,  sur  le  mont  Albain,  par  les  Muses  elles- 
mêmes,  les  lois  des  douze  tables,  les  traités  des  rois  avec  Gabie,  avec 
les  Sabins,  les  livres  des  pontifes,  les  recueils  des  anciens  devins  : 

Sic  fautor  velerum  ut  tabulas  pcccarc  votantes, 
Quas  bis  quinque  viri  sanxerunl ,  fœdera  regum 
Cum  Gabiis  vel  cum  rigidis  squata  Sabinis, 
Ponlificum  libros ,  annosa  voliuoina  valum , 
Dictitel  Albano  Musas  in  monte  lomta*  '. 

Le  critique  qui,  aujourd'hui,  veut  dresser  la  liste  des  productions  poé- 
tiques de  Rome  naissante ,  est  forcé  de  faire  quelque  chose  d'à  peu  près 
semblable.  Qu'y  comprendrons-nous ,  en  effet  ?  F^e  compte  n'est  pas 
bien  long  : 

Des  prières  d'un  caractère  rustique  et  guerrier,  à  l'usage  de  certains 
collèges  de  prêtres,  sortes  de  litanies,  dont  le  texte  consacré,  invariable, 
mais  de  bonne  heure  inintelligible,  s'est  perpétué  jusqu'aux  derniers 
jours  de  l'Empire  ; 

Des  oracles  rédigés  au  nom  des  dieux ,  sous  les  inspirations  de  la 
politique  et  rédigés  après  coup,  plus  récents,  pour  la  plupart,  que  les 
événements  qu'ils  sont  censés  avoir  annoncés  ; 

D'autres  oracles,  mais  tout  humains,  ceux  de  l'expérience,  de  la  sa- 

'  Cic.  Tttsc.  IV,  a  ;  Sallust.  De  rep.  ord.  II,  i .  Ce  poème,  cité  par  les  grammai- 
riens latins,  Priscien,  Feslus,  Nonius,  etc.,  est  quelquefois  désigné  par  eux  sous 
le  lilre  de  Senlentiee.  —  '  Feslus,  v.  ScribsB.  —  '  Terenl.  AJelph.  prol.  ;  Ihcyr. 
prol.  II.  —  »  Epiit.  n ,  I .  i58.  —  »  Eput.  Il .  i .  a3. 

18. 


140  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gesse,  répandant,  sous  forme  gnoniique  ,  les  règles  du  ménage  des 
champs,  les  maximes  delà  vie  honnête  et  raisonnable;  et  vitœ  monstrata 
via  est,  dit  encore  fort  bien  Horace^;  •«••".jm;^  />  ?]r,U 

Des  formules  législatives,  qui  n'étaient  point  des  vers  assurément, 
mais  qui,  par  de  certaines  formes  précises,  arrêtées,  presque  mesurées, 
en  avaient  l'apparence,  qu'on  appelait  du  nom  de  carmen,  comme 
les  vers  ;  lex  Jwrrendi  carminis ,  dit  Tite-Live  ^,  en  parlant  de  la  loi  à  la- 
quelle devait  satisfaire  Horace ,  meurtrier  de  sa  sœur;  necessarium  car- 
men, dit'Cicéron ',  en  parlant  du  texte  des  douze  tables,  que  les  jeunes 
Romains  devaient  apprendre  par  cœur  et  retenir  invariablement  ; 

Des  chants  qui,  à  la  table  des  patriciens,  célébraient  les  vertus  po- 
litiques et  guerrières  des  aïeux;  d'aulres  chants,  dans  les  triomphes, 
entrecoupés  par  les  réclamations  malignes  permises  à  la  libre  gaieté 
des  soldats;  des  complaintes  dans  les  funérailles,  qu'on  appelait  nénies; 
des  tables  triomphales  attachées  aux  murs  des  temples  en  l'honneur 
des  généraux  victorieux  ;  des  épitaphes  qui  perpétuaient ,  sur  le  marbre 
des  tombeaux,  les  titres  des  grands  citoyens. 

Voilà  tout,  ou  à  peu  près  tout.  Dans  cette  énumération,  on  distingue 
quelque  chose  qui  ressemble  à  la  poésie  lyrique  et  à  la  poésie  didac- 
tique. La  poésie  épique  s'y  trouve-t-elle  aussi?  On  l'a  beaucoup  dit, 
mais  il  faut  se  garder  de  le  croire  sur  la  foi  d'une  hypothèse  fameuse. 
En  y  regardant  de  plus  près,  on  arrive  à  constater  que  Rome,  qui 
faisait  alors  de  si  grandes  choses,  et  des  choses  dont  le  premier  com- 
mencement se  perdait  dans  le  lointain  mystérieux  des  légendes  fabu- 
leuses, qui  possédait  par  conséquent  la  matière  de  l'épopée,  n'a  pu 
cependant  d'elle-même  produire  un  genre  qui  n'a  manqué  aux  débuts 
d'aucun  peuple. 

Du  moins  s'cst-elle  avisée  elle-même  delà  poésie  dramatique,  ou  de 
ce  qui  devait  l'y  conduire.  Je  veux  parler  de  ces  vers  fescennins,  dia- 
logues malicieux,  licencieux,  en  usage  dans  les  fêles  de  la  moisson  et 
de  la  vendange,  dans  les  noces,  et,  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  dans 
les  triomphes.  Liés,  en  Sgi,  à  certaines  formes  scéniques ,  empruntées 
des  Etrusques,  ils  produisirent  une  sorte  de  drame  qu'on  appela  satire. 
Ils  ne  furent  pas  non  plus  inutiles,  on  doit  le  croire,  à  l'introduction 
d'un  genre  particulier  aux  Romains,  dont  ils  se  sont  toujours  vantés 
d'être  les  inventeurs,  la  satire  proprement  dite. 

Telle  a  été  la  première  époque  que  l'on  peut  distinguer  dans  l'his- 
toire de  la  poésie  latine.  L'imagination  y  sommeille  encore;   à  peine  y 

'  AdPison.  v.  Uoh.  —  *  Liv.  I,  xxvi;  cf.  xxiv,xxxn.  —  *  Cic.  De  kg.  II,  xxni. 


MARS  1S55.  141 

aperçoit-on  l'ébauche  indécise ,  les  rudiments,  de  quelques  uns  des  prin- 
cipaux genres  poétiques.  Ce  n'est  point  une  aurore;  c'est  tout  au  plus 
un  crépuscule;  et  ces  lueurs  douteuses  vont  bientôt  disparaître ,  quand, 
sur  l'horizon  romain,  se  sera  levé  l'astre  de  la  poésie  grecque,  qui 
éteindra  tout  dans  sa  lumière,  pour  nous  servir  d'une  magnifique 
image  de  Lucrèce  :. 

Omnes 

Restinxit ,  stellas  exorlus  uli  xllierius  sol  *. 

On  regrette  quelquefois  que  notre  vieille  poésie  française  ait  été 
arrêtée  dans  son  développement  spontané  par  la  renaissance,  et  l'on 
oublie  que  ce  développement  ne  l'a  conduite,  après  plusieurs  siècles 
et  beaucoup  d'efforts,  qu'à  exceller  dans  les  sujets  folâtres,  sans  la  por- 
ter jamais  vers  les  graves ,  les  sérieuses,  les  hautes  beautés  de  l'art,  ou 
du  moins  sans  l'y  retenir  bien  longtemps. 

On  commet  une  erreur  semblable,  quand  on  plaint  les  Romains  de 
n'avoir  pas  été  abandonnés  h  leurs  seules  forces  dans  la  poursuite  si 
languissante,  on  l'a  vu,  et  si  impuissante,  de  la  poésie.  Il  faut  les  félici- 
ter, au  contraire,  d'avoir  trouvé  dans  les  Crées  des  guides  qui  les  ont 
acheminés  vers  une  route  en  vain  cherchée,  et  qu'ils  ne  paraissaient 
pas  devoir  trouver  seuls.         • 

Ces  Grecs,  la  marche  progressive  de  la  conquête  du  monde  les  leur 
fit  rcnconlrer,  au  v*  siècle,  dans  Tltalie  méridionale,  au  vi',  dans  la 
Sicile  et  dans  la  Grèce  elle-même.  Alors  il  arriva  ce  qui  est  toujours 
arrivé ,  ce  qui  est  une  loi  de  l'histoire ,  en  vertu  de  laquelle  la  civilisa- 
tion la  plus  avancée  subjugue  inévitablement  celle  qui  l'est  moins,  quel 
que  soit  d'ailleurs  le  sort  des  armes,  de  sorte  que  le  vainqueur  peut  se 
trouver,  intellectuellement,  littérairement,  le  vaincu.  C'est  ce  qui  advint 
aux  Romains,  surpris  dans  leur  barbarie  par  la  politesse  de  la  Grèce, 
et,  dès  le  premier  contact,  conquis  à  ses  arts,  h  sa  philosophie,,  à  sa 
littérature,  à  sa  poésie. 

Caton  le  comprenait  bien  ,  lui,  à  qui  Tite-Live  fait  dire,  sans  doute 
d'après  ses  propres  discours  :  «  Je  crains  bien  que  ces  belles  choses  que 
«  nous  pensons  conquérir  ne  fassent  de  nous  leur  conquête.  » 

£o  plus  liorreo,  ne  illae  magis  res  nos  ceperinl,  quam  nos  illas*. 

Qu'on  remarque  ce  ceperint;  c'est  le  mot  même  d'Horace,  racontant 
cette  révolution  : 

'  Lucret.  De  nat.  rer.  III,  1067.  "~  *  I^*^-  ^^JUV,  iv. 


m 


142  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  La  Grèce  soumise  se  soumit  à  son  tour  son  farouche  vainqueur  et 
«  porta  les  arts  dans  le  sauvage  Latium. 

Graecia  capta  ferum  victorem  cepil  et  artes 
Intulit  agrestiLatio*. 

Et  Horace  n'était  pas  le  premier  qui  consacrât  dajis  des  vers  ce  grand 
lait  de  l'histoire  de  la  poésie  latine.  Avant  lui,  au  commencement  du 
vu"  siècle  ou  à  la  fin  du  vi*,  dans  un  poëme  dont  les  poètes  étaient  le 
sujet,  Depoetis,  Porcius  Licinius  l'avait  exprimé  sous  une  forme  vive  et 
piquante  : 

«  C'est  vers  le  temps  de  la  seconde  guerre  punique ,  que  la  Muse , 
«  d'un  pied  ailé ,  d'un  essor  belliqueux ,  se  porta  à  la  conquête  du  peuple 
M  farouche  de  Romulus.  » 

Pœnico  bello  secundo,  Musa,  pinnato  gradn, 
Intulit  se  bellicosam  in  Romuli  gentem  feram  *. 

Cette  prise  de  possession  de  l'imagination  encore  rude  et  barbare  des 
Romains  par  la  poésie  grecque  constitue,  dans  l'histoire  de  la  poésie 
latine,  une  seconde  époque ,  dont  il  faut  maintenant  esquisser  les  prin- 
cipaux traits. 

Par  qui  s'accomplit  l'invasion,  la  conquête?  Par  des  Grecs  de  l'Italie 
méridionale,  des  hommes  de  la  Campanie,  gens  de  condition  bien 
humble,  les  uns  esclaves  et  affranchis  de  Rome,  les  autres  soldats,  ou 
tout  au  plus  centurions  dans  les  corps  auxiliaires  de  ses  armées;  trois 
surtout,  Livius  Andronicus,  Névius,  Ennius. 

La  poésie  n'est  déjà  plus  une  œuvre  collective  et  anonyme;  ses 
représentants  ont  des  noms,  et  des  noms  restés  illustres  ;  ils  ont  un  rôle 
assez  considérable ,  bien  qu'on  les  appelle  encore  des  scribes. 

Ce  rôle  est  complexe  ;  ib  font  à  la  fois  office  de  grammairiens  et  de 
poêles.  Ils  apprennent  à  déjeunes  patriciens  la  langue  grecque ,  devenue 
une  sorte  de  luxe  aristocratique.  Ils  font  l'éducation  de  la  langue  elle- 
même  ,  lui  enseignant  de  nouveaux  mots ,  de  nouveaux  tours.  Par  l'in- 
troduction de  nouveaux  mètres,  ils  ajoutent  comme  des  cordes  à  la 
lyre  latine.  Enfin  ils  créent  une  littérature  par  l'importation  des  genres 
qu'ont  imaginés  les  Grecs;  d'abord  simples  traducteurs,  ensuite  et  pro- 
gressivement, imitateurs  de  plus  en  plus  libres. 

Livius  Andronicus,  fait  prisonnier  àTareiile,  est  acheté  par  Livius 
Salinator,  dont  il  élève  les  enfants  et  dont  il  reçoit,  en  récompense, 

'  Epist.  II ,  1 ,  1 56.  —  *  A.  Geil.  Noct.  ait.  XVU,  xxi. 


MARS  1855.  143 

avec  son  affranchissement,  son  nom  de  Livius.  Sa  vie  d'homme  Hbre 
est  marquée  par  de  grands  succès  littéraires,  déhuts  véritables  de  la  ht- 
térature  romaine  elle-même  et,  en  particulier,  de  la  poésie  latine. 

Il  ouvre ,  à  Rome,  en  5 1  à ,  l'ère  des  pièces  régulières.  A  l'antique  sa- 
tire, à  l'atellane,  succèdent  des  tragédies,  des  comédies,  sur  le  patron 
grec. 

fl  inaugure  l'épopée ,  dont  Rome  avait  la  matière  et  que  d'elle-même 
elle  n'a  pas  su  produire.  C'est  par  une  traduction,  il  est  vrai,  celle  de 
l'Odyssée,  monument  durable  malgré  sa  rudesse  (Cicéron  le  compare  à 
lin  ouvrage  de  Dédale^),  servant  aux  études  du  temps  même  d'Horace, 
que  lui  dictait  encore ,  dans  son  école ,  son  brutal  maître  Orbilius  -. 

Il  commence  aussi,  véritablement,  non  pas  la  poésie  lyrique,  qui  sest 
éveillée  d'elle-même  dans  les  cinq  premiers  siècles  de  Rome ,  mais  cette 
œuvre  plus  distincte  qu'on  peut  appeler  l'ode  latine.  Il  est  le  lointain 
précurseur  d'Horace  dans  cet  honneur  singulier  de  prêter,  en  un  joui 
solennel,  une  voix  à  la  patrie.  En  545,  un  hymne  religieux  est  com- 
posé par  lui ,  pour  être  chanté  sur  les  places  et  dans  les  temples  par 
les  jeunes  Romaines.  U  pourrait  leur  tenir  le  même  langage  qu'Horace  : 

u  Plus  tard,  après  ton  hymen,  ô  jeune  fille,  tu  diras  :  dans  les  jours 
«des  fêtes  solennelles,  j'étais  de  celles  qui  redisaient  les  chants  aimés 
«des  dieux,  enseignés  parie  poète » 

Nupla  jam  dices  :  Ego,  Di»  amicum 
Seculo  fcsUs  refcrcnte  luces . 
Reddidi  carmcn ,  docilis  modorum , 
Valis  (HoraU)'. 

Tite-Livc  ne  croit  pas  le  fait  indigne  d'avoir  place  dans  son  histoire^. 
Il  s'abstient,  malheureusement,  de  redire  le  poème  lui-même,  «qui 
«  pouvait  plaire,  dit-il ,  en  ce  temps,  à  des  esprits  encore  rudes ,  mais  qui 
«  semblerait  aujourd'hui ,  si  je  le  rapportais,  bien  étranger  à  notre  goût , 
u  bien  grossier.  » 

Carmen illa  tempettate  forsan  laudabile  rudibus  ingeoiis,  nunc  abhorrens 

et  inconditum,  si  referatur. 

C'était  alors  carmen  Dis  amicum  :  l'auteur,  c'était  le  vates,  personnage 
presque  sacré  !  Nous  savons,  en  effet^  que  des  honneurs  religieux  furent 
attribués  à  Livius  Andronicus  comme  interprète ,  en  cette  grande  occa- 

'  Cic  Brut.  c.  xvni.  —  '  Horat.  Epist.  H,  i,  68.  —  *  Carm.  IV,  vi.  Ai.  — 
*  Liv.  XXVII,  xxxvn;  cf.  XXXI.  xii.  —  »  Feslus.  v.  Scribœ. 


144  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sion,  comme  interprète  lyrique  des  sentiments  de  Rome;  ajoutons, 
comme  fondateur  de  la  langue  littéraire,  de  la  poésie,  de  l'art  drama- 
tique des  Romains. 

Après  lui  deux  poètes  continuent  l'œuvre  et  l'avancent;  l'un,  cher 
aux  classes  populaires,  l'autre  plus  aimé  de  l'aristocratie,  Névius  et 
Ennius.  .  . 

Névius,  né  dans  la  Campanie,  ou  peut-être  à  Rome,  on  ne  sait,  fait, 
comme  son  prédécesseur,  des  tragédies  et  des  comédies;  mais  plus 
librement,  moins  exclusivement  grecques,  déjà  quelquefois  toutes  ro- 
maines. Chez  lui  commencent  les  prœtextatœ,  les  togatœfabalœ. 

Il  fait  plus,  il  essaye  de  mêler  à  la  nouvelle  comédie  athénienne 
quelque  chose  de  l'ancienne,  àMénandre  quelque  chose  d'Aristophane, 
des  traits  de  satire  personnelle  contre  les  grands,  contre  les  Métellus, 
les  Scipions.  Il  expie  sa  hardiesse  par  la  prison  et  l'exil,  malgré  la  ré- 
clamation de  Plaute^  (ses  vers,  je  le  crois,  ont  ce  caractère  et  non  pas , 
comme  on  le  pense  communément,  celui  d'une  insulte) ,  malgré  la  pro- 
tection des  tribuns.  Sa  disgrâce  fixe  les  limites  discrètes  où  devra  se 
renfermer  la  comédie  latine,  protégée  parle  pallium,  se  montrant  tar- 
divement,-rarement,  timidement  sous  la  toge. 

Enfin,  par  Névius,  Rome  s'élève  à  la  poésie  épique.  L'Odyssée  de 
Livius  Andronicus  a  ouvert  la  voie;  il  y  entre,  soldat  de  la  première 
(juerre  panique ,  pdir  un  poëme  sur  cette  guerre,  qui  finit  à  peine.  C'est  le 
point  de  départ  de  l'épopée  romaine ,  point  de  départ  dont  le  docte 
Vii'gile  se  souviendra   un  jour,  ce  qui  n'est  pas  un  petit  honneur. 

Ennius,  de  Rudies,  ville  voisine  de  Tarente,  ne  vient  que  le  troi- 
sième; mais  c'est  le  plus  puissant  de  ces  ouvriers  primitifs  de  la  langue 
littéraire  et  de  la  poésie  des  Romains;  il  en  est  le  vrai  fondateur. 

Caton  le  découvre  en  Sardaigne  dans  les  rangs  de  l'armée  romaine, 
où  il  porte  le  cep  de  vigne  de  centurion;  il  l'amène,  âgé  déjà  de  qua- 
rante ans,  à  Rome,  où  s'achève  sa  longue  vie,  honorée  par  de  grands 
talents,  par  des  mœurs  pures,  et,  dans  la  médiocrité  de  sa  fortune, 
par  f amitié  des  personnages  les  plus  considérables,  des  plus  grands 
hommes  de  l'État. 

Cette  vie  littéraire ,  qui  succède  à  sa  vie  militaire ,  est  bien  remplie  ; 
elle  comprend  : 

Et  la  longue  suite  de  ses  tragédies  et  de  ses  comédies; 

Et  ses  satires,  offrant  un  genre  né. de  l'esprit  ancien  de  Rome  et  tout 
romain,  dont  la  littérature  latine  revendiquera  l'originalité; 

^  Mil.  glor.  v.  211,  acl.  IL  se.  2. 


MARS  1855.  145 

Et  ses  poésies  didactiques,  son  J^rotrepticas  [ou  prœcepta),  par  lequel 
il  semble  continuer  Appius  Claudius  Caecus;  son  Epicharme,  qui  devance 
et  annonce  de  loin  le  De  natara  rerum  de  Lucrèce  ; 

Enfin,  et  surtout,  sa  grande  épopée.  Il  revient  au  sujet  de  Névius, 
mais  il  le  comprend  dans  un  plus.grand  dessein;  son  ouvrage,  sous  le 
nom  d'Annales,  reproduira  le  cours  entier  des  destinées  romaines,  com- 
mençant parla  légende  mythologique,  continuant  par  l'histoire  et  arri- 
vant à  des  souvenirs  contemporains,  à  des  choses  qu'a  vues  le  poète  et 

où  il  a  mis  la  main  ,  qaœ v^i,  et  quorum  pars fui  pourrait-il  dire  : 

œuvre  de  proportions  plus  grandes  que  régulières,  où  se  montre  trop 
souvent  le  grammairien  ,  l'antiquaire ,  mais  où  se  montre  aussi  le  poète 
par  des  traits  énergiques  et  hardis;  sorte  de  minerai,  bien  mêlé,  où 
Virgile  recueillera  de  l'or,  pour  changer  un  peu  le  propos  irrespectueux 
qu'on  lui  attribue. 

Il  y  a  lieu  de  comparer  entre  eux,  dans  leiu*  œuvre  commune 
d'initiateurs  de  la  poésie  latine,  Névius  et  Ennius. 

Névius  porte  le  langage  familier,  le  latin  indigène,  à  un  degré  de 
vivacité  et  d'élégance  voisin  du  style  de  Plaute.  Ses  fragments  comiques 
justifient  quelquefois  l'orgueil  de  son  épitaphe  : 

«Si  les  immortels  pouvaient  pleurer  les  mortels,  les  Muses  pleure- 
«  raient  le  poète  Névius.  Une  fois  Névius  enfoui  au  trésor  de  Piuton ,  on 
«  ne  sut  plus  à  Rome  ce  que  c'était  que  parler  la  langue  latine.  »    • 

Morlales  immortalus  flerc  si  foret  fas . 
Fièrent  divae  Camœnae  Nœvium  poelani. 
Itaque  postquam  est  Orcino  Iraditus  thcsauro, 
Oblili  sunt  nomœ  loquier  latina  linguaV 

Quel  que  soit  le  droit  que  put  avoirNévius  à  tenir  un  tel  langage,  il 
a  laissé  à  Ennius  le  soin  et  la  gloire  d'introduire  un  style  nouveau, 
propre  aux  grands  sujets;  un  style  formé  sur  le  modèle  des  Grecs,  non 
sans  ce  mélange  de  bons  et  de  mauvais  succès  obtenus  par  notre  Ron- 
sard dans  une  entreprise  analogue ,  tantôt  marqué  d'une  empreinte 
durable,  tantôt  oIThint  une  bigarrure  gréco-latine,  une  rudesse  d'inno- 
vation qui  sera  longue  à  se  polir. 

Ce  qui  manque  à  La  guerre  panique  de  Névius  pour  être  au  niveau 
do  la  grandeur  épique,  Ennius  le  cherche  et  le  trouve  par  intervalles; 
c'est  une  élévation  de  ton,  une  vivacité  de  couleurs,  une  harmonie 
toutes  nouvelles.  Quand  Horace  voudra  montrer  par  nu  exemple  que 

'  A.Gell.  A'oc/.  ^c/.  I,  XXIV.  ^ 

»9 


146  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  poésie ,  à  certains  égards ,  est  indépendante  des  formes  de  la  versifi- 
cation et  qu'elle  peut  subsister  encore  après  que  ces  formes  ont  été 
rompues,  c'est  Ennius  qu'il  alléguera. 

«  Sera-ce  la  même  chose  que  si  vous  rompiez  ces  vers  :  Quand  la  noire 
«  Discorde  eut  forcé  les  verroax  de  fer  da  temple  de  la  guerre,  et  y  re trou- 
ce  verez-vous  de  même  les  pièces  désunies,  les  membres  dispersés  du 
«  poëte  ?  w 

Non ,  ut  si  solva?  :  «  Postquan%  discordia  tetra 
Belli  ferratos  postes  portas  que  refregil,  » 
Invenias  etiam  disjecti  membra  poelœ  '. 

11  faut  recueillir  dans  ce  passage,  à  la  gloiie  d' Ennius,  ce  grand  titre 
de  poëte  qu'il  lui  décerne.  Il  faut  le  commenter  par  ces  autres  pas- 
sages : 

«...  Un  génie  créatem* ,  un  souffle  divin ,  une  bouche ,  une  voix 
((  capables  de  nobles  accents,  voilà  ce  qui  peut  mériter  l'honneur  de  ce 
«grand  nom.  » 

IngeDium  cui  sit,  cui  mens  divinior  atque  os 
Magna  sonaturum ,  des  nominis  hujus  honorem*. 

«Le  génie,  l'éloquence,  une  voix  pleine  et  sonore,  c'est  aux  Grecs, 
{'  aiix  Grecs  seulement  que  la  Muse  les  a  départis.  » 

Graiis  ingenium,  Graiis  dédit  orerotundo 
Musa  loqui  '. 

Ingenium ,  l'imagination  créatrice  ,  mens  divinior,  os  magna  sona- 
turum, ore  rotundo  loqui,  l'élévation,  la  grandeur,  l'harmonie,  c'étaient 
là  des  nouveautés  qu'Ennius,  dans  une  certaine  mesure,  apportait  à  la 
poésie  latine. 

L'énergie  de  cette  poésie  chez  Névius  n'est  pas  encore  sans  séche- 
resse et  sans  roidem'  et  semble  se  dégager  à  peine  des  graves  et  con- 
cises formules  du  style  lapidaire  des  premiers  siècles.  Ennius  est  plus 
libre,  plus  animé.  Il  semble,  en  passant  de  l'un  à  l'autre,  qu'on  quitte 
la  roide  statuaire  de  l'Egypte  pour  les  figures  vivantes  de  la  Grèce,  celles 
dont  on  a  dit  : 

«D'autres,  je  le  crois,  seront  plus  habiles  à  faire  respirer  l'airain,  à 
»(  tirer  du  marbre  jdes  traits  vivants » 

'  Sat.l,  IV,  62.  —  \  Sat.  I,  IV,  ItZ.  —  '  Ad.  Pison.  SaS. 


MARS  1855.  147 

Excudent  alii  spirantia  mollius  aéra 

Credo  equidem,  vivos  ducent  de  maruiorevultus*. 

«  C'est  la  gloire  de  Lysippe  de  donner  la  vie  à  ses  figures.  » 
Gloria  Lysippo  est  animosa  effingere  signa*. 

Cette  vie  est  la  grande  nouveauté  qu'apporte  Ënnius ,  plus  celle  de 
ces  vers  d'autre  mesure  dont  il  se  glorifiait ,  par  une  comparaison  un 
peu  dédaigneuse  avec  Névius,  au  commencement  du  VH*  livre  de  ses 
Annales  : 

«  D'autres  ont  écrit  ceci  en  vers  que  chantaient  autrefois  les  faunes 
Il  et  les  devins,  quand  personne  n'avait  encore  franchi  les  sommets  du 
«  mont  habité  par  les  Muses,  et  qu'on  n'avait  nul  soin  de  l'art  d'écrire. . . 
«  avant  cet  homme. . .  C'est  nous  qui  les  premiers  avons  ouvert  les  portes 
«  des  Muses,  qui  les  premiers  avons  fait  de  longs  vers.  » 

Scripsere  alii  rem 
Versibu'  quos  olim  fauni  vatesque  canebanl , 
Cum  neque  Musarum  scopulos  quisquam  superarat, 
Nec  dicli  sludiosus  erat   . . 

.  .  .  ante  hune  . . . 
Nos  ausi  rcserare  fores,  nos  fecimu*  longoi 
Versus  *. 

Ënnius,  lorsqu'il  écrit  ces  vers  orgueilleux,  a  conscience  de  la  révo- 
lution qui  s'opère  par  lui  dans  la  poésie  latine,  comme  Névius,  dans  sa 
non  moins  orgueilleuse  épitaphe,  avait  conscience  aussi  du  caractère 
latin  qu'il  cherchait  ù  conserver  à  son  style,  au  sein  même  de  l'imita- 
tion grecque.  Non  que  Névius  ait  eu  en  vue  Ënnius  venu  à  Rome 
seulement  après  sa  mort;  mais  on  peut  lui  supposer  le  pressentiment 
de  f invasion  nouvelle,  du  flot  nouveau  de  poésie  grecque  qui  se  pré- 
parait. 

Faut-il,  comme  on  l'a  fait*,  regretter  que  la  conquête  peut-être  en- 
trevue et  redoutée  par  Névius  se  soit  opérée?  On  le  pourrait,  si  la  poésie 
latine  avait  été  capable  de  se  développer  d'elle-même.  Mais  la  lenteur 
de  ses  progrès  pendant  cinq  siècles,  son  imperfection,  même  chez  Né- 

'  Virg.  JLn.  VI,  847.  —  *  Propert.  Eleg.  111,  ix,  9  —  '  Cic.  Brut.  c.  xvni. 
XIX ;  Orat.  xLVii,  li;  Varr.  De  ling.  lat.  Vil,  xxxvi,  etc.  Nos  ausi  reserxire  est  donné 
par  Cicéron,  Orat.  li;  le  reste  a  été  ajouté  par  IManck,  Ad  Ennii  Med.  p.  109. 
d'après  des  passages  où  il  est  question  de  celte  expression  longi  versus,  par  laquelle 
Ënnius  désignait  ses  hexamètres ,  Cic.  De  leg.  II ,  xxvii  ;  Isid.  Orig.  I ,  xxxvn.  M.  Vahlcn 
ne  conserve  pas  dans  son  texte,  p.  35,  cette  addition.  —  *  Voyez  Klussmann,  De 
Cn.  Nœvio,  lena,  i843,  p.  ao8,  aog. 

19- 


148  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vius ,  montrent  assez  qu'elle  avait  besoin  d'une  impulsion  étrangère. 
Elle  la  reçut  d'Ennius,  à  qui  j'appliquerais  volontiers  un  fragment  quel- 
quefois rapporté  à  son  VIP  livre  : 

Alque  manu  magna  Romanos  impulit  omnes  '. 

Regretter  qu'il  en  ait  été  ainsi ,  c'est  regretter  ce  qui  a  préparé  de  loin , 
ce  qui  a  amené  Lucrèce  et  Virgile. 

Avec  Ennius  finit  l'universalité  des  anciens  poètes  de  Rome.  Jusque- 
là  ils  avaient  fait  œuvre  de  langue,  de  versification,  de  poésie,  d'une 
manière  générale,  avec  l'ambition  de  fonder  toute  une  littérature, 
mais  sans  vocation  particulière  pour  un  genre  déterminé.  Ils  embras- 
saient tous  les  genres  à  la  fois  dans  leurs  essais  multipliés.  Désormais  ils 
se  réduisent  à  des  inspirations  plus  spéciales;  ils  se  partagent  davan- 
tage entre  la  tragédie  et  la  comédie,  préoccupation  principale  du  vi'  siècle 
et  d'une  grande  partie  du  vu*;  la  satire,  qui  "se  montre  avec  éclat  au 
commencement  de  ce  dernier;  l'épopée,  l'ode,  la  poésie  didactique,  qui 
en  marquent  glorieusement  la  fin,  préparant  et  annonçant  déjà  les 
chefs-d'œuvre  du  siècle  d'Auguste.  De  là  plusieurs  familles  de  poêles, 
sortant  toutes,  comme  d'une  souche  commune,  du  vieil  Ennius,  Il  se 
disait  Homère  rendu  aux  Romains  par  la  métempsycose.  Les  Romains 
le  prenaient  au  mot  et  l'appelaient  leur  Homère.  Comme  Homère  chez 
les  Grecs,  il  semble,  dans  la  poésie  latine,  le  fondateur  de  tous  les  genres, 
l'ancêtre  commun  de  tous  les  poètes;  et,  d'abord,  des  poètes  tragiques, 
par  lesquels  il  est  de  notre  sujet  de  conclure  cette  revue. 

A  Ennius  succèdent,  dans  la  tragédie,  son  neveu  Pacuvius,  et  At- 
tius,  dont  les  longues  vies,  dont  les  nombreux  ouvrages  conduisent 
l'art  tragique  fort  avant  dans  le  vu*  siècle.  Ils  imitent  les  tragiques  grecs, 
et,  parmi  eux,  plus  particulièrement  Euripide,  le  plus  voisiirparsa  date, 
le  plus  accessible  pnr  ses  défauts  et  aussi  par  le  caractère  de  ses  beautés , 
le  plus  en  rapport  avec  l'esprit  philosophique  introduit  de  bonne  heure 
à  Rome.  Ils  les  imitent  avec  une  liberté  croissante,  mêlant  les  modèles, 
«'aventurant  quelquefois  à  des  changements  qui  leur  sont  propres.  Ils 
s'élèvent  même  à  des  conceptions  originales  dans  leurs  fables  prétextes  ^ 
dont  la  plus  célèbre  est  le  Bratas  d'Attius,  pièce  durable,  destinée 
encore  par  le  second  Brutus  à  solenniser  les  jeux  de  sa  préture,  au 
temps  du  meurtre  de  César.  Ils  ne  le  font  pas  sans  succès,  quoi  qu'on  en 
ait  dit.  Leur  tragédie  trouve  Rome  attentive  et  la  charme.  L'écho  des 

^    Virgil  inlerpret.  a  Maïo  edil.   p.  45.   On  lil  amnis  dans  le   texte  donné  par 
M.  Vahlen ,  p.  8 1 . 


MARS  1855.  140 

applaudissements  qu'elle  reçoit  se  fait  en  quelque  sorte  entendre  chez 
Cicéron ,  qui  la  sait  par  cœur  et  ne  peut  se  lasser  de  la  citer.  Elle  a  de 
l'élévation,  de  l'énergie,  de  la  hardiesse,  du  tragique; 

i  i.  ■ 

.  .Spirat  tragicum  salis  et  féliciter  audet, 

comme  dit  Horace  ^  ;  elle  ne  se  hasarde  pas  sans  gloire  dans  des  sujets 

romains , 

Nec  minimum  meruere  decus  vestigia  graeca 
Ausi  deserere  et  celebrare  domestica  facta. 

C'est  encore  Horace  qui  le  dit^,  et  c'est  un  juge  peu  prévenu  en  faveur 
de  celte  antiquité.  Mais  elle  parle  une  langue  destinée  à  vieillir,  à 
passer,  qui  ne  pourra  la  conserver;  et,  quand  viendra  une  langue  meil- 
leure, celle  de  Varius  et  d'Ovide,  déjà  le  théâtre  tragique  appartiendra 
aux  pantomimes. 

J'arrête  ici  ce  tahleau  rapide,  par  lequel  je  pense  avoir  fait  connaître . 
avec  la  matière  des  deux  recueils  dus  à  MM.  Ribheck  et  Vahlen ,  le 
juste  intérêt  qui  s'y  attache.  J'en  reprendrai  prochainement  certaines  par- 
ties dignes  d'une  plus  particulière  attention,  et  j'entrerai  dans  des  détails 
propres  à  faire  apprécier  le  savoir  et  le  sage  esprit  de  critique  qui  ont 
présidé  à  la  nouvelle  restauration  de  ces  curieux  débris  d'une  littérature 
perdue. 

PATIN. 
[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Hiouen-Thsang  et  de 
SES  VOYAGES  DANS  lInde,  depuis  l'an  629  jusqu'en  6^*5  [de  notre 
ère),  par  Hoeï-Li  et  Yen-Thsong,  suivie  de  documents  et  d'éclair- 
cissements géographiques  tirés  de  la  relation  originale  de  Hiouen- 
Thsang,  traduite  du  chinois  par  Stanislas  Julien,  membre  de  l'Ins- 
titut de  France.  Paris,  imprimé  par  autorisation  de  l'Empereur 
à  rimprimerie  impériale,  i853,  in-8°  de  LXXXiv-472  pages. 

PREMIER    ARTICLE. 
Transcription  des  mois  sanscrits  en  chinois. 
Le  nouvel  ouvrage  de  M.  Stanislas  Julien  fera  époque  dans  l'histoire 

*  Epist.  II,  1.  166.  —  »  Ad  Pison.  p.  286. 


150  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  études  relatives  au  bouddhisme;  il  se  distingue  par  deux  mérites 
éminents,  l'abondance  des  matériaux,  et  l'exactitude  toute  nouvelle  des 
transcriptions  du  chinois  en  sanscrit.  Le  premier  mérite  appartient  sur- 
tout à  Hiouen-Thsang  lui-même,  qui,  dans  un  long  et  pénible  voyage 
de  seize  ans,  a  recueilli,  sur  les  contrées  qu'il  parcourait,  les  rensei- 
gnements les  plus  précieux  et  les  plus  étendus;  mais  le  second  appar- 
tient tout  entier  à  notre  illustre  sinologue;  et  je  voudrais  ici  faire  sen- 
tir au  public  savant  en  quoi  ce  mérite  consiste,  et  le  signaler  à  toute 
son  attention  et  à  toute  son  estime. 

Quand  les  pèlerins  chinois  pénétrèrent  dans  l'Inde ,  dès  les  premiers 
siècles  de  notre  ère,  pour  y  chercher  les  livres  sacrés,  et  en  rapports 
le  bienfait  à  leur  patrie  récemment  convertie,  ils  rencontrèrent  dans 
leurs  pieux  travaux  une  immense  difficulté.  Comment  reproduire ,  dans 
une  langue  qui  est  privée  d'alphabet,  les  noms  propres  de  personnes 
et  de  choses?  Si  ces  noms  n'étaient  pas  transcrits  fidèlement,  que  de- 
venaient toutes  les  notions  qui  se  rattachent,  si  nombreuses  et  si  graves, 
à  ces  mots  faits  pour  signaler  les  personnages  les  plus  célèbres ,  les  lieux 
les  plus  importants,  les  monuments  les  plus  vénérés,  les  livres  les  plus 
saints?  Les  noms  propres,  par  leur  natui'e  particulière,  ne  devaient 
point  être  traduits,  même  dans  les  cas  assez  fréquents  où  ils  pouvaietit 
l'être;  car  c'eût  été  leur  ôter  leur  signification  spéciale  pour  leur  en  con- 
férer une  autre  tout  arbitraire;  c'eût  été  risquer  d'enlever  toute  utilité 
et  toute  valeur  aux  recherches  laborieuses  pour  lesquelles  on  affrontait 
cependant  tant  de  fatigues  et  de  périls  mortels.  Tous  les  peuples  qui  ont 
eu  beaucoup  à  emprunter  à  des  voisins  ou  à  des  prédécesseurs  ont 
éprouvé  le  même  embarras,  et  ils  ont  essayé  de  le  vaincre  à  peu  près 
par  le  même  moyen,  c'est-à-dire  par  une  pure  reproduction,  plus  ou 
moins  heureuse,  selon  les  rapports  ou  les  dissemblances  des  idiomes. 
C'est  ainsi  que  les  Romains  et  nous,  en  recevant  des  Grecs  une  bonne 
partie  de  notre  civilisation ,  nous  avons  eu  grand  soin  de  ne  pas  traduire , 
et  de  transcrire  simplement  de  notre  mieux,  tous  les  noms  propres 
qui  nous  intéressaient.  SI  nous  avions  voulu  les  interpréter  toutes  les 
fois  que  l'interprétation  était  possible,  quelle  confusion  n'aurions-nous 
pas  jetée  dans  l'histoire  de  ce  passé,  déjà  si  confuse  à  tant  d'égards?  Qui 
reconnaîtrait,  par  exemple,  Alexandre,  le  fils  de  Philippe,  si,  au  heu 
d'accepter  ce  nom  consacré  par  la  gloire,  nous  l'appelions,  pour  rester 
dociles  à  l'étymologie ,  «le  héro^ défenseur,  le  défenseur  des  hommes, 
<(  celui  qui  repousse  les  ennemis ,  »  ou  si  nous  le  travestissions  sous  telle 
autre  dénomination  que  chacun  pourrait  modifier  à  son  gré? 

Le  bon  sens  chinois  a  bien  vite  été  frappé  de  cet  inconvénient,  capable 


MARS  1855.  151 

de  tout  bouleverser  et  de  tout  obscurcir;  et,  dès  la  fin  du  second  siècle 
de  notre  ère,  comme  l'atteste  Hiouen-Thsang,  les  traducteurs  officiels 
des  livres  bouddhiques  s'imposèrent  des  règles  invariables  qui  furent  ob- 
servées dans  les  âges  suivants,  et  qui  firent  loi,  sanctionnées  sans  doute 
par  des  décrets  impériaux  ^  On  fixa  cinq  classes  de  mots,  qu'il  fut  interdit 
de  traduire,  et  qu'on  devait  représenter  le  mieux  qu'on  pourrait  à  l'aide 
des  moyens  phonétiques  fort  restreints  qu'offrait  la  langue  chinoise. 

Mais  non-seulement  le  chinois  n'a  pas  de  lettres,  ce  qui  est  déjà  un 
bien  grand  désavantage  pour  reproduire  les  mots  d'une  langue  qui,  comme 
le  sanscrit,  en  a  cinquante-deux;  mais,  de  plus,  il  manque  d'un  bon 
nombre  d'articulations  qui,  dans  le  sanscrit,  sont  les  plus  usitées  et  les 
plus  ordinaires.  Ainsi  il  ne  possède  pas  dV,  ni  de  6,  ni  de  d,  parmi  les 
sons  à  peuj)rès  innombrables  dont  il  se  compose;  et  ce  n'est  qu'à  l'aide 
des  artifices  les  plus  compliqués  qu'il  parvient  à  rendre  ces  lettres  qui 
se  répètent  à  tout  moment.  Il  a  même  la  plus  grande  peine  à  repro- 
duire directement  l'a  bref,  qui  se  retrouve  en  sanscrit,  non-seulement  à 
peu  près  dans  chaque  mot,  mais  encore  dans  chaque  syllabe,  attaché 
comme  il  l'est  à  toute  consonne  simple.  Ajoutez  que  le  chinois  ne  peut 
que  très-difficilement  souffrir  deux  consonnes  de  suite ,  et  que,  toutes  les 
fois  qu'il  rencontre  ce  phénomène  phonétique,  il  doit  nécessairement 
recourir  à  une  décomposition  qui  change  la  physionomie  du  mot,  delà 
façon  la  plus  étrange,  quoique  la  plus  régulière^. 

On  comprend  que,  si  les  Chinois  se  sont  tix)uvés  gênés  par  des  diffi- 
cultés de  cet  ordre,  les  savants  de  notre  Europe  n'ont  pas  dû  l'être 
moins,  lorsque,  par  les  progrès  des  études ,  ils  ont  été  amenés  à  consulter 
les  documents  chinois  sur  l'Inde.  Sous  ces  transcriptions  si  bizaiTes , 
comment  découvrir  les  mots  sanscrits?  Et,  si  ou  ne  les  découvrait  pas 
d'une  manière  sûre,  que  de  lumières  ne  perdait-on  pas?  de  quels 
témoignages  anciens  et  authentiques  n'allait-on  pas  rester  privé? On  savait 
que  le  zèle  religieux  le  plus  ardent  avait  conduit  à  plusieurs  reprises  des 
missionnaires  intelligents  de  la  Chine  jusque  dans  l'Inde,  et  que  ces 
missionnaires  avaient,  à  leur  retour,  rédigé  le  récit  de  leurs  voyages,  en 
même  temps  qu'ils  traduisaient  les  ouvrages  sacrés  rapportés  par  eux. 
Tous  ces  trésors  que  commençaient  à  posséder  nos  bibliothèques  reste- 

'  M.  Stanislas  Julien ,  Histoire  d'Hioaen-Tlunntj,  préface,  page  x vu.  Malheureu- 
sement les  noms  propres  n'ont  pas  été  compris  expressément  dans  ces  cinq  classes; 
mais,   par  la  force  même  des  choses,  les  Chinois  les  ont  plus  souvent  transcrits 

3u'ils  ne  les  ont  traduits.  Les  Tibétains,  qui  ont  un  alphabet,  sont  moins  excusables 
e  les  avoir  presque  toujours  traduits.  —  *  Voir  le  Mémoire  de  M.  Reinaud  sur 
l'Inde,  p.  iii.  Mémoires  de  l'Acad.  des  inscript,  et  belles-lettres ,  tome  XVIII. 


152  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

raient-ils  inféconds  et  inutiles  ?  Serait-on  condamné  à  ignorer  ou  à  ne 
connaître  que  d'une  façon  imparfaite  tant  de  documents  inappréciables 
sur  une  histoire  dont  l'Inde  elle-même,  qui  en  était  l'objet,  s'était 
obstinée  à  ne  pas  nous  transmettre  un  seul  mot  ?  Ce  problème  se  posa 
naturellement  à  tous  ceux  qui  tentèrent  de  connaître  le  bouddhisme, 
soit  en  l'abordant,  pour  ne  citer  que  deux  esprits  supérieurs,  par  le 
chinois ,  comme  Abel  Rémusat,  soit  en  l'abordant  par  le  sanscrit ,  comme 
Eugène  Burnouf. 

Ce  fut  une  véritable  conquête  pour  Abel  Rémusat  quand,  au  début 
de  ses  études ,  dès  1 8 1  i ,  il  constata  que  la  langue  Fan ,  dont  parlaient  si 
souvent  les  missionnaires  et  les  lexicographes  chinois,  était  la  langue  des 
brahmanes,  et  que  Fan  signifiait  Brahma.  La  découverte  était  parfaite- 
ment exacte  ;  mais  c'était  plutôt  par  une  heureuse  sagacité  q^ie  par  une 
méthode  certaine  qu'elle  avait  été  obtenue.  Abel  Rémusat  trouva  plu- 
sieurs autres  concordances  non  moins  curieuses,  tout  en  commettant 
aussi  des  fautes  que  M.  Stanislas  Julien  a  signalées  avec  toute  raison, 
quoiqu'un  peu  trop  vivement.  Le  Foe-koue-ki  atteste  assez  bien  où 
en  était  la  solution  du  problème  à  l'époque  où  ce  livre  parut.  Sur  les 
traces  d'Abel  Rémusat,  Klaproth  avait  augmenté  le  nombre  des  mois 
déchiffrés;  mais  il  avait  augmenté,  en  l'absence  de  principes  positifs  et 
bien  arrêtés,  le  nombre  des  mots  mécoimus.  En  même  temps,  l'esprit 
prudent  et  réservé  de  M.  Landresse,  qui  achevait  pieusement  l'œuvre 
des  deux  savants,  sentait  que  la  question  était  à  peu  près  insoluble,  telle 
qu'on  l'avait  prise  ;  et  il  s'abstenait  de  marcher  plus  avant  dans  une 
route  mal  tracée.  Il  se  bornait  à  sigmiler  les  difficultés  et  à  faire  voir 
qu'on  n'avait  pas  les  instruments  nécessaires  pour  les  vaincre. 

Si  la  connaissance  du  chinois  fournissait  alors  si  peu  de  ressources, 
celle  du  sanscrit  devait  en  fournir  encore  moins.  Evidemment,  il  était 
plus  facile  de  remonter  du  chinois  au  sanscrit  que  de  descendre  du 
sanscrit  au  chinois.  Eugène  Burnouf,  malgré  les  admirables  facultés  dont 
il  était  doué  et  la  pénétration  dont  il  a  donné  tant  de  preuves,  n'alla 
guère  plus  loin  qu'Abel  Rémusat;  seulement,  comme  à  la  science  la 
plus  consommée  il  joignait  la  circonspection  la  plus  sage,  il  n'a  fait 
pour  ainsi  dire  aucun  faux  pas  ;  et ,  parmi  les  transcriptions  qu'il  a  pu- 
bliées, c'est  à  peine  si  une  ou  deux  sont  erronées.  Ce  qui  lui  a  manqué, 
comme  à  Abel  Rémusat,  c'est  un  système,  que  n'exigeait  pas  d'ailleurs 
aussi  impérieusement  la  direction  de  ses  travaux.  Il  pouvait  s'occuper 
des  originaux  avec  une  pleine  connaissance,  et  il  avait  moins  à  s'in- 
quiéter des  témoignages  des  traducteurs,  qui  n'avaient  pour  lui  qu'un 
intérêt  secondaire. 


MARS  1855.  153 

Ainsi,  des  solutions  pai*tielles,  dont  les  unes  étaient  exactes  et  dont 
les  autres  ne  l'étaient  pas;  aucune  méthode  générale  et  complète,  d'heu- 
reux hasards,  mais  aucune  règle,  voilà  ce  que  M.  Stanislas  Julien  pou- 
vait trouver  dans  ses  prédécesseurs  et  ses  émules.  Presque  tout  était 
encore  à  faire. 

Pour  en  donner  une  idée  plus  précise,  je  vais  citer  la  transcription  ^ 
chinoise  de  quelques-uns  des  noms  les  plus  importants  dans  le  boud- 
dhisme. Je  choisirai  ceux  qui  sont  déjà  familiers  à  tous  les  lecteurs  des 
ouvrages  d'Eugène  Burnouf  et  de  M.  Ph.-Ed.  Foucaux  :  le  Lotus  de  la 
bonne  loi  et  le  Rgya  ich'er  roi  pa  ou  Lalitavistara. 

Je  commence  par  les  noms  les  plus  élevés.  . 

Bouddha  se  rend  par  Fo  le  plus  souvent,  et  quelquefois  par  Fo-to 
Bhagavat,  par  Po-kia-fan,  ou  Po-kia-po;  Tathâgata,  par   Ta-t'a-chie-to 
Siddhârtha,  par  Siia-to ;  Gaoutama,  par  Kiao-ta-mn;  Çâkya,  par  Chi 
Ananda,  le  cousin  du  Bouddha  et  son  fidèle  disciple,  par  0-nan-tho,  ou 
plus  brièvement  par  0-nan;  Ràhoula,  le  fds  du  Bouddha,  par  Ko-lo- 
keoa-lo;  Pradjâpatî,  sa  tante,  par  Po-lo-cho-po-ti ;  Tchhandaka,  son  écuyer, 
par  Tchan-to-kia. 

Bimbisâra,  Prasénadjit,  Adjàtaçatrou ,  les  contemporains  du  Bouddha 
qui  les  convertit,  se  disent  en  chinois  Pin- pi-so-lo ,  Po-lo-si-no-chi-to  ou 
Po-lo-sse-na ,  et  A-che-to-che-toa-ba. 

Parmi  les  lieux  illustrés  par  la  prédication  ou  le  séjour  du  Tathâgata, 
Vaiçâlî  se  rend  en  chinois  par  Pi-cfcefi;Çravastî,  par  Chi-lo-po^tching  ;  Kou- 
cinâgâra,  par  Kioa-chi-na-kie-lo;  Ràdjagriha,  par  Ko-lo-che-ki-li-hi ;  Vârâ- 
nasî  (Bénarès),  par  Po-lo-nai;  Mathoura  par  Ma-thou-lo ;  Takshacîlâ,  par 
Te-tsa-chi-lo ,  ou  Tchu-cha-chi-lot  ou  encore  Tan- tcha-chi-lo ;  Ganga  (le 
Gange),  par  King-kia  ou  aussi  par  Heng-ho;  Sindhou  (l'Indus),  par  Sin- 
toa;  Atchiravatî,  nom  de  rivière,  par  A-chi-to-fa-ti ;  Magadha ,  par  Mo- 
kie-to,  etc.,  etc. 

Parmi  les  mots  qui  ont  une  grande  signification  dans  le  bouddhisme 
sans  être  des  noms  propres,  nirvana  devient  en  chinois  nie-pan;  vinaya 
devient  pi-ni;  dhaima  devient  ia-mo;  bikshou  devient  pi-tsoa;  çra- 
mana  devient  cha-men;  abhidharma,  la  tnétaphysique,  devient  a-pi- 
tan,  ou  simplement  pi-tan\  sanghârama,  seng-kia-lan ,  ou  simplement 
kia-lan. 

Parmi  les  titres  d'ouvrages  les  plus  fréquemment  cités,  la  Pradjnâ 

'  Quant  aux  noms  traduits  et  non  plus  transcrits,  le  problème  est  tout  autre;  et 
il  est  évident  que,  de  In  traduction  chinoise  toule  sAule,  il  est  absolument  impos- 
sible de  remonter  avec  quelque  certitude  au  nom  sanscrit;  il  faut  que  les  Chinois 
eux-mêmes  indiquent  la  concordancr. 

ao 


î$4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pâramitâ  se  dit  en  chinois  Pan-jo-pho-lo-mi;  rAbhidharma  çâslra  se  dit 
a-pi-t'an-lun;  i'Abhidharma  koslia  castra,  du  fameux  Vasoubandhou,  se 
dit  a-pi-ta-mo-kiu-che-lan  ;  i'Abhidharma  vibâsha  castra  se  dit  a-pi-ta-mo- 
pi-po-cha-lan.  /n      . 

Dans  l'ordre  des  idées  brahmaniques  et  non  plus  bouddhiques , 
Brahma  se  dit  en  chinois  Fan-lan-mo ,  ou  plus  brièvement  Fan;  Véda  se 
dit  Feï-to;  déva  se  dit  ti-po;  kshattriya  se  dit  tsa-ti-U  ou  tcha-li;  soudra 
se  dit  5m-to-/o  ^ 

11  suffît  de  ces  citations  pour  que  l'on  comprenne  la  difficulté  de 
remonter  des  mots  chinois  à  leurs  correspondants  en  sanscrit.  Elle  est 
presque  insurmontable ,  et  l'on  ne  doit  pas  s'étonner  qu'Abel  Rémusat 
lui-même  n'ait  pu  la  surmonter,  il  y  a  trente  ans,  quand  la  connais- 
sance du  bouddhisme  indien  et  chinois  était  beaucoup  moins  avancée 
qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui.  Il  est  clair  qu'à  l'aide  d'un  nombre  assez 
considérable  de  transcriptions  exactes,  on  pourrait  se  faire  des  règles 
assez  sûres  pour  en  découvrir  d'autres;  et  que  de  celles  que  je  viens 
de  rappeler  plus  haut,  on  pourrait  déduire  déjà  quelques  principes  à 
peu  près  infaillibles  sur  la  transmutation  de  certaines  lettres  sanscrites, 
et  sur  les  procédés  que  la  langue  chinoise  est  forcée  d'employer  pour 
les  représenter  tant  bien  que  mal.  Mais  ces  premières  transcriptions , 
insti-uments  efficaces  de  toutes  les  autres,  comment  les  obtenir?  Et 
fallait-il  s'en  fier  aux  chances  d'une  sagacité  qui  pouvait  réussir  dans 
quelques  cas,  mais  qui  pouvait  échouer  dans  bien  d'autres?  ,',' 

C'est  ici  qu'interviennent  les  heureux  travaux  de  M.  Stanislas  Julien. 
D'abord  il  se  dit  très-justement  que  ce  qui  avait  arrêté  des  hommes 
comme  Abel  Rémusat  et  Eugène  Burnouf,  c'est  que  l'un  ne  possédait 
que  le  chinois  sans  le  sanscrit,  et  l'autre,. le  sanscrit  sans  le  chinois. 
La  connaissance  simultanée  des  deux  langues,  au  moins  dans  une  cer- 
taine mesure,  était  indispensable;  et  il  se  mit  à  apprendre  le  sanscrit 
avec  un  courage  qui  ne  devait  pas  rester  sans  récompense.  En  second 
lieu,  il  fallait  recueillir  un  nombre  considérable  de  transcriptions  chi- 
noises, afin  de  pouvoir  en  tirer,  par  voie  de  comparaison,  un  système 
d'explications  réguhères  et  générales.  Si  M.  Stanislas  Julien  avait  dû 
rechercher,  dans  tous  les  hvres  chinois  relatifs  au  bouddhisme,  des 
mots  Fan,  c'est-à-dire  indiens,  l'entreprise  eût  été  bien  longue,  peut- 
être  même  impossible,  malgré  sa  science  incomparable.  Heureuse- 

'  Je  me  suis  borné,  dans  celte  liste ,  que  j'aurais  pu  faire  beaucoup  plus  longue ,  à 
des  transcriptions  entières  ;  îaMifficullé  augmente  encore  quand  la  transcription  est 
tronquée  et  quelle  ne  représente  qu'une  partie  du  mot,  ou  bien  quand  une  moitié 
du  mo  est  transcrite  et  que  l'autre  moitié  est  traduite,  comme  il  arrive  souvent. 


MARS  1855.  155 

inent,  les  Chinois,  embarrassés^  tout  autant  que  nous  de  ces  concor- 
dances si  ardues ,  quoique  si  nécessaires ,  avaient  composé  pour  leur 
usage  des  recueils  analogues  k  ceux,  dont  nous  aurions  besoin.  Il  exis- 
tait deux  de  ces  ouvrages  présentant  la  collection  presque  complète 
des  mots  Fan,  transcrits  et  traduits  en  chinois.  L'un,  de  l'an  6/19,  a 
été  composé  en  XXV  livres,  par  un  des  collaborateurs  d'Hiouen-Thsang 
lui-même;  l'autre  a  été  compilé  par  un  religieux  indien,  dans  un  cou- 
vent de  Chine,  de  l'an  1  i/i3  à  1  iSy.  Ces  deux  ouvrages  ne  se  trou- 
vaient point  à  Paris.  M.  Stanislas  Julien  put  se  les  procurer  du  départe- 
ment asiatique  de  la  bibliothèque  de  Saint-Pétersbourg,  et  les  consulter 
tout  à  son  aise.  De  plus,  les  Chinois  avaient  essayé  aussi  de  construire 
des  syllabaires  où  figuraient  tous  les  signes  qui,  dans  leur  langue,  ré- 
pondaient aux  lettres  de  l'alphabet  sanscrit.  Grâce  h  tous  ces  secours 
qui,  d'ailleurs,  ne  sont  féconds  qu'entre  les  mains  les  plus  habiles, 
M.  Stanislas  Julien  a  pu  dresser  un  syllabaire  étendu  où  les  cinquante- 
deux  lettres  de  l'alphabet  dévanagari  sont  représentées  par  un  millier 
de  caractères  chinois  environ,  équivalents  ou  synonymes.  Il  a  pu,  en 
outre,  construire  un  double  vocabulaire  sanscrit-chinois  et  chinois-sans- 
crit, où  ii  a  réuni  un  nombre  considérable  de  mots  des  deux  langues 
qui  se  correspondent  de  la  manière  la  plus  indubitable,  d'après  le  té- 
moignage des  auteurs  chinois  eux-mêmes. 

Déjà,  en  1869, «M.  Stanislas  Julien  avait  publié  une  concordance 
sinico-sanscrite  très-curieuse.  C'étaient  les  titres  de  88 1  ouvrages  boud- 
dhiques recueillis  dans  un  catalogue  chinois  de  l'an  i3o6.  Les  mots 
indiens  y  étaient  déchiffrés  et  restitués  avec  une  exactitude  qui  attes- 
tait dès  lors  un  système  définitif.  Depuis  cette  époque,  M.  Stanislas 
Julien  a  encore  perfectionné  ses  procédés;  et  l'on  peut  voir,  par  les  dé- 
tails consignés  dans  sa  préface ,  qu'il  les  a  poussés  désormais  assex  loin 
pour  qu'il  n'ait  rien  à  y  changer.  S'il  n'a  point  donné  dans  ce  volume 
son  syllabaire  et  son  vocabulaire  particuliers,  ce  n'est  point,  comme 
il  le  dit  lui-même,  qu'il  «veuille  garder  la  possession  exclusive  d'une 
«  méthode  de  lecture  don  tii  n'est  redevable  qu'à  ses  persévérants  efforts;  » 
mais,  outre  que  ce  volume  était  assez  plein  déjà  sans  qu'il  fût  besoin 
d'y  rien  ajouter,  ces  travaux  tout  philologiques  se  lient  à  des  tra- 
vaux d'un  autre  ordre  qui  sont  à  peu  près  terminés ,  et  que  l'auteur  est 
prêt  à  faire  paraître,  dès  que  l'occasion  lui  en  sera  offerte  et  faciliter. 

J'ai  insisté  avec  intention  sur  cette  découverte  de  M.  Stanislas  Julien , 
dont  on  peut  comprendre  tout  le  prix  sans  être  versé  personnellement 

^  Hiouen-Thsang  fatteste  ;  Yoir  fHistoire  de  m  vie ,  page  3 1  o. 


156  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  ces  études.  11  n'est  que  faire  de  posséder  le  chinois  ou  le  sanscrit 
pour  voir  tout  ce  qu'elle  jette  de  lumières  sur  ces  temps  reculés,  et 
quelles  ténèbres  elle  dissipe.  Qu'on  se  figure  l'histoire ,  d'ailleurs  étendue , 
exacte ,  minutieuse ,  d'une  grande  religion ,  où  tous  les  noms  propres 
d'hommes,  de  localités,  de  livres,  de  monuments,  seraient  défigurés 
au  point  d'être  méconnaissables;  et  voilà  que  tout  à  coup,  par  un  dé- 
chifl'rement  systématique  et  infaillible,  on  leur  rend  leur  physionomie 
propre  et  leur  expression  véritable.  C'est  là  une  conquête  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  à  celui  qui  en  est  l'auteur,  et,  je  ne  crains  pas  de  le  dire, 
à  la  philologie  française,  qui  a  eu  rarement  des  fortunes  plus  heureuses 
et  mieux  méritées.  M.  Stanislas  Julien  s'excuse  dans  sa  préface  de  se 
citer  souvent  lui-même,  en  rendant  compte  des  longues  et  pénibles  ten- 
tatives par  lesquelles  il  est  enfin  arrivé  au  succès.  Pour  ma  part,  je  suis 
loin  de  lui  en  faire  un  reproche,  et  j'inclinerais  plutôt  à  le  trouver  trop 
concis.  Il  est  bon  que  l'on  sache  tout  ce  que  coûte  la  vérité,  et  les 
routes  qu'on  suit  pour  l'atteindre. 

Une  fois  en  possession  de  cette  méthode,  M.  Stanislas  Julien  pou- 
vait traduire  avec  toute  sécurité  la  relation  d'Hiouen-Thsang.  En  1 889 , 
il  avait  essayé  déjà  ce  travail,  et  il  avait  dû  y  renoncer  parce  qu'il 
n'avait  point  alors  les  ressources  suffisantes  pour  l'accomplir.  Avant 
lui,  Abel  Rémusat  et  Klaproth  avaient  eu  l'intention  de  publier  les 
voyages  du  célèbre  pèlerin  chinois ,  dont  ils  donnaÎBnt  des  extraits  dans 
Je  Foe-koue-ki;  et  Abel  Rémusat,  en  particulier,  promettait,  en  i83i, 
«  de  mettre  bientôt  sous  presse  »  la  traduction  de  l'ouvrage  complet,  qu'il 
avait  fait  demander  en  Chine  et  qu'il  en  attendait.  Il  n'y  a  rien  que  de  bien 
naturel  et  de  fort  loyal  dans  cette  annonce  anticipée,  que  M.  Stanislas  Julien 
blâme  avec  une  excessive  sévérité.  «  Ces  assertions  si  hardies,»  comme 
il  s'exprime,  «  ces  promesses  prématurées,  cette  précaution  habile  qu'il  ne 
«  veut  pas  se  permettre  déjuger,  »  n'ont  rien  de  coupable;  et  elles  prou- 
vent seulement  la  haute  importance  qu'Abel  Rémusat  attachait  au  récit 
d  Hiouen-Thsang ,  et  le  désir  bien  légitime  qu'il  avait  d'être  le  premier 
à  le  faire  connaître.  M.  Stanislas  Julien  doute  que  ,  quand  bien  même 
Abel  Rémusat  et  Klaproth  se  fussent  procuré  l'édition  complète 
d'Hiouen-Thsang,  ils  eussent  pu  la  traduire  comme  ils  se  le  proposaient, 
et  il  pense  que  les  difficultés  surmontées  par  lui  les  eussent  certaine- 
ment arrêtés.  Je  ne  le  contesterai  pas,  et  les  preuves  qu'en  allègue 
M.  Stanislas  Juhen  me  semblent  assez  décisives;  mais  j'aime  mieux  me 
rappeler  avec  lui  que  c'est  Abel  Rémusat  «  qui  a  eu  le  mérite  de  fonder 
«  en  France  l'étude  de  la  langue  chinoise,  »  et  qu'il  faut  une  respectueuse 
indulgence  pour  ceux  qui  ont  les  premiers  frayé  la  route ,  même  quand, 


MARS  1855.  157 

sur  leurs  pas ,  on  s'y  avance  beaucoup  plus  loin  qu'eux.  Le  Foe-koue-hi 
offre  sans  doute  bien  des  imperfections  ;  mais  voilà  plus  de  vingt-cinq  ans 
qu'Abel  Rémusat  le  traduisait;  et  M.  Stanislas  Julien  sait  mieux  que 
persoime  tous  les  progrès  qu'a  faits  depuis  lors  la  philologie  chinoise, 
puisque  c'est  surtout  à  lui  qu'elle  les  doit. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  encore  la  relation  originale  d'Hiouen- 
Thsang  que  nous  donne  M.  Stanislas  Julien  ;  c'est  seulement  sa  bio- 
graphie, et  l'histoire  de  ses  voyages  par  deux  de  ses  disciples,  Hoeî-Li  et 
Yen-Thsong.  Cette  biographie  se  compose  de  dix» livres;  et,  bien  qu'elle 
embrasse  sa  vie  tout  entière,  c'est  surtout  à  ses  voyages  dans  l'Inde 
qu'elle  s'attache,  parce  qu'ils  ont  fait  sa  gloire,  et  qu'ils  ont  produit  les 
plus  heureux  résultats.  Hiouen-Thsang,  comme  on  le  verra,  méritait 
cet  honneur  par  ses  vertus,  son  courage  et  sa  science;  et  l'ouvrage  qui 
lui  a  été  consacré  est  plein  du  plus  vif  intérêt,  soit  à  cause  du  person- 
nage dont  il  raconte  l'éducation,  les  travaux  et  la  mort,  soit  à  cause 
des  renseignements  de  toute  sorte  qu'il  réunit  sur  l'Inde,  au  vn"  siècle 
de  notre  ère.  Mais  M.  Stanislas  Julien  ne  s'en  propose  pas  moins  de 
publier  plus  tard  la  relation  originale  dont  il  communique  déjà  de 
nombreux  extraits'.  Je  sais,  pour  l'avoir  consultée  personnellement, 
grâce  à  l'obligeance  de  notre  confrère,  qu'elle  est  presque  terminée. 
Elle  ne  formera  pas  moins  de  deux  volumes  ;  elle  est  divisée  en  douze 
livres,  et  elle  est  intitulée:  Mémoires  sur  les  contrées  occidentales  publiés 
soas  les  Thang.  Le  titre  de  l'édition  impériale  ajoute  que  ces  mémoire» 
ont  été  traduits  du  sanscrit  par  Hiouen-Thsang,  c'est-à-dire  qu'il  a  tiré 
de  sources  indiennes  tout  ce  qui  concerne  l'histoire,  l'archéologie  et  les 
légendes.  Celte  relation  est  de  beaucoup  la  plus  étendue  de  toutes 
celles  qui  sont  restées  des  pèlerins  chinois.  Tandis  que  le  voyage 
d'Hiouen-Thsang  ne  forme  pas  moins  de  585  pages  in-4**  en  chinois, 
celui  de  Fa-Hien,  traduit  par  Abel  Rémusat,  sous  le  titre  de  Foe- 
koae-ki,  n'en  a  que  86;  le  mémoire  de  Hoeï-Seng  et  de  Song-Yun,  qui 
voyagèrent  dans  l'Inde  par  l'ordre  d'une  impératrice  en  5 1 8 ,  c'est-à- 
dire  1 18  ans  après  Fa-Hien,  et  1 1 1  ans"  avant  Hiouen-Thsang,  n'en  a 
que  35;  l'histoire  et  les  itinéraires  des  56  religieux  de  la  dynastie  des 
Thang  qui  voyagèrent  à  l'occident  de  la  Chine  pour  aller  chercher 
la  Loi,  n'en  forme  que  88;  enfin  l'itinéraire  de  Khi-Nie ,  envoyé  oificiel- 
lement  dans  les  contrées  de  l'ouest,  à  la  tête  de  3oo  Samanécns,  de 


^  M.  Stanislas  Julien  a  pris  soin,  en  outre,  de  comparer  la  biographie  dont  il  vient 
de  donner  la  traduction  avec  la  relation  originale,  et  d'en  signaler  les  dilTércnces 
tontea  les  fois  qu'elles  en  valent  la  peine. 


158  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

l'an  96/1  à  Tan  976,  n'a  été  conservé  que  par  extraits  fort  courts  qui 
ne  remplissent  pas  plus  de  8  pages. 

Cette  supériorité  de  la  relation  d'Hiouen-Thsang  sera  bien  plus  mani- 
feste encore,  quand  M.  Stanislas  Julien  aura  publié,  comme  il  en  a  l'in- 
tention, les  quatre  autres  relations  que  nous  venons  de  rappeler.  Toutes 
quatre  réunies  ne  formeront  qu'un  seul  volume,  et  l'on  aura,  par  la  col- 
lection de  ces  documents  divers ,  comme  une  histoire  des  missions  chi- 
noises dans  l'Inde  bouddhique ,  du  v'  siècle  de  noire  ère  au  xi*  à  peu 
près.  Pour  éclaircir  et  compléter  cette  histoire,  déjà  si  intéressante  par 
elle  seule,  M.  Stanislas  Julien,  dont  je  puis  annoncer  les  travaux  sans 
indiscrétion,  y  joindra  d'autres  documents  dU  plus  haut  prix:  la  bio- 
graphie de  tous  les  personnages  célèbres  cilés  dans  Hiouen-Thsang;  la 
vie  des  28  premiers  patriarches  bouddhiques;  une  chronologie  boud- 
dhique depuis  Çâkyamouni  jusqu'à  Hiouen-Thsang;  un  index  des 
mots  indiens  figurés  phonétiquement  en  chinois ,  suivis  de  transcrip- 
tions sanscrites;  un  index  des  mots  chinois  qui  répondent  à  des  mots 
indiens;  un  index  des  mots  sanscrits  cités  dans  les  diverses  relations; 
im  catalogue  alphabétique  des  mots  chinois  phonétiques,  suivis  de  leur 
valeur  en  sanscrit;  enfin  des  paradigmes  offrant  les  synonymes  nom- 
breux qu'emploient  les  Chinois  pour  représenter  les  lettres  de  l'alphabet 
sanscrit,  avec  toutes  les  modifications  que  produit  l'adjonction  des 
voyelles  et  des  diphthongues.  •  r;  .  1  «  .r-   (,, 

En  attendant  cette  publication ,  que  le  monde  savant  ne  peut  bâter 
que  par  ses  vœux  bien  justifiés,  je  voudrais  faire  connaître,  à  l'aide  de 
la  relation  des  deux  disciples  du  Maître  de  la  Loi ,  ce  qu'a  été  ce  per- 
sonnage illustre ,  quel  était  l'état  du  bouddhisme  dans  l'Inde  à  l'époque 
où  il  la  visita,  les  discussions  des  écoles  qui  le  divisaient,  la  nature  des 
croyances  qu'il  transmettait  à  la  Chine  par  ses  missionnaires,  et 
l'étrange  religion  que  formait  cet  amas  de  superstitions  insensées,  mêlées 
aux  doctrines  morales  les  plus  délicates ,  qui  ne  reposaient  que  sur  un 
athéisme  déguisé. 

Mais,  pour  bien  apprécier  Hiouen-Thsang,  il  faut  le  placer  non  pas 
seulement  au  milieu  des  cinq  ou  six  chefs  de  missions \  qu'il  a  imités, 
tout  en  les  surpassant,  ou  qui  lui  succédèrent;  mais  encore  dans  l'en- 
semble de  ce  grand  mouvement,  qui,  pendant  de  très-longs  siècles, 
entraîna  vers  l'Inde  la  ferveur  de  toute  la  Chine  bouddhique.  Des  faits 

'  Il  paraît  que  le  premier  missionnaire  chinois  qui  ait  écrit  la  relation  de  ses 
voyages  se  nommait  Chi-tao-'an.  Il  voyageait  au  début  du  iv*  siècle,  tandis  que 
Fa-hien  ne  partit  pour  l'Inde  qu'en  899  ;  voir  M.  Stanislas  Julien,  préface  de  l'His- 
toire d'Hiouen-Thsang,  ip.  2. 


MARS  1855.  159 

et  des  monuments  de  tout  ordre  attestent,  sans  interruption  et  avec  une 
irrécusable  authenticité,  que  ce  mouvement,  qui  n'a  point  encore  cessé 
tout  à  fait  de  nos  jours,  eut  une  importance  nationale.  Hiouen-Thsang, 
au  vu*  siècle  de  notre  ère,  le  seconda  pour  sa  part  autant  qu'il  le  put; 
mais  il  ne  faisait  que  le  suivre  et  y  prendre  sa  place  après  ou  avant 
bien  d'autres  ^  Le  nombre  des  bouddhistes  chinois  fameux  fut  assez 
considérable ,  et  les  services  qu'ils  rendaient  furent  assez  éclatants  pour 
que  la  reconnaissance  pubHque  ait  songé,  dès  les  tempsles  plus  anciens, 
à  consigner  leur  histoire  dans  des  ouvrages  spéciaux.  La  bibliothèque 
de  Saint-Pétersbourg  ne  possède  pas  moins  de  huit  recueils  chinois, 
dont  quelques-uns  ont  vingt  ou  vingt-deux  volumes  in-quarto,  sur  la 
biographie  des  bouddhistes  les  plus  célèbres.  La  première  de  ces  bio- 
graphies a  été  composée  de  l'an  5oa  à  l'an  556;  et  la  deraière  est 
presque  de  nos  jours,  puisqu'elle  a  été  compilée  en  1777.  Les  autres 
sont  du  vil"  siècle,  du  x*.  du  xi',  du  xni*,  du  xv'  et  du  xvn';  car  la 
Chine,  quoique  souvent  envahie  par  des  peuples  étrangers,  n'a  pas 
connu  ce  cataclysme  intellectuel  qu'on  appelle,  dans  l'histoire  de 
l'Occident ,    l'invasion    des   barbares ,    ni    les  ténèbres    d'un   moyen 

La  préoccupation  principale  des  pèlerins  et  leur  plus  grand  mérite 
étaient  de  rapporter  dn  l'Inde  le  plus«de  livres  qu'ils  pouvaient;  ib  les 
recueillaient  dans  les  monastères  ou  vihàras,  auprès  des  docteurs  les 
plus  savants,  ou  entre  les  mains  des  fidèles.  Ces  livres ,  qui  parabsaient 
sacrés  aux  yeux  d'une  dévotion  ardente  et  superstitieuse,  étaient  tra- 
duits en  chinois  d'abord,  et  plus  tard  dans  les  langues  des  diverses 
populations  qui  composaient  l'Empire.  Dès  le  commencement  du 
viii*  siècle,  en  713,  c'est-à-dire  après  six  ou  sept  cents  ans  de  rapports 
presque  continuels  entre  la  Chine  et  l'Inde,  la  multitude  de  ces  ouvrages 
était  assez  embarrassante  déjà  pour  qu'on  dût  en  faire  des  catalogues 
très-étendus,  où  l'on  rangeait  par  ordre  de  dates  les  titres  des  livres, 
suivis  des  noms  des  traducteurs  et  des  éditeurs,  avec  des  notices  plus 

*  M.  Slanisins  Julien,  Histoire  de  la  vie  d'IIiouen-Tksang,  préface,  p.  1  el  sui- 
vantes. Outre  les  rapports  religieux,  la  Chine  en  avait  d'un  tout  autre  ordre  avec 
rinde.  A  côté  des  missionnaires  de  la  foi,  il  y  eut  ceux  de  la  politique  et  du  com- 
merce, qui  ne  furent  ni  moins  laborieux,  ni  moins  exacts.  Des  magistral*,  des  gé- 
néraux, chargés  de  missions  ofliciclles,  ont  rédigé  des  mémoires  et  des  statistique» 
Irès-dévcloppés.  En  666,  on  pouvait  déjà  faire,  de  tous  ces  renseignements  laïque/ 
ou  religieux,  une  vaste  compilation  sous  le  nom  de  Description  des  contrées  occi- 
dcntalcs  en  soixante  livres,  avec  quarante  livres  de  dessins  el  de  cartes.  Elle  était 
imprimée  aux  frais  de  l'État,  et  l'empereur  Kao-Thsong  y  mettait  une  introduc- 
tion. 


160  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ou  moins  détaillées.  C'est  d'un  de  ces  catalogues,  imprimé  en  i3o6 
sous  les  Youen ,  que  M.  Stanislas  Julien  a  tiré  la  concordance  sinico- 
sanscrite  que  j'ai  citée  plus  haut.  Ce  catalogue  du  xiv*  siècle ,  compre- 
nant mille  quatre  cent  quarante  ouvrages ,  n'était  lui-même  que  le  ré- 
sumé de  quatre  autres,  publiés  successivement  en  780,  788,  1011  et 
1037.  ^^  ^^^^  l'œuvre  collective  de  vingt-neuf  «savants  versés  dans  les 
«  langues,  »  qui  s'étaient  associés  pour  ce  long  travail ,  et  d'un  Samanéen 
chargé  spécialement  de  vérifier  l'exactitude  des  mots  indiens.  A  côté  de 
ces  catalogues,  les  Chinois  avaient  d'autres  recueils  qui  contenaient  des 
analyses  d'ouvrages  bouddhiques,  destinées  à  suppléer  à  la  masse  de 
ces  ouvrages  trop  peu  accessibles.  Le  Tchin-i-tien ,  que  possède  la  biblio- 
thèque impériale ,  et  où  M.  Stanislas  Julien  a  puisé  les  renseignements 
les  plus  instructifs,  est  un  recueil  de  ce  genre. 

Quant  à  la  traduction  même  des  livres  sacrés ,  elle  était  entourée  des 
soins  les  plus  minutieux  et  des  garanties  les  plus  graves.  C'étaient  des 
collèges  de  traducteurs  autorisés  officiellement  par  décrets  impériaux 
qui  en  étaient  charges.  Des  couvents  entiers  n'avaient  pas  d'autre  occu- 
pation; les  empereurs  eux-mêmes  ne  dédaignaient  pas  de  mettre  des 
préfaces  à  la  tête  de  ces  livres  destinés  à  finstruction  religieuse  et 
morale  de  leurs  sujets.  Par  piété  et  par  respect  pour  les  traditions  des 
ancêtres ,  la  dynastie  qui  règne  actuellement  en  Chine  a  fait  réimprimer, 
dans  le  format  in-folio  oblong,  toutes  les  anciennes  traductions  chi- 
noises, tibétaines,  mandchoues  et  mongoles;  et  cette  immense  col- 
lection ne  remplit  pas  moins  de  mille  trois  cent  quatre-vingt-douze 
volumes  ^ 

Voilà  donc  le  vaste  cadre  dans  lequel  il  faut  replacer  Hiouen-Thsang. 
Quand  il  obéit  à  sa  vocation  de  missionnaire,  il  y  a  déjà  5oo  ans  à  peu 
près  que  la  foi  bouddhique  a  été  adoptée  publiquement  dans  son  pays 
(fan  61  ou  65  de  notre  ère).  Elle  y  a  obtenu  de  grands  triomphes,  et 
elle  y  a  subide  tristes  éclipses.  Hiouen-Thsang  essaye,  comme  tant  d'au- 
tres, de  la  ranimer  dans  un  de  ses  moments  de  langueur;  mais,  s'il  a  été 
l'un  de  ses  apôtres  tes  plus  utiles  et  les  plus  éclairés,  il  n'a  pas  été  le 
seul;  et  ce  serait  méconnaître  sa  valeur  que  de  lui  attribuer  exclusive- 
ment une  gloire  qu'il  partage  avec  une  foule  de  ses  coreligionnaires. 
C'est  ce  qu'il  faut  ne  point  perdre  de  vue  en  étudiant  sa  biographie,  qui 
est  faite  poiu*  exciter  au  plus  haut  point  notre  curiosité;  car  je  doute 
que,  dans  notre  Occident ,  on  puisse,  au  milieu  du  vu'  siècle,  trouver  un 

'  M.  Stanislas  Julien ,  Concordance  tinico-tanscrite ,  Journal  asiatique,  tome  XIV, 
p   353,  novembre-décembre  i849- 


MARS  1855.  161 

personnage  littéraire  et  religieux  qui  soit  plus  intéressant  que  lui ,  malgré 
tous  ses  préjugés  et  son  incroyable  superstition. 

BARTHÉLÉMY   SAINT-HILAIRE. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

HUITIÈME    ARTICLE  ^ 

Marie  de  Hautefort'  naquit  le  5  février  i6i6',  dans  un  vieux  châ- 
teau féodal  du  Périgord  *,  qui  tour  à  tour  appartint  à  Gui  le  Noir,  à 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i854.  page  5^7:  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  5a  i  ;  pour  le  troisième,  celui  d'octobre,  page 
6oo;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième ,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19;  et,  pour 
le  septième,  celui  de  février,  page  84.  —  *  Nous  tirons  tout  ce  que  nous  allons 
dire  des  mémoires  du  temps,  parliculièremeni  de  ceux  de  La  Rochefoucauld,  de 
madame  de  Motteville  et  de  La  Porte ,  qui  ont  très-bien  connu  madame  de  liaule- 
i'ort.  Une  de  ses  amies  avait  écrit  sa  vie,  mais  elle  s'était  appliquée  à  composer  une 
biographie  édifiante,  comme  il  y  en  a  tant  au  xvn*  siècle,  plutôt  qu'à  donner  des 
dates  précises  et  k  rassembler  des  faits  qui  eussent  été  d'un  grand  intérêt  pour 
nous.  Cette  Vie,  longtemps  inédite,  bien  qu'elle  soit  indiquée  dans  le  P.  Leiong, 
édition  de  Fontette,  t.  IV,  n*  ^^8,089,  a  été  imprimée  en  1799,  in-4%  par  madame 
de  Montmorency,  née  de  Luynes,  et  réimprimée  en  1807,  m-ia,  par  le  P.  Adry. 
de  l'Oratoire.  M.  le  marquis  d'Estourmel,  dont  la  maison  s'est  plus  d'une  fois  alliée 
à  celle  de  Hauleforl,  possède  et  a  bien  voulu  nous  communiquer  un  autre  ma- 
nuscrit de  celle  même  Vie,  qui  est  incontestablement  du  xvn'  siècle  par  l'écriture 
et  par  le  style,  et  contient  plus  d'un  passage  omis  dans  la  notice  imprimée.  — 
'  Nous  devons  ce  renseignement  précis  k  la  Vie  manuscrite  communiquée  par 
M.  d'Estourmel  :  ■  Elle  n'avait,  dit  cette  vie  k  la  marge,  que  vingt-sept  jours 
■  lorsque  M.  son  père  mourut.  ■  Or  le  P.  Anselme ,  qui  s'appuie  sans  doute  sur 
des  documents  certains,  dit  t.  VII,  p.  385,  que  le  marquis  (Jiarles  de  Hauleforl 
mourut  le  4  mars  1616.  Née  un  peu  auparavant,  Marie  de  Hauleforl  a  donc  très- 
bien  pu  mourir  en  1691,  Âgée  de  soixanle-quinte  ans,  comme  l'assurent  le  P.  An- 
selme et  tous  les  historiens.  —  *  Hauleforl  est  aujourd'hui  un  bourg  du  déparle 
ment  de  la  Dordogne ,  dans  l'arrondissement  de  Périguenx,  à  8  lieues  de  celle  ville, 
et  à  a  lieues  et  demie  d'Excideuil,  sur  une  colline  qui  domine  la  Banre. 

91 


162  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Lastours  dit  le  Grand  pour  ses  exploits  dans  les  croisades,  au  fameux 
poëte  guerrier  Bertrand  de  Born,  à  Pierre  de  Gontaut,  et  à  d'autres 
personnages  illustres  du  moyen  âge,  qui  servit  souvent  de  rempart 
contre  les  inciu*sions  de  l'ennemi  dans  les  guerres  des  Anglais  au  xv*  ef 
au  xvi'  siècle,  et,  depuis,  est  devenu  une  grande  et  noble  résidence, 
diminuée  aujourd'hui,  mais  encore  fort  bien  conservée,  et  surtout  très - 
dignement  Iiabitée'. 

Marie  était  le  dernier  enfant  du  marquis  Charles  de  Hautefort,  ma- 
réchal de  camp  des  armées  du  roi,  et  gentilhomme  ordinaire  de  sa 
chambre.  Il  avait  épousé  Renée  de  Bellay,  de  l'anCienne  maison  de  la 
Flotte  Hauterive  ;  et,  de  ce  mariage,  étaient  sortis  deux  fils  et  quatre  fdles. 
Le  fils  aîné,  Jacques-François,  devint  lieutenant  général ,  premier  écuyer 
de  la  reine,  chevalier  des  ordres  du  roi,  et  fut  célèbre  à  la  fois  par  sa 
parcimonie  pendant  sa  vie  et  ses  largesses  après  sa  mort^.  Ne  s'étant 
pas  marié ,  il  laissa  son  titre ,  ainsi  que  sa  charge  de  premier  écuyer  de  la 
reine,  à  son  cadet  Gilles  de  Hautefort,  longtemps  connu  sous  le  nom 
de  comte  de  Montignac,  qui  suivit  avec  succès  la  carrière  des  armes, 
et  parvint  aussi  au  grade  de  lieutenant  général.  C'est  lui  qui  a  conti- 
nué la  famille;  il  épousa  en  i65o  Marthe  d'Estourmel,  dont  il  eut  de 
nombreux  enfants,  et  mourut  en  décembre  1698,  âgé  de  quatre-vingt- 
im  ans.  Des  quatre  filles,  les  deux  premières  s'éteignirent  fort  jeunes 
et  n'ont  pas  laissé  de  trace.  La  troisième,  au  contraire,  née  en  1610, 
prolongea  sa  vie  jusqu'en  1  y  1 2  ;  on  l'appelait  mademoiselle  d'Escars;  en 
i653,  elle  fiit  mariée  à  François  de  Choiseul ,  marquis  de  Praslin,  fils 
du  premier  maréchal  de  ce  nom.  Elle  ne  manquait  ni  de  beauté  ni 
d'esprit.  Mais  la  figure  qu'elle  fit  dans  le  monde  ainsi  que  ses  deux 
frères,  ils  la  devaient  surtout  à  l'éclat  que  jeta  de  bonne  heure  et  h  la 
haute  renommée  que  garda  toute  sa  vie  leur  sœur  cadette  Marie  de 
Hautefort. 

'  Le  possesseur  actuel  du  chàleau  est  M.  le  baron  de  Damas ,  ancien  ministre  des 
affaires  étrangères  sous  la  Restauration ,  et  dont  nous  ne  voulons  pas  rencontrer  le 
nom  sans  rendre  un  pUblic  hommage  à  ses  vertus  et  à  son  cœur  toiit  français. 
Nous  avons  eu  sous  les  yeux  un  album  de  Hautefort,  qui  montre  encore  le  vieux- 
château  sous  un  aspect  imposant ,  bien  qu'il  ait  reçu ,  à  l'intcrieur  cl  aux  alentours ,  le 
comfort  et  les  agréments  d'une  habitation  moderne.  —  *  Madame  de  Sévigné,  t.  VII 
de  l'édition  de  Monmerqué,  p.  18,  annonçant  sa  mort  dans  une  lettre  du  iG  oc- 
tobre 1680,  cite  de  lui  un  trait  inouï  d'avarice.  On  dit  qu'il  est  l'original  de 
VAvare  de  Molière.  D'un  autre  côté,  il  est  certain  qu'il  fonda  un  hôpital  dans  son 
marquisat  de  Hautefort,  pour  y  entretenir  à  ses  frais  11  vieillards,  1 1  jeunes  gar- 
çons el  1 1  jeunes  filles  ou  femmes,  en  l'honneur  de»  trente-trois  années  de  la  vie 
rie  J.  C.  ;  voyez  te  P.  Anselme. 

16 


MARS  1855.  163 

Celle-ci  était  à  peine  née  quand  mourut  son  père  que  sa  mère  suivit 
bientôt,  en  sorte  qu'elle  resta  en  très-bas  âge,  et  presque  sans  biens, 
confiée  aux  soins  de  sa  grand'mère,  madame  de  la  Flotte  Hauterive.  Ses 
premières  années  s'écouièrent  dans  l'obscurité  et  la  monotonie  de  la 
vie  de  province.  La  jeune  fdle ,  qui  promettait  d'être  belle  et  spirituelle, 
ne  tarda  pas  à  s'y  ennuyer.  Souvent,  chez  madame  de  la  Fiotte,  elle 
entendait  parler  de  la  cour,  de  cette  cour  brillante  et  agitée,  vers  la- 
quelle étaient  tournés  tous  les  regards,  et  où  se  décidaient  les  destinées 
de  la  France.  Elle  aussi,  elle  se  sentit  appelée  à  y  jouer  un  rôle,  et 
depuis  elle  racontait  plaisamment  qu'à  douze  ou  treize  ans,  imissant 
déjà  la  plus  sincère  piété  à  cette  ardeur  de  l'âme  qu'on  appelle  l'ambi- 
tion, elle  s'enfermait  dans  sa  chambre  pour  prier  Dieu  de  la  faire  aller  à 
la  cour^  Sa  prière  fut  exaucée:  les  alfaires  de  madame  de  la  Flotte 
l'ayant  appelée  à  Paris,  elle  y  amena  avec  elle  l'aimable  enfant,  dont 
les  grâces  naissantes  firent  partout  la  plus  heureuse  impression.  Elle 
plut  particulièrement  à  la  princesse  de  Conti,  Louise  Marguerite  de 
Guise,  fille  du  Balafré,  si  célèbre  par  sa  beauté,  son  esprit  et  sa  galan- 
terie^. La  princesse  la  trouva  si  jolie,  qu'elle  voulut  la  mener  avec  elle 
à  la  promenade,  et  tout  le  monde  cherchait  à  deviner  quelle  était  cette 
charmante  personne  que  l'on  voyait  à  la  portière  de  son  carrosse;  le 
soir  on  ne  parla  que  de  mademoiselle  de  Hautefort,  et  il  ne  fut  pas 
difficile  d'engager  la  reine  mère,  Marie  de  Médicis,  à  la  prendre  parmi 
ses  fdles  d'honneur*. 

Voilà  donc  mademoiselle  de  Hautefort  sur  le  théâtre  où  elle  avait 
tant  souhaité  paraître;  elle  y  montra  des  qualités  qui  en  peu  de  temps 
la  firent  aimer  et  admirer  tout  ensemble  :  une  bonté  inépuisable  avec 
une  rare  fermeté,  une  piété  vive  avec  infiniment  d'esprit,  un  très* 
grand  air  tempéré  par  une  retenue  presque  sévère,  que  relevait  une 
beauté  précoce.  On  fappelait  f  Aurore*,  pour  marquer  son  extrême 
jeunesse  et  son  innocent  éclat.  En  i63o,  elle  suivit  la  reine  mère  à 
Lyon  où  le  roi  était  tombé  sérieusement  malade,  pendant  que  Riche- 
lieu était  à  la  tête  de  l'armée  en  Italie.  C'est  là  que  Louis  XIII  la  vit 
pour  la  première  fois,  et  qu'il  commença  à  la  distinguer^.  Mademoi- 
selle de  Hautefort  avait  alors  quatorze  ans. 

Louis  XIII  était  l'homme  du  monde  qui  ressemblait  le  moins  à  son 
père  Henri  IV  :  il  repoussait  jusqu'à  l'idée  du  moindre  dérèglement,  et 

'  Vie  de  madame  de  Hautefort,  édit.  de  1807,  p.  i3o.  —  *  La  maîtresse  de 
Bassompierru  et  l'auleur  des  Amours  du  grand  Alcandre.  —  ^  Vie  de  madame 
(le  Hautefort,  p.  i3i.  —  *  Ibid.  p.  ia6.  —  *  Mémoires  de  Montglat,  t.  XLIX  de  la 
colleclioa  Pelilot.  p.  63  et  176. 

ai. 


164         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  beautés  faciles  de  la  cour  de  sa  mère  et  de  sa  femme  n'attii'aient  pas 
même  ses  regards.  Mais  ce  cœur  mélancolique  et  chaste  avait  besoin 
d'une  affection  ou  du  moins  d'une  habitude  particulière  qui  lui  tînt  lieu 
de  tout  le  reste,  et  le  consolât  des  ennuis  de  la  royauté.  La  modestie 
aussi  bien  que  la  beauté  de  mademoiselle  de  Hautefort  le  touchèrent; 
peu  à  peu  il  ne  put  se  passer  du  plaisir  de  lavoir  et  de  s'entretenir  avec 
elle;  et,  lorsqu'à  son  retour  de  Lyon,  après  la  fameuse  journée  des 
Dupes,  l'intérêt  de  l'État  et  sa  fidélité  à  Richelieu  le  forcèrent  d'éloigner 
sa  mère,  il  lui  ôta  la  jeune  Marie  et  la  donna  à  la  reine  Anne,  en  la 
priant  de  l'aimer  et  de  la  bien  traiter  pour  l'amour  de  lui*.  En  riiême 
ten)ps  il  fit  madame  de  la  Flotte  Hauterive  dame  d'atours  à  la  place  de 
madame  du  Fargis  qui  venait  d'être  exilée^.  Anne  d'Autriche  reçut 
d'abord  assez  mal  le  présent  qu'on  lui  faisait'.  Elle  tenait  à  madame 
du  Fargis,  qui,  comme  elle,  était  du  parti  de  la  reine  mère,  de  l'Es- 
pagne et  des  mécontents,  et  elle  regarda  sa  nouvelle  fdle  d'honneur, 
non-seulement  comme  une  rivale  auprès  du  roi,  mais  comme  une  sur- 
veillante et  une  ennemie.  Elle  reconnut  bientôt  à  quel  point  elle  s'était 
trompée.  Le  trait  particulier  du  caractère  de  mademoiselle  de  Haute- 
fort,  par-dessus  toutes  ses  autres  qualités,  le  fond  même  de  son  âme, 
était  une  fierté  généreuse,  h  moitié  chevaleresque,  à  moitié  chrétienne, 
qui  la  poussait  du  côté  des  opprimés  et  des  faibles.  La  toute-puissance 
n'avait  aucune  séduction  pour  elle,  et  la  seule  apparence  de  la  ser- 
vilité la  révoltait.  Dans  cette  belle  enfant  était  cachée  une  héroïne, 
qui  parut  bien  vite  dès  que  les  occasions  se  présentèrent.  Voyant  sa 
maîtresse  persécutée  et  malheureuse,  par  cela  seul  elle  se  sentit  attirée 
vers  elle,  et,  par  goût  comme  par  honneur,  elle  résolut  de  la  bien  servir. 
Peu  à  peu  sa  loyauté,  sa  parfaite  candeur,  son  esprit  et  ses  grâces  char- 
mèrent la  reine  presque  autant  que  le  roi ,  et  la  favorite  de  f  jOuis  XIII 
devint  aussi  celle  d'Anne  d'Autriche. 

La  première  galanterie  déclarée  du  roi  envers  mademoiselle  de 
Hautefort  fut  â  un  sermon  où  la  reine  était  avec  toute  la  cour*.  Les 
filles  d'honneur  étaient,  selon  l'usage  du  temps,  assises  par  terre.  Le 
roi  prit  le  carreau  de  velours  sur  lequel  il  était  à  genoux,  et  l'envoya 
à  mademoiselle  de  Hautefort  pour  qu  elle  se  pût  commodément  asseoir. 
Elle,  toute  surprise,  rougit,  et  sa  rougeur  augmenta  sa  beauté.  Ayimt 
levé  les  yeux,  elle  vitceux  de  toute  la  cour  arrêtés  sur  elle.  Elle  reçut  ce 

Madame  de  Motleville,  l.  I ,  p.  liH.  —  '  Sur  madame  du  Fargis,  voyez,  dans  le 
Journal  de  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  édit.  de  1649,  p.  98,  la  Copie  des  lettres  de  ma- 
dame du  Fargis ,  qui  ont  donné  sujet  à  sa  condamnation.  —  '  Madame  de  Molteville ,  t.  I , 
p.  48.  Montglat,  t.  XLIXdela  collée».  Petitot. —  *  Vie  de  madame  de  Hautefort ,  p.  i3a. 


MARS  1855.  165 

carreau  avec  un  air  si  modeste,  si  respectueux  et  si  grand,  qu'il  n'y  eut 
personne  qui  ne  l'admirât.  La  reine  lui  ayant  fait  signe  de  le  prendre, 
elle  le  mit  auprès  d'elle  sans  vouloir  s'en  servir.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  lui  attirer  encore  plus  de  considération  qu'auparavant.  La  reine 
fut  la  première  à  la  rassurer  ;  elle  voyait  tant  d'estime  du  côté  du  roi , 
et  tant  de  vertu  du  côté  de  mademoiselle  de  Hautefort,  qu'elle  devint 
leur  confidente. 

Les  mémoires  du  temps  abondent  en  piquants  détails  sur  ces  pre- 
mières et  platoniques  amours  de  I^ouis  XIIL  Écoutons  Mademoiselle  *: 
«  La  cour  était  fort  agréable  alors.  Les  amours  du  roi  pour  mademoiselle 
de  Hautefort,  qu'il  tâchait  de  divertir  tous  les  jours,  y  contribuaient 
beaucoup.  La  chasse  était  un  des  plus  grands  plaisirs  du  roi  ;  nous  y  allions 
souvent  avec  lui.  Mademoiselle  de  Hautefort^.  Chémerault  et  Saint- 
Louis,  filles  de  la  reine  ;  d'Escars,  sœur  de  mademoiselle  de  Hautefort,  et 
Beaumont',  venaient  avec  moi.  Nous  étions  toutes  vêtues  de  couleur, 
sur  de  belles  haquenées  richement  caparaçonnées,  et,  pour  se  garantir 
du  soleil ,  chacune  avait  un  chapeau  garni  de  quantité  de  plumes.  L'un 
disposait  toujours  la  chasse  du  côté  de  quelques  belles  maisons,  où  l'on 
trouvait  de  grandes  collations,  et,  au  retour,  le  roi  se  mettait  dans  mon 
carrosse  avec  mademoiselle  de  Hautefort  et  mti.  Quand  il  était  de 
belle  humeur,  il  nous  entretenait  fort  agréablement  de  toutes  choses.... 
L'on  avait  régulièrement  trois  fois  la  semaine  le  divertissement  de  la 
musique  ..,  et  la  plupart  des  airs  qu'on  chantait  étaient  de  la  com- 
position du  roi;  il  en  faisait  même  les  paroles,  et  le  sujet  n'était  jamais 
que  mademoiselle  de  Hautefort.  »» 

f^ouis  Xni  était  en  effet  très-capable  de  composer  des  vci*s  et  de  les 
mettre  en  musique-,  mais  la  plupart  du  temps,  il  empruntait  le  secours 
d'un  poète  et  d'un  musicien  â  la  mode.  On  a  des  Stances  pour  le  Hoi  à 
madame  de  Hautefort,  de  la  main  de  Benserade  et  de  Boissel,  qu'un 
enfant,  représentant  l'Amour,  adressait  k  un  autre  enfant,  la  jeune 
Marie.  Il  faut  espérer  que  l'air  valait  mieux  que  les  paroles.  Ne  pou- 
vant les  chanter,  nous  les  supprimons*.  Mais  voici  un  couplet  d'une 
autre  chanson,  dont  l'auteur  est  inconnu,  et  qui,  ce  nous  semble, 
peint  avec  assez  do  grâce  le  charme  qu'exerçait  madenioisrHe  de  Haute- 
fort  sur  l'humeur  chagrine  de  son  royal  amant,» .  ,  (', 

'  Mémoires  de  Mademoaelle ,  édition  d'Amslerdaui ,  t.  1,  p.  'i'i.  —  '  L'édition 
(P Amsterdam  et  même  celle  de  Petitot  donnent  Madame  de  DeaufoH,  ce  qui  est 
une  erreur  grossière.  —  ^  Voyez,  sur  la  plupart  de  ces  daraes,  noire  préciident 
artide.  —  *  On  peut  les  voir  dans  les  Œuvres  de  Benserade,  édition  de  1697,  t.  ? , 

|).  .91. 


iM  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Hautefort  la  merveille 

Réveille 
Tous  les  sens  de  Louis , 

Quand  sa  bouche  vermeille  V. '.  '  . 

Lui  fait  voir  un  souris  \  '  -'^  ^*' 

Quand  mademoiselle  de  Hautefort  n'aurait  pas  été  aussi  sage  que 
belle,  l'amour  du  roi  ne  lui  aurait  pas  été  fort  dangereux.  Tous  les  soirs, 
il  l'entretenait  dans  le  salon  de  la  reine  :  mais  il  ne  lui  parlait  la  plupart 
du  temps  que  de  chiens,  d'oiseaux  et  de  chasses,  et,  la  craignant  et  se 
craignant  lui-même,  il  osait  à  peine  en  lui  parlant  s'approcher  d'elle 2. 
On  raconte  qu'un  jour  étant  entré  à  l'improviste  chez  la  reine,  et 
ayant  trouvé  mademoiselle  de  Hautefort  tenant  un  "billet  qu'on  venait 
de  lui  remettre ,  il  la  pria  de  lui  laisser  voir  ce  billet.  Elle  n'avait  garde 
de  le  faire  parce  qu'il  contenait  quelque  plaisanterie  sur  sa  faveur  nou- 
velle; et,  pour  le  cacher,  elle  le  mit  dans  son  sein.  La  reine  en  badinant 
lui  prit  les  deux  mains,  et  dit  au  roi  de  le  prendre  où  il  était.  Louis  XIII 
n'osa  se  servir  de  sa  main  et  prit  les  pincettes  d'argent  qui  étaient  auprès 
du  feu  pour  essayer  s'il  pourrait  avoir  ce  billet;  mais  elle  l'avait  mis 
trop  avant,  et  il  ne  put  l'atteindre.  La  reine  la  laissa  aller  en  riant  de  sa 
peur  et  de  celle  du  fbi  '. 

Si  la  passion  du  roi  était  innocente,  elle  était  trop  vive  pour  n'être 
pas  mêlée  de  fréquentes  et  violentes  jalousies.  Le  roi  savait  quelle  était 
la  conduite  de  mademoiselle  de  Hautefort,  et  que,  parmi  tous  les  jeunes 
seigneurs  qui  brillaient  à  la  cour,  elle  n'en  aimait  aucun;  mais  il  aurait 
voulu  que  personne  ne  l'aimât,  que  personne  ne  lui  parlât,  que  per- 

*  Il  est  étrange  qu'on  ne  trouve  ce  couplet  de  chanson  que  dans  la  Vie  édi- 
fiante de  madame  de  Hautefort,  p.  i^Q-i^o.  C'est  une  évidente  imitation  du  joli 
couplet  de  Voiture  : 

Notre  aurore  vermeille  ' 

Soiumeille  ; 
Qu'où  se  taise  à  l'entour,  etc. 

Voyez  Œuvres  de  Voiture,  édition  de  1745,  t.  II,  p.  lao,  et  La  jeunesse  de  madame 
de  Longueville,  ch.  11,  p.  i-jà.  —  *  Madame  de  Motteville,  t.  I,  p.  48.  —  '  Vie  de 
madame  de  Hautefort,  p.  i33  et  i3A.  Monglat,  t.  XLIX,  p.  aSy,  rapporte  différem- 
ment celte  anecdote  et  la  place  dans  un  autre  temps.  Dans  Montglat,  mademoiselle 
de  Hautefort  arrache  des  mains  du  roi  une  lettre  qu'il  avait  écrite  au  cardinal  de 
Richelieu  pour  se  plaindre  d'elle;  le  roi  essaye  de  la  lui  reprendre;  elle,  ne  voulant 
pas  la  rendre,  la  met  sous  son  mouchoir  de  cou,  en  ouvrant  les  bras,  et  disant  ; 
»  Prenez  la  tant  que  vous  voudrez  à  cette  heure.  »  L'action  et  le  propos  sont  un  peu 
lestes  pour  une  jeune  fille ,  et  la  première  version  est  à  la  fois  plus  gracieuse  et 
phis  vraisemblable. 


MARS  1855.  167 

sonne  même  ne, la  regardât  avec  quelque  attention ^  Souvent  il  lui 
disait  qu'il  serait  mort  de  déplaisir  si  son  père  Henri  le  Grand  eût  été 
encore  en  vie,  parce  qu'assurément  il  eût  été  amoureux  d'elle^.  Ces 
bizarres  jalousies ,  ces  longues  et  fatigantes  assiduités  pesaient  quelque- 
fois un  peu  à  la  jeune  fille,  et,  avec  son  indépendance  et  sa  fierté,  elle 
le  témoignait.  De  là  des  démêlés  assez  souvent  orageux ,  suivis  de  rac- 
commodements qui  ne  duraient  guère.  Dès  qu'il  y  avait  entre  eux  quel- 
que brouillerie,  tout  s'en  ressentait,  les  divertissements  de  la  cour 
étaient  suspendus,  et,  si  le  roi  venait  le  soir  ches  la  reine,  il  s'asseyait 
dans  un  coin  sans  dire  un  mot,  et  sans  que  personne  osât  lui  parler. 
«C'était,  dit  Mademoiselle',  une  mélancolie  qui  refroidissait  tout  le 
monde,  et,  pendant  ce  chagrin,  le  roi  passait  la  plus  grande  partie  du 
jour  à  écrire  ce  qu'il  avait  dit  à  mademoiselle  de  Hautefort  et  ce  qu'elle 
lui  avait  répondu  :  chose  si  véritable,  qu'après  sa  mort  on  a  trouvé  dans 
sa  cassette  "de  grands  procès-verbaux  de  tous  les  démêlés  qu'il  avait  eus 
avec  ses  maîtresses,  à  la  louange  desquelles  on  peut  dire  aussi  bien 
qu'à  la  sienne,  qu'il  n'en  a  jamais  aimé  que  de  très-vertueuses.»  Ma- 
dame de  Motteville  déclare  fort  nettement  que  mademoiselle  de  Haute- 
fort,  tout  en  étant  sensible  aux  hommages  de  Louis  XIII,  n'avait  aucun 
woût  pour  lui,  et  qu'elle  le  maltraitait  autant  qu'on  peut  maltraiter  un 
roi,  en  sorte  qu'il  était,  dit-elle*,  a  malheureux  de  toutes  les  manières; 
«  car  il  n'aimait  pas  la  reine,  et  il  était  le  martyr  de  mademoiselle  de 
»  Hautefort  qu'il  aimait  malgré  lui.  Il  avait  quelque  scrupule  de  l'attache- 
'«ment  qu'il  avait  pour  elle,  et  il  ne  s'aimait  pas  lui-même. . . .  Parmi 
«  tant  de  sombres  vapeurs  et  de  fâcheuses  fantaisies,  il  semblait  qu'ime 
(«  belle  passsion  ne  pouvait  avoir  de  place  dans  son  cœur.  Elle  n'y  était 
«pas  aussi ^  la  mode  des  autres  hommes,  qui  en  font  leur  plaisir,  car 
«  cette  âme ,  accoutumée  à  l'amertume ,  n'avait  de  la  tendresse  que  pour 
«  sentir  davantage  ses  peines.  » 

Le  sujet  ordinaire  des  querelles  que  faisait  le  roi  à  mademoiselle  de 
Hautefort  étiit  la  reine.  Louis  XIII  avait  deux  motifs  pour  ne  pas  l'ai- 
mer, l'un  était  général  etde  l'ordre  le  plus  élevé,  celui  qui  le  sépara  de 
sa  mère  pour  laquelle  il  avait  une  vive  tendresse ,  à  savoir  l'intérêt  de 
l'Ktat,  une  politique  qui  ne  fléchit  jamais  et  le  ramena  toujours  à  l\i- 
chelieu,  bien  que  les  façons  altières  du  cardinal  ne  lui  plussent  point, 
et  qu'il  lui  prît  souvent  des  impatiences  et  des  révoltes  qui  cédaient 
bientôt  à  sa  justice  et  à  son  patriotisme.  L'autre  motif  n'était  pas  moins 

'   Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.   iSf).  —  *  Jhid.  —  '  Mémoires,  t.  1.  —  *  Ma- 
dame de  MolCeville.  tome  I,  p.  76.  ,      i 


168  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fort  et  plus  personnel.  Défiant  et  jaloux,  depuis  i'affgire  de  Chaiais  et 
ses  premières  déclarations,  le  roi  était  demeuré  convaincu  que  la 
reine  s'entendait  avec  ie  duc  d'Orléans,  et  qu'elle  se  serait  fort 
bien  accommodée  de  l'épouser  après  lui  et  de  partager  son  trône. 
Cette  conviction  était  à  ce  point  enracinée  dans  cet  esprit  malade, 
qu'après  qu'il  eut  eu  des  enfants  de  la  reine,  et  même  à  son  lit  de  mort, 
lorsqu'elle  lui  protesta  avec  larmes  qu'elle  était  entièrement  étrangère» 
à  la  conspiration  de  Chaiais,  il  se  contenta  de  répondre  que,  dans  son 
état,  il  était  obligé  de  lui  pardonner,  mais  non  de  la  croire.  Il  s'efforça 
de  détacher  mademoiselle  de  Hautefort  d'une  maîtresse  qu'il  lui  peignait 
sous  les  couleurs  les  plus  défavorables,  ne  se  doutant  pas  que,  plus  il 
s'emportait  contre  l'une,  moins  il  persuadait  l'autre,  et  que  la  persécution 
même  dont  Anne  d'Autriche  était  l'objet  exerçait  sur  ce  jeune  et  noble 
cœur  une  séduction  irrésistible.  Voyant  que  tous  ses  discours  ne  réus- 
sissaient point,  il  finit  par  lui  dire,  et  souvent  il  le  lui  répéta  :  «Vous 
«aimez  une  ingrate,  et  vous  verrez  un  jour  comme  elle  payera  vos  ser- 
ti vices  ^  » 

Richelieu  avait  vu  d'abord  avec  plaisir  le  goût  du  roi  pour  une  jeune 
fille  qui  n'appartenait  à  aucun  parti,  et  dont  il  n'avait  pu  deviner  le 
caractère.  11  espérait  qu'une  distraction  agréable  adoucirait  un  peu 
cette  humeur  sombre  qui  lui  était  un  continuel  sujet  d'inquiétude.  Il 
prodigua  les  compliments  et  les  caresses  à  la  jeune  favorite;  il  s'employa 
même  à  dissiper  les  orages  qui  s'élevaient  souvent  dans  ce  commerce 
agité,  croyant  bien  en  retour  la  gagner  à  sa  cause,  et  la  mettre  de  son 
côté.  Mais  elle,  qui  n'avait  pas  consenti  à  sacrifier  sa  maîtresse  au 
roi  lui-même,  eût  rougi  d'écouter  son  persécuteur-,  elle  rejeta  bien 
loin  les  avances  du  cardinal,  et  dédaigna  son  amitié  dans  uç  temps  où 
il  n'y  avait  pas  une  femme  à  la  cour  qui  ne  fît  des  vœux  pour  en  être 
seulement  regardée  ^. 

Aujourd'hui  que  nous  pouvons  embrasser  le  cours  entier  du  xvii' 
siècle  et  mesurer  son  progrès  presque  régulier  depuis  les  glorieux 
commencements  d'Henri  IV  jusqu'aux  dernières  et  tristes  années  de 
Louis  XIV,  il  nous  est  bien  facile  de  comprendre  et  d'absoudre  Riche- 
lieu. Nous  concevons  que,  pour  en  finir  avec  les  restes  de  la  société 
féodale ,  pour  mettre  irrévocablement  le  pouvoir  royal  au-dessus  d'une 
aristocratie  excessive,  mal  réglée,  turbulente;  pour  arrêter  la  maison 
d'Autriche,  maîtresse  de  la  moitié  de  l'Europe,  pour  agrandir  le  terri- 
toire français,  pour  introduire  un  peu  d'ordre  et  d'unité  dans  la  société 

*   Vie  flU  madame  de  Hautefc^*   n    i36.  —  *  Ibid. 


MARS  1855.  ie9 

nouvelle,  pleine  de  force  et  de  vie,  mais  où  luttaient  les  éléments  les 
plus  dissemblables ,  il  fallait  une  vigueur  extraordinaire ,  et  peut-être 
pour  quelque  temps  une  dictature  éclairée ,  un  despotisme  national  et 
intelligent.  Mais  le  despotisme  a  besoin  d'être  vu  à  distance  :  de  trop 
près,  il  révolte  les  cœurs  honnêtes;  et,  tandis  qu'aux  yeux  de  la  postérité  la 
grandeur  du  but  excuse  en  quelque  mesure,  non  pas  l'injustice,  qui 
jamais  ne  peut  être  excusée,  mais  l'extrême  sévérité  des  moyens,  c'est 
alors  la  dureté  des  moyens  qui,  en  soulevant  une  indignation  gé- 
néreuse, offusque  et  fait  méconnaître  la  grandeur  du  but.  Qui  de  nous, 
panni  les  plus  fermes  partisans  de  Richelieu ,  eût  été  sûr  de  lui-même 
et  d'une  admiration  fidèle  devant  tant  de  coups  frappés  sans  pitié, 
devant  tous  ces  exils,  devant  tous  ces  échafauds?  Les  contemporains 
ne  virent  guère  que  cela  :  Richelieu  laissa  une  mémoire  abhorrée, 
et,  vivant,  il  n'eut  pour  lui  qu'un  très-petit  nombre  de  politiques,  à  la 
tête  desquels  était  Louis  XIII;  et  encore  celui-ci,  à  la  mort  de  sou 
redouté  ministre,  en  approuvant  et  en  gardant  le  système,  fut  davis 
de  le  pratiquer  différemment.  Mettons-nous  donc  à  la  place  d'une 
jeune  fille  sortie  d'une  race  féodale ,  mise  à  la  cour  par  la  reine-mère , 
et  jetée  à  quinze  ans  dans  celle  d'Anne  d'Autriche.  Disons- le  :  plus  son 
cœur  était  noble,  moins  son  esprit  pouvait  voir  clair  dans  le  fond  des 
affaires  du  temps.  Mademoiselle  de  Hautefort  ne  connaissait  ni  les  in- 
térêts de  la  France,  ni  l'état  de  l'Europe,  ni  l'histoiie,  ni  la  politique. 
Tout  son  esprit,  si  vanté  pour  sa  vivacité  et  sa  délicatesse,  était  incapable 
de  percer  les  voiles  du  passé  et  de  l'avenir,  et  le  présent  la  blessait 
dans  tous  ses  instincts  d'honneur  et  de  bonté.  Grîicieusement  accueillie 
par  Marie  de  Médicis,  au  bout  de  quelques  mois  elle  lavait  vue  exilée , 
et  elle  apprenait  que  sa  première  protectrice,  la  femme  d'Henri  le  Grand , 
la  mère  de  Louis  Xill,  dont  les  torts  surpassaient  son  intelligence, 
était  réduite  à  vivre  en  Belgiqtie  des  secours  de  l'étranger.  Elle  n'avait 
pas  contiu  la  première  jeunesse  un  peu  légère  d'Anne  d'Autriche.  De- 
puis i63o,  elle  n'avait  rien  aperçu  qui  pût  choquer  la  sévérité  de  ses 
regards.  Elle  trouvait  fort  naturel  qu'abandonnée  et  maltraitée  par  son 
mari,  la  reine  en  appelât  à  son  frère  le  roi  d'Espagne,  et  qu'opprimée 
par  Richelieu  elle  se  défendît  avec  toutes  les  armes  qui  lui  étaient 
offertes.  Elle  voyait  les  malheurs  de  la  reine,  et  elle  croyait  à  sa 
vertu.  N'oubliez  pas  la  piété  fervente  qui  lui  faisait  accompagner  avec 
joie  Anne  d'Autriche  aux  Carmélites  et  au  Val-de-Grâce.  Lu .  on  n  aimait 
pas  plus  Richelieu  que  plus  tard  on  n'aima  Mazarin  ;  lA,  et  particuliè- 
rement aux  Carmélites,  chez  ces  dignes  filles  de  sainte  Thérèse  et  de 
BéruUe,  on  priait  pour  les  deux  reines,  bienfaitrices  de  lamai.son;  on  priait 


170  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

poiu'les  victimes  de  Richelieu;  et  il  s'était  trouvé  une  sainte  religieuse, 
qui,  en  1682  ,  dans  l'efifroi  et  le  silence  universel,  n'écoutant  que  la 
charité  et  l'amitié,  osa  élever  la  voix  en  faveur  du  chancelier  Michel  de 
Marillac,  exilé  à  Châleaudun,  et  mêla  publiquement  ses  larmes  à  celles 
de  Charlotte-Marguerite  de  Montmorency,  princesse  de  Gondé,  quand 
la  hache  impitoyable  du  cardinal  faisait  tomber,  à  Toulouse,  la  tête  de 
son  frère.  En  1  633,  mademoiselle  de  Hautefort  avait  vu  frapper  et  dis- 
perser tout  l'intérieur  de  la  reine,  madame  de  Ghevreuse,  dont  l'intré- 
pidité devait  au  moins  lui  plaire ,  chassée  de  la  cour  pour  la  deuxième 
fois,  et  le  chevalier  de  Jars,  condamné  à  mort,  ne  recevant  sa  grâce 
que  sur  l'échafaud.  Toutes  ces  cruautés  indignaient  mademoiselle  de 
Hautefort-,  la  courageuse  fidélité  des  amis  de  la  reine  excitait  la  sienne; 
elle  brava  donc  les  menaces  prophétiques  de  Louis  XIII ,  elle  repoussa 
toutes  les  offres  de  Richelieu,  qui  n'était  à  ses  yeux  qu'un  tyran  de 
génie,  et  elle  se  donna  tout  entière  à  la  reine  Anne,  fernaeraent  résolue 
à  partager  jusqu'au  bout  sa  destinée.  .     -Ç---  .:...      .    j  •  ; 

Richelieu,  n'ayant  pu  la  gagner,  entreprit  de  la  perdre  dans  l'esprit 
du  roi.  Plus  que  jamais  il  se  mêla  de  leurs  nombreux  démêlés,  non  plus 
pour  les  accommoder,  mais  pour  les  aigrir.  D'intermédiaire  bienveillant, 
il  devint  un  juge  sévère.  Aussi,  quand  Louis  XIII  était  mécontent  de  la 
jeune  fille,  il  la  menaçait  du  cardinal.  Gelle-ci  s'en  moquait  avec  l'étour- 
derie  de  son  âge  ot  la  fierté  de  son  caractère.  Richelieu  fit  jouer  sur  le 
cœur  du  roi  deux  ressorts  habilement  inventés.  Louis  XIII  était  défiant 
et  dévot.  Des  rapports  perfidement  exagérés  lui  apprirent  que,  dans 
l'intérieur  de  la  reine,  mademoiselle  de  Hautefort  faisait  avec  elle  des 
plaisanteries  sur  ses  manières,  sur  son  humeur  et  sur  son  amour.  D'autre 
part,  lorsque,  épris  de  plus  en  plus  de  la  beauté  toujours  croissante 
de  cette  charmante  fille,  dont  les  grâces  se  développaient  avec  les  an- 
nées, il  se  reprochait  un  sentiment  trop*  ardent  pour  être  toujours  en- 
tièrement pur,  au  lieu  d'apaiser  comme  autrefois  les  scrupules  de  sa 
conscience  ,on  les  nourrissait,  et  on  finit  par  lui  faire  un  crime  d'un  at- 
tachement immodéré ,  condamné  par  la  religion.  Enfin,  vers  1 635,  à  la 
suite  d'une  querelle  plus  vive  qu'à  l'ordinaire,  le  triste  amant  prit  le 
parti  de  rompre  avec  une  maîtresse  aussi  peu  complaisante,  et,  pendant 
plusieurs  jours,  il  ne  lui  parla  plus.  Il  ne  l'aimait  pas  moins,  et  le  soir, 
chez  la  reine,  ses  regards  mélancoliques  et  passionnés  avaient  peine  à 
s'éloigner  de  l'attrayant  visage.  Il  la  contemplait  en  silence,  et,  quand 
il  voyait  qu'on  y  prenait  garde,  il  détournait  sa  vue  d'un  autre  côté'. 

'  ^oniglàl.t.  XLIX,  p.  175.  "* 


MARS  1855.  :  171 

La  rupture  était  commencée;  le  cardinal  la  fit  durer  deux  années 
entières. 

Il  y  avait  alors  parmi  les  autres  fdles  d'honneur  de  la  reine ,  une  jeune 
personne  de  fort  bonne  naissance,  qui ,  sans  avoir  toute  la  beauté  de  ma- 
demoiselle de  Hautefort,  était  aussi  très-agréable.  Marie  était  une  blonde 
éblouissante,  parée  de  bonne  heure  des  charmes  les  plus  redoutables: 
Louise-Angélique  de  la  Fayette  était  brune  et  délicate.  Si  elle  n'avait 
pas  le  grand  air  de  sa  compagne,  si  elle  n'enlevait  pas  l'admiration, 
elle  plaisait  par  sa  douceur  et  sa  modestie.  A  la  place  de  la  vivacité  et 
de  h.  grâce ,  elle  avait  du  jugement  et  de  la  fermeté ,  avec  un  cœur 
porté  à  ia  tendresse,  mais  défendu  par  une  piété  sincère  *. 

Les  confidents  du  roi ,  de  faciles  serviteurs,  Saint-Simon,  favori  émé- 
rite ,  qui  avait  fait  son  traité  avec  le  ministre ,  Sanguin ,  maître  d'hôtel 
du  roi  et  qui  était  très-familier  avec  lui,  bien  d'autres  encore,  ])armi 
lesquels  on  met  à  tort  ou  à  raison  fonde  même  de  mademoiselle  de 
La  Fayette,  févêqiie  de  Limoges,  portèrent  Louis  XIII  à  faire  atten- 
tion à  la  jeune  fille,  par  tout  le  bien  qu'ils  lui  en  dirent^.  Louis  XIII 
cortimença  à  lui  parler  pour  faire  dépit  à  mademoiselle  do  Hautefort; 
mais,  comme  il  était  homme  d'habitude^,  à  force  de  ia  voir,  l'incli- 
nation lui  vint  pour  elle  et  il  faiina  sérieusement.  Mademoiselle  de 
La  Fayette  commença  aussi  par  être  flaltcedes  hommages  du  roi;  puis, 
quand  ^Jui  ouvrit  son  cœur,  quand  il  lui  montra  ses  tristesses  inté- 
rieures, res  ennuis  profonds  parmi  les  grandeurs  de  la  royauté;  quand 
elle  vit  fun  des  plus  puissants  monarques  de  l'Europe  plus  misérable 
que  le  dernier  de  ses  sujets,  elle  ne  put  se  défendre  d'une  compassion 
aifectueuse,  elle  entra  dans  ses  peines  et  les  adoucit  en  les  partageant. 
Le  roi,  se  trouvant  à  son  aise  pour  la  première  fois  de  sa  vie  avec  une 
femme,  laissa  paraître  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'esprit,  d'honnêteté, 
(le  bonnes  intentions,  et  il  connut  enfui  la  paix  et  la  douceur  d'une 
alfection  réciproque.  Mademoiselle  de  la  Fayette  en  clTct  finit  par  aimer 
Louis  XIII;  madame  de  Molleville,  qui  plus  tard  devint  son  amie  et 
reçut  ses  plus  intimes  confidences,  l'assure*,  et  nous  la  croyons.  Made- 

'  Madi^e  de  Motterille,  1. 1.  p.  7a.  Nous  ne  connaissons  aucun  portrait  point  de 
roodemoiselle  de  La  Fayette ,  ni  même  d'autre  portrait  gravé  que  celui  de  Montcornel , 
auquel  on  ne  se  peut  fier  entièrement.  —  *  Montglat ,  t.  XLIX ,  et  Mémoires  de  La  Porte, 
collection  Petitot,  t.  LIX,  p.  33a.  Sur  l'érêquede  Limoges,  voyez  notre  sixième  ar- 
ticle, cahier  de  janvier.  —  *  Ce  sont  les  propres  termes  de  Montglat,  ibid.  —  *  Ma- 
dame de  Molleville,  t.I.  p.  7/let  77  :  «LaFayetle,  avouant  tout  haut  qu'elle  l'aimait, 
«  et  de  la  manière  qu'il  semblait  vouloir  l'être,  devait  faire  le  bonheur  de  sa  vie;  mais 

«  ce  prince  n'était  point  destiné  pour  êlre  heureux  ;  il  ne  garda  guère  ce  trésor Au 

«  sortir  de  la  chambre  du  roi  ou  elle  avait  dit  adîeu  à  ce  prince,  elle  descendit  dan.s 


172  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nioiselle  de  La  Fayette  n'aima  pas  seulement  le  roi  comme  un  simple 
gentilhomme,  avec  le  plus  entier  désintéressement,  sans  s'enorgueillir 
ni  sans  profiter  de  sa  favem\  elle  l'aima  comme  un  frère,  d'un  senti- 
ment aussi  pur  que  tendre.  Cette  liaison  dura  deux  années,  jusqu'en 
1637,  toujours  noble,  touchante,  et  véritablement  admirable.  Made- 
moiselle de  La  Fayette,  c'est  mademoiselle  delà  Vallière,  mais  made- 
moiselle de  la  Vallière  qui  n'a  pas  failli.  Il  est  vrai  que  Louis  XIII  n'était 
ni  aussi  dangereux  ni  aussi  pressant  que  Louis  XIV.  Une  fois  pourtant, 
vaincu  par  sa  tendresse  et  par  le  besoin  qu'il  avait  de  la  voir  à  toute 
heure,  il  lui  fit  une  proposition^  qui  effraya  la  vertu  de  la  jeûne  fille, 
et  l'avertit  du  danger  qu'elle  courait.  Louis  XIII  ne  renouvela  jamais 
la  proposition  qui  lui  était  échappée,  mais  mademoiselle  de  La  Fayette 
s'en  souvint,  et  elle  résolut  de  terminer  une  situation  difficile  à  soute- 
nir d'une  façon  digne  du  roi  et  d'elle-même  :  elle  songea  à  entrer  en 
religion.  Cependant  elle  n'avait  cessé  d'exhorter  le  roi  à  se  réconcilier 
avec  la  reine  et  à  secouer  le  joug  de  Richelieu.  Ainsi,,  quand  tout  le 
monde,  depuis  Mathieu  Mole  jusqu'à  M.  le  Prince,  fléchissait  et  trem- 
blait devant  l'impérieux  cardinal,  deux  jeunes  filles,  sans  fortune  et  pla- 
cées presque  sous  sa  main,  lui  résistèrent.  En  vain  il  essaya  de  gagner 
mademoiselle  La  Fayette,  il  ne  réussit  pas  mieux  auprès  d'elle  qu'auprès 
de  mademoiselle  de  Hautefort.  Il  eut  recours  alors  à  ses  manœuvres 
accoutumées  :  il  fomenta  les  scrupules  des  deux  amants,  et,  aorès  bien 
des  luttes,  que  madame  de  Motteville  a  racontées  ^,  mademoisffie  de  La 
Fayette  se  retira  au  couvent  des  filles  de  Sainte-Marie  de  la  rue  Saint- 

«  son  appartement  dont  les  fenêtres  donnaient  sur  la  cour  du  château,  el ,  ayant  en- 
«  tendu  le  carrosse  dn  roi  qu'il  avait  fait  venir  pour  dissiper  le  chagrin  où  il  était, 
«  pressée  de  la  tendresse  qu'elle  avait  pour  lui ,  elle  courut  le  voir  au  travers  des  vitres  ; 
«  quand  elle  l'eut  vu  partir,  elle  se  tourna  vers  la  comtesse  de  Fleix,  el  lui  dit,  touchée  de 
u  douleur  :  «  hélas!  je  ne  le  verrai  plus.  •  —  '  Madame  de  Motteville ,  1. 1 ,  p.  78  :  «  La 

•  Fayette  elle-mêmem'adilque,  dans  lesderniersjoursqu'ellefutàlacour.avantqu'elle 
t  fût  tout  à  fait  résolue  de  se  mettre  en  religion,  ce  grand  roi,  si  sage  el  si  constant 
«  dans  la  vertu,  avait  eu  néanmoins  des  moments  de  faiblesse,  dans  lesquels,  cessant 
«  d'être  modeste,  il  l'avait  pressée  de  consentir  qu'il  la  mît  à  Versailles  pour  y  vivre 
«  sous  ses  ordres  et  y  être  toule  à  lui,  el  que  celte  proposition ,  si  contrairgà  ses  sen- 
«  timents  ordinaires,  l'ayant  effrayée,  fut  cause  qu'elle  se  détermina  plus  promple- 
t  ment  à  sortir  de  la  cour  pour  prendre  des  engagements  qui  puissent  lui  ôter  des 
«  sentiments  de  celle  nature Cette  infidélité,  qui  ne  dura  pas,  ne  fit  que  l'avertir 

•  de  se  tenir  sur  ses  gardes ,  en  lui  faisant  remarquer  le  péril  qu'il  avait  couru.  Dès 

•  qu'il  s'en  fut  aperçu,  il  résolut  de  l'éviter.  Le  refus  de  La  Fayette  lui  lit  ouvrir 
«  les  yeux.  La  honte  qu'ils  eurent  de  ce  petit  dérèglement  rappela  leur  vertu  et  leur 
«piété,  et  la  peur  qu'ils  eurent  tous  deux,  elle  de  lui  et  lui  d'elle,  leur  lirent 
«  prendre  la  résolution  de  se  quitter.  »  —  '  Ibid, 


MARS  1855.  173 

Antoine.  Le  roi  alla  l'y  voir  pendant  plusieurs  mois.  La  noble  religieuse 
lui  parla  à  travers  la  grille  du  cloître  avec  plus  de  force  encore  et  d'au- 
torité que  dans  leurs  anciennes  entrevues;  elle  ne  put  rien  sur  sa  poli- 
tique, mais  elle  l'adoucit  un  peu  envers  sa  femme;  et  c'est  un  soir,  en 
revenant  du  couvent  des  filles  do  Sainte-Marie  ,  que,  forcé  par  un  orage 
de  ne  pas  retourner  à  Saint-Germain,  et  de  passer  la  nuit  au  Louvre 
où  était  la  reine,  Louis  XIII  donna  Louis  XIV  à  la  France. 

Mais,  depuis  la  retraite  de  mademoiselle  de  La  Fayette,  et  jusqu'au 
jour  où  la  grossesse  d'Anne  d'Autriche  parut  et  mit  un  ternte  ou  du 
moins  apporta  quelque  adoucissement  à  ses  malheurs ,  les  plus 
étranges  événements  s'étaient  accomplis  :  la  reine  avait  été  à  deux  doigts 
de  sa  perte ,  et  n'avait  été  sauvée  que  par  l'intrépide  dévouement  de  sa 
jeune  et  fidèle  amie  Marie  de  Hautefort. 

L'année  1687  ®^^  ^*  P^"®  triste  et  la  plus  douloureuse  que  la  reine 
Anne  ait  eue  à  traverser.  Jamais  Louis  XIII  ne  l'avait  à  ce  point  dé- 
laissée, et  elle  n'avait  conservé  autour  d'elle  qu'un  très-petit  nombre 
de  serviteurs  et  d'amis  dont  elle  s'était  fait  une  petite  cour  intime  où 
encore  l'œil  vigilant  du  cardinal  parvenait  souvent  à  pénétrer.  Au  pre- 
mier rang  de  ces  rares  courtisans  de  l'infortune,  était  La  Rochefou- 
cauld, tout  jeune  encore,  et  qui,  plein  des  .sentiments  que  son  père  lui 
avait  inspirés  contre  Richelieu',  en  débutant  dans  le  monde,  embrassa 
d'abord  le  parti  des  mécontenta  et  la  cause  d'Anne  d'Autriche.  Lui-même 
a  raconté  quel  agrément  il  trouvait  alors  à  servir  une  reine  sans  crédit , 
mais  environnée  de  femmes  charmantes,  et  quelle  liaison  il  forma  avec 
mademoiselle  de  Hautefort,  dont  il  célèbre  avec  tout  le  monde  la  surpre- 
nante beauté,  ajoutant,  comme  s'il  avait  peurde  la  compromettre ,  qu'elle 
avait  beaucoup  de  vertu'.  Nous  pouvons  écarter  le  voile  de  ce  langage 
incertain,  et  nous  ne  voyous  pas  pourquoi  La  Rochefoucauld,  si  peu  ré- 
servé, hélas,  svu'  un  point  bien  autrement  délicat,  montre  ici  quelque 
embarras  à  nous  dire  qu'il  devint  amoureux  de  la  belle  Marie.  C'est 
peut-être  qu'il  eut  fallu  avouer  que,  loin  d'ê Ire  accueillie,  cette  pas.sion 
dut  se  bornera  une  adoration  respectueuse,  selon  les  mœurs  de  la  galante- 
rie du  temps  et  le  goût  de  l'héroïne.  La  Rochefoucauld  aima  made- 
moiselle de  Hautefort,  sans  oser  le  lui  dire;  mais,  quelque  temps  après, 
étant  à  l'armée  et  à  la  veille  d'une  bataille,  il  alla  trouver  le  marquis  de 
Hautefort  avec  lequel  il  servait,  lui  fit  confidence  de  sa  passion,  et  lui 
donna  une  lettre  pour  sa  sœur,  en  lui  faisant  promettre  que.  s'il  périssait 

Sut-  La  Rochefoucauld ,  voyes  notre  quatrième  article ,  livraison  de  novembre 
1854  ,  p.  foi  —  *  XfémoitTs.  collect.  Peiilol.  l.  Lï,  p.  348. 


174  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  le  combat,  il  la  lui  remettrait  et  lui  dirait  de  sa  part  ce  qu'il  ne  lui 
avait  jamais  dit,  et  que,  s'il  n'était  pas  tué  ,  il  lui  rendrait  sa  lettre  à  lui- 
même  et  lui  garderait  fidèlement  son  secret^.  C'était  là  comme  on  fai- 
sait la  cour  à  mademoiselle  de  Hautefort.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le 
temps  de  parler  de  ses  conquêtes;  celui  où  nous  en  sommes  arrivé 
n'était  pas  la  saison  des  amours  ;  et  des  choses  plus  sérieuses  et  presque 
tragiques  se  passaient  dans  l'intérieur  de  là  reine.  Lasse  de  souffrir, 
Anne  d'Autriche  rêva-t-elle  quelque  entreprise  désespérée  pour  sortir 
d'esclavage ,  ou  seulement  sa  douleur,  parvenue  à  son  comble ,  s'exhaiait- 
elle  avec  plus  de  vivacité  contre  le  cardinal  et  même  contre  le  roi? 
Nous  l'ignorons.  Nous  savons  seulement  que  la  correspondance  secrète 
qu'elle  entretenait  avec  son  frère  Philippe  IV,  par  l'intermédiaire  de 
M.  de  Mirabel,  ambassadeur  d'Espagne  k  Bruxelles,  avec  la  reine  d'An- 
gleterre, fille  de  Marie  de  Médicis,  ainsi  qu'avec  madame  de  Chevreuse, 
le  lien  et  l'âme  de  toutes  ces  intrigues,  devint  plus  fréquente  et  plus 
animée.  La  reine  y  employait  un  de  ses  valets  de  chambre,  La  Porte. 
C'était  lui  qui  déchiflrail  les  lettres  que  recevait  la  reine,  et  chiffrait 
celles  qu'elle  envoyait.  Tout  passait  par  ses  mains  habiles  et  fidèles. 
Mais  la  police  du  soupçonneux  cardinal  était  aux  aguets;  une  lettre  de  la 
reine  à  madame  de  Chevreuse,  confiée  par  La  Porte  à  un  homme  dont 
il  se  croyait  sûr  et  qui  le  trahit,  fut  interceptée,  La  Porte  saisi  et  jeté 
dans  un  cachot  de  la  Bastille^.  Richelieu  se  crut  enfin  maître  d'Anne 
d'Autriche.  On  lui  attribue  le  dessein  d'avoir  voulu  en  finir  cette  fois 
avec  toutes  les  conspirations  dont  il  était  entouré  en  frappant  un  grand 
coup.  Il  se  proposait,  dit-on^,  de  convaincre  la  reine  d'une  intelligence 
criminelle  avec  les  ennemis  du  roi  et  de  l'État,  et  de  la  faire  renvoyer 
en  Espagne  ou  enfermer  dans  quelque  couvent,  ou  même  dans  le  châ- 
teau du  Havre,  qui  était  à  lui,  répudiée,  déchue  de  tout  droit  et  désho- 
norée. Toutes  ces  craintes  du  moins  traversèrent  l'imagination  troublée 
d'Anne  d'Autriche,  quand  elle  apprit  l'arrestation  de  La  Porte.  Le  docile 
ministre  des  rigueurs  de  Richelieu,  le  chancelier  Séguier,  celui  qui, 
quelques  années  après ,  en  i  6Zi2  ,  devait  interroger  Gaston  et  faire  mon- 
ter Cinq-Mars  et  de  Thou  sur  un  échafaud ,  vint  surprendre  la  reine 
pendant  qu'elle  faisait  ses  dévotions  au  Val-de-Grâce ,  s'empara  de  tous 
ses  papiers,  et,  dans  l'espoir  de  trouver  quelque  lettre  coupable,  porta 
ia  main  jusque  sur  sa  personne.  Il  lui  dit  que  tout  était  découvert, 

'  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  lay  et  128.  —  *  Pour  les  détails,  voyez  les 
Mémoires  de  La  Porte,  collect.  Pelitot,  t.  LIX,  —  '  Voyez  entre  autres  La  Roche- 
foucauld, t.  LI,  p.  352  et  353. 


-      MARS  1855.  175 

Bt  que  son  unique  ressource  était  de  révéler  la  vérité  tout  entière. 
Instruite  par  le  malheur  et  par  une  longue  oppression  dans  l'art  de 
dissimider,  la  reine  avoua  ce  qui  était  prouvé,  qu'elle  avait  écrit  à  ma- 
dame de  Chevreuse  et  à  son  frère  le  roi  d'Espagne ,  s'arrêtant  là  et  niant 
tout  le  reste.  Son  salut  était  suspendu  à  deux  fJs  :  il  fallait  que,  selon 
ie  tour  que  prendrait  l'affaire ,  madame  de  Chevreuse  pût  fuir  ou  rester; 
il  fallait  surtout  que  La  Porte,  dans  ses  interrogatoires,  ne  dépassât  pas 
les  aveux  de  la  reine,  et  aussi  qu'il  avouât  tout  ce  qu'elle  avait  avoué, 
pour  donner  à  leurs  déclarations  communes  une  parfaite  vraisemblance. 
La  Porte  intimidé  pouvait  en  dire  trop ,  ou  sa  constance  à  tout  nier 
pouvait  inspirer  des  ombrages  ;  et  la  reine  craignait  tout  ensemble  son 
«nergie  et  sa  faiblesse.  Un  concert  secret  était  nécessaii'e,  mai^comment 
l'obtenir?  Comment  arriver  jusqu'à  La  Porte,  enseveli  dans  un  cachot  de 
la  Bastille  ?  Comment  même  prévenir  madame  de  Chevreuse  ignorante 
de  ce  qui  se  passait ,  et  qui  pouvait  à  tout  moment  être  arrêtée?  C'est  alors , 
si  on  en  croit  La  Rochefoucauld  \  que  la  reine  désespérée  lui  aurait  pro- 
posé de  l'enlever,  elle  et  mademoiselle  de  Hautefort,  et  de  les  conduire 
à  Bruxelles;  proposition  trop  extravagante  poui*  avoir  été  faite  sérieuse- 
ment, et  que  La  Rochefoucauld  ne  rapporte  sansdoutc  que  pour  peindre 
le  danger  du  moment  et  aussi  pour  relever  son  importance.  C'eût  été  jouer 
précisément  le  jeu  du  cardinal,  comme  l'avait  fait  Marie  de  Médicis;  ii 
fallait  rester,  tenir  tête  au  péril,  et  le  conjurer  à  force  d'adresse  et  de 
courage. 

Dans  cette  grave  conjoncture,  Marie  de  Ilautofort  entreprit  de  sau- 
ver sa  maîtresse  ou  de  se  perdre  avec  elle.  Déjà  elle  lui  avait  sacrifié  la  • 
faveur  du  roi,  celle  de  Richelieu,  son  avenir,  elle  qui  n'avait  rien  qut 
sa  beauté  et  son  esprit,  et  qui  aimait  naturellement  la  magnificence  et 
l'éclat;  elle  fit  plus  celte  fois,  elle  risqua  pour  elle  quelque  chose  qui  lui 
était  mille  fois  plus  cher  que  la  fortune  et  la  vie ,  elle  risqua  sa  réputa- 
tion; elle  rejeta  cet  instinct  de  pudeur  et  de  retenue  qui  faisait  son 
charme  et  sa  gloire,  qui  jusque-là  avait  fermé  son  oreille  à  tout  propos 
flatteur,  et  ne  lui  avait  pas  même  permis  d'écrire,  souâ  quelque  prétexte 
que  ce  fut,  le  moindre  billet  à  aucun  homme',  et  la  superbe  créature 
se  condamna  au  rôle  le  plus  opposé  à  tous  ses  goûts  et  à  toutes  ses  habi- 
tudes. D'abord  elle  persuada  à  un  gentilhomme  de  ses  parents*,  d'aller  à 
Tours  dire  à  madame  de  Chevreuse  où  les  choses  on  étaient,  de  lie  pas 
remuer,  tout  en  prenant  ses  précautions,  et  qu'on  l'avertirait  de  fuir  ou  de 

>;>  ihc  .  ',,1  fiui,  .iiiilf    •}',     '  .  '  •  ir*!;  >|.  ,  I-.    >1  :  Ml'gr.ii 

T.  LI ,  p.  353.  —  '   Vie  maniuçritê.  —  '  La  Porle,  dans  sea  Mémoires,  colUclion 
Pelilot,  t.  LIX,  p.  :U8.  te  nomme  M.  do  Montalais. 


176         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rester,  en  lui  adressant  des  heures  reliées  en  rouge  ou  en  vert,  selon  le 
parti  qu'il  faudrait  prendre.  Puis  elle-même,  elle  se  déguise  en  grisette\ 
barbouille  son  beau  visage,  cache  ses  blonds  cheveux  sous  une  grande 
coiffe,  et,  de  grand  matin,  quand  personne  n'est  encore  éveillé  au 
Louvre,  elle  en  sort  à  la  dérobée,  prend  un  fiacre  et  se  fait  conduire  à 
la  Bastille.  Elle  savait  qu'il  y  avait  là  un  prisonnier  qui  déjà  une  fois 
avait  joué  sa  tête  pour  la  reine,  déployé  dans  les  fers  une  constance 
magnanime,  et  venait  à  peine  de  descendre  de  l'échafaud,  le  chevalier 
de. Jars,  Il  commençait  un  peu  à  respirer  de  cette  terrible  épreuve,  on 
lui  laissait  quelque  liberté,  et  il  pouvait  recevoir  quelques  personnes. 
La  noble  fille,  jugeant  du  chevalier  par  elle-même,  crut  qu'elle  pouvait 
lui  demaader  de  jouer  sa  tête  une  seconde  fois.  Elle  se  donna  pour  la 
sœur  de  son  valet  de  chambre,  qui  venait  lui  apprendre  que  cet 
homme  était  à  la  mort,  et  l'entretenir  de  sa  part  de  choses  pressantes. 
Le  chevalier  de  Jars,  qui  savait  son  domestique  en  bonne  santé,  répu- 
gnait de  se  déranger  pour  une  telle  visite,  et  l'altière  Marie  de  Haute- 
fort  dut  attendre  quelque  temps  dans  le  corps  de  garde  qui  était  à  la 
porte  de  la  Bastille ,  exposée  aux  regards  et  aux  plaisanteries  de  tous 
ceux  qui  étaient  là,  et  qui,  à  son  costume,  la  prenaient  pour  une  de- 
moiselle très-équivoque.  Elle  supporta  tout  en  silence,  appliquant  bien 
ses  mains  sur  sa  coiffe  pour  qu'on  n  aperçût  pas  sa  figure  et  ses  yeux. 
Enfin  le  chevalier  de  Jars  se  décida  à  venir.  Ne  la  reconnaissant  pas 
d'abord,  il  allait  la  traiterassez  mal,  lorsque,  le  tirant  à  part,  et  entrant 
avec  lui  dans  la  cour,  pour  toute  réponse  à  ses  propos  elle  leva  sa 
coiffe,  et  lui  montra  cet  adorable  visage  qu'on  ne  pouvait  oublier 
quand  on  l'avait  vu  une  fois  :  «Ah!  Madame!  est-ce  vous,  s'écria  le 
«chevalier  !  »  Elle  le  fit  taire,  et  lui  expliqua  en  peu  de  mois  ce  que  la 
reine  lui  demandait.  Il  s'agissait  de  faire  parvenir  à  La  Porte  une 
lettre  cachetée  où  on  lui  marquait  jusqu'où  il  pouvait  et  devait  aller 
dans  ses  déclarations.  Elle  remit  cette  lettre  au  chevalier  en  lui  disant  : 
«Voilà,  Monsieur,  ce  que  la  reine  m'a  donné  pour  vous;  il  faut  em- 
«  ployer  voire  adresse  et  votre  crédit  dans  ce  lieu-ci  pour  faire  arriver 
«  cette  lettre  jusqu'à  ce  prisonnier.  Je  vous  demande  beaucoup,  mais  j'ai 
«compté  que  vous  ne  m'abandonneriez  pas  dans  le  dessein  que  j'ai  de 

^  C'esl  le  mot  même  qu'emploie  deux  fois  la  Vie  imprimée.  Nous  l'avons  fidè- 
lement suivie  dans  ce  récit  dont  les  traits  essentiels  sont  communs  à  la  Vie  im- 
primée, à  la  Vie  manuscrite  et  aux  Mémoires  de  La  Porte.  IVlais,  dans  La  Porte  et 
dans  la  Vie  manuscrite,  mademoiselle  de  Hautefort  partagerait  l'honneur  de  son 
dévouement  avec  madame  de  Villarceaux,  nièce  de  M.  de  Châleauneuf,  amie  in- 
time du  chevalier  de  Jars ,  et  elle  se  serait  travestie  en  soubrette  de  cette  dame. 


^/'         MARS  1855.  177 

«  tirer  la  reine  de  l'extrême  péril  où  elle  est^  »  Le  chevalier,  tout  intré- 
pide qu'il  était ,  fut  bien  étonné  de  voir  qu'il  était  question  de 
hasarder  de  nouveau  sa  vie.  Il  balança,  il  songea  longtemps.  Mademoi- 
selle de  Haiitefort  le  voyant  chanceler,  lui  dit  :  «  Eh  quoi!  vous  balancez, 
«  et  vous  voyez  ce  que  je  hasarde!  car,  si  je  viens  à  être  découverte,  que 
«dira-t-on  de  moi?»  —  «Eh  bien,  lui  répondit  le  chevalier,  il  faut  donc 
«  faire  ce  que  la  reine  demande;  il  n'y  a  point  de  remède-,  je  ne  fais  que 
«  sortir  de  dessus  l'échafaud,  je  vais  m'y  remettre^.  »  Mademoiselle  de  Hau- 
tefort  fut  assez  heureuse  pour  n'être  pas  plus  reconnue  en  rentrant  au 
Louvre,  que  le  matin  lorsqu'elle  en  était  sortie.  Elle  retrouva  dans  un 
petit  endroit  auprès  de  sa  chambre  la  (ille  qu'elle  y  avait  mise  en  senti- 
nelle avant  de  partir,  afin  que,  si  le  roi,  passant  près  de  là  pour  aller  à 
la  messe,  demandait  de  ses  nouvelles,  on  ne  manquât  pas  de  lui  dire 
que,  s'étant  trouvée  un  peu  mal  la  nuit,  elle  reposait  encore*.  Mais, 
quand  elle  fut  dans  sa  chambre,  et  qu'elle  réfléchit  à  l'aventure  qu'elle 
venait  de  courir,  elle  en  fut  épouvantée;  la  jeune  fille  modeste  rem- 
plaça l'héroïne ,  et  elle  tomba  à  genoux  pour  remercier  Dieu  de  l'avoir 
conduite  et  protégée  *. 

Le  chevalier  de  Jars  fit  des  merveilles.  Sa  chambre  était  de  quatre 
étages  au-dessus  du  cachot  de  La  Porte  ;  il  perçu  son  plancher  et  fit  pas- 
ser la  lettre  de  la  reine  au  bout  d'une  corde ,  avec  prière  au  prisonnier 
de  la  seconde  chambre  d'en  faire  autant,  puis  successivement  jusqu'à 
la  dernière  où  était  La  Porte,  en  recommandant  bien  le  plus  profond 
secret*.  C'est  ainsi  que  la  lettre  de  la  reine  arriva  parfaitement  intacte 
aux  mains  du  fidèle  valet  de  chambre;  chose  admirable  qu'une  ma- 
nœuvre si  difficile,  si  compliquée,  et  qui  dura  plusieurs  nuits,  se 
soit  accomplie  sans  qu'aucun  des  geôliers  ait  pu  s'en  apercevoir,  et 
sans  qu'aucun  de  ceux  qui  y  prirent  part,  l'ait  compromise  par  la 
moindre  indiscrétion;  en  sorte  que  ce  prisonnier  si  bien  gardé,  dans 
un  cachot  et  derrière  des  portes  de  fer,  reçut  une  instruction  détail- 
lée qui  le  mit  en  état  de  se  justifier  lui-même  et  de  justifier  sa  maî- 
tresse*. La  fermeté  qu'avait  d'abord  montrée  La  Porte  eût  tourné 
contre  la  reine  si,  à  la  fin,  elle  n'eût  été  éclairée  et  guidée  par  la  lettre 
qui  parvint  jusqu'à  lui ,  grâce  à  la  courageuse  industrie  du  chevalier 
de  Jars,  dont  le  dévouement  était  dû  à  celui  de  mademoiselle  de  Hau- 
lefort. 

'  Vie  manuscrite.  —  *  L'une  et  l'autre  Vie.  —  *  Vie  manuscrite.  —  *  La  Vie 
imprimée.  —  *  Les  deux  Vies  el  les  Mèmoirts  de  La  Port».  —  *  Voyei  mill«  curieux 
détails  dans  les  Mémoires  de  La  Porte. 

a3 


178  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Dès  que  celle-ci  avait  espéré  le  succès,  elle  s'était  empressée  d'en- 
voyer à  madame  de  Chevreuse,  selon  ce  qui  avait  été  convenu,  des 
heures  à  la  couleur  favorable  qui  devait  la  rassurer  et  la  retenir.  Se 
trompa-t-elle  sur  la  couleur,  ou  madame  de  Chevreuse  s'y  méprit-elle 
elle-même?  A  tort  ou  à  raison,  madame  de  Chevreuse  entendit  que  tout 
allaitmal ,  et ,  comme  ce  qu'elle  redoutait  le  plus  au  monde  était  la  prison , 
elle  se  hâta  de  fuir  déguisée  en  homme,  et  alla  chercher  un  asile  en  Es- 
pagne, où  le  frère  d'Anne  d'Autriche  l'accueillit,  comme  autrefois,  dans  son 
premier  exil,  l'avait  reçue  le  duc  de  Lorraine.  Cet  événement,  arrivé  un 
peu  avant  les  derniers  interrogatoires  de  La  Porte ,  ranima  et  porta  à  leur 
comble  l'irritation  et  les  soupçons  de  Richelieu.  On  redoul^la  de  sévérité 
envers  la  reine  ;  La  Rochefoucauld ,  que  madame  de  Chevreuse  avait  vu 
un  moment  en  passant  à  Verteil  pour  lui  demander  des  chevaux,  fut  mis 
quelques  jours  en  prison,  et  on  ne  sait  trop  comment  la  chose  aurait 
tourné,  si  La  Porte,  en  ayant  l'air  de  céder  à  l'ordre  officiel  que  la  reine 
lui  envoya  de  tout  dire^,  n'eût  admirablement  confirmé  les  déclarations 
constantes  de  sa  maîtresse,  et  par  là  persuadé- au  cardinal  et  au  roi 
que  toute  cette  affaire  n'était  pas  aussi  importante  qu'ils  l'avaient  jugé 
d'abord. 

Est-il  besoin  de  dire  de  quelle  vive  reconnaissance  la  reine  fut  pé- 
nétrée pour  Jars,  pour  La  Porte,  et  surtout  pour  sa  jeune  et  intrépide 
amie,  et  quelles  promesses  elle  lui  fit,  si  jamais  elle  voyait  de  meilleurs 
jours!  Mais  Marie  de  Haulefort  avait  déjà  reçu  sa  récompense.  Elle 
avait  senti  battre  dans  son  cœur  l'énergie  qui  fait  les  héros;  elle  s'était 
oubliée  pour  une  autre ,  elle  s'était  mise  avec  l'opprimée  contre  l'op- 
presseur; elle  avait  été  compatissante,  charitable,  généreuse,  chrétienne 
enfin,  selon  l'idée  qu'elle  s'était  faite  et  qu'elle  soutint  jusqu'à  son  der- 
nier soupir,  de  la  religion  du  crucifié. 

Dès  que  la  grossesse  de  la  reine  fut  déclarée  au  commencement  de 
l'année  1 638 ,  elle  dissipa  l'impression  des  tristes  scènes  qui  venaient 
de  3e  passer,  et  ramena  dans  la  cour  un  peu  de  concorde  et  d'agré- 
ment. Mademoiselle  de  Hautefort  y  reparut,  et  c'est  alors  peut-être 
qu'elle  compta  ses  plus  beaux  jours.  Elle  avait  vingt-deux  ans ,  et  peu 
à  peu  la  jeune  femme  remplaçait  la  jeune  fille.  Tout  en  restant  mo- 
destes, ses  manières  devenaient  plus  aisées.  Elle  se  livra  davantage  aux 
plaisirs  de  la  conversation  et  de  la  comédie ,  à  la  lecture  des  poètes 
français  et  italiens  et  à  celle  des  romans  du  jour.  Avec  sa  délicatesse 
çt  sa  fierté,  ses  grands  sentiments  et  son  amabilité,  elle  était  faite  pour 

■■■  •  ■  ;5IV  '*■'■'■  ;     .  ;.1^f-  . 

'  Mémoires  de  La  Porte,  collection  Petitot ,  t.  LIX.    "      --^  '     ' 


.<îT.      MARS  1855.       ?10l  179 

être  un  des  ornements  de  ITiôtel  de  Rambouillet,  une  digne  amie  de 
l'illustre  marquise,  de  sa  fille  Julie  et  de  Madame  de  Sable,  une  véritable 
et  parfaite  précieuse;  elle  le  devint,  et  toute  sa  vie  elle  en  garda  la  répu- 
tation ^  Il  était  diflicile  d'unir  plus  d'agrément  à  plus  de  solidité.  La  séré- 
nité de  son  âme  passait  dans  ses  propos  enjoués,  qu'animait  une  plai- 
santerie assez  vive,  mais  toujours  du  meilleur  goût. Elle  donnait  un  tour 
heureux  aux  moindres  choses,  elle  récitait  admirablement  les  vers,  sa- 
vait jouer  de  la  guitare,  chantait  bien,  et  écrivait  des  letti'es  fort  jolies*. 
Pour  son  caractère ,  on  ne  savait  ce  qu'on  devait  y  admirer  le  plus  de 
l'élévation  ou  de  la  bonté.  Assez  libre  et  même  un  peu  fière  avec  les 
grands,  elle  était  douce  aux  inférieurs,  et  d'une  bienfaisance  égale 

Somaise ,  Le  grand  dictionnaire  des  précieuses,  1 66 1 , 1. 1 ,  p.  a  1 8  :  «  Hennione  (ma- 
•  dame  de  Hautelort]  est  une  ancienne  précieuse  de  la  plus  haute  qualité,  célèbre 
■f  dans  les  écrits  de  plusieurs,  dans  toutes  les  ruelles,  à  )a  cour  et  à  la  ville,  et  géné- 
«  ralement  par  tout  l'empire  des  précieuses.  Straton  (Scarron)  en  donne  des  preuves 
«  dans  ton»  ses  ouvrages.  »  —  *  Nous  empruntons  ces  détails  à  un  passage  de  la  Vie  ma- 
auscrite  qui  n'est  pas  dans  la  Vie  imprimée,  ainsi  qu'au  Portrait  de  madame  de  Haute- 
fort,  sous  le  nom  d'Olympe,  dans  la  Galerie  des  peintures ,  t.I,  p.  7a3.  Vie  manuscrite: 
Elle  a  infiniment  d'esprit;  elle  s'explique  simplement,  elle  donne  à  tout  ce  qu'elle 
dit  un  tour  agréable,  qui  fait  paraître  un  enjouement  accompagné  de  tant  de  modes- 
tie, que  ceux  qui  l'écoutcnl  prennent  plaisir  à  fentendrc;  elle  est  naturellement  rail- 
leuse et  entend  la  raillerie  la  plus  fine;  mais,  comme  elle  a  beaucoup  de  piété,  elle 
la  sait  si  bien  régler,  qu'elle  n'a  jamais  offensé  personne.  »    Portrait  d'Olympe . 
Pour  ce  qui  est  de  son  esprit,  il  est  du  plus  beau  naturel  du  monde,  et  les  plus 
étudiés  n'ont  rien  qui   puisse  entrer  en  comparaison  avec  lui,  quoiqu'il  semble 
qu  il  n'ait  aucune  étude.  Olympe  a  la  conversation  vive,  toujours  divertissante  et 
jamais  ennuyeuse.  Ses  réparties  sont  h  propos  et  spiritucUes  et  dans  la  justesse  ; 
et ,  quand  on  se  lasse  de  tenir  sur  le  tapis  des  affaires  pins  importantes ,  elle  ajuste 
avec  tant  de  galanterie  les  bagatelles  les  plus  simples,  qu'on  y  trouve  à  se  divertir 
également.  La  peine  qu'elle  ne  prend  point  de  s'instruire  en  feuilletant  les  livres 
lui  donne  le  plaisir  d'entendre  avec  altacliemcnt  les  gens  qui  en  ont  la  connais- 
sance. Elle  s'applique  assez  volontiers  aux  ouvrages  qui  courent  les  ruelles  et  qui 
volent  parmi  le  beau  monde.  Elle  ne  passe  point  par  les  beaux  endroits  de  prose 
qu'elle  ne  les  remarque  en  toutes  leurs  circonstances ,  et  c'est  sans  doute  ce  qui  est 
cause  qu'elle  fait  des  lettres  si  jolies.  Pour  les  vers, c'est  sa  passion;  et,  quoiqu'elle 
n'en  fasse  point,  elle  les  récite  comme  si  elle  les  faisait,  et  de  cette  manière  qui 
règne  en  tout  ce  qui  rient  d'elle,  c'est-à-dire  toujours  tendre  et  passionnée.  Aussi 
prend-elle  un   particulier  divertissement  k  la  comédie  et  au  concert  des  violons, 

qui  touchent  les  sens  et  réveillent  si  agréablement  les  belles  idées Olympe 

a  le  ton  et  l'accent  tendre  et  passionné,  ce  qui  a  fait  dire  d'elle  fort  galamment 
à  l'un  de  ses  amis,  qu'elle  était  pétrie  de  passion,  et  cela  est  vrai.  Elle  sait  jouer 
delà  guitare,  touche  l'angéliqued'unc  manière  extraordinaire,  et,  si  elle  n'y  avait 
rien  négligé,  on  peut  dire  qu'elle  y  aurait  excellé.  Elle  chanic  bien,  et,  quoique 
sa  voix  ne  soit  pas  des  plus  grandes  et  des  plus  belles,  l'oreille  se  tromperait  assu- 
rément, si  on  ne  jugeait  qu'elle  est  des  plus  douces  et  des  plus  charmantes.  » 

a3. 


180  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  son  désintéressement  ^  Elle  était  donc  honorée  et  aimée  de  tout  le 
monde,  et  par-dessus  tout  cela  les  grâces  incomparables  de  sa  per- 
sonne semaient  autour  d'elle  les  adorateurs.  Nous  avons  dit  un  mot  de 
la  passion  respectueuse  qu'éprouva  pour  elle  La  Rochefoucauld.  Elle  ins- 
pira le  même  sentiment  à  l'impétueux  Charles  IV,  duc  de  Lorraine, 
et  le  triomphe  de  sa  chaste  beauté  est  d'avoir  un  moment  transformé 
l'amant  de  madame  de  Chevreuse,  de  Béatrice  de  Cusance  et  de  Ma- 
rianne Pajot,  en  un  héros  de  l'Astrée  et  du  grand  Cyrus.  Charles  IV 
i'aima  sans  oser  se  déclarer  autrement  que  par  une  galanterie  emprun- 
tée aux  romans  à  la  mode.  Dans  un  combat,  ayant  fait  prisonniers 
deux  gentilshommes  français  dont  l'un  avait  servi  avec  le  jeune  frère 
de  mademoiselle  de  Hautefort,  il  lui  demanda  s'il  connaissait  cette 
dame;  ce  gentilhomme  ayant  répondu  qu'il  l'avait  vue  très-souvent  à 
la  cour,  Charles  IV  leur  dit  à  tous  les  deux  :  «  Je  vous  donne  la  li- 
((berté,  et  ne  veux  pour  votre  rançon  que  l'honneur  de  savoir  que 
«vous  avez  baisé  de  ma  part  la  robe  de  mademoiselle  de  Hautefort^.» 
Ce  qui  fut  ponctuellement  exécuté.  Elle  eut  un  peu  plus  de  peine  à 
réprimer  la  violente  passion  du  brillant  marquis  de  Noirmoutiers,  de  la 
maison  de  la  Trémouille^.  Elle  fut  aimée  et  recherchée  en  mariage  par 
Potier,  marquis  de  Gèvres ,  qui  périt  en  i6/i3  au  siège  de  Thionville, 
au  moment  où  il  allait  passer  maréchal  de  France'^.  Il  est  assez  piquant 
qu'elle  ait  tourné  la  tête  à  Chavigny  ^,  le  confident  et  le  disciple  de  Riche- 
lieu; et,  malgré  toute  sa  modestie  et  sa  retenue,  elle  ne  put  s'empc-, 
cher  de  troubler  le  cœur  du  sage  et  noble  duc  de  Liancourt^,  le  mari 
de  Jeanne  de  Schomberg.  Louis  XIII  aussi,  qui  s'en  était  détaché  avec 
tant  de  peine,  sentit  en  la  revoyant  ses  premiers  feux  se  rallumer,  et 

'  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  ia5:«  Elle  a  le  cœur  d'une  reine  et  d'une  héroïne; 
telle  est  bonne,  libérale,  bienfaisante,  el  on  peut  dire  avec  vérité  que  jamais  per- 
«  sonne  malheureuse  n'est  sortie  d'auprès  d'elle  sans  être  consolée ,  ou  de  ses  con- 
«  seils  ou  de  ses  présents.  Elle  a  toujours  compté  que  son  bien  et  son  crédit  ne  lui 
«étaient  donnés  que  pour  adoucir  les  misères  de  son  prochain,  de  quelque  qualité 
«qu'il  fût.  D'abord  que  leurs  besoins  étaient  allés  jusqu'à  elle,  elle  ne  songeait  plus 
«  qu'aux  moyens  de  leur  faire  des  présents,  d'une  manière  qui  ne  parût  pas  une  au- 
«  mône,  pour  leur  en  ôter  la  confusion.  Combien  a-t-elle  donné  de  grosses  pensions 

•  à  des  filles  et  à  des  femmes  de  qualité,  pour  empêcher  que  la  nécessité  ne  les 
«  obligeât  de  prendre  d'autres  secours  par  de  méchantes  voies ,  et  dans  tous  les  états 

•  et  dans  tous  les  lieux  qu'elle  a  été  pendant  sa  vie,  soit  à  la  cour,  favorite  du  roi  et 

•  de  la  reine,  soit  mariée  el  duchesse,  son  hôtel  a  toujours  été  rempli  de  personnes 
«  qu'elle  a  fait  subsister,  et  qui  avaient  besoin  de  son  secours.  »  —  *  Vie  de  madame  de 
Hautefort,  p.  128.  —  '  Mémoiresde  la  Porte,  collect.  Pelitot,  t.  LIX,  p.  891  et  893. — 

•  Lettres  de  Mademoiselle  de  Chémerault,  dans  le  Journal  de  M.  le  cardinal  de  Riche- 
lieu, p.  184  et  i85  de  l'édition  plus  haut  citée.  —  *  Vie  manuscrite.  —  *  Jbid. 


MARS  1855.  181 

mademoiselle  de  la  Fayette  n'étant  plus  là  pour  le  distraire,  il  devint 
plus  amoureux  que  jamais  de  mademoiselle  de  Hautefort.  Quelle  était 
donc  cette  beauté  à  laquelle  nul  ne  résistait,  et  qui,  sans  la  moindre 
coquetterie,  soumettait  les  cœurs  les  plus  dissemblables,  les  plus  purs 
et  les  plus  légers,  les  plus  hardis  comme  les  plus  sages?  Le  moment 
est  venu  de  la  faire  connaître  d'après  les  témoignages  les  plus  certains. 

Sans  nous  arrêter  à  recueillir  les  divers  éloges  que  les  mémoires 
contemporains  prodiguent  en  passant  à  mademoiselle  de  Hautefort, 
nous  nous  en  tiendrons  à  trois  descriptions  tracées  par  des  mains  dif- 
férentes, et  qui  toutes  les  trois,  par  leur  ressemblance,  témoignent  de 
leur  commune  exactitude.  Madame  de  Motteville  fournit  d'abord  les 
traits  essentiels:  «'Ses  yeux  étaient  bleus,  dit-elle,  grands  et  pleins 
«  de  feu ,  ses  dents  blanches  et  égales,  et  son  teint  avait  le  blanc  et  l'in- 
«  carnat  nécessaires  à  une  beauté  blonde.  »  La  pieuse  amie  qui  nous 
a  laissé  une  Vie  édifiante  de  mademoiselle  de  Hautefort  a  cédé  elle- 
même  au  plaisir  de  faire  connaître  en  détail  une  si  parfaite  beauté.  La 
chaste  plume  n'a  rien  oublié ,  et  la  peinture  entière  est  d'une  naïveté 
gracieuse  qui  répond  assez  de  sa  fidélité  :  u  Mademoiselle  de  Hautefort 
«  est  grande  et  d'une  très-belle  taille;  le  front  large  en  son  contour,  qui 
«  n'avance  guère  plus  que  les  yeux  dont  le  fond  est  bleu  et  les  coins  bien 
«fendus;  leur  vivacité  est  surprenante  et  leurs  regards  modestes;  ses 
«  sourcils  sont  blondins,  assez  bien  fournis,  se  séparant  les  uns  des  autres 
«  à  l'endroit  où  se  joint  le  front;  le  nez  aquilin,  la  bouche  ni  trop  grande 
«ni  trop  resserrée,  mais  bien  façonnée;  les  lèvres  belles  et  d'un  rouge 
«vif  et  beau;  les  dents  blanches  et  bien  rangées;  deux  petits  trous  aux 
«  côtés  de  la  bouche  achèvent  la  perfection  et  lui  rendent  le  rire  fort 
«  agréable  ;  elle  a  les  joues  bien  remplies  ;  la  nature  s'est  complue  à  y 
«mêler  le  blanc  et  le  vermeil  avec  tant  de  mignardise,  que  les  roses 
«  semblent  s'y  jouer  ayec  les  lis;  elle  a  les  cheveux  du  plus  beau  blond 
«  cendré  du  monde,  en  quantité  et  fort  longs,  et  les  tempes  bien  garnies; 
«  elle  a  la  gorge  bien  faite,  assez  formée  et  fort  blanche,  le  cou  rond  et 
«  bien  fait,  le  bras  beau  et  bien  rond,  les  doigts  menus  et  la  main  pleine. 
«  Elle  a  l'air  libre  et  aisé,  et,  quoiqu'elle  n'affecte  pas  de  certains  airs  que 
«  la  plupart  des  belles  veulent  avoir  pour  faire  remarquer  leur  beauté, 
«  elle  ne  laisse  pas  d'avoir  un  air  de  majesté  dans  toute  sa  personne  qui 
«  imprime  à  la  fois  le  respect  et  l'amitié  -.  » 

*  Mémoires,  1. 1 ,  p.  t^S.  —  *  C'est  k  la  Vie  manuscrite  qu'appartient  ce  passage  trop 
abrégé  dans  la  Vie  imprimée.  Celle-ci ,  en  retour,  s'étend  un  peu  plus  sur  le  mélange  de 
majesté  et  de  douceur  qui  semble  bien  avoir  été  le  caractère  de  la  beauté  de  mademoi- 
selle de  tlauteforl  :  «  Elle  a  dans  son  visage  etdan«  toute  sa  personne  un  certain  air 


182  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  portrait  de  mademoiselle  de  Hautefort,  sous  le  nom  d'Olympe, 
qui  se  trouve  à  la  suite  des  Divers  portraits  de  Mademoiselle  \  la  repré- 
sente vers  cet  âge  de  quarante  ans,  si  redoutable  à  la  beauté  impar- 
faite et  fragile,  mais  qui  met  la  solide  et  vraie  beauté  dans  tout  son 
lusti'e,  que  va  bientôt  suivre  un  inévitable  déclin.  Ce  n'est  plus  Y  Aurore 
des  poètes  de  Louis  XIII,  c'est,  pour  continuer  leur  langage,  l'astre  lui- 
même  à  son  coucher.  Mademoiselle  de  Hautefort  est  encore  ici  dans  la 
plénitude  de  ses  charmes.  Ses  blonds  clieveux  ont  à  peine  changé  leur 
teinte  délicate  pour  celle  du  brun  clair  le  plus  agréable.  Elle  a  vaincu 
le  temps;  mais  pourra -t-elle  résister,  aux  yeux  du  lecteur  moderne,  à 
l'insipidité  de  la  description  suivante  :  «  A  voir  Olympe  on  ne  saurait 
u  douter  que  sa  taille  ne  soit  des  plus  avantageuses.  Son  port  est  noble, 
u  sa  démarche  aisée,  son  air  libre,  et  elle  paraît  si  proportionnée  entre  la 
«  physionomie  délicate  et  relevée,  qu'on  la  jugerait  infailliblement  digne 
u  du  trône,  si  nous  vivions  parmi  des  gens  qui  donnassent  la  couronne  aux 
«femmes  les  plus  majestueuses  et  les  moins  contraintes  dans  la  bonne 
«grâce.  Olympe  a  les  cheveux  d'un  brun  clair,  unis  et  déliés;  la  quan- 
«tité  et  la  longueur  en  sont  si  merveilleuses,  qu'elle  en  serait  toute  cou- 
«  verte,  si  son  adresse  nonpareille  ne  les  relevait  derrière  sa  tête,  et  ne 
«les  y  attachait  en  mille  façons;  le  peu  quelle  en  laisse  tomber  aux 
«  côtés  sont  annelés  et  tiennent  frisés  par  le  temps  humide  comme  par 
«le  sec;  en  sorte  que  les  jours  qu'elle  s'abandonne  à  la  nonchalance, 
«ou  les  jours  qu'elle  prend  soin  de  s'ajuster,  ils  accompagnent  toujours 
«  agréablement  le  tour  de  son  visage.  Sa  peau  est  blanche,  le  cuir  en  est 
«  déhcat ,  et  son  teint  a  une  vivacité  qui  ne  meurt  jamais,  non  pas 
«  même  dans  les  moments  où  Olympe  est  accablée  de  langueur.  Le  co- 
«  loris  de  ses  joues  est  si  beau ,  qu'on  dirait  que  la  neige  y  veut  ensevelir 
«  les  roses.  Ses  yeux  sont  de  ce  bleu  éclatant  qui  suit  de  si  près  la  lu- 
•tïnière  du  soleil.  Son  nez  est  aquiiin,  et  jamais  il  n'en  sortit  de  mieux 

«  de  bonté  et  de  majesté  tout  ensemble  si  particulier,  que  tous  ceux  qui  la  connaissent 

»  assurent  que  Ton  sent,  en  la  voyant,  de  la  joie,  de  la  tendresse  el  du  respect 

«  Il  s'est  vu  même  bien  des  gens  qui ,  ne  pouvant  démêler  les  sentiments  qu'elle  faisait 
«naître,  baissaient  les  yeux  sans  oser  les  lever  jusqu'à  elle,  quoique  son  abord  lion- 
«  nête  <3t  obligeant  dût  les  rassurer.  »  —  '  Les  Divers  portraits  parurent  en  1 650,  et  il 
y  en  eut  cette  même  année  deux  autres  éditions,  sons  le  titre  de  Recueil  des  portraits 
et  des  éloges  en  prose,  dédié  à  son  Altesse  Royale  Mademoiselle.  C'est  la  seconde  de  ces 
éditions,  plus  ample  que  la  première,  qui  donne  pour  la  première  fois  le  portrait 
de  mademoiselle  de  Hautefort  qui,  de  là,  a  passé  dans  la  Galerie  de  peinture,  deux 
volumes,  i663.  Ce  portrait,  publié  en  lôSg,  et  composé  sans  doute  quelque  leraps 
auparavant,  montre  donc  mademoiselle  de  Hautefort  entre  quarante  el  quarante- 
trois  ans.  «. 


MARS  1855.  183 

«  tourné  des  mains  de  la  nature.  Les  lèvres  sont  d'un  rouge  admirable , 
«  et  on  pourrait  assurer  que  toutes  les  grâces  sont  venues  loger  sur  sa 
«bouche,  si  sa  bouche  n'était  pas  trop  petite  pour  les  contenir  toutes, 
«  et  si  on  ne  les  voyait  pas  briller  autour,  et  sortir  avec  ses  paroles  par 
«  une  porte  d'ivoire ,  qu'il  semble  que  ses  dents  ont  formée  : 

Non  sa  come  amor  sana  e  corne  ancide  , 
Chi  non  sa  come  dolce  ella  sospira 
E  come  dolce  parla  et  dolce  ride. 

«  Son  cou  et  sa  gorçe  ont  sans  doute  la  blancheur  et  le  plein  que  les 
«  personnes  connaissantes  désirent  pour  la  perfection  de  ces  parties,  qui 
«sont  ordinairement  imparfaites,  même  aux  plus  grandes  beautés;  mais 
«il  faudrait  avoir  une  vue  de  lynx  pour  percer  tout  ce  qui  empêche  de 
«  les  voir...;  elle  ne  montre  même  ses  bras  et  ses  mains,  qui  sont  de  lader- 
«  nière  beauté ,  qu'autant  que  le  permet  la  sévère  bienséance.  » 

Gomment  admettre  qu'une  beauté  pareille,  deux  fois  favorite  d'un 
roi,  l'objet  de  tant  d'adorations,  et  qui  plus  tard  devint  la  femme  d'un 
des  hommes  les  plus  considérables  de  son  temps,  n'ait  pas  souvent 
exercé  le  pinceau  et  le  burin  des  meilleurs  artistes  du  xvn'  siècle  ?  Et 
pourtant  on  chercherait  en  vain  la  belle  Marie  dans  la  riche  galerie  de 
Versailles,  dans  celle  que  Mademoiselle  avait  rassemblée  au  château 
d'Eu ,  et  dans  les  diverses  collections  célèbres.  On  n'en  a  même  d'auti'e 
portrait  gi^vé  que  celui  de  Desrochers,  si  médiocre  et  si  lourd.  Il  n'est 
pas  aisé  d'y  reconnaître  Olympe  dégradée  par  un  burin  vulgaire.  Ce- 
pendant, voilà  encore  ce  grand  front,  ces  grands  yeux,  cette  abon- 
dante chevelure,  flottant  sur  d'admirables  épaules,  ce  cou  bien  fait, 
ce  sein  magnifique,  qui,  pour  revivre  dans  toute  leur  beauté,  deman- 
daient le  talent  brillant  et  doux  de  Poilly  ou  de  Nanteuil. 

Bien  convaincu  qu'il  devait  se  trouver  quelque  part  un  portrait  de 
la  belle  dame  perdu  dans  quelque  galerie  particulière,  ou  dans  le  coin 
d'un  château  de  province ,  nous  avons  porté  nos  recherches  partout  où 
pouvait  nous  conduire  la  moindre  espérance,  et  nous  avons  eu  enfin  la 
bonne  fortune  de  rencontrer  ce  que  nous  avions  tant  désiré  dans  une 
noble  famille  alliée  de  celle  des  Hautefort.  Lorsque  le  second  frère  de 
Marie,  le  comte  de  Montignac,  épousa  Marthe  d'Estourmel,  il  aura 
sans  doute  apporté  dans  la  maison  où  il  entrait  un  portrait  de  sa  sœur, 
qui  y  est  resté  depuis  le  xvn*  siècle  jusqu'à  nos  jours  ^  Nous  l'avons 
eu  entre  les  mains,  nous  l'avons  longtemps  examiné,  grâce  à  l'obli- 

'  Cadre  ovale  de  deux  pieds  trois  pouces  de  hauteur,  et  d'un  pied  neuf  pouces 


184  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

geance  de  M.  le  marquis  d'Estourmel ,  et  nous  pouvons  nous  flatter 
d'avoir  vu  Marie  de  Hautefort  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté,  à  vingt- 
cinq  ou  vingt-six  ans.  La  peinture  n'est  pas  d'une  finesse  extrême,  ce 
n'est  pas  au  moins  la  touche  de  Mignard  ni  celle  de  Champagne ,  mais 
la  vie  n'y  manque  point,  et  l'on  croit  volontiers  à  la  ressemblance. 
Les  traits  les  plus  frappants  des  trois  descriptions  que  nous  avons  re- 
produites s'y  retrouvent  relevés  par  le  charme  et  la  fraîcheur  de  la 
jeunesse.  Marie  de  Hautefort  est  représentée  en  buste.  Elle  a  d'abon- 
dants cheveux  blonds  agréablement  bouclés,  le  front  haut,  les  yeux 
bleus  et  grands,  le  nez  légèrement  aquilin,  la  bouche  petite,  les  lèvres 
d'un  rouge  brillant,  une  petite  fossette  au  menton,  les  joues  pleines  et 
colorées,  l'ovale  du  visage  parfait,  le  cou  rond  et  assez  fort,  de  belles 
épaules,  le  sein,  que  voile  à  demi  une  |sorte  d'écharpe  en  mousseline, 
ample  et  bien  formé.  Elle  a  des  perles  aux  oreilles,  un  collier  de  perles 
et  une  agrafe  de  perles  à  la  poitrine.  Elle  porte  une  sorte  de  cuirasse 
de  fantaisie  qui  se  termine  aux  épaules  et  à  la  ceinture  par  des  orne- 
ments en  or  et  des  rubans.  L'ensemble  a  plus  de  force  et  de  noblesse 
que  de  légèreté  et  de  grâce.  Marie  de  Hautefort  nous  rappelle  cet 
idéal  de  la  vraie  et  grande  beauté  que  nous  avons  autrefois  retracé, 
au  scandale  des  jolies  femmes;  elle  est  de  la  famille  de  Charlotte-Mar- 
guerite de  Montmorency,  princesse  de  Condé,  de  sa  fille,  madame  de 
Longueville,  de  madame  de  Montbazon  et  de  madame  de  Guéménée, 
de  la  princesse  Marie  de  Gonzague  et  de  sa  sœur  Anne  la.  Palatine. 
Elle  était  faite  pour  figurer  avec  elles  dans  ce  paradis  de  la  beauté  qui 
s'appelle  la  cour  de  Louis  XIH  et  de  la  régente.  Elle  en  était  une  des 
étoiles  les  plus  brillantes,  et  certainement  la  plus  pure. 

V.  COUSIN. 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 

de  largeur,  avec  ceUe  inscription  derrière  la  loile  :  Marie  d'HaateforI,  duchesse  de 
Sckomberg,  mareschalle  de  France,  dame  d'atour  de  la  reyne:  Celle  inscription,  d'une 
écrilure  du  lemps ,  a  élé  reproduite  plus  récemment  autour  de  la  partie  supérieure 
du  tableau. 


/ 


î  "/  MARS  1855.  185 

Patrum  nova  BiBLiOTBECA.  RoTïiœ  typis  Sacri  Consilii  propagande 
christiano  nomini.  i852-i853,  6  vol  in-4". —  JSovœ  Pairam  bi- 
bliothecœ  tomus  quintus.  Sancti  Nicephori  patriarchœ  Constantinopo- 
litani  Opéra  adversus  Iconomachos.  Sancti  Theodori  Studitœ  scripta 
varia  (jaœ  in  Sirmondi  editione  désuni.  Omnia  cum  éditons  inter- 
pretatione  et  adnotationibas.  —  Tomus  sexlus  continens  in  parte  I. 
Sancti  Athanasii  epistolas  festales  syriace  et  latine  cum  chronico  et 
fragmentis  atiis.  In  parte  IL  Leonis  Allatii  très  grandes  disserta- 
tiones  de  Nicetis,  de  Phitonibas  et  de  Theodoris,  cum  ipsias  AUatii 
vita  et  plarimis  alioram  opuscalis  ac  tabulis  XI. 

TROISIEME  article'. 

La  religion  et  la  science  viennent  de  faire  une  perle  irréparable  dans 
la  personne  de  S.  Ém.  le  cardinal  Angelo  Mai.  Nous  n'avons  ni  qua- 
lité ni  inission  pour  tracer  ici  l'histoire  d'une  vie  si  bien  remplie;  mais, 
tout  en  laissant  à  d'autres  voix  plus  éloquentes  Je  soin  de  pix)noncer 
son  oraison  funèbre,  nous  ne  voulons  pas  commencer  ce  troisième 
article,  sans  verser  quelques  larmes  d'un  sincère  et  profond  regret 
sur  la  tombe  de  l'illustre  cardinal.  Sa  mémoire  sera  vénérée  de  tous 
ceux  qui  s'occupent  ou  s'occuperont  de  la  littérature  sacrée,  et  son 
nom  restera  gravé  à  tout  jamais  sur  les  beaux  et  nombreux  monuments 
qu'il  a  élevés  aux  Pères  de  l'Église. 

Le  cinquième  volume  de  la  Nova  bibUotheca  est  consacré  presque  entiè- 
rement à  saint  Nicéphore ,  archevêque  de  Constantinople  au  commen- 
cement du  II"  siècle,  le  plus  rélé  et  le  plus  éloquent  des  successeur  de 
saint  Jean  Chrysostonie.  Ses  admirables  écrits ,  souvent  cités  dans  les 
conciles,  sont  loués  par  un  grand  nombre  d'auteui'S  ecclésiastiques  et 
de  chroniqueurs  ;  tous  à  peu  près  ont  été  conservés  dans  d'excellents  ma- 
nuscrits presque  contemporains.  Les  savants  les  plus  compétents ,  Gom- 
befis,  Boivin,  Léon  Allacci,  Magnus  Crusius,  et  surtout  Banduri,  en 
avaient  préparé  des  éditions;  mais  il  n'en  avati  paru,  jusqu'ici,  que  de 
faibles  extraits  disséminés  dans  un  grand  nombre  d'ouvrages.  Il  nous 
était  réservé  d'admirer  dans  leur  ensemble  les  écrits  de  saint  Nicéphore , 
parmi  lesquels  un  très-petit  nombre  seulement  avaient  vu  le  jour. 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  septembre  i853,  p.&6A.  et,  pour 
le  second,  le  cahier  de  juin  i854,  p.  370. 


186  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Né  à  Constantinople  dans  l'année  768,  Nicéphore  se  distingua  de 
bonne  heure  par  ses  études  et  ses  talents,  et  il  fut  employé  comme  se- 
crétaire (a  secretis]  à  la  cour  impériale;  il  assista  même  en  cette  qualité 
au  second  concile  de  Nicée  en  787,  contre  les  iconoclastes,  et  cé- 
lébra par  d'excellents  discours  la  victoire  que  venait  de  remporter  l'É- 
glise catholique.  Peu  après  il  se  retira  dans  un  lieu  presque  sauvage, 
situé  sur  les  bords  du  Bosphore,  et  y  vécut  en  ermite,  se  consacrant 
aux  études  sacrées  et  à  la  méditation.  C'est  dans  cette  retraite  que  l'em- 
pereur Nicéphore  le  fit  chercher  api'ès  la  mort  de  saint  Taraise  pour  le 
placer  sur  le  siège  de  Constantinople,  où  il  fut  sacré  le  1 1  avril  806. 
Comme  archevêque,  il  couronna,  l'an  81  3,  Léon  l'Arménien,  et  fit 
tout  ce  qui  était  humainement  possible  pour  arrêter  le  nouvel  empe- 
reur dans  la  voie  funeste  où  ce  dernier  ne  tarda  pas  à  entrer;  mais  il 
ne  put  conjurer  l'orage;  il  fut  déposé  l'an  81 5  et  exilé  dans  le  monas- 
tère de  Saint-Théodore,  où  il  mourut  l'an  828.  Pendant  cette  longue  re- 
traite, il  rédigea  y. ^  l'exception  d'un  seul,  tous  les  écrits  qui  nous  restent 
aujourd'hui,  véritable  merveille  pour  cette  époque.  Pas  la  moindre 
trace  du  goût  byzantin;  tout  y  respire  la  dignité  mâle  d'un  Démosthène, 
et  son  langage  rappelle  partout  les  meilleurs  modèles  dans  le  genre 
asiatique  :  on  regrette  parfois  que  son  zèle  ardent  et  sa  sainte  indigna- 
tion l'aient  empêché  de  conserver  la  sobriété  et  la  modération  des  ora- 
teurs attiques,  qui,  s'il  avait  eu  à  traiter  d'autres  sujets,  auraient  revécu 
sous  sa  plume.  Que  si  l'on  était  tenté  de  trouver  cet  éloge  exagéré,  nous 
invoquerions  le  témoignage  de  Photius\  dont  les  jugements  littéraires 
sont  presque  toujours  infaillibles.  Et  cependant  ce  dernier  ne  paraît 
avoir  connu  de  Nicéphore  que  le  Breviarium  historicam  dans  le  texte 
duquel  (aujourd'lmi  assez  corrompu,  il  est  vrai)  nous  avons  peine  à 
reconnaître  les  qualités  qu'on  remarque  dans  les  ouvrages  nouvellement 
publiés.  Nous  examinerons  rapidement  les  plus  importants. 

Le  Petit  Apobgétiqne,  intitulé  :  Apologeticus  Miiwr  ad  catholicam  Ecde- 
siamdenovo  propter  venerabiles  imagines  exorto  schismate,  a  été  écrit  peu 
de  temps  après  l'avènement  de  Léon  l'Arménien,  en  8 1 3 ,  dans  la  hui- 
tième ou  au  commencement  de  la  neuvième  année  de  l'épiscopat  de 
Nicéphore.  Le  saint  archevêque  y  raconte  brièvement,  et  en  termes  me- 
surés, l'origine  du  schisme  sous  Constantin  Copronyme,  le  procédé  des 
iconoclastes,  qui,  pour  se  défendre,  employaient  des  écrits  apocryphes 
des  Pères,  la  résistance  de  Paul,  de  saint  Taraise  et  de  quelques  autres 
pontifes;  il  rappelle  l'arianisme  d'Eusèbe  et  les  volâmes  entiers,  conte- 

Cod.  Lxvi,  p.  33,  Bckker.  [vS\  ■>'■  '    '      ' 


y 


.    .  yr/A  MARS  1855.  Il  187 

liant  des  témoignages  des  saints  Pères  en  faveur  du  culte  des  saintes 
images,  volumes  qui  ont  été  lus  au  second  concile  de  Nicée  et  remis 
sous  les  yeux  de  l'empereur;  enfin ,  il  démontre  que  tout  chrétien  est 
tenu  de  se  conformer  aux  décisions  de  ce  concile  régulier  et  œcumé- 
nique, et  teiTnine  par  une  profession  de  foi. 

Le  Grand  Apologétique,  qui  est  intitulé  :  Apobgeticus  pro  inculpabiH 
pura  et  ùnmaculata  nostra  christianorum  Jide ,  et  contra  cas  qui  putant  nos 
idoUs  cakam  exhibere,  a  été  composé  après  la  déposition  de  saint  Nicé- 
phore  et  publié  en  817,  comme  le  dit  avec  raison  le  savant  éditeur  ^ 

Indiquons  rapidement  les  points  piincipaux  sur  lesquels  l'auteur 
insiste.  Après  les  prophètes,  après  l'enseignement  de  Notre-Seigneur  et 
des  apôtres ,  confirmé  par  les  martyrs  et  déterminé  par  six  conciles 
œcuméniques,  on  ne  s'explique  pas  l'apparition  de  tous  ces  novateurs. 
Quel  vertige  pousse  donc  nos  ennemis  à  accuser  d'idolâtrie  les  chré- 
tiens qui  seuls  ont  délivré  la  terre  de  ce  fléau  !  «  Nous  avons  été 
«idolâtres  jusqu'au  règne  de  Constantin  (Copronyme),  »  s'écriaient  les 
faux  docteurs  du  conciliabule  digne  d'être  appelé  le  Coprogynode^.  Vain 
argument  que  saint  Nicéphore  renverse  facilement,  en  exposant  avec 
le  raisonnement  d'une  philosophie  rigoureuse ,  la  différence  qui  existe 
entre  les  idoles  et  les  saintes  images,  et  en  faisant  ressortir  l'abus  que 
lesschismatiques  faisaient  de  quelques-unes  des  raisons  opposées  parles 
saints  Pères  au  culte  des  idoles. 

Dans  une  autre  discussion  tout  à  la  fois  philosophique  et  philologique, 
il  détruit  aussi  ce  dogme  des  novateurs,  que  le  corps  de  Notre-Seigneur 
était  iirepfypentlov  (non  circonscrit) ,  ainsi  que  la  conséquence  qu'ils  en 
tiraient,  qu'il  ne  pouvait  être  ypan16»,  c'est-i-dire  qu'il  était  impos- 
sible de  le  peindre,  de  le  représenter.  D'autres  démonstrations  sont 
tirées  de  l'arche  d'alliance,  du  tabernacle,  des  chérubins  et  des  autres 
ornements  du  temple,  toutes  choses  prescrites  par  le  Seigneur  lui- 

'  Dans  cet  écrit  »e  trouve  insérée  une  profession  de  foi  très-explicite .  S  18-aa, 
p.  aa-a7,  qui  peut  être  la  même  que  celle  dont  parle  Ignace  le  diacre  dans  les  Boilan- 
distes  (Mart.XIII,  p.  399).  •  Nicéphore,  *  y  est-il  dit,  •  a  été  sacré  le  la  avril  806, 
«  divinam  illumjidei  tomum ,  abs  se  olim  scriptum,  et  clero  suo  solemni  acclaniatione 
■  probatum ,  pne  manibus  tenens.  •  Mais  Dom  Pitra  évidemment  est  allé  trop  loin 
lorsqu'il  dit  dans  les  savants  prolégomènes  dix  1"  vol.  de  son  Spicileqium,  p.  i.xxxi, 
«  Agincn  agit  liber  vere  prineeps  de  immaculata  christianorum  Jide  QOBM  auctor 
«  ungendus  in  pontificatum  manu  gestabat,  quasi  fidei  sui  leslem  indedinabileni.  > 
Rien,  à  cette  époque,  n'avait  encore  engagé  Nicéphore  à  écrire  un  pareil  ouvrage, 
sans  parler  même  des  nombreuses  allusions  qu'il  renferme  et  qui  se  rapportent  à  des 
faits  postérieurs  à  l'année  806. —  *  Mot  composé  de  <t«ih>Îo«  ,  et  de  xôirpoî ,  «  fumier:  * 
allusion  BU  surnom  de  Constantin 

2à. 


188  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

même,  et  dont  saint  Nicéphore  explique  longuement  le  sens  anago- 
gique  et  la  relation  étroite  qu'elles  ont  avec  l'usage  des  saintes  images. 
Des  preuves  plus  directes  encore  découlent  d'un  grand  nombre  de 
passages  de  l'Ecriture  sainte ,  cités  et  expliqués  par  le  saint  archevêque 
qui  leur  donne  comme  corollaire  les  témoignages  et  la  tradition  cons- 
tante des  Pères  de  l'Église.  C'est  ainsi  que  Nicéphore,  s'appuyant  aussi 
sur  àes  faits  historiques,  constate  une  pratique  invariable  de  800  ans, 
à  laquelle  on  ne  peut  renoncer  sans  condamner  audacieusement  l'anti- 
quité elle-même.  Et  d'ailleurs  quels  sont  ces  y^pt<mavoxa1tjyopoi  (nom 
qu'il  oppose  à  celui  de  elSa'koXdl pat)?  Des  gens  méprisables  par  le  dé- 
vergondage de  leur  vie  purement  charnelle!  qui  font,  à  la  cour,  une 
comédie  de  notre  sainte  religion!  Ces  soi-disant  évêques  ne  sont  occu- 
pés qu'à  grossir  leur  parti  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vil  ;  à  chercher 
des  satellites  dans  les  factions  du  cirque,  parmi  les  comédiens,  les  au- 
bergistes et  les  portefaix,  jusqu'à  recruter  les  soldats  rayés  des  cadres 
de  l'armée  pour  inconduite  ou  pour  crime,  et  réduits,  par  là ,  à  mourir 
de  faim;  tandis  que  les  véritables  évêques,  fidèles  aux  décisions  du  con- 
cile, sont  poursuivis  avec  une  extrême,  cruauté ^  Cette  exposition  est 
faite  avec  une  grande  précision  et  dans  un  langage  pur  et  magnifique , 
quelquefois  peut-être  un  peu  trop  abondant;  mais  on  pardonne  volon- 
tiers quelques  répétitions ,  parce  qu'elles  se  présentent  toujours  avec 
les  nouvelles  ressources  d'une  éloquence  inépuisable. 

Après  ce  grand  ouvrage  saint  Nicéphore  composa  les  trois  Antirrhé- 
tiqaes  qui  sont  placés  à  la  tête  du  volume.  Ne  pouvant  écrire  contre 
l'empereur  régnant ,  il  s'adresse  à  celui  dont  Léon  l'Arménien  faisait 
revivre  les  scandales.  Copronyme  avait  rédigé  ou  fait  rédiger  sous  son 
nom  une  justification  de  son  schisme  :  c'est  de  cet  écrit  que  saint  Nicé- 
phore examine  et  réfute,  l'une  après  l'autre,  les  principales  propositions, 
qu'il  cite  textuellement.  En  lisant  ces  Antirrhétiqnes ,  dans  lesquelles 
beaucoup  d'idées  du  Grand  Apologétique  sont  reproduites  avec  de  nou- 
veaux développements,  on  ne  sait  ce  qu'on  doit  admirer  davantage ,  ou 
la  foudroyante  puissance  de  la  dialectique  et  de  la  démonstration,  ou 
l'ampleur  et  la  verve  d'un  style  riche  et  majestueux.    ^ 

Les  trois  ouvrages  en  question  sont  conservés  dans  le  magnifique  et 
célèbre  manuscrit  de  Paris,  h°  910,  d'après  lequel  le  P.  Pilra  a  publié 
les  extraits  cités  plus  loin.  La  comparaison  de  ce  manuscrit  avec  l'édi- 
tion de  Rome  fournit  d'excellentes  leçons,  et  fait  voir  que  le  texte  pour- 
rait être  singulièrement  amélioré.  Un  document  aussi  précieux  mérite 

'  Pour  plus  de  détails  voy.  le  S  1 5. 


v.f/iAVMARS  1855.  I  189 

d'être  signalé  aiix  éditeurs  futurs  des  œuvres  de  saint Nicéphore  de  Cons- 
tantinople,  car  l'examen  de  quelques  passages  suffirait  pour  leur  mon- 
trer tous  les  secours  qu'ils  y  trouveront^. 

Le  prospectus  de  Banduri  fait  connaître  trois  autres  ouvrages  de 
saint  Nictphore  : 

i"  Advenus  Eusehiam  sectœ  iconoclasticœ  principem; 

2"  Adversns  Epiphanidem  consectaneum  ; 

y  Advenus  eos  qui  Salvatoris  imaginem  idolum  esse  dicehant. 

Mais  S.  Em.  le  cardinal  A.  Mai  n'a  pu  en  découvrir  aucun  manuscrit 
dans  la  bibliothèque  du  Vatican.  Ces  ouvrages  existent  dans  ceux  de  la 
bibliothèque  de  Paris,  qui  renferment  aussi  tout  ce  qui  a  été  publié  par 
le  savant  cardinal. 

Après  Banduri,  dont  le  travail,  terminé,  à  ce  qu'il  paraît,  en  deux 
volumes  in-folio,  a  disparu  sans  laisser  de  trace,  Dom  Pitra  est  le  pre- 
mier qui  ait  repris  les  études  sur  saint  Nicéphore  ;  et  il  a  publié,  dans  le 
tome  I  de  son  Spicilegium  Solesmense  ',  le  premier  des  trois  ouvrages 
cités  plus  haut,  et  des  extraits  d'un  grand  intérêt  tirés  d'une  inixptats  ' 
que  Nicéphore  écrivit  après  la  publication  des  trois  Antirrhétiqaes.  Ainsi, 
grâce  à  un  heureux  hasard  ,  les  deux  ouvrages  imprimés  en  même 
temps  k  Paris  et  à  Rome  s'enrichissent  mutuellement  sans  se  répéter; 
nous  savons  que  les  volumes  subséquents  du  Spicilegium  rendront  com- 
plète la  publication  des  œuvres  de  saint  Nicéphore. 

On  trouve  ensuite,  p.  ià3,  une  assez  belle  lettre  de  saint  Taraise, 
prédécesseur  de  saint  Nicéphore,  écrite  aux  évêques  de  Sicile,  pour  les 
féliciter  de  leur  coopération  au  concile  de  Nicée. 

'  Nous  donnons  ici  quelques  variantes  tirées  du  chapitre  dirigé  contre  les  dieux 
païens,  p.  53-56  du  grec,  n.  193-195  de  la  traduction  latine.  P.  54,  lin.  3,  ai 
TOÙTuv  èoprai  «atoryOpeic,  lisez  éoprai  xai  troLv.  Ibid.  lin.  3,  enlevei  ol  devant  ai- 
liàrcûv.  Ibid.  lin.  4.  au  lieu  de  tirtyamfitfttvot ,  écrivez  ivtyavifttvot.  Ibid.  iin.  10, 
I^X^*^  8«<n;;ij^<T«  ritrl  xai,  et  mieux  dans  le  cod.  Par.  i^x^'^  ^  '"'*"  2w<"7X^<"  '**^-  ^^'<'- 
lin.  1 1 ,  éyduratTo  i'  àv  ris  x.t.A.,  mal  compris  par  l'éditeur  :  t  On  eût  été  ravi  si  Sa- 
«turne  (en  le  dévorant),  avait  mis  fin  k  la  voXùftop^of  vXivtf  de  Jupiter.  ■  Ibid. 
lin.  1 4 ,  apri>s  taon ,  ajoutez  tûv  iXkow.  Ibid.  lin.  1 6 ,  tùvpVKédt ,  cod.  Par.  iKttpntéot , 
ce  qui  est  plus  probable,  à  cause  de  [taxpoîç  qtii  suit.  Ibid.  lin.  19,  xorrcfiop^à^rro , 
lisez  xaTSfiop^/^eTo.  Ibid.  lin.  27,  au  lieu  de  toU  •mo\t[Uoiç,  donné  par  les  manus- 
crits ,  il  faut  certainement  lire  toiV  tto\é[LOis.  Ibid.  lin.  39 ,  ytvàyLSvov,  lisez  yevà^uvov. 
Ibid.  lin.  3i,  après  iypsvàfievov,  ajoutrz,  d'après  le  cod.  Par.,  xai  tiç  yÂ&rra  rots 
XoiTTots  Q-eots TgpotMxeifisvov.  P.  55,  lin.  1 1,  ra<trrfs,  lisez  atvr^.  Ibid.  lin.  aa  ,  rots 
lainofrt,  lisez  rots  (liXeirt.  Ibid.  lin.  3i ,  aleûpovfiévrf,  cod.  Par.  iàtpovfiévtf.  Ibid. 
lin.  35,  xai  el  is^Orf,  lisez  xai  tlitj^dif,  correction  faite  par  l'éditeur  dans  la  tra* 
duclion  latine.  P.  56,  lin.  1,  (TvvsSovXevas  —  titeSoiXgvfTg ,  adoptez  les  impartait* 
—  (SotiAewe.  Ibid.  lin.  5,  yswwftévtjv ,  lisez  ytvoiiévrjv.  Ibtd.  iin.  i4.  ^tvaxiiewra, 
lisez  ^evaxiiovffa.  —  '  P.  373  5o3   —  '  P.  .3oa-370. 


190  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

La  dernière  partie  du  volume  contient  des  pièces  inédites  de  Théo- 
dore Studite ,  ami  et  collaborateur  de  saint  Nicéphore.  La  dernière  est 
un  panégyrique  de  l'apôtre  saint  Bartholomée,  qu'Anastase  le  Biblio- 
thécaire avait  traduit  en  latin.  Cette  traduction  a  été  publiée  dans  le 
Spicilegiam  de  d'Achery,  éd.  nov.,  t.  II,  p.  i23,  et  reproduite  par  Gom- 
befis,  B.  C,  t.  Vin ,  p.  755  ;  mais  le  texte  grec  n'avait  pas  encore  été  im- 
primé. Ce  texte  laisse  beaucoup  à  désirer,  mais  il  peut  être  considérable- 
ment amélioré,  grâce  à  un  manuscrit  conservé  dans  la  bibliothèque 
de  Paris,  sous  le  n°  1,670,  qui,  bien  que  rempli  de  ^oses,  fournit 
d'excellentes  leçons  ^  '  ^,  '    -h  'v.rp'\',Uo\\il'tx.   ak  <nrh 

Le  sixième  volume  de  la  Nova  hibUoiheca  Patrum  est  Hivisé  en  deux 
parties,  dont  la  première  est  presque  exclusivement  consacrée  aux  Héor- 
tmtiqiÀes  de  saint  Athanase.   On  appelait  ainsi  les  lettres  pascales  qui 

'  Nous  donnons  ici  les  principales.  P.  1^9,  lin.  3,  après  dlTros  ajoutez  èyKuyi^ldiv. 
P.  i5o,  lin.  7  :  (làpTvpa  iXï}6eias  èwoets,  et  en  note  :  «  Cod.  gr.  Vat.  einroiets,  quia 
«  scribit,  sensu  capis.  »  Lisez,  d'après  le  manuscrit  de  Paris,  htaieis.  P.  i5i ,  lin.  6  : 
Uérpov  iypaXot  ol  'ssà'hes  rà  àyadà  evotyyeXtlouévov ,  àXXà  xal  BapdoXofxalov  èitTÔrepa,, 
su  rà  fieréoipa  Q-eoXoyovvros.  En  note  :  «Ânastssius  œque  iocvaidi,  quasi  legerit 
>^â{)T£pa.  >  Cod.  Par.  iaorepitste,  qui  répond  à  eequejocundi  d'Ânastase;  mais  peut- 
être  faut-il  lire  îtT&nlepa..  Ihid.  lin.  la  :  tô  t^s  Q-eoXojiixs  àvir}<riv  Ôpos,  cod.  Par. 
ivsKJtv.  P.  i52,  lin.  9,  ^déyyeadai,  cod.  Par.  èTri^déyyeadcii.  P.  i53,  lin.  i3  : 
iX.Xa  Tûj  T^  yXdr/ltjs  dpàrpa)  Xoytxàs  ipaipas  itaXaxriZffina.  Lisez,  d'après  le  cod. 
Par.  iiavXoMilovrcL.  Rien  de  si  commun  que  cette  métaphore.  Georg.  Pisid.  Exped. 
Pers.  I,  102  :  roû  Xàyov  ràç  aijXax.ae.  Procop.  In  Prov.  ap.  Mai  Classic.  aucl. 
t.  IX,  p.  95  :  râ  rov  Xàyov  àpérpçtf.  De  S.  Andr.  Cret.  Act.  SS.  oct.  t.  VIII,  p.  i35  ; 
Evaeêôrpôirws  râ  toû  voàs  àpinpiù  towtoj»  yerjTtovâtv.  Jo.  Monach.  Spicil.  Rom.  t.  IX , 
p.  729  :  Trfv  âpovpav  rfjs  iiivolas.  P.  i53,  lin.  i4,  iiroppinwv,  cod.  Par.  ànoppi^- 
Tûw>.  Ihid.  Un.  21,  sipnXei,  àvoiyovra  après  les  mots  tô  éotpoaTiipiov.  P.  i54,  lin.  12  , 
zsdrjXàna,  lisez  redrjX&xd.  Ihid.  lin.  i5,  0/  ûSpwres,  ol  -môvot,  lisez  ol  lipotres ,  qui 
est  toujours  joint  à  tirévoi.  Voy.  Plat.  0|pp.  p.  aSg,  C.  et  Pisid.  ifexaeni.  i853.  P.  i55, 
lin.  3,  àviae  èire^evpetrtv,  cod.  Par.  éirav^tftrtv.  Ihid.  ^rjpionavias ,  cod.  Par.  3^« 
piOfiaxiois.  Ihid.  lin.  8,  ek  Q^tXaxos  eïhos ,  cod.  Par.  &vXâxov.  Ihid.  lin.  i3,  âvet/i 
xTOvv  —  àvaavpâlov,  cod.  Par.  éiraveaiTovv —  àvaarfpâiov.  Lisez  ipaaeipà^ov.  Ihid. 
lin.  17,  fieiantiiovres ,  cod.  Par.  (ivamâiovres.  Ihid.  lin.  9,  evepyerYfcrôlxevos ,  cod. 
Par.  eùepyertfdrjffàfievof.  P.  i56.  Un.  2 ,  xai  ô  Tlérpos  b  (léyas,  cod.  Par.  xai  Ôirep 
ô  fiéyas  llérpos.  Ihid.  lin.  i5,  àvofxàrctTa,  lisez  àvofiûrara.  Ihid.  lin.  16,  taoXoKTXt- 
<T6ï}<T0(iat,  cod.  Par.  -oroAv  obiuTdii(Top.at.  Ihid.  lin.  j8,  X&yuvy  cod.  Par.  XoyUav, 
P.  157,  lin.  7,  tBpoeir},  cod.  Par  tapoarjei,  lisez  tspor^et.  Ihid.  lin.  10,  àTreréôtfy 
cod.  Par.  èvaTtsrédrj.  Ihid.  lin.  12,  ô  xiAo^fxevos  WovXmâvos  (Vulcanus),  cod.  Pari 
nvpyjivos.  Cette  leçon  est  curieuse  et  trouverait  son  étymologie  dans  -arûp  yaivsi^ 
Ihid.  lin.  i5,  les  derniers  mots  sont  f*^xP'  ""J^  (rrjpispov  tô  S-aûfxœ  avant] pMovroç, 
cod.  Par.  fi^xP*  ""f^  mjfiepov  iito(^aivs<7dai  rots  bpwai  rà  olov  <7vpp.oirûiheç  ayrjpLà- 
Tjfffia  ToO  iiiOTte<^3ryyàro9[\\sçi  «broirs^evyéTOs)  tsvpàs.  Ta  p-eréiteira  x.t.  X.  La  suite, 
qui  manque  dans  l'édition,  a  été  publiée  dans  le  tome  VI,  page  3i5,  le  .savant  édi- 
teur l'ayant  retrouvée  plus  tard  dans  les  papiers  de  Léon  AUacci. 


MARS  1855.  191 

fixaient  le  jour  où  devait  être  célébrée  la  lête  de  la  Résurrection.  Le 
concile  de  Nicée  avait  mis  fin  à  la  grande  controverse  qui  s'était  éJevée 
entre  les  chrétiens  d'Asie  et  ceux  de  l'Occident  et  de  l'Egypte ,  et  avait 
fixé  d'une  manière  définitive  la  célébration  de  cette  fête  au  premier 
dimanche  après  le  quatorzième  jour  de  la  lune  de  mars  ;  ce  qui  réglait 
aussi  les  autres  fêtes  mobiles.  Un  calcul  astronomique  devenait  donc 
nécessaire  :  or,  comme  il  y  avait  à  Alexandrie  une  école  célèbre  d'astro- 
nomie et  de  mathématiques,  le  patriarche  de  cette  viUe  était  chargé  de 
notifier  d'avance  aux  autres  Lglises  d'Egypte  le  jour  auquel  la  fête  de 
Pâques  devait  tomber;  il  en  écrivait  au  pape,  qui  findiquait  k  toutes  les 
Eglises  d'Occident. 

On  sait  par  saint  Jérôme  que  saint  Athanase  avait  composé  desHéor- 
tastiques,  et,  d'après  les  fragments  conservés  et  cités  par  Cosmas  Indi- 
copleustès,  on  voit  qu'il  y  en  a  eu  au  moins  quarante-cinq,  nombre 
qui  répond  exactement  à  celui  des  années  pendant  lesquelles  il  occupa 
le  siège  d'Alexandrie,  deSaSàSyS.La  Vie  du  saint,  écrite  en  arabe,  en 
porte  le  nombre  à  quarante-sept.  D'un  autre  côté,  la  chronique  syriaque 
{Chronicon  Athanasianuin)  publiée  en  tête  des  Héortastiques  dit  que  le 
patriarche  n'en  écrivit  point  [non  scripsit)  pendant  les  neuf  années  qu'il 
passa  en  exil.  Le  savant  cardinal  concilie  ces  renseignements  contrit- 
dictoires  d'une  noanièrc  assez  plausible,  en  supposant  que ,  dans  la  chro- 
nique ,  il  faut  lire  non  misU  au  lieu  de  non  scripsit.  En  eflet  on  comprend 
très-bien  que  saint  Athanase,  pendant  ses  années  d'exil,  n'ait  pas  pu 
envoyer  ouvertement  les  lettres  qu'il  était  chargé  de  faire  chaque  an- 
née pour  la  fixation  du  jour  de  Pâquc^,  mais  il  est  difficile  d'admettre 
qu'il  n'ait  point  rempli  ce  devoir  envers  le  souverain  pontife. 

Ces  lettres  étaient  considérées  comme  perdues ,  mais ,  il  y  a  quelque» 
années,  un  savant  aurais ,  M.  Cureton,  en  découvrit  un  grand  nombre 
traduites  en  syriaque  parmi  les  manuscrits  apportés  d'Egypte,  et  il 
les  publia ù  Londres  en  1 8/18.  D'autres,  également  traduites  en  syriaque , 
furent  découvertes  l'année  suivante,  ce  oui  força  l'éditeur  d'ajouter 
une  annexe  à  son  premier  travail.  L'illustre  cardinal  Mai  a  pensé  qu'il 
ne  serait  pas  sans  intérêt  de  donner  une  nouvelle  édition  refondue  de 
cette  traduction  syiiaque  en  comprenant  1rs  fi;£^mcnts  grecs  conservés 
par  quelques  écrivains  et  en  y  ajoutant  une  version  krtine,  ainsi  qu'au 
Chronicon  Athanasianum  \ihcè  en  tête  des  Héortastiques.  Celte  chronique 
est  très-importante  au  point  de  vue  historique  en  ce  qu'elle  enrichit 
d'une  manière  notable  la  Uslc  des  préfets  de  l'Egypte  pendant  la  domi- 
nation romaine  et  nous  donne  les  moyens  de  rectifier  et  de  modifier 
l'histoire  des  évèrhés  dépondants  du  patriarche  d'Alexandrie.  Comme 


192  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

complément  indispensable ,  le  savant  éditeur  a  reproduit  un  fragment 
remarquable  dune  autre  chronique  écrite,  en  grec  probablement,  sous 
Théophile ,  l'un  des  successeurs  presque  immédiats  de  saint  Athanase , 
et  dont  une  ti'ès -ancienne  traduction  latine  a  été  retrouvée  parle  célèbre 
Scipion  Maffei  dans  la  bibliothèque  de  Vérone  ^  Ces  deux  chroniques 
se  corrigent  et  se  complètent  l'une  par  l'autre ,  et  fournissent  des  maté- 
riaux précieux  pour  l'histoire  du  christianisme  en  Egypte  pendant  le 
quatrième  siècle  de  notre  ère.  L'illustre  cardinal  n'a  donné  de  cette 
dernière  chronique  que  la  portion  qui  concerne  saint  Athanase.  Cette 
première  partie  du  sixième  volume  se  termine  par  quelques  fragments 
de  Théophile  et  de  Denys  d'Alexandrie  et  par  une  table  des  matières. 

La  seconde  partie  débute  par  trois  excellentes  dissertations  ayant 
pour  auteurs  trois  prédécesseurs  de  S.  Ém.  le  cardinal  Ang.  Mai  dans 
les  fonctions  de  conservateur  en  chef  de  la  bibliothèque  du  Vatican. 

1  °  La  vie  de  Léon  AUacci ,  par  Etienne  Gradi ,  écrite  dans  une  latinité 
très-pure,  et  remplie  de  faits  curieux,  qui  intéressent  l'histoire  littéraire 
et  quelquefois  la  politique.  Malheuieusement  le  copiste  du  manuscrit 
s'est  arrêté  tout  à  coup  (p.  xxviii),  au  milieu  d'une  phrase,  et  la  fin  du 
travail  n'a  pu  encore  être  retrouvée. 

2°  Libellas  annalis  sive  kalendarium  pugillare  commentario  ilhistratam  a 
Nicolao  Alemanno.  Tous  ceux  qui  ont  eu  l'occasion  d'apprécier  la  sa- 
vante et  saine  critique  appliquée  par  Alemann  aux  œuvres  de  Pro- 
cope  se  féliciteront  de  voir  paraître  un  nouvel  ouvrage  dû  à  la 
plume  d'un  homme  aussi  judicieux.  Quelques  tablettes  portant  les 
noms  des  mois,  suivis  de  signoa  symboliques  et  de  petites  peintures, 
avaient  attiré  l'attention  d'Alemanni ,  qui  ne  tarda  pas  à  reconnaître 
un  calendrier  des  principales  fêtes.  Ce  savant  est  parvenu  à  expliquer 
avec  certitude  53  de  ces  emblèmes;  pour  cinq  seulement,  il  en  a  été  ré- 
duit à  ne  présenter  que  des  conjectures.  ' 

3°  Leonis  Allatii  diatribœ  ires,  de  Nicetis,  Phihnibus,  Theodoris,  212 
pages.  Ce  travail,  vu  rimpoj;tance  des  noms,  l'emporte  sur  la  célèbre 
dissertation  De  Psellis  et  sur  quelcjues  autres  du  même  genre  dus  à  Léon 
Allacci  ^,  et  il  rend  un  véritable  service  à  l'histoire  littéraire.  L'auteur 
passe  en  revue  28  Nicétas,  58  Philon  et  ià5  Théodore.  Malgré  le 
grand  nombre  d'additions  et  quelques  rectifications,  dues  à  la  science 

'  Publiée  en  1 7^2 ,  Trident.  —  '  M.  H.  Martin  dans  ses  excellentes  Recherches 
sar  la  vie  et  les  ouvrages  d'Héron  d'Alexandrie,  Paris,  i85A.  in-4°,  regrette  que  la 
dissertation  De  Heronibus  de  Léon  Allacci  soit  restée  inédite,  et  il  se  livre,  p.  10,  à 
une  savante  et  judicieuse  discussion  sur  les  personnages  grecs  qui  ont  porté  le 
nom  d'Héron. 


;<;  /      MARS  1855.       '  ï^ 

de  l'illustre  cardinal ,  il  reste  encore  beaucoup  à  faire  ;  car  telle  est  la 
nature  de  cette  sorte  de  travaux.  Mais  ce  qu'il  faut  dire  à  la  louange  de 
fauteur,  c'est  qu'il  avait  déjà,  par  des  discussions  lumineuses,  fixé  des 
points  sur  lesquels  f  incertitude  s'était  maintenue  jusque  dans  les  ou- 
vrages les  plus  récents.  Nos  observations  se  borneront  à  la  première 
partie,  qui  concerne  les  écrivains  du  nom  de  Nicëtas. 

I.  Nicetas  Syracasanas ,  leçon  des  anciennes  éditions  deCicéron', 
remplacée  par  Hicetas  dans  toutes  les  éditions  modernes,  d'après  fau- 
torité  des  manuscrits. 

Il  et  III.  La  confusion  des  deux  Nicétas,  Hyhreœ  et  sacerdos  Smyr- 
nœas,  justement  distingués  par  Faber  et  Allacci,  subsiste  encore  dans 
la  plus  récente  édition  de  Tacite ^  celle  d'Orelli,  qui,  p.  /i8a,  repro- 
duit la  note  erronée  de  Hess. 

XXII.  Nous  citons  cel  article  textuellement  :  «Nec  non  Nicetas 
«Sculariota,  cujus  rbetorica  legitur  Parisiis  in  bibliotheca  régis  Gal- 
<(lorum.  P.  Ot<  Set  toÏs  lôiv  àpy^eiloiv  êvrx/yx°^^'^  ervyypdfjLfjuxai.  Pusil- 
((lum  admodum  opus;  quas  vero  vires  babeat,  dicent  quibus  illud 
«  evolvere  rontigerit.  »  Que  Léon  Allacci,  ne  pouvant  vérifier  le  fait,  ait 
enregistré  ce  renseignement  littéraire  d'après  le  témoignage  du  cata- 
logue imprimé  de  la  bibliothèque  de  Paris,  rien  de  plus  naturel  et  de 
plus  simple.  Mais  que  S.  Ein.  le  cardinal  Mai  accepte  et  reproduise  cet 
article  sans  y  faire  la  moindre  observation,  c'est  ce  que  nous  ne  pouvons 
comprendre,  et,  puisqu'il  parait  prendre  au  sérieux  ce  Nicétas  Scuta- 
riote  et  son  ouvrage,  nous  nous  voyons  forcé  de  raconter  ici  une  petite 
anecdote,  généralement  peu  connue,  et  qui  ne  manquera  pas  d'inté- 
resser les  bibliopliiles.  L'ouvrage  en  question  a  été  imprimé  en  entier, 
sous  le  nom  de  Nicétas  Scutariote,  dans  le  premier  volume  des  Rhe- 
tores  grœci.  L'illustre  philologue,  éditeur  de  cet  important  recueil, 
s'empressa  d'envoyer  aux  sommités  de  la  science  quelques  exemplaires 
de  ce  volume  à  peine  imprimé,  mais,  à  la  première  vue,  M.  Boissonadc, 
à  Paris,  et  M.  Spengel,  à  Munich,  s'aperçurent  que  ce  traité  n'était  autre 
que  le  Judiciam  veteram  scriptoram  par  Denys  d'Halicarnasse ,  et  ils  se 
hâtèrent  d'en  avertir  l'éditeur.  Heureusement  l'ouvrage  en  question 
occupait  la  fin  du  volume,  et  il  était  facile  de  le  supprimer;  c'est  ce  qui 
fut  fait  immédiatement.  Toutefois  quelques  exemplaires  ont  échappé  à 
cette  grande  destruction,  et  il  s'en  trouve  aujourd'hui  avec  la  faute 
entre  les  mains  de  quelques  possesseurs  privilégiés.  Nous  espérons  que 
le  savant  éditeur  de  Pausanias  et  des  Rhéteurs  grecs  nous  pardonnera 

Cicer.  Académie,  qastst.  lib.  Il,  xxxix.  —  '  Dialog.  de  oralor.  cap.  xv. 

a5 


ig4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cette  petite  incliscrétion  littéraire,  et  qu'il  ne  nous  saura  pas  mauvais' 
gré  d'avoir  sauvé  de  l'oubli  une  anecdote  curieuse,  au  profit  de  ceux  qui 
voudront  écrire  un  livre  De  faiis  librorum.  Quoi  qu'il  en  soit,  Nicétas 
Scutariote  doit  être  rayé  de  la  liste  des  écrivains  appelés  Nicétas;  et,  s'il 
doit  figurer  parmi  les  personnages  qui  ont  porté  ce  nom,  ce  ne  peut 
être  que  comme  copiste  ou  comme  possesseur  du  traité  de  Denys  d'Ha- 
licamasse.  -.•  ^^îîà  .    r-vu     ; 

XXIV.  «Nicetae  Eugeni  îegitur  epistoîa  unir^  in  cod.  regio  Pari- 
«siensi  Sg^.  P.  Sùv  xaip^  iwv  ê^  àyeovuv  jJ/lmJv  véav  (TvXXoye  Sé^ai  }<6yov. 
«De  quo  nihil  habeo  ullra  quod  dicam.  »      1 

Encore  un  article  qui  méritait  au  moins  une  observation.  Ce  Nicétas 
Eugenus  n'est  autre  que  Nicétas  Eugenianus,  dont  le  roman  a  été  publié 
par  M.  Boissonadc^  et  la  lettre  citée  est  fépître  dédicatoîre  de  l'auteur, 
publiée  en  tête  du  second  volume  de  l'édition. 

A  la  suite  des  dissertations  de  Léon  AHacci  sur  les  Nicétas,  les  Phi- 
Ion  et  les  Théodore,  on  trouve  une  série  &anecdota  publiés  presque 
tous  en  grec  et  en  latin ,  et  dont  les  auteurs  appartiennent  à  cette  der- 
nière catégorie.  Le  premier  qui  ouvre  la  marche  est  un  éloge  du  chien, 
Kvvbf  êyxoifAiov,  par  Théodore  Gaza.  Cette  pièce  est  charmante,  spiri- 
tuelle, et  écrite  avec  une  rare  élégance.  Au  début,  le  sophiste  donne  à 
entendre  que  Mahomet  II,  conquérant  de  Constantinople ,  avait  tra- 
vaillé sur  le  même  sujet  :  peut-être  ce  dernier  avait-il  composé  et  fait 
graver  quelque  épitaphe  sur  un  de  ses  chiens  de  chasse. 

P.  2  1  4 ,  extraits  en  grec  du  commentaire  de  Théodore  d'Héraclée 
sur  le  prophète  Isaïe,  tirés  d'une  Chaîne,  conservée  dans  un  très-beau 
manuscrit  du  Vatican  du  x*  siècle,  et  avec  des  peintures. 

P.  260,  extraits  du  commentaire  de  Théodore  ou  plutôt  de  Diodore 
de  Tarse  sur  les  psaumes,  du  li*  au  lxxiv*.  Cet  écrivain  exégète,  dont 
la  Chaîne  de  Corder  ne  cite  pas  un  seul  fragment ,  affecte  surtout  les 
interprétations  allégoriques^. 

P.  269,  quatrième   livre  d'un  ouvrage  étendu  de  Théodore  Las- 

'  Lugd.  Balav.  1819,  2  vol.  in-8*.  —  *  Par  exemple,  p.  244.  v.  i4  :  Éyeb  yàp, 
Çrjfflv  b  Q-eàs,  viréirjai  ae  vixivOov  à  Zè  vixivdos  fiifiovfievos  rd  «r&jfxa  toû  oiipa- 
vov ,  irjXot  T>)v  yi^x,'^^  ovpavlei)  ^wfiévtjv  viroSï^fiatTi.  Au  ps.  lxvii,  v.  3i  ,  èir»T/fi);- 
aov  QTjpia  xaAdtfxov  (t  Réprimez  ces  bôles  sauvages  qui  habilenl  dans  les  roseaux,  » 
Sacy),  il  voit  (p.  a5o)  des  écrivains  hétérodoxes  :  voriaeiç  Q^pia  xaXifiov  tous  t^v 
^euSwvufxov  tspeff^eiovrae  yvâxTiv,  ce  que  le  savant  cardinal  lui-même  avait  taxé 
de  jeu  d'esprit  [argatiœ) ,  lorsqu'il  trouva  cette  interprétation  dans  un  des  sermons 
publiés  par  lui  sous  le  nom  de  S.  Augustin,  cxviii,  6,  t.  I,  p.  aBo.  Pag.  255,  ps. 
Lxxi,  1  :  oÎTOs  ô  ipatXfxôs  où  itevàyxei  («lia  cod.  »)  t«5  'Oarpi  tov  Po€oà(i  loXop-âvi, 
x.T.X.  Il  faut  lire  oi>  5j)  àvâxeirat. 


y/jV     MARS  1855./ailOr  105 

caris,  Xpt</liavixiis  SeoXoyitxs,  livre  intitulé  Ilep}  B-eawfuaç,  et  renfermant 
un  recueil  de  noms  et  d'épithètes  donnés  à  Dieu  ^.  Parmi  ces  diverses 
appellations,  qui  fournissent  un  grand  nombre  de  mots  nouveaux^,  plu» 
sieurs  sont  évidemment  corrompues^   ou  au  moins  d'une  forme  sus- 

'  Ce  sujet  se  trouve  traité  aussi  dans  une  scholie  inédite  sur  un  passage  de  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  l,  I,  p.  Sh"],  C  :  Eîeri  8è  -Erepi  Ssàv  xai  Ôv6(icnx  tsoXXà  Xsyô» 
(xevT,  è^oyâncnT. ,  rovrét/li  neyaXeînara  xal  xvptdrrara-  oîov  ivap'xps  xai  ôreXevnTTOs 
x*i  ■vtT.VTOxpdraip  xai  Kdioxpétap  xa.i  Çwoirojôs ,  Q-eàs  xal  xvptos  xcti  'Tsavrohwafws  xai 
tsoXXà  àAA«  he<nrorixâ.  Èx  tovtow  ovv  têbv  ùvopiibiv  Xonsân»  (1.  Xontàv)  (TvXkoyi^à- 
fxedct  T^  Ziavoia  xai  Xéyofiev  tsapà  ti  Qsàs  xai  dntoxptvùfjieda  6rt  èx  rov  aldetv  ff  é-éetv 
rf  èx  roi  Q-eeopeïv  rà  tjivra  •  xvptos  Se  6ti  xvptevet  iTtivrcov  ■  •ojavToSûvafxos  Zè  èirsi 
tsivri  6(71  Q-éXei  iitvocrif  ivap^ps  iè  Ôri  ipxrfv  ^povixi/fv  oix  éysi  ■  vfavTOxpâcrup  iè 
6t<  rà  tsivra.  xptneï-  Ç&foxpârwp  8^  xtl  l^oooiroids  6t»  èv  avry  treptxparoviievot  Kà>p.ev 
xai  xtvovfieOa.  Èx  rovrcov  ovv  tûiv  dvofzÎT&w  xai  iAA&n»  nrXeiôvàjv  à  vois  à  i^fiérepos 
vo(xiZei  tvhaXiia  6  è&ltv  elxova  *  àXXà  ri  ^rjci  tûpiv  xpaTtjdrfvau  <p. .  .  xaX  'apiv  votjBrjvii 
iithihpéuTxei  ^  vàrjais  TOtJ  ^fxeTipoo  vov  ■  àxat riXrjTtl os  yàp  èaltv  b  Seàs.  Le  mot  Çwo- 
xpàxciip  manque  au  Thésaurus.  —  *  Nous  citerons  les  suivants,  qui  peuvent  être 
ajoutés  au  Thésaurus  :  Y.lprjv(i)Wftos ,  p.  26a,  d'où  le  verbe  tiptjvanro^ùa ,  employé 
par  S.  Germain  de  Constantinople,  cod.  Coisl.  278,  foi.  211  v*.  Par  occasion,  j'in- 
diquerai aussi  le  mot  nouveau  ^Iprfvdhàrrjs ,  Anou.  in  Ptalm.  cod.  Par.  3ii  A  : 

Eii^cûs  iè  âyav  àvatpérrfv  eiiràw  tTjs  éxfipis  Xpit/làv  ràv  «vrôv  xai  elpijvoiàrrjv 

oivôfxaujsv.  Le  Thésaurus  ne  donne  que  ia  forme  elprjvo^Tos.  ÉAcoSop^svs,  p.  2bg; 
ti6v€oXoyvéfÂA}v,  p.  a6i;  eiOvitxôÇpayv,  ibid.  ;  éeoavaroXçvs ,  p.  a6o;  ^Aiov»x»^«jp , 
p.  a6a;  ^vprfitoi&rrjs ,  p.  a63  ;  &v(toiô^aff1os  et  Q^nàio^os,  p.  a6a;  ^fioxpérup 
et  iitàp)(r)s ,  p.  261  ;  xatvepyinjs ,  p.  a 60;  xapitereurlijs ,  p.  a6i  ;  xtvrpomfxrrjs  et 
xvho^ôpos,  p.  a 6a;  xvpumpirûtp ,  p.  a6o;  Aaft79i3{avonr7i^,  p.  a6a  ;  XoyoTgpinfs , 
p.  a6o;  fieyaXôSpvTOs ,  p.  a63i  fitjvav^ ai&lijs ,  p.  aCa  ;  ^uaptXei^pjtav ,  vrjvsfjunrotôs , 
vixâpyrjs  et  vtxooécnKvtos ,  p.  a6o;  voao(pOàpos^  p.  a63;  à^i^^&njs,  àpo^ovpryàs  et 
urav/Seos,  p.  aCi;  laavToOpéyi^Myv  (le  Thésaurus  donne  la  forme  féminine  tsavro- 
6péiilsipa\  el  'aav7o(^Xa^,  p.  a63;  wawTtéptTo^os ^  p.  a6o;  tsvooxpâTbyp  (fortasse 
tjvoioxpérwp) ,  p.  u63;  adsvapôxjetp,  miijTtTtpy irtfs  et  alryyMpxifft  P*  a6i  ;  avvov- 
(jioovtTKiïTtjs  et  ff^atpspryirrîs ,  p.  aùa  ;  rpptvynoOpaii&lrfs  et  rv^tîvoxojkvijUa ,  p.  aGo; 
vyeioiônjs,  p.  a63;  virepaiOépios ,  p.  aGi,  d'où  le  verbe  vvtpatOeplioj,  cod.  Par. 
407,  fol.  5  r*;  vTr€pxépavvos,  p.  362,  et  înrspvjr^poirAo* ,  p.  a6i.  —  *  P.  369, 
rsXe^vifs,  lisez  r>jXt<pavijs.  P.  a6ot  à  voXov^fùjrup,  lisez  û  igàXov  iofiiircop. 
—  >)  dxTis  ^  ixTÔs  dtvravoatXifcrc6Js  ^éXyo\j<ra ,  lisez  ivravaxXiaeojs.  —  ^  yévrjais 
TùJv  Ihtôiv,  lisez  ))  yévsais.  —  b  ta  ait  ipx^  ^XP'  ^^Xovs  pnr^  toO  xôfffxov  ti'hdts, 
corrigez  pnniv.  —  P.  a6i ,  6  ipfiovia  navras ,  lisez  »)  ipfiovia.  —  b  dhraXtvûitfros , 
lisez  (tJiaXtvbirfros.  —  ô  (iifr*  io^àts,  b  fiijre  xtvoifxsvos,  enlevez  le  second  b.  — 
P.  a6a,  ^povràvTiirvos ,  quel  peut  être  ce  mol?  —  b  xXado^àpos ,  peut-être 
xXcûdé^pos,  t  inspecteur,  directeur  du  sort.  »  —  ô  fiedtXUôv  ri/fv  yifv  èni  rrfv  àurÇi 
Xeiav  avrifs,  lisez  b  Q^efteXiâv  njv.  —  b  xaxaXafivIi^pdtv ,  peut-élre  xaraAafx^/^pojv 
ou  xsTaA)7^^^pei>v,  différciicc  d'orthographe.  —  b  ^dvvoTtoibs-  b  tstBic^&iurrjf  peut 
être  ^vdioisixrrjs ,  justifié  par  le  précédent.  —  b  Keovoa^avoXtjyorpoTteis ,  peut-être 
tuvoa^avoXvyorpoTTsiis ,  6s  ràs  t<i>vas  ài^avôis  Tpéitst  ojs  Xvyov.  — ô  ))A3flU'o;(CW . 
Usez  b  iiXiavoxt^iS ,  «qui  solera  sursum  tcnet  ne  cadat.  ■  —  b  àuniXrjTtiapporyàs ,  lisez 
ifrxXrjTtiapwybs.  —  P.  a63,  ô  vtfupnjs,  lisez  vrffupmjs.  —  6  vironàiiov  atJ;f«v  ri/v 


196  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pecle,  et  d'autres  auraient  besoin  d'une  explication ^  Dans  tous  les  cas, 
les  philologues  et  les  lexicographes  trouveront  là  une  mine  nouvelle  à 
exploiter. 

Ce  fragment  de  Théodore  Lascaris  est  suivi,  p.  a 63,  d'une  Vie  de 
saint  Jean  Chrysostome ,  par  Théodore ,  évêque  de  Trimithonte  en 
Chypre.  Cette  vie,  extrêmement  sommaire  dans  le  commencement,  est 
assez  explicite  lorsqu'elle  raconte  les  persécutions  dont  saint  Jean  Chry- 
sostome a  été  l'objet;  après  tant  de  biographies  du  saint  évêque,  elle 
prend  une  certaine  importance,  grâce  à  plusieurs  documents  historiques 
insérés  in  extenso,  et  qu'on  ne  connaissait  pas  auparavant.Tels  sont  des 
lettres  et  des  décisions  du  pape  Innocent,  des  lettres  des  empereurs  Ar- 
cadius  et  Honorius,  et  surtout  une  lettre  remarquable  de  l'impératrice 
Eudoxie  au  pape  Innocent,  laquelle  pièce,  bien  que  corrompue  en 
plusieurs  endroits,  porte  évidemment  le  cachet  de  l'authenticité.  Les 
autres  documents  peuvent  bien  être  quelque  peu  abrégés ,  mais  on  ne 
pourrait  articuler  aucune  raison  solide  contre  la  véracité  du  fonds.  Le 
récit  de  Théodore  contient  cependant  des  circonstances  évidemment 
fabuleuses;  telle  est,  par  exemple,  la  cause  à  laquelle  il  attribue  les  pre- 
miers nuages  qui  s'élevèrent  entre  le  saint  et  l'impératrice,  S  i5, 
p.  a 7^-5,  et  qui  est  forgée  d'après  l'histoire  biblique  de  David  et  de 
Nathan*. 

yijv,  lisez  é)(û)v.  —  b  (TO(^pio^6rtjs ,  lisez  ô  ao^toZôrrfs.  —  '  P.  a6o,  ô  tsovr/pofxavïji, 
placé  après  à  fx<i)peXeiJn(i)v ,  voudrait  dire  t  qui  a  un  amour  fou  pour  les  pé- 
«cheurs,  au  point  de  leur  sacrifier  son  propre  fils.»  —  à  ^XeTTOfxevoieohtos ,  à  f*^ 
àpei)fievoiù)ho<Tlpo(pevs-  le  premier,  à  la  rigueur,  est  supportable;  mais  le  second, 
avec  nïj,  doit  être  b  p.i)  bp<b(ievos  Ç«i)8<o<r7po^e0s.  —  P.  a6i ,  b  xj^cras  ràv  ipidp.6v. 
Le  mot  yicrais  ne  se  comprend  pas;  l'auteur  aurait-il  écrit  ^^cras?  —  ô  fxefzi/'/fxopos • 
b  p.if  àvsililù»),  peut-être  b  {xrf  fisfiil/lftopos  ;  mais  ce  mot  est  absurde  comme  appli- 
cation à  Dieu.  L'auteur  a-til  écrit  b  (xî)  p.£(iipifi(i)pos ,  le  pendant  de  fxcopeXerjficov} 
—  P.  362,  b  reivoioxilas ,  probablement  b  rcivei  ou  èxrelvei  [èv  tû  àépi)  ris  ioxi- 
Satff.  —  b  xdovepTrnovefterepyiTrjs.  Ce  mot  paraît  signifier  b  èpyirrjç  rHv  èiri  )(dovi 
épirerôiv  ve^op-évurv.  —  b  éiroxos  croi^potTwrjs ,  t  qui  est  à  cheval  sur  la  sagesse.  »  — 
ô  Q-étiv  xpivùni,  «qui  sépare  la  mer,  »  allusion  au  passage  de  la  mer  Rouge  par  les 
Hébreux.  —  î)  avroTrayrj,  peut-être  ^  aiiTOTtrfyij.  On  comprendrait  aussi  b  awTOira- 
yrjs,  «in  se  firmus  et  lundatus;»  mais  comment  admettre  aÙTOirayri  en  parlant  de 
Dieu?  On  ne  comprend  pas  davantage  les  expressions,  p.  263,  ô  aÙTÔvvxTos  et  rà 
^rfpa  TÔ  àXidijrov.  —  '  Dans  le  texte  grec  on  lit,  p.  267  :  ÈvTéXXofxai  trot  hià 
TOVT&Jv  ïjpôiv  TÛv  Q-eloûv  ypapipiroûv,  es  fierd  'csàtrrjs  èitteiKsias  àiroaleîXai  T^ptv 
èvraïiôa  iwiwrjv  ràv  tspsfT^irspov ,  tûnt  èx  MeyaXoTrôXews  fxrjhevàe  voovvros-if 
aifxdopévov  rà  yivàpevov.  Au  lieu  des  mots  rû>v  èx  MeyaXoTràXews ,  le  manuscrit 
donne  ràv  èx  p.eyaviov  ,  «  quod  non  explico,  »  ajoute  le  savant  éditeur,  qui  fait  une 
correction  bien  hasardée.  S.  Chrysostome  y  étant  nommé  tout  sèchement  -sTpea- 
€vrepoVt  on  pourrait  écrire,  presque  sans  changement,  îcoàvvrjv  ràv  Tirpea^vrepov 


MARS   1855.  197 

S.  Em.  le  cardinal  Mai  prend  occasion  de  celte  biographie  pour  in- 
sérer à  la  suite  le  sermon  grec  d'un  des  successeurs  de  saint  Jean  Chry- 
sostome  à  Constantinople,  sermon  qui  portait  le  nom  de  ce  dernier 
dans  une  traduction  latine  de  Ch.  Sirlet,  publiée  par  Surius\  et  qui, 
ici,  est  intitulé  Panégyrique  de  l'apôtre  saint  André,  par  Procius.  Cette 
pièce  est  donnée  comme  inédite  par  ie  savant  éditeiu*,  d'après  le  ma- 
nuscrit du  Vatican,  n°  866.  Singulière  préoccupation!  Ce  sermon  a 
rléjà  été  publié  deux  fois,  et  c'est  précisément  d'après  ce  même  manus- 
crit, n"  866 ,  que  Vinc.  Riccardi  ie  donnait  à  Rome,  en  grec  et  en  latin, 
p.  Sàg  de  l'édition  de  Procius,  intitulée  :  S.  ProcU  archiepiscopi  Polit. 
Analectaa  Vincentio Riccardo ,  etc..  Romœ,1630,  in-4'.  Plus  tard,  Com- 
befis  le  reproduisait  en  grec  et  en  latin  dans  son  Auctariam  novissimum, 
1. 1,  p.  66o.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  pièce  ampoulée  et  très-maniérée 
dans  la  forme ,  et  assez  vide  pour  ie  fond ,  ne  méritait  pas  les  honneurs 
d'une  troisième  édition. 

P.  393-363.  Vie  de  Théodore  Studite,  par  ie  moine  Michel,  écrite 
dans  un  style  soutenu,  mais  empreint  d'une  légère  atTectation^.  Cette 
vie  est  différente  de  celle  qui  a  été  publiée  par  Sirmond ,  bien  que  le 
fond  soit  à  peu  près  le  même.  La  préface  est  entièrement  nouvelle. 

P.  864-378.  Théodore  Studite,  oraison  funèbre  de  sa  mère  Théoctista, 
d'après  ie  manuscrit  de  l^aris,  n°  liigi.  Cette  pièce  est  simple,  d'un 
style  naturel  et  bien  senti.  On  lirait  avec  recueillement  et  intérêt  une 
traduction  française  de  ce  touchant  tableau  de  la  vie  d'une  sainte. 

P.  379-397.  S.  Lm.  le  cardinal  Mai  n'a  tiré  des  œuvres  de  Théodore, 
évêque  dos  Alains,  que  le  récit  épistolaire  d'un  voyage,  de  Constanti- 

t6v  èxet  (à  Antioche)  fUyav,  ce  qui  paraît  coiifirmer  la  précaution  (Xifievàt 
vooïivroe.  —  '  A  la  fin  du  mois  de  novembre.  —  *  Celle  vie  se  trouve  aussi  dans 
le  manuscrit  de  Paris  n*  755.  Nous  en  avons  collalionné  le  commonccment. 
P.  293,  lin.  3,  varptis,  cod.  Par.  tscerpUciç.  Ibid.  lin.  9,  votfievipxrfs ,  cod.  Par. 
•vxoifiviipxrtç.  Cette  dernière  forme,  dont  le  Thésaurus  ne  donne  point  d'exemple, 
est  employée  de  préférence  par  Manuel  Philé.  Ibid.  lin.  17,  (xvXXexj^^  cod.  Par. 
<TvXXeXcyx(i>s.  P.  294,  lin.  a,  rife  xad'  »)fiîff  è€ia)  Karifs,  cod.  Par.  èv  (S/w.  Ibid. 
lin.  ao,  Q-tOTfpeiretç ,  cod.  Par.  &^eoTepjrsîs  Ibid.  lin.  a4.  tôv  /SflwiAixwv  (^àouv, 
cod.  Par.  jSouriAtxûv  (ppovrlhant  tt  xai  ^pow.  Ibid.  lin.  37,  èv  ^turiXeloit  av/^, 
cod.  Par.  iv  ^auriXeloiç  aiXcUs.  P.  396,  hn.  17  :  ^wrtoM  réxjst  xai  yvâfxvf  0<Aa- 
"Kovla  rote  taSen  taepiaxsTtlof  ùv  èyvwpiiero.  Les  manuscrits  donnent ,  l'un  tBtplit- 
tmoç  (sic),  et  l'autre  'asplttnroç.  Le  savant  éditeur  corrige  vepiarxeTilof.  Il  fau- 
drait vrepi-mt/lot.  P.  297,  lin,  10,  rote  âjadàv  alpovfxévois ,  lise*  ràyaOév.  Ibid. 
Jin.  1 1 ,  èTrnvx^lap,  cod.  Par.  èTrtOvfilctv.  Ibid.  lin.  i4  .  twv  ii  xatpl  rî^t  yeéwrjt,  liseï 
To3  îé  imipi.  Ibid.  lin.  a5 ,  (Tvvéd'kaatu ,  cod.  Par.  avvédXcurt.  P.  3o5 ,  l'éditeur  semble 
douter  du  mot  imeprlva^,  qui  trouve  sa  justification  dans  les  exemples  réunis  par 
Lobeck,  Parahpom.  gramm.  qr.  p.  377-378. 


198  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nople  à  travers  le  Bosphore  jusque  dans  iAlanie.  Nous  craignons  que  le 
savant  cardinal  n'ait  trop  présumé  de  Ja  valeur  historique  de  cette  pièce. 
L'écrivain  tombe  sans  cesse  dans  des  phrases  et  des  images  bibliques  qui 
exagèrent  singulièrement  le  fond  de  sa  pensée,  de  sorte  qu'on  ne  voit 
jamais  sortir  du  récit  un  tableau  net  et  précis.  Le  décousu,  le  vague  et 
l'exagération  qui  régnent  dans  cette  narration  ne  permettent  pas,  selon 
nous ,  d'en  faire  usage  pour  une  histoire  sérieuse, 

P.  399-4  ili.  Pièces  poétiques  de  Théodore  Prodrome,  au  nombre  de 
vingt.  Ces  petits  poëmes,  connue  ceux,  de  Manuel  Philé  ^  ont  une  vé- 
ritable utilité  historique ,  parce  qu'ils  se  rapportent  presque  tous  à  l'em- 
pereur ou  aux  membres  de  la  famille  impériale.  Le  n°  vu,  sur  le  ma- 
riage de  Manuel  Porphyrogénète  avec  une  princesse  allemande ,  a  été 
déjà  publié  en  i85o,  dans  les  Anecdota  grœca  de  M.  Matranga,  p.  SSa. 
Les  deux  textes  présentent  des  différences  qui  permettent  de  corriger 
l'un  par  l'autre 2.  La  pièce  suivante  ,  n°  vin,  adressée  à  Jean  Comnène, 
portant  la  guerre  contre  les  Perses,  se  trouve  dans  un  manuscrit  de  Pa- 
ris, n°  aoSy,  qui  rétablit  les  vere  faux^,  en  donne  quelques-uns  de 
plus*,  et  qui  contient  en  outre  d'excellentes  leçons  ^.  Du  reste  tous  ces 

'  Une  édition  des  poésies  inédiles  de  Manuel  Philé,  que  nous  avons  recueillies 
dans  les  diverses  bibliothèques  d'Espagne,  dMlalie  et  do  Paris,  s'imprime  en  ce 
moment  à  l'Imprimerie  impériale,  en  deux  volumes  in-8°.  —  *  Il  y  a  deux  vers 
faux  dans  la  nouvelle  édition.  V.  16,  enlevez  ùs,  qui  est  de  trop.  Le  v.  27  a  une 
syllabe  de  moins  -,  il  faut  lire  ou  ô  Ppvyj^às  xai  fiàvos,  au  lieu  de  ou  ^pu;^|xàs  xai  [làvos. 
Dans  M.  Matranga,  v.  18,  lisez  tjw  au  lieu  de  (tôv,  v.  ai,  rafe,  au  lieu  de  twv; 
V.  28,  iyx.^t  pour  ipx,si\  v.  3i,  Btilarrov  pour  Bd^avros ;  v.  4i,  rjvyevladtjs  pour 
eùyeviadrjs;  et  v.  52,  \jLvpo[têpoyri(Tl%  au  lieu  de  pMpo^po)(yalix.  Ce  mot  manque  an 
Thésaurus.  —  'V.  38 ,  il  manque  une  syllabe  ;  lisez  xari  t^v  i^oAfzwS/av.  V.  ko , 
)Laï  'ssàXiv  yÀyYjs  fxéXXrjcrls  aoi  xai  'vriXiv  èxal parevsis ,  ce  qui  ne  peut  aller,  ni  pour 
le  sens,  ni  pour  la  mesure;  lisez,  d'après  le  manuscrit  de  Paris,  xai  TsiXtv  (làxr? 
(iéXet  <Tot.  V.  53,  <7Ù  hè  voaeti  xai  c/l paTijyeTs  xai  aÇàrlsis,  il  manque  quatre  syl- 
labes; lisez  <TW  So  voaeîs  xai  arlparrjyets,  au  S'  àppac/lels  xai  rp^p^ejs.  V.  lyA,  éo^at 
hè  hà^a  TOVTunf  tûjv  véuv  aoM  xpoira/ûw.  Il  manque  une  syllabe;  corrigez  éalat  8'  v 
SéÇa  TOVT&jvi  Twv.  V.  208 ,  "sràpâet  tous  (^iXoTtopdrjràs  ày^pi  TûJf  èayàTùiv,  il  manque 
une  syllabe;  cod.  Par.  'vràpdei  ta  (^tXoTràpdtjrov  àp^pt  xai  tûv  ècrxéruv.  —  *  Après 
le  v.  3 1  ajoutez  'aàcras  dvvipovs  a\j)(y.rjpàs  taepiohsiaas  ytlipas.  Après  le  v.  5 1  : 
xai  xXivas  èTHirMop.£v  xai  <dàpp.axa  tvrovfxev.  Après  le  v.  90  :  oiihè  xaXvTtlet 
vé<^e(Tt  firjhé  ye  xaXv(p6eiï)s ,  aXX' oùh' èxXsiTrets  à-jroaovv  ûs  fjade  fitjh'  èxXsiirçiv. 
V.  2i5  :  èx  rrjs  èpijp,ov  rffs  axXrjpis,  irjç  avx,p-r}pàs  isevias,  Tfjs  ètrapàTOV  XvTttfpas 
vxtv  èTTanjxovri  <roi.  —  *  Nous  citerons  les  principales  ;  v.  i3,  jSapSipou  pour  jSap- 
£âpcûv;  v.  21 ,  xoiTO^(^potis  pour  xopTO06poiis ;  v.  ^2,  ôirAoSorers  pour  intXosvTeïs. 
Le  v.  63  est  ainsi  donné  par  le  manuscrit  de  Paris  :  aùp^ft^"  iSpwv  xai  xoiricôv  xai 
'màvovs  'Oe^payp.évos.  V.  66,  hpôfiojv  pour  Spàftov;  v.  76,  tous  é)p.ovs  pour  toïs 
œftois;  V.  83,  èiféyvù)  {lèv  âvaToXrf  pour  èvéyxœpLSV  àvaToXijv;  v.  93,  âv  ^Xijs  pour 
(>Xijs  âv\  V.   116;  hrj(T)(6opia  pour  Sv(T;^eps/a  ;  v.   i23,  raÛTa  pour  -Brâvra;  v.  125, 


MARS  1855.        :0'  199 

petits  poèmes,  à  l'exception  du  n°  vu,  cité  plus  haut/ étaient  inédits^; 
le  savant  éditeur  n'a  eu,  ni  le  temps,  ni  le  courage,  d'y  ajouter  une  tra- 
duction latine  ^. 

P.  liili.  Épithalame  en  prose  des  Césars  Alexis  et  Jean,  par  Théo- 
dore Prodrome. 

P.  Al  7.  Actes  du  martyre  du  jeune  Cyrique  et  de  sa  mère  Julitta, 
par  Théodore,  évêque  d'iconium.  Ces  actes  sont  évidemment  authen- 
tiques et  entièrement  conformes  aux  prescriptions  de  l'Église  pour  la 
rédaction  de  ces  documents.  Le  naturel  parfait  et  la  simplicité  touchante 
du  récit  font  de  cette  pièce  une  œuvre  littéraire.  On  la  connaissait  déjà 
par  l'édition  qu'en  avait  donnée  Combcfis  dans  son  ouvrage  De  triamph. 
martyr.  Paris,  1660,  in-8°,  et  reproduite  dans  les  Bollandistes  dans  le 
tome  3  de  juin.  Mais,  comme  cette  édition  est  pleine  de  fautes  et  de  la- 
cunes, le  savant  cardinal  a  jugé  à  propos  d'en  donner  une  nouvelle 
d'après  un  excellent  manuscrit  de  la  bibliothèque  du  Vatican. 

P.  àiS.  Deux  lettres  du  diacre  Xanthopule,  secrétaire  du  concile  de 
Florence. 

P.  àic).  Oraison  funèbre  [fxov^ia)  de  ce  même  Xanthopule ,  par 
George  Galcsiota,  et  une  autre,  p.  Ii22,  d'Andronic  Tarchaniote,  par 
Théodore  le  Nomique ,  toutes  deux  écrites  avec  l'élégance  toute  parti- 
culière qui  caractérise  un  assez  grand  nombre  d'écrivains  de  cette 
époque. 

P.  Aa3.  Histoire  du  siège  de  Constantinople,  sous  Héraclius,  par  les 
Avares  et  les  Perses ,  accompagnée  d'une  version  latine. 

P.  /iSy.  Histoire  des  ravages  faits  par  les  Turcs  et  les  Siciliens  dans 
la  Thrace,  du  temps  de  Charles  d'Anjou,  par  Thomas  Magister.  Le  sa- 
vant éditeur  ne  reproduit  que  la  partie  historique,  et  laisse  de  côté  un 
assez  long  préambule  placé  en  tête.  D  se  serait  certainement  épargné 
cette  peine  s'il  avait  connu  l'excellente  édition  de  l'ouvrage  complet  qui 
en  a  été  donnée,  d'après  deux  manuscrits  de  Paris,  par  M.  Boissonade, 
dans  le  second  volume  de  ses  Anecdota  grœca,  p.  a  1  a  ,  sous  le  nom  de 

^pi<T(rofxeit  laoXX^  rff  Xùvrj  t^  xxpSfsv  pour  /Spajofxai  vroXv  rff  Xinrrf  r^  xapiia; 
V.  ir)^,  ^fttômfxov  pour  ^iatiiov;  v.  iG6,  vTroitvxprjtTerait  pour  vnoie^drjacrat  ; 
Y.  167,  èèvixcil  pour  idvT)  X3J;  V.  aiA,  Q-epftÔTepov  eiixénjv  pour  Q-epixôrarov  olxé- 
rtfv.  —  '  Les  deux  derniers,  xix  cl  xx,  nvaient  été  indiqués  par  DutheiK  Notices  et 
Extr.  des  mss.  t.  VIII,  p.  161  et  iG5,  qui  en  a  extrait  des  renscienemenis  histo- 
riques sur  les  enfants  de  Jean  Comnènc.  N*  xix,  v.  gS,  au  lieu  de  v6(iifia,  lisez 
vàfitftov,  comme  dans  Dulheil.  — •  Pièce  n*  x,  y.  53,  lisez  falpof  /SoS  [yàp]  rrfv 
l<rx,^v  pour  rétablir  le  vers,  auquel  il  manque  une  syllabe.  V.  loa,  une  syllabe  de 
trop,  lisez  éyà)  i'iXXiÇaf,  au  Heu  de  fyw  î  dXaXiÇag.  Pièce  n*  xv.  v.  4,  tvpilpa^t, 
lisez  ipkpn^e. 


200  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Théodule,  appelé  aussi  Thomas  Magister.  La  nouvelle  édition  com- 
mence seulement  aux  mots  0<  yàp  èir\  xtX.,  p.  2  i  9  de  celle  de  M.  Bois- 
sonade,  qui  est  plus  correcte  ^ 

Suivent  quelques  opuscules  composés  par  des  écrivains  du  nom  de 
Nicétas.  Resserré  par  l'espace,  nous  nous  contenterons  d'indiquer  une 
collection  de  trente-trois  lettres  de  Nicétas,  surnommé  Paneuphemus 
Magister^.  Ces  lettres  sont  très  -  élégantes ,  et  contiennent  un  grand 
nombre  d'allusions  aux  auteurs  anciens  ^. 

Citons  aussi  un  commentaire  de  Théodore  Andidensis  sur  les  sym- 
boles et  les  mystères  de  la  divine  liturgie ,  en  grec  et  en  latin.  Cet  écri- 
vain ,  dont  on  ignore  l'époque ,  mais  qui  est  assez  ancien ,  est  quelque- 
fois appelé  Nicolas,  et  c'est  sous  ce  nom  qu'on  trouve  cet  ouvrage 
conservé  dans  deux  manuscrits  de  la  bibliothèque  de  Paris ,  les  n"  1  ,a  63 
et  1,356.  •••..;     >    '         ':•   ;;    ■  :m         .; 

Le  volume  se  termine  par  onze  planches  représentant  les  détails  de 
la  célébration  de  la  messe  chez  les  Grecs,  et  gravées  d'après  des  pein- 
tures conservées  dans  un  manuscrit  grec  du  Vatican,  qui,  en  r6oo,  se 
trouvait  à  Jérusalem.  Une  explication  de  ces  planches  est  placée  à  la 
suite.  Les  deux  dernières  donnent  le  plan  et  la  coupe  de  l'église  de 
Sainte-Marie  à  Gethsemani. 

Ici  s'arrête  la  publication  de  la  JSova  hibliotheca  Palrum  interrompue 
par  la  mort  de  l'illustre  et  savant  éditeur.  Nous  savons  que  les  matériaux 
des  volumes  suivants  étaient  préparés  pour  l'impression  ;  espérons  qu'ils 
ne  seront  point  perdus  pour  la  science ,  et  que  nous  aurons  bientôt  l'oc- 
casion de  les  faire  connaître  au  lecteur. 

E.  MILLER. 

'  Dans  l'édition  de  Rome,  col.  B,  A.  lisez  fx);^' etV  au  lieu  de  (tijieis.  P.  438, 
n"  ni,  lin.  7,  après  ^dopâs,  ajoutez  rà  hè  firjhèvapiTlew  els  avfi^opàv,  n"  v,  Hn.  12, 
ajoutez  Tis  devant  hicu7<i}<Tas.  La  conjecture  de  M.  Boissonade,  p.  22b,  note  a,  où 
'aapeivTO  au  lieu  de  où  'aaprjv  râ,  se  trouve  justifiée.  Dans  l'édition  de  ce  savant, 
p.  226,  lin.  i ,  il  faut  ajouter  toû  devant  le  second  Xéysiv.  Ibid.  lin.  1 1,  r)fxTv  (dans 
les  manuscrits  r^fiùv)  lisez  ùs  T^[iàs.  Ibid.  lin.  i3,  rà  |3otiAeuô(xeva ,  éd.  Rom.  rà  xs- 
Xevôneva.  —  '  Léon  Aliacci  prend  Paneuphemus  {Uavev(prfp.os)  pour  un  nom 
propre,  ctde  savant  cardinal  en  fait  simplement  un  adjectif,  Nicetœ  laadalissimi 
magUtri,  tiixrjroxi  toû  'aavev(piJnov  fiayialpov.  Dans  la  lettre  qu'il  cite  p.  2U,  not.  1, 
on  lit  à  la  fin  :  TavTa  tîraûpa  fièv,  èirel  xai  Xâxuv  à  ysypa^ùs,  oùx  olZa.  Se  et  xal 
Xvyaiûûs  (cod.  Xvyéeos).  Il  faut  lire  Xiyécos.  —  "  Epist.  vu,  lin.  4,  ajoutez  fxév  après 
le  premier  ;^p>^^<wv,  Epist.  xxiv,  lin.  2 ,  lisez  ypa^  &\x  lieu  de  ypaÇhjs. 


MARS  1855/'*  Hi  iôl 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

« 

Dans  sa  séance  da  jeudi  i*  mars,  l'Académie  française  a  élu  M.  Legouvé  en 
remplacement  de  M.  Ancelot,  et  M.  le  duc  de  Broglie  en  remplacement  de  M.  le 
comte  de  Sainte-Aulaire. 

M.  Ponsard  a  été  élu,  le  aa  du  même  mois,  en  remplacement  de  M.  Baour- 
Lormian. 

M.  de  Lacretelle ,  doyen  de  l'Académie,  est  mort  à  BfÂcon  le  37  mars  i855. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLESLETTRES. 

Dans  sa  séance  du  9  mars,  l'Académie  des  inscriptions  et  belles -lettres  a  élu 
M.  Adolphe  Régnier  en  remplacement  de  M.  Langlois. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  Duvemoy,  membre  libre  de  l'Académie  des  sciences,  est  mort  à  Paris,  le 
1"  mars. 

M.  Delaunaj  a  été  élu,  ie  la  mars,  membre  de  l'Académie  des  sciences ,  section 
d'astronomie,  en  remplacement  de  M.  MauYais. 


LIVRES    NOUVEAUX. 


FRANCE. 


Traité  de  laformabon  des  mots  dans  la  langue  grecque,  avec  des  notions  compara' 
tives  sur  la  dérivation  et  la  composition  en  sanscrit,  en  latin  et  dans  les  idiomes  germa- 
it 


202  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

niques,  par  Ad.  Régnier.  Paris,  i855,  in-8*,  vi-AgA  pages,  —  Cet  ouvrage  se  com- 
pose, outre  une  introduction  sur  la  synthèse  et  l'analyse  dans  les  principaux  idiomes 
indo  européens,  de  trois  chapitres,  où  l'auteur,  après  quelques  notions  prélimi- 
naires, traite  de  la  formation  et  de  la  dérivation  des  mois  simples  en  grec,  et  de  la 
formation  des  mots  composés.  Sous  ces  grandes  divisions  se  trouvent  classés  tous 
les  faits  importants  que  la  formation  des  mots  dans  la  langue  grecque  peut  offrir 
aux  observations  de  la  philologie ,  et  l'on  sait  quelles  sont ,  à  cet  égard ,  les  ressources 
infinies  de  cette  langue.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  avait  été  à  peu  près  impossible 
de  les  bien  comprendre  parce  qu'on  était  privé  de  la  connaissance  du  sanscrit,  d'où 
le  grec  a  tiré  la  plus  grande  partie  de  ses  richesses.  C'est  en  s'appuyant  sur  celte 
connaissance  que  M.  Âd.  Régnier  a  pu  expliquer  tous  ces  phénomènes  intéressants 
et  délicats  d'une  des  langues  les  plus  savantes  et  les  mieux  faites.  Il  a  institué  sur 
chaque  point,  entre  le  grec  et  le  sanscrit,  une  comparaison  aussi  féconde  que  cu- 
rieuse, sans  parler  d'autres  comparaisons  avec  lé  latin  et  l'allemand.  M.  Burnouf, 
le  père,  avait  encouragé  autant  qu'il  l'avait  pu  de  son  suffrage  ces  belles  études, 
lorsqu'en  i843  M.  Ad.  Régnier  fit  paraître  un  traité  moins  étendu  que  celui-ci. 
En  donnant  aujourd'hui  cet  ouvrage  substantiel  et  complet,  M.  Ad.  Régnier  se 
montre  un  digne  élève  des  deux  Burnouf;  car  il  n'a  pu  le  composer  qu'en  réunis- 
sant à  un  très-haut  degré  les  connaissances,  si  chères  à  l'un  et  à  l'autre,  du  grec  et 
du  sanscrit. 

Etude  sur  l'idiome  des  Védas  et  les  origines  de  la  langue  sanscrite,  par  Ad.  Régnier. 
Première  partie.  Paris,  i855,  in-ii''de  xvi-ao5  pages.  —  Dans  cet  ouvrage,  qui  fait 
faire  un  nouveau  progrès  aux  éludes  sanscrites,  M.  Ad.  Régnier  a  publié  trois 
hymnes  du  Rigvéda,  dont  deux  avec  le  texte  sanscrit,  et  le  commenlaire  de  Sàyana 
âtcharya,  le  plus  récent  et  le  plus  complet  de  tous.  Après  avoir  donné  la  traduction, 
M.  Ad.  Régnier  analyse  jusque  dans  les  moindres  détails  chacun  des  mots;  il  en 
explique  la  formation ,  qu'il  compare  aux  règles  du  sanscrit  classique.  Les  faits  gram- 
maticaux les  plus  curieux  sortent  de  ces  comparaisons  où  la  science  la  plus  exacte 
se  joint  à  une  sagacité  pénétrante.  Le  texte  de  Sàyana,  commenté  avec  autant  de 
soin  que  les  hymnes,  est  un  spécimen  tout  à  fait  neuf  du  style  des  commentateurs 
indiens.  Nous  engageons  vivement  l'auteur  à  poursuivre  ces  beaux  travaux,  qui  seront 
si  utiles  en  éclaircissant  les  monuments  les  plus  anciens  de  la  langue  sanscrite.  Mais, 
m  attendant  les  autres  parties,  nous  rendrons  compte  de  celle-ci,  qui  classe  déjà 
M.  Ad.  Régnier  parmi  les  indianistes  les  plus  distingués. 

Cours  de  langue  allemande,  par  MM.  Adier  Mesnard  et  Lévy.  A  Paris,  chez  Mag- 
delaine  et  Dezobry,  6  vol.  in-ia.  —  En  beaucoup  de  points  ce  Cours  dépasse  le  ni- 
veau des  livres  destinés  aux  classes.  La  grammaire  publiée  par  M.  Mesnard,  basée 
presque  exclusivement  sur  les  travaux  de  Grimm ,  est  méthodique ,  simple  et  savante 
à  la  fois;  elle  aplanit  la  plupail  des  nombreuses  difficultés  qui,  dans  l'étude  de  la 
langue  allemande,  découragent  si  vite  les  commençants.  Le  Cours  de  littérature  alle- 
mande au  xix'  siècle  (prose  et  poésie),  par  le  même  auteur,  mérite  d'être  signalé; 
le  choix  des  morceaux  est,  en  général,  excellent;  les  notes  sont  substantielles  et 
instructives;  les  notices  biographiques  ou  bibliographiques  sont  faites  avec  soin. 
Dans  le  Cours  gradué  de  lectures,  rédigé  par  MM.  Lévy  et  Pey,  suivi  par  M.  Mes- 
nard, on  désirerait  peut  être  trouver  des  notions  grammaticales  et  lejiicographiques 
plus  précises  et  plus  pratiques;  toutefois  le  plan  est  bon;  les  extrails  sont  bien 
classés;  les  notes  explicativps  sont  suffisantes.  Pour  que  ce  cours  de  langue  alle- 
mande soit  à  peu  près  complet,  il  ne  manque  plus  que  les  thèmes.  Ce  travail  a  élé 
confié  à  M.  Adler Mesnard.  /)  j      i.  V  .    >... 


iMARS  1855.  203 

Œuvres  choisies  d'Uippocrale,  traduites  sur  les  textes  manuscrits  et  imprimés,  accom- 
pagnés d'arguments  et  de  notes,  et  précédées  d'une  Introduction;  seconde  édition  entiè- 
rement refondue  et  augmentée  par  le  docteur  Ch.  Daremberg.  Paris,  i855,  in-S"  de 
civ-703  pages.  A  Paris,  chez  Labbé.  —  Pgur  cette  seconde  édition,  témoignage  du 
•uccès  du  livre,  l'auteur  a  revu  sa  traduction  sur  les  textes,  et  particulièrement 
sur  celui  de  M.  Liltré.  Pour  les  traités  que  ce  savant  éditeur  n'a  pas  encore  publiés, 
M.  Daremberg  a  eu  recours  aux  manuscrits  de  Paris  et  à  ceux  des  bibliothèques 
étrangères.  Les  notes  ont  été  améliorées  et  augmentées;  les  arguments  placés  en  têle 
de  chaque  traité  ont  été,  pour  la  plupart,  refaits,  et  la  question  d'authen(icilé  y  a  été 
soumise  à  un  nouvel  examen.  L'introduction ,  où  sont  étudiés  plusieurs  des  problèmes 
relatifs  à  la  collection  hippocralique,  est  aussi  une  addition  considérable.  M.  Darem- 
berg se  plaît  à  reconnaître  tout  ce  qu'il  doit  au  travail  de  M.  Littré.  Quand  il  dis- 
cute les  points  litigieux  que  présente  le  texte,  et  le  nombre  en  est  encore  très-grand , 
quand  il  croit  devoir  soutenir  une  opinion  nouvelle  ou  différente  de  celles  que 
professe  le  savant  éditeur  d'Hippocrnle,  il  le  fait  avec  autant  de  réserve  que  d'indé- 
pendance. 

Histoire  générale  de  la  diplomatie  européenne.  Histoire  de  la  formation  de  l'équilibre 
européen  par  Us  traités  de  Westphalie  et  des  Pyrénées,  par  François  Combes,  profes- 
«eur  agrégé  d'histoire  au  collège  Stanislas.  Paris,  imprimerie  de  Remquet,  librairie 
de  Dentu,  i855.  in-S"  de  xii-^o^  pages.  — L'auteur  a  entrepris  d'écrire  une  his- 
toire générale  de  la  diplomaiii;  européenne  depuis  )e  traité  de  Westphalie  jusqu'en 
iSib.  L'ouvrage  que  nous  annonçons  forme  le  premier  volume  de  cette  publica- 
tion, qui  en  comprendra  six.  C'est  une  œuvre  sérieuse  et  instructive,  dans  laquf>lle 
sont  appréciés,  d'après  les  documents  autlieniiques,  les  hommes  d'Ktat  qui  posèrent . 
dans  deux  célèbres  traités,  surtout  dans  celui  de  Westphalie,  les  bases  de  l'équi» 
libre  européen.  Le  procès  qui  s'instruisait  en  Allemagne  contre  la  maison  d'Autriche, 
et  la  lutte,  qui,  ensuite,  occupa  si  longtemps  l'Europe,  sont  exposés  avec  de  grands 
développements.  Dans  le  jugonicnt  que  porte  l'auteur  sur  le  traité  de  Westphalie . 
relativement  à  l'organisation  |>olitique  et  religieuse  de  l'Allemagne  (cliapilru  xii  et 
XIII  du  I"  livre),  on  remarquera  des  vues  neuves  et  des  renseignements  plus  com- 
pléta que  c«ui  qui  ont  été  pubUés  jusqu'ici  sur  le  même  sujet. 


ALLEMAGNE. 


De  jEschyli  Eamenidihas  commentatio  critica  et  exegetica,  scripsit  Ed.  Wunderus. 
Grimae,  i854,  in-4*  de  3a  pages.  Paris,  chez  Franck.  —  M.  Wunder  s'était  propose 
de  donner  une  édition  critique  des  Euménides,  avec  des  explications  sur  le  fonds 
môme  de  la  pièce  et  sur  les  détails  difficiles  à  saisir.  D'autres  travaux  l'ayant  dé- 
tourné dece  projet,  il  nous  donne  aujourd'hui  ses  corrections  pour  un  bon  nombre 
de  passages  du  texte,  et  une  interprétation  Dovvelle  de  plusieurs  questions  contro- 
versées. 

Miscellanea  pldlologica  ediderunt  gymnasiorum  batavorum  doctores  societalc  con- 
juncti.  Ullrajecli,  i85ii,  in-8°de  1 16  pages.  Paris,  chez  Franck.  —  Le  volume  com- 
prend les  travaux  philologiques  suivants  :  Ohservationes  miscellaneœ,  de  Burger  sur 
Eschine,  Démosthène  et  Isocrate;  Ohservationes  criticœ  in  Isocratem,  par  Zeitz: 
Observ.  in  Plalarchi  Artaxercem,  par  le  même;  Observ.  in  Ceesaris  comment,  de  Irllo 
civili,  par  Terpstra;  De  Mschyli  Sckoliis  Laarentianit,  par  Francken. 


204  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ÉTATS-UNIS. 

Lectures  on  ihe  trae,  the  heaatifal,  and  the  good,  by  M.  V.  Cousin,  increased  by  an 
appendix  on  French  art,  translated  with  the  approbation  of  M.  Cousin,  by  0.  W.  Wight. 
iXew-York,  i854,  in-S"  de  Sgi  pages.  —  M.  Wight,  en  traduisant  pour  T Amérique 
anglaise  un  ouvrage  qui  a  obtenu  chez  nous  un  si  légitime  succès ,  rend  un  nouveau 
service  à  la  philosophie.il  s'était  déjà  fait  connaître  par  plusieurs  autres  traductions; 
celle-ci  n'est  ni  moins  élégante  ni  moins  fidèle  que  les  précédentes.  Nous  ne  pou- 
vons mieux  faire  comprendre  les  intentions  et  le  mérite  du  traducteur  qu'en  citant 
les  derniers  mots  de  sa  préface  :  «Ce  sont  des  ouvrages  de  ce  genre,  dit  M.  Wight 
0  en  parlant  de  celui  de  M.  Cousin,  qu'il  faut  surtout  répandre,  dans  un  temps  où 
«  une  démagogie  tracassière  et  orgueilleuse  parle  de  métaphysique  avec  un  sot  dé- 
<  dain ,  où  les  politiques  utilitaires  se  moquent  de  la  philosophie ,  où  des  sectaires 
<i  imprudents  de  toute  espèce  la  décrient;  mais  où  aussi  tous  les  esprits  sérieux  dans 
«l'Etat  et  l'Eglise,  c'est-à-dire  les  hommes  qui  supportent  en  définitive  le  poids  du 
«  monde  social,  se  tournent  vers  la  philosophie  qu'ils  invoquent,  non  pas  seulement 
«comme  le  meilleur  instrument  de  la  culture  de  l'esprit,  mais  comme  le  moyen 
u  humain  le  plus  sûr  de  guider  la  politique  au  vrai  et  au  juste  éternels,  et  de  pré- 
K  server  la  théologie  des  erreurs  d'un  zèle  que  la  science  n'accompagnerait  pas ,  et  des 
«  séductions  de  l'intérêt  et  de  l'intrigue;  dans  un  temps  où  plus  d'uu  artiste  qui  sent 
«lu  noblesse  de  sa  vocation,  et  qui  s'adresse  à  l'esprit  de  l'homme  plus  qu'à  ses 
«  sens,  demande  à  une  philosophie  généreuse  de  lui  expliquer  cet  idéal  qui  ravit  et 
«torture,  en  échappant  sans  cesse,  et  en  décourageant  ceux  qui  ne  le  comprennent 
«  point  ;  dans  un  temps  enfin  où  les  âmes  pieuses  et  tendres  apprennent  à  estimer  la 
«  philosophie  depuis  que ,  d'accord  avec  la  révélation ,  elle  fortifie  leur  foi  en  Dieu , 

«la  liberté  et  la  vie  éternelle Nous  espérons  que  ces  leçons  en  aideront  plus 

«  d'une  à  résoudre  le  grave  problème  de  la  vie,  et  nous  croyons  que  celte  éloquence , 
«jointe  à  cette  élévation  de  sentiments  et  de  pensées,  pourra  plaire  à  un  goût  déli- 
«cat,  à  une  imagination  chaste,  et  à  un  esprit  qui  comprend  tout  ce  que  vaut  la 
«  discipline.  ■ 


TABLE. 

Pages. 

Tragicorum  romanorum  reiiquix,  etc.;  Ennianae  poesis  reliquiae,  etc.  (1**  article 

de  M.  Patin.) 137 

Histoire  de  la  vie  de  Hiouen-Tbsang  et  de  ses  voyages  dans  l'Inde.  (1"  article  de 

M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  ) 149 

Des  carnets  aatograpbes  du  cardinal  Mazarin.  (8*  article  de  M.  Cousin.) 161 

Patrum  nova  bibliotheca,  etc.  (3*  ar**-;le  de  M.  Miller.) 185 

Nouvelles  littéraires 201 

riN   DE   L\   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


AVRIL  1855. 


1**    LeXICOS  ETYMOLOGICUM.  LINGUARUM  ROMASARVM,  ITAUC/K,  HIS- 

PANiC/E,  gallicjE,  par  Friederich  Diez.Boim,  chezÂ.  Marcus, 
i853,  I  vol.  in-8°. 
2*  La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit 

ET   AVEC   les  autres  LANGUES   INDO-EUROPÉENNES ,    par    Louis' 

Delatre.  Paris,  chez  Didot,  i854,  t.  I*',  in-8°. 

3°  Grammaire  de  la  langue  doîl,  oa  grammaire  des  dialectes 

français  aax  xii*  et  xiii*  siècles,  suivie  dan  glossaire  contenant 

tous  les  mots  de  Vancienne  langue  qui  se  trouvent  dans  Vouvrage, 

par  G.  F.  Bui^uy.  Berlin,  chez  F.  Schneider  et  comp.,  t.  I*% 

i853,  t.  II,  i854  (le  troisième  et  dernier  est  sous  presse). 

4*  Guillaume  d  Orange,  chansons  de  geste  des  xi'  et  xii'  siècles, 
publiées  pour  la  première  fois  et  dédiées  à  S.  M.  Guillaume  III , 
roi  des  Pays-Bas,  par  M.  W.  J.  A.  Jonkhloet,  professeur  à  la 
Faculté  de  Groningue.  La  Haye,  chez  Martinus  Nyhoff,  i854, 
2  vol.  in-8*'. 

5<*  Altfranzôsische  Lieder,  etc.  [chansons  en  vieux  français ,  cor- 
rigées et  expliquées,  auxquelles  des  comparaisons  avec  les  chansons 
en  provençal,  en  vieil  italien  et  en  haut  allemand  du  moyen  âge,  et 

»7 


206  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

un  glossaire  en  vieux  français  sont  joints) ,  par  Ed.  Màtzner.  Berlin , 
chez  Ferd.  Dûinmler,  i853,  i  vol.  in-8°. 


PREMIER    ARTICLE. 

Remarques  générales. 

Ces  cinq  ouvrages,  dont  quatre  sont  dus  à  des  étrangers,  ce  qui 
témoigne  de  l'intérêt  que ,  même  hors  de  France ,  excitent  de  pareilles 
études,  ces  cinq  ouvrages,  bien  que  différents  pai'  leur  nature  et  leur 
objet,  ont  cela  de  commun  qu'ils  appartiennent  tous  à  l'histoire  de 
notre  langue ,  et  particulièrement  de  notre  vieille  langue.  Il  fut  un  temps, 
notamment  au  xvn*  siècle ,  où  les  monuments  anciens  de  notre  idiome 
étaient  tombés  dans  l'oubli  le  plus  profond.  Sous  la  forte  impulsion  de 
la  renaissance,  et  dans  l'orgueil  légitime  inspiré  par  les  chefs-d'œuvre 
qui  succédèrent,  on  renonça  sans  peine  à  se  croire  issu  du  moyen  âge, 
et  l'on  préféra  pour  aïeux  les  admirables  modèles  de  Rome  et  de  la 
Grèce.  La  conscience  se  serait  révoltée,  si,  dans  l'ordre  religieux,  la  des- 
cendance eût  été  rattachée  aux  idolâtres  qui  avaient  persécuté  l'Église 
naissante,  et  que  l'Eglise  triomphante  avait  anathématisés;  mais  l'esprit 
ne  se  serait  guère  moins  révolté,  si,  dans  l'ordre  littéraire  et  scienti- 
fique, la  filiation  eût  été  comptée  à  partir  du  moyen  âge.  De  la  sorte, 
on  scindait  le  développement  total  :  une  part  en  était  rapportée,  comme 
cela  devait  être,  à  la  tradition  non  interrompue  des  âges  intermé- 
diaires; l'autre  part  était  ramenée  à  des  origines  plus  lointaines,  sans 
égard  pour  un  passé  dont  on  croyait  n'avoir  aucun  compte  à  tenir.  Tou-  * 
teibis,  malgré  ce  dédain  oublieux,  rien  ne  pouvait  effacer  une  trace 
ineffaçable  du  travail  antérieur,  c'était  la  langue  qu'alors  on  parlait  et 
que  nous  parlons  encore.  Celle-là,  du  moins,  émanait,  sans  aucun  doute, 
de  cette  période  de  confusion  et  d'obscurité  de  laquelle  on  détournait 
le  regard,  mais  où,  manifestement,  les  choses  nouvelles  s'étaient  pré- 
parées et  commencées.  Il  faut  bien  confesser  que  notre  idiome  et  celui 
des  provençaux ,  ainsi  que  l'italien  et  l'espagnol ,  sont  une  transforma- 
tion, une  corruption,  si  l'on  veut,  du  latin.  De  ce  côté,  nous  tenons 
étroitement  à  notre  souche,  et,  pour  me  servir  du  langage  du  poëte: 

documenta  damus  qua  simus  origine  nati. 


Mais  peut-être  cette  origine  n'est-elle  pas  tant  à  dédaigner,  et  peut- 
être  y  a-t-il  lieu  de  constater,  dans  ce  renouvellement,  plus  d'ordre  et 


AVRIL  1855.  207 

de  régularité  qu'on  ne  le  suppose  d'ordinaire;  tout  au  moins,  il  est 
impossible  de  n'être  pas  singulièrement  frappé  de  la  grandeur  du  phé- 
nomène. Le  latin,  parles  armes,  par  l'administration,  par  les  lettres, 
s'était  emparé  de  l'Italie,  où  il  était  né  dans  un  coin,  de  l'Espagne  et  de 
la  Gaule;  au  delà  de  ce  domaine,  il  avait  échoué,  n'entamant  ni  la 
Grèce  ni  l'Asie ,  ne  faisant  quelques  progrès  en  Afrique  que  pour  en  être 
chassé,  et  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  s'imposer  à  la  Bretagne.  Mais,  dans 
les  deux  péninsules  et  dans  le  pays  entre  les  Alpes  et  le  Rhin ,  il  fut 
pleinement  vainqueur  des  idiomes  nationaux.  Il  supplanta  le  grec  dans 
la  Grande-Grèce,  l'étrusque  dans  l'Etrurie,  le  gaulois  dans  la  Gaide 
cisalpine;  des  trois  langues  que  César  signale  dans  la  Gaule  transalpine, 
il  ne  laissa  subsister  que  l'armoricain  relégué  en  un  coin  sur  le  bord 
de  la  mer,  comme  il  ne  laissa,  en  Espagne,  de  l'ibérien  que  le  basque 
retiré  sur  les  deux  versants  des  Pyrénées.  Ce  fut  une  œuvre  immense 
d'assimilation ,  qui  ne  devait  plus  se  défaire ,  quelque  fragile  quelle  pût 
paraître,  quelque  violents  que  fussent  les  assauts  qui  allaient  survenir. 
Et  ils  ne  tardèrent  pas  :  à  peine  était-elle  achevée  que  commença  la  ruine 
prévue  par  Tacite,  quand,  s'apercevant  que  les  destins  de  l'empire 
allaient  à  leur  déclin,  il  souhaitait  que,  pour  le  salut  de  Rome,  la  dis- 
corde fût  éternelle  entre  les  peuplades  germaniques.  Les  barbares 
s'épandirent  sur  la  Gaule,  sur  l'Italie,  sur  l'Espagne,  apportant  les 
dialectes  qui  se  parlaient  au  delà  du  Rhin.  Et  pourtant  le  tronc  latin 
résista;  et,  lorsque  cet  hiver  qui  avait  dispersé  au  loin  tout  l'honneur 
de  son  feuillage,  eut  fait  place  à  une  influence  plus  favorable,  il  se  cou- 
vrit peu  à  peu  de  fleurs  et  de  fruits.  Ses  racines  mêmes  s'enfoncèrent 
plus  profondément  dans  le  sol,  et,  d'exotique  qu'il  étoit  pour  l'Espagne 
et  pour  la  Gaule,  il  devint  fmalement  acclimaté  et  indigène. 

Avant  toute  donnée  sur  ce  grand  événement,  on  aurait  pu  facile- 
ment supposer  que  l'irrégularité  fut  extrême,  et  que  le  hasard  seul  se 
chargea  de  déterminer  les  nouvelles  langues  qui  naissaient.  Comment 
croire  que  des  éléments  aussi  désordonnés  reconnaîtraient  jamais 
quelque  ordre?  C'étaient,  ce  semble,  les  atomes  d'Lpicure  lancés  dans 
fespace  vide,  sans  grande  chance  de  se  rencontrer  et  d'entrer  en  des 
combinaisons  générales.  Ici  s'établissaient  les  Ostrogolhs,  là  les  Visigoths 
et  les  Suèves,  plus  loin  les  Bourguignons,  ailleurs  les  Francs.  Ils  cam- 
paient sur  des  terres  qui  n'étaient  pas  plus  semblables  qu'eux-mêmes; 
la  Gaule,  l'Espagne,  l'Italie,  conservaient  des  marques  de  leur  indivi- 
dualité, ne  fût-ce  que  par  le  climat,  les  productions  naturelles  et  les 
races  d'hommes.  En  cet  état,  il  semblait  que  les  tendances  anarchiques. 
en  fait  de  langage,  ne  devaient  avoir  aucun  terme;  il  semblait  que  la 


208  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

langue  allait  se  décomposer  de  mille  manières,  et  que,  quand  enfin  la 
crise  serait  passée,  il  y  aurait  autant  de  systèmes  que  de  villages,  que 
de  villes,  que  de  populations.  En  d'autres  termes,  les  déclinaisons  des 
noms,  les  conjugaisons  des  verbes,  les  formations  des  adverbes,  les 
règles  de  la  syntaxe  étaient  menacées  de  prendre  toutes  sortes  de  direc- 
tions; et  pourtant  il  n'en  fut  rien  :  les  influences  dispersives  ne  préva- 
lurent pas.  Grand  fait,  qui  montre,  même  en  une  telle  perturbation, 
que  les  conditions  antécédentes  d'une  société ,  et  surtout  d'une  vaste  so- 
ciété, ont  une  force  coercitive  qui  pose  des  limites,  resserre  les  écarts 
et  détermine  le  sens  des  mutations  inévitables. 

Au  moindre  coup-d'œil  jeté  sur  les  quatre  principales  langues  ro- 
manes, on  en  découvre  les  analogies  intimes  et  profondes.  Non-seule- 
ment elles  firent  leur  fond  du  vocabulaire  latin  et  de  la  grammaire  la- 
tine; ce  qui  prouve  que,  quant  à  la  langue,  la  situation  fut  assez 
dominée  pour  qu'en  Italie,  en  Espagne,  en  Provence  et  en  France ,  ce 
vocabulaire  et  celte  grammaire  aient  imprimé  leur  cachet;  mais  la 
conformité  ne  s'arrête  pas  là,  et,  pénétrant  plus  loin,  elle  se  marque 
même  dans  ce  qui  s'écarte  du  latin  et  dans  les  innovations  auxquelles 
le  nouveau  parler  est  contraint.  Ainsi  beaucoup  des  mots  germains 
qui  ont  été  incorporés  ont  passé  simultanément  dans  les  quatre  langues. 
Helm  a  donné  le  français  haume,  le  provençal  eZme,  l'italien  clnw,  l'espa- 
gnol jefmo;  brand  a  donné  l'ancien  français  hrand,  épée  [doii  brandir), 
le  provençal  bran,  l'italien  brando  (il  manque  en  espagnol);  danzôn  a 
donné  danser,  provençal  dansar,  italien  danzare,  espagnol  dansar ;  schmel- 
zen  a  donné  émail,  provençal  esmaut,  ita\ien  smalto ,  espagnol  esmalte; 
schnell,  rapide,  a  donné  ancien  français  et  provençal  isnel,  italien  snello 
(manque  en  espagnol);  hring,  cercle,  a  donné  harangue,  provençal 
arengaa,  italien  aringa,  espagnol  arenga;  herberge  a  donné  auberge,  pro- 
vençal alberc,  italien  albcrgo,  espagnol  albcrgue.  Je  m'arrête  à  ce  petit 
nombre  d'exemples,  maison.n'a  qu'à  poursuivre  cette  recherche,  et  l'on 
verra  que  beaucoup  des  mots  tudesques  qui  ont  passé  le  Rhin  sont 
communs,  souvent  aux  quatre  langues,  ou  bien  à  trois  ou  bien  à  deux, 
et  que  rarement  ils  n'appartiennent  qu'à  une  seule  d'entre  elles.  Cette 
tendance  à  la  conformité  s'observe  ailleurs  que  dans  les  emprunts  faits 
à  l'allemand.  Le  latin  n'est  pas  toujours  entré,  si  je  puis  ainsi  parler, 
tout  droit  dans  les  langues  romanes,  et  plus  d'une  fois  c'est  avec  un 
sens  détourné  qu'il  s'y  est  impatronisé.  Il  y  avait,  dans  la  langue  de  la 
cuisine , ^cafam  signifiant  un  foie  d'oie  engraissée  avec  des  figues;  eh 
bien,  poiu"  les  quatre  langues  sœurs,  ce  mot,  perdant  ce  qu'il  avait  de 
spécial  et  s'ennoblissant,  a  pris  la  place  âejecar,  sous  la  forme  de  foie, 


AVRIL  1855.  209 

provençal /ef^e ,  italien /e^ato ,  espagnol /ii^ado.  Calamniari  signifiait, 
dans  la  bonne  latinité,  chicaner  en  justice,  accuser  à  tort;  dans  la 
basse  latinité  primitive,  qui  me  paraît  l'intermédiaire  entre  le  latin  et 
les  langues  romanes,  il  a  pris  le  sens  de  provoquer  :  en  vieux  français, 
chalenger,  perdu  pour  le  français  moderne,  mais  conservé  dans  l'an- 
glais, qui  a  hérité  de  plus  d'un  de  flos  anciens  mots,  to  challenge;  en 
provençal ,  calonjar;  en  vieil  italien ,  calognare;  en  vieil  espagnol ,  calonjar. 
Talentam,  qui  voulait  dire  un  poids,  une  certaine  somme  d'argent,  avait 
déjà,  chez  Fortunat,  le  sens  de  quantité;  dans  les  langues  romanes, 
talent,  talen,  talento,  talante,  ont  signifié  désir,  volonté,  sens  aujourd'hui 
modifiés  dans  quelques-unes.  Je  sais  que  l'étymologie  de  talent  est  con- 
troversée ,  que  quelques-uns  le  tirent  de  S-éXetv ,  à  quoi  répugne  l;i  forme 
du  mot,  et  que  d'autres  le  font  venir  du  celtique  toil,  volonté.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  mot  n'en  est  pas  moins  commun  aux  quatre  langues  ,  et 
cette  communauté  est  une  raison  pour  admettre  une  dérivation  plutôt 
latine  que  celtique. 

C'est  grâce  à  ces  tendances  connexes  que  l'article,  qui  s'est  introduit 
dans  les  quatre  langues  romanes,  a  été,  dans  toutes,  tiré  du  pronom 
latin  ille.  De  la  même  façon,  dans  aucune,  le  neutre  n'a  subsisté,  et 
elles  se  sont  réduites  au  masculin  et  au  féminin.  La  conjugaison,  en  ce 
qu'elle  a  de  dissemblable  de  la  conjugaison  latine,  est  également  carac- 
téristique; toutes  quatre  ont  ce  temps  passé  qui  est  composé  du  parti- 
cipe passif  avec  le  verbe  avoir  :  j'ai  aiW,  aiamat,  ho  amato,  he  amado. 
Le  conditionnel,  qui  manque  au  latin,  existe  dans  toutes  les  quatre  : 
j'aimerais,  amaria,  anierei ,  aniara  ou  amaria.  Je  termine  ces  exemples  par 
une  concordance  véritablement  frappante,  c'est  celle  de  l'adverbe.  L'ad- 
verbe latin  ne  suggéra  rien  qui  convînt;  la  terminaison  en  e,  comme 
maie,  ou  en  ter,  comme  pradenter,  ne  trouva  pas  à  se  placer,  sans  doute 
parce  que,  le  sens  de  ces  désinences  étant  complètement  perdu,  l'oreille 
et  l'esprit  cherchèrent  quelque  chose  de  plus  significatif  C'est  le  mot 
mens  qui,  dans  les  quatre  langues,  se  transformant  en  sufTixc  purement 
grammatical,  est  devenu  la  bdse  de  l'adverbe,  et,  comme  mens  est  du 
féminin,  toutes  quatre  ont  observé  l'accord  de  l'adjectif  avec  ce  subs- 
tantif ainsi  employé.  D'après  cette  règle ,  ont  été  formés  :  les  adverbes 
fvdinqdiis  chèrement ,  hardiement,  oatréement  (je  cite  les  vieux  mots,  parce 
qu'ils  sont  régidiers;  j'expliquerai  plus  bas  en  quoi  et  comment  cer- 
tains adverbes  modernes  se  sont  altérés);  les  adverbes  provençaux  cara- 
men,  arditamen;  les  adverbes,  italiens  caramente,  arditamente;  les  ad- 
verbes espagnols  caramente,  friamente.  On  le  voit,  nidle  anomalie  ne 
se  présente;  dans  la  vaste  étendue  où  le   latin   se  décomposait  et  oii 


210         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  langues  nouvelles  se  faisaient,  le  mot  mens  s'est  combiné  en  ad- 
verbe et  a  régulièrement  commandé  l'accord  avec  son  adjectif.         :; 

A  mon  avis,  on  ne  peut  étudier  trop  minutieusement  le  travail  de 
transformation  qui  s  est  opéré  alors.  Sans  parler  du  provençal,  qui  est 
déjà  une  langue  morte,  ou  du  moins  une  langue  réduite  à  l'état  de  pa- 
tois, l'italien,  le  français  et  l'espagnol  comptent  bien  des  siècles  d'exis- 
tence, régnent  sur  des  populations  nombreuses,  et  ont  produit  de 
merveilleux  chefs-d'œuvre.  Eh  bien,  tout  cela  est  né  dans  une  époque 
dont  les  limites  sont  déterminées;  tout  cela  s'est  fait  d'une  langue  anté- 
rieure qui  se  défaisait;  tout  cela  appartient  à  un  temps  pleinement  liis- 
torique,  que  ne  voilent  pas  les  ténèbres  d'une  longue  antiquité;  tout 
cela  est  dû  à  l'intervention  de  causes  que  j^appellerai historiques,  puis- 
qu'elles ont  dépendu  de  l'étal  des  nations  romanes  et  des  envahisseurs 
germains.  C'est  donc  le  cas  le  plus  favorable  où  l'on  puisse  rechercher 
le  mode  de  formation  de  ces  grands  instruments  de  la  vie  commune, 
de  la  pensée,  de  la  civilisation,  les  langues.  Plus  on  pénétrera  ce  méca- 
nisme, quant  aux  idiomes  romans,  plus  on  fortifiera  la  chaîne  des  in- 
ductions, quant  aux  langues  dont  elles  émanent  et  qui  se  perdent  dans 
l'âge  an  lé-historique.  Il  faut  donc  chasser,  s'il  on  reste  quelque  trace, 
l'opinion  qui  jadis  délaissait  cette  étude,  comme  relative  à  une  barbarie 
grossière.  Je  crois  que  le  mot  de  narbarie  est  impropre  pour  caracté- 
riser le  phénomène.  Je  l'appellerai  décomposition,  ce  qui  concilie,  en 
l'expliquant,  le  désaccord  des  jugements.  Cette  décomposition,  comme 
tous  les  mouvements  intestins  de  ce  genre,  a  son  côté  repoussant;  et, 
quand  on  voit  ce  noble  et  sévère  latin  dépouillé  de  ses  cas,  altéré  dans 
ses  formes,  ruiné  dans  sa  syntaxe,  l'esprit  est  désagréablement  affecté 
par  le  spectacle  de  ces  éléments  morts  et  dissociés.  Mais  on  ne  doit 
pas  pour  cela  négliger  l'autre  phase,  c est-à-dire  la  recomposition  qui 
se  fait  simultanément,  et  qui  tire  de  ces  débns  une  nouvelle  vie  et  de 
nouveaux  destins. 

Ceci  est  comparable  aux  formations  géologiques  pour  l'étendue  et 
la  régularité.  Ce  ne  sont  pas  des  amas  çà  et  là  disséminés  par  l'action 
turbulente  et  saccadée  de  mille  courants  variables;  mais  ce  sont  des 
dépôts  produits  par  l'action  lente  et  uniforme  de  vastes  mers  et  de  grands 
lacs.  Etant  établi  que  des  causes  constantes  de  décomposition  et  de 
recomposition  sont  intervenues ,  il  n'y  a  pas  plus,  en  général,  de  place 
pour  le  caprice  que  pour  la  barbarie,  si  barbarie  est  synonyme  de  bar- 
barisme. Ces  deux  conditions  sont  incornpatibles;  qui  reconnaît  l'une 
écarte  l'autre.  Il  est  bien  vrai  que  le  latin,  à  cette  époque  de  déca- 
dence ,  devient  barbare ,  car  il  devient  en  désaccord  avec  ses  propres 


AVRIL  1855.  211 

règles  et  ses  analogies  intimes.  Mais  il  n'est  pas  vrai  que  la  nouvelle 
langue  qui  se  dégage  soit  entachée  de  ce  vice ,  car  elle  se  fait  ses  règles , 
sa  grammaire,  ses  analogies,  tellement  puissantes,  que,  ainsi  que  je 
l'ai  dit,  elles  s'étendent  sur  d'immenses  régions;  ces  irrégularités,  qu'elle 
poiu'ra  dissimuler  plus  lard  sous  l'éclat  véritable  d'une  heureuse  culture, 
elle  les  contractera  quand,  dans  le  cours  du  temps,  elle  oubliera  çà  et 
là  l'esprit  qui  présidait  à  sa  naissance. 

Dans  cette  succession  d'un  idiome  à  im  autre,  on  a  un  exemple  ins- 
tructif de  la  filiation  qui  s'applique  à  toute  chose  dans  le  domaine  de 
l'histoire.  De  même  qu'ici  une  portion  des  mots  et  de  lems  flexions 
devient  inutile  et  meurt,  tandis  que  le  reste  se  prolonge  et  fructifie,  de 
même ,  dans  l'ensemble  des  institutions  sociales ,  une  part  se  déforme 
et  se  détruit,  une  autre  part  se  modifie  et  se  transmet  vivante  et  agis- 
sante. L'interruption  n'est  nulle  part,  la  filiation  est  partout.  Au  temps 
qui  nous  occupe,  ce  qui  ruina  le  latin,  ce  fut  que  la  signification  des 
cas  se  perdit  parmi  les  populations;  ce  qui  fonda  les  langues  romanes . 
ce  fut  qu'il  fallut  suppléer  à  cette  lacune.  Le  génie  des  temps  nouveaux 
ne  faillit  pas  à  son  office;  et,  sous  l'impulsion  du  génie  ancien  dont  il 
avaitl'héritage,  sous  la  pression  des  circonstances  qui  s'imposaient,  il  sut, 
nous  pouvons  le  dire,  nous  qui  lui  devons  ce  que  nous  sommes,  il  sut  : 

Signalam  prxsenle  nota  procudere  litaguam, 

si  l'on  me  permet  de  détourner  ainsi  le  vers  d'Horace. 

D'après  une  opinion  fort  accréditée  dans  le  xvii*  siècle,  on  voulait  que 
les  mots  français  vinssent  des  mots  italiens  correspondants,  comme  si 
sans  doute  l'Espagne,  le  pays  d'Oc  et  le  pays  d'Oïl  avaient  été  des  terres 
barbares  où  le  nouveau  latin  eût  pénétré  comme  avait  fait  l'ancien. 
Cette  opinion  est,  de  tout  point,  erronée.  Il  y  a  entre  ces  idiomes  non 
pas  un  rapport  de  filiation,  mais  un  rapport  de  fraternité.  Toutes  ces 
formations  sont  contemporaines,  seml}lables  par  le  fond  et  par  les 
tendances,  différentes  par  les  conditions  locales.  A  un  certain  point  de 
vue,  on  peut  considérer  l'italien,  Tespagnol,  le  provençal  et  le  français, 
comme  quatre  grands  dialectes  qui  ont  reçu  leurs  caractères  spécifiques 
par  l'empreinte  des  lieux,  des  circonstances  et  des  antécédents.  Puis, 
au-dessous  de  ce  premier  étage,  viennent  les  dialectes  secondaires  qui 
se  comportent  aussi,  à  l'égard  de  chacune  des  quatre  langues,  comme 
autant  de  productions  simultanées,  mais  qui  présentent  leurs  particu- 
larités dans  un  champ  beaucoup  plus  rétréci.  Il  ne  s'agit  plus  de  vastes 
régions  soumises  tout  entières  à  un  régime  qui,  le  môme  dans  son. 
ensemble  »  ne  reconnaît  pour  limites  que  de  hautes  montagnes  ou  des 


212  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fleuves  profonds,  ce  sont  seulement  des  provinces  aussi  bien  en  philo- 
logie qu'en  géographie.  Enfin  on  peut  poursuivre  cette  division  jusqu'au 
bout  et  aller  aux  plus  petites  circonscriptions,  où  ne  cessent  pas  de 
s'unir,  tout  en  se  combattant,  la  généralité  régulatrice  due  au  système 
et  la  diversité  dialectique  due  aux  influences  locales.  La  langue  d'oïl 
(car  c'est  d'elle  surtout  que  je  parle)  compte  trois  dialectes  principaux; 
le  français  proprement  dit,  le  picard  et  le  normand.  Le  français,  qui 
appartient  à  l'île  de  France  et  qu'on  peut  prendre  pour  type ,  puisqu'en 
somme  c'est  celui  qui  a  prévalu  malgré  des  immixtions  non  petites,  se 
distingue  parla  diphongue  oi  :  roi,  roïne,  estroit,  espois,  il  lisait,  qae  je 
soie,  etc.  Le  picard  Change  \ech  en  k,  un  cat,  an  kemin,  une  kose;  il  con- 
fond l'article  féminin  avec  l'article  masculin ,  disant  le  femme ,  le 
maison;  c'est  de  là  que  viennent,  par  apocope  moderne ,  plusieurs  noms 
propres  Delpierre,  Delfosse,  qui  se  disent  en  français  de  la  Pierre,  de  la 
Fosse.  Le  normand,  au  lieu  de  oi,  met  ei  :  que  je  seie,  rei,  reine,  estreit, 
cspeis,  il  liseit;  etc.;  de  plus  il  conjugue  l'imparfait  de  la  première  conju- 
gaison autrement,  disant^'amoue,  tuamoues,  ilamout,  au  lieu  de /'amoiV^, 
ta  amoies,  il  amoit.  On  voit  tout  de  suite  combien  d'emprunts  le  français 
définitif  a  fait  aux  autres  dialectes.  Ainsi  la  prononciation  normande  a 
triomphé  pour  les  imparfaits,  et  non  l'influence  italienne,  ce  que  pré- 
tendait H.  Estienne.  C'est  encore  la  prononciation  normande  qui  l'a 
emporté  dans  reine,  dans  épais,  dans  créance,  à  côté  de  croyance;  elle  a 
failli  l'emporter  dans  étroit,  témoin  La  Fontaine. 

• 
Voyez- vous  ces  cases  étrailes. 

Et  ces  palais  si  grands,  si  beaux,  si  bien  dorés? 
Je  me  suis  proposé  d'en  faire  vos  retraites. 

(in.  8.) 

Et  ailleurs  : 

> 
Oamoisellc  belette,  au  corps  long  et  fluet , 
Entra  dans  un  grenier  par  un  trou  fort  étrait. 

(111,17.) 

La  langue  moderne  s'est  servie  quelquefois  de  ces  différences  dia- 
lectiques pour  établir  des  nuances  en  un  même  mot;  bien  que  attaquer 
ne  soit  que  la  prononciation  picarde  de  attacher,  pourtant  deux  signifi- 
cations ont  été  réparties  entre  eux. 

Pas  plus  pour  la  grammaire  que  pour  les  mots ,  le  lien  n'est  rompu 
avec  le  latin.  Dans  les  langues  romanes,  un  fonds  ancien  subsiste,  d'au- 
tant plus  apparent  qu'on  les  considère  plus  près  de  l'origine.  Il  fut  un 


AVRIL  1855.  213 

temps  où  une  trace  certaine  de  ces  cas,  qui  avaient  été  Ja  pierre  d'a- 
choppement des  populations  romanes,  se  faisait  remarquer.  On  n'est 
point  allé  subitement  d'une  langue  pourvue  de  cas  à  une  langue  sans 
cas,  et  l'abolition  a  été  graduelle,  au  moins  pour  le  vieux  français. 
Celui-ci,  ainsi  que  le  provençal,  distingue  très-nettement  le  sujet  et  le 
régime.  La  marque  du  sujet  est  une  s,  tirée  de  Ys  de  la  deuxième  dé- 
clinaison latine  dominas,  car  il  semble  que,  pour  les  esprits  en  qui  pé- 
rissait le  sentiment  du  vieux  latin,  toutes  les  déclinaisons  se  soient 
réduites  à  celle-là.  La  marque  du  régime  est  l'absence  de  cette  s.  Au 
pluriel,  c'est  l'inverse,  car,  le  latin  ayant  doniini  et  dominos,  l's  manque 
au  sujet  pluriel  et  se  retrouve  au  régime  pluriel.  Ce  reste  de  déclinai- 
son, qui  était  loin  de  suffire,  puisque  les  noms  féminins  en  e  muet  y 
échappaient,  avait  encore  d'autres  formes:  tels  sont  li  homs,  sujet,  et 
Ihomme,  régime  (/loms  est  devenu  notre  particule  indéterminée  on,  l'on); 
li  cuens,  sujet,  et  le  comte,  régime  :  comte  et  homme  sont  formés  du  régime 
latin  comitem  et  hominem;  cuens  et  homs,  du  sujet  cornes  et  homo.  Sur  un 
modèle  analogue  ont  été  faits  li  enfes  et  l'enfant,  li  ahes  et  tabé,  li  Icrres 
et  le  larron,  etc.  Ces  formes,  qui  paraissent  singuUères,  sont  très -cor- 
rectes; c'est  l'accent  latin  qui  les  détermine.  Infans  avait  l'accent  sur 
in,  de  là  li  enfes;  mais  infantem  avait  l'accent  sur  an,  de  là  ïenfant; 
abhas  avait  l'accent  sur  ab,  de  là  Yabes  ;  mais  abbatem  avait  l'accent  sur  6a , 
de  là  Vabé;  latro  avait  l'accent  sur  la,  de  là  letres;  mais  latronem  l'avait 
sur  tro,  de  là  larron.  La  syllabe  accentuée  en  français  est  celle  qui  a 
l'accent  en  latin  :  c'était  donc  une  erreur  d'écrire,  comme  on  a  fait  en 
quelques  éditions,  cn/t^j,a6^5;  car,  en  prononçant  ainsi,  on  rend  impos- 
sible l'explication  des  formes  dont  il  s'agit.  liCS  noms  latins  en  ator,  qui. 
dans  la  langue  moderne,  sont  enear,  ont,  dans  la  langue  ancienne,  un 
cas  pour  le  sujet  et  un  pour  le  régime  :  doncres,  sujet,  doneor,  régime, 
aujourd'bui  donneur;  bailleres,  sujet,  bailleor,  régime,  aujourd'hui  bail- 
leur; jongleres,  sujet,  jongleor,  régime,  aujourd'hui  jongleur.  On  a  dit 
qu'ici  s'était  fait  sentir  une  influence  celtique,  et  que  la  terminaison  erci 
du  vieux  français  pouvait  être  la  terminaison  gaélique  air  qui  répond  à 
la  terminaison  latine  ator.  Non,  c'est  encore  l'accent  latin  qui  est  enjeu  : 
donator,  avec  l'accent  sur  na,  (ovmc  doneres ,  et  donatorem,  avec  l'accent 
sur  /o,  forme  doneor.  Gela  se  voit  clairement  aussi  dans  le  dérivé  fran- 
çais de  mcitor;  mieudres,  au  sujet,  parce  que,  dans  melior,  l'.iccentest  sur 
me,  et  meillor-du  régime,  parce  que,  dans  meliorem,  l'accent  est  sur  o. 

Ces  cas,  tout  frustes  qu'ils  étaient,  et  bien  qu'ils  aient  ultérieurenjent 
disparu,  n'en  ont  pas  moins  laissé  une  marque  profonde  dans  le  fran- 
çais moderne.  Les  pluriels  en  aux  des  noms  en  al  et  en  ail  sont  un  dé- 


214  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

bris  de  cette  formation.  Pour  cheval,  par  exemple,  le  régime  pluriel 
était  chevaux,  qui  est  resté  notre  pluriel  actuel.  Beau,  et  hel,  fou  et  fol 
[un  fol  amour),  mou  et  mol,  cou  et  col,  sont  encore  des  cas  demeurés  dans 
la  langue  et  employés  à  un  autre  usage;  beau, fou,  mou  (non  ainsi  écrits, 
mais  ainsi  prononcés),  étaient  au  sujet-,  bel,  fol,  mol,  étaient  au  régime; 
on  s'en  est  servi  pour  éviter  des  hiatus;  cou,  sujet,  a  été  réservé  pour 
signifier  la  partie  du  corps  qui  supporte  la  tête,  et  col,  régime,  pour 
signifier  une  pièce  d'habillement,  et,  en  anatomie,  la  portion  de  certains 
os,  le  col  du  fémur.  En  celte  s  du  sujet,  on  a  aussi  l'explication  de  cer- 
taines particularités  de  l'orthographe  actuelle;  ïs  dans  fils,  repas,  appas, 
bras  provient  de  la  persistance  de  ces  mots  à  la  forme  de  sujets;  mais, 
à  la  forme  de  régime,  qui  est  celle  que  le  français  moderne  a  gardée 
d'ordinaire ,  ils  seraient  écrits^/,  repast,  appast,  brac. 

Une  telle  déclinaison,  on  l'aura  remarqué  sans  peine,  n'est  qu'un 
débris;  elle  ne  s'étend  pas  à  tous  les  mots,  et  elle  n'a  que  des  règles  de 
seconde  main,  c'est-à-dire  des  relations  avec  la  forme  et  l'accentuation 
latines.  Elle  était  donc  particulièrement  fragile,  n'ayant  point  de  sou- 
tien et  de  garantie  dans  l'enchaînement  même  de  la  langue;  et,  s'il 
survenait  de  grands  malheurs  nationaux  et  des  invasions  étrangères  qui, 
pendant  de  longues  années,  confondissent  toutes  choses,  si  le  genre  de 
littérature  qui  avait  fleuri,  et  qui  était  une  sorte  de  dépôt  conservateur 
du  langage ,  perdait  de  son  attrait,  ce  reste  de  déclinaison  était  fort  com- 
promis et  il  devaitdisparaître;  c'est  ce  qui  arriva  dans  le  cours  du  xiv*  et 
du  xv"  siècle.  Cette  perte  est  ce  qui  a  le  plus  rapidement  et  le  plus  com- 
plètement vieilli  la  langue  du  xii"  et  du  xin*  siècle,  et  établi  la  profonde 
démarcation  entre  les  deux  ères  de  notre  idiome. 

La  régulai'ité  de  l'ancienne  grammaire  ressort  quand  on  prend  pour 
comparaison  les  irrégularités  sui'venues  dans  la  grammaire  moderne. 
Nous  mettons  maintenant  une  5  à  la  première  personne  du  singulier 
dans  les  verbes  :  je  prends,  je  reçois,  je  vois,  et  aussi  à  l'imparfait  et  au 
conditionnel.  Cette  5  est  étrangère  à  l'ancienne  langue.  Toutes  les  fois 
que  le  verbe  n'a  pas  une  s  au  radical,  il  n'en  a  point  à  la  première 
personne  du  présent  :  je  prend,  je  reçoi,  je  voi.  A  l'imparfait  et  au  con- 
ditionnel, ce  n'est  point  une  s,  c'est  un  e  qui  ligure  à  la  première  per- 
sonne -.j'amoie,  j'ameroie;  ce  qui  s'explique  très-bien  :  la  finale  latine 
f?n  am  ou  em  était  non  accentuée,  muette,  et  elle  a  été  remplacée  en 
italien,  en  provençal,  en  espagnol,  comme  en  français,  par  une  syllabe 
sourde.  Mais  l'introduction  de  ïs  est  regrettable  et  irrationnelle  :  elle 
confond  la  première  persoune  avec  la  seconde;  Vs  est  caractéristique 
de  la  deuxième  personne  dans  le  latin,  dans  le  grec,  dans  le  sanscrit,. 


AVRIL  1855.    ,  215 

et  ne  l'est  pas  de  la  première.  C'est  donc  un  vrai  méfait  grammatical 
que  d'avoir  ainsi  brouillé  les  signes  primordiaux  des  personnes,  signes 
que  nous  avait  apportés  la  tradition  de  la  plus  haute  antiquité. 

Les  adjectifs  du  vieux  français  suivaient  le  lalin,  c'est-à-dire  que  ceux 
qui  avaient  une  terminaison  pour  le  masculin  et  une  pour  le  féminin, 
bonus,  bona,  avaient  aussi  deux  terminaisons  dans  la  langue  dérivée,  et 
que  ceux  qui  n'en  avaient  qu'une  pour  ces  deux  genres  n'en  avaient  non 
plus  qu'une  en  français ,  témoin  l'ancienne  formule  :  lettres  royaux.  Cette 
règle  s'est  perdue,  mais  elle  a  laissé  des  traces  dans  nos  adverbes,  dont 
la  composition  est  tout  à  fait  anomale.  Dans  l'ancienne  langue,  rien  de 
plus  simple  et  de  plus  conséquent  que  cette  composition-,  l'adjectif  fé- 
minin se  joint  avec  la  terminaison  ment  :  hardiement,  Q§,tréement;  mais 
loyalment,  granment,  attendu  que,  pour  ces  adjectifs,  le  féminin  est 
semblable  au  masculin.  Au  contraire,  l'adverbe  moderne  est  formé 
tantôt  avec  l'adjectif  masculin,  hardiment,  tantôt  avec  l'adjectif  féminin, 
bonnem£nt.  Les  adjectifs  qui  jadis  n'avaient  qu'une  terminaison  se  parta- 
gent :  les  uns  se  mettent  au  féminin,  loyalement,  grandement,  et  ils  se- 
raient des  barbarismes  dans  l'ancienne  langue;  les  autres  se  mettent  au 
masculin,  prudemment,  savamment,  et  ils  sont  conformes  à  l'ancienne 
grammaire.  D'autres  enfin  gardent  un  accent  circonflexe,  indice  du  fé- 
minin primitif,  résolument,  pour  résoluement.  Cet  exemple  montre  à  dé- 
couvert comment  se  détruisent  ces  belles  formations  grammaticales 
(ici  la  régularité  est  de  la  beauté),  quand  les  analogies  intérieures 
tombent  dans  l'oubli. 

Je  ne  porterai  pas  en  ligne  de  compte  d'autres  anomalies  qui  sont 
plus  spéciales.  Tel  est  l'article  indûment  confondu  avec  le  mot  dans 
le  lendemain,  le  loriot,  le  lierre,  que  nos  aïeux  disaient,  sans  barbarisme, 
lendemain,  loriot,  lierre.  Tels  sont  les  pronoms  possessifs  mis  au  mas- 
culin avec  un  nom  féminin  commençant  par  une  voyelle,  mon  épét, 
mon  âme,  qu'on  disait  autrefois  m'espée,  m'ame,  comme  lépée,  lame.  Ce 
sont  là  des  accidents  qui  surviennent  durant  une  longue  vie.  L'enfant 
qui  naît  ne  porte  pas  ces  stigmates  sur  son  corps  tout  fraîchemerit 
échappé  des  mains  de  la  nature  ;  mais  l'homme  adulte  a  des  cicatrices 
et  des  nodosités  qui  témoignent  de  sa  lutte  avec  les  éléments  contraires 
et  l'inclémence  des  saisons. 

La  première  enfance  écoulée,  im  vif  essor  entraîna  l'imagination  vers 
la  poésie;  et  simultanément  venait  à  point  une  versification  nouvelle.  A 
un  certain  moment  du  développement,  une  versification,  une  poésie 
fut  un  luxe  dont  ne  put  se  passer  même  une  langue  qui  se  formait  des 
ruines  d'une  autre;  et,  sans  que  les  savants  s'en  mêlassent,  qui,  eux.  ne 

38 


216  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

connaissaient  que  les  dactyles  et  les  spondées,  il  se  produisit  un  système 
qui  a  eu  la  fortune  de  durer,  à  travers  le  moyen  âge,  jusqu'aux  âges  mo- 
dernes. Notre  vers  est  en  effet  celui  du  moyen  âge,  et  celui  du  moyen 
âge  est  directement  fils  de  l'antiquité.  Il  y  a  dans  la  poésie  latine  un  vers 
harmonieux  connu  sous  le  nom  de  saphique.  Horace  l'a  beaucoup  em- 
ployé en  l'assujettissant  à  une  loi  plus  rigoureuse  que  n'avaient  fait  ses 
devanciers;  il  lui  donna  la  césure  penthémimère,  c'est-à-dire  une  cé- 
sure après  le  deuxième  pied,  par  exemple  : 

Âbstulit  clarum  |  cita  mors  Âchillem  ; 
Longa  Tilhonum  |  miDuit  seneclus  ; 
Et  mihi  forsan ,  |  libi  quod  negarit 
m  Porriget  hora. 

Horace  a  tellement  familiarisé  notre  oreille  avec  cette  césure,  que 
les  saphiques  où  elle  manque  nous  semblent  mal  cadencés.  De  fait ,  ce 
fut  cette  cadence  qui  prévalut  dans  l'oreille  des  populations  romanes. 
Ce  vers  hendécasyllabe  est  composé  d'un  trochée,  d'un  spondée, 
d'un  dactyle  et  de  deux  trochées;  ceci  est  la  part  de  la  versification  an- 
cienne qui  n'a  pas  passé  dans  la  nouvelle;  mais,  en  même  temps,  il  a 
un  accent  h  la  quatrième  syllabe  et  à  la  dixième  ,  et  la  onzième  est  tou- 
jours muette.  Ces  caractères  sont  ceux  du  vers  héroïque  dans  le  vieux 
français,  dans  le  provençal,  dans  l'italien,  dans  l'espagnol,  c'est-à-dire 
un  accent  sur  la  dixième  syllabe,  avec  un  ou  deux  accents,  suivant 
la  langue,  dans  l'intérieur  du  vers,  à  des  places  déterminées.  C'est  notre 
vers  de  dix  syllabes,  qui  est  hendécasyllabe  toutes  les  fois  qu'il  se  ter 
mine  par  une  voyelle  muette,  par  exemple  : 

Per  me  «i  va  oella  città  dolente , 

ou 

J'ai  vu  l'impie  adoré  sur  la  terre , 

et  si  l'on  veut  des  vers  du  xii*  siècle  : 

là  nouviauz  tanz  et  mais  et  violete 
Et  lousseignolz  me  semont  de  chanter, 
Et  mes  fins  cuers  me  fait  d'une  amorele 
Si  doue  présent  que  ne  l'os  refuser. 

Pour  cette  déviation  du  vers  moderne,  j'ai  suivi  l'opinion  de  M.  Qui- 
cherat,  si  versé  dans  la  connaissance  de  la  versification  latine  et  de  la 
versification  française.  M.  Jullien,  qui  s'est  occupé  curieusement  et  in- 


AVRIL  1855.  217 

génieusément  de  ces  questions,  pense  qu'il  dérive  de  l'hexamètre,  par 
la  contraction  des  mots  et  par  l'influence  de  la  césure,  qui  partage  sou- 
vent l'hexamètre  en  deux  parties.  Mais  il  me  semble,  outre  les  analogies 
signalées  plus  haut,  que  ce  qui  a  dû  surtout  influer  sur  l'oreille  popu- 
laire el  sur  l'harmonie  qu'elle  chercha,  c'est  un  vers  qui,  comme  le 
saphique,  était  mêlé  aux  chants  profanes  et  sacrés.  .  '.    ;.i 

Ainsi,  par  cette  dernière  évolution,  se  trouva  pleinement  achevée 
l'œuvre  de  substitution  des  langues  modernes  à  la  langue  latine.  Des 
siècles  furent  nécessaires  pour  une  aussi  vaste  élaboration.  L'histoire 
n'a  pas  gardé  le  souvenir  d'une  tourmente  pareille  à  celle  qui  assaillit 
le  monde  civilisé  quand  l'empire  s'aflaissa  sous  sa  propre  caducité  et 
sous  la  pression  des  barbares;  et,  n'eùt-on  pas  d'autres  témoignages  de 
la  grandeur  de  la  catastrophe ,  il  suffirait  de  considérer  ce  naufi^ge  de 
toute  une  langue  en  Italie,  en  Gaule,  en  Espagne.  Durant  l'intei-valle 
du  remaniement,  tout  ce  qui  dépendait  de  l'existence  d'un  idiome 
propre  aux  nations  romanes  fut  frappé  de  stérilité;  mais  en  ceci,  comme 
dans  le  reste ,  les  anciennes  choses  remplirent  un  office  provisoire  pen- 
dant que  se  formaient  les  nouvelles.  La  vieille  langue,  vénérable 
même  dans  sa  décadence,  entretint  la  tradition,  ne  pouvant  toutefois 
communiquer  un  souffle  vital  qu'elle  n'avait  plus.  Cette  vie  passait  aux 
langues  qui  se  dégageaient,  et  qui  annoncèrent  tout  d'abord  leur  exis- 
tence par  les  chants  de  guerre,  d'amour  et  d'aventure. 

É.  LIITRÉ. 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

NEUVièMB    ARTICLE^ 

Mademoiselle  de  llautefort  avait  vingt-deux  ans  lorsqu'elle  rentra  en 

'  Voyei,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i854,  page  5^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  Bai  ;  pour  le  Iroisièrae,  celui  d'octobre,  page 
6oo;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième ,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19,  pour  le 
septième ,  celui  de  février,  page  8A  ;  et ,  pour  le  huitième ,  celai  de  mars ,  page  1 C 1 . 


218  JOUIUNAL  DES  SAVANTS. 

faveur,  au  commencement  de  l'année  i638-,  son  crédit  dura  deux 
années ,  jusqu'à  la  fin  de  lôSg.  Ces  secondes  amours  de  Louis  XIII 
furent,  comme  les  premières,  chastes  et  agitées.  Nous  n'y  insisterons 
point,  et  nous  nous  bornerons  à  dire  que  mademoiselle  de  Hautefort  ne 
mit  point  à  profit  pour  sa  fortune  ce  retour  de  la  tendresse  du  roi^ 
La  seule  grâce  qu'elle  consentit  à  recevoir,  et  encore  de  la  main  de  la 
reine  autant  que  de  celle  du  roi,  fut  la  survivance  de  la  charge  de 
dame  d'atours  qu'occupait  sa  grand'mère,  madame  de  la  Flotte;  dès 
ce  moment  elle  eut  le  droit  d'être  appelée  madame^,  et  désormais 
nous-même  l'appellerons  ainsi.  Sa  sœur,  mademoiselle  d'Escars ,  devint 
une  des  filles  d'honneur  de  la  reine,  et  son  jeune  frère,  le  comte  de 
Montignac,  qui  était  déjà  dans  les  cadets  aux  gai'des,  entra  dans  la 
compagnie  des  mousquetaires  du  comte  de  Tréville.  Après  les  couches 
de  la  reine ,  madame  de  la  Flotte ,  qui  n'avait  pas  l'humeur  aussi  désin- 
téressée que  sa  petite- fille,  désira  vivement  monter  de  sa  place  de  dame 
d'atours  à  celle  de  gouvernante  du  petit  dauphin.  On  poussa  madame 
de  Hautefort  à  en  parler  à  Louis  XIII  et  même  à  Richelieu;  elle  le  fit, 
mais  avec  une  fierté  maladroite  qui  ne  réussit  pas.  Richelieu  n'était  pas 
homme  à  remettre  le  futur  roi  entre  les  mains  de  ses  ennemis,  et  il 
avait  déjà  fait  nommer  à  cet  emploi  important  madame  de  Lansac 
qui  lui  était  toute  dévouée ^  Ses  anciens  ombrages  s'étaient  réveillés 
avec  la  passion  du  roi,  et,  comme  la  conduite  de  madame  de  Hautefort 
n'avait  fait  que  les  fortifier,  au  lieu  de  la  servir  il  travaillait  à  la  perdre. 
Cette  fois,  instruit  par  l'expérience,  il  avait  compris  que,  tant  que 
Louis  Xni  pourrait  voir  cette  ravissante  figure  et  approcher  de  ce  noble 
cœur,  avec  des  brouilleries  plus  ou  moins  longues,  madame  de  Hau- 
tefort reprendrait  toujours  son  empire,  et  que,  pour  la  détruire,  il 
fallait  lui  faire  quitter  la  cour  et  Paris.  Il  n'ignorait  pas  que  la  reine, 
tout  en  gardant  mieux  les  apparences,  ne  cessait  d'encourager  le  parti 
des  mécontents.  Il  savait  que  sa  jeune  confidente  s'était  liée  par  ses 
ordres  avec  le  comte  de  Soissons  et  avec  Monsieur,  et  qu'elle  était  leur 
intermédiaire  auprès  de  sa  maîtresse*.  Il  avait  fini  par  pénétrer  jusque 
dans  l'intérieur  d'Anne  d'Autriche,  en  gagnant  une  de  ses  filles  d'hon- 

'  Vu  de  madame  de  Huntefort,  p.  i35.  lElle  avait  tant  de  hauteur  dans  l'âme, 
t  qu'elle  n'aurait  jamais  pu  se  résoudre  à  demander  rien  pour  elle  et  pour  sa  fa- 
■  mille,  et  tout  ce  qu'on  pouvait  obtenir  d'elle,  c'était  de  recevoir  ce  que  le  roi  et 
«la  reine  voulaient  bien  lui  donner.» — *  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  i35; 
madame  de  Molteville,  t.  I,  page  60  ;  Montglat,  t.  XLIX  de  la  collection  Petitol, 
p.  176.  —  '  Voyez,  sur  madame  de  Lansac,  notre  septième  article,  n"  de  février. 
—  *  Mémoires  de  Mademoiselle,  i.  I,  p.  36. 


AVRIL  1855.  219 

iieur,  cette  jeune,  belle  et  spirituelle  mademoiselle  de  Chémera\ilt, 
dont  La  Rochefoucauld  fait  un  si  vif  éloge^  Mademoiselle  de  Cbéme- 
rauit  avait  une  correspondance  mystérieuse  avec  le  Cardinal,  où 
elle  lui  rendait  compte  de  tout  ce  qu'elle  voyait  et  entendait.  Dans 
cette  correspondance,  trouvée  après  -la  mort  de  Richelieu  parmi  ses 
papiers,  et  livrée  à  la  publicité  pendant  la  Fronde-,  le  roi  et  la  reine 
sont  appelés  Céphale  et  Procris;  madame  de  Hautefort  y  est  toujours 
l'Aurore,  madame  delà  Flotte  est  la  Vieille,  mademoiselle  de  La  Fayette , 
la  Délaissée,  Richelieu,  l'Oracle,  bien  entendu,  et  elle-même  se  met 
jsous  le  nom  du  Bon  ange.  Cet  ange-là,  avec  sa  jolie  figure,  sa  gaieté  et 
sa  candeur  apparente,  trompa  longtemps  madame  de  Hautefort  par 
des  raffinements  de  perfidie  et  de  bassesse  que  la  noble  femme  était 
incapable  de  soupçonner. 

