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DES SAVANTS.
ANNÉE 1855.
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IMPRIMERIE IMPÉRIALE.
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JOIRNAL
DES SAVANTS.
JANVIER 1855.
Œuvres dOribase, texte grec, en grande partie inédit, collationné
sur les manuscrits, traduit pour la première fois en français,
avec une introduction, des notes, des tables et des planches, parles
docteurs Bassemaker et Daremberg. T. II, i854. Imprimerie
impériale, chez J. Bailiière, rue Hautefeuille , n° 19 '.
PREMIER ARTICLE.
Le tome deuxième d'Oribase , qui vient de paraître et qui témoigne
du lèle comme de la persévérance et de Thabileté des deux savants
éditeurs, nous met en présence de la matière médicale des anciens,
contenant ce qui se rapporte aux émissions sanguines, aux évacuations,
aux influences de l'air et des localités, aux bains, à la médication to-
pique et aux médicaments simples. Dans tout cela, comme on sait, ce
n est jamais Oribasc qui parle; il emprunte et juxtapose des fragments
deGalien, de Rufus, d'Antyllus, d'Hérodote le chirurgien, d'Apollo-
nius, de Dioclès et de bien d'autres, de sorte qu'on a , quant aux secours
fournis par la matière médicale, une vue passablement complète de
ce que firent et écrivirent les médecins depuis les temps hippocratiques
jusqu'à Oribase. ;,f M,! ^o>:.i u«'V>.j
Les monuments de l'antiquité et les Uavaux qui les expliquent ont
deux genres d'utilité. I^ premier et le principal est purement spécu-
latif, c'est de fournir à la science de l'histoire les matériaux qui doivent
' ^ V6fé*:\ pouf le l©me T, le tahièr d*»oûl i«5a , pfg|fe 5o^/ > i ■<>
6 JOURNAL DES SAVANTS.
la consolider et l'agrandir. Le second est accessoire et pratique, c'est
de reprendre, dans les civilisations disparues, maintes choses qui, à
tort, ont été oubliées ou sacrifiées. Plus la science de l'histoire se dé-
tache de la chronique et s'élève au-dessus d'une simple collection de
faits, plus elle se subordonne l'érudition» qui, dès lors, travaille ou
pour elle ou par elle. D'un autre côté, plus la civilisation qui a grandi
spontanément prend conscience d'elle-même et réfléchit sur sa propre
évolution, plus elle s'aperçoit qu'elle a laissé en chemin derrière soi
des essais, des indications, des institutions, qu'il serait sage de ne pas
perdpe et qu'une étude intelligente du passé peut lui rendre.
A ces deux titres, la thérapeutique et la matière médicale de l'anti-
quité grecque méritent et le labeur que leur, consacrent, dans ce
IP volume d'Oribase, MM. Bussemaker et Daremberg, et l'attention
de ceux qui veulent connaître le passé , afin de mieux comprendre le
présent et d'entrevoir jusqu'à un certain point l'avenir. La médecine
antique est évidemment le lien entre la médecine moderne et une mé-
decine encore plus antique dont on ne peut reconstruire l'image que
par conjecture; et elle renferme, quoique visiblement inférieure, plus
d'un secret à explorer, phis d'une indication îV suivre, plus d'un exemple
à imiter.
Jetons d'abord un coup d'oeil sur' le côté pratique, celui certaine-
ment pour lequel les hommes livrés à l'étude des choses actuelles
sont le moins disposés à la prendre en considération. Et, en effet, k
quoi bon distinguer, comme faisaient les anciens, les médicaments en
ceux qui ont des qualités chaudes, ceux qui ont des qualités froides,
ceux qui ont des qualités mixtesP A quoi bon rechercher leurs purga-
tifs, leurs émétiques, leurs narcotiques, quand la botanique et la chimie
ont fourni tant de préparations supérieures à tout ce qui fut connu
jadis? Pourquoi ne pas laisser dormir dans leur poussière ces vieux
livres qui ne peuvent plus rendre aucun service efficace «et qui ne
servent qu'à occuper les veilles des érudits?
Il y a, dans l'antiquité, un remède qui a joui d'une grande renom-
mée, l'ellébore. Rien n'était jugé plus puissant parmi les médicaments,
et rien non plus n'était considéré comme plus dangereux. Cela dépen-
dait, sans doute en partie, du mode d'administrer, et, ainsi qu'on l-e voit par
les prescriptions , la préparation et la dose n'étaient pas suffisamment assu-
rées; mais cela dépendait surtout de la nature même du remède, qui
exerçait une action très-énergique sur l'organisme tout entier. Au dire
de ces médecins, quand l'évacuation ne procédait pas facilement, il
survenait des étouffements, des hoquets, des crampes, du délire, des
JANVIER 1855. 7
défaillances, des sueurs démesui'ées, l'abattement des forces. Ce sont
là des accidents qui indiquent qu'un agent actif est entité dans le
coi'ps, et que ses propriétés sont de celles qui débilitent profondé-
ment. Ctésias, ce médecin cnidien qui accompagna Texpédition de
Cynis le jeune, et qui, pris par les Perses, exerça son art à la cour du
grand roi, ngte que, du temps de son père et de son grand-père, on
ne donnait pas l'ellébore, et que, si jx)urtant on l'administrait, on re-
commandait au malade de faire son testament. Mnésithée, un peu plus
récent que Ctésias, reconnaît aussi que l'administration de l'ellébore
entraîne de grands dangers, et que celui qui désespère d'être guéri par
un Iraitcmcnl exempt de péril doit seul se soumettre à l'emploi d'un
pareil moyen.
L'ellébore, q^i s'était introduit dans la pratique médicale, malgré
la difficulté de le manier, y demeura pendant plusieurs sit^cles, mieux
administré sans doute, mieux tempéré, ijjais toujours objet de sollici-
tude pour les médecins et le3 malades. Finalement, néanmoins, l'usage
s'en perdit. «Après Posidonius et Oribase, qui furent à peu près con-
«temporains, dit M. Daremberç dans une note, p. 806, felléborismc
«paraît être tombé en désuétude; du moins on lit dans Damasciiis
«(Photius, p. 3/i3 '') qu'Asclépiodote , le disciple de Jacques Psychreste,
(( et qui vivait par conséquent dans la seconde moitié du t* siècle , rétablit
u l'emploi de l'ellébore, qui s'était perdu et que son maître même n'avait
« pas osé rétablir, et qu'il guérit, grâce h ce inuyen de traitement, nombre
«de malades désespérés. Cependant Asclépiodote ne parait pas avoir
«eu beaucoup d'imititcurs. Cela itssort, ce nous semble, de ce que dit
«de l'ellébore Alexandre de Tralles, qui vécut au milieu du vi* siècle,
«dans son chapitre sur la niélancM)lie : uJe sais que, dans ce cas, les
tt plus anciens parmi les médecins avaient recours à l'ellébore lorsqu'ils
u s'apercevaient que la maladie n'é()rouvait auctm amendement appré-
uciable par l'efl'el dos antres purgatifs.» A dater du vi* siècle, on
«peut regarder rdléborisme comme n'existant plus. » Ni les Arabes, ni
le moyeu âge n'essayèrent de le foire rentrer deas la pratique médicale.
Cependant là était un puissant agent qui avait rendu de grands ser-
vices, qui pouvait en rendre encore, et qu'il était, en tout cas, fâcheux
de laisser dans l'oubli. Il vient d'en .sortir soiis une forme toute nou
velle, grâce à la chimie. On a trouvé, dans le veratram albmn, un alca
loïdc, la vérairinc, que la médecine a mis à profit. M. le docteur Aran ,
qui a expérimenté avec soin cette substance nouvelle, dit dans une note
(AmmuniquéeàMM. Bussemaker et Darcrobci^, p. 8o5: «Je m'explique
<*tvè«-bien les résnitats remarquables que la méthode de rolléborisnie
8 JOURNAL DES SAVANTS.
« avait entre les mains des médecins anciens. Ainsi que je crois l'avoir
«prouvé, la véralrine peut être considérée comme l'un des plus puis-
usants agents hyposthénisants dont la thérapeutique dispose. Mon ex-
upérience ne m'a encore rien appris relativement aux effets de la véra-
utrine dans les maladies chroniques; mais, dans les maladies aiguës,
«dans les inflammations parenchymateuses principalemen,t , je ne con-
« nais aucun médicament d'une aussi puissante efficacité. »
On voit par là que les anciens n'avaient pas eu la main malheureuse
en s'efiforçant d'introduire dans leur pratique un médicament qui est
véritablement héroïque. Avec cette donnée, on peut maintenant appré-
cier un conseil d'Hippocrate qui était demeuré obscur. Dans le traité
des Fractures, S 36, parlant des fractures du fémur ou de fhumérus
avec issue des fragments à travers les parties molles, il recommande
de donner l'ellébore; et, dans le traité des Articulations, S 63, parlant
des luxations dans lesquellesJes extrémités osseuses déchirent et trans-
percent la peau, il dit : uOn n'entreprendra pas la réduction; la fera
« parmi les médecins qui voudra. On doit être persuadé que les blessés
«mourront, si les os restent réduits; et leur vie ne se prolongera qu'un
« petit nombre de jours, peu d'entre eux iront au delà de sept, c'est le
« spasme qui les tue; il en sera ainsi, sachons-le bien , et je pense
«que même fellébore, administré le jour même et puis une seconde
«fois, ne servira de rien; pourtant, si quelque chose peut être utile,
« c'est l'ellébore; mais je n'y ai pas confiance. » Ces deux passages témoi-
gnent que Hippocrate comptait sur l'efficacité de fellébore dans cer-
tains délabrements traumatiquos. Un des accidents les plus à craindre
en ces lésions, c'est fintensité de finflammation qui amène ou la gan-
grène ou de vastes suppurerons; et tout ce qui tendra à éteindre cette
redoutable inflammation tendra aussi à conserver les jours du blessé.
Or, évidemment, f expérience avait enseigné à Hippocrate que fellébore
avait une telle vertu , réduisant l'activité artérielle, abaissant la chaleur,
tempérant, en un mot, l'inflammation, et donnant, de la sorte, des
chances de succès qu'on n'aurait pu avçir par d'autres moyeris. Je désire
que le lecteur remarque cette concordance entre l'administration tout
empirique de fellébore dans f antiquité et faction reconnue à la véra-^
trine dans les temps moderneà; concordance qui m'inspire une telle
confiance, que je n'hésiterais pas à conseiller fessai de cet alcaloïde dans
les lésions très-graves des os pour lesquelles Hippocrate s'en est bien
trouvé. * . .-'i/itf »i :>.;; ;f>j
Sans doute Hippdbrate n'avait pas la théorie de sa pratique; et, in-
terrogé j^jl n'aurait pu répondre rien autre, sinon que fellébore dimi-
JANVIER 1855. 9
nuait les dangers courus en ces cas par les malades. Et aussi cette im-
possibilité de rendre raison n'a pas été sans influence sur le discrédit
qui a fini par atteindre ce médicament, dès l'antiquité même , pour les
accidents dont il s'agit. Rufus dans Oribase, page 137, dit: «Hippo-
« crate, qui a constitué notre art, ordonnait l'ellébore le jour même ou
«le lendemain, après la luxation d'une grande articulation avec plaie
<et dans le cas de fi*acture avec saillie des os, pensant que les malades
« pourraient peut-être échapper à la gangrène et aux convulsions par
«l'eflet de ce médicament, bien qu'ils fussent, du reste, dans un état
u fâcheux. Il n'est pas facile de refuser sa confiance à ces conseils parce
«qu'ils sont donnés par le meilleur des médecins; cependant ils sont
« difliciles à mettre en pratique. » On le voit, l'action de l'ellébore dans
les graves lésions des os et des parties molles n'est plus qu'une affaire
de respect pour une autorité que Rufus regarde comme très-gi'ande ; et
lui-même ne songe pas à s'en servir en des cas semblables. Pour se
fier, dans des lésions aussi dangereuses, à un remède aussi indirect et
qui ne devait pas réussir toujours, il fallait une singulière sagacité thé-
rapeutique, qui ne se laissait pas décevoir par les accidents et les mau-
vaises chances, et qui, en tout état de cause, savait discerner l'effet
utile là même où il n'était pas suffisant. Or, ia théorie n'existant pas
pour soutenir, en ces circonstances défavorables, un remède bienfai-
sant , on le laissa tomber. Et ici se présente ce qu'on peut entendre
par la thérapeutique rationnelle en opposition à la thérapeutique em-
pirique, et quel genre de services, entre autres, celle-là rend à côté do
celle-ci. Tant que l'ellébore a été administré dans les inflammations
graves, seulement parce que des observateurs attentifs lui avaient re-
connu la propriété de diminuer les accidents, il est demeuré un moyen
empirique; mais, du moment qu'à l'un de ses principes constituants
est rattachée une action hyposthénisantc sur l'économie, il devient un
moyen rationnel. Entre les phlegmasies profondes que l'on traitait ainsi
et fellébore , jl y avait une large lacune , si bien qu'on ne concevait
pas comment l'efîBcacité réellement observée opérait; mais la lacune est
comblée quand on connaît l'action immédiate de la vératrine, qui est
de produire un abaissement considérable dans les forces générales du
patient; et cette première rationalité fera un pas nouveau, un pas
considérable, si l'on parvient à déterminer à quel élément anatomique
la vératrine s'adresse d'abord. On comprend anssi comment le fait
empirique, devenu rationnel, se trouve bien plus solidement acquis,
bien moins sujet aux fausses interprétations et à l'oubli. La connais-
sance de l'ellébore étant ainsi entrée dans l'ensemble théorique de la
10 JOURNAL DES- SAVANTS.
science, on retrouvera toujours, quand on voudra, i'efRcacitë de cette
substance sur ies inflammations profondes.
M. ie docteur Aran dit dans sa note: «A part l'intensité extrême
«des effets, la description de i'elléborisme donnée par les anciens con-
« corde si parfaitement avec ce que j'ai observé moi-même dans l'em-
«ploi de la vératrine, que je n'hésite pas à me rallier à l'opinion de
« ceux qui pensent que c'était le veratram album ou une autre espèce de
Hveratram voisine de celle-ci, dont les anciens faisaient usage.» Il y a
en effet beaucoup de dissentiments et de discussions sur la question
de savoir à quelles plantes répondent les ellébores des anciens. Prendre
en considération les effets pharmaceutiques pour compléter et assurer
la détermination botanique me paraît fort judicieux, et je ne pense
pas qu'après les expériences sur la vératrine il puisse rester du doute
touchant le genre de plantes auquel les anciens recouraient quand ils
elléborisaient.
La tendance des travaux modernes et leur but idéal, c'est de faire
passer la médecine de l'état empirique à l'état rationnel, de l'état d'hy-
pothèse à l'état positif. Mais, dans ce trajet, les points de contact avec
l'antiqm'té, qui est tantôt purement empirique et tantôt purement hy-
pothétique, reparaissent de tous côtés. Ainsi ï Académie de médecine
vient d'être le théâtre d'une importante discussion sur ies déviations
utérines, sur le redressement de l'utérus, et sur l'emploi de redresseurs
intra-utérins. Parmi les praticiens les plus éclairés et les plus habiles d'à
présent, les uns pensent que les déviations utérines sont la cause d'une
foule d'accidents qui affligent les femmes; les autres, que ces accidents
sont indépendants des déviations, complètement innocentes de ce qu'on
leur attribue. Les ims pensent qu'il est important de redresser l'utérus;
les autres, que cela importe peu, puisque les accidents tiennent à toute
autre chose qu'à la déviation. Enfin, les uns recommandent comme
moyen de redressement les sondes intra-utérines; les autres les rejettent
non-seulement comme inutiles, mais même comme dapgereuses. Eh
bien, toute une moitié de ces importantes questions avait déjà occupé
la haute antiquité médicale. Il y a, dans la Collection hippocratique ,
un ouvrage considérable intitulé : Des maladies des femmes et Des femmes
stériles; il n'est pas d'Hippocrate , peut-être même il n'est pas d'un méde-
cin de son école; mais il émane, en tout cas, d'un homme fort ancien ,
fort habile, et qui avait beaucoup vu et beaucoup fait. Ce prati-
cien admettait que les déviations utérines causaient des accidents très-
divers et fâcheux; il croyait qu'il fallait y remédier en tout cas, et
employer, entre autres, le redressement utérin, non point tel qu'on
- r JANVIER 1855. 11
lé pratique aujourdliui, mais d'une façon qui, quoique simple etrudi-
mentaire, n'en témoigne pas moins d'une connaissance réelle et d'une
main exercée. Voici comme il décrit son procédé, S i33 : «On a des
« bâtonnets faits avec le pin le plus gras , on les enduit avec de l'huile ;
« ils sont longs de six doigts , au nombre de cinq ou six , de forme co-
M nique, et un peu plus gros les uns que les autres; le plus gros est
« comme le doigt indicateur, de même forme que ce doigt , plus mince
« par le bout, grossissant en allant vers l'autre extrémité. Ces bâtonnets
«seront aussi lisses et aussi ronds que possible, sans aucune écharde.
«On place d'abord le plus mince. Quand il est en place, la femme se
« tient tranquille , prenant garde qu'il ne tombe. On n'enfonce d'abord
«que le bout; puis on l'engage de plus en plus, le faisant tourner et le
«poussant en même temps. Quand le petit bout est reçu, on s'arrête à
« ce petit bout, et la femme prend garde que le bâtonnet ne tombe.
«Puis on enfonce davantage de la même façon, jusqu'à ce qu'il soit
« entré de quatre doigts h l'intérieur de l'orifice utérin. Quand ce pre-
«mier bâtonnet est ainsi reçu, on l'ôte pour substituer celui qui suit
« en grosseur, de manière que cela soit en place avant l'affaissement de
« l'orifice et quand cet orifice est encore droit et ouvert. Or, on réus-
«èira, si, enlevant l'un, on met l'autre. Il faut aussi avoir une tige en
«plomb, semblable, pour la forme, au bâtonnet le plus gros, mais
« creusée à l'intérieur, pour pouvoir contenir quelque chose. La capa>
« cité en sera celle de la sonde pour les plaies. Afin que l'orifice de cette
« tente soit lisse et ne blesse pas, on la dispose comme le bout des bâ-
« tonnets. Quand la tente «n plomb est prête , on l'emplit de graisse de
«mouton broyée; cela fait, on ôte le bâtonnet, on met en place le
«plomb. Si, mis en place, il cause de la chaleur, on le retire et on re-
«met le bâtonnet; on trempe le plomb dans l'eau froide, et on le re-
« place après avoir ôté le bâtonnet. Il faut qu'il y ait toujours quelque
«chose en place. Pendant le jour, le bâtonnet vaut mieux, le plomb
«pendant la nuit. Si la femme veut se lever, qu'elle se lève, mais en
«ayant attention k ce que la tente reste en place, et, en cas de dépla-
« cernent, elle la remettra aussitôt. Si aucun des bâtonnets employés
« pour ce cas ne sont reçus , on les fera plus minces jusqu'à ce que fopé-
« ration puisse s'accomplir, n
'J'ai signalé avec quelque détail ces rapprochements, parce que la
question des déviations utérines, au point de vue pathologique et thé-
rapeutique, a repris un intérêt tout présent. Il est donc bien vrai que,
k tout moment, la médecine ancienne est ou peut être mêlée à la mé-
'dècine moderne. En génémi, la s{îience actuelle éfant, au sens le plus
12 JOURNAL DES SAVANTS.
direct et le plus étroit, fille de la science passée, il ne faut pas s'étonner
que les connexions se rencontrent si souvent. Sans doute, ces con-
nexions apparaissent surtout quand les lumières actuelles se projettent
sur quelque coin obscur des documents antiques. Je ne puis mieux com-
parer ceci qu'à ce qui se passe entre l'érudition et Hérodote : à mesure
que Ton connaît plus exactement les lieux qu'il a visités, les monu-
ments dont il a parlé, à mesure aussi on le comprend davantage, soit
pour le rectifier, soit pour le confirmer, et l'histoire en tire de plus
utiles matériaux. De même, dans la science dont la médecine est un
rameau, la connaissance plus complète que les modernes acquièrent,
se reflétant sur les anciens, l'ensemble y gagne solidité, consistance,
étendue.
J'ai encore à citer un exemple de cet échange entre férudition et la
science actuelle. La Collection hippocratique renferme deux livres qui,
ayant joui d'un grand renom dans fantiquité , ont partagé la faveur
d'Hippocrate et de ses écrits lors de la Renaissance. Ce sont le I*' et le
IIP livre des Epidémies. Ces livres contiennent, comme partie princi-
pale, des histoires d'un bon nombre de malades, ou, pour me servir
du langage technique de notre temps, des ohservatioîis. Les anciens mé-
decins ne se sont jamais demandé à quelles maladies spéciales ces ob-
servations se rapportaient; et sans doute ils n'ont pas eu besoin de se
le demander : observant, pratiquant dans des mêmes lieux qu'Hippo-
crate, ou dans des lieux analogues, la ressemblance de ce qu'il avait vu
avec ce qu'ils voyaient les frappait assez pour leur ôter toute incerti-
tude. Mais il n'en a plus été ainsi quand les écoles médicales se sont
transportées sous des climats plus septentrionaux, et la question de
savoir à quoi correspondaient les fièvres d'Hippocrate (car c'était bien de
fièvres qu'il avait parlé) se présenta naturellement; mais il ne fut
pas aisé d'y répondre : vainement cherchait-on à identifier cette pyré-
tologie retracée par le vieux médecin grec avec la pyrétologie de chaque
jour; la concordance n'était jamais satisfaisante; et il restait à supposer
ou bien que la description antique n'était pas assez détaillée pour
permettre un jugement assuré, ou bien qu'il était survenu des modifi-
cations , à vingt-deux siècles de distance , dans les phénomènes patholo-
giques. Mais ces suppositions auraient été prématurées. Quand les évé-
nements politiques et l'extension des relations internationales eurent
porté les médecins occidentaux en des contrées plus chaudes, l'Inde,
la Grèce, l'Asie Mineure, l'Algérie, alors l'interprétation, qui avait jus-
qu'alors échoué, s'oflrit de soi; celui-là même qui rend ici compte du
IP volume d'Oribase établit la comparaison de point en point; et il est
X
.t^>i/ JANVIER 1855. 13
maintenant reconnu universellement qu'Hippocrate avait surtout décrit
certaines formes de cette grande fièvre rémittente qui est endémique
sous tant de climats et qui reçoit- de chacun un caractère spécial. Si
bien que la pyrétologie d'Hippocrate vint prendre place à côté des bons
écrits qui se publiaient actuellement sur ce sujet; et il n'y eut qu'une
chose à regretter, c'est que celte concordance n'eût pas été connue
plus tôt, de manière à éviter les tâtonnements que le changement de
lieu occasionna dans les premiers temps, de manière, en un mot, à ce
qu'il n'y eût point de solution de continuité entre l'expérience hippo-
cratique, qui aurait élé si utile, et celle des modernes, qui se trouva si
désappointée.
On est, à l'égard des anciens, entre deux opinions extrêmes : fune,
qu'ont d'ordinaire les hommes occupés des sciences naturelles , les traite
avec dédain ; l'autre , qu'ont les érudits , les exalte volontiers. Et en elTet,
si on compare , comme font les premiers , les résultats obtenus par les
anciens avec les résultats obtenus par les modernes, on est tenté de ne
pas tenir grand compte de ces essais rudimentaire^ si, au contraire,
on les considère en eux-mêmes, comme font les seconds, on est sin-
gulièrement frappé de la valeur de leur esprit. Mais, pour être com-
plète,, la comparaison doit être non-seulement avec l'état actuel de la
science, mais aussi avec l'état antérieur à ceux que nous appelons les
anciens. Par là, en effet, on aperçoit l'eDchainement, et l'on comprend
combien furent grandes les dillicultés dans les premiers temps, quand
les hommes s'inquiétèrent d'observer les phénomènes, de penser sur ce
qu'ils avaient observé, de créer des théories encore bien précaires,
d'instituer enfin l'esprit scientifique. -iv'ij n".
Tenons-nous-en seulement à la biologie, et, dans la biologie, à la
médecine; voire même, dans la médecine , à la thérapeutique, qui est ce
dont s'occupe ce deuxième volume d'Oribase. Il n'est personne qui pré-
sentement ne voie combien traiter une maladie est un problème com-
pliqué. U faut d'abord la connaître; et, pour cela, il importe d'avoir,
d'une part, la notion des organes affectés, et, d'autre partf la notion des
effets que les causes pathogéniques produisent sur l'organisme vivant.
Mais tous ces renseignements sur l'état morbide supposent des rensei-
gnements correspondants sur l'état normal ou de santé ; de sorte que
toute la biologie apparaît comme appui et base. De son côté, la bio-
logie ne |)eut procéder sans la chimie, qui lui découvre la composition
élémentaire des tissus et des humeurs, la relation entre l'aliment et les
substances vivantes, la composition et la décomposition perpétuelles;
elle a même besoin de la physique pour tous les problèmes de chaleuc.
14 JOURNAL DES SAVANTS.
de lumière, de son et d'électricité dont les corps orçanisés sont le
théâtre. Ce n'est pas tout de considérer ia connaissance de la maladie
en soi, il faut aussi considérer ce qui la guérit ou ce qui la soulage; et
alors se déroule l'ample domaine de la matière médicale et de la phar-
maceutique fondées essentiellement sur ia botanique et sur la chimie.
C'est à un tel ensemble qu'il s'agissait de parvenir, et on ne pouvait
y parvenir qu'à force de temps et de tâtonnements, à l'aide d'essais
heureux et malheureux, par le moyen de théories tantôt utiles et fé-
condes, tantôt téméraires et décevantes. La maladie, quelque naturelle
qu'elle soit, a toujours, pour celui qui est dépourvu de toute notion sur
l'anatomie et la physiologie, quelque chose d'étrange qui devient facile-
ment ou effrayant ou merveilleux , suivant le tour des imaginations, et,
pour les esprits les plus rassis, quelque chose de malaisé à saisir et à
combattre. Qu'on se représente , par exemple , un péripneumonique ; il
est brûlant, ses forces sont abattues, sa soif est vive; il tousse et crache
du sang; enfin, pour me servir de la description frappante d'Hippocrate
[Du régime dans le^ maladies aiguës, S 5), «la respiration s'embarrasse;
« l'haleine devenant fréquente et précipitée , les crachats prennent une
« viscosité sans coction , qui en empêche l'expulsion ; arrêtés dans les
« voies pulmonaires , ils produisent le râle ; et , quand le mal est à ce
«point, la mort est généralement inévitable, car les crachats, retenus,
<i d'une part empêchent l'air de pénétrer au dedans , et d'autre part le
«forcent à se porter au dehors avec rapidité. Et ainsi le mal aide au
«mal : les crachats, retenus, précipitent la respiration ; la respiration,
«précipitée, rend les crachats visqueux et met obstacle à leur sortie. »
Voilà une série d'accidents graves, menaçants, qui s'enchaînent l'un à
l'autre , et qui s'aggravent avec rapidité. Ils tiennent à ce qu'il s'est
formé dans le poumon un noyau d'engorgement qui , durcissant d'abord ,
va bientôt devenir plus mou et purulent; et c'est alors que le malade
succombera. La guérison ne surviendra que si un travail en sens in-
verse s'établit dans le lieu engorgé, empêchant l'hépatisation grise et
rendant perméables de nouveau les capillaires obstrués. Tel est le but
où devait tendre le traitement.
Bien certainement, les hommes se trouvèrent longtemps dénués
devant des maux aussi urgents. On peut s'en convaincre en rappelant à
sa mémoire ce qui nous a été dit par les anciens de la médecine des
peuples barbares, scythes, gaulois, germains, et ce que nous racontent
les voyageurs de celle des sauvages américains et des peuplades de la
Polynésie. Non-seulement, il n'est question, dans ces conditions, ni de
notions anatomiques, ni de notions physiologiques, ni d'aucun système
j JAJVVIER I855.i[j0! " i5
de traitement, mais encore les moyens empiriques d'un secours réel
sont peu nombreux et appliqués avec peu de discernement. On a une
certaine pratique pour traiter les plaies et Jes fractures ; on extrait les
flèches engagées dans les chairs, on fait des incisions pour dégorger les
parties tuméfiées ; on cautérise avec le feu celles qui sont douloureuses
ou impotentes; on connaît quelques plantes qui servent à tel ou tel
usage. Surtout, on a recours aux incantations, aux charmes, aux sor-
tilèges, à tout cet attirail, en un mot, de procédés superstitieux qu'on
retrouve partout, et qui partout, en effet, remplacent, par une puissance
magique et imaginaire sur la nature, la puissance réelle due seulement
aux efforts de la science, suivant cet axiome, de plus en plus vérifié,
que savoir c'est pouvoir.
Dans cet aperçu sur la suite de la médecine, on peut intercaler les
renseignements fournis par Homère; renseignements appartenant à une
époque moins rudimentaire que celle dont il vient d'être question. Le
médecin est appelé pour retirer la flèche, nettoyer la plaie et appliquer
des médicaments qui apaisent les noires douleurs ,
^pftax,' à xev tin.^<r^<ji fteAatvéûn» 6hvvààyv.
[II. IV. 191.)
On lui accorde une grande estime, car on dit qu'il,vaut^à lui seul
beaucoup d'autres hommes, .1
HoXX&v évri^ioi iXXatp.
[Il XI. 5a.)
Le poêle attribue aussi aux médecins une épithète qui est caractéris-
tique, les disant riches en médicaments ^
ToOf (liv r lifTpoi xsoXv^piMxot ifi^ntévotnai,
ÉXxe' dbttiôfitvot
(//. XVI. a8.)
Sans doute, en efl'et, les médecins des Grecs, puisant directement ou
indirectement leurs ccmnaissances en Egypte , à Tyr ou en Assyrie , de-
vaient être riches en préparations médicamenteuses.
Il est donc permis, malgré le laconisme d'Homère, de croire que le
médecin de la guerre de Troie en savait plus que celui des peuplades
barbares. Il suffirait de se figurer la civilisation hellénique d'alors, ses
cités, ses vaisseaux, ses armes, son organisation politique. Vu la con-
nexion de toutes les choses sociales, on doit admettre qu'en médecine
aussi ils avaient dépassé l'époque barbare. D'ailleurs, nous savons qu'ils
16 JOURNAL DES SAVANTS.
étaient en relation avec Sidon , avec Tyr, qui , elles-mêmes, avaient des
rapports avec l'Egypte. Or des documents fort anciens, antérieurs à
Homère, et que les nouvelles éludes sur les hiéroglyphes commencent
à mettre au jour, témoignent que là (ce qui devait être d'ailleurs) l'é-
tude empirique de la médecine et l'accumulation des préparations phar-
maceutiques avaient fait de notables progrès. .H^(^ ut ; . ;^ , :<:u .h ud
C'est cet avancement an té-hellénique qui explique comment Hippo-
crate , dit le père de la médecine , est pourtant pourvu de toutes sortes
de connaissances, de pratiques, de moyens, qui supposent une longue
culture antécédente. Il est impossible de parcourir les livres si remar-
quables de la Collection hippocratique sans être frappé de cette contra-
diction impHcite. Quoi! il est, assure-t-on, créateur de tout; avant lui
il n'y avait rien qui valût la peiné d'être nommé! Ses livres, complète-
ment croyables en cela, démentent une telle assertion. Hippocra.te, loin
de s'attribuer le titre d'inventeur, déclare en plus d'un lieu que l'art mé-
dical existe depuis longtemps et est dû à une longue expérience. Mais ,
quand même il ne se serait pas expliqué aussi nettement, quand môme
nous n'aurions pas son propre témoignage sur l'antiquité de la méde-
cine, il suffirait de relever les renseignements que ses livres fournissent.
Je me contenterai ici de citer le cathéter, le trépan , les ventouses , la
saignée, la théorie de la réduction des articulations luxées, la conten-
tion méthodique des os fracturés, la paracentèse thoracique, la trépa-
nation des côtes; toutes choses qui supposent beaucoup de connais-
sances dans les indications à remplir, beaucoup de pratique dans le
maniement des instruments. Ajoutons qu'un enseignement médical était
tlonné , bien avant lui , dans les écoles de Cos et de Cnide , dans celles
de Crotone et de Cyrène. Il faut donc reporter dans une période très-
reculée une culture empirique de la médecine, une culture qui avait eu
son siège dans les pays déjà très-civilisés de Tyr, de Sidon, de Baby-
lone, de Ninive, de l'Egypte; culture sans doute analogue à celle qui a
persisté en Chine jusqu'à nos jours. Mais, cela établi, il est possible
de retrouver par un autre côté la justesse du titre de père de la méde-
cine décerné à Hippocrate par l'antiquité reconnaissante. Hippocrate
fut non pas le père de la médecine empirique , mais le père de la mé-
decine scientifique. La séparant des conceptions métaphysiques qui ,
dans ie sein des écoles philosophiques, ne lui laissaient pas assez de réa-
lité, l'élevant au-dessus de l'empirisme qui prévalait parmi les prati-
ciens, il commença cette grande élaboration qui aboutit de nos jours à
regarder la pathologie comme un cas particulier de la physiologie, et
il mérite ainsi véritablement la gloire qui entoure son nom. . -
JANVIER 1855. 17
J'appellerai ici anciens ceux qui appartiennent à une époque com-
prise entre l'établissement définitif des républiques grecques vers le
VI* siècle avant l'ère chrétienne et la chute de fempire romain. Cette
distinction m'est suggérée par le besoin d'éviter les confusions, ayant à
comparer ces anciens ainsi limités avec l'antiquité plus éloignée qui les
précéda. Lvidemment , c'est la science grecque en général et Hippo-
crate en particulier, qui ont imprimé à la médecine ancienne son ca-
chet. Hippocrate, dans le traité Des airs, des caax et des lieax, S a 3, a un
orgueilleux passage où il exalte sa patrie au-dessus de l'Asie : « Les Eu-
« ropéens sont plus belliqueux pour cette raison (la nature de leur climat),
« et aussi par l'elTet des institutions ; car ils ne sont pas , comme les
«Asiatiques, gouvernés par des rois; et, chez les hommes qui sont sou-
« mis à la royauté, le courage manque nécessairement. Leur âme est as-
(( servie, et ils se soucient peu de s'exposer aux périls sans nécessité
« pour accroître la puissance d'aulrui. Mais les Européens, gouvernés par
«leurs propres lois, sentant que les dangers qu'ils courent, ils s'y ex-
u posent dans leur propre intérêt, et non pour l'intérêt d'un autre, les
«acceptent volontiers et se jettent hardiment dans les hasards; car le
« prix de la victoire est pour eux. C'est ainsi que les lois ne contribuent*
i< pas peu à créer le courage, n Ce fier langage , Hippocrate aurait pu éga-
lement le tenir, si, comparant ce qu'était la médecine chez lui avec ce
qu'elle était dans les pays civilisés sans doute , mais pourtant dits barbares
par les Grecs, il avait exalté la supériorité scientifique de ses compa-
triotes, au lieu d'exalter leur supériorité sociale. En elFct. ce qui, depuis
lui, distingue la médecine grecque de la médecine barbare (je ne puis
m'euipêcher de me servir ici de ce mot, dût-il s'appliquer aux Egyp-
tiens, aux Ty riens, aux Assyriens), ce qui la distingue, dis-je, c'est le ca-
ractère spéculatif qui lui est désormais imprimé, c'est-à-dire qu'elle se
fonde sur une connaissance de plus en plus profonde de l'organisation
vivante, et surtout de l'organisation la plus compliquée, le corps hu-
main. L'idée toute grecque de la prééminence des Hellènes sur les bar-
bares provient non-seulement de la prééminence dans les armes et dans
la politique, mais aussi de la prééminence dans la spéculation. Désor-
mais les rôles étaient changés; cet Orient, source de l'antique sagesse
et du nécessaire et primordial empirisme, était dépassé de si loi^par
tes disciples , devenus ses maîtres , qu'il ne pouvait même plus les com-
prendre et les suivre; et ceux qui se sentaient ainsi décidément entrés
dans le domaine de la vérité générale , appelaient dorénavant barbarie
ce qui avait été jadis grandeur véritable et culture glorieuse.
' Et voyez quels furent les travaux des Grecs dans les connaissances
3
IS JOURNAL DES SAVANTS.
dont il est ici plus particulièrement question. Hippocrate, embrassant
d'un coup d'oeil le champ pathologique qui lui est le mieux connu, a
essayé , dans son livre Da pronostic , de systématiser les maladies fébriles
aiguës. La coction chargée de réparer les désordres qui surviennent dans
la crase (ou juste tempérament des quatre humeurs fondamentales)
étant admise, il en conclut qu'à une perturbation de même nature ré-
pondait une coction qui avait aussi même nature, même procédé,
même cours. Or la maladie fébrile aigùe est une perturbation qu'on
peut, indépendamment des formes qu'elle revêt, des .causes qui la
produisent, des foyers dont elle part, considérer comme essentiellement
identique; et dès lors, à un esprit aussi élevé que le sien, il devint
possible de tracer le tableau non plus d'une fièvre ou d'une pleurésie,
mais de toute une classe d'affections. D'autre part, dans son traité Des
airs, des eaux et des lieux, il ébauclia la théorie de l'influence des climats
sur les hommes, commençant ainsi la vaste étude du rapport entre les
milieux et les êtres organisés. Nous sommes déjà bien loin , on le sent,
de la simple pratique , même affermie et enrichie par une longue expé-
rience; nous en sommes plus loin encore dans Aristote. Celui-ci jette
'les iiidiments de l'anatomie comparée; n'étudiant pas les animaux
un à uo, il rapproche les parties analogues et les confronte en-
semble. Une telle entreprise ne pouvait être conçue dans sa grandeur
et exécutée avec une suffisante réalité que par cet esprit" qui peut-être
fut à la fois le plus spéculatif et le plus réel , le plus abstrait et le plus
concret, qui ait honoré l'humanité. Avec moins de force sans doute et
d'autoiité, mais pourtant non sans une grande utilité, son disciple
Théoj)hraste posa quelques fondements pour la connaissance de la vie
des plantes. Les grands anatomistes de l'antiquité, Erasistrate et Héro-
phile , pénétrèrent bien au delà de tout ce qu'on avait fait avant eux ,
dans l'intimité des parties organisées; de rudimentaire qu'était fanalo-
mie, surtout l'anatomie humaine, même après Aristote, elle devint
une base désormais inébranlable de toute recherche ultérieure tant sur
le jeu des fonctions dans l'état de santé que sur leurs perturbations
dans l'état de maladie. Il y a véritablement lieu d'admirer l'esprit actif
des Grecs et leurs rapides progrès, quand on compare l'anatomie telle
qu'^e était pour Hippocrate avec ce qu'elle fut après Erasistrate et
Hérophile : du temps du premier, on considérait le cerveau comme
une glande et l'on confondait les nerfs avec les tendons sous le nom
de vsvpa; grâce aux travaux des seconds, cette grande part de l'ani-
mal, le système nerveux, n'est plus inconnue. Enfin, quand l'anti-
quité gréco-romaine est près de finir et de céder la place à une nou-
JANVIER 1855. 19
velle phase , Galien lègue aux âges futurs ses œuvres éminentes sur
ï Utilité des parties et sur les Lieux affectés.
É. LITTRÉ.
( La suite à an prochain cahier. )
Des carnets autographes du cardinal Mazarjn,
conservés à la Bibliothèque impériale.
SIXIÈME ARTICLE ^
Mazarin ne pouvait agir sur le parlement que par le garde des sceaux
et chancelier Pierre Séguier, qui, comme nous l'avons dit, n'était ni
estimé ni aimé; mais il avait sur le clergé l'autorité directe que lui
donnait son titre de cardinal, et surtout la disposition pixïsque absolue
de ce qu'on a depuis appelé la feuille des bénéfices. Louis XIII l'avait
jugé si propre auxalfaires ecclési<istique8, que, par son testament, il les
lui avait spécialement attribuées*; et, quoique ce testament eût été cassé,
il avait été convenu entre la régente et Mazarin qu'il aurait tout le
pouvoir que lui conférait la déclaration royale ; en sorte que peu à
peu, et à mesure qu'il avança dans la confiance d'Anne d'Autriche, il
fit établir dans le cabinet et passer en règle que La Viillière', le se-
crétaire d'État chargé des afl'aires ecclésiastiques, n'expédierait aucune
nomination , même la moins considérable en apparence , sans sa préa-
lable approbation et même sans son contre-seing. Il mit un soin jaloux
* Voyez, pour le premier article, le cahier d'auûl, page 5^7 ; pour le deuxième,
celui de septembre, page Sai ; pour le (roisième, celui a octobre, page 6oo; potir
le quatrième, celui de norembre, page 687; et, pour le cinquième, celui de dé-
cembre, page 753. — * Voyez ce testament dans le deuxième article, cahier de
septembre, p. bag. — ^ La Vrillicrc était spécialement chargé de ces sortes d'aP-
faires, comme Guénégaud, de celles de la maison du roi, Lctellier, de celles de la
guerre, et Brienne, des afl'aires étrangères, bien entendu sous la suprême direction
du premier ministre. Outre cela, on avait divisé le royoubie en un certain nombre
de grandes circonscriptions , dont chacune relevait d'un des quatre secrétaires d'État .
tandis que le surintendant des Gnanccs ne s'occupait que des finances, et le garde
des sceaux de la justice. Chavigny et l'évêque de Beauvais n'avaient point de dé-
partements particuliers.
3.
20 JOURNAL DES SAVANTS.
et obstiné à revendiquer et à retenir entre ses mains cette importante
partie du gouvernement ^
Anne d'Autriche, dès le commencement de la régence, avait institué,
sous le nom de conseil de conscience, une commission quelle prési-
dait elle-même et dont l'objet était de rechercher les meilleurs moyens
d'affermir et de répandre l'empire de la foi catholique, et de présen-
ter au choix de la reine les sujets les plus capables d'être promus aux
grandes cures , aux abbayes , aux prieurés et aux évcchés. Ce conseil
était composé du cardinal, du chancelier Séguier, de l'évêque de Beauvaîs,
que nous connaissons, de l'évêque de Lisieux, dont il sera parlé tout
à l'heure, et de M. Vincent, depuis le grand saint Vincent de Paul,
général des Pères de la Mission. Ces trois derniers membres avaient plus
de zèle que de prudence, et ne s'inquiétaient guère de susciter des em-
barras à la politique du premier ministre. Mazarin les comblait d'égards,
et leur déférait avec empressement dans les petites choses; mais, quand
il s'agissait d'affaires importantes, des protestants, par exemple, il n'en-
tendait pas leur sacrifier les intérêts de l'État. Il redoutait le conseil de
conscience autant qu'il le respectait : aussi s'applique-t-il à le tenir le
plus qu'il peut dans l'ombre; il ne le rassemble pas très-fréquemment,
et se garde bien de lui reconnaître un caractère public et officiel : en
un mot il veut la haute main sur tout ce qui regarde le clergé , choses
et personnes^. Il avait pour cela les plus fortes raisons.
' I' carnet, p. 107 : « Per H beneûcii, dica (S. M.) a lutti, fate che il cardinale
« Mazarini mené parli. » II' carnet, p. 80 : tChe S. M. ordini alli segretarii dî Stalo
ï di non spedir nelli affari ecclesiaslici senza la sotlo scrllione. » III' carnet, p. Ai :
« S. M. orclîni alli segretarïi di Stalo di non spedir cosa alcuna in matière ccclesias-
« tice senzi un biglielio segnato dà me che dichiarerà la volontà délia S. M. » Ce pas ■
sage est répét;' mot pour mot, IV carnet, p. 2^. Ibid. p. /ia : «M. de la Vrigliera
«ha segnato e segna moite cose senza ordine che non deve, e senza mio certilicato
« spedisce beneficii conlro l'inlenlioue di S. M. » Ihid. p. A4 : « M. de la Vrigliera ha
« spedito per M* la l'rincessa e per il présidente Maison una badia senza cerlifîcalo. »
Il renouvelle celle plainte, ibid. p. 7A : «Si è falta la speditione del canonicato del.'a
« Santa-Chapella a Dans (Tabbé Dans, il en sera question plus bas, p. 33) senza mio
«cerlifîcalo, et in queslo modo l'ordine si confonde, et io ricevo pregiuditio etc. »
VI* carnet, p. 21 : «S. M. avverla di rimeltere a me tutti li affari ecclesiaslici di
« badie, priorati e cose simili. » — * II' carnet, p. 90 : « Non bisogna che S. M. ri-
« melta alla congregazione le cose che ha risolute di non fare, come le coadjutorie
«e vescovali a qnel!i che non sieno preti, e cose simili, etc.» III* carnet, p. 6: «Bi-
« sogna avverlire che non 'si nomini nelle lettere che si dovranno scrivere al parla-
« mento e consiglio il consiglio di coscienza. n III' carnet, p. 72 : «Non tener per
« qualche tempo il consiglio di coscienza.» Nous verrons plus tard que les évêques
de Beauvais et de Lisieux furent renvoyés dans leuri diocèses, vers la fin de cette
même année i6A3, et que le père Vincent élanl reslé seul d'ecclésiastique dans le
JANVIER 1855. '21
Qu'on pense, en effet, à la situation extraordinaire de Richelieu et
de Mazarin, deux cardinaux, deux princes de l'Église catholique, en-
treprenant une véritable croisade contre la première puissance catho-
lique de l'Europe, l'attaquant en Allemagne, en Flandre, en Italie, en
Espagne même; soulevant contre elle le Piémont, Gênes, Venise; pre-
nant parti pour la Hollande calviniste; appelant à son aide l'épée de
Gustave -Adolphe; soudoyant celle de ses lieutenants, et travaillant, au
congrès de Munster, à faire entrer les nouveaux États hérétiques dans le
droit public européen. Rome n'avait pu voir une telle entreprise de la
part du roi très-chrétien sans une douleur profonde : elle considérait
cette gueiTe comme une guerre impie; elle faisait des vœux pour l'Es-
pagne, et, en France, elle inspirait ses sentiments à tout ce qui mettait
l'intérêt catholique au-dessus de l'intérêt français. Le clergé pensait,
parlait, agissait comme le Saint-Siégc. Songez aussi qu'une condescen-
dance nécessaire pour nos alliés de Hollande et d'Allemagne faisait une
loi d'ajouter encore aux ménagements que la sagesse et la justice com-
mandaient envers les protestants dans l'intérieur du royaume. Toute
cette conduite blessait le clergé. On ne pouvait lui demander d'applaudir
aux victoires du protestantisme, bien qu'elles fussent les nôtres, et il ne
cessait d'invoquer la paix, tandis que Richelieu et Mazarin ne pouvaient
poser les armes qu'après avoir atteint le but de la guerre. Le clerçé
entrait donc naturellement dans la ligue des Importants et la mettait
sous les auspices de la religion, comme les parlements lui prêtaient
l'apparence du bien public.
Cette nouvelle opposition, à la tête de laquelle se plaça bientôt l'é-
vêque de Beauvais, était le plus grand souci de Mazarin; car il n'avuit
d'autre appui que la reine , et il ne pouvait guère espérer de trouver
en elle la piété éclairée et le ferme patriotisme de Louis XIII: elle
était espagnole et dévote. Quelle peine dut-il avoir à lui faire coni
prendre que dans tout cela il ne s'agissait pas de religion mais de po-
litique, qu'elle était reine de France et non d'Espagne, et la mère
de Louis XIV encore plus que la sœur de Philippe IV ! Quelle diffi-
culté aussi de persuader à ceux qui avaient réellement à cœur l'intérêt
de la religion catholique qu'en s'alliant aux protestants d'Allemagne
et en ménageant ceux de France, on ne nourrissait aucun mauvais des-
sein contre la foi; que, loin de là, on la défendrait quand la moindre
conseil, Matarin y domina. Bientôt il le fil enlièrement supprimer. Sur le conseil
de conscience et sur los scrupules qu'éprouva longtemps la reine n déférer, en pa-
reille matière, à la politique de Matarin, voyez madame de Molleville, 1. 1, p. a 1 1-
Si3.
22 JOURNAL DES SAVANTS.
atteinte lui serait portée! Ainsi s'explique le zèle ardent que déploya
Richelieu, et après lui Mazarin, dans les afifaires du jansénisme, contre
des excès de doctrine assez innocents en eux-mêmes et que couvraient
tant de génie et tant de verttt^ Ainsi s'explique encore la protection
déclarée que Mazarin accorda aux jésuites. Il se souvenait qu'il avait été
leur élève; il connaissait de longue main leur habileté et leur puissance,
et, en les traitant bien, il espérait et il sut gagner leur appui. Certaines
personnes croyaient faire merveille en conseillant à la reine de donner
au petit roi un confesseur qui n'appartînt pas à la célèbre compagnie;
la reine même paraissait incliner à cet avis. Mazarin s'y opposa sur ce
motif très-solide que les jésuites avaient toujours été en possession de
cette charge ; qu'en la leur enlevant on les mettait contre soi , et on s'en
faisait des ennemis redoutables^. Dans la querelle des jésuites et de l'U-
niversité il se conduisit avec une rare prudence. Il est certain que plus
d'un jésuite avait écrit des choses qui ne pouvaient pas être supportées,
sur la puissance temporelle des papes, contre les droits de la royauté, et
même en faveur de Ravaillac. Fille aînée des rois, l'Université combattit
avec force ces odieuses doctrines, aussi funestes à la religion qu'à l'Etat;
c'était son devoir et son droit, et Mazaiin l'approuvait. Le recteur de
' rV" carnet, p. 65 : «Lunedi assemblea in Sorbona : prevenire clie non seguino
« disordini, che non si faccia nienle in pregiuditio délia bolia del Papa conlra Gianse-
* nius. Prohibire le impressioni sopra queste doltrine nuove, e casiigar severamente
«chi trasgredirà. » Mazarin craint toujours de favoriser le jansénisme. Tantôt il
veut faire évêque l'abbé de Saint-Nicolas, Henri Arnauld, le frère du grand docteur;
tantôt il s'y refuse de peur de nommer un janséniste. II"* carnet, p. 6 : « Vescovalo
« di Perigo (Périgueux) per l'abbate di S. Nicolas. » Ihid. p. 119:» Non dar il ves-
« covalo air abbate di S. Nicolas. » En effet, Henri Arnauld ne fut nommé à l'évêché
d'Angers qu'en 1649. L'abbé Duplessis-Praslin, si connu depuis comme évêque
de Comminge, et qui joua un si grand rôle dans les affaires du jansénisme et dans
la paix de Clément IX, était déjà suspect, en i643, d'appartenir ou d'incliner à Port-
Royal, car Mazarin nous apprend qu'il le fit avertir par son frère, le marquis de
Praslin, depuis maréchal de France, de ne pas se môler des opinions nouvelles;
et il ne le lit évêque que pour s'attacher son frère, auquel il fait valoir cette faveur.
IV carnet, p. 102 : « Ho parlalo al fralello dell' abbale di Plessis-Praslin , perche li
« dica che deve sperar poco dà S. M., se s'imbarazza in queste nuove opinioni , come
« è slato riferito che faceva. Quando S. M. inclini a darli il vescovato, deve altendere
«il fratello di Piemonte (le marquis de Praslin servait en Piémont) a cui farà valer
« questa gratia. » — * IV* carnet, p. 63 : « S. M. ha detto a diversi che vuol un ves-
« covo che confessi il re per escluder cosi li gesuiti, et in cio si commette un grand'
«errore, poiche grandissime pregiudilio puoi resullare al servilio di S. M. d'irritar
• un corpo cosi accreditato e considerabile come il detto , che in ogni minima sedi-
« lione che arrivasse potrebbero far gran cose parlando nel disavantaggio délia M. S. ;
« di maniera che io non sarei mai di parère di far loro questa offesa. . . ma quando
0 S. M. si rbolvesse , non conviene farne ostentatione ne dichiararsene fuori di tempo. ■
JANVIER 1855. 23
l'Université avait composé un recueil de diverses propositions cou-
pables enseignées par des casuistes de la compagnie , et entre autres par
îe père Ayreau, régent du collège de Clermont, à Paris. Un libraire avait
fait imprimer ce recueil qui, comme on le pense bien , avait excité le plus
grand scandale, et les jésuites avaient eu le crédit de faire mettre en pri-
son ce libraire. Assurément l'Université avait le droit d'intercéder en sa
faveur. Mais elle fit plus : un jour, sans prendre la peine de demander
audience à la reine, le recteur se présenta au Palais-Royal, et, dans une
harangue véhémente, il réclama la liberté du libraire et attaqua la com-
pagnie de Jésus. Anne d'Autriche, qui n'avait pas été prévenue, n'avait
trop su que répondre. Mazarin fit venir le recteur et ie réprimanda sé-
vèrement pour avoir osé paraître devant la reine sans en avoir obtenu
la permission. Il l'engagea aussi à s'exprimer à l'avenir avec plus de
mesure; en même temps il fit sortir de prison le pauvre libraire, et,
n'abandonnant jamais les droits de la royauté et de l'Etat, il exigea de
la compagnie qu'elle surveillât plus exactement l'enseignement de ses
collèges, et rendit les supérieurs responsables des leçons des professeurs ^
Mazarin était sans doute insinuant et persuasif au plus haut degré,
mais il ne se fiait pas à ce talent : il le secondait par d'autres moyens
plus accommodés à la faiblesse humaine. Nous avons déjà vu qu'il consi-
dérait les pensions secrètes comme un des plus sûrs ressorts de gouver-
' V"* carnet, p. 4, 5, 6, 7 : «S. M. si devn lamenlare della sorpresa che gli è
stata fatta , e procnrar d'intcndere che ha portalo il reltore a parlar corne ha fatio .
e ciuando sia fuori di causa convien ca^tigarlo.» — «Il reltorc è slato da me ;
m'ha parlalo del libram impriggionalo, délia doclrina de' gesuili. Gli ho ns[>o9lc-
oon egrore et in modo dk far temerc che non si risolva conlra loro che usano maie
della stima che si flk delf Università. Gli ho dctto che non si trova malc che rico-
noscendo che s« pubblica et eniegna doUrine preg^ndicievoli al sen-ilio di Dio, de!
re e dello Stato, lo rappresentino acci6 si inipedisca e ca»tigando li delinquenli
vi si remcdii, ma non si approva la forma Icnula in qufslo rincontro, mcnlre lu-
mulluariamenle e con animositÀ trattavano una cosa che senta u»nr di cloquenzii
ne di colori obbligava ogniuno a prendervi parte, mcnlre le cosc rappresenlate su5-
sislessero. Che S. M. era.adirata a con giustitia di esser stata sorpresa trovando
rUniversita alla sua sala senxa esser stata awisata ne haver data audicnia. Che si
parlasse ingiurosamcnle di un corpo, protestando che si dicesse che nulrivano li
geauiti li Ravagliac e li Schatti (probablement Chatei) per uccider li re. . . . I^er
il lihraro che mi sarei adoprato pcr l.i sua liberntionc. • Ibid. p. a8 : t Far .sortir
di priggione il lihraro dcl rettore. — Processo vcrhnlc di queilo è passato nel con-
sigiio con li padri gesuili M>pra la dotirina dd padre Ero (Ayreau), c rimedinr nll'
avrenir facendo rispondere li superioride* collcgi di qudio innegnaranno maestri
alla scuola. » — Ibid. p. aS : iSî pubblichi l'arresto per li gesuili coine fù fatto nel
consiglio. » Cette aiïaire est racontée, mais avec bien moins de détails, dan» les
Mémoires d'OmerTaten, t. I, p. a 18, etc.
2/i JOURNAL DES SAVANTS.
nement , et il ne se faisait pas faute de s'en servir avec les jésuites. Ici
tantôt il accorde une pension au père provincial, tantôt il consacre
une somme annuelle à gagner les bonnes grâces de toute la société ^
Nous devons avouer que nous n'avons rencontré aucun semblable moyen
de persuasion appliqué à Port-Royal. Mazarin est d'avis d'envoyer
M. Arnaiild s'expliquer à Rome sur son livre de la Fréquente Commu-
nion^, mais nous ne le voyons pas même une seule fois exercer sur le
savant et vertueux docteur et sur aucun de ses amis la tentation des bril-
lantes promesses dont il était si prodigue.
Plus on l'accusait de nuire à la cause catholique en servant les pro-
testants d'Allemagne, plus il s'efforçait de se faire à Rome des partisans,
bien entendu en se conformant aux mœurs du pays, qui lui étaient
bien connues. Il sent le besoin d'accquérir l'appui de quelque cardinal
par de l'argent, des pensions, des abbayes'.
' Déjà, du temps de Richelieu, en 16^2, I" carnet, p. 6 : « Al padre provin-
« ciale, una pensione. » Mazarin maintint celle pension, m'carnet, p. 67 : t 20 mille
• lire ai padri gesuili, conforme al solilo. ■ — * Ce livre avait paru en i6A3-
Sa sévère doctrine avait divisé l'Église de France et porté le trouble dans les
pratiques ordinaires. Hillerin, curé de Sainl-Merry, mettait une rigueur excessive
à l'administration des sacrements. Beaucoup de confesseurs murmuraient. L'auto-
rité temporelle, alors bien plus mêlée à la religion qu'aujourd'hui, ne savait que
résoudre. Mazarin eut l'idée fort naturelle d'envoyer l'auteur à Rome plaider lui-
même sa cause, afin d'avoir une décision qui fit règle. Un cri s'éleva du sein de
l'Université. On prétendit qu'on envoyait Arnauld solliciter sa propre condam-
nation. Le parlement menaça d'évoquer celte affaire, et Mazarin dut renoncer à
son dessein. IV' carnet, p. 98 : « S. M. facci chiamare l'arcivescovo di Pariggi,
«e gli ordini di far la sua carica d'impedire alli curati di cambiar la pratica délia
«Ghiesa, e parlicolarmenle lllerin, curalo di S. Mederic. » V carnet, p. 7 : « Che
« Arno soltonietlendosi come diceva al capo délia Ghiesa non poteva che guada-
«gnarenclsuo viaggio di Roma, poiche, o persuadendo o persuaso, non ha nienle
• dà perdere, etc. " Omer Talon, t. I, p. 287 : « Après tous ces discours de part et
« d'autre, M. le cardinal Mazarin prit la parole, et dit à ces messieurs qu'il lui sem-
u bloit que cette affaire n'étoit pas bien entendue; que l'on s'éloit donné peine d'une
«chose qui ne le raéritoil pas; que M. Arnaud n'étoit ni criminel ni accusé dans
M l'esprit de la reine ; que personne n'avoit eu dessein de [)lâmer sa doctrine ni d'of-
« fenser sa personne ; q^ie la reine avoit jeté les yeux sur lui, comme sur un h jmnie de
« probité cl de suffisance qu'elle vouloit envoyer à Rome-avec bonneur, et même
«avec appointements pour faire son voyage; qu'il seroil logé à Rome dans le logis
« de son ambassadeur, et que l'honneur de la reine étolt engagé dans sa conservation ;
uque le dessein de l'y envoyer avoit élé pris sur ceux de Louvain, qui ont envoyé
«deux docteurs à Rome sur le sujet de toutes ces controverses nouvelles, dans
«lesquelles M. Arnaud ayant plus d'habitude et de connaissance qu'aucun autre,
« il avait été jugé digne de cet emploi. » — ^ III* carnet, p. 67 : « Pralicar l'acquislo
«di qualclie cardinale per mezzo di denari, pensioni et abbadie, e è necessario ap-
« plicarsi. » IV' carnet, p. 82 : «La badia di S. Martiale inviarla a Roma per dar
JANVIER 1855. 25
Aussi que de pensions accordées à des prélats romains, à l'un de ses
premiers et fidèles protecteurs le cardinal Bentivoglio, aux Barberini, sur-
tout au cadet, le cardinal Antoine, protecteur de France, comme on disait
alors, c'est-à-dire chargé de soutenir en toute occasion les intérêts de la
France, au cardinal Grimaldi et à bien d'autres! Depuis longtemps il
avait gagné l'habile et puissant cardinal Bichi et l'avait engagé dans l'in-
térêt français. Sans cesse il lui envoie de l'argent, et lui fait même
donner l'ordre du Saint-Esprit*.
Tant que vécut le sage Urbain VITI, Içs choses avaient encore été assez
bien, sous le gouvernement incertain du cardinal-neveu, François Bar-
berini, qui inclinait du côté de l'Espagne, mais que contenait et adou-
cissait son frère le cardinal Antoine, placé, comme nous venons de le
dire , à la tête du parti français à Rome. Le cardinal Antoine était lui-même
très-faible, et, en 1 6 4 à , après la mort d'Urbain VIII, quand la France por-
tait à la papauté le cardinal Sacchetli, les deux frères avaient abandonné
le candidat français pour celui de l'Espagne. Innocent X, à peine élu,
avait changé la politique du Saint-Siège ef arboré ouvertement l'élcndart
espagnol. Mazarin l'avait connu quand il était encore le cardinal
Pamphile. Il avait aussi beaucoup connu le cardinal Pancirole, devenu
le principal secrétaire d'Etat du Saint-Siège, et il avait autrefois servi
sous lui en Piémont. H savait donc à quoi s'en l(?nir sur les senti-
ments d'Innocent X et de Pancirole pour la France et pour lui-même.
Le nonce ayant offert à la reine, au nom du nouveau pape, une rose
bénite: u II nous donne des fleurs, dit Mazarin, mais les fruits sont
«( pour l'Espagne ^. « Le pape n'avait qu'un objet, la paix au profit de
l'Autriche. Ainsi que nous l'avons vu, même du temps d'Urbain VIII, en
i663, le nonce d'alors avait proposé d'aller à Thionville négocier une
trêve, sous le prétexte d'arrêter l'clfusion du sang et de venir au secours
des Français dont les affaires lui semblaient aller mal, et en réalité pour
sauver un des boulevards de l'Autriche du côté du Rhin. Mazarin n'es-
père pas même, de la part d'Innocent X, un nonce comme celui-là;
il s'attend qu'on va lui envoyer monseigneur Sforza, qu'il caractérise
ainsi: «brouillon, extravagant e! orgueilleux'.». Il voudrait bien avoir
• nd uno dei cArdinali che si dechiarari. • — ' I" carnet, p. i ao : ■ Awisi Uel carJinaK;
« Bichi a Roma. • Ibid. p. i^o : i S. Spirito per il cardinal lîiclil. » On prul voir le dé-
tail de» pensions que faisait Mazarin à de» prièlals romains dansas deux volumes de ses
lellres italiennes , conservés à la bibliolliëque maxarine , Lettcre â't S. Eminenza sentie
a divcni, in fol. n* 1719. Voyea surtout les lettres aux cardinaux Grimaldi el Biclii ,
pour lesquels Mazarin n'a pas de secrets. — * VU' carnet, p. 12 : • Il nuiitio lia or-
■ dine di preseiitar la rosa bciicdelta alla regina. Esaminar se ccnvengiii dicere iiori chi
« da cosi amari fruttî. A Spagnuoii effelti e frulli; a noi parole e tiorj. • — * II* carnet,
26 JOURNAL DES SAVANTS.
à Rome un autre ambassadeur que Fontenai-Mareuil et Saint-Chaumonl ,
capable de comprendre et de servir ses desseins. Il avait d'abord songé
à Chavigny, puis à Servien , mais il reconnut bientôt que Chavigny
s'était tourné contre lui, et que Servien lui serait plus utile à Muns-
ter, à côté de M. de Longueville, que flattîiit trop l'ambition de donner
la paix à la chrétienté pour ne pas laisser fléchir l'intérêt suprême de
l'agrandissement de la France, surtout à côté du comte d'Avaux qui
avait un fort grand crédit sur le chef de l'ambassade, par son expé-
rience, son esprit et la communauté de leurs sentiments, mais n'était
pas un des amis du premier ministre, et dont celui-ci à son tour n'esti-
mait guère l'habileté parce qu'elle n'était pas tout à fait à son service ^
Qu'aurait donc fait Mazarin contre l'inimitié déclarée des principaux
évoques de France ligués avec les Importants et conduits par le nonce , s'il
n'avait pu balancer leur influence à l'aide des bénéfices dont il disposait?
C'était pour cela surtout qu'il voulait être le maître de toutes les nomina-
tions ecclésiastiques. Quelquefois, il est vrai, c'est le mérite et la piété,
joints à une vie inoflensiye, qui décident ses choix; mais, la plupart du
temps , ce sont des considérations d'Etat; il veut se faire des amis, retenir
les anciens, en acquérir de nouveaux, donner satisfaction à la vanité de
celui-ci, à la cupidité de celui-là; prieurés, abbayes, évêchés, tout est
employé à cette fin. Il ne lui suffit pas d'avoir acheté le duc d'Elbeuf
avec le gouvernement de Picardie, de donner une pension à sa femme
et de perpétuelles gratifications à son fils aîné; il fautencore qu'il cherche
pour l'abbé d'Elbeuf quelque prieuré ou quelque abbaye et travaille
sans cesse à son élévation-. Ce n'était pas assez d'avoir mis M. de Lon-
gueville à la tête de la magnifique ambassade de Munster et de lui
avoir ouvert feutrée du conseil. Le duc avait une fille naturelle qui
était en religion; il fallait bien la pourvoir. Elle était déjà coadjutrico
de fabbaye de Saint-Pierre de Reims. Mais il y avait, aux portes de
Paris, à Montmartre, une autre abbaye bien plus importante, qui pou-
vait abriter bien des intrigues ou servir de refuge à peu près inviolable.
p. io5 : «Monsigiior Sforza procura esser invialo qui nuntio : è bruglione, cervel-
« lo slravaganle e superbo.» III* carnet, p. 53 : «Monsignor Sforza nuntio. » —
' V* carnet, p. 22 : a Avo arivalo a.Munilcr. S. M. inlenderà Icgger la sua Icltera,
« riconoscerà la vanllà del personnaggio clie semprc si fa conoscer maggiore». Sur
Claude de Mesmes, comte d'Avaux, \0ye7. La jeunesse de madame de LonrjueviUe,
ch. IV, p. 3o3-3o4 et ^. 3i6-32i, — * lll* carnet, p. 76 : «Le tre cariche di M. de
Paris a un figîio d'Elbouf.al padre Gondi, ali' abbate Servien. • IV* carnet, p. 101 :
« S. M. si ricordi di dar una badia alla prima occasione al figlio di M. d'Elbeuf. »
V carnet, p. Ai : « Pensione a M' d'Elbouf, regalo al marito. » Ibid. p. 4? : « Figlio
a del maresciallo d'Elbeuf un agiulo di costa ; una annata délia pensione alla madré. »
JANVIER 1855. 29
Mazarin la voyait avec peine entre les mains de la maison de Guise. II
]a transporta à la fille du duc de Longueville, il est vrai, peu capable
d'un pareil gouvernement, mais, qui, légère et assez inappliquée, avait
l'avantage de n'être pas dangereuse *.u-t-^?-r "t-
Il ménage particulièrement le confesseur de la reine, et il a le plus
grand égard à ses recommandations. C'était un homme simple dont il
ne se défiait pas. Mais Madame, sœur du duc de Lorraine, et trop at-
tachée à son frère pour n'être pas ennemie du cardinal, était gouvernée
par un confesseur habile et dévoué au parti espagnol. Mazarin craint
que celui-ci ne trouble Fesprit de l'autre, et il fait donner ordre à ce
dernier de bien prendre garde à son confrère *. ;•
Une grande abbaye, comme celle du Bec, ou une grande charge
ecclésiastique, devient-elle vacante? Mazarin ne se presse pas d'y nom-
mer, et il la tient en réserve pour quelque bonne occasion'.
Il y eut, en- 1 6/45, une assemblée du clergé à Paris; Mazarin sus-
pendit la collation des bénéfices et des abbayes pendant tout le temps
que dura l'assemblée, pour la rendre paisible et soumise, grâce aux
espérances qu'il prodigua à chacun de ses membres *.
Enfm il se défend comme il est attaqué; il a dans le clergé des
espions ou au moins de bonnes âmes qiii lui viennent en aide , par
exemple un père Carré, jésuite,* qui écoule pour lui, lui fait parvenir
(futiles avis, et qu'aussi il n'oublie pas dans ses gratifications ^.