Richelieu  n'avait  pas  sous  la  main  une  autre  mademoiselle  de  La 
Fayette  pour  balancer  madame  de  Hautefort:  mais,  sachant  qu'il  fallait 
toujours  à  Louis  XIII  une  sorte  de  distraction  sentimentale,  un  amu- 
sement de  cœur,  il  avait  mis  depuis  quelque  temps  auprès  de  lui  un 
jeune  homme  de  la  tournure  la  plus  agréable,  le  fils  d'un  de  ses  amis 
les  plus  dévoués  et  les  plus  capables,  le  marquis  et  maréchal  d'Effiat'; 
et,  se  croyant  aussi  sûr  du  fils  que  du  père,  il  lui  avait  fait  faire  un 
chemin  si  rapide,  qu'à  dix-neuf  ans,  en  1689,  Cinq-Mai's  était  déjà 
grand  écuyer.  Il  avait  plu  d'abord  au  roi  par  .sa  bonne  grâce,  et  le 
faible  monarque  l'avait  aussi  trouvé  bien  commode  à  aimer,  puisque 
cela  ne  lui  faisait  pas  d'affaire  avec  M.  le  Cardinal.  Ainsi  que  Richelieu 
l'avait  prévu  et  espéré,  cette  inclination  nouvelle  amortit  peu  à  peu  dans 
le  cœur  de  Louis  XIII  son  amour  |K)ur  madame  de  Hautefort,  ou  plutôt 
elle  devint  un  autre  amour*  qui,  comme  le  premier,  avait  ses  viva- 
cités, ses  jalousies,  ses  orages.  Le  roi  demandait  à  Cinq-Mars  de  n'ai- 
mer que  lui;  celui-ci,  poussé  par  sa  propre  ambition  et  p.ir  Richelieu, 
demandait  à  son  tour  au  roi  de  ne  pas  partager  ses  alfections,  et  il  se 

'  Mémoires  de  La  Ilochejoucuuld ,  t.  LI  de  la  collection  Pelitot ,  p.  348.  —  *  Journal 
(le  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  etc.,  édil.  de  16A9.  —  '  Le  grave  et  bien  informé 
Montglat  dit  nellcmcnl  que  ce  fui  surtout  pour  diminuer  et  détruire  la  passion  de 
f.ouis  XIII  pour  madame  de  Hautefort,  que  Richelieu  mit  auprès  de  lui  Cinq-Mars  . 
et  se  servit  de  celui  ci  comiiu-  il  avait  fait  de  mademoiselle  de  La  Fayette;  Mémoires , 
t.  XLIX,  p.  a38.  —  *  Montglal,  i6i(/.  «L'amour  du  roi  n'était  pas  comme  celui  des 
«autres  hommes,  car  il  aimnit  une  tille  sans  dessein  d'en  avoir  aucune  faveur,  et 

•  vivait  avec  elle  comme  avec  un  ami;  tellement,  que,  quoiqu'il  ne  soit  pas  incom- 

•  palibie  d'avoir  ensemble  une  maîtresse  et  un  ami,  à  son  égard  cela  ne  se  pouvait 

•  accorder,  parce  que  sa  maîtresse  était  son  unique  ami,  et  une  confidente  à  laquelle 

•  il  découvrait  tous  les  mouvements  de  son  cœur.  » 


220  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plaignait  de  l'empire  qu'exerçait  encore  sur  lui  madame  de  Hautefort^ 
Dans  les  commencements,  il  suffisait  d'une  soirée  que  le  roi  venait 
passer  chez  la  reine  pour  déjouer  toutes  ces  manœuvres,  et  rendre  le 
cœur  de  Louis  à  sa  première  et  irrésistible  maîtresse.  Mais  il  n'en  était 
point  ainsi  dans  les  voyages^;  \à,  seul  entre  son  redouté  ministre  et 
son  nouvel  ami,  le  roi  était  bien  autrement  facile  aux  impressions  qu'on 
lui  voulait  donner,  et  c'est  dans  un  de  ces  voyages  que,  les  yeux  de  la 
belle  dame  n'étant  plus  là  pour  plaider  sa  cause ,  Richelieu  l'accusa 
d'avoir  la  main  dans  les  intrigues  de  Monsieur,  de  troubler  et  de  divi- 
ser la  cour  et  de  faire  obstacle  au  Gouvernement  par  l'absolu  crédit, 
qu'on  lui  supposait  sur  le  roi;  il  fit  entendre  qu'il  était  fort  inutile 
d'avoir  exilé  madame  de  Chevreuse  pour  garder  une  personne  tout 
aussi  dangereuse  qu'elle.  Louis  XIII  résista  longtemps;  pour  l'empor- 
ter, le  Cardinal  fut  obligé  de  lui  donner  à  choisir  entre  madame  de 
Hautefort  et  lui,  et  de  déclarer  qu'il  aimait  mieux  se  retirer  que  de  se 
consumer  dans  des  luttes  obscures,  où  l'appui  du  roi  lui  manquait. 
Cette  menace  épouvanta  Louis  XIII;  Richelieu,  le  voyant  ébranlé,  pour 
le  décider,  lui  dit  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'éloigner  à  jamais  madame  de 
Hautefort,  mais  seulement  pour  une  quinzaine  de  jours,  afin  qu'on 
vît  que  sa  faveur  n'était  pas  aussi  grande  qu'on  le  croyait.  Le  roi  finit 
par  céder,  en  insistant  bien  sur  cette  condition  que  ce  serait  seulement 
pour  quinze  jours;  le  Cardinal  l'assura  qu'il  n'en  demandait  pas  davan- 
tage; mais,  redoutant  l'ascendant  accoutumé  de  madame  de  Hautefort, 
il  fit  promettre  au  roi  de  ne  pas  la  voir.  A  peine  le  marché  conclu, 
Richelieu  se  hâta  de  l'exécuter;  il  envoya,  de  la  part  du  roi,  à  l'an- 
cienne favorite,  l'ordre  de  se  retii'er  pour  quelque  temps,  et  aux 
gardes,  celui  de  ne  la  point  laisser  entrer  chez  le  roi.  Quand  madame 
de  Hautefort  reçut  le  commandement  qui  lui  était  apporté,  elle  eut  de 
la  peine  h  y  croire.  Elle  se  rappelait  que,  dans  plusieurs  de  ses  que- 
relles avec  son  royal  amant,  souvent  elle  lui  avait  dit  que  de  l'humeur 
dont  elle  le  connaissait,  elle  s'attendait  i  être  un  jour  ou  l'autre  chassée 
(le  la  cour  par  la  jalousie  du  Cardinal,  et  que  Louis  XIII  lui  avait  tou- 
jours répondu  que  cela  ne  serait  jamais,  et  que,  reçût-elle  un  pareil 
ordre,  il  la  conjurait  de  ne  pas  y  ajouter  foi  et  de  ne  croire  qu'à  ce 
qu'il  lui    dirait  lui-même.  Elle  voulut    donc  entendre  de  la   bouche 

Moniglat,  t.  XLIX  p.  288  :  »  11  avail  donné  son  cœur  à  son  nouveau  l'avori ,  et  il 
«lui  avail  promis  qu'il  ne  sérail  point  partagé.»  —  *  MoDglat,  ibid.  :  «Comme  le 
«  Cardinal  avait  résolu  de  perdre  madame  de  Hauleforl,  il  prit  le  temps  du  voyage  du 
«roi,  durant  lequel  elle  ne  le  voyait  point,  et,  profilant  de  son  absence,  etc.  »  Tout  le 
reste  de  noire  narration  est  fidèlement  lire  de  la  Vie  do  madame  de  Hautefort. 


AVRIL  1855.       •  221 

même  du  roi  l'ordre  qu'elie  venait  de  recevoir.  «Elle  était  si  bonne  et 
<'si  aimée  de  tout  le  monde,  dit  l'histoire  de  sa  vie,  que,  lorsqu'elle  se 
((  présenta  à  la  porte  du  roi,  les  gardes,  après  lui  avoir  fait  part  de  leur 
«ordre,  n'osèrent  s'opposer  à  ce  quelle  entrât.  La  surprise  du  roi  fut 
u  extrême  en  la  voyant  avec  un  air  de  grandeur  et  de  fierté  tout  en- 
((  semble,  que  le  dépit  lui  donnait  et  qui  augmentait  sa  beauté.  Elle 
'(lui  dit  qu'avant  de  partir  de  la  cour  par  son  ordre,  elle  avait  voulu 
u  connaître  quel  crime  elle  avait  commis  pour  mériter  d'être  exilée.  Le 
«  roi  lui  dit  que  son  exil  n'était  que  pour  quinze  jours,  qu'il  l'avait 
«accordé  avec  une  violence  extrême  aux  raisons  d'État,  à  cause  des 
<(  intrigues  qui  troublaient  toute  la  cour,  et  que  Ton  faisait  s<5us  son 
«nom,  qu'elle  le  devait  plaindre  de  la  violence  qu'on  avait  faite  à  son 
•<  incUnation ,  et  de  la  douleur  qu'il  en  souffrirait  pendant  ce  temps. 
"Elle  lui  répondit  que  ces  quinze  jours  dureraient  le  reste  de  sa  vie; 
<' qu'ainsi  elle  prenait  congé  de  lui  pour  toujours.  Le  roi  l'assura, 
K  comme  il  le  croyait,  que  rien  au  monde  ne  pourrait  l'obliger  à  se 
'<  priver  de  la  voir  un  jour  de  plus  '.  » 

On  comprend  quelle  dut  être  la  douleur  d'Anne  d'Autriche  en  per- 
dant une  pareille  amie,  dont  elle  sentait  bien  qu'elle  causait  elle-même 
le  malheur.  Elle  pleura  ,  sanglota,  l'embrassa  plusieurs  fois,  et,  dans  le 
trouble  où  elle  était,  ne  sachant  que  lui  offrir,  elle  défit  ses  pendants 
d'oreilles  qui  valaient  bien  dix  ou  douze  mille  écus,  et  les  lui  donna, 
en  la  priant  de  les  garder  pour  l'amour  d'elle^. 

Madame  de  Hautefort  se  retira*  près  du  Mans,  dans  une  terre 
qui  appartenait  à  sa  grand'mère,  emmenant  avec  elle  son  jeune  frère, 
M.  de  Montignac,  et  sa  sœur,  mademoiselle  d'BiScars,  sans  oublier  celle 
qu'elle  croyait  sa  meilleure  amie,  mademoiselle  de  Chémerault,  que 
Richelieu  avait  aussi  mise  en  disgrâce  pour  couvrir  sa  trahison ,  et  qui, 

'    Vie  de  madame  de  Haatcfort,  p.  iSa.  Montglat  raconte  la  scène  différemment  : 

•  Etant  résolue  cU  ne  point  partir  qu'elle  n'eût  vu  le  roi ,  elle  baissa  sa  coiffe  de 
«  peur  d'être  reconnue ,  et  alla  l'attendre  dans  la  salle  des  gardes  par  où  il  devait 

•  passer  pour  aller  h  la  messe.  Dès  qu'elle  l'aperçut,  elle  approcha  de  lui,  et, 

•  levant  sa  coiffe,  lui  dit  que  sur  sa   parole  elle  n'avait  pas  ajouté  foi  à  ceux  qui 

•  lui  avaient  ordonné  de  sa  part  de  se  retirer,  et  qu'elle  ne  le  pouvait  croire  après 
«  les  protestations  qu'il  lui  avait  faites,  s'il  ne  le  lui  disait  lui-même.  Jamais  homme 
■  ne  fut  si  embarrassé  que  lui,  car  il  ne  s'attendait  point  à  une  telle  rencontre;  il 

•  fut  au.^si  tellement  surpris,  eue,  tout  honteux  et  décontenancé,  il  lui  dit  qu'il 

•  était  vrai  qu'il  l'avait  commandé  et  qu'il  avouait  celui  qui  lui  avait  porté  l'ordre; 
I  et,  sans  lui  donner  le  temps  de  répondre,  il  passa  vite  tout  interdit.  Elle  se  retira 
«  le  même  jour,  et  la  faveur  demeura  tout  entière  à  Cinq-Mars.  »  —  *  Vie  de  ma- 
dame de  Hautefort,  p.  i53. 

39 


222  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sous  ie  masque  du  dévouement,  avait  accepté  l'odieuse  mission  de  sur- 
veiller l'exilée  comme  elle  avait  fait  la  favorite.  Tel  était,  à  son  égard, 
l'aveuglement  de  madame  de  Hautefort,  qu'avant  de  quitter  Paris, 
ayant  appris  que  la  reine  s'était  bornée  à  donner  h,ooo  écus  à  made- 
moiselle de  Chémerault,  sans  aucune  autre  marque  d'attachement  et 
d'estime,  elle  se  sentit  blessée  dans  1  opinion  qu'elle  s'était  faite  de  la 
générosité  de  la  reine ,  et  lui  écrivit  une  dernière  fois  pour  lui  rappeler, 
dans  les  termes  les  plus  vifs,  ce  qu'elle  devait  à  mademoiselle  de  Ché- 
merault, oubliant  sa  propre  infortune  et  le  rang  de  celle  à  laquelle 
elle  écrivait  pour  ne  songer  qu'à  la  jeune  fille.  Elle  avait  appris  aussi 
qu'Anne  d'Autriche  n'avait  pas  témoigné  une  assez  haute  indignation 
de  l'outrage  qui  lui  était  fait  à  elle-même  en  sa  personne,  et  qu'elle 
avait  trop  paru  se  résigner  au  triomphe  de  Richelieu;  cette  conduite 
avait  été  un  coup  douloureux  à  sa  fierté  et  à  sa  tendresse;  elle  en  souf- 
frait plus  que  de  l'exil,  et  la  façon  dont  elle  en  parle  à  la  reine  se  res- 
sent du  trouble  et  de  l'amertume  de  son  cœur.  La  lettre  où  elle  exhale 
ses  chagrins,  pleine  à  la  fois  d'affection,  de  hauteur  et  de  dépit,  peint 
à  merveille  le  caractère  de  madame  de  Hautefort,  et  montre  en 
elle,  à  vingt-quatre  ans,  à  cet  âge  heureux  des  grands  sentiments  portés 
jusqu'à  l'exagération,  une  sorte  d'Emilie  outrée  et  sublime.  Voici  quel- 
ques passages  de  cette  lettre  à  la  Corneille.  On  y  sent  que  la  plus  grande 
douleur  de  madame  de  Hautefort  est  de  voir  sa  royale  amie  au- 
dessous  de  l'idéal  de  générosité  et  de  noblesse  qu'elle  s'était  formé,  et 
la  hardiesse  de  son  langage  en  cette'occasion  marque  déjà  jusqu'où  elle 
poufra  se  porter  plus  tard ,  lorsqu'elle  croira  la  réputation  de  la  reine 
bien  autrement  compromise. 

«Madame  ^  s'il  m'était  permis  de  juger  des  sentiments  de  Votre 
«Majesté  par  les  miens,  je  n'oserais  vous  dire  adieu  pour  jamais,  de 
«  crainte  que  cette  parole  ne  mît  votre  vie  au  même  péril  où  elle  met 
«  la  mienne  en  vous  l'écrivant.  Mais,  puisque  Dieu  vous  fait  avoir  en 
«cet  accident  la  résignation  que  vous  avez  eue  en  tant  d'autres,  je 
«ferais  injure  à  la  Providence  et  à  votre  courage  si  je  croyais  que  mes 
«disgrâces  et  mts  déplaisirs  pussent  donner  quelque  atteinte  à  votre 
«santé  et  à  votre  repos.  C'est  donc  pour  jamais.  Madame,  que  je  dis 
«adieu  à  Votre  Majesté,  et  je  vous  suppUe  très-humblement  de  croire 
M  qu'en  quelque  endroit  du  monde  que  la  persécution  me  puisse  jeter,  j'y 
«passerai  mes  jours  dans  la  fidélité  et  dans  l'attachement  qui  sont  les 

'  CeUe  lettre  n'est  pas  dans  la  Vie  imprimée  de  madame  de  Hautefort;  nous  la 
lirons  de  la  vie  manuscrite  communiquée  par  M.  le  marquis  d'Estourmel. 


AVRIL  1855.  223 

«véritables  causes  qu'on  me  persécute,  et  n'aurai  de  regret,  parmi  les 
«ennuis  qui  m'accablent,  que  dft  n'en  pouvoir  pas  souffrir  davantage 
«pour  l'amour  de  vous.  Ma  douleur  me  ferait  ici  achever  ma  lettre,  si 
«  le  zèle  que  j'ai  pour  votre  gloire  ne  me  défendait  de  taire  une  chose 
«qui  la  peut  ternir,  et  de  vous  dissimuler  fétonnement  que  chacun 
«  témoigne  de  l'état  où  vous  laissez  mademoiselle  de  Chémerault.  On 
«  sait  que  vous  connaissez  aussi  bien  son  cœur  que  sa  misère ,  et  on  ne 
«  croit  pas  même  que  vous  lui  deviez  faire  acheter  le  bien  qu'elle  peut 
•<  recevoir  de  vous  par  une  demande  qui  lui  sortirait  de  la  bouche  avec 
«  plus  de  peine  que  sa  propre  vie.  Cependant  on  lui  a  commandé  de 
use  retirer  avec  quatre  mille  écus,  qu'il  faut  qu'elle  emploie  à  payer 
«  ses  dettes  :  on  parle  de  la  renvoyer  de  la  même  sorte  qu'on  renverrait 
H  Michelette  ^  si  l'on  s'était  avisé  des  grandes  cabales  qu'elle  fait  dans 
«  la  cour  aussi  bien  que  nous....  On  dit  que,  si  une  reine  n'a  pas  d'arçent 
«pour  fournir  aux  nécessités  d'une  fille  qu'elle  a  fort  aimée,  elle  peut 
<(  bien  au  moins  lui  envoyer  un  présent  qui  témoigne  qu'elle  ne  l'oublie 
«pas,  et  lui  donner  après  cela  une  pension  qui  assure  sa  subsistance, 
«  avec  une  lettre  qui  fasse  connaître  à  sa  mère  l'entière  satisfaction  que 
«vous  avez  d'elle....  Je  suis  si  délicate  en  ce  qui  regarde  l'opinion  que 
«toute  la  terre  doit  avoir  de  vous,  que,  si  mademoiselle  de  Chémerault 
«n'avait  pas  su  le  présent  que  vous  m'avez  fait,  je  n'eusse  pu  m'empê- 
«  cher  de  le  lui  donner  de  votre  part.  Encore  que  j'aie  appris  avec  dépit 
«  la  peur  que  vous  avez  de  déplaire  à  celui  qin  m'arrache  d'auprès  de 
«  vous ,  je  proteste  que  vos  timidités  et  vos  complaisances  me  piquent 
«  beaucoup  plus  pour  vous  que  pour  moi ,  et  que  je  me  consolerais 
«du  mal  qu'il  m'a  fait,  si  j'étais  bien  certaine  que  ce  lut  le  dernier 
«qu'il  voulût  vous  faire.  Adieu  pour  la  dernière  fois.  Madame;  je  ne 
«  puis  plus  penser  h  ne  vous  voir  jamais,  el,  si  cette  mortelle  imagina- 
«tion  ne  me  donne  relâche  pour  un  moment,  je  ne  vivrais  même 
«pas  assez  pour  vous  dire  que  je  suis.  Madame,  de  Votre  Majesté,  la 
«très,  etc..  » 

Tous  ceux  qui,  à  la  cour  et  à  Paris,  avaient  connu  madame  de  Hau- 
tefort,  sa  vertu,  son  désintéressement,  son  obligeance,  sa  libéralité, 
ne  la  virent  pas  s'éloigner  sans  un  extrême  déplaisir.  Les  plus  inconso- 
lables furent  ses  amants,  comme  on  disait  alors.  L'un  d'eux,  le  marquis 
de  Noirmoutier,  ne  pouvant  résister  à  la  violence  de  sa  passion,  s'échappa 
de  Paris  et  courut  au  Mans  pour  la  voir  encore,  et  dans  l'espérance  de 
la  toucher.  Mais  madame  de  Hautefort  ne  l'aimait  point,  et  elle  com- 

V  iPfmixie  de  service  de  la  reine,  qui  avait  la  garde  de  ses  petits  chiens. 

»9- 


224  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

prenait  trop  la  dignité  du  malheur  pour  la  compromettre  en  recevant 
une  visite  équivoque.  Le  brillant  niafquis  n'obtint  pas  même  une  au- 
dience et  un  regard  ^  Elle  s'ensevelit  dans  une  solitude  profonde,  ne 
recevant  qu'un  très-petit  nombre  d'amis ,  entre  autres  le  pauvre  La  Porte , 
qu'elle  avait  fort  contribué,  pendant  le  retom'  de  son  crédit,  à  tirer  de 
la  Bastille^,  et  qui,  exilé  comme  elle,  habitait  dans  le  voisinage.  Ces 
deux  âmes  loyales  et  courageuses,  bien  séparées  par  leur  rang  dans  le 
monde,  s'étaient  rapprochées  dans  leur  fidélité  à  Anne  d'Autriche  et 
dans  leur  commune  ardeur  pour  ses  intérêts  et  pour  sa  gloire.  La  Porte 
avait  vu  madame  de  Hautefort  si  intrépide,  et  il  la  savait  si  pure,  si 
désintéressée,  si  bienfaisante,  qu'il  s'était  donné  à  elle  tout  autant  qu'à 
la  reine.  11  n'était  pas  dupe  de  la  feinte  amitié  de  mademoiselle  de  Ché- 
merault,  et  plus  d'une  fois  il  tenta  d'éclairer  madame  de  Hautefort, 
mais  celle-ci  rejetait  bien  loin  ses  soupçons,  «ne  pouvant  pas  seule- 
ce  ment,  dit  La  Porte,  souffrir  la  pensée  d'un  tel  crime',  »  et  elle  ne  fut 

^  Mémoires  de  La  Porte,  l.  LIX  de  la  collection  Petitot ,  p.  Sg  i  etSga.  —  '  C'est  La 
Porte  qui  nous  apprend  ce  qu'il  devait  à  madame  de  Hautefort,  et  comment  il  fut 
accueilli  par  elle  lorsqu'il  alla  la  remercier,  ibid,  p.  887  :  «  J'allai  chez  madame  de  La 
«  Flotte  pour  rendre  mes  devoirs  à  madame  de  Hauleibrl;  c'était  là  qu'il  fallait  faire  des 
«remercîments  et  des  protestations  de  reconnaissance;  mais  elle  m'arrêta  tout  court, 
«  et  je  crois  qu'elle  eut  raison ,  car,  outre  que  je  les  faisais  mal ,  c'est  à  mon  gré  une  mé- 
«  chante  monnaie  pour  payer  de  véritables  obligations.  Bonne  ou  mauvaise  cependant , 
«  c'était  tout  ce  que  je  pouvais  donner  à  la  générosité  si  extraordinaire  d'une  personne 
«qui  avait  tant  pris  de  peine  à  m'assisier;  car,  outre  les  choses  qui  regardaient  le 
«  service  de  la  reine ,  elle  m'avait  rendu  tous  les  bons  olTices  qu'elle  avait  pu ,  et  eut  bien 
t  plus  de  soin  de  mes  affaires  qu'elle  n'en  a  toujours  eu  des  siennes.  Ce  n'était  pas 
«une  générosité  commune  qui  atlend  les  occasions,  elle  les  cherchait  continuelle- 
«  ment,  et,  ce  qui  est  admirable  c'est  qu'elle  a  toujours  été  et  qu'elle  est  encore  à 
«  présent  de  la  même  force.  •  —  '  Mcmoirci  de  La  Porte,  ibid.  «  J'appris  à  Poitiers  que 
«  mademoiselle  de  Chémerault  avait  intelligence  à  la  cour,  et  que  même  elle  en  rece- 
«vait  des  bienfaits,  ce  qui  paraissait  parla  dépense  qu'elle  faisait,  à  quoi  elle  n'eût 
•  pu  fournir  de  son  revenu  particulier.  Je  l'observai  dans  les  entretiens,  et,  comme 
«je  me  défiais  d'elle  il  ne  me  fut  pas  difficile  de  connaître  que  les  soupçons  que  j'avais 
«  eus  n'étaient  pas  mal  fondés.  J'avertis  madame  de  Hautefort  de  ce  que  j'avais  vu  et 
«  entendu  ;  mais ,  comme  elle  est  bonne  et  qu'elle  a  la  conscience  délicate ,  elle  ne  put 
«  croire  qu'elle  fût  capable  de  faire  une  si  lâche  action,  et,  comme  de  jour  en  jour 
«je  m'affermissais  d.ins  la  croyance  qu'elle  trompait  son  amie,  je  ne  pouvais  m  em- 
«  pêcher  d'avertir  madame  de  Hautefort  de  prendre  garde  à  elle,  et  sa  générosité 
«  naturelle  l'empêchait  toujours  d'ajouter  foi  à  ce  que  je  lui  disais,  ne  pouvant  s'i- 
«  maginer  qu'une  personne  qu'elle  aimait  pût  commettre  un  crime  dont  elle  ne 
«pouvait  pas  seulement  souffrir  la  pensée.  Aussi,  pour  avoir  jugé  par  elle-même, 
«  elle  se  trouva  trompée,  et  n'en  put  jamais  être  persuadée  qu  après  la  mort  de  Son 
«  Eminence,  dans  le  cabinet  duquel  il  se  trouva  dix-sept  lettres  où,  par  le  moyen  de 
«  madame  de  la  Malaye,  elle  rendait  un  compte  fort  exacte  à  Son  Lminence  de  tout 


AVRIL  1855.  225 

désabusée  qu'à  la  mort  de  Richelieu,  lorsque  la  reine  lui  envoya  les 
lettres  de  mademoiselle  de  Chémerault,  trouvées  dans  la  cassette  du 
cardinal.  ,  r.'  .:     -1  f 

C'est  pendant  ce  séjour  auprès  du  Mans  qu'elle  entendit  parler  de 
ScaiTon,  de  ses  cruelles  infirmités,  et  de  la  gaieté  courageuse  avec  la- 
quelle il  les  supportait.  Scarron  souffrait;  c'était  assez  pour  elle,  et, 
bien  que  la  poésie  burlesque  agréât  fort  peu  à  une  écolière  de  l'hôtel  de 
Rambouillet,  elle  s'intéressa  au  bouffon  malade  et  lui  vint  en  aide  de 
toutes  les  manières.  De  là,  tant  de  vers  adressés  par  Scarron  à  ma- 
dame de  Hautefort  et  à  sa  sœur  ^ 

Cependant  les  événements  se  pressaient  sur  la  scène  mobile  que 
madame  de  Hautefort  venait  de  quitter.  Du  fond  de  sa  retraite,  pendant 
trois  années ,  elle  assista  de  loin  à  bien  des  spectacles  qui  tour  à  tour 
agitèrent  son  âme  de  rares  joies,  d'inquiètes  espérances,  d'effroi,  de 
compassion,  d'horreur.  Elle  recevait  de  fréquents  et  secrets  messages 
d'Anne  d'Autriche,  qui  l'assuraient  de  sa  constante  amitié.  Un  jour,  elle 
reçut  de  sa  part  le  portrait  du  petit  dauphin,  comme  un  présage  de 
jours  meilleurs.  Quels  durent  être  ses  sentiments ,  lorsqu'elle  apprit 
l'audacieuse  entreprise  du  comte  de  Soissons,  son  triomphe  à  la  Marfée 

tce  nue  madame  de  Hautefort  lui  avait  confié,  tant  de  ce  qui  la  concernait  en  par 
«  ticulier,  que  de  ce  qui  regardait  la  reine,  laquelle  envoya  ces  lettres  à  madame 
■  de  liaulci'ort  au  Mans,  qui  depuis  ont  été  Mues  de  toute  la  France,  cl  imprimées 
«pendant  les  désordres  de  Paris.  >  —  '  Lorsque  madame  de  Hautefort  revint  à  la 
cour,  elle  présenta  Scnrrcm  à  la  reine  Anne,  et  elle  lui  fil  obtenir  ime  pension, 
et  un  bénéticc  an  Mans.  Voici  l'indication  des  pièces  que  Scarron  lui  a  adressées , 
ainsi  qu'à  sa  sœur,  mademoiselle  d'Escars,  à  diverses  époques;  édition  d'Amster- 
dam, 175a  :  1*  La  légende  de  Bourbon,  de  l'année  iGAi,  p.  4  du  l.  VU;  a* p.  i3, 
la  seconde  légende  de  Bourbon;  3*  p.  9a ,  à  l'infante  d'Escars,  et  p.  gS,  la  ré- 
ponse de  mademoiselle  d'Escars;  /i*  p.  i5o,  à  madame  de  Hautefort;  Scarron  l'ap- 
f>elle  sainte  Hautefort,  parce  qu'elle  s'était  retirée  dans  un  couvent,  ainsi  que  nous 
e  verrons  plus  tard;  5*  p.  i58,  à  la  même,  quand  elle  le  présenta  à  la  reine; 
6* p.  178,  à  mademoiselle  d'Escars  sur  le  voyage  de  la  reine  à  la  Barre,  maison  de 
plaisance  de  madame  du  Vigean.  Il  y  dil  que  le  duc  de  Venladour  faisait  la  cour  à 
madame  de  Hautefort;  7*  p.  aaG,  à  madame  de  Hautefort  revenant  à  la  cour, 
élégie;  8*  p.  a3i,  épillialame  sur  le  mariage  de  madame  de  Hautefort  et  du  ma- 
réchal de  Schomberg;  9*  p.  a36,  à  M.  le  maréchal  de  Schomberg  sur  son  mariage, 
ibid.  choeur  des  Muses  à  M.  de  Schomberg;  lo*  p.  a84,  à  mademoiselle  de  Mont- 
pensier;  remercimenl  au  nom  de  Mademoiselle  d'Escars;  1 1"  p.  ag^,  stances  {)our 
madame  de  Hautefort,  qui  venait  d'obtenir  le  tabouret  comme  duches.^e  de  Schom- 
berg; la*  p.  agS  à  M.  le  commandeur  de  Souvré,  le  frère  de  madame  de  Sablé, 
après  la  disgrâce  de  madame  de  Hautefort;  iS*  p.  366,  à  madame  de  Hautefort, 
Etrennes;  i4*p>  38 1,  rondeau  à  mademoiselle  d'Escars  et  à  son  secrétaire,  avec  la 
réponse. 


226  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  sa  mort  !  Bientôt  aussi  elle  vit  i'ambitieux  étourdi  qui  l'avait  rem- 
placée dans  le  cœur  du  roi,  parvenu  au  faîte  de  la  faveur,  s'en  préci- 
piter lui-même,  conspirer  la  perte  de  celui  auquel  il  devait  tout,  et, 
retombé  sous  la  main  puissante  qui  l'avait  tiré  du  néant,  porter,  à  vingt 
deux  ans,  sa  tête  sur  un  échafaud.  Elle  vit  enfin  ce  terrible  cardinal, 
vainqueur  de  tous  ses  ennemis  au  dedans  et  au  dehors,  maître  du  roi 
et  de  la  France,  et  méditant  les  plus  hardis  desseins,  succomber  à  ses 
soucis  et  à  ses  infirmités,  et  Louis  XIII,  épuisé  et  languissant,  tout  prêt 
à  le  suivre  dans  la  tombe. 

Anne  d'Autriche  n'osa  pas  rappeler  les  serviteurs  et  les  amis  auxquels 
elle  tenait  le  plus  avant  que  le  roi  eût  fermé  les  yeux.  Le  temps  et  le 
malheur  lui  avaient  enseigné  la  prudence,  et  elle  était  tout  entière  à  son 
grand  objet,  d'être  mise  par  le  roi  lui-même  en  possession  de  la  régence. 
Pour  cela,  elle  s'était  résignée  aux  étroites  limites  où  la-déclaration  royale 
du  2  1  avril  i  643  renfermait  son  autorité,  et  elle  avait  souffert  sans  se 
plaindre  que  cette  même  déclaration  maintînt  l'exil  de  sa  plus  ancienne 
amie,  madame  de  Ghevreuse,  se  réservant  d'agir  plus  tard  selon  son  pou- 
voir et  selon  les  circonstances.  Pendant  la  fm  d'avril  et  le  commence- 
ment de  mai,  chaque  jour  on  croyait  que  le  roi  allait  expirer.  Une  fois 
même,  la  nouvelle  de  sa  mort  étant  arrivée  au  Mans,  madame  de  Haute- 
fort  et  La  Porte  se  hâtèrent  d'accourir  à  Paris;  le  lendemain  il  se  trouva 
que  la  nouvelle  était  fausse ,  et  il  leur  fallut  regagner  leur  retraite  sans 
avoir  vu  personnel  Le  i  k  mai,  le  roi  Louis  XIII  acheva  de  mourir,  et, 
le  ly,  la  reine  écrivait  de  sa  propre  main  à  madame  de  Hautefort  le 
billet  suivant  : 

•  Je  ne  puis  demeurer  plus  longtemps  sans  envoyer  de  Cnssy  (domestique  de  la 
«reine)  pour  vous  conjurer  de  me  venir  trouver  aussitôt  qu'il  vous  aura  donné 
«  celle-ci.  Je  ne  vous  dirai  autre  chose,  l'état  où  je  suis  après  la  perte  que  j'ai  faite 
«ne  me  permettant  pas  de  vous  assurer  de  mon  affection,  laquelle  je  vous  témoi- 
«  gnerai  toute  ma  vie,  et  que  je  suis  voire  bonne  amie  et  maîtresse*. 

Anne.  » 

Pour  fair€  honneur  à  madame  d'Hautefort  et  lui  marquer  davantage 
son  empressement  à  la  voir  et  son  amitié ,  la  reine  lui  envoya  sa  propre 

'  Mémoires  de  La  Porte,  t.  LIX  de  la  collection  Petitot,  p.  .^91  et  392,  —  *  Nous 
devons  ce  billet  au  père  Griffet,  dans  son  excellente  et  trop  peu  appréciée  histoire  de 
Louis  XIII;  c'est  sans  doute  un  abrégé  qu'en  a  voulu  donner  madame  de  Motteville, 
lorsqu'elle  dit,  t.  I,  p.  1 64,  que  la  reine  avait  écrit  de  sa  propre  main  à  madame  de 
«  Hautefort  «  qu'elle  la  priait  de  revenir,  qu'elle  ne  pouvait  goûter  de  plaisir  parfait 
ai  elle  ne  le  goûtait  avec  elle,  »  et  ces  mêmes  mots  ;  «  Venez  ma  chère  amie,  je  meurs 
«  d'impatience  de  vous  embrasser.  »  L'abrégé  est  plus  tendre  que  la  lettre  même. 


AVRIL  1855.  227 

voiture ^  Madame  de  Hautefort  rentra  donc  à  la  cour  en  triomphe: 
elle  reprit  sa  charge  de  dame  d'atours ,  et  elle  put  croire  que  ses  lon- 
gues épreuves  étaient  terminées,  et  qu'elle  avait  touché  le  port.  Elle 
«vait  alors  vingt-sept  ans;  elle  était  dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et 
de  la  beauté ,  au  comble  de  la  considération  et  de  la  faveur.  La  reine 
lui  avait  promis  de  i'aimer  toute  la  vie;  et,  au  bout  de  quelques  mois,  ie 
charme  de  l'ancienne  amitié  était  à  jamais  rompu,  et,  en  i64/i,  ma- 
dame de  Hautefort  recevait  de  la  part  de  la  reine  l'ordre  de  quitter  la 
cour. 

De  quel  côté  étaient  les  torts  ?  Qui  faut- il  accuser  d'Anne  d'Autriche 
ou  de  sa  belle  favorite?  Ni  l'une  ni  l'autre.  Tout  le  mal  venait  d'une 
situation  nouvelle,  qui,  en  s'établissant  peu  à  peu,  les  séparait  inévita- 
blement. Anne  d'Autriche,  devenue  régente ,  changea  de  politique;  elle 
renonça  à  ses  desseins  et  à  ses  amis,  pour  prendre  ceux  de  Richelieu, 
présentés  par  une  autre  main.  Madame  de  Hautefort,  au  contraire, 
resta  fidèle  aux  anciens  desseins  et  surtout  aux  anciens  amis  de  la  reine. 

La  gloire  d'Anne  d'Autriche,  dans  la  postérité,  est  d'être  arrivée  au 
pouvoir,  traînant  après  elle  quinze  ans  de  malheurs  et  de  pereécutions, 
d'amers  et  profonds  ressentiments,  avec  une  foule  d'amis  qui,  pour 
elle,  avaient  bravé  la  mort,  l'exil,  la  prison,  et  de  n'avoir  pas  tardé  à 
reconnaître  que  l'intérêt  de  la  France,  de  son  fils  et  de  la  royauté,  «îxi- 
geaient  d'elle  le  sacrifice  de  ses  amitiés  et  de  ses  haines,  et  de  tous  ses 
anciens  engagements.  Elle  semblait  destinée,  en  i6hi,  à  devenir  une 
autre  Marie  de  Médicis.  C'était  le  parti  de  la  reine-mère  qui  avait  com- 
battu pour  elle,  et,  après  avoir  partagé  sa  disgrâce,  il  comptait  bien 
partager  son  crédit.  La  politique  de  ce  parti  était  au  dehors  la  paix, 
l'alliance  espagnole,  l'abandon  de  l'alliance  protestante,  au  dedans  le 
rétablissement  de  fanarchique  autorité  des  princes  et  des  grandes  fa- 
milles, la  domination  des  évêques  sous  le  manteau  de  la  religion,  et 
celle  du  parlement  sous  celui  de  la  liberté;  en  un  mot  le  retour  à  l'ordre  de 
choses  que  Louis  XIII  et  Richelieu  avaient  entrepris  de  faire  cesser. 
Qu'on  nous  permette  d'éclairer  ce  moment  critique  et  glorieux  de  notre 
histoire  par  un  souvenir  de  notre  temps.  Lorsqu'en  1 8 1 4  et  1 8 1 5  la 
maison  de  Bourbon  reparut  parmi  nous,  elle  ramenait  de  l'exil  avec 
elle  tout  un  nlonde  de  préjugé»  et  d'inimitiés  contre  tout  ce  qui  s'était 
passé  en  France  depuis  vingt-cinq  années.  Le  roi  Louis  XVIII  revenait 
avec  un  parti  qui  lui  avait  aussi  prodigué  les  sacrifices,  et  qui  comptait 
dans  ses  rangs  tant  de  noms  illustres,  de  vertus,  et  même  de  talents^ 

'  Madame  de  Motleville  :  •  Sa  Ktière  de  corps.  » 


228         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Quelles  lumières  supérieures  ne  lui  fallait-il  pas  pour  reconnaître  que 
le  triomphe  de  ce  parti  était  la  perte  de  la  monarchie,  pour  com- 
prendre l'excellence  de  l'ordre  nouveau,  pour  en  venir  à  préférer  à  des 
amis  éprouvés  d'anciens  adversaires,  des  généraux  de  la  République,  des 
serviteurs  de  l'Empire ,  pour  accepter  les  principes  et  les  résultats  de  la 
Révolution  française ,  et  devenir  un  roi  constitutionnel ,  comme  Henri  IV, 
après  la  Ligue,  s'était  fait  un  roi  catholique?  De  même,  en  1 643,  il 
fallut  à  la  reine  Anne  une  intelligence  et  une  fermeté  bien  rares  pour 
se  séparer  de  ceux  qui,  jusque-là,  avaient  été  son  appui,  et  pour  em- 
brasser la  politique  de  celui  qui  l'avait  tant  persécutée.  Ce  grand  chan- 
gement s'opéra  presque  insensiblement,  et  sans  qu'Anne  d'Autriche 
elle-même  en  ait  d'abord  eu  conscience;  il  ne  parut  à  découvert 
qu'après  deux  ou  trois  mois  d'incertitudes  et  de  luttes  intérieures,  dans 
une  conjoncture  grave  et  décisive  que  nous  aurons  à  raconter.  Deux 
causés  principales  expliquent  ce  changement:  avant  tout,  l'instinct  de 
la  royauté,  puis  le  talent  de  Mazarin,  la  confiance  et  l'affection  qu'il 
sut  inspirer  à  la  régente. 

La  royauté  a  son  génie  et  ses  vertus,  comme  ses  préjugés  et  ses  périls, 
et,  dès  qu'Anne  d'Auti'iche,  d'épouse  délaissée  et  sans  puissance,  fut  de- 
venue vraiment  reine  et  investie  de  l'autorité  souveraine ,  par  cela  seul 
elle  dut  prendre  d'autres  pensées  et  voir  les  choses  d'un  autre  œil.  Il 
ne  lui  pouvait  déplaire  d'être  maîtresse  absolue  en  France,  de  disposer 
à  son  gré  des  commandements  et  de  toutes  les  grandes  charges,  au  lieu 
de  les  remettre  aux  mains  de  grands  seigneurs  indépendants,  ingrats, 
souvent  rebelles.  Et  d'ailleurs,  mère  encore  plus  que  sœur,  elle  devait 
aimer  à  voir  la  couronne  de  son  fils  s'accroître ,  même  aux  dépens  de  celle 
de  son  frère  le  roi  d'Espagne.  Voilà  les  appuis  naturels  que  Mazarin  ren- 
contra auprès  de  la  reine,  et  qu'il  développa  à  son  profit  avec  un  art 
merveilleux.  Il  eut  l'air  de  mettre  tout  à  ses  pieds,  et  il  opposa  cette 
soumission  empressée  et  dévouée  aux  exigences  altières  de  ses  prétendus 
amis  qui  réclamaient  sa  faveur  comme  une  dette,  et  fopprimaient  de 
leur  ancien  dévouement.  Les  qualités  inférieures  du  ministre,  son  adresse , 
sa  douceur,  sa  parole  insinuante,  les  agréments  de  son  esprit  et  de  sa 
personne,  vinrent  encore  en  aide  à  ses  hautes  qualités;  on  dit  même  qu'il 
acheva  la  conversion  de  la  reine  en  s'adressantau  cœur  dé  la  femme.  Ce 
bruit,  mollement  repoussé  par  madame  de  Motteville,  était  fort  répandu 
et  très-accrédité  au  xvii*  siècle.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  le  discuter.  Nous 
ferons  seulement  remarquer  que,  si  Anne  d'Autriche  n'a  point  aimé 
Mazarin ,  si  elle  a  su  le  comprendre  par  les  seules  lumières  de  sa  raison, 
si  elle  lui  a  sacrifié  tous  ses  aniis  sans  nul  dédommagement  de  coeur, 


AVRIL  1855.  229 

si,  en  i6à3,  elle  l'a  défendu  contre  les  Importants,  et  en  \6kS  et 
16/19  contre  la  Fronde,  si  elle  lui  est  resiée  fidèle  pendant  son  exil 
en  i65i,  si,  pour  lui,  en  i652  et  i653,  elle  a  bravé  une  guerre  civile 
longue  et  cruelle ,  et  consenti  à  errer  en  France ,  avec  ses  enfants ,  à  la 
merci  de  combats  douteux,  et  souvent  sans  savoir  où  le  lendemain  elle 
reposerait  sa  tête,  plutôt  que  d'abandonner  un  étranger  détesté  et 
méprisé  presque  à  l'égal  du  maréchal  d'Ancre,  parce  qu'elle  avait  dis- 
cerné en  cet  étranger  un  homme  de  génie  méconnu ,  .seul  capable  de 
sauver  la  royauté  et  de  maintenir  la  France  au  rang  qui  lui  appartient 
en  Europe:  si  cette  constance,  que  les  plus  terribles  orages  ne  purent 
ébranler,  et  qui  s'est  soutenue  pendant  dix  années,  ne  s'appuyait  pas 
en  elle  sur  un  sentiment  particulier,  le  grand  mobile  et  la  grande  expli- 
cation de  la  conduite  des  femmes ,  il  faut  alors  considérer  Anne  d'Au- 
triche comme  un  personnage  extraordinaire,  un  des  plus  grands  esprits, 
une  des  plus  grandes  âmes  qui  aient  occupé  un  trône,  une  reine  égale 
ou  supérieure  à  Elisabeth.  Pour  nous,  après  y  avoir  bien  pensé,  nous 
n'osons  pas  aller  aussi  loin,  bien  que  nous  soyons  très-convaincus  que 
les  historiens  n'ont  guère  été  plus  justes  envers  Anne  d'Autriche  qu'en- 
vers Louis  XIII  et  ne  lui  ont  pas  donné  le  rang  qu'elle  mérite. 

Madame  de  Hautefort  aurait  pu  se  résigner  au  changement  politique 
de  la  reine;  elle  ne  se  résigna  point  à  l'abandon  de  leurs  anciennes  et 
communes  amitiés.  Nous  l'avons  déjà  dit^  :  elle  n'avait  point  de  système 
sur  les  affaires  d'État;  toute  sa  politique  était  dans  son  cœur,  dans 
sa  fierté,  dans  sa  délicatesse.  En  se  donnant  à  la  reine  aux  jours  du  mal- 
heur, elle  s'était  liée  avec  tous  ceux  qui  avaient  souffert  pour  la  même 
cause;  il  était  donc  bien  naturel  qu'en  revenant  à  la  cour,  en  i'6l\3, 
elle  entrât  dans  tous  leurs  intérêts,  et  s'imaginât  qu'ils  allaient  recevoir 
comme  elle  le  prix  de  leur  dévouement.  Comment  aurait-elle  rompu 
avec  eux?  C'eût  été  rompre  avec  tout  le  passé  de  sa  vie,  avec  toutes  ses 
hal^tudes,  avec  tous  ses  sentiments,  et,  pour  ainsi  dire,  avec  elle-même. 
L'honneur  lui  en  interdisait  la  seule  pensée,  et  l'honneur  était  tout 
pour  madame  de  Hautefort.  Elle  aimait  la  cour,  l'éclat,  la  magnificence, 
mais  elle  aimait  encore  plus  la  gloire  :  elle  avait  ce  soin  passionné  de 
la  considération  qui  fait  fuir  la  moindre  apparence  d'une  lâcheté  et 
d'une  bassesse.  Et,  quand  la  généreuse  fille  vit  peu  à  peu,  non-seule- 
ment tous  les  anciens  plans  de  la  reine  sacrifiés ,  mais  ses  plus  anciens 
et  ses  plus  fidèles  amis  tenus  dans  l'ombre,  puis  disgraciés,  puis  pros- 
crits et  contraints  de   reprendre  le  chemin  de  la  prison  et  de  l'exil, 

.  *  Voy«  l'article  précédent, 

3o 


230  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

elle  ne  consentit  point  à  passer  du  côté  de  la  fortune ,  elle  prit  parti 
encore  une  fois  pour  les  opprimés  du  jour,  parla  leur  langage,  accepta 
leurs  dangers,  et  regarda  en  face  le  nouveau  Richelieu  triomphant. 
Elle  eut  tort  sans  doute  aux  yeux  de  la  raison  d'État:  elle  ne  sera  pas 
comptée  parmi  ce  petit  nombre  de  femmes,  si  clair-semées  dans  l'histoire, 
qui  ont  compris  les  intérêts  des  empires ,  et  joué  un  rôle  presque  viril 
sur  la  scène  du  monde;  mais  quelle  femme,  si  ce  nom  est  encore  celui 
de  la  générosité  ^t  de  la  délicatesse ,  quel  honnête  homme  même  osera 
la  blâmer?  Qui  ne  s'inclinera  avec  respect  devant  cette  belle  et  noble 
créature  qui,  après  avoir,  pendant  douze  années,  servi  héroïquement  sa 
maîtresse,  et  pour  elle  deux  fois  rejeté  l'amour  d'un  roi  et  les  brillantes 
promesses  d'un  ministre  tout-puissant ,  au  moment  où  elle  a  droit  d'es- 
pérer le  terme  de  ses  longues  épreuves,  où  elle  va  connaître  enfin  la 
faveur,  la  puissance,  la  grandeur,  que  sa  jeune  ambition  avait  rêvées, 
assurer  son  avenir  et  faire  quelque  grand  établissement  digne  d'elle, 
foule  aux  pieds  tous  ces  avantages,  et,  sans  aucune  intrigue,  sans  au- 
cune arrière-pensée,  va  elle-même  au-devant  d'une  nouvelle  et  irré* 
vocable  disgrâce,  plutôt  que  de  manquer  à  ce  que  lui  commande 
l'honneur? 

Un  autre  motif  encore,  d'une  puissance  irrésistible  sur  un  cœur 
tel  que  le  sien,  décida  madame  de  Hautefort;  je  veux  dire  la  liaison 
apparente  ou  réelle  de  la  reine  et  de  Mazarin.  Pure  comme  la  lumière, 
en  vain  son  incomparable  beauté  lui  avait  fait  mille  adorateurs;  les  plus 
hardis  n'avaient  pas  même  osé  se  déclarer,  et  l'amitié  de  la  reine,  avec 
le  commerce  de  leurs  saintes  amies  du  Val-de-Grâce  et  des  Carmélites, 
lui  avait  suffi.  Elle  s'était  attachée  à  Anne  d'Autriche,  parce  qu'au 
charme  du  malheur  Anne  joignait  à  ses  yeux  celui  d'une  vertu  mé-' 
connue;  et  maintenant  elle  la  voyait,  presque  sur  le  déclin  de  l'âge, 
sacrifier  au  moins  sa  réputation  à  Mazarin;  or,  nous  l'avons  vu,  la 
réputation  lui  était  chère  presque  à  l'égal  de  la  vertu,  el  elle  tenait 
à  celle  de  la  reine  comme  à  la  sienne.  Elle  souffrait  impatiemment 
le  bruit  qui  se  répandait  comme  s'il  l'eût  atteinte  elle-même.  Ajoute/ 
que,  pendant  les  trois  années  de  solitude  qu'elle  venait  de  passer 
auprès  du  Mans,  toute  sa  force  contre  les  voix  secrètes  de  son  cœur, 
dans  l'entier  épanouissement  de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté,  avait  été  une 
piété  sincère  et  sérieuse,  portée  jusqu'à  une  austérité  un  peu  exaltée  : 
madame  de  Hautefort,  à  vingt-sept  ans,  était  dévote.  Elle  rougissait  donc 
à  la  fois  et  frémissait  de  l'injurieuse  accusation  qui  s'élevait  contre  la 
reine,  et  que  semblaient  autoriser  ces  conférences  du  soir,  prolongées 
souvent  jusqu'au  milieu  de  la  nuit,  où  Mazarin  restait  seul  avec  la  ré- 


>  AVRIL  1855.  231 

geiite,  sous  prétexte  de  l'instruire  des  affaires  de  l'État.  Mais,  pour  ma- 
dame de  Hautefort,  les  affaires  de  l'Etat  étaient  bien  peu  de  chose  devant 
le  salut  éternel  de  la  reine,  et  même  devant  l'opinion  des  hommes.  Elle 
croyait  la  religion  et  la  gloiie ,  ces  deux  idoles  de  son  cœur,  intéressées 
dans  la  simple  apparence,  et  l'apparence  était  ici  contre  Anne  d'Au- 
triche. Pour  s'accommoder  de  ces  mœurs  nouvelles ,  il  eût  fallu  que 
madame  de  Hautefort  eut  été  une  dame  d'atours  ordinaire,  faisant  son 
service  sans  trop  s'inquiéter  de  la  conduite  de  sa  maîtresse,  comme 
l'honnête  et  discrète  madame  de  Motteville,  que  le  triomphe  de  Ma- 
zarin  choqua  d'abord  tout  autant  que  sa  compagne,  mais  qui,  avertie 
par  la  reine,  se  soumit  sans  bassesse  et  finit  par  se  condamner  è  un 
silence  prudent.  Madame  de  Hautefort  pouvait-elle  se  réduire  à  ce  rôle? 
N'était-elle  à  Anne  d'Autriche  qu'une  dame  d'atome?  N'était-elle  pas  son 
amie  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  et  n'avait-elle  point  envers  elle 
les  droits  et  les  devoirs  d'une  amitié  chrétienne?  Les  nobles  religieuses 
du  Val-de-Grâce ,  des  Carmélites  et  des  filles  Sainte-Marie  la  pressaient 
de  se  joindre  à  elles,  à  madame  de  Sénené,  à  madame  de  Maignelai, 
au  père  de  Gondi,  à  l'évêque  de  Lisieux,  au  père  Vincent.  Tous  ses 
instincts  d'honneur  et  de  dignité ,  tous  les  principes  du  solide  et  rigide 
christianisme  dont  elle  faisait  profession,  se  révoltaient  à  la  seule  idée 
de  devoir  sa  fortune,  les  faveurs  que  lui  voulaient  prodiguer  la  reine 
et  Mazarin,  à  une  connivence  criminelle  ou  à  un  silence  honteux.  Elle 
préférait  mille  fois  la  pauvreté,  la  solitude,  une  cellule  dans  un  couvent 
à  côté  de  Louise  de  La  Fayette,  à  la  moindre  complaisance  de  ce  genre*, 
en  sorte  que  sa  sincère  affection,  sa  vertu,  sa  religion,  lui  inspirèrent 
d'avertir  Anne  d'Autriche,  d'essayer  de  la  sauver,  dùt-elle  elle-même 
se  perdre,  et  de  disputer  le  cœur  de  sa  royale  amie  au  beau,  aimable 
et  heureux  cardinal. 

Enfin,  nous  n'écrivons  pas  ici  un  panégyrique  ou  un  roman  :  nous 
étudions  l'humanité  dans  l'histoire;  nous  cherchons  à  lavoir  et  nous  la 
présentons  sans  fard  et  sans  voile.  Disons-le  donc,  Marie  de  Hautefort 
est  assurément  une  des  femmes  du  xvn*  siècle  qui  ont  porté  le  plus  loin 
la  grandeur  des  sentiments,  encore  relevée  par  l'esprit  et  par  la  beauté; 
mais  nous  ne  la  donnons  pas  pour  une  personne  parfaite;  loin  de  là, 
comme  on  dit,  elle  avait  les  défauts  de  ses  qualités.  Le  trait  principal 
de  son  caractère  était  l'honneur,  la  fierté,  la  générosité,  le  courage; 
mais,  au  lieu  d'attendre  le  danger,  selon  l'instinct  de  sa  race  et  l'humeur 
de  son  pays,  elle  se  plaisait  à  le  braver.  Elle  était  d'une  sincérité  et 
d'une  droiture  admirables;  mais  elle  n'en  faisait  pas  toujours  l'usage  le 
plus  respectueux.  Sa  bonté  était  inépuisable;  mais  elle  oubliait  quel- 

3o. 


232  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

quefois  d'y  joindi'e  la  douceur,  quand  il  ne  s'agissait  point  des  malheu- 
reux et  des  faibles.  Sa  vivacité ,  si  charmante  dans  les  occasions  ordi- 
naires, pouvait  dégénérer  en  une  sorte  de  généreux  emportement, 
lorsqu'elle  croyait  la  justice  ou  l'honneur  en  jeu.  Sa  fme  plaisanterie, 
si  goûtée  à  l'hôtel  de  Rambouillet,  si  célébrée  par  tous  les  beaux  esprits, 
pouvait  avoir  sa  pointe  d'amertume,  si  quelque  irritation  se  pissait  dans 
son  âme ,  ainsi  qu'il  a  déjà  paru  dans  la  lettre  qu'elle  écrivit  à  la  reine 
en  1639  ^"  i6/io,  en  faveur  de  mademoiselle  de  Chémerault.  C'était 
à  la  fois  une  glorieuse  et  une  précieuse,  visant  toujours  au  délicat  et  au 
grand,  et  tournant  un  peu  à  l'outré  et  au  romanesque ,  comme  madame 
de  Longueville  et  les  héroïnes  de  Corneille. 

Ainsi  faite,  Mazarin  n'était  pas  l'homme  qui  la  pouvait  séduire. 
Jusqu'à  un  certain  point,  elle  pouvait  admirer  Richelieu  en  le  détes- 
tant; car  sa  tyrannie  n'était  assurément  pas  sans  grandeur,  même  aux 
yeux  les  moins  exercés,  tandis  que  Mazarin  n'avait  aucune  des  qualités 
auxquelles  madame  de  Hautefort  était  sensible.  Incapable  d'apprécier 
son  génie  politique ,  sa  profonde  connaissance  de  toutes  les  cours  de 
l'Europe  et  des  intérêts  des  différents  Etats,  sa  merveilleuse  intelligence 
dans  les  petites  comme  dans  les  grandes  choses,  sa  vigilance  et  son 
application  infatigable ,  et  ce  qu'il  y  avait  d'original  dans  la  situation 
de  cet  éti'anger  arrivé  au  pouvoir  par  la  faveur  de  l'implacable  persé- 
cuteur de  la  reine,  s'y  maintenant  par  la  faveur  inattendue  de  cette 
même  reine  et  luttant  presque  seul  contre  une  coalition  formidable, 
madame  de  Hautefort  ne  voyait  guère  dans  Mazarin  que  ses  défauts, 
comme  firent  plus  tard  madame  de  Longueville,  Retz  et  Condé  lui- 
même.  Cette  qualité  d'étranger,  qui  sonnait  mal  à  des  oreilles  fran- 
çaises, l'appui  même  de  la  reine,  qui  rappelait  le  maréchal  d'Ancre, 
ce  jargon  italien,  cette  politesse  exagérée  et  sans  dignité,  le  perpétuel 
mensonge  «le  ses  promesses,  les  artifices  auxquels  il  était  bien  forcé 
d'avoir  recours,  le  trafic  de  tous  les  emplois  même  les  plus. saints,  ses 
manœuvres  souterraines ,  sa  police  partout  présente ,  les  sacrifices  mêmes 
qu'il  savait  faire  aux  circonstances,  et  qui  semblaient  trahir  une  âme 
médiocre,  avant  qu'on  l'eût  vu  inébranlable  dans  le  danger  et  tout 
aussi  ferme  à  soutenir  les  tempêtes  qu'habile  à  les  conjurer;  tout  cela 
repoussait  au  liet^  d'attirer  madame  de  Hautefort,  et  Mazarin  n'était 
pour  elle  qu'un  continuateur  adroit  de  Richelieu.  Le  premier  cardinal 
avait  gouverné  par  la  terreur,  le  second  entreprenait  de  gouverner  par 
la  corruption.  Ce  n'était  point  là  le  héros  que  sa  noble  imagination 
aviit  rêvé  et  qu'elle  eût  pu  pardonner  à  la  reine.  u  ' 

Par  toutes  ces  raisons,  madame  de  Hautefort  se  déclara  d'assez  bonne 


<  AVRIL  1855.  233 

heure  contre  IViazarin,  et  elle  employa  contre  lui  tout  ce  qu'elle  avait 
retenu  d'ascendant  sur  Anne  d'Autriche,  les  droits  d'un  dévouement 
éprouvé,  le  crédit  que  lui  donnait  sa  charge,  l'autorité  de  sa  vertu  ,  les 
ressources  de  son  esprit,  le  prestige  de  sa  beauté,  la  fermeté  et  la  har- 
diesse de  son  caractère. 

Rappelée  à  la  cour,  le  ly  mai  i6/io,  madame  de  Hautefort  y  trouva 
d'abord  les  proscrits  de  la  veille  devenus  les  favoris  du  jour.  Anne  d'Au- 
triche n'était  pas  encore  changée,  elle  appartenait  encore  tout  entière  à 
son  ancien  parti  :  elle  lui  avait  ouvert  le  conseil ,  livré  la  cour,  le  parle- 
ment, l'Eglise;  elle  lui  prodiguait  tous  les  emplois,  toutes  les  promesses; 
elle  avait  seulement  gardé  Mazarin  à  cause  de  sa  capacité  incontestée , 
et,  pour  ainsi  dire,  en  attendant  que  l'évèque  de  Beauvais  eut  appris  l'art 
de  gouverner^;  elle  ne  se  doutait  pa's  qu'un  seul  homme,  à  grand'peine 
maintenu,  prévaudrait  peu  à  peu  sur  tout  le  reste,  et  avec  le  temps  lui 
ferait  oublier  tojis  ses  desseins  et  tous  ses  amis.  Madame  de  Hautefort  fut 
quelque  temps  tout  aussi  bien  avec  la  reine  qu'elle  l'avait  jamais  été.  Elle 
reprit  l'ancienne  familiarilé  et  cette  liberté  de  langage  qu'autrefois  Anne 
tolérait,  encourageait -même.  Mais  Anne  n'était  plus  une  reine  disgra- 
ciée, réléguée  dans  un  coin  du  Louvre,  à  peine  entourée  de  quelques  ser- 
viteurs fidèles  auxquels  elle  confiait  toutes  ses  pensées,  et  qui  vivaient 
avec  elle  dans  le  commerce  le  plus  intime.  Elle  était  souveraine  et 
régente,  en  spectacle  à  la  France  et  ù  l'Europe,  et  le  premier  ministre 
ne  tarda  pas  à  lui  dire  que  sa  situation  étant  changée,  il  lui  fallait  aussi 
changer  de  manières,  faire  un^peu  sentir  ia  majesté  royale,  et  mettre 
doucement  un  terme  à  des  habitudes  incompatibles  avec  sa  condition 
présente.  Sans  cesse  il  lui  représentait  qu'en  sou(Ti*ant  la  familiarilé  elle 
ôtait  le  respect,  et  que  le  respect,  surtout  en  France,  était  la  sauve- 
garde de  l'aulorité'*.  Son  véritable  objet  était  de  séparer  insensiblement 
la  reine  d'amis  et  de  confidents  trop  intimes  et  de  devenir  lui-même 
son  premier  confident  et  son  premier  ami ,  sachant  très-bien  qu'il  on 
faut  toujours  un  «^  une  femme,  fùt-elle  assise  sur  un  trône.  Avant  tout 
il  craignait  Beaufurt,  ainsi  que  nous  l'avons  vu';  et  il  l'aida  merveilleu- 

• 

'  Voyez  le  «leuxième  et  le  troisième  article,  seplembre  et  octobre  i854.  —  *  Vie 
Je  madame  de  Hautefort,  p.  167  :  «Le  cardinal  Mazariu  persuada  à  la  reine  qu'il 
«  fallait  garder  plus  de  gravité  dans  l'état  de  sa  régence,  et  ôlcr,  autant  quelle 

■  pourrait,  les  air»  de  familiarilé  qu'elleavait  donnés  auprès  d'elle  à  ses  amies  elà  set» 

■  créalurcs.  ■  11*  caniel,  p.  10  :  ■  Procuri  chcinsetisibilniente  li  Francesi  non  li  pcr- 
«dino  il  respelto.  *  Ibid.  p.  ,35  :  «La  regina  si  facci  conservar  il  lispello  di  prin- 

■  cipio,  li  Francesi  facendo  di  natura  qucsli  passi,  quando  se  li  permette  di  melter 

•  un  picde.  >  III*  carnet,  p.  61  :  «Ogni  uno  perde  il  rispelto,  parla  alto  in  bua  pre- 

•  senza,  etc.  • —  '  Voyez  le  quatiièuie  article,  novembre  i85/(. 


234         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sèment  à  se  ruiner  lui-noême  auprès  d'Anne  d'Autriche  ;  il  se  défiait 
beaucoup  aussi  de  cette  belle  et  vive  dame  d'atours  qui  avait  tout  fait 
pour  sa  maîtresse,  et  à  qui  celle-ci  permettait  tout.  Madame  de  Hau- 
tefort  avait  l'habitude  et  le  privilège  de  rester  seule  avec  la  reine  quand 
tout  le  monde  s'était  retiré,  et  qu'Anne  d'Autriche  était  passée  dans 
son  oratoire  ou  même  s'était  mise  au  lit.  Le  soupçonneux  et  pénétrant 
Mazarin  redoutait  avec  raison  ces  derniers  et  intimes  entretiens  où 
madame  de  Hautefort  pouvait  dire  bien  des  choses  à  une  maîtresse 
bonne  et  facile  qui  l'aimait  et  qu  elle  aimait.  11  conjura  la  reine  de  faire 
à  la  dignité  royale  le  sacrifice  de  cette  familiarité  excessive,  et  peu  à 
peu  il  réussit  à  la  persuader. 

Un  soir,  madame  de  Hautefort  restait  à  son  ordinaire  auprès  de  la 
reine  qui  s'était  couchée;  toutes  Tes  personnes  admises  aux  dernières 
heures  de  la  soirée  se  retiraient;  une  femme  de  service  vint  lui  dire  : 
«  Madame ,  il  faut  sortir  aussi ,  s'il  vous  plaît.  »  Madamç  de  Hautefort  se 
mit  à  rire,  croyant  qu'elle  se  trompait,  et  lui  dit  :  «Cet  ordre  n'est  pas 
«  donné  pour  moi.  »  La  femme  de  chambre  lui  répondit  que  personne 
n'était  excepté,  et  madame  de  Hautefort,  voyant  que  la  reine  entendait 
de  son  lit  tout  cela  sans  dire  un  mot,  comprit  que  les  anciens  jours 
étaient  passés,  et  qu'un  autre  était  plus  puissant  qu'elle  sur  le  cœui' 
d'Anne  d'Autriche  ^  Ici  commença  la  lutte  ouverte  de  l'ancienne  favo- 
rite et  du  favori  nouveau,  où  l'un  et  l'autre  firent  usage  de  toutes  leurs 
armes,  et  déployèrent  les  qualités  les  plus  différentes,  celui-ci  l'insi- 
nuation, l'adresse,  la  patience,  ne  se  précipitant  jamais,  mais  avançant 
toujours;  celle-là  une  droiture  inflexible,  la  séduction  d'une  amitié  vraie 
et  désintéressée ,  la  tendresse  tour  à  tour  et  l'énergie ,  l'appui  des  gens 
de  bien,  la  voix  de  la  religion;  admirable  jusque  dans  ses  fautes,  et  em- 
portant dans  sa  défaite  le  respect  universel. 

Selon  sa  coutume,  avant  de  faire  la  guerre  à  madame  de  Hautefort, 
Mazarin  s'efforça  de  la  gagner.  Il  savait  l'affection  que  lui  portait  la 
reine,  et  combien  elle  pouvait  le  servir  ou  lui  nuire  ^.  Mais  madame  de 
Hautefort  se  gouvernait  par  des  pensées  devant  lesquelles  échoua 
toute  l'Jiabileté  de  Mazarin,  comme  avait  échoué  déjà  celle  de  Ri- 
chelieu ;  elle  demeura  fidèle  à  ses  amis  et  à  sa  cause.  Anne  d'Au- 
triche aussi  prit  la  peine  de  lui  expliquer  les  raisons  qui  lui  faisaient 
maintenir  Mazarin  au  ministère',  ses  talents  indubitables,  l'extrême 


'  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  1 56 ,  et  Mémoires  de  La  Porte,  t.  LIX  de  la  col- 
ieclion  Pelilot,  p.  4oo. —  *  Madame  de  Molteville,  t.  I,  p.  167.  —  '  Madame  de 
Molleville,  ibid. 


AVRIL  1855.  235 

difficulté  d'un  meilleur  choix ,  et  la  dépendance  forcée  où  il  était  d'elle , 
n'ayant  en  France  ni  famille,  ni  parti,  ni  aucun  intérêt  particulier.  A 
toutes  ces  raisons,  madame  de  Hautefort  ne  manquait  pas  de  réponses 
bonnes  ou  mauvaises;  que  la  France  n'était  pas  dépourvue  d'hommes 
d'Etat,  sans  qu'on  eût  besoin  d'avoir  recours  à  un  étranger,  qu'elle 
n'avait  pas  essayé  de  M.  de  Châteauneuf  dont  la  renommée  était  si 
grande,  qu'on  ne  changeait  pas  honorablement  de  parti  du  jour  au 
lendemain,  et  qu'après  s'être  déclarée  contre  Richelieu  à  la  face  du 
monde  entier,  elle  ne  pouvait,  sans  se  condamner  elle-même,  con- 
tinuer son  système  et  maintenir  ses  créatures.  Elle  ne  craignait  pas 
d'ajouter,  sous  un  air  de  badinage,  que  le  cardinal  était  encore  bien 
jeune ,  et ,  dans  les  commencements ,  la  reine  répondait  sur  le  même  ton , 
qu'il  était  d'un  pays  où  l'on  n'aimait  pas  les  femmes ,  et  que  de  ce  côté-li^ 
elle  n'avait  rien  à  craindre  ^ 

Mais  bientôt  les  badinages  firent  place  à  des  discours  sérieux.  A  me- 
sure que  la  faveur  de  Mazarin  augmenta,  et  que  les  fameuses  con- 
férences du  soir  se  prolongèrent  et  se  multiplièrent,  madame  de 
Hautefort  s'engagea  de  plus  en  plus  dans  l'espèce  de  ligue  que  formaient 
dans  l'intérieur  de  la  reine  mademoiselle  de  Beaumont,  mademoi- 
selle de  Saint -Louis,  madame  de  Sënecé  et  sa  fdle  madame  de 
Fleix,  Chandenier,  La  Cbâtre,  Guitaut,  Beringhen  lui-même,  et, 
dans  un  rang  inférieur,  le  fidèle  et  obstiné  La  Porte  ^.  Ces  diverses 
personnes  représentaient  auprès  de  la  régente  l'ancien  parti  de  la  reine 
Anne,  devenu  le  parti  des  Importants,  Les  Importants  se  divisaient  en 
deux  factions  bien  distinctes,  momentanément  réunies  par  un  intérêt, 
commun,  les  politiques  et  les  dévots.  Les  dévots  servaient  d'instru- 
ments aux  politiques,  qui,  après  quelques  efforts  infructueux,  s'étaient 
habilement  retirés  de  la  scène,  méditant  dans  l'ombre  de  redoutables 
projets,  poussant  en  avant  le  parti  des  saints,  et  faisant  agir  sur  l'es- 
prit et  sur  le  cœur  de  la  reine  les  dévols  et  les  dévotes.  L'évêque  de 
Beauvais,  qui  voulait  succéder  i  Mazarin,  et  ne  se  doutait  pas  qu'il  tra- 
vaillait pour  Ic^ Vendôme  et  pour  Châteauneuf,  excité  par  l'évoque  def 
Limoges,  l'oncle  de  mademoiselle  La  Fayette',  employait  contre  Maza- 
rin auprès  de  la  pieuse  reine  les  plus  vénérés  personnages,  le  père 

'  Mémoires  de  La  Porte,  t.  LIX,  p.  /400  :  «Un  jour,  comme  madame' d'Hatitefort 
•  lui  disait  que  le  cardinal  éloit  encore  bienjeune  pour  qu'il  ne  se  fit  point  de  mauvais 
«discours  d'elle  et  de  lui ,  Sa  Majesté  lui  répondit  qu'il  n'aimoit  point  les  femmes, 
■  qu'il  étoit  d'un  pays  à  avoir  des  inclinations  d'une  autre  nature.  •  —  *  Voyez,  sur 
tous  CCS  personnages,  l'article  huitième,  cahier  de  lévrier  dernier  —  ''  Sur  l'évo- 
que de  Limoges,  voyez  l'article  septième  sur  le  clergé. 


236  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  Gondi,  le  verlueux  et  hardi  Cospéan,  évêque  de  Lisieux,  et  le  père 
Vincent,  le  chef  des  pères  des  Missions,  qui  devait  être  un  jour  saint 
Vincent  de  Paul.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  les  couvents  étaient  en- 
trés dans  la  pieuse  cabale,  et  la  reine  n'allait  pas  aux  Carmélites,  au  Val- 
de-Grâce,  aux  Filles-de-Sainte -Marie,  sans  entendre  d'incroyables  dis- 
cours, qui  troublaient  sgi  conscience  et  lui  laissaient  de  pénibles  souve- 
uh's ,  que  Mazarin  avait  peine  à  dissiper.  Nous  avons  essayé  de  peindre 
les  sentiments  de  ces  nobles  religieuses  ,  étrangères  et  indifférentes  à 
la  politique ,  mais  tremblantes  pour  le  salut  et  pour  la  réputation  de  leur 
reine  bien  aimée.  Madame  de  Sénecé,  la  première  dame  d'honneur  de 
la  reine,  et  gouvernante  des  enfants  de  France,  partageait  leurs  senti- 
ments, en  y  ajoutant  l'ambition.  L'évêque  de  Beauvais  s'était  d'abord 
adressé  à  elle  pour  avertir  la  régente  du  mauvais  effet  que  faisaient  sur 
les  honnêtes  gens  ses  longues  et  perpétuelles  conférences  avec  Maza- 
rin ^  ;  mais  madame  de  Sénecé  avait  plus  d'ambition  que  de  courage,  et 
elle  se  ménageait  trop  pour  être  fort  efficace.  Il  fallait  une  âme  tout 
autrement  désintéressée  et  hardie,  pour  oser  se  commettre  ouver- 
tement avec  le  premier  ministre,  et  livrer  un  puissant  assaut  à  la 
conscience  et  au  cœur  de  la  reine.  Ce  fut  sur  madame  de  Hautefort 
que  le  parti  des  saints  jeta  les  yeux;  elle  accepta  volontiers  ce  rôle  pé- 
rilleux, comme  de  son  côté  l'avait  accepté  Cospéan,  cl  elle  parla  avec 
autant  de  force  que  le  digne  évêque  ^.  Elle  n'eut  pas  un  autre  succès. 
«Anne  d'Autriche,  dit  un  homme  qui  la  connaissait  bien',  était  facile 

'  C'est  Mazarin  lui-même  qui  nous  l'apprend  :  IP  carnet,  p.  io5  :  « Bovè  a 
«  Senese  di  parlar  a  S.  M.  perche  non  mi  vedesse  cosi  sovenle  per  sua  ripula- 
«  zione.  »  —  *  Mémoires  de  La  Porte,  t.  LIX,  p.  4o6  :  «  Ses  serviteurs  (delà  reine) ,  qui 
«  la  voyaient  courir  à  sa  perle,  eurent  recours  à  madame  de  Hautefort,  parce  qu'il 
«  n'y  avait  personne  à  la  cour  qui  dût  êlre  mieux  dans  son  esprit  qu'elle,  tant  par  ses 
«  services  que  par  sa  vertu.  Madame  de  Séneçay  fut  de  ce  nombre,  et  beaucoup  d'au- 
itres  qui  étaient  bien  aises  qu'elle  cassât  ]fi.  glace  et  dit  librement  toutes  choses  à 
t  la  reine.  Elle  qui  n'en  disait  que  trop  pour  le  peu  que  cela  servait,  se  piquant  de 
«générosilé,  voulut  servir  la  reine  en  dépit  d'elle.»  II*  carùet ,  p.  12  :  «Olforl 
«  parla  di  me  con  poca  volonlà.  »  Ibid.  p.  Sg  :  «  Ë  pubblico  che  chi  vuol  far  dir  qnal- 
«  che  cosa  liberamente  alla  regina  si  addirizza  a  Olfort  et  a  S.  Luis,  »  111*  carnet, 
p.  83  :  «Che  si  fanno  continue  assemblée  contra  me  dà  Seuese,  Olfort,  S.  Luis.  Il 
«  inedico  Seguin  per  ruinarmi  appresso  di  S.  M.  Limoges  islruisse  lulto.  Che  hanno  fatlo 
"  un  anagramma  sul  mio  nome  clie  dice  :  Je  suis  Armand.  Vogliono  rendermi  esoso 
«ton  il  suonome.  S.  M.  dichiari  che  non  vuol  caballe,  che  vuol  che  piaccia  a  stîoï 
I  doraeslici  quelio  piace  a  S.  M.,  che  chi  farà  allrimenli  darà  occasione  di  prender 
«  risolulioni.  »  Ibid.  p.  9a  et  9^  :  «  Che  Olfort  con  Senese  e  lulla  la  casa  délia  re- 
0  gina  era  conlro  di  me  e  per  Chaloneuf,  e  che  io  con  lulla  l'affezione  deîla  regina , 
«  avrei  falto  assai  se  mi  fosse  conservalo  queslo  anno.  »  —  '  Mémoires  de  La  Porte, 
t.  LIX.  p.  335. 


AVRIL  1855.      IlfV  237 

r, à  persuader.  .  .  elle  n'avait  de  fenmeté  que  pour  les  choses  qu'elle 
i.  affectionnait  extraordinairement.  »  Or  elle  en  était  venue  à  affection- 
ner extraordinairement  Mazarin.  De  quelque  nature  que  fût  cette  affec- 
tion ,  elle  résista  à  tout,  à  sa  piété  même,  qui  était  extrême  et  effrayait 
tant  le  cardinal.  Les  alarmes  vives  et  profondes  qu'il  laisse  paraître  et 
que  nous  avons  retracées  ^  nous  peuvent  donner  une  idée  de  la  puis- 
sance du  parti  dévot  sur  la  régente.  Parmi  les  hommes ,  celui  que  Ma- 
zarin craignait  le  plus  était  Cospéan;  il  avait  résolu  de  l'éloigner  à  tout 
prix^;  et,  comme  madame  de  Hautefort  était  de  toutes  les  dévotes  de 
l'intérieur  de  la  reine  la  plus  sincère,  la  plus  courageuse,  la  plus  accré- 
ditée, après  avoir  fait  d'inutiles  efforts  pour  la  mettre  de  son  côté,  il 
se  décida  à  ne  rien  négliger  pour  la  perdre.  Il  ne  pouvait  lui  reprocher 
son  ambition,  car  elle  ne  demandait  rien ',  accuser  sa  politique,  puis- 
qu'elle n'avait,  à  cet  égard,  aucune  prétention,  encore  bien  moins  mettre 
en  doute  un  dévouement  dont  elle  avait  donné  tant  de  preuves;  ha- 
bilement ,  il  l'attaqua  par  son  côté  vulnérable  ;  il  se  plaignit  de  sa  hau- 
teur et  de  la  liberté  trop  peu  respectueuse  de  son  langage;  il  renouvela 
la  manœuvre  bien  vulgaire,  mais  toujours  sûre,  que  Richelieu  avait  ja- 
dis employée  avec  succès  auprès  de  Louis  XIII  :  il  fît  parvenir  aux 
oreilles  de  la  reine,  exagérés  et  envenimés,  les  propos  qui  échappaient 
à  madame  de  Hautefort.  Anne  d'Autriche,  qui  n'avait  pas  déjà  été  Irès- 
charmée  des  libres  discours  que  lui  tenait  sa  dame  d'atours,  l'excusait 
un  peu  dans  la  pensée  que  ces  discours  ne  s'adressaient  qu'à  elle  ;  mais 
un  blâme  public  l'offensa  et  l'irrita.  Mazarin  eut  grand  soin  d'entretenir 
cette  irritation ,  que  madame  de  Hautefort  ne  s'appliqua  pas  à  désarmer, 
et  elle  apprit  bientôt  à  ses  dépens  combien  était  vraie  et  profonde  la 
maxime  du  cardinal,  qui  a  le  cœur  a  tout,  qui  n'a  pas  le  cœur  n'a  rien. 
Elle  perdit  le  cœur  de  la  reine,  e^  ne  se  soutint  plus  que  par  le  souvenir  de 
ses  anciens  semces,  et  paries  nombreux  et  puissants  amis  qu'elle  avait 
à  la  cour ,  et  qui  la  défendaient  hautement. 

'  Voyez  l'article  septième.  —  *  Ibid.  —  *  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  »34 , 
et  Mémoires  de  La  Porte,  (.  IA\,  p.  898  :  «Durant  cet  intervalle  je  fus  en  élnt  de 
«  rendre  service  à  mes  amis ....  j'obtins  |K)ur  M.  le  comte  de  Mogitignac ,  frère  de 

•  madame  de  Hnulefort,  la  charge  de  capitaine-lieutenant  des  gendarmes  de  Mon- 
tsiour,  et  je  fis  donner  une  place  de  femme  de  chanlbre  de  la  reine,  vacante 
t  par  !a  mort  de  madame  de  Lingende,  à  madame  de  In  Moussardière,  qui  était  à 

•  madame  de  Hautefort,  laquelle  me  laissa  demander  toutes  ces  choses  parce  qu'elle 
«ne  voulait  pas  avoir  irobligation  n  Son  Èminence.  Elle  ne  demandait  rien,  ce  qui 
«l'aidait  que  ses  proches  ne  s'en  trouvaient -pas  ntieux.  1  Cependant  Mazarin  dit, 
IH'  carnet,  p.  61  :  «  M*  di  Lingiande  muore,  e  M*  d'Olfort  la  diraanda  per  la  Mus- 

•  vardiera.  Finir  il  negolio  delîa  compania  per  il  fratello  di  M*  di  Otfort.  • 

3i 


238  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Madame  de  Hautefort,  en  effet,  n'était  pas  seulement  l'idole  des 
Importants  et  du  parti  des  saints,  elle  était  adorée  de  toute  la  cour, 
des  plus  petits  et  des  plus  grands,  n'étant  jalouse  de  personne,  et 
obligeante  et  même  affectueuse  à  tout  le  monde.  Ne  demandant  rien 
pour  elle-même,  elle  demandait  volontiers  pour  les  autres,  et  c'était  à 
elle  que  chacun  s'adressait  pour  obtenir  quelque  grâce  de  la  reine. 
Plus  tard,  sa  charité  et  sa  bienfaisance  la  montrèrent  une  digne  amie 
de  saint  Vincent  de  Paul  ^  ;  mais  déjà,  à  cette  époque  de  sa  vie,  elle  était 
libérale  bien  au  delà  de  sa  très-médiocre  fortune,  et  cédait  générale- 
ment aux  femmes  de  la  reine  tous  les  menus  profits  de  sa  charge  ^, 
La  Porte ,  devenu  valet  de  chambre  du  roi  et  une  sorte  de  personnage , 
lui,  était  à  ce  point  dévoué,  que^  pour  elle,  dit  Mazarin',  il  se  serait 
coupé  les  veines.  Sa  beauté  aussi  était  une  puissance  dont  elle  n'abusait 
pas,  mais  qui  lui  faisait  bien  des  serviteurs.  Qui  aurait  pu  s'empêcher 
d'aimer  une  créature  aussi  belle,  aussi  pure  et  aussi  bonne?  Il  n'y  avait 
pas  jusqu'au  petit  roi,  alors  âgé  de  cinq  ou  six  ans,  qui  ne  témoignât 
pour  elle  le  goût  le  plus  vif,  attiré,  à  son  insu,  par  le  même  charme 
qui  avait  captivé  son  père ,  et  par  cet  amour  instinctif  de  la  beauté ,  la 
faiblesse  des  grands  cœurs,  qu'un  jour  Louis  XIV  devait  porter  si  loin. 
«  Le  roi,  encore  fort  jeune,  avait  une  extrême  amitié  pour  madame  de 
'(Hautefort,  dit  la  pieuse  personne  qui  nous  a  laissé  l'histoire  de  sa 
«  vie  *  ;  il  l'appelait  sa  femme  ^.  Quand  elle  était  incommodée,  il  se  fai- 


'  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  ia5  :  «  Celte  personne,  si  belle  et  si  agréable,  a 
«le cœur  d'une  reine  et  d'une  héroïne;  elle  est  bonne,  libérale,  bienfaisante,  et  on 
n  peut  dire  avec  vérité  que  jamais  personne  malheureuse  n'est  sortie  d'auprès  d'elle 
«  sans  être  consolée,  ou  de  ses  conseils  ou  de  ses  présents.  Elle  a  totijours  compté 
«  que  son  bien  et  son  crédit  ne  lui  étaient  donnés  que  pour  adoucir  les  misères  de 
«  son  prochain,  de  quelque  qualité  qu'il  fût.  D'abord  que  leurs  besoins  étaient  allés 
«jusqu'à  elle,  elle  ne  songeait  plus  qu'aux  moyens  de  leur  faire  des  présents  d'une 
«I  manière  qui  ne  parût  pas  une  aumône  pour  leur  en  ôter  la  confusion.  Combien 
«  a~-t-ellc  donné  de  grosses  pensions  à  des  fdies  et  à  des  femmes  de  qualité  pour 
«  empêcher  que  la  nécessité  les  obligeât  à  prendre  d'autres  secours  par  de  mé- 
1  chantes  voies?  Et,  dans  tous  les  états  et  dans  tous  les  lieux  qu'elle  a  été  pendant 
«sa  vie,  soit  à  la.cour,  favorite  du  roi  et  de  la  reine  sa  mailresse,  soit  mariée  et 
«ducbesse,  son  liôtel  a  toujours  été  remph  de  personnes  qu'elle  faisait  subsister  et 
«qui  avaient  besoin  de  son  secours.»  —  '  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  i5^: 
«  Tous  les  meubles  et  les  habits  de  la  reine,  qui  devaient  êlre  à  madame  de  Haute- 
«fort,  à  cause  de  sa  charge  de  dame  d'atours,  elle  les  donnait  tous  aux  femmes  de 
«la  reine,  malgré  madame  de  la  Flotte,  qui  y  avait  part  aussi  bien  qu'elle,  et  qui 
■«  n'était  pas  d'une  bumeur  si  libérale  que  madame  de  Hautefort.  »  —  ^  IV'  carnet , 
p.  67  :  «  Si  tagliarebbe  le  vene  per  Otfort.  t  —  *  Vie  de  madame  de  Hautefort,  p.  i58. 
—  *  La  Vie  manuscrite  dit  :  Sa  maîtresse.  * 


'■'       AVRIL  1855.  '.  239 

«sait  mettre  sur  son  lit  et  jouait  avec  elle;  il  faisait  collation  dans  sa 
«chambre;  enfin,  il  l'aimait  autant  qu'un  enfant  de  son  âge  pouvait 
«  aimer  ^.)) 

Mais  madame  de  Hautefort  excita,  en  i6/i3,  comme  auparavant,  de 
plus  sérieuses  passions,  et  elle  avait  des  adorateurs  jusque  dans  le  parti 
de  Mazarin ,  et  parmi  les  hommes  les  plus  attachés  à  sa  politique  et  à 
ses  intérêts.  Le  duc  de  Ventadour,  le  chef  de  la  maison  de  Levis ,  ne 
cachait  pas  la  solide  et  vive  passion  qu'elle  lui  avait  inspirée ,  il  la  recher- 
chait ouvertement,  et  briguait  son  cœur  et  sa  main*.  Nous  avons  déjà 
dit*  qu'elle  avait  autrefois  blessé  le  cœur  du  duc  de  Liancourt,  un  des 
premiers  gentilshommes  de  la  chambre  du  roi,  qui,  dans  les  secrets 
conseils  d'Anne  d'Autriche,  pendant  la  longue  agonie  de  Louis  XIII, 
avait  si  utilement  sem  Mazarin,  Il  était  dans  la  plus  haute  faveur 
auprès  du  ministre  et  de  la  régente,  et  il  y  était  un  appui  déclaré  et 
très-puissant  pour  madame  de  Hautefort.  Sous  Louis  XIII,  dans  un 
moment  où  il  croyait  qu'il  allait  perdre  sa  femme,  au  milieu  de  la 
douleur  la  plus  sincère,  il  avait  laissé  pénétrer  dans  son  âme  une 
secrète  espérance  qu'il  n'avait  pu  contenir  en  présence  de  celle  qui 
l'aurait  pu  consoler,  et  il  l'avait  trahie  par  quelques  mots  embarrassés, 
accueiHis  avec  un  air  et  un  silence  qui  avaient  suffi  à  faire  rentrer 
en  lui-même  le  noble  duc.  Mais  l'imprudente  déclaration  avait  été 
entendue,  et  rapportée  à  Chavigny,  ministre  des  affaires  étrangères, 

'  Un  père  jésuite  d'une  imagination  galante,  le  P.  Lemoine,  s'est  plu  à  con- 
sacrer le  souvenir  de  cette  passion  précoce  et  innocente  dans  une  devise  assez  cu- 
rieuse (De  Vart  des  devises,  par  le  P.  Lemoine:  Paris,  chez  Cramoisi,  1666,  in-/i*, 
p.  381)  :  «  On  y  voit  un  phénix  sur  un  brasier  allumé  aux  rayons  du  soleil,  avec  ces 
«  mots  :  Me  quoqae  post  patrem.  »  Au  bas,  les  armes  de  madame  de  Hautefort,  avec 
«  cette  explication  : 

Qiie  le  feu  de  cet  astre  est  par  «t  glorieux. 

Que  le  jour  est  puissant  qu  il  porte  dans  les  yeuz! 

Mon  cœur  est  à  peine  formé , 

Et  sur  les  cendres  de  mon  përe ,  . 

Déjà  de  ses  rayons  mon  cteur  est  allumé. 

«Le  phénix  naît  des  cendres  de  son  père  brûlé  au  soleil,  et  de  ces  cendres  encore 
«  chaudes  lui  vient  cette  inclination  qui  lui  fait  aimer  le  soleil ,  et  se  tourner  à  sa 

•  lumière  dès  qu'il  a  les  yeux  ouverts  et  les  ailes  libres.  Ce  symbole  est  noble  et 
«  royal,  et  représente  rinclination  que  le  roi  encore  enfant  a  eue  après  le  roi  son 
«  père  pour  une  personne  illustre  dont  la  vertu  émincnle  a  longtemps  fait  l'honneur 

•  de  la  cour.  •  —  *  Scarron,  t.  Vli,  à  mademoiselle  d'Escars,  Voyage  de  la  reine  à 
la  Barre,  p.  180;  et  aux  Archives  des  afTaires  étrangères.  Collection  de  Frange  , 
t.  CVi,  correspondance  inédite  de  Gaudin ,  commis  de  Lvonne,  avec  Servicn,  lettre 
du  a3  avril  loAA.  —  *  Voyez  le  précédent  article  et  là  Vie  manuscrite. 

3i. 


240  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fort  épris  lui-même  de  la  dame';  elle  avait  été  jusqu'au  roi  qui,  alor§ 
dans  toute  la  recrudescence  de  sa  passion  pour  madame  de  Hautefort,. 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  lui  adressât  aucun  hommage.  M.  de  Liancourl 
courait  risque  d'être  renvoyé,  et  toute  la  cour  était  émue  et  inquiète. 
Madame  de  Hautefort  se  conduisit  en  cette  affaire  avec  tant  de  modes- 
tie, de  sagesse  et  d'esprit,  que  la  jalousie  de  Louis  XIII  s'apaisa,  et  que 
M.  de  Liancourt  changea  peu  à  peu  ses  premiers  feux  en  une  tendre 
amitié;  noble  changement  qu'il  appartient  à  bien  peu  de  femmes  de  pro- 
duire, et  qui  demande  un  mélange  exquis  de  parfaite  honnêteté  et  de 
bonté  affectueuse.  M.  de  Liancourt,  devenu  l'ami  de  madame  de  Hau- 
tefort, la  défendait  auprès  de  Mazarin,  et  il  défendait  aussi  Mazarin 
auprès  d'elle.  Elle  protestait  à  M.  de  Liancourt  qu'elle  ne  se  mêlait 
d'aucune  intrigue  et  quelle  n'avait  pas  la  moindre  connaissance  des 
complots  qu'on  attribuait  aux  Importants;  mais  elle  avouait  qu'elle 
entendait  dire,  sur  la  reine  et" sur  Mazarin,  bien  des  choses  qui  l'aflli- 
geaient  et  auxquelles  elle  ne  pouvait  fermer  ses  oreilles,  et  que  la  reine 
elle-rqême  était  souvent  réduite  à  entendre-. 

Madame  de  Hautefort  avait  encore  auprès  du  cardinal  deux  autres 
amis,  que  le  ministre  avait  le  plus  grand  intérêt  à  ménager.  L'un  était 
le  premier  général  de  cavalerie  de  l'armée  française,  ce  vaillant  élève 
de  Gustave-Adolphe,  si  bien  fait  pour  les  combats,  que  Richelieu  rap- 
pelait La  Guerre^,  Gassion,qui  venait  de  se  couvrir  de  gloire  à  Rocroy. 
Il  n'avait  pu  rencontrer  Marie  de  Hautefort  sans  être  touché  de  sa 
beauté  modeste;  mais  ce  cœur  de  fer  et  de  feu,  devenu  timide  devant  la 
jeune  femme,  s'était  renfermé  dans  une  admiration  respectueuse,  et  il 
attendait  pour  se  déclarer  quelque  occasion  favorable ,  quelque  grand 
avancement,  le  maréchalat  ou  un  commandement  d'armée  ou  de  pro- 
vince*. L'autre  adorateur  de  la  belle  dauie  d'atours  était  le  duc  Charles 
de  Schomberg^,  le  digne  fils  de  Henri  de  Schomberg,  maréchal  de 
France  et  l'un  des  amis  particuliers  et  des  premiers  capitaines  de  Riche- 
lieu. Lui-même  était  maréchal  do  France  depuis  sa  victoire  de  Leucatc, 

*  Vie  manuscrite.  —  *  II*  carnet ,  p.  Sg  :  «  Liancurt  mille  prolestationi  da  parte 
tdi  Olforl.  ■  111'  carntl,  p.  i3  et  ili  :  «  Olfort  dice  sempre  cbe  non  vuol  aver  com- 
tmercio  con  gli  Iraportanti,  et  insensibilmente  per  niezzo  di  S.  Luis  et  allri  la 
«  portano  a  parlare  e  fare  lutto  qucllo  che  vogliono.  »  —  «  Otfort  a  Liancurt  che 
«  non  puol  termarsi  le  oreccliie  per  non  intenriere  quelli  che  11  parlano  contra  me, 
«e  che  S.  M.  medesima  ascolte.  »  —  ^  ïallemant  des  Réaux,  t.  III,  p.  212.  —  *  Vie 
manuscrite.  —  '  Vie  de  madame  de  Haatefort,  p.  160  :  «II  y  avait  alors  à  la  cour 
a  un  héros,  M.  le  maréchal  duc  de  Schomberg,  qui  était  d'un  mérite  et  d'une  va- 
«  leur  extraordinaire;  il  avait  les  premières  charges  de  la  cour;  il  ne  voyait  que 
«  ies  princes  au-dessus  de  lui.  Il  était  fait  à  peu  près  comme  on  dépeint  les  héros 


AVRIL  1855.  241 

et  tenait  dans  la  cour  et  dans  les  affaires  un  rang  très-élevé  par  sa  nais- 
sance, sa  fortune,  sa  renommée  et  sa  magnificence.  Il  avait  quarante- 
deux  ans  en  1 6/i3.  Fort  beau  dans  sa  jeunesse,  il  était  encore  très-bien. 
Il  avait  la  mine,  haute  et  le  plus  grand  air,  et  il  faisait  profession  de  la 
noble  galanterie  qui  était  alors  à  la  mode.  Il  n'appartenait  à  aucun  parti 
et  était  étranger  à  toute  intrigue  :  il  servait  la  régente  etMazarin  comme 
il  avait  servi  Louis  XIII  et  Richelieu ,  faisant  son  devoir  plus  que  sa  cour, 
respectueux  avec  dignité  et  dans  la  posture  la  plus  indépendante.  Il  venait 
de  perdre  sa  femme,  la  duchesse  de  Halluin;  il  n'avait  pas  d'enfants  et 
songeait  à  se  marier  de  nouveau.  Depuis  longtemps  il  connaissait  la  belle 
Marie;  il  l'avait  vue  arriver  à  la  cour  et  croître  chaque  année  en  beauté 
et  en  vertu;  il  l'avait  suivie  et  admirée  dans  toutes  les  vicissitudes, 
et,  trouvant  en  elle  une  piété  solide  et  forte  unie  à  l'esprit  le  plus 
charmant,  une  grâce  parfaite  avec  une  dignité  qui  imprimait  le  res- 
pect, il  jeta  les  yeux  sur  elle  pour  en  faire  la  compagne  de  sa  vie. 
Le  maréchal  de  Schomberg  n'était  pas  un  parti  à  traiter  légèrement, 
et  de  toute  manière  il  convenait  et  plaisait  même  à  madame  de  Haute- 
fort.  Mais,  en  digne  élève  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  sans  paraître 
insensible  à  ses  hommages,  elle  les  accueillit  avec  une  extrême  réserve, 
et  laissa  le  noble  guerrier  soupirer  quelque  temps.  Entre  ces  deux 
personnes  si  bien  faites  l'une  pour  l'autre,  le  seul  obstacle  était  le  peu 
de  goût  du  maréchal  pour  les  Importants  et  son  loyal  altachemenl  à 
Mazarin.  Les  Importantes  de  l'inténeur  de  la  reine,  mademoiselle  de 
Saint-Louis  à  leur  tête,  repoussaient  l'idée  d'un  tel  mariage  et  le  com- 
battaient de  toutes  leurs  forces,  craignant  que  le  maréchal  ne  leur  en- 
levât leur  meilleur  appui  apprès  d'Anne  d'Autriche.  De  son  côté  et 
par  la  raison  contraire ,  Mazarin  favorisait  les  démarches  de  Schomberg; 
il  comptait,  ou  qu'il  amènerait  sa  femme  h  partager  ses  opinions  et  sa 

■  de  romans  :  il  était  noir;  mais  sa  mine  haute,  guerrière  et  majestueuse,  inspirait 

•  du  respect  à  ses  amis  et  de  la  crninte  à  ses  ennemis;  il  était  magnifique,  libéral, 

•  et  avait  fait  dos  dépenses  extraordinaires  dan»  les  emplois  qu'il  avait  eu-*,  en  com- 
«  mandant  les  armées  de  France.  Sa  mine  était  tellement  pleine  de  majesté,  qu'un 

•  jour,  étant  chez  une  dame  et  étont  dans  la  ruelle  avec  un  habit  fort  brillant  d  ur  et 
«  d'argent,  une  nourrice  de  cette  dame,  entrant  dan;*  la  chambre,  en  fut  si  surprise, 

■  qti'ellc  s'approcha  d'une  demoiselle  et  lui  demanda  quel  roi  était  là  auprès  de  sa 
«  maîtresse.^  L'ingénuilé  de  cette  villageoise  fut  trouvée  fort  raisonnable  et  bien  na- 
«  turelle  d'avoir  Cru  qu'il  n'y  avait  qu'un  roi  qui  pût  être  fait  comme  celui  qu'elle 

■  voyait  auprès  de  sa  maîtresse.  11  était  fier,  audacieux  à  la  guerre,  mais  doux  et 
«galant  auprès  des  dames;  il  chantait  bien,  il  faisait  des  vers,  et  on  pouvait  dire 

•  qu'il  possédait  tout  à  la  fois  les  vertus  guerrières  et  la  galanterie.  ■  Les  portraits 
gravés  du  maréchal  de  Schombei^  ne  démentent  pas  cette  flatteuse  description. 
Voyez  surtout  celui  de  J.  Picard,  in-folio,  de  Tannée  i(>38. 


242  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

conduite ,  ou  au  moins  qu'elle  quitterait  la  cour  pour  suivre  son  mari 
dans  son  gouvernement^.  Madame  de  Hautefort  hésitait  et  mettait  à 
l'épreuve  les  sentiments  de  son  illustre  amant.  En  attendant,  elle 
demeurait  fidèle  à  la  cause  de  toute  sa  vie  et  la  servait  avec  son  zèle 
accoutumé.  Elle  croyait  Anne  d'Autriche  mille  fois  plus  en  danger 
dans  sa  toute-puissance  qu'elle  n'avait  pu  l'être,  en  lôSy,  sous  la 
plus  ardente  persécution,  car  alors  elle  la  croyait  aussi  pure; qu'elle- 
même,  digne  en  ses  malheurs  des  respects  du  monde  entiernet  de  la 
sainte  amitié  des  religieuses  du  Val-de-Grâce  et  des  Carmélites j,  tandis  • 
que  maintenant  elle  se  demandait  quel  charme  mystérieux  >  la  sou- 
mettait à  l'héritier  de  Richelieu,  et  voyait  avec  douleur  sa  royale 
amie  sacrifier  leur  commun  idéal  de  piété  et  de  vertu  à  ce  qui  lui  sem- 
blait un  attachement  vulgaire.  Plus  elle  aimait  la  reine,  plus  elle 
s'enhardissait  à  combattre  le  penchant  qui,  de  jour  en  jour,  f  entraînait 
davantage  vers  Mazarin;  elle  ne  cessait  de  l'avertir  ;  elle  la  blessait  et  la 
tourmentait.  La  reine  passait  sa  vie  dans  un  embarras  douloureux,  et 
l'inquiétude  de  Mazarin  croissait  chaque  jour.  La  lutte  était  trop  vive 
pour  durer  longtemps  ;  il  fallait  un  prompt  dénouement  à  une  situation 
pareille.  H  vint  bientôt,  et  du  côté  d'où  on  l'aurait  le  moins  attendu. 

V.  COUSIN. 

[La  saite  à  un  prochain  cahier.) 


Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit,  accompagné  d'un 
commentaire  et  de  vingt  et  un  mémoires  relatifs  au  bouddhisme, 
par  M.  E.  Bumouf,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  ins- 
criptions et  belles-lettres.  Paris,  imprimé  par  autorisation  du 

'  La  Vie  imprimée  ni  même  la  Vie  manuscrite  ne  disent  pas  qu'en  i6/43  le  maré- 
chal de  Schomberg  rechercha  madame  de  Hautefort.  Nous  devons  ce  curieux  ren- 
seignement aux  carnets  de  Mazarin.  Il*  carnet,  correspondant  aux  mois  de  juin  et  de 
juillet,  p.  5  :  «Schomberg,  malrimonio,  che  avantaggio  farà  la  regina,  etc.»  — 
IIP  carnet,  correspondant  au  mois  d'août  et  aux  premiers  jours  de  septembre,  p.  U  : 
«  Marchesa  di  San-Luis  travagiia  dalla  parte  d'Olfort,  e  si  oppone  al  malrimonio 
f  di  Schomberg,  perche  è  amico  mio.  » 


AVRIL  1855.  243 

Gouvernement  à  l'Imprimerie  nationale,  1862,  1  vol.  in-4°» 
iv-897  psges. 
Rgya  tcher  bol  pa,  ou  Développement  des  jeux,  contenant  l'histoire 
du  Bouddha  Çâkyamouni,  traduit  sur  la  version  tibétaine  du 
Bkah-Hgyour  et  revu  sur  Voriginal  sanscrit  [Lalitavistara) ,  par 
Ph.  Ed.  Foacaax,  membre  de  la  Société  asiatique  de  Paris. 
1"  partie,  texte  tibétain,  fi-388  pages;  2*  partie,  traduction 
française,  lxv-^qÔ  pages,  in-4**.  Paris,  imprimé  par  auto- 
risation du  Gouvernement  à  l'Imprimerie  nationale,  1847- 
i848. 

DE  LA  MORALE  ET  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DU  BOUDDHISME. 

NEUVIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE*. 


Critique  du  système  de  Çâkyamouni. 

C'est  une  chose  bien  singulière  à  dire ,  mais  plus  déplorable  encore  : 
dans  tout  le  bouddhisme  il  n'y  a  pas  trace  d'ime  idée  de  Dieu.  Cette 
grande  notion,  de  quelque  côté  qu'on  la  prenne,  lui  a  complètement 
échappé.  11  ne  l'a  pas  niée  précisément,  et  il  ne  l'a  pas  combattue; 
mais  il  n'a  pas  semblé  se  doutw  qu'elle  existât  dans  l'âme  humaine  et 
qu'elle  lui  fût  indispensable.  11  l'a  ignorée  de  la  manière  la  plus  abso- 
lue. Le  brahmanisme,  à  ce  point  de  vue  du  moins,  est  bien  plus  élevé 
et  bien  plus  savant.  S'il  n'a  point  compris  l'unité  de  Dieu,  il  l'a  cher- 
chée sans  cesse  sous  l'esprit  universel  du  monde;  et  cette  préoccupa- 
tion, qui  ne  le  quitte  point  un  seid  instant,  lui  fait  parfois  entrevoir  la 
véritable  lumière.  Dans  quelques  hymnes  des  Védas,  dans  quelques- 
unes  des  Oupanishads  surtout,  on  voit  le  génie  brahmanique  tout  près 
de  faire  cette  grande  découverte  de  la  raison.  Il  la  pressent  ;  il  la  touche,.et , 
si  l'on  s'en  tenait  à  son  langage,  on  pourrait  croire  quelquefois  qu'il 
possède  toute  la  vérité.  S'il  ne  l'a  point  encore,  il  est  cependant  sur  la 
route  où  on  la  trouve  ;  et  l'on  peut  espérer,  grâce  à  des  lueurs  écla- 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mai  i854,  page  a 70;  pour  le 
deuxième,  celui  de  juin,  page  353;  pour  le  troisième,  celui  de  juillet,  page  409; 
pour  le  quatrième,  celui  d'août,  page  484;  pour  le  cinquième,  celui  de  septembre, 
page  557-,  pour  le  sixième,  celui  d octobre,  page  64o;  pour  le  septième,  celui  de 
janvier  1 855 ,  page  43  ;  et ,  pour  le  huitième ,  celui  de  février,  page  1 1 5. 


244  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tantes,  bien  que  fugitives,  qu'elle  ne  lui  échappera  pas  longtemps. 
Dans  le  bouddhisme  au  contraire,  ces  lueurs  sont  éteintes  entière- 
ment; et  pas  une  étincelle  n'indique  qu'elles  puissent  se  ranimer  et  re- 
vivre. Tout  est  ténèbres;  et  l'homme,  réduit  à  lui  seul,  se  trouve  si 
faible  et  si  délaissé,  qu'il  se  jette  avec  une  sorte  de  frénésie,  dans  la 
mort  et  dans  le  néant,  d'où  il  est  sorti  et  où  il  a  hâte  de  retourner. 
Spectacle  navrant  et  bien  propre  à  susciter  les  réflexions  les  plus  dou- 
loureuses! Nous  nous  étions  habitués  à  supposer  que  la  notion  de  Dieu 
ne  manque  jamais,  à  un  degré  ou  à  un  autre,  à  l'intelligence  humaine. 
Cette  notion  peut  être  confuse  et  obscure,  disions-nous;  mais  elle  n'est 
point  absente;  et  nous  nous  imaginions  la  retrouver  jusque  dans  lia 
grossièreté  brutale  des  peuplades  les  plus  sauvages.  Eh  bien,  voilà 
mie  grande  doctrine,  résultat  des  plus  longues  et  des  plus  sincères  mé- 
ditations; voilà  un  système  de  philosophie,  si  ce  n'est  très-profond,  au 
moins  très-conséquent  et  très-étendu;  voilà  une  religion  acceptée  et 
pratiquée  par  des  nations  innombrables,  où  celte  notion  essentielle,  qui 
nous  semblait  indéfectible,  n'apparaît  pas,  même  dans  sa  nuance  la 
plus  effacée,  et  où  l'homme  se  perd  si  absolument  dans  son  égoïsme  et 
ses  terreurs  puériles,  qu'il  ne  voit  absolument  rien  en  dehors  de  lui- 
même.  Il  croit  à  son  malheur  de  toutes  les  forces  de  sa  lâcheté;  et,  pour 
se  délivrer,  il  n'en  appelle  qu'à  lui  seul,  tout  misérable  qu'il  est.  Ce  se- 
rait merveille  si  le  bouddhisme  sur  un  tel  chemin  parvenait  au  port; 
et,  quand  on  se  rappelle  d'où  il  part,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner 
qu'il  soit  arrivé  au  naufrage. 

La  personne  humaine  a  été  méconnue  par  lui  dans  ses  signes  les  plus 
extérieurs  et  les  plus  manifestes.  Mais  elle  l'a  été  bien  plus  outrageu- 
sement encore  dans  sa  nature  intime  et  dans  son  essence  ^  La  liberté, 
qui  en  est  le  caractère  éminent,  avec  tout  le  cortège  de  facultés  et  de 
conséquences  qui  l'accompagnent,  est  oubliée,  supprimée,  détnnte. 
L'homme  agit  durant  toute  cette  vie  sous  le  poids,  non  pas  précisé- 
ment de  la  fatalité ,  mais  des  existences  antérieures  dont  il  a  fourni  l'in- 
calculable série.  Il  n'est  pas  puni  du  mal  ni  récompensé  du  bien  actuel 
qu'il  fait;  il  paye  ici-bas  la  dette  d'une  vie  passée  qu'il  ne  peut  réformer, 
dont  il  subit  les  résultats  nécessaires ,  et  dont  il  ne  se  souvient  pas , 
quoiqu'il  puisse  en  reconnaître  les  suites  fatales.  La  transmigration  le 
poursuit  dans  la  vie  présente;  et,  js'il  n'y  prend  garde,  elle  va  le  ressaisir 

•  î  Danâ  un  soùtra  pâli  consacré  spécialement  à  l'exposition  de  la  théorie  des 
causes,  mahânidânu  Soutla,  il  est  dit  en  propres  termes  :  «C'est  le  nom  qui  fait  que 
l'individu  se  connaît  lui  mèipe.  »  Lotus  de  ta  bonne  hi  dç  M.  E.  Burnoul",  p.  Sôg. 


AVRIL  1855.  245 

pour  le  rejeter  encore  dans  le  cercle  qu'il  a  déjà  parcouru,  et  dont  il 
ne  pourra  sortir.  11  est  vrai  qu'il  semble  dépendre  de  lui  d'écouter  le 
Bouddha  et  de  se  sauver  à  sa  voix,  ou  de  fermer  l'oreille  et  de  se 
perdre.  Mais  cette  option  même,  le  seul  point  où  l'homme  paraisse 
libre  encore,  lui  est  à  peine  accordée;  sa  liberté  n'est  pas  entière  dans 
ce  choix  décisif;  elle  est  entravée  par  un  passé  dont  il  ne  dispose  plus; 
et  l'endurcissement  à  la  loi  libératrice  qu'on  lui  prêche  peut  être  le 
châtiment  de  fautes  jadis  commises,  et  que  suit  une  faute  nouvelle. 
L'homme  n'est  donc  pas  libre  en  cette  vie.  L'a-t-il  jamais  été?  A-t-il  dé- 
pendu de  lui,  au  début  des  choses ,  de  commencer  ou  de  ne  pas  com- 
mencer cet  enchaînement  d'existences  successives?  Qui  l'a  fait  tomber 
pour  la  première  fois  sous  le  coup  de  celte  redoutable  loi? 

A  toutes  ces  questions  le  bouddhisme  croit  répondre  par  la  fameuse 
et  puérile  théorie  de  l'enchaînement  connexe  des  causes  réciproques.  De 
degrés  en  degrés,  il  remonte  de  la  mort  à  laquelle  nous  sommes  soumis 
ici-bas  jusqu'au  néant  d'où  il  fait  sortir  les  êtres,  ou  plutôt  les  ombres 
qu'il  reconnaît  en  ce  monde.  Sans  doute ,  c'est  la  naissance  qui  engendre 
la  vieillesse  et  la  mort;  et,  tout  naïf  que  cet  axiome  puisse  paraître,  ii 
faut  bien  accorder  que ,  si  l'on  n'était  point  né,  on  ne  serait  point  exposé 
h  mourir.  Mais  c'est  jouer  sur  les  mots  que  de  dire  que  la  vie  est  cause 
de  la  mort;  elle  n'en  est  que  l'occasion.  Sans  doute  encore  une  fois, 
si  l'on  ne  naissait  point,  on  ne  mourrait  point;  mais  la  vie  est  si  peu 
cause  de  la  mort,  que  vous  reconnaissez  la  mort  à  son  tour  pour  cause 
de  la  vie.  La  cause  devient  effet;  et  cet  effet  devient  sa  propre  cause; 
c'est-à-dire  qu'au  fond  vous  vous  contredites  vous-mêmes ,  et  que  la  véri- 
table notion  de  cause  vous  échappe  comme  vous  a  échappé  celle  de  la 
liberté.  Le  bouddhisme  lui-même  semble  faire  aveu  d'impuissance;  et, 
dans  celte  échelle  qu'il  parcourt,  en  la  remontant  ou  en  la  descendant 
à  son  gré ,  c'est  par  le  néant  ou  l'ignorance  qu'il  débute;  c'est  par  l'i- 
gnorance ou  le  néant  qu'il  termine.  Mais,  si  l'ignorance  est  le  point  de 
départ  de  vos  recherches,  et  si  elle  en  est  le  terme,  il  est  bien  permis 
de  douter  de  votre  prétendue  science;  si  vous  partez  du  néant  pour 
aboutir  encore  au  néant,  il  vaudrait  mieux  avouer  que  vous  ne  con- 
naissez rien,  et  que  vous  ne  croyez  à  rien.  C'est  ce  qu'a  fait  plus  lard 
l'école  de  la  Pradjnà  pâramitâ,  plus  audacieuse  dans  son  nihilisme  et  plus 
conséquente  que  le  fondateur  même  du  bouddhisme.  Mais  Çâkyamouni 
n'a  point  osé  le  dire,  ou  plutôt  il  s'est  abusé  lui-même  en  abusant  les 
autres. 

Ainsi  aucune  idée  de  la  personnalité  humaine,  aucune  idée  de  la  li- 
berté, aucune  idée  de  cause,  voilà  lesilcmeots  que  le  bouddhisme  em- 

3a 


246  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ploie  et  qu'il  croit  avoir  tirés  de  l'observation  exacte  et  attentive  de  iat 
réalité.  Qu'avec  de  tels  matériaux,  il  n'ait  pas  même  tenté  de  construire 
i'édifice  de  la  théodicée,  il  n'y  a  rien  là  qui  doive  nous  étonner.  Quand 
on  comprend  l'iiomme  si  imparfaitement,  quoiqu'il  pose  sans  cesse 
devant  nos  yeux  et  qu'on  le  porte  en  soi-même,  il  est  tout  simple  que 
l!on  comprenne  aussi  mal  le  monde,  qu'on  étudie  encore  moins,  et 
que  l'on  ignore  Dieu,  que  l'homme  en  effet  ne  peut  comprendre  qu'à 
l'aide  de  lui-même  et  du  monde. 

Mais  ce  qui  doit  surprendre  à  bon  droit,  et  ce  qui  n'est  pas  moins 
étrange  que  tout  le  reste,  c'est  que  le  bouddhisme  n'ait  pas  divinisé 
le  Bouddha.  Destitué  de  l'idée  vraie  de  Dieu,  il  pouvait  essayer  de  se 
donner  le  change;  et,  guidé  par  l'instinct  secret  dont  la  raison  humaine 
ne  peut  s'affranchir  absolument,  il  pouvait,  à  la  place  de  Dieu,  substi- 
tuer une  idole.  Loin  de  là,  le  Bouddha  reste  homme  et  ne  cherche 
jamais  à  dépasser  les  limites  de  l'humanité,  au  delà  de  laquelle  il  ne 
conçoit  rien.  L'enthousiasme  de  ses  disciples  a  été  aussi  réservé  que  luir^ 
même;  et,  dans  le  culte  innocent  qu'ils  lui  rendaient,  leur  ferveur  s'adres- 
sait à  un  souvenir  consolateur  et  fortifiant;  jamais  leur  superstition 
intéressée  ne  s'adressait  à  sa  puissance.  Le  Bouddha  s'est  mis  personnel- 
lement, ou  plutôt  a  mis  l'homme,  fort  au-dessus  de  tous  les  dieux 
absurdes  et  cruels  du  panthéon  brahmanique;  ses  sectateurs  lui  ont 
conservé  cette  place  éminente  et  suprême;  mais  ils  ne  sont  pas  allés 
plus  loin.  Ni  l'orgueil  de  Çâkyamouni,  ni  le  fanatisme  des  croyants,  n'a 
conçu  un  sacrilège.  Le  Bouddha,  quelque  grand  qu'il  se  croie,  n'a  point 
risque  l'apothéose;  et  la  tradition  même,  toute  pieuse  qu'elle  a  pu  être, 
tout  ardente  qu'elle  a  été  dans  ses  adorations,  ne  l'a  point  risquée  non 
plus  pour  lui.  Les  temples  et  les  statues  lui  ont  été  prodigués.  Des  mil- 
liers d'ouvrages  ont  été  consacrés  à  raconter  sa  vie  et  même  à  célébrer 
sa  puissance  surnatiu'eHe;  mais  jamais  personne  n'a  songé  à  en  faire  un 
dieu. 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  faire  honneur  de  cette  retenue  au  bon 
sens  des,  peuples  bouddhistes.  S'ils  ont  été  aussi  sages  sur  ce  point  dé- 
licat, c'est  par  dos  motifs  assez  simples,  que  la  raison  ne  dictait  point, 
et  qui,  d'ailleurs,  s'accordent  trop  bien  avec  l'aveuglement  dont  ce» 
peuples  ont  donné  le  triste  spectacle.  Dans  leur  croyance,  le  Bouddha  est 
si  loin  d'être  un  Dieu,  qu'il  a  été  précédé  de  plusieurs  autres  bouddhas, 
aussi  saints  que  lui,  et  qu'il  aura  pour  successeurs  d'autres  bouddha* 
non  moins  accomplis  et  non  moins  vénérables.  Il  a  sauvé  l'univers  par 
sadoctrine;  mais  c'est  l'univers  où  il  a  pai'u,  comme  les  autres  ont  sauvé 
ou  sauveront  l'univers  dont  ils  seront  ou  dont  ils  ont  été  les  guide».  Le 


AVRIL  1855.  247 

Tathâgata  lui-même  nVt-ii  pas  prédit  à  une  fouie  de  ses  auditeurs  des 
destinées  non  moins  brillantes  que  les  siennes?  Ne  leur  a-t-il  pas  appris 
qu'ils  seraient  des  bouddhas  aussi  bien  que  lui?  Ne  leur  a-t-il  point  dé- 
crit pointpar  point  les  mondes  splendides  où  ils  régneront?  N'a-t-ii  point 
fixé  la  durée  de  leur  règne?  Tout  homme  peut  donc,  comme  le  Boud- 
dha lui-même,  atteindre,  par  la  vertu  et  par  la  sainteté,  à  cette  bîrute 
dignité  ;  et  tout  adorable  qu'est  le  Bouddha ,  tout  ineffables  que  sont  ses 
qualités,  il  n'est  pas  de  disciple,  quelque  obscur  qu'il  soit,  qui  ne  puisse 
les  atteindre  et  les  égaler.  Si  le  Bouddha  était  un  Dieu,  par  hasard,  il  y  au- 
rait autant  de  dieux  possibles  qu'il  y  a  d'hommes  capables  de  comprendre 
«les  quatre  vérités  sublimes  ou  renchaînement  connexe  des  causes  ré- 
«ciproques,  et  de  suivre  la  voie  aux  huit  parties  qui  mène  au  nirvana.  » 

Voilà  un  premier  motif  qui  a  empêché  les  bouddhistes,  malgré  la 
plus  ardente  et  la  plus  sincère  dévotion,  de  faire  un  dieu  du  Bouddha. 
En  voici  un  second  qui,  pour  être  tout  aussi  puissant,  n'est  guère  plus 
honorable  pour  leur  raison. 

11  est  vrai  que  le  Bouddha,  dans  tout  le  cours  de  sa  vie,  après  le 
grand  triomphe  de  Bodhimanda,  n'a  pas  cessé  de  faire  des  miracles,  et 
que  les  puissances  les  plus  extraordinaires  et  les  plus  surnatui*elles  ont 
été  son  partage.  Mais  d'abord  les  brahmanes,  ses  adversaires,  luttaient 
avec  lui,  et  faisaient  assaut  de  prodiges.  Ce  n'était  donc  pas  un  privi- 
lège exclusif  de  Çâkyamouni.  il  était  plus  fort  que  ceux  qu'il  combattait, 
parce  que  sa  science  était  plus  grande  que  la  leui\  Il  les  surpassait  en 
puissance,  parce  qu'il  les  surpassait  en  vertu.  Et  puis,  ne  sait-on  pas  <[uc 
la  science  confère  à  f  homme  des  pouvoirs  surhumains?  Ne  sait-on  pas 
que  le  yogui,  quand  il  a  passé  par  tous  les  degrés  de  l'initiation,  par- 
vient infailliblement  à  la  puissance  magique ,  et  qu'il  est  désormais  au- 
dessus  de  toutes  les  conditions  de  la  nature?  Le  brahmanisme  le  plus 
éclairé  a  toujours  eu  cette  ferme  croyance;  les  systèmes  de  philosophie 
les  plus  sages  font  propagée;  tout  le  monde  dans  l'Inde  y  a  foi;  et  le 
bouddhisme,  s'il  lavait  répudiée,  se  serait  n^is,  par  cela  seul,  fort  au- 
dessous  de  ses  antagonistes.  Les  miracles  du  Bouddha  n'ont  donc  rien 
qui  le  distinguent.  H  est  donné  k  tous  les  hommes  de  parvenir  à  en 
faire  de  non  moins  étonnants.  A  ce  titre  il  n  est  pas  plus  dieu  qu'il  ne 
l'est  à  tout  autre. 

C'est,  on  le  voit,  par  un  sentiment  d'orgueil  tout  ensemble  et  par 
une  superstition  insensée  que  le  bouddhisme  a  été  conduit  h  no  pas 
diviniser  le  Bouddha,  sans  parler  de  son  incapacité  insurmontable  h 
concevoir  en  rien  l'être  inlini. 

On  doit  pouvoii'  noaintenant  se  rendre  compte  a.sseï  bien  de  i'entre- 

S2. 


248  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

prise  générale  du  bouddhisme.  Par  une  impuissance  radicale  de  remon- 
ter plus  haut,  ou  par  une  perversité  de  raison,  il  n'a  demandé,  pour 
comprendre  et  sauver  l'homme,  que  l'homme  lui-même.  Il  en  a  fait  le 
plus  grand  des  êtres,  en  quoi  il  ne  s'est  pas  trompé,  s'il  a  voulu  s'en 
tenir  à  ce  monde-,  mais  il  en  a  fait  un  être  subsistant  par  lui-même, 
n'ayant  de  supérieur  ni  pour  son  origine ,  ni  pour  sa  fm ,  placé  seul  dans 
cet  univers  qu'il  remplit  de  sa  personnahté  vague  et  partout  répandifc, 
sous  les  formes  les  plus  contraires,  ne  s'occupant  que  de  lui  exclusive- 
ment, et  ne  songeant  ni  à  la  nature,  avec  laquelle  il  se  confond  dans 
ses  métamorphoses  infinies,  ni  à  Dieu  qu'il  ne  connaît  pas.  Je  ne  dis 
point  que  l'idée  manque  d'une  certaine  grandeur  apparente;  mais  je 
dis  qu'elle  manque  de  vérité,  et  que  l'homme  ainsi  conçu  n'est  qu'un 
monstre,  qui,  malgré  ses  prétentions,  se  prendra  bientôt  en  horreur 
parce  qu'il  ne  pourra  parvenir  à  se  comprendre.  Mais  il  ne  serait  point 
équitable  de  combattre  le  bouddhisme  avec  la  théodicée  de  Platon  ou 
de  Descartes,  c'est-à-dire  avec  les  lumières  de  peuples  et  de  temps  plus 
favorisés.  Il  faut  n'employer  contre  lui  que  ses  propres  armes;  et,  puis- 
qu'il a  fait  de  la  douleur  l'homme  tout  entier,  il  faut  voir  ce  que  la  dou- 
leur est  dans  l'homme  et  ce  qu'elle  y  suppose.  Par  cette  voie  comme 
par  toute  autre,  il  est  possible  à  l'homme  d'arriver  à  Dieu.  Le  chemin 
est  plus  pénible  pour  notre  faiblesse,  mais  il  n'est  pas  moins  sûr;  et 
Dieu  n'éclate  pas  moins  dans  les  maux  que  dans  les  biens  de  fhumanité. 
J'ai  reproché  plus  haut  à  Çâkyamouni  d'avoir  donné  trop  d'attention 
à  la  douleur  physique^;  mais  j'ai  dit  aussi  qu'il  avait  fait  une  certaine 
part  à  la  douleur  morale.  Il  veut  délivrer  l'homme  à  jamais  de  la  ma- 
ladie, de  la  vieillesse  et  de  la  mort,  en  le  délivrant  de  la  loi  de  la  re- 
naissance; mais  il  veut  aussi  le  soustraire  au  vice.  Il  ne  nie  donc  pas 
qute,  si  l'homme  souffre  dans  son  corps,  il  ne  puisse  souffrir,  et  plus 
vivement  encore,  dans  une  autre  partie  de  son  être.  Le  Kléça  comprend, 
dans  sa  vaste  extension,  le  mal  corporel  et  le  mal  moral;  et,  quand 
Adjâtaçalrou  vient  fiiire  au  Bouddha  lui-même  faveu  de  son  forfait  par- 
ricide, c'est  qu'il  est  déchiré  par  le  remords.  Il  confie  le  secret  de  ses 
tortures  au  sage  qui  doit  le  soulager  et  le  guérir.  Ainsi  le  bouddhisme 
reconnaît  la  douleur  sous  sa  forme  la  plus  poignante  et  la  plus  vraie , 
quoique  la  moins  apparente  et  la  plus  cachée.  Seulement  il  insiste 
trop  peu  sur  cette  grande  observation,  qui  pouvait  lui  révéler  toute  la 
nature  de  l'homme,  et  le  faire  monter  en  même  temps  plus  haut  que 
l'homme  lui-môme. 

'  Woir  \e  Journal  des  Savants,  caliier  de  férvier  i855,  page  127. 


^        AVRIL  1855.  M9 

On  doit  le  demander  au  bouddhisme.  Y  a-t  il  au  monde  un  autre  être 
que  l'homme  qui  puisse  éprouver  ces  douleurs  que  la  conscience  lui  im- 
pose dans  certains  cas,  et  que  vous  connaissez  bien,  puisque  vous  vous 
chargez  de  les  apaiser  par  vos  conseils  et  par  les  expiations  solennelh's 
que  vous  recommandez?  Croyez-vous  que  les  êtres  dont  l'homme  est 
entouré  éprouvent  comme  lui  ces  supplices  intérieurs,  auxquels  les  plus 
puissants  des  rois,  tout  assurés  qu'ils  sont  de  l'impunité,  ne  savent  point 
se  soustraire?  On  vous  concède,  si  vous  l'exigez,  que  l'homme,  avant  de 
revêtir  sa  forme  actuelle,  a  passé  par  tous  les  états  de  la  matière,  depuis 
la  plus  inerte  jusqu'à  la  mieux  organisée  ;  niais,  dans  la  disposition  présente 
des  choses,  niez-vous  que  l'homme  soit  seul  à  subir  ces  tourments,  suite 
de  ses  fautes  et  parfois  de  ses  crimes?  Croyez-vous  que  les  animaux  les 
sentent  comme  lui?  Croyez-vous  que  la  matière  brute,  que  vous  placez 
vous-même  au-dessous  des  animaux,  puisse  également  les  sentir?  Non 
sans  doute;  et,  malgré  tous  vos  aveuglements,  vous  n'êtes  point  descen- 
dus jusqu'à  celui-là.  L'homme  a  donc  le  privilège  de  cette  douleur  qui 
n'est  qu'à  lui.  C'est  un  fait  qu'on  ne  saurait  contester;  on  peut  le  déplo- 
rer, comme  on  déplore  la  vieillesse  et  la  mort-,  mais  on  ne  peut  pas 
dire  qu'il  n'existe  point. 

D'où  vient  cette  douleur  à  l'homme,  et  qui  la  cause  en  lui,  quand 
elle  arrive  bouleverser  tout  son  être,  empoisonner  toutes  ses  joies,  et  le 
mettre  à  l'agonie,  au  milieu  de  tous  les  enivrements  du  pouvoir?  Vous 
même  vous  répondez  à  cette  question  :  l'homme  n'éprouve  ces  affreuses 
douleurs  que  parce  qu'il  se  sent  coupable  d'avoir  transgressé  la  loi.  S'il 
ne  se  disait  point  qu'il  devait  et  pouvait  agir  autrement  qu'il  n'a  fait , 
il  n'aurait  point  le  remords  qui  l'amène  à  vos  pieds,  humble  et  soumis 
malgré  son  orgueil  et  toute  sa  puissance.  Mais  cette  loi  qu'il  a  violée  cl 
(fui  le  punit,  ce  n'est  pas  vou.s  qui  l'avez  faite  pour  lui;  car  ce  grand 
coupable  ,  quand  il  a  commencé  à  se  repentir,  ne  vous  cormaissait  pas , 
et  il  ignorait  que  vous  eussiez  défendu  le  meurtre.  C'est  bien  moins 
encore  ce  coupable  lui-même  qui  a  fait  une  loi  dont  le  juste  châtiment 
l'accable.  Loin  de  la  promulguer  contre  soi,  il  la  détruirait,  si  l'abolir 
était  en  son  pouvoir.  Il  cfliicerait,  s'il  ne  dépendait  que  de  lui,  jusqu'au 
souvenir  de  sa  faute,  pour  guérir  en  même  temps  les  blessures  que  ci: 
souvenir  lui  cause  et  rouvre  sans  cesse.  Mais  cette  loi  est  supérieure  à 
l'homme,  de  qui  elle  ne  relève  pas;  et,  en  dépit  de  toute  sa  perver- 
sité, qui  parfois  la  brave,  il  ne  peut  faire  taire  dnns  son  propre  cour 
cette  voix  implacable,  qui  va  peut-être  trouver  tout  à  fheure  des  échos 
non  moins  terribles  dans  le  cœur  de  ses  semblables. 

Je  sais  bien  que  le  bouddhisme  peut  répondre,  si  ce  n'est  par  Çakya- 


250  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mouni,  du  moins  par  Nagârdjouna,  auteur  de  la  Pradjnâ  pâramitâ,  que, 
si  l'homme  éprouve  des  douleurs  morales  de  cet  ordre ,  c'est  par  cet 
unique  motif  qu'il  est  ainsi  fait-,  que  c'est  sa  nature  (Svabhâva);  qu'il 
n'est  pas  besoin  de  chercher  une  autre  explication;  que  les  êtres  sont 
ce  qu'ils  sont  par  leur  nature  propre;  que  l'homme  a  la  sienne,  comme. 
les  animaux,  comme  les  plantes,  comme  les  minéraux  ont  la  leur,  et 
enfin  que  vouloir  aller  au-delà  est  inutile.  Cette  réponse  n'explique  rien 
au  fond,  précisément  parce  qu'elle  refuse  d'expliquer  quoi  que  ce  soit;, 
c'est  une  fin  de  non-recevoir  universelle.  Il  faut  se  borner  à  observer 
des  faits  sans  jamais  prétendre  remonter  jusqu'à  leur  cause;  la  douleur 
morale  qui  suit  le  crime  est  un  fait,  le  bouddhisme  l'avoue;  et,  par, 
l'organe  de  sa  plus  grande  école  de  métaphysique ,  il  déclare  qu'il  s'en 
tient  là ,  et  qu'il  n'a  point  à  s'enquérir  d'où  vient  ce  fait  et  quelle  est  son 
origine.  Mais  le  bouddhisme  a  beau  se  couvrir  de  cet  argument  facile , 
il  s'est  interdit  à  lui-même  cette  défaite  trop  commode.  La  réponse 
peut  être  à  l'usage  du  scepticisme  de  disciples  qui  n'ont  pris  dans  les 
leçons  du  maître  que  la  moins  bonne  partie ,  et  qui  s'en  tiennent  à  la 
plus  sèche  logique;  mais  le  maître  ne  peut  l'admettre;  il  n'a  point  passé 
avec  cette  hautaine  indifférence  devant  la  douleur  morale,  et,  loin  d'y 
voir  un  effet  de  la  nature  propre  de  l'homme,  c'est-à-dire  un  elfet 
immuable,  il  a  mis  ses  soins  les  plus  attentifs  et  son  espoir  le  plus 
noble  à  guérir  ces  maux ,  qu'il  ne  croyait  point  incurables,  Il  a  donc 
reconnu,  non  pas  seulement  que  Ihomme  viole  une  loi  supérieiu-e  à 
lui  quand  il  commet  la  faute,  mais,  de  plus,  qu'il  peut,  d'une  certaine 
manière,  réparer  le  mal  commis  et  rétablir  entre  lui  et  cette  loi  violée 
le  rapport  qu'a  brisé  son  crime.  Le  Bouddha  n'avait  plus  qu'un  pas  à 
faire  :  c'était  d'attribuer  cette  loi,  que  sa  vertu  trouvait  juste  apparem- 
ment, à  un  être  plus  puissant  que  f  homme,  et  ami  de  l'ordre  et  dui 
bien,  qu'il  sait  révéler  et  maintenir  par  ces  moyens  énergiques  et  secrets. 

Il  semble  môme  que  le  Bouddlia  pouvait  encore  aller  un  peu  plus 
loin  dans  celle  voie.  Il  n'avait  qu'à  interroger  son  âme  héroïque  et  ver- 
tueuse, et  à  comparer  la  paix  profonde  rt  inaltérable  dont  il  jouissait 
en  sa  conscience  avec  les  lem{)t  les  dont  il  voyait  l'âme  des  coupables 
agitée.  Cette  quiétude  des  bons,  dovunl  la  loi  qu'ils  accomplissent, 
était  un  fait  non  moins  certain  que  ie  trouhle  des  méchants.  Le  Boud- 
dha personnellement  en  étai,t  un -adiuirable  exemple.  Il  pouvait  donc 
se  dire  que,  si  l'auteur  de  la  loi  yaoLale  punit  le  mal,  il  récompense 
aussi  le  bien,  et  que  sa  mansuuh'.Jir  cj^aie  au  moins  sa  rigueur. 

Ces  simples  réflexions  sy/?  i:i  douleur  iiiorale  ne  dépassaient  point 
certainement  le  génie  J^.  .Çàiw^aniouni,;  et,  s'il  les  avait  faites,  elles 


AVRIL  1855.  ^51 

étaient  de  nature  à  modifier  le  cours  entier  de  ses  pensées  el  à  chan- 
ger tout  son  système.  Par  cette  voie ,  sans  parler  de  tant  d'autres  que 
le  spectacle  de  la  nature  extérieure  lui  pouvait  ouvrir,  il  serait  arrivé  à 
mieux  comprendre  l'homme;  il  serait  arrivé  surtout  à  calmer  cette 
épouvante  qui  l'aveugle  et  le  précipite  dans  le  désespoir.  En  face  de 
l'être  tout-puissant,  qui  est  juste  et  qui  sait  être  tout  à  la  fois  bienveil- 
lant et  sévère,  son  âme  se  serait  rassurée.  Loin  de  voir  dans  la  vie  \m 
supplice ,  il  y  aurait  reconnu  une  épreuve  qu'il  dépend  de  nous  de 
rendre  moins  pénible.  Ij'homme  n'a  point  à  déplorer  sa  condition  ici- 
bas,  puisqu'il  peut  l'améliorer  et  l'embellir.  Il  nest  pas  perdu  dans  cet 
univers,  puisqu'il  se  sent  sous  le  joug  de  lois  raisonnables  et  bien- 
faisantes. Il  lui  a  été  donné  de  s'y  soumettre  et  de  les  comprendre.  S'il 
peut  les  renverser,  il  peut  aussi  s'associer  à  elles,  en  y  obéissant.  Bien 
plus,  il  peut,  dans  une  certaine  mesure,  s'associer  à  celui  qui  les  a 
faites  et  qui  les  lui  révèle  également  par  la  vertu  et  par  le  crime.  Ce 
n'est  donc  pas  à  un  dominateur  ou  à  un  tyran  que  le  cœur  de  l'homme 
s'adresse,  c'est  plutôt  à  un  père;  et  il  doit  se  dire,  que  loin  d'être  égaré 
ou  orphelin  en  ce  monde ,  il  peut  y  vivre  comme  dans  une  vaste  fa- 
mille où  il  occupe  un  bien  beau  rang,  puisqu'il  est  le  second. 

Mais  ce  côté  des  choses,  qui  n'est  pas  seulement  le  plus  grand,  tt 
qui  est  aussi  le  plus  vrai,  n'a  pas  touché  ÇAkyamouni.  Il  n'a  regardé 
que  le  côté  misérable  de  fhomme,  et  il  s'est  abandonné  sans  mesure  à 
la  douloureuse  sympathie  que  lui  causait  ce  spectacle  lamentabli*. 
Parce  que  l'homme  meurt  ici^bas  après  y  avoir  plus  ou  moins  bien 
vécu,  il  l'a  condamné  à  mourir  éternellement.  L'espérance  du  néant 
lui  a  paru  devoir  suffire  à  cet  être  uniquement  préoccupé  du  souri 
d'échapper  à  la  douleur.  On  souffre  dès  qu'on  existe;  el  le  seul  moyen 
de  ne  pas  souffrir,  c'est  de  ne  pas  être.  Le  nirvana  est  le  seul  refuge 
assuré  ;  on  est  bien  certain  de  ne  plus  revenir,  du  moment  qu'on  ne 
sera  plus. 

Mais  il  est  temps  de  clore  ces  considérations  déjà  bien  longues  sur  le 
bouddhisme,  et  que  je  pourrais  étendre  encore  en  traitant  ces  grands 
sujets.  Je  résume  mes  critiques  en  les  appliquant  à  quelques  théories 
fondamentales  : 

La  transmigration,  qui  est  le  point  de  départ  de  toute  celte  doctrine, 
n'est  qu'une  hypothèse  insontenablc,  que  le  Houddha  n'a  point  inventée 
sans  doute,  mais  qu'il  accepte  et  dont  il  a  tiré  les  plus  déplorables  con» 
séquences  ; 

Sa  morale  est  incomplète  et  vaine  en  ce  qu'elle  s'appuie  sur  une  vue 
très-fausse  de  la  nature  de  l'homme  et  de  la  vie; 


252  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  nirvana,  ou  le  néant,  est  une  conception  monstrueuse,  qui  ré- 
pugne à  tous  les  instincts  de  la  nature  humaine  et  h  la  raison,  et  qui 
implique  l'athéisme. 

Réduit  àces  termes ,  le  bouddhisme  devrait  inspirer  encore  plus  de  pitié 
que  de  mépris;  et  c'est  à  peine  s'il  serait  digne  des  regards  de  l'histoire  ; 
mais  il  a  dominé  pendant  des  siècles,  comme  il  domine  encore,  sur  des 
peuples  sans  nombre  ;  et  il  offre  à  leur  crédulité  les  tristes  doctrines 
que  je  viens  de  passer  en  revue  comme  seul  aliment  de  leur  foi,  qui 
est  d'autant  plus  ardente  qu'elle  est  plus  absurde.  îl  les  plonge ,  par 
l'idée  de  la  transmigration ,  dans  un  monde  fantastique  qui  ne  leur  per- 
met de  rien  comprendre  aux  vraies  conditions  de  celui  dans  lequel  ils 
vivent.  Sa  morale,  qui  n'a  pu  sauver  les  peuples,  n'a  pu  surtout  les 
organiser  en  sociétés  équitables  et  intelligentes.  Sa  doctrine  du  nirvana 
les  a  ravalés  même  au-dessous  des  brutes ,  qui  ont  au  moins  sur  l'homme 
cet  avantage  de  né  point  déifier  le  néant,  auquel  elles  ne  songent  point. 
En  un  mot,  il  a  méconnu,  de  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisage, 
la  nature,  les  devoirs,  la  dignité  de  la  personne  humaine.  Il  prétendait 
la  délivrer,  il  n'a  fait  que  la  détruire;  il  voulait  l'éclairer,  il  l'a  jetée 
dans  les  plus  profondes  ténèbres.  Ses  intentions  ont  pu  être  généreuses; 
mais  son  action  générale,  sauf  quelques  rares  exceptions,  a  été  fatale; 
et  l'on  peut  se  demander  avec  une  trop  juste  anxiété  si  les  nations  qu'il 
a  perdues  pourront  jamais  trouver,  ni  même  accepter,  un  remède  aux 
maux  qu'il  leur  a  faits ,  et  qu'il  leur  fera  longtemps  encore. 

Sans  doute  le  brahmanisme,  quand  il  expulsa  de  son  sein  la  réforme 
bouddhique  par  une  persécution  implacable,  ne  se  dit  point  contre  elle 
tout  ce  que  nous  pouvons  lui  reprocher  au  nom  de  la  religion,  de  la 
philosophie  et  de  la  raison.  Pendant  près  de  mille  ans,  la  société  brah- 
manique eut  pour  les  bouddhistes  une  tolérance  qui  l'honore;  elle  les 
laissa  répandre  en  paix  leurs  théories,  comme  elle  laissait  à  d'autres  pré- 
tendus sages  une  égale  liberté.  Selon  toute  apparence,  quand  la  persé- 
cution commença  pour  ne  s'arrêter  qu'après  l'extermination ,  ce  furent 
des  motifs  assez  peu  relevés  qui  la  décidèrent  et  la  rendirent  si  terrible. 
Des  rivalités  d'influence  et  d  intérêt,  des  luttes  de  domination  et  d'or- 
gueil, poussèrent  les  brahmanes  à  tant  de  rigueur  après  tant  de  longa- 
nimité ;  et  le  bouddhisme  serait  demeuré  dans  l'Inde  qui  l'avait  vu 
naître,  si,  par  d'incessants  progrès,  il  n'eût  menacé  l'organisation  des 
castes  et  les  privilèges  de  la  plus  puissante.  Mais,  cependant,  il  est  per- 
mis de  croire  aussi  que  le  brahmanisme,  sans  bien  comprendre  tout  ce 
qu'avaient  de  hideux  les  doctrines  bouddhiques,  ressentit  contre  elles 
quelque  chose  de  l'aversion  qu'elles  nous  donnent.  Il  n'avait  pas  le  droit, 


•«^i*^-^  AVRIL  1855.  253 

si  Ton  veut ,  de  les  répudier ,  car  c'était  lui  qui  les  avait  provo- 
quées ,  et  il  les  partageait  à  plus  d'un  égard  ;  il  croyait  à  la  transmi- 
gration; et,  s'il  n'admettait  pas  le  nirvana,  il  laissait  planer  sur  les  des- 
tinées de  l'âme  humaine  une  incertitude  périlleuse-,  ou  bien  il  l'absorbait 
dans  la  nature  et  l'esprit  universel- du  monde.  Mais  le  brahmanisme  ne 
voulut  pas  se  reconnaître  dans  les  affreuses  conséquences  tirées  de  ses 
principes.  Il  est  possible  que  le  bouddhisme  n'eût  que  le  tort  d'être  trop 
logique,  et  qu'en  partant  de  certaines  données  admises  par  tout  le 
mo^de  dans  la  société  indienne,  il  ne  se  Tût  pas  trompé  dans  ses  déduc- 
tions aussi  rigoureuses  qu'absurdes.  Mais  on  eut  horreur  de  lui;  on  re- 
douta son  mortel  poison  quoiqu'on  l'eût  préparé;  et  l'on  renvoya  ses 
ravages  chez  des  peuples  qui  pouvaient  vivre  de  ces  doctrines  délétères 
sans  y  succomber.  C'était  déjà  trop  que  l'Inde  eût  été  le  berceau  du 
bouddhisme;  on  ne  voulut  pas  souffrir  qu'elle  en  devînt  le  séjour  et  le 
foyer  durables. 

L'histoire  ne  possède  rien  de  précis  ni  de  complet  sur  les  phases  de 
cette  persécution  ;  on  ignore  à  peu  près  entièrement  quelles  en  furent 
les  causes  particulières  et  les  diverses  péripéties.  On  sait  beaucoup 
mieux  comment  le  bouddhisme  naquit  et  se  développa  dans  l'Inde , 
qu'on  ne  sait  comment  il  y  mouiiil,  bien  que  ces  derniers  événements 
soient  plus  rapprochés  de  nous  de  onze  ou  douze  cents  ans  tout  au 
moins.  Mais,  en  attendant  que  des  découvertes  nouvelles  nous  dévoilent 
l'histoire  de  ces  temps  malheureux,  et  nous  expliquent  les  détails  de  ce 
fait  immense,  les  causes  générales  n'en  peuvent  être  douteuses:  c'est 
f  intérêt  matériel  des  brahmanes ,  ce  sont  les  intérêts  moraux  de  la  so- 
ciété indienne  qui  ont  exigé  celte  expulsion  violente.  La  prétendue  ré- 
forme qu'apportait  le  bouddhisme  n'était  qu'un  mal  plus  grand.  Le 
brahmanisme ,  tout  défectueux  qu'il  est ,  valait  encore  mieux  que  lui  ; 
et,  par  une  de  ces  réactions  que  ne  comprennent  jamais  les  peuples  qui 
les  font  et  qui  en  profitent,  on  détruisit,  à  l'avantage  d'erreurs  anciennes 
et  respectées,  des  erreurs  nouvelles  encore  plus  fâcheuses.  La  réforme 
disparut  pour  laisser  une  place  méritée  à  la  vieille  croyance,  et  elle  fut 
réduite  à  n'infecter  que  les  nations  voisines,  si  dégradées  quelles  purent 
encore  y  trouver  un  progrès.  L'Inde  n'y  pouvait  trouver  qu'une  chute 
dont  elle  se  préserva  peut-être  avec  plus  de  sagesse  que  de  clémence. 
C'était  un  présent  bien  étrange  que  d'apporter  aux  hommes  fathéismc 
avec  l'espoir  du  néant;  mais  il  y  avait  des  hommes  et  des  populations 
immenses  pour  qui  c'était  là  une  lumière,  et  que  le  bouddhisme, 
tout  monstrueux  qu'il  était ,  appelait  du  moins  à  une  vie  morale  qu  elles 
n'avaient  jamais  connue.  C'était  beaucoup  que  de  leur  offrir  l'idéal  du 

33 


254  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Bouddha,  même  déparé  par  ces  extravagantes  ou  abominables  doc* 
trines.  • 

A  la  fin  du  xvii*  siècle  et  dans  le  siècle  suivant,  une  question  s'était 
élevée  entre  quelques  esprits  éminents,  à  l'occasion  de  la  Chine,  que 
l'on  commençait  alors  àmieux  connaître;  on  s'était  demandé  s'il  était  pos- 
sible qu'une  société  d'athées  existât;  et  si  l'accusation  d'athéisme  portée 
contre  ce  vaste  empire  avait  quelque  apparence  de  raison  et  de  pro- 
babilité. Bayle  rendit  la  discussion  fameuse  en  se  prononçant  pour 
l'affirmative,  que  Voltaire  devait  contredire  après  lui.  Les  opinions 
furent  très-partagées ;  et  la  question  sembla  demeurer  indécise,  en 
l'absence  de  faits  suffisamment  connus  pour  la  trancher.  Aujourd'hui  et 
en  face  des  révélations  si  complètes  et  si  évidentes  que  nous  font  les 
livres  du  bouddhisme  découverts  et  expliqués,  le  doute  n'est  plus 
permis.  Les  peuples  bouddhiques  peuvent  être  sans  aucune  injustice 
regardés  comme  des  peuples  athées.  Ceci  ne  veut  pas  dire  qu'ils  pro- 
fessent l'athéisme,  et  qu'ils  se  font  gloire  de  leur  incrédulité  avec  cette 
jactance  dont  on  pourrait  citer  plus  d'un  exemple  parmi  nous;  ceci 
veut  dire  seulement  que  ces  peuples  n'ont  pas  pu  s'élever,  dans  leurs 
méditations  les  plus  hautes ,  j  usqu'à  la  notion  de  Dieu ,  et  que  les  sociétés 
formées  par  eux  s'en  sont  passées,  au  grand  détriment  de  leur  organi- 
sation et  de  leur  bonheur.  iVIais,  en  fait,  ces  sociétés  existent,  très-nom- 
breuses quoique  impuissantes,  fort  arriérées  quoique  très-anciennes, 
corrompues  et  raffinées,  et  profondément  malheureuses  par  une  igno- 
l'ance  et  par  des  vices  que  les  siècles  ne  font  qu'accroître  loin  de  les 
corriger.  Bayle  avait  donc  raison  de  soutenir  que  de  telles  sociétés 
étaient  possibles;  nous  savons  aujourd'hui  qu'elles  sont  réelles.  Mais 
peut-être  aussi  faut-il  dire  avec  Voltaire  :.  «  Ces  peuples  ne  nient  ni 
^t  n'affirment  Dieu;  ils  n'en  ont  jamais  entendu  parler.  Prétendre  qu'ils 
(isont  athées  est  la  même  imputation  que  si  l'on  disait  qu'ils  sont 
«anti-cartésiens;  ils  ne  sont  ni  pour  ni  contre  Descartes.  Ce  sont  de 
((  vrais  enfants;  un  enfant  n'est  ni  athée  ni  déiste;  il  n'est  rien^»  Ce 
jugement  de  Voltaire  est  encore  le  plus  vrai  et  le  plus  consolant. Çâkya- 
mouni  n'est  pas  plus  un  athée  que  Kapila  ;  seulement  il  a  eu  la  faiblesse 
et  le  malheur  d'ignorer  Dieu;  il  aurait  fallu  qu'il  l'eût  combattu  pour 
qu'on  pût  avec  équité  lui  reprocher  son  athéisme.  Les  peuples  auxquels 
sa  doctrine  devait  convenir  étaient  aussi  aveugles  que  lui ,  et  il  a  été  prouvé 
par  la  science  de  nos  jours  qu'ils  ne  connaissent  pas  Dieu,  môme  de 
nom.  M.  Abel  Rémusat  a  constaté  que  les  Chinois,  les  Tartares  et  les 

^'Vt\t».ire,Dictionnahcencyelopédiqttet  ^rlich  Athéisme.  ..  ij..^ 


AVRIL  1855.  256 

Mongols,  auxquels  on  pourrait,  je  crois,  ajouter  les  Tibétains,  n'ont 
pas  de  mot  dans  leur  langue  pour  exprimer  l'idée  de  Dieu^.  En  pré- 
sence d'un  phénomène  aussi  curieux  et  aussi  déplorable,  que  confirme 
d'ailleurs  toute  une  religion ,  on  pourrait  se  demander  si  l'intelligence 
de  ces  peuples  est  faite  comme  la  nôtre;  et  si,  dans  les  climats  où  la 
vie  est  en  horreur  et  où  l'on  adore  le  néant  à  la  place  de  Dieu,  la 
nature  humaine  est  bien  encore  celle  que  nous  sentons  en  nous.  D'ail- 
leurs, la  foi  de  ces  peuples,  tout  insensée  qu'elle  peut  nous  paraître,  a 
été  si  exclusive ,  qu'ils  lui  ont  consacré  leur  pensée  tout  entière  ;  ils  n'ont 
de  livres  que  leurs  livres  sacrés;  ils  n'ont  pas  permis  à  leur  imagina- 
tion ,  toute  déréglée  qu'elle  était ,  de  se  distraire  ou  de  s'égarer  sm'  d'au- 
tres sujets;  et  la  plupart  des  nations  bouddhiques  n'ont  de  littératulre 
que  celle  des  Soùtras^.  'S  -  . 

Si  j'ai  tant  insisté  sur  le  bouddhisme ,  c'est  d'abord  i\  cause  de  son 
importance  historique  dans  le  passé  et  même  dans  le  présent  de  l'hu- 
manité; mais  c'est  aussi  pour  prévenir,  autant  qu'il  dépendra  de  moi, 
l'illusion  qu'il  peut  faire  à  quelques  esprits.  Sans  doute,  il  n'est  pas  à 
craindre  que  son  elfrayant  ascétisme  iasse  des  prosélytes  parmi  nous; 
la  transmigration  et  le  néant  avec  l'athéisme  ne  comptent  p*as,  je  crois, 
beaucoup  de  fidèles  dans  nos  rangs.  Mais  le  bouddhisme  a  certains  cotés 
par  les({ucls  il  peut  séduire.  Le  personnage  du  réformateur  lui-même 
est  fort  grand;  et  l'on  peut  dire  qu'il  est  accompli.  Dans  sa  vie,  telle 
que  nous  la  connaissons,  il  n'y  a  pas  une  faute,  pas  une  tache.  Les 
vertus  qu'il  a  inspirées  ont  été  très-sincères  et  parfois  éclatantes,  si 
d'ailleurs  ses  principes  étaient  faux.  Héros  lui-même,  il  a  produit  d'hé- 
roïques imitateurs.  Cette  morale,  tout  erronée  qu'elle  est,  rachète  du 
moins  ses  erreurs  par  une  austérité  que  rien  ne  peut  désarmer;  ses 
vices  n'ont  rien  de  vulgaire  ni  de  bas;  le  renoncement  poussé  h  ce 
point,  même  quand  il  s'égare,  est  encore  digne  de  quelque  estime;  ofi 
peut  plaindre  la  folie  de  l'ascète,  mais  on  ne  la  méprise  point.  Je  nf 
m'étonne  donc  pas  que  le  bouddhisme,  surtout  quand  il  était  moins 
connu,  ait  provoqué  quelque  admii^tion.  Les  ressemblances  mêmes 
qu'il  pouvait  offrir  avec  le  christianisme  n'ont  pas  laissé  que  de  tromper, 
non-seulement  des  esprits  hostiles  à  la  foi  chrétienne ,  mais  aussi  des 
croyants.  Les  uns  ont  voulu  y  trouver  un  rival  de  la  religion  qu'ils  com- 
battaient; les  autres  y  voyaient  un   reflet  des  doctrines  objet  de  leur 


'  M.  Ahel  Hémusat,  Foe-Koue-Ki ,  page  i38.  —  *  C'est  là  sans  doute  ce  qui  lait 
((ue  les  Soûtras  sont  à  )a  fois  si  nombreux,  et  .si  extravagants  ;ilsdoivcnt  tenir  lieu  de 
tout  aux  peuples  qui  croient  au  Bouddha. 

33. 


256  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

culte.  Je  crois  qu'aujourd'hui  toutes  ces  méprises,  également  insoutena- 
bles, doivent  se  dissiper.  Le  bouddhisme  est  parfaitement  original  en 
ce  sens  qu'il  n'a  point  emprunté  à  des  peuples  étrangers  ou  à  des  civi- 
lisations meilleures  des  principes  et  des  théories  qu'il  a  corrompus  ;  il 
est  exclusivement  indien,  et  il  est  sorti  tout  entier  du  passé  de  l'Inde 
elle-même  :  sans  le  brahmanisme  qu'il  a  prétendu  réformer,  sans  les 
systèmes  philosophiques  qu'il  a  propagés ,  peut-être  à  son  insu,  il  n'eût  pas 
été  possible,  et  il  ne  se  comprendrait  pas.  Mais,  si  le  bouddhisme  n'a 
pas  pris  de  leçons  du  christianisme,  ce  serait  une  erreur  bien  plus 
grande  encore  de  supposer  qu'il  puisse  lui  en  donner.  Le  bouddhisme 
est  fort  intéressant  à  connaître,  je  l'avoue;  et  des  travaux  comme  ceux 
de  MM.  Burnouf,  Hodgson,  Schmidt,  Gsoma,  Turnour,  Stanislas 
Juhen,  Chr.  Lassen,  Foucaux,  etc.,  méritent  toute  notre  gratitude.  Ils 
nous  révèlent  une  page  jusqu'à  présent  inconnue  ou  mal  comprise  des 
annales  humaines;  ils  nous  font  pénétrer  dans  la  vie  morale  et  intellec- 
tuelle de  ces  peuples,  qui,  après  tout,  sont  nos  frères,  si  ce  n'est  tout  à 
fait  nos  semblables.  Mais,  hors  de  là,  le  bouddhisme  n'a  rien  à  nous  ap- 
prendre, et  son  écolo  serait  désastreuse  pour  nous.  Malgré  des  appa- 
rences parfois  spécieuses,  il  n'est  qu'un  long  tissu  de  contradictions;  et 
ce  n'est  pas  le  calomnier  que  de  dire  qu'à  le  bien  regarder  c'est  un 
spiritualisme  sans  âme,  une  vertu  sans  devoir,  une  morale  sans  liberté, 
une  charité  sans  amour,  un  monde  sans  nature  et  sans  Dieu.  Que  pour- 
rions-nous tirer  de  pareils  enseignements?  Et  que  de  choses  il  nous  fau- 
drait oublier  pour  en  devenir  les  aveugles  disciples!  Que  de  degrés 
il  nous  faudrait  descendre  dans  l'échelle  des  peuples  et  de  la  civili- 
sation ! 

Le  seul,  mais  immense  service  que  le  bouddhisme  puisse  nous 
rendre,  c'est,  par  son  triste  contraste,  de  nous  faire  apprécier  mieux 
encore  la  valeur  inestimable  de  nos  croyances,  en  nous  montrant  tout 
ce  qu'il  en  coûte  à  l'humanité  qui  ne  les  partage  point. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-HILAIRE. 


AVRIL  1855.  257 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES, 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

Une  nouvelle  section  est ,  par  décret  impérial  du  i  A  de  ce  mois ,  créée  dans  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques,  sous  ce  titre  :  politique,  administration , 
finances.  La  section  est  composée  de  dix  membres ,  ce  qui  porte  à  quarante  le  nombre 
des  membres  de  ladite  Académie. 

Les  titulaires  de  celte  section  nouvelle .  nommés  par  un  second  décret  du  même 
jour,  sont  MM.  le  marquis  d'AudilTrel,  le  président  Bartbe ,  Bineau,  Pierre  Clément, 
le  vicomte  de  Cormenin,  Grélcrin,  Laferrière,  Armand  Lefcbyre,  le  président  Mes 
nard ,  le  général  baron  Pekt. 

ACADÉMIES  ÉTRANGÈRES. 

La  classe  des  lettres  de  l'Académie  royale  de  Belgique  a  ouvert  un  concours 
extraordinaire  pour  la  composition  d'une  histoire  de  la  littérature  française  en  Bel- 
gique (Pays-Bas  méridionaux  et  pays  de  Liège)  depuis  et  y  compris  le  moyen  âge 
jusqu'à  la  fin  du  xviii*  siècle.  L'ouvrage  devra  former  la  matière  de  deux  volumes 
in-S",  et  comprendre  un  cboîx  de  morceaux  en  prose  et  en  vers  des  meilleurs  écri- 
vains. Un  prix  de  a.ooo  francs,  fondé  par  le  gouvernement,  sera  décerné  au  travaùl 
couronné.  Les  manuscrits  devront  être  adressés  au  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démje  avant  le  i"  fénier  t856. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 


Mémoires  de  Maihiea  MoU,  procureur  général,  premier  président  au  parlement  de 
Paris,  et  garde  des  sceaux  de  France,  publiés  par  la  Société  de  l'histoire  de  France, 


258  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sous  les  auspices  de  M.  le  comte  Mole,  l'un  de  ses  membres,  par  Aimé  Champol- 
lion-Figeac.  Tome  I"  (161A-1628).  Paris,  imprimerie  de  Lahure,  librairie  de 
J.  Renouard,  i855,  in-S"  de  5^46  pages.  — Les  progrès  que  les  études  historiques 
ont  faits  de  nos  jours  ne  permettent  pas  de  toucher  aux  textes  originaux  de  notre 
histoire,  dans  le  but  de  leur  donner  une  formé  plus  agréable  pour  le  lecteur.  L'édi- 
teur des  Mémoires  de  Mole  s'est  conformé  à  cette  règle  de  l'érudition  moderne,  en 
reproduisant  fidèlement  les  écrits  du  procureur  général  relatifs  aux  divers  événe- 
ments de  son  temps,  les  réflexions  et  les  renseignements  qui  les  accompagnent,  lo 
texte  surtout  des  documents  ofliciels  qui  en  sont  les  preuves.  «Je  ferai,  dit  Mole,  le 
«journal  raisonné  de  ces  événements,  qui  me  servira  de  Mémoires;  aussi  bien  ce  qui 
«  se  passe  mérite-t-il  bien  dfétre  écrit.  »  En  eflPet,  on  trouve  dans  ce»  récils  les  conver- 
sations de  Mole  avec  le  roi,  avec  la  reine  mère  et  avec  les  ministres,  l'impression 
que  tel  événement  produisait  sur  le  monarque,  le  tableau  des  colères  de  Marie  de 
Médicis ,  et  l'adresse  des  ministres  pour  faire  un  peu  oublier  au  parlement  les  paroles 
trop  vives  du  souverain.  Ce  n'était  pas  une  facile  mission  que  celle  de  Mole,  chargé 
de  maintenir  l'harmonie  enire  le  roi  et  les  cours  souveraines;  et,  dans  ces  pénibles 
circonstances.  Mole  n'abandonna  jamais  les  intérêts  du  parlement.  Louis  XIII  et  le 
cardinal  de  Richelieu  recherchèrent  fréquemment  ses  avis;  ce  fait  résulte  de  la  cor- 
respondance de  ces  personnages  qui  est  reproduite  dans  les  Mémoires.  Cette  partie 
du  volume  mérite  une  attention  spéciale,  et,  parmi  les  pièces  dont  on  y  trouve  le 
texte,  nous  citerons  une  curieuse  lettre  du  roi  écrite  pendant  le  siège  de  la  Rochelle 
à  Mathieu  Mole,  pour  se  plaindre  du  parlement,  et  l'énergique  réponse  du  procu- 
reur général.  Les  lettres  de  Richelieu  sont  peu  nombreuses  et  d'un  médiocre  inté- 
rêt; mais  d'autres  pièces  nous  font  connaître  avec  précision  la  part  que  chaque  per- 
sonnage prenait  au  maniement  des  affaires  de  l'État,  et  les  moyens  emplo'yés  pour 
amener  dans  un  commun  accord  l'autorité  du  roi  avec  la  résistance  des  compagnies 
souveraines  qui  prétendaient  au  droit  de  remontrance  et  d'opposition.  Parmi  les 
documents  justificatifs,  un  certain  nombre  avaient  déjà  été  publiés  avec  plus  ou 
moins  d'exactitude,  entre  autres  les  propositions  adoptées  par  l'assemblée  des  nota- 
bles de  Rouen,  en  1617,  et  les  remontrances  du  parlement  de  l'année  161 5.  L'édi- 
teur prend  soin  d'indiquer  que  ces  pièces  n'étaient  pas  inédites,  et  explique  les 
motifs  qui  l'ont  déterminé  à  les  reproduire.  Cette  publication  tirera  un  intérêt  tout 
particulier  d'une  Inlrodactioa  qu'a  fait  espérer  à  la  Société  de  l'histoire  de  France 
un  de  nos  hommes  d'Etat  les  plus  éminents,  qui,  daïïs  celte  circonstance,  con- 
sacrera de  nouveau  sa  plume  éloquente  à  la  mémoire  d'un  de  ses  illustres  ancêtres. 

Esprit  et  méthode  de  Bacon  en  philosophie,  avec  des  citations  de  l'auteur,  par 
M.  Patru.  Grenoble,  imprimerie  de  Ferary  ;  Paris,  librairie  de  Durand,  i855,  in-8° 
de  la/i  pages.  —  La  première  partie  de  cet  ouvrage  a  pour  objet  de  définir  et  d'ap- 
précier l'esprit  de  Bacon  comme  critique  et  comme  réformateur.  Dans  la  seconde 
partie,  l'auteur  justifie  les  jugements  qu'il  a  portés.  Après  avoir  énuméré  les  prin- 
cipaux points  sur  lesquels  il  interroge  la  méthode  philosophique  de  Bacon ,  il  appuie 
ses  appréciations  par  des  citations  qu'il  emprunte  successivement  à  la  préface  de 
V Instauralio,  au  premier  livcé  du  traité  de ^H^men/ii  et  au  Novuni  organum.  M.  Patru 
s'attache  principalement  à  démontrer  que  l'esprit  philosophique  de  Bacon  est  iden- 
tique à  lui-même  dans  les  diverses  parties' des  œuvres  de  cet  illustre  écrivain. 

Dionis  philosophantis  ejjigies ,  par  C  Marlha.  Strasbourg,  imprimerie  de  G.  Sil- 
bermann ,  i85/i,  in-S'  de  ^G  pages. 

De  la- morale  pratique  dans  les  lettres  daSénèque,  par  le  mêtne.  Strasbtmrg , 
même  imprimerie ,  i854iin*8°  de  75  page;».  ,      >•  -j'  *       »,■•.-.>../.  ^...  »■  .•     ■—  • 


yj       ÀVRÏL  1855.  259 

î)e  pecuniis  puhîicis  qaomodo  apud  Romanos  quarto  poet  Christam  sœculo  ordinaren- 
iur,  par  E.  Levasseur.  Saint-Germain-en-Laye ,  imprimerie  de  Beau;  Paris,  librairie 
de  A.  Franck,  i854,  in-S"  de  84  pages. 

Recherches  historiques  sar  le  système  de  Làw ,  par  le  même.  Saint-Germain-en-Laye, 
même  imprimerie;  Paris,  librairie  de  Guillaumia,  i854,  in-8°  de  4o8  pages. 

De  materia  et  forma  apud  sanctum  Thomam,  par  F.  Hagonin.  Sainl-Cloud,  impri- 
merie de  madame  veuve  Belin,  i854,  in-8*  de  67  pages. 

Essai  sur  la  fondation  de  l'école  de  ^ainl-Vicior  de  Paris,  parle  même.  Saint- 
Cioud,  mémo  imprimerie;  Paris,  librairie  d'Eugène  Belin,  i854,  in-8°  de 
179  pages. 

Quid  in  interpretatione  Scripturœ  sacrée  aUeqorica  Philo  Jadœus  a  ^racis  philosophis 
sunipserit,  par  Fr.-Jo«.  Biet.  Sainl-Cloud,  imprimerie  de  madame  veuve  Belin, 
i854,  in-8°  de  gS  pages. 

Essai  historique  et  critique  sur  l'école  juive  d'Alexandrie,  par  le  même,  même  im- 
primerie, Paris,  librairie  d'Eug.  Belin,  i854,  in*8*  de  343  pages. 

De  libro secretorum/ldelium  crucit, cujus  aactor  Marinas  Sanutus,  par  A.  Postansque. 
Montpellier,  imprimerie  de  J.  Martel ,  i854,  in-S"  de  54  page*. 

Théodore  Aqrippa  d'Aubiqné,  sa  vie,  ses  ceuvres  et  son  parti,  par  le  même.  Mont- 
pellier, même  imprimerie,  i854  in-8'  de  i84  pages. 

De  Antiochi  ascalonilte  vita  et  doclrina,  par  Cli.  Cbappuis.  Strasbourg,  impri- 
merie de  G.  Silbermann,  Paris,  librairie  de  A.  Durand,  i854,  in-8'  de  79  pages. 

Antislhène.  par  le  même.  Même  imprimerie,  même  librairie,  i854,  in-8' de 
195  page». 

De  Meqarensium  ingenio,  P.  J.  Girard.  Montpellier,  imprimerie  de  Boehm: 
Paris,  libiairie de  A.  Durand ,  i854 .  in-8*  de  1 13  pages. 

Des  caractères  du  l'Atticume  dans  l'éloquence  ds  Lysiat,  par  le  même.  Paris,  im- 
primerie de  E.  Thunot ,  i854  ,  in-8*  de  80  [)ages. 

De  Vlyssis  Ithaca;  quœ  sit  Homero  locot  detcribenti  fides  adidbenda,  par  Ë.  Gandar. 
Paris,  imprimerie  de  (Ih.  Laliure,  i854,  in-8*  de  56  pages. 

Ronsard  comidéré  comme  imitateur  d'Homère  et  de  Pinaare,  par  le  même,  Metz, 
imprimerie  de  F.  Blanc,  i854,  in-8*  de  311  pages. — Ces  seize  ouvrages  com- 
plètent, pour  l'année  i854,  les  listes  données  par  nous  depuis  i84o,  des  thèses 
soutenues  devant  la  Faculté  des  lettres  de  l'Académie  de  Paris.  (Voyez  le  Journal 
des  Savants,  août  i84o,  p.  007  ;  décembre  i843,  p.  770 ;  juillet  et  septembre 
i844«  p-  44t  et  576  ;  avril  i845 ,  p.  507  ;  mai  i846,  p.  3i6;  avril  1847,  P*  ^^^  ■ 
mai  1848,  p.  191;  septembre  1849.  p-  ^7^  ;  février  18Ô0,  p.  137;  février  i85i, 
p.  iqG;  janvier  i85a,   p.  60;   février  i853,p.  i3o;juin  1 854,  p.  386.) 

Œuvi-es  de  J.  L.  de  Guez,  iieur  de  Balzac,  publiées  sur  les  anciennes  éditions, 
parL.  Moreau.  Paris,  i855,  2  Yol.in-i8dexxxviii>553  et  55o  pages,  chezLecoiTre. 
—  Balzac,  doué  au  suprême  degré  du  sentiment  de  la  forme,  manquait  un  peu  de 
ce  génie,  de  celte  inspiration,  qui  font  naître  les  grandes  pensées;  aussi  fut-il  oublie- 
plus  vile  peut-être  qu'aucun  de  ses  ronloroporains;  mais  ce  jugement  de  la  posté- 
rité n'est  pa«  tout  à  fait  ju^tc  et  doit  être  revisé.  Balzac  est  un  des  écrivains  du  com- 
mencement du  XVII*  siècle  qui  oni  exercé  la  plus  heuretue  influence  sur  le  perfec- 
tionnement de  la  langue  française  et  sur  l'art  de  bieu  dire.  C'est  k  lui  que  Ménagi' 
écrivait  :  t  Monsieur,  quand  vous  comparez,  les  paroles  briguent.  •  Bossuet  est  plus 
sévère,  il  lui  accorde  quelque  idée  du  style  fin  et  tourné  délicatement  ;  mais  il  ajoute 
qu'il  a  peu  de  pensées,  que  son  stylo  est  celui  du  monde  le  plus  vicieux  de  tous. 
quoiqu'il  parle  très-proprement  et  qu'il  ait  des  phrases  très  nobles.  —  En  homm^  de 


260  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

goût,  d'esprit  et  de  savoir,  M.  Moreau  a  voulu  faire  revivre  Balzac,  non  pas  dans 
toutes  ses  œuvres,  mais  dans  un  choix  habilement  fait,  assez  ample  pour  nous 
donner  une  idée  complète  de  l'écrivain  et  du  penseur,  et  assez  discret  pour  nous 
épargner  la  lecture  de  pages  insignifiantes  ou  déclamatoires.  Les  deux  volumes 
que  nous  annonçons  comprennent  d'abord,  comme  introdaction,  une  excellente 
notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Balzac,  notice  où  la  linesse  des  aperçus  s'unit  à 
l'impartiaUté  de  la  critique,  puis  la  relation  de  la  morl  de  Balzac  par  Moriscel  et 
plusieurs  autres  pièces  accessoires;  comme  texte,  le  Prince,  les  Discours,  pensées 
tirées  des  lettres  et  des  autres  œuvres  diverses  de  Balzac,  leSocrate  chresûen,  Aris- 
tippe  et  les  Entreliens.  Le  texte  a  été  revu  sur  les  éditions  originales;  de  courtes  notes 
fournissent  de  curieux  renseignements  sur  les  hommes  du  temps  et  sur  les  faits 
contemporains.  Une  table  des  matières,  pour  cliacun  de  ces  trois  derniers  ou- 
vrages, termine  le  second  volume.  On  regrette  de  n'en  pas  trouver  une  semblable 
pour  les  autres  écrits  rassemblés  dans  le  premier. 

Ménandre.  Etude  historique  et  littéraire  sur  la  comédie  et  la  société  grecques,  par 
M.  Guillaume  Guizot.  Paris,  i855,  chez  Didier,  in-8°  de  iv-A^g  pages.  —  Gel 
ouvrage  est  la  réponse  à  une  question  que  l'Académie  française  avait  proposée  à 
l'émulation  des  amis  de  la  littérature  grecque.  Deux  concurrents  ont  mérité  de 
partager  la  couronne  :  M.  Benoît,  par  un  travail  bien  conçu  el  fort  érudit,  et 
M.  G.  Guizot,  par  ce  livre  que  nous  annonçons  et  où  l'on  peut  louer  une  maturité 
précoce,  un  goût  naturel  pour  l'antiquité,  et  cette  façon  de  bien  penser  et  de  bien 
dire,  dont  il  a  trouvé  l'exemple  tout  près  de  lui.  h" Etude  sur  la  comédie  et  la  société 
fjrecques  comprend  neuf  chapitres.  Dans  les  deux  premiers,  M.  Guillaume  Guizot 
rassemble  tous  les  témoignages  que  les  anciens  nous  ont  laissés  sur  la  vie  el  les 
écrits  de  Ménandre;  il  suit  pas  à  pas  la  singulière  et  triste  fortune  de  ce  poêle,  dont 
les  œuvres,  après  avoir  charmé  la  Grèce  et  servi  de  modèle  à  1»  comédie  latine, 
après  avoir  échappé  aux  rigueurs  du  christianisme  naissant ,  furent  sacrifiées  à 
l'ignorante  susceptibilité  d'une  cour  corrompue,  presque  au  moment  où  tous  les 
débris  de  l'antiquité  allaient  trouver  un  asile  assuré  en  Italie  d'abord ,  et  de  là  dans 
le  reste  de  l'Europe.  Dans  les  chapitres  suivants,  l'auleur,  agrandissant  le  cadre 
tracé  par  l'Académie,  étudie  les  sujets,  la  conception  et  le  caractère  du  drame  aux 
trois  âges  de  la  comédie  grecque.  Après  ces  préliminaires,  que  l'auteur  a  su  rendre 
attachants  et  instructifs  et  qui  servent  indirectement  à  faire  mieux  comprendre 
Ménandre,  viennent  trois  chapitres  sur  la  société  grecque  au  temps  de  Ménandre, 
sur  les  sentiments  généraux  et  les  passions  dans  ses  comédies;  enfin  sur  son  slyle  et 
ses  imitateurs.  Un  appendice  considérable  contient  une  traduction  exacte  et  élé- 
gante des  fragments  que  Meinecke  avait  si  habilement  rassemblés,  et  dont  la  lecture 
ne  peut  qu'accroître  le  regret  que  cùuse  la  perte  de  tant  de  chefs-d'œuvre  dont  il 
ne  nous  reste  pas  même  une  esquisse  complète.  Nous  rendrons  compte  de  cet  ou- 
vrage. 

La  France  prolestante,  ou  vies  de  tous  les  protestants  français  qui  se  sont  fait  un 
nom  dans  l'histoire,  par  MM.  Haag  frères.  Tomes  IV  et  V,  première  partie.  Paris, 
imprimerie  deGros,  librairie  de  Cherbulliez,  1 85^-i855,  in-8°  de  676  et  288  pages. 
—  MM.  Haag  frères  poursuivent  avec  persévérance  et  activité  la  publication  qu'ils 
ont  entreprise  en  l'honneur  des  protestants  français.  Leurs  recherches  font  connaître 
un  grand  nombre  d'hommes  distingués  qui  avaient  été  oubliés  par  les  biographes,  et 
placent  sous  un  jour  nouveau  beaucoup  de  personnages  célèbres  qui  ont  figuré  dans 
notre  histoire  depuis  le  xvi' siècle  jusqu'à  nos  jours.  On  remarquera,  parmi  les  ar- 
ticles les  plus  étendus  et  les  plus  intéressants  du  quatrième  volume,  ceux  de  Benj. 


AVRIL   1855.  261 

Constant,  de  Cuvier,  de  Cujas,  de  Bonavenlure  Despériers,  d'Efieiine  Dolet,  du 
jurisconsulte  Doneau,  du  légiste  Charles  Dumoulin,  et  de  son  parent  Pierre  Du- 
monlin,  le  fameux  minisire  protestant;  de  Claude  d'Espense,  de  Du  Gua,  hardi 
huguenot,  qui  lit  de  remarquables  tentatives  de  colonisation  dans  le  Canada.  Nous 
recommandons  cet  ouvrage  à  l'attention  de  nos  lecteur.*,  parce  qu'on  y  trouve, 
abstraction  faite  de  tonte  polémique  religieuse,  des  recherches  historiques  d'une 
incontestable  valeur.  Chaque  volume  est  accompagné  de  pièces  justificatives. 

Mémoires  de  V Acadi^mie  des  sciences  morales  et  politiques  de  l'Institut  de  France , 
t.  IX.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  F.  Didot  frères,  i853,  in-A"  de  gab  page?. 
—  La  première  partie  de  ce  volume  est  consacrée"  à  l'histoire  de  l'Académie;  elle 
renferme  deux  notices  historiques  de  M.  Mignet,  secrétaire  perpétuel,  l'une  sur  la 
vie  et  les  travaux  de  M.  Droz,  l'autre  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Jouffiroy.  Dans 
la  seconde  partie,  où  sont  réunis  les  mémoires,  on  trouve  les  neuf  morceaux  sui- 
vants :  i*  Rapport  concernant  les  mémoires  envoyés  pour  concourir  au  prix  de 
philosophie,  proposé  en  18/(8  et  à  décerner  en  i853,  sur  la  comparaison  de  la 
philosophie  morale  et  politique  de  Platon  et  d'Aristole,  avec  la  doctrine  des  plus 
grands  philosophes  modernes  sur  les  mêmes  matières,  au  nom  de  la  section  de 
philosophie,  par  M.  Barthélémy  SaintHilaire;  2*  Mémoire  sur  Helvétius,  par 
M.  Darairon;  3*  Rapport  sur  les  mémoires  envoyés  pour  concourir  au  prix  de  mo- 
rale à  décerner,  en  1863,  an  nom  de  la  section  de  morale,  par  M.  Frank;  4*  Rap- 
port sur  le  concours  ouvert  pour  le  prix  de  législation,  par  M.  Giraud;  5°  Rapport 
sur  le  concours  pour  le  prix  de  législation  et  de  jurisprudence,  ouvert  en  i85i, 
par  M.  le  comte  Portails;  6*  De  la  répression  pénale,  de  ses  formes  et  de  ses  effets, 
rapport  par  M.  Bérenger  (deuxième  partie)  ;  7*  Mémoire  sur  les  associations  entre 
ouvriers  ou  entre  patrons  et  ouvriers,  fondées  avec  subvention  de  l'Etat,  par 
M.  Louis  Reybaud;  8*  Considérations  sur  les  tables  de  mortalité,  par  M.  Villermé  ; 
9*  Rapport  sur  la  question  d'histoire  mise  au  concours  pour  l'année  i85o,  par 
M.  Guizot. 

Les  archives  de  la  France,  ou  histoire  des  archives  de  l'Empire,  des  archives  des 
ministères,  des  départements,  des  communes,  des  hôpitaux,  des  grelles,  des  no- 
taires, etc.,  contenant  l'inventaire  d'une  partie  de  ces  dépôts,  par  Henri  Bordier, 
ancien  archiviste  aux  archives  de  l'Empire,  etc.  Paris,  imprimerie  de  Panckoucke, 
librairie  de  Rorel  et  Dumoulin,  i85&,  iii-8*  de  vi-âi3  P"^-  —  ^n  publiant  une 
série  de  notices  sur  un  grand  nombre  de  dépôts  d'archives  existant  en  France , 
l'auteur  de  ce  livre  a  rendu  un  incontestable  service  à  la  science  historique.  C  est 
surtout  en  ce  qui  concerne  les  archives  de  l'Empire  que  les  notions  reunies  dans 
cet  ouvrage  sont  nombreuses  et  d'une  grande  utilité  pratique  pour  les  recherches. 
Après  un  historique  de  ce  grand  établissement  et  des  renseignements  divers  sur 
son  personnel  et  son  budget,  sur  les  règles  adoptées  pour  la  conservation ,  le  clas- 
sement et  la  communication  des  documents,  M.  Bordier  donne  un  inventnire  très- 
intéressant  et  suIlLsammcnt  étendu  des  richesses  que  renferment  les  cinq  grand&<i 
divisions  de  ces  archives  :  section  législative,  section  administrative,  section  histo- 
rique, section  domaniale,  section  judiciaire.  Cet  inventaire  est,  à  notre  avis,  b 
f>artie  la  plus  importante  de  l'ouvrage.  On  trouve  ensuite  des  détails  curieux  sur 
es  objets  renfermés  dans  l'armoire  de  fer  des  archives ,  et  sur  la  collection  de  sceaux 
formée  par  les  soins  de  MM.  Letronne  et  de  W«illy.  Après  les  archives  de  lEmpire 
viennent  les  archives  des  ministères.  L'auteur  fournit  des  indications  précieuses 
sur  celles  du  dépôt  de  la  guerre,  des  ministères  de*  affaires  étrangères  et  de  la 
marine,  et  sur  les  archives  de  l'ancienne  Université  de  Paris,  déposées  au  minis- 

34 


262  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tère  de  l'instruction  publique.  Quant  aux  archives  départementales,  M.  Bordier  se 
borne  à  des  notions  générales  sur  les  travaux  de  classement  que  le  Gouvernement 
y  a  fait  entreprendre  à  diverses  époques,  il  examine  aussi  cette  question  :  les  do- 
cuments renfermés  dans  les  anciennes  archives  de  la  France  ont-ils  été  aveuglément 
livrés  aux  flammes  pendant  la  révolution?  Sa  conclusion  e«t  que  ce  reproche  fait 
à  la  révolution  est  fort  exagéré.  «La  destruction  des  titres,  dit-il,  fut  énorme  en 
«effet;  mais,  dans  les  départements,  Ips  dix-sept  vingtièmes  des  documents  brûlés 
«  étaient  indignes  d'être  conservés.  «  Cette  publication  ne  contient  aucun  inventaire 
des  archives  départementales.  En  attendant  l'achèvement  du  calalogue  général  dont 
l'exécution  a  été  prescrite  par  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Bordier  renvoie  le  lec- 
teur aux  deux  inventaires  sommaires  publiés  par  la  commission  des  archives  en 
18^7  et  1848.  La  dernière  partie  du  volume  est  consacrée  aux  archives  diverses, 
et  plus  spécialement  aux  archives  municipales.  On  y  troJivc  des  indications  sur  les 
dépôts  d'archives  conservés  dans  cent  quatre-vingt-cinq  villes,  bourgs  ou  châteaux 
de  France,  par  ordre  alphabétique.  Ce  sont  des  notices  très-succinctes,  mais  d'au- 
tant plus  utiles  qu'on  a  été,  jusqu'à  présent,  dépourvu  de  renseignements  sur  1^ 
plupart  de  ces  dépôts. 

Bibliothèque  impériale.  —  Départements  des  imprimés.  —  Catalogue  de  l'Histoire  de 
France.  Tome  I".  Publié  par  ordre  de  j'Empereur.  Imprimerie  d'Hyacinthe  Didot, 
au  Mesnil(Eure);  Paris,  librairie  de  F.  Didot  frères;  i855,  in-A°  de  xxiv-634  pages. 
—  Voici  le  commencement  d'exécution  d'un  immense  travail  depuis  longtemps 
attendu  et  réclamé  par  tous  les  hommes  d'étude.  Le  Gouvernement  a  entrepris  de 
donner  au  public  les  catalogues  de  toutes  les  richesses  contenues  dans  les  divers 
déparlements  de  la  Bibliothèque  impériale ,  et  en  a  confié  la  direction  à  M.  Tasche- 
reau,  administrateur-adjoint  de  cette  Bibliothèque.  Les  documents  relatifs  à  no.<^ 
annales  devaient  naturellement  prendre  le  premier  rang  dans  les  séries  de  cette 
grande  publication.  Le  volume  qui  vient  de  paraître,  et  en  tôle  duquel  on  trouve  le 
rapport  du  ministre  de  l'instruction  publique  à  l'Empereur  et  celui  de  M.  Tasche- 
reau  au  ministre,  est  le  tome  I"  du  Catalogue  des  ouvrages  imprimés  concernant 
l'histoire  de  France.  Il  renferme:  le  premier  chapitre,  consacré  aux  Préliminaires 
et  Généralités  ;  le  second,  comprenant  l'Histoire  par  époques  ou  de  plusieurs  règnes;  le 
troisième,  contenant  les  ouvrages  relatifs  à  ï Histoire  par  règne,  y  est  conduit  jus- 
qu'à la  mort  de  Louis  XIIL  Ce  chapitre ,  pour  arriver  jusqu'à  nos  jours,  se  continuera 
dans  les  volumes  suivants.  Viendront  ensuite,  dans  les  autres  volumes,  les  jour- 
naux et  publications  périodiques,  l'histoire  religieuse,  l'histoire  des  institutions  poli- 
tiques ou  histoire  constitutionnelle,  l'histoire  administrative,  diplomatique,  mili- 
taire, les  mœurs  et  coutumes,  l'archéologie,  la  numismatique,  l'histoire  locale 
(provinces,  départements,  villes,  communes,  colonies),  l'histoire  nobiliaire  et  généa- 
logique, enfin  la  biographie  française.  Des  tables  générales  seront  placées  à  la  fin 
du  Catalogue  de  l'histoire  de  Fran.ce.  Dans  un  supplément  figureront,  outre  les 
ouvrages  et  les  pièces  entrant  chaque  jour  à  la  Bibliothèque  et  venus  trop  tard 
pour  être  compris  dans  ce  premier  travail,  les  volumes  et  les  pièces  sur  l'histoire  de 
France  que  ne  possède  pas  la  Bibliotlièque  impériale ,  mais  que  les  autres  biblio- 
thèques de  Paris  peuvent  offrir  aux  travailleurs. 

Mémoires  de  la  Société  des  antiquaires  de  l'Ouest,  tome  XX,  imprimerie  de  Du- 
pré,  à  Poitiers;  librairie  de  Derache,  à  Paris,  in-S"  de  3.^2  pages,  avec  dix 
planches.  —  Parmi  les  travaux  d'histoire  et  d'archéologie  qui  composent  ce  vo- 
lume, nous  avons  remarqué  une  étude  sur  une  figurine  en  or  représentant  Angé- 
rone,  déesse  du  silence,  par  M.  Ch.   Calmeil;  une  notice  sur  le  monastère  de 


AVRIL  1855.  263 

Monlazai,  de  l'ordre  de  Fonlevranlt,  par  M.  Fage,  et  des  recherches  sur  la  maisO'O 
de  Chatel-Aillon  et  sur  les  seigneurs  de  Marmande.  Le  volume  es  t  terminé  pa^' 
une  biographie  de  François  de  Nuchèze,  vice-amiral,  intendant  générai  de  la  ma- 
rine en  France,  contenant  des  extraits  de  sa  correspondance  avec  Louis  XIV  et 
Colbert. 

Mémoires  inédits  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  membres  de  l'Académie  royale  de  pein- 
ture et  de  sculpture,  publiés  d'après  les  manuscrits  conservés  à  l'école  impériale  des 
Beaux-Arts,  par  MM.  L.  Dussieux,  E.  Soulié,  Ph.  de  Chennevières,  Paul  Mantz, 
A.  de  Montaiglon,  sous  les  auspi  g  s  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur.  Tome  II*. 
Imprimerie  de  veuve  Belin,  à  SainlCloud;  librairie  de  Dumoulin,  à  Paris;  i855, 
in-8'  de  XLIV-A78  pages.  —  Les  archives,  trop  longtemps  négligées,  de  l'ancienne 
académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture,  ont  fourni  à  M.  Dussieux  et  à  ses  col- 
laborateurs les  Mémoires  dont  neus  annoncions,  il  y  a  quelques  mois,  le  premier 
volume,  et  qui  viennent  d'être] complétés  par  la  publication  de  celui-ci.  Ce  recueil 
intéressant  pour  l'histoire  des  arts  se  compose  d  une  série  de  notices  sur  la  vie  et 
les  ouvrages  des  membres  de  l'Académie  de  peinture  et  de  sculpture  depuis  son 
origine  jusqu'en  1789.  La  plupart  de  ces  notices  sont  de  Guillet  de  Saint-Georges, 
de  Lépicié,  de  M.  de  Caylus  et  de  M.  de  Valorv.  On  remaix]ue  particulièrement 
dans  le  second  volume  celles  qui  concernent  Lafosse,  Audran,  Jouvonel,  Coyzevox, 
Edelinck,  Mignard,  Rigaud,  deTroy,  Oudry,  Parrocel  et  Chardin.  Rédigées  sur  des 
documents  officiels,  ces  biographies,  dont  la  forme  et  le  style  laissent  parfois  à  dé- 
sirer, abondent  en  renseignements  précieux  sur  les  maîtres  de  l'école  française. 
Une  introduction  étendue  et  une  table  des  noms  accompagnent  l'ouvrage. 

De  l'électrisation  localisée  et  de  son  application  à  la  physiologie,  à  la  pathologie  et  à 
la  thérapeutique ,  par  le  docteur  G.  B.  Dochesne,  de  Boulogne,  accompagné  de 
108  figures  intercalées  dans  le  texte.  Paris,  i855,  1  vol.  in-S"  de  xii  926  pages, 
chei  J.-B.  Baillère.  —  Cet  ouvrage  contient  l'histoire  d'une  découverte  importante, 
d'une  des  plus  habiles  et  des  plus  heureuses  applications  de»  sciences  physiques  à 
la  physiologie  et  à  la  pathologie.  En  dirigeant  et  en  limitant  la  puissance  électrique 
dans  les  organes,  l'auteur  a  déterminé  d'abord,  par  un  isolement  dynamique  et 
momentané,  la  part  que  chaque  muscle  ou  chaque  faisceau  musculeux  prend  dans 
les  séries  de  mouvements  qu'ils  sont  chargés  d  exécuter;  et,  comme  M.  Duchesne 
n'a  jamais  séparé  l'élude  de  l'action  individuelle  et  artificielle  des  muscles,  de  leur 
action  naturelle  ou  physiologique,  qui  est  une  action  d'ensemble  ou  synergique,  il  a 
fait  faire  un  progrès  considérable  à  la  science  de  la  mécanique  animale,  dont  plu- 
sieurs points  étaient  restés  jusqu'ici  fort  obscurs.  En  second  lieu,  c'est  précisément 
cette  double  élude  qui  l'a  mis  sur  la  voie  de  la  véritable  cause  de  certaines  lésions 
ou  difformités  qui  tiennent  à  la  prédominance  des  contractions  isolées  d'un  ou  de 
plusieurs  muscles,  sous  l'influence  de  quelque  désordre  du  système  nerveux.  Tout 
cela  n'était  encore  que  de  la  spéculation;  mais  bientôt  l'électricité,  qui  était  entre 
les  mains  de  M.  Duchesne  un  moyen  de  démonstration  des  phénomènes  physiolo- 
giques les  plus  curieux  et  un  instrument  inattendu  du  diagnostic,  est  devenu  un 
agent  thérapeutique  plus  ou  moins  efficace  contre  un  très-grand  nombre  d'affec- 
tions qui  tiennent  au  défaut  d'équilibre  des  contractions  musculaires,  et  particu- 
lièrement des  paralysies  locales  et  des  amaigrissements  partiels  des  membres. 
Chemin  faisant,  M.  Duchesne  a  traité  des  questions  de  science  pure,  par  exemple 
de  la  question  si  souvent  controversée  sur  l'identé  ou  la  non-identité  du  ffuidc  ner- 
veux et  électrique;  ses  expériences  l'ont  conduit  à  soutenir  la  distinction  des  deux 
fluides.  Les  m^raet  expériences  lui  ont  fait  reconnaître  que  les  mouvements  vulon- 

34. 


264  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

laires  sont  sous  la  dépendance  d'une  propriété  inconnue  jusqu'ici  et  qu'il  appelle 
la  conscience  musculaire.  L'auteur  avoue  lui-mènu;  que  ces  découvertes  l'ont  un  peu 
effrayé  :  peut-être  ne  resteront-elles  pas  tout  à  fait  telles  qu'elles  lui  ont  apparu; 
toutefois,  l'Académie  des  sciences  leur  a  donné  un  certain  droit  de  bourgeoisie,  en 
couronnant  plusieurs  des  travaux  de  M.  Duchesne.  —  Le  traité  de  l'électrisalion  loca- 
lisée est  divisé  en  quatre  parties  :  i°  art  de  localiser  la  puissance  électrique  dans  les 
organes.  Les  expériences  de  M.  Duchesne  doivent  surtout  leur  précision  et  leur 
sûreté  aux  améliorations  notables  qu'il  a  apportées  dans  les  appareils  destinés  à 
mettre  en  jeu  l'électricité  d'induction  ;  a*  étude  de  la  physiologie  des  muscles  ; 
3°  et  4°  applications  pathologiques  et  thérapeutiques.  —  Ce  livre  se  recommande  par- 
ticulièrement par  l'emploi  constant  et  sévère  de  la  méthode  expérimentale  ;  les  résul- 
tats nouveaux  y  sont  présentés  pour  ce  qu'ils  sont  en  réalite,  ou  certains  ou  dou- 
teux. L'auteur  ne  va  guère  au  delà  de  ce  qu'il  voit  généralement;  il  voit  bien. 
Peut-être,  dans  l'exposition,  souhaiterait-on  quelquefois  un  peu  plus  de  clarté  et  de 
précision. 

Recherches  historiques  sur  i'oriqine,  ï élection  et  le  couronnement  du  pape  Jean  XXII, 
par  M.  Bertrandy,  archiviste  paléographe.  Paris,  imprimerie  de  Didol,  librairie  de 
Treuttel  et  Wurtz,  in-8°  de  71  pages.  —  Les  circonstances  de  l'élection  de 
Jean  XXII,  élevé  à  la  papauté  le  7  août  i3i6,  ««près  la  mort  de  Clément  V,  ont 
été  racontées  et  appréciées  diversement  par  les  historiens.  L'auteur  dti  mémoire 
que  nous  annonçons  en  donne  un  récit  détaillé,  appuyé  de  documents  inédits.  Il 
prouve  aussi  que  le  véritable  nom  de  ce  pontife  était  Jacques  Duese,  et  qu'il  était 
iils  d'un  bourgeois  de  Cahors. 

La  Divine  comédie  de  Dante  Alighieri,  traduction  nouvelle,  par  M.  Mesnard,  pre- 
mier vice-président  du  Sénat,  président  à  la  cour  de  cassation.  L'Enfer.  Paris, 
librairie  dAmyot,  in-8°  de  viii-496  pages.  —  Celte  traduction  nouvelle  du  Dante , 
fruit  des  veilles  laborieuses  d'un  homme  de  goût  qui  s'est  délassé  des  graves  de- 
voirs de  la  magistrature  par  l'étude  de  la  philologie  et  des  lettres,  ne  peut  manquer 
d'intéresser  vivement  les  amis  de  la  littérature  italienne.  Elle  se  recommande  par 
d'éminentes  qualités.  Sans  rien  laisser  à  désirer  pour  la  pureté  et  l'élégance  de  sa 
version,  l'auteur  s'est  heureusement  approprié  les  formes  poétiques  et  les  hardiesses 
d'expression  de  son  modèle. 

Voyage  dans  le  royaume  de  Grèce,  par  Edmond  Vemeniz,  précédé  de  considéra- 
tions sur  le  génie  de  la  Grèce,  par  Victor  de  Laprade.  Lyon,  imprimerie  de  Perrin  ; 
Paris,  librairie  de  Dentu,  in-8°  de  XMV-Sga  pages.  —  Cette  relation  de  voyage  et 
le»  considérations  qui  la  précèdent  sont  empreintes  d'une  admiration  vivement 
sentie  pour  le  génie  de  la  Grèce  antique,  et  d'une  grande  confiance  dans  les  destinées 
futures  de  la  Grèce  moderne.  On  trouve,  dans  la  relation,  des  tableaux  de  mœurs 
intéressants,  des  descriptions  agréables,  mais  rien  qui  soit  de  nature  à  satisfaire 
l'archéologue  ou  l'érudit. 

Études  sur  le  Péloponèse,  par  E.  Beulé,  ancien  membre  de  l'Ecole  d'Athènes; 
publié  sous  les  auspices  du  ministère  de  l'instruction  publique  et  des  cultes.  Paris, 
imprimerie  et  hbrairie  de  Firmin  Didol  frères,  i855,  in-8"  de  vi-486  pages.  — 
L'histoire,  les  mœurs,  les  arts  des  divers  peuples  du  Péloponèse  sont  l'objet  de  ces 
nouvelles  études  d'un  jeune  érudit  qui  s'est  déjà  fait  un  nom  honorable  dans  les 
lettres  par  ses  travaux  sur  l'acropole  d'Athènes.  «J'ai  désiré,  dit-il,  comparer  aux 
«  splendeurs  de  1  art  athénien  la  pauvreté  de  Sparte,  opposer  au  peuple  le  plus  poli 
«  de  la  Grèce  le  peuple  réputé  le  plus  rude.  Amené  ainsi  au  cœur  du  Péloponèse, 
«j'ai  cherché  dans  des  pays  divers  les  traits  divers  de  la  physionomie  grecque  :  en 


•         AVRIL  1855.  265 

«Ârcadie,  la  simplicité  des  mœurs  au  milieu  d'une  nalure  belle  et  pilloresque;  en 
«Élide,  l'esprit  religieux,  qui  maintient  pendant  treize  siècles  les  magnificences  du 
«culte;  en  Achaïe,  la  science  du  gouvernement;  à  Sicyone,  l'amour  de  l'art  et  le 
«respect  de  la  tradition  dans  les  écoles;  à  Corinthe,  le  génie  mercantile,  le  goût 
«du  luxe  et  des  jouissances.  On  dit  qu'après  le  voyage,  la  patrie  se  fait  mieux 
«  sentir  :  la  dernière  page  de  ce  livre  ramène  la  pensée  à  Athènes  et  l'y  laisse.  « 

ALLEMAGNE. 

Alhatva  veda  sanhita,  herausgegeben  von  il.  lioth  und  W.  D.  Whitney,  Erste  Ai- 
theilang,  Berlin,  i855,  gr.  in-8°,  i-Sgo  pages.  —  Nous  pouvons  annoncer  une 
bonne  nouvelle  aux  amis  des  éludes  indiennes  :  le  quatrième  et  dernier  Véda,  l'A- 
tharvan,  vient  de  trouver  des  éditeurs.  MM.  Rolh  et  Whitney  se  sont  chargés  de 
nous  le  faire  connaître.  La  première  partie  qui  a  paru  ne  renferme  que  le  texte 
sanscrit  des  dix-neuf  premiers  livres,  le  vingtième  n'étant  guère  qu'un  extrait  du 
iiig-Véda.  Pour  le  dix-neuvième  livre,  qui  n'appartient  pas  à  la  composition  primi- 
tive, les  éditeurs  ont  collationné  six  manuscrits  dont  ils  donnent  les  variantes, 
d'ailleurs  peu  nombreuses.  La  seconde  partie  contiendra  une  introduction,  de.«> 
notes  critiques,  la  grammaire  spéciale  de  ce  Véda  (Pràtiçàkhya),  l'anouLramani  ou 
index  ,  et  le  rituel ,  avec  une  concordance  de  l'Atharvan  et  des  trois  autres  V  édas. 

Studien  des  classitchen  AUerthums,  akademische  Abhandlungen ,  von  E.  von  Las 
f^aulx  ;  Repensbur^' ,  i854,  in-A*  de  vni-55i  pages,  à  Paris,  chez  Franck.  —  M.  de 
Lassaulx,  l'un  des  érudits  et  en  même  temps  l'un  des  hommes  politiques  les  plus 
distingués  de  l'Allemagne,  a  réuni  dans  ce  volume  divers  mémoires  académiques 
remplis  de  recherches  curieuses,  et  qu'il  était  fort  dillicile  de  se  procurer  dans  le 
commerce.  En  voici  les  litres  :  Géologie  des  Grecs  et  des  Romains  ;  —  du  Dtrdoppe- 
ment  progressif  de  la  vie  grecque  et  romaine  et  de  l'état  présent  de  la  vie  allemande  ;  — 
de  l'Etude  des  antiquités  historiques  des  Grecs  et  des  Homains;  —  sur  le  livre  du  roi 
Numa; —  Prières,  imprécations,  serments,  sacnjices  des  Grecs  el  des  Romains;  — 
sur  l'Oracle  pélasgiqae  de  Jupiter  à  Dodone;  —  du  Saga  {mythe)  de  Pivméthéc  et  dt 
sa  signification  ;  —  sur  les  Lamentations  de  Lmo  ;  et  sur  le  Mythe  d' Œdipe;  —  IJistoin 
et  philosophie  du  mariage  chez  les  Grecs; —  De  mortis  dominutu  apud  veteres  \en  iatin); 
—  Lettre  à  G.  Goerres  sur  Jérusalem  ;  —  Discours  politiques  tenus  à  Francfort  et  à  Mu 
nich. 

Schoemanni  Emendatwnes  Agamemnonis  jEchylte.  Gryphiee,  i  Sbh,  in-4"'de  ob  pages  ; 
a  Paiis,  chez  Franck.  —  Hermann ,  dans  la  célèbre  édition  d'Eschyle  à  laquelle 
il  a  consacré  plus  de  vingt  ans  de  sa  vie,  pasf>e  généralement  |)our  avoir  plus  qu'au- 
cun autre  amélioré  l'un  des  lexles  les  plus  maltraités  parles  copistes.  Mais,  au  dire 
de  M.  Schoemann,  il  reste  encore,  après  les  travaux  d'Hermann  auquel  il  rend 
toute  justice,  beaucoup  de  pa.ssages  ou  corrom|)us,  ou  mal  restitués,  ou  inexacte- 
ment interprétés.  C'est  à  combler  ces  lacunes  que  s'est  attaché  le  savant  [jrofeaseur 
de  l'université  de  Greifswalde:  il  nous  donne  aujourd'hui  ses  remarques  critiques, 
toujours  ingtnieus(>s ,  souvent  parfaitement  fondées,  sur  l'Agamemnon,  cl  il  es- 
père poursuivre  ce  travail  pour  tout  le  reste  d'Eschyle. 

De  naturali  pupillorum  obligutione  qui  sine  luloris  auttorilate  contrcxerunt ,  secundum 
principw  juris  romani,  auctore  R.  S.  Schuize.  Gryphiae,  iShà,  in-8*  de  viii-60  pages; 
à  Paris,  chez  Franck.  —  L'illustre  Savigny  est  d'avis  (|ue  les  jurisconsultes  romains 
ont  professé,  sur  c«»tlp  qa<'sli()n,  des  opmions  si  contradictoires,  qu'il  est  impossible 


■26Ô  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  les  meltre  d'accord,  et  qu'il  faut,  par  conséquent,  n'en  pas  tenir  compte  pour 
la  traiter  dogmatiquement.  M.  Schulze  cherche  à  établir,  au  contraire,  qu'on  peut 
arriver  à  établir  une  certaine  concordance  entre  les  lois  romaines  relatives  à  ce 
point  si  litigieux;  il  a  en  même  temps  traité  les  questions  accessoires.  Son  travail 
témoigne  d'une  connaissance  étendue  des  lextes  et  d'une  critique  habile  à  les 
manier. 

Prozess  der  Weltgeschichte  u.  s.  w.  {Ensemble  de  l'histoire  du  monde  comme  fon- 
dement de  la  métaphysique;  ou,  le  savoir  du  savoir  est  la  science  de  l'histoire),  par 
H.  Schildener,  i  volume  in-S"  de  xxii-227  pages,  Greifswalde,  i854;  à  Paris,  chez 
Franck. — L'auteur  s'efforce,  dans  cet  ouvrage,  qui  atteste  une  ardeur  et  une  science 
un  peu  juvéniles,  de  démontrer  que  la  philosophie  de  l'histoire  est  le  seui  et  vrai 
fondement  de  la  métaphys^ique.  Du  reste,  M.  Schildener  veut  tenir  un  milieu  diffi- 
cile à  observer  et  un  peu  équivoque  entre  le  système  philosophique  de  Hegel  et  celui 
de  Herbart. 

Symbolik  u.  s.  w.  {Symbolique  des  confessions  chrétiennes  et  des  sectes  religieuses. 
Symbolique  de  l'église  catholique  romaine  considérée  surtout  dans  la  sphère  de  son  orga- 
nisation), par  Baier,  1  volume  in-8';  à  Grenoble,  i854;  à  Paris,  chez  Franck  et 
Klincksieck.  Ce  volume  est  la  suite  du  travail  que  nous  avons  annoncé  dans  le 
cahier  de  janvier  de  l'année  i854. — L'auteur,  fidèle  à  son  plan,  préfère  l'érudition 
aux  discussions  théologiques;  aussi  son  ouvrage,  rédigé  avec  beaucoup  de  me- 
sure, renferme  des  recherches  fort  intéressantes,  des  faits  curieux  et  des  apprécia- 
tions souvent  judicieuses.  On  pourrait  lire  une  partie  du  livre  sans  se  douter  que 
l'auteur  est  docteur  en  théologie  d'une  université  prolestante. 

Carmina  Hudsailitarum  quotquot  in  codxce  lugdunensi  insunt  arabice  édita  adjectaque 
Iranslatione  adnotationibusque  illustrata,  ab  J.  G.  L.  Kosegartcn ,  vol.  I".  Sumptu  socie- 
tatis  anglicae  quae  oriental  translation  fund  nuncupatur.  Grypbisvaldiae ,  1  vol.  in-4°, 
1854,  à  Paris,  chez  Franck.  —  La  famille  des  Hodhaylites,  issue  de  Moudrica, 
remonte  jusqu'à  l'an  68  après  J.  C.  ;  elle  subsiste  encore  aux  environs  de  la  Mecque  ; 
elle  s'était  rendue  célèbre  par  ses  poètes  et  par  ses  guerriers.  Un  manuscrit  de  Leyde , 
jusqu'ici  inédit,  contient  une  sorte  d'anthologie  hodbaylitique  avec  des  commen- 
taires ,  par  Assakkari.  C'est  cette  anthologie  que  vient  de  publier,  aux  frais  de  la 
Société  asiatique  de  Londres,  M.  Kosegarlen,  professeur  à  Greifswalde.  Le  manuscrit 
de  Leyde,  beaucoup  plus  complet  que  celui  de  Paris,  contient  àh  grandes  odes, 
49  plus  petites,  et  169  pièces  ayant  moin»  de  10  vers.  Nous  reviendrons  sur  cette 
importante  publication ,  qui  comprendra  trois  volumes  lorsqu'elle  sera  achevée. 

Rômische  Geschichte ,  von  Th.  Mommsen,  I"  vol.,  s'étendant  jusqu'à  la  bataille 
de  Pydna.  Leipzig,  i854.  i  vol.  in-8''  de  644  pages. 

Griechische  Mythologie,  von  L.  Preller,  a  vol.  in-S*  d«  628  et  363  pages;  à  Paris, 
chez  Klincksieck  et  chez  Franck.  —  Le  libraire  Weidmann,  de  Leipzig,  a  entrepris 
la  publication  d'une  série  de  manuels  sur  l'histoire  de  l'antiquité  classique  grecque 
et  romaine.  Ces  manuels ,  confiés  aux  érudits  les  plus  distingués  de  l'Allemagne 
(MM.  Lange,  Hertz,  Curtius,  Schômann,  Bergk,  Preller.  Kiepert,  Jahn",  Rilschel), 
comprendront  l'histoire  civile  et  politique,  l'histoire  littéraire,  l'archéologie,  la 
mythologie,  la  géographie  et  la  métrique.  Ces  manuels,  qui  doivent  tenir  le  milieu 
entre  les  livres  populaires  et  les  ouvrages  de  haute  érudition ,  sont  destinés  à  répandre 
et  à  vulgariser  les  connaissances  qui  sont  trop  généralement  regardées  comme 
étant  le  domaine  exclusif  des  savants  de  profession.  A  en  juger  par  les  trois  volumes 
que  nous  avons  sous  les  yeux,  il  est  certain,  du  moins,  si  le  but  du  libraire  Weid- 
mann est  atteint,  qu'en  Allemagne  la  classe  intelligente,  mais  non  livrée  exclusive- 


AVRIL  1855.  267 

menl  à  la  culture  des  lettres,  est  capable  de  supporter  une  dose  d'érudition  qui 
elTrayerait  la  grande  majorité  des  lecteurs  français ,  et  qu'elle  est  en  état  de  saisir  et 
de  goûter  des  notions  abstraites  et  des  systèmes  historiques  qui ,  cliez  nous ,  ne  dé- 
passent guère  le  cabinet  du  philosophe  ou  de  l'historien.  Aussi  avons-nous  la  con- 
viction qu'une  traduction  française  des  Manuels- Widmann  trouverait  peut-être  plus 
d'accueil  dans  les  écoles  et  parmi  les  professeurs  ou  les  érudits  que  parmi  les  gêna 
du  monde.  —  Les  ouvrages  publiés  ou  en  cours  de  publication  sont  :  Preller,  My- 
thologie grecque ,  1  vol.  in-8';  et  Mommsen,  Histoire  romaine ,  dont  le  premier  volume, 
seul  a  paru.  —  M.  Mommsen  était,  sans  contredit,  un  des  savants  de  l'Allemagne 
les  mieux  préparés,  par  ses  études  et  ses  belles  publications,  à  écrire  une  histoire 
de  Rome,  aussi  s'est-il  acquitté  de  sa  tâche  avec  un  plein  succès.  Ses  vues  sur  l'o- 
rigine de  Borne,  sur  le  principe  de  sa  puissance,  sur  sa  constitution  intérieure, 
sont  exposées  avec  autant  de  finesse  que  de  verve.  On  regrette  seulement  de  ne 
trouver  aucune  citation,  même  aucun  renvoi  aux  auteurs  anciens  ou  modernes. 
M.  Mommsen,  raconte,  expose,  mais  il  faut  le  croire  sur  parole.  Pour  noire  part, 
nous  l'engageons  fort  à  ne  pas  continuer  sur  le  même  plan ,  à  indiquer  au  moins 
les  sources  au  bas  des  pages,  sinon  à  rapporter  les  textes  in  extenso;  nous  souhai- 
terions même  que  le  prochain  volume  nous  apportât,  en  supplément  au  premier, 
une  liste  des  auteurs  consultés,  avec  l'indication  des  pages  et  des  lignes  auxquelles 
les  citations  doivent  se. rapporter  dans  ce  premier  volume.  —  M.  Mommsen  a 
embrassé  son  sujet  dans  sa  plus  grande  généralité;  il  fait  l'histoire  de  l'Italie 
et  non  pas  de  Rome  seulement.  Il  divise  cette  histoire  en  deux  grandes  sections  : 
histoire  intérieure  de  l'Italie  jusqu'à  sa  réduction  sous  le  joug  de  la  souche  italique , 
et  histoire  de  la  domination  de  l'Italie  sur  le  monde,  i  Nous  aurons  donc  à  ex- 
«  poser,  dil-il,  l'établissement  de  la  race  italique  sur  la  Péninsule,  les  dangers  qut- 

•  coururent  sa  nationalité  et  son  existence  politique  de  la  part  des  Étrusques  et 
«  des  Grecs,  son  asservissement  partiel  par  cea  peuples  d'une  origine  et  d'une  civili- 
«sation  plus  ancienne,  sa  révolte  contre  ces  étrangers,  leur  anéantissement  ou  leur 
■  asservissement;  enhnles  combats  entre  les  deux  souches  italiques,  Latins,  Saronites, 
«  et  la  victoire  délînilivc  des  Latins  à  la  fin  du  v*  siècle  de  la  fondation  de  Rome  :  ce 

•  sera  le  sujet  des  deux  premiers  livres.  La  seconde  section  comprendra  :  les  guerres 
«  puniques,  à  la  suite  desquelles  la  domination  de  Rome  s'étendit  rapidement  jusqu'à 
«ses  frontières,  et  bien  au  delà  de  ces  frontières;  a"  le  long  statu  quo  de  l'empire, 
«  et  la  destruction  complète  de  la  puissance  romaine.  Ces  événements  seront  racontes 
«  dans  le  troisième  livre  et  dans  les  suivants.  »  —  M.  Preller,  et  nous  l'en  louons  fort, 
n'a  pas  craint,  dansson  excellent  travail  sur  la  mythologie  grecque,  d'accumuler  les 
citations  au  bas  des  pages,  et  de  mettre  ainsi  le  lecteur  à  même  de  vérifier  ses 
assertions.  Son  ouvrage  est  partagé  en  deux  grandes  sections,  dont  chacune  est 
comprise  dans  un  volume  :  Les  dieux  et  les  héros.  Cette  division  a  peut-être  l'in- 
convénient de  faire  perdre  quelquefois  de  vue  le  développement  historique  de  la 
religion  grecque,  et  la  simultanéité  des  créations  mythologiques,  ou  des  traditions 
empruntées  à  des  nationalités  étrangères.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  les 
héros  sont,  en  général,  des  dieux  avortés;  des  candidats  malheureux  que  la  faveur 
populaire  n'a  pas  portés  aux  sommets  de  l'Olympe.  —  L'auteur,  tout  en  profitant 
des  meilleurs  travaux  récemment  publiés  sur  la  mythologie,  a  le  droit  de  dirq  qu'il 
a,  par  ses  propres  efforts,  éclairci  plus  d'une  question  de  détail,  cl  que,  pour 
l'ensemble,  il  a  ouvert  des  horizons  nouveaux.  Ces  progrès  tiennent,  dit  M.  Preller, 
à  deux  circonstances  :  d'abord  à  un  voyage  en  Grèce,  qui,  en  lui  faisant  mieux  com- 
prendre la  nature  physique  du  pays,  lui  a  donné  une  compréhension  plus  exacte  d» 


268  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  relation  des  localités  avec  le  caractère  de  certains  faits  historiques,  et  particu- 
lièrement avec  les  créations  mythologiques;  en  second  lieu,  à  la  nécessité  où  il 
s'est  trouvé  d'étudier  à  la  fois  la  mythologie  grecque  et  là  mythologie  romaine, 
puisqu'il  s'est  chargé  de  l'histoire  de  ces  deux  mythologies.  —  M.  Preller  a  peut- 
être  un  peu  trop  restreint  son  cadre  en  s'abstenant  de  tout  ce  qui  regarde  le  culte , 
le  dogme,  l'ethnographie  et  l'histoire  primitive  des  peuples.  Toutefois  son  Introduc- 
tion présente,  sur  ces  divers  sujets,  des  considérations  générales  qu'il  paraît  avoir 
l'intention  de  développer  ailleurs.  C'est  donc  surtout  du  matériel  de  la  mythologie, 
s'il  nous  est  permis  de  nous  servir  de  cette  expression,  que  M.  Preller  s'occupe 
dans  les  deux  volumes  que  nous  annonçons.  Du  reste,  on  saisira  facilement  la  dif- 
rence  des  points  de  vue  entre  notre  auleur  et  M.  Creuzer,  quand  on  saura  que, 
pour  M.  Preller,  la  mythologie  est  le  développement  plus  large  par  les  chanis  popu- 
laires, par  la  poésie  savante  et  par  l'art,  de  l'instinct  symbolique,  fondement  de 
toute  religion  naturelle  (non  révélée). 

ITALIE. 

Glossulœ  quatuor  magislrorum  saper  chirurgiam  Uogerii  et  Rolandi,  nunc  primum 
ad  fidem  codicis  Mazarinei  eddidit  ly  Car.  Darcmberg.  Neapoli,  iSbii,  in-S"  de 
XLiv-228  pages.  A  Paris,  chez  J.-B.  Baillière. — Tous  les  historiens  de  la  chirurgie, 
et  M.  Lajard,  dans  le  tome  XXI  de  V Histoire  littéraire  de  la  France,  ont  parlé  du 
Commentaire  des  quatre  maîtres  sur  la  chirurgie  de  Roger  et  Roland,  comme  d'un 
texte  qui  avait  complètement  disparu  des  bibliothèques  de  France,  et  qui  n'existait 
plus  qu'à  Oxford ,  où  jamais  personne  n'avait  songé  à  le  copier  et  à  le  publier. 
M.  Daremberg  a  découvert  ce  précieux  monument  de  la  littérature  chirurgicale  du 
moyen  âge  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  Mazarine.  Une  Introduction  cri- 
tique précède  le  texie.  L'auteur  établit  d'abord  l'authenlicilé  du  livre  par  les  nom- 
breuses citations  que  Guy  de  Chauliac  en  avait  faites,  puis  il  montre  que  ce  com- 
mentaire doit  être  attribué  à  un  seul  auteur,  et  non  pas  à  quatre,  essayant,  en 
outre,  d'expliqupr  comment  s'était  formée  cette  espèce  de  légende  des  quatre 
maîtres,  et  d'.où  venaient  les  noms  qu'on  leur  avait  imposés,  Subsidiairement,  il  a 
fourni  des  renseignements  nouveaux  sur  le  texte  même  de  la  chirurgie  de  Roger 
et  Roland.  Pour  le  texte  des  prétendus  quatre  maîtres,  il  s'est  attaché  à  reproduire 
fidèlement  le  manuscrit  de  la  Mazarine,  et  ne  l'a  corrigé  que  là  où  le  sens  faisait 
complètement  défaut.  Cette  publication  est  fort  intéressante  pour  l'histoire  littéraire 
du  moyen  âge. 


TABLE. 


P*gM. 


LexicoD  elymologicum  linguarum  romanarom,  italica;,  bispanicae,  gallicx,  etc.; 
La  langue  française  dans  ses  raj^orts  avec  le  sanscril  et  avec  les  autres  langues 
indo-européennes ,  etc. ;  Granamaire  de  la  langue  d'oïl,  etc.;  Guillaume  d'O- 
range, etc.;  Altfranzôsische  Lieder,  etc.  (  1"  article  de  M.  Litlrd.) 205 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  (9*  article  de  M.  Cousin.) 217 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit  par  M.  E.  Burnouf,  etc.  (9*  et  der- 
nier article  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.) ' 242 

Nouvelles  littéraires 257 


FIN    DE    tA    TABLE. 


"^JOURNAt"'" 


DES  SAVANTS. 


MAI  1855.^ 


Détermination  de  l'équinoxe  vernal  de  i853,  effectuée  en 
Egypte  d'après  des  observations  ({/i  lever  et  du  coucher  du  soleil, 
dans  l'alignement  des  faces  australe  et  boréale  de  la  grande  pyra- 
mide de  Memphis,  par  M.  Mariette. 

PREMIER   A«TICLB< 

L'opération  astronomique  dont  je  vais  rendre  compte,  n'a  pas  été 
faite  dans  le  dessein  d'apporter  quelque  nouvel  élément  de  perfection 
à  notre  science  moderne.  C'est  simplement  la  répétition  pratique,  et 
actuelle,  d'une  de  celles  que  les  prêtres  de  Memphis  ont  pu  elfectuer  avec 
le  plus  de  facilité,  il  y  a  des  ipilliers  d'années,  après  que  les  Pyramides 
eurent  été  bâties.  Sa  réalisation  aujourd'hui,  par  les  mêmes  procédés, 
tire  tout  son  intérêt  du  motif  qui  l'a  fait  entreprendre.  Quel  a  été  ce 
motif,  et  quelles  circonstances  l'ont  fait  naître?  Voilà  ce  que  je  dois 
expliquer  d'abord.  Cela  exigera  .que  je  revienne  rapidement  sur  une 
succession  d'idées  et  de  recherches,  qui,  depuis  près  d'un  demi-siècle, 
ont  vivement  occupé  les  antiquaires,  les  mathématiciens,  les  astro- 
nomes; et  qui  continuent  maintenant  de  se  poursuivre  avec  ardeur,  dans 
une  voie  désormais  plus  assurée.  Mais  la  marche  de  l'intelligence  n'est 
pas  sans  rapport  avec  celle  d'un  voyageur.  Quand  on  est  une  fois  sur 
îa  bonne  route,  il  est  satisfaisant  et  instructif  de  regarder  le  point  d'où 
l'on  est  parti  et  celui  où  l'on  est  anivé  ;  -de  mettre  en  ordre  les  matériaux 
déjà  recueillis;  et  de  pressentir  les  progrès  qui  se  préparent.  Cette 

35 


270         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

halte  de  la  pensée,  peut  même  être  aussi  intéressante  qviutiie,  si  l'on 
n'y  perd  pas  trop  de  temps.  Je  voudrais  pouvoir  lui  donner  ces  deux 
caractères,  dans  le  récit  que  je  vais  essayer. 

Lorsque  l'armée  française,  qui  fit  k  conquête  de  l'Egypte  en  1798, 
se  fut  répandue  dans  les  parties  les  plus  reculées  de  cette  contrée  mys- 
térieuse, toutes  les  merveilles  jusque-là  presque  inconnues  de  l'an- 
cienne civilisation  pharaonique  se  révélèrent,  dans  leurs  imposantes 
ruines,  aux  regards  du  corlége  de  savants,  principalement  composé 
d'ingénieurs,  de  dessinateurs,  et  de  géomètres,  qui  avaient  accompagné 
l'expédition.  Partout,  sur  ce  sol  aujourd'hui  presque  désert,  ils  ren- 
contraieftt,  avec  un  étonnement  mêlé  d'admiration,  des  monuments 
de  dimension  gigantesque,  temples,  palais,  tombes  royales,  tout  cou- 
verts à  l'intérieur  et  au  dehors ,  de  bas-reliefs  et  de  peintures  encore 
éclatantes,  représentant  des  scènes  religieuses,  des  triomphes  militaires 
où  l'on  reconnaissait  à  leurs  traits  les  races  conquises,  même  les  tra- 
vaux des  arts  et  les  occupations  journalières  du  peuple,  comme  les 
amusements  des  rois.  Pendant  que  l'on  s'attachait  à  copier  ces  restes 
précieux,  avec  autant  de  fidélilé^ue  le  permettait  leur  nombre,  et  la 
multitude  de  figures  hiéroglyphiques  que  l'on  y  voyait  annexées,  sans 
avoir  aucune  idée  de  leur  signification,  même  présumable,  on  décou- 
vrit d'autres  monuments,  dont  les  détails,  plus  immédiatement  assortis 
aux  connaissances  abstraites  des  explorateurs,  leur  parurent  avoir  une 
importance  scientifique  d'un  ordre  bien  plus  relevé.  C'étaient  des 
temples  entiers,  immenses,  également  remplis  de  peintures  et  de 
sculptures,  dont  les  sujets  se  rapportaient  évidemment  aux  phéno- 
mènes célestes.  Le  soleil,  la  lune,  les  étoiles  et  le  firmament  qui  les 
rassemble,  s'y  voyaient  partout  figurés  dans  des  scènes  diverses,  soit 
isolés,  soit  réunis,  et  présentés  comme  les  objets  d'un  culte  religieux, 
ayant  des  formes  très-variées.  On  y  aperçut  même  des  tableaux  d'en- 
semble, systématiquement  tracés,  sculptés  aux  plafonds  de  chambres 
intérieures,  ou  des  portiques,  sur  lesquels  les  douze  signes  embléma- 
tiques du  zodiaque  grec,  entremêlés  d'astérismes  stellaires,  se  trou- 
vaient rangés  circulairement  ou  longitudinalement,  dans  l'ordre  de 
succession  suivant  lequel  le  soleil  les  parcourt.  Tout  ce  spectacle  si 
imprévu,  s'offrant  à  des  esprits  spécialement  adonnés  aux  études  mathé- 
matiques, n'ayant  sur  l'astronomie  que  des  notions  générales  prises 
dans  les  Uvres  modernes,  sans  aucune  pratique  de  cette  science,  sans 
avoir  eu  préalablement  foccasion  ni  même  la  possibilité  d'en  étudier  et 
d'en  discuter  l'histou'e,  n'ayant  ainsi  aucun  moyen  de  distinguer  les 
différents   âges  des   monuments  qu'ils  avaient  sous   les  yeux,  faut-il 


MAI  1855:  271 

s'étonner  qu'ils  aient  cru  y  voir  la  preuve  encore  subsistante  d'une  an- 
cienne science  astronomique  propre  à  l'Egypte,  ayant  servi  de  type  à 
l'astronomie  grecque,  et  remontant  bien  au  delà,  dans  la  nuit  des 
temps?  Cette  illusion  était  trop  forte,  et  trop  conforme  au  sptème  de 
mythologie  astronomique  qui  avait  alors  la  vogue  en  France,  pour  qu'il 
leur  fût  possible  d'y  échapper.  Le  plus  éminent  d'entre  eux,  Fourier, 
mathématicien  habile  et  sagace,  mais  purement  spéculatif,  soutint, 
embrassa  sans  hésiter,  cette  idée  séduisante  ;  et  sa  supériorité  reconnue, 
lui  valut  le  périlleux  honneur  d'en  être  l'apôtre.  Il  l'exposa  sous  une 
forme  dogmatique  dans  un  mémoire  devenu  célèbre,  où,  sans  discussion 
ni  preuve  aucune ,  il  reporte  à  xxv  siècles  avant  l'ère  chrétienne  l'éta- 
blissement complet  de  l'astronomie  égyptienne,  comprenant,  dès  lors: 
la  connaissance  de  i'écliptique;  sa  division  en  douze  parties  désignées 
par  des  symboles  figurés,  les  mçmes  qu'ont  employés  les  Grecs;  puis, 
concurremment  avec  l'année  civile  de  3G5  jours,  l'adoption  d'une  année 
sacrée  terminée  par  deux  retours  consécutifs  de  l'étoile  Sûthis,  le 
Sirius  grec,  à  son  lever  héliaque,  année  reconnue  variable  aux  diffé- 
rents âges  de  l'Egypte,  selon  les  constellations  zodiacales  dans  les- 
quelles se  trouvait  le  soleil  aux  instants  où  ce  lever  s'opéi'ait;  enfin,  ia 
notion  distincte  de  l'année  sidérale,  et  du  déplacement  progressif  des 
points  équinoxiaux  ^  Tout  cela,  selon  Fourier,  avait  été  constaté  par 
les  anciens  Egyptiens;  et  c'étaient  les  résultats  de  celte  science  acquise 
qu'ils  avaient  inscrits  sur  leurs  monuments.  Malheureusement,  il  n'avait 
pas  autour  de  lui  d'auxiliaire  assez  versé  dans  l'application  des  théories 
astronomiques,  pour  suppléer  A  ce  qui  lui  manquait  en  ce  genre.  Car 
ce  déplacement  progressif  du  soleil  dans  la  série  des  constellations  zo- 
diacales, quan4  Sirius  s'est  levé  héliaquement  sur  l'horizon  de  l'Egypte, 
à  des  époques  distantes,  qui  est  la  base  de  tout  son  système,  et  que  les 
Egyptiens  auraient  signalé  sur  leurs  différents  zodiaques,  en  y  marquant 
le  commoiicement  de  l'année  sacrée,  d'abord  dans  le  Lion  ,  puis  dans  le 
Cancer,  ce  déplacement,  dis-je,  n'a  aucune  réalité.  Un  calcul  astrono- 
mique incontestable,  et  incontesté,  prouve  que,  depuis  xxviii  siècles 
avant  l'ère  chrétienne,  jusqu'à  un  siècle  et  den\i  après  cette  ère,  et  l'on 
pourrait  étendre  plus  loin  ces  limites,  le  soleil,  lors  du  lever  héliaque 
de  Siriuà  en  Egypte ,  s'est  toujours  trouvé ,  soit  dans  le  Cancer,  si  l'on 
veut  le  rapporter  aux  signés  mobiles  de  l'écUptique,  soit  dans  le  Lion, 
si  l'on  veut  considérer  son  lieu  réel  parmi  les  constellations  fixes.  En 

*  Recherches  sur  les  sciences  et  le  gouvernement  de  VÉgyptet  par  M.  Fourier.  Des- 
cription de  l'Egypte,  ibme  I;  Antiquités,  Mémoires,  p.  8o3. 

35. 


272  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sorte  que  la  circonstance  commune  à  ces  deux  énoncés,  c'est  que, 
pendant  tout  ce  temps,  il  est  constamment  resté  dans  la  même  constel- 
lation et  dans  le  même  signe,  ce  qui  est  diamétralement  contraire  au 
changement  de  constellation  ou  de  signe,  que  Fourier  lui  suppose,  et 
par  lequel  il  explique  les  modes  divers  de  partage  des  douze  symboles 
figuratifs  de  sa  marche  annuelle ,  dans  les  zodiaques  de  Denderah  et 
d'Esné^.  Mais  on  n'envisagea  pas  d'abord  la  question  à  ce  point  de  vue 
mathématique.  Le  système  mis  en  avant  par  les  savants  voyageurs, 
adopté  par  eux  avec  une  foi  entière,  soutenu  par  l'autorité  d'un  grand 
nom,  se  propagea  dans  le  monde  académique  comme  un  fait  reconnu, 
passé  à  l'état  de  dogme  philosophique;  et  la  démonstration  qui  le  ren- 
versait causa  un  grand  scandale  quand  on  la  produisit. 

Toutefois,  des  considérations  d'une  autre  genre,  avaient  déjà  battu  ce 
système  en  brèche.  Le  mémoire  dans  lequel  Fourier  a  exposé  ses  vues 
sur  les  zodiaques  découverts  en  Egypte  ne  fut  publié  qu'en  1809,  à  la 
fin  du  tomo  I"  du  grand  ouvrage,  où  les  membres  de  la  commission 
française,  rendus  à  leur  patrie,  travaillaient  à  rassembler  les  résultats 
de  leurs  pénibles  explorations.  Mais,  bien  avant  leur  retour,  le  bruit  de 
cette  découverte,  et  des  conséquences  qu'ils  en  tiraient,  s'était  répandu 
dans  le  monde  savant.  Denon,  revenu  avant  eux,  avait  rapporté  une 
riche  collection  de  dessins,  tant  du  temple  de  Denderah,  que  du 
zodiaque  même,  et  il  les  communiqua  à  Visconti.  L'œil  exercé  de  cet 
habile  iconographe,  lui  fit  tout  d'abord  reconnaître  dans  la  disposition 
et  le  tracé  des  figures  zodiacales,  ainsi  que  dans  les  détails  d'ornemen- 
tation du  temple,  une  foule  d'indices  qui  lui  rendirent  suspecte  la  haute 
antiquité  que  l'on  avait  attribuée  à  ce  monument;  et,  dans  une  note  annexée 
en  180  I  à  la  traduction  d'Hérodote  par  Larcher,  page  ôôy,  l'impression 
générale  qu'avaient  faite  sur  lui  ces  dessins  de  Denon,  lui  fit  dire  avec 
une  assurance  qui  parut  alors  bien  hardie  :  «L'architecture  du  temple 
«de  Denderah,  quoique  dans  le  goût  égyptien,  et  même  quelques  uns 
«des  hiéroglyphes  sculptés  sur  ses  murs,  offrent  des  rapports  d'analogie 
«non  équivoques,  avec  les  arts  de  la  Grèce.»  Le  temps  n'a  fait  que 
confirmer  cette  première  décision  de  Visconti;  et  ce  mol,  non  équi- 
voques, qu'il  y  employa,  est  un  trait  de  sagacité  archéologique  admi- 
rable. Depuis  lors,  un  grand  nombre  de  voyageurs  instruits,  et  d'ar- 
tistes éminents,  Huyot  et  Gau  entre  autres,  sont  revenus  en  Egypte  sur 
les  traces  de  la  commission  française ,  pour  vérifier,  perfectionner, 

'  Biot,  Recherches  sur  plusieurs  points  de  l'astronomie  égyptienne,  in-8*,  i8a3, 
pages  a 36  et  suiv. 


•î  MAI  1855.      l'H^V  273 

étendre  ses  découvertes.  Ils  ont  visité  ces  mêmes  palais,  ces  mêmes 
temples  qu'elle  avait  décrits;  ils  y  ont  relevé  de  nouveaux  détails;  ils 
ont  pénétré  plus  avant,  et  en  ont  reconnu  d'autres  également  couverts 
de  sculptures  et  de  légendes  hiéroglyphiques,  que  leur  crayon  habile  a 
dessinées  avec  mie  fidélité  scrupuleuse.  Ils  se  sont  unanimement  accor- 
dés à  y  reconnaître  des  édifices  de  construction  intentionnellement  ana- 
logue, dont  les  sculptures  représentent  des  scènes  religieuses  de  même 
nature,  appliquées  à  des  divinités  portant  les  mêmes  insignes;  mais  tous 
y  ont  remarqué  aussi  des  modifications,  des  dissemblances  de  style,  qui 
les  font  évidemment  appartenir  à  des  âges  divers,  depuis  les  temps  pha- 
raoniques, jusqu'aux  époques  grecque  et  romaine;  ceux  où  l'on  trouve 
des  zodiaques  complets,  étant  exclusivement  des  plus  récentes.  Pour 
un  dessinateur  ou  un  architecte  habile,  les  caractères  qui  font  aperce- 
voir ces  dift'érences  d'àgô,  ne  sont  pas  douteux.  Cette  intuition  artis- 
tique est  du  môme  genre  que  celle  qui  fait  reconnaître  à  un  paléographe 
l'âge  d'un  manuscrit,  et  à  un  musicien  les  faibles  dissonances  qui 
échappent  à  une  oreille  moins  exercée.  Dans  tous  ces  cas,  l'induction 
résulte  d'une  multitude  d'impressions  antérieurement  recueillies,  qui, 
réunies,  donnent  au  raisonnement  la  vivacité  d'une  sensation;  et  la 
conclusion  en  est  tout  aussi  certaine'. 

Des  preuves  d'une  tout  autre  nature  ont  confirmé  cette  importante 
distinction.  Pococke  dans  les  premières  années  du  xviii*  siècle,  avait 
remarqué  des  inscriptions  grecques  tracées  sur  plusieurs  édifices  égyp- 

*  Je  trouve  dans  les  Jùgypliaca  de  W.  Hamilloa  un  passage  qui  montre  bien,  à 
quel  point  ia  pratique  intime  des  arts  graphiques  était  indispensable,  pour  saisir 
les  nuances  qui  distinguent  les  Ages  de  monuments'  égyptiens  encore  existants. 
Hamillon  était  un  amateur  d'antiquités,  ayant  une  instruction  générale,  mais 
nullement  artiste.  Voici  comme  il  exprime  ses  impressions  à  ia  page  18  do  cet  ou- 
vrage : 

I  Les  monuments  d'antiquité  de  la  haute  Egypte  présentent  une  apparence  tout 
là  fait  uniforme;  et  la  première  impression  que  le  voyageur  en  reçoit,  le  porte  à 
«les  croire  d'une  môme  époque,  ou  d'époques  peu  différentes.  Le  plan  et  la  dispo- 
isition  des  temples,  offrent  partout  une  grande  ressemblance.  Les  mêmes  carac- 

•  lères  hiéroglyphiques,  les  mêmes  formes  de  divinités,  portant  les  mêmes  insignes, 
«et  honorés  selon  des  rites  pareils  d'adoration  ou  d'hommage,  se  voient  sculptés 

•  sur  leurs  murailles,  depuis  Hermopolis,  jusqu'à  Phila;.  Ils  sont  construits  eu 
«pierres  de  même  sorte;  el  l'on  n'ap€r(;oil  que  do  très-légères  différences  dans  le 
«degré  de  perfection  du  travail,  ou  la  qualité  des  matériaux.  Partout  où  la  force 
«de  l'homme  n'a  pas  été  employée  pour  détruire  ces  édifices,  ils  sont  toas  dans  le 

•  même  état  de  conservation  ou  de  décadence.  • 

Mais  dans  cette  uniformité  apparente,  l'œil  exercé  de  l'artiste  ou  de  l'antiquaire, 
découvre  des  indices  sensible^  de  dissemblance,  et  des  différences  évidentes  de 
temps. 


J- 


274  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tiens,  et  il  en  avait  rapporté  des  copies,  malheureusement  trop  incor- 
rectes pour  qu'on  pût  les  interpréter  avec  sûreté.  Les  membres  de  la 
commission  française,  ont  relevé  avec  tout  le  soin  dont  ils  étaient  ca- 
pables celles  qui  se  sont  offertes  à  eux;  et  il  faut  sans  doute  leur  savoir 
beaucoup  de  gré,  d'avoir,  parmi  les  dangers  de  la  guerre,  ajouté  ce  pé- 
nible travail  à  tant  d'autres,  qui  étaient  plus  assortis  à  leurs  études  pro- 
fessionnelles. Lorsqu'ils  firent  paraître  le  premier  volume  de  leur  grand 
ouvrage,  en  1 809 ,  M.  Hamilton  publia  en  Angleterre  la  première  partie 
d'un  recueil  intitulé  Mgypiiaca,  contenant  ces  mêmes  inscriptions  et 
beaucoup  d'autres,  qu'il  avait  recueillies  lui-même  en  Egypte,  dans  un 
voyage  entrepris  immédiatement  après  le  départ  de  l'armée  française, 
avec  la  sécurité  que  lui  donnait  son  titre  d'Anglais,  et  la  pacification 
relative  du  pays.  Dans  ce  travail,  et  dans  celui  de  la  commission  fran- 
çaise, se  trouvaient  deux  inscriptions  grecques- particulièrement  relatives 
au  temple  de  Denderah;  l'une  sculptée  sur  le  listel  de  la  corniche  du 
pronaos  de  ce  temple,  l'autre  sur  un  petit  propylon,  ou  porte  exté- 
rieure,  d'un  mur  d'enceinte  qui  communiquait  autrefois  avec  le 
temple,  par  un  édifice  maintenant* ruiné.  Le  zodiaqiie  circulaire  lui- 
même  ne  fut  apporté  en  France  qu'à  la  fin  de  1821.  Jusque-là  on  ne 
le  connaissait  que  par  les  dessins  de  Denon,  de  la  commission  d'E- 
gypte, et  par  un  modèle  en  cire  qui  avait  été  exposé  au  salon  en  1819. 
Mais  déjà  ces  annonces  avaient  excité  au  plus  haut  degré  l'attention 
des  savants  ainsi  quie  la  curiosité  du  public;  et  les  débats  relatifs  à  la 
signification  du  monument,  à  sa  destination  intentionnelle,  à  son  an- 
tiquité présumable,  se  multiplièrent  avec  une  extrême  vivacité.  Ce 
courant  d'idées  porta  Letronne  à  entreprendre  l'analyse  des  deux  ins- 
criptions grecques  de  Denderah,  pour  voir  si  elles  ne  fourniraient  pas 
des  éléments  de  critique,  applicables  aux  questions  controversées.  Son 
habileté  comme  helléniste,  son  érudition  variée,  la  familiarité  qu'il 
s'était  acquise  avec  l'histoire  et  les  détails  du  gouvernement  de  l'Egypte, 
sous  les  dominations  grecque  et  romaine,  tout  cela  joint  à  la  sagacité 
infinie  de  son  esprit,  lui  donnait  une  aptitude  toute  spéciale  pour  une 
discussion  de  ce  genre.  Il  en  fit  d'abord  l'objet  de  trois  remarquables 
articles,  qu'il  inséra  dans  le  Joarnal  des  Savants,  en  i8ssi.  Mais  cette 
épreuve  lui  ayant  appris  que  ses  démonstrations  deviendraient  plus 
sûres  et  plus  évidentes  en  devenant  plus  générales,  il  étendit  ce  même 
travail  à  toutes  les  inscriptions  grecques  et  latines  que  le  zèle  croissant 
des  voyageurs  avait  déjà  recueillies,  en  très-grand  nombre,  sur  des  mo- 
numents égyptiens;  et  de  là  résulta  ce  magnifique  ensemble  de  discus- 
sions critiques,  s'éclairant  et  se  justifiant  les  unes  par  les  autres,  qu'il 


'     MAI  1855.  275 

publia  en  182 3  sous  le  titre  de  :  Recherches  pour  servir  à  l'histoire  de 
l'Egypte  sous  la  domination  des  Grecs  et  des  Romains.  La  conclusion  géné- 
rale, et  irrécusable,  qui  se  tire  de  cet  ouvrage,  c'est  que,  les  Egyptiens, 
au  moins  jusqu'au  siècle  des  Antonins,  ont  conservé,  sans  modifications 
essentielles,  la  religion  et  les  arts  de  leurs  ancêtres,  et  qu'ils  ont  élevé 
des  monuments  dans  un  style  d'architecture  et  de  sculptures  aussi  sem- 
blable qu'il  leur  était  possible  à  celui  des  plus  anciens  temps.  Pour  les 
édifices  de  Denderah,  en  particulier,  Letronne  pose  en  fait,  je  n'ose 
dire  démontre ,  que  l'inscription  du  propylon  en  l'honneur  d'Auguste, et 
l'inscription  du  pronaos  en  l'honneur  de  Tibère,  ne  sont  pas  de  simples 
dédicaces  faites  par  les  Tentyrites  à  chacun  de  ces  empereiu's,  de 
portions  de  l'édilice  général  antérieurement  existantes;  mais  qu'elles 
désignent  le  propylon  et  le  pronaos,  comme  ayant  été  construits,  ou 
tout  au  moins  achevés  sous  leur  règne,  par  les  gens  du  pays;  car  bien 
qu'on  n'y  trouve  pas  le  mol  èTcoina-av,  qui  caractériserait  indubitable- 
ment une  coopération  actuelle,  Letronne  juge  qu'il  était  inutile,  parce 
qu'une  participation  efl'ective  à  la  confection  de  ces  ouvrages  a  dû 
seule  autoriser  les  inscriptions  qu'on  y  appliquait.  L'instinct  de  la  flat- 
terie pourrait  bien  n'avoir  pas  eu  toujours  tant  de  scrupule.  Quoi  qu'il 
en  soit,  lé  fond  de  la  conclusion  est  certain.  Lorsque  Champollion, 
après  la  grande  découverte  qui  lui  donna  l'intelligence  de  l'écriture 
hiéroglyphique,  alla  visiter  l'Egypte,  en  18a 8  et  1829,  il  employa  une 
journée  à  l'examen  des  monuments  de  Denderah.  Il  reconnut,  sur  la 
partie  la  plus  ancienne  de  la  muraille  extérieure,  les  figures  en  propor- 
tions colossales  de  Clcop.itre  et  de  son  fils  Plolémée  César;  sur  le 
pronaos,  de  nombreuses  légendes  impériales,  relatives  à  Tibère,  Caïus, 
Claude  et  Néron.  Dans  l'intérieur  du  naos,  et  des  chambres  érigées  sur 
la  terrasse  supérieure  du  temple,  il  vit,  comme  tous  les  voyageurs,  les 
murs,  les  plafonds,  les  colonnes,  recouverts  d'une  profusion  infinie  de 
sculptures,  représentant  des  scènes  religieuses,  ou  des  sujets  qui  sem- 
blent se  rapporter  à  l'astronomie;  mais,  ce  qu'il  eut  grand  soin 'de  cons- 
tater, parmi  toute  cette  magnificence,  pas  un  seul  des  cartouches  royaux 
dont  on  y  a  tracé  l'encadrement,  n'est  rempli  d'une  légende  non^ina- 
tive.  Tous  ont  été  laissés  intentionnellement  vides;  môme  sur  le  restant 
du  plafond  'd'où  l'on  a  extrait  le  zodiaque  circulaire ,  que  l'on  avait  sup- 
posé en  contenir  deux,  dont  l'un  portait  le  mol  avroxpdrup ,  écrit  en 
caractères  phonétiques  ^  Ces  deux  cartouches  y  existent  en  effet,  mais 

'  Champollion,  Lettres  écrites  d'Egypte  et  de  Nabie,  pages  91-93,  i833.  Le  lexle 
manuscrit  est  beaucoup  plus  alFirmatif  que  le  lexle  imprimé.  On  y  lisait  :  Icplaiiont 
de  l'affaire,  c'est  que  le  morceau  da  fameux  zodiaque,  qui  portait  le  cartouche  (qui  «e 


276  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

non  remplis.  D'après  une  remarque  curieuse  de  M.  Mariette,  il  ne  faut 
pas  regarder  cette  circonstance,  comme  décelant  un  ouvrage  inachevé; 
c'est  l'indice  assuré  d'une  époque  grecque  ou  romaine.  Dans  les  monu- 
ments pharaoniques,  les  cartouches  royaux  portent  toujours  des  lé- 
gendes nominatives.  Quand  on  ne  les  trouve  pas  présentes,  on  recon- 
naît qu'elles  ont  été  effacées  à  dessein.  Sous  les  Ptolémées  et  les  em- 
pereurs au  contraire,  elles  sont  souvent  insérées,  mais  souvent  omises 
avec  intention.  Le  cartouche  n'y  est  plus  alors  que  le  signe  ahslrait  du 
pouvoir  royal.  On  a  suivi  cet  usage  dans  la  décoration  intérieure  du 
naOs  de  Denderah  :  elle  est  donc  d'époque  grecque  ou  romaine.  Aussi 
les  sculptures  qui  la  composent  ont-elles  paru  à  ChampoUion  d'un  style 
tellement  dégénéré  du  pharaonique,  qu'il  en  jjait  descendre  l'exécution 
jusqu'au  temps  de  Trajan  ou  d'Antonin. 

La  date  comparativement  moderne  de  ce  monument  et  de  ses  décors, 
se  trouvant  ainsi  indubitablement  prouvée  par  tout  ce  concours  de  ca- 
ractères archéologiques  et  artistiques ,  nous  pouvons  aujourd'hui  aborder 
avec  moins  de  crainte,  des  questions  qui,  au  moment  de  sa  découverte, 
étaient  infiniment  périlleuses.  Pourquoi,  dans  quelle  intention,  a-ton 
érigé  sur  la  plate-forme  du  temple,  trois  chambres  contiguës,  dont  toute 
l'ornementation  semble  se  rapporter  au  ciel  ;  celle  du  milieu  portant  à 
son  plafond  un  tableau  sculpté,  déforme  circulaire,  couvert  d'une  mul- 
titude de  figures  emblématiques,  accompagnées  d'étoiles,  parmi  les- 
quelles serpentent  les  douze  signes  du  zodiaque  grec,  rangés  dans  l'ordre 
de  succession,  suivant  lequel  le  soleil  les  parcourt,  et  représentés  comme 
marchant  tous  en  un  même  sens,  qui,  dans  la  situation  oii  le  tableau 
est  placé,  se  trouve  être  le  sens  du  mouvement  diurne;  représentation 
à  laquelle  on  a  attaché  tant  d'importance,  qu'on  fa  reproduite  en  déve- 
loppement longitudinal,  au  plafond  du  portique  du  pronaos?  Doit-on 
voir  là  un  tableau  régulier  de  la  voûte  céleste,  construit  en  projection, 
avec  la  connaissance  de  fastronomie  grecque  appropriée  aux  idées 
égyptiennes,  et  se  rapportant  à  quelque  phénomène  astronomique,  lié 

trouvait  rempli  dans  la  gravure  par  une  légende)  est  encore  en  place;  et  que  ce  même 
cartouche  est  vide  comme  tous  ceux  de  l'intérieur  du  temple;  et  il  n'a  jamais  reçu  un 
seul  coup  de  ciseau.  Celle  circonstance  importante  est  confirmée  par  un  dessin  de 
M  Prisse  effectué  avec  des  soins  minutieux  sur  le  lieu  même,  et  il  fa  publiquement 
atleslée  par  son  témoignage  personnel  dans  une  note  que  Lelronne  a  insérée  à  la 
fin  d'un  de  ses  Mémoires  (Académie  des  inscriptions  i845)page  io4-  L'éditeur  des 
lettres  de  Chainpolllon  avait  supprimé,  à  l'impression,  cette  déclaration  si  explicite 
de  son  frère  ;  sans  doute,  par  ménagement  pour  la  commission  d'Egypte  et  pour 
Fourier,  encore  vivant  alors.  Il  ne  fa  communiquée  à  Letronne  qu'en  i845;  quand 
Fourier  n'existait  plus.  ••-  '  ,;  J.  ,    ■ . 


MAI  1855.  27^ 

à  la  religion  du  pays?  ou  faut-il  n'y  voir  qu'une  décoration,  soit  re- 
ligieuse soit  artistique,  dont  la  distribution  a  été  réglée  par  le  seiil 
caprice  du  dessinateur?  L'alternative  n'est  pas  sans  importance.  Car, 
dans  le  premier  cas,  on  pourrait  y  retrouver  des  traits  de  connexion , 
entre  la  science  abstraite  des  Grecs,  et  les  notions  d'astronomie  que  les 
Égyptiens  avaient  fort  antérieurement  acquises  par  le  seul  secours  des 
yeux,  comme  une  foule  d'écrivains  de  l'antiquité,  depuis  Aristote  jus- 
qu'à Cicéron  et  Sénèque,  en  rendent  témoignage.  Dans  le  second  cas, 
au  contraire,  toute  interprétation  de  ces  tableaux  serait  vaine;  et  ils 
n'auraient  pour  nous  aucun  intérêt.  J'ai  constamment  soutenu  la  pre- 
mière opinion;  Lelronne  la  seconde.  Les  raisons  sur  lesquelles  nous 
nous  sommes  appuyés  tous  deux,  sont  depuis  longtemps  publiées.  Je  n'ai 
nullement  l'intention ,  ni  ne  me  donnerai  la  mauvaise  grâce,  de  renou- 
veler aujourd'hui  ces  débats  avec  un  adversaire  qui  n'est  plus;  et  je  ne 
les  ai  rappelés  que  pour  écarter  des  conséquences  trop  absolues,  qui 
détourneraient  de  recherches  ultérieures  par  lesquelles  on  pourrait 
rejoindre  l'ancienne  astronomie  des  Égyptiens  à  celle  des  Grecs. 

Delambre  a  élevé  contre  toute  tentative  de  ce  genre,  une  fin  de  non- 
recevoir,  qui  lui  semblait  irrécusable.  Si  les  Egyptiens  avaient  obsen^é 
très-anciennement  des  solstices  et  des  équinoxes  dont  ils  auraient  déter- 
miné les  époques  entre  des  limites  d'erreur  d'un,  ou  même  de  deux 
jours,  comment  se  fait-il  q^on  n'en  trouve  aucune  mention  quelconque 
dans  l'ouvrage  de  Plolémee,  qui  avait  tant  d'intérêt  à  rechercher  ces 
anciennes  déterminations,  et  à  s'en  servir  ?  Ce  comment  est  bien  facile 
à  deviner.  Pour  que  Ptolémée  pût  employer  de  telles  observations 
dans  ses  calculs,  à  titre  de  données  antérieures,  il,  ne  suQisait  pas  qu'elles 
eussent  été  faites,  et  qu'elles  lui  fussent  connues.  Il  fallait  qu'il  pût  les 
rattacher  à  son  temps,  au  temps  d'Antonin,  par  une  énumération  con- 
tinue de  jours,  sans  interruption  d'un  seul.  Peut-on  supposer  cette 
réduction  praticable ,  même  pour  peu  de  siècles,  dans  un  pays  qui  fut 
longtemps  régi  par  des  dynasties  diffcrenles,  ayant  chacune  leurs  villes 
capitales,  comptant  des  ères  distinctes  à  partir  de  l'avènement  de  chaque 
souverain;  un  pays  ravagé  aussi  par  des  guerres  furieuses,  depuis  l'in- 
vasion des  Hycsos  jusqu'à  celle  des  Perses;  où  la  continuité  de  la  chaîne 
des  temps  n'aurait  pu  être  rétablie,  que  par  le  rapprochement  et  la  dis- 
cussion critique  de  registres  locaux,  dont  un  seul  perdu,  ou  détruit, 
rendait  pour  toujours  impossible  d'en  renouer  les  anneaux!  Que  Pto- 
lémée  n'ait  pas  mentionné  ces  observations,  au  cas  où  elles  eussent 
existé,  quand  elles  ne  pouvaient  lui  servir,  il  n'y  à  rien  là  qui  doivo  sur- 
prendre. Car  il  nous  a*  laisser  ignorer  de  même  toutes  celles  d'IIipparque 

36 


278  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qu'il  n'a  pas  employées.  Il  n'a  pas  mentionné  non  plus  une  seule  éclipse 
de  lune  ou  de  soleil  observée  en  Egypte.  Est-ce  à  dire  que  les  Egyp- 
tiens n'en  auraient  pas  vu  ?  Et  s'ils  en  ont  vu,  comme  cela  est  infaillible, 
peut-on  imaginer  qu'ils  ne  les  auraient  pas  remarquées,  et  notées 
sur  leurs  registres  sacerdotaux,  eux  qui  avaient  des  cérémonies  reli- 
gieuses, attachées  aux  phases  de  la  lune,  ainsi  qu'on  le  voit  par  leurs 
rituels  funéraires^?  Dans  le  traité  Des  Météores,  qui,  s'il  n'est  d'Aristote, 
est  du  moins  d'un  auteur  très-ancien,  ayant  lui-même  une  pratique 
intelligente  des  observations  célestes,  ils  sont  cités  comme  ayant  vu  et 
enregistré  des  phénomènes  analogues,  bien  plus  rares,  et  d'une  percep- 
tion bien  plus  difficile;  à  savoir,  des  rencontres,  nous  dirions  aujourd'hui 
des  occultations  ou  des  appulses,  d'étoiles  par  des  planètes,  ou  des  planètes 
entre  elles ^.  Sénèque  nous  fournit  encore,  sur  ce  point,  un  témoignage 
décisif.  Car  au  livre  VII,  chap.  m  des  Questions  naturelles,  il  nous  apprend 
que,  postérieurement  à  Eudoxe,  le  géomètre  astronome  Conon,  l'ami 
d' Archimède ,  avait  rassemblé ,  dans  un  ouvrage  spécial ,  les  observa- 
tions d'éclipsés  de  soleil  conservées  par  les  Egyptiens.  «  Conon ,  postea 
^(diligens,  et  ipse  inquisiior,  defectiones  quidem  solis  servatas  ah  Mgyptiis 
ucollegit.n  A  quoi  il  ajoute  :  i^Nullani  aatem  mentionem  fecit  cometarum , 
unon  prœtermissarus ,  si  quid  explorati  apud  illos  comperisset.  )i  La  conclu- 
sioiî  n'est  pas  exacte,  mais  je  cite  le  passage  entier  pour  montrer  que 
Sénèque  avait  eu  sous  les  yeux  ce  livre  de  ^non.  Or,  si  les  Egyptiens 

'  L'exemplaire  du  grand  rituel  funéraire,  conservé  au  musée  royal  de  Turin  , 
qui  porte  le  cartouche  d'un  Pharaon  de  la  20*  dynastie,  a  fourni  à  Champollion  le 
passage  suivant.  «  1°  Titre  du  chapitre  x,  partie  m,  sect.  i.  Livre  des  cérémonies, 
lorsque  la  lane  est  jeune,  (nouvelle?)  le  i"  du  mois.  Tous  les  exemplaires  du  même 
rituel,  que  l'on  possède  dans  les  différents  musées  de  l'Europe,  ne  sont  que  la  re- 
production plus  ou  mois  étendue  d'un  texte  très-anciennement  consacré.  Ainsi  le 
rite  prescrit  par  ce  passage,  était  général.  Sur  une  stèle  très-ancienne,  conservée 
aussi  au  musée  de  Turin,  M.  du  Rougé  a  trouvé  inscrite  une  hymne,  dans  laquelle 
il  est  expressément  recommandé  d'observer  la  lune.  La  principale  difficulté  que  l'on  a 
pour  distinguer,  et  interpréter  des  textes  relatifs  à  la  lune ,  c'est  qu'elle  y  est  fré- 
quemment désignée  par  des  expressions  symboliques,  dont  l'application  précise  àsrs 
différents  étals,  n'est  pas  encore  fixée.  —  *  MerewpoAoyjxôJi;  jStêA.  1.  Cap.  vi,  page  2  3, 
édition  Ideler.  Leipsick  i834.  A  cette  occasion,  l'auteur  dit  que,  de  son  temps,  on 
a  vu  deux  fois  la  planète  Jupiter  occulter  une  étoile  des  Gémeaux;  et,  par  un  calcul 
approximatif,  je  trouve  que  ce  phénomène  a  pu  en  effet  s'opérer  vers  l'an  35o 
avant  notre  ère.  Il  y  a  dans  ce  même  chapitre  vi  un  passage  qui  décèle  une  pratique 
d'observation  si  subtile  qu'Ideler  lui-même  n'en  a  pas  compris  le  sens.  C'est  celui 
où  il  est  dit  qu'une  certaine  étoile,  à  peine, perceptihle  quand  on  la  regardait  en 
face,  devenait  très-visible,  quand  on  la  regardait  obliquement.  Ce  fait  est  aujour- 
d'hui familier  aux  astronomes.  Il  tient  à  ce  que  la  rétine  est  relativement  plus  sen- 
sible ,  dans  les  portions  de  sa  surface  où  elle  est  habituellement  moins  employée. 


MAI  1855.  279 

consignaient  dans  leurs  registres  des  phénomènes  pareils,  dont  les  re- 
tours ne  leur  étaient  pas  possibles  à  prévoir,  puisqu'ils  ont  pu  seulement 
être  calculés  par  les  théories  modernes,  à  cause  des  variétés  d'aspect  que 
les  parallaxes  y  introduisent,  ils  devaient  encore  moins  omettre  les  éclipses 
de  lune  qui  étaient  liées  à  leurs  rites,  et  dont  la  période  se  présente  d'elle- 
même  ;  puisqu'elles  reviennent,  sans  faute,  après  dix-huit  années  solaires 
plus  dix  ou  onze  jours,  et  encore  plus  exactement  après  la  période  chal- 
daïque,  GôSÔ-iy.  Pourquoi  donc  Ptolémée  n  a-t-il  fait  aucun  usage  de  ces 
éclipses  observées  en  Egypte?  Elles  lui  auraient  été  plus  avantageuses 
que  celles  des  Chaldéens,  dont  il  n'a  pu  extraire  qu'un  très-petit  nombre 
qui  fussent  dans  les  conditions  convenables  pour  établir  ses  théories.  Car 
cela  lui  aurait  évité  l'incertitude  produite  par  la  réduction  du  méridien 
de  Babylone  au  méridien  d'Alexandrie  qu'il  n'a  pu  que  très-imparfaite- 
ment évaluer.  Mais  le  manque  de  dates  continues  pour  les  rattachera  son 
temps  a  suffi  pour  les  lui  rendre  inutiles;  et,  alors  selon  son  usage,  il 
n'en  a  rien  dit,  parce  que  des  anciens,  et  même  d'Hipparque,  il  ne  cite 
que  ce  qui  lui  sert.        ;«h'>//"i   ki 

La  fin  de  non-recevoir,  élevée  par  Delarabre  contre  les  anciennes  ob- 
servations des  Egyptiens,  n'est  donc  pas  fondée  en  bonne  critique.  A  la 
vérité  nous  ne  connaissons  pas  encore  les  signes  précis,  par  lesquels  ils 
auraient  caractérisé  les  équinoxes,  les  solstices,  et  les  éclipses,  sur  leurs 
monuments,  ou  dans  leurs  papyrus.  Mais  ce  n'est  que  depuis  peu,  qu'on 
a  cherché  à  les  y  découvrir.  Quand  il  fut  une  fois  avéré  que  les  repré- 
sentations zodiacales  de  Denderah,  d'Edfou,  etd'Esné,  étaient  relative- 
ment modernes,  l'attention  des  égyptologues  s'était  détournée,  pru- 
demment peut-être,  des  sujets  astronomiques;  et  ils  les  avaient  pris, 
dans  une  sorte  de  dédain  érudit,  presque  équivalent  à  une  proscrip- 
tion. Ils  ont  été  ramenés  tardivement  à  s'en  occuper,  par  l'espoir,  d'en  ex- 
traire des  données  utiles  à  la  chronologie.  Depuis  qu'ils  ont  recommencé 
d'y  revenir,  M.  Lepsius,  et  M.  de  Rougé,  ont  mis  en  lumière  des  docu- 
ments qui  nous  découvrent,  avec  quelles  modifications,  quelles  métamor- 
phoses, certaines  spéculations  à  la  fois  astronomiques  et  astrologiques , 
ont  passé  des  Egyptiens  aux  Grecs.  Ils  ont  rendu  accessibles  à  l'inter- 
prétation et  au  calcul  un  recueil  de  levers  d'étoiles,  une  sorte  de  para- 
pegme,  dont  la  date  absolue  remonte  à  i  2/10  ans  avant  l'ère  chrétienne, 
et  qui  n'a  pu  être  construit,  même  projeté,  qu'après  une  longue  et  in- 
telligente pratique  des  observations  célestes.  J'en  parlerai  plus  tard.  Mais 
je  veux  d'abord  continuer  de  suivre  la  succession  des  idées  dans  l'ordre 
où  elles  se  sont  produites;  et  je  reprends  le  fil  de  ma  narration. 

Letronne  n'a  pas  connu  ces  nouveaux  documents.  L'antiquité  exa- 

3G. 


280  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gérée  que  l'on  avait  voulu  attribuer  aux  représentations  zodiacales  trou- 
vées en  Egypte ,  lui  inspirait  une  vive  répugnance  pour  tout  ce  qui 
semblait  y  avoir  rapport;  et  il  inclinait  fortement  à  nier,  comme  De- 
lambre,  que  les  anciens  Egyptiens,  eussent  obtenu  quelques  détermi- 
nations astronomiques,  à  peu  près  exactes,  avant  les  Grecs.  Il  fut  con- 
firmé dans  ces  idées  absolues,  par  une  découverte  curieuse,  qui  s'offrit 
à  lui,  en  182a,  et  qu'il  suivit  avec  une  rare  habileté.  Le  célèbre  voya- 
geur Cailliaud  avait  rapporté  de  Thèbes  une  momie,  singulièrement 
remarquable  par  son  volume,  la  nature  de  ses  ornements,  la  multi- 
tude de  ses  enveloppes,  la  configuration  de  la  caisse  qui  la  renfermait; 
surtout  par  un  zodiaque  grec  complet,  peint  à  l'intérieur,  dont  les  figures 
entremêlées  d'emblèmes  égyptiens,  présentaient  des  ressemblances  frap- 
pantes, avec  les  représentations  analogues  trouvées  à  Denderah,  et  à 
Esné.  On  la  débarrassa  soigneusement  de  ses  linceuls,  en  présence 
d'une  nombreuse  assemblée  de  savants,  dans  l'espoir  qu'on  y  décou- 
vrirait quelque  ifianuscrit  qui  éclaircirait  ces  particularités.  Mais  on 
trouva  seulement,  sous  les  bandelettes  extérieures,  un  petit  papyrus 
hiéroglyphique,  portant  à  sa  marge  le  mot  HeTSfiévuv  écrit  en  grec 
cursif.  Plus  tard,  Champollion  reconnut  ce  même  nom,  tracé  en  carac- 
tères phonétiques  sur  le  papyrus,  qui  ne  lui  parut  exprimer  qu'une 
légende  funéraire.  Ainsi  le  mystère  du  zodiaque  peint  au  fond  de  la 
caisse,  restait  entier. 

Mais  au  dehors,  sur  le  couvercle,  on  avait  remarqué  les  traces  d'une 
courte  inscription  grecque,  presque  effacée.  Cailliaud  en  donna  un  fac- 
similé  à  Letronne ,  qui  se  mit  h  la  déchiffrer,  avec  tous  les  secours  que 
lui  fournissait  son  érudition  paléographique,  et  l'aptitude  pour  ainsi 
dire  instinctive,  que  lui  avait  donnée,  pour  un  travail  pareil,  la  multitude 
des  inscriptions  grecques  recueillies  en  Egypte,  qu'il  avait  précédemment 
analysées,  et  interprétées  avec  tant  de  succès.  En  étudiant  les  linéaments 
de  celle-ci,  en  la  comparant  à  une  autre  plus  complète  qui  avait  appar- 
tenu à  une  momie  trouvée  dans  le  même  caveau ,  il  parvint  à  la  resti- 
tuer tout  entière.  Il  reconnut  alors  que  toutes  deux  appartenaient  à  des 
individus  d'une  même  famille  grecque,  établie  en  Egypte.  Il  retrouva 
toute  la  filiation  du  Pétéménon  de  Cailliaud;  la  durée  de  sa  vie  2  1  ans, 
k  mois  et  22  jours;  la  date  de  sa  mort  l'an  xix*de  Trajan,  le  8  payni, 
concordant  avec  le  2  juin  de  l'an  1 1 6*  de  notre  ère.  Il  montra  que  tous 
les  détails  de  l'ornementation  de  la  momie,  et  jusqu'à  la  forme  de  la 
caisse,  rappelaient  des  usages  grecs,  mêlés  aux  rites  égyptiens.  Exami- 
nant alors  le  zodiaque  peint  au  fond  de  la  caisse,  il  vit  que  le  signe  du 
capricorne  avait  été  détaché  de  la  série  des  douze,  et  reporté  au-dessus 


.a  MAI  1855.         UV  281 

de  la  tête  d'une  figure  de  femme,  qui,  dans  tous  les  monuments  égyp- 
tiens représente  la  déesse  Ciel.  Il  en  conclut  que  cette  particularité 
désignait  le  signe  céleste  sous  lequel  l'individu  Pétéménon  était  né;  ce 
qui  se  trouva  effectivement  vrai  par  les  dates  exprimées.  Ainsi  le 
zodiaque  peint  dans  cette  caisse,  y  avait  une  application  purement  astro- 
logique. Les  interprétations  du  Zadig  de  Voltaire  n'étaient,  ni  plus  ingé- 
nieuses, ni  plus  précises. 

Alors  Letronne  se  demanda  pourquoi  ce  zodiaque ,  comme  tous  les 
autres  que  l'on  avait  découverts  en  Egypte,  se  trouvent  avoir  été  tracés 
à  des  époques  tardives  de  la  domination  romaine.  Il  donna  de  ce 
fait  deux  raisons  très-plausibles,  et  je  pourrais  dire  péremptoires.  La 
première,  c'est  que  les  croyances  astrologiques,  quoique  très-ancienne- 
ment établies  en  Chaldée  et  en  Egypte,  comme  l'attestent  formellement 
des  passages  de  Cicéron  et  d'Hérodote,  ne  se  sont  répandues  chez  les 
Romains  qu'après  que  la  conquête  les  eut  mis  en  rapport  intime  avec 
l'Egypte,  et  y  étaient  devenues  principalement  dominantes  sous  les 
règnes  de  Trajan,  d'Adrien,  et  d'Antonin.  L'autre  raison,  celle  qui  en 
faisait  alors  rattacher  les  applications  à  la  série  des  douze  emblèmes 
figurés  qui  constituent  le  zodiaque  grec,  c'est  que  ces  emblèmes,  pris 
individuellement  et  dans  leur  ensemble,  désignant  autant  de  groupes 
stellaircs  répartis  sur  le  contour  de  l'écliptique,  sont  d'invention 
grecque;  leurs  configurations,  leurs  limites,  et  même  leur  nombre 
n'ayant  été  définitivement  fixés  que  fort  taixl.  De  sorte  que  les  Romains, 
et  avant  eux  les  Grecs  établis  en  Egypte,  n'avaient  pas  pu  les  tracer 
sous  d'autres  formes,  que  celles  avec  lesquelles  ils  les  avaient  reçus. 

Jusque-là  Letronne  s'était  tenu  strictement  dans  les  faits.  Mais,  de  ces 
démonstrations  si  Judicieusement  sévères,  il  tira  deux  conséquences,  a 
mon  avis,  trop  générales,  qui,  si  on  les  admettait  comme  des  décisions 
définitives,  arrêteraient  invinciblement  toutes  les  recherches  que  nous 
pouvons  faire,  pour  retrouver  les  traces  de  l'ancienne  astronomie  des 
Egyptiens.  Je  les  rapporterai  ici  dans  les  termes  mêmes,  par  lesquels 
il  les  a  exprimées. 

La  première  c'est  que  «le  zodiaque  de  Dcnderah,  et  tous  les  autres 
«  monuments  du  même  genre,  n'ont  probablement  eu  aucun  autre  objet 
M  que  d'exprimer  quelque  combinaison  astrologique ,  telle  que  le  thème 
«  natal,  soit  d'un  prince,  soit  de  la  construction  du  temple,  ou  d'une  de 
«ses  parties,  ou  bien  tout  autre  thème  à  la  fois  astrologique  et  reli- 
«gieux^  »  La  seconde,  c'est  que  ces  monuments,  déchus  ainsi  de  cette 

'  Letronne ,  Observations  critiqats  et  archéologiques  sur  l'objet  des  représentations 


282  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  haute  antiquité  qu'on  leur  avait  supposée ,  perdent  presque  toute  leur 
«importance.  Ils  ne  sont  plus  qu'un  simple  objet  de  curiosité,  qui  peut 
«  fournir  quelques  rapprochements  à  l'artiste  et  à  l'antiquaire  ;  mais  qui 
«n'offre  désormais  aucun  but  de  recherche  vraiment  philosophique: 
«  car,  au  lieu  de  receler,  comme  on  se  l'était  promis ,  le  secret  d'une 
«science  perfectionnée,  bien  avant  le  déluge,  ils  ne  seraient  plus  que 
«la  preuve  encore  vivante,  d'une  des  faiblesses  qui  ont  le  plus  désho- 
«  nqré  l'esprit  humain  ^  » 

Je  n'ai  certes  aucune  propension  à  défendre  la  haute  antiquité  que 
Fourier  et,  à  sa  suite,  toute  la  commission  d'Egypte,  ont  attribuée  aux 
zodiaques  découverts  en  Egypte.  Dès  1821,  lorsque  cette  opinion 
régnait  dans  toute  sa  force ,  j'ai  le  premier  démontré  mathématique- 
ment, que  le  phénomène  céleste  sur  lequel  elle  repose  n'a  jamais 
existé.  Mais ,  précisément  parce  qu'ils  ont  été  tracés  avec  la  connaissance 
de  l'astronomie  grecque,  ce  que  je  savais  par  les  jugements  des  artistes 
et  les  recherches  mêmes  de  Letronne,  quand  je  publiai  mon  travail 
en  1823,  peut-on  logiquement  afifu-mer,  qu'à  l'instar  du  zodiaque  ins- 
crit dans  la  caisse  de  Pétéménon,  ces  tableaux  sculptés  sur  les  plafonds 
et  sous  le  portique  d'un  temple  consacré  à  l'une  des  plus  grandes  divi- 
nités de  l'Egypte,  ne  représentent  que  des  fantaisies  astrologiques,  ou 
mythologiques,  sans  aucun  rapport  intentionnel  avec  le  ciel?  Ne  serait-il 
pas  plus  naturel  d'y  soupçonner  la  présence  de  la  science  grecque  mise 
au  service  des  conceptions  égyptiennes,  et  nous  offrant  pour  ainsi  dire, 
des  idées  bilingues  à  démêler  ?  C'est  ce  que  j'ai  cherché  à  faire  dans 
l'ouvrage  que  je  viens  de  rappeler.  Je  ne  prétends  pas  justifier  ici  l'exé- 
cution mais  le  but.  Un  curieux  exemple  de  cette  fusion  d'idées  a  été 
découvert  depuis  dans  le  zodiaque  circulaire  de  Denderah  môme.  Mais 
ceci  m'amène  à  parler  des  nouveaux  documents  que  j'ai  tout  à  l'heure 
annoncés;  et  j'en  remets  f exposition  à  un  autre  article.  Je  fatiguerais 
trop  l'attention  de  nos  lecteurs,  si  je  les  entraînais  maintenant  dans  un 
ordre  de  considérations  tout  différent  de  celles  que  je  viens  de  leiu*  pré- 
senter; et,  pour  leur  intérêt  comme  pour  le  mien,  je  profiterai  de  la 
maxime  :  caiqae  diei  sajjicit  malitia  sua.  '^  >   ' 

J.  B.  BIOT. 

[Lu  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 

zodiacales,  qui  nous  restent  de  l'antiquité.  Paris,  in-8°,  1824,  pages  qA-QÔ.  —  '  Ibid. 
page  1 10.  j   k.  jsk-  t  '  -v 


MAI  1855.         VOl  283 

Athènes  aux  xV,  xvi'  etxvii'  siècles,  par  M.  le  comte  de  Laborde, 
2  vol.  in- 8°.  Paris,  chez  Jules  Renouard,  rue  de  Xpurnon. 

PREMIER    ARTICLE. 

Que  restait-il  d'Athènes  au  xv*  siècle?  quels  débris,  quelles  ruines, 
quels  monuments  encore  debout  s'étaient  jusque-là  conservés  ?  en  quelle 
estime  étaient-ils,  qu'en  savait-on,  qu'en  disait-on  dans  l'Occident?  Telles 
sont  les  questions  qui  ont  inspiré  à  M.  de  Laborde  ces  deux  élégants  vo- 
lumes, pleins  d'ingénieuses  recherches,  de  documents  inédits,  de  planches 
curieuses,  de  piquantes  vignettes,  de  tous  ces  accessoires,  en  un  mot, 
dont  il  sait,  mieux  que  personne,  semer  ses  publications,  et  qui  leur 
donnent  comme  un  caractère  de  raretés  bibliographiques. 

On  s'étonne  peut-être  du  choix  de  son  sujet.  Pourquoi,  dans  l'his- 
toire d'Athènes,  ne  prendre  que  le  xv*,  le  xvi*  et  le  xvn*  siècle?  pourquoi 
s'enfermer  dans  cette  époque,  sans  jeter  un  regard  ni  en  avant  ni  eu 
arrière?  La  raison  la  voici  :  ce  n'est  point  un  ouvrage  à  part,  un  livre 
isolé  et  complet  qu'entend  nous  donner  M.  de  Laborde,  c'est  un  extrait, 
un  fragment,  une  feuille  détachée  d'un  grand  travail  inédit,  qu'il  con- 
sacre à  la  ville,  ou  plutôt  au  temple  de  Minerve ,  au  monument  qui  fut 
la  gloire  d'Athènes,  au  Parthénon.  Déjà  quelques  livraisons,  publiées  il 
y  a  sept  ou  huit  ans,  ont  donné  la  mesure  de  cette  importante  entre- 
prise; l'œuvre  est  interrompue,  elle  n'est  pas  abandonnée  :  l'auteur,  du 
moins,  nous  le  promet,  et,  nous  n'en  doutons  pas,  il  tiendra  sa  parole. 
Malgré  les  catastroplies  et  les  révolutions  qui,  jusqu'ici,  l'ont  arrêté,  son 
Parthénon  verra  le  jour.  En  attendant,  il  nous  offre  un  à -compte,  et 
c'est  toujours  autant  de  pris. 

Ce  fragment,  après  tout,  est  un  livre  à  lui  seul.  Détaché  de  l'ensemble, 
on  s'aperçoit  à  peine  qu'il  lui  manque  une  fin  et  un  commencement. 
C'est  une  suite,  un  complément  à  l'histoire  d'Athènes ,  un  appen- 
dice utile  autant  que  peu  connu.  Tout  le  monde  en  effet  sait  à  peu  près, 
ou  croit  savoir  ce  qu'était  cette  admirable  vilJc  aux  jours  de  sa  splen- 
deur, tout  le  monde  sait  aussi,  même  sans  l'avoir  vu,  ce  qu'elle  est  de 
nos  jours,  mais,  entre  ces  deux  époques,  en  général  on  ne  sait  rien.  C'est 
à  combler  cette  lacune  que  travaille  M.  de  Laborde. 

La  tôche  est  difficile;  il  s'agit  de  dresser  d'âge  en  âge  la  carte  des  mo- 
numents d'Athènes,  d'en  suivre  siècle  par  siècle,  et,  pour  ainsi  dire, 
pierre  à  pierre,  les  mutilations  successives.  Pour  un  pareil  ti^avail  quels 


284  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

témoins  consulter?  où  trouver  beaucoup  de  Pausanias?  où  sont  les 
voyageurs  anciens  qui  parcouraient  ce  sol  de  Grèce  avec  l'idée  de  nous 
laisser  des  notes  et  de  dresser  pour  noire  usage  l'inventaire  de  ce  qu'ils 
avaient  vu?  C'est  déjà  presqu'un  miracle  qu'au  deuxième  siècle  de  notre 
ère  un  homme ,  par  exception ,  ait  eu  cette  pensée  et  se  soit  donné 
cette  peine  pour  le  plaisir  et  l'instruction  de  la  postérité.  Sans  lui  que 
saurions-nous?  à  quelles  conjectures,  à  quelles  hypothèses  en  serions- 
nous  réduits?  Déjà  même  il  venait  un  peu  tard  pour  trouver  tout 
à  sa  place  dans  Athènes  :  ce  n'était  plus  la  ville  de  Périclès.  Il  eût  fallu 
nous  la  décrire  quelques  siècles  plus  tôt,  avant  Sylla,  avant  Néron,  et 
même  av^ant  Hadrien.  Ces  ti'ois  hommes,  chacun  à  sa  façon,  ne  l'a- 
vaient guère  ménagée.  Sylla  s'était  vengé  de  l'affront  d'un  long  siège  en 
châtiant  jusques  aux  monuments;  Néron,  sans  prendre  comme  lui  la 
ville  par  escalade  ,  n'en  avait  pas  moins  mis  ses  chefs-d'œuvre  au  pil- 
lage, arrachant  les  marbres  et  les  bronzes,  les  statues  et  les  tableaux, 
les  chapiteaux  et  les  corniches,  pour  en  décorer  ses  palais  et  ses  jar- 
dins d'Italie;  Hadrien,  au  contraire,  n'avait  eu  pour  Athènes  que  trop 
d'amour,  s'il  est  possible;  jamais  il  n'y  porta  ni  le  fer  ni  la  flamme, 
il  n'y  déroba  rien,  mais  il  y  construisit  et  y  restaura  beaucoup.  Pour 
construire  on  détruit,  en  restaurant  on  altère.  Athènes,  avant  Pau- 
sanias ,  avait  donc  déjà  subi  trois  grands  fléaux  qui  défigurent  une 
cité,  la  guerre,  la  rapine,  et  les  restaurations.  Ce  qui  n'empêche  pas 
qu'il  n'y  paraissait  guère  :  elle  restait  encore,  môme  sous  les  Antonins, 
le  plus  merveilleux  musée  que  jamais  les  hommes  auront  vu. 

C'est  à  deux  cents  ans  de  là ,  après  qu'Alaric  et  ses  Goths  se  furent 
jetés  comme  un  torrent  sur  l'Attique,  que  tout  dut  prendre  un  autre  as- 
pect. Là  commence,  à  vrai  dire,  la  destruction  d'Athènes.  Le  mal  fut-il 
aussi  profond  que  le  disent  et  Claudien  et  la  tradition ,  écho  de  son 
poëme?  Zosime  soutient  que  non;  il  ne  veut  pas  qu'il  y  ait  eu  grand 
ravage,  et  la  raison  qu'il  en  donne  c'est  que  Minerve  elle-même  avait 
arrêté  les  coups.  Sa  grande  ombre,  nous  dit-il,  se  dressa  devant  Alaric, 
couvrant  la  ville  et  les  remparts  de  sa  redoutable  égide.  Un  argument 
moins  poétique  ,  moins  agréable  aux  païens  du  vi'  siècle,  un  simple 
récit  contemporain  ferait  mieux  notre  affaire;  on  le  chercherait  vai- 
nement. En  ce  temps-là  les  esprits  droits,  s'il  en  restait  encore,  n'écri- 
vaient plus;  les  beaux  esprits  subtilisaient.  Meursius,  dans  tout  son  re- 
cueil ,  ne  cite  pas ,  que  nous  sachions ,  un  seul  fragment,  une  seule  scholie 
qui  soit  du  moindre  secours  pour  éclaircir  ce  simple  fait,  quel  était 
l'état  d'Athènes  après  le  passage  des  Goths?  M.  de  Laborde,  plus  heu- 
reux que  Meursius,  a-t-il  trouvé  sur  ce  sujet  quelque  source  inconnue  ? 


MAI  1855.  im 

Son  Parthénon  nous  l'apprendra,  mais  franchement  nous  en  dou- 
tons. 

La  même  obscurité,  la  même  impossibilité  d'obtenir  des  témoignages 
tant  soit  peu  sérieux  s'étend  aux  siècles  suivants.  Le  silence  est  com- 
plet. Claudien  peut  avoir  outié  les  dégâts  matériels  causés  par  les  bar- 
bares ,  nous  sommes  porté  à  le  croire  ;  mais  ce  qu'il  n'a  point  dit ,  et  ce 
qui  est  certain ,  c'est  la  ruine  morale  qui  suivit  de  près  ce  terrible  ou- 
ragan. Dès  la  fin  du  v*  siècle  la  ville  intellectuelle  était  morte.  Ces 
écoles,  sa  dernière  splendeur,  cette  vie  philosophique  et  littéraire  qui, 
depuis  si  longtemps,  lui  tenait  lieu  de  vie  publique  et  presque  de  li- 
berté, il  n'en  était  plus  question.  Les  maîtres,  les  disciples,  tout  avait 
disparu;  et,  lorsque  Juslinien  prononça  par  décret  la  fermeture  et  la 
suppression  des  écoles  d'Athènes,  ce  n'était  point  de  sa  part  acte  de 
tyrannie,  fantaisie  de  despote,  c'était  la  consécration  légale  d'un  fait 
déjà  consommé.  Longtemps  avant  Justinien,  Synésius  écrivait  :  «S'il 
«reste  à  cette  pauvre  Athènes  une  ombre  de  célébrité,  ce  n'est  plus  à 
«  ses  philosophes  qu'elle  la  doit,  c'est  à  ses  marchands  de  miel  ^  » 

Presque  réduite  à  l'état  de  bourgade  sous  les  empereurs  byzantins, 
elle  tomba  dans  un  tel  oubli,  que  son  nom  même  sembla  se  perdre, 
lies  navigateurs  de  l'Archipel  l'appelaient  Sétine  au  ix'  siècle,  ne  se  dou- 
tant même  pas  qu'Athènes  avait  été  son  nom  ;  et  pourtant  ses  ruines  étaient 
là!  Mais  qui  les  visitait?  Quel  pèlerin,  parti  de  Gênes  ou  de  Marseille, 
se  serait  arrêté  pour  contempler  le  Parthénon?  Ils  cinglaient  tous  vei's 
les  lieux  saints,  les  yeux  baissés,  n'hésitant  qu'entre  deux  ou  trois 
itinéraires  plus  directe  les  uns  que  les  autres.  Athènes  n'était  pas  sur 
leur  route  ;  et  ce  n'était  pas  pour  de  telles  reliques  qu'ils  se  seraient  dé- 
tournés d'un  jour.  Les  pieux  voyageurs  ne  devaient  donc  pas  tirer  la 
malheureuse  ville  de  son  obscurité;  ils  en  savaient  sur  son  compte 
encore  moins  que  les  nautonniers  de  Rhodes  ou  de  Naxos.  Mais,  quand 
les  pèlerinages  se  changèrent  en  croisades,  quand  il  fallut  occuper  mili- 
tairement les  côtes  de  la  Grèce,  s'y  assurer  des  postes,  des  abris,  des  re- 
fuges, alors  la  position  d'Athènes  et  surtout  celle  de  l'Acropole  ne 
manqua  pas  d'être  remarquée;  on  lui  trouva,  comme  h  la  butte  de 
Montlhéry  par  exemple ,  ou  à  telle  autre  motte  féodale,  les  conditions 
requises  pour  asseoir  un  donjon.  Alors  le  noble  nom  de  la  ville  antique 
reparait  dans  le  monde,  associé  à  un  mot  tout  moderne  :  c'est  h  titre  de 
duché  cju'Athènes  ressuscite. 

Une  longue  série- de  duc»  francs,    bourguignons,  champenois,  na< 

'  Kpist.  CLVI.  *f^'  '  '         "  ^    J»  >    •' 

37 


286  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

politains,  toscans,  la  possèdent  pendant  trois  siècles;  que  font-ils  de  ses 
monuments?  De  quel  œil  les  regardent- ils?  Ont-ils  pour  ces  chefs- 
d'œuvre  indifférence  ou  respect?  Ici  encore,  complet  silence.  On  trouve 
bien ,  et  depuis  quelque  teqips  on  explore  dans  les  bibliothèques  de  l'Eu- 
rope d'utiles  documents  sur  les  établissements  des  croisés  dans  la  Grèce, 
mais  un  seul  mot  concluant  et  de  quelque  intérêt  sur  les  monuments 
d'Athènes,  nous  ne  pensons  pas  qu'on  l'ait  encore  trouvé.  Ce  qu'on  sait, 
ce  qui  est  manifeste  à  ceux  qui  visitent  les  lieux ,  c'est  que  les  ouvrages  de 
défense,  les  remparts,  les  bastions  construits  vers  cette  époque,  sont 
presque  entièrement  composés  de  pierres  ou  de  marbres  taillés  à  l'an- 
tique, et  couverts  pour  la  plupart  de  sculptures  ou  d'inscriptions.  La 
tour  carrée  par  exemple ,  le  donjon  qui  domine  les  Propylées,  n'est  pas 
autrement  bâtie.  S'était-on  procuré  ces  matériaux  par  des  démolitions 
récentes,  était-ce,  au  contraire,  d'anciens  débris  abattus  depuis  longues 
années,  nul  ne  le  saurait  dire.  On  n'a  que  le  corps  du  délit,  on  n'en 
sait  pas  la  date  ;  et  telle  est  l'insouciance  universelle  en  ces  temps-là 
pour  ce  genre  de  trésors,  que  c'est  pure  chimère  de  vouloir  deviner  par 
la  faute  de  qui  nous  les  avons  perdus.  Aussi  bien  sous  les  ducs  que  sous 
la  domination  byzantine,  toute  enquête  est  impossible,  faute  de  témoi 
gnages.  Aussi  comprenons-nous  que  M.  de  Laborde  ait  écarté  de  ses 
deux  volumes  cette  partie  énigmatique  de  son  sujet;  il  nous  en  parlera 
dans  le  corpsde  l'ouvrage;  pour  aujourd'hui  il  fait  son  choix ,  il  se  donne 
un  cadre  restreint  et  ne  remonte  qu'à  l'époque  où  quelques  docu* 
ments  écrits  jettent  un  certain  jour  sur  les  questions  qu'il  veut  résoudre. 
C'est  au  milieu  du  xv"  siècle  que  ce  changement. s'opère,  au  moment, 
chose  étrange,  où  de  nouveaux  barbares  fondent  sur  l'Archipel  et  en 
chassent  les  fils  des  croisés, 

Athènes  fut  occupée  par  les  .Turcs  trois  ans  après  la  chute  de  Cons- 
tantinople  ,  en  i  Zi56  ;  elle  fut  prise  sans  coup  férir,  sans  que  son  dernier 
duc,  Acciajuoli,  tentât  la  moindre  résistance.  Ce  triste  personnage  n'en 
fut  pas  moins  étranglé;  sa  lâcheté  ne  lui  profita  pas;  elle  ne  rendit  ser- 
vice qu'aux  monuments  d'Athènes  qui,  pour  cette  fois  du  moins,  ne 
coururent  aucun  danger.  M.  de  Laborde  prétend  même  que  la  conquête 
fut  un  bonheur  pour  eux;  qu'ils  gagnèrent  à  changer  de  maîtres; 
qu'Omar  et  ses  soldats  ne  brisèrent  pas  une  pierre,  tandis  que,  jusque- 
là,  les  chrétiens  avaient  tout  mutilé.  Cette  extrême  indulgence  paraît 
peut-être  un  peu  paradoxale.  C'est  oublier  bien  vite  que  ces  bons  mu- 
sulmans venaient  de  mettre  à  sac  les  chefs-d'œuvre  de  Byzance;  tout 
au  moins  voudrait-on  savoir  sur  quelle  autorité  l'auteur  se  fonde.  Il 
nous  dit  bien  qu'il  a  des  preuves;  mais  où  sont-elles?  Dans  son  Parthé- 


.^'Ir^/^'/MAI  1855.  287 

non;  et  par  malheur  son  Parthénon  ,  lui  seul  le  connaît  jusqu'ici.  C'est 
là  l'inévitable  inconvénient  des  publications  fractionnées,  des  fragments 
pris  au  cœur  d'un  ouvrage  ;  quand  on  procède  ainsi ,  on  doit  se  rési- 
gner à  des  répétitions  ou  à  des  omissions  regrettables.  Du  reste,  n'in- 
sistons pas  :  nous  avons  accepté  les  réserves  de  l'auteur,  il  faut  prendre 
son  livre  tel  qu'il  est  et  au  moment  où  il  le  commence. 

Nous  sommes  donc  en  i  456  et  les  Turcs  sont  maîtres  d'Athènes.  Or 
c'est  à  ce  moment ,  c'est  trois  ou  quatre  ans  après  cette  prise  de  posses- 
sion que  doit  avoir  été  écrit  un  document,  le  premier  qui  apparaisse 
enfin  après  ce  long  sommeil ,  indicé  curieux  d  un  certain  retour  de  res- 
pect et  de  curiosité  pour  les  antiquités  d'Athènes.  Ce  document  con- 
siste en  quelques  feuillets,  d'une  écriture  grecque  du  xv*  siècle,  inter- 
calés et  comme  enfouis,  jusqu'à  ces  derniers  temps ,  au  milieu  de  pièces 
théologiques  de  la  même  époque,  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque 
impériale  de  Vienne.  Ottfried  Muller,  le  premier,  reconnut  en  1 84o  que 
ces  six  ou  sept  pages  inachevées  et  entremêlées  de  lacunes  étaient  une 
description  topograprfiique  d'Athènes,  un  carnet  de  voyage,  un  mé- 
mento en  forme  d'itinéraire,  et  que  cà  et  là  quelques  mots  permettaient, 
sinon  d'en  connaître  l'auteur,  du  moins  d'en  fixer  approximativement 
la  date. 

On  comprend  tout  le  prix  d'un  pareil  document.  La  description  de 
l'anonyme,  c'est  ainsi  qu'on  est  réduit  à  l'appeler,  est  une  sorte  d'état 
des  lieux  coïncidant  forte  propift  avec  l'installation  des  nouveaux  con- 
quérants, c'est  à-dire  avec  finstant  où  M.  deLaborde  entre  en  matière: 
aussi  n'oublic-t-il  rien  pour  la  mettre  en  relief;  il  nous  en  donne  une 
copie  textuelle,  un  fac-similé  complet,  calque  sur  le  manuscrit,  puis 
une  transcription  et  une  traduction  suivie  do  notes  et  de  commentaires. 

Le  Croc  qui  a  écrit  ces  pages,  treiae  cents  ans  après  Pausanias, 
avait-il  \u\es  A ttiqaes?  On  le  suppose  tant  il  semble  emprunter  à  l'an- 
cien voyageur  ce  qu'on  peut  appeler  sa  méthode.  C'est  te  même  pro- 
cédé en  face  des  monuments;  il  les  passe  en  revue,  il  les  décrit,  sans 
jamais  se  mettre  en  scène;  c'est  aussi  la  même  concision  poussée  sou- 
vent jusqu'à  l'obscurité.  Mais  là  se  bornent  les  analogies;  entre  Pausa- 
nias et  l'anonyme  de  i  A6o,  il  y  a  la  même  distance  qu'entre  les  siècles 
où  ils  ont  vécu  et  les  choses  qu'ils  ont  vues.  Le  grand  mérite  de  Pau- 
sanias, ce  qui  rachète  tous  ses  défauts,  c'est  d'écrire  dans  un  temps  bien 
informé,  de  traiter  im  sujet  qui  n'a  rien  de  problématique;  le  nom  des 
monuments,  leur  origine  ,  leur  destination ,  les  artistes  qui  les  ont  cons- 
truits, il  sait  tout  cela,  parce  que  tout  le  monde  autour  de  lui  le  savait 
plus  ou  moins;  il  n'a  eu  besoin .  pour  être  exact,  que  de  faire  des  ques- 

37. 


288  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tions,  les  réponses  ne  lui  ont  pas  manqué;  et,  si  parfois  il  raconte  des 
fables,  ce  sont  celles  que  tout  le  monde  adoptait,  des  fables  consacrées, 
des  hypothèses  mythologiques  sur  l'origine  de  certaines  constructions. 
Son  imitateur,  au  contraire ,  parle  de  choses  qu'il  ignore ,  et  que  ceux 
qu'il  consulte  ne  connaissent  pas  mieux  que  lui.  Dans  cette  ville  où  il 
nous  promène,  il  sait  qu'il  y  eut  jadis  de  grands  noms,  des  monuments 
célèbres,  mais  ces  monuments,  où  sont-ils?  Personne  n'est  là  pour  le 
lui  dire  :  il  faut  qu'il  s'oriente  lui-même.  Les  édifices  qu'il  rencontre, 
il  les  baptise  comme  il  peut,  prenant  les  noms  presque  au  hasard,  et 
choisissant  de  préférencfe  les  plus  illustres ,  les  plus  pompeux.  C'est 
ainsi  qu'il  nous  conduit  devant  les  palais  de  Miltiade,  de  Thémistocle, 
de  Léonidas ,  dans  les  écoles  de  Socrate ,  de  Platon ,  de  Démosthène , 
d'Aristote,  de  Sophocle,  d'Aristophane,  aux  habitations  de  Solon  et  de 
Thucydide;  autant  d'attributions  fantastiques  et  de  pure  invention.  Est- 
ce  donc  un  rêveur  que  ce  Grec?  Son  témoignage  est-il  puéril,  sans  va- 
leur et  sans  utilité?  Nullement.  A  côté  de  ces  dénominations  erronées, 
échos  lointains  de  contes  populaires  et  d'absurdes  traditions,  viennent 
d'utiles  renseignements.  Ainsi  nous  apprenons,  par  quelques  mots  qui 
lui  échappent  à  son  entrée  dans  l'Acropole,  que  les  Propylées,  à  cette 
époque ,  avaient  encore  leurs  plafonds,  leurs  couvertures  et  leurs  dallages 
de  marbre;  que  le  temple  d'Lrechtée,  qu'il  prend  pour  un  portique  et 
même  pour  le  portique  par  excellence,  pour  le  portique  des  stoïciens, 
était  encore  couvert  au  dedans  et  au  dehors  de  ses  ornements  dorés  et 
décoré  de  pierres  précieuses.  Il  a  bean  faire  des  quiproquo  et  se  trom- 
per à  chaque  pas,  ses  bévues  elles-mêmes  ont  leur  prix;  souvent  ce  qu'il 
a  cru  voir  nous  sert  d'indice  pour  deviner  ce  qu'il  a  vu.  Peu  im- 
porte par  exemple  qu'il  appelle  théâtres  toutes  les  constructions  k 
gradins  qu'il  trouve  sur  sa  route,  et  qu'il  transforme  en  écoles  tous  les 
autres  édifices,  de  quelque  forme  qu'ils  soient;  le  point  essentiel,  c'est 
qu'il  a  vu  beaucoup  de  monuments,  la  plupart  encore  debout;  c'est 
qu'il  a  vu  le  stade  et  d'autres  lieux  de  réunions  publiques,  conservant 
encore  leurs  gradins  et  leurs  dispositions  principales.  Peut-être  même 
ce  mot  école,  dont  il  fait  un  si  étrange  abus,  n'est-il  pas  toujours  employé 
aussi  à  faux  qu'il  en  a  l'air.  N'oublions  pas  que,  pendant  plusieurs 
siècles,  les  étudiants  romains  s'étaient  comme  emparés  d'Athènes  et 
l'avaient  convertie  en  une  sorte  d'université.  On  devait  y  compter  alors, 
comme  à  Oxford  ou  à  Cambridge,  presque  autant  d'écoles  que  de  mai- 
sons, et  bien  des  monuments,  construits  à  toute  autre  fin,  avaient  dû 
être  appropriés  aux  besoins  de  l'enseignement;  de  là  des  dénominations 
qui  contredisent  notre  savoir,  qui  nous  semblent  risibles ,  et  dont  Tcti- 


MAI  1855.  289 

nus  etCallicrate  auraient  souri  comme  nous,  mais  qui  peut-être,  à  notre 
insu,  ont  été  vraies  un  certain  jour,  puis  se  sont  conservées  durant  le 
Bas-Empire ,  et  jusqu'au  temps  de  notre  voyageur.  On  voit  donc  que , 
par  bien  des  côtés,  il  y  a  dans  ce  court  document  d'amples  sujets  d'in- 
duction et  d'études. 

Il  prouve,  à  notre  avis,  deux  choses  principales:  d'abord,  que,  mal- 
gré dix  siècles  d'abandon,  malgré  les  Goths  et  les  iconoclastes,  mal- 
gré les  spoliations  impériales,  malgré  les  travaux  militaires  des  ducs 
et  des  polémarques,  Athènes,  au  xv'  siècle,  possédait  des  restes  con- 
sidérables de  son  antique  architecture.  Ses  monuments,  en  général, 
devaient  être  moins  altérés,  moins  dégradés  que  ceux  de  Rome  à  la 
même  époque.  Un  climat  plus  doux  et  plus  égal,  des  matériaux  plus 
résistants  et  plus  massifs,  un  mode  de  construction  et  d'appareil  plus 
difficile  à  entamer,  tout  avait  dû  protéger  les  monuments  d'Athènes, 
tout,  jusqu'à  la  décadence  de  la  ville  elle-même.  Obscure,  solitaire, 
éloignée  de  la  scène  du  monde,  elle  en  était  plus  à  l'abri  de  la  des- 
truction. Ce  n'est  pas  impunément  qu'une  grande  cité  ressuscite  de 
ses  cendres  et  reste,  même  après  sa  chute,  la  métropole  de  l'univers. 
Elle  ne  se  perpétue  qu'à  condition  de  se  détruire;  c'est  aux  dépens  de 
la  ville  ancienne  que  la  nouvelle  se  construit.  Et  pourtant,  voyez  dans 
les  récils  de  Poggio  Bacciolini  combien  de  temples,  de  tombeaux,  de 
thermes,  d'amphithéâtres,  de  colonnes  et  d'arcades,  ne  compte-t-il  pas 
à  Rome,  lui  qui  se  plaint  d'en  avoir  vu  tant  détruire^?  Voyez  ce  que 
Pétrarque,  un  peu  avant  Poggio,  nous  dit  du  septizonium  de  Sévère. 
Cent  ans  à  peine  écoulés,  que  restait-il  de  tout  cela?  La  Rome  du 
xv*  siècle  était  donc  incomparablement  plus  riche  en  débris  de  l'anti- 
quité que  la  Rome  qui  nous  reste  aujourd'hui;  à  plus  forte  raison 
Athènes,  vers  la  même  époque,  offrait-elle  au  voyageur  un  spectacle 
dont  ce  qui  subsiste  ne  peut  donner  aucune  idée.  Ce  n'est  ni  le  temps 
ni  la  main  de  l'homme,  c'est  la  poudre  à  canon  seule,  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  qui  pouvait  ravager  et  presque  anéantir  ces  admirables 
masses.  Une  longue  série  de  monuments,  non  pas  intacts,  mais  encore 
à  moitié  debout  et  de  forme  encore  accusée,  voilà  ce  qu'en  1/160 
l'anonyme  avait  vu  à  Athènes,  voilà  ce  qu'avant  tout  nous  apprend  son 
récit. 

Ce  qu'il  nous  enseigne  en  second  lieu,  c'est  que  ces  débris  visibles , 
ces  traces  matérielles  étaient  tout  ce  qui  restait  de  la  ville  antique  : 
les  souvenirs  avaient  disparu;  on  ne  savait  plus  rien  de  son  histoire.  Les 

'  De  varielate  fortune ,  p.  21,  édii  de  Paris,  17^3,  iii-4*. 


290         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

premiers  siècles  de  Byzance ,  les  premiers  temps  du  christianisme  étaient 
l'extrême  limite  où  les  regards  pouvaient  encore  atteindre;  au  delà 
commençait  une  profonde  nuit.  Aussi  voyez  notre  anonyme  en  face  du 
Parthénon  :  à  qui  en  attribue-t-il  l'honneur?  prononce-t-il  les  noms  de 
Phidias  et  d'Ictinus  ?  Il  ne  sait  même  pas  que  ces  deux  hommes  ont 
existé.  Pour  lui  les  architectes  du  Parthénon  sont  Apollôs  et  Eulogios, 
c'est-à-dire ,  selon  toute  apparence ,  les  deux  premiers  auteurs  de  sa 
ruine,  les  deux  maçons  byzantins  qui  firent  une  église  du  temple  de 
Minerve.  L'échancrure ,  la  brèche  énorme,  qui  coupe  en  deux  le  fronton 
oriental,  le  pronaos  détruit,  ses  six  colonnes  renversées,  voilà  l'œuvre 
dont  il  restait  souvenir,  voilà  ce  qu'en  i  /j6o  on  appelait  avoir  construit 
le  Parthénon.  Le  sic  vos  non  vobis  a-t-il  jamais  reçu  plus  belle  applica- 
tion, et  quel  exemple  pourrait  mieux"  nous  apprendre  le  degré  d'igno- 
rance et  d'oubli  de  leur  gloire  où  les  Grecs  étaient  alors  tojnbés  ?     ' 

Quand  on  faisait  de  telles  méprises  sur  le  sol  même  de  Grèce,  il 
était  tout  simple  qu'en  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  en  Flandre, 
on  ne  se  piquât  pas  de  plus  d'exactitude.  Voulait-on  représenter  Athènes 
dans  une  de  ces  chroniques  à  figures  qui  racontaient  l'histoire  du 
monde  depuis  Noé  jusqu'au  xv"  siècle  ,  l'artiste  traçait  de  fantaisie  la  vue 
à  vol  d'oiseau  de  sa  ville  ou  de  sa  bourgade,  flamande  s'il  était  Flamand  , 
allemande,  s'il  était  né  au  delà  de  la  Meuse  ou  du  Rhin,  puis  il  écri- 
vait au  bas  :  «  Ceci  est  le  portrait  de  l'antique  cité  d'Athènes.  »  M.  de  La- 
borde  met  sous  nos  yeux  deux  portraits  de  ce  genre,  tirés,  l'un  de  ia 
chronique  de  Jean  de  Courcy,  en  date  de  i/iyà,  l'autre  de  la  grande 
chronique  de  Nuremberg.  Ici  des  toits  pointus,  de  hauts  beffrois,  des 
flèches  élancées,  on  se  croirait  à  Bruges;  là  des  coupoles,  des  dômes 
arrondis,  comme  à  Cologne  ou  à  Mayence.  Ces  sortes  d'anachronismes  et 
de  travestissements  n'avaient  alors  rien  de  rare.  Etait-il  plus  étonnant  de 
faire  d'Athènes  une  forêt  de  clochetons  et  de  mâchicoulis,  que  de  coifl'er 
Pilate  du  chaperon  florentin,  ou  d'aflubler  César  d'un  pourpoint  à  l'es- 
pagnole. Quel  artiste  en  ce  temps-là  s'inquiétait  de  la  couleur  locale,  de 
la  vérité  du  costume?  On  ne  peignait  au  vrai  que  les  visages  :  ce  qui 
était  bien  quelque  chose;  mais  personne,  avant  Mantegna  et  son  école, 
ne  s'était  avisé  de  consulter  la  colonne  Trajane  pour  savoir  qu'un  soldat 
romain  n'était  ni  armé  ni  vêtu  comme  un  hallebardicr  dé  fempereur 
Maximilien.  ^        '     • '^     '    *"  " 

Laissons  donc  ces  représentations  fantastiques  d'Athènes;  c'est  une 
irrévérence  qui  ne  s'adresse  pas  spécialement  à  la  Grèce  et  à  ses  chefs- 
d'œuvre  :  nos  dessinateurs  et  nos  peintres  avaient  alors  pour  toutes 
choses  ce  même  sans-façon.  Ce  qui  semble  plus  étrange,  c'est  qu'à  la 


MAI  1855.  291 

même  époque,  vers  1 465,  mi  docte  architecte,  un  des  San-G allô,  ï oncle 
d'Antoine  ,  s  occupant  lui  aussi  des  monuments  de  la  Grèce  ,  n'en  ait 
fait  que  des  croquis  en  quelque  sorte  imaginaires.  Dans  un  précieux 
portefeuille  conservé  à  la  bibliothèque  Barberini ,  au  milieu  d'une  cen- 
taine de  feuilles  de  parchemin  sur  lesquelles  ce  maître  habile  a  repro- 
duit les  principaux  édifices  d'Italie,  exactemen  l  mesurés  par  lui,  on  trouve, 
de  sa  main,  quelques  dessins  des  monuments  d'Athènes.  Ces  dessins, 
cités  par  Winckelmann,  et  avant  lui  par  plusieurs  voyageurs,  ne  valaient 
pas  tant  de  célébrité.  M.  de  Laborde  nous  donne  en  fac-similé  la  feuille 
qui  représente  leParthénon.  C'est  presque  une  caricature .  ou ,  du  moins, 
un  mélange  confus  et  à  peine  intelligible  des  formes  architecturales  du 
Pantbéon  de  Rome  et  de  quelques  réminiscences  des  métopes  et  du  fron- 
ton occidental  de  Phidias.  Evidemment  San-Gallo  n'avait  pas  vu  la 
Grèce;  ce  n'était  pas  d'après  nature  que  sa  plume  avait  tracé  ces  cro- 
quis. Comment  donc  avait-il  mêlé  de  pareilles  fantaisies  à  des  études 
sérieuses?  Une  note  marginale  nous  t'explique.  San-Gallo  tenait  d'un 
Grec,  venant  d'Athènes,  les  modèles  de  ces  dessins;  il  les  avait  co- 
piés de  confiance,  sans  s'assurer  de  leur  fidélité;  et,  comme  le  trait  en 
était  maladroit  et  indécis,  en  les  copiant  il  les  avait  interprétés.  De  là 
ces  indications,  ces  motifs  de  sculpture  grecque  encadrés  dans  des  sou- 
venirs d'architecture  romaine. 

Ainsi  le  xv*  siècle  tout  entier,  en  Occident  comme  en  Orient,  ne 
fournit  pas  une  notion  véritablement  exacte  sur  l'état  des  monuments 
d'Athènes.  On  n'en  tire  que  des  fables  ou  des  demi-vérités  qui  ne  valent 
guère  mieux.  En  sera-t-ii  autrement  du  xvi'?  Cet  âge  d'or  de  la  philo- 
logie et  de  l'érudition,  ce  siècle  nourri  de  grec,  élevé  dans  l'amour, 
dans  la  prédilection  des  lettres  grecques ,  peuplé  de  beaux  esprits  par- 
lant grec  dès  le  berceau ,  n'âura-t-il  pour  Athènes  et  pour  ses  ruines  ni 
sympatliie,  ni  curiosité?  Ne  voudra-t-il  pas  visiter,  connaître,  étudier 
celte  mère-patrie  de  l'art  grec?  Ses  savants,  ses  artistes  n'en  feront-il  pas 
le  but  d'un  nouveau  genre  de  pèlerinages?  Non,  le  xvi'  siècle  s'écoule 
comme  le  xv*  sans  la  moindre  préoccupation ,  sans  le  moindre  souci  de 
la  (àrèce,  sans  chercher  ù  savoir  s'il  existe  ou  s'il  n'existe  pas  sur  son 
sol  des  traces  de  son  passé.  Cet  oubli,  cette  indifférence,  venaient  sans 
doute  en  partie  de  la  peur  qu'on  avait  des  Turcs.  Ces  gardiens  incom- 
modes guérissaient  de  l'envie  d'aller  voir  leurs  trésors.  Pour  naviguer 
dans  ces  parages,  même  après  la  paix  conclue  entre  la  Porte  et  Venise, 
il  fallait  être  trafiquant;  les  savants  ne  s'y  hasardaient  pas.  Dans  tout 
le  xvi*  siècle,  M.  de  Laborde  a  pris  la  peine  de  le  constater,  il  ne  s'est 
pas  fait  un  livre,  on  n'a  pas  imprimé  un  récit  de  voyage  d'où  se  puisse 


292  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tirer,  au  sujet  de  la  Grèce,  le  moindre  renseignement.  Les  uns,  André 
Thevet,  par  exemple,  dans  sa  Cosmographie  da  Levant,  parlent  d'Athènes 
comme  s'ils  l'avaient  vue ,  mais  de  manière  à  ne  tromper  personne;  c'est 
de  la  pure  supercherie  à  peine  déguisée;  d'autres,  tels  que  Pierre  Belon 
ou  Guillaume  Postel,  ont  vraiment  voyagé;  ils  ont  vu  la  Judée,  l'Egypte, 
l'Arabie  ;  mais  la  Grèce ,  ils  n'en  disent  mot ,  ils  l'ont  traversée  sans  la  voir. 
Jean  Carlier  de  Pinon,  et,  quinze  ans  avant  lui,  Jean  Chesneau,  secré- 
taire de  M.  d'Aramont,  ambassadeur  de  France,  n'en  disent  pas  davan- 
tage ;  ils  ont  couru  l'Archipel ,  entrevu  Corinthe  et  Mégare ,  passé  devant 
Egine,  mouillé  en  vue  de  Sunium  ,  en  vue  du  cap  des  Colonnes,  comme 
ils  l'appellent ,  et  l'idée  ne  leur  est  venue  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  faire 
deux  pas  de  plus  pour  visiter  Athènes;  ce  qui  vaut  encore  mieux,  c'est 
un  baron  de  Saint-Blancard  envoyé,  en  i537,  dans  les  mers  du  Levant, 
à  la  tête  d'une  flotte  française  :  battu  par  la  tempêle,  il  relâche  au  Pirée, 
il  y  entre,  il  s'y  met  à  l'ancre;  l'Acropole  et  le  Parthénon  sont  là  qui 
brillent  au  soleil;  il  reste  à  bord  de  son  navire,  sans  songer  à  les  aller 
voir,  et,  quand  le  temps  redevient  beau,  il  part  sans  regretter  de  ne 
les  avoir  pas  vus. 

Ces  gens-là  n'avaient-ils  ni  lettres  ni  culture?  Voici  Martin  Krauss, 
])rofesseur  à  Tubingue,  helléniste  célèbre  et  lettré  s'il  en  fut,  qui,  en 
iSyS,  pendant  la  paix  qui  suit  la  bataille  de  Lépante,  entre  en  com- 
merce épistolaire  avec  un  savant  grec  établi  à  Constantinople,  Théodore 
Zygomalas  :  la  première  question  qu'il  lui  fait  est  celle-ci  :  «  Athènes  est- 
«  elle  complètement  détruite,  comme  le  disent  nos  historiens  allemands. ►^ 
«est-il  vrai  qu'elle  soit  remplacée  par  quelques  cabanes  de  pêcheurs ?)v 
A  quoi  son  correspondant  se  hâte  de  répondre  qu'il  existe  une  Athènes 
et  des  Athéniens,  que  la  ville  est  remplie  de  monuments  magnifiques  et 
qu'elle  compte  encore,  bien  que  déserte  en. partie,  près  de  douze  mille 
habitants.  Sur  tous  ces  points,  Zygomalas  parle  en  homme  compétent, 
c'est  de  la  pure  statistique;  mais  il  ne  s'en  tient  pas  là;  il  se  lance  à  faire 
de  l'histoire,  à  désigner  les  monuments,  à  leur  donner  des  noms,  à 
parler  des  artistes,  et  alors  il  faut  voir  quelle  série  de  balourdises!  Il  ne 
dit  plus  un  mot  qui  ait  le  sens  commun,  tout  juste  comme  l'anonyme 
de lAGo. 

Les  deux  siècles  se  valent  donc  dès  qu'il  s'agit  d'apprécier,  de  juger, 
ou  seulement  de  connaître  Athènes  et  ses  monuments.  Sur  ce  point,  la 
critique  est  aussi  retardée  sous  Henri  IIl  que  sous  Louis  XL  Et  pour- 
tant, pendant  ces  cent  années,  quels  progrès  n'avait-on  pas  faits  dans 
l'étude  et  dans  la  découverte  des  monuments  classiques!  La  passion  des 
antiquités  s'était  répandue  partout;  mais,  pour  la  satisfaire,  il  n'était  qu'un 


MAI  1855.  293 

seul  lieu,  l'Italie.  Chercher  des  bas-reliefs,  des  inscriptions,  des  mé- 
dailles, des  fragments  de  peinture,  des  statues,  ailleurs  qu'à  Rome,  ail- 
leurs qu'en  Italie,  l'idée  n'en  venait  à  personne.  Que  n'eût-on  pas  trouvé 
en  Afrique,  en  Espagne,  et  surtout  dans  le  midi  de  la  France!  On  n'y 
songeait  pas  plus  qu'à  la  Grèce.  L'Italie  était  un  champ  si  vaste ,  comme 
le  remarque  M.  de  Laborde,  qu'un  siècle  ou  deux  n'étaient  pas  trop 
pour  l'exploiter  à  fond.  Ajoutons  qu'il  fallait  ce  long  apprentissage  avant 
d'en  venir  à  comprendre,  à  sentir,  à  goûter  les  perfections  de  l'art  grec. 
Ce  qu'il  y  a  d'admirable  et  d'exquis  dans  cet  art,  sa' grandeur,  sa  sobriété , 
sa  justesse,  jamais  des  yeux  façonnés  aux  derniers  raffinements  du  go- 
thique fleuri  n'en  auraient  eu  l'intelligence.  C'est  une  loi  de  notre  esprit 
de  ne  marcher  que  par  degrés,  soit  qu'il  aille  en  avant,  soit  qu'il  re- 
tourne en  arrière.  Si,  par  hasard,  au  lieu  de  s'attacher  d'abord  à  l'Italie, 
au  lieu  de  se  nourrir,  de  s'abreuver  d'art  romain,  l'Europe  savante  était 
tombée  du  premier  coup  sur  Athènes,  sait-on  ce  qu'elle  aurait  admiré, 
protégé,  conservé  de  préférence?  ce  qu'il  y  avait  de  moins  grec  dans 
la  Grèce,  les  œuvres  du  temps  d'Hadrien.  Ce  luxe  épanoui,  cet  éclat 
théâtral,  l'auraient  nécessairement  séduite,  tandis  qu'elle  eût  trouvé  rude, 
^austère  et  presque  un  peu  barbare,  le  style  de  Phidias. 

Ce  n'était  donc  pas  seulement  le  hasard ,  la  proximité,  l'occasion ,  qui, 
dès  le  début  de  la  renaissance,  avaient  porté  vers  l'Italie,  vers  les  an- 
tiquités romaines,  nos  études  et  nos  hommages;  c'était  un  attrait  natu- 
rel, une  harmonie  préétablie;  notre  éducation  devait  commencer  par 
là;  nos  yeux,  au  moment  du  réveil,  n'étaient  pas  prêts  à  contempler 
un  autre  ordre  de  beautés;  nous  étions  condamnés  à  cet  oubli  momen- 
tané des  chefs-d'œuvre  d'Athènes.  Si,  du  moins,  en  restant  dans  l'ombre , 
ils  s'étaient  conservés  h  notre  admiration  !  mais,  par  une  triste  coïnci- 
dence, c'est  au  moment  où  l'attention  commence  à  se  tourner  vers  eux 
que  leur  ruine  se  consomme.  Il  était  réservé  au  xvn*  siècle  d'assister  à 
leur  résurrection,  ou,  du  moins,  aux  premières  tentatives  de  les  mettre 
en  lumière,  et  d'être  à  la  fois  témoin  du  coup  le  plus  irréparable  qui. 
depuis  deux  mille  ans,  les  eût  encore  atteints.  ^u>i,\ 


L.  VITET. 


[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


3d 


294       ^  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

■  ■  j.;  '  ' 
i«*   LeXICON  ETYMOLOGICUM  LINGUARUM  ROM  an  arum,  ITALICyE,  HIS- 

'    PANiCyE,  gallicjE.,  par  Friederich  Diez.Bonn,  chez  A.  Marcus , 

•    i853,  I  vol.  in-8^ 

2®  La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit 

ET    AVEC    les   autres  LANGUES   INDO-EUROPÉENNES ,    par    Loilis 

",,  Delatre.  Paris,  chez  Didot,  i854,  t.  ^^  in-8^ 
3"  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  ou  grammaire  des  dialectes 
français  aux  xii^  et  xiii^  siècles,  suivie  d'an  glossaire  contenant 
tous  les  mots  de  l'ancienne  langue  qui  se  trouvent  dans  l'ouvrage, 
•ipar  G.  F.  Burguy.  Berhn,  chez  F.  Schneider  et  comp.,  t.  1", 
'    i853,  t.  II,  i8ôA  (le  troisième  et  dernier  est  sous  presse).    î 
ii°  Guillaume  d'Orange,  chansons  de  geste  des  xi"  et  xii'  siècles, 
publiées  pour  la  première  fois  et  dédiées  à  S.  M.  Guillaume  III, 
roi  des  Pays-Bas,  par  M.  W.  J.  A.  Jonkbloet,  professeur  à  la 
'  Faculté  de  Groningue.  La  Haye,  chez  Martinus  NyhoEF,  i85A, 
*2  vol.  in- 8°. 
5°  Altfranzôsische  Lieder,  etc.  [chansons  en  vieux  français ,  cor- 
p,  rigées  et  expliquées ,  auxquelles  des  comparaisons  avec  les  chansons 
:,,  en  provençal,  en  vieil  italien  et  en  haut  allemand  du  moyen  âge,  ef 
;(i  un  glossaire  en  vieux  français  sont  joints) ,  par  Ed.  Màtzner.  Berlin , 
ixhez  Ferd.  Dùmmler,  i853,  i  voL  in-rS". 

DEUXIÈME    ARTIGLE^ 

Le  premier  point ,  quand  on  jette  un  coup  d'oeil  général  sur  l'étude 
des  langues  romanes,  c'est  d'en  constater  l'étymologie.  L'étymologie 
est  la  racine  par  laquelle  ces  langues  tiennent  au  sol  maternel  et  en  ont 
reçu,  dans  le  temps,  leur  sève  et  leur  développement.  Le  nombre  des 
mots  créés  de  toutes  pièces  est  infiniment  petit  ;  il  se  réduit  }\  quelques 
onomatopées.  Quelques  autres  sont  dus  à  des  accidents  qui  ont  attri- 
bué à  certains  objets  des  noms  sans  aucun  rapport  essentiel  avec  la 
chose  nommée:  par  exemple,  dans  le  siècle  dernier,  silhouette,  nom 
d'un  financier,  qui  fut  transporté  à  ce  genre  de  dessin;  plus  ancienne- 
ment, le  joli  mot  espiègle,  né  de  l'allemand  Ealenspiegel,  titre  d'un  re- 
cueil de  facéties;  et,  plus  anciennement  encore,  renard,  qui,  de  nom 

'   Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'avril,  page  2o5. 


f'.'l.y/,:/  MAI  1855.      \r)Q  295 

propre  d'homme,  est  devenu  le  nom  d'un  animal,  expulsant  le  nom 
ancien  et  étymologique  de  goalpil  ou  goalpille  (vulpecula),  dont  il  ne  reste 
plus  de  trace  que  dans  goupillon.  Ces  sortes  d'accidents  ne  sont  pas 
très-rares,  et,  quand  tout  renseignement  fait  défaut,  ils  peuvent  égater 
bien  loin  les  étymologistes.  En  tout  cas,  il  faut  voir. là  des  significations 
accidentelles,  mais  non  des  mots  nouveaux;  et  silhouette,  Eulenspiegel  et 
Renard,  de  leur  côté,  ont  lem-  origine  qui  les  rattache  à  des  anneaux 
antérieurs.  11  est  donc  vrai  de  dire  que  tout  le  fonds  des  langues  romanes 
relève  de  l'étymologie. 

Il  faut  soigneusement  distinguer  ces  deux  sources ,  fune  qui  est  acci- 
dentelle, et  l'autre  qui  est  véritablement  historique.  Dans  la  première, 
il  n'y  a  aucun  rapport  avec  l'idée ,  laquelle  n'a  été  liée  au  mot  que  par 
une  association  ï'ortuite;  daus  la  seconde,  on  peut  toujours  suivre, 
même  dans  les  plus  lointains  détoiu'S,  les  transitions.  Ainsi,  dans  les 
exemples  cités,  quand  on  a  résolu  Eulenspiegel,  en  Eule ,  chouette,  et 
Spiegel,  miroir,  ou  le  nom  propre  Renard  en  ses  éléments  germa- 
niques, il  ne  reste  plus  pour  attache  commune  qu'un  hasard,  et,  à 
partir  de  là,  les  radicaux  prennent  une  direction  qui  leur  est  propre. 
Dans  l'autre  cas,  au  contraire,  où  tout  se  suit,  on  remonte  de  proche 
en  proche  sans  perdre  le  fil;  et,  en  étudiant,  par  exemple,  notre  mot 
copie,  on  arrivera,  sans  erreur,  au  mot  latin  opes,  richesse,  opulence. 
Le  bas  latin  a  étendu  copia,  abondance,  jusqu'à  signifier  multiplicité, 
reproduction,  d'où  copie,  et,  cela  constaté,  on  sait  que  co^ia  vient  de 
cum  et  ops.  ■  , 

Au  moment  où  l'étymologie ,  et  ce  moment  n'est  pas  bien  loin  de 
nous,  prit  véritablement  son  essor,  les  recherches  se  concentrèrent  de 
préférence  sur  les  rapports  des  langues  que  Ion  a  nommées  indo-euro- 
péennes, le  grec,  le  latin,  l'allemand,  le  slave  et  le  sanscrit.  D'abord, 
il  est  vrai  de  dire  que  c'est  cette  comparaison  même  qui  a  établi  ha 
principes;  puis  il  y  avait,  contre  les  langues  romanes,  un  certain 
préjugé  qui  les  représentait  ou  comme  barbares  ou  comme  faciles. 
Elles  ne  sont  ni  faciles  ni  barbares,  et  méritent  toute  l'attention  que 
Ion  commence  à  leur  donner.  M.  Diez  est  un  de  ceux  qui  ont  rendu  le 
plus  de  services  à  cette  étude,  et  aujourd'hui  il  fenrichit  d'un  nouveau 
travail  où,  tantôt  se  rectifiant,  tantôt  se  développant,  il  dépose  le  ré- 
sultat de  sa  longue  expérience  des  textes  et  des  formes.  Non  pas  qu'il 
ait  entrepris  un  glossaire  étymologique  de  tous  les  mots  des  langues  ro- 
manes ;  lui-même  il  déclare  qu'il  ne  s'est  senti  ni  assez  de  force  ni  assez  de 
courage  pour  un  pareil  labeur.  Pourtant  il  a  voulu  donner  quelque  chose 
qui  lit  un  tout,  et,  de  la  sorte,  il  a  tourné  .son  attention  .  i°  sur  les  mot» 

38. 


296  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  plus  usuels,  sur  ceux  qui  reviennent  le  plus  souvent  dans  le  discours 
et  dans  les  écrits ,  exceptant  toutefois  ceux  qui  s'expliquent  sans  peine 
par  le  latin,  et  qui,  dès  lors,  n'exigent  aucune  recherche;  2°  sur  des 
mots  moins  usuels,  mais  importants  élymologiquement;  tels  sont  des 
particules,  des  verbes  simples,  des  adjectifs  simples,  en  somme  bon 
nombre  de  mots  plus  d'une  fois  traités  par  les  linguistes  et  arrivés  à  un 
certain  renom.  De  ce  choix  de  mots  il  a  fait  deux  parties  :  la  première 
comprend,  d'une  manière  assez  complète,  du  moins  pour  ce  qui  est 
encore  usité,  le  fonds  commun  aux  langues  romanes,  c'est-à-dire  celui 
qui  appartient  à  la  fois  aux  trois  domaines,  l'italien,  l'hispano-portugais 
et  le  franco-provençal.  Dans  chacun  des  articles,  il  a  donné  la  préséance 
à  la  langue  italienne,  tant  à  cause  du  pays  qu'elle  habite  qu'en  raison 
de  son  affinité  plus  grande  avec  le  latin;  et,  là  même  où  elle  s'écarte 
plus  que  les  langues  sœurs  de  la  forme  primitive,  l'auteur,  naturelle- 
ment, n'a  pas  dû  déroger  à  son  principe.  Dans  la  seconde  partie,  il  a  mis 
trois  glossaires  contenant  respectivement  le  fonds  propre  à  l'italien,  à 
l'hispano-portugais,  au  franco-provençal.  Il  n'a  donné  de  place  particu- 
lière ni  à  la  langue  valaque,  fille  du  latin,  élevée  sur  une  terre  étran- 
gère, ni  à  la  langue  du  pays  de  Coire,  et  il  s'est  contenté  de  les  citer 
pour  la  comparaison.  Comprenant  que  les  patois  contenaient  d'excel- 
lents matériaux  qui  souvent  éclaircissent  les  rapports  des  lettres  et  le 
développement  de  l'idée,  il  les  a  partout  consultés.  Tel  est  l'ordre  gé- 
néral suivi  par  M.  Diez,  sauf  quelques  infractions  auxquelles,  d'ailleurs, 
un  lexique  des  mots  expliqués  sert  de  remède. 

L'étymologie  est  une  science  accessoire  de  l'histoire  :  le  but  essen- 
tiel en  est  de  déterminer  comment  un  mol  dérive  d'un  mot,  comment 
une  langue  dérive  d'une  langue.  Les  langues  se  transmettent  comme 
les  institutions;  il  importe  de  connaître  aussi  bien  la  transmission  des 
unes  que  des  autres.  De  même  que  l'historien  est  chargé  de  dire  de 
quelle  façon,  l'organisation  de  l'empire  romain  venant  en  conflit  avec 
l'établissement  des  barbares,  il  en  sortit  d'abord  la  période  transitoire 
de  la  monarchie  franque,  puis  enfin  la  société  féodale,  de  même  l'his- 
torien, devenant  alors  étymologiste,  est  chargé  de  dire  comment,  du 
conflit  des  langues  entre  les  populations  diverses,  sont  nés  les  mots  et 
les  idiomes  qui  ont  finalement  supplanté  la  latinité.  Même  je  dirais, 
sans  grande  hésitation,  que  la  seconde  étude  est  une  excellente  prépa- 
ration à  la  première.  En  efl'et,  du  premier  coup  d'œil,  la  filiation  est 
encore  mieux  accusée  dans  les  langues  que  dans  les  institutions.  Le  mot, 
le  radical,  est  quelque  chose  de  matériel  et  de  visible  qui  se  laisse 
mieux  toucher,  qui  se  perd  moins  de  vue  dans  la  transformation,  et 


.<iTK       MAI  1«55.  297 

dont  la  trace  est  plus  apparente.  Nul  n'en  connaît  la  naissance;  il 
provient  d'une  antiquité  lointaine  ;  c'est  un  trésor  traditionnel  que  les 
peuples  se  passent;  mais,  quel  que  soit  le  point  de  son  passage  où  on  le 
saisisse,  on  le  suit,  à  partir  de  là,  dans  les  métamorphoses  à  l'aide  des- 
quelles il  satisfait  non-seulement  à  la  pensée  nouvelle ,  mais  même  à  la 
pensée  croissante.  Aucun  phénomène  historique  plus  que  celui-là  ne 
donne  la  conviction  que  l'histoire  n'est  qu'une  constante  évolution  de 
ce  qui  est  en  ce  qui  sera,  et  ne  montre  la  pari  qui  revient  aux  deux 
éléments  toujours  en  présence,  le  fonds  préexistant  et  la  nécessité  de  le 
modifier.  *•  î  \n> 

L'enseignement  n'est  pas  moindre  quant  à  la  théorie  même  du  lan- 
gage et  aux  facultés  fondamentales  de  l'esprit  humain.  Sans  doute  l'ély- 
mologie  ne  mène  pas  encore  et,  on  peut  dire,  ne  mènera  jamais  à  tou- 
cher les  origines  et  les  sons  primordiaux  d'où  les  langues  sont  sorties 
par  un  développement  régulier.  Mais  pourtant  elle  a  fait  du  chemin  dans 
cette  voie  ascendante  vers  le  passé  de  notre  histoire;  et  elle  en  fera  cer- 
tainement hien  davantage  à  mesure  que  le  cercle  de  se»  comparaisons 
s'étendra,  et  que,  dans  chacune  des  grandes  familles  d'idiomes,  elle  aura 
réussi  à  distinguer,  avec  une  précision  suffisante ,  les  éléments  radicaux. 
D'ailleurs  les  espaces  intermédiaires  lui  sont  ouverts;  et  le  fait  est  que 
la  faculté  qui  transforme  est  de  même  nature  que  la  faculté  qui  créa; 
les  transformations  étant,  dans  tous  les  cas,  une  création  pour  une  part. 
Or  c'est  dans  l'histoire  seule  qu'on  peut  étudier  et  connaître  cette  faculté. 
Chez  l'individu  elle  est  tellement  rudimentaire,  que  l'observation  la 
plus  attentive  ne  peut  en  constater  ni  la  nature  ni  l'étendue.  L'histoite 
est,  si  je  puis  ainsi  parler,  un  microscope  qui  grossit  considérablement 
et  rend  perceptibles  des  phénomènes  autrement  incompris  de  nous. 
La  courte  durée  d'une  vie  individuelle  ne  suffit  jamais  au  développe- 
ment, qui  ne  trouve  place  que  dans  la  longue  durée  de  la  vie  collective, 
ïi'élymologie  est  l'instrument  analytique  qui  permet  d'observer  cette 
grande  faculté  dans  ses  opérations,  et  de  concevoir  par  quelle  délicate 
et  féconde  élaboration  les  sons  produits  par  le  larynx  humain  se  trans- 
forment en  mots ,  c'est-à-dire  en  idées  exprimées. 

Les  anciens  ont  dit  que  la  géographie  et  la  chronologie  sont  les  deux 
yeux  de  l'histoire,  ne  pouvant  attribuer  aucune  efficacité  historique  à 
i'étymologie,  qui,  au  fond,  leur  était  tout  à  fait  étrangère.  Mais,  depuis, 
elle  a  conquis  sa  place  par  de  grands  services.  Le  plus  grand  de  tous 
est  certainement  celui  qu'elle  vient  de  rendre,  pour  ainsi  dire  sous  nos 
yeux,  quand  elle  a  constaté  les  affinités  fondamentales  du  sanscrit  avec 
l'ancienne  langue  des  Perses  et  avec  la  plupart  des  idiomes  européen». 


298  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Non-seulement  elle  gagna,  par  cette  vaste  comparaison,  une  consistance 
scientifique  qui,  jusque-là,  lui  avait  fait  défaut,  substituant  partout  des 
règles  organiques  aux  divinations  plus  ou  moins  heureuses  dont  elle  se 
servait  précédemment,  mais  encore  elle  changea  la  face  des  choses  his- 
toriques en  établissant  des  connexions  qui  n'avaient  jamais  été  soup- 
çonnées, et  en  portant  le  regard  sur  des  périodes  antérieures  à  l'histoire'. 
Elle  a  révélé,  sinon  les  faits  réels  qui  se  sont  passés,  du  moins  les 
linéaments  du  cadre,  et ,  grâce  à  elle ,  l'étude  a  fait  un  progrès  dans  la 
reconstruction  du  passé.  Il  faut  bien,  aujourd'hui,  concevoir  un  temps 
où  les  populations  qui  sont  établies  sur  les  bords  du  Gange  et  celles  qui 
sont  allées  à  l'ouest  jusque  sur  ceux  du  Rhin  et  de  la  Seine  ont  eu  des 
relations  suffisantes  pour  qu'un  fonds  de  vocables  leur  soit  commun, 
aussi  bien  dans  les  langues  qui  ont  péri  que  dans  les  langues  qui  ont 
continué.  De  sorte  que  ,  là  où  tous  les  documents,  livres,  inscriptions, 
traditions  même,  avaient  disparu,  la  langue,  conservée  à  travers  tant 
et  tant  de  métamorphoses,  a  permis  de  remonter  pas  à  pas  le  dédale. 
L'étymologie  a  été  le  fil,  de  même  que,  pour  rattacher  les  formes  des 
animaux  antédiluviens  à  ceux  de  notre  époque,  le  fil  a  été  l'analogie  de 
structure  et  le  plan  général  auquel  est  soumis  le  système  des  organismes 
vivants. 

M.  Diez  appartient  à  cette  école  dont  le  mérite  a  été  de  fonder 
l'étymologie  sur  des  principes  certains.  Quand  Platon,  dans  un  de  ses 
dialogues ,  essaye  quelques  dérivations ,  il  est  facile  de  voir  que  toute  règle 
lui  manque,  obligé  qu'il  est,  dans  son  ignorance  des  idiomes  étrangers, 
de  demander  à  la  langue  grecque  qu'elle  rende  raison  d'elle-même.  Les 
grammairiens  indiens,  avec  une  sagacité  qui  leur  fait  certainement  hon- 
neur, ont  poussd  bien  plus  loin  l'analyse  étymologique,  ramenant  tous 
leurs  mots  à  un  tlième  radical.  Mais  je  pense  que  la  critique  européenne, 
quand  elle  revisera  tout  cela  et  tentera  le  départ  entre  les  éléments 
nationaux  et  les  éléments  étrangers,  aura  des  corrections  à  faire.  On  est 
porté  à  le  soupçonner,  par  exemple,  à  propos  du  mot  dinara,  qui,  évi- 
demment, le  denarias  des  Romains,  importé  par  le  commerce,  est  traité 
comme  un  mot  sanscrit,  et  rattaché  à  une  racine  indigène  :  dina,  pauvre, 
et  ri,  aller  (ce  qui  est  donné  aux  pauvres),  ou  di,  dépenser,  avec  un 
affixe,  tandis  que  la  vraie  racine  est  decem,  par  l'intermédiaire  de  dent 
Varron  compare  le  latin  au  grec,  mais  sans  que  de  son  travail  ait  pu 
résulter  aucune  théorie  générale.  Manifestement  il  n'y  avait  qu'une 
comparaison  étendue  entre  des  idiomes  divers  il  est  vrai,  mais  tenant 
les  uns  aux  autres  par  des  liens  intimes,  qui  pût  donner  la  clef  de  tant 
de  problèmes.  Autrefois  on  n'avait  pour  se  guider  que  la  ressemblance 


MAI  1855.  299 

des  mots  et  du  sens;  mais  ce  procédé  de  recherches  avait  toute  sorte 
d'inconvénients  :  il  laissait  échapper  des  concordances  très-réelles ,  car 
il  arrive  maintes  fois  que  des  mots,  différents  en  apparence,  émanent  ce- 
pendant de  radicaux  identiques  ;  il  exposait  à  confondre  ensenible  des 
mots  semblables  en  apparence,  mais  dissemblables  au  fond;  enfm  ce 
n'était  qu'un  moyen  empirique  de  recherche,  qui  ne  fournissait  pas  la 
clef  pom'  pénétrer  dans  l'intimité  des  vocables  et  en  suivre  les  permu- 
tations régulières.  Je  dis  régulières,  car  l'observation  des  faits  a  montré 
qu'une  grande  uniformité ,  respectivement  propre  à  chaque  langue  , 
prévalait  dans  ce  domaine,  que  les  exceptions  étaient  rares  et  qu'elles 
étaient,  elles  aussi,  susceptibles  d'explication.  Ainsi,  considérant  un  mot 
commun  au  sanscrit,  au  pei^an,  au  grec,  au  latin,  à  l'allemand,  ou,  si  l'on 
veut  se  borner  au  système  roman,  un  mot  commun  au  français,  ay 
provençal,  à  l'italien,  à  f espagnol,  il  a  fallu  rendre  compte  des  formes 
qu'il  a  prises ,  et  suivre  pas  à  pas  chaque  lettre  qui  entre  dans  la  com- 
position. C'est  une  opération  analogue  à  l'analyse  chimique.  De  la  subs- 
tance mise  dans  le  creuset  et  réduite  en  ses  éléments,  le  chimiste  doit 
retrouver  le  poids  équivalent;  ici  les  éléments  sont  leslettres,  et  l'analyse 
est  incomplète  et  partant  incertaine  tant  que  les  équivalents  n'ont  pas 
été  rigoureusement  retrouvés.  Celte  exactitude  n'est  possible  qu'à  une 
condition ,  c'est  que  chaque  langue  aura  un  système  qu'elle  suivra ,  et 
que  les  permutations  ne  seront  pas  indéterminées  d'une  langue  à  une 
autre.  Cela  est  en  effet,  et  l'expérience  le  démontre.  Dans  chaque  idiome 
les  lettres  du  radical  se  permutent,  se  développent  ou  se  resserrent 
suivant  des  règles  suiïîsamment  constantes.  Il  est  donc  possible  de  tra- 
cer des  paradigme^  auxquels  les  étymologies  devront  satisfaire  pour 
devenir  certaines. 

On  se  fera  sans  peine  une  idée  de  ces  paradiguies  À  l'aide  de  quel- 
ques exemples  empruntés  au  français.  Les  infinitifs  latins  en  ëre  sont 
changés  en  cindre,  genwre,  geindre  {gémir  est  moderne),  pingere,  peindre, 
extingaere ,  éteindre,  stringere,  eslreindre.  Us  suivie  d'une  consonne  au 
début  d'un  mot  n'est  pas  reçue  dans  le  français;  il  faut  toujours  qu'elle 
soit  précédée  d'un  e  :  spatha,  espée,  status,  estât,  stare,  cslci\  spiritus , 
esprit,  astimarc,  esmer.  Dans  l'intérieur  d'un  mot,  le  français  supprime 
volontiers  une  consonne  et  rapproche  les  voyelles:  rotundus ,  reond, 
aujourd'hui  rond,  mataras,  meiir,  aujourd'hui  mûr,  secarus,  seùr,  au- 
jourd'hui sûr,  redemptio,  raençon,  aujourd'hui  i*ançon,  sçUieitare,  soul- 
cier,  aujourd'hui  soucier,  angastus,  aoust.  L'/,  précédée  d'uo  a  ou  d'un  e, 
disparait  et  fait  place  à  une  voyelle  ;  balscunum,  baume,  alter,  auti'e,  aU(U\ 
auter,  aujourd'hui  autel,  calidus ,  chaud,  psalnius,  saumc,  aujourd'hui 


300  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

'psaume.  Ce  sont  encore  des  formations  analogues  que  somniam,  songe  , 
simias,  singe,  jadicare,  juger,  calamniari,  chalenger,  prépdicnre,  prescher, 
pedica,  piège,  pertica,  perche,  porticus,  porche.  En  étendant  cette  re- 
cherche à  tous  les  mots,  on  aura  un  ensemble  de  formes  qui  seront  dans 
un  rapport  certain  avec  l'origine  latine.  Maintenant,  le  même  travail  se 
fait  pour  le  provençal,  pour  l'italien,  pour  l'espagnol,  ce  qui  procure  au- 
tant de  filières  par  lesquelles  l'étymologie  romane  doit  pouvoir  passer. 
Les  mots  ne  sont  pas  seulement  composés  de  lettres,  c'est-à-dire 
d'articulations;  ils  sont,  en  outre,  affectés  d'un  accent  dont  la  place  est 
variable.  Accent,  qui,  chez  nous,  a  des  significations  diverses,  veut  dire 
ici  l'élévation  de  la  voix  sur  une  syllabe ,  ce  que  les  Grecs  appelaient 
'Gspo(TCt)Sta..  On  a  longtemps  dit  que  la  langue  française  n'avait  point 
d'accent;  il  est  difficile  de  comprendre  comment  une  pareille  erreur  a 
pu  être  commise,  vu  que  notre  vers  dépend  essentiellement  de  la  place 
des  accents.  Seulement  l'accent  français  a,  dans  chaque  mot,  une  po- 
sition très-uniforme,  et  la  règle  en  peut  être  donnée  en  deux  mots  : 
toute  terminaison  masculine  est  accentuée;  toute  terminaison  féminine 
reporte  l'accent  sur  la  syllabe  pénultième.  L'accentuation  latine  n'est 
pas  beaucoup  plus  compliquée:  l'accent  est  sur  la  pénultième,  quand 
cette  pénultième  est  longue,  et  sur  l'antépénultième  quand  la  pénultième 
est  brève.  Eh  bien,  cet  accent  latin  a  exercé  la  plus  grande  influence 
sur  la  formation  de  la  langue  française;  il  a  constamment  déterminé  la 
conservation  de  la  syllabe  sur  laquelle  il  portail,  de  sorte  que  les  re- 
tranchements et  les  conlraclions  ont  agi  sur  les  syllabes  non  accentuées 
dans  le  latin.  Ainsi,  dans  les  infinitifs  que  j'ai  cités,  et  qui  ont  \e  non 
accentué,  imprimere,  gémere,  pingere,ï accent,  en  français,  est  resté  sur 
la  syllabe  accentuée  en  latin  :  empreindre,  geindre,  peindre.  L'accent,  étant 
sur  per  et  por  dans  pérlica  et  pôrticas,  est  sur  les  mêmes  syllabes  en  fran- 
çais :  perche  et  porche;  amàbilis  a  donné  aimable;  etjidélis  a  donné  feàl, 
legàlis,  loyal,  amàvimus  s'est  changé  en  aimàsmes ;  fémina  en  femme;  pri- 
màrias  en  premier;  principem  en  prince;  amaritàdinem  en  amertàme; 
œtàtem  en  aé,  ancien  français,  synonyme  d'âge.  Il  y  a  quelques  ano- 
malies qu'on  fait  disparaître  en  connaissant  l'historique  du  mot.  Manger 
est  dans  ce  cas;  à  l'infinitif  il  est  régulier,  mandacdre  accentuant  la  syl- 
labe finale  de  manger;  mais  k  l'impératif,  mange,  la  régularité  est  dé- 
truite; car  mandàca  a  l'accent  sur  dà,  et  mange  Y  a  sur  màn.  Remarquons 
que  manger  n'est  pas  autre  chose  qu'une  contraction  de  l'ancienne  forme 
manjuer,  qui,  à  l'impératif,  a  l'accent  où  il  faut,  manjde.  Voilà  donc  une 
règle  de  plus  à  introduire  dans  l'examen  des  procédés  par  lesquels  un 
fnot  latin  devient  roman. 


MAI  1855.  301 

Pourtant  l'on  rencontre  quelques  exceptions  ,  c'est-à-dire  quelques 
cas  qui  prouvent  qu'au  moment  de  la  formation  les  populations  ac- 
centuaient certains  mots  autrement  que  ne  faisait  la  latinité.  Il  ne  fau- 
drait pas  mettre  dans  cette  catégorie  des  exceptions  l'ancienne  forme 
proavoire  qui  existait  à  côté  de  prestre  et  qui  avait  la  même  signification; 
prestre  vient  de  preshyler,  et  proavoire  de  presbyterem ,  avec  conserva- 
tion exacte  des  accents.  Mais  il^'en  est  plus  de  même  de  autour  et 
vautour.  Valtur  a  donné  correctement  en  espagnol  huître;  mais,  en  fran- 
çais, vautour  suppose  un  valtdrem  au  lieu  de  vdltarem;  semblablement 
autour  suppose  astàrem ,  au  lieu  de  àsturem.  A  côté  de  chanvre,  dont  l'ac- 
centuation reproduit  cannabis ,  il  y  a  un  ancien  mot  cavene,  qui  force 
d'admettre  un  cannabis.  Ce  sont  des  exceptions  extrêmement  limitées  ; 
il  n'y  a  donc  aucune  pétition  de  principe  à  remonter  de  l'accentuation 
romane  à  une  accentuation  fautive,  mais  antique.  En  effet,  la  règle 
est  tellement  constante ,  qu'elle  s'impose  aux  irrégularités  mêmes,  et  en 
donne  la  clef. 

A  l'aide  de  ces  règles  appliquées  avec  une  critique  rigoureuse,  on 
parvient  à  reproduire  les  formes  d'où  émanent  immédiatement  les 
mots  romans.  En  beaucoup  de  cas  ils  ne  dérivent  que  médiatement  du 
latin,  et  il  a  existé  un  mot ,  qu'on  peut  appeler  bas  latin,  et  qui  sert  d'in- 
termédiaire. M.  Diez  distingue  avec  beaucoup  de  raison  deux  sortes  de 
bas  latin  ,  l'un  qui  appartient  aux  premiers  siècles,  alors  que  les  langues 
populaires  étaient  plus  voisines  de  Ki  source  latine;  celui-là  est  une 
mine  féconde  pour  l'exploration,  attendu  qu'il  donne  des  formes  non 
altérées;  l'autre,  dû  aux  notaires  et  aux  moines,  alors  que  les  langues 
nouvelles  commençaient  à  s'écrire,  est  dénué  d'importance,  et  souvent 
égarerait  plutôt  qu'il  ne  guiderait;  car  ces  gens  qui  latinisaient  n'avaient 
pas  la  connaissance  de  la  formation  du  mot.  A  côté  de  ces  deux  bas 
latins  on  peut  en  placer  un  troisième,  c'est  celui  qui  se  refait  à  l'aide 
des  formes  romanes.  Age  dérive  certainement  de  œtas,  mais  il  n'en  vient 
point  directement;  âge  est  contracté  de  l'ancienne  forme  eage,  aagc, 
edagc,  qui,  vu  les  lois  de  la  permutation  des  lettres,  mène  à  une  forme 
œtaticum,  qui  a  du  exister  au  moins  virtuellement.  Hommage  vient  de 
homo;  là  le  bas  latin  des  notaires,  hommagium,  ne  nous  apprend  rien  ; 
mais,  en  recomposant  la  finale  âge  en  aticam,  dont  elle  est  l'équivalent, 
on  trouve  ^ommaf/fum.  De  même  courage  vient  de  cor,  mais  par  l'inler- 
médiaire  de  la  même  finale ,  et  par  un  mot  qui  a  été  coraticam.  Naître 
ne  tient  à  nasci  que  par  un  verbe  nascere;  apparaître,  à  apparere,  (|ue  par 
un  verbe  apparcscerc.  Admonester  se  rattache  à  admonere  par  l'intermé- 
diaire d'un  mot  admonestam,  qui  est  d'autant  plus  justifié,  que  les  Romans 

39 


302  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

disaient,  non  pas  monére,  mais  mônere,  comme  on  le  voit  p2ir  semondre , 
de  sammonere ;  ce  qui  a  permis  de  faire  un  participe  admonestas.  Con- 
voiter, ancienne  forme  covoiter,  revient  de  la  même  façon  à  capidas,  par 
l'intermédiaire  d'un  verbe  cupidare,  en  provençal,  cobeitar,  en  italien, 
cabitare. 

M.  Diez  est  pénétré  de  la  nécessité  de  reconstruire  les  formes  mo- 
dernes, et  il  n'a  pas  manqué  d'en  montrer  la  voie  et  d'y  recourir  en 
maintes  circonstances.  Cependant  aucun  travail  général  de  ce  genre 
n'a  été  fait;  et,  selon  moi,  il  mériterait  d'être  entrepris.  Un  glossaire 
des  formes  de  transition  et  qui  résulterait  de  l'analyse  des  mots  romans, 
serait  un  utile  complément  aux  glossaires  qui  résultent  du  dépouillement 
des  textes.  Il  faudrait  y  faire  concourir  toutes  les  langues  romanes , 
aussi  bien  dans  leur  forme  ancienne  que  dans  leur  forme  moderne;  il 
faudrait  ne  pas  négliger  les  patois;  il  faudrait  enfin  noter  les  cas  où  l'ac- 
cent latin  a  été  transposé.  En  y  réunissant  les  mots  bas  latins  qui  sont 
donnés  tous  faits  dans  les  anciens  textes  (à  l'exclusion,  bien  entendu,  de 
ceux  qui  doivent  être  rejetés,  comme  je  l'ai  dit  un  peu  plus  baut  avec 
M.  Diez),  on  aurait  un  aperçu  de  la  décomposition  que  subit  alors  la 
langue  latine. 

Le  bas  latin,  ainsi  conçu  et  complété,  peut  servir  à  juger  certaines 
hypothèses.  Celle  de  Raynouard  était  qu'avant  les  langues  qui  sont 
actuellement  le  français,  le  provençal,  l'italien,  l'espagnol,  il  y  avait 
eu  une  langue  commune,  qui  était  fille  directe  du  latin,  et  mère  des 
langues  modernes.  Cette  hypothèse  a  beaucoup  perdu  du  crédit  qu'elle 
devait  à  son  auteur,  caries  recherches,  quelque  loin  qu'elles  se  soient 
portées,  n'ont  mis  nulle  part  en  lumière  cet  idiome,  relativement 
primitif.  La  comparaison  avec  le  bas  latin  ne  lui  est  pas  non  plus  favo- 
rable. En  effet,  ce  qui  paraît  commun,  ce  sont  les  altérations  du  latin 
qui  procèdent  d'une  façon  uniforme,  mais,  qui  ,  d'une  façon  uniforme 
aussi,  donnent,  suivant  les  lieux,  naissance  aux  formes  françaises,  pro- 
vençales, italiennes,  espagnoles.  En  résolvant  ces  formes  d'après  les 
règles  établies,  on  remonte,  non  pas  à  un  roman  commun,  mais  à  un 
latin  modifié. 

Une  autre  hypothèse  a  été  de  supposer  que  les  langues  romanes  prove- 
naient d'un  certain  latin  rustique.  Si  par  là  on  a  voulu  dire  qu'au  moment 
delà  désorganisation  ce  fut  la  langue  populaire  qui  prévalut,  on  a  raison. 
Mais,  si  l'on  entend  que  le  patois  latin,  qui  se  parlait  sans  doute  dans 
les  campagnes  au  temps  d'Auguste  et  de  ses  successeurs,  est  plus  parti- 
culièrement l'origine  du  roman,  c'est-à-dire  que  les  mots  bas  latins,  tels 
que  capidare,  hominaticam ,  coraticum,  étaient  dans  les  patois,  je  crois 


;   -  MAI  1855.  303 

qu'on  est  dans  l'erreur.  En  général  ces  formes  du  bas  latin  sont  des  formes 
qui  allongent;  par  cela  elles  indiquent  que  les  populations  qui  les  avaient 
ci^îées,  et  qui  s'en  servaient,  avaient  perdu  le  sens  des  formes  plus 
courtes  et  plus  analogiques  qui  étaient  propres  à  la  latinité.  Or  un  pa- 
tois (on  n'a  qu'à  le  voir  par  nos  propres  patois)  n'a  pas  ce  caractère,  et 
il  tient  plus  de  l'archaïsme  que  de  toute  autre  chose,  tandis  que  ces 
formes  allongées  sont  néologiques,  étant  dictées  par  la  nécessité  d'assu- 
rer le  sens  des  mots,  qui  s'obscurcit.  Ces  conditions  reportent  donc  le  bas 
latin,  non  à  des  patois  dont  les  tendances  auraient  été  plutôt  archaïques, 
mais  à  la  corruption  qu'entraîna  le  mélange  des  populations.  Ajoutez 
que  c'est  à  ce  moment  que  s'introduisirent  bon  nombre  de  mots  germa- 
niques, qui  sont  certainement  d'origine  récente  dans  le  latin.  Tout  nous 
ramène  donc,  pour  l'ensemble  de  la  modification,  à  la  dissolution  de 
l'empire  romain. 

Quand  on  faisait  les  étymologies,  en  n'ayant  égard  qu'au  sens  et  à  la 
forme,  ou  bien  en  créant ,  comme  Ménage,  arbitrairement,  des  formes 
qui  servaient  h  rejoindre  les  deux  bouts,  elles  étaient  peu  sûres,  mais 
faciles.  Aujourd'hui  qu'il  faut  se  subordonner  rigoureusement  à  la  doc- 
trine des  sons  et  aux  règles  qui  en  découlent ,  elles  sont  plus  sures , 
mais  difTiciles.  «Celui-là  seul,  dit  M.  Diez,  se  fraye  un  chemin  à  un  ju- 
«gement  établi  scientifiquement,  qui  embrasse  tout  le  lexique  des  langues 
«romanes  jusque  dans  leurs  patois.  Si  on  ne  se  sent  pas  l'envie  de  pénétrer 
«si  avant,  qu'on  ne  se  plaigne  pas  de  perdre  pied  bien  souvent.  Il  n'y  a 
u  pas  lieu  de  s'étonner  que  plus  d'un  explorateur,  habile  dans  le  domaine 
«d'autres  langues,  commette  maintes  méprises  dans  celui  des  langues 
«  romanes,  n'examinant  qu'uu  fait  isolé,  et  à  un  point  de  vue  particulier, 
«sans  connaître  l'histoire  entière  et  les  relations  du  mot  dont  il  s'agit. 
«L'étymologic  romane  n'a  pas  moins  de  parties  obscures  que  toute 
«autre;  même  les  matériaux  latins  ne  sont  pas,  en  plusieurs  cas,  plus 
«  aisés  à  reconnaître  que  les  matériaux  étrangers.  Après  avoir  épuisé 
«  tous  les  moyens  qui  sont  à  notre  disposition,  il  se  trouve,  dans  chacune 
«  des  langues  romanes,  un  reste  considérable  de  mots  réfractaires  à  l'una- 
«  lyse.  A  la  vérité,  plusieurs  langues  où  les  Romans  puisèrent  n'ont  pas 
«  encore  été  soumises  à  une  élaboration  suffisante.  Et  certainement  des 
«  efforts  judicieux  parviendront  encore  à  résoudre  bien  des  énigmes  qui , 
«jusqu'à  présent,  demeurent  insolubles.  » 

É.  LITTRÉ. 
(La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


304  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 

conservés  à  la  Bibliothèque  impériale.  •   - 

DIXIÈME    ARTICLE  ^ 

Madame  de  Chevreuse  ne  ressemble  en  rien  à  madame  de  Haute- 
fort.  Elle  n'est  pas  dévote  le  moins  du  monde  :  les  scrupules  de  la 
vertueuse  dame  d'atours  ne  la  touchent  guère;  elle  ne  représente  point 
auprès  d'Anne  d'Autriche  les  Carmélites  et  le  Val-de-Grâce ,  le  père  de 
Gondi,  le  père  Vincent,  Philippe  de  Cospéan,  mais  les  Vendôme  et 
Châteauneuf.  Elle  se  sert  de  la  religion  pour  renverser  Mazarin ,  mais 
comme  de  toute  autre  machine,  et  son  âme  est  tout  entière  à  l'ambition 
et  à  ses  amis.  Elle  n'est  point  renfermée  dans  une  petite  coterie  pieuse  : 
elle  est  à  la  tête  d'un  grand  parti,  à  la  cour,  dans  le  parlement,  dans 
l'Eglise,  dans  l'aristocratie ,  en  France  et  en  Europe.  Elle  est  l'âme  de 
ce  parti;  elle  le  dirige  tantôt  dans  l'ombre  et  tantôt  à  découvert.  Elle 
correspond  avec  le  duc  de  Lorraine ,  avec  la  reine  d'Angleterre ,  avec 
le  roi  d'Espagne ,  avec  le  gouvernement  des  Pays-Bas.  Elle  est  le  véri- 
table chef  des  Importants  par  l'ascendant  d'un  dévouement  éprouvé, 
d'une  longue  lutte  admirablement  soutenue,  d'un  grand  nom  et  d'une 
grande  situation,  d'un  esprit  délié,  fin,  pénétrant,  surtout  d'une  âme 
résolue.  Madame  de  Chevreuse  possédait  presque  toutes  les  qualités  du 
grand  politique;  une  seule  lui  manquait,  et  celle-là  précisément  sans 
laquelle  toutes  les  autres  tournent  on  ruine  :  elle  ne  savait  pas  se  pro- 
poser un  juste  but,  ou  plutôt  elle  ne  choisissait  pas  elle-même:  c'était 
un  autre  qui  choisissait  pour  elle.  Madame  de  Chevreuse  était  femme 
au  plus  haut  degré;  c'était  là  sa  force  et  aussi  sa  faiblesse.  Son  premier 
ressort  était  l'amour  ou  plutôt  la  galanterie,  et  l'intérêt  de  celui  qu'elle 
aimait  lui  devenait  son  principal  objet ^.  Voilà  ce  qui  explique  les  pro- 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i854,  page  5^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  621  ;  pour  le  troisième,  celui  d'octobre,  page 
Goo;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  pape  687;  pour  le  cinquième,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19;  pour  le 
septième,  celui  de  février,  page  84;  pour  le  huitième,  celui  de  mars,  page  161  ;  et, 
pour  le  neuvième,  celui  d'avril,  page  217.  —  *  Madame  de  Motleville,  t.  I", 
p.  198  :  «Je  lui  ai  oui  dire  à  elle-même,  sur  ce  que  je  la  louois  un  jour  d'^avoir 
«eu  part  à  toutes  les  grandes  affaires  qui  étoient  arrivées  en  Europe,  que  jamais 
«l'ambition  ne  lui  avoit  touché  le  cœur,  mais  que  son  plaisir  l'avoit  menée,  c'est- 
«  à-dire  qu'elle  s'étoit  intéressée  dans  les  affaires  du  monde  seulement  par  rapport 
«  à  ceux  qu'elle  avoit  aimés.  »  C'est  à  quoi  se  réduit  le  passage  de  Relz,  que  nous 
citerons  tout  à  l'heure. 


MAI  1855.  305 

diges  de  sagacité,  de  finesse  et  d'énergie  qu'elle  a  déployés  en  vain  à  la 
poursuite  d'un  but  chimérique  qui  reculait  toujours  devant  elle  et  sem- 
blait l'atliror  par  le  prestige  m^me  de  la  diffîcullé  et  du  péril.  La 
Rochefoucauld  l'accuse  d'avoir  porté  malheur  à  tous  ceux  qu'elle  a 
aimés  ^;  il  est  plus  vrai  de  dire  que  tous  ceux  qu'elle  a  aimés  l'ont  pré- 
cipitée à  leur  suite  dans  des  entreprises  insensées.  Ce  n'est  pas  elle 
apparemment  qui  a  fait  de  Buckingham  une  sorte  de  paladin  sans 
génie ,  de  Charles  IV  un  brillant  aventurier,  de  Chalais  un  étourdi 
assez  fou  pour  s'engager  contre  Richelieu  sur  la  foi  du  duc  d'Orléans, 
de  Châteauneuf  un  ambitieux  impatient  du  second  rang  sans  être  ca- 
pable du  premier.  Il  ne  faut  pas  croire  que  l'on  connaît  madame  de 
Chevreuse  quand  on  a  lu  le  portrait  célèbre  que  Retz  en  a  tracé,  car 
ce  portrait  est  outré  et  chargé  comme  tous  ceux  de  Retz,  et  destiné  à 
amuser  la  curiosité  maligne  de  madame  de  Caumartin  :  sans  être 
faux,  il  est  d'une  sévérité  poussée  jusqu'à  l'injustice.  Appartenait-il  bien, 
en  vérité,  au  remuant  et  déréglé  coadjuteur  d'être  le  censeur  impi- 
toyable d'une  femme  dont  il  a  partagé  les  égarements?  Ne  s'est-il  pas 
trompé  tout  autant  et  bien  plus  longtemps  qu'elle?  At-ii  montré,  dans 
le  combat,  plus  d'adresse  et  de  courage,  et  dans  la  défaite  plus  d'intré- 
pidité et  de  constance?  Mais  madame  de  Chevreuse  n'a  pas  écrit  des 
mémoires  d'un  style  aisé  et  piquant  où  elle  rejèvc  sa  personne  aux  dépens 
de  tout  le  monde.  Pour  nous,  nous  lui  reconnaissons  deux  juges,  et 
qui  ne  sont  pas  suspects,  Richelieu  et^Iazarin.  Richelieu  l'a  traitée 
comme  l'ennemi  le  plus  redoutable  qu'il  ait  rencontré.  Deux  fois  il  l'a 
exilée;  et,  par  la  main  de  Louis  XIII  mourant,  quand  les  portes  de  In 
France  s'ouvraient  à  tous  les  proscrits,  son  implacable  ressentiment  les 
a  fermées  à  madame  de  Chevreuse.  Lisez  avec  attention  les  carnets  de 
Mazarin  :  vous  y  verrez  la  profonde  et  continuelle  inquiétude  qu'elle  lui 
inspire  en  iGii3.  Plus  tard,  il  s'est  fort  bien  trouvé  de  s'être  réconcilié 
avec  elle,  et  d'avoir  suivi  ses  conseils  aussi  judicieux  qu'énergiques. 
Enfin,  en  1660,  quand  Mazarin,  victorieux  de  toutes  parts,  signe  le 
traité  des  Pyrénées ,  et  que  don  Luis  de  Haro  le  félicite  du  repos  qu'il 
va  goûter  après  tant  d'orages,  le  cardinal  lui  répond  qu'on  ne  se  peut 
promettre  de  repos  en  France,  et  que  les  femmes  mêmes  y  sont  fort  à 
craindre.  «Vous  autres  Espagnols,  lui  dit-il,  vous  en  parlez  bien  à  votre 
((  aise;  vos  femmes  ne  se  mêlent  que  de  faire  l'amour,  mais  en  France  ce 
«  n'est  pas  de  même,  et  nous  en  avons  trois  qui  seraient  capables  de  gou- 
«  verner  ou  de  bouleverser  trois  grands  royaumes:  la  duchesse  de  Lon- 

'  Mémoirei,  collection  Pelitol,  I.  LI,  p.  SSg. 


306  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ugueville,  la  princesse  Palatine  et  la  duchesse  de  Chevreuse^»  Nous 
retrouverons  dans  la  Fronde  madame  de  Longueville  et  la  Palatine.  A 
l'époque  que  nous  entreprenons  de  «faire  connaître,  elles  ne  brillent 
encore  que  par  leur  esprit  et  leur  beauté.  Madame  de  Chevreuse  est 
seule  sur  la  scène  qu'un  jour  elles  se  partageront;  elle  y  est  seule  en  face 
de  Mazarin;  et,  à  dire  vrai,  elle  et  lui  sont  les  deux  principaux  acteurs 
du  drame  qui  se  joue.    . 

Madame  de  Chevreuse  était  née  avec  le  siècle.  Tous  les  témoignages 
s  accordent  à  dire  que,  dans  sa  jeunesse,  elle  avait  eu  la  beauté  la  plus 
séduisante.  Les  portraits  contemporains  que  possède  M.  le  duc  de 
Luynes,  et  qu'il  a  bien  voulu  nous  laisser  voir^,  lui  donnent  une  taille 
ravissante,  un  charmant  visage,  de  grands  yeux  bleus,  de  fins  et  abon- 
dante cheveux  d'un  blond  châtain,  le  plus  beau  sein,  et,  dans  toute  sa 
personne,  un  piquant  mélange  de  délicatesse  et  de  vivacité,  de  grâce 
et  de  passion.  Sans  entreprendre  de  raconter  sa  vie,  nous  en  esquis- 
serons les  traits  principaux,  et  nous  rappellerons  ce  qu'elle  fit  pour  la 
reine  Anne  au  temps  de  l'adversité,  afin  de  bien  montrer  quelle  influence 
elle  devait  s'attendre  à  exercer  sur  elle,  lorsqu'à  la  mort  de  Louis  XIII 
Anne  d'Autriche  devint  régente. 

Marie  de  Rohan,  fille  aînée  d'Hercule  de  Rohan,  duc  de  Monlbazon, 
et  de  Madeleine  de  Lenpncourt,  sa  première  femme,  née  en  dé- 
cembre 1600,  épousa,  en  1617,  cet  intrépide  favori  de  Louis  XIII, 
qui,  sur  ia  foi  de  la  mobile  dtnitié  d'un  roi,  osa  entreprendre  de  ren- 
verser l'autorité  de  la  reine-mère,  Marie  de  Médicis,  détruisit  le  maré- 
chal d'Ancre,  combattit  à  la  fois  les  princes  et  les  protestants,  et  com- 
mença, contre  Richelieu  lui-même,  le  système  de  Richelieu^.  Luynes, 
qui  devait  bientôt  trouver  la  mort  en  assiégeant  Montauban ,  comme 
plus  tard,  à  son  exemple,  Richelieu  assiégea  et  prit  La  Rochelle,  était 

'  Vie  de  madame  de  Longueville,  par  Villcfore,  édition  de  1739,  II'  partie,  p.  33. 
Madame  de  Molleville,  t.  1",  p.  178  :  «J'ai  ouï  dire  à  ceux  qui  l'ont  connue  parti- 
I  culièremeni  qu'il  n'y  a  jamais  eu  personne  qui  ait  si  bien  connu  les  inlérêls  de 
«  tous  les  princes  et  qui  en  parlât  si  bien  ;  et  môme  je  l'ai  entendu  louer  de  sa 
«  capacité.  »  —  *  Voyez  le  portrait  gravé  de  Leblond ,  in-f°,  26  à  a6  ans.  Ovale  admi- 
rable, grands  yeux,  beau  sein,  cbeveux  frisés  et  crêpés  du  commencement  de 
Louis  XIII.  Très-belle  personne,  mais  sans  aucun  charme,  par  l'effet  d'un  burin 
sec  et  vulgaire.  Tout  au  contraire,  l'exoellent  portrait  de  la  collection  in^"  de 
Darel,  dédiée  à  madame  de  Chevreuse  elle-même,  lui  donne  les  mêmes  avantages 
parés  des  attraits  les  plus  séduisants.  Il  a  été  gravé  de  nouveau  en  Angleterre  par 
Harding.  Quant  aux  petits  portraits  de  Moncornet,  ils  n'ont  aucun  rapport  avec 
madame  de  Chevreuse  à  aucun  âge.  Odicuvre  la  représente  déjà  vieille;  mais  on 
sent  encore  que  la  beauté  et  la  grâce  ont  passé  par  là.  —  ^  Sur  Luynes,  voyez  notre 
.second  article,  livraison  de  septembre,  i854. 


MAI  1855.  307 

fait  pour  plaire  au  cœur  hardi  de  la  belle  et  fière  Marie  de  Rolian,  et 
la  duchesse  et  connétable  de  Luynes  aima  très-fidèlement  son  mari\  Elle 
en  eut  une  fille  morte  sans  alliance  dans  la  plus  haute  dévotion,  et  un 
fils  qui  joua  un  certain  rôle  au  xvii'  siècle  par  ses  liaisons  avec  Port- 
Koyal,  traduisit  en  français  les  Méditations  de  Descartes,  écrivit,  sous  le 
nom  de  M.  de  Laval,  d'estimables  livres  de  piété,  et  continua  l'illustre 
maison.  La  jeune  connétable  ,  restée  veuve  en  1621,  épousa  en  secondes 
noces,  en  1622,  Claude  de  Lorraine,  duc  de  Chevreuse,  un  des  fils  du 
grand  Henri  de  Guise,  grand  chambellan  de  France,  et  dont  le  plus 
grand  mérite  était  celui  de  son  nom,  accompagné  de  la  bonne  mine 
et  de  la  vaillance  qui  ne  pouvaient  manquer  à  un  prince  de  la  maison 
de  Lorraine;  d'ailleurs,  sans  nul  ordre  dans  ses  affaires,  et  bien  peu  édi- 
fiant dans  ses  mœurs,  ce  qui  explique  et  atténue  les  torts  de  sa  femme. 
De  ce  nouveau  mariage  vinrent  trois  filles  :  deux  qui  moururent  en 
religion ,  et  la  troisième ,  la  belle  et  célèbre  mademoiselle  de  Che- 
vreuse, qui  eut  la  faiblesse  d'écouter  Relz,  à  ce  que  Retz  nous  apprend, 
et  qu'en  récompense  il  n'a  pas  oublié  de  peindre  en  caricature,  pour 
divertir  celle  à  laquelle  il  écrivait '^ 

La  nouvelle  duchesse  de  Chevreuse  avait  été  nommée,  du  temps  de 
son  premier  mari,  surintendante  de  la  maison  de  la  reino,  et  elle  était 
bientôt  devenue  la  favorite  d'Anne  d'Autriche,  comme  le  connétable 
était  le  favori  de  Louis  XIIL  La  cour  était  alors  très-brillante,  et  la  ga- 
lanterie à  l'ordre  du  jour.  La  belle  favorite  était  naturellement  vive  et 
hardie;  elle  céda  aux  séductions  du  plaisir  et  de  la  jeunesse;  elle  eut 
des  amants ,  et  ses  amants  la  jetèrent  dans  la  politique.  Retz  lui-même  en 
convient  dans  ce  passage,  trop  fameux  pour  que  nous  puissions  ne  pas 
le  donner  ici,  après  avoir  bien  averti  que,  si  le  fond  a  quelque  vérité, 
la  couleur  m  est  exagérée  à  plaisir  :  «Je  n'ai  jamais  vu  qu'elle,  dit  il, 
«  en  qui  la  vivacité  suppléât  au  jugement.  Kllc  lui  donnait  même  assez 
«souvent  des  ouvertures  si  brillantes,  qu'elles  paraissaient  comme  des 
«éclairs,  et  si  sages,  qu'elles  n'eussent  pas  été  désavouées  par  les  plus 
«grands  hommes  de  tous  les  siècles.  Ce  mérite,  toutefois,  ne  fut  que 
«d'occasion.  Si  elle  fut  venue  dans  un  siècle  où  il  n'y  eût  point  eu  d'af- 
«faires,  elle  n'eût  pas  seulement  imaginé  qu'il  y  en  pût  avoir.  Si  le 
«prieur  des  chartreux  lui  eût  plu,  elle  eût  été  solitaire  de  bonne  foi. 
«M.  de  Lorraine  la  jeta  dans  les  affaires,  le  duc  de  Buckingham  et  le 
«comte  de  llolland  l'y  entretinrent,  M.  de  Châteauneuf  l'y  amusa.  Elle 

'  Madame  de  Mottevillc,  t.  I,  p.  n  :  «  La  duchesse  de  Luynes,  qui  était  très-bien 
•  avec  son  mari.  »  —  *  Tome  I",  p  aa  1 . 


308  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  s'y  abandonna  parce  qu'elle  s'abandonnait  à  tout  ce  qui  plaisait  à  celui 
«  qu'elle  aimait,  sans  choix,  et  purement  parce  qu'il  fallait  qu'elle  aimât 
«  quelqu'un.  Il  n'était  pas  même  difficile  de  lui  donner  un  amant  de 
«partie  faite;  mais,  dès  qu'elle  l'avait  pris,  elle  l'aimait  uniquement  et 
«  fidèlement,  et  elle  nous  a  avoué,  à  madame  de  Rhodes  et  à  moi,  que 
«par  un  caprice,  disait-elle,  elle  n'avait  jamais  aimé  le  mieux  ce  qu'elle 
«  avait  estimé  le  plus ,  à  la  réserve  du  pauvre  Buckingham.  Son  dévoue- 
«  ment  à  la  passion ,  qu'on  pouvait  dire  éternelle ,  quoiqu'elle  changeât 
«d'objet,  n'empêchait  pas  qu'une  mouche  lui  donnât  des  distractions^; 
«  mais  elle  en  revenait  toujours  avec  des  emportements  qui  les  faisaient 
«  trouver  agréables.  Jamais  personne  n'a  fait  moins  d'attention  sur  les 
«périls,  et  jamais  femme  n'a  eu  plus  de  mépris  pour  les  scrupules  et 
«  pour  les  devoirs.  Elle  ne  connaissait  que  celui  de  plaire  à  son  amant^.  » 
De  cette  peinture,  qui  eut  fait  envie  à  Tallemant,  retenez  au  moins 
ces  traits  frappants  et  fidèles  :  le  coup  d'oeil  prompt  et  sûr  de  madame 
de  Chevreuse,  son  courage  à  toute  épreuve,  sa  loyauté  et  son  dévoue- 
ment en  amour.  D'ailleurs  Relz  se  trompe  entièrement  sur  l'ordre  de  ses 
aventures,  il  en  oublie  et  il  en  invente;  et  il  a  l'air  de  regarder  comme 
des  bagatelles  les  événements  auxquels  les  passions  de  madame  de  Che- 
vreuse lui  firent  prendre  part ,  tandis  qu'il  n'y  en  a  pas  eu  de  plus  grands, 
de  plus  tragiques  même.  Laissons  là  le  ton  léger  et  agréable,  et  met- 
tons à  sa  place  la  vérité. 

La  jeune  reine  Anne  d'Autriche  et  sa  jeune  surintendante,  qui  étaient 
à  peu  près  du  même  âge,  ne  s'occupèrent  d'abord  que  de  passe-temps 
frivoles,  Anne ,  négligée  par  son  mari ,  trouvait  sa  consolation  dans  la 
société  et  dans  l'humeur  vive  et  enjouée  de  madame  de  Chevreuse. 
Elles  passaient  leur  vie  ensemble,  et  se  faisaient  de  toutes  choses,  dit 
madame  de  Motte  ville ,  «une  matière  à  leur  gaîté,  à  leur  plaisanterie  : 
iiagiovine  caor  tutto  è  ^luoco '.»  Henri  Rich ,  depuis  comte  de  HoUand, 
avait  été  envoyé  à  la  cour  de  France,  â  la  fin  de  i  62 /i  ou  au  commen- 
cement de  1625,  demander  pour  le  prince  de  Galles,  qui  devint  bientôt 
Charles  l*',  la  main  de  Madame,  la  belle  Henriette,  sœur  de  Louis  XIIL 
Pendant  cette  négociation,  le  comte  de  Holland  s'éprit  de  madame  de 
Chevreuse.  l\  était  jeune  et  bien  fait:  il  lui  plut*,  et  la  mit  dans  les 
intérêts  de  l'Angleterre.  Voilà,  je  crois,  le  vrai  début  de  madame  de 
Chevreuse  dans  l'amour  et  dans  les  affaires.  Holland  lui  persuada  d'en- 

'  Cette  grande  accusation  n'a  pas  la  portée  qu'on  lui  pourrait  donner  :  elle  signifie 
seulement  que  madame  de  Chevreuse  «  étoit  distraite  dans  ses  discours,  »  comme  nous 
l'apprend  madame  deMolleville,  1. 1",  p.  198. —  *ïome  I",  p.  2x9. — '  Madame  de 
Motteville,  ibid. p.  12.  —  'La Rochefoucauld,  Mémoires,  coUect. Petilot,  t. LI,p. 3Ao. 


MAI  1855.  '  309 

gager  sa  royale  amie  dans  quelque  belle  passion  semblable  à  la  leur. 
Anne  d'Autriche  était  vaine  et  coquette;  elle  aimait  à  plaire,  et  avec 
le  goût  de  son  pays  pour  la  belle  galanterie,  et  dans  l'abandon  où  la 
laissait  Louis  XIÏI,  elle  ne  s'interdisait  pas  de  recevoir  des  hommages. 
Mais  le  jeu  n'était  pas  sans  danger,  et  le  beau,  brillant  et  magnifique 
Buckingham  parvint  à  troubler  assez  sérieusemeni  le  cœur  de  la  reine. 
Ce  ne  fut  pas  la  faute  de  madame  de  Chevreuse  si  Anne  d'Autriche  ne 
succomba  pas  tout  à  fait.  Buckingham  était  entreprenant,  la  surinten- 
dante fort  complaisante,  et  la  reine  ne  se  sauva  qu'à  grand'peine'. 

Quoi  qu'en  dise  Retz,  nous  doutons  fort  que  Buckingham  ait  été 
autre  chose  à  madame  de  Chevreuse  que  l'intime  ami  de  son  amant, 
le  chef  du  parti  dans  lequel  Holland  l'entraîna.  Nous  ne  saurions  où 
placer  les  amours  de  Buckingham  et  de  madame  de  Chevreuse.  Elle  le 
vit  pour  la  première  fois  quand  il  vint  en  France,  au  mois  de  mai  i  fisS. 
pour  épouser  Madame  au  nom  du  roi  d'Angleterre,  et  alors  Buckingham 
était  dans  toute  la  folie  de  sa  passion  pour  la  reine  Anne,  et  madame  de 
Chevreuse  aimait  le  comte  de  Holland,  qu'elle  alla  rejoindre  en  Angle- 
terre, ayant  eu  l'art  de  se  faire  nommer  pour  y  conduire  avec  son  mari 
la  nouvelle  reine.  Or,  quand  madame  de  Chevreuse  aimait,  Retz  le  dit 
lui-même,  elle  aimait  fidèlement  et  uniquement.  Ce  n'est  pas  à  vingt- 
quatre  ans  qu'on  se  moque  d'un  premier  attachement  au  point  de  vou- 
loir donner  son  propre  amant  à  une  autre,  et  le  rôle  de  la  pauvre  femme 
n'est  déjà  pas  assez  beau  dans  cette  affaire,  pour  se  complaire  à  l'enlaidir 
encore.  Madame  de  Chevreuse,  il  est  vrai,  se  trouva  mal  en  apprenant 
la  nouvelle  de  l'assassinat  de  Buckingham.  Rien  de  plus  naturel  :  elle 
perdait  en  lui  un  ami  éprouvé,  le  confident  et  le  témoin  de  ses  pre- 
mières amours,  le  chef  et  l'espoir  des  ennemis  de  Richelieu.  Aux  propos 
hasardés  de  Retz  il  faut  opposer  le  récit  clair  et  bien  lié  de  La  Roche- 
foucauld ,  surtout  le  silence  de  Tallemant  ^,  qui  n'aurait  pas  manqué 
d'ajouter  ce  trait  h  sa  chronique  scandaleuse,  s'il  en  avait  jamais  en- 
tendu parler.  Ainsi,  sans  avoir  la  prétention  de  voir  clair  en  de  pareilles 
choses,  surtout  après  deux  siècles,  mais  en  suivant  nos  habitudes  de 

'  Nous  croyons  en  effet  à  la  scène  du  jardin  d'Amiens,  telle  que  la  racontent 
madame  de  Nlotteville  e(  La  Rochefoucauld ,  mais  nous  ne  crovons  pas  le  moins  du 
monde  à  celle  du  jardin  du  Louvr»-,  et  que  la  reine  ait  le  lendemain  envoyé  ma- 
dame de  Chevreuse  demander  à  Buckingham  s'il  était  sûr  qu'elle  ne  fût  pas  en 
danger  d'être  grosse,  ainsi  que  le  dit  Hctz  dans  le  manuscrit  original  de  ses  Mé- 
moires, que  reproduit  fidèlement  l'édilion  de  M.  Aimé  Champollion,  collection 
Miclinud  et  Poujoulat.  C'est  la  scène  d'Amiens  que  madame  de  Chevreuse  aura 
racontée  à  Retz,  et  qui,  vingt  ans  après,  se  sera  agrandie  et  embellie  dans  l'imagi- 
nation libertine  du  cardinal.  —  *  Tome  I,  p.  2^1,  etc. 

ho 


310  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

n'admettre  rien  que  sur  des  témoignages  certains,  nous  inclinons  à 
penser  qu'on  doit  rayer  le  duc  de  Buckingham  de  la  liste,  encore  bien 
nombreuse,  des  amants  de  madame  de  Chevreuse,  et  qu'au  beau  comte 
de  HoUand  a  succédé  immédiatement  le  beau  Clialais  dans  le  cœur  de 
la  belle  duchesse. 

Sans  faire  de  la  conspiration  de  Chalais,  comme  le  veut  Richelieu, 
«la  plus  eflVoyable  conspiration  dont  jamais  les  histoires  aient  fait  men- 
«  tion  \  »  on  ne  peut  se  refuser  à  admettre  qu'elle  n'était  pas  si  peu  de 
chose  que  l'a  dit  Chalais,  tremblant  pour  sa  tête.  La  cour  de  Monsieur 
était  déjà  un  foyer  d'intrigues  contre  Richelieu.  Monsieur  ne  voulait  pas 
du  mariage  qu'on  lui  proposait  avec  mademoiselle  de  Montpensier,  et , 
de  son  côté,  la  reine  Anne,  n'ayant  pas  encore  d'enfants,  redoutait  fort 
ce  même  mariage,  qui,  dans  l'avenir,  pouvait  lui  enlever  la  couronne 
et  la  transporter  dans  la  maison  d'Orléans.  Henri  de  Talleyrand,  prince 
de  Chalais,  de  la  maison  de  Périgord,  entreprit  de  venir  en  aide  à 
Monsieur  et  î\  la  reine  :  il  rêva  je  ne  sais  quelle  intrigue  ténébreuse  *, 
que  Richelieu  exagéra  peut-êtie,  mais  qu'il  parvint  à  établir  si  forte- 
ment dans  l'esprit  du  roi,  que,  non-seulement  Louis  XIII  lui  aban- 
donna Chalais,  comme  plus  tard  il  lui  abandonna  Cinq-Mars,  mais  que 
toute  sa  vie  il  demeura  persuadé  que  la  reine  avait  trempé  dans  cette 
affaire,  et  qu'elle  et  Monsieur  avaient  eu  la  pensée,  lui  mort  ou  dé- 
trôné, de  s'unir  ensemble.  Chalais,  malgré  les  larmes  de  sa  vieille  mère, 
monta  sur  le  premier  échafaud  dressé  par  Richelieu.  Monsieur  se  tira 
d'affaires  en  épousant  mademoiselle  de  Montpensier,  la  reine  tomba  plus 
que  jamais  en  disgrâce,  et  madame  de  Chevreuse,  lâchement  dénoncée 
par  le  duc  d'Orléans  et  par  Chalais  lui-même,  qui,  au  moment  de  périr, 
démentit  en  vain  ses  premiers  aveux,  fut  condamnée  à  sortir  de  France. 
Quelle  part  avait-elle  eue  dans  cette  conspiration?  Celle  que  l'amour  à 
la  fois  et  l'amitié  lui  avaient  faite.  Chalais  était  son  amant  et  elle  était 
dévouée  à  la  reine  Anne.  Elle  n'avait  pas  plus  imaginé  ce  complot-là 
que  tous  ceux  que  recommença  si  souvent  le  duc  d'Orléans,  sans  en 
achever  aucun;  mais,  en  y  entrant,  elle  y  dut  porter  son  ardeur  et  son 

'  Mémoires  de  Richelieu,  dans  la  collection  Petitol,  t.  111,  p.  64.  —  '  La  Roche- 
foucauld, Mémoires,  collect.  Petitot,  t.  Ll,  p.  SSg.  «Chalais  était  maître  de  la 
«garde-robe;  sa  personne  et  son  esprit  étaient  agréables,  et  il  avait  un  altache- 
«  ment  extraordinaire  pour  madame  de  Chevreuse.  Il  fut  accusé  d'avoir  eu  dessein 
n  contre  la  vie  du  roi  et  d'avoir  proposé  à  Monsieur  de  rompre  son  mariage  dans 
nie  but  d'épouser  la  reine,  aussitôt  qu'il  serait  parvenu  à  la  couronne.  Bien  que  ce 
«crime  ne  fût  pas  entièrement  prouvé,  Chalais  eut  la  tête  tranchée,  et  le  cardinal 
«n'eut  pas  de  peine  à  persuader  au  roi  que  la  reine  et  madame  de  Chevreuse 
«  n'avaient  pas  ignoré  le  dessein  de  Chalais.  » 


MAI  1855.  311 

énergie.  Richelieu  dit ,  et  nous  l'en  croyons ,  «  qu'elle  faisait  plus  de 
«mal  que  personne.^»  Elle  apprit  à  ses  dépens  ce  qu'il  en  coûte  de 
ti'op  aimer  une  reine.  Anne  d'Autriche  en  fut  quitte  pour  courber  un 
peu  plus  la  tête,  mais  sa  courageuse  confidente  vit  l'homme  qu'elle 
aimait  périr  par  la  main  du  bourreau;  et  elle-même,  arrachée  à  toutes 
les  douceurs  de  la  vie,  aux  fêtes  du  Louvre  et  à  son  beau  château  de 
Dampierre,  fut  réduite  à  aller  chercher  un  asile  sur  une  terre  étrangère. 
Aussi,  dit  Richelieu,  «elle  fut  transportée  de  fureur.»  Elle  s'emporta 
jusqu'à  dire  :  «qu'on  ne  la  connaissait  pas,  qu'on  pensait  qu'elle  n'avait 
«d'esprit  qu'à  des  coquetteries;  qu'elle  ferait  bien  voir,  avec  le  temps, 
«  qu'elle  était  bonne  à  autre  chose,  qu'il  n'y  avait  rien  qu'elle  ne  fit  pour 
«se  venger,  et  qu'elle  s'abandonnerait  plutôt  à  un  soldat  des  gardes, 
«  qu'elle  ne  tirât  raison  de  ses  ennemis.  »  Elle  se  proposait  d'aller  en  An- 
gleterre, où  elle  était  sûre  de  l'appui  de  HoUand,  de  Buckingham  et  de 
Charles  lui-même.  Cette  permission  ne  lui  fut  pas  accordée;  on  voulait 
même  l'enfermer,  et  son  mari  eut  de  la  peine  à  obtenir  qu'elle  se  retirât 
en  Lorraine.      = 

On  sait  qu'au  lieu  d'un  refuge  elle  y  trouva  le  plus  éclatant  triomphe. 
Elle  éblouit,  séduisit,  entraîna  l'impétueux  et  aventureux  Charles  IV  ^. 
Elle  n'a  pas  été,  comme  le  dit  La  Rochefoucauld  et  comme  on  l'a  tant 
répété,  la  première  cause  des  malheurs  de  ce  prince;  non  :  la  vraie 
cause  des  malheurs  de  Charles  IV  était  dans  son  caractère,  dans  son  am- 
bition présompteuse,  ouverte  à  toutes  les  chimères,  et  qui  rencontrait 
devant  elle,  en  France,  un  politique  tel  que  Richelieu.  N'oublions  pas  que 
ces  deux  personnages  étaient  déjà  brouillés  bien  avant  que  madame  de 
Chevreuse  mît  le  pied  à  Nancy.  Richelieu  revendiquait  plusieurs  parties 
des  Etats  du  duc,  et  celui-ci,  placé  entre  l'Autriche  et  la  France,  commen- 
çait à  se  déclarer  pour  la  première  contre  la  seconde.  C'était  l'homme 
le  plus  fait  pour  entrer  dans  les  sentiments  de  madame  de  Chevreuse  , 
comme  elle  était  admirablement  faite  pour  seconder  ses  desseins.  Elle 
trouva  Charles  IV  déjà  lié  à  l'Autriche;  elle  le  lia  avec  l'Angleterre  dont 
Buckingham  disposait;  à  l'aide  du  comte  de  Soissons,  elle   noua  des 

'  Richelieu,  MJ»noirp*,  dans  la  Collection  Pelilol,  t.  III,  p.  io5.  —  '  Ici,  et  sur 
loule  la  première  partie  de  la  vie  de  madame  de  Chevreuse,  nous  renvoyons  le 
lecteur  à  l'excellent  ouvrage  He  M.  le  comte  d'Haussonville  :  •  Histoire  de  la 
«REUNION  DE  i.A  LoRRAiNE  X  LA  France,  avec  notes ,  pièces  jtistificatives,  et  docii- 
•  ments  historiques  entièrement  inédits,*  ouvrage  dont  nous  ferions  un  éloge  plus 
étendu,  si  un  juge  bien  compétent  ne  nous  avait  prévenu  dans  ce  journal  même, 
et  n'avait  déjà  mis  en  lumière  le  savoir,  l'esprit  et  l'agrément  qui  brillent  partout 
dans  ce  livre  remarquable.  Voyez  l'article  de  M.  Vilct,  Journal  des  Savants,  livraison 
de  décembre  i856. 

4o. 


312  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

intelligences  avec  la  Savoie,  et  forma  ainsi  une  ligue  européenne  à  la- 
quelle elle  donna,  en  France,  l'appui  du  parti  protestant,  que  gouver- 
naient ses  parents,  Rohan  et  Soubise.  Le  plan  était  sérieux:  une  flotte 
anglaise,  conduite  par  Buckingham  lui-même,  devait  débarquer  à  l'île 
de  Ré  et  se  joindre  aux  protestants  de  La  Rochelle;  le  duc  de  Savoie 
devait  descendre  à  la  fois  dans  le  Dauphiné  et  dans  la  Provence ,  le  duc 
de  Rohan,  à  la  tête  des  réformés,  soulever  le  Languedoc,  enfin  le  duc 
de  Lorraine  marcher  sur  Paris  par  la  Champagne.  L'agent  principal  de 
ce  plan,  chargé  de  porter  des  paroles  à  tous  les  intéressés,  était  mylord 
Montaigu,  un  des  amis  particuliers  de  Holland  et  de  Buckingham,  qui, 
dit-on ,  s'était  laissé  séduire  aussi  aux  charmes  de  la  belle  duchesse.  Riche- 
heu ,  averti  par  sa  sagacité  et  par  sa  police ,  épiait  toutes  les  démarches  de 
Montaigu;  il  osa  le  faire  arrêter  jusque  sur  le  territoire  lorrain,  se  saisit 
de  ses  papiers,  découvrit  toute  la  conjuration ,  et  y  fit  face  avec  sa  vigueur 
accoutumée.  L'attaque  principale  sur  l'île  de  Ré  échoua  ;  Buckingham 
battu  fut  forcé  à  une  retraite  honteuse;  bientôt  après  La  Rochelle  céda  à 
la  constance  et  à  l'habileté  du  cardinal;  la  coalition  vaincue  était  dis- 
soute, et  l'Angleterre  demandait  la  paix ,  en  mettant  parmi  ses  conditions 
les  plus  pressantes  le  retour  en  France  de  la  belle  exilée,  devenue  une 
puissance  politique,  pour  laquelle  on  fait  la  paix  et  la  guerre.  «C'était 
«une  princesse  aimée  en  Angleterre,  à  laquelle  le  roi  portait  une  parti- 
ce  culfère  affection,  et  qu'il  la  voudrait  assurément  comprendre  en  la 
«  paix ,  s'il  n'avait  honte  d'y  faire  mention  d'une  femme  ;  mais  qu'il  se 
«  sentirait  très-obligé  si  Sa  Majesté  ne  lui  faisait  point  de  déplaisir.  Elle 
«avait  l'esprit  fort,  une  beauté  puissante  dont  elle  savait  bien  user,  ne 
«  s'amollissant  par  aucune  disgrâce,  et  demeurant  toujours  en  une  même 
«assiette  d'esprit  ^  »  Portrait  moins  brillant  mais  tout  autrement  sé- 
rieux et  fidèle  que  celui  de  Retz,  et  qui  pourrait  bien  être  de  la  main 
même  de  Richelieu,  étant  assez  vraisemblable  que  le  cardinal,  selon 
sa  coutume,  aura  ici  plutôt  résumé  à  sa  manière  que  reproduit  textuelle- 
ment les  propositions  de  Montaigu.  Quoi  qu'il  en  soit,  Richelieu,  qui 
désirait  vivement  n'avoir  plus  sur  les  bras  les  Rohan ,  les  protestants  et 
l'Angleterre,  afin  de  porter  toutes  ses  forces  contre  l'Esjiagne,  accepta  la 
condition  demandée,  et  madame  de  Chevreuse  revint  à  Dampierre. 

Il  y  eut  là  quelques  années  de  repos  dans  cette  vie  agitée.  Marie  de 
Rohan  reparut  à  la  cour  dans  toute  sa  beauté.  Elle  n'avait  pas  trente 
ans,  et  il  était  difficile  de  la  voir  impunément.  Richelieu  lui-même  ne 
fut  pas  insensible  à  ses  charmes  ^  :  il  s'efforça  de  lui  plaire ,  mais  ses 

'  Mémoires  de  Richelieu,  tome  IV,  p.  7^.  —  *  Madame  de  Molteville,  1. 1",  p.  6a. 


MAI  1855.  313 

hommages  ne  furent  point  accueillis.  Madame  de  Chevreuse  préféra 
au  tout-puissant  cardinal  un  de  ses  ministres ,  celui  sur  lequel  il  avait 
le  plus  droit  de  compter  :  elle  le  lui  enleva  d'un  regard,  et  le  conquit 
au  parti  de  la  reine  et  des  mécontents. 

Charles  de  l'Aubépine,  marquis  de  Châteauneuf,  d'une  vieille  fa- 
mille de  conseillers  et  de  secrétaires  d'Etat ,  avait  succédé  à  Michel  de 
Marillac  dans  le  poste  de  garde  des  sceaux;  il  le  devait  à  la  faveur  de 
Richelieu  et  au  dévouement  qu'il  lui  avait  montré.  Il  avait  poussé  ce 
dévouement  bien  loin ,  car  il  présida  à  Toulouse  la  commission  qui 
jugea  l'imprudent  et  infortuné  Montmorency,  et  par  là  il  mit  à  jamais 
contre  lui  les  Montmorency  et  les  Condé.  Châteauneuf  avait  donc  donné 
des  gages  sanglants  à  RicheHeu,  et  ils  semblaient  insépai'ables.  C'était 
un  homme  consommé  dans  les  affaires,  laborieux,  actif,  et  doué  de  la 
qualité  qui  plaisait  le  plus  au  cardinal,  la  résolution.  Mais  il  avait  une 
ambition  démesurée,  qu'il  conserva  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie;  l'amour  s'y 
joignant  la  rendit  aveugle.  On  ne  se  peut  empêcher  de  sourire,  quand  on 
se  rappelle  ce  que  dit  Retz,  que  Châteauneuf  amusa  madame  de  Che- 
vreuse avec  les  affaires;  cet  amusement-là  était  d'une  espèce  toute  par- 
ticulière :  on  y  jouait  sa  fortune  et  quelquefois  sa  tête,  et  fintrigue,  où 
l'un  et  l'autre  s'engagèrent  était  si  téméraire,  que,  pour  cette  fois,  nous 
admettons  que  ce  ne  fut  pas  Châteauneuf  qui  y  jeta  madame  de  Che- 
vreuse, et  que  c'est  elle  bien  plutôt  qui  y  poussa  le  garde  des  sceaux. 

Châteauneuf  avait  alors  un  peu  plus  de  cinquante  ans*,  et  le  sentiment 
qu'il  avait  conçu  pour  madame  de  Chevreuse  devait  être  une  de  ces  passions 
fatales  qui  précèdent  et  qui  marquent  la  fuite  suprême  delà  jeunesse.  Pour 
madame  de  Chevreuse,  elle  partagea  dans  toute  leur  étendue  les  dangers 
et  les  malheurs  de  Châteauneuf,  et  jamais  plus  tard  elle  ne  consenlil  à 
séparer  sa  fortune  de  la  sienne.  Elle  portait  au  moins  dans  ses  égarements 
ce  reste  d'honnêteté  que,  lorsqu'elle  aimait  quelqu'un,  elle  l'aimait  avec 
une  fidélité  sans  bornes,  et  que  l'amour  passé  il  lui  en  demeurait  une 
amitié  incomparable.  Déjà,  depuis  quelque  temps,  Richelieu  s'était 
aperçu  que  son  garde  des  sceaux  n'était  plus  le  même.  On  dit  que,  pen- 
dant une  maladie  dont  le  cardinal  pensa  mourir,  Anne  d'Autriche  donna 
un  bal ,  et  que  Châteauneuf  y  parut  et  y  dansa  ^;  folie  insigne  qui  éclaira 
et  irrita  Richelieu.  Au  milieu  de  février  i633,  le  garde  des  sceaux  fut 
arrêté,  et  tous  ses  papiers  saisis.  On  y  trouva  cinquante-deux  lettres  de 
la  main  même  de  madame  de  Chevreuse,  où,  sous  des  chiffres  faciles  à 

'  Il  était  né  en  i58o.  —  *  Mémoires  de  Richelieu,  t.  VII,  p.  a48;  noie  de  l'é- 
diteur. 


314  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pénétrer  et  sous  un  jargon  transparent,  on  reconnut  les  sentiments  de 
Châteauneuf  et  de  la  duchesse,  fi  y  avait  aussi  beaucoup  de  lettres  du 
chevalier  de  Jars,  du  comte  de  Holland,  de  Montaigu,  de  Puylaurens, 
du  duc  de  Vendôme  et  de  la  reine  d'Angleterre  elle-même.  Ces  papiers 
furent  apportés  au  cardinal;  après  sa  mort  on  les  trouva  dans  sa  cas- 
sette, et  ils  arrivèrent  ainsi  en  la  possession  du  maréchal  de  Richelieu, 
qui  les  communiqua  au  père  Griffet  pour  son  Histoire  du  règne  de 
Louis  XIII^.  Une  copie  assez  ancienne  est  aujourd'hui  entre  les  mains 
de  M.  le  duc  de  Luynes,  dont  l'esprit  est  trop  élevé  pour  songer  h  dérober 
à  l'histoire  les  fautes,  d'ailleurs  bien  connues,  de  son  illustre  aïeule,  sur- 
tout quand  ces  fautes  portent  encore  la  marque  d'un  noble  cœur  et 
d'un  grand  caractère.  Nous  avons  pu  examiner  à  loisir  ces  curieux  ma- 
nuscrits, et  particulièrement  les  lettres  de  madame  de  Ghevreuse.  On 
y  voit  que  Richelieu  était  fort  empressé  auprès  d'elle ,  qu'il  lui  rendait  des 
soins,  que  Ghâteauneuf  en  avait  de  la  jalousie  et  s'alarmait  des  ména- 
gements qu  elle  gardait  envers  le  premier  ministre ,  pour  mieux  cacher 
leur  commerce  et  leurs  trames.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  divers  pas- 
sages de  ces  lettres  où  paraît  l'esprit  délié  à  la  fois  et  audacieux  de  la 
duchesse,  son  empire  sur  le  garde  des  sceaux  et  la  haine  intrépide 
qu'elle  portait  au  cardinal  parmi  les  habiles  déférences  qu'elle  lui  pro- 
diguait. 

«  28  (Madame  de  Ghevreuse)  se  plaint  à  38  (Ghâteauneuf)  de  son 
H  serviteur  qui  a  si  peu  d'asseurance  en  la  générosité  et  amitié  de 
«son  maitre,  et  fait  bien  pis  quand  il  demande  si  28  le  néglige  pour 
«l'avoir  promis  à  22  (Richelieu).  Vous  avez  tort  d'avoir  eu  cette  pensée, 
«et  l'âme  de  28  est  trop  noble  pour  qu'il  y  entre  jamais  de  lâches 
«sentiments.  G'est  pourquoyje  ne  considère  non  plus  la  faveur  de  22 
«  que  sa  puissance,  et  ne  feray  jamais  rien  d'indigne  de  28  pour  le  bien 
«  que  je  pourrois  tirer  de  l'une  ny  pour  le  mal  que  me  pourroit  faire 
«l'autre.  Groyez  cela  si  vous  me  voulez  faire  justice.  Je  vous  la  rendrai 
«  toute  ma  vie,  et  souhaite  que  vous  y  ayez  de  l'avantage;  car  je  prendray 
«grand  plaisir  à  vous  contenter  et  j'auray  grand'  peine  à  vous  de- 
«  plaire.  Voilà,  en  conscience,  mes  sentiments ,  et  vous  n'en  avez  point 
«si  vous  manquez  jamais  à  vostre  maître.  » 

«28  n'a  point  eu  de  nouvelles  de  22.  S'il  est  aussi  aise  de  n'ouïr 
«point  parler  de  28,  comme  je  le  suis  de  n'ouïr  plus  parler  de  luy,  il  est 
«bien  content,  et  moy  hors  de  la  persécution  dont  le  temps  et  nostre 
«  bon  esprit  nous  délivreront.  » 

^  Voyez  cet  excellent  ouvrage,  t.  II,  p.  392. 


MAI  1855.  315 

«Jamais  28  n'eut  tant  d'envie  d'entretenir  38  qu'à  cette  heure.  As- 
«seurez-le  qu'il  est  mieux  que  jamais  avec  son  maître,  et  qu'il  saura 
«  tout  le  particulier  des  entretiens  de  22  et  28  à  la  première  veue,  car 
«je  ne  vous  puis  dire  autre  chose  par  cscrit,  sinon  que  ce  n'a  pas  esté 
«sans  raison  que  je  vous  ai  commandé  de  parler  mal  de  28  à  22  ,  car 
«cela  a  fait  des  miracles,  et  je  suis  bien  satisfaite  de  ce  que  vous  avez 
«  si  bien  satisfait  à  votre  maître.  » 

«La  tyrannie  de  22  s'augmente  de  moments  en  moments.  Il  peste  et 
«enrage  de  ce  que  28  ne  le  va  pas  voir.  Je  lui  avois  escrit  deux  fois 
«  avec  des  complimens  dont  il  est  indigne,  ce  que  je  ne  lui  eusse  jamais 
«rendu  sans  la  persécution  que  Sy  (?)  m'a  faite  pour  cela,  me  disant 
«que  c'étoit  acheter  le  repos.  Je  crois  que  les  faveurs  de  28  (le  roi)  ont 
«  mis  au  dernier  point  sa  présomption.  11  croit  espouvanter  28  de  sa  co- 
«lère,  et  se  persuade,  à  mon  opinion,  qu'il  n'y  a  rien  que  28  ne  fit 
«pour  l'apaiser.  Mais  28  aime  mieux  se  résoudre  à  périr  qu'à  faire  des 
«soumissions  à  22.  Sa  gloire  m'est  odieuse.  Il  a  dit  à  67  que  l'humeur 
«  de  28  étoit  insupportable  à  un  homme  de  cœur  comme  luy,  et  qu'il 
«  étoit  résolu  de  ne  rendre  plus  aucun  debvoir  particulier  à  28,  puisque 
«  28  n'estoit  pas  capable  de  donner  à  luy  seul  son  amitié  et  sa  confi- 
«  dence.  C'est  38  seul  que  je  veux  qui  sache  cecy.  Ne  faites  pas  semblant 
«  à  57  de  le  sçavoir.  Il  a  eu  une  petite  brouillerie  avec  28  a  cause  qu'il 
«a  esté  si  intimidé  par  l'insolence  de  22,  qu'il  a  voulu  persécuter  28 
«pour  endurer  bassement  22.  J'estime  tant  le  courage  et  l'affection  de 
«  38  que  je  veux  qu'il  sache  tous  les  intérêts  de  28.  Elle  se  fie  sy  entie- 
«  rement  en  38  qu'elle  tient  ses  intérêts  aussi  cbei's  entre  ses  mains  qu'aux 
«siennes.  Aimez  fidèlement  vostre  maître,  et  quelle  que  persécution 
«  qu'on  lui  puisse  faire,  croyez  qu'il  se  montrera  toujours  digne  de  l'être 
«  par  toutes  ses  actions.  » 

«Je  ne  vous  fais  point  d'excuse  de  ne  vous  avoir  pas  escrit  aujour- 
"d'hui,  mais  je  veux  que  vous  croyez  que  je  n'ai  pas  laissé  de  songer 
«souvent  à  vous,  quoique  mes  lettres  ne  vous  l'ayent  pas  tesmoigné.  Je 
«ne  vous  saurois  bien  représenter  l'entrevue  de  22  et  de  28  qu'en  vous 
«disant  qu'il  tesmoigné  à  votre  maître  autant  de  passion  que  28  en  a 
«cru  autrefois  dans  le  cœur  de  33  (?);  mais,  comme  28  l'a  toujours 
«  estimée  véritable  là ,  elle  la  croit  fausse  en  celui  de  2  2  ,  qui  dit  n'avoir 
«plus  de  reserve  pour  28,  voulant  faire  absolument  tout  ce  que  28 
«luy  ordonnera,  pourvu  que  28  vive  en  sorte  avec  luy  qu'il  lui  puisse 
«asseurer  d'estre  en  son  estime  et  confiance  par  dessus  tout  ce  qui  est 

«  sur  la  terre Celui  qui  m'avoit  promis  de  me  dire  des  nouvelles 

l'fusl  hier  icy,  mais  fort  triste,  et  deux  ou  trois  fois  il  me  sembla  qu'il 


316  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  me  vouioit  parler  dont  je  liiy  donnay  assez  moien;  mais  il  fut  muet,  et 
«  à  moins  que  de  deviner,  je  ne  sçaurois  rien  connoistre  de  ses  sentimens. 
«Dès  que  j'en  sçauray  la  vérité,  vous  ne  l'ignorerez  pas,  et  j'en  useray 
«avec  iui  et  avec  tout  autre  comme  j'ay  promis  à  38.  Asseurez  l'en,  et 
«  que  jamais  les  promesses  de  22  ne  m'ébranleront.  Est-il  besoin  que 
«je  vous  asseure  de  cela?  Seroit-il  possible  que  vous  en  eussiez  seule- 
«ment  soupçon?  Je  serois  au  desespoir  si  je  le  croyais;  mais  j'ay  trop 
«  bonne  opinion  de  vous  pour  ne  vivre  pas  certaine  que  vous  ne  l'avez 
«pas  mauvaise  de  28.» 

«Je  suis  desespérée  de  ce  que  22  a  mandé  à  28  ce  soir.  Il  luy  a  en- 
«  voyé  un  exprès  pour  la  conjurer  de  deux  choses  :  l'une  pour  l'intérêt 
«de  28  et  l'autre  pour  la  satisfaction  de  22;  la  première,  de  ne  point 
«  parler  à  Brion  (le  comte  de  Brion ,  un  des  favoris  du  duc  d'Orléans , 
«le  futur  duc  de  Damville);  la  seconde  de  ne  point  voir  38;  en  ce 
«  dernier  seul  est  ma  peine.  Toutefois  ma  résolution  de  tesmoigner  mon 
«affection  à  38  est  phis  forte  que  toute  la  considération  de  22.  C'est 
«pourquoy  j'ay  mandé  à  22  que  je  ne  me  pouvois  pas  défendre  des 
«  prières  que  M'  de  Chevreuse  me  fait  de  voir  38  pour  mille  affaires  qu'il 
«  a.  La  plus  grande  que  j'aye  est  de  me  revenger  des  obligations  que  j'ay 
«à  38  à  qui  je  suis  plus  véritablement  que  toutes  les  persones  du 
«  monde.  » 

«  Il  n'y  a  pas  de  divertissement  ni  de  lassitude  capables  de  m'empes- 
«  cher  de  songer  à  vous,  et  de  vous  en  donner  des  marques.  Ces  trois 
«lignes  sont  une  preuve  de  cette  vérité,  et  je  veux  qu'elles  vous  servent 
«  d'assurance  d'une  autre  qui  est  que,  si  38  est  aussi  parfait  serviteur  en 
«effet  qu'en  parole,  28  sera  plus  reconnoissant  maître  en  ses  actions 
«  qu'en  ses  discours.  » 

«Je  ne  doute  pas  de  la  peine  où  est  38  et  vous  proteste  que  28  la 
«partage  bien  s'en  croyant  la  cause.  Mandés  moy  comment  je  vous 
«  pourray  voir  sans  que  22  le  sache;  car  je  feray  tout  ce  que  vous  ju- 
((  gérés  à  propos  pour  cela ,  souhaitant  passionement  de  vous  entretenir, 
«  et  ayant  bien  des  choses  h  vous  dire  qui  ne  se  peuvent  pas  bien  expli- 
«  qucr  par  escript,  surtout  touchant  37  (?)  et  22  ,  mais  du  dernier  beau- 
«coup  davantage,  l'ayant  vu  ce  soir  et  trouvé  plus  résolu  à  persécuter 
«28  que  jamais.  Il  est  sorti  bien  d'avec  elle;  mais  jamais  28  ne  l'a 
«trouvé  comme  aujourd'huy,  si  inquiet,  et  des  inégalités  telles  en  ses 
«  discours  que  souvent  il  se  desesperoit  de  colère ,  et  en  un  moment 
«  s'apaisoit  et  estoit  dans  des  humilités  extrêmes.  Il  ne  peut  souffrir  que 
«28  estime  38,  et  ne  sçauroit  l'empescher,  je  vous  le  promets,  mon 
«fidèle  serviteur,  que  j'appelle  ainsi  parce  que  je  le  crois  tel.  Adieu,  il 


MAI  1855.  317 

0  faut  que  je  vous  voye  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Faites  moy  reponce , 
«et  prenez  garde  à  22,  car  il  épie  28  et  38,  en  qui  28  se  fie  comme 
«  à  elle-même.  >> 

ft  II  est  vray  que  je  voudrois  avoir  donné  de  ma  vie  el  avoir  veu  hier 
«  38.  Je  sortis  le  soir  et  faillis  aller  chez  sa  sœur  (Madame  de  Vaucellas^) 
«pour  cela.  Si  22  vous  parle  de  la  visite  de  28,  dites  que  ce  fust  pom' 
«l'affaire  de  la  princesse  de  Guymenée;  mais  je  veux  que  vous  lui  tes- 
«  moigniés  -estre  mal  satisfait  de  votre  maître  et  le  mépriser.  Je  sçay  que 
«38  aura  de  la  peine  en  cela.  Toutefois  il  m' obéira  parce  qu'il  est  ab- 
«solument  nécessaire.  C'est  pourquoi  je  vous  le  recpmniande.  Prenez 
«y  occasion  bien  adroitement,  et  n'envoyez  pas  chez  moi.  Vous  aurez 
«souvent  de  mes  nouvelles,  et  toute  ma  vie  des  preuves  de  mon  affec- 
«  tien.  Je  seray  aujourd'hui  où  vous  allez.» 

«  Encore  que  je  me  porle  mal ,  je  ne  veux  pas  laisser  de  vous  dire 
«  comme  s'est  passée  la  visite  de  2  8  à  2  2 .  Il  luy  a  parlé  de  sa  passion 
«  qu'il  dit  estre  au  point  de  lui  avoir  causé  son  mal  par  le  déplaisir  de 
«la  procédure  (le  procédé)  de  28  avec  22.  11  s'est  étendu  en  de  longs 
«discours  de  plainte  de  la  conduite  de  28,  surtout  touchant  38,  con- 
«  cluant  qu'il  ne  pouvoit  plus  vivre  dans  les  sentiments  où  il  est  pour  28 , 
«si  28  ne  luy  tcsmoignoit  d'estre  en  d'autres  pour  luy  que  par  le  passé; 
«à  quoi  28  a  répondu  qu'elle  avoit  tousjours  essayé  de  donner  sujet  à 
«22  d'estre  satisfait  d'elle,  et  qu'elle  vouloit  luy  en  donner  plus  que 
«jamais.  Force  gens  ont  interrompu  souvent  22  et  28  qu'il  a  pressé  au 
«  dernier  point  pour  sçavoir  comment  38  étoit  avec  28 ,  disant  que  tout 
ule  monde  l'y  croyoit  en  une  intelligence  extrême,  ce  que  28  a  abso- 
ulument  desavoué.  Je  ne  vous  en  veux  dire  davantage  à  cette  heure, 
«  mais  croyez  que  j'estime  autant  38  que  je  méprise  22,  et  que  je  n'auray 
«jamais  de  secret  pour  38  ni  de  confiance  pour  22.  » 

«Je  vous  confirme  la  promesse  que  je  vous  fis  de  la  dernière  reli- 
ugion.  Si  j'en  ai  fait  quelque  difliculté^  ce  n'est  pas  que  j'aye  changé 
«  de  volonté  depuis  ;  mais  ça  été  pour  voir  si  vous  estiez  bien  ferme 
«  dans  la  vostre.  Il  est  vrai  en  cette  occasion  que  vous  me  priez  de  ce 
«.  que  je  désire  pour  vous  rendre  plus  coupable  si  vous  y  manquez  et 
«  moy  plus  excusable  en  ce  que  j'auray  fait.  » 

«Pourveu  que  l'affection  de  38  soit  aussy  parfaite  que  la  bague  qu'il 
«a  envoyée  à  28,  vous  n'aurez  jamai%subjet  de  rougir  pour  avoir  fait 
«un  mauvais  présent  à  vostre  maître  ou  luy  de  l'avoir  receu,  etc.  » 
.  «  Je  veux  partager  avec  vous  le  regret  que  vous  avës  de  vous  éloigner 

*  Voyex  notre  article  snr  l'intérieur  de  la  reine,  cahier  de  février  dernier. 

4i 


318  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«sans  me  voir.  J'ay  plus  de  haine  de  la  tyrannie  de  22  que  38,  mais, 
«je  la  veux  surmonter  et  non  pas  m'en  plaindre,  puisque  le  premier 
«sera  un  effet  de  courage,  et  le  dernier  seroit  un  acte  de  foiblesse. 
«Jamais  je  n'eus  tant  d'envie  de  vous  entretenir  qu'à  cette  heure.  22 
«jure  que  28  sera  mal  avec  vous  dans  peu,  que  38  n'aime  pas  28  et  en 
«  fait  des  railleries  avec  Ix'j  (dame  inconnue),  etc.  Pour  ce  qui  la  regarde , 
«je  me  moque  de  cela  ;  je  crois  38  fidèle  et  affectioné  pour  moy  et  le  seray 
<i  toute  ma  vie  pour  luy,  pourveu  que,  comme  il  a  mérité  que  j'aye  pris 
«cette  bonne  opinion  de  luy,  il  ne  se  rende  pas  digne  que  je  la  perde, 
«Je  suis  au  désespoir  de  ne  pouvoir  vous  envoyer  aujourd'hui  la  pein- 
«ture  de  28  que  je  vous  ai  promise.  » 

«  Vous  vous  obligés  à  beaucoup;  mais  il  faut  que  vous  sachiez  que  la 
«  moindre  faute  est  capable  de  me  fascher  extrêmement.  C'est  pourquoi 
«prenez  garde  à  ce  que  vous  promettez.  Cela  seroit  deshonorable  pour 
«  vous  sy  vos  actions  n  étoient  conformes  à  vos  paroles  et  honteux  à  moy 
«  de  le  souffrir.  Je  vous  dis  encore  un  coup  que  vous  ne  vous  engagiez 
«pas  tant,  si  vous  n'estes  bien  asseuré  de  ne  manquer  jamais  à  rien. 
«Je  ra'obligeray  de  peu  tant  que  je  ne  me  seray  pas  attendue  à  tout; 
«  mais,  quand  38  me  l'aura  promis,  et  que  je  l'auray  receu,  28  ne  sera 
«plus  satisfaite  de  lui  sy  elle  y  remarque  la  moindre  reserve.  Jo  vous 
«conseille,  ne  pouvant  pas  encore  dire  que  je  vous  commande  et  ne 
«voulant  plus  dire  que  je  vous  prie,  de  porter  le  diamant  que  je  vous 
«  envoyé,  afin  que  voyant  cette  pierre,  qui  a  deux  qualités,  l'une  d'estre 
«ferme,  fautre  si  brillante  qu'elle  paroit  de  loin  et  fait  voir  les  moin- 
«  dres  défauts ,  vous  vous  souveniez  qu'il  faut  estre  ferme  dans  vos  pro- 
«  messes  pour  qu'elles  me  plaisent,  et  ne  point  faire  de  fautes  pour  que 
«je  n'en  remarque  point.  » 

«22  est  en  meilleure  humeur  qu'il  n'avoit  été  depuis  son  retour 
«pour  28.  Il  m'a  escrit  ce  soir  qu'il  estoit  en  des  peines  extrêmes  de 
«mon  mal,  que  toutes  les  faveurs  de  2  3  ne  le  touchoient  point  en  l'es- 
«tat  où  j'estois,  et  que  la  gayeté  que  38  avoit  aujourd'hui  a  osté  l'opi- 
«nion  qu'il  aime  28,  à  qui  il  a  dit  sa  maladie  sans  que  cela  l'ait  touché , 
«et  que  si  28  avoit  veu  sa  mine,  elle  le  croiroit  le  plus  dissimulé 
«ou  le  moins  affectionné  homme  du  monde,  ce  qui  l'obligeroit  à  ne 
«l'aimer  jamais  ou  à  ne  jamais  le  croire.  Sur  cela  28  promet  à  38  que, 
«ne  se  gouvernant  pas  par  les  ad^is  de  22 ,  elle  fera  les  deux,  l'aimant 
«  et  le  croyant  toujours.  » 

«Je  crois  que  38  est  absolument  à  28,  et  je  vous  promets  qu'éter- 
«nellement  28  traitera  38  comme  sien.  Puisque  son  inclination  l'a 
«donné  à  28,  ses  soins  le  conserveront,  et,  quand  toute  la  terre  nëgli- 


MAI  1855.  319 

«geroit  38,  28  le  saura  toute  sa  vie  si  dignement  estimer  que,  s'il 
«l'aime  véritablement  comme  il  dit,  il  aura  subjet  d'être  content  de  sa 
«fortune;  car  toutes  les  puissances  delà  terre  ne  sçauroient  faire  chan- 
ce ger  de  résolution  à  28.  Je  vous  le  jure,  et  vous  commande  de  le 
«croire  et  d'aimer  fidèlement  28.» 

«Hier  au  soir  22  envoya  savoir  des  nouvelles  de  28  et  luy  écrivit 
«  qu'il  mouroit  d'envie  dé  la  voir,  qu'il  avoit  bien  des  choses  à  luy  dire, 
«estant  plus  que  jamais  à  28,  qui  fait  peu  de  cas  de  cetle  protestation 
«et  beaucoup  de  celle  que  38  luy  a  faite  d'cstre  absolument  à  elle. 
«Demain  je  vous  en  diray  davantage.  Aimez  toujours  vostre  maitre; 
((  il  se  porte  mal  et  n'est  sorly  ces  deux  jours  que  par  contrainte.  Mais 
«  en  quelque  estât  qu'il  puisse  estre  et  quoiqu'il  lui  puisse  jamais  arriver, 
«  il  mourra  plustost  que  de  manquer  à  ce  qu'il  vous  a  promis.  » 

«Je  vous  commanderay  toujours,  hors  cette  fois  que  je  vous  demande 
«  une  grâce  qui  est  la  plus  grande  que  vous  me  puissiez  faire ,  c'est  que 
«  38  ne  doute  jamais  de  28  et  s'asseure  qu'il  ne  perdra  jamais  les  bonnes 
«grâces  de  son  maitre  que  28  ne  perde  la  vie,  ce  qu'elle  auroit  regret 
«qui  arrivast  avant  d'avoir  prouvé  à  38  combien  il  est  estimé  de  28, 
«  encore  que  ce  soit  plus  que  28  ne  luy  a  promis.  Mais  un  bon  maitre 
«ne  sauroit  craindre  de  faillir  en  obligeant  son  serviteur,  quand  il  se 
«tesmoigne  plein  de  fidélité  et  d'affection.  22  veut  persuader  à  28 
«  qu'il  a  le  cœur  rempli  de  tous  les  deux  pour  elle.  Je  donnerois  de  ma  vie 
«poui*  vous  entretenir,  mais  je  ne  sais  comment  faire,  car  il  ne  faut 
«pas  que  22  puisse  le  savoir.  Croyez  qu'il  n'y  a  que  la  mort  qui  me 
«  puisse  oster  les  sentiments  où  je  suis  pour  38.  » 

«Jamais  il  n'y  eut  rien  de  pareil  à  l'cxlravagancc  de  22.  11  a  ejivoyé 
M  à  28  et  luy  a  escrit  des  plaintes  estrangcs.  Il  dit  que  28  a  perpétuelle- 
«  ment  raillé  avec  Germain  (lord  Jermin,  grand  écuyoretami  très-particu- 
u  lier  de  la  reine  d'Angleterre)  afin  qu'il  dit  en  son  pays  le  mépris  qu'elle 
«  faisoit  de  luy,  qu'il  sait  assurément  que  28  et  38  sont  en  intelligence, 
«  et  que  vos  gens  ne  bougent  de  chez  moy,  que  je  reçois  Bi'yon  à  cause 
«  qu'il  est  son  ennemi  pour  luy  faire  despit,  que  tout  le  monde  dit  qu'il 
«  est  amoureux  de  moy,  qu'il  ne  sauroit  plus  souffrir  ma  procédure. 
«Voilà  Testât  où  est  22.  Mandez-moi  ce  que  vous  apprendrez  de  cela. 
«Croyez  que  quoiqu'il  puisse  arriver  à  votre  maitre,  il  ne  fera  rien 
«  d'indigne  de  luy  ni  qui  vous  doive  faire  honte  d'estre  à  luy.  Je  me 
«porte  un  peu  mieux,  et  plus  résolue  que  jamais  d'estimer  38  jusqu'à 
a  la  mort  comme  28  luy  a  promis.  »> 

Quel  ne  fut  pas  le  courroux  du  superbe  et  impérieux  cai'dinal,  lors- 
qu'il acquit  la  preuve  certaine  qu'il  avait  été  joué  par  une  femme,  et 


320  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

trahi  par  un  ami  !  Sa  vengeance  s'appesantit  sur  l'une  et  sur  l'autre ,  et 
sur  celui  de  leurs  complices  qu'il  put  atteindre  ^  Le  chevalier  de  Jars  fut 
jeté  à  la  Bastille,  jugé ,  condamné  à  avoir  la  tête  tranchée-,  il  monta  sur 
l'échafaud ,  et  c'est  là  seulementqu'il  reçut  sa  grâce ,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit.  Châteauneuf  fut  conduit  au  château  fort  d'Angoulême,  où  il  demeura 
en  prison  pendant  dix  années  entières,  et  madame  de  Chevreuse  exilée 
pour  la  seconde  fois  en  Touraine  dans  une  terre  de  son  premier  mari. 
Qu'on  juge  du  mortel  ennui  qui  dut  accabler  la  belle  duchesse,  ense- 
velie à  trente-trois  ans  dans  la  solitude  d'une  province,  loin  du  bruit 
et  de  l'éclat  de  Paris ,  loin  de  toutes  les  émotions  qui  lui  étaient  si  chères , 
loin  de  toute  intrigue  de  politique  et  d'amour.  Ce  lui  était  un  divertisse- 
ment fort  médiocre  de  tourner  la  tête  au  vieil  archevêque  de  Tours ^, 
et ,  pour  se  soutenir,  elle  avait  grand  besoin  des  visites  de  La  Rochefou- 
cauld' qui  habitait  dans  son  voisinage,  et  des  lettres  de  la  reine  Anne. 
Elle  resta  en  Touraine  pendant  près  de  cinq  années,  depuis  i633  jus- 
qu'à la  fin  de  iGSy.  Elle  y  employait  son  temps  à  nouer  et  à  entretenir 
une  correspondance  mystérieuse  entre  la  reine  Anne,  Charles  IV,  la  reine 
d'Angleterre  et  le  roi  d'Espagne.  Nous  avons  dit  quelles  furent  les  alarmes 
d'Anne  d'Autriche  lorsqu'on  arrêta  La  Porte,  qui  avait  le  secret  de  celte 
correspondance.  De  telles  alarmes,  qui  poussèrent  madame  de  Hautefort 
à  s'exposer  comme  elle  le  fit,  et  le  chevalier  de  Jars  à  se  remettre  une 
seconde  fois  sur  l'échafaud,  devaient  reposer  sur  quelque  fondement, 
et  il  faut  bien  que  madame  de  Chevreuse  se  fût  encore  jetée  pour  la 
reine  dans  quelque  grand  péril ,  puisqu'elle  aima  mieux  se  condamner 
k  un  nouvel  exil  et  quitter  la  France  que  de  courir  le  risque  de  tomber 
entre  les  mains  de  Richelieu  et  du  roi.  Trompée  par  la  couleur  des 
heures  que  lui  envoya  madame  de  Hautefort,  elle  s'enfuit  de  Touraine 
pour  gagner  l'Espagne  à  travers  tout  le  midi  de  la  France  et  les  innom- 
brables émissaires  du  cardinal.  Elle  n'eut  pas  d'autre  confident  que  le 
vieil  archevêque  de  Tours ^  Bertrand  de  Chaux*.  Comme  il  était  du 

'  Mémoires  de  Richelieu,  t.  VII,  p.  3a8.  —  *  La  Rochefoucauld,  Mémoires,  col- 
leclion  Petilot,  t.  Ll,  p.  355.  —  '  Ibid.  p.  355  :  •  Madame  de  Chevreuse  était  alors 
«reléguée  à  Tours.  La  reine  lui  avait  donné  bonne  opinion  de  moi;  elle  souhaita 
«de  me  voir,  et  nous  fûmes  bientôt  dans  une  très-grande  liaison  d'amitié...  En 
•  allant  et  en  revenant  j'étais  souvent  chargé  par  l'une  ou  par  l'autre  de  commissions 
«  périlleuses.  »  —  *  Lorsque  Richelieu  apprit  la  fuile  de  madame  de  Chevreuse,  il  fit 
courir  après  elle,  et  envoya  un  de  ses  agents  les  plus  sûrs*  le  président  Vignier, 
en  Touraine,  interroger  le  vieil  archevêque,  qui  dit  ce  qu'il  avait  fait  et  ce  qu'il 
savait.  On  arrêta  aussi  La  Rochefoucauld,  qui  dut  répondre  de  sa  conduite.  Ces 
diverses  informations  sont  conservées  à  la  Bibliothèque  impériale,  collection  Du 
Puy,  volumes  499,  5oo,  5oi,  réunis  en  un  seul  tome.  Nous  nous  en  servirons  ainsi 


HM;^     mai   1855.      HiîOl  321 

Béam ,  et  avait  des  parents  sur  k  frontière ,  il  lui  avait  donné  des 
lettres  de  créance  avec  tous  les  renseignements  nécessaires  et  les  divers 
chemins  qu'elle  devait  prendre;  mais,  pressée  de  fuir,  elle  oublia  tout, 
monta  à  cheval  déguisée  en  homme,  et,  au  bout  de  cinq  ou  six  lieues, 
elle  se  trouva  sans  lettres,  sans  itinéraire,  sans  femme  de  chambre, 
et  suivie  seultement  de  deux  domestiques.  Elle  ne  put  changer  de  cheval 
pendant  tout  un  jour,  et  arriva  ainsi,  sans  avoir  pris  une  heure  de 
repos,  à  une  lieue  de  Verteuil  où  demeurait  La  Rochefoucauld^.  Au 
lieu  de  lui  demander  l'hospitalité,  elle  lui  écrivit  le  billet  suivant  : 
«Monsieur,  je  suis  un  gentilhomme  françois  et  demande  vos  services 
«pour  ma  liberté  et  peut  estre  pour  ma  vie.  Je  me  suis  malheureuse- 
«ment  battu.  J'ay  tué  un  seigneur  de  marque.  Cela  rae  force  de  quitter 
"là  France  promptenient,  parce  qu'on  me  cherche.  Je  vous  crois  assez 
«  généreux  poup  me  servir  sans  me  cognoistre.  J'ay.  besoin  d'un  car- 
«  rosse  et  de  quelque  valet  pour  me  sei^ir.  »  La  Rochefoucauld  lui 
envoya  ce  qu'elle  désirait^.  Le  carrosse  lui  fut  d'un  grand  secours,  car  elle 
était  épuisée  de  fatigue.  Son  nouveau  guide  la  conduisit  sur-le-champ 
à  une  autre  maison  de  La  Rochefoucauld  où  elle  arriva  au  milieu  de  la 
nuit;  elle  laissa  là  son  carrosse  et  les  deux  domestiques  qui  l'avaient 
accompagnée,  et  repartit  à  cheval,  se  dirigeant  vci*s  la  frontière  d'Es- 
pagne. Dans  l'état  où  elle  se  trouvait,  la  selle  de  sa  monture  était  toute 
baignée  de  sang  :  elle  dit  que  c'était  la  suite  d'un  coup  d'épée  qu'elle 
avoit  reçu  à  la  cuisse.  Elle  coucha  sur  du  foin  dans  une  grange  et  prit 
à  peine  quelque  nourriture'.  Mais,  aussi  belle,  aussi  séduisante  sous  le 

que  des  mémoires  de  La  Rochefoucauld  pour  élabiir  notre  récit.  —  '  La  Rochefou- 
cauld, Mémoires,  collection  Petitot,  t.  Ll,  p.  336.  —  *  Extrait  de  l'information 
faite  par  le  président  Vignier  de  la  sortie  de  madame  de  Chevrease  hors  de  France  :  •  Le 

•  prince  de  Marsillac,  interrogé  s'il  a  veu  ladite  dame,  dit  que  non,  mais  qu'il  a  re- 
<  ceu  une  lettre  soubs  un  nom  incogneu  et  la  donna.  La  teneur  est  à  peu  près  telle  : 
«  Monsieur,  je  suis  un  gentilhomme  fr.  (suit  la  lettre).  Marsillac  advouc  lui  avoir 

•  donné  son  carrosse,  et  un  nommé  Poter;  qu'il  se  douloit  que  c'csloit  elle, .mais 
«qu'il  ne  le  sçavoil  pas  asseurément.  Poter,  interrogé,  respond  qu'il  avoil  trouvé  à 
«cent  pas  de  là  un  jeune  gentilhomme  qui  avoit  la  perruque  blonde,  lequel  s'es- 
«  toit  mis  seul  dans  le  carrosse  où  il  s'estoit  couché,  paroissant  fort  las,  et  qu'il 
«l'avoit  conduit  jusques  à  une  autre  maison  de  M.  de  Marsillac,  où  demeurait  un 

•  gentilhomme  aussi  à  lui,  nommé  Malbasty,  et  que  le  gentilhomme  à  la  perruque 

•  blonde  avoit  deux  hommes  avec  lui  qui  l'aroicnt  suivi  à  cheval,  l'un  nommé  Ro- 
«naud,  l'autre  Ililaire.  »  —  *  Extrait  de  l'information,  etc.  :  «Malbasty,  interrogé, 
«a  dit  que  madame  do  Chevreuse  arriva  chez  lui  à  trois  heures  de  nuit,  lui  n'y 
«estant  pas,  que  sa  femme  se  leva  peur  ouvrir,  à  cause  quelle  cognul  Poter,  qui 
«lui  dit  que  cétoil  un  seigneur  de  qualité,  ami  intime  de  M.  Marsillac,  qui  s'en- 

•  fuyoit  pour  s'être  ba'tu  en  duel.  Malbasty  arriva  là  dessus,  auquel  fut  dit  la  mesme 


322  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

costume  noir  d'un  cavalier  que  dans  les  brillants  atours  de  la  grande 
dame,  les  femmes,  en  la  voyant,  admiraient  sa  bonne  mine,  et,  pendant 
cette  course  aventureuse,  elle  fit,  malgré  elle,  autant  de  conquêtes  que 
dans  les  salons  du  Louvre,  et,  ainsi  que  le  dit  La  Rochefoucauld,  elle 
montra  «  plus  de  pudeur  et  de  cruauté  que  les  hommes  faits  comme  elle 
«  n'ont  accoutmné  d'en  avoir^.  »  Une  fois  elle  rencontra  dix  ou  douze  ca- 
vahers  commandés  par  le  marquis  d'Antin ,  et  il  lui  fallut  s'écarter  de 
sa  route  pour  éviter  d'être  reconnue  ^.  Une  autre  fois,  dans  une  vallée 
des  Pyrénées,  un  gentilhomme  qui  l'avait  vue  à  Paris  lui  dit  qu'il  la 
prendroit  pour  madame  de  Chevreuse,  si  elle  était  vêtue  d'une  autre 
façon,  et  le  bel  inconnu  se  tira  d'affaires  en  répondant  qu'étant  parent 
de  cette  dame,  il  pouvait  bien  lui  ressembler^.  Son  courage  et  sa 
gaieté  ne  l'abandonnèrent  pas  un  moment,  et,  pour  peindre  la  vaillante 
amazone ,  on  fit  une  chanson  où  elle  disoit  à  son  écuyer  : 

«  La  Boissiere ,  dis-moi , 

•  Vais-je  pas  bien  en  homme?  ^ 

«  chose;  il  demanda  le  nom  de  ce  jeune  seigneur  et  qu'il  desiroit  savoir  qui  il  devoit 
«servir.  L'inconnu  lui  répondit  qu'il  lui  diroit  le  lendemain,  cependant  qu'il  l'ac- 
«  corapagnât  une  journée  ou  deux,  parce  qu'il  craignoit  que  les  deux  gentilshommes 
«  qui  esloient  à  luy  ne  fussent  cognus;  qu'il  les  lairroit  là  jusques  à  un  nouvel  advis 
«de  lui.  On, renvoya  le  carosse  du  prince  de  Marsillac,  et  ladite  dame  monta  sur 
«  une  haquenéc  qui  se  trouva  là.  Malbasty  et  Poter  la  suivirent.  Elle  estoit  vestue 
•<  d'une  casaque  noire;  les  chausses  et  le  pourpoint  de  mesme.  Elle  avoit  la  (este  ban- 
«  dée,  et  un  morceau  de  taffetas  noir  par-dessus,  et  dit  au  dit  Malbasty  que  c'estoit 
«un  coup  d'épée  qu'elle  avoit  rcceu  dans  son  combat,  et  que  cela  l'empeschoit 
«d'oster  son  chapeau,  et  aussi  qu'elle  en  avoit  un  à  la  cuisse  qui  l'empeschoit  de 
«monter  légèrement  à  cheval.  Comme  ils  arrivèrent  à  la  disnée,  la  selle  de  la  ha< 
«quenée  se  trouva  pleine  de  sang,  et  Malbasty  luy  dit  qu'il  en  estoit  fort  en  peine, 
«qu'il  falloit  que  sa  playe  se  fust  ouverte,  que  l'on  devroit  envoyer  quérir  un  chi- 
•  rurgien.  Elle  ne  le  voulut  pas  et  prit  deux  chembea  qui  estoient  au  dit  Malbasty 
«  dont  elle  dit  qu'elle  feroit  des  liages  pour  se  bander. . .  Elle  se  coucha  sur  du  foin 
«dans  une  grange,  et  se  reposa  paroissant  extrêment  affoiblie,  et,  pour  toute  chose, 
<  on  lui  apporta  à  diner  le  quartier  d'une  oye  bouillie  dont  elle  ne  put  manger.  ■ 
—  '  La  Rochefoucauld,  Mémoires,  coUect.  Pctitot,  t.  LI,  p.  356,  Tallemant,  t.  I, 
p.  a5o.  Extrait  de  l'information,  etc.  :  «  Une  bourgeoise  de  ce  bourg-là  passa  fortui- 
«  tement  et  la  vit  couchée  sur  ce  foin  et  s'escria  :  voilà  le  plus  beau  garçon  que  je 
«vis  jamais!  Monsieur,  dit-elle,  venez  vous  en  reposer  chez  moi;  vous  me  faites 
«  pitié ,  etc.  »  —  *  Extrait  de  l'information,  etc.  :  «  Avant  que  le  dit  Malbasty  se  sepa- 
«  rast  de  madame  de  Chevreuse,  ils  rencontrèrent  dix  ou  douze  hommes  à  cheval, 
«  dont  le  marquis  d'Antin  en  estoit  un;  elle  se  destourna  un  peu  appréhendant  d'être 
«  cognue,  etc.  »  —  ^  Extrait  d'une  lettre  écrite  de  Toulouse,  le  2  novembre  1637  :  «  Un 
'•gentilhomme  de  mon  voisinage  qui  a  charge  dans  nos  montagnes  m'a  dit  aujour- 
«  d'huy  que  madame  de  Chevreuse  estoit  passée  par  une  des  vallées  de  sa  charge 
«pour  entrer  en  Espagne,  qu'un  des  siens  le  luy  a  mandé,  et  que  la  recognoissant 


MAI  1855.  3'2'3 

«  Vous  chevauchez ,  ma  foi , 

c Mieux  que  tant  que  nous  sommes,  etc.  ^ * 

Celui  qui  l'accompagnait  la  pressant  de  liii  apprendre  sàii  riàm, 
elle  lui  dit  avec  un  ton  mystérieux  qu  elle  étoit  le  duc  d^Enghieti  que 
des  affaires  extraordinaires  et  le  service  du  roi  forçoient  de  sortir 
de  France,  ce  qui  peut  nous  donner  une  idée  de  la  tournure  qu'elle 
avait  à  cheval  et  du  ton  décidé  et  résolu  qu'elle  avoit  pris.  Puis, 
prenant  confiance  en  son  guide  et  n'aimant  pas  à  porter  longtemps  un 
masque,  elle  lui  avoit  avoué  qu'elle  étoit  la  duchesse  de  Chevreuse  ^. 
Elle  n'atteignit  la  frontière  qu'avec  des  fatigues  inouïes  et  à  travers  mille 
périls.  Un  peu  avant  de  franchir  la  frontière ,  elle  écrivit  au  gentilhomme 
qui  avait  pensé  la  reconnaître  dans  les  Pyrénées,  et  avait  eu  poUr  elle 
toute  sorte  d'égards  et  de  politesses,  qu'il  ne  s'était  pas  trompé,  qu'elle 
était  en  effet  celle  qu'il  avait  cru,  et  «qu'ayant  trouvé  en  lui  une  civi- 
«  lilé  extraordinaire,  elle  prenoit  la  liberté  de  le  prier  de  lui  procurer'des 
«étoffes  pour  se  vêtir  conformément  à  son  sexe  et  à  sa  condition  '.'» 
Arrivée  enfin  en  Espagne,  elle  s'élança  pour  la  troisième  fois,  avec  Sa 
résolution  accoutumée,  dans  tous  les  hasards  de  l'exil,  n'emportant 
avec  elle  que  sa  beauté,  son  esprit  et  son  courage.  Elle  envoya,  psrr  un 
de  ses  gens,  à  La  Rochefoucauld  toutes  ses  pierreries,  qui  valaient 
200,000  écus,  le  priant  de  les  recevoir  en  don  si  elle  mourait,  ou  de 
les  lui  rendre  quelque  jour  *. 

On  comprend  l'accueil  empressé  que  fit  le  roi  d'Espagne  i\  la  fidèle 
et  intrépide  amie  de  sa  sœur.  Madame  de  Chevreuse  avait  à  peine 
trente-huit  ans,  et  l'on  dit  que  Philippe  IV  grossit  le  nombre  de  ses 

til  luy  avoit  dit  qu'il  la  prcndroit  pour  madame  de  Chevreuse,  si  elle  esloit  vpsluo 
«d'une  autre  façon ,  et  qu'elle  luy  avoit  respondu  que  luy  estant  fort  proclic,  elle  lui 
«pouYoitbien  ressembler,  etc.»  —  'Tallemant,!,  I,  p.  260.  —  *  Extrait  de  l'informa- 
tion, etc.  :  «  Malbasly  pressa  la  dite  dame  de  lui  dire  son  nom,  comme  elle  lui  avoit 
«  promis  ;  elle  lui  dit  qu'elle  étoit  le  duc  d'Anguycn,  et  que,  pour  un  service  qu'elle 
«ne  pohvoil  déclarer,  il  falloit  qu'elle  sorlist  de  France  pour  un  temps Comme 

•  ils  furent  au  «econd  gîte,  Malbasty  dit  à  madame  de  Chevreuse,  Monsieur,  vous 

•  ne  m'avez  demandé  que  deux  jours,  permettez  que  je  m'en  retourne.  Elle  me  dit 

•  que  tout  de  bon  elle  vouloit  lui  dire  «on  nom ,  qu'elle  esloit  la  duchesse  de  Che- 
«  vreuse,  qu'il  lui  renvoyât  ses  deux  gcnlil&hommes  en  un  lieif  qu'elle  lui  nomma, 
«qu'il  lui  envoyât  aussi  son  tils,  qu'elle  avoit  jugé  qu'il  avoit  de  i'osprit,  et  qu'elle 
«se  serviroit  de  lui.  Malbasly  lui  dit  qu'elle  se  pcrdroit,  qu'elle  rencontreroit  mille 
■  voleurs,  qu'elle  n'avoit  qu  un  seul  nomme  avec  elle,  qu'il  craignoit  qu'on  lui  fit 

•  du  desplaisir Elle  offrit  au  dit  Malbasty  un  grand  rouleau  de  pisloles  qu'il 

•  refusa,  et  n'en  prit  que  sept  pour  s'en  reloarner.  »  —  '  Extrait  de  la  lellre  écrite 
de  Toulouse,  le  a  novembre  1637.  —  *  La  Rochefoucauld,  Mémoires,  collect.  Pe- 
lilOt,  I.  U.  îî*  >  -  ^ 


324         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

conquêtes  ^  Elle  était  déjà  toute  Anglaise  et  toute  Lorraine ,  elle  devint 
Espagnole;  et,  de  Madrid,  elle  assembla  de  toutes  parts  de  nouveaux 
périls  sur  la  tête  de  Richelieu.  Elle  avait  de  secrètes  intelligences  avec 
tous  les  mécontents  de  l'intérieur,  et  au  dehors  elle  entretenait  le  cou- 
rage et  enflammait  les  espérances  de  tous  les  proscrits.  Passant  d'Es- 
pagne en  Angleterre,  et  d'Angleterre  en  Flandre,  elle  avait  la  main 
dans  toutes  les  intrigues,  dans  toutes  les  conspirations,  et  ne  cessa  pas 
un  seul  jour  de  menacer  et  de  tenir  en  échec  le  puissant  cardinal.  A  sa 
mort,  elle  dut  croire  que  la  fortune  allait  changer,  et  ime  nouvelle  ère 
commencer  pour  la  reine  et  pour  elle.  Elle  était  à  Bruxelles  quand 
parut,  en  avril  1 643,  la  déclaration  de  Louis XIII  qui  conférai tla  régence 
à  Anne  d'Autriche,  mais,  par  une  prévoyance  extraordinaire,  mainte- 
nait l'exil  de  l'ancienne  surintendante  et  celui  de  Châteauneuf ,  les  dé- 
signant ainsi  comme  les  plus  redoutables  ennemis  du  règne  qui  allait 
finir  et  de  la  politique  de  Richelieu,  et  aussi  comme  les  deux  chefs  de 
la  politique  nouvelle  qui  semblait  destinée  à  triompher.  Louis  XIII 
expiré ,  et  la  déclaration  du  2  1  avril  abolie ,  madame  de  Chevreuse 
reçut  à  Bruxelles  une  lettre  de  la  nouvelle  régente  qui  l'appelait  auprès 
d'elle. 

V.  COUSIN. 
{La  suite  à  un  prochain  cahier). 

'  Madame  de  Motleville,  l.  I,  p.  gS. 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 
M.  Gauthier,  membre  de  l'Académie  des  beaux-arts,  est  mort  à  Paris  le  19  mai. 


MAI  1855.      uiUi        -  325 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

A.  Wolowski  a  et 
)olitiques  (seclioi 
M.  Blanqui,  décédé. 


M.  Wolowski  a  été  éîu,  le  19  mai,  membre  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  (section  d'économie  politique  et  de  slalistique),  en  remplacement  de 


LIVRES    NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Souvenirs  contemporains  ^histoire  et  de  littérature,  par  M.  Villemain,  membre  de 
rinslitut.  Seconde  partie.  Paris,  imprimerie  de  Gratiot,  librairie  de  Didier,  i855, 
in-8'  de  628  pages.  —  Celle  seconde  partie  des  souvenirs  d'histoire  et  de  littérature 
de  M.  Villemain  est  un  tableau  plein  de  lumière  et  d'enseignements  d'une  des  pé- 
riodes les  plus  dramatiques  de  notre  histoire  moderne,  les  Cent  jours.  Dans  ces  belles 
pages,  où  brillent  d'un  éclat  nouveau  ton  tes  les  érainentes  qualités  de  style  de  l'illustre 
académicien,  le  lecteur  remarquera  particulièrement  une  vive  peinture  de  l'état  des 
esprits  à  Paris  k  la  veille  du  ao  mars;  l'arrivée  de  Napoléon  aux  Tuileries;  les  por- 
traits du  prince  deTalleyrand  et  du  duc  d'Otranle,  les  débats  du  Parlement  anglais; 
le  retour  de  Waterfoo,  les  délibiralions  de  la  Chambre  des  représentants,  la  se- 
conde abdication  de  l'Empereur  et  son  embarquement  à  bord  du  Dellérophon. 

Correspondance  complète  de  Madame,  duchesse  d'Orléans,  née  princesse  palatine, 
mère  du  régent;  traduction  entièrement  nouvelle,  par  M.  G.  Brunet,  accompagnée 
d'une  annotation  historique,  biographique  et  littéraire  du  traducteur.  Paris,  impri- 
merie de  Gratiot,  librairie  de  Charpentier,  i855,  a  vol.  inia  de  xvi  488  et 
4^4  pages.  —  Nous  avions  en  français  des  traductions  de  quelques  parties  de  la 
correspondance  allemande  de  la  princesse  Palatine,  belle-sœur  de  Louis  XIV  et 
mère  du  régent.  Ses  lettres  au  duc  de  Brunswick  et  à  la  princesse  Wilhelmine- 
Charlotte  de  Galles  ont  eu  quatre  éditions  françaises  de  1788  à  i832.  Les  archives 
de  la  famille  de  Schomberg-Degenfeld  contenaient  un  grand  nombres  d'autres 
lettres  de  cette  princesse;  M.  Wolfgang-Menzel  en  a  publié  le  texte  allemand  en 
1843,  et  M.  G.  Brunet  en  a  donné  une  traduction  française  en  i853.  Ce  der- 
nier refond  aujourd'hui  son  travail  en  l'augmentant  de  tout  ce  qui  avait  été  pu- 
blié par  les  autres  éditeurs,  et,  en  outre,  de  quelques  lettres  inédites  de  Madame, 
provenant  des  dépôts  publics  de  Paris  ou  d'une  collection  particulière.  Dans  les  pré- 
cédentes éditions,  les  extraits  empruntés  aux  lettres  de  la  duchesse  d'Orléans  étaient 
rangés  par  chapitres  spéciaux,  selon  qu'ils  se  rapportaient  à  telles  ou  telles  per- 
sonnes. Le  nouvel  éditeur  a  rétabli  l'ordre  chronologique,  disposition  qui  permet 
de  mieux  saisir  la  suite  des  événements  et  l'esprit  qui  inspire  toute  cette  corres- 

ftondance.  Il  a  joint  à  sa  traduction  un  certain  nombre  de  notes  biographiques  et 
lisloriques. 

4a 


326  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Voyage  en  Turquie  et  en  Perse,  exécuté  par  ordre  du  Gouvernement  français  pendaril 
les  années  i846,  1847  ^^  '848,  par  Xavier  Hommaire  de  Hell,  accompagné  de  cartes , 
d'inscriptions  et  d'un  album  de  cent  planches  dessinées  d'après  nature,  par  Jules 
Laurens,  tome  1".  Paris,  imprimerie  de  Marlinel,  librairie  de  P.  Bertrand ,  in-8°  de 
a4o  pages,  avec  quatre  livraisons  de  l'atlas,  in-fol.  —  M.  Hommaire  de  Hell,  mort  à 
Tspaban,  le  39  août  i848,  à  trente-six  ans,  victime  de  son  ardeur  pour  la  science, 
s'était  déjà  fait  un  nom  très-recommandable  comme  géographe  et  comme  géologue, 
par  un  premier  Voyage  dans  les  steppes  de  la  mer  Caspienne,  au  Caucase,  dans  la  Crimée 
et  la  Russie  méridionale ,  savante  publication  qui  remporta,  en  i844.  le  grand  prix  de 
la  Société  de  géographie,  et  dont  le  mérite  détermina,  l'année  suivante,  M.  de  Sal- 
vandy,  alors  ministre  de  l'instruction  publique,  à  confier  au  jeune  voyageur  une  mis- 
sion ayant  pour  objet  de  faire  des  recherches  physiques ,  géograpliiques  et  histo- 
riques sur  les  bords  de  la  mer  Noire  et  de  la  mer  Caspienne  et  dans  l'intérieur  des 
pays  qui  avoisinent  ces  deux  mers.  Cette  nouvelle  exploration  fournissait  à  M.  Hom- 
maire de  Hell  l'occasion  de  continuer  et  de  compléter  en  Asie  l'élude  d'un  pro- 
blème qu'il  avait  poursuivi  en  Europe  pendant  son  précédent  voyage,  et  qui  con- 
sistait à  déterminer,  d'après  les  observations  géologiques  et  géographiques, 
comparées  aux  traditions,  l'état  ancien  de  toute  cette  région  qui  s'étend  de  la  mer 
Noire  et  de  la  mer  d'Azow  à  la  mer  Caspienne,  entre  l'Europe  et  l'Asie,  et  où  tout 
semble  attester  le  long  séjour  des  eaux  marines,  alors  que  ces  deux  bassins  n'en 
formaient  peut-être  qu'un  seul.  C'est  en  accomplissant  cette  mission  que  M.  Hom- 
maire de  Hell  a  succombé.  Les  nombreux  matériaux  résultats  de  son  dernier  voyage 
en  Turquie  et  en  Perse  forment  une  mine  précieuse  dans  laquelle  le  géographe,  le 
géologue,  l'archéologue,  comme  l'homme  d'Etat  et  même  l'homme  du  monde, 
puiseront  de  neuves  et  utiles  informations.  Une  commission  ,  choisie  au  sein 
de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  pour  examiner  les  documents 
que  ce  voyageur  a  laissés  et  qui  ont  été  rapportés  d'Ispahan  par  son  collaborateur 
M.  Jules  Laurens,  a  fait,  en  i85i,  un  rapport  favorable  à  leur  publication,  et 
d'après  ce  rapport,  le  Gouvernement  s'est  chargé  des  frais  d'impression  d'un  ou- 
vrage rendu  doublement  intéressant  par  la  mort  prématurée  de  l'auteur.  Le  voyage 
de  M.  Hommaire  de  Hell,  en  Turquie  et  en  Perse,  comprendra  deux  divisions  dis- 
tinctes :  la  partie  historique,  qui  sera  publiée  en  3  volumes  avec  un  atlas  de  cent 
planches,  et  la  partie  scientifique  qui  formera  1  volume  accompagné  de  trois 
cartes.  Le  volume  qui  a  paru  n'est  que  la  première  partie  du  tome  I"  de  la  relation 
liislorique.  Il  contient  le  récit  du  voyage  de  M.  de  Hell  depuis  Toulon  jusqu'à  Cons- 
tantinople,  en  passant  par  l'Italie,  et  de  Constanlinople  dans  les  contrées  du^ 
Danube  et  sur  les  bords  de  la  mer  Noire.  Nous  rendrons  compte  de  cette  impor- 
tante relation  lorsqu'elle  aura  été  complètement  publiée. 

iXotice  tur  M.  Daauou,  par  M.  B.  Guérard,  membre  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres ,  suivie  d'une  Notice  sur  M.  Guérard,  par  M.  N.  de  Wailly. 
Paris,  imprimerie  de  Lahuro,  librairie  de  Dumoulin,  i855,  in-8''  de  111-367  pages. 
—  Cette  publication  est  un  digne  hommage  rendu  par  M.  Natalis  de  Wailly  à  l'un 
des  hommes  qui,  de  nos  jours,  ont  le  plus  honoré  l'érudition  française  par  leur 
oaraclère  intègre  et  leur  profond  savoir.  La  notice  sur  M.  Guérard  n'est  pas  seule- 
ment une  appréciation  judicieuse  des  travaux  de  ce  savant  si  regrettable;  on  y 
trouve  en  même  temps  un  juste  éloge  des  qualités  privées  qui  le  distinguaient  et 
qui  rendent  sa  mémoire  chère  à  tous  ceux  qui  l'ont  bien  connu.  On  suit  que 
M.  Guérard  avait  ordonné,  par  testament,  de  détruire  tous  ses  papiers,  en  excep- 
tant seulement  de  celte  proscription  sa  Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  Daii- 


<^.nv./     MAÎ  1S55.  MLlOi.  327 

nou.  Dans  le  volume  qu'il  consacre  aujourd'hui  à  M.  Guérard,  M.  de  Wailly  a 
voulu  réserver  la  première  place  à  cet  excellent  travail ,  dont  toute  la  première 
partie,  relative  à  la  vie  politique  de  M.  Daunou,  était  restée  inédite.  On  trouve  à 
la  suite  de  ces  deux  notices  le  discours  prononcé  par  M.  Guérard  à  l'ouverture  du 
cours  de  première  année  de  l'École  de»  Charles,  les  articles  que  M.  de  VVailly  a  publiée 
dans  le  Journal  des  Savants  (en  i845  et  en  ï853)  sur  deux  des  principaux  ouvrages 
de  M.  Guérard,  \e  Polypliqae  d'Yrminon  et  le  Polyptyque  de  saint  Rémi,  l'inscription 
composée  par  l'Académie  pour  le  monument  élevé,  à  Monlbard,  à  M.  Guérard,  et 
la  liste  chronologique  de  ses  ouvrages. 

Mœurs  et  voyages,  ou  récits  du  monde  nouveau,  par  M.  Philarèle  Chasles,  profes- 
seur au  Collège  de  France.  Imprimerie  d'Arbieu,  à  Poissy ,  librairie  de  Didier,  à 
Paris,  i855,  in-ia  de  3a4  pages.  —  Ces  études  sur  l'Amérique,  l'île  de  Ceylan  et 
l'Austraîie  sont  empruntées,  quant  aux  faits,  aux  relations  publiées  par  les  voya- 
geurs modernes  de  diverses  nations.  Les  quatre  principales  drvisions  de  l'ouvrage 
portant  les  litres  suivants  :  Mœurs  et  races  nouvelles  de  l'Amérique  du  nord  ;  Trente- 
huit  jours  dans  les  savanes  de  l'île  de  Cuba;  Scènes  de  la  vie  tasmanienne  et  aus- 
tralienne; la  Hévolulion  de  i8/i8  dans  l'île  de  Ceylan. 

Nouvelles  études  historiques  et  littéraires,  parM.Cuvillier-Fleury.  Paris,  imprimerie 
de  Raçon ,  librairie  de  Michel  Lévy  frères,  i855,  in-ia  de  iv-AaA  pages.  —  Ces 
nouvelles  études  historiques  et  liuéraires  font  suite  à  celles  que  l'auteur  a  publiées 
il  y  a  un  an  sous  le  même  litre.  C'est  la  reproduction  des  principaux  travaux  de  cri- 
tique donnés  par  M.  Cuvillier-FIeury  dans  le  Journal  des  Débats ,  en  i85A.  Rappro- 
chées et  classées  par  époques  dans  ce  volume,  ces  remarquables  études  ne  pourront 
qiie  gagner  encore  dans  l'eslimn  du  public,  parce  qu'on  saisit  mieux  la  pensée 
générale  qui  les  a  inspirées  et  le  lien  qui  les  unit  malgré  leur  diversité.  Après  une 
première  partie  contenant  trois  articles  sur  Danlc,  les  six  femmes  de  Henri  VIII  cl 
la  retraite  de  Charles-Quint,  l'auteur  a  réuni,  dans  les  autres  divisions  de  ce 
volume,  les  morceaux  de  critique  qui  se  rapportent  an  siècle  de  Louis  XIV,  et  ont 
pour  sujet  Daniel  de  Cosnac,  madame  de  Maintenon  k  S«inl-Cyr,  Talleraant  des 
néaux,  madame  de  Sablé  et  madame  de  Longueville.  le  chanoine  Maucroix. 
madame  de  Sévigné;  puis  ceux  qui  se  rattachent  au  règne  de  Napoléon.  Ce  recueil 
est  complété  par  (juctques  cs6ais  plus  particulièrement  liés  à  l'étude  de  nos  mœurs 
d'anjourd'hui. 

Histoire  de  Washington  et  de  lafonduiion  de  la  république  des  Etals-Unis,  par  Cor- 
nelis  de  Witt,  précédée  d'une  étude  historique  sur  Washington,  pnr  M.  Guizot. 
Paris,  imprimerie  de  Bonaventuro  et  Ducessois,  librairie  de  Didier,  i855,  in-8*de 
iiï-civ  et  /iyi  pages,  avec  cartes  et  portraits.  —  La  belle  élude  historique  placée 
en  tête  de  ce  livre  a  été  écrite  par  M.  Guiïot,  il  y  a  quinze  ans,  lorsque  le  congrès 
des  États-Unis  cul  fait  publier,  sous  la  direction  de  M.  Sparks,  les  Ecrits  et  la  corres- 
pondance de  Washington,  et  ce  remarquable  travail  est  depuis  longtemps  considéré 
comme  un  des  écrits  les  plus  achevés  de  l'illustre  historien.  L'ouvrage  de  M.  Cor- 
nélis  de  Will,  écrit  sous  l'inspiration  et  sous  les  yeux  mêmes  de  M.  Guizot,  est  le 
complément  nécessaire  de  l'Etude  sur  Washington.  M.  de  Witt  raconte  ce  que 
M.  Gaizot  avait  résumé;  il  développe  et  met  dans  tout  leur  jour  les  faits  qui  avaient 
été  négligés  h  dessein ,  ou  seulement  indiqués  dan»  une  élude  dont  le  plan  com- 
portait peu  de  détails.  La  nouvelle  Histoire  de  Washington  et  de  la  fondation  de  la 
république  des  États-Unis  est  complètement  différente,  pour  le  fond  et  pour  la 
forme,  pour  l'esprit  comme  pour  la  méthode  cl  l'exposition  des  faits,  de  la  Vie  de 
Wnfhington ,  par  M.  Sparks,  dont  la  traduction  a  été  publiée,  dans  l'origine,  à  lu 


328  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

suite  du  livre  de  M.  Guizot.  M.  Sparks,  écrivant  pour  des  lecteurs  familiarisés 
avec  leur  histoire  nationale,  n'a  souvent  indiqué  que  par  allusion  des  événements 
qui  leur  étaient  parfaitement  connus.  En  France,  ces  allusions  risquaient  de  ne  pas 
être  suffisamment  comprises.  M.  Cornelis  de  VVitt  a  voulu  éviter  cet  écueil.  Il  a 
raconté  avec  précision  tous  les  faits  nécessaires  à  l'intelligence  du  rôle  de  Was- 
hington dans  la  révolution  américains.  A  l'appui  de  son  récit,  il  a  réuni,  sous  le 
titre  de  Pièces  justificatives ,  tous  les  actes  relatifs  aux  origines  et  à  la  formation  pro- 
gressive de  la  constitution  américaine.  Enfin,  une  carie  de  treize  Etals  primitifs, 
où  sont  notés  avec  soin  tous  les  lieux  signalés  par  quelque  rencontre  impor- 
tante, permet  au  lecteur  de  suivre  avec  plus  de  facilité  les  opérations  militaires. 

Nonnos  do  PanopoUs.  Les  Dionysiaques  ou  Bacchus , pocme  en  xlyiii  chants,  rétabli, 
traduit  et  commenté  par  le  comte  de  Marcellus,  ancien  ministre  plénipotentiaire. 
Introduction.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  F.  Didot  frères,  i855,in-i8de 
265  pages.  —  L'érudition  sérieuse  des  recherches  et  la  grâce  piquante  du  style 
recommandent  aux  amis  des  lettres  ce  petit  volume,  qui  contient  seulement  l'intro- 
duction  delà  nouvelle  édition  des  Dionysiaques,  publiée  par  M.  de  Marcellus,  pour 
la  Bibliothèque  des  auteurs  grecs.  Après  avoir  expliqué  les  motifs  qui  l'ont  déterminé 
à  désigner  le  chantre  des  Dionysiaques  sous  le  nom  de  Nonnos,  au  lieu  de  l'appeler 
Nonnus  comme  on  l'a  fait  jusqu'ici,  M.  de  Marcellus  se  livre  à  d'intéressantes  recher- 
ches sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  ce  dernier  des  lyriques  grecs;  il  fait  l'historique 
des  manuscrits  de  ses  Dionysiaques ,  des  éditions  qu'on  en  a  données  depuis  la  pre- 
mière, celle  de  Falkenburg(  Anvers,  Planlin,  1669)  jusqu'à  celle  deGraëfe  (Leipsig, 
1819-1826),  et  passe  en  revue  les  critiques  et  les  éloges  dont  le  poêle  a  été  l'objet.  Le 
traducteur  examine  ensuite  le  plan  et  le  caractère  du  poème,  et  fait  connaître  la 
méthode  qu'il  a  suivie,  soit  pour  l'établissement  du  texte  grec,  soit  pour  la  traduc- 
tion. Dans  un  épilogue,  placé  à  la  fin  du  volume,  M.  de  Marcellus  raconte,  avec  le 
talent  qu'on  lui  connaît,  une  circonstance  de  sa  jeunesse  qui  lui  a  donné  la  pensée  de 
remeltre  en  lumière  les  Dionysiaques.  Gel  épilogue  a  pour  tilre  :  Maison  de  campagne 
de  l'empereur  Julien;  Yacobaki  Rizo  Néroulos. 

Le  Canada  sous  la  domination  française,  d'après  les  archives  de  la  marine  et  de  la 
guerre,  parL.Dussieux,  professeur  d'histoire  à  l'école  impériale  de  Saint  Cyr.  Paris, 
imprimerie  de  Pillet,  librairie  de  Ch.  Tanera,  i855,  in-S"  de  io4  pages.  —  La 
lutte  qui,  au  siècle  dernier,  a  coulé  à  la  France  le  Canada,  est  une  des  pages  les 
plus  intéressantes  de  nos  annales  militaires;  mais,  jusqu'ici,  on  n'avait  pas  raconté 
avec  détail  les  actions  héroïques  des  braves  capitaines  qui,  comme  d'ibervillc, 
Monlcalm  et  Lévis,  disputèrent  pendant  si  longtemps,  et  avec  tant  de  gloire  aux 
armées  anglaises,  l'une  de  nos  plus  importantes  colonies.  Pour  réparer  cet  oubli 
de  nos  historiens  ,  M.  Dussieux  a  puisé  aux  meilleures  sources,  en  faisant  usage  de 
toutes  les  pièces  relatives  au  Canada ,  que  l'on  conserve  dans  les  archives  de  la 
marine  et  de  la  guerre.  L'his-toire  qu'il  nous  donne  des  origines,  du  développement 
et  de  la  chute  de  celle  colonie  est  aussi  intéressante  que  bien  écrite. 

Histoire  de  Scanderbeg  ou  Turks  et  chrétiens  au  xv'  siècle,  par  M.  Camille  Paga- 
nel,  ancien  conseiller  d'État.  Paris,  imprimerie  de  Bonavenlure  et  Ducessois,  librai- 
rie de  Didier,  i855,  in-8''  de  lxxxiv-464  pages.  —  On  ne  saurait  dire  de  ce  livre 
qu'il  ajoute  des  faits  ou  des  aperçus  nouveaux  à  l'histoire  de  la  lutte  glorieuse  que 
le  héros  de  l'Albanie  soutint  si  longtemps  contre  les  sultans  Amurat  II  et  Maho- 
met II.  La  nouvelle  histoire  de  Scanderbeg  ne  dispensera  pas  de  consulter  le  volu- 
mineux ouvrage  de  Barlesio,  son  contemporain  et  son  compatriote  :  De  vita  et  gestis 
G.  Castriod  (Strasbourg,  i537),  ni  celui  du  P.  Poncet  (1709).  Mais  M.  Paganel  a 


>r/.        MAI  1855.        un  329 

su  tirer  parti  avec  habileté  des  travaux  de  ses  devanciers  pour  présenter  un  tableau 
très-intéressant  des  dramatiques  événements  qui  marquèrent,  dans  le  xv*  siècle,  la 
résistance  des  Albanais  à  l'invasion  de  l'islamisme. 

La  Turquie  actuelle j  par  Ubicini,  Paris,  imprimerie  de  Lahure,  librairie  de  Ha- 
chette, i855,  in-iî  de  ^74  pages.  —  On  trouve,  dans  ce  petit  volume,  des  ren- 
seignements assez  détaillés  sur  la  Turquie  moderne,  son  état  politique  depuis  la 
mort  du  sultan  Mahmoud  et  i'avénement  d'Abdul-Medjid,  son  administration,  son 
armée,  son  commerce.  Des  descriptions  pittoresques  et  des  détails  de  mœurs  com- 
plètent l'ouvrage. 

La  piété  du  moyen  âge,  par  A.  de  Marlonne,  archiviste  du  département  de  Loir- 
et-Cher.  Vendôme,  imprimerie  de  Lemercier;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  i855. 
in-8'  de  3  20  pages.  —  L'auteur  de  ce  livre  a  peu  d'estime  pour  la  piété  du  moyen 
âge.  Il  s'attache  à  prouver  que,  pendant  celte  longue  période  de  l'histoire,  le 
clergé  et  les  papes  eux-mêmes  ont  toujours  été  en  bulte  taux  attaques  des  lettres, 
«  des  arts  et  de  tous  les  états  ;  >  que ,  dans  les  poésies ,  dans  les  romans ,  dans  les 
peintures,  dans  les  sculptures,  apparaît  visiblement  l'outrage,  sinon  la  haine  pour 
l'Eglise,  ou  du  moins  pour  ses  représentants. 

Lois  des  Bourg ui(fnons ,  vulgairement  nommées  loi  Gombette,  traduites  pour  la  pre- 
mière fois  par  M.  J.  F.  A.  Peyré.  Lyon,  imprimerie  de  Vingtrinier-,  librairie  de 
Brun,  i855,  in-S**  de  i^h  pages.  —  Le  texte  de  la  loi  Gombette  n'avait  jamais  été 
traduit  en  françab.  L'ouvrage  que  nous  annonçons  a  pour  but  de  répandre  la  con- 
naissance d'un  des  plus  vénérables  monuments  de  notre  histoire  nationale.  L'éditeur 
accompagne  sa  traduction  de  notes  nombreuses  deslinées  à  faciliter  l'intelligence  du 
texte. 

Pompéia,  décrite  et  dessinée  parEmcst  Breton,  de  la  société  impériale  des  anti- 
quaires de  France,  suivie  d'une  notice  sur  Herculanuni.  Paris,  imprimerie  de 
Claye,  librairie  de  Gide  ctBaudry,  i855,  in  8*  de  352  pages  avec  planches.  —  Met- 
tant à  profit  les  recherches  des  savants,  et  particulièrement  celles  de  M.  Raoul- 
Rochette,  de  Minervini,  de  Garucci  et  des  académiciens  d'Herculanum ,  l'auteur 
de  ce  livre  les  a  complétées  par  les  observations  qu'il  a  faites,  les  mesures  qu'il  a 

f)rises  lui-même  pendant  plusieurs  séjours  k  Ponipéi,  et  surtout  par  la  description, 
e  dessin  et  les  plans  des  monuments  assez  nombreux  sortis  des  fouilles  depuis  la 
publication  des  ouvrages  de  ses  devanciers.  Ce  volume  résume  avec  intérêt  les  grands 
travaux  qui  ont  été  publiés  jusqu'ici  sur  ces  ruines  célèbres. 

Strasbourg  illustré  ou  panorama  pittoresque  et  statistique  de  Strasbourg  et  de  ses  envi- 
rons, par  Fréd.  Piton.  Strasbourg,  imprimerie  de  Silbermann;  Paris,  librairie  de 
l'Ecole  des  Charles,  i855.  Deux  volumes  in-4'  de  877  et  168,  282  pages  avec 
80  planches.  —  Cet  ouvrage,  exécuté  avec  soin,  est  plus  important  au  point  de 
vue  des  recherches  historiques  que  ne  le  ferait  supposer  son  titre.  C'est  une  descrip- 
tion très-détaillée  et  très-complète  de  tout  ce  que  la  ville  de  Strasbourg,  ses  fau- 
bourgs et  ses  environs,  offrent  d'intéressant  comme  souvenirs  et  monuments  d'his- 
toire. 

Les  sépultures  chrétiennes  en  France,  d'après  les  monuments  du  xf  au  xri'  siècle,  par 
Arthur  Murcier,  archiviste  poléographe.  Paris,  imprimerie  de  Delcambre,  librairie 
de  Vives,  i855,  in-8* de  xv-239  pages,  avec  planches.  —  C'est  principalement  au 
point  de  vue  de  l'épigraphie  que  l'auteur  de  ce  livre  a  étudié  les  tombeaux  du 
movcn  âge.  Il  cite  un  assez  grand  nombre  d'inscriptions  tumulaires ,  et  donne  les 
règles  qui  peuvent  servir  soit  à  les  déchiffrer,  soit  a  en  ûxer  la  date. 

Dictionnaire  historique  des  institutions,  mœurs  et  coutumes  de  la  France,  par  A.  Ché- 


330  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ruel,  docteur  es  lettres,  maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale  supérieuro.  Paris, 
librairie  de  Hachetle,  a  vol.  in-ia,  ensemble  de  976  pages.  —  M.  Ghéruel  a  mis  à 
profit  les  recbercbes  des  siècles  passés  et  les  travaux  des  bistoriens  modernes  pour 
rappeler  et  déterminer  dans  ce  dictionnaire  le  sens  des  lois  et  des  coutumes  de  l'an- 
cienne France,  et  aider  à  l'étude  de  notre  histoire  par  l'explication  des  inslilulions 
publiques  et  privées.  Sous  le  titre  d'Introduction,  l'auteur  a  placé  en  tête  du  pre- 
mier volume  une  étude  intéressante  sur  la  vie  publique  et  la  vie  privée  des  Français. 

Le  grand  Dictionnaire  de  la  langue  latine,  sur  un  plan  nouveau,  par  le  docteur 
Guill.  Freund,  traduit  en  français,  revu  sur  les  texles  et  considérablement  aug- 
menté, d'après  les  travaux  lexicograpbiques  et  épigrapbiques  les  plus  récents,  fran- 
çais et  étrangers,  par  N.  Tbeil,  professeur  au  lycée  impérial  Saint-Louis.  Première 
livraison  (A).  Paris,  librairie  de  Hachetle,  i855,  in-A"  de  352  pages. — Cet  ouvrage 
comprendra  :  1°  tous  les  mots  qui  se  rencontrent  dans  les  monuments  de  la  langue 
latine  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  la  chute  de  l'empire  d'Occident, 
méthodiquement  examinés  ;  a"  les  mots  les  plus  importants  de  la  langue  latine  du 
moyen  âge  et  des  temps  modernes,  notamment  ceux  qui  ont  passé  dans  les  langues 
aujourd'hui  parlées  en  Europe;  3°  les  termes  techniques,  latins  ou  latinisés,  de 
médecine,  de  chirurgie,  d'anatomie,  de  zoologie,  de  bolaniique,  etc.;  A°  les  noms 
propres  de  l'histoire,  de  la  mythologie,  de  la  littérature  et  des  arts;  5°  tout  le 
dictionnaire  comparé  de  géographie  ancienne ,  du  moyen  âge  et  moderne ,  de  Bischoft 
et  Mœller,  revu  par  M.  Ch.  Muller.  Ce  dictionnaire  formera  deux  volumes  in-4'  à 
trois  colonnes,  et  paraîtra  en  onze  livraisons. 

Chronique  de  Guines  et  d'Ardre,  par  Lambert,  curé  d'Ardre  (918-1 2o3),  revue 
sur  huit  manuscrits,  avec  notes,  etc.,  par  le  marquis  de  Godefroy  Ménilglaise. 
Paris,  imprimerie  de  Remquet,  librairie  de  Renouard,  i855,  in-8°  de  xxxv- 
545  pages,  avec  tableaux  et,  caries.  —  La  chronique  latine,  écrite  à  la  fin  du 
xn*  siècle  par  Lambert  d'Ardre,  a  été  publiée  par  fragments  dans  les  Preuves  de 
l'histoire  de  la  maison  de  Guines,  de  Duchesne  (i63i},  et  plus  complètement  par 
Ludewig,  dans  ses  lieliquiee  manuscriplorutn  (1727).  On  en  trouve  des  extraits  dans 
le  Recueil  des  historiens  de  France.  Sans  valeur  pour  les  temps  antérieurs  à  l'époque 
où  vivait  Lambert,  celle  chronique  a  de  l'intérêt  et  de  l'importance  pour  l'iiistoire 
du  nord  de  la  France  au  xn*  siècle ,  et  fournit  de  précieuses  notions  sur  les  mœurs 
et  les  habitudes  du  moyen  âge.  L'édition  qu'en  donne  aujourd'hui  M.  Godefroy  de 
Ménilglaise,  sous  les  auspices  de  la  Société  des  antiquaires  de  la  Morinie,  com- 
prend le  texie  latin  et  la  traduction  française.  Le  texte  latin  a  été  revu  avec  un 
grand  soin  sur  huit  manuscrits,  dont  le  plus  ancien  est  celui  qui  est  conservé  dans 
la  bibliothèque  du  Vatican ,  fonds  de  la  reine  Christine,  n°  696.  Le  savant  éditeur 
était  fort  capable  de  donner  lui-même  une  version  élégante  et  hdèle  de  l'ouvrage 
de  Lambert  d'Ardre;  il  a  préféré  placer,  en  regard  du  texte,  une  ancienne  tra- 
duction française  anonyme  qui,  par  le  style,  paraît  appartenir  à  le  dernière  moilié 
du  XV*  siècle.  Les  notes  et  éclaircissements  de  M.  de  Ménilglaise,  ses  tableaux  gé- 
néalogiques des  comtes  de  Guines  et  des  seigneurs  d'Ardre,  ses  glos:?aires  latin  et 
français  et  son  index  géographique  ajoutent  beaucoup  au  mérite  ou  à  l'utililé  pra- 
tique de  cette  nouvelle  édition.  Parmi  les  annexes,  nous  avons  aussi  remarqué  une 
excellente  topographie  du  comté  de  Guines,  par  M.  Courtois,  L'index  alphabétique, 
qui  termine  le  volume,  était  le  complément  indispensable  d'un  ouvrage  de  ce 
genre;  mais  on  peut  reprocher  à  l'éditeur  d'avoir  classé  les  personnages  par  ordre 
de  prénoms  au  lieu  de  les  ranger  par  noms  de  famille,  ce  qui  rend  l'usage  de  celte 
table  peu  commode  pour  les  recherches.  ^  ,  •  ■ 


'T/A7  MAI  1855..  ^,.J«.  331 

Anciens  évêchés  de  Bretagne,  histoire  et  monuments,  par  J.  de  Geslin  de  Bourgogne 
et  A.  de  Saint-Barthélémy.  Diocèse  de  Saint-Brieac ,  tome  I".  Saint-Brieuc ,  imprime- 
rie et  librairie  de  Guyon  frères,  i855,  in-S"  de  lxxviii-436  pages  avec  planches. 
—  Quatre  volumea  seront  consacrés  à  cette  histoire  de  i'évêché  de  Saint-Brieuc.  Le 
premier,  le  seul  qui  ait  encore  paru,  contient  d'abord  une  introduction  impor- 
lante,  que  l'on  peut  considérer  comme  un  résumé  nouveau  de  l'histoire  de  Bre- 
tagne; c'est  le  point  de  départ  de  tout  le  travail,  la  hase  à  laquelle  vient  se  ratta- 
cher successivement  chacune  de  ses  parties.  Le  reste  du  volume  est  consacré. à 
Saint-Brieuc.  Ce  qui  concerne  l'évêque  y  occupe  nalurellement  la  première  place; 
c'est  d'abord  la  fdialion  des  pasteurs,  l'étendue  de  leur  juridiction,  le  mode  de  leur 
administration  religieuse.  L'évêque  est  ensuite  considéré  comme  possesseur  de  iiei 
avec  tous  ses  droits  et  tous  ses  devoirs  de  seigneur  temporel.  Dans  les  subdivi- 
sions suivantes,  l'étude  porle  sur  le  chapitre,  la  cathédrale,  les  paroisses,  la  collé- 
giale, les  diverses  communauté»  d'hommes  et  de  femmes.  Au  second  volume,  les 
auteurs  traiteront  de  l'histoire  civile  de  la  cité.  Le  troisième  contiendra  l'histoire  des 
iiefs  et  des  paroisses  du  diocèse,  et  le  quatrième  sera  consacré  aux  abbayes  et  aux 
grands  prieurés.  Une  annexe  fort  intéressante  de  ce  dernier  volume  sera  la  publi- 
cation des  cartulaires,  tous  inédits,  de  ces  monastères.  Nous  ne  pouvons  que  sou» 
hailer,  dans  l'intérêt  des  jétudes  historiques,  la  continuation  de  cet  ouvrage,  qui 
doit  comprendre  successivement  tous  les  évêchés  de  l'ancienne  Bretagne. 

Recueil  des  historiens  des  Gaules  et  de  la  France,  tome  XXI*,  contenant  la  deuxième 
livraison  des  monuments  des  règnes  de  saint  Louis,  de  Philippe  le  Hardi,  de  Phi- 
lippe-le-Bel,  de  Louis  X,  de  Philippe  V  et  de  Charles  IV,  depuis  mccxxvi  jusqu'en 
MCccxxvui,  publié  par  MM.  Guigniaut  et  de  Wailly,  membres  de  l'institut.  Paris, 
imprimerie  impériale,  i855,  in-folio  de  lxxxiv-973  pages,  avec  une  planche.  En 
attendant  que  nous  rendions  compte  de  ce  nouveau  volume  du  Recueil  des  histo- 
riens de  France  avec  tous  les  développements  que  comporte  l'importance  de  cette 
publication,  nous  nous  bornerons  aujourd'hui  à  rn  indiquer  sommairement  lo 
contenu.  Suivant  l'usage  adopté  par  leurs  prédécesseurs,  les  éditeurs  de  ce  volume 
rendent,  au  début  de  leur  préface,  un  juste  hommage  k  la  mémoire  de  M.  Daunou, 
qui  prit  une  si  grande  part,  conjointement  avec  M.  Naudet,  à  la  continuation  de 
l'œuvre  des  Bénédictins  en  terminant  le  tome  XIX*  de  ce  Recueil,  que  dom  Brial 
avait  laissé  inachevé,  et  en  publiant  le  XX*  volume,  qui  parut  en  i84o,  la  veille 
même  de  sa  mort.  MM.  Guigniaut  et  de  Wailly  signalent  ensuite,  par  des  observa- 
tions méthodiques,  les  deux  genres  de  textes  qiie  renferme  le  nouveau  volume,  c'est- 
à-dire  les  chroniques  et  les  comptes;  ils  expliquent  les  motifs  qui  les  ont  décidés  a 
rétablir,  dans  la  publication  des  textes  français,  l'usage  des  accents  et  des  apostro- 
phes, que  les  éditeurs  du  XX*  volume  avaient  supprimés,  et  ils  terminent  leur  pré- 
face par  une  dis^iertation  approfondie  sur  les  dates  des  lettres  royaux.  Dans  la  pré- 
face du  III*  volume  des  Ordonnances,  Secousse  avait  prouvé  que  l'authenticité  d'un 
acte  royal  du  xiii*  siècle  et  des  premières  années  du  xiv*ne  doit  pas  être  révoqttée 
en  doute,  par  ce  motif  seulement  qu'il  serait  daté  d'un  lieu  où  le  roi  ne  pouvait 
pas  être.  MM.  Guigniaut  et  de  Wailly  recherchent  si  l'usage  a  toujours  existé  de 
publier,  sous  le  nom  du  roi,  des  chartes  qui,  étant  datées  de  lieux  déterminé», 
semblaient  attester  sa  présence,  quoique,  en  réalité,  il  fût  absent,  et  si  ces  dates 
trompeuses  peuvent  être  discernées  de  celles  qui  prouvent  certainement  la  présence 
du  roi.  On  trouve  après  cette  préface  une  dissertation  sur  les  dépenses  et  les  recettes 
ordinaires  de  saint  Louis  cl  une  note  sur  la  monnaie  tournois  et  la  monnaie  parisis 
tous  le  r^gne  de  ce  prince.  Viennent  ensuite  les  textes  latios  et  français  compris 


332  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  Je  volume  et  qui  se  rapporlent,  comme  l'indique  le  litre,  à  la  période  de  notre 
histoire  comprise  entre  l'avénemenl  de  saint  Louis  (laaô)  et  la  mort  de  Charles  le 
Bel  (iSaS).  Les  seize  premières  chroniques  se  rattachent  plus  particulièrement  à 
quelques-unes  de  celles  qui  ont  paru  dans  le  volume  précédent.  Presque  toutes 
sont  destinées  à  rectifier  ou  à  compléter  les  ouvrages  de  Guillaume  de  Nangis  et  la 
portion  des  Chroniques  de  Saint-Denis  qui  les  accompagne.  En  voici  l'énumération  : 
Chronique  de  Gérard  de  Frachet,  avec  une  continuation  anonyme;  fragments  du 
Miroir  hislorial  de  Vincent  de  Beauvais  ;  extrait  de  la  Fleur  des  histoires  de  Vincent 
de  Clermont;  chronique  anonyme  des  rois  de  France,  finissant  en  ia86;  extraits 
des  chroniques  de  Saint-Denis;  extrait  d'une  chronique  anonyme  finissant  en  i38o; 
extraits  d'une  chronique  anonyme  finissant  en  1 3o8  ;  chronique  anonyme  finissant 
en  i356;  extraits  et  fragments  de  trois  autres  chroniques;  extraits  de  la  chronique 
attribuée  à  Baudoin  d'Avesnes,  fils  de  la  comtesse  Marguerite  de  Flandre,  et  de  la 
chronique  attribuée  à  Jean  Desnouelles,  abbé  de  Saint-Vincent  de  Laon;  fragment 
d'une  chronique  finissant  en  1297;  dernière  parlie  de  la  chronique  de  Guillaume 
Scot,  moine  de  Saint-Denis;  extrait  de  la  chronique  de  Gérard  d'Auvergne,  cha- 
noine de  Clermonf.  La  série  des  chroniques  est  ici  interrompue  par  vingt-trois  ar- 
ticles qui  concernent  les  finances  publiques,  et  qui  sont  des  comptes  de  dépenses 
ordinaires  et  extraordinaires  du  roi  saint  Louis  et  de  ses  successeurs  jusqu'en  182  5, 
et  des  comptes  relatifs  à  la  perception  des  dîmes.  C'est  parmi  ces  comptes  de  dé- 
penses de  l'hôtel  que  se  trouvent  comprises  les  tablettes  de  cire  de  Jean  Sarrasin, 
conservées  au  Trésor  des  Chartes,  et  dont  les  éditeurs  donnent  le  texte  et  le  dessin 
en  accompagnant  ce  curieux  document  d'une  savante  disserlation.  Les  monuments 
historiques  proprement  dits  se  continuent  à  partir  de  la  page  671,  et  comprennent, 
entre  autres  textes  importants,  des  extraits  du  Journal  des  visites  pastorales  d'Eudes 
Rigaud ,  archevêque  de  Rouen,  de  la  chronique  d'Albéric  des  Trois  Fontaines  ,  du 
Mémorial  de  Jean  de  Saint-Victor,  des  ouvrages  de  Bernard  Guidonis  et  diverses 
chroniques  des  évêques  de  Toulouse  et  de  Limoges.  Quatre  tables  terminent  le 
volume  :  l'Un  index  géographique  qui  comprend  la  mention  du  fait  relatif  à  chacun 
des  lieux  mentionnés;  2°  une  table  générale  des  personnes  et  des  matières,  où  l'on 
trouve,  dans  un  seul  ordre  alphabétique,  les  noms,  les  surnoms,  les  litres  de  dignité 
ou  tous  les  renvois  propres  à  faciliter  les  recherches;  3°  une  table  des  mots  étran- 
gers et  de  ceux  qui  appartiennent  à  la  basse  latinité  ;  W  une  table  pour  la  langue  vul- 
gaire. 


TABLE. 

P»gM, 

Déterminatiou  de  féquinoxe  vernal  de  1853.  (  1"  article  de  M.  Biot.) 269 

Athènes  aux  xv*,  xvi'  et  xvii'  si^cles.  (l"  article  de  M.  Vitet.) 283 

Lciicon  elymologicum  liaguarum  romanarum,  itaiicae,  hispanicae,  gallicae,  etc.; 
La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit  et  avec  les  autres  langues 
indo-européennes,  etc.;  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  etc.;  Guillaume  d'O- 
range, etc.;  Allfranzôsische  Lieder,  etc.  (2*  article  de  M.  Liltré.) 294 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  (  10*  article  de  M.  Cousin.) 304 

Nouvelle.,  littéraires 324 

C-.  .;..    -J     ...!..     c  FIN    DE    LA    TABLE. 


JOURNAL 


'DES  SAVANTS. 


JUIN  1855^. 


r. 


■♦' 


-S»  ^-^ 


De  Bichat,  à  l'occasion  d'an  Manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  ^  la. 


mort,  conservé  à  la  bibliothèque  de  la' Faculté  de  médecine  de 
Paris. 


,^-»*V.  ^■^■, 


f^ 


v> 


PKENUER    ARTICLE. 


-^^ 


■^ 


'     De  Bichat  par  rapport  a  Buffon. 

'  *  -  .       ! 

I.  —  Des  toarcet  oh  Bichat  a  puisé  ses  premirts  idées, 

V 


> 


'r 


^A\  y  avait,  dans  ja  première  édition  des  Recherches  sur  la  vie  et  la 
mort,  une  Préface,  qui  fut  omise  qams  la  seconde  èr  n'a  ^^aru  dans 
aucune  autre.  Cette  Préface  éiah  poiu-lant  esscntielïe.  L'auteur  nous  y  ^, 
indiquait  les  sources,   encore  tout  récemment  consultées.,  (^'il  avait 
puisé  ses  premières  inspii|ttions  et  ses  principales  idées.         ^ 

Ceux  qui  ont  appelé  Bichat  un  auteur  orfginal ,  ont  eu  certaineinent 
bien  raison.   U  était  original  par  le   tour  positif  et  précis  qu'il  savait 
donner  aux  doctrines  et  aux  méthodes  :  pour  le  fond  même  de  ces  " 
choses,  il  l'était  moin«.  .  .      * 

«  La  viecet  la  mort,  considérées  d'une  manière  générale,  m'ont  paru, 
ndil  Bichat,  dans  la  Préface  que  je  rappelle,  un  sujet  susceptible  de  .^ 
«suggérer  quelques  vues  et  beaucoup  d'expériences  utiles*.  »i^\^ 
^Quelques  vues  et  beaucoup  d'expérience^  étiles.  On  ne  pouvait  mieux 


m 


V 


^   ^ 


'  Recherches  physiologiques  sur  la  vie  et  la  mort.  Préface,  p.  i.— Je  citerai  toujours, 
bien  entendu,  la  première  édition.  Paris,  a;i  vin. 

43 


'.'«. 


331  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dire;  et  voilà  tojit  le  livre  de   Bichat- exactement   défini.  Ce   livre  se 

compose  de  deux  parties  essentiellement  distinctes  :  la  première  sur  la 

-^  vie,  et  c'est  la  partie  des  vues,  la  seconde  sur  la  mort,  et  c'est  la  partie 

'     des  expériences,  la  première  toute  de  physiologie  théorique,  la  seconde 

toute  de  physiologie  expérimentale,  la  première  écrite  sous  l'inspiration 

«      ■*  '         de  BufTon- et  la  seconde  sous  l'inspiration  d'Haller.        '  '     / 

*»  s^C'est  ce  qui  m'a  déterminé,  continue  Bichat,  à  entreprendre  lou- 

w  vrage  que  je  publie  aujourd'hui.  On  y  trouyera,  je  crois,  des  consi- 
^  •        .  •     «  dérations  et  des  faits  peu  connus  ^  » 

Cela  est  encore  très-vrai  ;  on  y  trouve  même  quelque  chose  de  mieux  : 

un  certain  esprit  supérieur,  animé,  vivant,  le  souffle  partout  sensible 

du  vrai  génie,  la  présence  du  Dieu  :  Numen  adest! 

'^'  .  '«Cependant,   reprend  Bichat,  ceux    qui   ont  lu  Aristote,  Buffon, 

•itMorgagni,  Haller,  Bordeu,  et  tous  les  médecins  dont  les  écrits  sont 

"'*  -»"  «  dans  ie  sens  de  ce  dernier,  verront  que  ces  auteurs  m'ont  fourni  quel- 

*,  «qups  données;  mais  ils  sauront  en  même  temps  distinguer  celles  qui 

>*         '^  —   *'  «m'appartiennent...... 

^  "  Il  .eût  été  mieux  à  Bichat  de  les  distinguer  lui-même;  d'autant  que 

\^\,  ^cela  lui  aurait  épargné  une  phrase  qui  viendra  bientôt. 

^  «J'ose  espérer,  ajoute  Bichat,  qu'ils  en  trouveront  assez  (assez  de 

*  «données  qui  lui  appartiennent)  pour  voir  que  tout  ce  qui  ne  m'est 
V  «  pas-  propre  ne  se  trouve  qu'accessoirement  placé  dans  ces  recherches  : 

'  .        «j'en  excepte  cependant  la  division  de  la  Jifie  ^.  »  - 

•  n  A  la  bonne  heure,  et  Bichat  va,  du  moins,  nous  dire  de  qui  il  tient 

■'^f  cette  division  de  la  vie,  qui  occupe  une  si  grande  place  dans  son  livre. 

Point  du  tout.  Il  a  cité ,  d'une  manière  générale ,  Haller,  Bordeu ,  BulToh . 
C'est  au  lecteur  de  choisir. 
*    I  Voici  la  phrase  que  j'aurais  voulu  que  Bichat  se  fût  épargnée.         ,,, 

«J'ai  reproduit,  avec  beaucoup  d'extension,  quelques  divisions  déjà 
^*  «  énoncées  dans  mon   Traité  des  membranes ,  et  '^e  les  ai  reproduites 

«comme  étant  de  moi,  quoiqu'on  les  ait  attribuées  à  BuCFon,  à  Bordeu 
«et  à  Grimaud.  Ces  auteurs  sont  si  connus,  que  j'ai  cru  inutile  de  re- 
«  lever  finexactitude  des  citations  critiques'.  » 

Inutile!  Et  pourquoi  donc?  Rien  n'eût  été,  au  contraire,  plus  à 

propos.  Pourquoi,  d'ailleurs,  appeler  de  telles  citations  critiques,  dans 

ie  sens  où  vous  l'entendez?  EJles  sont  historiques,  et  vous  n'auriez  dû 

♦  laisser  à  personne  le  soin  de  les  faire.  En  pareille  matière,  le  silence  de 

■9  l'auteur  donne  à  chacun  le  droit  de  parler.  *      . 

'  Préface,  p.  i.  —  »  P.  id.  -^  ^  P.  ij.  '     T"  ,  ,       , 


^ 


JUIN   1855.  »i    •     •  .      335 

Bichal  dit  enfin  :  «Dans  l't^lat  actuel  de.  la  physiologie,  l'art  d'allier 
«la  méthode  expérimentale  d'Hall er  et  de  Spallanzani  avec  les   vues        4 
«grandes  et  philosophiques  de  Bordeu  me  paraît  devoir  être  celui  de^ 
«tout  esprit  judicieux:  s'il  n'a  pas  été  le  mien,  c'est  que,  pour  atteindre  '       M 

«  le  but,  il  ne  suffit  pas  de  l'entrevoir  K»  -  ^*       ■ 

Bichat  a  parfaitement  atteint  le  but;  et  c'est  parce  qu'il  a  su  ailier,  avec  ^ 

un  art  supérieur;  \ù  méthode  expérimentale  â'HaWer  aux  vues  philosophicfaes     . 
(c'est-à-dire  justes  et  claires)  de  Bordeu,  qu'il  a  donné  un  essor  si  heu- 
►reux  aux  esprits  actifs,  et  jeté  les  premières  bases  de  la  physiologie 
actuelle.  -*  ^^-  je 

II.  —  De  la  division  de  la  vie.  '  ,7*)       ► 


«« 


4. 


Je  ne  puis  voir,  sans  Respect,  dans  le  manuscrit  de  Bichat,  tous  les 
efforts  qu'il  a  faits  pour  éclaircir  peu  à  peu,  et,  si  je  puis  ainsi  parler, 
pour  amener  à  bien  ses  idées  sur  la  distinction  des  àcax  vies.  Il  se  de- 
mande d'abord  quel  est  le  nom  qu'il  pourra  donner  à  chacune  de  ces 
deux  vies.  Sera-ce  les  noms  de  vie  intérieure  et  de  vie  extérieure?  Ou  bien 
ceux  de  vie  d'organisation  et  de  vie  de  relation?  On  sait  qu'il  a  fini  par 
s'arrêter  à  ceux  de  vie  organique  et  de  vie  animale.  Mais  on  voit,*par  son 
manuscrit,  qu'il  n'est  pas  arrivé  là  tout  d'abord.     * 

Je  lis  dans  Un  premier  essai  :  «Montrer  ici  que  chaque  genre  de 
«fonctions,  de  relation  et  d'organisation,  forme  un  tout  qu'on  ae  peut 
"  isoler  et  qui  a  un  but  commun  :  ce  tout  est  la  vie.  « 

K  Le  but  commurMles  fonctions  d'organisation ,  continue  Bichat,  serait 
«peut-être  rendu  d'une  manière  plus  expressive  parle  mot  de  fonctions 
nâ'animalisation ,  puisque  toutes  tendent  à  animaliser  les  substances 
«  étrangères ,  à  les  approprier  à  l'animal;  mais,  si  on  remarque  que  le 
«  végétal  partage  presque  toutes  ces  mêmes  fonctions,  que,  chez  lui,  elles 
«ont  le  même  but,  on  verra  que  la  première  expressiçn  (c'est-à-dire 
«celle  de  fonctions  à' organisation^),  également  applicable  à  tous  deux 
«  (au  végétal  et  à  l'animal),  et  indiquant  1rs  fonctions  générales  de  tout 
«  le  règne  organique,  mérite  la  préférence.  » 

Je  lis  dans  un  second  essai  :  «  La  vie  extérieure  n'est  que  l'occasion 

'  Préface,  p.  ij.  —  *  Dans  l'alinéa  qui  précède  celui-ci,  on  lit  :  «  Ces  deux  grandes 
«classes  de  frnclions  concourent  au  bul  commun,  à  entretenir  la  vie:  la  première 
n  en  recomposant  sans  cesse  des  organes  qu  une  habituelle  décomposition  anéantirait 
«  bientôt,  cl,  sous  ce  rapport,  on  peut  les  désigner  sous  le  nom  de  fonctions  d'or^- 
«  nisalion;  la  seconde  on  mettant  l'animal  en  relation  avec  tout  ce  qui  doit  lui  Iburnir 

•  les  matérjaux  de  cette  recomposition ,  en  sorte  que  le  nom  de  fonction!  de  relation 

•  est  ici  justement  appliqué  • 

43. 


,    .  336  ■   JOURNAL  DES  SAVANTS. 

;é«  «  des  passions,  et  ne  sert  qu'à  les  exprimer.  Ce  n'est  pas  la  vie  extérieure 

J^        «  ^ui  est  affectée  dans  un  homme  passionné ,  c'est  la  vie  intérieure.  » 
*"■  ft.  •       ^     Je  trouve  enfin,  dans  un  troisième  ou  quatrième  essai,  les  noms  de 

<m  vie' animale -€1  de  vie  organique^,  définitivement  adoptés  par  Bichat,  et 

^     '   '    'r  que  îe  grand  succès  dé  son  livre  a  rendus  fameux. 

*  Et  maijilenant  de  qui  Bichat  a-t-il  tiré  la  distinction  des  deux  vies, 

i,    .    «I        •  •  V»   quel  que  "soit  le  nom  ^u il  leur  donne?  Est-ce  de   Grimaud?  On  l'a 

^  beaucoup  dit  à  Montpellier,  et  par  une  raison  toute  simple,  c'est  que 

*-       '*>  Grimaud  était  de  l'école  de  Montpellier  :  on  l'a  beaucoup  dit  aussi  à 

^         ''^      '^  ■        X'    .    Paris,  el  par  une  rafeon  toute  contraire,  c'est  que  Bichat  était  de  l'école 

,    ,  V        *  '  de  Paris. 

\»  •    >^  IJ  'e.st  certain  que  la  division  de  la  vie  en  deux  vies,  la  vie  intérieure 

*  .  et  la  vie  extérieure,  se  trouve  effectivement  dans  Grimaud. 

'  ^     P     y0   i^  0.  Pour  mettre  quelque  ordre  dans  ce  que  j'ai  à  exposer,  dit  Grimaud, 

f  ■  «je  partagerai  le  syst^e  général  des  fonctions  en  deux  grandes  classes  : 

-H^  •  -^^jc  les  considérerai  successivement,  et  comme  intérieures  et  comme  ex- 

»        '    '•    ^  '  t(  <(^ri^ure5.  Les  fonctions  m/mVar<?s  s'achèvent  dans  l'intérieur  même  du 

ry,         ^        4       .  «corps  de  l'animal,  et  elles  se  rapportent  à  son  corps  d'une  manière 

•^  ^  «exclusive.  Par  ses- fonctions  extérieures ,  l'animal  s'élance  hors  de  lui; 

«il  étend,  il  agrandit  son  existence;  il  se  porte  sur  les  objets  qui  l'en- 

ifvironnent.  .  .-;  il  s'approche  de  ces  objets  ou  il  s'en  éloigne,  selon  les 

•  Arappo^rts  de  convenance  ou  de  discohvenance  qu'il  a  aperçus  entre 

«eux  et  lui^. ..  »'  '• 

Je  cite  celle  phrase  de'  Grimau^'  et  j'en  pourrais  cher  plusieurs 

autres;  mais  à  quoi  bon?  Ce  n'est  sûrement  pas  de  Grimaud  que  Bichat 

a  tiré  ses  vues;  il  les  a  puisées  dans  une  autre  source ,  et  beaucoup  plus 

''  haute  :  il  les  a  puisées  où  Grimaud  avait  puisé  les  siennes;  il  les  a  puisées 

-    dans  Buffon'. 

'  t  Cette  irrégularité  d'action  qu'on  ne  remarque  que  dans  la  vie  organique .  .  . 

«Un  grand  caractère  de  la  vie  animale,  c'est  fintermiltence  de  ses  fondions 

«Parole  a  rapport  à  la  vie  animale,  chant,  accent,  à  la  vie  organique,  e!c. ,  etc.» 

.  — *  Cours  complet  de  physiologie ,  l.  I,  leçon  3,  p.  38.  —  Bichat  dit,  en  termes  qui 

,      se  rapprochent  beaucoup  de  ceux  de  Grimaud  :  «  Les  fonctions  de  l'animal  forment 

«deux  classes  très-distinctes.  Les  unes  se  composent  d'une  succession  habituelle 

«d'assimilation  et  d'excrétion 11  ne  vit  qu'en  lui  par  cette  classe  de  fonctions; 

«  par  l'autre,  il  existe  hors  de  lui  ;  il  est  habitant  du  monde,  et  non,  comme  le  vé- 
'I  gétal,  du  lieu  qui  le  vit  naître  ...»  Page  3.  —  '  Grimaud  n'avait  pas  moins  pris 
à  Buffon,  que  Bichat  ne  prenait  à  Buffon  el  à  Grimaud.  Buffon,  dans  sa  théorie 
de  la  vie,  revient,  à  chaque  instant,  sur  les  forces  intérieures  et  pénétrantes,  «il  ré- 

«  side  des  forces  intérieures  dans  les  corps  organisés» (t.  II,  p.  Sa),  sur  les 

«  qualité»  actives  qui  pénètrent  les  corps  jusque  dans  les  parties  les  plus  intimes  » 


■xr 


JUIN   1855.  337 

Qui  ne  se  rappelle  cet  admirable  Discours  sur  la  nature  des  animaux, 
ce  monument  d'une  philosophie  si  profonde  et  d'une  éloquence  si  so- 
lide, si  pleine,  et,  si  je  puis  ainsi  parler,  si  impressive?  C'est  là  que 
Bichat  a  puisé,  abondamment  puisé  :  une  vanité  moins  jeune  et  mieux 
entendue  l'aurait  averti  qu'il  fallait  s'en  vanter  au  lieu  de  s'en  taire, 

«  Nous  pouvons  distinguer  dans  l'économie  animale,  dit  Buffon ,  deux 
(«parties,  dont  la  première  agit  perpétuellement  sans  aucune  inter- 
«  ruption ,  et  la  seconde  n'agit  que  par  intervalles.  L'action  du  cœur  et 
'<  des  poumons  dans  l'animal  qui  respire,  l'action  du  cœur  dans  le  fœtus  , 
«paraissent  être  cette  première  partie  de  l'économie  animale:  l'action 
«  des  sens  et  le  mouvement  du  corps  et  des  membres  semblent  cons- 
«  tituer  la  seconde.  Si  nous  imaginions  donc  des  êtres  auxquels  la  na 
«  ture  n'eût  accordé  que  cette  première  partie  de  l'économie ,  ces  êtres . 
«  qui  seraient  nécessaifement  privés  de  sens  et  de  mouvement  progressif, 
«ne  laisseraient  pas  d'être  des  êtres  animés,  mais  qui  ne  différeraient 

«en  rien  des  animaux  qui  dorment Un  végétal  n'est,  dans  ce  sens, 

«  qu'un  animal  qui  dort. . . .  Mais  revêtons ,  continue  Buffon ,  cette  partie 
«intérieure  d'une  enveloppe  convenable,  c'est-à-dire  donnons-lui  des 
«sens  et  des  membres,  bientôt  la  vie  animale  se  manifestera;  et  plu,s 
«l'enveloppe  contiendra  de  sens,  de  ttiembres  et  d'autres  parties  exté 
«rieures,  plus  la  vie  animale  nous  paraitra  complète,  et  plus  l'animai 
«  sera  parfaite  » 

Je  souligne  cette  dénomination  de  vie  animale,  si  longtemps  cherchée 
ou  évitée  par  Bichat ,  et  à  laquelle  il  a  fallu  que  Bichat  se  rendît  enfin, 
parce  qu'en  effet  c'était  la  bonne. 

Je  njiarque  une  dénomination  dérobée;  mais  ici  l'imitation,  la  re- 
production s'étendent  à  tout  :  aux  idées',  aux  images,  aux  expressions. 

«  Un  végétal ,  dit  Buffon ,  n'est  qu'un  animal  qui  dort.  »  —  «  Il  semble . 
«dit  Bichat,  que  le  végétal  n'est  que, l'ébauche  de  l'animal.» 

"Mais  revêtons,  continue  Bull'oh,  cette  partie  intérieure  (cette  partie 
'<  par  laquelle  l'animal  n'est  que  végétal)  d'une  enveloppe  convenable ,. , . 
«  bientôt  la  vie  auiniale  se  manifestera —  » 

••'  •      .    -  1      • 

(t.  I ,  p.  /i43) ,  et  qui  «  travaillent  la  malièie  et  la  brassent  clans  les  trois  dimensions  » 
(l,  X,  p.  7).  —  «Il  faut  noustrésbddre  à  voir,  sous  leur  vrai  point  de  vue,  dit 
«Grimaud,  les  elTcls  des  forces  intérieures  et  pénétrantes,  et  qui  travaillent  à  la 
«fois  la  matière  dans  les  trois  dimensions.-.^..*  {Cours -complet  de  physiologie  ^l.  I, 
leçon  8,  p.  11/4-)  Comment  Grimand  n'a-t-il  pas  senti  que  ce  sont  là  des  phrases 
qui  portent  leur  nom ,  et  t|u'on  ne  prend  point  par  lambeaux,  parce  qu'elle?  tiennent 
à  loul  un  ordre  de  vues  et  de  doctrines  i>  — 1'  T.  II,  p.>3k^-  Je  cite  toujours  mou 
édition  de  Buffon.  *'    *     ^       . 


■/ 


338  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

{(Il  semble,  dit  Bichat,  que  le  végétal  n'est  que  l'ébauche  de  l'ani- 
«  mal  -,  et  que ,  pour  former  ce  dernier,  il  n'a  fallu  que  revêtir  ce  canevas 
((d'un  appareil  d'organes  extérieurs,  propre  à  établir  des  relations^.» 

Buffon  vient  de  nous  peindre,  à  grands  traits,  les  deux  parties  de 
l'économie  animale,  «dont  la  première  agit  perpétuellement,  sans  in- 
((terruption,  et  la  seconde  n'agit  que  par  intervalles.  » 

((  L'animal  a  deux  manières  d'être,  dit  Bufibn,  l'état  de  mouvement 
((et  l'état  de  repos,  la  veille  et  le  sommeil,  qui  se  succèdent  alternati- 
((  vement  pendant  toute  la  vie  :  dans  le  premier  état,  tous  les  ressorts 
((de  la  machine  animale  sont  en  action;  dans  le  second,  il  n'y  en  a 
((  qu'une  partie,  et  cette  partie,  qui  est  en  action  pendant  le  sommeil ,  est 
((  aussi  en  action  pendant  la  veille  :  cette. partie  est  donc  d'une  nécessité 
((absolue,  puisque  l'animal  ne  peut  exister  d'aucune  façon  sans  elle; 
«cette  partie  est  indépendante  de  l'autre  puisqu'elle  agit  seule;  l'autre, 
«  au  contraire,  dépend  de  celle-ci,  puisqu'elle  ne  peut  seule  exercer  son 
((action.  L'une  est  la  partie  fondamentale  de  l'économie  animale,  puis- 
((  qu'elle  agit  continuellement  et  sans  interruption;  l'autre  est  une  partie 
((moins  essentielle,  puisqu'elle  n'a  d'exercice  que  par  intervalles  et 
«  d'une  manière  alternative^.  » 

Voilà  le  fond  du  tableau  tracé  :  que  va  faire  Bichat?  Il  va  démêler, 
saisir,  sur  ce  fond,  chaque  point  principal,  chaqite  ligne  saillante;  il  va 
développer  tout  cela,  le  ranger,  le  diviser,  le  classer  méthodiquement, 
et  transformer,  par  un  travail  de  détail  et  de  suite,  une  donnée  de 
génie  en  un  corps  de  doctrine  positif  et  précis. 

Les  deux  vies  étant  posées,  ce  qui  importe  d'abord  c'est  de  chercher 
les  caractères  qui  les  distinguent.  Il  y  en  a  d'anatomiques  et  de  physio- 
logiques. Bichat  n'en  omet  aucun.  Le  premier  des  caractères  anato- 
miques  est  la  symétrie  des  organes  de  la  vie  animale  et  Yirtégularité  de 
ceux  de  la  vie  organiciue;  le  premier  des  caractères  physiologiques  est  la 
continuité  d'action  de  la  vie  organique  et  \ intermittence  d'action  de  la  vie 
animale  (et  ceci  nous  rappelle  tout  h  fait  BufPon);  puis  viennent  les  dif- 
férences des  deux  vies  par  rapport  au  mode  d'action  propre  de  leurs  or- 
ganes, Vharmonie  dans  les  organes  de  la  viV  animale,  et  la  discordance 
(c'est  Bichat  qui  parle)  dans  ceux  de  la  vie  organique;  puis  les  différences 
de  Yhabitude  sur  les  deux  vies,  la  vie  animale  qui  se  modifie  par  Yhabi- 
tude,  et  la  vie  organique  qui,  selon  Bichat,  ne  se  modifie  point;  puis  les 
différences  des  deux  vies  par  rapport  au  moral,  la  vie  animale,  source 
de  tout  ce  qui  appartient  à  Yentendement,  la  vie  organique,  source,  sui- 

'  Pages.  —  »  T.  II.p.  3i2.  .  '*  *     '        *      • 


JUIN  1855.  339 

vaut  Bichat,  de  tout  ce  qui  appartient  à  la  passion;  puis  les  difTéreiices 
des  deux  vies  par  rapport  aux  forces  vitales;  mais  je  m'arrête  à  cet  iir- 
ticle,  parce  que,  à  l'occasion  des  forces  vitales  considérées  dans  lés  deux 
vies,  Bichat  y  expose  l'ensemble  de  sa  doctrine  sur  ces  forces,  sujet  bien 
autrement  important  que  tous  ceux  qui  précèdent,  et  qui  mérite,  à  lui 
seul ,  un  examen  très-approfondi. 

Je  ne  veux  ici  que  jeter  un  coup  d'oeil  rapide  sur  les  quatre  ou  cinq 
caractères  distinctifs  qui  viennent  d'être  indiqués,  et  voir  si  chacun, 
pris  à  part,  se  rapporte  aussi  exclusivement  que  le  croit  Bichat,  soit  à 
l'une,  soit  à  l'autre  de  ses  deux  vies.  •  >l  "'>*  ^"'^  . 

IJ  est  impossible,  d'abord,  de  n'être  pas  frappé  de  l'effort  que  fait 
Bichat  pour  trouver  des  caractère» qui  tranchent  et  qui  contrastent;  et, 
comme  ils  contrasteront  d'aulîint  plus  qu'ils  seront  plus  absolus,  Bichat 
les  pose  toujours  absolus  :  tout  est  symétrique  dans  la  vie  animale ,  et  tout 
irrégalier  dans  la  vie  organique  ;  tout  est  intermittent  dans  la  vie  animale, 
et  tout  continu  dans  la  vie  organique;  tout  est  harmonique  dans  la  vie 
animale,  et  tout  discordant  dans  la  vie  organique;  tout  est  soumis  à 
['habitude  dans  la  vie  animale,  et  tout  y  est  rebelle  dans  la  vie  organique; 
et  ainsi  du  reste.  •        * 

Cependant,  s>nous  en  venons  à  unetappréciation  sérieuse  et  un  peu 
étendue,  nous  trouverons,  dans  tout  cela,  bien  des  mécomptes.. 

Je  prends  le  premier  des  caractères  différentiels  posés  par  Bichat  : 
la  symétrie  des  organes  de  la  vie  animale  et  l'irrégularité  de  ceux  de  la 
vite  organique. 

«La  plus  essentielle  des  différences,  dit  Bichat,  qui  distinguent  les 
«  organes  de  la  vie  animale  de  ceux  dé  la  vie  organique,  c'est  la  symétrie 
«des  uns  et  l'irrégularité  des  autres ^»  • 

Et  en  effet,  à  ne  considérer  que  la  vie  animale,  rien  de  plus  vrai  ;  tout 
y  est  par  paires  qu  symétrique,  tout  y  est  double  :  il  y  a  deux  yeux, 
deux  oreilles,  deux  nez  ou  deux  narines,  séparées  par  une  cloison 
moyenne,  etc.;  ii  y  a  deux  mains,  deux  pieds,  deux  bras,  deux  jambes,  etc.; 
il  y  a  deux  cerveaux  ou  deux  hémisphères ,  l'hémisphère  droit  et  l'hé- 
misphère gauche,  deux  moelles  épinières  ou  deux  moitiés  de  moelle, 
la  moitié  droite  et  la  moitié  gauche  ;  tous  les  nerfs  de  la  vie  animale 
naissent  par  paires,  ou  sont  symétriques,  sont  doubles,  etc.,  etc. 

Les  anciens  physiologistes  savaient  toutes  ces  clioses ,  et  les  savaient 
bien  :  ils  tiraient,  de  la  tête  aux  pieds,  une  ligne  médiane*  qui  séparait 

*  P.  ie.  —  '  t  Le  corps  parait  composé  de  deux  moilîés  adossées  l'une  à  l'autre. . . 
•  Unrri/)ft(f^(^/t^ra/constilueunplan  réel  de  séparation  eiilr«  les  deux  cAlésdu  corps.... 


3Aa  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

le  corps  en  deiix  moitiés  latérales  parfaitement  semblables;  celui-là 
surtout  les  savait  bien  qui  a  écrit  le  livre  :  De  l'Homme  droit  et  de  l'Homme 
gauchel  —  Dehomine  dextro  et  sinistro.  ,■  4.  t 

Mais,  tout  est-il  irrégulier  dans  la  vie  orgaHi(jue,  comme  le  dit  Bicbat? 
ou  plutôt,  et  malgré  tout  ce  qu'il  peut  dire,  les  reins,  les  poamons,  les 
organes  sécréteurs  du  lait,  de  la  salive,  des  larmes,  ïappareil  générateur, 
tous  ces  organes  ne  sont-ils  pas  exactement  et  manifestement  symé- 
triques P 

Comment  Bichat  peut-il  dire  que  le  cœar  u  n'offre  aucune  trace  de 
«  symétrie  ^  ?  »  Le  cœar  ^  compose  de  deux  cœurs  :  le  cœur  droit  et  le  cœur 
gauche,  et  chaque  cœur  de  deux  cavités,  une  oreillette  et  un  ventricule. 
Ce  qui  fait  la  différence  de  la  symétrie  du  cœur,  par  rapport  à  celle  des 
poumons  ou  des  reins,  c'est  qu'il  est  symétrique  en  lai-même,  c'est-à-dire 
complet,  et  que  ses  deux  moitiés  sont  réunies  ensemble. 
.     «Il  y  a  des  os,  dit  Winslow,  qui  seuls  sont  symétriques,  c'est-â-dire 

«qui  ont  une  certaine  réciprocité  de  côté  et  d'autre Ces  os^sont 

«  impairs  et  placés  dans  le  milieu  qui  distingue  là  partie  droite  du  corps 
«de  la  partie  gauche.  Tous  les  autres  os,  pris  séparément,  n'ont  point 
«  de  symétrie  ;  mais  chacun  d'eux ,  pris  avec  cej,ui  qui  lui  répond  de 
(d'autre  côté,  fait  une  figui-e  régulière  :  ces  os  sont  pairs  et  placés  à 
((  droite  et  à  gauche^.  »  >  ; 

Ce  que  Winslow  dit  des  os,  il  faut  le  dire  de  tous  les  autres  organes^^; 
et  particulièrement  du  cœur. 

J'examine  donc  le  cœar  sous  ce  nouveau  point  de  vue ,  et  je  ne  me 
borne  plus  à  une  seule  espèce,  à  Yhomm£,  comme  l'a  fait  Bichat  :  j'étudie 
le  règne  animal  entier.  ,  "'i;  Ainff^:;-  ,^  /    t'^ 

Or,  à  consulter  ainsi -le  règne  animal  «ntier,  je  trouve  tarltôt.un  seul 
cœur,  tantôt  deux,  tantôt  trois  ou  un  plus  grand  nombre;  et,  pour 
chacun  de  ces  cas,  voici  la  règle;    ■">'-■  ,  -w   V  .^t*4  v 

Toutes  les  fois  que  les  divers  cœurs  sont  réunis  en  une  seule  masse,' 
celte  masse  est  placée  sur  la  ligne  médiane.  Dans  l'homme,  dans  les 

«  On  trouve  entre  les  deux  cuisses  le  raphé  proprement  dit. . .  Hippocrale  connaissait 
«  la  ligne  médiane  de  fa  langue  ;  la  mâchoire  inférieure  reste  longtemps  divisée  vers 

tic  me.nlon; le  palais  a  sa  ligne  depuis  les  deux  incisives  supérieures  jusqu'à 

«rexlrémité  de  la  luette:  les  maxillaires  sont  unis  dans  la  même  ligne;  les  narines 
«y  ont  leur  cloison;  le  nez  n'est  qye  l'union  latérale  de  deux  tuyaux  ou  des  deux 
«narines  adossées;...,  le  front  reste  longtemps  divisé;  tout  le  monde  connaît  la 

«suture  sagitlale,  ainsi  que  la  faux,  le  corps  calleux; la  moelle  allongée  et  la 

«  moelle  épinière  ont  leur  corps  calleux  . . .  »  (  Bordeu,  Recherches  sur  le  tissu  mnqueux, 
p.  753  et  754,  édition  des  Œuvres  de  Bordeu,  par  Richerand).  —  *  Page  i3.  — 
Exposition  anatoniique  de  la  structure  du  corps  humain.  ;>       -  »' 


■    •*/ 


-  y/r/A/juiN  i855:.>^/i:iai  341 

mammifères,  dans  les  oiseaux,  où  les  deux  cœurs  ire  sont  séparés  que 
par  une  cloison  commune,  le  cœur  est  placé  sur  la  ligne  médiane. 

Toutes  les  fois  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  cœur,  il  occupe  la  même  place , 
il  est  situé  sur  la  même  ligne  que  lorsqu'il  y  en  a  deux  réunis  en  uti.' 

Le  cœur  unique  des  poissons  est  placé  sur  la  ligne  médiane.  ' 

Dans  les  mollusques  céphalopodes,  il  y  a  deux  cœurs  pulmonaires  se-', 
parés,  distants  l'un  de  l'autre,  et  ils  sont  latéraux;  il  n'y  a  qu'un  cœur 
aortiqae,  et  il  est  médian. 

Dans  les  insectes  enfin ,  où  il  n'y  a  plus,  pour  dernier  vestige  de  cœur, 
que  le  vaisseau  dorsal,  ce  vestige  de  cœur,  ce  vaisseau  dorsal  est  toujours 
placé  sur  la  ligne  médiane. 

Du  cœur  je  passe  au  foie  ^  et  je  consulte  toujours  le  règne  animal 
entier.       -  ;i'>i  .nii(|  jfc'.3«iir.»'ii.  »->  .^.'jJïi'iupijii  '.n..)u^  ,ino<  -nai»*  i   t-îi  -f-) 

Lq/oîc  est  symétrique  dans  les  oîs^iux,  et  s'y  coo^pose  de  deux  moitiés 
latérales- 

II  est  symétrique  dans  le  crocodile  ;  il  l'est,  à  peu  de  chose  près,  dans 
les  mollusques  céphalopodes,  etc. 

La  rate  elle-même  n'échappe  pas  entièrement  à  la  symétrie,  car  elle 
est  placée  sur  la  ligne  médiane  dans  les  oiseaux;  elle  est  multiple  dans 
le  mai^souifi,  etc. 

I^c  pancréas  est  multiple  dans  les  poissons. 
!    Le  canal  digestif  est  placé  sur  la  ligne  médiane  dans  la  lamproie  '. 

Ainsi  donc,  à  considérer  le  règne  animal  entier,  c'est  à-dire  î\  consi- 
dérer l'ensemble  des  espèces  pour  chaque  organe,  la  symétrie  forme; 
même  pour  les  organes  de  la  vie  organique,  la  loi  générale^.  •• 

L'irrégularité  des  organes  de  la  vie  organique  n'est  donc  pas  un  carac- 
tère rigoureux,  absolu,  qui  touche  à  Vessence,  qui  décide  seul  de  la 
nature^  et  des  fonctions  d'un  organe;  et  j'en  dis  autant  de  tous  les 
autres  caractères  donnés  par  Bichat,  sans  excepter  même  le  plus  im-, 
portant  de  tous,  celui  de  ï intermittence  d'action  dans  la  vie  animale 
et  de  la  continuité  d'action  dans  la  vie  organique;  car  enfin  la  digestion 
est  une  fonction  de  la  vie  organique,  et  cependant  la  digestion  n'est  pas 
continue  :  elle  ne  s'opère  que  par  actions,  alternativement  reprises  et 
suspendues. 

Bichat  fait  du  sommeil,  et  avec  beaucoup  de  raison,  un  caractère  de 
jii.»  ,-  .  •  •  .    ,•    , 

'  Où ,  n'étant  pas  plus  long  que'le  corps,  il  n'est  pas  contraint  de  se  replier  cl  de 
«c  contourner  sur  lui-ntônie.  —  *  Voyez,  sur  toulc  celle  question  de  la  symétrie  des 
organes  vitaux,  mes  Mémoirrs  d'analomie  et  de  physiologie  comparées.  Paris,  i844-  — 
*  J'indiquerai,  dans  mon  second  article,  à  propos  des  forces  vitales,  \cs  caraclèrr* 
qui  touchent  k  Vessence  et  décident  de  la  nature  des  organes. 


342  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  vie  animale.  «  Le  sommeil  dérive,  dit-il,  de  cette  loi  de  la  vie  animale 
u  qui  enchaîne  constamment  dans  ses  fonctions  des  temps  d'intermit- 
«tence  aux  périodes  d'activité,  loi  qui  la  distingue  d'une  manière  spé- 
«  ciale  d'avec  la  vie  organique  :  aussi  le  sommeil  n'a-t-il  jamais  sur  celle- 
«  ci  qu'une  influence  in^recte ,  tandis  qu'il  porte  tcmt  entier  sur  la  pire- 
umière^  I)  tÂhi'^fc'nf3.3  AuAi  o  /  (i  ,  :.l:o.qolcîiqîo  .'èi>|)*JiUoiii.?,>l  »iiti{ï 

Ainsi  donc,  là  vie  animale' est  la  seiile  qui  se  repose,  qili  dorme,  et  la 
vie  organique  n'a  ni  repos  ni  intermittence.  Cela  est-il  bien  sûr? 

:  Sans  doute ,  si  l'on  entend  par  sommeil,  interruption  complète ,  le  cteur 
et  les  poumons  ne  dorment  jamais;  et  cependant  n'y  a-t-il  pas  une  res- 
piration et  une  circulation  de  sommeil,  comme  une  respiration  et  une 
circulation  de  veille?  Durant  le  sommeil,  la  respiration  est  plus  haute, 
les  inspirations  sont  moins  fréquentes,  la  circulation  plus  lente,  le  pouls 
plus  faible  et  plus  adouci,  etc.,  etc. 

II  en  est  de  Vhabiiiide  comme  du  sommeil  :  les  effets  en  sont  plus 
sensibles  sur  la  vie  animale,  sans  contredit.  Ces  mêmes  effets  sont  pour- 
tant très-visibles  encore,  sur  l'appareil  digestif:  la  faim  se  tait  ou  se  ré- 
veille à  des  heures  déterminées  par  l'habitude  ;  et  ce  qu'un  regard  super- 
ficiel nous  découvre  dans  l'appareil  digestif,  un  regard  plus  attentif 
nous  le  ferait  découvrir,  on  n'en  peut  douter,  dans  la  respiration,  dans 
la  circulation,  dans  les  sécrétions.  Bicliat  a  beau  nous  assurer  du  con- 
traire^, tout,  dans  le  corps  vivant,  est  soumis  à  l'habitude;  et  il  n'est 
aucune  fonction,  pour  si  organique  ou  si  peu  animale  qu'on  la  suppose, 
celle  même  des  sécrétions ,  qui  ne  se  laisse  modifier  par  elle  et  soumettre 
à  des  alternatives  de  calme  et  de  stimulation  plus  ou  moins  réglées,  'r. 

Je  m'arrête  un  moment  à  deux  articles  où  l'esprit  ingénieux  et  fertile 
de  Bichat  trouve  l'occasion  de  jeter,  et,  si  je  puis  ainsi  dire,  d'impro- 
viser en  passant,  deux  de  ses  théories  :  la  première  relative  au  siège  des 
passions,  que  Bichat  place  dans  la  vie  organique,  et  la  seconde  à  Yhar- 
nwnie  des  fonctions  de  la  vie  animale,  AÎI]^moiu>  qu'il  fait  dépendre  d^ 
\ égalité  parfaite  AeÏQxxTs  OY^Anes.  'ni      •■    i  i    ^    », 

,  «Tout  ce  qui  est  relatif  aux  passions  appartient  à  la  vie  organique, 
a  dit  Bichat'.  Ce  sont  les  sens  qui  reçoivent  l'impression,  et  le  cerveau 
«qui  la  perçoit.  .  ..  Au  contraire,  il  n'est  jamais  affecté  dans  les  pas- 
«sions;  les  organes  de  la  vie  interne  en  sont  le  siège  unique  *.  »  .»')i<.i 

Point  du  tout  :  le  siège  unique  des  passions  est  le  cerveau.  C'est  du 

'  Page  4a.  —  *  «La  circalàtion,  là  respiration,  l'exhalalion,  l'absorplion,  la 
«nutrition,  les  sécrétions,  ne  sont  jamais  modifiées  par  l'habitude.  »  P.  ôô^-'-tr^ 
'  Page6i.  —  *  Page  6a.    .   i -:..  >:•    .n  m  ' ..  ju  .;>  v,,   ,.     ,»    .-  .    ■  .i    :  it»  . 


f'Ay      JUIN  1855./rHîOl  343 

cerveau  que  part  la  passiony  et  c'est  sur  les  viscères  qu'elle  porte  son 
effet.  Descartes  avait  déjà  fait  cette  distinction. 

«  Bien  que  les  esprits ,  dit  Descartes ,  qui  ébranlent  les  muscles 
«viennent  du  cerveau,  il  faut  cependant  assigner  pour  place  aux  pas- 
«sions  la  partie  qui  en  est  le  plus  altérée;  c'est  pourquoi  je  dirais  : 
«  le  principal  siège  des  passions ,  en  tant  qu'elles  regardent  le  corps,  est 
«dans  le  cœur,  parce  que  c'est  le  cœur  qui  en  est  le  plus  altéré-,  mais 
«  leur  place  est  dans  le  cerveau ,  en  tant  qu'elle  affectent  l'âme ,  parce 
«que  l'âme  ne  peut  souffrir  immédiatement  que  par  lui'.  » 

La  véiité  est  que ,  «i ,  après  l'intelligence  et  les  sensations ,  il  y  a  quelque 
chose  dans  l'être  vivant  qui  soit  essentiellement  du  domaine  de  la  vie 
animale,  ce  sont  les  passions,  que  le  cerveau  est  leur  siège  unique  ,  que 
c'est  de  là  qu'elles  portent  leur  action  sur  les  différents  viscères,  qu'elles 
ne  viennent  d'aucun  de  ces  viscères ,  pas  plus  du  cœur,  qui  n'est  qu'un 
muscle,  que  du  foie,  des  reins,  ou  de  la  rate,  etc.,  que  Bichal  a  raison, 
quand  il  dit  que  le  centre  phré nique ,  si  prôné  par  certains  auteurs, 
n'existe  pas,  et  qu'il  a  tort  quand  il  remplace  ce  centre  phrénique  par  le 
foie,  le  poumon,  la  rate,  le  cœaret  Yestomac,  réunis  ensemble. 

«  Il  n'y  a  point  pour  les  passions ,  dit  Bichat,  de  centre  fixe  et  constant 
«comme  il  en  existe  un  pour  les  sensations  :  le  foie,  les  poumons,  la 
«rate,  l'estomac,  le  cœur,  etc.,  tour  à  tour  affectés,  forment  tour  à  tour 
«ce  foyer  épigastrique  si  célèbre  dans  nos  ouvrages  modernes;  et,  si 
«  nous  rapportons  en  général  à  cette  région  l'impression  sensible  de 
«toutes  nos  affections,  c'est  que  tous  les  viscères  importants  de  la  vie 
«organique  s'y  trouvent  concentrés *» 

On  est  étonné  de  voir  Bichat  faire  naître  la  peur  de  l'estomac',  la 
colère  du  foie*,  etc.;  et  plus  étonné  encore  quand,  se  ravisant  à  demi 
à  la  fui  de  son  chapitre,  on  le  voit  se  demander  sérieusement  «com- 
«  ment  il  se  fait  que  les  végétaux  qui  vivent  organiquement  ne  nous  pré- 
«  sentent  pourtant  aucun  vestige  de  passions^  n       ip    "    »     '  lif;       ■ 

Et  voici  sa  réponse  :  «C'est,  dit-il,  que  les  végëtatnt  manquent  de 
«l'appareil  sensitif^. « 

'  Lettre  à  Regius  ou  Leroy,  t.  VIII,  p.  5i5.  Édition  de  Descarics  par  M.  Cousin. 
—  *  Page  87.  — •  t  La  peur  alTecle  primitivement  reslomac.  »  P.  79.  —  *  •  Un  accès 
•  de  colère  est  Vorigine  Tréquenle  d'une  disposition  ou  môme  d'une  fièvre  bi- 
«  lieuse. ...  «  P.  65.  -r-  *  «C'est  que,  outre  qu'ils  manquent  de  l'appareil  sensitif 
«  extérieur,  ils  sont  dépourvus  des  organes  internes  qui  concourent  plus  spécialement 
«à  leur  production.,  tels  que  l'appareil  digestif,  celui  de  la  circulation  générale, 
«celui  des  grandes  sécrétions;  ils  respirent  par  des  trachées,  et  non  par  un  foyer 
«concentré,  etc  »  P,  7a.  Et,  je  le  répète,  car  il  en  est  besoin,  tout  cela  est  écrit 
très  sérieusement.  —  *  Page  7a.  i       1        -    ,r    'J 


344  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ainsi,  premièrement,  les  passions  résident  dans  la  vie  organique  et 
non  dans  la  vie  animale;  en  second  lieu ,  les  végétaux  n'ont  pas  de  pas- 
sions, quoiqu'ils  vivent  organiquement;  et,  en  troisième  lieu,  ils  n'ont 
point  de  passions  parce  qu'ils  manquent  de  l'appareil  sensitif,  c'est-à-dire 
de  l'appareil  même  de  la  vie  animale.  Tout  ici  se  contredit.  Mais  peut- 
on  citer  les  végétaux  à  propos  des  passions? 

/i.  Sa  théorie  de  Yharmonie  des  fonctions  de  la  vie  animale,  dérivant  de 
Yégalité  parfaite  de  leurs  organes,  n'est  pas  plus  exacte. 

BulTon  avait  déjà  expliqué,  ou  voulu  expliquer,  par  ïinégalité  des 
deux  organes  d'un  sens,  le  défaut  de  justesse  dans  l'action  de  ce  sens. 

«J'ai  remarqué,  dit-il,  sur  plusieurs  personnes  qui  avaient  l'oreille  et 
«  la  voix  fausses,  qu'elles  entendaient  mieux  d'une  oreille  que  d'une  autre; 
u  on  peut  se  souvenir  de  ce  que  j'ai  dit  au  sujet  des  yeux  louches  :  la  cause 
«de  ce  défaut  est  l'inégalité  de  force  ou  de  portée  dans  les  yeux;.  .  . 
«l'analogie  m'a  conduit  à  fuire  quelques  épreuves  sur  des  personnes  qui 
«ont  la  voix  fausse,  et,  jusqu'à  présent,  j'ai  trouvé  qu'elles  avaient  en 
«effet  une  oreille  meilleure  que  l'autre' »  ' /^  ^'''^j^'>  * 

Bichat  adopte,  dès  l'abord,  toutes  ces  idées,  et  bientôt  il  les  exdgèi'e. 
«Nous  voyons  mal,  dit-il,  quand  fun  des  yeux  mieux  constitué,  plus 
«  fort  que  l'autre,  est  plus  vivement  affecté ,  et  transmet  au  cerveau  une 

«  plus  forte  image^ Ce  que  nous  disons  des  yeux  s'applique  exac- 

«  Icment  à  l'oreille.  Si,  dans  les  deux  sensations  qui  composent  l'ouïe, 
«l'une  est  reçue  par  un  organe  plus  fort,  mieux  développé,  elle  y  lais- 
«sera  une  impression  plus  claire,  plus  distincte;  le  cerveau,  différetn- 
«ment  affecté  par  chacune,  ne  sera  le  siège  que  d'une  perception  im- 
«  parfaite.  C'est  ce  qui  constitue  l'oreille  fausse* » 

Ainsi  donc,  s'il  faut  en  croire  Bichat  et  Buffon,  il  suffit  d'avoir  les  deux 
oi'cilles  un  peu  inégales  ou  l'un  des  deux  yeux  moins  fort  que  l'autre, 
pour  ne  voir  ni  n'entendre  juste,  et  à  ce  compte  il  n'y  aura  guère  per- 
sonne qui  voie  ou  qui  entende  juste;  car,  on  peut  bien  l'affirmer,  il  n'y 
a  guère  personne  qui  ait  les  deux  oreilles  ou  les  deux  yeux  d'une 
égalité  parfaite. 

Mais  Bichat  va  beaucoup  plus  loin  que  Buffon.  Buffon  se  borne  du 
moins  à  l'œil  et  à  l'ouïe  ;  Bichat  va  jusqu'au  cerveau ,  et  par  suite  jusqu'au 
jugement  et  à  la  pensée.  On  ne  raisonne  juste ,  suivant  Bichat,  qu'autant 
que  l'on  a  les  deux  hémisphères  parfaitement  égaux.-  ''      i 

M  L'inégalité  d'action  des  hémisphères  étant  supposée ,  dit  Bichat,  les 
«  fonctions  intellectuelles  doivent  être  troublées...  Quand  habituelle- 

" '•/•      ;  ■'•  -  ..      ■       >,.,>hi.     ..j;    ..'.'j  .■!»,  i'j-  'i   '■>»  (li.'iv'-»-';^  tCJvSi-   ,    '■■■■  i'         ' 

••tV,  <.'■,  r\-.  '-■■'     ■■■  .  .'  -vi  f-,  >i  )/  .    'Ji-n'-i  :.!  -il  ,'H  .f;    .'î   •    'Jo   ,■'''  ii-yA-:j  ' 

'   T.  II,  p.  122.  —  *  P.  2).  —  '  P.  22.  f—  r>*?K*i    ■      -    U"jir     \v  V  ■  f  -:) 


.  îil/      JUIN  I85^.//TVJ01  545 

<.  ment  le  jugement  est  inexact,  que  toutes  les  idées  manquent  de  préci- 
((  sion,  ne  sommes-nous  pas  conduits  à  croire  qu'il  y  a  défaut  d'harmonie 
a  entre  les  deux  côtés  du  cerveau?  Nous  voyons  de  travers,  si  la  nature 
«  n'a  mis  de  l'accord  entre  les  deux  yeux.  Nous  percevons  et  nous  jugeons 
«de  même,  si  les  hémisphères  sont  naturellement  discordants  :  l'esprit 
«le  plus  juste,  le  jugement  le  plus  sain  supposent  eu  eux  (dan^.les  hé- 
«misphères)  l'harmonie  la  plus  complète  *. ..  »  to  fA  i»  .rioi-  > 

On  sent,  dans  tout  ce  qu'écrit  Bichat,  un  génie  heureux,  qui  se 
laisse  aisément  emporter  à  ses  inspirations  soudaines,  et  que  l'âge  et  la 
méditation  profonde  n'ont  point  encore  averti  des  véritables  diflfi- 
cultés. 

Mais,  ce  qu'il  y  a  ici  de  curieux,  c'est  que  Bichat,  qui,  malgré  une 
certaine  tendance  à  se  payer,  quand  il  le  voulait  bien,  de  raisons  sub- 
tiles pour  prouver ^  une  tlièse  donnée,  avait  certainement  l'esprit  très- 
juste,  aussi  juste  qu'ingénieux,  avait  aussi,  à  ce  que  j'ai  souvent  entendu 
raconter  à  feu  M .  Béclard ,  dans  ses  belles  leçons  d'anatomie ,  les  deux 
côtés  du  crâne ,  et  par  suite  les  deux  hémisphères  du  cerveau ,  d'une 
inégalité  frappante.  Son  crâne  protestait  contre  sa  doctrine. 

Je  reviens  à  mon  analyse. 

L'harmonie  d'action  étant  le  caractère  des  fonctions  de  la  vie  animale, 
le  caractère  des  fonctions  de  la  vie  organique  ne  pouvait  manquer  d'être 
la  discordance. 

Bichat  conclut  celte  discordance  de  ce  que  le  rein  ou  le  poumon  d'im 
côté  peuvent  être  plus  forts  ou  plus  faibles  que  le  rein  ou  le  poumon 
de  l'autre  côté,  sans  que  la  régularité  de  la  fonction  en  soit  troublée''. 

Mais  en  quoi  cela  prouve- l-il  la  discordance?  cela  prouve  seulement 
que  Yégalilé  parfaite  des  organes  n'est  pas  plus  nécessaire  dans  la  .t?»r 
organique  que  dans  la  vie  animale.  , 

Je  ne  ferai  plus  qu'une  citation,  et  même  je  ne  la  ferai  que  pour  mon- 
trer comment  Bichat  faisait  les  siennes. 

Une  des  pages  les  plus  éloquentes  de  Buffon  est  celle  qu'il  a  écrite  sur 
Wiomo  duplex,  l'homme  double. 

«L'homme  intérieur  est  double,  dit  BufTon;  il  est  composé  de  deux 
«  principes  difTérrnts  par  leur  nature  et  contraires  par  leur  action.  L'âme , 

P.  39.  —  *  •  Qu'un  rein  plus  fort  que  l'autre  sépare  plus  d'urine  ;  qu'un  pou- 
«  mon  mieux  développé  admette  danirun  temps  donné  plus  de  sang  veineux  et  ren- 
■  voie  plus  de  sang  arliriel;  que  moins  de  force  organique  distingue  les  glandes 
«salivaires  gauches  d'avec  celles  de  droite,  qu'importe?  la  fonction  unique  à  la- 
•  quelle  concourt  chaque  paire  d'organes  n'est  pas  moins  régnltèremcnl  opén-c.  » 
P.  36. 


3^6  JOURNAL  t)ES  S'AVANTS. 

«ce  principe  spirituel,  ce  principe  de  toute  connaissance,  est  toujours 
«en  opposition  avec  cet  autre  principe  animal  et  purement  matériel  : 
u\c  premier  est  une  lumière  qu'accompagnent  le  calme  et  la  sérénité, 
«une  source  salutaire  dont  émanent  la  science,  la  raison,  la  sagesse; 
«  Vautre  est  une  fausse  lueur  qui  ne  brille  que  dans  la  tempête  et  l'obs- 
«cUrilé,  Un  torrent  impétueux  qui  roule  et  entraîne  à  sa  suite  les  pas- 
ce  sions  et  les  erreurs .  Il  est  aisé,  en  rentrant  en  soi-même,  de  re- 

M  connaître  l'existence  de  ces  deux  principes  :  il  y  a  des  instants  dans 
«  la  vie,  il  y  a  même  des  heures,  des  jours,  où  nous  pouvons  juger,  non- 
«  seulement  de  la  certitude  de  leur  existence,  mais  aussi  de  leur  contra- 
«  riété  d'action.  Je  veux  parler  de  ces  temps  d'ennui,  d'indolence,  de 
«dégoût,  où  nous  ne  pouvons  nous  déterminer  à  rien ,  où  nous  voulons 
«  ce  que  nOtis  ne  faisons  pas,  et  faisons  ce  que  nous  ne  voulons  pas  ^ . .  w 

Bichat  se  pénètre  de  ces  belles  pages;  il  en  tire  tout  ce  qu'il  peut; 
seulement  au  principe  spirituel,  k  Yâme  et  au  principe  matériel,  il  subs- 
titue (ce  qui  déjà  rabaisse  beaucoup  la  question)  ses  deux  vies;  et  puis  il 
ajoute  : 

«  Tous  les  philosophes  ont  presque  remarqué  cette  prédominance  al- 
«  ternative  des  deux  vies  :  Platon ,  Marc-Aurèle ,  saint  Augustin  ,  Bacon , 
«saint  Paul  (je  ne  change  rien  à  l'ordre  des  noms),  Leibnitz,  Van  Hel- 
«mont,  BuRbn,  etc.,  ont  reconnu  en  nous  deux  espèces  de  principes: 
«  par  l'un  nous  maîtrisons  tous  nos  actes  moraux;  l'autre  semble  les  pro^ 
«duire  involontairement^.»  •       >>  ;    '  u       .1  riH'.ii  ;.  M,r)in 

Je  demande  si  rappeler  Buffon  de  cette  tnanièré,  ce  n'est  pas  plutôt 
le  déguiser  que  le  citer. 

j^i  Je  viens  d'examiner  Bichat  par  rapport  i\  Buffon;  il  me  reste  à  l'exa- 
miner par  rapport  à  Bordeu  et  par  rapport  à  Haller.  Cet  examen  sera 
l'objet  de  deux  autres  articles. 

FLOURENS.M.        /- 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.)  It^tiu  v  <  c^ 

]\l>'>ii\  'H:nin.i:d\i  il 
\'.i  .r'î'Uib  .vtiqr'ittiltl  » 


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D  ÉTÉ  HM  IN  AT  ION  DE  l'équjnoxe  vernal  DE  1853,  effectuée  ren 
.  Egypte  d'après  des  observations  du,  lever  et  du  coucher  du  soleil, 
'"dans  ralignement  des  faces  australe  et  boréale  de  la  grande  pyrû^ 
"  mide  de  Memphis,  par  M.  Mariette.  .  ••' 

'   DEUXIÈME    ARTICLE**? '^^*^^^''l'»^'»'"'""  5'''*"'^'^ 
:;;h;»    --'-   -.vir   ::';■       -n     ' 

Beaucoup  de  monuments  égyptiens  d'époques  pharaoniques,  ont, 
comme  Je  temple  de  Dendérah,  lcm*s  plafonds  en  partie  revêtus  de  ta- 
bleaux sculptés  ou  peints,  dont  la  composition  présente  des  particula- 
rites  évidemment  relatives  au  ciel  sleHaire,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
la  signification  intentionnelle  qu'ils  puissent  avoir.  Par  exemple,  dans 
celui  que  ChampoUion  a  découvert  au  plafond  d'une  des  chambres  du 
palais  de  Rhamsès-Meïamoun ,  à  Médinet-Habou,  des  personnages  di- 
vins ayant  des  attributs  célestes,  et  des  figures' d'animaux  accompagnés 
ou  marqués  d'étoiles  plus  ou  moins  nombreuses,  sont  rangés  consécu- 
tivement, et  mis  en  rapport  avec  les  noms  des  douze  mois  de  l'année, 
dont  la  série  est  occasionnellement  interrompue  par  des  cadres,  conte- 
nant des  scènes  symboliques;  et  dans  l'un  de  ces  cadres,  entre  les  mois 
de  Pharmouti  et  de  Pachon ,  le  cartouche  roy«l  du  Pharaon ,  tracé  en 
proportions  d'une  grandeur  exceptionnelle,  se  voit  inscrit  seul,  sans 
aucun  entourage,  comme  à  une  place  qui  lui  a  été  spécialement,  et 
intentionnellement  adectce*.  Faudrait-il  ne  voir  là  qu'une  simple  déco- 
ration d'architecture?  Ou  ne  doit-on  pas  plutôt  y  soupçonner  l'indica- 
tion, prise  dans  le  ciel,  de  l'époque  d'un  phénomène  consacré  par  la 
religion,  ou  d'un  événement,  d'un  fait,  propre  au  souverain  qui  a  érigé 
le  palaisP  Dans  le  tombeau  de  Séti  I",  à  Biban-el-Molouk,  on  voit  une 
scène  symboUque  où  figure  un  lion  accroupi,  entouré  d'étoiles  di5posées 
comme  le  sont,  dans  le  ciel,  celles. du  lion  grec;  et  en  faco  de  lui. 
debout  sur  une  barre  horizontale,  est  un  taureau  ayant  le  corps  maix^ué 
de  deux  disques  d'inégale  grandeur,  k  plus  lai^e  sur  son  cou,  le  pins 
petit  sur  sa  croupe;  comme  si  l'on  avait  voulu  y  figure»"  Aldébaran  et 
les  pléiades,  alfcctécs  depuis  au  taureau  grec.  M.  de  Rouge  soupçonne 
que  cette  scène  pourrait  bien  être  d'origine  asiatique.  Quoi  qu'il  en 

.^i;'  Voyez,  pjour  1^  premier  acllcle,  le  cahier  de  mai,  page  àGo.  .-n^*  Une  copte 
conaplèle  de  ce  tableau ,  a  élé  publiée  par  mol ,  dans  le  t«sme  Xllf  des  Mémoires 
de  l'Académie  des  sciences ,  où  elle  se  trouve  à  la  suile  de  la  page  707.  Elle  a  élé  faite 
avec  beaucoup  de  Soin»  sur  les  dessins  originaux  que  Champolfion  avait  rapporté? 
d'ÉgypIe.  ! 


348  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

puisse  êtie ,  la  présence  et  la  disposition  systématique  des  étoiles  qu'on 
y  a  tracées,  montrent  qu'elle  est  intentionnellement  liée  au  ciel.  Sans 
doute  on  ne  doit  pas  s'attendre  à  trouver  dans  ces  représentations, 
une  science  astronomique  abstraite  comme  celle  des  Grecs.  Là,  de 
même  que  dans  tout  le  reste  de  l'Orient,  en  Chaldce  ainsi  qu'en 
Chine,  l'astronomie  primitive,  l'astronomie  des  yeux,  a  dii  être  l'ins- 
trument universel ,  autant  qu'indispensable ,  de  l'astrologie  ;  celle  ci  même 
n'ayant  rien  alors  des  formes  scientifiques  qu'on  lui  a  données  plus 
tard.  Mais,  il  y  a  toute  chance  de  retrouver  les  traces  de  la  première, 
dans  ses  applications  superstitieuses  ;  et  il  n'est  pas  non  plus  sans 
intérêt  de  voir  comment  elles  se  sont  modifiées  à  mesure  qu'elle  est 
devenue  plus  savante.  On  peut  suivre  très-clairement  aujourd'hui  les 
phases  de  ces  transformations  des  procédés  astrologiques,  quand  ils  se' 
sont  transportés  des  Egyptiens  aux  Grecs  et  aux  Romains.  L'existence  de 
lastrologie,  en  Egypte,  à  des  époques  très-reculées,  est  formellement 
attestée  par  Cioéron,  De  Div.  l,  i;  et  au  temps  d'Hérodote,  elle  y 
était  d'un  usage  général,  comme  on  le  voit  par  un  passage  de  son 
II*  livre,  S  8q  ,  où  il  dit  :  «  î..es  Egyptiens  sont  les  auteui's  do  plusieurs 
"inventions,  telle  que  celle  de  désigner  à  quel  dieu  chaque  mois  et 
«chaque  jour  est  consacré;  et  de  déterminer,  d'après  le  jour  où  un 
«homme  est  né,  quels  événements  il  rencontrera  dans  sa  vie  ;  comment 
M  il  moujTa ,  et  quels  seront  son  caractère  et  son  esprit.  »  Hérodote  ne: 
nous  apprend  rien  sur  la  nature  des  indications  d'où  l'on  tirait  ces  pro- 
nostics. ^  l^ais  des  tableaux  tracés  sous  les  Pharaons,  et  aujourd'hui  in- 
terprétés, nous  montreront  tout  à  l'heure,  que  là,  comme  en  Chaldée, 
elles  étaient  données  par  l'observation  des  astres  qui  apparaissaient  à 
l'horizon  oriental,  au  moment  de  chaque  naissance,  ou  de  chaque  évé- 
nement que  l'on  voulait  considérer.  Lorsque  ces  croyances  eurent  pris 
pied  chez  les  Romains  vers  le  temps  d'Auguste,  et  y  furent  devenues 
générales  sous  les  règnes  suivants,  comme  Letronnc  l'a  très-bien  prouvé, 
les  savants  d'Alexandrie  en  formèrent  un  corps  de  doctrine,  assujetti 
à  des  règles  mathématiques,  fondées  sur  les  théories  astronomiques 
qu'ils  possédaient;  et  Ptolémée  lui-même,  sous  Antonin,  concourut  à 
cette  œuvre  par  un  traité  spécial.  L'astrologie  alexandrine,  telle  que 
nous  la  connaissons  par  les  ouvrages  de  ce  temps,  a  pour  instrument 
principal  de  ses  pronostics,  les  douze  divisions  conventionnelles  du 
zodiaque  grec,  coiiiprenant  chacune  So"  du  cercle  abstrait  que  nous 
appelons  maintenant  l'écliplique,  et  que  l'on  appelait  alors  le  cercle 
mitoyen  du  zodiaque.  Les  signes  astronomiques  qui  désignent  indivis 
djijÊllement  ces  douze  divisions,  et  qui  en  marquent  le  commencement; 


JUIN  1855.  349 

sont  les  indicateurs  dont  les  levers  doivent  être  consultés.  Mais,  pour 
multiplier  les  chances  et  les  confiions  des  pronostics,  chaque  dodéca- 
témorie  fut  subdivisée  en  trois  portions  égales  comprenant  i  o°  cha- 
cune, lesquelles  furent  appelées,  par  cette  raison,  dccans,  Séxavoi,  et  on 
leur  attribua  des  vertus  propres,  variant  selon  la  planète  qui  s'y  trou- 
vait actuellement  comprise.  On  voit  que  tout  cet  échafaudage  se  com- 
pose d'abstractions  géométriques.  Les  astres  dont  l'influence  est  suppo- 
sée agir  sur  les  destinées  humaines  n'y  interviennent  que  par  la  pré- 
sence actuelle  des  constellations  zodiacales,  dans  les  dodécatémories 
écliptiques  qui  portent  leur  nom.  Or  celles-ci  ont  été  graduellement 
séparées  de  leurs  homonymes  par  la  précession  ,  en  conservant  toujours 
leurs  dénominations  primitives,  eW  elles  en  sont  aujourd'hui  fort  dis- 
tantes. Mais,  au  temps  dont  nous  parlons,  la  formation  du  zodiaque 
grec  était  encore  trop  récente,  pour  que  ce  mouvement  de  séparation 
progressif  se  fût  manifesté  aux  yeux  du  vulgaire.  Hipparque  l'avait  seu- 
lement soupçonné;  et  les  asirologucs  alexandrins  ou  romains,  purent 
très-légitimement  n'en  tenir  aucun  compte.  Pour  donner  à  leurs  36  dé- 
cans  un  caractère  d'individualité  qui  justifiât  les  influences  qu'ils  leur 
attribuaient,  ils  les  personnifièrent  sous  des  noms  propres  grecs,  dont 
l'un  d'entre  eux,  Héphestion,  nous  a  conservé  la  liste  complète*.  Or  un 
passage  de  Celse,  cité  par  Origène,  montie  que^ces  noms  étaient  tirés 
des  superstitions  égyptiennes  qui  régnaient  alors'^.  Les  Égyptiens,  dit 
Celse,  reconnaissent  trente-six  démons  (il  ne  dit  pas  décans);  quelques- 
uns  en  comptent  davantage.  Ils  les  considèrent  comme  des  dicu.x  habi- 
tant les  «régions  de  l'air  {aî6épiot)\  dieux  lascifs,  sanguinaires,  avides 
«de  parfums  et  de  chants,  qui  prévoient  toutes  les  destinées  des  mor- 
«  tels,  et  président  spécialement  aux  diverses  parties  du  corps  humain.  > 
Celse  en  désigne  plusieurs  par  leurs  appellations  indigènes  (^Tri^wp/w 
(pùtvfi).  Car,  dans  ces  idées  superstitieuses,  les  noms  avaient  un  grand 
pouvoir  qu'ils  perdaient  étant  tr<iduits.  Ces  noms  ,  tous  grecs,  se  retrou- 
vent textuellement  dans  la  liste  d'Héphestion  ;  d'où  f  on  doit  inférer  qu'il 
a  pris  également  les  autres  à  ce  système  de  superstitions  populaire  en 
Egypte,  que  les  Alexandrins  de  son  temps  s'étaient  approprié-,  et  c'est 
en  efl(et  ce  qui  va  se  vérifier  tout  à  fheure. 

'  Celle  liste,  relevée  sur  les  manuscrits ,  par  M.  Miller,  a  été  publiée  par  moi, 
aux  pages  ^o  et  91  d'un  Mémoire  sar  le  zodiaque  de  Dendérah,  inséré  au  recueil 
de  l'Académie  des  inscriptions,  tome  XVI,  a*  partie,  i844.  On  y  voit  le  mode  de 
subdivision  et  de  répartition  des  36  décans  grecs,  dans  les  dodécatémories  éclip- 
tiques, en  commençant  par  celle  du  Bélier.  iMÔis  y  est  le  premier  des  trois  que 
contient  celle  du  Cancer.  —  '  Origène,  Advenus  Celsum,  lib.  VIII. 

45 


350  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Dans  tout  cela  nous  ne  voyons  plus  qu'une  astrologie  scientifique, 
établie  sur  les  abstractions  et  les  pratiques  de  l'astronomie  grecque  ;  rien 
que  l'on  puisse  dire  anciennement  égyptien.  Le  zodiaque  circulaire  de 
Dendérah,  quel  qu'en  soit  le  sujet  et  la  destination  intentionnelle,  pré- 
sente certaines  particularités  ,  qui  semblent  se  rapporter  à  des  idées  plus 
distantes.  Son  contour  est  bordé  intérieurement  par  36  figures  (est-ce 
bien  36?)  représentant  des  animaux,  des  objets  matériels,  ou  des  per- 
sonnages de  forme  bizarre ,  ayant  tous  la  tête  dirigée  vers  le  centre  du 
médaillon,  et  marchant  ou  regardant,  dans  le  même  sens  que  les  douze 
emblèmes  de  l'anneau  zodiacale  Elles  sont  accompagnées  de  légendes 
hiéroglyphiques,  la  plupart  encore  distinctes;  et,  dans  quelques-unes, 
Ghampollion  a  parfaitement  reconnu  les  noms  d'autant  de  décans  d'Hé- 
phestion,  écrits  en  caractères  phonétiques,  se  suivant  dans  le  même 
ordre  que  sur  sa  liste.  On  en  a  lu  depuis  plusieurs  autres.  Letronne  a 
considéré  cette  identité  de  dénominations  et  de  nombre,  comme  prou- 
vant avec  une  certitude  évidente ,  la  nature  parement  astrologique  du  mo- 
nument de  Dendérah  ;  par  quoi  il  entend ,  sans  doute ,  qu'il  est  astrolo- 
gique à  la  façon  grecque.  Mais,  pour  que  la  conclusion  fût  logiquement 
admissible ,  il  faudrait  être  sûr  que  ces  dénominations  de  décans  s'ap- 
pliquent réellement  ici  à  des  divisions  égales  et  abstraites  de  fécliptique , 
telles  que  les  décans  grecs,  et  non  pas,  en  tout  ou  en  partie,  à  d'autres 
objets  plus  matériels,  d'observation  ou  de  culte,  qui  auraient  été  plus 
anciennement  adoptés  par  les  Egyptiens.  Or  plusieurs  indices  semblent 
déceler  cette  dissemblance  d'application.  Premièrement  :  la  distribution 
des  36  figures  sur  le  contour  du  médaillon,  n'offre  pas,  à  beaucoup 
près,  la  régularité  d'intervalles  que  f  on  supposerait  naturellement  devoir 
appartenir  à  des  arcs  égaux  ou  consécutifs  du  cercle  écliptique,  comme 
les  décans  grecs.  En  second  lieu ,  la  plupart  des  figures  qui  portent  des 
noms  identiques  à  ceux  de  ces  décans,  ont  auprès  d'elles  des  groupes 
d'étoiles  plus  ou  moins  nombreux,  parfois  très-nombreux,  qu'elles 
semblent  désigner  de  la  main  comme  leur  étant  spécialement  affectés. 
L'ensemble  de  ces  caractères  n'annonce-t-il  pas  quelque  conception, 
moins  savante  peut-être,  mais  plus  immédiatement  relative  au  ciel 
stellaire,  que  ne  le  sont  les  décans  mathématiques  des  Alexandrins?  Or 
c'est  ce  que  l'étude  de  monuments,  reconnus  incontestablement  pha- 
raoniques, a  dépuis  confirmé. 

M.  Lepsius  a  découvert  que  les  anciens  Egyptiens  avaient  aussi  des 

On  ne  parvient  à  compléter  le  nombre  rie  36,  qu'en  comptant  comme  dis- 
tincts, plusieurs  emblèmes,  qui  semblent  être  des  annexes  du  personna,ge  con- 
ligu  ;  et  l'on  découvre  en  effet  plus  lard  qu'ils  sont  tels. 


/ 


JUIN  1855.  351 

décans,  au  nombre  de  36 ,  portant  les  mêmes  noms,  et  se  suivant  dans 
le  même  ordre  que  les  décans  grecs,  mais  établis  dans  un  autre  système 
d'idées,  et  ayant  une  application  toute  différente,  laquelle  ne  supposait 
nullement  la  connaissance  abstraite  du  cercle  zodiacal,  ni  aucune  notion 
théorique  d'astronomie.  C'étaient  de  simples  divisions  du  temps,  com- 
prenant chacune  i  o  jours  consécutifs,  présidés  par  autant  de  génies  spé- 
ciaux. Ce  mode  de  subdivision  ne  pouvait  s'adapter  qu'à  une  année  de 
36o  jours,  comme  paraît  avoir  été  celle  des  Egyptiens  dans  les  très- 
anciens  temps.  Après  qu'on  eut  introduit  les  cinq  épagomènes,  les 
36  décans  ne  pouvaient  plus  suffire.  Aussi  M.  Lepsius  a-t-il  trouvé, 
dans  une  des  listes,  la  mention  d'un  37'  décan,  avec  des  successions 
de  dates  (îourantes,  d'après  lesquelles  M.  de  Rougé  a  reconnu  la  loi 
périodique  de  son  application  occasionnelle.  Concevez  en  effet  les  36 
décans  primitifs  mis  en  concordance  successive  avec  les  3 60  premiers 
jours  d'une  année  de  365.  Quand  leur  liste  était  épuisée,  il  restait  en- 
core 5  jours  avant  que  l'année  ne  fût  finie.  Alors,  comme  l'explique 
ingénieusement  M.  de  Rougé,  on  mettait  à  leur  suite,  le  37*  décan  sup- 
plémentaire ,  qui  empiétait  de  5  jours  sur  l'année  suivante  -,  après  quoi 
les  36  décans  primitifs  reprenaient  leur  marche  ordinaire-,  de  manière 
que  le  cycle  total  des  7  3  accomplissait  son  évolution  entière  en  deux 
années  de  365  jours  contiguës  l'une  à  l'autre.  Ainsi,  à  la  deuxième  année 
de  ce  cycle,  les  décades  commençaient  au  6,  1 6  et  a 6  de  chaque  mois. 

Dans  les  listes  de  décans  inscrites  sur  les  monuments  égyptiens,  quel- 
ques-uns, soit  isolés,  soit  consécutifs,  se  montrent  constamment  asso- 
ciés k  des  personnages  figurés,  accompagnés  d'étoiles,  lesquels,  sous 
des  formes  et  avec  des  attributs  spéciaux,  sont  invariablement  attachés 
à  leur  individualité  ou  à  leur  ensemble  -,  comme  si  les  décans,  ou  les 
systèmes  de  décans  contigus,  ainsi  désignés,  avaient  été  affectés  à  des 
groupes  particuliers  d'étoiles,  composant  une  constellation  égyptienne 
à  laquelle  le  personnage  figuré  présidait,  peut-être  donnait  son  nom. 
Cette  consécration  de  certaines  décades  de  jours  à  certaines  étoiles  iso- 
lées, ou  à  certains  groupes  d'étoiles,  avait  bien  pu,  dans  l'origine,  être 
fondée  sur  quelque  concordance  phénoménale.  Mais,  une  fois  établie, 
rien  n'empêchait  de  la  conserver  à  titre  d'institution  religieuse  ;  et  cela 
était  tout  à  fait  conforme  aux  idées  superstitieuses  des  Egyptiens. 

Les  monuments  de  toutes  les  époques  nous  montrent  ce  système  de 
mythologie  astronomique,  réalisé  avec  une  entière  évidence,  dans  son 
application  au  décan  Soihis,  le  36'  de  la  liste  égyptienne,  qui  se  retrouve 
aussi  dans  la  liste  grecque ,  mais  avec  un  autre  rang  d'ordre ,  parce  qu'on 
y  a  déplacé  l'origine  de  leur  ënumération  révolutive.  Son   astérisme 

45. 


352 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


(léterminatif,  appelé,  sur  les  monuments,  l'étoile  de  Sothis,  s'identifie  in- 
dubitablement au  Sirius  grec,  par  toutes  les  traditions  et  tous  les  témoi- 
gnages de  l'antiquité.  Le  symbole  hiéroglyphique  A     qui  le  désigne  sur 

les  monuments,  est  habituellement  annexé  k  la  figure  de  la  déesse  Isis, 
à  laquelle  Sirius  fut  de  tout  temps  consacré.  Elle  est  quelquefois  sym- 
bolisée sous  la  forme  d'une  vaclie  portant  une  étoile  sur  sa  tête  ;  et  on 
l'a  figurée  ainsi  dans  le  zodiaque  circulaire  de  Dendérah. 

On  rencontre  encore  sur  les  monuments  un  autre  personnage  figuré 
appelé  Sahou,  lequel  préside  à  cinq,  parfois  seulement  à  quatre  des 
décans  égyptiens  consécutifs  qui  précèdent  immédiatement  celui  de  5o- 
this^.  Il  est  constamment  représenté  comme  un  dieu  mâle,  ^'ourant  en 
avant  de  Sothis  les  bras  étendus  en  sens  opposés,  lui  présentant  d'une 
main  une  étoile,  et  en  tenant  une  autre,  dans  sa  main  la  plus  éloignée, 
ou  sur  son  sceptre ,  comme  embrassant  des  deux  tout  un  groupe  stcl- 
laire  auquel  il  présidait.  J'en  rapporte  ici  la  figure,  prise  du  tombeau  de 
Séti  V,  à  Biban-el-Molouk2. 


ISIS-SOTHIS. 


SAHOC. 


Il  est  représenté  avec  les  mêmes  caractères,  le  même  nom  hiéro- 

M.  de  Rougé  a  reconnu  que  les  noms  de  ces  décans  se  composent  du  carac- 
tère qui  désigne  Sahoa,  associé  à  ceux  qui  désignent  ses  diverses  parties  :  le  bras, 
la  jambe,  le  côté,  etc.  —  *  Rosellini,  Monumenti  del  culto,  pi.  LXIX.  Dans  le  mo- 


JUIN  1855.  353 

glyphique,  et  dans  la  même  relation  avec  Isis-Sothis,  sur  le  tableau 
du  palais  de  Rhamsès-Meiamoun ,  dont  j'ai  parlé  au  commencement  de 
cet  article.  Seulement,  on  y  a  marqué  avec  plus  de  détails,  au-dessus 
dé  sa  tête,  le  groupe  nombreux  d'étoiles  brillantes  qui  lui  était  affecté, 

La  position  et  l'attitude  animée  de  ce  personnage,  avaient  fait  con- 
jecturer à  Cbampollion  qu'il  devait  s'assimiler  à  l'Orion  grec.  Cette  iden- 
tification périlleuse  a  été  confirmée  depuis,  beaucoup  plus  complètement 
qu'il  ne  le  croyait ,  par  l'étude  d'un  tableau  égyptien  qu'il  avait  décou- 
vert, dont  il  avait  deviné,  comme  par  intuition,  le  sujet  général,  mais 
qu'il  nous  a  laissé  à  interpréter,  et  qui  a  pu  l'être  mathématiquement. 
J'ai  besoin  de  dire  en  peu  de  mots  en  quoi  il  consiste.  Car  non-seulement 
il  a  une  application  directe  au  sujet  que  je  traite,  mais  il  nous  apprend 
en  outre  que  le  système  de  représentation  uranographique.  supposé 
jusqu'ici  d'invention  grecque,  était  dès  lors  en  usage  chez  les  Egyptiens. 

Ce  précieux  document  a  été  trouvé  h  Thèbes  dans  le  tombeau  de 
Rbamsès  VP.  Il  présente  une  liste  de  levers  d'étoiles,  se  succédant  de 
quinze  nuits  en  quinze  nuits  pendant  une  année  entière,  et  marquant, 
dans  chacune,  1 3  levers  consécutifs,  distribués  par  intervalles  sur  toute 
sa  durée,  depuis  le  commencement  de  l'obscurité  jusqu'à  l'aube  du  jour. 
A  chaque  lever,  l'astérisme  qui  paraît  à  l'borizon  oriental  est  marqué 
par  son  nom  égyptien,  qui  le  désigne,  soit  comme  une  étoile  isolée,  soit 
comme  membre  d'un  emblème  figuré,  comprenant  un  groupe  d'étoiles 
plus  ou  moins  étendu.  Ainsi,  on  y  trouve  un  lion  dont  on  désigne  sépa- 
rément la  tête  et  la  queue;  un  hippopotame  dans  lequel  on  distingue 
le  pied,  la  jambe,  la  cuisse,  etc.  Il  y  a  aussi  des  personnages  divins,  tels 
que  Nacht  ou  le  Vainqueur,  qui  s'étend  presque  sur  le  quart  du  contour 
du  ciel.  Le  système  de  représentation  uranographique  est  donc  évident. 
De  plus,  chaque  apparition  d'étoile  est  signalée  comme  ayant  un  rap- 
port, probablement  d'influence,  avec  telle  ou  telle  partie  du  corps  hu- 
main ,  de  même  que  chez  les  astrologues  d'Alexandrie  et  de  Rome.  Ce 
tableau  est  donc  intentionnellement  astrologique.  Mais ,  peu  nous  importe 
le  but.  Ce  sont  les  détails  d'observation  qu'on  y  rapporte,  qui  consti- 
tuent pour  nous  sa  valeur;  et  ils  sont  aussi  nombreux  que  précis. 

nnment  original,  le  nom  hiéroglyphique  de  Sahou  est  insent  dans  le  prolongeiuenl 
vertical  de  l'encadremenl  propre  à  ce  personnage.  Mais  ici  on  l'a  fait  descendre  an 
même  niveau  que  le  nom  de  Solhis,  pour  que  la  représentation  du  groupe  cnlier 
lînl  moins  de  place.  —  '  M.  de  Rougé  m'en  a  donné  la  traduction  complète,  qu'il 
m'a  permis  d'insérer,  sous  son  rtom,  au  tome  XXIV  des  Mémoires  de  i Académie 
des  sciences,  à  la  suite  d  une  élude  mathématique,  dont  elle  a  été  l'occnsion  et  le 
fondement. 


354  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Parmi  les  astérismes  qu'on  y  trouve  mentionnés,  il  y  en  a  un  qui 
nous  est  connu.  C'est  l'étoile  de  Soihis,  le  Sirius  grec.  Sa  première  appa- 
rition matutinale  est  marquée  comme  ayant  lieu  à  la  fin  de  la  nuit  du 
1  5-1 6  Thot.  Son  dernier  lever  suivant  du  soir  est  marqué  à  l'entrée  de 
la  nuit  du  1 5-1 6  Méchir.  Sa  durée  totale  de  visibilité ,  à  l'horizon  oriental, 
comprend  donc  i  5o  nuits.  D'après  l'une  ou  l'autre  de  ces  dates  extrêmes, 
combinée  avec  la  latitude  de  Thèbes,  on  trouve  également  que  ces 
indications  conviennent  à  l'an  i  2^0  avant  l'ère  chrétienne. 

Ceci  constaté ,  prenez  un  globe  céleste  à  pôles  mobiles.  Ajustez-le  à 
la  latitude  de  Thèbes ,  et  à  l'époque  ainsi  calculée.  Vous  aurez  sous  les 
yeux  le  ciel  de  l'observateur  égyptien.  Placez  Sirius  à  l'horizon  oriental, 
puis,  en  vous  aidant  du  calcul  et  du  globe,  amenez  successivement 
dans  ce  même  horizon ,  les  étoiles  dont  la  première  apparition  matuti- 
nale a  dû  précéder  ou  suivre  la  sienne,  à  des  intervalles,  embrassant 
une,  ou  plusieurs  quinzaines  de  jours.  Cela  vous  montrera,  pour 
chaque  quinzaine,  toutes  celles  qui  satisfont  à  cette  condition;  et  des 
motifs  d'appropriation  tirés  de  leur  éclat  relatif,  de  leur  situation,  de 
leur  convenance,  des  expressions  que  l'observateur  égyptien  a  employées 
pour  les  désigner,  vous  indiqueront  presque  toujours,  sans  incertitude 
celles  qu'il  a  choisies. 

En  opérant  ainsi,  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  que  toutes  ses  dési- 
gnations s'appliquent  à  des  étoiles  peu  distantes  de  î'équateur.  Son  ta- 
bleau n'offre  donc  pas  une  uranographie  générale,  mais  restreinte  au 
voisinage  de  ce  grand  cercle;  et  il  a  été  souvent  obligé  de  choisir  de 
petites  étoiles,  pour  que  leurs  levers  se  trouvassent  espacés  à  des  inter- 
valles de  quinzaines  autour  de  celui  de  Sirius.  Les  configurations  de 
ses  astérismes  n'ont  aucun  rapport  avec  ceux  des  Grecs.  Son  lion  n'est 
pas  leur  lion  ;  et  celui  qu'il  nomme  les  deux  étoiles,  que  Champollion  avait 
cru  être  les  gémeaux  grecs,  ne  peut  nullement  leur  convenir,  d'après 
l'ordre  de  succession  des  levers.  Il  désigne  les  étoiles  ^  et  »j  du  grand 
chien  grec,  l'une  et  l'autre  de  deuxième  grandeur,  qui  surgissaient  à 
l'horizon  toutes  proches  l'une  de  l'autre,  presque  dans  un  même  ver- 
tical, i5  jours  après  Sirius  comme  le  marque  le  tableau  égyptien; 
tandis  que  les  gémeaux  grecs  se  levaient  36  ou  87  jours  avant  lui  ^ 

'  J'ai  exposé  l'analyse  mathématique  de  ce  tableau  égyptien  au  tome  XXIV 
des  Mémoires  de  T Académie  des  sciences,  pages  549  ^*  suivantes.  A  l'impression 
il  s'est  glissé  une  faute  évidente,  mais  regrettable,  que  je  saisis  l'occasion  de  signaler 
ici.  Elle  porte  sur  l'astérisme  des  deux  étoiles,  qui  s'idenlitienl,  dans  le  ciel,  la  su- 
périeure avec  8,  l'inférieure  avec  77  du  grand  chien  grec.  A  la  page  638  du  volume 
cité,  on  a  imprimé  inexactement  7,  au  lieu  de  tj  ;  et  la  faute  se  trouve  reproduite 


JUIN  1855.  355 

Le  tableau  désigne  deux  astérismes  appartenant  au  personnage  5a/iou. 
Tous  deux  se  lèvent  avant  Sirius  ;  l'un,  l'étoile  de  Sahou,  1 5  jours  ,  l'autre 
le  sommet  de  Sahoa,  3o  jours  auparavant.  Le  premier^  le  plus  proche  de 
Sothis,  se  trouve  être  x  de  VOrion  grec;  le  second,  plus  distant  est  a 
du  même  Orion;  deux  belles  étoiles,  entre  lesquelles  se  levait  alors 
toute  la  portion  la  plus  brillante  de  ce  groupe  stellaire.  Cette  relation 
astronomique  est  traduite  sous  une  forme  vivante ,  dans  la  représenta- 
lion  symbolique  du  personnage  Sahou,  que  j'ai  tout  à  l'heure  rapportée. 

Il  est  très-naturel  que  les  Egyptiens  aient  ainsi  consacré  par  la  reli- 
gion, et  symbolisé  dans  sa  relation  avec  Isis-Sotbis,  ce  groupe  brillant 
d'étoiles,  l'un  des  plus  remarquables  du  ciel,  dont  le  lever  précédait 
immédiatement  celui  de  Sirius,  et  annonçait  chaque  année  sa  première 
apparition  matutinale  un  mois,  puis  quinze  jours  à  l'avance,  quand  il 
était  encore  plongé  dans  les  rayons  du  soleil;  apparition  qui  était  le 
signal  annuel  du  débordement  du  Nil.  Aussi  la  connexion  figurée  de 
ces  deux  phénomènes  astronomiques,  s'est-elle  religieusement  perpé- 
tuée, sous  les  mêmes  symboles,  jusqu'aux  époques  les  plus  récentes. 
Ce  même  Sahou,  précurseur  d'Isis-Sothis ,  est  représenté,  en  même  rela- 
tion avec  elle,  dans  le  temple  d'Ombos,  érigé  ou  reconstruit,  sous  les 
Plolémées^.  On  l'a  reproduit  dans  cette  même  relation,  sur  une  de.*; 
bandes  du  portique  de  Dendérah ,  construit  ou  achevé ,  sous  Tibère. 
Malheureusement  les  légendes  nominatives  qui  étaient  annexées  à  lui 
et  à  Isîs,  n'ont  été  qu'indiquées  dans  le  dessin  de  la  commission  d'E- 
gypte, aux  places  qu'elles  occupaient  Mais  à  sa  forme,  à  son  attitude, 
aux  étoiles  semées  autour  de  sa  tête,  on  reconnaît  sans  incertitude  le 
Sahou  des  anciens  monuments ,  précédant  de  même  Isis-Sotbis.  Sa  signi- 
fication, et  Yapplication  astronomique,  de  ce  groupe  figuré  y  est  donc  tout 

dans  le  tableau  général  annexé  k  la  page  700,  à  la  tin  du  mémoire,  quoiqu'elle 
n'existât  pas  dans  mou  manuscrit.  L'erreur  de  celle  subslilulion  s'aperçoit  à  l'ins- 
tant{  si  l'on  jette  les  yeux  sur  un  globe  céleste.  Car  le  peu  de  distance  de  ces  deux 
étoiles,  et  leur  situation  relative  au  moment  où  elles  se  icvent,  que  j'ai  iigurée 
à  la  page  638,  conviennent  au  couple  i,  tj,  exclusivement  à  tout  autre;  et  y  qui 
se  trouve  très-loin  de  8  dans  la  tête  du  grand  chien  grec,  ne  peut  y  avoir  aubune 
connexion;  d'autant  quelle  est  de  beaucoup  supérieure  à  i,  qui  est  désigné  comme 
le  sommet  de  l'astérisme  desdeax  étoiles.  Tout  évidente  et  facile  que  soit  celte  recti- 
fication, quand  on  a  un  globe  céleste  à  sa  disposition,  j'ai  cru  devoir  l'indiquer  ici 
avec  les  détails  qui  la  juslirtenl,  pour  éviter  aux  lecteurs  privés  de  ce  secours,  la 
peine  de  la  rechercher,  el  les  incertitudes  qu'elle  pourrait  leur  occasionner. 

Dans  les  exemplaires  de  ce  mémoire  qui  ont  élé  tirés  à  part,  la  faute  que  je  viens 
de  signaler  se  trouve  reproduite  à  la  page  90,  et  à  la  ligne  4'  du  tableau  final 
annexé  à  la  page  i5a.  Dans  ces  deux  endroits  il  faut  remplacer  y  par  17.  —  '  Ro- 
scUini,  ^fon.  del  calto,  pi.  LXXVIII. 


356 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


aussi  certaine.  D'après  les  motifs  qui  l'ont  fait  primitivement  établir,  et 
qui  en  ont  perpétué  la  tradition,  l'identification  des  étoiles  de  Sahou 
avec  celles  d'Orion ,  qui  nous  a  été  donnée  par  le  calendrier  de  Rliam- 
sès  VI,  peut  être  légitimement  appliquée  à  toutes  les  représentations,  soit 
contemporaines ,  soit  postérieures ,  de  ce  personnage ,  où  il  est  figuré  dans 
les  mêmes  relations  avec  Isis-Sothis  ;  tandis  que  d'autres  symboles  ura- 
nographiques  de  ce  calendrier,  auxquels  ne  s'attachaient  pas  tant  de 
raisons  de  constance,  ont  pu  être  modifiés  dans  leur  application,  ou 
totalement  abandonnés,  dans  les  temps  postérieurs,  comme  cela  est 
arrivé  aux  premières  conventions  figuratives  des  Grecs. 

J'ai  dit  que,  dans  les  monuments  pharaoniques,  ce  Sahou  préside  à 
quatre,  quelquefois  à  cinq  des  décans  de  jours,  qui  précèdent  immé- 
diatement Sothis,  lesquels  par  conséquent  devaient  répondre  h  des  por- 
tions du  ciel  stellaire  dont  le  lever  était  antérieur  au  sien,  comme  nous 
venons  de  le  voir.  Jusqu'ici  on  n'en  a  pas  trouvé  d'autres  que  ces  six, 
qui  fussent  rapportés  symboliquement  à  des  personnages  figurés,  mais 
les  deux  qui  les  précèdent  immédiatement  dans  la  liste  générale,  peu- 
vent encore  être  identifiés  comme  eux,  avec  le  ciel,  par  des  caractères 
très-évidents. 

Pour  le  prouver,  j'extrais  de  cette  liste,  les  noms  égyptiens  des  dix 
derniers  décans  égyptiens  dont  la  série  se  termine  à  Sothis.  Les  nu- 
méros qui  leur  sont  atîectés  les  rangent  dans  l'ordre  suivant  lequel  ils 
se  précèdent  mutuellement,  et  précèdent  Sotis,  à  mesure  que  le  mou- 
vement diurne  du  ciel ,  les  amène  à  l'horizon  oriental.  Je  mets  en  re- 
gard leurs  noms  grecs  pour  que  l'on  aperçoive  clairement  la  corres- 
pondance parfaite  des  deux  listes.  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  que  tout 
cela  m'a  été  fourni  par  M.  de  Rougé  ' . 


PERSONNIFICATIONS. 

29. 

30. 

SAHOU. 

ISIS 
SOTHIS. 

36. 

Numéros  d'ordre  des  huit  derniers 
décans.égypticDS 

31. 

32. 

33. 

34. 

35. 

Leurs  noms  égyptiens  traduits  de 
leurs  symboles  hiéroglyphiques . 

Leurs  noms   grecs,   dans  la   liste 
d'Hépbeslion 

Chosa. 

Xt&ov. 

Ary. 

ÈpS. 

> 

PofiSéfiape. 

Toselk. 
SoaoÀx. 

Quar. 
Oiïape. 

Penaher. 
<î>ov6p. 

Sali. 

'  Voyez  le  tableau  général  des  décans  égyptiens  relevé  sur  les  monuments  par 
M.  Lepsius  et  publié  par  lui  dans  son  Introduction  à  la  chronologie  égyptienne , 
p.  68-69.    • 


JUIN  1855.  357 

La  correspondance  des  noms  et  des  rangs,  dans  les  deux  listes,  est 
évidente  ^.  On  y  découvre  quelques  lacunes;  mais  elles  doivent  résulter, 

*  Comme  les  Alexandrins,  pour  désigner  leurs  décans  éclipliques,  n'avaient  be- 
soin que  de  dénominations  individuelles,  ils  ont  seulement  emprunté  aux  Egyp- 
tiens, les  noms  des  36  génies  qui  présidaient  aux  décades,  sans  employer  le  per- 
sonnage Sahou  qui  en  embrassait  plusieurs.  Aussi  n'est-il  pas  mentionné  dans  la 
liste  d'Héphestion.  Mais  il  s'y  trouve  implicitement  représenté  par  la  présence  de 
ses  parties,  dans  les  noms  des  décades  qui  lui  appartenaient.  Ce  fait  philologique 
est  établi  par  M.  de  Rougé  dans  la  note  suivante ,  qu'il  a  bien  voulu  me  commu- 
niquer, en  m'autorisant  à  l'insérer  ici. 

Note  sur  les  décans  de  Sahou,  par  M.  de  Bougé. 
Les  parties  de  Sahou,  choisies  pour  présider  aux  décades,  ont  beaucoup  varié, 
suivant  les  époques.  On  les  trouve  ainsi  disposées  dans  les  diverses  listes ,  en  les 
énumérant  depuis  les  plus  proches  de  Sothis,  jusqu'aux  plus  distantes. 

I.    TOMBEAC   DE   SÉTl    I". 

1  cAté  supérieur  (un  mot  douteux*)  de  Sahou. 

2  oreille  de  Sahou. 
5(3  côté  inférieur  de  Sahou. 

4  bras  de  Sahou. 

5  Sahou. 


II.  Plafond  do  Ruamessèom. 

1   sous  le  c6té  de  Sahou. 
4' 

ou/   3 
5^4  vers  le  hras  de  Sahou. 

5  sur  le  cbli  de  Sahou. 


,    !  étoiles  sans  nom ,  occupant  deux  places  environ. 


m.   TOMBBAC    DB   RnAMsàS   IV. 

il    ...?  de  Sahou  (le  même  mot  douteux*], 
a  jamhe  inférieure. 
3  sous  Sahou. 
4  bras  do  Sahou. 

On  trouve  de  plus  hors  ligne,  et  comme  pour  mémoire,  sur  U  cuisse  de  la  déesse 
du  ciel  : 

Jambe  inférieure  de  Sahou 
et  Commencement  de  Sahou.  • 

IV.  Sur  le  contour  do  médaillon  de  Dendéraii,  aux  mêmes  places  ordinales, 

TOUJOURS    en    S'àLOIGNANT   DE   SuTltlS   VERS    L'OCCIDENT,   SANS   NOMMER    SaHOO. 
Traduction  du  Dom  kii-roglyphiqn*.  TrâilMriptiou  du  aom  hi^rogljpkiqn*. 

1  côté  supérieur                                                har i 

a  le  nœud  de  la  ceinture.                               Tos-arek a 

5(3  côté  inférieur.                                    '          ker. 3 

4  la  jambe.                                                         Ouar 4 

5  derrière  supérieur.                                     Pahoukar 5 


*  C'est  le  signe 


I 

46 


358  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

au  moins  en  partie,  de  ce  que  l'application  des  noms  égyptiens  n'est 
pas  à  beaucoup  près  la  même  sur  tous  les  monuments.  Dans  quelques- 
uns,  la  dénomination  collective  Sahon,  en  embrasse  cinq,  dans  d'au- 
tres quatre.  La  liste  d'Héphestion  paraît  avoir  été  tirée  d'un  cas  pareil. 
Quelquefois  les  deux  décans  Ary  et  Ghoou,  sont  séparés,  comme  je  les 
ai  représentés  ici;  d'autres  fois,  on  les  a  réunis  en  un  seul;  et  la  place 
absorbée  est  remplie  ultérieurement  par  un  autre  qui  complète  le 
nombre  des  36.  La  liberté  qu'on  a  pu  prendre  ainsi,  à  diverses  épo- 
ques, d'introduire  et  d'admettre  de  pareilles  mutations,  prouve  avec 
évidence  que  ce  mode  de  consécration  des  parties  de  l'année,  n'avait 
qu'une  application  religieuse ,  ou  peut-être  accessoirement  astrologique , 
mais  ne  devait  pas  être-employée  dans  les  usages  civils,  pour  l'énumé- 
ration  continue  du  temps. 

Dans  le  tombeau  de  Séti  I",  père  de  Rhamsès  II,  les  symboles  déno- 
minatifs des  deux  décans  égyptiens  Ary  et  Choou,  sont  écrits  séparé- 
ment, avec  des  particularités  qui  caractérisent  matériellement  les 
groupes  stellaires  qu'on  y  rapportait.  Ary  est  symbolisé  par  plusieurs 
étoiles,  entre  lesquelles  une  très-grosse  à  huit  rayons  se  distingue  de 
toutes  les  autres;  et  elle  est  accompagnée  d'un  caractère  qui  assimile 
son  éclat  à  celui  du  ciel  même.  Au  contraire,  Chooa,  les  milliers,  est  sym- 
bolisé par  une  multitude  de  petites  étoiles,  toutes  de  même  dimension. 
Les  deux  groupes  que  ces  noms  désignent  devaient  donc  se  distinguer 
par  des  apparences  assorties  à  ces  indications.  En  outre,  d'après  le  rang 

V.  Liste  d'Héphestiqn. 

il  ^ofiëàfiape  =  .  . .  har. 

2  ©oCToAx  z=  Tos-areh. 

3  OtJape  ^=  Ouar. 

4  <I>o«>op  zz:  Pahoahar. 

Dans  la  liste  d'Héphestion  il  y  a  nn  décan  entre  Solhis  et  Cnoum  :  cette  parti- 
cularité ne  se  retrouve  que  dans  la  liste  du  tombeau  de  Rhamsès  IV,  où  on  re- 
marque, après  Sotliis  et  hors  ligne,  un  décan  qu*  je  lis  Sa,  et  que  je  regarde  comme 
le  37*,  employé  tous  les  «feux  uns,  le  premier  jour  épagomène.  Je  ne  doute  pas 

Sue  ce  décan  ne  soit  le  2it  d'Héphestion.  En  eiîet,  cet  auteur  employant  ce  décan 
ans  une  liste  de  36,  ne  pouvait  plus  compter  que  quatre  décans  dans  Sahou. 
Le  tableau  de  ces  diverses  listes,  publié  par  M.  Lepsius  [Einleilung ,  p,  69),  per- 
met de  suivre  les  changements  considérables  qui  eurent  lieu  successivement  dans 
la  manière  d'appliquer  les  mêmes  constellations  aux  dieux  prolecteurs  des  décades 
de  l'année;  mais  il  y  a,  dans  ce  tableau,  quelques  erreurs  d'attribution,  qu'il  serait 
utile  de  relever.  Ainsi  le  n"  a3  de  la  liste  de  Séti  I"  '^  se  lit  Chou;  il  répond  au 
décan  Chou^^  des  autres  listes,  et  non  pas  à  Biou  son  voisin.  Le  n*  8  de  la  liste 

du  Rbamesséum  porte  l'oiseau    W^  au  lieu  de  '^. 


JUIN  1855.  359 

qu'ils  occupent  dans  la  liste  égyptienne ,  le  lever  d'Ary  doit  précé- 
der immédiatement  celui  du  sommet  de  Sahoa ,  qui  est  a  d'Orion ,  et  le 
lever  de  Choou  doit  précéder  celui  d'Ary.  Or,  en  jetant  les  yeux  sur 
la  portion  du  ciel  qui  avoisine  la  constellation  d'Orion,  vers  l'occident, 
on  voit  tout  de  suite  deux  groupes  qui  satisfont  parfaitement  et  satis- 
font seuls,  à  ces  conditions.  Car  il  devient  manifeste  qu'Ary,  avec  sa 
grosse  étoile,  désigne  les  Hyades  avec  Aldébaran;  et  que  Choou,  les 
milliers,  tout  formé  de  petites  étoiles,  désigne  les  Pléiades.  Maintenant, 
sur  le  contour  du  médaillon  de  Dendérah,  il  y  a  deux  personnages 
contigus  dont  les  noms  écrits  en  hiéroglyphes  au-dessus  de  leur  tête, 
sont,  pour  le  plus  proche  de  Sothis;  Ary  ;  pour  le  plus  distant,  Choou; 
et  chacun  montre  de  la  main  un  groupe  nombreux  d'étoiles,  sculpté 
près  de  lui.  Dans  la  projection  du  ciel  que  j'ai  conclue  de  mesures 
prises  sur  le  médaillon  même,  Ary  se  trouve  sur  le  prolongement  du 
cercle  horaire  qui  contient  Aldébaran  et  les  Hyades;  Choou,  sur  celui 
qui  contient  les  Pléiades,  et  l'on  a  surabondamment  désigné  celles-ci, 
en  adjoignant  au  symbole  égyptien  la  figure  d'une  truie,  traduction  de 
leur  nom  latin  vulgaire  succulœ.  Ces  deux  identifications  m'avaient  été 
données  ainsi  par  déduction  mathématique,  bien  avant  qu'on  eût  dé- 
couvert svu*  des  monuments  pharaoniques ,  les  indications  qui  les  justi- 
fient. On  ne  peut  plus  aujourd'hui  les  contester. 

Les  trois  décarfs  égyptiens  que  nous  venons  de  considérer,  sont  jus- 
qu'à présent  les  seuls  que  l'on  sache  rapporter  au  ciel  stellaire.  Mais 
les  recherches  qui  se  poursuivent  maintenant  dans  cette  voie  nouvelle, 
conduiront  sans  doute  à  en  assigner  d'autres,  que  l'on  trouva  égale- 
ment symbolisés. 

Lorsque  les  astrologues  alexandrins  s'approprièrent  la  conception 
égyptienne,  ils  donnèrent  à  leurs  36  divisions  du  cercle  écliptiquc,  les 
noms  des  36  décans  égyptiens  traduits  dans  leur  langage,  en  suppri- 
mant le  3 7*  décan  supplémentaire  qui  leur  devenait  inutile,  ce  cercle 
contenant  36o°  juste,  et  non  pas  365.  Ils  les  rangèrent  aussi  dans  le 
même  ordre  de  succession  révolutive,  en  commençant  leur  liste  parle 
signe  du  Bélier;  mais,  de  plus,  ils  maintinrent  l'identité  d'application 
dans  un  autre  détail.  D'après  toutes  les  traditions,  la  consécration  de 
l'étoile  de  Sothis,  notre  Sirius,  à  la  grande  divinité  égyptienne  Isis, 
remonte  h  l'ancienne  époque  où  la  première  apparition  matutinalc  de 
cet  astre  sur  l'horizon  de  l'Lgypte  coïncidait  avec  le  solstice  d'été ,  de 
sorte  que  ce  phénomène  signalait  alors  l'arrivée  du  débordement  du 
Nil;  et  la  notion  de  cette  coïncidence  primitive  s'était  conservée  dans 
la  religion ,  après  qu'elle  avait  cessé  d'avoir  lieu  exactement.  Les  Alcxan- 

/»6. 


360  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

drins  la  transportèrent  dans  leurs  spéculations  astrologiques,  en  adap- 
tant la  liste  égyptienne  à  leurs  divisions  écliptiques,  de  manière  que  le 
décan  Sothis  se  trouvât  être  le  premier  des  trois  que  comprend  la 
dodécatémorie  du  Cancer,  ce  qui  l'attachait  au  solstice  d'été;  et  comme, 
de  leur  temps,  le  lever  héliaque  de  Sirius  sur  le  parallèle  moyen  de 
l'Egypte  avait  lieu  postérieurement  à  ce  solstice,  le  soleil  se  trouvant 
avancé  d'un  certain  nombre  de  jours  dans  cette  même  dodécatémorie 
du  Cancer,  ils  l'appelèrent  la  dodécatémorie  sacrée  [rriv  îspàv  iioipav), 
ainsi  que  nous  l'apprend  le  scholiaste  d'Aratus ,  que  l'on  croit  être  Théon 
d'Alexandrie.  De  cet  arrangement  conventionnel,  il  résulta  que  leurs 
décans  précédents,  les  plus  proches  de  Sothis ,  se  trouvèrent  comprendre 
à  peu  près  les  mêmes  étoiles  que  leurs  homologues  égyptiens.  C'est 
pourquoi,  lorsque  l'on  vit  sur  le  contour  du  médaillon  de  Dendérah, 
les  noms  Ary  et  Choou,  attribués  à  des  personnages  symboliques  placés 
sous  la  figure  du  Taureau  zodiacal ,  on  crut  qu'ils  désignaient  nécessai- 
rement les  deux  premiers  décans  de  cette  dodécatémorie;  tandis  qu'ils 
pouvaient  beaucoup  mieux,  comme  je  le  crois,  désigner  les  deux 
groupes  slellaires  auxquels  ces  noms  étaient  originairement  affectés 
chez  les  Egyptiens;  et,  en  effet,  la  restitution  uranographique  du  mé- 
daillon, telle  que  je  fai  faite,  bien  avant  que  Ton  connût  fapplication 
astronomique  de  ces  noms  et  de  ces  symboles,  les  place  précisément 
dans  la  figure  du  Taureau,  sur  l'alignement  du  cercle  horaire,  où  cha- 
cun d'eux  est  tracé.  Cet  exemple  suffit  pour  montrer  que  les  autres 
figures  symboliques  réparties  sur  le  contour  du  médaillon  de  Dendérah 
peuveift  désigner  toute  autre  chose  que  les  décans  abstraits  des  Grecs  ; 
quoique  plusieurs  en  portent  les  noms;  et  cette  communauté  de  déno- 
minations, qui  est  d'ailleurs  bien  loin  d'être  générale,  n'autorise  nulle- 
ment à  dire  que  ce  monument  n'offre  rien  d'astronomique ,  lorsque  tant 
d'indices  y  décèlent  un  tracé  graphique,  fait  et  orienté  avec  intention. 
Sans  prétendre  aucunement  connaître  le  motif  qui  en  a  déterminé  la 
construction,  non  plus  que  l'application  spéciale  qu'on  a  voulu  lui 
donner,  je  persiste  plus  que  jamais  à  croire  qu'on  y  a  reproduit  graphi- 
quement l'aspect  du  ciel,  tel  qu'il  s'offrait  aux  yeux  sur  l'horizon  de 
Dendérah,  au  moment  de  minuit,  à  f  époque  où  Sirius  se  levait  simulta- 
nément avec  le  soleil,  parvenu  au  solstice  d'été.  Ce  lever  vrai  de  Sirius, 
insaisissable  à  fobservation ,  pouvait  être  îiisément  calculé  par  la  science 
grecque ,  au  temps  des  empereurs ,  tout  comme  nous  pourrions  le  faire 
aujourd'hui;  et  il  se  trouvait  offrir  une  commémoration  mystérieuse  de 
f  ancien  lever  héliaque  du  même  astre,  également  solsticial,  mais  visible , 
dont  le  souvenir  avait  été  symbolisé  et  perpétué  par  la  religion.  Je  ne 


'         JUIN  1855.   "       '  361 

présente  pas  ce  rapprochement  d'idées,  comme  ayant  dû  fournir,  à  lui 
seul,  le  sujet,  et  le  motif,  du  médaillon  de  Dendérah.  Mais  il  repose  sur 
une  transmutation  phénoménale,  d'une  grande  importance  pour  l'E- 
gypte ,  qu'il  aurait  été  très-naturel  de  vouloir  retracer  quand  ce  médaillon 
fut  construit-,  et  l'on  aurait  pu  faire  entrer  dans  ce  cadre  astronomique, 
beaucoup  d'autres  notions  anciennes  qu'il  serait  curieux  d'y  rechercher. 
Malheureusement,  sur  l'autorité  d'une  décision  de  critique,  trop  facile- 
ment acceptée  comme  irréfragable,  on  a  jusqu'ici  négligé  et  dédaigné  les 
secours  qui  auraient  pu  guider  dans  cette  étude.  De  toute  cette  multitude 
de  tableaux  représentant  des  scènes  religieuses  ou  symboliques,  re- 
latives au  ciel,  au  soleil,  à  la  lune,  qui  couvrent  les  murs  du  temple 
de  Dendérah,  et  les  parois  des  chambres  voisines  du  zodiaque,  un 
petit  nombre  seulement  ont  été  copiés  par  Denon  ou  par  la  com- 
mission d'Egyte,  sans  l'inteUigence ,  souvent  même  sans  la  repro- 
duction, des  hiéroglyphes  qui  les  accompagnent.  Nous  n'avons  ainsi 
que  des  membres  disjoints  d'un  corps  d'idées,  de  doctrines,  que  nous 
pourrions  espérer  de  reconstruire,  si  nous  en  possédions  l'ensemble. 
Des  détails  de  construction  qui  nous  auraient  pu  déceler  l'intention  de 
ces  tableaux,  peut-être  leur  application  occasionnelle,  n'ont  été  que 
vaguement  aperçus.  A  Dendérah,  comme  dans  le  palais  de  Rhamsès  II 
à  ïhèbes,  les  plafonds  et  les  parois  des  chambres  intérieures  se  mon- 
trent fréquemment  percés  de  soupiraux  coniques,  systématiquement 
disposés  pour  faire  arriver  à  volonté  la  lumière  suivant  des  directions 
déicrminées,  sur  des  tableaux  astronomiques.  Hamilton  les  a  remarqués; 
et  Denon  a  donné  un  dessin  où  l'on  en  voit  plusieurs  converger  sur  le 
corps  d'une  déesse  Ciel,  couchée  horizontalement.  M.  Prisse  m'a  con- 
firmé l'existence  de  ces  particularités.  Mais  elles  n'ont  pas  été  regardées 
par  des  yeux  qui  sussent  en  apercevoir  l'usage.  Depuis  que  le  temple 
de  Dendérah  a  été  reconnu  d'époque  moderne,  un  voyageur  de  quelque 
mérite  aurait  cru  compromettre  sa  réputation  d'antiquaire,  en  donnant 
son  attention  à  ces  détails.  Les  préjugés  du  savoir  une  fois  établis  sont 
durs  à  détruire.  C'est  une  sorte  d'ignorance  pétrifiée. 

En  général,  pour  interpréter  avec  quelque  chance  de  succès  les  indi- 
cations relatives  au  ciel,  que  l'on  voit  consignées  sur  d'anciens  monu- 
ments, il  est  indispensable  d'avoir  une  pratique  personnelle  de  l'astro- 
nomie; non  pas  seulement  de  celle  qu'on  acquiert  dans  nos  observatoires, 
en  manœuvrant  des  instruments  tout  établis;  mais  aussi,  et  peut-être 
plus  encore,  de  celle  qui  peut  s'appliquer  partout,  sans  aucune  science, 
avec  le  seul  secours  des  yeux  et  du  temps.  L'érudition  littéraire  jointe  à 
la  critique  la  plus  sagace,  et  même  à  une  notion  superficielle  des  théo- 


362  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ries  modernes,  ne  saurait  suppléer  à  cette  préparation.  Celui  qui  n< 
l'a  pas  reçue,  jugera  toujours  les  observateurs  anciens  au  point  de  vut 
de  son  temps,  sans  pouvoir  se  mettre  à  leur  place.  Il  lui  arrivera  sanj 
cesse ,  de  leur  attribuer  ce  qui  était  alors  impossible  ;  et  de  leur  refoseï 
ce  qui  était  très-aisé.  C'est  ce  que  l'on  voit  tous  les  jours.  Des  éruditj 
très-distingués  vous  soutiendront  que  les  anciens  Égyptiens,  si  longtemps 
et  si  soigneusement  adonnés  aux  observations  célestes,  ont  connu  la 
précession  des  points  équinoxiaux,  dont  ils  auraient  même  exprimé  la 
révolution  par  des  périodes  numériques  embrassant  des  milliers  d'an- 
npes;  quelques-uns  leur  accorderont  d'avoir  déterminé  des  latitudes 
géographiques,  et  mesuré  des  degrés  du  méridien  terrestre,  aussi  bien,  si 
ce  n'est  un  peu  mieux,  que  nous  ne  le  faisons  aujourd'hui  avec  nos  ins- 
truments; d'autres,  au  contraire,  se  révolteront  contre  l'idée  qu'ils  aient 
pu  seulement  déterminer  les  époques  annuelles  des  équinoxes  et  des 
solstices.  Dans  tout  cela  c'est  l'habitude,  et  l'instinct  de  l'observation 
qui  manquent.  J'en  donnerai  ici  quelques  preuves  bien  simples ,  qui  me 
ramèneront  directement  à  l'opération  astronomique  dont  j'ai  voulu  en- 
tretenir nos  lecteurs. 

On  a  constaté  que  les  faces  rectangulaires  des  pyramides  de  Mem- 
phis,  sont  orientées  nord  et  sud,  est  et  ouest,  à  quelques  minutes  près. 
Les  Egyptiens  de  ce  temps  savaient  donc  tracer  une  méridienne.  Cette 
opération  leur  était  des  plus  faciles.  Les  pyramides  sont  construites  par 
assises  horizontales.  On  voit  par  leurs  monuments  figurés ,  qu'ils  con- 
naissaient la  règle,  l'équerre,  et  le  niveau  du  maçon.  Il  n'en  faut  pas 
davantage.  Sur  une  plate-forme  en  pierre,  rendue  horizontale  à  l'aide 
de  cet  instrument,  posez  une  règle;  et,  le  matin,  à  un  jour  quelconque 
de  l'année,  alignez-la  sur  le  point  de  l'horizon  oriental,  où  le  soleil  se 
lève;  puis  tracez  sur  la  plate-forme,  une  ligne  droite  suivant  cette 
direction.  Tracez-en  de  même  une  autre  le  soir,  suivant  la  direction 
où  il  se  couche.  L'intermédiaire  entre  ces  deux  est  la  méridienne ,  qui 
vous  marquera  le  nord  et  le  sud.  Une  perpendiculaire  à  celle-ci,  mar- 
quera l'est  et  l'ouest.  Cette  détermination  ne  comportera  astronomi- 
quement  qu'une  très-petite  erreur,  occasionnée  par  le  changement  que 
la  déclinaison  du  soleil  aura  pu  éprouver  pendant  un  même  jour,  entre 
les  instants  de  son  lever  et  de  son  coucher.  Mais  si  le  hasard,  ou  un 
choix  judicieux,  vous  porte  à  faire  cette  opération  aux  époques  des 
solstices,  l'incertitude  du  tracé  graphique,  pourra  seule  l'affecter. 

Le  même  procédé  vous  servira  pour  connaître  la  durée  de  l'année  so- 
laire. Ayant  aligné  le  matin  votre  règle  sur  le  soleil  levant,  établissez  un 
signal  fixe,  sur  cette  direction  ;  ou ,  ce  qui  sera  encore  plus  sûr,  prenez 


JUIN  1855./n    vT  363 

pour  signal  un  point  distinct  de  i'horizon ,  où  le  soleil  se  sera  levé  à  un 
certain  jour,  quand  il  se  rapproche  du  point  est,  ce  qui  est  le  temps  où 
son  déplacement  matutinal  est  le  plus  rapide.  Depuis  ce  moment,  le  point 
de  son  lever  s'écartera  progressivement  de  votre  signal  en  remontant  vers 
le  nord ,  jusqu'à  une  certaine  amplitude  où  il  s'arrêtera;  de  là ,  il  redes- 
cendra vers  le  sud,  rejoindra  votre  signal,  le  dépassera,  et  s'en  écartera 
dans  ce  sens  jusqu'à  une  nouvelle  limite  où  il  redeviendra  encore  sta- 
tionnaire.  Puis  il  reprendra  sa  marche  vers  le  nord  ;  et,  qiiand  il  atteindra 
une  seconde  fois  votre  signal,  vous  connaîtrez  que  la  révolution  entière 
de  l'astre  est  accomplie.  Une  seule  épreuve  ainsi  effectuée  vous  montrera 
que  l'intervalle  de  ces  deux  retours  a  compris,  en  nombres  ronds, 
365  jours.  Mais  en  réitérant  l'observation  des  levers  sur  le  même  signal, 
après  deux  fois,  trois  fois,  vingt  fois..  .  ,  365  jours,  vous  verrez  que 
cette  période  est  un  peu  trop  courte  pour  y  ramener  le  soleil ,  et  qu'il 
faut  y  rajouter  un  jour  après  quatre  révolutions  pareilles  ce  qui  la 
porte  à  365^  -J-.  Cette  seconde  évaluation  est  tant  soit  peu  trop  forte: 
mais  l'erreur  est  si  petite,  qu'il  faudrait  plusieurs  siècles  d'observations 
pour  la  découvrir  et  l'apprécier  par  ce  procédé.  Elle  a  donc  pu ,  pen- 
dant bien  longtemps  suffire  à  toutes  les  applications  pratiques  qu'on  en 
pouvait  faire. 

La  période  qui  ramenait  les  premières  apparitions  matutinales  de 
Sirius  sur  fhorizon  de  l'Egypte,  a  du  être,  non  piM  plus  difficile,  mais 
un  peu  plus  longue  à  reconnaître,  parce  que  ce  phénomène  ne  peut 
être  constaté  par  l'observation  qu'à  quatre  ou  cinq  jours  près.  Mais  le 
procédé  est  tout  aussi  simple.  Deux  observations  consécutives  devaient 
faire  voir  qu'il  revenait  après  un  intervalle  de  36o  à  3^0  jours.  Des 
observations  plus  distantes  ont  dû  faire  resserrer  progressivement  ces 
limites,  en  répartissant  les  erreurs  des  déterminations  extrêmes  sur  un 
plus  grand  nombre  de  retours.  Il  n'a  guère  fallu  plus  d'un  siècle  pour 
trouver  que  cette  période  exacte  comprenait  365^  -f.  Cette  détermina- 
tion, comme  celle  de  Tannée  solaire,  n'a  demandé  que  des  yeux  et  du 
temps. 

L'année  civile  égytienne  comprenait  365  jours  juste.  Ainsi,  après 
quatre  années  pareilles,  le  lever  héliaque  de  Sirius,  se  trouvait  retardé 
d'un  jour  dans  les  dates  courantes;  et,  après  quatre  fois  365  ou  i46o 
années  civiles,  il  avait  retardé  de  365  jours  complets.  Donc,  après 
une  année  de  plus,  formant  la  iliSi*,  il  s'y  trouvait  ramené  à  sa  date 
primitive.  C'est  en  cela  que  consiste  la  fameuse  période  sothiaqac.  On 
fobtient  tout  de  suite  par  ce  simple  calcul  arithmétique,  quand  on  con- 
naît les  deux  périodes  partielles  que  l'on  veut  accorder.  Les  Egyptiens 


364  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ont  très-bien  pu  la  découmr  ainsi,  par  compatation.  Mais  ils  n'auraient 
pas  pu  en  faire  un  emploi  chronologique ,  puisque  l'observation  du  phé- 
nomène qui  la  limite  étant  incertaine  à  quatre  ou  cinq  jours  près,  la 
fixation  physique,  de  son  commencement,  de  sa  fin,  et  de  ses  applica- 
tions intermédiaires,  auraient  toujours  été  incertaines  à  seize  ou  vingt 
ans  près.  L'emploi  des  retours  héliaques  de  Sirius  comme  année  chro- 
nologique ,  aurait  été  également  impraticable ,  par  les  mêmes  causes  d'in- 
certitudes, initiales  et  finales,  qui  s'y  seraient  représentées  incessam- 
ment. C'est  ce  que  n'ont  pas  vu,  Fréret,  Letronne,  et  tant  d'autres 
érudits  très-habiles;  la  pratique  des  observations  ne  leur  ayant  pas 
appris  la  différence  qu'il  faut  faire  entre  la  connaissance  d'une  période 
astronomique ,  et  la  possibilité  de  son  application  actuelle ,  comme  me- 
sure du  temps.  Aussi  l'étude  des  monuments  égyptiens  n'indique-t-elle 
rien  de  pareil.  Parmi  les  milliers  de  dates  que  l'on  y  a  maintenant  dé- 
couvertes, pas  une  seule  n'est  exprimée  en  années  de  Sirius.  M.  de 
Rougé,  qui  les  a  tant  recherchées,  et  qui  en  a  lu  sur  les  monuments 
plus  que  personne,  ma  expressément  affirmé  ce  fait.  Toutes  sont  mar- 
quées en  jours  de  l'année  civile;  et  les  premières  apparitions  mêmes  de 
Sirius,  qui  étaient  des  époques  de  grandes  fêtes,  sont  datées  ainsi. 

L'inexpérience  de  l'art  d'observer,  s'est  montrée  jusqu'ici,  dans 
presque  tous  les  travaux  d'érudition  que  l'on  a  faits  sur  les  connais- 
sances astronomiques  des  anciens  Egyptiens.  Ideler  était  sans  doute 
un  homme  très-instruit.  C'était  un  critique  judicieux.  Il  possédait  bien 
les  langues  savantes.  Il  avait  la  triture  des  théories  et  des  calculs  mo- 
dernes. Voyez-le  à  l'œuvre.  Dans  ses  recherches  sur  les  observations 
astronomiques  des  anciens,  il  trouve  que,  d'après  nos  tables  du  soleil, 
et  d'après  la  théorie  de  la  précession,  en  admettant  des  circonstances 
météorologiques  et  des  conditions  de  visibilité,  hypothétiquement  ac- 
ceptables, le  lever  héliaque  de  Sirius  sur  l'horizon  de  Memphis  a  du,  il 
aurait  dit  plus  justement  a  pu,  coïncider  avec  le  i"  de  Thot  vague,  dans 
les  années  de  notre  èr*e-|-  iSg  et —  1822,  conformément  au  dire  des 
Alexandrins.  Alors,  ne  comprenant  pas  les  incertitudes  de  1 5  ou  20  an- 
nées que  comportent  les  déterminations  physiques  de  ces  deux  limites, 
il  adopte  ce  résultat  d'une  computation  arithmétique,  comme  fondé 
sur  des  observations  réelles,  qui  auraient  été  faites  anciennement  par 
les  Égyptiens;  et  il  ajoute':  si  les  côtés  de  la  grande  pyramide  sont  bien 
orientés ,  les  Égyptiens  avaient  alors  de  grandes  connaissances  en  astronomie. 
La  conclusion  est  purement  gratuite.  Tout  cela  leur  était  beaucoup  plus 
facile,  qu'il  ne  le  croyait. 

Des  opinions  tout  aussi  peu  fondées ,  se  sont  élevées  avec  beaucoup 


,>  V        JUIN  1855.     ji  j.Oi  365 

plus  d'autorité ,  pour  les  accuser  d'une  complète  ignorance.  Dans  un 
mémoire  sur  divers  points  d'astronomie  ancienne,  que  j'eus  rhonnem" 
de  lire  à  l'Académie  des  inscriptions ,  et  à  l'Académie  des  sciences,,  en 
1 845 ,  j'avais  dit  :  «  qu'avec,  ou  sans  la  prévision,  des  Egyptiens  qui  ont 
«  érigé  la  grande  pyramide  de  Memphis  ,  elle  a,  depuis  qu'elle  existe, 
«fait  l'office  d'un  immense  gnomon ,  qui,  par  l'apparition  et  la 
«disparition  de  la  lumière  solaire,  sur  ses  diverses  faces,  a  marqué 
«  annuellement  les  époques  des  équinoxes  avec  une  erreur  moindre 
«qu'un  jour,  et  celles  des  solstices,  avec  une  erreur  moindre  qu'un  jour 
«trois  quarts.»  J'expliquais  le  procédé^  et  je  demandais,  «s'il  était 
«  croyable  que  des  déterminations  aussi  simples ,  aussi  évidentes,  eussent 
«échappé  à  l'attention  continue  des  prêtres  de  Memphis,  que  toute 
«l'antiquité  nous  dit  avoir  été  voués,  pendant  des  siècles,  à  l'étude  du 
«  ciel  et  à  la  détermination  des  phases  solaires?  »  Pour  les  astronomes  de 
l'Académie  des  sciences,  ces  assertions  ne  pouvaient  otTrir  aucune  diffi- 
culté. Mais,  dans  l'autre  Académie,  je  pus  facilement  m'apercevoir 
qu'elles  avaient  peu  de  crédit,  près  des  personnes,  très-savantes 
4'aiileurs,  qui  considéraient  toute  observation  d'équinoxes  ou  de  sols- 
tices, anciennement  faites  par  les  Egyptiens,  comme  des  conjectures  à 
peu  près  extravagantes.  Je  n'ai  pas  entrepris  de  convaincre  ceux  que  je 
n'aurais  pas  su  persuader.  J'ai  pris  un  parti  plus  commode.  Je  ne  me 
flatte  aucunement  d'être  philosophe.  Mais  on  peut  tâcher  d'imiter  ce 
que  l'on  n'égale  pas.  J'ai  donc  fait  comme  ce  philosophe  ancien ,  à  qui 
l'on  niait  le  mouvement,  et  qui  se  mit  à  marcher.  M.  de  Rougé  m'avait 
appris  la  présence  en  Egypte  de  M.  Mariette,  habile  explorateur  d'an- 
tiquités, très-zélé,  très-intelligent;  et,  ce  qui  convenait  parfaitement 
pour  mon  ejcperimentum  crucis,  n'ayant  jamais  fait  une  observation 
d'astronomie.  J'écrivis  donc  à  M.  Mariette  par  l'intermédiaire  de  M.  de 
Rougé,  pour  le  prier  de  vouloir  bien  observer l'équinoxe  vernal  de  1 853  , 
sur  l'alignement  des  faces  de  la  grande  pyramide,  en  lui  expliquant 
comment  il  fallait  s'y  prendre.  Il  a  eu  cette  complaisance.  Il  est  allé, 
exprès  pour  cela,  établir  son  camp  aux  environs  de  cette  masse  gigan- 
tesque, pendant  les  jours  que  je  lui  avais  dé.signés,  et  il  a  efTectué  l'o- 
pération comme  un  prêtre  de  Memphis  l'aurait  pu  faire  il  y  a  quatre  ou 
cinq  mille  ans.  Mais  de  plus,  étant  pour  ainsi  dire  natm^alisé  Egyptien  no- 
made, par  son  long  séjour  dans  le  désert,,  il  m'a  appris,  sur  la  tradition  en- 
core existante  de  ces  anciennes  pratiques,  une  foule  de  particularités  cu- 
rieuses que  j'ignorais.  Tout  cela  fera  le  sujet  de  mon  prochain  article,  qui 
sera  moins  fatigant  à  composer  et  à  lire  que  ne  l'ont  été  les  deux  premiers. 
(La  suite  à  an  prochain  cahier.)  J.  B.  BIOT. 


3|f0  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers 
ÉTAT,  suivi  de  deux  fragments  du  Recueil  des  monuments  inédits  de 
cette  histoire,  par  M.  Augustin  Thierry,  membre  de  l'Institut. 

DEDXièME    ARTICLE  ^ 

«Durant  l'espace  de  six  siècles,  du  xu"  au  xvni*,  dit  M.  Thierry, 
«  l'histoire  du  tiers  état  et  celle  de  la  royauté  sont  indissolublement  liées 
n  ensemble,  de  sorte  qu'aux  yeux  de  celui  qui  les  comprend  bien,  l'une 
«  est  pour  ainsi  dire  le  revers  de  l'autre.  De  l'avènement  de  Louis  le  Gros 
«  à  la  mort  de  Louis  XIV,  chaque  époque  décisive  dans  le  progrès  des 
«différentes  classes  en  liberté  correspond,  dans  la  série  des  règnes,  au 
«  nom  d'un  grand  roi  ou  d'un  grand  ministre.  Le  xvin*  siècle  seul  fait 
a  exception  à  cette  loi  de  notre  développement  national  ;  il  a  mis  la 
«  défiance  et  préparé  un  divorce  funeste  entre  le  tiers  état  et  la  royauté.  » 

C'est  ce  que  M.  Thierry,  dans  son  savant  ouvrage,  démêle  avec 
sagacité,  expose  avec  suite,  prouve  avec  éclat.  Voyons  ce  que  la  royauté 
a  fait  pour  le  tiers  état  et  ce  que  le  tiers  état  a  fait  pour  la  France.  La 
formation  de  la  France  par  la  réunion  matérielle  du  territoire  et  par 
l'organisation  civile  de  la  société,  tel  a  été  le  grand  objet  de  notre 
histoire  dans  sa  marche  prolongée  à  travers  les  siècles ,  telle  a  été 
l'œuvre  persévérante  de  la  dynastie  capétienne,  sous  trente-deux  rois. 
Cette  dynastie  sans  égale  a  suffi  à  une  lâche  aussi  utile  que  vaste,  aussi 
glorieuse  que  variée.  Elle  l'a  accomplie  par  des  princes  la  plupart  supé- 
rieurs, qui  semblent  se  l'être  transmise  comme  un  dessein  concerté. 
Faut-il  croire  cependant  que  les  rois  capétiens  ont  exécuté  d'après 
un  plan  arrêté  l'entreprise  immense  dont  ils  paraissaient  avoir  la  tradi- 
tion parce  qu'ils  en  avaient  la  conduite?  Non.  Leur  situation  a  fait  leur 
système.  Obéissant  à  une  sorte  de  nécessité  patriotique,  ils  ont  trouvé 
dans  leur  position  plus  encore  que  dans  leur  pensée  le  rôle  de  conqué- 
rants nationaux  et  d'équitables  organisateurs  auquel  ils  étaient  réservés, 
et  l'ambition  leur  a  servi  de  prévoyance.  Ils  ont  employé  pour  cela 
des  moyens  divers  et  se  sont  aidés  de  tout  le  monde.  Ils  ont  agrandi 
le  royaume,  surtout  avec  l'épée  de  la  noblesse;  ils  l'ont  éclairé  et  en 
partie  gouverné  avec  les  lumières  et  par  l'habileté  du  clergé;  ils  l'ont 
jugé ,  administré  et  civilisé  avec  l'assistance  et  par  les  progrès  du  tiers 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  février  i855,  pnge  78. 


'V      JUIN  1855.  367 

état.  Bien  souvejit  ils  ont  rencontré  l'opposition  de  ces  diverses  classes 
qui,  dans  des  intérêts  particuliers,  ont  momentanément  contrarié  leur 
marche  et  suspendu  leur  œuvre.  Mais  cette  résistance  a  toujours  été 
éphémère.  Elle  tendait  ou  à  maintenir  un  passé  trop  défectueux  ou  à 
devancer  un  avenir  trop  éloigné.  Elle  était  dès  lors  impuissante.  La 
constitution  d'une  classe  ne  pouvait  pas  prévaloir  sur  l'organisation  de 
l'État,  et  des  prétentions  partielles  ne  devaient  pas  arrêter  le  progrès 
général  de  la  France.  Aussi  ia  royauté  reprenait-elle  promptement  son 
action  interrompue  et  y  faisait-elle  concourir  les  classes  mêmes  qui 
l'avaient  passagèrement  entravée.  Dans  quelle  mesure  le  tiers  état  y  con- 
tribua-t-il,  après  avoir  essayé  quelquefois  d'y  mettre  obstacle?  Comment 
et  jusqu'à  quel  point,  tout  en  se  développant  lui-même,  travailla-t-il  à 
l'heureux  développement  de  la  France?  Le  livre  de  M.  Thierry  permet 
de  répondre  à  ces  questions.  Le  tiers  état  a  été  le  principal  coopérateur 
de  la  royauté,  en  rendant  la  justice  dans  ses  tribunaux,  en  dirigeant  son 
administration  civile  et  financière,  en  préparant  ses  réforipes,  en.lui 
inspirant  sa  législation.  •  /  ,    ,  ,:i    .:    „ 

C'est  de  ses  rangs  que  sont  sortis  les  légistes  qui  ont  présidé  aux  prêt 
miers  perfectionnements  sociaux  de  la  France.  Devenus  les  inslniments 
de  la  royauté,  ces  nouveaux  théoriciens  du  droit  ont  travaillé  à  la  trans- 
formation successive  du  royaume.  Ils  ont  mis  au  service  des  rois  l'an- 
cienne doctrine  d'un  pouvoir  public,  général  et  supérieur,  égal  envers 
tous,  source  féconde  de  la  justice  et  de  la  loi.  La  justice,  ils  l'ont  ren- 
due; la  loi,  ils  l'ont  suggérée.  Ils  ont  exercé  la  judicaturc  à  tQus  les  de- 
grés et  sont  entrés  dans  la  cour  du  roi  ou  pailement,  dont  ils  ont  exclu 
peu  à  peu  les  barons,  et  qui  a  été  le  foyer  le  plus  actif  de  l'esprit  de 
renouvellement.  De  là ,  iU  ont  conduit  ia  grande  lutte  du  droit  ration- 
nel contre  le  droit  féodal.  C'est  par  eux  que  ce  dernier  droit  a  été  j)lus 
promptement  et  plus  radicalement  détruit  en  France  que  dans  les  autres 
pays.  Sous  saint  Louis  e)  Philippe  le  Bel  ils  ont  provoqué  la  réforme 
politico-judiciaire  qui  a  ouvert  l'ère  administrative  de  la  monarchie 
française.  Après  avoir  attaqué  la  législation  seigneuriale  à  l'aide  de  la  lé- 
gislation romaine,  réduit  ou  dominé  la  justice  particulière  des  fiefs  par 
la  justice  publique  de  la  royauté ,  ils  ont  consacré ,  au  xiv*  siècle,  le  prin- 
ci|)€  héréditaire  de  la  masculinité  et  de  la  primogéniture,  qui  a  donné  un 
caractère  si  inaltérable  et  une  si  puissante  durée  à  la  dynastie  capétienne. 
Ils  ont  fondé  l'autocratie  monfrchique,  dont  ils  ont  été  les  ministres. 

Selon  qu'ils  ont  été  les  délégués  actifs  de  la  couronne  ou  ses  conseil- 
lers accidentels,  les  représentants  du  tiers  état  ont  agi  comme  organisa- 
teurs dans  l'administration  du  royaume,  ou  sont  intervenus  comme  ré- 

47. 


368  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

formateurs  dans  les  états  généraux.  Ces  grandes  assemblées  ont  été, 
pour  le  tiers  état,  un  moyen  d'améliorer  sa  condition  particulière  et  de 
hâter  dans  le  pays,  par  l'expression  de  ses  vœux  et  le  concours  de  ses 
efforts,  l'établissement  d'une  justice  mieux  distribuée,  l'exercice  d'une 
autorité  plus  régulière,  la  marche  vers  une  égalité  sociale  plus  étendue, 
l'achèvement  d'une  unité  plus  complète.  r 

Les  états  généraux  ont  été  réunis  en  France  avec  les  députés  du  troi- 
sième ordre  à  peu  près  vers  le  même  temps  que  les  cortès  l'ont  été ,  en 
Espagne,  avec  les  envoyés  des  communes,  les  diètes,  en  Allemagne, 
avec  les  délégués  des  villes,  les  parlements,  en  Angleterre,  avec  les 
représentants  des  bourgs.  L'intervention  plus  ou  moins  marquée  de  la 
classe  urbaine  dans  les  affaires  publiques  des  divers  pays  a  été  universelle 
en  Europe.  C'était  une  révolution  forcée.  Dès  qu'une  classe  nouvelle 
s'était  formée,  elle  devait  exercer  son  action  sur  l'Etat,  et,  après  que 
son  existence  locale  avait  été  reconnue  dans  les  municipalités ,  il  fallait 
admettre  sa  participation  aux  assemblées  générales.  Du  reste,  cette  in- 
tervention n'a  pas  eu  partout  le  même  caractère  ni  les  mêmes  suites. 
En  France,  les  états  généraux  ne  sont  point  devenus  l'une  des  institu- 
tions permanentes  de  la  monarchie,  mais  sont  restés  un  de  ses  expé- 
dients passagers.  Ils  ont  été  réunis  de  loin  en  loin  dans  les  besoins  ex- 
trêmes du  royaume  ou  dans  les  plus  fortes  détresses  de  la  royauté. 
C'est  la  royauté  qui  les  a  convoqués  pour  la  soutenir  et  non  pour  la 
contrôler,  cherchant  en  eux  d'utiles  auxiliaires  et  ne  souffrant  pas  qu^ils 
se  transformassent  en  conseillers  impérieux.  Leur  première  convocation 
a  été  faite  par  l'un  des  monarques  les  plus  absolus,  par  Philippe  le  Bel, 
qui  a  introduit  dans  ses  ordonnances  la  formule  autocratique  :  par  la 
plénitude  de  la  puissance  royale.  Elle  a  eu  lieu  en  i3o2 ,  à  propos  d'une 
question  fort  grave.  Il  s'agissait  de  savoir  si  le  royaume  de  France  serait 
soumis ,  comme  l'avait  été  l'empire  d'Allemagne  et  comme  l'étaient 
d'autres  États  de  l'Europe,  à  la  suprématie  temporelle  du  Saint-Siège. 
C'était  la  prétention  de  Boniface  VIIT.  Philippe  le  Bel  la  repoussa  habi- 
lement en  appuyant  sa  hautaine  résistance  sur  le  vœu  gé.néral  de  tous 
les  ordres  de  son  royaume.  Le  tiers  état  fut  admis  dans  cette  assemblée 
vraiment  nationale  par  son  objet  comme  par  sa  composition.  Il  y  fut 
représenté  par  les  députés  des  bonnes  villes  qui,  du  nord,  y  envoyèrent 
leurs  échevins,  du  midi,  leurs  consuls.  S'associant  avec  une  fermeté  har- 
die à  la  cause  de  la  royauté  et  se  prononçant  d'une  manière  encore 
plus  formelle  que  les  deux  autres  ordres  pour  l'indépendance  politique 
du  royaume,  il  adressa  à  Philippe  le  Bel  cette  généreuse  requête,  dans 
laquelle  il  commence  à  s'appeler  le  peuple  : 


JUIN  1855.  369 

«  A  vous ,  très-noble  prince  notre  sire ,  Philippe ,  par  la  grâce  de  Dieu. 
«  roi  des  Français,  supplie  et  requiert  le  peuple  de  votre  royaume  que  vous 
«  en  gardiez  la  souveraineté  et  franchise ,  qui  est  telle  que  vous  ne  recon 
«  naissiez  de  votre  temporel  souverain  en  terre  que  Dieu .  et  que  vous 
«fassiez  déclarer,  pour  que  tout  le  monde  le  sache,  que  le  pape  Boni- 
«  face  erra  manifestement  et  fit  péché  mortel,  notoirement  en  vous  man- 
«  dant  par  lettres  huilées  qu'il  était  souverain  de  votre  temporel,  et  que 
«  vous  ne  pouviez  prébendes  donner,  ni  les  fruits  des  églises  cathédrales 
«  vacantes  retenir,  et  que  tous  ceux  qui  croient  le  contraire,  il  tient  pour 
«hérétiques.» 

Si  les  communes,  pour  la  première  fois  assemblées  en  corps,  furent, 
en  cette  rencontre,  les  fermes  appuis  de  la  couronne  et  secondèrent  la 
révolution'qui  devait  dégager  les  États  temporels  des  liens  politiques 
de  l'Église  et  s'étendre  peu  à  peu  de  la  France  au  reste  de  l'Europe . 
elles  n'agirent  pas  tout  à  fait  de  même  un  demi-siècle  plus  tard,  lors- 
qu'il fallait  développer  la  forme  intérieure  du  gouvernement  monar- 
chique et  accroître  ses  moyens  afin  qu'il  poursuivît  ses  entreprises. 
Dans  les  états  généraux  de  i355  et  dans  ceux  de  i356,  qui  précé- 
dèrent et  qui  suivirent  la  désastreuse  défaite  de  Poitiers,  où  le  roi  Jean 
se  montra  si  inhabile  et  les  nobles  furent  si  peu  vaillants ,  la  bourgeoi- 
sie, outrée  d'ailleurs  des  abus  de  l'administration  naissante,  intervint 
comme  classe  séparée  et  tenta  prématurément  de  faire  prévaloir  ses 
principes  particuliers  et  de  pourvoir  à  ses  intérêts  exclusifs.  La  loi  de  sa 
classe  était  l'élection;  son  mode  d'administration  municipale  était  fondé 
sur  la  délégation  et  le  contrôle.  Ce  qui  existait  dans  le»  villes,  elle  vou- 
lut le  transporter  dans  l'Etat.  Elle  accorda  des  aides  à  la  royauté  à  con- 
dition d'en  faire  lever  l'argent  par  ses  commissaires  et  d'en  surveiller 
l'emploi  par  ses  délégués.  Elle  poursuivit  violemment  les  officiers  di- 
rects de  la  couronne,  et,  si  l'état  social  du  pays,  où  l'hérédité  était  en- 
core le  principe  dominant  et  où  la  noblesse  était  encore  la  force  supé- 
rieure, ne  s'y  était  pas  opposé,  elle  aurait  accompli,  sous  le  prévôt  des 
marchands  Etienne  Marcel,  une  sorte  de  révolution  populaire. 

M.  Thierry  trouve  même  dans  les  actes  hasardés  par  Etienne  Marcel, 
lorsqu'il  se  fut  séparé  du  Dauphin  Charles,  alors  lieutenant  du  royaume 
pour  son  père  le  roi  Jean,  prisonnier  en  Angleterre,  et  lorsque  Tordre 
de  la  noblesse  et  l'ordre  du  clergé  eurent  abandonné  l'ordre  du  tiers, 
resté  seul  dans  les  états  généraux,  une  tentative  pour  ainsi  dire  réfléchie, 
bien  que  prématurée,  de  monarchie  démocratique.  «  Cet  échevin  du  xiv* 
«  siècle,  dit-il,  a,  par  une  anticipation  étrange,  voulu  et  tenté  des  choses 
«qui  semblent  n'appartenir  qu'aux  révolutions  les  plus  modernes.  Ij'u- 


370  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

unité  sociale  et  l'uniformité  administrative  ;  les  droits  politiques  étendus 
«  à  l'égal  des  droits  civils;  le  principe  de  l'autorité  publique  transféré  de 
«  la  couronne  à  la  nation  ;  les  Etats  génét-aux  changés ,  sous  l'influence  du 
«troisième  ordre,  en  représentation  nationale,  la  volonté  du  peuple  at- 
«testée  comme  souveraine  devant  le  dépositaire  du  pouvoir  royal;  l'ac- 
«  tion  de  Paris  sur  les  provinces  comme  tête  de  l'opinion  et  centre  du 
«  mouvement  général;  la  dictature  démocratique  et  la  terreur  exercée  au 
«  nom  du  bien  commun;  de  nouvelles  couleurs  prises  et  portées  comme 
«  signe  d'alliance  patriotique  et  symbole  de  rénovation;  le  transport  de 
«  la  royauté  d'une  branche  à  l'autre ,  en  vue  de  la  cause  des  réformes  et 
«  de  l'intérêt  plébéien  :  voilà  les  événements  et  les  scènes  qui  ont  donné 
«à  notre  siècle  et  au  précédent  leur  caractère  politique.  Eh  bien,  il  y  a 
«  de  tout  cela  dans  les  trois  années  sur  lesquelles  domine  le  nom  du 
«  prévôt  Marcel.  Sa  courte  et  orageuse  carrière  fut  comme  un  essai 
«  prématuré  des  grands  desseins  de  la  Providence  et  comme  le  miroir  des 
«sanglantes  péripéties  à  travers  lesquelles,  sous  l'entraînement  des  pas- 
«  sions  humaines ,  ces  desseins  devaient  marcher  à  leur  accomplissement. 
«  Marcel  vécut  et  mourut  pour  une  idée,  celle  de  précipiter  par  la  force 
H  des  masses  roturières  l'œuvre  de  nivellement  graduel  commencé  par 
«les  rois,  mais  ce  fut  son  malheur  et  son  crime  d'avoir  des  convictions 
«  impitoyables.  » 

Là  où  M.  Thierry  aperçoit  si  ingénieusement  des  desseins  profonds, 
ne  faut-il  pas  voir  plutôt  des  expédients  extrêmes,  et  la  ressemblance 
des  actes  tentés  on  accomplis  en  des  temps  si  éloignés  et  si  dissem- 
blables ne  vient-elle  pas  plutôt  du  caractère,  toujours  le  même  dans 
notre  pays,  que  de  l'esprit,  dont  les  aspects  ont  progressivement  changé? 
N'a-t-elle  pas  sa  source  dans  une  passion  particulière  et  non  dans  une 
idée  générale?  La  classe  plébéienne  était  alors  très-restreinte ,  et  il  de- 
vait s'écouler  bien  des  siècles  avant  qu'elle  aspirât  à  agir  comme  étant 
la  nation.  Elle  avait  besoin  que  la  royauté  l'élevât  peu  à  peu  au  niveau 
des  autres  classes,  que  le  travail  accrût  ses  richesses,  que  les  lumières 
de  f esprit  étendissent  ses  idées,  que  les  progrès  d'une  civilisation  de 
plus  en  plus  féconde  pour  elle  ajoutassent  à  ses  forces,  que  fusage  de 
l'administration  l'habituât  à  l'exercice  du  pouvoir  public,  afin  qu'elle 
osât  entreprendre,  en  vue  du  droit  général  et  pour  le  triomphe  de  l'in- 
térêt commun,  la  révolution  dont  M.  Thierry  n'est  pas  éloigné  de  prê- 
ter la  pensée  à  Etienne  Marcel.  Marcel  pensait  en  bourgeois  de  Paris 
et  agissait  en  révolutionnaire  municipal.  Sa  tentative  était  contraire  à 
l'esprit  du  temps  et  aux  progrès  de  l'État.  Elle  ne  pouvait  pas  réussir. 
La  résistance  qu'elle  devait  rencontrer  était,  dans  un  pays  encore  tout 


JUIN  1855.  371 

féodal,  incomparablement  supérieure  à  la  force  qui  poussait  à  l'entre- 
prendre. 

Si  elle  avait  obtenu  un  succès  qui  eût  été  inévitablement  funeste, 
le»  villes  de  France  seraient  devenues  indépendantes  à  la  façon  des 
villes  d'Italie  ou  des  villes,  de  Flandre.  Le  royaume,  qui  commençait  à 
sortir  de  son  morcellement,  y  serait  retombé ,  l'administration  plus  géné- 
rale et  dès  lors  plus  équitable  qui  commençait  à  régir  les  diverses  classes 
de  personnes  et  à  rapprocher  les  divers  ordres  d'intérêts,  aurait  fait 
place  à  la  lutte  acharnée  des  unes  et  à  l'anarchie  inconciliable  des 
autres.  Au  lieu  de  cette  marche  heureuse  vers  une  unité  toujours  plus 
complète  et  une  condition  toujours  plus  égale,  la  France  serait  revenue 
à  des  désordres  compliqués,  puisqu'ils  n'auraient  pas  été  seulement  féo- 
daux comme  dans  la  période  précédente ,  mais  encore  municipaux.  La 
décomposition  publique,  qui  s'était  feite  naguère  par  les  fiefs,  se  serait 
renouvelée  alors  par  les  villes.  Sur  chaque  partie  du  territoire  démem- 
bré, auraient  dominé  des  bourgeois  ou  des  seigneurs ,  selon  le  degré  de 
leur  puissance.  Ici  il  y  aurait  eu  une  république ,  là  se  serait  élevé  un 
tyran,  ailleurs  se  serait  conservé  un  grand  feudatoirc,  et  probablement 
l'étranger  y  aurait  tôt  ou  tard  pénétré,  comme  en  Italie,  qui  a  offert  ce 
spectacle  durant  le  moyen  âge,  et  où  la  réunion  nationale  du  territoire 
et  l'organisation  politique  du  pays  n'ont  pu  être  opérées  par  personne. 

Ce  mouvement  communal  a  été  analogue  aux  soulèvements  féodaux 
qui  ont  éclaté  à  plusieurs  reprises  contre  les  établissements  de  la  mo- 
narchie; il  s'est  déclaré  plus  d'une  fois  avec  autant  de  fougue  que  d'im- 
puissance. De  même  que  la  noblesse  cherchait,  mais  en  vain,  h  défendre 
le  régime  des  fiefs,  à  maintenir  le  démembrement  du  territoire,  de 
même  il  était  natufel  que  le  tiers  état  recherchât  la  forme  d'administra- 
tion qui  semblait  le  mieux  convenir  à  sa  nature  et  à  ses  intérêts.  Aussi, 
dans  un  but  d'indépendance,  a-til  été  l'adversaire  de  la  royauté  non 
moins  fréquemment  qu'il  s'est  montré  son  auxiliaire  dans  un  désir  d'éga- 
lité. Le  soulèvement  des  maillotins ,  à  la  suite  duquel  domina  un  moment, 
en  1 38o,  la  partie  supérieure  du  tiers  état  composée  du  haut  négoce  et 
du  barreau  des  cours  souveraines;  le  règne  turbulent  et. sanguinaire  des 
gens  de  métier,  et  surtout  de  la  corporation  des  bouchers,  en  1 4 1  2,  mar- 
quèrent, tout  comme  les  états  insurrectionnels  de  1 356 ,  cette  tendance 
du  peuple  des  villes.  A  ces  deux  époques,  la  population  urbaine  poursui- 
vit, par  des  voies  un  peu  différentes,  un  résultat,  sous  plusieurs  rapports, 
semblable  à  celui  qu'elle  avait  ambitionné  d'atteindre  sous  Etienne  Mar- 
cel. En  i383,  si  le  roi  Charles  VI  et  la  principale  noblesse  de  France, 
qui  s'étaient  rendus  auprès  du  rorate  de  Flandre  pour  l'assister  dans  sa 


372  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lutte  contre  les  communes  flamandes ,  avaient  été  vaincus  avec  lui  à 
Rosebecque,  il  se  serait  formé  une  confédération  des  villes  de  Paris, 
d'Orléans,  de  Rouen,  d'Amiens,  de  Reims,  de  Troyes,  de  Ghâlons,  de 
Sens,  etc.,  se  gouvernant  à  peu  près  en  républiques.  En  1/112,  si- la 
force  démagogique  des  classes  inférieures,  unies  dans  Paris  à  la  force 
féodale  du  duc  de  Bourgogne,  avait  prévalu  longtemps  ,  il  y  aurait  eu 
un  retour  à  l'état  violent  et  imparfait  auquel  la  France  n'avait  te  moyen 
de  se  soustraire  qu'à  l'aide  delà  royauté,  dont  lé  pouvoir  était  plus 
éclairé  et  plus  juste  parce  qu'il  était  plus  général.  Ce  pouvoir,  la  classe 
populaire,  dans  sa  partie  extrême,  ne  tenta  pas  seulement  de  l'aflaiblir 
pendant  les  crises  les  plus  périlleuses  du  royaume,  elle  essaya  à  plusieurs 
reprises  de  le  changer  de  main.  EUle  projeta,  au  milieu  du  xiv*  siècle, 
de  le  faire  passer  de  la  ligne  capétienne  directe,  à  la  branche  d'Evreux 
dans  la  personne  de  Charles  le  Mauvais,  roi  de  Navarre,  à  la  place  de 
Charles  V;  elle  concourut,  durant  le  premier  quart  du  xv*  siècle,  à 
mettre  quelque  temps  la  couronne  de  France  sur  la  tête  d'un  prince  an- 
glais ,  et  Henri  V  l'emporta,  dans  ses  préférences ,  sur  Charles  VII  ;  enfin, 
vers  les  dernières  années  du  xvi*  siècle,  il  ne  tint  pas  à  elle  qu'une  in- 
fante d'Espagne  ou  qu'un  prince  de  la  maison  de  Lorraine  ne  régnât 
dans  Paris  à  l'exclusion  d'Henri  IV. 

Mais  la  royauté,  nécessaire  à  la  France,  comme  la  France  était  né- 
cessaire  au  monde,  sortit  toujours  de  ces  épreuves  plus  forte  dans  son 
principe,  plus  bienfaisante  par  son  action.  Non-seulement  elle  y  con- 
serva sa  transmission  régulière ,  elle  y  accrut  encore  la  puissance  que 
réclamait  l'accomplissement  de  son  œuvre  nationale.  Charles  d'Evreux 
ne  reçut  pas  la  couronne  que  la  race  d'Henri  V  ne  porta  pas  longtemps, 
et  que  le  fanatisme  religieux  et  le  délire  populaire  ne  parvinrent  pas  à 
transférer  à  la  catholique  maison  d'Espagne  ou. à  l'ambitieuse  maison 
de  Lorraine.  Trois  princes  habiles  ou  grands,  le  sage  Charles  V,  le  ré- 
parateur Charles  VII,  le  politique  Henw  IV,  continuèrent  avec  éclat,  à 
ces  diverses  époques,  leur  glorieuse  et  salutaire  maison;  et,  en  même 
temps  qu'ils  étendirent  le  territoire  du  royaume,  ils  améliorèrent  de 
plus  en  plus  l'organisation  de  l'Etat  et  la  condition  des  peuples. 

Du  reste,  si,  d'un  côté,  le  tiers  état  a  contrarié  quelquefois,  dans 
un  intérêt  particulier,  la  marche  des  destinées  générales  de  la  France, 
d'un  autre,  il  y  a  coopéré  en  s'associant  d'une  manière  éclairée  et 
presque  constante  à  fœuvre  de  la  royauté.  C'est  ce  qu'a  parfaitement 
exphqué  et  savamment  développé  M.  Thierry.  «Le  tiers  état,  dit-il, 
«  puisait  sa  force  et  son  esprit  à  deux  sources  diverses  :  l'une  mul- 
«tiple  et  municipale,  c'étaient  les  classes  commerçantes;  l'autre  unique 


JUIN  1855.  373 

«  et  centrale,  c'était  la  classe  des  officiers  royaux,  de  justice  et  de  finance , 
«  dont  le  nombre  et  le  pouvoir  augmentaient  rapidement,  et  qui,  sauf  de 
«rares  exceptions,  sortaient  tous  de  la  roture.  A  cette  double  origine 
«répondaient  deux  catégories  d'idées  et  de  sentiments  politiques.  L'es- 
«prit  de  la  bourgeoisie  proprement  dite,  des  corporations  urbaines, 
«était  libéral,  mais  étroit  et  immobile,  attaché  aux  franchises  locales, 
«  aux  droits  héréditaires ,  à  l'existence  indépendante  et  privilégiée  des 
«municipes  et  des  communes;  l'esprit  des  corps  judiciaires  et  adminis- 
«tratifs  n'admettait  qu'un  droit,  celui  de  l'Etat;  qu'une  liberté,  celle  du 
«prince;  qu'un  intérêt,  celui  de  l'ordre  sous  une  tutelle  absolue,  et 
«  leur  logique  ne  faisait  pas  aux  privilèges  de  la  roture  plus  de  grâce 
«qu'à  ceux  de  la  noblesse.  De  là  vinrent,  dans  le  tiers  état  français, 
«deux  tendances  divergentes,  toujours  en  lutte,  mais  répondant  tou- 
«  jours  à  un  même  objet  final  ,*^  et  qui,  se  tempérant  l'une  par  l'autre,  se 
«  combinant  sous  l'influence  d'idées  nouvelles  plus  hautes  et  plus  génë- 
«  reuses,  ont  donnera  nos  révolutions,  depuis  le  xni*  siècle,  leur  carac- 
«  tère  de  marche  lente ,  mais  toujours  sure ,  vers  l'égalité  civique,  l'unité 
«  nationale  et  l'unité  d'administration.  » 

Il^st  curieux  de  suivre,  dans  l'ouvrage  de  M.  Thierry,  celte  double 
action  du  tiers  état.  C'est  par  son  action  populaire  qu'il  établit  un  mo- 
ment la  perception  élective  des  aides  financières,  en  i356,  sous  le  roi 
Jean;  qu'il  dicta,  sous  Cbarics  VI,  la  fameuse  ordonnance  réformatrice 
du  2  0  mai  i6i3,  dans  laquelle  l'ordre  démocratique  était  substitué  à 
l'ordre  royal ,  tous  les  offices  étaient  conférés  par  l'élection  depuis  les 
lieutenances  des  prévôtés  et  des  bailliages  jusqu'aux  fonctions  de  la  plus 
haute  magistrature ,  le  système  financier  était  centralisé  sous  la  dépen- 
dance de  la  cour  des  comptes,  comme  le  système  judiciaire  sous  la  dé- 
pendance du  parlement,  des  règles  salutaires  étaient  imposées  à  la  ges- 
tion des  charges,  dont  la  vénalité  était  interdite,  le  nombre  limité  et 
l'exercice  entouré  des  précautions  les  plus  propres  à  mettre  toutes  les 
classes  à  l'abri  des  injustices  de  la  force  et  des  abus  de  la  loi;  qu'il  fit 
entendre  dans  les  états  généraux  de  i  686,  après  la  mort  de  Louis  XI, 
les  maximes  les  plus  hardies  sur  la  royauté,  déclarée  un  office  et  non 
un  héritage;  sur  le  pouvoir  délégué  au  prince  mais  venant  du  peuple 
par  qui  existait  le  prince;  sur  les  états  généraux,  représentant  l'uni- 
versalité des  habitants  du  royaume  et  dépositaires  de  la  volonté  com- 
mune; sur  la  loi,  ayant  besoin  de  la  sanction  des  états,  sans  l'aveu  des- 
quels rien  n'était  légitime  ni  solide. 

Mais  ces  institutions  électives  et  ces  maximes  démocratiques,  essayées 
ou  produites  dans   des   moments  de  trouble  public  et  de  débilité 

48 


374  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

royale,  ne  purent  ni  durer  ni  prévaloir.  La  royauté,  raffermie  sous 
Charles  V,  sous  Charles  VII,  sous  Louis  XI ,  reprit  sa  marche  et  conti- 
nua son  œuvre.  Elle  se  servit  du  tiers  état ,  agissant  comme  auxiliaire 
de  la  monarchie,  et  tint  compte  des  besoins  généraux  du  royaume. 
Elle  fonda  ainsi,  à  l'aide  surtout  des  hommes  nouveaux,  une  adminis- 
tration publique  opposée  à  l'organisation  seignemiale.  Elle  acheva ,  au 
nom  de  la  couronne  et  dans  l'intérêt  universel,  l'établissement  d'une 
justice  vaste  et  échelonnée,  qui  domina  et  affaiblit  toutes  les  justices 
particulières.  Elle  obtint,  par  l'impôt  indirect  des  aides  sur  les  mar- 
chandises et  par  l'impôt  direct  des  tailles  sur  les  personnes,  des  res- 
sources financières  qu'elle  ne  trouvait  pas  dans  ses  revenus  domaniaux. 
Elle  acquit,  au  moyen  d'une  armée  permanente,  distincte  de  la  milice 
féodale,  une  force  propre,  supérieure  comme  promptitude  d'action  et 
comme  durée  de  service  à  celle  que  lui  fournissait  auparavant  la  no- 
blesse des  fiefs.  Elle  eut,  dès  lors,  un  droit  législatif  monarchique, 
une  justice  générale,  des  finances  assurées ,  des  trompes  régulières ,  c'est- 
à-dire  tout  ce  qu'il  fallait  pour  régir  d'une  manière  plus  équitable  le 
pays,  pom'  y  maintenir  l'ordre,  pom'  en  garder,  en  défendre,  en  ac- 
croître le  territoire. 

Les  rois  qui  travaillèrent  le  plus,  jusqu'au  xvi"  siècle,  h  cette  grande 
formation  territoriale  et  administrative  de  la  France,  furent  sans  contre- 
dit Louis  le  Gros,  Phihppe- Auguste,  saint  Louis,  Philippe  le  Bel,  Char- 
les V,  Charles  VII  et  Louis  XI.  M.  Thierry  examine  avec  soin  et  ap- 
précie avec  habileté  la  part  de  chacun  d'eux  dans  l'œuvre  commune. 
Peut-être,  malgré  sa  savante  équité,  n'cst-il  pas  tout  à  fait  assez  juste 
envers  Charles  VII  et  se  monlre-t-il  un  peu  trop  favorable  à  Louis  XI. 
Peu  de  princes  ont  autant  fait  que  Charles  VU  pour  la  constitution  mo- 
derne de  la  P'rance  sous  le  rapport  de  l'unité  du  sol  et  de  l'organisation 
du  gouvernement.  Sa  pragmatique  sanction  de  Bourges  fonda  l'Eglise  gal- 
licane, d'après  le  système  libéral  et  orthodoxe  qu'avaient  décrété  les  con- 
ciles de  Constance  et  de  Bàle,  système  qui  exigeaitles  grades  de  l'Univer- 
sité pour  remplir  les  principales  fonctions  du  sacerdoce,  et  qui,  laissant 
le  clergé  uni  à  Rome  par  la  foi,  le  rendait  indépendant  de  Rome  par 
l'élection.  Son  établissement  de  la  cavalerie  des  ordonnances,  et  des 
francs  archers  des  communes  donna  définitivement  une  armée  perma- 
nente à  la  Couronne,  dont  il  étendit  à  jamais  les  ressources  par  les  aides 
régularisées  et  par  les  tailles  perpétuelles.  Réformateur  de  la  justice, 
fondateur  de  la  procédure  financière,  protecteur  de  l'agriculture  et  du 
commerce,  s'il  fut  moins  familier  dans  ses  manières  que  son  fils 
Louis  Xï,  il  fut   au  fond  plus  national.  Il  employa  la  noblesse  dans 


JUIN  1855.  \.  375 

l'armée  et  la  bourgeoisie  dans  l'administration.  Comme  le  remarque 
M.  Thien'y,  le  commerçant  Jacques  Cœur,  Je  grand  maître  de  l'artillerie 
Jean  Bureau,  Jean  Jouvenel  ou  Juvenal,  Guillaume  Cousinot,  Jean 
Leboursier,  tous  sortis  du  tiers  état,  furent  ses  auxiliaires  dans  ses  utiles 
réformes  et  ses  grands  établissements.  Il  eut  le  rare  mérite  non-seulement 
de  réunir  tout  ce  qui  avait  été  détaché  de  la  France  dans  les  longues 
guerres  civiles,  mais  d'y  ajouter  la  vaste  province  de  la  Guyenne,  dont 
la  possession  avait  rendu  les  Anglais  si  redoutables ,  leur  avait  fait  gagner 
des  batailles,  et  les  avait  aidés  à  occuper  Paris  et  à  y  régner.  Depuis  lors, 
ils  cessèrent  d'être  à  la  tête  de  la  confédération  féodale ,  et  de  fomenter 
les  soulèvements  dans  le  royaume,  où  ils  ne  conservèrent  que  Calais. 

Louis  XI  n'a  pas  été  un  prince  organisateur;  il  a  été  un  prince  po- 
litique, et  encore,  comme  prince  politique,  a-t-il  tenu  du  tyran  plus 
que  du  monarque.  Son  activité  s'est  trop  tournée  en  agitation,  son 
habileté  a  trop  ressemblé  à  la  ruse,  et,  dans  l'exercice  de  sa  puissance,  il 
y  a  eu  trop  de  cruauté.  Il  a  peu  ajouté  aux  grands  établissements  mo- 
narchiques de  Charles  VII,  et,  dans  tout  ce  qu'il  a  fait,  il  a  eu  moins  en 
vue  la  royauté  que  le  roi.  Il  a  possédé  le  pouvoir  avec  jalousie,  aimé 
la  vie  avec  puérilité,  et,  après  que,  mauvais  fils,  il  n'avait  pas  su  attendre 
l'héritage  de  son  père,  mauvais  père,  il  n'a  pas  su  se  préparer  un  suc- 
cesseur dans  son  fils.  «Humble  en  paroles  et  en  habits,  il  était,  dit 
«Comines,  naturellement  amy  des  gens  de  moyen  estât  et  ennemy  de 
«tous  grans  qui  se  povoient  passer  de  lui;»  cependant,  malgré  ce  qu'il 
avait  de  peu  noble  dans  les  sentiments,  de  familier  dans  les  habitudes, 
il  a  plus  détesté  les  hautes  classes  qu'il  n'a  favorisé  les  classes  popu- 
laires. Il  est  vrai  que  M.  Thierry  fait  honneur  à  sa  pensée  d'avoir  songé 
à  l'unité  des  poids  et  mesures,  à  l'exploitation  des  mines,  à  l'établisse 
ment  des  routes,  au  percement  de  canaux,  à  la  fondation  de  nouvelles 
manufactures,  à  la  transformation  de  l'industrie  municipale  en  indus- 
trie nationale;  en  un  mot  d'avoir  voulu  étendre  la  civilisation  matérielle 
d'un  pays  qu'il  était  bon  de  rapprocher  après  l'avoir  réuni ,  et  de  rendre 
plus  prospère  après  l'avoir  rendu  plus  grand.  Mais  ce  que  Louis  XI  peut 
avoir  rêvé  à  cet  égard  ne  s'est  point  réalisé.  Il  a  exercé  d'une  manière 
inquiète  et  oppressive  l'autorité  royale,  qu'il  a  moins  agrandie  qu'exa- 
gérée, et,  sans  élever  le  peuple,  il  a  accablé  la  noblesse. 

Louis  XI  a  eu  toutefois  une  part  considérable  dans  l'œuvre  de  la 
monarchie.  Il  a  incorporé  au  royaume  des  provinces  dont  la  plupart  en 
avaient  été  détachées  en  apanages.  Par  un  concours  de  hasards  heureux 
dont  il  profita  habilement,  les  héritiers  mâles  des  maisons  de  Bourgogne, 
d'Anjou ,  de  Provence ,  s'étant  éteints  coup  sur  coup  pendant  les  dernières 


376  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

années  de  son  règne,  il  annexa  définilivement  avec  autant  de  résolution 
que  d'industrie  leurs  importants  Etats  à  la  Couronne.  Cet  accroissement 
territorial  fortifia  singulièrement  la  royauté  et  acheva  la  ruine  de  la 
grande  féodalité.  Louis  XI  enleva  aux  seigneurs ,  si  facilement  factieux  de 
son  royaume,  l'appui  de  la  maison  de  Bourgogne,  comme  Charles  VII 
leur  avait  enlevé  l'appui  de  la  maison  d'Angleterre.  Le  duc  de  Bretagne, 
dont  les  possessions  rentrèrent  bientôt  dans  l'État  par  un  mariage ,  resta 
isolé ,  et  le  duc  de  Bourbon ,  lorsqu'il  voulut  un  peu  plus  tard  remuer, 
se  vit  impuissant.  Les  luttes  territoriales  cessèrent  à  l'intérieur.  Il  y  eut 
encore  des  soulèvements,  mais  pour  des  idées  ou  des  institutions  et  non 
pour  des  souverainetés.  Le  protestantisme  et  le  catholicisme  eurent 
leurs  guerres  civiles  au  xvi*  siècle  tout  comme  la  cour  et  le  parlement 
eurent  les  leurs  au  xvn*.  Dès  ce  moment,  la  France  put  s'améliorer 
au  dedans  et  agir  au  dehors. 

Elle  le  fit,  mais  pas  aussi  bien  qu'il  eût  été  désirable.  Les  successeurs 
de  Louis  XI,  qui  auraient  dû  poursuivre  l'achèvement  du  royaume  du 
côté  du  nord  où  ses  frontières  étaient  imparfaites ,  se  portèrent  du  côté 
du  sud,  où  ils  dépassèrent  ses  limites  naturelles  déjà  atteintes.  Ils  épui- 
sèrent durant  plus  d'un  demi-siècle  les  forces  de  la  France  en  Italie  pour 
un  agrandissement  superflu ,  lors  môme  qu'il  eût  été  conservé  après 
avoir  été  acquis,  au  lieu  de  rechercher  vers  les  Pays-Bas  un  agrandis- 
sement qui  était  devenu  nécessaire.  L'organisation  intérieure  fut  un 
peu  mieux  conduite  que  la  conquête  extérieure.  Le  mérite  en  revint  en 
grande  partie  au  tiers  état.  Cette  classe  avait  gagné  en  nombre  et  en 
bien-être,  par  la  cessation  des  guerres  civiles  et  par  l'encadrement  de 
la  noblesse  militaire  dans  les  compagnies  d'ordonnances  placées  en 
garnison  aux  confins  du  royaume.  Elle  était  imposée,  mais  elle  n'était 
plus  pillée  et  opprimée;  si  elle  donnait  au  roi  une  partie  de  son  re- 
venu, elle  développait  singulièrement  sa  prospérité  avec  le  reste.  En 
un  tiers  de  siècle,  de  Charles  VII,  auteur  de  la  nouvelle  organisation, 
à  Louis  XII,  la  richesse  publique  s'accrut  d'une  manière  surprenante. 
Claude  de  Seyssel,  contemporain  de  Louis  XII,  en  donne  avec  admi- 
ration ce  tableau  saisissant  :  «  L'on  veoid  généralement  par  tout  le 
«royaume  bastir  grands  édifices  tant  publics  que  privez. . .  et  si  sont  les 
«  maisonsmeublées  de  toutes  choses  trop  plus  somptueusementque  jamais 
«ne  feurent;  et  use  l'on  de  vaisselle  d'argent  et  tous  estats  plus  qu'on 
«  ne  souloit. . .  Aussi  sont  les  habillements  et  la  manière  de  vivre  plus 
«somptueux  que  jamais  on  ne  les  veid...  et  pareillement  on  veoid  les 
«mariages  des  femmes  trop  plus  grands,  et  le  prix  des  héritages  et  de 
«  toutes  autres  choses  plus  hault.. . .  le  revenu  des  bénéfices,  des  terres 


JUIN  1855.  *  37^ 

«  et  des  seigneuries  est  creu  partout  généralement  de  beaucoup. . .  aussi 
«est  l'entrecours  de  ia  marchandise,  tant  par  mer  que  par  terre,  fort 
«multiplié...  Toutes  gens  (excepté  les  nobles,  lesquels  encore  je  n'ex- 
«cepte  pas  tous,  se  meslent  de  marchandise),  et  pour  un  marchand 
«que  l'on  trouvoit  du  temps  dudict  roy  Loiiys  onziesme,  riche  et  gros- 
«sier,  à  Paris,  à  Rouen,  à  Lyon  et  autres  bonnes  villes  du  royaume,  et 
«généralement  par  toute  la  France,  l'on  en  trouve  de  ce  règne  plus  de 
«cinquante,  et  si  s'en  ha  par  les  petites  villes  plus  grand  nombre  qu'il 
«  n'en  souloit  avoir  par  les  grosses  et  principales  citez;  tellement  qu'on 
«  ne  faict  guères  maison  sur  rue  qui  n'ait  boutique  pour  marchandise 
«  ou  pour  art  mécanique. ..  et  si  je  suis  bien  informé  par  ceulx  qui  ont 
«principale  charge  des  finances  du  royaume,  gens  de  bien  et  d'aucto- 
«  rite ,  que  les  tailles  se  recouvrent  à  présent  beaucoup  plus  aisément 
«  sans  comparaison  qu'elles  ne  faisoient  du  temps  des  roys  passez.  •> 

A  l'accroissement  des  richesses,  fruif  de  la  paix  intérieure,  s'ajouta, 
pour  la  roture,  l'augmentation  des  lumières  de  l'esprit  puisées  surtout 
au  contact  de  l'Italie  où  s'était  opérée  la  grande  renaissance  des  lettres 
et  des  arts.  M.  Thierry  apprécie  finement  cette  révolution  intellectuelle, 
et  en  assigne  la  portée.  Il  indique  l'action  qu'elle  eut  sur  la  France,  et 
fait  remonter  jusqu'à  elle  «  l'avènement  d'une  opinion  publique  nourrie 
«dans  la  natioi^tout  entière,  de  toutes  les  nouvelles  acquisitions  du  sa- 
«  voir  et  de  l'intelligence.  «  Il  suit,  avec  non  moins  de  discernement  et 
de  sûrelé,  les  progrès  sociaux  du  tiers  état,  sous  Louis  XII,  le  roi  de  la 
bourgeoisie,  et  sous  François  I",  le  roi  des  gentilshommes,  progrès  iné- 
vitables avec  la  forme  et  d'après  l'esprit  de  celte  monarcbie.  Par  le  pre- 
mier de  ces  princes,  commence  la  rédaction  et  la  réformation  du  droit 
coutumicr,  qu'avait  conçue  Charles  VII ,  désirée  Louis  XI,  recommandée 
Charles  VIII,  et  qui  forma  une  législation  civile  nouvelle  dans  laquelle 
le  tiers  état  fit  dominer  ses  idées  et  ses  mœurs. 