Son principal adversaire dans l'ordre ecclésiastique était, comme
' V* carnet, p. gA : •$. M. puol dar soddisfalione a madama di Guina et al duca
• di Longavilla nel cambio che desideranô Tare della coadjuloria di Monmarte con
«la badia di S. Picr di IWns per le loro figlie. Vi è solamcnle'dà considerare che
• Monmarte essendo un gran nionasterio, pieno di nobili e di figiic di consiglieri
*dcl partamenio e di primi borghcM di Parigi, essendo la badessa assolula, se li
« suoi fralelli (le» Guise) volessero far cabnile ne havrebbero gran conimodo. ■ Sur
cette fille naturelle du duc de Longueville, voyez La Jeunesse de madame de Longue-
ville, cliap. m, p.'aiQ, et Madame de Sablé, chap. iv, p. aG3. — * V* carnet,
p. 6o : • Canonicalo ni Mantes per il raccomandalo dal confôssore di S. M. »
111'* carnel, p. ga : « Il confessore di Madama, che è assai fino e del tuUo Spa-
• gnnolo e Loreno, oon la comodilà che ha di slringcrai con quelle di S. M cheè
• «impiice, possa far pervenire moite cose a S. M. per embarassarli lo spiritn; ordine
• al confessore di S. M. di diffidarsi dcl allro. ■ Madame clail tellement Lorraine
ol Espngnole, qu'elle s'adligea fort de la victoire de Rocroy. 1" carnel, p. i lo :
• a6 maggio. Madama stordila delf nwiso della bataglia che ricevc a Compiegne. •
— * ni* carnel, p. i/i : t Abbadia di Bec, tcnerla in sospeso, cl il simile for delf
• trcivescovalo di. . . • — * VIII* carnet, p. 1 1 : t Far soprasedere nclla collalionedei
' beneficii el abbatlie, durante faisemblea, per far sperar a tutti. • — * IV* cornet,
p. »oi : * Per un prèle che da avvisi, 600 lire.» V carnet, p. a8 : • Dalo 5oo
■ lire ai padre Carre. »
4.
28 JOURNAL DES SAVANTS.
nous l'avons vu, l'ëvêque de Beauvais, qui représentait le clergé auprès
fie la reine, et qu'à son tour le clergé soutenait de tout son crédit.
A l'évêque de Beauvais se joignaient trois prélats diversement puissants
dans l'Église et à la cour.
L'évêque de Metz était un fils naturel d'Henri IV et de la marquise de
Verneuil.Néen i 60 1 , de bonne heure destiné àl'Eglise et pourvude riches
abbayes, il porta longtemps le titre d'évêque de Metz, sans presque en
exercer les fonctions. Plus tard il fit comme le duc de Vendôme, cet au-
tre fils naturel d'Henri IV : il s'accommoda avec Mazarin, prit le nom de
duc de Verneuil, fut envoyé ambassadeur en Angleterre, et épousa une
des filles du chancelier Ségiiier, la veuve du duc de Sully. Mais, tant qu'il
fut d'Eglise, il ne cessa de s'agiter, et on pense bien qu'en i6/i3 il était
de la faction des Vendôme. Il prêtait sa maison aux Importants, et Mazarin
se plaint de retrouver sa main dans toutes les trames ourdies contre lui *.
L'évêque de Lisieux était un tout autre personnage. C'était un savant,
un orateur, un saint, égare au milieu des intrigues de ce temps. Phi-
lippe Cospeau ou Cospéan avait été d'abord professeur accrédité dans
l'Université de Paris et en même temps prédicateur célèbre. Il est
l'auteur d'une oraison funèbre d'Henri IV, qui fit alors assez de
bruit et rivalisa avec celle de Coeffeteau. Puis il devint successive-
ment évêque d'Aire, de Nantes et de Lisieux. Il était h la fois l'ami
de BéruUe et du père Joseph, et familier des maisons de Rambouillet,
d'Epernon, de Retz et de Vendôme. Il vivait à la cour sans être nulle-
ment couftisan et disait volontiers la vérité à toutes les puissances.
Richelieu, dit Tallemant^, qui le connaissait «un homme franc et
«sans malice, ne trouva point mauvais qu'il sollicitât pour M. de
« Vendôme car Son Eminencc étoit persuadée qu'en pareil
« cas il en auroit fait autant pour lui. Le cardinal souflrit tout de
«même qu'il s'attachât â la reine.» Cospéan défendit aussi son jeune
ami, l'abbé de Gondi, auprès de Richelieu, qui avait discerné le
génie remuant du futur coadjuteur. Celui-ci a peint admirablement
la crédulité et la vertu de l'excellent évêque : «M. de Lisieux étoit le
«directeur de madame de Vendosme et logeoit toujours chez elle
«quand il étoit â Paris. Il revint en ce temps-là de son diocèse, et,
«comme il avoit beaucoup d'amitié pour moi, et qu'il me trouva
' V* carnet, p. i5 : «Tulle le assemblée si facevano iri casa di M. dl Melz, cho
« assolutamenlc sapeva la Iraina, e al presenle machina con Monsieur. . . Pernon
«(d'Epernon), Guise et altri conlinuamentc aile assemblée di M. di Metz.» Ibid.
p. 1 4 : « Vicoiio di Verdunc conftdenle di monsignor di Melz : sa molle cose. » — •
^T.II.p.aSg.
' y JANVIER 1S55. 29
« dans les dispositions de m'attacher à ma profession , ce qu'il avoit
«souhaité passionnément, il prit tous les soins imaginables de faire va-
«loir dans le monde le peu de qualités qu'il pouvoit excuser en moi.
«Il est constant que ce îut'à lui à qui je dus le peu d'éclat que j'eus
« en ce temps-là , et il n'y avoit personne en France dont l'approbation
«en put tant donner. Ses sermons l'avoient élevé d'une naissance fort
a basse et étrangère (il était Flamand) à l'épiscopat; il l'avoit soutenu avec
«une piété sans faste et sans fard. Son désintéressement était au delà
u de celui des anachorètes. Il avoit la vigueur de saint Ambroise , et il
« conservoit dans la cour et auprès du roi une liberté que M. le car-
ie dinal de Richelieu, qui avoit été son écolier en théologie, craignoitet
«révéroit. Ce bonhomme avoit tant d'amitié pour moi, qu'il me faisoit
«trois fois la semaine des leçons sur les Epitres de saint Paul ^ » Ma-
dame de Motteville nous représente l'évcque de Lisieux sous les mêmes
traits ; «L'cvêque de Lisieux étoit dévot, grand prédicateur et libre à
u dire la vérité. Il étoit le saint de la cour. U avoit toujours appelé la
u reine sa bonne fille, et la reine avoit toute sa vie marqué l'estimer in-
ttfiniment. Le feu cardinal, quoiqu'il ne l'aimât pas h cause qu'il étoit
«bon ami de la reine, ne l'avoit jamais voulu chasser et avoit toujours
« quelque vénération pour sa vertu et pour sa barbe grise.- » Tallemant
dit qu'il était, au commencement de lâTégence, une espèce de ministre •\
Son cœur le portait du côté de ceux qui avaient souHcrtsous Richelieu.
Ami particulier des Vendôme, touché des vertus et de la sainteté de
la duchesse, et ne soupçonnant pas même les projets des autres, il don-
nait à toute la maison l'appui de sa pure renommée. Il se mit donc ù
parler à lo reine en leur faveur avec son ordinaire liberté.
Un autre motif l'enhardit à se déclarer contre le cardinal. Celui-
ci, pour gagner Tcspril de la reine et peut-être aussi son cœur, avait
avec elle de longues entrevues, sous le prétexte de lui expliquer les
affaires. Chaque soir il venait chez la reine, et cette conférence, qui
durait fort longtemps, s'appelait le petit conseil^. C'est pour ce petit
conseil qu'ont été écrites la plupart des notes semées dans les car-
nets, et qui vraisemblablement sei;vaicnl de texte aux entretiens de la
reine et de Mazarin. Ces entretiens furent bientôt suspects, et on ne
' Relz, 1. 1, p. 44> Reli raconic à peu prés dans le même endroit diverses scènes
où le bon évèqtie joue un rôle assez comique. — * Madame de Motteville, t. I,
P. igg. — ^ TuUcmanl, t. II, p. aSg. L'tvôqoe de Lisieux est m<^me poité, dans
Estai de la France comme elle estait gouvernée en l'an i6^j8, comme ayant fait
partie du cabinet avec l'évéquc de Bcauvais. — * Voyez madame de Motteville,
t. I, p. i/io et i46.
30 JOURNAL DES SAVANTS.
manqua pas de dire que le premier ministre renouvelait avec plus de
succès auprès d'Anne l'entreprise inutilement tentée par Richelieu ^
Cette accusation de galanterie devint une machine de guerre admirable
entre les mains des ennemis du cardinal. Il est assez piquant de voir
madame de Chevreuse, célèbre partant d'aventures, Châteauneuf, qui,
pour lui plaire, avait affronté le sort de Chalais et encouru l'exil, et
Beaufort, cavalier servant de madame de Montbazon, qui s'était donné
tant de mouvement pour être à la place de Mazarin , soulever l'Eglise
au nom de leurs vertueux scrupules. L'évêque de Beauvais était sans
doute plus sincère; mais il ne pensait pas moins à la politique qu'à la
religion en conseillant à madame de Senecé de supplier la reine de ne
plus voir aussi souvent Mazarin^. L'austère évêque de Lisieux était un
interprète naturel de semblables remontrances. On l'invita à porter la
parole au nom de tous les vrais amis de la reine, inquiets pour son
salut et pour sa réputation. Il s'acquitta volontiers de cette commis-
sion. Il parla avec force, et les choses allèrent si loin, que Mazarin
résolut de l'éloigner à tout prix'.
L'évêque de Limoges se distinguait aux premiers rangs de cette cons-
piration religieuse et politique. Il était l'oncle de l'aimable et vertueuse
Louise de Lafayette, qui succéda à madame de Hautefort dans les pla-
toniques adorations de Louis XIII, et s'en montra digne par son incom-
parable conduite, ayant pris à tâche de réconcilier le roi avec la reine,
et s'étant sauvée elle-même d'une tendresse qui ne lui était pas indiffé-
rente dans le saint asile des filles de la Visitation. François de Lafayette,
' Relz, t. I, p. lo, dit que Richelieu avait de finclination pour la reine. Ma-
dame de Motteviile, t. I, p. 33 et 34, raconte que la reine lui avoua «qu'un jour
•< il lui parla d'un air trop galant pour un ennemi, et qu'il lui fit un discours très-
•< passionné. » Brienne le père dit aussi un mot de la passion de Richelieu, collection
Peiitot, t. XXXVI, p. 6o; et son fils, dans ses Mémoires, publiés par M. Barrière,
entre, à cet égard, dans des détails très-étranges, qu'il dit tenir de Gomberville, qui
iui-même disait les tenir d'iin des témoins oculaires de la scèue racontée; nous
douions fort qu'une pareille scène ail jamais eu lieu; mais il doit y avoir eu quelque
fondement ou quelque prétexte à ce singulier récit. — ' II* carnet, p. io5 : «Bove
« a Senese di parlar a S. M. perche non mi.vedesse cosi sovente per sua riputalione. »
— ' IIP carnet , p. 89 : « Madama la Roclie-Guyon che Lizieu gli haveva fatti re-
» prochi perche cra venuta a vedermi. » Ihid. p. 23 , en espagnol : « Per el padre Carre
ï que el obispo di Lizieux le ha dicho in secreto que la Ternera (?) y Senezele havian
it écho grande istanlia aparladamenle por que représentasse a la reyna como su
<t réputation se perdia per las visitas particulares que yo le azia entretienendola todas
« las noches , y che insistiesse por que S. M. commeltiesse di no azerlo mas ; que la
« ireyna era raui alegre, pero que entre i5 dias séria mui triste y pleuraria per los
«libellos diffamatorios que se herian en Paris y en toda la Francia , y que si estos
< non basteren , me succederia luego como al maréchal de Ancre. »
JANVIER 185 5. 31
abbé de Dalon, promu à l'évêché de Limoges en 1628, avait été d'abord
premier aumônier de la reine Anne \ et conseiTa toujours sur elle un
assez grand crédit. A en croire Mazarin , son opposition n'était pas seu-
lement fondée sur la piété, et il s'entendait avec Chàteauneuf pour ren-
verser le cardinal et se mettre à sa place. L'exemple de Richelieu avait
tourné la tête à bien des évéques qui se croyaient aussi capables de
gouverner l'Etat. L'évêque de Beauvais eft eut certainement la préten-
tion , qui peut bien avoir été partagée par l'évêque de Limoges. Aussi
rusé que violent, Lafayette commença par déclamer ouvertement contre
Mazarin et par seconder de toutes ses forces Beaufort et les Impor-
tants; puis, quand Mazarin eut triomphé de ces premières et impru-
dentes attaques t il eut recours à une autre tactique et à des manœuvres
souterraines; il conseilla à tous ceux qui avaient encore des emplois,
surtout des emplois auprès de la reine, de les garder, de ne pas se
perdre, d'agir dans l'ombre et de miner sourdement ie crédit du car-
dinal , puisqu'on ne pouvait le renverser de haute lutte ^.
La conduite de ces prélats était un exemple contagieux, qui ne pou-
vait manquer d'avoir son effet sur l'épiscopat tout entier. Dans ces com-
mencements d'un règne nouveau, une foule d'évêqucs s'étaient rendus
-k Paris. Ils tinrent des réunions où les mesures les plus violentes furent
agitées. Quelques-uns même furent d'avis de soutenir les mouvements
que les Importants se donnaient dans le parlement pour renouveler
l'édit contre le maréchal d'Ancre, et pour cela de faire imprimer le
procès du maréchal et le fameux arrêt qui excluait tout étranger du
gouvernement '.
Poussé par M. de Lisicux, peu à peu tout le parti des saints s'é-
leva contre Mazarin. Vincent, dont la gloire, comme celle de Bérulie,
est de n'avoic su que les choses de Dieu sans rien entendre aux
affaires d'Etat i qui d'abord avait servi Mazarin, en recommandant
' Sur l'év^^e de Limoges, voyez la Gallia ckristiana, t. Il, p. 54>« etc. —
• m* carnet, p. 81 : •Limoges nlla prescnza di û vescovi in casa di Burdeos (l'ar-
«chevôquc de Bordeaux) invettive cunira il governo c conira me. •. Ihid. p. 83 :
I Limoges istruisse t^tto. • IV* carnet, p. 5 : «Limoges, conlinui discorsi
« contra il governo. ■ Ikid. p. 80 : ■ TuUo si discute in casa di S. Luis ( Made-
«moiselle de Saint-Louis, une des ijjles dlionncur de la reine; voyez l'article sui-
« vant) c di Limoges, e li precclti si tiauno poi alli sudciti (li Impôt lauti) per go-
« vernarfi conforme ad c^si. > Ibid. p. Gf) : ■ Consiglio di Limoges a Sencse. . . di far
« buona mina, di non oflcndersi di cosa alcuna cl aspclLar il tempo piu favorevole. •
— * IV* carnet, p. 3 : « Vescovi Ira quali Limoges, che bisogna far stamparc il pro-
• cesso del marei>ciallo d'Ancre e l'arre<>to del parlamenlo, cbc li forcstieri non po-
• trebbcro ail' avenirc baver parte al governo. •
32 JOURNAL DES SAVANTS.
à la reine de ne pas venger sur les amis de Richelieu les injures
qu'elle en avait reçues, sérieusement alarmé du danger qu'elle courait,
crut de son devoir de l'avertir comme avait fait Cospéan; et son inter-
vention était d'autant plus puissante, qu'il n'était lié ni avec les Ven-
dôme ni avec Châteauneul', et que sa voix paraissait être celle de la
religion elle-môrrie. C'est de lui qu'on a pu dire véritablement qu'il
était un homme tout d'une pièce ^ parce qu'en elTct il ne se proposait
qu'un seul objet, le bien de l'Eglise et le salut des âmes. Il était donc
merveilleusement choisi pour l'office auquel on le fit servir, et il devint,
sans le savoir, le canal par où toutes les accusations répandues par
les Importants arrivèrent aux oreilles d'Anne d'Autriche. Il lui persuada
de consulter un homme qui naguère avait pris part aux afl'aires et joué
un assez grand rôle, mais qui, touché do la grâce, avait fui le monde
et s'était retiré à l'Oratoire, Philippe-Emmanuel de Gondi, fils du duc
et maréchal de Retz, frère de la vertueuse et sainte marquise de Mai-
gnelay et du premier archevêque de Paris, et père du futur cardinal de
Retz. Gondi avait été général des galères, et s'était signalé dans les com-
bats de mer livrés, en 1622 , par le duc de Guise aux protestants de La
Rochelle. Devenu père de l'Oratoire, il passait pour unir les lumiëtesdu
monde et les lumières du ciel. Vincent le mit en avant ^. Retz
assure qu'à la mort de Louis XIII la reine lui donna à lui-môme la
commission d'aller offrir i\ son père la place de premier ministre '. Nous
nous permettons de n'en rien croire. La vanité de Retz, en cette occa-
sion comme en bien d'autres, aura trompé sa mémoire. La Châtre dit
seulement que la reine envoya chercher le père de Gondi, ainsi que
Barillon, «pour savoir leurs sentiments*. » Brienne et madame de Mot-
teville n'ont pas un seul mot sur un fait aussi considérable que l'eût
été celui-là, et Mazarin lui-même, si soupçonneux, et qui avait tout
intérêt à être bien informé, ne reproche à la reine que de voir trop
souvent le père de Gondi. Il le considère comme un ennemi, mais non
pas comme un rival. Anne d'Autriche eut cette condescendance pour
M. Vincent d'avoir quelques entretiens avec le père de Gondi.
' C'est l'expression même de madame de Motleville, t. 1, p. a 12. — * II' car-
net, p. 62: «Vanno a trovar M. Vincent, e soUo preleslo di affetlione alla re-
ffgina, H dicono che la sua riputaiione perde per la galanleria, » Ibid. p. Sg ;
«Che M. Vincent vuol métier avanli il padre Gondi. » IV' carnet, p. 77 : «M. Vin-
« cent nella Iruppa di Menele (lamarquise de Maignelay ) , Dans, Lambert e allri,
• etc., è il canale per il quale tuUo passa ail orecchie di S. M.» — ^ Helz, t. I,
p. "58 : « Elle me commanda d'aller offrir de sa pari la première place à mon père,
«etc.,» et il répèle cette assertion, p. 67 : «s'il eût plu à mon père d'entrer dans
« les affaires. » — * Voyez notre deuxième article, livraison de septembre, p. bSy.
JANVIER 1855. 33
Une fois, repoussant les bruits qui commençaient à se répandre de l'au-
torité croissante de Mazarin auprès d'elle, elle avait dit au sévère ora-
torien que, si jamais il pouvait croire qu'elle se laissât goUverner, elle
le priait de sortir de sa cellule et de venir lui en faire des reproches^.
11 paraît que le père de Gondi sortit en effet de sa cellule et vint par-
ler à la reine contre Mazarin. C'est le cardinal lui-même qui nous l'ap-
prend dans une note écrite en espagnol, la langue accoutumée de ses
pensées les plus secrètes ^. •
A Vincent et au père de Gondi s'unirent une foule de dévots et
même de dévotes, la marquise de Maignelay, madame de Brienne,
madame de Liancourt', un père Dans, un père Lambert et beaucoup
d'autres, dont Mazarin se plaint souvent, et contre lesquels il est obligé
de lutter chaque jour. 11 ruina le père Lambert en le faisiuit passer
pour janséniste et pour un ami d'Arnauld *, et il se délivra du père
Dans en lui donnant un canonicat de la Sainte-CliapcUe ^.
Un des personnages qu'on voulait aussi mettre en crédit auprès de
la reine était Sublet, seigneur de Noyers, baron de Dangu, qui avait
été assez longtemps ministre sous Richelieu, chargé de la surintendance
des bâtiments^ et de l'administration de la guerre. C'était un homme
de petite taille, très-laborieux, ferme, capable, et qui avait laissé une
certaine réputation d'homme dafl'aires. 11 était ambitieux et dévot.
Après la mort de Richeheu, il se soutint quelque temps auprès de
Louis XIII, en venant le soir s'enfermer avec lui pour lire ensemble
le bréviaire et réciter des litanies. Mais Louis Xlil, qui donnait nisé-
' m* carnet, p. lo : • S. M. al padre Gondi clie non volcva caser ^overnata , e che
• se mai lui avesse credulo che la fosse, lo pregava a sortir délia cella per venirc ad
■ avverlirla. • — * 111* carnet, p. 33 : i El padre Gondi avia ablado en mi prejuditiu
« corne lo avia écho lambicn el padre Lambert y M. \ incent. — ' IV* carnet, p. 69 :
« M' di Briena c Liancurt danno grandi assalli a S. M. per la devotione. ■ — * V* carnet ,
p. 18: «11 padre Lambert iutto di Arno, c defensor di Gianscnio. S. M. avvertà a
« non esser sorpresa. > IV* carnet : « Il padre Lambert disse a M' di Briena che
• sapeva di luogu sicuro che S. M. non poleva sofTrirlo piu. > — ' Voyez plus haut
p. ao : • Si è fatta la spcditione del canonicato dclla Santa Chapella a Dans, . . . clc. ■
— * En celle qualité il a rendu de vérilables services aux arts, cl il n'a pas peu con-
tribué, conseillé, il est vrai, et bien servi par son premier commis, M. de Chante-
loup, à ramener Poussin d'Italie. Il lui écrivit de sa propre main pour le prier de
revenir à Paris, lui faisant les plus belles conditions. On trouve celte lettre et beau-
coup d'autres de Poussin à de Noyers dans la collection des lettres de ce grand
artiste, Paris, i8a4> Mort à Dangu le ao octobre i6^ô, son corps fut transporté n
Paris et enterré dans l'église du noviciat des jésuites qu'il avait lait bàiir à ses frais,
et pour laquelle Poussin avait peint, » sa prière, le tableau du miracle de saint
François Xavier.
34 JOURNAL DES SAVANTS.
ment sa confiance et l'ôtait plus aisément encore, s'ap«?çut un jour que
le compagnon de ses pieux exercices jouait un double jeu, qu'en affec-
tant un grand dévouement au roi il s'entendait sous main avec la reine,
et que, pour gagner d'avance ses bonnes grâces, illui avait fait connaître
le projet de la déclaration qui lui enlevait toute autorité. Le roi lui en
fît de très-vifs reproches : Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous m'en donnez
à garder, petit bonhomme? Le petit bonhomme se fâcha et offrit sa
démission. lîouis XIII ne la refusa pas, Mazarin la tint pour acceptée,
et s'empressa de remplacer de Noyers par Le Tellier^, au moins comme
secrétaire d'État de la guerre; et quand , plus tard , de Noyers redemanda
sa place, rappelant qu'il s'était sacrifié pour la régente, elle promit
beaucoup , tint fort peu , et finit par oublier l'ancien ami ainsi que bien
d'autres. De Noyers ne s'abandonna point €t fit jouer tous les ressorts
pour ressaisir ce qu il avait perdu ou quelque charge équivalente. On
vantait sans cesse à la reine son mérite, surtout son infatigable appli-
cation. Demeurant à Noyers et à Dangu, il avait pour voisine et pour
amie la fameuse mère Jeanne, du couvent des Carmélites de Pontoise,
la sœur du chancelier Séguier, qui, comme nous l'avons dit, n'avait pas
peu contribué à sauver son frère , et s'employa très-vivement pour tirer
de Noyers de disgrâce. Elle demanda pour lui l'ambassade d'Angleterre ,
et lui-même voulut bien se déclarer satisfait si on le nommait premier
présidente II n'obtint rien de tout cela, et mourut quelques années
après dans sa solitude de Dangu, se reprochant tous les jours d'avoir
' Toute cette scène est racontée par le véridique Monglal, collect. Petitot , t.XLIX,
p. ^02 et 4o3. Pour l'affaire elle-même , voyez La Rochefoucauld , collect. Pelitot ,
t. LI, p. 366-368. Le jeune Brienne, 1. 1, p. 3i2-3i5, ajoute de curieux détails et
le rondeau qui fut fait alors sur le proverbe : Qui quille la partie la perd. — * IIP car-
net , p. 6 ; « Bove procura il ritorno di M. di Noyers e tutti gli Importanti. » IV* car-
net, p. 1 : a Visita di M. di Noyers dn M* di Senece e Limoges.» Ibid. p. 81 :
« Far istanza a M. de Noyers délia demissione. » De Noyers demandait pour sa
charge ou Mazarin lui en offrait des sommes considérables. Ibid. p. 2 1 : « M. di
«Noyers per la sua carica 200 m. lir. et cenlo mila alla sua diligenza, epiu cin-
t quanta mila lire a M. Le Tellier, al quale se li potrà far sperare rimborsamento
«con il tempo. » V* carnet, p. 109 : «Gbilto (Guitaut, capitaine des gardes; voyez
« l'article suivant) alla presenza di M' di Senese disse a S. M. che era vero che io
«travagliava piu che M*' le cardinal, mâche M. di Noyers era un gran huomo ,
«cheio n'havrei dà fare, che non vi era huomo che travagliasse piu di lui.»
VP carnet, p. 35 : «S. M. dopo baver dato tanto tempo a M. di Noyers senza che
« sia venuto ad alcuna conclusione per la sua carica, deve dar ordine in publico
«consilio che si faccino le provisioni per M. Le Tellier.» IV* carnet, p. i5 : «La
«mère Gianna, che si potrebbe inviar M. di Noyers imbasciatore ordinnrio in
« Inghillera. » IIP carnet, p. 76 : «M. di Noyers dimanda di venire a servire
«nella carica, etc.; il primo présidente ne parla.»
JANVIER 1855. 35
donné sa démission , cherchant à la rattraper, se repentant bien d'avoir
contrarié Mazarin et de n'avoir pas deviné sa fortune ^
Le choix d'un précepteur pour Louis XIV , qui allait bientôt sortir
des mains des femmes , était une des choses qui occupaient le plus la
pieuse cabale. Chacun avait son candidat; on proposait l'évêque de Li-
sieux, l'évêque d'Alais, l'évêque d'Uzès, et l'évêque de Grasse et de
Vence, Godeau, à la fois le favori des saints et des beaux esprits. Dans
ses notes, le cardinal représente assez plaisamment la troupe des dé-
vots, comme il les appelle, s'efforçani de prendre possession de la
reine, travaillant à l'envi pour mettre auprès du roi un précepteur de
leur goût et jeter ainsi les fondements de leur domination future*. Mais
Mazarin n'entendait pas plus céder l'avenir que le présent et hvrer le
roi à un homme dont il ne fût pas très-sûr. Il ne décourageait per-
sonne, éludait, gagnait du temps. Il finit par faire nommer l'abbé de
Beaumont', Hardouin dcPéréfixe, instruit, modéré, qui n'était ni jé-
suite ni janséniste, auteur d'une vie de Henri IV trop peu appréciée,
et qui devint plus tard archevêque de Paris. La chaîne de gouverneur
fut donnée au marquis de Villeroy, qui y gagna le brevet de duc et de
maréchal, et encore Mazarin eut-il bien soin de se résen^er à lui-même
la suprême direction de l'éducation du roi*.
' VU* carnet, p. 33 : «Sono avisato che il vescovo di Bovo e M. de Noyers si
scrivono ogni giorno piu d' una voila et hanno una perCetta corrispondenxa , e che ,
quaodo si oITerisce cosa d' imporluixa dà non fidar alla penna , M"* di Flavacourt
(voyez, sur madame de Flavacourt, l'article suivant) viaggia in personadà una parte
4.6 deir altra el è 1' anima di quesla cnballa. Dà che si vede clic la devoxione non puol
far dimcnlicare la sorte (?) e non tmpedisce clie si perscguitino quelli n quali si
vuol maie e non si cerchi ogni strada di vendicarsi. ■ Ibid. p, 55 : « M. di Novers
1 5 giomi pnvak di cadere iufermo délia maiatia délia quale è morto, non voleva
mangiar, non sortiva délia sua caméra, non vedova cbe suo Gglio et Amou (le
père Amould) Ballava tutto solo, e dicevn ad ogni quarto d' ora : ïi cardi-
nale sa ogni cosa , ha dei spioni che V avertiscono di tutto ; e nominava la madré
Gianna di Pontoise tra maggior conGdenli, aggiungendo sempre : So havesse vo-
luto, il cardinale mi havrebbe amato, mh io mi sono Gdaio an miei nemici. > -—
IV* carnet, p. 6i et Ga : «S. M. ha parlato di un precetlore a Val di Gratie
si è consigliata sopra Aies, Uses, Goao; ha excluso Amelot, dicendo che era dipen-
dente dà M. Chavigoi che Io ha risapulo, o per cio fà la mina. Ha parlato del coad-
jutore di Montalbano. Ogniuno propone a S. M., e S. M. si consiglia e ascolta
tutti. I Ibid. p. 49: "Tutte le truppe dei devoti hanno uu fine di posséder S. M.,
ma sono contrarii, perche ogniuno vorcbbe escludcr il compagno. Ogniuno trava-
^ia per stabilire appresso del ro preceltori c governatori. • — * V* carnet, p. à"] :
oomon vcnuto : considcrarlo per il rc. ■ — * C'est en i646 que Mazarin se fit
attribuer la surintendance de l'éducation du roi, et il se crut assez bien établi
pour faire de cette nomination le sujet d'une communication olRcielle de ia reine
5.
36 JOURNAL DES SAVANTS.
Les couvents étaient le lieu naturel de toutes ces intrigues. La reine
en fréquentait un certain nombre, où elle allait , en bonne Espagnole,
aux cours souveraines, aux gouverneurs de province et aux généraux d'armée.
Nous trouvons celle dépêche dans les papiers de Le TelHer, t. VI, fol. loi. Elle
est évidemment de la main de Mazarin, et d'un ton qui montre jusqu'où son au-
torité était alors parvenue. Nous croyons qu'on nous saura gré de publier celte dé-
pèche, restée jusqu'ici ignorée et inédite :
Depesche de la Reyne sar le gouvernement de la personne du Roy, xx mars 16^6,
«De par la Reyne régente. Nos amés et féaux, comme après la gloire de Dieu
« nous n'avons rien eu devant les yeux depuis notre régence que le bien de i' Estât,
« nous avons anssy continuellement appliqué notre esprit à rechercher les moyens
«qui pouvoient contribuer non-seulement à affermir les progrès faits sous le règne
«de notre très-honoré seigneur, de glorieuse mémoire, mais encore à les pousser
« plus avant, pour contraindre ceux qui s'estoient flattés de l'espérance de tirer de
«grands advanlages de la continuation de la guerre, pendant la minorité du Roy
« notre très-honoré seigneur et ûls, d'entendre à une paix raisonnable; en quoy nos
« soins n'ont pas esté inutiles, ayant plu à la divine bonté de verser tant de bénédic-
« lions sur le règne du Roy notre d' seigneur et fils, que ses sujets n'auront pas occa-
«sion d'envier les prospérités des règnes passés, et que nous aurons celle satisfac-
« lion de voir que nous sommes à la veille de la paix que la chrétienté souhaite avec
« tant de passion. Mais , bien qu'il semble qu'après que nous aurons obtenu ce pré-
« sent du ciel, nous n'ayons rien à désirer pour le bien de celle vie, néanlmoins
" nous ne croirions pas faire assez pour le bonheur de ce royaume que de luy pro-
<< curer celuy d'une tranquillité publique avec toute la gloire et l'ulilifé que tant
«d'avantages remportés à la guerre nous promettent, si pour achever celte félicité
« nous ne travaillions encore sur un autre fondement par lequel elle doit estre prin-
« cipalemenl eslablie et maintenue, en faisant que l'esprit du Roy soit eslevé selon
» le cœur de celui qui nous l'a donné et qu'il sçache et veuille rendre ses sujets
«heureux; et d'autant qu'une œuvre si imporlante dépend surtout de son éduca-
« lion, et que les bonnes semences que Dieu a par sa grâce versées dans son âme,
«fructifieront selon qu'elles seront cultivées, nous avons estimé que nous ne pour-
« rions mettre trop de circonspection à choisir une personne qui eut la direction de
" ses mœurs et l'intendance de sa conduilte. Pour cet effect, après avoir meurement
« examiné une affaire de celle conséquence , nous avons estimé, par l'advis et même
« la prière de notre très cher et très amé beaufrère le duc d'Orléans et de notre très
» cher et très amé cousin le prince de Condé , que nous ne pouvions mieux faire
'«que de conférer à notre très cher et très amé cousin le cardinal Mazarin le gou-
« vernemenl du Roy, adjoulanl ce nouveau travail à celuy qu'il prend sans cesse
« avec tant de succès pour le bien de ses affaires ; et nous avons cru que ce choix
« étoit comme une liaison et suille nécessaire de l'honneur que le feu Roy noire très
" honnoré seigneur luy avoit fait de vouloir qu'il fust son parrain, et qu'il nous avoit
■< assez désigné parla que le principal soin de sa conduilte ne pouvoit estre commis
« à personne qui fust plus obligée que luy à tascher de l'eslever dans les sentimens
'< et les mœurs d'un grand roy. La capacité de notre d. cousin avec toutes les autres
« parties qui peuvent estre désirées dans celte fonction estant connues d'un chacun,
«et l'expérience que nous faisons tous les jours de son zèle pour l'Eslat, nous per-
JANVIER 1855. 37
accompHr toutes sortes d'exercices. Là , dans l'ombre du sanctuaire et
loin de Mazarin , on lui dressait de pieuses embûches , on la tourmen-
tait de perpétuelles allusions , quelquefois même de remontrances di-
rectes. Mettons-nous, en effet, à la place do ces saintes femmes, dignes
amies de saint Vincent de Paul , qui comptaient pour rien les grandeurs
et les plaisirs de la terre et n'avaient d'autre pensée que celle du
salut. Elles, qui avaient tant prié pour Anne d'Autriche dans les jours
du malheur, et ne s'étaient pas inquiétées si leur fidélité courageuse dé-
plaisait à Richelieu , qu'on songe à quel point elles devaient être
affligées de voir leur reine bien-aimée, après avoir échappé aux dan-
gers de la jeunesse, près de faire naufrage à l'entrée de l'âge mùr!
De son côté, Anne les aimait autant qu'elle les vénérait. C'était aux
Carmélites et au Val-de-Grâce que naguère elle avait ti'ouvé des atta-
chements inviolables, au-dessus des craintes et des espérances du siècle.
Aux Carmélites, elle avait vu, quand tout tremblait devant Riche-
lieu sorti vainqueur de la journée des Dupes, la mère Madeleine de
Saint-Joseph défendre auprès de lui son ami le chancelier de Mariliac ,
et, n'ayant pu le sauver, redemander son corps, lui élever un tombeau
et y inscrire une épitaphc magnanime*. Elle avait vu au Val-do-Gràce
suadent que le Roy notre d' seigneur et fils ne pouvoit recevoir si abondamment oi si
utilement que de luy les scnlimens dont les grands princes onl besoin, et qui le ren-
dront un jour, comme nous l'espérons, si acconiply en la science de régner, que ses
sujets le choisiroient pour leur roy s'il ne leur esloit donné d'en haut et par un bé-
néfice singulier accordé de Dieu aux prières publiques ainsy qu'à nos vœux particu-
liers. Mais parce que notre d' cousin, dans les grandes et importantes afTairos qui
Toccupenl pour son service , ne luy pourroil rendre toute l'assiduité qu'il désireroil,
si bien qu'il est k propos d'establir une personne de mérite auprès de luy qui s'y
attache plus continuellement sous notre d* cousin, nous avons iellé les yeux pour
cela sur lo s' marquis de Villerov dont la suOisance et la ridélité, qui sont asses
connues, jointes aux services qu'il a rendus à l'Eslat et an nom qu'il porte, lequel
depuis longtemps est chéry et cnlimé de la France, nous ont fait juger aussy, par
i'advu de notre d' beau-frère le duc d'Orléans et de notre consm le prince de
Conde, qu'il rempliroit très dignement cette charge. Et comme les résolutions que
nous avons prises en ce sujet regardent l'intérêt de tout l'Estat et le général du
royaume , nous avons bien voulu vous en donner advis et vous convier de louer
Dieu avec nous dos prospérités dont il lui a pieu de combler cet Estât et notre
conduitle, alïn d'attirer do plus en plus les faveurs du ciel sur l'un et sur l'autre;
et que, comme les bonnes dispositions que nous avons données pour l'éducation du
Roy notre d' seigneur et fils ne tendent qu'au bien et à la satisfaction de sa personne
et à l'advantage du public, elles ayent le succès que nous en espérons avec l'assis-
tance divine, vous exhortant anssy de contribuer par vos soins en toutes les choses
qui dépendront de vous au bien du service et des affaires du Roy notre d* seigneur
et fils. . . Donné à Paris le xx mars 16^6. ■
' Lajeanesée de madame de IjOnyuevUle, chap. i, p. lai.
38 JOURNAL DES SAVANTS.
une digne élève de Marguerite d'Arbouse , Louise de Milley , la mère
de Saint-Etienne ^ lui prêter un asile que ne respectèrent pas les inso-
lentes recherches exercées par ce même chancelier Séguier, que la ré-
gente maintenait dans son conseil. Le cœur de la reine était avec ces
nobles religieuses. Que ne dut-elle pas souffrir en entendant aux Car-
mélites la grave supérieure, Marie de la Passion^, lui parler contre celui
auquel elle livrait l'Etat, son iîls et peut-être elle-même! Elle ne
put se défendre de verser des larmes, et s'écria que, si on lui parlait
encore ainsi, elle ne reviendrait plus au couvent*. C'était surtout au
Val-de-Grâce que l'attendaient les plus douloureuses épreuves. Le Val-
de-Grâce était son monastère de prédilection. Lorsque, pour la première
fois, elle devint grosse, elle fit vœu que, si elle donnait un dauphin à
la France, elle élèverait, à la place de l'humble maison, en l'honneur de
la Vierge, un monument digne de sa reconnaissance , et c'est ce vœu qui
nous a valu l'admirable édifice, un des chefs-d'œuvre de Le Mercier et
de Lemuet, couvert des grandes fresques de Mignard et chanté par
Molière. Il y avait, en i6/i3, à la tête de ce monastère, une religieuse,
Marie de Burges, la mère de Saint-Benoît*, que Mazarin lui-même dé-
clare une femme d'un grand esprit , très-bien informée de tout ce qui
s'était passé dans les derniers temps. La reine avait avec elle de fré-
quents entretiens, de vraies conférences, qui chaque fois duraient deux
heures et dont elle ne disait rien au cardinal. Celui-ci s'en inquiétait
fort, et voici ce qu'il imagina pour conjurer le danger : il supplia la reine
de faire passer par ses mains toutes les faveurs qu'elle accorderait à
la sainte communauté. D fait la remarque, et en espagnol, que toutes
les fois que la reine sort du Val-de-Grâce, elle n'est plus aussi bien dis-
posée pour lui; il soupçonne que la supérieure est gouvernée par ma-
dame de Vendôme , qui elle-même était une personne d une piété pro-
fonde , mais que conduisait d'une main cachée l'habile et politique
madame de Chevreuse. Dans ce couvent, l'inimitié était portée à ce point
contre Mazarin, qu'il craignait qu'on y ménageât à Châteauneilf une
entrevue avec la reine. Du moins se croyait-il certain qu'elle y avait
plus d'une fois rencontré la sœur de Beaufort, madame de Nemours.
' La mère de Saint-Etienne fui abbesse du Valde-Grâce , après Marguerite d'Ar-
bouse, de 1636 à i636. Voyez la Gallia christiana, t. VII, p. 584, et madame de
Molteville, t. I, p. Ao. — * Marie de la Passion était prieure des Carmélites de
1642 à 1645. Voyez La jeunesse de madame de Longueville, p. 879 et 38o. -—
' IIP carnet, p. 6 : «La superiora délie Carmélite parlo contra mi. S. M. pianza, e
«disse che se li parlava piu di simil cosa, non vi tomereUl>e. » — * Gall. christ.
t. VU, p. 584. ,
JANVIER 1855. 39
On jouait même devant elle des comédies assez ridicules : à la crèche
éa Val-de-Grace, on avait placé deux figures en cire représentant l'é-
vêque de Beauvais en habit de cardinal , et à côté de lui un petit
homme qui avait l'air de de Noyers. En face était un tableau où la reine
remettait son fils entre les mains del'évêque de Lisieux^.
Les personnes qui entouraient Anne d'Autriche et qui travaillaient à
perdre Mazarin avaient donc bien raison de la porter à visiter de pré-
férence le Val-de-Grâce et les Carmélites, où elles étaient bien sûres
qu'elle ne pouvait puiser que des sentiments défavorables au premier
ministre^. Le couvent des filles de Sainte-Marie de la rue Sainte-Antoine
n'était guère mieux disposé. Aussi madame de Senecé et madame de
Hautefort y menaient fréquemment la reine, pour qu'elle y rencontrât
la mère Angélique, une autre fdle du duc de Vendôme', qu'elles ani-
' II* carnet, p. 6a : cTuUi li conventi sono conlro di me, c parlicoiarmente
Val di Gratic. > Ibid. p. la : Val di Grazie, religiosa inrenua, condoltavi la re-
gina, perche In sudelta parlasse contro di me.* III* carnet, p. 44 : «Muchas
pcrsonas me dicen que cl Balle di Gratias sera di misorias para my, y que la
priora sicndo gavemada de todo puento de la de Vendoroo poco a poco se preval-
dria de crcdilo que liene con la reyna para diminuir el nùo Quando S. M.
conclue de aquei logar parcce que no esta tambicn dispuesta . . . Dicen me que
la Dama (madame de Chcrrcusc) dava isiruliones a la de Vcndomo. paraque las
roaquinas que se txieren contra my sean bien conducidas. > IV* carnet, p. ao :
S. If. stabilisca buona corrispondenxa Ira me e la priora di Val di Gratie, fac-
oendo paasar pcr mie mani le gratie cLc li vorrà Tare. S. M. non mi dioc
nientc di quello conferisce coq la detta, con laqaale si Irallienc due bore per
▼olta. Ha gran spirito, è ben informala di tuUi gli intrighi passali. • II* carnet,
p. ii5 : «La regina yedrk a Val di Grâce Chatonof. • V* carnet, p. 37 : «M* di
Nemurs va presso délia priora di Val di Grazie corne ba fatto ullimamenle, c S. M.
non me l'ba delto. La priora c tutla di quella casa, c fa scmprc spcrar clic con il
tempo accomodarà ogni oosa, tatte le caballe attendendo che mi arrivi qunicbe
cosa disavantaggiosa o allô aialo per prevalcr»i e darmi addosso. ■ IV* carnet ,
I. 46 : c Al presepio di Val di Grâce in figure di oera si c procuralo far veder
alla regina per movorla Bovc vestito da cardinale, con un piccolo uomo a canto
cbc so orede M. di Noyers, e dà un' altra parte un quadro cbo rappresenta M. di
Lisieu a chc la regina présenta il suo figlio L' ho inleso da Villechier clie
Îui. n — ' III* carnet , p. 46 : • Que las dos ( madame de Chcvreuse et madame de
endômc) cmpcnazon la rcyns a no visilar otros raonanterios que cl dicho (le
Val-dc-Gràcc) y parlicularmente el de las Camielitas per apoderarse mas del cs-
pirilo de la reyna. ■ — ' Mazarin , qui derait bien le savoir, fait de cette mère Angé-
lique une fille du doc de Vendôme; voyeala note a de la page suivante. Mais tous
les mémoires contemporains et le père Anselme n'attribuent au duc de Vendôme
3u*une seule fille , celle qui épousa le duc de Nemours , et ne lui donnent pas même
e fille natiireUcqui ait pu devenir religieuse. Toutefois TEifat de la France dit que
<le doc d« Vendôme avait, oatrc ses deux fils, • quet<fuei jilUs, dont l'une est ma-
■ riée au duc de Nemours. •
40 JOURNAL DES SAVANTS.
niaient à lui parler. Mazarin mettait tout en œuvré pour savoir ce qui
se passait dans ces entretiens mystérieux. On lui faisait les rapports les
plus contraires. Quelquefois on lui disait que la mère Angélique s'était
refusée à se mêler de choses étrangères à la religion, et que, loin de
vouloir nuire au cardinal, elle l'assurait qu'elle priait Dieu pom' lui.
Mais un père Léon , vraisemblablement quelque confrère du père Carré \
lui venait raconter que , le jour de la saint Louis , au milieu du mois
d'août i6il3, la mère Angélique avait osé dire k la reine qu'elle se lais-
sait gouverner, qu'elle faisait comme le feu roi , et que de cardinal à
cardinal il n'y aurait bientôt plus de différence. A quoi la reine aurait
fait une assez faible réponse, où ne paraissait guère l'attachement qu'elle
devait à Mazarin^.
Toutes ces visites en des lieux où dominaient ses ennemis alar-
maient le cardinal. Il entreprit d'en détourner Anne d'Autriche, et
s'appliqua à lui faire comprendre que la piété d'une reine ne peut pas
être celle d'une religieuse, et que les mesquines pratiques auxquelles
elle se livrait féloignaient de ses véritables devoirs, et lui faisaient
tort dans l'esprit des peuples. Le langage qu'il tient à la régente est
sans doute fort intéressé; mais il est en même temps si raisonnable
et si politique, qu'il nous paraît utile de le reproduire avec une fidélité
scrupuleuse :
<( Ce faste de piété , à la façon de l'Espagne , n'est pas de mise en France.
« En la voyant sans cesse aller dans les églises et dans les monastères, en-
ce tourée de prêtres, de moines et de religieuses, on la compare à Henri JII ,
«qui était tout enveloppé dans ses dévotions, ce qui ne l'empêcha pas
«d'être chassé de Paris ^.
' C'était un carme qui, dit madame de MoUeville, «avait pour le moins
« autant d'ambition que de piélé. » U joua un assez triste rôle dans l'affaire de
mademoiselle de Soyon. Voyez madame de MoUeville, t. IV, p. 67. — * IIP car-
net, p. 3o : « Pagano (vraisemblablement Payen, beau-père de Lyonne) mi ba
«detto che la marcbesa di Senese e Otfort banno fatlo grandissimi sforzi con
«la madré Angelica, figlia di M. di Vandomo, perche parfasse a S. M. contre
«di me, ma ricuso di larlo e me l'ha fatto dire assicurandomi che pregava Dio
« per me. » Ibid. p. 69 : « Padre Leone mi da avviso délia madré Angelica. » Ibid.
p. 68 : « Madré Angelica , convenlo di santa Maria, amica di madama di Senese,
« risoluta di adoprarsi contra me, in giorno di S. Luigi parlo a S. M. e li disse che
«si lasciava governare, che H succederebbe come al re, et in fine che da cardinale
« a cardinale non vi sarebbe differenza. Hanno speranza che potranno far qualche
«cosa, perche rimarcavono che S. M, non li risposa cosa alcuna risoluta e in les-
« timonio dell' affelto che ha per me. » — ' IV* carnet, p. 35 : « Si dice a Parigi che
« S. M. fa come Henrico terzo che era tutto invollo nelle devotioni , e fu poi casciato
" dà Parigi. »
r; JANVIER 1855. 41
u Tous ces prétendus serviteurs de Dieu sont en réalité des ennemis
«de l'Etat. Dans le temps d'une régence, parmi tant de mauvaises in-
« tentions du peuple, des grands, des parlements, et quand la France
«a sur les bras la plus grande guerre qu'elle ait jamais soutenue, un
«gouvernement fort est absolument nécessaire. Cependant la reine
« chancelle , elle hésite entre tous les partis, elle écoute tout le monde ,
«<et, tandis qu'elle communique à ses confidents les conseils que je lui
«donne, elle ne me dit rien de ceux que lui donnent mes ennemis'.
« Les couvents , les moines, les prêtres, les dévots et les dévotes, sous
« prétexte d'entretenir la ferveur de la reine , n'ont d'autre but que de
«lui faire consumer son temps en toutes ces choses, afin quelle n'en
«ait plus pour ses affaires et pour me parler; et ils espèrent venir
« à bout de leurs desseins en faisant donner le dernier coup, quand tout
«sera prêt, à la Maignelay, à Dans, à la supérieure du Val-de-Grâce et
« au père Vincent.
"Toutes les dévotes sont liguées ensemble, et la Maignelay donne
« perpétuellement des rendez-vous à Hîiutcfort et à Senecé.
« La reine subordonne les affaires publiques aux affaires domes-
<i tiques, et particulièrement aux affaires de dévotion; elle devrait faire
«tout le contraire.
«Tout Paris murmure de ces perpétuelles démonstrations publiques,
«et on s'en moque. Que Sa Majesté s'en infonne, et elle trouvera qu(
«je lui dis vrai. Dieu* est partout, et la reine peut le prier dans soh
« oratoire particulier, au lieu de donner matière à des discours très-
u préjudiciables à son service.
uU serait bon que de temps en temps elle tint des conseils extraor-
«dinaircs pour faire croire qu'elle s'occupe de ses affaires. La feue
«reine-mère faisait apporter des papiers, appeler les secrétaires d'Etat,
«et d'autres choses de ce genre, le tout pour l'apparence, car en réa-
« litc elle était incapable d'application cl laissait faire les minis-
u très. Mais c'est un grand [joint que le public soit convaincu que le
«véritable objet de la reine est le bien du roi et de l'Etat; et en cela
« elle se conformera h la volonté de Dieu qui lui a confié le gouverne-
«ment de ce royaume et l'éducation du roi. Voilà le devoir qu'il faut
' 1\'* carnet, p. Ga : • Tutti li conceiti dci dcvoli ?ono deboli, cl In conse-
«quenza copcrli in apparenia del scrvitio ili Dio, in efîetto contra io Stato. Clic
• net tempo d'una reggenza, Ira tante maie inlenlioni cli siiddili, di grandi e di par-
■ lamenli, c menlre andc la piu gran gucrra clic mai Franzesi habbino havuia, »!
• dcvono sostcner le cose con vigore. S. M. ascolta , s'informa, e non mi dice nientc ,
• e pare cbe si diQîdi, menlre confcrisce le cosc che io li consiglio. ■
6
y"
42 JOURNAL DES SAVANTS.
u avant tout qu elle s'applique à bien remplir ; et elle se doit pei'suader
« qu'un moment donné par elle h ce devoir suprême est plus agréable
«à Dieu que des heures entières de prières, de visites aux églises, de
« sermons et de vêpres ^ »
Ces notes précieuses, destinées à éclairer la piété de la reine, nous
peignent en même temps les craintes que donnait à Mazarin l'inimitié
du parti dévot et de l'épiscopat ligués avec les mécontents du parle-
ment et de la plupart des grandes familles. Mais, s'il avait bien de la
peine à se soutenir contre les couvents et le clergé, il en avait bien
plus encore h disputer le cœur d'Anne d'Autriche à des influences plus
directes, plus constantes, plus intimes. C'est dans l'intérieur même de
la reine, dans son oratoire, au milieu de ses serviteurs, de ses gardes
et de ses femmes, qu'était le plus grand danger de Mazarin.
V. COUSIN.
[La suite à un prochmn cahier.)
* V carnet, p. 3A-28 : «Due persone difTerenli sono venule a dirini che li mo-
« nasterii, frati, preli, e donne et uomini devoti sollo prelesto d'infervora'r la regina
«alla devolione, banno mira di farli impiegar tutlo il tempo in quesle cose, accio
« non lo (lia a suoi affari et a parlarmi , e che alla fine sperano di venire a fine
« facendo dar il colpo, quando lutte le cose saranno disposte, alla Menelè, Dans, la
Mpriora diVal di Grazie e padre Vincenzo. — Tulle le donne sono légale insieme,e la
« Menelè daspesso dos randevù aOlfort e Senese. — S. M. pensa corne possa far servir
« li afiari pubblici alli privati di devolione , e dovrebbe far il contrario. — Tullo Parigi
«mormora di queste frequenli c pubbliche devolioni, e se no parla in ogni luogo
« con disprerzo. S. M. se ne informi e Irovera la verilà. Dio è da per tutlo, e percio
« S. M, puol pregarlo in casa d'ordinario, e non dar luogo a discorsi cbe sono estre-
« raamentepregiuditialialsuo servitio. — Saràbene chetalvoltafacesse consigli straor-
"dinarij per far creder, etc. La fu regiiia madré faceva porlar scritture, chiamnr
« segretarii di Stalo, e cose simili, tulle per apparenza, perche in elTetli non vi appli-
« rava punlo e lasciava fare alli ministri. Ma è un gran punlo che il pubblico creda
« che la vera applicalione di S. M. è al bene del re e dello Slato, e in cio si confor-
« merà S. M. alla volonlà di Dio, che gli ha dato il governo di questo regno e l'edu-
« cationc del re; perche trascuri ogni altra cosa per far bene questa; e S. M. creda che
«<fa pin per Dio un momento che dona a questo, che le hore inliere di orationi e
'.(di visite di chiese e di lanti sermoni e vespri. »
JANVIER 1855. 43
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit, accompagné d'un
commentaire et de vingt et un mémoires relatifs au bouddhisme,
par M. E. Bumouf, secrétaire perpétuel de V Académie des ins-
criptions et belles-lettres. Paris, imprimé par autorisation du
Gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1862, 1 vol. in-A°,
iv-897 P^gGS..
Rgya tch'eb eol pa, oa Développement des jeux, contenant Ihistoire
du Bouddha Çâkyamouni , traduit sur la version tibétaine du
Bkah-Hgyour et revu sur l'original sanscrit [Lalitavistara) , par
Ph. Ed. Foucaux, membre de la Société asiatique de Paris.
1" partie, texte tibétain, ii-388 pages; 2* partie, traduction
française, LXV-^aS pages, in-4°. Paris, imprimé par auto-
risation du Gouvernement à Tlmprimerie nationale, 1847-
i848.
DE LA MORALE ET DE LA MÉTAPHYSIQUE DU BOUDDHISME
SEPTIÈME ABTICLE ^
De U mélapkjsique de Çàkjamouni.
Oo ne saurait douter que Çàkyamouoi, bien que songeant par-dessus
tout à la pratique, ne se soit fait une tlicoric. 11 avait été l'élève des brali-
manes, et la direction toute méditative de son propre génie devait le con-
duire à recbercbcr les bases essentielles de sa doctrine. Il n'a point, il
est vrai, séparé formellement la métaphysique do la morale; mais, de
la morale il a dû, par la nécessité même des choses, remontera des
principes plus hauts; et, dans son enseignement, il a joint aux pré-
ceptes qu'il donnait sur la discipline de la vie , les axiomes qui justifiaient
ces préceptes en les expliquant. De là vient que, dt's le premier concile,
ses disciples firent de la métaphysique sous le nom d'Ahhidharma, l'un
des recueib, l'une des «trois corbeilles» (tripitaka), entre lesquels on
' Voyez, pour le premier àrlicic, le cahier de mai i854, pAge 370; pour le
deuxième, celui de juin, page 353; pour le troisième, celui de juillet,- page /109;
|)our le quatrième, celui d'août, piige A84 ; pour le cinquième, celui de septembre,
page 557; et, pour le .«ixième, celui d'octobre, page 6'âo.
6.
44 JOURNAL DES SAVANTS.
partagea l'ensemble des livres canoniques'. Ainsi que je l'ai dif^, Kà-
çyapa, le plus illustre des auditeurs du maître et des arhats, se chargea
de la rédaction de l'Abbidliarma, «qui n'avait point été exposé direc-
«tement par le Bouddha,» comme le remarque un commentateur',
mais qui ressortait, au même titre que le Vinaya , de tous les discours
qu'il avait prononcés, et dont les Soûtras conservaient le fidèle Souvenir.
Abhidharma veut dire en sanscrit : « lois manifestées, la manifestation
«des lois ou de la loi;» et notre mot de métaphysique y correspond
assez exactement, si on le renferme dans les limites de l'orthodoxie
bouddhique. L'Abhidharma comprend donc la partie la plus élevée
des croyances prêchées par Çâkyamouni; et sa supériorité a été telle-
ment sentie par les peuples bouddhistes, qu'ils l'ont toujours considéré
comme la source théorique de tout le reste. Aussi ont-ils appelé l'Abhi-
dharma d'un nom qui marque à la fois leur respect, et l'on pourrait
dire leur affection pour lui. Ils l'appellent la Mère (Màlrikâ; en pâh,
Mâtikâ; Youm ou Ma-Mo, en tibétain)*. Les bouddhistes de Ceylan
prétendent môme que l'Abhidharma s'adresse aux dieux et a été révélé
en leur faveur, tandis que les Soûtras ont été laissés aux hommes"^.
L'ouvrage qui passe pour renfermer plus particulièrement la méta-
physique bouddhique se nomme la Pradjnâ pâramitâ, c'est à-dire «la
«Sagesse transcendante. » C'est le premier des neuf dharmas, ou livres
canoniques des Népalais. Il y en a trois rédactions principales : l'une
en cent mille articles, l'autre en vingt-cinq mille, et l'autre en huit
mille; les plus développées ne faisant guère qu'ajouter des mots à l'ex-
position plus concise de l'autre '^. H faut même dire, pour toutes ces ré-
dactions diverses, que, si elles contiennent des conséquences nouvelles ,
' M. E. Burnouf, Introd. à l'hisl. du bouddh. ind. p. 35 et Ao. Celte division de
la Triple corbeille est acceptée par tous les bouddhistes; voir le FoeKoue-Ki de
M. A. Rémusal, p. loi ot 108 ; et ï Histoire de Hiouen-Thsang de M. Stanislas Ju-
lien, p. 167. — * Voir plus haut, cahier de juillet i854, p. Zj2 5. — ' Yaçomilra, au-
'curd'un commentaire fort important in\h\i\é Abhidharma koça vyâkhyâ , c'est-à-dire
« Commentaire sur le trésor de la métaphysique. » Le Trésor de la métaphysique,
Abhidharma koça, est de Vasoubandhou, qui vivait dans les premiers siècles de l'ère
chrétienne. M. E. Burnouf, Introd. à l'hist. du bouddh. ind. p. 4i. î>(i3 et suiv. —
* Introd. à l'hist. du bouddh. ind. de M. E. Burnouf, p. 4G et 48. — ' Idem,
ibid. p. 317, note 2. Une remarque importante qu'il faut faire, c'est que, des trois
parties du Tripitaka, les édits de Piyadasi ne nomment que le Vinaya et les Soû-
tras; ils ne parlent pas de l'Abhidharma, ou métaphysique, à moins qu'on ne
suppose qu'ils ne la dô.signent par les gâthtàs, ou t stances du Solitaire. » Les gâliiàs
des Soûtras simples sont, en général, les axiomes auxquels le Bouddha semble at-
tacher le plus de prix, Lotos de la bonne loi de M. E. Bumonf, p. 7a5 et 729. —
*■ M E Burnouf, Introd, à l'hist. da bouddh. ind. p. /j55. n . 1 ,
-^''janvier ISSô^^^'J^^^ 45
elles ne donnent point un seul principe nouveau, et qu*en définitive,
pour connaître la véritable métaphysique de Çàkyamouni , c'est encore
aux Soûtras simples qu'il convient de puiser, en ce qu'ils sont beau-
coup plus voisins de la prédication ' .
On doit s'attendre à trouver dans la métaphysique de Çàkyamouni,
comme dans sa morale, plus d'axiomes que de démonstrations, plus de
croyances données pour des dogmes que de développements systéma-
tiques et réguliers. Âlais il faut toujours se rappeler que nous avons af-
faire à rinde , et que nous ne sonimes ni dans la Grèce ni dans l'Eu-
rope moderne. Les doctrines n'en sont pas moins graves; mais la forme
sous laquelle elles s'expriment n'a rien de scientifique , môme quand
on essaye , ce qui est assez rare, de lui donner quelque rigueur.
■ -'•La première et la plus inébranlable théorie de la métaphysique du
bouddhisme, empruntée d'ailleurs au brahmanisme, c'est celle de la
transmigration. L'homme a fourni une multitude d'existences les plus
diverses, avant de vivre de la vie qu'il mène ici-bas. S'il n'y applique ses
efforts les plus sérieux, il court risque d'en fournir une multitude plus
grande encore; et son attention la plus constante et la plus inquiète
doit être de se soustraire à ia loi fatale que la naissance lui impose. La
vie n'est qu'un long tissu de douleurs et de misères; le salut consiste à
n'y jamais rentrer. Telle est, dans le monde indien tout entier, dans
quelque partie qu'on le considère, à quelque époque qu'on le prenne,
la croyance déplorable que chacun partage, et que professent les brah-
manes et les bouddhistes de toutes les écoles , de toutes les sectes , de
toutes les nuances, de tous les temps. Le Bouddha subit celte opinion
commune, contre laquelle il ne semble à personne qu'il puisse s'élever
la moindre protestation; et sa seule originalité, sous ce rapport, ne con-
siste que dans le moyen nouveau de libération qu'il offre ù ses adeptes.
Mais le principe lui-même, il l'accepte; il ne le discute pas. Je jugeVai
plus tard la valeur de ce principe, ou plutôt les conséquences désas-
treuses qu'il a eues chex tous les peuples qui l'ont adopté. Pour le mo-
' Selon toute Apparence , la PradjnA pâramitd ne fui composée que trois ou qunirc
cent» ans après le Bouddha. Elle servait do texte aux doctrines de l'école des Ma-
dhyamikas, fondée par le fameux Nâg&rdjouna, cent cinquante an.^ environ avant
notre ère. M. E. Burnouf a donné un spécimen de la rédaction en huit mille ar-
ticles, qu'il avait traduite presque entière , et qu'il avait comparée avec la rédaction
en cent mille articles. Celte comparaison, exacte autant que possible, ne lui avait
offert aucune différence de doctrine, Introd. à l'hist. du boaddh. ind. p. 465. Si
l'on en croit la tradition tibétaine, la Pradjnâ pâramit A tunit été exposée par Çàkya-
mouni lui-mônic seize ans après qu'il était devenu Bouddha , c'est-à-dire h l'à^c
cinquante et un ans k peu près. ,
46 JOURNAL DES SAVANTS.
ment, je me borne à signaler sa domination toute-puissante et absolu-
ment incontestée. J'ai fait voir, en traitant des Védas, que cette doc-
trine monstrueuse ne s'y trouvait pas^ et j'ai fait de ce silence un éloge
pour l'orthodoxie védique. Elle est de l'invention des brahmanes, et
elle doit remonter jusqu'à l'origine de la société et de la religion qu'ils
ont fondée. Çàkyamouni ne se distingue donc en lien quand il l'adopte.
Mais jusqu'où s'étend cette idée de la transmigration? L'homme,
après avoir perdu la forme qu'il a dans cette vie, reprend-il seulement
une forme humaine? Peut-il indifféremment reprendre une forme su-
périeure? ou reprendre, à un échelon plus bas, une forme animale?
Peut-il même descendre encore au-dessous de l'animal, et s'abaisser,
selon ses actions en ce monde, à ces formes où toute vie disparaît et
où il ne reste plus que fexistence avec ses conditions les plus générales
et les plus confuses? Pour les brahmanes orthodoxes, je serais assez
embarrassé de répondre à cette question; et, dans tout ce que je con-
nais de leur littérature, je ne vois rien qui détermine la limite précise
où s'arrêtait pour eux l'idée de la transmigration^. Quant aux boud-
dhistes, la réponse peut être décisive : oui, l'idée de la transmigration s'é-
tend, pour le bouddhisme, aussi loin que possible; elle embrasse tout,
depuis le Bodhisattva, qui va devenir un Bouddha parfaitement accom-
pli, et depuis l'homme, jusqu'à la matière inerte et morte. L'être peut
transmigrer sans aucune exception dans toutes les formes quelles qu'elles
soient; et, suivant les actes qu'il aura commis, bons ou mauvais, il pas-
sera depuis les plus hautes jusqu'aux plus infimes^. Les textes sont si
nombreux et si positifs, qu'il n'y a pas lieu au plus léger doute , quelque
extravagante que cette idée puisse nous paraître.
On se rappelle que, selon la légende ôaLalitavistara, le Bodhisattva
entre dans le sein de sa mère sous la forme d'un jeune éléphant blanc
armé de six défenses*; et, sui' le point de devenir Bouddha parfaitement
' Voir le Journal des Savants, 6* article sur les Védas, cahier de février i854 ,
p.i i3; et 7* arl., cahier d'avril , p. 212. — * Pour la transmigration dans le système
de Kapila, voir mon Premier nvémoire sur le Sânkhya, Mémoires de l'Académie des
sciences morales et politiques , t. VIIL p. àbb et suiv. — 'Il faut donc faire une
très-grande différence entre la transmigration et la métempsycose telle que fen-
tendaient les Pythagoriciens, et qu'ils bornaient, selon toute apparence, à la série
animale; c'est, du moins, l'opinion du plus récent historien de la philosophie,
M. Henri Ritter. Voir son Histoire de la philosophie ancienne, t, I", p. 36o de la tra-
duction française de M. J. Tisspt. Il faut voir aussi ce qu'en dit Aristole, Traité de
l'âme, liv. I", ch. iii.SaS, p. i34 de ma traduction. — * Voir le Journal des Savants,
cahier d'août i854, page 488; Jigya ich'êrrolpa de M. Ed. Foucaux, t. II, ch. vi,
p. 61.
JANVIER 1855. 47
accompli, il repasse dans sa mémoire les naissances incalculables, les
centaines de mille de kotis d'existences qu'il a déjà parcourues, avant
d'arriver à cellff qui doit être la dernière ^ Dans d'autres légendes, le
Bouddha raconte les transfoi'mations qu'il a subies lui-même, ou celles
qu'ont subies les personnages dont il veut expliquer la prospérité ou
les malheurs ^; Hiouen-Thsang vit à Bénai'ès les nombreux et splendides
stoûpas élevés dans les lieux où le Bouddha avait pris, pendant ses
diverses existences, la forme d'un éléphant, d'un oiseau, d'un cerf, etc. ^.
Les Djâthahas singhalais, au nombre de cinq cent cinquante, con-
tiennent le récit d'autant de naissances du Bodhisattva ; et les Singha-
lais ont été même fort modérés en se bornant à ce nombre ; car c'est
une croyance reçue généralement que le Bouddha a parcouru toutes
les existences de la terre , de la mer et de l'air, ainsi que toutes les con-
ditions de la vie humaine ; il a même été arbre et plante *, si l'on en
croit le bouddhisme chinois.
Dans une légende fort intéressante par les détails qu'elle donne sur
la vie intérieure des religieux dans les vihâras, celle de Samgha-Rakshita ,
la transmigration a lieu, dit-on, sous la forme d'un mur, d'une colonne,
d'un arbre, d'une (leur, d'un fruit, d'une corde, d'un balai, d'un vase.
d'un mortier, d'un chaudron , etc. « Quelle est l'action dont ces méta-
«morphoses sont la conséquence? demande Samgha-Rakshita;» Bha-
gavat lui répond : uLes êtres que tu as vus sous la forme d'un mur
«ont été des auditeurs de Caçyapa (un ancien Bouddha), ils ont snli
« de leur morve et de leur salive le mur de la salle de l'assemblée ; le
«résultat de celte action est qu'ils ont été changés en murs. Ceux que
<• tu as vus sous la forme de colonnes ont été changés pour la même
" raison ; ceux que tu as vus sous la forme d'arbres . de feuilles , de fleurs
«et de fruits, ont revêlu cette forme parce qu'ils ont joui jadis, dans
« un intérêt tout personnel , des fleurs et des fruits de l'assemblée. Un
«autre, qui s'est servi avec le même égoïsme de la corde de l'assem-
«hlée, a été changé en corde; un autre, pour n'avoir pas fait un mcil-
«leur usage du balai de l'assemblée, a été métamorphosé en balai; un
' f^rjya tch'er roi pn de M. EH. Foaoaux , t. Il , ch. xxil, p. 33o. — ' Voir les lé-
gendes (le Sanigha-Rakshila, d'A^oka, du Concile, et plusieurs autres, Introd. à
Vhitt. du bouddh. iitd. de M. E. Buntouf, p. 33â, 4a5 et ^35. — ' Histoire de la
vie et des voyagee de Uioneu-Thiang de M. ^Inntslas Julien, p. i3/|. — * Voir le
Foe-Koue-Ki do M. Abel I^émusat, el une noie très-curieuse de M. Lnndresse sur
les l>jÀ(akas singhalais. Upham ©n a donné la Ksle, Sacred and hiftorical Doohs oj
CeyloR, t. 111, p. 269. M. K. Bumotif avail traduit quelques-uns des plus impor-
tants.
Û8 JOURNAL DES SAVANTS.
« novice, qui venait de nettoyer les coupes de rassemblée, eut la dureté
« de refuser à boire à des religieux étrangers fatigués d'une longue route ,
«il a été changé en coupe ; celui que tu as vu sous la forme d'un mor-
«tier est un Sthavira qui demanda jadis à un novice, avec des paroles
«grossières, un instrument de ce genre, etc. ^ »
Ainsi, l'on n'en peut douter, le système de la transmigration va,
pour les bouddhistes, jusqu'à cette exagération monstrueuse où la per-
sonnalité humaine, méconnue et détruite, se confond avec les choses
les plus viles de ce monde. , -' j, , :^ ., l
' Mais poursuivons.
' La cause unique de ces ti'ansformations , c'esit la conduite qu'on a
tenue dans une existence antérieure ; on est récompensé ou puni selon
ses vertus et ses vices. Mais de quelle manière a commencé cette lon-
gue série d'épreuves? Pourquoi l'homnie y est-il soumis? Quelle a été
1 origine de cette succession sans fm de causes et d'effets? C'est là, ce
semble, une question fondamentale dans le système bouddhique lui-
même; mais, chose étrange, Çâkyamouni ne paraît pas l'avoir jamais
soulevée, et le bouddhisme tout entier après lui ne l'a pas traitée da-
vantage. Est-ce oubli? c'est peu probable. Est-ce prudence? Et, sur un
problème si obscur, le Bouddha s'est-il dit qu'il valait mieux garder le
silence? Ce qui est certain, c'est que nulle part, dans les Soûtras, on
ne trouve même un essai de solution, pas un mot, pas une théorie,
pas une discussion. Tout ce qu'on peut inférer de quelques passages
très-rares, c'est que le Bouddha, selon toute apparence, a cru à l'éter-
nité des êtres, je n'ose pas dire des âmes, et que, pour lui, les maux
qu'il venait guérir, la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort, s'ils
pouvaient cesser par le nirvana, étaient pourtant sans commencement^.
L'univers est créé par les œuvres de ses habitants; il en est l'elFel ; et
si, par impossible, comme le dit M. E. Burnouf d'après les Soûtras
bouddhiques, il n'y avait pas de coupables, il n'y aurait pas d'enfers
ni de lieux de châtiment ^.
Le Bouddha , malgré la science sans bornes qu'il possède , ne veut
' Légende de Samgha-RaLshila , du Divya Avadâna, Inirod. à l'hist. du bouddh.
ind. de M. E. Burnouf, p. SaS, et dans l'analyse du Doul-va tibétain, de Csoma de
Kôrôs, Asiat. Resear. t. XX, p. 55. — * Les seuls passages un peu décisifs que jo
puisse citer à ce point de vue sont celui du Lalitavistara , Rgya tch'er roi pa de
M. Éd. Foucaux, t. II, cli, xxii, p. 387, et celui de ÏAhhidharma Koça vyâkkyà,
de Yaçomitra, commentateur du vi* ou vu* siècle de notre ère, Introd. à l'hist. du
hoaddh. ind. de M. E. Burnouf, p. ôyS. — * Lotus de la bonne loi de M. E. Bur-
nouf, p. 835.
JANVIER 1855. k^
donc pas expliquer les choses de cet univers en remontant jusqu'aux
ténèbres de leur origine, 11 les prend , en quelque sorte , telles qu'il les
trouve, sans leur demander d'où elles viennent; et, comme la vie, sous
quelque aspect qu'il la regarde, ne lui semble que «une grande masse
« de maux,- » voici comment il la comprend :
Douze conditions, tour à tour effets et causes les unes des autres,
s'enchament mutuellement pour produire Ja vie. A commencer par
la triste fin qui la termine, la vieillesse avec la mort (djâramarana) ne
serait pas sans la naissance ; en d'autres termes, si l'homme ne naissait
pas, il ne pourrait ni vieillir ni mourir. La mort est donc un effet dont
la naissance est la cause. La naissance (djâti) est elle-même un effet,
et elle ne serait pas sans l'existence. Cette idée, tout étrange qu'elle peut
nous paraître, est très-conséquente dans le système bouddhique, qui
croit à l'éternité des êtres. On existe longtemps avant de naître; et la
naissance, sous quelque forme qu'elle se présente (humidité, œuf, ma-
trice ou métamorphose, pour les bouddhistes comme pour les brah-
manes), n'est qu'un effet de l'existence qui l'a précédée; car, sans l'exis-
tence (bhava) , la naissance ne serait pas possible. Mais il ne s'agit point
ici de l'existence dans son acception générale et vague ; c'est l'existence
avec toutes les modifications qu'y ont apportées les épreuves antérieures ;
c'est l'état moral de l'être selon toutes les actions qu'il a successivement
accumulées, vertueuses et vicieuses, dans la durée infinie des âges.
Ainsi l'existence détermine la naissance; et, suivant ce qu'on a été pré-
cédemment, on renaît dans une condition différente, ou plus haute, ou
plus basse.
L'existence a pour cause l'attachement (oupâdâna) ' . Sans l'attachement
aux choses, l'être ne revêtirait pas, ne prendrait pas im certain état moral
qui le mène à renaître de nouveau. L'attachement est, en quelque sorte,
une chute qui le fait retomber sous la loi fatale de la transmigration.
L'attachement, cause de l'existence, n'est lui-même qu'un effet; ce qui
le cause, c'est le désir (trîchnâ, mot à mot la soif). Le désir est cet insa-
tiable besoin de rechercher ce qui plaît, et de fuir ce qui est désa-
' Ce lerme d'oupâdÂna est fort difficile. M. E. Bumotif le rend d'ordinaire,
ainsi que M. Foucaux, par ■ conception, a Je n'ai pas cru devoir adopter celte tra-
duction , qui me semble interrompre la suite des idées. Parfois aussi M. Burnouflc
rend par •prise, cnplion, adhérence, attachement.» J'ai préféré ce dernier mol
comme beaucoup plus clair; voir Vlntndaction à l'hist. du houddh. ind. p. /19A ;
Lotus de la bonne loi , p. 109, 53 1 el suiv. ; î\^ya Ich'er rolpa de M. Éd. Foucaux,
p. 33i et SgS; Foe-Koite-Ki de M. A. Hémusat, ch. xxxi, p. 287, avec les notes de
MKlaprptIi.
7
50 JOURNAL DES SAVANTS.
gréabie. Il a pour cause la sensation (védanâ), qui nous fait percevoir
et connaître les choses, et qui nous indique leurs qualités, dont nous
sommes alFectés au physique et au moral. La sensation, cause du .désir,
a pour cause le contact (sparca). Il faut que les choses nous touchent,
soit à l'extérieur, soit à l'intérieur, pour que nous les sentions; et c'est
ainsi qu'on peut dire que les bouddhistes font de la sensation la source
unique de la connaissance. Mais, comme, parmi les sens, ils com-
prennent aussi le sens intime, ou manas, leur doctrine n'est pas aussi
matérialiste qu'on pourrait d'abord le croire. Le contact, cause de la
sensation, est l'effet, à son tour , des six places ou six sièges des qualités
sensibles et des sens. Ces six sièges (shadâyatanas) sont la vue, l'ouïe.
l'odorat, le goût, le toiîcher, auxquels il faut joindre le manas ou le
cœur, qui comprend aussi ce que nous appellerions les sentiments
moraux.
Voilà déjà huit des douze conditions qui produisent la vie, se liant
entre elles par les rapports de causes à effets. Il en reste encore quatre
autres pour terminer cette évolution complète qui, suivant le Bouddlia,
embrasse et explique la destinée humaine tout entière.
Les six sièges* des sens et des objets sensibles ont pour cause le nom
et la forme (nàmaroùpa, en un seul mot, comme plus haut djàrama-
rana, la vieillesse et la mort). Sans le nom, sans la forme, les objets
seraient indistincts; ils seraient pour nos sens, tant ceux du dehors
que ceux du dedans, comme s'ils n'étaient pas; ils entrent en contact
avec nous d'abord par la forme matérielle qu'ils revêtent, et ensuite
par le nom qui les désigne et les rappelle au manas, à l'esprit. Le nom
et la forme, que les bouddhistes confondent en une notion unique , sont
donc ce qui rend les objets perceptibles, et c'est ainsi qu'ils sont la
cause des sens. Mais le nom et la forme ne sont, eux non plus, que des
effets. Ils ont pour cause la connaissance ou la conscience (vidjnàna),
qui distingue les objets les uns des autres et leur attribue à chacun ,
et le nom qui les représente et les qualités qui leur sont propres. La
conscience est la dixième cause. Les concepts (samskâras) sont la
onzième; ils composent les idées qui apparaissent à l'imagination; ce
sont les illusions qu'elle se forge et qui lui servent à constituer l'uni-
vers factice qu'elle se crée. Enfin la douzième et dernière cause, &est
l'ignorance (avidyâ), qui consiste tout entière à regarder comme durable
ce qui n'est que passager, à croire permanent ce qui nous échappe et
s'écoule, en un mot, à donner à ce monde une réalité qu'il n'a
pas.
Tel est l'enchaînement mutuel des causes; et cette théorie, jointe à
• JANVIER 1855. 51
celle des quatre vérités siibiimes, forme le fonds le plus ancien et le
plus authentique de la doctrine du Bouddha ^
C'est dans le Lalitavistara qu'il faut voir toute l'importance que
Çakyamouni lui donne. Quand il l'a découverte à Bodhimanda, il croit
avoir découvert enfin le secret du monde. Il peut sauver les êtres en
la leur enseignant; c'est parce qu'il l'a comprise, après les plus longues
méditations soutenues des plus terribles austérités, qu'il se croit et qu'il
est devenu le Bouddha parfaitement accompli. Tant qu'il n'a pas saisi
le lien mystérieux qui enchaîne ce tissu.de causes et d'effets, il ignore
la loi et le chemin du salut. Une fois qu'il en a démêlé la trame , il est
en possession de la vérité qui éclaire et qui délivre les créatures^. Il
connaît la route du nirvana qu'il peut désormais atteindre lui-même et
faire atteindre aux autres êtres.
Les bouddhistes, en général, et surtout ceux du nord et du sud,
ont en grande vénération cette théorie des causes et des effets; des
Soùtras entiers , sans parler de leurs commentaires , sont consacrés à
l'exposer dans tous ses détails avec une prolixité que rien ne peut ni
épuiser ni fatiguer'. Le Pratîtya samoutpâda, comme on l'appelle, est,
pour les disciples comme pour le maître, la clef de la destinée hu-
maine; et, tant qu'rn ne la tient pas, on ne sait rien de l'organisation et
du jeu de l'univers; car, il faut bien le remarquer, par la croyance de la
transmigration, l'homme n'est plus un être à part; il est mêlé à tout:
et ce qui explique sa nature explique du même coup la nature entière
et l'ordre universel des choses.
Nous venons de parcourir la série des effets et des causes, en remon-
tant de l'élat actuel de l'être à son état primitif : de la vieillesse et de
la mort nous sommes arrivés par douze degrés successifs jusqu'à l'igno-
rance, ([ui, à un certain point de vue, peut se confondre avec le non-
être ; car l'objet de l'erreur n'existe pas; et, s'il était, on ne se tromperait
pas en croyant à son existence. Mais, au Ucu de remonter la série, on
peut la descendre, et prendre l'ignorance pour point de départ au lieu
de la prendre poiur terme et pour but. On renverse alors l'enchaine-
' Cette théorie prend en sanscrit le nom très-célèbre de Pratitya samoutpâda ,
c'est-à-dire « la productioo connexe des causes réciproques. ■ Voir le Lohu de lu
bonne loi de M. E. Burnouf, p. 1 1, 109, 33a et 53o. — * Hgya tch'er roi pa de
M. Éd. Foucaux, t. II, ch. xxn, p. 33 1 el suiv.; M. E. Bumoul a traduit aussi ce
morceau ca[)ital du Lalitavistara dans son Introd. à ihiit. du houddh. ind. p. ^86
et suiv. — ^ C'est ainsi que le Soûlta pâli, le Mabànidâna Soùtta. le Soûtra des
grandes causes, n'a pas d'autre objet. M. E. Burnouf l'a traduit tout entier, Lotat
de la bonne loi, p. 534 et suiv.. Appendice n* vi.
7-
52 JOURNAL DES SAVANTS.
ment des causes et des effets, qui d'ailleurs n'en restent pas moins unis,
et l'on (commence par où l'on finissait d'abord. Ainsi, de l'ignorance ou
du néant, viennent les concepts qui en sont l'effet; des concepts vient
la conscience; de la conscience, le nom et la forme; du nom et de la
forme, les six sièges des sens ; des six sièges des sens, le contact; du con-
tact, la sensation; de la sensation, le désir; du désir, l'attachement; de
l'attachement, l'existence; de l'existence, la naissance; de la naissance
enfin , la vieillesse et la mort. Cet ordre inverse est celui qu'adopte la
Pradjnà pàramittH et que suivant aussi quelquefois les Singhalais '''. Ce
n'est pas la méthode, il est \Tai, qu'a recommandée le Bouddha, par son
exemple, à Bodhimanda; mais elle est peut-être plus conforme à l'esprit
général du bouddhisme primitif, qui, s^ns nier précisément la réalité
des choses, comme le fit plus tard la Pradjnà pàramitâ, ne croit point
cependant à la permanence d'aucun de leurs éléments, et qui ne trouve
d'immutabilité que dans le vide ou le néant.
Non pas que je veuille accuser le Bouddha des excès de scepticisme
où la plupart do ses adhérents se sont laissé emporter; mais, jusqu'à
cei'tain point, il en est responsable, parce que c'est lui qui en a déposé le
germe dans ses doctrines principales. On ne peut douter qu'il n'ait
admis des axiomes analogues à ceux que lui prêtent quelques Soùtras;
et qu'il n'ait, par exemple, soutenu ceux-ci : «Tout phénomène est
« vide ; aucun phénomène n'a de substance propre '. Toute substance
«est vide ^. Au dedans est le vide; au dehors est le vide^. La person-
« nalité elle-niême est sans substance*"'. Tout composé est périssable; et,
' On peut voir le morceau de la Pradjnà pdramiul <iu a traduit M. E. Burnouf,
dans son Introd. à l'kist. du bouddh. ind. p. ^465 et suiv. — * Clougli, Singkal.
DicUonnarv, l. II, p. 435. Dans le MahànidAiia Soutla singhalais, on donne, tour à
tour, les deux énuméralions dans l'ordre direct et dans l'ordre renversé. Dans le
Lofas de la bonne loi, cli. vu, slance 74. le Talhàgata commence son enseignement
par l'ignorance. Il Taul ajoulcr qu'au lieu d'énumérer les douze nidànas ou causes
selon l'idée de leur production, on les énumère aussi selon l'idée de leur destruc-
tion; et l'on se demande, par exemple : Quelle est la chose qui, n'existant pas, fait
que la vieillesse et la mort n'existent pas? C'est la naissance. Quelle est la chose
qui, n'existant pas, fait que la naissance n'existe [)as? etc., etc. Puis l'on descend
et l'on remonte à son gré la série de destruction, comme on a remonté ou descendu
celle de la production. Voir le morceau du Lait tavis tara , cité plus haut. — ^ Ce
premier principe est dans \a. Pradjnà pàramitâ; mais le second, qui est identique,
se trouve dans le Lalitavislara; voir ï Introd. à l'kist. du bouddh. ind. de M. E.
Burnouf, p. 462 ; et le Rgya tch'er roi pa de M. Ed. Foucanx, t. II, ch. xxi, p. 324-
— * Idem, ibid. — ' Idem, ibid. — " Idem, ibid. p. agS; et dans la Pradjnà
pàramitâ, Introd. à l'hist. du bouddh. ind. de M. E, Burnouf, .p. 477- La Prad-
jnà pàramitâ va même plus loin, et elle affirme que le nom m<^me du Bouddha
JANVIER 1855. 53
«f comme l'éclair dans le ciel, il ne dure pas longtemps ^ » Il est encore
très-probable que, voulant condenser tout son système en un seul axiome
qui le résumât, c'est lui qui a dit : « Cela est passager; cela est misère;
« cela est vide^, » faisant de cette connaissance de la mobilité des choses,
des maux de la vie et du néant, la science supérieure qui renfermait
et remplaçait toutes les autres, la triple science (trividyà) qui suffit à
éclairer et à sauver l'homme. Enfmt>n peut même croire sans injustice
qiîfe le Bouddha fit de la sensibilité la source unique et absolue do toute
information pour l'inlelligence; et que le grossier sensualisme de ses
disciples, avec les conséquences sceptiques qu'il entraîne, lui est im-
putable, sans qu'il l'ait précisément enseigné.
Nous arrivons maintenant à la dernière et à la plus importante des
théories du bouddhisme; je veux dire celle du nirvana. Le nirvana
est, on le sait, le but suprême auquel tend le Bouddha; c'est la dé-
livrance à laquelle il convie toutes les créatures; c'est la récompense
qu'il promet à la science et à la vertu; en un mot c'est le salut éternel.
Qu'est-ce au juste que le nirvana? Est-ce une immortalité plus ou
moins déguisée? Est-ce le néant? ^st-ce un simple changement d'exis-
tence? Est-ce une annihilation absolue? Chose bien singulière et bien
remarquable ! Çàkyamouni a laijisé planer sur l'idée du nirvana une
obsciu^ilé presque complète; l'on ne pourrait citer un seul Soùlra où il
se soit appliqué à la défmir comme Tant d'autres idées qui en valent
beaucoup moins la peine. Tout au plus va- t-il jusqu'à réfuter les fausses
notions qu'on s'en faisait dans le monde des brahmanes^ ou Tirlhakaras;
mais ces explications négatives , si cllfcs font comprendre dans une cerr
taine mesure ce que n'est pas le nirvana, ne disent jamais ce qu'il est;
et c'est là cependant ce qu'il importe de savoir.
Si l'on s'adresse à l'étymologie du mot, elle apprend %sscz peu de
chose; il se comuose de nir, qui exprime la négation et du radical va
qui signifie souffler. Le nirvana est donc l'extinction, c'est-à-dire l'état
d'une chose qu'on ne peut plus souffler, qu'on ne peut plus éteindre
en soufflant dessus; et de là vient celte comparaison si fréquente dans
les livres bouddhiques, d'une lampe qui s'éteint et qui ne peut plus se
rallumer*. Mais celle analyse , tout exacte qu'elle est , reste à la surface des
n'est qu'un mot, Ibid. p. 46 1 el /i83. — ' R^ya Ich'er roi pa de M. Éd. Foucaux.
l. II, p. i7a;iSorf/ra de Afândkâtri, Introd. à l'hitl. du bouddh. ind. de M. E. Bur-
Mouf, p. 84 el 46a. — * Lotos de la bonne loi de M. E. Burnour, p. 37a , el Introd.
à l'hist. du bouddh. ind. p. aoa et 46a. — * Voir le morceau fort obscur du Sad-
dharma Langkàvatara qu'a Iraduit M. E. Burnouf, Introd. à l'hist. du bouddh. ind.
p 617 el suiv — * Colcbrooke, Miscel. Estays, t. I, p. 4oi el 4oa : E. burnouf.
54 JOURNAL DES SAVANTS.
choses; et cette expression de nirvana, ainsi entendue, si elle suffit ri
représenter une image de la mort, ne nous dit rien de l'état qui la suit,
selon le système de Çâkyamouni. Quand le Boucldha meurt à Kouçi-
nagarî, son cousin Anourouddha, qui l'accompagne ainsi qu'Ananda,
prononce la stance suivante restée célèbre dans la tradition : « Avec un
• esprit qui ne faiblissait pas, il a souffert l'agonie de la mort; comme
!» l'exlinction d'une lampe , ainsi a eu lieu l'affranchissement de son in-
« telligence ^ » *
M. Eugène Burnouf, dont l'autorité doit être si grande, n'hésite pas.
Selon lui, le nirvana est l'anéantissement complet, non-seulement des
éléments matériels de l'existence, mais de plus et surtout du principe
pensant. U a vingt fois exprimé cette grave opinion , soit dans son pre-
mier ouvrage, \ Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, soit dans le
Lotus de la bonne loi, publié h huit ans de distance avec le secoui's des
documents les plus nombreux et les plus décisifs ^. Ses premières études
comme ses dernières ne lui ont jamais laissé d'incertitude sur ce point
capital; et l'on sait de reste avec quelle exactitude scrupuleuse il exami-
nait toutes les questions, et avec quel jugement à peu près infaillible
il les tranchait. A ce témoignage de M. Eugène Burnouf, on peut ajouter
le témoignage de tous ceux qui se sont occupés des mêmes matières.
MM, Hodgson, Clough, Tiuiiour, Schmidt, Foucaux, sans avoir eu à
se prononcer positivement, ne se* sont jamais fait, ce semble, une autre
idée du nirvana. Colebrooke, qui n'avait pas pu, il est vrai, pénétrer
aussi profondément dans ces recherches alors trop nouvelles , déclare
cependant que le nirvana, tel que les bouddhistes l'entendent, se con-
fond avec un sommeil éternel'. Si l'on inten'oge les rares et incomplètes
définitions qu'on peut trouver dans les Soi^itras, on arrive à la même
conclusion. Presque toujours le nom du nirvana est suivi d'une épi-
thète qui veut dire : «Où il ne reste plus rien de l'aggrégation'^; où il
«ne reste plus rien de l'existence^; où il ne reste plus rien absolu-
Appendice sur le mol Nirvana, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, p. 689,
— ' Mahâparinibhâna Soatla, le Soûlra du grand nirvana complet, en pâli; cité par
M. G. Turnour, Journal ofthe Asiatsoc. oJBengal, t. VII, p. 1008, et par M. E. Bur-
nouf, Lotus de la bonne loi, p. SSg. — * Je citerai spécialement dans Ylntrod. à l'hist.
du bouddh. ind. les passages suivants, p. 83, i53, i55 et surtout p. Sai. Dan» le
Lotus de la bonne loi, tout indique que M. E. Burnouf conservait cetie première
opinion que rien ne paraît avoir ébranlée en lui; voir p. 335. — ' Colebrooke, Mis-
cellaneous essays , t. I, p. 391, 393, /joi et 4o2. — * Lotus de la bonne loi de M. E.
Burnouf, ch. I, p. lÀ et 335, Mahàparinibbâna Soutta dans le Dîgha nikâya, et
Thoûpa vamsa, id. ibid. — * Soâtra de Mândhâlri, dans le Divya Avadâna, Introd. à
l'hist. da bouddh. ind. de M. E. Burnouf, p. 83.
JANVIER 1855. :. 55
«( ment'. » Il faut ajouter que les brahmanes, dans leurs accusations contre
les bouddhistes, leur font surtout un grief «de croire à une destruction
«complète;» et il les flétrissent des surnoms d^Sarvavainâçikas et de
Nâstikas, qui ne signifient pas autre chose^, et que les bouddhistes eux-
mêmes adoptent, loin de les repousser.
Ainsi letymologie, les philologues contemporains les plus éclairés,
les textes eux-mêmes, et enfm les critiques des adversaires du boud-
dhisme, tousse rémiit pour démontrer que le nirvana nest au fond
que l'anéantissement défmitif et absolu de tous les éléments qui com-
posent l'existence. Pour ma part, je me range à cet avis; et, sans parier
des considérations qui précèdent, en voici une dont on n'a peut-être
pas tenu assez de compte et qui me décide : c'est la théorie du dbyàna
ou de la contemplation, qu'on peut appeler en quelque sorte la méthode
et la pratique du nirvana ^.
Dans une foule de passages empruntés aux Soùtras de tout ordre.
on distingue entre le nirvana complet, le grand nii'vàna complet, et
le nirvana simplement dit. Le nirvana complet est celui qui suit la
mort, quand on a su d'ailleurs s'y préparer par la foi, la vertu et la
science, tandis que le simple nirvana ))eulètre acquis même. duj*ant
celte vie, en adoptant certains procédés que le bouddhisme enseigne
et dont le Bouddha lui-même avait donné l'exemple. Ainsi, dans le Lo-
tas de la bonne loi, des Stha viras s'approchent de Bhagavat pour lui
soumettre leurs doutes; et ils lui avouent leur faiblesse et leur vanité
en ces termes : «Epuisés par l'âge, nous nous disons : Nous avons ob-
« tenu le nirvana; nous nous imaginons être arrivés au nirvana, parce
<i que nous sommes accablés par l'âge et par les maladies^, n Dans d'autres
passages plus clairs encore, s'il est possible, il est dit : «Les hommes
» qui vivent avec la connaissance de la loi exempte d'imperfection ont
«atteint ie nirvana^. Celui qui fait .usage du véhicule des Çràvakas a
«atteint le nirvana ^ Les Çràvakas se figurent qu'ils ont atteint le nir-
' Kévaddha ioa//a , dans le Dtgha nikâya , cité par M. E. Burnouf dans
le Lotvu de la bonne loi, p. 5i5. — ' Colebrooke, MisccU. essuvs, i. I, p. 379,
391 et 393. La seconde branche de l'école dos Svâbhâvikas déclare fornicllc-
ment qu'elle croit à l'anéanli^scment , tandis auo l'autre branche croit ù la
persistance de la personnalité aiïrancliie, voir M. Hodgson, Asiat. Resear. t. XVI,
p. 437, et M. E. Boumouf, Introd. à l'hist. dn bouddh. ind. p. /i^i. — * Voir l'Ap-
pendice n'xiii, spécial au dlijâna, Lotiu de la bonne loi de M. E. Burnouf, p. 800
Paribis le nirvana n'est que ■l'extinction de l'incendie du vice,* comme dans le
Djina alamkara, pâli, Lotus de la bonne loi de M. E. Burnouf, p. 333. — * Loliu
de la bonne loi de M. E. Burnouf. p. G3. — ' Idem, ibid. p. Se, stance 3o. —
" Idem, ibid. p 86.
56 JOURNAL DES SAVANTS.
« vâna ; mais le Djina leur dit : Ce n'est là qu'un lieu de repos; ce n'est
« pas le nirvana ^ »
Le nirvana est don(^ jusqu'à un certain point, compatible avec la vie,
dans les cro)'ances bouddhiques; et on peut le conquérir même avant
d'être mort, bien que ce ne soit pas encore là le nirvana véritable. Le
procédé pour atteindre à ce nirvana incomplet, gage de celui qui le suit
en restant éternel, c'est le dhyâna ou la contemplation , et, pour parler
plus nettement , c'est l'extase. Le dhyâna a quatre degrés giflée succèdent
dans un ordre régulier, et il joue un grand rôle dans les circonstances
les plus importantes de la vie du Bouddha. Dans le Village de l'agricul-
ture, sous l'ombre du djambou, quand sa famille, effrayée de son ab-
sence, le cherche en vain, le jeune Siddhârtha est occupé à passer par
les quatre méditations qu'il connaît déjà^. A Bodhimanda, quand Ça-
kyamouni a vaincu le démon, il se prépare à sauver le monde en de-
venant Bouddha parles quatre méditations'; à Kourinagarî, quand
le Bouddha va mourir, il franchit une première fois les quatre degrés
du dhyâna; et il expire dans un nouvel effort avant d'avoir atteint le
quatrième^.
Quels sont donc les quatre degrés du dhyâna ou de la contemplation?
Les voici, tels que les donnent les Soûtras de Népal et ceux de Ceylan,
pleinement d'accord sur cette théorie fondamentale. Il estpresque inutile
d'ajouter que le religieux qui se livre au dhyâna est dans la soli-
tude la plus complète, et que, délivré de tous les soins mondains et à
l'abri de tous les troubles qu'ils entraînent, il ne pense qu'au salut
éternel, au nirvana, sur lequel seul sa pensée est désormais fixée.
Le premier degré du dhyâna est le sentiment intime de bonheur
qui naît dans l'àme de fascète, quand il se dit qu'il est enfin arrivé à
distinguer profondément la nature des choses. L'ascète alors est détaché
de tout autre désir que celui du nirvana; il juge et il raisonne encore;
mais il est affranchi de toutes les conditions du péché et du vice ; et la
contemplation du nirvana, qu'il espère et dont il s'approche, le jette
<lans une extase qui lui permet de franchir le second degré.
A ce second pas , la pureté de l'ascète reste la même : le vice et le
péché ne le souillent plus; mais, en outre, il a mis de côté le jugement
et le raisonnement; et son intelligence, qui ne songe plus aux choses et
' Lolus de la bonne loi de M. E. Burnouf, p. 88, slance 71. — * Voir plus haut
Journal des Savants, caliirr de juin i85/i, p. 367; Rgya ich'er roi pa de M. Éd.
Foucaux, t. II, p. 125. — " Idem, ibid. cahier de juillet i85^, p. 4ii; idem,
ibid. p. 3a8. -*- * M. G. Turnour, Journal of the Asiat. Soc. of Bengal, I. VU,
p. 1008, et-M. E. Burnouf. Lotus de lu bonne loi. Appendice n* i3, p. 80 j.
JANVIER 1855. ' 57
ne se fixe que sur le nirvana , ne ressent que le plaisir de la satisfaction
intérieure, sans le juger ni même le comprendre.
Au troisième degré , le plaisir de la satisfaction a disparu; le'sage est
tombé dans l'indifiFércnce à l'égard même du bonheur qu'éprouvait
tout à l'heure encore son intelligence. Tout le plaisir qui lui reste, c'est
un vague sentiment du bien-être physique dont tout son corps est
inondé. Il n'a point perdu cependant la mémoire des états par lesquels
il vient de passer, et il a encore une conscience confuse de lui-même,
malgré le détachement à peu près absolu auquel il est arrivé.
Ënfm, au quatrième degré, l'ascète ne possède plus ce sentiment de
bien-être physique, tout obscur qu'il est; il a également perdu toute
mémoire; bien plus, il a même perdu le sentiment de son indifférence^;
et désormais, libre de tout plaisir et de toute douleur, quel qu'en puisse
être l'objet, soit au dehors, soit au dedans, il est parvenu à l'impassi-
bilité, aussi voisine du nirvana qu'elle peut l'être durant cette vie*.
D'ailleurs cette impassibilité absolue n'empêche pas i'ascèle d'acquérir
en ce monâent même l'omniscience et la puissance magique , contradic-
tion flagrante dont les bouddhistes ne s'inquiètent pas plus que de tant
d'autres.
Tels sont les quatre degrés du dliyâna, d'après toutes les autorités
bouddhiques. Ils n'ont rien qui puisse surprendre ceux qui ont étudié
le mysticisme, et qui savent par quelles éliminations successives on ré-
duit l'âme à ce néant passager qu'on appelle l'extase. Les mystiques
d'Alexandrie, ceux du moyen âge et de la renaissance, ont connu,
comme les bouddhistes et les brahmanes, ces élaborations intérieures
de l'âme luttant contre elle-même pour arriver enfin h détruire mo-
mentanément toutes ses puissances. Plotin, Gerson, sainte Thérèse,
croient par là s'unir à Dieu lui-même et se confondre avec lui*. Les
bouddhistes n'ont pas cette prétention, puisqu'ils ne connaissent point
' Sur ccUe explication du quatrième degré du dhyâna, je suis en désaccord avec
le» explications qu'en donne M. Eugène Burnouf, Lotus de la bonne loi, p. 806.
Selon lui, la mémoire et l'indilTérence, au lieu d'être détruites à ce degré suprême ,
.sont, au contraire, perfectionnées; mais je ne puis comprendre en ce sens le mot de
viçouddham, dont se sert le texte sanscrit. Ce mot signilie • purifié > plutôt que « per-
fectionné; • et je pense qu'en effet il faut qu'au quatrième degré l'ascète soit pur de
toute mémoire et même de toute indifférence pour que ce degré se distingue du
troisième et qu'il soit le pins élevé de tous. — * Pour celte théorie du dhyâna, il
faut consulter surtout le Lalitavistara , le Sàmanna phala soutta pâli, cl le mémoire
spécial qu'a consacré à celte question M. E. Burnouf, Lotus de la bonne loi. Appen-
dice n" xni, p. 800 et suiv. — ' Voir mon rapport sur V Ecole d'Alexandrie, pré-
face, p. XLiv et suiv.
8
58 JOURNAL DES SAVANTS.
de Dieu, et que, dans tout le système de Çâkyamouni, cette grande
idée de l'être infini n'apparaît pas un seul instant.
On Voit maintenant ce qu'est pour les bouddhistes le dhyâna , route
et conquête préliminaire du nii'vâna. Mais, comme si la pensée n'était
pas assez claire, le bouddhisme ajoute aux quatre degrés du dhyâna,
tel que nous venons de les énoncer, quatre autres degrés supérieurs , ou
si l'on veut, correspondants : ce sont les quatre régions du monde sans
formes. L'ascète qui a franchi courageusement les quatre premiers pas
en est récompensé en entrant dans la région de l'infinité en espace ; de
là il monte un degré nouveau, dans la région de l'infinité en intelli-
gence. PaiTenu à cette hauteur, il atteint une troisième région ,^ celle
où il n'existe rien. Mais, comme , dans ce néant et ces ténèbres, on pour-
rait supposer qu'il reste du moins encore une idée qui représente à l'as-
cète le néant même où il se plonge, il faut un dernier et suprême efibrt,
et l'on entre dans la quatrième région du monde sans formes, où il n'y
a plus ni idées, ni même une idée de l'absence d'idées ^
Je ne sais si je me trompe; mais il me semble que la doctrine du
dhyâna est un commentaire décisif de celle du nirvana; et que, si, par
cet état transitoire de l'extase, c'est déjà un néant transitoire comme
elle et anticipé que l'on poursuit, on ne peut chercher dans le nirvana
lui-même qu'un néant éternel et définitif Si ce n'est pas là le véritable
sens qu'il faut donner au nirvana des bouddhistes , qu'on dise alors quel
est positivement celui qu'il y faut attacher. Le bouddhisme n'a pas de
Dieu; il n'a pas même la notion confuse et vague de l'esprit universel,
dans lequel, selon la doctrine orthodoxe du brahmanisme et du Sân-
khya , va se perdre l'âme humaine. Il n'admet pas non plus de nature
proprement dite; et il ne fait point cette distinction profonde de l'es-
prit et du monde matériel, qui est le système et la gloire de Kapila;
enfin il confond l'homme avec tout ce qui l'entoure, tout en lui prê-
chant la vertu. Il ne peut donc réunir l'âme humaine, qu'il ne nomme
même pas, ni à Dieu qu'il ignore^ ni à la nature qu'il ne connaît pas
' Voii:, pour les quatre régions du inonde sans formes, le Sagguîti Soutta, pAli,
dont M. E. Burnouf a traduit le passage le plus important, Ia)Ius de la bonne loi,
p. 81 A. M. Abel Rémusat a été le premier qui se soit occupé de ces obscures théo-
ries, bien plus difficiles encore à comprendre au travers des traductions chinoises.
On peut remarquer encore que, dans la théorie des sept places de l'intelligence,
la dernière et la plus haute est celle « où il n'existe absolument rien » [Mahânidâna
Soutta, pâli, Lotus de la bonne loi, de M. E. Burnouf, p. 54a), et que le parfait
affranchissement des religieux dans la théorie des huit affranchissements est « l'a-
■ néantissement des idées et des sensations. » Idem, ibid. p. 543 et 824- — ' Voir
un passage décisif dans le Tévidjdja Soutta, du Dîgha nikâya. Lotus de la bonne loi
JANVIER 1855. 59
davantage. Il ne lui reste qu'un parti à prendre, cest de l'anéantir-, et,
pour être bien assuré qu'elle ne reparaîtra point , sous une forme quel-
conque , dans ce monde qu'il a maudit comme le séjour de l'illusion et
de la douleur, il en détruit tous les éléments, ainsi qu'il a bien soin de
le répéter mille fois lui-même. Que veut-on de plus? Si ce n'est pas là
le néant, qu'est-ce donc que le nirvana?
Je reconnais tout ce qu'il y a de grave dans une telle affirmation;
oui, je l'avoue; quand on pense que le bouddhisme compte aujourd'hui
sur la surface du globe tant de sectateurs, et qu'il est la croyance du
tiers de l'humanité, expliquer le nirvana comme je le fais, c'est dire que
le tiers à peu près de nos semblables adorent le néant et ne placent qu'en
lui leur espoir contre les maux de l'existence. C'est une foi hideuse,
sans doute ; mais ce n'est pas calomnier le bouddhisme que de la lui im-
puter; et l'histoire se manquerait à elle-même en reculant devant cette
véiîité déplorable, qui jette d'ailleurs tant de jour sur les destinées du
monde asiatique.
On le voit donc : la morale et la métaphysique de Çâkyamouni se ré-
sument en quelques théones fort simples, quoique très-fausses : les
quatre vérités sublimes, la transmigration, l'enchaînement mutuel des
causes et le nirvana, qu'explique le dhyâna, qui le prépare et le pré-
cède. Il ne me reste plus qu'à juger la valeur de ces théories, en rendant
justice aux parcelles de vérité qu'elles renferment, et en condamnant
sans pitié tant d'erreurs monstrueuses que couvre vainement une gran-
deur apparente.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.
{La saiie à un prochain cahier.)
In SCRIPT ION ES BEGNi Neapolitani l AT IN AS. Edi(Ut Thcodoros
Mommsen. Lipsiœ, M DCCC LU. Samptiufecit Georgius Wigand,
Neapoli prostat apud Albertam Detken. xxiv, 4Ô6 et 4o pages
in-fol.
TROISIÈME ARTICLB'.
En continuant l'analyse de la cinquième section de cet ouvrage, il
de M. E. Bumouf, p. lx^t\. — ' Voyec, pour le premier article, le cahier de sep-
tembre i854. p- 547*557 ; et, pour le deuxième, ccloi de norembre, p. 677-687.
8.
60 JOURNAL DES SAVANTS.
importe d'abord de rappeler à nos lecteurs que, dans l'impossibilité de
tout faire connaître, nous nous voyons forcé, à notre grand regret, de
ne point parler de beaucoup de villes de la Campanie dont les monu-
ments épigraphiques pourraient donner lieu à des observations inté-
ressantes. Il suffira de dire que Bénévent seul (p. 72-9/i) a fourni à
M. Mommsen près de cinq cents inscriptions, parmi lesquelles plusieurs
sont d'une haute importance; qu'il en a réuni plus de cent trouvées à
Noia (p. 101-107), plus de quatre cents provenant de Capoue et des
envii'ons. On sait que cette ville , tantôt rivale , tantôt vassale de Rome ,
se déclara pour Hannibal vainqueur à Cannes, et que, peu d'années
après, tombée au pouvoir des légions victorieuses, elle expia cruelle-
ment sa défection. Soixante-dix de ses sénateurs eurent la tête tranchée,
ses citoyens furent vendus comme esclaves-, la populace seule, privée
de tout droit politique, eut la permission de régler dans la ville, qui,
soumise à un préfet, semble avoir adopté, peu de temps après son. as-
servissement, l'usage de la langue de ses nouveaux maîtres, tandis que
l'idiome indigène, l'osqi*e, se maintenait encore dans le reste de la Cam-
panie. C'est sans doute cet anéantissement violent de l'ancienne natio-
nalité de la cité conquise qui explique pourquoi les inscriptions latines
en langage archaïque, en général très- rares dans fltalie méridionale,
sont assez nombreuses parmi celles de Capoue. Pour mieux les distin-
guer de celles qui appartiennent aux siècles suivants, M. Mommsen les
a fait imprimer partout en caractères plus forts. Elles se terminent sou-
vent par la formule : OSSA HEIC SITA SVNT. On sait que les inscrip-
tions des derniers temps de l'empire, presque toujours fort longues,
abondent en éloges emphatiques prodigués aux fonctionnaires publics
dont la vanité paraît avoir été plus chatouilleuse que l'orgueil; les mo-
numents dont nous parlons ici n'offrent, au contraire, que les termes
les plus simples renfermés en peu de lignes. Toutefois, malgré leur
concision , ces documents précieux et authentiques, dont plusieurs sont
datés, montrent autant et peut-être mieux que les grammairiens anciens
quels furent, hors de Rome, à peine un siècle avant le règne d'Auguste,
l'état imparfait et l'orthographe peu fixée de la langue latine. Nous ne
transcrirons ici que les dernières lignes d'un de ces monuments; il est
de l'année même où naquit Ciccron (p. 187, n. 3562) :
HEISCE MAGISTREISCERERVSMVRM
ET PLVTEVMLONGos Pedes LXXX ALTos Pedes XXI
FACIVNDos COIRAVEREElDEMQiie LOIDos FECere
CATILIO Q-SERVILIO COS (consulibus)
Nos lecteurs auront remarqué la terminaison du génitif en us , à la
JANVIER 1855. 61
première ligne. On savait déjà qu'elle était en usage au temps de Scipion
l'Africain; il y a nominus latini dans le sénatus-consulte sur les Baccha-
nales ^ qui est de l'an de Rome 568. Aujourd'hui nous voyons que la
même désinence en a* prévalait encore presque un siècle plus tard,
jusque vers le commencement de là guerre sociale. [Vénéras Joviœ,
n. 356 1 ; sacerdos Cerer. et Vénéras, sur une pierre de Casinum , n. 62 a y.)
D'autres irrégularités, fréquentes sur les marbres les plus anciens de
Capoue, méritent également de fixer au plus haut degré l'attention des
philologues qui s'occupent de la formation de la langue latine et des vi-
cissitudes qu'elle a éprouvées. Nous ne citerons ici que les génitifs fémi-
nins Dianœs (n. 3'789) et Pescenniœs (u. 3798), désinences dont l'usage
parait s'être perpétué dans l'idiome vulgaire lors même que la langue des
classes élevées et des écrivains était devenue régiUière et fixée; car des
terminaisons telles que Jalies, Veranilles, Victorics, se trouvent sur les
pierres tumulaires romaines de tous les temps. ,
On rencontre encore plusieurs archaïsmes [paler,, occeis., ieis pour
plialeris, occisas, iis) dans l'épitaphc suivante, copiée par M. Mommsen
sur le sol de l'antique Capoue (p. 191, n. 36a 1). Les inscriptions au-
tlientiques ayant rapport à César et à ses guerres sont si rares, qu'on
nous permettra de transcrire celle-ci en entier. Les grandes entreprises
belliqueuses amènent presque toujours quelques progrès accidentels,
en compensation des vastes calamités qu'elles produisent; et les deux
frères dont on va lire les noms prirent part à une lutte sanglante qui
força enfin les Gaulois,, après une lésistance héroïque, d'accueillir ce
que Rome, souvent combattue par eux, vaincue quelquefois, leur ap-
portait en même temps de grand et d'utile :
CCANVLEIVS
QF LEG VII EVO
CAT MORT EST ANNNS
XXXVDONATTORQ ARMIL-
PALER CORON-
QCANVLEIVS QF-
LEG VTT- OCCEIS IN GALL
ANNOR-NAT XVÎTÎ
DVO FRATR
IEIS MONVMPATFEC
(Caïus Canuleîus, Quinli Glius, legionis septlmx evocAtus, morluiis est annoruui
' Voy. M. Egger, Latini êermonù vetustiorit rtliquim $eUctm, p. 127, I. 17.
62 JOURNAL DES SAVANTS.
natus triginta quinque , donatus lorque, armillis , païens, corona. Quintus Canuleîus ,
Quinti filius, legionis septimae, occeisus in Gallia annorum natus duodeviginti. Duo
fratres : ieis monumentum paler fecit.)
La septième légion, souvent mentionnée dans les Commentaires de
César, passait pour l'une des plus vaillantes de son armée ^ Elle com-
battit les Nerviens sur les bords de la Sambre, l'an 5 7 avant notre ère^-,
deux ans après, elle fut transportée dans la Grande-Bretagne^; enfin,
plus tard , se trouvant dans une situation périlleuse , elle se dégagea par
une victoire , entre Lutèce et Melun , et se retira à Sens *. Il est impos-
sible de dire si c'est dians l'une de ces sanglantes rencontres ou ailleurs
que Quintus Canuléius perdit la vie; ce qui est certain, c'est que ce
jeune soldat appartenait à une ancienne famille plébéienne, et que,
pendant la guerre civile, un Lucius Canuléius, légat dans l'armée de
César, fut envoyé en Epire par celui-ci lorsqu'il assiégeait Pompée près
de Dyrrhachium^ ; s ■. . . ,
Personne n'ignore les découvertes en tout genre faites à Herculanum ,
encore enfoui sous la terre, et à Pompéi, qui se révèle lentement; on
sait qu'elles nous initient d'une manière inespérée aux mystères de la
vie domestique des anciens, aux détails les plus intimes de leurs occupa-
tions journalières. D'après le plan général de son ouvrage , M. Mommsen
s'est borné à recueillir les inscriptions, au nombre d'environ trois cents,
qui se voient, gravées au ciseau, sur les monuments publics, les édifices
et les pierres lumulaires de Pompéi , d'Herculanum et de Stables (p. 1 1 1 -
127). Plusieurs de ces inscriptions avaient été déjà publiées dans les
différents volumes du grand ouvrage qui porte le titre d'Antichità di
Ercolano, ou par des archéologues tels que Millin, de Clarac, lorio,
Aveilino, Piranesi, Mazois, Guarini. Toutefois, M. Mommsen a soumis
à une nouvelle révision les textes déjà connus; il les reproduit, en y
en joignant d'autres récemment découverts, et nous ne craignons pas
d'avancer que, sous ce rapport, son recueil épigraphiquc est le plus
complet qui ait jamais paru concernant les ttois villes détruites et leur
sol jonché des trésors de l'antiquité. On peut regretter, néanmoins, que
notre savant épigraphiste ait été forcé d'exclure de son ouvrage les nom-
breuses inscriptions ou légendes en partie gravées avec un stylet, en
partie peintes en encre rouge ou noire sur les murs et les édifices de
ces trois villes, couvertes pendant dix-sept siècles par les laves, les
cendres et les scories. Ces légendes, dont plusieurs avaient été déjà
* De bello Gallico, VIII, 8 : (Singiilaris enim virtutis veterrimas legiones VII,
. VIII et IX habebat. « — * Ibid. U, 2 3. — ' Ibid. IV, 3a. — ' Ibid. VII, 62. —
^ Debenoctt.m, U%.
: . JANVIER 1855. 63
publiées par de Murr et par M. Chr. Wordsworth ^, nous font connaître
le langage parlé par le peuple, ses passions, ses mœurs; mais elles
offrent aussi aux paléographes un des plus difficiles problèmes à résoudre
qui puissent être rései'vés à leur savante curiosité. Celles surtout qui
sont tracées avec une pointe, sur des colonnes ou sur des murs, se
composent généralement de traits minces, droits et détachés les uns
des autres, formant une sorte d'écriture capitale rustique, tantôt angu>
leuse, tantôt très-allongée, presque toujours fort difficile à lire, assez
semblable, si je ne me trompe, à celle dont on se servait en écrivant
sur les tablettes de cire, mais n'ayant aucune analogie avec ce qu'on
appelle l'ancienne cursive romaine , qui affecte les contours arrondis et
liés, tels que le roseau pouvait en tracer sur une feuille de papyrus. Peu
de personnes auraient été, autantl{ue M. Mommsen, en état de déchiffrer
les légendes dont nous parlons; et la représentation de ces caractères
étranges, expliqués par notre savant épigraphiste , aurait donné un mé-
rite de plus à un ouvrage qui en a déjà beaucoup. Mais, pour repro-
duire fidèlement une écriture dont les lettres prennent tant de formes
diverses, il fallait le secours coûteux de la lithographie ou de la gravure,
et M. Mommsen avoue qu'il n'a pas osé demander ce nouveau sacrifice
à son éditeur^. Les amis de la paléographie latine doivent donc se ré«
signer à ne point trouver dans le recueil des inscriptions napolitaines
les légendes en question; mais heureusement la lacune dont ils pour-
raient se plaindre est aujourd'hui remplie en très-grande partie. Un
habile archéologue a eu asse* de zèle et de dévouement pour calquçr
de sa main presque toutes les inscriptions grecques et latines gravées au
stylet sur les murs de Pompéi; il y en a joint d'autres du même genre
trouvées ailleurs, et il vient d'enrichir la science par un ouvrage re-
marquable, où ces légendes sont réunies au nombre de plus de cinq
cents, reproduites avec une scrupuleuse fidélité et accompagnées d'un
savant commentaire '. Il était temps qu'un érudit, doué à la fois de sa-
gacité et de persévérance, recueillît et publiât ces frêles monuments,
dont la plus grande partie n'existera plus dans quelques années. Etant
tracés ordinairement sur l'enduit des murailles, cet enduit se dégrade
tous les jours; il tombe, et sa chute entraîne celle des inscriptions.
La ville de Naples, considérable même pendant le moyen âge, ren-
' Inscriptionet pompeïanm, or tpecimens andfacsimilet of ancient inscriptions ditco-
vartd on ihasDalh of buildings at Pompeii; London , 1837, in-8*. — * Dans sa lettre à
M. le oomte Borgliesi , p. 8. — ' Inscriptions gravées au trait sur les mars de Pompéi.
oalqmée$ et interprétées par Raphaël Garueci, de la compagnie de Jésus, membre de
l'académie d' H erculanum, efc. Bruxelles , i85/i, in-A*. avec 29 planches Hlhographiée*.
64 JOURNAL DES SAVANTS.
fermant aujourd'hui près d'un demi-million d'habitants, a attiré k elle
les monuments épigraphiques des cités voisines , florissantes jadis elles-
mêmes et riches, grâce à leur commerce et à l'active fécondité d'un
sol tout volcanique. Ces monuments, apportés du dehors, se trouvent
maintenant en partie placés dans le grand musée de la capitale, en par-
tie dispersés dans des collections particulières, quelquefois même em-
ployés dans la construction des édifices; souvent il est impossible de
connaître exactement leur provenance. C'est ce qui a déterminé
M. Mommsen à réunir dans la même subdivision (p. i 27-180) au delà
de mille monuments lapidaires appartenant aux quatre villes dont voici
les noms : Puteoli (Pouzzol), l'ancienne Dicéarchie, avec un amphi-
théâtre que plusieurs antiquaires ont cru l'ouvrage des Etrusques'^;
Curaes, déjà célèbre avant que Rome? fût bâtie, mais qui ne conserve
aujourd'hui que de faibles vestiges d'une gloire passée , tels que les
restes d'un temple construit, disait-on, par Dédale; Misène, où Pline
l'ancien commandait la flotte romaine, lorsque, attiré sur le rivage de
Stabies pour la première éruption connue du Vésitve, il y fut étoufl'é
par les cendres du volcan; enfin, Naples, ville presque entièrement
grecque jusqu'au premier, peut-être jusqu'au second siècle de notre ère,
ce qui explique pourquoi, comparativement, elle n'a fourni que peu
d'inscriptions à notie auteur. Celles qui se rapportent à la flotte sta-
tionnée à Misénuni sont plus nombreuses. M. Mommsen est parvenu
à en réunir près de deux cents, et il n'y en a presque pas une qui ne soit
intéressante. A la vérité, ce ne sont en partie que des épitaphes, quel-
quefois fort mal écrites, de simples marins ou de soldats servant sur la
flotte. Mais, comme efles indiquent souvent tantôt le pays, tantôt la ville
oii le défunt était né , ces modestes pierres tumulaires attestent autant
et mieux que le témoignage des historiens la grande fusion des races
humaines qui entraient dans la composition de l'empire, fusion sinon
plus générale, au moins plus intime peut-être que celle que pourra pro-
duire de nos jours l'application de la vapeur. Parmi les hommes enrôlés
sur la flotte de Misène et dont on indique la patrie, je n'en ai pas trouvé
un seul né à Rome et trois seulement originaires d'Italie ; les temps où
Venise et Gênes devaient dominer sur les mers n'étaient pas encore
venus. Mais il y a cinq soldats ou marins arrivés du littoral de l'Afrique ,
' Il fut construit du temps de Vespasien, comme l'a prouvé le savant épigra-
phiste cité déjà plus haut, dans une dissertation Iniorno a sette frammenti d'ana iscri-
zione deW anfiteatro Puteolano, p. 35, dissertation imprimée à la suite d'un mé-
moire du même auteur, inlilulé : « Inscriptiones veteres Reate quae exstant , exscripsit
«Raphaël Garucci, ex soc. Jesu. » Bruxellis, i85A, in-S".
JANVIER 1855. 65
neuf du pays des Besses, peuple belliqueux habitant les cbaînes du mont
Balkan, un Germain nommé Caïus Julius Gemellinus (n. 2791), dix
Ciliciens, six marins natifs d'Alexandrie, onze autres Egyptiens sans dé-
signation de ville, et dont l'un, Caïus Serenus Maximus, remplissait,
sur la quadrirème Vesta , les fonctions de pitulas (n. 2723), motqui ne
se trouve ni dans les auteurs anciens ni dans les glossaires, et dont la
signification reste encore à découvrir. Quatre autres officiers ou soldais,
portant tous des noms romains, étaient venus du fond de la mer Noire,
cinq de la Pannonie; il y a même un Publius Mabbius Maturus natione
Arabns [sic, n. 2766). Plusieurs de ces hommes, nés sur les bords du
Nil, de l'Euphrate, du Danube, étaient parvenus à des grades assez éle-
vés ; beaucoup avaient épousé des femmes de race romaine ; tous, à ce
qu'il paraît, avaient acquis la connaissance et l'usage de la langue la-
tine. A notre avis, cette série d'épitaphes démontre, avec plus d'évi-
dence que la plupart des autres monuments antiques, à quel degré d'ho-
mogénéité une éducation semblable, l'uniformité des institutions et lu
confraternité des armes, avaient amené tant de peuples divers. En mon-
trant l'influence croissante des provinciaux qui bientôt devaient prendre
possession du trône impérial, en laissant entrevoir la réaction que, de
puis le premier siècle de notre ère, ces mêmes provinciaux exerçaient
sur l'Italie épuisée, les inscriptions de Misènc font connaître en même
temps quelles furent alors la refonte des nations dans l'ensemble de
l'empire et l'unité politique du monde romain.
Je m'arrêterai peu aux monuments classés dans la section suivante,
non pas qu'ils n'offrent une multitude de notions intéressantes que les
auteurs anciens nous laissent ignorer, mais parce que les observations
de tout genre pourraient se multiplier sans mesure, si je transcrivais
plusieurs de ces textes. C'est dans fouvrage même qu'il faut voir les
sept cent vingt-six monuments épigraphiques formant la sixième section
(p. aiia-ayg). Ils proviennent du Samnium, contrée qui, au rv* siècle,
s'étendait depuis le Vulturne jusqu'à la mer Adriatique. Parmi les villes
qui ont fourni à M. Mommsen les inscriptions les plus curieuses, on
peut citer Venafrum, colonie romaine; AÛifse, connue déjà aux temps
des guerres puniques; Teiesia, dont les ruines attestent l'ancienne ma-
gnificence; Sœpinum, au nord de Bénévent; Histonium, sur les bords
de la mer. A Sacpinum (aujourd'hui Altilia, non loin de la ville mo-
derne de Sepino), il existe encore une porte antique sur laquelle se
trouve gravée une très-longue inscription qui peut être regardée comme
une précieuse source historique pour connaître l'administration et les
prérogatives des préfets du prétoire au siècle des Anionins. On sait que
9
66 JOURNAL DES SAVANTS.
cette charge était devenue alors la plus importante de l'Etat, et que son
pouvoir était tel, que, pour le rendre moins dangereux, ces hautes fonc-
tions étaient presque toujours exercées par deux personnes à la fois.
L'inscription dont il s'agit nous apprend que, sous le règne de Marc-
Aurèle, il y avait en Apulie de nombreux troupeaux faisant partie du
domaine impérial et placés sous la surveillance d'un aflranchi. Chaque
année on les menait de i' Apulie dans les hautes chaînes des Apennins ,
en passant par Saepinum oii les bergers conducteurs de ces troupeaux
essuyaient toutes sortes de vexations. Ils s'en plaignirent à leur chef,
l'affranchi Septimianus; celui-ci, voulant faire cesser un tel état de
choses, écrivit aux magistrats de la ville, qui lui répondirent d'une ma-
nière peu polie. Alors Septimianus, offensé de leur conduite, fit un
rapport circonstancié à son supérieur immédiat, Cosmus, affranchi de
l'empereur et régisseur ou intendant général (a rationibus) du domaine ;
Cosmus transmit le rapport, en y joignant son avis, aux deux préfets
du prétoire Bassœus Rufus et Macrinus Vindex, et ceux-ci, adressant
une lettre aux décurions de la ville, blâmèrent leur façon d'agir en
termes assez menaçants. Toute cette correspondance a été gravée au
ciseau, sans doute d'après un ordre exprès, sur la porte même de Sae-
pinum, par laquelle les troupeaux de l'Apulie avaient coutume de
passer ; mode de publication qui paraîtrait peut-être extraordinaire au-
jourd'hui, mais qui était fort en usage au temps de l'empire quand l'au-
torité supérieure désirait faire connaître son mécontentement, à peu
près comme, dans les Etats modernes, elle témoigne sa désapprobation
par des avertissements insérés dans les journaux. Quelquefois même
l'administration romaine accompagnait ses réprimandes de l'injonction
formelle de les faire graver « en caractères nets et bien lisibles afin que
« chaque citoyen en prît facilement connaissance ^ » Mais, en tout temps
et dans tous les pays, il y a eu des luttes, tantôt sourdes, tantôt ou-
vertes, entre les autorités locales et le pouvoir central; et les décurions
de Saepinum semblent avoir persisté dans leur système d'opposition. Ils
ne pouvaient se refuser à inscrire sur la porte de leur ville la corres-
pondance dont il s'agit ; mais ils l'ont fait graver en caractères tellement
menus, que ceux-ci, peu apparents déjà il y a dix-sept siècles, sont de-
venus presque illisibles aujourd'hui. On est parvenu cependant, non
sans peine, à les déchiffrer^. Le rapport de Septimianus et l'avis donné
' Sa^éff» xai ev<r>j flots ypàn(icuTiv,ïvix -cravri -aoXhïf hfjXa yévtjTai. Lettre du préfet
de fEgypte Virgilius Capiton , adressée au stratège de la Grande Oasis et publiée
par M. Letronne dans notre journal, année 1822, p. 67a, 1. la. — * L'inscription de
SaBpinura a été donnée d'abord par Gruler, p. dxiii , n. 1 , mais le rapport fait par Sepli-
JANVIER 1855. 67
par Cosmus sont trop étendus pour être transepts ici , mais nos lecteurs
nous sauront gré peut-être de leur mettre sous les yeux la lettre émanée
des bureaux des préfets du prétoire , et adressée aux autorités de Saepi-
num. Nous la donnerons, d'après M. Mommsen, dans toute sa sévère
brièveté (p. aSy, n. 6916) .-
■ Bassaeus Hufus et Macrinus Vindex magÎAtratibus SaepiDalibus salulem. —
I Elxemplura epistulae [sic) scriplx nobis a Cosmo Âugusti liberlo a rationibus cum
( bis qux juncla erant subjccimus; et admonemus, abslinealis injuriis facieodis
t conductoribus gregum oviaricorum ' cum magna lisci injuria , ne necesse sil reco-
< gnosci de hoc et in factum, si ila res fuerit, vindicari. »
Il est possible de fixer approximativement la date dc cette lettre ,
car les deux préfets au nom desquels elle fut écrite ont laissé des
traces dans l'bistoire. Nous savons de -Bassœus Rufus qu'il appréciait
peu les raisonnements subtils de Marc-Aurèle et qu'il ne comprenait
pas toujours les idées abstraites de cet empereur philosophe^, mais il
se signala dans la guerre contre les Marcomans. Son collègue Marcus
Macrinus Vindex, préfet d'Lgypte pendant les dernières années du règne-
d'Antonin le Pieux, péril dans la même guerre, vers fan i yS '; en 1 jo
il accomp.igna , suivant toute apparence, Marc-Aurèle partant de Rome
pour se rendre en Pannonie -, c'est donc au commencement de la même
année, ou en 169, qu'a pu être écrite la correspondance gravée sur la
porte de Saepinum.
Nous réservons, pour un quatrième article, l'analyse la moins im-
parfaite qu'il nous sera possible d'offrir à nos lecteurs, des cinq sec-
raianus y manque presque en entier. Le texte imprimé par Muratori, p. ocvi, n. 1,
est plus complet; toutefois il y reste encore des lacunes remplies dans la transcrip-
tion de M. Mommsen, qui a aussi rétabli plusieurs mots mal lus. — ' On remar-
quera le mot oviaricas, répété dans les pièces annexées écriles par Scplimianus et
par Cosmus. Une autre forme du uiême adjeclif se trouve dans Columelic, VII,
VI : Quoniam de oviario salit dictum est; où quelques manuscrits portent oviarico,
ce qui est peut-être la vraie lc<^on. — ' Dion Cassius, LX\I, v : Oiii' avry èxelpu
wverà ii^éyyero à Mdtpxoc. Dans son Histoire des empereurs romains, tome VI,
p. 337, de l'éd. de 1837, Crevicr, qui plus d'une fois n'a pas bien saisi le sens des
passages grecs, a vu dans celui que nous venons de Iraascrirc que Bufus Baséus
[sic) parlait «si mal qu'à peine pouvait-on l'entendre. • — 'Sa mort ne causa peut-
être pas des regrets bien vifs aux magistrats de Seepinum, mais l'empereur lui til
élever trois statues, d'après le même Dion Cassius, LXXI, m. Un passage de Jules
Capitolin permet de supposet' que l'une au moins de ces statues se voyait au fonmi
de Trajan k Rome : • Muiti nobiiea bello Gennanico sive Marcomannico, immo plu-
« rimarum gentium, intericrunt : quibus omnibus statuas in foro Ulpio collocavit. >
Vita Anton. Philosopbi , c. un.
9-
68 JOURNAL DES SAVANTS.
tions qui terminent l'ouvrage de M. Mommsen. Elles renferment les
inscriptions latines de la Valérie, du Picenum sabarhicaire , celles qui se
rapportent aux voies militaires , les légendes gravées sur des instruments
et des ustensiles, enfin toutes les inscriptions latines conservées aujour-
d'hui au musée royal de Naples, et celles dont on ne saurait déter-
miner avec précision la provenance, mais qui cependant semblent ap-
partenir à l'Italie méridionale.
HASE."
[La suite à un prochain cahier. )
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
L'Académie des sciences a tenu, le lundi 8 janvier, sa séance publique annuelle
sous la présidence de M. Combes.
Le président a ouvert la séance en proclamant dans Tordre suivant les prix dé-
cernés et les sujels de prix proposés par l'Académie.
PRIX DÉCERNÉS.
Sciences mathématiques. — ^Prix d'astronomie fondé par Lalande. — Six nouvelles
planètes télescopiques ayant été dérouvertes en i854, savoir: Bellone, le i"mars,
par M. Lwther, astronome de l'observatoire de Blik, près de Dusseldorf; Amphitrite,
e même jour, par M. Marth , attaché à l'observatoire de M. Bishop dans Regent's
'^ark, à Londres; Uranie, le 32 juillet, par M. Hind, superindant du Nautical aima-
'^ac; Euphroysne , le 1" septembre, par M. Ferguson, attaché à l'observatoire de
Washington; Pomone, le 26 octobre, à Paris, par M. Ilermann Goldschmidt,
peintre d'histoire, et Polymnie, le 28 octobre, à Paris, par M. Chacornac, attaché à
l'observatoire; l'Académie a partagé le prix d'astronomie fondé par Lalande entre
les auteurs de ces découvertes.
Prix de statistique fondé par M. de Montyon. — L'Académie, en décidant qu'il n'y
avait pas lieu, cette année, de décerner ce prix, a accordé trois mentions honorables :
la première à M. Denamiel, juge de paix du canton de Rivesalte» (Pyrénées-
JANVIER 1855. 69
Orientales), pour ses Tahleaax inédits sur la statistique judiciaire de ce canton; la
deuxième à M. Edouad Grar, pour les faits nombreux rassemblés dans plusieurs par-
ties de son Histoire de la recherche et de l'exploitation des mines de houilles du Hainaut
français de 1116 à 1791, en 3 volumes in-4'; la troisième, à la commission de sta-
tistique du canton deBenfeld, pour ses Tableaux inédits de statistique agricole de ce
canton, rédigés par M. Guérin, son secrétaire arcbiviste.
Prix fondé par M"" la marquise de Laplace. — Ce prix , consistant dans la collection
complète des ouvrages de Laplace, devant être décerné chaque année au premier
élève sortant de l'École polytechnique, le président a remis les cinq volumes de la
Mécanique céleste , V Exposition du système du monde et le Traite des probabilités, à
M. Marin (dKarles-Joseph), sorti le premier de l'École polytechnique, le aa sep-
tembre i854 et entré à l'École impériale des ponts et chaussées.
Sciences putsiqdes. — Prix de physiologie expérimentale. — Ce prix a été décerné
à M. Davaine pour ses Recherches sur la génération des hultret.
Prix relatif aux arts insalubres. L'Académie a décerné : i* un prix de a,5oo francs
à M. Roux (Pierre-Aimé), armurier, qui a substitué la fécule de pommes de terre à
la poudre de charbon dans la préparation des moules de terre destinés à recevoir le
cuivre, le bronze et la fonte liquéfiés-, a* une réeompense de i,5oo francs à M. Fon-
tenau (FélLx), propriétaire à Nantes, inventeur d'un mécanisme propre à rendre
l'usage des armes de chasse à percussion moins dangereux; 3° Un encouragement
de i,5oo francs à M. Mabru (Guillaume), auteur d'un procédé propre à conserver
le lait sans addition d'aucun corps étranger à sa nature, ni évaporation de sa partie
aqueuse.
Prix de médecine et de chirurgie. L'Académie a décerné : une récompense de
a,ooo francs à M. Briqi^t pour son Traité thérapeutique du quinquina et ae ses pré-
parations; une récompense de a,ooo francs à M. Trousseau pour son Mémoire sur
la ponction de la poitrine dans les èpanchementt pleurétiqaes aigus ; une récompense de
a,ooo francs à M. Robin, auteur d'une Histoire naturelle des végétaux parasites de
l'homme et des animaux; une récompense de a,ooo francs à MM. Wilhelm Bocck
et Danielssen pour leur Traité de l'élephanliasis des Grecs; une récompense de
'j,ooo francs à M. Berthelot pour un travail ayant pour objet de recomposer,
par voie de synthèse, les principes immédiats des graisses animales; une récom-
pense de a,ooo francs à M. SchiiOT, pour les expériences par lesquelles il a constate
l'influence des nerfs sur la nutrition des os; une récompense de a,ooo francs a
M. E. Blanchard, pour ses recherches sur l'organisation des vers; une récompense
de i,5oofr. à M. Aran, auteur d'un Mémoire sur l'atrophie musculaire progressive ; une
récompense de i,5oo francs à M. Gratiolet, pour sou Mémoire sur les plis du cer'
veau de l'homme et des primates. Des encouragements ont été accordés : i* à
MM. Bourguignon et Delafond, pour leur grand ou\ragc sur la gale du mouton;
a* à M. Roux pour la continuation de ses expériences sur un nouveau mode de con-
servation des pièces analomiques; 3* à MM. Giraldès et Gourbeaux, pour leurs in-
jections de perchlorure de fer dans les arlères; 4* • M. Gosselin, pour son Mémoire
sur les kystes du poignet et de la main; 5* k M. Morel-Lavallée , pour son Mémoire sur
les épanchements séreux Iratunatiques ; 6* à M. Perdrigeon . pour son Mémoire sur les
accidents fébriles à forme intermittente, causés par le caihétérisme de l'urrlre; 7° a
MM. Phillipeau et Vulpian, pour leurs recherches sur l'origine des nerfs crâniens;
8* à M. Flandin, pour ses recherches î'ur les poisons consignés dans son Tmilc
de médecine légale; ()" à M. Broca, pour ses recherches sur le rachitisme; 10* à
M. Venieuil, pour ses recherches sur le pancréas; 11* à M. Chevallier, pour ses
70 JOURNAL DES SAVANTS.
travaux en hygiène; ia*à M. Triquel, pour ses études sur les maladies de l'oreille;
1 3° à M. Loir, pour ses mémoires sur l'hygiène et l'état civil des nouveau-nés.