C'est  à  ce  même  monarque  que  M.  Thierry  rattache  le  rôle  politique 
du  parlement,  qui,  haute  classe  du  tiers  état  et  haute  cour  de  justice 
du  roi,  s'attribuait  une  représentation  indirecte  du  pays  dont  il  ex- 
prima les  griefs  ou  les  vœux.  Par  la  règle  de  l'enregistrement  des  édits 
royaux  qui  y  fut  introduite,  et  par  le  droit  de  remontrance  qui  y  fut 
toléré,  il  devint  «une  sorte  de  pouvoir  médiateur  entre  le  trône  et  la 
«  nation,  et  les  vieux  ennemis  de  toute  résistance  à  l'autorité  du  prince 
«se  firent  les  avocats  de  l'opinion  publique,  et  s'érigèrent  en  magis- 
«  trats  citoyens,  usant  de  leur  indépendanre  personnelle  poiu*  la  cause 
"de  tous,  et  montrant  parfois  des  vertus  et  des  caractères  dignes  des 
«beaux  temps  de  l'antiquité.»  François  I",  malgré  ses  penchants  pour 


378  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  noblesse  et  l'admiration  dévouée  de  la  noblesse  pour  lui,  vit  grandir 
le  tiers  état  sous  son  règne.  «  La  marcbe  ascendante  de  la  civilisation 
«française,  dit  M.  Thierry,  depuis  les  dernières  années  du  xv' siècle,  se 
«poursuivit  en  dépit  des  obstacles  que  lui  opposaient,  d'une  part,  le 
«  désordre  où  tomba  l'administration,  et,  dé  l'autre,  une  lutte  politique 
«  où  la  France  eut  plusieurs  fois  contre  elle  toutes  les  forces  de  l'Europe. 
«Au  milieu  de  dilapidations  scandaleuses,  de  grandes  fautes  et  de  mal- 
«  heurs  inouïs,  non-seulement  aucune  des  sources  de  la  prospérité  pu- 
«blique  ne  se  ferma,  mais  il  s'en  ouvrit  de  nouvelles.  L'industrie,  le 
«commerce,  l'agriculture,  la  police  des  eaux  et  forêts,  l'exploitation 
(ides  raines,  la  navigation  lointaine,  les  entreprises  de  tout  genre,  et 
«la  sécurité  de  toutes  les  transactions  civiles  furent  l'objet  de  disposi- 
«  tions  civiles  dont  quelques-unes  sont  encore  en  vigueur.  Il  y  eut  con- 
«  tinuation  de  progrès  dans  les  arts  qui  font  l'aisance  de  la  vie  sociîde, 
«  et  que  le  tiers  état  pratiquait  seul ,  et  il  y  eut,  dans  la  sphère  plus  haute 
«de  la  pensée  et  du  savoir,  utt  élan  spontané  de  toutes  les  facultés  de 
«  l'intelligence  nationale.  Là  se  rencontre  à  son  apogée  cette  révolution 
«intellectuelle  qu'on  nomme  d'un  seul  mot  la  renaissance,  et  qui  renou- 
«vela  tout,  science,  beaux-arts,  philosophie,  littérature,  par  l'alliance 
«  de  l'esprit  français  avec  le  génie  de  l'antiquité.  A  ce  prodigieux  niou- 
«  vement  des  idées  qui  ouvrit  pour  nous  les  temps  modernes,  l'histoire 
«  attache  le  nom  de  François  I",  et  c'est  justice.  L'ardeur  curieuse  du 
«roi,  son  patronage  sympathique  et  ses  fondations  libérales,  précipi- 
«  tèrent  la  nation  sur  la  pente  où  elle  cheminait  déjà.  » 

Les  deux  monarques,  dont  l'un  ménagea  avec  tant  de  soin  le  bien- 
être  du  pays,  et  dont  l'autre  seconda  avec  tant  d'éclat  le  développement 
de  son  esprit,  Louis  XII  et  François  P',  qui  reçurent  de  la  reconnais- 
sance publique  :  le  premier  le  surnom  touchant  de  père  du  peuple,  le 
second ,  le  titre  glorieux  de  père  des  lettres ,  représentèrent  en  quelque 
sorte  les  deux  forces  à  faide  desquelles  la  supériorité  matérielle  et  la 
domination  morale  devaient  peu  à  peu  passer  de  la  noblesse  et  du  clergé 
au  tiers  état.  Déjà,  dans  les  premières  années  du  xvi*  siècle,  les  classes 
plébéiennes,  seules  en  possession  des  richesses  mobilières,  entraient  en 
partage  des  propriétés  territoriales,  et  Claude  de  Seyssel  remarque 
«qu'on  voyoit  tous  les  jours  les  officiers  et  les  ministres  de  la  justice 
«  acquérir  les  héritages  et  seigneuries  des  barons  et  nobles  hommes , 
«  lesquels  venoient  à  telle  pauvreté  et  nécessité  qu'ils  ne  pouvoient  entre- 
«  tenir  Testât  de  noblesse.  »  Ces  officiers  royaux  et  ces  ministres  de  la 
justice  étaient  tous  tirés  du  tiers  état,  qui,  par  ses  épargnes  et  ses 
études,  au  moyen  de  l'achat  des  charges  et  en  vertu  des  grades  obtenus 


JUIN   1855.  379 

dans  les  universités ,  occupaient  toute  l'administration  civile ,  judiciaire 
et  financière  du  royaume.  Le  chancelier  garde  des  sceaux,  les  secré- 
taires d'État,  les  maîtres  des  requêtes,  les  avocats  et  procureurs  du  roi, 
le  grand  conseil  des  conflits  et  causes  réservées,  le  parlement  de  Paris 
avec  ses  sept  chambres,  la  cour  des  comptes,  la  coiu?  des  aides,  les  huit 
parlements  de*  province,  les  présidiaux,  les  sièges  inférieurs  de  judica- 
ture,  les  trésoriers,  les  intendants  des  finances,  les  contrôleurs,  les  rece- 
veurs généraux  et  particidiers  appartenaient  à  ces  bourgeois  lettrés  qu'on 
appelait  hommes  de  robe  longue,  et  qui  envahirent  même  bientôt  le  con- 
seil d'Etat  de  la  monarchie  uniquement  composé,  jusqu'au  xiv° siècle,  de 
barons  et  de  gens  d'Église.  C'est  ce  qu'établit  habilement  M.  Thierry. 
Il  expose  et  apprécie  avec  une  égale  supériorité  ce  qu'ont  fait  pour  le 
tiers  état,  le  temps  dans  sa  marche,  le  droit  dans  son  développement, 
l'esprit  dans  ses  progrès,  la  science  dans  ses  découvertes,  la  civilisation 
dans  ses  accroissements,  la  royauté  surtout  dans  l'organisation  admi- 
nistrative du  pays,  qu'elle  a  rendu  plus  homogène,  et  dans  l'assimilation 
successive  des  classes,  qu'elle  a  rapprochées  en  ramenant  l'unQ  de  la 
souveraineté  à  l'obéissance  et  en  élevant  l'autre  d'un  assujettissement 
presque  servile  à  l'exercice  partagé  de  l'autorité.  J'espérais  le  suivre 
cette  fois  jusqu'à  la  fin  de  son  excellent  ouvrage;  mais  ce  qui  me  reste 
à  dire  sur  le  rôle  du  tiers  état  au  xvi'  et  au  xvii*  siècle",  sur  la  part 
qu'il  a  prise  aux  grandes  ordonnances  constitutives  de  la  nouvelle  monar- 
chie, ordonnances  sorties  principalement  de  ses  cahiers  ou  de  ses  vœux, 
me  mènerait  aujourd'hui  trop  loin.  Je  demande  la  permission  de  le  ren- 
voyer à  un  prochain  et  dernier  article. 

MIGNET. 

[La  fin  à  un  prochain  cahier.) 


Tragicohvm  ROMANOhUM  reliqvim.  Rcccnsuit  Otlo  Ribheck,  Lipsiae, 

sumptibus   et  formis  B.  G.  Teubneri,   i852,   in-8°  de  ^^2 

pages. 
Ennian^  poesis  reliqui/E.   Recensnit  Johannes   Vahlcn,   Lipsiae, 

sumptibus  et  formis  B.  G.  Teubneri,   i854,   in-8°  de  288 

pages. 

DEUXIEME    ARTICLE ^ 

Parmi  ces  œuvres  si  diverses  d'Ennius,  dont  nous  avons  précédem- 
'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mars,  page  1.37. 


380  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  marqué  la  place  dans  le  premier  développement  des  lettres  ro- 
maines, arrêtons-nous  de  préférence  à  la  plus  considérable,  à  la  plus 
célèbre,  à  celle  qui  a  fait  surtout  la  gloire  du  poëte  et  qui  a  dû  aussi 
exercer  plus  particulièrement  le  savoir  et  la  sagacité  de  son  récent 
éditeur. 

Rome,  on  ie  sait,  pendant  plus  de  cinq  siècles,  neut  d'autre  histoire 
que  ces  tableaux  olïiciels ,  appelés  Annales ,  où  le  grand  pontife  inscri- 
vait, avec  les  noms  des  magistrats  de  l'année,  l'indication  succincte 
de  ses  faits  les  plus  mémorables.  De  là  sortirent  presque  à  la  fois,  et, 
remarquons-le  en  passant,  par  cette  concurrence  se  trouva  à  peu  près 
maintenue  ia  loi  générale  qui  fait  des  poètes  épiques  les  précurseurs 
des  historiens;  de  là,  disons-nous,  sortirent  presque  à  la  fois  d'une  part 
les  Annales  de  Fabius  Pictor  et  des  autres  prédécesseurs  lointains  de 
Tite-Live,  d'autre  part  les  Annales  d'Ennius.  Mais  les  premières  rete- 
naient la  sécheresse  des  documents  primitifs,  croyant  faire  assez  que  de 
les  lier  par  la  continuité  du  récit.  Les  autres,  au  contraire,  y  ajoutaient 
les  riches  souvenirs  de  la  tradition,  et,  à  l'exemple  des  compositions 
homériques  dont  elles  affectaient  la  forme,  animaient  le  tout  par  ce 
travail  de  l'imagination,  qui  retrouve,  qui  fait  revivre  les  traits  et  ia 
couleur  du  passé.  L'enti'eprise  d'Ennius,  nouvelle  encore,  bien  que 
déjà  Livius  Andronicus  eût  traduit  l'Odyssée  en  vers  saturniens,  Névius 
raconté,  en  vers  de  même  mesure,  la  première  guerre  punique,  avait 
assurément  beaucoup  de  grandeur,  de  grandeur  littéraire ,  de  grandeur 
patriotique.  Lui-même  en  parlait  magnifiquement  ;  Homère ,  à  l'en- 
tendre, revivait  en  sa  personne,  pour  être  le  chantre  épique  et  l'histo- 
rien de  Rome;  ou  plutôt,  il  se  le  faisait  dire,  au  début  de  son  poëme, 
par  Homère  lui-même ,  dans  ce  songe  pythagorique  sur  lequel  s'est 
égayée  la  malice  d'Horace',  mais  que  les  autres  poètes  latins  ont  pris 
plus  au  sérieux.  Les  contemporains  d'Ennius  n'avaient  pas  une  idée 
moins  haute  de  ses  Annales.  Par  elles,  il  était  devenu  l'ami  des  illustres 
hommes  de  guerre  dont  il  avait  été  pendant  tant  d'années  le  centurion , 
mettant  obscurément  la  main  à  ces  grandes  choses  qu'il  devait  un  jour 
célébrer.  LesFulvius  Nobilior  le  payèrent  par  le  titre  de  citoyen  romain  ; 
les  Scipions  par  une  statue  au  milieu  des  images  et  dans  le  monument 
de  leur  famille.  C'était  bien  à  l'auteur  des  Annales  que  s'adressaient  ces 
honneurs.  Nous  le  savons  par  lui-même.  R  s'écriait  à  la  fin  de  son  ou- 
vrage :  «Nous  sommes  maintenant  Romain,  nous  jadis  homme  de 
«  Rudies.  » 

'  Epist.  II,  I,  5o  sqq. 


JUIN  1855.  381 

Nos  sumu*  Romani  qui  fuvimus  aote  Rudini\ 

Il  s'était  préparé  pour  lui-même  cette  inscription  où  éclatait  éloquem- 
ment  le  double  orgueil  du  citoyen  et  du  poëte,  sa  confiance  dans  la 
durée  du  monmnent  élevé  par  lui,  non-seulement  aux  lettres  naissantes 
de  Rome,  mais  à  sa  gloire  politique  et  guerrière  : 

«Contemplez,  ô  citoyens,  dans.celte  image,  les  traits  du  vieil  Ennius. 
«  Voilà  celui  qui  raconta  les  hauts  faits  de  vos  pères.  Que  nul  ne  pré- 
a  tende  m'honorer  par  des  larmes  ,  des  cris  funèbres.  Pourquoi?  parce 
«  que,  vivant  encore,  je  vole  sur  les  lèvres  des  hommes.  » 

Aspicite,  o cives,  senis  Enni  imagini'  formam. 
^  Hic  vestruni  paiixit  maxima  facta  palnim. 

N«ino  me  lacrumis  drcoret,  neqiiefunera  flelti 
Faxit.  Cur?  volito  vivu'  per  ora  virum  *. 

Cette  vie  promisé  par  Ennius  à  son  poëme  ne  lui  a  pas  manqué. 
Elle  nous  est  représentée,  dans  le  siècle  suivant,  par  tant  de  souvenirs 
des  Annales  qui  se  retracent,  en  toute  occasion,  h  la  mémoire  érudite  de 
Cicéron.  Il  les  savait  par  cœur,  on  serait  tenté  de  le  conclure  de  ce  que 
rappelle  Quintilien '.  Certain  témoin,  qu'on  appelait  Sextus  Annalis, 
ayant  chargé  un  client  de  Cicéron ,  et  pressant  ce  dernier  de  répondre 
par  celte  interpellation  plus  d'une  fois  répétée  :  Eh  bien,  MarcusTullius, 
qu'avez-vous  h  dire  de  Sextus  Annalis,  num  qaid  potes  de  Sexto  Annali? 
l'orateur,  comme  s'il  se  fût  mépris  sur  le  sens  des  derniers  mots,  ré- 
pliqua p;ir  ce  vers  du  VI* livre  des  Annales,  vers  sonore,  majestueux,  où 
se  rencontre  un  peu  de  cet  or  que  dérobait  Virgile  au  vieux  poëte  : 

«  Qui  pourrait  dérouler  le  grand  tableau  de  cette  guerre.  » 

Quis  polis  ingénier  oras  evolvere  belli  *. 

Cicéron  cite  d'ordinaire  avec  plus  de  gravité  Ennius  qu'il  appelle  un 
grand  poëte  épique,  summum poetam  cpicam  ^.  Ainsi,  argum^tanl''  contre 
la  possibilité  d'attribuer  la  création  au  hasard  et  disant  que  les  lettres 
de  l'alphabet,  jetées  à  terre  confusément,  n'y  tomberaient  pas  arrangées 

'  Cîc.  De  orat.  111,  xlii.  —  *  Gic.  Tnsc.  I,  xv,  xlix  ;  De  senect.  XX.  —  '  Intt.  oral. 
VI,  III. —  *  C'est  ainsi  que  ce  vers  est  rapporté  par  Macrobe,  Sut.  VI,  i,  qui  le  rap- 
proche de  cet  autre  vers  qu'en  a  lire  Vii^ile,  yEn.  IV,  628  :  Et  mecum  ingénies  orat 
evolvite  belli.  Au  lieu  d'oras,  Quinlilien  et  le  grammairien  Diomède  donnent  cau- 
sas. Le  passage  a  le  ton  d'un  début,  et  M.  Vahien  Va  judicieusement  transporté  de 
la  fin  du  VI*  livre,  où  on  avait  coutume  de  le  placer,  au  commencement.  Il  est 
d'ailleurs  naturel  que  Cicéron,  feignant  de  se  croire  interpellé  sur  le  VI*  livre  des 
Annales  en  ait  de  préférence  cité  les  premiers  vers.  —  *  De  opt.  gen.  orat.  I.  —  *  De 
nat.  deor.  II,  xxxvii. 

49 


382  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  un  ordre  tel  qu'il  en  résultât  un  ouvrage  suivi,  il  ne  prend  pas 
pour  exemple  l'Iliade  d'Homère,  comme  Fénelon,  qui,  dans  le  Traité 
de  l'existence  de  Dieu  a  reproduit  cet  argument  ;  il  choisit  l'œuvre  de 
l'Homère  latin,  les  Annales  d'Ennius.  Ailleurs ^  voulant  expliquer  la 
force  de  l'institution  romaine  aux  beaux  siècles  de  la  République,  il 
allègue  un  vers  du  même  poëme  qui ,  par  sa  précision  et  sa  vérité ,  iui 
semble  un  oracle  émané  du  sanctuaire,  tanqaam  ecô  oracalo  qaodam 
effatas  : 

«  C'es'l  par  ses  mœurs  antiques,  par  ses  grands  hommes  que  Rome 
subsiste.  » 

Moribus  anliquis  res  stat  romana  virisque*. 

Ces  passages,  auxquels  on  pourrait  en  ajouter  beaucoup  d'autres, 
montrent  assez  quelle  place  occupait  une  poésie  si  romaine  dans  les 
pensées  non-seulement  de  l'ami  des  lettres  et  du  philosophe,  mais  du 
politique. 

Elle  enchantait  en  cet  âgele5  poètes  eux-mêmes.  Lucilius,  il  est  vrai, 
l'avait  comprise  dans  les  sévérités  de  sa  critique',  ce  qui  ne  l'avait  pas, 
empêché,  nous  avons  ses  vers,  de  nommer  avec  l'Iliade  les  Annales, 
comme  exemple  du  sens  plus  étendu  par  lequel  il  distinguait  du  mot 
poema,  le  mot  poesis.  iiPoema,  disait-il,  n'est  qu'une  partie  d'une  œuvre 
plus  longue.  Poesis,  voilà  le  tout,  voilà  l'œuvre;  comme  l'Iliade,  com- 
position suivie,  ime  et  complète;  comme  les  Annales  d'Ennius » 

Cujusvis  operis  pars  est  non  magna  poema. 
Illa  poesis  opus  totum,  ut  tola  Ilias  una 
Est  Q-éats ,  Annalesque  Enni * 

Tout  techniques  que  soient  ces  vers,  l'accent  de  l'admiration  ne 
laisse  pas  de  s'y  faire  entendre.  Mais  qu'il  éclate  avec  plus  de  force  et 
de  charme  d^ns  ces  autres  vers,  où  plus  tard  Lucrèce,  au  sujet  même 
des  Annales  et  de  ce  songe  pythagoriquc  qui  les  ouvrait,  avait  parlé 
de  l'éternité  des  vers  d'Ennius , 

Ennius  aeternis  exponit  versibus  edens , 

'  De  Rep.  V,  i,  ap.  Aug.  De  civ.  Dei,  II,  xxi.  —  '  Ce  vers  avait  été  placé,  par  con- 
jecture, dans  l'endroit  du  V*  livre  où  il  élait  question  du  sacrilice  fait  à  la  discipline 
militaire  par  T.  Manlius,  qui  lui  immola  son  propre  fils.  Il  ne  semble  pas,  on  doit 
le  dire,  sans  quelque  conformité  avec  les  paroles  que  prêle  Tite-Live  à  cet  inflexible 
et  cruel  gardien  des  anciennes  maximes.  M.  Vahlen  l'a  replacé  irnrmi  le»  fragmenta 
incertœ  sedis.  —  '  Horat.  Sat.  I,  x,  54  seq.  —  *  Sat.  lib.  IX,  fragm.  xv,  ap.  Non.  v. 
Poesis.  Voyez  l'excellent  recueil  de  M.  E.  F.  Corpet,  Paris,  i845,  p.  84- 


JUIN  1855.  383 

avait  montré  Ennius  rapportant  le  premier  de  l'aimable  Hélicon  une 
couronne  d'une  perpétuelle  verdure  : 

Ennius  ut  noster  cecinit  qui  primus  amœno  * 

Detulit  ex  Helicone  perenni  fronde  coronam*. 

Ennius ,  prenant  J'avance  sur  ses  panégyristes ,  ne  s'était-il  pas  orgueil- 
leusement couronné  lui-même.  Properce  semble  le  dire  dans  ce  passage 
où  il  renonce,  avec  une  aimable  modestie,  à  la  couronne  épique,  pour 
en  rechercher  une  plus  humble  : 

Ennius  hirsuta  cingat  sua  dicta  corona , 
Mi  folia  ex  hedera  porrige,  Bacche,  tuaV 

Uirsuta,  en  parlant  des  feuilles  du  laurier,  ne  manque  point  de  pro- 
priété descriptive  ;  mais  peut-être  aussi  que  sous  cette  propriété  se  cache 
la  censure  d'une  rudesse  de  versification  et  de  style,  dont  commençait 
à  s'offenser  im  goût  plus  délicat;  peut-être  que  le  vers  de  Properce  est, 
par  ce  trait  détourné,  le  précurseur  du  vers  plus  franc  d'Ovide  : 

Sumpseril  Annales,  nihil  est  hirsutius  illis\ 

Mais  si,  pour  les  principaux  ouvriers  de  la  perfection  poétique  du 
siècle  d'Auguste,  l'auteur  des  Annales  semble  le  représentant  d'un  art 
encore  grossier,  il  reste  grand  par  le  génie.  Ainsi  en  pensent  et  Virgile , 
qui  lui  fait,  non  sans  quelque  ingratitude,  tant  d'heureux  emprunts 
dont  il  pare  son  Enéide;  et  Horace  qui  lui  demande  l'exemple  de  cette 
poésie  dont  l'esprit  indestructible  subsiste  encore,  alors  même  que  sa 
forme  métrique  est  rompue*  ;  et  Properce,  qui,  ambitieux  des  grandes 
compositions,  des  grands  sujets,  incapable  cependant  d'y  atteindre  et 
forcé  de  descendre  à  de  plus  modestes,  aux  choses  folâtres  et  amou- 
reuses, exprime  son  abandon  du  genre  traité  dans  les  Annales  par  une 
image  où  leur  auteur  est  élevé  bien  haut.  Il  s'approchait,  dit-il,  quand 
Apollon  l'en  a  prudemment  écarté,  de  cette  fontaine,  à  laquelle, 
autrefois ,  le  père  de  la  poésie  latine,  Ennius,  avait  si  laidement  étanché 
sa  soif. 

Parvaque  tam  magnis  adnioram  fontibus  ora, 
Unde  pater  sitiens  Ennius  anle  bibitV 

Vient  à  son  tour  Ovide,  qui  résume  ingénieusement  en  deux  mots 

'  Denat.rer.  I,  ii8,  laa.  —  *£/ey.  IV,  1.61— '  Tm(.  II,  a  69. —  *  Sa/.I,  iv. 
60.  —  *  £/eg.III,cxi,  b. 

49- 


384  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ces  témoignages  unanimes  d'admiration ,  avec  les  réserves  qui  les  ré- 
duisent : 

'     Ennius  ingenio  maximus,  arle  rudis*. 

Cet  art  d'Ennius  qu'un  progrès  constant  de  pureté,  d'élégance,  de 
noblesse,  avait  rendu  à  la  fm  si  imparfait,  était  d'ailleurs  loin  de  nuire 
à-ses  Annales  dans  l'estime  d'un  certain  parti  littéraire  contre  lequel 
Horace  a  dû  réclamer^.  Il  y  avait  alors  à  Rome,  ce  qui  s'est  rencontré 
quelquefois  ailleurs,  des  gens  d'un  goût  superbe,  que  la  satiété  bien 
prompte  d'une  perfection  de  date  bien  récente  cependant,  peut-être 
aussi  une  disposition  malveillante  à  l'égard  des  talents  nouveaux  qui 
l'avaient  produite,  ramenaient,  avec  une  préférence  exclusive,  aux  mo- 
numents poétiques  les  plus  surannés.  Ils  avaient  Virgile  et  ils  ne  vou- 
laient lire  qu'Ennius, 

Ennius  est  lectus  salvo  tibi ,  Roma ,  Marone , 

comme  le  disait  encore  Martial',  réclamant  lui-même,  en  son  temps, 
contre  la  partialité  de  cette  admiration  rétrospective. 

A  travers  ces  vicissitudes  de  la  langue  et  du  goût  qui  vieillissent  les 
œuvres  de  l'esprit  et,  par  aventure ,  les  rajeunissent,  les  Annales  d'Ennius 
demeuraient  comme  une  sorte  de  monument  consacré.  Dès  l'origine, 
on  en  avait  fait,  dans  les  écoles  des  premiers  grammairiens  latins,  dans 
celle,  par  exemple,  de  Q.  Vargunteius,  des  lectures  publiques*.  Quel- 
ques siècles  plus  tard,  sous  les  Antonins,  un  intéressant  récit  d'Aulu- 
Gelle^nous  les  montre  encore  récitées  au  sein  d'un  auditoire  attentif  et 
charmé.  Le  rhéteur  Antonius  Julianus  a  reçu  à  sa  campagne  de  Pouz- 
zoles  de  jeunes  amis  des  lettres,  parmi  lesquels  se  trouve  le  futur 
auteur  des  Nuits  attiques.  La  docte  compagnie  est  informée  qu'on  lit  en 
ce  moment  au  théâtre,  avec  de  grands  applaudissements,  les  Annales 
d'Ennius  relie  ne  manque  pas  d'aller  prendre  sa  part  de  ce  divertisse- 
ment littéraire,  et,  au  retour,  elle  s'entretient  de  la  manière  dont  le 
leclem',  ïdvayvoS(rrvs,  comme  ils  l'appellent,  Yenniaste,  comme  il  s'inti- 
tule lui-même,  s'est  acquitté  de  sa  tàclie.  Antonius  Jidianus,  en  homme 
versé  dans  les  raretés  du  vieux  langage,  est  fort  scandalisé  d'avoir 
entendu  lire  quadrupes  eqaas,  au  lieu  de  quadrapes  eqaes,  véritable  leçon 
d'Ennius,  conforme  à  l'usage  de  Lucilius,  connue  de  Virgile,  qui  a 
curieusement  reproduit  cet  archaïsme  avec  tant  d'autres,  mal  à  propos 

\' 

'   Trist.  U,  424.  —  '  Epist.  II,  I.  1.  sqq.  —  '  Epigr.  V,  10.  —  "  Suet.  De  ill. 
gramm.  2.  —  *  Noct.  Att.  XVIII,  v. 


JUIN   1855.  385 

changée  dans  des  copies  de  date  récente ,  mais  donnée  par  un  antique  et 
vénérable  exemplaire,  de  très-grande  autorité,  un  exemplaire  corrigé 
de  la  main  même  de  C.  Octavius  Lampadion,  dont  le  rhéteur  a  fait 
l'acquisition  avec  bien  de  la  peine,  et  à  grands  frais,  uniquement  pour 
y  trouver,  dans  la  pureté  de  son  vieux  texte,  le  passage  controversé. 
Cet  exemplaire  des  Annales  d'Ennius  est  malheureusement  le  dernier 
dont  il  soit  question  chez  les  anciens.  Il  précède  immédiatement  les  res- 
titutions renouvelées  par  M.  Vahlen. 

Avant  de  franchir,  dans  cette  revue ,  un  si  grand  intervalle ,  n'omet- 
tons pas  de  rappeler  que  le  soldat  auteur  des  Annales  était  devenu  lui- 
même,  avec  le  temps,  un  personnage  d'épopée.  Il  a  son  rôle  chez 
Silius  Italiens,  dans  une  des  trop  nombreuses  scènes  de  nature  mer- 
veilleuse que  ce  copiste  de  Virgile,  qui  l'était  en  même  temps  de  Polybe 
et  de  Tite-Live,  a,  par  un  souci  excessif  de  la  tradition  épique,  indis- 
crètement mêlées  à  l'histoire. 

«Ennius,  dit-il,  issu  de  l'antique  race  du  roi  Messapus,  combattait 
a  aux  premiers  rangs,  et  honorait  en  le  portant  le  glorieux  insigne  du 
«centurion.  Il  était  venu  de  la  sauvage  Calabre,  de  l'antique  Rudies,  sa 
«ville  natale,  Rudies  aujourd'hui  connue  seulement  pour  l'avoir 
«nourri.  On  le  voyait  parmi  les  premiers  combattants,  comme  le 
«  chantre  de  Thrace  ,  qui,  dans  les  guerres  de  Cyziquc  contre  les  Argo- 
«nautes,  quittait  la  lyre  pour  le  javelot,  attirer  les  regards  par  les  fu- 
«  nérailles  qui  marquaient  sa  route  et  par  l'ardeur  guerrière  de  son 
«bras  qu'animait  le  carnage.  Hostus  accoui*t,  se  promettant  une  gloire 
«éternelle  s'il  pouviiit  repousser  un  si  redoutable  ennemi-,  d'un  bras 
«vigoureux,  il  balance  déjà  son  javelot.  Mais,  du  nuage  où  il  était  as- 
«sis,  contemplant  le  combat,  Apollon  rit  de  celte  vainc  entreprise  :  il 
«égara  au  loin  le  trait  dans  les  airs,  et  ajouta  :  Tu  t'es  enivré,  jeune 
«homme,  d'une  trop  présomptueuse  espérance.  Celui  que  tu  veux 
«atteindre  est  un  personnage  sacré,  placé  sous  la  garde  des  neuf  sœurs, 
«un  poète  digne  d'Apollon.  C'est  lui  qui  le  premier  chantera,  dans  ses 
«  illustres  vers ,  les  guerres  de  l'Italie ,  élèvera  aux  cieux  la  gloire  des 
«généraux  romains,  fera  résonner  l'IIélicon  de  ses  accents  de  triomphe, 
«égalera  Homère  etle  vieillard  d'Ascrée.  . .  » 

Ennius  anliqua  Messapi  ab  origine  régis,  etc*. 

L'emploi  du  merveilleux  admis,  et  nous  avons  déjà  dit  qu'on  ne  s'y 
prête  guère,  cette   scène  est  d'une  invention  assez  heureuse,  mais  à 

»  sa.  liai.  Punie.  XU.  393-413. 


386  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

laquelle  rexécution  ne  répond  pas.  Claudien,  dans  la  préface  d'un  de 
ses  panégyriques  de  Stilicon,  a,  depuis,  célébré  en  de  meilleurs  vers, 
chez  le  vaillant  auteur  des  Annales,  ce  noble  et  piquant  mélange  de 
guerre  et  de  poésie  : 

«  Le  plus  ancien  des  deux  Scipions,  qui  seul  ramena  loin  de  l'Italie,  à 
«sa  soui'ce  première,  le  fléau  de  la  guerre  punique,  mêlait  au  métier 
((  des  armes  le  culte  des  Muses.  Toujours  cet  illustre  général  rechercha 
<t  les  poètes.  La  vertu  veut  avoir  les  Muses  pour  témoins ,  et  celuiJà  aime 
«  leurs  chants  qui  fait  des  choses  dignes  d'être  chantées.  Soit  donc  que , 
«  dans  sa  première  jeunesse,  vengeant  les  mânes  de  son  père,  ii  soumît 
«  à  ses  lois  l'océan  espagnol ,  soit  que ,  devant  abattre  sous  son  invincible 
«  lance  la  puissante  colonie  de  Tyr,  il  fît  voir  ses  redoutables  enseignes 
«à  la  mer  de  Libye,  toujours  à  ses  côtés  marchait,  dans  les  camps  et 
«parmi  les  trompettes,  le  docte  Ennius.  Après  la  fanfare  du  clairon, 
«  applaudissaient  ensemble  à  ses  accents  et  le  fantassin  et  le  cavalier 
«rouge  de  sang;  et,  quand  Scipion  triomphait  des  deux  Carthages  sa- 
«  crifiées  l'une  à  son  père,  l'autre  à  sa  patrie,  lorsque,  après  les  calamités 
M  d'une  longue  guerre ,  il  faisait  marcher  devant  son  char  la  triste  Libye  , 
«  la  Victoire  semblait  ramener  les  Muses  avec  elle  et  les  lauriers  de 
«  Mars  couronnaient  le  poète.  » 

Major  Scipiades ,  etc.  ' 

Le  merveilleux  épique  s'est  réduit  ici  à  une  simple  métaphore, 
malheureusement  assez  commune  dans  son  élégance.  J'aime  mieux  les 
figures  qui  mêlent  aux  fanfares  belliqueuses  des  Romains  les  vers  de 
leur  poète  et  le  placent  presque  lui-même  sur  le  char  du  triomphateur, 
bien  que  ces  figures  elles-mêmes  s'écartent  déjà  autant  de  la  vérité  des 
mœurs  romaines  que  pourraient  le  faire  les  imaginations  d'un 
moderne. 

C'est  un  moderne  toutefois  qui  a  rendu  avec  le  plus  de  vérité  et 
d'intérêt  celte  situation  qu'avaient  faite  à  Ennius,  auprès  des  grands 
généraux,  des  grands  citoyens  de  Rome,  auprès  de  Scipion,  particuliè- 
rement, sa  vertu  guerrière  et  son  génie  poétique.  Mais  cette  peinture 
est  restée  enfouie  dans  un  ouvrage  si  anciennement,  si  complètement 
oublié,  que  jamais,  à  ma  connaissance ,  elle  n'a  été  citée,  parmi  tant 
de  témoignages  d'époques  diverses ,  curieusement  recueillis  à  l'honneur 
de  l'auteur  des  Annales.  Elle  termine  cette  4/rica  par  laquelle  Pétrarque, 
au  xiv*  siècle,  avait  voulu  réparer  la  perte  du  poëme  de  Silius  Italicus, 

'  Claudian.  Laud.  Stilic.  III.  praefat.  i" 


JUIN  1855.  387 

retrouvé  seulement  au  siècle  suivant  par  Le  Pogge.  C'était,  parmi  ses 
graves  œuvres  latines ,  imitées  de  Cicéron  et  de  Virgile ,  celle  dont  il 
attendait  surtout  cette  gloire  immortelle  que  devaient  lui  assurer,  sans 
qu'il  s'en  doutât,  ses  vers  en  langue  vulgaire.  Elle  lui  valut,  à  peine 
ébauchée,  avec  l'admiration  générale,  la  couronne  du  Capitole,  mais 
elle  resta  à  l'état  d'ébauche,  l'auteur  ayant  reconnu  lui-même,  avant 
tous,  combien  le  sujet  en  était  étranger  aux  naturelles  préoccupations 
des  siècles  nouveaux,  combien  l'invention  y  était  pauvre,  la  marche  lan- 
guissante, l'art  de  la  composition  et  du  style  négligé.  H. s'y  rencontre 
cependant,  et  pourrait-il  en  être  autrement,  assez  de  beaux  passages 
pour  payer  de  leur  peine  ceux  qui  oseraient  encore  en  affronter  la  lec- 
ture ,  et  dans  le  nombre,  parmi  les  plus  saillants,  celui  que  j'ai  annoncé', 
et  qu'on  me  saura  peut-être  gré  de  faire  connaître  par  une  courte  analyse 
et  quelques  extraits. 

Scipion  revient  d'Afrique,  traversant  une  mer  paisible  qui  semble 
sentir  qu'elle  porte  un  vainqueur, 

Viclorem  sensisse  putes. 

Près  de  lui  se  tient,  méditant  et  .silencieux,  Ënnius,  qu'il  invite  à  le 
distraire,  comme  de  coutume,  des  soucis  du  commandement,  par  ses 
entretiens.  Ennius  s'x)ccupait  en  lui-même  de  la  vertu  et  de  la  gloire 
de  Scipion,  songeant,  dit-il,  à  les  célébrer,  mais  se  déûant  de  sa  poésie 
nouvelle  et  imparfaite. 

«  L'art  de  ma  parole  n'a  pu  atteindre  encore  à  la  borne  où  tendent 
«mes  efforts;  il  ne  fait  que  de  naître  de  quelques  faibles  racines,  in- 
«  connu  jusqu'ici  au  Latium  et  content  de  se  produire  chez  des  co- 
te Ions  argiens.  » 

Nostra  perilia  fandi 
Nondtim  propositam  valuit  contingerc  metam , 
Nuper  ab  exiguis  radicîbus  or(a ,  nec  antc 
Cognila  per  Latium,  Argolicis  contenta  coionis. 

Ce  héraut,  qu'Alexandre  enviait  à  Achille ,  Ennius  désespère  de 
l'être  pour  Scipion  et  il  le  cherche  dans  un  avenir  lointain ,  dans  cet 
avenir  où  se  cachent  Pétrarque  et  son  Africa. 

«  Ce  n'est  pas  une  médiocre  fortune  pour  les  hommes  illustres  de 
«rencontrer  un  poète.  .  .  .  plus  que  tout  autre  tù  méritais,  ô  le  plus 
«grand  des  généraux,  d'avoir  ton  Homère.  Mais  la  fortune,  qui  t'est  si 

'  Voy.  Afric.  IX. 


388  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  douce  en  tout  le  reste,  t'a  en  cela  seul  traité  durement,  ne  le  donnant, 
«  pour  te  chanter,  qu'Ennius.  » 

in  reliquis  blanda,  in  que  hoc  durior  uno 

Me  solum  forluna  dédit 

tt  Peut-être  le  cours  des  ans  fera-t-il  naître  quelque  poëte  dont  les 
M  vers,  plus  dignes  de  toi,  élèvent  au  ciel  tes  justes  louanges,  tes  hauts 
«faits,  et  à  qui  Calliope  accorde  une  lyre  qui  résonne  plus  harmonieu- 
«  sèment  sous  sa  main ,  une  voix  plus  sonore.  » 

Currentibus  annis 
Nascelur  forsan  digno  qui  carminé  cœlo 
Efferat  emeritas  laudes  et  fortia  fada, 
Et  cui  mellifluo  melius  resonantia  plectro 
Calliope  det  fila  lyrae ,  vocemque  sonoram. 

Scipion  répond  honnctement  qu'il  ne  désire  pas  d'autre  chantre 
qu'Ennius,  et  l'entretien  continue  sur  les  rapports  des  grands  hommes 
et  des  poètes,  non  sans  l'introduction  un  peu  pénible  de  ce  laurier, 
laurea,  dont  le  nom  est  si  cher  à  Pétrarque  et  lui  a  inspiré  tant  de 
jeux  d'esprit  dans  ses  canzones  et  ses  sonnets. 

«Il  n'est  pas,  je  l'avoue,  aimable  héros,  d'âme  si  dure,  si  farouche, 
«  qui  ne  trouve  quelquefois  du  charme,  parmi  les  soucis,  les  travaux  de 
«la  vie,  à  écouter  les  accords  des  Muses,  à  se  mêler  aux  chœurs  sacrés 
«  des  dieux ....  Celui  qui  sait  avoir  fait  de  grandes  choses  pourrait-il 
«ne  point  aimer  les  poètes  à  la  durée  éternelle,  leurs  chants  sacrés?» 

Quisquis  enim  se  magna  videt  gessisse ,  necesse  est 
Diligat  aeternos  vates  et  carmina  sacra. 

Le  cours  delà  conversation,  complaisamment  prolongée  parEnnius 
pour  amuser  le  loisir  de  Scipion ,  l'amène  à  parler  du  commerce  qu'il 
aime  k  entretenir  avec  les  grands  hommes  de  l'antiquité ,  en  remon- 
tant toujours,  emporté  par  l'essor  de  son  esprit,  «jusqu'aux  ténèbres 
«dernières  où  se  cachent  ces  premiers  humains  que  la  Renommée, 
«fatiguée  de  son  long  et  perpétuel  voyage,  a  laissés  bien  loin  derrière 
«  elle  et  condamnés  à  l'oubli.  » 

Donec  ad  extremas  animo  rapiente  tenebras 
Perventum,  primosque  viros,  quos  fama  perenni 
Fessa  via  longe  ignotos  post  terga  reliquit. 

Mais  c'est  avec  les  anciens  poètes  surtout  que  se  plaît  sa  pensée,  et. 


■oi-        JUIN  1855.    liJOl  -  389 

parmi  eux  tous,  avec  Homère,  qui  attire  seul  ses  regards  i  son  admira- 
tion ,  son  amour. 

Millibus  ex  tantis  unus  mihi  summus  Homerus, 
Unus  liabet  quod  suspiciam ,  quod  mirer,  amemque. 

«Sans  lui  ne  s'est  écoulé  nul  de  mes  jours,  nulle  de  mes  nuits;  il 
«a  prolongé  mes  plus  courts  repas,  m'a  rendu  courte  la  voie  la  plus 
«longue,  et,  aplanissant  le  sol  sous  mes  pieds,  m'a  fait  franchir  sans 
«  effort  les  âpres  sommets  de  la  montagne.  » 

Hoc  sine  nulla  dies  abiit,  nox  nulla  sine  iilo; 
nie  brèves  cœnas  in  longuni  traxit,  et  idem 
Nunc  longam  brcviare  viam ,  nunc  tramite  piano 
Eldocuil  rigidi  transirc  cacumina  montis. 

Ici  se  place  un  souvenir  de  ce  dont  l'antiquité  avait  offert  partout 
la  trace  au  docte  Pétrarque,  de  ces  imaginations  hardies  d'Ennius,  qui, 
à  force  de  s'occuper  d'Homère,  d'y  penser,  d'en  parler,  comme  a  dit 
Cicéron^  en  était  venu  à  l'évoquer  dans  des  songes  par  lesquels  il  ou 
vrait  ses  grandes  compositions  épiques  et  didactiques,  et  même  à  s'y 
faire  révéler  par  lui  le  mystère  de  cette  transmigration  pythagoricienne, 
au  moyen  de  laquelle  l'âme  et  le  génie  du  chantre  de  l'Iliade  et  de 
l'Odyssée  étaient  venus  animer,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Rome, 
l'auteur  des  Annales, 

1  Quoiqu'il  ait  fleuri  bien  avant  le  temps  de  Rome  et  de  ses  rois ,  je 
tti'y  ai  ramené  en  imagination,  j'y  ai  transporté,  rendu  j)réscnte  son 
u  image.  » 

Qui  licet  ante  novos  reges  et  tempora  Romae 
Floruerit,  lamcn  hoc  in  tempus  menlc  rcduxi, 
Prœsentemque  animo  ficta  sub  imagine  feci. 

Cette  image,  comme  il  le  raconte  à  Scipion,  préludant  par  là  aux 
fictions  de  ses  poèmes,  lui  est  apparue  en  songe  la  veille  même  de  la 
grande  bataille. 

«  La  nuit  était  profonde  ;  je  vis  s'approcher  de  moi  un  vieillard  cou- 

«vert  de  quelques  lambeaux,  à  la  barbe  blanchissante  et  négligée 

<(  dont  l'inculte  majesté  imprimait  une  sainte  horreur.  » 

Horrofem  inculla  cum  tuajestatc  ferebai 

'   De  Repuhl.  V.  v. 

5o 


390  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L'ombre  s'est  adressée  à  lui  en  ces  mots  : 

«Salut,  toi  que  j'aime  entre  tous  sur  la  terre  des  Latins,  Ce  que  lu 
uas  longtemps  appelé  de  tes  vœux  vient  s'offrir  à  ta  vue;  vois  ce 
«  qu'était  Homère  au  temps  où  il  vivait!  » 

Aspice  qualis  erat  quondam  cum  vixit  Homerus. 

Ennius  s'attendrit  sur  la  cécité  d'Homère,  noblement  acceptée  par 
le  grand  poète. 

«  Le  Dieu  qui  m'enleva  les  yeux  du  corps  ne  m'en  pouvait-il  rendre 
«d'autres  pour  apercevoir  les  secrets  de  la  nature?» 

Qnid  ergo, 
Qui  mihi  corporeos  Deus  abstuiit,  ille  nequibal 
Hestituisse  alios,  quibus  haec  arcana  viderem? 

Les  secrets  de  l'avenir  ne  lui  sont  pas  non  plus  cachés.  A  la  fin  de 
l'entretien,  il  annonce  à  Ennius  la  victoire  du  lendemain,  et  lui  explique 
aussi  des  choses  plus  lointaines ,  que  le  regard  encore  h  demi  prophé- 
tique de  celui-ci  aperçoit  confusément  dans  les  siècles  futurs  :  l'avéne- 
ment  poétique  de  Pétrarque,  l'apparition  de  VAfrica. 

uAu  fond  d'une  étroite  vallée,  j'aperçois  un  jeune  homme  paisible- 
«ment  assis  parmi  déjeunes  lauriers,  et  méditant  le  front  ceint  de  verts 
«rameaux.  Quel  est-il,  ô  cher  maître?  Si  je  ne  m'abuse,  il  roule  dans 

«son  âme  quelque  hardi  dessein —  Tu  ne  te  trompes  pas,  me  ré- 

u  pond  Homère;  je  reconnais  ce  jeune  homme,  rejeton  lointain  de 
«votre  race,  que  fera  naître  dans  sa  vaste  enceinte  la  toscane  Flo- 
«rence....  Ses  vers  y  ramèneront  les  Muses  longtemps  exilées  et  er- 
urantes;  il  rendra  les  doctes  sœurs  à  l'Hélicon,  parmi  tous  les  soins 

«qui  agiteront  sa  vie François  sera  son  nom  :  ces  grandes  clK)se5 

«que  tes  yeux  ont  vues,  il  les  rassemblera  comme  en  un  seul  corps, 
((  chantant  les  armées  de  l'Espagne,  les  disgrâces  de  Garlhage,  la  gloire 

«  de  ton  Scipion.  Sur  son  œuvre  sera  inscrit  le  nom  de  l'Afrique Un 

M  triomphe  tardif  lo  fera  monter  à  votre  Capitole  :  un  monde  étranger 
«aux  arts,  une  foule  ivre  d'autres  passions  ne  le  détourneront  pas  d'y 
«aller  chercher  la  couronne  de  vert  laurier,  que  rapportera  son  front 
«couronné,  le  sénat  lui  feisant  cortège....  »  ■   P     ■      '' 

Ainsi  parlait  Homère ,  dit  en  finissant  Ennius, 

«Quand  les  éclats  de  la  trompette  matinale  m'arrachèrent  à  ma 
u  vision  et  firent  disparaître  ces  vains  songes.  » 

Cum  malulino  litui  clangore  repente 
Excutior  visis,  soranusque  rccessit  inanis. 


JUIN  1855.  391 

Alors  Scipion  remercie  Ënnius  : 

«  Vérité  ou  fiction ,  ton  récit  est  agréable.  » 

Seu  sunt,  seu  talia  fingis 
Duicia  suDt,  fateor. 

«Ce  jeune  homme,  aperçu  dans  tes  songes,  ce  nouveau  poète,  ma 
«pensée  dès  à  présent  s'y  attache —  Je  l'aime,  quel  qu'il  doive  être,  et 
«  même  s'il  n'est  jamais.  »> 

Diligo  quisquis  erit,  si  nullus,  dih'go  nulluin. 

Cette  conversation  du  vainqueur  de  Carthage  et  de  son  poëte ,  ce 
tour  nouveau  donné  au  songe  si  célébré  par  les  anciens,  dans  lequel 
celui-ci  prétendait  avoir  vu  Homère,  cette  annonce  d'un  poète  qui, 
chez  les  modernes,  reprendra,  après  Ennius,  le  panégyrique  de  Sci- 
pion, sont,  selon  mon  sentiment,  que  peu  de  personnes  peuvent  con- 
tredire, ce  qu'il  y  a  de  plus  original  dans  ïAfrica  de  Pétrarque.  Il  est 
fâcheux  seulement  que  le  soin  sévère  de  la  composition  et  du  style  ait 
manqué  à  cet  épisode  du  pocmc ,  dans  la  même  proportion  qu'au 
poème  lui-même,  et  qu'il  n'en  ait  pas  fait  un  ensemble  plus  net,  plus 
complet,  plus  achevé,  digne  d'être  considéré  à  part  et  lu  autrement  que 
par  fragments,  et  par  fragments  bien  courts. 

Quelque  originale  que  puisse  paraître  cette  scène,  au  miUeu  des  dé- 
tails trop  prosaïquement  historiques,  ou  trop  banalement  épiques  de 
VAfrica,  Pétrarque  y  avait  été  prévenu  par  Ennius  lui-même. 

Selon  Aulu-Ge^ie^  Ennius,  au  VIT  livre  de  ses  Annales,  avait 
peint  dans  les  mêmes  rapports  et  le  consul  Servilius  Geminus,  com- 
battant en  Sicile  les  Carthaginois  vers  l'année  5o6,  et  un  confident  dont 
nous  ne  savons  pas  le  nom,  homme  du  caractère  le  plus  sûr,  de  fesprit 
à  la  fois  le  plus  sérieux  et  le  plusaimable.  Sous  cette  image ,  Aulu-Gelle 
le  dit  d'après  L.  yEliusStilo,  Ennius  avait  voulu  se  peindre  lui-même  et 
sans  doute  aussi  son  intimité  avec  Scipion.  Aulu-Gelle  cite  les  vers, 
les  louant  ingénieusement,  y  trouvant  une  excellente  peinture  des 
qualités  qui  conviennent  à  un  homme  admis  dans  une  noble  confi- 
dence, celles  qui,  dans  un  commerce  inégal,  mettent  de  niveau  le 
bon,  l'aimable,  le  sage,  le  docte  client,  avec  son  noble  patron.  Il  y 
trouve,  en  outre,  un  air  de  simplicité  antique,  qui  le  ravit.  Ils  sont  en 
effet ,  quoique  imparfaits  pour  la  versification  et  le  langage .  et  même 

•  Noci.Av.  XU,  IV. 

r>o. 


392  JOURNAL  DES  SAVANTS.      . 

aujourd'hui  visiblement  altérés  dans  leur  texte,  pleins  de  sentiment  et 
de  charme. 

«A  ces  mots,  il  appelle  celui  qu'il  admettait  volontiers  au  partage 
«amical  de  sa  table,  de  son  entretien,  de  ses  secrets,  lorsqu'il  s'était 
«fatigué,  une  grande  partie  du  jour,  à  traiter  les  affaires  de  la  Répu- 
«  blique  ou  dans  le  vaste  Forum ,  ou  dans  la  vénérable  assemblée  du 
«  Sénat;  devant  qui  il  pouvait  tout  dire  sans  crainte,  les  grandes  choses 
«comme  les  plus  petites  et  les  moins  sérieuses,  répandre  librement  sa 
«tristesse  et  sa  joie;  le  sûr  dépositaire  de  toutes  ses  pensées,  le  com 
«pagnon  de  tous  ses  plaisirs  ou  connus  ou  cachés:  homme  que  nul 
«  sentiment  ne  porte  au  mal ,  qui  ne  s'y  laisse  aller  ni  par  légèreté ,  ni 
«par  penchant;  docte,  fidèle,  agréable,  disert,  content  de  ce  qu'il  a, 
«heureux,  riche  à  peu  de  frais;  homme  avisé,  sachant  agir  et  parler  à 
«propos,  au  commerce  facile,  au  bref  langage,  aux  nombreux  souve- 
«nirs,  vieux,  enfouis,  oubliés;  qui  connaît  les  mœurs  anciennes 
«comme  les  mœurs  nouvelles;  qui  comprend  les  lois  divines  et  hu- 
«  maines;  qui  a  beaucoup  à  dire  et  qui  sait  beaucoup  taire.  Tel  est  celui 
(/  qu'au  milieu  des  combats  Servilius  appelle  auprès  de  lui  et  auquel  il 
«  parle  en  ces  mots.  » 

Hocce  loculu'  vocal,  quocum  bene  saepe  libenler 

Mensam,  sermonesque  suos,  rcrumquc  suarum 

Comiler  imperlit  \  magna  quum  lassu'  diei 

Parti*  fuvisset,  de  summis  rebu'  gerundis, 

Consilio,  indu  foro  lato ,  sanctoque  Senatu  ; 

Cui  res  audacicr  magnas,  parvasquc,  jocumque 

Eloquerelur;  tincta  malis',  et  qrœ  bona  diclu 

Evomeret,  si  qua  veliet  luloque  locarel; 

Quocum  molla  volutat*  gaudia  clamque  palamque; 

Ingenio  quoi  nulla  malum  senlenlia  suadet. 

Ut  faceret  facinuslevis  aul  malus;  dodu',  fidclis, 

Suavis  homo,  facundu',  suc  contentu',  beatus, 

Scitu',  secunda  loquens  in  tempore,  commodu',  verbùm 

Paucûm;  molla  tenens  anliqua,  sepolla,  vetusia. 

Quae  faciunt  mores  veteresque  novosque  tenenlem'; 

Mollarnm  velerum  legum  *  Divumque  hominumque 

Prudenlem;  qui  mulla  loqui  ve  lacère  ve  posset. 

Hune  inler  pugnas  compellat  Servilius  sic. 

Ce  beau  portrait  d'Ennius  par  lui-même,  qui  honore lant  son  carac- 

'  Dans  le  recueil  de  M.  Vahlen  on  lit  :  Congeriem  partit.  —  *  Ibid.  Magnam 
parlera.  —  '  Ibid.  Cuncta  sîmul.  —  *  Ibid.  Volup  ac.  —  '  Ibid.  Veluslas  Quem 
récit  mores,  etc.  —  °  Ibid.  Multorum  velerum  leges. 


JUIN  1855.  393 

tare  et  son  talent,  est  un  des  débris  les  plus  considérables  qui  soient 
restés  de  ses  Annales,  un  de  ceux  qui,  faisant  le  plus  regretter  la  perte 
du  monument,  ont  surtout  suscité,  au  xvi*  siècle,  ces  restitutions  de 
l'œuvre  du  poète  auxquelles  nous  aurions  maintenant  à  comparer  ce 
qui  y  répond  dans  le  recueil  nouveau  de  M.  Vahlen.  Mais  la  place  nous 
manque  pour  ce  parallèle.  Il  convient  de  le  renvoyer  à  un  prochain 
article. 

PATIN.    .' 

{La  saite  à  un  prochain  cahier.) 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  liMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L'Académie  française  a  tenu,  le  a8  juin,  une  séance  dans  laquelle  n  été  reçu 
M.  Silveslre  de  Sacy ,  élu  le  i8  mai  i854,  en  remplacement  de  M.  Jay.  M.  le  comte 
de  Salvandy,  directeur  de  l'Académie,  a  répondu  au  récipiendaire. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

.M.  Jules  Cloquet  a  été  élu,  dans  la  séance  du  lundi  1 1  juin,  membre  de  l'Aca 
demie  des  sciences,  section  de  médecine  et  de  chirurgie,  en  remplacement  de 
M.  Lallemand,  décédé. 


304  JOURNAL  DES  SAVANTS 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Râmâyana ,  poëine  sanscrit  de  Vâlmîki ,  mis  en  français  pour  la  première  fois  par 
Hippolyle  Fauche,  Iraducleur  du  Dhartrihari,  dix  Gîta-Govinda,  elc.  Paris,  i85A- 
i855,  3  vol.  in-8%  xxix-^Sa,  Sga,  xxxiii-354.  —  La  tratluclion  de  M.  Hippolyte 
Fauche  en  est  arrivée  au  troisième  volume,  et  comprend  les  deux  premiers  chants 
du  Râmâyana ,  l'Adikânda  et  VAyodhyâkânda.  Elle  est  faite  directement  sur  le  texte 
sanscrit  de  l'édition  de  M,  Gorrosio,  avec  une  liltéralité  qui  est  peut-être  quelque- 
fois un  peu  trop  scrupuleuse.  M.  H.  Fauche  compte  pouvoir  donner  deux  volumes 
par  an,  comme  ceux  qu'il  a  déjà  publiés;  et  sa  tâche  laborieuse  pourrait  ainsi  être 
achevée,  si  rien  ne  l'arrôtt',  dans  un  assez  petit  nombre  d'années.  Une  traduction 
complète  du  Râmâyana  serait  un  grand  service  rendu  aux  études  sanscrites,  et  un 
monument  digne  de  l'écolequ'a  fondée  parmi  nous  Eugène  Burnouf,  dont  M.  Fauche 
a  été  l'un  des  élèves  les  plus  assidus. 

Voyage  en  Orient,  Grèce,  Turquie,  Egypte,  par  A.  Regnault,  bibliothécaire  du 
Conseil  d'Etal,  in-8°.  —  M.  Regnault,  connu  entre  autres  par  une  Histoire  du  Con- 
seil d'Etat,  qui  a  été  l'objet,  au  temps  de  sa  piibllcalion,  d'une  note  bibliogra- 
phique dans  ce  journal ,  fait  aujourd'hui  paraître  le  récit  pittoresque  d'un  intéres 
sant  voyage  qu'il  a  fait  en  Autriche,  en  Grèce,  en  Turquie  et  en  Egypte.  C'est  un 
tableau  animé  de  tout  ce  que  l'auteur  a  vu  de  |>lus  saillant  et  de  moins  connu  dans 
ses  diverses  pérégrinations.  On  y  trouve  beaucoup  de  remarques  curieuses  et  neuves 
sur  les  usages  et  mœurs  des  pays  qu'il  a  parcourus,  et  le  tout  est  entremêlé  d'heu- 
reuses réminiscences,  tant  des  littératures  classiques  que  des  littératures  du  Nord 
et  notamment  de  l'anglais,  dont  plusieurs  belles  citations  ont  été  habilement  tra- 
duites en  vers  par  l'auteur.  Dans  un  appendice,  il  a. aussi  donné  quelques  traduc- 
tions du  turc  empruntées  à  MM.  Servan  de  Sugny  et  Garcin  de  Tassy.  Ce  dernier 
savant  lui  a  fourni  entre  autres  une  description  de  la  prise  de  Constanlinople  par 
Mahomet  II,  d'après  un  historien  original,  dont  l'ouvrage  a  une  grande  célébrité  en 
Turquie. 

Ballades  et  chants  populaires  de  la  Roumanie  [Principautés  Danubiennes) ,  recueillis 
et  traduits  par  V.  Alessandri,  avec  une  introduction  par  M.  A.  Ubicini.  Paris,  im- 
primerie deSoye  et  Bouchet,  librairie  de  Dentu,  i855,  in- 12  de  xLvi-igg  pages. 
—  En  publiant  une  traduction  française  des  chants  populaires  de  la  Roumanie, 
?on  pays  natal,  M.  Alessandri  paraît  s'être  proposé  principalement  de  démontrer, 
par  la  similitude  des  mœurs,  des  coutumes,  des  stiperstitions  locales,  que  les  Rou- 
mains ou  Valaques  descendent  des  Romains  transportés  dans  la  Dacie  par  Trajan, 
et  ne  se  sont  jamais  mêlés  aux  Slaves.  Il  y  a,  en  effet,  dans  la  plupart  de  ces  poé- 
sies des  traditions,  des  usages,  des  souvenirs  mythologiques,  qui  semblent  attester 
ce!te  origine.  Quelques-unes  des  ballades  se  distinguent  par  un  mérite  littéraire 
incontestable.  Parmi  les  plus  pathétiques  ouïes  plus  gracieuses,  nous  avons  remar 
que  celles  qui  ont  pour  litre  :  Drancovane ,  Manoli,  Minorita,  le  Coucou  et  la  Toar- 
ferelle. 

Histoire  de  la  Ligue  sous  les  règnes  de  Henri  III  et  de  Henri  IV,  ou  Quinze  années 


f  w      JUIN  1855.  395 

de  l histoire  de  France,  par  Victor  de  Chalanibert.  Imprimerie  de  Beau,  à  Saint- 
Germain  ;  librairie  de  Douniol ,  à  Paris.  2  volumes  in-8°  de  Lxxxiii-SSy  et  4 99  pages. 
—  Après  une  introduction  historique,  dont  le  but  est  d'établir  qu'au  moment  où 
la  Ligue  éclata,  la  situation  des  catholiques  rendait  nécessaire  «ce  grand  mouve- 
■  ment  religieux  et  national,  »  l'auteur  du  livre  que  nous  annonçons  trace,  au  point 
de  vue  surtout  des  inlérèls  de  la  religi^in  catholique,  un  tableau  Irès-développé  des 
événements  dramatiques  qui  ont  marqué,  en  France,  les  quinze  dernières  années 
du  XVI*  siècle.  Quelque  jugement  qu'on  porte  sur  l'esprit  général  et  les  tendances 
de  cet  ouvrage,  on  ne  peut  méconnaître  que  M.  de  Chalambert  a  su  rajeunir,  par 
d'intéressants  détails,  un  sujet  bien  souvent-traité.  Sa  conclusion  est  que  la  sainte 
Union  fut  à  la  fois  légitime  dans  son  principe,  énergique  et  sage  dans  ses  actes,  dé- 
sintéressée dans  sa  fin. 

Études  sur  le  xviii'  siècle,  par  Ernest  Bersol,  agrégé  de  philosophie,  docteur  es 
lettres.  Imprimerie  de  lîeati  jeune,  à  Versailles,  librairie  de  Durand,  à  Pari.s.  i855, 
a  volumes  in-ia  de  viii-5i3  «l357  pages.  —  C'est  au  point  de  vue  philosophique 
surtout  que  l'auteur  de  ce  livre  apprécie  le  xviii*  siècle.  Après  bien  d'autres,  mais 
avec  quelques  vues  neuves  et  un  intérêt  soutenu,  il  suit  le  développement  de  cet 
esprit  d'examen  qui,  remontant  aux  principes  en  toutes  choses,  discutait  la  reli- 
gion, la  morale  et  la  politique.  Le  premier  volume  est  consacré  à  une  étude  gêné» 
raie  du  xviii*  siècle;  le  second  volume  contient  quatre  éludes  particulières:  Vol- 
taire, Rousseau,  Diderot,  Montesquieu. 

Histoire  de  Fiers,  ses  seigneurs,  son  industrie,  par  le  comte  Hector  de  la  Fcrrière, 
membre  de  la  So»:iélé  des  antiquaires  de  Normandie.  Cacn,  imprimerie  el  librairie 
de  Flardel,  i855.  —  Dans  cette  histoire,  soigneusement  élaborée,  d'une  petite 
ville  de  Normandie,  nous  sigtialcrons  particulièrement  les  nièces  inléresîianles 
publiées  par  l'auteur,  d'après  les  originaux  conservés  aux  archives  du  château 
de  Fiers.  Ce  sont  des  lettres  inédiles,  pour  la  plupart  fort  curieuses,  des  rois 
Charles  IX,  Henri  III,  Henri  IV  et  Louis  XIII,  cl  des  ducs  de  Monipensier  et  de 
Longuevillc. 

Essai  snrle  classement  des  monnaie»  d'argent  des  LagidfS,  par  François  Lenormant. 
Blois,  imprimerie  de  Lecesne,  i855,  in-8*  de  laa  pages.  —  M.  CharU-s  Lenor- 
mant, dans  le  savant  ouvrage  qu'il  a  publié  sous  le  litre  de  Trésor  de  numismatique , 
avait  posé  les  bases  d'une  nouvelle  classification ,  à  la  fois  géographique  et  histo- 
ii|ue,  des  monnaies  des  Lagides.  M.  F'rançois  Lenormant,  qui  débute  dans  la  car- 
rière de  l'érudition  sou?  les  yeux  el  avec  les  conseils  de  son  père,  développe  anjour- 
il'hui  ce  système  de  cla>sement  en  l'appuyant  de  nombreuses  preuves. 

Ctenienlis  III ponlijicis  Romani,  Epistolœ  et  privilégia ,  ordine  chronologico  digesta .  .  .  ; 
accuranlc  J.  A.  Mignc.  Tomus  unicus.  Imprimerie  de  J.  P.  Migne  à  Monlrcuge, 
iSST),  in  4*  de  766  pages  (ifjSa  colonnes).  —  Cette  nouvelle  édition  des  lettres 
el  des  privilèges  du  pape  Clément  III  est  précédée  des  œuvres  d'un  grand  nombre 
d'autres  auteurs  ecclésiastiques  du  xn*  siècle.  Les  éditeurs  y  ont  réuni  les  écrits  qui 
nous  restent  de  Bcinier,  moine  de  Saint-Lambert  de  Liège,  do  Henri  de  Château- 
Marçay,  cardinal,  de  Baudouin,  archevêque  de  Canlorbéry,  de  Bernard,  abbé  de 
Fontcauld,  de  Laurent  de  Liéj^e,  auteur  de  la  Vie  des  évoques  de  Verdun,  et  de 
plusieurs  écrivains  de  l'ordre  de  Grandmonl. 

Oïdenci  Vilalis  Angligeiiœ,  cœnobii  Uticensis  monachi,  Ilisloria  ecclesiastica.  Acce- 
dunl  Ati;istasii  IV,  Adriani  IV,  Romanorum  pontificum ,  epistolœ  et  privilégia, 
necnon  Thcobaldi  Can'.u,'\riensis  arcliiepiscopi,  Altonis  Sisloriensis,  B.  Amedci 
Lausannensis,  Anselmi   Havclhergensis,  Gisleberti  Porrelani   Piitaviensi»  episco- 


396  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

porum;  Guerrici  Igniacensis;  Odonis  Morimundensis ,  Fastredi  Claraevallensis , 
Joannis  Cirilae  Tharaucani  in  Hispania,  Gaufridi  Clarœvallensis  abbatum;  Hugonis 
MeleHi,  canonici  regularis,  Gisberli  de  Hoilandia  opuscula,  diplomala,  epistolae; 
accurante  J.  P  Migne.  Tomus  unicus.  ;Imprimerie  de  J.  P.  Migne  à  Montrouge, 
i855,  in-4°  de  85o  pages  (1,700  colonnes). 

BELGIQUE. 

Histoire  de  l'abbaye  de  Saint-Bavon» et  de  la  crypte  de  Saint-Jean,  à  Gand,  par 
A.  Van  Lokeren.  Gand,  imprimerie  et  librairie  de  Hebbelynck,  i855,  in-4°  de 
xvi-257  et  11-173  pages,  avec  planches.  —  L'abbaye  de  Saint-Bavon  de  Gand, 
fondée  en  63 1  par  saint  Amand,  apôtre  de  la  Flandre,  était  une  des  plus  impor- 
tante des  Pays-Bas.  M.  Van  Lokeren  en  donne  une  histoire  complète  et  intéressante 
dont  il  a  puisé  les  éléments  dans  les  litres  conservés  aux  archives  de  la  Flaridre 
orientale,  et  à  la  bibliothèque  de  l'Université  de  Gand.  Un  assez  grand  nombre  de 
chartes  inédiles  et  de  savantes  notes  accompagnent  ce  travail  historique,  qui  a  dû 
coûter  à  l'auteur  de  longues  et  laborieuses  recherches.  Un  index  géographique  et 
une  table  des  matières  terminent  la  première  partie  de  l'ouvrage.  Dans  la  seconde 
partie,  on  trouve  une  analyse  succincte  de  tous  les  documents  renfermés  dans  les 
archives  de  l'ancienne  abbaye  de  Saint-Bavon. 

La  Belgique  ancienne  et  ses  origines  gauloises,  germaniques  et  Jranques ,  par  H.  G. 
Moke ,  professeur  à  l'Université  et  à  l'Athénée  deGand.  Imprimerie  de  Hebbelynck, 
à  Gand,  librairie  de  A.  Durand,  ^  Paris,  i855,  in-8'  de  xii-5o/i  pages.  Ce  livre, 
qui  a  pour  but  de  prouver  «l'unité  sociale»  et  la  communauté  d'origine  des  popu- 
lations qui  habitent  aujourd'hui  la  Belgique,  s'arrête  au  règne  de  Clovis.  Quoique 
les  Belges  Wallons  parient  une  autre  langue  que  les  Belges  Flamands,  M.  Moke 
n'en  est  pas  moins  persuadé  que  l'origine  des  uns  et  des  autres  est  la  même.  Selon 
lui,  le  dialecte  wallon,  sorti  comme  le  français  des  ruines  du  latin,  n'a  point  de 
mots  celtiques  qui  puissent  révéler  la  présence  des  anciens  Gaulois  (Gaels)  dans  ces 
contrées. 


TABLE. 

■     P*ges 

De  Bicbat,  à  l'occasion  d'un  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la  mort,  etc. 

(1"  article  de  M.  Flourens.) 333 

Détermination  de  l'équinoxe  vernal  de  1853,  etc.  (2*  article  de  M.  Biot.) 347 

Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers  état.  (2*  article  de 

M.  Mignet.) 366 

Tragicorum  romanorum  reliquiœ,  etc.;  Ennianx  poesis  reliqoiae,  etc.  (2*  article 

de  M.  Patin.) 379 

Nouvelles  littéraires 393 

FIN    DE    LA    TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


JUILLET  1855. 


Notice  bibliographique  sur  Montaigne ,  par  J.  F.  Payen,  d.  m. 
Documents  inédits  sur  Montaigne,  recueillis  par  le  docteur  Payen, 

Paris,  i855. 

Montaigne  magistrat,  par  Alphonse  Grûn,  archiviste 

de  la  couronne. 

La  vie  publique  de  Montaigne, 

étude  biographique  par  Alphonse  Grûn. 

PREMIER    ARTICLE. 

Le  culte  minutieux  des  gi^ands  écrivains,  la  recherche  de  tout  ce  qui 
les  concerne,  la  curiosité  sur  leur  vie,  sur  leurs  travaux,  sur  l'histoire 
anecdotique  de  leur  génie ,  est  une  excellente  disposition ,  fort  en  cré- 
dit de  nos  jours,  et  que  nous  sommes  bien  loin  de  vouloir  mécon- 
naître ou  décourager,  soit  à  l'égard  des  noms  étrangers,  soit  à  l'égard 
des  nôtres. 

Nous  savons  combien ,  depuis  trente  ans ,  on  a  fait  de  recherches  et 
d'efforts,  en  Angleterre,  pour  accroître  un  peu  le  bagage  biographique 
de  Shakspeare,  rectifier  quelques  dates,  et  découvrir  quelques  faits  se 
rapportant  au  poète  qui,  séparé  de  nous  par  deux  siècles  et  demi 
seulement,  ne  semblait  guère  pour  les  Anglais  une  gloire  moins  écla- 
tante et  une  personnalité  moins  obscure  que  celle  d'Homère  lui- 
même.  On  a  retrouvé  avec  grande  joie,  il  y  a  plusieurs  années,  des 
pièces  de  comptabilité  théâtrale,  des  conventions  particulières,  où  son 

5i 


398  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nom  figure,  une  pétition  au  chancelier  lord  EUesmere,  dans  laquelle 
il  est  désigné  avec  quelques  détails  :  on  a  réuni  en  bien  plus  grand 
nombre  encore  de  petits  faits  contemporains,  des  incidents  de  mœurs 
et  de  costume  utiles  à  l'intelligence  de  ses  œuvres;  et  un  savant  homme, 
le  docteur  Daniel  Drake ,  a  composé  deux  volumes  in-A"  touchant  la 
vie  et  les  écrits  de  ce  poëte,  sur  lequel  ses  premiers  éditeurs,  et,  entre 
autres,  le  poëte  tragique  Rowe,  plus  voisin  que  nous  du  siècle  d'Elisabeth, 
avaient  à  peine  trouvé  matière  à  quelques  pages.  C'est  que,  dans  notre 
Europe  moderne,  et  avec  l'esprit  curieux  et  méthodique  de  nos  nations 
vieillissantes ,  la  distance  même  du  temps  sert  à  fexactitude  :  on  se  pique 
de  tout  savoir  d'une  époque  éloignée.  On  recherche,  on  compare,  on 
discute  les  moindres  documents  avec  une  précision  que  ne  peut  avoir 
l'indifférence  contemporaine;  et  on  arrive  à  constater  ce  que  souvent 
elle  ignorait.  Ce  mérite  d'attention  scrupuleuse  fait  aujourd'hui  partie 
du  goût  littéraire  dans  les  esprits  cultivés;  et  la  vive  sagacité,  la  divina- 
tion créatrice  de  quelques  talents  supérieurs  a  excité,  en  y  répondant, 
ce  progrès  de  la  curiosité  commune.  Non-seulement,  on  a  beaucoup  ex- 
humé; mais,  en  examinant  davantage,  on  a  mieux  compris;  et  cela, 
dans  l'histoire  des  lettres  comme  dans  l'histoire  en  général. 

Que  savait-on  de  Montaigne,  par  exemple,  dans  le  xvn*  siècle?  Bien 
peu  de  chose,  et  pas  même  ce  qu'il  s'est  donné  la  peine  de  nous  dire 
lui-même  sur  son  propre  compte. 

Un  soupçon  de  licence  et  de  scepticisme  pesait  sur  sa  mémoire,  et  ne 
permettait  guère  de  lui  donner  une  grande  place  parmi  les  fondateurs 
de  notre  littérature.  Chose  singulière!  Dans  le  premier  plan  du  Dic- 
tionnaire de  l'Académie,  où  chaque  acception  devait  être  appuyée 
d'exemples  connus,  Montaigne,  après  quelque  difficulté,  fut,  à  la  vé- 
rité, admis  au  nombre  de  ceux  qui  pouvaient  faire  autorité  :  mais,  il  était 
mêlé  avec  l'avocat  Marion ,  avec  Audiguier,  Bardin ,  Duchâtelet  et  bien 
d'autres  noms  oubliés.  MM.  de  Port-Royal  furent  plus  sévères  encore 
pour  lui,  blâmant  ses  mœurs  et  son  langage.  Pascal,  qui  semble  favoir 
lu  jusqu'à  le  savoir  par  cœur,  et  qui  certainement  a  beaucoup  profité 
de  cette  vieille  et  forte  langue,  lui  en  veut  trop  de  sa  mollesse  épicu- 
rienne et  de  ses  histoires  sur  lui-même,  pour  faire  assez  de  compte 
de  son  génie.  Bossuet  n'en  parle  qu'une  fois,  avec  une  sorte  d'ana- 
thèrae,  fappelant  an  Montaigne  ^  et  lui  reprochant  le  paradoxe  de  la 

*  oQuoi!  tout  meurt,  tout  est  enterré!  Le  cercueil  vous  égale  aux  bêtes;  et  il 
«n'y  a  rien  en  vous  qui  soit  au-dessus?  Je  le  vois  bien,  votre  esprit  est  infatué  de 
«tant  de  belles  sentences,  écrites  si  éloquemment  en  prose  et  en  vers,  quun  Mon- 
»taigne,  je  le  nomme,  vous  a  débitées,  qui  préfèrent  les  animaux  à  1  homme, 


JUILLET  1855.  399 

raison  humaine  ravalée  au-dessous  de  l'instinct  des  brutes.  Fénelon ,  si 
délicat  amateur  des  grâces  du  langage  dans  Joinviile ,  dans  Amyot,  dans 
le  cardinal  d'Ossat,  dans  saint  François  de  Sales,  ne  nomme  Montaigne 
que  pour  lui  reprocher  ses  expressions  gasconnes  ;  et  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il 
attribue  le  moins  du  monde  «ce  je  ne  sais  quoi  de  court,  de  naïf,  de 
«  hardi ,  de  vif  et  de  passionné ,  »  dont  il  sait  gré  à  nos  vieux  auteurs. 
Boileau  et  les  critiques  du  temps  sont  également  muets  sur  l'auteur  des 
Essais;  et  je  ne  vois  guère  que  La  Bruyère  qui  ne  craigne  pas  de  le 
louer  d'avoir  beaucoup  pensé,  et  qui  ne  s'avoue  lui-même  son  disciple, 
au  point  d'essayer  même,  dans  quelques  pages,  une  complète  imitation 
et  un  pastiche  de  ses  formes  de  langue  et  de  style. 

Montaigne  aurait  pu  compter,  à  la  vérité ,  dans  le  même  siècle ,  deux 
autres  bien  rares  élèves,  deux  héritiers  de  ses  traditions  hardies  et  de 
son  génie,  de  sa  libre  philosophie  et  de  sa  verve  française.  Mais  ils 
étaient  nourris  et  pleins  de  lui,  ils  se  servaient  de  son  parler  naïf  et  de 
son  libre  penser,  sans  le  nommer  nulle  part  :  et  leur  originalité,  qui 
vient  en  partie  de  la  sienne,  n'y  faisait  pas  songer  les  contemporains  : 
c'étaient  Molière  et  La  Fontaine. 

Faut-il  le  dire?  La  renommée  de  l'auteur  des  Essais  fut,  au  xvi*,  au 
xvTi*  siècle,  plus  grande  à  l'étranger  que  parmi  nous.  Les  Anglais,  dont 
quelques-uns  le  lisaient  dès  lors  dans  sa  langue,  en  ont  ou,  de  bonne 
heure,  deux  traductions  complètes;  et  Shakspeare  emprunta  littérale- 
ment à  la  première  de  ces  deux  versions,  parfois  énergique  et  naïve 
comme  l'original ,  un  curieux  passage  de  son  drame  de  la  Tempête  ^ 
Quant  à  l'école  des  moralistes,  des  penseurs  et  des  satiriques  anglais, 
depuis  Burton  et  Shaftesbury  jusqu'à  Swift  et  Sterne,  elle  a  distillé 
tant  qu'elle  a  pu  l'érudition  et  les  amusants  caprices  de  Montaigne;  et, 
comme  dit  un  d'eux,  a  elle  boit  à  pleins  bords  de  son  vin ,  sans  atteindre 
«  à  son  heureuse  et  sobre  ivresse,  n 

L'indépendance  d'opinion  de  Montaigne,  la  hauteur  et  la  sincérité  de 
ses  jugements,  étaient  pour  beaucoup  sans  doute  dans  ce  crédit  de  son 
ouvrage,  chez  un  peuple  d'habitudes  libres,  et  où  domine  le  goût  indi- 

t  leur  inslincl  à  noire  raison,  leur  nature  simple,  innocente  et  sans  fard,  c'csl  ain«i 

•  qu'on  parie,  à  nos  rafTinetnents  et  à  nos  malices.  Mais,  dites-moi,  subtil  philo- 
«sophe,  qui  vous  riez  si  Hnement  de  l'homme,  qui  s'imagine  être  quelque  chose, 
«  coœptercz-vous  encore  pour  rien  de  connaître  Dieu  ?  Connaître  une  première  na- 

•  ture,  «dorer  son  éternité,  admirer  sa  toute-pubaance,  louer  sa  sagesse,  s'aban- 
«  donner  à  sa  Providence,  obéir  à  sa  volonté,  n'est  ce  rien  qui  nous  distingue  des 
«bétes?  •  Bossuet,  Sermon  pour  la  fête  de  tous  les  saints.  —  '  Voir,  sur  celle  imitotion 
textuelle,  une  remarquable  note  de  M.  Philarète  Chasies. 

5i 


400  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gène.  Mais  il  faut  aussi  faire  grande  part,  dans  celte  influence,  au  génie 
littéraire  de  l'écrivain,  à  sa  puissance  d'imagination,  et,  comme  le  disait 
lord  Halifax ,  «  à  ce  libre  élan  de  l'esprit  d'un  grand  homme ,  que  la  na- 
«  ture  avait  fait  trop  fort  pour  se  confiner  dans  l'exactitude  d'un  style 
«étudié^.» 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  admiration  des  étrangers,  notre  xvin* 
siècle,  en  s'éloignant  bien  plus  encore  de  la  langue  de  Montaigne  que 
n'avait  fait  le  siècle  précédent,  goûta  singulièrement  sa  hardiesse  d'es- 
prit, et  l'honora  volontiers  comme  un  précurseur. 

Rousseau  le  copia  beaucoup,  sans  le  presque  nommer,  et  en  affectant 
parfois  de  le  contredire.  Voltaire  le  rangea  parmi  les  libres  penseurs, 
et  l'exempta  seul  à  peu  près  du  dédain  superficiel  qu'il  appliquait  généra- 
lement à  notre  xvi^ siècle  :  «J'entends  regretter  la  langue  de  Montaigne, 
«  dit-il  quelque  port;  c'est  son  imagination  qu'il  faut  regretter  :  elle  était 
«forte  et  hardie;  mais  sa  langue  était  bien  loin  de  l'être.»  Et  un  peu 
plus  haut,  Voltaire  disait  encore  :  «Montaigne,  avant  Corneille,  était  le 
«  seul  livre  qui  attirât  l'attention  du  petit  nombre  d'étrangers  qui  pou- 
«  valent  savoir  le  français;  mais  le  style  de  Montaigne  n'est  ni  pur,  ni 
«correct,  ni  précis,  ni  noble;  il  est  énergique  et  familier;  il  exprime 
«  naïvement  de  grandes  choses.  C'est  cette  naïveté  qui  plaît.  On  aime 
«le  caractère  de  l'auteur  :  on  se  plaît  à  se  retrouver  dans  ce  qu'il  dit  de 
«  lui-même.  » 

Un  peu  plus  loin,  Voltaire  ajoute,  sans  y  mettre  grande  importance, 
que  Marot,  dont  il  fait  d'ailleurs  un  assez  mince  éloge,  «avait  formé  le 
«langage  de  Montaigne.  »  On  reconnaît  dans  ce  peu  de  mots  la  critique 
élégante,  mais  un  peu  légère  du  grand  précepteur  de  notre  xvni*  siècle. 
11  tient  fort  à  la  noblesse  de  langage.  Le  style  de  Montaigne,  à  ses  yeux, 
n'est  pas  noble.  Et,  cependant,  lorsqu'il  s'agit  de  peindre  ce  vieux  guer- 
rier africain,  Muley,  roi  de  Maroc,  qui,  mourant  épuisé  de  maladie  et 
d'effort,  au  milieu  d'une  bataille  dont  il  a  réglé  tous  les  mouvements  et 
décidé  d'avance  l'issue ,  met ,  à  la  dernière  heure ,  le  doigt  sur  sa  bouche , 
et  expire ,  assuré  du  secret  et  de  la  victoire ,  on  ne  pouvait  guère ,  je  crois , 
exprimer  cela  d'une  manière  plus  précise  et  plus  noble,  que  ne  l'a  fait 
Montaigne  par  cette  exclamation  succédant  à  son  récit  :  «Qui  vécut 
«  oncques  si  longtems ,  et  si  avant  dans  la  mort?  Qui  mourut  oncques 
«  si  debout?  » 

Et  on  le  sait;  ce  n'est  point  là  un  accident  rare  chez  lui;  mille  créa- 
tions de  langage,  les  plus  heureuses,  les  plus  vives,  les  plus  adaptées 

*  «This  great  man,  wbom  nature  halh  made  too  big  lo  confine  himself  to  the 
«  exaclness  of  a  studied  style  > 


JUILLET   1855.  401 

à  la  pensée,  les  plus  inséparables  de  la  chose  qu'il  faut  peindre,  sont 
partout  jetées  dans  son  livre  avec  une  profusion  qui  ne  lasse  jamais, 
celle  de  la  verve  d'esprit  et  de  la  passion  naïve. 

Quant  au  privilège  décerné  à  Marot,  «d'avoir  formé  la  langue  de 
«  Montaigne ,  »  l'assertion  est  bien  douteuse.  Les  vrais  maîtres  de  langue 
et  de  style  dont  l'empreinte  se  reconnaît  dans  la  diction  aux  mille  cou- 
leurs qui  émaille  les  Essais,  ce  sont  les  grands  écrivains  latins,  poètes, 
historiens,  philosophes,  de  Lucrèce  et  d'Horace  à  Lucain,  de  César  et 
de  Salluste  à  Tacite  et  à  Sénèque. 

C'est  là,  avec  l'antiquité  grecque  résumée  dans  le  Platarqae  d'Amyot, 
la  forte  substance  dont  s'est  nourri  Montaigne;  et  ce  parler  latin,  qu'il 
bégaya  près  de  sa  nourrice  avant  le  sevrage,  et  qu'il  entendit  sans 
mélange  jusqu'à  l'âge  de  six  ans,  n'était  pas  plus  familier  à  ses  lèvres 
d'enfant,  que  les  beautés  du  génie  romain  ne  furent  toujours  présentes 
à  la  forte  imagination  de  sa  jeunesse  et  de  sa  maturité.  Il  est,  à  cet  égard , 
un  de  nos  exemples  nationaux ,  qui  prouvent  le  mieux  ce  qu'a  remar- 
qué Bossuet,  le  rapport  intime,  l'affinité  du  tour  d'esprit  latin  avec  le 
tour  d'esprit  français. 

A  notre  siècle  surtout,  philologue  et  archéologue  dans  la  critique,  il 
appartient  d'insister  sur  ces  détails,  et  de  faire,  plus  ou  moins  à  propos, 
ressortir  ces  nuances.  Parfois  même,  nous  pouvons  exagérer  celte  étude, 
de  même  que  le  dernier  siècle  la  négligeait  et  s'y  connaissait  peu.  Nous 
faisons,  aujourd'hui,  parfois  comme  ces  Romains  du  n*  et  m*  siècle  de 
l'empire,  qui,  Fronton  et  Aulu-Gelle  nous  l'attestent,  remontaient  vo- 
lontiers, dans  leurs  admirations  classiques,  bien  au  delà  du  temps  d'Au- 
guste, et  choisissaient  pour  objet  d'étude  et  de  préférence  les  harangues 
du  vieux  Caton  et  les  récits  un  peu  frustes  de  l'historien  Quadrigarius. 
Mais,  dans  la  vérité,  quand  ce  goût  d'archaïsme  s'applique  pour  nous  à 
Montaigne,  il  est  justifié;  car,  notre  idiome  n'a  pas  eu  source  plus  heu- 
reuse et  plus  riche  de  ces  flots  de  prose  éloquente  qu'il  a  répandus 
depuis  deux  siècles. 

La  prédilection  si  juste  pour  le  génie  de  Montaigne  devait  naturelle- 
ment conduire  à  ce  que  nous  annonçons  aujourd'hui ,  de  nouvelles  décou  - 
vertes  sur  sa  biographie,  et  quelques  petites  trouvailles  de  fragments  iné- 
dits de  son  style. 

On  sait,  sur  dernier  point,  ce  qui  s'était  rencontré  déjà,  et  ce  qu'a- 
vaient à  demi  perdu  les  philologues  français.  Un  vieil  exemplaire  des 
Essais,  corrigé  par  l'auteur  lui-même  pour  une  nouvelle  édition,  s'était 
retrouvé,  il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans.  Malheureusement  une  pré- 
caution maladroite,  en  donnant  à  relier  cet  ouvrage,  le  fil  mutiler;  et. 


402  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plus  tard,  on  ne  put  lire  que  les  débris  écourtés  des  corrections,  par- 
fois très-heureuses,  qu'avait  faites  Montaigne.  Depuis  cette  mésa- 
venture, le  zèle  de  quelques  adorateurs  de  notre  grand  écrivain  phi- 
losophe no  s'est  pas  amorti.  Dans  le  nombre  de  ces  fidèles ,  il  faut  placer 
en  tête  M.  le  docteur  Payen,  et,  dans  un  rang  à  part,  M.  Grûn,  connu 
par  d'autres  travaux  de  science  judiciaire  et  de  saine  critique. 

Le  premier  travail  publié  de  M.  le  docteur  Payen,  au  sujet  de  Mon- 
taigne, dut  paraître  très-modeste  dans  la  forme,  quoique  déjà  utile  et 
neuf  C'était  une  notice  bibliographique  sur  toute  la  série  des  éditions 
de  Montaigne,  depuis  i58o,  jusqu'à  iSSy. 

On  y  voit  d'abord  s'accroître  graduellement  le  Livre  des  Essais,  pen- 
dant la  vie  de  l'auteur.  Malgré  la  petite  prétention  qui  lui  fait  dire 
quelque  part  :  «J'ajoute,  mais  je  ne  corrige  pas,»  on  peut  y  remar- 
quer çà  et  là  de  très  fines  corrections  de  langage,  et,  comme  il  en  con- 
vient lui-même,  a  de  pelites  subtilités  ambitieuses,  afin  que  l'acheteur 
«ne  s'en  aille  les  mains  du  tout  vuides.  »  Montaigne  avait  ainsi  jusqu'à 
sa  mort,  en  lÔgS,  surveillé  lui-même  et  enrichi  cinq  éditions  de  son 
immortel  ouvrage  ;  et  la  dernière  était  augmentée  d'un  troisième  livre 
tout  entier,  et  de  nombreuses  additions  aux  deux  premiers.  L'auteur,  on 
le  voit ,  n'avait  pas  été  très-fidèle  à  sa  maxime  :  «  Que  celui  qui  a  hypo- 
«théqué  au  monde  son  ouvrage,  n'y  a  plus  droit.»  11  n'avait  cessé,  au 
contraire,  de  revoir,  de  perfectionner,  d'étendre  son  livre,  auquel  finale- 
ment il  mit  pour  épigraphe,  comme  par  profession  ouverte  de  ce 
travail  continu ,  le  demi-vei's  de  Virgile 

Vires  acquirit  eundo. 

Dans  sa  première  étude  bibliographique,  M.  le  docteur  Payen  pour- 
suivait, avec  la  même  exactitude  courte  et  précise,  la  revue  des  édi- 
tions données  depuis  la  mort  de  Montaigne,  à  partir  de  celle  que  l'on 
doit  à  sa  fille  d'adoption,  mademoiselle  de  Gournay. 

Le  nombre  de  ces  éditions  demeure  fort  grand,  bien  que  le  savant 
bibliographe  le  diminue  quelque  peu,  et  supprime,  en  passant,  de 
fausses  indications  admises  avant  lui,  comme,  par  exemple,  celle  d'une 
édition  attribuée  au  sénateur  Vernier,  et  qui  n'est  autre  qu'une  longue 
analyse ,  en  style  moderne,  que  cet  admirateur  peu  judicieux  de  Mon- 
taigne avait  entreprise,  et  que  personne  n'a  pu  lire. 

De  toutes  les  éditions  réelles  de  Montaigne,  la  meilleure,  je  crois, 
était  celle  de  i635,  dédiée  par  mademoiselle  de  Gournay  au  cardinal 
de  Richelieu,  dont  la  protection  et  la  libéralité  l'avaient  aidée  dans 
cette  œuvre.  «  Car,  disait-elle  dans  sa  préface,  les  libraires  que  je  sollicite, 


JUILLET   1855.  40l 

«  il  y  a  sept  ou  huit  ans ,  de  l'entreprendre  par  eux-mêmes ,  étaient  sourds, 
«quand  je  leur  proposais  mes  précautions,  quoiqu'elles  ne  consistassent 
«seulement  qu'à  les  obliger  d'apporter  à  leur  ouvrage  une  juste  correc- 
«  tion.  »  A  cet  égard  en  effet,  mademoiselle  de  Gournay,  sans  avoir  en 
rien  le  génie  d'expression  et  le  naturel  heureux  de  son  père  adoptif, 
avait,  pour  la  pureté  du  texte  qu'elle  faisait  imprimer,  un  zèle  digne  des 
éditeurs  de  notre  temps.  Aussi ,  en  obtenant  du  cardinal  un  privilège 
pour  cette  réimpression,  «à  charge  d'entière  exactitude  et  fidélité ,  yi  elle 
se  félicite  dans  sa  dédicace,  «que  les  mains  impures,  qui  depuis  long- 
«  temps  avaient  diffamé  ce  même  livre  par  tant  de  malheureuses  édi- 
«  lions,  n'oseront  plus  commettre  le  sacrilège  d'en  approcher.  » 

M.  le  docteur  Payen  cependant  a  quelque  doute  sur  la  fidélité  de 
mademoiselle  de  Gournay  même;  et  il  semble  craindre  que  la  profana- 
tion n'ait  été  quelquefois  commise  par  la  gardienne  du  temple.  Chose 
remarquable  en  effet!  Mademoiselle  de  Gournay,  dont  la  vie  fut  longue, 
eut  le  temps  de  donner  deux  éditions  des  Essais,  à  quarante  ans  de 
distance,  l'une,  dès  iSgS,  deux  ans  après  la  mort  de  l'auteur,  et  l'autre 
en  i635.  Que  de  choses  étaient  survenues  dans  cet  intervalle!  quelles 
révolutions  dans  la  langue,  les  mœurs,  fesprit  de  la  nation!  On  avait 
passé  de  la  Ligue  au  ministère  de  Richelieu,  des  tragédies  de  Hardy  et 
de  Garnicr,  à  la  sublime  correction  de  Malherbe  et  à  la  Médée  de  Cor- 
neille. Descartes  allait  écrire;  et,  à  part  l'action  des  grands  hommes,  le 
mouvement  général  des  esprits  avait  marché  si  vite,  que  la  langue  de 
Montaigne,  en  dépit  de  son  génie,  semblait  surannée  et  presque  étran- 
gère au  siècle  nouveau.  M.  le  docteur  Payen  suppose,  en  conséquence, 
que  mademoiselle  de  Gournay,  dans  sa  seconde  édition  des  Essais,  dut' 
céder  au  temps,  respecter  moins  le  texte  de  Montaigne,  y  faire  des 
changements,  par  excès  de  zèle,  et  introduire  des  corrections,  qui  n'é- 
taient que  des  innovations  maladroites  et  des  variantes  sans  autorité  : 
«Car,  dit-il,  mademoiselle  de  Gournay  n'avait  pas  eu  de  matériaux  nou- 
«  veaux,  depuis  1 696,  époque,  où  elle  se  disait  chargée  de  mettre  au  jour 
«les  Essais  de  Montaigne  enrichis  des  traits  de  sa  dernière  main.» 
Qu'en  sait,  à  cet  égard,  M.  Payen?  La  pieuse  fidélité  qui  méditait  sans 
cosse  dans  l'édition  in-folio  de  Langeiicr,  ce  que  mademoiselle  de  Gour- 
nay appelle  le  divin  ouvrage  de  Montaigne ,  ne  pouvait-elle  pas  y  décou- 
vrir bien  de  petites  erreurs,  et  de  ces  sujets  évidents  de  rectification  né- 
gligés dans  un  premier  travail?  C'est  ainsi  qu'elle-même  désigne  la  plupart 
des  changements  introduits  dans  son  édition  de  i635.  Ce  sont  des 
phrases  éclaircies  par  la  ponctuation ,  des  mots  heureux  ou  nécessaires , 
rétabUs  à  propos.  Tel  était  le  témoignage  que  rendait  à  cette  édition 


404  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

notre  respectable  confrère  M.  Droz,  l'homme  de  lettres  qui  avait  le 
plus  lu  Montaigne,  et  l'homme  de  goût  qui  aurait  pu,  je  crois,  en  réta-. 
blir  un  passage  altéré,  comme  Bossuet,  dit-on,  restituait  une  lacune  de 
saint  Augustin,  à  force  de  l'avoir  lu  et  d'avoir  présentes  à  l'esprit  ses 
formes  d'imagination  et  de  langage. 

Mademoiselle  de  Gournay,  d'ailleurs,  on  le  sait,  n'était  nullement 
disposée  à  transiger  avec  le  temps  nouveau.  Elle  tenait  avec  passion 
non  pas  seulement  à  l'incomparable  génie  de  son  père  adoptif,  mais 
à  la  langue  du  siècle  où  il  avait  vécu.  Elle  regardait  le  nouveau /ran- 
çais  du  xvn*  siècle  comme  une  corruption,  une  décadence  :  et,  en  cela, 
son  goût,  son  instinct  d'habitude  s'accordait  avec  son  culte  filial.  On 
sait  qu'avec  trop  peu  de  talent  d'ailleurs,  elle  prit  part  à  une  petite 
guerre  du  passé  contre  le  présent,  des  demeurants  du  xvi*  siècle  contre 
les  novateurs  du  xvn*.  Cela  nous  atteste  assez  qu'elle  n'aura  pas  voulu, 
dans  sa  vieillesse,  maladroitement  rajeunir  le  style  de  Montaigne; 
et  nous  restons  fidèles  à  l'édition  de  1 635  ,  sauf  devant  quelques  lignes 
incontestables  de  l'écriture  de  Montaigne,  retrouvées  plus  tard  sur  des 
marges  trop  écornées. 

A  part  cette  petite  injustice  envers  mademoiselle  de  Gournay,  le  tra- 
vail bibliographique  de  M.  le  docteur  Payen  s'achemine  avec  autant 
d'intérêt  que  de  scrupuleuse  exactitude,  en  passant  par  les  éditions  de 
i636,  i64o,  i64i,  lô/ig,  1662,  1667,  1659,  1669,  gages  réité- 
rés de  la  faveur  que  prenait  en  France  le  livre  des  Essais  :  notons 
cependant  qu'ici  ce  mouvement  semble  s'arrêter.  De  1669,  en  effet, 
à  1724,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  le  soigneux  bibliographe  n'in- 
dique plus  une  seule  édition  de  Montaigne.  Serait-ce  que,  pendant  la 
plus  grande  partie  de  ce  demi -siècle,  la  splendeur  de  la  littérature 
contemporaine,  et  en  même  temps  la  régularité  plus  savante  et  l'art 
plus  raffiné  du  langage  de  Racine  et  de  Massillon,  avaient  rendu  les 
naïves  et  vigoureuses  allures  de  Montaigne  plus  étrangères  au  goût  du 
temps?  Et  faudrait-il  trouver  là  un  argument  de  plus  dans  le  sens  de  la 
sévère  et  hardie  censure  qui,  du  xvn*  siècle,  aime  surtout  la  première 
moitié,  en  mémoire  des  libertés  originales  quelle  avait  gardées,  et  de 
la  vigueur  qu'elle  déploie?  Nous  notons  ici  le  fait,  en  ce  qui  regarde 
Montaigne,  sans  tirer  la  conclusion.  Quoi  qu'il  en  soit,  un  nouvel  esprit 
s'affermissant  avec  le  progrès  du  xvni'  changea  cette  disposition,  et 
ramena  en  faveur,  pour  le  fond  des  idées,  celui  qui  naguères  était  un 
peu  délaissé  pour  son  vieux  langage. 

De  1724,  où  Gosle  fit  paraître  à  Londres  une  édition  des  Essais  re- 
produite, l'année  suivante,  à  Paris,  et  deux  ans  après  à  Genève,  dix  édi- 


JUILLET   1855.  4Ô6 

tions  se  succédèrent,  jusqu'en  1789,  et  une  encore  en  1793,  et  une 
autre  en  1  796,  deux  années  où  l'on  n'imprimait  guère  de  livres.  Enfin, 
depuis  la  renaissance  sociale  de  1801  jusqu'à  i836,  quatorze  éditions, 
plus  ou  moins  complétées  par  quelques  écrits  de  la  Boétie,  et  plus  ou 
moins  surchargées  de  notices  et  d'éloges,  ont  attesté  la  persistance  du 
goût  public  pour  l'auteur  des  Essais.  Voltaire  lui-même  n'a  pas,  dans 
cette  période  du  xix'  siècle,  obtenu  tant  de  réimpressions.  Voilà,  je 
crois,  la  preuve  bien  authentique  de  Yindi(jénat  de  Montaigne,  de  l'i- 
dentité de  son  génie  vif,  éloquent,  judicieux,  railleur,  avec  les  qualités 
les  plus  anciennes,  et  longtemps  les  plus  inaltérables,  de  l'esprit  finançais. 

Montaigne  évidemment  a  conservé  et  prolongé  notre  vieil  idiome, 
non  pas  seulement  pour  les  curieux  et  pour  les  archéologues,  mais 
pour  tous  les  esprits  alertes  et  fins.  Soit  que,  chez  lui,  la  force  de  la 
pensée  aide  à  comprendre  le  détail  des  mots,  soit  toute  autre  cause,  il 
est  le  plus  lu,  le  seul  lu  généralement,  de  nos  vieux  auteurs.  Il  l'est  par 
les  gens  d'esprit  étrangers,  dès  qu'ils  savent  un  peu  notre  langue;  et 
je  m'explique  sans  peine  ce  que  je  vois  dans  les  Mémoires  d'Alfieri, 
comment,  à  vingt  ans,  oisif  et  curieux  ,  mais  presque  inculte  par  fougue 
d'humeur  et  par  paresse,  «ne  sachant  pas  môme  une  langue,  dit-il,  par- 
ce tagé  qu'il  était  entre  le  mauvais  italien  et  le  mauvais  français  du  Pié- 
«mont,  I)  il  sentit  tout  à  coup  son  esprit  s'éclairer,  s'animer,  comprit  les 
lettres  et  l'histoire,  et  se  commença  lui-même,  grâce  à  quelques  chapitres 
des  £55015  lus  et  médités  à  bâtons  rompus,  en  courant  la  poste.  Cela, 
sans  doute ,  fut ,  à  degrés  divers ,  éprouvé  par  bien  d'autres  ;  car  il  n'y  a  pas 
d'auteur  français  plus  cité  à  l'étranger  que  Montaigne  :  et  je  défie  tout 
homme  intelligent  de  l'ouvrir  sans  y  rencontrer  quelque  maxime,  ou 
quelque  expression  ineffaçable  de  la  mémoire.  Sous  ce  rapport,  il  y  a  la- 
cune dans  le  relevé  technique  et  vraiment  instructif  dont  nous  avons 
donné  l'analyse  :  on  y  voudrait  un  chapitre  complet  sur  les  traductions 
de  Montaigne  en  langues  étrangères.  Cela  manque  à  l'hommage  que 
M.  le  docteur  Payen  a  voulu  décerner.  Mais  disons,  pour  être  juste, 
que  sa  vigilante  attention  s'est  portée  sur  un  autre  point  du  même  sujet. 

Il  a,  par  une  suite  de  recherches  patientes,  découvert  mille  choses 
qu'on  ignorait,  non  pas  la  ^ate  vraie  de  la  naissance  de  Montaigne 
28  février  i533  (lui-même  nous  favait  minutieusement  donnée  par 
jour  et  heure),  mais  celle  de  sa  mort.  Il  a  recueilli  les  actes  d'état  civil 
de  toute  la  famille  du  philosophe;  il  a  constaté  plusieurs  incidents 
curieux  de  sa  retraite  et,  entre  autres,  la  visite  de  confiance  et  d'honneur 
que  lui  fit,  en  i586,  le  roi  de  Navarre  avec  une  suite  brillante,  fort 
onéreuse  sans  doute  pour  l'hospitalité.  Nous  transcrivons  ici  ce  texte 

5a 


406  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

précieux,  tel  que  M.  Payen  l'a  recueilli  suv  un  autographe  de  Montaigne , 
en  marge  d'un  vieux  livre  à  son  usage ,  les  Ephémérides  de  Beuther. 

«Le  roy  de  Navarre  me  vint  voir  à  Montaigne,  où  il  n'avoit  jamais 
«  esté ,  et  y  fut  deux  jours  servi  de  mes  jans,  sans  aucun  de  ses  oiBciers  : 
«il  n'y  souffrit  ny  essai  ny  couvert,  et  dormit  dans  mon  lit.  Il  avait 
«aveq  lui  messieurs  le  prince  de  Gondé,  de  Rohan,  de  Turcine,  de 
«Rieus,  de  Bétune  et  son  frère  de  la  Boulaie  d'Esternay,  de  Harau- 
(( court,  de  Moritmartin,  de  Monttatère,  Lesdiguières,  de  Poe,  de 
«Blacon,  de  Lusignan,  de  Clervan,  Sacignac,  Ruât,  Sallebeuf,  La- 
ce rocque,  Laroche,  de  Rous,  d'Aucourt,  de  Luns,  Frontenac,  de  Fabas, 
«de  Vivans  et  son  fds,  La  Burte,  Forget,  Bissouse,  de  Seint  Seurin, 
M  d'Auberville  :  le  lieutenant  de  la  compaignie  de  monsieur  le  Prince , 
«  son  escuier,  et  environ  dix  autres  seigneurs  coucharent  céans ,  outre 
«les  valets  de  chambre,  pages  et  soldats  de  sa  garde.  Environ  autant 
«  alarent  coucher  aus  villages.  Au  partir  de  céans,  je  lui  fis  eslancer  un 
«  cerf  en  ma  forêt  qui  le  promena  deux  jours.  » 

Le  caractère  se  marque  partout.  L'humem'  gasconne  du  seigneur  de 
château  n'est-elle  pas  tout  entière  dans  cette  dernière  phrase  de  la 
note?  «Au  partir  de  céans,  je  lui  fis  eslancer  un  cerf  en  ma  forêt,  qui 
«le  promena  deux  jours,  »  Heureux  Montaigne,  non-seulement  d'avoir 
obtenu  plus  tard. le  cordon  de  Saint-Michel,  mais  d'être  possesseur 
d'une  forêt  dont  la  chasse  retenait  deux  jours  Henri  IV! 

D'autres  autographes,  recueillis  au  même  lieu  par  M. Payen,  consta- 
tent que  Montaigne ,  traversant  Paris  en  i  58 1 ,  y  fut  mis  en  prison 
comme  suspect.  Chose  remarquable  même!  il  avait  deux  fois  consigné 
ce  souvenir  sur  les  marges  d'un  de  ses  livres,  s'étant  trompé  de  date  la 
première  fois.  La  plus  exacte  des  deux  notes  place  l'incident  au 
10  juillet  i588,  et  le  raconte  avec  une  précision  qui  n'est  pas  sans 
agrément.  Nous  conservons  encore  l'orthographe  reproduite  par  M.  le 
docteur  Payen,  tout  en  ayant  quelque  surprise  que  Montaigne,  si  clas- 
siquement lettré ,  écrive  les  mots  de  notre  langue  dune  manière  sou- 
vent si  peu  conforme  à  l'étymologie  latine  et  si  éloignée  de  la  correc- 
tion relative  des  bonnes  éditions  françaises  du  temps.  «  Entre  trois  et 
«quatre  après  midi,  estant  logé  aus  fausbours  S.  germein  à  Paris,  el 
«  malade  d'une  espèce  de  goutte  qui,  lors  premièrement,  m'auoit  sesi,  il 
«y  auoit  justement  trois  iours,  je  fus  pris  prisonier  par  les  capitenes  et 
«  peuple  de  Paris  i  c'estoit  au  temps  que  le  Roy  en  estoit  mis  hors  par 
«monsieur  de  guise;  fus  mené  en  la  bastille;  et  me  fut  signifié  que 
«c'estoit  à  la  sollicitation  du  duc  d'Elbeuf  et  par  droit  de  représailles, 
«  au  lieu  d'un  sien  parant  iantillhome  de  normandie ,  que  le  Roy  tenoit 


JUILLET   1855.  '  ^^^^  407 

«prisonier  à  Roan.  La  roine  mère  du  roy  auerlie  jwf  M'  Pinard  secré- 
«  tere  d'estal  de  mon  enprisonemant  obtint  de  monsieur  de  Guise  tjui 
«estoit  lors  de  fortune  aueq  elle  et  du  preuost  desmarchans  uers  leq'uel 
«elle  enuoia  (monsieur  de  uilleroy  secretere  d'estat  s'en  souignant 
«aussi  bien  fort  en  ma  faueur)  que,  sur  les  huit  heures  du  soir  du 
«.mesme  iour  un  maistre  d'hostel  de  majesté  me  uint  faire  mettre  en 
«liberté,  moienant  les  rescrits  du  dict  seignur  duc  et  du  dict  preuOSt 
«adressans  au  clerc  capiterie  pour  lors  de  la  Bastille.»  *  '  ' 

Dieu  merci,  l'arrestation  ne  fut  pas  longue;  mais  elle  est  bieti  loin 
d'avoir  été  la  seule  avanie  que  notre  philosophe  ait  éprouvée  dahs  sa 
vie  publique.  Lui-même  nous  dit  quelque  part,  dans  les  Essais,  au 
sujet  des  inconvénients  de  la  guerre  civile  :  «Je  fus  pelaudé  à  toutes 
«mains:  au  Gibelin  j'estois  Guelphe,  et  au  Guelphe  Gibelin;»  résumé 
fort  court,  mais  expressif  qu'a  dû  développer  l'auteur  récent  du  volume 
spécial  sur  la  ca^ri^re  politique  de  Montaigne.  Mais  M.  le  docteur 
Payen  n'avait  pas  l'ambition  d'essayer  ce  travail.  Il  se  contente  seule- 
ment d'y  fournir  son  tribut  par  quelques  parcelles  de  précieux  maté- 
riaux. Celles  de  ces  indications  qui  touchent  à  la  vie  privée  de  Mon- 
taigne, à  son  titre  de  gentilhomme  de  la  chambre  du  roi  de  Navarre ,  à 
là  date  certaine  de  son  mariage,  à  la  naissance  de  ses  enfants,  au 
mariage  de  sa  fille  Lléonore,  la  seule  qui  lui  ait  survécu,  ont  sans 
doute  de  l'intérêt,  comme  tout  ce  qui  concerne  un  grand  nom. 

Mais  une  autre  découverte  plus  précieuse ,  c'est  une  page  inédite  de 
Montaigne,  une  page  autographe  et  neuve,  sur  un  sujet  qu'il  a  plus 
d'une  fois  touché  et  qu'il  entendait  à  ravii*,  sur  un  de  ces  grands 
hommes  d'action  et  de  génie,  auxquels  son  imagination  se  plaisait,  et 
dont  il  aimait  à  raisonner  librement.  Voici  l'occasion  et  le  produit  de 
cette  découverte.  Sur  un  exemplaire  latin  des  Commentaires  de  César, 
édition  d'Anvers  chez  Plantin,  Montaigne  avait  écrit  à  là  marge  des 
annotations  plus  ou  moins  courtes,  mais  fort  nomlyreuses;  car  M.  le 
docteur  Payen  n'en  a  pas  compté  moins  de  cent  soixante-dix-huit. 
Malheureusement,  le  procédé  ordinaire  de  conservation  qu'on  ap|)elle 
reliure  a,  cette  fois  encore,  été  fatal  à  bien  des  mots  et  des  syllabes 
de  l'annotateur.  Mais,  en  dépit  de  ces  pertes,  le  pietix  admirateur  a  pu 
lire  et  nous  donne,  tiré  à  cent  exemplaires,  le  passage  suivant,  dont 
nous  nous  hâtons  de  multiplier  la  copie  textuelle.  C'est  une  sorte  de 
cri  d'admiration  que  Montaigne  semble  jetet,  au  milieu  de  sa  lecttrre, 
en  se  rendant  compte  à  soi-même  : 

«Somme,  c'est  César,  vn  des  plus  grans  mittrdes  dé  nature  :  si  elle 
«eut  volu  menafgerses  faueuts,  elle  en  eut  bien  faict  deus  pièces  .idmi- 

5a. 


408  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

arables,  le  plus  disert,  le  plus  net  et  le  plus  sincère  historien  qui  fut 
«iamais  (car  en  cete  partie,  il  n'en  est  nul  Romain  qui  lui  soit  compa- 
«rable,  et  sui  très  aise  que  Cicero  le  iuge  de  même),,  et  le  chef  de 
((guerre,  en  toutes  considérations,  des  plus  grans  qu'ele  fit  iamais. 
((Quand  ie  considère  la  grandur  incomparable  de  cette  ame,  j'excuse 
((la  victoire  de  ne  s'estre  peu  défaire  de  lui,  voire  en  ceste  très  iniuste 
((  et  très  inique  cause.  Il  me  semble  qu'il  ne  juge  de  Pompeius  que 
(cdeus  fois  (208,32/1).  Ses  autres  exploits  et  ses  conseils  il  les  narre 
(( naïfuemant ,  ne  leur  dérobant  rien  de  leur  mérite;  voire,  parfois  il 
((lui  prête  des  recommandations,  de  quoi  il  se  fut  bien  passé,  corne 
(dors  qu'il  dict  que  ses  conseils  tardifs  et  considérés  eloient  tirés  en 
«mauvese  part  par  ceus  de  son  armée;  car  par  là,  il  samble  le  vouloir 
((  décharger  d'auoir  doné  cete  misérable  bataille,  tenant  César  combatu 
«et  assiégé  de  la  fein  (3 19).  Il  samble  bien  qu'il  passe  vn  peu  legiere- 
((  mant  ce  grand  accidant  de  la  mort  de  Pompeius.  De  tous  les  autres 
((du  parti  contrere,  il  en  parle  si  indifferamment,  tantost  nous  propo- 
«  sant  fidelemant  leurs  actions  vertueuses,  tantost  vitieuses,  qu'il  n'est 
<(  pas  possible  d'y  marcher  plus  consciantieusemant. 

((S'il  dérobe  rien  a  la  vérité,  i'estime  que  ce  soit  parlant  de  soi:  car, 
<(  si  grandes  choses  ne  peuuent  pas  être  faictes  par  lui,  qu'il  n'y  aie  plus 
((  du  sien  qu'il  n'y  en  met.  C'est  ce  liuré  qu'un  gênerai  d'armée  devroit 
u  continuellement  avoir  devant  les  yeus  pour  patron ,  come  faisoit  le 
((maréchal  Strozzi  qui  le  savoit  quasi  par  ceur  et  l'a  traduit,  non  pas 
«je  ne  sçai  quel  Philippe  de  Comines  que  Charles  cinquième  avoit  en 
«pareille  recommandation,  que  le  Grand  Alexandre  auoit  les  euvres 
«de  Homère,  et  Marcus  Brutus,  Polybius  l'historien.»  ... 

Quelques  mots,  quelques  demi-phrases  de  cette  boutade  admira- 
tive  ont  été  repris  par  l'auteur  et  se  rencontrent  çà  et  là  dans  les  Essais; 
mais  la  page  entière  est  nouvelle  et  charmera  les  amateurs.  Le  reste 
de  ces  annotations,  rognures  à  part,  semble  avoir  peu  de  prix,  et  se 
compose  de  petits  sommaires  courants,  qui  n'ajoutent  rien  au  texte. 

M.  le  docteur  Payen  nous  enrichit  encore,  dans  ses  documents  iné- 
dits, de  deux  lettres  de  Montaigne,  fort  courtes,  de  nul  intérêt  histo- 
rique, mais  additions  toujours  précieuses  aux  neuf  lettres  qu'on  posT 
sédait  seulement.  W 

En  remerciant  le  studieux  biographe  de  ce  soin  à  tout  recueillir,, 
nous  regrettons  qu'il  n'ait  pas  été  tenté  de  publier  de  nouveau  la  tra- 
duction, aujourd'hui  fort  rare,  que  fit  Montaigne  dans  sa  jeunesse,  d'un 
ouvrage  en  mauvais  latin ,  mais  d'un  tour  d'esprit  original,  la  Théologie 
naturelle  de  Raimond  de  Sebonde.  Cette  traduction,  qui,  destinée  d'abord 


JUILLET   1855.  409 

au  père  de  Montaigne,  fut,  lorsqu'elle  parut,  un  objet  de  scandale  reli- 
gieux, ne  semblerait  aujourd'hui  qu'un  texte  de  langue,  curieux  à  étu- 
dier. Montaigne  l'écrivit  librement,  avec  plus  d'attention  au  sens  qu'au 
style  de  son  auteur,  et  parfois  en  changeant  tout  à  fait  l'un  et  l'autre. 
Très-habile  artisan  de  langage,  tout  négligent  et  insoucieux  qu'il  croyait 
ou  voulait  être,  il  nous  a  donné  lui-même  le  secret  de  son  travail,  en 
cette  occasion.  «Il  fait  bon,  dit-il  dans  les  Essais,  traduire  les  auteurs 
«comme  celui-là,  où  il  n'y  a  guère  que  la  matière  à  représenter;  mais 
«  crux  qui  ont  donné  beaucoup  à  la  grâce  et  à  l'élégance  du  langage , 
«ils  sont  dangereux  à  entreprendre,  nommément  pour  les  rapporter  à 
a  un  idiome  plus  faible.  »  Montaigne,  qui  n'avait  pas  ce  péril  à  craindre 
avec  Yespaignol  du  docteur  Raimond,  bara(jouiné  en  terminaisons  latines,  ne 
vit  là  que  l'intérêt  des  questions,  la  subtilité  parfois  profonde  des  rai- 
sonnements et  les  vives  descriptions,  que  l'aspect  de  la  nature  et  les 
naissantes  curiosités  de  la  science  suggéraient  à  l'auteur;  et  il  jeta  là- 
dessus  les  vives  images,  l'abondance  de  libres  expressions,  que  lui  don- 
nait cette  première  échappée  de  son  esprit  se  jouant  d'un  idiome  encore 
indécis  et  informe.  Je  m'explique  ainsi  le  prix  singulier  qu'un  littéra- 
teur instruit,  François  de  Neufchâtcau,  attachait  à  ce  début  de  Mon- 
taigne, et  les  nombreux  extraits  qu'il  en  a  recueillis.  Mais  aujourd'hui, 
c'est  le  livre  même  qu'il  faudrait  annoter  et  reproduire  tout  entier,  pour 
la  parfaite  intelligence  de  la  tangue  et  du  génie  de  Montaigne.  Nous 
soumettons  celte  remarque  à  M.  le  docteur  Payen,  et,  s'il  le  permet,  à 
M.  Feugère,  l'habile  humaniste  latin  et  français,  qui  a  publié  des  textes 
si  bien  éclaircis  de  la  Roélie,  et  de  si  attachantes  études  sur  Etienne 
Pasquier  et  sur  Henri  Estienne,  le  grand  magistrat  et  le  grand  impri- 
meur, ces  deux  forces  morales  et  ces  deux  libertés  du  seizième  siècle, 
qui  feraient  honneur  même  au  dix-neuvième. 

Tout  ceci  ne  se  rapporte  encore  qu'à  la  vie  privée  et  au  génie  litté- 
raire de  Montaigne,  lîn  homme  de  savoir  et  d'expérience,  M.  Alphonse 
Grûn ,  s'est  attaché  à  étudier  notre  philosophe  sous  un  autre  aspect.  Il 
a  examiné  d'abord  Montaigne  magistrat;  et  ce  premier  travail  est  dé- 
taché d'une  œuvre  plus  étendue  sur  ce  que  l'auteur  appelle  la  vie  pu- 
blique de  Montaigne.  Le  premier  point,  l'activité  judiciaire  de  Mon- 
taigne oITre  déjà  un  grand  intérêt,  et  n'est  pas  un  des  moins  curieux 
contrastes  entre  sa  philosophie  et  son  siècle.  On  savait  déjà  que  Mon- 
taigne avait  siégé  au  parlement  de  Bordeaux.  Olim  in  Dardigalensi  senata 
assessor  dignissimus ,  avait  dit  De  Thou  :  et  Antoine  Loysel,  dans  un 
discours  public,  à  la  clôture  de  la  chambre  de  justice  en  1682,  l'avait 
nommé  parmi  ceux  qu'il  appelait  les  lumières  de  la  cour.  Mais  M.  Al- 


410  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

phonse  Grùn,  dès  son  premier  travail,  est  venu  beaucoup  ajouter  à  ces 
notions. 

La  première  question  qu'il  se  pose,  et  qu'à  la  vérité  il  ne  résout  pas, 
c'est  de  savoir  comment  et  où  Montaigne  avait  fait  son  droit,  dans  ce 
siècle  de  la  jurisprudence  érudite.  Il  est  bien  tenté  de  croire  que  ce  fut 
à  Toulouse ,  d'abord  à  cause  de  la  célébrité  de  cette  grande  école  qui 
compta  pour  élèves  tant  d'hommes  célèbres  du  temps,  Pasquier,  Henri 
de  Mesmes,  Antoine  Loysel,  Pierre  Pithou ,  Turnèbe ,  presque  tous,  dès 
lors  ou  plus  tard,  amis  de  Montaigne.  De  plus,  il  peut  s'appuyer,  dans 
cette  conjecture,  de  deux  passages  des  Essais,  dont  l'un  surtout  atteste 
que  Montaigne,  dans  l'allégresse  et  vigueur  de  son  adolescence,  séjourna  à 
Toulouse.  Mais,  d'autre  part,  si  Montaigne  avait  été  inscrit  à  la  faculté 
de  droit  de  Toulouse,  c'eût  été  après  ses  études  littéraires ,  si  précoces, 
qu'il  sortit  à  treize  ans  du  collège  de  Guyenne;  il  eût  passsé  de  Vir- 
gile et  d'Horace  aux  Institutes  de  Justinien,  vers  l'an  iSlij,  et  il  eût 
continué  les  années  suivantes;  et  c'est  précisément  à  partir  de  cette 
époque,  jusqu'en  i55Zi,  que  le  célèbre  Cujas  professa  les  Institutes  à 
Toulouse  avec  un  tel  éclat  et  devant  une  telle  afïluence  d'auditeurs,  que 
Montaigne  n'eût  pas,  s'il  avait  eu  le  bonheur  de  l'entendre,  omis  ce  pré- 
cieux souvenir,  dans  les  éloges  fréquents  qu'il  fait  de  ses  premiers  maîtres , 
Georges  Buchanan,  Marc-Antoine  Muret,  etc.  M.  Grùn  demeure  donc 
en  doute  sur  ce  fait  de  la  jeunesse  de  Montaigne,  d'autant  plus  que 
Bordeaux  avait  une  université  et  une  école  de  droit,  comme  Toulouse  ; 
qu'il  y  avait  là  aussi  des  docteurs-régents  en  droit  civil  et  en  droit 
canonique,  et  que  le  père  de  Montaigne  a  pu  se  contenter  pour  son  fils 
de  ces  cours  de  droit  achevés  près  de  lui,  dans  l'enceinte  de  sa  ville 
natale,  et  sous  la  juridiction  de  son  parlement  de  Guyenne. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  mode  et  du  lieu  de  cette  préparation  judiciaire , 
où  Montaigne  nous  dit  u  qu'enfant,  on  le  plongea  jusqu'aux  aureilles,» 
d'autres  conditions  étaient  nécessaires  encore  pour  lui  ouvrir  cette  car- 
rière de  la  magistrature,  à  laquelle  il  paraît  avoir  appartenu  plus  long- 
temps qu'on  ne  l'a  dit  en  général.  Il  y  fut  précédé  par  son  père,  Pierre 
Eyquem  de  Montaigne,  bon  gentilhomme  d'épée,  qui  ne  prit  lui-même 
le  parti  de  la  robe  que  fort  tard,  et  par  une  circonstance  particulière. 

On  sait  combien  ,  depuis  Henri  II,  les  créations  d'offices  judiciaires  se 
multipliaient,  non-seulement  pour  la  meilleure  administration  de  la 
justice,  mais  pour  le  produit  des  charges  vendues  à  beaux  deniers 
comptants.  Un  motif  politique  se  joignait  d'ailleurs  à  ce  calcul  de 
finance ,  la  réduction  du  ressort  des  parlements  par  l'établissement  de 
cours  des  aides.  Ce  fut  ainsi  qu'en  i553  avait  été  créée  par  édit,  en 


JUILLET  1855.  411 

conseil  privé,  une  cour  des  aides  à  Périgueux,  et  que,  dès  l'année 
suivante,  l'installation  s'en  était  faite  et  avait  compris  Pierre  Eyquem  de 
Montaigne,  qui,  la  même  année,  était  nommé  par  ses  concitoyens 
maire  de  la  ville  de  Bordeaux.  Cette  dignité,  à  laquelle  l'auteur  des  Essais 
fut  aussi  nommé,  bien  des  années  après  son  père,  et  pendant  son  voyage 
en  Italie,  n'était  pas  compatible  avec  une  longue  absence;  et  Picr» 
Eyquem  de  Montaigne  dut  promptemenl  quitter  la  charge  qu'il  venait 
d'acquérir  à  la  cour  des  aides  de  Périgueux. 

La  transmit-il  dès  lors  à  son  fils,  ou  ne  l'eut-il  pas  pour  successeur 
immédiat?  M.  Payen  et  M.  Grùn  sont  divisés  sur  ce  point.  Mais  deux 
choses  sont  incontestables  :  i°  la  nouvelle  coiu*  des  aides  instituée  à  Pé- 
rigueux, et  traversée  dans  sa  juridiction  naissante,  ne  dura  que  trois 
années;  et,  cette  cour  ayant  été  supprimée  en  décembre  i  567,  les  ma- 
gistrats qui  venaient  d'en  faire  partie  furent  adjoints  au  parlement  de 
Bordeaux;  2°  le  jeune  Michel  de  Montaigne  était  déjà  compris  parmi 
ces  magistrats  et  passa  dès  lors  à  une  des  chambres  de  la  cour  de  Bordeaux, 
où  il  eut  un  service  au  moins  de  dix  années.  Tout  cela  résulte  d'une 
seule  pièce,  une  quittance  sur  parchemin  mise  en  lumière  par  un  habile 
et  ancien  conservateur  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale, 
M.  Hauréau.  Cette  quittance,  signée  Michel  de  Montaigne,  est  ainsi 
conçue  :  «Je,  Michel  Eyquem  de  Montaigne,  conseiller  du  roy  en  la 
«  court  du  Parlement  de  Bourdeaulx ,  et  auparavant  en  la  court  des  géné- 

u  raux  (  cour  des  aides  ) ,  confesse  avoir  reçu  comptant la  somme  de 

«  quatre-vingt-treize  sols  tournois à  moi  ordonnée  pour  le  payement 

(<  de  mes  gaigcs  et  h  cause  de  mon  dict  ofllce  durant  un  quartier et 

«  en  ai  quitté  et  quitte par  ces  présentes  signées  de  ma  main le 

u  quatriesme  iour  d'octobre,  l'an  mil  cinq  cent  soixante-sept,  n 

Deux  ans  après,  le  dernier  survivant  de  deux  frères  aînés  de  Mon- 
taigne étant  mort  aussi ,  notre  philosophe ,  devenu  le  ciief  de  sa 
maison,  quittâtes  emplois  de  robe,  qu'il  n'avait  jamais  beaucoup  aimés. 
M.  Grûn  en  trouve  la  preuve  officielle  dans  les  registres  trop  rares  et 
trop  mutilés  du  parlement  de  Bordeaux,  où  on  lit  que,  le  2  4  juillet  iSyo, 
le  roi  accepta  la  résignation  de  l'oflice  de  conseiller  au  parlement  faite 
par  Michel  de  Montaigne,  en  faveur  de  Florimond  de  Raymond. 

Ainsi,  grâce  h  nos  vérifications  modernes,  un  fait  curieux,  que  le 
président  de  Bouhier  ne  s'était  pas  soucié  de  découvrir,  la  date  et  la 
durée  des  fonctions  judiciaires  de  Montaigne,  est  maintenant  bien  no- 
toire. Reste  un  point  plus  important,  c'est  de  savoir  l'usage  qu'il  fit  de 
ces  fonctions,  ce  qu'elles  étaient  alors,  la  part  qu'elles  lui  donnèrent 
aux   événements  du  temps.  Malheureusement,  la  recherche  qu'on  a 


412  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

négligée,  avant  1789,  est  bien  difficile  aujourd'hui.  Il  subsiste  peu  de 
feuillets  originaux  et  peu  d'extraits  exacts  du  registre  officiel  et  des 
registres  secrets  du  parlement  de  Bordeaux.  Ce  qu'on  a  pu  surtout  y 
relever,  ce  sont  quelques  absences  de  notre  philosophe  en  décembre  1 5  6 1 , 
en  novembre  ib6k,  en  novembre  i565.  Mais  ses  présences  sont  aussi 
Ifclatées  ;  et  il  n'est  pas  douteux  que,  pendant  bien  des  années  de  troubles 
civils  et  de  passions  violentes,  Michel  Montaigne  s'est  trouvé  retenu 
dans  les  travaux  d'une  des  cours  judiciaires  les  plus  importantes  et  les 
plus  agitées  du  royaume.  Lui-même  fait  allusion  h  l'esprit  de  modéra- 
tion qu'il  y  montra  ;  et,  dans  le  dernier  livre  des  Essais,  il  dit,  chapitre  xii, 
en  parlant  de  ses  dispositions  de  caractère  :  «Aussi,  ne  hay-je  personne; 
((  et  suis  si  lasche  à  ofTencer,  que,  pour  le  service  de  la  raison  mesme , 
«je  ne  puis  le  faire;  et,  lorsque  l'occasion  m'a  convié  aux  condamna- 
«  tions  criminelles,  j'ay  plustost  manqué  à  la  justice.  »  Ainsi  Montaigne 
eut  à  siéger,  comme  juge  criminel ,  dans  le  parlement  de  Bordeaux. 
Et,  si  nous  consultons  les  témoignages  du  temps,  non  pas  seulement 
l'histoire  générale  et  les  mémoires,  mais  certains  discours  authentiques, 
le  parlement  de  Bordeaux  était  alors  un  de  ceux  qui  portaient  le  phis 
de  violence  dans  l'administration  de  la  justice,  et  appliquaient  souvent 
cette  violence  aux  délits  arbitraires  que  peut  créer  la  passion  religieuse. 

Les  années  où  Montaigne  siégea  dans  le  parlement  de  Bordeaux  fu- 
rent marquées  par  les  plus  tristes  exemples  tour  à  tour  de  rigueur  et 
d'inertie  judiciaire.  Dès  fabord ,  celte  compagnie  avait  montré  le  zèle 
le  plus  âpre  pour  la  répression  de  l'hérésie.  En  i556,  elle  avait  fait 
brûler  deux  jeunes  sectaires  de  Saint-Emilion  et  de  Libourne,  qui 
n'étaient  coupables  que  de  leur  dissidence  religieuse.  Trois  ans  plus 
tard,  elle  avait  encore  condamné  au  feu  un  négociant  de  Bordeaux,  ac- 
cusé d'outrages  faits  nuitamment,  sur  la  voie  publique,  à  des  statues  du 
Christ,  de  la  Vierge  et  des  Sainis.  Quelle  que  fût  l'atrocité  delà  peine, 
et  quelle  qu'eût  été  l'apparence  ou  la  réalité  du  délit,  Bordeaux,  en  1  567, 
comptait,  parmi  ses  habitants,  sept  mille  réformés,  dont  le  zèle  était 
entretenu  par  les  secrètes  et  ardentes  prédications  de  deux  ministres. 
Les  rixes  pour  cause  de  religion  étaient  fréquentes;  et  le  mal  s'accroissait 
par  les  avanies,  les  violences  et  les  partialités  de  la  justice.  Ce  fut  un 
peu  avant  ce  temps,  et  lorsque  Bordeaux  couvait  tous  les  germes 
de  guerre  civile,  déjà  si  nombreux  en  France,  que  parut  l'édit  royal 
du  16  janvier  1662,  cette  trêve  religieuse  inspirée  par  le  chancelier  de 
l'Hospital  et  accordant  aux  huguenots  la  tolérance  partielle  de  leur 
culte ,  hors  des  villes  et  sous  diverses  précautions. 

C'était  un  effort  honnête  et  insuffisant,  que  le  paradoxe  implacable 


8Tî^  JUILLET  1855.   ^01  ^f^ 

dB  quelques  inquisiteut^s  posthumes  peut  blâmer  aujourd'hui',  mais  qui 
semblait  dicté  alors  par  le  bon  sens  et  l'humanité.  Les  rigueurs  n'ayant 
fait  jusque-là  qu'irriter  et  fortifier  la  secte  nouvelle,  il  fallait  bien  essayer 
d'une  autre  voie.  Plusieurs  parlements  cependant  ne  furent  pas  alors  de 
reX  avis  et  voulaient  persister  dans  les  sévérités ,  dont  ils  avaient  l'habi- 
tude. Ainsi  pensait  la  majorité  du  parlement  de  Bordeaux,  comme  elle 
le  marqua  d'abord  par  son  refus  d'enregistrer  l'édit,  et  plus  tard, 
quand  elle  accomplit  cette  formalité,  parla  déclaration  de  foi  catho- 
lique qu'elle  prescrivit  à  tous  les  membres  de  la  cour,  et  h  tous  les 
officiers  judiciaires  et  avocats  du  ressort.  Treize  signatures  manquaient 
à  cet  acte  de  foi  souscrit  par  l'archevêque  et  par  soixante-deux  con- 
seillers :  et  on  peut  croire  que  Montaigne  était  du  nombre  de  ces 
absents  ou  de  ces  retardataires.  Mais,  comme  il  continua  de  siéger  à  la 
cour,  il  adhéra  certainement  à  cet  acte ,  qui  dut  être  signé  par  tous  les 
titulaires  non  déchus  de  leur  charge.  De  ce  nombre  était  l'ami  dont 
Montaigne  a  immortalisé  le  souvenir,  le  conseiller  La  Boétie.  A  part 
cette  amitié,  qui  semble  avoir  été  la  plus  intime  union  de  sentiments 
et  d'idées,  à  part  aussi  certaine  fièvre  de  liberté  romaine,  que  La  Boétie 
semblait  avoir  reçue  par  contagion  classique,  nul  doute  que  ce  jeune 
magistrat  ne  fût  k  la  tête  de  ia  petite  minorité  qui  blâmait  et  voulait 
adoucir  fintolérable  dureté  du  parlement  de  Bordeaux.  Montaigne  nous 
apprend  que  son  ami  avait  composé  quelques  mémoires  sur  cet  édit 
de  janvier,  fameux  par  nos  guerres  civiles;  et  il  parait  même  avoir  eu 
le  désir  de  publier  ces  mémoires  qui,  dit-il,  trouveront  encore  ailleurs 
peut-être  leur  place.  Mais  il  n'en  demeura  pas  moins,  jusqucs  et  après  la 
mort  de  La  Boétie,  dans  le  pénible  exercice  de  ces  fonctions  judiciaires, 
dont  il  détestait  l'odieuse  rigueur  en  matière  religieuse  et  blâmait  les 
formes,  en  toute  matière  pénale. 

-  Le  dédiainement  de  la  guerre  civile,  après  les  oppressions  de  parti , 
vint,  à  quelques  égards,  alléger  cette  tâche,  tout  en  aggravant  la  vie  pu- 
blique et  privée  de  chacun.  Les  huguenots  exclus,  dans  ia  Guyenne,  des 
bénéfices  de  l'édit  du  1 6  janvier,  prirent  les  armes  et  tinrent  la  cam- 
pagne. La  ville  de  Bordeaux  se  constitua  mihtairement.  Son  parlement, 
que  le  péril  public  excitait  et  autorisait,  saisit  le  pouvoir  administratif 
et  municipal ,  établit  des  postes ,  dressa  des  rôles  de  garde  pour  lui- 
même,  et  fit  ce  service  pendant  quelques  mois.  Douze  conseillers 
avaient  chacun  à  leurs  ordres  cent  hommes  armés;  et  ceux  de  messieurs 
qui  ne  commandaient  point  montaient  au  moins  la  garde.  L'ardeur  de  la 
plus  grande  partie  de  cette  cour  et  son  activité  politique  et  guerrière 
parurent  si  envahissantes,  que  le  terrible  Montlûc  lui-même  en  était 

53 


4l4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fatigué:  et,  lorsque,  au  bout  d'un  an  de  désordre  et  de  pillage,  vint, 
par  une  transaction  nouvelle,  l'édit  du  19  mars  i563,  ce  fut  lui  qui  se 
chargea  d'en  assurer  i'enregistrenaent  au  parlement  de  Guyenne;  car  le 
même  esprit  ligueur  tenait  encore  cette  cour,  et  lui  faisait  recevoir  avec 
peine  et  mal  exécuter  de  nouvelles  dispositions  qui,  moins  favorable^ 
aux  protestants  que  le  premier  édit,  leur  rendaient  cependant  l'impunité 
de  leur  culte  et  quelques  conditions  de  repos  et  de  sécurité. 

Tout  le  monde,  il  est  vrai,  dans  le  parlement,  ne  partageait  pas  ce 
zèle  d'inquisition  après  comme  avant  la  guerre  civile.  L'approbation 
de  La  Boétie  pour  les  vues  du  chancelier  de  l'Hospital  avait  gagné 
d'autres  suffrages.  Le  premier  président  du  parlement ,  docte  magistrat, 
était  décidé  pour  la  tolérance,  par  conviction  d'homme  éclairé,  encore 
plus  que  par  obéissance  aux  actes  officiels  de  la  royauté-,  et  il  avait  in> 
voqué  et  appuyé  de  toute  sa  force  le  nouvel  édit  de  pacification,  dont 
plus  tard  il  dénonçait  courageusement  les  infractions,  dans  une  mé- 
morable lettre  au  chancelier  de  IHospitai.  De  là,  grande  animosité 
contre  ce  premier  président  au  sein  de  sa  propre  cour,  parmi  les  ca- 
tholiques les  plus  zélés,  et  dans  la  noblesse  militaire  du  parti  des  Guise. 
Un  conseiller  l'avait,  devant  les  chambres  assemblées,  accusé  d'hé- 
résie, et  présentait  à  son  parlement  requête  contre  lui.  En  dehors  de 
ce  débat,  plus  d'une  fois  réitéré,  d'autres  incidents  menaçaient  l'in- 
dépendance du  parlement  de  Guyenne.  M.  d'Escars,  un  des  comman- 
dants des  troupes  du  roi  dans  la  province,  imagina,  le  jour  de  la  rentrée 
de  la  cour,  de  garnir  toutes  les  salles  de  hallebardiers.  Le  premier 
président  proleste,  descend  de  son  tribunal,  et  fait  enfin  retirer  la 
garde  devant  les  huissiers  de  la  cour.  Mais ,  un  mois  après ,  le  même 
M.  d'Escars  vient  en  plein  parlement  demander  Téloignement  du  pre- 
mier président  pour  suspicion  et  anciens  griefs  qu'il  allègue  contre  lui. 

Cet  acte  spontané,  où  l'esprit  militaire  venait  en  aide  au  zèle  d'une 
grande  partie  du  parlement  de  Guyenne  paraissait  avoir  été  concerté 
avec  les  premiers  accusateurs  du  président.  On  doit  le  conclure  de  la 
forme  de  récusation ,  que  ce  magistrat  opposa  de  son  côté ,  en  demandant 
«que  les  membres  de  la  cour  qui  servaient  de  conseil  au  sieur  d'Escax's 
«dans  ses  propres  affaires,  et  qui  allaient  boire  et  manger  chez  lui,  ne 
<t  siégeassent  pas  non  plus,  dans  la  question  présente.  »  La  cour,  sur  cette 
objection  de  son  président,  ayant  demandé  les  noms  des  personnes  dé- 
signées, le  premier  président  obtempéra.  Il  nomma  l'archevêque  de 
Bordeaux ,  que  son  rang  et  les  passions  ecclésiastiques  du  temps  mettaient 
naturellement  à  la  tête  du  parti  contraire  à  la  tolérance  ;  il  nomma  le 
conseiller  Malvin  ,  signataire  de  la  requête  ,  dans  laquelle  lui-même 


'   JUILLET  1855.    '  '  415 

était  inculpé  d'hérésie.  Mais,  ce  qui  peut  vous  étonner,  parmi  les  huit 
conseillers  qu'il  récusait  encore,  le  premier  président  nomma  le  con- 
seiller Michel  de  Montaigne.  Serait-ce  que,  par  sa  noblesse  d'épée,  le 
conseiller  Montaigne  avait  quelques  relations  plus  intimes  avec  le  mar- 
quis d'Escars?  Serait-ce  que,  par  une  tradition  d'Allicus,  assez  analogue 
à  la  philosophie  qu'il  préférait,  il  n'était  pas  fâché  d'avoir  des  amis  dans 
les  deux  camps?  On  ne  peut  guère  en  décider,  sur  le  procès-verbal  trop 
sommaire  que  nous  devons  à  M.  Grùn.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  la 
liste  où  le  nom  de  Montaigne  se  trouve  comme  égaré,  la  majorité 
du  parlement  n'autorisa  pas  la  récusation  demandée.  Sans  pousser  les 
^oses  plus  loin,  elle  décida  seulement:  que  le  sieur  président  n'assis- 
«terait  pas  aux  procès  où  le  sieur  d'Escars  était  partie-,  n  puis,  sur  une 
lettre  de  la  reine  mère ,  elle  leva  toute  objection  à  l'emploi  que  ce  chef 
voudrait  faire  de  ses  archers,  dans  l'enceinte  et  pour  la  garde  honori- 
fique ou  non  du  parlement.  Ces  irrégularités,  ces  retours  de  formes 
despotiques  autorisés  par  la  couronne,  en  contradiction  avec  ses  propres 
édits,  étaient  l'indice  précurseur  de  nouveaux  désordres. 

L'année  suivante,  par  un  détestable  augure  de  la  Saint-Barthélémy  , 
les  hommes  les  plus  violents  du  parti  catholique,  À  Bordeaux,  égorgèrent 
dans  une  nuit  grand  nombre  de  leurs  concitoyens  calvinistes,  surpris 
sans  défense.  Le  parlement  n'instruisit  pas  sur  cet  attentat-,  et  le  laco- 
nisme de  M.  Grùn  à  ce'  sujet  constate  l'absence  de  documents  officiels 
sur  les  détails  du  crime.  Seulement  cet  incident,  affreux  en  lui-même, 
et  plus  horrible  par  l'impunité,  explique  un  acte  mémorable  de  l'année 
suivante,  l'arrivée  du  roi  Charles  IX  à  Bordeaux,  et  l'elfort  que  sa  cou- 
pable mère  et  son  intègre  chancelier  tentèrent  contre  l'horrible 
exemple  d'anarchie  sanglante,  donné  si  récemment  dans  cette  ville, 
sous  un  titre  prétendu  de  zèle  religieux  et  royaliste. 

Longtemps  annoncée  et  précédée  de  grands  préparatifs,  cette  vbitc 
de  Charles  IX  à  Bordeaux  eut  lieu  le  9  aviil  1  56li,  sept  mois  après  In 
lettre  où  le  premier  président  avait  loyalement  fait  connaître  à  la 
couronne  les  prévarications  et  les  dénis  de  justice  dont  il  gémissait. 
L'entrée  du  roi  et  de  sa  cour,  la  marche  du  cortège ,  la  belle  ordonnance 
des  corps  de  la  ville,  la  réception  dans  l'église  Saint-André  par  l'ar- 
chevêque, le  Te  Deam  solennellement  chanté,  tout  cela  se  devine  aisé- 
ment. M.  Grùn  affirme  de  plus  que  Montaigne  devait  se  trouver  à  che- 
val parmi  les  conseillei*s  qui  figuraient  ainsi,  avec  la  robe  rouge  et 
le] chapeau  fourré,  dans  la  suite  nombreuse  du  roi.  Il  le  conclut  de  la 
jeunesse  de  Montaigne  à  cette  époque,  et  de  plusîen^  pas.<iages  des 
Eisais  sur  le  goût  qu'il  avait  pour  l'équitation.  a  Je  ne  desmonte  pat 

53. 


liU  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  volontiers,  dit-il,  quand  je  suis  à  cheval;  car  c'est  l'assiette  à  laquelle 
«je  me  trouve  le  mieux .  et  sain  et  malade.  » 

A  la  bonne  heure.  Mais,  ce  cérémonial  fini,  venaient  les  affaires 
sérieuses,  une  tenue  de  séance  royale,  le  discours  du  jeune  roi,  et  la 
mercuriale  du  chancelier,  qui  réprimandait  les  magistrats  sur  la  résis- 
tance à  promulguer  les  édits  de  tolérance,  les  torts  particuliers  de  la  cour, 
les  abus  d'impunité,  les  corruptions,  les  complaisances  coupables.  Ce 
discours,  déjà  connu  et  habilement  extrait  par  M.  Grûn,  est  un  beau 
monument  historique.  Dans  le  rude  et  familier  langage  de  l'Hospital, 
on  sent  une  force  d'indignation  et  de  vertu ,  dont  il  est  regrettable  que 
Montaigne,  qui  sans  doute  assistait  cette  séance,  n'ait  parlé  nulle  p£^ 
dans  ses  Essais.  Ce  n'était  pas  s'être  acquitté  assez  envers  la  vertu,  que 
d'avoir  nommé  L'Hospital  parmi  les  poètes  latins  du  temps,  dans  cette 
phrase  énumérative  :  «Aurat,  Beze,  Buchanan,  L'Hospital,  Montdoré, 
«Turnebus.  »  'iH 

Serait-ce  que  la  parole  du  chancelier  aurait  paru  trop  âpre  ou  trop 
sévère,  même  à  la  raison  de  Montaigne,  accoutumé  à  prendre  plus 
patiemment  les  défauts  des  hommes?  Nous  sommes  convaincu  que ,  dans 
le  parlement  de  Bordeaux,  Montaigne  était  de  cette  minorité  dont  le 
chancelier  disait,  au  début  de  sa  mercuriale  :  «  Il  y  a  ici  beaucoup  de  gens 
«  de  bien,  desquels  les  opinions  ne  sont  suivies;  elles  ne  se  poisent  pas, 
«  mais  se  comptent.  »  Cette  exception  admise ,  le  chancelier  avait  frappé 
fort,  et  à  peu  près  sur  tout  le  monde.  «J'ai  ouï  parler,  avait-il  dit,  de 
«beaucoup  de  meurtres,  de  pillages  et  forces  publiques  commises  en 
a  ce  ressort.  J'ai  reçu  beaucoup  de  plaintes  de  vos  dissensions  qui  sont 
«  entre  vous,  »  Et ,  pour  plus  de  détails ,  il  ajoutait  :  «  J'ai  vu  vos  registres , 
«etli'ouvé  que  quelquefois  vous  venez  aux  injures,  et  presque  à  vous 
«  battre.  »  Un  autre  passage  de  ce  discours  signalait  de  grands  désordres, 
non  plus  politiques,  mais  moraux  :«I1  y  a  des  gouverneurs,  disait  le 
«  chancelier,  qui  se  font  craindre  avec  des  archers ,  d'autres  qui  menacent 
«les  juges  de  les  tuer.  —  lly  en  a  de  la  cour,  lesquels,  quand  ils  ont  des 
«  procez,  ils  usent  de  grandes  forces;  il  y  en  a  aussy  qui  sont  grandement 
«scandalisez  (accusés)  défaire  des  mariages  par  force;  et  quand  on  sait, 
«quelque  héritière,  quant  et  quant,  c'est  pour  monsieur  le  conseiller; 
«on  passe  outre  nonobstant  les  inhibitions.  Je  ne  nommeray  pas  ceux 
«qui  en  sont  chargez  à  présent;  mais  si  vous  voulez  communiquer  avec 
«moy,  je  vous  les  nommeray.  Il  y  en  a  aussi  d'entre  vous,  lesquels, 
«pendant  les  troubles,  se  sont  faits  capitaines,  les  autres  commissaires 
«des  vivres;  ce  sont  gens  qui  ne  sçavent  faire  leurs  estats,  et  se  mettent 
«  à  faire  ceulx  des  autres.  Je  veois  aussy,  de  plusieurs,  forces  et  meurtres 


vtjui  se  commettent  en  ce  ressort,  il  y  en  a  auicungs  qui  les  veulent 
'.I  excuser,  disant  :  c'estoit  ung  méchant  homme;  or,  il  n'appartient  à  aul- 
«  cung  de  tuer,  encore  qu'il  tue  ung  méchant  homme;  mais  il  en  faut 
«laisser  faire  à  la  justice.  »  j  J-^     K.fîi-^ 

Enfin ,  la  probité  même  de  la  cour  était  mise  en  suspidon  t  et  le 
sévère  chancelier  réveillait  la  plainte  qu'avait  faite  le  premier  président 
sur  les  relations  trop  familières  de  quelques  magistrats  de  la  cour 
avec  des  seigneurs  du  ressort,  dont  ils  se  faisaient  trop  dépendants 
pour  rester  leurs  juges.  C'était  rappeler  la  récusation  inutilement 
élevée  par  le  premier  président ,  et  où  Montaigne  lui-même  avait  été 
compris.  Que  pensa-t-il  de  cette  harangue  inspirée  par  l'esprit  de  tolé- 
rance et  de  justice,  dont  il  était  certainement  animé,  mais  que  son 
tempérament  et  sa  philosophie  n'appliquaient  pas  avec  tant  de  courageuse 
rigueur?  M.  Grûn  ne  nous  en  dit  mot  :  et  nous  n'essayons  pas  de  lé 
conjecturer  sans  lui. 

Un  passage  de  la  harangue  du  chancelier  est  vraiment  pathéfiqtie 
par  le  contraste  des  souvenirs.  C'est  l'endroit,  où  parlant  des  commen* 
céments  de  ligue  qui  se  faisaient  à  Bordeaux ,  et  des  meurtres  impunis 
que  diverses  bandes  commettaient ,  il  ajoute  :  «  Prenez  exemple  i\  vos(re 
«roy.  ïiui  a-l-on  ouy  dire  jamais  :  je  ferai  mourir  reltui-cy;  je  ferai 
«pendre  cettui-là,  sans  qu'il  l'eust  mérité?  Dieu  lui  fasse  la  grâce  que 
«lui  qui  est  jeune,  puisse  subvenir  à  toutes  ces  fautes!  »>  Ce  roi,  pour 
lequel  était  faite  une  telle  prière,  c'était  Charles  IX.  *'  '  ''■ 

Quinze  jours  après,  le^i,  le  chancelier  et  toute  sa  suite  flvaftfl't 
(piitté  Bordeaux,  hiissant  les  choses  à  peu  près  comme  elles  étaient,  le 
premier  président,  honnête  et  ferme,  en  lutte  avec  sa  cour,  les  sei- 
gneurs ,  qui  faisaient  des  incursions  pour  leur  compte,  réprimandés,  mais 
impunis,  et  les  plus  violents  parmi  les  catholiques  assurés  d'être  affran- 
chis bientôt  par  la  reprise  de  la  guerre  civile.  Dans  ce  chaos,  le  rôle 
de  Montaigne ,  on  peut  le  croire  avec  M.  Grûn,  n'était  pas  fort  actif 
«Il  ne  devait  pas  chercher  les  occasions  de  se  produire,  acceptant, 
«sans  les  avoir  demandés,  les  rapports  qu'on  lui  distribuait,  dit  encore 
«M.  Grûn,  les  préparant  avec  beaucoup  de  conscience  et  sans  beau- 
«  coup  se  presser.  » 

Bien  que  les  pièces  manquent  à  l'appui,  nous  admettons  volontiers 
ce  résumé.  Montaigne,  évidemment,  était  dépaysé  dans  sa  compa- 
gnie, dans  cette  réunion  de  magistrats  faisant  ou  voulant  la  guerre 
civile,  d'hommes  de  loi  emportés  de  passions  violentes,  et  quelques- 
uns  d'intérêts  cupides.  Sa  droiture  naturelle  avait  assez  de  force  pour 
le  préserver  lui-même,  mais  pas  assez  pour  vaincre  et  redresser  au- 


%18  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

trui.  Ce  qui  reste  seulement  attesté,  moins  par  les  indices  trop  fai- 
ble-s  et  trop  rares  de  sa  magistrature  que  par  quelques  traits  de  son 
livre,  c'est  que  sa  modération,  peut-être  parfois  timide,  resta  irrépro- 
chable et  pure,  qu'il  aima  le  droit  et  la  justice,  et  sentit  au  moins,  avec 
une  indignation  honnête,  ie  f)oids  odieux  du  régime  qu'il  ne  combat- 
tait pas  avec  force.  —  «J'échappe,  disait-il;  mais  il  me  desplait  que  ce 
«  soit  plus  par  fortune  et  par  prudence,  que  par  justice;  et  me  desplait 
«  d'êti'e  hors  la  protection  desloix,  et  sous  autre  sauve-garde  que  la  leur. 
«Gomme  les  choses  sont,  je  ne  vis  plus  qu'à  demi  de  la  faveur  d'a^i- 
tttruy,  qui  est  une  rude  obligation.» 

Et  ailleurs ,  il  disait  encore  «  Je  tiens  qu'il  faut  vivre  par  droict  et 
«  par  auctorité ,  et  non  par  récompense  ni  par  grâce.»  C'est  là  sans 
doute  une  maxime  d'honnête  homme  et  de.citoyen,  qui  ne  se  ressent 
pas  de  ces  doctrines  sceptiques  et  épicuriennes  qu'on  reproche  à  Mon- 
taigne; et  n'cût-il  tiré  que  cet  enseignement  de  sa  carrière  de  magis- 
trat, nous  devonsl'en  féliciter,  et  dire  qu'elle  ne  fut  pas  un  temps  perdu 
pour  lui. 

Ce  côté  cependant  de  sa  biographie  n'est  qu'un  chapitre  de  l'ouvrage 
étendu  que  vient  d'achever  M.  Griin,  sous  le  titre  de  Vie  publique  de 
Montaigne,  travail  curieux,  exact,  divers,  où  beaucoup  de  petites 
erreurs  sont  relevées  en  passant,  et  quelques  vues  vraies  et  nouvelles 
exposées  avec  habileté.  Nous  essayerons  d'en  rendre  compte  dans  un 
second  examen,  qui  comprendra  d'autres  détails  encore  sur  quelque 
chose  de  Montaigne  plus  grand  et  plus  duraible  que  sa  vie  publique. 

VILLEMAIN. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


>it-)^ 


.?>T>'JU1LLET  1855f.HJOl  4W 

Détehmination  de  léquinoxe  vers  al  de  i853,  effeéiMe  ëîi 
Egypte  d'après  des  observations  du  lever  et  du  coucher  du  soleil, 
dans  T alignement  des  faces  australe  et  boréale  de  la  grande  pyra- 
mide de  Memphis,  par  M.  Mariette. 

TROISIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE  ^ 

Le  projet  d'observations  que  j'avais  envoyé  à  M^Mariette,  était  pure- 
ment spéculatif;  tel  qu'on  pouvait  aisément  l'exécuter,  (}uand  la  grande 
pyramide  se  trouvait  dans  son  état  de  régularité  antique.  Supposant 
donc,  comme  cela  était  alors,  ses  quatre  laces  exactement  planes,  sa 
base  rectangulaire  abordable  par  ses  quatre  angles ,  et  dégagée  de  tout 
obstacle  extérieur  qui  empêchât  la  vue  de  s'étendre  aux  alentours  jus- 
qu'à l'horizon,  je  demandais  à  M.  Mariette  d'observer  les  positions  où 
se  trouverait  le  soleil  relativement  à  la  direction  des  faces  australe  et 
boréale,  aux  instants  de  son  lever  et  de  son  coucher,  depuis  le  i  6  mars, 
jusqu'au  a  A,  me  rései'vant  le  soin  de  calculer  les  conséquences  de  ces 
faits.  Je  lui  avais  indiqué  ces  dates  extrêmes,  parce  que  je  savais  qu'elles 
devaient  comprendre  entre  elles  le  jour  de  léquinoxe.  Les  observa- 
tions faites  antérieurement  à  ce  jour,  devant  rendre  manifeste  que 
le^  points  du  lever  et  du  coucher,  remontent  progressivement  du  sud 
vers  le  nord ,  préparaient  l'observateur  à  le  voir  passer  de  la  face  aus- 
trale à  la  face  boréale,  ce  qui  était  précisément  le  {)héiiomène  qu'on 
voulait  lui  faire  saisir,  et  que  les  observations  postérieures  devaient  lui 
confirmer.  Je  savais  trop  bien,  par  les  récits  des  voyageurs  modernes, 
que  les  quatre  faces  de  la  pyramide  aujourd'hui  d^radécs,  n'offraient 
plus  la  netteté  et  la  rectitude  rigoureuse,  qui  facilitaient  toutes  ces 
déterminations  dans  les  anciens  temps.  Mais  le  procédé  qui  servait 
alors  à  les  obtenir,  ne  pouvait  être  énoncé  d'une  manière  précise ,  (ju'eii 
se  reportant  aux  conditions  primitives  du  monument;  et  il  aurait  été 
nuisible  plutôt  qu'utile,  de  le  compliquer  par  des  difficultés  de  détail, 
dont  les  particularités  n'étaient  appréciables  qu'en  présence  des  objets 
mêmes.  L'intelligence  de  ^observateur  placé  sur  les  lieux,  pouvait 
seule  lui  apprendre  ce  qii'il  avait  à  faire  pour  se  rapprocher  autant 
que  possible  de  ces  abstractions,  et  l'on  va  voir  qa'dle  i^  lui  a  pas 

'  Vojez,  pour  le  premier  article,  le  cabier  de  mai,  pe^  169 :  et,   pour  le 
deuxième,  celui  de  juin,  page  Siiy,, 


420 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


fait  défaut.  Voici  maintenant  quel  était  le  texte  des  instructions  que  j'avais 
rédigée?. 

Observations  à  faire,  pendant  un  séjour  aux  pyramides  de  Memphis, 
'  '''^  '  da  16  mars  du  2à  mars  i8ô3 1. 


Ouest . 


Face  borëale. 


'\}.'.  •\h(^  , 


Hî^t&q.iriJjn  ,.atiwn«l^--M  ïï^s^jTir)  ?:i^vr,'(  '*j^ooftnV'i')^i(o'bB|tn<[  dvj 


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,  a'ir.ii!*"'  ■    '  '    '"'f-     ■'' 

jp^.,.v,'   Ouest. .....A 


D. 


..  Est. 


itl-t  /  VitV'lf    't' 

.Est. 


Face  australe. 


«Le  16  mars  i853,  avant  le  lever  du  soleil,  placez-vous  à  l'angle   de  ta  grande 
«.pyramide,  le  dos  tourné  à  l'ouest;  et  regardez  attentivement  le  point  de  1  horizon 
«qui  se  trouve  sur  le  prolongement  de  la  ligne  AB.  Le  soleil  se  lèvera  à  droite  de 
'(Cette  ligne.  Il  éclairera  complètement  la  face  australe  de  la  grande  pyramide, 
ï  pendant  toute  la  journée  ;  et ,  le  soir,  si  vous  vous  placez  à  l'angle  B ,  le  dos  tourné 
ta  l'est,  vous  le  verrez  se  coucher,  à  gauche  de  la  ligne  BA.  Pendant  tout  ce 
«jour-là,  le  soleil  n'éclairera  point  la  surface  boréale  de  la  pyramide.  Elle  restera 
«  dans  l'ombre. 

•  Depuis  le  16  jusqu'au  19  mars  inclusivement  les  mêmes  apparences  se  repro- 
«duiront.  Seulement,  les  points  de  l'horizon  où  le  soleil  se  lève  et  se  couche '^^ 
«  rapprocheront  progressivement  de  la  ligne  A  B.  niji 

«Le  32  mars  et  les  jours  suivants,  le  disque  du  soleil  se  lèvera  et  se  couchera 
«  tout  entier,  au  nord  de  la  ligne  CD.  Placez-vous  le  matin  à  l'angle  C,  et  regardez 
•  attentivement  le  point  de  l'horizon  qui  se  trouve  sur  le  prolongement  de  la 
cligne  C  D.  Vous  verrez  le  soleil  se  lever  à  votre  gauche.  Le  soir,  placez-vous  à 
«  l'angle  D,  et  regardez  attentivement  le  point  de  l'horizon  qui  se  trouve  sur  le  pro- 
«longement  de  la  ligne  DC.  Vous  le  verrez  se  coucher  à  votre  droite.  Mais  il  ne  se 
«montrera  ainsi,  au  nord  de  la  ligne  CD,  que  pendant  peu  de  temps.  Après  son 


'  Pour  que  les  positions  attribuées  à  l'observateur  dans  le  texte  de  ces  instruc- 
tions, s'accordent  avec  le  sens  d'orientation  assigné  à  la  figure,  le  lecteur  devra  être 
censé  la  regarder  ayant  la  face  tournée  vers  le  nord  du  ciel,  avec  l'orient  à  sa 
droite,  et  l'occident  à  sa  gauche.  La  même  condition  s'applique  aux  figures  1  et 
2  ci -après.     .-      -         .  .-.••-  '>,:';'-.';■■[_>"■■'  -  •■  y- 


JUILLET  1855.  421 

«lever,  son  mouvement  ascensionnel,  oblique  à  l'horizon,  lui  fera  bientôt  aban- 
«  donner  la  face  boréale  de  la  pyramide ,  et  le  ramènera  en  avant  de  la  face  aus- 
«  traie,  qu'il  éclairera  pendant  presque  toute  la  journée.  Il  ne  l'abandonnera  que 
«  vers  le  soir,  pour  reparaître  sur  la  face  australe ,  et  aller  se  coucher  plus  au 

•  nord, 

«Si  les  faces  de  la  pyramide  étaient  orientées  avec  une  exactitude  rigoureuse; 
«  si,  de  plus,  le  parement  plan  qui  recouvrait  autrefois  ces  faces  n'avait  pas  été  en- 

•  levé,  il  s'y  opérerait,  le  ao  et  le  ai  mars  des  apparences  phénoménales  intermé- 
«  diaires  entre  celles  que  l'on  vient  de  décrire.  Le  ao  au  matin,  le  disque  du  soleil 

•  à  son  lever,  serait  partiellement  visible  sur  les  prolongements  des  deux  lignes  AB, 
«  CD;  le  soir  du  même  jour,  à  son  coucher  il  serait  partiellement  visible  sur  le  pro- 
«  longement  de  BA,  et  de  DC.  Le  lendemain  ai,  l'observateur  placé  en  A,  verrait 
«encore  une  petite  portion  du  disque  se  lever  sur  le  prolongement  de  AB;  le  soir, 
«  en  se  plaçant  à  l'angle  B,  et  regardant  l'occident  suivant  la  direction  de  BA ,  il  ne 

•  l'apercevrait  plus  à  son  coucher;  tandis  qu'il  serait  parfaitement  visible  à  ce»  deux 
«  instants  pour  un  observateur  placé  en  C ,  puis  en  D.  Mais  le  moindre  défaut  d'orien- 
« (ation  du  monument,  et  le  délabrement  de  ses  faces,  rendront  probablement 
«difficile  d'y  saisir  ces  phases  d'apparitions  mixtes,  ou  les  présenteront  altérées 
«  dans  leurs  détails.  C'est  pourquoi  on  se  borne  à  les  mentionner,  quoique  l'obser- 
«  vation  en  pût  être  utile  ;  et  l'on  a  insisté  sur  les  apparences  contraires  qui  s'offriront 
«d'abord  du  16  au  19  mars,  puis  du  aa  au  ih,  parce  qu'un  léger  défaut  dans 
«  l'orientaliGO  des  faces  de  la  pyramide,  ne  les  empêchera  pas  de  se  réaliser.  • 

Lorsque  M.  Mariette  reçut  la  lettre  dans  laquelle  M.  de  Rougé  lui 
transmettait  les  instructions  que  je  viens  de  transcrire,  il  était  occupé 
aux  fouilles  du  Sérapéum,  dans  le  désert  d'Abousir.  Il  ne  put  s'en 
absenter  que  dans  la  nuit  du  1  7  mars  i853,  pour  aller  camper  k  trois 
lieues  de  là,  au  pied  de  la  grande  pyramide,  où  il  se  trouvait  rendu 
le  18  au  matin,  avant  le  lever  du  soleil. 

Le  premier  aspect  des  localités  lui  prouva ,  comme  il  l'avait  prévu , 
que,  dans  l'état  de  dégradation  actuel  du  monument,  les  observations 
demandées  seraient  impossibles  à  faire,  en  suivant  à  la  lettre  les  indica- 
tions qu'on  lui  donnait.  Le  revêtement  formé  de  dalles  polies,  qui  ren- 
dait autrefois  les  quatre  faces  de  la  pyramide  exactement  planes ,  a  été 
enlevé.  Le  noyau  intérieur  demeuré  à  nu,  ne  laisse  voir  que  des  assises 
horizontales  dont  les  dehors  se  débordent  mutuellement  par  gradins; 
et  les  arêtes  extérieures  qui  terminent  chacune  d'elles,  n'ayant  pas  été, 
dans  l'origine,  assujetties  à  être  rigoureusement  rectilignes,  présentent 
sur  leur  longueur  des  sinuosités  sensibles ,  que  le  revêtement  général 
dissimulait.  De  sorte,  qu'en  se  plaçant  à  un  quelconque  des  angles  du 
noyau  actuellement  dénudé,  on  n'apercevrait  plus  les  angles  opposés 
des  deux  faces  brutes  qui  s'y  rejoignent-,  même  quand  on  s'établirait 
pour  cela  .sur  un  gradin  assez  élevé,  pour  que  la  vision  ne  fût  pas  obs- 
truée par  les  cônes  de  ruines  qui  encombrent  les  faces  jusqu'à  plusitîurs 

54 


422  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mètres  de  hauteur,  œuvre  de  destruction  due  en  partie  à  ia  main  de 
l'homme,  plus  encore  aux  outrages  du  temps.  Mais  M.  Mariette  avait 
parfaitement  saisi  l'esprit  et  le  but  de  l'opération  que  l'on  voulait  faire. 
Il  comprit  tout  de  suite  que  les  alignements  demandés  s'obtiendraient 
aussi  bien,  et  même  mieux,  en  visant  de  loin  que  de  près.  Il  alla  donc 
se  poster  à  quelque  distance ,  sur  des  tumulus  ou  des  collines  factices , 
qui  se  trouvent  tant  à  l'est  qu'à  l'ouest  de  la  pyramide;  et  il  y  choisit, 
dans  le  prolongement  des  deux  faces  australe  et  boréale ,  quatre  points 
d'observation  assez  élevés  pour  permettre  au  rayon  visuel  de  passer  au- 
dessus  des  décombres  amoncelés  à  leurs  bases,  comme  aussi  assez  dis- 
tants pour  que  les  sinuosités  des  assises,  s'effaçassent  à  l'œil,  ou  pussent 
être  rectifiées ,  en  moyenne ,  par  la  pensée.  Il  marqua  ces  quatre  sta- 
tions par  des  repères  fixes,  pour  pouvoir  s'y  replacer  exactement  dans 
chaque  obsei'vation.  Un  seul  artifice  lui  manqua,  pour  obtenir  un  degré 
de  précision  presque  astronomique.  C'eût  été  d'ériger,  à  chaque  station , 
un  jalon  vertical  portant  à  son  sommet  une  plaque  métallique  percée 
d'un  petit  trou,  contre  lequel  il  aurait  appliqué  l'œil,  afin  de  rendre 
son  point  de  vision  absolument  fixe,  et  se  garantir  des  petits  écarts  que 
peut  occasionner  un  léger  mouvement  de  la  tête  à  droite  ou  à  gauche; 
à  quoi  il  aurait  pu  encore  ajouter  des  mesui'es  de  distances  qui  lui 
auraient  montré  si  ses  lignes  de  mire  sur  les  faces  opposées,  étaient 
exactement  parallèles  entre  elles.  Mais  il  n'était  pas  préparé  à  ces  déli- 
catesses; elles  lui  auraient  pris  beaucoup  trop  de  temps,  et  l'on  ne 
songe  pas  à  de  telles  minuties  dans  le  désert.  D'ailleurs,  le  fait  quel'on 
voulait  établir  n'exigeait  pas  tant  de  soin.  Si  les  observations  effectuées 
presque  à  l'improviste  par  M.  Mariette,  sur  les  faces  dégradées  du  noyau 
de  la  pyramide,  donnent  l'époque  de  féquinoxe  dans  une  limite  d'er- 
reur qui  dépasse  à  peine  un  jour,  ce  que  Ton  verra  tout  à  l'heure  être 
indubitable ,  combien  n'était-il  pas  facile  aux  prêtres  de  Memphis  de  la 
déterminer  ainsi  avec  une  exactitude  bien  plus  grande ,  dans  leur  pro- 
fond loisir,  quand  la  pyramide  encore  intacte,  et  revêtue  de  son  parement 
poli,  laissait  glisser  librement  sur  chacune  de  ses  faces,  le  moindre 
filet  de  lumière  qui  venait  s'y  propager  à  toute  heure  du  jour!  Or,  voilà 
tout  ce  que  j'ai  voulu  prouver. 

Après  que  M.  Mariette  eut  arrêté  toutes  ces  dispositions,  il  lui  prit 
un  scrupule  qu'il  a  cru  devoir  mentionner;  et  le  sentiment  instinctif 
de  la  précision ,  qui  s'y  décèle ,  montre  bien  que  l'on  peut  avoir  une  pleine 
confiance  dans  la  justesse  des  observations  qu'il  a  rapportées.  Le  pla- 
teau sur  lequel  on  a  bâti  la  pyramide,  est  élevé  de  i3o  pieds  au-dessus 
du  iliveau  du  Nil.  Delà  on  voit  l'horizon  terminé,  dans  l'ouest,  par  les 


JUILLET   1855.  423 

collines  du  désert  liby que;  dans  l'est,  par  celles  du  désert  arabique, 
les  unes  et  les  autres,  sensiblement  plus  élevées  que  la  base  de  la  py- 
ramide, et  même  que  les  stations  de  M.  Mariette,  comme  il  s'en  est 
assuré  en  prolongeant  jusque-là  par  la  vue ,  la  direction  des  assises  ho- 
rizontales situées  à  leur  niveau  qui  lui  servaient  de  ligne  de  mire. 
Donc,  disait-il,  lorsque  l'on  voit  le  soleil  se  lever  ou  se  coucher  sur 
cet  horizon  apparent,  il  se  trouve  un  peu  au-dessus  de  l'horizon  ma- 
thématique mené  par  chaque  station;  de  sorte  que  le  point  du  ciel  où 
il  se  projette  alors  est  toujours  un  peu  au  sud  de  celui  où  il  se  coucherait  " 
effectivement,  si  on  pouvait  le  suivre  jusqu'à  cet  horizon  même.  La 
remarque  est  juste.  Mais  d'après  les  cotes  d'altitudes  et  de  distances 
que  M.  Mariette  a  relevées  sur  les  cartes  de  l'Egypte,  lesquelles  sont 
ici  rapportées  dans  les  figures  i  et  2 ,  je  trouve  que,  l'élévation  angu- 
laire de  ces  deux  horizons,  au-dessus  des  stations  qu'il  a  choisies,  est, 
pour  chacune,  très-approximativemenl  égale  à  2 9' y.  Or,  ce  doit  être 
là  aussi,  à  très-peu  de  chose  près,  la  valeur  moyenne  de  la  réfraction 
horizontale  en  Egypte  aux  époques  des  équinoxes.  Conséquemment  : 
lorsque  le  soleil  était  vu,  à  l'est  ou  à  l'ouest,  dans  l'horizon  apparent 
des  stations  de  M.  Mariette,  il  se  trouvait  réellement  dans  leur  horizon 
mathématique,  et  dans  le  plan  vertical  mené  par  l'arête  de  chaque 
assise,  prise  pour  ligne  de  mire.  Nous  pouvons  donc  employer  ses  ob- 
servations d'alignement  du  soleil,  è  ces  instants  du  lever  et  du  coucher 
apparent,  telles  qu'il  les  a  faites,  sans  avoir  besoin  d'y  apporter  «lucune 
correction,  puisqu'elle  marquent  d'elles-mêmes  le  lever  et  le  coucher 
vrais. 

Elles  ont  été  suivies,  sans  interruption  depuis  le  soir  du  18  mars, 
jusqu'au  soir  du  2 3.  Mais,  par  un  accident  rare  sous  le  ciel  de  l'Egypte, 
et  qui  ne  s'y  produit  guère  qu'aux  époques  de  l'équinoxe  vernal ,  le  soleil 
ne  fut  visible  à  son  lever  que  le  22  et  le  2  3.  Jusque-là  il  se  trouva  caché 
le  matin  dans  des  brouillards  aussi  épais  qu'à  Londres.  Heureusement, 
pendant  ces  six  jours,  il  se  coucha  dans  un  ciel  parfaitement  pur.  Cela 
suffît  pour  constater  le  déplacement  progressif  que  des  points  de 
son  lever  et  de  son  coucher  ont  subi  dans  cet  intervalle  en  remontant 
du  sud  au  nord,  et  pour  en  conclure  les  instants  où  ils  ont  dû  se  trou- 
ver dans  l'alignement  des  faces  australe  et  boréale  de  la  pyramide;  ce 
qui  est  le  phénomène  de  passage,  que  l'on  cherchait  à  déterminer.  Le 
a/i  et  le  25 ,  le  temps  resta  brumeux  pendant  toute  la  journée;  M.  Ma- 
riette jugea  avec  raison  inutile  de  prolonger  ses  observations  au  delà 
du  terme  fixé.  Il  quitta  donc  les  pyramides  dans  la  journée  du  26 ,  pour 
retourner  dans  le  désert  d'Âbousir  reprendre  au  Sérapéum  ses  importants 

54. 


424 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


travaux;  et,  de  là,  le  26  même,  il  écrivit  à  M.  de  Rongé  une  longue 
lettre,  où  il  lui  rendait  compte  de  son  excursion  astronomique,  dans 
tous  ses  détails,  sans  aucune  autre  prétention  que  de  dire  :  voilà  ce 
que  j'ai  fait,  et  ce  que  j'ai  vu.  Cette  relation  scrupuleusement  naïve, 
contenait  tous  les  éléments  de  discussion  que  j'avais  désirés. 

Prenant   donc   les   observations   du    matin  et  du  soii',  telles  que 
M.  Mariette  les  rapporte,  je  les  résume  comme  il  suit  : 

i853.  Mars  18.  Lever  non  observé.  Le  coucher  a  lieu  aa  sud  de  la  face  australe. 

Le  soleil  en  est  écarté,  dans  ce  sens,  d'en- 
viron trois  diamètres  de  son  disque.  Il  est 
totalement  invisible  dans  l'alignement  de  la 
face  boréale. 

19.  Lever  non  observé.  Le  coucher  a  encore  lieu  au  sad  de  la  face  aus- 
trale. Mais  le  soleil  s'en  est  évidemment  rap- 
proché. Il  s'en  écarte,  dans  ce  sens  d'un  peu 
moins  de  deux  diamètres  de  son  disque. 
L'ensemble  de  la  face  boréale  est  tout  en- 
tier dans  l'ombre. 

ao.  Lever  non  observé.  Le  coucher  a  encore  lieu  au  sud  de  la  face  aus- 
trale, que  le  disque  déborde  seulement  d'un 
diamètre.  La  face  boréale  est  encore  dans 
l'ombre. 

21.  Lever  non  observé.  A  l'instant  du  coucher,  la  face  australe  et  la 
face  boréale  sont  éclairées  simultanément 
pour  la  première  fois.  La  portion  du  disque, 
qui  déborde  la  face  australe,  est  moindre  que 
celle  qui  déborde  la  face  boréale. 

a  a.  Lever  visible.  Le  soleil  s'est  levé  tant  soit  peu  au  nord  de  la 

face  boréale.  Mais  le  prolongement  de  la 
face  australe  coupe  son  disque  en  deux.  A 
cet  instant  les  deux  faces  sont  éclairées  si- 
multanément. 
Coucher  visible.  Au  moment  de  la  disparition  de  l'astre,  la  face 
australe  et  la  face  boréale  sont  éclairées 
toutes  deux.  Mais  le  soleil  ne  déborde  l'aus- 
trale que  par  un  tout  petit  segment  de  son 
disque.  11  déborde  entièrement  la  boréale. 

a3.  Lever  visible.  Le  soleil  levant  a  quille  le  prolongement  de 

la  face  australe.  11  déborde  entièrement  la 
boréale. 
Coucher  visible.        Le  soleil  couchant  ne  se  voit  plus  au  sud  de  la 
face  australe.  Au  nord  de  la  face  boréale,  il 
se  montre  en  plein. 

La  discussion  minutieuse  de  ces  énoncés,  ferait  soupçonner  :  1°  que 
les  centres  de  vision  d'où  les  observations  successives  ont  été  faites, 


JUILLET  1855.  425 

n'ont  pas  été  rigoureusement  fixes;  un  petit  mouvement  de  la  tête,  à 
droite  ou  à  gauche,  ayant  fait  varier  tant  soit  peu  la  position  de  l'œil. 
2°  Que  les  lignes  de  mire  prises  sur  le  prolongement  des  assises  de  la 
pyramide,  n'étaient  pas  mathématiquement  parallèles  entre  elles,  dans 
les  observations  du  soir,  non  plus  que  dans  les  observations  du  matin, 
ce. qui  en  effet  n'avait  pas  été  vérifié.  Mais,  en  laissant  aux  résultats  ob- 
servés les  petites  erreurs  qui  ont  pu  provenir  de  ces  deux  causes,  et 
les  acceptant  dans  leur  état  brut,  on  en  tire  incontestablement  les  con- 
clusions suivantes  : 

1*  D'après  les  observations  du  soir.  Depuis  le  i8  jusqu'au  ao  soir  inclusivement,  le 
soleil  s'est  couché  au  sud  des  lignes  de  mire.  Le  a  i  au  soir  le  disque  s'est  couché 
sur  ces  lignes  mêmes,  le  bord  austral  les  débordant  vers  le  sud,  le  boréal  vers  le 
nord,  celui-ci  plus  que  l'autre.  Donc,  à  cet  instant,  le  centre  du  disque  était  passé 
au  nord  de  leur  direction. 

Si  l'on  admet  que  celle  direction  est  exactement  est  et  ouest,   l'équinoxe 
aura  eu  lieu,  entre  6  heures  du  soir  du  3i  mars,  et  6  heures  du  soir  du  22. 

2*  D'après  les  observations  du  matin,  le  22  à  6  heures  du  matin,  le  centre  du 
disque  s'est  levé  presque  exactement  sur  les  lignes  de  mire,  peut-être  tant  soit 
peu  au  nord  de  leur  direction. 

3*  En  prenant  une  moyenne  brute,  entre  ces  deux  résultats,  féquinoxe  serait 
arrivé,  vers  l'instant  de  minuit  qui  suit  le  midi  du  ai  mars;  ou  le  ao  mars, 
à  36  heures  ;  le  temps  étant  compté  à  partir  de  midi  vrai  à  Memphis. 

Voyons  maintenant  ce  que  donne  le  calcul  astronomique.  Pour  le 
savoir,  j'ai  calculé  d'après  la  Connaissance  des  temps  les  déclinaisons 
du  centre  du  soleil  à  midi  vrai  de  Paris,  pour  chaque  jour,  depuis  le 
18  mars  i853  jusqu'au  au  inclusivement.  Selon  les  observations  de 
Nouet,  la  longitude  de  Memphis  en  temps,  est  i**  55"  à  foricnt  de 
Paris.  Les  déclinaisons  obtenues  répondaient  par  conséquent  aux 
mêmes  dates  de  jour,  et  à  1  ''  55"  après  midi ,  temps  vrai  de  Memphis.  De 
là  jusqu'à  6''  du  soir,  il  y  a  /j*"  5'.  Évaluant  donc  le  changement  de  la 
déclinaison  dans  cet  intervalle,  tel  que  la  Connaissance  des  temps  le 
donne,  j'en  ai  affecté  les  déterminations  précédentes,  et  j'ai  obtenu  les 
déclinaisons  du  centre  du  soleil ,  à  G*"  du  soir,  temps  vrai  de  Memphis  pour 
chacun  des  jours  considérés.  Cette  heure  étant  celle  où  il  se  couche 
aux  époques  des  équinoxes,  j'ai  déduit  de  là  les  amplitudes  occases  du 
rentre  du  disque  autour  du  point  ouest  exact;  et  je  les  ai  rassemblées 
dans  le  tableau  suivant  ' . 

Soit  d  la  déclinaison  du  soleil,  h  la  hauteur  du  pôle,  a  l'nmplilude  ortive  ou 
occase,  de  même  signe  que  d.  La  formule  est  : 

_.  sind 

SmA   =  . 

coik 


426 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


AMPLITUDES  OCCASES 

DATES. 

DO  CENTRE  DU  SOLEIL 

à  Mempbis. 

DIFFÉRENCES  DIURNES. 

1853.  Mars  18 

O'bb'    7",9Sud. 

0'27'22",0 

19 

0«27'45",9Sud. 

0<'27'21",4 

20 

0»    0'24",5Sud. 

0"  27'  20",6 

21 

0"  26'  56\1  Nord. 

0»27'  19",4 

22 

0'54'l5",5Nord. 

Ce  tableau  montre  que  l'amplitude  occase  était  encore  tant  soit  peu 
australe  le  20  à  6"*  du  soir,  et  qu'elle  était  beaucoup  plus  considérable- 
ment boréale  le  lendemain  2  1  à  la  même  heure.  Comme  on  voit,  par 
la  troisième  colonne ,  que  sa  variation  en  2  li^  est  sensiblement  constante 
depuis  le  18,  jusqu'au  22,  nous  pouvons  évaluer  par  proportion  le 
petit  intervalle  de  temps  nécessaire  pour  la  reporter  de  2  k", 5  vers  le 
nord,  après  le  coucher  du  20.  Cet  intervalle  se  trouve  être  21'"  3o'. 
En  l'ajoutant  à  6^  du  soir  du  20,  on  aura  : 

Passage  exact  du  centre  da  disque  par  le  point  ouest,  ou  époque  de  Véquinoxe 

vemal  de  1853. 

Par  le  calcul  astronomique.  Mars  ao.     ô**.  ai*".  3o*  Temps  vrai  compté  de  midi  à 
Par  la  moyenne  des  observations  du  Memphis. 

matin  et  du  soir  de  M.  Mariette, 

marsao 36\    o".    o* 


Retard  de  la  détermination  obtenue 

par  M.  Mariette ag"".  38"".  3o' 


Cette  différence  doit  sans  doute  provenir  en  grande  partie  de  l'incer- 
titude des  alignements  que  M.  Mariette  avait  à  prendre ,  et  de  ce  qu'il 
n'avait  pas  invariablement  fixé  les  points  de  vision  d'où  il  les  observait. 
Elle  répond  à  une  erreur  de  33'  à6"  sur  la  direction  azimutale  du 
centre  du  disque ,  ou  à  peine  plus  que  son  diamètre  angulaire  qui  était 
alors  de  32'  10".  C'est  bien  peu,  dans  les  circonstances  où  M.  Mariette 
se  trouvait.  Mais  une  petite  portion  de  cette  erreur  peut  bien  être  due 


JUILLET  1855.  427 

aussi  à  un  léger  défaut  dans  l'orientalion  originaire  de  la  pyramide, 
dont  les  observations  de  Nouet,  l'astronome  de  l'expédition  d'Egypte, 
ne  me  paraissent  fournir  qu'une  appréciation  très-douteuse,  ayant  été 
faites  avec  toutes  les  incertitudes  d'alignement  que  les  faces  du  noyau 
dénudé  présentaient  alors,  comme  aujourd'hui.  La  seule  conséquence 
certaine  que  l'on  puisse  tirer  des  déterminations  actuelles ,  c'est  que  ce 
défaut  d'orientation ,  s'il  a  existé ,  a  dû  être  fort  petit.  Or  c'était  là  l'unique 
cause  d'erreur  que  les  prêtres  de  Memphis  pussent  avoii'  à  craindre.  Si 
donc  maintenant,  sans  préparation,  sans  aucune  pratique  des  observations 
astronomiques,  M.  Mariette  a  pu,  à  travers  des  difficultés  bien  plus 
grandes,  ne  se  tromper  sur  la  position  des  points  est-ouest,  que  d'une 
quantité  qui  excède  à  peine  un  diamètre  du  disque  solaire,  présumcra- 
t-on  beaucoup  trop  de  fhabilelé  des  prêtres,  si  l'on  pense  que,  dans  les 
circonstances  favorables  où  ils  se  trouvaient ,  leur  erreur  a  dû  être 
moindre  qu'un  de  ces  diamètres,  et  être  par  exemple  de  a 6  ou  27  mi- 
nutes au  lieu  de  33,  ce  qui  leur  aurait  donné  les  époques  des  équi- 
noxes,  à  moins  d'un  jour  près.  Or  c'est  tout  ce  que  j'ai  voulu  leur 
attribuer.  Quant  à  un  léger  défaut  d'orientation  que  les  faces  boréale  et 
australe  de  leur  pyramide  auraient  pu  avoir,  il  ne  les  aurait  pas  empêchés 
de  s'en  sen'ir  pour  peu  qu'ils  eussent  d'adresse.  Car  ils  fauraient  aisément 
reconnu  et  mesuré,  en  voyant  si  les  points  de  l'horizon  où  le  soleil  se 
lève  et  se  couche  aux  deux  solstices,  s'écartaient  également  de  leur  di- 
reclion  tant  à  l'est  qu'à  l'ouest;  et  la  correction  à  faire  aux  temps  des 
équinoxes  aurait  été  proportionnelle  à  l'écart  ainsi  constaté.  D'après  les 
objets  d'art  que  l'on  a  recueillis  d'eux  dans  les  tombeaux  et  que  nous 
possédons  dans  nos  musées,  ils  savaient  construire  des  équerrcs  et  des 
règles  si  bien  dressées,  ils  savaient  tracer  des  lignes  droite  d'une  si 
grande  fmesse  sur  les  substances  les  plus  dures ,  qu'ils  ne  devaient  pas 
être  embarrassés  pour  prendre  des  alignements  exacts,  quand  le  besoin 
le  requérait.  On  ne  fabrique  pas  des  outils  d'une  telle  justesse,  quand 
le  sentiment  de  la  précision  n'existe  pas. 

L'éclairement  progressif  et  inégal  des  quatre  faces  de  la  pyramide. 
aux  divers  instants  d'un  même  jour,  et  aux  difl'crenles  époques  de  l'an- 
née solaire,  présentait  encore  à  leurs  regards  une  succession  continue 
de  phénomènes,  dans  lesquels  toutes  les  phases  du  mouvement  annuel 
du  soleil  se  manifcstaieut  avec  une  évidence,  dont  il  était  impossible 
de  n'être  pas  frappé.  M.  Mariette  a  bien  remarqué  ces  périodes  d'éclai- 
rement  que  j'avais  signalées  et  calculées  dans  mon  mémoire  de  iS/iiS. 
Mais,  par  suite  de  l'enlèvement  du  parement  plan  et  lisse,  qui  les  ren- 
dait régulières,  il  devient  aujourd'hui  impossible  d'assigner  avec  quel- 


428  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

que  certitude  les  limites  de  temps  où  elles  commencent  et  finissent 
chaque  jour,  parce  que  la  lumière,  en  arrivant  sur  les  faces  du  noyau 
dénudé,  s'y  propage  par  cascades  interrompues,  au  lieu  qu'autrefois 
elle  les  illuminait  et  les  abandonnait  instantanément.  M.  Mariette  a  pu 
néanmoins  voir  et  constater*pendant  son  séjour,  un  de  ces  phénomènes 
d'illumination,  qui  a  été  mentionné  de  toute  antiquité,  comme  une 
propriété  merveilleuse  de  la  grande  pyramide.  C'est  que,  dans  certains 
temps  de  l'année,  elle  ne  porte  pas  d'ombre  pendant  plusieurs  heures  : 
ipsa  suas  consamit  pyramis  umbras,  comme  dit  Ausone.  La  raison  de  ce 
fait  est  très-simple.  Prolongez  par  la  pensée  vers  le  ciel,  les  quatre 
plans  des  faces  de  la  pyramide.  Ces  prolongements  formeront  par  leurs 
intersections  mutuelles  une  pyramide  creuse,  indéfinie,  identiquement 
pareille  à  la  première,  ayant  ie  même  axe  vertical,  et  lui  étant  opposée 
par  sa  pointe.  Quand  le  soleil  se  trouvera  amené  dans  cet  espace 
creux,  il  éclairera  simultanément  les  quatre  faces  delà  pyramide  solide, 
et  sa  masse  ne  jettera  plus  d'ombre  hors  de  sa  base.  D'après  les  inclinai- 
sons que  l'on  a  données  à  ces  faces,  au-dessus  du  plan  de  l'horizon, 
leur  illumination  complète  avait  lieu  ainsi  très-approximativement , 
depuis  le  2  l 'jour  avant  féquinoxe  vernal,  jusqu'au  2  i*  jour  après  l'équi- 
noxe  automnal;  pendant  un  instant,  à  ces  deux  limites,  mais  de  plus  en 
plus  longtemps,  à  mesure  que  le  soleil  était  plus  proche  du  solstice  d'été. 
A  l'époque  même  de  ce  solstice,  la  durée  du  phénomène  était  de  2^  /iS"; 
aux  équinoxes  de  2''  1  6"°,  tant  avant  qu'après  midi.  La  diminution  d'en- 
viron un  demi-degré,  qui  s'est  opérée  dans  l'obliquité  de  l'écliptique 
depuis  l'érection  des  pyramides,  modifie  quelque  peu  ces  évaluations, 
sans  empêcher  le  phénomène  de  se  produire  encore.  M.  Mariette  a 
donc  pu  le  voir,  et  l'a  vu  effectivement  pendant  son  séjour.  Mais  l'ir- 
régularité actuelle  des  faces  du  noyau  ne  lui  a  pas  permis  de  déterminer 
les  instants  de  son  commencement  et  de  sa  fin  avec  autant  de  précision 
que  les  prêtres  pouvaient  le  faire,  quand  le  revêtement  plan  et  lisse 
existait.  Alors  la  pyramide  pouvait  faire  pour  eux  l'office  d'une  horloge 
solaire  d'une  très-grande  justesse,  qui  leur  accusait  de  plus  les  époques 
des  équinoxes  et  des  solstices,  tout  aussi  exactement  qu'ils  avaient 
besoin  de  les  connaître  pour  les  usages  civils  ou  religieux,  qu'ils  étaient 
chargés  de  régler. 

Chose  remarquable  !  la  pyramide,  toute  dégradée  qu'elle  est,  sert  en- 
core à  cela  aujourd'hui.  M.  Mariette  n'en  a_pas  été  médiocrement  sur- 
pris ,  et  voici  comme  il  s'en  exprime  :  a  Les  habitants  de  tous  les  villages 
«modernes  qui  avoisinent  les  pyramides  savent  parfaitement,  soit  par 
«tradition  soit  que  l'expérience  le  leur  ait  enseigné  à  eux-mêmes,  que 


JUILLET  1855.  429 

«le  jour  d'un  équinoxe,  le  soleil  se  couche  à  l'horizon  occidental,  dans 
«  une  position  telle  que  son  disque  s'aperçoit  sur  le  prolongement  de 
«l'une  des  faces ,  boréale  ou  australe,  de  leur  masse.  Ils  n'ont  jamais  eu 
«l'occasion  de  faire  ces  mêmes  observations  sur  le  soleil  levant,  ne  se 
«hasardant  pas  à  aller  dans  la  portion  du  désert  qui  est  à  l'ouest  des 
«pyramides,  par  crainte  des  esprits  qui  fréquentent  ces  lieux.  Les  habi- 
«tants  du  village  de  Koneisseh,  en  particulier,  sont  plus  accoutumés 
«que  d'autres  à  déterminer  ainsi  les  équinoxes,  parce  que,  à  ces  deux 
«époques  de  l'année,  un  quart  d'heure  avant  le  coucher  du  soleil, 
«l'ombre  de  la  pyramide  qui  s'étend  h  plus  de  trois  kilomètres,  dirige 
«  sa  pointe  sur  une  pierre  de  granit  située  un  peu  au  nord  de  leur  vil- 
«lage,  ce  que  leur  cheik  m'a  signalé  comme  un  fait  bien  connu  d'eux. 
«Les  Bédouins  de  cette  région  du  désert  ont  tellement  l'habitude,  à  dé- 
(I  faut  de  montres,  déjuger  l'heure  par  des  procédés  pareils,  que  pendant 
«nos  travaux  autour  du  sphinx  ils  réglaient  leur  repas  du  jour  d'après 
«la  position  de  l'ombre  de  la  grande  pyramide,  dont  ils  savaient  très- 
ubien  apprécier  les  variations  en  ditférents  temps  de  l'année;  et  je  ne 
«  me  suis  jamais  aperçu  qu'ils  se  trompassent  de  plus  de  cinq  minutes 
«  sur  l'heure  de  ma  montre.  » 

Des  pratiques  aussi  simples,  aussi  naturelles,  ont  dû  se  présenter  à 
fesprit  dans  tous  les  temps,  depuis  l'érection  des  pyramides.  Comment 
pourrait-on  croire  qu'elles  auraient  été  inconnues  aux  prêtres  de  Mem- 
phis,  orficiellement  adonnés  aux  observations  célestes,  quand  nous 
voyons  aujourd'hui  de  pauvres  Arabes  s'en  servir  encore,  soit  qu'ils  les 
aient  imaginées  d'eux-mêmes,  ou  qu'ils  les  aient  reçues  par  tradition! 
Je  ne  veux  nullement  dire  qu'avant  qu'on  eût  élevé  cet  immense  gnomon, 
les  prêtres  n'auraient  pas  su  déterminer  les  instants  des  équinoxes  et  des 
solstices.  Pour  orienter  ces  grandes  constructions,  aussi  exactement  qu'ils 
l'ont  fait,  il  fallait  que  les  Egyptiens  sussent  tracer  une  méridienne  et 
sa  perpendiculaire.  Or  ils  n'avaient  besoin  que  de  cela  pour  déterminer 
les  époques  de  ces  phénomènes  solaires,  aussi  bien,  et  même  plus 
exactement,  que  la  pyramide  ne  les  leur  montrait.  Il  ne  fallait  que  le 
vouloir;  et  s'ils  l'ont  voulu,  ils  ont  pu  aisément  obtenir  ces  détermi- 
nations beaucoup  de  siècles  avant  que  les  pyramides  aient  été  bâties. 

Depuis  que  M.  Mariette  nous  a  rapporté  1rs  résultats  de  ses  propres 
observations,  et  nous  a  appris  l'habitude  encore  existante  des  mêmes 
pratiques,  soit  imaginées  spontanément,  soit  perpétuées  par  la  tradition , 
il  est  à  espérer  qu'on  ne  dii'a  plus  que  la  présomption  d'équinoxes  et 
de  solstices,  qui  auraient  été  observés  parles  anciens  Egyptiens ,  est  une 
conjecture  à  peu  près  extravagante.  Je  serais  même  porté  à  me  faire 

55 


430         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

quelques  reproches  de  lui  avoir  occasionné  tant  de  fatigues,  qui  n'avaient 
pour  but  que  d'établir  une  vérité,  évidente  d'elle-même,  aux  yeux  de 
toutes  les  personnes  qui  ne  sont  pas  absolument  étrangères  à  l'art  d'ob- 
server. Mcds  s'il  trouve,  non  sans  raison,  que  toutes  ces  peines  étaient 
fort  inutiles  pour  nous  autres  Béotiens  de  l'Académie  des  sciences,  je 
tâcherai  de  le  consoler,  en  lui  persuadant,  qu'à  l'imitation  d'Alexandre 
il  les  a  prises  pour  les  Athéniens  des  inscriptions. 

M.  Mariette  m'a  encore  appris,  sur  les  habitudes  astronomiques  des 
Arabes  modernes ,  plusieurs  délails  très-curieux ,  dont  un ,  entre  autres , 
se  trouve  avoir  une  application  fort  inattendue  à  l'ancienne  uranogra- 
phie  égyptienne.  Mais,  comme  les  idées  que  j'ai  recueillies  dans  ces 
entretiens  n'ont  qu'un  rapport  indirect  avec  le  sujet  que  je  viens  de 
traiter,  j'en  ferai  l'objet  d'un  article  spécial,  ne  voyant  pas  de  transition 
philosophiquement  satisfaisante  pour  les  souder  à  celui-ci. 

J.  B.  BIOT. 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin , 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

ONZIÈME    ARTICLE  ^ 

La  Gazette  de  Renaudot,  le  Moniteur  du  temps,  dans  son  n"  77, 
page  Sjg,  contenait,  le  20 juin  i6Zi3,  l'article  suivant: 

«  Leurs  Majestés  ayant  envoyé  à  Bruxelles  le  sieur  de  Boispilé,  inten- 
«  dant  de  la  maison  du  duc  de  Chevreuse ,  pour  fester  le  retour  de  la 
«duchesse  sa  femme,  çUe  en  partit  le  6  de  ce  mois,  accompagnée  de 
«  vingt  carosses  des  seigneurs  et  dames  les  plus  qualifiés  de  cette  cour-là , 
«  qui  l'ayant  conduite  jusques  à  Notre-Dame-de-Hau,  elle  vint  le  lende- 

^  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i854,  page  5^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  621  ;  pour  le  Iroisième,  celui  d'octobre,  page 
600;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième ,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19;  pour  le 
septième,  celui  de  février,  page  84;  pour  le  huitième,  celui  de  mars,  page  161  ; 
pour  le  neuvième,  celui  d'avril,  page  217,  et,  pour  le  dixième,  celui  de  mai, 
page  3o4. 


i /JUILLET  1855.  431 

umain  coucher  à  Mons  en  Hainault,  passant  au  travers  de  l'armée 
«espagnole  campée  dans  la  vallée  du  dit  Mons,  et  de  là  par  Gondé  ar- 
«  riva  le  9  à  Cambrai,  estant  partout  bien  dignement  reçue  des  chefs  et 
«gouverneurs  du  païs,  et  par  chacun  en  leur  gouvernement,  accompa- 
«gnéejusquesàunelieue  au  deçà  du  dit  Cambrai  où  le  sieur  d'Hocquin- 
«  court  l'alla  «"ecevoir  sur  la  frontière  de  France ,  et  l'ayant  conduite  à 
«  Péronne  dont  il  est  gouverneur,  lui  fit  faire  une  réception  magni- 
«  fique.  Elle  y  fut  aussi  complimentée  par  la  duchesse  de  Chaulne ,  et 
«  de  là  conduite  le  douzième  jour,  par  le  duc  de  Ghaulne  ^,  en  sa  maison 
u  où  ils  la  traitèrent  splendidement.  Et  estant  partie  de  Chaulne  le 
«mesme  jour,  elle  alla  coucher  à  Royc;  le  i3  à  là  Versine,  maison 
«du  sieur  de  Saint-Simon,  frère  du  duc  de  mesme  nom,  où  elle  fust 
«aussi  très  bien  reçue  et  traitée  de  mesme,  et  où  le  duc  de  Chevreuse- 
«Tattendoit.  Enfin,  le  i  Zi  de  ce  mois,  elle  arriva  à  Paris  dix  ans  après 
«  en  estre  sortie;  dans  laquelle  absence  cette  princesse  a  fait  voir  ce  que 
«peut  un  excellent  esprit  comme  le  sien,  malgré  tous  les  traits  de  la 
«  fortune  que  sa  constance  a  surmontés.  Elle  alla  saluer  à  l'instant  Leurs 
«Majestés,  en  laquelle  visite  elle  reçut  tant  de  témoignages  de  l'aflec- 
«  tien  de  la  reine,  et  lui  rendit  aussi  tant  de  preuves  de  son  zèle  à  tout 
«  ce  qui  regarde  son  service,  et  tant  de  résignation  à  ses  volontés,  qu'il 
«parut  bien  que  la  longueur  du  temps,  ni  la  distance  des  lieux,  ni  les 
«espines  des  afTaires,  ne  peuvent  rien  que  sur  les  âmes  vulgaires.  Aussi 
«le  grand  cortège  de  cette  cour  qui  la  visite  incessamment,  et  qui  rend 
«  trop  petit  le  grand  espace  de  son  hostel  ',  ne  ravit  point  tout  un  cha- 
ucun  en  admiration,  comme  la  remarque  qu'on  a  faite  que  les  fatigues 
«de  ses  longs  voyages,  ni  les  efforts  de  cette  rigoureuse  fortune  n'ont 
«  apporté  aucun  changement  à  sa  magnanimité  naturelle ,  ni ,  ce  qui  est 
«  le  plus  extraordinaire,  à  sa  beauté.  » 

Voilà  l'apparence;  voici  maintciMnt  la  vérité. 

Madame  de  Chevreuse  avait  alors  quarante-trois  ans.  Sa  beauté , 

'  Leduc  de  Chaulne  était  le  second  frère  du  connétable  de  Luynes. — *  Non  pas 
l'hôtel  de  Luynes,  sur  le  quai  des  Grands-Âu^uslins,  au  coin  de  la  rue  G!l-le-Cœur, 
demeure  du  fils  du  connétable,  et  dont  Perelle  a  donné  une  charmante  petite  gra- 
vure, ni  l'hôlel  de  Clèves,  rue  du  Louvre,  que  le  duc  de  Chevreuse  tenait  de  sa 
mère  Catherine  de  Clèves,  qu'il  habita  quelque  temps  avec  sa  femme  et  qu'il  ven- 
dit au  maréchal  deGrammont,  mais  l'hôtel  de  Chevreuse,  rue  Saint-Thomas-du- 
Louvre,  à  côté  de  l'hôtel  de  Rambouillet  :  hôtel  magnifique  qui  devint  depuis  l'hôtel 
d'Epernon,  et  plus  tard,  en  i6G3,  l'hôlel  de  Longueville.  Madame  de  Chevreuse 
fit  bâlir  alors,  par  le  célèbre  architecte  Lcmnet,  le  bel  hôtel  de  la  rue  Saint-Domi- 
nique-Sain l-Germain ,  que  Perelle  a  aussi  représenté,  et  qu'habite  encore  aujourd'hui 
M.  ie  duc  de  Luynes. 

55. 


432  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

éprouvée  par  les  fatigues  se  soutenait  encore,  mais  commençait  à 
décliner.  Le  goût  de  la  galanterie  subsistait,  mais  amorti,  et  ce- 
lui des  affaires  prenait  le  dessus.  Elle  avait  vu  les  hommes  d'État  les 
plus  célèbres  de  l'Europe;  elle  connaissait  presque  toutes  les  cours,  le 
fort  et  le  faible  des  différents  États,  et  elle  avait  acquis  une  grande 
expérience.  Elle  espérait  retrouver  la  reine  Anne  telle  «qu'elle  l'avait 
laissée,  n'aimant  pas  les  soucis  du  gouvernement  et  très-disposée  à  se 
laisser  conduire  à  ceux  pour  qui  elle  avait  une  affection  particulière; 
et,  comme  madame  deChevreuse  se  croyait  la  première  affection  de  la 
reine,  elle  pensait  bien  exercer  sur  elle  le  double  ascendant  de  l'ami- 
tié et  de  la  capacité.  Plus  ambitieuse  pour  ses  amis  que  pour  elle- 
même,  elle  les  voyait  déjà  récompensés  de  leurs  longs  sacrifices,  rem- 
.plaçant  partout  les  créatures  de  Richelieu,  et  à  leur  tête,  comme  pre- 
mier ministre,  celui  qui  pour  elle  s'était  séparé  du  cardinal  triomphant, 
et  avait  supporté  un  exil  et  un  emprisonnement  de  dix  années.  Elle 
ne  faisait  pas  grand  état  de  Mazarin,  qu'elle  n'avait  jamais  vu,  et  qui 
lui  paraissait  sans  appui  à  la  cour  et  en  France ,  tandis  qu'elle  se  sentait 
portée  par  tout  ce  qu'il  y  avait  d'illustre,  de  puissant,  d'accrédité.  A 
défaut  des  Condé,  elle  croyait  bien  avoir  Monsieur,  que  lui  donne- 
rait sa  femme,  la  belle  Marguerite,  sœur  de  Charles  IV;  elle  disposait 
de  toute  la  maison  de  Lorraine;  elle  comptait  sur  les  Vendôme,  sur  les 
BouiUon,  sur  La  Vieuville ,  sur  La  Rochefoucauld,  sur  mylord  Montaigu, 
qui  avait  été  son  serviteur  et  qui  possédait  toute  la  confiance  d'Anne 
d'Autriche.  Tous  ces  calculs  semblaient  certains ,  toutes  ces  espérances 
parfaitement  fondées,  et  madame  de  Ghevreuse  quitta  Bruxelles  dans 
la  ferme  persuasion  qu'elle  allait  rentrer  au  Louvre  en  conquérante. 
Elle  se  trompait  :  la  reine  était  changée  ou  bien  près  de  l'être. 

Le  temps  et  le  malheur  avaient  éclairé  la  reine  Anne  et  lui  avaient 
appris  la  résignation,  ou,  du  moins,  la  dissimulation  et  la  patience.  Depuis 
l'obscure  affaire  de  iGSy,  qui  avait  forcé  madame  de  Ghevreuse  à  s'en- 
fuir de  France,  devenue  deux  fois  mère,  la  reine  semblait  avoir  renoncé 
à  des  entreprises  qui  lui  avaient  si  mal  réussi  ;  elle  avait  cherché  son 
bonheur  dans  ses  enfants;  elle  avait  vu  son  sort  s'adoucir,  et,  sans 
rompre  ses  anciens  et  secrets  liens  avec  les  ennemis  de  Richelieu^,  elle 

'  La  Rochefoucauld,  qui  devait  être  bien  informé,  et  posséda  longtemps  la  con- 
fiance de  la  reine ,  affirme  qu'elle  était  entrée  dans  la  conspiration  de  Cinq-Mars  et  de 
Bouillon.  Mémoires  de  La  Rochefoucauld,  collect.  Petilot,  t.  LI,  p.  362  et  363  : 
«  L'éclat  du  crédit  de  M.  Le  Grand  réveilla  les  espérance? des  mécontents.  La  reine  et 
«Monsieur  s'unirent  à  lui;  le  duc  de  Bouillon  et  plusieurs  personnes  de  qualité 
«  firent  la  même  chose.  Tant  de  prospérités  pouvaient  aisément  éblouir  un  homme 


JUILLET  1855.  433 

s'était  rapprochée  du  cardinal.  Environnée  de  ses  espions  et  de  ses 
créatures^,  elle  avait  fait  miné  de  se  vouloir  gouverner  par  ses  conseils, 
et,  loin  de  demander  le  retour  de  madame  de  Chevreuse,  lorsqu'il  en 
fut  question  en  1642,  c'est  la  reine  qui,  par  politique  et  pour  donner 
le  change  sur  la  part  qu'elle  avait  pu  prendre  à  l'afiaire  du  duc  de 
Bouillon  et  de  Cinq-Mars,  ou  par  un  sincère  effroi  des  agitations  que 
pourrait  ramener  dans  la  cour  la  remuante  duchesse ,  avait  prié  qu'on 
la  tînt  éloignée  de  sa  personne  et  même  de  la  France  ^.  Elle  n'avait  pas 

«de  vingl-deux  ans;  mais  on  ne  doit  pas  pardonner  à  la  reine,  a  Monsieur,  ni  au 
«duc  de  Bouillon,  d'en  avoir  été  assez  éblouis  eux-mêmes  pour  se  laisser  entraîner 
«  par  M.  Le  Grand  à  ce  funesie  traité  d'Espagne. . .  M.  de  Thou  n'en  avait  encore 
«  aucune  connaissance  lorsqu'il  vint  me  trouver  de  la  part  de  la  reine  pour  m'ap- 
«  prendre  sa  liaison  avec  M.  Le  Grand ,  et  qu'elle  lui  avait  promis  que  je  serais  de 
■  ses  amia.  ■  Lettre  de  Turenne  à  sa  sœur,  mademoiselle  de  Bouillon ,  du  3o  mai 
1643  :  «Vous  pouvez  juger  combien  il  doit  être  sensible  à  mon  frère  de  voir  la 
«reine  et  Monsieur  tout-puissant,  et  d'avoir  perdu  Sedan,  pour  l'amour  d'elle,  sans 
«trouver  à  cette  heure  de  jour  pour  y  rentrer.  •  Lettres  et  Mémoires,  etc.,  publiés 
par  le  général  Grimoard,  in-fol. ,  178a,  t.  I",  p.  4o.  —  '  Voyez  noire  septième 
article  de  février  dernier.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  Richelieu  avait  donné  la  surin- 
tendance de  la  maison  de  la  reine  au  comte  de  Brassac,  fort  honnête  homme,  qui 
servit  bien  la  reine,  mais  qui,  avant  tout,  appartenait  au  cardinal  et  finformait 
de  tout  ce  qui  se  passait  dans  l'intérieur  d'Anne  d'Autriche.  Madame  de  Senecé, 

fremière  dame  d'honneur,  n'ayant  pu  descendre  jusqu'à  se  mettre  au  service  de 
impérieux  roinisirc,  il  avait  mis  à  sa  place  madame  de  Brassac,  pleine  de  mérite 
et  de  vertu,  qui,  comme  son  mari,  trouva  le  secret  de  ne  manquer  h  aucun  de 
SCS  devoirs  ni  envers  la  reine,  sa  maîtresse,  ni  envers  celui  auquel  elle  devait  .sa 
charge.  Enûn,  Richelieu  avait  fait  nommer  gouvernante  des  enfants  de  France 
madame  de  Lansac,  sœur  de  madame  de  Sablé,  qui  poussait  la  fidélité  au  cardinal 
jusqu'à  déplaire  à  la  reine.  It  y  a  aux  Archives  des  affaires  étrangères  une  foule 
de  lettres  de  M.  de  Brassac  à  Chavigny  et  à  Richelieu  lui-môme,  qui  lui  font 
beaucoup  d'honneur  par  leurs  ménagements  délicats  et  habiles,  et  qui  montrent 
aussi  la  reine  résignée  au  moins  en  apparence,  et  prodigue  de  déférences  envers 
Richelieu.  Voyez  particulièrement  dans  la  Collection  de  France,  les  t.  C  et  CI,  pour 
l'année  16^2.  —  *  Archives  des  afïaires  étrangères,  France,  t.  CI,  p.  3i8,  Lettre 
autographe  et  signée  de  Chavigny,  à  Richelieu  : 

tA  Footaiacblcaa,  ce  28  juillet  1642. 

«  J'ay  parlé  à  la  reyoe,  ainsi  que  Monseigneur  me  l'avoit  commandé.  Je  l'ay  trou- 
«  vée  dans  la  situation  qu'on  sauroit  souhaiter,  et  tellement  recognoissante  des  obli- 

•  gâtions  qu'elle  a  à  Monseigneur,  que  je  crois  qu'il  seroit  très  dillicile  de  lui  faire 
«  chang^er  la  résolution  qu'elle  a  prise  de  ne  plus  rien  faire  que  par  les  conseils  de 
«Son  Eminenco,  et  de  se  jeter  entièrement  entre  ses  bras.  Elle  m'a  commandé,  en 
«  suitte  de  la  lettre  qu'elle  escrit  à  Monseigneur,  de  lui  donner  cette  assurance  de  sa 
'  parL  Elle  m'a  demandé  avec  soin  s'il  estoil  vray  que  madame  de  Chevreuse  revinst, 

•  et,  sans  attendre  ce  que  je  lui  respondrois,  elle  m'a  tesmoigné  qu'elle  seroit  très 
«marrie  de  la  voir  présentement  en  France,  qu'elle  la  cognoissoit  pour  ce  qu'elle 


434  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

élevé  la  moindre  réclamation ,  lorsque  Louis  XIII  mourant  l'exila  en 
quelque  sorte  de  nouveau.  Une  fois  en  possession  de  l'autorité  souve- 
raine ,  elle  l'avait  rappelée  -,  mais  il  lui  restait  quelque  chose  de  ses  an- 
ciennes inquiétudes,  et  elle  la  craignait  tout  autant  qu'elle  l'aimait. 
Mazarin,  qui  s'établissait  de  plus  en  plus  auprès  d'elle,  s'était  appliqué 
de  bonne  hem-e  à  combattre  un  crédit  menaçant  pour  le  sien.  11  s'était 
armé  contre  madame  de  Chevreuse  de  la  dernière  volonté  de  Louis  XÏII, 
et  il  était  parvenu  à  faire  presque  un  scrupule  à  la  reine  d'y  manquer 
si  vite.  Il  n'avait  pas  eu  de  peine  à  lui  faire  comprendre  que  les  anciens 
jours  ne  pouvaient  revenir,  que  les  amusements  et  les  passions  de  la 
première  jeunesse  étaient  «de  mauvais  accompagnements^»  d'un  autre 
âge,  qu'elle  était  avant  tout  mère  et  reine,  que  madame  de  Chevreuse, 
emportée  et  dissipée,  n'était  plus  l'amie  qui  lui  convenait,  quelle  n'a- 
vait porté  bonheur  à  personne,  et  qu'en  la  comblant  de  biens  et  d'hon- 
neurs elle  acquitterait  suffisamment  la  dette  de  la  reconnaissance. 

Pour  faire  honneur  à  son  ancienne  amie,  la  reine  envoya  La  Roche- 
foucauld au-devant  d'elle,  mais  en  le  chargeant  de  l'avertir  des  nou- 
velles dispositions  où  elle  la  trouverait.  Avant  son  départ,  La  Roche- 
foucauld eut  avec  Anne  d'Autriche  un  sérieux  entretien  oii  il  lit  tout 
pour  la  regagner  à  madame  de  Chevreuse.  «Je  lui  parlai,  dit -il,  avec 

«plus  de  liberté  peut-être  que  je  ne  devais Je  lui  remis  devant  les 

«yeux  la  fidélité  de  madame  de  Chevreuse  pour  elle,  ses  longs  services, 
«  et  la  dureté  des  malheurs  qu'elle  lui  avait  attirés.  Je  la  suppliai  de 
«considérer  de  quelle  légèreté  on  la  croirait  capable,  et  quelle  inter- 
«  prétation  on  donnerait  à  cette  légèreté ,  si  elle  préférait  le  cardinal 
«Mazarin  à  madame  de  Chevreuse.  Cette  conversation  fut  longue  et 
«  agitée;  je  vis  bien  que  je  faigrissais  ^.  »  Cependant  il  alla  au-devant  de 
la  duchesse;  il  la  rencontra  à  Roye.  Montaigu  fy  avait  devancé.  La  Ro- 
chefoucauld venait  au  nom  de  la  reine ,  et  Montaigu  au  nom  de  Maza- 
rin. Ce  n'était  plus  le  brillant  Montaigu,  l'ami  de  HoUand  et  de  Buckin- 
gham,  le  chevalier  passionné  de  madame  de  Chevreuse;  l'âge  aussi  l'avait 
changé:  il  était  devenu  dévot,  et,  à  quelques  années  de  là,  il  entra  dans 
l'Eglise.  Il  restait  encore  attaché  à  l'objet  de  ses  anciennes  adorations; 
mais,  avant  tout,  il  était  dévoué  à  la  reine,  et  par  conséquent  résigné 

«  esloit,  et  elle  m'a  ordonné  de  prier  Son  Eminence  de  sa  part,  si  elle  avoit  quelque 
«  envie  de  faire  quelque  chose  pour  madame  de  Chevreuse,  que  ce  fusl  sans  lui  per- 
a  mettre  son  retour  en  France.  J'ay  assuré  Sa  Majesté  qu'elle  auroit  salisfaclion  sur 
0  ce  point, . .  > 

*  Ce  sont  les  expressions  mêmes  de  madame  de  Motteville,  1. 1",  p.  162.  —  '  La 
Rochefoucauld,  coilect.  Pelilot,  t.  LI,  p.  878. 


JUILLET  1855.  435 

à  Mazarin^  Il  venait  mettre  le  premier  ministre  aux  pieds  de  madame 
de  Chevreuse,  et  s'efforcer  d'unir  l'ancienne  favorite  et  le  favori  nou- 
veau. La  Rochefoucauld,  toujours  appliqué  à  se  donner  le  beau  rôle 
et  un  air  de  grand  politique,  assure  qu'il  supplia  madame  de  Che- 
vreuse de  ne  pas  prétendre  d'abord  à  gouverner  la  reine,  de  s'appliquer 
uniquement  à  reprendre  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur  la  place  qu'on 
avait  essayé  de  lui  ôter,  et  de  se  mettre  en  état  de  protéger  ou  de  dé- 
truire un  jour  le  cardinal,  selon  les  circonstances  et  selon  la  conduite 
qu'il  tiendrait  lui-même^ .  Madame  de  Chevreuse  promit  à  La  Roche- 
foucauld de  suivre  ses  conseils,  et  elle  les  suivit,  en  effet,  mais  dans  la 
mesure  de  son  caractère  et  dans  celle  de  l'intérêt  de  ses  amis.  Comme 
la  reine  montra  beaucoup  de  joie  de  la  revoir,  elle  ne  remarqua  pas 
de  différence  dans  les  sentiments  d'Anne  d'Autriche,  et  elle  se  per- 
suada que  sa  présence  assidue  lui  rendrait  son  ancien  empire.  Les  Im- 
portants l'encouragèrent  dans  cette  pensée;  ils  s'imaginèrent  qu'étant 
tous  bien  unis  ils  renverseraient  facilement  Mazarin  avant  qu'il  fût  entiè- 
rement affermi. 

La  première  chose  que  demanda  madame  de  Chevreuse  fut  le 
retour  de  Chàteauneuf.  La  Rochefoucauld  nous  fait  ici  un  portrait  de 
l'ancien  garde  des  sceaux,  un  peu  flatté  sans  l'être  trop,  où  il  laisse  en- 
trevoir quel  gouvernement  les  Importants  voulaient  donner  k  la  France  ; 
c'est  celui  que  rêvèrent  plus  tard  les  premiers  Frondeurs  et  plus  tard 
encore  les  amis  du  duc  de  Bourgogne,  les  derniers  Importants  du 
xvii'  siècle  :  «  Le  bon  sens  et  la  longue  expérience  dans  les  affaires  de 
«  M.  de  Chàteauneuf,  dit  La  Rochefoucauld,  étaient  connus  de  la  reine.  Il 
«avait  souffert  une  rigoiu-euse  prison  pour  avoir  été  dans  ses  intérêts;  il 
«  était  ferme,  décisif,  il  aimait  l'Ltat,  et  il  était  plus  capable  que  nul  autre 
M  de  rétablir  l'ancienne  forme  du  gouvernement  que  le  cardinal  de  Ri- 
«  chelieu  avait  commencé  à  détruire.  Il  était  de  plus  intimement  attaché 
«  à  madame  de  Chevreuse,  et  elle  savait  assez  les  voies  les  plus  certaines 
«  de  le  gouverner.  Elle  pressa  donc  son  retour  avec  beaucoup  d'instance'.  » 
Déjà,  dès  les  premiers  jours  de  la  mort  de  Louis  XIII,  Chàteauneuf 
avait  obtenu  que  la  dure  prison  où  il  avait  gémi  dix  ans  fût  changée 
en  une  sorte  de  retraite  dans  quelqu'une  de  ses  maisons*.  Madame  de 

'  Il  avait  été  pour  Mazarin  dans  les  conciliabules  qui  avaient  précédé  la  régence, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait  voir  dans  notre  second  article,  septembre  i85^.  Nous 
trouvons  dans  les  Archivas  des  affaires  étrangères,  France,  CIV,  un  fragment  d'une 
lettre  de  Monlaigu  à  la  reine,  sans  date,  mais  à  peu  près  de  ce  temps-là,  où,  dans 
un  langage  mystique,  il  l'engage  à  fermer  l'oreille  aux  mécontents  et  à  rester  unie 
à  son  ministère.  —  *  Jbid.  p.  879.  —  '  IbiJ.  p.  38o,  —  *  Archives  des  affaires  élran- 


436  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Chevreuse  demanda  la  fin  de  cet  exil  adouci,  et  qu'elle  pût  revoir  celui 
qui  avait  tant  souffert  pour  la  reine  et  pour  elle.  Mazarin  comprit  qu'il 
fallait  céder,  mais  il  ne  céda  que  lentement,  n'ayant  jamais  l'air  de  re- 
pousser lui-même  Châteauneuf,  et  mettant  toujours  en  avant  la  né- 
cessité de  ménager  les  Gondé,  surtout  madame  la  Princesse,  amie  in- 
time de  la  reine,  qui  haïssait  en  lui  le  juge  impitoyable  de  son  frère, 
Henry  de  Montmorency  ^  Châteauneuf  fut  donc  rappelé,  mais  avec 
cette  réserve  accordée  aux  dernières  volontés  du  roi ,  qu'il  ne  paraîtrait 
pas  à  la  cour,  et  se  tiendrait  à  sa  maison  de  Montrouge  où  ses  amis 
pourraient  le  visiter. 

Il  s'agissait  de  le  porter  de  là  au  ministère.  Châteauneuf  était  vieux, 
mais  ni  son  énergie  ni  son  ambition  ne  l'avaient  abandonné,  et  ma- 
dame de  Chevreuse  se  faisait  un  point  d'honneur  de  le  replacer  dans  ce 
poste  de  garde  des  sceaux  qu'il  avait  occupé  autrefois  et  perdu  pour 
elle ,  et  que  tous  les  anciens  amis  de  la  reine  voyaient  avec  indignation 
entre  les  mains  d'une  des  créatures  les  plus  décriées  de  Richelieu, 
Pierre  Séguier.  C'était  un  très-habile  homme,  laborieux,  instruit,  plein 
de  ressources,  sans  aucun  caractère,  que  sa  souplesse,  jointe  à  sa  capa- 
cité ,  rendait  fort  commode  et  utile  à  un  premier  ministre.  Sa  conduite 
dans  le  procès  de  de  Thou  l'avait  rendu  odieux.  Dans  celte  môme  af- 
faire, pour  obéir  à  Richelieu,  il  avait  fait  subir  un  intciTOgatoire  à 
Monsieur,  et  auparavant,  en  1687,  il  n'avait  pas  respecté  l'asile  de  la 
reine  au  Val-de-Grâce.  Tl  s'était  beaucoup  enrichi,  et  sa  fortune  avait 
fait  faire  â  ses  filles  d'illustres  mariages.  Un  cri  s'élevait  contre  lui,  et  de 
toutes  parts  on  demandait  son  renvoi.  Deux  choses  le  sauvèrent.  D'a- 
bord on  ne  s'entendait  pas  sur  son  successeur^.  Châteauneuf  était  le 

gères,  France,  t.  C,  p.  i35,  leUre  autographe  de  Châteauneuf  à  Chavigny,  du 
aS  mars  i6A3,  où  il  le  remercie  He  l'assislance  qu'il  a  prêtée  à  sa  sœur,  madame 
de  Vaucelas  «  pour  me  sortir  de  la  rude  et  misérable  condition  où  je  suis  détenu 
«  depuis  dix  ans,  dedans  un  âge  fort  avancé,  et  plein  de  maladies  qui  me  travaillent 
«continuellement.»  Il  prie  Chavigny  de  lui  continuer  ses  bons  oITices,  ol  qu'il 
plaise  à  S.  M.  «  me  permettre,  après  tant  de  peines  et  de  rigueurs,  de  finir  le  peu 
«  qu'il  me  reste  de  jours  en  repos  dedans  ma  maison,  où  je  prierai  incessaramenl 
«  Notre  Seigneur  qu'il  comble  ses  jours  de  ses  saintes  bénédictions,  »  Ibid.  p.  Itoà  : 
«  Angoulesme,  a5  may  i643.  Sire,  je  rends  très-humbles  grâces  à  Voire  Majesté 
«  de  celle  qu'il  lui  a  plu  me  faire  après  une  si  longue  détention,  en  me  permettant 
it  de  me  retirer  dans  une  de  mes  maisons.  Ce  sera  pour  y  employer  si  peu  qu'il  me 
«  reste  de  jours  à  prier  Dieu  pour  Vostre  Majesté  qu'il  lui  plaise  donner  longues  et 
«heureuses  années.  Ce  sont  les  supplications  les  plus  dévoles  que  lui  faicl.  Sire, 
«de  Voslre  Majesté,  le  très  humble  et  très  obéissant  subject  et  serviteur,  Chateau- 
«NEDF.  »  —  '  Madame  de  Motleville,  Ibid.  p.  i5o.  —  *  H'  carnet  de  Mazarin, 
p.  ./a  :  «Ogniuno  si  è  mcsso  in  tes'.a  di  rovlnar  il  cancelliere  e  sono  divisi  circa  il 


JUILLET   1855.  43^ 

candidat  des  Importants  et  de  madame  de  Cbevreuse,  mais  le  président 
Bailleul,  surintendant  des  finances,  convoitait  la  place  pour  lui-même; 
l'évoque  de  Beauvais  craignait  dans  le  cabinet  un  collègue  aussi  puis- 
sant que  Châteauneuf,  et  les  Condé  le  repoussaient.  Puis,  Séguier  avait 
une  sœur  qui  était  très-chère  à  la  reine,  la  mère  Jeanne,  supérieure  du 
couvent  des  Carmélites  de  Pontoise.  Les  vertus  de  la  sœur  plaidaient 
en  faveur  du  frère,  et  Montaigu,  tout  dévoué  à  la  mère  Jeanne,  défen- 
dit le  garde  des  sceaux. 

Madame  de  Chevreuse,  reconnaissant  qu'il  était  à  peu  près  impos- 
sible de  surmonter  une  si  forte  opposition,  prit  un  autre  cbemin  pour 
arriver  au  même  but;  elle  se  contenta  de  demander  pour  son  ami  le 
moindre  siège  dans  le  cabinet,  sachant  bien  qu'une  fois  là,  l'habile 
Châteauneuf  saurait  bien  faire  le  reste  et  agrandir  sa  situation.  Le  pré- 
sident Bailleul,  surintendant  des  finances,  n'ayant  pas  montré  une 
grande  capacité,  il  fallut  lui  donner  un  nouvel  auxiliaire  quand  M.  d'A- 
vaux  s'en  alla  à  Munster  ^  Madame  de  Chevreuse  insinua  à  la  reine 
qu'elle  pouvait  bien  introduire  Châteauneuf  dans  le  conseil  en  lui  don- 
nant la  succession  de  M.  d'Avaux,  emploi  modeste  qui  ne  pouvait  faire 
ombrage  à  Mazarin.  Mais  celui-ci  comprit  la  manœuvre  et  la  déjoua'*. 
Il  persuada  assez  aisément  à  la  reine  de  maintenir  M.  de  Bailleul  en 
mettant  auprès  de  lui,  comme  contrôleur  génénd ,  d'Hemery,  qui  plus 
tard  le  remplaça  entièrement. 

En  même  temps  qu'elle  faisait  tout  pour  tirer  de  disgrâce  l'homme  en 
qui  reposait  toute  sa  confiance  politique,  l'habile  duchesse,  n'osant  pas 
attaquer  directement  Mazarin,  minait  insensiblement  le  terrain  autour 
de  lui,  et  préparait  sa  ruine.  Son  œil  exercé  lui  fit  aisément  reconnaître 
quel  était  le  point  d'attaque  le  plus  favorable  dans  l'assaut  qu'il  s'agissait 
de  livrera  la  reine,  et  le  mot  d'ordre  qu'elle  donna  fut  d'entretenir  et 
de  porter  à  son  comble  le  sentiment  général  de  réprobation  que  tous 
les  proscrits,  en  rentrant  en  France,  soulevaient  et  répandaient  contre 
la  mémoire  de  Richelieu.  Ce  sentiment  était  partout,  dans  les  grandes 
familles  décimées  ou  dépouillées,  dans  l'Eglise  trop  fermement  conduite 
pour  ne  pas  s'être  crue  opprimée,  dans  les  parlements  réduits  à  leur 
rôle  judiciaire  et  qui  aspiraient  à  en  sortir;  il  était  vivant  encore  dans 
le  cœur  de  la  reine,  qui  ne  pouvait  avoir  oublié  les  profondes  humilia- 
tions que  Richelieu  lui  avait  fait  subir,  et  le  sort  que  peut-être  il  lui 

■  dar  questa  carica  a  ChaUonof,  alcuni  escludendolo,  altri  desiderandolo.  »  — 
'  Alors  la  surintendance  des  finances  était  partagée  en  deux,  et  occupée  par  Bail- 
leul à  la  fois  et  par  d'Avaux.  —  *  II*  carnet,  p.  i6  :  tNon  foccia  S.  M.  sopiain- 
•  tendente  Clialtonof,  se  non  vuol  restibilirlo  inlieramente.  > 

5G 


438  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

réservait.  Habile  à  profiter  de  l'aversion  naturelle  que  devait  éprouver 
Anne  d'Autriche  pour  les  parents  les  plus  proches  du  cardinal,  ma- 
dame de  Ghevreiise  demanda,  pour  les  Vendôme  qui  avaient  tant  et  si 
longtemps  souffert,  et  dont  le  plus  jeune,  le  duc  de  Beaufort,  était 
très-agréable  à  la  reine,  ou  l'amirauté,  qui  donnait  uA  crédit  immense, 
ou  le  gouvernement  de  Bretagne,  que  le  chef  de  la  famille,  César  de 
Vendôme ,  avait  autrefois  occupé ,  qu'il  tenait  de  la  main  de  son  père 
Henri  IV,  et  aussi  de  l'héritage  de  son  beau-père  le  duc  de  Mercœur. 
C'était  demander  la  ruine  des  deux  familles  qui  avaient  le  plus  servi 
Ilichelieu  et  qui  pouvaient  le  mieux  soutenir  Mazarin ,  les  La  Meille- 
raie  et  les  Brézé.  Le  maréchal  de  La  Meilleraie  était  un  homme  de 
guerre  plein  d'autorité  et  maître  de  plusieurs  régiments.  Le  chef  des 
Brézé  était  aussi  maréchal,  gouverneur  d'une  grande  province ,  l'Anjou, 
et  son  fils,  Armand  de  Brézé,  était  le  premier  homme  de  mer  qu'eût 
alors  la  France.  Nous  avons  fait  voir  avec  quel  art  Mazarin  détourna 
le  coup*;  il  promit  d'abord,  pour  ne  pas  blesser  la  reine,  puis  il  gagna 
du  temps,  laissa  forage  se  dissiper,  et  retint  l'amirauté  et  la  Bretagne 
entre  des  mains  amies. 

Madame  de  Chevreuse  adressa  encore  à  la  reine  la  demande  la 
plus  spécieuse  du  monde:  elle  la  conjura  de  reconnaître  les  services  et 
le  dévouement  de  La  Rochefoucauld  en  lui  donnant  le  gouvernement 
du  Havre.  C'était  fôter  à  la  nièce  de  Richelieu,  la  duchesse  d'Aiguillon, 
personne  éminente,  formée  à  l'école  de  son  oncle,  et  particulièrement 
attachée  à  Mazarin.  CeUii-ci  mit  tout  en  oeuvre  pour  la  sauver,  sans  avoir 
fair  de  s'en  mêler,  et  il  y  parvint^. 

Ce  n'est  pas  nous  qui  prêtons  ces  desseins  à  madame  de  Chevreuse; 
on  les  peut  voir  exposés  par  La  Rochefoucauld^,  et  ils  paraissent  dans 
toute  la  conduite  de  la  duchesse.  Mazarin  lui-même  nous  apprend  que 
madame  de  Chevreuse  avait  songé  aussi  à  marier  sa  fille ,  la  célèbre  made- 
mx)iselle  de  Chevreuse^,  celle  que  Retz  a  trop  fait  connaître,  avec 
un  des  fils  du  duo  de  Vendôme,  en  même  temps  que  l'autre  fils  du 
duc  aurait  épousé  cette  belle  et  aimable  mademoiselle  d'Epernon, 
qui,  déjouant  ces  desseins  et  de  bien  plus  grands,  se  jeta  k  vingt- 
qyatre  ans  dans  le  couvent  des  Carmélites.  Ces  mariages,  qui  auraient 
rapproché,  Uioi,  fortifié  tant  de  grandes  maisons,  effrayèrent  le  suc- 
cesseur de  Richelieu,  et  il  engagea  la  reine  à  les  faire  échouer  sous 

'  Voyez  ootre  txoûiètqie  articld  octobre  i854.  —  '  Jbid.  —  ^  Mémoires,  coilect. 
Pelitot,  t.  LI,  p.  380  334.  -^  *  Née  e»  1637,  Charlotte  Marie  de  Lorraine  avait 
seize  ans  en  i643. 


;:i    JUILLET  1855:  •  439 

main,  trouvant  que  c'était  déjà  bien  assez  du  mariage  de  mademoiselle 
de  Vendôme  avec  le  duc  de  Nemours^. 

Quand  on  suit  avec  attention  le  détail  des  intrigues  contraires  de 
madame  de  Ghevreuse  et  de  Mazarin  dans  ces  premiers  temps,  on  ne 
sait  trop  à  qui  des  deux  donner  le  prix  de  l'habileté ,  de  la  sagacité ,  de 
l'adresse,  de  la  constance.  Mazarin  sut  admirablement,  dans  ces  premiers 
moments  de  sa  favcm*  naissante  et  mal  assurée ,  cédet  et  résister  à  propos , 
faire  assez  de  sacrifices  pour  avoir  le  droit  de  n'en  pas  trop  faire,  s' étu- 
diant à  ne  jamais  blesser  la  reine,  et  travaillant  sans  cesse  à  l'éclairer,  à 
faire  naître  insensiblement  en  elle  d'autres  sentiments,  d'autres  pensées, 
se  confiant  dans  le  temps,  son  grand  allié,  comme  il  l'appelait,  comptant 
particulièrement  sur  les  fautes  de  ses  adversaires,  ménageant  tout  le 
monde,  ne  désespérant  personne,  et  entourant  madame  de  Ghevreuse 
elle-même  desoins  et  d'hommages,  sans  se  faire  illusion  sur  ses  senti- 
ments. Elle,  de  son  côté,  le  payait  de  la  même  monnaie.  La  Rochefou- 
cauld dit  que,  dans  ces  premiers,  temps  madame  de  Ghevreuse  et  Maza- 
rin étaient  en  coquetterie  l'un  avec  l'autre.  Madame  de  Ghevreuse, 
qui  avait  toujours  mêlé  la  galanterie  à  la  politique,  essaya,  à  ce 
qu'il  paraît,  le  pouvoir  de  ses  charmes  sur  le  cardinal.  Celui-ci  ne 
manquait  pas  de  lui  prodiguer  les  paroles  galantes,  et  «  essayait  même 
«  quelquefois  de  lui  faire  croire  qu'elle  lui  donnait  de  l'amour.  »  Ge 
sont  les  propres  termes  de  La  Rochefoucauld^.  D'autres  femmes  aussi 
n'auraient  pas  été  fâchées  de  plaire  un  peu  au  premier  ministre, 
entre  autres  la  princesse  de  Guéménë,  qui  passait  pour  la  plus  grande 
beauté  de  la  cour  de  France,  et  n'était  pas  d'une  humeur  farouche. 
Elle  et  son  mari  étaient  favorables  à  Mazarin',  malgré  tous  les  efforts  de 
madame  de  Montbazon  sa  belle-mère  et  de  madame  de  Ghevreuse 
sa  belle-sœur.  On  pense  bien  que  Mazarin  soignait  fort  madame  de. 
Guéméné  et  ne  se  faisait  pas  faute  de  lui  adresser  mille  compliments 
comme  à  madame  de  Ghevreuse,  mais  il  n'allait  pas  plus  loin,  et  les 
deux  belles  dames  ne  savaient  trop  que  penser  de  tant  de  compliments 
et  de  tant  de  réserve.  En  badinant,  elles  se  demandaient  quelquefois  à 
qui  des  deux  il  en  voulait,  et,  comme  il  n'avançait  pas ,  tout  en  continuant 
ses  protestations  galantes,  «ces  dames,  dit  Mazarin,  en  concluent  que 
«je  suis  impuissant*.  • 

'  I"  ctrnet,  p.  1 13  :  «  Matrimonii  di  Cheverosa  e  La  Valelta  eon  li  due  figlii  di 
•  Vandomo,  quelio  di  Nemours  essendo  faUo.  S.  M.  dovrà  awerlire  alf  unione  di 
■  tanli  grandi  insieme,  e  ni  assicuri  che  non  avranuo  mai  altro  oggeUo  che  il  pro- 
«  prio  intéresse.  »  —  *  Mioioires ,  coilect.  Petitot ,  l.  LI ,  p.  383.  —  *  Voyei  notre  qua- 
trième article,  novembre  i85/i.  —  *  III*  carnfl  p.  39  :  «Bantru  m'  ha  falto  molle 

5G. 


440  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ce  jeu  dura  quelque  temps,  mais  le  nalurei  finit  par  l'emporter  sur 
la  politique.  Madame  de  Chevreuse  s'impatienta  de  n'obtenir  que  des 
paroles,  et  presque  rien  de  sérieux  et  d'effectif  pour  ChâteauneuP, 
pour  La  Rochefoucauld,  pour  les  Vendôme.  Elle  reconnut  que  ces  per- 
pétuels retardements  étaient  autant  d'artifices  du  cardinal  et  qu'elle 
était  sa  dupe;  elle  se  plaignit,  et  commença  à  se  permettre  des  mots 
piquants  et  moqueurs.  C'étaient  des  armes  qu'elle  fournissait  à  Mazarin 
contre  elle-même.  Il  fit  sentir  à  la  reine  que  madame  de  Chevreuse 
la  voulait  gouverner,  qu'elle  avait  changé  de  masque  et  non  de  carac- 
tère, qu'elle  était  toujours  la  personne  passionnée  et  remuante  qui, 
avec  tout  son  esprit  et  son  dévouement,  n'avait  jamais  fait  que  du 
mai  à  la  reine,  et  n'était  capable  que  de  perdre  les  autres  et  de  se 
perdre  elle-même.  Peu  k  peu,  de  sourde  et  cachée  qu'elle  était,  la 
guerre  entre  eux  se  déclara  de  plus  en  plus.  La  Rochefoucauld  a  peint 
admirablement  le  commencement  et  les  progrès  de  cette  lutte  cu- 
rieuse^. Les  carnets  de  Mazarin  l'éclairent  d'un  jour  tout  nouveau,  et 
relèvent  infiniment  madame  de  Chevreuse  en  faisant  voir  à  quel  point 
Mazarin  la  redoutait. 

Partout  Mazarin  considère  madame  de  Chevreuse  comme  le  véritable 
chef  du  parti  des  Impoitanls.  «C'est  madame  de  Chevreuse,  dit-il,  qui 

«  islanze  perche  gli  dicessi  clti  stimavo  più  délia  dama  (madame  de  Chevreuse)  o  la 
«  principessa  di  Ghimené,  e  mi  ha  confessalo  che  quesla  l'haveva  pregalo  di  riconos- 
«  cerlo.  Mi  ha  detlo  che  si  esamina  la  mia  vila,  e  si  conclude  che  io  sia  impotente.  » 
—  '  Il  avait  eu  la  charge  de  chancelier  des  ordres  du  roi,  dès  161 1 ,  sur  la  démis- 
sion qu'en  avait  donnée  en  sa  faveur  son  père  Guillaume  de  L'Aubespino.  Il  l'avait 
perdue  en  i633;  on  la  lui  rendit  au  mois  d'août  i6A3,  avec  le  gouvernement  de 
Touraine,  qu'il  avait  aussi  autrefois  possédé,  et  qui ,  étant  devenu  vacant  par  la  mort 
du  marquis  de  Gesvres,  tué  à  Thionville,  fut  donné  ou  plutôt  reslilué  àChâteauneuf. 
II*  carnet  de  Mazarin,  p.  aa  :  tBriena  (Brienne)  ha  detto  al  maresciallo  d'Estrées 

•  che  andava  a  visitar  Chatonof,  e  per  ordine  délia  regina  offrirgli  l'ordine  e  il  go- 
«  verno  di  Turena.  »  Journal  d'Olivier  d'Ormesson ,  3o  août  1 6 A3  :  «  On  lui  dit  que  M.  le 
«chancelier  avait  rendu  à  M.  de  Chateauneuf  les  sceaux  de  l'ordre.»  Lettres  fran- 
çaises de  Mazarin,  lettre  du  i3  août  i643  :  Mazarin  annonce  à  Châleauneuf  que  la 
reine  lui  rend  le  gouvernement  de  Touraine,  et  autre  lettre  du  2  janvier  i644  à 
M.  le  comte  de  Ckd'eauneuf,  conseiller  du  roi  en  ses  conseils,  chancelier  en  ses  conseils 
et  gouverneur  de  Touraine,  fol.  1  l\g ,  verso  :  •  Je  n'ay  pas  eu  beaucoup  de  peine  à  servir 
■  M.  le  commandeur  de  Jars  auprès  de  la  reyne,  et  l'abbaye  qu'elle  lui  a  donnée 
«  esl  bien  plus  un  effet  de  sa  bonté  que  de  mes  oITicos.  Je  vous  diray  néantmoins  que 
«  la  satisfaction  que  j'ay  eue  de  ce  que  j'y  ay  contribué  pour  la  considération  de  son 
«  mérite,  s'augmenle  infiniment  par  la  part  que  vous  me  tesmoignezd'y  prendre.  Je 

•  serey  heureux  de  rencontrer  d  autres  occasions  où  je  vous  puisse  tcsmoigner  que 
«tous  vos  intérêts  me  sont  chers,  et  que  c'est  avec  une  véritable  passion  que  je 
«  suis,  etc.  »  —  *  Mémoires,  coUect.  Petitot,  t.  LI,  p.  384,  e!c. 


JUILLET   1855.  441 

«les  anime  tous.*  »  —  «  Elle  s'applique  à  forlifier  le  parti  des  Vendôme; 
«elle  tâche  d'acquérir  la  maison  de  Lorraine-,  elle  a  déjà  gagné  le  duc 
«de  Guise,  et  par  lui  elle  s'efforce  de  m'enlever  le  duc  d'Elbeuf^.  »  — 
«Elle  voit  très-clair  en  toutes  choses;  elle  a  fort  bien  deviné  que  c'est 
«  moi  qui  en  secret  agis  auprès  de  la  reine  pour  l'empêcher  de  rendre  au 
«  duc  de  Vemlôme  le  gouvernement  de  la  Bretagne.  Elle  l'a  dit  à  son  père,  ^ 
<(  le  duc  de  Montbazon ,  et  à  Montaigu'.  »  —  «  Elle  se  brouille  avec  Mon- 
«laigu  lui-même,  parce  qu'il  fait  obstacle  à  Chàteauncuf  en  soutenant 
«le  garde  des  sceaux  Séguier*.»  —  «Madame  de  Chevreuse  ne  se  dé- 
«  courage  pas.  Elle  dit  que  les  affaires  de  Châleauneuf  ne  sont  pas  du 
«tout  désespérées,  et  elle  ne  demande  que  trois  mois  pour  faire  voir 
«ce  qu'elle  peut.  Elle  supplie  les  Vendôme  de  prendre  patience,  et 
«les  soutient  en  leur  promettant  bientôt  un  changement  de  scène ^» 

—  «  Madame  de  Chevreuse  espère  toujours  me  faire  renvoyer.  La 
«raison  qu'elle  en  donne,  c'est  que,  quand  la  reine  lui  a  refusé  de 
«mettre  Châleauneuf  à  la  tête  du  gouvernement,  elle  a  dit  qu'elle  ne 
«pouvait  le  faire  présentement,  et  qu'il  fallait  avoir  égard  à  moi;  d'où 
«madame  de  Chevreuse  a  conclu  que  la  reine  avait  beaucoup  d'es- 
«  time  et  d'affection  pour  Chàteauncuf,  et  que,  quand  je  ne  serai  plus  là, 
«la  place  est  assurée  à  son  ami.  De  là  leurs  espérances  et  les  illusions 
«dont  ils  se  nourrissent*.»  —  «L'art  de  madame  de  Chevreuse  et  des 
«  Importants ,  c'est  de  faire  en  sorte  que  la  reine  n'entende  que  des 
«  discours  favorables  à  leur  parti  et  dirigés  contre  moi,  et  de  lui  rendre 
•«  suspect  quiconque  ne  leur  appartient  pas  et  me  témoigne  quelque  af- 
«  fection''.  »  —  «  Madame  de  Chevreuse  et  ses  amis  publient  que  bien  lût 

'  II'  carnet,  p.  65  :  «Que  mad.  Cliev.  li  anima  lorlos.  i  —  *  Ibid.  p..  68  :  «  A/e 
«  la  dama  grandes  diiigeniias  per  fortificar  el  partidu  de  Vandomos.  Ha  ganadu  el- 

•  duque  de  Guisa  que  azido  (?)  niedialor  pcr  el  ajustamionto  con  el  duquc  d'ElbeuT.  » 

—  '  Ibid.  p.  75  ;  «  Que  io  ablava  in  secreto  a  la  reyna  per  obligarla  a  no  azer  nade 
«del  guvîerno  de  Brclana.*  —  *  Ibid.  p.  7f>  :  •  A  ablado  contra  Monlegu  por  que 

•  serbi  el  cancellicr.  »  —  *  III*  carnet,  p.  1 1  :  «clie  la  Dama  liavcva  delto  chc  non 
«  era  disperalo  il  negolio  di  Chatoncu,  che  dimandava  Ire  mesi  per  far  vedere  qucllo 
«poleva.  Cosi  ha  dette  alli  Vandomi,  predicandogli  ad  baver  pazienza  perche  vu- 

■  drebbero  cambianiento  di  scena.  ■  —  *  Ibid.  p.  a5  :  «La  ragione  per  la  quaic 
«crede  la  Dama  et  allri  di  poler  farmi  retirarc  è  che  S.  M.  nella  ricusatione  di 

•  Chaloncu  ha  dcllo  che  non  poleva  prcsentemente  mctlerlo  apprcsso  la  sua  per- 
<sona,  e  che  qualche  rispetlo  l'impediva;  dn  che  concludono  che  il  mio  ne  sia 
«cagione,  e  dicendo  la  Dama  di  csser  certa  chc  S.  M.  ha  grun  stima  et  aflellione 
«per  il  suddeKo,  spera  chc,  quando  si  potrà  disfnr  di  me,  il  luogo  sarà  cerlo  ail' 

■  altro,  et  ogni  une  si  lusinga  in  qucslo  massimamente.  »  —  '  ïbid.  p.  19  :  «La 
«Dama,  Jacinto  (Beaufort)  y  lodos  los  Importantes  no  piensan  a  otra  cosa  che  a 

•  sitiar  la  reyna  de  maniera  che  no  puede  ablar  un  nadie  que  no  le  tenga  dincursoi 


U2  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«la  reine  appellera  Châteauneuf,  et  par  là  ils  abusenl  tout  le  monde  et 
«  portent  ceux  qui  songent  à  leur  avenir  à  l'aller  voir  et  à  rechercher  son 
<(  amitié.  On  excuse  la  reine  du  retard  qu  elle  met  à  lui  donner  ma  place, 
«  en  disant  qu'elle  a  encore  besoin  de  moi  pendant  quelque  temps  ^  » — 
«On  me  dit  que  madame  de  Chevreuse  dirige  en  secret  madame  de 
«Vendôme  (sainte  personne  qui  avait  du  crédit  sur  le  parti  dévot,  les 
«évêques  et  les  couvents),  et  lui  donne  des  instructions,  afin  qu'elle 
«ne  se  trompe  pas,  et  que  toutes  les  machinés  employées  contre  moi 
«aillent  bien  à  leur  but^.  » 

Ce  dernier  passage  prouve  que  madame  de  Chevreuse ,  sans  être  dé- 
vote le  moins  du  monde,  savait  fort  bien  se  servir  du  parti  dévot,  qui 
était  très-puissant  sur  l'esprit  de  la  reine,  et,  comme  nous  l'avons  dit  ^, 
donnait  à  Mazarin  de  continuels  soucis. 

Madame  de  Chevreuse  l'inquiétait  aussi  beaucoup  d'un  autre  côté. 
La  plus  grande  difficulté  que  rencontrait  Mazarin  était  de  faire  com- 
prendre à  la  reine  Anne,  sœur  du  roi  d'Espagne,  et  d'une  dévotion 
toute  espagnole,  qu'il  fallait,  malgré  tous  les  engagements  qu'elle  avait 
tant  de  fois  contractés ,  malgré  toutes  les  instances  de  la  cour  de  Rome 
et  malgré  celles  des  chefs  de  l'épiscopat,  continuer  l'alliance  avec  les 
protestants  d'Allemagne  et  avec  la  Hollande,  et  persister  à  ne  vouloir 
qu'une  paix  générale  où  nos  alliés  trouveraient  leur  compte  ainsi  que  nous, 
tandis  qu'on  répétait  continuellement  à  la  reine  qu'on  pouvait  faire  »me 
paix  particulière ,  et  traiter  séparément  avec  l'Espagne  à  des  conditions 
très-convenables,  que  par  là  on  ferait  cesser  le  scandale  d'une  guerre 
déplorable  entre  le  roi  très-chrétien  et  le  roi  catholique,  et  qu'on  procu- 
rerait à  la  France  un  soulagement  dont  elle  avait  grand  besoin.  C'était 
là  la  politique  de  l'ancien  parti  de  la  reine.  Elle  était  au  moins  spécieuse , 
et  comptait  de  nombreux  partisans  parmi  les  hommes  les  plus  éclairés 
et  les  plus  attachés  à  l'intérêt  de  leur  pays.  Mazarin,  disciple  et  héritier 
de  Richelieu ,  avait  des  pensées  plus  hautes ,  que  nous  avons  exposées  *  , 
mais  qu'il  n'était  pas  aisé  de  persuader  à  Anne  d'Autriche.  Il  y  parvint 
peu  à  peu,  grâce  à  des  eCTorls  sans  cesse  renouvelés  et  ménagés  avec 

.•■..'■    *- 

«conformes  en  favor  de  su  caballa  contra  my,  mettiendole  mas  sospecbos  de  lodos 
«  ios  que  no  fueren  iinidos  a  elles,  etc.  »  —  '  111*  carnet,  p.  29  :  «La  Dama  et  allri 
«  pubblicano  che  trà  poco  la  reglna  si  servira  di  Chatoneu,  e  cosi  ingannano  ogni 
«  uno  etobbliganoa  visilarlo  e  ricercare  la  sua  amicizia.  Scusano  la  regina  délia  lar- 
«  danza  in  chiamarlo  soprà  la  necessilà  che  (ha)  di  servirai  di  me  per  un  poco.  »  — 
*  Ibid.  p.  i44  :  «Dicen  me  que  la  Dama  dava  istructiones  à  la  de  Vendomo,  para 
«  que  las  maquinas  que  se  tzieren  (  ?)  conira  my  sean  bien  conducidas.  »  —  '  Sixième 
article,  janvier  1 855.  —  *  Voyez  le  pi*emier  article. 


JUILLET   1855.  445 

un  art  infini ,  grâce  surtout  aux  victoires  du  duc  d'Enghien ,  car,  en  toutes 
choses,  c'est  un  avocat  bien  éloquent  et  bien  persuasif  que  le  succès. 
Cependant  la  reine  demeura  assez  longtemps  indécise,  et  on  voit,  dans 
les  carnets  de  Mazarin,  pendant  la  fin  de  mai,  le  mois  de  juin  et  celui 
de  juillet,  que  le  principal  objet  du  cardinal  est  de  porter  la  régente  à 
ne  point  abandonner  ses  alliés  et  à  soutenir  fortement  la  guerre.  Ma- 
dame de  Chevreuse,  avec  Châteauneuf,  défisndait  la  vieille  politique  du 
parti,  et  fiiisait  mille  intrigues  pour  y  ranrener  Anne  d'Autriche  :  «  Ma- 
te dame  de  Chevreuse,  dit  Mazarin,  fait  dire  de  tous  côtés  à  la  reine 
«  que  je  ne  veux  pas  la  paix,  que  j'ai  les  mêmes  maximes  que  le  cardi- 
«  nal  de  Richelieu,  qu'il  est  nécessaire  et  qu'il  est  facile  de  faire  une  paix 
«  particulière  ^  »  Il  s'élève  plusieurs  fois  contre  les  dangers  d'un  pareil 
arrangement,  qui  eût  rendu  inutiles, les  sacrifices  de  la  France  pendant 
tant  d'années:  «Madame  de  Chevreuse,  s'écrie-t-il,  veut  ruiner  la 
«France*!»  Il  savait  que,  liée  intimement  avec  Monsieur,  son  ancien 
complice  dans  toutes  les  conspirations  ourdies  contre  Richelieu .  elle 
l'avait  séduit  à  l'idée  d'une  paix  particulière  en  lui  faisant  espérer  pour 
93  fille,  Mademoiselfc ,  un  mariage  avec  l'archiduc,  qui  lui  aurait  ap- 
porté le  gouvernement  des  Pays-Bas  '.  Il  savait  qu'elle  avait  gardé  tout 
son  crédit  sur  le  duc  de  Lorraine,  et  le  maréchal  de  rHôj)ital,  qui  com- 
mandait de  ce  côté,  lui  faisait  dire  de  se  défier  de  toutes  les  protestations 
du  duc  Charles,  parce  qu'il  appartenait  entièrement  à  madame  de 
Chevreuse*.  Il  savait  enfin  qu'elle  se  vantait  de  pouvoir  faire  prompte- 
n>ent  la  paix  au  moyen  de  la  reine  d'Espagne  dont  elle  disposait  '.  Aussi 
supplie- 1- il  la  reine  Anne  de  repousser  avec  fermeté  toutes  les  proposi- 
tions de  madame  de  Chevreuse ,  et  de  lui  dire  nettement  qu'elle  ne 
veut  entendre  î\  aucun  arrangement  particulier,  qu*elle  est  décidée  à  ne 
pas  se  séparer  de  ses  alliés,  qu'elle  .souhaite  une  paix  générale ,  que  c'est 
pour  cela  qu'elle  a  envoyé  k  Munster  des  ministres  qui  traitent  cette 
grande  affaire,  et  qu'il  est  superflu  de  lui  en  parler  davantage  ". 

'  III*  carnet,  p.  37  :  (Un  ami  de  madame  àc  Chevreuse,  donl  le  nom  nous  est  indé- 
chiffrable, fait  dire  à  la  reine)  cbe  io  non  TOglio  la  pace ,  che  hu  le  medesime  massime 
«  del  cardinale,  e  cbc  pcr  meuo  délia  regina  di  Spagna,  cbe  ha  crcdilo,  si  puol  con- 

■  cluderc  ()ronlamen(e  una  pace  parlicoiare.  Il  delto  è  tuUodimadama  di  Chcverosa 

■  che  ha  falto  eiocar  la  mina  nell'  islcsso  tempo  che  ha  parlalo  a  S.  M.  nelli  medesimi 
«  termini.  » —   Ibid.  :  t  Questa  donna  vuol  rovinar  la  Francia.  » —  '  Ibid.  :  *  Dice  il  S.A. 

•  che  il  malrimonio  di  sua  figlia  si  puol  fare  cou  TArciduca ,  c  che  S.  M.  inclinava 

•  più  a  qnesto  che  a  nessuno  altropartito,  dicendoche  se  le  potrebbe  darc  la  Fiandra 

•  in  governo.  »  —  *  Ibid.  p.  55  :  t  M.  dcl  Ospilal,  che  si  prcndi  cura  al  duca  di  Lo- 

•  rena,  perche  inf^nn^à,  e  farà  mol(c  cahalle  incerte,  intcndendosi  inlicramcnte  con 

•  madama   di   Chevcrosa.  •  —  *  Ibid.  p.  57.  —  *  Ibid.  p.  43  :  «Sua  M.  diga  con 


IM  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Battue  sur  ces  différents  points,  Madame  de  Chevreuse  ne  se  tint  pas 
pour  vaincue.  Voyant  qu'elle  avait  inutilement  employé  l'insinuation,  la 
flatterie,  la  ruse,  et  toutes  les  intrigues  ordinaires  des  cours  ,  cet  esprit 
ferme  et  résolu,  cette  âme  hardie  n'hésita  pas  à  recourir  à  d'autres 
moyens  de  succès,  et  elle  songea  de  nouveau  à  quelqu'une  de  ces  en- 
treprises désespérées  qui  autrefois  avaient  été  méditées  contre  Riche- 
lieu, et  n'avaient  échoué  que  par  la  faiblesse  de  Monsieur,  et  la  fausse 
chevalerie  du  comte  de  Soissons,  qui,  tenant  un  jour  le  cardinal  entre 
leurs  mains,  ielaissèrent  échappera  Elle  continua  de  faire  agir  le  parti  des 
saints,  elle  suivit  ses  trames  politiques  avec  les  chefs  des  Importants, 
et  en  même  temps  elle  se  rapprocha  de  la  petite  cabale  dont  nous  avons 
parlé^,  composée  d'hommes  nourris  dans  les  anciens  complots,  habi- 
tués et  toujours  prêts  à  des  coups  de  main,  qui  jadis  s'étaient  proposés 
pour  assassiner  Richelieu,  et  que,  dans  un  cas  extrême,  on  pouvait  lan- 
cer aussi  contre  Mazarin.  Déjà  nous  les  avons  fait  connaître  d'après 
Uetz  et  La  Rochefoucauld.  C'étaient  le  comte  de  Montrésor,  le  comte 
de  Beaupuis,  Saint-Ybar,  Varicarville,  Barrière,  bien  d'autres  encore, 
esprits  absurdes,  cœurs  intrépides,  d'une  fidélité  sans  bornes  à  leur 
cause  et  à  leurs  amis,  professant  les  maximes  les  plus  outrées,  et  une 
sorte  de  culte  pour  le  malheureux  de  Thou,  invoquant  sans  cesse  la 
vieille  Rome  et  Brutus,  mêlant  à  tout  cela  des  intrigues  galantes,  et 
s' exaltant  dans  leurs  chimères  par  le  désir  de  plaire  aux  dames.  C'étaient 
eux  qui  s'étaient  fait  donner  le  nom  d'Importants  par  leurs  grands  airs 
d'opposition  au  gouvernement,  par  leur  affectation  de  capacité  et  de 
profondeur,  et  par  leurs  discours  ténébreux.  Leur  chef  favori  était  le 
duc  de  Beaufort,  que  nous  avons  fait  connaître  ^,  personnage  à  peu  près 
de  la  même  étoffe,  composé  à  la  fois  d'extravagant  et  d'artificieux ,  mais 
d'une  grande  apparence  de  loyauté  et  de  bravoure,  et  se  donnant  sur- 
tout pour  un  homme  d'exécution,  d'ailleurs  absolument  gouverné  par 
madame  de  Montbazon,  la  jeune  belle -mère  de  madame  de  Che- 
vreuse. L'ancienne  maîtresse  de  Chalais  n'eut  pas  de  peine  à  acquérir 
cette  petite  faction  ;  elle  la  caressa  habilement,  et,  avec  l'art  d'une  conspi- 
ratrice exercée,  elle  fomenta  tout  ce  qu'il  y  avait  en  eux  de  faux  honneur, 
de  dévouement  quintessencié  et  de  courage  extravagant.  Mazarin,  qui, 
comme  Ricbelieu,  avait  une  admirable  police,  averti  des  démarches  de 

«  résolution  a  la  Dama,  quando  le  abiarà  de  la  paz que  aunque  enlenderà  cosa 

«  alguna  en  particulnr,  siendo  resuelta  de  trallar  juntamenle  con  los  alliados  de  la 
«  corona  en  l'assemblea  che  sia  concerlado  per  esto  effetlo.  ».  —  '  Relz,  f.  I",  p.  aa  ; 
el  Montrésor,  collect.  Petitot,  t.  IV,  p.  296.  —  *  Voyez  notre  quatrième  article,  no- 
vembre i856-  —  ^  Sur  Beaufort,  voyez  notre  quatrième  article.  .   ;         , 


JUILLET   1855.  445 

madame  de  Chevreiise,  comprit  le  danger  qu'il  allait  courir.  Il  connais- 
sait trop  raudacieuse  duchesse  pour  penser  qu'elle  reculerait  devant 
aucun  moyen,  et  qu'elle  se  liait  sans  dessein  avec  des  hommes  comme 
ceux-là.  Il  était  parfaitement  instruit  de  tout  ce  qui  se  passait  et  se  disait 
dans  leurs  conciliabules  :  «Us  ne  parlent  entre  eux,  dit-il  dans  les 
«notes  qu'il  écrit  pour  la  reine  et  pour  lui-même,  que  de  générosité  et 
«de  dévouement;  ils  répètent  sans  cesse  qu'il  faut  savoir  se'perdre,  et 
«  c'est  madame  de  Chevreuse  qui  les  entretient  et  les  unit  dans  ces 
«  maximes  si  funestes  à  l'État^  » —  «  Saint-Ybar  »  (un  de  ceux  qui,  avec 
Montrésor  et  Varicarville,  avaient  proposé  à  Monsieur  et  au  comte  de 
Soissons  de  les  défaire  de  Richelieu),  »  est  vanté  par  madame  de  Che- 
«vreuse  comme  un  héros*.»  —  «Campion,  serviteur  dévoué  de  la 
«  dame,  est  arrivé  à  Paris  '.  »  On  verra  bientôt  quel  homme  c'était  que 
Campion,  ainsi  que  son  frère,  et  ce  qu'en  voulait  faire  madame  de  Che- 
vreuse. «  Les  plus  grands  ennemis  que  j'aie  sont  les  Vendôme  et  madame 
«  de  Chevreuse,  qui  les  anime  tous.  Elle  dit  que,  si  on  ne  prend  pas  la 
«résolution  de  se  défaire  de  moi,  les  affaires  n'iront  pas  bien,  que  les 
«grands  seigneurs  seront  tout  aussi  asservis  qu'auparavant,  que  mon 
«pouvoir  auprès  de  la  reine  s'accroîtra  toujours,  et  qu'il  faut  se  hâter 
«avant  (|ue  le  ducd'Enghien  ne  revienne  de  l'armée*.  »  —  «  Le  duc  de 
«Retz  (un  des  principaux  Importants)  cherche  un  appartement  pour 
«  madame  de  Chevreuse  ,  où  elle  veut  établir  les  frères  Campion,  et  aller 
«  voir  en  secret  l'agent  espagnol  Sarmienlo  *.  » 

On  ne'pouvait  être  mieux  informé,  et  le  plan  de  madame  de  Che- 
vreuse et  des  chefs  des  Importants  se  dessinait  clairement  aux  yeux  de 
Mazarin;  ou  bien,  par  leurs  intrigues  incessantes  cl  habilement  concer- 
tées auprès  de  la  reine,  lui  faire  abandonner  un  ministre  pour  lequel 
elle  ne  s'était  pas  encore  hautement  déclarée,  ou  traiter  ce  ministre 
comme  de  Luynes  avait  fait  le  maréchal  d'Ancre,  comme  Montrésor, 
Barrière,  Saint-Ybar,  avaient  voulu  traiter  Richelieu.  La  première  par- 

'  II"  carnet ,  p.  70  :  «  No  liacen  otros  discursos  que  de  laura  (?)  y  generosidad ,  y 
t  si  predica  sieniprc  que  es  menestcr  pcrclicrsc ...   y  liga  lodos  la  Danin  in  estas 

•  maximas  (am  prejudicialcs  all'Estado.  1  —  *  IbiJ.  p.  83  :  «  Saint-lbar  purtalo  dalla 

•  Dama  corne  un  eroe.  »  —  '  111'  carnet  :  «  Visita  de  Campion  affellionalisMmo  dclla 

•  Dama.  »  —  *  Ibid.  p.  a4  :  ■  Que  les  majores  cnemigos  que  yo  leiiia  eran  losi  Van- 
«domos  et  la  Dama  que  H  animava  todos,  diciendo  que  se  no  si  leneria  luogo  la 

•  résolution  de  de.sliacerse  de  my,  los  negolios  (no)  irian  bien,  los  grandes  serian 
«  lan  sujelos  como  anies,  y  yo  siempre  mas  podcria  con  la  reyna,  y  que  cra  me- 
«  nesler  darse  prima  anlcs  que  Anghien  coiicluvicssc.  »  —  *  Ibid.  p.  a5  :  «Duca  di 

•  Rcs  per  comprarc  una  isola  pcr  niadama  di  Cheverosa  dove  vuol  meltere  Cam- 
t  pioni  et  andarvi  talvolla  per  vedcre  senza  sospelto  Sarmiento.  ■ 

57 


446  JOURNAL   DES  SAVANTS. 

tie  du  plan  ne  réussissant  pas ,  on  commençait  à  penser  sérieusement  à 
la  seconde ,  et  madame  de  Chevreuse ,  la  forte  tête  du  parti ,  proposait 
avec  raison  d'agir  avant  le  retour  du  duc  d'Enghien;  car  le  duc  à  Paris 
couvrait  Mazarin;  il  fallait  donc  profiter  de  son  absence  pour  frapper  le 
coup  décisif.  Le  succès  paraissait  certain  et  même  assez  facile.  On 
était  sûr  d'avoir  pour  soi  le  peuple,  qui,  épuisé  par  une  longue  guerre , 
et  gémissant  sous  le  poids  des  impôts,  devait  accueillir  avec  joie  l'espé- 
rance de  lapaix.  On  comptait  sur  l'appui  déclaré  des  parlements,  brûlant 
de  reprendre  dans  l'Etat  l'importance  que  Richelieu  leur  avait  enlevée, 
et  que  leur  disputait  Mazarin.  On  avait  toutes  les  sympathies  secrètes 
et  même  publiques  de  l'épiscopat,  qui,  avec  Rome,  détestait  l'alliance 
protestante,  et  réclamait  ralliance  espagnole.  On  ne  pouvait  douter  du 
concours  empressé  de  l'aristocratie ,  qui  regrettait  toujours  sa  vieille  et 
turbulente  indépendance,  et  dont  les  représentants  les  plus  illustres, 
les  Vendôme,  les  Guise,  les  Bouillon,  les  La  Rochefoucauld,  étaient 
ouvertement  contraires  à  la  domination  d'un  favori  étranger,  sans  for- 
tune, sans  famille ,  et  encore  sans  gloire.  Les  princes  du  sang  eux-mêmes 
se  résignaient  à  Mazarin  plutôt  qu'ils  ne  l'aimaient.  Monsieur  ne  se 
piquait  pas  d'une  grande  fidélité  à  ses  amis,  et  le  politique  prince  de 
Condé  y  regarderait  à  deux  fois  avant  de  se  brouiller  avec  les  victorieux. 
Il  caressait  tous  les  partis  et  n'était  attaché  qu'à  ses  intérêts.  Son  fils 
ferait  comme  son  père,  et  on  le  gagnerait  en  le  comblant  d'honneurs.  Le 
lendemain,  nulle  résistance,  et  le  jour  même  presque  aucun  obstacle. 
Les  régiments  italiens  de  Mazarin  étaient  à  l'armée  ;  il  n'y  avait  guère 
de  troupes  à  Paris  que  les  régiments  des  gardes ,  dont  presque  tous  les 
chefs,  Ghandcnier,  Guitaut,  Tréville,  La  Châtre,  étaient  dévoués  au 
parti.  La  reine  elle-même  n'avait  pas  encore  renoncé  à  ses  anciennes 
amitiés.  Sa  prudence  même  était  mal  interprétée.  Gomme  elle  voulait 
tout  ménager  et  tout  adoucir,  elle  donnait  de  bonnes  paroles  à  tout  le 
monde,  et  ces  bonnes  paroles  étaient  prises  comme  des  encourage- 
ments tacites.  Elle  n'avait  pas  jusque-là  montré  une  grande  fermeté  de 
caractère;  on  lui  croyait  bien  quelque  goût  pour  le  cardinal;  on  ne 
soupçonnait  pas  la  force  toujours  croissante  d'un  attachement  de 
quelques  mois.  Enfin ,  si  nous  sommes  parvenu  à  représenter  sous  des 
couleurs  fidèles  le  véritable  état  des  affaires  dans  les  premiers  temps 
de  la  régence  d'Anne  d'Autriche,  les  dispositions  de  tous  les  grands 
corps  de  l'Etat ,  et  des  principaux  personnages  de  l'Eglise ,  de  la  magis- 
trature, de  l'armée  et  de  la  cour,  on  doit  reconnaître  que  de  toutes 
parts  Mazarin  était  environné  de  périls.  Au  fond,  il  n'avait  d'autre 
appui  que  son  génie  et  l'amitié  encore  incertaine  de  la  reine.  Lui- 


JUILLET  1855.  447 

même  il  a  le  sentiment  le  plus  vif  de  sa  situation,  et  il  le  laisse  pa- 
raître dans  ses  carnets  et  dans  ses  lettres. 


V.  COUSIN. 


[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Athènes  auxxv*,  xvi*  et  xvii*  siècles,  par  M.  le  comte  de  Laborde, 
2  vol.  la- 8°.  Paris,  chez  Jules  Renouard,  rue  de  Tournon. 

DEUXIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE  ^ 

L'alliance  entre  la  Porte  et  la  France,  en  se  perpétuant  pendant 
le  xvi'  siècle,  avait  rendu  de  plus  en  plus  fréquentes  nos  relations 
commerciales  et  nos  missions  diplomatiques  dans  les  mers  du  Levant. 
Tous  nos  ambassadeurs,  gi*âcc  à  Dieu,  n'étaient  pas  comme  M.  d' Ara- 
mont  et  son  secrétaire,  Jean  Chesneau,  absolument  exempts  de  curio- 
sité ;  il  y  en  eut  qui,  soit  à  l'aller,  soit  au  l'^tour,  prirent  Tidée  de  faire 
escale  en  Grèce,  et,  vers  le  milieu  du  xvii*  siècle,  ce  devint  une  sorte 
d'usage  et  comme  une  tradition  de  chancellerie  que  de  rendre  hom- 
mage, en  passant,  à  cette  patrie  des  lettres  et  des  arts.  Le  premier  qui 
lui  paya  tribut  fut  un  conseiller  du  roi  Louis  XIII,  Louis  Deshayes, 
baron  de  Courmenin.  En  l'année  i63o,  allant  à  Constantinople,  il 
s'arrêta  quelque  temps  à  Athènes,  et,  dans  la  relation  de  son  voyage, 
imprimée  en  i63a^,  il  dit,  en  parlant  du  Parthénon  :  «Ce  temple  est 
«aussi  entier  et  aussi  peu  olTencé  de  l'injure  du  temps,  comme  s'il  ve- 
«  noit  que  d'être  fait  ;  l'ordre  et  la  structure  en  est  admirable.  » 

Ce  peu  de  mots  n'est  pas  sans  éloquence  ;  mais ,  ce  qui  vaut  encore 
mieux,  c'est  le  service  que,  quarante  ans  plus  tard,  un  alitre  ambassa- 
deur allait  nous  rendre,  à  propos  du  même  monument.  M.  de  Nointel 
ne  se  contenta  pas  de  le  décrire,  il  fit  les  choses  en  grand  seigneur,  et 
nous  légua  des  dessins  qui,  tout  imparfaits  qu'ils  sont,  servent,  depuis 
un  demi-siècle,  de  texte  inépuisable  à  la  critique  et  à  l'érudition. 

Avant  de  dire  un  mot  de  ces  dessins,  n'oublions  pas  que,  pendant 

*  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mai,  page  a83.  —  *  Voiage  dt 
Levant,  fait  par  le  commandement  da  Roj.  A  Paria,  chez  Adrien  TaopicarC,  in-4*, 
i63a. 

5?- 


448  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  quarante  ans  écoulés  entre  l'ambassade  du  baron  de  Courmenin  et 
celle  du  marquis  de  Nointel,  nos  rapports  avec  la  Grèce  s'étaient  en- 
core multipliés  et  avaient  pris  un  nouveau  caractère.  Ce  n'étniient  plus 
seulement  quelques  visites  passagères  de  hauts  et  puissants  personnages  : 
des  Français  de  plus  modeste  condition,  des  consuls  et  des  religieux, 
s'étaient,  dans  l'intervalle,  établis  à  Athènes.  La  création  des  consuls  du 
Levant  remonte  aux  premières  années  du  siècle  ;  le  consulat  d'Athènes 
fut  fondé  de  i63o  à  i6Zio,  et,  A  partir  de  ce  moment,  grâce  à  la 
France,  l'Europe  savante  fut  mise  en  possession  d'un  moyen  d'informa- 
tion aussi  sûr  que  commode,  qui,  depuis  deux  cents  ans,  ne  lui  a  jamais 
fait  défaut.  La  mission  de  nos  consuls  n'était  assurément  pas  d'étudier 
et  de  décrire  les  antiquités  grecques,  mais  ils  s'en  occupaient  malgré 
eux;  de  tous  les  produits  du  pays  c'était  le  plus  intéressant,  et  leur  cor- 
respondance était  pleine  du  récit  de  ces  ruines  qu'ils  avaient  constam- 
ment sous  les  yeux.  Le  premier  qui  exerça  les  fonctions  tie  consul  à 
Athènes  était  un  sieur  Giraud;  digne  précurseur  de  fexcellent  M.  Fauvel , 
il  s'était  fait,  comme  lui,  l'obligeant  cicérone  des  voyageurs  de  toutes  les 
nations. 

Quant  aux  religieux  venus  de  France,  leur  dévouement  ne  fut  guère 
moins  actif  Sans  être  de  grands  archéologues,  ils  n'en  servirent  pas 
moins  la  cause  de  f archéologie.  Tls  avaient  fait  de  leur  couvent  une 
sorte  de  lieu  d'asile,  où  le  respect  de  l'art  et  de  l'antiquité  était  religieu- 
sement professé.  C'est  à  eux  qu'Athènes  ou  plutôt  la  FVance  doit  la  con- 
servation de  ce  charmant  petit  monument  de  Lysicrate,  longtemps 
connu  sous  le  nom  de  Lanterne  de  Démosthène.  Le  père  Simon,  l'un 
d'eux,  l'avait  acquis  de  ses  deniers,  en  avait  fait  une  propriété  française, 
et,  à  ce  titre,  un  ministre  de  France  en  Grèce  a  pu,  en  1 8/t5 ,  demander 
et  obtenir  que  ce  chef  d'oeuvre ,  près  de  tomber  en  ruines ,  fût  restauré 
aux  dépens  du  crédit  alloué  aux  monuments  historiques  de  la  France. 
Nos  capucins  d'Athènes  \  en  même  temps  qu'ils  sauvaient  de  précieux 
débris,  cherchaient  à  les  comprendre  et  à  les  expliquer.  Pour  l'instruc- 
tion des  voyageurs,  ils  avaient  entrepris  une  topographie,  ou  plutôt  une 
vue  à  vol  d'oiseau,  une  sorte  de  panorama  d'Athènes  pris  des  bords  de 
rilissus.  Ce  plan,  M.  de  Laborde  nous  le  donne  en  fac-similé  ;  \e  travail 
en  est  naïf;  ce  n'est  plus  l'œuvre  de  la  fantaisie,  comme  les  vues  d'A- 
thènes du  XV*  siècle;  les  monuments  sont  à  peu  près  à  leur  place,  seu- 

'  Les  premiers  missionnaires  français  établis  à  Athènes  n'étaient  pas  des  capu- 
cins, mais  des  jésuites.  Ceux-ci,  au  bout  de  quelques  années,  en  i658,  transpor- 
tèrent leur  mission  à  Négrepont,  et  furent  remplacés  à  Athènes  par  les  capucins 
dont  nous  parlons  ici. 


JUILLET   1855.  449 

iement  ils  sont  indiqués  d'une  façon  sommaire  et  toute  convention- 
nelle. 

Pour  trouver  des  documents  vraiment  sérieux  et  d'une  valeur  scien- 
tifique, il  faut  arriver  à  l'ambassade  de  M.  de  Nointel,  ou  plutôt  à  son 
voyage  à  Athènes,  en  1674'-  M.  de  Nointel  était  un  homme  instruit, 
nullement  un  savant;  il  avait  fait  adjoindre  au  personnel  de  l'ambassade 
deux  peintres  de  profession,  non  pas  en  vue  des  monuments  d'Athènes, 
mais  pour  faire  dessiner  les  sites  pittoresques,  les  meubles,  les  mai- 
sons, les  costumes  des  pays  qu'il  allait  parcourir;  par  bonheur  il  com- 
prit la  beauté  du  Parthénon  et  conçut  la  bonne  pensée  d'en  faire  copier 
toutes  les  sculptures.  Il  était  temps;  douze  ans  plus  tard,  la  moitié  de 
ces  sculptures  n'étaient  plus  que  d'informes  débris.  ' 

Des  deux  peintres  qui  l'accompagnaient,  l'un,  Rombaut  Faidherbde, 
était  né  à  Malines,  en  Flandre  ;  élève  d'Abraham  Diepenbeck  et  de  Jor- 
daëns,  on  le  disait  habile  à  saisir  la  ressemblance;  il  avait  la  main 
prompte  et  la  mémoire  fidèle.  La  mort  le  surprit  dans  l'île  de  Naxos, 
avant  d'arriver  à  Athènes.  L'autre,  élève  de  Lebrun  et  champenois  de 
naissance,  se  nommait  Jacques  Carrey;  c'est  lui  qui  fit  tout  l'ouvrage. 
En  moins  d'un  mois,  il  dessina  aux  deux  crayons  non-seulement  les  vingt- 
sept  statues  qui  occupaient  alors  les  deux  frontons,  mais  les  quatre-vingt- 
douze  métopes^  et  toute  la  frise  extérieure  des  nmrs  de  la  cella,  longue 
de  plus  de  trois  cents  pieds.  Installé  dans  l'Acropole,  entre  deux  janis- 
saires de  l'ambassade  chargés  de  le  protéger,  Carrey  travailla  sans  re- 
lâche,  jusqu'à  risquer  d'en  perdre  la  vue.  Il  fallait  aller  vite;  la  per- 
mission de  dessiner  pouvait  d'un  moment  à  l'autre  lui  être  retirée  ; 
c'était  presque  un  miracle  que  de  l'avoir  obtenue.  Jamais  jusque-là  les 
Turcs  n'avaient  souffert  qu'on  dessinât  un  de  leurs  monuments.  Les 
capucins  eux-mcmes  n'avaient  fait  qu'en  cachette  leurs  essais  de  pano- 
rama. Sans  M.  de  Nointel,  sans  les  présents  qu'il  prodigua,  sans  son 
titre  d'ambassadeur  d'un  monarque  alors  tout-puissant,  ces  dessins 
n'auraient  pas  été  faits. 

Quelle  en  est  la  valeur?  Comme  œuvres  d'art,  on  peut  les  critiquer. 
Ils  sont  faits  de  pratique;  ils  traduisent  imparfaitement,  sans  rigoureuse 
exactitude,  sans  véritable  intelligence,  les  lignes  et  l'esprit  de  ces  incom- 
parables modèles  ;  mais  les  reproches  qu'on  peut  faire  aux  dessins ,  doit- 
on  les  faire  à  fartiste?  Un  maître  plus  habile  eût-il  mieux  réussi? 
Lebrun  lui-même,  à  la  place  de  son  élève,  aurait-il  interprété  cette 

*  M.  de  Nointel  avait  quille  la  France  en  1670.  —  'Il  n'y  en  a  (jue  Ircnt*:- 
deux,  celles  du  sud,  dont  les  dessins  se  soient  conservés. 


^50  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sculpture  beaucoup  plus  naïvement,  en  aurait-il  serré  de  plus  près  les 
contours  et  mieux  accusé  l'accent?  Nous  en  doutons;  personne,  en 
1674,  pas  plus  en  Italie  qu'en  France,  pas  plus  les  maîtres  que  les 
disciples,  n'étail  en  mesure  de  faire  ce  travail  comme  on  entendrait 
aujourd'hui  qu'il  fût  fait.  Ce  n'était  pas  faute  de  talent,  mais  faute  de 
comprendre  et  de  tenir  en  suffisante  estime  un  certain  ordre  de  beautés. 
Un  simple  artiste  du  moyen  âge,  du  xiii*  siècle  surtout,  se  serait  mieux 
tiré  de  cette  épreuve,  aurait  fait  ces  dessins  avec  plus  de  conscience  et 
de  fidélité  que  le  plus  habile  homme  de  la  fin  du  xvii°  siècle.  La  diffé- 
rence est  pourtant  grande  entre  le  style  de  Phidias  et  notre  ancienne 
sculpture  nationale ,  même  des  meilleurs  temps  ;  ce  sont  deux  arts  qui  ont 
l'air  de  s'exclure,  mais,  au  fond,  que  d'intimes  rapports,  que  de  points  de 
contact,  disons  mieux,  que  d'analogies!  N'est-ce  pas  même  simplicité, 
même  sobriété  de  lignes,  même  jet  de  draperies,  môme  système,  en 
un  mot,  bien  que  diversement  appliqué?  Or  ce  système  est  et  sera 
toujours  absolument  inintelligible  à  ceux  dont  les  yeux  et  la  main  sont 
façonnés  aux  conventions,  aux  habitudes,  au  savoir-faire  académiques. 
Voilà  pourquoi,  du  temps  de  Lebrun,  la  chose  la  plus  rare  et  la  plus 
impossible  était  de  trouver  vm  homme,  même  un  homme  de  talent, 
qui  sut  faire  autre  chose  qu'une  copie  banale,  dès  qu'il  fallait  sortir 
des  patrons  de  l'école;  un  homme  qui,  devant  les  portails  de  Chartres 
ou  de  Reims,  aussi  bien  qu'en  présence  des  frontons  du  Parthénon, 
fût  en  état  de  reproduire  ce  qu'il  voyait,  simplement,  sincèrement, 
sans  corrections,  sans  additions,  sans  adoucir  certains  angles,  sans 
faire  onduler  certaines  lignes,  sans  rapprocher  et  confondre  certains 
pians. 

Ce  qu'on  peut  reprocher  à  Carrey  ce  sont  des  fautes  de  ce  genre  ; 
son  tort  est  donc  d'avoir  été  de  son  temps  ;  son  mérite  d'avoir  travaillé 
courageusement  et  lestement.  Ses  dessins,  il  est  vrai,  ne  sont  que  des 
croquis,  mais,  pour  la  postérité  et  pour  l'usage  qu'elle  devait  en  faire, 
mieux  valaient  de  simples  croquis  comprenant  près  de  trois  cents 
figures,  qu'un  petit  nombre  de  figures  plus  soigneusement  dessinées.  Il 
importe  avant  tout  qu'un  renseignement  soit  complet,  et  c'est  à  titre 
de  renseignement,  ce  n'est  pas  comme  œuvre  d'art  que  ces  dessins 
doivent  être  appréciés;  leur  valeur  est  toute  archéologique.  Si  les 
sculptures  du  Parthénon  avaient  totalement  péri  sans  qu'il  en  restât 
vestige ,  si ,  pour  nous  faire  une  idée  de  cet  admirable  style ,  nous  en 
étions  réduits  aux  croquis  de  Carrey,  mieux  vaudrait  n'y  pas  jeter  les 
yeux.  Ce  n'est  pas  cette  lettre  morte  qui  nous  dirait  comment  sculptait 
Pbidias.  Le  peu  de  mots  qu'en  ont  écrit  Cicéron,  Pline  et  quelques 


JUILLET   1855.  45Ï 

anciens,  nous  l'enseigneraient  plutôt.  Mais,  dès  qu'il  s'agit,  non  pas  de 
nous  révéler  le  génie  du  sculpteur  et  le  merveilleux  mélange  d'idéal  et 
de  vie  répandu  dans  ses  créations ,  dès  qu'il  est  seulement  question  de 
nous  aider  à  reconnaître  les  sujets  qu'il  a  traités,  la  manière  dont  il 
les  a  conçus,  le  programme  qu'il  a  voulu  suivre,  les  dessins  de  Carrey 
sont  des  guides  excellents.  Ils  seraient  meilleurs  encore ,  si  les  détails  en 
étaient  plus  précis,  plus  nets,  mieux  indiqués;  tels  qu'ils  sont,  quels 
services  n'ont-ils  pas  déjà  rendus  à  ceux  qui,  comme  Visconti,  Brôns- 
tedt,  Quatremère  de  Quincy,  les  ont  pu  consulter;  quelles  erreurs 
n'eussent-ils  pas  évitées  à  ceux  qui,  comme  Stuart,  ne  les  ont  pas 


connus 


M.  de  Laborde  ne  pouvait  manquer  d'attacher  aux  dessins  de  Carrey 
une  sérieuse  importance.  C'est  la  pièce  capitale ,  la  pierre  angulaire  de 
son  œuvre;  aussi,  dans  son  Parihénon,  les  a-t-il  tous  reproduits  sans 
exception,  avec  une  exactitude  scrupuleuse;  on  croit  voir  les  originaux; 
ce  sont  les  mêmes  dimensions,  le  même  trait  à  la  sanguine,  rehaussé 
d'un  peu  de  crayon  noir.  Sa  publication  domeurât-elle  interrompue, 
il  n'aurait  pas  perdu  sa  peine,  et  mériterait  bien  de  la  science  pour 
avoir  ainsi  répandu  en  Europe  ces  précieux  documents,  pour  les  avoir 
garantis  de  toute  chance  de  destruction.  Nous  lui  savons  aussi  beaucoup 
de  gré  d'avoir,  dans  les  deux  volumes  dont  nous  parlons  ici,  raconté 
en  grand  détail  l'histoire,  nous  dirions  presque  les  aventures,  de  Valhiim 
de  Carrey. 

Il  ne  faut  pas  croire  en  effet  que  ces  croquis  nous  soient  arrivés  sans 
encombre;  que,  prisés  dès  l'abord  à  leur  valeur  et  soigneusement 
conservés,  ils  aient  passé  du  cabinet  de  M.  de  Nointel  ou  des  mains 
de  ses  héritiers  dans  un  de  nos  dépôts  publics,  sous  la  garde  et  à  In 
portée  des  artistes  et  des  savants;  non,  ils  devaient  subir  d'autres  vicis- 
situdes, et  c'est  un  grand  hasard  que  nous  les  possédions.  Pendant  plus 
de  cent  ans,  on  en  perdit  la  tracée  La  brillante  ambassade  de  M.  de 

'  Il  faut  pourtant  que  Monlfaucon  en  ait  eu  connaissance  vers  1706,  époque  ou 
ii  amassait  les  matériaux  de  son  Antiqailé  expliquée,  puisqu'il  public  dans  son 
l.  III,  pi.  I,  n"  3  et  4.  deux  des  métopes  du  Pnrlhénon  (n"  ig  cl  ai  des 
métopes  du  sud),  en  disant  c^u  elles  font  partie  du  lemple  de  Minerve,  que  fil  des 
siner  sur  les  lieux  M.  le  marquis  de  Nointel.  Ces  deux  ligures  sotil  fort  ancienne», 
ajoute  Monlfaucon,  faites,  k  ce  qu'on  croit,  du  temps  de  Périclès,  qui  fil  bâtir  le 
Parthénon,  ou  temple  de  Minerve,  d'où  on  les  a  tirées.  M.  de  Laborde  supporte 
que  M.  Bégon,  qui  devint,  comme  on  va  le  voir,  propriétaire  des  dessins  de  Carrey, 
avait  communiqué  ces  deux  mélopes  à  Monlfaucon.  11  est  extraordinaire  que  le 
savant  archéologue  n'ait  pas  puisé  plus  largement  à  celle  source,  du  moment  qu'elle 
lui  était  révélée. 


452  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Nointel  ne  s'était  pas  heureusement  terminée  ;  après  neuf  ans  d'éclat 
et  d'opulence,  il  fallut  solder  les  comptes  de  ce  luxe  orientai,  que 
Golbert  avait  approuvé  et  même  conseillé,  mais  sous  bénéfice  d'inven- 
taire, sans  promettre  d'en  payer  les  frais.  Le  pauvre  ambassadeur,  trop 
fidèle  à  ses  instructions,  dut,  à  son  retour  en  France,  vendre  ses  terres 
et  son  marquisat,  pour  faire  honneur  aux  engagements  contractés  à 
Constantinople  pour  le  service  du  roi.  Par- dessus  le  marché,  le  roi  lui  fit 
froide  mine;  ruiné  et  disgracié,  le  chagrin  le  saisit  et  il  mourut  bientôt, 
en  i685.  Qu'étaient  devenus  ses  dessins?  les  avait-il  vendus  dans  sa 
détresse  comme  tant  d'autres  objets  de  prix?  On  ne  sait,  mais  personne 
n'en  entendit  parler.  Le  comte  de  Caylus  écrivait,  en  1764,  quatre- 
vingts  ans  après  la  mort  de  M.  de  Nointel,  que,  malgré  toutes  ses  re- 
cherches, il  ne  lui  avait  pa3  été  possible  de  retrouverni  les  marbres,  ni 
les  mémoires,  ni  les  dessins  que  ce  ministre  passait  pour  avoir  rapportés. 
Ce  ne  fut  qu'en  1797,  quand  on  ne  les  cherchait  plus,  que  ces  dessins 
furent  découverts  daus  le  cabinet  des  estampes  de  la  Bibliothèque  du 
roi,  derrière  un  rayon  de  volumes  qu'on  visitait  rarement.  Comment 
étaient-ils  venus  là?  Une  belle  collection  d'estampes,  formée  vers  la 
fin  du  xvij"  siècle  par  un  amateur  distingué,  Michel  Bégon,  intendant 
de  la  marine  à  Rochefort,  fut  acquise  par  Louis  XV  le  28  avril  1770, 
et  réunie  au  cabinet  de  la  Bibliothèque  du  roi.  C'est  dans  cette  collection 
que  se  trouvaient,  sans  qu'on  le  sût,  les  dessins  de  Carrey  ;  on  avait 
tout  acquis  en  bloc.  Au  temps  où  M.  de  Nointel  était  en  Orient,  Bégon 
remplissait  à  Toulon  les  fonctions  de  trésorier  de  la  marine;  il  dut 
s'établir  des  rapports  entre  l'ambassadeur  et  le  trésorier,  d'autant  plus 
aisément  que  tous  deux  ils  avaient  le  goût  des  collections.  Au  retour 
du  marquis,  Bégon  dut  voir  son  portefeuille;  il  dut  remarquer  les  vues 
d'Athènes  et  les  dessins  du  temple  de  Minerve;  dès  lors  on  comprend 
que,  soit  avant,  soit  après  la  mort  de  M.  de  Nointel,  il  n'ait  pas  manqué 
l'occasion  d'en  devenir  possesseur. 

Mais,  une  fois  retrouvé,  en  1  797,  cet  important  recueil  fut  il  apprécié 
sur-le-champ?  Non;  la  découverte  ne  fit  presque  aucun  bruit,  et  près 
de  quinze  années  s'écoulèrent  sans  qu'on  vît  dans  ces  dessins  une  au- 
torité authentique  et  le  point  de  départ  nécessaire  de  toutes  les  conjec- 
tures, de  toutes  les  controverses  scientifiques  au  sujet  du  Parthénon. 
C'est  à  M.  Quatremère  de  Quincy  qu'était  réservé  l'honneur  de  leur 
donner  crédit  ;  c'est  lui  qui ,  en  1811,  les  produisit  dans  le  monde 
savant,  en  les  appelant,  pour  ainsi  dire,  en  témoignage  contre  une 
opinion,  alors  universelle,  qui  fixait  à  l'occident  f entrée  antique  du 
Parthénon.  Détruit  depuis  cent  vingt-cinq  ans,  le  fronton  occidental 


JUILLET   1855.  453 

était  inconnu  de  tout  le  monde.  Le  savant  antiquaire  l'exhuma  des 
dessins  de  Carrey,  et  prouva,  sans  contradiction  possible,  que  la  scène 
figurée  dans  ce  fronton  n'était  pas  la  naissance  de  Minerve,  mais  bien 
la  querelle  de  cette  déesse  et  de  Neptune  se  disputant  l'Attique.  Or, 
comme  Pausanias  dit  positivement  qu'on  entrait  au  Parthénon  en  passant 
sous  le  fronton  représentant  la  naissance  de  Minerve,  tandis  que,  dans 
l'autre  fronton,  était  figurée  la  querelle  de  Minerve  et  de  Neptune,  il 
s'ensuit  que  l'entrée  n'était  pas  à  foccident  ;  rien  de  plus  clair  et  de 
plus  incontestable.  On  s'était  mépris  jusque-là,  faute  d'avoir  songé  que, 
pour  approprier  le  temple  à  leur  usage,  les  chrétiens  en  avaient  changé 
l'orientation;  qu'ils  avaient  fait  du  pronaos  une  abside,  et  de  l'opistho- 
dome  le  vestibule  de  la  nef.  Cette  observation  si  simple,  qui,  depuis 
deux  cents  ans,  échappait,  sur  les  lieux  mêmes,  à  tous  les  voyageurs,  la 
vue  des  dessins  de  Carrey  l'avait  d'emblée ,  et  sans  quitter  Paris ,  suggérée 
à  M.  Quatrcmère.  Aujourd'hui  c'est  une  vérité,  aussi  bien  établie  et 
universellement  admise,  qu'elle  était  autrefois  méconnue.  Un  tel  succès 
n'est  pas  chose  ordinaire  en  archéologie,  et  ces  dessins  n'auront  pas  la 
vertu  de  trancher  tous  les  problèmes  aussi  victorieusement  ;*  mais  ils 
ont  déjà  procuré  à  plus  d'un  autre  savant  plus  d'une  heureuse  inspi- 
ration, et,  comme,  en  ces  matières,  le  dernier  mot  n'est  jamais  dit,  ils 
seront  longtemps  consultés,  et  ne  cesseront  de  rendre  des  services  tant 
qu'on  disso'tera  sur  le  Parthénon,  c'est-à-dire  tant  qu'il  y  aura  dans  ce 
monde  un  reste  de  respect  et  de  culte  du  beau^ 

'  Ce  recueil ,  destiné  à  rectifier  tant  d'erreurs ,  en  contient  une  qui  vaut  la  peine 
'd'èlre  signalée,  ne  fiU-ce  que  comme  indice  des  préjugés  archéologiques  encore 
régnants  il  y  a  soixante  ans.  Sur  la  première  page,  sur  la  feuille  de  garde,  on  lit 
,ce  liirc  :  Temple  de  Minerve,  à  Athènes,  bâti  pas  Adrien.  Les  (rois  derniers  mots , 
il  est  vrai,  ont  été  biiïés  d'un  trait  d'encre  plus  récente,  mais  ils  restent  parfaitement 
lisibles.  Est-ce  en  1811,  lorsqu'on  a  donné  à  ce  volume  in-f  sa  reliure  actuelle  de 
mnroquin  rouge;  est-ce  antérieurement,  avant  que  la  collection  Dégon  fût  réunie 
à  la  Bibliothèque  du  roi  que  ce  litre  a  été  écrit,  nous  ne  saurions  le  dire  ;  l'écriture 
paraît  un  peu  moins  ancienne  que  celle  de  la  noie  explicative  des  dessins,  qui  vient  après 
et  qui  doit  être  postérieure  à  la  vente  de  1770.  A  quelques  années  près ,  c'est  dans  le 
dernier  tiers  du  dernier  siècle  que  ces  trois  mots  ont  été  tracés.  Nous  ne  voulons 

Eas  dire  que  les  antiquaires  et  les  savants  fussent  alors  assez  peu  avisés  pour  attri- 
uer  le  Parthénon  à  Adrien,  mais  celle  erreur  répondait  au  sentiment  général  du 
public  qui  se  mêlait  de  ces  questions.  Tout  monument  un  peu  considérable  ne  pou- 
vait alors  avoir  été  bâti  par  d'autres  que  les  Romains. 

Monlfaucon  se  hasardait  pourtant,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  à  faire  remonter 
au  temps  de  Périclès  les  sculptures  du  Parthénon  dessinées  par  Carrey,  mais  il 
n'afFirmait  rien  ;  c'était  une  conjecture  contraire  aux  opinions  reçues.  Les  voyageurs 
qui  avaient  vu  les  statues  des  deux  frontons  avant  1687,  quand  elles  existaient 

58 


454  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Il  est  tttnps  d'en  finir  avec  ïalbam  de  GaiTey  ;  aussi  bien  nous  ferions 
supposer  que  M.  de  Lahorde  ne  parle  pas  d'autre  chose.  La  place 
qu'il  lui  accorde  est  grande  et  avec  raison,  mais  son  sujet  exige  qu'il 
raconte  aussi  les  travaux  de  bien  d'autres  voyageurs  qui,  à  la  même 
époque  que  M.  de  Nointel,  ont  visité  et  décrit  les  monuments  d'Athènes. 
Aucun  d'eux  malheureusement  ne  savait  dessiner;  c'est  seulement  dans 
leur  récit  qu'il  faut  chercher  ce  qu'ils  ont  vu,  et,  en  pareille  matière, 
le  plus  gros  volume  en  dit  moins  qu'un  bon  coup  de  crayon  bien  donné! 
Il  y  a  pourtant  beaucoup  d'observations  utiles  et  parfois  beaucoup  de 
sagacité  dans  les  voyages  de  Spon  et  de  Wheier,  dans  la  relation  du 
père  Babin  et  même  dans  la  description  du  pseudonyme  la  Guilletière. 
M.  de  Lahorde  fait  à  chacun  sa  part  avec  une  patience ,  un  soin ,  un 
amour  du  détail,  un  besoin  de  tout  savoir  et  de  tout  dire,  qu'on  ne 
peut  nous  demander  ici.  Nous  serions  pourtant  bien  tenté  de  le  suivre 
dans  les  pages  qu'il  consacre  à  Spon  et  à  son  voyage.  Il  se  plaîl  à 
venger  de  certains  dédains  un  peu  jeunes,  ce  médecin  de  Lyon  qui 
s'était  pris  d'amour  pour  Athènes  en  lisant,  annotant  et  publiant  la  pi- 
quante relation  du  père  Babin',  et  qui,  pour  avoir  débuté  un  peu  tard 
dans  la  philologie,  l'épigraphie  et  l'archéologie,  n'en  reste  pas  moins  un 
homme  fort  distingué  et  l'auteur  du  premier  voyage  à  Athènes  vraiment 
digne  de  ce  nom.  C'est  bien  lui,  et  non  son  compagnon  Wheier,  qui  est 
le  voyageur  original;  M.  de  Lahorde  le  prouve  pertinemment  en 
démêlant  tout  ce  qui  lui  appartient,  en  signalant  tous  les  jalons  qu'il 
a  plantés  pour  l'instruction  des  futurs  voyageurs  dans  ces  ruines,  que  la 
routine  et  l'ignorance  avaient  seules  visitées  jusque-LV  Sans  dissimuler 
ses  erreurs,  il  lui  tient  compte  de  la  sûreté  et  de  la  fermeté,  alors  touteii 

encore,  s'obslinaienl  tous  à  les  attribuer  à  l'époque  d'Adrien.  Il  y  avait  même  deuï 
figures  dans  lesquelles  ils  voulaient  reconnaître  cet  empereur  et  Sabine  son  épouse. 
Cette  opinion  s'était  si  bien  enracinée,  que,  lorsque  lord  Elgin  transporta  à  Londres 
les  débris  des  statues  du  fronton  oriental,  on  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  les 
faire  reconnaître  pour  ce  qu'elles  étaient,  c'est-à-dire  pour  des  œuvres  du  temps 
de  Phidias;  il  fallut  qu'une  longue  et  sérieuse  controverse  démontrât  ce  fait 
évident,  et  mît  lin  à  la  vieille  manie  de  voir  du  Romain  partout.  —  '  Le  père 
Babin,  de  la  confrérie  de  Jésus,  a  écrit  cette  relation  à  Smyrne,  en  167a; 
elle  est  adressée  à  l'abbé  Pécoil ,  qui  voyageait  alors  en  Orient  avec  M.  de  Noin- 
tel. A  son  retour  en  France,  l'abbé  Pécoil  vint  s'établir  à  Lyon,  et  communiqua 
au  médecin  Spon,  déjà  grand  amateur  d'anliquilés,  la  description  d'Athènes,  écrite 
par  le  père  Babin.  Ce  récit  ntiïf  et  animé  enthousiasma  le  docteur  lyonnais,  il  l'an 
nota,  et  le  publia  en  1674.  sons  ce  litre  :  Relation  de  l'étal  présent  de  la  mile  d'Athènes , 
uu  vol.  in-12.  Ce  petit  livre  est  devenu  si  rare,  que  M.  de  Laborde  a  eu  des  peines 
infinies  à  se  le  procurer;  il  l'a  réimprimé  dernièrement  à  part,  en  petit  formai;  il 
le   réimprime  de  nouveau   dans  les  notes  de  l'ouvrage   dont  nous  parlons. 


JUILLET   1855.     -  455 

nouvelles,  de  sa  critique,  et  de  la  justesse  avec  laquelle  il  a  déterminé 
la  position  de  certains  monuments,  sans  s'inquiéter  des  fausses  traditions 
et  des  sornettes  populaires  dont  il  était  environné.  Toute  cette  appré- 
ciation de  l'ouvrage  de  Spon  est  aussi  riche  en  preuves  que  juste  et  bien 
déduite  ;  mais  c'est  surtout  à  propos  des  écrits  du  prétendu  la  Guilletière 
et  de  ses  querelles  avec  Spon,  que  M.  de  Laborde  a  donné  libre  carrière 
à  son  infatigable  esprit  de  recherche. 

Nous  ne  saurions  nous  lancer  dans  l'histoire  de  ce  la  Guilletière,  elle 
nous  mènerait  trop  loin,  mais  nous  en  dirons  deux  mots,  en  oçnsidé- 
ratjon  d'autres  écrits  de  la  même  plume  qui  ont  vu  récemment  le  jour, 
et  que  nous  trouvons  dignes  d'un  sérieux  intérêt'.  Celui  dont  il  s'agit 
est  un  volume  in-12,  imprimé  à  Paris  en  l'année  lôyS,  sous  ce  titre: 
Athènes  ancienne  et  moderne  par  le  sieur  de  la  Guilletière.  L'auteur  raconte 
jour  par  jour,  et  pour  ainsi  dire  d'heure  en  heure,  les  particularités  de 
ses  pérégrinations.  Il  aborde  au  Pirée  le  aâ  avril  (1669),  (ju'U  n'estoit 
pas  encore  une  heure  après  midy,  il  décrit  le  Pirée,  puis  s'achemine  ver» 
Athènes,  en  côtoyant  les  longs  murs,  et,  une  fois  dans  la  ville,  il 
continue  ses  descriptions,  donnant  toujours  la  date  de  ses  journées,  et 
entrant,  sur  tout  ce  qu'il  voit,  dans  de  minutieux  détails.  Le  livre  était 
£aicileraent  écrit,  il  fut  lu,  trouvé  agréable,  les  savants  comme  le  public 
le  prirent  au  sérieux.  A  ce  même  moment,  Spoa  était  à  Venise,  prêt 
à  mettre  à  la  voile  pour  l'Orient.  L'Athènes  ancienne  et  moderne  lui  £ut 
envoyée  par  la  f>oste,  et  il  en  fit,  pendant  la  traversée,  sa  lecture  assidue. 
Il  n'avait  pas  le  moindre  doute  sur  la  sincérité  de  l'auteur,  et  le  prenait 
pour  un  confrère ,  pour  un  vrai  voyageur  comme  lui  ;  mais,  quand  il  fut 
sur  les  lieux,  son  langage  changea,  la  fraude  9tait  trop  transparente;  il 
déclara  tout  net  que  le  sieur  de  la  Guilletière  n'avait  i)as  vu  les  choses 
dont  il  parlait.  Il  disait  vrai;  non-seulement  la  Guilletière  n'avait  pas 
voyagé,  mai»  il  n'existait  pas.  Le  livre  était  l'ouvrage  d'un  nommé 
George  Guillet ,  lequel ,  pour  ennoblij*  un  peu  son  nom ,  se  faisait  appeler 
Guillet  de  Saint- Georges.  Sans  sortir  de  Paris  et  sans  quitter  sa  chambre, 
il  avait  mis  en  œuvre  quelques  notes  des  capucins  d'Athènes  qu'on Jui 
avait  communiquées.  Guillet,  démasqué  par  Spon,  n'en  soutint  pas 
moins  la  gageure,  et  s'entêta  dans  son  roman;  ne  pouvant  se  défendre, 
il  attaqua  son  adversaire,  son  antiquaire  médecin,  comme  il  affeetait 

'  Nous  voulons  parler  des  Mémoires  inédits  sur  la  vie  et  les  oatruges  dee  membres 
de  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpiuie,  publics  d'après  les  mamiscrils  con- 
ser\és  à  rpcole  impériale  des  beaux-arts,  par  MM.  Dussieux,Soulié,dcChennevièrc, 
Paul  Manlz  et  de  Moniaiglon.  Deux  volumes  ont  déjà  paru  chez  Diimonlin,  quai 
des  Augustins,  i3. 


456  JOURNAL  'DÈS  SAVANTS. 

èe  l'appeler,  et,   à  force  de  railleries,  d'équivoques  et  dé  mauvaises 
raisons,  il  aggrava  sa  supercherie  en  cherchant  à  la  déguiser. 

Ce  qui  donne  à  cette  polémique ,  dont  M.  de  Laborde  n'omet  aucun- 
détail,  un  intérêt  particulier  et  presque  de  circonstance,  c'est  qu'elle 
était  à  peine  éteinte  lorsque,  en  1682,  on  vit  ce  même  Guillet,  pré- 
senté par  Lebrun,  et  nommé  par  Colbert,  entrer  comme  historiographe 
à  l'Académie  de  peinture  et  de  sculpture.  En  cette  qualité,  il  recueillit, 
pendant  vingt-trois  années,  de  curieux  documents,  et  composa  de  nom- 
breuses notices  sur  les  principaux  peintres  et  sculpteurs  du  xvii*  siècle  ; 
notices  inédites  depuis  cent  cinquante  ans,  enfouies  dans  les  archives 
de  l'Ecole  des  beaux-arts,  presque  à  l'insu  de  l'école  elle-même,  et  dont 
déjeunes  et  intelligents  écrivains  viennent  heureusement  d'entreprendre 
la  publication^  ..,1  »'>/..  >-u>iv'.ivii 

Pendant  le  temps  qu'il  consacra  au  service  de  l'Académie,  Guiïlet 
fut  toujours  entoiu"é  de  l'estime  et  de  la  sympathie  de  ses  confrères.  Sa 
petite  mésaventure  n'avait  déconsidéré  que  son  livre,  lequel,  comme  on 
doit  croire,  perdit  toute  autorité.  Par  bonheur,  il  n'y  a  rien  de  commun 
entre  ses  notices  et  ses  prétendus  voyages.  Le  contrôle  des  académi- 
ciens, devant  lesquels  il  les  lisait,  nous  en  garantirait,  au  besoin,  l'exac- 
titude et  la  véracité.  Ce  serait,  tout  au  plus,  à  propos  des  artistes  dont  la 
mort  n'était  pas  toute  récente,  et  dont  la  vie  contenait  des  points 
douteux,  qu'il  pourrait  être  prudent  de  ne  pas  toujours  prendre  à  la 
lettre ,  et  sans  y  regarder,  les  assertions  de  l'historiographe  ;  il  est  des 
habitude;  littéraires  qui  ne  se  perdent  qu'avec  la  vie. 

Revenons  à  Athènes.  Cette  passion  de  voir  la  Grèce  et  d'en  parler, 
ces  voyages,  ces  descriptions,  aussi  bien  les  fausses  que  les  vraies,  ces 
polémiques ,  ces  controverses ,  ce  mouvement  littéraire  et  scientifique  à 
propos  d'Athènes  et  de  l'antiquité,  tout  cela  n'était  né  presque  subite- 
ment, comme  le  remarque  M.  de  Laborde,  qu'à  la  faveur  de  la  profonde 
paix  qui,  par  extraordinaire,  depuis  douze  ou  quinze  ans,  depuis  la  ca- 
pitulation de  Candie,  régnait  dans  l'Archipel.  Mais  le  Grand-Turc  et 
la  république  de  Venise  ne  pouvaient  faire  longtemps  bon  ménage.  Le 
moment  approchait  où  la  guerre  allait  se  rallumer  et  chasser  momen- 
tanément les  Musulmans  de  leur  conquête  ;  c'est  dire  que  nous  touchons 
à  l'épilogue,  au  dénoûment  du  livre  de  M.  de  Laborde,  à  l'explosion 
de  la  bombe  vénitienne  qui  devait  couper  en  deux  le  chef-d'œuvre  d'Ic- 
tinus.  Cette  fatale  bombe,  celte  bombe  justement  maudite,  l'auteur 
nous  la  fait  attendre  avec  un  art  infini,  pendant  tout  son  second  vo- 

'  Voir  la  note  de  la  page  précédente.  .      . 


'    JUILLET   1855.     '  457 

lume.  Grâce  au  Parthénon ,  qui  domine  tout  l'ouvrage ,  qui  nous  touche , 
nous  émeut,  dont  nous  voyons  la  chute  en  perspective,  il  nous  fait  ac- 
cepter le  récit,  disons  mieux,  il  écrit  toute  l'histoire  de  la  guerre  de 
Morée,  des  trois  campagnes  dirigées,  de  168I1  à  1687,  par  Morosini  et 
Kœnigsmarck.  Ce  préambule,  loin  de  nuire  à  l'effet,  y  ajoute  plutôt. 
Et  pourtant  les  détails  abondent  :  l'érudition  curieuse,  anecdotique,  ne 
tarissant  jamais,  qui  se  répandait  tout  à  l'heure  dans  les  récits  moins 
sérieux  de  guerre  de  plume  et  de  rivalités  de  voyage ,  on  la  retrouve  ici. 
Rien  n'échappe  aux  investigations  de  l'auteur  ;  l'organisation  de  l'armée 
vénitienne,  de  cette  armée  qui  parle  toutes  les  langues,  le  vénitien  seul 
excepté  ;  les  conventions  passés  avec  les  princes  allemands  ;  les  muni- 
tions, les  vivres,  l'équipement,  la  solde  des  soldats,  il  nous  raconte 
tout  :  on  le  suit,  il  se  fait  lire,  on  lui  sait  gré  de  ce  luxe  de  recherches  \ 
on  s'attache  aux  moindres  phases  de  celte  curieuse  expédition,  vrai  jeu 
d'enfants  auprès  de  nos  modernes  entreprises,  mais  conduite  dans  les 
mêmes  climats,  soumise  à  bien  des  conditions  semblables,  et,  parla 
même,  éveillant  en  nous  le  plus  sympathique  intérêt.  Puis,  lorsque, 
après  ces  longs  détours ,  nous  arrivons  devant  Athènes ,  lorsque ,  en  face 
de  l'Acropole,  sur  la  colline  du  Musée,  nous  voyons  Cesser  les  batte- 
ries et  braquer  les  mortiers,  l'effet  est  saisissant.  Quelques  journées  se 
passent;  les  bombes  et  les  boulets  se  croisent  au  hasard,  les  monuments 
semblent  invulnérables.  Les  Turcs  seront  peut-être  vainqueurs ,  mais 
un  grand  acte  de  barbarie  ne  sera  pas  commis!  Hélas  non!  Dans  la  nuit 
du  2  5  au  a 6  septembre,  un  transfuge  s'est  glissé  dans  le  camp  des  as- 
siégeants, il  leiy  apprend  que  l'ennemi  tient  ses  poudres  amoncelées 
sous  les  voûtes  de  marbre,  derrière  les  splendides  colonnes  de  ce 
temple,  aussi  peu  ojfencé  de  l'injure  du  temps  que  s'il  venait  qae^d'étrefait  ; 
c'est  donc  là,  là  seulement,  qu'il  faut  jeter  des  bombes.  Un  lieutenant 
luneburgeois  s'offre,  dès  qu'il  fait  jour,  à  pointer  lui-même  les  mortiers, 
et,  bientôt,  une  détonation  terrible,  une  secousse  épouvantable,  ap- 
prend aux  assiégeants  que  le  pointeur  a  bien  visé,  et  que  le  transfuge  a 
dit  vrai. 

L'explosion,  fut  si  forte,  que  des  débris  du  temple  furent  lancés 
jusque  dans  le  camp  de  Kœnigsmarck.  Les  Turcs,  sans  munitions, 
capitulèrent,  mais  l'armée  triomphante,  à  son  entrée  dans  l'Acropole, 
ne  trouva  qu'un  monceau  de  ruines  encore  fumantes.  Les  deux  extré- 
mités du  monument,  les  deux  frontons  et  quelques  colonnes  avaient 
pourtant  résisté;  dans  le  fronton  de  l'occident,  les  statues,  bien  qu'ébran- 
lées, s'étaient  maintenues  debout;  par  malheur  le  vainqueur  eut  la  fa- 
tale idée  do  s'en  faire  un  trophée ,  de  les  envoyer  à  Venise.  Ses  soldats 


458  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  voulurent  détacher  sans  précautions,  sans  écbafauds  ;  elles  toni' 
bèrent  en  éclats  sur  le  roc.  Quand  on  pratique  ces  sortes  de  pillages,  il 
faut  au  moins  savoir  s*y  prendre  :  la  maladresse  est,  dans  ce  cas,  le 
comble  de  la  barbarie.  Et  pourtant,  peu  s'en  fallut  qu'un  acte  encore 
plus  sauvage  ne  couronnât  celui-là.  Les  Vénitiens,  vainqueurs,  furéat 
bientôt  décimés  par  la  peste;  en  face  d'une  armée  dont  les  rangs  gros- 
sissaient chaque  jour,  ils  ne  pouvaient  conserver  leur  conquête;  l'abandon 
en  fut  résolu.  Mais  fallait-il  laisser  la  ville  à  l'ennemi?  N'était-il  pas  mi- 
litairement plus  sage  de  la  détruire,  de  raser  ses  murailles  et  même  ses 
monuments,  ces  masses  de  pierres  et  de  marbres,  qui  deviendraient 
bientôt  autant  do  casemates?  La  destruction  d'Athènes  fut  discutée, 
mise  aux  voix  et  adoptée  dans  un  conseil  de  guerre  tenu  le  i  2  février 
1 688.  Le  temps  et  les  bras  manquèrent  seuls  pour  qu  die  fût  con- 
sommée. 

C'est  dans  les  archives  vénitiennes  que  l'auteur  a  découvert  la 
preuve  de  ce  fait.  Il  cite  les  textes  originaux,  les  lettres,  les  rapports, 
les  procès-verbaux  qui  le  constatent.  On  ne  saurait  donc  s'étonner 
qu'en  nous  communiquant  ces  pièces  et  quelques  autres  qui  ne  valent 
guère  moins,  tejiies  qu'une  lettre  de  Morosini,  par  exemple,  racontant 
au  sénat,  le  plus  froidement  du  monde,  que  ses  soldats  viennent  de 
mettre  en  pièces  les  marbres  de  Phidias ,  on  ne  saurait  s'étonner,  disons- 
nous, .que  M.  de  Laborde  ne  puisse  contenir  une  vive  indignation.  Il 
s'est  fait  bien  du  vandalisme  en  ce  monde,  il  s'en  fera  longtemps  encore, 
mais  le  Parthénon,  détruit  en  pleine  civilisation,  un  tel  chef-d'œuvre, 
mutilé  dans  un  tel  siècle  et  par  de  telles  mains,  ce  n'c|j|t  pas  un  méfait 
ordinaire;  comment  en  parler  de  sang-froid?  Si  nous  pouvions  en  accu- 
ser quelque  séraskier  fanatique,  un  barbare  de  nom  comme  de  fait, 
le  mal  serait  le  même,  on  s'y  résignerait  mieux.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux 
vingt  et  un  siècles  passés  sur  ce  monument  sans  l'altérer  ni  le  disjoindre , 
qui  ne  rendent  plus  impardonnable  sa  chute  datant  d'hier.  Avoir  fran- 
chi tant  de  périls,  échappé  à  tant  de  naufrages,  et  sombrer  dans  le 
port!  Aussi,  nous  garderons-nous  d'adresser  à  M.  de  Laborde  les  ten 
proches  que  nous  lisions  naguère  dans  une  critique  d'ailleurs  bienveil- 
lante de  son  livre;  non,  il  n'est  pas  trop  exigeant,  trop  peu  pénétré 
des  nécessités  de  la  guerre,  trop  amoureux  de  la  conservation  dés  mo- 
numents, trop  sévère  pour  leurs  destructeurs  ;  nous  adoptons,  quant  au 
fond,  ses  jugements  et  même  ses  colères;  nos  réserves,  si  nous  en  fai- 
sions, ne  porteraient  que  sur  la  forme.  Elle  est  parfois,  ce  nous 
semble,  un  peu  trop  véhémente  pour  la  moyenne  des  lecteurs.  Traiter 
les  démolisseurs  de   bourreaux,  parler  de  leurs  victimes,  inventer  des 


JUILLET   1855.  459 

projets  de  mëdailies  destinées  â  les  flétrir,  leur  offrir,  sous  forme  de 
dédicace,  l'hommage  d'une  profonde  indignation,  c'est  là,  nous  le  crai- 
gnons, dépasser  un  peu  le  but.  Le  public  n'esl  ni  archéologue,  ni  ar- 
tiste, ni  très-ami  des  monuments;  ce  ton  tragique  ne  lui  va  pas.  Il  lui 
faut  des  réquisitoires  plus  simples.  Les  grands  mots,  en  ces  matières, 
prennent  urf  air  de  lieu  commun  qui  leur  ôte  tout  crédit,  surtout  quand 
ils  font  disparate  avec  un  style  habituellement  facile ,  clair  et  sans  am- 
bition. Le  moyen  le  plus  sûr  de  parler  juste  et  de  persuader,  c'est  de 
garder  toujours  son  diapason,  de  ne  jamais  forcer  la  voix,  même  pour 
exprimer  le  blâme  le  plus  énergique  ou  l'indignation  la  mieux  sentie. 
Heureusement,  l'auteur  peut,  sans  grands  sacrifices,  faire  droit  à  ces 
observations.  Quelques  sourdines  à  quelques  phrases  ou  même  à  quel- 
ques mots  seulement,  c'est  tout  ce  qu'il  nous  faut.  Reste  une  autre  exi- 
gence qui  nous  tient  plus  au  cœur  :  nous  demandons  un  troisième 
volume,  complément  nécessaire  de  ceux-ci.  Le  cadre  où  l'auteur  se 
renferme  est  un  prétexte  qu'il  s'est  donné  pour  nous  laisser  h  mi-chemin; 
nous  ne  l'acceptons  pas.  Ce  n'e^t  pas  à  l'année  1687,  au  succès  éphé- 
mère de  l'expédition  vénitienne  que  unit  l'histoire  d'Athènes;  bientôt 
les  Turcs  vont  rentrer  dans  la  ville,  et  plus  d'un  siècle  s'éooulera  avant 
qu'ils  en  soient  chassés  cette  fois  pour  toujours,  du  moins  nous  l'espé 
rons.  Dans  ce  long  intervalle,  que  de  choses  à  nous  dire!  que  de 
voyages,  que  d'études,  que  de  travaux,  que  de  spoliations!  M.  de  La- 
borde  ne  peut  laisser  h  d'autres  le  soin  d'en  faire  le  récit;  non  qu'il 
n'y  ait  aujourd'hui  tout  un  essaim  de  jeunes  gens,  doctrs,  prompts  et 
hardis,  tout  prêts  à  nous  parler  du  Parthénon  et  de  l'Acropole.  Une 
institution  récente,  née  dTiier  et  déjà  féconde,  nous  vaut  cette  abon- 
dance; il  s'en  est  plus  dit  en  ce  genre,  depuis  quelques  années,  que 
dans  tout  un  siècle  d'autrefois.  M.  Ë.  Burnouf,  M.  Bculé  surtout, 
MM.  Paccard  et  Desbuissons,  dont  les  dessins  valent  des  livres,  ont. 
cliacun  à  leur  façon,  porté  la  lumière,  la  vie,  la  controverse,  dans  ces 
questions  athéniennes  ;  mais  tous  à  un  point  de  vue  qui  n'est  nullement 
celui  de  M.  de  Laborde.  A  lui  seul  appartient  donc  de  terminer  sa 
tâche,  et  nous  avons  la  confiance  qu'il  n'y  manquera  pas. 

L.  VITET. 


460  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


LIVRES    NOUVEAUX. 

ALLEMAGNE. 

Kurze  sanskril-grammatik  zam  Gelranchjur  Anfânger,  von  Theodor  Benfey.  Leip- 
sick,  i855,  grand  in-8°,  x-36o. — Celte  nouvelle  grammaire  de  M.  Théodore  Benfey 
est  un  abrégé  encore  très-développé  de  la  grammaire  complète  qu'il  a  publiée,  voilà 
déjà  quelques  années.  Il  s'est  al  taché  surtout  dans  ce  second  travail  à  ce  qui  re- 
garde la  flexion  des  mots,  et  il  s'est  moins  arrêté  à  la  formation  des  racines  et  des 
thèmes.  Comme  cet  ouvrage  est  destiné  aux  commençants,  un  caractère. un  peu 
plus  gros  indique  les  parties  indispensables,  tandis  que  les  explications  et  les  re- 
marques moins  importantes  sont  imprimées  en  un  texte  plus  fin.  M.  Théodore 
Benfey  est  un  maître  consommé,  et  les  élèves  qui  débutent  ne  sauraient  trouver  un 
guide  plus  sûr  dans  leurs  études. 

ANGLETERRE. 

The  Bhagavad-Gitâ,  or  a  discourse  between  Krishna  and  Arjuna  on  divine  malters , 
a  sanskrit  philosophical  poem,  translated  with  copious  notes,  an  introduction  on 
sanskrit  philosophy,  and  other  matlers,  by  J.  Cockburn  Thomson,  member  of  the 
Asialic  Society  of  France ,  and  of  the  Antiquarian  Society  of  Normandy.  Hertford , 
i855,  i"  volume,  traduction  anglaise,  cxix-i55  pages;  2"  volume,  texte  sanscrit, 
xii-ga  pages.  —  Celle  charmante  édition  de  la  Bhagavad-Guîlâ  est  dédiée  à  M.  H. 
H.  Wilson,  dont  M.  Cockburn  Thomson  est  un  des  élèves  les  plus  distingués.  Le 
titre  indique  assez  tout  ce  qu'elle  contient.  Les  notes  qui  accompagnent  la  traduc- 
tion sont  très-nombreuses.  Le  texte,  qui  remplit  le  second  volume,  est  à  peu  près 
celui  de  M.  Lassen;  mais  le  nouvel  éditeur  a  indiqué  les  leçons  où  il  diffère  de  ses 
devanciers.  Le  travail  de  M.  Cockburn  Thomson  est  le  plus  développé  dont  la  Bha- 
gavad-Guîlà  ait  été  jusqu'à  présent  l'objet,  et  ce  début  d'un  jeune  savant  mérite 
tous  les  encouragements  des  indianistes. 


TABLE. 

P»ge8. 

Notice  bibliographique  sur  Montaigne-,  Documents  inédits,  etc.  (1"  article  de 

M.  Villemain.) 397 

Détermination  dcl'équinoxe  vernal  de  1853,  etc.  (3*  et  dernier  article  de  M.  Biot.).  419 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  { 1 1'  article  de  M.  Cousin.) 430 

Athènes  aux  xv',  xvi*  et  xvii*  siècles.  (2*  et  dernierarticle.de  M.  Vitet.) 447 

Nouvelles  littéraires 4ô0 

FIN   DE   LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


AOUT   1855. 


Sur  les  restes  de  l'ancienne  vranograpiue  égyptienne,  que 
Ion  pourrait  retrouver  aujourd'hui  chez  les  Arabes  qui  habitent 
l'intérieur  de  l'Egypte. 

Un  des  éléments  qu'il  nous  serait  le  plus  nécessaire  de  posséder,  pour 
reconnaître  et  interpréter  avec  sûreté,  les  notions  d'astronomie  que  les 
Egyptiens  ont  pu  inscrire  sur  leurs  monuments,  consigner  dans  leurs  pa- 
pyrus, ou  fixer  par  des  symboles  religieux,  c'est  la  connaissance  des 
groupes  d'étoiles  entre  lesquels  ils  avaient  conventionnellement  partagé  le 
ciel ,  et  auxquels  ils  avaient  dû  afTecler  des  noms  spéciaux.  Malheui^use- 
ment  les  écrivains  grecs,  poètes,  historiens,  pliilosophes,  même  astro- 
nomes, appréciateurs  dédaigneux  d'un  passé  qu'ils  appelaient  barbare, 
ne  nous  fournissent  sur  ce  point  aucune  lumière.  Quoique  s'accordant 
à  reconnaître  que  l'astronomie  leur  est  venue  de  la  Chaldée  et  de 
l'Egypte,  ils  ne  nous  la  présentent  que  sous  les  formes  qu'ils  lui  ont 
données.  Avant  même  qu'elle  ait  acquis  chez  eux  le  caractère  d'une 
science  mathématique,  caractère  qu'elle  n'a  pris  que  dans  leurs  mains, 
lorsqu'elle  est  encore  bornée  à  la  simple  mention  de  groupes  stellaires 
dont  l'observation  pouvait  servira  régler  les  travaux  agricoles,  ou  à 
diriger  les  navigateurs,  ils  nous  la  montrent  déjà  transportée  dans  les 
fictions  grecques.  Dès  le  temps  d'Homère  et  d'Hésiode,  les  dénomina- 
tions de  ces  groupes  sont  entièrement  rapportées  à  leur  mytiiologie. 
L'astérisme  égyptien  chooa,  les  milliers,  est  personnifié  par  les  Pléiades 
filles  d'Atlas;  et  le  Sahou  égyptien  est  devenu  le  paissant  Orion,  que 

59 


462  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

guette  rOurse,  brillante  métamorphose  de  la  nymphe  Gallisto  ^  Plus 
tard ,  la  zone  circulaire  du  ciel ,  oblique  à  1  equateur,  dans  laquelle  cir- 
culent le  soleil  et  les  planètes,  est  géométriquement  définie,  et  partagée 
en  constellations,  dont  les  limites,  encore  vagues,  sont  désignées  par 
des  figures  convenues  d'animaux  ou  de  personnages  d'où  elle  reçoit  le 
nom  de  zodiaque.  On  emprunte,  ou  l'on  rattache  ces  emblèmes,  aux 
fables  grecques.  Dans  ces  arrangements  nouveaux ,  rendus  depuis  uni- 
versels et  impérissables,  par  l'emploi  que  le  génie  spéculatif  de  la 
Grèce  a  su  en  faire  pour  établir  les  lois  abstraites  et  mathématiques 
des  mouvements  célestes,  toute  trace  d'origine  étrangère  est  oblitérée. 
De  tant  de  renseignements  précis,  détaillés,  que  les  Grecs  devaient  avoir 
sur  l'astronomie  égyptienne,  quand  ils  se  la  sont  ainsi  appropriée,  un 
seul  nous  est  occasionnellement  parvenu,  préservé  de  l'oubli  par  son 
importance  physique.  C'est  l'identification  assurée,  indubitable,  du 
Sirius  grec,  avec  le  Sothis  égyptien.  Remonter  de  cet  indice  isolé, 
unique,  à  toute  l'uranographie  égyptienne,  c'est  un  hasardeux  pro- 
blème; d'autant  que  là,  plus  encore  que  chez  les  Grecs,  il  est  fort  à 
croire  qu'il  a  dû  survenir  avec  le  temps,  des  changements  considé- 
rables, dans  les  configurations  conventionnelles  de  groupes  stellaires,  que 
les  constructions  mathématiques  d'une  science  abstraite  ne  fixaient  pas 
encore  invariablement.  Toutefois,  on  peut  raisonnablement  présumer 
que  les  plus  apparents,  et  les  plus  naturellement  définis,  avaient  dû 
être  préservés  de  ces  mutations  par  leurs  applications  usuelles ,  et  par 
les  rites  que  la  religion  y  attachait.  On  a  vu,  dans  ce  qui  précède,  que 
nous  avons  déjà  fait  un  pas  dans  celte  voie,  quand  nous  avons  identifié, 
en  toute  certitude,  le  personnage  symbolique  5a/ioa  avec  la  constellation 
de  rOrion  grec,  dont  l'apparition  matutinale  s'est  trouvée,  dans  tous 
les  temps,  avoir  pour  les  habitants  de  l'Egypte,  un  rapport  phénoménal 
d'une  importance  extrême,  avec  celle  de  Sirius  ou  Sothis.  M.  Mariette 
va  m'offrir  aujourd'hui  l'occasion  et  le  moyen,  d'établir  une  autre  identi- 
fication astronomique,  non  moins  assurée,  et  qui  a  été  tout  aussi  durable. 
Ces  découvertes  isolées  sont  infiniment  précieuses,  parce  qu'en  multi- 
pliant les  points  de  reconnaissance,  elles  en  amènent  d'autres,  et  sug- 
gèrent les  études  qu'il  faut  faire  pour  les  étendre.  C'est  en  effet  à  ce 
résultat  que  celle-ci  va  nous  conduire. 

Pour  que  l'on  puisse  avoir  confiance  dans  les  indications  que  M.  Ma- 
riette m'a  données,  il  est  nécessaire  que  j'explique  nettement  de  quelle 

'  Hésiode.  Opéra  et  dies.  v.  383  ;  Iliade,  VIII,  V.  486  ;  Odyssée,  v.  27a,  où  le  même 
passage  rdatif  à  Orion  et  à  l'Ourse,  est  textuellement  répété.  ' 


AOÛT  1855.  463 

nature  elles  sont,  et  à  quel  titfe  je  me  propose  de  m'en  prévaloir. 
M.  Manette  est  un  explorateur  d'antiquités  intelligent  et  actif.  Dessi- 
nateur habile,  il  a  étudié  avec  l'instinct  et  le  sentiment  d'un  artiste  les 
monuments  égyptiens  de  toutes  les  époques.  Il  s'est  rendu  familières 
les  formes  de  l'écriture  hiéroglyphique;  il  sait  en  reproduire  avec  fidélité 
les  caractères,  et  appliquer  aussi  avec  justesse  les  interprétations  établies 
par  les  philologues  qui  ont  continué  la  découverte  de  Champoilion. 
D'ailleurs  il  ne  s'est  jamais  occupé  d'astronomie;  et  l'uranographie 
même  lui  a  été  jusqu'ici  étrangère.  Mais  il  a  demeuré  pendant  quatre 
années  dans  les  déserts  de  l'Egypte,  uniquement  entouré  de  Bédouins 
et  de  fellahs  indigènes,  qu'il  employait,  comme  ouvriers  au  nombre 
de  plusieurs  centaines,  à  ses  fouilles;  vivant  avec  eux  sous  la  tente;  et. 
sans  prétendre  avoir  Une  pratique  classique  de  l'arabe  littéraire,  com- 
prenant et  parlant  leur  langage,  comme  s'il  eût  été  un  des  leurs.  Les 
voyageurs  qui  l'ont  visité  pendant  ses  travaux  aux  fouilles  du  Sphinx, 
du  Sérapéum,  ou  dans  son  excursion  astronomique  aux  pyramides,  en 
font  ce  même  récit;  et  tous  se  sont  accordés  à  reconnaître  la  vérité  des 
détails  qu'il  me  racontait,  en  leur  présence.  Je  les  lui  emprunte  donc, 
en  toute  conOance,  à  ce  titre  unique  de  témoin  sincère,  non  de  savant 
ou  d'érudit.  Chez  nous-mêmes,  si  l'on  voulait  avoir  des  renseignements 
exacts  sur  le  patois  et  les  usages  des  paysanà  bas  bretons,  ce  serait  à  un 
curé  de  village ,  et  non  pas  aux  membres  de  l'Académie  française ,  qu'on 
irait  les  demander. 