Prix Cuvier. — Ce prix, pour i85A, a été décerné à l'ensemble des recherches de
M. MuUersur le développement des échinodermes.
PRIX PROPOSÉS.
Sciences matbématiqces. — Grand prix de mathématiques proposé pour 1856. —
L'Académie propose, pour sujet du grand prix de mathématiques à décerner dans
la séance publique de i85G, la question suivante : « Perfectionner dans quelque point
• essentiel la théorie mathématique des marées. » Le prix consistera en^ne méaaille
d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les mémoires devront être remis au secrétariat de
l'Institut avant le i" mai i856.
Grand prix de mathématiques proposé pour i85U et remis à 1856. — L'Académie
avait proposé comme sujet du grand prix des sciences mathématiques pour l'année
i854, «l'examen comparatif des théories relatives aux phénomènes capillaires.»
x\ucun des mémoires envoyés n'ayant été jugé digne du prix , cette question est re-
mise au concours pour l'année i856. Le prix consistera en une médaille d'or delà
valeur de 3,ooo francs. Les mémoires devront être arrivés avant le i" avril i856.
Grand prix de mathématiques, déjà remis au concours pour 1853 et prorogé jusqu'en
1856. — L'Académie proroge le concours relatif au théorème de Fermât jusqu'en
i856. Elle maintient le programme précédemment publié, dans les termes sui-
vants: • Trouver pour un exposant entier quelconque n les solutions en nombres en-
« tiers et inégaux de l'équalion af -^ y =. z', ou prouver qu'elle n'eu a pas, quand
• n est > a. » «
Le prix consistera en une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les mé-
moires devront être remis avant le i" avril i856.
Grand prix de mathématiques , déjà remis au concours pour 1853 et prorogé jusqu'en
1857 : u Trouver les intégrales des équations de l'équilibre intérieur d'un corps so-
«lide élastique et homogène, dont toutes les dimensions sont linies; par exemple,
« d'un parallélipipède ou d'un cylindre droit, on supposant connues les pressions ou
« tractions inégales exercées aux différents points de sa surface. »— Le prix consistera
en une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les. mémoires devront parvenir
le i" avril 1857.
Grand prix de mathématiques proposé pour 18à7, puis pour 185Ù, et remis à 1857.
— L'Académie avait remis au concours, comme sujet de grand prix, pour i854.
la question suivante, proposée d'abord pour 18^7 : « Etablir les équations des mou-
« vemenls généraux de l'atmosphère terrestre , en ayant égard à la rotation de la
«terre, à raclion calorifique du soleil et aux forces attractives du soleil et de la
• lune. » Aucune pièce n'étant parvenue au secrétariat de l'Académie à l'époque lixée,
la question est conservée comme sujet d'un prix à décerner en i856. Les auteurs
sont invités à faire valoir la concordance de leur théorie avec quelques-uns des mou-
vements atmosphériques les mieux constatés. Lors même que la question n'aurait
pas été entièrement résolue, si l'auteur d'un mémoire avait fait quelque pas impor-
tant vers la solution , l'Académie pourrait lui accorder le prix, qui consistera en une
médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs. Le tenue du concours est fixé au 1" jan-
vier 1857.
Prix d'astronomie , fondé par M. de Lalande. — La médaille fondée par M. «de
Lalande, pour être accordée annuellement à la personne qui, en France ou ail-
JANVIER 1855. 71
leurs (les membres de l'Instilut exceptés), aura fait l'observation la plus intéressante ,
le mémoire ou le travail le plus utile aux progrès de l'astronomie, sera décernée
dans la prochaine séance publique de i855.
Prix de mécanique , fondé par M. de Montyon. — Ce prix, institué en faveur de
celui qui, au jugement de l'Académie des sciences, s'en sera rendu le plus digne,
en inventant ou en perfectionnant des instruments utiles aux progrès de l'agi icullure ,
des arts mécaniques ou des sciences, consiste en une médaille d'or de la valeur de
/i5o francs. — Le terme de ce concours est fixé au i* avril de chaque année.
Prix de statistiqae , fondé par ^f. de Montyon. — Parmi les ouvrages qui auront
pour objet une ou plusieurs questions relatives à la Statistiqae de la France, celui
qui , au jugement de l'Académie, contiendra les recherches les plus utiles sera cou-
ronne' dans ia prochaine séance publique de i855. — Le prix consiste en une mé-
daille d'or de 477 francs. Le terme au concours est fixé au 1" janvier de chaque
année.
Prix Bordin. — M. Bordin, ancien notaire, ayant légué k l'Académie une rente
de 3,000 francs pour la fondation d'un prix annuel ■ à ia meilleure composition
« sur des sujets ayant pour but : l'intérêt public, le bien de l'humanité, les progrès
« de la science et l'honneur national, » l'Académie annonce que ce prix .«era décerné
dans la séance publique de i85(). Le programme du prix .«era publié dans un pro-
chain numéro du Compte rendu.
Prix fondé par madame la marquise de Laplace. — .Ce prix, consistant dans la col-
lection complète des ouvrages de Laplace, sera décerné, chaque année, au premier
élève sortant de l'École polytechnique.
Sciences piiysiques. — Grand prix des sciences physiques, proposé en i85ù
pour 1856. « Étudier d'une manière rigoureuse et méthodique les métamorphoses
• et la reproduction des infii.«oircs proprement dits (polygastriques de M. Ehren
• berg). ••
Les mémoires devront être déposés avant le {"janvier i856. Le prix consisicra
en une médaille d'or de la valeur de 3,ooo franco.
Grand prix des sciences physiques proposé en i850 pour 1853, et remis à i856. —
• 1* Étudier les lois de la distribution des corps organisés fossiles dans les diiïé
« rents terrains sédimentaircs suivant leur ordre de superposition; • a* Discuter la
• question de leur apparition et de leur disparition successive ou simultanée; •3*
• Rechercher la nature des rapports qui existent entre l'état actuel du règne orga-
< nique et ses états antérieurs. » Le prix consistera en une médaille d'or de la va-
leur de 3,ooo francs. Les mémoires devront être déposés avant le i* janvier i856.
Grand prix des sciences physiques proposé en i8il pour i8U9, remis au concours
pour 1853, et de nouveau pour 1856. « Établir, par l'étude du développement do l'em-
«bryon dans deux espèces, prises, l'une dans l'embranchement des vertébrés, et
• l'autre, soit dans l'embrancnement des mollusques, soit dans celui des articulés,
• des bases pour l'embryologie comparée. • — Le prix consistera en une médaille
d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les mémoires devront être déposés avant le
i" avril i856.
Prix de physiologie expérimentale fondé par M. de Montyon. — L'Académie annonce
qu'elle adjugera ce prix, consistant en une médaille d or de la valeur de 8q5 fr. ,
à l'ouvrage qui lui paraîtra avoir le plus contribué aux progrès de la physiologie
expérimentale. Le prix sera décerné dans la prochaine séance publique. Les ou-
vrages ou mémoires présentés par les nuteurs doivent être envoyés au secrétariat
de l'Instilnt avant le i" avril de cluiquo année.
72 JOURNAL DES SAVANTS.
Divers prix da legs Monlyon. — Conformément au testament de M. de Montyon,
il sera décerné un ou plusieurs prix aux auteurs des ouvrages ou des découvertes
qui seront jugés les plus utiles à ïurt de guérir, et à ceux qui auront trouvé les
moyens de rendre un art ou un métier moins insalubre.
11 sera aussi décerné des prix aux meilleurs résultats des recherches entreprises
sur les questions proposées par l'Académie, conformément aux vues du fonda-
teur.
Les ouvrages ou mémoires doivent être envoyés avant le i" avril de chaque
année.
Prix Cuvier. — L'Académie annonce qu'elle décernera, dans la séance publique
de 1857, un prix [sous le nom de prix Cuvier) à l'ouvrage qui sera jugé le plus re-
marquable entre tous ceux qui auront paru depuis le i" janvier iSbli jusqu'au
3i décembre i856, soit sur le règne animal, soit sur la géologie. La valeur de ce
prix sera de 1 ,5oo francs.
Prix Alhumhert, pour les sciences naturelles, proposé en 185U pour 1856. — «Etu-
'< dier le mode de fécondation des œufs et la structure des organes de la génération
« dans les principaux groupes naturels de la classe des polypes ou de celle des aca-
X lèphes. »
Les mémoires devront être déposés au secrétariat de l'Académie avant le i" jan-
vier i856.
Le prix consistera en une médaille d'or de la valeur de 2,5oo francs.
Prix quinquennal fondé par feu M. de Morogues, à décerner en 1863. — Feu M. de
Morogues a légué, par son testament, en date du 25 octobre 1 834, une somme
de 10,000 francs, placée en rentes sur l'Etat, pour faire l'objet d'un prix à décer-
ner, tous les cinq ans, alternativement, par l'Académie des sciences physiques et
mathématiques, à l'ouvrage qui aura fait faire le plus de progrès à l'agriculture en
France, et par l'Académie des sciences morales et politiques, au meilleur ouvrage
sur l'état du paupérisme en France et le moyen d'y remédier. L'Académie annonce
qu'elle décernera ce prix, en i863 , à l'ouvrage remplissant les conditions prescrites
par le donateur. Les ouvrages, imprimés et écrits en français, devront être dépo-
sés au secrétariat de l'Institut avant le 1" avril i863.
Après la proclamation et l'annonce de ces divers prix, la séance s'est terminée
par la lecture d'une notice biographique sur la vie et les travaux de Malus, par
M. Arago.
TABLE.
p»g««.
UËuvrcs d'Oribase, texte grec, etc., par les docteurs Busscmaker et Daremberg.
(1" article de M. Litlré.) 5
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. (6* article de M. Cousin.) 19
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit par M. E. Burnouf, etc. (7* article
de M. Barthélémy Saint-Hiiaire.) 43
Inscripliones regni Neapolitani latinae, etc. (3* article de M. Hase.) 59
.Nouvelles littéraires 68
PIN DE LA TABLE.
H iOi
soWn'iï.
DES SAVANTS.
FEVRIER 1855.
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers
ÉTAT, suivi de deux fragments du Recueil des monuments inédits de
cette histoire^, par M. Augustin Thierry, membre de riustitut.
PRBMIER ARTICLE.
Je rends compte un peu tard d'un bel ouvrage, publie il y a quatre
ans sur ï Histoire da tiers état. Mais il est des livres dont il est toujours
temps de parler, l'intérêt du sujet et l'art de l'écrivain les laissant tou
jours nouveaux. V Essai sur l'Histoire de la formation et des progrès du
tiers état est dû au savoir profond et au talent consommé de M. Au
gustin Thierry. L'historien de la Conquête de l' Angleterre par les Normands,
le peintre des temps mérovingiens , le narrateur de l'insurrection des com-
munes septentrionales dans les Lettres sar l'Histoire de France, l'auteur
des Considérations sur les systèmes divers conçus pour expliquer l'an-
cienne composition sociale de notre pays, la forme et les progrès de
notre vieille monarchie, a voulu, parce nouvel ouvrage, compléter tous
ses éminents travaux.
La tâche difficile qu'il a entreprise lui revenait de droit. Avecl'ima-
" * Ce volume, grand in-S% composé de V Estai sur l'histoire dû tien état, qui avait
été publié en i85o dans le tome I* du Recueil des monuments inédiU dé l'histoire du
tien état, du Tableau de l'ancienne France municipale et de la Monographie de la cons-
titution communale d'Amiens, compris l'un et 1 autre dans le tome II de ce rec^ieil
imprimé en i853, ce volume a paru chciFuroe et compagnie, éditeurs. '
74 JOURNAL DES SAVANTS.
gination colorée qui sait reproduire ies tabieaux, même efl'acés, de
l'histoire , M. Augustin Thierry a cette forte perspicacité qui fait péné-
trer dans ses profondeurs les plus cachées. Il est à la fois penseur et
érudit, critique ^conteur, théoricien et peintre. Après avoir montré,
dans une vaste et systématique narration, l'accomplissement graduel et
les effets prolongés d'une conquête au moyen âge; après avoir, dans
une sorte d'épopée homérique , exposé les terribles luttes des familles
royales et les tragiques aspects d'une société violente et confuse à
l'époque barbare; après avoir reproduit, dans des récits animés, les pre-
miers élans populaires vers la liberté communale, il lui appartenait de
saisir et de déterminer la formation intérieure et l'homogénéité pro-
gressive de la nation française depuis les temps féodaux jusqu'aux
temps modernes. Son histoire du tiers état, qui reste inséparable de
l'histoire de la royauté, n'est pas autre chose. Le tiers état, dont les
progrès ont suivi ies agrandissements de la monarchie et se sont com-
binés avec eux, est devenu peu à peu l'élément principal, et en der-
hfer lieu Mémeht presque unique de la France. Il a formé la masse
même de la <nation , qu^l a pénétrée de son esprit particulier et à laquelle
il a dotuié sa règle civile. Par le cours du temps, et avec l'aide de la
royauté dont il avait été l'auxiliaire persévérant, qu'il avait secondée
dans son action administrative, et inspirée dans la plupart de ses œuvres
législatives, il allait être le dominateur de la France, lorsque, en i 788,
fut ppsée la question : Qaest-ce que. le tiers état? suivie de la réponse
décisive : tqat, qui fut la réponse de la révolution de 1789.
C'est jusqu'à cette époque que M. Thierry doit conduire son sujet.
Il n'e&t pas allé cette fois aussi loin. Varii des origines les plus loin-
tgi^nesdu, tiers état, il s'est arrêté à la fin du règne de Louis XIV; mais
ii achèvera cette histoire intéressante bien que profonde, entraînante
quoique didactique, en la menant A son terme. EUle a été faite pour
prendre place à coté d'autres pubUcations dont elle a été ensuite déta-
chée, en étant imprimée à part. Dès i835, M. Thierry s'est chargé de
rassembiar les monaments inédits de l'histoire du tiers état et d'en composer
un reca^îl compris dans la vaste collection des documents historiques
qui se publie au ministère de l'instruction publique, et qui, ordonnée
sous la monarchie de i83o, a été poussée si avant. Deux volumes
in-zi" de ce recueil, lentement et habilement préparés, ont paru
en iSSo et en i853. L'ouvrage dont nous rendons compte est destiné
à 4eur servir d'introduction. M. Thierry le présente ^comme « le résumé
« de tous ses travaux relatifs à l'histoire de France. » Ne le séparant pas
dé l'époque où;, il a, été projeté et écrit, il lui <ïpane ce grand et poli-
FÉVRIER 1855.'nîCM. 75
tique aspect : «Cest, dit-il, une vue de notre histoire nationale prise
« dans ces années où l'historien , portant son regard en arrière à la dis-
K tance de sept siècles et le ramenant autour de lui, apercevait un^ suite
« régulière de progrès civils et politiques, et, aux deux bouts de la route
«parcourue, une même nation et une même monarchie liées l'une à
«l'autre, modifiées ensemble, et dont le dernier changement paraissait
« consacré par un nouveau pacte d'union. Considérée de ce point, l'his-
«toire de France était belle d'unité et de simplicité. J'ai vivement senti
«la grandeur d'un pareil spectacle, et c'est sous son impression que j'ai
«conçu le projet de réunir en un corps de récit les faits qui mao^quent
« à travers les siècles le développement graduel du tiers état , ses ori-
«gines obscures, et son rôle d'action lente mais toujours progressive
« sur la vie sociale du pays. »
Les faits dont parle M. Thierry, et dont il a composé la trame serrée
de son récit , n'étaient faciles ni à saisir ni à lier. Dispersés et comme
perdus dans le cours troublé de tant de siècles, quelques»-uns se sont
produits à la surface visible de l'histoire, sont entrés dans les événe-
ments, ont même été pour leur part dans les drames les plus agités de
la France; mais d'autres, en très^grand nombre, se sont obscurément
accomplis dans les profondeurs intérieures de la société, ou se sont in-
directement manifestés par de simples changements de législation. Avec
une sagacité exercée, un soin savant, et une mise en œuvre habile,
M. Thierry les a tous recherchés, découverts, rapprochés, dével<^f)pés,
et de tant de pierres éparscs ou encore enfouies, il a construit un édi-
fice régulier sous une belle forme et dans de nobles proportions.
Avant de suivre la marche du tiers état, iJ en montre l'origine. Com-
ment et de quoi s'est formée cette masse d'hommes de conditions et
de professions diverses à laquelle la langue sociale des temps féodaux
donna le nom commun de roture," qu'à partir du xrv* siècle on appek
le tiers état, et qui, de nosjoiu^, s'est nommée ia nation? Pour en saisir
la composition mélangée, M. Tliierry remonte au bouleversement pro-
duit en Gaule par la chute du régime romain et la conquête germa-
nique. C'est à cettD période de désorganisation sociale et de fermenta^
tion pour ainsi dire rudimentairc que se sont rencontrés, juxtaposés
ou combinés, les éléments multipliés qui devaient entrer dans la forma-
tion subséquente de notre pays, concourir plus tard h son développe-
ment régulier, et préparer en dernier lieu son unité générale. Peuples
divers, Clauftois, Romains, barbares de toute origine; lois de diiTérente
nature , depuis les traditions primitives des indigènes et les bielles in9li<^
tutions civiles des Romains-, jusqu'aux codes informes et vioèsntadei^
xo.
76 JOURNAL DES SAVANTS.
conquérants germaniques; sentiments transmis avec le sang gaulois,
idées et arts venus de la Grèce cultivée et de la puissante Italie , croyances
épurées , introduites de l'Orient par le christianisme régénérateur, pas-
sions grossières, avidités eifrénées reparaissant sous les maîti'es incultes
arrivés d'au delà du Rhin sur le sol qu'ils se disputent durant quatre
siècles les armes à la main : voilà les éléments principaux qui, en se
mêlant et en se transformant sans cesse, doivent composer la société
française moderne.,
Le tiers état du moyen âge comprend tout ce qui n'était ni la no-
blesse ni le clergé. Il embrasse le peuple tout entier des villes, des
bourgs et des campagnes, et se forme des populations urbaines, long-
temps tombées dans l'assujettissement, et des populations rurales plus
longtemps restées dans la servitude. M. Thierry pénètre dans le travail
intérieur qui s'opéra pendant la période prolongée de la conquête. II
établit qu'au cœur même de la société barbare il se fit peu à peu,
entre les grands propriétaires gallo-romains et les dominateurs francs,
dont les premiers imitèrent la vie et prirent les mœurs des seconds,
un rapprochement d'où résulta la noblesse seigneuriale des temps féo-
daux. Tandis que dans les régions élevées s'accomplissait ce change-
ment, il s'en opérait un autre dans les régions inférieures. En ces siècles
de violence et d'asservissement, tout ce qui était faible ne put pas se
maintenir indépendant, et les hommes libres de la race conquérante,
comme ceux de la race vaincue, qui ne prirent point place dans les
rangs seigneuriaux, se rapprochèrent dans une dépendance commune.
Ils devinrent sujets et vassaux dans les villes, colons et serfs dans les
campagnes. Les hommes puissants des races différentes s'étant confon-
dus dans une seule classe, et les hommes des positions inférieures ayant
été compris dans une autre, il s'ensuivit qu'à des races distinctes succé-
dèrent alors des classes dissemblables. Il y eut en celles-ci des degrés
divers, selon les conditions des personnes : la noblesse, presque souve-
raine, offrit sa vaste hiérarchie tout comme la roture assujettie présenta
des variétés sans nombre dans son organisation. Alors avec les nationa-
lités séparées cessèrent d'exister les lois destinées à les régir. Le droit
ne fut plus personnel, il devint local. Le territoire, et non la descen-
dance, distingua les habitants du sol gaulois, sur lequel tout s'était
désormais fixé, la coutume ainsi que la population.
Après avoir exposé la grande révolution qui, au dixième siècle, ter-
mina la lutte intestine des raœm's romaines et des mœurs germaniques
par la victoire de celles-ci, qui marqua l'avènement de la féodalité,
donna une nouvelle constitution de la famille et de la propriété, mor-
FÉVRIER 1855:fiijOl 77
cela la souveraineté et la juridiction, transforma tous les pouvoirs
publics en privilèges domaniaux , attacha l'idée de la noblesse à l'exer-
cice des armes et celle d'ignobilité à l'industrie et au travail, M. Thierry
commence l'histoire du tiers état, dont il retrace la situation, signale
l'esprit, suit les développements, soit dans les villes, soit dans les cam-
pagnes, et met en lumière l'action décisive sur la constitution adminis-
trative et civile de la France.
En passant de la période barbare à la période seigneuriale, des di-
versités longtemps maintenues sous la conquête aux confusions opérées
sous la féodalité, M. Thierry montre et apprécie l'état des villes et
l'état des campagnes, qui sont les deux éléments de la classe populaire.
Comment s'alfranchirent et s'organisèrent les villes? Comment les
bourgeois y conquirent-ils la liberté locale et la puissance municipale?
Comment, à la suite de la révolution urbaine qui dut venir elle-même
après la révolution féodale, les campagnes, sous l'influence du même
esprit, parvinrent-elles à une sorte d'émancipation? Comment s'y
forma -t-il partout des hameaux et des villages, et l'homme y ac-
quit-il peu à peu la possession de lui-même, comme le noble avait
acquis la souveraineté seigneuriale, et le bourgeois l'indépendance com-
munale? C'est ce qu'il faut chercher dans l'ouvrage de M. Thierry.
Les cités de la Gaule, si nombreuses et si florissantes sous la domi-
nation romaine , n'avaient pas cessé d'être en déclin depuis les invasions
germaniques. A l'ancien gouvernement héréditaire de la curie, dont il
resta cependant des traces dans un certain nombre de villes, avait suc-
cédé une sorte de gouvernement électif, à la tête duquel se trouvait le
défenseur de la cité, qui en était le magistrat suprême. Le défenseur était
en général tombé sous la dépendance de l'évêque, parce qu'î\ cette
époque le chef respecté de l'Église était le chef accepté du peuple , et
que les dignitaires ecclésiastiques exerçaient une haute influence sur
lesaflîaires urbaines. Sous la féodalité, le patronage civique de l'évêque,
dans beaucoup de villes, dégénéra en quasi-souveraineté. Se modelant
sur le régime des cours et des châteaux, la municipaUté se transforma
en une seigneurie domaniale. Les citoyens notables y furent les vassaux
héréditaires de l'évêque, absorbèrent 1^ pouvoirs de la municipalité,
chargèrent de prestations et de corvées les corporations d'arts et métiers
tombées dans une dépendance presque servile. Déchues et amoin-
dries, les villes furent possédées en général ou par l'évêque reconnu
souverain, ou par l'ancien oflicicr royal, comte et vicomte, devenu
héréditaire et indépendant du pouvoir central, tellement afliaibli, quil
était partout méconnu. .,u viu r .t. vk
78 JOURNAL DES SAVANTS.
Le X* et ie xr siècle marquèrent le dernier terme de la décadence
municipale. Dans le travail lent et profond de la recomposition sociale
se fondirent ensemble la portion indigène et la portion germanique
des habitants des villes gaidoises. Lorsque cette nouvelle population
mixte fut formée, elle engagea la lutte contre les pouvoirs féodaux;
elle aspira à sortir de l'état de dépendance oppressive oà elle était
tenue et à prendre le gouvernement d'elle-même. Sourde d'abord, cette
lutte fut bientôt ouverte. Au xii* siècle elle éclata par la révolution
communale. La révolution qui constitua le régime particulier des popu-
lations agglomérées dans l'enceinte des villes , et qui marqua Tavénement
social d'une nouvelle classe, s'accomplit peu à peu dans les diverses
contrées de l'Europe, à mesure qu'elles furent prêtes à l'entreprendre
ou à l'imiter. L'Jtalie en donna le signal. Moins fortement assujetti aux
conquérants barbares, moins plié à l'ordre féodal, ce pays avait con-
servé des villes nombreuses, agrandies par une prospérité plus pré-
coce ; il n'avait pas perdu le souvenir de l'ancien droit , et il regrettait sa
vieille organisation municipale détruite. En Toscane et en Lombardie , les
villes élurent des consnb et se donnèrent des constitutions indépendantes.
Cette révolution s'étendit très-vite de l'Italie h la France, partout
disposée à en suivre l'exemple ou même à le donner. Elle y prit géné-
ralement deux fomies : au midi la forme italienne du consulat, et au
nord la forme de la commune jurée, dérivée des coutumes germaniques.
Dans le tiers méridional de la France actuelle, les villes avaient des
relations commerciales avec les villes d'Italie dont elles se rapprochaient
par les mœurs et les besoins, auxquelles elles ressemblaient par l'état
matériel comme par les conditions de la vie civile et politique. Aussi,
sous l'action du même esprit, y adopta-t-on le même régime. La cons-
titution consulaire y fut établie en quelques lieux de bon accord entre
les citoyens et le seigneur, en beaucoup d'autres par la force. Cette'
zone teiTitoriale, qui comprit la Provence, le Comtat Venaissin, le
Languedoc, l'Auvei'gne, le Limousin, la Marche, la Guyenne, le Péri-
gord , la Gascogne , le Béarn , la basse Navarre , le comté de Foix , le
Roussillon, avait plus que les autres conservé quelques restes de la
forme municipale des Romains. Jje pouvoir qui s'y établit alors, et qui
fut exercé par des consuls, des syndics, des jurats, des capitouls, s'éleva,
dans la plupart des villes, jusqu'à une sorte de souveraineté partagée;
et, pour quelques-unes, jusqu'à la plénitude de l'état républicain. Le
système électif y prévalut complètement. Régies par un collège de
consuls temporaires, elles era*ent, soit pour délibérer, soit pour élire,
des assemblées de diverse nature, un conseil ordinaire, un conseil gé'
y:]\ FEVRIER 1855. 79
néral, et, dans les cas graves intéressant la cité entière, un parlement
de tous les chefs de famille. Nobles, bourgeois, gens de métier, partici-
pèrent, à des degrés divers, suivant les occasions et les temps, soit à ré-
tablissement des statuts législatifs, soit à la délégation ou au maniement
de l'autorité populaire.
La commune jurée , que produisit, dans la région du nord, la même
impulsion sociale sans aucune imitation étrangère, consacra l'indépen-
dance et constitua le gouvernement de la classe urbaine, surtout
parmi les provinces de Picardie, d'Artois, de Flandre, de Lorraine, de
Champagne et de l'Ile-de-France. Ayant pour origine la qhilàe germa-
nique, la commune «fut la municipalité organisée par association et
<* par assurance mutuelle des citoyens, sous la garantie du serment. » Née
de l'insurrection victorieuse ou concédée par un octroi prudent, elle
fit prévaloir, sous un maire , des échevins , des conseillers et des pairs ,
un régime qui donna aux villes une liberté si étendue et une autorité si
complète , qu'elles ressemblèrent , pendant quelque temps, à de petites
républiques.
Ces divisions de la France méridionale et de la France septentrio-
nale en villes placées sous le régime consulaire et eu villes constituées
d'après le régime communal , ne sont pas les seules que reconnaisse
M. Thierry, u Outre, dit-il, ces deux grands courants de propagande
«constitutionnelle s'avançant l'un du sud au nord, l'autre du nord au
«sud, et s'arrêtant à de certaines distances, il y a une EOne interraé-
« diairc où l'administration urbaine conserve ses anciennes formes , soit
«1 intactes , soit diversement et faiblement modifiées. » Cette zone inter-
médiaire est le centre même de la France : là sont des villes de simpk
bourgeoisie. Les habitants n'y parviennent qu'aux droits civils , et ne
s'y arrogent pas les droits politiques. Ils acquièrent beaucoup de liberté
et peu d'autorité. Ils administrent quelques-uns de leurs intérêts, mais,
en général , ils ne se gouvernent ni ne se jugent. La puissance souve-
raine est assez forte au centre pour y limiter la révolution, tandis qu'aux
extrémités de la France les villes triomphent iacilement des seigneurs
féodaux ou ecclésiastiques dans les domaines ou sous la dépendance
desquels elles se trouvent placées.
£n présentant sous ses principaux aspects cette révolution , qui s'éten-
dit sur tout le territoire de la France, et y suscita une nouvelle U-
berté, M. Thierry ne manque toutefois pas d'indiquer avec le plus
grand soin * les changements très-divers qu elle introduisit dans les cités
' Tai rapproché de Y Essai sur Thittoin datk^élat, toochhrtt !• guindé révolution
80 JOURNAL DES SAVANTS.
et les bourgs à partir du xii* siècle. La variété est, en effet , le caractère
dominant du moyen âge. Elle se montre partout, dans la division du
sol comme dans la distribution des pouvoirs , dans la séparation des
classes comme dans la différence des coutumes et des institutions, dans
la condition dissemblable des individus du même ordre, comme dans
l'état diversifié des classes du même pays. C'est de cette variété fort con-
fuse que doit partir la France pour arriver à son unité moderne. Mais,
si la révolution communale laisse voir, sous le rapport de l'organisation
politique des villes, des différences considérables, elle offre des résul-
tats communs importants. M. Thierry, qui lui reconnaît pour principe
l'insurrection plus ou moins violente, lui assigne pour but l'égalité des
droits et la réhabilitation du travail. D'un bout du territoire à l'autre
elle conduit au progrès et aux garanties de la liberté civile ; elle tend à
substituer une magistrature élective aux pouvoirs féodaux.
Cette substitution a lieu d'une manière complète dans la plus grande
partie de la France. L^, devenues personnes juridiques et selon f ancien
droit civil et selon le nouveau droit féodal, les villes n'eurent pas seu-
lement la liberté, elles acquirent une sorte de souveraineté. Passant de
la sujétion au gouvernement, la plupart obtinrent ou s'attribuèrent
tout ce que les seigneurs possédaient dans leurs domaines : la juridic-
tion civile et criminelle et l'exercice des armes. Elles administrèrent
urbaine du xn* etdu xiii* siècle, le Tableau de l'ancienne France municipale. Ce dernier
travail complèle fautre k cet égard. Extrait du II* tome qu'a publié M. Augustin
Thierry dans la Collection des documents inédits auquel il sert d'introduction , il est
placé à la suite de YHistoire du tiers état, dans le volume dont nous rendons compte.
C'est un fragment historique aussi important qu'étendu. M. Thierry y montre toutes
les particularités que présente la révolution municipale sur les divers points de la
France, et il y distribue les institutions urbaines en catégories d'après leurs ressem-
blances et leurs dififérences. Il les divise ainsi en trois zones principales et en cinq
régions secondaires. Ces cinq régions, dans lesquelles les groupe» de villes offrent
une certaine uniformité clans leur constitution et dans leur destinée, sont: la région
du nord, comprenant la Picardie , l'Artois, la Flandre, la Lorraine , la Champagne,
l'Ile-de-France; la région du midi, comprenant la Provence, le Comtat Venaissin,
le Languedoc, l'Auvergne, le Limousin et la Marclie, la Guyenne et le Périgord,
le Béarn et la basse Navarre, le comté de Foix et le Roussillon; la région du centre,
comprenant l'Orléanais et le Câlinais, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Berry, le
Nivernais, le Bourbonnais et la Bourgogne; la région de l'ouest, comprenant la
Bretagne, le Poitou, l'Angoumois, l'Aunis et la Saintonge; la région de l'est et du
«ud-est, comprenant l' Alsace, la Franche-Comté, le Lyonnais, la Bresse et le Dau-
phiné. Cette dernière division relevait alors tout entière du Saint-Empire romain et
suivait une autre impulsion que les autres. Nous renvoyons, du reste, au savant
et ingénieux fragment de M. Thierry pour les détails des institutions introduites
^ans les villes de ces différentes régions.
FÉVRIER 1855. 81
leurs inlériB , jugèrent leurs habitants, firent même la guerre à leurs
ennemis. Mais , outre l'avantage que trouva la société iu*baine dans sa
constitution particulière, elle l'ournit à la société générale la plupart
des moyens à l'aide desquels cette dernière se rétablit peu à peu dans
un ordre meilleur, et reçut une oi"ganisation supérieure à celle qu'elle
avait eue dans les temps anciens. C'est au milieu des villes que surgirent
et se conservèrent des institutions qui devaient cesser un jour d'être
locales pour entrer dans le droit civil ou le droit politique du pays.
C'est par elles que la loi écrite reprit son empire, que l'administration,
dont la pratique s'était perdue, recommença pour servir plus tard
d'exemple et de leçon à l'État.
La bourgeoisie, «nation nouvelle, dit M. Thierry, dont les mœurs
«sont l'égalité civile et l'indépendance dans le travail, s'élève entre la
u noblesse et le servage, » crée un droit urbain qu'elle oppose au droit
féodal. Ce droit a pour fondement l'équité naturelle, et règle, d'après
les principes de celte équité, l'état des pei-sonnes, la constitution de la
famille, la transmission des héritage». Il consacre le partage égal des
biens paternels et maternels, meubles et immeubles, l'égalité des frères
et des sœurs, la communauté entre époux des choses acquise» durant
le mariage. Ce droit passera plus tard de la ville dans le royaume.
L'influence des villes émancipées s'étendit aux campagnes. Jusque là
la servitude de la glèbe y était générale : c'était un perfectionnement
sunenu dans la situation de cette classe nombreuse qui ne s'apparte-
nait pas, et qui non-seulement reconnaissait la dépendance, mais lor-
mait la propriété d'autrui. Du tout à la fois ii l'esprit plus doux du
christianisme et aux habitudes plus simples des con(|uérauts germains ,
il avait marqué le passage de l'esclavage domestique à la servitude ter-
ritoriale. L'homme avait cessé d'être posjédé et vendu comme meuble
pour être immobilisé sur le sol auquel il était attaché et dont il suivait
la destinée. Le serf avait eu une famille et jusqu'à un certain point uno
propriété. Il se mariait sur le domaine de son seigneur, mais, marié, il
ne pouvait être séparé de sa feiUme et de ses enfants. Il cultivait une
portion de la terre de son maitre soit féodal, soit ecclésiastique, n)ais.
moyennant l'acquittement des redevances imposées et convenues, il en
avait l'usufruit pour ainsi dire héréditaire. Ce progrès dans sa condi-
tion ne lui suffit pas. Il aspira, après l'affranchissement des communes,
non plus à l'amélioration de la servitude, mais à la plénitude de la
liberté. Un cri général s'éleva dans les campagnes. A l'imitation des
bourgeois des villes, les paysans du pbt pays se soulevèrent en disant:
nos sûmes homes cum U sunt. Cette invocation des titres de rhumaiiilé ,
82 JOURNAL DES SAVANTS.
que le contemporain Robert Wace met dans leur bouche, appuyée par
la force , conduisit à des transactions avec eux. L'émancipation variée
des campagnes commença : les maîtres du sol en affranchirent les co-
lons pour de l'argent.
Les esclaves des temps anciens étaient devenus serfs dans les temps
barbares et féodaux ; alors les serfs devinrent censitaires. Dans les vastes
défrichements de forêts et de terres incultes qui s'exécutèrent au
xn' et au xin* siècle, il se forma des villages, des bourgs et des villes, qui
se peuplèrent de familles échappées au servage. La révolution qui af-
franchit les campagnes, plus tardive que la révolution qui avait affran-
chi les villes, fut aussi beaucoup moins apparente et beaucoup plus
prolongée. Bien qu'un roi des commencements du xiv' siècle, Philippe
le Long, animé de l'esprit généreux de sa race, et, comme les rois qui
l'avaient précédé et les rois qui lui succédèrent, poussant son pays vers
un ordi2 social meilleur, déclarât solennellement qu'il ne devait plus
y avoir de serfs dans son royaume nommé le royaame des Francs , afin
que la chose fût accordante aa nom , et ordonnât que les servitudes fassent
ramenées à franchise, il en resta bien longtemps encore. Toutefois la
révolution fut généralement accomplie au xiv* siècle.
Mais, émancipées, les campagnes, qui devinrent l'un des éléments du
tiers état, ne prirent qu'une part tardive et indirecte aux affaires pu-
bliques, en coopérant, cent quatre-vingt-deux ans après les villes, à la
nomination des députés du troisième ordre et à la rédaction de leurs
eahiers. C'est ce que remarque M. Augustin , avec l'habile perspicacité
qui l'a conduit à fixer aux diverses époques, d'une manière précise et
judicieuse, l'importance que chacun acquiert dans l'État par le rôle
qu'il joue dans l'histoire. Dès i3oa, le commun peuple fut convoqué
aux états généraux de Philippe le Bel, comme troisième ordre du
royaume; les villes seules y envoyèrent leurs officiers investis de leur
mandat. Durant les nombreuses et très-importantes réunions d'états gé-
néraux, depuis Philippe le Bel jusqu'à Louis XI, la bourgeoisie y eut la
représentation exclusive du troisième- ordre. Ce fut seulement après la
mort de Louis XI que l'élection des députés du tiers état commença à
se faire, non plus par les bonnes villes seules, mais parles bailliages, et
que les habitants du plat pays concoururent au choix des représentants
du commun peuple et à la rédaction de leur cahier. Des états généraux
de i liSh aux états généraux de 1 789 , ce mode d'élection fut constam-
ment suivi : le tiers état, étant complet dans sa formation , le fut dans sa
représentation, et il exerça, par ses théories comme par ses griefs, par
la supériorité de ses pensées comme par l'expression de ses vœux,
FÉVRIER 1855. S3
une grande influence sur l'organisation générale et la législation inté-
rieure de la France. Nous le ferons voir d'après M. Thierry.
Ce fut surtout par la bourgeoisie que le tiers état contribua au déve-
loppement civil de la France, à son homogénéité précieuse. Cette
grande et longue entreprise , qui devait conduire notre pays à une unité
de territoire, de législation et de population, inconnue à tous les autres,
qui devait y ramener toutes les provinces à un seul état, y transformer
tant de droits contraires et tant de coutumes dissemblables en une loi
commune , y fondre les peuples diflerents et les classes hostiles en une
nation uniforme, fut l'œuvre de la royauté. Poursuivie durant sept
siècles, avec des vicissitudes variées, elle avança toujours en paraissant
reculer quelquefois vers le morcellement du territoire, le rétablisse-
ment des constitutions particulières et le gouvernement séparé dos
classes. Il y eut ainsi des retours successifs au régime féodal de la no-
blesse, à la souveraineté républicaine des villes, à la domination tem-
porelle du clergé. Mais les maux de la division Hrent sentir encore
plus le besoin de i' unité, et chaque mouvement en arrière fut cons-
tamment suivi d'un pas en avant plus marqué et plus décisif. Pouvoir
central et général , la royauté réunit pour posséder, organisa pour régir,
égalisa pour soumettre. Elle prépara ainsi la France moderne dans la
formation et l'administration de laquelle elle eut pour principal auxiliaire
le tiers état.
Le tiers état, dont elle seconda tout d'abord l'avéneinent à l'indépen-
dance et même à la souveraineté, bien qu'il se mit quelquefois en lutte
avec elle pour faire prévaloir ses intérêts propres cl ses droits particu-
lici's, fut en général l'agent actif des desseins monarchiques et le régu-
lateur de l'œuvre nationale. Il prêti son concours à la royauté, au
moment même où la royauté commença, au xii* siècle, sa vaste entre-
prise.
La révolution sociale qui avait constitué la classe urbaine avait été
secondée par une révolution scientifique. L'étude du droit romain avait
été reprise en Italie, et des écoles de Bologne elle s'était propagée sur
le reste du continent. Le droit romain devint en Finance raison écrite
pour la portion du territoire dont les coutumes n'en avaient conservé
que peu de chose, et droit écrit pour celles où la loi romaine avait passé
dans les mœurs et subsistait à l'état de droit coutumier. Il se forma
alors, dans la classe urbaine, des légistes, qui, épris de la tradition ro-
maine et réveillant le souvenir du pouvoir impérial, travaillèrent ù ré-
tablir l'unité de gouvernement. Ils furent les premiers inMruments de
l'autorité générale. La royauté, qui jusque-là avait été pui^cment féo-
'%
84 JOURNAL DES SAVANTS.
dale et qui le demeura quelque temps encore, s'appuya sur les com-
munes et sur les légistes, employa les milices des unes et les arguments
des autres, la force populaire et la science traditionnelle, pour étendre
son domaine et sa puissance, marcher vers la conquête graduelle du
territoire et vers une organisation mieux entendue et plus équitable de
l'État.
Cette révolution générale, qui dura sept siècles, est le caractère domi-
nant de la dramatique histoire de notre pays, depuis Louis le Gros
jusqu'à Louis XVI, depuis l'aQi'anchissement de^ communes jusqu'à la
convocation des états généraux de i 789. Elle renferme toutes les autres
révolutions partielles, qui n'en sont que les moyens successifs ou
les obstacles- momentanés. Dans un second et dernier article nous
en suivrons les phases. Nous servant des laborieuses recherches de
M. Thierry, de ses ingénieux aperçus et de ses fortes conclusions, nous
montrerons les destinées du tiers état sous ses diverses formes. Nous
examinerons, soil dans les cours de justice, soit dans les délibérations
des états généraux, soit dans rétablissement des grandes ordonnances,
soit dans le maniement de l'administration, la part qu'il a prise à
l'œuvre de la royauté avant de commencer la sienne.
MIGNRT.
( La suite à un prochain cahier. )
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale.
SEPTièMB ARTICLE ^
Nous avons vu, il y a une dizaine d'années, en Angleterre , un homme
d'Etat célèbre refuser de se charger de la conduite des affaires, si la
reine ne lui permettait de disposer de tous les emplois un peu consi-
dérables de sa maison, jusqu'à ceux de ses dames d'honneur. Sir Ro-
' Voyez, ponr le premier article, le cahier d'août i854. page 5^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page 62 1 ; pour le Iroisième, celui d'octobre, page
600; pour le quatrième, celui de novembre, page 687 ; pour le cinquième, celui
de décembre, page 753; et, pour le sixième, celui de janvier i855, page 19.
FEVRIER 1855. 85
bert Peel alléguait l'extrême danger de laisser celle dont l'appui lui
ëlait si nécessaire entourée d'influences contraires à la sienne, surtout
le mauvais effet d'un tel exemple et la force qu'il donnerait à ses ad-
versaires, lorsqu'il serait évident qu'on peut être très-bien avecia reine
sans seconder son gouvernement. Ces deux motifs, déjà si puissants
dans une monarchie constitutionnelle, le sont bien plus dans une nio-
narcliie absolue, où tout dépend de la volonté et de la faveur mobile
du souverain. Voilà pourquoi Richelieu prenait tant de souci des maî-
tresses .et des favoris de Louis XIIÏ , et Mazarin s'inquiétait si fort de
toutes les personnes qui composaient la maison d'Anne d'Autriche. Il
sentait parfaitement que son pouvoir serait toujours chancelant ailleurs,
s'il n'était assuré auprès de la régente. Comment résister à l'Espagne
dans le cœur de la sœur de Philippe IV, si tout ce qui l'environne est
dévoué à l'intérêt espagnol? Comment se défendre contre les princes,
les grands, le parlement, le clergé et le parti dévot, si la reine ne
voit et n'entend que des dévots et des dévotes, si ^a conscience est di-
rigée par l'évoque de Beauvais, i'évèque de Limoges et l'évêque de IJ-
sieux, si les amis de de Noyers et de Chàteauneuf dominent dans la
cour, si Barillon est écouté, si Beaufort dispose des gardes, si madame
de Chevreuse, présente ou absente, est toujours maîtresse du cœur de
sa royale amie? Aussi que d'efforts de la part de Mazarin pour s'em-
parer peu à peu de l'intérieur de la reine! C'était ià que se jouaient ses
destinées. Vaincu à Mariendal et à Tudelingen dans la personne de
Turenne et de Rantznu; il pouvait ressaisir la victoire i Fribourg et k
Nordlingen, grâce à l'épéc de Condé, conduite ou du moins soutenue
par l'activité et la prévoyance du premier ministre. Mal servi à Munster
par M. de Longueville et par d'Avaux, il pouvait réparer leurs fautes
en leut adjoi^^nanl l'habile et dévoué Scrvien. Mais, auprès de la reine,
le moindre échec lui était mortel. Il ne fallait qu'une calomnie habile-
ment semée et un jour accueillie pour lui enlever le prix de toutes ses
peines. Une conspiration de palais pouvait l'emporter. Un capitaine des
gardes, un lieutenant des mousquetaires, un colonel des Suisses, une
dame d'honneur accréditée, une dame d'atours insinuante ou hardie, l'oc-
cupaient autant que Pegnaranda.Mercyet Francisco deMclos. S'assurer
de toutes les avenues qui peuvent conduire au cœur de la reine est
donc le grand objet qu'il se propose, et, pour l'atteindre il n'y a pas de
manœuvre qu'il n'emploie , pas de ressort qu'il ne fasse jouer, pensions,
places, promesses, menaces, séductions habiles cl coups de vigueur
frappés à propos. De bonne heure il supplie la reine de lui donner
quelque charge domestique, afm de loger dans le palais et d'être à toute
86 JOURNAL DES SAVANTS.
heure auprès d'elle. H lui demande , par exemple , la place de son tré-
sorier particulier, qui n'était assurément pas mal choisie. Il lui répète
sans cesse qu'un emploi de ce genre lui est indispensable : qu'à ne
peut être tranquille qu'à ce prix^ et il ne l'a été, en effet, il ne s'est
cru fermement établi qu'après être parvenu à réunir entre ses mains
les deux chaînes de surintendant de l'éducation du roi et de surinten-
dant de la maison de la reine. Mais il n'est arrivé là que peu à peu et
assez tard. L'intervalle qui sépare la première et vive expression de
ses vœux et leur entier accomplissement est rempli par de continuelles
alarmes.
Les historiens qui s'arrêtent à l'extérieur des choses et décrivent les
événements sans remonter à leurs causes véritables, ne daignent pas
s'occuper de ces détails, qu'ils renvoient aux mémoires; mais nous, qui
étudions, dans l'histoire le développement de la nature humaine, qui
recherchons les causes des événements humains dans les pensées, les
sentiments, les passions, les intérêts, la situation des hommes, c'est
avec un soin particulier que nous nous appliquerons à recueillir les
moindres traces des intrigues qui menaçaient Mazarin dans l'intérieur
de la reine, et des luttes obscures et persévérantes qu'il eut à y sou-
tenir.
Commençons par reconnaître le terrain délicat où ces. luttes vont
s'engager, et en quelque sorte le champ de bataille, la maison du roi et
celle de la reine dans les premiers temps du ministère de Mazarin,
bien entendu qn nous bornant aux personnages les plus considérables.
Pour parler d'abord de la maison militaire, à la tête des gardes du
corps de la reine, était le comte François de Guitaut, qui s'était fait
donner pour lieutenant son neveu le comte de Comminge, et avait
rempli toute sa compagnie de ses parents et de ses amis. Le comte de
Guitaut était assez vieux^; il avait fidèlement et courageusement servi
' 1" carnet, p. 96: «Vorrei havere un cârattere di suo servitore domestico; è
I necessario cbe S. M. lo faccia. » Ibid. p. 98 : « S.* M. penai a darmi carica di suo
c domestico per haver stanze in casa , e che per mie mani passino gli denari cbe
• S. M. disporrà in segreto. » — * C'est ce comte de Guitaut qui, en i65i, arrêta
au Louvre les princes de Condé et de Conli et le duc de Longueville. Il est mort en
i663, âgé de quatre-vingt-deux ans, sans avoir été marié. Son neveu et héritier,
Gaston, comte de Commingo, arrêta, en 16^9, le conseiller Broussel , succéda à
son oncle comme capitaine des gardes du corps de la reine-mère , passa par divers
grands emplois militaires, fut tour à tour ambassadeur en Portugal et en Angle-
terre, et mourut en 1670, ayant eu des enfants, qui n'ont pas laissé de postérité,
en sorte que cette brancbe des Guitaut s'est éteinte an xvii' siècle. A une autre
branche , celle des Peichpeirou de Comminge , appartenait le comte Guillaume de
^.î> FÉVRIER 1855. 81
là reine dans la mauvaise fortune; il se croyait donc autorisé par son
dévouement ancien et éprouvé à exercer un certain ascendant sur elle,
et il était jaloux de quiconque entrait un peu trop avant dans ses bonnes
grâces. Il montrait pour la reine une passion qui, à son âge, n'était pas
fort dangereuse, et un tel rival ne troublait guère Mazarin; mais la ja-
lousie de Guilaut éclatait souvent en scènes très-désagréables : elle pou-
vait même le mener plus loin.
Les gardes du corps du roi formaient quatre compagnies, dont les
capitaines étaient le marquis de Chandenier, de la famille des Roche-
chouart; le vieux comte, depuis duc de Tresmes, dont nous avons eu
occasion de parler, père du jeune et vaillant guerriw tué au siège de
Thionville; Villequier, de la famille d'Aumont, excellent officier, cons-
tamment attaché au parti du roi , qui se distingua sous Gondé à la ba-
taille de Lens et fut fait maréchal après celle de Rethel -, enfm le comte
de Charost, fds du comte de Bcthune. Ces quatre capitaines servaient
tour à tour et suivaient partout le roi, à table, en voiture; la nuit ils
couchaient dans sa chambre et gardaient sous leur chevet les clefs du
château. On conçoit quelle était leur importance. Tresmes et Villequier
étaient pour le cardinal. Charost, comme toute la maison de Béthune,
tenait une conduite asses équivoque et des propos malveillants. Il
parlait contre Mazarin et pour de Noyers ^ Mais celui des capitaines
des gardes qui se mêlait le plus de poUtique était le marquis de Chan-
denier. Il était neveu de la marquise de Sénecé, gouvernante des en-
fants de France et première dame d'honneur de la reine, dont il sera
bientôt question. Il devait sa place au crédit de de Noyers quand
celui-ci était ministre de la guerre, et il s'efforçait de lui rendre ce qu'il
en avait reçu; il rappelait sa capacité, faisait hautement des Vœux pour
qu'il rentrât dans les affaires, et s'inqtiiétait fort peu de déplaire au
premier ministre.
Les mousquetaires h cheval avaient pour capitaine le comte de Tré-
viile, célèbre par son courage, qui s'était distingué dans les guerres
d'Italie, particulièrement au pas de Suze, ie père de ce Tréville qui,
dans la dernière moitié du siècle, passa pour un des plus beaux espiits,
et se fit un assez grand nom par l'agrément de sa conversation, sa ga-
lantef'ic tour à tour et sa dévotion » sa passion pour Madame Henriette
Guitaut, qu'on appelait le petit Guitaul, premier gentilhomme Hu prinee de Condé,
qui l'accompagna en Belgique, ainsi que Colignyet Boulteville, ne rentra en France
u'avec lui et mourut à soixante ans, en 1 685. C'est le Guilaut dont parle madame
e Sévigné. Sa postérité subsiste. — ' 111* carnet, p. 54 : «M. di Charo. . . parla
t contra me. > Jbid. p. ag.
a
88 JOURNAL DES SAVANTS.
et son jansénisme. Le comte de Tréville était cher à Louis XIIL Sa
faveur naissante avec son esprit , son indépendance et sa résolution , por-
tèrent ombrage à Richelieu ^ et le cardinal exigea du roi qu'il le ren-
voyât ainsi que deux ou trois autres oflTiciers des gardes. Louis XIII
résista longtemps et ne céda qu'à la dernière extrémité. A la régence ,
Tréville avait repris son commandement avec ses habitudes d'indépen-
dance et ses propos, qui n'étaient pas plus favorables au nouveau mi-
nistre qu'à l'ancien,
H y avait aussi des gardes extérieurs, qu'on appelait gardes de la
porte. Leur capitaine était le comte de Nogent, homme d'esprit, mais
le digne frère de Baulru, comte de Séran, comme lui bouffon servile,
et flatteur sans mesure de tout ce qui était puissant : il avait passé de
la dépendance de Richelieu dans celle de Mazarin*.
Le marquis de Villeroy était à la tête des cent hommes d'armes.
C'était un homme de mérite, prudent, avisé, et faisant sa cour sans bas-
sesse; il attendit pour apercevoir les défauts de Mazarin qu'il^fût exilé
et presque perdu, mais il commença par d'assez grandes déférences, et
fut ainsi nommé gouverneur du petit roi, ce qui le fit plus tard duc et
maréchal.
Dès qu'Anne d'Autriche fut régente, elle songea à donner la lieute-
nance de ses chevau-légers à Barrière, l'un des hommes les plus résolus
et les plus intrépides, qu'elle avait autrefois employé dans des missions
difficiles , et qui avait été mêlé aux conspirations du comte de Soissons
et de Cinq-Mars" Tout le parti des Importants le désignait à son choix,
et elle-même s'était engagée envers Bamère par une proinesse sur la-
quelle il se reposait. Mazarin connaissait trop cet ami de Varicarville ,
de Saintlbar, de Montrésor et deFontrailles, pour ne pas craindre un(^
pareille nomination. 11 savait de quoi Barrière était capable, et qu'au-
trefois il avait offert à la reine d'assassiner Richelieu. Il traîna d'abord
' ' Richelieu avail bien raison , car Monlglal nous apprend que Tréville était , ainsi
que Cinq-Mars, ie contident de Louis XII [ dans les moments d'humeur que le roi
avait contre le cardinal; que Cinq-Mars ayant proposé de s'en défaire en le tuant,
el le roi s'étant récrié et lui ayant répondu qu'il serait excommunié parce que
Richelieu était cardinal el prèlre, «Tréville, qui savait le secret et qui s'était offert de
«faire l'exécution, lui répartit, que, pourvu qu'il eût son aveu, il ne s'en mettait
• pas en peine, et qu'il irait à Rome pour s'en faire absoudre. Mais ils ne purent
• jamais ie faire abandonner par le roi ,^ qui était persuadé que, s'il le perdait, il
«serait perdu lui-même, et que son Etat ne subsistait que par lui.» Moniglat,
p. 375 du tome XLIX, dans la coUect. Petitot. — * Voyez le portrait qu'en a fait
madame de Molteville, t. II, p. 69. Nogent et son frère étaient parfaitement dignes
d'avoir leur place parmi les caricatures de Tailemant , t. II, p. io3. '■•'■'"
FEVRIER 1855. 89
celte affaire en langueur sous divers prétextes, puis, lorsque son crédit
se fut accru , il demanda à la reine de ne plus penser à Barrière pour
une charge aussi périlleuse, et lui fit accepter un ofRcier vaillant et
habile, qui lui fut toujours fidèle, et qui était réservé aux plus grands
commandements, si la mort ne feût arrêté de bonne heure, le marquis
de Saint-Mégrin , le frère de la belle Saint-Mégrin, fille d'honneur de la
reine, et passionnément aimée du duc d'Orléans. Quand Barrière vint
se plaindre à la reine et rappeler ses anciens services, elle les tourna
presque contre lui, et lui répondit, en parlant du cardinal de Richelieu :
« Vous savez , Barrière , que je vous dis et vous le répétai : il est prêtre ,
«je n'y puis consentir'.» Barrière n'attendit plus rien de la bonne vo-
lonté de la reine, et, pensant qu'il la fallait servir malgré elle, il se jeta
au plus fort des intrigues violentes qui se tramaient.
Les gardes françaises et les gardes suisses formaient deux régiments,
chacun de cinq ou six mille hommes. Partout où était le roi, ils occu-
paient les avenues de sa résidence. Le colonel des gardes françaises
était le maréchal deGrammont, que nous connaissons, courtisan et mi-
litaire, agréable à tous et à tous assez fidèle, ami particulier du duc
d'Enghien et fort bien avec le ministre. Les gardes suisses avaient eu
longtemps à leurtêlc le maréchal de Bassompierre, fameux sous Henri IV
par son esprit, sa bravoure et sa galanterie. Il était fait pour plaire aux
rois comme aux femmes; au.ssi inquiéta-t-il de Luynes, qui fexila dans de
grandes ambassades. Ses liaisons avec la maison de Lorraine le jetèrent
dans diverses intrigues, que Richelieu aiTêta en le mettant à la Bastille.
La princesse de Conti, Louise de Lorraine, dont il était l'amant, ot dit-
on, le mari secret, mourut de douleur lorsqu^lle apprit sa prison.
Bassompierre y resta douze années, et c'est pendant ce temps qu'il a
écrit ses Ambassades et ses Mémoires. Richelieu l'avait remplacé dans le
commandement des Suisses par un de ses parents, le marquis de Coislin,
gendre du chancelier Séguier, officier d'une grande espérance, qui périt ,
en 16/4 1 , à a8 ans, des blessures reçues au .Mégc d'Aire. A la mort de
Richelieu, Bassompierre sortit de sa longue prison et espéra rentrtr
dans sa chaîne. Louis XIII ne voulut pas faire cette ofl'en se à la mémoire
du cardinal, et il aima encore mieux céder an crédit naissant de l.-i
' Madame de MoUeville, Mémoires, t. I, p. 188-190. Selon elle, il s'agissait de
In licutenance des gendarmes de la reine, mais Pinard, qui a travaillé sur les pièces
authentiques , dit que Sainl-Mégrin fut nommé capitaine-lieutenant des chevau-
légers de la reine, le 18 juin ioA3. Mazarin ne laisse aucun doute à cet égard ;
lu* carnet, p. la : «Compania di cavalli leggieri deslinata a Barriera. . . t Aupa-
ravant la lieutenance des cbevau-légers était au maréchal de Schomberg.
13
90 JOURNAL DES SAVANTS.
future régente et donner cet important commandement à un homme
qui déjà occupait un emploi considérable auprès de sa personne, le
comte Henri de la Châtre, dont l'esprit égalait la bravoure. Comme
grand-maître de la garde-robe, La Châtre avait eu occasion de voir
souvent Arme d'Autriclie, et, touché de ses malheurs, il avait épousé sa
cause et pris part à ses desseins ou plutôt à ses espérances, car il se
garda bien de s'engager dans l'affaire de Cinq-Mars, et il attendit la
mort de Richelieu. Colonel général des Suisses , c'est à lui ainsi qu'à
Beaufort que la reine confia la garde de ses- enfants dans les premiers
jours de la régence. 11 lui était entièrement dévoué, mais il resta fidèle
aussi à Beaufort. Ses mémoires, si précieux pour la comiaissance intime
des premiers mois de la régence, mettent à nu ses sentiments, et le
montrent intimement lié avec les plus violents ennemis de Mazarin.
Telle étiit la maison militaire du roi et de la reine, qui pouvait jouer
un si grand rôle dans les événements qui se préparaient.
Mazarin savait que les Vendôme, après avoir essayé de tontes les in-
trigues de cour, songeaient à prendre d'aulrcs moyens, qu'ils avaient
fait venir à Paris une foultf de gentilshommes prêts à tout faire, cl que,
dans les conseils secrets des Importants, il était question d'un coup de
main contre sa personne. 11 y avait parmi eux des gens auxquels ni le
cœur ni le bras ne manquaient pour les plus mauvaises entreprises.
Mazarin avait envoyé à l'amiée sous Thionvillc le régiment qui portait
son nom : il n'avait pour se défendis? que les gardes du roi et de la reine ,
et ses ennemis en étaient plus maîtres que lui. L'intime ami de Beau-
fort commandait les Suisses, qui formaient à eux seuls une petite armée.
Tréville, en ayant bien soin de distinguer la reine de son ministre , en
protestant de son dévouement à l'une pouvait très-bien se tourner
contre l'autre , et donner aux Importants ses mousquetaires. Chandenier
répandait le plus détestable esprit dans les gardes du corps, qui auraient
repoussé mollement ou peiil-ètre secondé quelque résolution hardie.
Guitaut lui-même, blessé dans sa'vanilé et dans sa folle passion, était
capable d'oser beaucoup pour regagner son ancien crédit. Il affectait de
dédaigner Mazarin et se joignait à Chandenier pous vanter de Noyers^
Mazarin les connaissait tous les* quatre pour des hommes d'honneur,
fidèles à leurs amis et 4'un courage au-dessus de toute crainte. D'un
autre côté, la reine n'avait pas eu de serviteurs plus éprouvés, et il était
bien difficile de lui faire comprendre qu'ils étaient devenus tout à coup
des gens dangereux. Elle leur devait beaucoup; elle avait longtemps
partagé leurs sentiments, leurs desseins, leur langage; il était cruel de
les abandonner au moment même où ils avaient bien droit d'espérer
FÉVRIER 1855. ' 91
quelque avantage d'une élévation ^ laquelle ils avaient tant contribué.
Aussi, la femme en elle venant au secours de la reine, Anne d'Auti*iche
s'eflbrçait de tout arranger par de bonnes façons et de bonnes paroles.
En même temps qu'elle conservait un ministre qui lui était nécessaire ,
et qui commençait à lui être cher, elle redoublait de caresses envers ses
anciens amis, et réparait, ei^ quelque sorte, par une foule de bons of-
fices paiticuliers, la peine que leur faisait le changement de sa politique.
Après avoir refusé à Trévilîe de donner à l'un de ses protégés une en-
seigne dans les mousquetaires , elle finissait par se rendre de guerre lasse,
et Trévilîe allait se vantant de son crédit'. Elle faisait à Ghandeuier des
présents considérables; il les acceptait, et partait de L^ pour se croire
tout permis. Elle souffrait qu'il lui parlât contre Mazarin; elle descen-
dait jusqu'à le prier de voir plus souvent le ministre. Lui s'y refusait et
publiait son refus. Il répétait sans cesse qu'il ne fallait pas se rebuter
avec la reine, et qu'à la longue on obtiendrait tout. Il se moquait du
cardinal, disant qu'il portait la simarre et faisait le galant'-^. La Châtre
disait tout haut que Bcaufort avait raison, et il ne cessait pas de le voir
ainsi que madame de Montbazon et madame de Chcvrcusc. C'était lui
que le cardinal redoutait le plus, et il s'informait avec le plus grand
soin de toutes ses démarches et de tous ses discours'. Pour Guitaut, la
plupart du temps, il se contentait de s'en moquer, mais il n'était pas
fort tranquille en songeant avec quelle facilité le commandant des gardes
de la reine, poussé par les Importants et par ses propres sentiments,
' m* carnet, p. 3 : iTrevilla »i vanta ancora d'un insogna délie guardie, che ha
« oUenuto da S. M., nonoslanle che d'abord S. M. si ricuiasae di dargliein. . . Dice
<rche rinuntiasse ia aua carica se non riccvevaia, c S. M..condiscendc«se. » —
' II* carnet, p. 77, en e.'>pa{;nol : •Cbandonier abla mas que (odos: dice a S. .M.
» aUrcvidainente que lodos lus aniigos de S. M. an ablado contra rlla y mi-,
• non si offende d'esla faniiliaridad ait profession de enemigo mio , etc. ■
111* carnet, p. 3 : ■ Sr-hnodenier, cbc non bisngna ributtnrsi ton S. M. perche alla
1 line si oitieno lullo. a P. 31 : iChandenier, che la rcginn gli bavevn detto di veder
• mi pin Yolte, ma che non baveva voluto farlo, a che storcbhe fermo in qucsto pro-
• positu volcndo esscr ncroico. ■ P. 55. • Scbandcnier publica che S. M. conTc-
« risce secrcii a lui, che in aicun tempo ha la porta scrrala. ■ Page 68 : «K
< gran présente di nùllo scudi a Chandenier c due mille scodi di pensione. Crama-
•• glia et altri non hanno qnesto : cosi Schandenier si ride di tutti, e dite non
« haver bisogno di nf ssuno. 1 IV* carnet, p. i5 : «Schandenier parla più che mai.
«Si vanta di esser sicnro délia buona gralia di S. M. Ha detto a Villequirr (autre
«capitaine des gardes) che non dovevo farmi accompagnar la sera, e che lai lia-
«vrebbc cosi fatto. • II* carnet, p. 6a : «Schandenier, cbe io porto la limarra e
«che faccio il galante. ■ — ' Ill'camol, p. 8 G : cLa Chattra. che la condolia di Eolort
«non poteva esser mcghore. ■ P. 89 : «Che m* di Chevorosa machinarebbe per
• altra slrada la mia perdita, che poteva disporrc assolutamentc dclla Qialra, etc. •
13 .
92 JOURNAL DES SAVANTS.
pouvait lui faire un mauvais parti à Saint-Germain, au Palais-Royal, au
Louvre. « Guitaut , dit Mazarin , ne me veut pas de bien , et cela parce qu'il
M se laisse gagner par les dames de la cour qui travaillent contre moi. —
«Sa jalousie ne m'importe guère : c'est un fou. — Il faut pourtant que
uje prenne garde à moi, ayant affaire à un homme léger et mal inten-
<(tionné, qu'on peut pousser à quelque ei^reprise très-facile à exécuter,
«grâce à son poste de commandant des gardes, et à tous ses parents
«et créatures. Un mauvais coup est d'autant plus à craindre, qu'il s'est
i* mis en tête d'être épris de la reine , et qu'il est jaloux de tout le
« monde ^. »
Il est évident qu'un pareil état de choses ne pouvait pas durer, et
qu'il fallait que Mazarin se retirât ou qu'il fût sûr des commandants des
gardes, et que la reine lui sacrifiât au moins ceux qui étaient ouver-
tement contre lui. Richelieu n'avait amené là Louis XIII qu'avec bieu
du temps. Mazarin en était réduit à demander à la reine de promptes
et énergiques mesures, et, grâce à sa bonne étoile et aux fautes des
Importants , nous verrons qu'il parvint à les obtenir.
Du coté de la maison civile du roi, les dangers étaient bien moins
grands; les charges y étaient plus nominales qu'effectives, l'âge du
petit roi le retenant encore entre les mains des femmes. Les emplois
les plus humbles étaient alors les s^uis importants, et Beringhcn et La
Porte, valets de chambre du ix)i, pouvaient plus sur lui que ses pre-
miers gentilshommes, que le grand écuyer et le grand maître.
' Iir carnet, p. 83 ; «Ghitto, che S. M. lo voleva mandar a visilarmi. Disse : se
• voi non voleté vi mandaro un altro. Onde bisogna dire che egli non vi fosse dis-
• posto. » IV* carnet, p. i3 : «Gbillo, per quello ogniuno mi disse, non mi vuol
• bene , e ciô perche si lassa guadagnar délie donne délia corte che Iravagliauo
«contra di me.» V* carnet, p. 58 : «Gbillo : gelosia, non mi guarda; è bestiale,
■ et io non lo soffrirô. .... Si paria piiblicamente délia gelosia di Gbillo e Belin-
• gan.» Ibid. p. io3 : « . . . A proposilo di Fabrone colla regina madré conlro
«cbi havesse grand' aulhorita, ba dello che quando si prendesse una risolutione
«contra di lui, non ne sarebbe altro, e le agitationi e colère leslificate nel detlo
u discorso mostrano che non ba colera contra il Fabrone cbe non ci è più , ma
«contra me, cbe godo le buone gralie di S. M., e pero conviene cbe io avverta
» bene a me bavendo dà fare con un buomo leggiero cbe ha queste intenlione e cbe
«puol esser fomenlalo da maie ailetli ad inlraprender con facilita mediante il poslo
« di capo délia guardia con tutti li olTiziali parenli e dependenli da lui, e che crede
• che quando fosse falto non ne sarebbe allro; e délia sua leggierezza si puol tiœer
• più per la folia cbe ha in testa dell' amore per S. M. e délia gelosia che ba di lutlo
«il mondo. » Ibid. p. 107 : «Gbilto, alla presenza di m' di Senese disse a S. M.
■ che era vero cbe Iravagliava più cbe M' le cardinal, ma cbe M. di Noyer era un
»gran buomo, che io n' bavrei dà fare, e cbe non vi era buomo cbe Iravaglias&e.
«tpiù dlluL »
FÉVRIER 1855. 93
Henri , comte de Beringhen , était fils de Pierre de Beringhen , gen-
tilhomme du pays de Glèves, qui était venu en France dans les pre-
mières guerres de religion, et s'était attaché à la personne de Henri IV,
qui le prit en affection. Le jeune Henri avait été élevé avec Louis Xlll
et était un de ses familiers. Le roi, étant tombé dangereusement malade
à Lyon, lui avait confié un secret avec ordre de ne le révéler qu'après
sa mort. Richelieu pressa Beringhen de lui dire quel était ce secret :
l'autre refusa, et, quelque temps après, Richelieu obtenait de Louis XIII
qu'il renverrait Beringhen de son service. Il paraît aussi qu'il n'était
pas étranger aux intrigues du comte de Cramai! , de du Fargis et de sa
femme. Pendant son exil, Beringhen alla faire la guerre tour à tour
sous Gustave- Adolphe et sous Maurice de Nassau; il se trouva à la
bataille de Lutzen, et devint en Hollande commandant de la compa-
gnie des chevau-légers de la garde du prince d'Orange. Il resta dix ans
hors de France. Rappelé après la mort de Richelieu, du vivant de
Louis XIII, il s'était donné tout entier à la reine, qui l'avait mis d'a-
bord auprès de la personne de son fils en qualité de premier valet de
chambre et de trésorier de ses menus plaisirs. Nous avons vu quel
rôle il joua dans les négociations secrètes de la reine et de Mazarin qui
précédèrent la mort du roi. Beringhen avait conservé une haine fidèle
à Richelieu et à toutes ses créatures , et il n'avait pas im grand goût
pour Mazarin. Il faisait l'éloge de Chàteauneuf et inclinait du côté des
Importants. Cependant il ne songeait plus à courir les aventures , et
s'appliquait surtout à. pousser sa fortune. Mazarin le ménageait en s'en
défiant; il calmait sa mauvaise humeur avec de l'argent et des places ^
Ayant aisément deviné que Beringhen aspirait à la charge de premier
écuyer qu'occupait le duc de Saint-Simon, il la lui promettait et se
servait de cette perspective pour le contenir.
Il semble que l'histoire n'ait point à s'occuper de La Porte, domes-
tique du dernier rang, qui débuta par être porte manteau de la reine
ot ne fut jamais plus qu'un des valets de chambre du roi. Mais son
zèle et sa fidélité courageuse dans des circonstances extraordinaires, que
' II* carnet, p. Sg : «Beliiigan (c'est le nom français qu'on donne aussi k Bcrin-
• ghen dans ic Journal de Richelieu) sopra Chatonof, e chc chiamandolo S. M. gli
«liaveva delto che io me ne anderei. » III* carnet, p. 34 : ■Capitaneria di Mazf)
• (?) per M. di Uclingnn. • V* carnet, p. 65 : t Rochemont ammalato, proveder
«alla carica; se Belingan non la vuoie darla a Gudcs, etc.» IV* carnet p. 89 :
• Pensaro a proveder M. Belingan. » Ibid. p. Sg : • Beltngan m' ha pariaio, etc..
«e io gli ho delto che S. M. vi haveva digià pensato. Il fu re pli havcva promesso
« 5o m. lire. » V* carnet, p. 66 : « Belingan, di cattivo humore. »
gil JOURNAL DES SAVANTS.
iui-méme a racontées S lui avaient acquis auprès de la régente une faveur
particulière. C'était lui que, du lemps du cai'dinal de Riclielieu, elle
avait chargé de sa correspondance avec son frère le roi d'Espagne, avec
M. de Mirabel, ambassadeur espagnol à Bruxelles, avec le duc de Lor-
raine et Madame de Chevreuse. Il mettait en chiffres les lettres qu'elle
écrivait et déchiffrait celles qui lui étaient adressées. Il avait donc tons
ses secrets. Richelieu le jeta à la Bastille. Il ne se contenta pas de
le faire interroger par un maître des requêtes et par le chancelier Sé-
guier, il voulut l'interroger lui-même; il essaya sur lui les séductions
et les menaces, et ne parvint jamais à tirer de lui que ce que la reine
avait elle-même avoué. Un moment de faiblesse de La Porte l'eût
perdue. Aussi, iorsqu'en i6/i3 La Porte vint lui présenter ses hom-
majges, elle s'écria tout haut devant toute sa cour : « Voilà ce pauvre gar-
( çon qui a tant souffert pour moi et à qui je dois tout ce que je suis
« à présent. » Elle lui dit qu'elle ne voulait confier son fds qu'à lui, et
le nomma valet de chambre du roi, en lui promettant que bientôt elle
achèterait de Beringhen la charge de premier valet de chambre pour la
lui donner. La Porte n'avait qu'à servir sa maîtresse sans se mêler d'au-
cune intrigue, et sa fortune était faite. Mais il eut bien de la peine à
voir Richelieu revivre dans Mazarin; il en eut bien plus encore à assister
à la disgrâce des anciens amis de la reine; et, quand on lui eut mis dans
l'esprit qu'elle les sacrifiait tous à un caprice de femme, il entra dans
les sentiments et se permit le langage de saint Vincent de Paul et de
l'évêque de Lisieux. Vainement le cardinal lit tout pour le gagner, il
résista à Mazarin comme il avait résisté à Richelieu; il demeura fidèle à
ses premiers attachements, surtout à madame d'IIautefortpour laquelle,
dit Mazarin, il se serait coupé les veines^; et, dans l'égarement de son
zèle, il en vint, c'est lui-même qui nous l'apprend^, jusqu'à écrire une
lettre anonyme 06 l'on faisait connaître à la reine tous les bruits inju-
' Mémoires de la Porte, t. LIX de la collection PetitoJ. — * Sur La Porte , sa fidélité
à la reine, son emprisonnement, son dévouement à madame de Hautefort et sa haine
contre Mazarin , voyez madame deMolleville, t. 1", p. 3 1 et p. 81 . — IV' carnet, p. 67 :
« La Porla parla a S. M. le hore inticre. Son assicurato che non mi vuol bene, poichc
•< indarno ho fallo ogni diligenza per gnadagnarlo. E furbo e si picca di conoscer S. M.
« meglio di nessuno. Si laglierebbe le veoe per Olfort (madame de Hautefort). La con-
• sigliaa dissimularc et adula S. M., eson cerlo che lui et allri dicono allaM.S.cliiara-
xnienle di uon lassarsi governare, che si conserva padrona, che si ricordidel defunlo
« re che era in preda al cardinale duca, e cose simili. » — ' Mémoires de La Porte ,
ibid. p. lio/i. Nous ne pouvons nous empêcher d'admirer ici à quel point Mazarin
était bien servi par sa police. Aucun des mémoires du temps ne dit que La Porte
était l'auteur de la lettre jetée dans le lit de la reine, et La Perle est le seul qui
FÉVRIER 1855. 05
ricux que répandaient les Importants sur ses relations avec Mazariii,
et où elle était suppliée de se séparer du cardinal pour sa réputation ,
le salut de son âme et le bien de l'État, sous peine de voir bientôt tom-
ber sur sa tftte tous les malheure qui étaient arrivés à Marie de IMédicis
et au maréchal d'Ancre. Puis il fit copier cette belle lettre d'une autre
main que la sienne, et la jeta dans le lit de la reine. On comprend
quelle dut cli'e la colère et la douleur d'Anne d'Autriche, Ce n'était pas
assez d'être gourmandée par des ecclésiastiques dont elle révérait le
caractère et par ses saintes amies des Carmélites et du Val-dc-GrAce;
ses domestiques mêmes la tourmentaient, et on la poiu'suivait jusque
dans sa chambre à coucher!
Puisque nous avons dit un mot de La Porte, il nous est impossible
de passer sous silence un autre personnage qui, sans faire partie de la
maison de la reine, était de sa société la plus intime, et le soir, à ce que
nous apprend madame de Motteville\ quand tout le monde était parti,
restait auprès d'elle, avec un très-petit nombre de serviteurs et d'amis,
jusqu'^ ce qu'elle se retirât dans son oratoire : nous voulons parler do
François de Rochechouart , chevalier de Malte, connu sous le nom de
commandeur de Jars, qui était bien autrement cher â la reine que La
Porto, et pour elle avait encore souiïert davantage. Dans l'alVarre de M"* de
Chevreuse et de Châteauneuf, en iG33, Richelieu l'avait fait arrêter
et le tint onze mois dans un cachot de la Bastille. Rien ne put ébranler
son esprit ni son cœur ; on l'interrogea quatre vingts Fois*, et i! ré-
pondit toujours avec un bon sens et une fenncté admirables. Tiré de
b Bastille pour être conduite Troyes, où il devait être jugé, il rencon-
tra dans la cour plusieurs de ses compagnons de captivité: «Adieu,
n leur dit-il, je no sais où je vais, mais assmez-vous , quoi qu'il m'arrive,
«que je suis homme d'honneur, et ne manquerai jamais â mes amis ni
s'accuMî. I.a roinc i)'a jhw su de qui Tenait cette impcrfinence, car elle a gard(' La
Porte assez longtemps encore h son service. Eh bien, Maznrin a parfaitemcnl su ce
qu'avait fait La Porte. Celui-ci avait été vu jclnnt la lettre, cl Mazarin en arnit été
infortn»^ h l'instant même. Il accuse madame de Haulcforl de s'élrè entendue avec
La Porte : IV* carnet, p. ai : «La Porta, clio mi Iradisce, clic di concerlo con
■ Otfort messe la scrilinra ncl Ictlo di S. M., clic Morangi vi rrn, e clie fu vetlulo. »
— ' T. I, p. ai{) : •• Peu d'hommes, avec quatre ou cinq personnes de notre !<cxe,
• avaient ffionncur ilc rester avec la rciiic, û toutes les hcurea où elle était en son
• particulier. Ces honimrs étaient le commandeur de Jars, Bcfînghen, Cliandenier,
«capitaine des gardes du roi, Guitlaut, capitaine des gardes de la reine, cl Com-
• minpes, .«ion nevcn et son lieutenant. Quelquefois d'autres s'y fourraient, et In
«reine se plaignait en riant de ce qu'ils y prenaient racine.»— * Mndame de
MotleviHe, t. I, p. G^-'jo.
06 JOURNAL DES SAVANTS.
<(à moi-même.» A Troyes, il eut pom' juge l'odieux Laffémas, qu'on
appelait le bourreau du cardinal. En vain on voulut lui arracher par
les tourments et par l'appareil de la mort les secrets qui pouvaient être
entre la reine, madame de Chevreuse et Chàteauneuf: condamné à
mort, il monta sur l'échafaud, et, comme il était près d'avoir la tête
tranchée, on lui apporta sa grâce. Quelque temps après, il lui fut per-
mis de sortir de France, et il demeura en Italie jusqu'à la mort de
Richelieu, ne cessant pas de prendre une part plus ou moins directe
à tous les complots, et applaudissant au moins à celui de Cinq-
Mars et du duc de Bouillon. A son retour, il commença par faire
romme ses anciens amis, 11 affectait dans la nouvelle cour les senti-
ments et le ton de Tréville et de Chandenier. Fidèle à madame
de Chevreuse et à Chàteauneuf, il leur sei^ait d'intermédiaire et
d'interprète auprès de la reine, et lui répétait toujours que Château-
neuf était l'homme auquel elle devait donner toute sa confiance.
Ses malheurs le rendaient inviolable, et il donna bien des soucis à
Mazarin^
Voilà les hommes qu'une ancienne familiarité ou leurs fonctions ha-
bituelles appelaient sans cesse auprès de la reine ; voilà les dispositions
et le langage qu'ils apportaient dans son cercle domestique. Mais c'é-
tait surtout les femmes attachées à son service, à des titres différents,
' Sur Jars, voyez aussi l'article suivant. Madame de Motteviile, qui admire tant
ion courage , ne dissimule pas ses défauts et sa conduite cmporlée et médiocrement
loyale à l'égard de Mazarin. T. I, p. 1 65 : «Le commandeur de Jars avoit
x connu à Rome le cardinal Mazarin , et , par conséquent, il se rangea facilement aux
«inclinations de la reine sur ce sujet, et devint son ami ou tout au moins en lit
«le semblant, mais jamais il ne put l'être tout à fait, à cause des grandes liaison»
«qu'il avoit avec Chàteauneuf. 11 avoit de la probité, de l'esprit, et du courage à
■ soutenir ses sentiments, mais il étoit de son naturel l'homme du monde le plus
« injuste dans ses jugements et le plus emporté. Il arriva depuis, que . voyant le car-
I dinal Mazarin persécuter ou éloigner ses amis de la cour, et particulièrement ce-
<lui-là (Chàteauneuf), il vint h. le haïr d'une haine mortelle, quoiqu'en effet le
• cardinal Mazarin lui fit recevoir heaucoup de grâces de la reine et qu'il les reçût
• de la main du ministre. » III* carnet, p. 56: «Cavalier di Giar pensa governare e
« poter servire la dama (madame de Chevreuse) e Chaltoneu, che li fà preparare
< una caméra en una casa che ha in quesla villa : in somma tutti gli Important!
« pensano valersi di lui credendo che possa parlar di tutto alla regina, con loquaie
«si vanta haver havuto abitudini, credilo e famigliarità in altro tempo. » IV' carnet,
p. 3A : «Certo che Giar porta parole a S. M. délia parte di Chattoneu, e S. M.
« non mené dice niente. » P. 8o : « Faccia che vuole il cavalier di Giar, ancorche la
«.sua legerezza e l'avidità di havere lo portino a protestarmi amicizia, in elTelto e
» intieramente nel partito degli allri et è persuaso che Chattoneu c Limoges (l'évoque
• de Limoges) sono nati per governar lo Stato. »
FÉVRIER 1855. 97
qui étaient le plus animées contre Mazarin. Naturellement elles don-
naient le ton dans le palais, et leur esprit ou leur beauté ou leur
caractère exerçaient autour d'elles une influence qui s'étendait aisé-
ment jusqu'à la reine. Comme nous le verrons, plusieurs d'entre elles,
et les plus considérables, lui avaient fait presque autant de sacrifices
que La Porto et Jars; leur loyale afieclion ne pouvait être mise en doute;
elles avaient aulrefois" possédé le cœur d'Anne d'Autriche, et elles y
étaient encore bien fortes. Ne la quittant jamais, elles pouvaient tout
lui dire aux heures les plus favorables, triompher peu à peu de toutes
les résistances, et entraîner une princesse assez facile à persuader, pourvu
qu'au lieu de la contrarier directement on sût employer avec elle l'in-
sinuation et la flatterie, et on pense bien que des femmes de cour
n'élaienl pas novices dans cet art. Unies par le lien d'une fidélité
commune et dévouées à la même cause, elles formaient une sorte de
concert qui devint bientôt une conspiration véritable, où se mêlaient
toutes les passions, une dévotion sincère, un zèle inquiet pour la répu-
tation de leur maîtresse, la haine de tout ce qui venait de Richelieu,
l'ambition aussi, et le désir passionné du triomphe d'anciens ami» et
particulièrement de celui qui leur paraissait un grand homme et qui
en eflet n'était pas un homme ordinaire, l'habile, résolu et énergique
Châteauncuf.
Pénétrons dans cet intérieur, et faisons connaissance avec les
dames qui étaient le plus près de la personne et du cœur d'Anne
d'Autriche.
La première charge de la maison de la reine était la surintendance
qu'avait eue madame de Chevrcuse lorsqu'elle était encore la connétable
de Luynes; et c'est à ce titre qu'elle avait tant vécu avec Anne d'Au-
triche, aux jours de leur brillante et frivole jeunesse, et qu'elle avait
exercé sur elle l'ascendant fatal qu'elle porta dans tous ses attachements.
Après la surintendance venait la place de la première dame d'honneur.
Elle fut quelque temps occupée par la marquise de Sénccé, de la
maison de Larochefoucauld , d'une vertu irréprochable, mais d'un ca-
ractère trop fier pour n'avoir pas déplu assez vite à Richelieu. Il la
remplaça par la comtesse de Brassac, «dame de grand mérite, dit ma-
«dame de MotteviUe', savante, modeste et vertueuse,» qui s'acquitta
fort bien de son emploi, sans intrigues d'aucune sorte, gardant à la fois
une exacte fidélité à la reine et au cardinal; et la surintendance fut
confiée à son mari, dont Anne d'Autriche n'eut jamais à se plaindre.
' T. I.p. i59
i3
98 JOURNAL DES SAVANTS.
Quand la reine eut un fils, Riclielieu fit nommer gouvernante madame
de Lansac^ sœur de la marquise de Sablé, du marquis do Souvré et du
commandeur du même nom, qui, fière de la protection du cardinal, le
prit assez haut dans la cour de la reine et lui déplut fort. La place de
dame d'atours avait aussi son importance. Madame du Fargis l'avait
autrefois remplie à la satisfaction de la reine; mais, s'étant liée avec le
comte do Cramai!, elle avait imité madame de Chevreuse et avait eu le
même sort. Louis XIII donna ce poste délicat 6 madame de la Flotte,
à laquelle il adjoignit sa nièce, la belle Marie de Haulefort, dont la
beauté et la vertu lui avaient touclié le cœur, l'unique femme qu'il ait
aimée avant mademoiselle de La Fayette ^.^ais Marie de Hautefort, au
lieu de trahir sa maîtresse, la servit avec une fidélité admirable, que
Richelieu punit en la faisant renvoyer de la cour. Après la mort de
Louis XIII, tout changea de face, et l'intérieur de la reine fut renou-
velé comme tout le reste. Madame de Lansac fut congédiée, et madame
de Sénecé, sortie avec éclat de sa longue disgrâce, devint gouvernante
des enfants de France. La reine aurait désiré garder madame de Brassac
pour sa dame d'honneur, et c'est avec regret qu'elle céda aux instances
que lui fit madame de Sénecé, qui, en acceptant la nouvelle charge
qu'on lui offrait, redemanda aussi l'ancienne, et se trouva ainsi pourvue
des deux emplois les plus élevés. Elle se fit donner pom' auxiliaire et
pour survivante sa fille, la comtesse de Fleix. Enfin, madame de Haute-
fort vint reprendre sa charge de dame d'atours. Pour dédommager
madame de Brassac, qui conserva toujours son estime et son affection,
la reine voulut garder quelque temps son mari à la surintendance de sa
maison, et ne le remplaça qu'après sa mort par Mazarin lui-même.
Au-dessous de mesdames de Sénecé, de Fleix et de Hautefort, venait
un certain nombre de dames d'honneur, et, dans un rang moins élevé
encore, des filles d'honneur, qu'il ne faut pas prendre pour des femmes
de chambre. Nous nous bornerons à mentionner celles qui nous sont
connues et qui figurent dans les carnets de Mazarin.
De toutes ces dames une seule était assez favorable à Mazarin, et
finit même, quand il fut bien établi, par être à son service presque
autant qu'à celui de la reine, madame de Brégy , Charlotte Saumaize de
Chazan , femme d'esprit dont on a un recueil agréable de lettres et de
' On peut voir à Versailles, allique du nord, un assez grand tableau du temps,
d'un artiste qui nous est inconnu. Du Cayer, Ferdinand ou Juste, qui repré-
sente madame de Lansac en costume de veuve, tenant par la main le petit roi.
— * Sur madame de Hautefort et mademoiselle de La Fayette, voyez l'article
suivant.
FÉVRIER 1855. 99
vc^s^ alors jeune et belle ^, cherchant à plaire à tout le monde, et fort
occupée de sa fortune et de celle de son mari, militaire très-médiocre
et diplomate de quelque mérite.
Madame de Motteville, Anne Bertaut, nièce du célèbre poète,
évêque de Séez, avait été de bonne heure introduite par sa mère auprès
de la reine, qui les prit en gré toutes les deux, parce qu'elles savaient
l'espagnol et lui pouvaient parler dans la langue de son pays. Richelieu
soupçonna la mère et la fille de servir la reine dans sa correspondance
en Espagne, et les fit renvoyer. Anne Bertaut avait donc ses raisons pour
ne pas aimer le cardinal et tout ce qui le rappelait. Mariée en Norman-
die au vieux président de Motteville et veuve de très-bonne heure, elle
revint à la cour en i663, à l'âge de 28 ans^ et depuis elle ne quitta plus
la reine, très-goûtée de sa maîtresse, qui n'avait pas de secret pour elle,
excepté peut-être celui que les femmes ne disent jamais, complaisante
sans bassesse, d'un esprit judicieux et orné, de la conduite la plus pure
et d'une indulgence inépuisable, h la fois bienveillante et véridique
dans les Mémoires qu'elle a laissés, et qui forment assurément l'histoire
la plus exacte et la plus agréable de la régence d'Anne d'Autriche. Ellc-
nicme ne dissimule pas que le disciple et l'héritier de Richelieu ne lui
|)lut guère, et elle partageait assez les sentimenU de la plupart de ses
compagnes, sans prendre part à leurs menées et à leurs discours. Sa
fidélité h madame de Hautefort, qu'elle aimait de l'amitié la plus tendre,
lui attira des avertissements que la bonté de la reine adoucit^. Elle se
renferma dans les devoirs de sa charge, n'allant guère avec le cardinal
au delà de la déférence et de la pofitesse, et conservant avec la reine une
liberté respectueuse, qui ne parait pas avoir été toujours agréable h Ma-
zarin '^.
' Voyez les Œuvres galantes de madame la comtesse de B. imprimé à Leyde et se
vend à Paris; in-i8, 1666. On y trouve son portrait fait par elle-même. Il y a aussi
plusieurs' portraits de sa main dans les Divers Portraits de Mademoiselle, entre
autres celui de Mazan'n. Nous en avons nxueilli quelques pièces inédilos dans Ma-
dame deStiblé, appendice, première partie, p. 334. etc. — * Elle avait vîngl-quatre
ans en i643, étant morte en 1G93, à l'âge de soixante-quatorze ans. Madame de
Motteville, t. 1, p. ^19: 1 Madame de Brécy étoit belle femme, faisoit profession
de l'être, et même avoit faudace de prétendre que ce grand ministre (Mozarin) avoit
pour elle quelque sentiment de tendresse. > Ce n'était pas du tout de la tendrense,
mais des soins fort intéressés et de la confiance, comme on peut le voir dans les
Lettres inédites dt Mazarin à l'abbé Fouqaet. Bibliolli. imp. fond Gaignières, n* 3,799.
Mazarin l'emploie à l'informer de bien des choses et des sentimenUi de plus d'une
personne considérable, par exemple le maréchal de l'Hôpital. — * £llc mourut
en 1689, ^%^ ^^ soixante-quatorze ans. — * Vovex les Mémoires, t. I, p. 207-
aïo. — • Jbid. et V* carnet, p. io5. Bcriaut, frère de madame de Motteville, qui
i3.
100 JOURNAL DES SAVANTS.
Pour Madame de Vaucelas, il suffit de rappeler qu'elle était la sœur
de Châteauneuf. Il était naturel qu'elle allât le voir souvent à Mont-
rouge , et elle était son interprète auprès de ses nombreux amis dans le
palais de la reine. Elle semt son frère en se ménageant pour conserver
sa place '. Mademoiselle de Saint-Louis et mademoiselle de Beaumont
n'imitaient pas sa prudence. Toutes deux étaient depuis longtemps au
service de la reine; elles avaient partagé ses mauvais jours , et gardaient
toutes vivantes encore les anciennes haines et les anciennes amitiés de
leur maîtresse. Mademoiselle de Saint-Louis^ Taisait ouvertement des
vœux pour les Importants, elle leur faisait savoir tout ce qui se passait
à la cour et elle y portait les bruits qti'ils avaient intérêt d'y répandre
et qui pouvaient nuire au cardinal. Elle excitait ses compagnes; elle
poussait la généreuse et fière madame de Hautefort à des démarches
et à des discours qui l'engageaient de plus en plus dans le parti; et elle
s'opposait de toutes les manières à ce qu'elle épousât le maréchal de
Schomberg qui la recherchait, parce que le maréchal était ami de Ma-
zarin. C'était dans sa chambre que les Importants tenaient leurs conci-
liabules. Elle avait gagné le cœur d'un officier des gardes françaises, le
marquis de Flavacourt, qui l'épousa quelque temps après, et elle ne
cessa de remuer et de former mille intrigues contre le premier mi-
nistre', u Mademoiselle de Beaumont, dit madame de Motleville ^, éloit
u une fille hardie, dont l'esprit étoit grand , rude et sans règle. Elle blà-
« moit le gouvernement avec si peu de précaution, que souvent elle trou-
H voit des espions oii elle croyoit avoir le plus de sûreté, et, quoique
«ses qualités fussent mêlées avec de beaux sentimens, comme ce
M vaisseau étoit sans pilote , il éloit facile qu'il fît naufrage Quoique
«mademoiselle de Beaumont et moi fussions d'humeur diU'éronte, et
«que sa manière d'agir fût opposée à la mienne, j'aimois en elle, sans
avait été nommé lecteur du jeune roi, fut obligé de quitter cet humble emploi
• parce qu'il l'avait eu sans la parlicipation du cardinal, qui ne m'aimait pas, » dit
madame de Motleville, t. V, p. a^a- — * Élisabelli de l'Aubépine avait épousé
André de Cochefiict, comie de Vaucelas. Elle se ménagea si bien, qu'on la trouve
encore sur la liste des dames d'iionneur dans l'Estat de la France pour 16U8. —
' Il est étrange que madame de Motleville ne nomme pas une seule fois made-
moiselle de Saint-Louis. Moniglat et Mademoiselle la mettent parmi les lllles de la
reine; Montglat, coll. Petitot, t. XLIX, p. 4ï2, 420, [xi\ ; Mademoiselle, ét/i7.d'Ams-
terdara, 1735, T. 1 p. 33. — ' III* carnet, p. 3, «M'* di S. Luis alla marchesa di
« Morlcaiar e M** Bomon clie . . . io sarci obbligalo a rilirarmi non ostanlc le gratie che
« riccvevo da S. M.» Ihid. p. [{-. t S. Luis travaglia dalla par'e di Olfort e si op-
• pone-al malrimonio di Chombcrgh, perche è amico mio. » Ihid. p. 12 : « Assera-
«h!ee continue degli Imporlanli nella caméra de S. Luis, dove non si perdona a
.S. M.. — * T. i,p. 352-360.
^
FEVRIER 1855. JOl
« approuver son procédé, safraûchise.son esprit qui paroissoit naturel ,
«ses sentimens qui me sembloient avoir quelque apparence de vertu
ttstoïque; mais je lui faisois de continuelles harangues sur sa conduite
« et sur la rudesse de ses décisions. Elle vouloit toujours réformer l'Etat
«par cette fausse gloire qu'on trouve en méprisant les autres.» Voilà
bien le portrait d'une Importante. Elle était intimement liée avec
madame de Haute fort, et très-recherchée par M. d'Avaux •. Ses airs et ses
propos la rendaient particulièrement désagréable à Mazarin, et elle finit
par lasser la patience de la reine.
Madame de Sénecé, première dame d'honneur de la reine et gou-
vernante des enfants de France, était trop grande dame et trop expé-
rimentée pour se compromettre ainsi. Entêtée de sa naissance, «le
«nom de La Rochefoucauld, seulement à prononcer, lui donnait une
«joie extrême^.» Elle s'était tout d'abord parfaitement pourvue, et,
après s'être si bien dédommagée de sa première disgrâce, elle ne cher-
chait point une disgrâce nouvelle. Elle ménageait donc les apparences,
mais au fond elle avait une ambition immodérée pour elle et pour les
siens. Elle aspirait à gouverner la reine, elle avait de grandes préten-
tions pour son gendre le comte de Fleix, de l'illustre maison de Foix.
pour son parent l'évoque de Limoges, et son impétueuse vanité' souf-
frait impatiemment la domination d'une créature de Richelieu. Elle
apprenait au jeune roi à détester la mémoire du cardinal, et elle
poussait la haine jusqu'à insulter son portrait. Sa piété sincère et sa
vertu s'elfarouchaicnt aussi des relations suspectes de Mazarin et de la
reine. Elle représentait à la cour le parti dévot. Avec madame de Hau-
tefort, elle accompagnait Anne d*.\utriclic dans ses visites aux Carmé-
lites, au Val-dc-/jrâce , aux filles Sainte-Marie; elle excitait les religieuses
à lui parler au nom de sa réputation et de son salut; elle était de la
ligue du père de Gondi, du père Vincent, de M. de Lisieux. C'est
à elle que l'évoque de Beauvais s'adressait pour que la reine fût sup
pliéc de ne pas voir aussi souvent Mazarin. Elle travailla d'abord pour
Gliâtcauneuf, puis pour de Noyers, qui avait à ses yeux l'avantage de
réunir les Importants et les dévots, et qui se recommandait de l'appu
des jésuites, des couvents, delà mère Jeanne et du père Vinrent. Ma
dame de Sénecé donnait donc d'assez grandes inquiétudes à Mazarin^
' III* carnc(, p. 58 : tBomon è ricercata assai da M' d'Avo a rendcrli buoni
■ oflicii. • — * Madame de MoUeville, 1. 1, p. i6i. — * Expression de madame de
Mollcville, Ihxà. — * ll'carncl, p. loT) : • liove a Scnese <ii parlar a S. M. perche
«non mi vedesse oosi sovenle per 5ua ripulalione. » — 111* carnet, p. 3o : « M' di
• Senese cl Otfort hariuo faUo grandi<9imi sForzi con la maJre Angelica figlia di M. di
102 JOURNAL DES SAVANTS.
Elle ne se soumit qu'avec le temps, après la mort de son gendre tué
jeune encore au siège deMardick, et lorsque la fortune se fut entièrement
déclarée pour l'heureux cardinal. Encore fallut-il qu'il satisfît abondam-
ment son orgueil et son ambition, qu'il donnât le tabouret à sa fille,
madame de Fleix, aussi superbe que sa mère, et finît par la faire elle-
même duchesse. En i6/i3, elle poursuivait le même objet, mais par
des voies différentes, parle triomphe des Importants et le renversement
de Mazarin,
Nous arrivons à deux personnes bien autrement distinguées et considé-
rables, qui avaient rendu debien autres services àlareine, et lui avaient, en
quelque sorte, prodigué les sacrifices; qui , pouvant aisément arriver à la
plus haute fortune , l'avaient rejetée pour lui demeurer fidèles, et avaient
livré au hasard leur destinée : toutes deux d'un esprit merveilleux, d'une
beauté ravissante et d'un courage à toute épreuve , maisprofondément diffé-
rentes; l'une aussi pure cpie belle, unissant dans sa personne la grâce et
la majesté, semant partout l'amour et imprimant le respect; fière jusqu'à
l'orgueil envers les heureux et les puissants, douce et compatissante
aux opprimés et aux misérables, capable de braver tous les dangers, mais
sans nulle intrigue , aimant la grandeur et ne mettant que la vertu au-
dessus de la considération; ayant le bel esprit d'une précieuse, les déli-
catesses d'une beauté reconnue, la résolution d'une héroïne, la dignité
d'une grande dame; par-dessus tout chrétienne sans bigoterie mais jusr
qu'à l'austérité , ayant terminé sa vie dans un cloître et laissé après elle
une odeur de sainteté; l'autre peut-être plus séduisante, mais d'une
beauté plus brillante que solide et qui ne résista pas au temps et au
malheur, pleine d'esprit, fort ignorante et devant tout à la nature,
jetée dans toutes les extrémités du parti catholique et ne pensant guère
à la religion; trop grande dame pour connaître la retenue et n'ayant
« Vendomo perche parlasse a S. M. contra di me. » Ibid. p. 3a : « A Clialiotlo (Cliail-
" loi), Sencse disse vedendo il ritratto del cardinale : eccolà quel cane, et il re disse :
< dateini una balestra per tirarli. » Ibid. p. 92 et gS : «M. di Villazzo (madame de
«Villarccaux, nièce de Châleauneuf) , che haveva ringpralialo il mcdico Seghien
« (Seguin) de' buoni ofllcii cl>e rendeva a Cljattonof apprcsso di S. M., che Diaveva
» veduto dà Olforl ; che questa con Senese e lutta la casa délia regina era contra di
« me e per Challoneuf, e che io con tutla l'alTcttione délia regina havrei fatto assai
' se mi fossi conservato quest' anno. » — IV' carnet, p. 1 : « che M. di Noyers viene
« con gran disegni, e che sotto pretesto di rendcr conte a S. M. dei bastimenti, li
» tratlava di cose clic saranno capaci difarli prcnder gran resolutioni. Prétende
«baver lutta la casa de S. M. per lui, li gcsuiti, li monastcri, li devoti, e parlico-
« larmenle M. Vincent. — Visita di M. di Noyers da M* di Senese e Limoges. » —
V* carnet, p. 96 : «M* di Senese piu allerata che mai. De Noyers la consiglia, e
• lutta questa caballa ha caltivissima volontà. >
FÉVRIER 1855. 103
d'autre frein que l'honneur ; livrée à la galanterie et comptant pour
rien tout le reste; méprisant, pour celui qu'elle aimait, le péril et
l'opinion ; plus remuante qu'ambitieuse , jouant volontiers sa vie et
celle des autres; et, après avoir passé sa jeunesse dans des intrigues de
toute sorte, traversé plus d'un complot, laissé sur sa route plus d'une
victime, parcouru toute l'Europe en exilée à la fois et en conquérante,
et tourné la tête à des rois, après avoir vu Chalais monter sur un
écliafaud , Buckingham assassiné , le duc de Lorraine presque dé-
pouillé de ses Etats, Châteauneuf chassé de la cour, le roi d'Espagne
engagé dans une guerre de plus en plus malheureuse, la reine Anne
humiliée et vaincue et Richelieu triomphant , ne songeant pas un seul
moment à se rendre, soutenant jusqu'au bout la lutte, toujours prête,
dans ce jeu de la politique devenu pour elle un besoin et une passion,
à descendre aux plus basses menées ou à se porter aux résolutions
les plus téméraires; d'un coup d'œil admirable pour reconnaître la
vraie situation et l'ennemi du moment, d'un esprit assez ferme et d'un
cœur assez hardi pour entreprendre de le détruire à tout fn'ix; amie
dévouée, ennemie implacable sans connaître la haine, l'adversaire le
|)lus redoutable qu'ait eu Richelieu, et à qui Louis XiU mourant, pour
assurer le repos de ses États, ferma la porte de la France. On voit que
nous voulons parler de madame de Hautefort et de madame de Clie-
vreuse. Elles tiennent une trop grande place dans les commencements
de la régence et du gouvernement de Mazarin, pour qu'il nous soit
permis de les toucher en passant, et il est impossible de bien juger
leur situation en i6A3 auprès d'Anne d'Autriche, si on ne sait pas bien
ce qu'elles lui avaient été , et comment elles étaient presque condamnées,
par leur ancien rôle, à celui qu'elles continuèrent et à la guerre qu'elles
firent à Mazarin. Parlons-en donc avec une juste étendue et, comme
on dit, un peu à notre aise.
V. COUSIN.
( La suite à un prochain cahier. )
104 JOURNAL DES SAVANTS.
Œuvres dObibase, texte grec, en grande partie inédit, coUationné
sur les manuscrits, traduit pour la première fois en français,
avec une introduction, des notes, des tables et des planches, parles
docteurs Bussemakcr et Daremberg. T. II, i85A, Imprimerie
impériale, chez J. Baillière, rue Hautefeiiille, n° 19 ^
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE*.
La thérapeutique ne manqua pas de profiter de tout le grand progrès
qu'avaient fait les choses médicales, d'Hippocrate à Galicn. Naturelle-
ment, la connaissance de l'office des parties s'étant perfectionnée, le
rapport de l'organe à la maladie étant mieux perçu, le diagnostic ga-
gnant en précision et en lucidité, les indications devinrent plus posi-
tives. Cela seul suffit pour amener une révision de la matière médicale,
qui, au 19èu de tenir à la pathologie par le seul empirisme, y tient
dès lors par le douhlc lien de fempirisme et du raisonnement. L'indi-
cation à remplir, comme disent les médecins, jette une lumière inap-
préciable sur fensemble des moyens-, et, quoiqu'il ne soit pas toujours
possible d'y satisfaire, elle bannit, par sa seule influence, les essais
inutiles, dangereux, déraisonnables. Elle bannit surtout les recettes
superstitieuses, magiques, surnaturelles, qui abondent dans la méde-
cine primitive. De très -bonne heure, avant môme les grandes ac-
quisitions que firent l'anatomie et la physiologie, les Hippocratiqaes,
avec une sagacité et une fermeté qui leur sont singulièrement hono-
rables, avaient combattu les pratiques de ce genre qui infestaient la
Grèce de leur temps; avec sagacité, car, à une époque où la stabilité
des lois naturelles ne pouvait être, en général, qu'une hypothèse, ils s'y
attachèrent comme à une vérité, du moins, dans le champ médical qui
leur était particulièrement connu-, avec fermeté, car il leur fallait ré-
sister aux impressions puissantes que donnait un milieu pénétré de telles
croyances. Pour eux, toutes les maladies sont naturelles, et tous les
moyens de les traiter sont naturels aussi-, cette doctrine, s'étendant de
plus en plus parmi les médecins de l'antiquité, exerça une influence sa-
lutaire sur l'expurgation de tant de recettes et de formules qui prove-
naient d'âges moins éclairés. Il s'établissait simultanément un esprit de
'. Voyez, pour le tome I", le cahier d'août 1862 , page 509. — ' Voyez, pour le
premier article, le cahier de janvier, page 5. '
FÉVRIER 1855. 105
généralité favorable à lavancement des connaissances et à une meilleure
pratique. On s'habitua, par exemple, à considérer non pas l'applicalion
de tel ou tel évacuant à un cas donné, mais l'ensemble des évacuants
dans leurs effets communs.
Ainsi Oribase a un livre consacré à la saignée, où il examine quelles
sont les affections qui la réclament; quelle est la mesure de l'évacua-
tion du sang; quelles sont les veines qu'il faut inciser; quel est le temps
opportun pour la saignée aux périodes diverses de la fièvre; quels
sont les effets de la saignée artérielle; quels sont ceux des scarifications
et des ventouses , quel est l'emploi des sangsues. Cette manière d'em-
brasser tout un sujet témoigne que l'esprit est débarrassé des langes de
I9 connaissance particulière et qu'il tend à s'élever aux doctrines qui
éclairent et guident. Aussi les anciens essayèrent-ils d'aller plus loin et
de trouver quelques notions fondamentales qui leur rendissent compte
de l'action des médicaments.
Il y a eu dans l'antiquité une doctrine qui, adoptée par les Hippo-
cratiques et systématisée par Galien,4i toujours dominé les autres, c'est
la doctrine des quatre humeurs, fondée elle-même sur celle des quatre
éléments; humeurs dont le juste tempérament ou crase constituait la
santé, dont l'équiUbre dérangé faisait la maladie, et dont le retour à
l'état régulier par l'intermédiaire de la coction était la guérison. Ces
humeurs, sang, bile, pituite et bile noire, avaient des qualités spé-
ciales; elles possédaient l'une la chaleur, l'autre la sécheresse, l'autre lu
froideur, l'autre l'humidité. Ce fut naturellement là que les anciens
prirent leur conception thérapeutique : les médicaments furent pour
eux chauds, secs, humides, froids; puis ces qualités purent se com-
biner deux à deux, et l'on eut de la sorte une seconde strie ù effets
mixtes. Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette conception tomba avec
celle qui lui servait de base. Mais il n'a pas été hors de propos de mon-
trer les efforts spéculatifs qu'ils ont faits dans ces problèmes si com-
plexes de la thérapeutique.
Maintenant, pour compléter le point de vue, il faut, cessant de
considérer les anciens par rapport aux temps qui les ont précédés, les
considérer par rapport aux temps qui les ont suivis, c'est-à-d.'re les com-
parer à ceux qui les ont surpassés comme nous les avons comparés ù
ceux qui avaient été surpassés par eux. Cette hiérarchie successive
existe toujours quand les sciences se développent; ce n'est que dans les
temps et dans les lieux où elles sont immobiles que les descendants
n'ont pas cette prérogative sur les aïeux. Ainsi, depuis longtemps, dans
l'Inde ou dans la Chine, le mouvement d'accumulation scientifique a
i4
106 JOURNAL DES SAVANTS.
cessé; après avoir atteint un certain niveau, ces populations, si remar-
quables à des titres divers et dont les travaux anciens n'ont pas été sans
influence sur la civilisation générale, se sont arrêtées dans la voie utile
et glorieuse où elles étaient entrées; les fils n'en savent pas plus que les
pères; leur histoire est une halte indéfinie; et le philosophe qui les
contemple y cherche vainement cet admirable spectacle de vie, d'évo-
lution, deprogi'ès, qu'oflrent les annales qui, commençant à l'antique
Egypte et à l'Assyrie, vont, par la Grèce et Rome, jusqu'au moyen âge
et de là aux temps modernes.
Tout d'abord ce qui frappe, ce qui établit une différence très-con-
sidérable entre les anciens et 1rs modernes, c'est que ceux-là n'ont ni
physique, ni chimie. Il est facile, du moins, de montrer qu'ils n'en eu-
rent que des rudiments. Un des plus grands géomètres qui aient jamais
existé avait découvert le théorème de la pesanteur spécifique des corps,
et, de ce côté, il ne s'était rien fait de plus. Dans l'optique, on n'avait
que des propositions élémentaires sur la réflexion et la réfraction des
rayons. Le calorique n'avait donné lieu à aucune théorie; et, quant à
l'électricité et au magnétisme , on savait seulement que le succin at-
tirait les corps légers et que faimant attirait le fer et lui communiquait
sa force attractive. En chimie le dénûment était encore plus complet,
et il n'y avait rien qui correspondit à la théorie de la pesanteur spéci-
fique ou aux notions géométriques sur la lumière. On ne se méprendra
pas au sujet de mes paroles. Sans doute les anciens connaissaient et
pratiquaient beaucoup d'arts chimiques, par exemple la métallurgie et
la teinture; ils possédaient là-dessus un empirisme très-étendu; mais ils
étaient étrangers à toute théorie, à toute science chimique.
Or c'est maintenant un point acquis, non-seulement quant à futilité
pratique, mais même quant à la méthode, que la biologie, et par suite
la médecine, ne peuvent passer de leur état rudimentaire et proprement
ancien à l'état développé et proprement moderne qu'après finstitution
de la physique et de la chimie. En se plaçant sur le terrain de fétude
des corps organisés , la physique et la chimie apparaissent comme deux
puissants instruments de recherche sans lesquels on ne saurait pénétrer
avant. La pesanteur, la chaleur, la lumière, félectricilé , le son, ont une
part très-considérable dans les phénomènes vitaux; et, quand ces agents
universels et énergiques sont lettre close pour fesprit investigateur,
qu'espérer des résultats de l'investigation? Mais, pour la chimie, la
lacune est encore plus grave; car la vie végétative tout entière est un
grand acte de composition et de décomposition , c'est-à-dire un acte chi-
jnique, sous celte réserve cependant qui sépare la chimie de la biologie,
FÉVRIER 1855. 107
à savoir que les compositions et les décompositions se passent au sein
de la substance vivante. Tant qu'un vide pareil ne sera pas comblé ,
la science de la vie et celles qui en dépendent seront , à vrai dire ,
dans un état préparatoire qui ne peut dépasser une certaine limite.
Quelques efforts qu'elles fassent, il y a là un abîme qu'elles ne sauraient
francliir par leur propre force. La dissection, quelque loin qu'on la
pousse, l'interprétation physiologique, avec quelque sagacité qu'on la
manie, viendront toujours se heurter devant cette porte fermée qiic la
chimie seule est en état d'ouvrir; et les esprits, n'ayant aucun moyen de
connaître ce qui les arrête, recourront auxjiypothèses, et à des hypo-
thèses très-grossières, puisqu'elles seront prises à une grossière phy-
sique : ils ne réussiront jamais à saisir le fil de la progression.
Et, à vrai dire, en y pensant bien, là me paraît être la cause réelle
de la longue interruption qui, après Galien, sur\'int non pas dans l'é-
tude des êtres vivants (car ils continuèrent à être étudiés), mais dans
l'avancement de cette étude. C'est à Galien qu'il faut borner véritable-
ment le travail actif et accumulateur de l'antiquité dans cette voie. Après
lui, il n'y eut plus, parmi les anciens, aucun esprit qui poussa les inves-
tigations plus loin qu'elles n'étaient allées; et l'on se contenta de com-
piler et de remanier ce qui avait été fait auparavant. Ceci est d'autant
plus remarquable, que le même phénomène ne se manifesta pas dans
les autres domaines que les Grecs avaient si heureusement étendus, et
pour lesquels, dans le fait, il n était besoin ni de physique ni de chi-
mie: je veux parler des mathématiques; encore longtemps après, elles
comptent des noms illustres; ce qui prouve qu'autre chose que la sté-
rilité des temps et des esprits était en action pour expliquer la stérilité
qui se manifeste dans le domaine biologique. Ici donc l'arrêt du déve-
loppement apparut à un moment où les autres sciences ne le subissaient
pas encore; et, si la grande transformation qu'éprouvait alors le monde
occidental, si l'établissement du christianisme et l'invasion des barbares,
en détournant la pensée pour la fixer sur des objets plus pressants,
portèrent une certaine lenteur dans toute la culture scientifique, il est
vrai aussi que cette lenteur ftit sentie surtout par la science qui, réelle-
ment, comme nous l'avons vu plus haut, était à peu près arrivée à sa
limite préliminaire , à une impasse dont, par elle-même, elle était hors
d'état de trouver l'issue.
Et ici il est curieux, vu que c'est djns l'enchaînement des sciences
que la série progressive est la mieux marquée, et ici, dis-je, il est cu-
rieux de considérer empiriquement comment le travail accumulateur a
résolu cette immense difficulté qui arrêtait la marche ultérieure. Je
1^.
108 JOURxNAL DES SAVANTS.
dis empiriquement, car c'est d'abord à ce point de vue qu'il faut s'en
rendre compte , mais s'en rendre compte avec l'axiome de Descartes où
il recommande de monter peu à pea, comme par degrés, des objets les plus
simples et les plus aisés à connaître jusqu'à la connaissance des plus composés;
axiome qui, appliqué par la philosophie à l'histoire des sciences, a dé-
brouillé le chaos. S'il devait jamais arriver que l'étude des corps orga-
nisés, et, par suite, la médecine, reprissent leur cours, il devait aussi
arriver que la chimie naquît et entrât dans l'ensemble des notions théo-
riques. Ce fut le moyen âge qui en commença la culture sous le nom
d'alchimie. De même que les premiers essais dans la recherche de l'or-
ganisatjpn vivante avaient été tentés sous la forle impulsion du besoin
de soigner les malades et les blessés; de même les premiers essais dans
la recherche des combinaisons et décombinaisons des corps furent sug-
gérés par une puissante préoccupation, celle de transmuer les métaux
vils en métaux précieux. A la longue cela découvrit d'importants com-
posés, cela constitua un corps de doctrine qui, illusoire sans doute au
point de départ et en son principe, n'en tint pas moins les faits ras-
semblés, jusqu'au moment où la théorie réelle prit la place d'une théo-
rie purement subjective. Il est vrai que, avant ce moment, la physique,
qui n'avait pas cessé d'être cultivée dans le moyen âge (témoin le moine
Roger Bacon), et qui était apte k profiter des nouveaux progrès dans
les mathématiques, avait pris les devants et frayé les voies à la chimie.
Si bien que les choses, qui avaient marché empiriquement et par une
impulsion spontanée, n'en reprirent pas moins finalement leur ordre
naturel, hiérarchique, indiqué par l'axiome de Descartes; mathéma-
tiques, astronomie, physique, chimie. Il ne restait plus qu'à constituer
la biologie; tout était prêt pour cette œuvre capitale qm', en eflet, ne
tarda pas.
Par constitution définitive de la biologie, en opposition à sa consti-
tution préparatoire qui seule fut connue dans l'antiquité , j'entends le
point où, les tissus et finalement les principes immédiats ayant été ana-
tomiquement reconnus, les propriétés qui leur sont inhérentes sont
physiologiquemcnt constatées. A ce terme il n'y a plus pour elle ni
confusion avec les sciences antécédentes, ni absorption; elle a ses faits
irréductibles, d'où résultent sa place dans la hiérarchie, sa méthode,
ses lois, son but.
Il est un exemple qui met singulièrement en relief la différence entre
l'état ancien et l'état moderne de la médecine, c'est celui de la toxico-
logie. La toxicologie est à peu près inconnue de l'antiquité ; elle l'est, du
moins, dans ce qu'elle a de reculé loin des yeux du vulgaire. Sans par-
FÉVRIER 1855. lOi)
Jer des effets toxiques qui sont manifestes , on savait dès lors non pas
sans doute scientifiquement et sous la direction de la chimie , mais par
un empirisme que pratiquaient les pharmacopoles et la tourbe dange-
reuse des magiciens, on savait, dis-je, préparer des compositions éner-
giques : telle est la fameuse ciguë des Athéniens, dont la composition
est ignorée , et cette potion fournie à Néron par Locuste pour donner
une mort pour ainsi dire soudaine à Britannicus. De plus, et ici c'étaient
les médecins qui s'étaient mis à l'œuvre, on avait cherché les antidotes
propres à guérir l'empoisonnement; vraie maladie artificielle due à l'in-
troduction d'une substance définie. Mais là s'arrêtait, comme devant
une barrière infranchissable , la connaissance qu'avaient les anciens de
cette vaste série de causes malfaisantes, de lésions et de mortalités.
Une fois le poison introduit dans le corps, la médecine ancienne
n'avait plus aucun moyen de le suivre. Elle ne savait ni par quelle voie
il pénétrait dans l'intimité des tissus, ni comment il y cheminait pour
aller porter çà et là son influence délétère , ni par quelle issue il sor-
tait, ni combien de temps il séjournait. A certains égards, la toxicologie
est un cas particulier de l'administration générale des médicaments, qui,
la plupart du temps, ne difllTent des pobons que par la dose. Eux
aussi, il faut pouvoir les suivre de l'œil dans tout leur trajet à travers
réconomic, et la chimie seule est en état de satisfaire au problème pro-
posé.
J'ai rappelé le cas si marqué de la to^ticologic , uniquement pour faire
toucher du doigt Tiavincible obstacle qui s'opposait, dans l'antiquité, à
tout progrès définitif en biologie, en pathologie, en thérapeutique.
On voit nettement ce qui arrêtait les esprits spéculatifs : il leur man-
quait un ÎDstniment sans lequel toute investigation était impossible.
Non-seulement le travail chimique que j'appellerai matériel, et qui con-
siste à analyser pour le compte de la biologie les substances organisées,
faisait défaut, et sans cette opération tout reste mystère, mais encore
quelque chose de plus profond et de plus intime, quelque chose qui
fait le fondement de toute la biologie', quelque chose dont on ne peut
bien comprendre l'intervention nécessaire qu'en ayant sous les yeux le
système philosophique de la science, était alors un blanc, un vide non
soupçonne, il est vrai, mais qui n'en exerçait pas moins son influence
négative; je veux dire l'ensemble des lois inférieures, ou plus simples,
ou plus générales, comme on voudra les nommer. Ce sont les lois qui
régissent 4es nombres, les formes, les mouvements, la pesanteur, la
chaleur, la lumière, l'électricité, le son, et finalement les combinaisons
chimiques. Toutes ces lois, qui sont inférieures, puisqu'elles appar-
110 JOURNAL DES SAVANTS.
tiennent au tronc inférieur de la série scientifique; qui sont plus simples,
puisqu'elles appartiennent à des faits moins complexes que les faits de
la vie; qui sont plus générales, puisqu'il n'y a aucune catégorie de phé-
nomènes qui leur soit soustraite ; toutes ces lois, dis-je, entrent dans la
constitution des corps organisés, qui ont en plus une condition supé-
rieure, une condition plus compliquée, une condition plus particulière,
qui est la vie. Or, de tout cela , les anciens ne connaissaient ni physique,
ni chimie. Comment donc seraient-ils arrivés à la notion de vie qui im-
plique les autres? Tout progrès de la théorie était suspendu nécessaire-
ment.
A ce point de vue, on s'expliquera comment Hippocrate a pu com-
poser son livre des Airs, des Eaux et des Lieux, remarquable ébauche
de la théorie sur l'influence des milieux. Les Grecs, qui possédaient
déjà une géométrie , commençaient aussi h posséder une astronomie, à
connaître les mouvements célestes, l'obliquité de l'écliptique et par là à
jeter un premier coup d'œil sur l'ensemble des climats. Il fut donc pos-
sible à Hippocrate, esprit pénétrant et généralisatcur, d'établir, sans
devancer ce que comportait l'état scientifique de son époque , les rap-
ports entre les hommes et le pays qu'ils habitent. Mais il lui aurait été
absolument impossible de rien établir qui eût une relation avec les
notions alors ignorées de la physique et de la chimie. De ce côté aussi
se vérifie, même dans un cas aussi avancé que celui d'Hippocrate et de
son livre, la connexion nécessaire entre la situation générale de la
science et la situation particulière de telle ou telle branche. Si, pourvu
de ce fil, on examine toute la partie étiologique de la médecine grecque,
on verra qu'elle est riche en connaissances dérivées directement ou in-
directement de l'astronomie et de la climatologie; mais qu'elle est tout
à fait pauvre en connaissances qui supposent quelque chose de plus.
Rien ne jette plus de jour dans l'histoire scientifique que cette théorie
de la filiation et de la connexion.
Les considérations générales, qui sont la partie supérieure et, pour
ainsi dire, la vie de cette histoire, ne valent pourtant qu'appuyées sur
des textes corrects et fidèlement interprétés. Là est la base de toute
déduction ultérieure; et cette base, MM. Bussemaker et Daremberg
continuent à nous la donner, quant à Oribase, solide et excellente. Ils
ont rassemblé sous leur main et de là fait passer sous les yeux des lec-
teurs tous les secours qui, dans les manuscrits et dans les imprimés,
peuvent servir à rectifier les endroits fautifs, à éclaircir le» endroits
obscurs ou douteux; et ils en ont usé avec une sagacité accrue encore
par le contrôle qu'exercent les deux savants éditeurs dans leur commun
FÉVRIER 1855. ,; 111
labeur, marchant de front et se donnant ane aide mutuelle, tsap^s^aône fiaX'
ëalaa-av àXXri'koiïv. Car, en ce sujet tout grec, je ne puis me refuser le
plaisir de citer et de leiu* appliquer la comparaison où Homère, vou-
lant peindre la confraternité des deux Ajax, les représente comme deux
taureaux attelés à une lourde charrue, ayant même courage, et fendant
d'un égal effort le sol fertile :
... ^r èv veiû ^bs otvonrs tsypcràv iporpov,
\<TOv ^[Lov é)(pvre , rtrxiverov • à\ti^i V ipa <j<^t»
nptiftvoùrtv xspa£(7<7< isok^iç dcvaxrfxiet ihp<î>s-
Ta) [lév Te Cvyàv oîov èi^ov â{i^is èépyet
izfiévù) xarà wAxa * réfiei ié te réXaov àpovprji.
{II. XIII, 703.)
, Toutefois, même dans le meilleur travail, la critique a ses droits s
qu'elle ne laisse pas périmer*, et je vais joindre ici certains passages qui
me paraissent sujets à doute, à correction, à éclaircissement.
P. 5y8 : Eéls Se To^; xavaltxàs [éfJi'jTXdcT'l povs) iotxe lactpakafÀËalveaOai
x.av6apisy tsnvoxdfntr) y (Bovttpnalis x. t. X.
Ti'aduction : u Voici les médicaments qu'on fait entrer, à ce quilparait,
u dans les formules des caustiques : la cantharide , la chenille du pin , le
u bupreste, etc. n Èouu signifie noo à ce qu'il p<uail, mais on a jugé con-
venable : « Voici les médicaments qu'on a jugé convenable de faire
« entrer, etc. »>
P. 1^5 : ù<rrts Se év oùSevl rovra X6y<^ hi^*t ivoXAÀ àiyvoeXy xaà iiv
fxèvy ei teéw afxixpà ta jfxriTà vrpo(T<^épot y xivSuvoi fxautpdv re âXkvi Ti)y
xdôapatv yévecjOat xal wtyûSti.
Traduction : « Celui qui ne tient aucun compte de ces préceptes se
«montre très-ignorant; et, s'il administre des morceaux coupés très-
ce menus [il s'agit d'ellébore), il s'expose à voir la purgation se prolonger
« et s'accompagner soit d'étoufl'uments, soit d'autres accidents. » kXkws ne
doit pas être traduit par d'autres accidents; il signifie particulièrement; et
l'on* traduira : « il s'expose à voir la purgation devenir particulièrement
(( longue et suffocante. »
P. iSl : LiirtxuTtlovTa Se Seî awtpydaaujBai y dtf dpyérrepoi ye rots xa-
Taxetfiévois ol êfutot yivotnai.
Traduction : «On aidera le vomissement en se baissant, attendu que
u les vomissements exigent assez peu d'efforts quand on est couché. » Le
sens de la recommandation faite ici par Archigène me parait manqué;
il oppose à l'inclinaison du corps le coucher sur le dos, qu'il croit moins,
favorable au vomissement; et l'on traduira : u attendu que, dans le
« coucher sur le dos, les vomissements sont plus lents. »
J12 JOURNAL DES SAVANTS.
P. y 3 1 : Kai rov Sép(xetTos à<pl(Tlatai ze xat àitOTtiitlet xaBdnep tis \o-
Tcbs n STrtSspfùs àvofxa^Ofxévri .
Traduction : « et il se détache et tombe de la peau une espèce d'é-
« corce qu'on appelle épidémie. » Cette traduction est inexacte , et il
faut dire : «ce qu'on nomme l'épiderme se détache et tombe de la
« peau comme une espèce d'écorce. » .),..■■ . -
P. 1 6 8 : OvTW Se xa\ ê7r\ tuv XafxSavofjJvGûv àitoarl pé^scrBan Se7 rà ra-
X^^s àXKrOaivsiv xarw SvvoifjLevov, (pvXaTTOfxévovs xa\ tô êfXTrvevfxazovv ^ Uva
àvenrjpéac/los yàv »J xixca xotXîa yévvrai xal, as ëvi, àTpo(pa)To^T)7 , éroîfxcos
Se avrb à-noxplvri ri dvco èTtnrokdaav xe xcà àSidcnraalovj Ô ylvszat ÙTth t&v
tsvevfjuxTùJv.
Traduction : «On évitera les aliments qui peuvent glisser facilement
" A'ers le bas et aussi ceux qui développent des gaz, afin que le bas-ventre
« reste à l'abri de toute atteinte et, autant que possible, vide d'aliments,
'( et que festomac rejette promptement les aliments qui, dans ce cas,
(( surnagent et ne sont pas mis en menus morceaux par les gaz. » J'entends
ce passage obscur tout autrement. Archigène veut (il s'agit du vomisse-
ment antique, préparé h l'aide d'aliments spéciaux et abondants), qu'on
donne des aliments qui ne descendent pas vite de l'estomac dans les
intestins, et qu'on se garde de ce qui gonflerait les intestins-, tout cela
par opposition à festomac , où les aliments doivent rester et être sou-
levés. Je traduis donc: «et que festomac rejette promptement les ali-
«ments surnageants et entiers, rejet qui s'opère par les gaz. » Je m ap-
puie en outre sur un passage qui se trouve quelques lignes plus bas :
MeroL^v Se tsrîvetv <Tvve)(éa'1epov tsfpoa-rfxei \ei6v riva ohov xaï ^Svv àrè
Se xaï yXvxéos ^ oîvoytéXnos tsXripea-lépa xsScrts é^exofxicrdtj ' xaï yàp ai
roiavrai è(nrvev(xarcû(Tets elcrtv r^ àvaxov(pt%eiv âiravia.
« Entre deux, on boira à plusieurs reprises un vin doux au toucher et
« agréable ; quelquefois aussi on a pu impunément boire abondamment
«des vins d'un goût sucré ou des vins miellés: car, si ces vins, développent
*(des (jaz, ib soulèvent la masse des aliments. » On voit par là que f inter-
vention des gaz était jugée utile pour faciliter le vomissement. Toutefois,
je dois ajouter que je ne suis pas satisfait du texte : xa) yàp al. . . ânavra.
Je le crois altéré, les manuscrits ont th eu lieu de tijS, et je suis disposé
à lire : xat yàp al rotavTat êfxirvevfxaTOJo-ets elah els rà (ou encore mieux ,
olai Te au lieu de e/o-Zv * tÇ) àvaxovÇiileiv diravra : « car de tels développements
« de gaz sont pour soulever la masse des aliments, ou bien sont capables de sou-
« lever la masse des aliments. »
Je lis page 2 i : « On ne tirera pas plus d'un cotyle de sang. » Pourquoi
faire cotyle du masculin? Il appartient à des hommes aussi habiles en
FEVRIER 1855. 113
grec que MM. Bussemaker et Daremberg de ne pas altérer le genre des
mots grecs transportés en français, et, bien loin de tomber dans cette
faute, qui n'est que trop commune, d'y remédier toutes les fois que
l'occasion s'en présente. J'étendrai ces remarques de purisme à une
phrase :
Aet Se âxpi ^tnoOvfiîas xcvovv où tadaiis' oure yàp rifs Stà ^6^v ruv
xa(iv6tn(t>v yivofiévriSj ov fxvv ovSè 6rav êv tô» ar16(xaTt tt}s yourlpbs vndp^eoa-t
rtves SaxvcôSeif x^(^^'-
Traduction : a On ne prendra pas pour terme de l'évacuation (dans
«la saignée) toute espèce de défaillance; par exemple celle qui tient à
«la frayeur des malades ne remplit pas plus ce but que s'ils ont à l'ori-
« fice de l'estomac certaines humeurs qui y causent des picotements. »
Cette phrase est très-obscurément traduite, et il aurait mieux valu
dire : «On ne prendra pas pour terme de l'évacuation toute espèce de
«défaillance, par exemple, ni celle qui est causée par la frayeur des
« malades, ni celle qui tient à des humeurs irritantes fixées à l'orifice de
« l'estomac. » Toutefois je relève cette phrase, non pas tant pour l'obscu-
rité que pour la locution : remplir un but. Je sais qu'on la trouve main-
tenant partout, soit dans la conversation, soit même sur le papier;
mais, s'il faut jamais se méfier des néologismes, et surtout des néolo-
gismes mal faits, c'est quand on traduit les auteurs anciens. Je n'ai
insisté sur le cas particulier que pour avoir occasion d'émettre le prin-
cipe général.
Le deuxième volume d'Oribase, où j'ai glané non sans peine ces quel-
ques remarques, etoùle lecteur puisera avec abondance tant d'utiles éclair-
cissements, contient depuis le VU* livre jusqu'au XV*; mais, les livres
XI, XII et XIII reproduisant textuellement la partie descriptive du traité
de matière médicale de Dioscoride, et l'ordre méthodique de cet écri-
vain ayant seulement été changé par Oribase en ordre alphabétique,
les auteurs ont pensé qu'il était inutile de conserver ces trois livres
dans Oribase, et qu'il suffisait de renvoyer h une bonne édition de Dios-
coride. En effet, ces hvres auraient occupé une place qui peut êtrr
mieux remplie. *
C'est dans le même esprit de judicieuse économie âê l'espace que
M. Daremberg a introduit quelques réformes avantageuses : d'abord dans
les dispositions typographiques, qui, sans devenir trop disparates avec celles
du premier volume, lui ont permis de faire entrer plus de matière dans
chaque page (tout le reste de la Collection sera édité d'après le nouveau
plan }; en second lieu, dans les variantes. Rien n'a été changé pour celles
qui proviennent des manuscrits mêmes d'Oribase , sauf l'élimination d'un
i5
114 JOURNAL DES SAVANTS.
bon nombre de variantes insignifiantes qui ne sont que des eiTeurs de
plume. Mais, pour celles qui étaient empruntées aux éditions de Galien ,
M. Daremberg a pensé (et avec toute raison , selon moi) qu'il suffisait de
rapporter les variantes qui éclaircissent notablement le sens des extraits
faits par Oribase , ou qui améliorent le texte , ou qui donnent un auti^e sens ;
jugeant en même temps qu'il convenait de supprimer toutes les variantes
qui portent évidemment sur des cbangements de rédaction, change-
ments qui sont le fait même d'Oribase. Là où il. n'y a point de doute sur
la vraie rédaction d'Oribase, il est inutile de reproduire le texte de
Galien quand ce texte ne fournit ni améliorations ni explications. Plus
M. Daremberg, persuadant son docte et trop scrupuleux collaborateur,
sera économe de ces variantes galéniqaes qui ne sont pas nécessaires ,
plus aussi il assurera le succès de l'œuvte commune, en n'excédant
m le nombre des volumes, ni le nombre des feuilles par chaque vo-
lume. Le texte, la traduction ,• les notes, les variantes indispensables,
voilà ce que recherchent les érudits et les médecins, et non pas un amas
de mots grecs estropiés par les copistes, ou de purs changements de
rédaction qui n'ajoutent rien ni au sens , ni au texte.
Oribase, tel qu'il était resté après les travaux de nos devanciers,
laissait encore une grande lacune dans la littérature médicale de l'anti-
quité. Cette lacune commence à se combler, et le deuxième volume
que j'annonce ici est un heureux acheminement. Au reste, je puis an-
noncer aussi qu'un autre auteur grec, qui, moins étendu sans doute
qu'Oribase, offre pourtant un vaste champ à toutes les sagacités de la
critique la plus ingénieuse et la plus enrichie par la lecture, va bientôt
paraître. Il s'agit de Rufus, qui vivait un peu avant Galien, et dont il
reste deux opuscules et plusieurs fragments. C'était un médecin instruit,
érudit, souvent cité par GaHen, et dont il est regrettable que nous ne
possédions pas davantage. M. Daremberg, dont le zèle est infatigable,
et qui a parcouru si fructueusement presque toutes les bibliothèques de
l'Europe, a trouvé des documents nouveaux pour cet auteur, amélioré
le texte, réuni et classé les fragments, découvert des rapprochements
ignorés, interprété une foule de J)assages obscurs ou désespérés, et fait
de tout cela une œuvre d'érudition qui sera une contribution non petite
à l'ancienne littérature et un honneur nouveau pour îe savant éditeur.
C'est ainsi que l'érudition médicale tend activement à reprendre le ni-
veau qu'elle avait perdu depuis le xvi* siècle, et à fournir son contingent
à cette grande çt fnictueuse explication de l'antiquité classique.
É. LIITRÉ.
FÉVRIIR 1855. U5
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit, accompagné d'an
commentaire et de vingt et an mémoires relatifs au bouddhisme,
par M. E. Bumouf, secrétaire perpétuel de l'Académie des ins-
criptions et belles-lettres. Paris, imprimé par autorisation du
Gouvernement à llmprimerie nationale, 1862, 1 vol. in-4^
iv-897 pages.
Rgya tch'er eol pa, on. Développement des jeux, contenant l histoire
du Bouddha Çâkyamoani , traduit sur la version tibétaine du
Bkah-Hgyour et revu sur l'original sanscrit [Lalitavistara), par
r Pà. Éd. Fottcaax, membre de la Société asiatique de Paris.
i"^ partie, texte tibétain, ii-388 pages; 2* partie, traduction
française, lxv-42 5 pages, in-4'. Paris, imprimé par auto-
risation du Gouvernement à rimpriroerie nationale, 1847-
i848. .1 ' - , .
t)E LA MORALE £T DE LA MÉTAPHYSIQUE DU BOUDDHISME.
BUITlàME ARTICLE^.
Critiqae du système d« Çâkyamouni.
Puisque j'ai à dire beaucoup de mal du bouddbisme, je préii^ com-
mencer par le bien qu'on lui peut justement attribuer et que j'en pense.
Ces élevés, tout limités qulls devront être, auront du moins ce résultat
de tempérer la sévérité du jugement dont ils seront suivis. La condam-
nation , précédée de cet adoucissement équitable , ne paraîtra point une
injustice ni une colère; et, après avoir loué les bons côtés de cette grande
doctrine, il sera moins pénible d'en blâmer les aberrations et d'en si-
gnaler les fatales conséquences.
Voici donc pour la part du bien; je ne veux pas l'exagérer; mais je
ne voudrais pas non plus la réduire iniquement.
Ce qui me frappe d'abord dans le bouddbisme , je ne parle que de
' Voyez, pour le premier article, I9 cahier de mai i85A, p*ge 270; pour le
deuxième, celui de juin, page 353; pour le troisième, celui de juillet, page ^09.
pour le quatrième, celui d'août, page 484; pour le cinquième, celui de septembre,
page 557; pour le sixième, celui d octobre, page 64o; et, pour le septième, celui
de janvier i855, page 43.
i5.