M.  Mariette  m'a  raconté  une  foule  de  traits,  qui  monti'ent  à  quel 
point  les  Arabes  des  déserts  de  l'Lgypte  sont  experts  dans  les  pratiques 
de  l'astronomie  primitive  qui  était  celle  de  leurs  ancêtres.  Sans  aucune 
notion  de  la  science  moderne,  ne  sachant  ni  lire  ni  écrire,  n'ayant 
aucun  usage  des  instruments  astronomiques,  pas  même  des  montres, 
qui  d'ailleurs  seraient  bientôt  hors  d'état  de  leur  servir  dans  l'atmos- 
phère poudreuse  où  ils  vivent,  le  ciel,  toujours  étincelant  au-dessus  de 
leurs  têtes,  est  la  seule  horloge  qu'ils  puissent  consulter.  Or,  une  pra- 
tique constante,  guidée  vraisemblablement  par  les  traditions  qui  se 
sont  conservées  parmi  eux  d'âge  en  âge,  les  y  a  rendus  si  habiles,  que, 
sans  autre  secours  que  leurs  yeux,  ils  savent  parfaitement  régler  leurs 
travaux,  leurs  repas,  et  tous  les  détails  de  leur  vie  :  pendant  le  jour, 
par  les  hauteurs  du  soleil  et  la  longueur  des  ombres;  pendant  la  nuit 
par  la  hauteur  de  la  lune,  et  les  levers. et  les  couchers  des  étoiles,  ou 
des  groupes  d'éloilos,  qui  leur  sont  connus.  Leur  expérience  dans  ce 
genre  de  détermination  est  telle,  que  M.  Mariette  pouvait  comptep 
sans  faute  sur  leur  exactitude»  pour  le  réveillei'i  telle  heure  de  la  nuit 

59. 


464  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

(ju'il  leur  indiquait;  et  cela,  avec  aiilant,  ou  plus  de  sûreté,  que  s'il 
s'en  était  fié  à  sa  montre,  qu'il  ne  pouvait  maintenir  sans  dérangement. 
Ces  habitudes  d'astronomie  nomade,  existantes  encore  aujourd'hui 
autour  des  pyramides ,  et  dans  ces  déserts  autrefois  le  siège  d'un  floris- 
sant empire ,  où  elles  faisaient  partie  de  la  religion ,  auraient  pu  devenir  le 
sujet  d'une  étude  archéologique  très-instructive;  car,  par  suite  de  l'isole* 
ment  où  sont  demeurées  les  pauvres  peuplades,  dernier  débris  de  celte 
société  ancienne ,  on  y  retrouverait  probablement  beaucoup  de  déno- 
minations, et  de  délimitations  uranographiques,  qu'un  usage  continuel 
a  dû  y  perpétuer.  On  en  verra  tout  à  l'heure  un  exemple  fort  inattendu , 
qui  m'a  été  fourni  par  les  entretiens  que  j'ai  eus  avec  M.  Mariette 
depuis  son  retour;  et  nous  regrettons  tous  deux,  moi  de  ne  m'être  pas 
avisé  d'appeler  son  attention  sur  ce  genre  de  recherches,  lui  de  ne  s'v 
être  pas  préparé  par  la  connaissance  générale  des  constellations.  Il  se 
propose  bien  de  ne  pas  l'omettre  dans  un  autre  voyage;  et  cela  est  fort 
désirable.  L'astronomie  scientifique,  celle  qui  opère  avec  des  lunettes  et 
des  instruments  divisés,  non-seulement  n'est  pas  nécessaire  pour  un 
pareil  travail ,  mais  elle  y  serait  plutôt  nuisible.  Car,  ne  définissant 
chaque  étoile  que  par  sa  position  absolue  dans  les  constellations  grec- 
ques ,  elle  efface  tous  les  rapports  que  l'astronomie  des  yeux  établissait 
entre  les  groupes  stellaires  pour  ses  propres  applications.  Ainsi,  dans 
les  anciens  temps,  les  Égyptiens  avaient  un  intérêt  tout  spécial  à  saisir 
la  première  apparition  matutinale  de  Sirius ,  qui  leur  annonçait  le  dé- 
bordement du  Nil.  L'expérience  n'avait  pas  manqué  de  leur  apprendre  , 
que  le  retour  annuel  de  cette  apparition  si  importante  pour  eux,  était 
précédée  par  celle  du  groupe  brillant  d'étoiles  qui  composent  l'Orion 
grec,  dont  la  première  que  nous  appelons  a,  et  la  dernière  que  nous 
nommons  X,  toutes  deux  très-belles,  présageaient  ce  phénomène  l'une 
un  mois,  fautre  quinze  jours  à  favance^  Pour  fixer  cette  relation  par 
une  image  sensible,  ils  symbolisèrent  Sirius  sous  femblèmede  la  déesse 
Isis,  et  le  groupe  précurseur  sous  l'emblème  d'un  autre  personnage 
divin ,  5a/iOH ,  courant  en  avant  d'elle,  les  bras  étendus,  portant  des 
deux  mains  ses  étoiles  extrêmes  a  et  x,  et  lui  montrant  le  chemin  vers 
l'occident.  La  connexion  phénoménale  ainsi  représentée  figurative- 
ment,  ne  pouvait  plus  sortir  de  la  mémoire.  Aussi  la  voit-on  repro- 
duite sur  les  tableaux  astronomiques  de  toutes  les  époques.  Maintenant, 
transportons  les  mêmes  astres  dans  l'astronomie  abstraite  des  Grecs, 

^  Ces  intervalles  conviennent  à  l'époque  du  calendrier  de  Rhamsès  VI  d'où  je 
les  ai  déduits.  Dans  d'autres  temps  leurs  valeurs  absolues  ont  été  dififérentes,  mais 
leur  ordre  de  succession  a  toujours  été  le  même. 


'    AOUT  1855.  465 

qwi  est  devenue  la  nôtre.  Sirius  y  est  défini  individuellement  par  ses 
coordonnées  géométriques,  son  ascension  droite  et  sa  déclinaison, 
ou  sa  longitude  et  sa  latitude.  Les  étoiles  de  Sahou ,  réunies  dans 
l'Orion  grec,  sont  de  même  définies  chacune  isolément,  par  leurs 
coordonnées  propres;  et  la  connexion  phénoménale,  constatée  dans  l'as- 
tronomie primitive  où  elle  était  si  importante,  disparaît  entièrement 
dans  l'astronomie  mathématique,  où  elle  ne  sert  plus. 

Les  pratiques  traditionnelles  des  Arabes  dispersés  dans  les  déserts  de 
l'Lgypte  pourraient  non-seulement  nous  découvrir  beaucoup  d'autres 
relations  de  ce  genre,  dont  nous  ne  savons  pas  interpréter  les  symboles 
sur  les  monuments  égyptiens;  mais  elles  pourraient  encore  nousfournir 
beaucoup  d'identifications  isolées ,  qu'on  y  a  désignées  par  des  dénomi- 
nations que  nous  ne  savons  pas  appliquer  aux  grouppes  stcllaires  qui  y 
correspondent.  Ce  n'est  pas  dans  les  écrits  des  astronomes  arabes  du 
moyen  âge  que  l'on  peut  espérer  de  retrouver  ces  notions  anciennes. 
Albategni,  Alfiagan,  Ibn-Iounis  même,  quoique  Égyptien,  sont  des 
disciples  et  des  continuateurs  de  Ptolcmée.  Sauf  quelques  dénomina- 
tions individuelles  qu'ils  ont  données  à  certaines  étoiles,  leur  uranogra- 
phie  et  leurs  méthodes  sont  toutes  grecques.  Mais  cette  science  est 
demeurée  inconnue  aux  pauvres  fellahs  du  désert.  L'astronomie  des 
yeux,  la  seule  qu'ils  pratiquent,  était  celle  que  leurs  ancêtres  appH- 
quaientaux  mômes  besoins,  dans  les  mêmes  lieux.  Ce  qu'ils  en  savent,  ils 
doivent  l'avoirhérité  d'âge  en  âge,  plutôt  qu'inventé.  Les  mêmes  groupes 
stcllaires  dont  l'aspect  les  guide,  servaient  sans  doute  aussi  à  leurs  aïeux , 
avec  des  circonscriptions  conventionnelles  peu  dillcrentes,  et  des  noms 
figuratifs,  reproduisant  des  idées  pareilles.  L'exploration  de  ce  musée 
uranographique,  conservé  dans  les  souvenirs  et  dans  les  usages,  pour- 
rait être  pour  nous  d'un  grand  prix. 

Comme  je  m'entretenais  avec  M.  Mariette  de  ce  sujet  de  recherches, 
auquel  nous  regrettions  que  lui-même,  et  les  autres  voyageurs  mo- 
dernes n'eussent  pas  songé,  il  lui  revint  en  mémoire  un  fait  qui  se  trou- 
vait précisément  y  avoir  rapport.  «En  iSbl\ ,  me  dit-il,  lorsque  j'étais 
«dans  le  désert  d'Abousir,  faisant  travailler  aux  fouilles  du  Sérapéum, 
«je  me  rappelle  que,  vers  le  mois  d'août,  les  Arabes  de  mon  campe- 
«  ment,  prenaient  leur  dernier  repas  à  onze  heures  du  soir,  se  réglant 
«  pour  cela  sur  le  coucher  d'une  constellation  très-brillante  qu'ils  appe- 
«  laient  Er-Regl ,  la  Jambe,  dont  les  étoiles  les  plus  basses  atteignaient 
«  alors  l'horizon.  Je  lui  demandai  s'il  connaissait  son  nom  moderne. 
«Non,  répondit-il,  mais  je  puis  vous  en  donner  la  configuration,  car  je 
«l'ai  parfaitemçnt  présente.  •)  Il  le  fit,  et  je  la  reconnus  à  l'instant,  sans 


hm  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ie  lui  dire.  Mais  comme  il  l'avait  représentée  dans  une  situation  hori- 
zontale, je  voulus,  pour  plus  de  sûreté,  qu'il  me  la  dessinât  telle  qu'on 
la  voyait,  quand  elle  atteignait  l'horizon.  Il  se  prêta  à  ce  désir,  sans 
plus  hésiter,  et  me  la  figura  telle  que  je  la  donne  ici,  dans  toute  la  naï- 
veté de  son  dessin  fait  à  vue  et  de  mémoire,  en  attribuant  seulement 
aux  diverses  étoiles  les  lettres  grecques,  par  lesquelles  nous  les  dési- 
gnons. , 


A  ces  traits  on  ne  peut  méconnaître  la  constellation  que  les  Grecs 
ont  appelée  Apxros,  Ursa,  l'Ourse;  et  aussi,  plus  convenablement  Afxa^a 
Plaustrum ,  le  Chariot  ;  les  quatre  étoiles  du  carré  représentant  la  caisse , 
les  trois  autres  le  timon  ^  Chez  nous  le  langage  populaire  en  fait  le 
Chariot  de  David.  Mais  on  peut  très-bien  encore,  l'assimiler  à  une 
jambe  ou  à  une  caisse  d'animal,  dont  les  étoiles  du  carré  figurent  la 
portion  la  plus  épaisse,  les  autres  la  plus  mince.  Telle  est  l'idée  que 
s'en  font  aujourd'hui,  en  Egypte,  les  Arabes  du  désert,  comme  nous 
venons  de  le  voir.  Or  c'est  précisément  sous  cette  même  configura- 
tion fc^^  que  le  Ritael  funéraire,  document  qui  s'est  perpétué  depuis 
une  antiquité  sans  bornes,  mentionne  une  constellation  boréale, 
ayant  ce  même  nom  hiéroglyphique  ^^  KHoPeSCH,  que  le  texte 
désigne,  comme  la  Cuisse  du  ciel  du  *^  nord.  Cette  conformité  de 
dénomination  figurative,  si  particulière,  appliquée  aujourd'hui,  comme 
anciennement,  à  une  constellation  située  dans  le  nord  du  ciel,  montre 
avec  évidence,  que  ça  a  été  dans  tous  les  temps  la  même,  la  seule  qui 
s'y  prête ,  que  l'on  a  pu  vouloir  ainsi  désigner. 

Toutefois ,  j'ai  voulu  en  avoir  une  confii'mation  pour  ainsi  dire  expé- 

'  Elle  était  déjà  désignée  par  cet  équivalent  Afia^a,  du  temps  d'Homère.  Voyez 
Iliade,  VIII,  v.  486,  et  Odyssée,  V,  v.  372. 


>^i/      AOÛT  1855.    '01  467 

rimentale.  N'ayant  rien  découvert  de  cette  identité  à  M.  Maiiette ,  je 
lui  ai  seulement  promis  de  chercher  à  reconnaître  la  constellation 
qu'il  m'avait  désignée.  Lui  parti,  j'ai  adapté  mon  globe  à  pôles  mobiles 
aux  circonstances  de  son  observation,  en  prenant  pour  époque  de  l'ajus- 
tement i85/i,  pour  la  latitude  du  lieu  So",  qui  est  celle  de  Memphis. 
Amenant  alors  la  grande  Ourse  à  l'horizon  occidental ,  j'ai  trouvé  qu'elle 
s'y  présentait,  à  peu  de  différence  près,  dans  la  position  où  son  dessin 
l'avait  mise;  l'étoile  jS  y  arrivant  la  première,  puis  un  peu  après  y,  et 
ensuite  les  autres  successivement,  à  l'exception  de  a;  de  manière  que, 
sauf  celle-ci,  la  constellation  finit  par  être  totalement  couchée;  et,  au 
mois  d'août,  la  disparition  de  j3  et  de  y,  a  lieu  effectivement  vers  onze 
heures  du  soir.  Tout  cela  s'accomplissait  donc  comme  il  me  l'avait  dit. 
Alors  je  lui  ai  annoncé  que  jV  croyais  avoir  trouvé  sa  constellation,  en 
le  priant  de  venir  pourvoir  s'il  pourrait  la  reconnaître.  Lui  venu,  je  lui 
ai  tendu  deux  pièges.  Je  lui  ai  demandé  si  cette  constellation  se  voyait 
dans  le  sud?  —  «Non,  me  dit-il,  c'est  au  nord.  » — Au  nord  même?  — 
«  Non ,  dans  le  nord-ouest;  »  ce  qui  est  la  vérité.  M'étant  ainsi  assuré  qu'il 
ne  s'égarait  pas  dans  ses  assertions,  je  la  lui  ai  montrée  sur  le  globe, 
telle  qu'elle  s'y  présente  quand  elle  se  couche  ;  et  telle  qu'il  l'avait  figu- 
rée lui-même,  ce  qui  nous  a  tous  les  deux  convaincus  de  son  identité. 
Quant  à  l'interprétation  du  caractère  hiéroglyphique ,  laquelle  est  ma- 
nifestée pour  ainsi  dire  aiix  yeux  par  l'adjonction  du  symbole  déter- 
minatif*^,  je  m'en  rapporte  à  GhampoUion  d'abord,  qui  l'a  présentée 
comme  exemple  dans  plusieurs  passages  de  sa  grammaire  et  de  son 
dictionnaire  égyptien;  puis  à  M.  de  Rougé  qui  a  bien  voulu  m'en  don- 
ner la  démonstration  philologique ,  dans  une  savante  note  que  j'insère 
ici,  avec  son  assentiment^  Au  reste,  toutes  les  personnes  qui  se  sont 

'  Le  mol  chopetch,  en  hiéroglyphes  î^^*.  signifiait,  dans  la  langue  antique 
d'Egypte,  au  sens  propre,  la  cuisse.  Cliampollion  a  tiré  ses  preuves  :  i*  de  l'énumér 
ration  des  membres  de  l'Iiomme  dans  le  Rituel  funéraire  ;  %'  de  la  scène»  si  fréquente 
dans  les  tombeaux,  de  dépècement  des  victimes.  Sur  l'homme  qui  porte  le  mor- 
ceau d'honneur,  la  cui.Hse.du  bœuf,  celle  partie  esl  toujours  indiquée  par  le  mot 
^—'^^ss'  Le  délcrminalif  esl  la  cuisse  elle-mômc,  ou,  quelquefois,  le  délermi- 
nalil  général  des  membres,  9^lt-%.>  Au  sens  figure,  chopesch  signifie  le  cimeterre 
•>i_<r  sans  doute  à  cause  de  sa  forme,  et,  par  métaphore,  le  nerf,  la  force;  alors 
il  prend  le  délerininalif  générique  V— '•  ^^  "°'"  ''^  ^^  conslellalion  ^^^*  ^^ 
doit  donc  se  traduire  la  cuisse.  En  copie,  les  analogues  W^tUTTUI  et  UIOU^CU 
signifient  le  bras;  mais  on  trouve  aussi  dans  Zoêga  C^tUTTUI.  pour  les  reins. 

Voyez  ChampoNion  ,  Dictionnaire,  p.  355.  ■ 


468  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

appliquées  à  l'étude  de  la  langue  hiéroglyphique,   sont  unanimement 
d'accord  sur  ce  point. 

Le  phénomène  du  coucher  du  Chariot,  ou  de  la  Cuisse,  n'avait  pas 
lieu  à  Memphis  dans  les  temps  très-anciens.  Déjà,  si  l'on  ajuste  le 
globe  à  l'époque  d'Antonin ,  pour  laquelle  Ptolémée  a  établi  son  cata- 
logue, la  dernière  étoile  du  timon  que  nous  désignons  parr?,  atteint 
seule  l'horizon  sous  cette  latitude;  et  cela  a  lien  dans  le  méridien 
même.  Plus  anciennement  toutes  les  sept  restaient  constamment  au- 
dessus  de  l'horizon.  Ainsi,  quand  on  trouvera  la  Cuisse  du  ciel  du  nord, 
mentionnée  dans  le  Rituel  funéraire ,  ou  sur  les  monuments  pharaoni- 
ques, elle  ne  devra  s'y  trouver  qu'à  titre  de  constellation  circompolaire , 
dont  toutes  les  étoiles  ne  se  couchent  point. 

C'est  vraisemblablement  elle  que  l'on  a  voulu  figurer  dans  le 
médaillon  de  Denderah,  sous  la  forme  d'une  longue  jambe  d'animal  à 
pied  fourchu,  qui  s'étend  en  ligne  droite,  non  loin  du  centre,  dans 
une  direction  oblique  aux  rayons  menés  de  ce  point.  Si  l'on  compare 
cette  figure,  à  l'ensemble  des  sept  étoiles  du  Chariot,  que  j'ai  marquées 
en  projection  sur  le  dessin  du  monument,  pour  l'époque  que  je  lui  ai 
attribuée,  on  voit  que  sa  direction  générale  se  rapproche  assez  de  la 
leur;  mais  les  dimensions  absolues  qu'on  lui  a  données,  sont  si  déme- 
surément excessives,  qu'aucune  projection  quelconque  du  ciel  ne  pour- 
rait amener  les  sept  étoiles  de  la  constellation  à  s'y  appliquer  en  posi- 
tion réelle;  de  sorte  qu'elle  ne  peut  avoir  été  placée  là  que  comme  un 
emblème  qui  la  rappelait. 

Lorsque  je  cherchai  à  reconstruire  astronomiquement  le  médaillon 
de  Denderah,  en  i823\  Champollion  venait  à  peine  de  découvrir  l'in- 

C'esl  Champollion  qui  a  indiqué  le  passage  du  Rituel  où  celle  constellation  est 
attribuée  au  ciel  du  nord.  (Voy.  le  Dicl.  hiéroglyphique,  page  355.) 

Celte  mention  arrive  là,  dans  le  texte,  d'une  manière  tout  à  fait  incidente.  Le 
passage  explique  ce  que  sont  les  quatre  génies  funéraires,  fils  d'Osiris.  Voici  le 
texte  :  Les  chefs  qui  «ont  derrière  Osiris,  Amsel ,  Hapi,  Tioumanlw,  Kevahsen- 
nouw  ;  ce  sont  : 

UAAA«^/v\  ■•  Jwvwv^         J*^  _   ^  Q      g  'V^**  '^f^^^f'^^  i>*^>< 
■  Jr      .*  \*      !^^  ■  I     y^  C3SI3    *        1^-^     -.  y 

nen  pou  nti  em-sa  "    p-cliopesch  en  pe      mcchir 

figuras  illae  quœ  post  crus  cœli       borealis 

(Je  n'ai  aucun  doute  sur  le  sens  du  mol  nen,  qui  signifie  au  propre,  /br/ne,^- 
gure,  ressemblance,  et  qui  s'applique  aux  constellations;  je  n'ai  pas  encore  eu  l'oc- 
casion  d'en  développer  les  preuves,  mais  elles  sont  complètes.  Note  de  M.  de  Rougé.) 
—  '  Recherches  sur  plusieurs  points  de  l'astronomie  égyptienne,  appliquées  aux  monu- 
ments astronomiques  irouvés>en  Egypte,  Paris,  in-8%  i833. 


'  AOÛT  1855.  469 

terprétation  des  cartouches  royaux,  et  d'en  conclure  la  signification  de 
quelques  caractères  hiéroglyphiques.  La  lecture  d'aucun  texte  égyptien 
n'avait  été  encore  abordée;  et  je  n'avais  pour  me  guider  dans  ce 
problème,  qu'une  condition  unique.  C'était  de  trouver  un  système 
géométrique  de  projection  du  ciel,  qui,  en  s'adaptant  aux  mesures  ab- 
solues de  longueurs  et  de  distances  angulaires,  que  j'avais  prises  avec 
grand  soin  ,  sur  le  médaillon  même,  amenât  les  étoiles  appartenant  aux 
douze  signes  du  zodiaque  grec ,  à  venir  se  poser,  le  plus  exactement 
possible,  sur  tous  ceux  de  ces  emblèmes  ,  qui  n'ont  pas  été  représentés 
exceptionnellement,  hors  de  leurs  places  propres,  par  quelque  motif  à 
nous  inconnu.  Que  le  tracé  auquel  je  suis  ainsi  parvenu  ,  satisfasse 
à  cette  condition  dans  son  ensemble ,  on  en  peut  juger  par  le  fait 
même  ,  puisque  j'ai  marqué  sur  le  dessin  de  M.  Gau ,  toutes  les  princi- 
pales étoiles  du  ciel ,  dans  les  points  où  mon  calcul  les  amenait.  Cela 
m'a  donné  pour  résultat  général ,  que  la  représentation  s'applique  h 
l'époque  où  le  lever  vrai  de  Sirius  sur  l'horizon  dçDenderah,  coïnci- 
dait avec  le  jour  du  solstice  d'été;  et  j'ai  signalé  cette  conséquence,  sans 
savoir  alors,  le  moins  du  monde,  en  quoi  ce  phénomène  pouvait  inté- 
resser les  Egyptiens.  Nous  le  savons  aujourd'hui;  et  l'intention  de  le  rap- 
peler étant  prise  pour  donnée,  toute  la  distribution  du  planisphère  s'en 
conclut ^  Mais  on  ne  pouvait  pas  attendre  du  calcul  moderne,  qu'il 

'  Pour  un  pareil  molif,  le  tracé  aurait  pu  s'efTectuer  graphiquement,  tel  qu'il 
est,  sans  aucun  calcul.  Au  chapitre  m  du  livre  VIII  de  YAlmagesle,  Ptolémée  décrit 
la  construction  d'un  globe  céleste  k  pôles  mobiles,  établi  sur  les  m^mes  principes, 
et  ayant  les  mômes  usages,  que  ceux  qui  nous  servent  aujourd'hui.  Ajustez  ces 
instruments  à  la  latitude  deDenderah  ;  et,  ayant  amené  Sirius  k  l'horizon  oriental, 
faites  tourner  le  colure  mobile  des  solstices ,  jusqu'à  ce  que  le  point  de  l'écliptique 
qui  s'y  trouve  compris,  vienne  se  placer  dans  ce  même  horizon  avec  Sirius.  Puis 
fixez  le  pôle  de  l'équoleur  dans  la  position  où  cette  concordance  a  lieu.  La  sphère 
céleste  se  présentera  alors  ,  comme*on  la  voyait  à  Dcnderali,  qu»nd  le  lever  vrai  de 
Sirius  s'opérait  au  solstice  d'été.  11  ne  s'agira  plus  que  d'en  faire  un  dessin  plan, 
dont  le  pôle  de  l'équateur  soit  le  centre.  Pour  cela  tendez  sur  le  globe  des  fds,  qui, 
partant  de  ce  pôle,  aillent  aboutir  aux  diverses  étoiles  que  vous  voudrez  marquer 
dans  votre  dessin  ;  et  portez  sur  celui-ci,  à  partir  d'un  même  centre,  toutes  les  lon- 
gueurs de  ces  fils,  en  leur  conservant  les  mêmes  intervalles  équatoriaux  que  sur  le 
globe.  Vous  reproduirez  ainsi  le  planisphère  circulaire  de  Denderah ,  tel  qu'on  l'a 
tracé. 

La  simplicité  de  cette  construction  graphique,  tient  à  ce  que  les  étoiles  fixes 
conservent  toujours  leurs  mêmes  places  relatives,  à  mesure  que  le  pôle  de  l'équa- 
teur se  déplace  parmi  elles ,  en  vertu  de  la  précession.  Elle  ne  s'appliquerait  pas  à 
des  astres  qui  ont  un  mouvement  propre  comme  les  planètes.  Les  positions  anté- 
rieures de  celles-ci  n'auraient  pu  s'obtenir  que  par  un  calcul  mathématique  très- 
dilBcile,  qui  le  serait  même  encore  aujourd'hui;  et  il  était  inutile  aux  constructeurs 

6o 


470  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

décelât  des  particularités  purement  symboliques.  Or,  de  toutes  celles  de 
ce  gem'e  que  le  médaillon  égyptien  renferme,  la  vache  couchée  dans 
une  barque ,  symbole  d'Isis-Sothis ,  nous  était  seule  intelligible.  Rien  ne 
nous  indiquait,  ni  ne  pouvait  nous  faire  seulement  soupçonner,  la  signi- 
fication de  cette  longue  jambe  ou  cuisse  d'animal  que  l'on  y  a  mise  près 
du  pôle.  Je  me  bornai  donc  à  faire  remarquer  que  cette  figure  ne  ré- 
pondait, par  sa  position,  qu'à  de  très-petites  étoiles,  dont  nous  compo- 
sons aujourd'hui  la  girafe  et  la  tête  du  lynx;  de  sorte  quelle  ne  pouvait 
avoir  été  placée  là  qu'à  titre  d'ornement  ou  d'emblème.  J'en  disais  au- 
tant de  la  grande  figure  d'hippopotame,  que  l'on  a  tracée  du  côté  op- 
posé du  pôle  ;  et  j'ajoutais  page  9 1 ,  que  ceax  qui  chercheraient  à  expli- 
quer astronomiquement  ces  deaxjigures ,  se  proposeraient  une  énigme  sans  mot. 
J'en  suis  encore  plus  persuadé  aujourd'hui. 

J'ai  dit  plus  haut  que  Champollion  avait  signalé  et  interprété  correc- 
tement ce  curieux  passage  du  Bituel  funéraire ,  qui  désigne  une  certaine 
constellation  égyptienne ,  sous  la  dénomination  de  la  Cuisse  du  ciel  da 
nord,  ayant  pour  inHice  figuratif,  une  cuisse  d'animal.  M.  Lepsius  a  fait 
le  premier  remarquer  le  rapport  frappant  de  ce  symbole  hiérogly- 
phique, avec  la  configuration  de  la  constellation  du  Chariot,  ou  delà 
grande  Ourse  grecque.  Seulement,  ne  sachant  pas  que  cette  même  dé- 
nomination uranographique ,  lui  est  encore  aujourd'hui  affectée  par  les 
Arabes  du  désert,  il  a  voulu  justifier  l'identité,  par  des  considérations 
de  philologie  très-savantes ,  dont  toutefois ,  l'application  astronomique 
prêterait  à  beaucoup  de  doutes.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  reconnaît  avec  toute 
vraisemblance,  la  reproduction  intentionnelle  du  même  symbole  figu- 
ratif, dans  la  longue  jambe  d'animal,  que  l'on  voit  tracée  près  du  centre 
du  planisphère  de  Denderah  :  et  effectivement ,  ajoute-t-il,  sa  position  ré- 
pond très-bien  à  la  constellation  de  la  grande  Ourse,  tandis  que  la  figure  d'hip- 
popotame ,  que  M.  Biot  prend  pour  la  grande  Ourse  est  située  au  côté  opposé 
du  pôle^. 

Ce  passage  de  M.  Lepsius  renferme  deux  assertions  que  je  suis  dans 
la  nécessité  de  contredire. 

La  première  c'est  que  la  position  de  cette  longue  jambe  d'animal 

du  dessin  égyptien  de  s'y  engager,  pour  rappeler  un  phénomène  exclusivement 
propre  à  la  sphère  stellaire.  De  là  je  conclus  que  l'on  chercherait  vainement  à  re- 
coDnaître  des  symboles  de  planètes,  en  positions  réelles,  sur  le  médaillon  circulaire 
de  Denderah.  Elles  n'y  sont  nullement  nécessaires;  et,  très-probablement,  ceux 
qui  l'ont  construit,  n'auraient  pas  été  en  élat  de  déterminer  par  ce  calcul,  les  places 
respectives  qu'elles  auraient  dû  y  occuper.  —  '  Einleitung  zar  Chronologie  der  Egyp- 
ter,  Berlin,  18A8,  page  184.  . 


AOÛT   1855.  471 

s'accorde  très-bien  avec  celle  de  la  grande  Ourse.  Non-seulement  cet 
accord  de  position  n'existe  pas;  mais  il  est  de  toute  impossibilité.  Que 
M.  Lepsius  essaye  de  construire  une  projection  quelconque  de  la  sphère 
céleste ,  qui  amène  les  étoiles  des  signes  zodiacaux  sur  les  symboles 
qui  les  représentent ,  en  faisant  abstraction  des  trois  qui  ont  été  déran- 
gés,  avec  intention,  de  leurs  places  naturelles.  Jamais  les  étoiles  de 
la  grande  Ourse  ne  viendront  se  projeter  sur  cette  longue  jambe.  Sa 
position  relative,  ses  dimensions,  et  la  direction  qu'on  lui  a  donnée,  y  ré- 
pugnent absolument.  Si,  comme  je  le  crois  avec  lui,  elle  représente 
la  Cuisse  du  ciel  du  nord,  le  Khopesch  égyptien,  ce  ne  peut  être  qu'à  titre 
d'emblème  figuratif,  et  nullement  comme  marquant  le  lieu  r^el  de  cette 
constellation. 

La  seconde  assertion  de  M.  Lepsius,  c'est  que,  dans  l'interprétation 
astronomique  que  j'ai  donnée  du  planisphère  de  Denderah,  j'aurais  pris 
la  figure  monstrueuse  de  l'hippopotame  pour  la  grande  Ourse.  Ceci,  est 
une  méprise  que  M.  Lepsius  me  prête,  de  sa  pure  grâce.  Je  pourrais  in- 
voquer à  cet  égard  un  alibi  formel.  Car,  dans  ma  projection,  depuis  trente- 
deux  ans  publiée,  les  sept  étoiles  de  la  grande  Ourse  sont  marquées  indi- 
viduellement à  leurs  vraies  places ,  tout  à  fait  en  dehors  de  cette  figure , 
et  de  l'autre  côté  du  pôle,  où  elles  doivent  être  en  réalité.  Mais  comme 
une  dénégation ,  quelque  nette  qu'elle  soit,  n'intéresse  littérairement  que 
celui  qui  la  reçoit,  et  celui  qui  la  donne,  je  crois  qu'il  sera  plus  satis- 
faisant, et  plus  profitable,  que  je  rappelle  ici  l'opinion  que  je  me  suis 
formée,  dès  l'ongine,  sur  ce  singulier  emblème,  opinion  à  laquelle  je 
ne  trouve  aujourd'hui  rien  à  changer;  la  voici,  textuellement  telle  que 
je  l'ai  exprimée  à  la  page  87  de  mon  ouvrage. 

«A  juger  de  l'importance  de  cette  figure  (celle  de  l'hippopotame), 
«  par  retendue  qu'elle  occupe,  on  est  naturellement  porté  à  croire  qu'elle 
«  doit  offrir  l'emblème  de  quelque  constellation  remarquable.  Cepen- 
((dant,  la  projection  calculée  no  fait  tomber  sur  elle  aucun  groupe 
«pareil.  Elle  y  place,  il  est  vrai,  une  partie  des  étoiles  du  Dragon 
«  (grec)  ;  mais  cette  coïncidence  est  seulement  un  phénomène  d'espace, 
«  sans  aucun  rapport  avec  la  forme  et  les  contours  de  la  figure ,  rapports 
«  que  nous  voyons  observés  avec  tant  de  soin  dans  les  autres  emblèmes 
((OÙ  l'on  a  voulu  réellement  définir  le  lieu  absolu,  et  la  configuration 
«  de  certains  groupes  (stellaires) ,  comme  nous  venons  de  le  voir  dans 
(i  les  contours  du  petit  Chacal  placé  près  du  pôle ,  et  comme  nous  l'avons 
«déjà  remarqué  dans  les  deux  figures  qui  contiennent  les  étoiles  du 
((Scorpion  et  celles  de  Cassiopéc.  Ici,  rien  de  pareil  ne  s'observe.  Les 
«étoiles  du  Dragon  qui  viennent  se  placer  dans  l'espace  que  la  figure 

60. 


472  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«occupe  tombent  indifféremment  sur  les  diverses  parties  de  son  corps; 
uet,  ce  qui  achève  d'exclure  l'intention  de  les  réunir,  comme  constella- 
«  tion ,  sur  cette  figure ,  c'est  que  la  plus  belle  d'entre  elles ,  a  du  Dragon , 
«en  est  nécessairement  séparée  par  la  nature  de  la  projection,  et  ne 
«peut  y  être  comprise,  non  plus  que  celles  qui  l'avoisinent ;  car  elle 
«  tombe  dans  le  crochet  de  l'axe  sur  lequel  le  petit  Chacal  est  appuyé. 
«Mais  si  cette  grande  figure  (de  l'hippopotame)  ne  marque  pas  un  lieu 
«  absolu ,  elle  peut  encore  avoir  été  placée  là  comme  f  emblème  (syra- 
«bolique)  de  quelque  constellation  plus  distante,  comme  le  sont  déjà 
«  celles  du  Scorpion  et  du  Cancer  excentrique.  Alors,  les  données  posi- 
«tives  nou»  manquant,  il  faut  recourir  à  d'autres  indices ,  et  chercher, 
«par  exemple,  dans  les  convenances  d'art,  d'usage,  ainsi  que  dans  les 
«indications  de  la  critique  littéraire,  l'application  la  plus  vraisemblable 
«  que  nous  puissions  assigner  à  cette  figure.  Or,  nous  voyons  d'abord 
«  qu'elle  est  tournée  de  manière  à  regarder  la  constellation  de  la  grande 
«  Ourse  ;  et  même  farme  qu'elle  tient  à  la  main  a  sa  pointe  posée  sur 
«  les  dernières  étoiles  dont  nous  composons  aujourd'hui  cette  constella- 
«  tion.  Il  serait  donc  possible  qu'elle  en  fût  femblème  (symbolique).  En 
«effet,  Plutarque,  dans  le  Traité  d'Isis  etd'Osiris,  dit  textuellement  que 
«la  grande  Ourse  est  appelée  (par  les  Égyptiens),  l'astre  de  Typhon, 
«comme  Orion  est  appelé  l'astre  d'Horus,  et  Sirius  fétoile  d'Isis ^  Ail- 
«leui'S,  il  ajoute  que  Typhon  est  représenté  emblématiquement  par  un 
«  hippopotame  ^,  que  le  fer  lui  est  consacré ,  ou  plutôt  qu'il  est  eon- 
«  sidéré  comme  la  substance  même  de  ses  os^.  Or,  la  figure  que  nous 
«  considérons  ici  est  en  effet  celle  d'un  gros  animal  d'une  forme  analogue 
«  à  fhippopotame  ,'et  elle  tient  dans  ses  mains  un  coutelas  à  pointe  effilée , 
«  qui  semble  devoir  être  une  arme  en  fer.  Tous  ces  accessoires  con- 
«  viennent  donc  très-bien  à  une  représentation  emblématique  de  Typhon 
«  qui  serait  placée  ici  près  de  la  constellation  de  la  grande  Ourse  à  la- 
«  quelle  il  préside ,  comme  le  Cancer  emblématique  est  placé  près  du 
M  lieu  astronomique  du  Cancer,  et  la  Vache  couchée ,  ou  Isis ,  Test  près 
«  de  Sirius.  Nous  croyons  donc  pouvoir  présenter  cette  interprétation 
«  comme  très-vraisemblable.  Mais ,  pour  les  personnes  auxquelles  la 
«  gi'ande  autorité  de  Plutarque  paraîtrait  établir  démonstrativement  la 
«nécessité  d'un  rapport  plus  intime,  entre  cette  figure  monstrueuse  et 
«f astre  de  Typhon,  je  crois  utile  de  faire  observer  que  ce  rapport  ne 
«  saurait  jamais  être  celui  de  superposition  et  de  coïncidence.  Car,  non- 

'  Plut.  Uepl  i<Ttios  xai  Ùalpthos,  XXI.  Page  A 18,  éd.  Reiske,  Lipsiae.  —  *  Ibid. 
page  /»63.  —  '  Ibid.  page  A80. 


'  r        AOUT  1855.  473 

«seulement  notre  projection,  confirmée  dans  tontes  les  parties  du  ciel, 
«place  les  étoiles  de  la  grande  Ourse  ailleurs;  mais,  pour  les  ramener 
«  aslronomiquement  sur  l'espace  qu'embrasse  la  grande  figure  d'hippo- 
«potame,  c'est-à-dire  entre  le  pôle  de  projection  du  monument  et  le 
«  sagittaire ,  il  faudrait  ôter  ce  pôle  du  point  où  les  mesures  géométriques 
«nous  l'ont  fixé,  et  le  porter  à  plus  de  So"  delà.  D'où  il  est  facile 
«de  conclure  que  tout  l'accord  que  nous  avons  reconnu,  entre  le 
«monument  et  la  carte  céleste  théoriquement  construite,  se  trouverait 
«  entièrement  détruit.  » 

Ailleurs,  en  combattant  l'opinion  de  MM.  Jollois  et  Devilliers  qui 
avaient  voulu  placer  la  constellation  de  la  grande  Ourse,  dans  la  figure 
d'hippopotame,  je  disais  page  277  :  «Même,  en  considérant  les  deux 
a  Ourses  seules ,  si  l'on  veut  placer  la  petite  dans  l'image  du  petit  Chacal, 
«coname  MM.  Jollois  et  Devilliers  l'ont  fait,  et  comme  la  projection 
«par  développement  nous  à  également  conduit  à  le  faire,  il  devient 
«  impossible  de  mettre  la  grande  Ourse  dans  la  figure  d'hippopotame  qui 
«se  trouve  entre  le  Chacal  et  le  Sagittaire,  puisque  la  simple  inspection 
«d'un  globe  céleste  montre  que  la  constellation  de  la  grande  Ourse  est 
«située  entre  la  petite  Ourse  et  le  Lion,  précisément  du  côté  opposé  du 
«  ciel.  » 

Après  ces  deux  citations,  j'ai  lieu  d'espérer  que  M.  Lepsius  sera  com- 
plètement désabusé.  11  ne  croira  plus  que,  dans  mon  interprétation 
du  planisphère  de  Denderah,  j'aurais  pris  la  figure  de  l'hippopotame 
pour  la  grande  Ourse,  quand  il  rcconnaitra  que  j'ai  combattu  la  possi- 
bilité de  cette  équivoque  par  des  raisons  péremptoires.  Il  faut  qu'il  ne 
m'ait  pas  lu,  ou  qu'il  ne  m'ait  pas  compris.  Au  reste,  il  n'y  a  pas  à 
s'étonner,  encore  moins  à  se  blesser,  de  ces  malentendus.  Dans  les  ha- 
bitudes scientifiques  et  littéraires  de  notre  temps,  ces  méprises  mu- 
tuelles sont  inévitables,  lorsqu'il  s'agit  de  questions  mixtes,  ne  pouvant 
être  traitées  complètement  et  avec  sûreté  que  par  le  concours,  à  un 
degré  égal,  de  données  et  de  connaissances  diverses,  que  la  routine  de 
notre  éducation  actuelle  sépare,  et  attribue  presque  exclusivement  à 
descarrières  différentes.  Cette  disjonction  fait  surtout  obstacle  à  la  juste 
interprétation  des  monuments  figurés,  qui  renferment  d'anciennes  no- 
tions d'astronomie.  Les  géomètres  et  les  astronomes  praticiens,  sont 
en  général  peu  sensibles  à  la  restitution  de  vieilles  idées,  qui  ne  peuvent 
ajouter  rien  à  la  science  moderne.  Les  documents  anciens  sur  lesquels 
on  s'appuie,  et  dont  on  cherche  à  retrouver  la  signification  précise, 
leur  sont  à  peu  près  indifférents,  ou  inconnus;  ils  se  soucient  peu  de 
peser  des  probabilités,  d'apprécier  des  vraisemblances,  dont  les  con- 


474  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

séquences  justes  ou  fausses,  sont,  pour  eux,  sans  valeur.  D'un  autre 
côté ,  la  généralité  des  érudits ,  ne  comprenant  qu'imparfaitement  ou 
même  pas  du  tout,  les  raisons  mathématiques  qui  peuvent  justifier  les 
inductions  qu'on  leur  présente,  étant  hors  d'état  d'en  apprécier,  par  eux- 
mêmes,  la  force  ou  la  faiblesse,  il  est  tout  simple  qu'ils  y  aient  peu  de 
foi  ;  et  qu'ils  mettent  à  un  rang  à  peu  près  égal  les  bonnes  et  les  mau- 
vaises, surtout  quand  les  conséquences  qui  en  résultent,  fussent-elles 
vraies  en  elles-mêmes  et  rigoureuses,  vont  à  contredire,  et  à  démontrer 
impossibles,  les  interprétations  qu'ils  se  sont  formées,  d'après  les  idées 
plus  vagues  qui  leur  sont  familières.  Il  est  naturel  qu'ils  ne  veuillent 
pas  se  laisser  enchaîner  à  des  conditions  de  géométrie  ou  de  calcul , 
dont  ils  ne  sentent  pas  la  nécessité.  De  là  il  arrive  que ,  pour  traiter 
avec  un  succès  avoué  ces  sortes  de  questions ,  il  faut  parlementer,  tour 
à  tour,  dans  deux  camps ,  où  le  langage  et  la  tactique  de  l'un ,  ont  peu 
de  crédit  dans  l'autre  -,  et ,  quelque  prudence  qu'on  y  mette ,  c'est  une 
tâche  fort  compromettante.  J'en  sais  quelque  chose.  Mais  une  fois  qu'on 
s'est  risqué  à  l'entreprendre,  on  ne  peut  plus  s'en  dégager.  La  chasse 
aux  idées  anciennes  a  un  attrait  irrésistible.  Il  est  si  attachant  d'en  suivre 
la  piste  à  travers  les  siècles,  et  de  les  débusquer  des  retraites  mystérieuses 
où  elles  étaient  cachées ,  qu'on  se  lance  involontairement  après  elles  dès 
qu'on  en  revoit  de  nouvelles  ti-aces ,  même  quand  on  a  bien  juré  de  n'y 
plus  revenir.  Expertocrede. 

J.  B.  BIOT. 


De  Bichat,  à  l'occasion  d'an  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la 
mortf  conservé  à  la  bibliothèque  de  la  Faculté  de  médecine  de 
Paris. 

DEUXIÈME    ARTICLE  ^ 

De  Bichat  par  rapport  à  Bordeu. 
.  —  De  Bordeu  et  de  sa  théorie  de  la  sensibilité. 

Nous  avons  vu  Bichat  par  rapport  à  Buffon.  Bichat  a  tiré  de  Buffon 
'  Voyei,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  juin,  p.  333  et  suiv. 


AOÛT   1855.  k1^ 

toute  sa  division  de  la  vie  en  deux  Vies  ?  la  vie  animale  et  la  vie  orga- 
nique. 

Nous  allons  voir  Bichat  par  rapport  à  Bordeu.  Il  en  a  tiré  toute  sa 
théorie  des  propriétés  vitales.  '.":.;  a  ?>'  *i  .-..: 

Pour  bien  juger  Bichat  sur  ce  dernier  point,  ilfàut  commencer  par 
voir  ce  qu'a  été  Bordeu. 

Lorsque  Bordeu  présenta,  en  ijà'^,  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Montpellier  sa  thèse  physiologique  sur  la  Sensibilité  en  général,  —  De 
sensu  generice  considerato,  — il  était  à  peine  âgé  de  Aringt  ans  ;  mais  ce  jeune 
auteiu"  de  vingt  ans  avait  déjà  ce  tour  d'esprit  heureux,  qui  a  reçu  le 
nom  d'esprit  philosophigae  dans  Voltaire  et  dans  Montesquieu. 

Trois  systèmes  régnaient  alors  dansi'école  :  celui  des  esprits  animaux, 
qui  touchait  à  son  déclin ,  ou  plutôt  dont  le  déclin  était  déjà  fort  avancé  ; 
celui  de  Stahl,  qui  expliquait  tout  par  Y  âme,  par  Vâme  pensante  ;  et  celui 
de  Boërhaave,  qui  expliquait  tout  par  le  mécanisme.  Que  fait  Bordeu? 
Il  se  moque  des  esprits  animaux  ;  il  prouve  facilement  que  Yâme  ne  gou- 
verne point  un  corps  qu'elle  ne  connaît  pas;  et,  quant  au  mécanisme  de 
Boërhaave,  qu'il  prend  plus  au  sérieux,  ille  combat  par  des  expériences. 

1°  Des  esprits  animaux. — Haller,  encore  fort  jeune,  et  commentant  son 
maître  Boërhaave,  n'avait  pas  craint  de  dire  que  l'opinion  de  ceux  qui 
doutent  des  esprits  était  somniantis  animi  crassissimus  error.  «Ne  faut-il 
«pas  être  bien  convaincu  de  l'existence  des  esprits,  s'écrie  Bordeu, 
((  pour  avancer  de  pareils  paradoxes,  ou  pour  dire  ainsi  des  injures  à  des 
«  auteurs  respectables  ^  ? 

«On  a  soutenu  à  Montpellier,  continue  Bordeu,  une  thèse  (cette 
«  thèse  est  la  sienne  même)  où  l'on  examinait  les  preuves  qu'on  donne 
«ordinairement  sur  l'existence  des  esprits;  et  il  semble  qu'on  ait  établi 
«  qu'il  n'y  a  aucune  de  ces  preuves  qui  ne  soit  réduite  au  rang  des  pré- 
«somptions  ou  des  conjectures*.  .  . 

«  D'ailleurs,  ajoute-t^il,  ceux  qui  admettent  les  esprits  sont  aussi  em- 
«  barrasses  pour  expliquer  les  fonctions  des  nerfs,  que  ceux  qui  ne  les 
«  admettent  pas ...  En  est-on  plus  avancé  lorsqu'on  a  suivi  les  détails 
«infinis  de  Boërhaave  et  de  ses  commentateurs  sur  cette  question?  Ne 
«vaut-il  pas  mieux  fabandonner  pour  une  bonne  fois,  et  la  mettre  au 
«  rang  de  ces  questions  ennuyeuses ,  par  lesquelles  les  anciens  commcn- 
«  çaient  leurs  physiologies  ?  Ne  profiterons-nous  jamais  des  bévues  de 
«ceux  qui  nous  ont  précédés'?» 

a°  De  l'âme.  —  Des  esprits  animaux,  Bordeu  passe  à  Yâme. 

'  Œuvres  complètes  de  Bordeu  y  t.  I,  p.  85.  —  *  Ibid,  —  '  Ibid.  p.  87. 


47é  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«Stahl  a  prétendu,  dit-il,  que  l'âme  dirige  tous  les  mouvements  du 
u  corps,  et  quelle  pourrait  bien  l'avoir  arrangé  lui-même  :  certains  sym- 
«  ptômes  des  maladies  ne  sont  que  la  colère  de  l'âme ,  qui  se  prépare  à 
«  livrer  bataille  à  la  matière  morbifique ,  et ,  si ,  comme  il  n'arrive  que 
«  trop ,  l'âme  vient  à  faire  quelque  faute  par  mégarde  ou  même  de  propos 
u délibéré,  ce  sont  les  funestes  suites  du  péché  originel,  qui  font  que 
((  l'âme  n'a  pas  toutes  les  qualités  qu'il  faut  avoir  pour  diriger  le  corps  et 
«le  bien  conduire^. 

«  Sj  on  demande  d'où  vient  le  mouvement  du  cœur,  c'est  l'âme  qui 
«en  est  la  cause,  comme  elle  est  celle  de  la  nutrition,  et  comme  elle 
«  fait  elle-même  le  choix  des  humeurs  qu'elle  sait  envoyer  à  propos  à 
«leur  destination;  par  exemple,  lorsqu'elle  envoie  la  salive  à  la  bouche, 
«  car  M.  Stahl  s'est  expliqué  même  sur  cette  question ,  et  il  a  dit  que 
«  l'âme  a  le  soin  d'humecter  la  bouche  lorsqu'il  le  faut^  ...»  v 

Je  m'arrête  à  ces  citations  :  elles  suffisent  pour  donner  une  idée  de  la 
manière,  et,  si  je  puis  ainsi  dire,  du  ton  de  Bordeu.  Je  dois  seulement 
constater  un  fait,  c'est  qu'à  compter  de  cette  moquerie  spirituelle  et 
vive,  les  esprits  animaux  et  Yâme,  j'entends  l'emploi  mal  entendu  de 
ïânie  pensante,  n'ont  plus  reparu  dans  l'école. 

3°  Da  mécanisme  de  Boërhaave.  —  Pour  en  finir  avec  le  système  des 
esprits  et  celui  de  ïâmc,  il  avait  suffi  à  Bordeu  de  quelques  traits  d'une 
ironie  fine  et  judicieuse  :  pour  venir  à  bout  du  mécanisme  de  Boërhaave, 
il  lui  fallait  d'autres  armes  et  un  terrain  plus  sûr. 

Bordeu  le  comprit  très-bien  ;  et  c'est  alors  que ,  se  fiant  au  sentiment 
assuré  qu'il  a  de  ses  forces,  il  entreprend  cette  longue  et  difficile  suite 
d'expériences  sur  l'action  des  glandes,  qui  constitue  son  plus  beau  travail 
physiologique,  comme  ses  études  sur  le  tissa  muqneux  constituent  son 
plus  remarquable  travail  anatomique. 

Quand  on  demandait  à  un  partisan  de  Boërhaave  quelle  est  la  force 
qui  fait  sortir  la  salive  des  parotides ,  ou  les  larmes  des  glandes  lacrymales, 
ou  le  suc  pancréatique  du  pancréas,  etc.,  etc.,  il  répondait  :  La  compres- 
sion des  parties  voisines  ;  et  il  croy.iit  avoir  tout  dit.  Les  parotides  étaient 
comprimées  par  la  mâchoire  inférieure,  les  glandes  lacrymales  par  le 
globe  de  l'œil,  le  pancréas  par  l'estomac,  etc.,  etc. 

Bordeu  fait  voir,  non-seulement  qu'à  considérer  les  choses  en  elles- 
mêmes,  il  n'est  aucune  glande  qui  soit  comprimée,  mais  encore  qu'il 
n'en  est  aucune  où ,  à  considérer  sa  position  particulière  et  déterminée , 
la  compression  ne  soit  impossible. 

'   Œuvres  complètes  de  Bordeu,  t,  I,  p.  2o3.  —  '  Ibid. 


AOÛT   1855.    rftlOl  477 

On  disait  que  la  parotide  se  trouve  comprimée  quaîid  la  mâchoire 
inférieure  s'abaisse  ou  que  la  bouclie  s'ouvre  -,  et  Bordeu  fait  voir  que 
c'est  précisément  alors  que  l'espace  compris  ei^re  les  branches  mon- 
tantes de  la  mâchoire  inférieure  et  la  base  du  crâne,  espace  qui  sert 
de  loge  à  la  parotide,  est  le  plus  grand ^;  et  il  ajoute,  très-sensément: 
«Que  la  compression  ne  pourrait  que  nuire,  au  lieu  d'aider^.  » 

On  disait  que  les  glandes  lacrymales  sont  pressées  par  le  globe  de 
l'œil;  et  Bordeu  fait  voir  qu'elles  sont  placées,  ou,  pour  parler  comme 
lui,  nichées  dans  une  cavité  de  l'orbite,  à  l'abri  de  toute  compression^. 

On  disait  que  le  pancréas  était  comprimé  par  l'estomac;  et  Bordeu 
fait  voir  que  l'estomac  n appuie  pas  même  sur  le  pancréas'^. 

Et,  d'ailleurs,  combien  de  glandes  qui  ne  sont  évidemment  soumises 
à  aucune  compression,  qui  ne  peuvent  être  soumises  à  aucune,  qui 
sont  isolées,  libres,  sur  lesquelles  rien  ne  porte  et  que  rien  ne  gêne  : 
les  reins  ^,  le  foie  *•,  les  mamelles  ',  les  organes  générateurs  *,  etc.  ! 

La  sécrétion  ne  dépend  donc  pas  de  la  compression  :  elle  dépend  d'une 
cause  très  différente,  et  d'un  ordre  beaucoup  plus  élevé;  et  cette  cause 
supérieure,  celte  cause  générale  et  la  même  pour  toutes  les  glandes", 

-  •  ■  ■  '    * 

'  I  La  glande,  disent  le*  parlisans  de  l'opinion  qiio  nous  combattons,  est  dans 
une  (;^vilc  bornée  par  des  os  :  cette  cavité  diniinue,  puisque  la  mâchoire  est  portée 
vers  la  base  du  crâne,  la  ginnde  est  dans  un  pressoir  presque  totalement  osseux  ; 
il  est  donc  nécessaire  qu'elle  soit  exprimée  :  en  faut-il  davantage  pour  soutenir 
l'opinion  ordinaire....  Faites  mouvoir  la  mâchoire  inTéricurc,  ouvrez  la  bouche; 
qu'arrîvcl-il?  L'espace  formé  par  les  branches  montantes  de  la  mâchoire  infé- 
rieure et  par  la  b.ise  du  crâne  augmente  au  Heu  de  diminuer  :  la  glande  qui  est 
nichée  dans  celte  fosse  n'est  donc  pas  dans  un  pressoir. .  .  •  P.  54-  — *  «Nous 
concluons  qu'on  ne  peut  pas  soutenir  que  la  parotide  soit  comprimée  dans  les 
mouvenients  de  la  mâchoire,  et  que  la  compression  pourrait  nuire  à  la  sécrétion 
et  à  l'excrétion;  de  sorte  qu'il  faut  surtout  admirer  comment  ceUe  glande  est 
phcée  merveilleusement  entre  des  parties  qui  paraissent  devoir  la  gêner,  sans  que 
cependant  elle  soit  comprimée.  »  P.  63.  —  *  «La  fossette,  qui  est  creusée  dans  la 
portion  de  la  voùle  orbilaiie  du  frontal,  et  qu'on  sent  évidemment  vers  l'angle 
externe  de  l'orbite,  a  été  faite  pour  loger  la  glande  qui  se  niche  dans  cette  cavité. 
.  .  .  Cet!e  glande  n'a  été  nichée  dans  une  cavité  osseuse  que  pour  n'être  pas  ex- 
posée aux  efforts  des  parties  du  voi>inage.  .  .  »  P.  g^.  —  *  Est-il  vrai  que  le  ven- 
tricule appuie  sur  le  pancréas?  Cela  ne  paraît  pa^  possible.  .  .  Plus  le  ventricule 
se  remplit,  et  plus  il  s'éloigne  du  pancréas. .  .  Le  veniricnle  n'agit  pas  plus  sur  le 
pancréas,  lorsqu'il  est  plein  que  lorsqu'il  est  vide.  ...»  P.  1 13,  —  *  t  Les  reins 
paraissent  êlre  de  tous  les  corps  glanduleux  le  plus  en  liberté ...»  P.  1 1 6.  —  '  «  Le 
foie  doit  être  regardé  comme  une  glande  de  celles  que  nous  avons  appelées  actives, 
ou  qui  ont  un  mouvement  particulier  pour  la  sécrétion.  »  P.  179.  —  '  P.  ia6.  — 
P.  lai.  —  *  On  vient  de  voir  que  la  compression,  qui  n'est  réelle  pour  aucune, 
ne  peut  même  être  supposée  que  pour  quelques-unes. 

61 


478  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

est  V irritation ^^  \ excitation'^,  et,  pour  dire  tout  d'un  seul  mot,  la  sensi- 
hilité^  ou  Y  action  nerveuse'*. 

Ici  Bordeu  accumul|,  les  preuves,  et  les  plus  décisives,  les  plus  frap- 
pantes. 

tt  Lorsqu'on  sent  quelque  bon  mets ,  dit  Bordeu ,  la  salive  vient  à  la 
«bouche^;»  une  émotion  tendre  ou  pénible  fait  verser  des  larmes,  il 
n'y  a  point  là  de  compression  survenue;  les  passions,  l'imagination, 
augmentent  ou  suspendent  toutes  les  sécrétions^  la  section  d'un  nerf 
supprime  la  sécrétion  de  la  glande  où  il  se  rend^,  etc.,  etc. 

Voilà  donc  tout  un  ordre  de  fonctions  enlevées  et  soustraites  au 
pur  mécanisme,  à  la  simple  compression  physicjae,  et  ramenées  à  la 
véritable  et  primitive  source  de  toute  fonction  essentiellement  vitale, 
à  l'action  nerveuse. 

Bordeu  pose  une  sensibilité  générale,  dont  le  fonds  est  le  même  pour 
toutes  les  parties ,  et  puis  il  pose  une  sensibilité  propre  pour  chaque  or- 
gane. «Il  y  a,  dit-il  finement,  dans  chaque  sensation  particulière,  une 
«espèce  de  sensation  générale',  n 

Mais  ici  même  commence  à  paraître  l'écueil,  écueil  presque  inévi- 
table, contre  lequel  de.vait  bientôt  se  briser  son  système. 

Je  dis  presque  inévitable  :  il  était  bien  difficile,  en  effet,  qu'ayant  sous 
la  main  toutes  ces  sensibilités  propres,  que  Bordeu  leur  avait  données, 
les  physiologistes  ne  vinssent  rapidement,  et  Bordeu  tout  le  premier, 
à  en  abuser.  La  nouvelle  physiologie,  la  physiologie  de  la  sensation, 
expliqua  tout  par  les  sensibilités  propres,  à  peu  près  comme,  un  siècle  au- 
paravant, Van-Helmont  expliquait  tout  par  les  petits  archées^. 

«La  sécrétion,  dit  Bordeu,  se  réduit  à  une  espèce  de  sensation^; 
«  .  .  .  .  chaque  nerf  a  son  goût  particulier^" chaque  glande  a  son 

'  ■  Concluons,  en  résumant  tout  ce  que  nous  avons  détaillé  jusqu'^ici,  que  la  sé- 
«crélion  des  glandes  ne  se  fait  pas,  comme  on  l'avait  avancé,  par  la  compression 
«du  corps  glanduleux,  mais  par  Vaclion  propre  de  l'organe,  aclion  que  certaines 
«circonstances  augmentent,  comme  les  irritations.  .  .  »  P.  lAA-  —  *  «Les  glandes 
«ont  besoin  d'être  réveillées  ou  excitées  pour  agir..  ..  »  P.  i45. —  «Les  organes 
«  glanduleux  doivent  être  excités  pour  agir. .  .  »  P.  i^6.  —  '  «  La  .sécrclion  se  réduit 
«à  une  espèce  de  sensation  ...»  P.  i63,  —  *  «Les  sécrétions  dépendent  de  l'ac- 
« tion  des  nerfs.  ...»  P.  1 56.  —  '  P.  i3i.  — *  «Les  nerfs  qui  vont  à  une  glande 
«étant  coupés,  la  sécrétion  de  celte  glande  est  suspendue. ...  »  P.  i56.  —  'P.  167. 
—  '  Indépendamment  de  son  grand  archée,  Van-Helmont  avait  imaginé  plusieurs 
petits  archées,  chargés  chacun  du  soin  d'un  organe.  Le  cerveau,  le  foie,  l'utérus,  etc., 
avaient  chacun  leur  petit  archée.  —  *  «  La  sécrétion  se  réduit  à  une  espèce  de  sensa- 
«  lion  :  les  parties  propres  à  exciter  telle  sensation  passeront,  et  les  autres  seront  re- 
«  jetées;  chaque  glande,  chaque  orifice  aura  son  ^ou<  particulier  ;  tout  ce  qu'il  y  aura 
1  d'étranger  sera  rejeté  pour.l'ojdioAire.  iP-iôS. — ■"  P-  16/i.  «  L,es  nerfs,  attentifsei 


.^i       AOÛT' ï 855:.  hn 

«  tact* .  .  .  »  Enfin ,  il  va  jusqu'à  dire  que  «  chaque  organe  est  un  animal 
ndans  l'animal:  animal  in  animali^..  .  »  abus  de  mots,  ou,  plus  essen' 
tiellement  encore,  excès  de  doctrine  qui  justifie  bien  celte  haute  et 
sévère  critique  de  M.  Cuvier. 

«On  introduisit  dans  le  langage  une  innovation  qui,  pendant  long» 
«temps,  a  semblé  faire  de  la  physiologie,  non-seulement  la  plus  diffi- 
«cîle,  mais  la  plus  mystérieuse  de  toutes  les  sciences.  Cette  innovation 
«  consista  à  généraliser  l'idée  de  sensibilité  au  point  de  donner  ce  nom 
«à  toute  coopération  nerveuse  accompagnée  de  mouvement,  même 
«lorsque  l'animal  n'en  avait  aucune  perception.  On  établit  ainsi  des 
«sensibilités  organiques,  des  sensibilités  locales,  sur  lesquelles  on  rai- 
«  sonna,  comme  s'il  s'était  agi  de  la  sensibilité  ordinaire  et  générale. 
«L'estomac,  le  cœur,  la  matrice,  selon  ces  physiologistes,  sentirent  et 
«voulurent;  et  chaque  organe  devint,  à  lui  seul,  une  sorte  de  petit 
H  animal ,  doué  des  facultés  du  graud  ',  » 
.   îii'f   .  :  ^  '  t'i'i 

II.  —  De  Bichat  «l  de  sa  théorie  des  propriétés  vitales. 

Je  reprochais  naguère  *  à  Bichat  de  n'avoir  pas  cité  Bufîon  à  propos 
de  la  division  de  la  vie  en  deux  viei.  Dans  son  Traité  d'anatomie  géné- 
rale, publié  deux  ans  après  ses  Recherches  sur  la  vie  et  la  mort,  il  cite 
tout  à  la  fois,  et  par  une  sorte  de  compensation,  Aristote,  Buffon  et 
Grimaud  :  Aristote,  qui,  je  crois,  n'a  pas  dit  grand' chose  sur  cela,  et 
Grimaud,  qui  n'a  fait,  comme  Bichat,  qu'emprunter  à  Bufibn  tout  ce 
qu'il  en  a  dit. 

«J'ai  cherché  le  plus  possible,  en  classant  les  fonctions,  à  suivre,  dit 
«Bichat,  la  marche  tracée  par  la  nature  elle-même.  J'ai  posé,  dans  mon 
«ouvrage  sur  la  vie  et  la  mort,  les  fondements  de  cette  classification, 
«que  je  suivais  avant  d'avoir  publié  celui-ci.  Aristote,  BulFon,  etc., 
«avaient  vu,  dans  l'homme,  deux  ordres  de  fonctions,  l'un  qui  le  met 
«en  rapport  avec  les  corps  extérieurs,  l'autre  qui  sert  à  le  mouvoir. 
«Grimaud  reproduisit  cette  idée,  qui  est  aussi  grande  que  vraie,  dans 
«ses  cours  de  physiologie  et  dans  son  mémoire  sur  la  nutrition;  mais, 

«  in.^ensibles  à  tout  ce  qui  ne  les  regarde  point ,  ne  laissent  passer  que  ce  qui  a 

«  donné  de  bonnes  preuves ,  on  peut  dire  que  la  séparation  de  la  bile  se  terail 

ipar  la  bouche,  si  les  nerfs  de  la  parotide  avaient  une  autre  jfBii6(7w^,  er,  si  nous 
«osons  l'avancer,  un  autre  ^o«/.  »  P.  i64. —  ^  Ibid. —  *  P.  187. —  *  Rapport  »ur 
mes  expériences  touchant  le  système  nerveux.  (Voyez  mon  livre  intitulé:  Recherches 
expérimentales  sar  lei  propriétés  et  les  fondions  du  système  nerveux,  p.  64  (a' édition). 
—  *  Voyei  mon  premier  article,  cahier  de  juin,  p.  336. 

61. 


480  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«en  la  considérant  d'une  manière  trop  générale,  il  ne  l'analysa  point 
«avec  exactitude,  il  ne  plaça  dans  les  fonctions  extérieures  que  les  sen- 
«sations  et  les  mouvements,  n'envisagea  point  le  cerveau  comme  le 
«centre  de  ces  fonctions,  etc.,  etc^  » 

—  JS'envisagea  point  le  cerveau  comme  le  centre  de  ces  fonctions.... 
C'est  que  Grimaud  n'avait  pas  bien  lu  BufFon.  .;  ,^  ,mv'^- 

«Le  cerveau  et  les  sens  forment,  dit  Buflbn,  une  seconde  partie 
«essentielle  à  l'économie  animale  :  le  cerveau  est  le  centre  de  l'enve- 
«loppe,  coname  le  cœur  est  le  centre  de  la  partie  intérieure  de  l'ani- 
«  mal.  C'est  cette  partie  qui  donne  à  toutes  les  autres  parties  extérieures 
«le  mouvement  et  l'action  par  le  moyen  de  la  moelle  de  l'épine  et  des 
«nerfs,  qui  n'en  sont  que  le  prolongement;  et,  de  la  même  façon  que 
«  le  cœur  et  toute  la  partie  intérieure  communiquent  avec  le  cerveau 
«  et  avec  toute  l'enveloppe  extérieure  par  les  vaisseaux  sanguins  qui 
«s'y  distribuent,  le  cerveau  communique  aussi  avec  le  cœur  et  toute 
«  la  partie  intérieure  par  les  nerfs  qui  s'y  ramifient  ^.  » 

J'arrive  au  point  le  plus  important  de  la  physiologie  de  Bichal,  je 
veux  dire  à  sa  théorie  des  propriétés  vitales. 

Après  avoir  divisé  la  vie  en  deux  vies,  et  divisé  pareillement  en  deux 
ordres  les  caractères,  soit  anatomiques,  soit  physiologiques,  qui  dis- 
tinguent les  deux  vies  l'une  de  l'autre^,  Bichat  cherche  aussi  deux  or- 
dres de  forces  ou  de  propriétés  vitales  :  les  propriétés  de  la  vie  animale, 
et  les  propriétés  de  la  vie  organique. 

Mais,  vains  efforts!  il  ne  trouve  partout  que  les  mêmes  propriétés, 
que  les  mêmes  forces  :  la  même  sensibilité  et  la  même  contractilité  (car 
il  ne  connaissait  encore  que  ces  deux  forces-là). 

Alors  que  fait-il?  Il  partage,  très-adroitement,  chacune  àeceS forces 
en  deux;  moyennant  quoi  il  a  tout  ce  qu'il  désire,  c'est-à-dire  deux 
sensibilités  et  deux  contractilités  ;  la  sensibilité  de  la  vie  animale  et  la  sensi- 
bilité de  la  vie  organique,  la  contractilité  de  la  vie  animale  et  la  contrac- 
tilité de  la  vie  organique.  •  '•<tf.i   ti'i  ^ 

uParlerai-je  des  propriétés  vitales?  dit  Bichat.  Voyez  la  sensibilité 
«animale  dominante  dans  les  nerfs;  la  contractilité  de  même  nature, 
«spécialement  marquée  dans  les  muscles  volontaires;  la  contractilité 
«  organique  sensible,  formant  la  propriété  spéciale  des  muscles  involon- 
«taires;  la  contractilité  insensible  et  la  sensibilité  de  même  nature,  ca- 
«ractérisant  surtout  les  glandes,  la  peau,  etc.,  etc.*.» 

'  Anatomie  générale,  t.  I,  p.  c,  i"  édition.  —  *  T.  II,  p.  3 17.  —  ^  Voyez  mon 
premier  article,  p.  338  et  suiv.  —  *  Anatomie  générale,  p.  Ixxxij. 


AOUT  1855.  .  481 

Ce  détour,  et,  si  je  puis  ainsi  parier,  ce  subterfuge  de  mots  (remar- 
quez les  mots  que  j'ai  soulignés),  n'avait  pu  échapper  au  coup  d'œil 
net  et  juste  de  M.  Cuvier.  «Dans  la  difficulté,  jusqu'ici  non  surmon- 
atée,  dit  M.  Cuvier,  de  se  faire  une  idée  claire  de  ce  grand  phéno- 
«mène  (le  phénomène  de  la  sécrétion  des  glandes),  on  a  employé  des 
«expressions  figurées,  on  a  supposé  dans  ces  organes  quelque  faculté 
«semblable  à  celle  qui  nous  fait  choisir  nos  aliments,  par  exemple;  et 
«  c'est  ce  qu'on  a  appelé  sensibilité  organique;  l'on  a  aussi  appliqué  cette 
«formule  aux  contractions  des  muscles  involontaires^  aux  muscles  du 
«cœur,  de  l'estomac,  etc.  Mais  il  ne  faut  pas  que  l'on  se  fasse  illusion; 
«ces  termes  n'expliquent  rien;  ils  impliquent  même  contradiction  :  ce 
«serait  une  sensibilité  insensible,  comme  Bichat  est  sur  le  point  de 
«l'écrire  [la  contractilité  insensible,  la  sensibilité  de  même  natare^)  sans 
«  oser  achever,  parce  que,  en  effet,  son  bon  esprit  lui  faisait  sentir 
«que  ces  mots,  trop  employés  depuis  Bordeu,  n'étaient  que  des  mots 
«  vides  de  sens  ^.  » 

Mais  ici  ce  ne  sont  pas  seulement  les  mots  qui  se  contredisent;  ce 
qui  se  contredit  encore  plus,  ce  sont  les  faits  et  la  théorie. 

li  n'y  a  qu'une  sensibilité,  partout  la  même,  toujours  de  même  na- 
ture, et  ne  variant  jamais,  d'un  organe  à  l'autre  que  par  le  degré,  et, 
si  je  puis  ainsi  parler,  que  par  la  dose^. 

Car  ce  n'est  point  par  eux-mêmes,  ce  n'est  point  par  une  vertu 
iohërente  et  propre,  que  les  organes  sont  sensibles  :  les  organes  ne  sont 
sensibles  que  par  leurs  nerfs. 

Haller,  ce  grand  maître  en  fait  d'analyse  expérimentale,  nous  a 
appris  deux  choses  également  importantes,  la  première,  que,  entre 
toutes  les  parties  de  l'économie  animale,  le  nerf  seul  est  sensible;  et  la 
seconde,  que,  entre  toutes  ces  mêmes  parties,  le  muscle  seul  est  con- 
tractile. -Ht 

Le  nerf,  qui  est  sensible,  n'est  pas  contractile;  le  muscle,  qui  est  con- 
tractile, n'est  pas  sensible  :  chaque  partie  du  corps  a  sa  propriété  spé- 
ciale, sa  quaUté  distincte;  et  tous  nos  travaux,  depuis  Haller,  ne  tendent 
qu'à  ce  but.  nettement  marqué,  de  démêler  et  de  localiser,  l'une  après 
l'autre ,  toutes  les  propriétés  vitales. 

Notre  siècle  a  fait,  en  ce  genre,  de  grands  progrès.  Deux  physiolo- 
gistes illustres,  M.  Ch.  Bell  en  Angleterre,  et  M.  Magendie,  en  France, 

'  Voyez  la  citation  précédente.  —  *  Leçons  d'anatomie  comparée,  1. 1,  p.  33  (  a*  édi- 
tion). — ^  Contraint  par  la  force  des  choses,  Biclial  se  servira  bientôt  lui-même  de 
ce  mot  dote ,  que  j'emploie  ici. 


582  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ont  découvert,  dans  chaque  nerf,  deux  nerfs  :  l'un  exclusivement  sen- 
ntif,  l'autre  exclusivement  moteur. 

J'ai  fait  voir  que  le  cerveau  proprement  dit  est  le  siège  exclusif  de  ïin- 
telligence;  que  le  cervelet  est  le  siège  d'une  faculté  toute  nouvelle,  et 
jusqu'ici  restée  inconnue,  la  faculté  à'éqailibrer  ou  de  coordonner  les 
mouvements  de  locomotion;  j'ai  localisé  le  siège  du  principe  de  la  vie  dans 
un  espace  déterminé,  et  qui  n'a  pas  deux  lignes  d'étendue.  Il  y  a  plus. 
J'ai  fait  voir,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe  ici,  quelque  chose  de 
singulier  encore,  et  qui  aurait  beaucoup  surpris  Bichat,  c'est  que  l'or- 
gane central  de  la  vie  animale,  le  cerveau,  est  profondément  et  abso- 
lument insensible  ^. 

Il  en  est  de  même  du  cervelet  :  le  cervelet  est  aussi  insensible  que  le 
cerveau^. 

Mais,  sans  en  venir  jusqu'à  ces  exemples-là,  que  Bichat  ne  pouvait 
connaître,  les  expériences,  et  je  dirai  même  les  observations  les  plus 
simples  et  les  plus  communes,  nous  font  voir  tous  les  jours  que  les 
parties  ordinairement  insensibles  :  les  os,  les  tendons,  les  muscles,  etc.,  le 
cœur,  y  estomac,  les  intestins,  etc.,  passent,  dans  certains  cas,  de  leur  m- 
sensibilité  ordinaire,  à  la  sensibilité  la  plus  vive  et  la  plus  extrême. 

Bichat  ne  pouvait  ignorer  de  tels  exemples  :  aussi  ne  les  ignorait-il 
pas;  et,  après  avoir  intitulé  son  chapitre  :  Des  deux  espèces  de  sensibilité, 
animale  et  organique,  il  finit  ce  même  chapitre  par  déclarer  qu'il  n'y  a 
pas  deux  sensibilités,  qu'il  n'y  en  a  qu'âne,  que,  «quoique»  (c'est  lui  qui 
parle)  «les  deux  sensibilités,  animale  et  organique,  présentent  une 
«différence  notable,  cependant  leur  nature  paraît  être  essentiellement 
«la  même,  et  que  l'une  n'est  probablement  que  le  maximum  de 
«l'autre.  C'est  toujours  la  même  force  qui,  plus  ou  moins  intense,  se 
«présente  sous  divers  caractères'.» 

Et  il  ajoute  :  «  Ce  qui  varie  la  dose  de  la  sensibilité*,  c'est  tantôt  l'ordre 
«naturel;  ainsi  la  peau,  les  nerfs  sont  supérieurs,  sous  ce  rapport,  aux 

*  Voyez  mon  livre  intitulé  :  Recherches  expérimentales  sur  les  propriétés  et  les  fonc- 
tions du  système  nerveux.  —  *  Voyez  mon  livre  déjà  cité.  —  '  Recherches  physio- 
logiques sur  la  vie  et  la  mort,  p.  lOi.  —  *  Voilà  donc  les  sensibilités  propres  de 
Bordeu  réduites  à  n'être  que  des  doses  diverses  de  la  même  sensibilité;  mais  Bordeu 
n'y  perd  guère  ;  Bicliat  fait,  avec  les  doses  diverses  de  sensibilité  lout  ce  que  Bordeu  fai- 
sait avec  les  sensibilités  propres,  a  C'est  cette  somme  de  sensibilité  déterminée  pour 
«  chaque  organe,  dit  Bichat,  qui  compose  spécialement  sa  vie  propre,  c'est  elle  qui  fixe 
a  la  nature  de  ses  rapports  avec  les  corps  qui  lui  sont  étrangers,  »  etc.  P.  io5.)  Le 
mol  vie  propre  est  substitué  à  celui  de  sensibilité  propre;  et  le  sacrifice  n'est  pas  bien 
grand.  «  Voilà,  dit  encore  Bichat,  comment  les  bouches  des  laclés,  ouvertes  dans  les 
«intestins,  n'y  puisent  que  le  chyle,  et  n'absorbent  point  les  fluides  qui  se  trou- 


AOÛT  1855.  483 

((tendons,  aux  cartilages,  etc.;  tantôt  ce  sont  des  maladies;  ainsi,  en 
tt  doublant  la  dose  de  sensibilité  des  seconds, l'inflammation  les  égale,  les 
urend  même  supérieurs  aux  premiers^.» 

Le  chapitre  sur  la  contraclilité  commence  par  un  titre  tout  pareil  à 
celui  sur  la  sensibilité  :  Des  deux  espèces  de  contractilité ,  animale  et  orga- 
nique; mais  il  ne  finit  pas  de  même.  L'auteur  y  reste  plus  conséquent 
avec  lui-même,  et  la  conclusion  avec  les  prémisses.  «Nous  avons  vu, 
«  dit  Bichat,  que  les  limites  qui  distinguent  les  deux  modes  de  sensi- 
«  bilité  ne  paraissent  tenir  qu'à  la  proportion  plus  ou  moins  grande  de 
«celte  force  ;. . .  il  n'en  est  pas  ainsi  des  deux  grandes  divisions  de  la 
«contractilité,  considérée  en  général.  L'organique  ne  peut  jamais  se 
«transformer  en  animale  :  quels  que  soient  son  exaltation,  son  accrois- 
«  sèment,  elle  reste  toujours  de  môme  nature*;  »  c'est-à-dire,  pour  com- 
pléter la  pensée  de  Bichat,  que- les  muscles  de  la  vie  organique  restent 
toujours  indépendants  de  la  volonté,  et  que  les  muscles  de  la  vie  animale 
y  restent  toujours  soumis. 

Sans  doute,  et  la  chose  est  incontestable;  mais  que  faut-il  en  coii- 
dure?  qu'il  y  a  deux  espèces  de  contractilité,  comme  le  dit  Bichat? 
assurément,  non.  11  n'y  a  pas  plus  deux  contractilités  qu'il  n'y  a  deux 
sensibilités.  La  circonstance  d'être,  ou  non,  soumise  à  la  volonté 
n'est  qu'une  circonstance  éloignée,  externe',  qui  ne  touche  en  rien 
à  la  nature,  à  l'essence  de  la  contractilité.  C'est  toujours  la  même  con- 
tractilité, la  même  propriété  musculaire,  la  même  force  du  muscle  : 
seulement  le  muscle  a,  dans  un  cas,  avec  le  cerveau,  siège  de  la 
volonté,  des  rapports,  des  connexions  nerveuses,  qu'il  n'a  pas  dans 
l'autre  *.• 

Bichat  se  faisait  si  peu  encore  une  idée  juste  de  la  contractilité,  qu'il 
la  suppose  répandue  partout;  et  cela  au  moment  même  où,  par  le 
plus  heureux  de  ses  travaux,  Haller  venait  de  la  localiser  exclusive- 
ment et  défmitivement  dans  le  muscle. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  après  avoir  divisé  la  contractilité  en   deux 


ivent  mêlés  à  lui,  fluides  avec  lesquels  leur  sensibilité  n*est  point  en  rapport, V 
«(p.  io6);  el  Bbrdeu  n'aurait  pas  micuf  dit.  —  '  Recherches  physiologiques  sur  la 
vie  et  la  mort,  p.  io4.  —  *  Ibid.  p.  lao.  —  *  «L'estomac,  les  intestins  prennent 
«souvent  une  susceptibilité  pour  la  contraction,  telle  que  le  moindre  contact 
«les  fait  soulever  et  y  détermine  de  violents  mouvements  ;  or  ces  mouvements  con- 
«  servent  toujours  alors  leur  type  et  leur  caractère  primilifs;  jamais  le  cerveau  n'en 
•  règle  les  secousses  irrégulières....»  (P.  121.)  —  *  Voyez,  touchant  cette 
grande  question  des  rapports  des  mouvemenis  avec  la  volonté,  mon  livre  intitulé  : 
Rech.  exp.  sar  les  prop.  et  les  fond,  du  sysl,  nero. 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 

espèces,  la  contractilité  animale  et  la  contractilité  organique,  Bicliat  subdi- 
vise Yorganique  en  deux  variétés,  la  contractilité  organique  sensible  et  la 
contractilité  organique  insensible. 

«La  contractilité  organique  sensible  repond  à  peu  près,  dit-il,  à  ce 
«qu'on  nomme  irritabilité,  et  la  contractilité  organique  insensible,  à  ce 
«  qu'on  appelle  tonicité^.  » 

Rien  de  cela  n'est  exact.  La  contractilité  animale  n'est  que  la  contrac- 
tilité organique;  l'une  et  l'autre  ne  sont  que  l'irritabilité;  et,  quant  à  la 
tonicité ,  c'est  une  tout  autre  force^. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  voir  que  Bicbat  n'a  plus  ici  son  allure 
libre  et  facile;  lui-même  le  sent  bien  vite,  et,  pour  se  tirer  d'affaire,  il 
renvoie  aux  médecins  de  Montpellier. 

«Je  renvoie,  dit  il,  à  ce  qu'ont  écrit  les  médecins  de  Montpellier'.» 

C'était  se  mal  adresser.  Sur  tout  ceci,  les  médecins  de  Montpellier 
sont  très-confus  et  fort  peu  d'accord. 

Vient,  premièrement,  Bordeu,  le  très-spirituel  mais  très-impérieux 
Bordeu,  qui  n'a  jamais  voulu  souffrir  que  l'on  séparât  \ irritabilité  de  la 
sensibilité. 

«Les  savants  ont  reçu  avec  empressement,  dit-il,  les  expériences  et 
«  les  réflexions  d'un  médecin  philosophe  des  plus  distingués  de  ce 
«siècle,  M.  Haller;  il  a  pris  l'irritabilité  des  parties  du  corps  vivant 
«pour  un  principe  général,  et  il  l'a  mise  à  la  place  de  la  sensibilité, 
«qui  avait  de  même  été  regardée  comme  un  principe  général  dans 
«l'école  de  Montpellier,  avant  qu'il  fût  question  de  l'irritabilité,  consi- 
li  dérée  sous  ce  point  de  vue.  Or  la  sensibilité  paraît  plus  aisée  à  com- 
«  prendre  que  l'irritabilité,  et  elle  peut  très-bien  servir  de  base  à  l'ex- 
«plication  de  tous  les  phénomènes  de  la  vie*.  ...» 

Vient  ensuite  Barthez.  Il  combat  Bordeu.  «On  manque,  dit  Barthez, 
«  à  ce  que  prescrit  la  bonne  méthode  de  philosopher  dans  la  science  de 
«l'homme, lorsqu'on  soutient,  avec  quelques  physiologistes  récents,  cette 
«opinion  (qu'on  a  faussement  attribuée  à  fécole  de  Montpellier)  que 
«  c'est  la  sensibilité  qui  est  le  principe  de  la  vie  dans  l'homme  et  dans  les 
«  animaux  ^.  » 

Barthez  ne  s'en  tient  pas  là.  Il  distingue  très-bien  les  forces  toniques 
des  forces  motrices,  et  les  forces  motrices  des  forces  sensitives.  Il  com- 
mence même  par  donner  une  définition  très-nette  du  mouvement 
tonique  et  du  mouvement  dû  aux  forces  motrices. 

'  P.  116.  —  *  J'expliquerai  celle  force  de  tonicité  dans  un  autre  article,  où  Bi- 
cliat sera  examiné  par  rapport  à  Barthez.  —  '  Ibid.  p.  11a.  —  *  Œuv.  comp. 
p.  668.    —  '  Nouv.  élém.  de  la  se.  de  l'homme,  t.  I,  p.  179  (2*  édition). 


AOÛT  1855.  685 

«Les  mouvements  de  tous  les  solides  vivants  se  font,  dit-il,  de  deux 
«manières:  ou  avec  un  progrès  rapide,  et  que  nos  sens  ne  peuvent 
«  suivre ,  ou  avec  une  marche  trop  tardive  pour  que  l'imperfection  de 
«  nos  sens  nous  permette  de  l'apercevoir  ^  »  —  «  Le  dernier  de  ces  mouve- 
«ments,  continue-t-il ,  est  le  mouvement  tonique;  on  peut  donner  au 
«premier  le  nom  de  mouvement  musculaire^.  » 

Et  jusque-là  rien  de  mieux-,  mais  il  ajoute  :  «Quoique  le  mouve- 
«ment  musculaire  s'exécute  principalement  dans  les  muscles,,  il  a  lieu 
«aussi  dans  des  organes  dont  la  structure  n'est  point  musculaire';»  et 
c'est,  du  même  coup,  reconnaître  et  méconnaître  la  belle  décoXiverte 
d'HalIer. 

Ënfm,  un  troisième  médecin  de  Montpellier,  et  Irès-digne  d'être  cité 
à  côté  des  deux  précédents,  Fouquet,  revient  à  l'opinion  de  Bordeu,  cri- 
tiquée par  Barthez. 

Fouquet  veut,  comme  Bordeu,  que  le  principe  sentant  et  le  principe 
mouvant  ne  soient  qu'un  seul  et  même  principe,  qu'il  n'y  ait  qu'un  prin- 
cipe, la  sensibilité;  et,  dans  une  de  ces  phrases  figurées  qui  lui  étaient 
familières ,  il  appelle  l'irritabilité  :  une  fille  égarée  de  la  sensibilité. 

Dans  un  premier  article,  j'avais  examiné  Bichat  par  rapport  à  BulTon  ; 
je  viens  de  l'examiner  ici  par  rapport  à  Boixleu;  je  l'examinerai,  dans 
un  troisième  article,  par  ru^ort  à  ilaller. 

FLOURENS. 
[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Histoire  de  là  vie  et  des  ouvrages  de  Hiouen-thsang  et  de 
SES  VOYAGES  DANS  lInde,  depuis  l'an  629  jusqu'en  6U5  (de  notre 
ère),  par  IJoeï-li  et  Yen-thsong,  suivie  de  documents  et  d'éclair- 
cissements géographiques  tirés  de  la  relation  originale  de  Hiouen- 
thsang,  traduite  du  chinois  par  Stanislas  Julien,  membre  de  l'Ins- 
titut de  France.  Paris,  imprimé  par  autorisation  de  l'Empereur 
à  l'Imprimerie  impériale,  i853,  in-8°  de  LXXXiv-472  pages. 

DEUXIÈME    ARTICLE*.  •    - 

Biographie  de  Hiouen-thsang. 

Originaire  de  Tdiin-lieou,  dans  le  district  de  Keou-chi,  Hiouen- 

•   '  Nouveaux  éléments  de  la  science  de- l'homme,  t.  I,  p.  lia.  —  *  Ibid.  p.   11 3. 
— r  *  Ibid.  —  *  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mars,  p.  1^9. 

6a 


486  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

thsang  appartenait  à  une  famille  honorable,  qui  avait  occupé  dans  sa 
province  des  charges  éminentes.  Son  père,  nommé  Hoeï,  avait  refusé, 
par  sagesse  et  par  amour  de  l'étude,  de  suivre  la  carrière  de  ses  ancêti'es, 
et  s'était  éloigné  des  fonctions  publiques  dans  un  temps  de  troubles 
civils.  Faisant  lui-même  l'éducation  de.  ses  quatre  fils,  il  distingua  de 
bonne  heure  l'intelligence  et  la  gravité  précoces  du  dernier,  Hiouen- 
thsang,  qu'il  se  plut  à  cultiver.  L'enfant  répondit  à  ses  soins;  et,  foM 
jeune  encore,  il  fut  confié  à  la  direction  de  son  second  frère,  (Jui  avait 
embrassé  la  vie  religieuse  dans  un  des  couvents  de  Lo-yang,  la 
capitale  de  l'Est.  Il  montra,  au  couvent  comme  dans  la  maison  pater- 
nelle, une  application  et  une  facilité  prodigieuses;  et,  par  une  exception 
que  justifiaient  l'élévation  et  la  fermeté  de  son  caractère,  plus  encore 
que  son  savoir,  il  fut  admis  sans  examen  parmi  les  religieux  dès  l'âge 
de  treize  ans.  C'est  que,  dès  cette  époque,  sa  vocation  s'était  manifestée; 
et  uson  vœu  unique  était  d'entrer  en  religion  afin  de  propager  au 
«  loin  la  loi  brillante  du  Bouddha.  »  Les  livres  qu'il  étudiait  plus  particu- 
lièrement, et  que  déjà  il  possédait  à  fond,  étaient  le  livre  sacré  du 
Nie-pan  (le  Nirvana)  et  le  Che-ta-ching-lun  (Mahâyâna  samparigraha 
castra).  'J  '  .Jj'.  ;  m*  • 

Pendant  sept  ans  le  jeune  novice  parcourut  avec  son  frère  les  écoles 
les  plus  renommées  pour  achever  son  éduc^on;  et,  au  milieu  des  révo- 
lutions sanglantes  qui  bouleversaient  alors  l'empire,  il  subit  bien  des 
épreuves  qui  le  préparaient  à  celles  de  ses  futurs  voyages.  Il  s'arrêta 
quelques  années  dans  le  pays  de  Chou,  qui  était  moins  agité  que  les 
autres;  et  il  y  suivit  assidûment  les  conférences  des  maîtres  les  plus 
autorisés.  Les  deux  frères  rivalisaient  de  savoir  et  de  vertu;  et,  dans  le 
couvent  Kong-hoeî  sse  de  la  ville  de  Tching-tou ,  ils  se  firent  remarquer 
à  l'envi  l'un  de  l'autre  par  «l'éclat  de  leurs  talents,  la  pureté  de  leurs 
a  mœurs  et  la  noblesse  de  leur  cœur.  »  A  vingt  ans  Hiouen -thsang  ter- 
minait son  noviciat  et  recevait  le  complément  des  ordres  monastiques. 
C'était  dans  la  cinquième  année  de  la  période  wou-te.  Pendant  la 
retraite  d'été  qui  suivit  son  ordination,  il  étudia  la  discipline,  le 
Vinaya,  et  il  continua  d'approfondir  les  soûtras  et  les  castras.  Mais  il 
conservait  encore,  sur  plusieurs  points  de  la  doctrine,  des  doutes  que  ni 
lui  ni  son  frère  ne  pouvaient  résoudre  ;  et,  pour  en  obtenir  la  solution , 
il  alla,  durant  six  autres  années,  consulter,  de  ville  en  ville,  les  docteurs 
qui  passaient  pour  les  plus  instruits.  Mais  dès  lors  il  était  lui-même  un 
maître  consommé;  et,  dan's  les  couvents  où  il  séjournait,  on  le  pria 
souvent  d'expliquer  quelques-uns  des  livres  les  plus  importants.  C'eat 
ainsi  que,  dans  le  couvent  de  Thien-hoang-sse,  à  King-tcheou,  il  développa 


r/t/      AOÛT   1855.     î[H)l  487 

Irois  fois,  durant  un  trimestre  d'automne,  les  deux  livres  du  MaHâyâna 
samparigraba  castra  et  de  l'Abhidharma  castra.  Telle  était  la  retiommée 
de  ses  leçons,  que  le  roi  de  Han-yang,  accompagné  de  ses  officiers  et 
d'une  multitude  de  religieux,  vint  l'entendre,  et  assista  plein  d'admi- 
ration k  une  victoire  éclatante  que  le  Maître  de  la  Loi  remporta  sur 
tous  ceux  qui  s'étaient  présentés  pour  l'interroger  et  discuter  avec 
lui.  A  Tch'.ang-'an ,  ses  succès  ne  furent  pas  moins  brillants;  et  les 
maîtres  les  plus  âgés  et  les  plus  doctes  s'avouaient  vaincus  par  ce  jeune 
bomme. 

Cependant  Hiouen-tbsang  n'en  sentait  pas  moins  tout  ce  qui  lui 
manquait  encore-,  et,  loin  que  sa  modestie  fût  aveuglée  par  les  louanges 
qu'on  lui  prodiguait,  il  preûail  la  résolution  de  voyager  dans  les  con- 
trées de  l'Ouest  pour  interroger  les  sages  sur  les  parties  de  la  Loi  dont 
l'obscurité  jetait  le  trouble  dans  son  esprit.  Il  se  rappelait  en  outre  les 
voyages  de  Fa-hien  et  de  Tcbi-yen,  les  premiers  lettrés  de  leur  siècle; 
«  et  cette  gloire  d'aller  chercher  la  Loi  pour  servir  de  guide  aux  hommes 
«  et  faire  leur  bonheur  »  lui  semblait  digne  de  l'imitation  d'une  grande  âme. 

De  concert  avec  plusieurs  autres  religieux,  il  présenta  donc  une 
requête  pour  qu'on  autorisât  leur  voyage  dans  l'Inde;  mais  un  décret 
impérial  ayant  répondu  par  un  refus,  il  se  décida ,  malgré  les  difficultés 
et  les  périls  qui  l'attendaient,  à  partir  seul.  Il  hésitait  encore  quand  le 
souvenir  d'un  songe  de  sa  mère  qu'il  se  rappela,  et  un  songe  qu'il  eut 
lui-même,  vinrent  le  déterminer,  sans  parler  des  encouragements  d'un 
habile  devin,  par  lequel  il  «s'était  fait  tirer  son  horoscope  et  dont  la 
prédiction  se  vérifia*;  il  avait  alors  vingt-six  ans. 

Il  se  rendit  â  Lian^-tcheou,  qui  était  le  ren(fez-vous  général  des 
peuples  à  l'ouest  du  Fleuve  Jaune ,  et  do  tous  les  marchands  des  con- 
trées limitrophes.  Il  s'apprêtait  à  quitter  cette  ville,  après  y  avoir  donné 
comme  ailleurs  des  conférences  très-suivies  sur  la  Loi,  quand  un  pre- 
mier obstacle  faillit  compromettre  tous  ses  projets.  Le  gouverneur  de 
la  ville  avait  reçu  de  l'administration  impériale  les  ordres  les  plus  for- 
mels de  ne  laisser  passer  personne  à  fétranger. Mais,  grâce  à  l'assistance 
•ecrète  que  lui  prêtèrent  des  docteurs  qui  approuvaient  son  dessein,  il 
put  s'échapper  de  la  ville,  se  cachant  le  jour  et  marchant  la  nuit.  Un 
peu  plus  loin,  à  Koua-tcheou,  il  eût  été  arrêté  sur  le  rapport  des 
espions  envoyés  à  sa  poursuite,  si  le  gouverneur,  touché  de  la  franchise 
du  pèlerin,  qui  avouait  qui  il  était,  et  de  son  courage  magnanime,  ne 
l'eût  dégagé  en  déchirant  la  pièce  officielle  de  son  signalement. 

■  ^ 

*  M.  Stanislas  Julien ,  Histoire  de  la  vie  de  IJioaen-thsang ,  p.  a  i . 

63. 


488  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Deux  novices^,  qui  l'avaient  suivi  jusque-là ,  furent  effrayés  de  ces  pre- 
miers obstacles  et  le  quittèrent.  Resté  seul  et  sans  guide ,  Hiouen-thsang 
ne  trouva  pas  de  plus  sûr  moyen  pour  s'en  procurer  un  que  d'aller  se 
prosterner  aux  pieds  de  la  statue  de  Mi-le  (Maitreya  Bodhisattva)^  et  de 
lui  adresser  de  ferventes  prières;  le  lendemain  il  les  renouvelait  avec 
autant  de  foi ,  quand  il  vit  entrer  tout  à  coup  près  de  lui  un  homme  des 
pays  barbares,  qui  venait  lui  témoigner  le  désir  d'entrer  en  religion,  en 
recevant  ses  leçons,  et  qui  accepta  très-volontiers  d'être  son  guide. 

L'évasion  n'était  pas  facile.  A  l'extrême  frontière ,  qui  était  à  cinq  lieues 
de  la  ville,  il  fallait  franchir  sans  être  aperçu  une  barrière  «par  laquelle 
«on  était  obligé  de  passer  et  qui  était  la  clef  des  frontières  de  l'Ouest.  » 
Elle  était  établie  près  de  la  partie  la  plus  large  d'un  fleuve  extrêmement 
rapide;  et,  au  delà  de  cette  barrière,  il  fallait  encore  éviter  cinq  tours 
à  signaux  gardées  par  des  sentinelles  vigilantes.  La  barrière  fut  adroi- 
tement esquivée  grâce  au  jeune  guide;  mais  il  ne  voulut  point  aller  au- 
delà,  et  il  laissa  le  Maître  de  la  Loi  continuer  seul  son  périlleux  voyage. 
Les  huit  grandes  lieues  qui  séparaient  la  barrière  et  les  tours  étaient 
un  désert  de  sables  arides,  oii  l'on  n'avait  pour  s'orienter  que  des  mon- 
ceaux d'ossements  et  les  traces  des  chevaux.  A  peine  Hiouen-thsang  y 
était-il  entré  qu'il  y  fut  assailli  par  les  visions  du  mirage;  il  les  prit  pour 
de  vaines  images  créées  par  les  démons,  qui  voulaient  combattre  son 
entreprise.  Mais  il  entendait  du  inilieu  des  airs  une  voix  qui  lui  criait, 
pour  soutenir  son  courage:»  Ne  craignez  point!  ne  craignez  point!  «Arrivé 
de  nuit  à  la  première  tour,  d'où  il  devait  nécessairement  approcher  pour 
faire  de  l'eau,  il  risqua  d'y  être  tué  par  les  flèches  des  sentinelles.  Heu- 
reusement le  commandant  du  poste,  très-zélé  bouddhiste,  consent  aie 
laisser  passer  et  lui  donne  en  outre  des  recommandations  pour  le  chef 
d'une  autre  station,  qui  est  son  proche  pqrcnt.  Le  voyageur  est  obligé 
de  faire  un  long  détour  pour  éviter  la  dernière  station  où  il  aurait 
trouvé  des  gens  intraitables  et  violents;  mais  il  s'égare  dans  un  second 
désert  qu'il  doit  traverser.  Pour  comble  de  malheur,  l'outre  qui  contenait 
sa  provision  d'eau  se  répand.  Désespéré ,  il  est  sur  le  point  de  revenir 
sur  ses  pas  et  de  retourner  à  l'Est.  Mais  à  peine  a-t-il  fait  une  lieue 
dans  cette  direction  nouvelle  que,  saisi  de  remords,  il  se  dit  :  «Dans 
«  l'origine,  j'ai  juré,  si  je  n'arrive  point  dans  le  Thien-tchou  (l'Inde),  de  ne 
«jamais  faiï'e  un  pas  pour  revenir  en  Chine.  Maintenant  pourquoi  suis- 

*  Maitreya  était  le  futur  Bouddha  que  Çâkyaniouni,  quittant  le  séjour  du  Touchita, 
avait  sacré  comme  son  successeur.  Voir  le  Journal  des  Savants,  cahier  d'août  iSbii, 
p.àSS.     '    ■  ■ 


AOÛT  1855.  ^89 

«je  venu  ici?  J'aime  mieux  mourir  en  allant  vers  rOccident  que  de  ren- 
«trer  dans  l'Est  pour  y  vivre.»  Il  reprit  donc  sa  route;  et,  priant  avec 
ferveur  Kaoan-in  (Avalokitéçvara),  il  se  dirigea  de  nouveau  vers  le  nord- 
ouest.  Quatre  nuits  et  cinq  jours  il  erra  dans  le  désert  sans  qu'une 
goutte  d'eau  rafraîchît  sa  gorge  brûlante.  Jl  soutenait  son  courage  abattu 
en  lisant  au  milieu  de  ses  prières  la  Pradjnâ  pâramitâ,  et  le  soûtra 
d'Avalokitéçvara ;  mais,  accablé  de  soif,  de  fatigue  et  de  sommeil,  il 
allait  périr,  quand  une  brise  qui  s'éleva  dans  la  nuit  vint  lui  rendre 
quelque  force,  ainsi  qu'à  son  cheval  non  moins. exténua  que  lui.  Ils  se 
remirent  donc  en  chemin  se  soutenant  à  peine;  et,  au  bout  de  quelques 
instants,  ils  arrivèrent  sur  le  bord  d'un  étang  entouré  de  frais  pâturages, 
vers  lesquels  l'animal  s'était  dirigé  par  un  irrésistible  instinct. 

Après  deux  jours  de  marche  bien  pénible  encore,  il  arrivait.à  1-gou 
(pays  des  Oïgours),  dans  un  couvent  où  il  trouvait  des  religieux  de  la 
Chine. 

Ces  premiers  détails,  qui  portent  un  cachet  d'évidente  vérité,  malgré 
quelques  exagérations  de  la  part  des  biographes,  nous  font  bien  com- 
prendre le  carartère  de  Hiouen-thsang,  en  même  temps  que  les  obsta- 
cles terribles  qu'il  avait  h  surmonter.  A  la  science  qui  déjà  l'a  rendu 
célèbre,  il  joint  une  foi  imperturbable,  un  courage  à  toute  épreuve, 
une  énergie  que  rien  ne  peut  abattre.  C'est  un  missionnaire  accompli. 

Des  épreuves  d'un  autre  genre,  mais  non  moins  redoutables,  l'at- 
tendaient. A  peine  avait-il  pris  quelques  jours  de  repos  à  I-gou,  que  le 
puissant  roi  de  Kao  tch'ang,  l'un  des  tributaires  de  la  Chine,  envoya 
des  messagers  pour  l'inviter  à  venir  dans  son  royaume.  C'était  un  ordre 
auquel  le  pauvre  pèlerin  ne  pouvait  se  soustraire.  La  réception  que  lui 
fit  le  roi  Khio-wen-taï  fut  aussi  alTectueuse  que  magnifique;  mais,  quand, 
dix  jours  après ,  le  Maître  de  la  Loi  voulut  partir,  le  roi  lui  déclara  sa 
ferme  résolution  de  le  garder  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  pour  qu'il  fût  le 
précepteur  de  ses  sujets,  et  le  chef  des  reUgieux  chargés  de  les  ins' 
truire.  Hiouen-thsang  eut  beau  protester,  en  alléguant  la  sainte  utilité 
de  son  voyage;  le  roi  resta  inflexible.  Mais  le  Maître  de  la  Loi  prit  de 
son  côté  une  résolution  non  moins  extrême;  et,  sachant  bien  que  «le 
«  roi  ne  pouvait  rien ,  malgré  toute  sa  puissance,  sur  son  esprit  et  sa  vo- 
«lonté,  »  il  refusa  de  manger,  bien  décidé  à  mourir  de  faim  plutôt  que 
de  renoncer  à  son  projet.  Déjà  trois  grands  jours  s'étaient  écoulés,  quand 
le  roi,  honteux  et  effrayé  des  suites  de  sa  rigueur,  lui  oflrit  respectueu- 
sement ses  excuses  et  lui  rendit  sa  liberté.  Peu  rassuré  nprès  tant  de 
cruauté,  Hiouen-thsang  fit  jurer  au  roi  de  tenir  sa  parole  en  prenant 
à  témoin  d'abord  le  soleil  et  ensuite  le  Bouddha,  dont  ils  adorèrent 


490  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ensemble  la  statue.  Le  roi  jura,  en  présence  de  sa  mère,  îa  princesse 
Tch'ang,  de  traiter  toujours  le  Maître  de  la  Loi  comme  un  frère ,  à  la 
condition  qu'à  son  retour  de  l'Inde,  il  repasserait  dans  le  pays  de  Kao- 
tch'ang  et  s'y  arrêterait  trois  ans.  Hiouen-thsangy  consentit ,  et  devait  rem- 
plir fidèlement  sa  promesse  seize  ans  plus  tard.  Il  consentit,  en  outre,  à 
rester  encore  un  mois  dans  le  pays  de  Kao-tch'ang,  et  il  consacra  tout  ce 
temps  à  l'instruction  religieuse  de  la  cour,  qui  venait,  le  roi  en  tête, 
écouter  chaque  jour  ses  pieuses  leçons. 

Quand  le  mois  fut  écoulé,  le  Maître  de  la  Loi  partit  comblé  déplus 
riches  présents ,  accompagné  d'une  nombreuse  escorte  qu'il  avait  choi- 
sie lui-même,  et  muni,  outre  de  grandes  provisions,  de  vingt-quatre 
lettres  de  recommandation  pour  autant  de  souverains  des  contrées 
qu'il  avait  à  traverser.  Il  remercia  le  roi  de  tant  de  générosité  par  une 
lettre  fort  élégante ,  que  ses  biographes  ont  eu  soin  de  rapporter  tout 
au  long,  et  qui  méritait  en  effet  d'être  conservée. 

Le  reste  du  voyage,  grâce  à  tant  de  ressources,  devait  être  un  peu 
moins  pénible,  quoique  entremêlé  encore  de  bien  des  souffrances.  En 
sortant  du  royaume  de  Koutché,  le  premier  où  le  pèlerin  trouva  le 
bouddhisme  établi,  la  caravane  eut  à  traverser  pendant  sept  jours  une 
haute  montagne,  Ling-chan  (Mousour  Aola),  couverte  de  neiges  éternel- 
les, où  elle  perdit  quatorze  hommes  et  quantité  de  bœufs  et  de  che- 
vaux. Après  avoir  longé  le  lac  d'Yssikoul  ^  et  fait  environ  cinquante 
lieues  au  delà,  il  rencontra,  dans  la  ville  de  Soa-ché,  le  khan  des 
Turcs  [Toa-lde),  qui  le  reçut  somptueusement  sous  ses  tentes  de  feutre, 
et,  au  milieu  de  sa  horde,  écouta  les  enseignements  pieux  qu'il  se  lit 
donner,  à  la  suite  d'un  festin,  sur  les  dix  vertus  et  les  six  Pâramitâs 
{Po-lo-mi),  et  le  congédia  en  le  comblant  de  cadeaux  splendides,  et  en 
iui  adjoignant  un  interprète  non  moins  utile  pour  le  conduire  jusqu'à 
Kapiça  ,  dans  l'Inde.  A  Samarkand  ,  Hiouen-thsang  essaya  de  convertir 
le  roi  et  le  peuple,  dont  la  religion  était  le  culte  du  feu;  et,  en  y  ordon- 
nant des  religieux,  il  put  se  flatter  d'avoir  rétabli  le  bouddhisme,  qui 
jadis  y  avait  été  apporté,  comme  l'attestaient  deux  couvents  alors  dé- 
serts. C'est  à  Baktra  (Fo-ko-lo)  qu'il  commença  à  trouver  le  bouddhisme 
florissant  avec  ses  monuments,  ses  reliques,  et  ses  légendes  de  toute 
sorte.  On  n'y  comptait,  pas  moins  de  cent  couvents  avec  trois  mille 
religieux  tous  adonnés  à  l'étude  du  Petit  Véhicule.  Dans  un  couvent 
appelé  le  Nouveau  Couvent,  au  nord-ouest  de  la  ville,  d'une  construc- 
tion imposante  et  décoré  très-richement,  on  montrait  le  pot  à  eau  du 

*  Hiouen-thsang  fait  le  lac  d'Yssikoul  beaucoup  plus  grand  qu'il  p'est  en  effet. 


AOÛT  1855.  491 

Bouddha,  une  de  ses  dents  antérieures  et  son  balai.  Les  jours  de  fêtes, 
on  faisait  sortir  ces  trois  reliques  que  le  peuple  adorait  avec  les  reli- 
gieux. On  prétendait,  dans  la  ville  de  Po-li,  située  à  une  dizaine  de  lieues 
de  Baktra  (Balk) ,  que  le  Tathâgata  était  venu  jusqu'en  ces  lieux ,  et  deux 
stoûpas  y  avaient  consacré  le  souvenir  de  sa  présence  et  de  ses  bienfaits. 

Dans  le  royaume  de  Bamian  (Fan-yen-na) ,  Hiouen - thsang  trouva 
une  foi  non  moins  ardente,  des  couvents,  des  stoûpas,  de  belles  statues 
du  Bouddha,  des  religieux  adonnés  à  l'étude  de  la  Loi  eX  appartenant 
à  diverses  écoles.  Après  avoir  traversé  deux,  fois  les  Montagnes  Noires 
(Indou-Kouch)  et  les  royaumes  de  Kapiça  [Kîa-pi-ché]  et  de  Lamghan 
[Hanpo),  il  entra  dans  le  royaume  de  Nagarhàra,  où  il  rencontra  les 
premiers  monuments  du  grand  monarque  Açoka  [PVou-yeou),  dont  la 
domination,  à  ce  qu'il  paraît,  s'était  étendue  jusque  dans  ces  contrées 
éloignées.  Aux  portes  de  la  ville  s'élevait  un  stoùpa  qu'on  lui  attribuait, 
et  qui  n'avait  pas  moins  de  trois  cents  pieds  de  haut.  Désormais  le  pè- 
lerin retrouvera  partout  les  traces  de  ce  potentat,  dont  l'empire  semble 
avoir  euibrassé  la  plus  grande  partie  de  la  presqu'île. 

Jusqu'ici  nous  avons  vu  de  quel  courage  était  animé  Hiouen-thsang, 
et  quelle  science  il  avait  acquise  dans  les  matières  ies  plus  diÛicilcs  de 
sa  religion;  son  caractère  nous  serait  imparfaitement  connu,  si  nous  ne 
voyions  aussi  quelques  traits  de  sa  superstition.  . 

Dans  le  royaume  de,  Nagarhàra ,  il  visitù  une  ville  qui  portait  le  nom 
assez  peu  célèbre  de  Ville  du  sommet  du  crâne  de  Fo.  Voici  ce  qui 
avait  valu  à  cette  cité  un  nom  si  beau  et  si  singulier.  Dans  Iç  second 
étage  d'un  pavillon  et  dans  unepetite  tour  u  formée  de  sept  choses  pré- 
«cieuscs,»  on  conservait  la  fameuse  relique  appelée  Ouçnisha.  Cet  os, 
renfermé  dans  un  écrin,  avait  plus  d'un  pied  de  circonférence.  Il  était 
d'un  blanc  jaunâtre,  et  l'on  y  voyait  encore  distinctement  les  petits 
trous  des  cheveux.  Ceux  qui  voulaient  connaître  la  mesure  de  leurs 
péchés  et  de  leurs  vertus,  broyaient  des  parfums ,  et  faisaient  avec  la 
poudre  une  pâte  molle  qu'ils  déposaient  bien  enveloppée  de  soie  sur  l'os 
sacré.  On  refermait  la  boîte,  et  l'apparence  que  présentait  la  pâte,  quand 
on  la  retirait,  déterminait,  pour  chacun  des  consultants,  le  degré  de  bon- 
heui'  ou  de  malheur  qu'ils  devaient  attendre.  Hiouen-thsang  obtint 
pour  sa  part  la  figure  moulée  de  l'Arbre  de  l'Intelligence  (Bodhi- 
drouma),  tandis  qu'un  jeune  Çramana,  qui  l'accompagnait,  n'obtint  que 
la  figure  d'un  lotus.  Le  gardien  de  l'os  sacré  ^  en  voyant  ce  prodige,  se 

'  La  biographie  appelle  ce  gardien  un  brahmane  ;  si  ce  détail  est  exact ,  il  prouve- 
rait  que  dès  lors  bien  des  brahmanes  étaient  tombés  dans  une  grande  abjection. 


492  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

montra  ravi  de  joie;  il  fit  claquer  ses  doigts,  et,  répandant  des  fleurs,  il 
dit  à  Hiouen-thsang  :  «Maître,  ce  que  vous  avez  obtenu  est  extrcme- 
«ment  rare,  et  montre  clairement  que  vous  possédez  déjà  une  portion 
«du  Poa-ti  (Bodhi,  intelligence  de  Bouddha).»  On  fit  voir  encore  au 
pèlerin,  qui  se  montra,  de  son  côté,  fort  généreux  dans  ses  dons,  d'au- 
tres reliques  non  moins  saintes,  et,  entre  autres,  la  prunelle  du  Boud- 
dha, si  brillante,  disent  les  biographes,  qu'elle  rayonnait  en  dehors  de 
la  boîte,  son  vêtement  (sanghàti)  et  son  bâton. 

Dans  cette  première  aventure,  on  peut  croire  que  Hiouen-thsang  a 
été  dupe  de  quelque  adroite  friponnerie.  En  voici  une  seconde,  plus 
compliquée  et  plus  extraordinaire. 

Il  apprit  qu'à  deux  lieues  de  la  ville  de  Teng-kouang-tch'ing  (Pradî- 
parasmipoura),  il  y  avait  une  caverne  où  jadis  leTathâgata,  vainqueur 
du  roi  des  dragons  qui  l'habitait,  avait  laissé  son  ombre.  Il  résolut 
d'aller  lui  rendre  ses  hommages,  «ne  voulant  pas,  disait-il,  être  venu 
«si  près  sans  l'adorer,  et  sachant  bien  que,  vécût-on  mille  kalpas,  il 
«  serait  bien  difllcile  de  rencontrer  une  seule  fois  la  véritable  ombre 
«  du  Bouddha.  »  En  vain  on  lui  objecta  que  les  chemins  étaient  dange- 
reux et  infestés  d»  brigands;  en  vain  ajouta-t-on  que,  depuis  deux  ou 
trois  ans,  on  n'avait  vu  revenir  presque  aucun  des  imprudents  et  rares 
visiteurs  qui  avaient  affronté  le  péril;  rien  ne  put  l'ébranler.  Ce  ne 
fut  pas  sans  grand'peine  qu'il  trouva,  dïins  la  ferme  d'un  couvent,  un 
vieillard  qui  consentit  à  lui  servir  de  guidée  A  peine  en  route,  il  fut 
assailli  par  cinq  brigands  qui  fondirent  sur  lui  l'épée  à  la  main.  Hiouen- 
thsang,  sans  se  laisser  troubler,  leur  fit  voir  son  vêtement  de  religieux 
et  les  ramena  par  de  bonnes  et  fermes  paroles. 

La  grotte  où  il  se  rendait  était  près  d'un  ruisseau  entre  deux  mon- 
tagnes. On  y  entrait  par  une  espèce  de  porte  dans  un  mur  de  pierre. 
En  y  plongeant  les  yeux,  Hiouen-thsang  n'y  put  rien  apercevoir;  mais, 
sur  les  indications  du  vieillard,  il  s'orienta  dans  les  ténèbres  et  arriva 
juste  à  l'endroit  où  l'ombre  résidait.  Alors,  animé  d'une  foi  profonde,  il 
se  mit  à  faire  les  cent  salutations  prescrites.;  mais  il  ne  vit  d'abord  rien.  Il 
se  reprocha  amèrement  ses  fautes,  pleura  en  poussant  de  grands  cris  et 
s'abandonna  à  toute  sa  douleur,  récitant  dévotement  le  Ching-man-king 
(le  Çrîmâlàdévi  sinhanâda  soûtra)  et  les  gâthâs  des  Bouddhas,  et  se 
prosternant  à  chaque  strophe.  A  peine  avait  il  fini  les  cent  premières 
salutations ,  qu'il  vit  paraître  sur  le  mur  oriente^  de  la  grotte  une  petite 

'  C'est  encore  un  brahmane  qui  fait  cet  étrange  métier  pour  une  religion  qui 
n'est  pas  la  sienne. 


AOUT  1855.  4^3 

hieur  qui  s'éteignit  à  l'instant;  elle  était  large  comme  le  pot  d'un  reli- 
gieux. Il  recommença  ses  salutations;  et  une  seconde  lumière,  large 
comme  un  bassin,  se  montra  et  disparut  non  moins  vite.  Dans  un 
transport  d'enthousiasme,  il  jura  de  ne  point  quitter  la  grotte  avant 
d'avoir  vu  l'ombre  de  ïHonorahle  du  siècle.  Enfin,  après  deux  cents 
nouvelles  salutations,  la  caverne  fut  soudain  inondée  de  lumière;  et 
Tombre  du  Tathâgata,  d'une  blancheur  éclatante,  se  dessina  sur  \e 
mur,  «  comme  lorsque  les  nuages  s'entrouvrent ,  et  laissent  apercevoir 
«  tout  à  coup  l'image  merveilleuse  de  la  montagne  d'or.  »  Un  éclat  éblouis- 
sant éclairait  les  contours  de  sa  face  divine,  et  son  vêtement  était  d'un 
jaune  rouge.  Depuis  les  genoux  jusqu'au  haut,  les  beautés  de  sa  per- 
sonne brillaient  en  pleine  lumière;  à  gauche,  à  droite  et  derrière  le 
Bouddha,  on  voyait  au  complet  les  ombres  des  Bodhisattvas  et  des  vé- 
nérables Çramanas  qui  forment  son  cortège.  Hioucn-thsâng,  ravi  en  ex- 
tase, contempla  longtemps  l'objet  sublime  et  incomparable  de  son  ad- 
miration. Quand  il  se  fut  rassasié  de  ce  prodige,  il  ordonna  de  loin  à 
six  hommes  qui  étaient  dehors,  d'apporter  du  feu  pour  brûler  des  par- 
fums. Dès  que  le  feu  brilla,  l'ombre  du  Bouddha  disparut;  et,  dès  qu'on 
i'éteignait,  l'image  reparaissait  aussitôt.  Des  six  hommes,  cinq  la  virent; 
mab  il  y  en  eut  un  qui  ne  vit  absolument  rien.  Hioucn-thsang  se  pros- 
terna avec  respect,  célébra  les  louimges  du  Bouddha  et  répandit  des 
fleurs  et  des  parfums.  L'apparition  céleste  ayant  cessé,  il  fit  ses  adieux 
et  se  retira. 

Selon  toute  apparence,  le  pèlerin  fut  encore  celte  fois  trompé  par 
quelque  supercherie  de  charlatans  ;  mais  peut-être  aussi  ne  ful-il  dupe 
que  de  lui-même;  et  le  vieillard  qui  l'avait  accompagné  lui  donna-t-il 
la  véritable  explication:  «Maître,  sans  la  sincérité  de  votre  foi  et 
«l'énergie  de  vos  prières,  vous  n'auriez  pu  voir  un  tel  prodige.  »  L'his- 
toire des  superstitions  est  pleine  d'hallucinations  de  ce  genre;  et  les 
imaginations  exaltées,  comme  celle  d'Hiouen-thsang,  sont  toutes  dispo- 
sées il  les  subir,  pour  peu  que  les  circonstances  s'y  prêtent.  Les  pays 
que  le  pèlerin  parcourt  ont  été  de  tout  temps  la  proie  des  rêveries  les 
plus  extravagantes;  et,  quand,  sur  une  large  pierre  de  la  rive  septen- 
trionale du  Çoubhavastou  qu'il  traverse,  il  voit  les  traces  des  pas  du 
Bouddha,  il  n'hésite  pas  à  dire  lui-même  naïvement  «que  ces  traces 
«  paraissent  longues  ou  courtes  suivant  le  degré  de  la  vertu  de  ceux  qui 
«les  regardent  et,  suivant  l'énergie  de  leurs  prières.  » 

On  comprend  qu'étant  si  peu  difficile  sur  ce  qu'il  voit  lui-même,  il 
l'est  encore  moins  sur  ce  qu'on  lui  rapporte;  et  les  traditions  le  trouvent 
loùl  aussi  crédule  que  les  apparitions  les  plus  surprenantes.  Près  de 

63 


4É9^  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ja  montagne  Hi-lo,  il  visite  l'endroit  où  Joa-lal  (le  Tathâgata),  plein  de 
reconnaissance  pour  les  Yaksbas  leur  fit  l'aumône  de  son  corps;  non 
loin  de  Mou/i^f-Ziie-Zc  (peut-être  la  Manghelli  actuelle ,  ou  Manikiala ) ,  l'en- 
droit marqué  par  un  stoûpa,  où  Jou-lai  perça  son  corps  d'un  couteau; 
près  de  Takshaçîla,  l'endroit  où,  roi  d'un  grand  royaume,  il  fit  l'au- 
mône de  mille  têtes,  de  même  que  près  de  Pouroushapoura(la  Peïcha- 
ver  actuelle)  il  avait  vu  l'endroit  marqué  par  un  stoûpa  d'Açoka,  oùr 
pendant  mille  existences  successives,  Jou-laï  fit  l'aumône  de  ses  yeux-; 
et  non  loin  du  fleuve  Sin-tou  (l'Indus ,  le  Sindh) ,  l'endroit  où  Siddhârtha , 
encore  prince  royal ,  donna  sa  personne  pour  apaiser  la  faim  des  sept 
petits  d'un  tigre. 

Voilà  désormais  le  monde  de  merveilles  et  d'enchantements  dans 
lequel  Hiouen-Thsang  va  vivre  durant  tout  son  voyage.  On  compterait 
par  centaines  tous  les  prodiges  dont  il  parle  avec  le  plus  impertur- 
bable sang-froid. 

Après  diverees  courses  dans  le  pays  d'Oudyâna,  dans  la  vallée  du 
Sindh  supérieur  et  le  Pendjab,  il  pénétra  par  le  Nord-Ouest  dans  le 
royaume  de  Kachmire  [Kia-chi-mi-lo ,  Kacmîra)^.  Dans  la  capitale,  qu'il 
ne  nomme  pas,  il  n'y  avait  pas  moins  de  cent  couvents  où  habitaient 
cinq  mille  religieux,  et  quatre  stoûpas  énormes  qu'avait  bâtis  jadis  le 
roi  fVoa-yeou  (Açoka);  chacun  de  ces  stoùpas  renfermait  des  cke-U 
(çanras)  c'est-à-dire  des  reliques  du  Tathâgata. 

Comme  le  bruit  de  sa  renommée  l'avait  précédé  dans  le  Kachmire, 
le  roi,  pour  lui  faire  honneur,  avait  envoyé  l'un  de  ses  oncles  au-devant 
de  lui,  jusqu'à  la  Porte  de  pierre,  à  la  frontière  occidentale  de  la 
contrée,  et  il  vint  lui-même  le  recevoir  assez  loin  de  la  capitale.  Cet 
accueil  respectueux  n'était  que  le  prélude  de  plus  réels  bienfaits.  Le  roi, 
non  content  de  recevoir  à  sa  table  le  religieux  étranger  qui  venait  de  la 
Grande  Chine  [Mo-ho-tclii-na ,  Mahâtchîna),  lui  donna  vingt  copistes 
pour  lui  écrire  tous  les  soùtras  et  les  castras  qu'il  désirerait  avoir;  et, 
de  plus,  il  attacha  à  sa  personne  cinq  serviteurs  chargés  de  lui  fournir, 
aux  frais  du  trésor,  tout  ce  dont  il  aurait  besoin.  C'est  que,  depuis  des 
siècles ,  le  savoir  était  en  grand  honneur  dans  ce  royaume,  et  la  science 
de  la  Loi  y  avait  été  poussée  si  loin,  que,  dans  la  quatre -centième  année 
après  le  Nie-pan  de  Joa-laî  (le  nirvana  du  Tathâgata),  ce  fut  là  que  se 
tint,  sous  la  protection  du  roi  Kanishka  [Kia-ni-sse-kia)  et  la  présidence 
de  Vasoumitra ,  le  concile  des  cinq  cents  sages  qui  rassemblèrent  défi- 

'  Hiouenthsang  traversa  un  pont  enfer  au  milieu  de  montagnes  couvertes  de 
précipices  qui  menaient  dans  le  Kachmire;  Histoire  de  la  vie  de  Hiouen-thsang , 
page  90. 


'^Wr 


AOUT  1855.  495 

nîtiveinerit  les  écritures  des  Trois  Recueils  ^  Dans  le  couvent  où  le  pè- 
lerin résidait,  il  put  suivre  les  savantes  leçons  d'un  maître  de  la  Loi  qui 
lui  expliqua  les  principaux  castras  dans  toutes  leurs  difiGcultés;  et  ces 
conférences  où  le  religieux  chinois  montrait  l'intelligence  la  plus  vive  et 
la  plus  sagace  devinrent  si  intéressantes,  que  de  toutes  les  parties  du 
royaume,  les  hommes  d'étude  s'y  rendaient  en  foule  pour  en  profiter. 
Ces  succès  et  cette  faveur  d'un  étranger  ne  laissèrent  pas  que  d'exciter  la 
jalousie  des  religieux  du  Kachmire;  mais  Hiouen-thsang  parvint,  à  la 
fois,  par  la  supériorité  de  ses  lumières  et  la  bienveillance  de  son  cœur, 
à  vaincre  toutes  les  inimitiés  ;  et  il  ne  resta  pas  moins  de  deux  années 
entières  dans  ce  royaume  pour  approfondir  l'étude  des  livres  saints. 

Partout  où  il  rencontrait  des  maîtres  capables  de  lui  faire  faire  encore 
des  progrès,  il  s'arrêtait  pour  les  entendre  et  les  suivre  avec  la  même 
docilité.  C'est  ainsi  que,  dans  le  royaume  de  Tchînapati,  il  résidait 
quatorze  mois  auprès  de  Vinîtaprabha -,  dans  celui  de  Djalandhara, 
quatre  mois  auprès  de  Tchandravarma  ;  dans  le  royaume  de  Sroughna, 
un  hiver  et  un  printemps  auprès  de  Djayagoupta  ;  et  dans  celui  de  Mati- 
poura,  la  moitié  du  printemps  et  tout  l'été  auprès  de  Mitraséna,  maîtres 
fameux  alors,  qui  tous  connaissaient  à  fond  les  Trois  Recueils. 

Après  avoir  traversé  plusieurs  fois  le  Gange  dans  des  exclurions  di- 
verses, il  arrriva  dans  le  royaume  de  kanyàkoubdja,  le  Canoge  actuel,  où 
régnait  à  cette  époque  un  prince  généreux  et  dévot ,  qui  se  nommait  Çilâ- 
ditya ,  et  avec  qui  il  devait  plus  tard  avoir  d'étroites  relations;  mais  ce  ne 
derait  être  qu'à  son  retour  ^ 

En  descendant  le  Gange  pour  aller  d'Ayodhyâ  au  royaume  d'Aya- 
moukha ,  le  pèlerin ,  qui  pouvait  se  croire  dorénavant  à  l'abri  de  tout 
danger,  fut  sur  le  point  de  périr  d'une  façon  assex  étrange,  et  fut  sauvé 
par  miracle.  Le  bateau  qui  le  |K)rtait,  avec  quatre-vingts  autres  per- 
sonnes, fut  surpris  par  une  bande  de  pirates.  Ces  brigands  adoraient  la 
déesse  To'-kia  (Dourgâ);  et  chaque  année,  en  automne,  ils  immolaient 
à  cette  divinité ,  «  pour  obtenir  le  bonheur,  »  l'homme  le  mieux  fait  et 
le  plus  beau  qu'ils  pouvaient  surprendre.  Le  Maître  de  la  Loi  fut  choisi 
pour  victime;  et,  sans  se  laisser  abattre,  il  dit  à  ces  forcenés:  «Si  ce 
«  corps  vil  et  méprisable  pouvait  répondre  dignement  au  but  de  votre 
«saKTifice,  en  vérité  je  n'en  serais  pas  avare.  Mais,  comme  je  viens 

*  Je  reparlerai  plus  loin  des  trois  conciles  bouddhiques,  d'après  les  reoaeigae- 
menls  recueillis  par  Hiouen-thsang,  a^js.  lieux  mi'>mes  où  ils  se  durent.  —  *  Voir, 
sur  fétat  du  Canoge,  peu  de  temps  après  le  voyage  de  Hiouen-thsang,  le  mémoire 
de  M.  Rcinaud  sur  llnde,  d'après  los  ^rivains  arabes.  Mémoire»  de  T Académie  des 
inscriptions  et  bélier  httres,  t.  XVIII,  p.  i^g. 

63. 


âge  journal  des  savants. 

«  des  pays  lointains  pour  honorer  l'image  de  la  Bodhi  et  le  Pic  du 
«Vautour,  me  procurer  des  livres  sacrés  et  m'instruire  dans  la  Loi,  ce 
«vœu  n étant  pas  encore  rempli,  je  crains,  hommes  généreux,  qu'en 
«  m'ôtant  la  vie ,  vous  ne  vous  attiriez  les  plus  grands  malheurs  !  »  On 
sent  que  la  générosité  des  voleurs  ne  pouvait  guère  se  laisser  fléchir  par 
des  arguments  si  pieux;  le  chef  des  pirates  donna  l'ordre  à  quelques- 
uns  de  ses  hommes  de  préparer  l'autel  qui  devait  être  construit  en  terre 
pétrie  avec  de  la  boue  du  fleuve;  et  deux  des  brigands,  tirant  leurs 
sabres  entraînèrent  le  pauvre  religieux  pour  l'immoler  sur- le  champ. 
Hiouen-thsang  ne  laissa  voir  sur  sa  figure  aucune  marque  de  crainte 
ni  d'émotion,  et  tout  ce  qu'il  demanda,  ce  fut  quelques  moments  de 
répit  pour  entrer  dans  le  nirvana  avec  une  âme  calme  et  joyeuse. 

«  Alors,  disent  ses  biographes,  le  Maître  de  la  Loi  songea  avec  amour 
«à  Tse-chi  (Maitreya)  et  tourna  toutes  ses  pensées  vers  le  palais  des 
«Touchitas,  formant  des  vœux  ardents  pour  y  naître,  afin  d'oflrir  à  ce 
«Bodhisattva  ses  respects  et  ses  hommages,  de  recevoir  le  Yu-Kia-sse-i'i- 
ulun  (Yogâtchâryyabhoûmi  castra),  d'entendre  expliquer  la  Loi  excel- 
u  lente  (saddharma)  et  d'arriver  à  l'Intelligence  accomplie,  puis  de  re- 
«  naître  sur  la  terre  pour  instruire  et  convertir  ces  hommes ,  leur  faire 
«  pratiquer  des  actes  de  vertu  supérieure  et  abandonner  leur  infâme 
«profession,  et  enfin  de  répandre  au  loin  le  bienfait  de  la  Loi,  et  de 
«  procurer  la  paix  et  le  bonheur  à  toutes  les  créatures.  Alors  il  adora 
«les  Bouddhas  des  dix  contrées  du  monde,  s'assit  dans  l'attitude  de  la 
«  méditation  et  attacha  énergiquement  ses  pensées  sur  Ts'e-chi  (Maitreya 
«Bodhisattva),  sans  laisser  poindre  auc  .ne  idée  étrangère.  Tout  à 
«coup,  au  fond  de  son  âme  ravie,  il  lui  sembla  qu'il  s'élevait  jusqu'au 
«mont  Soumérou,  et  qu'après  avoir  franchi  un,  deux,  trois  cieux,  il 
«  voyait  dans  le  palais  des  Touchitas  le  vénérable  Maitreya  assis  sur  un 
«  trône  resplendissant,  et  entouré  d'une  multitude  de  Dévas.  En  ce  mo- 
«ment,  il  nageait  dans  la  joie  de  corps  et  d'âme,  sans  savoir  qu'il  était 
«  près  de  l'autel ,  sans  songer  aux  pirates  altérés  de  son  sang.  Mais  ses 
«  compagnons  s'abandonnaient  aux  cris  et  aux  larmes ,  lorsque  soudain 
«un  vent  furieux  s'élève  de  tous  côtés,  brise  les  arbres,  fait  voler  le 
«sable  en  tourbillons,  soulève  les  flots  du  fleuve  et  engloutit  tous  les 
«  bateaux.  »  Les  brigands,  frappés  de  terreur  et  privés  de  toute  retraite, 
s'exhortent  au  repentir  et  se  prosternent  aux  genoux  de  Hiouen-thsang, 
qui  leur  enseigne  que  ceux  qui  se  livrent  au  meurtre,  au  vol  et  â  des 
sacrifices  impies,  endurent  dans  la  vie  future  des  souffrances  éter- 
nelles :  «  Comment  osez-vous ,  leur  dit-il ,  pour  contenter  ce  corps  mé- 
«prisable  qui  passe  en  un  instant  comme  l'éclair  ou  la  rosée  du  matin, 


AOUT  1855.  i  497 

«vous  attirer  des  tortures  qui  doivent  durer  pendant  un  nombre  infini 
((de  siècles?»  Les  brigands,  touchés  de  tant  de  douceur  après  tant  de 
courage,  jettent  leurs  armes  dans  le  fleuve,  restituent  h  chaque  passager 
ce  dont  ils  l'avaient  dépouillé,  et  reçoivent  avec  respect  les  cm<ji 
défenses^. 

Une  fois  sur  les  bords  du  Gange  et  de  la  Yamounâ,  le  pèlerin  va 
rester  pendant  plusieurs  années  dans  les  lieux  illustrés  par  la  présence 
et  la  prédication  du  Bouddha;  et  il  visite  pieusement  Çrâvastî  [Chi-lo- 
fa-si-ti),  ancienne  résidence  du  roi  Prasénadjit  [Po-la-sse-na)  et  du  fa- 
meux Anâtha  Pindika;  Kapilavastou ,  ville  où  naquit  le  Bouddha  et  dont 
les  ruines  étaient  toutes  pleines  encore  des  mille  souvenirs  qu'y  avaient 
laissés  tous  les  incidents  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse;  Kouçina- 
gara,  où  le  Bouddha,  s'arrêtant  à  l'ombre  des  quatre  salas,  entra  pour 
jamais  dans  le  nirvana;  Bénarès  (Varânaçî,  en  chinois  Po-lo-ni-sse) ,  où 
il  avait  «tourné  pour  la  première  fois  la  roue  de  la  Loi^»  en  faveur  de 
ses  cinq  disciples;  Vaiçalî  [Feï-che-li) ,  où  il  avait  étudié  sous  Arâtakà- 
lâma  avaht  de  paraître  dans  le  monde.  Dans  le  Magadha  [Mo-kie-to] 
Hiouen-Thsang  avait  à  voir  des  lieux  encore  plus  saints,  s'il  est  possible. 
Après  s'être  arrêté  sept  jours  à  visiter  les  monuments  de  Patalipoutra, 
et  avant  de  se  rendre  à  Râdjagrïbâ,  il  alla  dix  lieues  plus  loin  au  sud 
adorer  le  Bodhidrouma,  ï Arbre  de  l'intelligence^,  qu'on  entretenait 
encore  avec  soin,  le  Vadjràsanam,  le  trône  de  diamant,  siège  des  boud- 
dhas, contemporain,  disait-on,  du  ciel  et  de  la  terre,  et  une  foule 
d'autres  monuments  presque  aussi  vénérables.  On  peut  se  figurer  avec 
quelle  ardeur  le  dévot  pèlerin  leur  offrit  ses  hommages.  En  voyant 
VArbre  de  l'intelligence  et  la  statue  du  Tathâgata  que  le  Bodhisattva 
Maitreya  avait  fait  construire  tout  auprès,  il  les  contempla  avec  une 
foi  ardente,  se  prosterna  contre  terre,  poussa  des  gémissements  et 
s'abandonna  à  sa  douleur  :«  Hélas  !  disait-il  en  soupirant,  quand  le 
«Bouddha  obtint  l'Intelligence  accomplie,  j'ignore  dans  quelle  condi- 
«tion  je  traînais  ma  misérable  vie;  maintenant  que  je  suis  arrivé  en  ce 
«lieu,  je  ne  puis  songer  qu'avec  la  rougeur  sur  le  front  à  l'immensité 
«et  à  la  profondeur  de  mes  fautes.  »  A  ces  mots,  un  ruisseau  de  pleurs 
inonda  son  visage;  et  tous  ceux  qui  virent  le  Maître  de  la  Loi  dans  cette 
attitude  douloureuse  ne  purent  s'empêcher  de  joindre  leurs  larmes  aux 
siennes. 

'  Les  cinq  défenses  sont  celles  qu'a  prescrites  le  Tatliàgata  :  ne  point  luer,  ne 
point  voler,  etc.,  voir  le  Journal  des  Savants,  cahier  de  septembre  i854,  p.  563. 
—  *  Voir  le  Journal  des  Savants,  cftliior  de  juillel  i854,  p.  4i8.  —  *  Idem,  ibid 

p.   4l3.  '  V  VJ       V.A     '.:  .-/      , 


498  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ces  lieux  étaient  remplis  de  monuments  de  tous  genres,  de  vihâras, 
de  samghâramas , •  de  colonnes,  de  stoûpas  surtout,  qu'on  attribuait 
pour  la  plupart  au  grand  roi  Açoka ,  qui  en  avait  fait  construire ,  selon 
la  tradition,  jusqu'à  quatre-vingt-quatre  mille  dans  l'Inde  entière.  Ils 
étaient  généralement  en  ruines  quand  Hiouen-thsang  les  visita,  comme 
ils  y  étaient  déjà  deux  cents  ans  auparavant,  du  temps  de  Fa-hien;  et 
ce  délabrement  les  rendait  sans  doute  encore  plus  respectables  pour 
les  pèlerins  courageux  qui  venaient  les  adorer  de  si  loin. 

Hiouen-thsang  ne  résida  pas  moins  de  cinq  années  entières  dans  le 
Magadha,  sans  parler  du  second  voyage  qu'il  y  fit,  après  avoir  par- 
couru toute  la  partie  méridionale  et  occidentale  de  la  presqu'île. 
Mais  ce  premier  séjour,  qui  se  passa  presque  complètement  dans  le 
grand  monastère  de  Nàlanda,  où  vivaient  alors  jusqu'à  dix  mille  reli- 
gieux, présente  trop  d'intérêt  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  de  s'y 
arrêter  quelque  peu.  Il  est  curieux  de  savoir  ce  qu'était,  au  septième 
siècle  de  notre  ère ,  l'intérieur  d'une  de  ces  grandes  corporations  qui 
couvraient  la  surface  de  l'Inde.  Le  sanghârama  de  Nâlanda,  le  plus 
vaste  de  tous,  nous  en  fournira  l'occasion;  et  la  description  de  cet 
énorme  établissement,  protégé  par  le  roi  et  vénéré  par  les  fidèles, 
nous  donnera  l'idée  assez  juste  des  travaux  et  des  mœurs  des  moines 
bouddhistes.  C'est  dans  cet  asile  de  la  science  et  de  la  vertu  que  Hiouen- 
thsang  apprit  le  sanscrit  et  acheva  d'acquérir  les  lumières  supérieures 
qui  devaient  faire  sa  fortune  auprès  des  princes  et  sa  gloire  auprès  de 
ses  compatriotes. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-HILAÏRE. 

^  ■••■::.  '\  V.i.  : 

(La  saîte  à  un  procJiain  cahier.) 

i.t  .  ■ 


1**  Lexicon  etymologicum  lîngvarvm  bomanauvm,  italtc^,  bis- 
PANicM,  GALLiCJE,  par  Friedorich  Diez.Bonn,  chez  A.  Marcus, 
i853,  1  voL  m-8°. 

2°  La  LANGUE  FRANÇAISE  DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LE  SANSCRIT 
ET   AVEC   LES  AUTRES  LANGUES   INDO-EUROPÉENNES ,    par   Louls 

Delatre.  Paris,  chez  Didot,  i85^,  t.  I",  in-8^ 
3°  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  ou  grammaire  des  dialectes 
français  aux  xii"  et  xiii'  siècles,  suivie  d'un  glossaire  contenant 


AOÛT  1855.  499 

tous  les  mots  de  T ancienne  langue  qui  se  trouvent  dans  Vouvrage, 
par  G.  F.  Burguy.  Berlin,  chez  F.  Schneider  et  comp.,  t.  I*^ 
i853,  t.  II,  i85/i  (le  troisième  et  dernier  est  sous  presse). 

4**  Guillaume  d  Orange,  chansons  de  geste  des  xi'  et  xii'  siècles, 
publiées  pour  la  première  fois  et  dédiées  à  S.  M.  Guillaume  III, 
roi  des  Pays-Bas,  par  M.  W.  J.  A.  Jonkbloet,  professeur  à  la 
Faculté  de  Groningue.  La  Haye,  chez  Martinus  NyholF,  i854, 
2  vol.  in- 8°. 

5®  Altfranzôsjsche  Lieder,  etc.  (chansons  en  vieux  français ,  cor- 
rigées et  expliquées,  auxquelles  des  comparaisons  avec  les  chansons 
en  provençal,  en  vieil  italien  et  en  haut  allemand  du  moyen  âge,  et 
un  glossaire  en  vieux  français  sont  joints),  y^slt  Ed.  Matzner.  Berlin, 
chez  Ferd.  Dûmmler,  i853,  i  vol.  in-8*. 

TROISIEME  ARTICLE  ^ 

En  mettant  rigoureusement  sur  le  terrain  de  la  mutation  des  letti'es 
et  des  formes  l'étymologie  des  langues  romanes,  M.  Diez  a  travaillé  à 
augmenter  la  précision  des  recherches  et  des  résultats,  et  plus  que 
jamais  il  faudra,  dans  les  investigations  qui  auront  ces  langues  pour 
objet,  suivre  maintenant  son  cjcemplc.  Dans  le  choix  des  mots  qu'il  a 
réunis,  il  y  a  souvent  à  louer,  souvent  aussi  à  discuter,  et  quelquefois  à 
reprendre.  Je  n'ai  pas  l'intention  de  tout  passer  en  revue,  un  article  de 
journal  n'y  suffirait  pas.  Pourtant  quelques  exemples  me  serviront  à 
montrer  et  les  difficultés  et  les  mérites  du  sujet. 

Certains  mots,  surtout  des  mots  usuels,  ont  pris  des  formes  qui 
n'offrent  qu'à  grand' peine  une  issue  pour  remonter  à  l'origine,  d'autant 
plus  qu'on  ignore  même  en  quelle  source  il  faut  les  chercher,  soit  dans 
le  latin ,  soit  dans  l'allemand ,  soit  dans  le  celtique.  Tel  est  le  verbe  aller, 
italien  andare,  espagnol  et  portugais  andar,  provençal  a/uir,  pays  de  Vaud 
annar.  Ici  se  présente  une  première  question ,  aller  et  andare  sont-ils  un 
seul  et  même  mot?  M.  Dicz  me  paraît  l'avoir  résolue  d'une  manière  sai 
tisfaisante.  Il  rapporte  un  vers  de  la  chronique  de  Benoît  : 

Si  qu'en  exil  nos  en  anium , 

et  un  vers  du  Tristan  : 

Qae  Yos  anet  por  moi  fors  terre , 

'  Voyez ,  pour  le  premier  article ,  le  cahier  d'avril ,  page  ao5,  et ,  pour  le  deuxième  - 
celui  de  mai,  page  qqS. 


500  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qui  montrent  qu'il  y  a  eu  dans  l'ancien  français,  à  côté  de  aller,  une 
forme  aner,  qui  est  tout  à  fait  parallèle  aux  autres  formes  romanes.  La 
permutation  de  Vn  en  l  n'est  aucunement  sans  exemple  dans  le  français, 
témoin  orphenin  et  orphelin.  Cela  constaté,  et  l'identité  d'aller  et  à'andare 
établie ,  reste  à  savoir  d'où  l'on  peut  les  tirer.  M.  Diez  examine  les  di- 
verses conjectures  :  i"  celle  de  Grimm,  qui  le  dérive  d'un  ancien  pré- 
térit gothique  ididêdun,  dont  le  radical  aurait  pu  être  and  dans  la 
langue  lombarde-,  mais  dire  que  ce  radical  aurait  pu  être  and,  c'est 
montrer  combien  le  fil  est  peu  sûr;  2°  celle  qui  le  tire  à'amhulare;  am- 
hulare  pourrait,  à  la  rigueur,  donner  la  forme  aller,  bien  qu'il  ait  donné 
régulièrement  amble ,  mais  il  ne  peut  se  prêter  à  la  forme  italienne  ; 
3°  celle  qui  a  recours  à  un  verbe  ambitare,  dérivé  d'ambire,  mais  l'italien 
répugne  à  changer  mt  en  nd.  Ayant  ainsi  exclu  les  conjectures  qui  lui 
semblent  erronées,  il  indique  celle  qu'il  préfère,  c'est  aditare,  qui,  du 
reste,  avait  déjà  été  indiqué  par  Ferrari.  Aditare  a  pu  sans  peine  devenir 
en  italien  andare ,  par  l'intercalation  d'une  n ,  pour  donner  au  mot  roman 
plus  de  corps ,  comme  dans  rendere,  rendre,  de  reddere.  Le  sens  aussi  est 
satisfaisant.  Pourtant  je  trouve  une  difficulté;  c'est  qu'il  faut  supposer 
que  le  français  et  le  provençal  aner,  aller,  anar,  sont  venus  non  pas  di- 
rectement du  latin,  mais  de  l'italien.  Or,  cela  est  difficile  à  admettre 
sans  preuve  suffisante;  et  M.  Diez  lui-même,  discutant  la  conjecture 
relative  à  ambitare,  remarque  que  ambitare  aurait  très-bien  donné  l'es- 
pagnol andar,  mais  que  l'introduction  d'un  mot  tel  que  andar,  d'Espagne 
en  Italie,  est  tout  à  fait  invraisemblable.  Mon  objection  est  que  anar, 
aner,  qui  se  laisseraient  facilement  dériver  de  andare,  par  la  perte  de  la 
nasale,  ne  se  laissent  aucunement  dériver  de  aditare,  dans  lequel  il  n'y  a 
point  d'n.  En  d'autres  termes,  ou  bien  l'n  est  radicale  dans  andare,  anar,  aner, 
ou  bien  les  deux  derniers  proviennent  du  premier.  Je  ferais  la  même  diffi- 
culté à  une  provenance  celtique  :  atha  en  kymrî ,  eath  en  irlandais ,  qui 
signifient  aller,  se  prêteraient  fort  bien  à ant/ar^;  mais,  n'ayant  point  d'/i, 
ils  ne  se  prêtent  pas  à  anar  ou  aner.  Il  faut  donc ,  à  moins  qu'on  ne  dé- 
couvre quelque  fait  qui  établisse  d'une  manière  plausible,  que  c'est  le 
mot  italien  cindare  qui  a  servi  de  type  au  provençal  et  au  français, 
s'adresser  à  un  mot  qui  permette  à  la  fois  les  deux  types.  Or  ce  mot 
est  cité  par  M.  Diez  lui-même,  mais  aussitôt  rejeté,  c'est  adnare,  que 
Papias  traduit  justement  par  venire,  et  qui  prend  ce  sens  général, 
comme  adripare  a  pris  celui  d'armer.  Là  nous  avons  tout  ce  qu'il  nous 
faut,  adnare,  fournissant  à  la  fois  anar  et  aner  d'une  part,  et  d'autre  part 
andare  et  andar. 

A  l'occasion  àespée,  italien  spada,  espagnol  espada,  qui  vient  de  spa- 


.>T/    AOUT  1855.  \  ■    501 

iha,  M.  Diez  dit  qu'en  ancien  espagnol  et  en  ancien  français  ce  mot  est 
souvent  masculin ,  et  il  cite  :  Deste  espada ,  Poème  du  Cid,  3  676,  et  : 

Il  n'ont  espée,  ne  soit  bien  acéré.   . 

(  Raoul  de  Cambrai,  p.  21).  Je  n'ai  rien  à  dire  sur  l'exemple  espagnol; 
mais  je  suis  parfaitement  sûr  que  fexemple  français  ne  peut  valoir.  Il  est 
impossible  qu'une  forme  ée  soit  du  masculin,  et  le  vers  est  très-certain©? 
ment  altéré;  il  faut  lire  ou  :  .-,  ir 

Il  n'ont  espée,  ne  soit  bien  acérée, 

OU,  plutôt  : 

II  n'ont  espié,  ne  soil  bien  acéré. 

Vespié  était  la  lance  dont  étaient  armés  les  chevaliers.  Les  personnes  qui 
s'occupent  de  l'étude  des  langues  romanes  sont  impliquées  dans  une  dif- 
ficulté dont  on  ne  sortira  qu'à  la  longue.  Beaucoup  de  textes  sont  inédits; 
ceux  qui  sont  publiés  ne  reproduisent  guère  que  les  manuscrits.  Mais 
les  manuscrits,  quoique  source  et  point  de  départ  de  tout  travail  ulté 
rieur,  ont  besoin  d'être  soumis  à  la  révision  de  la  critique,  à  mesure 
que  la  critique  clle-niôme  connaît  mieux  le  sens  des  mots,  leur  forme 
correcte,  leur  orthographe  et  les  règles  de  la  versification.  En  un  mot^/ 
il  faut  bien  se  persuader  maintenant  que  ces  textes ,  longtemps  dédaignés , 
doivent  être  traités  comme  l'ont  été  les  livres  venus  de  l'antiquité.  De 
combien  de  taches  ces  livres  n'étaienl-ils  pas  souillés,  quand  ils  sont 
sortis  potir  la  première  fois  des  manuscrits  qui  les  avaient  transmis?  Et 
combien  de  ces  taches  une  étude  persévérante  n'a-t-clle  pas  fait  dis- 
paraître? En  attendant  que  les  éditions  des  textes  romans  aient  été 
améliorées  sur  ce  modèle ,  on  est  souvent  obligé  de  les  discuter  ou  de*^ 
les  corriger  avant  d'en  faire  usage. 

Les  idiomes  romans  dérivant  pour  la  plus  grande  partie  du  latin , 
pour  une  petite  partie  de  l'allemand  et  pour  une  plus  petite  partie  en- 
core du  celtique,  et  ces  trois  langues,  le  latin,  l'allemand  et  le  celtique, 
ayant  fréquemment  des  radicaux  communs,  on  peut  quelquefois  être 
embarrassé  sur  une  dérivation,  non  pas  quant  au  latin,  dont  la  prédo- 
minauce  est  si  grande,  mais  quanta  l'allemand  et  au  celtique.  Roi  vient 
certainement  de  rex;  pourtant  il  y  avait,  dans  le  celtique,  un  mot  righ 
de  même  acception  et  de  même  radical.  Sans  doute  le  mot  rigk  ne  peut 
entrer  en  compétition  avec  rex;  mais,  quand  on  trouve  l'allemand  Block, 
suédois  block f  etc.,  et  le  bas  breton  bloc'h,  le  gaélique  hloCy  à  laquelle 
des  deux  sources  faut-il  rapporter  le  mot  français  hloc?  Bouc  vient-il 

64 


Hlf 


502  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  i'aUemand  Bock,  ou  du  bas  breton  hoiich,  gaélique  hoc  ?  Briser  doit-il 
être  tiré  de  l'allemand  brechen,  anglais  to  break,  ou  du  gaélique  6m,  ir- 
landais hrisim?  Le  mot  dane,  italien,  espagnol  et  portugais  duna,  anglais 
down,  est  certainement  celtique;  car  non-seulement  il  se  trouve  dans 
une  foule  de  noms  de  villes  celtiques,  tels  que  Lugdiinum,  Augastoda- 
num,  etc.;  mais  encore  il  existe  présentement  dans  les  langues  celtiques: 
.^irlandais,  dân,  une  ville  fortifiée;  en  gaélique  ^«n,  un  tas,  une  colline; 
en  kymri  din,  une  ville  fortifiée.  Mais,  si  la  provenance  n'en  était  pas 
'  aussi  certaine ,  on  pourrait  vouloir  le  rattacher  à  l'allemand  zaan,  an- 

cien haut  allemand  zûn,  ancien  anglais   tune,  anglais  moderne  town, 
'  qui  sont  réellement  d'un  même  radical  que  le  celtique,  radical  signi- 

fiant enclore,  enfermer. 

Ce  dernier  exemple,  je  l'ai  emprunté  à  un  opuscule  de  M.  Mabn, 

^   .  érudit  allemand  qui  s'occupe  aussi  des  langues  romanes  et  qui  a  com- 

*  mencé  une  grande  édition  du  texte  des  troubadours.  Sous  le  titre  de  : 

Etymobgische   Untersuchangen  auf  dem    Gebiete  der  romanischen  Spra- 

#.  chen ,  il  vient  de  publier  trois  spécimens  où  il  s'occupe  soit  de  chercher 

une  élymologie  à  des  mots  pour  lesquels  M.  Diez  n'en  a  pas  donné, 

soit  de  soumettre,  là  oii  il  diffère  d'avis,  à  un  examen  ultérieur  les  éty- 

mologies  données.  C'est  un  utile  supplément,  que  je  dirais  trop  court, 

s'il  n'était  pas  interdit  de  demander  à  un  auteur  autre  chose  que  ce 

qu'il  a  voulu  fournir. 

Un  de  ces  articles  où  M.  Mahn  a  voulu  apporter  sa  contribution  est 
blé,  sur  lequel,  de  fait,  les  trois  langues  concourent,  ou  plutôt  sur  le- 
quel les  étymologistes  débattent  ;\  laquelle  des  trois  langues  il  faut  le 
rapporter,  le  latin,  l'allemand  ou  le  celtique.  Blé,  à  côté  duquel  on 
trouve  aussi  bléc,  italien  biada,  provençal  blat,  est  tiré  par  M.  Diez  de 
*^abLata,  sous-entendu  messis ,  ou  simplement  ablatani,  ce  qui  a  été  enlevé, 
recueilli  dans  les  champs.  Le  fait  est  qu'on  a  dans  le  bas  latin,  ablatam, 
"*  abladiam,  avec  le  sens  de  blé;  mais  ces  mots  ont  ici  moins  d'importance 
qu'on  ne  le  croirait  au  premier  abord;  car  ils  dépendent  d'un  verbe 
abladiare,  emblaver,  qui  a  été  formé  du  bas  latin  bladam  avec  la  prépo- 
sition ad.  Cela  remarqué,  la  difficulté  reste  entière,  à  savoir  comment 
il  se  fait  qu'une  aphérèse  pareille  ait  pu  s'opérer.  S'il  ne  s'agissait  que 
de  l'italien,  cette  aphérèse  serait  tout  à  fait  admissible;  il  y  en  a,  dans 
cette  langue,  beaucoup  d'exemples.  Mais,  pour  qu'une  étymologie  ro- 
mane soit  bonne ,  il  faut  qu'elle  satisfasse  à  toutes  les  conditions  et 
qu'elle  passe  par  toutes  les  filières.  Or  celle-ci  ne  peut  guère  passer  par 
la  filière  française.  Aussi  l'étymologie s'était-elle,  avant  M.  Diez,  adressée 
à  la  langue  allemande,  anglo-saxon  6iada  ou  blœda,  anglais  actuel  blade, 


■■^F^" 


AOÛT  l855/rr:ïO^  509 

tige,  qui  paraît  tenir  à  l'allemand  Blatt,  feuille.  Mais,  comme  le  re- 
marque M.  Mahn,  le  celtique  offre  une  dérivation  plus  directe;  on 
trouve  dans  le  bas  breton  et  le  gallois  hlot,  hlead,  hled,  hlawd,  qui  signi- 
fient farine.  Seulement,  dès  que  Ton  dépasse  l'étymologie  romane,  on 
reconnaît  l'identité  fondamentale  des  mots  celtiques  et  germains. 
Les  uns  et  les  autres  se  rattachent  au  sanscrit  phall,  phal,  fleurir,  qui 
donnent  à  la  fois  du  côté  grec  Ç>vXXov,  du  côté  ]aim  foliam  etjlorere, 
et  du  côté  allemand  bliihen,  to  blow. 

C'est  cette  concordance  fréquente  entre  l'allemand  et  le  celtique  qui 
a  engagé  un  érudit  allemand ,  M.  Holtzmann ,  à  soutenir  une  thèse  que 
je  crois  tout  à  fait  paradoxale,  et  qui  est  que  jadis,  au  temps  de  l'invasion 
des  Romains  et  sous  leur  domination ,  c'était  non  pas  upe  langue  cel- 
tique que  l'on  parlait  dans  les  Gaules,  mais  une  langue  germanique;  et 
que  le  celtique  était  borné  à  la  contrée  où  il  est  encore  usité,  c'est-à-dire 
la  basse  Bretagne.  Non-seulement  une  telle  thèse  suppose  le  fait  singu- 
lier d'une  relégation  ancienne  du  celtique  dans  un  coin ,  relégation  dont 
les  écrivains  de  l'antiquité  ne  nous  ont  rien  dit;  mais  encore  il  faudrait 
que  M.  Holtzmann  démontrât  que  les  mots  gaulois  que  ces  mêmes 
auteurs  nous  ont  transmis  sont  non  pas  celtiques  mais  allemands.  Les 
arguments  dont  il  s'est  servi. dans  la  discussion  sont  loin  d'être  suffi- 
sants pour  renverser  une  opinion  qui  s'appuie  sur  les  dires  de  l'anti- 
quité. 

Je  continue  à  suivre  M.  Mahn  à  propos  de  M.  Diez,  cela  me  don- 
nant l'occasion  de  parler  de  l'un  et  de  l'autre  à  la  fois.  M.  Diez  n'avait 
pas  trouve  que  abri,  espagnol  abrigo,  provençal  abric,  et  abrier,  aujour- 
d'hui abriter,  abrigar,  a^rtcar' pussent  provenir  du  latin  apricas,  disant 
que  ce  que  le  soleil  éclaii'e  est  et  demeure  non  couvert.  Il  avait  donc 
cherché  ailleurs,  et  conjecturé  que  le  mot  ancien  haut  allemand  bi- 
rihan,  couvrir,  était  peut-être  la  racine  cherchée.  On  voit,  du  premier 
coup  d'œil,  que  cette  conjecture  manque  de  tous  les  soutiens,  l'auteur 
u  apportant  aucun  de  ces  intermédiaires  qui  rapprochent  les  extrêmes. 
M.  Mahn  pense  ,  et  je  suis  tout  à  fait  de  son  avis,  qu'il  ne  faut  pas  sor- 
tir du  latin.  Le  mot  roman  signifie  essentiellement  un  lieu  où  Ton  se 
défend  du  froid,  de  la  pluie, de  toute  intempérie.  Le  latin  apricus  locas , 
ou,  au  neutre ,  apricum,  est  le  lieu  exposé  au  soleil.  Or  il  n'a  été  besoin  que 
d'une  légère  extension  du  sens,  pour  faire,  d'un  lieu  exposé  au  soleil, 
uii  lieu  où  l'on  est  à  l'abri  du  froid  et  de  l'humide.  Remarquez,  de  plu», 
que  l'accent  vient  en  confirmation;  comme  dans  apricum,  l'accent  est 
sur  i,  dans  abrigo  et  dans  abri. 

Il  y  a  un  verbe  d'un  usage  aussi  commun  que  le  verbe  aller,  et  qui 

64. 


504  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

a  toujours  embarrassé  les  étyniologistes,  c'est  diner.  Les  formes  sont, 
ancien  français,  disner;  provençal,  disnar,  diniar,  dinar,  dhinar;  italien, 
disinare  etdesinare.  La  première  difficulté,  dit  M.  Diez,  est  de  savoir  si, 
dans  ce  mot ,  Ys  appartient  au  radical ,  ou  si  ce  n'est  qu'une  lettre  épen- 
.thétique,  comme,  par  exemple,  e  est  épentbétique  dans  espce.  M.  Diez 
ne  tranche  pas,  à  mon  avis,  assez  nettement  cette  question  ;  il  ne  me  pa- 
raît pas  douteux  que  Ys  soit  primitive.  Sans  parler  des  Gloses  du  Vatican, 
publiées  parW.  Grimm,  qui  sont  du  ix*  siècle,  et  qui  ont  :  Disnavi  me 
ibi,  disnasti  te  hodie,  avec  Ys,  il  faudrait  admettre  qu'il  y  aurait  eu  épen- 
thèse  non-seulement  de  Ys,  mais  encore,  en  italien,  d'un  i.  Ce  qui  de- 
vient tout  à  fait  invraisemblable,  tandis  qu'avec  l's  au  radical  la  forme 
italienne  est  seulement  plus  allongée,  la  forme  française  plus  courte,  et 
dans  le  provençal  Y  s  radicale  s'est  transformée,  ce  qui  est  commun,  en 
r,  ou  en  une  double  consonne.  Cette  condition,  ainsi  posée,  élimine 
plusieurs  des  étymologies  données  :  i°  Setizveiv,  le  repas  de  l'après-midi 
che^  les  Grecs  ;  2°  dignari,  à  cause  de  dignare  Domine,  commencement 
d'une  prière  de  table  ;  3°  décima  liora,  h  cause  du  dînera  dix  heures, 
comme  on  a  dit  dans  l'ancien  français,  nouer,  pour  dîner  i\  midi;  d)° de- 
cœnare,  que  M.  Diez  propose,  et  pour  lequel,  à  la  vérité,  on  pourrait 
admettre  un  déplacement  de  l'accent,  décœno,  au  lieu  de  decoéno,  je 
disne  ;  ce  qui  ne  paraît  pas  une  difficulté  insurmontable  ;  mais  Y  s  manque, 
et,  pour  la  trouver,  il  faudrait  avoir  discœnare,  ce  qui  irait  contre  le  sens, 
voulant  dire  bien  plutôt  cesser  de  manger  que  se  mettre  à  manger.  Pom'- 
tanl,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  satisfaisante,  cette  étymologie  paraît 
avoir  suggéré  à  M.  Mahn  celle  dont  il  me  reste  à  parler,  et  qui  est 
plus  plausible.  On  connaît  notre  mot  français  déjeuner,  anciennement 
desjeiiner,  et  qui,  venant  de  disjejunare,  signifie  proprement  cesser  de 
jeûner.  C'est  à  ce  même  verbe  que  M.  Mahn  s'adresse,  l'idée  de  cesser 
de  jeûner  étant  relative  et  pouvant  s'appliquer  aussi  au  repas  de  midi 
ou  du  soir.  Il  y  a  certainement  à  objecter  que  la  contraction  est  bien 
forte;  car  disjejunare  3  donné,  ou Ir^  la  forme  française,  en  italien,  sdi- 
gianare;  eidisadjcjunare,  a  donné,  en  espagnol,  desaynnar.  Dans  tous  ces 
mots,  Yu  est  conservé,  tandis  qu'il  faut  supposer  qu'il  a  disparu  dans 
desinarc,  disner.  Cependant  le  sens  appuie  cette  dérivation,  Y  s  et  Yn  se 
retrouvent,  la  contraction  n'est  pas  absolument  impossible  (comparez 
corvée,  qui  dérive  de  corrogata,  devenu,  dès  le  ix' siècle,  corvada).  Pour 
rendre  cette  étymologie  tout  à  fait  sûre,  il  faudrait  que  le  hasard  fît 
•mettre  la  main  sur  quelque  forme  intermédiaire  entre  disjejunare^  et 
desinare. 

M.  Diez  tire  danger  de  damnum,  par  l'intermédiaire  d'une  forme  non 


AOÛT  1855.;'    IJO,.  505 

latine  damnarinm.  Sans  doute  la  dérivation  est  régulière,  et  damnarium 
aurait  pu  faire  danger,  mais  le  sens  y  répugne,  non  pas  tant  le  sens  mo- 
derne, car,  à  la  rigueur,  on  pourrait  concevoir  comment  l'idée  de  péril 
proviendrait,  par  gradation,  de  celle  de  dommage;  mais  le  sens  an- 
cien. Dangier,  dans  le  vieux  français,  a  le  sens  primitif  et  perpétuel  de 
autorité,  domination;  or  cette  signification  ne  conduit  par  aucune  voie 
à  damnum,  aussi  est-ce  dans  un  autre  radical  latin  qu'il  faut  chercher. 
Dangier  vient  de  dominiam,  par  l'intermédiaire  d'une  forme  non  latine 
dominiarium.  Le  sens  concorde  parfaitement;  mais,  si  l'on  trouve  que  la 
dérivation  n'est  pas  aussi  régulière,  à  cause  que  la  syllabe  on  a  été 
changée  en  an,  il  sera  très-facile  de  montrer  que  cette  permutation  est 
très-commune  dans  notre  vieille  langue  :  je  citerai,  par  exemple,  li 
caens,  de  cornes,  comte  ;  Yen,  en,  pour  l'on,  on,  forme  qui  abonde  dans 
une  foule  de  textes,  qui  est  restée  populaire  en  quelques  localités,  et 
qui  a  failli  expulser  la  forme  par  o;  aine,  pour  onc,  de  unquani;  achoison, 
à  côté  de  ochoison,  forme  régulièrement  tirée  de  occasio ;  mains,  à  côté 
de  moins,  et  volenté,  qui  est  à  peu  près  exclusivement  usité  dans  les  an- 
ciens textes.  Au  reste,  il  est  bon  de  remarquer  que  le  radical  latin  dont 
il  s'agit  a  justement  subi  d'une  façon  très-remarquable,  dans  ses  dé- 
rivés, la  mutation  del'o  en  a.  Dominas  lui-même,  à  côté  de  dom,  don,  a 
donné  dam,  ou,  suivant  une  orthographe  vicieuse,  damp,  titre  de  cer- 
tains abbés;  il  a  aussi  donné  c/ame,  dans  la  phrase  plaise  dame  Dieu,  do- 
mino Dco,  et  dans  le  mot  ridame,  vice-dominus  ;  domina  a  îail.  dame, 
tandis  que  la  iovmc  dôme  se  trouve  à  peine  dans  quelques  textes;  domi- 
nicellas  a  donné  damoiseau,  cl,  par  une  contraction  qui  se  rapproche 
beaucoup  de  celle  de  dangier,  l'ancien  mol  dansel  ou  danzel  ;  dominicella  a 
donné  damoiselle,  et,  par  une  atténuation  plus  grande  de  la  voyelle,  de- 
moiselle. Ces  rapprochements  ne  laissent  aucun  doute  ;  et  la  présence 
de  la  syllabe  an  pour  la  syllabe  on  ne  fait  pas  obstacle  à  ce  qu'on  tire 
dangier  de  dominiarium. 

Quand  on  n'a  pas  une  dérivation  directe  du  latin,  ou  quand  on  manque 
de  formes  intermédiaires  anciennes,  on  rencontre  maintes  fois  des  con- 
flits étymologiques  qui  causent  beaucoup  de  perplexité.  A  côté  de  tais- 
son,  provençal  tais,  italien  tasso,  espagnol  texon,  qu'on  tire  de  l'ancien 
haut  allemand  dahs,  et  qui  pourrait  bien  avoir  aussi  une  racine  concur- 
rente dans  le  celtique,  puisqu'on  trouve  dans  Isidore  taxoninus,  sans 
doute  altéré,  mais  donné  comme  un  mot  gaulois;  à  côté,  dis-je,  de 
taisson ,  il  y  a  blaireau,  qui  désigne  le  même  animal.  On  a,  dans  le 
bas  latin,  bladarius,  italien  biadajuolo ,  qui  ont  le  sens  de  marchand  de 
blé;  un  diminutif  serait  bladarellus,  qui  donnerait  sans  aucune  diflicultë 


506  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

blaireau.  M.  Diez,  qui  fait  ces  rapprochements,  conclut  que  telle  est 
l'ëtymologie  du  mot  hlaireaa,  sans  pouvoir  dire,  il  est  vrai,  par  quelle 
intuition  on  a  nommé  cet  animal  un  petit  marchand  de  blé.  Ici  M.  Mahn 
vient  à  son  secours.  «Le  taisson,  dit-il,  a  été  nommé  hladarellus,  non 
«comme  petit  marchand  de  blé,  mais  comme  petit  voleur  de  blé,  qui 
«  dérobait  aux  paysans  le  blé  et  le  sarrasin ,  ce  qui  lui  fit  donner  le  nom 
«  de  blaireau.  Dans  l'Histoire  naturelle  de  Gmelin,  il  est  dit  que  cet  ani- 
«mal  vit  de  petits  animaux,  d'œufs  de  grenouilles,  d'insectes,  de  miel, 
«de  racines,  de  pommes  et  de  poires;  et,  d'après  Blumenbach,  il  est 
«Carnivore,  mais  il  ne  dédaigne  pas  non  plus  le  sarrasin  (ou  blé  noir). 
«Ce  qui  le  montre,  c'est  que,  dans  le  Dictionnaire  français-breton,  de 
«Grégoire,  i83/i,  au  mot  blaireau,  on  lit  :  le  bruit  des  blaireaux,  lors- 
«  qu'ils  transportent  du  blé  noir  dans  leurs  tanières,  charrebroched. 
«  Pour  qu'un  tel  mot  ait  pu  se  former,  ce  vol  de  grains  doit  être  une 
«chose  ordinaire  et  caractéristique.  De  cette  façon,  le  blaireau  put  se 
«faire  assez  remarquer  des  paysans  comme  voleur  de  sarrasin  et  faiseur 
«  de  provisions,  pour  qu'ils  lui  aient  donné  le  nom  de  bladarellus.  » 
Tout  ceci  est  habile  et  ingénieux;  cependant  je  remarque  d'abord  que 
je  ne  connais  pas  d'exemple  plus  ancien  de  blaireau  qu'un  exemple 
du  xv'  siècle,  dans  une  ballade  de  Villon  : 

De  fiel  de  loups ,  de  regnards  et  blereaux 
Soient  frittes  ces  langues  venimeuses. 

Je  ne  veux  pas  dire  par  là  qu'il  n'y  en  ait  pas;  mais,  tant  qu'on  n'en  aura 
pas  trouvé,  on  est  privé  de  la  lumière  qu'auraient  pu  fournir  les  formes 
anciennes.  De  plus,  blaireau  ne  se  trouve  ni  dans  le  provençal,  ni  dans 
l'italien,  ni  dans  le  bas  latin;  car  Ducange  n'a  aucun  mot  qui  puisse  y 
être  rapporté.  Dans  cette  absence  de  tout  document  qui  montre  qu'en 
effet,  dans  la  langue,  quelque  association  entre  blé  et  blaireau  ait  existé, 
il  me  paraît  trop  hasardeux  de  s'en  rapporter  à  une  simple  dérivation, 
qui,  dans  le  fond,  pourrait  être  tout  autre. 

Ménage  supposait  que  blaireau,  c'est-à-dire  blereau,  venait  de  melis , 
qui  est  le  nom  latin  de  cet  animal.  Il  admettait  un  diminutif,  melerel- 
lis,  puis  un  changement  de  l'/n  en  b.  Le  mot  latin  a  donné  le  proven- 
çal melota,  le  napolitain  moio^na;  mais,  du  reste,  le  roman  n'offre  aucun 
vestige  de  melis.  L'étymologie  de  Ménage  est  donc  trop  peu  appuyée 
•par  les  formes  connues  pour  qu'on  puisse  s'y  fier. 

11  y  a  encore  moins  à  compter  sur  le  celtique.  Le  gaélique  et  l'irlandais 
nomment  le   taisson  broc,  le  bas  breton  et  l'idiome  de  Cornouailles, 


AOÛT  1855.  507 

broch*  d'où  l'anglais  hrock.  Mais,  sans  intermédiaire,  il  est  interdit  de 
passer  de  ces  mots  à  blaireau. 

J'ai  une  autre  conjecture  à  proposer.  Notre  mot  belette  est  un 
diminutif  de  l'ancien  français  bêle.  Il  me  paraît  possible  que  de  bêle,  un 
diminutif  masculin  se  soit  formé,  belerellas,  d'où  belereau,  puis  blerean. 
La  contraction  de  belereau  en  blereau  se  justifie  par  des  exemples  tels 
que  bluter,  forme  contracte  de  belater.  Des  diminutifs,  sans  idées  de  di- 
minution, sont  fréquents  dans  la  formation  de  l'ancien  français,  faa- 
rellus,  un  taureau,  et,  parfois  avec  changement  de  genre,  avicellas, 
oiseau,  du  féminin  avis.  Enfin,  les  noms  d'animaux  passent  facilement 
de  l'un  à  l'autre.  Maintenant  d'où  vient  bêle?  ou  bien  du  kymri  bêle, 
martre,  ou  du  haut  allemand  bille,  ancien  haut  allemand  bilih,  qui 
désigne  une  espèce  de  rongeurs.  Remarquons,  en  tout  cas,  que  le  mot 
celtique  et  le  mot  allemand  sont  les  mêmes. 

A  l'article  baron,  M.  Diez  invoque  l'autorité  du  Dictionnaire  de  Jean 
de  Garlande,  autorité  qui  serait  en  elfet  très-grande  pour  la  langue 
française,  si  cet  auteur  était  du  xi'  siècle;  à  la  vérité,  les  Bénédictins, 
dans  V Histoire  littéraire  de  la  France,  lui  avaient  attribué  une  aussi  haute 
antiquité,  et  ils  avaient  été  suivis  par  (léraud,  qui  publia,  il  y  a  moins 
de  vingt  ans ,  une  édition  de  ce  dictionnaire.  Mais  c'est  une  erreur,  et  Jean 
de  Garlande  est  postérieur  de  deux  siècles,  ainsi  que  M.  Leclerc  l'a 
démontré,  dans  cette  même  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  369-371.  En 
voici  les  preuves,  afin  de  prévenir,  du  moins  ici,  ceux  qui  s'occupent 
des  antiquités  de  notre  langue.  Dans  son  Dictionnaire,  aux  articles  16, 
34 ,  6-7,  Jean  de  Garlande  pnrle  des  écoliers  de  Paris  comme  d'étrangers 
que  l'on  trompe ,  et  comme  faisant  une  partie  considérable  de  la  popu- 
lation de  la  ville,  ce  qui  est  vrai,  non  du  xi*  siècle,  mais  du  xiu*.  A 
l'article  73,  il  appelle  nemas  régis  le  bois  de  Vinccnnes,  que  Philippe- 
Auguste  ne  fit  clore  de  murs  qu'en  1  i83.  A  l'article  68,  il  raconte 
qu'il  a  vu  à  Toulouse  plusieurs  machines  de  guerre,  entre  autres,  celle 
qui  tua  le  fameux  Simon  de  Montfort  (en  la  18),  et  qu'il  y  était  fort 
peu  de  temps  après  la  fin  de  la  guerre  contre  les  Albigeois,  qui  ne  se 
termina  qu'en  1229.  Dans  un  poëme  intitulé  De  triumphis  Ecclesiœ,  il 
rapporte  les  événements  de  la  croisade  albigeoise,  et  donne  de  longs 
détails  sur  la  mort  de  Simon  de  Montfort,  disant  expressément  qu'il 
était  à  Toulouse  vers  la  fin  de  la  lutte,  disant  aussi  qu'il  avait  étudié 
la  philosophie  à  Oxford  avec  Jean  de  Londres,  dont  parle  Roger  Bacon, 
qui  se  souvenait  d'avoir  entendu  Jean  de  Garlande  disserter  sur  le  sens 
d'un  mot  latin.  Un  autre  de  ses  poèmes,  intitulé  De  mysteriis  Ecclesiœ , 
se  termine  par  quelques  vers  chronologiques  à  la  gloire  du  célèbre 


508  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

docteur  Alexandre  de  Haies,  qui  venait  de  mourir,  le  1 1  août  1266. 
Enfin,  il  y  est  aussi  question  de  Foulques,  évêque  de  Londres,  qui 
siégea  de  12/i/i  à  laSg. 

Il  n'y  a  donc  aucun  doute,  Jean  de  Garlande  est  bien  du  milieu  du 
xiii'  siècle.  M.  Mahn  dit,  dans  un  court  préambule,  mis  en  tête  de  ses 
Spécimens  :  «  Dans  les  langues  romanes,  les  étymologistes  nationaux  n'ont 
<(  produit  rien  que  d'imparfait  et  d'à  peine  digne  d'être  nommé.  A  un 
(i  allemand,  au  professeur Diez,  il  était  réservé,  dans  son  lexique,  cxciu- 
«sivement  étymologique,  de  mettre  au  jour  une  œuvre  éminente  et 
«véritablement  admirable,  et  de  faire  plus  que  toutes  les  académies 
«française,  italienne,  espagnole  et  portugaise.»  Je  ne  suis  aucunement 
enclin  à  contester  les  éloges  qui  sont  ici  donnés  à  M.  Diez;  pour  cela, 
j'ai  accordé  trop  d'attention  à  son  livre,  et  je  m'ensuis  trop  servi;  mais 
je  suis  disposé  à  reprocher  aux  savants  allemands  de  ne  pas  tenir  assez 
compte  de  ce  qui  se  fait  chez  nous,  de  ne  pas  connaître  suffisamment 
l'Histoire  littéraire  de  France,  ouvrage  utile  à  tous  ceux  qui  étudient  les 
langues  romanes,  ou  du  moins  la  langue  française,  et  d'attendre  sans 
doute,  pour  mettre  Jean  de  Garlande  à  sa  place  chronologique,  que 
la  vraie  date,  trouvée  il  y  a  dix  ans  par  M.  Leclerc,  soit  retrouvée  sur 
la  rive  droite  du  Rhin. 

É.  LITTRÉ. 
[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


SÉANCE  PUBLIQUE  DES  CINQ  ACADÉMIES. 

La  séance  publique  annuelle  des  cinq"  Académies  de  rinstilut  a  eu  lieu  le  mardi 
i4  aoûl,  sous  la  présidence  de  M.  Ambroise  Thomas,  président  de  l'Académie  des 


AOUT  1855.  509 

beaux-arts,  et  de  MM.  Villemain,  Lenormant,  Regnault  et  Amédée  Thierry,  délé- 
gués des  Académies  française,  des  inscriptions  et  belles-lettres,  des  sciences,  et  de» 
sciences  morales  et  politiques. 

Après  un  discours  du  président,  il  a  été  donné  lecture  du  rapport  sur  le  concours 
de  i855  pour  le'prix  de  linguistique  fondé  par  M.  de  Volney. 

Six  ouvrages  manuscrits  ou  imprimés  ont  été  envoyés  au  concours: 

N°  1.  Etudes  sur  la  lexicologie  et  la  grammaire  du  langage  naturel  des  signes,  par 
M.  Rémi  Valade;  Paris,  i854,  in-8°. 

N'  a.  Projet  d'une  langue  universelle,  par  M.  Tabbé  Bonifacio  Sotos  Ochando, 
traduit  de  l'espagnol  par  M.  l'abbé  A.  M.  Touié;  Paris,  i855,  in-8*,  accompagné 
du  Projet  d'un  alphabet  univeisel,  brochure  in-8°. 

N'  3.  Étude  sur  l'injluence  du  sanscrit  sur  le  tibétain,  par  M.  P.  E.  Foucapx.  Dix 
cahiers  manuscrits,  in-^". 

N"  4-  Essai  philosophique  sur  les  transformations  du  langage,  étudiées  dans  la  langue 
française,  par  M.  Charles  Daudvillc;  in -8°,  avec  trois  cahiers  manuscrits. 

N°  5.  Des  phonétiques  à  la  Chine;  manuscrit  in-folio,  avec  cette  épigraphe  :  Labor 
et  spes. 

IS*  G.  Des  affinités  de  la  langue  berbère  avec  l'ancien  égyptien  et  l'éthiopien,  par 
M.  A.  Judas;  manuscrit  in  4''. 

Jusqu'à  présent,  la  .«éance  publique  des  cinq  Académies  se  tenait  le  a 5  octobre. 
Comme  un  décret  impérial  du  i4  avril  de  cette  année  a  avancé  cette  séance  au 
i4  août,  la  Commission  du  prix  Volney  a  manqué  du  temps  nécessaire  pour  exa- 
miner et  apprécier  les  six  ouvrages  qui  lui  avaient  été  adressés.  En  conséquence, 
elle  a  renvoyé  le  jugement  de  ces  ouvrages  à  l'année  prochaine .  et  elle  se  propose 
de  les  examiner  en  mêoie  temps  que  ceux  qui  lui  seront  envoyés  pour  le  concours 
de  i856. 

Elle  avertit,  en  outre,  que  dorénavant  le  dépôt  de<  ouvrages  destinés  au  con- 
cours Volney  est  fixé  au  i*  avril.  Par  une  exception  spéciale,  les  auteurs  des  ou- 
vrages déposés  celte  année  auront  la  faculté  de  1rs  redemander  el  de  les  renvoyer 
l'année  prochaine  avec  les  additions  et  les  changements' qu'ils  auront  jugés  con- 
venables. 

La  Commission  annonce  qu'elle  accordera,  pour  les  concours  de  i855  et  i856, 
une  ou  deux  médailles  d'or  de  la  valeur  de  i  ,aoo  francs  aux  meilleurs  ouvrages  de 
Philologie  comparée  qui  lui  seront  adressés. 

•  Il  faudra  que  les  travaux  dont  il  s'agit  aient  été  entrepris  à  peu  près  dans  les 
«  mêmes  vues  que  ceux  dont  les  langues  romanes  et  germaniques  ont  été  l'objet 
«depuis  quelques  années  L'analyse  comparée  de  deux  idiomes  et  celle  d'une  fa- 
«  mille  entière  de  langties  seront  également  admises  au  concoure.  Mais  la  Commis- 

•  sion  ne  peut  trop  recommander  aux  concurrents  d'envisager  sous  le  point  de  vue 

•  comparatif  et  historique  les  idiomes  qu'ils  auront  choisis,  et  de  ne  pas  se  borner 
«  à  l'analyse  logique,  ou  à  ce  qu'on  appelle  grammaire  générale.  > 

Les  mémoires  manuscrits  et  les  ouvrages  imprimés,  pourvu  qu'ils  aient  été  pu- 
bliés depuis  le  i"  janvier  i854.  seront  également  admis  au  concours,  et  ne  seront 
reçus  que  jusqu'au  i"  avril  i856. 

Cette  annonce  des  prix  a  été  suivie  de  la  lecture  de  cinq  mémoires  : 

1°  Henri  IV  économiste.  Introduction  de  l'industrie  de  la  soie  en  France,  par 
M.  Wolowski,  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques; 

a*  Sur  le  sarcophage  d'un  roi  de  Sidon,  découvert  à  Soyda,  par  M.  le  duc  d« 
Luynes,  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles  lettres  ; 

65 


3iO  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

3°  Du  caractère  dans  les  beaux-arls ,  par  M.  Couder,  de  l'Académie  des  beaux-arts  ; 

4°  Sur  les  tremblements  de  terre,  et  sur  la  constitution  intérieure  du  globe,  par 
M.  Babinet,  de  l'Académie  des  sciences; 

5°  Epître  à  Despréaux  sur  les  mots  nouveaux  introduits  dans  la  langue,  par 
M.  Viennet,  de  l'Académie  française. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES. 

M.  Barchou  de  Pcnboën,  membre  libre  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  est  mort  à  Saint-Germain,  le  29  juillet  i855. 

•         .  .        .    . 

L'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  a  tenu,  le  10  août,  sa  séance  pu- 
blique annuelle,  sous  la  présidence  de  M.  Villemain. 

A  l'ouverture  de  la  séance,  l'annonce  des  prix  décernés  et  des  sujets  de  prix 
proposés  a  eu  lieu  dans  l'ordre  suivant  : 

JUGEMENTS  DBS  CONCOURS. 

Prix  ordinaires  de  l'Académie.  —  L'Académie  avait  proposé,  en  i853,  pour  le 
concours  de  i855,  la  question  suivante:  «  Faire  l'bistoire  des  biens  communaux  en 
•  France  depuis  leur  origine  jusqu'à  la  lin  du  xiii*  siècle.  »  Ce  prix  a  été  décerné  à 
M,  Armand  Rivière,  avocat  au  barreau  de  Tours. 

L'Académie  avait  remis  au  concours,  pour  la  seconde  fois,  le  sujet  suivant: 
«  Restituer,  d'après  les  sources ,  la  géograpbie  ancienne  de  l'Inde,  depuis  les  temps 
«  primitifs  jusqu'à  l'époque  de  l'invasion  musulmane.  »  L'Académie  a  décerné  ce  prix 
à  M.  Vivien  de  Saint-Martin. 

Elle  avait  prorogé,  jusqu'à  l'année  i855,  le  concours  sur  le  sujet  suivant  :  «  Elu- 
cdier  i'étât  politique,  la  religion,  les  arts,  les  institutions  de  toute  nature  dans  les 
«satrapie»  de  l'Asie  Mineure  sous  les  Perses  et  depuis,  particulièrement  dans  les 
«satrapies  déjà  bérédilaires ,  ou  qui  le  devinrent  après  la  conquête  d'Alexandre, 
«  c'est-à-dire  le  Pont,  la  Cappadoce,  la  Lycie  et  la  Carie.  »  Ce  prix  a  été  obtenu  par 
M.  William-Henri  Waddington. 

Antiquités  de  la  France.  —  L'Académie  a  décerné  la  première  médaille  à  M.  Viollel- 
Leiiuc,  pour  son  ouvrage  intitulé:  Essais  sur  l'architecture  militaire  au  moyen  âge, 
I  vol.  in-8°.  La  seconde  médaille  à  M.  Léon  Clos,  pour  son  mémoire  manuscrit  in- 
titulé :  Recherches  sur  les  institutions  municipales  du  centre  de  la  France  au  moyen  âge. 
La  troisième  médaille  a  été  partagée  entre  M,  Patu  de  Saint-Vincent,  pour  son  mé- 
moire manuscrit  sur  le  Chant  grégorien;  et  M.  Hippeau,  pour  son  ouvrage  intitulé: 
VAhhaye  de  Sainl-E tienne  de  Caen,  106611 90 ,  2  vol.  in-8". 

Le  général  Carbuccia,  auquel  avait  été  décernée  la  première  médaille,  dans  le 
concours  des  antiquités  de  la  France  de  i85i,  en  avait  remis  la  valeur  à  la  dispo- 
sition de  l'Académie,  pour  l'offrir  comme  récompense  au  meilleur  travail  sur  les 
antiquités  de  l'Afrique.  Elle  a  décerné  cette  médaille  à  M.  le  général  CreuUy,  fon- 
dateur et  président  de  la  Société  archéologique  de  Constantine,  auteur  de  plusieurs 
Mémoires  sur  diverses  questions  d'antiquités  algériennes. 

Rappel  de  mentions  très  -  honorables  :  i'  A  M.  d'Arbois  de  Jubainville,  pour  son 
ouvrage  intitulé  :  Voyage  paléographique  dans  le  département  de  l'AubCj  i  vol.  in-8°. 
2*  A  M.  H.  Lepage,  pour  ses  deux  ouvrages  intitulés  :  i"  Les  communes  de  la  Meurthe; 


AOÛT  1855.  511 

Journal  hisloriqae  des  villes,  bourvs,  villages,  hameaux  et  censés  de  ce  département, 
2  vol.  in-8°;  2°  Rôle  des  habitants  de  Nancy  en  1551-1552,  br.  in-8°. 

Des  mentions  très-honorables  sont  accordées  ;  i*  à  M.  Luzarche,  pour  son  édition 
d'un  drame  anglo-normand  du  XII'  siècle,  inlitulé  :  Adam,  i  vol.  in-8°.  2°  A  M.  H.  de 
La  Plane,  pour  ses  divers  ouvrages  inlilulés:  i*  Saint-Berlin,  18i3-^i-ù6,  ou  rap- 
port historique  des  jouHles  faites  sur  le  sol  de  cette  ancienne  église  abbatiale,  i  vol. 
in-S";  2°  Quelques  mots  sur  les  fouilles  historiques  faites  sur  le  sol  de  l'ancienne  église 
abbatiale  de  Saint-Berlin,  br.  in-8°;  3*  Un  mot  sur  les  ruines  de  Saint-Berlin,  à  Saint- 
Omer,  br.  in-8*;  W  Les  abbés  de  Saint-Berlin  d'après  les  anciens  monuments  de  ce  mo- 
nastère, br.  in-S";  5"  Les  Matelots  boulonnais  à  Merck-Saiut-Liévin  (Pas  de-Calais) , 
br.  in-8'';  6*  L'Eglise  de  Faaquemberg ,  arrondissement  de  SainlOmer  [Pas-de-Calais] , 
br.  in-S".  3"  A  M,  l'abbé  Pécheur,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Histoire  'de  la  ville  de 
Guise  et  de  ses  environs,  de  ses  seigneurs,  comtes ,  ducs,  etc.,  a  vol.  in-8*.  A"  A  M.  le 
comte  Georges  de  Soultrait,  pour  sa  Notice  sur  les  sceaux  du  cabinet  de  madame 
Febvre,  de  Mâcon,  br.  in-8*.  5'  A  M.  de  Fontenay,  pour  son  Manuel  de  l'amateur 
de  jetons,  i  vol.  in-8*.  6*  A  M.  le  marquis  de  Godcfroy  Menilglaise,  pour  son  édition 
de  la  Chronique  de  Guines  et  d'Ardre,  par  Lambert,  curé  d'Ardre  (9181203),  texte 
latin  et  français  en  regard,  revue  sur  huit  manuscrits;  .i  vol.  in-8*.  7*  A  M.  Charles  de 
Beaurepaire,  pour  son  Essai  sur  l'asile  religieux  dans  l'empire  romain  et  la  monarchie 
française,  br.  in-8°.  8*  A  M.  le  comte  Hector  de  La  Ferrière,  pour  son  Histoire  de 
Fiers,  ses  seigneurs,  son  industrie,  br.  in-8*. 

Des  mentions  honorables  ont  été  accordées:  i*  A  M.  Troche,  pour  ses  deux  bro- 
chures intitulées  :  1*  Mémoire  historique  et  archéologique  sur  la  lourde  Saint  Jacques- 
la-Boucherie ,  in-8*;  "i*  La  Sainte-Chapelle  de  Paris.  Notice  historiqae ,  archéologique  et 
descriptive  sur  ce  monument  célèbre  de  saint  Louis,  in-i  2.  a*  A  M.  Edouard  de  Barthé- 
lémy, pour  son  Histoire  de  la  ville  de  Chàlons-sar-Mame  et  de  ses  institutions,  depuis 
ton  origine  jusqu'en  1789,  1  vol.  in-8*.  3*  A  M.  Dramard,  pour  sa  Notice  .historique 
sur  l'origine  de  la  ville  d'Etampes,  manuscrit  in-4*.  k'  A  M.  l'abbé  Arbellot,  pour  sa 
brochure  intitulée  :  Cathédrale  de  Limoges,  histoire  et  description,  in-8*.  5*  A  M.  Ch. 
Gomart,  jK)ur  son  ouvrage  inlitulé:  Extraits  originaux  d'un  manuscrit  de  Quentin  de 
la  Fons,  intitulé:  Histoire  particulière  de  l' Eglise  de  Saint-Quentin,  t.  I",  in-8*.  5*  A 
M.  E.  de  Lépinois,  pour  le  tome  I"  de  son  Histoire  de  Chartres,  in-8*.  7*  A  M.  Matly 
de  Latour,  pour  son  mémoire  manuscrit,  intitulé  :  Villes  et  voies  romaines  de  l'Anjou. 
8*  A  M.  Elie  de  la  Primaudaio,  pour  son  mémoire  manuscrit  intitulé  :  Portulan  de 
l'Algérie  aa  moyen  âge.  Recherches  sur  le  commerce  des  Européens  dans  l'ancienne 
Régence.  9*  A  M.  Quanlin,  pour  son  ouvrage  intitulé:  Cartalaire  général  de  l'Yonne. 
Recueil  de  documents  authentiques,  etc.,  t.  1",  in-4*.  lO*  A  M.  le  baron  de  Gaujal, 
pour  son  mémoire  manuscrit  accompagné  de  cartes,  et  intitulé  :  Quels  firent  les 
habitants  primitifs  de  la  Gaule  transalpine ,  accompagné  d'un  appendice  sur  l'Origine 
des  Scordices.  11*  A  M.  de  La  Fons  Mélicocq,  pour  son  mémoire  manuscrit  inti- 
tulé :  Lille  aux  xiv',  xr'  et  xn'  siècles,  première  partie  :  les  Artistes,  la*  A  M.  Roc- 
quain  de  Courlemblay,  pour  son  mémoire  manuscrit  intitulé  :  Variations  des  limites 
géographiques  et  de  la  constitution  politique  de  l'Aquitaine  depuis  César  jusqu  à  l'an  613. 

Prix  d'histoire  de  France  fondés  par  le  baron  Gobert.  —  L'Académie  a  maintenu 
en  possession  du  premier  de  ces  prix  M.  Ch.  Weiss,  auteur  de  V  Histoire  des  réfugiés 
protestants  de  France,  depuis  la  révocation  de  Fédit  de  Nantes  jusqu'à  nos  jours;  a  vol. 
in-ia.  Le  second  prix  a  été  décerné  pour  la  seconde  fois  aussi  à  M.  Francisque 
Michel,  professeur  de  littérature  étrangère  à  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux, 
auteur  des  Recherches  sur  le  commerce,  la  fabrication  et  l'usage  des  étoffes  de  soie,  d'or 

65. 


512  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  d'argent  et  autres  tissus  précieux  en  Occident,  principalement  en  France,  pendant  le 
moyen  âge,  a  vol.  in-A". 

Prix  de  numismatique.  —  Le  prix  de  numismatique ,  fondé  par  M.  Allier  de  Hau- 
teroche ,  n'a  pas  été  décerné  celte  année. 

PRIX  PROPOSÉS. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  mis  au  concours,  pour  l'année  i856,  la  question 
suivante:  t  Rechercher  l'origine  de  l'alphabet  phénicien;  en  suivre  la  propagalion 
«chez  les  divers  peuples  de  l'ancien  monde;  caractériser  les  modifications  que  ces 
«peuples  y  introduisirent  afin  de  l'approprier  à  leurs  langues,  à  leur  organe  vocal 
«  et  peut-être  aussi  quelquefois  en  le  combinant  avec  des  éléments  empruntés  à 
«  d'autres  systèmes  graphiques.  » 

L'Académie  avait  remis  au  concours  pour  la  troisième  fois  le  sujet  suivant  : 
«Quelles  notions  nouvelles  ont  apportées  dans  l'histoire  de  la  sculpture  chez  les 
«Grecs,  depuis  les  temps  les  plus  anciens  jusqu'aux  successeurs  d'Alexandre,  les 
«monuments  de  tous  genres,  d'une  date  certaine  ou  appréciable,  principalement 

•  ceux  qui,  depuis  le  commencement  de  ce  siècle,  ont  été  placés  dans  les  musées  de 
«l'Europe? 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  envoyé,  l'Académie  relire  provisoirement  ce  sujet  du 
concours,  et  y  substitue  le  suivant,  pour  le  prix  qu'elle  décernera  en  1867  :  «Dé- 
«  terminer  les  caractères  de  l'architecture  byzantine,  rechercher  son  origine-,  et 
«faire  connaître  les  changements  qu'elle  a  subis,  depuis  la  décadence  de  l'art  an- 
«  tique  jusqu'au  xv*  siècle'  de  notre  ère.  » 

Pour  sujet  du  prix  annuel  ordinaire  qui  devra  être  décerné  pareillement  en  1857, 
elle  propose  la  question  suivante  :  «  Rechercher  quels  ont  pu  être,  dans  l'antiquité 
«grecque  et  latine,  jusqu'au  v*  siècle  de  notre  ère,  les  divers  genres  de  narrations 
«fabuleuses  qu'on  appelle  aujourd'hui  romans,  et  si  de  tels  récits  n'ont  pas  été 
«  quelquefois ,  chez  les  anciens,  confondus  avec  l'histoire.  » 

Chacun  de  ces  trois  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  2,000  francs. 

Le  prix  annuel  de  numismatique,  fondé  par  M.  Allier  de  Hauteroche,  sera  dé- 
cerné, en  i856,  au  meilleur  ouvrage  de  numismatique  qui  aura  été  publié  depuis 
le  1"  avril  i855. 

Trois  médailles,  de  la  valeur  de  5oo  francs  chacune,  seront  décernées  aux  meil- 
leurs ouvrages  sur  les  antiquités  de  la  Francs,  qui  auront  été  déposés  au  secrétariat 
de  l'Institut  avant  le  i"  avril  i856. 

Prix  fondé  par  M.  Bordin  (ancien  notaire).  —  M.  Bordin,  voulant  contribuer 
aux  progrès  des  lettres,  des  sciences  et  des  arts,  a  fondé,  par  son  testament,  des 
prix  annuels,  qui  seront  décernés  par  chacune  des  cinq  Académies  de  l'Inslilut. 

L'Académie  des  inscriptions  rappelle  qu'elle  a  proposé  pour  sujet  du  prix  qu'elle 
décernera,  pour  la  première  fois,  en  i856,  la  question  suivante,  prise  dans  l'an- 
tiquité classique  :  «  Faire  l'histoire  des  Osques  avant  et  pendant  la  domination  ro- 
«maine;  exposer  ce  qu'on  sait  de  leur  langjue,  de  leur  religion,  de  leurs  lois  et  de 
■  «leurs  usages.  » 

Elle  demande,  pour  le  prix  qu'elle  décernera  en  1867  :  «Un  commentaire  parti- 
«culièremenl  exégétique  et  grammatical,  soit  sur  une  partie  suivie,  soit  sur  un 
«choix  d'hymnes  du  Rig-Véda,  où  l'on  aura  soin  d'exposer  toujours  et  de  discuter, 
«  s'il  y  a  lieu ,  même  quand  on  ne  l'adoptera  pas ,  l'opinion  du  commentateur  Sâyana 

•  Aîchàrya.  » 


AOÛT   1855.  513 

Chacun  de  ces  deux  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs. 

Conditions  des  concours  des  prix  annuels.  —  «  Depuis  que  de  nouvelles  fondations 
«  publiques  et  parliculières  de  médailles  et  de  prix,  et  l'apprécialion  demandée  par 
«  le  Gouvernement  des  travaux  envoyés  de  l'École  française  d'Athènes,  ont  plus  que 
«décuplé  la  matière  des  jugements  de  l'Académie,  dans  ces  dix  dernières  années, 
«l'expérience  a  démontré  que  l'espace  de  temps  déterminé  par  l'usage  et  par  le  règle- 
«  ment  entre  la  clôture  des  concours  au  i"  avril  et  la  séatice  publique  annuelle  qui 
«  devrait  se  tenir  dans  le  mois  de  juiilet,  ne  suffît  plus,  malgré  tout  le  zèle  des  com- 
«  missions,  à  l'examen  critique  et  comparatif  qui  précède  et  motive  la  distribution 
«des  récompenses.  L'Académie  a  décidé,  en  conséquence,  qu'à  l'avenir  la  clôture 
«des  concours  serait  reportée  du  i"  avril  au  i"  janvier.  Cependant,  comme  elle 
«n'entend  point  donn.er  un  effet  rétroactif  à  celte  résolution,  le  terme,  pour  l'an 
«  i856,  demeure  fixé  au  i"  avril;  et  ce  sera  seulement  pour  les  prix  à  décerner  en 
«  1867  que  les  ouvrages  destinés  à  concourir  devront  parvenir  (francs  de  port]  an 
«secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1"  Janvier  de  celte  même  année.  Il  n'y  a  rien  de 
«changé  aux  autres  conditions.  » 

Prix  Gobert.  —  Pour  l'année  i856,  l'Académie  s'occupera,  à  commencer  du 
i"  avril,  de  l'examen  des  ouvrages  qui  auront  paru  depuis  le  1"  avril  i855,  et  qui 
pourront  concourir  aux  prix  annuels  fondés  par  M.  Gobert. 


ECOLE    FRANÇAISE    D'ATDENES. 

Les  sujets  d'explorations  et  de  recherches  proposés,  en  i855,  aux  membres  de 
l'Ecole  française  d'Athènes,  pour  la  seconde  aimée  d'études,  conformément  au  dé- 
cret du  7  août  i85o,  sont  les  suivants: 

Questions  déjà  proposées  en  i85a  et  i853,  et  qui  restent  à  l'étude,  indépeii 
dammcnt  de  la  question  de  Delphes,  qui  pourra  être  reprise  : 

1*  Explorer  la  contrée  comprise  entre  le  Pénée,  le  golfe  Thermaîque,  l'Ha- 
liacmon,  et  les  chaînes  qui  séparent  l'Épire  de  la  Grèce  orientale  ;  chercher  à  péné- 
trer dans  les  hautes  vallées  du  tcont  Olympe,  et  décrire  surtout,  dans  la  partie  de 
la  Thcssalic  et  de  la  Macédoine  qu'on  vient  d'indiquer,  les  localités  que  M.  le  co- 
lonel Leake  (Travels  in  northen  Greece)  n'a  pu  visiter.  L'Académie  désire  que  ce 
travail,  ayant  pour  objet  la  géographie  comparée,  r<^pi;4raphie  et  l'archéologie,  soit, 
autant  que  possible,  la  continuation  de  celui  que  M.  Mézières  a  envoyé,  en  i85'i  . 
sur  la  Magnésie,  le  Pélion  et  l'Ossa. 

a*  Rechercher  au  nord  d'Iasos,  en  Carie,  le  mur  désigné  par  M.  Texicr^jie 
Mineure,  t.  III,  pi.  1A7-149)  sous  le  nom  de  Camp  retranché  des  Léléges,  en  suivre 
le  développement  jus(|u'au  point  où  il  s'arrt'te,  en  dresser  le  plan,  en  signaler  leit 
principaux  caractères,  chercher  à  en  déterminer  la  destination,  vérifier  enûn  s'il 
ne  se  rattacherait  pas  à  un  système  de  défense  qui  aurait  «u  pour  objet  de  mettre 
le  temple  des  Branchides  à  l'abri  des  attaqufs  des  Carions. 

3*  Étudier,  totalement  ou  partiellement ,  la  géographie  physique  et  la  topographie 
des  îles  voisines  de  la  Thracc,  c'est  àdire  Lemnos,  Imbros,  Samothrace  et  "Tbasos  , 
en  relever  les  antiquités,  en  suivre  l'histoire  depuis  les  temps  anciens  jusqu'à  nos 
jours,  recueillir  les  vestiges  des  exploitations  métallurgiques  qui  y  ont  eu  lieu,  et 
décrire  l'état  actuel  de  ces  îles. 

4*  Déterminer,  en  reprenant  les  traces  du  colonel  Leake,  de  feu  Puillon  Bo 
blaye,  de  M.  Curtius,  et  en  approfondissant  l'exploration  générale  faite  par  M.  Beulé 


514  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

en  i85o,  la  position  des  principales  villes  de  l'ancienne  Triphylie  du  Péloponèse, 
spécialemenl  d'Epeum;  rechercher  le  nom,  l'origine,  le  véritahle  emplacement  de 
celle  antique  forteresse;  en  étudier,  en  décrire  et  en  dessiner  les  ruines  si  remar 
quables  et  si  bien  consei'vées. 

Questions  proposées  pour  la  première  fois  : 

5°  Continuer  l'exploralion  de  la  Macédoine  méridionale,  et  étudier  principale- 
ment la  contrée  comprise  entre  l'Haliacmon  inférieur  et  le  bas  Axius,  jusqu'au 
pays  de  Moglena  et  aux  monts  Tekes,  Nidsche,  Turlo  et  Doxa,  au  Nord  et  à  l'Ouest. 
Décrire  avec  un  soin  particulier  le  bassin  de  l'ancien  Lydias,  avec  ses  embranche- 
ments supérieurs,  où  furent  l'Emalhie  et  la  Boltiée;  fixer  les  limites  de  ces  deux 
cantons;  déterminer  les  emplacements  des  villes  antiques,  et  compléter  la  géogra- 
phie comparée,  l'archéologie  et  l'histoire  de  celle  importanta contrée,  en  recourant 
aux  sources  tant  classiques  que  byzantines,  jusqu'à  la  prise  de  Conslanlinople,  en 
tenant  compte  des  inscriptions  et  des  médailles,  en  s'aidant  des  travaux  modernes, 
particulièrement  de  ceux  de  Pouqueville,  de  Cousinéry,  de  MM.  Leake,  Boue, 
Viquesnel,  Griesbach,  Tafel,  SchafFarik,  elc. 

6*  Visiter,  si  l'état  du  pays  le  permet,  le  mont  Olympe  de  Bithynie,  et  y  marquer 
l'emplacement  de  toutes  les  ruines  helléniques  et  byzantines;  examiner  surtout 
celles  que  l'on  rencontrera  sur  le  versant  est  de  la  montagne,  jusqu'à  la  rivière  qui 
coule  à  Aïneh-gheul  (Melangia?),  et  qui  est  peut-être  le  Gallus  de  Slrabon  {XII, 
p.  5-43)  et  d'Ammien  Marcellin  (XXVI,  8).  Descendre  la  même  rivière,  qui  se  jette 
dans  le  Sangarius  (Sakaria),  non  loin  deLefké,  suivre  le  cours  de  ce  fleuve  jusqu'à 
son  embouchure,  et  explorer  le  quadrilatère  compris  entre  le  Sangarius  à  l'ouest, 
Dablae  (Tereklu?),  Modra  (Moudourli)  et  Claudiopolis  (Boli)  au  sud,  le  Billaeus 
(Filias-Tchaï)  à  l'est,  et  le  Pont-Euxin  au  nord.  Recueillir  partout  les  inscriptions, 
et  chercher  à  comploter  les  notices  topographiques  et  ardiéologiques  données  par 
MM.  Aucher,  Cliesney  et  Ainsworth. 

Délivrance  des  brevets  d'archiviste- paléographe.  —  L'Académie  a  déclaré  que  les 
élèves  de  l'École  impériale  des  chartes  qui  ont  été  nommés  archivistes -paléographes 
par  arrêté  du  29  novembre  i854,  rendu  en  vertu  de  la  liste  dressée  par  le  conseil 
de  perfectionnement  de  celte  École,  sont:  MM.  Servois  (Gustave-Marie-Joseph), 
Chassaing  (Jean-Baptiste),  Rocquain  de  Courtemblay  (Théodore -Félix),  Boullé 
(Jacques-Marie-Jules),  Lacour  (Louis),  Casati  (Ciaude-Joseph-Charles),  Laborde 
(Théodore-Alphonse),  Gros-Burdet  (Jean-Édouard),  Murcier  (François-Arthur).    - 

Après  la  proclamation  et  l'annonce  des  prix,  M;  Naudet,  secrétaire  perpétuel,  a 
lu  une  notice  historique  sur  M.  Pardessus,  et  M.  Egger  un  mémoire  sur  l'étude  du 
latioBchez  les  Grec»  dans  l'antiquité.  M.  Berger  de  Xivrey  a  ensuite  donné  lecture 
du  rapport  de  la  commission  des  antiquités  de  la  France,  sur  les  ouvrages  envoyés 
au  concours  de  i855.  La  séance  a  été  terminée  par  un  rapport  de  M.  Guigniaut, 
au  nom  de  la  commission  française  d'Athènes,  sur  les  travaux  des  membres  de  cette 
école  pendant  l'année  18 54- 18 5. 5. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 


Dans  la  séance  du  6  août,  M.  le  vice-amiral  Dupelit-Thouars  a  été  élu  men»bre 
libre  de  l'Académie  des  sciences  en  remplacement  de  M.  Duvcrnoy,  décédé. 


AOÛT  1855.  i  515 


ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

Dans  la  séance  du  38  juillet  i855,  M.  Lefluel  a  été  élu  membre  de  rÂcadéniie 
des  beaux-arts,  section  d'architecture,  en  remplacement  de  M.  Gauthier. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Poésies  populaires  de  la  Lorraine.  Nancy,  imprimerie  et  librairie  de  Lepage,  i855, 
in  8*  de  iGi  pages.  —  Ce  recueil,  publié  par  la  Société  d'archéologie  lorraine,  n'est 
pas  sans  intérêt  pour  l'étude  des  traditions,  des  mœurs  et  du  langage,  dans  cette 
partie  de  la  France.  On  peut  regretter  cependant,  au  point  de  vue  philologiaue , 
que  la  plupart  de  ces  poésies,  évidemment  d'origine  ancienne,  soient  données  dans 
leur  forme  moderne  et  que  les  éditeurs  n'en  aient  pas  retrouvé  ou  recherché  les 
textes  primitifs  dans  les  manuscrits.  Cette  observation  ne  s'applique  pas  aux  poésies 
historiques,  qui  ont  leur  date,  mais  dont  plusieurs  sont  depuis  longtemps  connues , 
notamment  In  Chanson  du  comte  de  Bar  sur  sa  captivité,  déjà  imprimée  trois  fofs  ; 
quelques  autres,  appartenant  au  xv*  et  au  xvi*  siècle,  paraissent  inédites;  elles  sont 
publiées  d'après  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale. 

La  léçjende  de  saint  Annel.  mise  en  vers  français,  sous  forme  de  tragédie,  par 
messire  Baudeville,  prêtre  et  maître  d'école  en  la  ville  do  Plocrmcl. . . .,  publiée  pour 

la  première  fois  par  Sigismond  Ropartz Sainl-Brieuc,  imprimerie  et  librairie  d« 

Prudhomme,  i855;  in-4*dc  i34  pages.  —  I.a  tragédie  de  saint  Armel,  représentée 
à  Ploermcl  en  1600,  est  un  monument  littéraire  curieux,  qui  aurait  plus  d'intéri't 
encore  si  l'œuvre  de  Baudeville  n'avait  pas  été  retouchée  à  diverses  époques.  L'édi- 
teur y  a  joint  une  série  de  planches  coloriées  qui  reproduisent  les  vitraux  de  l'église 
de  Pioermel,  représentant  les  principaux  traits  de  la  vie  de  saint  Armel,  patron  de 
la  ville. 

Mellusine,  poôme  relatif  à  celle  fée  poitevine,  composé  dans  le  xiv*  siècle  par 
Coudrelte,  publié  pour  la  première  fois  d'après  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
impériale ,  par  Francisque  MicheL  Niort,  imprimerie  cl  librairie  de  Robin  et  Favre, 
in-ia  de  3oa  pages.  —  Le  pocmc  publié  par  M.  F.  Michel  a  pour  litre:  Le  livre  de 
Luzignen.  L'oaileur  n'indique  pas  les  manuscrits  dont  il  n  fait  usage;  il  ne  donne 
point  de  variantes  cl  n'accompagne  le  texte  d'aucune  remarque,  contrairement  à 
l'usage  qu'il  a  constamment  suivi  dans  ses  précédentes  publications. 

Mannelis  Philo;  carmina,  ex  codicibus  escurialensibus,  florenlinis,  parisinis  et 
valicanis,  nunc  primum  edidit  £.  Miller,  volumcn  prius.  Paris,  imprimé  par  auto- 
risation de  l'Empereur  à  l'Imprimerie  impériale,  i855,  in*8*  de  46o  pages.  — Ce 
premier  volume  des  poésies  de  manuel  Philé  contient  les  textes  qui  ont  été  fourni>i 


516  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  Tédileur  par  les  bibliothèques  de  l'Escurial  et  de  Florence.  La  préface  qui  doit 
accompagner  l'ouvrage  paraîtra  en  tête  du  second  et  dernier  volume. 

Recueil  de  chansons,  satires,  épigrammes  et  autres  poésies  relatives  à  l'histoire  des 
xvi'  xvii'  et  xviii'  siècles,  connu  sous  le  nom  de  Recueil  de  Maurepas,  publié  par 
M.  Anatole  de  Montaiglon.  Paris,  imprimerie  de  Guiraudet,  librairie  de  P.  Jannef. 
—  Celte  publication,  dont  le  prospectus  seul  a  paru  jusqu'ici,  aura  pour  objet  une 
collection  très-souvent  consultée  mais  encore  inédite  de  chansons  historiques  formée, 
dans  la  première  moitié  du  xviii*  siècle,  par  les  généalogistes  Clairambault ,  et  plus 
connue  sous  le  nom  de  Recueil  d*  Maurepas,  parce  qu'une  copie  en  avait  été  faite 
pour  ce  ministre.  Les  portefeuilles  originaux,  auxquels  manquent  les  quatre  pre- 
miers, sont  au  cabinet  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale,  aussi  bien  que 
la  copie  faite  pour  M.  de  Maurepas.  M.  de  Montaiglon  se  propose  de  reproduire  les 
notes  et  explications  abondantes  que  les  Clairambault  ont  jointes  aux  textes  de  ces 
chansons,  ainsi  que  la  table  qui  termine  le  recueil.  L'ouvrage  formera  6  volumes 

Histoire  générale  et  système  comparé  des  langues  sémitiques,  par  Ernest  Renan; 
ouvrage  couronné  par  l'Institut.  Première  partie  :  Histoire  générale  des  langues 
sémitiques.  Paris,  impritîié  par  aulorisalion  de  l'Empereur  à  l'Imprimerie  impé- 
riale,  i855,  in-S"  de"vm-ii9()  pages;  se  trouve  chez,  Aug.  Durand.  —  Lorigine 
des  langues  syro-arabes,  improprement  appelées  sémitiques,  l'histoire  de  leur  déve- 
loppement pendant  les  périodes  hébraïque,  araméenne  et  arabe,  l'exposé  des  lois 
générales  qui  ont  présidé  à  ce  développement,  tels  sont  les  sujets  traités  dans  ce 
premier  volume,  qui  sera  bientôt  complété  par  une  seconde  partie,  spécialement 
théorique,  consacrée  au  système  comparé  des  langues  sémitiques.  Nous  nous  pro- 
posons de  rendre  compte  de  cette  importante  publication  lorsqu'elle  sera  terminée. 
,  Notice  sur  le  catalogue  général  des  manuscrits  orientaux  de  la  Bibliothèque  impériale, 
lue  dans  la  séance  générale  delà  Société  asiatique  du  20  juin  i855,  par  M.  Rei- 
naud,  membre  de  l'Institut,  etc.  Paris,  Imprimerie  impériale,  i855,  broch.  in-8* 
de  1  6  pages.  —  Après  avoir  rappelé  les  travaux  dont  les  manuscrits  orientaux  de 
la  Bibliothèque  du  roi  ont  été  l'objet  depuis  la  publication  du  catalogue  de  lySg, 
et  auxquels  il  a  pris  lui-même,  dans  ces  dernières  années,  une  si  grande  part, 
M.  Reinaud  expose,  dans  celle  notice,  le  plan  du  nouveau  catalogue  dont  le  Gou- 
vernement a  décidé  l'impression.  Ce  nouveau  catalogue,  rédigé  en  français,  pa- 
raîtra dans  le  format  in-4°  comme  celui  des  livres  imprimés.  Le  nombre  des  vo- 
lumes sera  de  cinq;  le  tome  1"  sera  consacré  aux  manuscrits  qui  appartieiment  à 
la  religion  juive  et  à  la  religion  chrétienne.  Il  contiendra  les  livres  hébreux,  sama- 
ritains, syriaques,  chald(?ens,  sabéens,  éthiopiens,  coptes,  arméniens  et  géorgiens. 
On  trouvera  dans  les  tomes  II  et  III  les  manuscrits  qui,  sauf  un  petit  nombre  de 
livres  chrétiens  et  parsis,  se  rapportent  aux  croyances  musulmanes,  c'est-à-dire  les 
livres  arabes,  persans  et  turcs.  On  y  trouvera  aussi  quelques  manuscrits  berbers, 
transcrits  en  caractères  arabes,  lesquels  proviennent  de  l'intérieur  du  Maroc  et  de 
l'Algérie.  Le  tome  IV  sera  spécialement  affecté  à  l'Inde  et  aux  contrées  voisines 
qui,  à  diverses  époques,  ont  subi  l'influence  des  doctrines  brahmanique  et  boud- 
dhique. On  y  trouvera  les  manuscrits  sanscrits,  singhalais,  tibétains,  birmans, 
tamouls,  télingas,  hindostanis,  malais,  javanais  et  siamois.  Dans  le  nombre  seront 
quelques  volumes  à  l'usage  des  musulmans  et  des  chrétiens  de  l'Inde.  Le  tome  V 
renfermera  lés  livres  chinois,  mandchous,  mongols  et  japonais.  Presque  tous  ces 
volumes  sont  imprimés  à  l'aide  de  planches  en  bois  ;  on  sait  que  de  tout  temps  les 
livres  qui  appartiennent  à  cette  catégorie  ont  été,  à  la  Bibliothèque  impériale, 


AOÛT  1855.  517' 

annexés  au  déparlemenl  des  manuscrits.  A  la  suite  de  certains  fonds,  il  y  aura 
quelques  volumes  lithographies  en  Orient,  et  qui,  pour  les  Européens,  tiennent 
lieu  de  copies  manuscrites. 

Notice  d'un  manuscrit  souabe  de  la  bibliothèque  royale  de  Stuttgart,  contenant  la  re-  ' 
lation  des  voyages  faits  de  i453  à  1467,  en  Europe,  en  Asie  et  en  Afrique,  par 
Georges  d'Ehingen,  chevalier,  par  A.  Vallet  de  Viriville,  professeur  adjoint  à  l'Ecole 
impériale  des  Chartes.  Paris,  imprimerie  de  Cîaye,  librairie  de  Didron,  i855, 
brochure  in-S"  de  17  pages,  avec  planches.  —  Le  voyage  de  Georges  d'Ehingen, 
publié  pour  la  première  fois  à  Augsbourg,  par  Raymond  Fugger,  en  1600,  offre, 
malgré  l'extrême  brièveté  du  récit,  plusieurs  notions  intéressantes  pour  l'étude  des 
mœurs  et  de  la  géographie  du  moyen  âge.  Ce  qui  ajoute  à  cet  ouvrage  un  prix  par- 
ticulier, ce  sont  les  figiares  qui  laccompagnent.  Ces  figures  représentent  les  princes 
que  le  voyageur  avait  visités.  Dans  le  manuscrit  de  Stuttgart,  ellesdiffèrent  de  celles 
que  Fugger  a  gravées  pour  l'édition  de  1600.  Voici  la  liste  de  ces  portraits,  tels 
que  les  reproduit  M.  Vallet  de  Viriville,  d'après  le  manuscrit  :  Ladislas,  roi  de 
Hongrie  et  de  Bohème;  Charles  Vil,  roi  de  France;  Henri  IV,  Y  Impuissant,  roi  de 
Castillc  et  de  Léon;  Henri  VI,  roi  d'Angleterre;  Alphonse  V,  l'Africain,  roi  de 
Portugal;  le  roi  de  Chypre,  Jean  II;  René,  roi  de  Sicile;  Jean  II  d'Aragon,  roi  de 
Navarr%;  Jacques  II,  roi  d'Ecosse.  L'auteur  de  celte  brochure  pense  qu'une  nou- 
velle édition  de  la  relation  des  voyages  de  Georges  d'Ehingen  ,  accompagnée  de 
planches  en  couleur  et  d'une  traduction  française,  serait  un  service  à  rendre  à  l'art 
et  à  la  science. 

Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  de  tlnstitut  de  France, 
tome  IX*.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  F.  Didot  frères,  i855,  in-4*  de  viii- 
gaS  pages.  —  Après  deux  notices  historiques  de  M.  Mignet,  secrétaire  perpétuel, 
l'une  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Droz,  l'autre  sur  la  vie  et  les  travaux  de 
M.  JoufTroy,  on  trouve  dans  ce  volume  les  neuf  mémoires  et  dissertations  dont  voici 
les  titres  :  i*Rap|)ort  concernant  les  mémoires  envoyés  pour  concourir  au  prix  de 
philosophie,  proposé  en  18^8  et  k  décerner  en  i853,  sur  la  comparaison  de  la  phi- 
losophie morale  et  politique  de  Platon  et  d'Arislote,  avec  la  doctrine  des  plus  grands 
philosophes  modernes  sur  les  mémos  matières,  au  nom  de  la  section  de  piiilosophie , 
par  M.  Barthélémy  SaintHilaire;  a*  Mémoire  sur  Hcivétius,  par  M.  Damiron; 
3*  Rapport  sur  les  mémoires  envoyés  pour  concourir  au  prix  de  morale  à  décerner, 
en  i85a,  au  nom  de  la  section  de  morale,  par  M.  Frank;  l^*  Rapport  sur  le  con- 
cours ouvert  pour  le  prix  de  législation ,  par  M.  Giraud  ;  5*  Rapport  sur  le  concours 
pour  le  prix  de  législation  et  de  jurisprudence,  ouvert  en  i85i,  par  M.  le  comte 
Portalis  ;  6*  de  la  répression  pénale ,  de  ses  formes  et  de  ses  effets ,  Rapport  par 
M.  Bérenger  (deuxième  partie)  ;  7*  Mémoires  sur  les  associations  entre  ouvriers  ,  ou 
entre  patrons  et  ouvriers,  fondées  avec  subvention  de  l'Etat,  par  M.  Louis  Reybaud  ; 
8*  Considérations  sur  les  tables  de  mortalité,  par  M.  Villermé  ;  o*  Rapport' sur  la 
question  d'histoiie  mise  au  concours  pour  l'année  i85o,  par  M.  Guizot. 

Cours  d'économie  politique  fait  au  collège  de  France,  par  Michel  Chevalier,  membre 
de  l'Institut.  Premier  volume,  seconde  édition,  refondue  et  considérablement  aug- 
mentée, liénnion  de  tous  les  discours  d'ouverture;  leçons.  Paris,  librairie  deCapello, 
i855,  in-8*  de  vu  6a3  pages.  —  Les  leçons  comprises  dans  ce  volume  datent  de 
i84i  ;  en  les  réimprimant  aujourd'hui,  l'éminent  professeur  les  a  rajeunies  en  rap- 
portant au  moment  présent  les  renseignements  statistiques  et  les  faits  économiques 
présentés  à  l'appui  ou  raisonnement.  Pour  ne  pas  enlever  aux  leçons  le  caractère 
qu'elles  tenaient  du  temps  où  elles  avaient  été  faites ,  c'est  dans  des  notes  distinctes, 

66 


51Ç  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mises  au  bas  de  la  page,  que  les  données  relatives  à  l'époque  actuelle  ont  été  con- 
signées. Le  lecteur  a ,  de  cette  façon ,  les  éléments  d'une  comparaison  instructive ,  dans  i  ■ 
la  plupart  des  cas,  entre  les  faits  et  les  chiffres  de  iSlti  et  ceux  de  i855.  Un  ch»-i! 
pitre  à  part,  d'un  assez  long  développement,  a  été  consacré  aux  chemins  de  fer 
sous  la  forme  d'appendice.  Ce  premier  volume  se  dislingue  encore  de  la  première- i 
édition  en  ce  qu'il  contient  la  S(uile  des  discours  d'ouverture  au  nombre  de  douze^^J 
qui  ont  été  prononcés  par  M.  Michel  Chevalier,  de  \Slii  à  i853.  (»• 

La  vie  future;  histoire  et  apologie  de  la  doctrine  chrétienne  sur  l'autre  vie,  par  Th;! 
Henri  Martin,  doyen  de  la  faculté  des  lettre»  de  Rennes.  Rennes,  imprimerie  def 
Morteville,  Paris,  librairie  de  Dezobry,  Magdeleine  elc",  i865,  in- 1  a  de  iv-335  pagesiM 
—  L'Académie  française  a  couronné  récemment  un  ouvrage  de  M.  Th.  Henri  Martin>:if 
La  philosophie  spiritualisle  de  la  nature.  Le  nouvel,  ouvrage  que  le  même  écrivain*' 
publie  aujourd'hui  ne  se  distingue  pas  moins  par  l'importance  du  sujet  que  pa»p 
l'érudition  des  recherches  el  la  solidité  des  arguments.  La  première  partie»  dont  lej' 
but  est  de  montrer  qiie  la  croyance  à  l'iramorlalité  de  Vàme  existait  dans  la  rehgion)» 
mosaïque,  renferme  l'histoire  de  la  doctrine  de  l'autre  vie  chez  les  Hébreux,  et' 
l'apologie  du  dogme  de, la  résurrection  des  morts.  Dans  la  seconde  partie,  l'autenr^' 
traite  de  la  doctrine  de  la  vie  future  dans  la  religion  chrétienne;  il  fait  l'histoire  du  < 
dogme  de  l'élernit^é  des  peines  et  des  récompenses,  et  compare  ce  dogme  a-/^  les 
hypothèses  de  la  préexistence  des  âmes  et  de  leurs  épreuves  infinies  après  la  vie» 
terrestre,  sous  les  points  de  vue  de  l'orthodoxie  catholique,  de  U  théorie  pbiloso-l 
phique,  de  la  morale  chrétienne  et  de  l'unité  sociale.  •^'' 

De  la  baguette  divinatoire ,  dupendule  dit  explorateur  et  des  tables  iournttnie»  aa.  point 
de  vue  de  l'histoire  de  la  critique  et  de  la  méthode  expérimentale,  par  M.  E.  Chevreulv^' 
membre  de  l'Institut,  etc.  i^f 

On  doit  tendre  avec  effort  à  l'infarHîbilitt?  ' 

sans  y  prétcodre.  (MaJebraucke.)   ■>*■ 

•  ,»<■>:>  iiuj(ji*.il  'l  :  8»'!h4  «'H 

Paris,  Mallel-Bachelier,  quai  des  Augustîns,  55,  )854.      ,    ...    ,  |.,  ,-i..  ihi 

Lettres  adressées  à  M.  Villemain,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française ,  sur  k<it 
méthode  en  général  et  sur  la  définition  du  mol  Fait ,  relativenfient  aux  sciences,  auflq 
lettres,  aux  beaux-arts,  etc.,  par  M.  L.  Chevroul,  membre  de  l'Académie  des-.'j 
sciences.  Paris,  imprimerie  de  Raçon,  librairie  de  Garnier  frères.  i856  (i855),'î. 
in-12  de  iv-276  pages.  —  Ces  lettres,  dont  l'origine  est  expliquée  dans  un  avant».  > 
propos  placé  en  léte  du  volume,  peuvent  être  considérées  comme  un  résumé  des  o 
idées  principales  exposées  par  M.  Cbevrcul  dans  son  ouvrage  inédit  :  De  l'Abstran'  \ 
tion  considérée  comme  élément  des  connaissances  humaines  dans  la  recherche  de  la  vérité^i 
absolue.  A  la  fin  du  recueil,  sous  le  titre  de  Documents ,  M.  Chevreul  donne  la  cila-lA 
tion  ou  le  texte  même  de  quelques-uns  de  ses  écrits  qui  se  rattachent  au  sujet  diai) 
ces  lettres,  afin  de  mettre  le  lecteur  à  même  de  voir  comment  l'observation  tt6 
l'expérience  ont  conduit  l'auteur  à  l'envisager  en  des  circonstances  fort  différealesip 
et  à  diverses  époques  antérieures.  .     ■  > 

Recherches  sur  la  religion  el  le  culte  dei  populations  primitives  de  la  Grèce,  3pht}ï> 
Alfred  Maury.  Paris,  imprimerie  de  Laliure,  i85d,  in-8°  de  n-aai  pages,  -r-  Gem 
travail  est  tiré  d'un  ouvrage  important  dont  s'occupe  l'auteur  depuis  plusieurs  anp  < 
nées,  et  qui  aura  pour  litre  :  Histoire  du  polythéisme  gréco-latin,  depuis  son  origina 
jusqu'à  son  entière  destruction.  Les  recherches  que  nous  annonçons  forment,  dans 
celte  histoire,  les  deux  premiers  chapitres  du  livre  premier,  qui  ont  pour  sujet  lesn; 
populations  primitive?  de  la  Grèce  en  leur  religion.  G'eat  une  excellente  étude  queip 


.^.T/:/  vAoûir  i855.  to 

nous  devions  sigrialer  à  i'altention  des  savants,  en  attendant  que  nous  ayons  Toc- 
casion  de  revenir  sur  l'ensemble  du  grand  ouvrage  dont  elle  fait  partie. 

Sallaste,  traduction  avec  notes  et  inlrodaction ,  par  M.  H.  Gomont.  Paris,  impri- 
merie et  librairie  de  F.  Didot,  i853-i855,  a  vol.  in-8'  de  35i  et  532  pages  avec 
nne  carte.  —  L'introduction,  placée  en  fête  du  premier  volume  de  cet  ouvrage, 
contient,  avec  une  appréciation  des  ouvrages  de  Sallaste.  des  remarques  historiques 
sur  le  temps  où  il  vivait  €^  sur  les  faits  qu'il  a  retracés.  Le  texte  adopté  par  le  nou- 
veau traducteur  est  celui  de  M.  Burnouf,  disposé  dans  un  ordre  différent.  Le  pre- 
mier volume  renferme  l'histoire  de  la  conjuration  de  Catilina  et  les  lettres  à  J.  César; 
on  trouve  dans  le  tome  second  l'histoire  de  la  guerre  contre  Jugurtha  et  les 
fragments.  Des  annotations  nombreuses  sont  placées  les  unes  au  bas  des  pages,  les 
autres  à  la  fin  des  écrits  de  Sallusle  auxquels  elles  se  rattachent;  les  premières  ont 
pour  objet  l'interprétation  du  texte,  les  autres  concernent  les  faits  historiques ,  les 
osages,  les  lois,  et  résument,  en  les  discutant  quelquefois,  les  travaux  des  divers 
commentateurs  de  Sallusle. 

Archivet  de  Vart  français.  —  Recueil  de  documents  inédits  relatifs  à  l'histoire  des 
arts  en  France,  publié  sous  la  direction  de  Ph.  de  Chennevières,  inspecteur  des 
musées  de  province.  Tome  troisième,  documents.  Paris,  imprimerie  Piilet,  librairie 
de  Dumoulin,  i855,  in  8°  de  Sga  pages.  —  Nous  avons  déjà  signalé  l'intérêt  de  ce 
recueil  de  documents  relatifs  à  l'histoire  des  arts  en  France.  Le  troisième  volume 
n'est  pas  moins  riche  que  les  précédents  en  renseignements  de  divers  genres  sur 
les  peintres  et  les  sculpteurs  de  l'école  française.  Dans  un  bulletin  qui  formera 
une  des  divisions  de  l'ouvrage,  on  trouve,  entre  autres  indications  utiles,  une  liste 
de»  argentiers  et  émailleum  de  Limoges,  depuis  le  vi*  jusqu'au  xix*  siècle. 

Le  président  Boahicr,  sa  vie ,  ses  ouvrages  et  sa  bibliothèque ,  par  Charies  des  Guerrois 
Imprimerie  de  Bouquet  k  Troyes.  librairie  de  Ledoycn  k  Paris,  i855,  in-8*  de 
x-a4/i  page»-  —  Le  président  Bouhier,  magistrat  distingué,  érudil  remarquable, 
bibliophile  zélé,  a  trouvé  dans  M.  des  Gaerrois  un  biographe  soigneux,  nui  ne  laisse 
échapper  aucune  circonstance  de  celte  vie  si  bien  remplie,  et  do^e  d'mtéressant.s 
détails  sur  la  bibliothèque  de  Bouhier,  dont  une  partie  est  consWrée  au  dépatie 
ment  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale. 

Le  Cabinet  historique;  revue  trimestrielle  contenant,  avec  on  texte  et  des  pièces 
inédites,  intéressantes  et  peu  connues,  le  catalogue  général  des  manuscrits  que  ren 
ferment  les  bibliothèques  publiques  de  Paris  et  des  départements,  touchant  l'his- 
toire de  l'ancienne  France  et  de  ses  diverses  localités,  avec  les  indications  des  sources 
et  des  notices  sur  les  bibliothèques  et  les  archives  départementales,  sous  la  direc- 
tion de  M.  Louis  Paris,  ancien  bibliothécaire  de  Beanne,  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur.  Paris ,  imprimerie  de  Wittersheim ;  au  bureau  du  cabinet  historique, 
rue  d'Angouléme  Saint-Honoré,  n*  ay,  i855.  —  Les  trois  livraisons  publiées  (la 
dernière  en  mai  i855)  concernent  la  Champagne  et  la  Bourgogne.  On  annonce, 
pour  la  prochaine  livraison,  la  suite  de  la  Bourgogne  et  le  sommaire  complet  des 
matières  contenues  dans  la  collection  Fontetle,  qui  forme  un  des  fonds  des  manus- 
crits de  la  Bibliothèque  impériale. 

Dissertation  sur  l'apostolat  de  taint  Martial  et  sur  les  antiquités  des  éofises  de  France, 
par  l'abbé  ArbeHot,  chanoine  honoraire  de  Limoges.  Limoges,  librairie  de  Leblanc . 
Paris,  librairie  de  Didron  et  de  Lecoffre,  i855,  in-8*  de  a/iy  pages.  —  L'époque 
de  l'BivMtolal  de  saint  Martial  a  été  longtemps  controversée;  la  tradition  place  la 
mission  de  ce  saint  évêqiie  de  Limoges  au  i"  siècle  de  notre  ère,  et  beaucoup  de 
savant-^  auteurs  ont  odopté  cette  date,  mais  d'avtres,  en  plus  grand  nombre,  s'ap 

66. 


520  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

puyant  de  l'autorilé  de  Grégoire  de  Tours,  ont  pensé  qae  saint  Martial  vivait  sous 
le  règne  deDèce,  c'est-à-dire  au  m*  siècle.  M.  l'abbé  Arbellol  reprend  aujourd'hui 
cette  discussion;  il  combat  le  témoignage  de  Grégoire  de  Tours  el  s'allache  à  dé- 
montrer qu'on  doit  préférer  au  sentiment  de  cet  historien  la  tradition  de  l'Aquitaine 
et  de  ritîilie,  suivant  laquelle  saint  Martial  fut  envoyé  dans  les  Gaules  au  i"  siècle 
de  l'Eglise.  Telle  es-t  la  confiance  de  l'auteur  dans  la  solidité  de  ses  arguments,  qu'il 
ne  craint  pas  de  terminer  ainsi  sa  dissertation  :  t  Quiconque  osera  désormais  dire 
«  que  saint  Martial  n'a  accompli  sa  mission  qu'au  m*  siècle,  sous  l'empire  de  Dèce, 
•  n'aura  ni  critique  ni  érudition.  » 

Histoire  de  l'île  de  Chypre,  soas  le  règne  des  princes  de  la  maison  do  Lusignan,  par 
M.  L.  de  Mas  Latrie,  clief  de  section  aux  Arclùvcs  de  l'Empire,  sous -directeur 
des  études  à  l'école  des  Charles,  d'après  un  mémoire  couronné  par  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres.  Tome  III.  Paris,  imprimé  par  nutorisalion  de  l'Empe- 
leur  à  l'Imprimerie  impériale,  i855,  in-8'  de  xii-910  pages;  se  trouve  chez  Fir- 
min  Didot.  —  Ce  volume  renferme  les  preuves  appartenant  oux  derniers  règnes 
de  l'histoire  de  Chypre,  depuis  Jean  II  de  Lusignan  (lASa),  et  un  supplément 
formé  de  documents  nouveaux,  recueillis  par  l'auteur  depuis  l'impiession  du  pre- 
mier volume  de  son  savant  ouvrage.  Toutes  ces  pièces  sont  inédiles,  à  l'cxceplion 
d'un  très-petit  nombre  (six  sur  quatre  cents  environ).  Elles  jetlent  une  lumière 
nouvelle  sur  l'histoire  de  la  domination  française  dans  l'île  de  Chypre,  et  même 
sur  quelqueA  parties  de  l'histoire  générale  du  moyen  âge.  On  remarquera  surtout 
les  documents  importants  tirés  des  registres,  à  peu  près  inexplorés,  du  conseil  des 
Dix,  du  conseil  des  Pregadi  de  Venise,  et  des  archives  de  Gènes.  La  plus  grande 
partie  des  pièces  du  supplément  provient  du  cai  lulaire  de  Sainte-Sophie  de  Nicosie, 
que  l'auteur  a  retrouvé  à  Venise,  el  des  archives  de  la  couronne  d'Aragon,  qu'il 
a  consultées  à  Barcelone.  A  la  plupart  de  ces  divers  textes,  sont  jointes  des  notes 
historiques  nonrjbreuses  et  d'un  };rand  intérêt.  M.  de  Mas  Latrie  s'occupe  de  la 
rédaction  définitive  du  récit  historique  qui  doit  former  la  première  partie  de  son 
grand  travail,  dont  les  preuves  seulement  se  trouvent  aujourd'hui  complètement 
publiées.  * 

Histoire  des  troupes  étrangères  au  service  Je  t'rance  depuis  leur  origine  jusqu'à  nos 
Jours  el  de  tous  les  rétjinients  levés  dans  les  pays  conquis  sous  la  première  République  et 
r Empire,  par  Eugène  Fieffé,  commis  principal  aux  Archives  du  ministère  de  la 
guerre.  Paris,  imprimerie  de  MaulJc  et  Renou,  librairie  de  Dumaine,  i855,  2  vo- 
lumes in-8°  de  xii  4^3  et  436  pages,  avec  planches.  —  Les  troupes  étrangères ,  «jui, 
à  toutes  les  époques  depuis  le  mo}en  âge,  ont  joué  un  rôle  si  important  et  quel- 
quefois si  glorieux  dans  nos  annales  militain  s,  n'avaient  pas  encore  eu  d'historien. 
L'auteur  de  ce  livre  a  donc  choisi  un  sujet  neuf  en  entreprenant  de  raconter  l'his- 
toire spéciale  de  ces  bataillons  étrangers,  archers  écossais,  arbalétriers  italiens, 
suisses,  reîlres  et  lansquenets  allemands,  carabins  espagnols,  argoulets  et  stradiots 
grecs,  et  plus  tard  régiments  irlandais,  liégeois,  wallons,  croates,  corse.s,  polonais, 
etc.,  qui  ont  si  longtemps  partagé  nos  triomphes  et  nos  revers.  La  position  de 
M.  Fieffé  aux  archives  de  la  guerre  lui  ouvrait  la  meilleure  ou  plutôt  l'unique 
source  où  il  fût  possible  de  puiser  les  éléments  d'un  tel  travail.  11  a  mis  en  œuvre 
.  avec  une  habileté  remarquable  ces  excellents  matériaux  et  a  su  en  tirer  un  livre 
plein  de  notions  nouvelles. 

Mémoires  de  la  Société  impériale  des  antiquaires  de  Fraiice,  3*  série,  t.  II.  Pans, 
imprimerie  de  Lahure,  i855,  in-8°  de  543  pages  avec  planches;  se  trouve  au 
secrétariat  de  la  société  et  chez  Dumoulin,  libraire.  —  On  trouve  dans  ce  volume  : 


<iT/      AOÔT  1855.  521 

1*  mélanges  épigrapliiques ,  par  M.  Léon  Renier;  2'  notice  sur  quelques  ir.scrip- 
•  lions  hébraïques  du  xiii'  siècle,  découvertes  dans  les  ruines  d'un  ancien  cimetière 
wraélite  de  Paris,  par  M.  Philoxène  Luzzato;  3'  de  la  civilisation  et  du  commerce 
de  la  Gaule  septentrionale  avant  la  conquête  romaine ,  par  M.  E.  de  Fréville  ;  4°  Noub, 
la  déesse  d'or  des  Egyptiens,  par  M.  Th.  Devéria;  5°  note  sur  le  caractère  qui  re- 
présente l'or  dans  les  écritures  égyptiennes,  par  M.  A.  J.  H.  Vincent;  6*  restitution 
a  Jacfjues  de  Bourbon  .  roi  de  Naples,  d'une  pièce  de  billon  attribuée  jusqu'ici  à 
Jacques  I",  roi  de  Sicile,  par  M.  Duchalais;  7°  notice  sur  le  journal  de  Jean  Glau- 
meau ,  prêtre  de  Bourges  au  xvi*  siècle ,  par  M.  Bourquelot  ;  8*  notice  sur  une  lampe 
chrétienne  en  forme  de  bélier,  par  M.  Ferdinand  de  Lasteyrie;  9*  observations  sur 
quelques  indications  chronologiques  en  usage  au  moyen  âge ,  par  M.  Aug.  Bernard  ; 
lo*  observations  sur  le  sens  du  mot  olympiade  employé  dans  les  actes  du  moyen 
âge,  par  le  même;  1 1*  explication  des  sculptures  du  tympan  du  baptistère  de  Parme , 
par  M.  Duchalais;  13°  Becherches  sur  la  religion  et  le  culte  des  populations  primi- 
tives de  la  Grèce,  par  M.  Alfred  Maury.  (Ce  dernier  travail  a  été  publié  à  part; 
nous  l'avons  annoncé  ci-dessus,  p.  5i5.) 

Documents  historiques  et  généalogiqaes  sur  les  familles  et  les  hommes  remarquables  du 
Rouergae  dans  les  temps  anciens  et  modernes ,  tomes  I  et  II;  imprimerie  de  Ralery,  à 
Rodez,  2  volumes  in-8'  de  xix-yôi  et  766  pages.  —  C'est  principalement  au  point 
de  vue  généalogique  que  cet  ouvrage  a  été  écrit;  on  y  trouve  cependant  des  re- 
cherches historiques  d'un  intérêt  plus  général  ;  nous  citerons  particulièrement  l'in- 
troduction, qui  traite  de  l'établissement  du  régime  féodal  dans  le  Rouergue,  des 
justices  seigneuriales,  de  la  propriété,  des  alleux,  de  la  servitude,  du  service  mi- 
litaire. Deux  volumes  restent  à  publier  pour  compléter  cet  ouvrage,  dont  l'auteur 
est  M.  de  Barrau. 

Le  Morvan,  ou  essai  géographique,  topographique  et  historique,  sur  cette  con- 
trée, par  M.  J.  F.  Baudiau,  curé  de  Dun-les- Place»,  etc.  Nevers,  imprimerie  de 
Fay.  1 854-1 855,  a  vol.  in-8*  de  xxxvi-4o8  et  65 1  pages,  avec  planche.  —  Com- 
posé avec  soin  sur  des  matériaux  fournis  par  les  archives  locales,  cet  ouvrage  con- 
tient des  renseignements  précieux  sur  une  contrée  intéressante  qui  tend  à  se  trans- 
former sous  l'influence  de  la  civilisation  et  de  l'indu.<itrie  moderne. 

Voyage  à  Constantinople ,  par  l'Italie,  la  Sicile  et  la  Grèce,  en  1853,  par  Boucher 
de  Pcrlhcs,  t.  l",  Abbeville,  imprimerie  de  Briex,  Paris,  librairie  de  Treuttel  et 
Wuriz,  i855,  in-12  de  600  pages.  —  Dans  ce  premier  volume,  l'auteur  donne  la 
relation  de  son  voyage  en  Italie  et  en  Sicile;  le  tome  second,  qui  doit  compléter 
l'ouvrage,  traitera  de  la  Grèce,  de  Constantinople  et  des  provinces  du  Danube. 

Esquisse  sur  le  Canada,  considéré  soas  le  point  de  vue  économiste,  par  J.  C.  Taché, 
membre  du  parlement  canadien,  etc.  Paris, imprimerie  de  Claye,  librairie  d'Hector 
Bossange,  i855,  in-12  de  VI11180  pages  avec  une  carte.  —  Ce  petit  ouvrage, 
publié  aux  frais  de  la  province  du  Canada,  réunit,  dans  un  court  espace,  un  grand 
nombre  de  renseignements  utiles  sur  la  condition  passée,  l'rtit  nctucl  et  l'avenir 
probable  d'un  pays  qui  intéresse  la  France  à  plus  d'un  titre.  C'est  en  ce  qui  con- 
(  erne  la  statistique  générale,  les  productions  naturelles,  l'industrie,  le  commerce, 
que  ces  notions  sont  le  plus  développée?. 

Le  Nil  Blanc  et  le  Soudan,  études  sur  l'Afrique  centrale,  par  M.  Brun-Rollet,  membre 
de  la  Société  de  géographie,  etc;  Paris,  imprimerie  de  Pillel,  librairie  de  \fai<)On, 
185.*),  in-8'' <le  355  pages,  avec  une  carte.  —  M.  Brun-Boilet  a  résidé  vingt  ans, 
de  i83a  à  i852,  dans  le  Soudan  et  sur  les  rives  du  haut  Nil,  où  il  a  établi  des  re- 
lations de  commerce  avec  les  tribus  voisine».   F.e^  études  qu'il  publie  sur  cette 


522  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

partie  de  l'Afrique  centrale  ne  sont  point  une  œnvre  littéraire,  mais  elles  se  recom- 
maodent  à  l'attention  du  lecleur  par  des  notions  étendues,  et  neuves  pour  la  plu- 
part, sur  les  contrées  que  ce  voyageur  a  parcourues.  Quoiqu'il  se  soit  proposé  prin- 
cipalement de  faire  connaître  les  productions  et  les  ressources  coannerciales  du 
Soudan,  il  a  donné  beaucoup  de  place  aux  recherches  géographiques  sur  cette  con- 
trée encore  peu  connue.  A  ce  point  de  vue,  la  relation  de  M.  Brun-Hollet  nous  a 
paru  particulièrement  intéressante  en  ce  qui  concerne  le  Bahr-el-Abiad  on  Fleuve 
Blanc.  Les  voyages  de  Caillaud  et  de  M.  d'Abhadie  en  Abyssinie  nous  ont  donné  des 
renseignements  précis  sur  le  cours  du  Nil  Bleu  (Babr-el-Azrak),  depuis  sa  source, 
près  du  lac  Dembeah ,  jusqu^au  point  où  il  se  jette  dans  le  Fleuve  Blanc  au-^Jessus 
de  Carthum;  quant  au  Fleuve  Blanc  lui-même,  qui  est  le  véritable  Nil,  son  cours 
n'a  été  qu'incomplètement  exploré.  M.  d'Arnaud,  qui  faisait  partie  d'une  expédition 
ordonnée  par  Méhémet-Ali,  remonta  le  fleuve,  il  y  a  quelques  années,  jusqu'à  l'île 
de  Jaufer  ou  de  Guba;  en  i848,  D.  Ignatio  Knoblecher,  prêtre  attaché  à  une  mis 
sion  catholique  autrichienne  établie,  deux  ans  auparavant,  à  Bellénia,dans  la  tribu 
des  Berry,  reconnut  le  cours  du  Nil  Blanc  jusqu'à  la  montagne  de  Loupouck.  qu'il 
place  sous  le  h'  degré  de  latitude  nord.  C'est  à  peu  près  au  même  point  que  s'est 
arrêté  un  missionnaire  anglais  du  Zanzibar,  M.  Reliman,  qui,  d'après  les  rensei- 
gnements fournis  par  les  naturels,  a  cru  pouvoir  placer  les  sources  du  Nil  aux 
monts  Kœnia.  A  ces  données  viennent  s'ajouter  très-utilement  les  observations  de 
M.  Brun-Rollet,  dont  nous  donnerons  ici  le  résumé.  Au-dessus  de  Carthum,  et 
avant  de  recevoir  les  eaux  du  Nil  Bleu,  le  Fleuve  Blanc,  dont  les  rives  sont  bor 
dées  de  mimosas  gigantesques ,  traverse  les  territoires  des  tribus  des  Hassanieh,  des 
Bakkara  et  des  Chelouk;  au  delà  d'un  village  nommé  Eleis,  le  fleuve  est  divisé  par 
des  îles  nombreuses  et  cultivables,  formant  un  archipel  de  plus  de  soixante  lieues 
de  longueur;  un  peu  plus  loin  on  rencontre  le  mokada  ou  gué  d'Abou-Zeid,  et  en- 
suite l'île  d'Argel  où  se  tiennent  les  préposés  chargés  par  le  roi  des  Chelouk  de  re- 
cevoir le  tiers  du  produit  de  la  pêche  du  Nil.  Au  delà  de  ce  point,  le  Nil  reçoit 
deux  cours  d'eau,  le  Piper  et  le  Djall,  puis  une  rivière  considérable,  le  Saubat, 
dont  les  bords  élevés  sont  couverts  d'une  belle  végétation,  ensuite  le  Misslad.  Plus 
loin,  se  présentent  d'immeases  mnraî»  couverts  de  joncs  et  de  forêts  de  bambadj, 
au  milieu  desquels  la  navigation  est  dilHcile,  puis  on  arrive  à  Fayak,  où  M.  Brun- 
Rollet  a  longtemps  séjourné.  En  remontant  encore  le  Nil,  on  traverse  les  terri- 
toires de  diverses  tribus ,  dont  la  plus  importante  est  celle  des  Chir,  qui  habitent  un 
groupe  d'îles  de  trente-deux  lieues,  situées  au  milieu  du  fleuve.  Après  lesCbir,  an 
trouve  la  grande  tribu  des  Berry  ou  Bary,  et  leur  capitale  Bellénia,  résidence  de  la 
mission  catholique  dont  nous  avons  parlé,  et  terme  ordinaire  des  expéditions  tur- 
ques. Au  delà  de  Bellénia,  et  près  de  la  montagne  de  Loupouck,  où  s'arrêta,  en 
184B,  D.  Knoblecher,  on  rencontre  plusieurs  cataractes;  le  Nil  s'élargit  sur  un  pla- 
teau parsemé  d'écueils,  où  l'eau  manque  souvent  aux  barques  les  plus  légères.  Le 
fleuve  fait  ensuite  un  coude  de  douze  lieues  à  l'ouest-sud-ouest.  Sur  la  rive  droite 
sont  les  dernières  habitations  des  Berry,  et  sur  la  gauche  celles  des  Wang-Ara.  Ar- 
rivé au  village  de  Gurbo,  que  M.  Brun  place  au  3*  degré  de  latitude  nord,  on  est 
arrêté  par  une  nouvelle  cataracte  formée  d'une  lisière  de  rochers  entre  lesquels  le 
Nil  s'échappe  en  écumant.  M.  Brun  pense  que  celte  cataracte  pourrait  être  franchie 
à  l'époque  des  crues.  Sur  les  deux  rives  s'étendent  les  nombreux  villages  de  la 
tribu  des  Makédo,  dont  on  suit  les  possessions  pendant  deux  journées.  Après  cette 
tribu  viennent  les  Méroulys  et  les  Hougoufi  sur  la  rive  droite,  les  Roukous  et  les 
Madi  sur  la  rive  gauche.  Le  fleuve  est  tellement  resserré  entre  les  montagnes  habitées 


;^T/  AOUT  185a  -/^lir  525 

par  ce»  peuple»,  qu'on  \e  traverse  sur  un  troncd''arbre  jeté  d'une  rive  à  l'autre.  Plus  au 
sud ,  sont  les  Bick»  et  les  Kuendas,  au  teint  olivâtre,  dont  la  capitale  est  Bobenga.  De 
Bobenga.  où  l'exploration  s'est  arrêtée,  on  voit  se  dessiner  vers  le  midi,  à  une  dis- 
tance de  deux  jours  de  marcbe,  les  hautes  montagnes  de  Kombirat,  au  delà  des- 
Suelles  habitent  les  Padongos.  Les  sauvages  de  la  tribu  des  Berry  afTirment  qu'au- 
essufr  du  territoire  des  Padoogos,  il  existe  d'autres  montagnes  très-élevées;  c'est  )à 
que  M.  Brun  place,  par  conjecture,  les  sources  du  Nil.  Suivant  son  calcul,  ces  mon- 
tagnes seraient  au  delà  de  i'équateur,  à  peu  près  sous  la  même  latitude  que  les 
monts  KoBnia,  où  le  fleuve  pncndrait  naissance,  selon  l'opinion  de  M.  Rehman. 

Le  Nil,  Egypte  et  Nubie,  Tp&T  Maxime  Du  Camp. Paris,  imprimerie  Dondey-Dupré: 
à  la  librairie  nouvelle,  i855,in-ia  de  35i  pages,  avec  une  carte. — M.  Du  Camp 
n'a  pas  remonté  le  Nil  au  delà  de  la  Nubie,  et  ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  dans  son  livre 
qu'il  faut  chercher  des  éclaircissemetiis  géographiques  sur  ce  fleuve,  pour  lequel  il 
professe  pourtant  une  vive  admiration.  «  On  s'estlongtemps  disputé,  dit-il,  pour  savoir 
«  d'où  sort  le  Nil;  quant  à  moi,  je  suis  persuadé  qu'il  vient  du  paradis.  »  Mais  les 
lecteurs,  qui  recherchent  avant  tout  les  impressions  de  voyage,  les  anecdotes  pi- 
quantes, ceux  qui  aiment  les  descriptions  colorées  des  paysages  et  des  grandes 
ruines,  trouveront  dans  cette  œuvre  d'un  écrivainyà/i/aiiwte  de  quoi  satisfaire  am- 
plement leur  goût. 

ALLEMAGNE. 

MonaiMtita  Germanite  hitiorica  intU  «6  enno  Chrisli  quingente$imo  luque  ad  annum 
millesimuin  et  quingentesimum,  edidil  Georgius  Heinricus  Perlz.  Scriplorum  tomusXI. 
HanaoYera*.,  185^4,  in-folio  de  710  pages  avec  quatre  planches.  —  Ce  volume 
comprend  les  textes  suivants,  accompagnés  de  tous  les  éclaircissements  nécessaires 
cl  de  ces  savants  commentaires  qui  ajoutent  tant  de  prix  à  la  grande  publication 
dirigée  par  M.  rert£.Ge8la  archiepiscoporum  Salisburgensium,  edidil  D.  W.  Wntlen- 
bach;  Vita  Mcinwerci,  episcopi  Patlicrbrumensis;  Vita  et  miracula  Godehardi, 
epissopi  Hildencsheimcnsi»,  ouclorc  Wolfhcrio;  Vita  Slephani,  régis  Ungariœ, 
edidit  D.  W.  Waltcnbach;  Wiponis  proverbia,  tetralogu»  Ileinrioi  régis  versus  ad 
mensam  rcgis,  vita  Chuonradi  II,  imperaloris;  Vita  Guntheri,  eremita:;  Vita  Ri- 
chardi,  abbalis  Sancti  Viloni  Virduncnsis,  edidit  D.  W.  Waltenbach;  Bardonis, 
archicpiscopi  Mogunlini,  vita  duplex.,  edidit  D.  W.  Waltenbach;  Translalio  sancti 
Dionysii  areopngitae,  edidit  D.  Rud.  Kœpke  (avec  un  exposé  de  l'histoire  des  con- 
testations auxquelles  la  possession  du  corps  de  saint  Denis  donna  lieu  entre  les 
moines  de  Saint-Denis,  en  France,  et  ceux  de  saint  Emmeran,  de  Ralisbonne). 
Ex  Ollioloni  opcribus,  edidit  Rogcrus  Wilmans;  Brunvrilarensis  monasterii  fun- 
dalio,  edenio  D.  Rud.  Kœpke-,  Gi«lcberli  camien  de  incendio  sancti  Amandi  Elno- 
nensis,  edidil  L.  C.  Iklhmann  (poème  inédit,  publié  d'après  le  manuscrit  latin 
apgS  de  la  Bibliothèque  impériale);  Triumphus  sancti  Remacli,  de  Malmunda- 
riensi  cœnobio,  edidit  D.  W.  Waltenbach;  Vita  Altonis,  archicpiscopi  Coloniensis, 
edidil  D.  Rud.  Kœpkc;  Hisloria:  Farfenses,  collcgil  L.  C.  Bethmann;  Benzonis, 
episcopi  Albensis,  ad  Heinricum  IV,  imperalorein ,  libri  VII,  edenle  Karolo  Perlz. 

ANGLETERRE. 

Arckœologia,  or  niisceUaneons  tracts  nelttling  to  antiquity,  published  hy  tlie  Society 


5^4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

of  anliquaries  of  London ,  volume  XXXVI.  London,  Parker,  1 855,  in-A'  de  2 1 8  pages 
avec  planches.  —  Ce  volume  contient  vingt  et  un  mémoires  et  dissertations,  parmi 
lesquels  nous  avons  particulièrement  remarqué  des  recherches  sur  l'architecture 
du  moyen  âge  en  Guyenne,  par  M.  J.  H.  Parker;  un  mémoire  sur  un  manuscrit 
relatif  au  règne  de  Henri  VIII,  par  M.  Peter  Cunningham;  notice  sur  un  vase  re 
présentant  une  aventure  de  la  vie  de  Persée,  par  M.  S.  Burch;  des  remarques  sur 
i'angon  des  Francs  et  sur  le  pilam  de  Vègèce,  par  M.  W.  M.  Wylie,  et  plusieurs 
dissertations  ayant  trait  à  des  découvertes  d'antiquités  faites  sur  divers  points  de 
l'Angleterre,  notamment  à  Keston,  comté  de  Kent,  à  Bath,  à  Worcesteret  à  Lon- 
dres. 


BELGIQUE. 

Mémoires  couronnés  et  mémoires  des  savants  étrangers,  publiés  par  l'Académie 
royale  des  sciences,  des  lettres  et  des  beaux -arts  de  Belgique.  Tome  XXV. 
Bruxelles,  imprimerie  de  M.  Hayez,  in-4'  de  56i  pages,  avec  planches.  —  Des 
huit  mémoires  compris  dans  ce  volume,  six  appartiennent  à  la  classe  des  sciences; 
ils  ont  pour  litres  :  Description  des  fossiles  des  terrains  secondaires  de  la  province 
de  Luxembourg,  par  MM.  Chapuis  et  Dewalque;  Note  sur  la  théorie  des  résidus 
quadratiques,  par  M.  Angelo  Genocchi;  Recherches  sur  les  médianes ,  par  M.  Ernest 
Quetelet;  Méthode  pour  déterminer  simultanément  la  latitude,  la  longitude,  l'heure 
et  l'azimut  par  des  passages  observés  dans  deux  verticaux,  par  M.  Houzeau;  Mé- 
moire sur  l'ascension  de  l'eau  et  la  dépression  du  mercure  dans  les  tubes  capil- 
laires, par  M.  Bède;  Recherches  sur  la  maladie  de  la  vigne  et  sur  le  champignon 
qui  l'accompagne,  par  M.  Crocq.  Deux  mémoires  seulement  se  rapportent  à  la 
classe  des  lettres;  le  premier  est  une  Notice  sur  la  ville  de  Gana,  considérée 
comme  place  de  guerre,  par  M.  Van  der  Meersch;  le  second,  un  Essai  sur  les  rap- 
ports qui  existent  entre  les  apologues  de  l'Inde  et  les  apologues  de  la  Grèce,  par 
M.  Wagener. 


TABLE. 


Pages. 


Sur  les  restes  de  rancienne  aranograpbie  égyptienne,  etc.  (Article  de  M.  Biot.)..  461 

£|e  Bichat,  à  l'occasion  d'un  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la  mort,  etc. 

(2*  article  de  M.  Fiourens.) 474 

Histoire  de  ia  vie  de  Hiouen-thsang  et  de  ses  voyages  dans  l'Inde.  (2*  article  de 

M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.) 485 

1°  Lexicon  etymologicum  linguarum  romanarnm ,  italics ,  hispanicx ,  gallicae,  etc.  ; 
2°  La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit  et  avec  les  autres 
langues  indo-européennes,  etc.;  3°  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  etc.;  4°Guil- 
laume  d'Orange,  etc.;  5*  Altfraniôsische  Lieder,  etc.  (3*  article  de  M.  Littré.).  498 

Nouvelles  liltéraire.<i .^ 508 

riN   DE   LA   TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS 


SEPTEMBRE  1855. 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

DOUZIÈME    ARTICLE  ^ 

Reconnaissons  où  nous  en  sommes.  Nous  avons  fait  connaître  les 
commencements  du  ministère  de  Mazarin  sous  ]a  régence  d'Anne  d'Au- 
triche, quand  ceux  qui  l'avaient  maintenu  ou  souffert  à  la  tête  du 
gouvernement  pour  ménager  en  quelque  sorte  le  passage  d'un  règne  à 
un  autre,  n'apercevant  pas  encore  ses  desseins  et  sa  portée,  attendaient 
avec  assez  de  résignation  qu'il  eût.  fait  son  temps.  Puis  nous  avons 
montré  comment  la  résistance  de  Mazarin  aux  prétentions  extrêmes 
des  exilés  revenus  à  la  cour,  ses  efforts  habiles  pour  soutenir  la  poli- 
tique, les  parents  cl  les  créatures  de  Richelieu,  sa  conduite  aussi  ferme 
qu'adroite,  et  ses  progrès  rapides  auprès  de  la  régente,  avaient  peu  à 
peu  éclairé  ses  ennemis,  et  réuni  contre  lui  un  grand  parti,  celui  des 
Importants,  qui  avaient  aussi  leur  politique,  au  moins  spécieuse   et 

*  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'aoât  i854,  page  6^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  5a  i  ;  pour  le  troisième,  celui  d'octobre,  page 
600;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième ,  celui  de  janvier  i855,  page  19-,  pour  le 
septième,  celui  de  février,  page  84;  pour  le  huitième,  celui  de  mars,  page  161  ; 
pour  le  neuvième,  celui  d'avril,  page  217.  pour  le  dixième,  celui  de  mai ,  page  80/4 , 
et,  pour  le  onzième,  celui  de  juillet,  page  43o. 

67 


526  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

même  populaire  par  la  promesse  de  la  paix  après  une  si  longue  guerre , 
des  chefs  puissants  et  accrédités,  avec  d'innombrables  serviteurs  répan- 
dus dans  tous  les  rangs,  très-différents  et  souvent  opposés  dans  leurs 
principes,  mais  conspirant  tous,  chacun  à  sa  manière,  à  cette  fin 
commune  :  renverser  le  favori  étranger,  le  successeur  encore  mal  affermi 
.de  Concini  à  la  fois  et  de  Richelieu.  Tous  nos  précédents  articles  n'ont 
eu  d'autre  objet  que  de  peindre,  un  peu  longuement  peut-êti'e,  cette 
situation  unique  dans  l'histoire  en  toute  sa  vérité  et  sous  toutes  ses 
faces.  Nommé  ministre  de  la  régente  le  20  mai  i6/i3,  Mazarin,  à 
la  fin  de  juillet,  n'a  encore  qu'une  majorité  très-peu  sûre  dans  son 
propre  cabinet,  où  l'évêque  de  Beau  vais,  secrètement  appuyé  par 
Brienne  et  par  Bailleul,  aspire  à  le  remplacer.  Il  est  réduit  à  ache- 
ter et  à  entretenir  la  bienveillance  équivoque  des  princes  du  sang 
par  de  continuels  sacrifices.  A  peine  a-t-il  réussi  à  diviser  un  peu 
l'aristocratie,  et  il  a  contre  lui  les  fanjilles  les  plus  illustres  et  les  plus 
puissantes,  les  La  Rochefoucauld,  les  Bouillon,  les  Lorrains  et  les 
Vendôme.  Mal  avec  le  parlement,  qui  songe  à  jouer  de  nouveau  un  rôle 
dans  l'État ,  la  plupart  des  présidents,  de  Mesmes,  Novion ,  Barillon ,  etc., 
lui  sont  contraires;  il  n'est  guère  compris  que  du  premier  président 
Mathieu  Mole.  Suspect  au  clergé  et  à  tout  le  parti  dévot,  il  a  la  dou- 
leur de  compter  parmi  ses  adversaires  les  plus  vénérables  et  les  plus 
saints  des  hommes  :  l'évêque  de  Lisieux  et  saint  Vincent  de  Paul ,  ainsi 
que  les  grandes  et  admirables  religieuses  des  Carmélites  et  du  Val-de- 
Gràce.  Presque  sans  défense  dans  l'intérieur  du  palais,  à  tout  moment 
il  peut  être  la  victime  de  quelque  coup  de  main  tenté  sur  sa  personne 
par  un  capitaine  des  gardes  ou  des  mousquetaires;  il  est  sûr  de  l'inimi- 
tié de  Guitaut,  de  Chandenier,  de  Ttéville,  de  La  Châtre,  qui  font  ouver- 
tement des  vœux  pour  ses  compétiteurs,  févêquede  Beauvais,  de  Noyers, 
Châteauneuf,  et  tiennent  leurs  épées  à  la  disposition  de  Beaufort.  Enfin, 
dans  la  société  la  plus  intime  de  la  reine,  il  est  en  butte  aux  propos  mal- 
veillants et  à  loutes  les  menées  secrètes  des  femmes  les  plus  chères  à  Anne 
d'Autriche,  ici  hautement  attaqué  par  la  loyale  et  vertueuse  madame 
de  Hautefort,  là  ayant  à  redouter  les  manœuvres  souterraines  ou  les 
téméraires  entreprises  de  la  duchesse  de  Chevreuse.  Tel  est  le  moment 
périlleux  et  incertain  où  nous  sommes  arrivé  :  il  ne  pouvait  se  pro- 
longer davantage ,  et  devait  amener  inévitablement  ou  la  ruine  ou  la 
victoire  de  Mazarin.  Seul  i  peu  près  contre  tous,  son  sort  est  dans  les 
mains  de  la  reine  :  il  est  perdu  si  elle  l'abandonne;  il  ne  se  soutient  que 
par  l'ombre  de  sa  protection.  Il  est  évident  que  Mazarin  est  loin  encore 
d'être  établi  dans  le  cœur  d'Anne  d'Autriche,  puisque,  pendant  tout  le  mois 


SEPTEMBRE  1855.  527 

de  juillet,  dans  ses  notes  les  plus  intimes,  il  montre  une  extrême  inquié- 
tude, et  ne  paraît  pas  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  dispositions  véri- 
tables dç  la  reine.  La  dissimulation  dont  tout  le  monde  l'accuse  l'effraye 
lui-même,  et  on  le  voit  passer  par  toutes  les  alternatives  de  la  crainte 
et  de  l'espérance.  Il  est  curieux  de  saisir  et  de  suivre  les  mouve- 
ments contraires  de  son  âme.  Dans  ses  lettres  officielles  aux  ambassa- 
deurs et  aux  généraux^  il  affecte  une  sécurité  qu'il  n'a  point.  Avec  ses 
amis  particuliers,  il  laisse  échapper  quelque  chose  de  ses  perplexités 
douloureuses;  elles  paraissent  à  nu  dans  les  carnets.  On  y  voit  ses  troubles 
intérieurs  et  ses  instances  passionnées  pour  que  la  reine  se  déclare.  H 
feint  avec  elle  le  plus  entier  désihtéresseraent:  il  ne  demande  qu'à  faire 
place  à  Châteauneuf,  si  elle  a  pour  Cliâteauneuf  quelque  secrète  préfé- 
rence. La  conduite  ambiguë  d'Anne  d'Autriche  le  désole ,  et  il  la  con- 
jure ou  de  lui  permettre  de  se  retirer,  ou  de  se  prononcer  fermement 
pour  lui. 

a  Au  nom  du  ciel,  que  Sa  Majesté  déclare  ce  qu'elle  veut.  Si  elle 
«  pense  h  Châteauneuf,  qu'elle  me  le  dise 2.  »  —  «Si  Sa  Majesté  estime 
0  ma  capacité,  qu'elle  me  croie  ;  les  faits  lui  apprendront  si  je  l'ai  biencon- 
oseillée.  Si  elle  n'a  point  confiance  en  moi,  qu'elle  choisi.sse  un  autre 
«  ministre  et  suive  ses  conseils.  Cela  vaut  mieux  que  de  chanceler  dans 
«  toutes  ses  résolutions  '.  »  —  «Tout  le  monde  dit  que  Sa  Majesté  a  des 
u  engagements  envers  Châteauneuf.  S'il  eu  est  ainsi ,  que  Sa  Majesté  me 
«  le  dise.  Si  elle  veut  lui  confier  ses  affaires,  je  me  retirerai  quand  elle 
«  voudra  *.  »  —  «  Que  Sa  Majesté  me  pardonne  si  je  lui  dis  que  je  puis 
«craindre  les  mauvais  offices  de  ceux  qui  l'entburent,  puisque  je 
M  leur  vois  le  pouvoir  de  faire  changer  d'avis  à  Sa  Majesté  en  beaucoup 
«  de  choses  où  elle  avait  pris  une  résolution  contraire.  Ils  disent  que  Sa 
«Majesté  est  la  personne  du  monde  la  plus  dissimulée,  qu'on  ne  doit 
«pas  s'y  fier,  et  que,  si  elle  témoigne  faire  cas  de  moi,  c'est  par  pure 
«nécessité,  et  que  toute  sa  confiance  réelle  est  en  eux'.»  —  «Sa  Ma- 

'  Voyez  la  précieuse  collection  de  leUre»  italiennes  et  françaises  de  Mazarin , 
t5  vol.  in-fol.  provenant  de  Colberl,  qui  sont  aujourd'hui  à  la  bibiiotl)èque  Maza- 
*nae:  Lettres  italiennes,  i6h^ik  i645, 17 19.  Ci —  11' carnet,  p.  3:  •  Digrazia.S.  M.  si 
f  dichiari  di  quello  che  ama. . .  Si  ha  inlenzione  pcr  Chatonof,  me  lo  dica.  • — ^Ibid. 
p.  ao  :  •  Si  S.  M.  mi  sliina  habile,  mi  creda,  e  ricono?cerà  in  eiTelti  se  l'haveva  ben 
«consigliata;  si  no,  faccia  eletliono  d'un  allro  e  li  crcda,  convencndo  più  cosi  chc 

•  lilubare  nolle  risoluzioni.  ■  —  *  Ibid.  p.  31  et  aa  :  «Ogni  uno  dice'che  S.  M.  c  im- 

•  pegnala  assai  in  favoredi  Chatonof.  Se  quesloè,  digrazia,S.M.  me  lo  dica,  e  se  vuol 

•  servirsenc,  mi  relirero  corne  vorrà.  ■•  —  *Ibid.  p.  ^a  :  «  S.  M.  mi  pcrdoni  se  li  dico 

•  che  posso  lemcre  dei  mali  ofEzii,  poiche  vedo  che  quesli  hannoforza  di  far  cambiar 
■  parère  a  S.  M.  in  molle  cose,  ancorche  aves^e  risolulo  in  contrario.  Hanno  detlo 

67. 


528  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tt  jesté  ayant  eu  la  bonté  de  me  demander  quel  moyen  il  y  aurait  de  me 
«  rendre  content ,  j'ai  répondu  que  mes  déplaisirs  venant  de  ne  la  pas 
«  voir  servie  comme  je  voudrais,  et  du  mauvais  tour  que  prendront  les 
«  affaires,  si  on  n'y  porte  pas  remède  pendant  que  je  suis  auprès  de  SaMa- 
«jesté,  je  m'afflige  d'autant  plus  que  je  connais  mieux  son  grand  mérite, 
«mes  devoirs  et  l'ingratitude  de  ceux  qui  ne  font  pas  ce  qu'ils  doivent 
«pour  son  service.  Dans  la  chaleur  du  discours,  je  lui  ai  dit  que,  si  elle 
«  voyait  tout  le  désir  que  j'ai  de  la  servir  et  ma  passion  pour  sa  gran- 
«  deur,  elle  serait  triste  du  peu  que  je  fais,  bien  qu'elle  me  témoigne 
«d'en  être  satisfaite  ^.  »  —  h  Si  Sa  Majesté  veut  me  conseiTer  et  tirer 
«parti  de  moi,  il  faut  qu'elle  quitte  le  masque  et  qu'elle  montre  par  des 
«effets  manifestes  le  cas  qu'elle  fait  de  ma  personne^.»  —  «Je  ne 
«cherche  que  le  goût  et  la  satisfaction  de  Sa  Majesté;  mais  la  vérité  me 
«force  de  lui  dire  qu'il  est  impossible  de  la  bien  servir  avec  ces  perpé- 
«  tuelles  incertitudes,  tandis  que  je  travaille  jour  et  nuit  pour  remplir 
«mes  devoirs  et  pour  bien  laire,  en  sorte  qu'il  ne  peut  y  avoir  un  servi- 
ttteur  plus  désintéressé  de  Sa  Majesté  que  je  ne  suis'.  »  —  «Il  est  cer- 
«  tain  que  les  Importants  continuent  à  se  rassembler  au  jardin  des 
«Tuileries,  que  ceux  qui  se  disent  les  plus  grands  serviteurs  de  la 
«reine  crient  contre  son  gouvernement,  qu'ils  sont  contre  moi  plus 
«que  jamais,  et  concluent  toujours  en  disant  que,  s'ils  ne  peuvent  me 
«  détruire  par  l'intrigue,  ils  tenteront  d'autres  moyens''.  Ils  publient  que 

«  che  S.  M.  è  la  più  dissimulala  persona  del  mundo;  clie  non  si  deve  fidare,  che 
(  sebbene  in  apparenza-  mosira  far  caso  di  me,  in  eilclto  dissimula  pcr  la  nécessita 

*  degli  affari,  e  che  ha  lulla  la  coniidenza  in  loro.  »  —  '  II*  carnet,  p.  5i  et  62  : 

•  S.  M.  dicendomi  se  vi  sarebbe  qualche  modo  di  farmi  esser  contenlo,  quando 
«sono  appresso  di  lei,  pli  ho  risposto  che,  come  li  miei  dispiaceri  cl  afllizioni  non 
«  provieno  dà  altro  che  dà  non  vederla  scrvila  come  vorrei  e  délia  mala  piega  che 
«  prenderanno  gli  affari  se  non  vi  si  rimedia  quando  sono  appresso  di  S.  M., 
«  m'alïligo  davantaggio  perche  conosco  più  dà  vicino  il  gran  merilo,  le  mie  obbli- 
«gationi,  e  l'ingraludine  di  qnelli  che  non  fanno  il  loro  dovere  verso  di  lei.  Li  ho 
«  uelto  nel  fervore  del  discorso  che  se  S.  M.  vedesse  il  mollo  che  desidero  servirla, 
«  e  Testrema  passione  che  ho  per  la  sua  grandozza,  si  dolerebbe  del  poco  che  faccio, 
«  ancorche  testifichi  gradirlo.  »  —  *  Ibid.  p.  65  :  «  Sy  S.  M.  quicre  conservar  me  de 
«  manera  que  puede  ser  de  provechio  a  su  servitio,  es  menosler  quilterse  la  mas- 
>i  chera  y  azer  obras  que  déclarasse  la  protection  que  quiere  tener  de  mi  persona.  » 
—  '  Ibid.  p.  77  :  •  Es  imposible  servir  con  estos  sobresallos,  mienlras  travajo  di 
«dia  y  de  noche  per  complir  a  mis  obligationes,  y  hazcr  bien  qtie  non  se  çliede 
«  ser  servitor  mas  interesado  de  S.  M.  de  lo  que  my.  »  — '■  *  Ibid.  p.  76  :  «  Es  sierlo 
«que  continuan  juntarse  al  jardin  de  Tullieri,  que  ablan  conira  el  gobierno  de  la 
«reyna  les  que  se  dicen  sus  majores  8erbidores,y  que  son  contra  my  mas  que 
«mmca,  hasia  concluir  siempre  que  sy  per  cabalas  no  podrano  destruirmc,  inlen- 
«  taran  o'ros  modos,  » 


SEPTEMBRE  1855.  520 

a  je  veux  des  gardes ,  Bt  ils  espèrent  me  perdi'e  par  l'invention  de  la  gai  an- 
«  terie^.  »  —  <(  Je  reçois  mille  avis  de  prendre  garde  à  moi^.  »  —  «Ils  crient 
«  contre  la  reine  plus  que  jamais.  Ils  sont  furieux  contre  Beringhen  et 
«Montaigu.  Ils  disent  que  le  premier  fait  un  très-vilain  métier  ^  et 
«qu'ils  donneront  au  second  mille  coups  de  bâton;  qu'il  est  absolument 
M  nécessaire  de  perdre  toys  ceux  qui  sont  pour  moi.  »  —  «<  La  comtesse 
.<  de  La  Rocheguyon  (belle-fiUe  du  duc  de  Liancourt)  m'a  dit  que  beau- 
«  coup  de  gens  étaient  si  fort  animes  contre  moi ,  qu'il  était  impossible 
«qu'il  ne  iri'arrivât  pas  quelque  grand  malheur*.  » 
•  On  le  voit  :  Mazarin  ne  se  fait  pas  d'illusion  sur  les  dangers  qui  l'en- 
vironnent. Il  déclare  qu'il  se  retirerait  bien  volontiers  si,  en  se  retirant, 
il  croyait  faire  cesser  l'orage.  «  Ali  !  s'4crie-t-il ,  si  la  mer  pouvait  s'apaiser 
«  par  mon  sacrifice,  je  m'y  précipiterais  comme  Jonas  s'est  précipité  dans 
(lia  bouche  de  la  baleine  ^.  »  Il  fait  de  tristes  réflexions  sur  l'extrême  dif- 
ficulté de  gouverner  les  hommes,  et  surtout  les  Français,  par  la  raison 
et  par  le  sentiment  du  bien  public.  Il  se  rend  à  lui-môme  celte  justice 
qu'il  n'a  pas  mal  servi  la  France.  Dans  les  premiers  jours  do  son  minis- 
tère, le  2  3  mai,  il  avait  dit  à  la  reine*'  :  «Que  Votre  Majesté  me  croie 
«pendant  trois  mois,  et  ensuite  qu'elle  fasse  ce  qu'elle  voudra.  »  Trois 
mois  n'étaient  pas  écoulés,  et  la  France,  victorieuse  à  Rocroi,  était 
sur  le  point  d'enlever  à  l'Autriche  la  place  qui  gardait  le  passage  du 
Rhin.  Au  delà  des  Alpes,  elle  était  l'arbitre  des  différends  des  princes 
italiens;  le  pape  lui-même  reconnaissait  sa  médiation  en  dépit  de  l'op- 
position de  l'Espagne,  et,  en  Angleterre,  le  roi  et  le  parlement  s'adres- 
saient également  ù  la  France  pour  obtenir  son  appui  ''.  Et  l'auteur  de  cette 
prospérité  était  calomnié,  outragé, menacé;  il  ne  savait  pas  si  quelque  olFi- 

'  ir  carnet,  p.  1 1  :  ■  Publicano  clic  io  voglio  guardie.  e  sperano  potermi  fnr 

•  gran  mal  con  l'invenlione  Irovala  délia  galanUria.  ■  — *  Ibid.  p.  g'i  :  c  Uicevo 

•  mille  avvisi  di  guardarnii.  ■  — .^  III*  carnel,  p.  iS  :  «  Los  Importantes  ablan  con- 

•  Ira  la  reyna  mas  que  nunca.  Estan  desperados  contra  Belingan  y  Montagu;  diccn 
«que  cl  primero  es  un  alcaliucte  (maquereau),  y  que  ail'  otro  daran  mil  palos; 
«  que  es  menester  pcrdef  iodos  los  que  fneran  de  mi  parte.  »  —  *  Ibid.  p.  a4  : 
(  Que  muclias  peisonas  cran  de  mancra  animadas  conlra  my  que  era  imposibilc 

•  que  no  me  succediesse  algiin  gran  mal.  »  —  *  II*  carnel,  p.  76  :  «  Sy  la  mar  puedc 

•  sosegarse  con  ccliamii  como  Jonas  en  la  bocca  de  la  balena !»  —  *  1"  carnel , 
p.  108  :  «S.  M.  creda  per  Ire  mes!,  0  poi  fitccia  qucllo  clio  vuole.  »  —  '  III*  carnet, 
p.  65  :  «  La  ripulazionc  délia  Francia  non  àktn  callivo  stalo,  poiche.  oltrc  li  prtv 
«  gressi  che  dà  per  lullo  fanno  le  armi  sue,  è  arbitra  S.  M.  délie  dillerenzc  dci 
■  principi  dllalia,  e  di  quelle  del  rr  d'higliiltera  con  il  pnrlampnlo,  non  obslante 
«che  li  Spagnuoli  faccino  il  possibile  e  comballino  per  ogni  verso  quesla  qualité. 
«  sine  a  minncciarc  il  pppa  se  adhoriscc  alli  scnlimcnli  et  alla  mediaziono  di 
«  Francia.  ■ 


530  JOURNAL   DES  SAVANTS.    , 

cier  des  gardes,  ou  quelqu'un  des  insensés  que  tenaient  dans  leurs  mains 
Beaufort  et  madame  de  Chevreuse,  ne  lui  réservait  pas  le  soi  t  du  maré- 
chal d'Ancre.  A  la  fin  du  mois  de  juin,  dans  une  lettre  à  son  ami  le  car- 
dinal Bichy,  il  lui  parle  comme  il  se  parle  à  lui-même  dans  les  carnets. 
«Chacun  voit,  dit-il,  que  je  n'épargne  aucune  fatigue,  et  que  cette  cou- 
«ronne  n'a  pas  de  serviteur  plus  zélé,  plus  fijjièle,  plus  désintéressé;  et 
«pourtant  je  songe  toujours  à  retourner  dans  mon  pays,  quand  je 
«pourrai  le  faire  sans  me  manquer  à  moi-même,  à  mes  devoirs  et  à 
«la  France;  car,  bien  que  tous  mes  desseins  soient  bons,  bien  que  je 
«  me  rende  ce  témoignage  que  je  n'en  ai  pas  un  qui  n'ait  pour  objet  la 
«gloire  de  Sa  Majesté,  je  ne  laisse  pas  de  rencontrer  mille  oppositions 
«  et  d'en  prévoir  de  plus  gi'andes  encore  dans  l'avenir,  les  Français  n'ayant 
«point  de  sérieux  attachement  à  l'intérêt  de  l'Etat,  et  prenant  en  aver- 
«sion  tous  ceux  qui  se  mettent  au-dessus  des  intérêts  particujiers.  Aussi , 
«je  le  confie  à  Votre  Eminence,  je  passe  la  vie  la  plus  nialheureuse, 
«  et,  sans  la  bonté  de  la  reine,  qui  me  donne  mille  preuves  d'affection, 
«je  n'y  tiendrais  pas  ^  » 

Rien  n'était  changé  à  la  fin  de  juillet,  ou  plutôt  tout  s'était  aggravé; 
la  violence  des  Importants  croissait  chaque  jour;  la  reine  défendait 
son  ministre,  mais  elle  ménageait  aussi  ses  ennemis;  elle  hésitait  à 
prendre  l'attitude  ferme  et  décidée  que  lui  demandait  Mazarin,  non- 
seulement  dans  son  intérêt  particulier,  mais  dans  celui  du  gouverne- 
ment. Tout  à  coup  un  incident,  fort  insignifiant  en  apparence,  mais 
qui  grandit  peu  à  peu ,  fit  éclater  la  crise  inévitable ,  força  la  reine  à  se 
déclarer  ouvertement  contre  les  Importants  et  donna  la  victoire  à 
l'habile  et  heureux  cardinal;  nous  voulons  parler  de  la  querelle  de 
madame  de  Montbazon  et  de  madame  de  Longueviile. 

Nous  avons  ailleurs  raconté  en  détail^  cette  affaire,  et  l'on  connaît 

'  mbliolhèque  Mazarine,  Lettres  italiennes  de  Mazarin,  fol.  181  :  «  3o  giugno 
1  i6/i3.  .  .  .  Ogniuno  vede  clie  non  ris|)ara)io  falica  alcuna,  e  che  per  feilellà  c 
(desiderio  di  ben  fare,  senza  havere  alcun  intéresse  particolare,  non  posso  essere 
*  avanzalo  dà  più  zelanli  servidori  di  qucsta  corona.  Penso  perô  sempre  a  ripalriare, 
«qnando  senza  mancare  a  me  slesso  et  alli  obligalioni  clie  dovo  alla  Francia,  polrô 
«tiarlo,  perche  in  fine  con  tulto  che  li  niiei  fini  siano  ottimi,  et  che  s.ippia  in  me 
<«  siesso  di  non  haverne  aiciino  che  non  sia  dirello  airavantoggio  di  S.  M.  non 
»per  queslo  lascio  di  havere  raille  oppositioni,  e  di  prevederne  délie  maggiori  ail' 
«avvenire,  non  havendo  tutti  li  Francesi  il  sentimenlo  che  devrebbero  per  il  bene 
«  délia  palria  e  Re  ioro,  et  in  consequenza  aversione  aile  persone  che  si  alFaticano  in 
«  procurarlo.  Voslra  Emincnza  s'assicuri  che  passo  una  vita  infclicissima,  e  senza 
«la  hontà  délia  regina  che  in  mille  modi  mené  fa  godere  gli  efletli,  non  potrei 
«dnrare,  etc.»   —  '  Voyez  La   Jeunesse  de   madame  de    Longueviile,    3*   édition, 


SEPTEMBRE  1855.  531 

l'une  et  l'autre  dame.  Rappelons  seulement  que  la  duchesse  de  Montba- 
zon,  par  son  mariage  avec  le  père  de  madame  de  Chevreuse,  se  trou- 
vait la  belie-mère  de  Marie  de  Rohan ,  quoiqu'elle  fût  plus  jeune  qu'elle, 
que  le  duc  de  Beaufort  lui  était  publiquement  une  sorte  de  cavalier 
servant,  que  le  duc  de  Guise  lui  faisait  une  cour  très-bien  accueillie, 
et  qu'ainsi  de  tous  côtés  elle  appartenait  aux  Importants.  Parmi  ses  nom- 
breux amants,  elle  avait  compté  le  duc  de  Longueville,  qu'elle  aurait 
bien  voulu  retenir,  et  qui  venait  de  lui  échapper  en  épousant  mademoi- 
selle de  Bourbon.  Ce  mariage  avait  fort  irrité  la  vaine  et  intéressée  du- 
chesse; elle  détestait  madame  de  Longueville,  et  saisit  avec  une  ardeur 
aveugle  l'occasion  qui  se  présenta  de  porter  le  trouble  dans  le  nouveau 
ménage.  Un  soir,  dans  son  salon  de  la  rue  de  Béthi^y^  elle  ramassa  une 
ou  deux  lettres  écrites  par  une  femme,  qu'un  imprudent  venait  de 
laisser  tomber.  Elle  en  amusa  toute  la  compagnie.  Ces  lettres  n'étaient 
que  trop  claires.  On  chercha  de  qui  elles  pouvaient  venir.  La  duchesse 
de  Montbazon  osa  les  attribuer  à  madame  de  Longueville.  Ce  bniit  in- 
jurieux se  répandit  vite.  On  comprend  quelle  fut  l'indignation  de  l'hôtel 
de  Condé.  Madame  la  Princesse  vint  demander  hautement  justice  à  la 
reine.  Une  réparation  fut  exigée  et  convenue.  La  duchesse  de  Montba- 
zon, forcée  d'y  consentir,  s'exécuta  d'assez  mauvaise  grâce.  Quelques 
jours  après,  la  reine  s'étant  rendue  avec  madame  la  Princesse  au  jar- 
din de  Renard,  à  une  collation  que  lui  donnait  madame  de  Chevreuse, 
madame  de  Montbazon  s'y  était  trouvée,  et,  quand  In  reine  l'avait  fait 
prier  de  prendre  quehjue  prétexte  pour  se  retirer  et  éviter  de  se  ren- 
contrer avec  madame  la  Princesse,  l'insolente  duchesse  avait  refusé 
d'obéir.  Cette  offense ,  faite  à  la  reine  elle-même ,  ne  pouvait  demeurer 
impunie,  et  le  lendemain  madame  de  Montbazon  recevait  l'ordre  de 
quitter  la  cour  et  de  s'en  aller  dans  une  de  ses  terres  près  de  Rochefort. 
Les  amis  et  amants  de  la  dame  jetèrent  les  hauts  cris;  tout  le  parti  des 
Importants  s'émut,  et  l'alfaire  changea  de  face;  de  particulière  qu'elle 
était,  elle  devint  générale,  comme  souvent  à  la  guerre  un  engagement 
particulier,  une  manœuvre  précipitée,  entraîne  toute  l'armée  et  dé- 
termine une  bataille. 

Il  était  difficile  de  se  mettre  sur  un  plus  mauvais  terrain.  D'abord  la 
duchesse  de  Montbazon  était  aussi  décriée  pour  ses  mœurs  et  son  ca- 
ractère, que  célèbre  par  sa  beauté,  et  elle  attaquait  une  jeune  femme, 
(pii  commençait  à  peine  à  paraître  et  déjà  était  l'objet  de  l'admiration 
universelle;  d'une  beauté  à  la  fois  éblouissante  et  gracieuse  qui  la 

chapitre  III,  p.  aa5,  etc.  —  *  Sur  l'hôtel  Montbazon,  voyez  Sautai,  l.  II,  p.  ia/i. 


532  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

faisait  comparer  à  un  ange;  d'un  esprit  merveilleux,  du  cœur  le  plus 
noble,  et  la  personne  du  monde  que  les  Importants  auraient  dû  le  plus 
ménager,  car  sa  générosité  naturelle  ne  la  portait  pas  du  côté  de  la 
coiu"  et  flonnait  même  quelque  ombrage  au  premier  ministre. 
Madame  de  Longueville  n'était  alors  occupée  que  de  bel  esprit, 
d'innocente  galanterie,  et  surtout  de  la  gloire  de  son  frère  le  duc 
d'Engbien.  Il  y  avait  même  en  elle,  il  faut  l'avouer,  quelques  germes 
d'une  Importante,  que  plus  tard  sut  trop  bien  développer  La  Rocbefou- 
cauld.  L'injure  qui  lui  était  faite,  et  dont  les  bonteux  motifs  étaient  vi- 
sibles, révolta  tous  les  cœurs  honnêtes.  L'emportement  de  Beaufort  en 
cette  occasion  avait  aussi  été  très-blâmé.  Il  avait  autrefois  adressé  ses 
vœux  à  mademoiselle  de  Bourbon,  qui  ne  les  avait  pas  accueillis,  de 
sorte  que  sa  conduite  avait  un  air  de  vengeance  odieuse  ^  D'ailleurs 
tout  feffort  de  madame  de  Chevreuse,  le  véritable  chef  du  parti,  était 
d'ôter  à  Mazarin  tous  ses  appuis,  et  elle  excitait  contre  lui  et  faisait  agir 
auprès  de  la  reine  les  dévots  et  les  dévotes.  Or  madame  de  Longue- 
ville  n'était  pas  moins  l'idole  des  CaiTnélites  et  du  parti  des  saints,  que 
de  l'bôtcl  de  Rambouillet.  Enfin  le  duc  d'Engbien,  déjà  couvert  des 
lauriers  de  Rocroy  et  tout  prêt  d'y  ajouter  ceux  de  Tbionviile,  était  si 
évidemment  l'arbitre  de  la  situation,  que  madame  de  Chevreuse  insis- 
tait avec  force  pour  qu'on  se  défit  de  Mazarin,  pondant  que  le  jeune 
duc  était  occupé  au  loin,  et  avant  qu'il  ne  revînt  de  l'armée.  Le  blesser 
dans  une  sœur  qu'il  adorait,  le  mettre  contre  soi  sans  aucune  néces- 
sité et  bâter  son  retour,  était  une  vraie  extravagance;  aussi  La  Roche- 
foucauld, La  Châtre,  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  sensé  parmi  les  Im- 
portants, s'étaient  empressés  d'apaiser  et  de  terminer  cette  déplorable 
affaire;  et  madame  de  Chevreuse,  attentive  à  faire  sa  cour  à  la  reine,  en 
même  temps  qu'elle  ourdissait  une  trame  ténébreuse  contre  son  mi- 
nistre, lui  avait  préparé  chez  Renard  une  petite  fête,  destinée  à 
dissiper  les  derniers  effets  de  ce  qui  s'était  passé.  Mais  toute  sa  politique 
avait  échoué  devant  la  sotte  fierté  d'une  femme  sans  esprit  comme  sans 
cœur;  ne  pouvant  ni  abandonner  ni  soutenir  sa  belle-mère,  il  ne  restait 
à  madame  de  Chevreuse  que  de  suivre  avec  énergie  et  résolution  le 
tragique  projet  devenu  la  dernière  ressource  du  parti. 

Cependant  Mazarin  avait  mis  à  profit  les  fautes  de  ses  ennemis.  D'as- 

'  Nous  avons  déjà  cité,  à  cet  égard,  dans  la  Jeunesse  de  madame  de  Longueville,  le 
témoignage  de  la  Châtre,  intime  ami  et  confident  de  Beaufort;  nous  y  pouvons 
joindre  à  présent  celui  de  Mazarin,  qui  dit  que  Beaufort  se  plaignait  beaucoup  de 
madame  de  Longueville  pour  s'être  mariée  avec  un  autre  que  lui.  HT  carnet,  p.  19: 
«querie  mucho  alla  Long;uaviila  che  se  a  casado  con  otra  persona  che  con  el.  » 


SEPTEMBRE  1855.  533 

sez  bonne  heure  il  avait  vu  avec  joie,  et  il  avait  accru  avec  art  l'ini- 
mitié des  maisons  de  Condé  et  de  Vendôme.  A  mesure  que  les  Ven- 
dôme se  déclaraient  plus  ouvertement  contre  lui,  il  ménageait  d'autant 
plus  les  Condé.  Il  s'était  posé  à  lui-même  cette  question  :  Que  fau- 
dra-t-il  faire  si  les  Vendôme  et  les  Condé  en  viennent  à  un  éclat,  bien 
entendu  en  supposant  que  l'intérêt  de  l'État  ne  soit  pas  engagé  dans 
leur  querelle^?  La  question  avait  été  fort  aisément  résolue,  car  l'intérêt 
de  l'Etat  et  celui  du  cardinal  s'étaient  réunis  pour  le  jeter  du  côté 
des  Condé.  Pendant  que  madame  de  Montbazon  et  Beaufort  faisaient 
cette  insulte  à  madame  de  Longueville,  on  apprenait  à  Paris  que  le 
vainqueur  de  Rocroy  venait  de  terminer  le  siège  difficile  de  Thionville 
et  d'ouvrir  à  la  France  une  des  portes  de  l'Allemagne.  L'épée  du  jeune 
duc  semblait  porter  partout  la  victoire  avec  elle.  Le  marquis  de 
Gèvres,  qui  donnait  de  si  grandes  espérances,  avait  été  tué;  Gassion 
était  grièvement  blessé;  Turenne  et  Praslin  étaient  occupés  en  Italie; 
Guébriant,  serré  de  près  par  Mercy,  venait  de  repasser  le  Rhin.  Le  duc 
d'Engiiien,  avec  son  audace  et  sa  popularité  toujours  croissante,  pou- 
vait seul  exercer  assez  d'ascendant  sur  l'armée  pour  la  ramener  en  Al- 
lemagne, et  dbsiper  l'épouvanle  qu'avait  laissée  le  souvenir  de  la  dé- 
faite de  Nortlingen.  Dans  le  conseil,  M.  le  Prince  prêtait  à  Mazariii  un 
appui  intéressé  et  incertain,  mais  nécessaire  et  utile.  Madame  la  Prin- 
cesse était  alors  la  meilleure  amie  de  la  reine;  elle  était  déclnrée  pour 
le  cardinal  et  contre  son  rival  Châteauneuf,  par  ressentiment  de  la 
condamnation  de  son  frère  Henri  de  Montmorency.  Servir  les  Condé, 
c'était  donc  servir  l'Etat  et  se  servir  lui-même.  Le  choix  de  Mazarin  ne 
pouvait  pas  être  douteux,  et  l'on  dit  que,  loin  d'apaiser  la  reine,  il  l'a- 
nima^. 

Déjî\  depuis  quelque  temps,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  voir,  ma 
dame  de  Chevreuse,  ayant  reconnu  que  son  ancien  crédit  sur  l'esprit 
d'Anne  d'Autriche  était  à  peu  près  ruiné  et  voyant  toutes  ses  intrigues 
impuissantes,  avait  ouvert  l'avis  de  recourir  à  d'autres  moyens  et  de  se 
dé&ire  de  Mazarin;  et,  par  madame  de  Montbazon  ,  elle  avait  entraîné 
Beaufort.  Celui-ci  avait  rassemblé  les  liommes  d'action  dont  nous 
avons  parlé  et  qui  lui  étaient  entièrement  dévoués.  Un  complot  avait 
été  formé  et  toutes  les  mesures  concertées  pour  surprendre  et  tuer  le 
cardinal. 

Ne  nous  étonnons  pas  trop  d'une  semblable  entreprise  de  la  part 

'  m* carnet,  p.  loo  :  •Corne  dovrei  govornarmi  se  nasccsse  qucrela  trà  il  duca 

•  d'Enghien  e  la  ca$a  di  Vendomo.  scnza  die  vi  fosse  intrigato  il  servilio  dclla  re- 

•  giiiaP»  —  *  Madame  de  Molt«ville,  I.  I",  p.  83. 

68 


534  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  deux  femmes  et  d'un  petit-fils  d'Henri  IV.  A  cette  grande  époque 
de  notre  histoire,  l'énergie  et  la  force  étaient  les  traits  distinctifs  de 
l'aristocratie  française.  La  vie  de  cour  et  une  molle  opulence  ne  l'a- 
vaient pas  encore  énervée.  Tout  alors  était  extrême,  le  vice  comme  la 
vertu.  On  attaquait  et  l'on  se  défendait  avec  les  mêmes  armes.  On  avait 
massacre  le  maréchal  d'Ancre;  plus- d'une  foison  avait  voulu  assassiner 
Richelieu;  lui ,  de  son  côté,  ne  se  faisait  pas  faute  de  dresser  des  écha- 
fauds.  Madame  de  Ghevreuse  était  depuis  longtemps  accoutumée  aux 
conspirations;  elle  était  audacieuse  et  sans  scrupule;  elle  ne  s'était  pas 
entourée  de  Beaupîiis,  de  Saint-Ybar,  de  Varicarville ,  de  Campion, 
pour  passer  son  temps  en  discours  inutiles.  Elle  n'était  pas  restée 
étrangère  aux  desseins  qu'ils  avaient  autrefois  tramés  contre  Richelieu  ; 
en  i6/i3,elle  fomenta,  comme  nous  l'avons  vu,  leur  exaltation  et  leur 
dévouement;  et  c'est  avec  raison,  selon  nous,  que  Mazarin  lui  attribue  la 
première  pensée  du  projet  que  devait  exécuter  Beaufort. 

Bien  entendu,  les  Importants  et  leurs  héritiers  les  Frondeurs  nient 
ce  projet  et  le  donnent  pour  une  invention  du  cardinal.  Ce  point  est 
de  la  dernière  importance  et  mérite  un  sérieux  examen.  Comme  cette 
conspiratioti ,  imaginaire  ou  réelle,  a  décidé  de  la  fortune  de  Mazarin, 
l'histoire ,  à  moins  de  s'arrêter  à  la  figure  extérieure  des  événements  et 
de  consentir  à  ignorer  leurs  ressorts  véritables,  est  tenue,  ce  nous 
semble,  de  rechercher  avec  soin  si  Mazarin  doit  en  effet  toute  sa  car- 
rière et  le  grand  avenir  qui  s'ouvrit  alors  devant  lui  à  un  mensonge 
habilement  imagiiié  et  audacieusement  soutenu;  ou  si  ce  sont  ses 
ennemis  qui,  après  avoir  tout  essayé  contre  lui,  ont  eu  recours  au  seul 
moyen  qui  leur  restât,  et,  en  voulant  le  détruire  à  main  armée,  se  sont 
eux-mêmes  détruits  et  ont  été  les  instruments  de  son  triomphe.  Pour 
nous,  nous  sommes  convaincu  de  la  réalité  du  complot  tramé  contre 
Mazarin;  nous  avons  déjà  montré  et  nous  croyons  pouvoir  établir  que 
ce  complot,  loin  d'être  une  chimère,  était  le  dénouement  presque  forcé 
de  la  situation  violente  que  nous  avons  décrite. 

La  Rochefoucauld,  sans  avoir  partagé  les  folles  espérances  de  ses  amis 
et  mis  la  main  dans  leur  téméraire  entreprise,  se  fait  un  point  d'hon- 
neur de  les  défendre  après  leur  déroute  et  s'applique  à  couvrir  la  re- 
ti'aite.  Il  affecte^  de  douter  si  le  complot  qui  fit  alors  tant  de  bruit  était 
véritable  ou  supposé.  A  ses  yeux ,  le  plus  vraisemblable  est  que  le  duc 
de  Beaufort,  par  une  fausse  finesse,  tenta  de  faire  prendre  l'alarme  au 
cardinal ,  croyant  qu'il  suffisait  de  lui  faire  peur  pour  Tobliger  à  sortir 

'  Mémoires,  collect.  Petitot,  !.  LI ,  page  388. 


SEPTEMBRE  1855.  535 

de  France ,  et  que  ce  fut  dans  celte  vue  qu'il  fit  des  assemblées  secrètes 
et  leur  donna  un  air  de  conjuration.  La  Rocliefoucauld  se  fait  surtout 
le  chevalier  de  l'innocence  de  madame  de  Clievreuse,  et  il  se  déclare 
très-persiiadc  qu'elle  ignorait  les  desseins  du  duc  de  Beaufort. 

Après  l'historien  des  Importants ,   celui  des  Frondeurs  tient  à  peu 
près  le  même  langage.  Gomme  La  Rochefoucauld,  Retz  n'a  qu'un  but 
dans  ses  Mémoires,  c'est  de  se  donner  un  air  capable  et  de  faire  une 
grande  figure,  en  tout  genre,  en  mal  comme  en  bien;  il  est  souvent 
plus  véridique,  parce  qu'il  a  encore  moins  de  ménagements  pour  les 
autres,  et  qu'il  est  plus  disposé  à  sacrifier  tout  le  monde,  excepté  lui.  Nous 
ne  concevons  pas  ici  sa  retenue  ou  son  incrédulité.  Il  savait  fort  bien 
que  la  plupart  des  gens  accusés  d'avoir  pris  part  à  cette  aflfaire  avaient 
déjà  trempé  dans  plus  d'une  affaire  semblable.  Lui-même  nous  apprend 
qu'il  avait  conspiré  avec  le  comte  de  Soissons,  qu'il  l'avait  blâmé  de  n'avoir 
pas  frappé  Richelieu  à  Amiens,  et  qu'avec  La  Rochepot  il  avait  foniié  le 
dessein  de  l'assassiner  aux  Tuileries  pendant  la  cérémonie  du  baptême 
de  Mademoiselle.  Le  changement  d'humeur  de  madame  de  Guéméné, 
et  surtout  la  coadjutorerie  de  Paris,  que  le  gouvernement  nouveau  venait 
de  lui  accorder,  l'avaient  adouci ,  il  est  vrai  ;  mais  ses  anciens  complices , 
qui  n'avaient  pas  été  aussi  bien  traités  que  lui,  étaient  demeurés  fidèles 
à  leur  cause,  à  leurs  desseins,  à  leurs  habitudes.   Retz  est-il  sincère 
quand  il  refuse  de  croire  qu'ils  aient  tenté  contre  Mazarin  ce  qu'il  leur 
avait  vu  entreprendre,  et  ce  qu'il  avait  lui-même  entrepris  contre  Riche- 
lieu? Dans  sa  haine  aveugle,  il  rejette  tout  sur  Mazarin  :  il  prétend  qu'il 
'eut  peur  ou  qu'il  feignit  d'avoir  peur.  C'est  l'abbé  de  La  Rivière,  qui, 
pour  se  délivrer  de  la  rivalité  du  comte  de  Montrésor  auprès  du  duc 
d'Orléans,  aurait  persuadé  à   Mazarin  qu'il  y  avait  un  complot  tramé 
contre  lui,  où  Montrésor  était  mêlé.  C'est  aussi  M.  le  Prince,  qui  au- 
rait essayé  de  perdre  Beaufort  dans  la  crainte  que  son  lils  le  duc  d'En- 
ghien  ne  se  commît  avec  lui  dans  quelque  duel ,  comme  il  voulait  le 
faire  pour  venger  sa  sccur,  dans  la  courte  apparition  qu'il  fit  h  Paris  après 
la  prise  de  Tliionville.  Enfin,  «ce  qui  a  fait,  dit-il,  que  je  n'ai  jamais 
«  cru  à  ce  complot ,  est  que  fou  n'en  a  jamais  vu  ni  déposition  ni  indice, 
«  quoique  la  plupart  des  domestiques  de  la  maison  de  Vendôme  aient  été 
«longtemps  en  prison.  Vaumorin  et  Ganseville,  auxquels  j'en  ai  parlé 
«cent  fois  dans  la  Fronde,  m'ont  juré  qull  n'y  avait  rien  au  monde  de 
«plus  faux;  l'un  était  capitaine  des  gardes,  l'autre  écuyer  de  M.  de 
«Beaufort  ^  » 

'  Mémoires,  édit.  àe.  M.  Aimé  Champollion ,  page  4i> 

68. 


536  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Tout  à  l'heure  nous  discuterons  ces  derniers  motifs,  les  seuls  qui 
méritent  quelque  attention;  mais  commençons  par  opposer  aux  deux 
opinions  suspectes  de  Retz  et  de  La  Rochefoucauld  des  témoignages  plus 
désintéressés,  et  avant  tout  le  silence  de  Montrcsor\  qui,  tout  en 
protestant  que  ni  lui,  ni  son  ami,  le  comte  de  Bélhune,  n'avaient 
trempé  dans  la  conjuration  imputée  au  duc  de  Beaufort,  ne  dit  pas  un 
seul  mot  contre  la  réalité  de  cette  conjuration,  dont  il  n'eût  pas  manqué 
de  se  moquer  s'il  l'avait  crue  imaginaire.  Madame  de  Motteville,  qui  n'a 
pas  l'habitude  d'accabler  les  malheureux,  après  avoir  rapporté  avec  im- 
partialité les  bruits  différents  de  la  cour,  raconte  des  faits  ^  qui  lui 
semblent  authentiques  et  qui  sont  décisifs.  «  Le  duc  de  Beaufort ,  dit-elle , 
«  fut  accusé  d'avoir  voulu  faire  assassiner  le  cardinal  Mazarin,  et  la  reine 
«  fut  persuadée  que  par  deux  fois  il  avait  pensé  l'exécuter;  mais  d'autres 
«  m'ont  assuré  qu'il  voulait  seulement  lui  faire  peur.  J'ai  ouï  dire  aussi 
«qu'il  y  avait  quelque  vérité  dans  cette  accusation.  Des  gens  dignes 
«  de  foi  et  peu  affectionnés  au  cardinal  m'ont  affirmé  qu'un  jour^ 
«comme  il  voulait  aller  dîner  à  Maisons,  il  y  avait  eu  des  soldats  afifi- 
«dés  qui  devaient  s'en  défaire  sur  le  chemin;  que  le  duc  d'Orléans, 
«étant  arrivé  par  hasard,  comme  il  allait  monter  en  carrosse,  voulut 
«se  mettre  de  la  partie,  et  que  sa  présence  avait  empêché  ce  dessein. 
«Une  autre  fois,  l'histoire  assure  que  le  cardinal  allant  de  sa  maison 
«au  Louvre,  qui  était  tout  contre,  on  devait  encore  le  tuer  par  une 
«fenêtre;  que  ce  soir  il  fut  averti  de  n'y  pas  aller,  et  que,  dans  les  coins 
«des  rues  voisines,  il  y  avait  eu  beaucoup  de  troupes  de  gens  à  cheval.  « 
Écoutons  maintenant  un  des  écrivains  contemporains  les  mieux  informés* 
et  les  plus  véridiques  :  il  n'exprime  pas  ici  le  moindre  doute  :  «  Les  Im- 
«portants,  dit  Monglat,  voyant  qu'ils  ne  pouvaient  chasser  le  cardinal, 
«résolurent  de  s'en  défaire  par  le  fer,  et  tinrent  pour  ce  sujet  plusieurs 
«conseils  à  l'hôtel  de  Vendôme;  mais  leurs  desseins  étant  découverts, 
«la  reine  en  fut  fort  en  colère  '.  »  Cette  opinion  de  Monglat  est  con- 
fh'mée  par  les  renseignements  nouveaux  et  nombreux  que  nous  four- 
nissent les  carnets  de  Mazarin  et  ses  lettres,  confidentielles.  .;  h. 

Écartons  la  supposition  de  J\etz,  que  Mazarin  ait  eu  peur  légè- 
rement, ou  qu'il  ait  feint  d'avoir  peur  d'un  simulacre  de  conspira- 
tion. Sur  le  courage  de  Mazarin  nous  en  appelons  à  La  Roche- 
foucauld lui-même.  «Au  contraire  du  cardinal  de  Richelieu,  qui  avait 
«l'esprit  hardi  et  le   cœur  timide,  le  cardinal  Mazarin,   dit-il,   avait 

'  Mémoires,  collect.  Pelilot,  t.  LIX.  —  *  Mémoires,  1. 1,  page  i8/». —  '  Mémoires, 
collect.  Pelitot,  t.  XLIX,  p.  4 19- 


SEPTEMBRE  1855.  537 

«plus  de  hardiesse  dans  le  cœur  que  dans  l'esprit ^w  Mazarin  avait 
commencé  par  être  militaire;  il  avait  donné  plus  d'une  preuve  d'in- 
trépidité, particulièrement  à  l'affaire  de  Casai,  où  il  se  jeta  entre 
deux  armées  toutes  prêtes  à  en  venir  aux  mains.  Sans  doute  il  s'appli- 
quait à  conjurer  habilement  les  périls,  mais  ,  quand  il  n'avait  pu  les  pi;0- 
venir,  il  savait  y  faire  face  avecunc  fermeté  inébranlable.  Mazarin  n'était 
donc  pas  homme  à  prendre  j'épouvante  sur  de  vaines  apparences;  et. 
d'un  autre  côté,  il  n'avait  pas  besoin  de  feindre  des  alarmes  imaginaires, 
car  le  danger  était  certain,  et,  dans  le  progrès  toujours  croissant  de  son 
crédit  auprès  de  la  reine,  quelle  ressource,  encore  une  fois,  restait  aux 
Importants,  sinon  l'entreprise  désespérée  qu'ils  avaient  autrefois  tentée 
contre  Richelieu,  et  qu'ils  pouvaient  aisément  renouveler  contre  son 
successeur?  Mazarin  n'avait  pas  encore  de  gardes,  et  il  connaissait  asse? 
madame  de  Chovrcuse  pour  avoir  pris  fort  au  sérieux  la  proposition 
qu'elle  avait  faite  dans  les  conciliabules  de  l'hôtel  de  Vendôme. 
Pesez  bien  celte  considération  :  dans  ses  carnets  Mazarin  n'est  pas 
sur  un  théâtre;  il  n'écrit  pas  pour  le  public;  il  montre  ses  sentiments 
vrais;  et  là  on  le  voit,  non  pas  intimidé,  mais  ému.  Il  se  sent  envi- 
ronné d'assassins,  et  il  est  convaincu  que  c'est  madame  de  Chevreusc 
qui  les  dirige.  Il  suit  tous  leurs  mouvements;  il  recueille  tous  leurs 
propos;  il  rassemble  les  moindres  indices;  il  compte  et  il  nomme  les 
chefs  et  les  soldats. 

«Le  duc  de  Retz  (le  frère  aîné  du  coadjutcur,  un  des  chefs  du  parti 
(•des  Importants)  a  chargé  madame  d'Asserac  de  louer  un  quartier  (un 
«grand  logement)  pour  madame  de  Chevreuse,  où  elle  veut  mettre  les 
a  frères  Campion,  et  aller  de  temps  en  temps  en  secret  s'aboucher  avec 
« Sarmiento ^. ')  Don  Antonio  Sarmiento  était  un, agent  espagnol,  sans 
cesse  en  mouvement  de  Bruxelles  à  Paris,  et  qui  avait  été  fort  employé 
dans  faffaire  du  comte  de  Soissons  et  du  duc  de  Bouillon.  Les  deux  frères 
Campion,  Alexandre  et  Henri,  étaient  deux  ofliciers  dévoués  à  madame 
de  Chevreuse  et  à  Bcaufort.  Pourquoi  préparer  à  deux  hommes  d'épée 
un  logement  mystérieux ,  sinon  dans  un  dessein  mystérieux  P 
«  Madame  de  Chevreuse  fait  entrer  les  Campion'.  » 
«  Chaque  jour  ou  fait  venir  ici  une  foule  de  gens  *.  >» 

'  Mémoires,  ibid.  page  37^.  —  *  III*  carnet,  qui  embrasse  tout  le  mois  d'auùt 
«l  une^  partie  du  mois  de  septembre,  p.  a5  :  •  Duca  di  Res  al  M*  di  Asserac  per 
«comprarc  una  isola  per  M'  di  Cheverosn,  dove  vool  mettere  Campioni,  et 
«  andarvî  talvolta  per  vedere  senza  sospetto  Sarmiento.  •  —  *  Ibid.  p.  70  :  «  La  dama 
«fa  enlrar  Campioni.  ■  —  *  Ibid.  p.  28  :  tSi  fa  osicnlalione  di  mandarvi  ogni 
^  giorno  numéro  di  grntc.  » 


558  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  Beauregard  (ancien  officier  du  comte  de  Soissons)  est  à  Paris.  Car- 
«gret  et  Clinchamp  (bons  officiers  d'abord  au  conUe  de  Soissons,  puis 
H  aux  Vendôme)  y  sont  aussi  avec  un  page.  On  trame  certainement 
«  quelque  entreprise.  On  parle  de  me  prendre  dans  le  faubourg  Saint- 
«tjîermain.  On  a  l'air  de  vendre  ses  chevaux  en  public  et  sous  main  on 
«en  achète.  Grand  amas  d'avoine  et  de  fourragea» 

«  Plessis-Besançon  (officier  très- distingué,  intendant  militaire  et  con- 
te seiller  d'Etat,  attaché  à  Mazarin)  a  dit  qu'autour  de  l'hôtel  de  Ven- 
«  dôme  il  y  avait  plus  de  quarante  personnes  armées  ^.  » 

«M.  de  Bellegarde  m'a  dit  avoir  su  que,  si,  en  revenant  de  Maisons, 
«je  n'avais  pas  été  dans  le  carrosse  de  son  Altesse  Royale,  Beaufortm'au- 
«rait  assassiné.  Tous  les  domestiques  du  comte  d'Orval  ont  vu,  pendant 
«trois  ou  quatre  soirs  consécutifs,  douze  ou  quinze  personnes  armées 
«de.  pistolets,  entre  l'hôtel  de  Gréqui  et  le  sien,  de  manière  que  je 
0  devais  être  pris  au  milieu'.» 

«On  est  allé  proposer  au  duc  de  Guise  et  à  ses  parents  de  me  tuer; 
«  mais  ils  n'ont  pas  écouté  celte  proposition  *.  » 

«  L'Argentière  a  rencontré  Beaufort  et  Beaupuis  (le  comte  de  Beau- 
«puis,  fils  unique  du  comte  de  Maillé)  qui  rentraient  dans  le  Louvre, 
«  d'où  le  premier  était  sorti  quand  la  reine  s'était  retirée  dans  son  ora- 
«toire.  L'Argentière  lui  dit  :  «Mon  maître,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque 
«querelle,  car  j'ai  rencontré  quinze  ou  vingt  gentilshommes  à  cheval, 
«  bien  montés  et  avec  des  pistolets.  »  Beaufort  a  répondu  :  «  Que  veux-tu 
«que  j'y  fasse ^?» 

«  J'ai  reçu  avis  que  l'on  voulait  me  prendre,  quand  j'allais  en  voiture, 
«chez  M.  le  duc  d'Orléans,  dans  le  faubourg  Saint-Germain.  (Le  duc 
ti  d'Orléans  demeurait  au  Luxembourg  depuis  la  mort  de  sa  mère  Marie 
n  de  Médicis.)  —  Le  mercredi,  le  duc  de  Vendôme,'  en  causant  avec  le 

'  m*  carnet,  p.  82  :  «  Boregard  è  a  Parigl.  Cargret,  Clincian  con  un  paggio. 

•  Sicuramente  qualche  intrapresa.  Si  parla  di  prendermi  nel  foborgo  di  S.  Ger- 
■  mano.  Si  linge  di  vrnder  cavalli  in  pubblico  e  ne  compra  .sollo  mano.  Grand' 

•  amasso  di  avena  e  foraggio.  »  —  '  Ibid.  p.  84  :  «  Plessi-Besànzon  ha  dctto  che 
«aU'inlorno  délia  casa  di  Vendomo  vi  erano  più  di  quaranla  persone  armale.s  — 
'  Ibid.  p.  85  :  «  M.  di  Bellegarde  mi  ha  detlo  haver  sapulo  che,  se  qnando  rilorneva 
<i  da  Meson  non  ero  nella  carozza  di  S.  Allessa ,  l'assassinalo  di  Bofort  conlra  di  me 
«  era  eseguito.  »  —  *   Ibid.  p.  3Zj  :  «Que  algunas  personas   no  di  gran  condition 

•  aviano  offresido  al  duca  de  Guisa  y  olros  sus  parienles  de  matarme,  mas  qne  non 

•  avian  querido  eschuchar  esta  proposition.  »  —  '  Ibid.  p.  91  :  «  Argentiere  incontrô 
«  Bofort  e  Bopui  che  rienlfavano  nel  Louvre,  dà  dove  ii  primo  era  sorlito,  quando 
«Sua  Maeslà  si  rilirô  aH'cratorio.  L'Argentière  li  disse  :  «Mon  meslre,  bisogna  che 
*' vi  sia  qualche  querela,  aveiido  inconlratoquindici  o  vingti  genliluomîni  a  cavallo, 
«ben  monlali  con  pislole.  K  Bolorl  li  risposc  :  «Che  vuoi  tu  che  io  vi  facci?» 


SEPTEMBRE  1855.  539 

tt.maréchal  cî'Estrëes,  lui  a  dit  deux  fois  :  uJe  voudrais  que  mon  fiJs 
ttBeaufort  fût  mort^». 

Ces  citations,  que  nous  aurions  pu  multiplier,  prouvent  incontesta- 
blement qu'aux  youx  de  Mazarin  la  conspiration  était  très-réelle.  C'est 
pourquoi  il  fit  tout  pour  porter  la  lumière  dans  cette  trame  téné- 
breuse. Après  quelque  temps,  il  déféra  l'affaire  à  la  justice  çrdinaire, 
au  tribunal  le  plus  indépendant  et  même  le  moins  bien  disposé  en 
ia  faveur,  le  parlement  de  Paris.  Elle  fut  instruite  selon  toutes  les 
formes,  et  comme  s'il  s'agissait  du  dernier  des  particuliers.  Les  in- 
dices abondaient,  quoi  qu'en  dise  Retz,  et  ce  n'est  pas  la  faute  de 
Ma/arin  si  les  dernières  preuves  manquèrent.  Promptement  avertis 
par  les  affidcs  qu'ils  avaient  à  la  cour,  autour  de  la  reine  et  de  Ma- 
zarin lui-même,  les  Importants  n'eurent  pas  de  peine  ix  faire-  évader 
les  conspirateurs  les  plus  compromis.  Celui  que  Mazarin  signale  dans 
ses  carnets  et  surtout  dans  ses  letfres,  comme  le  confident  intime  de 
Beaufort,  et  après  lui  le  principal  accusé,  le  comte  de  Beaupuis,  avait 
trouvé  le  moyen  de  se  mettre  à  couvert  des  premières  recherches  -,  il 
était  parvenu  h  sortir  de  France ,  et  avait  été  chercher  un  asile  à  Rome , 
sous  la  protection  déclarée  de  l'Espagne.  Les  deux  frères  Campion,  qui 
avaient  aussi  le  secret  de  toute  la  conspiration,  n'avaient  pu  être  saisis, 
grâce  peut-être  au  logement  mystérieux  que  leur  avait  ménagé  madame 
de  Chevreuse,  et  de  là  ils  s'étaient  sauvés  à  Anet,  résidence  des  Ven- 
dôme, où  le  duc  les  tint  cachés  avec  le  plus  grand  soin. 

«Je  n'ai  pas  fort  h  me  louer  du  chevalier  du  Guet,  dit  Maiarin'. 
«Brillet,  Fouqueret,  de  Lié  et  d'autres,  au  nombre  de  vingt-quatre, 
«se  sont  enfuis.  On  croît  qu'ils  se  sont  embarqués  pour  l'Angleterre 
«sur  un  vaisseau  qui  les  attendait  depuis  trois  semaines^.  »  Loin 
de  les  laisser  échapper  c^  leur  aise,  Mazarin  les  poursuivit  longtemps 
avec  une  ardeur  opiniAtre  jusqu'en  Hollande.  Le  i  6  avril  i  6^/4 ,  il  écrit 
à  Beringhen,  qui  était  alors  en  mission  auprès  du  prince  d'Orange  : 
«On  m'a  donné  avis  que  Brillet  et  Fouqueret,  qui  sont  les  deux  per- 
«  sonnes  qui  ont  eu  le  plus  de  part  dans  la  confidence  de  M.  de 
«Beaufort,  et  auxquelles  il  s'est  le  plus  ouvert  dan»  la  conspiration 

'  IV*  carnet,  p.  5  :  «lo  lio  havuio  awiso  che  si  pcnsava  a  prcndernii  andando 
«  a  vedcr  S.  A.  nel  borpo  di  S.  Germano.  —  11  mcrcordi  disse  Vaiidoino  due  voile 
■  discorrendo  al  marcsciallo  d'EsIrécs  :  vorrei  chc  fosse  morlo  mio  figlio  di  Bofort.  • 
—  '  Iir  carnet,  p.  88  :  «  Non  ho  graa  soddisfalione  del  cavalier  du  Gbello.  »  — 

*  IV*  carncl,  p.  8  :  «Bregliel,  Fucré,  de   Lié,  et  allri,  si  no  al  numéro  di  a/i, 

•  sono  parlili,  esi  crede  di  già  imbarcati  per  Ingbillera  in  un  vasccUo  che  era  pronto 
.1  dà  sci  setlimane  in  quà  per  queslo  efTelto.  » 


«  o 


540  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«qui  avait  été  faite  contre  ma  personne,  sont  allés  servir  dans  Jes 
«troupes  en  Hollande,  ayant  pris  de  grandes  barbes  qu'ils  ont  laissées 
«  croître,  afin  de  n'être  pas  connus,  et  qu'ils  ont  changé  de  noms,  Brillet 
i'  se  faisant  appeler  La  Ferrière.  Je  vous  prie  de  faire  toutes  les  diligences 
«possibles  pour  vérifier  si  cela  est,  et  de  donner  ordre,  quand  vous  re- 
«  viendrez,  à  quelque  personne  confidente,  de  veiller  de  près  à  leurs 
«  actions,  parce  que  nous  songerions  au  moyen  de  les  avoir  ^.  » 

Il  n'y  a  sorte  de  démarches  que  Mazarin  n'ait  faites  pour  obtenir  de  la 
courde  Rome  qu'elle  remîtBeaupuisà  la  France,  afin  qu'il  fût  légalement 
jugé.  Non-seulement  il  en  fit  faire  la  demande  officielle  par  le  chevalier 
de  Grémonviile,  qui  avait  succédé,  à  Rome,  au  marquis  de  Fontenay, 
mais  il  en  écrivit  lui-même  à  tout  ce  qu'il  avait  d'amis  sûrs,  au  car- 
dinal de  Grimaldi,  à  son  beau-frère  Vincent  Martinozzi,  à  Paul  Ma- 
carani,  à  Zongo  Ondedei^;  il  les  presse  de  faire  tout  ce  qui  sera  en 

'  Lettres  de  Mazarin  à  la  bibliothèqus  Mazarine;  îetlivs françaises,  1. 1,  p.  27/ii  recto. 
—  *  Bibliothèque  Mazarine,  Lettres  italiennes  de  Mazarin,  t.  I,  lettre  à  Ondedei, 
du  25  mars  i6^5,  fol.  226,  verso  :  «  Beaupuis  essendo  stalo  il  principal  confi- 
t  dente  di  M.  di  Brauforl  nell'  assaasinato  ordito  contra  di   nie,  si  fa  istanza  d'iia- 

•  verlo  ntlle  mani  perche  possi  finirsi  qui  il  processo  che  se  ne  forma,  dove  lui  è 
a  più  volte  nominalo;  onde  prego  vosira  signoria  a  voler,  occorrendo,  fornire  ragioni 
ta!  signore  de  Gremonvilia,  accio  non  possi  il  papa  dilTendersi  di  non  conseg- 
«  narlo.  »  — Lettre  du  8  mai  i645  à  Vincenzo  Martinozzi,  ibid.  folio  2^40,  verso  : 
t  Resto  molto  obligato  ail'  applicazione  del  signer  Ondedei  per  trovare  ragioni  da 
«  muovere  il  papa  a  rimettere  nelle  mani  di  S.  M.  la  persona  di  Beaupuis  senza  pre- 

•  giudicare  alla  sua  giurisditione.  E  come  il  buon  esito  di  queslo  aflare  mi  preme 
«grandemenle,  prego  il  delto  signore  d'impiegarvi  lutta  Topera  sua,  confcrendone 
«con  il  sign.  card.  Grimaldi,  suggerendo  a  M.  GuclTicr,  conforme  a  quello  havra 
«aggiustalo  con  sua  Em.,  lutte  le  istanze  che  dovràfare,  havendo  M.  GuelTicr  ordine 

•  dcl  re  di  condursi  in  questo  negozio  conformamente  a  quello  gli  sara  accennato 

•  dal  sign.  Ondedei,  senza  darne  perô  alcun  segno  nel  publico;  il  medesimo  si 
«dovrà  farc  dclla  parte  del  signor  Ondedei.  Il  negotio  è  pieno  di  giustizia,  onde 
«porlalo  dà  un  spirilo  cosi  rilevato  come  è  quello  del  sig.  Ondedei,  devo  sperare 
«buon  esito;  e  se  por  haver  favorevole  il  fiscale,  bisognasse  farll  qualche  regalo, 
«approverô  lulto  quello  che  di  V.  S.  e  dal  sig.  Ondedei  sî  risolverà  di  fare.  11  vas- 
«ceilo,  che  serve  il  sig.  card.  di  Valencay,  potrcbbe  con  ogni  sicurezza  inviare  in 
«  Francia  Beaupuis  quaiido  il  papa  volesse  rimelterlo  a  M.  Guelher;  nel  quel  caso 
«1  sarà  necessario  valersi  di  tutti  i  mozzi  imagginabili  per  assicurare  il  passaggio 
«  diRoma  a  Civita  Vecchia.  »  —  Al  sig.  Paolo  Macarani,  26  maggio  i6A5,  fol.  2/i6  : 
«  Diverse  lettere  di  costi  portano  la  diligenza  del  sig.  Mario  Frangipani  à  favore  di 
«Beaupuis,  nno  dei  principali  capi  délia  cons[)iratione  contro  di  me,  et  essendonc 
«  stala  lelta  una  nel  consiglio  che  cra  diretta  al  segrelario  di  Stato,  ogni  uno  si  è 
«  maravigliato  che  un  uomo  accuî^ato  di  tal  delilto  Irovasse  tdnti  prolettori  in  luogo 
«dove  la  dignilà  cardinalitia  è  più  rispetlala.  lo  non  voglio  intrare  nella  materia 
«perche  si  puol  con  ragione  presumere  che  vi  habbia interesse,  ma  diro  solamente 
6  à  V.  sign.  che  la  condotta  del  sign.  Mario,  per  il  riguardo  del  re  et  per  il  mio. 


SEPTEMBRE  1855. 