116 JOURNAL Di|^ SAVANTS.
celui du fondateur, c'est sa direction toute pratique. Le Bouddha se pro-
pose un très-grand objet, qui n'est pas moins que le salut du genre hu-
main , ou même le salut de l'univers ; et il marche à son but par les voies
les plus directes et les plus faciles. Il est vrai que, se donnant pour phi-
losophe, la spéculation, avec ses analyses et ses profondeurs, ne lui serait
point interdite; mais les brahmanes en avaient fait un tel abus, que le
^formateur aura cru devoir s'en abstenir. En effet, il faut bien prendre
garde, en voulant descendre jusqu'aux principes des choses, de s'en-
foncer dans des ténèbres inutiles et de ne parler qu'à une école au lieu
de s'adresser à la foule. Là philosophie, lors même qu'elle ne prétend
point à devenir une religion, ne doit jamais perdre de vue son devoir
suprême, qui est de servir l'humanité; et le philosophe est assez peu
digne de ce nom , qui est le seul à se comprendre , et à se sauver par la
vérité qu'il découvre. Si cette vérité devait rester un avantage individuel,
elle n'aurait point tout son prix; et, comme, pour la masse des hommes,
la pratique de la morale importe bien plus que les principes sur lesquels
elle repose, il faut savoir gré aux chefs des intelligences de les pousser
à bien vivre plutôt encore qu'à bien penser. La réforme , avant qu'on ne
la tente, peut avoir été précédée et affermie par ces longiies études que
la science exige ; mais, quand le réformateur paraît enfin sur le théâtre
du monde, son enseignement, qui n'est désormais qu'une prédication,
doit être aussi clair et aussi simple que possible. Il parle au vulgaire et
non point aux savants. Il doit conduire les esprits plus encore que les
éclairer; il promulgue des préceptes plus qu'il n'approfondit des théories.
Cependant, tout en voulant convertir et guider la multitude, Çâkya-
niouni ne cherche point à fattirer par de grossières séductions. Il ne
flatte point bassement ses convoitises naturelles ; et les récompenses qu'il
lui promet n'ont rien de terrestre ni de matériel. Loin d'imiter tant de
législateurs religieux, il n'annonce à ses adeptes ni conquêtes, ni pou-
voir, ni richesse. Il les convie au salut éternel, ou plutôt au néant,
qu'il prend pour le salut, par la voie de la vertu, de la science et des
austérités'. C'est présumer sans doute beaucoup des hommes, mais ce
'Je ne parle pas du pouvoir magique et des facultés surnaturelles que, dans les
doctrines bouddhiqu'es, la science et la vertu confèrent à ceux qui sont parvenus aux
degrés supérieurs de la sainteté. Les légendes sont pleines de ces superstitions et de
ces extravagances, qui sont à fusage des brahmanes longtemps avant que le boud-
dhisme ne les adopte et ne les sanctionne ^son tour. Voir mon Premier mémoire sur
le Sânkhya, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques,
tome VIII, pages 198 et 889. Mais je ne crois pas que le Bouddha lui-même ait
jamais fait de ces promesses fallacieuse^: il laissait ce charlatanisme et ces jongleries
à des adversaires qu'il méprisait.
:f > \ FÉVRIER 1855.'5 JOl U/
rrcst pas présumer trop. C'est un bonheur d'entendre ces nobles appels
à la conscience humaine dans des temps si reculés, et dans des pays que
notre civilisation un peu hautaine s'est habituée à trop dédaigner. Nous
croyons que ces grandes aspirations n'appartiennent qu'à nous seuls, et
nous sommes surpris autant que charmés d'en découvrir ailleurs des
traces et des reflets. Dans les Védas et dans la religion qui en était im-
médiatement sortie, le réformateur ne trouvait rien de pareil^ ; et ce
n'est point là qu'il a puisé des leçons de renoncement et d'abnégation.
Mais la philosophie brahmanique s'était élevée plus haut que ce culte
^oiste où l'homme ne demande aux dieux que de le faire vivre, en
échange des hommages ou plutôt des aliments qu'il leur offre ; elle avait
porté ses regards dans les régions supérieures de l'esprit; et le système
de Kapila suffit pour attester qu'en prêchant le salut éternel Çâkya-
mouni ne fait point une innovation^. Tout le monde, dans l'Inde
brahmanique, a cette préoccupation solennelle; l'ascète des Çàkyas la
partage; mais il ne la crée pas.
La gloire qui lui est propre, et que nul ne lui dispute, c'est celte
charité sans bornes dont son âme parait embrasée. Le Bouddha ne songe
point à s'assurer personnellement le salut et la libération : il cherche
par-desssus tout à sauver les autres êtres, et c'est pour leui' montrer la
voie infaillible du nirvana qu'il a quitté le séjour de la joie, le Touchita,
et qu'il vient subir les hasards et les épreuves d'une dernière existence.
Il ne rachi'te pas les créatures en s' immolant pour elles dans un sacri-
iice sublime; il se propose seulement de les instruire par son enseigne-
ment et par ses exemples. Il les conduit sur la route où l'on ne peut
plus en^er, et il les guide au port d'où l'on ne revient plus. Sans doute
J' esprit chrétien connaît des doctrines plus belles et plus hautes; mais,
six ou sept siècles avant qu'il ne renouvelle le monde, c'est déjà une
bien grande idée que celle d'associer tous les hommes, tous les êtres,
dans une foi commune, et de les confondre dans une égale estime et
dans un égal amour.
Voilà comment le Bouddha a pu dire sans orgueil et sans erreur que
«sa loi était une loi de grâce pour tous';» et comment, sans attaquer
* J'ai essayé, dans mon travail sur les Védas. de (aire voir combien la rdinou
qu'ils avaient fondée était étroite et intéressée ; voir le Journal d»i Savants, cahier
(l'jvril ib.')/», pnge aog. — * Voir le Premier mémoire sur le Sânkhya, dans les ^fé^
moirts de l'Académie des sciences morales et politiques, tome VIII, page 377. — ' Le
Bouddha le dit en propres (ermen, on réopndant aux railleries des brahmanes
qui se moquent de lui , quand il convertit SMI^Ia, le fils d'un marchand tombé dans
la plus hideuse mi-nère. Stâgata Avaddna, dans le Divya Avadâna, cité par M. E.
118 JOURNAL DES SAVANTS,
le régime odieux et dégradant des castes, il a ruiné cependant ce fonde*
ment de la société brahmanique. Il n'a pas vu , je l'avoue , le vrai prin-
cipe de l'égalité humaine, puisqu'il n'a jamais compris l'égalité morale;
mais, s'il n'a pas connu la véritable nature de l'homme , il a su , du moins,
que tous les hommes sont égaux devant la douleur, et (pi'ils doivent
l'être aussi devant la délivrance. Il veut leur apprendre à s'affranchir
pour jamais de la maladie, de la vieillesse et de la mort; et, comme tous
les êtres, sans aucune exception, sont exposés à ces maux nécessaires, ils
ont tous droit à l'enseignement qui doit les y soustraire en les éclairant.
Devant l'identité de la misère, il fait tomber les distinctions sociales,
ou plutôt il ne les aperçoit pas; l'esclave est pour lui tout autant que les
(ils de rois^ Ce n'est pas à dire qu'il n'ait point déploré les abus et les
maux de la société dans laquelle il vivait ; mais il a été frappé bien plus
encore des maux inséparables de l'humanité inéme, et c'est à ceux4à
qu'il s'est dévoué, parce que les autres en comparaison doivent .sem-
bler bien peu de chose. Le Bouddha ne s'est point attaché à guérir la
société indienne; il a voulu guérir le genre humain.
Il faut louer cette grandeur et cette généralité de vue. L'homme cer-
tainement n'ert pas tout entier dans la douleur; et en cela la théorie
est fausse; mais il est vrai que tous les hommes y sont plus ou moins
soumis, et c'est une entreprise généreuse que de vouloir les en déli-
vrer.
Les moyens qu'emploie le Bouddha pour convertir et purifier le»
cœurs ne sont pas moins conformes à la dignité humaine : ils sont pleins
d'une douceur qui ne se dément point un seul instant dans le maître,
et qui subsiste aussi tendre, aussi invincible dans ses disciples les plus
éloignés*. Il ne songe jamais à contraindre les hommes, il se borne à les
persuader. Il s'accommode même à leur faiblesse ; il varie de mille ma-
nières les moyens de les toucher; et, quand im langage trop direct et
trop austère pourrait les rebuter, il a recours aux insinuations plus
douces de la parabole. Il choisit les exemples les plus vulgaires, et il se
met à la portée de ceux qui l' écoutent par la naïveté des formes dont
il revêt ses leçons. H leur apprend à soulager le poids de leurs fautes par
la confession , et à les expier par la sincérité du repentir.
Il va même plus loin. Comme c'est un grand mal déjà que d'avoir à
réparer la faute, l'essentiel serait de montrer aux hommes à ne point la
Burnouf, Introd. à l'hist. da bouddh. ind. page 198. Samantaprâsâdikam méçâsanam,
dit Çâkyamouni. — 'Si, parmi les (Mincipaux disciples de Çâkyamouni, Kaçyapa
était un brahmane, Oupâli et Kâlyâyatia étaient des coudras. — * On peut wir
t<ïute l'histoire d'Hiouen-Thsang dans la traduction de M. Stanislas Julien.
FÉVRIER 1855. UO
commettre. Puisque c'est la vertu qui doit les racheter, il faut faire en
sorte de les rendre impeccables : s'ils ne font pas de chutes, ils n'auroot
point à se relever. De là, dans la doctrine de Çâkyamouni, ces pré-
ceptes si sages et si positifs, ces défenses toujours si justes et parfois si
délicates de certaines actions. C'est une lutte incessante contre le corps
et ses passions qu'il entreprend et qu'il conseille : le corps est à ses yeux
le seul ennemi de l'homme; et, bien qu'il ne donne pas lui-même à sa
pensée une expression aussi formelle, son ascétisme n'a pas d'autre
objet. Il faut que l'homme dompte le corps ; il faut qu'il éteigne les dé-
sirs brûlants qui le consument. Si le Bouddha prescrit plus particulière-
ment aux rehgicux engagés dans les ordres un célibat absolu, il n'en
recommande pas moins à tous les fidèles, la chasteté et la pudeur, que
le brahmanisme offensait sans aucune retenue, et dont un instinct secret
révèle à tous les hommes l'obligation et le charme.
A ces vertus déjà bien dilTiciles, il en ajoute d'autres |)lu5 diQicileâ
encore et non moins utiles : c'est la patience , c'est la résignation , qui
n'exclut point l'énergie à souffrir courageusement des maux inévitables :
c'est l'indifférence et l'héroïsme sous le coup de toutes les infortunes et
de toutes les douleurs; c'est l'humilité surtout, cet autre renoncement
aux biens et aux splendeurs du monde, que n'ont point pratiqué seule-
ment les pauvres mendiants, « fils de Çàkya , n mais les rois eux-mêmes
au faite de la toute-puissance. De l'humilité au pardon des ofléuses, il
n'y a pas loin; et, bien que le Bouddha n'en ait pas fait l'un de ses pré-
ceptes étroits, sa doctrine tout entière mène à celte tolérance mutuelle
dont les hommes en société ont tant besoin. La croyance même de J«
transmigration l'aidait singulièrement. Devant une insulte, un outrage,
une violence, le premier sentiment du bouddhiste n'est pas de s'em-
porter. Il ne s'indigne pas, attendu qu'il ne croit pas à l'injustice. Il se
dit que, dans une existence antérieure, il a commis tel péché qui, dans
eelle-ci, lui attire et lui mérite tel châtiment. Il ne s'en prend qu'à lui
seul du malheur qui le frappe; et, au lieu d'accuser son ennemi ou son
oppresseur, il n'accuse que lui-même. Loin de penser à se venger, il ne
voit qu'une leçon dans les maux qu'il endure, et son unique soin c'est
d'éviter désormais la faute qui les a rendus nécessaires, et qui, en se re-
nouvelant, renouvellerait aussi la punition qui a déjà dû la suivre, (^and
le jeune prince Kounâla, dont les légendes racontent la touchante his-
toire \ est soumis à un supplice aussi douloureux qu'inique, il pardonne
Voir ci-dessus dans le Joamal des Savants, cahier d'octobre i854. p. 6^4,
l'histoire du prince Konnôla , fib du roi Açoka , qui régpnait sur la pins grande
partie de lu presqu'île indienne.
lÔd JOURNAL DES SAVANTS.
à la marâtre qui le poursuit, il pardonne à un père abusé, et il ne pense
qu'aux fautes passées par lesquelles il a provoqué contre lui-même tant
de désastres.
Celte résignation qui, dans les faibles, peut si aisément tourner à la
peur et h la lâcheté, rend sans doute trop facile aux forts et aux méchants
la domination et le despotisme; sans doute elle favorise la tyrannie dans
ces climats qui n'ont jamais connu qu'elle. Mais, entre des mains intel-
ligentes, quel élément d'ordre et de paix sociale! quel apaisement de
toutes ces passions qui troublent trop souvent la concorde et font naître
des guerres implacables!
Joignez-y l'horreur du mensonge, ce respect de la parole humaine,
cette sainteté du lien qui met les intelligences en communication- joi-
gnez-y cette réprobation de la médisance et même des discours frivoles;
joignez-y encore le culte de la famille, la pieuse vénération pour les
parents, la considération et l'estime pour les femmes, jugées dignes de
tous les honneurs religieux à l'égal des hommes; el vous serez étonnés
que le bouddhisme, avec tant de vertus sociales, n'ait pu parvenir à
fonder, même en Asie, une société ni des gouvernements tolérables.
D'abord il a échoué dans l'Inde elle-mêmet)ù il est né; et, dans les pays
où il s'est réfugié , son influence , tout heureuse qu'elle a pu être à
certains égards, n'a point prévalu jusqu'à réformer les mœurs politiques
de ces peuples. Ils sont restés partout soumis au joug le plus aviHssant
et le plus arbitraire. Les trop faibles germes déposés par le Bouddha
dans sa doctrine, et que développaient quelques rois comme Piyadasr,
ne se sont point fécondés; et aujourd'hui notre civilisation même ne
peut leur rendre la vie, en pénétrant dans ces contrées où le bouddhisme
garde encore toute sa vigueur. Il est â craindre que tous ses efforls bien-
veillants et libéraux ne soient vains contre ces institutions déplorables,
qui ont pour elles la sanction des siècles, les habitudes invétérées des
peuples, leur indifférence et leurs superstitions incurables. Sans doute,
je ne voudrais pas juger le bouddhisme tout entier *ur ce seul signe; et
il ne faudrait pas le condamner sans autre examen, par cela seul que
les sociétés qui le pratiquent sont mal organisées. Mais cependant on
peut trouver une mesure des religions dans les institutions sociales
qu'elles inspirent ou qu'elles tolèrent; et certainement l'une des marques
les plus éclatantes de la grandeur du christianisme, c'est d'avoir produit
ces sociétés et ces gouvernements libres qui marchent chaque jour, sous
les yeux et aux applaudissements de l'histoire* à de nouveaux progrès ,
à une nouvelle, perfection. On ne découvre rien de semblable dans les
sociétés bouddhiques; et, en fait de politique et de législation, le dogme
FÉVRIER 1S55. 121
(lu Bouddha est reste fort au-dessous du brahmanisme lui-même. Il a
bien pu instruire et sanctifier quelques individus prenant pour modèle
et pour appui co noble idéal de Çâkyamouni, mais, pour les nations, il
est resté impuissant plus encore que ses advci-saires, et il n*a presque
lien pu faire ni pour les constituer, ni pour les régir équitablement.
Il est donc assez probable, rien qu'à une première vue, que le boud-
dhisme, malgré ses mérites apparents, renforme des vices cachés qui
l'ont rendu stérile; je vais m'attacher à les découvrir et à les montrer.
J'ai fait la part du bien; il faut en venir maintenant à celle du mal, qui
sera beaucoup plus grande.
Toute celte morale a beau aflicher le renoncement et fabnégation ,
au fond elle est étroite et intéressée. Elle ne repose que sur une seule
idée, qui n'est ni la plus juste ni la plus haute, celle du salut éternel ,
entendu encore comme les bouddhistes l'entendent, dans le sens du
néant ou nirvana. C'est la récompense oU'erte à tous les efforts de
l'homme; c'est le but suprême de la loi; c'est le prix ineffable promis à
toutes ses vertus. Sa vie s'ordonne sur cette fin d'après les enseigne-
ments et les exemples du maître: mais il n'agit jamais qu'en vue de la
rémunération qu'il espère. 11 éteint toutes les autres convoitises; mais
il garde celle-là ; il dompte tous les autres désirs; mais il grandit ce désir
insatiable de tous ccu\ qu'il lui sacrifie. Je dis qu'il y a là de quoi fausser
la morale tout entière; et j'attribue sans hésiter à cette préoccupation
égoïste de la récompense et à l'idée du nirvana presque toutes les fautes
du bouddhisme.
L'homme fait bien sans doute de songer, durant toute cette vie, que
quelque chose doit la suivre. Il fait bien de se régler sur celte consé-
quence inévitable, quelle qu'elle soit d'ailleurs selon les croyances qu'il
adopte; il fait bien de penser à f éternité, qui lui peut expliquer à la
fois et d'où il vient et où il retourne. En face de celte grande idée , il
peut sentir également et toute sa faiblesse et toute sa valeur; elle peut
lui donner la clef de son destin, s'il sait f interroger avec discrétion et
sagesse. Mais il doit se garder de l'abaisser et de la détruire, en n'y voyant
et en n'y cherchant qu'une récompense, qui, tout élevée qu'elle peut
paraître, n'en devient pas moins un salaire. La pensée du salut éternel
n'est plus alors une vertu : c'est un calcul; et, comme rien n'est plus
mobile et plus changeant (|ue le calcul et l'intérêt, fhomme se trouv^
jeté sur une voie où il iw j)eut faire que des faux pas. Dans une religion
plus vraie et plus sainte , il peut s'en remettre à la justice de Dieu du
soin de récompenser ou de punir éternellement; mais, dans une religion
.qui ne reconnaît point de Dieu, malheur irréparable de la religion boud-
16
122 JOURNAL DES SAVANTS.
dhique, l'homme demeure son propre juge; c'est lui qui, de son autorité
privée , décide de ce qUi mérite le salut ou de ce qui s'en éloigne ; il
prononce dans sa propre cause; et ce n'est guère le moyen de demeurer
équitable et infaillible. Il croit pratiquer la vertu , tandis qu'en réalité il
ne pratique qu'un incessant égoïsme, qui se cache et se fortifie jusque
dans les austérités les plus rudes et dans les détachements les plus or-
gueilleux. On ne fait jamais que son propre salut; on ne peut faire
celui des autres; tout au plus peut-on, comme le Bouddha, leur mon-
trer la voie. Mais il faut qu'ils y marchent, et l'on ne saurait y marcher
pour eux. Le salut est donc exclusivement individuel; il met l'homme
dans un isolement complet. Plus l'homme s'en préoccupe, plus il
s'éloigne de ses semblables, qu'il néglige tout au moins, quand il ne va
pas jusqu'à les mépriser et à les fuir. Aussi les religieux, qui sontcommo
Ja milice de la religion nouvelle et qui en représentent les champions
les plus fidèles et les plus accomplis , sont-ils à peu près étrangers à la
société, qui pourtant les nourrit. Ils y passent leur existence etfacée au-
tant qu'inutile, en y vivant des aumônes que leur prépare le travail
d'autrui, et en y portant des haillons que leur humilité ne dédaigne
point, mais que leur main n'a point tissus. L'ascète est ravi tout entier
au monde dans lequel il vit, par le monde auquel il aspire; et, en admet-
tant qu'une paresse qui s'ignore par fois elle-même ne trouve pas son
compte secret à cette prétendue sainteté, à qui cette sainteté peut-elle
servir, si ce n'est à fascète lui-même? Que deviendrait la société, y
compris les anachorètes qu'elle soutient par sa facile libéralité , si chacun
voulait imiter de si pieux exemples? Le renoncement est une belle
chose sans doute; mais, quand on prétend, comme Çâkyamouni, sauver
le genre humain, il faut songer à tous lesjiommes sans exception; il ne
faut pas songer à quelques privilégiés. Vous abolissez les castes que
vous ti'ouvez établies, en ne vous arrêtant j)oint aux limites illégitimes
qu'elles prescrivent; c'est bien; mais vous créez vous-même une autre
caste, qui n'est plus large qu'en apparence, et qui, de fait, reste plus
étroite encore que les autres. Parla nature môme des choses, la pensée
du salut, à moins qu'on ne la restreigne dans de justes bornes, devient
dangereuse autant qu'elle est fausse; si elle envahit toutes les actions de
l'homme, elle les gâte; et, sans parler du mal qu'elle peut faire à 1.1 so-
ciété, elle corrompt l'àme de l'individu, qui ne songe plus qu'à ^oi, et
^ui, malgré sa vanité d'initié et d'adepte, ignore ])rofondément ce que
doit être le véritable et unique mobile de toute sa conduite ici-bas.
C'est qu'en effet il n'y a point à présenter à la conscience humaine .
surtout quand on se croit philosophe, d'autre mobile que l'idée du
FÉVRIER 1855. MU 123
bien. Ce n'est pas simplement la plus désintéressée et la plus noble des
idées; c'est encore la plus vraie et la plus pratique. Pour peu que
l'homme veuille descendre en lui-même, il la trouve au fond de son
cœur vivante et infaillible; le plus souvent, sans le savoir, c'est sur elle
qu'il règle la plus grande partie de son activité. Si l'on veut remonter
jusqu'à son origine, elle nous' mène à Dieu, dont elle nous révèle la
vraie nature; si on la suit dans ses conséquences, elle nous explique le
monde, qu'elle seule peut faire comprendre. Placée au faîte des idées
les plus évidentes et les plus hautes, c'est elle qui éclaire toutes les
autres, comme c'est elle qui les engendre. Eh bien, cette idée, qui est
le fond même de notre âme , de notre raison , de notre intelligence ,
comme elle est le fond de l'univers et de Dieu , n'apparaît point dans
le bouddhisme. Çâkyamouni ne semble pas s'être douté qu'elle existât.
Dans la philosophie grecque, Socrate et Platon se sont fait la gloire im-
périssable d'avoir donné à l'idée du bien sa véritable place dans l'âme
de l'homme, dans le monde et en Dieu. Ce llambeau, une fois allumé
par leurs mains, n'a fait que jeter de jour en jour plus de lumière et
d'éclat parmi nous. Dans le bouddhisme, au contraire, pas une lueur
de cette flamme divine ne s'est montrée ; pas une étincelle durable n'en
a jailli; et ce soleil des intelligences, comme Platon le nomme, ne les
a jamais éclairées dans le monde indien. Les cœurs, les âmes, les esprit*»,
y sont restés plongés dans les plus noires ténèbres; et les siècles, loin
de dissiper cotte obscurité, n'ont fait que l'épaissir. L'idée de la récom-
pense, substituée à celle du bien , a tout perverti. Un voile impénétrable
et sombre a été répandu sur toutes choses; et l'homme n'a pu désor-
mais rien comprendre ni à lui-même, ni â la nature dan%|aquelle il vit.
ni à Dieu, qui les a faits l'un et l'autre. C'est de cette première et ca-
pitale erreur que toutes les autres .nont découlécs.
Une des conséquences les plus certaines et les plus fatales, c'est d'abord
que, l'idée du bien une fois méconnue, le bouddhisme a, du même
coup, ignoré celle du devoir. Chose étrange! dans un système où le mot
de devoir (dharma) apparaît à chaque ligne des ouvrages sans nombre
qu'il a produits, la notion même du devoir a* complètement échappé.
On y voit bien l'obéissance ù la loi du Bouddha, une soumission
aveugle â ses leçons, une vénération sincère |)our ses vertus qu'on
s'eft'orce d'imiter. Mais un conseil , un ordre, n'oblige pas moralement;
tout ce qu'il peut faire, c'est de contraindre extérieurement, et, tant qu»-
la conscience et la raison n'ont point parlé, le devoir n'apparaît point.
On n'est pas lié parce qu'on obéit ; on n'est point obligé parce qu'on se
courbe sorts un joug, ce joug fùt-il le plus raisonnable et le plu? salu-
16.
12/| JOURNAL DES SAVANTS.
taire. C'est donc au for intérieur, aux arrêts seuls de la conscience, que
le législateur moral doit toujours s'adresser, et surtout quand il se con-
damne, comme Çâkyamouni, à se passer de Dieu, source suprême de
tout bien et de tout devoir. Autrement il fait peut-être de fervents
adeptes, et, au besoin, de très-fidèles sujets; mais il ne fait pas des
hommes. Il n'enseigne ni n'inspire la vertu; tout au plus enseigne-t-il
la prudence. Quand le jeune Oupagoupta résiste aux séductions d'une
belle et riche courtisane^ ce n'est pas en se disant que la continence
est un devoir et qu'il fait bien de combattre de coupables désirs; c'est
en pensant «qu'il est mieux peur ceux qui aspirent à l'affranchissement
«et qui veulent échapper à la loi de la renaissance, de ne point aller
u voir celte femme. » Ainsi il calcule son salut; et, comme il craint de
le risquer en succombant, il s'abstient, non pas par vertu, mais par
intérêt. Il n'a donc point compris le devoir, tout en accomplissant une
louable action; il n'est point moralement vertueux, tout en restant
vainqueur dans cette lutte délicate contre lui-même. J'avoue que c'est
déjà beaucoup que le bien se fasse, quel que soit d'ailleurs le motif dont
l'acte s'inspire ; mais le mérite moral n'est réel et complot que si l'agent
se guide uniquement par la pensée du devoir, qui n'est au fond que
l'idée même du bien. L'une et l'autre manquent absolument k la doc-
trine du Bouddha.
On peut signaler une seconde conséquence non moins fâcheuse; cesl
le scepticisme. Sans doute il n'est pas poussé aussi loin dans les soùtras
de la prédication qu'il le fut plus tard dans le Pradjnà Pàramità, qui
en arrive à nier tout à la fois et l'objet connu et le sujet connaissant,
la réalité des (iiosfs et la réalité même de la conscience. Mais, sans être
tombé dans ces excès, Çâkyamouni ne proclame pas moins résolument
la vanité et le néant de toutes choses, en face du nirvana, qui seul à
ses yeux est immuable. « Tout est vide » est un de ses axiomes finoris ,
sur lequel il appuie avec le plus de sécurité le renoncement qu'il prêche
aux hommes. Certainement, parmi les phénomènes au milieu desquels
nous devons vivre] il en est beaucoup qui sont transitoires et passa-
gers. Il en est bien peu qui soient permanents et qui portent « le carac
«tère de la fixité, ce vrai signe de la Loi, » comme le disait le jeune
Siddbàrtha dans ses premières méditations 2. Mais tous les êtres ne sont
pas «vides au dehors, vides au dedans,» ainsi qu'il le pensait; et, s'il
' Voir ci-dessus le Journal des Savants, cahier d'octobre i85Af p- 6/t5. .l'ai lotie
plus haut la chasteté d'Oupagoupla ; ici je tâche de faire voir ce qu'il y a moralemenl
d'incomplet dans le inolif qui le décide. — * Voir ci-dessus le Journal des Sfwanls,
cahier de juin i85Zi, p. 3Go.
FEVRIER 1855. 125
avait su s'interroger lui-même avec un peu plus d'attention et d'exac-
titude, il aurait trouvé le lerrain solide et inébranlable où l'homme
peut poser d'infaillibles pas. L'homme peut nier tout ce qui l'entoure;
il peut douter de tous les phénomènes extérieurs, d'une partie même
des phénomènes qu'il porte en lui. Mais il a beau faire; il ne peut
douter de sa propre conscience quand elle lui reproche la faute qu'il a
commise , ou qu'elle le loue du bien qu'il a fait^ Il ne se demande peut-
être pas , comme le prétend une doctrine plus subtile encore qu'elle
n'est vraie, si le principe en vertu duquel il agit peut devenir une loi
universelle; mais il se dit assurément qu'il doit lui-même toujours agir
comme il le fait, et que tout être raisonnable doit agir comme lui. Quand
fhomme trouve ainsi l'ordre au dedans de son propre cœur, il lui est
assez facile de le transporter dans le monde du dehors; et le bien qu'il
a découvert dans sa conscience, il le reconnaît aussi évident et plus im-
mense dans l'univers, que le bien seul régit et anime. Il ne croit plus
dès lors au vide; et les êlres acquièrent pour lui autant de substance
(liï*ils participent au bien. Il ne doute de leur réalité que dans la pro-
portion même où ils s'en éloignent; et , sur la fcnne base où il s'est lui-
même placé , toutes les notions de son intelligence se raffermissent on
même temps qu'elles s'ordonnent. S'il en est. quelques-unes qui chan-
cellent encore, c'est qu'elles ne valent pas la peine qu'on les observe
ou qu'on les fixe.
L'idée du bien bannit donc de l'âme le scepticisme; non-seulement
elle éclaire l'homme; mais, de plus, elle le fortifie. En face de sa cons-
cience, qui lui parle si haut, même aloi*s qu'elle dépose contre lui, il
n'est plus tenté de croire avec Çàkyamouni au seul témoignage de ses
sens; et, sans les récuser absolument, il sait désormais quel est le juste
degré de confiance qu'il leur doit. Quand on ne regarde que le monde
matériel, on peut h toute force nier que le bien ou le mal .s'y trouvent;
mais, quand l'homme se regarde lui-même, il ne peut repous.srr la dis-
linclion du bien- et du mal moral, à moins que sa perversité ne lui en
lasse un criminel intérêt''.
A mon sens, ceci expliipie très- bien le caractère le plus saillant du
' Je prends ici le mol do coiucieni.9 dans le sens vulgnire; il ne serait pai ju!«le
de demander davantage au bouddhisme. — * Comme, dans le système de Çàkyn-
mouni, il y a les meilleurs instincts, si ce n'est les lliéorics les plus conséquentes, le
Rouddlia, tout sceptique qu'il est, combat <^ncrgiquemcnt le scepticisme corniplcur
<los brahmanes. Il faut liro particulièrement, pour bien juger de celle contradiction ,
le Sâmaima phnh soûtta, pâli, /àXus ''r hi bonne loi, de M. K Burntmf, p. /|.')3 et
<uiv. r
126 JOURNAL DES SAVANTS.
bouddhisme, et le plus douloureux de tous ceux qu'il présente à notre
observation, je veux dire sa profonde et irrémédiable tristesse. Quand
on ne croit au bien, ni dans l'homme, ni dans le monde, il est tout
simple qii'on les prenne l'un et l'autre en aversion, et qu'on ne cherche
de refuge que dans le néant. De là cet aspect désespéré de la vie qui,
sous toutes les formes, se retrouve dans toutes les parties de cette doctrine ,
et qui l'assombrit sans cesse. On se croirait dans un sépulcre; et, lorsque
le bouddhisme parle de la délivrance, il dit toujours du nirvana, qu'il
vient détruire définitivement pour l'homme « ce qui n'est qu'une
(( grande masse de maux, » Dès qu'on se fait de la vie une telle opinion,
il semble qu'il n'y ait plus qu'à se débarrasser de cet odieux fardeau,
et que le suicide soit le seul parti que l'homme ait à prendre en cette
affreuse extrémité. Plus d'une légende nous prouverait qu'assez souvent
les adeptes du bouddhisme en ont tiré cette conséquence aussi logique
qu'absurde. Mais Çâkyamouni, par une contradiction qui l'honore, a
voulu que l'homme employât sa vie à se «"acheter de la vie même
par la vertu. Il a voulu que, pour cesser de vivre à jamais, on commen-
çât par vivre selon toutes les lois de la raison, telles du moins qu'il les
comprenait, et que l'on conquît une mort éternelle par l'existence la
plus pure et la plus sainte. Cette haute idée qu'il se fait de la vertu,
seul gage du salut éternel, aurait du, ce semble, éclairer le philosophe.
La vie n'est donc pas si peu de chose qu'il le croit, puisque, après tout,
elle permet à l'homme cet admirable emploi de ses facultés. Mais les
ténèbres sont trop épaisses pour que cette lumière , toute vive qu'elle
est, les traverse et les dissipe. Çâkyamouni ne voit dans l'existence que
la douleur-, et, moitié par compassion pour ses semblables, moitié
peut-être aussi par faiblesse et par un assez lâche retour sur lui-même,
il consacre les efforts de son génie à soustraire l'homme à la loi fatale
de la renaissance.
Mais ne dirait-on pas vraiment que la rie n'est qu'un long tissu de
douleurs et de souffrances? Sans doute il faut reconnaître les maux
nombreux qu'elle renferme et qui la déparent; ce serait folie que de les
nier. Mais, sans parler des enseignements salutaires que l'homme peut
tirer des maux mêmes qu'il endure, et dont trop souvent sa volonté
dépravée est la seule cause, est-il donc vrai qu'il n'y ait que des maux
dans la vie? Et les joies de toute sorte qu'elle nous prodigue, depuis
les joies naïves de l'enfance qui s'ignore, jusqu'aux joies austères de la
réflexion mûrie par l'expérience , et de la conscience fortifiée par la
sagesse; depuis les plaisirs des sens jusqu'à ceux de fenlendement;
depuis le spectacle incessant et splendide de la nature jusqu'à celui de
^ FÉVRIER 1855. 127
i'àme qui s'immole au devoir-, depuis ies affections de la famille jusqu'aux
passions héroïques du patriotisme, que l'Inde elle-même n'a point igno-
rées, qu'en fait-on? Prétend-on aussi les nier? Mais, si l'on tient tant de
compte des maux, croit-on qu'il est bien juste de dédaigner tant de
biens incontestables? Est-ce apprécier équitablement ies choses que
de ne les considérer que sous une seule des deux faces contraires
qu'elles présentent? Il ne serait peut-être pas beaucoup plus sage de
nier les maux de la vie aussi énergiqucment que le bouddhisme les
ailirme. Mais l'optimisme , s'il n'est pas parfaitement vrai, l'est sans com
paraison beaucoup plus que le désespoir. Il soutient du moins les
courages en les rassurant; s'il fausse un peu l'esprit, il ne l'abat point;
il l'élève au lieu de le dégrader ; il lui donne certainement plus de lu
mière que la thèse opposée, puisque, dans la vie humaine et dans le
monde, la somme des biens l'emporte sur la somme du mal aux yeu\
des juges impartiaux et pour des cœurs un peu virils.
Il y a en outre je ne sais quelle pusillanimité à ne songer qu'aux
maux tout extérieurs, la vieillesse, la maladie et la mort, et à oublieriez
autres maux bien autrement graves et redoutables, en soi et par leurs
conséquences, qui attaquent l'âme et qu'on appelle des vices. Le boud-
dhisme s'est donné la peine, dans une casuistique raflinéc et savante , de
classer avec le soin le plus minutieux toutes les nuances du Kléça; c'est
par cenUiincs qu'il lésa distinguées. Et pourquoi, je le demande, tout
ce labeur? Au fond ce n'est pas le vice que le bouddhisme veut éviter
et qu'il déteste; c'est le nirvana qu'il recherche et qu'il veut conquéiir;
et, comme le vice peut emjiêrherle salut et la délivrance, on ne- craint
le vice et on ne le repousse qu'indirectement. Ce qu'on redoute uni-
quement et par-d(>ssus tout, c'est la douleur qui fait frémir d'elfroi nnr
sensibilité trop peu courageuse , c'est le déclin de l'âge qui fane ies l^elle^
couleurs de la jeunesse, c'est la vieillesse qui détruit les forces, cest la
mort enfin, qui n'est qu'un passage de cette existence de douleurs à iu\t
autre existence plus douloureuse encore. Ce qu'il faut éviter à tout prix.
et même au prix de la vertu, ce n'est pas la dégradation morale, suite
du vice, c'est cette dégradation corporelle qui, loin de, dé.soler le «âge.
doit au contraire le fortifier en l'instruisant. Il serait injuste d'allei
jusqu'à prétendre que Çàkyamouni ne s'inquiète en rien du mal mor.U
et qu'il n'en fait aucun état; mais ce qui est vrai, c'est qu'il le subor-
donne, et que le mal physique est le principal objet de ses rraiutes et
de ses préoccupations.
Et ici, admft'ei la contradiction. Tout en redoutant outre mesuie les
maux de la vie, et en cherchant k s'en délivrer éternellenient par le
128 JOURNAL DES SAVANTS. ,
néant , ie seul moyen , ou du moins îe plus efficace que l'on trouve de
se guérir de i'exislencc, c'est d'en faire une torture et un supplice pen-
dant les courts instants qu'on la possède en l'exécrant. Quel code que
celui que Çâkyamouni impose à ses adhérents les plus aimés et les plus
fidèles ! quelles observances que celles qu'il prescrit à ses religieux et
qu'il pratique lui-même! Des haillons et des linceuls pour vêtements,
des forêts pour abris, des aumônes pour nourriture, des cimetières
pour lieux de méditation, la plus rigide abstinence, la proscription de
tous les plaisirs, même les plus innocents, le silence habituel qui
éloigne les plus chers entretiens! c'est presque déjà la tombe. Sans
doute l'austérité même de cette doctrine, qu'on ne limite pas à un
cloître , mais qu'on prêche au monde, prouve l'ardeur sincère de la foi
qui la recommande. Il faut une bien énergique conviction pour se pres-
crire de si douleureux et de si longs sacrifices. Mais, si la vie est déjà
un aussi grand mal, pourquoi aggraver encore ce mal nécessaire? Pour-
quoi à ces misères inévitables ajouter volontairement ces mortifications
sous lesquelles le corps succombe? Ne serait il pas plus conséquent à
la doctrine qu'on enseigne de faire delà vienne continuelle jouissance;
et, du plaisir, la seule occupation de fhomme? Ne faut-il pas tâcher
d'atténuer la douleur loin de l'irriter encore? Il est vrai qu'on ne touche
pas les hommes en leur prêchant le plaisir; et que cette lâche doctrine,
qui peut séduire quel(|ues esprits corrompus, n'est pas faite pour en-
traîner les foules, tout ignorantes et sensuelles qu'elles sont. Çâkyamouni
a eu raison de ne pas descendre à cette bassesse, que sa grande âme
eût repoussée; mj^is l'ascétisme n'était pas l'application qu'il devait logi-
quement tirer de ses principes.
Ainsi, ignorance de la notion du bien; égoïsme aveugle; méprise
absolue sur le devoir; scepticisme à peu près universel; aversion fana-
tique de la vie, qu'on méconnaît; pusillanimité devant ses douleurs;
tristesse inconsolable dans un monde que l'on comprend mal, voilà
déjà bien des erreurs; mais le bouddhisme en commet de bien plus
fortes encore. Il est assez prouvé que la nature véritable de l'homme
lui a complètement échappé; et que, tout en instituant contre le corps
une lutte incessante et implacable, ce n'est pas au profit de l'âme qu'il
a travaillé. Il ne distingue pas l'âme du corps, ni l'esprit delà matière.
Réduisant l'intelligence tout entière à la sensibilité extérieure, il ne
paraît pas avoir soupçonné dans l'homme les deux principes qui le com-
posent et qui expliquent toute sa destinée. Le Sânkhya, du moins, avait
tracé profondément cette démarcation" essentielle; et, tout en se trom-
pant sur les conséquences qui la suivent, il avait fait à l'esprit une largo
': FÉVRIER 1855. 129
part^ sans lui faire d'ailleurs sa part véritable. Çâkyamonni est, sous.ce
rapport, bien au-dessous de Kapila. Il reste athée comme lui; mais à
un spiritualisme très-décidé quoique bâtard, il substitue, en s'adressant
à la multitude, un matérialisme grossier qu'il accouple aux plus mys-
tiques austérités.
Non-seulement il confond dans l'homme les deux principes si opposés
qui le forment; il confond de plus l'homme lui-même avec tout ce qui
l'entoure. Il le confond d'abord avec les animaux qui le servent, et qui
parfois le déchirent quand ils ne le fuient pas; avec les plantesqiri le nour-
rissent et parfois l'empoisonnent; enfm^ chose presque incroyable! avec
la matière brute où il n'y a plus trace d'organisation ni de vie , et que
l'homme façonne à son gré, quand il veut y appliquer ses mains indus-
trieuses. Oui, ridée de la transmigration porte jusque-là pour Çàkya-
mouni, c est-à-dire jusqu'à la monstruosité la plus flagrante. I) y a
parmi nous des doctrines qui ravalent l'homme au niveau de la bête, et
qui ne veulent reconnaître en lui qu'un animal un peu plus parfait que
les autres. C'est déjà pousser assez loin la méprise; c'est déjà observer
bien mal et bien peu. Mais qu'est-ce que celte erreur, toute gi*ave
qu'elle est, auprès de celle où s'abime le bouddhisme? L'homme, selon
lui, n'est en rien distinct de la plus vile matière. Dans les existences suc-
cessives et infinies qu'il peut fournir, il peut être toutes choses sans
exception, depuis le plus relevé des êtres jusqu'au plus informe; depuis
l'organisation la plus merveilleuse et la plus compliquée jusq[u'à l'ab-
sence même de toute organisation. Si les textes n'étaient aussi formels
et aussi nombreux , si cette croyance n'était en parfait accord avec tout
le reste du système, qui la suppose. et ne peut se passer d'elle, on dou-
terait vraiment qu'un paradoxe de cet ordre ait jamais pu séduire des
intelligences humaines. Mais malheureusement le doute n'est pas jiermis,
ainsi que je l'ai fait voir^ Cest l'idée de l'unité de substance poussée
aussi loin qu'elle peut l'être, dans toute son étendue et dans toute son
absurdité. Spinosa et nos panthéistes modernes, qui* se croient sans
doute fort audacieux et fort conséquents, le sont bien moins que
Çâkyamouni. Il va jusqu'au bout de ses idées, tandis qu'eux ils ne voient
qu'une partie des leurs et s'arrêtent à mi chemin. Par une sorte d'instinct
qui leur fait sentir le gouffre ouvert devant eux , ils reculent sans le
savoir; et, bien qu'ils ne fassent point à l'homme sa juste part dans leurs
systèmes où tous les êtres s'effacent et se confondent sous une obscure
identité , ils n'osent point avouer ces blasphèmes dégradants où le boud-
' Voir le Journal des Savantt. calûer de jtnncr i855, page b-j.
»7
Ï^O JOURNAL DES SAVANTS.
dhisme s'est complu. 11 est vrai que, sous un autre rapport , ils ont l'ait
à peu près comme lui- en ne voulant reconnaître d'auti'e Dieu que
riiomme lui-même. Mais, de nos jours, ces extravagances impies sont
moins faciles; on en sait long sur lame de l'homme quand on a der-
rière soi la philosophie platonicienne et la méthode de Descartes, et
qu'on vit dans le sein de la civilisation chrétienne. On peut encore
méconnaître tout ce qu'apprend la psychologie, et tacher, sinon de la
réfuter, au moins de l'éluder en semblant l'ignorer; mais on a beau
faire dans cette voie déplorable, le sens commun résiste ; le philosophe
qui s^égare sent confusément l'errçur où il se perd : sa propre conscience,
en protestant contre lui, ôte à son système une partie de sa force; et
sa conviction ébranlée suffit à peine à le dominer lui-même , loin de
pouvoir entraîner les autres. Mais, dans le monde indien , où ia véritable
science n'a jamais été connue, où la psychologie est restée ignorée pro-
fondément, même des brahmanes, tout spéculatifs qu'ils sont, toutes les
aberrations, toutes les folies sont possibles; et il n'a fallu qu'un esprit
énergique et résolu pour les pousser à bout. Il est allé, sans que rien
pût farrêter, aussi avant que la logique le menait; et, comme l'obser-
vation psychologique lui restait fermée plus encore qu'à ses adversaires ,
il n'a senti aucune des fautes, ou plutôt des inepties dans lesquelles il
tombait. Rien n'a surpassé la grandeur de sa conviction que la grandeur
de son aveuglement.
Je crois qu'il est assez facile maintenant de comprendre comment
le bouddhisme est nécessairement athée. Quand on méconnaît à ce
point la personnalité de l'homme, il est absolument impossible de se
faire la moindre idée de Dieu. Cette dernière face de la doctrine de
Çâkyamouni mérite de nous arrêter encore quelques instants : elle est
sans comparaison la plus fâcheuse de toutes. Mais noti*e examen doit
aller Jusqu'à sonder ces plaies hideuses de l'esprit humain; en détourner
les yeux, ce ne serait pas faire assez pour essayer de les guérir.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.
[Lajin à un prochain cahier.)
'1
ilir
oi
a iV FÉVRIER 1855. aoi. 181
N OU V EL LES LI T TÉ R A I R ES,
fNSÏÏTUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L'Acatlémie française a tenu, le aa féTrier, une séante publique pour la récep*
tion de M. Berrjer, élu en i85a, en remplacement de M. le comte Alexis de Saint»
Pries!. La séance étui présidée par M. le comte de Sttlvandy, directeur, assisté de
M. Villemain, secrétaire perpétuel, et de M. Mérimée, chancelier. M. Berryer a
prononcé l'éloge de son prédéccaseur, M. de Saint-Priesl, et M. de SaUandy, au
nom de rAcadimie, a répondu au récipiendaire.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BEliJîS-LETl'KES.
Dam la séance «lu 16 février iê55, M. Hippoljtc Fortoul a été élu membre de
l'Académie des inscripiions et belles* lettres . en remplacement de M. lUou)>l\o-
chette, décédé.
ACADÉMIE DES SCIENCES MOHALES ET POLITIQUES.
M. Odilon Barrui a été élu, le 10 février, membre libre de l'Académie des
sciences moralea et politiques, en remplacement de M. Blond<jau, décédé«^), , '
LIVRES nouveaux:
FRANCE.
Rtchtrchet sur la nminumattqiu judaïqtu , par F. de Saulcy, membre de l'Institut,
Académie des inscriptions et beires- lettres. Paris, imprimerie de F. Didot frère»,
>7-
132 JOURNAL DES SAVANTS.
iS5^, in-A* de 192 pages, avec 19 planches. — L'ouvrage publié par F. Perez
Bayer, en 1781, De nummis hebrœo-samaritanis , contient une classification de toutes
les monnaies hébraïques connues à cette époque. L'origine de la numismatique des
Juifs y est fixée à la concession faite à Simon l'Asmonéen , frère de Judas Macha-
bée, par Antiochus VII, c'e^t-à-dire à la fin de l'année 173 de l'ère des Séleucides.
Mais, depuis le temps où vivait Bayer, la critique a été introduite dans l'étude des
médailles, et I.1 numismatique hébraïque s'est enrichie d'un certain nombre de
types nouveaux ; il était donc devenu nécessaire de soumettre la série des monnaies
judaïques à une nouvelle appréciation. Déjà M. Ch. Lenormant, en i845, avait
fait paraître, dans la Revue numismatique , un remarquable travail sur ce sujet.
Profitant des recherches de ce savant et s' appuyant sur plusieurs découvertes suc-
cessives qu'il a faites lui-même, M. de Saulcy reprend aujourd'hui l'étude des
monnaies juives et en propose une classification méthodique entièrement nouvelle.
Cet ouvrage, qui se recommande à l'attention des numismatistes , fait remonter les
monnaies juives à une époque bien antérieure au pontificat de Simon l'Asmonéen.
Les plus anciennes pièces décrites par M. de Saulcy sont des monnaies autonomes
frappées sous le pontificat de Jaddus (Yaddous) pendant le règne d'Alexandre le
Grand. Les périodes suivantes comprennent les monnaies des princes Asmonéens,
celles de la dynastie des Iduméens, celles de la période de liberté judaïque com-
pri.se entre la fin du régne de Néron et la prise de Jérusalem par Titus, et les
monnaies impériales coloniales frappées à Jérusalem depuis Hadrien (i36-i38 de
l'ère chrétienne) jusqu'à Ilostilianus (a49-a5i). L'ouvrage est terminé par la des-
cription des premières monnaies émises à la fin du vit* siècle, par les princes mu-
sulmans , après la conquête d'Omar.
Chroniques, contes et légendes, par Ch. Am. Beneyton. Imprimerie de Pallez et
Rousseau à Metz, librairie de Dumoulin à Paris, i85A, in-8* de ia6 pages. —
L'auteur public en vieux français quatre légendes , qu'il donne comme extraites d'un
ancien manuscrit. On pourra douter de l'authenticité de leur source; les lecteurs
exercés jugeront peut-être que ce langage n'est d'aucune époque, mais nous
croyons qu'on ne refusera à ces récils ni l'intérêt, ni la grâce piquante de la forme.
On remarquera surtout, comme une heureuse imitation des légendes du moyen
âge, le conte qui a pour titre : Histoire merveilleuse de Notre-Dame de Beaujeu.
Du caractère de l'atticisme dans l'éloquence de Lysius, par Jules Girard. — De Mega-
rensium ingenio, par le même; 75 et ii3 pages in-S"; à Paris, chez Durand. —
Dans laprrmière brochure (toutes deux sont des thèses pour le doctorat) , M. Girard
donne une juste appréciation de l'éloquence de Lysias, qu'il compare avec finesse
à celle de plusieurs orateurs fi-ançais. — La dissertation sur le génie des Mégariens
atteste l'intelligence des itionumenta de l'antiquité et l'habitude de rapprocher les
textes pour en tirer des données générales.
Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts, etc., par M. N. Bouillet,
avec la collaboration d'auteurs spéciaux. Paris , 1 855 , 1 vol. gr. in-8° à deux colonnes
de 1,750 pages, chez Hachette. — Cet ouvrage, dû à l'auteur bien connu du Dic-
tionnaire a histoire et de géographie, ne rendra pas moins de services et n'aura pas
moins de succès que le volume dont nous venons de rappeler le litre; il contient
une explication concise, substantielle et, en général, fort exacte, de tous les termes
techniques employés dans les sciences religieuses , métaphysiques , morales, juridiques,
mathématiques, physiques, naturelles, médicales et occultes; dans la grammaire,
la rhétorique, la poétique, les beaux-arts, les arts utiles et les arts d'agrément.
Pour l'histoire, tout ce qui n'est pas un fait proprement dit, c'est-à-dire lou5 les
FEVRIER 1855. 133
termes relatifs aux institutions, à la chronologie, à la statistique, à rarcliéologie, à
la paléographie, à la numismatique, etc., trouve un article spécial II ne manque
à ce volume que des gravure» dans le texte.
Traité élémentaire de physiologie humaine comprenant les principa'.es notions de la
philologie comparée, par.!. Béclard; ouvrage accompagné de i44 gravures interca-
lées dans le texte. Paris, i855, in-8' de vïii-988 pages, chez Labé. — Dans cet
ouvrage, destiné surtout à l'enseignement, l'auteur, qui porte dignement un nom
respecté dans la science, s'est proposé de présenter, sous une forme concise, l'état
actuel de la physiologie telle que 1 ont faile les progrès de la chimie organique, les
expérimentations sur les animaux virants; enfin l'application du microscope à l'é-
tude des phénomènes de la vie. M. Béchard expose plulôt qu'il ne discute, son style
est clair, et ses classifications sont à la fois simples et méthodiques. En condensant
en un seul volume les travaux épars des physiologistes français et étrangers, M. Bé-
chard a rédigé un Manuel qui deviendra classique et que les gens du monde pour-
ront aussi consulter avec quelque profit.
ALLEMAGNE.
Churikles, B\lder altgriechischer Silte [Charicles, ou description des usages des anciens
grecs), par W. A. Becker, a* édition, publiée par C. F. Ilermann. Leipzig, i85^,
3 vol. in-8* de xxii, 368, 307 et 3ii5 pages-, à Paris, chez Franck. — Cet ouvrage,
dont le cadre romanesque a très-peu de valeur, et ne rappelle pas même de loin celui
de notre Barthélémy, doit sa réputation i l'exactitude et à l'abondance des rensei-
gnements qu'il fournit sur les usages domestiques chez les Grecs. Tout ce qui ne
pouvait pas entrer dans ^i récit n été donné sous forme de notes ou de pièces justi-
ficatives. Les additions arsez nombreuses que M. Hermann a faites k cette seconde
édition ajoutent un nouveau prix k l'ouvrage. M. Becker est aussi auteur de Gallus,
ou scènes de la vie privée des Romains au temps d'Au^te, dont une nouvelle édition
en 3 vol. in-8*, fort augmentée par les soins de M. W. Bein, est sur le point de pa-
raître.
Gcschickte der Botanik {Histoire de la hotaniqut), par Emile Winckler. Francfort-
sur le-Mein, i854, in 8* de xvi-6/)o pages; à Paris, chez Franck. — L'auteur passe
très-téeèremenl sur les auteurs anciens et sur ceux du moyen âge; il donne un peu
plus d attention aux botanistes de la renaissance ; il s'arrête plus particulièrement
encore sur les écrivains modernes, dont il indique les principales découvertes et
dont il fait connaître les ouvrages avec quelques appréciations critiques.
G. F. Schocmannf Animadversiones ae nomothetis Atheniensium , broch. in-4* de
1 8 pages ; à Paris , chez Franck.
ùlotsarium latinum bibliothecm Parisinm antiquiuimum tmc. tx, descripsit. primum
edidit, annotationibus illustravil G. F. Hildebrant, Gceltingus, i854. >n-8* de
x-3a9 pages; à Paris, chez Franck. — Dans sa préface, M. Hildebrant donne une
œurte nistoine ou description des principaux glossaires latin!* ou gréco-latins, pu-
bliés ou encore inédits. Il signale particulièrement celui de Laon (n* f\^li) et celui
qui porte le nom de Salomon, évoque dcCoutanccs, du vm* siècle, en lettres Ion
gobardes et qui nous provient de Saint-Germain. Le manuscrit que publie M. Hilde-
brant est le n* 7661. L'éditeur a expliqué et complété son texte par des passages
tirés de plusieurs autres glouaires ou grammairiens, dont il donne la liste, et
en particulier par des extraits du manuscrit de Saint-Germain, du moins jusqu'à U
134 JOURNAL DES SAVANTS. .
lettre D, le temps ne lui ayant pas permis de pousser plus loin la copie de cet
immense codex en 2 vol. ia-f°. Le volume, publié avec autant de soin que d'érudi-
tion , .se termine par un index des mots qui manquent dans les éditions des. glossa-
teurs, dans Du Cange et dans les autres lexiques, ou qui ont une signification
inusitée, et qu'il a tirés, soit do son texte, soit d'autres glossaires; d'un index des
auteurs dont il a corrigé les gloses ; enfin, d'un index des mots qu'il a expliqués dans
les notes.
Die Geschichle, etc. (Histoire de la philosophie théorique des Grecs), par Lud.
Slrûmpell. Leipzig , 1 854 , in-8° de iiu-^nù pages ; à Paris , chez Franck. — Ce volume
forme la première partie d'une histoire générade de la philosophie grecque^ L'auteur
s'est abstenu de prendre, pour point de départ de ses appréciations, l'un ou l'autre
des systèmes philosophiques qui dominent en Allemagne; il a voulu s'en tenir à
l'érudition, c est-à-dire à l'exposition fidèle et précise des doctrines des Grecs, c'est
vraiment une histoire pragmatique faite rigoureusement d'après les textes. Chaque
chapitre est précédé de l'indication des sources auxquelles on peut puiser pour trou-
ver de plus amples renseignements. Les remarques sur les points particuliers sont
imprimées en petit texte. M. Strûmpell a reçu des communications directes de
MM. Bonitz, Brandis, Zeller et Tredelenburg; etc., communications qui donnent
encore, s'il est possible, plus d'autorité à son ouvrage. La première partie s'arrête
aux philosophe5 qui sont venus immédiatement après Aristote.
Hermelis trismegisti Poemander, ad Jidem codicum manascriptorum, recognovit
G. Parthey. Berol. i854i in-S" de xx-i34 pages, à Paris, chez Franck. — Le
Hoiuivhpïfs d'Heimès n'avait pas été réimprimé depuis i63o. M. Parthey n'eût
pas songé à en donner une édition, si la merveilleuse restauration de la littérature
égyptienne n'eût donné quelque importance et quelque opportunité à cet ouvrage.
Une autre raison qui a décidé M. Parlliey, c'est qu'il a eu à sa disposition la
collection de deux bons manuscrits de Paria et de Florence. Le texte est accom»
pagné des variantes tirées des manuscrits et des éditions, et d'une traduction latine
en partie refaite. «
Geschichle Grieckenlands , etc. {Histoire de la Grèce, depuis set oriqines jusqu'à. la
destruction de la ligue achaïque) , par Fr. Korlum. Heidelberg, 3 vol. in-8"', iSbU,
viii-b'jb pages, 387 et 35a pages. A Paris, chez Franck. — L'ouvrage aura cinq
volumes. — Nous reviendrons sur cette publication quand elle sera terminée.
Lehenserinnerungen [Souvenirs de la vie de Chr. Heinrich Pfajf, docteur en philosopha
et en médecine, professeur de chimie et de médecine à l'Université de Kiel, précèdes d'un
discours en latin de Gr. G. Nilztch, et suivis de lettres écrites à Pfajf par divers person-
nages). Kiel, i854, iu-8* de xxxi-Sag pages. A Paris, chez Franck. — Ces Souvenirs
ou ces mémoires ont été écrits par Pfaff lui-même et publiés par les soins de ses
amis, et en particulier du professeur Ratjen; ils se terminent peu avant sa mort,
qui arriva en avril i85a. Pfaff, mêlé à tout le mouvement scientifique de son époque,
et qui avait beaucoup voyagé, jouissait en Allemagne d'une grande réputation, qui
s'est étendue au delà du Rliin. H y a quelques années on a publié une correspon-
dance fort intéressante qui eut lieu entre lui et G. Cuvier, de 1788 à 179a.
Pompei Trogi Fragmenta, quorum alia incodicibus manuscriptis bibliothecœ ossoliniame
invenit, alia in operibus scriptorum maximum partem polonorum, jam vulgalis primas
animadvertit, fragmenta pridem nota adjunxit, ac una cum prologis hisloriarum philip-
pic<irum et criticis annotalionibus , edidit Augustus Bielowski, ossolinianae biblio-
thecœ cuslos. Accedit notitia litterariade Trogo et index, heofoli , i853, xix^gi page»,
in-8'. A Paris, chez Franck. — Le titre seul, de cette publication sufhtpour en
FÉVRIER 1855. )v 135
montrer toute l'importance; et, après avoir lu ces fragments^ on se prend à déplo-
rer de plus en plus la perte d'un ouvrage capital, dont il ne reste plus que des
lambeaux et un abrégé.
C Saelonii Tranquilli de grcatunalicis et rhetoribus Ubelli ex ejusdem opère de viris
illUutribus saperstites, adjidem codicum recensuit et flnnotatione critica instruxit Fr.
Osann. Gissae, i854. in-8* de xxxm-io6 pages. A Paris, chez Franck. -^ Dans
cette nouvelle édition, M. Osann a apporté un soin digne de toute sa réputation; H
s'est procuré une collation intégrale de plusieurs manuscrits , ou qui n'avaient pas
été consultés ou qui l'avaient été impart'aitement. Ses annotations rendent compte
de tous les changements qu'il a fait subir à l'ancien texte.
Ratherius von Vervna {Ratherias, évê<ju£ de Vérone et le x* siècle), par Al. Vogel.
Jena , i854, a vol. in-8* de xx-435 et a38 pages. A Paris, chez Franck. — La pre-
mière partie contient l'histoire de Ratherius et de son temps; la deuxième, les
sources de cette histoire. — Quelques opuscules de Ratherius ont été publiés par
les soins de M. Le Clerc, dans le premier volume du Catalogué du manascrits des
départements.
Doit-on dire T. Maeàus Plautus oa M. Accias Plantas? Mémoire (en allemand),
Ear Martin Hertz. Berlin, i854. in-8' de Sa paees; à Paris, chez Franck. —
l'auteur établit avec Ritschl, le célèbre éditeur de Plante, et Lachmann, au'il
faut désormais lire : T. Maccias Plaatus et non Aeciai Piaulas^ Quant au T, ilsi-
gai£e sans doute Titas. <• l: '
ITAUE.
Metajisica dAristoteU volgarizzata et commentata da Ruygicro Bonghi , Hbri I-VL
Torino, i854, délia Stamperia reaie, in-8*, civ-45o. A Paris, chet Franck. —
Cette traduction d'un des monuments principaux de la philosophie ancienne est
dédiée au vénérable abbé Rosmini, le promoteur d'un grand mouvement philo-
aophi^e en Italie et en Piémont, qui avait conseillé à l'auteur cette diflicile
entreprise. Pour l'accomplir, M. Bonghi n'a oégligé aucune des ressources que
l'érudition et la philologie lui pouvaient offrir; et il signale particulièrement les
récents travaux de MM. Bonilz et Waitz comme lui ayant été fort utiles. Mais il a
lui-même profondément étudié les sources, d'abord toute la doctrine aristotélique .
puis les commentateurs grecs et arabes et les scolasliques. Des notes nombreuse)
au bas des pages et à la fin de chaque chapitre éclaircissent les obscurités que le
texte et la pensée présentent. Elles attestent , de la part de M. Bonghi , les recherches
les plus sérieuses. Il a traité dans une longue introduction de l'authenticité et de
l'ordre de la métaphysique d'Anslote, questions fort controversées dans ces der-
niers temps et qui ne sont point encore résolues. Mais cette discussion de M. Bon-
ghi n'est pas achevée : elle uc va pas au delà des six premiers livres qu'il examine
un à un, parce que ce premier volume ne contient que ces six livres. Peut-être
eût-il mieux valu ne pas scinder ce travail ^ que l'auteur n'achèvera qu'avec sa
traduction dans le volume suivant. L'ouvrage de M. Bonghi contribuera certai-
nement beaucoup à l'intelligence de la métaphysique d'Aristote, et nous hâtons
da tous nos vœux le moment où il sera complet; ce que nous en connaissons nou»
fait vivement désirer le reste. En attendant, nous félicitons l'auteur d'avoir obéi au
conseil de M. Rosmini, qui, en provoquant ce savant livre, a rendu un nouveau
service k la philosophie italienne. Le volume se termine par la traduction d'une
136
JOURNAL DES SAVANTS.
disserlatiou de M. Zeller, Sur V exposition aristotélique de la doctrine philosophique de
Platon.
Cîassazione dei libri a stampa dell. J. R. Palatina, in corrispondtnza di an nuovo
ordinamento dello scibile umano, di Franeesco Palermo. Firenze, i85A. grand in-8°
de cxiv-388 pages. A Paris, T:hez Franck. — Le discours prélioainaire expose
les idées générales d'après lesquelles cette classiGcalion a été conçue. L'ouvrage
lui-même ne contient que des divisions et subdivisions sous lesquelles om peut
ranger toutes les productions de l'esprit humain ; mais il n'y a pas d'oppiictilion
particulière. Ce livre est donc un guide pour les bibliothécaires. , r- i yjN
HOLLANDE. ,
M. Tullii Ctceronis commentarii rerum suarum sive de vita sua. — Aciesserunt
Annales ciceroniani in qaibus ad suum queeque annum referuntur quœ in his ccmmeniariis
memorantur. Utrumque librum scçipsit W. H. D. Suringar. Leidœ apud Brill,
i854t in-8* de xvi-86/i pages. A Paris, chez Durand et chez Franck. — M. Surin-
gar craint qu'on ne lui reproche d'avoir traité de nouveau un sujet sur lequel on
a déjà tant écrit depuis la renaissance des lettres; il pense toutefois, et à bcn
droit suivaiit nous, que la nouveauté du plan lui servira d'excuse. Ce plan, fort
ingénieux et qui suppose une connaissance approfondie des ouvrages de Cicéron,
consiste à faire constamment parler Cicéron lui-même et à tirer de ses écrit.-., par
des phrases habilement réunies, une véritable autobiographie de i'illuslre orateur.
M. Suringar s'est interdit toute autre intervention personnelle; la seule licence
qu'il se soit accordée, c'est de changer quelquefois la forme ou le cas d'un mot,
et d'ajouter une co.njonction. Tout ce qui ne pouvait pas rentrer rigoureusement
dans ce cadre, tous les renseignements fournis par les anciens auteurs, toutes les
recherches chronologiques, constituent les Annales ciceroniani, qui servetil à la fois
de complément et de pièces justificatives à l'autobiographie. Ce plan a peut-être
l'inconvénient de diviser les documents qu'on aurait désiré voir réunis dans un
ensemble complet, mais il a l'incontestable avantage de nous mettre, pendant la
plus grande partie du volume, dans un commerce plus intime avec celui dont on a
si bien dit : Ciceronem non hominis nomen . sed eloqucntiœ habeatur.
TABLE.
Rssai sur i'bistoirc de la formation et des progrès du tiers ëtat. (1" article de
M. Mignel.)
Des carnets aulographes du cardinal Mazarin. (7* article de M. Cousin.]
QËuvrtft d'Oribase, texte grec, etc., par les docteurs Bussemaker et Daremberg.
(2* et dernier article de M. Litlré.)
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit par M. £. Burnouf, etc. (8* article
de M. Barthélémy Saint-Hilaii'e.) .' .itj.ui.^
.Nouvelles littéraires .îv.'-';
FIN DE LA TABLE. llcii U !)( -
■53
84
.104,
115
131
JOURNAL
DES SAVANTS.
MARS 1855.
Tbagicorvm romanorvm reliqvi^. Recensait Otto Ribbeck, Lipsiae,
sumptibus et formis B. G. Teubneri, i85a, in-8® de AAa
pages.
En NIANTE POESis RELiQUiyE. Recensait Johannes Vahlen, Lipsiae,
sumptibus et formis B. G. Teubneri, i854i in-S** de a38
pages.
PREMIER ARTICLI.
Quand la critique a épuisé la riche matière oflerte à ses études par
les époques dites classiques, où la justesse des idées, la vérité des sen-
timents s'allient, dans quelques grands monuments, à la beauté achevée
de la forme, sa curiosité se porte naturellement soit sur les œuvres
où s'est altérée par degrés celte perfection, soit sur celles où elle s'est
progressivement préparée. Depuis quelques années, le nombre est
grand des travaux consacrés à rassembler, à restaurer, à expliquer ce
qui reste des premiers essais de l'imagination romaine. Dans le nombre,
les moins im|)ortants ne sont certainement pas ceux par lesquels
MM. O. Ribbeck et J. Vahlen ont récemment entrepris, après bien
d'autres, il est vrai, mais avec plus de sévérité pour l'établissement des
textes, plus de réserve pour leur interprétation, de nous rendre, au-
tant que la chose est possible , l'un , les auteurs tragiques qui , de Livius
Andronicusà Varius et à Ovide, ont occupé la scène latine; l'autre, cet
Ennius, l'un des plus glorieux fondateurs, non-seulement de la tragédie
18
138 JOURNAL DES SAVii[NTS.
des Romains, mais de ieur comédie, de leur satire, de leur poésie
didactique, de leur épopée. Avant de rechercher par quels mérites les
deux nouveaux recueils se distinguent de ceux qui les avaient précédés,
il n'est pas hors de piX)pos de s'occuper des poètes qu'ils doivent nous
faire mieux connaître, et de rappeler quel a été le rôle de ces poètes
dans le premier développement des lettres latines. Ce sera le sujet par-
ticulier de cet article.
Pendant les cinq premiers siècles de son existence, Rome, cité
agricole, politique, guerrière, s'inquiéta peu de poésie. Elle avait bien
autre chose à faire. Il lui fallait cultiver ses champs, et, dans les inter-
valles du travail, vaquer, sur le forum, au soin des mille procès engagés
entre les petits propriétaires obérés et leurs riches et exigeants créanciers.
Il lui fallait, à travers la mobilité des formes politiques et la constante
dissension des ordres, se constituer péniblement au dedans. Il lui
fallait s'étendre au dehors par la conquête, gagner, pied à pied, avec
une opiniâtreté infatigable, dans des guerres sans cesse renaissantes,
les extrémités méridionales de l'Italie, d'où elle chassait Pyrrhus-, péné-
trer en Corse, en Sardaigne, dans la Sicile, où elle rencontrait les Car-
thaginois, qu'elle en chassait encore, les suivant jusque sur les rivages
de l'Afrique.
Voilà à quoi furent occupés les cinq premiers siècles de Rome, et
si complètement, qu'il ne lui resta plus de temps pour les arts de l'esprit,
la littérature , la poésie. Le temps lui manqua-t-il seul ? On peut penser
qu'il lui manqua encore de certaines inclinations, de certaines disposi-
tions poétiques. Les Grecs, à celte époque, celle des guerres médiques,
de la guerre du Péloponnèse et de tant de guerres civiles , étaient eux-
mêmes bien occupés; et, cependant, grâce à leur heureux génie, au sein
de tout ce mouvement social , se pix>duisit le plus beau mouvement lit-
téraire dont l'histoire ait conservé le souvenir. Rien de semblable n'eut
lieu chez les Romains des premiers âges , gens pratiques , tout entiers
à l'action, absorbés dans l'accomplissement des devoirs sérieux de la
vie. ...
L'auteur du Bratas, Cicéron, y découvre à peine, non pas dest ora-
teure, mais quelques hommes naturellement éloquents. Nous qui y
cherchons des poètes , nous n'en trouvons point , hornais un , peut-être ,
le même que Cicéron est tenté d'appeler orateur \ Appius Claudius
Caecus, qui opina si énergiquement , si fièrement, dans le Sénat, contre
Pyrrhus^, et que l'on sait, en outre, avoir composé une sorte de poème
' Cic, Brut. c. XIV. — * Pkrtarch. Pyrrh. c. xxn; Cic. Cat. vi.
MARS 1855. >:HtlUv 139
gnomique, à limitation, ou du moins dans le goût des vers dorés de
Pythagore ^
Mais c'est là une ej^ception. Les poëtes alors n'avaient point de nom.
Leur œuvre , simple travail de rédaction , était collective et anonyme.
On les appelait des scribes, scrihee^, et ce qu'ils écrivaient scriptara^. Ces
appellations modestes indiquent bien le rôle, très-modeste aussi, de la
poésie à cette époque.
Quel était leur instrument poétique? Un vers qui mérite à peine ce
nom, celui qu'Horace appelle horridas namerus satarnius^. Jusqu'au temps
d'Ennitis, il suffit aux diverses productions dont se composa la poésie,
si poésie il y eut, de ce premier âge.
Horace, qu'on a, à tout instant, occasion de citer en pareille matière,
car l'histoire fort exacte de la poésie btine se trouve comme dispersée
ci et là dans ses vers , Horace s'est moqué de certains littérateurs ar-
chéologues de son temps, qui, dans leur superstition pour le passé,
appelaient des poèmes dictés, sur le mont Albain, par les Muses elles-
mêmes, les lois des douze tables, les traités des rois avec Gabie, avec
les Sabins, les livres des pontifes, les recueils des anciens devins :
Sic fautor velerum ut tabulas pcccarc votantes,
Quas bis quinque viri sanxerunl , fœdera regum
Cum Gabiis vel cum rigidis squata Sabinis,
Ponlificum libros , annosa voliuoina valum ,
Dictitel Albano Musas in monte lomta* '.
Le critique qui, aujourd'hui, veut dresser la liste des productions poé-
tiques de Rome naissante , est forcé de faire quelque chose d'à peu près
semblable. Qu'y comprendrons-nous , en effet ? F^e compte n'est pas
bien long :
Des prières d'un caractère rustique et guerrier, à l'usage de certains
collèges de prêtres, sortes de litanies, dont le texte consacré, invariable,
mais de bonne heure inintelligible, s'est perpétué jusqu'aux derniers
jours de l'Empire ;
Des oracles rédigés au nom des dieux , sous les inspirations de la
politique et rédigés après coup, plus récents, pour la plupart, que les
événements qu'ils sont censés avoir annoncés ;
D'autres oracles, mais tout humains, ceux de l'expérience, de la sa-
' Cic. Tttsc. IV, a ; Sallust. De rep. ord. II, i . Ce poème, cité par les grammai-
riens latins, Priscien, Feslus, Nonius, etc., est quelquefois désigné par eux sous
le lilre de Senlentiee. — ' Feslus, v. ScribsB. — ' Terenl. AJelph. prol. ; Ihcyr.
prol. II. — » Epiit. n , I . i58. — » Eput. Il . i . a3.
18.
140 JOURNAL DES SAVANTS.
gesse, répandant, sous forme gnoniique , les règles du ménage des
champs, les maximes delà vie honnête et raisonnable; et vitœ monstrata
via est, dit encore fort bien Horace^; •«••".jm;^ /> ?]r,U
Des formules législatives, qui n'étaient point des vers assurément,
mais qui, par de certaines formes précises, arrêtées, presque mesurées,
en avaient l'apparence, qu'on appelait du nom de carmen, comme
les vers ; lex Jwrrendi carminis , dit Tite-Live ^, en parlant de la loi à la-
quelle devait satisfaire Horace , meurtrier de sa sœur; necessarium car-
men, dit'Cicéron ', en parlant du texte des douze tables, que les jeunes
Romains devaient apprendre par cœur et retenir invariablement ;
Des chants qui, à la table des patriciens, célébraient les vertus po-
litiques et guerrières des aïeux; d'aulres chants, dans les triomphes,
entrecoupés par les réclamations malignes permises à la libre gaieté
des soldats; des complaintes dans les funérailles, qu'on appelait nénies;
des tables triomphales attachées aux murs des temples en l'honneur
des généraux victorieux ; des épitaphes qui perpétuaient , sur le marbre
des tombeaux, les titres des grands citoyens.
Voilà tout, ou à peu près tout. Dans cette énumération, on distingue
quelque chose qui ressemble à la poésie lyrique et à la poésie didac-
tique. La poésie épique s'y trouve-t-elle aussi? On l'a beaucoup dit,
mais il faut se garder de le croire sur la foi d'une hypothèse fameuse.
En y regardant de plus près, on arrive à constater que Rome, qui
faisait alors de si grandes choses, et des choses dont le premier com-
mencement se perdait dans le lointain mystérieux des légendes fabu-
leuses, qui possédait par conséquent la matière de l'épopée, n'a pu
cependant d'elle-même produire un genre qui n'a manqué aux débuts
d'aucun peuple.
Du moins s'cst-elle avisée elle-même delà poésie dramatique, ou de
ce qui devait l'y conduire. Je veux parler de ces vers fescennins, dia-
logues malicieux, licencieux, en usage dans les fêles de la moisson et
de la vendange, dans les noces, et, nous le disions tout à l'heure, dans
les triomphes. Liés, en Sgi, à certaines formes scéniques , empruntées
des Etrusques, ils produisirent une sorte de drame qu'on appela satire.
Ils ne furent pas non plus inutiles, on doit le croire, à l'introduction
d'un genre particulier aux Romains, dont ils se sont toujours vantés
d'être les inventeurs, la satire proprement dite.
Telle a été la première époque que l'on peut distinguer dans l'his-
toire de la poésie latine. L'imagination y sommeille encore; à peine y
' AdPison. v. Uoh. — * Liv. I, xxvi; cf. xxiv,xxxn. — * Cic. De kg. II, xxni.
MARS 1S55. 141
aperçoit-on l'ébauche indécise , les rudiments, de quelques uns des prin-
cipaux genres poétiques. Ce n'est point une aurore; c'est tout au plus
un crépuscule; et ces lueurs douteuses vont bientôt disparaître , quand,
sur l'horizon romain, se sera levé l'astre de la poésie grecque, qui
éteindra tout dans sa lumière, pour nous servir d'une magnifique
image de Lucrèce :.
Omnes
Restinxit , stellas exorlus uli xllierius sol *.
On regrette quelquefois que notre vieille poésie française ait été
arrêtée dans son développement spontané par la renaissance, et l'on
oublie que ce développement ne l'a conduite, après plusieurs siècles
et beaucoup d'efforts, qu'à exceller dans les sujets folâtres, sans la por-
ter jamais vers les graves , les sérieuses, les hautes beautés de l'art, ou
du moins sans l'y retenir bien longtemps.
On commet une erreur semblable, quand on plaint les Romains de
n'avoir pas été abandonnés h leurs seules forces dans la poursuite si
languissante, on l'a vu, et si impuissante, de la poésie. Il faut les félici-
ter, au contraire, d'avoir trouvé dans les Crées des guides qui les ont
acheminés vers une route en vain cherchée, et qu'ils ne paraissaient
pas devoir trouver seuls. •
Ces Grecs, la marche progressive de la conquête du monde les leur
fit rcnconlrer, au v* siècle, dans Tltalie méridionale, au vi', dans la
Sicile et dans la Grèce elle-même. Alors il arriva ce qui est toujours
arrivé , ce qui est une loi de l'histoire , en vertu de laquelle la civilisa-
tion la plus avancée subjugue inévitablement celle qui l'est moins, quel
que soit d'ailleurs le sort des armes, de sorte que le vainqueur peut se
trouver, intellectuellement, littérairement, le vaincu. C'est ce qui advint
aux Romains, surpris dans leur barbarie par la politesse de la Grèce,
et, dès le premier contact, conquis à ses arts, h sa philosophie,, à sa
littérature, à sa poésie.
Caton le comprenait bien , lui, à qui Tite-Live fait dire, sans doute
d'après ses propres discours : « Je crains bien que ces belles choses que
« nous pensons conquérir ne fassent de nous leur conquête. »
£o plus liorreo, ne illae magis res nos ceperinl, quam nos illas*.
Qu'on remarque ce ceperint; c'est le mot même d'Horace, racontant
cette révolution :
' Lucret. De nat. rer. III, 1067. "~ * I^*^- ^^JUV, iv.
m
142 JOURNAL DES SAVANTS.
« La Grèce soumise se soumit à son tour son farouche vainqueur et
« porta les arts dans le sauvage Latium.
Graecia capta ferum victorem cepil et artes
Intulit agrestiLatio*.
Et Horace n'était pas le premier qui consacrât dajis des vers ce grand
lait de l'histoire de la poésie latine. Avant lui, au commencement du
vu" siècle ou à la fin du vi*, dans un poëme dont les poètes étaient le
sujet, Depoetis, Porcius Licinius l'avait exprimé sous une forme vive et
piquante :
« C'est vers le temps de la seconde guerre punique , que la Muse ,
« d'un pied ailé , d'un essor belliqueux , se porta à la conquête du peuple
M farouche de Romulus. »
Pœnico bello secundo, Musa, pinnato gradn,
Intulit se bellicosam in Romuli gentem feram *.
Cette prise de possession de l'imagination encore rude et barbare des
Romains par la poésie grecque constitue, dans l'histoire de la poésie
latine, une seconde époque , dont il faut maintenant esquisser les prin-
cipaux traits.
Par qui s'accomplit l'invasion, la conquête? Par des Grecs de l'Italie
méridionale, des hommes de la Campanie, gens de condition bien
humble, les uns esclaves et affranchis de Rome, les autres soldats, ou
tout au plus centurions dans les corps auxiliaires de ses armées; trois
surtout, Livius Andronicus, Névius, Ennius.
La poésie n'est déjà plus une œuvre collective et anonyme; ses
représentants ont des noms, et des noms restés illustres ; ils ont un rôle
assez considérable , bien qu'on les appelle encore des scribes.
Ce rôle est complexe ; ib font à la fois office de grammairiens et de
poêles. Ils apprennent à déjeunes patriciens la langue grecque , devenue
une sorte de luxe aristocratique. Ils font l'éducation de la langue elle-
même , lui enseignant de nouveaux mots , de nouveaux tours. Par l'in-
troduction de nouveaux mètres, ils ajoutent comme des cordes à la
lyre latine. Enfin ils créent une littérature par l'importation des genres
qu'ont imaginés les Grecs; d'abord simples traducteurs, ensuite et pro-
gressivement, imitateurs de plus en plus libres.
Livius Andronicus, fait prisonnier àTareiile, est acheté par Livius
Salinator, dont il élève les enfants et dont il reçoit, en récompense,
' Epist. II , 1 , 1 56. — * A. Geil. Noct. ait. XVU, xxi.
MARS 1855. 143
avec son affranchissement, son nom de Livius. Sa vie d'homme Hbre
est marquée par de grands succès littéraires, déhuts véritables de la ht-
térature romaine elle-même et, en particulier, de la poésie latine.
Il ouvre , à Rome, en 5 1 à , l'ère des pièces régulières. A l'antique sa-
tire, à l'atellane, succèdent des tragédies, des comédies, sur le patron
grec.
fl inaugure l'épopée , dont Rome avait la matière et que d'elle-même
elle n'a pas su produire. C'est par une traduction, il est vrai, celle de
l'Odyssée, monument durable malgré sa rudesse (Cicéron le compare à
lin ouvrage de Dédale^), servant aux études du temps même d'Horace,
que lui dictait encore , dans son école , son brutal maître Orbilius -.
Il commence aussi, véritablement, non pas la poésie lyrique, qui sest
éveillée d'elle-même dans les cinq premiers siècles de Rome , mais cette
œuvre plus distincte qu'on peut appeler l'ode latine. Il est le lointain
précurseur d'Horace dans cet honneur singulier de prêter, en un joui
solennel, une voix à la patrie. En 545, un hymne religieux est com-
posé par lui , pour être chanté sur les places et dans les temples par
les jeunes Romaines. U pourrait leur tenir le même langage qu'Horace :
u Plus tard, après ton hymen, ô jeune fille, tu diras : dans les jours
«des fêtes solennelles, j'étais de celles qui redisaient les chants aimés
«des dieux, enseignés parie poète »
Nupla jam dices : Ego, Di» amicum
Seculo fcsUs refcrcnte luces .
Reddidi carmcn , docilis modorum ,
Valis (HoraU)'.
Tite-Livc ne croit pas le fait indigne d'avoir place dans son histoire^.
Il s'abstient, malheureusement, de redire le poème lui-même, «qui
« pouvait plaire, dit-il , en ce temps, à des esprits encore rudes , mais qui
« semblerait aujourd'hui , si je le rapportais, bien étranger à notre goût ,
u bien grossier. »
Carmen illa tempettate forsan laudabile rudibus ingeoiis, nunc abhorrens
et inconditum, si referatur.
C'était alors carmen Dis amicum : l'auteur, c'était le vates, personnage
presque sacré ! Nous savons, en effet^ que des honneurs religieux furent
attribués à Livius Andronicus comme interprète , en cette grande occa-
' Cic Brut. c. xvni. — ' Horat. Epist. H, i, 68. — * Carm. IV, vi. Ai. —
* Liv. XXVII, xxxvn; cf. XXXI. xii. — » Feslus. v. Scribœ.
144 JOURNAL DES SAVANTS.
sion, comme interprète lyrique des sentiments de Rome; ajoutons,
comme fondateur de la langue littéraire, de la poésie, de l'art drama-
tique des Romains.
Après lui deux poètes continuent l'œuvre et l'avancent; l'un, cher
aux classes populaires, l'autre plus aimé de l'aristocratie, Névius et
Ennius. . .
Névius, né dans la Campanie, ou peut-être à Rome, on ne sait, fait,
comme son prédécesseur, des tragédies et des comédies; mais plus
librement, moins exclusivement grecques, déjà quelquefois toutes ro-
maines. Chez lui commencent les prœtextatœ, les togatœfabalœ.
Il fait plus, il essaye de mêler à la nouvelle comédie athénienne
quelque chose de l'ancienne, àMénandre quelque chose d'Aristophane,
des traits de satire personnelle contre les grands, contre les Métellus,
les Scipions. Il expie sa hardiesse par la prison et l'exil, malgré la ré-
clamation de Plaute^ (ses vers, je le crois, ont ce caractère et non pas ,
comme on le pense communément, celui d'une insulte) , malgré la pro-
tection des tribuns. Sa disgrâce fixe les limites discrètes où devra se
renfermer la comédie latine, protégée parle pallium, se montrant tar-
divement,-rarement, timidement sous la toge.
Enfin, par Névius, Rome s'élève à la poésie épique. L'Odyssée de
Livius Andronicus a ouvert la voie; il y entre, soldat de la première
(juerre panique , pdir un poëme sur cette guerre, qui finit à peine. C'est le
point de départ de l'épopée romaine , point de départ dont le docte
Vii'gile se souviendra un jour, ce qui n'est pas un petit honneur.
Ennius, de Rudies, ville voisine de Tarente, ne vient que le troi-
sième; mais c'est le plus puissant de ces ouvriers primitifs de la langue
littéraire et de la poésie des Romains; il en est le vrai fondateur.
Caton le découvre en Sardaigne dans les rangs de l'armée romaine,
où il porte le cep de vigne de centurion; il l'amène, âgé déjà de qua-
rante ans, à Rome, où s'achève sa longue vie, honorée par de grands
talents, par des mœurs pures, et, dans la médiocrité de sa fortune,
par f amitié des personnages les plus considérables, des plus grands
hommes de l'État.
Cette vie littéraire , qui succède à sa vie militaire , est bien remplie ;
elle comprend :
Et la longue suite de ses tragédies et de ses comédies;
Et ses satires, offrant un genre né. de l'esprit ancien de Rome et tout
romain, dont la littérature latine revendiquera l'originalité;
^ Mil. glor. v. 211, acl. IL se. 2.
MARS 1855. 145
Et ses poésies didactiques, son J^rotrepticas [ou prœcepta), par lequel
il semble continuer Appius Claudius Caecus; son Epicharme, qui devance
et annonce de loin le De natara rerum de Lucrèce ;
Enfin, et surtout, sa grande épopée. Il revient au sujet de Névius,
mais il le comprend dans un plus.grand dessein; son ouvrage, sous le
nom d'Annales, reproduira le cours entier des destinées romaines, com-
mençant parla légende mythologique, continuant par l'histoire et arri-
vant à des souvenirs contemporains, à des choses qu'a vues le poète et
où il a mis la main , qaœ v^i, et quorum pars fui pourrait-il dire :
œuvre de proportions plus grandes que régulières, où se montre trop
souvent le grammairien , l'antiquaire , mais où se montre aussi le poète
par des traits énergiques et hardis; sorte de minerai, bien mêlé, où
Virgile recueillera de l'or, pour changer un peu le propos irrespectueux
qu'on lui attribue.
Il y a lieu de comparer entre eux, dans leiu* œuvre commune
d'initiateurs de la poésie latine, Névius et Ennius.
Névius porte le langage familier, le latin indigène, à un degré de
vivacité et d'élégance voisin du style de Plaute. Ses fragments comiques
justifient quelquefois l'orgueil de son épitaphe :
«Si les immortels pouvaient pleurer les mortels, les Muses pleure-
« raient le poète Névius. Une fois Névius enfoui au trésor de Piuton , on
« ne sut plus à Rome ce que c'était que parler la langue latine. » •
Morlales immortalus flerc si foret fas .
Fièrent divae Camœnae Nœvium poelani.
Itaque postquam est Orcino Iraditus thcsauro,
Oblili sunt nomœ loquier latina linguaV
Quel que soit le droit que put avoirNévius à tenir un tel langage, il
a laissé à Ennius le soin et la gloire d'introduire un style nouveau,
propre aux grands sujets; un style formé sur le modèle des Grecs, non
sans ce mélange de bons et de mauvais succès obtenus par notre Ron-
sard dans une entreprise analogue , tantôt marqué d'une empreinte
durable, tantôt oIThint une bigarrure gréco-latine, une rudesse d'inno-
vation qui sera longue à se polir.
Ce qui manque à La guerre panique de Névius pour être au niveau
do la grandeur épique, Ennius le cherche et le trouve par intervalles;
c'est une élévation de ton, une vivacité de couleurs, une harmonie
toutes nouvelles. Quand Horace voudra montrer par nu exemple que
' A.Gell. A'oc/. ^c/. I, XXIV. ^
»9
146 JOURNAL DES SAVANTS.
la poésie , à certains égards , est indépendante des formes de la versifi-
cation et qu'elle peut subsister encore après que ces formes ont été
rompues, c'est Ennius qu'il alléguera.
« Sera-ce la même chose que si vous rompiez ces vers : Quand la noire
« Discorde eut forcé les verroax de fer da temple de la guerre, et y re trou-
ce verez-vous de même les pièces désunies, les membres dispersés du
« poëte ? w
Non , ut si solva? : « Postquan% discordia tetra
Belli ferratos postes portas que refregil, »
Invenias etiam disjecti membra poelœ '.
11 faut recueillir dans ce passage, à la gloiie d' Ennius, ce grand titre
de poëte qu'il lui décerne. Il faut le commenter par ces autres pas-
sages :
«... Un génie créatem* , un souffle divin , une bouche , une voix
(( capables de nobles accents, voilà ce qui peut mériter l'honneur de ce
«grand nom. »
IngeDium cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturum , des nominis hujus honorem*.
«Le génie, l'éloquence, une voix pleine et sonore, c'est aux Grecs,
{' aiix Grecs seulement que la Muse les a départis. »
Graiis ingenium, Graiis dédit orerotundo
Musa loqui '.
Ingenium , l'imagination créatrice , mens divinior, os magna sona-
turum, ore rotundo loqui, l'élévation, la grandeur, l'harmonie, c'étaient
là des nouveautés qu'Ennius, dans une certaine mesure, apportait à la
poésie latine.
L'énergie de cette poésie chez Névius n'est pas encore sans séche-
resse et sans roidem' et semble se dégager à peine des graves et con-
cises formules du style lapidaire des premiers siècles. Ennius est plus
libre, plus animé. Il semble, en passant de l'un à l'autre, qu'on quitte
la roide statuaire de l'Egypte pour les figures vivantes de la Grèce, celles
dont on a dit :
«D'autres, je le crois, seront plus habiles à faire respirer l'airain, à
»( tirer du marbre jdes traits vivants »
' Sat.l, IV, 62. — \ Sat. I, IV, ItZ. — ' Ad. Pison. SaS.
MARS 1855. 147
Excudent alii spirantia mollius aéra
Credo equidem, vivos ducent de maruiorevultus*.
« C'est la gloire de Lysippe de donner la vie à ses figures. »
Gloria Lysippo est animosa effingere signa*.
Cette vie est la grande nouveauté qu'apporte Ënnius , plus celle de
ces vers d'autre mesure dont il se glorifiait , par une comparaison un
peu dédaigneuse avec Névius, au commencement du VH* livre de ses
Annales :
« D'autres ont écrit ceci en vers que chantaient autrefois les faunes
Il et les devins, quand personne n'avait encore franchi les sommets du
« mont habité par les Muses, et qu'on n'avait nul soin de l'art d'écrire. . .
« avant cet homme. . . C'est nous qui les premiers avons ouvert les portes
« des Muses, qui les premiers avons fait de longs vers. »
Scripsere alii rem
Versibu' quos olim fauni vatesque canebanl ,
Cum neque Musarum scopulos quisquam superarat,
Nec dicli sludiosus erat . .
. . . ante hune . . .
Nos ausi rcserare fores, nos fecimu* longoi
Versus *.
Ënnius, lorsqu'il écrit ces vers orgueilleux, a conscience de la révo-
lution qui s'opère par lui dans la poésie latine, comme Névius, dans sa
non moins orgueilleuse épitaphe, avait conscience aussi du caractère
latin qu'il cherchait ù conserver à son style, au sein même de l'imita-
tion grecque. Non que Névius ait eu en vue Ënnius venu à Rome
seulement après sa mort; mais on peut lui supposer le pressentiment
de f invasion nouvelle, du flot nouveau de poésie grecque qui se pré-
parait.
Faut-il, comme on l'a fait*, regretter que la conquête peut-être en-
trevue et redoutée par Névius se soit opérée? On le pourrait, si la poésie
latine avait été capable de se développer d'elle-même. Mais la lenteur
de ses progrès pendant cinq siècles, son imperfection, même chez Né-
' Virg. JLn. VI, 847. — * Propert. Eleg. 111, ix, 9 — ' Cic. Brut. c. xvni.
XIX ; Orat. xLVii, li; Varr. De ling. lat. Vil, xxxvi, etc. Nos ausi reserxire est donné
par Cicéron, Orat. li; le reste a été ajouté par IManck, Ad Ennii Med. p. 109.
d'après des passages où il est question de celte expression longi versus, par laquelle
Ënnius désignait ses hexamètres , Cic. De leg. II , xxvii ; Isid. Orig. I , xxxvn. M. Vahlcn
ne conserve pas dans son texte, p. 35, cette addition. — * Voyez Klussmann, De
Cn. Nœvio, lena, i843, p. ao8, aog.
19-
148 JOURNAL DES SAVANTS.
vius , montrent assez qu'elle avait besoin d'une impulsion étrangère.
Elle la reçut d'Ennius, à qui j'appliquerais volontiers un fragment quel-
quefois rapporté à son VIP livre :
Alque manu magna Romanos impulit omnes '.
Regretter qu'il en ait été ainsi , c'est regretter ce qui a préparé de loin ,
ce qui a amené Lucrèce et Virgile.
Avec Ennius finit l'universalité des anciens poètes de Rome. Jusque-
là ils avaient fait œuvre de langue, de versification, de poésie, d'une
manière générale, avec l'ambition de fonder toute une littérature,
mais sans vocation particulière pour un genre déterminé. Ils embras-
saient tous les genres à la fois dans leurs essais multipliés. Désormais ils
se réduisent à des inspirations plus spéciales; ils se partagent davan-
tage entre la tragédie et la comédie, préoccupation principale du vi' siècle
et d'une grande partie du vu*; la satire, qui "se montre avec éclat au
commencement de ce dernier; l'épopée, l'ode, la poésie didactique, qui
en marquent glorieusement la fin, préparant et annonçant déjà les
chefs-d'œuvre du siècle d'Auguste. De là plusieurs familles de poêles,
sortant toutes, comme d'une souche commune, du vieil Ennius, Il se
disait Homère rendu aux Romains par la métempsycose. Les Romains
le prenaient au mot et l'appelaient leur Homère. Comme Homère chez
les Grecs, il semble, dans la poésie latine, le fondateur de tous les genres,
l'ancêtre commun de tous les poètes; et, d'abord, des poètes tragiques,
par lesquels il est de notre sujet de conclure cette revue.
A Ennius succèdent, dans la tragédie, son neveu Pacuvius, et At-
tius, dont les longues vies, dont les nombreux ouvrages conduisent
l'art tragique fort avant dans le vu* siècle. Ils imitent les tragiques grecs,
et, parmi eux, plus particulièrement Euripide, le plus voisiirparsa date,
le plus accessible pnr ses défauts et aussi par le caractère de ses beautés ,
le plus en rapport avec l'esprit philosophique introduit de bonne heure
à Rome. Ils les imitent avec une liberté croissante, mêlant les modèles,
«'aventurant quelquefois à des changements qui leur sont propres. Ils
s'élèvent même à des conceptions originales dans leurs fables prétextes ^
dont la plus célèbre est le Bratas d'Attius, pièce durable, destinée
encore par le second Brutus à solenniser les jeux de sa préture, au
temps du meurtre de César. Ils ne le font pas sans succès, quoi qu'on en
ait dit. Leur tragédie trouve Rome attentive et la charme. L'écho des
^ Virgil inlerpret. a Maïo edil. p. 45. On lil amnis dans le texte donné par
M. Vahlen , p. 8 1 .
MARS 1855. 140
applaudissements qu'elle reçoit se fait en quelque sorte entendre chez
Cicéron , qui la sait par cœur et ne peut se lasser de la citer. Elle a de
l'élévation, de l'énergie, de la hardiesse, du tragique;
i i. ■
. .Spirat tragicum salis et féliciter audet,
comme dit Horace ^ ; elle ne se hasarde pas sans gloire dans des sujets
romains ,
Nec minimum meruere decus vestigia graeca
Ausi deserere et celebrare domestica facta.
C'est encore Horace qui le dit^, et c'est un juge peu prévenu en faveur
de celte antiquité. Mais elle parle une langue destinée à vieillir, à
passer, qui ne pourra la conserver; et, quand viendra une langue meil-
leure, celle de Varius et d'Ovide, déjà le théâtre tragique appartiendra
aux pantomimes.
J'arrête ici ce tahleau rapide, par lequel je pense avoir fait connaître .
avec la matière des deux recueils dus à MM. Ribheck et Vahlen , le
juste intérêt qui s'y attache. J'en reprendrai prochainement certaines par-
ties dignes d'une plus particulière attention, et j'entrerai dans des détails
propres à faire apprécier le savoir et le sage esprit de critique qui ont
présidé à la nouvelle restauration de ces curieux débris d'une littérature
perdue.
PATIN.
[La suite à un prochain cahier.)
Histoire de la vie et des ouvrages de Hiouen-Thsang et de
SES VOYAGES DANS lInde, depuis l'an 629 jusqu'en 6^*5 [de notre
ère), par Hoeï-Li et Yen-Thsong, suivie de documents et d'éclair-
cissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-
Thsang, traduite du chinois par Stanislas Julien, membre de l'Ins-
titut de France. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur
à rimprimerie impériale, i853, in-8° de LXXXiv-472 pages.
PREMIER ARTICLE.
Transcription des mois sanscrits en chinois.
Le nouvel ouvrage de M. Stanislas Julien fera époque dans l'histoire
* Epist. II, 1. 166. — » Ad Pison. p. 286.
150 JOURNAL DES SAVANTS.
des études relatives au bouddhisme; il se distingue par deux mérites
éminents, l'abondance des matériaux, et l'exactitude toute nouvelle des
transcriptions du chinois en sanscrit. Le premier mérite appartient sur-
tout à Hiouen-Thsang lui-même, qui, dans un long et pénible voyage
de seize ans, a recueilli, sur les contrées qu'il parcourait, les rensei-
gnements les plus précieux et les plus étendus; mais le second appar-
tient tout entier à notre illustre sinologue; et je voudrais ici faire sen-
tir au public savant en quoi ce mérite consiste, et le signaler à toute
son attention et à toute son estime.
Quand les pèlerins chinois pénétrèrent dans l'Inde , dès les premiers
siècles de notre ère, pour y chercher les livres sacrés, et en rapports
le bienfait à leur patrie récemment convertie, ils rencontrèrent dans
leurs pieux travaux une immense difficulté. Comment reproduire , dans
une langue qui est privée d'alphabet, les noms propres de personnes
et de choses? Si ces noms n'étaient pas transcrits fidèlement, que de-
venaient toutes les notions qui se rattachent, si nombreuses et si graves,
à ces mots faits pour signaler les personnages les plus célèbres , les lieux
les plus importants, les monuments les plus vénérés, les livres les plus
saints? Les noms propres, par leur natui'e particulière, ne devaient
point être traduits, même dans les cas assez fréquents où ils pouvaietit
l'être; car c'eût été leur ôter leur signification spéciale pour leur en con-
férer une autre tout arbitraire; c'eût été risquer d'enlever toute utilité
et toute valeur aux recherches laborieuses pour lesquelles on affrontait
cependant tant de fatigues et de périls mortels. Tous les peuples qui ont
eu beaucoup à emprunter à des voisins ou à des prédécesseurs ont
éprouvé le même embarras, et ils ont essayé de le vaincre à peu près
par le même moyen, c'est-à-dire par une pure reproduction, plus ou
moins heureuse, selon les rapports ou les dissemblances des idiomes.
C'est ainsi que les Romains et nous, en recevant des Grecs une bonne
partie de notre civilisation , nous avons eu grand soin de ne pas traduire ,
et de transcrire simplement de notre mieux, tous les noms propres
qui nous intéressaient. SI nous avions voulu les interpréter toutes les
fois que l'interprétation était possible, quelle confusion n'aurions-nous
pas jetée dans l'histoire de ce passé, déjà si confuse à tant d'égards? Qui
reconnaîtrait, par exemple, Alexandre, le fils de Philippe, si, au heu
d'accepter ce nom consacré par la gloire, nous l'appelions, pour rester
dociles à l'étymologie , «le héro^ défenseur, le défenseur des hommes,
<( celui qui repousse les ennemis , » ou si nous le travestissions sous telle
autre dénomination que chacun pourrait modifier à son gré?
Le bon sens chinois a bien vite été frappé de cet inconvénient, capable
MARS 1855. 151
de tout bouleverser et de tout obscurcir; et, dès la fin du second siècle
de notre ère, comme l'atteste Hiouen-Thsang, les traducteurs officiels
des livres bouddhiques s'imposèrent des règles invariables qui furent ob-
servées dans les âges suivants, et qui firent loi, sanctionnées sans doute
par des décrets impériaux ^ On fixa cinq classes de mots, qu'il fut interdit
de traduire, et qu'on devait représenter le mieux qu'on pourrait à l'aide
des moyens phonétiques fort restreints qu'offrait la langue chinoise.
Mais non-seulement le chinois n'a pas de lettres, ce qui est déjà un
bien grand désavantage pour reproduire les mots d'une langue qui, comme
le sanscrit, en a cinquante-deux; mais, de plus, il manque d'un bon
nombre d'articulations qui, dans le sanscrit, sont les plus usitées et les
plus ordinaires. Ainsi il ne possède pas dV, ni de 6, ni de d, parmi les
sons à peuj)rès innombrables dont il se compose; et ce n'est qu'à l'aide
des artifices les plus compliqués qu'il parvient à rendre ces lettres qui
se répètent à tout moment. Il a même la plus grande peine à repro-
duire directement l'a bref, qui se retrouve en sanscrit, non-seulement à
peu près dans chaque mot, mais encore dans chaque syllabe, attaché
comme il l'est à toute consonne simple. Ajoutez que le chinois ne peut
que très-difficilement souffrir deux consonnes de suite , et que, toutes les
fois qu'il rencontre ce phénomène phonétique, il doit nécessairement
recourir à une décomposition qui change la physionomie du mot, delà
façon la plus étrange, quoique la plus régulière^.
On comprend que, si les Chinois se sont tix)uvés gênés par des diffi-
cultés de cet ordre, les savants de notre Europe n'ont pas dû l'être
moins, lorsque, par les progrès des études , ils ont été amenés à consulter
les documents chinois sur l'Inde. Sous ces transcriptions si bizaiTes ,
comment découvrir les mots sanscrits? Et, si ou ne les découvrait pas
d'une manière sûre, que de lumières ne perdait-on pas? de quels
témoignages anciens et authentiques n'allait-on pas rester privé? On savait
que le zèle religieux le plus ardent avait conduit à plusieurs reprises des
missionnaires intelligents de la Chine jusque dans l'Inde, et que ces
missionnaires avaient, à leur retour, rédigé le récit de leurs voyages, en
même temps qu'ils traduisaient les ouvrages sacrés rapportés par eux.
Tous ces trésors que commençaient à posséder nos bibliothèques reste-
' M. Stanislas Julien , Histoire d'Hioaen-Tlunntj, préface, page x vu. Malheureu-
sement les noms propres n'ont pas été compris expressément dans ces cinq classes;
mais, par la force même des choses, les Chinois les ont plus souvent transcrits
3u'ils ne les ont traduits. Les Tibétains, qui ont un alphabet, sont moins excusables
e les avoir presque toujours traduits. — * Voir le Mémoire de M. Reinaud sur
l'Inde, p. iii. Mémoires de l'Acad. des inscript, et belles-lettres , tome XVIII.
152 JOURNAL DES SAVANTS.
raient-ils inféconds et inutiles ? Serait-on condamné à ignorer ou à ne
connaître que d'une façon imparfaite tant de documents inappréciables
sur une histoire dont l'Inde elle-même, qui en était l'objet, s'était
obstinée à ne pas nous transmettre un seul mot ? Ce problème se posa
naturellement à tous ceux qui tentèrent de connaître le bouddhisme,
soit en l'abordant, pour ne citer que deux esprits supérieurs, par le
chinois , comme Abel Rémusat, soit en l'abordant par le sanscrit , comme
Eugène Burnouf.
Ce fut une véritable conquête pour Abel Rémusat quand, au début
de ses études , dès 1 8 1 i , il constata que la langue Fan , dont parlaient si
souvent les missionnaires et les lexicographes chinois, était la langue des
brahmanes, et que Fan signifiait Brahma. La découverte était parfaite-
ment exacte ; mais c'était plutôt par une heureuse sagacité q^ie par une
méthode certaine qu'elle avait été obtenue. Abel Rémusat trouva plu-
sieurs autres concordances non moins curieuses, tout en commettant
aussi des fautes que M. Stanislas Julien a signalées avec toute raison,
quoiqu'un peu trop vivement. Le Foe-koue-ki atteste assez bien où
en était la solution du problème à l'époque où ce livre parut. Sur les
traces d'Abel Rémusat, Klaproth avait augmenté le nombre des mois
déchiffrés; mais il avait augmenté, en l'absence de principes positifs et
bien arrêtés, le nombre des mots mécoimus. En même temps, l'esprit
prudent et réservé de M. Landresse, qui achevait pieusement l'œuvre
des deux savants, sentait que la question était à peu près insoluble, telle
qu'on l'avait prise ; et il s'abstenait de marcher plus avant dans une
route mal tracée. Il se bornait à sigmiler les difficultés et à faire voir
qu'on n'avait pas les instruments nécessaires pour les vaincre.
Si la connaissance du chinois fournissait alors si peu de ressources,
celle du sanscrit devait en fournir encore moins. Evidemment, il était
plus facile de remonter du chinois au sanscrit que de descendre du
sanscrit au chinois. Eugène Burnouf, malgré les admirables facultés dont
il était doué et la pénétration dont il a donné tant de preuves, n'alla
guère plus loin qu'Abel Rémusat; seulement, comme à la science la
plus consommée il joignait la circonspection la plus sage, il n'a fait
pour ainsi dire aucun faux pas ; et , parmi les transcriptions qu'il a pu-
bliées, c'est à peine si une ou deux sont erronées. Ce qui lui a manqué,
comme à Abel Rémusat, c'est un système, que n'exigeait pas d'ailleurs
aussi impérieusement la direction de ses travaux. Il pouvait s'occuper
des originaux avec une pleine connaissance, et il avait moins à s'in-
quiéter des témoignages des traducteurs, qui n'avaient pour lui qu'un
intérêt secondaire.
MARS 1855. 153
Ainsi, des solutions pai*tielles, dont les unes étaient exactes et dont
les autres ne l'étaient pas; aucune méthode générale et complète, d'heu-
reux hasards, mais aucune règle, voilà ce que M. Stanislas Julien pou-
vait trouver dans ses prédécesseurs et ses émules. Presque tout était
encore à faire.
Pour en donner une idée plus précise, je vais citer la transcription ^
chinoise de quelques-uns des noms les plus importants dans le boud-
dhisme. Je choisirai ceux qui sont déjà familiers à tous les lecteurs des
ouvrages d'Eugène Burnouf et de M. Ph.-Ed. Foucaux : le Lotus de la
bonne loi et le Rgya ich'er roi pa ou Lalitavistara.
Je commence par les noms les plus élevés. .
Bouddha se rend par Fo le plus souvent, et quelquefois par Fo-to
Bhagavat, par Po-kia-fan, ou Po-kia-po; Tathâgata, par Ta-t'a-chie-to
Siddhârtha, par Siia-to ; Gaoutama, par Kiao-ta-mn; Çâkya, par Chi
Ananda, le cousin du Bouddha et son fidèle disciple, par 0-nan-tho, ou
plus brièvement par 0-nan; Ràhoula, le fds du Bouddha, par Ko-lo-
keoa-lo; Pradjâpatî, sa tante, par Po-lo-cho-po-ti ; Tchhandaka, son écuyer,
par Tchan-to-kia.
Bimbisâra, Prasénadjit, Adjàtaçatrou , les contemporains du Bouddha
qui les convertit, se disent en chinois Pin- pi-so-lo , Po-lo-si-no-chi-to ou
Po-lo-sse-na , et A-che-to-che-toa-ba.
Parmi les lieux illustrés par la prédication ou le séjour du Tathâgata,
Vaiçâlî se rend en chinois par Pi-cfcefi;Çravastî, par Chi-lo-po^tching ; Kou-
cinâgâra, par Kioa-chi-na-kie-lo; Ràdjagriha, par Ko-lo-che-ki-li-hi ; Vârâ-
nasî (Bénarès), par Po-lo-nai; Mathoura par Ma-thou-lo ; Takshacîlâ, par
Te-tsa-chi-lo , ou Tchu-cha-chi-lot ou encore Tan- tcha-chi-lo ; Ganga (le
Gange), par King-kia ou aussi par Heng-ho; Sindhou (l'Indus), par Sin-
toa; Atchiravatî, nom de rivière, par A-chi-to-fa-ti ; Magadha , par Mo-
kie-to, etc., etc.
Parmi les mots qui ont une grande signification dans le bouddhisme
sans être des noms propres, nirvana devient en chinois nie-pan; vinaya
devient pi-ni; dhaima devient ia-mo; bikshou devient pi-tsoa; çra-
mana devient cha-men; abhidharma, la tnétaphysique, devient a-pi-
tan, ou simplement pi-tan\ sanghârama, seng-kia-lan , ou simplement
kia-lan.
Parmi les titres d'ouvrages les plus fréquemment cités, la Pradjnâ
' Quant aux noms traduits et non plus transcrits, le problème est tout autre; et
il est évident que, de In traduction chinoise toule sAule, il est absolument impos-
sible de remonter avec quelque certitude au nom sanscrit; il faut que les Chinois
eux-mêmes indiquent la concordancr.
ao
î$4 JOURNAL DES SAVANTS.
pâramitâ se dit en chinois Pan-jo-pho-lo-mi; rAbhidharma çâslra se dit
a-pi-t'an-lun; i'Abhidharma koslia castra, du fameux Vasoubandhou, se
dit a-pi-ta-mo-kiu-che-lan ; i'Abhidharma vibâsha castra se dit a-pi-ta-mo-
pi-po-cha-lan. /n .
Dans l'ordre des idées brahmaniques et non plus bouddhiques ,
Brahma se dit en chinois Fan-lan-mo , ou plus brièvement Fan; Véda se
dit Feï-to; déva se dit ti-po; kshattriya se dit tsa-ti-U ou tcha-li; soudra
se dit 5m-to-/o ^
11 suffît de ces citations pour que l'on comprenne la difficulté de
remonter des mots chinois à leurs correspondants en sanscrit. Elle est
presque insurmontable , et l'on ne doit pas s'étonner qu'Abel Rémusat
lui-même n'ait pu la surmonter, il y a trente ans, quand la connais-
sance du bouddhisme indien et chinois était beaucoup moins avancée
qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il est clair qu'à l'aide d'un nombre assez
considérable de transcriptions exactes, on pourrait se faire des règles
assez sûres pour en découvrir d'autres; et que de celles que je viens
de rappeler plus haut, on pourrait déduire déjà quelques principes à
peu près infaillibles sur la transmutation de certaines lettres sanscrites,
et sur les procédés que la langue chinoise est forcée d'employer pour
les représenter tant bien que mal. Mais ces premières transcriptions ,
insti-uments efficaces de toutes les autres, comment les obtenir? Et
fallait-il s'en fier aux chances d'une sagacité qui pouvait réussir dans
quelques cas, mais qui pouvait échouer dans bien d'autres? ,','
C'est ici qu'interviennent les heureux travaux de M. Stanislas Julien.
D'abord il se dit très-justement que ce qui avait arrêté des hommes
comme Abel Rémusat et Eugène Burnouf, c'est que l'un ne possédait
que le chinois sans le sanscrit, et l'autre,. le sanscrit sans le chinois.
La connaissance simultanée des deux langues, au moins dans une cer-
taine mesure, était indispensable; et il se mit à apprendre le sanscrit
avec un courage qui ne devait pas rester sans récompense. En second
lieu, il fallait recueillir un nombre considérable de transcriptions chi-
noises, afin de pouvoir en tirer, par voie de comparaison, un système
d'explications réguhères et générales. Si M. Stanislas Julien avait dû
rechercher, dans tous les hvres chinois relatifs au bouddhisme, des
mots Fan, c'est-à-dire indiens, l'entreprise eût été bien longue, peut-
être même impossible, malgré sa science incomparable. Heureuse-
' Je me suis borné, dans celte liste , que j'aurais pu faire beaucoup plus longue , à
des transcriptions entières ; îaMifficullé augmente encore quand la transcription est
tronquée et quelle ne représente qu'une partie du mot, ou bien quand une moitié
du mo est transcrite et que l'autre moitié est traduite, comme il arrive souvent.
MARS 1855. 155
inent, les Chinois, embarrassés^ tout autant que nous de ces concor-
dances si ardues , quoique si nécessaires , avaient composé pour leur
usage des recueils analogues k ceux, dont nous aurions besoin. Il exis-
tait deux de ces ouvrages présentant la collection presque complète
des mots Fan, transcrits et traduits en chinois. L'un, de l'an 6/19, a
été composé en XXV livres, par un des collaborateurs d'Hiouen-Thsang
lui-même; l'autre a été compilé par un religieux indien, dans un cou-
vent de Chine, de l'an 1 i/i3 à 1 iSy. Ces deux ouvrages ne se trou-
vaient point à Paris. M. Stanislas Julien put se les procurer du départe-
ment asiatique de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, et les consulter
tout à son aise. De plus, les Chinois avaient essayé aussi de construire
des syllabaires où figuraient tous les signes qui, dans leur langue, ré-
pondaient aux lettres de l'alphabet sanscrit. Grâce h tous ces secours
qui, d'ailleurs, ne sont féconds qu'entre les mains les plus habiles,
M. Stanislas Julien a pu dresser un syllabaire étendu où les cinquante-
deux lettres de l'alphabet dévanagari sont représentées par un millier
de caractères chinois environ, équivalents ou synonymes. Il a pu, en
outre, construire un double vocabulaire sanscrit-chinois et chinois-sans-
crit, où ii a réuni un nombre considérable de mots des deux langues
qui se correspondent de la manière la plus indubitable, d'après le té-
moignage des auteurs chinois eux-mêmes.
Déjà, en 1869, «M. Stanislas Julien avait publié une concordance
sinico-sanscrite très-curieuse. C'étaient les titres de 88 1 ouvrages boud-
dhiques recueillis dans un catalogue chinois de l'an i3o6. Les mots
indiens y étaient déchiffrés et restitués avec une exactitude qui attes-
tait dès lors un système définitif. Depuis cette époque, M. Stanislas
Julien a encore perfectionné ses procédés; et l'on peut voir, par les dé-
tails consignés dans sa préface , qu'il les a poussés désormais assex loin
pour qu'il n'ait rien à y changer. S'il n'a point donné dans ce volume
son syllabaire et son vocabulaire particuliers, ce n'est point, comme
il le dit lui-même, qu'il «veuille garder la possession exclusive d'une
« méthode de lecture don tii n'est redevable qu'à ses persévérants efforts; »
mais, outre que ce volume était assez plein déjà sans qu'il fût besoin
d'y rien ajouter, ces travaux tout philologiques se lient à des tra-
vaux d'un autre ordre qui sont à peu près terminés , et que l'auteur est
prêt à faire paraître, dès que l'occasion lui en sera offerte et faciliter.
J'ai insisté avec intention sur cette découverte de M. Stanislas Julien ,
dont on peut comprendre tout le prix sans être versé personnellement
^ Hiouen-Thsang fatteste ; Yoir fHistoire de m vie , page 3 1 o.
156 JOURNAL DES SAVANTS.
dans ces études. 11 n'est que faire de posséder le chinois ou le sanscrit
pour voir tout ce qu'elle jette de lumières sur ces temps reculés, et
quelles ténèbres elle dissipe. Qu'on se figure l'histoire , d'ailleurs étendue ,
exacte , minutieuse , d'une grande religion , où tous les noms propres
d'hommes, de localités, de livres, de monuments, seraient défigurés
au point d'être méconnaissables; et voilà que tout à coup, par un dé-
chifl'rement systématique et infaillible, on leur rend leur physionomie
propre et leur expression véritable. C'est là une conquête qui fait le plus
grand honneur à celui qui en est l'auteur, et, je ne crains pas de le dire,
à la philologie française, qui a eu rarement des fortunes plus heureuses
et mieux méritées. M. Stanislas Julien s'excuse dans sa préface de se
citer souvent lui-même, en rendant compte des longues et pénibles ten-
tatives par lesquelles il est enfin arrivé au succès. Pour ma part, je suis
loin de lui en faire un reproche, et j'inclinerais plutôt à le trouver trop
concis. Il est bon que l'on sache tout ce que coûte la vérité, et les
routes qu'on suit pour l'atteindre.
Une fois en possession de cette méthode, M. Stanislas Julien pou-
vait traduire avec toute sécurité la relation d'Hiouen-Thsang. En 1 889 ,
il avait essayé déjà ce travail, et il avait dû y renoncer parce qu'il
n'avait point alors les ressources suffisantes pour l'accomplir. Avant
lui, Abel Rémusat et Klaproth avaient eu l'intention de publier les
voyages du célèbre pèlerin chinois , dont ils donnaÎBnt des extraits dans
Je Foe-koue-ki; et Abel Rémusat, en particulier, promettait, en i83i,
« de mettre bientôt sous presse » la traduction de l'ouvrage complet, qu'il
avait fait demander en Chine et qu'il en attendait. Il n'y a rien que de bien
naturel et de fort loyal dans cette annonce anticipée, que M. Stanislas Julien
blâme avec une excessive sévérité. « Ces assertions si hardies,» comme
il s'exprime, « ces promesses prématurées, cette précaution habile qu'il ne
« veut pas se permettre déjuger, » n'ont rien de coupable; et elles prou-
vent seulement la haute importance qu'Abel Rémusat attachait au récit
d Hiouen-Thsang , et le désir bien légitime qu'il avait d'être le premier
à le faire connaître. M. Stanislas Julien doute que , quand bien même
Abel Rémusat et Klaproth se fussent procuré l'édition complète
d'Hiouen-Thsang, ils eussent pu la traduire comme ils se le proposaient,
et il pense que les difficultés surmontées par lui les eussent certaine-
ment arrêtés. Je ne le contesterai pas, et les preuves qu'en allègue
M. Stanislas Juhen me semblent assez décisives; mais j'aime mieux me
rappeler avec lui que c'est Abel Rémusat « qui a eu le mérite de fonder
« en France l'étude de la langue chinoise, » et qu'il faut une respectueuse
indulgence pour ceux qui ont les premiers frayé la route , même quand,
MARS 1855. 157
sur leurs pas , on s'y avance beaucoup plus loin qu'eux. Le Foe-koue-hi
offre sans doute bien des imperfections ; mais voilà plus de vingt-cinq ans
qu'Abel Rémusat le traduisait; et M. Stanislas Julien sait mieux que
persoime tous les progrès qu'a faits depuis lors la philologie chinoise,
puisque c'est surtout à lui qu'elle les doit.
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas encore la relation originale d'Hiouen-
Thsang que nous donne M. Stanislas Julien ; c'est seulement sa bio-
graphie, et l'histoire de ses voyages par deux de ses disciples, Hoeî-Li et
Yen-Thsong. Cette biographie se compose de dix» livres; et, bien qu'elle
embrasse sa vie tout entière, c'est surtout à ses voyages dans l'Inde
qu'elle s'attache, parce qu'ils ont fait sa gloire, et qu'ils ont produit les
plus heureux résultats. Hiouen-Thsang, comme on le verra, méritait
cet honneur par ses vertus, son courage et sa science; et l'ouvrage qui
lui a été consacré est plein du plus vif intérêt, soit à cause du person-
nage dont il raconte l'éducation, les travaux et la mort, soit à cause
des renseignements de toute sorte qu'il réunit sur l'Inde, au vn" siècle
de notre ère. Mais M. Stanislas Julien ne s'en propose pas moins de
publier plus tard la relation originale dont il communique déjà de
nombreux extraits'. Je sais, pour l'avoir consultée personnellement,
grâce à l'obligeance de notre confrère, qu'elle est presque terminée.
Elle ne formera pas moins de deux volumes ; elle est divisée en douze
livres, et elle est intitulée: Mémoires sur les contrées occidentales publiés
soas les Thang. Le titre de l'édition impériale ajoute que ces mémoire»
ont été traduits du sanscrit par Hiouen-Thsang, c'est-à-dire qu'il a tiré
de sources indiennes tout ce qui concerne l'histoire, l'archéologie et les
légendes. Celte relation est de beaucoup la plus étendue de toutes
celles qui sont restées des pèlerins chinois. Tandis que le voyage
d'Hiouen-Thsang ne forme pas moins de 585 pages in-4** en chinois,
celui de Fa-Hien, traduit par Abel Rémusat, sous le titre de Foe-
koae-ki, n'en a que 86; le mémoire de Hoeï-Seng et de Song-Yun, qui
voyagèrent dans l'Inde par l'ordre d'une impératrice en 5 1 8 , c'est-à-
dire 1 18 ans après Fa-Hien, et 1 1 1 ans" avant Hiouen-Thsang, n'en a
que 35; l'histoire et les itinéraires des 56 religieux de la dynastie des
Thang qui voyagèrent à l'occident de la Chine pour aller chercher
la Loi, n'en forme que 88; enfin l'itinéraire de Khi-Nie , envoyé oificiel-
lement dans les contrées de l'ouest, à la tête de 3oo Samanécns, de
^ M. Stanislas Julien a pris soin, en outre, de comparer la biographie dont il vient
de donner la traduction avec la relation originale, et d'en signaler les dilTércnces
tontea les fois qu'elles en valent la peine.
158 JOURNAL DES SAVANTS.
l'an 96/1 à Tan 976, n'a été conservé que par extraits fort courts qui
ne remplissent pas plus de 8 pages.
Cette supériorité de la relation d'Hiouen-Thsang sera bien plus mani-
feste encore, quand M. Stanislas Julien aura publié, comme il en a l'in-
tention, les quatre autres relations que nous venons de rappeler. Toutes
quatre réunies ne formeront qu'un seul volume, et l'on aura, par la col-
lection de ces documents divers , comme une histoire des missions chi-
noises dans l'Inde bouddhique , du v' siècle de noire ère au xi* à peu
près. Pour éclaircir et compléter cette histoire, déjà si intéressante par
elle seule, M. Stanislas Julien, dont je puis annoncer les travaux sans
indiscrétion, y joindra d'autres documents dU plus haut prix: la bio-
graphie de tous les personnages célèbres cilés dans Hiouen-Thsang; la
vie des 28 premiers patriarches bouddhiques; une chronologie boud-
dhique depuis Çâkyamouni jusqu'à Hiouen-Thsang; un index des
mots indiens figurés phonétiquement en chinois , suivis de transcrip-
tions sanscrites; un index des mots chinois qui répondent à des mots
indiens; un index des mots sanscrits cités dans les diverses relations;
im catalogue alphabétique des mots chinois phonétiques, suivis de leur
valeur en sanscrit; enfin des paradigmes offrant les synonymes nom-
breux qu'emploient les Chinois pour représenter les lettres de l'alphabet
sanscrit, avec toutes les modifications que produit l'adjonction des
voyelles et des diphthongues. • r; . 1 « .r- (,,
En attendant cette publication , que le monde savant ne peut bâter
que par ses vœux bien justifiés, je voudrais faire connaître, à l'aide de
la relation des deux disciples du Maître de la Loi , ce qu'a été ce per-
sonnage illustre , quel était l'état du bouddhisme dans l'Inde à l'époque
où il la visita, les discussions des écoles qui le divisaient, la nature des
croyances qu'il transmettait à la Chine par ses missionnaires, et
l'étrange religion que formait cet amas de superstitions insensées, mêlées
aux doctrines morales les plus délicates , qui ne reposaient que sur un
athéisme déguisé.
Mais, pour bien apprécier Hiouen-Thsang, il faut le placer non pas
seulement au milieu des cinq ou six chefs de missions \ qu'il a imités,
tout en les surpassant, ou qui lui succédèrent; mais encore dans l'en-
semble de ce grand mouvement, qui, pendant de très-longs siècles,
entraîna vers l'Inde la ferveur de toute la Chine bouddhique. Des faits
' Il paraît que le premier missionnaire chinois qui ait écrit la relation de ses
voyages se nommait Chi-tao-'an. Il voyageait au début du iv* siècle, tandis que
Fa-hien ne partit pour l'Inde qu'en 899 ; voir M. Stanislas Julien, préface de l'His-
toire d'Hiouen-Thsang, ip. 2.
MARS 1855. 159
et des monuments de tout ordre attestent, sans interruption et avec une
irrécusable authenticité, que ce mouvement, qui n'a point encore cessé
tout à fait de nos jours, eut une importance nationale. Hiouen-Thsang,
au vu* siècle de notre ère, le seconda pour sa part autant qu'il le put;
mais il ne faisait que le suivre et y prendre sa place après ou avant
bien d'autres ^ Le nombre des bouddhistes chinois fameux fut assez
considérable , et les services qu'ils rendaient furent assez éclatants pour
que la reconnaissance pubHque ait songé, dès les tempsles plus anciens,
à consigner leur histoire dans des ouvrages spéciaux. La bibliothèque
de Saint-Pétersbourg ne possède pas moins de huit recueils chinois,
dont quelques-uns ont vingt ou vingt-deux volumes in-quarto, sur la
biographie des bouddhistes les plus célèbres. La première de ces bio-
graphies a été composée de l'an 5oa à l'an 556; et la deraière est
presque de nos jours, puisqu'elle a été compilée en 1777. Les autres
sont du vil" siècle, du x*. du xi', du xni*, du xv' et du xvn'; car la
Chine, quoique souvent envahie par des peuples étrangers, n'a pas
connu ce cataclysme intellectuel qu'on appelle, dans l'histoire de
l'Occident , l'invasion des barbares , ni les ténèbres d'un moyen
La préoccupation principale des pèlerins et leur plus grand mérite
étaient de rapporter dn l'Inde le plus«de livres qu'ils pouvaient; ib les
recueillaient dans les monastères ou vihàras, auprès des docteurs les
plus savants, ou entre les mains des fidèles. Ces livres , qui parabsaient
sacrés aux yeux d'une dévotion ardente et superstitieuse, étaient tra-
duits en chinois d'abord, et plus tard dans les langues des diverses
populations qui composaient l'Empire. Dès le commencement du
viii* siècle, en 713, c'est-à-dire après six ou sept cents ans de rapports
presque continuels entre la Chine et l'Inde, la multitude de ces ouvrages
était assez embarrassante déjà pour qu'on dût en faire des catalogues
très-étendus, où l'on rangeait par ordre de dates les titres des livres,
suivis des noms des traducteurs et des éditeurs, avec des notices plus
* M. Slanisins Julien, Histoire de la vie d'IIiouen-Tksang, préface, p. 1 el sui-
vantes. Outre les rapports religieux, la Chine en avait d'un tout autre ordre avec
rinde. A côté des missionnaires de la foi, il y eut ceux de la politique et du com-
merce, qui ne furent ni moins laborieux, ni moins exacts. Des magistral*, des gé-
néraux, chargés de missions ofliciclles, ont rédigé des mémoires et des statistique»
Irès-dévcloppés. En 666, on pouvait déjà faire, de tous ces renseignements laïque/
ou religieux, une vaste compilation sous le nom de Description des contrées occi-
dcntalcs en soixante livres, avec quarante livres de dessins el de cartes. Elle était
imprimée aux frais de l'État, et l'empereur Kao-Thsong y mettait une introduc-
tion.
160 JOURNAL DES SAVANTS.
ou moins détaillées. C'est d'un de ces catalogues, imprimé en i3o6
sous les Youen , que M. Stanislas Julien a tiré la concordance sinico-
sanscrite que j'ai citée plus haut. Ce catalogue du xiv* siècle , compre-
nant mille quatre cent quarante ouvrages , n'était lui-même que le ré-
sumé de quatre autres, publiés successivement en 780, 788, 1011 et
1037. ^^ ^^^^ l'œuvre collective de vingt-neuf «savants versés dans les
« langues, » qui s'étaient associés pour ce long travail , et d'un Samanéen
chargé spécialement de vérifier l'exactitude des mots indiens. A côté de
ces catalogues, les Chinois avaient d'autres recueils qui contenaient des
analyses d'ouvrages bouddhiques, destinées à suppléer à la masse de
ces ouvrages trop peu accessibles. Le Tchin-i-tien , que possède la biblio-
thèque impériale , et où M. Stanislas Julien a puisé les renseignements
les plus instructifs, est un recueil de ce genre.
Quant à la traduction même des livres sacrés , elle était entourée des
soins les plus minutieux et des garanties les plus graves. C'étaient des
collèges de traducteurs autorisés officiellement par décrets impériaux
qui en étaient charges. Des couvents entiers n'avaient pas d'autre occu-
pation; les empereurs eux-mêmes ne dédaignaient pas de mettre des
préfaces à la tête de ces livres destinés à finstruction religieuse et
morale de leurs sujets. Par piété et par respect pour les traditions des
ancêtres , la dynastie qui règne actuellement en Chine a fait réimprimer,
dans le format in-folio oblong, toutes les anciennes traductions chi-
noises, tibétaines, mandchoues et mongoles; et cette immense col-
lection ne remplit pas moins de mille trois cent quatre-vingt-douze
volumes ^
Voilà donc le vaste cadre dans lequel il faut replacer Hiouen-Thsang.
Quand il obéit à sa vocation de missionnaire, il y a déjà 5oo ans à peu
près que la foi bouddhique a été adoptée publiquement dans son pays
(fan 61 ou 65 de notre ère). Elle y a obtenu de grands triomphes, et
elle y a subide tristes éclipses. Hiouen-Thsang essaye, comme tant d'au-
tres, de la ranimer dans un de ses moments de langueur; mais, s'il a été
l'un de ses apôtres tes plus utiles et les plus éclairés, il n'a pas été le
seul; et ce serait méconnaître sa valeur que de lui attribuer exclusive-
ment une gloire qu'il partage avec une foule de ses coreligionnaires.
C'est ce qu'il faut ne point perdre de vue en étudiant sa biographie, qui
est faite poiu* exciter au plus haut point notre curiosité; car je doute
que, dans notre Occident , on puisse, au milieu du vu' siècle, trouver un
' M. Stanislas Julien , Concordance tinico-tanscrite , Journal asiatique, tome XIV,
p 353, novembre-décembre i849-
MARS 1855. 161
personnage littéraire et religieux qui soit plus intéressant que lui , malgré
tous ses préjugés et son incroyable superstition.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.
[La suite à an prochain cahier.)
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale.
HUITIÈME ARTICLE ^
Marie de Hautefort' naquit le 5 février i6i6', dans un vieux châ-
teau féodal du Périgord *, qui tour à tour appartint à Gui le Noir, à
' Voyez, pour le premier article, le cahier d'août i854. page 5^7: pour le
deuxième, celui de septembre, page 5a i ; pour le troisième, celui d'octobre, page
6oo; pour le quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième , celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19; et, pour
le septième, celui de février, page 84. — * Nous tirons tout ce que nous allons
dire des mémoires du temps, parliculièremeni de ceux de La Rochefoucauld, de
madame de Motteville et de La Porte , qui ont très-bien connu madame de liaule-
i'ort. Une de ses amies avait écrit sa vie, mais elle s'était appliquée à composer une
biographie édifiante, comme il y en a tant au xvn* siècle, plutôt qu'à donner des
dates précises et k rassembler des faits qui eussent été d'un grand intérêt pour
nous. Cette Vie, longtemps inédite, bien qu'elle soit indiquée dans le P. Leiong,
édition de Fontette, t. IV, n* ^^8,089, a été imprimée en 1799, in-4% par madame
de Montmorency, née de Luynes, et réimprimée en 1807, m-ia, par le P. Adry.
de l'Oratoire. M. le marquis d'Estourmel, dont la maison s'est plus d'une fois alliée
à celle de Hauleforl, possède et a bien voulu nous communiquer un autre ma-
nuscrit de celle même Vie, qui est incontestablement du xvn' siècle par l'écriture
et par le style, et contient plus d'un passage omis dans la notice imprimée. —
' Nous devons ce renseignement précis k la Vie manuscrite communiquée par
M. d'Estourmel : ■ Elle n'avait, dit cette vie k la marge, que vingt-sept jours
■ lorsque M. son père mourut. ■ Or le P. Anselme , qui s'appuie sans doute sur
des documents certains, dit t. VII, p. 385, que le marquis (Jiarles de Hauleforl
mourut le 4 mars 1616. Née un peu auparavant, Marie de Hauleforl a donc très-
bien pu mourir en 1691, Âgée de soixanle-quinte ans, comme l'assurent le P. An-
selme et tous les historiens. — * Hauleforl est aujourd'hui un bourg du déparle
ment de la Dordogne , dans l'arrondissement de Périguenx, à 8 lieues de celle ville,
et à a lieues et demie d'Excideuil, sur une colline qui domine la Banre.
91
162 JOURNAL DES SAVANTS.
Lastours dit le Grand pour ses exploits dans les croisades, au fameux
poëte guerrier Bertrand de Born, à Pierre de Gontaut, et à d'autres
personnages illustres du moyen âge, qui servit souvent de rempart
contre les inciu*sions de l'ennemi dans les guerres des Anglais au xv* ef
au xvi' siècle, et, depuis, est devenu une grande et noble résidence,
diminuée aujourd'hui, mais encore fort bien conservée, et surtout très -
dignement Iiabitée'.
Marie était le dernier enfant du marquis Charles de Hautefort, ma-
réchal de camp des armées du roi, et gentilhomme ordinaire de sa
chambre. Il avait épousé Renée de Bellay, de l'anCienne maison de la
Flotte Hauterive ; et, de ce mariage, étaient sortis deux fils et quatre fdles.
Le fils aîné, Jacques-François, devint lieutenant général , premier écuyer
de la reine, chevalier des ordres du roi, et fut célèbre à la fois par sa
parcimonie pendant sa vie et ses largesses après sa mort^. Ne s'étant
pas marié , il laissa son titre , ainsi que sa charge de premier écuyer de la
reine, à son cadet Gilles de Hautefort, longtemps connu sous le nom
de comte de Montignac, qui suivit avec succès la carrière des armes,
et parvint aussi au grade de lieutenant général. C'est lui qui a conti-
nué la famille; il épousa en i65o Marthe d'Estourmel, dont il eut de
nombreux enfants, et mourut en décembre 1698, âgé de quatre-vingt-
im ans. Des quatre filles, les deux premières s'éteignirent fort jeunes
et n'ont pas laissé de trace. La troisième, au contraire, née en 1610,
prolongea sa vie jusqu'en 1 y 1 2 ; on l'appelait mademoiselle d'Escars; en
i653, elle fiit mariée à François de Choiseul , marquis de Praslin, fils
du premier maréchal de ce nom. Elle ne manquait ni de beauté ni
d'esprit. Mais la figure qu'elle fit dans le monde ainsi que ses deux
frères, ils la devaient surtout à l'éclat que jeta de bonne heure et h la
haute renommée que garda toute sa vie leur sœur cadette Marie de
Hautefort.
' Le possesseur actuel du chàleau est M. le baron de Damas , ancien ministre des
affaires étrangères sous la Restauration , et dont nous ne voulons pas rencontrer le
nom sans rendre un pUblic hommage à ses vertus et à son cœur toiit français.
Nous avons eu sous les yeux un album de Hautefort, qui montre encore le vieux-
château sous un aspect imposant , bien qu'il ait reçu , à l'intcrieur cl aux alentours , le
comfort et les agréments d'une habitation moderne. — * Madame de Sévigné, t. VII
de l'édition de Monmerqué, p. 18, annonçant sa mort dans une lettre du iG oc-
tobre 1680, cite de lui un trait inouï d'avarice. On dit qu'il est l'original de
VAvare de Molière. D'un autre côté, il est certain qu'il fonda un hôpital dans son
marquisat de Hautefort, pour y entretenir à ses frais 11 vieillards, 1 1 jeunes gar-
çons el 1 1 jeunes filles ou femmes, en l'honneur de» trente-trois années de la vie
rie J. C. ; voyez te P. Anselme.