541 


eux  pour  obtenir  l'extradition  de  Beaupuis  ;  il  leur  suggère  les  raisons 
les  plus  fortes,  qu'il  les  charge  de  faire  valoir  auprès  du  Saint-Père  : 

«  non  è  buona.  E  vero  che  io  non  pensaro  à  vendicarniene,  ma  non  vorrei  che  obli- 
« gasse  S.  M.  à  farlo,  corne,  certo,  non  sarebbe  in  mio  poler  d'irapedirlo,  se  il 
«  dello  sign.  continuasse  à  fare  ostenlazione  di  condursi  in  modo  di  disgutare  e 
«  procurare  pregiiidizii  ad  un  gran  re  che  per  essere  di  selle  anni  non  lascia  di  ha- 
vere  le  mani  assai  lunghc.  Alcuni  scrivono  clie  il  sig.  Mario  si  riscalda  ail'  avanlag- 
gio  di  Beaupuis  perche  si  persuade  d'inconlrare  il  guslo  del  papa,  che  vorrebbe  hâ- 
ter campo  di  ben  traltar  il  suddello  e  per  compiacerc  a  Spagnuoli,  che  lo  proleg- 
gono,  eper  faredispiaceràmicheS.S.nonaraa.  .  .  Il  papa  pensarà  bene  alla  condoUa 
che  dovrà  lener  in  un  negozio  di  quesia  importanza,  c  molto  più  il  sign. Mario  dovrà 
esaminare  quello  li  convenga.  ■  —  Au  cardinal  Grimaldi,  2  juin  i645,  fol.  aA8: 
A  dire  il  vero,  io  non  havrai  mai  credulo,  quaudo  anche  fossi  slalo  cerlo  delf  aver- 
sione  del  papa  verso  la  Francia  e  la  mia  persona,  che  dovesse  Irovare  protezione 
cosli  uno  dei  principal!  conspiralori  contro  la  vila  d'un  cardinale.  Tutloil  sacro  col- 
legio  vi  ha  grand'  intéresse,  et  i  cardinali  spagnuoli  medesimî  dovi-ebbero  pren- 
dere  parte  in  un'attione  che  nella  mia  persona  tocca  tullo  il  sacro  collegio.  .  .  Per 
rilornarc  à  Beaupuis,  è  unaslrana  cosa  che  il  papa  non  habbia  trovalo  commodo 
per  lui  il  soggiorno  nel  castello  di  S.  Angelo,  choc  stato  il  più  proprio  per  la 
commodità  e  per  la  sccurezza  aile  persone  le  più  qualificale  che  siano  slate  ritc- 
nule  prigionî.  Io  non  so  dovo  procède  lanta  compassione,  trallandosi  di  caso  cosi 
énorme  c  di  una  persona  ordinaria  corne  è  il  detio  Beaupuis.  Chiunque  l'ha  volulo 
visitare  non  ha  incontralo  alcun  ostacolo  à  farlo,  0  sin  le  persone  che  ha  inviale 
oosli  M.  di  Vandomo,  mi  vicn  scrilto  che  griianno  parlalo,  e  che  Mario  Frangipani 
ha  corrispondenza  con  il  Vandomo,  cl  ha  visilato  il  suddello  Beaupuis,  c  che  pro- 
teggc  puulicamenlc  il  delillo  et  i  dclinquenli.  Molli  assicurano  che  il  papa  sia 
impegnato  di  parola  con  il  Grnn  Duca  di  non  rimeterlo,  c  vedendo  di  non  polcr 
sene  .^cusarc  in  riguardo  aile  vive  i^ttanze  che  dà  qucsla  parle  scne  faono,  fondate 
nella  giustizia  che  non  polrebbe  essere  dispulala  ad  un  Turco  poiche  per  l'estratlo 
del  processo  inviato  apparisce  pienamenlc  il  delillo  di  Beaupuis,  habbia  S.  S.  ri- 
solulo  di  metlerlo  in  luogo  del  quale  possi  il  suddello  con  facililù  fuggirsene,  assis- 
tito  dclli  fautori  di  Vandomo,  o  di  (lare  a  questo  commodità  di  farlo  avclenare, 
aflîn  che  con  la  morte  di  Beaupuis  manchi  qui  la  principal  prova  per  la  convictione 
del  duca  di  Beaufort.  Si  tutlo  queslo  succedesse  in  Barbaria  mi  parebberc  duro, 
e  sarebbe  senza  dubbio  disapprovato  du  tutto  il  monde.  Hor'  pensi  V.  Em.  quello 
che  dove  dirsene,  sequendo  in  Borna.  Io  desidero  con  passione  che  il  papa  sia  ben 
consigliato  iri  un'  negozio  nel  quale,  conlinuando  à  condursi  corne  ha  fallo  sin 
hora,  non  riceverà  gran  soddisfalione,  e  l'avantaggio  che  havrâ  la  Francia  sarà  che 
chiascheduno  applaudira  le  risolutioni  che  S.  M.  prenderà  in  un  negozio  cosi  pieno 
di  giustizia  e  nel  quale  pare  che  S.  S.  prende  piaccre  a  raaltrallarla ....  »  —  A 

Ondedci,  a  juin  i6/i5  :  — V.  Signoria  non  polrebbe  immaginarsi  l'altera- 

tione  che  ha  cagionaia  nello  spirilo  di  S.  M.  e  di  tulla  la  corte  l'avviso  délia  sortiti 
dà  castello  di  Beaupuis  per  essere  cusioilito  in  una  casa  parlicolare,  dell'indul- 
genza  con  che  si  traita  seco,  délia  commodità  che  si  da  per  la  s^a  cvasione,  e 
délia  libertà  che  ha  ogniuno  di  parlarU,  e  sin  quclli  che  sono  inviati  a  queslo 
cfl'etto  dal  duca  di  Vandomo,  et  in  fine  dal  vedeisi  che  si  ricusa  tacitamenlc  da 
S.  S.  di  rimelerlo,  ancorche  per  l'estratto  del  processo  invialo  apparisce  conviclo 

69 


542  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

que  Beaupuis  était  le  principal  confident  de  Beaufort,  qu'il  était  le  lien 
entre  Beaufort  et  les  autres  accusés;  que,  ce  lien  supprimé,  la  justice 
ne  peut  plus  avoir  son  cours;  qu'il  s'agit  d'un  crime  qui  doit  particuliè- 
rement toucher  le  sacré  collège  et  le  Saint-Père,  un  assassinat  tenté  sur 
la  personne  d'un  cardinal  ;  que  c'est  la  reine  elle-même  qui  réclame 
Beaupuis;  qu'il  est  question  d'un  de  ses  domestiques,  Beaupuis  étant 
enseigne  dans  une  compagnie  des  gardes  à  cheval,  emploi  de  confiance, 
qui  oblige  à  un  surcroit  de  fidélité;  que  Beaupuis  ne  sera  pas  livré  à 
ses  ennemis,  comme  on  le  prétendait,  mais  au  parlement,  dont  l'indé- 
pendance était  bien  connue.  Le  pape  ne  put  d'abord  s'empêcher,  au 
•moins  pour  la  forme,  de  faire  mettre  Beaupuis  au  château  Saint- Ange.  | 

Mais  on  l'en  fit  bientôt  sortir,  et  on  lui  donna  un  logement  particulier 
oii  il  pouvait  recevoir  à  peu  près  tout  le  monde.  Mazarin  se  plaint  très- 

•  del  pjù  infâme  delilto  clie  possi  immaginarsi,  e  che  dovrebbe  più  muovere  S.  S. 

•  et  il  sacro  collegio,  giache  doveva  essere  esequito  non  solamente  nel  primo  ministro 
«dis.  M.,  ma  nelia  persona  di  un  cardinale.  » — Au  card.  Grimaldi,  ibjuillet  1645: 
«...  Quanlo  à  Beaupuis  si  prenderanno  qui  le  risolutioni  che  saranno  crédule  più  a 
«proposilo,  nelle  quali  si  havrà  particulare  riguardo  a  i  consigli  di  V.  Em.,  subito  . 
«  che  s'intenda  quello  sarà  seguito  doppo  la  diiigenza  che  ail'  arrivo  cosli  del  signor                          | 
«Ondedei  saranno  stale  faite.  Ne  enlro  a  discorrere  delf  oslinasione  di  S.  S.  in                          | 
«ricusare  di  rimeterlo  al  re,  non  oslanle  che  sia  suddilo  délia  M.  Sua  e  suo  ser-                          • 
«vitore  domestico,  che  il  processo  non  si  possi  far  allrove  che  qui  dove  è  la  pre- 

«venlione  délia  causa,  e  più  di  vinli  prigioni  che  si  vedono  complici  dcl  delitto, 
«  e  parlicolarmenle  il  duca  di  Beaufort  che  è  il  capo ,  e  che  si  Iralti  di  delitli  si 
«  enormi,  e  conlro  la  persona  d'un  cardinale,  principal  ministro  di  questacorona.  Ma 

•  non  lacero  à  V.  Em.  che  desiderarei  grandemenle  per  il  puro  servilio  délia  sede 
«apostolica  che  S.  S.  fosse  meglio  consigliala  in  negozio  di  lanta  importanza,  e  nel 
«  quale  S.  M.  ha  lanla  giuslizia  che  non  si  puo  impedire  che  la  Francia  non  conclude 
a  che  la  S.  S.  per  piacere  a  Spagnuoli  voglia  disobbligare  un  si  gran  re,  facendo  nel 
«  islcsso  lempo  conoscere  che  non  è  impossibilità  di  attentare  alla  persona  di  un  car- 
«dinalc  e  Irovare  prolezione  in  Borna. . .  Il  signor  Paolo  Macaraiii  mi  scrive  che, 
«andandô  in  castello  S.  Angclo,  haveva  inleso  del  sign.  casteliano  che  Beaupuis 
«  diceva  che  il  papa  non  doveva  rimeterlo  a  suoi  nemici,  e  che  luisarebbe  conlentis- 
«simo  che  S.  S.  l'havesse  rimesso  al  parlamenlo;  ma  se  non  vuol  allra  salisfazione 
«che  questa,  l'ha  già  ricevula  perche  gia  sono  due  mesi  che  S.  M.  ha  rimesso  il 
«processo  al  parlamenlo.»  —  A  Ondedei,  5  septembre  i6Zi5:  —  «Ho  vedulo  la 
«scrillura  che  V.  Sign.  ha  falla  nel  negozio  di  Beaupuis  che  non  puo  essere  ne  più 

.  efficace  ne  meglio  distesa.  Credo  solamente  che  si  possi  aggiungere  qualche  cosa  , 

«  dove  si  parla  de  origine  et  domicilio  delinquentis ,  parendomi  che  farà  gran  forza  ' 

«  quando  si  dira  che  era  insegna  délia  compania  délie  guardie  a  cavallo  di  S.  M. 
1  che  è  il  corpo  più  principale  del  regno,  del  quale  la  M.  Sua  più  si  confide,  essendo 
«composto  di  parsone  scelle,  e  che  d'ordinario  hanno  dato  saggio  del  loro  valore 
«  e  fedcltà  con  servilio  reso  in  allri  impieghi.  Al  suo  lempo  si  prenderanno  sopra 
«questo  affare  le  risolulioni  più  opporlune,  e  si  farà  gran  caso  del  consiglio  di 
«  V.  Signoria.  » 


SEPTEMBRE  1855.  543 

vivement  d'une  telle  indulgence.  «  On  s'arrange,  dit-il,  pour  qu'au  besoin 
«  il  puisse  s'échapper,  ou  bien  on  fournit  au  duc  de  Vendôme  toute  facilité 
«  de  le  faire  empoisonner,  afin  qu'avec  Beaupuis  soit  anéantie  la  princi- 
«pale  preuve  de  la  trahison  de  son  fils.  Si  tout  cela,  dit  Mazarin,  se 
«passait  en  Barbarie,  on  en  serait  indigné.  Et  cela  se  passe  à  Rome, 
«dans  la  capitale  de  la  chrétienté,  sous  les  yeux  et  par  l'ordre  d'un 
«  pape  !  »  Il  avait  envoyé  à  Rome  un  agent  dévoué ,  nommé  Gueffier, 
qui  devait  recevoir  Beaupuis  des  mains  du  Saint-Père,  et  prendre  tous 
ïes  moyens  ima^inabies  pour  ne  pas  se  laisser  enlever  son  prisonnier  sur 
la  route  de  Rome  à  Civita- Vecchia ,  le  mettre  sur  un  vaisseau  français 
et  le  conduire  en  France.  Il  va  même  jusqu'à  menacer  les  protecteurs 
de  Beaupuis  de  la  vengeance  du  jeune  roi,  h  qui,  pour  n'avoir  que 
«sept  ans,  n'en  a  pas  moins  les  bras  fort  longs.»  Mazarin  ne  cessa  ses 
poursuites  qu'à  la  fin  de  l'année  i6/i5,  lorsqu'il  eut  bien  reconnu  que 
le  nouveau  pape.  Innocent  X,  qui  avait  succédé  à  Urbain  VIII,  le  cardi- 
nal-neveu Pamphile  et  le  secrétaire  d'État  Pancirolle ,  appartenaient  en- 
tièrement au  parti  espagnol,  et  que  la  France  n'avait  à  attendre  ni 
faveur  ni  justice  de  la  cour  pontificale. 

A  défaut  de  Beaupuis,  Mazarin  aurait  bien  voulu  mettre  la  main  sur 
un  des  frère  Campion ,  intimement  liés  avec  Beaufort  et  avec  madame  de 
Chevreuse,  et  trop  haut  placés  dans  la  confiance  de  l'un  et  de  l'autre, 
pour  ne  pas  avoir  tous  leurs  secrets.  Lui-môme  il  se  plaint,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu ,  d'être  assez  mal  secondé.  Et  puis,  il  avait  affaire  à  des 
conspirateurs  émérites,  consommés  dans  l'art  de  se  mettre  à  couvert 
et  de  faire  perdre  leurs  traces,  à  l'active  et  infatigable  duchesse  de 
Chevreuse,  et  au  duc  de  Vendôme,  qui,  poursauverson  fils,  s'appliqua 
à  faire  évader  tous  ceux  dont  les  dépositions  auraient  pu  servir  à  le 
convaincre,  ou  les  gardait  en  quelque  sorte  entre  ses  mains,  cachés  et 
comme  enfermés  à  Anct.  Mazarin  ne  put  saisir  que  des  hommes  obs- 
curs qui  avaient  ignoré  le  complot,  et  ne  pouvaient  donner  aucune 
lumière. 

Cependant  parmi  eux  étaient  deux  gentilshommes  qui,  sans  avoir 
connu  le  fond  de  l'entreprise,  avaient  au  moins  assisté  à  plusieurs 
assemblées  qu'on  avait  tenues  sous  le  prétexte  assez  bien  choisi  do 
prendre  en  main  la  défense  de  la  duchesse  de  Montbazon.  Maza- 
rin les  nomme,  c'étaient  MM.  d'Avancourt  et  de  Brassy,  gentils- 
hommes de  Picardie,  d'un  courage  à  toute  épreuve,  amis  intimes  de 
Lié,  capitaine  des  gardes  de  Beaufort  et  l'un  des  conspirateurs.  Gan- 
seville  et  Vaumorin,  sur  le  témoignage  desquels  Retz  s'appuie  pour 
prétendre  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  conspiration,  n'avaient  pas  d'im- 

69. 


544  JOURNAL  DES  SAVANTS'. 

portance.  Vaumorin  pouvait  élre  devenu ,  en  1669,  capitaine  des  gardes 
du  duc  de  Beaufort,  mais  il  ne  l'était  pas  en  i6/i3,  c'était  Lié;   et 
Ganse  ville  était  un  des  domestiques  qu'on  n'avait  pas  mis  dans  la  con- 
fidence. Ils  ne  savaient  rien  :  ils  ont  donc  très-bien  pu  dire  à  Retz  ce  que 
celui-ci  leur  fait  dire.  Mais  d'Avancourt  et  de  Brassy  savaient  quelque 
chose  :  aussi  le  duc  de  Vendôme  les  fit-il  instamment  prier  de  venir  à 
Anet.  AiTêtés  et  mis  à  la  Bastille,  intimidés  ou  gagnés,  ils  firent,  quoi 
qu'en  dise   Retz,  des  dépositions  assez  graves  et  fournirent  de  sérieux 
indices,  mais  qui  s'arrêtaient  à  Henri  de  Canipion   et  à  Lié,  les  seuls 
conjurés  qu'ils  eussent  connus.  Mazarin  ne  négligea  rien  pour  remonter 
plus  haut  et  tirer  parti  de  la  seule  capture  un  peu  précieuse  qu'il  eût 
faite  :  «Presser,  dit-il,  l'examen  des  deux  prisonniers.  Faire  appeler  le 
«maître  de  la  maison  du  Sauvage  située  à  côté  de  l'hôtel  de  Ven- 
«dôme,  où  logaient  Avancourt  et  Brassy,   ainsi  que  l'aubergiste  près 
«de  la   rivière,   chez  lequel  il  y  avait  onze  personnes  le   lundi  soir. 
«Interroger  les  laquais  des  susdits  Avancourt  et  Brassy \  etc.  »  —  .(Le 
«frère  de  Brassy  dit  que  Vendôme  est  mécontent  d'eux,  parce  qu'ils  se 
«sont  laissé  prendre  sans  se  défendre^.»  Personne,  à  Paris,  ne  doutait 
qu'on  ne  suivît  très-sérieusement  TafTaire  des  deux  gentilshommes.  Une 
correspondance  privée  fort  curieuse,  conservée  aux  archives  des  affaires 
étrangères,  France,  t.  CV,  contient  une  lettre  d'un  nommé  Gaudin  à 
Servien,  l'habile  diplomate,  sous  la  date  du  3i  octobre  16 4 3,  où  se 
trouve  le  passage  suivant,  qui  reproduit  presque  dans  les  mêmes  termes 
celui  des  carnets  :  «  L'on  a  fait  recherche  des  hostelleries  au  fauxbourg 
«Saint-Germain  où  les  deux  gentilshommes  emprisonnés  dans  la  Bastille 
«ont  logé.  En  voyant  qu'on  ne  pouvait  rien  descouvrir  par  leurs  in- 
« terrogatoires  et  ceux  de  leurs  laquais,  on  a  aussi  emprisonné  les 
«hostes  et  hostesses  desdites  hostelleries,   à  sçavoir,  du  Sauvage   et 
«de   quelque  autre,  pensant  les  intimider  et  tirer  quelque  confes- 
«sion  du  fait  dont  ils  sont  soupçonnés;  ce  qui  n'a  non  plus  servi;  et 
«ils  ont  été  relâchés.»   Les  Importants  s'inquiétaient  fort  des  révé- 
lations que  pouvaient  faire  les  deux  prisonniers.  Mazarin  fit  répandre 
le  bruit  qu'Avancourt  et  Brassy  ne  disaient  pas  grand'chose,   et  que 
l'affaire  s'en  allait  à  rien,  afin  d'endormir  la  vigilance  et  les  alarmes 

'  Carnet  IV',  p.  8.  oPressar  l'esame  delli  due  prigioni.  Far  chiamare  l'osle  del 
«Salvaggio  inconlro  la  casadi  Vandomo,  dove  hanno  allogialo  Avancourt  e  Brassy, 
«e  l'osle  vicino  alla  riviera  dove  erano  undici  il  luncdi  à  sera.  Interrogar  li 
«lacché  (laquais)  delii  suddelli  per  sapere  se  sono  stati  a  Parigi,  e  cosi  si  esamine- 
«ranno  sopra  queslo  punto.  »  — ^  *  Ibid.  ail  fratello  di  Brassi  dice  che  Vandomo 
«  sospetta  delli  suddelti ,  perche  non  si  sono  difesi.  » 


SEPTEMBRE  1855.  545 

des  fugitifs  et  les  enhardir  à  sortir  de  leur  retraite  et  à  venir  se  faire 
prendre  à  Paris.  «Tremblay  ^  (gouverneur  de  la  Bastille)  m'a  dit 
«  que  Limoges  (l'évêque  de  Limoges,  Lafayette,  un  des  chefs  des  Impor- 
«tants  dans  l'Église),  me  voulait  grand  mal,  qu'il  l'avait  sollicité  pour 
«  savoir  ce  que  disaient  les  deux  prisonniers,  et  qu'il  avait  fini  par  dire 
«que  le  cardinal  Mazarin  serait  attrapé,  ne  les  ayant  fait  arrêter  et 
«  mettre  à  la  Bastille  que  pour  justifier,  du  moins  en  apparence,  l'injure 
«  faite  au  duc  de  Beaufort.  J'ai  ordonné  à  Tremblay  de  dire  à  Limoges 
w  que  les  deux  prisonniers  ne  faisaient  aucun  aveu  et  qu'ils  se  défen- 
(«daient  très-bien,  pour  le  confirmer  dans  l'opinion  qu'il  avait,  et  pour 
«que,  donnant  avis  de  cela  à  Vendôme,  comme  il  ne  manquera  pas  de 
«le  faire,  ceux  qui  sont  en  fuite  se  rassurent  et  reviennent,  en  sorte 
«  qu'on  puisse  mettre  la  main  sur  quelqu'un  d'eux.  » 

Mais  pourquoi  nous  épuiser  à  démontrer  que  Mazarin  ne  joua  pas 
la  comédie  dans  le  procès  intenté  aux  conspirateurs,  qu'il  les  pour- 
suivit avec  bonne  foi  et  avec  vigueur,  et  qu'il  était  parfaitement  con- 
vaincu qu'un  projet  d'assassinat  avait  été  formé  contre  lui,  lorsque 
l'existence  de  ce  projet  est  d'ailleurs  avérée ,  lorsque ,  à  défaut  d'une  sen- 
tence du  parlement,  qui  avait  dû  s'arrêter  dans  la  défaillance  de  preuves 
sufïisantes,  Beaupuis,  ni  aucun  des  Gampion,  ni  Lié,  ni  Brillet,  n'ayant 
pu  être  saisis,  on  possède  mieux  que  cela,  à  savoir,  l'aveu  plein  et 
entier  d'un  des  principaux  conjurés,  avec  le  plan  et  tous  les  détails 
de  l'aQaire,  exposés  dans  des  mémoires  trop  tard  connus,  mais  dont 
l'authenticité  ne  peut  être  contestée? 

V.  COUSIN.  * 

[La  suite  à  \in  prochain  cahiei.) 


'  IV'  carnet ,  p.  9  :  •  Tremblé  m'ha  dello  clie  Limoges  mi  vuol  gran  maie ,  che 
«rha  soUicitalo  per  sapcrc  qucllo  diccvano  li  duc  prigioni  alla  Bastiglia,  conclu- 

■  dendo  che  il  card.  Maz.  saria  atrapé,  havendo  fallo  li  mettcr  prigioni  per  jusli- 

■  ficar  almcno  in  appnrenza  l'ingiuslizia  fatta  à  Boforl.  lo  ho  dello  à  Tremblé  di 
•  dirii  di  nuovo  che  non  confessino  cosa  alcuna  e  che  si  difcndono  bene,  per  con- 
<  firmarlo  cosi  nella  credenia  che  ha ,  e  perche  dandonc  avviso  à  Vandomo  corne 
«  Tara ,  si  riassicurino  e  ritomino  le  persone  parlité  aûn  di  polerne  prender  qual- 

■  cheduna.  » 


546         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

De  Bichat,  à  l'occasion  d'an  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la 
mort,  conservé  à  la  bibliothèque  de  la  Faculté  de  médecine  de 
Paris. 

TROISIÈME    ARTICLE  ^. 

De  Bichat  par  rapport  à  Halier. 
I.  —  D'Haïler  et  de  son  analyse  des  propriétés  vitales. 

Appelé  à  l'université  de  Gœttingue  en  1786,  Halier  y  passa  dix-sept 
années,  dont  les  sept  dernières  furent  consacrées  tout  entières  à  l'art 
difficile  et  supérieur  des  expériences.  En  lySa,  parurent  ses  immor- 
telles expériences  sur  ïirriiahilité  et  la  sensibilité;  et,  dès  ce  moment, 
un  nouvel  horizon  s'ouvrit. 

«C'est  de  l'année  17/16,  nous  dit  Halier  lui-même,  que  je  date  mes 
«fréquentes  expériences  sur  les  animaux  vivants.  La  dispute  sur  la 
((  respiration^  m'engagea  à  les  multiplier,  et  peu  à  peu  le  goût  s'en  rë- 
«  pandit.  Plusieurs  de  mes  élèves  voulurent  faire  des  cours  d'expériences 
«'  pour  en  enrichir  leurs  thèses  inaugurales.  Je  conduisis  leurs  expé- 
l'riences;  j'en  fis  un  nombre  presque  incroyable,  et  des  faits  détachés 
«  s'offrirent  de  tous  côtés  à  mes  yeux  '.  » 

Halier  quitta  Gœttingue  en  ijSâ,  rappelé  à  Berne,  sa  patrie,  par 
les  honneurs  dont  on  se  plut  à  l'y  entourer,  et  par  les  places  qu'on 
inventa  pour  l'y  retenir  *. 

En  arrivant  à  Gœttingue ,  il  avait  trouvé  une  université  naissante  ^  et 
encore  sans  nom,  une  ville  si  pauvre  que  les  rues  n'en  étaient  pas  même 
pavées;  en  quittant  Gœttingue,  il  laissait  une  université  illustre ,  illustre 
d'une  gloire  qui  était  la  sienne ,  et  comme  une  ville  nouvelle  créée  par 
sa  parole  : 

Aux  accords  d'Amphion  les  pierres  se  mouvaient. 
Et  sur  les  murs  thébains  en  ordre  s'élevaient. 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  juin,  p.  333,  et,  pour  le  deuxième, 
•  elui  d'août,  p.  AyA.  —  *  Sa  dispute  avec  Hamberger.  —  Hamberger  soutenait 
qu'il  y  a  de  l'air  entre  le  poumon  et  la  plèvre,  et  Halier  soutenait,  avec  raison,  qu'il 
n'y  en  a  pas.  (Halier:  De  respiratione  expérimenta  anatomica  quibus  aeris  inier  pal- 
monem  et  pleuram  absentia  demonstratar,  etc.  Gœttingue,  17^6.)  —  '  Mémoires  sur 
la  nature  sensible  et  irritable  des  parties  du  corps  animal,  t.  I,  p.  3.  Lausanne,  1766 
(traduct.  franc.).  —  *  L'État  de  Berne  créa  une  charge  exprès  pour  Halier,  avec 
la  clause  qu'elle  serait  supprimée  après  sa  mort.  —  '  La  créalion  de  f  université 
de  Gœltingue  est  de  1736,  de  l'année  même  où  y  fut  appelé  Halier. 


SEPTEMBRE  1855.  547 

A  Gœttingue ,  Hailer  avait  publié  ses  erpériences  sur  la  respiration , 
ses  premiers  éléments  de  physiologie,  ses  expériences  sur  la  sensibilité, 
sur  l'irritabilité,  sur  le  mouvement  du  sang.  C'est  à  Berne  qu'il  fit  ses 
expériences  sur  la  génération,  le  développement  du  fœtus,  celui  du 
poulet  dans  l'œuf,  la  formation  des  os ,  etc. ,  et  qu'il  publia  le  plus  cé- 
lèbre de  ses  ouvrages,  sa  grande  physiologie. 

Je  ne  considère  ici  que  le  physiologiste;  mais  peut-on  oublier,  en 
parlant  d'Haller,  l'anatomiste  profond,  le  botaniste  consommé,  férudit 
de  l'érudition  la  plus  étendue  dans  les  sciences  naturelles  qui  fut  jamais; 
enfm  le  littérateur,  devoir  qu'il  ne  prenait  pas  moins  au  sérieux  que  les 
autres:  «J'étais  accablé,  dit-il,  par  les  diflerents  devoirs  de  professeur, 
a  d'académicien ,  de  magistrat  et  de  littérateur  ^  » 

Cependant,  l'analyse  des  forces  de  la  vie,  des  propriétés  vitales,  était 
d'un  tel  prix,  que  de  l'avoir  seulement  commencée  comptera  plus  à 
Hailer  que  tous  ses  autres  travaux  réunis  ensemble.  C'est  là  son  grand 
litre;  et  lui-même  ne  s'y  trompait  pas. 

Dans  une  Réponse  générale  à  ses  adversaires,  «adversaires  violents, 
«  dit-il ,  qui  n'ont  épargné  ni  ma  probité  ni  aucune  des  qualités  qui 
«  pouvaient  m'attirer  la  bonne  opinion  de  mon  siècle ,  n  il  s'exprime 
ainsi  : 

«Je  viens  de  donner  le  recueil  le  plus  nombreux  d'expériences,  qui 

a  ait  peut-être  jamais  paru  pour  prouver  une  vérité  physique En- 

«gagé  dans  un  ouvrage  immense,  il  m'importe  de -constater  ce  que  je 
«  devrai  enseigner  sur  la  sensibilité  de  la  plus  grande  partie  du  corps 

M  animé 11  n'y  a  que  l'erreur  qui  doive  me  donner  de  la  poine,  et,  si 

«j'y  ai  demeuré  depuis  sept  ou  huit  ans,  il  n'est  pas  trop  tard  d'en  sortir 
«encore  et  de  rejoindre  le  parti  de  la  vérité  dans  un  ouvrage,  qui  est 
«celui  de  ma  vie  entière,  et  qui  doit  faire  passer  à  la  postérité  les  sen- 
«  timents  réfléchis  de  ma  vieillesse  ^.  » 

Jamais  auteur  ne  s'est  épanché  dans  un  langage  plus  digne.  L  ouvrage 
immense  dont  parle  Hailer,  cet  ouvrage,  qui  est  celui  de  sa  vie  entière, 
et  qui  doit  faire  passer  à  la  postérité  les  sentiments  réfléchis  de  sa  vieillesse, 
est  sa  grande  physiologie;  mais  il  est  aisé  de  voir  que,  dans  ce  grand 
ouvrage,  ce  qui  le  touche  le  plus,  le  point  sur  lequel  il  appelle  d'une 
manière  plus  particulière  et  plus  émue  le  regard  de  la  postérité,  est  ce 
travail  heureux  par  lequel  il  a  séparé  les  parties  insensibles  des  parties 
sensibles,  les  parties  sensibles  des  parties  irritables,  et  par  lequel  il  a  fait 

'  Mém.  sur  la  nat.  sensib  et  irrit.,  etc.,  t.  I,  p.  102.  —  *  Idem,  t.  IV,  p.  ai 
et  aa. 


548  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

faire  aux  physiologistes  le  premier  pas  qu'ils  eussent  encore  lait  dans 
l'analyse  expérimentale  des  propriétés  vitales. 

Voyons  donc  jusqu'où  Haller  a  poussé  cette  délicate  el  fondamentale 
analyse.  ''" 

L'homme  a  deux  grandes  facultés  :  celle  de  sentir  et  celle  de  se  mou- 
voir; mais  le  mouvement  dépend-il  de  la  sensibilité?  Dépendent-ils  l'un 
et  l'autre  d'un  seul  et  même  principe?  —  Ou  bien,  au  contraire,  y  a- 
t-il  deux  principes  distincts,  deux  forces  propres,  deux  facultés  indé- 
pendantes ef  séparées?  C'est  ce  que  nul  physiologiste  n'aurait  pu  dire 
avant  les  deux  célèbres  mémoires  d'Haller,  le  premier  sur  la  sensibilité^ 
et  le  second  sur  ïirritahilité  ^. 

Dans  ces  deux  mémoires ,  Halier  sépare  nettement  la  force  de  sentir 
de  celle  de  se  mouvoir,  la  sensibilité  de  ïirritabilité  :  le  nerf  seul  est  sen- 
sible, et  le  muscle  seul  irritable,  ou,  comme  nous  disons  aujourd'hui 
plus  communément,  contractile.  * 

Si  on  lie  ou  coupe  le  nerf  d'un  muscle,  ce  muscle  perd  aussitôt 
toute  sa  sensibilité,  mais  il  conserve  son  irritabilité. 

L'irritabilité  et  ^a  sensibilité  sont  si  différentes  l'une  de  l'autre,  que 
les  parties  les  plus  irritables  ne  sont  pas  sensibles,  et  que  les  plus  sensibles 
ne  sont  pas  irritables. 

Le  nerf,  organe  exclusif  de  toute  sensation,  n'est  point  irritable;  et 
le  muscle,  organe  exclusif  de  tout  mouvement,  n'est  sensible  que  par 
ses  nerfs. 

Enfin,  toutes  les  parties  qui  ont  à  la  fois  des  muscles  et  des  nerfs 
sont  à  la  fois  contractiles  et  sensibles,  et  toutes  les  parties  qui  n'ont  ni 
nerfs  ni  muscles  ne  sont  ni  sensibles  ni  contractiles. 

Il  y  a  donc  trois  ordres  de  parties  :  les  parties  irritables,  c'est-à-dire 
les  parties  musculaires ,  les  parties  sensibles,  c'est-à-dire  les  parties  ner- 
veuses, et  les  parties  qui  ne  sont  ni  irritables  ni  sensibles,  du  moins 
essentiellement  et  par  elles-mêmes,  c'est-à-dire  les  parties  qui  ne  sont 
ni  muscles  ni  nerfs,  la  peau,  qui,  quoique  très-sensible,  ne  l'est  que  par 
ses  nerfs,  l'eslomae  qui,  quoique  très-irritable ,  ne  l'est  que  par  ses 
muscles,  etc'. 

'  Lu  devant  la  société  royale  de  Gœtlingue,  le  22  avril  1762.  —  '  Lu  devant 
la  société  royale  de  Gœttingue,  le  6  mai  1752.  Voyez  ces  deux  mémoires  dans 
l'ouvrage  déjà  cilé:  Mémoires  sur  la  nature  sensible  et  irritable,  etc.  Lausanne,  1756. 
—  ^  Halier  faisait  une  classe  particulière  des  tendons,  du  périoste,  de  la  dure-mère, 
etc.,  parties  qu'il  déclarait  absolument  insensibles,  et  qui  ne  le  sont  que  dans  fétat 
normal.  Il  niait  même  les  nerfs  de  toutes  ces  parties,  qui  toutes  en  ont,  et  qui 
toutes,  quand  elles  sont  enflammées,  deviennent  très-sensibles  et  très-douloureuses. 


SEPTEMBRE  1855.  549 

Et,  de  même  qu'il  y  a  ti'ois  ordres  de  parties,  il  y  a  aussi  trois  ordres 
de  propriétés,  de  forces  :  la  sensibilité,  propriété  des  nerfs,  l'irritabilité , 
propriété  des  muscles,  et  ï élasticité,  la  simple  élasticité,  propriété  qui 
se  joint  à  la  sensibilité  dans  le  nerf,  à  ïirritabilité  dans  le  muscle,  et 
qui,  dans  toutes  les  autres  parties  de  l'économie  animale,  existe  seule. 

Maintenant,  revenons  à  Bichat. 

Entre  Haller  et  Bichat,  ou  plutôt  entre  leurs  deux  systèmes  de  forces, 
de  propriétés  vitales,  la  comparaison  sera  bientôt  faite. 

Bichat  admet  trois  propriétés,  comme  Haller:  la  sensibilité,  la  con- 
tractilité  ou  irritabilité,  et  l'extensibilité  ou  contractilité  de  tissu,  extensi- 
bilité qui  n'est  évidemment  que  Yélasticité  d'Haller*;  seulement  Bichat 
partage  chacune  des  deux  premières  et  principales  propriétés,  la 
sensibilité  et  la  contractilité,  en  deux  autres,  la  sensibilité  animale  et  la 
sensibilité  organiciae,  la  contractilité  animale  et  la  contractilité  organique; 
et  je  ne  fais  ici  que  rappeler  cette  division,  nous  avpns^éjà  vu  ce  qu'il 
faut  on  penser^. 

II.**»  De  Bichat  expérimentateur.  . 

J'ai  dit,  dans  mon  premier  article,  que  le  livre  de  Bichat  se  compose 
de  deux  parties  essentiellement  distinctes  :  la  première  sur  la  vie,  et 
la  seconde  sur  la  mort;  la  première  toute  théorique,  et  la  seconde  toute 
expérimentale^. 

Nous  avons  vu  Bichat  théoricien,  et  nous  avons  admiré  cet  esprit 
clair,  abondant,  facile,  ingénieux,  adroit,  qui  se  joue  dans  la  science, 
tant  il  s'y  sent  à  sa  véritable  place,  mais  aussi  qui  n'en  sonde  pas  assez 
les  difficultés,  ou  croit  trop  aisément  s'être  tiré  d'une  difficulté  sérieuse, 
quand  il  a  imaginé  un  expédient  d'école*.         '  f 

Nous  allons  voir  Bichat  expérimentalear,  et  nous  le  trouverons 
encore  plus  grand,  toujours  net,  précis,  souvent  inspiré,  plein  d'in- 
vention ,  et  méritant  enfin  le  beau  titre  de  fondateur  de  la  physiologie 
e.vpérimentale  en  France. 

Voici  donc  Bichat  en  face  d'un  grand  problème,  celui  des  conditions 
organiques  qui  déterminent  la  mort.  Comment  s'y  prcndra-t-il  pour  jeter 
un  jour  nouveau  sur  cet  obscur  et  difficile  problème  ?  Par  quelles  expé- 

^  lOn  a  confondu,  dit  Haller,  firritabilité  avec  In  force  élasiiqne;  on  aurait  bien 
tdù  séparer  une  puissance  vitale  d'une  force  qui  reste  après  la  mort  [Mémoire  sur 

•  la  nature  sensible  et  irritable,  etc..  t.  IV,  p.  ^^).  »  Et  Bichat  dit  :  «  La  contractilité  de 
«tissu  e!it  rattribul  commun  à  toutes  les  parties,  vivantes  ou  mortes,  qui  sont 

•  organiquement  tissues.  •  P.  ia8. —  *  Deuxième  article,  p.  48o  et  suir.  —  *  Voyei 
mou  premier  article,  p.  33/i.  —  *  Voyex  mes  deux  précédents  articles. 

70 


550  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

riences,  je  ne  dirai  pas  jusqu'ici  non  tentées,  il  en  est  peu  de  telles  dans 
Bichat,  mais  tentées  sans  but  clairement  conçu,  sans  plan  rigoureu- 
sement suivi,  fera-t-il  avancer  enfin,  ne  fut-ce  que  de  quelques  pas, 
cette  question,  depuis  tant  de  siècles  si  constamment  et  toujours  si 
inutilement  débattue? 

Bichat  voit  trois  principaux  organes,  sorte  de  trépied  sur  lequel  repose 
la  vie^  :  le  cœur,  les  poumons  et  le  cerveau;  et  il  se  dit  :  chacun  de 
ces  organes  est  nécessaire  à  la  vie  des  deux  autres;  si  je  réussis  donc 
à  découvrir  comment  il  sert  à  y  maintenir  la  vie,  j'aurai  découvert, 
par  le  fait  même,  comment  il  concourt  à  en  déterminer  la  mort;  «car, 
«  ajoute-t-il  très-judicieusement,  la  cause  de  la  mort  n'est  ici  que  l'ab- 
«sence  de  celle  de  la  vie;  celle-ci  étant  connue,  l'autre  le  deviendra 
«donc  par  là  même^.  » 

Cela  posé ,  Bichat  examine  successivement  comment  la  vie  du  cœur 
dépend  de  celfte  du  cerveau,  comment  la  vie  du  cerveau  dépend  de 
celle  des  poumons,  comment  chacun  de  ces  trois  organes  est  nécessaire 
à  l'autre,  et  quel  est  le  genre  d'influence  que  chacun  exerce  sur  tous. 

La  vie  du  cerveau,  par  exemple,  dépend  de  celle  du  cœur,  mais 
comment  en  dépend-elle?  Est-ce  par  les  nerfs?  évidemment,  non. 

Les  nerfs  vont  au  cœui*  et  n'en  viennent  pas;  les  vaisseaux,  au  con- 
traire, viennent  du  cœur  et  vont  au  cerveau;  ils  y  portent  en  même 
temps  le  sang  et  la  vie.  Si  on  lie  les  vaisseaux,  c'est  l'action  du  cerveau 
qui  cesse;  si  on  lie  les  nerfs,  c'est,  au  contraire,  celle  du  cœur. 

Le  chemin  des  deux  actions  est  donc  connu  :  l'une  va ,  par  les  vais- 
seaux, du  cœur  au  cerveau;  l'autre  va  du  cei'veau  au  cœur  par  l«s 
nerfs'. 

Du  cœur  et  du  cerveau  passons  aux  poumons.  Les  poumons  sont  le 
siège  de  deux  sortes  de  phénomènes  :  mécaniques  et  chimiques.  Les  phé- 
nomènes mécaniques,  c'est-à-dire  la  dilatation  du  thorax  et  des  pou- 
mons, ne  sont  que  le  moyen  ;  la  fin  est  le  phénomène  chimique,  c'est- 
à-dire  l'action  de  l'air  sur  le  sang,  la  transformation  du  sang  noir  en 


*  «  Le  cerveau,  le  cœur  et  le  ventricule  sont  le  triumvirat,  le  trépied  de  la  vie.  » 
Bordeu  :  Œuv.  compl.,  p.  83 1.  «Les  physiologistes  ont  connu,  de  tout  temps ,  l'im- 

•  porlance  de  ce  triple  foyer »  Bichat,  p.  196.  —  *  P.  197.  a  L'action  de  l'un 

«de  ces  trois  organes  est  essentiellement  nécessaire  à  celle  des  deux  autres.  Quand 
«l'un  cesse  entièrement  d'agir,  les  autres  ne  sauraient  continuer  à  être  en  activité; 
«et,  comme  ils  sont  les  trois  centres  où  viennent  aboutir  tous  les  phénomènes 
«secondaires  des  deux  vies,  ces  phénomènes  s'interrompent  inévitablement  aussi, 
«et  la  mort  générale  arrive.  »  P.  195.  —  '  «Nous  pouvons  donc  établir  que  les  vais- 

•  seaux  sont  les  agents  e.xclusifs  de  Tinduence  du  cœur  sur  le  cerveau.  »  P.  199. 


SEPTEMBRE  1855.  551 

sang  rouge ^;  et  Bichat  le  prouve  par  une  expérience  admirable  que 
nous  verrons  bientôt,  et  qui ,  entre  ses  mains^,  nous  a  donné  la  véritable 
tbéorie  de  ïasphyxie. 

Enfin,  le  cerveau  agit  sur  le  poumon,  sur  le  thorax,  sur  le  méca- 
nisme respiratoire  ;  mais  quel  est  le  point  du  cerveau  par  où  cette  action 
s'opère?  Bichat  n'a  pas  trouvé  ce  point,  il  l'a  toutefois  cherché-,  il  l'a 
même  judicieusement  cherché,  et  c'est  là  un  mérite  dont,  aujourd'hui 
surtout  que  ce  point  est  trouvé,  il  faut  savoir  lui  tenir  grand  compte. 

Je  vais  plus  loin.  Les  deux  parties  essentielles,  les  deux  parties  vrai- 
ment neuves  du  travail  expérimental  de  Bichat  sont,  à  mes  yeux,  celle 
par  laquelle  il  a  achevé  la  théorie  de  l'asphyxie,  et  celle  par  laquelle  il 
a  commencé  la  recherche  du  point  de  l'encéphale  d'où  part  la  première 
impulsion  du  mécanisme  respiratoire.  Arrêtons-nous  un  moment  à 
l'examen  de  ces  deux  parties. 

i*  De  la  théorie  de  l'asphyxie. 

Les  anciens  n'ont  pas  connu  la  théorie  de  l'asphyxie  ;  Haller  lui- 
même  n'en  a  rien  su  ;  il  s'en  tenait  aux  causes  mécaniques  et  ne  soup- 
çonnait pas  encore  les  chimiques.  Il  ignorait  tout  ce  que  la  chimie 
moderne  nous  a  appris  :  que  l'air  est  composé  de  deux  gaz ,  qu'un  seul 
de  ces  gaz,  ï oxygène,  est  capable  de  transformer  le  sang  noir  en  sang 
rouge,  et  que  le  sang  rouge  seul  est  capable  d'entretenir  la  respiration 
et  la  vie. 

Pour  Haller,  l'asphyxie  n'était  que  l'interruption  de  la  circulation 
pulmonaire,  interruption  causée  par  un  étal  ù'expiratiên  prolongée  (c'est 
l'expression  môme  (Jpnt  il  se  sert  :  Inexpiratione,  gaam  ponimas  stabilem 
saperesse) ,  par  l'aflaisscment  du  poumon,  par  l'obstacle  méc^ique  que 
des  vaisseaux  repliés  sur  eux-mêmes,  dans  un  poumon  affaissé,  opposent 
au  cours  du  sang  '. 

'  •  Le  poumon  est  le  siège  de  deux  espèces  de  phénomènes.  Les  premiers,  en* 
•  tièremcnt  mécaniques,  sont  relatifs  aux  mouvements  d'élévation  ou  d'abaissement 
«des  côlcs  et  du  diaphragme,  à  la  dilatation  ou  au  resserrement  des  vésicules 
«aériennes,  à  l'entrée  ou  à  la  sortie  de  l'air,  effet  de  ces  mouvements.  Les  seconds, 
«purement  chimiques,  se  rapportent  aux  altérations  diverses  qu'éprouve  l'air,  aux 
«  changements  de  composition  du  sang,»  p.  ai  S.  «Quelle  que  soit  la  manière  dont 
«s'interrompe  l'action  pulmonaire,  que  les  phénomènes  chimiques  ou  que  les  mé* 
«caniqueâ  cessent  les  uns  avant  les  autres,  toujours  ce  sont  les  premiers  dont  l'al- 
«tération  jette  le  trouble  dans  les  fonctions,*  p.  278.  —  *  Je  dis,  entre  ses  mains, 
parce  que  l'expérience,  prise  en  elle-mômc,  avait  déjà  élé  faite  par  Lower,  comme 
nous  le  verrons  bientôt.  —  '  «  In  expiralione  verum  pulmo  undique  urgetur,  et 

70. 


552  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Haller  se  trompait.  Ni  i'affaissement  du  poumon ,  ni  les  replis  de  ses 
vaisseaux,  ni  V expiration  prolongée ,  par  conséquent,  n'empêchent  la  cir- 
culation pulmonaire^;  et  la  véritable  cause,  la  cause  effective  de  l'as- 
phyxie n'est  point  mécanique. 

Goodwyn  est  le  pi^mier  qui  ait  vu  la  cause  chimique.  On  venait 
de  découvrir  et  de  séparer  l'un  de  l'autre  les  deux  gaz  distincts  dont 
i'air  se  compose;  déjà  même,  on  avait  remarqué  ce  que  je  rappelais 
il  n'y  a  qu'un  instant,  savoir,  que  l'un  de  ces  gaz,  l'air  déphlogistiqué , 
ïair  vital,  comme  on  disait  alors,  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui, 
Voarygène,  a  seul  la  propriété  de  transformer  le  sang  noir  en  sang 
rouge  ^. 

Goodwyn  en  conclut  que  ce  sang  rouge  pouvait  bien  avoir  seul  aussi 
la  propriété  d'e.vciler  ou  d'entretenir  le  mouvement  contractile  du  cœur, 
et  particulièrement  du  cœur  gauche^. 

Et,  ce  point  admis,  tout  semblait  trouvé  :  le  cœur  gauche  cessant 
d'agir,  la  circulation  s'arrête,  les  parties  ne  reçoivent  plus  de  sang; 
c'est  faute  de  sang  qu'elles  meurent;  et  telle  est,  pour  Goodwyn,  la 
cause  de  l'asphyxie*. 

Cet  homme  habile  venait  de  faire  un  pas,  il  en  fallait  faire  un  autre  : 
le  contact  du  sang  noir  n'arrête  point  le  mouvement  du  cœur  gauche, 
ni  la  circulation  ,  par  conséquent;  et  je  viens,  sans  plus  tarder,  à  cette 

tin  niullo  minorem  molem  comprimitur.  .  .  Vasa  ergo  sanguinea  breviora  quidcm 
tfiunt,.  .  cademque  angusliora  mine  sunt,  .  .  Sanguis  ergo  quidem  in  pnlmone 
t  undique  comprimilur. .  .  Quare  ab  cxpiralione,  quam  ponimus  slabilem  superesse, 
tpulmonis  pro  sanguine  immeabilitas  oritur,  quam  neque  absque  palpilalione  et 
«vilioso  conatu,  neque  denium  omnino  ullis  suis  viribus  cor  vincere  qneat.  »  {Ele- 
menta  physiologiœ ,  lib.  VllI,  S  li.)  —  '  •  J'ai  prouvé  que  l'^al  de  plénitude  ou  de 
«  vacuilé  de  l'estomac  cl  de  tous  les  organes  creux,  en  général,  n'apporle  dans  leur 
«  circulation *aucun  changement  apparent.  .  .  »  (Bichat,  p.  a^i.)  «Ouvrez  des  deux 

•  côtés  la  poitrine  d'un  animal  vivant,  le  poumon  s'affaisse  aussitôt;.  .  .  cependant 

•  la  circulation  n'éprouve  point  l'influence  de  ce  changement  subit;  elle  se  soutient 
«encore  quelque  temps..  .  .  »  P.  2^3.  —  *  «...  Ne  pourrait-on  pas  induire  des 
€  expériences  précédentes  que  la  couleur  rouge  du  sang  est  due  à  la  combinaison 
«de  l'air  éminemment  respirable  avec  le  sang?.  .  »  (Lavoisier,  Mém.  de  l'Acad.  des 
sciences,  an.  i777,p-  192.)  «  Le  docteur  Priestley  a  démontré  que  l'air  atmosphérique 

«change  la  couleur  du  sang,  même  à  travers  les  membranes  d'une  vessie » 

(Goodwyn,  La  connexion  de  la  vie  avec  la  respiration,  traduction  française,  p.  89. 
Paris,  1798.  La  publication  du  livre  original  est  de  1789.)  —  ^  «La  qualité  chi- 
<i  mique  que  le  sang  acquiert  en  passant  par  les  poumons  est  nécessaire  pour  enlre- 
t tenir  l'action  du  cœur..  .  »  Ibid.  p.  5o.  —  *  «Lorsque  la  respiration  est  inter- 
«  ceptée ,  l'éclat  de  la  couleur  du  sang  diminue  par  degrés ,  et  les  contractions  de  l'o- 
«reillette  gauche  s'arrêtent  bientôt.  .  .  La  cessation  des  contractions  de  l'oreillette 
«  vient  du  défaut  de  qualité  stimulante  dans  le  sang  lui-même ...»  Ibid.  p.  5o. 


SEPTEMBRE  1855^Cr  553 

expérience  de  Bichat  que  j'ai  annoncée,  et  qui  montre  à  l'œil  comment 
tout  se  passe. 

«Adaptez,  dit  Bichat,  un  tube  à  la  trachée-artère,  mise  à  nu  et  cou- 
pée transversalement  sur  un  animal; ouvrez  ensuite  et  fermez 

«alternativement  le  robinet,  et  vous  ferez  changer,  à  volonté,  le  sang 
«  noir  en  sang  rouge  ou  le  sang  rouge  en  sang  noir,  en  ouvrant  le  robi- 
«net  ou  en  le  refermante 

«  Si  on  bouche,  dit- il  encore,  la  trachée  d'un  animal ,  une  artère  quel- 
«  conque  étant  ouverte,  on  voit  le  sang  qui  en  sort  s'obscurcir  peu  à 
«peu,  et  enfin  devenir  aussi  noir  que  le  veineux.  Or,  malgré  ce  pheno- 
«mène,  qui  se  passe  d'une  manière  très-apparente,  le  fluide  continue 
«  encore  quelque  temps  à  jaillir  avec  une  force  égale  à  celle  du  sang 
«  rouge ''^. .  .  » 

Cette  expérience  montre  tout  et  dit  tout  :  en  premier  lieu,  c'est  bien 
dans  le  poumon  et  par  l'action  de  l'air  que  le  sang  se  change  de  noir  en 
rouge;  en  second  lieu,  le  contactdu  sang  noir  n'arrête  pas  le  mouve- 
ment du  cœur  gauche,  puis(^e  la  circulation  continue;  elle  continue 
avec  du  sang  noir;  ce  n'est  donc  pas  faute  de  sang,  comme  le  vevib 
Goodwyn,  mais  faute  de  sang  rouge,  que  souffrent  et  périssent  alors  les 
parties';  enfin,  ce  même  sang  noir,  dont  le  simple  contact'^  nurrète  pas 
le  mouvement  du  cœur  gauche,  arrête  ce  mouvement  et  anéantit  la 
vie  du  cœur,  des  poumons,  du  cerveau,  de  tous  les  organes,  lors(|u  il 
a  eu  le  temps  d'en  pénétrer  le  tissu  profond  et  intime^. 

L'action  délétère  du  «ang  noir  sur  le  tissu  profond  des  organes  est 

'  P.  37^.  — *  P.  a5i.  •  Pompezavec  une  seringue  tout  Tairclela  tracliéoarlere,... 
«  ouvrez  ensuite  une  artère  quelconque,  la  carotide,  par  exemple:  dès  que  le  sang  rouge, 
«  conlenu  dans  cette  artère,  se  sera  écoulé,  le  snngnoir  lui  succédera  presque  tout  à 

•  coup  et  sans  passer,  comme  dans  le  pas  précédent ,  par  diverses  nuances;  alors  aussi 
>  le  jet  reste  encore  très-fort  pendant  quelque  temps  ;  il  ne  s'affaiblit  que  peu  à  peu . 

■  tandis  que,  si  le  sang  noir  n'était  point  un  excitant  du  cœur,  l'interruption  du  jet  de 

•  vrait  être  subite, . . .  •  p.  aSa.  —  '  Le  simple  contact,  c'est-à-dire  le  simple  passage  du 
«sang  à  travers  les  cavités  du  cœur.  —  *  «Les  différents  organes  ne  cessent  pas 
«  d'agir  dans  l'asphyxie,  parce  que  le  cœur  n'y  envoie  plus  de  sang,  mais  parce  qu'il 
«y  pousse  un  sang  qui  ne  leur  est  point  habituel, ...  ■  p.a5i.  —  '  «  Si  l'asphyxie  avnil 
«  sur  les  fondions  du  cœur  une  semblable  influence  (semblable  à  celle  que  lui  ai  tri- 

■  bue  Goodwyn),  il  est  évident  que  ses  phénomènes  devraient  toujours  commencer 
«  par  la  cessation  de  l'action  de  cet  organe,  que  i'anéanlissemenl  des  fonctions  du  cer- 
«veau  ne  serait  que  secondaire. . .  Cependant,  asphyxiez  un  animal,. .  .  vous  ob- 
«servcrez  constamment  que  la  vie  animale  s'interrompt  d'abord,  que  les  sensations, 
«la  perception,  la  voix,  se  suspendent,  que  l'animal  est  mort  au  dehors,  mais 
«qu'au  dedans  le  cœur  bat  encore  quelque  temps,  que  le  pouls  se  soutient,  etc.  • 
P.  2  5o. 


554  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

donc  ia  cause,  la  véritable  cause,  la  cause  enfin  trouvée,  de  ï as- 
phyxie^. 

Je  me  rappelle  avoir  plus  d'une  fois  entendu  M.  Cuvier  admirer  le 
génie  de  Bichat  pour  les  expériences  décisives,  et,  à  ce  propos,  citer 
cette  expérience  même  que  je  viens  de  rapporter. 

J'ai  pourtant  un  reproche  à  faire  à  Bichat,  et  lequel?  celui  que  je 
lui  ai  déjà  fait  par  rapport  à  Buffon,  par  rapport  à  Bordeu,  celui  qu'il 
mérite  toujours,  de  ne  pas  citer;  c'est  qu'en  nous  présentant  ici  sa  belle 
expérience,  il  oublie  de  nous  avertir  qu'il  n'est  pas  le  premier  qui  l'ait 
faite  ;  que  ce  premier  est  Lower,  bien  que  Lower  n'en  ait  pas  tiré  sans 
doute,  et  ne  pût  en  tirer,  à  l'époque  où  il  écrivait,  en  1669,  ^vant  les 
découvertes  de  la  nouvelle  chimie,  ce  qu'en  a  tiré  Bichat,  c'est-à-dire 
la  théorie  de  l'asphyxie^. 

2°  Du  point  par  lequel  le  cerveau  agit  sur  le  mécanisme  respiratoire. 

Bichat  coupe  les  deux  nerfs  de  la  huifièrae  paire,  et  la  respiration 
continue'. 

Il  coupe  la  moelle  épinière  entre  la  dernière  vertèbre  cervicale  et 
la  première  dorsale;  et,  aussitôt,  les  muscles  intercostaux  sont  paraly- 
sés, la  respiration  ne  se  fait  plus  que  par  le  diaphragme*. 

Il  coupe  les  nerfs  phréniques  seuls,  et  le  diaphragme  s'arrête;  la  res- 
piration ne  se  fait  plus  que  par  les  muscles  intercostaux^. 

'  «  Je  crois  que  le  sang  noir  agit  sur  le  cœur  ainsi  que  sur  toutes  les  autres  par- 
«  lies,.  .  .  c'est-à-dire  en  pénétrant  son  tissu,  en  affaiblissant  chaque  fibre  en  parti- 
«  culier; ...  le  sang  noir  ne  pénètre  le  tissu  du  cœur  que  par  les  artères  coronaires, 
«  après  avoir  traversé  les  deux  cavités  à  sang  rouge.  C'est  par  son  contact  avec  les 

•  fibres  charnues  à  l'extrémité  du  système  artériel,  et  non  par  son  contact  à  la  sur- 

•  face  interne  du  cœur,  que  le  sang  noir  agit.  i\ussi,  ce  n'est  que  peu  à  peu,  etlors- 

•  que  chaque  fibre  en  a  été  bien  pénétrée,  que  sa  force  diminue  et  cesse  enfin,  tan- 
«  dis  que  la  diminution  et  la  cessation  devraient  être  presque  subites  dans  le  cas 
t contraire.  »  P.  255.  —  *  Voyez,  sur  Lower  et  son  expérience,  mon  Histoire  de  la 
découverte  de  la  circulation  du  sang,  p.  io3.  «  Il  y  a  longtemps,  dit  très-bien  Goodwyn, 
c  que  Lower  a  observé,  dans  les  animaux  vivants,  que  le  sang  qui  jaillit  d'une  bles- 
«  sure  faite  à  la  veine  pulmonaire  est  d'une  couleur  vive.  Il  savait  déjà  que  le  sang 
«  que  l'artère  pulmonaire  porte  dans  le  poumon  est  d'une  couleur  noire  ;  il  en  conclut 

•  que  le  sang  prend  sa  couleur  brillante  dans  son  passage  à  travers  le  poumon.  Ob- 
«  servant  ensuite  que,  quand  les  animaux  ont  cessé  de  respirer,  le  sang  que  verse 
«  la  blessure  de  la  veine  pulmonaire  est,  au  contraire,  noir,  il  attribue  la  production 
«de  la  couleur  brillante  du  sang  pulmonaire  aux  effets  de  la  respiration.»  P.  35. 
—  *  P.  372.  La  section  de  la  huitième  paire  agit  sur  le  tissu  du  poumon,  et  non 
sur  le  mécanisme  respiratoire.  Voyez  là-dessus  mes  nombreuses  expériences.  — 
»  p.  382.  —  '  P.  383. 


SEPTEMBRE  1855.  555 

Enfin,  il  coupe  la  moelle  épinière  au-dessus  de  l'origine  des  nerfs 
phréniques,  et,  sur-le-champ,  tout  mouvement  i;espiratoire  est 
anéantie  ««iî 

«J'avais  souvent  observé  dans  mes  expériences,  dit  Bichat,  qu'un 
«  demi-pouce  de  différence  dans  la  hauteur  à  laquelle  on  fait  la  section 
«  de  la  moelle  produit  une  différence  telle ,  qu'au-dessus  la  mort  arrive 
«à  l'inslant,  et  qu'au-dessous  elle  ne  survient  souvent  qu'au  bout*  de 
«quinze  à  vingt  heures..  -  Cette  différence  ne  tient  qu'au  nerfphré- 
«  nique.  Dès  que  la  section  est  supérieure  à  ce  nerf,  la  respiration ,  et 
u  par  conséquent  la  vie,  cessent  à  l'instant,  parce  que  ni  le  diaphragme 
«ni  les  intercostaux  ne  peuvent  agir.  Quand  elle  est  inférieure,  Tac- 
«  tion  du  premier  soutient  encore  la  vie  et  les  phénomènes  respira- 
«  toires^ n  ,  ;    ,1  , 

Cest  ici  le  lieu  de  rapprocher  Bichat  de  Le  Ganoîs. 

«  Ce  n'est  pas  du  cerveau  tout  entier,  dit  Le  Gallois ,  que  dépend  la 
«respiration,  mais  bien  d'un  endroit  assez  circonscHt  de  la  moelle 
«allongée,  lequcT  est  situé  à  une  petite  distance  du  trou  occipital  et 
«  vers  l'origine  des  nerfs  de  la  huitième  paire  ou  pneumo-gastriques'.  » 

Je  conviens,  de  bon  cœur,  que  cette  localisation  nouvelle  est  un  grand 
progrès  :  elle  approche  beaucoup  fàu$  que  la  précédente  du  dernier 
terme  de  précision ,  et  ce  n'est  pas  moi ,  on  peut  bien  m'en  croire ,  qui 
voudrais  diminuer  en  rien  le  mérite  de  Le  Gallois  ;  cependant  Bichat 
n'avait-il  pas  commenc(^?  N'a-t-il  pas  ouvert  la  route?  Pourquoi  donc 
Le  Gallois  ne  cite-t-il  pas  Bichat?  Par  la  même  raison  que  Bichat  ne 
cite  pas  Lower. 

Les  auteurs,  surtout  les  jeunes  auteurs,  sont' tous  un  peu  comme 
l'autiniche,  qui,  au  rapport  des  voyageurs,  croit  n'être  plus  vue  dès  qu'elle 
a  caché  sa  tète  do  manière  h  ne  pas  voir  :  parce  qu'ils  taisnnt  le  nom 
de  leurs  devanciers,  ils  s'imaginent  qu'on  ne  saura  pas  le  trwiver.      ' 

Je  finis,  en  rappelant  que  j'ai  réussi,  dans  ces  derniers  temps,  i^  limi- 
ter avec  une  précision  bien  plus  grande  encore  que  Bichat,  et  môme  que 
Le  Gallois,  le  point  de  l'encéphale  qui  préside  au  mécanisme  respira- 
toire. 

J'ai  fait  voir  que  ce  point  d'où  dépend  le  mécanisme  respiratoire,  et, 
ce  qui  est  bien  plus,  d'où  dépend  la  vie  même  du  système  nerveux,  d'où 
dépend  la  vie,  n'a  qu'une  ligne  d'étendue ,  et,  comme  je  l'ai  dit  bien  des 
fois ,  n'est  pas  pins  gros  que  la  tête  ^tine  épingle^. 

'F.  483.  —  *  IbiA  —  '  Expériences  tur  le  principe  de  la  vie,  etc.,  p  Sy,  Pari» , 
i8i  î.  —  *  Voyez  les  Comptes  rendus  de  l'Académie,  t.  XXXIII,  p.  437  et  80ir. 


556  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

J'ai  examiné  successivement  Bicbat  par  rapport  à  Buffon ,  à  Bordeu , 
à  Hailer;  je  l'ejtaminerai ,  dans  un  quatrième  article,  par  rapport  à  Bar- 
thez. 

FLOIJRENS. 

{La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Hjouen-thsang  et  de 
SES  VOYAGES  DANS  lInde,  depuis  Van  629  jusqu'en  6à5  [de  notre 
ère),  par  Uoeï-li  et  Yen-thsong,  suivie  de  documents  et  d'éclair- 
cissements géographiques  tirés  de  la  relation  originale  de  Hiouen- 
"thsang,  traduite  du  chinois  par  Stanislas  Julien,  membre  de  l'Ins- 
titut de  France.  Paris,  imprimé  par  autorisation  de  l'Empereur 
à  l'Imprimerie  impériale,  i853,  in-8°  de  LXXXIV-A72  pages. 

TROISIÈME    ARTICLE  ^ 

Biographie  de  Hiouen-thsang. 

L'immense  couvent  de  Nâlanda  était  situé  dans  l'une  des  parties  les 
plus  saintes  du  Magadha ,  à  dix  lieues  à  peu  près  de  Bodhimanda ,  re- 
traite Hluslre  et  sacrée,  où  Çâkyamouni,  après  six  ans  d'austérités,  était 
enfin  devenu  Bouddha  parfaitement  accompli.  La  tradition  rapportait 
que  Tendroit  où  plus  tard  le  couvent  fut  bâti  était  dans  l'origine  un 
bois  de  manguiers,  que  de  riches  marchands,  convertis  parle  Tathâgata, 
lui  avaient  offert.  Il  y  avait  fixé  sa  résidence  durant  quelque  temps,  et 
c'était  en  souvenir  de  son  inépuisable  bienfaisance  pour  les  orphelins 
et  les  indigents,  que  ce  lieu  avait  été  nommé  Nâlanda^.  La  piété  des 
rois  du  pays  n'avait  pas  négligé  de  fortifier  encore  les  croyances  popu- 
laires, et  ils  s'étaient  plu  à  embellir  Nâlanda  d'édifices  magnifiques.  Ils 
y  avaient  élevé  successivement  jusqu'à  six  couvents,  d'abord  séparés; 

.'Jl'  ;,:  I.  •}  .  . .  '  •■'  ':  ■•'U^'' 
*  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mars,  page  1^9,  et,  pour  le 
deuxième,  celui  d'août,  page  485.  —  *  Nâlanda,  composé  de  trois  mots,  Na  alam 
da,  signifie,  en  sanscrit,  celui  qui  ne  donne  jamais  assez,  celui  qui  donne  sans  se 
lasser.  L'étymologie  aura  certainejtnent  aidé  à  la  légende ,  comme  il  arrive  si  sou- 
vent. \'r-    '    ■ 


SEPTEMBRE  1855.01  557 

mais  le  dernier  de  ces  rois  avait  entouré  toutes  ces  constructions  d'une 
seule  enceinte,  qui  les  renfermait.  11  avait  partagé  en  huit  cours  le  vaste 
espace  qui  se  trouvait  entre  les  six  couvents,  et  les  maisons  des  religieux 
n'y  avaient  pas  moins  de  quatre  étages.  Des  tours,  des  pavillons,  des 
dômes,  s'y  dressaient  de  toutes  paris;  des  eaux  vives  et  des  bosquets 
épais  y  entretenaient  la  fraîcheur.  l:»,.M';''  >  .Uio 

Dans  ce  splendide  séjour,  vivaient  en  tout  temps  dix  mille  religieux  et 
novices,  entretenus  aux  frais  des  villes  voisines  et  du  roi.  Livrés  à  l'étude, 
la  plupart  suivaient  la  doctrine  du  Grand  Véhicule.  Les  sectateurs 
des  dix-huit  écoles  s'y  trouvaient  réunis,  et  l'on  y  cultivait  toutes  les 
sciences,  depuis  les  livres  vulgaires,  les  Védas,  jusqu'à  la  médecine  et  à 
l'arithmétique.'Il  y  avait,  en  outre,  des  salles  destinées  aux  conférences, 
et  cent  chaires  différentes  s'ouvraient  chaque  jour  pour  les  étudiants, 
que  rien  ne  venait  distraire  de  leurs  pieux  travaux,  et  qui,  grâce  aux 
libéralités  dont  ils  étaient  l'objet,  pouvaient,  sans,  rien  demander  à 
personne  au  dehors,  obtenir  dans  le  couvent  les  Quatre  choses  néces- 
saires (c'est-à-dire  des  vêtements,  la  nourriture,  le  logement  et  des 
médicaments).  Aussi  leurs  prog^^s  dans  la  science  étaient-ils  assurés; 
et  Nâlanda  n'était  pas  seulement  le  plus  beau  des  vihâras  de  l'Inde,  il 
en  était  encore  le  plus  docte  et  le  plus  célèbre,  pour  le  zèle  de  ses  élèves 
et  le  talent  de  ses  maîtres.  On  y  comptait  environ  mille  religieux  qui 
pouvaient  expliquer  vingt  ouvrages  sur  les  Soûtras  et  les  Castras;  cinq 
cents  en  comprenaient  trente,  et  dix  seulement  en  comprenaient  cin- 
quante. Le  Maître  de  la  Loi,  Hiouen-lhsang,  était  dans  cette  dernière 
classe,  déjà  fort  élevée.  Mais  le  supérieur  du  couvent,  Çîlabhadra,  avait 
lu  et  approfondi  tous  les  Soûtras  et  tous  les  Castras  sans  exception.  C'était 
h  sa  vertu  éminente,  à  son  savoir  et  à  son  âge  vénérable,  qu'il  devait 
le  rang  qu'il  occupait. 

Voilà  donc  le  saint  asile  où  le  pèlerin  chinois  était  convié  solennel- 
lement à  se  rendre.  Quatre  religieux,  choisis  parmi  les  plus  distingués, 
étaient  venus  lui  en  apporter  l'invitation  à  Bodhimanda.  Il  l'avait  acceptée, 
et,  quand  il  se  rendit  à  Nâlanda,  deux  cents  religieux,  suivis  d'une  foule 
de  fidèles,  vinrent  à  sa  rencontre  avec  des  parasols,  des  étendards,  des 
parfums  et  des  fleurs;  ils  tournèrent  autour  de  lui  en  célébrant  ses 
louanges,  et  on  le  mena  dans  le  couvent.  Là,  on  le  fit  asseoir  dans  un 
fauteuil  placé  sur  l'estrade  morne  du  président;  et  le  sous-directeur 
(Karmadâna)  ayant  frappé  la  plaque  sonore  (ghantâ),  invita  à  haute 
voix  le  Maître  de  la  Loi  à  demeurer  dans  le  vihâra  et  à  faire  usage  ne 
tous  les  ustensiles  et  effets  de  religieux  qui  y  étaient  rassemblés.  On  le 
présenta  ensuite  au  supérieur,  près  duquel  le  conduisirent  vingt  hommes 

7» 


558  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'un  âge  mûr,  d'un  extérieur  grave  et  imposant,  versés  dans  l'intelli- 
gence des  Soûtras  et  des  Castras.  Dès  que  Hiouen-thsang  fut  devant 
Çîlabhadra,  il  lui  rendit  tous  les  devoirs  d'un  disciple.  Se  conformant 
aux  règles  du  respect  consacrées  parmi  eux,  il  marcha  sur  ses  genoux, 
en  s'appuyant  sur  ses  coudes,  fit  résonner  ses  pieds  et  frappa  la  terre 
de  son  front.  Çîlabhadra  reçut  ces  hommages  avec  bonté,  et  lit  apporter 
des  sièges  pour  le  Maître  de  la  Loi,  ainsi  que  pour  les  religieux  qui 
4'accompagnaient;  puis,  après  l'avoir  interrogé  et  comblé  d'éloges,  il 
fit  raconter  par  son  neveu,  fort  habile  dans  l'art  de  parler,  l'histoire 
de  sa  maladie  et  de  ses  longues  souffrances,  guéries  miraculeusement, 
trois  ans  auparavant,  lorsque,  en  songe,  trois  personnages  divins  étaient 
venus  lui  annoncer  l'arrivée,  encore  assez  éloignée,  d'Hiouen-lhsang. 
«  Puisque  mon  voyage  est  d'accord  avec  votre  ancien  songe,  lui  répondit 
«  le  pèlerin  tout  ému,  veuillez  m'instruire  et  m'éclairer;  mettez  le  comble 
«i\  ma  joie,  en  me  permettant  de  vous  montrer  les  sentiments  d'un 
«  disciple  docile  et  dévoué.  »  Hiouen-thsang,  au  sortir  de  cette  audience, 
fut  établi  avec  sa  suite,  composée  de  dix  personnes,  dans  l'une  des 
maisons  les  meilleures  du  couvent;  chaque  jour,  les  provisions  néces- 
saires lui  étaient  apportées  de  la  part  du  roi;  et  deux  religieux,  devenus 
ses  serviteurs,  l'un  çramana  et  l'autre  brahmane,  le  promenaient  sur 
un  char,  sur  un  éléphant  ou  en  palanquin. 

Une  fois  fixé  à  Nâlanda,  Hiouen-thsang  n'en  sortait  que  pour  visiter 
dévotement  les  environs,  Kouçâgârapoura,  l'ancienne  capitale  du  Ma- 
gadha,  le  Pic  du  Vautour,  le  Jardin  des  bambous  de  Kalânta,  les  lieux 
où  s'étaient  tenus  le  premier  concile  orthodoxe,  sous  la  présidence  de 
Kâçyapa,  et  le  concile  dissident  de  la  Grande  Assemblée,  Râdjagriha- 
poura,  les  stoûpas  voisins,  les  vihâras,  etc.  Pendant  qu'il  séjournait 
au  couvent,  il  recevait  assidûment  les  leçons  de  Çîlabhadra;  il  se  faisait 
expliquer  plusieurs  fois  par  lui  les  livres  qu'il  ne  connaissait  pas  encore  ; 
il  repassait  ceux  qu'il  avait  lus  précédemment,  pour  dissiper  tous  les 
doutes  qui  lui  restaient;  il  lisait  même  les  livres  des  brahmanes,  qui 
lui  étaient  indispensables  pour  acquérir  la  parfaite  connaissance  de  la 
grammaire  sanscrite,  entre  autres  l'ouvrage  de  Pânini,  abrégé  de  tous 
les  ouvrages  antérieurs  sur  le  même  sujets 

Ce  fut  dans  ces  sérieuses  études  que  le  Maître  de  la  Loi  passa  les 
cinq  années  qu'il  habita  Nâlanda.  Au  bout  de  ce  temps,  il  possédait 
assez  bien  la  langue ,  et  avait  approfondi  assez  complètement  tous  les 

'  Les  biographes  d'Hiouen - lh»ang  ont  essayé,  sans  doute  d'après  ses  notes, 
de  donner  à  leurs  lecteurs  chinois  une  idée  do  la  grammaire  sanscrite.  C'est  une 
partie  fort  curieuse  de  leur  ouvrage  ;  Histoipe  d' Hioaen-thang ,  p.  i65  et  suiv. 


SEPTEMBRE  1855.  559 

livres  des  Trois  Recueils  et  ceux  des  brahmanes  pour  n'avoir  plus  rien 
à  demander  à  l'enseignement  de  Çîlabhadra  et  de  ses  religieux.  Il  prit 
donc  congé  de  ses  hôtes,  pënélré  d'une  vive  reconnaissance,  et  il  con- 
tinua le  cours  de  son  pèlerinage.  A  cette  époque  il  n'en  avait  guère 
accompli  que  la  moitié,  puisqu'il  lui  avait  fallu  trois  ans  pour  parvenir 
de  la  Chine  au  Magadha.  Il  lui  restait  à  parcourir  toute  la  partie  orien- 
tale de  la  presqu'île,  le  centre,  la  partie  occidentale,  et  à  revenir  dans 
le  Magadha  encore  une  fois  avant  de  reprendre  le  chemin  de  sa  patrie. 
Il  devait  donner  à  ces  longues  pérégrinations  huit  autres  années 
entières. 

Je  ne  m'arrêterai  qu'aux  principaux  incidents  de  son  voyage. 

En  sortant  du  Magadha,  il  traversa  les  royaumes  d'Hiranyaparvata, 
de  Tchampâ,  de  Kadjoûguira,  de  Kamasouvarna ,  de  Samatata.  et  de 
Tàmralipti.  Ce  fut  là  qu'il  entendit  parler  pour  la  première  fois  de  l'île 
de  Ceylan  (Seng-kia-lo,  Sinhala),  où  le  bouddhisme  était  alors  plus 
florissant  peut-être  que  dans  l'Inde  elle-même.  Il  pensait  à  s'y  rendre 
par  mer  quoique  la  traversée  n'eût  pas  moins  de  sept  cents  yodjanas^ 
quand  un  religieux  du  sud  lui  conseilla  de  s'épargner  les  périls  d'une 
(«lie  navigation  et  de  descendre  jusqu'à  la  pointe  de  la  presqu'île,  d'où, 
en  trois  joui's  de  mer,  il  pouiTait  se  rendre  dans  le  royaume  du  Lion 
(Sinhala).  L'avis  était  sage;  il  résolut  de  le  suivre.  Mais  il  ne  devait 
point  visiter  Ceylan.  Arrivé  au  port  de  Kântchîpoura  à  l'extrémité 
méridionale  de  l'Inde  et  sur  le  point  de  s'embarquer,  il  apprit  que  l'île 
était  en  proie  à  la  guerre  civile  et  à  la  famine.  Il  se  contenta  donc  de 
recueillir  des  renseignements  sur  l'ancienne  histoire  de  Sinhala ,  sur 
l'introduction  du  bouddhisme,  qui  y  avait  été  porté,  disait-on ,  cent  ans 
après  le  nirvana  du  Bouddha  par  Mahendra,  frère  du  roi  Açoka,  sur 
les  monuments  les  plus  fameux  de  l'île ,  etc.  Mais  il  ne  traversa  point 
le  détroit;  et,  en  compagnie  de  soixante-dix  religieux  de  Sinhala,  il 
continua  ses  explorations  sur  le  continent.  Du  royaume  de  Dràvida,  ii 
traversa  celui  de  Rongkanapoura ,  où  l'on  conservait  pieusement  le 
bonnet  que  portait  Siddhârtha  quand  il  était  prince  royal.  Dans  le 
Mahâràchtra,  il  trouva  la  population  la  plus  belliqueuse  et  la  mieux 
discipUnée  de  ces  contrées.  Le  roi  y  était  de  la  race  des  Kshattriyas;  et, 
quand  un  général  était  vaincu,  on  le  punissait  en  lui  envoyant  des 
vêtements  de  femme.  La  loi  du  Bouddha  n'était  pas  moins  en  hon- 
neur dans  ce  royaume  que  dans  tous  les  autres;  et  Hiouen-thsang  y  vit 
de  nombreux  monuments  que  la  tradition  attribuait  au  grand  roi  Açoka. 

'  On  donne  ordinairement  cinq  milles  au  yodjana;  ce  serait  prés  de  1,300  lieues. 


560  JOURNAL  DES  SAVANTS 

En  remontant  toujours  au  nord-ouest,  il  parvint  aii  royaume  de 
Malva  qui  rivalisait  avec  le  Magadha  lui-même  pour  la  douceur  et  la 
politesse  de  ses  habitants,  «  la  culture  des  lettres,  l'estime  de  la  vertu  et 
«l'harmonie  du  langage.  »  De  là,  en  traversant  plusieurs  royaumes  fort 
étendus,  et  tantôt  en  suivant  les  côtes,  tantôt  en  s'enfonçant  dans  les 
terres,  il  pénétra  jusqu'aux  frontières  de  la  Perse,  où  il  n'entra  point, 
quoiqu'il  pût  y  trouver,  d'après  ce  qu'on  lui  rapportait,  quelques  monu- 
ments bouddhiques.  Il  retourna  donc  vers  l'est,  et,  après  d'assez  longues 
marches,  il  revint  sur  les  bords  de  l'indus  qu'il  avait  passé  jadis  en  arri- 
vant de  la  Chine,  mais  beaucoup  plus  près  de  sa  source.  Sur  la  rive 
orientale  du  fleuve,  il  traversa  le  Moultan,  dont  les  habitants  idolâtres 
adoraient  le  dieu  du  Soleil;  et,  du  royaume  de  Parvata,  il  revint  dans 
le  Magadha,  d'où  il  était  parti  pour  cette  excursion  pénible  durant 
laquelle  ses  fatigues  avaient  été  assez  peu  fructueuses,  quoiqu'il  eût 
rencontré  partout  la  loi  du  Bouddha  suffisamment  honorée  et  floris- 
sante. :;    .i'&i  ■"■,.,»  ^;  {f  !'■'-'-■     ,  '''^  '  > 

De  retour  à  Nâlanda,  de  nouvelles  études  l'y  attendaient,  mais  com- 
pensées celte  fois  par  des  succès  éclatants  et  divers.  Le  vieux  Çilabhadra 
gouvernait  toujours  le  couvent;  et  Hiouen-thsang  était  désormais  en 
état,  sous  sa  direction,  de  communiquer  aux  autres  l'instruction  pro- 
fonde qu'il  avait  acquise.  Çilabhadra,  qui  appréciait  tout  son  mérite, 
le  chargea  plusieurs  fois  d'expliquer  les  livres  les  plus  difficiles  à  la 
multitude  des  religieux;  et  Hiouen-thsang  s'acquitta  de  ce  devoir  à  la 
satisfaction  générale  de  la  communauté.  Bien  plus,  il  était  capable 
d'écrire  en  sanscrit,  et  il  composa  plusieurs  ouvrages  qui  firent  l'admi- 
ration du  couvent  et  dans  lesquels  il  réfutait  les  erreurs  du  Sankhya  et 
du  Veiçéshika,  tout  en  essayant  de  concilier  les  diflerentes  doctrines 
qui  divisaient  alors  le  bouddhisme.  Ces  travaux  le  signalèrent  pour  une 
importante  mission  dont  il  devait  s'acquitter  à  son  grand  honneur. 

Le  Magadha  était  alors  soumis  au  roi  Çîlàditya  dont  la  domination 
s'étendait,  à  ce  qu'il  paraît,  sur  une  portion  considérable  de  l'Inde. 
Plein  de  piété  et  de  vénération  pour  le  couvent  de  Nâlanda,  il  avait 
fait  construire  tout  auprès  un  superbe  vihâra  qui  excitait  la  jalousie 
des  contrées  voisines.  Le  roi  revenait  d'une 'expédition  militaire  par  le 
royaume  d'Outch'a  (Orissa),  quand  les  religieux  des  pays  qui  suivaient 
la  doctrine  du  Petit  Véhicule  vinrent  se  plaindre  à  lui  de  l'avantage 
qu'il  avait  fait  à  leurs  adversaires,  car  le  couvent  de  Nâlanda  suivait  la 
doctrine  du  Grand  Véhicule,  en  leur  accordant  un  tel  bienfait.  Pour 
appuyer  leurs  plaintes,  ils  lui  présentèrent  un  ouvrage  où  leurs  prin- 
cipes, disaient-ils,   étaient  exposés,  mettant  au   défi   les  partisans  du 


^  SEPTEMBRE  1855.  561 

Grand  Véhicule  de  pouvoir  en  réfuter  un  seul  root.  —  «  J'ai  entendu 
«  dire,  leur  répondit  le  roi,  qui  appartenait  aussi  à  cette  dernière  école, 
«  qu'un  reiHird ,  se  trouvant  nn  jour  au  milieu  d'une  troupe  de  souris  et 
«de  rats,  se  vantait  d'être  plus  brave  que  le  lion.  Mais,  dè.s,  qu'il  eut 
«aperçu  le  lion  lui-même,  le  cœur  lui  manqua,  et  il  disparut  en  un  clin 
((  d'oeil.  Vous  n'avez  pas  encore  vu,  vénérables  maîtres,  des  religieux  émi- 
«  nents  du  Grand  Véhicule.  Voilà  pourquoi  vous  soutenez  avec  obstina- 
«  tion  vos  principes  insensés.  Je  crains  bien  qu'en  les  apercevant  vous  ne 
«  ressembliez  au  renard  dont  je  viens  de  parler.  »  —  «  Si  vous  doutez  de 
«notre  supériorité,  répondirent-ils  au  roi,  pourquoi  ne  pas  rassembler 
«  les  partisans  des  deux  doctrines  cl  les  mettre  en  présence  pour  décider 
«  de  quel  côté  est  la  vérité  ou  l'erreur?  »  Le  roi  consentit  à  ce  duel 
religieux;  et  il  écrivit  sur-le-champ  à  Çîlabhadra  d'envoyer,  dans  le 
royaume  d'Orissa  quatre  de  ses  religieux  les  plus  éloquents  pour  y  con- 
fondre solennellement  les  hérétiques.  Çilabhadra,  qui  connaissait  toute 
l'habileté  de  Hiouen-thsang,  et  qui  ne  partageait  point  les  jalousies 
éveillées  autour  de  lui,  le  désigna  pour  le  quatrième  champion. 

Les  quatre  défenseurs  du  Grand  Véhicule  et  de  l'honneur  de  Nàlanda 
se  disposaient  à  partir,  attendant  un  nouvel  ordre  du  roi,  quand  une 
circonstance  imprévue  vint  donner  à  Hiouen-thsang  plus  d'autorité 
encore  qu'il  n'en  avait,  et  calmer  toutes  les  craintes  qui  s'étaient  élevées 
dans  quelques  esprits  sur  sa  capacité. 

Un  hérétique  de  la  secte  des  Lokàyatas  '  arriva  à  Nàlanda  pour  discu- 
ter sur  les  questions  les  plus  ardues  qui  préoccupaient  alors  les  doc- 
teurs. 11  écrivit  un  abrégé  de  son  système  en  quarante  articles,  et  il 
suspendit  ce  programme  à  la  porte  du  couvent  :  «Si  quelqu'un,  dit-il, 
«  peut  en  réfuterun  seul  article,  je  lui  donne  ma  tête  à  couper  pour  re- 
«  connaître  sa  victoire.  »  C'était,  à  ce  qu'il  paraît,  la  formule  ordinaire  et 
passablement  dangereuse  de  ces  sortes  de  défis.  Quelques  jours  se  pas- 
sèrent sans  que  personne  répondît  à  cette  insolente  provocation  ,  et  le 
Lokâyata  pouvait  déjà  se  flatter  d'avoir  au  moins  le  triomphe  du  silence, 
quand  le  Maître  de  la  Loi  envoya  de  l'intérieur  du  couvent  «  un  homme 
upur,  »  un  religieux,  avec  ordre  de  détacher  cet  écrit.  Puis  lui  même,  il 
le  déchira  et  le  foula  aux  pieds.  Quand  le  brahmane  apprit  à  qui  il 
avait  affaire,  il  refusa  de  se  mesurer  avec  le  Maître  de  la  Loi;  mais 
Hiouen-thsang  le  força  de  comparaître  devant  Çîlabhadra  et  les  princi- 

'  11  est  deux  fois  question  des  Lokàyatas  ou  Lokayalikas  dans  le  Lotus  de  la  bonne 
loi.  Voir  la  traduction  de  M.  E.  Burnouf,  pages  168  et  a8o,  et  la  note  page  /109. 
Les  Lokâjatas  appartenaîcnt  à  la  secte  athée  des  Tcbàrv^kas.  Le  Bouddha  criiiquail 
s^èreroent  leur  doctrine. 


562  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

paux  religieux;  et,  en  leur  présence,  il  réfuta  les  opinions  de  toutes 
les  écoles  hérétiques,  bhoûtas,  nirgranthas ,  kâpâlikas,  saYikbyîk&s, 
veiçéshikas,  etc.,  avec  une  telle  force  et  une  telle  ironie,  qfte  le  brah- 
mane atterré  resta  longtemps  sans  pouvoir  proférer  un  mot.  Enfin,  il  se 
leva  et  dit  :  «Je  suis  vaincu;  vous  êtes  libre  de  profiter  de  ma  première 
«convention.  —  Nous  autres  enfants  de  Çâkya,  lui  dit  le  Maître  de  la  Loi, 
«nous  ne  faisons  jamais  de  mal  aux  hommes.  Aujourd'hui  je  me  borne 
«  à  vous  prendre  h  mon  service,  comme  un  esclave  soumis  à  toutes  mes 
0  volohtés.  »  Le  brahmane,  transporté  de  joie  d'en  être  quitte  à  ce 
prix,  le  suivit  avec  respect,  et  il  louait  avec  enthousiasme  tout  ce  qu'il 
venait  d'entendre.  Hiouen-lhsang  le  garda  quelque  temps  auprès  de 
lui,  et  lui  rendit  la  liberté  en  ayant  même  le  soin  délicat  de  relever  A 
cette  occasion  son  orgueil ,  qui  avait  été  si  rudement  humilié. 

Cependant  tout  se  préparait  pour  la  grande  lutte  à  laquelle  devait 
présider  Çîlâditya  en  personne.  HioUen-thsang  s'y  était  disposé  pour 
sa  pari  en  combattant  point  par  point,  dans  un  ouvrage  intitulé  :  Traité 
pour  réfuter  les  mauvaises  doctrines,  celui  qu'avaient  présenté  au  roi 
les  partisans  du  Petit  Véhicule.  Le  rendez-vous  était  dans  la  capitale  de 
Çîlâditya,  Kanyâkoubdja,  la  Canoge  actuelle,  au  confluent  du  Gange  et 
du  Kalini.  Le  Maître  de  la  Loi  s'y  rendit  en  compagnie  du  roi,  qui  le 
comblait  de  prévenances.  On  était  au  dernier  mois  de  l'année.  Bientôt 
on  vit  arriver  dix-huit  rois  de  l'Inde  centrale,  tous  tributaires  de  Çîlâ- 
ditya, trois  mille  religieux  versés  dans  le  Grand  et  le  Petit  Véhicule , 
deux  mille  brahmanes  et  hérétiques,  et  environ  mille  religieux  du  cou- 
vent de  Nâlanda.  Sur  la  place  de  l'assemblée,  on  avait  construit  deux 
vastes  bâtiments  couverts  de  chaume  poiir  y  placer  la  statue  du  Boud- 
dha, et  recevoir  cette  multitude.  Le  jour  venu,  les  cérémonies  saintes 
commencèrent  avec  l'aube.  D'abord  on  promena  en  grande  pompe  une 
statue  d'or  du  Bouddha  qui  avait  été  fondue  tout  exprès  :  elle  était  por- 
tée sous  un  dais  précieux  par  un  grand  éléphant.  Çîlâditya ,  tenant  un 
chasse-mouche  blanc,  marchait  à  droite  sous  le  costume  d'Indra;  à 
gauche  marchait ,  sous  \^  costume  de  Brahma ,  un  roi  tributaire . 
Koumâra,  autre  admirateur  de  Hiouen-thsang.  Deux  éléphants  sui- 
vaient le  Bouddha,  chargés  de  corbeilles  de  fleurs  rares  qu'on  répandait 
à  chaque  pas.  Le  Maître  de  la  Loi  et  les  officiers  du  palais,  montés 
sur  de  grands  éléphants,  avaient  reçu  l'invitation  de  se  tenir  en  rang 
derrière  le  roi;  enfin,  les  rois  tributaires,  les  ministres  et  les  reli- 
gieux les  plus  célèbres  s'avançaient  des  deux  côtés  de  la  route,  chan- 
tant des  louanges;  ils  étaient  portés  par  trois  cents  éléphants.  Le  cor- 
tège n'avait  pas  moins  d'une  demi-lieue  à  faire  en  partant  de  la  tente 


SEPTEMBRE  1855.  563 

de  voyage  du  roi.  A  la  porte  de  l'enceinte ,  tout  le  monde  mit  pied  à 
terre,  et  la  statue  fut  placée  sur  un  trône  précieux  dans  le  palais  qui  lui 
était  destiné.  Çîlâdilya  lui  offrit  d'abord  ses  hommages  de  concert  avec 
Hiouen-ihsang;  et  l'on  inti'oduisit  ensuite  l'assemblée.  Elle  devait  se 
composer,  outre  les  dix-huit  rois ,  de  mille  religieux  les  plus  illustres  et 
les  plus  savants,  de  cinq  cents  Brahmanes  et  hérétiques,  enfm  des  mi- 
nistres et  grands  officiers  au  nombre  de  deux  cents.  Le  reste  de  la  foule, 
qui  ne  pouvait  entrer,  dut  se  ranger  silencieusement  hors  de  l'enceinte. 
Après  un  magnifique  repas,  servi  à  tout  le  monde  sans  distinction,  et 
après  que  les  présents  les  plus  riches  eussent  été  distribués  A  Hiouen- 
thsang  et  aux  religieux,  le  roi  pria  le  Maître  de  la  Loi  de  présider  la 
conférence,  de  faire  l'éloge  du  Grand  Véhicule,  el  d'exposer  le  sujet  de 
la  discussion. 

Hiouen-thsang  ordonna  d's^bord  à  un  religieux  du  couvent  de  Na- 
landa  d'aller  faire  connaître  ses  prolégomènes  à  la  multitude,  et  il  en 
fit  écrire  à  part  une  copie  qu'on  suspendit  à  la  porte  de  l'enceinte  afin 
4e  les  offrir  à  l'examen  de  tous  les  assistants.  Il  ajoutait  au  bas,  comme 
l'avait  fait  naguère  le  brahmane  vaincu  par  lui  :  «  Si  quelqu'un  trouve 
uici  un  seul  mot  erroné  et  se  montre  capable  de  le  réfuter,  je  lui  don- 
«  nerai  ma  tête  à  couper  pour  lui  prouver  ma  reconnaissance.  »  Quoi- 
que excités  par  ce  défi  solennel,  pas  un  seul  des  adversaires  n'osa  prendre 
ia  parole  pour  comb^^tre  les  ai^uments  du  Maître  de  la  Loi.  Le  len- 
demain et  les  jours  suivants,  on  rccommen<;a  toutes  \e&  pompes  et.  les 
cérémonies  de  la  veille.  Hiouen-thsang  maintint  et  développa  les  thèses 
posées  par  lui  :  même  silence  de  la  part  des  hérétiques.  Le  cinquième 
jour,  voyant  qu'il  avait  renversé  les  principes  du  Petit  Véhicule,  ils  en 
conçurent  une  haine  profonde;  et,  à  défaut  d'armes  plus  loyales,  ils  for- 
mèrent un  complot  contre  sa  vie.  Çilâdilya  se  chargea  de  le  défendre 
par  un  décret  sévère,  menaçant  les  perturbateurs  des  châtiments  le& 
plu^  rigoureux.  De  ce  moment,  les  partisans  de  l'erreur  s'csquivèrenf 
et  disparurent,  et  la  lutte  annoncée  avec  tant  de  bruit  ne  put  s'engagort 
Di.x-buit  jours  se  passèrent  dans  une  vaine  attente.  Persoime  n'osa  oup 
vrir  la  bouche  ni  discuter.  Le  soir  du  jour  où  l'assemblée  devait  se  dis- 
perser, le  Maître  de  la  Loi  exalta  de  nouveau  la  doctrine  du  Grand 
Véhicule,  el  loua  les  veitus  du  Bouddha  avec  tant  d'enthousiasme, 
qu'une  multitude  d'hommes  abandonnèrent  les  vues  étroites  du  Petit 
Véhicule  pour  embrasser  lc8  5ul)limes  principes  du  Grand.     '   t!  . 

Hiouen-thsang  était  victorieux;  ÇUàditya  et  les  autres  rois  vou- 
lurent le  récompenser  par  des  dons  immenses  en  or  et  en  argent.  Il  ne 
çoDseatit  à  rien  recevoir;  et,  aussi  modeste  que  désintéressé,  c'est  à 


564  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

peine  èi.  pour  se  conformera  l'antique  usage,  il  accepta  le  triomphe 
décerné  dans  ce  cas  au  vainqueur.  Monté  sur  un  éléphant  richement 
équipé,  et  escorté  par  les  dignitaires  les  plus  éminents,  il  fit  le  tour  de 
la  multitude,  et  le  roi  lui-même  le  tenant  par  son  vêtement,  cria  à 
haute  voix  :  «Le  Maître  de  la  Loi  de  Tchina  (la  Chine)  a  établi  avec 
«éclat  la  doctrine  du  Grand  Véhicule  et  il  a  renversé  toutes  les  erreurs 
«des  sectaires.  Depuis  dix-huit  jours,  il  ne  s'est  trouvé  personne  qui 
«osât  discuter  avec  lui.  Il  faut  qu'un  tel  triomphe  soit  connu  de  vous 
«tous.»  La  multitude  ravie  de  joie  lui  décerna  le  titre  de  Dieu  du 
Grand  Véhicule  (Mahâyânadéva),  et  les  partisans  du  Petit  Véhicule, 
tout  humiliés  qu'ils  pouvaient  être ,  le  nommèrent  par  respect  le  Dieu 
de  la  Délivrance  (Mokshadéva).  Çîlàditya,  en  souvenir  de  cette  victoire, 
fit  déposer  la  statue  d'or  du  Bouddha  dans  le  couvent  de  Nâlanda,  avec 
une  grande  quantité  de  vêtements  et  de. monnaies  précieuses,  et  il  en 
confia  la  garde  aux  religieux. 

Au  comble  de  la  faveur,  de  la  gloire  et  de  la  science,  Hiouen-thsang 
n'avait  plus  qu'à  quitter  l'Inde  et  à  retourner  dans  la  Chine,  chargé  de 
toutes  les  richesses  saintes  qu'il  avait  pu  réunir  dans  ses  longues  re- 
cherches. Il  prit  donc  congé  des  religieux  de  Nâlanda,  emporta  des 
livres  et  des  statues  qu'il  avait  recueillis  et  il  ferma  ses  conférences. 
Avant  son  départ,  il  dut,  sur  les  pressantes  instances  de  Çîlàditya,  l'ac- 
compagner dans  le  royaume  de  Prayâga  (Po  lo-sye-kia)  pour  assister  à 
la  grande  distribution  des  aumônes  que  ce  roi  faisait  tous  les  cinq  ans 
dans  la  vaste  plaine  située  au  confluent  du  Gange  et  de  la  Yaraounâ.  Il 
n'y  avait  pas  moins  de  cinq  cent  mille  personnes,  disent  les  biographes 
de  Hiouen-thsang,  qui  recevaient  les  libéralités  royales. 

Enfin  Çîlàditya  permit  à  Hiouen-thsang  de  reprendre  le  chemin  de 
la  Chine.  Un  des  rois  de  l'Inde  du  Nord  se  chargea  de  faire  transporter 
jusqu'à  rindus  les  livres  et  les  statues.  Après  avoir  revu  Takshaçila,  le 
pèlerin  passa  lui-même  le  fleuve,  où,  par  un  accident  fâcheux,  il  perdit 
une  cinquantaine  de  manuscrits  et  les  graines  rares  qu'il  rapportait 
pour  les  transplanter  en  Chine.  Mais  il  put  faire  recopier  dans  le  royaume 
d'Oudyâna  les  ouvrages  qu'il  avait  perdus,  et  la  sainte  collection  qui 
était  le  but  véritable  de  son  voyage  ne  fut  en  rien  amoindrie  ni  dépré- 
ciée. Hiouen-thsang  ne  repassa  point  par  le  Kachemire,  où  il  avait  jadis 
séjourné  suffisamment.  Il  prit  par  le  royaume  de  Kapiça  et  traversa  une 
seconde  fois  les  montagnes  neigeuses  (Hindou  Kouch)avec  les  mêmes 
dangers  qu'il  avait  afliontés  heureusement  quinze  ans  auparavant.  Cette 
fois  encore  il  se  tira  de  tous  les  périls  ;  mais  sa  caravane  s'était  succes- 
sivement réduite,  et  elle  ne  se  composait  plus  que  de  sept  religieux, 


SEPTEMBRE  1855.  565 

vingt  domestiques,  un  éléphant,  dix  ânes  et  quatre  chevaux.  A  la  des- 
cente des  montagnes,  il  arriva  aux  royaumes  d'Antarava  (Anderab) ,  et 
de  Khousta ,  qui  avait  fait  partie  autrefois  du  royaume  de  Toukhara.  De 
là  continuant  sa  marche  au  nord-ouest,  il^traversa  le  fleuve  Vakshou, 
rOxus;  et,  se  dirigeant  ensuite  à  l'est,  il  s'avança  presque  sans  détours 
vers  les  frontières  de  la  Chine ,  par  les  royaumes  de  Mounkan ,  Sighnak, 
ia  vallée  de  Pamir  (Po-mi-lo),  les  monts  Tsong-iing,  le  royaume  de 
Khachgar,  et  celui  de  Tchakouka.  Dans  le  Koustana  \  ie  Khotan  actuel , 
il  trouva  une  population  dont  les  mœurs  honnêtes  et  douces  contras- 
taient avec  celles  des  peuplades  voisines.  Elle  était  pleine  de  respect 
pour  la  loi  du  Bouddha,  qui,  disait-on,  avait  été,  dans  les  temps  anciens, 
apportée  de  Kachemire  par  Tarhân  Vairotchana.  Les  habitants  du 
Koustana  estimaient  Tétude  et  aimaient  la  musique;  les  caractères 
d'écriture  dont  ils  se  seiTaient  étaient  à  peu  près  ceux  de  l'Inde,  quoique 
la  langue  fût  différente;  ils  étaient  fort  industrieux,  et  les  étoffes  qu'ils 
fabriquaient  s'exportaient  au  loin.  Hioucn-thsang  résida  plusieurs 
mois  dans  ce  pays  en  attendant  une  réponse  à  la  lettre  qu'il  avait  écrite 
au  roi  de  Kao-tchang,  qui,  au  début  de  son  voyage,  avait  voulu  le  retenir 
malgré  lui  et  n'avait  cédé  qu'en  lui  arrachant  la  promesse  d'une  visite 
au  retour. 

Après  avoir  traversé  l'ancien  royaume  de  Toukhara  (Tou-ho-lo)  et 
avoir  fait  divers  détours,  il  atteignit  enfin  les  frontières  de  ia  Chine 
et  revit  son  pays. 

A  peine  arrivé  à  Cha-lcheou ,  il  se  hâta  d'adresser  une  letli'e  à  l'Em- 
pereur qui  résidait  à  Lo-yang,  craignant  de  l'avoir  irrité  en  exécutant 
son  voyage  sans  permission.  Mais  l'Empereur,  qui  s'était  fait  rendre 
compte  des  succès  de  Hiouen-thsang ,  se  montra  plein  de  bienveillance; 
et  il  fit  donner  l'ordre  au  comte  du  royaume  de  Liang,  gouverneur 
de  la  capitalede  l'Ouest, Si-'an-fou,  de  le  recevoir  avec  tous  les  honneurs 
dus  â  sa  piété  et  â  son  mérite. 

Le  voyage  du  pèlerin  était  terminé;  mais  l'œuvre  du  missionnaire  ne 
l'était  pas.  Il  lui  restait  â  faire  connaître  à  sa  patrie  les  livres  sacrés 
qu'il  rapportait  de  l'Inde,  et  cette  tâche,  quoique  en  apparence  plus 
facile,  ne  laissait  pas  que  d'être  encore  bien  pénible., Elle  avait  aussi 
ses  fatigues  et  ses  périls.  Hiouen-thsang,  dans  un  voyage  qu'il  estimait 
lui-même  à  cinq  mille  lieues,  et  qui  avait  duré  près  de  dix-sept  ans, 
avait  recueilli  les  matériaux  les  plus  abondants  et  les  plus  précieux.  Il 

'  Koustana  est  composé  de  deux  mots  sanscrits  Kou  staoa,  mamelle  de  ia  terre. 
Sur  cette  étymologie,  on  avait  bâti  une  légende  absurde  qu'on  peut  lire  dans  l'His- 
toire <U  Hiouen-thsang ,  p.  279. 

72 


566  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lui  fallait  maintenant  les  mettre  en  usage ,  et  c'est  à  ce  labeur  qu'il  de- 
vait consacrer  le  reste  de  ses  forces  et  de  sa  vie. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-fflLAIRE. 
[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


1°   LeXICON  ETYMOLOGICUM  LINGVARUM  ROMANARUM,  ITALICjE,  his- 

PANicM,  gallicjE,  par  Friederich  Diez.Bonn,  chez  A.  Marcus, 
i853,  1  voL  in-8°. 
2®  La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit 

ET    avec    les  autres   LANGUES   INDO-EUROPÉENNES ,    par    Louis 

Delatre.  Paris,  chez  Didot,  i854,  t.  I",  in-8°. 

3**  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  ou  grammaire  des  dialectes 

français  aux  xii'  et  xiii'  siècles,  suivie  d'un  glossaire  contenant 

tous  les  mots  de  l'ancienne  langue  qui  se  trouvent  dans  l'ouvrage, 

par  G.  F.  Burguy.  Berhn,  chez  F.  Schneider  et  comp.,  t.  I", 

i853,  t.  II,  i85ii  (le  troisième  et  dernier  est  sous  presse). 

4°  Guillaume  d'Orange,  chansons  de  geste  des  xi^  et  xii'  siècles, 
publiées  pour  la  première  fois  et  dédiées  à  S.  M.  Guillaume  III , 
roi  des  Pays-Bas,  par  M.  W.  J.  A.  Jonkhloet,  professeur  à  la 
Faculté  de  Groningue.  La  Haye,  chez  Martinus  NyhofF,  i864, 
2  vol.  in- 8°. 

5°  Altfranzôsiscbe  Lieder,  etc.  [chansons  en  vieux  français ,  cor- 
rigées et  expliquées,  auxquelles  des  comparaisons  avec  les  chansons 
en  provençal,  en  vieil  italien  et  en  haut  allemand  du  moyen  âge,  et 
un  glossaire  en  vieux  français  sont  joints) ,  par  Ed.  Màtzner.  Berlin , 
chez  Ferd.  Dùmmler,  i853,  i  vol.  in-8*'. 

QUATRIÈME    ARTICLE  ^  .  •'    . 

Le  travail  de  M.  Diez  sur  l'étymologie  des  langues  romanes  est  des- 

*  Voyez,  pour  le  premier  artide,  le  cahier  d'avril,  page  ao5,  pour  le  deuxième, 
celui  de  mai,  page  298  ,  et,  pour  le  troisième,  celui  d'août,  page  ^98. 


SEPTEMBRE  1855.'  567 

tiné  à  être  beaucoup  consulté,  aussi  j'en  prolonge  l'examen,  me  plai- 
sant à  discuter  avec  un  auteur  muni  de  tant  d'informations  sur  le  sujet 
qu'il  traite ,  et  si  habile  à  en  tirer  parti. 

Bachelier,  bas  latin  hmcalarim,  italien  baccalare,  provençal  bacalar, 
ancien  catalan  batxeller,  espagnol  bachiller,  portugais  bacharel,  est  un 
mot  sur  lequel  M.  Diez  n'a  rien  essayé.  Il  se  contente  d'écarter  des 
étymologies  anciennement  données  :  bas  chevalier,  que  ne  permettent  ni 
l'histoire  du  mot  ni  la  grammaire;  et  bacalas,  qui ,  avec  un  mot  celtique 
de  même  signification,   gaélique  bachall,  irlandais  bacal,  conviendrait 
très-bien  pour  la  forme,  mais  qui  ne  s'appuie,  quant  à  la  liaison  lo- 
gique des  deux  sens,  que  sur  des  présomptions  tout  à  fait  incertaines. 
Il  va  sans  dire  qu'il  n'y  a  ici  à  faire  aucun  compte  de  baccalaareas.  Ba- 
chelier a  eu,  entre  autres  acceptions,  celle  de  gradué  dans  une  faculté; 
et,  cherchant  une  étymologic  au  mot  pris  ainsi,  on  l'a  décomposé, 
contre  toutes  toutes  les  lois  de  l'analogie,  en  baccalaareas,  comme  s'il 
venait  de  bacca  laari,  baie  de  laurier.  Le  sens  primitif  du  bas  latin  bacca- 
larias  est  tout  autre  que  étudiant  doté  d'une  palme;  et,  si  on  l'avait 
connu,  on  n'aurait  songé  nia  laurier  ni  à  baie.  Le  baccalarias  était  celui 
qui  tenait  une  baccalaria,  et  baccalaria,  usité,  comme  le  fait  remar- 
quer M.  Diez ,  dès  le  ix*  siècle ,  voulait  dire  une  espèce  de  bien  rural 
que  le  bachelier  avait  à  cens.  Il  était  donc  compté  parmi  les  gens  de 
la  campagne,  quoique  d'un  rang  plus  élevé  que  ceux  qui,  tenant  un 
manse,  étaient  assujettis  aux  œuvres  seniles,  et  on  peut  le  définir  un 
vassal  d'un  ordre  inférieur.  A  côté  de  cette  signification,  il  a  encore 
celle  de  jeune  guerrier  qui  n'est  pas  encore  chevalier.  Puis  il  y  eut  des  ba- 
cheUers  d'église,  qui  étaient  des  ecclésiastiques  d'un  degré  inférieur;  il 
y  eut,  dans  les  corporations  de  métiers,  des  bacheliers  qu'on  nommait 
aussi  janiores,  et  qui  géraient  les  petites  affaires  de  la  corporation; 
enfin,  et  par  le  même  mouvement  d'idées,  naquirent  les  bacheliers  des 
facultés.  De  là  aussi,  par  une  autre  extension,  bachelier  prit  le  sens 
d'homme  jeune  non  marié  et,  en  général ,  de  célibataire,  sens  qui  est  resté 
celui  du  mot  anglais  bachelor.  Avant  d'aller  plus  loin,  remarquons  qu'il 
faut  tâcher  de  découvrir,  dans  quelqu'une  des  sources  des  langues  ro* 
mânes,  un  mot  qui  ait  eu  une  double  signification,  celle  de  vassal  et 
celle  de  guerrier.  Or  vassal  lui-même  nous  offre  cette  double  qualité; 
d'une  part  il  signifie  celui  qui  est  subordonné  féodaiement;  et,  d'autre 
part,  il  veut  dire  courageux  guerrier;  vassclage  est  constamment  usité 
pour  valeur  et  prouesse;  les  chansons  de  geste  sont  pleines  de  l'emploi 
de  ce   mot.  Déjà  on  trouve  dans  Ducangc  baccalaria  rapproché  de 
vasselerie,  fief.  Mais  une  indication  de  ce  genre  ne  suffit  pas;  il  manque 

73- 


568  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  formes  intermédiaires,  je  vais  essayer  d'en  retrouver.  Nous  avons 
un  vieux  mol,  non  encore  complètement  tombé  en  désuétude,  qui  me 
servira  à  cet  effet;  c'est  bachelette;  il  est  évidemment  congénère  de  ha- 
chelier,  et  signifie  jeune  fille,  comme  l'autre  signifie  jeune  homme.  Mais, 
à  côté  de  bachelette,  on  trouve  une  forme  différente,  à  savoir  baisse- 
lete;  par  exemple  dans  ['Oastillement  aa  Vilain,  p.  16,  parlant  des  en- 
fants qui  vont  naître  dans  le  ménage .: 

Et  se  ce  est vallet  (un  garçon), 
Si  lui  quiere  un  auget  ; 
Et  se  c'est  baisselete, 
Si  lui  quiere  minete. 

Et  dans  le  poème  de  Du  GuescUn  : 

Or  avant,  baisseletes ,  ce  lor  disoit  Bertrand , 
La  plus  pauvre  de  vous  aurez  assés  vaillant. 

Le  changement  de  t;  en  6  ne  fait  pas  une  très-grande  difficulté,  car 
on  trouve  dans  Ducange  bassallas  pour  vassallas;  mais  ce  qui  en  fait 
bien  davantage,  c'est  le  changement  des  deux  5  en  c.  Il  est  certain,  par 
la  comparaison  de  bachelette  et  baisselete,  que  les  deux  s  ont  pu  se  chan- 
ger en  ch.  Une  fois  celte  permutation  faite,  le  ch  se  change  facilement  en 
c  dur  ou  k\  aussi  Ducange  offre-t-il  la  forme  baquclarius.  Telle  est  la 
conjecture  que  je  propose;  ce  qui  me  semble  particulièrement 
l'appuyer,  c'est  le  double  sens  qu'a  bachelier,  comme  vassal  et  comme 
jeune  guerrier,  et  l'existence  d'une  forme  où  la  double  ss  est  remplacée 
par  le  ch. 

'  Bachele  ou  baissele,  d'où  le  àiminut\(  bachelette  ou  basselete,  a  été 
pour  M.  Diez  l'occasion  d'un  rapprochement  différent.  11  ne  parle  pas 
de  bachelier,  soit  qu'il  n'y  ait  pas  songé ,  soit  qu'il  fait  rejeté  ;  et  il  aura  pu 
le  rejeter,  parce  que,  bachelierou  baccalarias  venant  directement  de  bâche- 
lerie  ou  baccalaria,  sorte  de  fief,  bachele  ou  baissele,  qui  est  plus  court, 
n'en  peut  venir.  Mais  je  pense  que,  ddius  bachele ,  on  a  un  mot  plus  voi- 
sin de  l'étymologie  et  produisant  bachelerie,  comme  vassallas  produit 
d'une  part  vasseleria  et  d'autre  part  vasseletas,  d'où  vaslet,  varlet,  valet, 
qui  voulait  dire,  à  l'origine,  un  jeune  homme.  M.  Diez  cherche  un  rap- 
port entre  bachele  et  bagasse.  Je  crois  qu'en  effet  il  en  existe  un ,  mais 
non  de  la  manière  qu'il  le  conçoit.  Suivant  lui,  bachele  conduit  à  ba- 
gache,  qui  est  le  primitif,  et  pour  lequel  il  n'a  que  de  vagues  conjec- 
tures entre  le  kymri  bach,  petit,  fet  deux  mots  arabes,  l'un  signifiant 
honteux,  l'autre  signifiant  servante.  Bagasse  est  la  forme  italienne  ou 


SEPTEMBRE  1855.  569 

provençale  hagascia,  hagassa,  reprise  en  français;  la  forme  ancienne 
était  baasse ,  baiasse ,  ou  baesse  : 

Sire,  serjant,  baiasse  ou  dame  (La  Rose,  i  i,iao)  ; 
Il  n'ont  baasse  ne  sergent  {Ruleb.  1 38)  ; 
Baasse,  ib.  2  ,  16. 

H  signifie  simplement  servante ,  domestique ,  sans  aucune  acception  dé- 
favorable. C'est  ce  sens  de  subordonné,  de  serviteur,  se  retrouvant  dans 
bachelier,  dans  vassal ,  qui  me  semble  mettre  sur  la  voie  et  indique  un 
radical  commun.  Je  suppose  donc  que  baasse  ou  bagassa  est  une  contrac- 
tion pour  bacalasse  ou  bacalassa,  qui  a  donné  bagassa  ou,  en  vieux  fran- 
çais, baasse. 

En  définitive,  je  pense  qu'il  y  a  deux  séries  de  mots:  ceux-ci  com- 
menç-ant  par  b  et  ceux-là  par  v,  et  ayant  les  uns  et  les  autres  la  double  si- 
gnification de  serviteur  et  déjeune,  et  se  rapportant  à  un  primitif  i;a55a/- 
las,  vassas,  qui  est  d'origine  celtique.  On  objectera  que  le  changement 
de  V  en  6  n'est  pas  très-commun.  Mais,  d'une  part,  les  mots  tirés  du  cel- 
tique forment  une  catégorie  trop  petite,  et  nous  connaissons  trop  mal 
les  forages  anciennes  de  cette  langue,  pour  que  nous  puissions  beaucoup 
raisonner  sur  les  permutations  de  lettres;  et,  d'autre  part,  le  b  pour  le 
V  se  trouve  dans  berger  àe  vervicarias,  quand  bien  même,  ce  qui  est  dou- 
teux, berbex  serait  dans  Pétrone  au  lieu  de  vervex,  car  cela  montrait 
déjà  une  tendance  à  substituer  le  6  au  v;  il  se  trouve  dans  le  provençal 
berrolh  à  côté  de  verrolh.  Bien  entendu ,  pour  cette  difficulté  de  changer 
le  V  latin  en  b,  il  s'agit  du  français  et  du  provençal. 

Au  mot  italien  aria,  M.  Diez  place  notre  mot  débonnaire,  que  Ménage 
tirait  fautivement  de  la  préposition  de  et  de  l'italien  bonario,  qui  existe 
réellement,  mais  qui  n'a  rien  à  faire  ici.  Car,  quand,  à  côté  de  débonnaire, 
on  trouve,  dans  les  vieux  textes,  de  mal  aire,  de  put  aire,  il  faut  bien  re- 
connaître un  radical  commun  qui  constitue  la  finale  de  tous  ces  adjec- 
tifs. Air  en  français,  aire  en  provençal,  aria  en  italien,  signifient  à  la 
fois  le  gaz  qui  constitue  l'atûiosphère  et  manière.  De  là ,  d'après  M.  Diez , 
ii  est  possible  que  ce  soient  deux  mots  qui  sont  confondus  en  un  et  qui 
n'ont  rien  de  commun  ;  et  il  se  demande  s'il  ne  faudrait  pas  rattacher 
air  avec  l'acception  de  manière  à  l'allemand  art,  qui  a  le  même  sens. 
Aire,  dans  l'ancien  français,  signifie  demeure,  famille;  témoin  ce  vers 
cité  dans  Ducange  : 

:    ,       Nés  fu  de  Mazovie'el  norri  de  vostre  aire. 

r/M/    !tr.    , 

D'oà'ies  adjectifs  débonnaire,  deputaire,  etc.  Il  en  est  de  même  du  pro- 


570  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vençal  aire.  Aire,  avec  l'acception  de  famille,  genre,  manière,  vient, 
suivant  moi,  de  area  qui,  signifiant  espace  de  terrain,  a  signifié,  par 
suite,  demeure  et  famille,  ou,  à  cause  du  genre  (quoiqu'on  pût  facile- 
ment admettre  un  changement  de  genre,  et  un  aream  au  lieu  d'area),  il 
vient  du  bas  latin  arum,  territoire.  Maintenant,  quel  est  le  rapport 
entre  air  et  aire?  Air,  comme  le  spiritas  des  Latins,  qui  signifie  courage 
(et  c'est  une  remarque  de  M.  Diez),  a  pu  prendre  le  sens  de  tenue  hau- 
taine, décidée,  et  de  là  venir  à  celui  de  manière;  mais  il  y  a  tout  lieu 
de  soupçonner  une  fusion  entre  air  et  aire,  fusion  qui  a  facilement 
introduit  sous  la  rubrique  air  le  sens  manière ,  et  qui  a  fait  perdre  à  aire 
son  e  et  l'a  assimilé  à  air. 

Suivant  M.  Diez,  grimoire  rappelle  un  mot  germanique  grima,  qui 
signifie  masque,  spectre,  et  qui  est  réellement  le  radical  de  grimace.  On 
manque  de  tout  texte  intermédiaire  qui  témoigne  d'une  liaison  entre 
grima  et  grimoire.  Aussi,  je  me  range  du  côté  de  M.  Génin,  qui,  dans 
son  édition  du  Patelin,  regarde  grimoire  comme  une  forme  de  grammaire. 
Guillemette,  en  parlant  d'un  homme  habile,  dit  : 

Aussi  a  il  leu  de  gramaire, 

Et  aprins  à  clerc  longue  pièce.  V.  18.  *" 

Les  variantes  portent  grimaire  et  grimoire,  et  M.  Génin  ajoute  .  liGri- 
«  moire  n'est  autre  chose  en  effet  que  grammaire  défigurée.  Dans  Bau- 
«douin  de  Sebourg,  poème  du  xiv*  siècle,  l'archevêque  de  Reims,  en- 
ce  voyé  par  lé  roi  pour  traiter  de  la  paix  avec  le  redoutable  Baudouin, 
«  s'informe  où  il  pourra  le  trouver.  Baudouin  paraît  tout  à  coup  devant 
«lui  :  'i  jo  ii  ,  . 

Et  H  bastart  s'escrîe  :  «  Vez  me  chi ,  biaus  amis. 

t  Lut  avés  de  gramare;  je  sui  ii  anemis  (xx,  p.  a4a)- 

'. .  II. 

«Il  fait  allusion  à  ces  histoires,  si  répandues  au  moyen-âge,  de  curieux 
«qui,  lisant  imprudemment  dans  le  grimoire  d'un  sorcier,  avaient  fait 
«  apparaître  le  malin  esprit.  Vous  avez  lu  dans  la  grammaire ,  dit  Bau- 
«douin  en  plaisantant,  vous  avez  évoqué  le  diable  :  me  voilà!»  Si  on 
trouvait  quelque  difficulté  à  cause  de  la  mutation  d'aire  en  oire,  on 
n'aurait  qu'à  se  rappeler  le  mot  armoire,  qui,  dans  les  anciens  textes, 
est  aumaire,  de  armariam.  ,>î'i 

Notre  mot  foateau,  hêtre,  est  tiré  par  M.  Diez  àef astis,  bâton.  Ge 
sont  là  des  inadvertances  que  je  ne  relèverais  pas  si  le  livre  de  M.  Diez 
nei  devait  pas  avoir  une  grande  autorité  parmi  ceux  qui  s'occupent  des 
langues  romanes;  le  lecteur  n'y  doit  voir  qu'un  erratum,  qu6  M.  Diez  a 


SEPTEMBRE  1855.  571 

oublié  de  relever  et  que  je  note  ici.  Ménage  a  donné  la  vraie  étymologie , 
c'est  fagas  qui  a  fourni  l'ancien  mot  fou  ou  faa,  d'où  un  diminutif,  sans 
idée  de  diminution, /oafeau,  comme  sureau,  de  l'ancien  français  sea, 
mot  directement  venu  du  latin  salix. 

«On  pourrait  songer,  dit  M.  Diez  dans  l'article  Chenille,  à  catenula 
u{cat€nicula),  à  cause  du  corps  composé  d'anneaux  isolés,  si  cette  inten- 
«  tion  n'était  pas  trop  anatomique.  Aussi,  faut-il  préférer  canicula,  vu  que 
«  plusieurs  têtes  de  chenilles  ont  <le  la  ressemblance  avec  des  têtes  de 
«  chien.  »  Sur  quoi  il  fait  remarquer  que,  dans  le  Milanais,  on  appelle  le 
ver  à  soie  can  ou  cagnon,  et,  dans  des  patois  lombards,  la  chenille, 
gatta,  gattola,  ce  qui  doit  signifier  chatte.  Cela  n'est  pas  douteux;  et, 
aujourd'hui  encore,  en  Normandie,  la  chenille  se  dit  chattepeloase , 
c'est-à-dire  une  chatte  velue;  et  chattepeloase  est  devenu  l'étrange  nom 
de  la  chenille  en  anglais,  Caterpillar. 

Buste,  italien,  husto,  provençal,  hast,  est,  dit  M.  Diez,  un  mot  d'o- 
rigine douteuse.  On  trouve  dans  Ducange  husta,  avec  le  sens  de  tronc 
d'arbre,  et  le  tronc  d'arbre  peut  très-bien  se  comparer  au  tronc  du 
corps.  Bustum,  du  latin,  n'offre  pas  de  prise,  et  de  bûcher,  monument 
funéraire,  à  tronc  du  corps,  il  y  a  trop  loin  pour  que  l'on  passe  de 
l'un  à  l'autre  sans  chaînon  mitoyen.  M.  Diez  écarte  sans  discussion 
l'allemand  brast,  anglais  breast,  et  il  se  demande,  après  Ferrari,  si  l'ita- 
lien basto  (et,  avec  lui,  les  vocables  des  autres  langues  romanes]  ne  serait 
pas  le  même  que  fasto  (par  uq  changement  de  Vf  en  6);  fusto,  qui 
\ient  de  fustis  ,hhlon ,  est  notre  moi  fût,  et,  à  côté  de  ce  sens  primitif, 
il  a  celui  de  buste,  de  taille;  mais  ceci  est  trop  peu  appuyé  pour  qu'on 
insiste  beaucoup;  et,  quant  à  moi,  malgré  la  condamnation  de  M.  Diez, 
je  reviens  à  l'opinion  de  Ménage,  qui  avait  indiqué  l'allemand  brast. 
Ce  qui  me  décide,  c'est  que,  dans  le  provençal,  il  y  a  non-seulement  la 
forme  bust,  mais  encore  les  formes  brac,  brusc,  brat,  oii  l'r  figure;  on 
est  difficilement  autorisé,  dans  l'explication  d'un  mot  obscur,  à  suppo- 
ser l'introduction  d'un  r,  quand  le  radical  n'en  a  point;  au  lieu  que  la 
suppression  de  cette  lettre  se  conçoit,  particulièrement  dans  un  mot 
déjà  chaîné  de  consonnes.il  y  a,  dans  l'ancien  français,  le  mot  bu,  qui 
a  exactement  la  même  signification.  Il  se  rencontre  continuellement 
dans  les  chansons  de  geste;  et  les  chevaliers  ne  font  autre  chose,  sur 
le  champ  de  bataille  où  ils  déploient  leur  valeur,  que,  à  leurs  ennemis 

....  Le  chief  del  bu  tolir. 

Bu,  qui  fait  au  sujet  li  baz,  ne  peut  être  le  même  que  l'italien  ou  le 
provençal  qui,  au  radical,  ont  une  s  et  un  <;  autrement,  il  ferait  au 


572  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

régime  busi,  comme  oz,  armée,  fait  au  régime  ost.  Je  le  rapproche  du 
mot  du  pays  de  Come,  bagh,  tronc  du  corps,  cité  par  M.  Diez  à  l'ar- 
ticle Buco,  et  je  le  tii^e,  avec  lui,  du  germanique  :  ancien  haut  allemand, 
bûh,  allemand  moderne,  hauch,  ventre.  Celte  circonstance  me  paraît 
expliquer  les  triples  formes  hu,  bust  et  brut;  il  s'est  fait,  ce  qui  arrive, 
confusion  entre  deux  racines  ayant  des  sens  avoisinants,  bûh  et  brast. 

Nous  écrivons  présentement powîs  par  un  d;  c'est,  comme  le  remarque 
M.  Diez,  une  fausse  orthographe  fondée  sur  une  fausse  étymologie. 
Nos  aïeux  écrivaient  pois ,  provençal,  pes,  pens,  italien,  peso.  C'est  qu'en 
effet,  ainsi  qu'on  le  voit  du  premier  coup  d'oeil  par  ces  rapproche- 
ments, il  vient  non  de  pondus,  mais  de  pensum.  On  remarquera  ici, 
à  côté  du  substantif  poitfc ,  le  verbe  peser,  l'adjectif /^e^anf.  Dans  l'an- 
cienne langue  parlée  sur  les  bords  de  la  Seine  et  dans  ce  qu'on  appe- 
lait rile'de  France,  on  disait  pois,  poiser,  poisant;  dans  l'ancien  normand, 
on  disait  peis,  peser,  pesant.  Ces  immixtions,  qui  rompent  l'analogie, 
sont  curieuses  à  observer. 

M.  Diez  a  la.coutmne,  très-louable  sans  doute,  de  faire  d'abord  tous 
ses  efforts  pour  trouver  à  un  mot  roman  une  racine  latine;  puis,  ce 
n'est  qu'après  des  tentatives  infructueuses  qu'il  se  met  en  quête  dans 
l'allemand  ou  dans  le  celtique.  Il  me  semble  que,  parfois,  cette  tendance 
l'emporte  trop  loin,  et  qu'il  néglige,  pour  la  suivre,  des  dérivations 
plus  vraisemblables  que  la  dérivation  latine.  Pour  lui,  frayeur,  effroi, 
effrayer,  provençal  ,/mor,  esfrayar,  esfreidar,  viennent  àefrigidus.  Il  n'est 
pas  douteux  que  la  forme  des  mots  comporte  une  telle  étymologie. 
Pourtant ,  il  y  a ,  dans  le  provençal  et  dans  le  français,  toute  une  série  de 
mots  qui  ont  gardé  le  sens  du  latin  et  qui  diffèrent  de  ceux-ci.  Mais, 
surtout,  ce  qui  m'empêche  d'adopter  l'opinion  de  M.  Diez,  c'est  la  signi- 
fication ,  pour  laquelle  il  faut  franchir  la  distance  considérable  qui  est 
entre  froid  et  frayeur.  Au  lieu  que  les  langues  germaniques  offrent  un 
radical  pleinement  satisfaisant  pour  le  sens ,  et  satisfaisant  aussi  pour  la 
forme;  c'est  l'anglais  to  fright  et  tofray;  l'allemand /arc/i/m.  On  a  com- 
posé, avec  ce  radical,  frayeur,  ef-froi,  ef -frayer,  comme,  avec  le  radical 
allemand  magan,  pouvoir,  on  a  tiré  émoi,  ancien  français  esmai,  esmaier. 
M.  Diez  a  ici  très-bien  résisté  à  la  tentation  de  suivre  Ménage  et  de  s'en 
prendre  avec  lui  au  verbe  movere.  Je  pense  qae  frigidus  n'est  pas  plus 
autorisé  Tpour  frayeur. 

Guivre  est  un  ancien  mot  français  qui  signifiait  serpent,  et  qui  est 
resté  un  terme  de  blason.  Il  vient  incontestablement  de  vipera;  mais, 
suivant  M.  Diez,  il  en  vient  non  pas  directement,  mais  par  l'intermé- 
diaire d'un  mot  de  l'ancien  haut  allemand  wipera.  De  même  guêpe  a 


SEPTEMBRE  1855.  573 

pour  origine  vespa,  mais  par  l'intermédiaire  de  l'allemand.  En  un  mot  le 
gu  français  suppose  un  w  allemand,  et  ne  répond  pas  au  v  latin.  Cette 
interposition  de  l'allemand  entre  le  français  et  le  latin  dans  des  mots 
qui  proviennent  si  manifestement  de  celui-ci  est-elle  nécessaire?  Pour 
soutenir  cette  thèse  à  l'égard  des  autres  mots  où  le  v  latin  est,  en 
français,  changé  en  un  ^,  on  peut  dire  que  (jué  vient  non  pas  du  latin 
vadum,  mais  de  l'allemand  waien;  c'est  aussi  ce  que  fait  M.  Diez.  Quant 
à  vulpccula,  qui  a  donné  goupille  ou,  par  transposition  de  genre,  goupil, 
et  dans  lequel  aucun  mot  allemand  ne  s'interpose,  on  peut  arguer  que 
la  syllabe  vu,  à  l'oreille  romane,  a  représenté  un  w  germanique. 
Mais  il  faut  absolument  renoncer  à  celte  hypothèse  et  reconnaître  que 
le  V  latin  a  pu  se  changer  en  g  dans  le  français ,  le  provençal  et  l'italien. 
Tel  est  ^amc,  italien  ^ua/na,  qui  vient  de  va^ma,  etjfui  qui  vient  de  viscum. 
II  n'y  a  donc  aucune  raison  pour  ne  pas  rattacher  directement  à  l'inter- 
jection latine  vœ  l'interjection  française  gwai,  italien  et  espagnol  guai, 
sans  passer  par  l'ancien  haut  allemand  we.  Il  me  paraît  certain ,  par  ces 
faits,  que  l'oreille  romane  a  été  entraînée  à  une  certaine  confusion 
entre  le  v  latin  et  le  w  germanique. 

Vericle,  substantif  féminin,  est  un  terme  de  joaillier  et  signifie  une 
pierre  fausse  contrefaite  avec  du  verre  ou  du  cristal.  M.  Diez  le  tire  de 
vi^ricu/um ,  verre ,  avec  un  changement  de  genre.  Mais  le  changement  de 
genre  est  moderne,  car  ce  mot,  qui  appartient  à  l'ancien  français,  y  est 
masculin.  Ducange  en  rapporte  des  exemples  qui  sont  du  xv*  siècle  :  une 
croix  d'argent  doré  et  un  bericle  ou  pié  pour  mettre  reliques  ;  et  :  demanda 
icellui  (juelle  pierre  c' estait,  et  le  suppliant  dist  que  cestoit  cristail  ou  bericle. 
Ceci  est  un  cas  de  plus  où  l'on  voit  le  v  latin  se  transformer  en  b  dans 
le  vieux  français. 

Suivant  M.  Diez,  se  vautrer  est  l'équivalent  de  l'italien  voUolare,  qui 
a  la  même  signification,  et  il  vient,  comme  lui,  de  volvere.  Le  mot  est 
très-ancien  dans  le  français;  on  le  trouve  dans  un  poëme  du  xn*  siècle. 
Raoul  de  Cambrai  :  Le  dextrier 

Trois  fois  se  viutre,  sorirs  pi(^s  se  dressa. 
Si  fort  henni  que  la  terre  scnna.  (V.  i33.) 

Nulle  part  on  ne  ie  trouve  écrit  sans  r;  puis  la  forme  viutre  semble 
moins  désigner  un  radical  en  a,  qu'un  radical  en  e.  Or  ce  radical  me 
parait  être  l'ancien  français  vicutre,  italien  veltro,  chien;  et,  dans  cette 
opinion,  se  vautrer  voudrait  dire  se  rouler  comme  un  chien. 

Bélier  est  tiré  par  Ménage  de  vellarius,  de  vellus,  toison ,  comme  étant 
l'animal  à  toison  par  excellence.  Le  changement  du  v  en  6  n'est  pas 

73 


574  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

un  obstacle  absolu;  mais,  à  cette  étymologie,  il  manque  des  mots  où,  de 
fait,  vellus  ait  été  employé,  et  qui  la  soutiennent.  Puis,  à  côté  de  bélier, 
nous  trouvons  helin,  qui  est  le  nom  du  mouton  dans  le  roman  du  Re- 
nart.  Ducange  a  un  texte  du  xv*  siècle  où  belin  est  employé  comme  ad- 
jectif :  pluseurs  heiifs,  hestes  belines  et  porcines;  et  l'article  où  il  cite  cet 
exemple,  est  balens ,  mot  expliqué  dans  un  vieux  lexique  par  brebis. 
Rien  de  tout  cela  ne  peut  s'accorder  avec  vellarius.  Aussi,  j'avais  pensé 
avec  d'autres  que  bélier  et  belin  venaient  de  bêler.  Mais  M.  Diez  a  singu- 
lièrement ébranlé  ma  confiance  en  cette  dérivation.  Il  rappelle  le  mot 
belière,  qui  signifie  l'anneau  placé  au  dedans  d'une  cloche,  pour  tenir 
le  battant  suspendu,  et  qui  est  en  bas  latin  belleria.  Belleria  conduit  à 
bella,  qu'on  trouve,  en  elfet,  dans  un  glossaire,  avec  le  sens  de  cloche 
et  qui  est  l'anglais  bell.  On  le  voit,  bélier  tient,  pour  la  forme,  de  bien 
près  à  belière.  A  la  vérité,  on  pourrait  objecter  que  ce  sont  deux  mots, 
qui,  bien  que  distincts,  sont  venus  se  confondre;  c'est  ainsi  que  cousin 
parent  et  cousin  insecte,  quoique  identiques  en  apparence,  n'ont  pour- 
tant rien  de  commun;  fun  vient  de  consobrinus ,  et  l'autre  de  calicinus. 
De  même  louer,  donner  des  louanges,  et  Umer,  donner  à  ferme,  sont 
tout  à  fait  étrangers  l'un  à  l'autre,  celui-là  représentant  laudareet  celui-ci 
locare.  Mais  ici,  dans  notre  cas,  le  sens  intervient  d'une  manière  frap- 
pante. On  a  fhabitude  d'attacher  des  clochettes  au  cou  de  certains  ani- 
maux; en  hollandais,  il  y  a  bel-hamel,  le  mouton  à  la  sonnette,  en  an- 
glais bell-wetker,  le  bélier  à  la  sonnette.  Vu  ces  rapprochements,  je  suis 
tout  disposé  à  suivre  l'opinion  de  M.  Diez. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  poêle,  dais  et  drap  qu'on  étend  sur  la 
tête  des  mariés.  M.  Diez  rejette  palliam,  qui  est  l'étymologie  ordinaire , 
et  indique,  pour  le  premier  sens,  petaluni,  qui,  dans  le  bas  latin  ,  signi- 
fiait une  feuille  d'or  que  l'on  étendait  sur  la  tête  du  pape;  et,  pour  le 
second  sens,  il  n'indique  rien.  Je  crois,  comme  Ménage,  que  c'est, 
dans  les  deux  cas,  le  même  mot  dérivé  de  palliam.  Sans  doute,  palliam 
a  donné  paile,  et  c'est  la  forme  que  l'on  trouve  dans  les  anciens  textes; 
mais  il  ne  faut  pas  se  laisser  tromper  par  l'orthographe  moderne;  poêle 
n'est  pas  autre  chose  que  poile,  et  poile,  à  son  tour,  est  seulement  une 
autre  prononciation  de  paile,  comme  Je  vois  pour  je  vais,  je  fois  pour  Je 
fais,  raier  et  roier,  où  l'a  se  trouve  également  dans  le  radical  latin,  et 
émoi,  anciennement  esmai,  où  l'a  se  trouve  dans  le  radical  germa- 
nique. 

C'est  une  remarque  du  même  genrti  que  me  suggère  le  mot  pieu. 
M.  Diez,  se  demandant  s'il  vient  d'espiea,  observe  qu'une  telle  aphérèse 
est  fort  rare,  et  qu'il  ne  faut  y  recourir  que  là  où  la  langue  se  refuse  à 


SEPTEMBRE  1855.  575 

une  ëtymologie  directe.  Puis,  supposant  qu'il  y  a  un  ancien  mot  fran- 
çais pieil,  il  le  rattache  à  une  forme  non  laline^  piculus,  et  à  piquet,  pic. 
Je  ne  sais  s'il  y  a  une  forme  pieil;  mais  j'ai  rencontré  très-souvent  peu, 
pan,  pou,  qui  veut  dire  bâton,  brin.  Par  exemple,  à  pex  agus  (Roncis- 
vals,  p.  i56),  et  :  alloient  les  paux  jusque  à  la  rivière  (Juvénal  des  Ur- 
, sins,  ch,  VI,  1619)-  Peu  ou  pou  vient  du  latin  pa/u5.  Quant  à  pieu,  ce 
n'est  qu'une  forme  de  la  prononciation,  forme  qu'on  trouve  même 
dans  des  textes  anciens  : 

Cesl  corlil  fii  moult  très  bien  clos 
De  piez  de  chesne  agus  et  gros. 

{Renartj  laSg.) 

Baron  est  un  des  plus  anciens  mots  dans  les  langues  romanes.  On  le 
trouve  déjà  dans  la  Loi  des  Allemands  et  dans  celle  des  Ripuaires.  Bien 
entendu,  il  n'a  pas  le  sens  qu'on  lui  donne  aujourd'hui.  Il  signifie 
homme,  mari,  et,  par  extension,  guerrier  courageux,  et  fmalement, 
un  noble  qui  porte  les  armes;  d'où  vient  la  signification  actuelle.  Il 
fait,  dans  l'ancien  français,  au  sujet  ber,  au  régime  baron;  dans  le  pro- 
vençal ,  au  sujet  bar,  au  régime  baro.  Mais  quelle  en  est  l'origine?  La 
latinité  oifre  baro,  qui  signifie  un  homme  stupide,  et  le  scoliaste  de  Pei'se 
dit  que  baro  est  un  mot  gaulois  cl  a  le  sens  de  goujat,  serviteur  de 
soldats.  Quoiqu'il  y  ait  loin  entre  le  sens  du  mot  latin  et  celui  du  mot 
roman,  cependant  M.  Diez  incline  à  les  réunir.  H  y  a,  dans  l'ancien  haut 
allemand,  un  verbe  bcran,  porter,  en  anglais,  to  bear,  qui  pourrait  avoir 
fourni  le  substantif  6ero ,  porteur,  ce  qui  conviendrait  au  sens  indique  par 
le  scoliaste.  De  l'acception  porteur,  portefaix,  on  serait  allé  à  celle  de 
garçon  vigoureux  et  fmalement  à  celle  d'homme.  Mais  tout  cela,  comme 
il  en  convient  lui-même,  est  une  hypothèse,  et,  j'ajouterai,  une  hypo- 
tlièse  peu  satisfaisante.  D'abord  la  dérivation  ne  l'est  pas;  l'a  est  dans 
les  mots  romans,  car  le  ber  du  vieux  français  n'est  qu'une  atténuation 
de  l'a,  qui  reparaît  au  régime,  et  le  verbe  allemand  d'où  on  voudrait 
le  tirer  a  un  e;  dans  l'incertitude  générale  qui  plane  sur  ce  mot,  cela 
fait  une  vraie  difficulté.  Puis  la  signification  n'a  rien  non  plus  qui  se 
prête  commodément  5  la  déduction.  Il  y  a  bien  loin  de  celle  de  goujat 
à  celle  de  vir,  de  maritus,  de  virfortis.  Si  l'on  remarquait  que  vassal , 
varlet,  valet,  présentent  quelque  chose  d'analogue,  on  répondrait  que 
les  racines  celtiques  d'où  ces  mots  proviennent  contiennent  à  la  fois 
les  sens  de  «ervitci>r  et  de  vaillant.  Il  faut  ajouter  que  rien  n'est  plus 
incertain  que  la  latinité  de  ce  mot  baro.  L'orthographe  n'en  est  pas 
sûre;  et  M.  liildebrand,  dans  le  Glossaire  latin  du  ix*  siècle,  qu'il  a 

73. 


576  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

publié,  attaque  fortement  la  forme  haro  avec  le  sens  de  stupide,  et  pense 
qu'il  faut  lire  varo,  ce  qui  iiiinerait  i'élymologie  allemande  de  beraa, 
porter.  ^i^   .    j  ,      v    :<;  "i!-î,r  i^a^ 

M.  Diez  rejette  absolument  le  gaélique  bar,  héros,  et  il  le  rejette 
comme  ne  s'accordant  pas  avec  les  règles  de  la  flexion  des  langues  fran- 
çaise et  provençale,  attendu  que  les  mots  de  ce  genre,  drac,  dragon,  fel,  . 
félon,  lerre,  larron,  etc.,  dérivent  seulement  d'un  thème,  latin  ou  alle- 
mand, qui  permettait  ce  déplacement  de  l'accent,  c'est-à-dire  d'un 
thème  qui  s'allongeait  au  cas  dérivé  :  or  les  langues  celtiques  n'ont  rien 
de  pareil.  Mais  pourquoi  un  mot  celtique  n'aurait-il  pas  été  assimilé? 
d'autant  qu'une  forme  baras,  bari,  paraît  avoir  été  usitée,  puisqu'on 
trouve  dans  la  Loi  des  Allemands  :  baruni  vel  feminam  ;  et  baras  n'aurait 
pu  donner  baron  que  par  assimilation  et  métaplasme.  Le  fait  est  que 
ces  assimilations  se  rencontrent.  Le  nom  propre  Petrus  a  un  régime 
qui  est  Perron.  J'avoue  même  que  j'irais  plus  loin ,  entraîné  par  la  force 
de  la  signification,  et  que  je  suis  disposé  à  regarder  ber,  baron,  comme 
l'équivalent  du  celtique  fcar,  homme,  ou  du  gothique  vair,  ancien 
saxon  wer,  anglo-saxon  ver,  veor,  qui  ont  la  môme  signification.  Ces 
mots,  tant  le  celtique  que  l'allemand  ,  se  répondent  pour  le  sens  et  aussi 
pour  la  forme,  émanant  d'un  radical  commun  qu'on  trouve  aussi  dans 
le  sanscrit  rira,  héros.  La  signification  me  paraît  f  emporter  sur  la  dif- 
ficulté que  fait  le  b  dans  le  français  et  dans  le  provençal.  Remarquez 
qu'on  trouve  varones,  il  est  vrai,  dans  des  textes  qui  proviennent  des 
environs  des  Pyrénées,  eifarones  dans  un  très-vieil  auteur. 

Nous  venons  de  voir  bcr  ou  bawn,  passer  de  l'acception  générale  de 
vir,  de  maritus,  à  celle  de  vaillant  guerrier  et  de  noble  personne  ;  garçon 
n'ofli'e  pas  de  moindres  variations  en  français.  D'abord  il  avait  simple- 
ment le  sens  de  jeune  homme,  de  semteur;  et,  dans  un  texte  du 
m*  siècle,  nous  trouvons  :  Ligarz  cailli  les  sajctes.  Rois,  8a.  Mais,  dès 
ce  temps-là,  il  se  prenait  aussi  en  mauvaise  part,  comme  dans  ce  vers 
de  Quesnes  de  Bélhune  : 

Fols  est  el  garz  qui  à  dame  se  fie. 
[Romancero,  p.  86.) 

A  côté,  le  mot  garce  signifiait  simplement  une  jeune  fille.  Mais  voyez, 
la  fortune  des  mots,  garçon  est  redevenu  un  mot  honnête ,  et  garce  n'est 
plus  qu'une  injure  grossière.  Ces  exemples  montrent,  en  même  temps, 
qu'il  y  a ,  en  français  et  en  provençal ,  un  sujet  qui  est  gars,  et  un  régime 
qui  est  garçon.  Les  autres  langues  romanes  ont  aussi  ce  mot  :  italien, 
garzone :  espagnol,  garzon ;   bas-latin,  garcio.  M.   Diez  en  donne  une 


SEPTEMBRE  1855.  577 

ëtymologie  toute  nouvelle.  Il  remarque  qu'il  y  a  en  italien  une  s(^rie 
de  mots  qui,  pour  la  forme,  s'en  rapprochent  extrêmement.  Ce  sont  : 
lombard,  garzo,  cœur  de  chou;  italien,  garzaob,mèmc  signification; 
milanais,  (jarzoéa,  bouton  de  la  vigne;  lombard,  garzon,  laiteron , 
sorte  de  plante.  Tous  ces  mots,  il  les  rattache,  avec  Muratori,  au 
latin  cardaas,  remarquant  que,  dans  l'italien,  il  y  a  à  la  fois  cardatorc 
el  garzatore,  cardeur;  de  sorte  que  le  c  latin  a  pu  très-bien  se  changer 
en  g.  Ceci  est  certain,  M.  Diez  l'a  étabU;  carduus  est  l'origine  de  cetic 
série  de  mots.  Mais,  cette  première  difBculté  levée,  il  en  reste  encore 
une  grande,  c'est  de  montrer  comment  de  ces  idées  on  a  passé  à  celle 
de  garçon.  Suivant  M.  Diez,  voici  la  transition  :  on  compare  sans  peint' 
un  enfant,  un  jeune  homme,  à  quelque  chose  qui  n'est  pas  développé. 
à  un  bouton,  h  un  trognon;  c'est  ainsi  que  les  Grecs  se  sont  servis  de 
KÔpos  dans  la  double  acception  de  branche  et  de  garçon.  Cette  étymo- 
logie  de  M.  Diez,  qui  est  très-bonne  quant  à  la  forme,  et  possible 
quant  au  sens,  gagne  encore  en  vraisemblance  par  la  présence  simul- 
tanée, en  italien,  de  garzone,  garron,  et  du  milanais  garzon,  laiteron. 
Gnrs,  garçon,  italien  garzone,  supposeraient  une  forme  non  latine 
cardeo.  Cependant,  tant  qu'on  nuura  pas  trouvé  quelque  anneau  de 
plus ,  il  me  restera  des  doutes  ;  si  bien  que  je  ne  puis  écarter  complè- 
tement les  formes  provençales  fjuarz,  gaarzon,  que  M.  Diez  considère 
romme  de  simples  erreurs  d'orthographe,  el  qui,  en  effet,  ne  s'accom- 
moderaient pas  bien  avec  carduus.  Le  bas  hrclon. gwcrc' h ,  jci\nc  fille,  ne 
me  semble  pas  encore  devoir  être  complètement  mis  de  côté;  îe  sens  le 
protège  ;  quant  à  la  forme,  le  gw  bas  breton  n'est  pas  une  diflicullé  in- 
surmontable ;  car,  quand  même,  Husant  comme  M.  Diez,  on  ne  tien- 
drait aucun  compte  des  formes  provençales  en  gaa,  il  n'est  pas  incom- 
patible avec  ga.  On  n'est  pas  autorisé  à  traiter  le  celtique  comme 
l'allemand,  pour  qui  le  gu  indique  un  doublé  w.  Et,  de  fait,  on  trouve 
que  le  gwas  celtique  a  donné  105505,  vassal,  givcrn  a  donné  verne,  et 
gwalen  a  donné  gaule. 

C'est  dans  le  même  esprit  que  M.  Diez  a  traité  le  mot  trouver,  pro- 
vençal trohar,  italien  trovare.  La  langue  latine  no  paraissant  offrir  aucune 
ressource,  on  s'est  adressé  à  la  langue  germanique,  el  on  a  indiqué 
Irejfen,  rencontrer,  atteindre,  qui,  dans  l'ancien  haut  allemand,  a  un 
participe  trofan.  M.  Diez  objecte  qu'on  n'a  pas  d'exemple  d'un  verbe 
roman  formé  d'un  participe  allemand,  et  qu'il  n'est  pas  permis  d'en- 
freindre une  règle  pour  lever  une  diflicullé;  cl,  comme  il  est  habile  à 
manier  le  latin  et  à  en  extraire  les  mots  et  les  significations  romanes,  il 
s'est  mis  à  l'œuvre.  D'abord  la  forme  était  à  déterminer  :  or  turbare  se 


578  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

prête  très-bien,  par  une  transposition  qui  n'est  pas  rare,  de  iV,  à  donner 
trovare  et  trouver.  Mais  le  sens?  Comme,  pour  trouver,  il  faut  chercher, 
remuer,  turbare  a  pu  conduire,  par  cette  transition,  au  verbe  roman. 
Cela  serait  possible,  mais  resterait  toujours  hypothétique,  si  les  lectures 
étendues  de  M.  Diez  ne  lui  avaient  fourni  des  rapprochements  qui  pa- 
raissent décisifs.  La  forme  trovare  se  rencontre,  dans  les  langues  ro- 
manes, avec  le  sens  de  troubler,  et  indique,  de  cette  façon,  la  liaison 
entre  le  verbe  roman  et  le  verbe  latin.  Ce  sont  :  l'ancien  portugais, 
trovar,  turbare  ;  le  napolitain,  siravare,  disturbare,  et  conirovare,  contur- 
bare.  i:- :..';n  j-v  .u     ;/'0  ,■..''■     ')  ,  ^i^: 

Dans  cet  article,  j'ai  réuni  quelques  mots  d'origine  foft  douteuse 
afin  que  le  lecteur  pût  juger  du  genre  de  difficultés  que  présente  l'éty- 
mologie  des  langues  romanes.  Voilà  des  langues  qui,  historiquement, 
proviennent  du  latin,  de  l'allemand,  du  celtique  ;  et  pourtant,  à  chaque 
instant,  les  doutes  surgissent;  on  ne  sait  à  quelle  langue  s'adresser  ;  les 
formes  et  les  significations  entrent  en  conflit.  Des  intuitions  et  des  sub- 
tilités singulières  ont  souvent  dirigé  les  populations  romanes,  comme 
sans  doute,  toutes  les  autres.  Pour  les  démêler,  il  faut  aussi  subtilité  et 
intuition  ,  appuyées  d'une  lecture  étendue  et  d'innombrables  rapproche- 
ments. Et  ici  je  quitte  M.  Diez,  pour  considérer  l'étymologie  des  langues 
romanes  à  un  autre  point  de  vue  avec  un  autre  auteur. 

É.  LITTRÉ. 

(  Là  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L'Académie  française  a  tenu,  le  jeudi  3o  août,  sa  séance  publique  annuelle,  sou» 
la  présidence  de  M.  le  duc  de  Noaillcs,  directeur.  !   li 


SEPTEMBRE  1855.  579 

La  séance  s'esl  ouverte  par  la  lecture  du  rapport  de  M.  Villemain,  secrétaire 
perpétuel,  sur  les  concours. 

PRIX    DÉCKRMÉS. 

Prix  ^éloquence.  —  L'Académie  avait  remis  au  concours,  pour  sujet  d'un  prix 
d'éloquence  à  décerner  en  i855,  un  Discours  sur  la  vie  et  les  écrits  du  duc  de  Saint- 
Simon. 

Le  prix  a  été  partagé  cotre  M.  Eugène  Poitou,  juge  à  Angers,  et  M.  AmédOe 
Lefèvre-Pontalis ,  licencié  es  lettres ,  avocat  i  la  Cour  de  Paris. 

PrixMontyon,  destinés  aux  actes  de  vertu.  —  L'Académie  française  a  décerné  : 
'   Deux  prix  de  2,000  francs  chacun  :  à  Jean  Triplon,  inOrmier-maior  à  l'hôpital 
militaire  de  Marseille  ;  A  Geneviève-Eulalie  Guillebaud ,  à  La  Rochelle. 

Deux  prix  de  i,5oo  francs  chacun  :  à  Marie- Anne-Joséphine  Germain,  à  Mar- 
seille; à  Jean -Pierre-Thomas  Lagrcnez,  à  Royaulcourt  (Pas-de-Calais). 

Une  médaille  de  1,000  francs,  h  Marie  Rotb,  à  Strasbourg. 

Seize  médaille  de  5oo  francs,  aux  personnes  ci-après  nommées,  savoir  :  à  (Co- 
lombe Ajour,  à  Avignon;  aiix  époux  Aldebert ,  à  Manrejols  (Lozère);  à  Amélie- 
Virginie  Frislel,  à  Paramé  (Ille-et-Vilaine);  i  Perrine  Gauvoin,  à  Fougères  (Ille- 
et-Vilaine);  à  Rose  Laurent,  à  Marseille;  à  Rose  Mongis,  k  Gaillac  (Tarn);  à 
François-Paul  Baluteau,  à  Angoulème;  à  Louise-Clara  Bailli,  à  Brest;  à  Marie- 
Louise-Thérèse  Cottin,  à  Paris;  à  Antoinette  Dessaux,  à  Montauban  ;  k  Victoire 
Marie,  k  Orbec  (Calvados);  à  Catherine  Schnelle,  à  Nancy;  à  Elisabeth  Gaudin, 
à  Voison  (Isère)  ;  à  Pierre  Gautier,  k  Claix  (Isère);  à  Antoinc-Gilborl-François  Ser- 
siron,  à  Espinasse  (Puy-de-Dôme);  à  Jeanne  Affre,  à  Saint  Pons  (Hérault). 

Prix  destinés  aux  ouvrages  les  plus  utiles  aux  mœurs.  —  L'Académie  française  a 
décerné  trois  prix  de  2,000  francs  chacun  :  jt  M.  le  comte  Louis  de  Carné,  auteur 
d'un  ouvrage  intitulé  :  Etudes  sur  l'histoire  du  gouvernement  représentatif  en  France, 
etc.;  à  M.  l'abbé  Hue,  ancien  missionnaire  apostoUque  en  Chine,  auteur  d'un  ou- 
vrage intitulé  :  l'Empire  chinois;  à  M.  A.  Brizeux ,  auteur  d'un  recueil  de  poésies- 
intitulé  :  Histoires  poétiques. 

Trois  médailles  de  a, 000  franc»  chacune  :  à  M.  le  comle  Frani  de  Champagny, 
auteur  d'un  ouvrage  intitulé  :  La  Cliarité  chrétienne  dans  les  premiers  siècles  de  l'É- 
glise; à  M.  Léon  Halévy,  auteur  d'un  recueil  de  fables  intitulé  '.  Fables  nouvelles; 
à  M.  J.  A.  Courgeon,  professeur  agrégé  d'histoire,  pour  la  première  et  la  deuxième 
période  de  ses  Récits  de  l'histoire  de  France. 

Prix  extraordinaires ,  provenant  des  libéralités  de  M.  de  ^fontyon.  —  L'Académie 
avait  proposé  pour  sujet  d'un  prix  de  3,ooo  francs,  à  décerner  en  i855,  la  ques- 
tion suivante  : 

«Faire  l'histoire  de  notre  poésie  narrative  au  moyen  âge,  en  «'arrêtant  particu 
•  lièrement  aux  grands  romans  de  chevalerie  en  vers  ;  en  rechercher  les  origines , 
«l'invention  première  et  les  développements  successifs;  en  faire  connaître  les  ca- 
■  ractères  littéraires  par  des  analyses,  des  citations  traduites,  des  comparaisons 
«empruntées  à  d'autres  époques,  et  déterminer  comment  cette  poésie  se  rapproche 
«  de  quelques  unes  des  conditions  de  l'épopée.  « 

Le  prix  n'a  pas  été  décerné;  mais,  ayant  pris  en  considération  la  remise  anté- 
rieure du  concours  déjà  une  fois  prorogé,  les  savants  efforts  de  l'auteur  du  seul 
mémoire  présenté,  ce  que,  dans  h  détail  d'une  œuvre  très- considérable,  il  a  mon- 
tré de  persévérance,   de  sagacité,  l'Académie  a  décidé  que  l'ouvrage  obtiendrait, 


580  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sur  la  fondation  précitée,  une  médaille  réraunératoire  de  i,5oo  francs,  formant  la 
moitié  du  prix  non  décerné.  L'auteur  du  mémoire  est  M.  Cliabaille,  membre  delà 
Société  des  Antiquaires  de  France. 

L'Académie  avait  proposé  pour  sujet  d'un  prix  de  3,ooo  francs,  à  décerner  en 
i855,  la  question  suivante  : 

«Elude  critique  el  oratoire  sur  le  génie  de  Tite-Live;  faire  connaître,  par  quel- 
«ques  traits  essentiels  de  la  société  romaine  au  siècle  d'Auguste,  dans  quelles  con- 
«ditions  de  lumières  et  de  liberté  écrivit  Tite-Live,  et  rechercher  ce  qu'on  peut 
«  savoir  des  circonstances  de  sa  vie.  Résumer  les  présomptions  d'erreur  et  de  vérité 
«qu'on  peut  attacher  à  ses  récits,  d'après  les  sources  qu'il  a  consultées  et  d'après 
«sa  méthode  de  composition  historique,  et,  sous  ce  rapport,  apprécier  surîoul  les 
«jugements  qu'ont  portés  de  son  ouvrage  Machiavel,  Montesquieu,  de  Beaufort  et 
«  Niebuhr.  Faire  ressortir  par  des  analyses,  des  exemples  bien  choisis  et  des  frag- 
«ments  étendus  de  traductions,  les  principaux  mérites  et  le  grand  caraelèrc  de  sa 
«  narration,  ses  vues  morales  et  politiques ,  et  son  génie  d'expression ,  en  marquant 
«  ainsi  quel  rang  il  occupe  entre  les  grands  modèles  de  l'anliquilé,  et  «|uelle  élude 
«  féconde  il  peut  encore  offrir  à  l'art  historique  de  notre  siècle.  • 

Le  prix  a  été  décerné  à  M.  H.  Taine. 

Une  mention  honorable  a  été  accordée  à  l'ouvrage  inscrit  sous  le  n*  a.'l  .    il;-    ' 

Prix  extraordinaire  d'histoire  de  France,  fondé  par  M.  le  baron  Gobert.  —  Le  pre- 
mier prix  demeure  décerné  à  M.  Augustin  Thierry,  auteur  de  l'ouvrage  intitulé  : 
Considérations  sur  l'histoire  de  France,  et  Récits  des  temps  mérovingiens. 

Le  second  prix  demeure  décerné  à  M.  Henri  Martin ,  pour  la  section  spéciale  de 
son  ouvrage  contenue  dans  les  tomes  XIII,  XIV,  XV  et  XVI,  et  renfermant  l'His- 
toire de  France  sous  Louis  XIV. 

Prix  fondé  par  M.  Lambert. —  Par  décision  de  l'Académie,  la  récompense  hono- 
rifique fondée  par  feu  M.  Lambert,  pour  être  annuellement  attribuée,  soit  à  un 
homme  de  lettres  connu  par  d'honorables  travaux,  soit  à  sa  veuve,  a  été  décernée 
celte  année  à  madame  veuve  Delricu. 

PRIX  rnoposÉs. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé  pour  sujet  du  prix  d'éloquence  à  décerner 
en  i856  :  l'Eloge  de  Vauvenargues. 

Le  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,000  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  à  ce  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  1"  mars  i856. 

L'Académie  avait  proposé  pour  sujet  d'un  prix  de  poésie  à  décerner  en  i855  : 
Les  restes  de  saint  Augustin  rapportés  à  Hippone;  le  prix  n'ayant  pas  été  décerné,  le 
même  sujet  est  remis  au  concours  pour  l'année  i856,  et  l'Académie  rappelle  que 
la  limite  de  trois  cents  vers  ne  doit  pas  être  dépassée  par  les  concurrents. 

Le  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  a.oco  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  à  ce  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  i5  mars  i856. 

Prix  Monlyon  pour  l'année  1856.  —  Dans  la  séance  publique  annuelle  de  i856, 
l'Académie  française  décernera  les  prix  et  les  médailles  provenant  des  libéralités 
de  feu  M.  de  Monlyon,  et  destinés  par  le  fondateur  à  récompenser  les  acies  de 
vertu  et  les  ouvrages  les  plus  utiles  aux  mœurs  qui  auront  paru  dans  le  cours  des 
deux  années  précédentes. 

Prix  de  vertu.  —  Les  pièces  relatives  à  ce  concours  doivent  êlre  parvenues  au 
secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1"  janvier  de  chaque  année. 

Prix  de  l'ouvrage  le  plus  utile  aux  mœurs.  —  Ce  prix  peut  êlre  accordé  à  tout  ou- 


\ 


SEPTEMBRE  1855.  581 

vrage  publié  par  un  Français  dans  le  cours  des  deux  années  précédentes ,  et  recom- 
mandable  par  un  caractère  d'élévation  morale  et  d'utilité  publique. 

Deux  exemplaires  de  chaque  ouvrage  présenté  pour  le  concours  devront  être 
adressés,  avant  le  i"  janvier  i856,  au  secrétariat  de  l'Institut. 

Prix  extraordinaire ,  provenant  des  libéralités  de  M.  de  Montyon.  —  L'Académie 
rappelle  qu'elle  avait  proposé,  pour  sujet  d'un  prix  à  décerner  en  i855,  la  question 
suivante  : 

t  Décrire  le  travail  des  lettres  et  le  progrès  des  esprits  en  France  dans  la  pre- 
«mière  partie  du  xvii*  siècle,  avant  la  tragédie  du  Cid  et  le  Discours  de  Descaries 
'  sur  la  Mélhode.  Rechercher  ce  que,  dans  l'érudition,  la  controverse,  l'éloquence, 
«  celte  époque  intermédiaire  conservait  de  l'esprit  et  des  passions  du  xvi*  siècle,  et 
«  ce  que,  dans  le  mouvement  des  idées  et  de  la  langue,  elle  annonçait  de  nouveau , 
«  et  produisit  de  mémorable ,  antérieurement  à  l'influence  de  deux  génies  créateurs, 
t  Caractériser  par  des  jugements  étendus,  et  d'après  des  études  précises  sur  la  vie 

•  et  les  écrits ,  ceux  des  hommes  célèbres  dans  les  lettres  en  gér\cral ,  dans  l'Église , 

•  dans  la  magistrature,  la  politique,  qui,  poursuivant  ou  achevant  leur  carrière  ài 
«  celle  époque,  soit  par  de  beaux  essais  d'art,  soit  par  des  œuvres  savantes,  soit  par 

•  des  monuments  de  la  vie  active,  lettres,  mémoires  historiques,  négociations,  dis- 

•  cours,  ont  contribué  dès  lors  à  l'avancement  de  la  pensée  et  de  la  langue.  ■ 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  jugé  suffisamment  digne  du  prix,  la  question  est 
remise  au  concours  pour  l'année  i856.  Le  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur 
de  3,000  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  à  ce  concours  he  seront  reçus  que  jusqu'au  i"  avril  i856. 

L'Académie  rappelle  qu'elle  avait  proposé,  pour  sujet  a  un  prix  k  décerner  en 
i854,  la  question  suivante  :  «Élude  liistonquc  et  Htléraire  sur  les  écrits  de  Frois- 
«sart.  L«  considérer  comme  le  créateur  principal,  en  vers  et  en  prose,  d'une 
«  époque  nouvelle  dans  la  vieille  langue  française.  Rechercher  les  caractères  de  cette 

•  époque  et  l'influence  qu'elle  a  eue  sur  les  âges  suivants  de  la  langue.  Apprécier 

•  la  grande  chronique  de  Froissart  sous  la  rap|)ort  de  la  vérité  historique,  de  la 

•  peinture  des  mœurs  et  du  génie  de  narration;  en  faire  ressortir  les  divers  mérites 

•  par  un  examen  attentif  de  la  composition  et  du  style,  et  par  quelques  rapproche- 

•  ments,  soit  avec  les  chroniques  italiennes  et  espagnoles  du  même  siècle,  soit 
«  même  avec  certaines  formes  des  antiques  récits  d'Hérodote.  • 

Aucun  mémoire  n'ayant  été  jugé  suflîsamment  digne  du  prix,  la  question  a  été 
remise  au  concours  pour  l'année  i856. 
,,  Ce  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3, 000  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  à  ce  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  i"  mars  i856. 

Prix  fondés  par  feu  M.  le  baron  Goberl.  —  A  partir  du  i"  janvier  1 856,  l'Acadé- 
mie s'occupera  de  l'examen  annuel  relatif  aux  prix  fondés  par  feu  M.  le  baron  Go- 
bert,  pour  le  morceau  le  plus  éloquent  d'histoire  do  France,  et  pour  celai  dont  le  mérité 
en  approchera  le  plus.  L'Académie  comprendra  dans  cet  examen  les  ouvrages  nou- 
veaux sur  l'histoire  de  France  qui  auront  paru  depuis  le  i"  janvier  i855.  Les  ou- 
vrages précédemment  couronnés  conserveront  les  prix  annuels ,  d'après  la  volonté 
expresse  du  testateur,  jusqu'à  déclaration  de  meilleurs  ouvrages. 

Prix  fondé  par  feu  M.  le  comte  de  Maillé-Latour- Landry.  —  Le  prix  institué  par 
feu  M.  le  comte  de  Maillé-Lntour-Landry,  en  faveur  d'un  écrivain  ou  d'un  artiste , 
sera,  daus  le»  conditions  de  la  fondation,  décerné  en  i856,  par  l'Académie,  n  l'é- 
crivain dont  le  talent,  déjà  remarquable,  méritera  d'être  encouragé  à  suivre  la  car- 
rière de»  lettres. 

7i 


582  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Prix  fondé  par  feu  M.  Lambert.  —  L'Académie  a  décidé  que  le  revenu  annuel  de 
cette  fondation  serait,  dans  les  limites  de  la  pensée  du  teslateur,  convenablement 
aflecté,  chaque  année,  à  tout  homme  de  lettres,  ou  veuve  d'hommes  de  lettres, 
auxquels  il  serait  juste  de  donner  une  marque  d'intérêt  public. 

Prix  fondé  par  feu,  M.  Bordin. — La  fondation  annuelle  instituée  par  feu  M.  Bor- 
din,  et  dont  l'emploi,  sous  la  forme  d'un  prix  unique,  aura  lieu  pour  la  première 
fois  en  i856,  sera  spécialement  consacrée  à  encourager  la  haute  littérature  :  soit 
que  l'Académie  dispose  de  ce  prix  en  faveur  d'un  ouvrage  publié  dans  les  deux 
années  ou  dans  l'année  précédente,  et  remarquable,  quels  qu'en  soient  l'objet  ou 
la  forme,  par  l'étendue  des  connaissances  littéraires  et  le  talent  d'écrire;  soit  que, 
dans  d'autres  cas  préalablement  annoncés,  l'Académie  ait  jugé  convenable  de  pro- 
poser le  sujet  même  du  prix  par  la  mise  au  concours  d'une  question  d'histoire  ou 
de  critique  littéraire  empruntée,  soit  à  l'antiquité,  soit  aux  temps  modernes. 

Pour  la  première  application  du  prix  en  i856,  l'Académie  statuera  exclusive- 
ment par  l'examen  comparatif  des  ouvrages  imprimés  dans  les  deux  années  précé- 
dentes, qui  lui  paraîtraient  rentrer  dans  les  conditions  indiquées  ci-dessus,  et  dont 
l'envoi,  à  trois  exemplaires  au  moins,  lui  aurait  été  adressé  par  les  auteurs. 

Après  la  proclamation  et  l'annonce  des  prix,  M.  Viennet,  membre  de  l'Académie, 
a  donné  lecture  de  divers  fragments  des  deux  discours  sur  la  vie  et  les  écrits  du  duc 
de  Saint-Simon,  qui  ont  partagé  le  prix  d'éloquence.  La  séance  a  été  terminée  par 
un  discours  de  M.  le  duc  de  Noailles,  président,  sur  les  prix  de  vertu. 


LIVRES    NOUVEAUX. 

FRANCE. 

Orderici  Vitàlis  anglîgenœ,  cœiiobii  Vticensis  monachi,  historiœ  ecclesiaslicae  liber 
tredecimus  ;  ex  veteris  codicis  Uticensis  collatione  emendavit  et  suas  animadversiones 
adjecit  Augustus  Le  Prévost.  Tomu»  quintus.  Paris,  imprimerie  de  Lahure,  librai- 
rie de  Renouard,  i855,  in-8'  Je  cvi-532  pages. —  Ce  volume  termine  l'importante 
publication  de  l'histoire  ecclésiastique  d'Orderic  Vital,  entreprise  en  i838  par 
M.  Le  Prévost,  pour  la  Société  de  l'histoire  de  France.  Au  moment  d'achever  cette 
longue  tâche,  M.  Le  Prévost,  forcé  par  sa  sanlé  d'interrompre  les  études  qui 
avaient  occupé  toute  sa  vie,  a  conQé  à  un  de  ses  amis  et  compatriotes,  M.  Delisle, 
le  soin  de  faire  paraître  le  tome  cinquième  et  dernier,  contenant  le  treizième  livre 
de  l'histoire  ecclésiastique  d'Orderic  Vi'.al.  On  trouve  en  tête  de  ce  volume  une  vie 
de  l'auteur,  par  M.  L.  ^Delisle.  Après  avoir  dépeint  l'activité  littéraire  qui  régna 
dans  l'abbaye  de  Saint-Evroul,  au  xi*  et  au  xii*  siècle,  M.  Delisle  fait  connaître  la 
vie,  le  caractère,  les  goûts  et  les  habitudes  d'Orderic  Vital,  le  degré  d'instruction 
qu'il  avait  acquis,  le  plan  de  son  histoire  ecclésiastique,  l'époque  à  laquelle  l'ou- 
vrage a  été  rédigé,  les  différentes  manières  dont  il  a  été  divisé.  Il  recherche  ce  que 
devait  contenir  la  partie  dont  la  perle  se  fait  regretter  dans  le  septième  livre.  Il  ex- 
pose les  raisons  qui  asstirent  à  Orderic  une  place  si  distinguée  parmi  les  écrivains 
du  moyen  âge ,  et  il  constate  l'oubli  dans  lequel  son  livre  est  longtemps  resté. 


SEPTEMBRE  1855.  '583 

M.  Delisle  essaye  enfin  de  déterminer  le  système  chronologique  que  l'auteur  a  suivi 
el  de  découvrir  les  ouvrages  antérieurs  qu'il  a  mis  à  contribution.  Cet  excellent  tra- 
vail de  critique  el  d'histoire  littéraire  est  terminé  par  un  catalogue  des  manuscrits, 
des  traductions  et  des  éditions  de  l'ouvrage.  Le  texte  est  suivi  d'une  table  chrono- 
logique et  d'une  table  générale. 

Histoire  des  règnes  de  Charles  VII  et  de  Louis  XI,  par  Thomas  Basin ,  évoque  de 
Lisieux,  jusqu'ici  attribuée  à  Amelgard,  rendue  à  son  véritable  auteur  et  publiée 
pour  la  première  fois  avec  les  autres  ouvrages  historiques  du  même  écrivain ,  pour 
la  Société  de  l'histoire  de  France,  par  J.  Quicheral.  Tome  1".  Paris,  imprimerie  cie 
Lahure,  librairie  de  Renouard,  i855,  in-8*  de  clxiv-336  pages.  —  Ce  volume  se 
compose  :  i'  d'une  vie  de  Thomas  Basin,  déjà  publiée  par  M.  Quicherai  dans  la 
Bibliothèque  de  l'Ecole  des  chartes ,  mais  corrigée  et  augmentée  ici;  a°  d'une  notice 
sur  l'histoire  des  règnes  de  Charles  VU  et  de  Louis  XI ,  dans  laquelle  l'éditeur  expose 
les  preuves  établi!>sant  que  cet  ouvrage  a  été  composé  par  Thomas  Basin,  donne  la 
descripiion  des  trois  manuscrits  de  cette  histoire  que  possède  la  Bibliothèque  impé- 
riale, et  indique  les  fragments  qui  en  ont  été  publiés  à  diverses  époques;  3*  des 
sommaires  analytiques  de  l'histoire  du  règne  de  Charles  VU;  /|*  le  texte  latin  de 
cet  ouvrage,  avec  des  annotations  en  français  qui  ont  pour  objet  de  dissiper  les 
obscurités  du  texte,  de  relever  les  inexactitudes  de  l'auteur,  de  suppléer  les  dates 
omises.  Outre  l'histoire  des  règnes  de  Charles  Vil  et  de  Louis XI,  on  trouvera  dans 
cetie  édition  l'apologie  de  Thomas  Basin,  qui  est  le  récit  des  persécutions  qu'il 
éprouva  de  la  part  de  Louis  XI,  le  Brevihquium,  qui  est  l'abrégé  de  sa  vie,  des 
eitraits  pris  dans  ses  autres  ouvrages  et  qui  ont  paru  oITrir  quelque  intérêt  histo- 
rique; enfin  ce  qui  a  pu  être  recueilli  de  documents  sur  sa  personne  et  ses  affaires. 

Mémoires  de  Mathieu  Mole,  procureur  général,  premier  président  au  Parlement  de 
Paris  et  garde  des  sceaux  de  France ,  publics  pour  la  Société  de  l'hislcire  de  France, 
sous  les  auspices  de  M.  le  comte  Mole. . .,  par  Aimé Champollion  Figeac.  Tome  II. 
Paris,  imprimerie  de  Lahure,  librairie  do  Benouard,  i855,  in-8*  de  blxk  pages.  — 
Ces  Mémoire»,  dont  nous  avons  parlé  dans  notre  cahier  d'avril  dernier  (p.  167), 
en  annonçant  le  premier  volume,  se  continuent  dans  le  tome  second  depuis  l'année 
1 629  jusqu'en  1 6/^  1 .  Un  volume  reste  à  paraître.  Nous  reviendrons  sur  cette  publi- 
cation lorsqu'elle  sera  terminée. 

Biographie  universelle,  ancienne  et  moderne.. .  Nouvelle  édition,  publiée  sous  la 
direction  de  M.  Michaud;  revue,  corrigée  et  considérablement  augmentée  d'ar- 
ticles omis  ou  nouveaux;  ouvrage  rédigé  par  une  société  de  gens  de  lettres  et  de 
savants.  Tome  XII.  Imprimerie  d'Arbien,  à  Potssy,  librairie  de  M"**  Desplaces,  à 
Paris,  i835,  in-8*  à  deux  colonnes,  de  6)6  pages.  —  Ce  volume  de  la  nouvelle 
édition  de  la  biographie  Michaud,  comprend  les  lettres  Dop.-Ern.  L'ouvrage  entier 
formera  quarante  à  qunranle-deux  volumes. 

Le  livre  des  miracles  de  Notre-Dame  de  Chartres,  écrit  en  vers,  au  xtii*  siècle,  par 
Jehan  Le  Marchant,  publié  pour  la  première  fois  d'après  le  manuscrit  de  la  Biblio- 
thèque de  Chartres...,  par  M.  G.  Duplcssis.  Chartres,  imprimerie  deGarnier; 
Paris, librairies  de  Potier  el  d'Aubry,  i85d,  in-8"  de  4i6  pages  avec  planches.— 
Cet  ouvrage,  dont  le  manuscrit  est  d^  la  fin  du  xiii*  ou  du  commencement  du 
XIV*  siècle,  se  compose  de  6,/ioo  vers  environ.  L'éditeur  a  joint  au  texte  un  glos- 
saire succinct  destiné  à  faciliter  l'intelligence  des  mots  anciens.  Le  volume  est  ter- 
miné par  un  mémoire  sur  l'époque  à  laquelle  la  cathédrale  de  Chartres  a  été  cons- 
truite, et  par  diverses  notes  archéologiques. 

La  cassette  de  Saint-Louis ,  roi  de  France,  donnée  par  Philippe  le  Bel  à  l'abbaye  dm 


584  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Lis;  reproduction  en  or  et  en  couleur,  grandeur  de  l'original,  par  les  procédés 
chromolilhographiques,  accompagnée  d'une  notice  historique  el  archéologique..., 
par  Edmond  Ganneron.  Paris,  imprimerie  de  Claye,  i855,  infoho  de  ni-66  pages 
avec  planches.  —  Cette  publication,  exécutée  avec  un  grand  luxe  typographique, 
contient  une  notice  où  sont  exposées  les  preuves  de  l'authenticité  du  cofFre  désigné 
sous  le  nom  de  cassette  de  saint  Louis.  On  y  trouve  aussi  une  description  de  ce 
précieux  objet  d'art ,  des  notes  relatives  aux  personnages  représentés  sur  la  cassette 
et  quelques  détails  historiques  sur  l'abbaye  du  Lis. 

Bibliothèque  impériale,  département  des  imprimés.  Catalogue  de  l'Histoire  de  France, 
tome  deuxième ,  pubhé  par  ordre  de  l'Empereur.  Imprimerie  d'Hyacinlhe-Firmin 
Didot,  au  Mesnil  (Eure).  Paris,  librairie  de  Firmin  Didot  frères,  i855,  in-A°  de 
780  pages.  —  Ce  deuxième  volume  du  Catalogue  de  l'Histoire  Je  France,  dont  la 
publication  a  suivi  de  près  celle  du  tome  premier  (voyez  notre  cahier  d'avril  der- 
nier, page  262),  comprend  les  ouvrages  relatifs  aux  règnes  de  Louis  XIV,  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI.  On  y  trouve  20272  mentions,  c'est-à-dire  un  quart  en 
sus  des  mentions  (au  nombre  de  i6o36)  contenues  dans  le  premier  volume.  Le 
lome  troisième,  qui  contiendra  V Histoire  politique  de  la  France  jusqu'en  i855,  est 
sous  presse.  Le  Catalogue  de  la  médecine  est  en  composition. 

Histoire  de  l'administration  monarchique  en  France,  depuis  l'avènement  de  Phi- 
lippe-Auguste jusqu'à  la  mort  de  Louis  XIV,  par  A.  Chéruel,  docteur  es  lettres, 
maître  de  conférences  à  l'école  normale,  etc.  Coulommiors,  imprimerie  de  Mous- 
sin;  Paris,  librairie  de  Dezobry,  Magdeleine  et  C",  i855;  a  vohunes  in  8°  de 
Lxxi-Sg  et5i2  pages.  — L'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  avait  mis  au 
concours,  pour  l'année  18^7,  la  question  suivante:  «  Faire  connaître  la  formation 
•  de  l'administration  monarchique  depuis  Philippe-Auguste  jusqu'à  Louis  XIV  in- 
«  clusivement,  marquer  ses  progrès,  montrer  ce  qu  elle  a  emprunté  au  régime  féodal, 
«  comment  elle  l'a  remplacé.  »  L'ouvrage  que  publie  aujourd'hui  M.  Chéruel  fut  pré- 
senté à  ce  concours  el  obtint  une  médaille,  et  le  rapporteur  de  l'Académie  exprima 
le  désir  que  ce  travail  fût  imprimé.  En  répondant  à  cet  appel ,  M.  Chéruel  rend 
un  véritable  service  à  la  science  historique.  Dans  cet  excellent  livre,  l'auteur  fait 
ressortir,  avec  un  intérêt  et  des  développements  nouveaux,  le  mérite  et  les  carac- 
tères divers  de  tous  les  rois  adminislraleurs  :  Philippe-Auguste,  saint  Louis,  Phi- 
lippe le  Bel,  Charles  V,  Charles  VII,  Louis  XI,  François  I",  Henri  IV,  Louis  XIV, 
et  ceux  de  leurs  ministres,  entre  lesquels  Jacques  Cœur,  L'Hôpital ,  Sully,  l\ichelieu, 
Colbert,  se  placent  au  premier  rang.  Il  signale  aussi  la  part  de  la  nation  dans  les 
progrès  administratifs,  il  nous  la  montre  faisant  entendre  dans  les  assemblées 
d'états  généraux  d'utiles  conseils  dont  les  rois  ont  presque  toujours  profité  pour 
faire  disparaître  les  abus  et  exécuter  les  améliorations  réclamées.  Dans  cette  his- 
toire, l'exposé  des  faits  est  constamment  appuyé  sur  des  documents  puisés  aux 
meilleures  sources,  principalementdans  le  Recueil  des  ordonnances  des  rois  de  France. 
Le*  archives  et  les  bibliothèques  ont  également  fourni  à  M.  Chéruel  des  pièces 
inédites.  La  Correspondance  de  Colbert  et  le  Journal  de  (intendant  Foucault  lui  ont 
procuré  beaucoup  de  renseignements  pour  le  règne  de  Louis  XIV,  qui  occupe  le 
second  volume  tout  entier. 

Antiquités  générales  de  l'Ain,  par  M.  A.  M.  Alexandre  Sirand,  juge  au  tribunal 
de  Bourg.  Bourg,  imprimerie  de  Milliet-Bottier,  i855,  in-S"  de  332  pages,  avec 
une  carte.  —  Ces  souvenir»  historiques  de  l'ancienne  Bresse,  du  Bugey,  du 
Valromey  et  du  pays  du  Gex,  contiennent  un  aperçu  sommaire  des  objets  d'anti- 
quité découverts  dans  chacun  des  arrondissements  du  département  de  l'Ain ,  et 


■  i   SEPTEMBRE  1855.    '  585 

deux  dissertations,  l'une  sur  Vémigration  des  Helvètes  el  leur  défait*  par  César, 
l'autre  sur  le  prétendu  passage  d'Annibal  et  ses  castramétalioiis  de  l'Ain. 

Mémoires  de  la  société  des  antiquaires  de  Picardie.  —  Documents  inédits  concernant 
la  province,  tome  IV.  —  Recherches  historiques  et  critiques  sur  les  anciens  comtes  de 
Beaumont-sur-Oise,  du  xi'  nu  xiii'  siècle,  avec  une  carte  du  comié,  par  M.  Douel- 
d'Arcq,  ancien  élève  de  l'Ecole  des  chartes,  etc.  Amiens,  imprimerie  de  Duval  et 
Hermanl,  Paris,  librairie  de  Dérache,  in-S"  de  38o  pages.  —  Ce  travail,  rédigé 
avec  un  grand  soin  et  accompagné  de  nombreuses  pièces  justificatives,  supplée  uti- 
lement au  silence  des  auteurs  de  ÏAri  de  vérifier  les  dates  sur  Tliistoire  des  comtes 
de  Beaumont-sur-Oise. 

Itinéraire  archéologique  de  Paris,  par  M.  de  Guilhermy.  Paris,  imprimerie  de 
Bonaventure  et  Ducessois,  librairie  dcBance,  i855,in-ia  de  Sga  pages,  avec  gra- 
vures el  plan. —  Un  caractère  d'exactitude  et  de  |érieuse  érudition  arcliéologique  dis- 
tingue cet  itinéraire  de  tous  les  livres  du  même  genre  qui  ont  été  publiés  en  si 
grand  nombre  sur  les  monuments  de  Paris.  Remontant  aux  plus  anciennes  tradi- 
tions de  l'hictoire  parisienne,  l'auteur  énumcre  d'abord,  en  quelques  pages,  les 
débrb  dont  l'origine  se  rattache  à  la  domination  romaine,  et  les  fragments  dont  les 
bouleversements  du  sol  amènent  chaque  jour  la  découverte.  Puis  viennent  en  leur 
ordre  les  monuments  de  la  civilisation  chrétienne,  répartis  en  deux  divisions  prin-. 
cipales,  les  monuments  religieux  et  (es  monuments  civils.  Dans  la  première  catégo- 
rie, les  églises  qui  subsistent  tiennent  naturellement  la  plus  grande  place.  M.  de 
Guilhermy  indique  ensuite  .sommairement  les  églises  collégiales  ou  paroissiales,  les 
abbayes  et  communautés  les  plus  considérables,  les  commanderies,  les  chapelles, 
qui  ont  cessé  d'exister  ou  dont  les  constructions  cont  livrées  à  des  usages  étrangers 
au  culte.  Les  monuments  civils  sont  subdivisés  en  deux  sections,  les  édifices  d'inté- 
rêt public  et  les  édifices  d'intérêt  privé.  Les  résidences  royales,  le  Palais  de  juaticc, 
rtlôtel  de  ville,  les  établissements  de  fancienne  Université,  les  musées,  les  hôpi- 
taux sont  placés  dans  la  première  subdivbion.  Uo'chapitre  est  consacré  ensuite  à 
la  description  des  hôtels  des  grandes  familles  el  des  habitations  les  plus  reraai^ 
quabics  de  la  bourgeoisie,  et  le  volume  se  termine  par  des  recherches  sur  les  en> 
ceintes  successives  delà  ville,  sur  sa  bastilles,  ses  portes,  ses  constructions  mili- 
taires. Nous  ne  connaissons  aucun  livre  qui  fasse  mieux  revivre  aux  yeux  du 
lecteur  l'originale  el  piquante  physionomie  de  Paris  d'autrefois,  donl  les  traits  vont 
s'effaçant  chaque  jour  davantage. 

Journal  de  la  comtesse  de  Sunzay  {Marguerite  de  La  Motte-Fouqué) ,  par  M.  le 
comte  Hector  de  la  Ferrière-Pcrcy.  Impriuierie  de  Hardel,  à  Cacn ,  librairie  de 
Dumoulin,  à  Paris,  i855,  brochure  in-8*  de  5a  pages. —  Le  document  que  publie 
M.  de  la  Perrière  appartient,  pour  la  presque  totalité,  ti  la  seconde  moitié  dn 
xvi*  siècle.  Ce  n'est  point  un  journal  historique  où  l'on  puisse  trouver  des  rensei- 
gnements nouveaux  sur  les  événements  publics  de  cette  époque;  c'est  un  registre 
de  famille  à  l'aide  duquel  on  suit,  dans  ses  plus  minutieux  détails,  la  vie  domes- 
tique d'une  grande  dame  du  temps,  la  comtesse  de  Sanzay,  au  château  de  la  Molte- 
Fouqué  en  Normandie.  La  dépense  de  chaque  année  y  est  soigneusement  con.ii- 
gnée,  ainsi  que  les  visites  que  recevait  la  châtelaine,  ie&  voyages,  etc.  Ces  détails 
donnent  lo  prix  des  denrées  el  des  éloiïcs  à  la  fin  du  xvi*  siècle,  et  font  connaître 
la  grande  hospitalité  qui  se  pratiquait  alors  dans  les  demeures  seigneuriales.  L'édi- 
teur n'a  rien  omis  de  ce  qui  pouvait  faire  ressortir  l'intérêt  de  ce  curieux  journal. 

Mémoires  de  la  société  historique  du  département  du  Cher,  n*  i.  Boiirgcs,  imprime- 
rie de  Jollct-5auchois ,  i855,  in-8*  de  lay  pages.  —  On  trouve,  dans  celte  livrai- 


586  JOURiNAL  DES  SAVANTS. 

son  des  Mémoires  de  la  société  historique  du  Cher,  une  description ,  d'après  la 
teneur  des  chartes,  du  trésor  donné  par  Jean,  duc  de  Berry,  à  la  Sainle-Gha- 
pelle  de  Bourges,  avec  une  introduction,  des  notes  et  des  éclaircissements,  par 
M.  Hiver  de  Beauvoir.  Nous  avons  remarqué  comme  particulièrement  digne  d'in- 
térêt dans  celte  description  l'inventaire  des  livres  donnés  par  le  duc  de  Berry, 
frère  de  Charles  V,  à  la  Sainte-Chapelle  de  Bourges.  Cet  inventaire  est  suivi  d'une 
notice  sur  la  célèbre  bibliothèque  que  ce  prince  avait  formée  à  la  tour  de  Bourges 
et  au  château  de  Mehun. 

Notice  historique  sur  l'origine  de  la  ville  d'Etampes ,  par  E.  Dramard,  avocat  à  la 
cour  impériale  de  Paris.  Paris,  imprimerie  de  Piliel,  librairie  de  Dumoulin,  i855, 
in-S"  de  64  pages.  —  L'auteur  de  cette  notice,  mentionnée  honorablement  cette 
année  par  l'Académie  des  inscriptions  daas  le  concours  des  antiquités  nationales, 
décrit  avec  érudition  et  sagacité ^toi^s  les  témoignages  hislori.jues  qui  peuvent  cclair- 
cir  la  question  de  l'origine  d'Etampes.  La  conclusion  de  son  travail  est  que  celte 
ville  n'a  pu  être  fondée  par  les  Romains  ni  par  les  Francs,  et  qu'elle  est  d'origine 
gauloise.  • 

Essai  sur  les  monnaies  du  comté  de  Bourgogne  depuis  l'époque  gauloise  jusqu'à  lu 
réunion  de  la  Franche-Comté  à  la  France,  sous  Louis  XIV,  par  L.  Piantetet  L.  Jean- 
nez.  Lons-le  Saulnier,  imprimerie  et  librairie  de  Robert,  »855,  in-4°.  —  Ouvrage 
important  dont  la  première  partie  seulement  vient  de  paraître,  et  sur  lequel  nous 
reviendrons  quand  il  sera  complètement  publié. 

Des  monuments  celtiques  et  des  ruines  romaines  dans  le  Morbihan,  par  le  docteur 
Alfred  Fouquel.  Vannes,  imprimerie  de  Lamerzelle,  librairie  de  Cardereau,  in-8* 
de  1 1 7  pages.  —  Dans  ce  travail ,  M.  Fouquet  énumère  et  décrit  avec  soin ,  quoique 
sommairement,  les  menhirs,  les  dolmens  et  les  antiquités  romaines  du  Morbihan. 
On  y  trouve  peu  d'indications  nouvelles,  mais  un  résumé  liès-ulile  des  nonibseuses 
recherches  faites  antérieurement  sur  le  même  sujet. 

Histoire  de  la  législation  romaine  depuis  son  origine  jusqu'à  la  législation  moderne, 
par  M.  Ortolan,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris  ;  quatrième  édition.  Paris , 
imprimerie  de  Lacour,  librairie  de  Maresq  et  Desjardin,  i855 ,  in-8°  de  ix-4o/i  pages. 
—  L'auteur  de  ce  livre,  depuis  longtemps  adopté  dans  nos  Facultés  de  droit  pour 
l'étude  de  la  législation  romaine,  n'a  rien  négligé  pour  perfectionner  son  travail 
dans  celte  dernière  édition,  et  s'est  attaché  à  le  tenir  au  niveau  des  progrès  ac- 
complis. 

Mémoires  de  l'Académie  d^Arras,  tome  XXVIII.  Arras,  imprimerie  de  Courtin, 
août  i855,  in-8''  de  à^o  pages.  —  Parmi  les  mémoires,  dissertations  et  travaux 
divers  compris  dans  ce  volume ,  on  doit  signaler  :  une  notice  sur  Quènes  de  Bélhune , 
trouvère  du  xn*  siècle,  par  M.  d'Héricourt;  des  recherches  sur  Comius,  chef  des 
Atrébates,  par  M.  Lecesne;  et  quelques  notices  et  extraits  des  livres  imprimés  et 
manuscrits  de  la  bibliothèque  de  la  ville  d' Arras,  avec  un  essai  de  traduction  nou- 
velle des  pensées  de  Varron,  par  M.  Caron. 

Elisabeth  et  Henri  IV  (lÔQÔ-iSgS).  Ambassade  de  Huraalt  de  Maisse,  en  Angle- 
terre, au  sujet  de  la  paix  de  Vervins,  par  M.  Prevost-Paradol.  Orléans,  imprimerie 
de  Colas-Gordin.  Paris,  librairie  de  Durand,  i855 ,  in-8°  de  2 15  pages.  —  L'auteur 
de  ce  livre  s'est  attaché  à  faire  connaître,  par  des  recherches  nouvelles,  l'état  des 
relations  de  la  France  avec  l'Angleterre  dans  les  dernières  années  du  xvi'  siècle. 
Il  a  principalement  puisé  les  matériaux  de  son  travail  dans  la  relation  de  l'ambas- 
sade de  Hurault  de  Maisse,  en  Angleterre,  de  lôg  j  à  1698,  conservée  en  manuscrit 
aux  archives  du  ministère  des  affaires  étrangères. 


SEPTEMBRE  1855.      ■  587 

Mémoires  et  correspondance  de  la  marquise  de  Conrcelles,  publiés  d'après  les  ina- 
iui8cri»8,  avec  une  notice,  des  notes  et  des  pièces  justificatives,  par  M.  PaulPougin. 
Paris,  imprimerie  de  Claye,  librairie  de  Jannct,  i855,  in-i8  de  235  pages. —  Les 
mémoires  et  la  correspondance  de  la  marquise  de  Courcelles  ont  été  publiés  pour 
la  première  fois  en  1808  par  Chardon  de  la  Rochelte.  La  réimpression  que  fait  pa- 
raître aujourd'hui  M.  Pougin  est  précédée  d'une  notice  sur  les  divers  personnages 
rois  en  scène  dans  ces  mémoires  et  sur  madame  de  Courcelles  elle  même.  Celle  no- 
tice ajoute  peu  de  chose  à  ce  qu'on  savait  de  la  vie  aventureuse  de  cette  grande 
dame,  qu'un  écrivain  de  nos  jours  a  justement  appelée  cla  Manon  Lescaut  du 
«  XVII*  siècle.  » 

Annuaire  historique  pour  l'année  1856,  publié  par  la  Société  de  l'histoire  de  France. 
Paris,  imprimerie  de  Lahure,  librairie  de  Renounrd,  i855,  in- 18  de  38o  pages. 
—  Outre  les  ouvrages  importants  dont  on  lui  doit  la  publication,  la  Société  de  l'his- 
toire  de  France  insère,  chaque  année,  dans  ses  annuaires,  des  travaux  ayant  pour 
but  de  faciliter  l'étude  des  sources  de  notre  histoire.  Quelques-uns  de  ces  travaux 
sont  entièrement  originaux,  comme  les  excellentes  études  de  M.  J.  Desnoyers  sur  la 
topographie  ecclésiastique  de  la  France  pendant  le  moyen  âge;  d'autres  sont  em- 
pruntés aux  grands  recueils  historiques  qui  sont  rarement  à  la  portée  du  plus  grand 
nombre  des  lecteurs.  Dans  celte  dernière  catégorie  se  place  la  liste  chronologique 
des  grands  feudaiaires  extraite  de  Y  Art  de  vérifier  les  dates.  Celte  liste,  dont  la 
première  partie  a  paru  dans  l'Annuaire  de  i855,  se  continue  dans  celui  de  i856, 
qu'elle  remplit  presque  entièrement.  Pour  la  compléter,  les  éditeurs  y  ont  joint  la 
chronologie  des  comtes  de  Braumont  sur  Oise,  tirée  du  tome  IV  des  Mémoires  de 
la  Société  des  antiquaires  de  Picardie. 

BELGIQUE. 

Archives  du  conseil  de  Flandre  ou  recueil  de  documents  inédits  relatifs  à  l'histoire 
politique,  judiciaire,  artistique  cl  littéraire,  mis  en  ordre  et  accompagné  de  noies 
et  d'écinircissements  ,  par  Victor  Gaillard.  Gand  ,  librairie  de  Busscher  frère» , 
i855,  in-8*,  première  livraison.  —  L'ouvrage  formera  deux  volumes. 

Inventaire  analytique  des  chartes  et  privilèges  appartenant  aux  archives  d'Anvers, 
publié  par  Ch.  Nys.  Anvers,  librairie  de  Ch.  Manceaux,  i855,  in-8*. 

Mémoires  et  publications  de  la  société  des  sciences,  des  arts  et  des  lettres  du  Hainaat. 
Mens,  librairie  de  Masquillicr  et  Pamir,  i855,  in  8*. 

Inventaire  analytique  9t  chronologique  des  chartes  et  documents  appartenant  aux  ar- 
chives de  la  ville  a'Ypres,  publié  par  S.  L.  A.  Dicgerick,  archivislc.  Tome  deuxième; 
Bruges,  i854.  in-8*  de  3i2  pages. —  Ce  volume  contient  l'analyse  de  trois  cent 
quarante-six  chartes  et  documents  qui  se  rapportent  aux  années  iSiA  à  iSgo. 

Chants  populaires  des  Flamands  de  France,  par  E.  de  Coussemaker.  Gand,  impri- 
merie et  librairie  de  Gyselinck,  i855.  in-8*.  —  Cet  ouvrage,  dont  il  n'a  encore 
paru  qu'une  livraison,  contiendra  un  choix  de  chants  religieux ,  noéls  et  cantique-^, 
sagas,  bnllades  et  autres  poésies  populaires  de  la  Flandre  française.  Les  textes  fla- 
mands sont  accompagnés  de  la  notation  musicale  de  chaque  morceau ,  d'une  traduc- 
tion en  français  et  de  not(s  historiques  et  philologiques.  L'ouvrage  formera  un 
volume  d'environ  âoo  pages. 


588  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


ITALIE. 

Memorie  délia  Accademia  délie  scienze  delV  Jnstitato  di  Bologna;  tomo  V.  Bologne , 
i854,  in-A"  de  oo5  pages,  avec  planches.  —  Parmi  les  vingt  mémoires  ou  notices 
que  contient  ce  volume,  nous  citerons  une  dissertation  sur  le  mouvement  du  pen- 
dule, par  M.  Lorenzo  Respighi;  une  notice  historique  sur  la  vie  du  professeur 
Vincenzo  Valorani,  par  M.  Giov.  Brugnoli;  des  considérations  sur  l'électricité  at- 
mosphérique, par  M.  Lorenzo  délia  Casa,  et  deux  discours  latins  sur  Joseph  Mezzo- 
fanli,  par  M.  Ant.  Santagata. 

Mollusques  céphalopodes  vivants  observés  dans  le  pavage  méditerranéen  du  comté  de 
Nice,  par  A.  Risso;  ouvrage  posthume.  Nice,  imprimerie  de  la  Société  typogra- 
phique, in-fol.  de  81  pages,  avec  planches  coloriées.  —  Cet  ouvrage,  publié  par 
les  soins  de  la  famille  de  l'auteur,  sera  suivi  d'une  série  d'autres  travaux  de  M.  Risso 
sur  les  poissons  et  les  crustacés  de  la  Méditerranée. 

SUISSE. 

Mémoires  et  documents  publiés  par  la  Société  d'histoire  et  d'archéologie  de  Genève, 
tome  neuvième.  Genève ,  librairie  de  Jussieu  frères;  à  Paris,  chez  Allouard  et  Kœp- 
peliu,  i855,  in-8'  de  464  pages  avec  planches.  — Ce  volume  contient  quatorze 
mémoires  ou  dissertations,  parmi  lesquelles  nous  signalerons  une  notice  sur  d'an- 
ciens cimetières  trouvés  soit  en  Savoie,  soit  dans  le  canton  de  Genève;  Genève 
pendant  l'épiscopatd'Aimon  du  Quart  (i3o4-i3i  i);  une  notice  sur  l'ancienne  chro- 
nique de  Genève  (i3o3-i335);  lettres  sur  quelques  monnaies  arabes  trouvées  à 
Moudon;  note  sur  une  inscription  relative  à  Jean-Jacques  Rousseau;  preuve  diplo- 
matique que  Genève  a  fait  partie  du  royaume  de  Bourgogne  transjuranc  sous 
Rodolphe!",  en  899. 


TABLE. 

Pag«*. 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  (  12*  article  de  M.  Cousin.) 525 

De  Bictiat,  à  l'occasion  d'un  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la  mort,  etc. 

(3*  article  de  M.  Fiourens.) 546 

Histoire  de  la  vie  de  Hiouen-tbsang  et  de  ses  voyages  dans  l'fnde.  (3*  article  de 

M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  ) 556 

1*  Lexicon  clymologicum  linguarumromanarum,ilaIica;,  hispanicae,  gallicae,  etc.  ; 
2°  La  langue  française  dans  ses  rapports  avec  le  sanscrit  et  avec  les  autres 
langues  indo-européennes,  etc.;  3°  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  etc.;  4°  Guil- 
laume d'Orange,  etc.;  5°  Altfranzôsische  Lieder,  etc.  (4*  article  de  M.  Littré.).  566 

Nouvelles  liltéraireA 578 

FIN    DE    LA    TABLE. 


JOURNAL 


01  00^ 


DES  SAVANTS. 


OCTOBRE  1855. 


MeMOIRS  OF  THE  LIFE,   WRITJNGS,    AND   DISCOVERIES  OF  SiR   ISAAC 

Newton.  Mémoires  sur  la  vie,  les  écrits  et  les  découvertes  de  Sir 
Isaac  Newton ,  par  Sir  David  Brewster,  l'an  des  hait  associés  étran- 
gers de  V Académie  des  sciences  de  France,  etc.  i  vol.  in-8°  d*en- 
viron  68o  pages  chacun.  Edimbourg,  i855. 


PHEMIER   ARTICLE. 


'  Après  la  mort  de  Newton,  arrivée  en  ly^y,  il  s'écoula  près  d'un 
siècle,  avant  que  la  puissance  de  cet  immense  génie,  pût  être  complète- 
ment sentie  et  appréciée.  Pendant  sa  longue  vie,  ses  compatriotes 
l'avaient  entouré  de  leur  admiration;  ils  avaient  adopté  ses  découvertes 
comme  une  gloire  nationale,  et  s'honoraient  de  les  propager,  sans  rien 
faire  encore  par  eux-mêmes,  pour  les  étendre.  Sur  le  continent  où  Des- 
carlcs  régnait  encore,  elles  étaient  plutôt  vantées  que  reconnues.  Aussi, 
dans  l'éloge  académique  qu'il  dut  faire  de  leur  auteiu",  le  prudent  Fon- 
tenelle  les  présente  avec  toutes  les  formes  de  l'admiration  la  plus  pro- 
fonde, sans  oser  s'en  dire  l'apôtre.  Un  siècle  plus  tard,  les  rôles  étaient 
changés.  La  foi  en  Newton,  s'était  répandue  chez  les  infidèles;  et  le 
don  des  découvertes  miraculeuses  était  passé,  de  lui,  dans  leurs  mains. 
Le  calcul  différentiel  de  Leibnitz,  appliqué  au  principe  newtonien  de 
l'attraction,  en  montra  la  sûreté,  la  fécondité,  et  en  dévoila  la  portée 
presque  infinie.  L'anatomie  de  la  lumière,  contestée  d'abord  à  son  ori- 
gine, fut  reprise  avec  un  succès  certain,  et  enricliie  d'une  multitude 


75 


»- 


590  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  nouvelles  conséquences.  Toutes  les  parties  de  la  philosophie  natu- 
relle, que  Newton  avait  fondées,  furent  explorées  avec  non  moins  de 
bonheur,  en  suivant  ses  vues.  La  méthode  expérimentale,  qu'il  avait 
enseignée  et  illustrée  par  de  si  beaux  exemples,  remplaça  partout,  et 
pour  toujours,  les  vaines  imaginations  de  Descartes.  On  comprit  alors 
toute  l'étendue  des  semces  que  ce  grand  génie  avait  rendus  aux  sciences 
physiques  et  mathématiques.  On  put  s'en  rendre  un  compte  exact,  et 
essayer,  sans  trop  de  témérité ,  d'assigner  la  place  durable  qu'ils  doivent 
désormais  occuper  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 

C'est  dans  ce  dessein ,  et  avec  cette  espérance ,  qu'a  été  conçu  l'article 
Newton  de  la  Biographie  universelle,  publié  en  1821.  Les  détails  de  sa 
vie,  que  l'on  y  a  consignés  d'après  les  mémoires  du  temps,  n'y  sont  pré- 
sentés qu'à  titre  d'annexés  à  ses  facultés  intellectuelles-,  autant  qu'ils  ont 
pu  contribuer  à  les  développer,  à  en  favoriser  l'exercice,  ou  à  les  dé- 
tourner des  applications  scientifiques ,  pour  lesquelles  la  nature  les 
avait  si  admirablement  disposées.  C'est  l'histoire  de  son  esprit  bien  plus 
que  celle  de  sa  personne  que  l'on  a  voulu  faire  ;  celle-ci  n'y  intervient 
que  comme  un  accessoire  obligé. 

Dix  ans  plus  tard,  en  i83i,  le  docteur  David  Brewster,  maintenant 
Sir  David,  publia  une  vie  de  Newton  en  un  volume  in-i  2 ,  formant  le 
tome  XXIV  de  la  collection  anglaise  intitulée  Family  Lihrary.  J'en  ai 
rendu  compte  dans  ce  journal,  pour  i832^  Newton  y  est  envisagé 
comme  homme,  non  moins  que  comme  savant,  et  la  position  éminente 
du  docteur  Brewster  à  ce  dernier  titre,  en  Angleterre,  fa  misa  même 
de  recueillir  sur  le  personnage  célèbre  dont  il  écrivait  fhistoire ,  plusieurs 
détails  biographiques  que  j'avais  ignorés.  Je  les  ai  mentionnés  avec  soin 
dans  mes  extraits.  Quant  aux  éléments  scientifiques,  ils  sont  les  mêmes 
que  j'avais  mis  en  œuvre ,  étant  tous  tirés  des  ouvrages  connus  de  Newton. 
Seulement,  l'appréciation  qu'en  a  faite  le  docteur  Brewster  diffère  en 
beaucoup  de  points  de  la  mienne.  J'ai  signalé  ces  dissentiments,  et  je 
n'ai  pas  besoin  d'y  revenir. 

Depuis  lors,  on  a  publié  en  Angleterre  deux  documents  nouveaux 
relatifs  à  Newton,  qui  ont  une  gi'ande  importance  par  les  lumières 
qu'ils  nous  donnent  sur  des  portions  de  ses  travaux  précédemment  igno- 
rées, et  sur  les  circonstances  dans  lesquelles  ils  ont  été  accomplis.  Le 
premier,  extrait  des  archives  de  Greenwich  et  d'Oxford,  a  paru  en 
i835^.  Il  se  compose  de  dix-sept  lettres  que  J»Jewton  adresse  à  Flams- 
teed,  alors  astronome    royal,   depuis  le    7  octobre   169/1,  jusqu'au 

'    )'  Gihierà  d'avril,  mai  et  juin.  —  '  Il  fait  phrlîé  de  l'ouvrage  intitulé  :  An  accounl 


f'iT    OCTOBRE  1855.  591 

i4  septembre  1696,  pour  obtenir  de  lui  diverses  données  d'observa- 
tions relatives  aux  réfractions  atmosphériques,  et  aux  mouvements  de 
la  lune,  deux  sujets  -de  recherches  dont  Newton,  à  cette époque^était 
profondément  occupé,  et  dans  lesquels  on  voit,  par  cette  correspon- 
dance, qu'il  s'était  avancé  beaucoup  plus  loin  qu'on  n'avait  lieu  de  le 
croire.  En  s'eflbrçant  de  le  satisfaire,  autant  que  le  permettaient  les  diffi- 
cultés de  tout  genre  qu'il  avait  lui-même  à  surmonter,  Flamslecd  se 
montre  plus  d'une  fois  blessé  par  l'impatience  un  peu  hautaine  que 
Newton  lui  témoigne.  Néanmoins  il  continue  de  lui  transmettre  sans 
réserve  la  totalité  de  ses  observations  de  la  lune,  lui  demandant  seule- 
ment de  ne  les  communiquer  à  personne,  et  espérant,  en  retour,  être 
le  premier  informé  des  résultats  qu'elles  auraient  fournis.  Cotte  attente 
fut  trompée.  Bien  plus,  une  fois  arrivé  à  la  direction  de  la  monnaie, 
Newton  s'opposa  fonnellement  à  ce  que  Flamsteed  fît  connaître 
au  public  les  services  qu'il  lui  avait  rendus,  ne  voulantpas,  dit-il,  que  l'on 
croie  qa  il  perd  à  des  futilités  maOïématiqaes ,  le  temps  qu'il  doit  à  la  charge 
dont  la  couronne  l'a  investi^.  La  letlre  qui  contient  cette  étrange  injonc- 
tion est  datée  du  6  janvier  1698-9.  Elle  mit  fin  à  tout  commerce 
amical  entre  eux.  Bientôt,  poussé  par  les  mauvais  conseils  qui  ne 
manquent  jamais  aux  hommes  puissants,  Newton  appuya  de  son  crédit 
les  poursuites  intentées  contre  Flamsteed,  pour  le  contraindre  à  publier 
immédiatement  les  observations  de  toute  nature  qu'il  avait  faites  depuis 
son  entrée  à  Grecnwich,  et  qu'il  aurait  voulu  encore  perfectionner. 
On  alla  jusqu'à  faire  intervenir,  dans  cette  question  de  propriété  intel- 
lectuelle, l'autorité  de  la  Société  royale  dont  Newton  était  le  chef;  et 
son  impatience  d'une  part,  de  l'autre  l'irritation  provoquée  par  ces 
exigences,  amenèrent  entre  lui  et  Flamsteed  une  série  d'actes,  et  de 
scènes  violentes,  qui  rendirent  ce  dernier  tros-mallioureux.  Quand  j'ai 
rendu  compte  de  cette  publication,  dans  le  Journal  des  Savants"^,  je  me 
suis  attaché  à  en  faire  sortir  les  résultats  scientifiques  qu'elle  pouvait 

ofthe  rev.  John  Flamsteed,  the  fini  astronomer  royal,  io  whick  is  aJded  his  Britith  cata- 
logue of  stars,  corrected  and  enlarged,  by  Francis  Baily.  Imprimé  par  l'ordre  des  lorUs 
de  Tamiraulé,  xn-lx*.  Londres  i835.  Voyex  aussi  le  >upplémcnl,  Londres,  iSSy.  — 
'  il  do  not  love  lo  be  printed  upon  every  occasion,  much  less  lo  be  dunncd  and 
•  leased  by  foreipners  aboul  malbematical  tliings,  or  fo  bc  tbougbl  by  mir  own  pcople 
«to  be  trijling  away  my  lime  aboul  ihem,  wben  I  should  be  aboul  ibe  king's  busi- 
■  ness.  An  acconnt,  etc.,  •  lettre  xliii,  page  166.  Sur  quoi  le  pauvre  Flamsteed  fait 
celte  remarque  fort  juste:  «Was  M.  Newton  a  irifler  when  lie  read  malhcmatics  for 
«a  snlary  al  Cambridge?  Surely,  nslronomy  is  ofsome  eood  use,  ihougb  bis  place 
«  bo  moro  bénéficiai.  •  •—  *  Journal  des  Savants,  cabiers  de  mnrs,  avril,  novembre  et 
décembre  i836. 

75. 


592         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fournir,  en  laissant  à  la  curiosité  oisive  le  triste  soin  de  discuter  et  de 
balancer  des  torts  réciproques,  que  j'aurais  voulu  pouvoir  rejeter  dans 
un  profond  oubli. 

Un  autre  document  qui  nous  a  fait  connaître  Newton,  sous  des 
rapports  non  moins  instructifs  pour  nous,  et  complètement  honorables 
pour  sa  mémoire,  a  été  tiré  des  archives  de  Cambridge  en  1 85o^  C'est 
la  correspondance  qui  s'établit  et  se  continua  durant  quatre  années,  de 
1709  à  iyiS,  entre  lui  et  Cotes,  lorsque,  cédant  aux  longues  ins- 
tances de  ses  amis,  il  se  résolut  à  publier  une  1*  édition  de  son  livre 
des  Principes.  11  avait  depuis  longtemps  préparé  beaucoup  d'améliora- 
tions de  détail  qu'il  se  proposait  d'y  introduire.  Il  voulait  surtout  y 
étendre  la  théorie  de  la  lune  qu'il  avait  considérablement  perfec- 
tionnée. Tout  cela  était  presque  entièrement  rédigé.  Mais,  à  l'âge  de 
67  ans  où  Newton  était  arrivé,  ayant  la  plus  grande  partie  de  son  temps 
absorbée  par  ses  fonctions  à  la  monnaie,  par  la  présidence  de  la  Société 
royale,  et  s'attendant  aussi  à  être  sévèrement  jugé  par  les  mathémati- 
ciens du  continent,  il  lui  aurait  été  impossible  de  donner  à  celte  pu- 
blication, la  constance  et  l'unité  de  soins  qu'elle  exigeait,  dans  l'intérêt  de 
la  science  et  de  sa  gloire.  On  lui  proposa  pour  aide.  Cotes,  un  jeune 
gradué  de  Cambridge,  et  il  consentit  à  entrer  avec  lui  en  correspon- 
dance, sur  les  portions  de  son  manuscrit  qu'il  lui  communiquait  à  me- 
sure qu'il  les  avait  terminées.  Là,  nous  voyons  Newton  au  travail* 
Nous  le  voyons  écoutant,  accueillant  avec  une  dignité  bienveillante,  les 
remarques,  les  doutes,  les  objections,  les  conseils  même,  que  lui  sou- 
mettait respectueusement  ce  jeune  homme ,  qu'il  avait  d'abord  accepté 
comme  un  simple  correcteur  d'épreuves,  et  qui  se  montre  à  lui  dans 
toute  la  liberté  scientifique  d'un  géomètre  déjà  consommé.  J'ai  rendu 
également  compte  de  cette  correspondance  dans  le  Journal  des  Savants^; 
si  elle  ne  nous  a  pas  conduit,  comme  la  précédente,  à  retrouver  en 
l'honneur  de  Newton  de  nouvelles  découvertes  jusqu'alors  ignorées, 
elle  nous  a  fait  assister  intimement,  à  l'élaboration  définitive  du  plus 
puissant  ouvrage  que  la  pensée  humaine  ait  jamais  produit,  nec  propius 
fas  est  mortali  attingere  divos. 

Outre  cet  ensemble  de  documents  déjà  connus,  le  docteur  Brewster 
a  eu  depuis  l'avantage  de  pouvoir  en  consulter  d'autres  qui  étaient  jus- 
qu'ici demeurés  secrets.  Lorsque  Newton  mourut,  tous  ses  papiers 
furent  religieusement  recueillis  par  sa  nièce,  mistriss  Conduit,  de  son 

'  Correspondance  of  Sir  Isaac  Newton  and  professor  Cotes,  etc.,  by  S.  Eddleston, 
fellow  of  Trinity  collège.  In 8°,  Cambridge  i85o.  —  *  Cahiers  de  mars,  avril,  mai, 
juin ,  juillet  et  août  1 852. 


OCTOBRE  1855.  593 

nom  miss  Barton,  qui  résidait  près  de  lui  depuis  vingt  années ^  De  là, 
ils  étaient  passés  par  héritage  dans  la  famille  des  comtes  de  Ports- 
mouth,  où  ils  furent  longtemps  inaccessibles.  Une  exception  a  été 
faite  en  faveur  de  Sir  David  Brewster,  et  il  a  pu  extraire  de  cette  collec- 
tion tout  ce  qu'il  a  jugé  digne  d'intérêt.  Ce  sera  donc  à  ces  nouveaux 
détails  que  notre  attention  devra  particulièrement  s'attacher. 
.  Cette  seconde  biographie  de  Newton  est  rédigée  au  même  point  de 
vue  que  celle  de  i83  i ,  et  les  parties  en  sont  distribuées  dans  le  même 
cadre,  seulement  beaucoup  plus  élargi.  L'auteur  rapporte  d'abord, 
avec  une  exactitude  minutieuse,  toutes  les  particularités  que  l'on  a  pu 
recueillir  sur  l'enfance  de  Newton,,  et  sur  son  séjour  h  Cambrigde  jus- 
qu'en 1669,  époque  où  il  fut  choisi,  à  l'âge  de  vingt-sept  ans,  pour 
remplacer  Barrow  dans  la  chaire  Lucasiennc  de  mathématiques.  Il  entre 
alors  dans  l'exposé  de  ses  découvertes  scientifiques,  qu'il  sépare,  comme 
dans  son  ancienne  rédaction,  en  trois  classes  :  l'optique,  l'astronomie, 
l'analyse;  ce  qui  fait  inévitablement  disparaître  leur  caractère  si  re- 
marquable de  simultanéité,  et  de  mutuelle  dépendance.  La  disjonction 
ainsi  opérée  est  d'autant  plus  complète  que,  pour  chacune  de  ces  trois 
divisions,  l'auteur  entreprend  de  décrire  l'état  de  la  science,  avant  et 
après  Newton,  jusqu'aux  époques  les  plus  récentes;  ce  qui  amène  na- 
turellement sous  ça  plume,  des  noms,  et  des  découvertes  plus  ou  moins 
plausibles,  pour  qui  c'est  beaucoup  d'honneur  que  d'être  rattachés  ù 
Newton.  Même,  quand  il  s'agit  des  plus  mémorables,  comme  celle  de 
l'équation  séculaire  de  la  lune,  du  calcul  aux  différences  partielles,  du 
calcul  des  variations ,  i'énumération  des  idées  et  des  hommes  ne  pou- 
vant être  que  vaguement  louangeuse,  fatigue  sans  instruire;  et  le  por- 
trait du  personnage  principal  que.  l'on  a  voulu  peindre,  disparaît,  noyé 
dans  un  océan  de  détails  qui  lui  sont  étrangers. 

Ajoutez  à  cela  que,  par  une  sorte  d'obligation  attachée  à  la  natio- 
nalité, le  ton  général  de  l'ouvrage  n'a  pas  la  libre  allure  d'une  étude 
philosophique.  C'est  plutôt  celui  du  panégyrique,  du  hero  worship, 
comme  disent  les  Anglais;  et  cette  nécessité  de  trouver  Newton  par- 

'  En  rendant  compte  delà  première  biographie  de  Newlon  par  le  docleur  Brewster. 
dans  le  volume  du  Journal  des  Savants  pour  l'année  1 83a,  j'avais,  page  33o,  désigné 
la  nièce  de  Newlon  comme  la  veuve  d'un  colonel  Barlon.  C'est  une  erreur  que  j'avais 

f>rise  dans  un  ouvrage  du  temps.  11  a  été  prouvé  depuis  que  ce  colonel  Barlon  é(ail  son 
irère.  Elle  ne  changea  de  nom  qu'en  1717  quand  elle  se  maria  avec  M.  Conduit,  deux 
ans  après  la  mort  d'Halifax ,  comme  on  ic  verra  ci-nprès.  Elle  vint  habiter  dans  la 
maison  de  son  oncle  vers  1701  à  l'âge  de  vingt-deux  ans,. et  y  demeura  nvrc  lui, 
depuis  qu'elle  se  fut  mariée  en  1717,  jusqu'à  sa  mort,  le  lien  de  sa  résidence,  entre 
ces  deux  époques  éfant  incertain.         k 


594  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fait,  en  tout  et  toujours,  nuit  bien  souvent  à  l'intérêt,   comme  à  la 
vérité  du  tableau. 

Par  exemple,  dans  les  papiers  de  Flan)steed  qui  ont  été  extraits  des 
archives  de  Greenwich  et  imprimés  aux  frais  du  gouvernement  anglais, 
en  i835,  il  s'est  trouvé  des  lettres,  des  notes,  ainsi  qu'une  autobiogra- 
phie, écrite  par  lui-même,  où  il  se  plaint  amèrement  des  hauteurs, 
des  vexations  que  New  Ion  lui  a  fait  subir:  allant  jusqu'à  l'accuser  d'avoir 
ouvert,  jle  son  autorité  privée,  un  paquet  cacheté  contenant  ses  obser- 
vations de  la  lune  qu'il  dit  lui  avoir  remis  en  dépôt  sous  la  condition 
du  secret.  Sir  David  Brewster  s'indigne  que  l'on  ait  imprimé  ces  do- 
cuments scandaleux.  Prenant  à  partie  l'auteur  et  l'éditeur,  ce  dernier, 
Baily,  l'un  des  savants  les  plus  zélés  et  les  plus  respectables  de  notre 
temps,  il  s'irrite  de  voir  a  qu'il  ait  été  réservé  h  deux  astronomes  an- 
«glais,  l'un  contemporain  de  Newton,  l'autre  son  disciple,  de  présenter 
«  sous  un  faux  jour,  et  de  calomnier  leur  illustre  compatriote  ^  »  Ce 
n'est  pas  que  Sir  David  ignore,  ou  méconnaisse,  que  cette  publi- 
cation a  notablement  accru  la  gloire  scientifique  de  Newton ,  par 
la  restitution  qu'on  a  pu  lui  faire  de  plusieurs  découvertes  importantes 
que  l'on  ne  savait  pas  lui  appartenir.  II  ne  voit  là  que  l'offense  portée  à 
la  dignité  de  son  héros.  «  Si  une  pareille  accusation,  s'écrie-t-il^,  se  trou- 
ce  vait  seulement  énoncée  dans  les  lettres  et  les  manuscrits  où  elle  est 
«restée  ensevelie  pendant  plus  d'un  siècle,  elle  ne  serait  connue  que 
«de  quelques  astronomes,  et  elle  aurait  pu  être  neutralisée  parle  haut 
«  caractère  du  grand  et  excellent  homme  qu'elle  attaque.  Mais  après 
«qu'elle  a  été  répétée  par  son  auteur,  sous  tant  de  formes,  et  dans  tant 
«de  places,  après  qu'elle  a  été  produite  au  monde  dans  toute  son  ai- 
«greur,  que  l'argent  du  public  a  été  dépensé  pour  imprimer  le  volume 
«qui  la  contient  et  le  répandre  parmi  l'universalité  des  astronomes, 
«j'ai  senti  que  c'était  pour  moi  un  devoir  sacré  (a  sacred  daty),  d'ap- 
«profondir  ce  sujet,  et  de  défendre  un  nom  illustre,  embaumé  (embal- 
nmed)  dans  les  affections  ^e  ses  disciples  et  de  ses  compatriotes.  »  Ceci 
donne  idée  du  ton  de  l'ouvrage.  Viennent  alors  vingt  pages  d'argu- 
mentation et  de  citations  de  pièces,  pour  prouver  que,  dans  cette 
querelle,  toutes  les  tracasseries,  tous  les  torts,  ont  été  du  côté  de  Flam- 
steed.  Quant  aux  résultats  scientifiques  qui  sont  sortis  de  cette  corres- 
pondance, que  le  doeteur  appelle  révoltante,  ils  sont  mentionnés  en 
deux  lignes,  quoique  ce  soit  là  aujourd'hui  tout  ce  qu'il  nous  importe 
d'y   chercher.   Apparemment  le  docteur   Brewster    n'a    pas   compris 

'  Memoirs,  etc.,  t.  I,  préface,  p.  xi.  —  *  Ibid.  l.  II,  p.  227. 


OCTOBRE  1855.  595 

l'étendue  du  service  que  Baily  a  rendu  à  la  mémoire  de  Newton,  en 
nous  donnant  lieu  de  lui  restituer  Ihonneur  de  ces  découvertes.  Car 
s'il  s'en  était  formé  une  idée  juste,  il  n'aurait  pas  pu  en  conclure  que 
ce  fût  pour  lui  an  devoir  sacré,  de  s'emporter  contre  Baily  aussi  furieu- 
sement qu'il  l'a  fait. 

Celte  auréole  d'impeccabililé  dont  le  docteur  Brewster  entoure 
Newton  s'étend  aussi  à  sa  nièce,  miss  Catherine  Barton',  qui  fut  cé- 
lèbre par  sa  beauté,  son  esprit,  ses  grâces,  cl  par  le  vif  attachement 
qu'elle  inspira  à  Charles  Montague,  plus  tard  lord  Halifax,  l'ami  de  jeu- 
nesse, puis  le  patron  de  son  oncle.  Ce  fut  cet  homme  d'Etat  qui,  en 
1696,  fit  donner  à  Newton  d'abord  la  garde,  puis,  trois  ans  plus  tard , 
la  direction  de  la  Monnaie.  Vers  1701 ,  miss  Barton,  âgée  de  vingt-deux 
ans,  vint  habiter  avec  son  oncle,  et  Montap;ue  s'en  éprit  à  tel  point  qu'à 
sa  mort,  en  1715,  il  lui  laissa  par  testament  une  immense  fortune, 
tant  en  argent  qu'en  bijoux,  maisons  et  fonds  de  terre,  déclarant  lui 
faire  tous  ces  legs,  comme  autant  de  gages,  of  the  sinccre  love,  affection  , 
and esleemlhaxw long  hadfor  her  person,  and  as  a  small  recomjïense  for  the 
pleasure  and  happiness  I  hâve  had  in  her  conversation^.  Je  cite  le  texte,  ne 
voulant  pas  hasarder  une  interprétation  compromettante.  Deux  ans 
après  la  mort  d'Halifax,  miss  Barton,  âgée  de  trente-huit  ans,  épousa 
M.  Conduit,  un  jeune  homme  de  vingt-neuf,  et  elle  continua  de  demeu- 
rer avec  son  mari  chez  son  oncle,  faisant  les  honneurs  de  sa  maison, 
jusqu'à  sa  mort.  Le  docteur  Brewster  déclare  que  la  liaison  de  miss 
Barton  avec  Halifax ,  fut  purement  platonique ,  et  il  en  rapporte  dix  pages 
de  preuves,  dont  la  plus  forte  me  parait  cire  que  le  contraire  no  fut 
jamais  prouvé.  Toutefois  ces  libéralités  posthumes  prêtèrent  beaucoup, 
dans  le  temps,  aux  médisances.  Les  uns  supposèrent  un  mariage  serret. 
d'autres  quelque  chose  de  pire.  Ce  furent  sans  doute  ces  méchants 
bruits  qui  firent  dire  à  Voltaire  que  Newton  devait  sa  place  de  la  Mon- 
naie, aux  attraits  de  sa  nièce,  plutôt  qu'au  calcul  intégraP.  Mais  ic 
docteur  Brewster  trouve  qu'il  ne  faut  pas  faire  attention  à  ce  propos, 
ti  parce  que,  dit-il,  quand  Newton  fut  appelé  à  la  Monnaie  en  1696. 
«  miss  Baiion  n'avait  que  seize  ou  dix-sept  ans,  et  Halifax  ne  pouvait  pas 
«  l'avoir  vae  jusqu'alors^.  wLa  raison  de  cette  impossibilité,  il  ne  la  donne 
point.  Flamsteed ,  dans  une  lettre  où  il  mentionne  le  testament  d'Ha- 
lifax, se  borne  ù  souligner  les  termes  for  her  excellent  conversation;  de 
quoi   le  docteur  Brewster  conclut,  qu'il  ne  devait  avoir  rien  de  plus 

.  '  Nëc  en  1679,  mariée  le  a6  août  1717,  tnorle  le  20  jnnvier  1739.  Memoirt, 
l.  II,  p.  270.  —  *  Ibid.  p.  271.  —  *  Voltaire,  Dictiomn.  phii,  article  Nctclon  et 
Descartes,  sect.  Il,  adfincm,  —  *  Mém.  t.  II,  p.  276,  note. 


596  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fâcheux  à  dire,  ne  s  étant  jamais  fait  scrupule  de  calomnier  Newton ,  dans  un 
langage  applicable  seulement  aux  plus  abandonnés  des  humains^.  Voilà  l'auto- 
rité d'un  témoin  à  décharge  établie  sur  un  singulier  motif,  et  un  certificat 
de  vertu  tiré  d'un  singulier  argument.  Au  reste,  cette  ^rare  question 
de  biographie  intime  a  été  discutée  avec  tous  les  détails  que  la  curiosité 
anglaise  exige,  par  ie  professeur  Aug.  Morgan,  en  i  853  ,  dans  le  n°  2  i  o 
d'une  publication  périodique  intitulée  Notes  and  Qaeries.  A  ses  yeux,  la 
supposition  la  plus  probable,  comme  aussi  la  plus  conciliablc  avec  les  conve- 
nances de  l'époque,  c'est  celle  d'un  mariage  secret.  Quant  à  l'induction 
malicieuse  de  Voltaire,  M.  de  Morgan  prouve  très- pertinemment  que 
rien  ne  faulorise;  l'appel  de  Newton  à  la  Monnaie  ayant  été  plus  néces- 
saire encore  et  plus  utile  à  Halifax  pour  diriger  avec  succès  la  grande 
opération  de  la  refonte  générale  qu'il  avait  fidt  entreprendre,  que  ce 
choix  ne  le  fut,  même  pécuniairement,  à  Newton.  Il  vaut  mieux,  pour 
tous  les  deux,  qu'il  en  soit  ainsi. 

Quoique  les  savants  anglais  qui,  depuis  une  trentaine  d'années,  ont 
recherché  avec  une  curiosité  si  active  toutes  les  particularités  de  la  vie 
et  des  travaux  de  Newton,  se  soient  astreints  presque  tous,  comme  le 
docteur  Brewster,  à  faire  de  lui  un  type  complet  de  perfection  intel- 
lectuelle et  morale ,  cette  application  trop  particulière  du  sentiment  de 
nationalité,  n'a  porté  aucune  atteinte  à  leur  probité  littéraire.  Car, 
s'ils  viennent  à  découvrir  un  document  inconnu,  qui  pourrait  prêtera 
des  interprétations,  môme  contraires  aux  opinions  qu'ils  soutiennent, 
ils  le  publient  intégralement,  et  laissent  le  champ  libre  à  la  vérité. 
C'est  ainsi  qu'aujourd'hui,  de  nouvelles  indications  trouvées  par  Sir 
David  Brewster,  étant  jointes  ;\  d'autres  établies  depuis  peu  d'années, 
éclaircissent  complètement  l'histoire  secrète  du  Commercium  epistolicum, 
cette  publication  fameuse,danslaquelle,à  l'abri  de  l'anonyme,  un  comité 
assemblé  par  ordre  de  la  Société  royale,  que  Newton  présidait,  déclara  : 
1°  que  Newton  possédait  la  méthode  des  fluxions  bien  avant  que 
Leibnitz  employât  le  calcul  différentiel,  ce  qui  est  parfaitement  cer- 
tain ;  -1°  que  ce  calcul  est  identique  à  la  méthode  des  fluxions  [one  and 
same  ihing),  ce  qui  est  inexact;  3°  que  Leibnitz  a  eu  préalablement 
connaissance  d'une  lettre  de  Newton  où  cette  méthode  est  décrite  d'une 
manière  suffisamment  claire  pour  toute  personne  inielligente ,  ce  qui  est 
une  conséquence  douteuse  d'un  fait  non  prouvé^. 

'  Memoirs,  l.  II,  p.  27a.  —  "Le  fait  non  prouvé,  c'est  qu'une  certaine  lettre 
de  Newton  à  Collins,  en  date  du  10  décembre  1676,  aurait  été  transmise  à  Leibr 
nitz  en  original,  avec  d'autres  écrits  mathématiques;  tandis  qu'il  y  a  de  fortes  rai- 
sons de  croire  qu'elle  lui  a  été  transmise  par  extrait,  ou  même  pas  du  tout.  La 


OCTOBRE  1855.  597 

Si  l'an  en  croit  Newton ,  ce  comité  fat  nombreux,  et  composé  de  personnes 
illustres  de  diverses  nations^.  Or  le  même  savant  anglais ,  M.  le  professeur  de 
Morgan,  a  trouvé  la  liste  de  ces  illustres  personnes,  mentionnée  dans 
un  ouvrage  du  temps;  et,  après  l'avoir  vérifiée  sm'  les  registres  mêmes 
de  la  Société  royale,  il  l'a  publiée  dans  les  Transactions  philosophiques 
de  1846^.  Les  commissaires  ne  furent  primitivement  que  six,  choisis 
le  6  mars  171  1-12.  C'étaient  Arbutlmot,  Hill,  Halley,  Jones,  Machin, 
Burnet.  On  leur  en  adjoignit  plus  tard  cinq  autres,  savoir  :  le  qo  mars 
Robarts;  le  27  Bonet  le  ministre  de  Prusse;  enfin  le  17  avril  Aston, 
Brook  Taylor,  .et  de  Moivre,  celui-ci  protestant  français  réfugié,  que 
son  goût  pour  les  mathématiques  avait  mis  en  relation  intime  avec 
Halley  et  Newton.  Sur  les  onze,  il  n'y  avait  d'étrangers  que  Bonet  et 
de  Moivre,  qui  durent  former  leur  opinion  merveilleusement  vite,  car 
le  rapport  est  du  2/1  avril.  Parmi  les  autres,  plusieurs  n'avaient  d'au- 
tres titres  scientifiques  que  d'être  les  amis  de  Newton.  Peut-on  loyale- 
ment dire  d'un  amalgame  pareil  :  Numerosus  quippe  consensus  erat,  e 
viris  eruditis  diversarum  nationum  lectas^?  C'est  pourtant  ce  qu'on- affirme 

conséquence  douteuse,  et  même  complètement  hypothétique,  c'est  que  la  connais- 
sance de  cette  lettre  sulFisail  k  toute  personne  intelligente ,  pour  y  voir  la  méthode  des 
fluxions.  Dans  la  première  édition  du  Commercium,  page  li"],  on  mentionne  celte  lettre, 
en  déclarant  que  la  méthode  qui  y  est  exposée,  et  appliquée,  est  celle  que  Leibnitz  a, 
depuis,  appelée  la  méthode  atfférentieUe.  Mais,  en  reproduisant  ce  texte,  dans  la 
deuxième  édition,  publiée  par  Newton  en  1735,  neuf  ans  après  la  mort  de  Leibnitz 
qui  ne  pouvait  plus  lui  répondre,  on  aioula ,  page  i  a8  :  Hac  coUectio  ad  D.  Leibnitium 
mitsafuit26juniH676.  Ce  qui  revient  a  introduire  postérieuremeni  une  chnrge  grave, 
et  dépourvue  de  preuve,  dans  un  acte  d'accusation  que  l'on  dit  seulement  réimprimer. 
Au  reste  cette  question  a  été  complètement  disculée,  avec  un  sentiment  parfait  de  sa- 
vante e(  consciencieuse  critique,  par  le  professeur  Aug.  de  Morgan,  dans  une  disser- 
tation insérée  au  Companion  to  the  almanacfor  1852  sous  ce  litre  :  A  short  account  of 
somc  récent  discoveries  in  England  and  Germany  relative  to  tht  controversy  of  the  invention 
ofjliuciont.  Les  considérations  sur  lesquelles  M.  de  Morgan  s'est  appuyé,  auraient  été 
encore  bien  plus  fortes,  s'il  avait  pu  savoir  que,  d  après  ce  que  nous  découvre 
aujourd'hui  le  docteur  Brewsler,  la  deuxième  édition  du  Commercium  y  compris 
le  liecensio.  et  l'avis  ad  lectorem,  est  entièrement  l'œuvre  de  Newton.  —  '  Lettre  de 
Newton  à  l'abbé  Conti,  en  date  ilu  27  février  1726  v.  s.  rapportée  dans  le  recueil 
de  Desmaiseaux,  tome  II,  page  ao.  Le  texte  original  écrit  en  latin  porte  :  •  nequc 
•  ignoras  hœc  scripta  collecta  et  édita  fuisse  a  frequenti  virorum  illustrium  ex  divcrsis 
■  nalionibus  convenlu ,  queui  ad  hanc  rem  convocaverat  Begia  socielas.  »  Netotoni  opas- 
cula  mathematica .  t.  I,  p.  383,  in-4*,  Paris,  1744.  —  *  Philos.  Trans.  i846,  part.  I, 
page  107.  Les  noms  de  six  commissaires  primitivement  choisis,  six  seulement,  et 
tous  anglais,  sont  rapportés  les  mêmeii  que  ci-dessus,  d'après  les  registres  de  la 
Société  royale,  dans  l'ouvrage  de  Turnor  intitulé  :  Collections  for  the  history  of  the 
lown  and  soke  of  Grantham.  in-4*.  1806.  —  ^  Recensio  commercii  epistolici,  et  Com- 
mercium epistolicum ,  2*  édit.  p.  55. 

76 


598         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  une  dissertation  anonyme,  intitulée  Recensio  commercii  epistoUci,  qui 
a  paru  d'abord  en  anglais  dans  les  Transactions  philosophiques  de  lyiS, 
qui  a  été  reproduite  par  une  traduction  latine  en  1726,  dans  la  deuxième 
édition  du  Commerciam ,  et  dont  le  docteur  Brewster  a  retrouvé  la 
minute  écrite  de  la  main  de  Newton,  conformément  aux  soupçons  qu'on 
avait  déjà  qu'elle  fût  de  lui^ 

Il  n'y  aurait  pas  de  termes  assez  forts,  pour  caractériser  l'iniquité* 
d'un  arrêt,  rendu  par  un  tribunal  secret,  dont  tous  les  juges  sont  les 
créatures  d'une  des  parties,  l'autre  n'y  étant  pas  représentée  dans  sa 
défense.  Ce  fut  aussi  l'impression  générale  que  ce  document  produisit 
hors  de  l'Angleterre  à  l'époque  où  il  fut  publié,  etLeibnitz  s'en  indigna 
comme  d'une  suprême  injustice.  Mais  l'auleur  anonyme  du  commen- 
taire de  1  7  1  5,  qui  n'est  autre  que  Newton  lui-même,  trouve  ce  mode  de 
procédure  très-légitime  :  vu,  dit-il,  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  arrêt 
imposé  aux  parties,  mais  d'une  décision  absolue  prise  par  le  comité, 
après  inspection  de  pièces;  à  quoi  il  ajoute  :  «Ulud  intérim  submo- 
«nendus  est  Leibnitius;  cum  id  Societati  impingit,  quasi  inauditum  eum 
«condemnatum  îsset,  id  ob  eam  rem,  per  statutum  ejus,  quoddam 
«  commeritum  se  esse  ut  nomen  ejus  inde  expungatur^.  »  Il  est  heu- 
reux pour  la  mémoire  de  Newton  et  pour  l'honneur  de  la  Société  royale , 
que  la  menace  de  radiation  contenue  dans  cette  phrase  n'ait  pas  été 
mise  à  exécution. 

Il  n'y  a  pas  à  s'étonner  de  ces  colères.  A  l'époque  où  elles  se  firent 
jour.  Newton  devait  être  ulcéré.  La  méthode  des  fluxions  qu'il  possé- 
dait depuis  si  longtemps ,  et  qu'il  avait  tenue  soigneusement  cachée, 
semblait  n'avoir  eu  de  puissance  que  dans  ses  mains.  Le  nouveau  calcul 
de  Leibnitz,  au  contraire,  décrit  déjà  par  lui,  sans  mystère,  dès  l'année 
1  677,  dans  sa  correspondance  privée  avec  Newton  même,  ctrendupublic 
dans  les  actes  de  Leipsick  en  1  6Sh  ,  était  devenu  depuis  un  instrument 
universel  de  découvertes  analytiques,  pour  tous  ceux  qui  voulaient  s'en 
servir.  Ses  procédés,  ses  règles,  avaient  même,  dès  1696,  été  ras- 
semblés par  le  marquis  de  L'Hospital,  en  un  corps  de  doctrine  élé- 
mentaire, où  les  principes  étaient  éclaircis  et  rendus  usuels  par  une 

'  Brewsler,  Memoirs,  etc.,  tome  II,  p.  76.  tl  find  among  the  mss.  of  Hurtsbourn 
«  Parle,  scrolls  of  almost  ihe  whole  of  the  recensio,  and  five  or  six  copies  on  his  own 
«hand  of  ihe  ad  lectorem.  1  —  *  Recensio  comm.  cpist.  2'  édit.  page  55.  Phil  Trans. 
1715,  page  221.  La  phrase  anglaise  semble  encore  plus  dure,  l'injonclion  étant  faite 
au  nom  de  l'anonyme,  qui  est  Newton,  t  And  in  the  mean  I  take  the  liberty  to  acquaint 
«  him ,  that  by  taxing  the  royal  Society  with  injustice ,  in  giving  sentence  against  him 
t  without  hearing  bolh  parties,  he  has  transgressed  oneof  theirstatutes,  which  makes 
«its  expulsion  to  defame  them,  »  '  »'• '■  -'  ,' 


"^/OCTOBRE  1855.'    '^  599 

multitude  d'applications ^  Pourtant,  ce  calcul  si  glorifié,  si  employé, 
différait  seulement  de  la  méthode  des  fluxions ,  par  un  mode  plus  abs- 
trait de  la  géiicralion  des  quantités,  et  par  une  notation,  un  algorithme, 
dont  le  mécanisme  d'un  emploi  général  ainsi  qu'uniforme,  opérait 
comme  de  lui-même,  sans  que  la  pensée  s'en  occupât.  Newton,  dans  le 
fort  de  sa  dispute  avec  Leibnitz,  en  1716,  pouvait  bien,  sous  le  voile 
de  l'anonyme,  se  laisser  aller  jusqu'à  écrire  :  «que  la  méthode  des 
«  fluxions  telle  que  M.  Newton  l'emploie,  est  pins  élégante  que  le  calcul 
«diflerentiel;  qu'elle  est  aussi  plus  utile,  et  plus  certaine,  celle  de 
«  Leibnitz  étant  seulement  propre  à  faire  découvrir  les  propositions , 
«  et  non  pas  à  les  démontrer  ^.  »  Mais  il  est  diflicile  de  croire  que 
lui-même  se  fit  illusion  sur  ce  point;  et  peut-être  ne  sentait-il  que 
trop  amèrement  la  supériorité  de  succès  que  l'invention  de  Leibnitz 
avait  désormais  acquise.  Combien  cette  ancienne  irritation  ne  dut- 
elle  pas  s'accroître,  quand,  dix-huit  mois  après  la  publication  du  livre 
des  Principes,  Newton  vit  Leibnitz  insérer  dans  les  actes  de  Leipsick 
trois  dissertations,  où  il  tentait  de  s'approprier  les  immortelles  décou- 
vertes contenues  dans  cet  ouvrage;  reprenant  les  mêmes  problèmes 
suivant  le  même  ordre  de  déduction,  comme  les  ayant  depuis  long- 
temps ainsi  envisagés;  tout  cela  sans  mentionner  le  livre  de  Newton 

'  Sur  cette  rapide  propagation  du  calcul  infinitésimal ,  due  exclusivement  aux 
travaux  de  Leibnitz  et  de  Bernoulii,  voyez  une  remarquable  lettre  de  Montmort 
à  Brook  Taylor  en  date  du  1 8  décembre  1718,  que  le  docteur  Brcwster  rapporte  tex- 
tuellement, tome  II,  page  5i  i-[>i3.  En  voici  quelque?  passages  :  «Je  pense  comme 

•  vous,  Monsieur,  sur  le  mérite  de  M.  Newton.  Je  parle  toujours  de  lui  comme  d'un 
«  homme  au  dessus  des  autres,  et  qu'on  ne  peut  trop  admirer.  Mais  je  ne  puis 
«  m'empêclier  de  combattre  l'opinion  où  vous  êtes  que  le  public  a  reçu  de  M.  Newton , 
«  et  non  de  MM.  Leibnitz  et  Bernoulii,  les  nouveaux  calculs  et  Tart  de  les  faire  servir 
ta  toutes  les  rccberches  que  l'on  peut  faire  en  géométrie.  C'est  une  erreur  de 
«fait. . .  Je  n'examine  pas  ici  les  droite  de  MM.  Newton  et  Leibnitz  à  la  première 
«  invention  du  calcul  différentiel  et  intégral.  Je  vpux  seulement  vous  faire  remar 

•  quer  qu'il  est  insoutenable  de  dire  que  MM.  Leibnitz  et  Bernoulii  ne  sont  pas  les 

•  vrais  et  presque  uniques  promoteurs  de  ces  calculs  •  Suivent  les  preuves.  Et  plus 
loin  :  «  Ma  conclusion  est  donc  que  depuis  i684.  première  date  publique  de  la  uais- 

•  sance  du  calcul  différentiel  et  intégral,  jusqu'en  1700  ou  environ,  où  je  suppose 
«qu'il  avait  acquis  presque  toute  la  perfection  qu'il  a  aujourd'hui ,  personne  n'a 
«contribué  à  le  perfectionner  si  ce  n'est  MM.  Leibnitz  et  Bernoulii,  à  moins  qu'on 
■  n'y  veuille  joindre,  pour  quelque  part,  le  marquis  du  L'Hospital  à  qui  ils 
«  avaient  de  bonne  heure  révélé  leur  secret ,  qui  apparemment  en  serait  encore  un 
«pour  tous  les  géomèircs  d'aujourd'hui  s'ils  avaient  voulu  le  tenir  caché  à  l'imita- 
«tion  de  M.  Newton  ,  qui  à  mon  avis,  a  dû  avoir  la  clef  de  ceux-là,  ou  des  pareils 
«dès  le  temps  qu'il  a  donné  son  magnifique  ouvrage  dei  Principia.  •  —  Com- 
«  mtrciam  epistolwum.  Recensio,  page  Sg. 

76. 


600  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

autrement  que  pour  dire,  qu'il  ne  le  connaît  que  par  l'extrait  qu'on  en 
a  donné  dans  ces  mêmes  Actes  de  Leipsick;  et  s'autorisant  de  cette 
ignorance  vraie  ou  fausse,  pour  se  porter  inventeur  de  ^ultats  déjà 
publiés!  Cette  tentative  malheureuse  n'autorisait-elle  pas  Croire  que  le 
calcul  différentiel  pourrait  bien  n'avoir  été  aussi  qu'une  transformation 
tardive  de  la  méthode  des  fluxions?  C'est  ce  que  les  enfants  perdus  de 
Newton,  Fatio  de  Duillier  et  Keil,  ne  manquèrent  pas  de  dire,  quand 
ils  élevèrent  contre  Leibnitz  l'accusation  de  ce  premier  plagiat,  que 
Newton  exaspéré,  appuya  de  tout  son  pouvoir,  sans  paraître  en  per- 
sonne; et,  une  fois  les  hostilités  commencées,  si  lui  et  eux  se  montrè- 
rent violents  et  injustes,  Leibnitz  le  fut  tout  autant,  ou  même  davan- 
tage. Car,  non-seulement,  pour  toute  réponse  au  Commerciam  epistolicam , 
il  se  fit  le  propagateur  d'un  écrit  anonyme,  obtenu  de  l'obséquiosité  du 
chef  de  ses  disciples,  Jean  BernouUi,  où  l'on  retournait  indignement 
contre  Newton  l'accusation  de  plagiat,  trop  insensée  pour  que  per- 
sonne et  surtout  lui-même,  y  pût  croire;  mais,  ce  qui  était  plus  mal 
encore  s'il  est  possible ,  il  profita  delà  correspondance  qu'il  entretenait 
avec  la  princesse  de  Galles,  pour  accuser  la  philosophie  de  Newton, 
d'être  fondée  sur  les  principes  des  matérialistes,  tâchant  ainsi  de  la 
ruiner  comme  antireligieuse,  ne  le  pouvant  faire  par  le  raisonnement 
ou  le  calcul.  Sa  mort,  arrivée  en  novembre  1716,  n'éteignit  point  la 
haine  puissante  qu'il  s'était  attirée ,  parce  qu'elle  laissait  subsister  tous 
les  griefs  scientifiques  qui  l'avaient  fait  naître.  Le  parti  survivant 
profita  de  son  avantage,  pour  se  présenter  seul  aux  yeux  de  la  postérité. 
L'édition  du  Commerciam  epistolicam,  faite  en  1712,  avait  été  tirée  à  un 
très-petit  nombre  d'exemplaires,  qui  furent  tous  distribués  à  titre  de 
présent;  et  elle  était  devenue  excessivement  rare.  Il  en  parut  en  1  728 
une  seconde  édition  ,  à  laquelle  on  joignit  la  traduction  latine  de  fextrait 
raisonné  qui  avait  été  inséré  aux  Transactions  philosophiqaes  de  1  7  1  5,  plus 
une  préface,  ou  avis  ad  lectorem,  où  l'on  rend  un  compte  très-amer,  et 
malheureusement  trop  véritable,  des  moyens  de  justification  ou  de  dé- 
fense opposés  à  ce  document  par  Leibnitz.  On  supposa,  dans  le  temps, 
que  cette  réimpression,  et  les  écrits  qui  l'accompagnent,  étaient  l'œuvre 
de  Newton.  Desmaizeaux  mentionne  le  fait  comme  connu;  et  Mqn- 
tucla  dit  le  tenir  de  source  certaine.  Je  l'avais  donc  rapporté  d'après 
eux,  à  ces  titres,  dans  mon  article  de  la  Biographie;  sur  quoi  le  docteur 
Brewster  dans  son  premier  ouvrage  sur  la  vie  de  Newton  m'avait  forte- 
ment tancé,  déclarant  que  cette  charge  est  fausse,  sans  fondement ,  et  ne 
mérite  aucune  réfutation^.  Or  maintenant,  \oici  que,  parmi  les  manus- 
'   The  Life  ofSir  Isaac  Newton,  by  David  Brewster,  i83 1 ,  page  a  i5 ,  texte  et  notes. 


OCTOBRE  1855.  601 

crits  de  Newton,  le  docteur  Brewster  a  trouvé  de  nombreuses  preuves 
de  ce  fait;  et  en  particulier  plusieurs  copies  du  Recensio  de  1726,  ainsi 
que  de  l'avis  ad  lectorem,  écrites  de  sa  propre  main;  ce  qui  l'amène  à 
faire  cette  déclaration  péremptoire  :  «  On  doit  à  la  vérité  historique  de 
«reconnaître  que  Newton  a  fourni  tous  les  matériaux  du  Commerciam 
uepistolicam;  et  que,  bien  que  Keil  en  fût  l'éditeur,  et  que  les  commis- 
«saires  de  la  Société  royale  fussent  les  auteurs  du  rapport.  Newton  est 
h  virtuellement  responsable  pour  ce  qu'il  contient^.»  A  cela  Sir  David 
aurait  pu  ajouter  deux  remarques  à  la  fois  équitables  et  importantes  : 
la  première,  c'est  que,  bien  antérieurement  à  la  connaissance  des  ma- 
nuscrits auxquels  il  a  eu  accès,  en  s'appuyant  seulement  sur  une  dis- 
cussion érudite  des  textes  imprimés  et  des  témoignages  contemporains, 
M.  le  professeur  A.  de  Morgan  avait  déj;\  montré  avec  une  entière 
évidence  que  le  recensio  et  l'avis  ad  lectorem  ont  dû  être  rédigés  par 
Newton  lui-même;  sa  judicieuse  critique  devançant  ainsi  les  preuves 
matérielles,  alors  ignorées^.  Le  second  fait  qu'il  eût  été  bon  de  rappeler, 
c'est  que,  en  conférant  la  deuxième  édition  du  Commerciam  epistolicum, 
publiée  en  i  7'i5,  avec  l'exemplaire  de  la  première  qui  est  conservé  dans 
la  bibliothèque  do  la  Société  royale,  le  même  professeur  A.  de  Morgan 
y  a  signalé  des  changements  de  rédaction,  des  notes  modifiées,  étendues, 
ajoutées,  toujours  dans  un  sens  défavorable  à  Lcibnitz;  d'où  il  conclut, 
avec  toute  raison,  que  l'on  ne  peut  légalement  la  faire  valoir  au  procès, 
comme  si  elle  était  une  simple  reproduction  du  texte  primitif.  J'ai  vérifié 
les  variantes  dénoncées  par  M.  de  Morgan ,  sur  un  exemplaire  de  la  pre- 
mièreédition  que  possède  la  bibliothèque  de  Sainte-Geneviève ,  lequel  est 
probablement  le  seul  qui  existe  à  Paris,  et  je  les  ai  toutes  reconnues 
exactes.  Mais  qu'importe  fidentité  ou  la  différence  de  ces  deux  publi- 
cations ,  aujourd'hui  que  nous  pouvons  apprécier  leur  véritable  ciractère  ! 
Ce  ne  sont  pas  des  actes  de  procédure.  En  1726,  comme  en  171a, 
ce  sont  les  sentences  de  condamnation  rendues  contre  Leibnitz,  par 
un  même  wehme  académique,  dont  Newton  était  l'organe  et  le  chef. 

La  certitude  maintenant  acquise,  que  l'extrait  du  Commerciam  episio- 
Ucam ,  inséré  aux  Transactions  philosophiques  de  1715,  et  reproduit 
sous  le  titre  Hecensio  dans  la  deuxième  édition  de  ce  même  recueil ,  a  été 
écrit  par  Newton,  va  nous  fournir  le  moyen  d'éclaircir  un  point  de 
l'histoire  des  mathématiques,  auquel  s'attache  beaucoup  d'intérêt.  Toutes 
les  personnes,  en  bien  petit  nombre,  qui  ont  voulu,  et  qui  ont  pu  lire 

'  Memoirs  of  Sir  Isaac  Netclon,  i855,  tome  II,  page  76.  —  *  Philotophical  Ma- 
gazine, juin  et  novembre  i85a.  —  "  Ibid.  juin  i848,  page  4^6  et  suiv. 


602  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

le  livre  des  Principes  d'un  bout  à  l'autre,  ont  éprouvé  combien  cette 
étude  est  laborieuse  et  fatigante  :  non-seulement  par  les  difficultés  inhé- 
rentes à  la  démonstration  de  chaque  proposition  prise  isolément;  mais 
aussi  par  l'absence  presque  générale ,  et  comme  intentionnelle  d'indi- 
cation, de  lien  apparent,  qui  conduise  l'esprit  de  l'une  à  l'autre.  Cet 
isolement,  cet  imprévu  dans  lequel  Newton  nous  laisse  à  chaque  pas  de 
sa  route,  n'existait  pas  sans  doute  pour  lui,  puisqu'il  fallait  bien  qu'il  sût 
s'y  diriger  lui-même.  Ceci  a  donné  lieu  de  croire,  que  Newton  avait 
trouvé  la  plupart  de  ses  théorèmes  par  le  secours  de  l'analyse  dont  il  a 
tant  agrandi  la  puissance,  et  qu'il  les  a  ensuite  traduits  sous  les  formes 
austères  de  la  synthèse,  soit  pour  les  rendre  complètement  inattaquables, 
soit  pour  dérober  aux  regards  de  la  foule ,  la  voie  qui  l'y  avait  conduit. 
C'est  ainsi  que  j'exprimais  dans  ce  journal,  l'opinion  de  beaucoup  de 
géomètres,  et  la  mienne  propre,  lorsque  je  rendis  compte  de  la  cor- 
respondance de  Newton  avec  Cotes  ^.  Or  nous  avons  maintenant  la  même 
pensée,  exprimée  dans  des  termes  presque  identiques,  par  Newton  lui- 
même.  Car  à  la  page  3 9  du  Commercium  epistolicam ,  2"  édition,  nous 
trouvons  de  lui  ce  passage  :  «Ope  novœ  illius  Analysées  (scilicet  Fluxio- 
«num)  majorera  illarum  propositionum  partem,  quae  in  Principiis  philo- 
«  sophiœ  habentur,  invenit  JSewtonas.  At  cum  antiqui  geometrœ ,  quo  cer- 
atiora  omnia  fièrent,  nihil  in  geometriam  admiserint  priusquam  syn- 
«  thetice  demonstratum  esset;  idcirco  propositiones  suas  synthetice  de- 
«  monstrâvit  Newtonus,  ut  cœlorum  systema  super  certa  geometria  cons- 
«titueretur.  Atque  ea  causa  est,  cur  homines  harum  rerum  imperiti, 
«analysin  latentem ,  cujus  ope  propositiones  illœ  invenUe  sunt,  diffi- 
«culter  admodum  percipiant.  »  Si  Newton  eût  dévoilé  à  tous  les  yeux 
cette  analyse,  au  lieu  de  la  cacher,  l'honneur  de  l'avoir  découverte  lui 
aurait  été  incontestablement  assuré,  par  les  applications  qu'on  en  jurait 
faites,  et  la  science  y  aurait  gagné  autant  que  lui-même.  Mais,  pour  em- 
ployer ici  une  image  que  j'emprunte  à  Wallis,  il  a  rompu  le  pont  après 
avoir  passé  le  fleuve,  voulant  être  admiré  plutôt  que  suivi;  et  d'autres 
ont  trouvé  un  gué  ailleurs. 

Tout  le  monde  sait,  que,  dans  les  deux  premières  éditions  des  Prin- 

'  Journal  des  Savants  pour  l'année  1862  pages  27061271.  En  imprimant  la  fin  de 
celte  phrase  on  mit  mal  à  propos  la  vérité,  au  lieu  de  la  voie.  Dans  les  notes  addi- 
tionnelles à  ces  articles  du  Journal  des  Savants,  j  ai  montré,  que  tous  les  théorèmes 
fondamentaux  établis  synlhétiquemenl  par  Newton ,  dans  les  sections  11  et  m  du 
I"  livre  des  Principes,  sont  renfermés  dans  une  expression  analytique  Irès-simple  de 
la  force  centrale,  de  laquelle  tous  les  cas  d'application  qu'il  a  considérés,  se  dé- 
duisent immédiatement  dans  le  même  ordre  bizarre  qu'il  a  suivi  en  les  exposant. 


OCTOBRE  1855.  603 

cipes ,  le  lemme  ii  annexé  à  la  proposition  vu  du  H*  livre  est  suivi  d'un 
scholie,  où  Newton  reconnaît  manifestement  l'indépendance  des  droits 
de  Leibnitz  à  l'invention  du  calcul  infinitésimal.  Leibnitz  le  comprit 
ainsi,  et  il  semble  impossible  de  lui  trouver  loyalement  un  autre  sens. 
Or,  en  1711,  lorsque  Newton  exaspéré  eut  livré  son  rival  au  jugement 
de  ce  tribunal  secret  qui  le  déclara  plagiaire ,  le  texte  du.  scbolie ,  deux 
fois  publié,  devenait  une  pièce  à  décharge  fort  embarrassante.  Mais, 
quoique  la  deuxième  édition  où  il  est  reproduit  n'ait  paru  qu'en  1710, 
il  était  impossible  de  l'en  ôter,  parce  que  la  première  moitié  de  l'ou- 
vrage, où  il  était  inséré  était  déjà  imprimée  au  1"  mai  de  l'année  pré- 
cédente 1710,  quand  on  n'était  pas  encore  en  guerre;  comme  on  le 
voit  par  une  lettre  de  Newton  à  Cotes  datée  de  ce  jour-là  même  ^  Forcé 
ainsi  de  laisser  subsister  les  deux  publications  d'un  document  si  favo- 
rable à  son  adversaire,  Newton  ne  put  sortir  de  ce  mauvais  pas  qu'en 
déclarant  avoir  écrit  ce  scholie ,  non  pour  accorder  à  Leibnitz  la  posses- 
sion propre  du  lemme  qui  le  précède,  où  la  méthode  des  fluxions  est 
exposée,  mais  au  contraire  pour  se  l'assurer  à  lui-même  ;  et,  ajoute-t-il, 
qae  M.  Leibnitz  l'ait  inventé  après  moi,  ou  l'ait  tena  de  moi,  c'est  une  chose 
sans  importance  ^.  Cette  interprétation  après  coup  renferme  encore  une 

De  sorte  qu'il  semble  impossible  qu'il  ne  les  ail  pas  tirés  de  celte  formule  même.  Ceci 
offre  nn  exemple  (rappanl  de  celle  analytin  lattntem,  dont  il  parle,  dans  le  passage  que 
je  ci(e  de  lui  quelques  lignes  plus  bas.  —  *  Correspondance  de  Newton  cl  de  Cotes. 
Cambrigde,  i85o,  lettre  vi,  page  i4>  Newton  déclare  à  Cotes  qu'il  adopte  les  cor- 
rections faites  par  lui  aux  épreuves  jusqulà  ce  qu'on  arrive  à  la  page  287,  coroll.  iv 
qui  commence  ainsi  :  Corpus  itaque  ^'rare  nequit  in  hac  spirali, eic.  Or  celle  pbrase 
initiale  apparlient  au  coroll.  iv  de  la  proposilion  xv  du  livre  II ,  lequel  en  effet  se 
trouve  à  la  page  aSy  de  la  1"  édition  à  laquelle  Newton  se  réfère  toujours;  et,  dans 
la  3*  édition  que  Cotes  surveille  il  se  trouve  à  la  page  ^67.  Maintenant,  le  scholie  re- 
latif à  Leibnitz  fait  suite  au  lemme  11  de  la  proposition  vn  du  même  livre,  de  sorte 
qu'il  arrive  bien  anléiieuremenl  à  la  xv*.  El  en  effet,  dans  la  1"  édition  il  se  trouve 
à  la  pag(?  a53  354,  3o  pages  avant  la  387*  que  Nt-wton  reconnaît  être  correctement 
reproduite.  Ain.ii,  k  cette  date  du  1"  mai  1710,  le  scholie  était  déjà  réimprimé  tel 
que  l'édition  de  Cotes  le  donne;  d'où  l'on  voit  que  Newton  n'étant  pas  alors  ouver- 
tement en  guerre  avec  Leibnitz,  n'avait  pas  jugé  à  propos  d'en  rien  retrancher. 
Même  ^  lui  ou  Cotes,  y  ajoutèrent  ug  trait  caractéristique  en  y  spéciiianl  que  entre  autres 
dissemblances,  les  deux  méthodes  diffèrent  dans  le  mode  de  génération  des  quantités, 
«  idoa  gcnerationis  quahtilatum,  «  ce  qui  est  parfaitement  la  vérité.  —  *  Raphson  , 
History  ofjluxions,  \'j\b,  page  laa.  Dans  une  lettre  écrite  à  l'abbé  Conli  en  date 
du  ~  mai  1716  Newton  reproduit  la  même  idée  en  d'autres  termes.  «Conlendit 
€  (Leibnilius)  quod  in  meo  Principiorum  libro  (p.  a53  cl  a54  ed*  i')  concossi 
«eum  liabuisse  calculum  differentialem  sine  me,  et  ail  quod  niihi  nunc  Iribuens 
«ejus  invcntionem,  revoco  quae  concesseram.  Sed  in  articulo  quod  citai,  ne  verbum 
tquidem  invenio  quod  pro  eo  facial.  •  Netot.  Opasc.  (orne  I",  page  àoj. 


604         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

équivoque  manifeste.  Car  il  ne  s'agit  pas  de  savoir,  si  Leibnitz  avait 
trouve  par  lui-même  ce  Jemme,  qu'il  ne  réclamait  point,  et  qu'on  n'a 
jamais  réclamé  pour  lui;  mais  seulement  si  les  théorèmes  qui  y  sont 
énoncés  peuvent  s'obtenir  aussi,  bien  par  le  calcul  ditîérentiei  que  par 
la  méthode  des  fluxions ,  comme  Leibnitz  l'avait  annoncé  avant  de  la 
connaître,  ce  que  le  scholie  attestait.  Maintenant,  dans  toute  affaire  liti- 
gieuse ,  les  textes  ont  une  valeur  propre.  Celui  qui  a  délivré  librement 
une  déclaration  écrite,  ne  peut  pas  être  reçu  ensuite  à  dire  qu'il  a  voulu 
en  faire  une  pièce  à  double  entente;  et  c'est  pourtant  à  quoi  Newton  fut 
conduit  par  le  besoin  de  sa  cause.  Toutefois,  dans  la  troisième  et  der- 
nière édition  du  livre  des  Principes  qui  fut  faite  sous  ses  yeux  par  Pem- 
berton,  il  n'eut  pas  recours  à  cet  argument  trop  fragile;  et  il  se  borna  à 
remplacer  le  fatal  scholie  par  un  autre  où  il  ne  parle  que  de  lui-même, 
sans  dire  un  mot  de  Leibnitz.  Montucla  déclare  être  certain  que  la 
suppression  vint  de  lui,  et  que  des  gens  bien  informés  ont  vu  la  nou- 
velle rédaction  écrite  de  la  main  de  Newton  même.  Il  avait  alors  quatre- 
vingt-quatre  ans.  Malgré  cette  autorité  habituellement  très-sûre ,  j'avais 
cherché  à  me  persuader,  et  à  persuader  aux  autres,  que  cet  acte  in- 
juste pouvait  être  rejeté  sur  la  faiblesse  de  l'âge,  et  sur  les  obsessions  de 
partisans  qui  n'avaient  rien  à  ménager.  Malheureusement,  on  ne  peut 
plus  conserver  cette  illusion.  Sir  David  Brewster  a  trouvé  dans  les  papiers 
de  Newton,  plusieurs  projets  de  la  dernière  rédaction  du  scholie,  écrits 
de  sa  main,  dans  lesquels  il  tâche  de  ne  mentionner  ses  communications 
antérieures  avec  Leibnitz,  qu'en  les  entourant  de  détails^ propres  à 
affaiblir,  et  à  rendre  douteuse,  l'indépendance  d'invention  qu'il  lui  avait 
autrefois  reconnue.  Mais  apparemment  ces  divers  essais  ne  le  satisfirent 
point.  Car  il  finit  par  s'en  tenir  à  une  rédaction  dans  laquelle  le  nom 
de  Leibnitz  n'est  pas  même  prononcé;  et,  en  effet,  il  était  plus  facile 
de  le  supprimer  tout  à  fait  que  de  lui  enlever  ses  litres,  surtout  après 
les  avoir  deux  fois  reconnus  publiquement  à  vingt-six  ans  de  distance. 
Le  docteur  Brewster  m'improuve  fortement  pour  avoir  dit  que  les  deux 
premières  publications  du  scholie  éternisent  les  droits  de  Leibnitz  ;  car, 
m'objecte-t-il ,  le  scholie  n'a  pas  ce  sens,  et  l'intention  de  l'auteur  n'était  pas 
qu'on  l'entendit  ainsi^.  De  sorte  que,  pour^ter  à  Newton  un  tort  qu'il 
eut,  étant  irrité,  le  zélé  biographe  le  fait  être,  de  sang-froid  et  k  deux  re- 
prises, injuste  ou  déloyal;  méconnaissant  les  droits  de  Leibnitz,  ou 
cherchant  d'avance  à  les  annuler.  C'est  une  singulière  façon  de  le  dé- 
fendre. 

'  S.  D.  Brewster,  Memoirs,  etc.,  t.  II,  p.  ag. 


OCTOBRE  1855.       '  605 

iifLa  connaissance  maintenant  acquise  de  ces  détails  nous  apprend 
que  le  Commerciam  episiolicam  avec  ses  variantes  tardives,  le  Recensio 
de  1715,  et  l'avis  ad  lectorem  mis  en  tête  de  l'édition  de  1728,  bien 
qu'ayant  paru  sous  le  voile  de  l'anonyme ,  doivent  être  désormais  mis 
au  nombre  des  œuvres  de  Newton  ,  résultat  plus  profitable  pour  la  mé- 
moire de  son  rival,  et  pour  l'histoire  de  la  science  mathématique,  qu'il 
n'est  honorable  pour  lui.  Mais,  comme  l'a  très-bien  dit  Voltaire  :  «On 
«ne  doit  aux  morts  que  la  vérité.  »  En  conséquence,  l'édition  originale 
du  Commerciam  f  étant  devenue  à  peu  près  introuvable,  j'ai  pensé  qu'il 
serait  bon  de  la  réimprimer,  avec  l'indication  des  variantes  de  1725, 
et  les  deux  autres  écrits  que  Newton  y  a  joints.  11  s'est  trouvé  un  im- 
primeur, M.  Mallet-Bachelicr,  assez  désintéressé  pour  entreprendre  cette 
publication  de  pièces  toutes  mathématiques,  grâce  au  secours  que 
M.  le  Ministre  de  l'instruction  publique  a  bien  voulu  libéralement 
m'accorder  pour  lui,  afin  qu'elle  ne  lui  devînt  pas  trop  onéreuse.  Ainsi 
aidé,  il  s'est  mis  à  l'œuvre.  L'impression  est  commencée;  et  les  amis 
des  sciences  apprendront  avec  plaisir  que  l'ouvrage  paraîtra  prochaine- 
ment. 

Les  découvertes  autographiques,  qui  éclaircissentlc  mystère  du  Com- 
merciam episiolicam,  constituent,  je  crois,  à  peu  près,  tout  ce  que  les 
papiers  consultés  par  le  docteur  Brewster  lui  ont  fourni  de  renseigne- 
ments nouveaux  sur  les  travaux  scientifiques  de  Newton.  Mais  il  y  a 
trouvé,  sur  les  habitudes  de  sa  vie  et  de  sa  personne  aux  diverses 
époques  de  sa  longue  carrière,  beaucoup  plus  de  menus  détails  que  l'on 
n'en  connaissait,  et  que  l'on  n'avait  peut-être  besoin  d'en  connaître.  Il 
a  aussi  retiré,  je  dirais  presque  exhumé  de  ces  mêmes  manuscrits,  plu- 
sieurs dissertations  théologiques  dont  le  sujet  fort  bizarre,  semblerait 
de  nature  à  modifier  considérablement  l'opinion  que  l'on  avait  cru  pou- 
voir jusqu'ici  se  faire,  de  l'orthodoxie  anglicane  de  Newton.  Tout  cela, 
sans  doute,  intéresse  peu  la  postérité,  pour  qui  le  grand  Newton  est 
grand  par  ses  découvertes  dans  les  sciences,  et  par  les  pas  immenses 
qu'il  a  fait  faire  aux  mathématiques,  à  la  physique,  à  l'astronomie. 
Qu'importe  quel  a  été  son  rang  et  sa  place  dans  le  monde  conventionnel 
de  son  temps,  si  ce  n'est  en  ce  que  le  développement  de  son  génie  a 
pu  être  favorisé  ou  empêché  par  ces  accessoires!  Mais  enfin,  puisque, 
conformément  au  goût  actuel  du  public,  du  public  anglais  surtout,  ils 
tiennent  une  grande  place  dans  les  deux  volumes  du  docteur  Brewster, 
j'en  ferai  le  sujet  d'un  second  article,  où,  en  mettant  la  curiosité  des 
lecteurs  en  contact  avec  la  personne  de  Newton,  je  tâcherai  que  la 
familiarité  ne  soit  pas  si  proche  qu'elle  détruise  toute  illusion.  Car,  à 

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606  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

combien   de  grands  génies,  ne    faut-ii  pas  appliquer   cette   maxime 
prudente  : 

Major  e  longinquo  reverential 


J.  B.  BIOT. 


[Lajin  à  un  prochain  cahier.) 


Notice  bibliographique  sur  Montaigne  ^  par  J.  F.  Payen,  d.  m. 
Documents  inédits  sur  Montaigne,  recueillis  par  le  docteur  Payen, 

Paris,  i855. 

Montaigne  magistrat,  par  Alphonse  Grun,  archiviste 

de  la  couronne. 

La  vie  publique  de  Montaigne , 

étude  biographique  par  Alphonse  Grûn. 

Visite  au  château  de  Montaigne  en  Périgord, 

parle  docteur  Bertrand  de  Saint-Germain,  Paris,  i85o. 

DEUXIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE  ^ 

Nous  avons  constaté ,  dans  une  première  étude ,  ce  que  le  zèle  assidu 
de  quelques  pieux  admirateurs  et  le  hasard  de  quelques  petites  décou- 
vertes ont  ajouté  aux  renseignements  de  la  postérité  sur  ce  nom  de 
Montaigne,  qui  doit  désormais  durer  autant  que  notre  langue.  Il  nous 
reste  maintenant  une  tâche  plus -vague,  moins  précise;  c'est  de  cher- 
cher par  induction,  par  conjecture,  la  part  plus  ou  moins  grande  que 
Montaigne  a  pu  prendre  aux  affaires  de  son  temps,  le  rôle  qu'il  a 
rempli,  l'opinion  qu'il  a  eue  et  surtout  celle  qu'il  aurait  activement 
avouée  ou  défendue,  en  un  mot,  sa  vie  publique,  pour  nous  servir, 
avec  M.  Grûn,  d'une  expression  un  peu  néologique  en  pareil  cas.  A 
toutes  les  époques,  en  effet,  n'appartient  pas  la  vie  publique.  Cela  ne  se 
disait  pas,  dans  l'ancienne  monarchie,  même  de  tous  les  hommes  qui 
avaient  été  employés  plus  ou  moins  longtemps  par  les  ordres  du  prince , 
et  dans  les  charges  conférées  en  son  nom  et  par  sa  confiance.  Ce  nom 
de  vie  publique,  dans  notre  langue,  suppose  deux  choses:  une  fonction 
considérable  dans  l'État,  et  l'exercice  de  celte  fonction  sous  des  yeux 

*  Voyez,  pour  le  premier  arlicle,  le  cahier  de  juillet,  page  397. 


OCTOBRE  1855.  607 

qui  la  surveillent  et  l'éclairent.  C'est  la  vie  d'un  citoyen  romain  des 
premiers  temps,  celle  d'un  magistrat,  d'un  député,  d'un  lord  anglais. 
En  un  mot,  là  où  il  n'y  a  pas  de  droits  et  de  liberté,  il  n'y  a  pas  de  vie 
publique.  Et  Montesquieu,  par  exemple,  eût  été  beaucoup  plus  long- 
temps qu'il  ne  l'a  été  en  effet  conseiller  ou  même  président  de  chambre 
au  parlement  de  Bordeaux ,  qu'on  n'aurait  pas  dit  pour  cela  :  la  vie 
publique  de  M.  de  Montesquieu. 

Les  agitations  religieuses  et  civiles  de  la  France  au  xvi*  siècle  n'avaient- 
elles  pas  toutefois  dérogé  d'avance  à  cet  état  de  choses  ?  N'y  eut-il  pas 
alors  une  vie  pubKque  créée,  pour  ainsi  dire,  par  les  désordres  et  les 
malheurs  de  la  patrie?  N'y  eut-il  pas  de  lâches  déserteurs  de  cette  vie  pu- 
blique et  de  vertueux  citoyens  qui  en  furent  les  héros  et  les  victimes?  La 
réponse  affirmative  ne  nous  semble  pas  douteuse.  Je  crois  en  effet  que  le 
xvi*  siècle,  au  prix  de  grandes  calamités,  ouvrit  cette  carrière  nouvelle  à 
l'esprit  delà  France,  à  *bs  magistrats,  à  sa  noblesse,  à  quelques-uns  de 
ses  bourgeois  et  de  ses  écrivains.  Comme  il  y  eut  alors  de  grandes  vertus 
civiles,  il  y  eut  une  vie  publique;  et,  duchanceher  de  l'Hôpital  à  l'his- 
torien deThou,  du  diplomate  Paul  de  Foix  au  chancelier  Du  Vair,  dans 
des  conditions  et  avec  des  caractères  fort  différents,  plusieurs  hommes 
exercèrent  vraiment  une  action  politique  digne  d'estime  et  de  gloire. 
Est-il  permis  de  comprendre  dans  ce  nombre  l'auteur  des  Estais,  quelque 
goût  et  quelque  admiration  qu'il  nous  soit  donné  d'avoir  pour  son  génie 
de  moraliste  et  d'écrivain?  On  pourra,  je  crois,  en  douter,  même  après 
avoiç  étudié  le  travail  de  M.  Grùn;  mais  aussi  on  pourra  dire:  qu'im- 
porte? Et,  en  relisant  tant  de  passages  des  Essais  si  pleins  du  sentiment 
exquis  de  l'antiquité,  si  supérieurs  aux  passions  contemporaines,  si 
charmants  de  naturel  et  d'imagination ,  si  fmement  spéculatifs  sur 
l'homme  de  tous  les  temps,  on  se  dira  que,  chez  Montaigne,  la  vie  du 
solitaire ,  la  vie  du  penseur  et  de  l'écrivain ,  a  été  de  beaucoup  supérieure 
en  influence  et  en  durée  à  la  vie  publique;  que  c'est  par  là  qu'il  faut  sur- 
tout le  considérer,  et  que  le  reste  n'est  bon  qu'à  nous  occuper  plus  long- 
temps, et  sous  divers  prétextes,  d'un  souvenir  que  nous  rendent  si  sin- 
gulièrement précieux  quelques  écrits  inimitables. 

M.  Grùn ,  il  faut  l'avouer,  n'en  a  pas  moins  très-bien  établi  sa  tlièse,  et 
fait  de  Montaigne  un  homme  public  aussi  complet  qu'un  écrivain  poli- 
tique actuel  peut  aimer  à  le  concevoir;  il  le  défmit  sincère  et  modéré, 
préférant,  selon  la  maxime  antique,  l'honnête  à  l'utile,  mais  sacrifiant 
même  l'honnête  à  une  nécessité  d'intérêt  public,  souvent  invoquée  de  nos 
j  ours ,  et  qui  n'est  au  fond  qu'un  maximum  d'utilité  présumée,  en  un  mot, 
tenant  aux  lois  du  pays,  mais  admettant  qu'elles  doivent  fléchir,  si  le 

77- 


608  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

salut  de  l'Étal  l'exige,  aimant  sa  propre  conservation,  mais  la  subordon- 
nant au  devoir,  condamnant  les  excès  de  zèle,  mais  restant. toujours, 
dans  le  parti  catholique,  fidèle  à  la  royauté,  et  ne  s' étant  jamais  mépris 
sur  la  Ligue.  Ce  portrait  général,  que  nous  ne  nions  pas,  mais  dont  les 
nuances  sont  lirées  plus  encore  des  écrits  que  des  actions  de  Mon- 
taigne, M.  Grûn  s'attache  à  le  justifier,  dans  l'ensemble  de  son  récit, 
par  toutes  les  sortes  d'activité  qu'il  attribue  successivement  à  notre 
philosophe.  Nous  avons  déjà  parlé  des  fonctions  judiciaires  de  Mon- 
taigne; et  l'ouvrage  entier  de  M.  Grûn  n'ajoute  pas,  sur  ce  point, 
à  fintéressant  chapitre  qu'il  en  avait  détaché.  Mais  ce  n'est  là  pour 
lui  qu'une  faible  partie  de  la  vie  publique  de  Montaigne;  et  huit 
chapitres  non  moins  étendus  sont  destinés  à  nous  le  représenter,  sous 
d'autres  points  de  vue  plus  politiques  encore,  dans  ses  relations  avec  la 
cour,  dans  sa  promotion  à  l'ordre  de  Saint-Michel,  dans  son  titre  de 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi,»  dans  sa  mairie  de  Bor- 
deaux, dans  diverses  négociations  diplomatiques,  dans  un  service  mili- 
taire qui  lui  est  hypothétiquement  attribué,  et  enfin  dans  une  présence 
d'amateur  aux  Etats  de  Blois,  en  1 588. 

Voilà  certes,  en  effet,  un  cadre  d'activité  politique  assez  multiple, 
assez  varié ,  pour  une  vie  qui  ne  devait  pas  excéder  cinquante-huit  ans  ; 
et  nous  allons  être  tenté  de  croire  que  Montaigne  ne  ressemblait  en 
rien  à  ces  philosophes  anciens  qui  avaient  pris  pour  maxime  :  le  sage 
n'approche  pas  «de  la  chose  publique,  »  et  qu'au  contraire  il  était  pos- 
sédé non  pas  seulement  de  la  curiosité ,  mais  de  l'ambition  politique,  et 
cherchait  toute  occasion  de  s'ingérer  aux  affaires  d'Etat. 

Heureusement,  après  avoir  lu  les  recherches  curieuses  de  M.  Grûn, 
on  sera  moins  étonné  qu'à  la  lecture  de  ses  têtes  de  chapitres.  Les  rela- 
tions de  Montaigne  avec  la  cour  se  réduisent  en  effet  à  sa  présence  plu- 
sieurs fois  réitérée,  sans  être  amenée  par  aucun  devoir  grave  à  remplir 
près  du  roi  ou  des  princes.  Cette  présence  fhistorien  la  commente 
par  divers  passages  des  Essais  sur  et  contre  la  flatterie.  Il  conclut  de 
ces  passages  que  Montaigne  n'a  pas  dû  flatter,  dans  les  visites  diverses 
qu'il  fit  à  la  cour,  sous  François  II,  sous  Charles  IX,  sous  Henri  III. 
La  conclusion  n'est  pas  rigoureuse  :  il  y  a  dans  les  Sermones  Jideles  du 
chancelier  Bacon  bien  de  sages  et  sévères  maximes  contre  l'abus  de 
la  louange;  et  on  sait  cependant  quel  flatteur  et  quelle  âme  timide  était 
Bacon  devant  Elisabeth;  mais  la  question  n'est  pas  là.  Dans  la  réalité, 
selon  les  mœurs  du  temps,  Montaigne  dut  venir  à  la  cour,  parce  qu'il  était 
homme  de  bonne  maison,  à  peu  près  comme  M.  de  Chateaubriand,  fort 
jeune,  suivit  une  chasse  et  monta  dans  les  carrosses  du  roi.  Mais,  comme 


OCTOBRE  1855.  '^r^  609 

Montaigne,  à  cette  cour,  ne  remplit  aucun  poste  politique ,  ne  fit  aucun 
service  de  quelque  durée ,  cela  ne  peut  s'appeler  sa  vie  publique.  Mon- 
taigne passait  là,  comme  beaucoup  d'autres,  en  qualité  de  spectateur,^ 
ou  même,  à  certaines  époques,  de  «  serviteur  honorifique.  »  Il  se  disait, 
comme  il  fa  écrit  dans  les  Essais  :  a  En  une  monaicbie ,  tout  gentil  homme 
«  doit  estre  dressé  au  port  d'un  courtisan.  »  Mais  il  était  étranger  aux 
secrets  du  temps ,  beaucoup  plus  fait  pour  méditer  sur  l'histoire  que  pour 
être  un  instrument  d'intrigues  d'État.  Il  suffirait,  sur  ce  point,  de  l'aveu 
qui  lui  échappe  quelque  part  :  a  Je  me  jecte  aux  affaires  d'Eslat  et  à  l'uni- 
«  vers,  plus  volontiers,  quand  je  suys  seul  :  au  Louvre  et  en  la  presse,  je 
«meresserFC  et  contrains  en  ma  peau-,  la  foule  me  repoulse  à  moy.» 
Celui  que  la  foule  du  Louvre  repoussait  ainsi,  les  cabinets  de  Catherine 
de  Médicis  ne  l'auraient  pas  attiré;  et  rien,  ce  semble,  n'obligeait  de  l'y 
appeler,  même  à  titre  de  savant  et  d'oisif,  comme  quelques  autres, 
dont  alors  on  s'amusait  au  Louvre.  Je  suis  donc  tenté  de  croire  qu'il  y 
a  quelque  peu  de  la  vanité  native  de  Montaigne,  dans  le  passage  cité 
avec  complaisance  par  son  historien.  «De  ma  coiqplcxion,  je  ne  suis 
«  pas  ennemy  des  courts  ;  j'y  ai  passé  partie  de  la  vie ,  et  Suis  faict  à  me 
«  porter  alaigrement  aux  grandes  compaignies.  »  (Liv.  III,  chap.  m.) 

Mais,  en  admettant  même,  sur  la  foi  de  cette  confidence  quelque  peu 
gasconne,  que  Montaigne  ait  beaucoup  vu  la  cour,  il  reste  à  dire  ce 
qu'il  y  chercha,  ce  qu'il  y  trouva,  ce  qu'il  y  put  renQontrer  ou  obtenir. 

Ce  ne  sont  pas  les  emplois;  car,  malgré  fassertion  de  quelques 
panégyristes <  il  ne  fut  jamais  secrétaire  de  la  reine,  ainsi  que  nous  le 
verrons  plus  tard;  et  M.  Grùn  a  coulé  à  fond  cette  erreur.  Ce  n'est 
pas  le  profit,  comme  on  disait  et  pratiquait  déjà.  Il  ne  semble  pas  que 
la  fortune  de  Montaigne  se  soit  augmentée,  durant  sa  vie  entière,  d'au- 
cun traitement  ni  pension:  il  n'a  jamais,  dit-il  lui-même,  ur^ardé  nos 
«<  rois  d'une  affection  émue  par  l'intérest  privé.  »  Et  ajoutons,  pour  parler 
net,  que,  sur  l'édition  de  1 588,  dans  l'exemplaire  corrigé  de  la  main  de 
Montaigne,  que  garde  précieusement  la  ville  de  Bordeaux,  le  savant 
bibliothécaire,  M.  Brunet,  a  lu  en  marge  cette  addition  rayée,  après 
avoir  été  écrite,  mais  demeurée  visible  :  u  Jamais  roy  ne  me  donna 
«un  double,  en  payement,  ni  en  don.» 

Biffée  ou  non  par  l'auteur  lui-même,  la  phrase  était  vraie  et  confu'-; 
mée  par  d'autres  passages  du  même  ton  :  «  Les  princes  me  donnent  prou , 
(•  s'ils  ne  m'oslcnt  rien  ;  et  me  font  assez  de  bien,  quand  ils  ne  me  font 
«pas  de  mal;  c'est  tout  ce  que  j'en  demande.»  Et  ailleurs,  par  une 
autie  forme  qui  revient  au  même  ;  «  Si  je  cherchois  à  m'enrichir, 
«j'eusse  servy  les  roys,  traCcque  plus  fertile  que  toute  aultre.  »  Ainsi, 


610  JOURNAL  0ES  SAVANTS. 

qu'il  ait  passé  plus  ou  moins  longue  part  de  sa  vie  dans  les  cours, 
Montaigne  n'y  fut  jamais  courtisan  habile  ou  favorisé.  Le  point  est 
bien  éclairci.  Quelle  put  donc  être  sa  vie  publique,  dans  le  sens 
un  peu  moderne  attaché  par  M.  Grùn  à  cette  expression  ?  Que  reçut-il 
des  rois  et  des  princes ,  dont  il  dit  quelque  part  : 

nec  sunt  mihi  nota  potentûm 

Munera. 

En  reçut -il  des  confidences?  leur  donna-t-il  des  conseils?  eut-il 
même  un  seul  joiu*  de  crédit?  fut-il  employé  dans  quelque  négociation 
importante ,  comme  les  affaires  embrouillées  de  la  religion  et  de  l'État  en 
amenaient  au  seizième  siècle?  Ici  nouvelles  difficultés,  nouveaux  doutes , 
que  l'ambition  de  M.  Grùn  pour  son  auteur  favori  ne  dissipe  pas  tou- 
jours. Ainsi  Montaigne  vint-il  à  la  cour  dès  le  temps  d'Henri  II,  et  l'année 
même  de  sa  mort?  M.  Grùn  ne  peut  affirmer  que  cette  conséquence 
résulte  d'une  phrase  des  Essais.  «A  peine  fusmes-nous  un  an,  pour  le 
«deuil  du  feu  roy  Henry  second,  à  porter  du  drap  à  la  court.» 

Un  autre  passage,  il  est  vrai,  témoigne  plus  clairement  que  Montaigne 
était  dans  la  suite  du  roi  François  II,  durant  le  voyage  qu'il  fit  en  Lor- 
raine, pour  reconduire  sa  sœur,  mariée  au  duc  Charles  III.  Enfin,  il 
n'est  pas  douteux  que ,  pendant  un  séjour  de  Charles  IX  à  Rouen , 
Montaigne  était  présent,  et,  on  peut  le  croire,  mêlé  à  la  cour.  M.  Grùn 
suppose,  avec  vraisemblance,  que  ce  fut  en  1662,  époque  où  le  fils  de 
Catherine  de  Médicis,  âgé  de  douze  ans,  et  déjà  roi  sous  la  régence  de 
sa  mère,  était  entré  militairement  dans  la  ville  de  Rouen,  après  une 
première  défaite  du  parti  protestant.  Du  reste  la  mention  que  Mon- 
taigne ,  dans  ses  Essais ,  a  faite  de  ce  souvenir  ne  touche  en  rien  à  la  poli- 
tique du  temps.  C'est  le  chapitre  anecdotique  et  paradoxal  sur  la  décou- 
verte du  nouveau  monde,  sur  l'ancienne  Atlantide,  sur  les  mœurs  des 
sauvages,  sur  un  chant  de  guerre  des  Cannibales,  et  aussi  une  chanson 
amoureuse,  dont  Montaigne  est  charmé  avec  raison,  et  qui  dépasse  nos 
meilleurs  extraits  modernes  de  poésie  barbare.  On  avait  dû,  en  effet, 
ne  rien  trouver  de  mieux  pour  amuser  le  jeune  roi,  que  de  lui  montrer 
trois  chefs  sauvages  amenés  alors  en  France,  sans  doute  par  le  cheva- 
lier Villegagnon ,  le  premier  colonisateur  français  au  Brésil,  a  Le  roy 
«parla  longtems  à  eux,  dit  Montaigne;  on  leur  fit  voir  notre  façon, 
«notre  pompe,  la  forme  d'une  belle  ville;  après  cela,  quelqu'un  leur 
«en  demanda  leur  advis,  et  voulut  sçavoir  d'eux  ce  qu'ils  y  avoient 
«trouvé  de  plus  admirable;  ils  répondirent  trois  choses,  dont  j'ai  perdu 
«la  troisiesme,  et  en  suis  bien  marry  ;  mais,  j'en  ay  encore  deux  en  mé- 


rX7  OCTOBRE  1855.  611 

«moire.  Ils  dirent,  qu'ils  trouvoient,  en  premier  lieu,  fort  étrange  que 
«tant  de  grands  hommes  portant  barbe,  forts  et  armés,  qui  estoient 
«  autour  de  roy,  se  soubmissent  à  obéira  un  enfant,  et  qu'on  ne  cboisis- 
«soit  plustost  quelqu'un  d'entre  eux,  pour  commander;  secondement 
«  (ils  ont  une  façon  de  leur  language,  telle  qu'ils  nomment  les  hommes 
«moitié  les  uns  des  autres)  qu'ils  avoient  apperçu  qu'il  y  avoit,  parmy 
«nous,  des  hommes  pleins  et  gorgés  de  toutes  sortes  de  commodités, 
«et  que  leurs  moitiés  estoient  mendiants  à  leurs  portes,  décharnés  de 
«  faim  et  de  pauvreté,  et  qu'ils  trouvoient  étrange  comment  ces  moitiés 
«  icy  nécessiteuses  pouvoient  soulTrir  une  telle  nécessité ,  qu'ils  ne  prissent 
«les  autres  à  la  gorge,  ou  ne  missent  le  feu  à  leurs  maisons. » 

Sans  plus  de  réflexion  sur  ce  socialisme  anticipé,  Montaigne,  évi- 
demment fort  amusé  d'un  tel  spectacle  à  la  cour,  ajoute,  quant  aux 
trois  sauvages  :  «  Je  parlay  à  l'un  d'eux  fort  longtems  :  mais  j'avois  un 
«  truchement  qui  me  suivoit  û  mal,  et  qui  étoit  si  empesché  à  recevoir 
«  mes  imaginations  par  sa  bestise,  que  je  n'en  peus  tirer  rien  qui  vaille.  » 
Et  toutefois  une  des  réponses  du  sauvage  lui  plut  assez  ;  c'était  sur  la 
demande,  quel  fruit  il  recevait  de  sa  supériorité  parmi  les  siens,  car 
«c'était  un  capitaine,  et  nos  matelots  le  nommaient  roi.  Marcher  le 
«  premier  à  la  guerre,  répliqua  le  sauvage.  »  Puis,  après  quelques  échan- 
tillons encore  de  ce  dialogue  plus  ou  moins  tronqué  par  le  maladroit 
truchement,  Montaigne  nous  dit  à  demi-voix  :  u  Tout  cela  ne  va  pas  trop 
«  mal  '  :  mais  quoi  !  ils  ne  portent  pas  de  haut  de  chausses  !  » 

Franchement,  cette  coincideace  de  curiosité  qui  met,  à  quelques 
heures  de  distance,  le  roi  mineur  et  le  philosophe  sceptique  en  conver- 
sation avec  des  chefs  sauvages,  ne  favorise  aucune  induction  sur  le 
crédit  présumé  de  Montaigne  à  la  cour.  On  pourrait  supposer  seule- 
ment un  peu  de  malice  philosophique  dans  les  détails  de  celte  rencontre, 
dans  l'admiration  du  penseur  pour  le  bon  sens  des  Cannibales  et  dans 
les  élonnements  qu'il  leur  attribue. 

Depuis  cotte  mise  en  scène  des  sauvages  devant  la  cour  de  Charles  IX, 
Montaigne  n'a  revu  le  jeune  roi  qu'en  i565,  lorsque,  majeur  et  gou- 
vernant de  nom ,  il  venait  visiter  sa  bonne  ville  de  Bordeaux  et  y  tenir 
un  lit  de  justice,  où  fut  entendu,  comme  nous  l'avons  dit,  le  chan- 
ceher  de  l'Hôpital.  Après  ce  passage  très-rapide  du  jeune  monarque  A 
Bordeaux,  Montaigne,  selon  M.  Grûn  lui-même,  n'aurait  de  nouveau 
approché  de  la  cour  que  cinq  ans  plus  tard ,  lorsque,  s'étant  démis  de  sa 
chaîne  de  conseiller,  il  venait  à  Paris  faire  impiip^er  chez  Frédéric 
Morel  quelques  œuvres  latines  et  françaises  de  son  ami  défunt,  La  Boëtio , 
avec  l'intention  de  les  dédier  à  M.  de  Mesme  et  à  M.  de  l'Hôpital. 


612  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

-'  Mais  ce  travail  même ,  cette  édition  de  vers  latins  pieusement  recueillis 
sur  les  manuscrits  du  jeune  conseiller  auteur  du  traité  républicain  De  la 
servitude  volontaire^,  tout  cela  n'était  guère  un  titre,  ni  un  prétexte  pour 
entrer  dans  les  cabinets  du  Louvre  et  les  secrets  de  la  reine  et  du  jeune 
roi.  Probablement,  comme  l'affirme  sans  autre  détail  M.  GriJn,  Montaigne 
vit  le  chancelier  de  l'Hôpital,  et  le  trouva  triste  et  découragé.  Ajoutons 
qu'il  dut  s'entretenir  avec  lui  des  maux  récents  et  prochains  de  la  France. 
Mais  cela  même ,  cette  participation  à  de  nobles  douleurs ,  cette  affliction 
ou  cette  prévoyance  d'un  bon  citoyen  ne  s'appelle  pas  la  vie  publique  ; 
et,  quel  qu'ait  été  le  degré  de  cette  confidence,  ce  que  l'ingénieux  bio- 
graphe n'essaye  pas  d'indiquer,  certainement  elle  ne  rapprochait  pas  Mon- 
taigne delà  cour;  car,  à  cette  époque,  depuis  plus  d'un  an,  l'Hôpital 
avait  quitté  le  ministère,  et  s'était  retiré  à  sa  campagne  de  Vignay,  tout 
en  gardant  le  titre  honorifique  de  chancelier,  réputé  dès  lors  inamovible. 

C'est  donc  à  l'Hôpital  plus  que  découragé ,  c'est  à  l'Hôpital  disgracié, 
que  Montaigne  adressait  cette  dédicace,  datée  du  3o  avril  1670,  et 
imprimée  à  Paris,  sous  les  yeux  de  l'auteur,  dans  la  même  année.  C'est 
même  sans  doute  à  ce  changement  de  fortune  que  Montaigne  fait  allu- 
sion dans  la  dernière  phrase  de  son  épître  :  «  Ce  léger  présent  servira 
«aussy  à  vous  tesmoigner  l'honneur  et  révérence  que  je  porte  à  vostre 
«suffisance  et  qualités  singulières  qui  sont  en  vous;  car,  quant  aux 
*( estrangères  et  fortuites,  ce  n'est  pas  de  mon  goust  de  les  mettre  en 
«  ligne  de  compte.  » 

Il  faut  donc  noter  cette  dédicace  comme  une  marque,  non  pas 
simplement  de  préférence  pour  la  politique  du  chancelier,  mais  de  fidé- 
lité à  sa  chute.  Seulement ,  c'est  un  motif  de  plus  de  ne  pas  voir,  dans 
ce  voyage   de  Montaigne   en  1670,  un  incident  ou  une   preuve  de 

'  Le  même  dégoût  du  temps  présent,  la  même  aspiration  satirique  ou  paradoxale 
vers  un  autre  monde  et  une  autre  société,  les  mêmes  utopies,  qu'on  a  pu  remar- 
quer dans  quelques  chapitres  des  Essais j  se  retrouvent  dans  plusieurs  des  poésies 
lalines  de  La  Boëtie. 

Credibile  est,  cum  jam  crudeli  perdere  ferro 

Europam  late  superi ,  turpique  parafent  '"         ' 

Deformare  situ  viduos  cultoribus  agros,  •  •    •       ;  '• 

Providisse  novum  populis  fugientibus  orbem  ; 
Hincque,  sub  hoc  sxclum,  dis  annitentibus,  alter 
Emersit  peiago  mundus.  Vix  lubrica  primum 
Sustinuisse  ferunt  rarae  vestigia  gentis 

Molle  solum  ;  curvum  nunc  ultro  poscit  aratrum,  ,     > 

Et  nuHi  parens  invitât  gleba  colonos. 
■  '  î  >  Hic  gratis  dominutn  lati  sine  limite  campi 

' .; ,;  ,  ,  Quemlibet  accipiunt,  ceduntque  in  jura  colentis. 

'  ^    ■  Œuvres  de  La  Boëtie,  p.  SSg,  éd.  de  M.  Feugères,  i846. 


OCTOBRE  1855.  *     613 

son  crédit  à  la  cour:  et,  quoique  l'année  d'après  le  cordon  de  Saint- 
Michel  lui  ait  été  accordé,  celte  faveur,  qui  vint  le  chercher  dans  son 
château,  ne  permet  pas  de  supposer,  comme  on  l'a  fait  dans  un  éloge 
de  Montaigne,  «un  commencement  d'influence  politique,  une  faveur 
«  dont  la  conscience  s'effraye,  »  ni  de  montrer  «  le  philosophe  sans  bruit, 
«seul  avec  son  cordon,  ses  espérances  trompées  et  ses  pressentiments 
«sinistres,  sortant  ou  plutôt  s'échappant  de  cette  cour  dangereuse.» 

Montaigne,  on  peut  le  croire,  n'éprouva  ni  cette  illusion  d'espérance, 
ni  ce  besoin  d'un  effort  de  vertu  stoïque.  Après  quelques  mois  de  séjour 
à  Paris,  il  revint  dans  son  château,  pour  y  commencer  ses  Essais  et  s'y 
tenir  à  l'écart  des  maux  et  des  crimes  dont  l'été  de  iSya  allait  souiller 
notre  histoire.  Il  était  alors  dans  la  force  de  l'âge  et  du  génie,  du  génie 
de  penseur  et  d'écrivain,  voulons-nous  dire;  car,  nous  ne  croyons  pas  à 
cette  prédilection  et  en  même  temps  à  cette  prééminence  pour  la  vie 
active,  que  M.  Grùn  se  plaît  à  trouver  dans  ^Ionlaigne.  Nous  n'admet- 
tons pas  avec  l'ingénieux  biographe,  «qu'un  esprit  aussi  actif,  aussi  émi- 
«  nemmcnt  sociable,  ne  pouvait  se  complaire  longtemps  dans  une  exis- 
«tence  privée  de  mouvement,  de  relations,  que  sa  famille,  sa  librairie, 
«le  soin  de  ses  biens,  ne  suflisaient  pas  au  besoin  de  son  intelligence 
«  et  de  son  tempérament.  » 

Nous  aimons  mieux  en  croire  Montaigne  lui  même,  écrivant  :  «Mon 
«  desseing  est  de  passer  doulcemen!  et  non  laborieusement  ce  qui  me 
«  reste  de  vie".  »  Cela  n'exclut  pas  sans  doute  la  curiosité  spéculative ,  l'at- 
tention même  aux  choses  du  monde,  le  nusonnement,  la  conjecture,  et 
le  goût  du  commerce  des  hommes;  mais  cela  ne  prouve  pas  que,  si 
Montaigne  fit  encore  des  absences  de  plusieurs  mois,  pendant  lesquelles, 
dit  M.  Grûn,  il  suspendait  ses  travaux  littéraires,  ce  fût  pour  retourner 
À  la  cour,  et  pour  y  jouer  un  rôle.  Nous  aimons  mieux  encore  ici  croire 
Montaigne  lui-même  que  son  historien.  «La  solitude  que  j'aime  et  que 
«je  prcsche,  dit-il,  ce  n'est  principalement  que  ramener  à  moy  mes 
«affections  et  mes  pensées,  restreindre  et  resserrer  non  mes  pas,  ains 
«  mes  désirs  et  mon  soulcy,  résignant  la  solitude  estrangère  et  fuyant 
«  rnortcllenient  la  servitude  et  l'obligation,  et  non  tant  la  foule  des 
«  hommes  que  la  foule  des  affaires.  » 

Ce  portrait  si  juste  et  si  vivement  tracé  du  contemplatif  curieux, 
trouvant  la  solitude  dans  sa  rêverie,  môme  au  milieu  du  monde,  c'est 
là  ce  qui  nous  paraît  contredire  les  efforts  de  M.  Griin  pour  faire  à 
Montaigne  une  vie  publique.  En  vérité  les  circonstances  en  seraient 
bien  tristes  et  bien  stériles.  Serait-ce  d'être  venu,  l'année  même  iSya, 
assister  à  la  réunion  solennelle  des  chevaliers  de  Saint-Michel  que  fit 

78 


au     •  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

alors  le  roi ,  dans  le  désir,  dit  M.  Grùn ,  de  chercher  partout  des  sanctions  à 
ce  qu'il  appelle  le  coup  d'Etat  de  h,  Saint- Barthélémy?  «Tout  récemment 
«  promu,  ajoute  à  ce  sujet  M.  Grûn,  Montaigne  ne  dut  point  manquer  à 
«ia  convocation.  »  Ce  raisonnement  tiré  de  l'étiquette  nous  semble  dou- 
teux; et  le  fait  indiqué  aurait  eu  besoin  d'une  autre  preuve,  quand  on 
le  rapproche  surtout  de  la  profonde  douleur  dont  furent  alors  saisis 
tous  les  gens  de  bien  et  du  désespoir  exprimé  dans  les  derniers  écrits  de 
l'Hôpital  mourant.  L'abstention  devant  de  telles  horreurs,  le  silence  et 
la  retraite ,  sont  le  moindre  effort  qu'ait  dû  faire  le  sage  :  et  on  n'a  pas , 
ce  semble,  sans  preuves  directes,  le  droit  de  supposer  que  Montaigne 
y  ait  manqué. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Grùn  trouve  pour  Montaigne  d'autres  occa- 
sions encore  de  visites  à  la  cour,  et  une  surtout  qui  revient  à  la  donnée 
favorite  de  l'historien ,  et  lui  semble  une  marque  non  douteuse  de  cré- 
dit politique.  De  Thou,  dans  les  mémoires  sur  sa  propre  vie,  parlant 
de  son  étroite  amitié  avec  Michel  de  Montaigne,  qui  était,  dit-il,  à 
la  cour,  pendant  le  séjour  de  Blois,  raconte  que  celui-ci  l'avait  un  jour 
entretenu  de  ses  anciens  efforts,  avant  la  guerre  civile ,  pour  amener 
réconciliation  et  amitié  entre  le  jeune  roi  de  Navarre  et  le  jeune  duc  de 
Guise,  tous  deux  se  défiant  et  se  plaignant  l'un  de  l'autre. 

A  dire  vrai,  ce  souvenir  à  la  fois  authentique  et  sommaire  est  le 
grand  fait  de  la  vie  active  de  Montaigne  et  le  point  d'appui  principal  du 
volume  de  M.  Grûn.  En  lui-même,  il  ne  contredit  pas  l'attachement  de 
Montaigne  pour  le  chancelier  de  l'Hôpital,  si  longtemps  plein  de  mé- 
nagements pour  les  Guise.  L'anecdote  est  d'ailleurs  justifiée,  comme 
nous  l'avons  vu  déjà,  par  d'autres  communications  familières  de  Mon- 
taigne avec  Henri  IV;  et,  sous  tous  les  rapports,  on  peut  y  voir  l'as- 
cendant que  la  supériorité  de  l'esprit,  les  grâces  de  l'entretien,  devaient 
prendre  sur  deux  hommes  tels  que  le  duc  de  Guise  et  le  prince  béar- 
nais. Le  travail  du  philosophe,  à  cette  occasion,  était  bien  dans  son 
génie  ami  de  la  modération  et  de  la  paix,  ayant  horreur  de  l'effusion 
du  sang  et  du  fanatisme  des  opinions.  Il  tendait  surtout  à  convaincre 
les  deux  rivaux  que  rien  ne  les  .séparait  absolument^;  que  le  roi  de 
Navarre,  n'était  quelque  ménagement  pour  son  parti,  reviendrait  assez 
volontiers  au  culte  de  ses  pères,  et  que  le  duc  de  Guise  n'avait  pas  de 
répugnance  invincible  pour  la  confession  d'Augsbourg,  dont  il  avait  pris 

^  «  Nam  (aiebat)  et  Navarrum,  nisi  à  suis  deseri  metuerel,  ullro  ad  sacra  majorum 
«paraium  redire,  et  Guisium,  si  periculum  absit,  ab  Augustana  confessioiie,  cujus 
■  gustum  aliquem  sub  Carolo  cardinali  palruo  quondam  habuerit,  non  abhorrere.  » 
Thuan.  De  vita  sua,  in  Hb.  lil. 


OCTOBRE  1855.  615 

quelque  avant-goût  près  de  son  oncle  le  cardinal  Charles  de  Lorraine. 
Mais  évidemment  pareille  confidence  et  pareille  médiation  avaient  dû 
précéder  la  Saint-Barthéiemy,  et  permettent  de  croire  que,  depuis  lors, 
Montaigne  n'eut  pas  à  retrouver  semblable  rôle. 

M.  Grùn  découvre  cependant;  à  la  date  de  i  Syâ,  encore  une  occasion 
pour  Montaigne  de  venir  à  la  cour.  Ce  sont  les  ODsèques  de  Charles  IX , 
où  une  place  était  réservée  aux  chevaliers  de  Saint-Michel.  Mais,  en 
vérité,  ce  cérémonial  a  peu  d'importance  ici;  et  le  voyage,  fùt-il  cons- 
taté, ne  prouverait  rien  pour  l'activité  politique  du  philosophe,  depuis 
quatre  ans  retiré  dans  son  château.  Je  dirai  même  chose  de  l'avènement 
royal  qui  suivit  ces  obsèques.  Quelques  remarques  dans  le  livre  premier 
des  Essais  sur  certaines  innovations  d'étiquette  imputables,  dit-on,  au 
commencement  du  règne  d'Henri  III,  ne  prouvent  pas  que  Montaigne 
eût  pris  ce  moment  pour  reparaître  à  la  cour.  Il  ne  nous  paraît  pas  non 
plus  qu'en  i58o,  Montaigne,  se  rendant  du  Périgord  à  La  Fère,  ait 
visité  la  cour,  ni  qu'admis  près  de  la  reine  mère,  il  lui  ait  parlé  de  son 
prochain  voyage  en  Italie.  Ce  qui  est  bien  attesté  seulement,  c'est  qu'en 
I  582  il  vint  à  Paris  et  à  la  cour  pour  ses  fonctions  de  maire  de  Bor- 
deaux, et  qu'il  y  revint  encore  en  i588,  pour  une  nouvelle  édition  des 
Essais.  Enfm,  après  les  barricades,  il  suivit  quelque  temps  la  cour 
d'Henri  III,  à  Rouen  et  à  Blois,  et  la  quitta,  dit  M.  Grûn,  à  la  fm  de 
•  i588  ou  au  commencement  de  iSSg.  Mais,  d'im  autre  côté,  Mon- 
taigne, nous  l'avons  vu  par  le  passage  célèbre  de  de  Thou,  de  bonne 
heure  était  connu  du  jeune  roi  de  Navarre.  Le  voisinage  des  lieux,  et 
nous  dirons  presque,  les  rapports  de  patrie  méridionale,  autant  que  les 
qualités  brillantes  du  jeune  prince,  avaient  dû  préparer  ce  commerce 
entre  des  esprits  si  vi(s.  M.  Grûn  croit  cependant  que  Montaigne,  fidèle  <^ 
la  cause  catholique,  dut  se  tenir,  vis-à-vis  du  prince  hérétique,  dans  une 
grande  réserve,  du  moins  avant  la  paix  de  iSyô,  et  lors  de  la  reprise 
des  hostihtés.Oui;  mais,  à  dater  de  1  678  et  plus  tard,  et  surtout  lorsque 
le  Béarnais  fut  devenu  ofliciellement  l'allié  de  Henri  III  contre  la  Ligue 
furieuse,  Montaigne  dut  mettre  moins  de  réserve  dans  une  préférence 
qui  était  selon  son  cœur;  et  cela  nous  conduit  h  cette  visite  du  roi  de 
Navarre  au  château  de  Montaigne,  et  à  cette  chasse  royale  dans  son 
bois  du  Cours,  si  bien  constatée  par  la  note  autographe  qu'a  relevée 
M.  le  docteur  Paycn  dans  une  de  ses  excellentes  recherches. 

M.  Grûn  va  plus  loin.  Cette  cour  du  Midi,  tenue  avec  tant  d'élé- 
gance, ou  du  moins  d'esprit,  par  la  reine  Marguerite  de  Valois,  durant 
l'espace  de  quatre  ou  cinq  ans,  ces  voyages  que  fit  pour  s'en  rapprocher 
Catherine  de  Médicis  elle-même,  lui  font  croire  que  Montaigne  n'a  pu 

78. 


616  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

se  sentir,  à  plusieurs  reprises,  très-voisin  de  ces  splendeurs,  sans  déserter 
sa  librairie  et  suspendre  sa  plarne ,  peut-être  plus  d'une  fois,  pour  venir  dans  ces 
brillantes  réunions.  «Tout  l'y  appelait,  dit  l'historien;  sa  qualité  de  gen- 
«tilhomme,  son  titre  de  chevalier  de  Saint-Michel,  la  présence  de  la 
«<  reine  mère  qui  le  connaissait  et  l'estimait,  celle  de  la  reine  Marguerite, 
«femme  d'esprit  et  de  conversation  charmante,  celle  aussi  des  hommes 
«distingués  qui  accompagnaient  les  princesses,  enfin  le  mouvement 
«  des  fêtes  et  la  société  des  belles  femmes.  »  Nous  ne  blâmons  pas  cette 
conjecture  raisonnée;  mais  nous  la  voudrions  appuyée  de  quelques  dé- 
tails plus  précis  encore.  Nous  sommes  tenté  de  croire  Montaigne  moins 
homme  de  cour  et  plus  sédentaire  que  ne  le  fait  M.  Griin.  Ce  qui  nous 
frappe,  c'est  que  de  deux  témoins  et  de  deux  peintres  bien  spirituels 
de  cette  société  royale  et  de  ces  réunions  où  M.  Griin  jette  son  philo- 
sophe, Marguerite  de  Valois  et  Brantôme,  l'une  ne  dit  mot  de  lui  dans 
ses  Mémoires,  et  l'autre  se  moque  seulement  du  sieur  de  Montaigne 
«chargé  du  collier  de  Saint-Michel,  sans  autre  forme  d'avoir  fait  la 
«guerre,  lui  duquel  le  mestier  estoit  meilleur  de  continuer  sa  plume  à 
«  escrire  ses  Essays  que  de  la  changer  avec  une  espée,  qui  ne  lui  seyoit 
(\  si  bien.  » 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cet  oubli  de  Marguerite  et  de  cette  impertinence 
de  Brantôme,  Montaigne  eût-il,  en  effet,  fréquenté  plus  que  nous  ne  le 
croyons,  et  la  cour  du  Louvre  et  la  petite  cour  de  Nérac,  nulle  sérieuse 
influence  politique  n'en  résulterait  à  nos  yeux,  et  nous  n'oserions  dire 
de  lui  avec  M.  Grùn  :  «  Le  rôle  qu'il  a  joué  dans  les  affaires  de  son  temps 
«  a  été  considérable.  »  Montaigne  nous  paraît  en  réalité  avoir  été  réduit 
dans  son  ambition ,  s'il  en  eut ,  aux  titres  de  gentilhomme  de  la  chambre 
du  roi  et  de  chevalier  de  Saint-Michel,  et  enfin  de  maire  de  Bordeaux. 
Lui  donner  une  part  plus  active  dans  le  gouvernement,  le  rapprocher 
de  Catherine  de  Médicis,  en  faire  son  secrétaire  intime  ou  du  moins  un 
homme  puissant  à  sa  cour,  ce  sont  deux  erreurs  :  l'une  habilement  rec- 
tifiée par  M.  Griin  lui-même,  l'autre  un  peu  trop  admise  par  «ne  com- 
plaisance d'esprit  du  savant  biographe. 

Non,  Montaigne  n'a  pu,  ni  en  i563  ni  plus  tard,  rédiger  les  instruc- 
tions prétendues  de  Catherine  à  Charles  IX,  en  dépit  de  ce  post-scriptam 
de  la  main  de  la  reine  :  «  Monsieur  mon  fils,  vous  en  prendrez  la  fran- 
«chise  de  quoi  je  ce  vous  envoyé,  et  le  bon  chemin;  ne  trouvez  mau- 
«  vais  que  je  Taie  fait  escrire  à  Montaigne;  car,  c'est  afin  que  le  puissiez 
«  mieux  lire.  C'est  comment  vos  prédécesseurs  faisoient.  » 

Voilà,  sans  doute,  au  premier  abord,  une  évidence  tout  à  fait  plau- 
sible. Nulle  objection  contre  l'authenticité  de  la  très-mauvaise  et  très- 


OCTOBRE  1855.  617 

reconnaissable  écriture  de  Catherine  de  Médicis;  et  en  même  temps, 
la  déclaration  semble  fort  claire.  Aussi,  des  habiles  s'y  sont  trompés;  et 
ils  ont  raisonné  sur  ce  rôle  de  Montaigne  prêtant  sa  plume  à  Catherine 
de  Médicis,  pour  des  insiractions  à  son  fils.  Mais  M.  Grûn,  dans  une 
discussion  de  vingt  pages,  d'une  netteté  parfaite,  prouve  invincible- 
ment que  ces  instructions,  adressées  non  pas  à  Charles  IX,  mais  à 
Henri  III,  ont  été  non  pas  seulement  inspirées,  mais  écrites  par  Cathe- 
rine, puis  transcrites  par  un  serviteur  de  la  reine,  Jacques  de  Montaigne, 
dont  la  présence  à  la  cour,  l'emploi,  le  titre  de  maître  des  requêtes,  se 
trouvent  démontrés  sur  pièces  officielles.  Le  post-scriptam  de  la  reine 
était  seulement  une  excuse  donnée  au  roi  son  fils  pour  s'être  servie 
d'une  main  étrangère  dans  cette  communication  si  intime. 

Cette  eiTcur,  qui  faisait  de  Michel  de  Montaigne  un  secrétaire  de 
Catherine  de  Médicis,  une  fois  réduite  à  néant,  il  ne  reste  plus  à  l'ac- 
tivité politique  du  philosophe,  dans  le  système  de  son  biographe,  que 
deux  formes,  le  titre  de  maire  de  Bordeaux  et  la  mission  de  négocia- 
teur près  de  Henri  IV;  car  nous, laissons  de  côté  la  qualité  de  citoyen 
romain,  quoique  M.  Grûn  en  ait  fait  un  chapitre  h  part.  C'est  là  un  pe- 
tit incident  de  son  voyage  à  Rome,  de  ce  voyîige  précieux  par  quel- 
ques pages  admirables  du  grand  écrivain.  Quant  au  brevet,  ou  plutôt 
comme  il  le  dit,  quant  à  la  bulle  de  la  bourgeoisie  romaine  qu'il  se  fit 
donner  par  l'entremise  du  majordome  du  pape,  on  ne  peut  en  dire  que 
ce  qu'il  en  dit  naïvement  lui-même  :  «C'est  un  titre  vein  :  tant  y  a,  que 
«'j'ai  receu  beaucoup  de  plesir  de  l'avoir  obtenu.»  Il  n'en  était  pas  de 
même  delà  mairie  de  Bordeaux,  que  son  père  avait  occupée,  à  laquelle 
il  fut  élu  pendant  son  voyage  à  Rome,  dont  il  s'effraya  d'abord  et  qu'il 
n'accepta  que  sur  une  lettre  flatteuse  de  Henri  III.  Il  y  avait  là  un  reste 
de  liberté  provinciale  important  de  la  part  d'une  telle  ville,  et  qui  de- 
vait bientôt  disparaître  sous  faction  toujours  croissante  de  l'autorité 
royale. 

M.  Grûn,  légiste  et  administrateur  habile,  a  décrit  avec  soin  cette 
attribution  nouvelle  et  difficile  donnée  à  son  héros.  Il  n'en  saurait  rien 
dire  de  mieux,  sans  doute,  que  ce  peu  de  mots  de  Montaigne  sur  lui- 
•même:  «A  mon  arrivée,  je  me  descliiffray  fidèlement  et  consciencieu- 
n  sèment,  tout  tel  que  je  me  sens  estrc,  sans  mémoire,  sans  vigilance, 
«sans  expérience  et  sans  vigueur;  sans  haine  aussi,  sans  ambition,  sans 
«avarice  et  sans  violence.  »  Quant  aux  détails,  bien  des  pièces  manquent; 
et  on  scrft  seulement,  à  part  les  embarras  de  la  gestion  civile  d'une 
grande  cité,  tout  ce  que  les  divisions  religieuses  du  royaume,  le  voisi- 
nage du  roi  béarnais,  sa  dissidence  ou  son  alliance,  amenaient  de  dif- 


618  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ficuités  pour  les  magistrats  de  Bordeaux,  plus  ou  moins  soutenus  ou 
surveillés  par  un  chef  militaire ,  le  maréchal  de  Matignon.  Voilà  bien, 
cette  fois,  une  occasion  de  vie  publique,  comme  la  veut  M.  Grûn;  mais, 
dans  ses  récits  mêmes',  la  volonté  de  Montaigne  paraît  peu.  Je  crois 
bien  que  Montaigne  était  pour  la  succession  d'Henri  IV,  lorsque  Henri  III 
viendrait  à  manquer  :  je  le  vois  même  faire,  en  i58/i,  une  visite  au 
roi  de  Navarre .  et  en  rapporter  une  lettre  de  ce  prince  au  maréchal  de 
Malignon;  je  le  vois  enfin  tenir  la  ville  quelque  temps,  seul  en  l'absence 
du  maréchal,  auquel  il  rend  compte  avec  une  exacte  fidélité;  mais, 
c'était  durant  une  époque  d'indécision  et  de  répit,  où  le  nom  du  roi 
Henri III  couvrait  encore  tout,  et  où  il  ne  s'agissait  que  de  prolonger  un 
peu  le  stata  quo  pacifique  avec  les  huguenots  de  Navarre.  Ce  rôle  d'at- 
tente a  dû  finir  parle  retour  du  maréchal  de  Matignon,  et, bientôt  après, 
le  départ  de  Montaigne,  qui  prit,  pour  se  retirer  ou  ne  pas  revenir,  le 
moment  d'une  maladie  contagieuse  répandue  dans  la  ville.  A  la  vérité 
d'autres  épreuves  le  retenaient  ou  l'appelaient  ailleurs  :  la  guerre  recom- 
mençait; des  bandes  de  picoreurs  couraient  partout;  son  château  était 
pillé.  Montaigne  absent,  plusieurs  mois,  avant  la  fin  de  sa  mairie,  ne 
reparut  pas  pour  présider,  selon  l'usage,  à  l'élection  de  son  successeur  : 
il  déclina  cet  honneur  «différant  de  se  hazarder,  écrivit-il,  d'aller  en  la 
«ville,  veu  le  mauvais  estât  en  quoy  elle  est,  notamment  pour  des  gens 
«quy  viennent  d'un  sy  bon  air,  comme  je  fais.  «  Il  ajoutait  seulement  : 
«Je  m'approcherai  mercredy  le  plus  près  de  vous  que  je  pourray;  est 
«à  Feuillas,  se  le  mal  n'y  est  arrivé.» 

M.  Griin  transcrit  avec  un  juste  regret  cette  lettre,  en  rappelant  la 
conduite  si  différente  d'un  Christophe  de  Thou  à  Paris,  d'un  Rotrou  à 
Dreux,  d'un  Belsunce  à  Marseille.  Les  devoirs  étaient-ils  les  mêmes? 
La  présence  de  Montaigne  était-elle  aussi  nécessaire?  Nous  ne  le  discu- 
terons pas  ici,  avec  ia  sévérité  de  M.  Grun;  mais  nous  voyons  avec 
chagrin,  depuis  son  excellent  ouvrage,  un  nouveau  détail  longtemps 
inédit,  venir  constater  de  rechef  l'absence  de  Montaigne,  et,  je  le  crois 
un  peu,  le  reproche  qu'il  s'en  fait  à  lui-même.  C'est  une  seconde  lettre 
datée  du  village  de  Feuillas,  où  Montaigne  s'était  rendu,  selon  son 
offre  conditionnelle,  mais  où  aucun  des  jurats  n'était  venu  à  sa  ren- 
contre. Evidemment  les  jurats  avaient  pensé  que  le  maire  pouvait  bien, 
comme  on  le  dirait  aujourd'hui,  venir  là  où  restait  le  conseil  muni- 
cipal. Montaigne ,  ne  les  trouvant  pas  à  ce  rendez-vous  qu'il  leur  propo- 
sait hors  des  murs,  leur  adresse  la  lettre  suivante,  aujourd'hui  publiée 
dans  le  compte  rendu  des  travaux  de  la  Commission  des  monuments  de 
la  Gironde. 


OCTOBRE  1855.  619 

a  Messieurs ,  je  communique  à  M.  le  mareschal  la  letlre  que  vous  m'avez  envoyé 
«  et  ce  que  ce  porteur  m'a  dict  avoir  charge  de  vous  de  me  faire  entendre  et  m'a  donné 
t  charge  vous  prier  de  luy  envoyer  le  tambour  qui  a  esté  à  Bourg  de  vostre  part, 
t  n  m'a  dict  aussy  qu'il  vous  prie  faire  incontenant  passer  à  luy  les  cappitaines  Saint- 

•  Aulaye  et  Mathehn ,  et  faire  amas  du  plus  grand  nombre  de  mariniers  et  matelots 

•  qu'il  se  pourra  trouver.  Quand  au  mauvais  exemple  et  injustice  de  prendre  des 
f  femmes  et  des  enfans  prisonniers,  je  ne  suis  auculnement  davis  que  nous  llrai- 
«  tions  à  l'exemple  d'aultruy.  Ce  que  je  aussy  dict  à  mondict  sieur  le  marcschal  quy 

•  ma  chargé  de  vous  escripre  sur  ce  faicl  ne  rien  bouger  que  naycs  plus  amples 

•  nouvelles.  Sur  quoy,  je  me  recommande  bien  humblement  a  vos  bonnes  grâces  et 

•  supplie  Dieu  vous  donner, 

•  Messieurs,  longue  et  heureuse  vie.  De  Feuillas,  ce  3i  juillet  i585.  Vostre  hùble 
«  frère  et  serviteur,  Montaigne.  ■ 

Nous  ne  voudrions  pas  que  cette  lettre ,  inconnue  de  M.  Grûn ,  quand 
il  écrivait  son  précieux  volume,  mais  tristement  pressentie  par  lui  dans 
le  blâme  qu'il  jette  sur  cette  timidité  de  Montaigne,  fût  le  dernier  acte 
de  la  vie  publique  du  philosophe.  Mais,  si  cette  désertion  administrative 
peut  paraître  excusable  à  quelques  égards,  ce  sera  précisément  parce  que 
le  devoir  ctTambilion  de  la  vie  publique  n'apparaissaient  pas  à  Montaigne 
tels  que  son  historien  les  conçoit  impérieusement  pour  lui.  Qu'on  se 
souvienne  de  Tinquiétudc  et  des  répugnances  du  philosophe  à  prendre 
charge  d'âmes ,  dans  un  pareil  temps  !  Qu'on  relise  ses  modestes  aveux 
sur  lui-même,  qu'on  le  voie  tel  qu-'il  se  montre!  Et  alors  on  lui  saura 
gré  des  efforts  qu'il  a  faits,  sans  trop  accuser  la  faiblesse  qu'il  laissa  voir 
au  terme  de  sa  laborieuse  mission ,  et  quand  le  dévouement  lui  parais- 
sait peut-être  moins  obligatoire  et  plus  stérile. 

Sévère  sur  ce  point,  M.  Grûn  a  pour  compensation  dans  son  cha- 
pitre IX,  cinquante  pages  sur  Montaigne  négociateur  politique,  et  quel- 
ques pages  même  sur  Montaigne  militaire.  Ici  encore,  sans  revenir  sur 
le  témoignage  du  président  de  Thou,  que  nous  avons  discuté  à  sa  place 
naturelle,  nous  soupçonnerons  l'historien  d'avoir,  par  un  côté  du  moins . 
exagéré  ce  qu'il  sait,  el  supposé  parfois  ce  qu'il  ne  peut  savoir.  On 
n'est  pas  un  grand  négociateur  politique  pour  avoir  abordé  des  princes, 
rapporté  des  lettres  et  reçu  quelques  confidences  verbales.  Que  Mon- 
taigne ne  fût  pas  pour  Henri  IV  un  correspondant  purement  littéraire, 
selon  fcxpression  de  M.  Grûn,  je  l'admets  volontiers;  mais,  c'était  avec 
le  maréchal  de  Matignon  que  négociait,  l'épée  au  côté,  l'habile  roi  de 
Navarre,  s'emparant  de  la  ville  de  Mont-de-Marsan,  et  la  gardant.  Te- 
nons les  choses  pour  ce  qu'elles  sont.  Pendant  les  misérables  indécisions 
d'Henri  IH,  entre  l'oppression  de  la  Ligue  el  la  neutralité  ou  le  secours 
du  roi  de  Navarre,  il  n'y  avait  de  forces  prépondérantes  que  la  volonté 
et  l'épée.  Rendons  seulement  une  justice  à  Montaigne,  moins  puissant 


620  JOURNAL  DES   SAVANTS. 

par  son  caractère  que  par  sa  charge,  quand  il  fut  nmaire,  et  sans 
puissance  aucune,  quand  il  ne  le  fut  pas  :  il  était  dii  nombre  de  ceux 
qui  attendaient  et  souhaitaient  Henri  IV;  mais  il  ne  le  dit  tout  haut 
qu'un  peu  tard,  deux  ans  après  les  états  de  Blois  et  la  hiort  du  duc  de 
Guise ,  en  janvier  i  5 90.  C'est  alors  surtout  qu'il  écrivait  dans  une  lettre 
charmante  au  maître  prochain  de  la  France  :  «J'ay  de  tout  temps  re- 
«  gardé  en  vous  cette  mesme  fortune  où  vous  estes;  et  vous  peut  sou- 
«  venir  que,  lors  même  qu'il  n'en  falloit  confesser  à  mon  curé,  je  ne 
(I  laissois  voir  auculnement  de  bon  œil  vos  succès.  A  présent,  avec  plus 
«  déraison  et  de  liberté,  je  les  embrasse  de  pleine  affection.  »  Nul  doute, 
d'après  ce  langage  accueilli  du  prince  et  réitéré  dans  une  lettre  du  2  sep- 
tembre, même  année,  nul  doute, que  Montaigne  n'eût  pas  manqué  de 
venir  saluer  l'entrée  d'Henri  IV  dans  Paris  ;  mais  la  mort  le  prévint,  à 
l'âge  peu  avancé  de  cinquante-neuf  ans,  et,  comme  dit  son  biographe, 
dans  la  profession  publique  de  la  religion  catholique. 

Malgré  Texpression  plus  résolue  que  nature,  dont  M.Grûn  nous  pa- 
raît avoir  doué  Montaigne,  son  travail,  sincère  sans  être  toujours  vrai, 
mérite  grande  estime;  il  atteste  ce  que  la  patience  et  la  sagacité  peuvent 
découvrir,  et  ce  qu'une  idée  préconçue  peut  y  ajouter  de  systématique. 
Il  ne  relève  pas  la  philosophie  de  Montaigne  de  quelques  reproches  trop 
mérités  ;  mais  il  aide  à  connaître  encore  mieux  le  philosophe  qui  pré- 
tendait s'être  peint  tout  entier.  C'est  un  tableau  d'histoire  forcé  peut-être 
dans  quelques  parties,  mais  qui  sert  à  compléter  pour  nous  le  portrait 
du  principal  personnage. 

Je  ne  serais  pas  surpris,  à  quelques  égards,  qu'on  préférât  aujourd'hui 
cette  étude  un  peu  exagérée  de  la  vie  publique  du  philosophe  aux  nom- 
breux panégyriques  de  son  esprit  original  et  de  son  génie  d'écrivain.  En 
réalité  cependant ,  ce  dernier  mérite  de  Montaigne  est  le  seul  côté  qui  sera 
connu  de  l'avenir.  J'ai  sous  les  yeux  la  piquante  brochure  d'un  auteur 
anglo-américain,  Ralph  Emerson,  sur  les  hommes  qu'il  appelle  représenta- 
tive men  :  Montaigne  y  figure  avec  cinq  autres  noms,  mais  seulement 
à  titre  de  sceptique,  et  en  vertu  de  ses  immortels  Essais.  Le  scepticisme 
est  en  effet  une  des  formes  qui  ont  agi  sur  le  monde;  et  le  supprimer 
dans  Montaigne,  autant  que  l'a  voulu  M.  Griin,  pour  ne  laisser  préva- 
loir que  le  bon  catholique  et  le  bon  royaliste,  c'est  altérer  la  physio- 
nomie, pour  la  rendre  plus  régulière.  L'américain  Emerson,  qui  ne  pro- 
cède pas  ainsi,  et  qui  place  Montaigne  entre  Platon  le  philosophe, 
Swedenborg  le  mystique.  Napoléon  l'homme  de  l'univers  et  Goethe 
l'écrivain,  s'étonnerait  du  jugement  de  M.  Grùn;  mais,  il  ne  s'étonnerait 
pas  moins  des  aCfmités  singulières ,  des  rapports  de  tendance  et  d'opinion , 


OCTOBRE  1855.  621 

qu'un  magistrat  distingué  de  nos  jours  aperçoit  entre  Montaigne  et  Na- 
poléon ,  et  qu'il  signale  dans  un  ouvrage  fort  curieux  d'ailleurs. 

A  dire  vrai,  ces  rapprochements  amenés  de  si  loin,  ces  analogies 
prétendues,  nous  indiquent  seulement  la  grande  place  que  Montaigne, 
penseur  et  écrivain,  garde  dans  les  esprits.  Approuvé  ou  contredit,  ad- 
miré pour  son  génie  ou  blâmé  pour  quelques  faux  principes ,  on  le  re- 
trouve partout  :  et,  selofL. toute  apparence,  il  ne  durera  pas  moins  dans 
la  bibliothèque  du  genre  humain  que  dans  la  nôtre.  Chez  nous,  il  est,  à 
tout  prendre,  pour  la  pensée  comme  pour  le  style,  pour  la  libre  opi- 
nion et  le  libre  langage,  un  des  maîtres  du  siècle  suivant.  Il  a  beaucoup 
donné  à  Molière,  à  La  Fontaine,  à  Pascal,  à  La  Bruyère  ;  et  on  ne  peut 
oublier  la  joie  de  madame  de  Sévigné,  de  retrouver  un  tome  de  Mon- 
taigne dans  sa  solitude,  et  la  manière  dont  elle  écrit  à  sa  fille  :  «Ah  ! 
u  l'aimable  homme  !  qu'il  est  de  bonne  compagnie  !  c'est  mon  ancien 
«  ami;  mais,  à  force  d'être  ancien,  il  m'est  nouveau,  etc.  Mon  Dieu,  que 
«ce  livre  est  plein  de  bon  sens!»  Au  siècle  suivant,  ce  n'est  pas  le  bon 
sens,  c'est  la  verve  hardie,  la  saillie  d'imagination,  le  paradoxe  coloré 
d'un  admirable  langage,  que  venait  y  recueillir  surtout  Jean-Jacques 
Rousseau.  Le  grand  compatriote  de  Montaigne,  Montesquieu,  ne  lui  a 
pas,  nous  le  croyons,  moins  emprunté  pour  le  sentiment  de  l'antiqul, 
le  tour  original,  le  nerf  et  l'éclat  de  l'expression.  Certes,  un  des  plus 
grands  caractères  du  génie,  c'est  d'agir  ainsi  à  longue  distance,  et,  en 
plaisant  à  la  foule  des  esprits  divers,  de  laisser  son  empreinte  sur 
quelques  esprits  rares. 

Nous  ne  dirons  donc  pas,  avec  un  des  peintres  les  plus  habiles  et  les 
plus  sincères  de  Montaigne,  M.  Biot  :  «Voilà  pourquoi,  n'ayant  eu  de 
«modèle  dans  aucune  langue,  il  n'aura  jamais  d'imitateurs.  »  Montaigne, 
au  contraire,  nous  parait  avoir  été  beaucoup  imité,  sans  avoir  été  ja- 
mais égalé,  il  est  vrai.  Nous  n'en  donnerons,  pour  dernière  preuve, 
que  le  livre  crudit  et  fantasque  tant  réimprimé  en  Angleterre,  ïAna- 
iomie  de  la  mélancolie,  par  Burton*.  Lecture  inépuisable  des  anciens, 
citations  sans  nombre,  revue  de  l'univers  et  détails  microscopiques  sur 
les  misères  do  l'àme  humaine,  c'est,  avec  moins  de  grâce  et  de  vivacité, 
moins  d'éloquence  surtout,  la  même  causerie  savante  que  celle  de  Mon- 
taigne; et  on  sait  que  ce  livre,  contemporain  d'Elisabeth,  est,  pour  une 
bonne  part,  la  source  originale  où  puisaient,  au  dix -huitième  siècle, 
Swift,  Sterne  et  généralement  les  humoristes  anglais.  Qu'il  nous  soit 

;      •  '  '"" 

'  The  unalomy  of  nelancoly,  ttc,  by  Democritus  Junior.  Tbc  sixteenlli  edilion. 
London.  i836. 

79 


622  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

donc  permis  de  contredire,  en  ce  seui  point,  les  réflexions  si  pénétrantes 
et  si  judicieuses  qu'écrivait,  il  y  a  plus  de  quarante  ans,  sur  Montaigne, 
le  savant  illustre  qui  réunissait  dès  iors  au  génie  mathématique  le 
goût  le  plus  fin  dans  les  lettres,  et  qui  conserve  si  bien  ce  dernier 
don ,  pour  en  orner  chaque  jour  les  recherches  les  plus  sévères  de  la 
science. 

VILLEMAIN. 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin, 

conservés  à  la  Bibliothèque  impériale.  »».,::;/  i 

TREIZIÈME  ARTICLE  ^ 

«Le  général  comte  de  Grimoard ,  l'éditeur  des  Lettres  de  Turenne  et  des 
CÈavres  de  Louis  XIV,  est  le  premier  qui  ait  appelé  l'attention  sur  les 
frères  Campion ,  ranimé  le  souvenir  de  l'ouvrage  fort  oublié  de  l'un , 
et  mis  au  jour  pour  la  première  fois  les  curieux  mémoires  de  l'autre. 
Les  deux  frères  étaient  d'une  très -bonne  famille  de  Normandie. 
L'aîné,  Alexandre,  né  en  1610,  tour  à  tour  attaché  au  comte  de 
Soissons,  au  duc  César  de  Vendôme,  au  duc  de  Longueville,  et  mort 
en  1670  commandant  de  la  ville  de  Rouen,  publia  dans  cette  ville, 
en  lôSy,  un  écrit  intitulé  :  Recueil  de  lettres  qui  peuvent  servir  à  l'his- 
toire, et  diverses  poésies,  à  Rouen,  aux  dépens  de  l'auteur,  in-i  2.  Cet  écrit, 
destiné  seulement  à  quelques  personnes,  fort  peu  remarqué  dans  le 
temps,  et  depuis  aussi  peu  connu  que  s'il  n'avait  jamais  été,  n'en  est  pas 
moins,  comme  le  titre  l'indique,  très-précieux  pour  l'histoire.  11  est 
dédié  à  cette  célèbre  Gillone  d'Harcourt,  comtesse   de   Fiesque,   un 

*  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'août  i85A,  page  547;  po"''  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  621  ;  pour  le  troisième,  celui  d'octobre,  page 
6oo;pourle  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19;  pour  le 
septième,  celui  de  février,  page  84;  pour  le  huitième,  celui  de  mars,  page  161  ; 
pour  le  neuvième ,  celui  d'avril ,  page  2 1 7  ;  pour  le  dixième ,  celui  de  mai ,  page  3o4  ; 
pour  le  onzième,  celui  de  juillet,  page  43o;  et,  pour  le  douzième,  celui  de  sep- 
tembre, page  555.  .  '•-i;  , 


OCTOBRE  1855.  623 

des  aides  de  camp  de  Mademoiselle  pendant  la  guerre  de  la  Fronde, 
femme  d'esprit,  intrigante  et  galante.  Le  livre  est  à  l'avenant.  Alexandre 
de  Campion  s'y  montre  un  important  achevé  :  il  est  plein  de  prétentioÉS 
au  bel  esprit  et  à  la  galanterie;  il  recueille  avec  soin  tous  les  petits 
vers  qu'il  fit  dans  sa  jeunesse  pour  les  belles  d'alors  ^  et  donne  sans 
façon  les  lettres  qu'autrefois  il  écrivit ,  dans  les  circonstances  les  plus  dé- 
licates, au  comte  de  Soissons,  au  duc  de  Vendôme ,  au  duc  de  Beaufort, 
au  comte  de  Beaupuis ,  à  de  Thou ,  au  duc  de  Bouillon ,  au  duc  de  Guise , 
à  madame  de  Montbazon  et  à  madame  de  Che\Teuse.  Celle-ci,  qui 
vivait  encore,  et  qui  était  dans  l'intimité  et  la  plus  grande  faveur  de  la 
reine  et  de  Mazarin,  dut  trouver  assez  étrange  qu'on  remuât  ainsi  le 
passé  de  sa  vie,  et  qu'on  rappelât  sans  beaucoup  de  déguisement 
ses  anciennes  entreprises  contre  Richelieu,  sous  la  domination  solide- 
ment établie  de  son  successeur.  On  voit  dans  ces  letti'es  qu'Alexandre 
de  Campion,  entré  à  ad  ans,  en  i63/i,  au  service  du  jeune  comte 
de  Soissons,  en  qualité  de  gentilhomme,  le  suivit  dans  ses  diverses 
campagnes,  s'y  distingua,  et  partagea  peu  à  peu  sa  confiance  avec 
Beauregard ,  Saint-lbar  et  Varicarville  ',  braves  ofiiciers  et  gens  d'hon- 
neur, mais  qui  flattaient  l'ambition  de  leur  maître  et  le  poussaient  h 

'  Parmi  ces  vers,  presque  toujours  au-dessous  du  médiocre,  nous  remarquons 
deux  pièces  sur  madame  de  Longueville  après  ia  Fronde  :  i*  p.  a6a ,  Bouts  nmés  sar 
le  retour  de  madame  de  Longueville  en  Normandie,  sonnet,  etc.  ;  a*  p.  a6o  :  Pour  ma- 
dame la  duchesse  de  Longueville ,  sonnet.  Voici  quelques  stances  de  celte  dernière 
pièce  : 

*  Aminte  i  ses  discours  sait  donner  un  tel  tour, 

Qu'on  n'en  peut  retrancher  ni  dire  davantage. 
Tous  les  plus  grands  esprits  doivent  lui  rendre  hommage  : 
V  Le  sien  brille  partout  comme  il  fit  à  la  cour. 

Jamais  rien  de  si  beau  ne  respira  le  jour. 
Les  plus  indilTérents  lui  doivent  leur  suOTrage; 
Et  l'aspect  triomphant  de  son  divin  visage 
Imprime  du  respect  en  donnant  de  l'amour. 
Sa  divine  conduite  a  fait  taire  l'envie. 
L'on  vante  avec  raison  son  admirable  vie; 
Aux  vertus  des  hëros  joignant  ia  sainteté,  etc.,  etc. 

Dans  une  lettre  au  comte  de  Soissons,  du  ai  janvier  i64i,  il  célèbre  la  beauté 
de  mademoiselle  de  Bourbon  :  ■  J'ai  clé  à  la  comédie  Je  Mirame,  dans  le  carosse 
«de  madame  la  princesse,  où  estoient  mademoiselle  de  Bourbon  et  mademoiselle 
«  voslre  nièce.  La  première  éloit  si  belle  et  si  triomphante,  nue,  si  vous  l'aviez  vue 
«  en  cet  état  je  ne  doute  point  que  vous  ne  lui  donnassiez  1  avantage  sur  toutes  les 
•  beautés  que  vous  avez  jamais  connues.  •  —  *  Alexandre  do  Campion  les  appelle 
Saint-Jbalt  et  Valliquerville ;  mais  voyez  la  note  de  M.  de  Monmcrqué,  p-  aig  de 
sa  notice  sur  Montrésor,  t.  MV  de  la  collection  de  Petitoi. 

79- 


624  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

se  lier  avec  Monsieur,  duc  d'Orléans,  contre  le  cardinal  de  Richelieu^ 
Alexandre  de  Campion  nous  apprend  que,  dès  l'année  i636,  le  comte 
^o/Soissons  méditait  déjà  ce  qu'il  exécuta  un  peu  plus  tard,  qu'il  s'en- 
tendait parfaitement  avec  le  duc  de  Bouillon,  et  que  l'un  et  l'autre 
s'efforcèrent  d'attirer  à  Sedan  le  duc  d'Orléans ,  pour  lever  de  là  l'éten- 
dard de  la  révolte,  et  contraindre  le  roi  à  sacrifier  son  ministre.  Le 
duc  d'Epernon  en  Guyenne  devait  soutenir  le  mouvement.  Alexandre 
de  Campion  alla  à  Blois  pour  décider  le  duc  d'Orléans  et  lui  indiquer 
les  moyens  les  plus  sûrs  de  se  rendre  à  Sedan.  En  même  temps  il  négo- 
ciait avec  Richelieu,  par  le  moyen  du  père  Joseph.  La  fin  de  l'année 
1 636  et  toute  l'année  1 687  se  passèrent  en  ces  intrigues,  qui  échouèrent 
par  la  peur  qu'au  moment  d'agir  éprouva  tout  le  monde  à  s'embarquer 
dans  une  pareille  entreprise.  Le  comte  de  Soissons  finit  par  s'accom- 
moder avec  Richelieu ,  tout  en  conservant  l'intention  de  s'en  séparer  et 
de  le  détruire  dès  qu'il  en  trouverait  une  bonne  occasion.  Pendant  cette 
paix  de  courte  durée,  le  confident  du  comte  de  Soissons  travaille  à  lui 
faire  des  partisans  parjtous  les  moyens.  R  se  lie  avec  Cinq-Mars^,  et,  tandis 
que  le  comte  a  un  engagement  secret  avec  une  personne  qu'il  aime 
et  qui  n'est  pas  ici  nommée,  Alexandre  de  Campion  ne  laisse  pas  de 
faire  espérer  sa  main  à  diverses  princesses  et  à  leurs  familles.  En  16/io, 
le  complot,  qui  n'avait  jamais  été  entièrement  abandonné,  se  ranime 
entre  le  duc  de  Bouillon  et  le  comte  de  Soissons.  Le  grand  écuyer,  sans 
y  entrer  directement,   promet  son  appui*.   Le  père  de  Gondi,  les 

'  Voici ,  par  exemple ,  sur  l'aflaire  d'Amiens ,  où  le  comle  de  Soissons  et  Monsieur 
tinrent  enire  leurs  mains  le  cardinal  et  le  laissèrent  échapper,  un  passage  qui 
voulait  ôtre  mystérieux  en  1 667  et  qui  ne  l'est  plus  aujourd'hui ,  après  les  révélations 
de  Montrésor  :  «  Vous  me  faites  des  questions  trop  délicates  sur  la  journée  d'Amiens. 
•  Quand  on  pourroit  dire  le  détail  de  ce  conseil  et  de  tout  ce  qui  s'y  passa,  ce  ne 
«  sont  pas  choses  qu'on  puisse  confier  à  une  lettre,  et  ce  mystère  ne  sera  pas  divulgué 
«  du  vivant  des  intéressés.  Quelque  projet  qu'on  y  ait  fait  et  quoiqu'il  s'y  soit  passé, 
«tout  n'est  sçii  que  de  Monsieur,  de  M.  le  comte,  de  MM.  de  Montrésor,  de  Va- 
«ricarvilic  et  de  S.iint-Ibar;  que  si  je  suis  le  sixième,  j'en  dois  la  découverte  au 
«  dernier,  qui  m'a  lcsmoij;né  en  celte  occasion  qu'il  éloit  tout  à  fait  mon  ami.  Il  est 
«  vrai  que  le  jour  d'auparavant  M.  le  comte  me  dit  :  «  Le  roi  vient  demain  à  Amiens, 
■  à  cause  que  M.  le  cardinal  y  est.  Monsieur  et  moi  avons  ordre  de  nous  y  trouver. 
«Je  crains  qu'on  en  veuille  à  ma  personne.  Tenez  vous  toujours  auprès  de  moi,  et 
«avertissez  sans  bruit  ceux  que  vous  croyez  de  mes  amis,  atin  qu'ils  n'en  soient  pas 
«  loing.  »  C'est  tout  ce  qu'il  me  dit,  et  ce  que  vous  en  sçaurez,  du  moins  par  écrit.  » 

— *  «  3  aoust  1689 La  manière  d'agir  de  ce  jeune  homme  me  fait  croire  qu'il  est 

«ambitieux,  et  que,  si  M.  le  cardinal,  qui  l'établit  pour  en  éloigner  d'autres,  le 
«laissoit  aller  bien  haut,  il  ne  seroit  pas  si  humble  que  ceux  qui  l'ont  précédé.  A 
«  tous  hazards  je  joue  et  mange  avec  lui,  etc.  »  —  '  «  20  aoust  i64o.  M.  le  Grand 


OCTOBRE  1855.     '^'  625 

présidents  de  Mesmes  et  Bailleul,  sont  consultés,  non  comme  com- 
plices, mais  comme  amis.  Le  pénétrant  Richelieu  les  devine,  et  les 
éloigne  de  la  cour  et  de  Paris  ^  Après  être  resté  quelque  temps  sur  ce 
théâtre  périlleux,  Campion  est  bientôt  réduit  à  fuir  lui-même  à  Sedan. 
On  l'envoyar  à  Bruxelles  négocier  avec  l'Espagne.  Il  y  eut  un  traité 
signé  entre  le  duc  de  Bouillon  et  le  comte  de  Soissons  d'une  part, 
et  don  Antonio  Sarmiento  de  l'autre.  Parmi  les  conditions  du  traité 
était  ce  tftre  d'Altesse  si  fort  souhaité  par  le  duc  do  Bouillon  et  que 
l'Espagne  lui  reconnaissait  *.  C'est  alors  qu'Alexandre  de  Campion 
rencontra  à  Bruxelles  madame  de  Chevreuse,  et  qu'il  se  lia  plus  ou 
moins  intimement  avec  elle*;  il  déclare  que  c'est  par  elle  qu'il  réussit 

•  est  fort  satisfiiil  de  ce  que  j'ai  joint  les  oomplimens  de  M.  Bouillon  anx  vosires.  H 
«m'a  chargé  de  lui  en  faire  beaucoup  de  sa  part,  et  surtout  de  vous  assurer  qu'en 
«  temps  et  lieu  vous  verrez  des  marques  que  c'est  tout  de  bon  quand  il  vous  a 

■  protesté  par  moi  qu'il  estoit  vostre  très  humble  serviteur.  Il  est  assuré  du  dessein 

■  que  M.  le  cardinal  a  eu  de  le  perdre  :  vous  devez  juger  par  là  de  ses  intention;^ 

■  Il  se  ménage  fort  avec  la  reine,  Monsieur  et  vous,  cl  en  use  assez  adroitement. 

■  Personne  ne  sait  que  je  le  vois,  et  si  la  prospérité  ne  l'aveugle  point ,  il  est  capable 

■  d'entreprendre  quelque  chose  d'impoi  tance.  En  tout  cna,  si  l'on  vous  poUssoit  et 

•  que  vous  fussiez  nécessité  de  vous  défendre,  pour  ne  vous  laisser  pas  opprimer,  il 
^t  bon  d'avoir  un  protecteur  auprès  du  roi,  et  un  esprit  ulcéré  qui,  pour  son 

•  propre  intérêt,  ne  perdra  pas  l'occasion  de  détruire  celui  qui  lo  veut  perdre.  Je 

•  sais  bien  que  ceux  qui  ne  l'aiment  pas  blasmeront  .«on  ingratitude ,  à  cause  que 

■  M.  le  cardinal  est  son  bienfaiteur:  mais  cela  ne  vous  regarde  pas.  .  .  •  —  '  ■  Du  aâ 

•  décembre  1 6^0 Je  monslrerai  vos  lettres  suivant  votre  ordre  n  madame 

■  vostre  roére,  au  père  de  Gondi  cl  k  MM.  les  présidents  du  Mesme  et  de  Bailleul. . . 

■  Mais  je  prendrai  la  liberté  de  vous  dire  que  j'eusse  été  bien  aise  d&  les  voir  en 
<  particulier,  de  peur  que  M.  le  cardinal  ne  sache  qu'ils  sont  de  vos  omis,  cela  Irur 
«pouvant  nuire  s'il  le  découvre.  .  .  •  «Du  31  janvier  i64i.  Je  ne  doute  point  du 

■  déplaisir  que  vous  avez  eu  de  l'èloignement  du  père  de  Gondi  et  des  deux  prési- 

•  dents.  Je  me  doulois  bien  qu'on  sçauroit  qu'ils  seroient  venus  à  l'hôtel  de  5ois- 

•  soins...  ■  —  *  «  Du  a 5  mai  i64i.lls  vous  traiteront  d'Altesse  Scrénissime  et  M.  de 

•  Bouillon  d'Altesse.  J'ai  eu  beaucoup  de  peine  sur  ce  dernier  point,  et,  sans  quelque 

•  manière  d'emportement  qne  j'ai  eu  sur  ce  sujet,  jamais  M.  de  Beauvau,  quiétoit  ici 

•  de  sa  part,  n*eu!«l  eu  la  satisfaction  qu'il  dcsiroit  tant...  •  —  ^Alexandre  de  Campion 
avait  écrit  au  comte  de  Soissons  :■  Comme  madame  de  Chevreuse  a  beaucoup  de  bonté 

•  pourmoi.elle  a  donné  aux  ministres espapiols  des  impre«sions  assez  avantageuses  de 

■  ma  personne.  »  Le  comte  de  Soissons.  sur  la  réputation  de  la  dame,  plaisanta  un 
peu  Campion,  k  ce  qu'il  parait,  sur  son  crédit  et  ses  succès.  Celui-ci  lui  répond 
avec  une  apparente  modestie,  mêlée  d'assez  de  fatuité:  ■  3  juin  i64i.  M.  deChas- 

•  lillon  ne  vous  fait  gueres  de  peur,  puisque  vous  songez  à  me  railler  dans  vostre 

•  lettre ,  et  c'est  me  savoir  peu  de  gré  des  srrvices  que  je  vous  rends  en  réunissant 

•  une  illustre  personne  avec  vous,  et  en  vous  procurant  une  amie  qui  ne  l'avoil 

•  jamais  esté.  Elle  est  persuadée  de  vostre  amitié  par  les  compliments  que  vous  lui 
«en  faites  dans  vostre  lettre;  mais  si  elle  avoit  vu  celle  que  vous  m'cscrivcz,  peut- 


626  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

auprès  des  ministres  espagnols.  Elle  écrivit  au  comte-duc  Olivarès,  entraîna 
don  Antonio  Sarmiento,  sur  lequel  elle  avait  tout  pouvoir,  et  accrédita 
Campion  auprès  du  duc  de  Lorraine  pour  le  détourner  d'entendre  aux 
propositions  que  lui  faisait,  afin  de  l'endormir,  le  cardinal  de  Richelieu. 
Charles  IV,  pressé  à  la  fois  par  madame  de  Chevreuse,  par  son  parent 
le  duc  de  Guise  et  par  le  ministre  espagnol,  rompit  avec  la  France, 
entra  dans  le  traité,  et  fit  diligence  pour  aller  au  secours  de  Sedan.  Ja- 
mais Richelieu  ne  courut  un  plus  grand  danger;  et  la  bataille  de  la  Marfée 
eût  pu  lui  devenir  funeste,  si  le  comte  de  Soissons  n'eût  trouvé  la  mort 
dans  son  triomphe  '.  Le  duc  de  Bouillon  fit  sa  paix  avec  la  France  ,  et 
Alexandre  de  Campion  y  fut  compris.  Il  se  relira  chez  lui,  et,  malgré 
les  mauvais  traitements  qu'il  essuya,  il  refusa  de  prendre  part  à  l'affaire 
de  Cinq-Mars'^;  mais  il  s'attacha  aux  Vendôme,  et  particulièrement  au 
duc  de  Beaufort  jusqu'à  la  mort  de  Richelieu  et  de  Louis  XIÏl ,  et  jus- 

«  estre  n'agiroit-elle  pas  avec  tant  de  chaleur,  vos  railleries  n'eslanl  pas  trop  obli- 
«geanles  pour  elle.  Elle  a  écrit  au  comle-duc,  de  sorte  que  son  assistance  ne  vous 
«sera  pas  inutile;  mesme  comme  elle  a  tout  pouvoir  sur  dom  Antonio  Sarmiento, 
«  elle  l'a  fait  escrire  de  la  mesme  manière,  el  elle  a  un  très  grand  zele  pour  vous. 
«Je  ne  sçais  si  vous  en  seriez  quitte  à  si  bon  marché  que  vous  pensez,  si  Testât  de 
«  vos  affaires  vous  obligeoit  à  faire  un  tour  ici ,  ou  si  les  siennes  lui  fesoient  prendre 
«  le  chemin  de  Sedan.  Enfin  je  ne  jurerois  pas  que  vous  ne  m'envoyassiez  un  jour 
"  promener,  si  vous  croyez  les  choses  comme  vous  les  écrivez,  et  que  je  ne  fusse  le 
«  malheureux,  comme  elle  est  la  raillée.  Mais,  si  vous  m'en  croyez,  vous  n'aurez  pas 
«  si  bonne  opinion  de  moi,  puisqu'il  est  constant  que  j'envisage  ces  sortes  de  déités 
«qui  sont  au-dessus  de  moi  avec  respect  et  vénération,  et  que  comme  elles  n'oht 
a  garde  de  s'abaisser  jusques  à  moi,  je  m'empesche  bien  d'élever  mes  prétentions 
«jusques  à  elles.  Après  vous  avoir  paiié  sincèrement,  j'ose  espérer  que  vous  m'épar- 
«gnerez  à  l'avenir,  et  elle  aussi,  qui  se  charge  de  solliciter  vos  affaires  comme  les 
«siennes  propres.»  —  '  Dans  une  lettre  à  madame  de  Chevreuse,  du  i5  août 
i6/ii,  nous  trouvons  quelques  lignes  qui  semblent  prouver  que  la  reine  Anne  eut 
pu  être  compromise  dans  f  affaire  du  comte  de  Soissons  :  «  N'ayez  point  de  peur  des 
«  lettres  qui  parloient  de  la  personne  du  monde  pour  qui  vous  avez  h  plus  de  dévouement. 
«  M.  de  Bouillon  et  moi  nous  avons  brûlé  toutes  celles  qui  estoient  dans  la  cassette 
•  (du  comte  de  Soissons).  »  —  *  Lettre  à  de  Thou,  3  mars  i64i  :  «  Je  vous  advoue 
«que  les  raisons  que  vous  m'alléguastes  il  y  a  dix  jours  dans  les  Carmes  deschaus- 
«  ses,  ni  celles  que  vous  m'écrivez,  ne  me  persuadent  en  aucune  manière,  et  que 
«je  n'ai  rien  à  ajouter  à  la  réponse  que  je  vous  fis.  Un  voyage  comme  celui  où  votre 
«ami  et  vous  me  voulez  embarquer,  qui  sera  d'abord  suspect  à  ***,  qui  ne  m'aime 
«pas,  m'expose  à  sa  vengeance  et  n'aboutit  à  rien.  Je  connois  les  gens,  et  un 
1  dessein  de  le  ruiner  par  le  cabinet  est  une  chimère  qui  le  perdra  et  peut-estre 
«  vous  aussi.  »  H  y  a  encore  dans  le  Recueil  une  autre  lettre  à  de  Thou ,  où  Alexandre 
de  Campion  lui  annonce  qu'il  lui  renvoie  un  portrait,  des  lettres  et  des  bijoux  que 
son  ami  lui  avoit  confiés,  qu'ainsi  il  pourra  les  rendre  «  à  cette  illustre  personne  pour 
■  qui  l'on  vous  accuse  de  soupirer.  >  Il  doit  être  ici  question  de  madame  de  Gué- 
mené. . 


OCTOaRE   1855.' JOl 


627 


qu'au  retour  de  madame  de  Chevreuse  ^  qui,  dans  les  premiers  temps; 
eut  assez  de  crédit  pour  le  faire  placer  dans  la  maison  de  la  reine  en  un 
rang  convenable^.  Quoiqu'il  appartînt  à  la  reine,  la  reconnaissance  et 
l'aHection  le  retenaient  au  service  de  madame  de  Chevreuse,  et  il  la 
suivit  dans  ses  diverses  fortunes.  Ici  Alexandre  de  Campion  devient  plus 
rései'vé  ;  il  sedonne,  après  coup  peut-être,  pour  avoir  désapprouvé,  comme 
Retz  et  La  Rochefoucauld,  les  projets  aventureux  de  ses  amis  et  les 
airs  qu'ils  prirent'.  Il  blâme  la  conduite  de  madame  de  Montbazon  et 
sa  désobéissance  envei's  la  reine  au  jardin  de  Renard ,  mais  il  lui  reste 

'  Nous  trouvons  ici  deux  rciueignements  précieux  :  le  premier,  c'est  que  Mon- 
taigu,  en  allant  au-devant  de  madame  de  Clievretise,  était  chargé  par  Mazarln  de  lui 
offrir  de  lui  payer  les  immenses  dettes  qu'elle  avait  contractées  en  grande  partie 
pour  le  service  de  la  reine  ;  le  second ,  est  une  entrevue  secrète  qu'Alexandre  de  Cam- 
pion aurait  eue  avec  elle  à  Përonne,  et  où  il  lui  aurait  donné  à  peu  près  les  mêmes 
conseils  que  La  Rochefoucauld.  Lettre  à  madame  de  Chevreuse  de  mai  i  G43  :  «  Je  ne 

•  sçay  ce  que  M.  de  Montaigu  aura  négocié  avec  vous  ;  mais  je  suis  certain  qu'il 
«  vous  offrira  de  l'argent  de  la  part  de  M.  le  cardinal  Mazarin  pour  payer  vos  debtes  , 

•  et  qu'il  A  fait  espérer  qu'il  noueroit  une  estroite  amitié  entre  vons  et  lui.  Je  crois 
«qu'il  n'aura  pas  trouvé  voire  esprit  trop  disposé,  k  faire  cette  liaison,  tant  parce 
«que  vos  principaux  amis  de  France  ne  sont  pas  fort  bien  avec  lui  qu'à  cause  qu'il 

f>aroit  uni  avec  la  famille  de  feu  M.  ic  cai-dinal.  Pour  moi,  le  conseil  que  je  prends 
a  liberté  de  vous  donner  sur  ce  sujet  est  que  vous  ne  preniez  aucune  résolution 
«à  fond  que  vous  n'ayez  vu  la  reine,  sur  les  sentimcns  de  qui  vous  aurez  joye  de 
«  régler  rostre  conduite,  vu  le  uiàe  que  je  sçay  que  vous  avec  pour  elle  et  t'amitié 

■  quelle  a  pour  vous.  Ccf>endaat,  suivant  vos  ordres,  je  me  rendrai  à  Péronne, 

■  et  voua,  exposerai  au  vrai  l'élal  de  lou|es  q||06cs  et  la  pensée  de  la  plupart  des 
«  gens Je  sçay  bien ,  de  l'humeur  dont  je  vous  connois ,  que  j'aurai  plus  de  peine 

•  à  vons  retenir  qu'à  vous  pousser,  vu  l'amitié  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  ne  me 

•  témoigner  pour  une  certaine  personne  (évidemment  Chàlcauneuf)  ;  car  hors  cette 
«  considération,  et  celle  de  beaucoupdo  gens  d'honneur  engagés  dans  le  mesme  vais- 

■  seau,  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  pcrpt'-tucr  une  haine  et  de  la  faire 

■  aller  par  delà  la  mort  de  nos  ennemis.  Je  n'aimors  pns  M.   le  cardinal,  mais  je 

■  ne  veux  mal  à  aucun  de  sa  race.. ...  Après  tout,  Madaoae.ceqne  je  vous  pourrois 

■  mander  nf'est  pas  la  vingtième  partie  ac  ce  que  j'aurai  à  vous  dire,  et  j'ose  vous 

■  assurer  que  dès  Péroone  vous  serex  aussi  instruite  des  scntimens  de  la  pluspart 

■  du  monde  comme  .si  vous  étiez  k  Paris.  •  —  *  Du  1 3  juin  1 643  :  •  Je  suis  à  la 

•  reine  qui  me  fait  l'honneur  de  roc  bien  traiter.  J'ai  toutes  les  entrées  libres,  et 
*memc  elle  m'a  accordé  un  don  dont  l'on  me  fait  espérer  que  je  tirerai  près  de  cent 

■  mille  escu!<.  Madame  de  Chevreuse,  qui  est  bien  avec  elle, me  continue  la  confiance 

■  qu'elle  a  toujours  témoigné  avoir  on  moi •  —  ^  On  peut  ajouter  les  lignes 

suivantes  aux  passages  de  La  Rochefoucauld  et  de  Helx  sur  tes  Importants  :  «  J'ai 

•  des  amis  qui  n'ont  pas  toute  la  pmdence  qui  seroil  à  désirer;  ils  ^o  font  un  lion» 

•  neur  à  leur  mode,  et  donnent  des  Itabils  si  extraordinaires  k  la  vertu,  qu'elle  me 

•  semble  dégtiiiée;  de-  sorte  qu'en  cas  qu'ils  aient  toutes  les  bonnes  qualités  es.«on- 

•  tielles,  ils  s'en  servent  si  mal ,  que  l'applaudissement  qu'ils  se  sont  attiré  n(?  son- 

■  vira  peut-estre  qu'à  leur  destruction.!  iJ    i  .    ■ 


628  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fidèle  ^  Il  ne  dit  pas  une  seule  fois  qu'il  n'y  eût  pas  de  complot  formé 
contre  Mazarin,  ce  qui  est  une  sorte  d'aveu  tacite,  et,  quand  l'orage 
éclate,  il  prend  le  parti  de  se  cacher,  conseille  à  Beaupuis  d'en  faire 
autant,  et  termine  par  ces  mots  significatifs  :  «On  ne  s'embarque  pas 
«  dans  les  affaires  de  la  cour  pour  être  maître  des  événements;  et,  comme 
w  on  profite  des  bons,  il  faut  se  résoudre  à  souffrir  les  autres.  »  Les  mé- 
moires d'Henri  de  Campion  vont  nous  expliquer  de  la  façon  la  plus 
claire  ce  mystère  déjà  fort  transparent.  ^i^,.. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  connaître  Henri  de  Campion. 
Ses  mémoires,  longtemps  inédits,  ont  enfin  vu  le  jour  en  1807^;  et 
ils  disent  assez  que  Henri  était  d'un  caractère  bien  différent  de  son  frère 
Alexandre.  C'était  un  homme  instruit,  plein  d'honneur  et  de  bravoure, 
sans  jactance  aucune,  éloigné  de  toute  intrigue,  et  né  pour  faire  son 
chemin  par  les  routes  les  plus  droites  dans  la  carrière  des  armes.  Il 
écrivit  ses  mémoires  dans  la  solitude ,  où,  après  la  perte  de  sa  fille  et  de 
sa  femme,  il  était  venu  attendre  la  mort,  au  milieu  des  exercices  d'une 
solide  piété.  Ce  n'est  pas  en  cet  état  qu'on  est  disposé  à  inventer  des 
fables  ;  et,  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  de  milieu  :  ce  qu'il  dit  est  tel ,  qu'il  le  faut 
croire  absolument,  ou,  si  l'on  doute  qu'il  dise  la  vérité,  il  le  faut  con- 
sidérer comme  le  dernier  des  scélérats.  D'ailleurs  aucun  intérêt  n'a  pu 
conduire  sa  plume;  car  il  a  composé  ses  mémoires,  ou,  du  moins,  il  les 
a  achevés,  un  peu  après  la  mort  de  Mazarin,  ne  songeant  donc  pas  à  lui 
faire  sa  cour  par  de  bien  tardives  révélations,  et  deux  ans  à  peine  avani 
que  lui-même  s'éteignît,  en  i6é3.  Il  écrit  véritablement  devant  Dieu 
et  sous  la  seule  inspiration  de  sa  conscience. 

Lorsque  Alexandre  de  Campion  passa  au  service  des  Vendôme,  il  y  en- 
gagea aussi  son  frère  Henri ,  déjà  connu  dans  l'armée  par  plusieurs  ac- 

'  Lettre  à  Madame  de  Montbazon  :  «  Si  mon  avis  eut  élé  suivi  chez  Renard,  vous 
lieriez  sortie  pour  obéir  à  la  reyne;  vous  n'habileriez  pas  la  maison  de  Rochefort, 
«  el  nous  ne  serions  pas  dans  le  péril  dont  nous  sommes  menacés Je  vous  dirai 

•  que  la  soirée  a  élé  mélancolique  à  fhôtel  de  Chevreuse  parce  que  vous  n'y  éliez 

«pas Il  ne  faut  pourtant  pas  vous  désespérer,  Madame;  il  est  encore  quelque 

«  demi-douzaine  d'honnêtes  gens  qui  ne  se  rendent  pas,  el,  pour  être  battu  une  fois 
«il  ne  faut  pas  laisser  de  retourner  à  la  guerre Vous  me  dîtes  hier  au  matin 

•  que,  pourvu  que  vos  amis  demeurassent  ferrnes  dans  vos  intérêts,  vous  n'auriez 
«  point  de  regret  à  votre  éloignement;  vous  avez  votre  compte,  nous  pesions  à  toute 
«heure ,  et  je  crois  bien  que  nous  aimerions  mieux  vous  suivre  que  de  vous  laisser 
«où  vous  êtes.  Votre  illustre  amie  ne  vous  abandonnera  pas;  s'il  fallait  renoncer  à 
«  votre  amitié  pour  être  sage,  il  y  a  des  gens  qui  aimeraient  mieux  passer  pour  fous 
«toute  leur  vie.»  —  *  Mémoires  de  Henri  de  Campion,  etc.,  1807,  à  Paris,  chez 
Treutlel  et  Wûrtz,  in-8'.  M.  Petitol  en  a  donné  un  extrait  à  la  suije  des  Mèmoire$ 
de  La  CMtre,  t.  LI  de  sa  collection.  ui-i!  r/vr  oi'  '^  'n    ■  ni/ 


OCTOBRE  1855.  629 

tions  d'éclat.  Celui-ci  était,  en  i6/i3,  un  des  gentilshommes  du  duc  de 
Beaufort.  Il  l'avait  suivi,  en  i6/i2,  en  Angleterre,  il  en  était  revenu  avec 
lui,  et  il  possédait  toute  sa  confiance.  Il  a  connu  ses  desseins  et  sa  con- 
duite ,  et  il  ne  raconte  rien  où  il  n'ait  piis  lui-même  une  part  consi- 
dérable. 

Or,  ouvrez  ses  mémoires,  vous  y  verrez  de  point  en  point  confirmées 
toutes  les  indications  que  nous  avons  tirées  des  carnets  de  Mazarin. 
Rien  n'y  manque,  tout  se  rapporte,  tout  correspond  merveilleusement. 
Déjà  bien  des  fois  nous  avons  admiré  la  pénétration  de  Mazarin  et 
l'étonnante  fidélité  des  renseignements  de  sa  police  secrète,  consignés 
dans  ses  carnets.  Ici  noire  admiration  redouble,  et  il  semble  en  vérité 
que  Mazarin,  en  écrivant  ses  notes,  ait  eu  sous  les  yeux  les  mémoires 
d'Henri  de  Campion,  ou  que  Henri  de  Campion,  en  écrivant  ses 
mémoires,  ait  eu  sous  les  yeux  les  carnets  de  Mazarin.  Il  les  complète 
à  la  fois  et  il  les  résume. 

I.  Henri  de  Campion  vient  à  l'appui  de  plusieurs  déclarations  de 
Mazarin  en  attestant  que  le  cardinal  fit  tout  pour  gagner  la  maison 
de  Vendôme.  C'est  Beaufort  qui,  mal  conseillé  et  par  madame 
de  Montbazon  et  par  sa  propre  ambition,  repoussa  les  avances  de 
Mazarin ,  et  le  força  de  s'appuyer  sur  les  Coudé.  «  Le  ^  cardinal 
«  Mazarin  savait  que  la  plupart  des  princes  et  des  grands  seigneurs 
«  avaia|t  été  persécutés  par  son  prédécesseur  qui  ne  s'était  maintenu 
«que  par  la  violence,  et  jugea  qu'un  étranger  comme  lui,  sans  amis  ni 
«parents,  devait  s'établir  par  d'autres  voies.  Il  chercha  à  s'appuyer  des 
«  plus  considérables  personnages  du  royaume;  et,  comme  il  savait  que 
((la  maison  de  Vendôme  avait  été  la  plus  exposée  à  la  persécution,  il 
«  crut  qu'elle  lui  serait  d'autant  plus  obligée  s'il  la  relevait.  Il  connais- 
((  sait  outre  cela  que  le  duc  de  Beaufort  était  alors  le  prince  le  plus 
i<  estiiiié  du  royaume  pour  son  courage,  son  audace,  et  surtout  sa  pro- 
u  bité ,  tant  son  voyage  d'Angleterre ,  qu'il  n'avait  fait  que  pour  ne  pas 
((accuser  ses  amis,  lui  avait  acquis  de  réputation.  Il  considérait  de  plus 
(•  que  ni  lui  ni  le  duc  de  Mercœur,  son  frère,  n'étant  mariés,  il  pourrait, 
aen  leur  faisant  épouser  ses  nièces,  contracter  une  liaison  sûre  avec 
«ces  princes,  dont  les  grands  biens  et  le  crédit  faideraient  à  se  inain- 
«  tenir.  Ces  motifs  le  dctenninèrent  à  tenter  toutes  sortes  de  moyens , 
«  et  à  faire  des  ouvertures  très-avantageuses  pour  gagner  la  maison  de 
«  V^endôme.  Mais  le  duc  de  Beaufort,  dont  fcsprit  n'est  pas  capable  de 
«  soutenir  une  bonne  fortune  et  encore  moins  de  fétablir,  voyant  que 

'  Mémoires,  etc.,  p.  ïao. 

80 


630  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  toute  la  cour  avait  les  yeux  tournés  sur  lui ,  et  se  persuadant  que  la 
«reine,  qui  l'aimait  beaucoup  alors,  se  gouvernerait  entièrement  par 
«ses  conseils,  quand  elle  serait  maîtresse,  se  mit  en  l'esprit,  persuadé 
«outre  cela  par  la  duchesse  de  Montbazon  et  par  tous  ceux  qui 
«  avaient  été  ennemis  du  cardinal  de  Richelieu ,  de  ruiner  ses  parents 
«  et  ses  créatures ,  qui  composaient  alors  ce  qu'il  y  avait  de  plus  puissant 
«dans  l'Etat,  s'imaginant  que  la  seule  affection  de  la  reine  et  l'aide  des 
«  persécutés  lui  suffiraient  pour  en  venir  à  bout.  Ces  pensées  furent 
«cause  qu'après  avoir  refusé  l'amitié  du  cardinal  Mazarin,  il  se  déclara 
M  hautement  l'ennemi  de  tous  ceux  qui  avaient  tenu  à  son  prédécesseur, 
«  ce  qui  rendit  tous  les  ministres  ses  ennemis.  Le  cardinal  Mazarin ,  se 
«voyant  méprisé  par  la  maison  de  Vendôme,  se  rallia  à  la  cabale  de 
«celle  de  Richelieu,  qui,  étant  appuyée  du  prince  de  Gondé  et  du  duc 
«d'Enghien  son  fils,  qui  avait  épousé  sa  nièce,  ne  se  pouvait  perdre 
«  sans  mettre  l'Etat  en  grande  confusion.  » 

IL  Le  duc  de  Beaufort  se  compromet  peu  à  peu,  et  finit  par  se 
perdre  auprès  de  la  reine.  Lui  et  madame  de  Chevreuse  s'aperçoivent 
des  progrès  de  Mazarin,  le  considèrent  comme  leur  véritable  obstacle 
et  la  cause  unique  de  leur  disgrâce ,  et  conçoivent  pour  lui  une  haine 
toujours  croissamte.  On  rapporta  à  la  reine  que  «^  le  duc  de  Beaufort, 
«tout  en  tirant  vanité  d'être  bien  avec  Sa  Majesté,  ne  se  souciait  réelle- 
«  ment  que  de  madame  de  Montbazon,  avec  laquelle  il  avait  un^  inlel- 
«ligence  si  entière,  qu'il  ne  s'attachait  qu'à  lui  plaire  et  faisait  gloire  de 
«  tout  mépriser  pour  elle.  Ces  discours  touchèrent  sensiblement  la  reine, 
«et,  quoiqu'ils  ne  lui  ôtassent  pas  la  confiance  qu'elle  avait  au  duc,  ils 
«  eurent  assez  de  force  pour  la  préparer  au  dégoût  qu'elle  prit  depuis 
«  pour  lui.  Elle  remarqua  qu'il  faisait  trpp  le  familier  avec  elle  devant 
«toute  la  cour.  Même  un  matin  qu'elle  était  dans  le  bain  et  qu'il  u'en- 
«  trait  nul  homme  dans  sa  chambre ,  nous  étions  dans  la  pièce  précé- 
«  dente  avec  la  plupart  des  seigneurs,  qui  attendaient  l'heure  de  la  voir. 
«Le  duc,  devant  tout  le  monde,  s'approcha  de  la  porte  de  la  chambre 
«  que  l'huissier  entrouvrit,  et  dit  qu'on  ne  voyait  pas  la  reine;  mais  lui, 
«le  poussant,  entra  de  force;  action  dont  elle  se  fâcha  si  fort,  qu'elle  le 
«  fit  sortir  avec  des  termes  d'extrême  colère.  Je  le  vis  revenir  fort  in- 
«  terdit,  quoiqu'il  fit  le  railleur.  La  reine  savait  outre  cela  qu'il  ne  bou- 
"geait  d'avec  la  duchesse  de  Montbazon,  logée  dans  le  château,  ce  qui 
«  ne  lui  plaisait  nullement.  Enfin  il  semblait  qu'il  prît  à  tâche  de  se 
«  perdre.  L'applaudissement  général  qu'il  avait  reçu  avait  tellement  aug- 

'^  Mémoires,  etc.,  p.  226. 


OCTOBRE  1855.  631 

a  mente  sa  fierté  naturelle ,  qu'il  mécontentait  la  plupart  de  ses  amis , 
«  sans  qu'ils  le  pussent  avertir  de  tout  cela ,  tant  il  se  retirait  de  ceux 
«qui  avaient  eu  familiarité  avec  lui.  Il  s'assurait  tellement  de  la  reine, 
«qu'il  croyait  n'avoir  besoin  de  personne,  et  se  fondait  sur  ce  qu'elle 
«  ne  voulait  pas  qu'il  eût  d'autre  attachement  que  le  sien;  mais  il  devait 
«prévoir  que  tout  le  monde  butant  à  faire  changer  une  femme  qui 
«l'eût  peut-être  fait  d'elle-même,  c'aurait  été  un  miracle  si  l'on  en 

«  fut  venu  à  bout Le  duc  fut  encore  deux  mois  (après  le  mort  du 

«roi)  sans  perdre  espérance,  pendant  lesquels  il  vivait  avec  la  reine 
«d'une  manière  qui  achevait  de  le  ruiner  auprès  d'elle,  témoignant 
«trouvera  redire  à  toutes  ses  actions,   et  lui   baillant  de  continuelles 

«attaques  de  son  changement A  la  fin  ,  la  duchesse  de  Chevreuse 

«et  lui,  se  voyant  entièrement  discrédités  par  les  mauvais  offices  du 
«  cardinal  Mazarin ,  unique  cause  de  leur  malheur,  ils  conçurent  contre 
«  lui  la  plus  forte  haine.  » 

m.  Ici  Henri  de  Campion  déclare  nettement  qu'il  y  eut  un  projet  de 
se  défaire  de  Mazarin,  et  que  ce  projet  fut  conçu,  non  par  Beaufort, 
mais  par  madame  de  Chevreuse  de  concert  avec  madame  de  Mont- 
bazon ,  toute  puissante  sur  l'esprit  du  duc.  «  Je  crois  que  le  dessein  du  duc 
«  ne  venait  pas  de  son  sentiment  particulier,  mais  des  persuasions  des 
0  duchesses  de  Chevreuse  et  de  Montbazon  qui  avaient  un  entier  pou- 
«voir  sur  son  esprit  et  une  haine  iiTéronciliable  contre  le  cardinal. 
«Ce  qui  me  fait  penser  ainsi,  c'est  que,  pendant  qu'il  fut  dans  celte 
«résolution,  je  remarquais  toujours  qu'il  y  avait  une  répugnnnre  intë- 
«rieure,  qui,  si  je  ne  me  trompe,  était  emportée  par  la  parole  qu'il 
rf pouvait  avoir  donnée  k  ces  dames.  »  Il  est  impossible  de  s'expliquer 
d'une  façon  plus  péremptoire  :  il  y  a  donc  eu  complot,  et  le  véritable 
auteur  du  complot,  Mazarin  ne  s'y  était  pas  trompé,  il  l'avait  dit  et 
Campion  le  repète,  c'est  madame  de  Chevreuse,  car  madame  de  Mont- 
bazon  n'était  pour  elle  qu'un  instrument.  C'est  madame  de  Chevreuse 
qui,  d'un  œil  ferme,  avait  parfaitement  reconnu  et  jugé  la  situation,  et 
qui,  voyant  toute»  leurs  menées  et  leurs   intrigues  auprès  de  la  reine 
impuissantes,  avait  été  d'avis  de  recourir  à  d'autres  moyens.  C'est  l'an- 
cienne maîtresse  de  Chalais,  l'amie  du  comte  de  Soissons,  l'âme  de 
tous  les  complots  oiu*dis  contre   Richelieu,   qui  avait  encore  tramé 
celui-là;  c'est  elle  qui,  par  madame  de  Montbazon,  avait  entraîné  Beau- 
fort,  et  qui,  comme  nous  le  verrons,  le  soutiendra  dans  ses  défaillances. 
IV.   Beaufort  une  fois  séduit,  séduisit  son  intime  ami,  le  fils  du 
comte  de  Maillé,  le  comte  de  Beaupuis,  qu'Henri   de   Campion  nous 
donne  comme  un  guidon  des  gendarmes  du  roi,  et  Mazarin  comme  un 

•8o. 


632  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

enseigne  de  la  garde  à  cheval  de  la  reine.  Madame  de  Chevreuse  leur 
adjoignit  Alexandre  de  Campion,  le  frère  aîné  de  Henri,  avec  lequel 
nous  venons  de  faire  connaissance.  «Elle  l'aimait  beaucoup,»  dit 
Henri  de  Campion,  d'une  façon  qui,  s' ajoutant  aux  paroles  ambiguës 
d'Alexandre,  fortifie  le  soupçon  si  celui-ci  n'était  pas  alors  en  effet  un 
des  nombreux  successeurs  de  Chalais.  Il  avait  trente-trois  ans ,  et  son 
frère  avoue  qu'il  avait  contracté  auprès  du  comte  de  Soissons  le  goût  et 
l'habitude  de  la  faction.  Beaupuis  et  Alexandre  de  Campion  approu- 
vèrent le  complot  qui  leur  fut  communiqué,  «le  premier,  dit  Henri 
«de  Campion,  croyant  que  c'était  pour  lui  le  chemin  d'arriver  à  de 
«  plus  grandes  charges ,  et  mon  fi  ère  y  voyant  l'avantage  de  madame 
«de  Chevreuse  et  par  conséquent  le  sien.» 

V.  Tels  furent  les  deux  premiers  complices  de  Beaufort.  Un  peu 
plus  tard ,  il  s'ouvrit  'S  Henri  de  Campion ,  un  de  ses  principaux  gentils- 
hommes, à  Lié,  capitaine  de  ses  gardes,  et  à  Brillet,  son  écuyer.  Là 
s'arrêta  le  secret.  Bien  d'autres  gentilshommes  et  domestiques  de  la 
maison  de  Vendôme  devaient  participer  à  l'action,  mais  ne  reçurent 
aucune  confidence;  d'où  l'on  comprend  l'ignorance  de  Vaumorin  et  de 
Ganseville  et  ce  qu'ils  ont  pu  dire  à  Retz  pendant  là  Fronde.  L'affaire 
était  bien  conçue  et  digne  de  madame  de  Chevreuse.  Il  y  avait  à  peine 
cinq  ou  six  conjurés ,  très-capables  de  garder  le  secret,  et  qui  le  gardèrent. 
Au-dessous  d'eux,  des  hommes  d'action,  qui  ne  savaient  pas  ce  qu'ils 
devaient  faire;  et  par  derrière,  les  hommes  du  lendemain,  sur  lesquels 
on  comptait  pour  applaudir  au  coup,  quand  il  aurait  été  fait,  sans 
qu'on  eût  jugé  à  propos  de  les  mettre  dans  la  conspiration.  Du  moins 
Henri  de  Campion  ne  nomme  pas  même  Montrésor,  Béthune,  Fott- 
traille,  Varicarville,  Sainl-Ibar,  ce  qui  explique  pourquoi  Mazarin,  tout 
en  ayant  l'œil  sur  eux,  ne  les  fil  point  arrêter.  Henri  de  Campion  ne 
parle  pas  non  plus  de  Chandenier,  de  la  Châtre,  de  Tréville,  du  duc  de 
Bouillon,  du  duc  de  Retz,  de  La  Rochefoucauld,  dont  les  sentiments 
n'étaient  pas  douteux,  mais  qui  n'en  étaient  pas  au  point  de  mettre  la 
main  dans  un  assassinat;  et  cela  explique  encore  le*silence  de  Mazarin 
à  leur  égard,  en  ce  qui  regarde  la  conspiration  de  Beaufort,  bien  qu'il 
ne  se  fit  pas  la  moindre  illusion  sm'  leurs  dispositions,  et  sur  le  parti 
qu'ils  auraient  pris  si  la  conspiration  eût  réussi,  ou  même  si  une  lutte 
sérieuse  s'était  engagée. 

VI.  Le  complot  resta  quelque  temps  entre  rnadame  de  Chevreuse, 
madame  de  Montbazôn,  Beaufort,  Beaupuis  et  Alexandre  de  Campion. 
La  dernière  résolution  ne  fut  prise  que  vers  la  fin  du  mois  de  juillet, 
c'est-à-dire  précisément  au  milieu  de  la  querelle  de  madame  de  Mont- 


''^'    OCTOBRE  1855.  633 

bazon  et  de  madame  de  Longueville,  qui  commença  la  crise  et  ouvrit 
la  porte  à  tous  les  événements  qui  suivii'ent.  C'est  alors  seulement  que 
Beaufort  en  parla  à  Henri  de  Campion,  en  présence  de  Beaupuis.  Le 
crime  de  Mazarin  était  de  continuer  Richelieu.  «Le  duc  de  Beaufort 
«  me  dit  qu'il  croyait  que  j'avais  remarqué  que  le  cardinal  Mazarin  ré- 
(I  tablissait  à  la  cour  et  par  tout  le  royaume  la  tyrannie  du  cardinal  de 
«Richelieu,  avec  plus  d'autorité  et  de  violence  qu'il  n'en  avait  paru  sous 
«le  gouvernement  de  celui-ci;  qu'ayant  entièrement  gagné  l'esprit  de  la 
«reine  et  mis  tous  les  ministres  à  sa  dévotion,  il  était  impossible  d'ar- 
«rêter  ses  mauvais  desseins  qu'en  lui  ôtant  la  vie;  que  le  bien  public 
«l'ayant  fait  résoudre  de  prendre  cette  voie,  il  m'en  instruisait  en  me 
«  priant  de  l'assister  de  mes  conseils  et  de  ma  personne  dans  l'exécu- 

«  tion Beaupuis  prit  la  parole  pour  représenter  avec  chaleur  les 

«  maux  que  la  trop  grande  autorité  du  cardinal  de  Richelieu  avait 
«  causés  à  la  France ,  et  conclut  en  disant  qu'il  fallait  prévenir  de  pa- 
rt reils  inconvénients  avant  que  son  successeur  eut  rendu  les  choses 
«sans  remède.»  A  la  conclusion  près,  ce  sont  les  vues  et  le  langage 
des  Importants  et  des  Frondeurs,  de  [-.a  Rochefoucauld  et  de  Retz. 
Henri  de  Campion  se  donne  comme  ayant  combattu  d'abord  le  projet 
du  duc  avec  tant  de  force,  que  plus  d'une  fois  il  l'ébranla;  mais  les 
deux  duchesses  le  remontaient  bien  vite,  et  Beaupuis  et  Alexandre 
de  Campion  l'animaient  et  pressaient  l'exécution.  Quelque  temps  après, 
Beaufort  ayant  déclaré  qu'il  avait  pris  son  parti,  Henri  de  Campion  se 
rendit  à  deux  conditions:  «L'une,  dit-il,  de  ne  point  mettre  la  main 
«sur  le  cardinal,  puisque  je  me  tuerais  plutôt  moi-môme  que  de  faire 
«une  action  de  cette  nature;  l'autre,  que,  s'il  faisait  entreprendre  l'exé- 
«culion  hors  de  sa  présence,  je  ne  me  résoudrais  jamais  à  m'y  trouver, 
«  tandis  que,  s'il  y  était  lui-même,  je  me  tiendrais  sans  scrupule  auprès 
«de  sa  personne,  pour  le  défendre  dans  les  accidents  qui  pouiTaient 
«arriver,  mon  emploi  auprès  de  lui  et  mon  affection  m'y  obligeant éga- 
«lement.  Il  m'accorda  ces  deux  choses,  en  témoignant  m'en  estimer 
«  davantage,  et  ajouta  qu'il  se  trouverait  à  l'exécution,  afm  de  l'autoriser 
«  de  sa  présence.  » 

VII.  Le  plan  était  d'attaquer  le  cardinal  dans  la  rue,  pendant  qu'il 
faisait  des  visites  en  voiture,  n'ayant  d'ordinaire  avec  lui  que  quelques 
ecclésiastiques,  avec  cinq  ou  six  laquais.  On  devait  se  présenter  en 
force  et  à  l'improviste,  faire  arrêter  le  carrosse  et  frapper  Mazarin.  Pour 
cela,  il  fallait  qu'un  certain  nombre  de  domestiques  de  la  maison  de 
Vendôme,  qui  n'étaient  pas  dans  la  confidence,  se  trouvassent  tous  les 
jours,  dès  le  matin,  dans  des  cabarets  autour  de  la  demeure  du  cardi- 


634  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nal,  qui  était  alors  à  l'hôtel  de  Glèves,  près  du  Louvre.  Parmi  les  domes- 
tiques qu'on  n'avait  pas  mis  dans  ce  secret,  Henri  de  Campion  nomme 
positivement  Ganseville.  On  devait  leur  adjoindre  «les  sieurs  d'Avan- 
1' court  et  de  Brassy,  Picards,  gens  fort  déterminés  et  intimes  amis  de 
((  Lié.  »  On  donnait  ce  prétexte  que  les  Condé  se  proposant  de  faire  affront 
à  madame  deMontbazon,  le  duc  de  Beaufort,  pour  s'y  opposer,  voulait 
avoir  sous  la  main  une  troupe  de  gentilshomm'es  à  cheval  et  armés.  Les 
rôles  étaient  d'avance  distribués.  Ceux-ci  devaient  arrêter  le  cocher  du 
cardinal ,  ceux-là  devaient  ouvrir  les  deux  portières  et  le  frapper,  pendant 
que  le  duc  serait  là,  à  cheval,  avec  Beaupuis,  Henri  de  Campion  et 
d'autres,  pour  combattre  et  dissiper  ceux  qui  tenteraient  de  résister. 
Alexandre  Campion  devait  rester  auprès  de  la  duchesse  de  Chevreuse 
et  à  ses  ordres  ;  et  elle-même  devait  plus  que  jamais  être  assidue  auprès 
de  la  reine,  pour  préparer  les  voies  à  ses  amis,  et,  en  cas  de  succès, 
entraîner  la  régente  du  côté  des  victorieux. 

Vin.  Plusieurs  occasions  favorables  d'exécuterceplan  se  présentèrent. 
Une  première  fois,  Henri  de  Campion  étant  avec  son  monde  dans  la 
petite  rue  du  Champ-fleuri,  dont  une  extrémité  donne  dans  la  rue 
Saint-Honoré  et  l'autre  près  du  Louvre,  vit  le  cardinal  sortir  de  l'hôtel 
de  Clèves,  en  carrosse,  avec  l'abbé  de  Bentivoglio,le  neveu  du  célèbre 
cardinal  de  ce  nom,  quelques  ecclésiastiques  et  quelques  valets.  Cam- 
pion demanda  à  l'un  d'eux  où  le  cardinal  allait,  on  lui  répondit  :  chez 
le  maréchal  d'I^strécs.  «  Je  vis,  dit  Campion,  que,  si  je  voulais  donner 
«  cet  avis,  sa  mort  était  infaillible.  Mais  je  crus  que  je  serais  si  coupable 
«  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  que  je  n'eus  point  la  tentation  de 
«  le  faire. » 

Le  lendemain  on  sut  que  le  cardinal  devait  aller  faire  une  collation 
chez  madame  du  Vigean,  dans  sa  charmante  maison  de  La  Barre,  à 
l'entrée  de  la  vallée  de  Montmorency,  où  était  madame  de  Longueville^ 
et  où  devait  aussi  se  trouver  la  reine,  qui  était  déjà  partie.  Le  cardi- 
nal s'y  rendait  de  son  côté,  et  n'avait  avec  lui,  dans  son  carrosse,  que  le 
comte  d'Harcourt.  Beaufort  commanda  à  Campion  d'assembler  sa 
troupe  et  de  courir  après;  mais  Campion  lui  représenta  que,  si  on  atta- 
quait le  cardinal  en  compagnie  du  comte  d'Harcourt,  il  fallait  se  déci- 
der à  les  tuer  tous  deux,  d'Harcourt  étant  trop  généreux  pour  voir 
frapper  Mazarin  sous  ses  yeux  sans  le  défendre,  et  que  le  meurtre  de 
d'Harcourt  soulèverait  contre  eux  toute  la  maison  de  Lorraine. 

'  Voyez\aJeunessedemadainedeLongaeville,yéd.,cheip.nyp.  i78elchap.ni,p.  233. 
C'est  vraisemblablement  aussi  la  partie  de  plaisir  que  décrit  Scarron,  t.  VII,  p.  178, 
Voyage  de  la  reine  à  La  Barre. 


OCTOBRE  1855.  635 

Quelques  jours  après  on  eut  avis  que  le  cardinal  devait  aller  dîner 
à  Maisons,  chez  le  maréchal  d'Estrées,  ainsi  que  le  duc  d'Orléans. 
«Je  fis  consentir  le  duc,  dit  Campion,  que,  si  le  ministre  était 
udans  le  carrosse  de  son  Altesse  royale,  le  dessein  ne  s'exécuterait  pas; 
«mais  il  dit  que,  s'il  était  seul,  il  fallait  qu'il  mourût.  Le  matin  il  fit 
«  préparer  des  chevaux  et  se  tint  dgns  les  Capucins  avec  Beaupuis, 
«près  de  l'hôte  de  Vendôme,  postant  un  valet  de  pied  dans  la  rue 
«pour  l'avertir  quand  le  cardinal  passerait,  et  m'enjoignant  de  me 
«tenir  avec  ceux  que  j'avais  coutume  d'assembler  à  l'Ange  (nom  d'un 
«cabaret),  dans  la  rue  Saint-Honoré,  assez  proche  de  l'hôlel  de  Ven- 
«dôme,  et  que,  si  le  cardinal  allait  sans  le  duc  d'Orléans,  je  mon- 
«  tasse  à  cheval  avec  tous  ces  messieurs ,  et  allasse  prendre  en  passant 
«  aux  Capucins.  Je  fus,  ajoute  Campion,  dans  l'inquiétude  que  l'on  peut 
«  penser,  jusqu'à  ce  que,  voyant  passer  le  carrosse  du  duc  d'Orléans, 
«j'aperçus  le  cardinal  dans  le  fond  avec  lui.  » 

IX.  Enfin,  l'irritation  de  Beaufort  ayant  été  portée  à  son  comble  par 
l'exil  de  madame  de  Montbazon,  quiestcertainement  du  aa  aoùt^  le  duc, 
aiguillonné  par  madame  de  Chevreuse.  par  la  passion  et  par  un  faux  hon- 
neur, devint  lui-même  impatient  d'agir.  Voyant  que,  le  jour,  il  se  rencon- 
trait sans  cesse  des  obstacles  dont  il  ne  soup^-onnait  pas  la  cause,  il 
résolut  d'exécuter  le  couppendantla  nuit,  et  dressa  une  embuscade  dont 
lesuccès  semblait  assuré,  et  que  Campion  nous  fait  connaître.  Le  cardinal 
allait  touis  les  soirs  chez  la  reine,  et  s'en  revenait  assez  tard.  On  l'atta- 
querait à  son  retour  entre  le  Louvre  et  l'hôtel  de  Clèves.  On  aurait  des 
chevaux  tout  prêts  dans  quelque  hôtellerie  voisine.  Le  duc  lui-même  s'y 
tiendrait  avec  Beaupuis  et  Campion,  pendant  que  le  ministre  serait  chez 
la  reine,  et,  sitôt  qu'il  sortirait,  ils  s'avanceraient  tous  les  trois  et  feraient 
venir  les  autres  qui ,  en  attendant ,  se  tiendraient  à  cheval ,  sur  le  quai ,  le 
long  de  la  rivière,  tout  auprès  du  Louvre.  Tout  cela  se  pouvait  très- 
bien  faire  la  nuit,  sans  éveiller  aucun  soupçon. 

Remarquez  bien  que  celui  qui  fournit  ces  détails  si  précis  est  un  des 
principaux  conjurés,  qu'il  écrit  à  une  assez  grande  distance  de  l'événe- 
ment, en  sûreté,  et,  encore  une  fois,  sans  nul  intérêt,  ne  craignant  plus 
rien  de  Mazarin,  qui  vient  de  mourir,  et  n'en  attendant  rien;  songez 
qu'en  parlant  comme  il  le  fait,  il  accuse  son  propre  frère,  que,  sans 
doute  il  s'attribue  de  louables  intentions  et  même  quelques  bonnes  ac- 
tions, mais  qu'il  confesse  être  entré  dans  le  complot,  et  que,  si  i'exé- 

'  Voyez  dans  la  Jeanesse  de  madame  de Longaêville ,  3*  édit. ,  chap.  ni,  p.  336. 
lettre  de  cachet  adressée  k  madame  de  Montbazon. 


636  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cution  avait  eu  iieu  il  y  aurait  pris  part,  en  combattant  à  côté  de  Beau- 
fort.  Le  procès  déféré  au  parlement  n'ayant  pas  abouti  faute  de  preuves, 
Campion  n'imaginait  pas  que  Mazarin  eut  jamais  su  «les  circonstances 
«du  complot,  ni  ceux  qui  en  savaient  le  fond  et  ^ui  y  étaient  em- 
«ployés.  »  Il  dit  aussi  :  «qu'à  présent  que  le  cardinal  est  mort  il  n'y  a 
ti  plus  à  craindre  de  nuire  à  personne  en  disant  les  choses  comme  elles 
«  sont.  »  11  ne  se  défend  donc  pas;  il  se  croit  à  l'abri  de  foute  recherche, 
il  écrit  seulement  pour  soulager  sa  conscience.  Or,  ce  qu'il  dit,  c'est 
précisément,  sans  qu'il  s'en  doute,  ce  que  Mazarin,  de  son  côté,  avait 
tiré  de  ses  diverses  informations. 

Nous  avons  vu  quelle  importance  Mazarin  attachait  à  l'arrestation  d'A- 
vancourtet  de  Brassy,  et  quel  art  il  mit  à  répandre  le  bruit  que  dans  leurs 
interrogatoires  ils  ne  disaient  rien ,  pour  ôter  toute  inquiétude  à  ceux  qu'ils 
auraient  pu  compromettre,  et  par  là  les  attirer  à  Paris,  où  ils  n'auraient 
pas  manqué  d'être  pris.  Henri  de  Campion  nous  apprend  qu'il  s'agit  ici 
particulièrement  de  lui,  et  il  semble  qu'il  traduise  en  français  l'un  des  pas- 
sages italiens  que  nous  avons  cités  :  «  On  mena,  dit-il ,  à  la  Bastille  Avan- 
«  court  et  Brassy,  où  ils  déposèrent  que  je  les  avais  fait  assembler  plu- 
«  sieurs  fois,  de  la  part  du  duc  de  Beauforl,  pour  les  intérêts  de  ma- 
«dame  de  Montbazon,  à  ce  que  je  leur  avais  dit.  Cela  ne  donnait  pas 
«  motif  d'interroger  le  duc,  puisqu'ils  avouaient  qu'il  ne  leur  avait  pas 
«parlé;  ainsi  il  n'eût  pas  manqué  de  nier  d'avoir  donné  les  ordres  que 
('je  leur  avais  portés  de  sa  part;  on  connut  alors  que  l'on  ne  pouvait 
«travailler  à  son  procès  avant  de  me  prendre,  afin  de  trouver  matière 
«  à  l'interroger  d'après  mes  propres  dépositions ,  et  de  nous  si  bien  em- 
«  barrasser  tous  deux  que  l'on  pût  découvrir  la  trace  de  l'affaire.  La 
«  preuve  de  cette  conspiration  importait  essentiellement  au  cardinal , 
M  qui ,  ne  faisant  que  de  s'établir  dans  le  gouvernement  et  affectant  de 
«le  faire  par  la  douceur,  avait  été  assez  malheureux  d'être  contraint, 
«en  débutant,  de  faire  une  violence  contre  un  des  plus  grands  du 
«royaume,  pour  son  intérêt  particulier,  sans  qu'il  parût  une  conviction 
«qui  l'obligeât  à  traiter  le  duc  avec  cette  rigueur.  Le  cardinal,  déses- 
«  péré  de  ne  pouvoir  persuader  les  autres  de  ce  dont  il  était  entièrement 
«  assuré,  avait  un  grand  désir  de  m'avoir  entre  ses  mains.  Il  jugea  néan- 
((  moins  qu'il  fallait  me  donner  le  temps  de  me  rassurer  afin  de  me 
«  prendre  avec  plus  de  facilité.  » 

Nous  pourrions  ajouter  à  tout  cela  qu'Henri  de  Campion,  recherché 
et  serré  de  près  dans  sa  retraite  d'Anet  chez  le  duc  de  Vendôme,  s'é- 
tant  enfui  de  France  et  ayant  été  retrouver  à  Rome  son  ami  le  comte  de 
Beaupuis,   rend  compte  des   efforts   opiniâtres  que  fit  Mazarin  pour 


OCTOBRE  1855.    ''  637 

obtenir  l'extradition  de  celui-ci,  la  résistance  du  pape  Innocent  X,  les 
égards  qu'on  eut  pour  Beaupuis  lorsqu'on  fut  bien  forcé  de  le  mettre 
au  cbâteau  Saint-Ange;  toutes  cboses  qiii,  se  rencontrant  également  dans 
les  carnets  et  les  lettres  de  Mazarin  et  dans  les  mémoires  d'Henri  de 
Campion,  mettent  hors  de  doute  la  parfaite  sincérité  des  démarches  du 
càltiinal  et  l'exactitude  de  ses  renseignements. 

En  est-ce  assez  pour  réduire  à  néant  les  doutes  intéressés  de  La  Ro- 
chefoucauld et  les  dénégations  passionnées  du  chef  de  la  Fronde,  le 
très-spirituel  mais  très-peu  véridique  cardinal  de  Retz,  le  plus  ardent 
et  le  plus  opiniâtre  des  ennemis  de  Mazarin?  Pour  nous,  il  nous  semble 
ou  qu'il  n'y  a  plus  de  certitude  en  histoire,  ou  qu'il  faut  considérer 
désormais  comme  un  point  absolument  démontré  qu'il  y  eut  un  projet 
arrêté  de  tuer  Mazarin,  que  ce  projet  a  été  conçu  par  madame  de  Che- 
vreuse ,  en  quelque  sorte  imposé  par  elle  à  Beaufort  à  l'aide  de  madame 
de  Montbazon ,  que  Beaufort  a  eu  pour  complices  principaux  le  comte 
de  Beaupuis  et  Alexandre  de  Campion ,  que  Henri  de  Campion  est  entré 
plus  tard  dans  l'affaire,  à  la  pressante  sollicitation  du  duc,  ainsi  que  deux 
autres  officiers  d'un  rang  secondaire,  Brillet  et  Lié;  que,  pendant  le 
mois  d'août,  il  y  a  eu  diverses  tentatives  sérieuses  d'exécution,  particu- 
lièrement une  dernière  laprès  l'exil  de  madame  de  Montbazon,  le  der- 
nier d'août  ou  plutôt  le  i*  septembre,  comme  nous  le  verrons  tout 
à  l'heure,  et  que  cette  tentative-là  n'a  manqué  que  par  des  circons- 
tances tout  h  fait  indépendantes  de  la  volonté  des  conspirateurs. 

V.  COUSIN. 

(La  saite  à  un  prochain  cahier.) 


ÎNScntPTiONES  REGNi  Neapolitani  LATINE.  EdidU  Thcodoros 
Mommsen.  Lipsiœ,  M  DCCC  LU.  Samplasfecit  Georgias  Wigand. 
Neapoli  prostat  apud  Àlberiam  Detken.  xxiv,  486  et  Ao  pages 
in-fol. 

QUATRièlfB    ARTICLE  ^ 

La  partie  de  l'ouvrage  de  M.  Mommsen  de  laquelle  je  me  suis  occupé 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  septembre  i854,  page  547*.  pour 
le  deuxième,  celui  de  norembre,  page  677;  et,  pour  le  troisième,  celui  de  anvier 
18&5,  page  59. 

81 


638  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

jusqu'ici  contient  les  inscriptions  latines  recueillies  dans  les  six  provinces 
qui ,  au  déclin  de  l'empire ,  formaient  la  partie  méridionale  de  l'Italie. 
Les  monuments  épigraphiques  dont  aujourd'hui  je  dois  rendre  compte 
proviennent  de  la  Valérie  et  du  Picenum  suburhicaire ;  ils  sont  classés 
dans  les  septième  et  huitième  sections  du  recueil. 

Aucun  auteur  ancien  antérieur  à  l'an  869  ne  parie  de  la  circoris- 
cription  administrative  appelée  Valérie.  Etablie  vers  la  fin  du  iv^  siècle , 
probablement  sous  le  règne  de  Tliéodose,  ou  sous  celui  de  son  faible 
successeur,  renfermant  l'ancien  pays  des  Marses  avec  une  grande  partie 
de  la  Sabine,  elle  s'étendait  jusqu'aux  portes  de  Rome,  à  l'endroit  où 
l'Anio  (Teverone),  après  avoir  formé  les  cascades  famoiises  de  Tivoli,  se 
jette  dans  le  Tibre.  Toutefois,  d'après  le  plan  général  de  son  ouvrage, 
M.  Mommsen  ne  parle  point  des  villes  anciennes  telles  que  Tibur, 
Varia,  Trebula ,  Reate  (Rieti) ,  dont  le  territoire,  appartenante  la  Valérie 
occidentale,  fait  maintenant  partie  des  Etats  romains;  il  se  borne  à 
reproduire  les  monuments  épigraphiques  des  cités  de  la  même  pro 
vince ,  comprises  aujourd'hui  dans  les  limites  du  royaume  de  Naples 
(p.  280-325).  Sulmo,  la  patrie  d'Ovide,  n'a  fourni  à  notre  auteur  que 
trente-sept  inscriptions,  mais  Corfinium  lui  en  a  donné  près  de  cent 
(p.  282-287).  Cette  ville,  qui,  lors  de  la  guerre  sociale,  était  devenue  la 
capitale  des  peuples  insurgés  de  la  Péninsule  ,  cette  Rome  italienne  qui, 
soutenant  une  lutte  opiniâtre,  réduisit  sa  rivale  plus  d'une  fois  aux  der- 
nières extrémités,  a  disparu  presque  entièrement;  son  enceinte  solide 
célébrée  par  Lucain',  son  forum,  sa  curie  où  s'assemblait  un  sénat  com- 
posé de  cinq  cents  membres ,  sont  remplacés  aujourd'hui  par  f  église  iso- 
lée de  San-Pelino,  que  M.  Mommsen  appelle  soUtariam  hodie  magnœ  olim 
urbis  quasi  monumentam.  Nous  avons  cherché  si,  parmi  ces  nombreuses 
inscriptions ,  il  n'y  en  avait  point  qui  se  rapportât  à  la  même  guerre  où 
les  peuples  de  l'Italie  défendirent  leur  liberté  et  leur  existence;  nous 
n'en  avons  point  trouvé.  A  l'exception  de  deux  (n*"  535 1  et  S/iog),  qui 
paraissent  antérieures  àl'avénementd'Augusle,  toutes  les  autres  datent  du 
temps  de  l'Empire,  alors  qu'aux  massacres  ordonnés  par  Sylla  succéda 
une  administration  moins  violente,  et  où,  à  défaut  de  liberté,  il  y  eut, 
du  moins,  sous  plusieurs  règnes,  de  la  modération  dans  l'arbitraire.  On 
pourrait  croire  aussi  que,  dans  le  pays  montueux  des  Marses,  chez  ce, 
peuple  qui  repoussa  pendant  si  longtemps  la  souveraineté  absolue  de 
Rome  et  qui  n'obtint  le  droit  de  cité  qu'à  la  suite  de  la  guerre  sociale , 

ai/f^K  \)inw/i78  ;     At  le  Corfini  validis  circumdala  mûris 

Tecta  tenent ,  pugnax  Domili.  .^      •  •        ■ 


^'ï    OCTOBRE  1855.  639 

que  chez  les  Marses  les  monuments  en  langue  indigène  doivent  être 
fréquents  ;  ils  sont ,  au  contraire ,  beaucoup  plus  rares  que  ceux  que 
M.  Mommsen  a  recueillis  dans  les  plaines  ouvertes  de  la  Campanie.  Il 
paraît  que  déjà,  au  temps  de  la  première  guerre  punique,  la  langue  de 
Rome  avait  remplacé  l'idiome  national  dans  les  hautes  vallées  de  l'Aterne. 
Les  pâtres  belliqueux  qui  les  habitaient  servaient  dans  les  légions  de- 
puis l'apparition  de  Pyrrhus  en  Italie  ;  leur  valeur  éprouvée  était  attestée 
par  le  dicton  populaire ,  qu'aucun  général  romain  n'avait  jamais  triomphé 
des  Marses,  ni  sans  les  Marses  ^  ;  et  de  tout  temps  la  confraternité  des 
armes  a  été  un  moyen  infaillible  pour  faire  prévaloir  promptement 
l'idiome  des  dominateurs  sur  celui  des  peuples  soumis,  peu  lettrés  et 
habitués  à  combattre  sous  les  drapeaux  de  la  race  conquérante.  Aussi 
beaucoup  de  villes  situées  aux  environs  du  lac  Fucin,  Alba  Fucentis, 
Antinum,  Marruvium,  Cerfennia,  tout  en  défendant  un  reste  d'auto- 
nomie, en  conservant  le  culte  de  quelques  divinités  locales,  cédèrent- 
elles  bientôt,  quant  à  la  langue,  au  courant  de  la  nécessité  et  à  l'ascen- 
dant de  la  cité  toule-pui^ante  ;  elles  adoptèrent  le  latin,  tel  qu'il  était 
alors,  sinon  dans  les  relations  intimes  de  la  vie  commune,  au  moins 
comme  idiome  officiel  et  épigraphique.  Mais,  sur  les  monuments  qui 
nous  restent,  ce  latin  n'est  pas  encore  celui  des  derniers  temps  de  la 
république,  où  le  mouvement  des  idées  nécessita  de  grandes  modi- 
fications dans  le  langage.  Par  ses  formes  grammaticales,  son  écriture, 
quelquefois  même  par  son  vocabidaire,  il  diffère  tellement  de  celui 
des  auteurs  classiques,  que  Lanzi  et  plusieurs  autres  érudits  ont  cni 
voir  un  dialecte  particulier  aux  Marses  dans  ces  documents  curieux  où 
M.  Mommsen ,  avec  raison  selon  nous,  ne  trouve  que  la  langue  encore 
inculte  parlée  à  Rome  vers  le  commencement  des  guerres  puniques, 
et  mêlé  seulement  à  quelques  idiotismes  provinciaux.  Pour  donner  une 
idée  de  ces  inscriptions  archaïques,  nous  en  choisirons  une,  surtout 
à  cause  de  son  peu  d'étendue,  et  nous  la  transcrirons  ici,  autant  que  les 
caractères  typographiques  nous  permettront  de  la  reproduire;  elle 
provient,  dit-on,  des  environs  d'Opi,  village  situé  au  sud  du  lac  Fu- 
cin. La  pierre  sur  laquelle  on  la  lit  couvrait  jadis  une  cavité  dont 
les  parois  étaient  soutenues  par  de  la  maçonnerie  (un  mattonato);  au 
fond  de  la  fosse  se  trouvaient  sept  médailles,  un  fer  de  lance  et  un  poi- 
gnard, consacrés  sans  doute  comme  offrande  à  des  divinités  topiques 
(p.  a9i,n*5/i83)  : 

*  Oire  xari  Hipcoùv,  odre  ivev  Mâfxreov,  yevéaOat  Q-pitfiÇov.  Appien,  De  belUt 
civilibHS,  I ,  XLVi. 

81. 


640  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

•VATIIIAIVS 

VIISVNII 

IIRINIII-IIT 

IIRINII 

PATRII 

AONO  MIIRII 

HBS 

M.  Mommsen  lit  :  Vibias  Atiedias  Vesanc  Erinie  et  Erine  pâtre  dono 
m.ere[to]  libs,  pour  libens  V;  et  il  nous  semble  que  ce  monument  ne  peut 
guère  recevoir  d'autre  interprétation.  Le  datif  Erine  paire  ne  doit  point 
surprendre.  Il  y  a  des  analogies  remarquables  entre  l'enfance  des 
langues  et  leur  déclin  :  le  latin  primitif,  comme  celui  de  la  décadence, 
négligeait  les  distinctions  délicates  et  confondait  les  nuances,  au  point 
d'employer  la  même  terminaison  pour  le  datif  et  pour  l'ablatif.^.  Attie- 
dius  est  un  nom  qui  se  rencontre  souvent  dans  les  inscriptions  de  l'Italie 
centrale;  je  trouve  dans  l'ouvrage  même  de  M.  Mommsen  un  Caïus, 
Sextus  et  Titus  Attiedius  (p.  32 A,  n.  Go/iy),  un  Lucius  Aatiedius  (51c, 
p.  298,  n.  56 1 1),  une  Attiedia  Tertuila(p.  281,  n.  ôSSy).  Mais  les  deux 
divinités  Vesuna  Erinia  et  Erinis  pater  sont  complètement  inconnues. 
Le  savant  éditeur  avait  rapproché  ^  de  ces  noms  celui  d'Heries  Junonis , 
déesse  invoquée  dans  les  anciens  rituels  romains  *,  et  l'Heres  Martea 
qui  présidait  aux  héritages^;  peut-être  pourrait-on  y  voir  aussi  les  génies 
protecteurs  de  l'ancienne  et  puissante  famille  Herennia  ou  Erennia  ^, 
originaire  de  cette  partie  des  Apennins.  Cicéron  '  parle  d'un  Herennius 
contemporain  d'Archytas;  et  longtemps  après,  un  siècle  avant  notre  ère, 
la  même  famille  comptait  au  nombre  de  ses  clients  les  parents  du  vain- 
queur des  Cimbres  et  Marius  lui-même  *. 

'  Dans  un  précédent  ouvrage  intitulé  :  Die  unteritaîischen  Diahkle  (Leipzig, 
i85o,  in-8'),  ouvrage  dont  nous  avons  rendu  compte  dans  notre  journal,  année 
i85o,  octobre,  p.  588-5gg,  et  décembre,  p.  718-734,  M.  Mommsen  avait  déjà 
publié  et  expliqué  la  même  inscription.  —  *  C'est  ce  qu'avait  reconnu,  il  y  a  plus 
de  cinquante  ans,  le  savant  et  judicieux  Perizonius  dans  ses  additions  à  la  Minerva 
de  Sanctius  (p.  42  de  l'éd.  d'AmsIerdam,  1704,  in-8°).  Les  nombreux  exemples 
qu'il  cite  prouvent  que,  pour  me  servir  de  ses  propres  termes,  olim  ahlativi  et  dativi, 
nt  unius  ejusdemque  casus,  fuisse  iinam  eandemque  formam  et  pr-onunciationem.  — 
'  Unteritalische  Dialekte ,  p.  347-  —  '  Aulu-Gelle,  XIÏI,xxiii,  vol.  II,  p.  gS  de  la  nou- 
velle et  très-correcte  édition  donnée  par  M.  Martin  Hertz;  Leipzig,  i853,  in-8*.  — 
Pauli  Diaconi  excerpta  ex  libris  Festi,  dans  le  Corpus  grammaticorum  lulinorum 
veterum  de  Lindemann,  tome  II,  p.  74.  —  *  Sur  beaucoup  de  monuments  ce  nom 
est  écrit  sans  aspiration.  Il  y  a,  dans  le  Recueil  de  M.  Mommsen,  un  Publius  Eren- 
nius,  n'  3i4a;  un  Ercnnius  Cerianus,  n'  63io,  85;  Errenius  (51c)  Claudianus, 
n.  65 o4;  Caïus  Erennius  Paulus,  n.  2721  ;  Erennia  Tatina,  n"  653o.  —  '  De  senec- 
tute,  XII,  4i.  —  *  Plutarque,  VUa  Marii,  c.  v  :  Toû  8é  Èpsvvicov  oÎhom  roits  Mapiov 


OCTOBRE  1855.  641 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  la  huitième  section  de  l'ouvrage  (p.  3a6- 
33  2),  qui  contient  les  monuments  épigraphiques  provenant  de  cinq  villes 
du  Picenum  suburbicaire  :  Aternum,  Adria,  Truentum,  sur  les  bords 
de  la  mer;  Pinna  etlnteramna,  dans  l'intérieur  des  terres.  Mais  je  dois 
signaler  la  section  suivante  (p.  333-3^9 )  à  ceux  qui  s'intéressent,  avec 
une  studieuse  constance,  aux  progrès  que  la  géographie  comparée  a  faits 
de  nos  jours;  ils  trouveront  réuni,  dans  cette  partie  du  recueil,  tout 
ce  qui  existe  encore  des  inscriptions  gravées  sur  les  colonnes  milliaires , 
placées  de  distance  en  distance  le  long  des  routes  nombreuses  qui  jadis 
sillonnaient  l'Italie,  depuis  les  environs  de  Rome  jusqu'au  détroit  de 
Messine.  Dans  une  courte  introduction,  M.  Mommsen  démontre  que 
ces  routes  formaient  deux  classes  distinctes,  les  chemins  vicinaux  ou 
communaux  [viœ  vicinales^),  entretenus  par  les  municipes,  et  les  grandes 
voies  militaires.  Le  gouvernement  central  se  chargeait  de  la  construc- 
tion de  ces  dernières  et  quelquefois  aussi  de  leur  réparation,  comme 
l'attestent  les  formules  souvent  répétées  sur  les  pierres  milliaires,  «  viam 
«  munivit,  faciendam  nou  «  stemendam  cnravit,  pecuniasua  fccit,  diutina 
ttincuria  prorsus  corruptam  ad  pristinam  faciem  restituit,  substructio- 
«  nem  contra  labem  raontis  fecit,  viam  labcntem  amplissimis  operibus 
«  suscepcrunt ;  n  sans  parler  d'autres  phrases  où  l'on  célèbre  les  li- 
béralités des  empereurs  qui  ont  fait  réparer  des  ponts,  adoucir  ou 
tourner  des  pentes  pénibles  à  gravir,  dangereuses  à  descendre.  Dans  un 
grand  empire,  le  plus  simple  bon  sens  suffît  pour  avertir  le  souverain 
qu'il  est  le  protecteur  naturel  du  commerce,  et  que  son  intérêt  est  lié 
d'mie  manière  inséparable  à  celui  de  ses  sujets.  Aussi,  parmi  les  princes 
ayant  fourni  des  fonds  considérables  pour  établir  des  communications 
faciles  et  rapides  entre  les  divei"ses  cités  de  l'Italie  centrale, en  avons-nous 
remarqué ,  sans  trop  de  surprise,  plusieurs  dont  le  règne  fut  ou  faible, 
ou  de  peu  de  durée,  ou  souillé  par  des  crimes  :  Claude,  Caracalla, 
Alexandre  Sévère,  Gordien  le  jeune.  Maximien  Hcrculius  et  même 
l'usurpateur  Maxencc,  défait  par  Constantin  le  Grand  et  tué  aux  portes 
de  Rome,  en  3 1  a.  Néanmoins,  il  semble  résulter  des  documents  réunis 

yovtTs  x«i  Miptov  aôrôv  éÇ  «^PX^*  ysyovévau  xteXiras.  —  *  •  Inter  cas  {vicinale»)  el 

•  vias  militares  hoc  interesl,  quod  vue  militares  exitum  etd  marc,  aut  in  urbcs,  aut 
cin  flumina  publica,  aut  ad  oham  viam  militarem  habent  Uarum  autcm  vicinalium 

•  viarum  dissimilis  condilio  est;  nam  pars  earum  in  militares  vias  cxilum  habent, 
■  pars  sine  uUo  exitu  intcrmoriunlur. •  Digeste,  XLIII,  titre  VI,  S  3.  Dlpicn,  dont 
noiu  venons  de  transcrire  le  texte,  veut-il  parler,  dans  sa  dernière  phrase,  des  che- 
mins vicinaux  qui  menaient  à  des  villages,  des  maisons  de  campagne  et  des  hameaux 
isolés  ?  ou  de  ceux  qui  conduisaient  dans  des  forêts  en  exploitation  et  à  des  temples 
éloignés,  fréquentes  par  une  foule  superstitieuse? 


642  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

par  M.  Mommsen  que  celte  intervention  du  pouvoir  souverain  était 
regardée  comme  une  faveur,  et  que,  si  elle  n'était  pas  nécessitée 
par  des  besoins  politiques,  il  fallait,  pour  l'obtenir,  que  la  détério- 
ration des  grandes  voies  militaires  fût  extrême.  Dans  l'état  ordinaire  des 
choses  l'entretien  de  ces  mêmes  routes  était  à  la  charge  des  propriétaires 
riverains  [viarii  vicani^),  tenus  à  payer  une  contribution  [vectigal  viœ 
ordinarium,  n.  6280) ,  dont  le  produit  servait  à  la  réparation  instantanée 
des  dégâts  peu  considérables  ;  quelquefois  aussi,  en  cas  d'insuffisance  de 
cette  taxe,  et  lorsque  l'état  de  la  route  exigeait  de  grands  travaux,  ceux- 
ci  étaient  exécutés  en  partie  avec  les  deniers  des  propriétaires ,  en  partie 
avec  les  fonds  de  TEtat  ou  avec  un  secoure  accordé  par  la  caisse  du 
souverain.  Nous  ne  citerons  pour  exemple  que  les  dernières  lignes  d'une 
inscription  en  l'honneur  de  l'empereur  Adrien,  de  l'an  laS  (p.  345, 
n.  6287)  : 


VIAM   APPIAM   PER 

MILLIA  PASSVS 

XV.DCCL.LONGA 

VETVSTATE  AMIS 

SAM  ADIECTIS 

HS.XI.LVII.AD 

HS.DLXIX.C.QVAE 

POSSESSORES  AGRO 

RVM  CONTVLERVNT 

FECIT» 


Pour  déterminer  avec  exactitude  la  direction  de  ces  voies  romaines, 
leurs  points  de  rencontre ,  quelquefois  même  l'époqu-e  de  leur  création , 
pour  fixer  d'une  manière  précise  la  position  des  innombrables  localités 
de  l'Italie  centrale  et  méridionale ,  reliées  ensemble  par  ces  routes  qui 
se  croisaient  dans  tous  les  sens,  M.  Mommsen  a  souvent  rencontré  des 
difficultés  qui  semblaient  insurmontables.  Pour  les  vaincre,  il  fallait 
surtout  l'inspection  des  lieux  jointe  à  une  grande  rectitude  de  jugement; 
car  il  y  a  bien  des  questions  de  la  science  antique  que  férudition  peut 
encombrer,  mais  qu'elle  ne  saurait  résoudre  à  elle  seule.  Il  fallait,  de 
plus,  ne  négliger  aucun  des  secours  que  peuvent  offrir  la  science  actuelle 
perfectionnée  et  les  meilleures  cartes  modernes,  sans  lesquelles  lagéogra- 

'  Tel  est  le  terme  employé  dans  la  loi  Thoria  agraria.  Voyez  l'important  et  ins- 
tructif ouvrage  de  M.  Egger,  Latini  sermonis  vetustioris  reliquiœ  selectœ  (Paris,  i843, 
in-8°),  p.  210,  1.  9  et  20.  —  '  Une  partie  seulement  de  cette  inscription  avait  été 
publiée  par  Donati,  Supplcmentum  ad  novum  Thesaurum  Muratorii,  t.  II  (Lucee, 
1774,  in-fol.),  p.  216,  n.  2.  '..  K'i  ' 


OCTOBRE  1855.  643 

phie  ancienne  est  bien  peu  de  chose;  il  fallait  consulter  de  volumineux 
ouvrages  et  de  simples  dissertations  écrites  en  difFérentes  langues;  car, 
dans  l'ignorance  de  ce  qui  a  été  fait,  il  est  impossible  de  savoir  ce  qui 
reste  à  faire.  Enfin ,  il  fallait  encore  avoir  recours  à  des  auteurs  dont  la 
mémoire  est  aujourd'hui  presque  effacée.  Parmi  ces  derniers,  nous 
n'en  nommerons  qu'un  seul ,  c'est  celui  auquel  on  doit  un  livre  trop 
dédaigné  jusqu'à  présent  par  des  géographes  justement  célèbres,  et  qui 
renferme  cependant,  malgré  sa  latinité  barbare,  des  renseignements 
précieux.  Les  érudits  qui  se  sont  occupés  de  la  bibliographie  du  moyen 
âge  savent  qu'au  ix",  ou,  selon  d'autres,  au  vu"  ^  siècle  de  notre  ère, 
un  Goth  dont  on  a  toujours  ignoré  ie  nom  et  qu'on  appelle  communé- 
ment le  Géographe  de  Ravenne,  compila,  sans  critique  ni  métnode, 
ce  qui  lui  paraissait  intéressant  dans  un  grand  nombre  d'auteurs  per- 
dus pour  nous^,  et  que,  sans  trop  chercher  à  coordonner  ses  extraits, 
il  en  fil  un  livre  intitulé  De  geographia  sive  chorographia ,  publié  pour  la 
première  fois  par  le  savant  bénédictin  Placide  Porcheron  (Paris,  1 688, 
in-8'') ,  d'après  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  impériale  qui  porte  au- 
jourd'hui ie  numéro  h'jgà,  et  réimprimé,  avec  des  variantes  tirées 
d'un  manuscrit  de  Leyde,  par  Jacques  Gronove,  à  la  suite  de  Pompo- 

'  Telle  est  l'opinion  du  premier  éditeur,  adoptée  aus^i  par  Gatterer  dans  sa  dis- 
sertation intitulée  An  Prutsorum,  Littuworum  ceterorumque  populorumLelticorumori- 
ginem  a  Sarmatis  liceat  repetere.  Elle  est  imprimée  dans  les  Commcntationes  socictatis 
regiœ  Gottingensis ,  t.  XIII,  p.  lao.  —  *  On  aurait  tort,  je  crois,  de  soupçonner  la 
bonne  foi  du  compilateur,  mais  il  cite  des  noms  si  étranges ,  que  je  crois  bien  faire 
d'en  mettre  quelques-uns  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs.  L'Anonyme  avait  lu  Arsa- 
tium  et  Ad/rodilianam  (sans  doute  Arsacium  et  Aphrodisianum)  Persos  {sic)  qai  lin- 
gua  grsBca  Orientem  dgtcripserant  (p.  3i  de  l'édition  de  Gronove).  11  nomme  encore 
Arbitio  (p.  58),  Liginius  (p.  ih),  Lollianus  Romanorum  cosmogmphum.  (p.  4i).  Mc- 
letianus  (p.  ^5)  et  Probinus  (p.  6a),  tous  les  deux  Africains,  (.aslorinus,  dont  ii 
invoque  souvent  le  témoignage ,  qu'il  appelle  également  Romanorum  cosmographus 
(p.  3i),  et  qui  ne  peut  être  l'historien  Castor  do  Rhodes.  Enfm ,  parmi  les  autorités 
qu'il  aime  a  alléeuer,  Je  trouve  avec  surprise  trois  Golhs  philosophes,  Aithanarit 
(p.  Gi),  Eldebald  (p.  oli)  et  Marcomir  (p.  7a);  plus  lettrés  que  leurs  barbares  com- 
patriotes, ils  avaient  publié  des  chroniques,  peot-ôlre'même  des  traités  de  géo- 
graphie. Faut-il  supposer  que  tous  ces  auteurs  vécurent  pendant  la  dissolution  de 
l'empire  romain  ou  aux  siècles  qui  suivirent  immédiatement?  que,  par  un  pur  eiïet 
du  hasard,  leurs  ouvrages,  peu  répandus  et  peu  lus,  se  trouvaient  dans  quelque 
bibliothèque  de  Ravenne  ou  l'Anonyme  pût  les  consulter?  et  qu'ils  disparurent 
pour  toujours  pendant  la  longue  période  d'anarchie  et  de  malheurs  qui  accablèrent 
cette  ville  lors  de  la  destruction  du  royaume  des  Lombards  et  même  plus  tard  P  On 
expliquerait  ainsi  le  silence  que  les  écrivains  de  l'antiquité  et  ceux  du  moyen  âge 
gardent  à  l'égard  de  tant  d'auteurs  dont  les  ouvrages,  s'ils  nous  étaient  parvenus, 
offriraient  sans  doute  une  source  féconde  d'instruction. 


644  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nius  Mêla  (Leyde  1696,  in-8°).  Dans  un  mémoire  remarquable  par  la 
vive  perspicacité  de  son  auteur  ^  M.  Mommsen  avait  déjà  prouvé  d'une 
manière  évidente  que,  parmi  les  matériaux  dont  l'anonyme  de  Ravenne 
s'est  servi  pour  composer  son  ouvrage ,  il  se  trouvait  un  de  ces  itiné-ï  ' 
raires  peints  qui ,  semblables  à  la  célèbre  carte  de  Peutinger,  sans  pré- 
senter aux  yeux  une  image  fidèle  de  la  forme,  de  l'étendue  et  de  la 
situation  respective  des  diverses  contrées,  indiquaient  cependant,  avec 
une  certaine  exactitude,  et  quelquefois  dans  le  plus  grand  détail,  les 
voies  militaires  et  les  grandes  routes,  avec  leurs  diverses  ramifications 
et  les  noms  des  lieux  que  ces  routes  traversaient;  on  y  voyait  aussi  des 
signes  conventionnels  propres  à  faire  connaître  la  nature  et  l'impor- 
tance des  villes  et  stations  qui  y  étaient  dessinées.  Or,  comme  l'Anonyme 
de  Ravenne  se  contente  ordinairement  d'énumérer  dans  son  livre  les 
localités  dans  l'ordre  où  il  les  voyait  placées  le  long  de  la  route  tracée 
sur  sa  carte ,  il  a ,  sans  y  penser,  rendu  un  éminent  service  à  fhistoire 
de  la  géographie;  car  sa  compilation  fournit  les  moyens  de  compléter 
la  table  de  Peutinger  par  plusieurs  renseignements  omis  dans  celle-ci, 
ou  de  la  rectifier,  quand  la  môme  voie  était  marquée  sur  les  deux  cartes. 
Malheureusement  les  noms  des  courants  d'eau,  des  villes  et  des  stations 
intermédiaires  sont  tellement  défigurés  dans  les  deux  manuscrits  dont 
le  père  Placide  et  Jacques  Gronove  ont  fait  usage,  qu'il  fallait  beaucoup 
de  critique  pour  rétablir  ces  noms ,  altérés  par  les  copistes  ou  peut-être 
par  l'Anonyme  lui-même.  Au  risque  de  fatiguer  nos  lecteurs  par  une 
suite  de  détails  topographiques  bien  minutieux ,  nous  essayerons  de  faire 
comprendre,  par  un  seul  exemple,  combien  M.  Mommsen  est  fondé 
à  croire  que  ce  texte  informe  n'est  souvent  que  la  transcription 
d'im  itinéraire  peint,  différent  de  la  table  Théodosienne  et  quelque- 
fois plus  complet.  Savant  géographe  autant  qu'épigraphiste  exetcé, 
M.  Mommsen  prouve  (p.  33 9)  que  l'empereur  Claude  fit  tracer  une 
route  nouvelle,  Claudia  nova,  qui,  passant  par  Pitinum  (Coppito)  et 
Aveia  (Fossa),  quittait  ensuite  la  vallée  de  l'Aterne,  et,  se  dirigeant 
presque  droit  du  nord  au  sud ,  aboutissait  à  Alba  Fucentis  (Albe),  joignai^t 
ainsi  la  voie  Salaria  à  celle  qui  portait  le  nom  de  Claudia  Valeria.  Cette 
dernière,  longeant  le  lac  Fucin,  arrivait  d'Alba  à  Cerfennia  (CoU'  Ar- 
meno) ,  où  il  y  avait  un  embranchement  menant  à  Marruvium ,  l'ancienne 
capitale  des  Marses ,  dont  l'emplacement  est  marqué  par  les  restes  de  son 
amphithéâtre.  Franchissant  ensuite  la  crête  de  l'Apennin ,  la  même  voie 

*  Ce  mémoire  est  imprimé  dans  un  recueil  publié  à  Leipzig  et  intitulé  Berichte 
derKôniglich  Sàchsischen  Gesellschaft  der  Wissenschqften,  année  i85i,  p.  80-117. 


OCTOBRE  1855.      'L  645 

redescendait  dans  le  bassin  de  l'Aterne  et  suivait  le  cours  du  fleuve 
par  Corfmium,  Interpromium  (sur  l'Orte,  non  loin  de  San-Valentino) 
et  Ceii,  jusqu'à  Teate  Marrucinorum  (Chieti).  Or  il  est  hors  de  doute 
.que  les  deux  routes  dont  il  s'agit  étaient  tracées  sur  la  carte  que  l'Ano- 
nyme avait  sous  les  yeux;  car,  dans  l'énumération  des  villes  qu'il  nomme 
(nous  transcrivons  son  texte  avec  toutes  les  fautes  d'orthogi^phe  et  de 
ponctuation  de  l'édition  de  Gronove,  p.  78,  ligné  7),  Pitinam,  Profe- 
rum,  Albeia,  Gaha,  Marabio,  on  reconnaît  la  direction  de  la  route  qui 
passait  parPitinum,  Aveia,  Alba,  Marruvium  ;  Proferum  est  sans  doute 
le  Prifernum  de  la  table  de  Peutinger,  qui  le  place  à  douze  milles  de 
Pitinum  et  à  sept  d'Avcia,  distances  évidemment  exagérées.  Quant  à  la 
voie  Claudia  Valeria,  elle  figurait  également  sur  la  carie  de  l'Anonyme; 
seulement,  au  lieu  de  descendre  la  vallée  de  l'Aterne,  comme  nous 
l'avons  fait  plus  haut,  il  la  remonte  en  se  rapprochant  de  Rome,  do 
sorte  que,  dans  son  texte,  les  stations  sont  disposées  en  sens  inverse. 
Voici  SCS  paroles  (p.  78,  1.-  i  1)  :  ultem  JDxla  suprascriptam  civitatem 
«  qua  (sic)  dixinuis  superius  Pitinum  ^  est  civitas  quœ  dicitur  Teano , 
«  Marucion  ,  Cegios,  Interhronium,  Corsinium,  Musemeos,  Cerfenna.  » 
Nous  retrouvons  donc  ici  les  stations  de  la  voie  Claudia  Valeria  :  Cer- 
fennia,  Corfmium,  Interpromium,  "Teate  Marrucinorum.  Pour  Muse- 
meos, la  table  Théodosiennc  donne  la  leçon  moins  fautive  Mons  Imeus, 
situé,  si  nous  ne  nous  (rompons,  au  milieu  des  montagnes,  à  cinq  milles 
de  Coir  Armcno,  et,  par  conséquent,  non  loin  du  passage  appelé  Força 
Caruso  dans  Y  Atlante  geografico  de  Rizzi-Zannoni,  presque  au  point 
de  partage  des  eaux  entie  le  lac  Fucin  et  le  bassin  de  l'Aterne.  Quant 
i\  Ceii,  à  cinq  milles  d'Interpromium ,  celte  station  doit  être  cherchée 
aux  environs  de  Manopello,  entre  ce  bourg  et  la  rivière. 

Si  je  voulais  continuer  à  extraire  ainsi  les  nombreuses  observations 
et  rectifications  topographiques  ayant  pour  objet  les  quatorze  voies 
romaines  décrites  dans  la  neuvième  section  de  l'ouvrage,  je  dépasserais 
infiniment  les  limites  que  je  dois  me  prescrire.  Je  me  bornerai  donc 

'  Je  transcris  le  passage  tel  qu'il  se  lit  dans  le  manuscrit  n.  ^764  de  la  Biblio> 
tlicque  impériale,  fol,  21  verso.  En  comparant  ce  peu  de  mois  avec  le  texte  do:)né 
par  Gronove  et  par  le  père  Placide,  on  pourra  se  convaincre  que  ce  dernier  a  souvent 
copié  fort  inexactement ,  sous  le  double  rapport  de  la  ponctuation  et  de  rorlhographe. 
On  voit  aussi  que  la  carie  dont  se  servait  l'Anonyme  avait  la  même  projection  bizarre 
que  la  table  Tbéodosienne ,  où  les  roules ,  quelle  que  fût  leur  direction,  sont  tracées 
parailèiemenl;  ce  qui  rapproche  souvent,  sur  la  carte, 'des  localités  en  réalité  fort 
éloignées  les  unes  des  autres.  C'est  ainsi  que  le  compilateur  a  pu  croire  que  Pitinum 
était  situé  près  [juxla)  de  Teate,  tandis  que  la  véritable  distance  entre  ers  deux 
tilles,  quand  on  passait  par  Àlba  et  CorBnium,  était  de  plus  de  vingt  lieues. 

8a 


646  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  répéter  qu'on  doit  savoir  gré  à  l'auteur  d'avoir  corrigé,  par  une  com- 
paraison exacte  et  judicieuse  avec  la  table  de  Peutinger,  avec  les  itiné- 
raires et  les  auteurs  anciens,  une  grande  partie  d'un  texte  fort  maltraité, 
d'avoir  examiné  quelle  est  la  cause  des  erreurs ,  ou  réelles  ou  apparentes , 
qu'on  y  découvre,  d'avoir  enfin  indiqué  aux  éditeurs  futurs  de  l'Anonyme 
de  Ravenne  les  moyens  de  rétablir  et  d'expliquer  la  totalité  de  ce  texte, 
qui  a  paru  inintelligible  à  la  plupart  des  géographes. 

Il  ne  nous  reste  plus  à  examiner  que  les  deux  dernières  sections  de 
l'ouvrage  de  M.  Mommsen.  Dans  un  cinquième  et  dernier  article  nous 
reprendrons  l'analyse  de  cette  portion  de  son  savant  travail. 

HASE. 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


rsOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  Magendic,  membre  de  l'Académie  des  sciences,  section  de  médecine  el  de 
chirurgie,  esi  mort  à  Sannois  (Seine-el-Oise),  Je  7  octobre. 

ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

SÉANCE    PDBLIQDE    DU    6    OCTOBRE. 

L'Académie  des  beaux-arts  a  tenu,  le  samedi  6  octobre,  sa  séance  publique  an- 
nuelle, sous  la  présidence  de  M.  Ambroise  Thomas. 

Ls  séance  a  commencé  par  une  ouverture  de  M.  Delehelle,  grand  prix  de  l'an- 


OCTOBRE   1855.  647 

née  i85i,  et,  après  la  lecture  du  rapport  de  M.  Halévy,  secrétaire  perpéluel,  sur 
les  ouvrages  des  pensionnaires  de  l'Académie  de  France  à  Rome,  la  distribution 
des  grands  prix  de  peinture ,  de  sculpture,  d'architecture,  de  gravure  et  de  compo- 
sition musicale,  a  eu  lieu  dans  l'ordre  suivant  : 

Grands  prix  de  peintdre.  —  Le  sujet  donné  par  i' Académie  était  :  César  pendant 
la  tempête. 

L'Académie  n'a  pas  décerné  de  premier  grand  prix.  Le  second  grand  prix  a  été 
remporté  par  M.  Clère  (Jacques-François-Camille),  né  à  Valencicnnes ,  le  17  juillet 
18a  5,  élève  de  M.  Léon  Cogniet.  Le  deuxième  second  grand  prix  a  été  rem- 
porté par  M.  de  Coninck  (Pierre-Louis-Joseph),  né  à  Meteren  (Nord),  le  aa  no- 
vembre 1828,  élève  de  M.  Léon  Cogniet. 

GRANDS  PRIX  DE  scoLPTORE.  —  Le  sojpt  donné  par  l'Académie  était  :  Cléobis  et 
Biton. 

Le  premier  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Chapu  (Henri-Michel-Antoine),  né 
au  Mée  (Seine-et-Marne),  le  39  septembre  i833,  élève  de  MM.  Duret  et  Léon  Co- 
gniet el  de  feu  M.  Pradier. 

Le  deuxième  premier  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Doublemard  (Amédée- 
Donalien),  né  à  Bcaurain  (Aisne),  le  8  juillet  1826,  élève  de  M.  Duret. 

Le  second  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Rolland  (Jules-Léger-François), 
né  à  Paris,  le  17  novembre  1827,  élève  de  M.  Duret  et  de  feu  M.  Feuchère. 

Grands  prix  d'architectore.  —  Le  sujet  donné  par  l'Académie  était  :  Un  Conser- 
vatoire de  musique  et  de  déclamation. 

Le  premier  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Daumel  ( Pierre- Jérôme-Honoré), 
né  à  Paris,  le  3  octobre  1826,  élève  de  M.  Gilbert,  de  MM.  Saint-Père,  Trouillet 
et  de  feu  M.  Bleuet. 

Le  second  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Guillaume  (Ëdmond-Jean-Baptisie), 
né  à  Vaicncienncs,  le  a4  juin  1826,  élève  de  M.  Le  Bas. 

Le  deuxième  second  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Heim  (Joseph-Eugène), 
né  à  Pnri«,  le  a  février  i83o,  élève  de  M.  Le  Bas. 

Grands  prix  de  gravure  en  médailles  et  pierres  fines.  —  Le  sujet  donné  par 
l'Académie  était  :  un  Guerrier  blessé,  mourant  sur  l'autel  de  la  patrie. 

Le  premier  grand  pris  d  élé  remporté  par  M.  Dubois  (Alphée),  né  à  Paris, 
le  17  juillet  i83i ,  élève  de  M.  Duret  el  de  M.  Barre. 

Le  second  grand  prix  n  élé  remporté  par  M.  Ponscarme  (  François-Joseph-Hu- 
bert), né  à  Belmont  (  Vospes),  le  20  mai  1827,  élève  de  M.  Oudiné. 

Une  mention  honorable  a  été  accordée  à  M.  Zoêgger  (François-Antoine),  né  à 
Wissembourg  (Bas-Rhin) ,  le  17  décembre  1829  ,  élève  de  M.  Duret  et  de  MM.  Le- 
quin  el  Merley. 

GnAXDS  PRIX  DE  COMPOSITION  MOSiCALE. — Le  .^ujcl  du  concouTs  a  été,  conformé- 
ment aux  règlements  de  l'Académie  des  beaux-arts,  pour  l'admission  des  candidats 
à  concourir  : 

1*  Une  fugue  à  quatre  voix;  2*  un  chœur  k  six  voix,  sur  un  texte  poétique,  avec 
accompagnement  d'orchestre.  Pour  le  concours  définitif  :  une  réunion  de  scènes  ly- 
riques à  trois  voix,  précédée  d'une  introduction  instrumentale ,  suffisamment  déve- 
loppée ,  d'après  laquelle  réunion  de  scènes  les  grands  prix  sont  décernés. 

Le  premier  grand  prix  n  été  remporté  par  M.  Conte  (Jean),  né  à  Toulouse, 
le  12  mai  i83o,  élève  de  M.Carafa. 

Le  second  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Chéri  (Victor-Cixos),  né  à  Auxerre, 
le  i4  mars  i83o,  élève  de  M.  Adam  et  de  feu  M.  Zimmermann 

82. 


648  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Pbix  fondé  par  madame  vedve  Lïpringk.  —  Feu  madame  \  euve  Leprince  a  lé- 
gué à  l'Académie  une  renie  annuelle  pour  êlre  distribuée,  à  titre  de  récompense, 
entre  les  concurrents  qui  ont  remporté  les  grands  prix  de  peinture,  de  sculpture, 
d'architeclure  et  de  gravure.  L'Académie  a  décidé  que  cette  fondation  serait  rappe- 
lée tous  les  ans  dans  sa  séance  publique.  En  conséquence,  1" Académie  déclare  que 
ces  récompenses  sont  décernées  celte  année  :  pour  ia  sculpture,  à  M.  Chapu;  pour 
rarchiteclure,  à  M.  Daumet;  pour  la  gravure  en  médailles  et  pierres  fines,  à 
M.  Alphée  Dubois. 

Prix  Achille  Le  Clère.  —  Mademoiselle  Esther  Le  Clère,  au  nom  de  son  frère, 
feu  M.  Achille  Le  Clère,  membre  de  l'Académie ,  a  fondé  un  prix  de  la  valeur  de 
1,000  francs,  en  laveur  du  jeune  artiste  qui  aura  obleuu  le  second  grand  prix  d'ar- 
chitecture. Conformément  à  la  généreuse  intention  de  la  donatrice,  ce  prix  est  dé- 
cerné celle  année  à  M.  Guillaume. 

Prix  Deschaumes.  —  La  fondation  de  M.  Deschaumes  a  permis  à  l'Académie 
d'ouvrir  un  concours  annuel  pour  la  scène  lyrique  à  mettre  en  musique,  et  d'offrir 
une  médaille  de  Ooo  francs  à  l'auteur  de  la  cantate  qui  aura  été  préférée.  L'Acadé- 
mie a  choi-^i,  cette  année,  la  pièce  de  vers  intitulée  Acis  et  Galatée,  dont  l'auteur  est 
M.  Camille  du  Locle. 

Prix  fondé  par  M.  le  comte  de  Maillé-Latour-Landry.  —  Le  prix  institué  par 
feu  M.  le  comte  de  Maillé-Latour-Landry,  en  faveur  d'un  jeune  écrivain  ou  d'un 
jeune  artiste,  a  été  celte  année,  dans  les  conditions  voulues  par  le  fondateur,  décerné 
à  M.  Laugée  ,  peintre,  dont  le  talent,  déjà  remarquable,  mérite  d'être  encouragé. 

Prix  fondé  par  M.  George  Lambert.  Ce  prix  est  destiné  par  le  lei.tatcur,  ancien 
compositeur  et  professeur  de  musique,  à  être  décerné,  chaque  année,  simultanément, 
par  l'Académie  française  et  par  l'Académie  des  beaux-arts,  à  un  homme  de  lettres 
ou  à  un  artiste,  ou  à  la  veuve  d'un  artiste  honorable,  comme  marque  publique  d'es- 
time. L'Académie  parlage  ce  prix,  dans  les  conditions  du  testament,  entre  M.  Dubois 
père,  graveur,  madame  \ cuve  Toury,  et  M.  LaGuiche,  deisinateur. 

Prix  fondé  par  M.  Bordin.  —  Feu  M.  Bordin,  ancien  notaire,  en  fondant  des 
prix  qui  seront  distribués  annuellemeni  par  chacune  des  cinq  Académies  de  l'Ins- 
titut, a  institué  pour  l'Académie  des  beaux-arts  un  concours  nouveau.  L'Académie 
proposera  désormais  cliaque  année,  comme  sujet  de  prix,  une  question  qui  se  rat- 
tachera d'une  manière  générale  à  l'élude  ou  à  l'histoire  ancienne  et  moderne  de 
l'art,  ou  bien  qui  intéressera  spécialement  une  des  branches  de  l'art. 

L'Académie  décernera  pour  la  première  fois  ce  prix  en  i856,  et  elle  a  proposé  le 
sujet  suivant  : 

«  De  l'influence  des  arts  du  dessin  sur  l'industrie.  » 

a  i"  Faire  ressortir  les  qualités  qui  distinguent  les  produits  de  l'industrie  fran- 
«çaise,  sous  le  rapport  du  goût,  et  en  rechercher  les  causes; 

«  2"  Indiquer  les  avantages  qui  en  résultent,  aussi  bien  pour  l'honneur  du  pays 
«  que  pour  la  richesse  nationale; 

«  3°  Présenter  les  moyens  de  conserver  à  notre  industrie  la  position  honorable 
«qu'elle  s'est  acquise,  de  la  fortifier  encore,  et  d'encourager  les  artistes  à  diriger 
«  dans  la  voie  du  beau  celte  partie  intelligente  de  la  nation  qui  se  livre  aux  travaux 
«  de  l'industrie.  » 

Les  ouvrages  destinés  à  ce  concours  devront  être  adressés  au  secrétariat  de  l'Ins- 
titut, avant  le  1"  mai  i856 

L'Académie  propose,  pour  sujet  du  prix  qu'elle  devra  décerner  en  1867,  la  ques- 
tion suivante  : 


OCTOBRE   1855.  649 

■  Éludes  historiques  sur  l'architecture  française  depuis  le  v*  siècle  jusqu'à  la  iln 
«  du  règne  de  Louis  XIV.  Rechercher  quels  furent,  en  France,  les  différents  carac- 
«  lères  d'architecture  qui  se  sont  succédé  pendant  celte  longue  période.  Faire  con- 
«  naître  les  causes  auxquelles  doivent  être  attribuées  les  transformations  complètes, 
«  et  même  les  modifications  que  cet  art  a  subies.  » 

Les  ouvrages  destinés  à  ce  concours  devront  être  adressés  au  secrétariat  de  l'Ins- 
titut, a\ant  le  i*'  mai  1867. 

Chacun  de  ces  prix  consistera  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3, 000  francs. 
Les  étrangers  pourront  prendre  part  au  concours,  pourvu  que  leurs  mémoires 
soient  écrits  en  langue  française. 

L'Académie  a  arrêté,  le  i5  septembre  1821 ,  que  les  noms  de  MM.  les  élèves  dé" 
l'École  impériale  des  beaux-arts  qui  auront,  dans  l'année,  remporté  les  médailles 
des  prix  fondés  par  M.  le  comte  de  Caylus  et  par  M.  de  Latour,  et  les  médailles 
dites  aulrcrois  du  prix  départemental  et  de  paysage  historique,  seront  proclamés  an- 
nuellement, à  la  suite  des  grands  prix,  dans  la  même  séance  publique. 

Le  prix  de  la  tête  d'expression  n'a  pas  été  remporté  en  peinture.  Une  mention 
honorable  a  été  accordée  à  M.  Claude-Noël  Renaud,  de  Saiut-Aubin  (Yonne),  élève 
de  M.  Picot  et  de  feu  M.  Drolling. 

Le  prix  de  la  tête  d'expression  n'a  pas  été  remporté  en  sculpture.  Une  mention 
honorable  a  été  accordée  à  M.  Julcs-Léger-François  Rolland,  de  Paris,  élève  de 
M.  Duret  et  de  feu  M.  Feuchère. 

Le  prix  de  la  demi-figure  peinte  a  été  remporté  par  M.  Léon  Job,  de  Paris, 
élève  de  M.  Léon  Cogniet. 

Une  mention  honorable  a  été  accordée  à  M.  Jules-Joseph  Lefebvre,  de  Tournan 
(Scine-et  Marne],  élève  de  M.  Léon  CognieU 

Grande  médaille  d'Émclation  de  i855. —  Cette  médaille,  accordée*au  plus 
giand  nombre  de  succès  dans  1  Ecole  d'architecture,  a  été  remportée  par  M.  Ernest 
Georges  Coquart,  de  Paris,  élève  de  M.  Le  bas,  avec  vin;^t-ncuf  valeurs  de  prix. 

Un  premier  accessit  a  été  accordé  à  M.  EdmondJcan-BaptisIe  Guillaume,  de 
Valcncicnnes,  élève  de  M.  Le  Bas,  et  à  M.  Joseph^ Auguste  Lafoll)e,  de  Paris,  élève 
de  M.  Gilbert,  de  feu  M.  Blouet  et  de  M.  Jay,  avec  seize  valeurs  de  prix  et  trois  va- 
leurs de  concours  spéciaux. 

Un  second  accesiit  a  été  accordé  à  M.  Pierre-Jérômc-Honoré  Daumet,  de  Paris, 
élève  de  M.  Gilbert,  de  feu  M.  Bluiiel  et  de  MM.  Saint-Père  et  Trouillet,  ave^^scixe 
vaicuis>dc  prix  et  deux  valeurs  de  concours  spéciaux. 

Pnix  Bluult. — Madame  veuve  Blouet,  pour  honorer  la  mémoire  de  feu 
M.  Blouet,  membre  de  l'Académie,  a  fait  don  à  l'Ecole  impériale  des  beaux-arts 
d'une  rente  annuelle  de  1,000  francs,  qui  seront  accordés,  chaque  année,  à  l'élève 
de  première  clause  qui  aura  obtenu  la  grande  médaille  d'émulation  d'architecture. 
M.  (xK)uard  se  trouve,  cette  année,  appelé  à  jouir  du  bénéfice  de  cette  donation. 

Le»  professeurs  do  l'tkole  impériale  des  beaux-arts  ayant  institué  une  grande 
médaille  d'émulation  pour  la  peinture  et  pour  la  sculpture,  l'Académie  s'est  asso- 
ciée à  celte  généreuse  pensée,  et  elle  a  décidé  que  les  noms  des  élèves  qui  au- 
raient obtenu  cette  médaille  seraient  proclamés  en  séance  publique.  Ce  sont  :  pour 
la  peinture,  M.  Félix- .\ugusle  Clément,  de  Donzcrc  (Drôme),  élève  de  M.  Picot 
et  de  feu  M.  Drolling,  avec  trente-six  valeurs  de  prix. 

Un  premier  accesi<it  a  été  accordé  à  M.  Pierrc-Lonis-Joseph  deConinck,  de  Mc- 
tcrcn  (Nord),  élève  de  M.  Léon  Cogniet,  et  à  M.  Jules-Emile  Saintin,  de  Lcmée 
(  Aisne),  élève  de  M.  Picot,  chacun  avec  (rente  valeurs  de  prix. 


650  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Un  deuxième  accessit  a  éXé  accordé  à  M.  Léon  Job,  de  Paris,  élève  de  M.  Léon 
Cogniel ,  avec  vingt-trois  valeurs  de  prix. 

Et,  pour  la  sculpture,  M.  Amédée-Donalien  Doublemard,  de  Vervins  (Aisne), 
élève  de  M.  Duret ,  avec  Irente-buit  valeurs  de  prix. 

Un  premier  accessit  a  été  accordé  à  M.  Henri-Michel-Anloine  Chapu,  du  Mée 
(Seine-et-Marne) ,  élève  de  M  Duret,  avec  vingt-sept  valeurs  de  prix. 

Un  second  accessit  a  élé  accordé  à  M.  Jules-Léger-François  Rolland,  de  Paris, 
élève  de  M.  Duret  et  de  feu  M.  Feuchère;  et  à  M.  Viclor-Etienne  Sirayan,  de  Sainl- 
Gengoux  ( Saône -et-Loire),  élève  de  M.  Jou£Froy,  chacun  avec  vingt  valeurs  de 
prix. 

Après  la  distribution  et  la  proclamation  des  prix,  M.  Halévy,  secrétaire  perpé- 
tuel ,  a  lu  une  notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  George  Onslow. 

La  séance  s'est  terminée  par  l'exécution  de  la  scène  qui  a  remporté  le  premier 
prix  de  composition  musicale. 


LIVRES  NOUVEAUX. 


FRANCE. 

Essai  historique  sur  la  Bibliothèque  du  roi,  aujourd'hui  Bibliothèque  impériale,  avec 
des  notices  sur  les  dépôts  qui  la  composent  et  le  catalogue  de  ses  principaux  fonds, 
par  Le  Prince;  nouvelle  édition  revue  et  augmentée,  par  Louis  Paris.  Paris,  impri- 
merie deWitlersheim,  librairies  de  Franck  et  de  Techener,  i856  (i855),  in-i3  de 
466  pages. —  L'Essai  sur  la  Bibliothèque  du  roi,  publié  en  1782  par  Le  Prince 
(ou  peut-être,  sous  ce  pseudonyme,  parle  savant  Capperonnier),  est  depuis  long- 
temps devenu  rare,  et  l'on  saura  gré  à  M.  L.  Paris  d'avoir  donné  une  nouvelle 
édition  de  cet  ouvrage  utile  et  estimé.  On  trouve  dans  l'Essai  de  Le  Prince,  avec 
l'historique  de  la  Bibliothèque  et  de  ses  vicissitudes ,  la  description  des  bâtiments 
et  unpprécis  sur  chacun  des  déparlements  dont  se  compose  le  service.  Une  étude 
sérieuse  et  spéciale  est  consacrée  au  département  des  manuscrits;  elle  contient  des 
notices  succinctes  sur  ses  divers  fonds  et  l'inventaire  sommaire  d'un  grand  nombre 
de  ces  fonds.  Le  cabinet  des  litres,  aujourd'hui  réuni  à  ce  département,  a  sa  no- 
tice à  part;  le  cabinet  des  estampes,  le  cabinet  des  médailles,  qui  forment  deux 
autres  départements  distincts,  sont  également  l'objet  de  curieuses  recherches  et 
de  précieuses  indications.  Le  nouvel  éditeur  a  complété  le  travail  de  Le  Prince  par 
une  description  du  département  des  cartes  et  collections  géographiques  qui  n'exis- 
tait pas  au  siècle  dernier,  description  empruntée  pour  la  plus  grande  partie  aux 
excellentes  notices  publiées  à  diverses  époques  par  M.  Jomard.  De  plus,  M.  L.  Paris 
a  placé  à  la  suite  de  YEssai,  sous  le  titre  d'Annales  de  la  Bibliothèque,  des  notes 
historiques  où  sont  classés  clironologiquement  tous  les  faits  qui  se  rapportent  à 
l'histoire  de  ce  grand  établissement  depuis  le  règne  de  Charles  V  jusqu'à  notre 
temps. 

Percement  de  l'isthme  de  Suez;  exposé  et  documents  officiels;  par  M.  Ferdinand  de 
r^essep»,  ministre  plénipotentiaire.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  Pion,  i855 


OCTOBRE  1855.  651 

in-8°de  280  pages,  avec  une  carie.  —  On  sail  que  M.  F.  de  Lesseps  a  obtenu  du 
vice-roi  d'Egyple  un  firman  qui  l'autorise  à  former  une  compagnie  pour  le  perce- 
ment de  l'isthme  de  Suez,  et  que  ce  firman  été  soumis  à  la  ratification  du  sultan. 
Le  projet  de  M.  de  Lesseps  consiste  à  creuser,  de  Suez  à  Péluse,  un  canal  qui  join- 
drait la  mer  Rouge  à  la  Méditerranée;  ce  canal ,  long  de  trente  lieues,  aurait  cent 
mètres  de  largeur  et  huit  mètres  de  profondeur;  et,  au  moyen  de  jetées,  il  s'avan- 
cerait dans  les  deux  mers  assez  loin  pour  permettre  aux  grands  hàtiments  d'entrer 
sans  difficulté.  Le  lac  de  Timsah,  situé  à  égale  distance  de  Suez  et  de  Péluse,  devien- 
drait, dans  le  tracé  proposé,  un  port  naturel  où  les  navires  pourraient  se  ravitailler 
et  établir  un  dépôt  de  leurs  marchandises.  Ce  canal  maritime  serait  mis  en  commu- 
nication avec  l'Egypte  par  un  autre  canal  creusé  dans  la  vallée  aujourd'hui  déserte 
de  Tomilac,  qui  fut  autrefois  la  fertile  terre  de  Gessen  assignée  aux  Hébreux  pour 
demeure  par  les  Pharaons.  Le  livre  que  publie  M.  de  Lesseps  a  pour  but  de  démontrer 
les  avantages  que  procurerait  à  toutes  les  nations  de  l'Europe,  et  môme  à  l'Amérique, 
l'exécution  de  celte  immense  entreprise.  On  y  trouve  un  e.xposé  fort  intéressant  de 
tous  lei  faits  qui  se  rattachent  au  percement  de  l'isthme  de  Suez,  le  développement 
habile  de  tous  les  arguments  qui  peuvent  être  invoqués  en  faveur  du  projet,  au 
point  de  vue  de  l'utilité  politique  cl  sociale,  et  le  texte  des  documents  ollicicls  rela- 
tifs à  cette  afl'aire.  On  y  remarque  surtout  un  mémoire  trcs-étendu  rédigé  par 
MM.  Linant-Bcy  et  Mougel-Bey,  chargés  par  le  vice-roi  d'Egypte  des  études  prépa- 
ratoires du  tracé. 

Descnplion  de  la  ville  de  Paris  au  xr'  siècle,  par  Guillebert  de  Metz,  publiée 
pour  la  première  foi»,  d'après  le  manuscrit  unique,  por  M.  Le  Roux  de  Lincy.  Paris . 
imprimerie  de  Bonavonture  et  Ducessois,  librairie  d'Auguste  Aubry,  i855,  in-ia 
de  Liv-io/l  pages.  —  Nous  avons  eu,  il  y  a  six  ans,  l'occasion  de  signaler  à  nos  lec- 
teurs la  Description  de  Paris  de  Guillebeit  de  Metx,  en  annonçant  les  fragments 
que  M.  Bonnardol  en  a  publiés  à  celle  époque.  On  doit  féliciter  M.  Le  Roux  de 
Lincy  de  la  bonne  pensée  qu'il  a  eue  de  mettre  au  jour  l'ouvrage  entier.  Le  travail 
de  Guillebert  de  Metz  forme  un  ensemble  de  trente  chapitres  composés  de  deux 
parties  distinctes;  la  première  est  empruntée  à  divers  auteurs,  nolomment  au  com- 
mentaire joint  par  Raoul  de  Presles  à  sa  traduction  de  la  Cité  de  Dieu  de  saint 
Augustin;  elle  se  termine  avec  le  dix-neuvième  chapitre.  Au  chapitre  vingtième 
commence  la  seconde  partie,  la  seule  vraimehl  originale  et  intéressante.  Guillebert 
n'écrit  plus  d'après  le  lémoignoge  dos  livres  qu'il  avait  pu  consulter;  il  donne  une 
description  de  Paris  tel  qu'il  était  en  1^34,  et  surtout  de  ce  qu'il  avait  été  dans  les 
premières  années  du  xv*  siècle,  principalement  en  1  ^07.  il  témoigne  de  vifs  regrets 
sur  la  splendeur  éteinte  de  la  grande  capitale,  ce  qu'il  est  aisé  de  comprendre  quand 
on  se  rappelle  qu'il  écrivait  sous  la  domination  anglaise,  à  une  époque  où  le  mas- 
sacre des  Armagnacs,  la  proscription,  la  peste  et  ïoccupation  étrangère,  avaient, 
depuis  vingt  ans,  ruiné  et  dépeuplé  Paris.  L'auteur  décrit  successivement  les  églises, 
les  palais,  les  rues,  les  ponts  des  diverses  parties  de  la  ville.  Quelques-uns  de  ses 
chapitres  fournissent  des  renseignements  nouveaux.  11  nous  apprend  que  la  fameuse 
table  de  marbre  du  palais  était  composée  de  neuf  pièces;  il  signale,  dans  l'église 
collégiale  de  Sainte-Catherine  du- Val-des-ÉcoIiers,  uneimagedc  Bertrand  Du  Gues- 
clin,  doni  les  historiens  n'ont  pas  parlé;  dans  l'église  des  Célestins,  deux  peintures 
«de  souveraine  maistrise;  ■  il  énumère  divers  hôtels  particuliers  que  nul  autre  écri- 
vain-n'a  mentionnés,  par  exemple,  l'hôtel  de  Digne-liesponde ,  rue  de  la  Vieille- 
Monnaie;  le  bel  hôtel  de  Bureau  de  Dammartin,  rue  de  la  Corroierie,  où  ce  géné- 
reux citoyen  donnait  asile  à  un  poêle  de  grande  autorité,  mailrc  Laur<  ni  du  Pre- 


652  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mierfait;  l'hôtel  de  Guillemin  Sanguin,  rue  des  Bourdonnais;  celui  de  Mile  Baillet, 
trésorier  du  roi,  rue  de  la  Verrerie;  enfin,  dans  la  rue  des  Prouvaires ,  l'opulente 
demeure  de  maître  Jacques  Duchié ,  à  la  description  de  laquelle  il  consacre  plu- 
sieurs pages,  les  plus  curieuses  de  son  livre.  Dans  son  dernier  chapitre,  Giiillebert 
de  Metz  enircprend  de  faire  connaître  ce  que  Paris  offrait  de  remarquable.  Tous 
les  rangs  de  la  société  sont  tour  à  tour  passés  en  revue,  depuis  les  rois  et  les  empe- 
reurs, qui  venaient  dans  la  grande  ville  pour  se  distraire,  jusqu'aux  mendiants, 
que  l'auteur  porte  au  nombre,  exagéré  certainement,  de  quatre-vingt  mille.  Les 
sciences  et  les  arts  ne  sont  pas  oubliés  dans  celte  revue.  A  côté  de  noms  déjà 
connus,  comme  ceux  de  Flamel ,  de  Gerson,  de  Christine  de  Pisan,  on  Srouve  des 
noms  de  savants,  de  musiciens,  de  scribes ,  d'artisans  de  toute  sorte,  dont,  jusqu'ici, 
on  n'avait  trouvé  de  mention  nulle  part.  C'est  d'après  un  m.muscrit  de  la  biblio- 
thèque royale  de  Bruxelles,  le  seul  connu,  que  M.  Le  Roux  de  Lincy  donne  le 
texte  de  cet  ouvrage.  Le  savant  éditeur  a  éclairci  ce  texte  par  des  notes  nombreuses, 
et  l'a  fait  suivre  d'une  table  analytique  asses  étendue  et  très-utile  pour  consulter 
un  livre  de  ce  genre.  La  préface  qu'il  a  placée  en  tête  du  volume  énumère  et  ap- 
précie les  historiens  originaux  de  la  ville  de  Paris,  dont  Guillebert  de  Melz  vient 
augmenter  la  liste;  on  y  lira  surtout  avec  intérêt  l'analyse  d'un  document  inédit  de 
la  première  moitié  du  xiv*  siècle;  il  s'agit  d'un  éloge  de  Paris  composé  en  latin, 
avant  iSaa,  par  un  habitant  de  Senlis,  et  conservé  en  manuscrit  à  la  biblio- 
thèque de  Vienne  et  à  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris.  En  comparant  la  nomen- 
clature des  rues  de  Paris,  donnée  par  Guillebert  de  Metz,  avec  celle  qu'on  trouve, 
dans  d'autres  ouvrages,  l'éditeur  souligne  plusieurs  noms  comme  indiquant  des 
rues  qui  ne  se  trouvent  pas  mentionnées  ailleurs.  A  l'égard  de  quelques-uns  de  ces 
noms,  l'observation  ne  nous  a  pas  paru  parfaitement  exacte.  11  nous  semble  évident 
que  la  rue  Saint-Laurens  en  la  Cité,  nommée  par  Guillebert  après  la  rue  Sainte- 
Croix,  est  la  rue  Gcrvais-Laurent,  qui  existe  encore,  et  qui  va  de  cette  rue  Sainte- 
Croix  (aujourd'hui  rue  du  Marcbé-aux-Fleurs)  à  la  rue  de  la  Cité,  appelée  autrefois 
rue  de  la  Lanterne.  La  rue  Poirel,  que  Guillebert  met  entre  la  rue  des  Cordiers  et 
la  Sorbonne,  occupe  encore  le  même  emplacement;  c'est  la  rue  des  Poirées;  enfin 
la  rue  de  la  Ilaubergerie ,  entre  la  rue  Perrin-Gasselin  et  la  rue  de  la  Tabletterie, 
est  4a  rue  de  la  Vieille  Harengorie,  nommée  aussi  jadis  de  la  Maucherie,  dont  la 
situation  était  la  même,  et  qui  vient  de  disparaître. 


TABLE. 

Pages. 

Memoirs  of  the  life,  writings,  and  discoveries  of  Sir  Isaac  Newton.  (  1"  article  de 

M.  Biot.) 589 

.       ,     •   '  ,    .  ''.  ^'i  ^( ijjil  ■ 

Notice  bibliographique  sur  Montaigne;  Documents  inédits,  etc.  (2*  et  dernier 

article  de  M.  Villemain.) 606 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  (  13'  article  de  M.  Cousin.)..  ....  622 

Inscriptiones  regni  Neapolitani  latinœ,  etc.  (4*  article  de  M.  Hase.) ;..>'■  637 

Nouvelles  littéralrefl ! 640 

'!J  FIN    DE    LA    TABLE.  ,       n'   .    •'  1' 


JOURNAL 

'JV..' 


DES  SAVANTS. 


NOVEMBRE  1855. 


LiVES  OF  PBILOSOPHERS  OF  THE  TIME  OF  GeORGE  III,  etc. 

LiVES  OF  MEN  OF  LETTERS  OF  THE  TIME  OF  GeORGE  III,  etC. 

HiSTORICAL  SKETCH  ES  OF  STATESMEN  WHO  FLOURISHED  IN  THE  TIME 

OF  George  III,  hy  Henry  lord  Broagham  F.  R.  S.  member  of 
the  national  Institate  of  France.  London,  i855. 
The  oration  of  Demosthenes  upon  the  crown,  translated  into 
english  with  notes  and  the  greek  text,  by  Henry  lord  Broagham 
F.  R.  S.  member  of  the  national  Institate  of  France.  Londoo , 
i8/io. 

PREMIER   ARTICLE. 

Les  titres  énoncés  plus  haut  ne  renferment  qu'une  première  partie, 
une  section  des  œuvres  nombreuses  de  lord  Brougham ,  et  comme  le 
début  de  la  collection  qu'il  publie.  Nous  y  voyons  déjà  cependant  la 
puissante  variété  de  son  esprit,  et  aussi  la  difficulté,  pour  un  même  lec- 
teur et,  à  plus  forte  raison ,  pour  un  seul  cntique ,  de  le  suivre  dans  tous 
ses  travaux.  La  langue  anglaise  a  conservé  l'ancien  usage  français  qui, 
sous  le  nom  de  philosophie,  désignait  toutes  les  sortes  de  recherches 
savantes  et  en  particulier  les  hautes  applications  des  sciences  natu- 
relles, aussi  bien  que  les  études  métaphysiques  et  morales.  Donc,  sous 
ce  mot  de  Vies  des  philosophes  da  temps  de  Georges  III,  l'illustre  auteur 
comprend  et  rassemble  la  plupart  des  hommes  qui ,  dans  son  pays , 
depuis  un  siècle ,  ont  grandement  concouru  aux  progrès  des  sciences 

83 


656  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

physiques ,'  et  les  ont  fait  servir  à  la  puissance  et  à  la  richesse  de  leur 
nation. 

Il  suffit,  pour  nous,  de  citer  dans  ce  nombre  Watt,  Gavendish, 
Black,  Priestley,  Davy.  Lord  Brougham  leur  associe,  dans  sa  docte 
revue,  d'Alembert,  Lavoisier,  etc.  Car,  ce  mot  de  temps  de  Georges  III 
étant  pour  lui  l'expression  d'une  date  et  non  d'une  influence,  le  noble 
écrivain  ramène  sans  hésitation  à  ce  centre  artificiel  quelques  Fran- 
çais renommés  dans  les  sciences  physiques,  comme  plus  tard  il  mêlera 
Voltaire  et  Rousseau  à  quelques  auteurs  anglais  du  même  siècle. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cet  ordre  adopté  par  lord  Brougham,  nous  ne 
pouvons  que  l'indiquer,  sans  nous  permettre  d'en  examiner  le  résultat, 
dans  une  de  ses  parties  essentielles.  Aux  savants  seuls  il  est  donné  d'ap- 
précier les  notices  et  les  ja^ements  de  lord  Brougham  sur  les  savants  de 
son  pays  et  du  nôtre;  c'est  à  eux  seuls  qu'il  appartient  de  défendre 
contre  lui  notre  illustre  Guvier,  lorsque  parfois  le  grand  orateur,  le 
grand  jurisconsulte  anglais,  reproche  à  noti'e  glorieux  compatriote 
quelque  négligence,  ou  quelque  erreur  dans  l'analyse  des  travaux 
chimiques  de  Black  et  de  Gavendish.  Ghez  d'Alembert  même,  le  ma- 
thématicien, le  profond  algébriste,  prévaut  tellement  sur  le  métaphysi- 
cien, sur  l'observateur  moral,  sur  le  philosophe  enfin,  dans  le  sens  ac- 
tuel du  mot,  que  l'étude  appliquée  par  lord  Brougham  à  cet  homme 
illustre  nous  paraît  tout  à  fait  à  l'abri  de  notre  faible  contrôle,  et  ren- 
voyée tout  entière  à  ces  esprits  rares  qui  possèdent,  au  même  degré  , 
les  deux  aptitudes  scientifique  et  littéraire,  où  se  complaît  le  biographe 
éminent  dont  nous  ne  pouvons  parler  qu'à  demi. 

De  ce  premier  volume ,  très-digne  sans  doute  de  l'attention  des  maîtres , 
et  en  tête  duquel ,  par  une  sorte  de  préférence  en  faveur  des  savants , 
l'auteur  place  sa  préface  générale,  nous  n'oserons  extraire  que  peu  de 
mentions  bien  courtes,  simplement  a necdotiques,  et  qui  servent  à  faire 
connaître  l'activité  multiple  et  le  talent  infatigable,  autant  que  divers, 
de  lord  Brougham,  Par  exemple,  dans  la  notice  sur  le  célèbre  chimiste 
anglais  Joseph  Black,  qui  prolongea  sa  carrièi'e  pendant  presque  tout  le 
dix-huitième  siècle,  de  1721  à  novembre  1799,  nous  ne  recueillerons 
que  deux  choses ,  un  fait  qui  touche  à  la  littérature  et  une  admirable 
description  du  talent  d'improviser.  Voici  d'abord  le  fait  littéraire  : 

Black,  né  à  Bordeaux  de  parents  écossais,  avait  pour  mère  une 
personne  d'un  mérite  supérieur  et  de  l'esprit  le  plus  aimable,  qui  fut 
l'objet  des  assiduités  de  Montesquieu.  Il  avait  conservé,  comme  titres 
d'honneur  pour  sa  famille,  un  grand  nombre  de  lettres  du  président  à 
cette  femme  aussi <:har mante  que  respectée.  Ge  dépôt  n'a  pas  péri,  sans 


NOVEMBRE  1855.     U  ,     655 

doute,  depuis  1799;  et  il  serait  bien  digne  de  notre  temps  d'en  faire 
jouir  le  public  et  d'accroître  ainsi  la  coiTespondance  publiée  de  notre 
grand  philosophe  politique.  Cette  correspondance  ne  forme  aujourd'hui 
quun  bien  petit  volume,  comparée  surtout  à  l'encyclopédie  épistolaii'e 
de  Voltaire.  Combien  ne  serait-il  pas  précieux  d'y  ajouter  ces  lettres,  que 
lord  Brougham  paraît  avoir  connues,  et  qui  doivent  être  remplies  du 
souvenir  des  études  et  des  sociétés  intimes  de  Montesquieu  dans  sa 
jeunesse  ! 

L'autre  mention ,  que  notre  ignorance  osera  dérober  à  l'analyse  scien- 
tifique de  lord  Brougham,  c'est,  pour  ainsi  dire,  le  jugement  oratoire 
porté  sur  la  manière  de  professer  du  chimiste  ou  physicien  Black.  «  Rien , 
«nous  dit  lord  Brougham,  ne  pouvait  être  mieux  approprié  au  sujet. 
«C'était  la  perfection  du  calme  philosophique.  Nul  elfort;  une  facile  et 
«gracieuse  conversation.  La  voix  était  faible ,  mais  parfaitement  distincte 
«  et  entendue,  dans  tout  l'espace  d'une  vaste  salle  pleine  et  comble  par- 
«  tout  d'auditeurs  silencieusement  attentifs.  Jamais  l'accent  de  cette  voix 
«ne  s'élevait,  pas  plus  que  ne  5e  précipitait  le  mouvement  des  bras;  et 
«  cependant  c'était  quelque  chose  d'autre  et  de  mieux  que  la  mono- 
«tonie.  Parfaite  élégance  et  placidité  étaient  les  mots  par  lesquels 
«  chaque  auditeur  et  spectateur,  comme  involontairement  et  de  concert, 
«  définissait  l'ensemble  de  ce  débit.  On  me  pardonnera,  je  l'espère,  si  je 
«  m'arrête  à  noter  quelques  détails  extérieurs  de  l'aspect  de  ce  maître 
«éminent;  et  cela,  par  l'effort  même  que  je  tente  pour  donner  l'idée 
«d'un  inventeur  scientifique.  Ses  traits  étaient  singulièrement  gracieux, 
«pleins  d'esprit,  mais  paisibles  et  assortis  à  sa  manière  et  à  sa  parole. 
«Son  front  élevé  et  ses  tempes  à  pic  étaient,  quand  je  l'ai  connu,  légè- 
«  rement  couverts  de  cheveux  blancs  comme  la  neige;  et  sa  bouche 
«donnait  une  expression  affectueuse,  autant  que  souvenunement  intel- 
«  ligente,  à  tous  les  traits  de  son  visage.  Dans  un  point  de  son  enseigne- 
«ment,  il  dépassait  tout  ce  que  j'ai  jamais  connu,  je  veux  dire  dans  la 
n  netteté  et  l'infaillible  réussite  avec  lesquelles  se  faisaient  toutes  les 
«  manipulations  de  ses  expériences.  Son  œil  si  précis  et  sa  main  si  ferme 
u  contribuaient  à  l'une;  ses  admirables  précautions,  son  art  de  tout  pré- 
«  voir  et  de  pourvoir  à  tout  assuraient  l'autre.  » 

Puis,  après  quelques  détails  de  préparations  chimiques,  d'infusion  et 
de  combustion ,  trop  exacts  pour  les  reproduire  ici ,  l'éloquent  disciple 
ajoute  :  «Le  lecteur  qui  a  connu  les  plaisirs  de  la  science  me  pardon- 
«nera  si,  à  la  distance  d'un  demi-siècle,  j'aime  à  m'attarder  sur  ces 
«récits,  à  prolonger  le  plaisir  qui,  je  m'en  souviens,  me  faisait  battre 
(<  le  cœur,  lorsque  nous  entendions  cet  illustre  sage  raconter  en  détail . 

60. 


656  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«de  ce  ton  que  j'ai  trop  faiblement  essayé  de  décrire,  les  degrés  par 
«  lesquels  il  était  arrivé  à  ses  découvertes ,  éclairant  ses  premiers  essais 
«par  des  anecdotes,  que  rappelaient  souvent  à  son  esprit  les  circons- 
«  lances  du  moment,  et  les  démontrant  par  la  reproduction,  sous  nos 
«yeux,  des  nombreuses  expériences  qui  lui  avaient,  pour  la  première 
«  fois,  révélé  les  plus  importants  secrets  de  la  nature. 

«Après  le  plaisir  d'avoir  été  réellement  près  de  lui,  au  moment  où 
«sa  découverte  s'était  faite,  où  il  avait  gagné  sa  victoire,  nous  trou- 
«  vions  une  exquise  satisfaction  à  l'entendre  lui-même ,  simplement ,  de 
«la  façon  la  plus  gracieuse,  avec  la  plus  calme  sérénité  de  la  science, 
«avec  la  plus  complète  modestie,  raconter  ses  difficultés  et  comment 
«  elles  furent  surmontées ,  ouvrir  à  notre  vue  les  points  successifs  par 
«  lesquels  il  s'était  heureusement  avancé  d'un  bout  à  l'autre  de  sa  bril- 
«  lante  carrière ,  parcourir  le  même  terrain ,  conime  si  c'était  en  notre 
«  présence  qu'il  y  avait  porté  ses  premiers  pas  tant  d'années  aupara- 
«  vant,  lever  devant  nos  yeux  les  mêmes  instruments  peut-être  dont  il 
«s'était  alors  servi,  et  recommencer  pour  nous  le  même  ordre  de  dé- 
«  couvertes  qui  avaient  jeté  les  bases  si  profondes  de  son  immortelle  re- 
«  nommée.  » 

Puis,  à  cette  description  si  bien  sentie  du  savant  inventeur  et  du 
communicateur  de  la  science  par  la  parole,  lord  Brougham  ajoute, 
avec  une  réminiscence  pleine  de  naturel  et  de  feu  :  «J'ai  entendu  les 
«  plus  grandes  intelligences  du  siècle  produisant  toute  leur  force  au 
«  dehors  par  les  bouches  les  plus  éloquentes  ;  j'ai  entendu  les  périodes 
«imposantes  et  la  majesté  oratoire  de  Pitt,  le  cours  impétueux  de  la 
«parole  ardente  de  Fox;  j'ai  suivi  l'étroit  enchaînement  de  l'argumen- 
«  tation  rigoui-euse  de  Graltan  ;  j'ai  été  entraîné  par  le  mélange  d'imagi- 
«  nation,  de  sarcasme  et  de  raisonnement  que  déployait  Plunkett; 
«mais  je  préférerais,  sans  hésitation,  dans  l'ordre  du  plaisir  pur  de  la 
«pensée,  être  encore  une  fois  appelé  au  privilège  qui  me  fut  accordé 
«dans  ces  jours,  d'être  présent  alors  que  le  premier  philosophe  de 
«son  siècle  était  l'historien  de  ses  propres  découvertes,  et  d'assister, 
«  témoin  oculaire ,  aux  expériences  par  où  il  y  était  autrefois  parvenu , 
«  et  que  je  lui  voyais  recommencer  de  ses  mains.  » 

C'est  aux  savants  et  aux  orateurs  politiques  de  s'entendre  comme  ils 
voudront  sur  cette  préférence  assignée,  avec  une  modestie  méritoire, 
aux  premiers  par  un  illustre  associé  des  seconds.  Pour  nous,  il  nous 
suffît  d'avoir  donné,  par  cette  version  littérale ,  une  idée ,  même  affaiblie , 
de  la  manière  dont  lord  Brougham  a  traité  la  partie  humaine  et  sensible 
des  sciences  physiques.  ;  \Mi;.' w  t; .  :..  p /i  ;! /' 


NOVEMBRE  1855.  657 

A  la  vérité,  de  cet  éloge  même  nous  allons  tirer  un  reproche  pour 
d'autres  portions  des  œuvres  narratives  et  critiques  du  célèbre  poly- 
graphe.  Nous  le  trouvons  trop  sommaire,  trop  incomplet,  trop  peu 
longtemps  occupé  des  grandes  choses,  trop  négligent  des  détails  sur 
d'autres  noms,  sur  d'autres  travaux,  qui  devaient  lui  parler  si  haut  et  le 
toucher  de  si  près.  Ving-huit  pages  pour  lord  Chatam  !  quatorze  pages 
pour  Pitt!  trente  pages  même  pour  Burke!  J'en  demande  pardon  à  l'élo- 
quent biographe  :  mais  cela  ne  répond  pas  à  de  telles  questions,  à  de 
tels  souvenirs,  à  la  curiosité  du  grand  nombre  et  à  l'attente  des  bons 
juges. 

Je  sais  que ,  dans  ces  notices  rapides  et  dans  d'autres ,  que  la  même 
main  a  tracées,  de  Fox,  de  Sheridan,  de  Canning,  de  Grattan,  il  y  a 
des  coups  de  pinceau  eicellents,  des  indications  précieuses,  des 
échappées  de  vues  qu'il  suffirait  d'étendre;  mais  cela  ne  nous  laisse  pas 
moins  un  vif  regret  que  lord  Brougham,  entraîné,  même  quand  il  com- 
pose à  loisir,  par  des  occasions  accidentelles,  se  soit  contenté  de  bril- 
lantes esquissés,  là  où  il  pouvait  laisser  d'immortels  portraits,  et  que, 
pou»quelqu'un  du  moins  de  ses  grands  prédécesseurs,  ou  de  ses  grands 
rivaux,  il  n'ait  pas  fait  une  étude  entière  et  un  tableau  en  pied,  un  ca- 
ractère complet  de  l'homme  d'Ltat  anglais,  opposant  ou  ministre, 
athlète  de  la  parole,  appui  des  libertés,  provocateur  des  réformes  ou 
soutien  opportun  du  Pouvoir,  et  quelquefois  l'un  et  l'autre,  à  distance, 
selon  le  besoin  du  temps  et  l'iostioct  de  la  conscience  ou  de  la  passion. 

On  fait  aujourd'hui  les  ouvrages  trop  courts  ou  trop  longs,  des  No- 
tices, ou  des  histoires  qui  renferment  tout.  Mais  une  vie  de  lord  Chatam, 
une  vie  de  M.  Pitt,  de  l'orateur  ministre  et  du  ministre  éloquent,  au- 
tant qu'il  est  habile  et  tenace,  ne  serait-ce  pas  un  sujet  qui,  développé 
dans  sa  juste  étendue,  intéresserait  au  plus  haut  degré  le  temps  présent 
et  l'avenir?  Je  reproche  à  lord  Brougham,  dont  le  burin  a  rapidement 
esquissé  le  Irait  de  tant  de  physionomies  britanniques,  d'orateurs  juris- 
consultes et  de  chancelier»,  de  n'avoir  pas  fait  à  son  pays  et  à  l'Europe 
le  présent  complet  d'une  grande  biogi^phie  politique. 

Nous  ne  le  tenons  pas  dégagé  de  cette  obligation ,  au  prix  même  de 
ses  Notices  sur  Voltaire  et  J.  J.  Rousseau.  L'esprit  cosmopolite  du 
noble  auteur  éclate  sans  doute  par  la  manière  impartiale  et  supé- 
rieure dont  il  a  compris  ces  sujets  éti^angers  et  les  a  traités,  dan»  sa 
langue  et  même  dans  la  nôtre.  C'est  merveille  de  voir  le  grand  débattenr 
anglais  si  bien  saisir  et  parfois  reproduire  si  vivement  les  formes  de 
l'idiome  français,  sauf  les  erreurs  typographiques  dont  ses  imprimeurs 
gâtent  les  textes  qu'il  cite.  Mais  ce  mérite  que  s'est  efforcé  d'acquérir 


658  JOURNAL  DE5  SAVANTS. 

lord  Brougham,  parmi  tant  d'autres  études  si  différentes,  n'acquitte 
pas,  selon  nous,  sa  dette  envers  sa  propre  nation.  11  lui  devait,  et  il 
lai  doit  encore  un  travail  plus  sérieux ,  plus  approfondi ,  sur  quelques-uns 
des  grands  personnages  publics  que  l'histoire  d'un  peuple  puissant  et 
libre  présente  à  la  postérité.  A  cet  égard ,  et  dans  son  heureuse  patrie, 
lord  Brougham  peut  se  dire  :  hanc  materiam  uberiorem  seciirioremqae 
senectati  meœ  seposai. 

Nous  le  souhaitons  d'autant  plus,  que  nous  sommes  loin  de  croire 
cette  tâche  suffisamment  réalisée,  dans  le  pays  de  lord  Brougham,  et 
par  quelques-uns  de  ses  célèbres  compatiiotes.  Après  les  vies  de  Voltaire 
et  de  Rousseau,  lord  Brougham  a  écrit  avec  non  moins  de  soin  celles 
de  Hume,  de  Robertson  et  de  GibÉon.  A  défaut  d'incidents  que  lui 
refusaient  ces  vies  contemplatives  et  studieuses,  il  a  porté  beaucoup 
d'attention  critique  à  l'examen  des  ouvrages,  à  la  juste  analyse  de  la 
méthode,  de  l'art,  du  talent  qu'il  y  reconnaît.  Nous  ne  pouvons  cepen- 
dant admettre  les  prémisses  qu'il  a  posées.  Nous  ne  croyons  pas  que, 
grâce  à  Hume  et  à  Robertson^,  la  patrie  de  Bacon,  de  Newton,  de 
Shakspeare,  de  Milton,  se  soit  élevée,  dans  le  genre  historique, «à  la 
même  hauteur  que  dans  d'autres  domaines  de  la  science  et  du  génie. 
Ce  fut  là  une  illusion  du  xviii'  siècle  applaudissant  la  philosophie  de 
Hume  dans  son  histoire,  et  sachant  gré  au  circonspect  et  modéré  Ro- 
bertson de  reproduire  «avec  adoucissement  les  vives  et  dédaigneuses 
conclusions  de  Voltaire  contre  le  moyen  âge.  Mais,  on  peut  le  dire 
aujourd'hui ,  ni  le  sage  Hume ,  comme  publiciste  et  peintre  de  la  nation 
anglaise ,  ni  le  sage  Robertson ,  comme  historien  de  l'Ecosse  et  d'une 
partie  de  l'Europe ,  ne  resteront  des  modèles  reconnus  et  non  surpassés. 

Tout  récemment,  M.  Thiers,  dans  la  belle  préface  de  son  douzième 
volume  sur  le  Consulat  et  l'Empire,  remarque  avec  une  grande  justesse 
et  une  non  moins  grande  autorité  :  «  qu'il  y  a  non  pas  une ,  mais  vingt 
«manières  d'écrire  l'histoire;  qu'on  peut  l'écrire  comme  Thucydide, 
«Xénophon,  Polybe,  Tite-Live,  Salluste,  César,  Tacite,  Commines, 
«Guicl)ardin,  Machiavel,  Saint-Simon,  Frédéric  le  Grand,  Napoléçu, 
«et  qu'elle  est  ainsi  très-bien  écrite,  quoique  diversement:'*  •"  '•i'©''^ 

Dans  ce  dénombrement  si  bien  choisi,  sans  être  complet,  puisqu'il 

y  manque  Plutarque ,  Bossuet,  Montesquieu  et  même  Voltaire,  nous 

ne  nous  plaignons  pas  de  ne  pas  lire  les  noms  de  Hume,  de  Robertsoti 

W'--  - '"•în  r 'viî.'^Ht'!:''  off  îil  KUtd;   *  >i 

'  a  It  was  reserved  for  two  natives  of  Scotland  to  remove  such  an  unhappy  peicur 
«  Irarity  and  lo  place  our  famé  in  rtiese  important  walks  of  lîterature  upop  a  leyel 
«  with  our  eminence  in  ail  its  olher  deparlments.  »  Vol.  i,  p.  i68.''^''^  '''■^'  "^'^''t^ 


.?/l.NOVEMBRE  ISôSiiOl  659 

et  de  Gibbon.  Selon  nous,  aucun  d'eux  ne  représente  une  des  formes 
originales,  une  des  supériorités  si  distinctes,  mais  également  vraies, 
que  peut  offrir  le  génie  de  l'historien.  Ni  l'élégance  de  Hume,  ni  sa  phi- 
iosophie  si  dédaigneuse  d'une  partie  des  choses  qu'il  raconte ,  et  par  là 
même  impuissante  à  les  peindre  complètement,  ni  la  régularité  de 
Robertson,  qui  consiste  à  tout  réduire,  ni  la  négligence  du  premier 
à  consulter  les  sources,  ni  les  analyses  froidement  fidèles  que  le  second 
tire  des  nombreux  matériaux  qu'il  compare,  ne  sont,  à  nos  yeux,  l'élo- 
quente véracité  de  l'histoire. 

Sur  Gibbon,  il  y  aurait  plus  à  dire  encore;  et,  en  admirant  sa  vaste 
lecture  et  son  érudition ,  il  reste  à  lui  reprocher  deux  bien  graves  dé^ 
fauts  :  la  partialité  contre  toute  grandeur  morale,  et  la  déclamation.  Les 
deux  cents  pages  que  lord  Brougham  a  consacrées  à  ces  trois  célèbres 
historiens ,  malgré  quelques  exagérations  laudatives ,  n'en  sont  pas  moins 
remplies  de  vues  ingénieuses,  d'anerdotes  et  d'idées.  On  y  trouve  aussi 
de  curieux  détails,  purement  littéraires  et  presque  techniques,  sur 
la  manière  dont  ils  composaient.  Je  ne  sais  ci  Hume  est  assez  gi^nd 
écrivain  pour  qu'il  y  ait  plaisir  à  étudier  ses  brouillons  successifs,  et  k 
voir  graduellement,  à  cette  filière  laborieuse,  s'embellir  et  s'animer  sa 
pensée.  Mais,  dans  cet  ordre  de  reclicrches,  on  pouiTait  arrêter  le  sa- 
vant biographe,  et  le  renvoyer  au  travail  plus  piquant  et  non  moins 
minutieux  que  nous  a  donné  D'braeii  sur  des  passages  comparés  de 
Hume  et  d'un  autre  historien,  le  laborieux  Carte,  que  le  philosophe 
d'Ëdimboui^  a  souvent  suivi  de  trop  près  et  corrigé  çà  et  là ,  pour  le 
détail  de  l'expression,  sans  jeter  dans  les  nombreux  emprunts  qu'il  lui 
fait  le  premier  mouvement  et  la  vie. 

Ajoutons  cependant  que  lord  Brougham,  dans  le  rang  trop  élevé  qu'ii 
a&signe  aux  trois  historiens  anglais  du  siècle  dernier,  laisse  perc.'r,  du 
moins  à  l'égard  de  l'un  d'eux,  de  judicieuses  restrictions.  Si  sa  partialité 
écossaise,  si  les  souvenirs  de  sa  studieuse  jeunesse,  déjà  réveillés  au 
nom  de  Black,  parient  très-haut  pour  Hume  et  pour  Robertson.  il  est 
plus  rigoureux,  et  paiiant  plus  juste,  à  l'égard  de  Gibbon;  et  les  der- 
nières page.s  de  sa  notice  sur  le  savant  historien  offrent  une  critique  mo- 
rale et  Httéraire  dont  les  détails  sont  d'un  grand  prix,  et  montrent  à 
quel  point  un  improvisateur  de  tribune,  quand  il  est  excellent  logicien, 
peut  devenir  un  critique  sévèrement  délicat  et  un  puriste  de  diction. 

Le  secret  de  cette  supériorité  de  goût,  plus  forte  que  la  prévention 
nationale,  nous  parait  appartenir  surtout  aux  excellentes  études  clas- 
siques dont  est  pénétré  lord  Brougham.  Au  premier  abord,  comme 
nous  l'avons  indiqué  plus  haut,  il  était  tenté  et  à  demi  résolu  de  mettre 


660  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Hume  et  Robertson  à  côté  des  grands  peintres  de  la  Grèce  et  de  Rome. 
Il  le  fait  presque  en  théorie;  mais  le  cœur  lui  manque  pour  achever; 
et  c'est  Gibbon  qui  porte  surtout  la  peine  de  cette  imprudente  com- 
paraison. Nous  n'en  sommes  pas  étonné;  la  simplicité  nerveuse,  la  pa- 
role énergique  et  vive,  l'éloquence  naturelle  et  pratique  de  lord  Brou- 
gham  s'éloignent  beaucoup  des  ornements  tant  soit  peu  vulgaires  et  de 
la  monotonie  pompeuse  de  Gibbon,  qui,  pour  dire  vrai,  avec  beaucoup 
de  savoir  cl  d'esprit,  appartient  cependant  à  la  classe  des  écrivains 
rhéteurs,  c'est-à-dire  à  la  décadence  de  l'antiquité. 

Lord  Brougham,  par  le  tour  de  son  esprit,  malgré  les  distractions  de 
ses  études  trop  diverses,  a  remonté  plus  haut  dans  les  lettres;  il  est  sur- 
tout élève  de  la  belle  et  forte  antiquité.  Nous  en  citerons  quelques 
preuves  frappantes,  quand  nous  aurons  sous  les  yeux,  dans  cette  collec- 
tion, les  principaux  monuments  de  sa  double  carrière  oratoire.  Ici 
nous  ne  considérons  encore  que  le  pénétrant  critique  et  le  docte  écri- 
vain. A  ce  titre,  nous  avons  dû,  pour  être  juste,  anticiper  sur  les  réim- 
pressions successives  de  ses  œuvres,  et  rappeler,  dès  ce  moment,  les  re- 
marquables travaux  qu'il  a  consacrés  au  plus  grand  des  orateurs 
antiques,  au  modèle  suprême  de  l'atticisme  éloquent  et  sévère. 

En  effet,  cette  vivacité  de  talent,  cette  dialectique  armée  de  verve  et 
d'esprit,  et,  en  même  temps,  cette  mobile  activité  de  réflexions  histo- 
riques, morales,  littéraires,  qui  distinguent  lord  Brougham ,  ne  trouvent 
nulle  paii.  une  application  plus  heureuse  que  dans  son  étude  de  la  tri- 
bune d'Athènes,  dans  ses  analyses,  ses  descriptions ,  ses  traductions  de 
Démosthèue.  En  parlant  des  meilleurs  écrivains  de  son  pays,  dans  le 
siècle  dernier,  le  docte  anglais  se  montre  attachant,  ingénieux,  piquant, 
par  le  choix  des  faits  et  des  vues.  Il  est  biographe  habile  et  bon  cri- 
tique. Mais,  en  touchant  à  Démosthène,  il  est  lui-même  éloquent.  Il 
nous  donne  ce  que  nous  avons  vu  si  rarement,  le  spectacle  de  la  grande 
vie  oratoire. 

Tout  servait  lord  Brougham  dans  cette  œuvre  :  la  trempe  vigoureuse 
de  son  esprit,  ses  longs  exercices,  ses  luttes  fréquentes  de  barreau  et 
de  parlement,  ce  tempérament,  pour  ainsi  dire,  endurci  au  feu  des 
batailles  et  de  tant  d'années  militantes  et  glorieuses.  Voilà  comment  on 
arrive  à  Démosthène  !  voilà  comment  on  peut  le  sentir  et  le  rendre ,  et 
non  en  cheminant  timidement  à  sa  suite,  du  même  pas  que  notre  bon 
abbé  Auger,  ou  que  notre  élégant,  mais  froid  abbé  d'Olivet!  Une  réim- 
pression ,  en  France ,  d'anciennes  traductions  de  tous  les  discours  et  plai- 
doyers du  grand  orateur  grec  a  été ,  pour  lord  Brougham ,  l'occasion  d'ad- 
mirables Essais,   dans  la  Revue  d'Edimbourg,  où  s'est  révélée  d'abord 


NOVEMBRE  1855.  661 

cette  vive  perception,-  et,  pour  ainsi  dire,  cette  assimilation  instinctive 
de  la  tribune  antique. 

Nous  espérons  bien  que,  de  ces  précieux  essais,  de  ces  pages  toutes 
vivantes ,  rien  ne  sera  perdu  pour  l'avenir.  Lord  Brougham  est  cer- 
tainement, parmi  les  modernes,  le  meilleur  interprète  de  Démos- 
thène.  Nous  n'avons  jamais  parfaitement  saisi  la  pensée  du  cardinal 
Maury,  lorsque,  louant  l'orateur  romain  d'avoir  tant  admiré  son  grand 
devancier  d'Athènes,  et  même  d'en  avoir  traduit  quelques  discours, 
il  ajoute  :  «  Si  ces  traductions  oflicieuses  étaient  parvenues  jusqu'à  nous, 
«il  est  probable  qu'en  lui  rendant  un  service  trop  généreux,  Cicéron 
«se  serait  placé  lui-même  pour  toujours  au-dessous  de  Démosthène. » 
Gomme  jamais  traduction  d'un  chef-d'œuvre  ne  saurait  surpasser  l'ori- 
ginal ,  nous  ne  concevons  pas  bien  l'induction  que  fait  ici  le  critique ,  tou- 
chant le  génie  comparé  des  deux  écrivains.  La  meilleure  traduction  aura 
toujours  un  mérite  relatif  et  limité  qui  ne  donne  pas  la  mesure  entière 
du  talent  qui  l'a  écrite;  et  probablement  la  belle  élude  de  Cicéron  sur 
le  Discours  de  la  couronne,  si  elle  était  parvenue  jusqu'à  nous,  aurait  con- 
firmé par  un  exemple  de  plus  le  mot  que  son  éloge  de  Brûlas  inspirait  à 
César.  Mais,  ce  qu'on  peut  dire  avec  vérité,  c'est  que  lord  Brougham, 
dans  sa  version  anglaise  de  ce  même  discoui^de  la  couronne,  fait  supérieu- 
rement comprendre  et  sentir  Démosthène.  Science  des  lois,  instinct  de 
la  vie  publique,  habitudes  d'homme  d'État  et  passion  d'orateur,  rien  ne 
lui  manque  pour  cela.  On  s'aperçoit  tout  d'abord,  à  la  justesse  précise 
des  termes,  à  la  fermeté  nerveuse  des  tours,  que  l'interprète  est  à  son 
aise,  qu'il  respire  son  air  natal  et  fait  servir  sa  tangue  à  rendre  des 
pensées  qui  lui  sont  familières,  des  sentiments,  dont  son  cœur  a  tres- 
sailli cent  fois. 

Sans  parler  du  talent  d'écrire,  nul  dans  l'abbé  Auger,  faux  et  fardé 
dans  Tourreil ,  évidemment  un  simple  érudit,  un  pur  lettré,  n'attein- 
dra jamais  à  l'expression  de  Démosthène,  n'en  saura  pas  même  donner 
une  faible  image. 

Lord  Brougham,  dans  une  courte  introduction ,  rappelle  l'origine  de 
son  travail,  les  amis  qui  l'ont  dissuadé,  les  exemples  et  les  amis  qui 
l'ont  encouragé,  l'approbation  de  lord  Wellcsley,  aussi  bon  helléniste 
qu'habile  homme  d'Etat,  celle  du  savant  lord  Lyndhurst ,  qui  peut-ôli'e 
aimait  mieux  les  traductions  de  cabinet  de  son  savant  émule  que  ses 
répliques  en  parlement.  Puis,  après  (juelqnes  réflexions  sur  les  traduc- 
tions en  général,  sur  l'expressive  iidéhté  qui  convient  le  mieux  à  colle 
œuvre,  sur  le  caractère  des  langues  et  spécialement  sur  le  primitif  cl 
mâle  génie  de  l'idiome  anglais,  il  entre,  sans  longs  préliminaires,  sans 


662  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

digressions ,  dans  le  cours  si  prompt  et  si  libre  de  l'orateur  grec ,  teî 
qu'il  se  précipite  entraînant  avec  soi  pièces  à  l'appui ,  décrets ,  dépositions 
de  témoins,  lettres  de  Philippe,  et  animant  le  tout  d'un  souffle  de 
colère  et  de  patriotisme,  qu'on  ne  surpassa  jamais. 

L'illusion  renaît  presque  entière  sous  la  vive  et  cothplète  imitation 
de  roriginal.  Le  traducteur  est  tout  ensemble  helléniste,  antiquaire  et 
orateur.  Si  j'avais  un  reproche  à  lui  faire ,  ce  serait  d'être  aussi  parfois 
un  peu  trop  Anglais  du  xix*  siècle,  de  céder  quelque  chose  à  l'idiome 
abstrait  et  méthodique  de  notre  temps ,  et  de  ne  pas  employer  exclusi- 
vement le  vigoureux  anglais  de  Bacon  et  de  Shakspeare ,  de  Hooker  et 
de  Milton ,  h  rendre  la  forte  langue  de  Démosthène.  Mais  cela  même 
est-il  possible?  La  meilleure  condition  de  la  force,  c'est  le  naturel 
dans  l'énergie;  et  l'archaïsme  volontaire  et  cherché  serait-il  naturel? 
Notre  savant  et  spirituel  Courier  a  mal  résolu  ce  problèiùe  dans  soii 
essai  de  traduction  d'un  livre  d'Hérodote  Quelque  combinaison  plus 
heureuse,  quelque  terme  moyen  plus  juste  serait  possible  sans  doute. 
L'étude,  le  goût,  la  passion,  peuvent  à  propos  s'enrichir  de  l'ancienne" 
langue  dans  chacune  des  nations  dont  les  langues  ont  vieilli;  mais  c'est 
là  un  secret  difficile  que  la  critique  n'enseigne  pas  et  qui  n'appartient 
qu'aux  maîtres.  Lord  Brougham  en  a  fait  usage  parfois  et  nous  en  ins- 
truirait au  besoin.  Bornons-nous  h  souhaiter  qu'il  veuille  bien  réunir  et 
compléter  par  quelques  efforts  nouveaux  tout  ce  que  lui  a  inspiré  sa 
préférence  de  Démosthène  et  sa  longue  méditation  d'un  tel  modèle. 
Jamais  plus  intelligent  élève  n'aura  commenté  plus  grand  maître. 

VILLEMAIN. 

[La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


MeMOIRS   OF  THE  LIFE,  WHITINGS    AND  DISCOVERIES   OF  SiR   JsAAC 

Newton.  Mémoires  sar  la  vie,  les  écrits  et  les  découvertes  de  Sir 
Isaac  Newton,  par  Sir  David  Brewster,  l'an  des  huit  associés  étran- 
gers de  l'Académie  des  sciences  de  France,  etc.  2  vol.  in-8°  d'en- 
viron 680  pages  chacun.  Edimbourg,  i855. 

DEUXIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE^. 

Dans  mon  premier  article  sur  cette  nouvelle  biographie ,  la  tâche  que 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,'  le  cahier  d'octobre,  page  689. 

Dans  mon  premier  article,  j'ai  commis  une  inadvertance  que  je  m'empresse  de 


NOVEMBRE  1855.  6ô3 

j'avais  à  remplir  était  bien  facile.  J'avais  surtout  à  discuter  des  docu- 
ments importants  pour  l'histoire  des  sciences ,  à  les  rattacher  ensemble , 
et  à  montrer  les  conséquences  philosophiques  qui  en  résultaient.  Main- 
tenant je  n'aurai  plus  guère  ici,  qu'à  rapporter  des  détails  minutieux  de 
paçpm^s  privées,  qui  me  semblent  avoir  peu  de  valeur  pour  nous,  dans 
la  vie  d'un  homme  comme  Newton,  parce  qu'ils  ne  nous  sont  d'aucune 
utilité  pour  apprécier  l'étendue  de  son  génie  scientifique,  qui  doit  être, 
en  lui,  le  principal  objet  de  notre  étude,  et  de  notre  admiration.  Tou- 
tefois, puisque  la  nécessité  le  veut,  je  vais  aborder  librement  cette  se- 
conde partie  plus  ingrate  de  la  tâche  qui  m'est  impyosée.  Si  la  mémoire 
de  Newton  en  souffre,  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faudra  s'en  prendre. 

Quand  on  écrit  l'histoire  des  hommes  qui  se  sont  illustrés  par  des 
découvertes  d^na  les  sciences  mathématiques  ou  expérimentales ,  c'est 
une  aOaire  assez  délicate  que  de  décider  jusqu'à  quel  point,  dans  l'in- 
térêt d{e  la  science  et  de  leur  gloire ,  il  convient  de  descendre  aux  menus 
détails  de  leur  vie.  S'il  s'agissait  d'un  philosophe  ou  d'un  morah'ste,  Ma- 
chiavel ,  Bacon ,  Pascal ,  Rousseau ,  Montaigne ,  il  peut  sans  doute  être  in- 
téressant et  instructif,  de  mettre  en  rapport  intime  leurs  doctrines  et  leur 
personne  «  parce  que  c'est  à  titre  d'individus,  et  en  leur  nom  propre, 
qu'ils  parlent  à  la  ()08térité.  Mais,  dans  les  sciences  positives,  les  décou» 
vertes  ne  s'aident  en  rien  de  l'autorité  d'un  nom.  Une  fois  aperçues  et 
constatées,  elles  subsistent  par  elles-mêmes,  au  profit  de  tous,  quels 
qu'en  soient  les  inventeurs,  sans  qu'on  ait  besoin  de  se  prévaloir  d'eux 
pour  en  faire  usage.  Alors  il  n'y  a  d'intérêt  réel  et  philosophique  à 
connaître  les  circonstances  de  leur  vie,  que  pour  voir  en  quoi  le  dé- 
veloppement de  leur  génie  naturel  a  pu  en  être  contrarié  ou  favorisé-, 
et  tirer  de  là  d'utiles  enseignements  à  s'écarter  des  unes  et  se  rappro- 
cher des  autres.  Vouloir  pénétrer  plus  avant  dans  leur  intimité,  est  au 
moins  inutile,  souvent  dommageable.  En  effet,  si,  au  lieu  de  s'en  tenir 
à  ces  traits  généraux  qui  peignent  l'homme  intellectuel  paimi  ses  con- 
temporains, on  veut,  dans  la  biographie  d'un  savant  célèbre,  descendis 
aux  détails  de  tous  les  jours,  décrire  ses  habitudes,  ses  goûts,  ses  ma- 
nies, en  un  mot  montrer  de  trop  près  sa  personne,  ce  qui  est  fort  la 
a^94e  an^aisç  d'ayj,Qur(l'huii  on  rencontre  deux  inconvénients  graves; 

réparer.  Tai  mentionné  la  3*  édition  du  Commercium  epUtoUcum  et  de  ses  annexes, 
comme  étant  de  1736.  Celte  date  est  celle  d'un  .second  tirage.  Le  premier  a  paru 
en  1 7a  a.  C'est  celui  quej'ai  cité  dans  l'article  Newton  de  ia  Biographie  univeneHe;  mais 
aujourd'hui,  n'ayant  sous  les  yeux,  quand  j'écrivais  mon  article,  qu'un  exemplaire 
de  1735,  je  n'ai  pas  songé  à  rappeler  la  date  primitire  de  cette  publication,  qui 
est  en  réalité  173a. 

Sa. 


664  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

D'abord ,  on  le  sort  du  rôle  public  où  il  y  avait  intérêt  de  le  voir,  ce  qui 
l'amoindrit;  en  outre,  comme  la  nature  des  études  qui  le  distinguent 
Je  tiemient  séparé  du  monde  extérieur,  d'autant  plus  qu'il  leur  est 
plus  passionnément  dévoué,  la  foule  ignorante,  et  envieuse  de  toute 
supériorité  à  laquelle  elle  ne  peut  prétendre ,  ne  remarquera  que 
ses  étrangetés,  ses  bizarreries,  mesurera  ses  petitesses,  et  regardera 
avec  un  certain  plaisir  comme  un  attribut  de  la  science,  les  ridicules 
qu'elle  aura  aperçus  dans  celui  qui  la  cultive.  C'est  ce  que  Fontenelle  a 
évité  avec  un  art  et  un  tact  admirable  dans  ses  éloges  des  académiciens. 
Mais  les  biographes  anglais  ne  s'accommodent  pas  de  ces  délicatesses. 
Leur  curiosité,  provoquée  par  le  goût  du  public  auquel  ils  s'adressent, 
prétend  tout  voir,  tout  entendre,  tout  rapporter,  et  cela  devient  parfois 
compromettant  pour  la  dignité  du  héros.  Jaloux  de  se  montrer,  en  ce 
genre,  mieux  instruit  et  plus  complet  que  tous  ses  devanciers.  Sir 
David  Brewster  pousse  ces  investigations  jusqu'à  un  degré  de  familia- 
rité qui  désole.  Par  exemple,  après  avoir  lu  le  Newton  de  Fontenelle, 
on  conçoit  aisément  que,  dans  la  solitude  de  Cambridge,  au  temps 
où  il  voyait  se  révéler  devant  lui  tout  le  mécanisme  du  système  du 
monde,  il  lui  arrivât  souvent  d'être  abîmé  dans  ses  méditations  au 
point  d'oublier  les  nécessités  de  la  vie.  Aujourd'hui,  dans  sa  biogra- 
phie étendue  à  deux  volumes,  au  lieu  de  cette  noble  image  d'une  in- 
telligence que  la  jouissance  d'elle-même  dégage  presque  des  liens 
corporels,  on  vous  décrit  avec  complaisance,  et  l'on  vous  prouve  par 
lettres  authentiques,  toutes  les  particularités  de  ces  oublis  des  con- 
ventions mondaines,  dont  l'étrangeté  fait  sourire  la  foule,  qui  n'en 
voyant  pas  la  cause,  s'en  amuse  comme  de  faiblesses  d'esprit^.  Ainsi, 
nous  dit-on ,  aux  occasions  rares  où  il  lui  arrivait  d'assister  h  des  ban- 
quets publics  dans  la  salle  commune  du  collège,  si  l'on  n'avait  pas 
la  précaution  de  l'y  faire  penser,  il  arrivait  en  désordre,  les  souliers 
abattus  sur  les  talons,  les  bas  non  attachés,  les  cheveux  non  peignés, 
et  un  surplis  sur  le  tout.  D'autres  fois  il  sortait  le  long  d'une  rue  sans 
songer  qu'il  n'était  pas  convenablement  habillé;  puis  s'en  apercevant 
il  regagnait  bien  vite  son  logis  tout  honteux.  D'auditeurs  il  n'en  avait 
que  très-peu  ou  pas  du  tout,  et  il  faisait  le  plus  souvent  ses  leçons  devant 
les  murailles.  On  ne  le  voyait  jamais  non  plus  prendre  aucun  amuse- 
ment, aucun  exercice,  se  mêler  à  aucun  jeu.  Il  se  délassait  d'une  étude 
par  une  autre,  toujours  pensant,  toujours  méditant.  Il  était  rare  qu'il 
se  couchât  avant  deux  heures  du  matin,  pour  se  lever  vers  cinq  ou  six; 

'  Tome  II,  pages  86  et  suivantes. 


NOVEMBRE  1855.  '  665 

dormant  au  pius  quatre  ou  cinq  heures.  Entre  autres  trivialités,  on  nous 
apprend  qu'il  aimait  beaucoup  à  manger  des  pommes  en  hiver,  et  quel- 
quefois, le  soir  un  coing  cuit^.  Quant  à  son  caractère  moral,  dans  le 
peu  de  commerce  qu'il  avait  avec  le  reste  des  hommes ,  on  le  représente 
doux,  posé,  inofFensif,  ne  se  mettant  jamais  en  colère;  de  plus  cl\ari- 
table  et  généreux  dans  l'occasion.  Ces  derniers  penchants,  on  sait  qu'il 
les  garda  toujours,  et  l'accroissement  de  sa  fortune  ne  fit  que  lui  donner 
les  moyens  de  s'y  abandonner  plus  librement.  Fontenelle  le  peint  d'un 
trait  sous  ce  rapport,  quand  il  cite  de  lui  cette  belle  parole  que  «  donner 
«  par  testament  ce  n'est  pas  donner.  »  Le  nouveau  biographe  est  bien  au- 
trement précis,  et  positif.  Il  va  puiser  ses  preuves  dans  les  carnets  de 
ses  dépenses  privées  à  Cambrigde  au  temps  de  sa  jeunesse,  carnets 
qu'il  a  découverts  ^armi  ses  papiers^.  Là,  on  a  le  compte  de  toutes 
les  petites  sommes  qu'il  prêtait  de  temps  en  temps  à  ses  amis  \  on  ap- 
prend qu'il  a  perdu  deux  fois  de  l'argent  aux  cartes;  et  l'on  a  le  ta- 
bleau de  quelques  friandises,  qu'il  énumère  sous  le  titre  de  Otiose  et 
frustra  expensa^.  Mais,  entre  autres  compensations  de  ces  faiblesses, 

'  Tome  II,  page  07.  —  *  Tome  I,  pages  3i  et  suivantes.  —  '  Tome  I,  page  18. 
Parmi  les  objets  désignés  dan»  cette  singulière  liste,  il  y  en  a  !rois  dont  l'identiiica- 
tion  ne  pourrait  aujourd'hui  s'obtenir  à  l'aide  d'aucun  dictionnaire.  Je  la  rapporte  ici 
par  ce  motif.  La  voici  en  original.  .i    ii^r  < 

OHo$e  et  Frustra  expema. 


Supersedeaœus. 

Sherbet  and  reaskes 

China  aie. 

Becre. 

Cberries. 

ake. 

Tart. 

Brcad. 

Bottled  béer. 

Milk. 

Marmelot . 

Butter. 

Custarda. 

Checse. 

Ne  voulant  pas  imiter  le  singe  de  la  fable  qui  prenait  le  Pirée  puur  un  nom 
d'homme,  j'ai  eu  recours  à  l'obligeance  de  M.  le  professeur  De  Morgan,  le  priant 
de  vouloir  bien  m'intcrpréler  les  mois  dont  le  sens  me  semblait  douteux,  ou  qui 
m'étaient  tout  à  fait  inintelligibles.  Grâce  À  lui,  je  vais  ici  me  prévaloir  de  son  érudi- 
tion archéologique  dans  la  langue  de  Cambridge,  en  faveur  des  lecteurs  fram^^ais, 
peut-être  même  anglais,  qui  voudraient  connaître  au  juste,  en  quoi  consistaient. 
les  excès  de  Newton. 

Marmelot  équivaut  évidemment  au  mot  actuel  marmalade,  en  français  marmelade; 
Heaskes,  maintenant  Rushes,  désigne  une  sorte  de  biscuits  légeis. 

China  aie,  littéralement  l'aie  de  Chine.  Tout  le  monde  sait  que  fale  est  une  soi  u- 
de  bière  légère  de  couleur  jaune  pâle.  Mais  qu'est-ce  que  l'aie  de  Chine?  M.  de 
Morgan  a  ingénieusement  deviné  que  ce  devait  être  là  une  locution  employée  alors 


666  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

le  biographe  mentionne  sa  générosité  envers  sa  sœur  à  laquelle  il 
fait  un  cadeau  d'oranges  valant  k  shellings  et  2  deniers!  De  bonne 
foi,  sont-ce  là  les  pauvretés  que  l'on  veut  voir  dans  là  vie  dun  grand 
homme?  Néanmoins,  parmi  tant  de  faits  insignifiants,  si  minutieuse- 
ment rapportés,  on  rencontre  quelques  détails  dont  on  peut  dire  : 
exfamo  lux.  Ainsi,  par  ces  mêmes  documents  intimes,  on  àpprenç, 
un  peu  plus  positivement  qu'on  ne  lé  savait,  que,  pendant  plusieurs 
années  de  son  séjour  à  Cambrigde,  Newton  se  livra  avec  passion  à 
des  travaux  de  chimie  expérimentale ,  dans  un  laboratoire  qu'il 
avait  établi  près  de  son  logement,  et  muni  de  tous  les  appareils  néces- 
saires. Le  feu  y  était  entretenu  jour  et  nuit  pendant  plusieurs  semaines, 
sans  discontinuité.  Un  contemporain,  le  docteur  Stukely,  qui  a  recueilli 
curieusement  tous  les  détails  qu'il  a  pu  découvrir  §ur  la  vie  de  Newton 
à  Grantham  et  à  Cambrigde,  assure  qu'il  avait  alors  écrit  sur  la  chimie 
un  mémoire,  dans  lequel  il  établissait  les  principes  de  cet  art  sur  des 
preuves  mathématiques  et  expérimentales;  mais  que  ce  travail,  auquel 
il  attachait  beaucoup  de  prix,  fut  détruit  par  un  incendie  qui  se  déclara 
dans  son  laboratoire,  et  qu'il  ne  voulut  jamais  le  refaire  ^  On  raconte 
aussi  qu'un  accident  du  même  genre  détruisit  les  derniers  feuillets  du 
manuscrit  de  foptique.  Cela  ferait  concevoir  pourquoi  Newton  termine 
ce  mémorable  ouvrage,  en  proposant  une  série  de  questions  relatives  aux 
phénomènes  les  plus  mystérieux  de  la  physique  et  de  la  chimie,  con- 
sidérés comme  les  résultats  d'attractions  exercées  à  petite  distance; 
questions  tellement  en  avant  de  son  siècle,  et  même  encore  du  nôtre, 
qu'une  longue  et  vaste  pratique  expérimentale  a  pu  seule  les  suggérer, 
même  à  son  génie.  Malheureusement ,  dans  les  papiers  que  le  docteur 
Brewster  a  pu  consulter,  il  n'a  rien  trouvé  qui  fût  relatif  à  ces  travaux 
chimiques  de  Newton,  si  ce  n'est  la  recette  détaillée,  écrite  tout  au  lony 
par  lui-même ,  de  la  composition  d'un  certain  baume,  dit  de  Leucatello; 
véritable  baume  de  Fier-à-bras,  qu'il  mentionne  comme  un  préservatif, 

parmi  les  étudiants  de  Cambridge  pour  désigner  le  thé,  dont  l'usage  ne  faisait  aue 
s'introduire  en  Angleterre;  de  même  qu'aujourd'hui  encore,  Veau  est  quelquefois 
appelée  familièrement  Adonis  Aie,  l'aie  d'Adani. 

Quant  à  supersedeamus ,  il  est  impossible  à  interpréter.  M.  De  Morgan  l'a  vaine- 
ment cherché  dans  ses  souvenirs  de  Cambridge.  Il  a  consulté  à  ce  sujet  notre  ami 
conmiun  le  docteur  Whewell ,  ma5ter( principal)  du  collège  de  la  Trinité.  Ni  lui  lA  per- 
sonne n'en  ont  connaissance.  Il  m'a  été  indiqué,  comme  possible,  que  ce  mot  désigne 
quelque  privilège  universitaire,  qu'on  pouvait  obtenir  à  prix  d'argent.  Mai»  ce  ia  est 
là  qu'une  conjecture  ;  et  le  savant  personnage  créé  par  l'imagination  de  Walter  Scott , 
le  docteur  Dryasdusl  seul,  s'il  vivait  encore,  serait  en  état  de  nous  l'expliquer,  — 
^  Tome  I,  p.  ^li. 


NOVEMBRE  1855.^'  ["'  667 

contre  u  la  rougeole ,  la  peste ,  la  petite  vérole ,  le  poison ,  et  la  morsure 
«  d'un  chien  enragé;  à  quoi  il  ajoute  qu'il  a  encore  d'autres  vertus;  étant 
«bon  aussi  contre  les  vents,  la  colique,  les  faiblesses  d'estomac,  et  les 
*  contusions.  »  U  y  aurait  là  certainement  pour  un  spéculateur  la  matière 
d'une  réclame  à  laquelle  l'autorité  de  Ne>vton  donnerait  beaucoup  de 
vogue,  d'autant  qu'il  usait  de  la  recette  pour  lui-même.  Au  reste,  chacun 
pourra  désormais  en  profiter.  Car  le  docteur  Brewster  l'a  rapportée  tex- 
tuellement à  la  page  89  du  tome  II;  considérant  sans  doute  comme  une 
bonne  fortune  pour  lui,  et  pour  ses  lecteurs,  d'être  le  premier  à  con- 
signer, dans  la  vie  de  Newton,  une  particiUarité  aussi  mémorable. 

Sir  David  établit  en  outre  par  de  nombreux  témoignages ,  que  les 
recherches  chimiques  de  Newton  eurent  pendant  longtemps  pour  objet 
la  transmutation  des  métaux.  Ce  problème  était  alors  fort  couru  ;  et  il 
y  aurait  aujourd'hui  beaucoup  plus  de  motifs  qu'on  n'en  avait  aloi^, 
poiir  ne  pas  le  déclarer  a  priori  impossible.  On  peut  juger  de  l'impor- 
tance que  Newton  y  attachait,  par  ce  qu'il  en  dit  dans  une  lettre  fort 
singulière,  contenant  un  plan  d'études  et  des  règles  de  conduite,  qu'il 
adresse  de  Cambridge  h  un  ami  nommé  Aston,  partant  pour  un  voyage 
À  l'étranger^  La  date  est  le  18  mai  1669.  Newton  avait  alors  2.j  ans, 
et  il  était  déjà  en  possession  de  ses  plus  belles  découvertes.  Mais  il 
n'avait  jamais  vu  le  monde  hors  de  l'enceinte  de  son  collège  ou  du 
cercle  étroit  de  sa  famille  ;  et  les  maximes  de  politesse  qu'il  recommande 
sont,  naturellement,  tout  autres  que  celles  de  Chesterfield.  Parmi  les 
objets  de  recherches  qu'il  indique  à  son  ami  :  «  Tâchez,  lui  dit-il ,  de  savoir 
(«si,  à  Schemnitz  en  Hongrie,  ils  changent  le  fer  en  cuivre,  en  le  dis- 
i(  solvant  dans  une  eau  viti'iolée  que  Ton  recueille  dans  les  cavités  du 
u  rocher,  au  fond  de  la  mine;  puis  chauflant  la  solution  à  l'état  de  pâte  dans 
«  un  feu  violent,  après  quoi,  lorsqu'elle  est  refroidie,  elle  se  trouve  être 
«  du  cuivre. . .  On  dit  que  ceci  se  pratique  encore  en  Italie.  Il  y  a  vingt 
«ou  trente  ans  que  l'on  tirait  de  ce  pays-là  un  certain  vitriol,  appelé  le 
H  vitriol  Romain.  Mais  on  ne  peut  plus  en  avoir,  parce  que ,  apparemment, 
«ils  trouvent  plus  de  profit  à  l'employer  pour  changer  le  fer  en  cuivre,, 

«  qu'à  le  vendre  directement Il  y  a  en  Hollande  un  nommé  Bqrry, 

«que  le  pape  avait  fait  mettre  en  prisqn  il  y  a  quelques  années, ^pour,^ 
«à  ce  que  l'on  m*a  dit,  extorquer  de  lui  des  secrets  de  médecine, et  de^^ 
V  finance  [of  medicine  and  profit)  d'une  grande  valeur.  Mais  il  s'esl  enffù 
(«  en  Hollande,  où  on  lui  a  donné  une  garde.  Je  crois  qu'il  s'habille  or- 
<( dinairemcnt  en  vert.  Tâchez,  je  vous  prie,  d'en  tirer  ce  que  vou»  . 

'  Tome  I,  p.  34  et  887. 


668  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«  pourrez,  et  de  savoir  si  les  Hollandais  profitent  de  son  habileté.  »  Ce 
dernier  trait  dénote  une  simplicité  bien  crédule,  même  le  préjugé 
antîpapiste  aidant;  et,  chez  Newton,  il  ne  fit  plus  tard  que  s'accroître, 
avec  les  passions  politiques  qu'il  partagea.  '' 

Il  continua  de  mener  cette  vie  solitaire  et  méditative,  jusqu'aux  ap- 
proches de  la  révolution  de  i  688,  qui  l'entraîna  vers  l'âge  de  5o  ans  sur 
la  scène  du  monde,  pour  laquelle  il  n'était  pas  préparé.  S'étant  trouvé 
personnellement  engagé  par  ses  croyances  religieuses,  ainsi  que  par  sa 
position,  dans  la  résistance  opposée  aux  tentatives  du  roi  Jacques  II 
contre  les  privilèges  universitaires,  il  avait  accueilli  avec  ardeur  l'acces- 
sion d'un  prince  protestant  au  trône;  et,  tant  pour  cela,  qu'à  cause  de 
l'admiration  qu'inspirait  son  génie,  il  fut  élu  deux  fois  membre  de 
la  chambre  des  communes  pour  fUniversité  de  Cambridge,  d'abord  de 
1  689  à  1  690,  puis  de  1701  à  1  702. Néanmoins,  dans  ces  deux  sessions, 
soit  timidité,  soit  prudence,  il  ne  prit  aucune  part  aux  débats  ni  aux 
afilàires  de  la  chambre,  et  n'en  fut  qu'un  membre  muet.  Dans  l'inter- 
valle, en  1  696,  son  ami  Charles  Montagne  devenu  premier  ministre,  le 
fit  nommer  gardien,  puis  trois  ans  plus  tard  Maître  de  la  Monnaie, 
place  à  la  fois  honorable  et  lucrative,  qui  recevait  des  circonstances 
une  importance  particulière,  le  Gouvernement  s'étant  décidé  à  en- 
treprendre la  grande  et  hasardeuse  opération  d'une  refonte  générale. 
Les  profondes  études  de  Newton  en  chimie  et  en  physique  expéri- 
mentale, le  rendaient  sans- doute  très-propre  à  diriger  ce  travail,  et 
son  intégrité  reconnue  n'y  était  pas  moins  nécessaire.  Mais  combien 
les  sciences  ont  payé  cher  cette  faveur  !  Depuis  lors,  son  temps  et 
son  esprit  se  trouvèrent  presque  entièrement  absorbés  par  cette  nou- 
velle charge.  Il  y  fut  en  outre  tourmenté  par  mille  intrigues,  par  des 
dénonciations,  des  procès,  et  des  poursuites  intentées  contre  de  faux 
monnayeurs ,  dont  un  ,  et  je  crois  plusieurs ,  furent  condamnés  et 
exécutés.  Sir  David  Brewster  raconte  tout  cela  en  détail.  Même , 
bien  des  années  après  encore,  quand  il  ne  devait  plus  avoir  à  diriger 
qu'un  courant  d'affaires  administratives,  ne  le  voyons-nous  pas,  dans 
sa  correspondance  avec  Cotes,  interrompre  toute  relation  scientifique 
pendant  plusieurs  mois,  déclarant  qu'il  a  été  obligé  de  se  donner  tout 
entier  à  d'autres  objets!  Peu  de  jours  avant  sa  nomination,  mécontent 
des  lenteurs  de  ses  amis,  et  accusant  leur  indifférence,  il  écrivait  à 
Halley  qu'on  ne  songeât  plus  h  lui  pour  aucun  emploi  à  Id^  Monnaie. 
Mais  Montagne  lui  annonça  qu'il  était  nommé,  le  pressant  de  venir  à 
Londres  pour  qu'il  le  présentât  au  roi,  et  il  vint^  Dès  cet  instant,  â 

'  Tome  II,  p    191. 


NOVEMBRE  1855.  669 

ses  yeux  les  sciences  prirent  rang  après  les  affaires.  L'altrait  des  fonc- 
tions publiques  a,  sur  la  plupart  des  hommes,  le  même  pouvoir  que  le 
breuvage  de  Circé  ;  et  il  y  a  peu  d'Ulysses.  Au  reste ,  Sir  David  Brewster, 
envisage  cette  nomination  de  Newton  tout  différemment,  et  la  signale 
comme  étant  d'un  très-bon  exemple.  A  cette  occasion  Montagne,  ou 
quelque  autre  personnage  du  temps,  avait  dit,  «qu'il  ne  fallait  pas 
(t  laisser  éteindre,  faute  d'huile,  une  lampe  qui  donnait  tant  de  lumière.  » 
((  Oui,  s'écrie  Sir  David,  ainsi  de  nouveau  approvisionnée,  la  lampe  con- 
i(  tinua  de  brûler,  et  avec  une  lumière  exempte  de  vacillations.  Sa  mèche 
«d'Asbeste,  quoique  entretenue  aune  haute  température  pendant  un 
«quart  de  siècle,  ne  se  consuma  point;  et  elle  eut  seulement  besoin  de 
«  matériaux  gazeux  pour  continuer  de  'répandre  sa  lumière  brilltmte 
«quoique  épurée^»  Je  ne  comprends  pas  bien  en  quoi  consistent  ces 
matériaux  gazeux  qui  entretiennent  la  lumière  de  la  lampe;  à  moins 
que  ce  ne  soient  les  gros  émoluments  de  la  place  que  Newton  occupait, 
•  Fontenelle ,  avec  sa  délicatesse  habituelle ,  avait  dit  de  Newton  :  «  Il 
«  ne  s'est  jamais  marié,  et  peut-être  n'a-t-il  pas  eu  le  loisir  d'y  penser 
«jamais.»  Ce  peut-être  a  paru  aux  biographes  anglais,  un  point  très- 
essentiel  à  éclaircir.  Dès  1727.  Tannée  même  de  la  mort  de  Newton, 
le  docteur  Stukely  fit  connaître  au  public,  qu'une  M"  Vincent,  de 
Grantham ,  âgée  de  quatre-vingt-deux  ans ,  lui  avait  confessé  qu'autrefois , 
étant  fille,  Newton  avait  eu  de  l'inclination  pour  elle,  mais  que  leur 
peu  de  fortune  à  tous  deux  avait  mis  obstacle  à  leur  union.  Elle  ajou- 
tait que  Newton  avait  conservé  pour  elle  beaucoup  d'égards;  qu'il  la 
visitait  régulièrement  quand  il  venait  à  Woolsthorpe,  et  lui  donnait 
même  parfois  des  4o  shellings  en  cadeau,  quand  elle  en  avait  besoin. 
Ce  fait  important  est  imprimé  tou!  au  long  dans  la  collection  do  pièces 
recueillies  par  Turnor,  pour  servir  à  l'histoire  de  la  ville  de  Grantham  ; 
et  le  docteur  Brewster  n'a  pas  manqué  de  le  consigner  dans  sa  nou- 
velle biographie.  Mais  ce  qu'on  lui  doit  particulièrement,  et  qui  est 
encore  bien  plus  digne  de  mémoire,  c'est  la  découverte  d'une  lettre, 
d'une  lettre  d'amour,  a  love  letter,  qui  aurait  été  rédigée  par  Newton 
4ui-même,  et  dont  une  copie,  transcrite  par  Conduitt  le  mari  de  sa 
nièce,  a  été  conservée  dans  la  collection  des  comtes  de  Portsmouth, 
où  elle  est  mentionnée  comme  l'œuvre  de  Sir  I.  N. 

Le  docteur  Brewster  nous  assure  que,  sans  aucun  doute,  Conduitt 
avait  le  dessein  de  la  publier,  et  il  remplit  son  intention 2.  L'annonce 
de  cette  nouveauté  biographique,  depuis  longtemps  répandue,  avait 

'  Tome  II,  p.  19a.  —  '  Tome  II,  page  an. 

85 


670  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fort  excité  l'attente  du  public  anglais;  et  nos  lecteurs  me  voudraient 
mal  si  je  ne  satisfaisais  pas,  sur  ce  point,  leur  juste  curiosité. 

Etablissons  d'abord  les  circonstances  de  la  cause.  La  lettre  est  de 
1708  ou  170/1.  Newton  avait  alors  quelque  cliose  comme  soixante  ans. 
Elle  est  adressée  à  une  lady  Norris  qu'il  avait  autrefois  connue,  et  qui 
venait  de  perdre  son  troisième  mari.  Dans  cette  œuvre  supposée  sienne, 
il  se  propose  pour  succéder  au  défunt,  et  il  entreprend  de  déterminer 
la  dame  par  raison  démonstrative.  Voici  ce  qu'il  lui  écrit  : 

■  Madame,  Le  grand  chagrin  que  vous  a  causé  la  perle  de  sir  William,  montre 
«  que   s'il  fût  revenu  près  de  vous  sain  et  sauf,  vous  auriez  été  bien  aise  de  vivre 

•  encore  avec  un  mari  ;  et  conséquemment  la  répugnance  que  vous  éprouvez  au- 
t  joard'hui  à  vous  remarier,  ne  peut  provenir  de  rien  autre  chose  que  du  souvenir 
«  de  celui  que  vous  avez  perdu.  Penser  toujours  à  un  mort,  c'est  mener  une  vie  mé- 
«lancolique  parmi  des  tombeaux;  et  combien  le  chagrin  est  ennemi  de  votre  santé, 

•  cela  est  très-manifeste  par  la  maladie  qu'il  vous  a  causée  quand  vous  avez  reçu  les 
«  premières  annonces  de  votre  veuvage.  Est-ce  que  vous  pouvez  vous  résoudre  à  pas- 
■  ser  le  reste  de  votre  vie  dans  le  chagrin  et  la  tristesse  ?  Pouvez-vous  vous  résoudre 

•  à  porter  perpétuellement  un  habit  de  veuve;  un  habit  qui  est  peu  agréable  dans 
«la  société,  un  habit  qui  rappellera  toujours  à  votre  esprit  voire  mari  défunt,  et 

•  qui  par  conséquent  prolongera  votre  chagrin  et  votre  indisposition,  jusqu'à  ce 
«que  vous  fayez  quitté?  Le  remède  propre  contre  tous  ces  inconvénients,  c  est  un 
«nouveau  mari;  et  de  savoir  si  vous  devez  admettre  ce  spécifique  contre  de  tels 
«maux,  c'est  une  question  dont  l'examen  ne  demande  pas  beaucoup  de  temps. 
«Savoir  si  vous  dever  porter  constamment  le  mélancolique  vêlement  de  veuve,  ou 
«  briller  de  nouveau  parmi  les  femmes  ;  si  vous  voudrez  passez  le  reste  de  vos  jours 
«gaiement  ou  en  tristesse,  en  santé  ou  en  maladie,  ce  sont  des  questions  faciles  à 
«décider.  En  outre,  vous  serez  plus  en  état  de  vivre  conformément  à  votre  rang, 
«  avec  l'assistance  d'un  mari  que  sur  votre  seul  revenu.  C'est  pourquoi,  supposé  que 
«la  personne  proposée  vous  plaise,  je  ne  doute  pas  que  d'ici  à  peu  de  temps,  vous 
«  ne  me  fassiez  connaître  voire  disposition  à  vous  remarier;  ou  que^  du  moins,  vous 
«  accorderez  à  celte  personne  la  permission  d'en  causer  avecvous: 

«Je  suis.  Madame,  votre  très-humble  et  obéissant  serviteur.  » 

Si  cette  lettre,  qui  n'est  ni  écrite  de  la  main  de  Newton,  ni  signée 
de  lui,  a  été  réellement  envoyée  à  lady  Norris,  elle  aurait  pu  répondre 
ce  que  cette  courtisane  de  Venise  disait  à  Jean-Jacques  :  Zanetio,  Za- 
netto ,  hscia  le  donne,  e  studia  la  matematica.  Maintenant,  je  demande,- 
si  ce  n'est  pas  trahir  la  mémoire  de  ce  grand  génie,  que  d'aller 
fouiller  dans  ses  papiers  secrets,  un  siècle  après  sa  mort,  pour  en  exhu- 
mer un  pareil  document  sans  authenticité,  le  rendre  public,  et  livrer 
sa  personne  au  sourire  de  la  foule,  pour  le  pitoyable  intérêt,  de  pouvoir 
écrire  sur  l'affiche,  a  love  letter?  Or  voici  une  bien  autre  aventure.  Je 
vois,  dans  le  North  British  Review  du  mois  d'août  dernier  qu'un  critique 
très-judicieux,  le  professeur  A.  De  Morgan,  nie  que  cette  lettre  soit  de 


NOVEMBRE  1855.  671 

Newton,  et  il  en  donne  des  raisons  très-plausibies.  Il  prétend  qu'elle 
aura  été  probablement  écrite  par  quelque  plaisant,  à  lady  Norris. 
comme  un  badinage;  et  que  celle-ci  l'aurait  envoyée  à  la  jolie  nièce  de 
Newton,  miss  Barton,  pour  l'amuser.  Dans  cette  supposition  fort  vrai- 
semblable, la  gravité  doctorale  de  Sir  David  Brewster,  se  trouverait 
quelque  peu  compromise;  mais  aussi  le  pauvre  Newton  serait  déchargé 
du  ridicule  que  son  biographe  lui  donnait;  et,  à  tout  prendre,  cela  vau- 
drait mieux. 

Ce  furent  aussi  des  indiscrétions,  mais  plus  excusables  par  leurs  mo- 
tifs, qui,  dans  les  dernières  années  de  la  vie  de  Newton,  révélèrent  au 
public,  les  études  de  chronologie  et  de  théologie,  dont  il  faisait  ses 
délassements.  Si  l'on  considère  l'immensité  de  l'érudition  qui  règne 
dans  ces  écrits,  on  les  trouve  prodigieux,  venant  d'un  esprit  si  profon- 
dément occupé  d'autres  objets  d'une  nature  toute  dirterente.  Mais  quand 
on  examine  la  mise  en  œuvre  des  matériaux  qui  les  composent,  on 
est  plus  étonné  encore  du  contraste  qui  existe  entre  la  sévérité  prudente , 
presque  austère,  de  ce  même  esprit  .dans  les  recherches  mathématiques 
ou  expérimentales,  et  son  abandon  complet  aux  spéculations  systéma- 
tiques, dans  les  combinaisons. qu'il  forme,  sur  les  actes,  les  coutumes, 
les  époques  des  peuples  et  des  personnages  de  l'antiquité,  comme  aussi 
sur  le  sens  des  prophéties  de  Daniel  et  de  l'Apocalypse  de  saint  Jean. 
Quand  j'ai  rendu  compte  de  la  correspondance  de  Newton  avec  Cotes, 
j'ai  montré  par  des  preuves  palpables  que  le  système  chronologique  de 
Newton  ne  saurait  un  moment  se  soutenir,  en  présence  des  faits  et  des 
documents  historiques  aujourd'hui  connus.  Le  docteur  Brewster,  dans 
son  rôle  de  panégyriste  ne  peut  aller  si  loin  ;  et,  sans  se  préoccu(fbr  de 
ces  nouvelles  données,  il  s'en  tient  à  l'opinion  que  Daunou  émettait  il 
y  a  trenle<}uatre  ans  sur  ce  système,  laquelle  revient  à  peu  près  à  dire, 
qu'en  somme,  il  n'est  guère  plus  hypothétique  et  contestable  que  ceux 
qu'on  lui  a  opposés.  Mais  on  n'éteint  pas  la  vérité,  en  ne  voulant  pas 
la  voir.  Quant  à  l'interprétation  newtonicnne  des  prophéties,  le  docteur 
Brewster  se  montre  beaucoup  plus  assuré  de  son  exactitude.  Par 
exemple,  dans  celle  de  Daniel,  il  y  a  un  passage,  où  Newton  trouve 
qu'il  s'agit  manifestement  du  pape.  Son  zélé  biographe  en  signalant 
cette  découverte,  la  définit  avec  une  précision  scmpuleuse ,  dans  les 
termes  suivants^  :  «Au  chap.  vu,  on  montre  que  la  onzième  corne 
«du  quatrième  animal  de  Daniel  est  l'église  de  Rome,  dans  son  triple 
«caractère  de  voyant,  de  prophète,  et  de  souverain.  El  son  pouvoir  de 
0  changer  les  lois  est  copieusement  illustré  dans  le  chapitre  vin.  » 
*  Tome  II,  page  829. 

85. 


672  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Voilà  qui  est  très-affirmatif,  et  Ton  ne  peut  douter  que  le  docteur 
Brewster,  ne  trouve  très-juste  cette  application  de  la  onzième  corne. 
Toutefois,  il  nous  avait  fait  espérer  quelque  chose  de  plus  qu'une  simple 
approbation.  Dans  sa  première  biographie  de  1821,  prenant  en  pitié 
l'aveuglement  qui  m'avait  empêché  de  croire  à  une  interprétation  si  na- 
turelle ,  il  s'était  chaleureusement  écrié  :  »  L'interprétation  newtonienne 
«des  prophéties,  et  spécialement  cette  partie  que  M.  Biot  caractérise 
«comme  empreinte  d'un  sentiment  de  préjugé,  a  été  adoptée  par  des 
«hommes  de  l'esprit  le  plus  judicieux  et  le  plus  profond;  et,  indépen- 
«damment  de  l'évidence  historique  et  morale,  sur  laquelle  celte  inter- 
«prétation  est  fondée,  elle  peut  encore  être  développée  jusqu'à  toute 
«la  plénitude  d'une  démonstration.»  Voilà  ce  que  j'ai  ardemment  sou- 
haité de  voir.  Salatare  meum  !  Je  l'ai  encore  demandé  il  y  a  trois  ans  au 
docteur  Brewster,  dans  ce  journal  même.  Mais  il  n'a  pas  répondu  à 
mes  vœux.  Peut-être  cette  démonstration  est  elle  trop  longue  pour  en- 
trer dans  ses  deux  volumes?  Peut-être  y  manque-t-il  encore  quelque 
chose?  Dans  ce  dernier  cas,  il  pourrait  appeler  à  son  secours  un  autre 
théologien  géomètre,  Napier  l'inventeur  des  logarithmes,  qui  a  aussi 
commenté  l'Apocalypse.  Par  malheur,  celui-là  trouve  que  c'est  Gog  et 
non  pas  la  onzième  corne  de  Daniel  qui  désigne  le  pape.  Mais,  à  le 
bien  prendre,  ces  deux  interprétations  peuvent  être  réputées  également 
vraies,  chacune  à  leur  place;  et  ainsi  elles  sont  également  concluantes 
contre  le  papisme.  Seulement,  comme  chacune  en  soi,  est  très-dure  à 
croire,  la  démonstration  du  docteur  Brewster  sera  bien  nécessaire  pour 
leur  donner  cours. 

Parmi  les  écrits  théologiques  de  Newton ,  il  en  est  un  qui  a  acquis  beau- 
coup de  célébrité,  parsuitedes  inductions  qu'on  en  a  tirées  sur  la  nature  de 
ses  opinions  religieuses.  Il  est  intitulé,  An  historical  account  oftwo  notable  cor- 
ruptions ofScriptare,  Mémoire  historique  sur  deux  altérations  notables  du 
texte  de  l'Écriture.  Il  a  pour  objet  la  discussion  critique  de  deux  passages 
des  épitres  de  saint  Jean  et  de  saint  Paul ,  que  les  écrivains  ecclésiastiques 
ont  généralement  considérés  comme  contenant  des  expressions  symbo- 
liques du  dogme  de  la  Trinité,  expressions  que  Newton  suppose  avoir 
été  introduites  postérieurement  dans  les  textes,  par  les  chrétiens  d'Occi- 
dent, Cet  écrit  ne  fut  rendu  public  qu'en  lyS/i,  vingt-sept  ans  après  la 
mort  de  Newton,  et  il  parut  d'abord  traduit  en  français  sous  la  forme 
d'une  lettre  adressée  par  lui  à  un  Genevois  nommé  Leclerc,  connu  par 
ses  opinions  antitrinitaires.  Une  copie  plus  complète  de  l'ouvrage  a  été 
insérée  depuis,  non  sans  quelque  répugnance,  par  Horsley  dans  son 
édition  des  œuvres  de  Newton.  En  l'absence  de  toute  date,  il  pouvait  ne 


'     NOVEMBRE  1855.  673 

pas  paraître  invraisemblable  que  Newton  eût  composé  cette  dissertation 
vers  l'époque  où  ses  amis,  Whiston  et  Ciarke,  étaient  en  butte  aux  atta- 
ques de  tous  les  théologiens  anglicans ,  comme  suspects  de  ces  mêmes 
doctrines,  ce  qui  eût  été  une  manière  indirecte  de  venir  à  leur  secours. 
Toutefois,  en  émettant  cette  idée  dans  l'article  Newton  de  la  Biographie 
universelle,  où  je  la  présentai  seulement  comme  une  conjecture,  je  ne 
dissimulai  point  que  la  date  cherchée  se  trouvant  ainsi  amenée  entre 
1712  et  1719,  lorsque  Newton  avait  de  soixante-dix  à  soixante  dix- 
sept  ans,  c'eût  été  un  prodige,  qu'à  cet  âge,  il  eût  pu  composer  un 
écrit  aussi  étendu,  et  aussi  chargé  d'érudition  que  celui-là.  La  vraie  so- 
lution de  ce  mystère  ne  fut  connue  qu'en  1 83o,  quand  lord  King  eut  pu- 
blié la  vie  de  Locke,  où  se  trouve  une  curieuse  suite  de  lettres  échangées 
entre  lui  et  Newton.  Plusieurs  sont  relatives  à  des  questions  de  théologie 
biblique,  sur  lesquelles  ils  se  consultent  mutuellement,  et  dont  ils  se 
montrent  tous  deux  très-occupés.  Dans  une  de  ces  lettres  en  date  du 
ili  novembre  1690,  Locke  ayant  projeté  de  faire  un  voyage  sur  le 
continent.  Newton  lui  confie  le  manuscrit  anonyme  de  sa  dissertation 
sur  les  deux  passages  de  l'Écriture,  et  le  prie  de  le  faire  publier  en 
français,  «sauf,  dit-il  ensuite,  à  le  réimprimer  plus  tard  en  Angleterre, 
«  quand  on  en  aura  vu  l'elTetau  dehors.  »  Peu  de  temps  après,  le  voyage 
de  Locke  n'ayant  pas  eu  lieu,  Newton  lui  redemanda  son  manuscrit. 
Mais  il  était  trop  tard,  Locke  l'avait  envoyé  à  son  ami  Leclerc.  Alors, 
Newton  fort  ému  lui  adressa  la  lette  suivante,  datée  de  Cambrigde  le 
16  février  1691. 

«Monsieur,  .    ,    ,  ,^ 

•  Vos  précédentes  lettres  ne  me  sont  pas  parvenues,  mais  j'ai  la  dernière.  Je  pen- 
«sais  que  mes  papiers  étaient  demeurés  sans  déplacement,  et  je  suis  fâché  aap- 
«  prendre  qu'on  en  fait  bruit  (/  am  sorry  to  hear  ihal  there  is  nervs  about  ihem).  Per- 
«  meltez  que  je  vous  supplie  d'en  arrêter  la  traduction  et  l'impression,  aussitôt  que 
•  vous  le  pourrez,  car  j'ai  le  dessein  de  les  supprimer.  Si  votre  ami  s'est  mis  en  frais  et 
«en  peines  (à  cette  occasion),  je  l'indemniserai  des  uns  et  le  récompenserai  des 
«  autres. 

«Votre  très-humble  et  affectionné  serviteur, 

«Isaac  Newton.  » 

Newton  craignait-il  que  s'il  venait  à  être  connu  pour  l'auteur  de  cet 
ouvrage,  on  ne  l'accusât  d'arianisme  et  de  socinianisme,  ce  qui  n'eût  pas 
été  sans  danger  alors?  C'est  l'opinion  du  dooleui'  Brewster.  Ou ,  ce  qu'on 
aimerait  mieux ,  s'arrêta-t-il  devant  la  pensée  de  jeter  encore  de  nouveaux 
troubles  dans  les  communions  chrétiennes  par  la  publication  de  ce 
qu'il  appelait  ses  idées  mystiques ,  myslical  fancies  ?  S'il  fit  cet  effort,  il 


674  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

eut  beaucoup  à  prendre  sur  lui-même.  Car  son  nouveau  biographe  a 
encore  fait  sortir  du  secret  de  sa  tombe  une  autre  dissertation  conçue 
dans  le  même  esprit,  et  beaucoup  plus  violente.  Elle  est  intitulée  :  Pa- 
radoxal questions  conceming  Athanasius  and  his  followers ,  Questions  para- 
doxales concernant  Athanase  et  ses  adhérents ^  C'est  une  histoire  du 
concile  de  Nicée,  et  des  luttes  qui  s'ensuivirent  entre  Arius  et  Athanase , 
présentée  en  sens  exactement  inverse  des  écrivains  catholiques.  Pour 
en  avoir  une  idée  précise ,  ouvrez  le  II?  volume  de  V Histoire  ecclésias- 
tique de  Fleury  publié  en  1720,  où  il  rapporte  les  actes  de  ce  concile 
ainsi  que  les  luttes  dont  il  s'agit;  puis,  dans  chaque  fait,  dans  chaque 
détail ,  transportez  au  compte  d'Arius  ou  des  ariens  tout  ce  qui  est  dit  en 
faveur  d'Athanase,  et  au  compte  d' Athanase  tout  ce  qui  est  dit  contre 
Arius.  Partout  Arius  est  le  persécuté,  et  Athanase  le  persécuteur.  Les  rôles 
sont  absolument  retournés.  Cela  va  jusqu'à  accuser  Athanase  d'avoir  été 
un  destructeurd'églisesetun  assassin.  Le  docteur  Brewsternenous  fait  pas 
connaître  les  raisons  que  Newton  allègue  pour  décider  chaque  question 
en  ce  sens.  Il  se  borne  à  enprésenterle  résumé  constamment  approbatif. 
Ceci  est  complété  par  une  dissertation  sur  le  mot  sacramentel  bfxoovmus, 
adopté  par  le  concile  de  Nicée  pour  exprimer  la  communauté  de  sub- 
stance des  trois  personnes  de  la  Trinité  ;  expression  que  Newton  désap- 
prouve en  principe,  et  dont  il  reproche  aux  Eglises  latines  d'avoir 
dénaturé  le  sens^.  Si  Newton  eût  publié  ces  écrits  de  son  vivant,  ou 
s'il  en  eût  prescrit  la  publication  après  sa  mort,  il  serait  impossible  de 
n'y  pas  voir  une  négation  formelle  du  dogme  de  la  Trinité.  Mais ,  n'ayant 
fait  ni  l'un  ni  l'autre,  il  est  déplorable  qu'une  spéculation  posthume  les 
livre  à  la  curiosité  publique ,  sans  s'inquiéter  du  jugement  qu'on  en  por- 
tera. Le  docteur  Brewster  n'admet  pas  ces  ménagements.  Loin  de  vou- 
loir pallier  ces  écarts  de  Newton,  il  lui  en  fait  un  titre  de  gloire.  «  Newton 
«  s'écrie-t-il ,  n'ayant  jamais  voulu  s'engager  dans  les  ordres  de  l'Eglise 
«établie,  n'avait  pas  à  redouter  des  phares  trompeurs  placés  sur  sa 
«route,  ni  de  fausses  lumières  qui  l'auraient  égaré.  Il  était  libre  de 
«  planer  en  tous  sens  dans  le  volume  (sic)  de  l'inspiration ,  et  d'extraire 
«  des  pages  sibyllines  de  ses  prophètes ,  de  ses  apôtres ,  de  ses  historiens , 
«  et  de  ses  poètes,  les  vérités  isolées  quelles  révèlent;  et  de  les  combiner 
«en  une  foi  plus  large;  et  de  les  embaumer  (emhalm),  dans  une  tolé- 
«rance  plus  élevée^.»  Ici  le  biographe  a  fait  place  au  prédicateur.  Le 
désordre  des  expressions  et  l'incohérence  des  images,  rappellent  tout 
à  fait  les  visions  apocalyptiques.  Des  vérités  embaumées  dans  la  tolérance, 
c'est  quelque  chose  d'incompréhensible  à  l'esprit  humain. 

*  Tome  II,  page  3Aa  et  suiv.  —  •  Ibid.  pages  35o  el  53a.  ^  '  Ibid.  page  3 1 4-    ' 


NOVEMBRE  1855.  «75 

Au  reste,  toutes  les  spéculations ,  orthodoxes  ou  non  orthodoxes ,  que 
Newton  aurait  pu  faire  sur  les  points  les  plus  fondamentaux  du  chris- 
tianisme, sont  couvertes  aux  yeux  du  docteur  Brewster  par  deux  cir- 
constances atténuantes  :  d'une  part,  sa  foi  entière  dans  la  révélation, 
sous  le  privilège  d'interpréter  les  Écritures  à  sa  guise;  de  l'autre,  son  an- 
tipathie enracinée  contre  ce  que  le  docteur  appelle  les  superstitions 
romaines,  Romish  superstitions,  expression  chez  lui  aussi  vive  et  aussi 
fréquente  que  si  nous  étions  encore  au  temps  de  son  compatriote  Knox. 
Comme  preuve  de  ce  zèle ,  il  nous  fait  connaître  une  profession  de  foi 
que  Newton  avait  rédigée  en  1714  pour  être  proposée  au  parlement, 
rendue  obligatoire  par  toute  l'Angleterre,  et  souscrite  par  toutes  les 
personnes  publiques.  En  voici  le  texte,  sauf  les  considérants  que  j'o- 
mets^ : 

«Nous  soussignés,  reconnaissons  et  déclarons  solennellement,  et 
usans  aucune  équivoque  ni  restriction  mentale,  croire  sincèrement  que 
«  l'Eglise  de  Rome ,  est ,  en  doctrine  et  en  culte ,  une  Eglise  fausse ,  sans 
«charité,  et  idolâtre,  avec  laquelle  il  n'est  pas  légalement  permis  de 
«  communiquer;  et  que  les  ÉgUses  luthériennes  ainsi  que  calvinistes,  de 
«l'étranger,  sont  des  Églises  véritables,  avec  lesquelles  nous  pouvons 
«communiquer  légalement;  et  que  leur  baptême  est  valide  et  authen- 
«  tique;  et  que  l'Église  d'Angleterre  n'est  pas  mise  en  péril,  par  l'acccs- 
«  sion  de  la  maison  d'Hanovre  au  trône  de  la  Grande-Bretagne,  n 

Le  trait  final  est  d'une  naïveté,  et  d'un  à-propos  admirables.  Mais 
probablement  on  ne  le  jugea  pas  assez  politique.  Ce  projet  de  déclara- 
tion religieuse  n'eut  aucune  suite.  Il  ne  fut  pas  même  débattu ,  et  l'on 
aurait  toujours  ignoré  son  existence,  si  le  docteur  Brewster  ne  nous 
l'avait  pas  révélée.  Mais  l'ayant  trouvé  écrit  de  la  main  de  Newton,  il 
n'a  pas  voulu  perdre  le  mérite  de  sa  découverte;  et,  ce  qui  n'est  pas 
moins  curieux,  c'est  qu'il  lui  en  fait  honneur  comme  manifestant  les 
sentiments  de  tolérance  qui  l'animaient.  Il  paraît  qu'au  jugement  du 
docteur  Brewster,  quand  on  ne  proscrit  que  des  cathoUques,  on  est 
tolérant. 

En  somme,  cette  volumineuse  biographie  ne  sera  pas  profitable  à  la 
mémoire  de  Newton.  Sauf  la  part  cachée,  et  peu  honorable,  qu'il  a 
prise  à  la  confection  et  à  la  publication  du  Commerciam  epistolicum,  elle 
ne  nous  fait  connaître  de  lui  aucun  travail  scientifique  que  nous  ayons 
ignoré;  et  des  phrases  louangeuses  ne  sauraient  faire  sentir  le  mérité 
de  ceux  que  nous  possédons.  La  puissance  de  ce  génie  incomparable. 


*  Tome  II,  page  35a. 


4    (I 


676  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qui  a  tant  agrandi  l'analyse  pure,  posé  les  principes  de  la  mécanique 
rationnelle  et  de  la  mécanique  céleste ,  créé  la  physique  mathématique, 
ne  peut  être  bien  comprise  que  par  ceux  qui  ont  longtemps  pratiqué 
ses  ouvrages,  et  qui  ont  travaillé ,  selon  la  mesure  de  leurs  forces,  à  en 
rendre  les  applications  plus  précises  ou  plus  étendues.  Les  découvertes 
remarquables  que  le  docteur  Brewster  a  faites  dans  les  actions  des  corps 
sur  la. lumière,  et  son  talent  d'invention  comme  physicien  expérimen- 
tateur, ne  le  rendent  pas  un  interprète  suffisamment  autorisé  de  ces 
travaux  principalement  mathématiques,  non  plus  qu'un  appréciateur 
compétent  des  controverses  qu'ils  ont  excitées.  Aussi  les  jugements  qu'il 
en  porte  ,  étant  pris  de  seconde  main ,  ou  ne  pénètrent  pas  assez  avant 
dans  le  fond  des  sujets,  ou  sont  trop  souvent  empreints  des  passions 
locales  auxquelles  il  les  emprunte.  Les  détails  minutieux,  et  tout  per- 
sonnels ,  qu'il  a  tirés  des  manuscrits  de  Newton ,  nous  apprennent  seu- 
lement de  lui  des  particularités  sans  importance,  ou  des  faiblesses  d'a- 
mour-propre, ou  des  petitesses  académiques,  des  torts  même,  dont 
on  voudrait  pouvoir  détourner  ses  regards.  Je  sais  bien  que  tout  cela 
disparaît  aux  yeux  du  docteur  Brewster  devant  le  grand  exemple  de  foi 
chrétienne  que  Newton  nous  présente.  Car  c'est  surtout  pour  nous  le 
montrer  chrétien,  et  fermement  convaincu  de  la  vérité  de  la  révé- 
lation, qu'il  veut  nous  faire  admirer  son  génie;  présumant  qu'une  aussi 
imposante  autorité,  si  elle  ne  persuade  pas  les  incrédules,  devra  les 
réduire  au  silence.  Telle  est,  je  crois,  la  pensée  que  le  docteur  Brewster 
exprime  en  style  jBguré,  et  avec  sa  véhémence  ordinaire,  dans  cette 
phrase  obscurément  mystique  :  «  The  apostle  of  infidelity  cowcrs  be- 
aneath  the  implied  rebuke^;  »  littéralement  :  «L'apôtre  de  l'infidéHté 
«  tombe  atterré  sous  l'irrésistible  répulsion,  qui  résulte  (de  ce  contraste  ?).  » 
Autant  que  je  puis  la  comprendre,  la  sentence  est  rude;  mais  elle 
porte  à  faux  dans  la  généralité  de  son  application.  En  effet,  il  y  a  des 
millions  de  chrétiens  très-sincères  qui  refuseraient  de  souscrire  aux  doc- 
trines antitrinitaires  de  Newton,  telles  que  son  biographe  nous  les  ré- 
vèle; et  l'on  ne  pourrait  pas,  en  bonne  justice,  les  appeler,  pour  cela, 
des  infidèles.  Mais  je  laisse  aux  théologiens  de  profession  l'examen  de 
ces  cas  de  conscience ,  qui  passent  ma  portée.  Me  bornant  donc  à  con- 
sidérer, au  seul  point  de  vue  humain  et  scientifique,  l'ouvrage  dont  je 
viens  de  présenter  l'analyse,  j'avouerai  avec  regret,  qu'il  me  semble 
être  à  la  fois  superficiel  et  diffus.  Les  matériaux  y  sont  distribués  sans 
ordre;  de  sorte  qu'il  faut  souvent  aller  chercher  bien  loin  ceux  qui 

»  Tome  II,  page  3iA.  -  ''J'  1  -  '  ^'f- 


NOVEMBRE  1855.  677 

se  rapportent  à  un  même  système  d'idées,  pour  en  recomposer  un  en- 
semble. Le  ton  d'emphase  qui  y  règne  d'un  bout  à  l'autre,  fatigue  aussi 
à  la  longue;  et  de  tout  cela  il  pourrait  malheureusement  arriver,  qu'il 
fût  ennuyeux.  Je  souhaite,  plus  que  je  ne  l'espère,  que  le  docteur 
Brewster  ne  me  taxe  pas  d'incrédulité,  pour  penser  ainsi. 

J.  B.  BIOT. 


Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Hiouen-tbsang  et  de 
SES  VOYAGES  DANS  lInde,  depuis  l'an  629  jusqu'en  6U5  [de  notre 
ère),  par  Hoeî-li  et  Yen-thsong,  suivie  de  documents  et  d'éclair- 
cissements géographiques  tirés  de  la  relation  originale  de  Hiouen- 
thsang,  traduite  du  chinois  par  Stanislas  Julien,  membre  de  l'Ins- 
titut de  France.  Paris,  imprimé  par  autorisation  de  l'Empereur 
à  rimprimerie  impériale,  i853,  in-8°  de  lxxxiv-472  pages. 

QDATBièMB    ARTICLE'. 

Biographie  de  Htouen-tlisang. 

Quand  le  comte  de  Liang  apprit  que  Hiouen-thsang  arrivait  près  de 
Tchang-'an'',  il  envoya,  pour  le  recevoir,  le  général  commandant  la 
cavalerie  de  l'arrondissement  et  le  préfet  du  district.  Ces  deux  fonc- 
tionnaires avaient  ordre  d'aller  au-devant  de  lui,  de  le  conduire  depuis 
le  grand  canal  jusqu'à  la  capiUile,  et  de  l'installer  dans  l'hôtel  destiné 
aux  ambassadeurs.  Une  multitude  immense  les  accompagnait.  En  même 
temps,  les  magistrats  de  la  ville  invitèrent  les  religieux  de  tous  les  cou- 
vents à  préparer  des  tapisseries,  des  chaises  à  porteurs,  des  fleurs,  des 
bannières,  etc.,  pour  la  procession  du  lendemain,  où  les  livres  sacrés 
et  les  statues  devaient  être  déposés  olTiciellement  dans  le  couvent  du 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  mars,  page  là^,  pour  le  deuxième, 
celui  d'août,  page  ^85,  et,  pour  le  troisième,  celui  de  septembre,  page  556.  — 
'  Avec  le  retour  de  Hiouen-lhsang  commencent  le  sixième  livre  el  le  récit  de  ses 
travaux  de  traduction  jusqu'à  sa  mort  décrite  dans  le  dixième  el  dernier  livre.  Pour 
ces  cinq  livres,  M.  Stanislas  Julien  a  cru  pouvoir  se  borner  a  un  simple  réstimé. 

86 


678  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Grand-Bonheur  (Hong-fo-sse).  Le  lendemain,  les  religieux  se  réunirent 
en  foule  rangés  par  groupes  avec  ordre  et  symétrie;  et  le  trésor  du 
couvent  reçut  tout  ce  que  le  Maître  de  la  Loi  avait  rapporté  des  con- 
trées de  l'Ouest. 

En  voici  la  curieuse  énumëration  : 

D'abord  cent  cinquante  grains  de  che-li  (çarîras)  ou  reliques,  prove- 
nant de  la  chair  de  Joa-laï,  du  Tathâgata; 

En  second  lieu,  une  statue  d'or  du  Bouddha  dont  l'ombre  est  restée 
dans  la  Grotte  des  Dragons,  sur  la  montagne  Prâgbouddhaguiri ,  au 
royaume  de  Magadha,  avec  un  piédestal  de  matière  transparente,  haute 
de  trois  pieds  trois  pouces,  et  semblable  à  la  statue  du  Bouddha  qu'on 
voit  dans  le  royaume  de  Varânaçî  (Bénarès),  et  qui  le  représente  tour- 
nant, pour  la  première  fois,  la  roue  de  la  Loi  dans  le  Parc  des  anti- 
lopes (Mrîgadava); 

Troisièmement,  une  statue  du  Bouddha  en  bois  de  sandal,  haute  de 
trois  pieds  cinq  pouces,  toute  pareille  à  celle  que  le  roi  de  Kaouçâmbî, 
Oudayana ,  avait  fait  exécuter  d'après  nature  ; 

Quatrièmement,  une  statue  en  bois  de  sandal,  de  deux  pieds  neuf 
pouces,  semblable  à  celle  du  royaume  de  Kapitha,  qui  représente  le 
Tathâgata  au  moment  où  il  descend  du  palais  des  Dé  vas; 

Cinquièmement,  une  statue  d'argent  de  quatre  pieds  de  haut,  sem- 
blable à  celle  qui  représente  le  Bouddha  expliquant  le  Lotus  de  la  Bonne 
Loi  et  autres  livres  s.icrés  sur  le  Pic  du  Vautour; 

Sixièmement,  une  statue  d'or  du  Bouddha,  haute  de  trois  pieds 
cinq  pouces,  semblable  à  son  ombre  qu'il  a  laissée  dans  le  royaume 
de  Nagarahâra  ^  et  qui  le  représente  domptant  un  dragon  venimeux; 

Septièmement,  une  statue  sculptée  en  bois  de  sandal,  haute  d'un 
pied  trois  pouces,  semblable  à  celle  du  royaume  de  Vaiçâlî,  qui  re- 
présente le  Bouddha  faisant  le  tour  de  la  ville  pour  convertir  les 
hommes. 

Après  les  statues  venaient  les  livres  plus  précieux  encore.  Ils  étaient 
répartis  en  dix  classes,  dont  la  première  comprenait  les  livres  sacrés 
(soûtras)  du  Grand  Véhicule,  au  nombre  de  i  2li\  et  les  autres  classes, 
les  livres  sacrés  et  les  traités  spéciaux  de  plusieurs  écoles ,  tant  du  Petit 
Véhicule  que  du  Grand,  desSarvâstivâdas,  des  Sammitîyas,  des  Mahî- 
çàçakas,  des  Kâcyapîyas,  des  Dharmagouptas ,  etc.  Cette  collection, 
qui  ne  formait  pas  moins  de  687  ouvrages  en  Sac  fascicules,  était  por 
tée  par  2  2  chevaux. 

'  Voir  le  Journal  des  Savants,  cahier  d'août  i855,  page  ^ga. 


NOVEMBRE  1855.  679 

Ce  premier  soin  rempli,  Hiouen-thsang  se  rendit  en  toute  hâte  au- 
près de  l'empereur  dans  le  palais  du  Phénix ,  à  Lo-yang.  Le  souverain 
le  reçut  avec  autant  d'eslime  que  de  bienveillance;  il  l'interrogea  lon- 
guement sur  le  climat,  les  productions  et  les  mœurs  des  diverses  con- 
trées de  l'Inde,  sur  les  monuments  sacrés  qu'il  y  avait  adorés.  Il  l'en- 
gagea à  écrire  l'histoire  de  son  voyagea  Puis,  charmé  de  toutes  les 
qualités  qu'il  découvrait  en  lui,  il  lui  proposa  un  poste  éminent  dans 
l'Etat;  mais  Hiouen-thsang  fut  assez  sage  pour  refuser  ces  offres  bril- 
lantes. Il  ne  connaissait  que  la  loi  du  Bouddha,  et  il  n'avait  jamais 
entendu  parler  de  la  doctrine  de  Confucius,  «qui  est  l'âme  de  l'admi- 
tt  nistration.  »  L'empereur  voulut  l'emmener  à  sa  suite  dans  une  expédi- 
tion militaire,  qui  avait  pour  but  de  châtier  quelques  rebelles  de  l'est. 
Le  religieux  refusa  encore,  alléguant  que  ses  principes,  fondés  sur  l'a- 
mour des  hommes,  ne  lui  permettaient  pas  d'assister  <^  des  combats  et 
à  des  scènes  de  carnage;  et,  la  seule  grâce  qu'il  demanda,  ce  fut  d'être 
mis  à  même  de  traduire  les  six  cents  ouvrages  en  langue  Fan ,  qu'il 
avait  rapportés  des  contrées  occidentales  et  dont  «  pas  un  mot  n'était 
«  encore  connu  en  langue  chinoise.  »>  L'empereur  lui  désigna  le  couvent 
du  Grand-Bonheur  à  Tchang-'an,  et  Hiouen-thsang  s'empressa  de  s'y 
rendre  pour  aciiever  sa  pieuse  mission. 

On  lui  accorda  pour  revoir  les  traductions,  coiTiger  le  style,  copier 
les  textes  sous  sa  dictée  et  les  remettre  au  net,  douse  religieux  versés  dans 
l'explication  des  livres  saints  et  des  traités  du  Grand  et  du  Petit  Véhi- 
cule; on  avait  eu  soin  de  les  choisir  parmi  les  plus  habiles  dans  les 
principaux  couvents  des  arrondissements  voisins.  Neuf  autres  d'un  mé- 
rite distingué  étaient  spécialement  chargés  de  retoucher  et  de  polir  les 
textes  traduits;  et  parmi  eux  figurait  Hoeï-li,  l'auteur  de  la  première 
rédaction  de  la  biographie  de  Hiouen-thsang.  Puis  deux  Samanéens,  sa- 
vants dans  l'étude  des  caractères  et  la  révision  des  textes  indiens,  se 
joignirent  à  cette  docte  société,  sans  compter  les  nombreux  copistes 
qu'elle  occupait  en  sous-ordre. 

Entouré  de  tous  ces  secours,  Hiouen-thsang  put,  en  moins  de  trois 
mois,  offrir  à  l'empereur  avec  la  relation  complète  de  son  voyage,  qui 
lui  avait  été  demandée ,  la  traduction  de  cinq  ouvrages.  C'étaient  le 
Bodhisattva  pitaka  soùtra  (le  livre  sacré  de  la  corbeille  (ou  recueil)  des 
bodhisattvas);  le  Bouddha  hhoûmi  soùtra  (le  livre  sacré  des  terres  du 
Bouddha);  le  Shatmoukhi  dhâram  (les  invocations  des  six  portes);  le 

!       1    ;n  'Ht   , 
>'  j  '  f', 
'  C'est  !a  relation  originale  que  M.  Stanislas  Julien  a  traduite  et  qu'il  ra  bientôt 

publier.  ,  ,    . 

86. 


680  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Traité  pour  mettre  en  lumière  la  sainte  doctrine;  et  enfin  la  collection 
des  Traités  divers  du  Grand  Véhicule  sur  la  métaphysique  (Âbhidharma) 
en  seize  livres.  En  présentant  ces  travaux,  qui  formaient  déjà  cinquante- 
huit  livres,  Hiouen-thsang  priait  l'empereur  ude  daigner  abaisser  son 
«  auguste  pinceau,  et  d'écrire  à  la  louange  du  Bouddha  une  préface  dont 
«les  idées  sublimes  brilleraient  comme  le  soleil  et  la  lune,  et  dont 
«l'écriture,  précieuse  comme  l'argent  et  le  jade,  durerait  autant  que  le 
«  ciel  et  la  terre  et  deviendrait  pour  les  générations  futures  un  objet 
«d'admiration  inépuisable.»  L'empereur  consentit,  après  quelques  diffi- 
cultés, à  écrire  cette  préface,  qui  contient  sept  cent  quatre-vingt-un  ca- 
ractères; les  biographes  ont  bien  soin  de  la  rapporter  en  entier  ^  ainsi 
que  la  correspondance  échangée  à  cette  occasion  entre  le  souverain  et 
Hiouen-thsang.  Peu  de  temps  après,  le  prince  royal  imita  l'exemple  de 
son  père,  et  il  écrivit,  con;me  lui,  une  introduction  aux  textes  sacrés 
nouvellement  traduits.  Sur  la  demande  du  supérieur  qui  dirigeait  le 
couvent  du  Grand- Bonheur,  l'empereur,  permit  que  les  deux  préfaces 
fussent  gravées  sur  des  tables  de  métal  et  de  pierre  pour  être  déposées 
dans  le  couvent. 

Cette  faveur  de  Hiouen-thsang  devait  produire  de  plus  importants  ré- 
sultats. D'après  ses  conseils,  l'empereur  décréta  que,  dans  chaque  cou- 
vent des  divers  arrondissements,  on  ordonnerait  cinq  religieux,  et  cin- 
quante dans  le  couvent  du  Grand-Bonheur.  Comme  il  y  avait  alors  dans 
tout  l'empire  trois  mille  sept  cent  seize  couvents,  on  ordonna  plus  de 
dix-huit  mille  six  cents  religieux  ou  religieuses.  Il  paraît  qu'avant  cette 
époque,  et  sous  les  dernières  années  de  la  dynastie  des  Souï  (58 1  -6 1 8), 
la  plupart  des  couvents  et  des  temples  avaient  été  saccagés,  et  que 
les  religieux  avaient  été  presque  tous  exterminés.  Cette  immense  ordi- 
nation les  rétablit  sur  un  pied  florissant.  Ainsi  Hiouen-thsang  put  se  flat- 
ter non-seulement  d'avoir  ravivé  la  foi  bouddhique  par  son  voyage, 
mais  encore  de  l'avoir  restaurée  cl  de  lui  avoir  rendu  son  ancienne 
splendeur.  Du  reste,  le  souverain  qui  régnait  alors,  Thien-wou-ching- 
hoang-ti,  était  lui-même  un  très-fervent  adepte;  il  discutait  fréquemment 
les  textes  sacrés  avec  le  Maître  de  la  Loi ,  qu'il  admettait  dans  son  inti- 
mité et  qu'il  détourna  plus  d'une  fois  de  ses  pieux  travaux  pour  l'avoir 
auprès  de  lui.  Cet  empereur  mourut  en  65o;  mais  son  fils,  qui  lui  suc- 

'  M.  Stanislas  Julien  n'a  pas  cru  devoir  traduire  «  ce  morceau ,  qui  est  écrit,  dit-il^, 
t d'un  style  ambitieux,  plein  de  mélaphores  brillanlcs  el  d'allusions  recherchées, 
t  Cette  préface  coniienl  à  la  foi  un  éloge  pompeux  de  la  doctrine  bouddhique  el  du 
«  dévouement  héroïque  du  voyageur  ;  mais  elle  n'ajoute  aucun  fait  nouveau ,  aucune 
•  observation  de  quelque  intérêt  pour  l'histoire  ou  la  géographie  de  l'Inde.  »  | 


NOVEMBRE  1855.  '^?     x  681 

céda,  n'eut  pas  moins  de  confiance  ni  moins  d'amitié  pour  le  Maître  de 
la  Loi. 

Hiouen-thsang,  d'ailleurs,  méritait  cette  faveur  extraordinaire  en  la 
fuyant  autant  qu'il  dépendait  de  lui.  Retiré  dans  le  couvent  de  la 
Grande-Bienfaisance  qu'avait  fait  construire  le  prince  royal  tout  près 
du  palais,  à  Lo-yang,  en  l'honneur  de  la  mémoire  de  sa  mère,  «  il  s'appli- 
«  quait  uniquement  à  la  traduction  des  livres  sacrés  sans  perdre  un  seul 
«instant.  Chaque  matin,  il  se  donnait  une  nouvelle  tâche,  et,  si,  dans  la 
«journée,  quelque  affaire  l'avait  empêché  de  l'achever,  il  ne  manquait 
«jamais  de  la  continuer  pendant  la  nuit.  S'il  rencontrait  une  difficulté,  il 
«  quittait  son  pinceau  et  déposait  le  livre;  puis ,  après  avoir  adoré  le  Boud- 
«dha  et  accompli  ses  devoii*s  religieux  jusqu'à  la  troisième  veille,  il  se 
«  livrait  quelque  temps  au  repos;  et,  à  la  cinquième  veille,  il  se  relevait. 
Il  lisait  tout  haut  le  texte  indien  et  notait  successivement  à  l'encre  rouge 
«  les  morceaux  qu'il  devait  traduire  au  lever  du  soleil.  »  Tous  les  jours ,  il 
expliquait  pendant  quatre  heures  un  nouveau  soùtra  ou  un  nouveau 
castra  aux  religieux  de  son  couvent,  ou  à  ceux  des  diverees  provinces  qui 
se  pressaient  poiu*  le  consulter  sur  le  sens  des  passages  douteux  ou. diffi- 
ciles. Les  disciples  qui  venaient  lui  demander  ses  instructions  pour  1  ad- 
ministration intérieure  du  couvent  dont  il  était  chaîné  remplissaient  les 
galeries  et  les  salles  voisines  de  sa  chamhre.  Il  répondait  <^  tous  avec 
clarté,  sans  jamais  rien  omettre.  Il  discutait  à  haute  voix  et  parlait  avec 
chaleur,  sans  paraître  jamais  éprouver  ni  fatigue,  ni  relâchement,  tant 
étaient  grandes  la  force  de  son  corps  et  la  vigueur  de  son  esprit.  «  Sou- 
te vent  des  princes  et  des  ministres  venaient  lui  rendre  leurs  devoirs. 
a  Quand  ils  avaient  entendu  ses  conseils,  tous  ouvraient  leur  cœur  à  la 
«foi;  et,  ahjurant  leur  orgueil  naturel,  ils  no  quittaient  point  Hiouen- 
0  thsang  siuis  lui  avoir  donné  des  témoignages  d'admiration  et  de 
«  respect.  » 

Quatorze  années  de  celte  vie  lahorieuse  devaient  s'écouler  encore 
pour  le  Maître  de  la  Loi.  En  669,  il  obtint  la  permission  de  l'empe- 
l'eur  Kao-tsong  do  se  retirer  avec  ses  traducteur  adjoints  et  ses  disciples 
au  palais  de  Yu-hoa-kong,  où  il  espérait  trouver  plus  de  solitude.  Là  il 
entreprit  la  traduction  épineuse  et  longue  de  la  Pradjnâ  pâramitâ,  dont 
le  manuscrit  indien  ne  contenait  pas  moins  de  deux  cent  mille  çlokas^ 

'  Nous  ne  connaissons  pas  celte  rédaction  en  deux  cent  mille  çlokas-,  nous  ne 
possédons  ici  que  les  trois  rédactions  en  cent  mille  çlokas,  en  vingt-cinq  mille  et 
en  huit  mille,  les  plus  courtes  étant  des  abrégés  dos  plus  longues.  Voir  Ylntrtyduc- 
tion  à  l'Hisloir«  du  bouddhisme  indicfi,  pages  662  et  suiv.,  et  le  Journal  des  Savunit, 
tahier  de  janvier  1  Sbb ,  p.  64- 


682  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  livre  de  ia  Pradjnà  pâramitâ,  ou  de  rintelligence  transcendante, 
que  les  Chinois  appellent  Pan-jo,  était  alors  le  plus  estimé  de  tous  les 
Soùtras.  On  l'avait  traduite  dans  les  siècles  précédents;  mais  elle  était 
loin  d'être  complète,  et,  de  toutes  parts,  on  adressait  au  Maître  de  la 
Loi  les  plus  vives  instances  pour  qu'il  voulût  bien  en  faire  une  traduc- 
tion nouvelle.  Le  Soûtra  de  la  Pradjnâ  pâramitâ,  disait-on,  avait  été 
expliqué  quatre  fois  par  le  Bouddha  lui-même  dans  seize  conférences 
solennelles  sur  le  Pic  du  Vautour,  dans  le  jardin  d'Anâthapindika,  dans 
le  palais  du  roi  des  Dévas  et  dans  le  couvent  des  Bambous  à  Râdja- 
grïba.  Gomme  le  texte  était  fort  étendu,  tous  les  disciples  de  Hiouen- 
tshang  le  prièrent  de  l'abréger;  et,  à  l'exemple  des  traducteurs  précé- 
dents, il  en  aurait  élagué  les  longueurs  et  supprimé  les  répétitions;  mais 
il  eut  »ui  songe  effrayant  qui  le  détourna  de  ce  projet  sacrilège,  et  il 
résolut  de  traduire  l'ouvrage  entier  conformément  au  texte  indien  re- 
cueilli de  la  bouche  même  du  Talhâgata.  Il  s'en  était  procuré  dans 
l'Inde  trois  exemplaires;  mais,  quand  il  voulut  commencer  sa  traduc- 
tion, il  remarqua  des  passages  douteux  et  altérés.  Il  compara  donc  les 
trois  copies  et  les  soumit  à  une  révision  sévère.  A  force  de  soins  et  de 
Kèle,  il  parvint  à  rétablir  le  texte  dans  toute  sa  pureté.  «Quand  il  avait 
«pénétré  une  idée  profonde,  éclairci  un  endroit  obscur  ou  rétabli  un 
«  passage  corrompu,  on  eût  dit  qu'un  dieu  lui  avait  communiqué  la  so- 
«lution  qu'il  cherchait.  Alors  son  âme  s'épanouissait,  comme  celle  d'un 
«  homme  plongé  dans  les  ténèbres  qui  voit  le  soleil  percer  les  nuages  et 
«briller  dans  toute  sa  splendeur.  Mais,  se  défiant  toujours  de  son  intel- 
«ligence,  il  en  attribuait  le  mérite  à  l'inspiration  mystérieuse  des  Boud- 
«  dhas  et  des  Bodhisattvas.  » 

Cependant  des  travaux  si  divers  et  si  longs  avaient  épuisé  les  forces 
de  Hiouen-thsang.  Il  avait  pressé  autant  qu'il  l'avait  pu  la  traduction 
de  la  Pradjiîâ  pâramitâ,  craignant  que  la  mort  ne  le  surprît.  Quand 
il  l'eut  achevée,  il  dit  à  ses  disciples:  «Si  je  suis  venu  dans  le  palais  de 
«  Yu-hoa-kong ,  c'était,  vous  le  savez,  à  cause  du  livre  de  la  Pradjnâ. 
«Maintenant  que  ce  travail  est  fini,  je  sens  que  ma  vie  touche  à  son 
«terme.  Lorsque,  après  ma  mort,  vous  me  conduirez  à  ma  dernière  de- 
«  meure,  il  faut  que  ce  soit  d'une  nlanière  simple  et  modeste.  Vous  en- 
«  velopperez  mon  corps  dans  une  natte  et  le  déposerez  au  sein  d'une 
«vallée,  dans  un  lieu  calme  et  sohtaire.  Évitez  soigneusement  le  voisi- 
auage  d'un  palais  ou  d'un  couvent;  un  corps  aussi  impur  que  le  mien 
«doit  en  être  séparé  par  une  immense  distance.  «  Ses  disciples,  tout  en 
larmes,  le  lui  promirent,  et  cherchèient  à  le  rassurer  sur  une  Hn  qui 
ne  leur  paraissait  pas  si  prochaino.  Mais  le  Maître  de  la  Loi  ne  s'était 


NOVEMBRE  1855.  683 

point  trompé  dans  ses  pressentiments.  Après  la  Pradjnâ,  il  avsrit  essayé 
de  traduire  un  autre  recueil  presque  aussi  volumineux,  le  Ratnakoûta 
Soùlra,  que  tous  les  religieux  du  couvent  désiraient  vivement  con- 
naître. Il  fit  un  grand  effort  sur  lui-même  pour  acquiescer  au  vœu  qu'on 
lui  exprimait;  mais,  à  peine  eut-il  traduit  quelques  lignes  qu'il  dut  fer- 
mer le  texte  indien ,  trahi  par  ses  forces  qui  ne  répondaient  plus  à  son 
courage.  11  sortit  donc  avec  ses  disciples  pour  offrir  ses  derniers  hom- 
mages aux  statues  des  Bouddhas,  dans  la  vallée  de  Lan-tchi,  aux  environs 
du  couvent.  A  partir  de  ce  jour,  il  cessa  de  traduire  et  ne  s'occupa 
plus  que  de  ses  devoirs  religieux. 

A  quelque  temps  de  là,  traversant  le  soir  le  pont  d'un  canal  situé 
derrière  sa  demeure,  il  tomba  et  se  fit  une  écorchure  à  la  jambe;  à  la 
suite  de  cet  accident,  il  s'alita  pour  ne  plus  se  relever.  Quand  il  sentit 
ses  forces  l'abandonner,  et  s'approcher  l'instant  suprême,  il  ordonna  à 
un  religieux  de  consigner  par  écrit  les  titres  des  livres  sacrés  et  des 
traités  qu'il  avait  traduits,  formant  ensemble  sept  cent  quarante  ou- 
vrages et  treize  cent  trente-cinq  livres ^  On  inscrivit  aussi  les  dix  mil- 
lions (le  koti)  de  peintures  du  Bouddha  et  le  millier  d'images  de  Mai- 
treya  Bodhisattva  qu'il  avait  fait  exécuter.  Il  avait  fait,  en  outre,  mouler 
un  nombre  immense  de  statuettes  de  couleur  unie^  et  fait  écrire  mille 
exemplaires  de  divers  livres  sacrés.  Il  avait  fourni  des  aliments  et  té- 
moigné de  la  compassion  à  plus  de  vingt  mille  personnes  parmi  les 
fidèles  et  les  hérétiques.  Il  avait  allumé  cent  mille  lampes  et  racheté 
plusieurs  dizaines  de  mille  do  créatures.  Quand  le  religieux  eut  fini 
d'écrire  cette  liste  de  bonnes  œuvres ,  Hiouen-thsang  ordonna  de  la  lire 
à  haute  voix;  puis  il  dit  aux  assistants  qui  le  comblaient  de  louanges  : 
«  Le  moment  de  ma  mort  approche;  déjà  mon  esprit  s'affaisse  et  semble 
«  me  quitter.  Il  faut  promptoment  distribuer  en  aumône»  mes  vète- 
«ments  et  mes  richesses,  faire  fabriquer  des  statues  et  charger  des  re- 
«  ligicux  de  réciter  des  prières.  »  Pour  satisfaire  son  désir,  on  donna  un 
repas  aux  pauvres  et  l'on  distribua  des  aumônes.  Le  même  jour,  le 
Maître  de  la  Loi  prescrivit  à  un  mouleur  d'élever  une  statue  de  l'Intel- 
ligence (Bodhi)dans  le  pahiis  de  Kia-cheou-tien,  et  ensuite  il  invita  la  mul- 
titude du  couvent,  ses  collaborateurs  et  ses  disciples,  «à  dire  joyeuse- 
(I  nient  adieu  à  ce  corps  impur  de  Hiouen-thsang,  qui,  ayant  fini  son  rôle, 

'  Outre  les  six  cent  cinquanle-sept  ouvrages  que  Hiouen-llisang  avait  rapportés 
de  rinde,  il  avait  fait  des  versions  noureiles  d'ouvrages  déjà  traduits  mais  impar- 
faitenienl.  D'ailleurs  il  ne  traduisait  pas  seul,  et  il  n  est  pas  impossible  qu'à  l'aide 
de  ses  nombreux  collaborateurs,  et  en  vingt  ans,  il  ail  pu  accomplir  cette  œuvr** 
gigantesque.  '—  *  Les  biographes  disent  cent  millions,  dix  kolis. 


684  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«ne  méritait  pas  de  subsister  plus  longtemps.  Je  désire,  ajouta-t-il,  voir 
«reverser  sur  les  autres  hommes  les  mérités  que  j'ai  acquis  par  mes 
abonnes  œuvres;  naître  avec  eux  dans  le  ciel  des  Touchitas;  être  ad- 
«mis  dans  la  famille  de  Mi-le  (Maitreya)  et  servir  ce  Bouddha  plein 
«de  tendresse  et  d'aifeclion.  Quand  je  redescendrai  sur  la  terre  pour 
«parcourir  d'autres  existences,  je  désire,  à  chaque  naissance  nouvelle, 
«remplir  avec  un  zèle  sans  bornes  mes  devoirs  envers  le  Bouddha,  et 
«arriver  enfin  à  ï Intelligence  sans  supérieure  et  parfaitement  accomplie 
«(Anouttara  samyak  sanibodhi.)  «  Puis  il  prononça  d'une  voix  mou- 
rante, en  l'honneur  de  Maitreya,  deux  gâthâs  qu'il  fit  répéter  aux  per- 
sonnes qui  étaient  près  de  lui.  Il  porta  ensuite  sa  main  droite  à  son 
menton  et  la  gauche  à  sa  poitrine ,  étendit  ses  jambes,  les  croisa  et  se 
coucha  sur  le  côté  droit.  Il  resta  ainsi  immobile  pendant  assez  long- 
temps. Au  milieu  de  la  nuit  ses  disciples  lui  demandèrent  :  «Maître, 
«avez-vous  enfin  obtenu  de  naître  au  milieu  de  l'assemblée  de  Mai- 
«  treya?  —  Oui,  répondit-il  d'une  voix  défaillante ,  »  et  quelques  instants 
après  son  âme  était  évanouie.  On  était  au  cinquième  jour  de  la  deuxième 
lune  de  l'année  (66/i). 

L'empereur,  désolé  d'une  telle  perte,  ordonna  un  deuil  public,  et  rér 
solul  de  faire  des  funérailles  magnifiques  au  Maître  de  la  Loi;  mais  ses 
disciples,  dociles  à  ses  dernières  volontés,  avaient  rapporté  son  corps 
sur  des  nattes  grossières  dans  la  capitale,  et  l'avaient  déposé  en  atten- 
dant l'inhumation  dans  le  couvent  de  la  Grande-Bienfaisance,  au  milieu 
de  la  salle  consacrée  à  la  traduction  des  livres.  Ce  fut  dans  ce  modeste 
appareil  que  le  cercueil  figura  à  la  cérémonie  funèbre  qui  fut  célébrée 
avec  la  plus  grande  pompe.  Le  tombeau  du  Maître  de  la  Loi  fut  placé, 
selon  son  désir,  dans  une  plaine  au  nord  de  la  vallée  Fan-tchouen;  et 
l'on  y  éleva  une  tour  en  son  honneur. 

Hoeï-li,  le  biographe  de  Hiouen-thsang,  termine  le  dixième  et  dernier 
livre  de  son  ouvrage  par  un  long  et  pompeux  panégyrique  de  son  maître. 
M.  Stanislas  Julien  n'a  pas  cru  devoir  traduire  ce  morceau,  qui  ne  tient 
pas  moins  de  vingt-cinq  pages  dans  l'édition  impériale.  Pour  ma  part, 
je  le  regrette,  et  il  me  semble  qu'un  résumé,  si  ce  n'est  une  reproduc- 
tion complète,  était  indispensable.  Cette  noble  vie  est  mutilée  en  quel- 
que sorte,  si  elle  ne  se  termine  point  par  un  éloge  général  qui  en  fasse 
sentir  la  grandeur  et  la  beauté.  Je  ne  prétends  pas  suppléer  Iloeï-li,  mais 
je  croirais  n'être  point  tout  à  fait  juste  envers  la  mémoire  de  Hiouen- 
thsang,  si  je  ne  disais  point,  avant  de  prendre  congé  de  lui,  tous  les  sen- 
timents qu  il  doit  inspirer,  et  tout  le  bien  que  j'en  pense.  Un  éloge  fu- 
nèbre, quand  il  /est  mérité,  est  un  devoir  pour  les  vivants  bien   pluç 


NOVEMBRE  Ï855.  685 

encore  qu'un  hommage  à  celui  qui  en  est  le  sujet.  Tout  éloigné  qu'est 
de  nous  le  pauvre  pèlerin ,  il  n'en  est  pas  moins  digne  de  notre  atten- 
tion et  de  notre  souvenir. 

Ce  qui  doit  nous  frapper  tout  d'abord  dans  le  caractère  de  Hiouen- 
thsang  et  lui  concilier  toute  notre  sympathie,  et  même  notre  estime, 
c'est  l'ardeur  et  la  sincérité  de  sa  foi.  On  pourrait  la  lui  souhaiter  plus 
éclairée  et  plus  raisonnable;  elle  ne  saurait  être  plus  vive,  plus  réflé^ 
chie ,  plus  persévérante.  La  superstition  est  un  grand  aveuglement  de 
l'esprit;  elle  n'est  point  un  vice  du  cœur,  et  elle  peut  s'allier  avec  les 
plus  solides  vertus.  Selon  le  milieu  où  l'on  naît,  le  siècle  où  l'on  vit, 
l'éducation  que  l'on  reçoit,  les  moeurs  que  l'on  partage,  on  peut  avoir 
les  croyances  les  plus  grossières,  tranchons  le  mot,  les  plus  absurdes, 
sans  avoir  l'âme  moins  pure.  On  peut  adorer  les  plus  stupides  idoles  et 
les  traditions  les  plus  extravagantes,  sans  rien  perdre  de  sa  valeur  mo- 
rale. Un  héros  peut  être  crédule  comme  le  dernier  des  hommes.  Je 
conviens  qu'il  est  impossible  de  l'être  plus  que  le  bon  pèlerin  chinois  ; 
mais  il  faut  qu'on  le  lui  passe;  et,  au  vu*  ;5iècle  de  notre  ère,  on  n'au- 
rait pas  à  chercher  beaucoup  pour  découvrir  dans  les  mœurs  chré- 
tiennes, mêlées  encore  aux  mœurs  barbares,  et  même  à  celles  de 
l'antiquité,  des  croyances  aussi  insensées  et  des  traditions  aussi  niaises. 
Il  ne  faut  pas  être  trop  sévère  pour  autrui  quand  on  a  dans  sa  propre 
histoire  de  tels  souvenirs  et  de  telles  ombres. 

Mais,  cette  rançon  une  fois  payée,  je  ne  trouve  qu'à  louer  dans  la  vie 
de  Hiouen-thsang ;  et,  de  quelque  côté  que  je  la  considère,  je  n'y  vois 
que  d'admirables  exemples. 

L'unité  qui  la  domine  ne  se  dément  pas  un  seul  instant;  et,  pendant 
cinquante  années  de  suite,  c'est  une  seule  et  invincible  pensée  qui 
l'inspire  et  qui  la  dirige.  A  l'àgede  treize  ans,  et  peut-être  plus  tôt  encore, 
sa  vocation  se  déclare;  et,  jusqu'à  sa  mort,  c'est-à-dire  ju.squ'à  soixante- 
huit  ans,  il  n'agit  que  pour  la  suivre,  la  fortifier,  l'étendre  et  l'accom- 
plir. Son  unique  vœu,  disait-il  dès  son  enfance,  c'était  de  propager  au 
loin  la  loi  brillante  qu'avait  léguée  le  Bouddha  ;  et  il  n'a  rien  fait,  pen- 
dant plus  d'un  demi-siècle,  que  servir  cette  loi  à  travers  tous  les  ob- 
stacles, sans  être  jamais  eflrayé  ni  rebuté  par  aucun.  Ce  sont  d'abord, 
et  comme  entrée  dans  cette  rude  carrière,  des  études  assidues  qui  dis- 
ciplinent sa  jeunesse  et  qui  le  promènent,  au  milieu  des  troubles  civils, 
dans  les  diverses  provinces  de  l'empire  ;  puis ,  quand  sa  récolle  de 
science  est  faite,  et  qu'à  l'âge  de  près  de  trente  ans  il  se  sent  capable 
d'exécuter  la  résolution  à  laquelle  il  s'est  patiemment  préparé,  il  entre- 
prend ce  redoutable  voyage  qui  le  tiendra  seize  ans  passés  loin  de  la 

87 


686  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

patrie,  et  l'exposera  sans  cesse  à  tous  les  genres  de  périls,  contrées  in- 
connues et  barbares ,  déserts  où  rien  ne  le  guide  que  les  ossements  des 
voyageurs  qui  ont  vainement  essayé  de  les  traverser  avantlui,  montagnes 
inaccessibles  où,  pendant  des  semaines  entières,  il  faut  marcher  dans  les 
neiges  éternelles  et  dans  les  précipices,  fleuves  impétueux  à  franchir; 
puis,  à  côté  de  ces  dangers  de  la  nature,  les  dangers  plus  certains  encore 
que  suscitent  les  hommes ,  les  attaques  de  brigands  avides  et  sans  pitié , 
les  mille  pièges  où  peut  tomber  un  étranger  chez  des  peuples  dont  il 
ignore  longtemps  la  langue;  et  peut-être  par-dessus  tout  encore,  ces 
séductions  de  la  richesse  et  de  la  puissance ,  tant  de  fois  exercées  sur  le 
pèlerin,  et  qu'il  repousse  toujours  victorieusement.  Rien  ne  peut  lui 
faire  peixlre  de  vue  un  seul  jour  le  grand  dessein  qu'il  poursuit  ;  et,  aux 
deux  extrémités  de  sa  route,  il  résiste  au  roi  de  Rao-tchang  et  de  Kanya- 
koubdja,  aux  religieux  hospitaliers  de  Nâlanda,  comme  il  résistera 
plus  tard  aux  offres  plus  séduisantes  encore  des  empereurs  chinois. 
Il  s'instruit,  il  voyage,  il  traduit  pour  propager  la  loi  du  Bouddha;  voilà 
sa  vie  tout  entière,  aussi  simple  que  grande,  aussi  modeste  que  labo- 
rieuse, aussi  désintéressée  qu'énergique. 

Je  demande  si,  dans  aucune  civilisation,  à  aucune  époque,  même 
chez  les  nations  qu'éclaire  la  lumière  plus  pure  du  christianisme ,  on 
peut  trouver  un  modèle  plus  complet  de  dévouement,  de  courage  et 
d'abnégation.  On  peut  rencontrer  sans  peine  des  intelligences  mieux 
faites;  mais  je  crois  qu'on  serait  fort  embarrassé  de  découvrir  un  cœur 
plus  magnanime. 

Ce  qu'il  y  a  surtout  de  remarquable  dans  la  vie  intime  de  cette  âme , 
telle  que  ses  disciples  el  ses  biographes  nous  la  montrent,  c'est  qu'elle 
n'a  rien  de  cet  égoïsme  secret  qu'on  peut  reprocher  avec  trop  de  raison 
à  la  foi  bouddhique.  La  pensée  du  salut  ne  préoccupe  point  Hiouen- 
thsang;  et  c'est  à  peine  s'il  laisse  entrevoir  une  ou  deux  fois  qu'il  compte 
sur  la  récompense  éternelle  de  ses  labeurs.  Il  ne  songe  jamais  à  lui- 
même;  il  pense  au  Bouddha  qu'il  adore  de  toutes  les  puissances  de  son 
esprit  et  de  son  cœur;  il  pense  surtout  aux  autres  hommes,  qu'il  veut 
éclairer  et  sauver;  c'est  un  sacrifice  perpétuel  dont  il  ne  paraît  pas 
même  avoir  conscience;  et,  dans  cet  abandon  absolu  aux  intérêts  d'au- 
trui,  il  ne  se  doute  point  qu'il  fait  un  acte  aussi  sublime  que  naïf  et  sin- 
cère. Il  n'a  jamais  le  moindre  retour  sur  sa  propre  personne.  Dédaigner 
les  richesses,  les  honneurs,  le  pouvoir  et  toutes  les  jouissances  de  la 
vie,  est  un  mérite  qui  déjà  est  assez  rare;  mais  ne  point  songer  même 
au  salut  éternel  auquel  on  croit  fermement,  en  faisant  tout  ce  qu'il  faut 
pour  en  être  digne,  c'est  un  mérite  plus  rare  et  plus  délicat  encore,  et 


•  NOVEMBRE  1855.  687 

il  est  bien  peu  d  âmes  parmi  les  plus  pieuses  qui  aient  su  pousser  le 
désintéressement  jusqu'à  cette  extrême  limite ,  où  ne  se  trouve  plus  que 
la  pure  idée  du  bien.  Hiouen-thsang  est  une  de  ces  âmes  d'élite;  et  ce 
ne  serait  pas  être  équitable  que  d'hésiter  h  le  reconnaître.  On  peut  sou- 
rire du  singulier  idéal  qu'il  se  fait;  mais  il  faut  vénérer  la  conduite 
irréprochable  que  cet  idéal  lui  inspire.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  les 
actes  extérieurs  qu'il  faut  l'admirer;  c'est  dans  les  motifs  qui  dictent  ces 
actes  et  leur  donnent  leur  valeur  véritable. 

Etudié  à  ce  point  de  vue,  le  caractère  de  Hiouen-thsang  est  un  des 
problèmes  les  plus  curieux  qu'on  puisse  se  proposer.  Nous  croyons 
trop  que  les  verlus  que  nous  possédons  dans  nos  heureux  climats,  et 
grâce  à  notre  civilisation  accrue  depuis  trois  mille  ans,  sont  un  apanage 
exclusif  qui  n'appartient  qu'à  nous;  nous  croyons  trop  que  les  autres 
siècles,  les  autres  peuj)les,  les  autres  religions  surtout,  en  ont  été  déshé- 
rités. Je  ne  suis  pas  suspect  de  partialité  envers  le  bouddhisme,  et  j'ai 
fait ,  dans  une  récente  occasion ,  une  part  bien  sévère  de  tous  les  vices  et 
de  toutes  les  erreurs  qui  le  déshonorent.  Mais  il  faut  convenir  qu'en  face 
de  tels  exemples,  on  se  sent  un  peu  plus  d'indulgence  pour  lui,  et  que, 
tout  en  détestant  ses  dogmes,  on  ne  peut  nier  que  son  influence  n'ait 
été  parfois  très-heureuse,  si  ce  n'est  sur  les  nations,  du  moins  sur  les 
individus.  Voilà,  au  vii*  siècle  de  notre  ère,  douze  cents  ans  environ 
après  le  Bouddha,  chez  un  peuple  dont  nous  faisons  assez  peu  de  cas, 
un  de  ces  nobles  personnages,  une  de  ces  belles  existences  morales,  qu'on 
peut  offrir  pour  modèle  à  lliumanité.  Sans  ])artagcr  en  rien  la  foi 
étrange  qui  l'anime,  on  pourrait  souhaiter  à  la  plupart  des  hommes  qui 
vivent  sous  une  foi  meilleure,  cette  pureté  de  cœiu:,  cette  droiture 
d'intentions,  cette  douceur,  cette  charité,  cette  inaltérable  confiance, 
cette  générosité  stms  bornes,  cette  élévation  de  sentiments  qui  ne  se 
démentent  point  dans  les  plus  périlleuses  épreuves. 

Je  remercie,  pour  ma  part,  M.  Stanislas  Julien  de  nous  l'avoir  fait 
connaître,  et  je  regretterais  vivement  qu'il  eût  suivi  les  conseils  des  jour- 
naux allemands,  qui  auraient  voulu  qu'il  donnât  la  relation  originale 
avant  la  biographie  de  Hiouen-thsang.  Je  préfère  de  beaucoup  la  marche 
qu'il  a  cru  devoir  adopter,  et  ses  raisons  me  paraissent  très-solides.  Je 
ne  nie  pas  que  la  relation  originale,  tirée  de  matéiiaux  sanscrits,  ne  soit 
très-intéressante,  et  il  serait  bien  fâcheux  que  M.  Stanislas  Julien  ne  pût 
pas  tenir  sa  promesse  de  nous  la  donner  prochainement.  Mais,  puisque 
nous  devons  posséder  les  deux  ouvrages,  c'est  par  la  biographie  qu'il 
fallait  commencer.  Sans  doute  des  renseignements  géographiques  puisés 
soit  à  des  sources  indigènes,  soit  dans  l'observation  directe  des  lieux, 

87. 


688  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sont  du  plus  haut  prix-,  mais,  d'un  autre  côté,  la  peinture  de  ce  grand 
caractère,  ces  détails  si  curieux  sur  les  études,  sur  les  livres,  sur  les  écoles, 
sur  les  docteurs,  sur  les  mœurs  de  ces  temps,  ce  tableau  de  l'Inde 
bouddhique,  et  de  la  Chine  s'assimilant  une  croyance  qu'elle  va  cher- 
cher si  loin  d'elle  dans  une  langue  étrangère,  ne  me  semblent  pas 
moins  précieux,  et  je  crois  qu'ils  eussent  été  moins  bien  accueillis  s'ils 
n'étaient  venus  qu'en  second  lieu.  Il  importe,  d'ailleurs,  ce  me  semble, 
avant  de  recevoir  un  témoignage,  de  connaître  la  personne  du  témoin, 
et  il  est  sage  de  savoir,  quand  on  le  peut,  ce  que  sont  les  gens  avant  d'é- 
couter ce  qu'ils  disent.  Nous  connaissons  maintenant  Hiouen-lhsang ,  et 
je  ne  crains  pas  que  son  caractère  fasse  rien  perdre  à  la  relation  qu'il 
nous  a  personnellement  laissée.  Cette  relation  contient  les  faits  les  plus 
importants  pour  la  géographie,  je  le  veux  bien;  mais  la  géographie  ne 
change  pas,  et  les  lieux  qu'elle  a  pour  mission  d'étudier  posent  toujours 
devant  elle.  Vous  pouvez  les  retrouver  aujourd'hui  absolument  ce  qu'ils 
étaient  il  y  a  douze  cents  ans  quand  Hiouen-thsang  les  visitait,  et  des 
explorations  heureuses  et  intelligentes  nous  sont  toujours  permises, 
outre  qu'elles  deviennent  de  plus  en  plus  faciles.  Mais  tous  ces  faits 
moraux  que  nous  révèle  la  biographie  de  Hoeï-li  et  de  Yen-thsong 
sont  à  jamais  évanouis,  etla  vie  s'en  est  retirée.  Nous  les  aurions  ignorés 
sans  la  piété  des  deux  disciples  voulant  éterniser  la  mémoire  vénérée 
de  leur  maître;  et  c'eût  été  une  lacune  bien  fâcheuse. 

Quand  la  relation  originale  de  Hiouen-thsang  sera  publiée,  et  ce  mo- 
ment, qui  est  proche,  serait  déjà  arrivé  si  cette  publication  n'avait  dé- 
pendu que  de  M.  Stanislas  Julien,  je  présume  que  tous  les  avis  seront 
d'accord,  et  que  l'on  conviendra  unanimement  que  c'est  par  la  biogra- 
phie qu'il  était  convenable  de  débuter.  Grâce  à  la  complaisance  de  l'il- 
lustre traducteur,  j'ai  pu  lire  une  bonne  partie  delà  relation  origmale, 
dont,  en  outre,  je  connais  l'ensemble  par  une  analyse  complète  et 
fidèle;  et  je  n'hésite  pas  dans  l'opinion  que  j'exprime  ici,  et  qui,  j'es- 
père, sera  bientôt  partagée  par  tous  ceux  que  ces  études  intéressent. 

Quant  aux  doutes  qui  ont  été  élevés  h  divers  titres  contre  l'authen- 
ticité des  deux  ouvrages,  je  n'en  parle  pas  :  M.  Stanislas  Julien  en  a  fait 
une  satisfaisante  justice;  il  serait  inutile  de  répéter  ses  arguments  pé- 
remptoires^  La  relation  originalç  de  Hiouen-thsang  et  sa  biographie, 
par  Hoeï-li,  revue  par  Yen-thsong,  sont  des  livres  authentiques,  si  jamais 
il  en  fut,  quel  que  soit  d'ailleurs  le  jugement  qu'on  en  porte;  et,  pour 

*  M.  Stanislas  Julien,  Histoire  de  la  vie  de  Hioaenthsang,  préface,  page  lxvii  et 
suiv- 


NOVEMBRE  1855.  689 

ies  esprits  bien  faits,  il  n'est  besoin  que  de  les  lire  pour  en  être  per- 
suadé ,  sans  parler  de  tant  de  preuves  irrécusables  que  poun-aient  offrir 
les  annales  officielles  de  l'empire  chinois. 

Je  ne  me  suis  occupé  jusqu'à  cette  heure  que  de  la  personne  de 
Hiouen-thsang  et  des  principaux  incidents  de  sa  vie.  Il  nous  reste  à  voir 
ce  que  sa  biographie  peut  nous  apprendre  sur  la  géographie  des  pays 
qu'il  a  parcourus,  sur  l'histoire  de  ces  temps  reculés,  et  sur  l'état  du 
bouddhisme  dans  l'Inde  au  vu'  siècle  de  noire  ère. 

BARTHÉLÉMY  SAINT-HILAIRE. 

{ La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


Examen  des  recherches  expérimentales  sur  la  végétation ^ 
par  M.  Georges  Ville,  précédé  de  considérations  sur  différents  ou- 
vrages d'agriculture  du  xviii*  siècle,  et  différentes  recherches  con- 
cernant r agriculture  et  la  végétation.  Paris,  librairie  de  Victor 
Masson,  place  de  rÉcole  de  médecine,  1 853 ,  viii  et  1 33  pages, 
a  planches  et  figures  dans  le  texte. 

PREMIER    ARTICLE. 

Duhamel  du  Monceau,  coDsidéré  conmie  agronome  savant;  —  Le  mar' 
quis  de  Turbilly,  considéré  comme  agriculteur  praticien ,  et  examen  de  la 
première  partie  de  son  Mémoire  sur  les  defrichemens. 

INTRODUCTION. 

Le  livre  de  M.  Ville,  dont  nous  rendrons  compte,  a  pour  objet 
de  démontrer  que  l'air  atmosphérique ,  dépouillé  d'ammoniaque ,  cède 
aux  plantes  une  certaine  quantité  de  son  azote,  indépendamment  de 
celui  qu'elles  peuvent  puiser  ailleurs.  Il  se  compose  d'expériences  d'une 
longue  durée,  exécutées  avec  un  dévouement  à  la  science  de  tous  les 
moments,  dans  d'ingénieux  appareils  habilement  disposés.  Mais  aussi, 
au  sujet  de  ce  livre,  se  rattachent  des  questions  les  plus  importantes 
de  la  physiologie  végétale  et  de  l'agriculture. 


690         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L'importance  du  sujet,  eu  égard  à  la  science  et  à  l'application,  la 
persévérance  de  l'auteur  à  en  approfondir  les  détails,  et  l'estime  même 
que  nous  accordons  à  des  personnes  qui  ont  combattu  son  opinion, 
sont  autant  de  motifs  pour  que  nous  reprenions,  avant  de  parler  de 
son  livre ,  l'histoire  des  travaux  dont  les  siens  peuvent  être  considérés 
comme  une  continuation. 

Beaucoup  d'ouvrages  ont  été  publiés  sur  la  culture  des  terres  dans  le 
cours  du  xvni*  siècle,  parmi  lesquels  il  en  est  de  remarquables  à  des 
titres  divers;  entre  autres,  nous  citerons  ceux  de  Duhamel  du  Monceau, 
du  marquis  de  Turbilly,  du  suédois  Wallerius,  et  dû  docteur  écossais 
F.  Home. 

Nous  disons  à  des  titres  divers,  parce  que  Duhamel  est  l'homme 
dont  la  vie  scientifique  se  partagea  entre  des  recherches  expérimentales 
et  la  composition  de  traités  généraux  sur  l'agriculture ,  la  sylviculture , 
les  arbres  fruitiers,  etc.,  etc.;  tandis  que  le  marquis  de  Turbilly, 
quoique  voué  comme  ses  pères  à  la  carrière  des  armes ,  se  livra  avec 
ardeur  et  persévérance  h  la  pratique  agricole,  dans  la  triple  intention 
de  défricher  des  terres  incultes ,  d'augmenter  ses  revenus  et  d'améliorer 
le  sort  des  paysans  dépendants  de  sa  seigneurie  de  Turbilly  ;  la  descrip- 
tion de  ses  travaux,  publiés  en  lyGo  sous  le  titre  modeste  de  Mémoire 
sur  les  défrichemens ,  produisit  une  sensation  extraordinaire  dai:«  tous 
les  pays  où  il  existe  des  hommes  qui  honorent  l'agriculture. 

Après  avoir  parlé  et  de  la  culture  des  terres  telle  qu'elle  était  pour 
Duhamel  au  point  de  vue  le  plus  général,  de  la  science  de  son  temps ,  et 
de  la  pratique  toute  spéciale  du  marquis  de  Turbilly ,  nous  examinerons 
les  deux  ouvrages  qui  ont  eu  les  premiers  pour  objet  l'application  de  la 
chimie  à  l'agriculture ,  telle  qu'elle  pouvait  être  conçue  d'après  les  idées 
de  Stahl  avant  les  travaux  de  Lavoisier.  L'examen  de  ces  deux  ouvrages 
nous  conduira  aux  travaux  dePriestley,  qui  véritablement  sont  le  point 
de  départ  de  la  chimie  moderne  appliquée  à  la  connaissance  des  corps 
vivants. 

S  I".     , 
Ouhaxnei  considéré  comme  agronome,  né  en  1700,  mort  en  178a. 

Si  Duhamel  du  Monceau  a  joui  de  l'estime  publique ,  s'il  avait  la 
confiance  de  l'administration  de  son  temps ,  il  nous  semble  cependant 
que  ses  contemporains  n'ont  apprécié  à  leur  véritable  valeur  ni  sa  saga- 
cité, ni  son  esprit  expérimentateur.  On  a  loué  sans  doute  la  sagesse  de 
ses  écrits,  son  bon  sens,  son  activité  laborieuse  et  féconde  en  heureux 
résultats,  son  dévouement  à  tout  ce  qu'il  jugeait  utile;  maisa-t-on  assez 


NOVEMBRE  1855.  691 

insisté  sur  le  mérite  de  plusieurs  de  ses  ouvrages ,  et  particulièrement 
sur  celui  de  la  Physique  des  arbres,  où  l'expérience,  appliquée  d'une 
manière  incessante  à  l'examen  des  phénomènes  de  la  végétation ,  a  donné 
la  connaissance  de  tant  de  faits  importants?  nous  ne  le  pensons  pas. 

Le  jugement  que  nous  exprimons  est,  au  reste,  celui  des  savants  dis- 
tingués de  notre  temps  qui  ont  été  à  même  de  répéter  ses  expériences. 
Ses  Éléments  d agriculture  sont  encore  à  nos  yeux  un  modèle  qui  a  eu 
peu  d'imitateurs.  Duhamel,  en  les  composant,  s'appliqua  surtout  à  faire 
comprendre  ce  qu'il  considérait  comme  les  principes  de  l'agriculture , 
et,  en  les  développant,  afin  d'en  faire  apprécier  l'importance  et  d'en 
donner  une  connaissance  positive ,  il  s'appuyait  autant  que  possible  sui 
l'expérience.  S'il  lui  arrive ,  en  louant  le  procédé  de  culture  de  TuU , 
de  ne  pas  reconnaître  tous  les  avantages  des  engrais  d'origine  orga- 
nique, il  apprécie  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  avant  lui,  en  France, 
l'utilité  de  la  division  du  sol  pour  l'extension  des  racines.  Il  préconise 
d'ailleurs  l'avantage  des  prairies  artificielles,  des  semis  en  ligne  opérés 
à  l'aide  d'un  semoir,  et,  par  l'attention  qu'il  donne  aux  machines,  et  pour 
le  labourage  et  l'ensemencement,  on  ne  peut  douter  qu'il  avait  le  pres- 
sentiment de  l'ère  nouvelle  qui  commencera  un  siècle  après  lui,  alors 
que  les  machines  passeront  des  ateliers  de  l'industrie  dans  les  champs 
du  cultivateur,  quand  il  s'agira  du  drainage,  de  défoncer  profondément 
le  sol,  de  le  labourer,  de  l'enscmeDeer,  et  même  de  récolter  le  foin  et 
les  céréales. 

Duhamel,  né  en  1700,  publia,  de  >75o  à  1768,  le  plus  grand 
nombre  de  ses  écrits  sur  l'agriculture,  tels  que  six  volumes  Sar  la  cal- 
tare  des  terres,  deux  volumes  d'Eléments  d'agriculture,  un  volume  de  la 
Conservation  des  graùis,  un  Traité  des  arbres  et  arbustes  qui  se  cultivent  en 
Francecn  pleine  terre  (1 785,  2  vol.  in-^"),  sa  Physique  des  arbres  (1  768, 
2  vol.  in-ii");  de  1760  à  1768  parurent  ses  traités  des  Semis  et  planta- 
tion des  arbres  (1  vol.^in-/i°),  De  l'exploitation  des  bois  (2  vol.  in-4°).  Du 
transport,  conservation  et  force  des  bois  {2  vol.  in-/i°);  enfin  son  Traité  des 
arbres  fruitiers ,  contenant  leur  figure,  leur  description  et  leur  culture  {2  vol. 
in  folio). 

11  serait  superflu  sans  doute  d'enti'er  dans  les  détails  d'ouvrages  qui 
ont  eu  plusieurs  éditions  du  vivant  de  l'auteur,  et  dont  quelques-uns 
ont  été  reproduits  de  notre  temps  par.des  savants  ou  des  agriculteurs 
distingués,  dans  l'intention  de  les  mettre  au  niveau  des  connaissances 
contemporaines,  puisque,  dès  lors,  il  est  vrai  de  dire  qu'aucun  des  ou- 
vrages du  célèbre  agronome  de  l'Académie  des  sciences  n'a  jamais  été 
perdu  de  vue  de  la  part  de  ceux  qui  avaient  intérêt  à  les  connaître. 


692  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


s  II. 

Louis-Henri  de  Menon,  marquis  de  Turbilly,  né  le  11    d'août  J  717, 
mort  le  25  de  février  1776. 

1.  Mémoire  sur  les  défrichemens ,  à  Paris,  chez  la  veuve  dHoury,  1760. 
Pratique  du  défrichement,  idem,  1760  (I"*  partie  du  mémoire). 

2.  Observations  sur  la  sonde  et  Vécobue. 

3.  Eclaircissemens  sur  les  défrichemens. 

4.  Notice  sur  le  marquis  de  Turbilly,  agronome  angevin  du  xviii*  siècle,  par 
M.  Guillory  l'aîné;  Angers,  Cosnier  et  Lachèse ,  1849. 

Le  marquis  de  Turbilly,  entré  au  service  en  1733,  comme  lieute- 
nant, dans  Normandie,  à  l'âge  de  1 6  ans,  revint  probablement  après  la 
paix  de  Vienne,  en  lySS,  à  Turbilly,  quoi  qu'il  en  soit,  il  y  était  en 
1  737,  lorsque  son  père  mourut,  et,  dès  cette  même  année,  à  peine  âgé 
de  vingt  ans,  il  commença  ses  défrichements,  les  continua  de  1738  à 
ijlii,  époque  où  la  guerre  le  rappela  en  Bavière  et  en  Bohême,  avec 
le  grade  de  capitaine,  dont  il  était  en  possession  depuis  le  2  1  de  fé- 
vrier 1760,  dans  Royal-Roussillon.  Son  absence  n'interrompit  pas  ses 
défrichements  :  un  domestique  intelligent  les  continua,  d'après  les  ins- 
tructions de  son  maître,  jusqu'à  la  fin  de  17/18. 

Le  gentilhomme  cultivateur,  après  s'être  vaillamment  battu  à  la  tête 
du  2*  escadron,  qu'il  commandait  à  la  bataille  de  Lawfelt,  et  avoir 
reçu  quatre  coups  de  sabre,  rentra  dans  ses  foyers  avec  le  grade  de 
major  ayant  rang  de  lieutenant-colonel  du  1"  février  17/18.  Il  quitta  le 
service  en  1763,  et,  de  17/19  à  1760,  il  ne  cessa  plus  de  diriger  lui- 
même  ses  travaux  de  défrichement  et  de  culture. 

La  vie  des  hommes  doués  d'une  vocation  bien  déterminée  est  un  des 
sujets  les  plus  intéressants  de  l'élude  de  l'esprit  humain.  Elle  montre 
l'influence  qu'une  circonstance  fortuite  peut  avoir  pour  la  faire  naître, 
et  comment,  une  fois  développée,  l'homme,  en  y  obéissant,  sait  pro- 
fiter de  toutes  les  occasions  favorables  à  le  conduire  au  but  où  il  tend. 

Certes,  si  quelqu'un  peut  être  cité  pour  avoir  eu  une  vocation ,  n'est-ce 
pas  ce  gentilhomme,  élevé  dans  la  partie  la  plus  triste  de  l'Anjou,  où 
se  trouvent  cependant  tant  de  sites  pittoresques  et  variés  !  A  peine  ses 
yeux  s'ouvrent-ils  qu'il  ne  voit  que  des  landes,  dont  la  vaste  étendue 
n'est  interrompue  que  par  quelques  champs  mal  cultivés!  Il  est  encore 
enfant  que  l'idée  de  faire  des  défrichements  se  présente  à  son  esprit ,  et 


NOVEMBRE  1855.    '     '  693 

qu'il  y  associe  à  la  fois  celles  d'augmenter  les  revenus  de  la  seigneurie 
de  Turbilly,  et  d'améliorer,  par  le  travail,  une  population  malheureuse 
et  fainéante,  livrée  à  la  mendicité  ime  partie  de  l'année!  Sous  l'in- 
fluence de  ces  pensées,  il  étudie,  partout  où  la  guerre  le  conduit,  les 
pratiques  agricoles;  il  le  dit,  et  il  faut  l'en  croire,  puisque,  à  peine  âgé 
de  vingt  ans,  le  lieutenant,  devenu  seigneur  de  Turbilly,  commence  des 
défrichements  et  des  cultures  qui  ne  cesseront  pas  d'occuper  sa  vie 
(intière. 

S'il  a  suiTi  de  citer  les  ouvrages  de  Duhamel  pour  rappeler  les  ser- 
vices rendus  par  leur  auteur  à  l'agriculture,  comme  savant  agronome,  il 
faut,  pour  justifier  le  choix  que  nous  avons  fait  du  marquis  de  Turbilly 
comme  représentant  les  services  du  praticien,  insister  sur  ce  qu'il  y  a 
de  remarquable  dans  son  livre  des  défrichements.  .up  jijij  t 

Le  Mémoire  sur  les  défrichemens  comprend  deux  parties.  La  première 
donne  la  description  des  procédés  suivis  pendant  vingl-deux  ans  pour 
défricher  et  cultiver  les  terrains  de  la  seigneurie  de  Turbilly.  La  se- 
conde est  l'indication  chronologique  des  travaux  du  marquis  avec  les 
réflexions  qu'ils  lui  suggèrent  sur  la  manière  dont  le  royaume  de  France 
est  administré.  Cette  partie,  et  nous  le  verrons  plus  loin,  n'a  pas  moins 
d'intérêt  que  la  première,  quand  on  l'envisage  comme  une  étude  faite  par 
un  gentilhomme  dont  les  ancêtres,  depuis  le  xiv*  siècle,  ainsi  que  lui- 
même,  avaient  versé  leur  sang  sur  les  champs  de  bataille  pour  le  roi 
auquel  tous  étaient  dévoués. 

Certes,  la  peinture  qu'il  fait  de  sa  terre,  les  abus  qu'il  signale  dans 
l'administration  du  royaume,  enfin  les  malheurs  mêmes  sous  lesquels 
il  succombera  plus  tard,  donnent  à  cette  seconde  partie  un  intérêt 
différent,  mais  tout  aussi  réel  que  celui  qu'on  trouve  à  la  première. 
Que  la  vie  du  marquis  de  Turbilly  se  fût  prolongée  de  seize  ans  et  qu'il 
eût  siégé  à  l'Assemblée  constituante ,  nous  l'aurions  certainement  vu 
demander  avec  persistance,  en  faveur  du  monarque  et  de  la  prospérité 
de*  la  nation,  la  suppression  des  abus  qu'il  avait  si  bien  signalés 
dès  17G0,  et  sa  voix  eût  eu  d'autant  plus  d'autorité,  sans  doute, 
qu'elle  aurait  exprimé  des  opinions  que  lui  avaient  su^érées  dans  la 
solitude  des  obstacles  que  rencontrait  l'exécution  des  projets  les  plus 
louables  pour  le  bonheur  public.     •  i    • 

Le  marquis  de  Tiu-billy  n'était  pas  un  savant,  mais  un  observateur; 
il  écrivait  simplement  ce  qu'il  faisait,  sans  taire  les  fautes  de  l'inexpé- 
rience qu'il  reconnaissait  plus  tard  ,  parce  qu'avant  tout  il  voulait 
éclairer  ceux  qui  le  suivraient  dans  la  carrière  qu'il  avait  ouverte. 
Pénétré  de  son  sujet,  il  le  traite  d'une  manière  continue,  sans  y  faire 

88. 


694  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ces  divisèoiis  si  nécessaires  à  la  clarté  d'un  livixi  dont  le  but  est  aafre 
(jue  celui  d'amuser  des  oisife.  Mais  a-t-on  intérêt  à  étudier  le  mémoire 
sur  les  défrichements,  on  voit  bientôt  qu'il  suffît  de  diviser  la  pre- 
mière partie  en  sections  et  chapitres  pour  en  faire  un  vérifcible  traité. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ne  cherchons  pas  dans  le  livi^  ce  que  l'auteur  n'y  u 
pas  mis.  Ne  le  jugeons  pas,  à  l'instar  de  certains  critiques,  comme  un 
traité  général;  ne  lui  reproclions  donc  pas  d'être  incomplet,  parce  que 
tous  les  procédés  de  défrichements  n'y  sont  pas  mentionnés.  Voyons 
l'ouvrage ,  tel,  que  l'auteur  l'a  conçu ,  comme  un  compte  rendu  de  ses 
travaux;  et,  en  donnant  au  mat  mémoire  le  sens  qu'on  y  attache  dans 
les  sciences,  lorsqu'il  s'agit  de  recherches  expérimentales,  nous  dirons 
que  i'éci'it  du  marquis  de  Turbilly  est  une  œuvre  originale ,  et  c'est  h 
ce  titre  que  nous  allons  l'examiner,  en  le  subdivisant  comme  noua  l'en- 
tendons en  inirodactiaa ,  sections  et  chapitres.  /,•>)  -.  '.>.  'nu,'.»^'!'.  >^s 

-  ^^i    ■■■■  ■  .  'M   •■'-  '"■  '  '  ■■ 

•'.  r.l  .viii(.  INTRODUCTION.-      ^   '  "r 

Le  maquis  d€  Turbilly ,  après  avoir  parlé  de  son  goût  pour  l'agri- 
cultuîie  et  de  la  aécessité  de  la  pratiquer  pour  lu  connaître ,  expose  la 
division  de  son  çiftémoire  en  deux  parties,  dont  la  première,  essentielle- 
ment pratique,  se  distingue  de  la  §eco«de,,  qui  est  surtout  spéculative. 


I"  PARTIE. 


.rlStJM  / 


Nous  diviserons  la  preajtièjLe  partie  en  deujt  sections  :  ïune  se  com- 
posera de  prolégomènes,  et  ïoiiùre  sera  consacrée  à  l'exposé  des  pro- 
cédé» de  défrichement  appliqués  aux  trois  espèces  de  terres  que  com- 
pDe«ait  la  seigneurie  de  Turbilly.  Nows  ferons  autant  de  chapitres  que 
d'espèces  de  terre,  et  ces  trois  chapitres  seront  suivis  d'un  appendice 
divisé  e*  deux  paragraphes,  :.     r^t    ;iao.. 

:       ^     -•;    il'-.,-  :  .  ,..r.      .     .  Liulll.  .    i.I*  ,' 

■u<    ,b^.i>ri:l'  VSRCTtON.  .■/.';:..    ...    r>    ...J-.     ?. 

Ces  prolégomènes ,  servant  d'introduction  à  ja  premièi\;  partie,  téui oi- 
gnent tout  d'abord  do  l'excellent  esprit  du  marquis,  de  Turbilly  ;  ils 
monti'eot  qu'il  a  parfaitement  apprécié  l'avantage  de  connaître  ce  qu'on 
appelle  le  sous-aol  eu  agriculture;  car  il  décrit  une  sonde  extrêmement 
sinipk,.  aui  moye»  de  laquelle  om  peut  se  reii4re.  un  compte  exact  4q  la 
nature   dj*  terrain  jusqu'à  la  profondeur  de  8  à    lo   pieds  ot  beau- 


^  r   NOVEMBRE  1855.   M  O^f) 

coup  plus,  si  on  le  voulait.  Puis,  frappé  des  dégâts  que  le  gibier  de 
toute  sorte  occasionne  aux  cultures,  il  insiste  sur  la  nécessité,  sinon 
de  le  détruire  absolument,  du  moins  de  le  diminuer  beaucoup.  Selon 
lui,  les  garennes  ne  sont  pas  compatibles  avec  les  pays  de  culture, 
aussi  se  prononce -t -il  pour  la  destruction  des  lapins;  il  indique  le 
moyen  d'écarter  les  cerfs,  les  biches  et  les  sangliers,  des  terrains  défri- 
chés. Nous  reviendrons  plus  loin  sur  ce  sujet,  afin  de  montrer  tout 
ce  qu'a  eu  de  grave  l'influence  que  le  régime  des  chasses  royales  a 
exercée  sur  l'agriculture  des  environs  de  Paris  durant  des  siècles. 
Dès  Eon  entrée  en  matière ,  il  faisait  dïMic  preuve  de  science  et  de  cou-r 
rage  en  signalant  les  abus  d'un  état  de  choses  qui,  émané  de  la  féoda- 
lité ,  remontait  du  simple  gentilhomme  jusqu'au  roi  pour  entraver  les 
progrès  de  l'agricultore.  •":  è.:h  .  •::.  -^  :'^:   t  tir 

Si  les  obstacles  qu'il  vient  de  signaler  à  l'extension  de  la  culture 
tenaient  aux  institutions,  il  n'en  est  plus  de  môme  de  trois  autres  qu'il 
mentionne  ensuite ,  à  savoir  l'humidité  du  sol,  les  pierres  et  le$  racines  des 
plantes  qui  sont  en  possession  du  terrain  qu'il  s'agit  de  défricher. 

Après  ces  généralités ,  il  examine  successivement  les  manières  de 
procéder  poiu"  défi'icher; 

I  **  Les  terres  de  la  première  espèce ,  qu'il  appelle  mauv€iises  ; 

2*  Les  terres  de  la  deuxième  espèce,  qu'il  qualifie  de  médiocres; 
3°  Enfin  les  terres  de  la  troisième  espèce ,  qu'il  appelle  bonnes. 

II  s'agit,  bien  entendu,  des  terres  de  Turbiily. 


CHAPITBE  1*. 
DéfricheownU  des  auavaisn lem* ;  nbla  vi£i  et  btAfaoïu.  •«. . 

Ces  terrains  coûtent  peu  à  mettre  en  valeur,  parce  qu'on  n'y  trouve 
pas  de  racines  plus  ou  moins  fortes  qu'il  faut  nécessairement  extirper 
avant  de  penser  à  les  ensemencer.  .     m 

Les  mauvaises  terres  de  Turbiily  sont  !  II   o^iniinv,  i 

a)  des  sables  dénués  de  végétaux;  r  -i      '      ' 

Et  6)  des  sables  couverts  de  mousses,  de  landes  ou  ajoncs  et  de 
bruyères. 

A  l'égard  des  premiers  (  sables  a)  il  suffit  de  les  labourer  en  plusieurs 
sens  avant  de  les  ensemencer. 

A  l'égard  des  seconds  (sables  6),  on  les  laboure  deux  fois  et  en  sens 
ëontraires;  les  végétaux  arrachés  par  ces  labours  sont  iéchés,  puis 
réunis  en  tas  et  brûlés.  Les  cendres  qui  en  proviennent  sont  répandues 

88. 


696  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

uniformément  sur  le  sol.  On  donne  un  troisième  labour  dans  le  sens 
du  premier,  on  herse,  on  fume,  puis  on  y  sème  du  sarrasin. 

Le  marquis  de  Turbilly  distingue  les  trois  cas  suivants ,  eu  égard  à  la 
destination  ultérieure  des  sols  ainsi  défrichés. 

1°  On  ne  veut  y  cultiver  que  du  sarrasin;  ;.  r>-  '- 

2°  On  veut  les  mettre  en  bois-, 

3**  On  veut  améliorer  le  sol  à  demeure,  c'est-à-dire  l'amener  à  porter 
du  froment  ou  du  méteil  (froment  et  seigle)  ou  des  légumes. 

i"  cas.  Après  la  récolte,  on  laboure  et  on  enterre  le  chaume  déra- 
ciné par  la  charrue  ;  on  fume  et  on  sème. 

On  laisse  reposer  un  an.  ',      ;      .  '  î  p  i  ;  n 

2"  cas.  On  ne  fume  pas;  on  donne  deux  labours  en  hiver,  un  troi- 
sième en  mars,  puis  on  y  semé  des  graines  de  pin. 

Ce  pin  a  atteint  sa  croissance  à  cinquante  ans  dans  les  terres  de  Vau- 
landry. 

3*  cas.  Les  terrains  que  le  marquis  de  Turbilly  améliorait  à  demeure 
étaient  des  sables  qui  couvraient  un  sous-sol  terreux. 

Il  y  faisait  creuser  des  trous  de  distance  eu  distance  ;  la  terre  du  sous- 
sol  était  jetée  en  petits  tas  sur  la  partie  du  terrain  non  creusée;  ils  res- 
taient exposés  à  toutes  les  intempéries  d'un  hiver  et  s'amélioraient  ainsi 
par  la  division  et  par  le  contact  des  agents  atmosphériques  qui  les  pé- 
nétraient librement.  Au  printemps  on  régalait  le  terrain ,  on  le  labou- 
rait, et,  par  ce  moyen ,  le  sable  de  la  superficie  se  trouvait  mêlé  avec  une 
terre  plus  ou  moins  forte.  On  fumait  et  on  y  semait  du  seigle. 

La  récolte  était  bonne. 

On  pouvait  sans  fumer  en  faire  doux  autres  consécutivement. 

Après  cela  la  terre  recevait  du  froment. 

Le  marquis  de  Turbilly,  tout  en  reconnaissant  la  supériorité  du  fro- 
ment sur  les  autres  céréales,  était  grand  partisan  du  seigle.  Si  la  paille 
de  cette  céréale  ne  vaut  pas  celle  du  froment,  cependant,  mêlée  à  du 
foin,  elle  est  d'un  excellent  usage,  particulièrement  pour  les  bœufs  de 
labourage.  Il  considère  aussi  la  paille  de  sarrasin  comme  bonne  po»ir 
les  vaches. 

CHAPITRE  II.  .,; 

Défirichements  des  terres  médiocres. 

Sous  cette  qualification,  le  marquis  de  Turbilly  comprend  des  terres 
légères,  sablonneuses,  graveleuses,  mais  ne  pouvant  servir,  comme  le 
sable  vif,  à  faire  un  bon  mortier  avec  la  chaux.      'n  •  '  :  .^ 

.ë8 


NOVEMBRE  1855.  697 

Il  a  joule  que  les  terres  sahlonneases  mauvaises,  mais  où  croissent  des 
bruyères  ou  d'autres  plantes  à  racines  plus  fortes  que  celles  des  plantes 
qu'il  a  signalées  dans  les  sables  du  chapitre  précédent  [h),  doivent  être 
soumises  au  traitement  qu'il  va  prescrire  pour  les  terres  médiocres.  Les 
nouveaux  détails  dans  lesquels  nous  allons  entrer  feront  connaître  l'es- 
prit qui  a  dirigé  le  marquis  de  Turbilly  dans  ses  défrichements  et  la  va- 
riété des  questions  de  pratique  agricole  qu'il  y  a  heureusementrattachées. 

Les  terres  médiocres  traitées  par  le  marquis  de  Turbilly  produisaient  des 
landes  ou  ajoncs,  des  bruyères  noires  ou  blanches,  des  fougères,  des 
genêts ,  des  épines  et  des  herbes. 

Pendant  l'hiver  qui  précédait  le  défrichement,  il  se  débarrassait  des 
eaux,  des  pierres  et  des  grosses  racines;  au  milieu  de  mars,  il  procédait 
à  ïécobaage.  Le  nom  de  cette  opération  vient  de  l'outil  appelé  en  Anjou, 
écobue,  qui  sert  à  la  faire.  Il  importe  au  but  que  nous  nous  proposons, 
d'en  parler  avec  quelques  détails,  afin  qu'en  appréciant  l'influence  de 
toutes  les  circonstances  que  présente  la  pratique  de  l'écobuage,  on 
puisse  apprécier  le  bien  qu'a  fait  en  agriculture  le  marquis  de  Turbilly. 

L' écobue  est  une  sorte  de  pelle  de  fer  légèrement  courbée ,  plus  large 
au  tranchant  qu'à  la  douille.  Un  manche  de  bois  y  est  adapté  sous 
un  angle  de  /i5  degrés  environ.  Au  moyen  de  l'écobue  on  pelle  le 
gazon  en  plaques  de  1 8  pouces  de  longueur  sur  i  a  pouces  de  largeur 
avec  une  épaisseur  de  k  pouces.  On  les  renverse  sur  la  surface  du  sol , 
et  de  temps  en  temps  on  les  retourne  afin  d'en  faciliter  la  dessiccation. 
A  la  Saint  Jean  on  construit  avec  ces  plaques  des  fourneaux  de  i  o  pieds 
de  hauteur  sur  i  o  pieds  de  diamètre ,  et  on  y  met  le  feu.  Toute  la 
matière  organique  de  la  terre  étant  consumée,  on  distribue  les  cendres 
en  tas  coniques  sur  Je  terrain ,  et  à  la  Toussaint  on  les  répand  égale- 
ment sur  le  sol  à  la  pelle.  Enfm  on  prépare  le  terrain  pour  l'ense- 
mencer. Le  marquis  de  Turbilly  entre  dans  tous  les  détails  désirables 
lorsqu'on  veut  que  ces  opérations  soient  faites  avec  fruit  et  avec  par- 
faite connaissance  des  choses.  La  terre  reçoit  la  semence  quinze  jours 
après  l'époque  où,  en  Anjou,  on  a  coutume  de  semer  les  terres  ordi- 
naires; elle  peut  avoir  été  préparée  :  i°  à  plat;  i"  en  planches;  3°  en 
sillons. 

En  ce  dernier  cas,  il  proscrit  de  diriger  les  sillons  du  nord  au  sud, 
afin  que  le  soleil  les  frappe  également  sur  leurs  moitiés  longitudinales  ; 
tandis  que,  orientés  de  l'ouest  à  l'est,  le  soleil  frapperait  seulement  la 
moitié  qui  voit  le  sud.  Il  est  entendu  qu'il  s'agit  des  sillons  tracés  en 
plaine  cl  non  sur  le  penchant  d'un  coteau. 

La  première  année,  on  ne  sème  que  la  moitié  des  grains  qu'on  aurait 


1698  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

semés  en  terrain  ordinaire,  et,  suivant  que  celui-ci  est  tout  à  lait  ^ms, 
ou  moyennement  gras  ou  peu  gras,  il  prescrit  de  mettre  le  premier  en 
froment,  le  second  en  méteil ,  c'est-à-dire  partie  froment ,  partie  seigle, 
enfm  le  troisième  en  seigle. 

On  coupe  la  récolte  à  chaume  perda ,  c'est-à-dire  rez  terre,  on  le  brûle, 
et  immédiatement  on  donne  un  labour;  quelques  jours  après  on  en 
donne  un  second  dans  le  même  sens,  et  plus  tard  on  en  donne  succes- 
sivement deux  nouveaux  en  sens  opposés ,  puis  un  dernier  dans  le  sens 
du  premier.  On  herse ,  et  quelques  jours  après  on  sème. 

On  cultive  de  même  avec  du  fumier  les  terrains  travaillés  à  bras 
pour  blé  ou  légumes. 

Si  les  terres  médiocres  sont  destinées  à  êti'e  plantées  en  bois,  on  ne 
fume  pas;  on  les  épuise  en  y  semant  du  blé;  on  peut  faire  ainsi*  jusqu'à 
quatre  ou  même  cinq  récoltes.  > '•  - 

Nous  avons  suivi  jusqu'ici  l'ordre  des  matières  adopté  par  l'auteur; 
arrive  à  la  préparation  du  fumier  qu'il  appelle  artiliciel,  nous  passe- 
rons immédiatement  au  chapitre  III ,  où  il  est  question  des  terres  bonnes. 
Après  ce  chapitre,  nous  présenterons,  dans  un  appendice,  d'abord  tout 
ce  qui  est  disséminé  dans  l'ouvrage  sur  les  engrais  d'origine  minérale  et 
organique;  ensuite  des  observations  sur  l'écobuage,  tel  que  l'a  envisagé 
le  marquis  de  TurbiJly,  au  double  point  de  vue  de  la  théorie  et  de  la 
pratique. 

CHAPITRE   m.  ,^,  .  ,  .!,  •       ,f'  ,      < 

De»  terre»  bonnes.  •   ' 

On  écobue  les  bonnes  terres  comme  les  précédentes,  après  les  avoir 
débarrassées  durant  l'hiver  des  eaux  ,  des  pierres  et  des  grosses  racines. 
Mais,  lorsque  les  plantes  sont  clair-semées,  les  plaques  de  gazon  qu'on 
lève  à  l'écobue  ne  doivent  pas  avoir  l'épaisseur  de  celles  qui  sont  dans 
lu  cas  contraire. 

Les  terres  de  qualité  supérieure  reçoivent  le  froment  dès  la  première 
année,  les  autres  ne  reçoivent  que  du  méteil.  ' 

La  culture  de  ces  terres  est  la  même  que  celle  des  précédentes,  sauf 
qu'en  général  on  ne  les  met  pas  en  bois. 

Enfin ,  le  marquis  de  Turbilly  examine  le  cas  d'une  terre  bonne  qui 
n'a  pas  assez  de  gazon  pour  se  lever  en  plaques. 

On  la  bêche  au  printemps  à  la  tranche  ou  à  la  pioche ,  on  l'expose 
à  l'air  pendant  un  mois  ou  six  semaines.  Au  moyen  de  râteaux  de  fer  on 
remet  tous  les  débris  végétaux  en  petits  tas  distribués  uniformément  sur 


NOVEMBRE  1855.  QW 

le  teiTain.  On  embrase  ces  tas,  puis  on  en  régale  les  cendres  avec  des 
pelles  de  bois.  Enfin,  au  moyen  de  la  charrue,  on  recouvre  les  cendres  de 
la  terre  soulevée  par  elle.  Pendant  1  elé  on  fait  plusieurs  lahoui'S  croisés, 
puis  on  prépare  la  terre  à  piat,  en  planche  ou  en  sillon,  et  on  l'ense- 
mence en  avoine  d'hiver.  Après  la  récolte  on  fume,  on  y  met  de  la  chaux 
ou  delà  marne,  et,  si  elle  était  trop  grasse,  du  sable.  On  sème  les 
deux  années  suivantes  du  méleil  ou  du  froment,  puis  on  laisse  reposer 
la  terre  un  an ,  et  enfin  on  la  cultive  comme  des  terres  ordinaires. 

APPENDICE. 

S  1".  Des  engrais  d  origine  minéraie  et  J*origin«  organique  {u-escrits  par  le  marquis 

de  Tvrbiiiy. 

11  n'y  a  pas  d'agriculture  sans  engrais  minéraux  et  sans  engrais  orga- 
niques. Cette  proposition,  pour  beaucoup  de  gens,  est  si  incontes- 
table, qu'elle  peut  leur  sembler  triviale;  cependant  on  a  émis,  dans  ces 
derniers  temps,  des  opinions  qui,  quand  elles  n'étaient  pas  la  propo- 
sition contraire,  avaient,  du  moins,  |>our  conséquence  de  tendre  à  faire 
diminuer  le  nombt^  des  animaux  dont  on  recueille  le  fumier  dans  les 
fermes,  parce  qu'on  avançait  en  fait  la  possibilité  de  cultiver  la  terre 
en  n'y  employant  que  des  engrais  d'origiue  minérale» 

Le  marquis  de  Turbilly,  convaincu  de  l'impossibilité  d'étendre  ses 
défrichements  sans  augmenter  ses  engrais  minéraux  et  ses  engrais  orga- 
niques proportionnellement  à  ce  qui  est  nécessaire  au  succès  des  rt^- 
coltes,  fit  tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  satisfaire  à  cette  condition. 
On  ne  peut  apprécier  la  justesse  de  ses  vues  qu'en  réunissant,  comme 
nous  allons  le  faire ,  ce  qu'il  dit  des  engrais  dans  La  première  et  la 
deuxième  partie  de  son  livre. 

L'avantage  des  amendements  et  engrais  minéraux  était  ai  bien  conim 
du  marquis  de  Turbilly,  que  sa  tarière  avait  pour  objet  principal  de 
faire  connaître  le  sous-sol,  afin  de  profiter  de  sa  nature,  là  où  il  jugeait 
qu'il  y  aurait  avantage  à  le  mêler  avec  la  couche  qui  le  recouvrait. 

C'est  ainsi  qu'il  mélangeait  le  sable  siliceux  de  ses  mauvaises  terres 
avec  le  sous-sol  argileux  (pages  2S-Z2),  et  même  ce  sable  à  des  sols 
formés  de  terres  fortes  (page  i33). 

Il  appréciait  si  bien  l'avantage  de  l'engrais  calcaire,  qu'il  constiniisit 
des  fourneaux  à  chaux;  à  la  vérité,  celle  qu'il  fabriquait  ne  servait  pas 
seulement  à  ses  champs,  mais  encore  aux  constructions  que  l'extension 
de  ses  cultures  rendait  nécessaires  (page  i^i). 


700  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Personne  n'a  estimé  plus  haut  que  lui  la  valeur  des  cendres  comme 
engrais;  aussi  a-t-il  beaucoup  préconisé  l'emploi  de  gazons  levés  à  l'éco- 
bue,  vers  la  mi- avril,  dans  des  terres  voisines  d'un  terrain  récemment 
défriché,  qui  a  produit  une  première  récolte.  Ces  gazons,  une  fois  des- 
séchés et  distribués  en  tas  creux  à  l'intérieur,  étaient  embrasés  de  ma- 
nière à  se  consumer  lentement,  puisque  le  feu  s'y  entretenait  jusqu'en 
automne.  On  répandait  la  cendre  qui  en  provenait  sur  le  terrain 
(page  119). 

Mais  l'engrais  le  plus  remarquable,  sous  le  rapport  de  la  nouveauté, 
qu'employa  le  marquis  de  Turbilly,  fut  ce  qu'il  appela  des  fumiers  artifi- 
ciels. Il  en  décrit  la  préparation  avec  détail  (I"  partie,  de  la  page  1  o5  à 
1  09).  Voici,  en  définitive,  à  quoi  elle  se  réduit  : 

A  la  mi-novembre,  en  Anjou,  on  nettoie  les  basses-cours,  avant- 
cours  et  issues  de  la  maison;  on  creuse  le  sol  un  pied  au-dessous  du  rez- 
de-chaussée,  s'il  le  faut.  On  y  met  une  couche  de  bruyère  de  deux  pouces 
d'épaisseur,  ou  une  couche  de  chaume  ou  encore  de  paille  de  seigle 
d'un  pouce  d'épaisseur. 

On  recouvre  cette  couche  de  six  pouces  de  gazon  ou  de  terre.  On  y 
jette  toutes  les  balayures,  les  immondices  des  cuisines,  et  on  fait  courir 
dessus  les  animaux  des  écuries  et  des  étables ,  surtout  s'il  survient  de  la 
pluie.  Après  quinze  jours,  si  la  matière  n'est  pas  trop  mouillée,  on  la 
transporte  dans  un  trou  étanché,  où  on  la  mêle  avec  la  moitié  de  son 
volume  du  fumier  des  écuries  et  des  étables. 

Le  fumier  des  écuries  se  trouve  donc  triplé  par  cette  opération. 

Une  fois  que  le  terrain  des  basses-cours,  des  avant-cours  et  issues  a 
été  nettoyé,  on  recommence  à  le  couvrir  de  bruyère,  de  chaume  ou 
de  paille  et  de  gazons,  et  on  continue  comme  la  première  fois. 

On  ne  cesse  la  confection  de  ce  fumier  qu';\  la  moitié  du  printemps. 

La  matière  qu'on  retire  des  cours  et  qu'on  ne  met  pas  dans  un  trou 
peut  être  mise  en  tas  et  abandonnée  deux  ans  à  elle-même. 

Nous  avons  rappelé  ces  opérations  du  marquis  de  Turbilly,  parce 
qu'il  en  est  qu'on  a  préconisées,  comme  nouvelles,  dans  ces  derniers 
temps;  si  elles  ne  sont  pas  identiques  à  celles  dont  nous  venons  de 
parler,  elles  y  ressemblent  beaucoup. 

S  2.  Observation  sur  l'écobuage,  tel  qu'il  a  été  envisagé  par  le  marquis  de  Turbilly 
au  point  de  vue  théorique  et  pratique. 

On  écohaait  en  Anjou  et  dans  le  Poitou  longtemps  avant  le  marquis 


NOVEMBRE  1855.  70'1 

de  Turbiliy,  mais  sans  méthode,  sans  principe;  aussi  incontestablement 
a-t-il  le  mérite  d'avoir  pratiqué  et  décrit  celte  grande  opération  agricoie 
de  défrichement ,  de  manière  à  en  assurer  le  succès  en  ne  la  pratiquant 
que  dans  les  circonstances  qu'il  détermine,  et  convenablement.  Ainsi 
il  montre  que  l'écobuage  ne  réussit  pas  dans  les  landes  où  le  feu  vient 
de  passer.  Il  faut,  avant  de  l'y  pratiquer,  que  deux  années  se  soient 
écoulées. 

^  Si  les  plaques  de  gazon  qu'on  lève  à  l'écobue  n'ont  pas  une  épaisseur 
convenable,  relativement  à  la  profondeur  où  les  racines  des  herbes  pé- 
nètrent, l'écobuage  est  manqué,  et,  à  ce  sujet,  il  cite  la  faute  qu'il  com- 
mit en  faisant  faire  à  la  tâche  cette  opération  par  des  ouvriers  étrangers 
à  la  commune  de  Turbiliy. 

Au  reste,  les  contemporains,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  ont 
été  unanimesi.à  reconnaître  -le  bien  que  le  marquis  de  Turbiliy  avait  fait 
en  défrichant  des  landes  pendant  vingt-deux  ans,  et  en  publiant  tous  les 
procédés  de  sa  pratique  éclairée. 

Il  semble  que  ïécobuage,  à  proprement  parler,  ne  devjait  signifier 
que  l'opération  de  lever  les  gazons  en  plaques,  au  moy-en  de  Yécobue; 
cependant,  parce  qu'il  est  suivi  de  la  mise  en  feu  de  ces  plaques  de  ga- 
zon disposées  en  fourneaux,  écoboage,  pour  beaucoup  de  personnes, 
signifie  la  calcination  de  la  partie  superficielle  d'an  terrain  destiné  à  la  culture. 
Or  cette  interprétation  a  occasionné  plus  d'une  erreur,  par  la  raison 
que,  si  l'écobuage  est  surtout  utile  quand  il  est  suivi  de  la  combustion 
du  gazon  levé  à  l'écobue,  cependant  on  peut  écobuer  pour  faire  des 
famiers  dits  artificiels ^  et,  d'un  autre  côté,  on  peut  calciner  des  terres 
trop  fortes,  trop  compactes,  là  où  l'on  ne  dispose  pas  de  sable  pour 
les  diviser,  et,  en  ce  cas,  la  calcination  peut  n'être  pas  précédée  de  ïéco- 
buage proprement  dit.  Maintenant,  pour  qu'où  sache  tout  ce  que  ïéco- 
buage, suivi  de  la  combustion  des  plaques  de  gazon,  tel  que  le  marquis 
de  Turbiliy  l'a  pratiqué,  a  d'avantageux,  il  faut  nécessairement  dire 
quelques  mots  des  cultures  successives  où  \a  jachère  morte  n'existe  plus, 
c'est-à-dire  qu'à  une  culture  ne  succède  pas  une  époque  où  la  terre  e.«;t 
abandonnée  un  an  à  elle-même  sans  être  cultivée. 

On  se  tromperait  si  l'on  croyait  que  l'abondance  du  fumier  est  la 
condition  unique  d'une  culture  continue  dans  un  même  terrain.  Par 
exemple,  si,  après  une  récolle  de  froment,  vous  fumiez  pour  semer  du 
froment  ensuite,  et  cela  plusieurs  années  dans  un  terrain  ordinaire, 
il  arriverait  généralement  une  époque  où  votre  froment  serait  envahi 
par  de  mauvaises  herbes,  et  voici  pourquoi  :  si  le  champ  renferme  des 
graines  de  plantes  qui  mûrissent  quelque  temps  avant  le  froment,  ou, 

89 


7Ô2  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ce  qui  revient  au  même,  si  ]e  froment  que  vous  semez  est  mêlé  de 
graines  semblables,  celles-ci  donneront  des  plantes  qui  infesteront  le 
sol  de  leurs  semences ,  parce  que  leur  maturité  précédera  celle  du  fro- 
ment. Si  toutes  ces  graines  ne  germent  pas  après  la  récolte  du  froment, 
celles  qiii  resteront  dans  la  terre  se  développeront  avec  le  froment 
semé  pour  la  seconde  fois  et  produiront  des  semences  qui  infesteront 
le  sol  comme  les  premières  l'ont  fait.  On  coriçoit  que  ces  graines  allant 
en  augmentant  avec  le  temps,  les  récoltes  seront  de  plus  en  plus  com- 
promises. Comment  combattra-t-on  l'invasion  de  ces  graines  nuisibles  ? 
D'une  manière  très-simple,  si  l'on  fait  succéder  aux  .céréales  des  plantes 
qu'on  appelle  sarclées,  telles  que  la  pomme  de  terre,  la  betterave,  etc. , 
parce  qu'à  l'époque  où  les  mauvaises  herbes  auront  atteint  une  certaine 
hauteur,  on  les  binera,  et,  dès  lors,  elles  ne  porteront  pas  graine,  et,  en 
répétant  les  binages  dans  la  même  année  et-le  même  sol,. on  finira  par 
les  détruire.    . 

Mais,  si  l'on  n'a  pas  recours  à  la  culture  des  plantes  sarclées ,  Yécobuage, 
suivi  de  la  Qpmbustion  des  gazons ,  tel  que  le  marquis  de  Turbilly  con- 
seille de  le  pratiquer,  aura  le  même  résultat;  c'est  ce  qu'il  est  aisé  de 
concevoir  après  ce  que  nous  venons  de  dire.  EITectivement,  les  graines 
des  plantes  adventices  qui  sont  dans  la  condition  la  plus  propre  à  in- 
fester la  prochaine  moisson,  occupant  la  couche  superficielle  du  soi, 
elles  se  trouvent,  pour  la  plus  grande  partie  du  moins,  dans  la  couche 
de  gazon  enlevée  par.l'écobue;  dès  lors,  le  passage  au  feu  de  ce  gazon 
détruisant  les  graines,  ainsi  que  les  insectes  et  leurs  œufs,  a  la  plus  heu- 
reuse influence  pour  nettoyer  la  terre. 

C'est  là  réellement  un  des  grands  avantages  de  Yécohaacie,  tel  que  le 
marquis  de  Turbilly  l'a  pratiqué  et  'tel  qu'il  a  conseillé  de  le  pratiquer 
pour  nettoyer  une  terre  infestée  de  mauvaises  graines.  Il  affirme  qu'un  ter- 
rain écobué  est  vingt  ans  sans  produire ,  pom'  ainsi  dire ,  d'herbe  dans 
les  blés;  aussi  conseille-t-il  d'écobuer  les  prairies  usées  et  les  ma- 
rais. L'avantage  de  ce  procédé  n'a  pas  été,  à  mon  sens,  suffisamment 
développé  dans  la  plupart  des  traités  d'agriculture  publiés  postérieure- 
ment au  Mémoire  sar  les  défrichemens.  Ou  on  a  négligé  d'en  parler,  ou 
on  en  a  parlé  trop  brièvement,  et,  dans  ce  cas,  quelques  auteurs  se  sont 
trop  préoccupés  de  la  destruction  de  Yhamus. 

Un  avantage  que  ïécobaage,  suivi  de  la  combustion  des  gazons,  peut 
avoir,  est  la  combinaison  que  la  silice  du  sol  peut  contracter  avec  la  po- 
tasse des  plantes  brûlées,  combinaison  qui,  empêchant  la  potasse 
d'être  -entraînée  par  les  eaux ,  la  maintient  dans  le  voisinage  des  racines 
par  lesquelles  elle  s'introduit  peu^  peu  et  convenablement  dans  la 


NOVEMBRE  1855.  703 

plante  avec  che  la  silice,  pour  satisfaire  au  besoin  de  la  végétation,  et 
l'on  sait  aujourd'hui  que  la  silice*  est  particulièrenient  nécessaire  au  dé- 
veloppement des  céréales. 

E.  GHEVREUL. 

{La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin» 
conservés  à  la  Bibliothèque  impériale. 

QUATORZIÈME    ARTICLE  ^ 

•  Comment  la  dernière  tentative  d'assassinat  formée  contre  Mazarin , 
l'embuscade  nocturne  si  bien  dressée  contre  lui  dans  les  derniers  jours 
du  mois  d'août  i663,  a-t-ellc  échoué?  Ici,  sans  nous  arrêter  à  discu- 
ter les  conjectures  d'Henri  de  Catnpion,  bornons-nous  à  dire  que  Ma- 
zarin, qui  était  sur  ses  gardes,  prévint  le  coup  qui  lui  était  destiné,  en 
n'allant  pas  chez  la  reine  le  soir  où  on  devait  le  frapper,  lorsqu'il  revien- 
drait du  Louvre.  Le  lendemain ,  la  scène  était  changée.  Le  bruit  s'était 
répandu  que  le  premier  ministre  avait  pensé  être  assassiné  par  Beaufort 
et  ses  amis,  mais  qu'il  avait  échappé,  et  que  la  fortune  se  déclarait  en 
sa  faveur.  Un  projet  d'assassinat,  sui^out  lorsqu'il  est  manqué,  excite 
toujours  une  extrême  indignation,  et  celui  qui  est  sorti  d'un  grand 
danger,  et  parait  destiné  à  l'emporter,  trouve  aisément  des  défenseurs. 
Une  foule  de  gens,  qui  eussent  peut-être  appuyé  Beaufort  victorieux, 
vinrent  offrir  leurs  semces  et  leur»  épées  au  cardinal ,'  et ,  dans  la  ma- 
tinée, il  se  rendit  au  Louvre  escorté  de  trois  cents  gentilshommes. 
Depuis  quelques  jours ,  Mazarin  avait  compris  qu'il  lui  fallait  à  tout 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  d'aoûl  i854,  page  5^7;  pour  le 
deuxième,  celui  de  septembre,  page  Sai  ;  pour  le  troisième,  celui  d'octobre,  page 
600;  pour  le  quatrième,  celui  de  novembre,  page  687;  pour  le  cinquième,  celui 
de  décembre,  page  753;  pour  le  sixième,  celui  de  janvier  i855,  page  19;  pour  le 
septième,  celui  de  février,  page  84;  pour  le  huitième,  celui  de  mars,  page  161  ; 
pourle  neuvième,  celui  d'avril,  pnge2i7;  pour  le  dixième,  celui  de  mai,  page3o4; 
pour  le  onzième,  celui  de  juillet,  page  43o;  pour  le  douzième,  celui  de  sep- 
tembre, page  555;  et,  pour  le  treizième,  celui  d  octobre,  page  6aa. 

89. 


704  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

prix  éclaircir  la  situation,  et  que  le  moment  était  venu  de  forcer  la 
reine  à  prendre  un  parti.  L'occasion  était  décisive.  Si  le  péril  qu'il  ve- 
nait de  courir, .et  qui  n'était  que  suspendu  sur  sa  tête,  ne  suffisait  pas 
à  tirer  la  reine  de  ses  incertitudes,  c'est  qu'elle  ne  l'aimait  point;  et 
Mazarin  savait  bien  qu'au  milieu  des  dangers  qui  l'entouraient,  toute 
sa  force  était  dans  l'affection  de  la  reine,  et  que  de  là  dépendaient 
et  son  salut  présent  et  son  avenir.  Aussi,  soit  politique,  soit  passion 
sincèi-c,  c'est  toujours  au  cœur  d'Anne  d'Autriche  qu'il  s'adressait, 
et,  au  début  de  la  crise,  il  s'était  dit  à  lui-même  :  «Si  je  croyais  que 
((  la  reine  se  sert  de  moi  par  nécessité ,  sans  avoir  d'inclination  pour 
«ma  personne,  je  ne  resterais  pas  ici  trois  jours  ^  »  Mais,  nous  l'a- 
vons établi^,  Anne  d'Autriche  aimait  Mazarin.  Chaque  jour,  en  le  com- 
parant à  ses  rivaux,  elle  l'appréciait  davantage.  Elle  admirait  la  justesse 
et  la  lucidité  de  son  esprit,  sa  finesse  et  sa  pénétration,  cette  puissance 
de  travail  qui  lui  faisait  porter  le  poids  du  gouvernement  avec  une 
aisance  merveilleuse,  son  coup  d'œil  si  sûr,  sa  profonde  prudence  et 
en  même  temps  la  judicieuse  vigueur  de  ses  résolutions.  Elle  voyait 
les  affaires  de  la  France  partout  prospérer  entre  ses  mains  fermes  et  ha- 
biles. Le  cardinal  n'était  pour  rien,  il  est  vrai,  dans  l'immortelle  bataille 
qui  venait  d'inaugurer  avec  tant  d'éckt  le  nouveau  règne;  mais  il  était 
poirr  beaucoup  dans  les  succès  qui  avaient  suivi  et  montré  à  l'Europe 
étonnée  que  la  journée  de  Rocroy  n'était  pas  un  heureux  hasard.  Quand 
tout  le  monde  dans  le  conseil  s'était  opposé  au  siège  de  Thionville. 
quand  M.  le  Prince  lui-même  y  était  contraire,  quand  Turenne  consulté 
n'osait  pas  se  déclarer,  c'est  Mazarin  qui  avait  insisté  ^ec  une  énergie 
extraordinaire  pour  qu'on  profitât  de  la  victoire  de  Rocroy,  et  qu'on 
rapprochât  la  France  du  Rhin.  La  proposition  première  venait  sans 
doute  du  jeune  vainqueur,  mais  Mazarin  avait  eu  le  mérite  de  la  com- 
prendre, de  la  soutenir  et  de  la  faire  triompher.  Si  jamais  premier 
ministre  n'avait  été  servi  par  un  tel  général ,  jamais  aussi  général 
n'avait  été  servi  par  un  tel  ministre;  et,  grâce  à  tous  les  deux,  le  onze 
d»i  mois  d'août,  pendant  que  messieurs  les  Importants  mettaient  leiir 
génie  à  faire  un  indigne  affront  h  la  noble  sœur  du  héros  qui  venait 
de  sauver  la  France  et  qui  allait  l'agrandir,  pendant  qu'ils  déployaient 
leur  éloquence  dans  les  salons  ou  aiguisaient  leurs  poignards  dans  de 
ténébreux  conciliabules,  Thionville,  alors  une  des  premières  places 
de  l'empire,  sn  rendait  après  une  défense  opiniâtre;    nous  pouvions 

'  m*  carnet,  p.  lo,  en  espagnol  :  «Sy  yo  creyera  lo  que  dicen  que  S.  M.  se 
«siervedi  mi  per  necessidad,  sia  tener  alguna  inclination,  no  pararîa  aqui  1res 
«  dias.  »  —  '  Voyez  l'article  de  la  livraison  d'avril  dernier. 


NOVEMBRE' 185  5.  705 

marcher  au  secours  du  maréchal  de  Guébriant,  couvrir  l'Alsace,  pas- 
ser le  Rhin,  et  aller  faire  tête  à  Mercy.  La  régence  d'Anne  d'Autriche 
s'ouvrait  sous  les  plus  brillants  auspices.  Et  en  mcme  temps  le  ministre 
auquel  la  reine  devait  tant,  au  lieu  de  s'imposer  à  elle  et  de  prétendre 
la  gouverner,  était  à  ses  pieds,  et  lui  prodiguait  des  soins,  des  respects, 
des  tendresses  qu'elle  n'avait  jamais  connues.  Loin  qu'il  lui  parût  res- 
sembler à  l'impérieux  et  triste  Richelieu,  elle  pouvait  se  rappelei-,  avec 
une  émotion  agréable ,  les  paroles  de  J^ouis  XIII,  lorsque  pour  la  première 
fois  il  lui  présenta  Mazarin,  en  1689  ou  16/io  :  «Il  vous  plaira,  Ma- 
udame,  parce  qu'il  ressemble  à  Buckingham.  »  Mais  c'était  Buckin- 
gham  avec  un  bien  autre  génie.  Elle  dut  frémir,  quand  Mazarin  mit 
sous  ses  yeux  tous  les  indices  de  l'odieuse  entreprise  formée  contre  lui , 
indices  nomijreux,  évidents,  accablants,  que  les  carnets  font  connaître, 
et  que  confirment  les 'mémoires  de  Henri  de  Campion.  Il  y  eut  là  entre 
Anne  d'Autriche  et  Mazarin  de  suprêmes  explications.  Plus  que  jamais, 
il  dut  la  presser  de  lever  le  masque*,  de  sacrifier  à  une  nécessité  mani- 
feste les  ménagements  qu'elle  s'étudiait  à  garder,  de  braver  Un  peu  plus 
les  discours  de  quelques  dévots  et  de  quelques  dévotes,  et  de  lui 
permettre  enfin  de  défendre  sa  vie.  Jusque-là  nous  avions  vu  Anne 
d'Autriche  hésiter  par  des  raisons  qui  se  comprennent.  L'insolence 
de  madame  de  Montbazon  l'avait  déjà  fort  irritée;  la  conviction  qu'elle 
acquit  des  nombreuses  tentatives  d'assassinat  qui  avaient  échoué  par 
hasard  et  pouvaient  se  renouveler,  la  décida,  et  c'est  dans  les  derniers 
jours  du  mois  d'août  qu'il  faut  placer  la  date  certaine  de  l'ascendant 
déclaré,  public  et  sans  rival,  de  Mazarin  sur  Anne  d'Autriche.  Il  ne 
lui  avait  jamais  'déplu  ;  il  commença  à  lui  agréer  dans  le  mois  qui  pré- 
céda la  mort  de  Louis  XIII;  elle  le  nomma  premier  ministre  au  milieu 
de  mai,  un  peu  par  goût  et  beaucoup  par  politique;  peu  à  peu  le 
goût  s'accrut,  et  devint  assez  fort  pour  résister  à  toutes  les  attaques; 
ces  attaques,  en  passant  aux  dernières  extrémités  et  en  lui  faisant 
craindre  pour  la  vie  même  de  Mazarin,  précipitèrent  la  victoire  de 
l'heureux  cardinal,  et,  le  lendemain  du  dernier guet-apens  nocturne  où 
il  devait  périr,  Mazarin  était  le  maître  absolu  du  cœur  do  ïa  reine,  et 
plus  puissant  que  ne  l'avait  été  Richeheu  après  la  journée  des  Dupes. 
Nous  avons  en  vain  recherché  dans  les  carnets  quelques  traces  des 
explications  que  Mazarin  dut  avoir  avec  la  reine  en  cette  grave  conjonc- 
ture. Ces  explications-là  ne  sont  point  de  celles  qu'on  puisse  oublier,  et 
dont  il  soit  besoin  de  tenir  note.  Cependant  nous   rencontrons  un 

'  II*  carnet,  p.  G5  :  1  Quitter  te  la  maschera.i 


706  JOURNAL*  DES  SAVANTS. 

passage  obscur  écrit  en  espagnol ,  où  nous  saisissons  assez  distinctement 
les  mots  suivants  :  «  Je  ne  devrais  plus  avoir  aucun  doute  depuis  que  la 
«reine,  dans  un  excès  de  bonté,  m'a  dit  que  rien  ne  pourrait  m'ôter  le 
«  poste  qu'elle  m'a  fait  la  grâce  de  me  donner  auprès  d'elle  ;  néanmoins, 
«  comme  la  crainte  est  une  compagne  inséparable  de  l'affection,  etc.  ^  »  Vers 
ce  temps-là,  Mazarin,  étant  tombé  un  peu  malade  à  force  de  travaux  et  de 
soucis,  et  ayant  pris  la  jaunisse  ,  a  écrit  cette  ligne  fort  courte,  mais  qui 
donne  beaucoup  à  penser  :  «  La  jaunisse,  fruit  d'un  amour  extrême^.  » 

Madame  de  Motteville  était  de  service  auprès  de  la  reine  Anne , 
lorsque,  au  bruit  de  l'assassinat  qui  n'avait  pas  réussi,  les  courtisans 
s'empressèrent  de  venir  au  Louvre  protester  de  leur  dévouement.  La 
reine,  tout  émue,  lui  dit'  :  «Vous  verrez  ,  devant  deux  fois,  vingt-quatre 
«heures,  con>meje  me  vengerai  des  tours  que  ces  méchants  amis  me 
"  font.»  «Jamais,  ajoute  madame  de  Motteville , "le  souvenir  de  ce  peu 
«de  mots  ne  s'efiacera  de  mon  esprit.  Je  vis  en  ce  moment,  par  le  feu 
«  qui  brillait  dans  les  yeux  de  la  reine ,  et  par  les  choses  qui  en  effet 
«  arrivèrent  le  lendemain  et  le  soir  même ,  ce  que  c'est  qu'une  personne 
«souveraine,  quand  elle  est  en  colère  et  qu'elle  peut  tout  ce  qu'elle 
«  veut.  »  Si  la  fidèle  dame  d'honneur  eût  été  moins  discrète ,  elle  eût  pu 
ajouter  :  surtout  quand  cette  personne  souveraine  est  une  femme  et 
qu'elle  aime. 

Mazarin  avait  dit*  :  «Les  menées  contre  moi  ne  cesseront  point,  tant 
«  qu'on  verra  auprès  de  Sa  Majesté  un  parti  puissant  déclaré  contre 
«moi,  et  capable  de  gagner  l'esprit  de  la -reine  s'il  m'arrivait  quelque 
«  disgrâce.  »  La  défaite  de  ce  parti  fut  demandée  par  Mazarin  et  accordée 
par  la  reine,  et  les  mesures  les  plus  nécessaires  immédiatement  arrêtées. 

Ce  qui  pressait  le  plus  et  ne  pouvait  être  différé. d'un  jour,  c'était  de 
se  mettre  à  l'abri  de  tout  nouvel  assassinat  et  de  profiter  du  premier  mou- 
vement de  l'indignation  publique  contre  l'auteur  du  complot  et  ceux  qui 
y  avaient  pris  part.  Or  l'auteur  apparent  du  complot,  c'était  le  duc  de 
Beaufort,  aidé  de  ses  principaux  officiers  et  de  quelques  gentilshommes 
de  la  maison  de  Vendôme.  Il  fallait  donc  arrêter  Beaufort  et  lui  faire  son 


^  IIP  carnet,  p.  45  :  tlo  no  tengo  deque  dudar,  despues  de  haverme  S.  M.  con 
«  ecceso  de  bondad  persistiendo  que  iiadie  podria  derribarme  del  puesto  que 
«se  ha  servido  darme  en  su  pralia,  mas  contodo  eslo  siendo  el  lemor  un 
«compagnero  inseparabiie  dell'  affection,  etc.,  etc.»  — *  IV*  carnet,  p.  3  :  «La 
agiallezza  cagionata  da  soverchio  amore.  »  —  ^  Mémoires,  t.  I",  p.  i85.  —  *  IIP 
carnet,  p.  gS  et  dernière  :  «Ogniuno  mi  dice  che  li  disegni  contra  me  non  cesse- 
a  ranno,  finche  si  vedrà  che  appresso  di  S.  M.  vi  è  un  polente  partito  contro  di  me, 
«  e  capace  d'acquistar  lo  spirilo  di  S.  M.  quando  mi  succéda  una  disgrazia.  » 


NOVEMBRE  1855jnnv  '707 

procès.  La  reine  y  consentit.  On  peut  juger  par  là  de  l'autorité  que  Mazarin 
avait  prise,  et  jusqu'où  Anne  d'Autriche  pourrait  aller  un  jour  pour  dé- 
fendre un  ministre  qui  lui  était  cher.  Le  duc  de  Beaufort  était,  avant  la 
mort  de  Louis  XIII,  l'homme  en  qui  la  reine  avait  le  plus  de  confiance, 
et  pendant  quelque  temps  on  l'avait  cru  destiné  au  rôle  de  favori.  C'est 
à  lui  que  le  jour  de  la  mort  du  roi  elle  avait  remis  la  garde  de  ses  en- 
fants; elle  lui  avait  proposé  la  charge  de  grand  écuyer  qui  tous  les  jours 
l'approchait  de  sa  personne.  Depuis,  Beaufort  avait  bien  gâté  ses  affaii'es 
par  ses  airs  avantageux  et  par  son  évidente  incapacité,  surtout  par  sa 
liaison  publique  avec  madame  de  Montbazon  ;  mais  la  reine  avait  une 
assez  grande  faiblesse  poui*  lui,  et,  au  bout  de  trois  mois,  signer  l'ordre  de 
son  arrestation  était  un _grand  pas,  nécessaire,  il  est  vrai,  mais  extrême, 
et  qui  était  le  signe  manifeste  d'un  entier  changement  dans  le  cœur  et 
les  relations  intimes  d'Anne  d'Autriche.  La  dissimulation  même  qu'elle 
mit  dans  cette  affaire  marque  la  fermeté  réfléchie  de  sa  résolution. 

C'est  le  2  septembre  que  Beaufort  fut  arrêté  dans  le  Louvre  même. 
Cette  journée  est  vraiment  solennelle  dans  l'histoire  de  Mazarin,  et 
nous  pourrions  dire  dans  celle  de  la  France,  car  elle  a  vu  le  raffermis- 
sement de  la  royauté,  ébranlée  par  la  mort  àe  Richelieu  et  de  Louis  XIII. 
et  la  ruine  du  parti  des  Importants.  Ils  ne  s'en  relevèrent  qu'au  bout 
de  cinq  ans,  en  16/18,  à  la  Fronde,  où  ils  reparurent  toujours  les 
mêmes,  avec  les  mêmes  desseins  et  la  même  politique  au  dedans  et  au 
dehors,* et,  après  avoir  soulevé  de  sanglants  et  stériles  orages,  vinrent 
de  nouveau  se  briser  contre  le  génie  de  Mazarin  et  l'invincible  fidélité 
d'Anne  d'Autriche. 

Le  2  septembre  au  matin,  Paris  et  la  cour  retentissaient  du  bruit  de 
l'odieuse  embuscade  tendue  la  veille  à.Mazarin  entre  le  Louvre  et  l'hôtel 
de  Clèves.  Les  cinq  conspirateurs  qui  avec  Beaufort  y  avaient  mis  la 
main,  à  savoir  le  comte  de  Beaupuis,  Alexandre  et  Henri  de  Campion, 
Brillct  et  Lié,  avaient  pris  la  fuite  et  s'étaient  mis  en  sûreté.  Beaufort 
et  madame  de  Chevreuse  ne  pouvaient  les  imiter  ;  fuir,  pour  eux,  c'eût 
été  se  dénoncer  eux-mêmes.  L'intyépide  et  audacieuse  duchesse  n'avait 
donc  pas  hésité  à  paraître  îi  la  cour,  et  elle  était  auprès  de  la  reine 
dans  la  soirée  du  1  septembre,  avec  une  autre  personne,  étrangère  à 
ces  trames  ténébreuses  et  même  incapable  d'y  ajouter  foi,  une  bien 
différente  ennemie  de  Mazarin,  la  pieuse  et  noble  madame  de  Haute- 
fort.  Pour  Beaufort,  insouciant  et  brave,  il  était  allé  le  matin  à  la  chasse, 
et,  à  son  retour,  il  alla  au  Louvre,  selon  sa  coutume,  présenter  ses 
hommages  à  la  reine.  Madame  de  Motteville  raconte  comment  il  fut  ar- 
rêté dans  le  cabinet  même  d'Anne  d'Autriche.  La  bonne  dame  d'honneur. 


708  ■  JOURNAL  DES  SAVANTS.  * 

toujours  attentive  à  taire  ou  à  nier  ce  qui  pourrait  nuire  à  sa  maîtresse, 
et  à  relever  ce  qui  lui  est  favorable ,  se  complaît  à  célébrer  sa  dou- 
ceur et  son  humanité.  Nous  voyons  surtout  dans  la  conduite  de  la 
reine  une  dissimulation  merveilleuse,  comme  madame  de  Motteville  ne 
peut  s'empêcher  de  le  remarquer  :  il  est  évident  que  tout  était  concerté 
d'avance  entre  ia  reine  et  Mazarin,  et,  si  les  larmes  qu'elle  répandit  en 
cette  circonstance  montrent  ce  qu'il  lui  en  coûta  de  faire  mettre  en 
prison  un  ancien  ami,  elles  prouvent  aussi,  et  encore  bien  plus,  à  quel 
point  l'ami  nouveau  lui  devait  être  cher  pour  en  avoir  obtenu  un  tel 
sacrifice.  m?  "^c' 

Beaufort,  arrêté  au  Louvre  le  2  septembre  au  soir,  y  passa  la  nuit 
sous  bonne  escorte;  et,  le  lendemain  matin,  il  était  conduit  à  ce  même 
château  de  Vincennes  où,  quelques  jours  auparavant,  il  avait  été  se 
promener  et  faire  collation  avec  la  reine.  Le  peuple  de  Paris ,  toujours 
ami  des  résolutions  hardies,  quand  elles  réussissent,  ne  s'était  nulle- 
ment ému  de  la  disgrâce  de  celui  qu'un  jour  il  devait  adorer,  et,  en 
voyant  passer  sur  le  chemin  de  Vincennes  le  futur  roi  des  faubourgs 
et  des  halles,  il  avait  applaudi,  à  ce  qu'assure  Mazarin \  et  s'était  écrié 
avec  joie  :  «Voilà  celui  qui  foulait  troubler  notre  repos!  »  Beaufort  fut 
d'abord  traité  à  Vincennes  avec  les  plus  grands  égards;  on  lui  donna 
un  valet  de  chambre  et  un  cuisinier^;  il  put  recevoir  des  lettres  et  en 
écrire'.  Sûr  que  tous  les  vrais  conspirateurs  s'étaient  évadés,  qu'on 
n'avait  mis  la  main  que  sur  des  hommes  d'exécution  qui'  n'étaient  pas 
dans  le  secret,  et  que  par  conséquent  il  était  impossible  de  le  «on- 
vaincre,  Beaufort  nia  tout,  et  avec  une  intrépidité  facile  défia  la  justice 
et  Mazarin.  Le  gouverneur  de  Vincennes,  Chavigny,  qui  n'avait  pu 
étouffer  dans  son  cœur  le  dépit  de  voir  son  ancien  protégé  devenu  pre- 
mier ministre,  et  qui  se  résignait  d'assez  maiîvaisc  grâce  à  une  situa- 
tion secondaire,  ménageait  un  peu  le  prisonnier  par  générosité  ou  par 
politique,  et,  dans  les  visites  qu'il  lui  faisait,  lui  offrait  ses  services  et 
lui  disait  que  le  temps  accommoderait  tout^.  Ceux  des  importants  qui 
n'étaient  pas  compromis  s'agitaient  en  faveur  de  Beaufort;  ils  tenaient 
des  assemblées^,  comme  pour  faire  voir  qu'ils  n'avaient  pas  peur.  Les 

'  III*  carnet ,  page  88  :  «  Tullo  il  popolo  gode ,  et  diceva  :  Eccola  quello  che  vo- 
«leva  lurbar  ilnoslro  riposo.  • —  'Madame  de  Motteville,  t.  I",  p.  190. —  'II' carnet, 
p.  82  :  tBofort  riceve  ogni  giorno  due  lellere,  et  ne  manda  due.  Non  è  ben  guar- 
«  dato.  B  —  *  IV*  carnet,  p.  6  :  «  Vuol  che  Bofort  Ma  più  ammalato  che  non  è.  Non 
•  puol  attender  la  pietà,  etc.  M.  di  Chavigny  ha  torto  in  questo  et  nelle  offerte  fatle  al 
idetto  nelia  visita,  dicendoli  che  il  tempo  polrà  accommodare,  etc.»  —  *  Voyez 
dans  les  mémoires  de  Montrésor  les  détails  de  l'assemblée  qui  eut  lieu  un  peu  plus 
tard  à  Beaumont,  chez  M.  de  Harlay,  un  des  principaux  Importants,  et  où  étaient 


NOVEMBRE    1855.  709 

plus  dangereux  reçurent  l'ordre  de  s'éloigner  de  Paris.  Monlrësor, 
Béthune,  Saint-Ybar,  Varicarville  et  quelques  autres  furent  confinés 
en  province  sous  une  exacte  surveillance ,  ou  même  quittèrent  la 
France,  et  ils  n'y  revinrent  que  huit  ou  dix  mois  après,  lorsque 
Mazarin  n'avait  plus  même  à  compter^  avec  ses  adversaires.  En  même 
temps  il  exigea  de  Cbavigny  que  Beaufort  serait  gardé  plus  sévèrement; 
et  en  effet,  Beaufort  le  fut  avec  tant  de  soin^,  qu'il  demeura  enfermé 
pendant  cinq  années  jusqu'à  la  fin  de  i648,  où,  dans  l'aflaiblissement 
général  de  l'autorité,  et  la  police  se  relâchant  comme  tout  le  reste,  les 
frondeurs  réussirent  à  faire  évader  de  Vincennes  leur  précurseur,  l'an- 
cien chef  du  parti  des  Importants. 

Mais  la  maison  de  Vendôme  inquiétait  toujours  Mazarin.  Il  savait  de 
quoi  le  chef  de  la  maison,  le  duc  César,  était  capable,  et  ce  qu'il  avait 
ourdi  d'intrigues  et  de  complots  contre  Richelieu.  Son  hôtel  ù  Paris 
avait  été  le  foyer  de  la  conspiration.  La  duchesse  de  Vendôme,  sainte 
femme,  qu'on  appelait  la  mère  des  pauvres',  et  que  la  vénération  pu 
blique  environnait,  était  venue  au  Louvre  avec  sa  fille,  la  nouvelle 
duchesse  de  Nemours,  pour  implorer  la  clémence  de  la  reine  :  celle-ci 
avait  refusé  de  les  recevoir*.  Mais  les  gémissements  et  les  pleurs  de  ces 
deux  femmes,  soutenues  de  l'autorité  de  leur  ami  et  directeur,  Philippe 
de  Cospéan ,  évèque  de  Lisicux,  troublaient  l'opinion  et  importunaient 
Mazarin.  Le  duc  de  Mercœur,  le  frère  aîné  de  Beaufort,  dont  le  ma- 
riage avec  mademoiselle  de  Guise  n'était  pas  encore  entièrement 
rompu,  avait  tenu  tout  ce  temps  une  conduite  fort  suspecte^.  De  toutes 
parts  on  sollicitait  le  duc  d'Orléans  en  faveur  de  Beaufort^.  Pour  arrêter 
toutes  ces  menées,  on  commanda  aux  Vendôme  de  quitter  Paris  et  de 
se  retirer  h  Anet^,  et  la  duchesse  de  Nemours  fut  invitée  à  contenir 
davantage  sa  douleur  et  ses  plaintes ^  Le  château  d'Anet  devint  bientôt 

Montrésor,  Barilloii,  Marsillnc,  Maulevrier  el  d'autres.  Montrésor  dit  qu'on  ne  fil 
que  s'y  divertir.  C'était  au  moins  une  sorle  de  bravade  qui  irrita  la  cour.  11  y  en 
eut  beaucoup  d'autres  du  même  genre.  IV*  carnet,  p.  8  :  «  Cliedi  Arlé  (du  Ilarlay)  sia 

•  audato  ad  inconlrar  S.   Alt.  al  caraino   di  Orléans.  Clie  si  fanno  assemblée  in 

•  casa  del  detlo  di  Arlé.  »  —  '  Voyez  les  mémoires  de  Montrésor.  —  *  III'  carnet, 
p.  71  :  •  Due  garzoni  délia  caméra  del  re  alUdati  pcr  meUer  appresso  a  Boforl.  •  — 

•  Madame  de  Motleville,  l.  I .  p.  188.  —  *  Jbid.  —  *  IW  carnel,  p.  88:  •  Mercurio 
«non  è  anda(o  a  Liancourl,  cl  è  slala  finta  per  coprirc,  e  forse  per  ricevere  fuora 

•  8U0  fratello,  quando  havesse  fallo  il  colpo.  »  —  *  IV'  carnel ,  p.  6  :  «  La  Frella  ha 

•  sollicitalo  più  voile  appresso  S.  Alt.  per  Boforl.»  —  ^  Madame  de  Motleville, 
t.  I,  p.  190  :  «On  envoya  ordre  à  M.  el  à  madame  de  Vendôme  et  k  M.  de 
«Mercœur  de  sortir  inces.iammcnl  de  Paris.  Le  duc  de  Vendôme  s'en  excusa  d'a- 

•  bord  sur  ce  qu'il  éloil  malade,  mais,  pour  le  presser  d'en  partir  el  lui  faire  faire 
«son  voyage  plus  commodément,  la  reine  lui  envoya  sa  litière.  ■  —  '  III*  carnel, 

90 


710  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ce  qu'avait  été  à  Paris  l'hôtel  de  Vendôme.  Les  mécontenls  y  faisaient 
de  contiiiuelles  visites.  On  allait  et  on  s'écrivait  sans  cesse  d'Anet  à 
Dampierre,  séjour  de  madame  de  Chevreuse^  Plusieurs  des  conspira- 
teurs, dont  Mazarin  avait  besoin  pour  prouver  le  crime  de  Beaufort, 
y  avaient  trouvé  un  asile.  Il  savait  que  les  deux  frères  Gampion  y 
étaient  cachés;  il  les  fit  demander  au  duc  de  Vendôme,  qui  se  garda 
bien  de  les  livrer.  Le  cardinal  fut  presque  réduit  à  assiéger  en  règle 
le  château.  Il  menaça  d'y  pénétrer  de  vive  force  pour  y  saisir  les  com- 
plices de  Beaufort^;  et,  ne  supportant  pas  ce  scandale  d'un  prince  qui 
bravait  impunément  la  justice  et  les  lois,  il  songeait  à  en  avoir  raison; 
déjà  il  avait  prié  la  reine  de  sonder  Monsieur  sur  ce  qu'il  pourrait 
laisser  faire  à  cet  égard^,  et  il  allait  prendre  une  résolution  éner- 
gique*, quand  le  duc  de  Vendôme  se  décida  lui-même  à  quitter  la 
France,  et  s'en  alla  en  Italie  attendre  la  chute  de  Mazarin,  comme 
il  avait  attendu  en  Angleterre  celle  de  Richelieu.  Mais  le  cardinal  s'alfer- 
missant  de  plus  en  plus  et  son  étoile  ayant  même  résisté  aux  tempêtes 
de  la  Fronde,  César  de  Vendôme  reconnut  qu'il  avait  tort  de  contester 
avec  la  fortune,  et  que,  n'ayant  pu  la  vaincre,  il  était  sage  de  s'accom- 
moder avec  elle.  De  son  côté,  Mazarin  n'était  pas  homme  à  repousser 
un  vaincu,  et  un  vaincu  tel  qu'un  fiJs  d'Henri  IV.  Il  oublia  le  passé, 
et  s'empressa  d'acquérir  une  si  utile  alliance,  bien  entendu  en  en 
payant  le  prix  :  il  accorda  de  la  meilleure  grâce  à  un  ami  ce  qu'il  avait 
refusé  à  un  adveisaire.  Le  duc  de  Vendôme,  réconcilié  avec  la  reine,  re- 
çut un  joiu*  de  sa  main  ce  titre  de  grand  amiral  de  France,  qu'il  avait  si 

p.  81  :  «Far  dire  a  M"*  di  Neinur  clie  non  si  parli  mai  di  siio  fratello,  et  che 
«faccendolo  niellera  ordine  S.  M.  che  non  lo  facci  più.i  —  '  Ili*  carnet,  p.  80  : 

•  M.  di  Vciidooio  vicne  spesso  à  Parigi  c  sua  moglie  non  è  partila.  •  Ibid.  p.  8a  : 
«  V'arccarvilie  con  35  cavali  a  Anelo.  —  11  conte  di  Mora  (le  comte  de  Maure,  Je 
«  cadel  du  marquis  de  Mortemarl)  c  andalo  otle  volto  à  Anelo.  Villarso  (Villarceaux) 
«il  medesimo.  Ha  tre  relasse  (relais)  da  qui  à  Anelo,  e  si  fanno  grandi  assemblée 

•  di  genli.  »  IV*  cainel,  p.  2  :  «  Eber  (Heberl)  mcslrc  d'botel  di  M""  di  Cheverosa  tre 
«  voile  in  Ire  giorni  à  Aneto  dà  M.  di  Vendomo.  »  —  Ibid.  a6  :  «  A  Villeprou  e  Nuesi 
«  (VilK'preux  et  Noisi)  assemblea  di  génie  di  Parigi  à  Anelo.  i  —  Le  marquis  d'A- 
ligre,  qui  semblait  servir  les  Importants,  les  trahissait.  IV  carnet,  p.  i  :  «  Marcbese 
«d'Aligre  preslato  la  sua  casaa  Vandomo,  sei  leghe  (lieues)  d'Aneto,  dove  si  fanno 
«  assemblée.  »  —  Ibid.  «  Vien  a  Parigi  per  aprender  nuove  e  portarlc  à  Vendomo.  »  — 
«  Marcbese  d'Aligre  è  stato  dà  me.  Campione  e  Bauregard  offerlimi  di  farli  prender 
«priggioni.»  —  *  Mémoires  d'Henri  de  Campion,  p.  262  :  «Le  duc  de  Vendôme 
«  eut  avis  qu'il  parlait  de  Paris  des  troupes  pour  me  venir  prendre  avec  tous  ceux  qui 

•  avaient  été  à  nos  assemblées.  ■  —  '  II*  carnet,  p  27  :  «  S.  M.  sappia  in  parlicolare 
«  dà  S.  A.  qucllo  si  dovrà  fare  di  M'  di  Vandomo ,  dicendoli  che  io  non  parlo  perche 
«è  mio  interresse,  e  che  è  necessario  prendere  una  buona  risolutione  perrumpere 

•  lutta  la  caballa  che  repuUulano.  »  —  *  IV*  carnel  :  «  Risolvere  sopra  M' di  Vendomo.  » 


NOVEMBRE    1855.  711 

longtemps  poursuivi  en  vain  par  les  routes  les  plus  hasardeuses;  il  ob- 
tint même  la  survivance  de  cette  charge  pour  son  fils  cadet,  le  duc  de 
Beaufort,  qui  avait  voulu  assassiner  Mazarin;  mais  il  faut  dire  aussi  que, 
ce  même  jour,  le  frère  aîné  de  Beaufort,  le  duc  de  Mercœur,  épousait 
une  des  nièces  du  premier  ministre  ^  ;  en  sorte  que  la  maison  de  Ven- 
dôme, au  lieu  de  lui  être  un  obstacle,  lui  devenait  un  appui  et  un 
marchepied ,  comme  les  Conti ,  les  Soissons  et  tant  d'autres.  Mais  reve- 
nons au  mois  de  septembre  i663. 

L'arrestation  de  Beaufort,  la  dispersion  de  ses  complices,  de  ses 
amis,  de  sa  famille,  était  la  première,  l'indispensable  mesure  que 
devait  prendre  Mazarin  pour  faire  face  au  danger  le  plus  pressant. 
Mais  que  lui  eût-il  servi  de  frapper  le  bras  s'il  eût  laissé  subsister  la 
tête,  si  madame  de  Chevrcuse  était  restée  là,  toujours  empressée  à 
entourer  la  reine  de  soins  et  d'hommnges,  assidue  à  la  cour,  rete- 
nant ainsi  et  ménageant  les  dernières  apparences  de  son  ancienne  fa- 
veur pour  soutenir  et  encourager  les  mécontents,  leur  souffler  son 
audace,  et  susciter  de  nouveaux  complots?  Elle  avait  encore  dans 
sa  main  les  fils  mal  rompus  do  la  conspiration,  et  à  côté  d'elle  était 
un  homme  trop  expérimenté  pour  se  laisser  compromettre  en  de  pa- 
reilles menées,  mais  tout  prêt  à  en  profiter,  et  que  madame  de  Chc- 
vreuse  s'était  appliquée  à  faire  paraître  à  la  reine ,  à  la  France  et  à  l'Eu- 
rope, comme  très- capable  de  conduire  les  affaires.  Mazarin  n'hésita  donc 
pas,  elle  lendemain  même  de  l'art-estation  de  Beaufort, le  3  septembre, 
Châteauneuf  était  invité  à  venir  saluer  la  reine,  et  à  se  rendre  ensuite 
dans  le  gouvernement  de  Totiraine*,  cjuc  sa  conduite  anihiguê  entre  la 
faction  et  le  respect,  sa  réputation,  ses  malheurs  et  les  instances  de 
madame  de  Clievreuse  lui  avait  fait  tout  récemment  restituer  h  la  mort 
du  marquis  de  Gèvres,  tué  devant  Thionville.  L'ancien  garde  des  sceaux 

'  Il  semble  bien,  d'après  un  pa<sage  des  carnets,  que  l'idée  de  marier  une  des 
nièces  de  Mazarin  avec  le  duc  de  Mcrccrur  est  de  l'année  1 6^4 .  vers  le  mois  d'noùl , 
qu'elle  vint  des  Vendôme,  cl  qu'alors  Mazarin  la  roriisn  par  des  raisons  qu'il  ne  donne 
point.  Carnet  V*,  p.  gS  :  «  Madama  la  marescialjn  d'E>trée  (il  ne  faut  pas  oublier  que 
«  le  maréchal  d'Entrée,  frère  de  Gabrielle,  élail  l'oncle  du  duc  de  Vendôme)  ni'lia  fatlo 
«istanza  del  nialriuionio  d'una  délie  mie  nipoli  al  duca  di  Mercurio  per  parte  di 
<  M'  di  Vandomo  e  dclla  duchcssa  di  Nemours,  sua  figlia,  per  raccomoaor cohi  ogni 
tcosa  cl  afsicurarrai  per  5empre  dclla  loro  affellione.  Il  che  è  stalo  ricusalo  dà  me 
■  per  le  raggioni,  elc.  {sic).  »  —  *  Ili*  carnet,  p.  4o  :  ■  Permission  a  Clialoneuf  di 
c  veder  la  regina  et  ordine  di  andar  in  Turena.  •  Olivier  d'Ormesson  dit  dans  son 
journal,  sous  la  date  du  3  septembre  :  i  M.  de  Châteauneuf  a  commandement 
«  d'aller  en  Berri  et  madame  de  Chcvreusc  en  Touraine.  >  Le  Berri  est  une  erreur  évi- 
dente ,  car  il  n'était  pas  vacant  et  appartenait  aux  Condé.  L'erreur  de  d'Ormcsson  vient 
probablement  de  ce  que  le  marquisat  de  Châteauneuf  était  en  Berri,  près  de  Bourges. 

90. 


712  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  Richelieu  trouva  que  c'était  déjà  quelque  chose  d'être  sorti  ouver- 
tement de  disgrâce,  d'avoir  repris  le  rang  éminent  qu'il  avait  jadis 
occupé  dans  les  ordres  du  roi  \  et  le  gouvernement  d'une  grande  pro- 
vince. Son  ambition  allait  bien  plus  haut;  il  la  garda  et  l'ajourna  ,  obéit 
à  la  reine,  se  ménagea  habilement  avec  elle^,  et  se  maintint  fort  bien 
avec  son  ministre,  en  attendant  qu'il  le  pût  remplacer.  Il  attendit  long- 
temps encore,  mais  enfin  il  ne  mourut  pas  sans  avoir  revu ,  un  moment 
du  moins,  le  pouvoir  qu'un  amour  insensé  lui  avait  fait  perdre,  et  qu'une 
amitié  fidèle  et  infatigable  lui  rendit^. 

Madame  de  Chevreuse  n'eut  pas  la  sagesse  de  Châteauneuf.  Elle  ne  sut 
pas  faire  bonne  mine  à  mauvais  jeu,  ou  elle  était  ti'op  engagée  pour 
quitter  sitôt  la  partie.  La  Châtre,  qui  était  un  de  ses  amis  les  plus  par- 
ticuliers et  qui  la  voyait  tous  les  jours,  raconte  que,  le  soir  même  où 
Beaufort  fut  arrêté  au  Louvre,  u  Sa  Majesté*  lui  dit  qu'elle  la  croyait  in- 
«  nocenle  des  desseins  du  prisonnier,  mais  que  néanmoins  elle  jugeait  à 
«  propos  que  sans  éclat  elle  se  retirât  à  Dampierre ,  et  qu'après  y  avoir 
«(fait  quelque  séjour,  elle  se  retirât  en  Touraine.  »  Madame  de  Che- 
vreuse fut  bien  forcée  d'aller  à  Dampierre;  mais  là,  au  lieu  de  se  tenir 
tranquille,  elle  remua  ciel  et  terre  pour  sauver  ceux  qui  s'étaient  com- 
i)romis  pour  elle.  Elle  recueillit  chez  elle  Alexandre  de  Campion  **,  et 
lui  fournit  fargent  et  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire  pour  se  dérober 
sûrement  aux  poursuites  du  cardinal.  Intrépide  pour  elle-même,  accou- 
tumée aux  tempêtes,  elle  s'inquiétait  par-dessus  tout  du  sort  de  ses  amis, 
et  en  sachant  plusieurs  à  Anet  elle  y  envoyait  sans  cesse*^.  Elle  commença 

'  Il  avait  clé  cl  il  rodeviiii  en  i643  chancelier  des  ordres  du  roi.  —  '  IV*  caniPl, 
p.  34  :  «  È  crrto  clie  Giar  (Jars)  porîa  parole  a  S.  M  délia  parle  di  Chalonou ,  e  S.  M . 
«  non  mené  dice  nienle.  »  Aussi,  quand  Châteauneuf  vient  à  Paris  pour  ses  affaires, 
Mazarin  ne  l'y  laisse  deraeurerque  quelques  jours.  V  carnet,  p.  60  :  «  M'di  Cliatonou, 
«  à  Monrouge  et  à  ve  Icrmi.  »  Ibid.  p.  62  :  t  M'  di  Chalonof,  à  Monrouge  per  suoi 
«  negolii  parlicolari.  Non  vedrà  nessuno,  e  se  n'andrà  poi  in  Berri,»  où  était  non 
pas  son  gouvernement,  mais  son  beau  château.  —  *  Il  eut  les  sceaux  en  mars  i6f>o, 
quand  Mazarin  s'exila  lui-même,  jusqu'en  avril  i65i.  Il  mourut  en  i653,  âgé  de 
37  ans.  On  voyait  autrefois  son  tombeau  dans  la  cathédrale  de  Bourges;  il  ne  reste 
plus  aujourd'hui  que  sa  statue  en  marbre,  avec  cell«  de  son  père  Glande  de  l'Aubes- 
pine  et  de  sa  mère  Marie  de  la  Châtre,  de  la  main  de  Philippe  de  Bnisler.  —  *  Mé- 
moires de  la  Châtre,  collection  Petitot,  t.  LI,  p.  244.  —  *  Recueil  de  lettres,  etc., 
p.  1 33  :  s  Je  ne  pouvais  désirer  une  plus  grande  consolation  dans  mes  malheurs 
«que  la  permission  que  vous  me  donnez  d'aller  à  Dampierre;  la  crainte  que  vous 
«me  témoignez  avoin^qu'on  me  surprenne  sur  les  chemins  est  très  obligeante,  mais 
«je  prendrai  si  bien  garde  à  moi  que  ce  malheur  ne  ra'arrivera  pas.  Je  ne  marcherai 
a  point  de  jour,  et  les  nuits  sont  si  obscures,  que  je  ne  serai  vu  de  personne.  »  — 
*  IV*  carnet,  p.  a. 


NOVEMBRE    1855.  715 

même  à  renouer  de  nouvelles  trames,  et  trouva  le  moyen  de  faire  par- 
venir une  lettre  à  la  reine  ^  Mazarin  et  k»  reine  lui  adressaient  message  sur 
message  pour  hâter  son  départ^.  Elle  différait  sous  plusieurs  prétextes. 
Nous  avons  vu  qu'en  allant  au-devant  d'elle,  à  son  retour  de  Bruxelles, 
Montaigu  lui  avait  offert,  de  la  part  de  la  reine  et  de  Mazarin ,  de  lui  payer 
les  dettes  qu'elle  avait  contractées  pendant  tant  d'années  d'exil;  elle 
avait  déjà  reçu  de  fort  grosses  sommes-,  elle  ne  voulait  partir  qu'après 
que  la  reine  aurait  accompli  toutes  ces  promesses*.  Elle  quitta  la  cour 
et  Paris  la  douleur  dans  l'âme  et  en  frémissant,  comme  Annibal  en  quit- 
tant l'Italie.  Elle  sentait  que  la  coiu"  et  Paris  et  l'intérieur  de  la  reine 
étaient  le  vrai  champ  de  bataille,  et  que  s'éloigner  c'était  abandonner 
la  victoire  à  l'ennemi.  Sa  retraite  fui  un  deuil  au  parti  catholique,  aux 
amis  de  la  paix  et  de  l'alliance  espagnole,  et,  an  contraire,  une  joie 
publique  pour  les  amis  de  l'alliance  protestante.  Le  comte  d'Estrade  vint 
au  Louvre  de  la  part  du  j)rince  d'Orange,  auprès  duquel  il  était  accrédité, 
en  remercier  la  reine  *.  Madame  de  Chevreuse  se  rendit  à  sa  terrre  du 
Verger  entre  Tours  et  Angers.  La  solitude  qui  se  fit  autour  d'elle  lui 
rendit  plus  amer  le  sentiment  de  sa  défaite.  Elle  rencontra  Montrésor*, 
qui  s'était  aussi  retiré  en  Touraine,  et  elle  eut  avec  lui  quelques  entre 
vues.  Elle  écrivait  à  Paris  au  duc  de  Guise  pour  savoir  s'il  était  vrai 

'  IV*  camel,  p.  3  :  iLellera  per  altra  slrada  di  Clicverosa  alla  regina.  ■  —  '  La 
Chaire,  ibid.  :  tTous  les  jours  ii  venait  des  émissaires  de  la  n-ine  et  du  cardinal 
«  la  solliciter  de  s'en  aller.  •  III*  carnel,  p.  81  :  iSchcvero.sa  mille  cabaileel  dicQ  clic 

•  S., M.  li  (h  continue  prolcs(alioni  d'amicilia.  •  Ibid.  p.  8a  :  «Allonlanar  Clievcrosa 
«  chc  fà  mille  caballe.  ■  —  *  Alex.  Compion,  fiecaeil de  lettres ,  etc.,  p.  lai  :  •  Je  ncsçav 
«  ce  que  M.  de  Montaigu  aura  négocié  avec  vous,  mais  je  sui^  bien  certain  qu'il  vous 
«olTrira  de  l'argent  de  la  part  de  M.  le  cardinal  Mazarin,  pour  payer  vos  dettes.  » 
C'est  ce  même  Montaigu  qui  lui  fut  envoyé  par  Mazarin  |>our  rcneagcr  à  s'éloi« 
gner.  La  Clintrc,  ibid.  La  Cbô're  dit  aussi  qu'elle  ■  s'opiiiiâlra  de  louclier,  avant  que 

•  de  partir,  quelque  argent  qu'on  lui  avait  promis.  »  III*  carnet,  p.  86  :  •  Madama  di 
«Cheverosa  sortita  avendo  somme  considerabile  di  dcnari  conlanli.  S.  M.  sa  ben  li 

•  suoi  di8c<;ni,  echc  se  li  da  ^  lire,  come  prétende,  fi  liavra  havula  ^lire.  •  Journal 
d'Olivier  d'Ormesson  :  •  19  septembre,  au  conseil  jouis  Monsieur  demander  si  00 
^  avoit  payé  les  deux  cent  mille  livres  à  madame  do  Chevreuse  qu'on  tut  avoil 
«  promises —  •  —  *  Archives  des  aiïaires  étrangères,  France,  t.  CV,  lettre  de  Gau- 
dm  à  Servien,  du  .^1  octobre  iG/i3  :  «...Madame  de  Chevreuse  s'est  retirée  au 

•  Verger  près  d'Angers Le  s'  de  l'Estrade  a  fait  un  compliment  à  Sa  Majesté  de 

■  la  part  du  prince  d'Orange  sur  l'éloignement  de  madame  de  Chevreuse,  disant 
«  qu'elle  avoit  fait  voir  par  cette  action  la  bonne  intention  qu'elle  a  pour  la  consi- 

•  aération  de  ses  alliés,  puisque,  dès  son  arrivée,  ladite  dame  lui  proposa  la  paix 
«  très-facile,  et  que  les  Espagnols  quilleroient  bien  volontiers  tout  ce  que  les  Frant^ois 

•  ont  pris ,  pourvu  qu'on  leur  accordât  seulement  une  cliose,  qui  est  l'abandonnement 
«  des  Suédois  et  Ilollandois.  •  —  '  Mon  trésor,  ibid,  p.  355. 


714  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qu'il  désapprouvât  sa  conduite ^  Elle  correspondait  avec  sa  belle- 
mère,  madame  de  Montbazon,  reléguée  à  Rocheforl,  et  les  deux  exi- 
lées s'enhardissaient  l'une  l'autre  à  former  toute  sorte  d'entreprises 
pour  renverser  leur  ennemi  commun^.  Vaincue  au  dedans,  elle  reporta 
toutes  ses  espérances  du  côté  de  l'étranger.  Elle  ranima  les  intelli- 
gences qu'elle  n'avait  jamais  cessé  d'entretenir  avec  l'Angleterre,  l'Es- 
pagne et  les  Pays-Bas.  Son  principal  appui,  le  centre  et  l'intermédiaire 
de  ses  intrigues,  était  lord  Gorin,  ambassadeur  d'Angleterre  auprès 
de  la  cour  de  France,  qui,  comme  son  maître  et  surtout  comme  sa  maî- 
tresse, appartenait  au  parti  espagnol.  Craft,  le  gentilhomme  anglais  que 
nous  avons  presque  toujours  rencontré  à  la  suite  de  madame  de  Che- 
vreuse,  s'agitait  bruyamment  pour  elle  comme  le  chevalier  de  Jars  intri- 
guait sourdement  pour  Châteauneuf.  Sous  le  manteau  de  l'ambassade 
d'Angleterre,  une  vaste  et  assidue  correspondance  s'était  établie  entre 
madame  de  Chevreuse,  Vendôme  et  tous  les  mécontents.  Mazarin  con- 
naissait' et  surveillait  toutes  les  manœuvres  de  la  duchesse.  Vers  la  fin  de 
iGlili,  il  fit  saisir  h  Paris  le  contrôleur  de  sa  maison,  et  même  quelques 
jours  après  son  médecin ,  dans  le  carrosse  même  de  mademoiselle  de  Che- 
vreuse*. Le  médecin,  conduit  à  la  Bastille,  fit  des  aveux  quimirentsur  la 
trace  de  choses  fort  graves;  et  un  exempt  des  gardes  du  roi  fut  envoyé  à 
Tours  porter  à  la  duchesse  l'ordre  de  se  retirer  à  Angoulême  :  l'exempt 

'  IV*  carnet,  p.  lA  :  «  Leilera  di  Cheverosa  al  duca  di  Guisa  per  sapere  se  la  dl- 
«sapprovava,  comme  si  diceva.»  —  *  Ibid.  p.  /»8  et  ^9  :  «Sanguin,  valetto  di  ca- 
«  mera  di  M"*  di  Montbason ,  ben  informato  e  pericoloso.  La  delta  dama  e  Cheve- 
«  rosa  più  animata  che  mai,  et  in  speranza  di  far  qualche  cosa  contra  me  con  il 
«  tempo.  » —  '  IV*  carnet,  p.  gS  et  96  :  «  26  febraio  i643  (lisez  :  i644)-  L'imbasc'* 
«Gorino,  lega  streltissima  con  Scheverosa  e  Vandomo  et  allri  délia  corle  e  fuori. 
<  Risolutione  di  unir  qucsta  caballa  a  Spagnoli  e  disfarsi  del  cardinale.  Il  snddetto 
«  spedisce  di  continuo  a  Cheverosa,  Vandomo  et  allri.  E  slalo  sempre  spagnolissimo, 
«  et  hora  più  che  mai.  Dice  clie  il  cardinale  una  voila  a  basso,  il  defto  partito  trion- 
«  farà.  Giar,  confidentissimo  di  Gorino,  è  sempre  in  speranza  del  rilorno  di  Chatonof. 
«Craft,  più  brugîione,  più  spagnolo  e  più  del  dello  partito  del  suddetlo.  Gorino  vuol 

«partir  di  qui  per  baver  piu  commodilà  di  ncgotiare  alla  carapagna Craft  ha 

«detio  mille  improperii  délia  regina...  S.  M.  faccia  scriver  una  buona  leltera  al  re 
«e  regina  d'Inghillerra  ,  dolendosi  del  procedere  de'  suoi  ministri,  e  di  quello 
«  scrisse  Gorino.  Gorino  inlese  nel  ponte  de  vecchi  abili  che  non  conveniva  spo- 
•  gliarsene  délie  amicitie  di  Vandomo,  Cheverosa  et  altri,  sperando  che  alla  fine 
«  prcvalerebbero.  S.  M.  impedisca  Gorino  di  sortir  di  Parigi  se  non  è  per  rilor- 
«  narsene.  »  —  *  Archives  des  affaires  étrangères ,  France  ,  t.  C VII ,  lettre  de  Gaudin , 
du  3i  mai  i6/l4  :  «Le  contrôleur  et  secrétaire  de  madame  de  Chevreuse  ont 
"été  emprisonnés  dans  la  Bastille.»  Monlrésor,  Ibid.  p.  i56  :  «Son  médecin 
«fut  arrêté  dans  son  carrosse  parle  prévost  de  l'île,  en  présence  de  mademoiselle 
1  de  Chevreuse,  et  conduit  à  la  Bastille,  sur  ce  qu'il   avait  été  accusé  d'avoir  fait 


NOVEMBRE    1855.  715 

était  même  chargé  de  l'y  conduire.  Il  y  avait  à  Angoulême  un  château 
fort  servant  de  prison  d'État,  où  son  ami  Châteauneuf  avait  été  détenu 
pour  elle  pendant  dix  années.  Ce  souvenir,  toujours  présent  à  l'imagi- 
nation de  madame  de  Chevreuse,  l'épouvanta;  elle  craignit  que  ce  ne 

*par  son  ordre  plusieurs  voyages  hors  de  France.  »  Mais  nous  trouvons  bien  d'aulre» 
détails  dans  la  lettre  ci-jointe,  et,  jusqu'ici,  entièrement  inconnue  de  madame  de 
Chevreuse  à  la  reine  : 

■  Tours,  20  novembre  1644. 

t  Madame,  Encore  que  le  seul  bien  que  j'avois  espéré,  dans  resioignemenl  de 
«l'honneur  de  voire  présence,  ail  eslé  de  mérilcr  celui  de  votre  souvenir  par  ia 
continuation  de  me»  devoirs,  je  me  suis  privée  de  l'un  el  de  l'autre,  depuis  que 
j'ai  sceu  que  cette  retenue  vous  seroit  une  plus  agréable  marque  de  mon  obéis- 
sance, que  j'ai  lasché  toujours  de  lesmoigner  à  V.  M.,  plus  losl  par  ce  que  j'ai 
cru  plus  conforme  à  ses  intentions,  que  par  ce  qui  me  pouvoit  dadvantage  satis- 
faire. Mais,  comme  V.  M.  m'aasscurée  que  le  temps  de  celle  absence  ne  diminue- 
rail  rien  de  la  bonté  qu'elle  a  fait  cognoislrc  à  loul  le  monde  pour  les  choses  qui 
me  louchent,  je  crois,  Madame,  qu'autant  vous  avez  pu  juger  de  mon  respect  par 
le  temps  qu'il  y  a  que  je  me  suis  retranchée  de  la  satisfaction  de  ces  devoirs,  autant 
je  puis  espérer  de  V.  M.  qu'elle  aura  ag'réable  que  j'y  aie  recours  aux  occasions 
importantes  à  mon  repos.  J'avois  eu  pouvoir  sur  moi  de  me  retenir  à  ia  première 
qui  s'est  présentée  de  la  détention  de  mon  controlleur  quoique  vous  ne  pouvez 
plus  douter,  Madame,  que  dans  la  créance  que  j*ai  de  son  innocence  il  ne  m'ait 
été  extrêmement  sensible  que  celte  qualité  oe  mon  domestique  ait  été  la  seule 
présomption  de  son  crime.  Mais  je  vous  advoue  que  celle  qui  est  arrivée  encor 
depuis  4  ou  5  jours  par  l'emprisonnement  d'un  médecin  italien,  qui  est  chez  moi 
depuis  quelque  temps,  me  louche  tellement  que  je  ne  puis  croire  estre  ns^ez  mal- 
heureuse pour  que  V.  M.  refuse  cet  accès  à  mes  justes  re-ssenliments;  ce  qui  s'est 
fail  eiicor  avec  des  violences  qui  ne  furent  jamais  pratiquées  en  semblables 
choses,  aiant  pris  l'occasion  |x)ur  cela  qu'il  csloit  dans  le  carosse  de  ma  fille,  la- 
quelle on  fist  descendre,  deux  archers  lui  tenant  le  pistolet  à  la  gorge  et  criant 
sans  cesse  tue,  tue,  et  autant  aux  femmes  qui  estoient  avec  elle.  Ce  procédé  est 
si  extraordinaire  que,  comme  j'attends  de  votre  juslios  pour  me  faire  rendre  sa- 
tisfaction en  la  personne  de  ma  fdle,  j'ose  me  promcttnp  de  même  de  votre  bonté 
pour  ma  sûreté  à  l'advenir  contre  de  telles  rencontres;  et  quoique  j'aie  assez  de 
subject  de  la  prendre  de  mon  innocence,  j'ai  de  si  fascheuses  expériences  de  mon 
malheur  que  V.  M.  trouvera  bon  que  je  la  lui  demande  avec  d'autant  plus  d'ins- 
tance que  m'ayant  ordonné  de  demeurer  en  ce  lieu  où  je  me  suis  privée  du  seul 
bien  que  je  souhaiste  au  monde,  c'est  la  seule  consolation  qui  me  reste  que  d'y 
avoir  sûreté  pour  moi  et  ma  maison,  et  de  pouvoir  prier  Dieu  en  repos  qu'il 
vous  comble  d'autant  de  prospérité  que  vous  en  désire, 

•  Madame, 

«DeV.  M.  , 

I  La  très-humble  et 
a  très-obéissante  sujette , 

1/.'     «Marie  db  Roban. » 


716  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

fût  là  la  retraite  où  on  la  voulait  mener,  et,  préférant  toutes  les  extré- 
mités à  la  prison  ^  elle  se  décida  à  se  rengager  dans  les  aventures 
qu'elle  avait  affrontées  en  lôSy,  et  à  reprendre  pour  la  troisième  fois 
le  chemin  de  l'exil.  Mais  combien  les  circonstances  étaient  changées 
autour  d'elle,  et  qu'elle-même  était  changée!  Sa  première  sortie  de 
France,  en  1626,  avait  été  un  continuel  triomphe  :  jeune,  belle,  par- 
tout adorée,  elle  n'avait  quitté  la  ville  de  Nancy  et  le  duc  de  Lorraine, 
à  jamais  soumis  à  l'empire  de  ses  charmes,  que  pour  revenir  à  Paris 
troubler  le  cœur  de  Richelieu.  En  1  687,  sa  fuite  en  Espagne  lui  avait  été 
déjà  une  épreuve  plus  sévère;  il  lui  avait  fallu  traverser  déguisée  toute  la 
France,  braver  plus  d'un  péril,  endurer  bien  des  souffrances,  pour  trouver 
au  bout  de  tout  cela  cinq  longues  années  d'agitations  impuissantes.  Du 
moins  elle  était  encore  soutenue  par  la  jeunesse  et  par  le  sentiment 
de  cette  beauté  irrésistible  qui  lui  faisait  en  tout  lieu  des  serviteurs, 
jusque  sur  les  trônes.  Elle  avait  foi  aussi  dans  l'amitié  de  la  reine,  et 
elle  comptait  bien  qu'un  jour  cette  amitié  lui  payerait  le  prix  de  tous 
ses  dévouements.  Maintenant  l'âge  commençait  à  se  faire  sentir;  sa 
beauté ,  penchant  vers  son  déclin ,  rie  lui  promettait  plus  que  de  rares  ado- 
rateurs. Elle  comprenait  bien  qu'en  perdant  le  cœur  de  la  reine  elle  avait 
perdu  la  plus  grande  partie  de  son  prestige  en  France  et  en  Europe.  La  fuite 
du  duc  de  Vendôme,  que  celle  du  duc  de  Bouillon  allait  bientôt  suivre, 
laissait  les  Importants  sans  aucun  chef  considérable.  Elle  avait  reconnu 
que  Mazarin  était  un  ennemi  tout  aussi  habile  et  tout  aussi  redoutable  que 
Richelieu.  La  victoire  semblait  d'intelligence  avec  lui;  le  propre  frère 
de  Bouillon  sollicitait  l'honneur  de  le  servir,  et  le  duc  d'Enghien  lui  ga- 
gnait bataille  sur  bataille.  Elle  savait  aussi  que  le  cardinal  avait  entre 
les  mains  de  quoi  la  faire  condamner  et  la  tenir  enfermée  toute  sa  vie. 
Quand  tout  l'abandonnait,  cette  femme  extraordinaire  ne  s'abandonna 
point.  Dès  que  l'exempt  Riquetti  lui  eut  signifié  l'ordre  dont  il  était 
porteur,  elle  prit  son  parti  avec  sa  promptitude  accoutumée,  et,  ac- 
compagnée de  sa  fille  Charlotte  qui  était  venue  la  rejoindre  et  ne  vou- 
lut pas  la  quitter,  elle  gagna  par  des  chemins  de  traverse  les  bocages 
de  la   Vendée  et  les  solitudes    de   la   Bretagne,  et  vint  demander  un 

'  Monirésor,  ibid.  :  «Ce  traitement  (l'eniprisonnement  de  son  médecin),  souffert 
t  par  un  homme  qui  étoit  son  domestique,  précéda  de  peu  de  jours  celui  qui  arriva 
«  en  sa  personne  :  Riquctty,  exempt  des  gardes  du  corps  du  roy,  fut  envoyé  à  Tours 
«  pour  lui  porter  le  commandement  de  se  retirer  à  Ângoulême  où  il  la  devoit  me- 
«  ner.  La  crainte  d'y  être  retenue  et  mise  sous  sure  garde  dans  la  citadelle  fit  une 
«  telle  impression  dans  son  esprit ,  qu'elle  se  résolut  à  s'exposer  à  tous  les  autres 
«  périls  qui  lui  pourroient  arriver,  pour  se  garantir  de  celui  de  la  prison  qu'elle 
«  croyoit  être  inévilaWe  à  moins  d'y  pourvoir  promplement.  » 


NOVEMBRE  1855.  717 

asile  au  marquis  de  Coetquen.  Le  noble  et  généreux  breton  lui  donna 
l'hospitalité  qu'il  devait  à  une  femme  et  au  malheur.  Elle  n'en  abusa  point, 
et,  après  avoir  déposé  ses  pierreries  entre  les  mains  de  Coetquen ,  comme 
autrefois  entre  celles  de  La  Rochefoucauld  ^  elle  s'embarqua  avec  sa  fille, 
au  cœur  de  l'hiver,  à  Saint-Malo,  dans  un  petit  bâtiment  qui  devait  la 
conduire  àDarmouth,  en  Angleterre,  d'où  elle  comptait  passer  àDun- 
kerque  et  en  Flandre.  Mais  des  navires  de  guerre  du  parti  du  parlement 
croisaient  dans  ces  parages;  ils  rencontrèrent  et  prirent  la  misérable 
barque  et  la  menèrent  à  l'ile  de  Wight.  Là  madame  de  Chevreuse  fut 
reconnue^,  et,  comme  on  la  savait  l'amie  de  la  reine  d'Angleterre,  les 
parlementaires  n'étaient  pas  éloignés  do  lui  faire  un  assez  mauvais  trai- 
tement et  de  la  livrer  à  Mazarin.  Celui-ci,  plus  tard,  a  prétendu  qu'il  ne 
s'était  pas  soucié  de  cette  capture.  Elle  put  donc  se  tirer  de  ce  péril, 
et  elle  pai*vint  k  se  réfugier  dans  les  Pays-Bas  espagnols. 

Elle  s'établit  quelque  temps  à  Liège,  s'appliquant  h  maintenir  et  à  res- 
serrer de  plus  en  plus  entre  le  duc  de  Lorraine ,  l'Autriche  et  l'Espagne, 
une  alliance,  qui  était  la  dernière  ressource  des  Importants  et  le  dernier 
fondement  de  son  propre  crédit.  Cependant  Mazarin  avait  repris  tous  les 
desseins  de  Richelieu,  et,  comme  lui,  il  s'était  efforcé  de  détacher  le  duc 
de  Lorraine  de  ses  deux  alliés.  Le  duc  était  alors  éperdument  épris  de 
la  belle  Béatrix  de  Cusance,  princesse  db  Cantecroix.  Mazarin  travailla  à 
gagner  la  dame,  et  il  proposa  à  l'ambitieux  el  entreprenant  Charles  IV  de 
rompre  avec  l'Espagne  et  d'entrer  en  Franche-Comlé  avec  le  secours  de 
la  France,  lui  promettant  de  lui  laisser  tout  ce  qu'il  aurait  conquis'.  Il 

'  Montrésor,  ibid.  —  Plus  lard,  elle  pria  le  marquis  de  Coetquen  de  remettre  ses 
pierreries  à  Montrésor,  qui  les  rendit  à  un  envoyé  de  madame  de  Chevreuse.  Mai'* 
Mazarin  était  informé  de  tout;  il  connaissait  dans  le  moindre  détail  la  correspon- 
dance de  la  duchesse  et  do  Montrésor;  il  tenta  do  mettre  la  mnin  sur  les  fameuse.s 
pierreries,  arrêta  Montrésor  et  le  tint  fort  longtemps  en  prison.  V^oycr  les  Mémoires 
déjà  cités.  —  *  Archives  des  affaires  étrangères,  Franck,  t.  CVI,  p.  i6a  :  Letln 
de  madame  de  Chevreuse  à  M.  le  comte  de  Pembroc.  de  l'isle  d'Ouit,  du  29  avril  i6ft5, 
el  ibid.  t.  CIX,  Gandin  à  Servien,  20  mai  i6^5  :  •L'on  escrit  d'Angleterre  que 
«madame  de  Chevreuse  est  encore  à  l'isle  de  Wick,  que  Messieurs  du  Parlement 
«ne  lui  ont  voulu  bailler  navire  ni  passeport  pour  passer  à  Dunkerque,  etc.»  — 
'  Carnet  IV*,  p.  8t  et  8a  :  •  Mandar  qnalchoduno  al  duca  di  Lorena  pcr  trattar  con 
«  lui  e  vcdcr  se  volesse  inirar  nella  FrancheConlea.  S.  M.  l'assistcrebbe,  e  quelle  con- 
■  quistasse  sarebbc  suo.  Per  imbarcarlo,  guadagnar  la  Cantecroi,  et  in  ogni  caso  o 
«otleneremo  quello  vogliamo,  o,  continuando  a  trattar,  in  sospctto  a  Spagnoli  il 

•  proccderc  del  detto  duca,  si  resolveranno  à  non  fidarsi  di  lui,  fnrli  dépérir  li  suc 
«  truppe,  e  forse  à  peggio.  In  fine  del  tratlar  seco  non  si  possono  cavar  che  avantaggi 
«  notabili.  •  Carnet  V,  p.  18  :  •  Assicurar  la  Cantecroi  di  una  buona  volontà,  ma 

•  dichiarando  di  non  volersi  ingerire  nel  matrimonio,  essendo  unaiïare  chc  dipcndc 
«  di  papa.  •  Mazarin  développe  de  nouveau  les  motifs  qu'il  a  de  vouloir  traiter  avec 

9» 


718  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

avait  échoué  en  iGlik,  mais ,  en  1 6  4  5 ,  il^recommença  ses  négociations  et 
parvint  à  mettre  dans  ses  intérêts  la  sœur  même  du  duc  Charles,  l'an- 
cienne maîtresse  de  Puylaurens,  la  princesse  de  Phalsbourg,  qui  lui 
rendait  un  compte  secret  et  fidèle  de  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  son 
Irère.  Mazarin  lui  demandait  surtout  de  le  tenir  au  courant  des  moindres 
mouvements  de  madame  de  Chevreuse-,  il  savait  qu'elle  était  en  corres- 
pondance avec  le  duc  de  Bouillon,  qu'elle  disposait  du  général  impérial 
Piccolomini  par  son  amie  madame  de  Strozzi^;  et  même  qu'elle  avait 
gardé  tout  son  crédit  sur  le  duc  de  Lorraine,  malgré  les  charmes  de  la 
belle  Béatrix.  A  l'aide  de  la  princesse  de  Phalsbourg,  il  suit  toutes  ses 
démarches  avec  une  vigilance  infatigable,  lui  dispute  pied  à  pied  l'in- 
certain Charles  IV,  quelquefois  vainqueur,  fort  souvent  battu  dans  cette 
lutte  mystérieuse^. 

Les  années  s'écoulent ,  la  Fronde  éclate ,  l'ardente  duchesse  s'élance  de 
nouveau  de  Bruxelles  et  vient  apporter  à  ses  amis  l'appui  de  l'Espagne 
et  celui  de  son  expérience.  Elle  avait  près  de  cinquante  ans.  Le  temps 
et  les  chagrins  avaient  triomphé  de  sa  beauté ,  mais  elle  était  encore 
pleine  d'agréments  ',  et  son  ferme  coup  d'oeil ,  sa  décision  ,  son  audace , 
son  génie  était  entier.  Elle  avait  trouvé  un  dernier  ami  dans  le  mar- 
quis de  Laigues  ,  capitaine  des  gardes  du  duc  d'Orléans  ,  homme 
d'esprit  et  de  résolution,  qu'elle  aima  jusqu'à  la  fin  et  qu'après  la  mort 
du  duc  de  Chevreuse  elle  unit  peut-être  à  sa  destinée  par  un  de  ces  ma- 
riages de  conscience  alors  assez  à  la  mode.  C'est  elle  avec  Retz  qui  a 

le  duc  de  Lorraine;  carnet  V*,  p.  68,  sous  la  date  du  7  juillet  i644  :  «Le  ragione 

principali »  Il  désespère  de  réussir,  p.  1 1 5  du  V*  carnet  :  •  Al  due  di  maggio 

«  il  duca  di  Lorena  si  è  aggiustalo  di  nuovo  con  Spagnoli  ;  è  cerlissimo,  e  cio  mentre 
«  assicurava  noi  di  voler  lasciar  il  detlo  partito.  Nessun  fundamenlo  nella  sua  ieg- 
«gerezza.  »  —  '  Carnet  V,  p.  ^8  :  M""  di  Cheverosa,  gran  corrispondenza  con  lui 
(le  duc  de  Bouillon)  e  con  Piccolomini,  e  questo  con  Buglione.  La  Slrozzi  governa 
«  Piccolomini,  e  la  Slrozzi  è  tutta  di  M™  di  Cheverosa.  »  Quelle  est  cette  madame  de 
Strozzi?  Serait-ce  Claire  Strozzi,  fille  du  maréchal  et  sœur  de  Philippe  Strozzi,  lieu- 
tenant général  au  service  de  France,  massacré  en  1682  dans  l'île  de  Sainl-Michel 
par  le  marquis  de  Sainte-Croix,  et  elle-même  mariée  à  Honorai  de  Savoie,  comte 
de  Tende?  —  '  Bibliothèqde  mazarine,  lettres  françaises  de  Mazarin,  fol.  4i5, 
à  madame  la  princesse  de  Phalsbourg,  du  22  juillet  i6^5;  du  3o  septembre  de  la 
même  année,  fol.  448;  du  11  novembre,  fol.  468;  du  2  décembre,  fol.  476;  du  28 
décembre,  fol.  492 ,  etc.  —  '  Retz,  qui  finit  par  la  détester  parce  qu'elle  refusa  de 
le  suivre  dans  ses  derniers  et  extravagants  projets,  et  qui  la  juge  avec  une  fatuité 
inouïe,  prétend  qu'en  1649  elle  n'avait  plus  même  de  restes  de  beauté.  Cela  ne  se 
peut,  car  elle  en  avait  encore  en  1667.  Voyez  le  portrait  qui  la  représente  en 
veuve,  et  avec  une  ligure  si  fine,  si  expressive,  si  distinguée.  Ce  portrait  a  été 
gravé  par  Odieuvre,  et  l'original  de  Ferdinand  Elle  est  à  Dampierre,  chez  M.  le 
duc  de  Luynes. 


NOVEMBRE  1855.  719 

réellement  conduit  la  Fronde.  Elle  a  pris  la  principale  part  à  trois 
grandes  résolutions  :  en  i65o,  elle  fut  d'avis  de  préférer  Mazarin  à 
Condé ,  et  elle  osa  conseiller  de  mettre  la  main  sur  le  vainqueur  de  Ro- 
croy  et  de  Lens;  en  i65i ,  les  incertitudes  de  Mazarin  ,  un  grand  in- 
térêt, l'espoir  fondé  de  marier  sa  fdle  Charlotte  avec  le  prince  de  Conti , 
la  ramenèrent  à  Condé,  et  de  là  la  délivrance  des  princes;  en  1682  les 
fautes  de  Condé  la  rendirent  pour  toujours  à  la  reine  et  à  Mazarin; 
elle  n'eut  pas  la  folie  de  Retz ,  d'imaginer  un  tiers  parti  en  temps  de  révo- 
lution, et  de  chercher  à  former  un  gouvernement  entre  Condé  et  Mazarin 
en  s'appuyant  sur  le  duc  d'Orléans.  Son  instinct  politique  lui  fit  com- 
prendre qu'après  tant  d'agitations  un  pouvoir  solide  et  durable  était  le  plus 
grand  besoin  de  la  France.  Elle  passa  hautement  du  côté  de  la  royauté; 
elle  la  servit,  et  elle  s'en  servit  à  son  tour.  Elle  obtint  aisément  tout  ce 
qu'elle  voulut  pour  elle  et  pour  les  siens;  elle  parvint  au  comble  du 
crédit  et  de  la  considération,  et,  ainsi  que  ses  deux  illustres  émules,  la 
princesse  Palatine  et  madame  de  Longueville,  elle  acheva  dans  une  paix 
profonde  une  des  carrières  les  plus  agitées  du  xvn* siècle.  Mazarin,  comme 
Richelieu,  ne  la  combattit  jamais  qu'à  regret.  Plus  tard,  il  rechercha  et 
fut  souvent  très-heureux  de  suivre  ses  conseils;  mais,  dans  les  commen- 
cements difficiles  de  la  régence,  il  n'y  avait  pas  place  pour  elle  et  pour 
lui  dans  le  cœur  d'Anne  d'Autriche;  leurs  causes  étaient  opposées,  leurs 
intérêts  incompatibles,  et  le  successeur  de  Richelieu  ne  se  crut  ferme- 
ment établi  que  quand  il  l'eut  forcée  de  quitter  Paris  et  la  France , 
comme  avait  fait  le  duc  de  Vendôme. 

V.  COUSIN. 
{La  fin  à  un  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

M.  le  comte  Mole,  membre  de  l'Académie  française,  est  mort  à  Champlâlreux 
le  3^  novembre  i855. 


720  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES. 

Dans  la  séance  du  a3  novembre  i855,  M.  Texier  a  été  élu  membre  libre  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres ,  en  remplacement  de  M.  le  baron  Bar- 
chou  de  Penhoën. 


LIVRES  NOUVEAUX. 

-i:  " 

FRANCE. 

Mémoires  de  l'Institut  impérial  de  France,  Académie  impériale  des  inscriptions  et 
belles-lettres,  t.  XVllI*  (i"  partie).  Paris,  Imprimerie  impériale,  i855,  in-A"  de 
vi-5o8  pages.  —  Ce  volume  s'ouvre  par  une  intéressante  notice  chronologique  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  depuis  son  origine,  travail  étendu  ré- 
digé par  M.  Walckenaer,  sur  la  demande  du  ministre  de  l'instruction  publique,  et 
présentant  la  succession  des  membres  de  l'Académie  depuis  sa  fondation ,  distribués 
par  fauteuils;  la  date  de  l'institution  des  commissions  établies  dans  le  sein  de  l'A- 
cadémie, le  nombre  et  le  litre  des  publications  qui  lui  ont  été  ou  qui  lui  sont  con- 
fiées. Le  reste  du  volume  est  rempli  par  l'histoire  de  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres  pendant  les  années  1 849- 1 852,  histoire  partagée  en  cinq  sections  : 
Décrets ,  arrêtés  et  règlements  ;  —  Correspondance  officielle ,  missions  scientifiques  ; 
—  Actes  académiques;^  Faits  divers;  —  Changements  arrivés  dans  la  liste  de 
l'Académie.  Le  volume  est  terminé  par  quatre  notices  historiques  :  celles  de 
MM.  Mongez,  Letronne  et  Raynouard,  par  M.  Walckenaer,  et  celle  de  M.  Walcke- 
naer, par  M.  Naudet,  secrétaire  perpétuel. 


TABLE. 

Lives  of  phllosopbers  ofthe  lime  of  George  III ,  Lives  of  men  of  letters  of  thetime 

of  George  III ,  etc.  (  1"  article  de  M.  Villemain.) 653 

Mcmoirs  ofthe  life,  writings  and  discoveries  of  Sir  Isaac  Newton.  (2*  et  dernier 

article  de  M.  Biot.  ) 662 

Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Hiouen-lhsang  et  de  ses  voyages  dans  l'Inde. 

(4*  article  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.) 077 

Examen  des  recherches  expérimentales  sur  la  végétation,  etc.  (1"  article  de 

M.  Chevreul.) 689 

Des  carnets  autographes  du  cardinal  Mazarin.  {14*  article  de  M.  Cousin.) 703 

Nouvelles  littéraires 719 

FIN    DE    LA    TABLE, 


JOIRNAL 


DES  SAVANTS 


DECEMBRE   1855. 


Maistre  Pierre  Patelin ,  texte  rêva  sur  les  manuscrits  et  les  plus 
anciennes  éditions,  avec  une  introduction  et  des  notes,  par  M.  F. 
Gcnin.  Paris,  Chaumerot,  i854,  i  volume  grand  in-S**  de 
370  pages. 

PREMIER    ARTICLE. 

L'attention  du  public  lettré  a  été,  dans  ces  derniers  temps,  agréa- 
blement ramenée  vers  l'oeuvre  capitale  de  diotre  scène  comique  avant 
Molière.  Née  on  ne  sait  sur  quel  tréteau  et  d'un  auteur  resté  inconnu, 
la  farce  de  Patelin,  après  avoir  joui ,  jusqu'à  la  renaissance,  d'une  célé- 
brité presque  égale  à  celle  du  Roman  de  la  Rose,  après  avoir  eu  \ingt- 
cinq  éditions  dans  le  cours  du  quinzième  et  du  seizième  siècle,  et  quatre 
seuiemcntpendantledix-septièmcetledix-huitième,  n'occupait  plus  guère 
de  place  que  dans  la  mémoire  de  quelques  amateurs  érudits.  La  dernière 
léimpression  remontait  à  176a,  et  la  médiocre  imitation  en  prose  de 
Brueys  et  Palaprat  menaçait  de  supplanter  défmitivement  l'exquise  poésie 
de  l'original.  La  Harpe  lui-même,  tenu,  ce  semble,  par  devoir,  d'étudier 
avec  un  soin  scrupuleux  cette  maîtresse  farce,  qui  résume  et  caractérise 
toute  une  époque  de  notre  théâtre,  ne  lui  a  concédé,  dans  son  Cours 
de  littérature,  qu'une  ou  deux  pages,  où  se  trahit  la  plus  impardon- 
nable inattention'.  Il  appartenait  à  notre  siècle ,  si  curieux  de  toutes  les 
origines  et,  en  particulier,  des  origines  de  notre  théâtre,  de  remettre 
en  honneur  et  en  lumière  ce  petit  trésor  de  gaieté  naive,  d'invention  co- 
mique,  de  versification  accomplie.  Aussi,  y  a-t-il  deux  ans  à  peine, 

'   Cours  de  UtlératurCt  t.  VI,  p.  3,  édit.  Agasse. 

Q2 


722         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qu'un  magistrat,  héritier  des  inclinations  littéraires  des  Guy  Coquille  et 
des  Pasquier,  M.  GeolFroy-Chateau  nous  a  donné,  en  un  élégant  volume, 
une  bonne  réimpression  de  Maistre  Pierre  Pathelin  \  dont  il  nous  a 
rendu  l'abord  plus  facile  par  un  essai  presque  toujours  judicieux  de  di- 
vision en  scènes  et  en  actes,  conforme  à  nos  habitudes  modernes^.  En- 
fin ,  le  dernier  et  habile  éditeur  de  la  Chanson  de  Roland,  M.  Génin ,  vient 
d'appliquer  la  connaissance  approfondie  qu'il  possède  de  noti'e  ancienne 
langue  et  toute  la  sagacité  critique  qu'on  lui  connaît,  à  la  révision  de  ce 
texte  trop  négligé  par  les  précédents  éditeurs,  et  l'a  traité  comme  il 
méritait  de  l'être,  c'est-à-dire,  avec  les  procédés  d'érudition  sérieuse 
qu'on  avait  eu  jusqu'ici  le  tort  de  n'appliquer  qu'aux  œuvres  de  l'anti- 
quité classique.  Il  a  joint  à  ce  texte  soigneusement  rétabli  une  introduc- 
tion pleine  de  vues  fines  et  nouvelles,  des  notes  philologiques  abon- 
dantes et  deux  index,  le  tout  assaisonné  d'un  agrément  de  discussion 
qu'on  a  peu  l'habitude  de  rencontrer  sous  la  plume  des  commentateurs. 
Nous  ne  pouvons  que  louer  et  féliciter  M.  Génin  de  cette  seconde  et 
heureuse  application  qu'il  vient  de  faire  de  la  critique  savante  à  un  des 
textes  les  plus  précieux  de  notre  moyen  âge  français. 

Le  temps,  en  effet,  des  reproductions  hâtives  et  de  la  philologie 
facile  est  passé.  Aujourd'hui,  que,  grâce  aux  travaux  de  MM.  Monmer- 
qué,  Le  Roux  de  Lincy,  Francisque  Michel,  Jubinal  et  quelques  plus 
récents  éditeurs,  nous  possédons  le  répertoire  à  peu  près  complet  de 
notre  ancien  théâtre,  â  partir  du  règne  de  saint  Louis  jusqu'à  celui  de 
Henri  II,  c'est-à-dire  (en  laissant  à  part  le  drame  religieux)  depuis  le  Jeu. 
de  la  feuillée  du  spirituel  bossu  d'Arras,  Adam  de  la  Halle,  jusqu'aux 
dernières  soties,  farces  et  moralités  des  Enfants-sans-souci  et  des  Clercs 
de  la  basoche;  aujourd'hui,  dis-je,  que  nous  n'avons  plus  guère  à  dé- 
sirer que  l'impression  de  quelques  œuvres  capitales,  telles  que  le  grand 
Mystère  de  la  Passion  d'Arnould  Gréban  et  une  vingtaine  de  Miracles 
de  la  Vierge,  restés  inédits  dans  un  splendide  manuscrit  du  xiv*  siècle', 
ce  qui  importe  le  plus  à  l'étude  de  nos  origines  théâtrales,  ce  n'est 
pas,  il  faut  le  dire,  d'accroître  sans  fin  ce  répertoire  déjà  suffisamment 

'  La  farce  de  Maistre  Pierre  Pathelin,  précédée  d'un  recueil  de  monumcnls  de 
l'ancienne  langue  françaiae.  Paris.  i853,  in- 12.  —  '  On  ne  peut  qu'approuver  la 
division  en  scènes  :  elle  sert  à  éclaircir  plusieurs  obscurités  qu'oETre  l'action  de  la 
pièce;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  acles  :  ceux-ci  risquent  de  donner  une  idée 
iausse  de  la  représentation  de  nos  anciennes  farces,  qu'on  jouait  sans  aucune  inter- 
ruption. M.  Génin  a  eu  raison  d'adopter  les  scènes  el  de  rejeter  les  acles.  — 
'  Deux  volumes  in-4°.  Voyez  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale,  fonds  fran- 
çais, n"  7208,  4  A.-B.  Ces  précieux  volumes  ne  renferment  pas  moins  de  4o  mi- 
racles de  la  Vierge,  dont  plusieurs  sur  des  sujets  profanes  et  chevaleresques;  treize 


DÉCEMBRE  1855.JOL  V23 

volumineux,  c'est  bien  plutôt  de  faire  un  choix  intelligent  et  sévère 
parmi  cette  multitude  de  productions  trop  souvent  insipides  et  triviales, 
de  signaler  le  petit  nombre  d'étoiles  qui  scintillent  çà  et  là  dans  cet 
épais  brouillard ,  de  distinguer  l'excellent  du  médiocre  et  ce  qui  doit 
vivre  de  ce  qui  ne  mérite  que  l'oubli.  On  ne  peut  trop  le  répéter  aux 
éditeurs  de  notre  vieux  théâtre,  l'hem'e  est  venue  de  substituer  aux 
transcriptions  cursives  la  patiente  restitution  des  textes.  Nous  ne  sommes 
plus  assez  indigents  pour  accueillir,  comme  il  y  a  vingt  ans,  avec  recon- 
naissance et  faveur,  d'informes /ac-5imf7^  criblés,  par  l'impéritie  des 
copistes  ou  des  compositeurs,  d'une  foule  de  conti'e-sens  et  de  vers 
boiteux.  M.  Génin  l'a  bien  senti,  cl  son  travail  sur  Patelin,  comme  celui 
qu'on  lui  doit  sur  la  Chanson  de  Roland,  mérite,  à  tous  égards,  le  nom 
d'édition  critique. 

F,n  quel  lieu ,  en  quel  temps  Patelin  a-t  il  été  composé?  Qui  en  est 
l'auteur?  Telles  sont  les  premières  et  graves  questions  que  se  pose  le 
nouvel  éditeur,  et  auxquelles  il  cherche  à  répondre  dans  le  premier  et 
le  plus  intéressant  chapitre  de  son  introduction.  On  est  assurément 
en  droit  de  s'étonner  que  la  critique  ait  attendu  si  tard  à  s'occuper 
sérieusement  de  ces  problèmes.  Je  dis  sérieusement,  car  les  opinions 
émises  sur  ce  sujet  par  le  comte  de  Tressan  et  par  Beauchamp,  qui 
attribuent  Patelin,  l'un  à  Guillaume  de  Lorris',  l'autre  à  Pierre  Blan- 
chet',  ne  sont  que  de  vaines  et- frivoles  hypothèses,  dont  M.  Géiùn  a 
eu  peu  de  peine  à  faire  justice.  Ce  qui  est  surtout  bien  regrettable, 
c'est  qu'Estienne  Pasquier,  beaucoup  plus  favorablement  placé  que 
nous  pour  conduire  à  bonne  fin  cette  recherche,  Pasquier,  l'admi- 
rateur passionne  de  la  farce  de  Patelin,  qu'il  ne  craint  pas  d'opposer  à 
toutes  les  comédies  grecques,  latines  et  italiennes',  se  soit  si  aisément 
résigné  à  ignorer  le  nom  d'un  écrivain  qu'il  tenait  en  si  haute  estime^. 

de  ces  miracles  ont  élé  publiés  par  différents  éditeurs.  Voyc?.,  sur  ce  recueil,  les 
cahiers  du  Journal  des  Savants  de  janvier  18^6 ,  p.  8  et  9,  de  janvier  181^7,  p.  36- 
53  cl  de  mars  18^7,  p.  1 5 1-162.  —  '  Voyei  dans  V Encyclopédie  l'arlicic  Parade 
écrit  par  le  comte  de  Tressan.  M.  Génin  a  très-ingénieusement  découvert  la  cause 
de  l'erreur  où  l'auleur  est  tombé  sur  .lean  de  Meiing.  Introdact.  p.  5  et  6.  — 
'  Voy.  Recherches  sur  les  théâtres,  L  I,  p.  388  de  l'édilion  iii-ia.  La  conjecture  de 
Beauchamp.  qui  est  devenue  l'opinion  générale,  est  absolument  inadmissible.  Dans 
une  cliarlu  de  rémission  datée  de  iJ^Og  avant  Pâques  et  publiée  dans  la  Bibliothèque 
de  l'Ecole  des  chartes  (a*  série,  t.  IV,  p.  219),  M.  Génin  a  signalé  le  verbe  pateliner 
employé  déjà  comme  une  locution  usuelle.  A  cette  époque,  Pierre  Blanchet,  né  à 
Poitiers  en  1^59,  n'avait  que  dix  ans.  Voy.  Mofstra  Pierre  Patelin,  Introduct.  p.  i5. 
—  '  Le  chapitre  lxix  du  livre  VII  de»  Recherches  sur  la  France  est  tout  entier  con 
sacré  à  la  farce  de  Patelin.  —  *  Pasquier,  dans  le  même  livre  des  Recherches,  chap.  v, 
place  parmi  les  poètes  du  temps  de  François  1*  1  celui  qai  composa  la  farce  de  Pa- 

92  • 


724  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Croyait  H  déjà  l'énigme  insoluble?  L'est-elle  en  effet?  A  mon  avis,  la 
date  au  moins  de  la  composition,  à  défaut  du  nom  de  l'auteur,  ne  me 
paraît  pas  impossible  à  découvrir.  Je  vais  y  travailler  ici  même,  k  la 
suite  de  M.  Génin.  Au  reste,  plus  une  telle  recherche  présente  de  diffi- 
cultés ,  plus  on  doit  savoir  gré  à  l'ingénieux  éditeur  d'avoir  ouvert  sur 
ce  sujet  une  aussi  laborieuse  enquête,  et  d'y  avoir  jeté,  pour  sa  part, 
tant  et  de  si  vives  clartés. 

M.  Génin  est  entré,  à  mon  avis,  dans  une  excellente  voie  d'investi- 
gation ,  en  demandant  au  texte  même  de  l'ouvrage  la  date  de  sa  nais- 
sance. Les  indices  les  plus  sûrs  et  les  plus  féconds  que  lui  ait  fournis  ce 
mode  d'examen  sont  pris  de  la  valeur  des  monnaies  dont  il  est  parlé 
dans  la  pièce.  Déjà  Pasquier  et  le  Duchat^  avaient  tenté  quelque  chose 
en  ce  sens  ;  mais  Pasquier  n'avait  recueilli  d'un  premier  et  trop  rapide 
aperçu  qu'une  vérité  banale,  à  savoir  que  a  A  spusparisis  égalent  3o  sous 
tournois^,  ce  qui  est  évident,  le  rapport  du  sou  parisis  au  sou  tournois 
étant,  comme  on  sait,  de  80  à  100.  M.  Génin  ne  se  contentera  pas ,  on 
peut  le  croire,  d'un  aussi  mince  résultat.  Mais,  avant  d'exposer  et  de 
discuter  son  système,  il  est  nécessaire,  pour  le  faire  bien  comprendre, 
de  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  les  passages  de  la  pièce  qui  lui  ont 
servi  de  base. 

Dans  la  scène  où  Patelin  marchande  si  hypocritement  le  drap  qu'il 
est  bien  résolu  de  ne  pas  payer,  il  s'informe  d'abord  du  prix  : 

Combien  me  coustera 

La  première  aulne  ? 


LE    DRAPPIER. 

Cbascune  aulne  vous  coustera 
Vingt  et  quatre  solz. 

PATELIN. 

Non  sera. 
Vingt  et  quatre  solz  !  Sainte  Dame  ! 
Dea ,  c'est  trop  !  Vingt  solz ,  vingt  solz  ! 

LE    DRAPPIER. 

Il  le  m*a  cousté,  par  ceste  ame  '! 


«telin,  dont  encore,  dit-il,  que  je  ne  sache  le  nom,  si  puis-je  dire  que' tant  en  son 
«tout  que  parcelles,  elle  fait  contrecarre  aux  comédies  des  Grecs  et  des  Romains.  » 
—  '  Rabelais,  Gargantua,  livre  I,  ch.  xx,  note  i3.  Le  Duchat,  n'ayant  cherché  quo 
le  prix  de  l'écu  à  3o  sous,  et  ce  prix  s'étant  rencontré  à  beaucoup  d'époques,  il  ne 
ouvait  tomber  juste  que  par  hasard,  ce  qui  ne  lui  est  pas  arrivé.  —  ^  Recherches, 
VII,  chap.  Lxix.  —  ^  Maistre  Pierre  Patelin,  v.  229-240.  '• 


f 


DÉCEMBRE  1855.  725 


PATELIN. 

Sans  plus  débattre, 

Puis  qu'ainsi  va , 

J'en  prendray  six  tout  rondement. 

Combien 

Monte  le  tout  ? 

LE    DRAPPIER. 

INous  le  saurons  bien  : 
A  vingt  et  quatre  solz  chascune, 
Les  six,  neuf  frans 

PATELIN. 

Ce  sont  six  escus*. 

Pendant  tout  le  cours  de  la  pièce,  le  pauvre  Guillaume  ne  cesse  de 
rappeler  ces  conditions.  Ce  sont  toujours  neuf  francs  ou  six  écus  qu'il 
réclame.  Ainsi,  dans  la  scène  du  jargon  : 

Neuf  francs  m'y  fault  ou  six  escus*. 

Et  dans  celle  de  faudience  : 

LE    JUGE. 

Suz,  revenons  à  ces  moutons: 
Qu'en  fut-il? 

LE  DRAPPIER. 

Il  en  prit  six  aulnes 
De  neuf  francs*. 

Et  plus  loin  : 

PATELIN. 

11  me  dit  que  j'aurois 

Six  escus  d'or  quand  je  viendrois\ 

Le  compte  ainsi  réglé,  voici  comment  argumente  M.  Génin  : 
«Les  six  aunes  de  drap  .^  2 A  sous  chacune,  font   i4i   sous.  Cette 
«somme  étant  à  la  fois  égale  à  six  écus  et  à  neuf  francs,  on  tire  pour  la 

'  Maislre  Pierre  Patelin,  v.  a 54 -2 79.  —  *  Ibid,  v.  64o.  —  *  Ibid.  v.  1S91- 
lagS. — *  Ibid.  v.  1^26,  iSay. 


726  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«valeur  de  l'écu  26  sous  et  pour  celle  du  franc  16  sous^»  —-Rien  de 
plus  exact  en  comptant,  bien  entendu,  en  sous  parisis,  selon  l'usage  établi 
dans  la  ville  et  vicomte  de  Paris.  En  sous  tournois  il  aurait  fallu, 
comme  Pasquier  l'a  justement  remarqué,  3o  sous  pour  l'écu  et  20  sous 
pour  le  franc  ^.  —  a  Cherchons  donc,  continue  M.  Génin,  sous  quel 
«  règne  et  en  quelle  année  la  valeur  du  franc  a  été  de  1 6  sous  et  celle  de 
«l'écu  de  2/1.  »  —  En  effet,  dès  que  la  table  des  variations  monétaires, 
dressée  par  le  Blanc  au  moyen  des  ordonnances  et  autres  actes  offi- 
ciels, nous  aura  fait  connaître  le  moment  où  cette  coïncidence  des 
deux  valeurs  a  eu  lieu,  nous  aurons  trouvé  la  date  que  nous  cherchons. 

M.  Génin  a  été  conduit  par  cette  voie  au  règne  du  roi  Jean. 

«En  i36o,  dit-il,  l'année  même  où  ce  prince  sortit  de  captivité  par 
«le  traité  de  Brétigny,  il  fixa,  par  une  ordonnance  du  5  décembre, 
«le  cours  du  franc  à  16  sous  parisis',  et  une  autre  ordonnance  du 
«  17  septembre  i36i  confirma  cette  disposition*.» 

Fort  bien;  voilà  fune  des  deux  conditions  remplies  :  nous  avons  la 
valeur  du  franc.  Passons  à  l'écu. 

«Sous  ce  règne  calamiteux,  poursuit  M.  Génin,  le  prix  de  l'écu  subit 
«des  variations  nombreuses.  On  le  trouve  à  2/1  sous  dans  les  années 
«i353,  i35/i,  i355  et.  i356.  J'ai  vainement  cherché  cette  coïnci- 
«dence  à  une  autre  époque.  Donc  l'action,  dans  la  farce  de  Patelin,  se 
«passe  sous  le  roi  Jean,  vers  i356^.  » 

Ici  je  cesse  d'être  d'accord  avec  M.  Génin.  La  coïncidence  que  nous 
cherchons  n'existe  pas  :  le  problème  n'est  résolu  qu'à  moitié.  Une  seule 
des  deux  conditions  voulues  se  rencontre  en  i356.  Cette  année  et  les 
trois  précédentes  nous  présentent,  il  est  vrai,  l'écu  à  26  sous  parisis; 
mais  aucune  d'elles  ne  nous  donne  le  franc  à  1  6  sous.  Nous  ne  le 
trouvons  à  ce  cours  qu'en  1  36o  et  1  36 1 .  Il  y  a  plus  :  c'est  que  le  de- 
nier d'or,  sous  la  dénomination  de  franc,  n'existait  même  pas  en  i356. 
Cette  pièce  ne  date  que  de  i36o.  Consultons  le  Blanc  à  celte  année  : 
«  Le  roy  Jean ,  dit-il ,  à  son  retour  d'Angleterre ,  s'appliquant  à  remettre 

'  Maistre  Pierre  Patelin,  Introduct.  p.  18.  —  *  On  ne  peut  douter  que  le  marché 
de  Patelin  et  du  drapier  ne  soit  en  parisis.  Patelin  le  dit  formellement  à  Guille- 
mette.  Lorsqu'elle  lui  demande  avec  quoi  il  a  payé  le  drap  qu'il  apporte,  n'ayant 
ni  denier  ni  maille,  il  répond  fièrement  : 

Eh!  par  la  sang  bleu!  si  avoie, 
Dame!  j'avoie  un  parisi. 

(V.  375,376.) 

—  *  Vingt  sous  tournois.  Ordonnances  du  Louvre,  t.  III,  p.  àUl-  —  *  if>id.  p.  Sao. 

—  *  Maistre  Pierre  Patelin,  Introduct.  p.  18  et  19. 


DÉCEMBRE  1855.  727 

«l'ordre  dans  l'État,  commença  par  remédier  aux  foibles  monnoies 
uqui  avoient  cours.  A  cet  effet,  il  ordonna,  le  5  décembre  i36o,  étant 
«à  Compiègne,  que  l'on  feroit  une  monnaye  nouvelle,  qu'il  voulut  qu'on 
n  appelât  franc  d'or  fin,  parce  qu'elle  valoit  un  franc,  ou  une  livre,  c' est- 
ce  à-dire  vingt  sous  tournois^ »  Autrement   i6  sous  parisis,  comme 

s'exprime  elle-même  l'ordonnance  citée  in  extenso  par  le  Blanc  et  rap- 
pelée par  M.  Génin"'.  Puis  donc  que  le  franc  d'or  fin  n'existait  pas  encore 
en  i356,  cette  année  ne  peut  évidemment  pas  être  celle  de  l'action  de 
Patelin,  où  il  est  si  souvent  parlé  de  francs'.  Je  me  hâte  de  dire  que, 
sans  s'éloigner  beaucoup  de  l'année  i36o,  qui  répond  à  l'une  des  deux 
conditions  du  problème,  M.  Génin  pouvait  trouver  une  date  qui  eut 
satisfait  à  l'autre  condition  et  lui  eût  montré  l'écu  d'or  valant  2  4  sous 
parisÀs.  L'ordonnance  du  lo  avril  1 36 1,  qui  confirme  plusieurs  dispo- 
sitions de  celle  du  5  décembre ,  fixe  à  ce  taux  le  cours  du  denier  d'or, 
appelé  (jrand  franc '^.  Or  cet  pièces,  improprement  désignées  sous  ce 
nom,  sont  justement  les  écus  de  Patelin.  En  effet,  la  dénomination  de 
grands  francs  était  inexacte,  puisqu'ils  valaient  quatre  sous  de  plus  que 
la  livre,  et  il  arriva  que  le  peuple,  pour  les  distinguer  des  petits,  ou, 
pour  mieux  dire,  des  vrais /ranc5  d'une  livre,  les  nomma  simplement 
écus  :  «Deux  de  ces  escus,  dit  l'ordonnance  du  lo  avril,  vaudront  au- 
«  tant  que  trois  des  précédents;  »  de  sorte  que  six  écus  faisaient  exacte- 
ment neuf 'francs,  comme  dans  la  farce  de  Patelin  :  u  Neuf  francs. 
«  —  Ce  sont  six  escus^.  »  Il  semble ,  en  vérité,  (juc ,  par  ce  commentiire 
si  net  et  si  précis,  l'ordonnance  du  lo  avril  se  soit  proposé  de  répondre 
à  la  question  qui  nous  occupe. 

Nous  pourrions,  comme  on  voit,  ne  pas  sortir  du  règne  du  loi  Jean, 
et  accepter,  avec  un  très  léger  amendement,  l'ingénieux  calcul  de  M.  Gé- 
nin. Il  suffirait  de  substituer  à  la  date  de  i356  celle  de  i36i.  Mais, 
bien  que  cette  dernière  année  réponde  à  la  fois  aux  deux  conditions 
cherchées  jusqu'ici,  une  raison  fort  grave  m'empêche  de  l'admettre  et 

'  Traité  des  montioyes  de  France,  p.  ao/i-  —  *  Le  franc  émis  à  ao  sous  louriiuis 
était  à  son  taux  jusie  et  loyal;  le  roi  Jean  s'en  largue  dans  son  ordonnance  du  3 
mars  i36i  :  «Se  aucun,  dit-il,  vouloit  aller  en  Jérusalem  ou  ailleurs  en  loinglaiu 
■  pays,  si  ne  pourroil-il  porter  meilleure  monnoye,  ne  a  meilleur  pris,  ne  ou  ii 
t  peust  moins  perdre,  se  elle»  esloienl  ores  despéciées  ou  brisées.  »  (  Ordonnaiiees , 
t.  IH,  p.  55 1.)  —  ^  Un  franc  d'or  a  clé  indûment  allribué  par  quelques  anti- 
quaires, au  règne  de  Philippe  I",  sur  la  foi  d'un  prétendu  titre  de  io68;  mais  on 
a  reconnu  qu'il  fallait  lire  i368.  Voy.  Du  Gange,  Glossar.  voc.  Monda,  p.  /iSg, 
nouv.  édil.  —  *  Ordonnances,  t.  III,  p.  /Sa-  Le  Blanc  a  connu  ce  grand  franc  et 
sa  valeur  (voy.  p.  aa8);  mais  il  ne  l'a  pas  inséré  dans  sa  table,  qui,  d'ailleurs, 
est  loin  d'ôlre  complète.  —  '  Maittre  Pierre  Patelin,  v.  379. 


728  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

m'oblige  à  porter  mes  recherches  dans  le  règne  suivant.  Cette  raison , 
c'est  que  les  sous,  le  franc  et  l'écu,  ne  sont  pas  les  seules  monnaies  qui 
soient  nommées  dans  Patelin.  On  remarque  encore  dans  cette  pièce  une 
allusion  aux  écus  d'or  à  la  couronne  qui  devaient  être  alors  en  grande 
faveur,  car  Agnelet,  pour  stimuler  le  zèle  de  son  défenseur,  a  bien 
soin  de  les  faire  sonner  à  son  oreille  : 

Je  ne  vous  paieray  pas  en  solz , 
Mais  en  bel  or  à  la  couronne  \ 

Voilà  donc  une  troisième  condition,  dont  nous  avons  jusqu'ici  négligé 
de  tenir  compte.  Les  six  écus  que  revendique  si  obstinément  Patelin 
sont,  à  n'eu  pas  douter,  des  écus  d'or  à  la  couronne.  Eh  bien ,  cette  mon- 
naie n'avait  pas  encore  été  frappée  sous  le  roi  Jean;  elle  ne  date  qu^  des 
premières  années  de  Charles  VL  Sur  ce  point,  l'opinion  de  le  Blanc  est 
formelle  :  «  Les  escus  d'or,  dit-il ,  n'étoient  cas  nouveaux  en  France ,  ils 
«  avoient  eu  grand  cours  sous  le  règne  de  Philippe  de  Valois  et  de  son 
«fils;  mais  ils  étoient  faits  d'une  manière  différente  des  escus  à  la  cou- 
«  ronne^.  »  —  «  Les  escus  d'or  de  Philippe  de  Valois  furent  appelés  plus 
a  tard  escus  viels,  pour  les  distinguer  des  escus  à  la  couronne  frappés  sous 
«Charles  VP.  »  Et  encore  ailleurs  :  «Ces  escus  à  la  couronne  furent 
«ordonnés  par  lettres  expédiées  à  Paris  le  iî  mars  i38/i,  afm  de 
«chasser  les  monnoies  d'or  étrangères*;  ils  avoient  cours  pour  22  sols 
«6  deniers  tournois.  On  en  fabriqua  beaucoup  sous  ce  règne,  et,  par 
«suite  des  malheurs  du  temps,  ils  ne  furent  ni  du  môme  poids  ni  du 
«  même  litre  ^.  » 

11  est  donc  manifeste  que  nous  ne  saurions  placer  l'action  de  la  farce 
de  Patelin  (où  il  est  expressément  fait  mention  des  écus  à  la  couronne) , 
que  dans  les  années  qiu  ont  suivi  1 386  .  date  de  leur  création.  Voyons, 
à  présent,  à  quelle  époque  ces  écus,  émis  pour  18  sous  parisis,  ou 

'  Maislre  Pierre  Patelin .  v.  iia5.  —  *  Traité  des  monnoyes,  p.  287.  M.  Génin 
(lit,  dans  une  note  sur  le  vers  1 125,  que  «les  premiers  écus  à  la  couronne  furent 
*  frappés  sous  Philippe  le  Bel,  par  ordonnance  de  iSSg,  mentionnée  par  Du  Gange.  » 
La  date  prouve  qu'il  s'agit  précisément  des  écus  de  Philippe  de  Valois,  dont  parle 
le  Blanc.  D'ailleurs,  dans  cette  ordonnance,  donnée  le  6  avril  iSSg  à  Maubuis- 
son,  )'.  n  est  pas  du  tout  question  de  couronnes.  (  Voy.  Ordonnances,  1. 1",  p.  Ma.)  Ce 
n'est  que  dans  un  intitulé,  ajouté  sur  les  regisires  delà  Cour  des  comptes,  qu'il 
est  fait  mention  de  couronnes,  et  encore  de  couronnes  d'argent.  —  '  Traité  des 
monnoyes,  p.  206.  Quelques  antiquaires  ont  supposé,  d'après  un  avis  présenté  à 
Philippe  le  Hardi  sur  les  monnaies ,  qu'il  y  avait  eu  des  écus  d'or  et  même  des  cou- 
ronnes frappées  avant  1279.  ^^  ^®*  monnaies  ont  existé,  elles  ont  eu  au  moins  très- 
peu  de  cours.  Le  Blanc  déclare  n'en  avoir  vu  aucune.  Traité  des  monnoyes,  p.  178. 
—  *  Ordonnances,  t.  VII,  p.  109. —  *   Traité  des  monnoyes ,  p.  237. 


DECEMBRE  1855.       L  729 

2  2  SOUS  6  deniers  tournois ,  ont  été  portés  à  2  /i  sous  parisis ,  le  franc 
demeurant  à  1 6  sous. 

:  Pour  le  franc,  il  n'y  a  pas  de  difficulté.  Les  lettres  patentes  du 
1  i  mars  i38/i,  une  charte  de  i386  et  quelques  autres  actes,  nous 
montrent  le  franc  ayant  cours  à  ce  taux,  qu'il  paraît  avoir  longtemps 
conservé.  Reste  l'écu  :  j'ai  vainement  cherché,  je  l'avoue,  dans  la  table 
dressée  par  le  Blanc,  une  année  qui  satisfit  à  la  condition  voulue; 
mais  je  suis  en  mesure  d'établir  par  divers  actes  publics,  cités  par  le 
Blanc  lui-mcme,  qu'avant  les  désastres  causés  par  la  rivalité  des  mai- 
sons de  Bourgogne  et  d'Orléans,  et  notamment  avant  la  bataille  d'A- 
zincourt  { 1 4 1 5  ) ,  l'écu  au  taux  de  2  4  sous  parisis  était  regardé  comme 
ayantsavaleur  loyale  et  régulière.  En  effet,  une  ordonnance  du  7  mai  1  4 18 
nous  apprend  que,  pour  repousser  la  damnable  entreprise  du  roi  d'An- 
gleterre, le  gouvernement  de  Charles  VI,  à  bout  de  ressources,  fut  con- 
traint d'augmenter  considérablement  le  prix  de  l'écu  d'or^  :  «De  sorte, 
((dit  le  Blanc,  que  de  3o  sous  tournois  (ou  a 6  sous  parisis)  (jae  cet 
uécu  valoit  auparavant,  il  fut  porté  à  5o*.  »  L'auteur  de  l'histoire  de 
Charles  VI,  imprimée  à  la  suite  de  Juvénal  des  Ursins,  nous  fournit 
un  renseignement  analogue  :  «La  Iribulation  des  monnoyes,  dit  ce 
«chroniqueur,  dura  depuis  l'an  161 5  jusqu'à  l'an  1/121',  que  les 
«  choses  se  remirent  à  un  plus  juste  point,  car  tescafut  remis  à  2ù  sous 
u parisis,  et  toute  autre  monnoye^  fut  remise  à  l'équipolent,  chacune  à 
(«sa  juste  valeur  cl  quantité^.  0  L'assertion  de  cet  auteur,  qui  n'est  autre 
que  Pierre  de  Fénin  *,  est  confirmée  par  la  teneur  des  lettres  patentes 
du  26  juin  162  1 ,  qui  s'expriment  dans  les  mêmes  termes  '^. 

'  Ordonnances,  I.  X,  p.  5o8  et  Soq.  Il  y  a  deux  ordonnances  sous  la  mérae  date; 
je  renvoie  à  la  seconde.  —  '  Traité  Jet  monnoyes,  p.  aSg.  Le  Blanc  n'a  pas  fait 
usage ,  dans  sa  table ,  du  renseignement  fourni  par  celte  ordonnance  sur  la  valeur 
de  l'écu  avant  i/ii8,  probablement  parce  qu'elle  ne  formule  «ucune  date  précise. 
—  ^  De  1^1 5  à  i^ao,  le  marc  d'or  atteignit  on  prix  énorme.  De  Go  livres  en- 
viron qu'il  valait  à  l'avénemenl  de  Charles  VI,  il  fmit  par  valoir,  en  1^30,  plus  de 
171  livres  i3  sous.  —  *  Y  compris  le  franc,  sans  doute.  —  '  Traité  des  monnoyes, 
p.  a3q.  —  *  On  peut  lire  dans  les  Mémoires  de  Pierre  de  Fénin,  publiés  par  made- 
moiselle Dupont  pour  la  Société  de  l'histoire  de  France  (p.  188),  le  texte  .riginal 
de  ce  passage ,  que  G(Klefroy  et  le  Blanc  ont  rajeuni  dans  un  style  devenu  bien 
vieux  à  son  tour.  —  '  Ordonnances,  t.  XI,  p.  laa.  Celle  mesure,  prise  sous  l'influence 
anglaise,  pour  remédiera  une  situation  devenue  intolérable,  et  plus  encore,  peut- 
èlre,  pour  décrier  les  faibles  monnaies  qu'était  contraint  d'émettre  le  Dauphin,  ou, 
comme  s'expriment  les  lettres  du  la  octobre  i^ai  {Ordonnances,  I.  XI,  p.  i3a), 
celui  <fai  se  dit  le  Dauphin,  fut  violemment  attaquée  par  les  chroniqueurs  du  parti 
adverse,  suivis  en  cela  par  presque  tous  les  historiens  moderne?.  Il  semble  pour- 
tant que  Pierre  de  Fénin  avait  porte  sur  cet  acte  un  jugement  plus  équitable,  et  c'est 

93 


7aO  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Nous  le  demandons  :  ne  rësuite-t-il  pas  avec  évidence  de  cette  remise 
de  l'écu  à  la  couronne  à  son  taux  antérieur  et  régulier  de  2  4  sous  pa- 
risis,  i°que,  malgré  le  silence  des  tables,  telle  doit  avoir  été  la  valeur 
de  cette  monnaie  pendant  quelques-unes  des  années,  relativement  pros- 
pères, du  règne  de  Charles  VI;  2°  que  ces  écus  furent  encore  reportés  à 
rc  taux  pendant  im  moment,  à  la  vérité  très-court,  de  l'année  1/121. 
Aller  plus  loin  et  fixer  une  date  précise  serait,  sans  doute,  téméraire. 
Disons  seulement  que  l'époque  la  moins  troublée  de  ce  règne,  et  qui 
paraît  le  mieux  convenir  à  notre  pensée,  est  comprise  entre  les  années 
i388  et  1392. 

Il  ressort,  on  le  voit,  de  ces  divers  indices,  que  nous  avons,  pour 
déterminer  la  date  où  se  passe  l'action  de  Patelin,  le  choix  entre  trois 
époques,  soit  le  règne  du  roi  Jean,  en  i36i ,  le  milieu  du  règne  de 
Charles  VI,  entre  i388  et  iSgj,  ou,  enfin,  l'année  1/121,  peu  de 
mois  avant  la  mort  d'Henri  V.  J'écarte  tout  d'abord  cette  dernière 
date,  parce  que  le  retour  au  taux  régulier  du  franc  et  de  l'écu  ne  fut 
alors  que  de  très-peu  de  durée.  Entre  les  deux  autres  dates,  j'adopte, 
sans  hésiter,  la  seconde,  parce  que,  malgré  quelques  difficultés  inhé- 
rentes à  la  nature  de  ces  recherches  ^  elle  satisfait  seule  aux  trois  con- 
ditions du  problème. 

Mais,  dira-t-on,  M.  Génin  appuie  peut-être  par  des  raisons  puisées 
h  d'autres  sources  la  préférence  qu'il  accorde  à  l'année  i356?  Cela  est 
vrai;  il  se  prévaut  surtout  de  la  présence  d'un  témoin  dont  l'autorité 
pourrait  ellectivemcnt  être  considérable.  Dans  l'avant-dernière  scène 
de  la  pièce.  Patelin,  pour  échapper  aux  étreintes  de  son  obstiné  créan- 
cier, essaye  de  lui  persuader  qu'il  rêve  et  qu'il  se  trompe  de  personne  : 

^    ■'■"     ■  .J'  .- 

Pour  qui  c'est  que  me  cuydiez  prendre  ?        .      i     m   !     . 

Est-ce  point  pour  csserveîlé?  '"  1  • .      »  ^    '■  -^ 

Voy  I  Nennin 

Moy  de  moy  ?  non  suis  vraiement  ; 

aussi  l'opinion  de  le  Blanc ,  très-éclairé  dans  ces  matières.  Celte  mesure  ne  laissa 
pas  cependant  de  jeter  de  nouvelles  et  très-fâcheuses  perturbations  dans  toutes  les 
transactions  particulières.  Tant  il  est  dangereux  de  loucher  aux  monnaies,  même 
dans  une  intention  réparatrice I  —  ^  Du  Gange,  par  exemple,  mentionne  des 
chartes  qui  nous  montrent  l'écu  à  la  conronne  compté  pour  22  sous  6  deniers 
(18  sous  parisis),  pendant  plusieurs  des  années  où  il  a  dû,  suivant  moi,  en  va- 
loir 2I1.  Peut-être,  dans  ces  temps  d'anarchie,  le  cours  des  monnaies  différait-il  de 
province  à  province.  Dans  tous  les  cas,  des  conventions  privées  ne  pourraient  in- 
firmer des  actes  publics. 


»    ft 


DÉCEMBRE  1855.      '•  731 

Oâtcz  en  Tostre  opinion. 
Seroie-ce  point  Jehan  de  Noyon  ? 
Il  me  ressemble  de  corsage  '. 

Qui  est-ce  que  ce  Jean  de  Noyon?  Un  fou  évidemment  bien  connu 
des  deux  interlocuteurs  et  de  tout  l'auditoire.  M.  Génin  n'hésite  pas  à 
reconnaître  dans  ce  personnage  un  fou  de  cour,  et,  mieux  encore ,  le 
propre  fou  du  roi  Jean^.  Sur  quels  indices  fonde- t-il  celte  conjecture 
qui,  si  elle  était  bien  prouvée,  serait,  en  effet,  pour  sa  thèse,  un  argu- 
ment irréfragable?  Les  voici  :  M.  Génin  a  remarqué  dans  un  compte 
d'Estienne  de  la  Fontaine,  argentier  de  la  couronne  au  milieu  du 
iiv*  siècle,  deux  sommes  a.ssez  rondes  dépensées  en  1 35o,  pour  la  garde- 
robe  de  Maistre  Jehan,  le  Fol  da  Roy^.  J'ajoute,  en  passant,  qu'il  ne 
tenait  qu'à  M.  Génin  de  produire  cinq  autres  notes  de  divers  achats 
faits,  deux  ans  plus  tard ,  pour  l'entretien  du  même  fou.  Ces  articles  sont 
cotés  en  dépense  dans  un  compte  de  l'an  i35a,  dressé  par  le  même 
Estienne  de  la  Fontaine,  et  publié  par  M.  Douët  d'Arcq,  avec  d'autres 
pièces  analogues,  dans  un  des  volumes  de  la  Société  de  l'Histoire  de 
France*.  Mais  que  prouvent  ces  mentions  plus  ou  moins  nombreuses? 
Le  simple  nom  de  Jean  suffît-il  pour  établir,  avec  quelque  certitude , 
l'identité  de  Jehan  de  Noyon  cité  dans  la  farce  de  Patelin  avec  le  maître 
Jehan  des  comptes  de  l'ai^enterie  ?  N'appelait-on  pas  Jean  la  plupart 
des  fous?  témoin  Jean  Bobé,  Jean  Bouzèrc,  tous  deux  fous  du  comte 
de  Blois;  GrandJcan,  un  des  fous  de  Charles  V;  Jouan,  le  fou  de  Madame 
(Louise  de  Savoie,  mère  de  François  l"),  dont  Marot  a  composé  l'épi- 
taphe;  Jean  Chicot,  le  fou  d'Henri  IV,  et  tant  d'autres? Charles  VI  lui- 
même  (sans  vouloir  me  prévaloir  de  celte  circonstance)  n'eul-il  pas, 
étant  Dauphin  et  pendant  plusieurs  années  de  son  règne,  un  fou  du 
nom  de  Jean^?  Il  y  a  plus,  qui  nous  assure  qu'il  faille  placer  Jehan  de 
Noyon  sur  la  liste  des  fous  de  cour?  N'était-ce  pas  plutôt  un  fou  popu- 
laire, comme  en  avaient  toutes  les  bonnes  villes  et  même  beaucoup  de 
simples  villages-,  un  fou  de  l'espèce  de  Seigni  Jehan,  que  Rabelais 
appelle  le  Fou  insigne,  le  Fou  citadin  de  Paris,  et  qui,  vers  le  temps  qui 
nous  occupe  (car  il  était  bisaïeul  de  Caillette),  faisait,  avec  sa  marotte, 

'  Maislre  Pierre  Patelin,  v.  iSog-ibao.  — *  Jbid.  Introduct.  p.  27.  —  '  Voy. 
M.  Leber,  Coup  d'œil  tar  les  médaillet  de  phmb,  le  personnage  du  fou  et  les  rébus, 
p.  i/|3,  cilé  par  M.  Génin,  Introducl.  p.  27.  —  *  Comptes  de  l'argenterie  des  rois  de 
France  au  xiv'  siècle ,  p.  161.  —  *  Ce  renseignement  est  consigné  dans  une  lettre 
autographe  de  Charles  V,  du  3  mars  1375,  où  ce  prince  augmente  les  gages  d'un 
maistre  Jehan  tfol  de  nostre  ainsné  lils,  dit-il.»  Voy.  l'Introduction  placée  par 
M.  Leber  en  tête  de  l'ouvrage  de  M.  Rigolot,  \nli[u\é  Monnaies  inconnues  desvvêqaes 
des  innocents  et  des  fous,  p.  xliii,  note  a. 


732  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ses  oreilles  de  papier  fraisées  en  points  d'orgue,  et  ses  folles  paroles 
quelquefois  pleines  de  bon  sens,  les  délices  «du  commun  et  badaut 
u  peuple  deParis^?»  J'ajoute,  sans  y  attacher,  d'ailleurs,  grande  impor- 
tance, qu'il  existe  une  assez  curieuse  tradition  que  nous  a  conservée 
l'historiographe  des  fous  en  titre  d'office.  «Je  liens,  dit  Dreux  du  Radier, 
(t  d'un  échevin  de  Troyes  en  Champagne ,  qu'on  voit  encore  dans  les 
«archives  de  cette  ville  (du  Radier  écrivait  en  i  767)  une  lettre  du  roi 
«Charles  V,  où  ce  prince,  mandant  au  maire  et  échevins  la  mort  de 
Il  son  fou, leur  ordonne  de  lui  en  envoyer  un  autre,  selon  la  coutume^.  » 
Ces  mots  selon  la  coutume  paraissent  indiquer  qu'au  moins  sous  le  roi 
Jean ,  la  Champagne  avait  l'honneur  de  fournir  exclusivement  des  fous 
à  la  cour  de  France.  D'ailleurs,  ce  singulier  privilège  ne  semble  pas  avoir 
beaucoup  duré.  Nous  trouvons,  sous  Charles  VI  et  sous  ses  successeurs, 
des  fous  de  cour  de  toutes  les  provinces,  normands,  provençaux,  blai- 
sois,  picards,  gascons.  Charles  V  lui-même  fut  au  moins  une  fois  infi- 
dèle à  la  Champagne,  car  ce  sage  roi,  toujours  entouré  de  fous,  en  fit 
venir  un  du  Bourbonnais'.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  coutume,  s'il  y  a 
eu  coutume,  se  rapporte  principalement  au  roi  Jean,  et  forme  ainsi 
une  présomption  peu  favorable  à  la  conjecture  de  M.  Génin. 

Entre  la  date  de  i356  et  celle  que  je  propose,  l'intervalle  paraitra 
sans  doute  assez  peu  considérable.  11  ne  s'agit,  en  fin  de  compte,  que 
d'une  trentaine  d'années.  Cet  écart  ne  laisse  pas  pourtant  que  d'avoir 
son  importance.  Il  en  a  surtout  pour  ceux  qui,  comme  moi,  sont  fer- 
mement convaincus  qu'il  suffit  d'avoir  déterminé  l'époque  où  a  lieu 
l'action  d'une  comédie  de  caractère  ou  de  mœurs,  pour  être  assuré  qu'on 
a  trouvé  en  môme  temps  l'époque  où  elle  a  été  composée.  A  peine , 
en  effet,  a  t-on  fixé  historiquement  cette  date,  qu'il  s'élève  une  seconde 
question  non  moins  grave,  et  qui  doit  servir  de  contrôle  à  la  première, 
c'est-à-dire  la  question  du  langage.  Or  il  y  a  dans  la  vie  des  langues  tel 
quart  de  siècle  qui  change  leur  physionomie ,  et  marque  de  signes  à  peu 
près  certains  le  passage  d'un  âge  à  un  autre;  de  sorte  que  tel  ouvrage, 

*  Pantagruel,  liv.  III,  ch.  xxxvn.  —  '  Dreux  du  Radier,  Histoire  des foax  eu  titre 
d'office,  insérée  dans  le  premier  volume  de  ses  Récréations  historiques,  Paris,  1767, 
p.  1.  Celle. monographie  a  éîé  reproduite,  avec  quelques  additions,  par  M.  Leber 
dans  le  tome  VIII  de  sa  Collection  des  pièces  relatives  à  l'histoire  de  France,  p.  1 48- 186. 
—  '  Nous  trouvons  ce  détail  dans  un  fragment  de  lettre  autographe  de  Charles  V, 
du  dernier  jour  de  février  i364,  cité  par  M.  Leber  dans  son  Introduction  à  V Histoire 
des  monnaies  inconnues  des  innocents,  etc.,  p.  xlh,  note  2.  On  sait  que  ce  prince  fit 
élever  deux  tombeaux  à  deux  de  ses  fous  :  Tun  dans  l'église  de  Saint-Germain- 
l'Auxerrois  à  Paris,  l'autre  dans  l'église  de  Saint-Maurice  à  Senlis.  Voy.  Sauvai, 
Antiquités  de  Paris,  t.  I,  p.  33 1. 


r/DECEMBRE  1855.  733 

qu'on  ne  pourrait,  à  cause  de  ia  langue,  attribuer  à  l'année  i356, 
pourra,  sans  difficulté,  se  rapporter  à  l'année  i388  ou  139a.  On 
conçoit  dès  lors  pourquoi  j'ai  cru  devoir  insister.:  jfh  'j'Kt-'Jr-;})  mIj  ^l-^a* 

Au  reste,  en  entreprenant  ses  ingénieux  calculs,  M.  Génin lui-même 
semblait  avoir  l'intention  de  découvrir  à  la  fois  la  date  de  l'action  et 
celle  de  la  composition  de  Patelin,  et  il  l'annonçait  en  des  termes  qui 
n'ont  rien  d'équivoque  :  «Le  texte  de  la  pièce,  disait-il,  fournit  le 
«moyen  de  recberclicr  la  date  de  sa  naissance ^ »  Et,  cela  posé,  il  com- 
mençait résolument  les  délicates  investigations  où  nous  l'avons  suivi 
dans  la  même  pensée  de  découverte.  Cependant,  voilà  qu'arrivé  à  la 
solution,  M.  Génin  s'arrête;  il  se  demande  s'il  faut,  de  toute  nécessité, 
conclure  de  ses  arguments  que  la  composition  de  la  pièce  soit  contem- 
poraine de  l'action  :  «On  serait  tenté  de  le  croire,  répond-il,  parce 
i<  qu'on  suppose  toujours  qu'un  auteur  met  en  scène  les  mœurs  et  les 
«caractères  de  son  temps.  Dans  cette  occasion  pourtant,  il  n'en  est 
K  rien^.  » 

Mais  alors,  dirons-nous,  pourquoi  avoir  imposé  à  vous  et  à  vos  lec- 
teurs cette  étude  si  ardue  des  variations  monétaires  qui  se  sont  succédé 
sous  les  Valois?  Y  avait-il  besoin  d'un  si  puissant  appareil  de  discussion 
pour  arriver  à  établir  seulement  l'époque  où  maistre  Pierre  est  censé 
avoir  dérobé  six  aunes  de  drap  au  bonhomme  Guillaume  P  On  ne  con- 
çoit une  aussi  minutieuse  enquête  qu'autant  qu'elle  eût  permis  d'at- 
teindre 5  un  résultat  vraiment  important  pour  l'histoire  littéraire,  tel 
qu'eût  été  la  découverte  de  l'acte  de  naissance  de  Patelin.  Cependant, 
cette  date  si  ingénieusement  cherchée,  quand  l'habile  critique  croit 
l'avoir  trouvée,  il  n'en  tire  aucun  parti!  ou  plutôt,  il  se  contente  de 
la  mettre  en  réserve  pour  le  besoin  d'une  autre  argumentation  qu'il  va 
bientôt  entreprendre  dans  un  ordre  d'idées  tout  dllFérent,  pour  ne  pas 
dire  tout  opposé!  En  effet,  le  croirait-on?  c'est  vers  l'année  i/j6o  que 
M.  Génin  dirige  maintenant  ses  recherches.  Du  milieu  du  règne  du 
roi  Jean,  il  se  transporte  au  commencement  de  celui  de  Louis  XI. 
Pourquoi  cette  soudaine  évolution?  Le  voici  :  M.  Génin  croit  avoir 
découvert  l'auteur  des  vers  exquis  de  la  farce  de  Patelin  dans  un 
prosateur  de  la  seconde  moitié  du  xiv"  siècle.  Vous  vous  récriez;  vous 
supputez  le  laps  de  temps  qui  sépare  l'année  i356,  et  même  l'année 
139a,  de  celte  date  nouvelle  et  si  peu  prévue.  M.  Génin,  croyez-le 
bien,  n'a  pas  manqué  de  faire,  de  son  côté,  ce  facile  calcul,  et  sa 
conviction  n'en  a  pas  été  ébranlée.  En  vérité,  pour  se  croire  autorisé 

'  Maistre  Pierre  Patelin,  Introduclion ,  p.  16.  —  "  Ihia.  p-  19- 


734  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  placer  la  composition  d'une  comédie  de  mœurs  et  d'observation, 
d'une  comédie  qui  n'a  pas  le  moindre  caractère  historique ,  à  plus  d'un 
siècle  de  distance  du  temps  qu'elle  n'a  d'autre  prétention  que  de  peindre 
et  de  railler,  il  faut  que  la  critique  ait  par  devers  soi  des  raisons  bien 
fortes  et  tout  à  fait  décisives.  On  peut  être  sûr,  d'avance,  que  M.  Génin 
n'en  a  groupé  autour  de  son  système  que  de  spirituelles  et  d'ingénieuses; 
mais  seront-elles,  à  l'examen,  également  solides  et  convaincantes P 
Dans  cette  attribution  singulière  de  la  farce  de  Patelin  à  l'auteur  du 
Petit  Jehan  de  Sainlré,  pourrons- nous  trouver  quelque  chose  de  plus 
qu'un  piquant  paradoxe?  Ce  sera  pour  nous  l'objet  d'une  étude  atten- 
tive et  la  matière  d'un  second  aiticle. 

MAGNIN. 

^  *  '  (La  suite  à  an  prochain  cahier.)  /V  '"^ 


Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers 
ÉTAT,  suivi  de  deux  fragments  du  Recueil  des  monuments  inédits  de 
cette  histoire,  par  M.  Augustin  Thierry,  membre  de  l'Institut. 

TROISIÈME    ARTICLE^. 

Dans  l'examen  auquel  je  me  suis  livré  de  l'ouvrage  de  M.  Thierry , 
il  me  restait  à  indiquer  le  sort  du  tiers  état  pendant  les  derniers  siècles 
de  la  monarchie,  et  à  déterminer  la  part  qu'il  a  prise  à  l'organisation 
civile  et  administrative  de  l'ancienne  France.  Cette  organisation  a  été 
l'œuvre  lente  de  la  royauté,  dont  les  tendances  ambitieuses  ont  été  fré- 
quemment d'accord  avec  les  besoins  sociaux  des  classes  plébéiennes.  La 
l'éunion  du  territoire,  le  rapprochement  des  populations,  l'uniformité 
de  la  justice,  la  similitude  des  lois,  qui,  dans  notre  pays  plus  que  dans 
aucun  autre,  ont  fait  disparaître  peu  à  peu  les  divisions  des  provinces  et 
des  classes  devant  l'unité  de  la  nation,  les  droits  locaux  devant  le  droit 
général ,  les  pouvoirs  particuliers  devant  l'autorité  publique ,  et  les  privi- 
lèges inégaux  du  moyen  âge  devant  les  principes  communs  de  l'équité 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  février  i855,  page  78;  et,  pour 
le  deuxième,  celui  de  juin,  page  366. 


r  DÉCEMBRE  1855i  lOl  735 

moderne  :  voilà  ce  qu'a  recherché  la  royauté  pour  agrandir  sa  puissance , 
ce  à  quoi  a  contribué  le  tiers  état  pour  élever  sa  position.  Les  savants 
travaux  et  les  habiles  conclusions  de  M.  Thierry  me  serviront  à  établir 
et  à  apprécier  cette  grande  œuvre  monarchique,  que  le  tiers  état  a 
souvent  provoquée  dans  les  états  généraux  par  ses  cahiers,  et  qu'il  a 
même,  jusqu'à  un  certain  point,  conduite  dans  le  gouvernement  par 
quelques  hommes  sortis  de  son  sein,  animés  de  son  esprit  et  devenus 
les  instruments  de  la  royauté. 

Je  ne  reviendrai  plus  sur  les  états  généraux  assemblés  avant  le 
XVI*  siècle.  On  en  connaît  les  tentatives  quelquefois  hardies,  les  établis- 
sements presque  toujours  éphémères,  les  prompts  et  inévitables  désac- 
cords. Pendant  la  première  moitié  du  xvi*  siècle,  ils  ne  furent  pas  con- 
voqués. Sous  Louis  XII ,  sous  François  I**  et  sous  Henri  II ,  monarques 
puissants,  l'autorité  royale  s'exerça  avec  une  plénitude  que  n'altérèrent 
pas  un  seul  instant  des  besoins  continuels  d'argent  pour  des  entreprises 
lointaines,  de  fréquents  revers,  et  même  la  captivité  du  roi  à  la  suite 
d'une  défaite  qui  exposait  le  royaume  à  l'invasion  étrangère.  On  vit  alors 
Timmense  changement  qui  s'était  opéré  dans  l'organisation  et  les  senti- 
ments de  la  France,  depuis  la  bataille  de  Poitiers  jusqu'à  la  bataille  de 
Pavie.  Le  royaume  s'était  soulevé  après  le  grand  désastre  du  xiv*  siècle, 
et  il  était  presque  tombé  en  pièces  pendant  que  le  roi  Jean  avnit  été 
conduit  prisonnier  en  Angleterre.  Personne  ne  remua  après  la  mal- 
heureuse issue  de  la  campagne  dans  laquelle  François  I*  perdit  pour 
la  troisième  fois  son  armée  en  i5a5,  et  se  fit  prendre  lui-même.  Le 
royaume  entier,  dans  un  belliqueux  accord  et  avec  un  ensemble  patrio- 
tique ,  se  disposa  à  repousser  l'agression  des  Espagnols  victorieux.  L'unité 
territoriale,  contre  laquelle  n'avait  rien  pu  deux  années  auparavant  la 
révolte  du  connétable  de  Bourbon,  le  dernier  des  grands  seigneurs 
féodaux,  se  consolidait,  et  la  nationalité  moderne  commençait.    T^ih  .; 

A  part  l'assemblée  de  Tours,  que  Louis  XII  réunit  en  1 5o6  afin  tie 
s'y  faire  dégager  par  son  peuple  de  limprudent  traité  de  Blois,  qui, 
en  donnant  l'héritière  de  la  Bretagne  à  l'archiduc  Charles  d'Autriche < 
aurait  détaché  de  nouveau  celle  province  de  la  couronne,  et  renou- 
velé le  morcellement  et  les  dangers  de  la  France,  il  n'y  eut  point  d'états 
généraux  durant  ces  trois  règnes.  Louis  XI^  François  I"  et  Henri  II 
perfectionnèrent  eux-mêmes  l'administration  publique,  et  ils  étendi* 
rent  la  loi  générale  en  la  rendant  obligatoire  dans  toutes  les  provinces. 
Par  les  ordonnances  de  Blois  (en  1/199),  de  Crémieu  (en  i536), 
de  Villcrs-Cotterets  (en  lÔSg),  de  Fontainebleau  (en  i55i),  ils  amé- 
liorèrent l'ordre  judiciaire,  complétèrent  les  parlements,  soumirent 


7U  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

encore  plus  les  justices  féodales  aux  tribunaux  de  la  couionne;  ils 
restreignirent  les  justices  ecclésiastiques  aux  affaires  spirituelles;  ils  in- 
terdirent aux  baillis  royaux  de  prendre  part  aux  jugements  s'ils  nctaient 
gradués  en  droit,  et,  en  exigeant  la  science  pour  rendre  la  justice,  ils 
mirent  la  justice  entre  les  mains  du  tiers  état,  seul  initié  i\  la  science; 
ils  créèrent  la  maréchaussée  pour  la  sûreté  des  routes  et  la  protection 
des  habitants;  ils  instituèrent  les  sièges  présidiaux  placés  au-dessous  des 
juridictions  souveraines  des  parlements,  afin  de  rapprocher  les  juges 
des  justiciables;  ils  ordonnèrent  d'appeler  les  procès  d'après  leur  ordre 
d'inscription  et  de  faire  comparaître  les  accusés  en  personne  au  lieu  de 
laisser  prononcer  secrètement  sur  leur  sort  d'après  le  seul  examen  des 
pièces;  ils  établirent  les  titres  de  famille  pour  toute  une  classe  de  Fran- 
çais restée  jusque-là  sans  existence  régulière  et  sans  archives  domes- 
tiques, en  prescrivant  aux  curés  de  tenir  avec  soin  dans  leurs  paroisses 
registre  des  naissances,  des  mariages,  des  dçcès,  et  de  déposer  ces  actes 
de  l'état  civil  au  greffe  du  bailliage  le  plus  voisin;  ils  introduisii'ent  plus 
de  discipline  dans  l'arm'ée,  en  plaçant  aux  chefs-lieux  des  douze  prin- 
cipales provinces  douze  gouverneurs  militaires  qui  y  étaient  les  délé- 
gués révocables  de  la  couronne ,  et  plus  d'ordre  dans  les  finances  en 
fondant  le  trésor  central  de  l'épargne  et  les  seize  recettes  provinciales, 
que  devaient  compléter  plus  tard  autant  de  bureaux  de  finances;  enfin , 
ils  publièrent  toutes  les  coutumes  civiles  en  les  réformant,  et  rendirent 
la  loi  non-seulement  plus  précise  mais  moins  diverse  et  moins  inégale. 
L'étude  des  lettres  et  du  droit,  la  culture  des  arts,  l'extension  des  mé- 
tiers, l'agrandissement  de  l'intelligence  et  de  la  richesse  plébéiennes 
reçurent  de  ces  princes  des  encouragements  de  toute  nature,  par  de 
nobles  fondations  intellectuelles,  par  la  présence  et  l'imitation  de  grands 
artistes  appelés  d'Italie,  par  l'érection  de  beaux  monuments,  par  le 
transport  en  France  de  fabriques  de  soieries,  d'étoffes  d'or  et  d'argent, 
par  les  développements  d'un  commerce  que  protégeait  une  nouvelle 
marine  et  les  améliorations  d'une  agriculture  à  laquelle  plus  de  sécu- 
rité donnait  plus  d'élan.  Aussi,  malgré  la  longue  durée  des  guerres 
étrangères,  les  progrès  des  classes  populaires  furent  considérables  dans 
la  première  moitié  du  xvi'  siècle.  Elles  devinrent  plus  riches,  plus 
éclairées,  plus  puissantes^  Sauf  les  charges  militaires,  elles  exercèrent 
les  diverses  fonctions  de  l'Etat.  Connaissant  le  droit,  rendant  la  justice, 
gérant  les  finances ,  elles  dirigèrent  les  rois  dans  leurs  actes  législatifs 
et  les  secondèrent  dans  leurs  entreprises  nationales. 

L'intervention  du  tiers  état  fut  encore  plus  marquée  dans  la  seconde 
moitié  du  xvi'  siècle,  sous  les  règnes  troublés   de  François  II,    de 


'  DECEMBRE  1855:  -'  737 

Charles  IX,  d'Henri  III.  Après  avoir  longtemps  inspiré  par  ses  juriscon- 
sultes des  réformes  à  la  royauté,  il  les  lui  dicta  en  quelque  sorte  par  ses 
cahiers.  Le  cahier  du  tiers,  dans  les  états  généraux  de  i56o,  contint 
les  principales  dispositions  des  grandes  ordonnances  d'Orléans ,  de 
Roussillon ,  de  Moulins.  La  voix  puissante  de  l'ordre  plébéien  réclama 
ce  qu'accomplit  en  partie  un  grand  ministre  plébéien,  le  chancelier 
de  l'Hôpital. 

M.  Thierry  expose,  en  l'admirant,  l'œuvre  de  ce  chancelier  si  austère 
dans  une  cour  corrompue,  si  tolérant  dans  une  époque  de  fanatisme, 
si  juste  dans  un  siècle  de  violence,  et,  comme  il  le  dit,  «de  ce  fils  d'un 
«bourgeois  qui,  ayant  le  génie  d'un  législateur,  l'âme  d'un  philosophe 
«et  le  cœur  d'un  citoyen,  porta  dans  le  gouvernement  les  principes 
«traditionnels  du  tiers  état-  l'attachement  au  maintien  de  l'unité  fran- 
«  çaisc  et  aux  libertés  de  l'Eglise  gallicane.  »  Mais  il  admire  tout  autant 
le  cahier  du  tiers  état,  qui  forme  un  véritable  code  en  35/i  articles.  II  y 
trouve  un  profond  sentiment  de  la  justice  sociale  et  de  l'intérêt  public, 
un  instinct  hardi  de  réformes,  en  môme  temps  qu'une  science  pratique 
de  toutes  les  matières  de  droit  et  d'administration.  La  rédaction  en  est 
aussi  précise  que  la  pensée  en  est  généreuse.  Le  tiers  état  y  demande 
la  restriction  encore  plus  grande  des  justices  seigneuriales  au  profit  de 
la  justice  générale;  la  révision  des  anciennes  lois  cl  ordonnances  et  la 
réunion  en  un  seul  corps  de  celles  qui  seront  maintenues  :  ce  désir 
d'unité  dans  la  justice  et  d'uniformité  dans  la  loi  ne  devait  être  satisfait 
que  deux  siècles  plus  tard.  La  suppression  des  douanes  intérieures  et 
l'adoption  d'un  seul  poids  et  d'une  seule  mesure  dans  tout  le  royaume , 
bien  qu'elles  fussent  le  vœu  formellement  exprimé  du  tiers  état  et  la 
pensée  persévérante  de  la  royauté ,  devaient  rencontrer  aussi  jusqu'en 
1789  l'obstacle  insurmontable  des  privilèges  provinciaux  et  la  résis- 
tance opiniâtre  des  habitudes  locales. 

Les  besoins  de  la  couronne  avaient  rendu  vénales  les  charges  de  la 
magistrature.  Le  tiers  état  demanda  qu'elles  fussent  conférées,  par  un 
choix  éclairé,  au  mérite  savant.  Le  système  électif- ayant  été  constam- 
ment le  sien  dans  les  fonctions  communales,  il  voulut  l'étendre  aux 
oiliccs  judiciaires,  et  le  rétablir  pour  les  dignités  ecclésiastiques.  Les 
abus  de  la  nomination  directe  aux  évôchés  et  aux  abbayes,  récemment 
dévolue  au  roi  par  le  concordat  de  François  I"  et  de  Léon  X,  surpas- 
sant de  beaucoup  les  désordres  de  l'élection  consacrée  par  les  décrets 
du  concile  de  Bâle  et  la  pragmatique  sanction  de  Charles  VII,  rendaient 
d'autant  plus  désirable  le  retour  aux  vieilles  règles  gallicanes,  qu'une 
réforme  de  l'Eglise  était  poursuivie  avec  ferveur.  Conformément  à  cet 

94 


738  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

esprit  réformateur,  qui  éclatait  là  même  où  il  ne  dominait  pas,  le 
cahier  du  tiers  recommandait,  ouUe  l'élection  et  la  résidence  pour  les 
évêques,  qu'il  fût  interdit  aux  prêtres  de  recevoir  des  testaments;  que 
Je  nombre  des  jours  fériés  fût  réduit  aux.  dimanches  et  aux  principales 
fêtes  du  christianisme;  qu'une  partie  des  revenus  ecclésiastiques  servît 
à  ériger  de  nouvelles  chaires  dans  les  universités  et  à  établir  un  collège 
municipal  dans  chaque  ville.  Un  an  après,  les  députes  du  tiers  état  et 
de  la  noblesse  assemblés  à  Ponloisc,  et  cette  fois  d'accord,  allèrent 
encore  plus  loin.  Aux  réclamations  qu'ils  adressèrent  en  faveur  de  la 
tolérance  religieuse  et  du  culte  protestant;  à  la  proposition  qu'ils  firent 
de  vendre  les  biens  du  clergé,  sur  lesquels  ils  soutinrent  le  droit  ab- 
solu de  l'Etat,  et  qui,  évalués  à  120,000,000  de  livres,  dev^aient  être 
appliqués,  /|8  millions  à  la  dotation  de  l'Eglise,  4^  à  l'amortissement 
delà  dette,  et  3o  placés  à  intérêts  dans  les  villes  et  dans  les  ports,  pour 
y  faciliter  le  commerce  et  y  entretenir  le  trésor,  on  croirait  entendre 
les  projets  non  d'une  assemblée  du  xvi'  siècle,  mais  d'une  assemblée 
de  la  révolution.  La  première  pensée  des  choses  en  précède  et  en  pré- 
pare toujours  longtemps  d'avance  l'exécution. 

Les  changements  opérés  par  la  royauté  ne  furent  ni  aussi  étendus 
ni  aussi  profonds  que  les  désirs  exprimés  par  le  tiers  état.  Cependant 
le  chancelier  de  l'Hôpital,  dans  une  série  d'ordonnances  célèbres, 
commencée  en  i56i  et  terminée  en  1667,  et  dont  les  plus  considé- 
rables furent  celles  d'Orléans,  de  Roussillon,  de  Moulins,  emprunta 
la  plupart  de  ses  dispositions  législatives  au  cahier  du  tiers  état  avec 
une  sage  habileté  et  dans  la  mesure  pi^scrite  par  les  possibilités  du 
temps.  La  justice  fut  réformée,  son  administration  entourée  de  garan- 
ties,  le  nombre  des  juges  ordinaires  diminué,  la  composition  des  jus- 
tices de  piivilége  restreinte ,  la  police  du  royaume  régularisée,  le  clergé 
soumis  à  un  mode  limité  d'élection  mieux  conçu  que  le  régime  tumul- 
tueux antérieur  au  concordat  de  i5i6,  des  juges  consulaires,  que  ré- 
clamaient les  besoins  du  commerce,  furent  institués  à  Paris  et  dans  les 
autres  villes  de  France.  Les  ordonnances  de  l'Hôpital  marquèrent  un 
])asvers  l'unité  de  juridiction  et  l'unité  de  procédure  civile.  «Leur  cn- 
«  semble  forme,  en  quelque  sorte,  dit  M.  Thierry,  un  nouveau  fonds 
((  de  droit  civil,  dont  la  législation  postérieure,  jusqu'au  renouvellement 
«  total  de  1 789,  ne  fit  que  développer  les  conséquences,  et  dont  plusieurs 
«  dispositions  subsistent  dans  nos  codes  actuels.  » 

Les  états  généraux  furent  plus  fréquemment  assemblés  à  cette  époque 
qu'à  aucune  autre;  ils  ne  devinrent  cependant  pas  périodiques,  comme 
on  l'avait  demandé  à  Tours,  en  ihS!\,  et  comme  on  le  demanda  de 


DÉCEMBRE  1855.  739 

nouveau  à  Orléans,  en  i56o,  et  à  Pontoise,  en  i56i.  S'ils  ne  par- 
vinrent pas  à  obtenir  leur  convocation  régulière,  ils  surent  encore 
moins  établir  un  mode  plus  libre  de  gouvernement  ou  communiquer 
à  l'État  une  direction  unifoime  et  soutenue.  La  noblesse,  le  clergé,  le 
tiers  état,  y  délibéraient  à  part,  dans  des  chambres  séparées,  d'après  des 
mandats  précis  et  sur  des  objets  différents.  La  diversité  des  buts  y  en- 
tretenait la  division  des  ordres  auxquels  une  forme  vicieuse  de  délibé- 
ration ne  laissait  pas  plus  le  moyen  de  se  concerter  que  la  nature 
contraire  de  leurs  intérêts  ne  leur  permettait  de  s'entendre;  aussi  ne 
restèrent-ils  jamais  longtemps  d'accord ,  et  n'aboutirent-ils  à  aucune 
résolution  commune.  La  royauté  ne  pouvait  pas  être  limitée  par  eux.  Ils 
ne  comparurent  au  fond  devant  elle  que  pour  servir  ses  projets.  Elle 
ne  les  appela  que  comme  des  auxiliaires  dans  l'organisation  et  pour  la 
défense  du  pays,  et  ne  les  admit  que  comme  des  suppliants  en  matière 
de  droits  et  de  lois.  Ds  intervinrent  donc  en  pétitionnaires  auprès  do 
la  couronne ,  qui  ne  reconnut  jamais  en  eux  des  législateurs.  Leurs 
griefs  prirent  la  forme  de  doléances,  leurs  réclamations  s'appelèrent 
îles  suppliques,  et,  lorsque  leurs  cahiers  se  transformèrent  en  ordon- 
nances, ce  fut  en  vertu  de  l'autorité  royale.  Ils  suggérèrent  ainsi  des 
réformes  sans  prétendre  à  les  imposer.  Cet  esprit  de  réformation  anima 
surtout  les  classes  plébéiennes,  qui  le  communiquèrent  à  la  royauté. 

Toutefois  des  pensées  politiquement  très-hardies,  et  qui  auraient 
changé  la  constitution  du  royaume,  si  elles  avaient  été  durables  et  ad- 
mises, se  manifestèrent  dans  les  états  de  Blois,  en  1576  et  en  i58$, 
de  Paris,  en  iSgS.  Ces  états,  réunis  pendant  la  longue  guerre  des 
croyances  chrétiennes  en  France,  et  la  lutte  du  cathoHcisme  exclusif 
avec  la  royauté  tolérante ,  furent  animés  d'un  grand  fanatisme  religieux 
«t  d'un  esprit  démocratique  extrême.  L'assemblée  de  iSyG,  dans  la- 
<}uellcle  tiers  élat  joua  un  rôle  principal,  émit  la  théorie  constitution- 
nelle du  partage  de  l'autorité.  Elle  prétendit  qu'il  y  avait  deux  sortes 
de  lois  :  les  lois  du  roi  et  les  lois  du  royaume;  les  premières  faites  par 
ie  prince  seul,  les  secondes  faites  par  le  prince,  d'après  favis  des  états, 
•et  ne  pouvant  être  changées  sans  le  consentement  des  trois  ordreydc 
la  nation.  Poursuivant  fapplication  de  cette  doctrine  de  souveraineté 
divisée,  les  états  généraux  de  i588,  conduits  par  le  troisième  ordre, 
déclarèrent  qu'ils  procéderaient  par  résolution  et  non  par  supplication , 
etils  voulurent  attribuer  aux  seuls  cdits  faits  avec  leur  concours  le  titre  de 
lois  fondamenlales.  Cherchant  h  limiter  en  tout  le  pouvoir  de  la  cou- 
ronne, le  tiers  état,  qui  avait  reconquis  par  un  soulèvement  religieux  la 
puissance  municipale,  soutenait  dans  son  cahier  que  les  ordonnances 

94. 


740  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rendues  à  la  requête  de  l'assemblée  des  trois  ordres  devaient  être  im- 
muables, sans  avoir  besoin  d'être  enregistrées  en  cour  de  parlement,  et 
que  les  autres  édits  du  roi  devaient  être  vérifiés  par  les  cours  souveraines 
ayant  la  pleine  liberté  de  remontrance  et  ne  subissant  point  la  contrainte 
de  l'enregistrement.  11  demanda,  de  plus,  que  ces  derniers  édits  fussent 
préalablement  communiqués  aux  procureurs  syndics  déjà  existant  dans 
les  pays  d'Etat  et  aux  procureurs  syndics  qui  seraient  nommés  dans 
les  pays  d'élection  placés  sous  l'autorité  absolue  de  la  couronne.  Cette 
théorie  politique,  en  vertu  de  laquelle  la  loi  aurait  été  faite  par  les 
états  et  consentie  par  le  monarque  ou  faite  par  le  monarque  et  sou- 
mise à  l'assentiment  des  provinces,  était  complétée  par  le  vote  néces- 
saire des  subsides.  Il  ne  pouvait  y  avoir  de  levée  d'argent  sans  l'adhé- 
sion préalable  des  états  généraux,  et  dès  lors  il  devait  y  avoir  convocation 
régulière  de  ces  assemblées. 

Tous  ces  projets  de  constitution  nationale  et  de  liberté  politique , 
poussés  jusqu'à  une  tentative  d'élection  royale  et  de  changement  dy- 
nastique en  1  SgS,  n'eurent  pas  plus  de  succès  et  de  suite  que  les  retours 
vers  l'indépendance  municipale ,  vers  l'élection  des  évêques  et  la  nomi- 
nation des  magistrats  par  le  roi  sur  une  liste  de  candidats  dressée  par 
le  pays.  La  guerre  civile  les  compromit  et  la  royauté  victorieuse  les 
écarta.  Il  n'en  resta  que  la  grande  ordonnance  de  Blois,  en  iSyg,  la- 
quelle confirma  les  belles  lois  de  l'Hôpital  en  les  étendant,  et,  très- 
libérale  sur  le  droit  civil,  fut  silencieuse  sur  le  droit  politique.  La  légis- 
lation civile  et  criminelle,  la  procédure,  l'enseignement  public,  l'admi- 
nistration financière,  reçurent,  comme  règle  encore  plus  qu'en  fait, 
des  perfectionnements  puisés  surtout  dans  le  cahier  du  tiers  état  dont 
les  articles  formèrent  le  dispositif  de  la  loi  nouvelle. 

Si  M.  Thierry  énumère  et  apprécie  les  changements  civils  opérés 
en  France  sur  la  demande  ou  par  l'induence  du  tiers  état,  s'il  fait  con- 
naître les  pensées  hardies  et  les  désirs  prématurés  que  le  troisième 
ordre  exprima  plusieurs  siècles  avant  qu'ils  pussent  s'accomplir,  il  ex- 
pose les  progrès  sociaux,  dus,  après  les  guerres  intérieures,  aux  rois 
réparateurs  et  réorganisateurs.  Henri  IV  fut  de  ce  nombre  et  des  plus 
grands.  Il  est,  avec  saint  Louis,  Charles  V,  Charles  VII,  Louis  XI, 
Louis  XIII,  Louis  XIV,  parmi  les  princes  qui  restaurèrent  l'État  à  la 
suite  des  troubles  publics,  et  qui,  en  rétablissant  l'ordre  monarchique, 
contribuèrent  aux  progrès  de  l'unité  nationale.  Le  même  rôle  fut  ré- 
pété à  bien  des  reprises  par  des  princes  bien  divers.  Chacun  d'eux  le 
remplit  d'après  son  caractère  et  selon  les  besoins  du  temps  :  saint  Louis , 
avec  son  équitable  vertu;  Charles  V,  avec  sa  cauteleuse  sagesse;  Charles 


DÉCEMBRE  1855.  741 

VIT,  avec  sa  prévoyance  expérimentée;  Louis  XI,  avec  soii  adresse 
inquiète  et  sa  violence  tortueuse;  Henri  IV,  avec  sa  spirituelle  modéra- 
tion et  sa  généreuse  habileté;  Louis  XIII,  avec  le  génie  inflexible  de 
Richelieu;  Louis  XIV,  avec  la  hauteur  de  son  bon  sens  et  l'adoration 
de  sa  volonté.  Tous  ces  rois  favorisèrent  le  tiers  état  ou  s'en  servirent. 
Chacun  d'eux  fit  faire  un  pas  à  la  France  vers  plus  de  grandeur,  à  la 
loi  vers  plus  d'équité,  à  la  société  vers  plus  de  bien-être,  à  la  roture 
vers  plus  d'égalité. 

On  connaît  l'œuvre  vraiment  nationale  d'Henri  IV.  Ce  grand  roi. 
après  avoir  traité  avec  tout  le  monde,  commanda  à  tout  le  monde  sans 
opprimer  personne.  Il  rétablit  l'Etat  et  ne  força  point  l'autorité.  Consa- 
crant la  liberté  rehgieuse,  réformant  la  justice  d'après  les  ordonnances 
inexécutées  des  règnes  précédents,  réorganisant  l'administration  dis- 
soute ,  soumettant  les  gouverneurs  des  provinces  à  l'obéissance  et 
l'armée  à  la  discipline;  rendant,  avec  l'aide  de  l'habile  et  rude  Sully, 
les  finances  plus  régulières,  la  répartition  de  l'impôt  plus  équitable, 
la  culture  des  terres  plus  féconde,  l'industrie  des  villes  plus  étendue 
et  plus  variée,  le  royaume  entier  plus  prospère,  il  seconda,  parle  dé- 
veloppement de  la  richesse  publique,  le  développement  des  classes 
plébéiennes.  Sous  l'influence  d'une  assemblée  de  commerce  qu'il  réunit 
auprès  de  lui,  et  que  M.  Thierry  appelle  ingénieusement  les  états 
généraux  de  l'industrie ,  des  manufactures  de  toute  espèce  furent  fon- 
dées, la  facilité  des  communications  et  des  transports  entre  les  pro- 
vinces ,  déjà  accrue  par  de  larges  routes ,  le  fut  davantage  par  la  navigation 
régularisée  des  rivières;  la  jonction  de  la  Seine  à  la  Saône  et  à  la 
Loire  fut  commencée  par  le  canal  de  Briarc,  et  la  jonction  de  l'Océan 
à  la  Méditerranée  fut  projetée  au  moyen  d'un  canal  qui  devait  unir  la 
Garonne  à  l'Aude.  <«  Le  règne  d'Henri  IV,  dit  M.  Thierry,  est  une  de 
«  ces  époques  décisives  où  finissent  beaucoup  de  choses  et  oii  beaucoup 
«  de  choses  commencent.  Placé  sur  la  limite  commune  de  deux  grands 
«siècles,  il  recueillit  tous  les  fruits  du  travail  social  et  des  expériences 
«  de  l'un ,  et  jeta  dans  leur  moule  toutes  les  institutions  que  devait  per- 
u  fectionncr  l'autre.  La  royauté,  dégagée  de  ce  que  le  moyen  âge  avait 
«  laissé  de  confus  dans  son  caractère ,  apparut  alors  clairement  sous  sa 

«  forme  moderne ,  celle  d'une  souveraineté  administrative alors  le 

«  progi'ès  de  la  nation  vers  l'unité  s'accéléra  par  une  plus  grande  con- 
«centration  du  pouvoir,  et  le  progrès  vers  l'égalité  civile  par  l'abaisse- 
«ment  dans  la  vie  de  cour  des  hautes  existences  nobiliaires  et  par  Télé- 
«  vation  simultanée  des  différentes  classes  du  tiers  état.  » 

Voyons  où  celles-ci  en  étaient  déjà  arrivés  quatre  ans  après  la  mort 


742  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  ce  prince  habile,  lorsque  furent  assemblés,  en  i  6  ih,  les  dernier  étals 
généraux  de  la  monarchie  absolue.  Ces  états  généraux  sont  curieux  à 
plus  d'un  titre.  Les  vœux  du  pays  exprimés  dans  le  cahier  du  tiers  état 
ont  une  grande  signification  sociale.  Les  divisions  profondes  des  ordres 
annoncent  que,  plus  la  France  devenait  homogène,  moins  on  était  en 
disposition  de  s'entendre  sur  la  manière  dont  elle  devait  être  gouvernée. 
Les  jalousies  des  deux  premiers  ordres  envers  le  dernier  témoignent 
de  l'importance  que  celui-ci  avait  acquise,  et  les  hautaines  paroles  par 
lesquelles  la  noblesse  voulait  maintenir  sa  séparation  de  la  roture  in- 
diquent combien  la  roture  s'était  approchée  de  la  noblesse.  Par  ses 
richesses  et  ses  lumières  elle  lui  était,  à  certains  égards,  supérieure,  et, 
par  ses  fonctions,  elle  lui  était  à  peu  près  égale.  Dans  la  monarchie  mili- 
taire et  administrative,  si  la  noblesse  possédait  les  grades  de  l'armée  et 
combattait  pour  la  royauté,  la  roture  occupait  les  charges  de  l'admi- 
nistration et  rendait  la  justice,  au  nom  du  roi,  dans  l'Etat.  Déléguée  de 
la  couronne ,  elle  avait  l'importance  que  donne  l'exercice  de  l'autorité , 
la  distinction  que  procure  l'hérédité. 

Cette  hérédité  elle  l'avait  obtenue  à  prix  d'argent.  Moyennant  une 
redevance  annuelle  payée  à  la  couronne  et  appelée  la  paillette,  du  nom 
du  traitant  qui  l'avait  fait  établir  dans  un  but  fiscal  sous  Henri  IV,  les 
possesseurs  de  charges  pouvaient  les  transmettre  à  leurs  enfants  ou  les 
vendre.  Ce  qui  était  un  expédient  financier  pour  le  roi  était  devenu  un 
pouvoir  patrimonial  pour  la  bourgeoisie.  Il  s'était  ainsi  formé,  à  la  tête 
de  la  roture,  une  classe  éclairée,  grave,  puissante,  qu'on  appelait  no- 
blesse de  robe  longue,  qui  se  reciiitait  de  ceux  qu'enrichisssait  le  tra- 
vail, qu'élevait  la  culture  de  l'intelligence,  auxquels  seuls  l'argent  et 
l'étude  rendaient  accessibles  ces  fonctions  qu'il  fallait  acheter  et  pour 
lesquelles  il  fallait  savoir.  Elle  inspira  une  vive  antipathie  à  la  noblesse 
d'épée,  qui,  la  regardant  d'un  œil  jaloux,  opposa  la  naissance  au  mérite, 
et  la  traita,  dans  les  états  généraux  de  161 4,  avec  cette  colère  mépri- 
sante de  l'orgueil  qui  n'était,  à  bien  des  égards,  que  l'expression  em- 
portée de  l'envie.  C'étaient  surtout  des  officiers  royaux  qui  représen- 
tèrent le  troisième  ordre  dans  les  états  généraux  de  161Â,  divisés  en 
trois  chambres  délibérant  à  part  et  composées  :  celle  du  clergé,  de 
\ko  membres;  celle  de  la  noblesse,  de  182  ;  celle  du  tiers,  de  192. 

La  division  édata  dès  le  début  entre  les  trois  ordres.  La  fierté  du 
tiers  état  remarqua  pour  la  première  fois  la  différence  du  cérémonial 
employé  envers  la  noblesse,  qui  était  traitée  avec  plus  d'égard  que  la 
roture.  La  noblesse,  de  son  côté,  fit  entendre  dans  la  harangue  de  son 
orateur  ces  altières  paroles  :  «Elle  reprendra  sa  première  splendeur. 


DECEMBRE  1855:  743 

«  cette  noblesse  tant  abaissée  maintenant  par  quelques-uns  de  l'ordre 
«inférieur,  sous  prétexte  de.  quelques  charges  ;  ils  veiTont  bientôt  la 
«  différence  qu'il  y  a  d'eux  à  nous.  »  La  querelle  ne  larda  point  à  s'en- 
venimer, et  aux  dissidences  de  l'orgueil  s'ajoutèrent  les  animosités  de 
l'intérêt.  La  noblesse  comprenait  la  faute  qu'elle  avait  commise  en 
s'éloignant  des  cours  de  justice  par  dégoût  de  l'étude  et  mépris  des 
occupations  paisibles.  Elle  réclamait  maintenant  sa  part  des  ofiices  ci- 
vils :  l'argent  lui  manquait  pour  l'acquérir;  elle  ne  pouvait  que  la  rece- 
voir en  don  du  roi.  Afin  de  faire  rentrer  le  roi  en  possession  du  droit  d'en 
disposer,  qui  avait  été  aliéné,  la  noblesse  demanda  qu'il  fût  sursis  à  la 
perception  de  la  paulette!  Renoncer  à  la  redevance  pour  les  offices, 
c'était  supprimer  leur  hérédité.  La  couronne  devait  y  perdre  un  revenu 
assez  considérable ,  et  le  tiers  état  un  impoitanl  privilège  ;  ce  dernier  y 
consentit  cependant.  Mais ,  tandis  que  la  noblesse -voulait  le  déposséder 
de  l'hérédité  de  ses  offices,  h  son  tour  il  demanda  que  la  noblesse  fut 
privée  des  pensions  extraordinaires  qui  lui  étaient  payées  sur  le  trésor 
ou  sur  le  domaine.  D'un  côté,  on  fit  valoir  les  règles  d'une  bonne 
administration;  de  l'autre,  les  besoins  d'une  urgente  économie,  et,  sous 
ces  raisons  de  bien  public,  se  cachèrent  des  sentiments  d'animosité  par- 
ticulière. 

Savaron,  l'orateur  du  tiers  état,  dit  en  s'adrcssant  à  Louis  XIII  : 
a ...  Ce  n'est  pas  le  droit  annuel  qui  a  donné  sujet  à  la  noblesse  de  se  pri- 
«  ver  et  retrancher  des  honneurs  de  judicature,  mais  l'opinion  en  la- 
«  quelle  elle  a  été  depuis  longues  années  que  la  science  et  l'étude  afl'ai- 
«  blissait  le  courage  et  rendait  la  générosité  lâche  et  poltronne . .  .  On 
fe  vous  demande,  Sire,  que  vous  abolissiez  la  paulelte,  que  vous  retran- 
H  chicz  de  vos  coffres  seize  cent  mille  livres  que  vos  officiers  vous  payent 
«tous  les  ans,  et  l'on  ne  parle  point  que  vous  supprimiez  l'excès  des 
«pensions,  qui  sont  tellement  effrénées,  qu'il  y  a  de  grands  et  puissants 
«  royaumes  qui  n'ont  pas  tant  de  revenu  que  celui  que  vous  donnez  à 
«vos  sujets  pour  acheter  leur  fidélité. . .  Quelle  pitié  qu'il  faille  que 
«  Votre  Majesté  fournisse  par  chacun  an ,  cinq  millions  six  cent  soixante 
«mille  livres,  à  quoi  se  monte  l'état  des  pensions 'qui  sortent  de  vos 
«  coffres!  Si  cette  somme  était  employée  au  soulagement  de  vos  peuples, 
0  n  auraient-ils  pas  de  quoi  bénir  vos  royales  vertus?  »  Ce  discours  hardi 
irrita  la  noblesse.  Afin  d'apaiser  ses  mécontentements,  le  tiers  état 
remplaça  Savaron  par  le  lieutenant  civil  de  Mesmes,  en  désavouant 
toute  intention  blessante  de  la  part  du  troisième  ordre  envers  le  second. 
Mais  le  nouvd  orateur  ayant  dit,  dans  des  vues  de  conciliation,  que  les 
trois  ordres  étaient  trois  frères,  enfants  de  leur  mère  commune  la 


744  JOURNAL  DES   SAVANTS. 

France,  que  le  clergé  était  l'aîné,  la  noblesse  la  puînée,  le  tiers  état  le 
cadet,  et,  après  avoir  rendu  hommage  à  la  supériorité  ancienne  et  re- 
connue de  la  noblesse,  ayant  osé  ajouter  qu'il  se  trouvait  souvent  dans 
les  familles  que  les  aînés  ruinaient  les  maisons  et  que  les  cadets  les  re- 
levaient, l'irritation  s'accrut  au  lieu  de  s'affaiblir.  La  noblesse  repoussa 
avec  courroux  une  semblable  parenté.  Elle  se  plaignit  dans  un  langage 
hautain  et  amer  de  l'injure  que  lui  faisait,  et  de  1  honneur  que  s'attri- 
buait le  tiers  état,  en  l'accusant  de  perdre  la  France  et  en-  se  vantant 
de  la  sauver.  Le  baron  de  Senecey,  son  orateur,  demanda  au  roi  qu'il 
remît  en  leur  devoir  ceux  du  troisième  ordre  qui  méconnaissaient  leur 
condition  et  leur  rôle  au  point  de  se  comparer  aux  nobles,  et  de  pré- 
tendre avoir  servi  et  devoir  restaurer  l'Etat.  Après  l'avoir  entendu,  les 
gentilshommes  qui  l'accompagnaient  s'écrièrent  en  l'approuvant  :  «  Nous 
«  ne  voulons  pas  que  des  fils  de  cordonniers  et  de  savetiers  nous  appel- 
ci  lent  frères;  il  y  a  de  nous  à  eux  autant  de  différence  qu'entre  le  maître 
«  et  le  valet.  » 

En  désaccord  entre  eux,  les  deux  ordres  ne  s'entendirent  pas  mieux 
sur  un  point  qui  intéressait  la  politique  de  l'État  et  l'indépendance  de 
la  couronne.  Le  caractère  extrême  qu'avait  pris  la  croyance  catholique 
du  temps  de  la  Ligue  avait  fait  revivre  l'ancienne  théorie  ultramontaine 
de  la  prépondérance  du  pouvoir  spirituel  sur  le  pouvoir  temporel,  et 
redonné  au  saint  siège  cette  vieille  suprématie  qui  était  repoussée  en 
France  depuis  trois  siècles.  Le  parti  qui  avait  subordonné  le  principe 
monarchique  au  principe  religieux,  et  soutenu  qu'on  ne  pouvait  être 
roi  qu'à  condition  d'être  orthodoxe,  rendant  ainsi  l'hérédité  royale  dé- 
pendante de  la  foi  catholique,  avait  fait  du  chef  de  la  catholicité  l'ar- 
bitre de  l'État,  et,  jusqu'à  un  certain  point,  le  dispensateur  de  la  cou- 
ronne. Ce  parti  avait  voulu  déposséder  Henri  III  comme  tolérant  les 
hérétiques,  et  l'avait  tué  comme  étant  allié  avec  eux.  Il  avait  d'abord 
exclu  Henri  IV  du  trône  pour  cause  de  protestantisme,  et,  après  l'avoir 
réduit  à  demander  une  absolution  humiliante  au  souverain  pontife ,  il 
avait,  par  ses  fanatiques  défiances,  suscité  le  détestable  jueurtrier  qui 
avait  mis  un  terme  aux  desseins  comme  aux  jours  de  ce  grand  roi.  Il 
avait  introduit  et  laissé  dans  l'Etat  de  fausses  maximes  conduisant  aux 
plus  dangereuses  pratiques.  Le  troisième  ordre  s'éleva  avec  force  contre 
elles  dans  les  états  généraux  de  i  61  4.  Rappelant  l'ancienne  discipline 
politique  de  la  France,  il  dit  dans  son  cahier  :  «Le  roi  sera  supplié  de 
«faire  an'êter  en  l'assemblée  des  Etats,  pour  loi  fondamentale  du 
«  royaume ,  qui  soit  inviolable  et  notoire  à  tous ,  que ,  coriime  il  est  re- 
«  connu  souverain  en  son  État,  ne  tenant  sa  couronne  que  de  Dieu  seul, 


DÉCEMBRE  J855.  745 

«il  n'y  à  puissance  en  terre,  quelle  qu'elle  soit,  spirituelle  ou  tempo- 
«  relie ,  qui  ait  aucun  droit  sur  son  royaume  pour  en  priver  les  per- 
ce sonnes  sacrées  de  nos  rois,  ni  dispenser  ou  absoudre  leurs  sujets  de 
«  la  fidélité  et  obéissance  qu'ils  lui  doivent ,  pour  quelque  cause  ou  pré- 
«  texte  que  ce  soit.  Tous  les  sujets,  de  quelque  qualité  let  condition 
«  qu'ils  soient,  tiendront  cette  loi  pour  sainte  et  véritable,  comme  con- 
«  forme  à  la  parole  de  Dieu ,  sans  distinction  équivoque  ou  limitation 
«  quelconque ,  laquelle  sera  jurée  et  signée  pai'  tous  les  députés  des 
«  états,  et  dorénavant  par  tous  les  bénéficiers  et  officiers  du  royaume. . . 
«Tous  précepteurs,  régents,  docteurs  et  prédicateurs,  seront  tenus  de 
«  l'enseigner  et  publier.  » 

Cette  doctrine  royale  et  sociale  tout  ensemble,  qui  avait  été  pro- 
clamée dès  i3o3  en  pleins  états  généraux,  qu'on  n'avait  pas  rejetée 
dans  la  dernière  moitié  du  xvi"  siècle  sans  détriment  pour  le  royaume 
bouleversé,  pour  les  rois  dépossédés  et  assassinés ,  à  laquelle  élait  cou- 
rageusement revenu  le  parlement  de  Paris,  en  s'opposant,  dans  son  cé- 
lèbre arrêt  de  iSgS,  à  la  violation  de  l'hérédité  monarchique;  cette 
doctrine,  le  tiers  étal  voulut  la  remettre  en  vigueur,  et  il  ne  fut  soutenu 
ni  par  la  noblesse  ni  par  le  clergé.  La  noblesse  se  montra  infidèle, au 
droit  national,  et  le  clergé  se  laissa  entraîner  aux  tendances  ultramon- 
taines.  Les  deux  premiers  ordres  se  bornèrent  à  condamner  les  théories 
meurtrières,  admises  parmi  les  catholiques  extrêmes,  au  sujet  du  tyran- 
nicide;  le  roi  lui-même  abandonna  sa  cause  en  délaissant  le  tiers  état. 
Ce  monarque  de  quatorze  ans,  que  gouvernait  encore  une  mère  ita- 
lienne, et  dont  le  principal  ministre  était  un  inhabile  florentin,  évoqua 
à  son  conseil  cet  article,  qui  attendit  Louis  XIV  et  la  célèbre  déclaration 
de  1682,  pour  redevenir  un  principe  fondamental  de  l'État. 

Mais,  si  la  royauté,  en  ce  moment  mal  exercée,  négligea  ses  obliga- 
tions, si  la  cour  de  Rome  satisfaite  félicita  la  noblesse  de  son  catho- 
lique dévouement,  l'opinion  éclairée  donna  son  approbation  aux  patrio- 
tiques pensées  du  tiers  état  dont  elle  entrevit  clairement  les  destinées 
futures.  Le  quatrain  suivant,  où  était  rappelée  la  querelle  récente  des 
ordres ,  prédisait  au  tiers  état,  par  la  supériorité  présente  de  ses  vues, 
la  supériorité  prochaine  de  sa  position  : 

0  noblesse,  ô  clergé,  les  ainez  de  In  France, 

Puisque  l'honneur  du  roi  si  mal  vous  maintenet. 

Puisque  le  tiers  état  en  ce  point  vous  devance,  _ 

Il  faut  que  vos  cadets  deviennent  vos  ainez. 

Ainsi  1789  était  en  quelque  soitc  prévu  en  161  A.  Il  devait  toutefois 
s'écouler  cent  soixante  et  quinze  ans  entre  les  états  généraux  où  le 

95 


746  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

peuple  avait  réciamé  le  troisième  rang  dans  la  grande  famille  française 
et  les  états  généraux  où  il  prendrait  la  première  place  et  deviendrait 
la  nation.  Dans  ce  long  intervalle,  et  avant  qu'il  pût  introduire  la  régu- 
larité administrative  et  le  droit  commun  sur  le  territoire  jeté  en  la 
même  forme  et  soumis  à  la  même  loi,  constituer  la  société  civile 
d'après  l'égalité,  et  la  société  politique  d'après  la  liberté,  il  avait  à  ac- 
quérir la  primauté  de  l'intelligence  et  de  la  fortune,  qui  devait  le 
conduire  h  la  haute  domination  de  l'Etat,  et  le  préparer  même  à  la 
gloire  éclatante  des  armes.  C'est  ce  qu'il  fit  par  les  lettres  et  par  le  tra- 
vail, dans  le  xvii"  et  le  xviii*  siècle.  La  suprématie  des  idées  amena 
le  triomphe  des  droits,  et  le  pouvoir  politique  passa  à  qui  avait  acquis 
l'importance  sociale. 

MIGNET. 
{ La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


LwscRiPTiONES    REGNi    Neapolitani   latinm.    Edîdit    Theodoras 
Mommsen.  Lipsiœ,  M  DCCC  LU.  Samptusfecit  Georgias  Wigand. 
Neapoli  prostat  apud  Albertum  Detken.  xxiv,  486  et  4o  pages, 
in-fol. 

CINQUIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE  ^ 

M.  Mommsen,  nous  l'avons  déjà  dit,  a  réuni  dans  la  dixième  sec- 
tion de  son  recueil  (p.  35o-363)  tout  ce  qu'il  a  pu  trouver,  dans  le 
royaume  de  Naples ,  d'inscriptions  empreintes  sur  des  ouvrages  de  po- 
terie ou  gravées  sur  des  jetons,  des  poids  et  balances,  des  ustensiles  , 
des  agrafes,  des  lampes  de  bronze  et  sur  des  cachets  de  toute  espèce. 
Parmi  ces  derniers,  nous  avons  remarqué  un  nombre  considérable  de 
plaques  de  métal,  ayant  appartenu  à  des  affranchis  ou  à  des  esclaves  de 
confiance  qui  remplissaient  les  fonctions  de  caissiers ,  de  régisseurs  et 
d'intendants  [adores,  arcarii,  dispensatores ,  procaratores ,  rationales].  Le 
savant  éditeur  prouve  que  ces  plaques,  garnies  d'un  manche  ou  d'un 
anneau,  servaient  à  mettre  des  marques  sur  des  comestibles;  sur  un 

'  Voyez,  pour  le  premier  article,  le  cahier  de  septembre  i854,  page  5^7;  pour 
le  deuxième,  celui  de  novembre,  page  677;  pour  le  troisième,  celui  de  janvier 
i855,  page  69;  et,  pour  le  quatrième,  celui  d'octobre,  page  687. 


DECEMBRE  1855.      '  747 

pain  conservé  sous  les  cendres  de  Pompéi  depuis  bientôt  dix-huit 
siècles,  M.  Mommsen  a  vu  imprimés  ces  mots  :  [C]ELERIS  Qainti 
GRANIi  VERI  SERras  (p.  SÔg,  n.  56).  Mais  plus  souvent  encore  ces 
sortes  d'estampilles  {si(jnacula) ,  ou  bien  des  vérilables  cachets,  étaient 
appliqués  sur  de  la  cire  molle ,  afin  d'empêcher  des  serviteurs  infidèles 
d'ouvrii'  des  vases  de  vin  et  des  armoires  renfermant  des  vivres;  nunc 
cihi  quoqae,  dit  Pline  ^  ac  potas  anub  vindicantar  a  ropina.  Il  paraît,  en 
etfel,  que  même  aux  beaux  siècles  de  la  Grèce  et  de  Rome,  l'art  qui  a 
pour  objet  la  clôture  en  fer  des  habitations  et  des  meubles,  était  peu 
avancé;  les  clefs  surtout,  à  en  juger  par  celles  qui  nous  sont  parvenues*, 
étaient  d'une  forme  si  bizarre  et  d'un  usage  tellement  incommode,  que, 
dans  fintérieur  des  maisons,  on  préférait  apposer  les  scellés  (au  risque 
de  les  rompre  et  de  les  remettre  bien  des  fois),  non-seulement  aux 
chambres  où  l'on  gardait  les  provisions',  mais  même  à  l'appartement 
des  femmes,  s'il  faut  ajouter  foi  aux  plaintes  bien  aigres  et  bien  amèrcs 
des  Athéniennes,  dans  une  comédie  d'Aristophane  *.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ces  nombreuses  plaques,  au  moyen  desquelles  des  intendants  craintifs 
et  responsables  cherchaient  à  mettre  obstacle  aux  vols  domestiques 
commis  par  des  esclaves  affamés,  offrent  un  curieux  objet  d'étude. 
Malheureusement,  toutes  n'ont  pas  été  vues  par  M.  Mommsen  lui- 
même,  obligé  de  s'en  rapporter  souvent  à  des  copies  fautives,  manus- 
crites ou  imprimées.  Sur  d'autres  de  ces  estampilles,  les  lettres  sont 
gravées  avec  tant  de  négligence,  les  abréviations ,  les  sigles,  les  fautes  de 
langue  y  abondent  tellement,  les  mots  s'y  confondent  d'une  manière  si 
étrange,  qu'il  y  en  a  dont  la  lecture  semble  à  peu  près  impossible. 
Aussi  notre  savant  épigraphiste  n'essaye-t-il  pas  de  les  déchiflrer  toutes; 
il  réserve  sa  perspicacité  pour  celles  dont  l'explication  pouvait  être  ten- 
tée avec  quelque  chance  de  succès.  De  ce  nombre  est  une  plaque  trou- 
vée à  ^Eclanum  (près  de  Mirabella);  la  légende  qu'elle  porte  a  été  pu- 
bliée ainsi  par  Guarini^  : 

'  Hist.  nat.  XXXIII,  6,9.  —  *  Un  certain  nombre  de  ces  clef»  a  élé  figuré  par 
MonlfaucoD,  Antiquité  expliquée ,  t.  Ili,  partie  première,  pi.  54  et  55,  et  parMoliu 
De  clavibus  veterum ,  dissertation  imprimée  dans  le  Thésaurus  antiquitatum  romuaa- 
mm  de  Salleiigre,  vol.  III ,  col.  795-844-  Voici  le  résumé  des  recherches  de  Molin , 
qui  regarde  le  sujet  qu'il  a  traité  comme  l'un  des  plus  difliciles  de  toute  farcliéolo- 
gie  :  Veterum  claustra,  ac  proinde  etiam  claves,  alia  ciun  hitce  nottris  in  nuUoJere. 
alia  in  quibufdam  convenire  :  udeo  tamen  intricata  esse  omnia,  ut.  .  .  errorum  anfructtu 
passim  objiciant  innumerabiles.  —  ^  Dans  la  Casina  de  Piaule,  II,  i  ,  i  ,  Cltostrata, 
maîtresse  de  maison,  dit  à  srs  esclaves:  tObtignate  cellas,  rejerte  unulam  ad  me.  > 
—  *  Thesmoph.  4i4  :  Taft  yvvcuxùtvlTuriv  'S.^pceytZae  èirtSiXXowriv  ijirf  x.  t.  A.  — 
*  Dan»  une  dissertation  intitulée  Norelli  monumenti  eclanesi.  Naplcs,  1 8a4.  in-4*,  p-  6. 

95. 


748  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

FRCDTIT 
•LIB  ACT 

Il  nous  semble  que  ces  caractères  ne  peuvent  guère  recevoir  d'autre 
interprétation  que  celle-ci,  proposée  par  le  nouvel  éditeur  (p.  3 69, 
n.  86)  :  ERGa5fmas  Decimi  TITiï  LlBertas,  ACTor;  à  moins  cependant 
qu'au  troisième  mot  on  ne  préfère  de  lire  TITinii.  Des  personnes  de 
cette  famille  habitaient  i^clanum;  sur  les  monuments  épigraphiques 
que  M.  Mommsen  y  a  recueillis  avec  tant  de  soin ,  on  voit  figurer  un 
Titinius  Pulcher,  un  Titinius  Taurus,  un  Titinius  Januarius  (p.  63, 
n.  i23/i). 

Je  ne  m'arrêterai  point  aux  inscriptions  empreintes  sur  des  tuiles, 
des  poteries  et  des  lampes  de  terre  cuite.  Quelques-unes  de  ces  lampes 
portant  le  souhait  Annum  novum ,  faustam ,  felicem ,  paraissent  avoir  été 
données  pour  étrennes;  sur  une  autre  on  lit  :  OB  CIVES  SERVATOS. 
Les  poteries  n'offrent  guère  que  les  noms  des  fabricants,  mis  au  génitif. 
La  date  de  la  confection  y  est  rarement  indiquée,  comme  elle  l'est, 
par  exemple,  sur  les  tuyaux  provenant  de  l'aqueduc  de  Vibo  Valentia 
(Montelione)  dans  le  Bruttium;  on  y  distingue  les  mots  Qaintus  LA- 
RONIUS  COS.  mPerator  ITERum  (p.  356,  n.  96).  L'histoire  nous 
apprend  que  Quintus  ^  Laronius,  consul  l'an  de  Rome  721,  trente- 
deux  ans  avant  notre  ère,  commanda  trois  légions  pendant  la  guérie 
entre  Sextus  Pompée  et  Octave,  et  que,  par  une  marche  hardie,  il 
sauva  de  la  destruction  l'armée  du  triumvir,  débarquée  en  Sicile.  Ce 
fut  probablement  alors  que  les  troupes,  délivrées  par  lui  d'un  péril  im- 
minent, le  saluèrent  par  de  joyeuses  acclamations  ^  du  nom  d'imperator; 
mais  les  débris  seuls  de  l'aqueduc  de  Vibo  nous  révèlent  que  Laronius 
obtint  une  seconde  fois  le  même  honneur.  C'est  ainsi  que  beaucoup  de 
monuments  mis  au  jour  par  M.  Mommsen  et  habilement  employés  par 
lui,  quand  même  ils  n'oft'rent  quelquefois  que  peu  de  mots,  complètent 
cependant,  confirment  ou  rectifient  les  témoignages  des  auteurs  anciens , 
qu'ils  enrichissent  l'histoire  de  faits  nouveaux,  et  agrandissent  son  do- 
maine. 

Outre  les  inscriptions  latines  que  l'éditeur,  en  suivant  l'ordre  géogra- 
phique, a  réparties  dans  les  dix  sections  dont  nous  venons  de  parler,  le 
musée  royal  de  Naples  en  possède  encore  près  de  neuf  cents  autres 
qu'il  a  été  impossible  de  classer  d'après  le  même  système.  Les  unes  ap- 

'  Dans  les  fastes  imprimés  jusqu'à  ce  jour,  même  dans  ceux  que  Jean -Gas- 
pard Orelli  a  joints  à  son  édition  de  Cicéron,  vol.  VI,  p.  Ivj,  ce  consul  porte  le 
prénom  de  Lucius.  —  *  Appien  De  bellis  civ.  V,  ii5  :  kvéxpayov  vira  T^hovrfs  6aov 
éadevov. 


DÉCEMBRE  1855.  749 

partiennent  à  la  partie  continentale  du  royaume  des  Deux-Siciles ,  sans 
qu'on  puisse  indiquer  avec  précision  la  ville  ancienne  d'où  elles  pro- 
viennent-, les  autres  ont  évidemment  une  origine  étrangère ,  le  musée 
de  Naples  s'étant  enrichi  en  i  ySo  de  la  collection  du  palais  Farnèse  et 
en  180A  de  celle  du  cardinal  Borgia.  Guidé  par  un  zèle  consciencieux 
et  voulant  rendre  son  recueil  aussi  complet  que  possible,  M.  Mommsen 
a  placé  ces  monuments,  en  partie  inédits,  dans  une  onzième  section 
(364-^07).  Il  les  a  tous  examinés  sur  place,  n'ayant  besoin ,  cette  fois, 
de  s'appuyer  ni  sur  les  copies,  ni  sur  les  conjectures  de  personne;  et 
sa  révision,  exacte  jusqu'au  scrupule,  donne  une  sorte  de  nouveauté 
même  aux  monuments  qui  étaient  déjà  connus.  De  ce  nombre  est  la 
célèbre  inscription  en  l'honneur  de  Claudien.  Trop  souvent  le  génie  ne 
règne  que  sur  l'avenir,  et  sa  puissance  est  tardive  ;  les  magistrats  de 
Cymé  refusèrent,  dit-on,  des  aliments  à  Homère,  aucune  statue  n'a 
été  élevée  à  Virgile  de  son  vivant;  mais  le  sénat  dégénéré  de  Rome  sut 
apprécier  le  talent  d'un  poète  qui,  si  ses  faibles  contemporains  ont 
exagéré  son  mérite,  est  cependant,  aujourd'hui  encore ,  lu  avec  plaisir 
dans  tous  les  pays  où  l'on  a  conservé  ou  acquis  la  connaissance  de  i'i- 
diome  latin.  Voici,  d'après  la  copie  de  M.  Mommsen,  plus  fidèle  que 
celle  dont  s'est  servi  Gruter,  p.  cccxci,  n.  5,  le  texte  de  cette  inscrip- 
tion (p.  388,  n.  6794);  quelques  lettres  manquent  au  commencement 
des  premières  lignes  : 

CLaudii  C  L  A  V  D  I  A  N  I  Viri  Clarissimi 
Cla]V  DIO  CLAVDIANO  Viro  Ciarissimo  T  R  I 
bu]  NO  ET  NOTARIO  INTER  CETERAS 
vigJENTES'  ARTES  PRAEGLORIOSISSIMO 
5  pjOETARVM  LICET  AD  MEMORIAM  SEM 
pJITERNAM  CARMINA  AB  EODEM 
SCRIPTA  SVFFICIANT  ADTAMEN 
TESTIMONII  GRATIA  OB  IVDICII  SVI 
EIDEM  (sic)  DDomini  NNostri  ARCADIVS  ET  HONORIVS 
E  I  L  I  Cl  S  S  I  M  I  (sic)  AC  DOC  TISSIMI 
IMPERATORES  SEN  ATV  PETENTE 
STATVAM  IN  FO  RO  DIVI  TRAIANI 
ERIGI     COLLOCA     RIGVE      IVSSERVNT 

eiN    CNI    BIPriAIOlO   NOON 

KAI     MOYCAN     OMHPOY 

KAAYAIANON     PCOMH      KAI 

BAciAHc     eeecAN 

'  Orelli,  Inscript ionum  lalinaram  ampliuima  coUectio,  vol.  I,  p.  269,  n.  1182, 
propose  de  lire  (/ec]ENT£S.  Ainsi  que  M.  Mommsen ,  Orelli  admet  l'aulhenlicilé 
de  l'inscHplion  que  Tiraiibochi  et  plusieurs  autres  savantj  croyaient  l'ouvrage  d'un 


750  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Beaucoup  d'autres  monuments  ëpigraphiques  proviennent  également 
de  Rome  ou  des  environs  de  cette  ville.  Telles  sont ,  selon  toute  appa- 
rence, les  épitaphes  de  Lucius  Marins  :  DENVNTIATOR  AB  SCAENA 
GRAEGA  (n.  6886)  et  de  Flabius  Gryseros  [sic)  Cocceius  DERISOR 
(n.  687 1  ) ,  sans  doute  comédien  ou  baladin  dont  l'emploi  était  de  faire 
rire  ^  Quant  à  trois  tables  de  bronze  fort  curieuses  (n.  6791-93),  on 
sait  avec  certitude  qu'elles  ont  été  trouvées  en  i56i  au  mont  Cœlius, 
entre  l'Aventin  et  l'Esquilin.  Elles  constatent  que  l'an  821  et  822  de 
notre  ère ,  au  commencement  de  la  guerre  entre  Licinius  et  Constantin 
le  Grand,  Quintus  Aradius  Valerius  Proculus,  prœses  de  la  Byzacène, 
admit  dans  sa  clientèle  les  décurions  et  colons  de  trois  villes  placées 
sous  son  administration  :  Hadrumetum  [colonia  Concordia  Ulpia  Trajana 
Aagasia  Fragifera  Hadrumetina) ,  Thœnaî  {colonia  ^lia  Augusta  Mer- 
carialis  Thœnitana)  et  Zama  [colonia  Mlia  Hadriana  Aagasta  Zama  Re- 
gia).  Il  est  à  remarquer  que  déjà  lors  de  son  expédition  contre  Maxence, 
en  3i  1  ,  Gonstantin  avait  embrassé  le  christianisme,  mais  qu'à  Zama, 
dix  ans  après,  le  naturalisme  panthéistique  de  Rome  païenne  n'avait 
pas  encore  fait  place  à  une  religion  plus  épurée;  car,  sur  le  monument 
que  nous  venons  de  citer  tous  les  magistrats  de  Zama,  sans  exception, 
prennent  le  titre  de  TL.  AVG.  P.  P.  ou  P.  P.  P.  2;  il  y  en  a  même 
deux  qui  cumulent  cette  fonction  avec  celle  d'AVGar. 

Les  inscriptions  latines  sont  chargées  d'abréviations  arrêtant  sans 
cesse  ceux  qui  en  sont  encore  aux  premiers  éléments  de  la  science  épi- 
graphique;  et,  parmi  les  monuments  classés  dans  les  onze  sections  de 
l'ouvrage,  il  y  en  a  beaucoup  qui,  pour  être  appréciés,  ne  peuvent  se 
passer  d'éclaircissements  paléographiques,  historiques  et  grammaticaux; 
elles  auraient  pu  être  le  texte,  ou  l'heureux  prétexte,  d'un  cours  pres- 
que complet  d'archéologie  romaine,  et  M.  Mommsen  possède  toutes  les 
connaissances  requises  pour  répandre  sur  les  monuments  qu'il  a  recueil- 
lis les  richesses  de  son  érudition  solide  et  variée.  Il  ne  l'a  point  fait  ; 
on  dirait  même  qu'il  apporte  quelquefois  autant  de  soin  à  cacher  son 
savoir  que  ceux  au  contraire  qui   en   ont   peu    étudient  souvent  les 

faussaire.  Mais,  quand  même  elle  serait  supposée ,  l'existence  de  la  statue  n'en  est 
pas  moins  prouvée  par  ces  vers  de  Claudien  De  hello  Getico ,  prœfat.  v.  7-9  : 

Sed  prior  eCTigiem  tribuit  successus  ahenam  , 
Oraque  patricius  noâtra  dicavit  bonos. 
,       Annuit  bunc  princeps  titulum  ,  poscente  senatu. 

'  Martial,  I,  5,5,  parlant  à  Domilien  :  «Qua  Thymelen  spectas,  derisoremque 
«  ialinum,  111a  fronte,  precor,  carmina  nostra  legas.  »  —  *  Flamen  Augasti  Perpetuiu , 
et,  Flamen  Augusti  (ou,  Augustalis?)  Perpetuus  Provincix.         ".-^  ».,.;.(  , 


DÉCEMBRE  1855.  751 

moyens  de  l'étaler.  Se  bornant  k  donner  chaque  inscription  telle  qu'on 
la  lit  sur  la  pien^e,  l'offrant  aussi  correcte  et  aussi  complète  que  pos- 
sible, il  ne  la  transcrit  en  caractères  courants  que  lorsque  le  monu- 
ment est  d'une  très-grande  importance;  et,  dans  tout  le  volume,  les 
notes  explicatives  sont  d'une  rareté  qui  pourrait  paraître  regrettable 
même  à  des  philologues  instruits.  Hâtons-nous  cependant  d'ajouter 
qu'il  était  difficile  de  suivre  une  marche  différente  sans  augmenter 
outre  mesiue  l'étendue  du  volume.  D'ailleurs,  M.  Mommsen  écrit  sur- 
tout pour  des  épigraphisles  déjà  exercés;  et,  si  le  plan  adopté  présente 
quelques  inconvénients,  l'auteur  y  a  remédié  en  grande  partie  par  trente- 
cinq  tables  (p.  kl  1-486),  placées  à  la  suite  de  la  onzième  section  et  ré- 
digées avec  le  plus  grand  soin.  Non-seulement  elles  contiennent,  rangés 
par  ordre  alphabétique,  les  noms  et  surnoms  des  hommes  et  des  femmes 
qui  figurent  sur  tant  de  monuments,  les  dénominations  des  divinités, 
fêtes,  sacerdoces,  localités,  fonctions  civiles  et  militaires  mentionnés 
dans  plus  de  sept  mille  inscriptions;  mais  les  commençants  y  trouve- 
ront encore  l'explication  de  la  plupart  des  abréviations  et  sigles  qui  au- 
raient pu  les  arrêter  dans  leur  lecture. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  parler  d'un  appendice  ayant  une  pagination 
distincte  (p.  \-ào).  M.  Mommsen  y  a  placé  les  inscriptions  supposées 
ou  soupçonnées  de  l'être.  Elles  sont  au  nombre  d'environ  mille,  for- 
mant par  conséquent  à  peu  près  le  huitième  de  la  totalité  de  celles  que 
renferme  le  volume.  Toutes  ne  sont  pas  l'œuvre  de  la  fraude;  quelques- 
unes  attestent  plutôt  la  précipitation,  et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  le 
manque  de  jugement  de  ceux  qui  les  ont  recueillies.  Tel  archéologue  a 
regardé  comme  antique  un  nom  qu'il  écrit  MAZOIIS,  et  qu'il  avait  vu 
tracé  sur  le  grand  temple  de  PiEstum;  nous  craignons  bien,  avec 
M.  Mommsen  (Appendice,  p.  a ,  n"  46),  que  ce  nom  ne  soit  autre  que 
celui  de  l'architecte  M.izois,  qui,  vers  le  commencement  de  ce  siècle, 
mesura  et  dessina  les  imposantes  ruines  du  même  temple.  Néanmoins, 
si,  en  examinant  quelques-uns  de  ces  prétendus  monuments  anciens,  on 
aurait  tort  de  suspecter  la  bonne  foi  de  ceux  qui  les  ont  transcrits,  un 
nombre  infini  d'autres  a  été  évidemment  composé  avec  l'intention  de 
tromper.  Plusieurs  ont  été  forgés  pour  faire  croire  à  la  haute  antiquité 
d'une  ville  ou  d'une  famille,  beaucoup  d'autres  pour  le  seul  plaisir  d'in- 
duire en  erreur.  Tantôt,  sans  que  l'auteur  de  finscription  ait  songé  aux 
grands  changements  subis  par  la  langue  et  fécriture  latines  depuis  la 
première  guerre  punique,  on  lit  (p.  3,  n"  5o),  sinon  dans  ie  langage, 
au  moins  avec  l'orthographe  du  siècle  d'Auguste,  que,  l'an  290  avant 
notre  ère.  sous  le  consulat  de  Manius  Curius  Dentatus,  Samnitis  (sic) 


752  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

devîctis  Taarania  solo  œqaata  populo  Romano  vectigalfecit;  plus  loin,  c'est 
Lupoli  {ibid.  n°  60)  qui,  cherchant  les  ancêtres  de  sa  race  jusque  parmi 
les  familles  consulaires  de  l'ancienne  Rome,  assure  avoir  vu,  gravés  sur 
un  rocher,  les  noms  de  Caïus  Bœbius  Lupulus  et  Gaïus  Bœbius,  fils  de 
Lupulus,  accomplissant  un  vœu  fait  au  dieu  Silvain.  Ailleurs,  sem- 
blables à  ces  antiquaires  qui,  dans  chaque  enceinte  celtique,  quelque- 
fois même  dans  des  fortifications  élevées  au  moyen  âge,  voyaient  des 
camps  de  César,  certains  épigrapbistes ,  disposés  à  retrouver  partout  la 
trace  des  guerres  puniques,  ont  admis  comme  véritables  des  monu- 
ments rappelant  la  défaite  des  Carthaginois  (p.  6,  n"  iSa),  ou  célébrant 
l'humanité  d'Annibal,  lequel  (p.  8,  n"  189)  Paali  jEmilii,  Romanoram 
consuUs,  apad  Cannas  trucidati,  conquisitum  corpus  Inhumatumjacere  passus 
non  est  :  summo  cum  honore  Romanis  militibas  mandavit  sub  hoc  marmore 
reponendam,  etc.  Dans  ces  textes,  comme  dans  quelques  autres  qui  sui- 
vent, la  fraude  est  si  manifeste,  qu'on  serait  presque  tenté  de  plaindre 
les  siècles  passés,  où  férudition  n'avait  pas  encore  les  moyens  suffisants 
pour  distinguer  le  vrai  du  faux.  Mais  il  y  a  d'autres  inscriptions  égale- 
ment controuvées,  forgées  par  des  faussaires  habiles,  tels  que  Pratilli 
et  Ligorio.  et  rédigées  avec  tant  d'adresse,  qu'aujourd'hui  encore  elles 
figurent  dans  les  recueils  de  Gruter,  de  Gudius,  de  Muratori;  il  faut 
alors  un  profond  savoir  joint  à  une  grande  finesse  de  tact  pour  décou- 
vrir rimpostm"e.  Pour  y  parvenir,  M.  Mommsen  emploie  une  méthode 
qui  n'ofli'e  rien  d'arbitraire  ni  de  conjectural ,  au  moins  dans  ce  qu'il  y 
a  d'essentiel;  en  discutant  l'authenticité  des  monuments,  il  y  distingue, 
avec  une  sagacité  remarquable,  divers  degrés  de  probabilité;  et  cet 
appendice,  dont  je  ne  puis  présenter  ici  qu'une  esquisse  très-abrégée , 
me  semble  l'une  des  parties  les  plus  instructives  de  sou  ouvrage.  C'est 
une  leçon  donnée  aux  faussaires;  malheureusement  l'intérêt,  l'ignorance 
et  la  vanité  n'en  reçoivent  point,  ou  ne  savent  pas  en  profiter. 

Ne  pouvant  faire  d'importantes  et  sérieuses  critiques  contre  un  ou- 
vrage préparé,  disposé,  exécuté  avec  tant  de  soin,  je  hasarderai  néan- 
moins quelques  observations;  elles  prouveront  l'attention  avec  laquelle 
je  l'ai  examiné.  Le  style  de  M.  Mommsen  a  toute  la  sévérité  qu'exige  le 
sujet,  et  tout  le  piquant  qu'il  permet;  il  est  concis,  et,  généralement 
parlant,  d'une  très-bonne  latinité.  Cependant,  en  accordant  que  l'au- 
torité de  Sulpice  Sévère  et  de  Symmaque  puisse  justifier  l'emploi  du 
mot  anterior  (p.  vu,  ligne  38),  nous  avons  cherché  en  vain,  dans  les 
auteurs  anciens  qui  nous  restent,  le  substantif  i/JcerfifuJo  (p.  xv,  1.  17; 
p.  1 28, 1.  8) ,  et  l'adjectif  placé  à  la  fin  de  celte  phrase  :  Gênas  hominam 
NeapoUtanam  parum  peregrinatoriam  est  (p.  ix,  1.  9);  il  est  vrai  que  Ci- 


DECEMBRE  185  5.  753 

céron  lui-même  se  sert  du  mot  peregrinator.  Je  néglige  quelques  autres 
observations  du  même  genre,  ou  peu  importantes  ou  probl(?'matiques , 
et  je  termine  ces  critiques  minutieuses  par  une  réflexion  générale. 
Certes,  M.  Moinmsen,  doué  d'un  esprit  naturellement  élevé,  est  loin 
de  ressembler  à  ces  érudits  pointilleux  auxquels  le  moindre  dissenti- 
ment fournit  une  raison  ou  un  prétexte  pour  faire  la  guerre* dans  toutes 
les  questions  de  philologie ,  c'est  la  partie  querelleuse  qui  semble  avoir 
pour  eux  le  plus  d'attraits.  Le  savant  éditeur  sait  qu'en  archéologie, 
beaucoup  d'objets,  éclairés  d'une  lumière  incertaine  et  mobile,  peu- 
vent se  présenter  sous  différentes  faces,  même  à  des  yeux  exercés  et 
clairvoyants;  le  doute,  qui  est  «le  commencement  de  la  sagesse,»  en 
est  aussi  le  fruit  et  le  terme;  et  si,  d'un  côté,  le  faux  ne  peut  jamais  être 
utile,  de  l'autre,  la  vérité,  annoncée  sans  ménagement,  peut  quelque- 
fois se  nuire  à  elle-même.  Nous  aurions  donc  désiré  que  M.  Mommsen 
ne  se  servît  pas  de  mots  tels  que  invidiosa  staltitia  en  parlant  du  peu  de 
complaisance  d'un  certain  bibliothécaire,  et,  en  général,  qu'il  jugeât 
avec  moins  de  sévérité  les  travaux  épigraphiques  de  quelques-uns  de 
ses  prédécesseurs  et  de  ses  contemporains.  Les  opinions  des  hommes 
leui'  sont  souvent  aussi  chères  que  leurs  passions ,  et  des  critiques  que 
rien  ne  tempère  demeurent  rarement  sans  réplique.  La  science,  sans 
doute,  a  gagné  quelquefois  à  ces  discussions  auxquelles  des  hommes 
éminents  ont  employé  une  vie  plus  animée,  nous  aimons  à  le  croire, 
que  troublée  par  des  controverses  littéraires.  Alais,  lorsqu'on  examine 
les  disputes  de  ce  g<yire  longtemps  après  le  moment  où  elles  se  sont 
élevées,  lorsque  l'amitié  peut  considérer  de  sang-froid  les  objets  de  la 
discussion,  souvent  on  s'étonne  de  l'importance  qu'on  y  avait  attachée, 
et  de  la  vivacité  des  termes  employés  pour  défendre  des  opinions  plus 
ou  moins  problématiques. 

Je  n'ai  pas  eu  la  prétention  de  donner,  dans  cette  série  d'articles, 
une  idée  complète  de  l'ouvrage  de  M.  Mommsen;  ce  serait  presque  la 
matière  d'un  livre  que  personne  ne  serait  plus  capable  de  faire  que  lui 
même.  Mais  j'ai  désiré  que  cet  ouvrage  reçût  toute  la  publicité  qu'il 
mérite,  et  que  l'intérêt  de  la  science  exige  qu'il  reçoive  le  plus  tôt  pos- 
.sible.  Ce  n'est  d'ailleurs,  pour  ainsi  dire,  que  le  préambule,  et,  en 
même  temps,  une  des  parties  intégrantes  d'une  autre  publication  bien 
plus  étendue,  et  digne  des  regards  de  l'Europe  savante,  nous  voulons 
parler  d'un  recueil  qui  réunira,  sous  le  litre  de  Corpus  inscriptionum 
iatinarum,  tous  les  monuments  épigraphiques  appartenant  à  la  langue 
de  Rome,  depuis  les  temps  les  plus  anciens  jusqu'au  moyen  âge.  Pro- 
jetée en  France  il  y  a  treize  ans,  et  ajournée  parla  retraite  prématurée 

96 


754  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'un  niinislre  qui  aimait  à  protéger  les  grandes  choses  quand  elles  sont 
utiles,  cette  vaste  entreprise,  l'une  des  plus  importantes  qu'ait  conçues 
l'amour  des  lettres  latines ,  va  recevoir,  mais  à  l'étranger,  une  prochaine 
exécution;  le  dessein  généreux  formé  en  i8/i3  par  M.  Villemain  sera 
accompli  aujourd'hui  par  la  puissante  et  libérale  protection  du  gouver- 
nement prussien.  Si  les  renseignements  que  nous  avons  reçus  sont 
exacts,  les  rédacteurs  de  cet  immense  recueil  ont  déjà  été  désignés 
par  l'Académie  de  Berlin,  et  ce  choix  ne  pouvait  être  que  le  résultat 
d'une  profonde  estime  pour  des  crudits  qui  ont  donné  des  gages  infail- 
libles en  ce  genre,  pour  des  philologues  doués  d'une  puissante  activité 
et  d'une  grande  aptitude.  Ce  sont,  entre  autres,  M.  Ritschl,  profes- 
seur à  Bonn,  qui  fera  paraître  les  monuments  antérieurs  à  Auguste, 
M.  de  Rossi,  attaché  à  la  bibliothèque  du  Vatican,  auquel  on  devra 
les  inscriptions  chrétiennes,  enfin  M.  Henzen,  depuis  longtemps  secré- 
taire de  l'Institut  archéologique  de  Rome.  M.  Mommsen,  avec  quel»- 
ques-uns  de  ses  collaborateurs,  sera  chargé,  dit- on,  de  diriger  l'en- 
semble de  l'entreprise.  Il  sera  obligé  alors  de  se,  livrer  à  des  travaux  bien 
longs  et  quelquefois  bien  pénibles;  mais  il  y  acquerra  de  nouveaux 
droits  à  la  gratitude  des  amis  de  la  science,  et  il  ne  pourra  manquer 
d'ajouter  ainsi  à  la  double  réputation  qu'il  s'est  déjà  acquise  comme 
historien  savant*  et  comme  l'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué, 
dans  ces  derniers  temps,  à  l'accroissement  de  nos  richesses  et  de  nos 
connaissances  épigraphi(jues. 

*  HASE. 


'  M.  Mommsen  vienl  de  publier  le  premier  volume  d'une  histoire  romaine.  Re» 
marquable  par  de  nouvelles  recherches  sur  l'origine  de  Rome,  sur  ses  siècles  hé- 
roïques ou  fabuleux  et  sur  l'administration  financière  de  la  république,  ce  volume 
se  termine  par  la  chute  de  Persée  et  l'anéantissement  de  la  monarchie  macédo- 
nienne {Rômische  Geschichte,  enter  Band;  bis  zarSchlacht  von  Pydna.  Leipzig,  i854, 
in-8'). 


X:  \V!\fiSn! 


DÉCEMBRE  1855.  7S5 

Chirurgie  de  Paul  d'Egine,  texte  grec,  restitaé  et  collationné  sur 
tous  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale,  accompagné  des 
variantes  de  ces  manuscrits  et  de  celles  des  deux  éditions  de  Venise 
et  de  Baie,  ainsi  que  des  notes  philologiques  et  médicales,  avec 
traduction  française  en  regard,  précédée  d'une  introduction,  par 
René  Briau,  docteur  en  médecine  de  la  Faculté  de  Paris.  Paris, 
chez  Victor  Masson,  place  de  l'Ecole  de  médecine,  n°  i  7,  1  vol. 
in-8°,  i855. 

Je  rendais  compte,  il  y  a  peu  de  temps,  du  premier  et  du  deuxième 
volume  d'Oribase,  vaste  entreprise  commencée  par  MM.  Bussemaker  et 
Daremberg,  et  qu'ils  mèneront  à  bien.  Mainteuant,  j'ai  à  rendre  compte 
de  la  Chirurgie  de  Paul  d'Egine ,  dont  M.  Briau  vient  de  publier  le  texte 
et  une  traduction ,  oeuvre  moins  considérable  sans  doute  que  les  Syna- 
gogues d'Oribase,  mais  qui  mérite  attention  et  encouragement:  attention 
à  cause  de  l'auteur  et  du  service  que  son  livre  fend  à  l'historien  ;  en- 
couragement à  cause  du  zèle  studieux  de  l'éditeur  et  du  semce  qu'il 
rend  à  l'érudition.  La  littérature  médicale  grecque  est  en  friche  depuis 
les  premiers  temps  de  la  renaissance,  où  l'on  se  hâta  de  mettre  sous 
presse  ces  écrivains  renommés,  les  Hippocrale,  les  Galien,  les  Paul 
d'Egine ,  qu'on  ne  connaissait  guère  que  par  de5  traductions  arabes. 
Mais,  depuis  lors,  on  n'a  plus  consulté  les  manuscrits,  on  n'a  plus  in- 
terprété les  livres,  et  tout  est  resté  à  peu  près  au  point  011  le  premier 
flot  avait  porté  les  choses.  Ce  n'est  que  de  notre  temps  quon  a  repris 
ce  considérable  arriéré,  et  l'on  commence  à  donner  h  cette  part  de  la 
littérature  et  de  l'histoire  scientifique  la  place  dont  elle  est  digne. 
M.  Briau,  quand  il  a  entrepris  son  travail,  n'a  trouvé  que  deux  éditions 
de  Paul  d'Egine,  l'une  de  i5a8,  due  aux  Aides,  l'autre  de  i538,  due 
aux  soins  d'un  savant  médecin,  Jérôme  Gemuseus.  La  première  est 
remplie  de  fautes  qui  en  rendent  la  lecture  pénible,-  difficile,  et  qui 
dénaturent  souvent  la  pensée  de  l'auteur.  L'autre  n'a  guère  su  remédier 
aux  défauts  de  la  première,  et  la  corruption  du  texte  en  maint  endroit 
montre  que  Gemuseus  n'a  pas  eu  les  nieiileurs  manuscrits  à  sa  disposi- 
tion. Depuis  lors,  le  texte  de  Paul  d'Egine  reste  abandonné;  les  deux 
éditions  qui  en  ont  été  faites  sont  allées  se  ranger  à  côté  des  manuscrits, 
et  il  suffit  de  les  parcourir,  ou,  mieux  encore,  de  prendre  le  livre  de 
M.  Briau  et  de  suivre  avec  lui  les  leçons  imprimées,  les  variantes  des 
manuscrits  et  les  corrections  qu'elles  lui  sucèrent ,  pour  reconnaître 

96. 


756  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qu'en  effet,  à  l'endroit  de  Paul  d'Egine,  la  tâche  de  l'érudition  médicale 
est  loin  d'être  épuisée. 

L'histoire  des  temps  auxquels  appartient  Paul  d'Egine  est  particuliè- 
rement maigre  en  ce  qui  concerne  la  culture  des  sciences;  et,  de  fait, 
nous  avons  peu  de  documents  sur  notre  auteur.  M.  Briau  les  a  discutés 
avec  soin  et  sagacité.  Feu  Dezeimeris,  qui  avait  tant  d'érudition  médi- 
cale et  tant  d'habileté  à  on  tirer  parti,  mais  qui,  malheureusement  pour 
ces  études,  ne  s'y  appliqua  pas  tout  entier,  a  dit  dans  son  Dictionnaire 
historique  :  «  Paul  d'Egine ,  le  dernier  auteur  parmi  les  Grecs  qui  se 
«soit  rendu  célèbre  en  chirurgie,  était  né  à  Egine,  comme  l'indique  son 
«nom.  Les  historiens  ont  beaucoup  varié  sur  fépoque  de  sa  naissance. 
«  Les  uns  la  font  remonter  aux  iv*,  v*  et  vi"  siècles,  d'autres  la  fixent  au 
*(  commencement  du  vu'.  »  Maintenant,  grâce  au  nouvel  éditeur,  on  ne 
pourra  plus  parler  avec  une  telle  indétermination.  Paul  d'Egine  cite 
plusieurs  fois  le  médecin  Alexandre  de  Tralles;  or  l'époque  où  florissait 
celui-ci  est  parfaitement  fixée.  Anthemius  de  Tralles,  un  de  ses  frères, 
fut  un  des  architectes  à  qui  fempereur  Justinien  confia  la  construction 
de  l'église  de  Sainte-Sophie  à  Constantinople,  édifice  commencé  en  532 
et  achevé  en  552.  Donc,  la  date  de  Paul  ne  peut  être  antérieure  à  la 
seconde  moitié  du  vi'  siècle.  D'un  autre  côté,  elle  ne  peut  pas  non  plus 
être  postérieure  à  la  seconde  moitié  du  ix'  siècle,  puisque  son  livre  fut, 
à  cette  époque,  traduit  en  arabe.  Ces  deux  limites,  en  deçà  et  au  delà, 
étant  ainsi  fixées,  le  dire  d'Aboulfaradj.,  quoique  comparativement  mo- 
derne, prend  toute  autorité.  Il  le  place  au  temps  d'Héraclius  et  de  la 
prise  d'Alexandrie  par  Amrou.  Paul  d'Egine  fleurit  donc  vers  le  milieu 
du  VII*  siècle.  Une  épigraphe  que  portent  d'anciens  manuscrits  de  ses 
œuvres  dit  qu'il  fut  périodeate,  c'est-à-dire  médecin  allant  de  ville  en 
ville.  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  écarter  cette  assertion,  qui  n'est  pas 
en  désaccord  avec  les  mœurs  médicales  du  temps.  II  avait  visité  Alexan- 
drie; cela  se  voit  par  quelques  passages  de  ses  écrits.  Avait-il  aussi  visité 
l'Italie  et  Rome?  Il  faut  laisser,  comme  fait  M.  Briau,  la  chose  douteuse; 
car,  s'il  ne  dit  nulle  part  expressément  qu'il  ait  voyagé  dans  fOccident , 
il  cite  plus  d'une  fois  les  noms  latins  de  certaines  plantes,  ce  qui  prouve, 
ou  qu'il  avait  été  sur  les  lieux,  ou  qu'il  était  familiarisé  avec  des  écrits 
qui  avaient  noté  ces  noms.  Au  livre  que  nous  possédons  de  lui,  et  qu'il 
avait  intitulé  vnéfivrjfxa,  les  Arabes  avaient  donné  le  titre  de  Recueil  des 
Pléiades.  M.  Briau  a  fait  voir  forigine  de  cette  singularité.  Dans  un  des 
manuscrits  de  Paul  d'Egine ,  on  trouve  une  épigramme  d'un  texte  fort 
altéré  sans  doute,  et  même  inintelligible  en  certains  points  ;  cependant, 
on  le  comprend  assez  pour  voir  que  le  livre  de  Paul  y  est  nommé  UXviàç 


DÉCEMBRE  1855.  757 

ou  'EvvéxSrifjios.  ^vvéxStiyios ,  compagnon  de  voyage,  est  une  bonne  dénomi- 
nation pour  un  manuel,  et  c'est  celle  dont  se  sert  Paul  dEgine  en  par- 
lant des  manuels  que  les  avocats  ont  poirr  leur  usage,  et  dans  lesquels 
le  résumé  de  toutes  les  lois  est  disposé  pour  un  usage  immédiat.  Mais 
Pléiade  se  conçoit  moins,  bien  que  le  copiste  ajoute  en  prose  que  le 
livre  de  Paul  contient  et  embrasse  la  science,  comme  cette  constella- 
tion embrasse  le  pôle.  Si  on  pouvait  interpréter  complètement  1  epi- 
gramme,  on  aurait  sans  doute  une  meilleure  explication;  mais,  quoi 
qu'il  en  soit,  c'est  de  là  que  vient  le  titre  arabe  de  l'ouvrage  grec.  Dans 
cette  préface ,  où  Paul  fait  mention  des  résumés  servant  aux  gens  de  loi , 
il  oppose  le  st'Jour  habituel  des  avocats  dans  les  villes  à  la  vie  des  mé- 
decins qui,  non-seulement  dans  les  villes,  dans  les  campagnes,  quel- 
quefois même  dans  les  déserts,  mais  encore  sur  mer  et  dans  les  vais- 
seaux, ont  à  faire  leur  office:  les  villes,  dit-il,  où  il  y  a  de  riches 
collections  de  livres ,  /Si'êXwv  &^ovos  evTropia.  Les  siècles  suivants  allaient 
faire  de  cruelles  brèches  dans  ces  collections. 

La  notice  d'Aboulfaradj  attribue  deux  ouvrages  h  Paul  d'Lgine  :  l'ie 
Traite  de  médecine,  qui  nous  est  resté;  a°  un  livre  Sar  les  maladies  des 
femmes.  Cependant ,  M.  J.  G.  Wenrich ,  dans  son  livre  sur  les  versions 
arabes  d'auteurs  grecs,  p.  agS,  parle  d'un  troisième  traité,  sar  le  Régime 
des  enfants.  M.  Brian,  avec  raison,  n'admet  pas  ce  troisième  traité.  On 
lit  dans  Ibn  Abou  Oceibia  :  «  Paul  d'Lgine  :  parmi  ses  ouvrages  se  trouve 
«le  Recueil  des  Pléiades  ;ccst  un  traité  sur  l'éducation  des  enfants  et  sur 
«  la  manière  de  les  soigner  quand  ils  sont  malades.  »  L'auteur  arabe  n'a 
pas  fait  du  Recueil  des  Pléiades,  qui  est,  comme  il  vient  d'être  dit,  le 
titre  arabe  du  livre  de  Paul  d'Lgine,  un  ouvrage  différent  du  traité  sur 
l'Education  des  enfants,  mais  il  s'est  mépris,  croyant  que  le  Recueil  a 
l'éducation  et  les  maladies  des  enfants  pour  objet;  méprise  qui  vient 
probablement  de  ce  que  les  premiers  chapitres  de  fouvrage  de  Paul 
d'Égine  sont  en  effet  relatifs  aux  enfants  et  h  leur  régime.  Au  fond,  le 
premier  livre  de  Paul  d'Égine  est  relatif  à  l'hygiène  des  femmes  et  à 
leurs  maladies;  mais  cela  me  fait  suspecter  môme  la  notice  d'Aboulfa- 
radj, et  croire  que  cet  historitm  a  commis  de  son  côté  une  confusion, 
en  prenant  pour  un  traité  distinct  le  premier  livre  de  l'ouvrage  entier. 
Je  ne  sais  non  plus  s'il  faut  îijouter  grande  foi  à  ce  qu'il  nous  rapporte 
de  l'habileté  du  chirurgien  grec  dans  l'art  des  accouchements.  Aboulfa- 
rad)  le  représente  consulté  incessamment  par  les  sages-femmes,  leur 
indiquant  les  moyens  convenables  aux  cas  qui  lui  étaient  soumis,  et 
recevant  d'elles  le  surnom  de  tAccouchenr.  Tous  ces  détiils  si  précis, 
donnés  par  un  auteur  arabe  si  postérietir.  m'inspirent ,  à  cause  de  leur 


758  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

précision  même ,  une  grande  défiance;  et  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse , 
jusqu'à  meilleure  information ,  les  regarder  comme  acceptés  par  la  cri- 
tique. Aboulfaradj  est  une  véritable  autorité  quand  il  donne  la  date 
de  l'auteur  grec,  justement  dans  les  limites  que  l'érudition  a  détermi- 
nées d'ailleurs;  mais  il  cesse  de  l'être  pour  des  renseignements  dont 
nous  ignorons  complètement  la  source;  Paul  est  appelé  dans  les  manus- 
crits grecs  périodeute  et  iatrosophiste;  le  titre  d'accoucheur  n'y  figure 
pas.  Cela  est  une  grande  présomption  contre  l'auteur  arabe. 

M.  Briau,  avec  doute  il  est  vrai,  voit  ici  le  premier  exemple  que 
nous  puissions  trouver,  dans  les  auteurs  anciens,  d'un  homme  exerçant 
l'art  des  accouchements.  Mais,  sans  parler  de  l'incertitude  qui  reste 
sur  le  fait  particulier  à  Paul  d'Egine,  il  me  paraît  établi  d'ailleurs  que 
les  médecins  anciens  ont  connu  et  pratiqué  cet  art  ;  il  est  impossible  de 
n'en  pas  rester  convaincu ,  après  la  lecture  des  œuvres  hippocratiques. 
Non-seulement  on  y  trouve  des  renseignements  tr^^s-considérablcs  sur 
les  affections  et  le  traitement,  aussi  bien  des  femmes  enceintes  que  de 
celles  qui  viennent  d'accoucher;  non-seulement  toutes  sortes  de  re- 
cettes pour  hâter  la  parturition  y  sont  relatées,  mais  encore  on  y  ren- 
contre des  conseils  précis  sur  des  cas  d'accouchement.  Parcourez  par 
exemple  les  SS  4,  5,  6,  -7  et  8  du  livre  De  la  Superfétation  ;  vous  verrez 
qu'on  y  traite  des  présentations  par  le  bras  et  par  les  pieds,  du  cas  où  le 
corps  reste  engagé,  bien  que  la  tête  soit  sortie,  de  celui  où,  la  tête  étant 
dégagée,  mais  l'enfant  étant  mort,  l'extraction  se  fait  par  les  mains;  de 
celui ,  au  contraire ,  où ,  le  corps  étant  sorti ,  la  tête  reste  engagée  ;  de  celui 
où  l'on  emploie  des  ferrements  pour  fexcision  du  fœtus  mort;  de  celui 
où,  l'arrière-faix  étant  retenu,  il  faut  recourir,  pour  le  faire  sortir,  à  des 
moyens  mécaniques.  Mais,  ce  qui  ne  laisse  aucun  doute,  c'est  une 
phrase,  §  i  5  ,  où  l'intervention  du  médecin  est  signalée  expressément  : 
«Dans  un  accouchement  laborieux,  quand  l'enfant,  retenu  dans  la  ma- 
«  trice,  sort,  non  pas  facilement,  mais  avec  travail  et  par  les  manœuvres 
udu  médecin  [yLD-)(a.vri(nv  tvTpov).  .  .  »  Il  faut  donc,  à  cet  égard,  se  figu- 
rer que,  cbez  les  anciens,  les  choses  se  passaient  à  peu  près  comme  chez 
nous,  et  qu'à  côté  des  sages-femmes  étaient  les  chirurgiens  qui  prat- 
quaient  les  accouchements,  et  y  apportaient  les  résultats  d'une  habileté 
plus  étendue  et  plus  réfléchie,  Peyrilhe  attribue  à  Philuménos  le  pré- 
cepte d'aller  chercher  les  pieds  de  l'enfant  pour  l'amener  au  dehors.  Phi- 
luménos, dont  le  passage  se  trouve  dans  Aétius,  Tetrabiblos,  IV,  serm.  iv, 
c.  23,  est  un  chirurgien  postérieur  de  peu  à  Oribase,  et  qui,  on  le 
voit,  s'occupait  d'accouchements.  La  version  se  trouve,  à  la  vérité. 
dans  les  œuvres  hippocratiques  (Des  maladies  des  femmes,  I,  $  69); 


DÉCEMBRE  1855.  759 

mais  ce  n'est  pas  la  version  par  les  pieds,  c'est  la  version  par  la  tête. 
Quand  la  présentation  est  mauvaise,  le  chirurgien  hippocralique  re- 
commande de  repousser  l'enfant  et  de  faire  la  version  par  la  tête,  de 
manière  à  ce  qu'il  sorte  naturellement.  Je  remarque  que  ce  précepte 
est  donné  sans  aucune  indication  qui  le  fasse  considérer  comme  récent, 
de  sorte  qu'il  faut  y  voir  une  de  ces  opérations  de  l'art  enseignées  par 
l'expérience,  et  remontant  bien  loin  dans  les  époques  anté-hippocra- 
tiques. 

M.  Briau,  qui  a  étudié  curieusement  tout  son  sujet,  a  remarqué  que 
Paul  d'Egine  n'avait  pas  parlé  de  la  petite  vérole.  D'une  part,  les  inva- 
sions de  cette  maladie  nouvelle  sont  notées  par  les  historiens  dès  le 
commencement  du  vi*  siècle,  c'est-à-dire  plus  de  cent  ans  avant  lui;  et, 
d'autre  part,  un  médecin  syrien,  Aaron,  qui  lui  est  un  peu  antérieur,  et 
des  médecins  arabes  qui  lui  sont  très -postérieurs,  entre  autres  Rhasès, 
en  ont  donné  une  description.  M.  Briau  explique  très-bien  cette  omis- 
sion. L'écrivain  grec  a  eu  surtout  en  vue  de  résumer  dans  un  compen- 
dium  succinct  la  doctrine  des  anciens,  lesquels ,  suivant  lui,  n'avaient 
rien  omis  de  ce  qui  est  relatif  à  l'art;  or  la  petite  vérole  ne  figure  dans 
aucun  des  auteurs  où  il  puisait;  il  n'est  donc  pas  étonnant,  vu  la  na- 
ture des  compilations  de  ce  genre,  que  la  petite  vérole  ait  été  omise. 
Les  compilateurs  comme  Oribase ,  comme  Aétius,  comme  Paul  d'Egine, 
n'ajoutaient  rien  à  ce  qu'avaient  laissé  les  devanciers.  Ils  se  contentaient 
de  remanier  les  documents  que  l'antiquité  leur  avait  transmis;  et  même 
ces  remaniements  allaient  coniinuellement  en  diminuant.  Paul  d'Egine 
abrège  Oribase,  et  lui-même  sera^encore  abrégé  par  les  compilateurs 
qui  suivront.  La  voie  scientifique  était  complètement  épuisée  à  cette 
époque  dans  le  monde  grec,  et  les  événements  politiques  n'eurent  au- 
cun temps  d'arrêt  qui  permît  de  reprendre  pied  quelque  part.  A  chaque 
période  l'Empire  se  trouvait  amoindri  et  chancelait  davantage;  même 
la  simple  conservation  de  l'héritage  littéraire  devint  impossible;  mais, 
tandis  que  le  plateau  de  la  balance  s'abaissait  si  tristement  pour  les 
Grecs  du  Bas-Empire ,  il  commençait  à  s'élever  pour  l'Occident  et  les 
Arabes. 

Les  Arabes  ne  sont  qu'un  incident  dans  l'évolution  historique,  puis- 
qu'ils ne  firent  que  toucher  l'arbre  de  la  science  et  bientôt  en  laissèrent 
tomber  le  fruit  de  leurs  mains  fatiguées,  mais  un  incident  d'une  grande 
importance.  Longtemps  en  contact  avec  les  Juifs,  avec  les  Romains , 
avec  les  Chrétiens,  puis  devenus  Musulmans,  ils  furent,  moins  de  deux 
siècles  après  l'hégire,  en  état  de  puiser,  toutefois  par  l'intermédiaire  des 
Syriens,  aux  sources  grecques,  dont  une  partie  seulement  les  attira;  ils 


760  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

laissèrent  les  arts  et  prirent  les  sciences.  C'est  par  eux  que ,  dans  l'Occi- 
dent, vint  d'abord  une  vague  et  imparfaite  lueur  de  l'antiquité;  j'ap- 
pellerais volontiers  leur  invasion  une  sorte  de  renaissance  qui  préluda, 
vers  le  xi*  siècle,  à  la  grande  renaissance  du  xvi'  siècle.  Tout  devait  être 
graduel  et  tout  le  fut.  A  l'époque  où  les  lettres  arabes  pénétraient,  la 
société  romane  était  incapable  d'aborder  les  lettres  grecques.  Il  faut  se 
la  représenter  non  point  barbare ,  mais  incomplètement  développée  ; 
c'était  encore  un  enfant,  mais  un  enfant  d'illustre  origine,  puisqu'elle 
avait  pour  mère  la  société  gréco-latine  et  pour  béritage  la  langue  latine, 
bien  qu'altérée,  les  institutions  et  les  lois  romaines,  bien  que  modifiées, 
et  la  religion  cbrétienne  définitivement  victorieuse  du  paganisme.  C'est 
de  ce  point  de  vue  qu'on  apprécie  à. la  fois  son  infériorité  et  sa  supério- 
rité vis-à-vis  la  société  dont  elle  émane-,  elle  n'est  ni  mûre  ni  adulte, 
et  ne  peut  être  comparée  avec  ces  fortes  et  complètes  natures  qui  tinrent 
le  sceptre  de  l'intelligence;  mais  elle  part  d'un  niveau  élevé,  et  est 
destinée  naturellement  à  aller  plus  loin  que  ses  devancières.  EUle  entre- 
voit par  les  Arabes  la  science  grecque ,  elle  l'embrasse  dans  sa  plénitude 
au  XVI*  siècle ,  et  aussitôt  la  laisse  loin  derrière  elle.  A  l'arrivée  des 
Arabes ,  la  médecine  occidentale  s'enseignait ,  comme  l'a  montré 
M.  Daremberg  par  des  recbercbes  originales,  à  faide  de  quelques  abré- 
gés faits  principalement  sur  des  traductions  de  Soranus.  Elle  délaissa 
aussitôt  ces  sources  peu  abondantes;  le  Galien  arabe  lui  devint  fami- 
lier, et  les  encyclopédies  des  Rhasès  et  des  Avicenne  prirent  place  dans 
les  universités. 

Paul  d'Egine,  aussi,  fut  traduit  eji  arabe  et  de  là  retraduit  en  latin. 
Le  mérite  que  ces  livres  avaient  pour  nos  aïeux ,  en  tant  que  livres  d'en- 
seignement, soit  à  l'époque  arabiste,  soit  plus  tard  à  la  renaissance, 
a  disparu  depuis  longtemps  pour  nous;  mais,  à  mesure  que  celui-ci  s'en 
allait,  ils  en  ont  pris  un  autre  qui  va  toujours  croissant,  c'est  le  mérite 
historique.  Plus  l'histoire  arrive  à  la  plénitude  de  ses  droits,  plus  les 
documents  qui  lui  sont  nécessaires  gagnent  en  importance  et  exigent 
l'interprétation  qui  les  met  en  valeur.  M.  Briau  n'a  pas  publié  en  entier 
Paul  d'Egine,  il  en  a  donné  seulement  la  chirurgie.  Mais  cette  chirur- 
gie se  trouve  avoir,  par  la  destruction  des  livres  anciens,  un  intérêt 
particulier.  Celse  nous  a  transmis  un  résumé  très-abrégé,  sans  doute, 
mais  complet  de  la  chirurgie  telle  qu'elle  était  de  son  temps.  Depuis, 
cet  art  avait  fait  des  progrès  qui  n'étaient  pas  sans  valeur.  Hé- 
rodote, Antyllus,  Galien  et  d'autres  encore,  y  avaient  introduit  plus 
d'un  perfectionnement.  Oribase,  dans  ses  Synagogues ,  n'avait  pas  man- 
qué de  donner  une  place  considérable  aux  maladies  chirurgicales,  aux 


DÉCEMBRE  1855.  iOt  761 

procédés  chirurgicaux;  mais  malheureusement  le  temps  a  endommagé 
cette  partie  de  sa  collection;  et,  par  ce  qui  nous  en  reste,  nous  voyons 
que  Paul  d'Égine  est  loin  de  le  suppléer.  L'abondance  des  détails,  la 
diversité  des  auteurs,  les  morceaux  cités  textuellement,  rien  de  tout 
cela  ne  se  trouve  dans  le  dernier  abréviateur.  Le  plan  d'Oribase  est 
vaste ,  celui  de  Paul  d'Egine  est  rétréci.  Mais  Oribase  est  incomplet  et 
Paul  est  complet,  et  grâce  à  lui  nous  avons  une  vue  d'ensemble  de  la 
chirurgie  telle  que  l'avaient  faite  les  travaux  postérieurs  à  Celse. 
M.  Brian  a  tracé  un  tableau  intéressant  de  ces  perfectionnements  suc- 
cessifs. 

M.  Briau  aime  son  auteur,  et  il  a  raison,  car  cet  auteur  tient  une 
place  notable  dans  l'histoire  de  l'art.  Toutefois,  je  pense  qu'il  en  exa- 
gère la  valeur  quand  il  dit  :  «  Paul  ferme  l'ère  de  la  médecine  grecque 
<« classique,  en  la  résumant  tout  entière  d'une  manière  concise,  il  est 
«vrai,  mais  aussi  complète  que  possible.  Après  notre  auteur,  l'école 
«grecque  est  finie,  et  la  science  tombe  dans  les  ténèbres  du  moyen 
«âge,  pour  ne  plus  projeter  de  lumières  que  bien  des  siècles  après, 
«lorsque  refleuriront  les  lettres  grecques,  dans  l'occident  de  l'Europe.  » 
Il  exagère,  dis-je,  ou,  pour  parler  mieux,  je  partage  autrement  que  lui 
celte  époque  de  l'histoire  médicale.  Suivant  moi,  la  période  productive 
s'arrête  vers  le  temps  d'Oribase;  et  le  travail  de  compilation  de  cet  au- 
teur est  le  premier  indice  de  la  nouvelle  ère  qui  s'ouvre,  c'est-à-dire 
de  celle  oîi  l'on  ne  fera  plus  que  des  résumés,  déclarant,  comme  Paul 
d'Egine,  que  les  anciens  n'ont  rien  omis  de  ce  qui  est  relatif  h  l'art. 
C'est  dès  lors  l'opinion  qui  prévaut;  les  anciens  ont  tout  découvert;  il 
ne  reste  plus  qu'à  mettre  sous  une  forme  commode,  abrégée,  por- 
tative, le  résultat  de  leurs  labeurs.  Paul  ne  ferme  donc  pas  une  ère,  mais 
il  est  placé  au  milieu  d'une  ère  où  les  résumés  vont  toujours  en  s' abré- 
geant. Le  premier  temps  d'arrêt  dans  cette  période  de  décroissement 
est,  en  Orient,  dû  aux  Arabes,  qui  y  mettent  un  terme  en  composant 
de  grands  ouvrages  et  remaniant  d'une  façon  encyclopédique,  sinon 
originale,  les  documents  venus  de  Grèce;  un  peu  plus  tard,  dans  l'Occi- 
dent, commence  aussi  une  élaboration  rénovatrice;  Platearius , 
Guillaume  de  Salicet,  Lanfranc,  Gui  de  Chauliac,  ne  sont  plus  de 
simples  abréviateurs.  Telle  est,  suivant  moi,  d'une  part,  la  décroissance 
successive  de  la  médecine  grecque,  décroissance  dans  laquelle  Paul 
d'Egine  est  un  chaînon  ;  et,  d'autre  part,  tels  sont  les  diflérents  degrés  par 
lesquels  la  médecine  grecque  tend  à  se  transformer  et  à  se  renouveler. 

La  ligature  des  vaisseaux  est,  comine  on  sait,  une  opération  à  laquelle 
est  attaché  le  nom  d'Ambroise  Paré;  mais,  comme  on  sait  aussi,  il  n'est 

97 


762         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pas  douteux  qu'elle  ait  été  connue  des  anciens.  Ils  liaient  les  vaisseaux 
dans  l'anévrisme;  ils  les  liaient  avant  ou  après  l'ablation  de  certaines 
tumeurs;  ils  recommandaient  même  de  faire  la  ligature  préalable  dans 
les  amputations  des  membres;  et  pourtant  il  est  vrai  de  dire  que,  tout 
en  la  connaissant,  ils  ne  la  pratiquaient  pas,  ou,  pour  mieux  dire,  qu'ils 
n'en  avaient  pas  fait  une  métliode  générale.  Ainsi  Paul  d'Egine,  cha- 
pitre Lxxxiv,  parlant  de  l'amputation  des  extrémités  (ces  amputations 
étaient  fort  rares  et  ne  se  faisaient  guère  que  pour  des  cas  de  sphacèle) , 
après  avoir  exposé  qu'il  faut  isoler  les  os  des  parties  molles,  dit: 
«  Leonidès  scie  l'os  aussi  vite  que  possible,  après  avoir  entouré  les  par- 
t(  ties  coupées  de  chiffons  de  toile  de  lin,  de  peur  que  la  scie,  venant 
•'à  les  déchirer,  ne  cause  des  douleurs;  puis  alors,  coupant  le  reste,  il 
«  applique  sur  les  vaisseaux  des  cautères  incandescents  pour  arrêter 
«l'hémorragie,  et,  après  avoir  pansé  et  bandé  convenablement,  ii 
«emploie  les  remèdes  suppuratifs.  »  On  le  voit,  f hémorragie  effraye 
le  chirurgien;  il  a  à  sa  disposition  la  ligature,  dont  il  se  sert  en  certains 
cas  déterminés,  et  pouitant  l'idée  ne  lui  vient  pas  de  s'en  servir  d'une 
manière  générale  comme  moyen  propre  à  arrêter  l'écoulement  du 
sang;  mais  cette  idée  vint  à  Ambroise  Paré,  qui,  pour  avoir  comblé  la 
lacune  laissée  par  les  anciens,  a  des  droits  incontestables  à  la  reconnais* 
sance  et  à  l'admiration.  Sur  cette  lacune  laissée  par  les  anciens,  sur 
cette  heureuse  généralisation  due  à  Ambroise  Paré,  M.  Briau  a 
quelques  pages  neuves,  et  qui  témoignent  d'une  vraie  sagacité  histo- 
rique. 11  a  vu  que  les  découvertes  ou  leurs  applications  étendues  et 
utiles  sont  suboraonnécs  aux  conditions  de  la  société  où  elles  inter- 
viennent; ou  du  moins,  restreint,  commeil  l'était,  aux  faits  chirurgicaux, 
il  a  vu  que  l'impulsion  reçue  par  la  chirurgie  au  xvi*  siècle ,  et ,  entre 
autres,  l'importante  pratique  des  ligatures,  est  en  relation  avec  le' chan- 
gement complet  dans  l'art  de  lïi  guerre,  par  l'invention  des  armes  à  feu. 
«  Cette  invention ,  dit-il ,  avait  produit  tout  un  nouveau  système  de 
«blessures  et  de  plaies,  un  ensemble  de  phénomènes  aussi  imprévus, 
«  aussi  neufs,  que  les  armes  mêmes  qui  les  causaient.  La  profondeur  et 
«la  gravité  de  ces  plaies,  en  apparence  si  petites;  la  marche  variée  et 
«souvent  singulière  et  surprenante  des  balles  à  travers  les  tissus;  le 
«  broiement  des  os  et  l'enlèvement  de  membres  entiers  par  les  boulets; 
«l'immensité  des  désordres  et  leurs  complications;  la  contusion  et 
(t  l'attrition  des  chairs  résultant  du  choc  des  masses  lancées  par  la  poudre , 
«ainsi  que  les  escarres  qui  en  sont  la  suite;  la  commotion  du  système 
V  nerveux  et  la  stupeur  qui  viennent  compliquer  ces  blessures;  l'entrée 
«de  pièces  de  vêtements  dans  le  trajet  des  projectiles;  toutes  ces  cir- 


DECEMBRE  1855.  763 

«  constances  étaient  autant  de  nouveautés  qui  ne  ressemblaient  à  peu 
«  près  en  rien  à  ce  qu'on  avait  vu  dans  la  chirurgie  antérieure.  Au  lieu 
«de  blessés  présentant  le  corps  hérissé  de  flèches  et  de  javelots  qu'on 
«  avait  l'habitude  de  rencontrer  sur  le  champ  de  bataille,  on  n'y  trouvait 
uphis  que  des  patients  frappés  par  des  projectiles  invisibles,  qui  res- 
«  talent  souvent  cachés  dans  la  plaie.»  Devant  celle  série  d'accidents, 
■  les  procédés  connus  étaient  frappés  d'impuissance,  et  il  fallut  modifier 
les  anciennes  méthodes  pour  les  approprier  aux  besoins  actuels.  La 
nécessité  des  grandes  opérations  et  surtout  des  amputations  de  membres 
devenait  beaucoup  plus  fréquente  qu'autrefois;  et  l'expérience,  qui,  chez 
les  anciens,  n'avait  pas  trouvé  un  aliment  suffisant  pour  se  développer 
de  ce  côté,  devint  tout  à  coup  surabondante  chez  les  modernes.  C'est 
ainsi  que  fut  saisie  par  ceux-ci  l'indication  qui  avait  échappé  à  ceux-là, 
quoiqu'ils  l'eussent  touchée  du  doigt.  î 

A  une  grande  exactitude,  qualité  précieuse  dans  un  traducteur, 
M.  Briau  joint  une  grande  circonspection,  qualité  précieuse  dans  un 
éditeur,  à  modifier  conjecturalement  le  texte  qu'il  a  sous  les  yeux.  Il  se 
tient  scrupuleusement  aux  manuscrits;  je  l'en  loue  beaucoup,  car  il  faut 
toujours  craindre  la  témérité ,  qui  n'accepte  pas  le  frein  salutaire  de  la 
lettre  transmis^.  Pourtant,  la  part  étant  faite  à  une  juste  réserve,  il  y  a 
des  cas  où  les  corrections  permises  par  le  sens ,  justifiées  par  la  gram- 
maire ,  inspirées  par  les  débris  de  la  leçon ,  rendent  à  l'auteur  sa  correc- 
tion et  sa  netteté  premières.  Dans  les  fractures  du  crâne,  p.  Sya  ,  Paul 
d'Egine  dit  que,  si  l'os  a  été  concassé  en  petits  fragments,  on  devra  les 
enlever  soigneusement.  Là  s'arrêtent  les  éditions,  mais  les  quatre 
meilleurs  manuscrits  de  ceux  qui  ont  été  consultés  par  M.  Briau, 
ajoutent  :  kvdiré</lv  yàp  »)  (ivviy^f  où  Siafxévovat,  car,  si  la  méninge  s'est 
détachée,  ib  ne  peuvent  rester.  M.  Briau  a  .eu  raison  d'accepter  cette  addi 
lion;  mais,  en  l'acceptant,  il  devait  la  corriger,  mettant  diroe/lij,  comme 
deux  lignes  plus  bas  :  K&v  fxti  àTtoaln  Se  »)  (xrfvty^,  et  changeant  l'accent 
de  Stdfiévovdi ,  de  manière  à  en  faire  un  futur,  Stafxsvovo't.  Quand  des  corps 
étrangers  sont  entrés  dans  le  conduit  auditif,  Paul  conseille  différents 
moyens  pour  les  faire  sortir,  et  entre  autres  mw  violente  saccassion  de  la 
tête,  l'oreille  étant  placée  sur  an  bourrelet.  Cela  serait  fort  obscur,  si  nous 
n'avions  un  passage  parallèle  de  Celse  (VI,  ix)  qui  explique  la  chose  :  on 
fait  mettre  le  patient  sur  une  table  suspendue  par  le  milieu ,  et  dont 
par  conséquent  les  pieds  ne  portent  pas;  il  se  couche  sur  l'oreille  lésée,  et 
l'on  frappe  avec  un  marteau  la  table  du  côté  des  pieds.  M.  Briau  a  donc 
eu  raison  de  mettre  saccassion,  mais  il  a  eu  tort  de  garder  son  texte  qui 
est  :  KaTarâa-et  /Sia/ot  rifs  xe(^aXrif.  Korrércurts  ne  signifie  qa extension,  qui 

97- 


764  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ne  s'applique  pas  ici;  c'est  xarao-e/o-er  qu'il  faut  lire,  même  sans  manus- 
crits, xaroL(Tsi<Tis  étant  un  mot  qui  est  à  la  fois  suggéré  par  le  sens  et 
employé  par  tous  les  chirurgiens  pour  désigner  la  succussion. 

C'est  ainsi  qu'étant,  en  certains  cas,  tout  à  fait  d'accord  avec  M.  Briau 
sur  le  sens,  je  ne  le  suis  plus  quant  au  texte  grec.  Paul  d'Égine,  disant 
qu'il  faut  mesurer  la  saignée  à  la  vigueur  des  forces  et  à  la  véhémence 
de  la  maladie ,  ajoute  :  UXtj'Oovs  ovv  v-rroxeifiévou  ^v(iov,  xcù  ^eovavs  vXrjSf 
isp6s  oTraÇ  °^X9^  Xsnro6vfx{as  Ksvovfxevy  èppoûyiévris  StjXovÔti  Trjs  Svvdfxeas, 
XeiTfoôvfiovvTOs  Tov  xdfxvovros  ov  Stà  rà  rbv  ^vfxhv  èv  tijS  a-lofxd'/ju)  zsa.- 
pa^pvijvcUy  Sib  xa\  fspb  trjs  avTapxovs  xevoSa-eœs  'OoXXo)  xax'  àpyàs  evOits 
\enroBvy.Qv(Tiv,  àWà  Ssî  t&î  Xéyu  tvs  xevoSaecos  yevéaOai  rovrois  tï}v  Xemo- 
9v(xîav  (p.  19a).  M.  Briau  traduit  :  «S'il  y  a  une  grande  quantité  d'hu- 
«  meur  et  si  la  matière  est  effervescente ,  nous  tirons  du  sang  en  une 
«seule  fois  jusqu'à  lipothymie,  pourvu  que  les  forces  du  malade  soient 
«vigoureuses;  de  sorte  que  la  défaillance  arrive,  non  pas  parce  que  Thu- 
«  meur  s'écoule  dans  l'estomac,  ce  qui  cause  chez  beaucoup  de  gens  une 
«  lipothymie  dès  le  commencement  et  avîint  un  écoulement  de  sang  suf- 
«fisant,  mais  en  raison  de  la  soustraction  même  du  sang.  »  C'est  là  cer- 
tainement le  sens;  mais  le  texte  n'est  pas  suffisamment  correct;  pour 
qu'il  le  fût,  il  faudrait  :  ov  XsnroûvfxovvTos  tov  xdfxvovros  Sià  rbv  ^v[ibv.  Ov 
est  donc  mal  placé,  ou  plutôt  il  faut  le  supprimer  avec  ceux  des  manus- 
crits que  M.  Briau  désigne  comme  les  meilleurs  et  qui  ont  xa.)  au  lieu 
de  ov.  On  lira  donc  XenrodvfiovvTOs  tov  xdfjLvovTOs  xai  Sià  tov  )(vixbv,  et  l'on 
traduira  ;  «  Le  malade  tombe  aussi  en  défaillance  parce  que  l'humeur 
«s'écoule  dans  l'estomac.  »  Ce  qui,  du  reste,  revient  au  sens  donné  par 
M.  Briau. 

Ailleurs  encore  le  sens  est  bon ,  niais  le  texte  est  mauvais.  Paul  d'Egine , 
parlant  d'un  moyen  de  pratiquer  des  cautérisations  pour  la  cure  de 
l'empyème,  l'indique  ainsi  :  AeT  ovv  Ttjs  (xaxpSs  àpialo'koxias  Tnv  p/^av 
iXaiff)  Seva-avTCts  êvTidévai  aÙTots  tsenvpotXTWfxévas  Tas  èaydpois  (p.  208).  Ce 
texte  est  certainement  altéré  et  à  peine  intelligible,  si  bien  qu'on  a  pu 
être  incertain  sur  le  détail  de  l'opération.  Les  anciens  interprètes  s'étaient 
exercés  sur  ce  passage.  Andernach,  ne  concevant  pas  l'emploi  de  faris- 
toloche,  en  supprimait  la  mention  et  lisait  :  A'et  oiiv  avToîs  xavTv plots  'Sfs- 
TTvpaixTOJfxévois  TOLs  ècr^dpets  èvTiôévai.  Cornarius  mettait  :  Aeî  ovv  Trjs  (xaxpàs 
àpKjloXoy^ias  tï^v  pi^av  èXalcp  SsvaavTtts  ivTiSévai  xavOeîai  tois  Taeitvpa.xTuyt.é- 
vois  xoLVTvpiois  els  Tût?  èaydpcLS  ;  ce  qui  voulait  dire  :  «  Les  cautérisations 
«étant  faites  avec  des  cautères  rougis,  mettre  sur  les  escarres  la  racine 
«  d'aristoloche  trempée  dans  l'huile  ;  »  faisant  une  singulière  violence  à  son 
texte,  et  manquant,  comme  on  le  verra,  le  sens  véritable.  Dalechamp 


DÉCEiMBRE  1855.  "  765 

en  -arrivait  très-près ,  mais  il  rendait  tgeTrvpaxToofiévas  par  perinde  ac  igné 
admoto;  ce  qui  ne  peut  se  faire.  M.  Briau  s'esL  très-heureusement  tiré 
de  la  difficulté  :  il  a  découvert  dans  Albucasis  un  passage  évidemment 
emprunté  à  ce  chapitre  de  Paul  d'Égine  ;  et,  ainsi  éclairé ,  il  a  traduit  très- 
judicieusement  :  ull  faut  imbiber  d'huile  la  racine  de  grande  aristoloche 
«  et  pratiquer  des  escarres  à  l'aide  de  la  flamme.  »  Mais,  quand  il  ajoute 
dans  sa  note  :  Pour  mon  compte,  je  crois  que  mon  texte,  qui  est  donné  par 
tous  les  manuscrits  et  par  les  deux  éditions  imprimées,  est  bien  celai  de  Paul 
d'Égine,  je  ne  puis  y  acquiescer.  Ce  texte  est  défectueux;  l'auteur  grec 
n'a  certainement  pas  mis  'OvpcutTovv  ê(7)(âpoLS  ;  et  puis  aurait-il  manqué  à 
indiquer  comment  on  employait  ici  la  racine  d'aristoloche?  Enfin,  il 
n'est  pas  exact  de  dire  que  tous  les  manuscrits  le  portent.  Un,  du  moins, 
au  lieu  de  tss7zvpaxTù}fjLévas ,  a  -aeTnpaxTc^fiévtis.  Et,  de  fait,  c'est  la  vraie 
leçon;  du  moment  que  vous  la  tenez,  vous  comprenez  sans  peine  que 
(xÙToTs  est  une  faute  causée  par  l'iotacisme,  et  qu'il  faut  Ure  avlijs;  de 
sorte  que  la  phrase  devient  :  Ae?  oi/Vy  rris  fxaxpàis  àpialoXox^^as  rvv  pi%av 
èXai'j)  Sevaavrasj  évridévaty  aÙTijs  ursirvpoutTatfJiévrjs y  tàs  éa^aipas.  Et  l'on 
traduit  :  (dl  faut  tremper  dans  l'huile  la  racine  de  la  grande  aristoloche, 
«  y  mettre  le  feu  et  pratiquer  les  escarres.  » 

Après  le  texte,  la  traduction.  Je  vais  montrer  par  quelques  re- 
marques combien  je  l'ai  lue  de  près.  J'y  ai  noté,  page  Ao3  ,  cette 
phrase  :  «Dans  l'impaction  (renfoncement  du  sternum),  suivant  flip- 
«pocratc,  on  doit  faire  prendre  la  position  que  lui-même  a  indiquée 
«lorsque  la  clavicule  s'enfonce  en  dedans.  »  Cela  porterait  à  croire  que 
Ilippocrale  a  traité  de  la  fracture  du  sternum.  Or  il  n'en  est  rien  ;  et  de 
fait  Paul  d'Egine  ne  le  dit  pas.  Le  grec  est  :  ÉttÎ  Se  rov  éfntiéa-ixaroç y  ô  xa6' 

l-nTroxpctTnv  'actpakani^avécrOo)  xaraprtafxJbs y  tv  éxeîvos ;  on   traduira: 

«Dans  l'enfoncement  du  sternum,  on  emploiera  le  procédé  de  rcduc- 
«  tion  d'Ilippocrate,  celui  dont  il  se  sert  lorsque  la  clavicule  s'enfonce 
«  en  dedans,  n  Je  ne  suis  pas  non  plus  satisfait  de  la  manière  dont  est 
traduite  la  défuiition  donnée  par  Paul  d'Egine  de  la  luxation  :  l^x-r/lcoais 
éipdpov  ànb  iris  olxtlas  xotXltTnos  en)  rb  àavvriOeSy  v<^  iis  ^  •apoaipet ixn 
tsapaTtoS^^rrai  x^vrjats.  M.  Briau  met  :  «  Chaie  fortuite  de  la  tête  d'un  os 
«  hors  de  sa  cavité  propre,  accident  qui  empêche  les  libres  mouvements 
0  des  membres.  »  Ce  n'est  pas  chute  fortuite  ;  c'est  iSsue  de  la  tête  d'un  os 
hors  de  sa  cavité  propre  et  en  un  lieu  inaccoutumé.  Il  y  aune  inexactitude 
dans  libres  mouvements  ;  mettez  mouvements  volontaires.  Il  ne  faut  pas, 
dans  un  texte  médical,  supprimer  la  mention  de  cette  sorte  de  mouve- 
ments. Le  passage  suivant  renferme  un  membre  de  phrase  difficile  : 
lloWdcxis  Se  iÇ  St<x  Tfjv  ToC  xdfxvotnoi  Seth'avy  ^  Stà  Séos  OLl^ioppaylas,  ifi  Sià 


766  '  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

To  ^ripbv  roù  ÇoLpfxaxoVj  tov  (rîSnpov  zxapanovtxevoi ,  xccutrnxu  (xdXXov  <papfj.dxu 
ravTtjv  êxTtfxofJLev  (p.  i6p).  Il  s'agit  de  la  luette.  L'obscurité  est  dans  Stà 
TO  ^tjphv  Tov  ^apfxdxov.m.  Briau  dit  qu'il  est  difficile  de  savoir  ce  que 
Paul  a  entendu  par  ces  mots,  et  pense  qu'il  fait  allusion  aux  moyens  sic- 
catifs dont  l'auteur  se  sert  après  l'emploi  du  fer.  Cornarius  et  Dale- 
champ  modifiaient  la  leçon,  l'un  lisant  xvpos  et  mettant  à  cause  de 
l'excellence  da  remède,  l'autre  Sià  to  b^vphv,  à  cause  de  l'effet  prompt  du 
remède.  Rien  n'est  à  changer;  Paul  indique  par  là  la  propriété  siccative 
du  caustique  qu'on  substitue  à  l'instrument  tranchant;  et  l'on  traduira  : 
«Souvent,  soit  à  cause  de  la  pusillanimité  du  malade,  soit  par  crainte 
«d'hémorragie,  soit  à  cause  de  la  propriété  siccative  du  médicament, 
«(nous  préférons,  laissant  de  côté  le  fer,  consumer  la  partie  malade 
«  avec  un  caustique.  »  . 

'  Paul  d'Egine,  p.  218,  parle  des  isqaes,  qui,  dit-il,  sont  des  corps 
spongieux  et  venant  dans  les  chênes  et  dans  les  noyers,  et  dont  les  bar- 
bares principalement  se  servent  pour  pratiquer  la  cautérisation.  Sur 
quoi  M.  Briau  remarque  qu'il  paraît  impossible  de  ne  pas  voir  là  une 
véritable  application  du  moxa.  Cela  n'est  pas  douteux;  maris,  si,  d'après 
sa  remarque,  on  croyait  qiie  le  moxa  était  alors  une  pratique  récente, 
on  se  tromperait;  il  en  est  question  dans  la  Collection  hippocratique , 
par  exemple  en  ce  passage  :  «Quand  le  foie  est  tuméfié,  on  cautérisera 
«avec  des  champignons  [(Mvxtj<Tiv).'n.[Des  aff.  int.  S  2  4.)  Et  dans  cet 
autre  :  «La  cautérisation*  sera  faite  avec  un  moxa  de  lin  écru  [xctkiv  Se 
«  TÔî  àfioXiv^).  n  [Des  aff.  int.  S  1 9.)  Paul  d'Egine  n'est  pas  le  seul  auteur 
chez  qui  se  trouve  le  mot  îa-xa\  on  le  lit  aussi  dans  Alexandre  de  Tralles , 
II,  p.  626.  Le  dictionnaire  de  Caslelli  n'esl  pas  le  seul  où  il  figure; 
Schneider  l'a  inscrit  dans  le  sien,  et,  au  Supplément,  Struve  conseille, 
au  lieu  de  ïaxat,  de  lire  va-xat.  la-xa  est  dans  Suidas,  qui  l'explique  par 
b^dpiov  xa)  ^\ov,  êv  ç5  air^errai  'ovp.  Et,  de  fait,  l'un  des  meilleurs  ma- 
nuscrits de  M.  Briau  a  Ha-xai.  Cela  donne  raison  à  la  conjecture  de  Struve. 
Bien  que  très-rarement,  M.  Briau  a  enfreint  la  loi  qu'il  s'est  faite  de 
ne  jamais  s'écarler  des  manuscrits,  et  il  l'a  enfreinte  avec  succès,  sub- 
stituant, par  des  conjectures  habiles,  une  bonne  leçon  à  une  mau- 
vaise. Ainsi,  p.  820,  où  il  est  parlé  de  l'opération  de  la  fistule,  Paul 
recommande  d'inciser  ih  vTroxeifxevov  Sépfxa,  la  peau  sous-jacente ,  disent 
tous  les  manuscrits  et  les  deux  éditions.  Ta  èTrtxsifxevov  Sépfxa,  la  peau  su- 
perposée, dit  avec  toute  raison  M.  Briau.  De  même,  dans  les  imperfo- 
rations ,  Paul  distingue  deux  cas ,  celui  où  l'imperforation  est  due  à  des 
adhérences  et  celui  où  elle  est  due  à  un  diaphragme ,  à  une  cloison  : 
eî  fxèv  (TVfx^ais,  s'il  y  a  adhérence ei  Se  SiciTaa-ts,  s'il  y  a  distension, 


DECEMBRE  1855.  767 

disent  les  manuscrits  et  les  deux  éditions,  ce  qui  ne  signifie  rien.  A  quoi 
M.  Briau  substitue  très-heureusement  Sia(ppa^is,  s'il  y  a  une  cloison. 
Mais  il  est  bien  plus  à  son  aise  quand  la  bonne  leçon  lui  est  fournie  di- 
rectement par  un  manuscrit,  comme  dans  le  passage  où  il  est  question 
de  la  tunique  vaginale.  Les  manuscrits  ont  ou  êpxrrpostSris,  qui,  écrit  de 
la  sorte,  est  un  barbarisme,  et  qu'on  a  voulu  changer  en  êpv6poeiSr}s\ 
mais  la  tunique  vaginale  n'est  pas  rouge;  ou  en  éXtxoetSrjs,  mais  il  n'est 
pas  question  ici  de  la  gaîne  des  vaisseaux.  M.  Briau  a  donc  eu  toute 
raison  de  prendre  êXinpoeiStjs,  qui  est  donné  par  un  manuscrit  et  dont 
vaginal  est  la  traduction  exacte. 

J'ai  examiné  en  général  d'abord,  puis  en  particulier,  le  livre  de 
M.  Briau.  Il  offre  au  chirurgien  qui  veut  prendre  connaissance  de  l'art 
antique ,  une  traduction  fidèle  et  intelligente  ;  à  celui  qui  veut  consul- 
ter l'original,  un  texte  purgé  de  bien  des  fautes;  à  l'érudit  qui  veut 
s'exercer  à  son  tour  sur  ce  vieil  auteur,  le  précieux  appareil  des  va- 
riantes fournies  par  tous  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  impériale.  Il 
est  digne  du  savant  illustre  (M.  Hase)  à  qui  la  reconnaissance  l'a  dédié. 
Aussi,  encourageant,  autant  qu'une  voix  isolée  peut  faire,  M.  Briau, 
je  lui  remets  sous  les  yeux  qu'il  a  promis 'de  s'occuper  du  quatrième 
et  du  cinquième  livre  de  l'ouvrage  de  Paul  d'Égine,  qui  traitent  des  ma- 
ladies externes  et  des  plaies ,  d'y  consacrer  les  mêmes  soins  qu'à  celui^ 
ci,  qui  traite  de  l'emploi  de  la  main  et  des  opérations,  et  de  donner 
ainsi  au  public  médical  une  vue  complète  de  la  pathologie  externe  des 
anciens. 

É.  LITTRÉ. 


Rechercues  expérimentales  sur  la  végétation,  par  M.  Georges 
Ville  (Paris,  librairie  de  Victor  Masson,  place  de  rÉcole  de 

•  médecine,  i853,  viii  et  i33  pages,  2  planches  et  figures  dans 
le  texte) ,  examen  précédé  de  considérations  sur  différents  ouvrages 
d'agriculture  du  xviii*  siècle ,  et  différentes  recherches  sur  P agri- 
culture et  la  végétation. 

DEUXIÈME    ARTICLE  ^ 

Kxamen  de  la  deuxième  partie  du  Mémoire  sur  les  défrichemens  par  le  marquis 

de  Turbilly. 

Les  détails  précédents  ne  paraîtront  pas  trop  minutieux  aux  amis 
'  Voy«,  pour  lo  premier  article,  le  cahier  do  novembre,  page  689. 


768  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  l'agriculture  qui  ne  connaissaient  pas  l'œuvre  du  marquis  de  Tur- 
billy;  car  ils  sont  autant  défaits  constatés  et 'parfaitement  décrits,  dont 
l'importance  ne  souffre  pas  quand  on  les  compare  aux  publications 
récentes  sur  les  défrichements. 

La  deuxième  partie  du  mémoire  n'a  pas  moins  d'intérêt  que  la  pre- 
mière, avons-nous  dit,  et  l'examen  dont  elle  va  être  l'objet  fera,  nous 
l'espérons,  partager  cette  opinion  au  lecteur. 

Si  l'enthousiasme  n'était  pas  rare  autrefois  chez  des  hommes  riches 
et  distingués  par  la  naissance,  la  persévérance  dans  un  goût  et  dans 
des  occupations  de  tous  les  moments  n'était  pas  plus  commune  alors 
qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours  :  à  cet  égard,  la  vie  du  marquis  de  Tur- 
billy  est  bien  remarquable,  quand  on  se  rappelle  que,  quels  que  fussent 
ses  goûts  et  ses  intérêts  agricoles ,  le  devoir  lui  fit  reprendî'e  l'épée  qu'il 
avait  déposée  à  la  paix  de  lySS,  et  qu'il  ne  la  quitta  pas  de  lyAi  à 
1  7/18.  De  retour  à  Turbilly,  il  révint  à  ses  travaux,  dont  il  ne  cessa, 
pour  ainsi  dire,  plus  de  s'occuper;  et  c'est  alors  que  le  seigneur  d'une 
race  ancienne,  devenu  agriculteur,  exprima  des  opinions  qu'il  ne  tenait 
pas  de  ses  pères. 

La  deuxième  partie  du  Mémoire  sur  les  défrichemens  commence  par 
une  histoire  des  travaux  agricoles  de  l'auteur,  écrite  d'une  manière  aussi 
simple  qu'attachante.  Elle  montre  comment,  dans  son  exploitation,  tout 
s'enchaînait,  et  que,  dès  1  760,  il  envisageait  les  perfectionnements  de 
sa  culture,  objet  de  ses  préoccupations  de  tous' les  instants,  d'un  point 
si  élevé,  qu'ils  comprenaient  les  perfectionnements  mêmes  dont  l'agri- 
culture de  la  France  entière  était  susceptible.  D'un  autre  côté,  les  ré- 
flexions que  -lui  suggéraient  les  obstacles  qu'il  rencontrait  le  condui- 
saient à  voir  clairement  que  la  réalisation  de  ses  vues  pour  les  progrès 
de  l'agriculture,  tels  que  le  demandaient,  selon  lui,  l'intérêt  de  la  na- 
tion aussi  bien  que  l'intérêt  du  roi,  parce  qu'il  les  jugeait  inséparables, 
exigeait  de  profondes  modifications  à  l'économie  du  royaume;  et  J/i 
pureté  de  ses  réflexions  brillait  d'autant  plus,  qu'elles  appelaient  une  ré- 
forme d'institutions  qui,  filles  de  la  féodalité,  semblaient,  dans  l'intérêt 
de  l'auteur,  devoir  être  maintenues  plutôt  que  modifiées,  parce  qu'à 
elles  remontaient  les  prérogatives  dont  jouissait  le  seigneur  de  Tur- 
billy. Enfin,  ces  réflexions  faites  loin  des  villes,  dans  la  sohtude,  ne 
cachaient  pas  une  arrière-pensée  de  conquérir  des  suffrages  propres  à 
satisfaire  une  ambition  quelconque. 

Le  marquis  de  Turbilly  a  saisi  l'enchaînement  de  toutes  les  cultures 
et  des  industries  (jue,  de  son  temps,  on  pouvait  y  associer.  Rien  de 
plus  sensé  que  sa  manière  de  procéder  dans  les  défrichements  qu'il 


DECEMBRE  1855.  769 

entreprit.  Au  lieu  de  disséminer  ses  forces  sur  une  grande  étendue  do 
terrain,  il  ne  défrichait  qu'un  canton  par  année,  et  son  point  de  départ 
était  le  château,  et  ses  engrais  étaient  proportionnés  à  ses  défriche- 
ments. Non-seulement  il  cultivait  des  céréales,  mais  encore  des  plantes 
potagères,  des  plantes  textiles,  chanvre  et  lin;  il  plantait  des  vignes, 
des  arbres  fruitiers,  des  mûriers  blancs  pour  les  veis  à  soie,  des  arbres 
forestiers  y  compris  des  arbres  verts;  les  terrains  humides  se  couvraient 
de  peupliers,  et  ses  bois  étaient  soumis  à  des  coupes  réglées. 

Il  faisait  des  prairies  artificielles  et  cultivait  des  terrains  en  chanvre 
sans  jachl^re  morte. 

11  faisait  venir  des  graines  du  dehors  pour  perfectionner  ses  cultures, 
et  nous  citerons  comme  exemple  que  des  graines  de  choux  pommÉ-'^  tirées 
de  Strasbourg  lui  donnèrent  une  récolle  telle,  qu'il  vendit  le  produit 
d'un  arpent  626  livres  net. 

Enfin,  ses  cultures  étaient  aussi  perfectionnées  qu  on  peut  se  l'imaginer. 

Nous  ne  quitterons  pas  ce  sujet  sans  rappeler  une  observation 
curieuse  du  marquis  de  Turbilly,  c'est  qu'un  grain  de  seigle  étant  tombé 
dans  une  ancienne  fourmilière  et  s'y  étant  développé,  il  produisit 
I  Ixlxo  graines.  V^oilà  comment  le  marquis  de  Turbilly  comprenait  l'efco- 
nomie  des  régétaax.  Il  n'attacha  pas  moins  d'importance  à  l'économie  des 
animaux,  celte  autre  branche  de  l'agriculture.  Faute  de  pouvoir  citer 
tout  ce  qu'il  fit  pour  clic,  nous  choisirons  les  observations  les  plus  in- 
léressanles  qui  s'y  rattachent.  En  principe,  il  chercha  à  perfectionner 
les  races  du  pays  et  à  améliorer,  par  le  régime  et  un  travail  réglé,  les 
animaux  de  son  domaine.  11  réussit  à  produire  d'excellents  chevaux, 
malheureusement  leur  taille  élait  médiocre,  et,  en  le  disant,  il  regrette 
que  les  étalons  des  haras  établis  dans  les  provinces,  par  ordre  du  roi, 
soient  en  trop  petit  nombre.  Il  parle  d'un  régime  au  moyen  duquel  il 
guérit  des  bœufs  devenus  maigres  qui,  tout  à  coup,  se  trouvèrent  cou- 
verts de  poux.  Une  ration  de  foin  mêlé  de  paille  de  froment  et  de  l'a- 
voine doimée  de  temps  en  temps  amoindrit  le  mal,  mais  il  ne  disparut" 
que  quand  les  bœufs  eurent  été  remis  au  vert,  et  qu'ils  eurent  passé  la 
nuit  en  plein  air. 

Il  réussit  à  nourrir  beaucoup  démoulons,  quoiqu'on  l'eût  assuré  qu'il 
n'y  réussirait  pas  à  cause  de  la  nature  marécageuse  de  ses  terres  cl  parce 
qu'elles  produisaient  en  abondance  une  plante  dont  ils  sont  friands,  et 
qui  pourtant  leur  est  nuisible.  Celte  plante,  appelée  douve âansh  pays, 
est  une  renoncule  '.  11  en  fit  arracher  tout  ce  qu'il  put,  se  procura  des 

'  Ranunculus  fammala ,  pctile  douve;  raniinculus  lingua,  grande  douve.  Ces  deux 
espèces  croissent  dans  les  terres  marécageuses. 

98 


770  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

moulons  du  pays  dont  il  perfectionna  beaucoup  la  race  en  la  croisant 
avec  celle  du  Poitou.  Le  parcage  de  nuit  lui  réussit;  seulement  alors  il 
fut  obligé  d'armer  ses  bergers  de  mousquetons  afin  d'éloigner  les 
loups. 

Il  aménagea  ses  étangs,  il  en  creusa  même  de  nouveaux,  et  chaque 
année  il  avait  une  pèche  abondante. 

Il  éleva  des  vers  à  soie  qui  lui  donnèrent  un  produit  de  très-bonne 
qualité,  en  même  temps  qu'il  tirait  un  excellent  parti  des  abeilles  qu'il 
avait  achetées. 

Le  marquis  de  Turbilly  ,  avec  la  chaux  qu'il  fabriquait  et  les  pierres 
à  bâtir  qu'il  exploitait,  éleva  d'utiles  constructions  telles  que  bâtiments 
d'exploitation,  ponts,  chaussées,  etc.;  il  établit  des  chemins  qui  rayon- 
naient dans  toutes  les  directions  du  château ,  et  dont  les  bords  étaient 
plantés  d'arbres  de  différentes  espèces. 

Il  ne  négligea  rien  :  ni  les  irrigations ,  ni  le  dessèchement  des  marais; 
et,  loin  de  borner  ses  essais  en  mécanique  à  la  sonde  dont  nous  avons 
parlé,  il  s'aj)pliqua  i\  perfectionner  ses  machines  agricoles,  notamment 
ses  charrues. 

Enfin  il  n'était  pas  une  chose,  pas  un  objet  qu'il  n'eût  perfectionné, 
une  pratique  dont  il  savait  l'avantage  qu'il  ne  cherchât  â  communiquer 
à  tous  ceux  qui  pouvaient  en  profiter. 

Mais  où  l'élévation  des  vues  du  marquis  et  l'excellence  des  qualités 
de  son  cœur  paraissent  avec  éclat  aux  yeux  de  ceux  qui  goûtent  plus 
l'acte  que  le  précepte,  le  fond  que  la  forme,  c'est  dans  ses  soins  à  amé- 
liorer la  condition  des  paysans  de  Turbilly,  eu  égard  non-seulement  à 
la  vie  matérielle,  mais  encore  au  sentiment  moral  de  l'homme;  et,  à 
nos  yeux,  l'œuvre  du  marquis  est  singulièrement  rehaussée,  parce  que 
tout  ce  qu'il  écrit  à  ce  sujet  l'est  sans  enflure  et  sans  prétention  :  la  sim- 
plicité de  ses  paroles  ne  permet  pas  de  croire  qu'il  y  ait  chez  lui  le 
moindre  désir  de  paraître  philanthrope,  car  ce  qu'il  a  fait  en  faveur  du 
paysan  de  Turbilly  est  raconté  en  termes  simples,  comme  une  partie 
de  la  tâche  que,  tout  enfant,  il  s'était  proposé  d'accomplir  un  jour. 

Le  premier  soin  du  marquis  fut  d'extirper  la  mendicité  des  habi- 
tudes des  paysans  de  Turbilly.  Et  c'est  merveille  d'entendre  un  seigneur 
parler,  il  y  a  un  siècle,  du  travail  comme  d'une  nécessité  de  l'huma- 
nité, et,  bien  entendu,  du  travail  libre  et  non  forcé.  Il  faisait  deux  ca- 
tégories de  paysans  :  les  infirmes ,  ou  ceux  auxquels  le  travail  était  im- 
possible, et  les  paysans  qui  en  étaient  capables;  aux  premiers  il  donnait 
des  secours  de  toutes  sortes  et  aux  autres  de  l'ouvrage.  Il  cultivait  le 
chanvre  et  le  lin  dans  l'intention  surtout  d'occuper  les  femmes  et  les 


DÉCEMBRE  1855.  771 

filles.  Dans  tous  ses  travaux  agricoles  une  part  était  faite  aux  hommes  et 
une  autre  aux  femmes  et  aux  enfants. 

Lorsque  aujourd'hui  on  s'occupe  tant  des  subsistances  et  de  tout  ce 
qui  concerne  le  régime  alimentaire  de  l'homme  et  de  celui  des  animaux, 
il  est  intéressant  de  savoir  qu'en  1760  la  nourriture  des  paysans  de 
Turbilly  se  composait  d'une  soupe  au  beurre,  de  légumes,  de  fruits, 
de  laitage  et  de  pain  souvent  très-mauvais.  Le  marquis  de  Turbilly  amé- 
liora ce  régime  en  donnant  un  pain  composé  de  froment,  d'orge  et  de 
seigle,  aux  paysans  qui  le  servaient  et  auxquels,  d'après  ses  conventions, 
il  ne  le  devait  pas. 

Enfin  l'éloge  du  marquis  de  Turbilly  est  dans  ce  fait,  que  la  popula- 
tion de  Turbilly  doubla  en  vingt-deux  ans. 

Le  marquis  de  Turbilly,  ayant  passé  la  plus  grande  partie  de  sa  vie 
avec  des  soldats  et  des  paysans,  connaissait  les  hommes  par  la  pratique. 
11  savait  que,  si  l'argent  est  beaucoup  pour  eux,  les  distinctions  dont 
ils  peuvent  être  fobjet  ont  un  grand  prix,  du  moins  à  l'égard  d'un  cer- 
tain nombre.  C'est  ce  qui  le  détermina,  pour  relever  la  condition  du 
paysan,  à  fonder  deux  prix  qui  seraient  décernés,  chaque  année,  le  jour 
de  l'Assomption,  aux  deux  cultivateurs  qui  auraient  eu,  sur  une  éten- 
due de  deux  arpents  au  moins,  la  meilleure  culture  de  froment  et  la 
meilleure  culture  de  seigle.  Les  juges  devaient  être  cinq  cultivateurs 
n'ayant  pas  de  prétention  au  concours.  Ils  jugeaient  la  qualité  de  la  ré- 
colte sur  pied,  et,  s'ils  ne  s'accordaient  pas,  cinq  nouveaux  juges  pro- 
nonçaient définitivement  huit  jours  après  les  premiers.  Chaque  prix  se 
composait  d'une  somme  d'argent  assez  importante  et  d'une  médaille 
d'argent  de  six  livres  tournois,  portant  sur  une  face  des  attributs  d'agri- 
culture, et,  sur  l'autre,  les  armes  de  la  famille  Menon,  seigneur  de 
Turbilly. 

La  médaille,  suspendue  à  un  ruban  vert  que  l'on  attachait  à  la  bou- 
tonnière, ne  pouvait  ôtre  ainsi  portée  que  durant  une  année,  mais  elle 
restait  la  propriété  de  celui  qui  l'avait  gagnée,  et  cette  année  elle  don- 
nait droit  à  une  place  d'honneur  à  l'église.  Le  seigneur  de  Turbilly,  qui 
décora,  pour  la  première  fois,  deux  cultivateurs,  de  cette  médaille,  le 
jour  de  l'Assomption  i  -7 5 5,  et  qui  émettait  le  vœu  que  l'agriculture  fût 
honorée  par  le  roi  dans  les  personnes  qui  la  pratiquaient  avec  le  plus 
de  soins,  quelque  fût  leur  ordre,  aurait  applaudi  à  l'institution  des  co- 
mices agricoles,  et  ce  gentilhomme  dont  le  sang  avait  coulé  pour  la  dé- 
fense du  pays,  cl  qui  voulait  que  f  agriculture  fût  en  honneur,  n'aurait  n'en 
trouvé  à  redire  à  voir  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  briller  sur  l'habit 
de  l'agriculteur  tout  aussi  bien  que  sur  celui  du  soldat. 

98. 


772  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Terminons  l'examen  de  la  deuxième  parlie  du  Mémoire  sur  les  défri- 
chemens  par  l'exposition  des  vues  du  marquis  de  Turbilly  en  économie 
politique,  et  rappelons  au  lecteur  qu'il  ne  prétendait  être  ni  un  savant, 
ni  un  personnage  politique.  11  était  gentilhomme,  cultivateur  par  voca- 
lion,  et  convaincu  que  le  principe  de  la  prospérité  de  tous  les  États 
réside  dans  l'agriculture.  Ses  réflexions  sur  l'économie  politique  lui  furent 
suggérées  par  les  diflicullcs  mêmes  qu'il  rencontra,  lorsqu'il  s'agit  d'exé- 
cuter des  projets  inséparables,  selon  lui,  de  la  richesse  de  la  France. 
En  un  mot,  il  n'écrivit  pas  a  priori  sur  l'économie  politique,  mais  bien 
a  posteriori,  c'est  ce  qui  le  distingue  de  Quesnay  et  du  marquis  de  Mi- 
rabeau, l'auteur  de  l'Ami  des  hommes. 

Le  marquis  de  Turbilly  avait  parlé,  en  général,  dans  son  introduc- 
tion, des  obstacles  que  le  gibier  apporte  à  la  culture  des  terres,  par  les 
dégâts  qu'il  cause  aux  moissons  et  aux  jeunes  plantations;  il  en  déve- 
loppe, dans  la  deuxième  partie,  tous  les  inconvénients,  et  montre,  par 
exemple,  ce  que  route  aux  environs  de  Paris  ce  qu'on  appelle  les  plai- 
sirs du  roi.  Cinquante  lieues  de  pays,  autour  de  la  capitale,  sont,  à 
cause  de  la  mullij)licité  du  gibier,  dans  des  conditions  de  culture  si 
fâcheuses,  que,  malgré  la  quantité  d'engrais  qu'il  est  si  facile  de  s'y  pro- 
curer, l'arpent  n'est  affermé  que  de  lo  à  i  5 Jivres  au  plus,  tandis  que, 
dans  des  villes  éloignées,  où  les  mêmes  servitudes  n'existent  pas,  le 
fermage  de  l'arpent  s'élève  à  5o  livres  et  plus.  Les  capitaineries  où  le 
roi  ne  va  pas  devraient  être  supprimées  ainsi  que  les  brevets  accordés  à 
différents  seigneurs  dans  les  provinces  pour  conseiTcr  les  forêts  et  les 
chasses  du  roi,  car  ces  brevets  servent  de  prétexte  pour  taxer  le  voisi- 
nage et  troubler  le  cultivateur.  Les  chasses  accordées  aux  gouverneurs  et 
commandants  des  provinces,  des  villes  et  des  places,  ont  les  mêmes  in- 
convénients. Enfin,  il  serait  urgent  de  diminuer  le  nombre  des  cerfs 
et  des  biches  dans  plusieurs  provinces  où  l'on  ne  voit  plus,  comme  au- 
trefois, dit-il,  nombre  d'équipages  entretenus  par  la  noblesse  pour  les 
délruire. 

11  blâme  la  multiplicité  des  impôts ,  la  manière  dont  ils  sont  répar- 
tis ,  les  moyens  que  les  préposés  à  leur  perception ,  receveurs  généraux , 
élus,  receveurs  des  tailles  ou  subdélégués,  ont  entre  les  mains  pour 
vexer  ceux  qui  doivent  payer,  et,  selon  lui,  ce  ne  sont  pas  tant  les  impôts 
qui  rainent  le  peuple  que  la  façon  de  les  répartir  et  de  les  lever.  Les  inconvé- 
nients des  aides  et  des  gabelles  sont  de  toutes  sortes.  La  taille  équila- 
blement  établie  profiterait  à  tous,  mais  à  la  condition  de  l'asseoir  sur 
des  principes  uniformes  et  conformément  à  un  cadastre  établi  dans 
chaque  paroisse,  d'après  lequel  les  terres  seraient  distinguées  en  caté- 


DECEMBRE  1855.  773 

gories  déterminées  parleur  qualité  intrinsèque,  leur  position ,  relative- 
ment à  la  facilité  de  s'y  procurer  l'engrais  et  d'écouler  les  récoltes.  Si 
on  ne  peut  abolir  absolument  les  corvées,  il  faut  détruire  les  mille  ahas 
dont  elles  sont  cause,  en  en  changeant  la  forme,  car  elles  font  déserter 
les  campagnes,  et,  sous  ce  rapport,  elles  ont  les  plus  tristes  consé- 
quences. 

On  ne  saurait,  selon  le  marquis  de  Turbilly,  trop  s'élever  contre  les 
progrès  du  luxe,  contre  les  inconvénients  résultant  de  l'abandon  des 
campagnes  pour  les  villes,  du  goût  si  général  des  Français  de  tous  les 
ordres  de  venir  demeurer  à  Paris.  Les  campagnes  se  dépeuplent  au  grand 
détriment  de  l'agriculture  en  général,  et  en  particulier  des  milices, 
parce  qu'il  y  a  plus  de  moyens  de  se  faire  exempter  de  celles-ci  à  la  ville 
qu'à  la  campagne,  ensuite  les  campagnes  s'appauvrissent  pour  enrichir 
les  villes,  comme  les  provinces  à  leur  tour  pour  enrichir  Paris. 

Le  marquis  de  Turbilly  est  contraire  aux  privilèges  qui,  selon  lui, 
détruisent  toute  concurrence,  à  la  multitude  de  petites  places  et  de  titres 
qui  donnent  la  noblesse  moyennant  de  faibles  sommes  d'argent.  Il  vou- 
drait que  la  noblesse  ne  fut  accordée  qu'à  de  grands  services  rendus  au 
pays,  ou  à  ceux  qui  auraient  versé  do  grosses  sommes  d'argent  dans  les 
caisses  de  l'Etat,  avec  l'intention  de  les  faire  concourir  à  la  grandeur  et 
à  la  prospérité  du  royaume.  Partisan  de  la  liberté  en  agriculture  comme 
en  matière  de  commerce,  la  libre  circulation  des  grains  aurait  dû  tou- 
jours exister,  sauf  dans  les  années  de  disette  où  l'exportation  au  dehors 
aurait  été  défendue.  Sans  la  libre  circulation  des  grains,  du  moins  à 
l'intérieur,  il  ne  peut  y  avoir  d'avantages  certains  à  défricher  les  terrains 
incultes,  et  le  marquis  de  Turbilly  ajoute  que,  faute  de  cette  liberté  ,  il 
a  perdu  beaucoup  de  blé  qu'il  n'a  pas  vendu  en  temps  opportun.  Le 
régime  forcé  en  agriculture  peut  avoir  des  effets  déplorables  :  par  exemple 
en  i70{),  année  du  grand  hiver,  tous  les  blés  gelèrent,  le  parlement 
défendit  par  un  édit  de  labourer  les  teiTos  ensemencées  qui  avaient 
gelé,  parce  (pi'il  pensait  que  les  blés  se  rétabliraient  au  printemps;  des 
fenniers  obéirent  à  l'édit  et  ne  récoltèrent  rien,  heureusement  qu'un 
grand  nombre  ne  s'y  soumirent  pas,  et  que  leurs  te.rcs,  ensemencées 
d'orge  au  mois  de  mars ,  donnèrent  une  récolle  prodigieuse ,  sans  laquelle 
une  partie  du  peuple  serait  morte  de  faim. 

Le  Gouvernement  doit  encourager  l'agriculture  par  tous  les  moyens 
qui  sont  en  son  pouvoir,  tels  que  des  exemptions  d'impôts  temporaires 
pour  des  terres  récemment  défrichées,  et  des  récompenses. 

Il  doit  améliorer  les  voies  de  communication,  en  ouvrir  de  nouvelles 
partout  où  il  en  manque;  de  grands  avantages  résulteraient  de  la  vente 


774  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  terres  incultes  que  le  roi  possède  dans  toutes  les  provinces  ;  les  pa- 
roisses gagneraient  beaucoup  au  défrichement  de  leurs  biens  commu- 
naux restés  sans  culture. 

Le  Gouvernement  a  tout  intérêt  à  favoriser  l'augmentation  du  nombre 
des  bestiaux  en  France ,  et  à  en  perfectionner  les  races.  Il  cite  comme 
exemple  à  suivre  l'amélioration  des  moutons  en  Angleterre  par  l'impor- 
tation des  moutons  espagnols.  En  conseillant  de  la  faire  en  France,  le 
marquis  de  Turbilly  prévoyait  donc,  dès  i  760  ,  l'avantage  que  la  France 
retirerait  de  l'importation  des  mérinos  comme  on  le  fit  en  lySG. 

Toute  mesure  qui  favoriserait  l'augmentation  de  la  population ,  no- 
tamment dans  les  campagnes,  aurait  de  grands  avantages.  Il  trouverait 
bon  que  l'on  imposât  les  célibataires,  les  filles  à  partir  de  vingt-cinq 
ans  et  les  hommes  à  partir  de  trente  ans,  et  que  quelques  faveurs  fussent 
accordées  aux  familles  nombreuses,  particulièrement  à  celles  qui  culti- 
vent la  terre. 

D'excellentes  mesures  à  prendre  encore  seraient  de  faciliter  les 
échanges  de  petits  morceaux  de  terre  disséminés  au  loin ,  afin  de  rendre 
la  culture  moins  dispendieuse  à  ceux  qui  les  possèdent. 

L'idcfe  de  donner  du  travail,  d'occuper  les  bras  au  défrichement  et  à 
ia  culture ,  se  reproduisait  sous  toutes  les  formes  dans  la  pensée  du 
marquis  de  Turbilly,  et,  malgré  le  profond  respect  qu'il  professe  pour 
la  religion ,  il  n'hésite  pas  à  appeler  la  réforme  sur  le  grand  nombre  de 
jours  fériés  qu'il  considère  comme  un  abus;  conformément  à  la  même 
idée,  il  voudrait  que  la  loi  fût  sévère  pour  frapper  la  mendicité  et  la 
détruire  radicalement;  du  reste  personne  n'était  plus  en  droit  que  lui 
d'appeler  l'attention  du  Gouvernement  sur  un  vice  qu'il  était  parvenu 
i  détruire  dans  sa  seigneurie  de  Turbilly. 

Enfin  le  marquis  de  Turbilly  parla  de  futilité  d'une  société  centrale 
d'agriculture  instituée  à  Paris  et  à  laquelle  se  rattacheraient  des  sociétés 
établies  dans  les  provinces.  Des  journaux,  qui  mettraient  en  communi- 
cation toutes  les  parties  du  royaume  où  se  trouvent  des  personnes  tra- 
vaillant aux  progrès  de  l'agriculture,  compléteraient  futilité  de  cette 
institution. 

En  définitive ,  le  marquis  de  Turbilly  remarque  que  les  lois  de  France 
tenant  trop  du  régime  féodal,  ne  favorisent  pas  assez  l'agriculture,  qu'il 
regarde  comme  la  source  de  la  prospérité  des  Etats.  Aussi  est- il  l'ad- 
mirateur de  Sully,  et  dit-il  que,  si  ce  grand  homme  eût  été  plus  long- 
temps ministre,  toutes  les  terres  du  royaume  auraient  été  certainement 
défrichées. 

Il  n'est  peut-être  pas  superflu  de  faire  remarquer  que  le  Mémoire 


DÉCEMBRE  1855.  775 

sar  les  défrlchemeiis  avait  paru  avant  que  Turgot  eût  été  appelé  par  le  roi 
à  l'intendance  de  la  généralité  de  Limoges,  car  sa  nomination  à  cette 
place  est  datée  du  8  d'août  1761. 

Le  marquis  de  Turbilly  eut  la  satisfaction  de  voir  ses  travaux  appré- 
ciés comme  ils  devaient  l'être.  En  1761,  Voltaire,  dans  son  épître  sur 
1  agriculture  adressée  à  M""  Denis,  lui  consacra  ce  vers  : 

Turbilly,  dans  TAnjou ,  t'imite  et  fapplaudil. 

Si,  cette  même  année,  Dupuis  d'Emportés,  traducteur  du  Cultiva- 
teur gentilhomme ,  critiquait  quelques  points  du  Mémoire  sur  les  défriche- 
mens,  deux  années  après,  M.  Despréménil,  qui  devait  périr  si  malheu- 
reusement victime  d'une  révolution  dont  il  avait  été  l'un  des  promoteurs, 
en  répondant  à  ces  critiques,  disait  du  marquis:  «Je  ne  connais  de  lui 
<(  que  ses  ouvrages  et  son  nom,  qui  passera  à  la  postérité  A  titre  de  bien- 
«  faiteur  de  la  patrie.  » 

Diderot  (article  AcnicoLTunE  de  \ Encyclopédie)  a  compté  le  marquis 
de  Turbilly  au  nombre  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  pro- 
j)ager  l'agriculture  par  la  publication  qu'il  a  faite  de  son  Mémoire  sur 
les  défrichemens.  En  i  763,  les  états  de  Bretagne  décidèrent  qu'une  sonde 
du  marquis  de  Turbilly  serait  déposée  en  plusieurs  lieux  de  la  province , 
où  les  cultivateurs  de  la  localité  pourraient  en  prendre  connaissance. 
Cinq  ans  après,  le  roi  de  Danemark,  qui  venait  de  recevoir  un  exem- 
plaire de  la  Description  de  cet  instrument,  donnait  ù  l'auteur  une  riche 
tabatière  ornée  de  son  portrait,  comme  remercîment. 

Le  Mémoire  sur  les  défrichemens  eut  un  succès  tel,  que  la  première  partie 
fut  réimprimée  en  1760,  l'année  même  de  sa  publication.  De  1761  à 
1  762 ,  on  fit  deux  éditions  du  Mémoire,  on  le  traduisit  en  anglais  et  en 
allemand,  et  la  Société  économique  de  Berne  le  publia  en  entier  dans 
le  recueil  de  ses  actes. 

Quelques-uns  des  vœux  du  marquis  de  Turbilly  se  réalisèrent.  Il  fit 
partie  du  comité  d'agriculture  créé  le  i  a  de  janvier  1  761  pour  donner 
une  direction  convenable  aux  sociétés  d'agriculture  Ju  royaume,  et,  le 
1"  de  mars  1761,  époque  de  la  fondation  de  la  Société  d'agriculture 
de  Paris,  il  en  fut  nommé  membre  avec  Duhamel  du  Monceau,  BuflTon, 
Turgot,  etc.  11  exerça  la  plus  grande  influence  sur  l'organisation  de 
trois  bureaux  d'agriculture  à  Angers,  à  Tours  et  au  Mans,  et  prit  part 
aux  travaux  de  chacun  d'eux. 

Un  arrêt  du  1  1  de  mars  1  768  concédait  au  marquis  de  Turbilly  l'in- 
féodation  des  portions  de  terrains  situées  non  loin  de  Turbilly,  dans  le 
comté  de  Beaufort,  qui  se  trouveront  appartenir  à  Sa  Majesté,  distraction 


776  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

faite  de  celles  ccliaes  aux  communautés  d'habitants  par  le  triage  de  1575. 
Louis  XV,  en  donnant  ces  terrains  au  marquis  dans  l'intérêt  de  l'agrical- 
tare  et  pour  mettre  en  valeur,  par  des  défrichements  utiles  à  l'Etat,  ces 
terres  incultes,  avait  voulu  récompenser  de  grands  semces  rendus  au 
pays;  mais  cette  concession,  qui,  dans  la  pensée  du  monarque,  devait 
ùtre  une  fortune  pour  le  marquis  de  Turbilly,  occasioima  sa  ruine  par 
les  procès  qu'elle  lui  suscita  de  la  part  des  usagers,  du  maréchal  de 
Contades,  seigneur  de  Mazé  et  autres  lieux,  des  abbayes  de  Toussaint  et 
de  Saint-Aubin,  des  administrateurs  de  l'Hôtel-Dieu  d'Angers,  et  des  re- 
ligieux de  Saint-Florent  de  Saumur.  Les  frais  de  procédures,  qui  du- 
rèrent de  1  763  à  1 77 1 ,  le  ruinèrent  absolument,  et,  cinq  ans  après,  le 
3  de  février  1776,  il  mourait  à  Paris,  loin  du  château  de  ses  pères, 
qu'il  ne  possédait  plus,  mais  dont  ses  créanciers,  par  un  sentiment 
qui  les  honorait,  lui  avaient  laissé  la  jouissance. 

N'y  a-t-il  pas  quelque  chose  de  profondément  triste  dans  la  fin  de 
cet  homme  généreux,  le  dernier  de  sa  race?  En  lisant  son  kvre,  ne 
s'est-on  pas  représenté  le  seigneur  de  Turbilly,  marié,  cultivant  ses 
champs  sans  envier  les  faveurs  de  la  cour,  et  transmettant  à  des  enfants 
ses  goûts  simples  et  élevés  avec  une  fortune  supérieure  à  celle  qu'il 
avait  reçue  de  ses  pères  !  ne  se  l'est-on  pas  représenté  au  milieu  d'une 
population  reconnaissante  des  bienfaits  qu'elle  lui  devait!  Au  lieu  de 
cela,  quelle  triste  réalité,  une  récompense  royale  de  sa  noble  vie  de- 
venue la  source  du  plus  grand  des  malheurs  qui  pouvaient  l'atteindre! 
et  le  bienfaiteur  de  la  paroisse  de  Turbilly  mourant  sans  postérité  loin 
de  cette  population,  et  dépossédé  de  la  chapelle  où  étaient  déposés  les 
restes  mortels  de  ses  ancêtres! 

Après  la  mort  du  marquis  de  Turbilly,  de  temps  à  autre  d'hono- 
rables témoignages  donnés  à  sa  mémoire  montrent  que  beaucoup 
d'esprits  l'ont  jugé  aussi  favorablement  que  ceux  de  ses  contemporains 
que  nous  avons  cités,  et,  à  leurs  noms,  nous  ajouterons  ceux  de  Fran- 
çois de  Neufchâleau,  Feller,  Beuchot,  Musset-Pathay,  Bosc,  Loudon, 
J.  Rieffel,  Costaz,  de  Valscrres,  de  Gasparin,  et  nous  insisterons  eflfin 
sur  les  sentiments  que  la  lecture  du  Mémoire  sur  les  défrichemens  avait 
inspirés  au  célèbre  Arthur  Young,  cette  grande  autorité  britannique 
en  agronomie.  Ces  sentiments  étaient  une  estime  profonde  pour  le 
gentilhomme  et  de  l'admiration  pour  l'auteur  des  défrichements;  ils 
éclatent  dans  chaque  ligne  des  pages  que  fillustre  Anglais  a  consacrées 
au  marquis  de  Turbilly,  lorsqu'il  rend  compte,  dans  son  voyage  en 
France  de  1787,  des  causes  qui  le  déterminèrent  k  voir  les  terres 
défrichées  par  le  marquis;  c'était  onze  ans  après  sa  mort. 


DECEMBRE  1855.  777 

Ne  pouvant  reproduire  ces  pages,  nous  en  indiquons  la  substance. 
Elles  nous  apprennent  que  l'Anjou  avait  perdu  le  souvenir  d'un  de  ses 
enfants  les  plus  honorables,  lorsqu'un  étranger  enthousiaste,  qui  le 
considère  comme  une  gloire  de  l'agriculture»  vint  l'admirer  dans  son 
œuvre  même,  le  pays  qu'il  a  défriché.  Ce  n'est  pas  un  voyage  agrono- 
mique qu'il  se  proposait,  c'était  un  pèlerinage  ! 

>■  Il  se  rend  à  Angers,  capitale  de  l'Anjou,  persuadé  que  le  secrétaire 
perpétuel  de  la  Société  d'agriculture  de  cette  ville,  M.  de  Livonnière, 
va  lui  donner  les  renseignements  qu'il  désire  pour  le  voyage  de  Tur- 
billy.  Déception!  Arthur  Young  va  chercher  M.  de  Livonnière  à  sa 
maison  de  campagne,  à  deux  lieues  d'Angers;  il  trouve  un  homme  poli 
au  milieu  de  sa  famille,  il  en  reçoit  un  accueil  charmant,  mais  aucune 
instruction ,  rien  sur  la  résidence  du  marquis  de  Turbilly.  Aller  à  la 
campagne  et  retourner  à  la  ville  font  une  journée  entière  perdue  pour 
le  voyageur.  Il  va  à  la  Flèche.  Turbilly  n'en  est  qu'à  quatre  lieues 
de  distance.  Les  personnes  auxquelles  il  s'adresse  d'abord  n'ont  point 
entendu  parler  du  marquis.  Ënfm,  sur  les  indications  d'une  vieille 
dame,  il  prend  un  guide,  arrive  à  Turbilly,  où  il  est  reçu  par  le  pro- 
priétaire du  château,  le  marquis  de  Galway,  petit-fils  du  marquis  de 
Galway  qui  avait  accompagné  Jacques  II,  lorsque  ce  roi  fut  obligé 
de  quitter  furtivement  l'Angleterre.  Le  propriétaire  du  château  le  tenait 
par  héritage  de  son  père,  qui  l'avait  acheté,  en  1781,  des  créanciers 
du  marquis  de  Turbilly. 

Certes,  l'état  dans  lequel  Arthur  Young  trouva  le  domaine  do  Tur- 
billy fut  bien  différent  de  l'idée  qu'il  s'en  était  faite  d'après  une  des- 
cription qui  remontait  à  vingt-sept  ans  auparavant,  et  surtout  après  les 
malheurs  qui  cotnmencèrcnt  à  frapper  le  marquis  de  Turbilly  dès 
1  763.  Evidemment,  la  cause  vraie  de  ses  malheurs  fut  ses  procès  plu- 
tôt que  le  peu  de  succès  d'une  petite  savonnerie  et  d'une  fabrique  de 
porcelaine  qu'il  voulut  établir,  et  dont  Arthur  Young  vit  les  débris. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  célèbre  agronome  ne  quitta  pas  Turbilly  avec 
l'idée  que  l'agriculture  avait  causé  la  perte  de  son  ancien  seigneur. 

Si  un  secrétaire  perpétuel  de  la  Société  d'agriculture  d'Angers,  onze 
ans  après  la  mort  du  marquis  de  Turbilly,  ne  put  donner  aucun  ren- 
seignement à  Arthur  Young  sur  un  Angevin  qui  avait  tant  fait  pour 
l'agriculture,  si  un  écrivain  voisin  de  Turbilly,  en  passant  en  revue  les 
agriculteurs  renommés  de  Bazouges  et  de  ses  enviions,  n'a  pas  cité 
le  nom  du  marquis;  enfm,  si  LcclercrThouin ,  auteur  de  X Agriculture 
du  département  de  Maine-et-Loire ,  l'a  passé  sous  silence,  il  n'est  pas 
étonnant  que  des  écrivains  étrangers  à  l'agriculture,  qui  ont  écrit  sur 
l'Anjou,  se  soient  tus  sur  le  marquis  de  Turbilly. 

99 


778  JOURNAL  DES  SAVANTS.    - 

Heureusement,  un  homme  dévoué  à  tout  ce  qui  peut  honorer  son 
pays,  M.  Guiilory  l'aîné,  fondateur  et  le  digne  président  de  la  Société 
industrielle  d'Angers,  a  bien  mérité  de  l'Anjou  et  de  l'agriculture  en 
publiant  une  excellente  notice  sur  ie  marquis  de  Turbilly,  et  la  Société 
centrale  d'agriculture  de  la  Seine  n'a  été  que  juste  en  décernant  à  l'au- 
teur une  do  ses  médailles  d'or.  Grâce  à  cette  notice,  il  ne  sera  plus 
possible  de  parler  de  l'agriculture  de  la  France  au  xvni*  siècle  sans 
rendre  hommage  à  l'agronome  angevin  ! 


La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


E.  CHEVREUL. 

/ 


Note  de  M.  Biot. 


Il  s'est  ^issé ,  dans  mon  dernier  article ,  une  faute  d'impression  que  je  désire 
rectifier.  Elle  se  trouve  répétée  deux  fois  dans  la  note  annexée  à  la  page  665,  et 
porte  sur  le  mot  supersedeas ,  que  Newton  emploie  pour  désigner  un  des  objets  qu'il 
rassemble  sous  le  litre  de  Otiose  et  frustra  expensa.  On  y  a  substitué,  par  erreur, 
sapersedeamus.  Ce  dernier  mot  n'aurait  aucun  sens  ;  tandis  que  le  mot  supersedeas 
désigne,  en  style  de  palais,  un  ordre  de  surséance,  dont  à  la  vérité  on  ne  comprend 
nullement  l'application ,  parmi  les  gourmandises  que  Newton  a  mentionnées  dans 
sa  liste. 


NOUVELLES   LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  Sturm,  membre  de  l'Académie  des  sciences,  section  de  géométrie,  est  mort 
à  Paris,  le  18  décembre  i855. 


DÉCEMBRE  1855.  J79 


TABLE 

DES    ARTICLES   ET   DES  .PRINCIPALES    NOTICES   OU    ANNONCES    QUE    CONTIENNENT 
LES   DOUZE  CAHIERS  DU  JOURNAL  DES    SAVANTS,  ANNEE    l855. 


I.  LITTÉRATURE  ORIENTALE. 

Le  Lotus  de  la  bonne  loi,  traduit  du  sanscrit,  accompagné  d'un  commonlaire  et 
de  vingt  et  un  mémoires  relatifs  au  bouddhisme,  par  M.  E.  Burnouf,  eecrélaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  Paris,  Imprimerie  natio- 
nale, 1862,  i  vol.  in-/i*  de  iv-897  P^ges.  —  Hgyâ  Tch'er  Roi  Pa,  ou  développe- 
ment des  jeux,  contenant  l'histoire  du  Bouddha  Çâkyamouni,  traduit  de  la  version 
tibétaine  du  Bkah-Hgyour  et  revu  sur  l'original  sanscrit  (Lalitavistara),  par 
Ph.-Ed.  Foucaux. . .  1"  partie,  texte  tibétain,  ji-388  pages;  a*  partie,  traduction 
française,  Lxv-4a5  pages,  in-A"«  Imprimerie  nationale,  1847-18^8.  —  7*  article  de 
M.  Barthélémy  Saint-Hiiaire,  janvier,  ^3-59  (voir,  pour  les  précédents  articles,  les 
cahiers  de  mai,  juin,  juillet,  août,  septembre  et  octobre  i854)>  — 8* article,  fé- 
vrier, i5i-i3o.  —  9*  et  dernier  article,  avril,  a4a-a56. 

Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Hiouen-thsang  et  de  ses  voynees  dans 
l'Inde.  . .  traduite  du  chinois  par  M.  Stanislas  Julien.  Imprimerie  impériale,  i853, 
in-8*  de  Lxxxiv-47a  nages.  —  i"  article  de  M.  Barthélémy  Sainl-Hilaire,  mars, 
i4i9-i6i. —  a*  article,  août,  USb-à^S.  —  3*  article,  septembre,  556-566.  — 
4*  arlicle,  novembre,  677-689. 

Etudes  sur  l'idiome  des  Védas.  . .  par  Ad.  Régnier.  Paris,  i855,  in-4*  de  xvi 
ao5  pages.  Mars,  aoa. 

Atharva  veda  sanhita  herausgegeben  von  R.  Rolh  und  W.  D.  Whiiney,  Erste 
Abtheilang,  Berhn ,  i855,  grand  in-8*  de  1-390  pages.  Avril,  a65. 

Râmâyana ,  poème  sanscrit  de  VàlmiLi ,  mis  en  français  pour  la  première  fois  par 
Hippolyte  Fauche...  Paris,  i854-)855,  3  vol.  in-S*  de  xxix-43a,  39a,  xxxiii- 
354  pages.  Juin,  304. 

The  Bhagavad-Gitâ. . .  by  J.  Cockburn  Thomson...  Hertford,  i855,  I"  vo- 
lume, traduction  anglaise,  cxix-i55  pages.  II*  volume,  texte  sanscrit,  xii-ga  pages. 
Juillet,  460. 

Carmina  Hudsnilitarum.  .  .  ab  J.-G.-L.  Kosegarten,  vol.  I".  Greifswalde,  1  vol. 
in-4%  i854.  Avril,  a66. 

Ballades  et  chants  populaires  de  la  Rouméiie  (principautés  danubiennes)  recueillis 
et  traduits  par  Y.  Alessandri. .  .  Paris,  i855,  in-ia  de  XLvi-199  pages.  Juin,  394 

Histoire  générale  et  .système  comparé  des  langues  sémitiques,  par  Ernest  Renan. 
Première  partie.  Paris,  Imprimerie  impériale,  i855,  iii-8''  de  viii-199  pages. 
Août,  5i6. 

ir.  LITTÉRATURE  GRECQUE  ET  ANCIENNE  LITTÉRATURE  LATINE. 

Tragicorum  romanorum  reUquiœ.  Recensuit  Otto  Ribbeck.  Lipsiae,  i85a,  in-8° 
de  44a   pages.  —  Ennianae  poesis  reliquise.  Recensuit  Johannes  Vablen.  LipsiH>, 

99- 


780  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

i854,  in-S"  de  238  pages.  —  i"  article  de  M.  Palia,  mars,  137-149.  —  a*  arlicle, 
juin,  379-393..  .       .  ,        . 

Ménaudre.  Elude  historique  et  littéraire...  par  M.  Guillaume  Guizot.  Paris, 
i855,  in-8°  do  iv-459  pages.  Avril,  260. 

M.  TuUii  Ciceronis  commentarii  rerum  suarum  sive  de  vita  sua scripsit 

W.-H.-D.  Surinçar.  Leidae,  i854,  in-S"  de  xvi-864  pages.  Février,  i36. 

Nonnos  do  Panopolis,  Les  Dionysiaques  ou  Bacchus,  poëme  en  xlviii  chants, 
parle  comte  de  Marcellus.  Paris,  i855,  ini8  de  266  pages.  Mai,  328. 

Sallusle,  traduction  avec  noies  et  introduction,  par  M.  H.  Gomont.  Paris,  i853- 
i855,  3  vol.  in-8"  de  35 1  et  53a  pages.  Août,  519. 

III.  LITTÉRATURE  MODERNE. 

1°    GRAMMAIRE,    POESIE,    MELANGES. 

Lives  of  philosophers  of  the  time  of  George  III,  elc.  —  Lives  of  men  of  lelters  of 
the  lime  of  George  III ,  etc.  —  Historical  sketches  of  slatesmen  who  flourished  in 
the  time  of  George  III ,  by  Henry  lord  Broughara .  .  .  London ,  i855.  —  The  ora- 
tion  of  Demoslhenes  upon  the  crown ,  translated  intô  english . .  .  by  Henry  lord 
Brougham.  . .  London,  i84o.  i" article  de  M.  Villemain,  novembre,  653-66a. 

1*  Lexicon  etymologicum  linguarum  romanarum ,  Italicae,  Hispanicae,  GalHcse, 
par  Friederich  Dicz.  Bonn,  i853,  1  vol.  in-8*.  —  2°  La  langue  française  dans  ses 
rapports  avec  le  sanscrit  et  avec  les  aulres  langues  indo-européennes,  par  Louis  De- 
lâtre.  Paris,  i854.  Tome  I",  in-8'.  —  3*  Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  ou  gram- 
maire dos  dialectes  français  aux  xii'  et  xiii*  siècles.  .  .  par  .1.  F.  Burguy.  Berlin, 
i853-i854.  —  4°  Guillaume  d'Orange,  chansons  de  geste  des  xi*  et  xii*  siècles.  .  . 
par  W.-J.  A.  Jonkbloel.  La  Haye,  i854,  2  vol.  in-8'. —  5*  Altfranzôsische  lieder,  etc. 
(Chansons  en  vieux  français.  .  .),  par  Ed.  Màlzner.  Berlin,  i853,  1  vol.  in-8'.  — 
1"  article  de  M.  Litlré,  avril,  205-217.  —  ^'  article,  mai,  a94-3o3.  —  3*  article, 
août,  498-508.  —  4*  article,  septembre,  566-578. 

Maislre  Pierre  Patelin,  texte  revu  sur  les  manuscrits  et  les  plus  anciennes  édi- 
tions. . .  par  M.  F.  Génin,  Paris.  i854,  1  vol.  gr.  in-8"  de  370  pages.  1"  article 
de  M.  Magnin,  décembre,  721-734. 

Souvenirs  contemporains  d'histoire  et  de  littérature,  par  M.  Villemain.  Seconde 
partie.  Paris,  i855,  in-8°  de  528  pages.  Mai,  3a5. 

Nouvelles  éludes  historiques  et  littéraires,  par  M.  Cuvillier-Fleury.  Paris,  i855, 
in- 12  de  iv-4a4  pages.  Mai,  327. 

Traité  de  la  formation  des  mois  dans  la  langue  grecque.  .  .  par  Ad.  Régnier. 
Paris  i855,  vi-494  pages.  Mars,  201. 

Cours  de  langue  allemande,  par  MM.  Adier  Mesnard  et  Lévy.  Paris,  6  vol.  in- 
la.  Mars,  202. 

Œuvres  de  J.  L.  de  Guez,  sieur  de  Balzac.  . .  par  L.  Moreau.  Paris,  i855, 
2  vol.  ini8de  xxxvin-553  et  55o  pages.  Avril,  259. 

La  divine  comédie  de  Dante  Alighieri,  traduction  nouvelle  ,  par  M.  Mesnard  .  .  . 
Paris,  in-8'  de  viii-496  pages.  Avril,  264. 

Recueil  de  chansons,  satires,  etc.,  connu  sous  le  nom  de  Recueil  de  Maurepas, 
publié  par  M.  Anatole  de  Monlaiglon.  Paris.  Août,  5 16. 

Mauuelis  Philae  carmina.  .  .  edidit  E.  Miller.  Imprimerie  impériale,  1 855,  in-8' 
de  46o  pages.  Août,  5i5. 

Mellusine,  poëme  relatif  à  cette  fée  poitevine.  . ,  publié, . .  par  Francisque  Mi- 
chel. Niort,  in-i  2  de  3o2  pages.  Août,  5 1 5. 


î    DECEMBRE  1855.  781 

a*    SCIENCES    HISTORIQUES. 
1.    Géographie,  voyages. 

Percement  de  l'isthme  de  Suez.  . .  par  M.  Ferdinand  de  Lesseps.  Paris,  i855, 
in-8°  de  280  pages,  avec  une  carie.  Octobre,  65 1. 

Voyage  en  Turquie  el  en  Perse.  .  .  pendant  les  années  i846,  i847  ^^  i848,  par 
Xavier  Hommaire  de  Hell.  Tome  I",  Paris,  in-8''  de  a4o  pages.  Mai,  826. 

Le  Nil  blanc  el  le  Soudan.  . .  par  M.  Brun-Rollet.  Paris,  i855,  in-8' de  355 
pages.  Août,  52 1. 

Le  Nil,  Egypte  cl  Nubie,  par  Maxime  Du  Camp.  Paris,  i855,  in-12  de  35i 
pages.  Août,  523. 

Mœurs  el  Voyages,  ou  récits  du  monde  nouveau,  par  M.  Philarèle  Chasles. 
Poissy  et  Paris,  i855,  in-ia  de  324  pages.  Mai,  827. 

2.  Chronologie,  histoire  ancienne. 
3.  Histoire  de  Franco. 

Des  cariiels  autographes  du  cardinal  Mazarln.  —  6*  article  de  M.  Cousin,  jan- 
vier, 19-42  (voir,  pour  les  précédents  articles,  les  cahiers  d'août,  septembre,  oc- 
tobre, novembie  et  dtcembre  i854)-  —  7'  aiticl^,  février,  84io3.  —  8*  article, 
mars,  i6i-i84-  —  g*  article,  avril,  217-242.  —  10*  article,  mai,  3o4-324-  — 
11*  article,  juillet,  43o-447.  —  la*  article,  septembre,  525-545.  —  i3*  article, 
octobre,  6aa-637.  —  i4'  article,  novembre,  708  719. 

Recueil  des  historiens  des  Gaules  cl  de  la  France,  tome  XXI*....  publié  par 
MM.  Guigniaut  el  deWailly.  Imprimerie  impériale,  i855,  in-r*de  Lxxxiv-973  pages. 
Mai,  33 1 ,  332. 

Histoire  des  règnes  de  Charles  VII  cl  de  Louis  XI,  par  Thomas  Basin. ...  pu- 
blié   par  J.  Quicheral.  Tome  I*,  i835,  in-8*  de  clxiv-33(>  pages.  Sep- 
tembre, 583. 

Histoire  de  l'ile  de  Chypre,  sous  le  règne  des  princes  de  la  maison  de  Lusignan, 
par  M.  L.  de  Mas  Latrie.  Tome  III.  Imprimei'ie  impériale,  i855,  in-8"  de  xii-gio 
pages.  Août,  5 20. 

Mémoires  de  Mathieu  Mole.  . .  par  Aimé  Champollion-Figeac.  Tome  I".  Paris, 
i855,  in-8*  de  546  pages.  Avril,  257.  — Tome  II,  de  544  pages.  Septembre,  583. 

Correspondance  complète  de  Madame,  duclicsse  d'Orléans,  née  princesse  pala- 
tine, mère  du  régent.  Traduction  entièrement  nouvelle,  par  M.  G.  Brunet  Paris, 
i855,  2  vol.  in-12  de  xvi-488  cl  424  pages.  Mai ,  325. 

Chronique  de  Guines  el  d'Ardre,  par  Lambert,  curé  d'Ardre....  revue  par  le 
marquis  de  Godefroy-Ménilglaise.  Paris,  i855,  in  8°  de  xxxv-545  pages.  Mai,  33o. 

La  France  protestante.  •  .  par  MM.  Haag  frères.  Tomes  IV  el  V.  Paris,  i854  et 
i855,  in-8*  de  576  et  288  pages.  Avril,  260. 

Le  Canada  sous  la  domination  française.  .  .  par  L.  Dussieux.  Paris,  i855,  in-8* 
de  io4  pagos.  Mai,  328. 

4.  Histoire  d'Europe,  d'Asie,  etc. 

Histoire  de  Washington  cl  de  la  fondation  de  la  république  lies  Étals-Unis,  par 
Cornelis  dcWitt.  .  .  par  M.  Guixot.  Paris,  i855,  in-8*  de  m-civ  el  492  pages. 
Mai,  327. 

La  Turquie  actuelle,  par  Ubbicini.  Paris,  i855,  in-ia  de  472  pages.  Mai,  829. 

Histoire  de  Scanderbeg,  ou  Turks  et  Chrétiens,  par  M.  Camille  P.iganel  Paris, 
i855,  in-8*  de  lxxxiv-464  naçes.  Mai,  3a8. 


782  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

5.  Histoire  littéraire,  Bibliographie. 

Notice  bibliographique  sur  Montaigne,  par  J.-F.  Payen.  —  Documents  inédits 
sur  Montaigne,  recueillis  par  le  doclpur  Payen.  Paris,  i855.  —  Montaigne  magis- 
trat, par  Alphonse  Griui.  —  La  vie  publique  de  Montaigne,  par  Alphonse  Grûn. 
—  1°  article  de  M.  Villemain,  juillet,  Sgy-AiS.  —  a*  et  dernier  article,  octobre, 
606-622. 

Notice  sur  M.  Daunou,  par  M.  B.  Guérard,  suivie  d'une  notice  sur  M.  Guérard, 
par  M.  N.  de  Wailly.  Paris,  i855,  in-8°  de  m -867  pages.  Mai,  326. 

Bibliothèque  impériale.  — Département  des  imprimés.  —  Cnlaloguede  l'histoire 
de  France.  Tome  I".  Paris,  i855,  in-4' de  xxiv-63i!l  pages.  Avril,  262. —  Tome  II* 
de  780  pages.  Septembre,  584. 

Notice  sur  le  catalogue  général  des  manuscrits  orientaux  delà  Bibliothèque  impé- 
riale, par  M.  Reinaud.  Paris,  Imprimerie  impériale,  i855, 10-8° de  i6  pages.  Août, 
5i6. 

£ssai  historique  sur  la  Bibliothèque  du  roi .  aujourd'hui  Bibliothèque  im[  ériale. . , 
par  LoJiis  Paris.  Paris,  i856  (i855),  in- 12  de  466  pages.  Octobre,  55o. 

Les  Archives  de  France.. .  par  Henri  Bordier.  Paris,  i855,in-8°devi-4i2  pages. 

6.  Archéologie^ 

Inscriptiones  regni  Neapolitani  latinse.  Edidit  Theodorus  Mommsen.  Lipsise, 
MDCCCLII.  Sumptus  fecit  Georgius  Wigand.  Neapoli  proslat  apud  Albertum  Delken. 
xxiv-486  et  4o  pages  in-fol.  —  3*  article  de  M.  Hase.  Janvier,  69-68  (voir,  pour  les 
précédents  arlicles,  les  cahiers  de  septembre  et  de  novembre  i854).  —  4*  article, 
octobre,  687-646.  —  5*  et  dernier  article,  décembre  746-754. 

Athènes  aux  xv*,  xvi*  et  xvn*  siècles ,  par  M.  le  comte  de  Laborde.  Paris ,  2  vol. 
in^'. —  1"  article  de  M.  Vitet,  mai,  288-293.  —  2*  et  dernier  article,  juillet,  447- 

Pompéia,  décrile  et  dessinée  par  Ernest  Breton.  Paris,  i855,  in-8°  de  352  pages 
avec  planches.  Mai,  829. 

Recherches  sur  la  numismatique  judaïque,  par  F.  de  Saulcy.  Paris,  i854i  in-4* 
de  192  pages  avec  19  planches.  Février,  i3i. 

Gricchische  Mythologie,  V.  L.  Preller.  2  vol.  in-8*  de  628  et  368  page.-*.  Paris. 
Avril,  266. 

Études  sur  le  Péloponcse,  par  E.  Beulé.  Paris,  i855,  in-8'  de  vi-486  pages. 
Avril,  264. 

Charikles. .  .  (Charicles,  ou  description  des  usages  des  anciens  Grecs) ,  par  W. 
A.  Becker.  2*  édition,  Leipzig,  i854,  3  vol.  in-8'  de  xxii-  368,  807  et  345  pages. 
Février,  1 88. 

Itinéraire  archéologique  de  Paris,  par  M.  de  Guilhermy.  Paris,  i855,  in- 12  de 
892  p.  avec  gravures  et  plan.  Septembre,  585. 

Description  de  la  ville  de  Paris  au  xv*  siècle,  par  Guilleberl  de  Metz,  publiée.. . 
par  M.  Le  RouxdeLincy.  Paris,  i855,  in- 12  de  liv-io4  page».  Octobre,  65 1. 

3'  PHILOSOPHIE,  SCIENCES  MOHALES  ET  POLITIQUES.  (Jurisprudence,  théologie.) 

Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  fiers  élat^  suivi  de  deux 
fragments  du  Recueil  des  monuments  inédits  de  cette  histoire,  par  M.  Augustin 
Thierry,  membre  de  l'Institut.  —  i""  article  de  M.  Mignet,  février,  78-84. —  2*  ar- 
ticle, juin,  366-379. —  8*  article,  décembre  784-746. 

Patrum  nova  bibliolheca.  Romae,  i852,  i853,  6  vol.  in-4°.  Tomus  sexlus  conti- 


;  DÉCEMBRE  1855.  783 

nens  sancti  Athanasii  epislolas.  .  .  Lconis  Àllatii  1res  grandes  disserlationes.  .  . 
—  3*  article  de  M.  Miller,  mars,  i85-30o.  (Voir,  pour  les  précédents  articles,  les 
cahiers  de  septembre  i853  et  de  juin  i85A.)     ' 

Histoire  de  radminislration  monarchique  en  France.  .  .  par  A.  Chéruel.  Gou- 
lommiers  et  Paris,  i855,  a  vol.  in-8''  de  Lxxi-Sg  et  5i  a  pages.  Septembre,  584. 

Lectures  on  the  true,  the  beautiful  and  tbe  good,  by  M.  V.  Cousin.  .  .  transla- 
ted  by  O.-W.  Wight.  New  York,  i854,  in-8*  de  Sgi  pages.  Mars,  aoA. 

De  la  baguette  divinatoire,  du  pendule. .  .  par  M.  E.  Chevreul.  Paris,  i85ii- 
Août,  5i8. 

Letires  adressées  à  M.  Villcmain . .  .  sur  la  méthode  en  général  et  sur  la  défini- 
tion du  mol  Fait...  par  M.  E.  Chevreul.  Paris,  i855,  in-ia  de  iv-276  pages. 
Août,  5 18. 

Études  sur  le  xviii*  siècle,  par  Ernest  BersoJ.  Versailles  et  Paris,  i855,  2  vol. 
in-13  de  viii-5i3  et  SSy  pages.  Juin,  SgS. 

Metafisica  d'Arislolele  volgarizzala  el  commentala  da  Ruggiero.  Bonghi,  libri  I-VI. 
Torino,  i854,  in-8*,  civ-A5o.  Février,  i35. 

Histoire  des  troupes  étrangères  au  service  de  France .  .  .  par  Eugène  Fieffé. 
Paris,  i855,  a  vol  in-8*  de  xii-4a3  et  436  pages.  Août,  5ao. 

Histoire  générale  de  la  diplomatie  européenne. .  .  par  François  Combes.  Paris, 
i855,  in-8*  de  xii-4oA  pages.  Mars,  ao3.  • 

Cours  d'économie  politique,  par  Michel  Chevalier.  1"  vol.  a*  édition.  Paris, 
i855,  in-8*  de  vii-6a3  pages.  Août,  617. 

La  vie  future;  histoire  et  apologie  de  la  doctrine  chrétienne  sur  Tautre  vie,  par 
Th.-Henrt  Martin,  neuues,  io55,  in-ia  de  iv-335  pages.  Août,  5i8. 

Ix'  SCIENCES    PHYSIQUES    ET    MATUBMATIQDB.S.   (  ArlS.  ] 

Délenninalion  de  Téquinoxe  vemal  de   i853,  effectuée  en  Egypte  d'après  des 
observations  du  lever  et  du  coucher  du  soleil,  dans  l'alignement  des  faces  australe 
2t  boréale  de  la  grande  pyramide  de  Mcmphis,  par  M.  Marietlc.  —  1"  article  de 
M.  Biol,  mai,  aôg-aSa.  —  a*  article,  juin ,  347-365.  —  3*  et  dernier  article,  juil 
let,  419-430. 

Sur  les  restes  de  Tanciennc  uranographie  égyptienne,  que  l'on  pourrait  retrou- 
ver aujourd'hui  chez  les  Arabes  qui  habitent  1  intérieur  de  rËgypto.  Article  de 
M.  Biot,  août,  46 1-474- 

Memoirs  of  the  life,  writings,  and  discoveries  of  sir  Isaac  Newton.  .  .  par  sir 
David  Brewster,  a  vol.  in-8'  d'environ  680  pages  chacun.  Edimbourg,  i855.  — 
1"  article  de  M.  Biol,  octobre,  589-606.  —  a*  article,  novembre,  66a  977. 

Recherches  expérimentales  sur  la  végétation,  par  M.  Georges  Ville. . .  Paris,  i853, 
viii-i33  pages,  a  planches  et  figures  dans  le  texte. —  i" article  de  M.  Chevreul, 
novembre,  689-703.  —  a* article,  décembre,  767-778. 

De  Bichat,  a  l'occasion  d'un  manuscrit  de  son  livre  sur  la  vie  et  la  mort. . . 
1"  article  de  M.  Flourens,  juin,  333-34o.  —  a*  article,  août,  474-485.  —  3'  ar- 
ticle, septembre,  546-556. 

Œuvres d'Oribase,  texte  grec,  en  grande  partie  inédit,  collationné  sur  les  ma 
nuscrits,  traduit  pour  la  première  fois  en  français,  avec  une  introduction,  des 
notes  et  des  planches,  par  les  docteurs  Bussemaker  et  Daremberg.  Tome  II,  i854. 
Imprimerie  impériale. —  i"  article  de  M.  Litlré,  janvier,  1-19  (voir,  pour  le  tome  I", 
le  cahier  d'août  i85a).  —  a*  el  dernier  article,  février,  io4-ii4- 

Chirurgie  de  Paul  d'Egine,  texte  grec. . .  avec  traduction  française  en  regard. . .  par 
René  Briau.  Paris,  i855,  1  vol.  in-8*.  1"  article  de  M.  Littré,  décembre,  755-767. 


784  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Couvres  choisies  d'Hippocrate .  . .  par  le  dooieur  Ch.  Daremberg.  Seconde  édi- 
♦ion.  Paris,  i855  ,  in-S"  de  civ-yoS  pages.  Mars  ,  2o3. 

Giossulae  quatuor  magistrorum  super  chirurgiani  Rogerii  et  Rolandi,  .  .  Edidit 
D'.  Car.  Daremberg.  Naples  et  Paris,  i85/i,  in-S"  de  XLiv-228  pages.  Avril,  268. 

De  l'électrisation  localisée  et  de  son  application  à  la  physiologie,  à  la  pathologie 
et  à  la  thérapeutique,  par  le  docteur  J.-B.  Ducbesne,  de  Boulogne.  Paris,  i855, 
1  vol.  in-8°  de  xii-gaG  j)ages.* Avril,  268. 

Traité  élémentaire  de  physiologie  humaine  ..  par  J.  Béclard.  Paris,  i855, 
in-8°  de  viTi-988  pages,  avec  1 44  gravures.  Février,  i33. 

INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE. 

Séance  publique  des  cinq  Académies.  Prix  décernés  et  proposés.  Août,  BoS-Sog. 

Académie  française,  Réception  de  M.  Berryer.  Février,  i3i.  —  Election  de 
M.  Legouvé,  de  M.  le  duc  de  Broglie  et  de  M.  Ponsard.  Mars,  201.  —  Mort  de 
M.  Lacretelle.  Mars,  aoi.  —  Réception  de  M.  Silvestre  de  Sacy.  Juin,  SgS.  — 
Séance  publique  annuelle.  Prix  décernés  et  proposés.  Septembre,  578-682.  —  Mort 
de  M.  le  comte  Mole.  Novembre,  719. 

Académie  des  inscriptions  et  beïles-lellres.  Élection  de  M.  Hippolyle  Fortoul. 
Février,  i3i.  —  Mort  de  M.  Barchou  de  Penhoên.  Août,  5 10.  —  Séance  publique 
annuelle.  Août,  5io-5i4-  —  Érection  de  M.  Texier.  Novembre,  720.  —  Ses  mé- 
moires. Tome  XVIII  (  1"  partie),  i855,  in-5°  de  vi-5o8  pages. 

Académie  des  sciences.  Séance  publiciue  annuelle.  Prix  décernés  et  proposés. 
Janvier,  68-72.  —  Mort  de  M.  Duvcrnoy.  — Élection  de  M.  Dclaunay.  Mars,  201. 
—  De  M.  Jules  Cîoquet.  Juin,  SgS.  —  Éleclion  de  M.  le  vice-amiral  Dupelit- 
Thouars.  Août,  5i4.  —  Mort  de  M.  Magendie.  Octobre,  646.  — Mort  de  M.  Sturm. 
Décembre,  778. 

Académie  des  Beaux-Arts.  Mort  de  M.  Gauthier.  Mai,  324-  —  Élection  de  M.  Lc- 
lluel.  Août,  5i5. — Séance  publique  annuelle.  Prix  décernés  et  proposés.  Octobre, 

646-650.  .  .  '       . 

Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  Éleclion  de  M.  Odilon  Barrot.  Fé- 
vrier, i3i.  —  Création,  par  décret  impérial,  d'une  nouvelle  section,  sous  ce  titre: 
Politique j  Administration,  Finances.  —  Les  titulaires  de  celte  section,  nommés  par 
décret  impérial,  sont  :  MM.  le  marquis  d'Audifrel,  le  président  Barthe,  Bineau, 
Pierre  Clément,  le  vicomte  de  Cormenin,  Gréterin,  Laferrière,  Armand  Lefebvre, 
le  président  Mesnard ,  le  général  Pelet.  Avril,  267.  —  Ses  mémoires.  Tome  IX, 
Paris,  i855,  in-4°  de  viii-gaS  pages.  Avril,  261  et  août,  617.  —  Éleclion  de 
M.  Wolowski.  Mai,  325. 


TABLE. 

.  ^  ,,,\  p.g«f. 

Maistre  Pierre  Patelin ,  etc.  (  l"  article  de  M.  Magnin.) 721 

Essai  sur  l'histoire  de  la  formation  et  des  progrès  du  tiers  état.  (3*  article  de 

M.  Mignet.). 734 

Inscrjptiones  regni  Neapolitani  latinœ,  etc.  (5*  et  dernier  article  de  M.  Hase.). .  746 

Chirurgie  de  Paul  d'Égine,  etc.  (Article  de  M.  Liltré.) 755 

Recherches  expérimentales  sur  la  végétation,  etc.  (2*  article  de  M.  Chevrcul.)..  767 

Nouvelles  littéraire» 778 

Table  des  articles  et  principales  notices  contenus  dans  les  douze  cahiers  de  1855.  779 

TIN   DE    LA    TABLE. 


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Journal  des  savants 


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