16
MARS 1855. 163
Celle-ci était à peine née quand mourut son père que sa mère suivit
bientôt, en sorte qu'elle resta en très-bas âge, et presque sans biens,
confiée aux soins de sa grand'mère, madame de la Flotte Hauterive. Ses
premières années s'écouièrent dans l'obscurité et la monotonie de la
vie de province. La jeune fdle , qui promettait d'être belle et spirituelle,
ne tarda pas à s'y ennuyer. Souvent, chez madame de la Fiotte, elle
entendait parler de la cour, de cette cour brillante et agitée, vers la-
quelle étaient tournés tous les regards, et où se décidaient les destinées
de la France. Elle aussi, elle se sentit appelée à y jouer un rôle, et
depuis elle racontait plaisamment qu'à douze ou treize ans, imissant
déjà la plus sincère piété à cette ardeur de l'âme qu'on appelle l'ambi-
tion, elle s'enfermait dans sa chambre pour prier Dieu de la faire aller à
la cour^ Sa prière fut exaucée: les alfaires de madame de la Flotte
l'ayant appelée à Paris, elle y amena avec elle l'aimable enfant, dont
les grâces naissantes firent partout la plus heureuse impression. Elle
plut particulièrement à la princesse de Conti, Louise Marguerite de
Guise, fille du Balafré, si célèbre par sa beauté, son esprit et sa galan-
terie^. La princesse la trouva si jolie, qu'elle voulut la mener avec elle
à la promenade, et tout le monde cherchait à deviner quelle était cette
charmante personne que l'on voyait à la portière de son carrosse; le
soir on ne parla que de mademoiselle de Hautefort, et il ne fut pas
difficile d'engager la reine mère, Marie de Médicis, à la prendre parmi
ses fdles d'honneur*.
Voilà donc mademoiselle de Hautefort sur le théâtre où elle avait
tant souhaité paraître; elle y montra des qualités qui en peu de temps
la firent aimer et admirer tout ensemble : une bonté inépuisable avec
une rare fermeté, une piété vive avec infiniment d'esprit, un très*
grand air tempéré par une retenue presque sévère, que relevait une
beauté précoce. On fappelait f Aurore*, pour marquer son extrême
jeunesse et son innocent éclat. En i63o, elle suivit la reine mère à
Lyon où le roi était tombé sérieusement malade, pendant que Riche-
lieu était à la tête de l'armée en Italie. C'est là que Louis XIII la vit
pour la première fois, et qu'il commença à la distinguer^. Mademoi-
selle de Hautefort avait alors quatorze ans.
Louis XIII était l'homme du monde qui ressemblait le moins à son
père Henri IV : il repoussait jusqu'à l'idée du moindre dérèglement, et
' Vie de madame de Hautefort, édit. de 1807, p. i3o. — * La maîtresse de
Bassompierru et l'auleur des Amours du grand Alcandre. — ^ Vie de madame
(le Hautefort, p. i3i. — * Ibid. p. ia6. — * Mémoires de Montglat, t. XLIX de la
colleclioa Pelilot. p. 63 et 176.
ai.
164 JOURNAL DES SAVANTS.
les beautés faciles de la cour de sa mère et de sa femme n'attii'aient pas
même ses regards. Mais ce cœur mélancolique et chaste avait besoin
d'une affection ou du moins d'une habitude particulière qui lui tînt lieu
de tout le reste, et le consolât des ennuis de la royauté. La modestie
aussi bien que la beauté de mademoiselle de Hautefort le touchèrent;
peu à peu il ne put se passer du plaisir de lavoir et de s'entretenir avec
elle; et, lorsqu'à son retour de Lyon, après la fameuse journée des
Dupes, l'intérêt de l'État et sa fidélité à Richelieu le forcèrent d'éloigner
sa mère, il lui ôta la jeune Marie et la donna à la reine Anne, en la
priant de l'aimer et de la bien traiter pour l'amour de lui*. En riiême
ten)ps il fit madame de la Flotte Hauterive dame d'atours à la place de
madame du Fargis qui venait d'être exilée^. Anne d'Autriche reçut
d'abord assez mal le présent qu'on lui faisait'. Elle tenait à madame
du Fargis, qui, comme elle, était du parti de la reine mère, de l'Es-
pagne et des mécontents, et elle regarda sa nouvelle fdle d'honneur,
non-seulement comme une rivale auprès du roi, mais comme une sur-
veillante et une ennemie. Elle reconnut bientôt à quel point elle s'était
trompée. Le trait particulier du caractère de mademoiselle de Haute-
fort, par-dessus toutes ses autres qualités, le fond même de son âme,
était une fierté généreuse, h moitié chevaleresque, à moitié chrétienne,
qui la poussait du côté des opprimés et des faibles. La toute-puissance
n'avait aucune séduction pour elle, et la seule apparence de la ser-
vilité la révoltait. Dans cette belle enfant était cachée une héroïne,
qui parut bien vite dès que les occasions se présentèrent. Voyant sa
maîtresse persécutée et malheureuse, par cela seul elle se sentit attirée
vers elle, et, par goût comme par honneur, elle résolut de la bien servir.
Peu à peu sa loyauté, sa parfaite candeur, son esprit et ses grâces char-
mèrent la reine presque autant que le roi , et la favorite de f jOuis XIII
devint aussi celle d'Anne d'Autriche.
La première galanterie déclarée du roi envers mademoiselle de
Hautefort fut â un sermon où la reine était avec toute la cour*. Les
filles d'honneur étaient, selon l'usage du temps, assises par terre. Le
roi prit le carreau de velours sur lequel il était à genoux, et l'envoya
à mademoiselle de Hautefort pour qu elle se pût commodément asseoir.
Elle, toute surprise, rougit, et sa rougeur augmenta sa beauté. Ayimt
levé les yeux, elle vitceux de toute la cour arrêtés sur elle. Elle reçut ce
Madame de Motleville, l. I , p. liH. — ' Sur madame du Fargis, voyez, dans le
Journal de M. le cardinal de Richelieu, édit. de 1649, p. 98, la Copie des lettres de ma-
dame du Fargis , qui ont donné sujet à sa condamnation. — ' Madame de Molteville , t. I ,
p. 48. Montglat, t. XLIXdela collée». Petitot. — * Vie de madame de Hautefort , p. i3a.
MARS 1855. 165
carreau avec un air si modeste, si respectueux et si grand, qu'il n'y eut
personne qui ne l'admirât. La reine lui ayant fait signe de le prendre,
elle le mit auprès d'elle sans vouloir s'en servir. Il n'en fallut pas davantage
pour lui attirer encore plus de considération qu'auparavant. La reine
fut la première à la rassurer ; elle voyait tant d'estime du côté du roi ,
et tant de vertu du côté de mademoiselle de Hautefort, qu'elle devint
leur confidente.
Les mémoires du temps abondent en piquants détails sur ces pre-
mières et platoniques amours de I^ouis XIIL Écoutons Mademoiselle *:
« La cour était fort agréable alors. Les amours du roi pour mademoiselle
de Hautefort, qu'il tâchait de divertir tous les jours, y contribuaient
beaucoup. La chasse était un des plus grands plaisirs du roi ; nous y allions
souvent avec lui. Mademoiselle de Hautefort^. Chémerault et Saint-
Louis, filles de la reine ; d'Escars, sœur de mademoiselle de Hautefort, et
Beaumont', venaient avec moi. Nous étions toutes vêtues de couleur,
sur de belles haquenées richement caparaçonnées, et, pour se garantir
du soleil , chacune avait un chapeau garni de quantité de plumes. L'un
disposait toujours la chasse du côté de quelques belles maisons, où l'on
trouvait de grandes collations, et, au retour, le roi se mettait dans mon
carrosse avec mademoiselle de Hautefort et mti. Quand il était de
belle humeur, il nous entretenait fort agréablement de toutes choses....
L'on avait régulièrement trois fois la semaine le divertissement de la
musique .., et la plupart des airs qu'on chantait étaient de la com-
position du roi; il en faisait même les paroles, et le sujet n'était jamais
que mademoiselle de Hautefort. »»
f^ouis Xni était en effet très-capable de composer des vci*s et de les
mettre en musique-, mais la plupart du temps, il empruntait le secours
d'un poète et d'un musicien â la mode. On a des Stances pour le Hoi à
madame de Hautefort, de la main de Benserade et de Boissel, qu'un
enfant, représentant l'Amour, adressait k un autre enfant, la jeune
Marie. Il faut espérer que l'air valait mieux que les paroles. Ne pou-
vant les chanter, nous les supprimons*. Mais voici un couplet d'une
autre chanson, dont l'auteur est inconnu, et qui, ce nous semble,
peint avec assez do grâce le charme qu'exerçait madenioisrHe de Haute-
fort sur l'humeur chagrine de son royal amant,» . , (',
' Mémoires de Mademoaelle , édition d'Amslerdaui , t. 1, p. 'i'i. — ' L'édition
(P Amsterdam et même celle de Petitot donnent Madame de DeaufoH, ce qui est
une erreur grossière. — ^ Voyez, sur la plupart de ces daraes, noire préciident
artide. — * On peut les voir dans les Œuvres de Benserade, édition de 1697, t. ? ,
|). .91.
iM JOURNAL DES SAVANTS.
Hautefort la merveille
Réveille
Tous les sens de Louis ,
Quand sa bouche vermeille V. '. ' .
Lui fait voir un souris \ ' -'^ ^*'
Quand mademoiselle de Hautefort n'aurait pas été aussi sage que
belle, l'amour du roi ne lui aurait pas été fort dangereux. Tous les soirs,
il l'entretenait dans le salon de la reine : mais il ne lui parlait la plupart
du temps que de chiens, d'oiseaux et de chasses, et, la craignant et se
craignant lui-même, il osait à peine en lui parlant s'approcher d'elle 2.
On raconte qu'un jour étant entré à l'improviste chez la reine, et
ayant trouvé mademoiselle de Hautefort tenant un "billet qu'on venait
de lui remettre , il la pria de lui laisser voir ce billet. Elle n'avait garde
de le faire parce qu'il contenait quelque plaisanterie sur sa faveur nou-
velle; et, pour le cacher, elle le mit dans son sein. La reine en badinant
lui prit les deux mains, et dit au roi de le prendre où il était. Louis XIII
n'osa se servir de sa main et prit les pincettes d'argent qui étaient auprès
du feu pour essayer s'il pourrait avoir ce billet; mais elle l'avait mis
trop avant, et il ne put l'atteindre. La reine la laissa aller en riant de sa
peur et de celle du fbi '.
Si la passion du roi était innocente, elle était trop vive pour n'être
pas mêlée de fréquentes et violentes jalousies. Le roi savait quelle était
la conduite de mademoiselle de Hautefort, et que, parmi tous les jeunes
seigneurs qui brillaient à la cour, elle n'en aimait aucun; mais il aurait
voulu que personne ne l'aimât, que personne ne lui parlât, que per-
* Il est étrange qu'on ne trouve ce couplet de chanson que dans la Vie édi-
fiante de madame de Hautefort, p. i^Q-i^o. C'est une évidente imitation du joli
couplet de Voiture :
Notre aurore vermeille '
Soiumeille ;
Qu'où se taise à l'entour, etc.
Voyez Œuvres de Voiture, édition de 1745, t. II, p. lao, et La jeunesse de madame
de Longueville, ch. 11, p. i-jà. — * Madame de Motteville, t. I, p. 48. — ' Vie de
madame de Hautefort, p. i33 et i3A. Monglat, t. XLIX, p. aSy, rapporte différem-
ment celte anecdote et la place dans un autre temps. Dans Montglat, mademoiselle
de Hautefort arrache des mains du roi une lettre qu'il avait écrite au cardinal de
Richelieu pour se plaindre d'elle; le roi essaye de la lui reprendre; elle, ne voulant
pas la rendre, la met sous son mouchoir de cou, en ouvrant les bras, et disant ;
» Prenez la tant que vous voudrez à cette heure. » L'action et le propos sont un peu
lestes pour une jeune fille , et la première version est à la fois plus gracieuse et
phis vraisemblable.
MARS 1855. 167
sonne même ne, la regardât avec quelque attention ^ Souvent il lui
disait qu'il serait mort de déplaisir si son père Henri le Grand eût été
encore en vie, parce qu'assurément il eût été amoureux d'elle^. Ces
bizarres jalousies , ces longues et fatigantes assiduités pesaient quelque-
fois un peu à la jeune fille, et, avec son indépendance et sa fierté, elle
le témoignait. De là des démêlés assez souvent orageux , suivis de rac-
commodements qui ne duraient guère. Dès qu'il y avait entre eux quel-
que brouillerie, tout s'en ressentait, les divertissements de la cour
étaient suspendus, et, si le roi venait le soir ches la reine, il s'asseyait
dans un coin sans dire un mot, et sans que personne osât lui parler.
«C'était, dit Mademoiselle', une mélancolie qui refroidissait tout le
monde, et, pendant ce chagrin, le roi passait la plus grande partie du
jour à écrire ce qu'il avait dit à mademoiselle de Hautefort et ce qu'elle
lui avait répondu : chose si véritable, qu'après sa mort on a trouvé dans
sa cassette "de grands procès-verbaux de tous les démêlés qu'il avait eus
avec ses maîtresses, à la louange desquelles on peut dire aussi bien
qu'à la sienne, qu'il n'en a jamais aimé que de très-vertueuses.» Ma-
dame de Motteville déclare fort nettement que mademoiselle de Haute-
fort, tout en étant sensible aux hommages de Louis XIII, n'avait aucun
woût pour lui, et qu'elle le maltraitait autant qu'on peut maltraiter un
roi, en sorte qu'il était, dit-elle*, a malheureux de toutes les manières;
« car il n'aimait pas la reine, et il était le martyr de mademoiselle de
» Hautefort qu'il aimait malgré lui. Il avait quelque scrupule de l'attache-
'«ment qu'il avait pour elle, et il ne s'aimait pas lui-même. . . . Parmi
« tant de sombres vapeurs et de fâcheuses fantaisies, il semblait qu'ime
(« belle passsion ne pouvait avoir de place dans son cœur. Elle n'y était
«pas aussi ^ la mode des autres hommes, qui en font leur plaisir, car
« cette âme , accoutumée à l'amertume , n'avait de la tendresse que pour
« sentir davantage ses peines. »
Le sujet ordinaire des querelles que faisait le roi à mademoiselle de
Hautefort étiit la reine. Louis XIII avait deux motifs pour ne pas l'ai-
mer, l'un était général etde l'ordre le plus élevé, celui qui le sépara de
sa mère pour laquelle il avait une vive tendresse , à savoir l'intérêt de
l'Ktat, une politique qui ne fléchit jamais et le ramena toujours à l\i-
chelieu, bien que les façons altières du cardinal ne lui plussent point,
et qu'il lui prît souvent des impatiences et des révoltes qui cédaient
bientôt à sa justice et à son patriotisme. L'autre motif n'était pas moins
' Vie de madame de Hautefort, p. iSf). — * Jhid. — ' Mémoires, t. 1. — * Ma-
dame de MolCeville. tome I, p. 76. , i
168 JOURNAL DES SAVANTS.
fort et plus personnel. Défiant et jaloux, depuis i'affgire de Chaiais et
ses premières déclarations, le roi était demeuré convaincu que la
reine s'entendait avec ie duc d'Orléans, et qu'elle se serait fort
bien accommodée de l'épouser après lui et de partager son trône.
Cette conviction était à ce point enracinée dans cet esprit malade,
qu'après qu'il eut eu des enfants de la reine, et même à son lit de mort,
lorsqu'elle lui protesta avec larmes qu'elle était entièrement étrangère»
à la conspiration de Chaiais, il se contenta de répondre que, dans son
état, il était obligé de lui pardonner, mais non de la croire. Il s'efforça
de détacher mademoiselle de Hautefort d'une maîtresse qu'il lui peignait
sous les couleurs les plus défavorables, ne se doutant pas que, plus il
s'emportait contre l'une, moins il persuadait l'autre, et que la persécution
même dont Anne d'Autriche était l'objet exerçait sur ce jeune et noble
cœur une séduction irrésistible. Voyant que tous ses discours ne réus-
sissaient point, il finit par lui dire, et souvent il le lui répéta : «Vous
«aimez une ingrate, et vous verrez un jour comme elle payera vos ser-
ti vices ^ »
Richelieu avait vu d'abord avec plaisir le goût du roi pour une jeune
fille qui n'appartenait à aucun parti, et dont il n'avait pu deviner le
caractère. 11 espérait qu'une distraction agréable adoucirait un peu
cette humeur sombre qui lui était un continuel sujet d'inquiétude. Il
prodigua les compliments et les caresses à la jeune favorite; il s'employa
même à dissiper les orages qui s'élevaient souvent dans ce commerce
agité, croyant bien en retour la gagner à sa cause, et la mettre de son
côté. Mais elle, qui n'avait pas consenti à sacrifier sa maîtresse au
roi lui-même, eût rougi d'écouter son persécuteur-, elle rejeta bien
loin les avances du cardinal, et dédaigna son amitié dans uç temps où
il n'y avait pas une femme à la cour qui ne fît des vœux pour en être
seulement regardée ^.
Aujourd'hui que nous pouvons embrasser le cours entier du xvii'
siècle et mesurer son progrès presque régulier depuis les glorieux
commencements d'Henri IV jusqu'aux dernières et tristes années de
Louis XIV, il nous est bien facile de comprendre et d'absoudre Riche-
lieu. Nous concevons que, pour en finir avec les restes de la société
féodale , pour mettre irrévocablement le pouvoir royal au-dessus d'une
aristocratie excessive, mal réglée, turbulente; pour arrêter la maison
d'Autriche, maîtresse de la moitié de l'Europe, pour agrandir le terri-
toire français, pour introduire un peu d'ordre et d'unité dans la société
* Vie flU madame de Hautefc^* n i36. — * Ibid.
MARS 1855. ie9
nouvelle, pleine de force et de vie, mais où luttaient les éléments les
plus dissemblables , il fallait une vigueur extraordinaire , et peut-être
pour quelque temps une dictature éclairée , un despotisme national et
intelligent. Mais le despotisme a besoin d'être vu à distance : de trop
près, il révolte les cœurs honnêtes; et, tandis qu'aux yeux de la postérité la
grandeur du but excuse en quelque mesure, non pas l'injustice, qui
jamais ne peut être excusée, mais l'extrême sévérité des moyens, c'est
alors la dureté des moyens qui, en soulevant une indignation gé-
néreuse, offusque et fait méconnaître la grandeur du but. Qui de nous,
panni les plus fermes partisans de Richelieu , eût été sûr de lui-même
et d'une admiration fidèle devant tant de coups frappés sans pitié,
devant tous ces exils, devant tous ces échafauds? Les contemporains
ne virent guère que cela : Richelieu laissa une mémoire abhorrée,
et, vivant, il n'eut pour lui qu'un très-petit nombre de politiques, à la
tête desquels était Louis XIII; et encore celui-ci, à la mort de sou
redouté ministre, en approuvant et en gardant le système, fut davis
de le pratiquer différemment. Mettons-nous donc à la place d'une
jeune fille sortie d'une race féodale , mise à la cour par la reine-mère ,
et jetée à quinze ans dans celle d'Anne d'Autriche. Disons- le : plus son
cœur était noble, moins son esprit pouvait voir clair dans le fond des
affaires du temps. Mademoiselle de Hautefort ne connaissait ni les in-
térêts de la France, ni l'état de l'Europe, ni l'histoiie, ni la politique.
Tout son esprit, si vanté pour sa vivacité et sa délicatesse, était incapable
de percer les voiles du passé et de l'avenir, et le présent la blessait
dans tous ses instincts d'honneur et de bonté. Grîicieusement accueillie
par Marie de Médicis, au bout de quelques mois elle lavait vue exilée ,
et elle apprenait que sa première protectrice, la femme d'Henri le Grand ,
la mère de Louis Xill, dont les torts surpassaient son intelligence,
était réduite à vivre en Belgiqtie des secours de l'étranger. Elle n'avait
pas contiu la première jeunesse un peu légère d'Anne d'Autriche. De-
puis i63o, elle n'avait rien aperçu qui pût choquer la sévérité de ses
regards. Elle trouvait fort naturel qu'abandonnée et maltraitée par son
mari, la reine en appelât à son frère le roi d'Espagne, et qu'opprimée
par Richelieu elle se défendît avec toutes les armes qui lui étaient
offertes. Elle voyait les malheurs de la reine, et elle croyait à sa
vertu. N'oubliez pas la piété fervente qui lui faisait accompagner avec
joie Anne d'Autriche aux Carmélites et au Val-de-Grâce. Lu . on n aimait
pas plus Richelieu que plus tard on n'aima Mazarin ; lA, et particuliè-
rement aux Carmélites, chez ces dignes filles de sainte Thérèse et de
BéruUe, on priait pour les deux reines, bienfaitrices de lamai.son; on priait
170 JOURNAL DES SAVANTS.
poiu'les victimes de Richelieu; et il s'était trouvé une sainte religieuse,
qui, en 1682 , dans l'efifroi et le silence universel, n'écoutant que la
charité et l'amitié, osa élever la voix en faveur du chancelier Michel de
Marillac, exilé à Châleaudun, et mêla publiquement ses larmes à celles
de Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse de Gondé, quand
la hache impitoyable du cardinal faisait tomber, à Toulouse, la tête de
son frère. En 1 633, mademoiselle de Hautefort avait vu frapper et dis-
perser tout l'intérieur de la reine, madame de Ghevreuse, dont l'intré-
pidité devait au moins lui plaire , chassée de la cour pour la deuxième
fois, et le chevalier de Jars, condamné à mort, ne recevant sa grâce
que sur l'échafaud. Toutes ces cruautés indignaient mademoiselle de
Hautefort-, la courageuse fidélité des amis de la reine excitait la sienne;
elle brava donc les menaces prophétiques de Louis XIII , elle repoussa
toutes les offres de Richelieu, qui n'était à ses yeux qu'un tyran de
génie, et elle se donna tout entière à la reine Anne, fernaeraent résolue
à partager jusqu'au bout sa destinée. . -Ç--- .:... . j • ;
Richelieu, n'ayant pu la gagner, entreprit de la perdre dans l'esprit
du roi. Plus que jamais il se mêla de leurs nombreux démêlés, non plus
pour les accommoder, mais pour les aigrir. D'intermédiaire bienveillant,
il devint un juge sévère. Aussi, quand Louis XIII était mécontent de la
jeune fille, il la menaçait du cardinal. Gelle-ci s'en moquait avec l'étour-
derie de son âge ot la fierté de son caractère. Richelieu fit jouer sur le
cœur du roi deux ressorts habilement inventés. Louis XIII était défiant
et dévot. Des rapports perfidement exagérés lui apprirent que, dans
l'intérieur de la reine, mademoiselle de Hautefort faisait avec elle des
plaisanteries sur ses manières, sur son humeur et sur son amour. D'autre
part, lorsque, épris de plus en plus de la beauté toujours croissante
de cette charmante fille, dont les grâces se développaient avec les an-
nées, il se reprochait un sentiment trop* ardent pour être toujours en-
tièrement pur, au lieu d'apaiser comme autrefois les scrupules de sa
conscience ,on les nourrissait, et on finit par lui faire un crime d'un at-
tachement immodéré , condamné par la religion. Enfin, vers 1 635, à la
suite d'une querelle plus vive qu'à l'ordinaire, le triste amant prit le
parti de rompre avec une maîtresse aussi peu complaisante, et, pendant
plusieurs jours, il ne lui parla plus. Il ne l'aimait pas moins, et le soir,
chez la reine, ses regards mélancoliques et passionnés avaient peine à
s'éloigner de l'attrayant visage. Il la contemplait en silence, et, quand
il voyait qu'on y prenait garde, il détournait sa vue d'un autre côté'.
' ^oniglàl.t. XLIX, p. 175. "*
MARS 1855. : 171
La rupture était commencée; le cardinal la fit durer deux années
entières.
Il y avait alors parmi les autres fdles d'honneur de la reine , une jeune
personne de fort bonne naissance, qui , sans avoir toute la beauté de ma-
demoiselle de Hautefort, était aussi très-agréable. Marie était une blonde
éblouissante, parée de bonne heure des charmes les plus redoutables:
Louise-Angélique de la Fayette était brune et délicate. Si elle n'avait
pas le grand air de sa compagne, si elle n'enlevait pas l'admiration,
elle plaisait par sa douceur et sa modestie. A la place de la vivacité et
de h. grâce , elle avait du jugement et de la fermeté , avec un cœur
porté à ia tendresse, mais défendu par une piété sincère *.
Les confidents du roi , de faciles serviteurs, Saint-Simon, favori émé-
rite , qui avait fait son traité avec le ministre , Sanguin , maître d'hôtel
du roi et qui était très-familier avec lui, bien d'autres encore, ])armi
lesquels on met à tort ou à raison fonde même de mademoiselle de
La Fayette, févêqiie de Limoges, portèrent Louis XIII à faire atten-
tion à la jeune fille, par tout le bien qu'ils lui en dirent^. Louis XIII
cortimença à lui parler pour faire dépit à mademoiselle do Hautefort;
mais, comme il était homme d'habitude^, à force de ia voir, l'incli-
nation lui vint pour elle et il faiina sérieusement. Mademoiselle de
La Fayette commença aussi par être flaltcedes hommages du roi; puis,
quand ^Jui ouvrit son cœur, quand il lui montra ses tristesses inté-
rieures, res ennuis profonds parmi les grandeurs de la royauté; quand
elle vit fun des plus puissants monarques de l'Europe plus misérable
que le dernier de ses sujets, elle ne put se défendre d'une compassion
aifectueuse, elle entra dans ses peines et les adoucit en les partageant.
Le roi, se trouvant à son aise pour la première fois de sa vie avec une
femme, laissa paraître tout ce qu'il y avait en lui d'esprit, d'honnêteté,
(le bonnes intentions, et il connut enfui la paix et la douceur d'une
alfection réciproque. Mademoiselle de la Fayette en clTct finit par aimer
Louis XIII; madame de Molleville, qui plus tard devint son amie et
reçut ses plus intimes confidences, l'assure*, et nous la croyons. Made-
' Madi^e de Motterille, 1. 1. p. 7a. Nous ne connaissons aucun portrait point de
roodemoiselle de La Fayette , ni même d'autre portrait gravé que celui de Montcornel ,
auquel on ne se peut fier entièrement. — * Montglat , t. XLIX , et Mémoires de La Porte,
collection Petitot, t. LIX, p. 33a. Sur l'érêquede Limoges, voyez notre sixième ar-
ticle, cahier de janvier. — * Ce sont les propres termes de Montglat, ibid. — * Ma-
dame de Molleville, t.I. p. 7/let 77 : «LaFayetle, avouant tout haut qu'elle l'aimait,
« et de la manière qu'il semblait vouloir l'être, devait faire le bonheur de sa vie; mais
« ce prince n'était point destiné pour êlre heureux ; il ne garda guère ce trésor Au
« sortir de la chambre du roi ou elle avait dit adîeu à ce prince, elle descendit dan.s
172 JOURNAL DES SAVANTS.
nioiselle de La Fayette n'aima pas seulement le roi comme un simple
gentilhomme, avec le plus entier désintéressement, sans s'enorgueillir
ni sans profiter de sa favem\ elle l'aima comme un frère, d'un senti-
ment aussi pur que tendre. Cette liaison dura deux années, jusqu'en
1637, toujours noble, touchante, et véritablement admirable. Made-
moiselle de La Fayette, c'est mademoiselle delà Vallière, mais made-
moiselle de la Vallière qui n'a pas failli. Il est vrai que Louis XIII n'était
ni aussi dangereux ni aussi pressant que Louis XIV. Une fois pourtant,
vaincu par sa tendresse et par le besoin qu'il avait de la voir à toute
heure, il lui fit une proposition^ qui effraya la vertu de la jeûne fille,
et l'avertit du danger qu'elle courait. Louis XIII ne renouvela jamais
la proposition qui lui était échappée, mais mademoiselle de La Fayette
s'en souvint, et elle résolut de terminer une situation difficile à soute-
nir d'une façon digne du roi et d'elle-même : elle songea à entrer en
religion. Cependant elle n'avait cessé d'exhorter le roi à se réconcilier
avec la reine et à secouer le joug de Richelieu. Ainsi,, quand tout le
monde, depuis Mathieu Mole jusqu'à M. le Prince, fléchissait et trem-
blait devant l'impérieux cardinal, deux jeunes filles, sans fortune et pla-
cées presque sous sa main, lui résistèrent. En vain il essaya de gagner
mademoiselle La Fayette, il ne réussit pas mieux auprès d'elle qu'auprès
de mademoiselle de Hautefort. Il eut recours alors à ses manœuvres
accoutumées : il fomenta les scrupules des deux amants, et, aorès bien
des luttes, que madame de Motteville a racontées ^, mademoisffie de La
Fayette se retira au couvent des filles de Sainte-Marie de la rue Saint-
« son appartement dont les fenêtres donnaient sur la cour du château, el , ayant en-
« tendu le carrosse dn roi qu'il avait fait venir pour dissiper le chagrin où il était,
« pressée de la tendresse qu'elle avait pour lui , elle courut le voir au travers des vitres ;
« quand elle l'eut vu partir, elle se tourna vers la comtesse de Fleix, el lui dit, touchée de
u douleur : « hélas! je ne le verrai plus. • — ' Madame de Motteville , 1. 1 , p. 78 : « La
• Fayette elle-mêmem'adilque, dans lesderniersjoursqu'ellefutàlacour.avantqu'elle
t fût tout à fait résolue de se mettre en religion, ce grand roi, si sage el si constant
« dans la vertu, avait eu néanmoins des moments de faiblesse, dans lesquels, cessant
« d'être modeste, il l'avait pressée de consentir qu'il la mît à Versailles pour y vivre
« sous ses ordres et y être toule à lui, el que celte proposition , si contrairgà ses sen-
« timents ordinaires, l'ayant effrayée, fut cause qu'elle se détermina plus promple-
t ment à sortir de la cour pour prendre des engagements qui puissent lui ôter des
« sentiments de celle nature Cette infidélité, qui ne dura pas, ne fit que l'avertir
• de se tenir sur ses gardes , en lui faisant remarquer le péril qu'il avait couru. Dès
• qu'il s'en fut aperçu, il résolut de l'éviter. Le refus de La Fayette lui lit ouvrir
« les yeux. La honte qu'ils eurent de ce petit dérèglement rappela leur vertu et leur
«piété, et la peur qu'ils eurent tous deux, elle de lui et lui d'elle, leur lirent
« prendre la résolution de se quitter. » — ' Ibid,
MARS 1855. 173
Antoine. Le roi alla l'y voir pendant plusieurs mois. La noble religieuse
lui parla à travers la grille du cloître avec plus de force encore et d'au-
torité que dans leurs anciennes entrevues; elle ne put rien sur sa poli-
tique, mais elle l'adoucit un peu envers sa femme; et c'est un soir, en
revenant du couvent des filles do Sainte-Marie , que, forcé par un orage
de ne pas retourner à Saint-Germain, et de passer la nuit au Louvre
où était la reine, Louis XIII donna Louis XIV à la France.
Mais, depuis la retraite de mademoiselle de La Fayette, et jusqu'au
jour où la grossesse d'Anne d'Autriche parut et mit un ternte ou du
moins apporta quelque adoucissement à ses malheurs , les plus
étranges événements s'étaient accomplis : la reine avait été à deux doigts
de sa perte , et n'avait été sauvée que par l'intrépide dévouement de sa
jeune et fidèle amie Marie de Hautefort.
L'année 1687 ®^^ ^* P^"® triste et la plus douloureuse que la reine
Anne ait eue à traverser. Jamais Louis XIII ne l'avait à ce point dé-
laissée, et elle n'avait conservé autour d'elle qu'un très-petit nombre
de serviteurs et d'amis dont elle s'était fait une petite cour intime où
encore l'œil vigilant du cardinal parvenait souvent à pénétrer. Au pre-
mier rang de ces rares courtisans de l'infortune, était La Rochefou-
cauld, tout jeune encore, et qui, plein des .sentiments que son père lui
avait inspirés contre Richelieu', en débutant dans le monde, embrassa
d'abord le parti des mécontenta et la cause d'Anne d'Autriche. Lui-même
a raconté quel agrément il trouvait alors à servir une reine sans crédit ,
mais environnée de femmes charmantes, et quelle liaison il forma avec
mademoiselle de Hautefort, dont il célèbre avec tout le monde la surpre-
nante beauté, ajoutant, comme s'il avait peurde la compromettre , qu'elle
avait beaucoup de vertu'. Nous pouvons écarter le voile de ce langage
incertain, et nous ne voyous pas pourquoi La Rochefoucauld, si peu ré-
servé, hélas, svu' un point bien autrement délicat, montre ici quelque
embarras à nous dire qu'il devint amoureux de la belle Marie. C'est
peut-être qu'il eut fallu avouer que, loin d'ê Ire accueillie, cette pas.sion
dut se bornera une adoration respectueuse, selon les mœurs de la galante-
rie du temps et le goût de l'héroïne. La Rochefoucauld aima made-
moiselle de Hautefort, sans oser le lui dire; mais, quelque temps après,
étant à l'armée et à la veille d'une bataille, il alla trouver le marquis de
Hautefort avec lequel il servait, lui fit confidence de sa passion, et lui
donna une lettre pour sa sœur, en lui faisant promettre que. s'il périssait
Sut- La Rochefoucauld , voyes notre quatrième article , livraison de novembre
1854 , p. foi — * XfémoitTs. collect. Peiilol. l. Lï, p. 348.
174 JOURNAL DES SAVANTS.
dans le combat, il la lui remettrait et lui dirait de sa part ce qu'il ne lui
avait jamais dit, et que, s'il n'était pas tué , il lui rendrait sa lettre à lui-
même et lui garderait fidèlement son secret^. C'était là comme on fai-
sait la cour à mademoiselle de Hautefort. Mais ce n'est pas ici le
temps de parler de ses conquêtes; celui où nous en sommes arrivé
n'était pas la saison des amours ; et des choses plus sérieuses et presque
tragiques se passaient dans l'intérieur de là reine. Lasse de souffrir,
Anne d'Autriche rêva-t-elle quelque entreprise désespérée pour sortir
d'esclavage , ou seulement sa douleur, parvenue à son comble , s'exhaiait-
elle avec plus de vivacité contre le cardinal et même contre le roi?
Nous l'ignorons. Nous savons seulement que la correspondance secrète
qu'elle entretenait avec son frère Philippe IV, par l'intermédiaire de
M. de Mirabel, ambassadeur d'Espagne k Bruxelles, avec la reine d'An-
gleterre, fille de Marie de Médicis, ainsi qu'avec madame de Chevreuse,
le lien et l'âme de toutes ces intrigues, devint plus fréquente et plus
animée. La reine y employait un de ses valets de chambre, La Porte.
C'était lui qui déchiflrail les lettres que recevait la reine, et chiffrait
celles qu'elle envoyait. Tout passait par ses mains habiles et fidèles.
Mais la police du soupçonneux cardinal était aux aguets; une lettre de la
reine à madame de Chevreuse, confiée par La Porte à un homme dont
il se croyait sûr et qui le trahit, fut interceptée, La Porte saisi et jeté
dans un cachot de la Bastille^. Richelieu se crut enfin maître d'Anne
d'Autriche. On lui attribue le dessein d'avoir voulu en finir cette fois
avec toutes les conspirations dont il était entouré en frappant un grand
coup. Il se proposait, dit-on^, de convaincre la reine d'une intelligence
criminelle avec les ennemis du roi et de l'État, et de la faire renvoyer
en Espagne ou enfermer dans quelque couvent, ou même dans le châ-
teau du Havre, qui était à lui, répudiée, déchue de tout droit et désho-
norée. Toutes ces craintes du moins traversèrent l'imagination troublée
d'Anne d'Autriche, quand elle apprit l'arrestation de La Porte. Le docile
ministre des rigueurs de Richelieu, le chancelier Séguier, celui qui,
quelques années après , en i 6Zi2 , devait interroger Gaston et faire mon-
ter Cinq-Mars et de Thou sur un échafaud , vint surprendre la reine
pendant qu'elle faisait ses dévotions au Val-de-Grâce , s'empara de tous
ses papiers, et, dans l'espoir de trouver quelque lettre coupable, porta
ia main jusque sur sa personne. Il lui dit que tout était découvert,
' Vie de madame de Hautefort, p. lay et 128. — * Pour les détails, voyez les
Mémoires de La Porte, collect. Pelitot, t. LIX, — ' Voyez entre autres La Roche-
foucauld, t. LI, p. 352 et 353.
- MARS 1855. 175
Bt que son unique ressource était de révéler la vérité tout entière.
Instruite par le malheur et par une longue oppression dans l'art de
dissimider, la reine avoua ce qui était prouvé, qu'elle avait écrit à ma-
dame de Chevreuse et à son frère le roi d'Espagne , s'arrêtant là et niant
tout le reste. Son salut était suspendu à deux fJs : il fallait que, selon
ie tour que prendrait l'affaire , madame de Chevreuse pût fuir ou rester;
il fallait surtout que La Porte, dans ses interrogatoires, ne dépassât pas
les aveux de la reine, et aussi qu'il avouât tout ce qu'elle avait avoué,
pour donner à leurs déclarations communes une parfaite vraisemblance.
La Porte intimidé pouvait en dire trop , ou sa constance à tout nier
pouvait inspirer des ombrages ; et la reine craignait tout ensemble son
«nergie et sa faiblesse. Un concert secret était nécessaii'e, mai^comment
l'obtenir? Comment arriver jusqu'à La Porte, enseveli dans un cachot de
la Bastille ? Comment même prévenir madame de Chevreuse ignorante
de ce qui se passait , et qui pouvait à tout moment être arrêtée? C'est alors ,
si on en croit La Rochefoucauld \ que la reine désespérée lui aurait pro-
posé de l'enlever, elle et mademoiselle de Hautefort, et de les conduire
à Bruxelles; proposition trop extravagante poui* avoir été faite sérieuse-
ment, et que La Rochefoucauld ne rapporte sansdoutc que pour peindre
le danger du moment et aussi pour relever son importance. C'eût été jouer
précisément le jeu du cardinal, comme l'avait fait Marie de Médicis; ii
fallait rester, tenir tête au péril, et le conjurer à force d'adresse et de
courage.
Dans cette grave conjoncture, Marie de Ilautofort entreprit de sau-
ver sa maîtresse ou de se perdre avec elle. Déjà elle lui avait sacrifié la •
faveur du roi, celle de Richelieu, son avenir, elle qui n'avait rien qut
sa beauté et son esprit, et qui aimait naturellement la magnificence et
l'éclat; elle fit plus celte fois, elle risqua pour elle quelque chose qui lui
était mille fois plus cher que la fortune et la vie , elle risqua sa réputa-
tion; elle rejeta cet instinct de pudeur et de retenue qui faisait son
charme et sa gloire, qui jusque-là avait fermé son oreille à tout propos
flatteur, et ne lui avait pas même permis d'écrire, souâ quelque prétexte
que ce fut, le moindre billet à aucun homme', et la superbe créature
se condamna au rôle le plus opposé à tous ses goûts et à toutes ses habi-
tudes. D'abord elle persuada à un gentilhomme de ses parents*, d'aller à
Tours dire à madame de Chevreuse où les choses on étaient, de lie pas
remuer, tout en prenant ses précautions, et qu'on l'avertirait de fuir ou de
>;> ihc . ',,1 fiui, .iiiilf •}', ' . ' • ir*!; >|. , I-. >1 : Ml'gr.ii
T. LI , p. 353. — ' Vie maniuçritê. — ' La Porle, dans sea Mémoires, colUclion
Pelilot, t. LIX, p. :U8. te nomme M. do Montalais.
176 JOURNAL DES SAVANTS.
rester, en lui adressant des heures reliées en rouge ou en vert, selon le
parti qu'il faudrait prendre. Puis elle-même, elle se déguise en grisette\
barbouille son beau visage, cache ses blonds cheveux sous une grande
coiffe, et, de grand matin, quand personne n'est encore éveillé au
Louvre, elle en sort à la dérobée, prend un fiacre et se fait conduire à
la Bastille. Elle savait qu'il y avait là un prisonnier qui déjà une fois
avait joué sa tête pour la reine, déployé dans les fers une constance
magnanime, et venait à peine de descendre de l'échafaud, le chevalier
de. Jars, Il commençait un peu à respirer de cette terrible épreuve, on
lui laissait quelque liberté, et il pouvait recevoir quelques personnes.
La noble fille, jugeant du chevalier par elle-même, crut qu'elle pouvait
lui demaader de jouer sa tête une seconde fois. Elle se donna pour la
sœur de son valet de chambre, qui venait lui apprendre que cet
homme était à la mort, et l'entretenir de sa part de choses pressantes.
Le chevalier de Jars, qui savait son domestique en bonne santé, répu-
gnait de se déranger pour une telle visite, et l'altière Marie de Haute-
fort dut attendre quelque temps dans le corps de garde qui était à la
porte de la Bastille , exposée aux regards et aux plaisanteries de tous
ceux qui étaient là, et qui, à son costume, la prenaient pour une de-
moiselle très-équivoque. Elle supporta tout en silence, appliquant bien
ses mains sur sa coiffe pour qu'on n aperçût pas sa figure et ses yeux.
Enfin le chevalier de Jars se décida à venir. Ne la reconnaissant pas
d'abord, il allait la traiterassez mal, lorsque, le tirant à part, et entrant
avec lui dans la cour, pour toute réponse à ses propos elle leva sa
coiffe, et lui montra cet adorable visage qu'on ne pouvait oublier
quand on l'avait vu une fois : «Ah! Madame! est-ce vous, s'écria le
«chevalier ! » Elle le fit taire, et lui expliqua en peu de mois ce que la
reine lui demandait. Il s'agissait de faire parvenir à La Porte une
lettre cachetée où on lui marquait jusqu'où il pouvait et devait aller
dans ses déclarations. Elle remit cette lettre au chevalier en lui disant :
«Voilà, Monsieur, ce que la reine m'a donné pour vous; il faut em-
« ployer voire adresse et votre crédit dans ce lieu-ci pour faire arriver
« cette lettre jusqu'à ce prisonnier. Je vous demande beaucoup, mais j'ai
«compté que vous ne m'abandonneriez pas dans le dessein que j'ai de
^ C'esl le mot même qu'emploie deux fois la Vie imprimée. Nous l'avons fidè-
lement suivie dans ce récit dont les traits essentiels sont communs à la Vie im-
primée, à la Vie manuscrite et aux Mémoires de La Porte. IVlais, dans La Porte et
dans la Vie manuscrite, mademoiselle de Hautefort partagerait l'honneur de son
dévouement avec madame de Villarceaux, nièce de M. de Châleauneuf, amie in-
time du chevalier de Jars , et elle se serait travestie en soubrette de cette dame.
^/' MARS 1855. 177
« tirer la reine de l'extrême péril où elle est^ » Le chevalier, tout intré-
pide qu'il était , fut bien étonné de voir qu'il était question de
hasarder de nouveau sa vie. Il balança, il songea longtemps. Mademoi-
selle de Haiitefort le voyant chanceler, lui dit : « Eh quoi! vous balancez,
« et vous voyez ce que je hasarde! car, si je viens à être découverte, que
«dira-t-on de moi?» — «Eh bien, lui répondit le chevalier, il faut donc
« faire ce que la reine demande; il n'y a point de remède-, je ne fais que
« sortir de dessus l'échafaud, je vais m'y remettre^. » Mademoiselle de Hau-
tefort fut assez heureuse pour n'être pas plus reconnue en rentrant au
Louvre, que le matin lorsqu'elle en était sortie. Elle retrouva dans un
petit endroit auprès de sa chambre la (ille qu'elle y avait mise en senti-
nelle avant de partir, afin que, si le roi, passant près de là pour aller à
la messe, demandait de ses nouvelles, on ne manquât pas de lui dire
que, s'étant trouvée un peu mal la nuit, elle reposait encore*. Mais,
quand elle fut dans sa chambre, et qu'elle réfléchit à l'aventure qu'elle
venait de courir, elle en fut épouvantée; la jeune fille modeste rem-
plaça l'héroïne , et elle tomba à genoux pour remercier Dieu de l'avoir
conduite et protégée *.
Le chevalier de Jars fit des merveilles. Sa chambre était de quatre
étages au-dessus du cachot de La Porte ; il perçu son plancher et fit pas-
ser la lettre de la reine au bout d'une corde , avec prière au prisonnier
de la seconde chambre d'en faire autant, puis successivement jusqu'à
la dernière où était La Porte, en recommandant bien le plus profond
secret*. C'est ainsi que la lettre de la reine arriva parfaitement intacte
aux mains du fidèle valet de chambre; chose admirable qu'une ma-
nœuvre si difficile, si compliquée, et qui dura plusieurs nuits, se
soit accomplie sans qu'aucun des geôliers ait pu s'en apercevoir, et
sans qu'aucun de ceux qui y prirent part, l'ait compromise par la
moindre indiscrétion; en sorte que ce prisonnier si bien gardé, dans
un cachot et derrière des portes de fer, reçut une instruction détail-
lée qui le mit en état de se justifier lui-même et de justifier sa maî-
tresse*. La fermeté qu'avait d'abord montrée La Porte eût tourné
contre la reine si, à la fin, elle n'eût été éclairée et guidée par la lettre
qui parvint jusqu'à lui , grâce à la courageuse industrie du chevalier
de Jars, dont le dévouement était dû à celui de mademoiselle de Hau-
lefort.
' Vie manuscrite. — * L'une et l'autre Vie. — * Vie manuscrite. — * La Vie
imprimée. — * Les deux Vies el les Mèmoirts de La Port». — * Voyei mill« curieux
détails dans les Mémoires de La Porte.
a3
178 JOURNAL DES SAVANTS.
Dès que celle-ci avait espéré le succès, elle s'était empressée d'en-
voyer à madame de Chevreuse, selon ce qui avait été convenu, des
heures à la couleur favorable qui devait la rassurer et la retenir. Se
trompa-t-elle sur la couleur, ou madame de Chevreuse s'y méprit-elle
elle-même? A tort ou à raison, madame de Chevreuse entendit que tout
allaitmal , et , comme ce qu'elle redoutait le plus au monde était la prison ,
elle se hâta de fuir déguisée en homme, et alla chercher un asile en Es-
pagne, où le frère d'Anne d'Autriche l'accueillit, comme autrefois, dans son
premier exil, l'avait reçue le duc de Lorraine. Cet événement, arrivé un
peu avant les derniers interrogatoires de La Porte , ranima et porta à leur
comble l'irritation et les soupçons de Richelieu. On redoul^la de sévérité
envers la reine ; La Rochefoucauld , que madame de Chevreuse avait vu
un moment en passant à Verteil pour lui demander des chevaux, fut mis
quelques jours en prison, et on ne sait trop comment la chose aurait
tourné, si La Porte, en ayant l'air de céder à l'ordre officiel que la reine
lui envoya de tout dire^, n'eût admirablement confirmé les déclarations
constantes de sa maîtresse, et par là persuadé- au cardinal et au roi
que toute cette affaire n'était pas aussi importante qu'ils l'avaient jugé
d'abord.
Est-il besoin de dire de quelle vive reconnaissance la reine fut pé-
nétrée pour Jars, pour La Porte, et surtout pour sa jeune et intrépide
amie, et quelles promesses elle lui fit, si jamais elle voyait de meilleurs
jours! Mais Marie de Haulefort avait déjà reçu sa récompense. Elle
avait senti battre dans son cœur l'énergie qui fait les héros; elle s'était
oubliée pour une autre , elle s'était mise avec l'opprimée contre l'op-
presseur; elle avait été compatissante, charitable, généreuse, chrétienne
enfin, selon l'idée qu'elle s'était faite et qu'elle soutint jusqu'à son der-
nier soupir, de la religion du crucifié.
Dès que la grossesse de la reine fut déclarée au commencement de
l'année 1 638 , elle dissipa l'impression des tristes scènes qui venaient
de 3e passer, et ramena dans la cour un peu de concorde et d'agré-
ment. Mademoiselle de Hautefort y reparut, et c'est alors peut-être
qu'elle compta ses plus beaux jours. Elle avait vingt-deux ans , et peu
à peu la jeune femme remplaçait la jeune fille. Tout en restant mo-
destes, ses manières devenaient plus aisées. Elle se livra davantage aux
plaisirs de la conversation et de la comédie , à la lecture des poètes
français et italiens et à celle des romans du jour. Avec sa délicatesse
çt sa fierté, ses grands sentiments et son amabilité, elle était faite pour
■■■ • ■ ;5IV '*■'■'■ ; . ;.1^f- .
' Mémoires de La Porte, collection Petitot , t. LIX. " --^ ' '
.<îT. MARS 1855. ?10l 179
être un des ornements de ITiôtel de Rambouillet, une digne amie de
l'illustre marquise, de sa fille Julie et de Madame de Sable, une véritable
et parfaite précieuse; elle le devint, et toute sa vie elle en garda la répu-
tation ^ Il était diflicile d'unir plus d'agrément à plus de solidité. La séré-
nité de son âme passait dans ses propos enjoués, qu'animait une plai-
santerie assez vive, mais toujours du meilleur goût. Elle donnait un tour
heureux aux moindres choses, elle récitait admirablement les vers, sa-
vait jouer de la guitare, chantait bien, et écrivait des letti'es fort jolies*.
Pour son caractère , on ne savait ce qu'on devait y admirer le plus de
l'élévation ou de la bonté. Assez libre et même un peu fière avec les
grands, elle était douce aux inférieurs, et d'une bienfaisance égale
Somaise , Le grand dictionnaire des précieuses, 1 66 1 , 1. 1 , p. a 1 8 : « Hennione (ma-
• dame de Hautelort] est une ancienne précieuse de la plus haute qualité, célèbre
■f dans les écrits de plusieurs, dans toutes les ruelles, à )a cour et à la ville, et géné-
« ralement par tout l'empire des précieuses. Straton (Scarron) en donne des preuves
« dans ton» ses ouvrages. » — * Nous empruntons ces détails à un passage de la Vie ma-
auscrite qui n'est pas dans la Vie imprimée, ainsi qu'au Portrait de madame de Haute-
fort, sous le nom d'Olympe, dans la Galerie des peintures , t.I, p. 7a3. Vie manuscrite:
Elle a infiniment d'esprit; elle s'explique simplement, elle donne à tout ce qu'elle
dit un tour agréable, qui fait paraître un enjouement accompagné de tant de modes-
tie, que ceux qui l'écoutcnl prennent plaisir à fentendrc; elle est naturellement rail-
leuse et entend la raillerie la plus fine; mais, comme elle a beaucoup de piété, elle
la sait si bien régler, qu'elle n'a jamais offensé personne. » Portrait d'Olympe .
Pour ce qui est de son esprit, il est du plus beau naturel du monde, et les plus
étudiés n'ont rien qui puisse entrer en comparaison avec lui, quoiqu'il semble
qu il n'ait aucune étude. Olympe a la conversation vive, toujours divertissante et
jamais ennuyeuse. Ses réparties sont h propos et spiritucUes et dans la justesse ;
et , quand on se lasse de tenir sur le tapis des affaires pins importantes , elle ajuste
avec tant de galanterie les bagatelles les plus simples, qu'on y trouve à se divertir
également. La peine qu'elle ne prend point de s'instruire en feuilletant les livres
lui donne le plaisir d'entendre avec altacliemcnt les gens qui en ont la connais-
sance. Elle s'applique assez volontiers aux ouvrages qui courent les ruelles et qui
volent parmi le beau monde. Elle ne passe point par les beaux endroits de prose
qu'elle ne les remarque en toutes leurs circonstances , et c'est sans doute ce qui est
cause qu'elle fait des lettres si jolies. Pour les vers, c'est sa passion; et, quoiqu'elle
n'en fasse point, elle les récite comme si elle les faisait, et de cette manière qui
règne en tout ce qui rient d'elle, c'est-à-dire toujours tendre et passionnée. Aussi
prend-elle un particulier divertissement k la comédie et au concert des violons,
qui touchent les sens et réveillent si agréablement les belles idées Olympe
a le ton et l'accent tendre et passionné, ce qui a fait dire d'elle fort galamment
à l'un de ses amis, qu'elle était pétrie de passion, et cela est vrai. Elle sait jouer
delà guitare, touche l'angéliqued'unc manière extraordinaire, et, si elle n'y avait
rien négligé, on peut dire qu'elle y aurait excellé. Elle chanic bien, et, quoique
sa voix ne soit pas des plus grandes et des plus belles, l'oreille se tromperait assu-
rément, si on ne jugeait qu'elle est des plus douces et des plus charmantes. »
a3.
180 JOURNAL DES SAVANTS.
à son désintéressement ^ Elle était donc honorée et aimée de tout le
monde, et par-dessus tout cela les grâces incomparables de sa per-
sonne semaient autour d'elle les adorateurs. Nous avons dit un mot de
la passion respectueuse qu'éprouva pour elle La Rochefoucauld. Elle ins-
pira le même sentiment à l'impétueux Charles IV, duc de Lorraine,
et le triomphe de sa chaste beauté est d'avoir un moment transformé
l'amant de madame de Chevreuse, de Béatrice de Cusance et de Ma-
rianne Pajot, en un héros de l'Astrée et du grand Cyrus. Charles IV
i'aima sans oser se déclarer autrement que par une galanterie emprun-
tée aux romans à la mode. Dans un combat, ayant fait prisonniers
deux gentilshommes français dont l'un avait servi avec le jeune frère
de mademoiselle de Hautefort, il lui demanda s'il connaissait cette
dame; ce gentilhomme ayant répondu qu'il l'avait vue très-souvent à
la cour, Charles IV leur dit à tous les deux : « Je vous donne la li-
((berté, et ne veux pour votre rançon que l'honneur de savoir que
«vous avez baisé de ma part la robe de mademoiselle de Hautefort^.»
Ce qui fut ponctuellement exécuté. Elle eut un peu plus de peine à
réprimer la violente passion du brillant marquis de Noirmoutiers, de la
maison de la Trémouille^. Elle fut aimée et recherchée en mariage par
Potier, marquis de Gèvres , qui périt en i6/i3 au siège de Thionville,
au moment où il allait passer maréchal de France'^. Il est assez piquant
qu'elle ait tourné la tête à Chavigny ^, le confident et le disciple de Riche-
lieu; et, malgré toute sa modestie et sa retenue, elle ne put s'empc-,
cher de troubler le cœur du sage et noble duc de Liancourt^, le mari
de Jeanne de Schomberg. Louis XIII aussi, qui s'en était détaché avec
tant de peine, sentit en la revoyant ses premiers feux se rallumer, et
' Vie de madame de Hautefort, p. ia5:« Elle a le cœur d'une reine et d'une héroïne;
telle est bonne, libérale, bienfaisante, el on peut dire avec vérité que jamais per-
« sonne malheureuse n'est sortie d'auprès d'elle sans être consolée , ou de ses con-
« seils ou de ses présents. Elle a toujours compté que son bien et son crédit ne lui
«étaient donnés que pour adoucir les misères de son prochain, de quelque qualité
«qu'il fût. D'abord que leurs besoins étaient allés jusqu'à elle, elle ne songeait plus
« qu'aux moyens de leur faire des présents, d'une manière qui ne parût pas une au-
« mône, pour leur en ôter la confusion. Combien a-t-elle donné de grosses pensions
• à des filles et à des femmes de qualité, pour empêcher que la nécessité ne les
« obligeât de prendre d'autres secours par de méchantes voies , et dans tous les états
• et dans tous les lieux qu'elle a été pendant sa vie, soit à la cour, favorite du roi et
• de la reine, soit mariée el duchesse, son hôtel a toujours été rempli de personnes
« qu'elle a fait subsister, et qui avaient besoin de son secours. » — * Vie de madame de
Hautefort, p. 128. — ' Mémoiresde la Porte, collect. Pelitot, t. LIX, p. 891 et 893. —
• Lettres de Mademoiselle de Chémerault, dans le Journal de M. le cardinal de Riche-
lieu, p. 184 et i85 de l'édition plus haut citée. — * Vie manuscrite. — * Jbid.
MARS 1855. 181
mademoiselle de la Fayette n'étant plus là pour le distraire, il devint
plus amoureux que jamais de mademoiselle de Hautefort. Quelle était
donc cette beauté à laquelle nul ne résistait, et qui, sans la moindre
coquetterie, soumettait les cœurs les plus dissemblables, les plus purs
et les plus légers, les plus hardis comme les plus sages? Le moment
est venu de la faire connaître d'après les témoignages les plus certains.
Sans nous arrêter à recueillir les divers éloges que les mémoires
contemporains prodiguent en passant à mademoiselle de Hautefort,
nous nous en tiendrons à trois descriptions tracées par des mains dif-
férentes, et qui toutes les trois, par leur ressemblance, témoignent de
leur commune exactitude. Madame de Motteville fournit d'abord les
traits essentiels: «'Ses yeux étaient bleus, dit-elle, grands et pleins
« de feu , ses dents blanches et égales, et son teint avait le blanc et l'in-
« carnat nécessaires à une beauté blonde. » La pieuse amie qui nous
a laissé une Vie édifiante de mademoiselle de Hautefort a cédé elle-
même au plaisir de faire connaître en détail une si parfaite beauté. La
chaste plume n'a rien oublié , et la peinture entière est d'une naïveté
gracieuse qui répond assez de sa fidélité : u Mademoiselle de Hautefort
« est grande et d'une très-belle taille; le front large en son contour, qui
« n'avance guère plus que les yeux dont le fond est bleu et les coins bien
«fendus; leur vivacité est surprenante et leurs regards modestes; ses
« sourcils sont blondins, assez bien fournis, se séparant les uns des autres
« à l'endroit où se joint le front; le nez aquilin, la bouche ni trop grande
«ni trop resserrée, mais bien façonnée; les lèvres belles et d'un rouge
«vif et beau; les dents blanches et bien rangées; deux petits trous aux
« côtés de la bouche achèvent la perfection et lui rendent le rire fort
« agréable ; elle a les joues bien remplies ; la nature s'est complue à y
«mêler le blanc et le vermeil avec tant de mignardise, que les roses
« semblent s'y jouer ayec les lis; elle a les cheveux du plus beau blond
« cendré du monde, en quantité et fort longs, et les tempes bien garnies;
« elle a la gorge bien faite, assez formée et fort blanche, le cou rond et
« bien fait, le bras beau et bien rond, les doigts menus et la main pleine.
« Elle a l'air libre et aisé, et, quoiqu'elle n'affecte pas de certains airs que
« la plupart des belles veulent avoir pour faire remarquer leur beauté,
« elle ne laisse pas d'avoir un air de majesté dans toute sa personne qui
« imprime à la fois le respect et l'amitié -. »
* Mémoires, 1. 1 , p. t^S. — * C'est k la Vie manuscrite qu'appartient ce passage trop
abrégé dans la Vie imprimée. Celle-ci , en retour, s'étend un peu plus sur le mélange de
majesté et de douceur qui semble bien avoir été le caractère de la beauté de mademoi-
selle de tlauteforl : « Elle a dans son visage etdan« toute sa personne un certain air
182 JOURNAL DES SAVANTS.
Le portrait de mademoiselle de Hautefort, sous le nom d'Olympe,
qui se trouve à la suite des Divers portraits de Mademoiselle \ la repré-
sente vers cet âge de quarante ans, si redoutable à la beauté impar-
faite et fragile, mais qui met la solide et vraie beauté dans tout son
lusti'e, que va bientôt suivre un inévitable déclin. Ce n'est plus Y Aurore
des poètes de Louis XIII, c'est, pour continuer leur langage, l'astre lui-
même à son coucher. Mademoiselle de Hautefort est encore ici dans la
plénitude de ses charmes. Ses blonds clieveux ont à peine changé leur
teinte délicate pour celle du brun clair le plus agréable. Elle a vaincu
le temps; mais pourra -t-elle résister, aux yeux du lecteur moderne, à
l'insipidité de la description suivante : « A voir Olympe on ne saurait
u douter que sa taille ne soit des plus avantageuses. Son port est noble,
u sa démarche aisée, son air libre, et elle paraît si proportionnée entre la
« physionomie délicate et relevée, qu'on la jugerait infailliblement digne
u du trône, si nous vivions parmi des gens qui donnassent la couronne aux
«femmes les plus majestueuses et les moins contraintes dans la bonne
«grâce. Olympe a les cheveux d'un brun clair, unis et déliés; la quan-
«tité et la longueur en sont si merveilleuses, qu'elle en serait toute cou-
« verte, si son adresse nonpareille ne les relevait derrière sa tête, et ne
«les y attachait en mille façons; le peu quelle en laisse tomber aux
« côtés sont annelés et tiennent frisés par le temps humide comme par
«le sec; en sorte que les jours qu'elle s'abandonne à la nonchalance,
«ou les jours qu'elle prend soin de s'ajuster, ils accompagnent toujours
« agréablement le tour de son visage. Sa peau est blanche, le cuir en est
« déhcat , et son teint a une vivacité qui ne meurt jamais, non pas
« même dans les moments où Olympe est accablée de langueur. Le co-
« loris de ses joues est si beau , qu'on dirait que la neige y veut ensevelir
« les roses. Ses yeux sont de ce bleu éclatant qui suit de si près la lu-
•tïnière du soleil. Son nez est aquiiin, et jamais il n'en sortit de mieux
« de bonté et de majesté tout ensemble si particulier, que tous ceux qui la connaissent
» assurent que Ton sent, en la voyant, de la joie, de la tendresse el du respect
« Il s'est vu même bien des gens qui , ne pouvant démêler les sentiments qu'elle faisait
«naître, baissaient les yeux sans oser les lever jusqu'à elle, quoique son abord lion-
« nête <3t obligeant dût les rassurer. » — ' Les Divers portraits parurent en 1 650, et il
y en eut cette même année deux autres éditions, sons le titre de Recueil des portraits
et des éloges en prose, dédié à son Altesse Royale Mademoiselle. C'est la seconde de ces
éditions, plus ample que la première, qui donne pour la première fois le portrait
de mademoiselle de Hautefort qui, de là, a passé dans la Galerie de peinture, deux
volumes, i663. Ce portrait, publié en lôSg, et composé sans doute quelque leraps
auparavant, montre donc mademoiselle de Hautefort entre quarante el quarante-
trois ans. «.
MARS 1855. 183
« tourné des mains de la nature. Les lèvres sont d'un rouge admirable ,
« et on pourrait assurer que toutes les grâces sont venues loger sur sa
«bouche, si sa bouche n'était pas trop petite pour les contenir toutes,
« et si on ne les voyait pas briller autour, et sortir avec ses paroles par
« une porte d'ivoire , qu'il semble que ses dents ont formée :
Non sa come amor sana e corne ancide ,
Chi non sa come dolce ella sospira
E come dolce parla et dolce ride.
« Son cou et sa gorçe ont sans doute la blancheur et le plein que les
« personnes connaissantes désirent pour la perfection de ces parties, qui
«sont ordinairement imparfaites, même aux plus grandes beautés; mais
«il faudrait avoir une vue de lynx pour percer tout ce qui empêche de
« les voir...; elle ne montre même ses bras et ses mains, qui sont de lader-
« nière beauté , qu'autant que le permet la sévère bienséance. »
Gomment admettre qu'une beauté pareille, deux fois favorite d'un
roi, l'objet de tant d'adorations, et qui plus tard devint la femme d'un
des hommes les plus considérables de son temps, n'ait pas souvent
exercé le pinceau et le burin des meilleurs artistes du xvn' siècle ? Et
pourtant on chercherait en vain la belle Marie dans la riche galerie de
Versailles, dans celle que Mademoiselle avait rassemblée au château
d'Eu , et dans les diverses collections célèbres. On n'en a même d'auti'e
portrait gi^vé que celui de Desrochers, si médiocre et si lourd. Il n'est
pas aisé d'y reconnaître Olympe dégradée par un burin vulgaire. Ce-
pendant, voilà encore ce grand front, ces grands yeux, cette abon-
dante chevelure, flottant sur d'admirables épaules, ce cou bien fait,
ce sein magnifique, qui, pour revivre dans toute leur beauté, deman-
daient le talent brillant et doux de Poilly ou de Nanteuil.
Bien convaincu qu'il devait se trouver quelque part un portrait de
la belle dame perdu dans quelque galerie particulière, ou dans le coin
d'un château de province , nous avons porté nos recherches partout où
pouvait nous conduire la moindre espérance, et nous avons eu enfin la
bonne fortune de rencontrer ce que nous avions tant désiré dans une
noble famille alliée de celle des Hautefort. Lorsque le second frère de
Marie, le comte de Montignac, épousa Marthe d'Estourmel, il aura
sans doute apporté dans la maison où il entrait un portrait de sa sœur,
qui y est resté depuis le xvn* siècle jusqu'à nos jours ^ Nous l'avons
eu entre les mains, nous l'avons longtemps examiné, grâce à l'obli-
' Cadre ovale de deux pieds trois pouces de hauteur, et d'un pied neuf pouces
184 JOURNAL DES SAVANTS.
geance de M. le marquis d'Estourmel , et nous pouvons nous flatter
d'avoir vu Marie de Hautefort dans tout l'éclat de sa beauté, à vingt-
cinq ou vingt-six ans. La peinture n'est pas d'une finesse extrême, ce
n'est pas au moins la touche de Mignard ni celle de Champagne , mais
la vie n'y manque point, et l'on croit volontiers à la ressemblance.
Les traits les plus frappants des trois descriptions que nous avons re-
produites s'y retrouvent relevés par le charme et la fraîcheur de la
jeunesse. Marie de Hautefort est représentée en buste. Elle a d'abon-
dants cheveux blonds agréablement bouclés, le front haut, les yeux
bleus et grands, le nez légèrement aquilin, la bouche petite, les lèvres
d'un rouge brillant, une petite fossette au menton, les joues pleines et
colorées, l'ovale du visage parfait, le cou rond et assez fort, de belles
épaules, le sein, que voile à demi une |sorte d'écharpe en mousseline,
ample et bien formé. Elle a des perles aux oreilles, un collier de perles
et une agrafe de perles à la poitrine. Elle porte une sorte de cuirasse
de fantaisie qui se termine aux épaules et à la ceinture par des orne-
ments en or et des rubans. L'ensemble a plus de force et de noblesse
que de légèreté et de grâce. Marie de Hautefort nous rappelle cet
idéal de la vraie et grande beauté que nous avons autrefois retracé,
au scandale des jolies femmes; elle est de la famille de Charlotte-Mar-
guerite de Montmorency, princesse de Condé, de sa fille, madame de
Longueville, de madame de Montbazon et de madame de Guéménée,
de la princesse Marie de Gonzague et de sa sœur Anne la. Palatine.
Elle était faite pour figurer avec elles dans ce paradis de la beauté qui
s'appelle la cour de Louis XIH et de la régente. Elle en était une des
étoiles les plus brillantes, et certainement la plus pure.
V. COUSIN.
[La suite à un prochain cahier.)
de largeur, avec ceUe inscription derrière la loile : Marie d'HaateforI, duchesse de
Sckomberg, mareschalle de France, dame d'atour de la reyne: Celle inscription, d'une
écrilure du lemps , a élé reproduite plus récemment autour de la partie supérieure
du tableau.
/
î "/ MARS 1855. 185
Patrum nova BiBLiOTBECA. RoTïiœ typis Sacri Consilii propagande
christiano nomini. i852-i853, 6 vol in-4". — JSovœ Pairam bi-
bliothecœ tomus quintus. Sancti Nicephori patriarchœ Constantinopo-
litani Opéra adversus Iconomachos. Sancti Theodori Studitœ scripta
varia (jaœ in Sirmondi editione désuni. Omnia cum éditons inter-
pretatione et adnotationibas. — Tomus sexlus continens in parte I.
Sancti Athanasii epistolas festales syriace et latine cum chronico et
fragmentis atiis. In parte IL Leonis Allatii très grandes disserta-
tiones de Nicetis, de Phitonibas et de Theodoris, cum ipsias AUatii
vita et plarimis alioram opuscalis ac tabulis XI.
TROISIEME article'.
La religion et la science viennent de faire une perle irréparable dans
la personne de S. Ém. le cardinal Angelo Mai. Nous n'avons ni qua-
lité ni inission pour tracer ici l'histoire d'une vie si bien remplie; mais,
tout en laissant à d'autres voix plus éloquentes Je soin de pix)noncer
son oraison funèbre, nous ne voulons pas commencer ce troisième
article, sans verser quelques larmes d'un sincère et profond regret
sur la tombe de l'illustre cardinal. Sa mémoire sera vénérée de tous
ceux qui s'occupent ou s'occuperont de la littérature sacrée, et son
nom restera gravé à tout jamais sur les beaux et nombreux monuments
qu'il a élevés aux Pères de l'Église.
Le cinquième volume de la Nova bibUotheca est consacré presque entiè-
rement à saint Nicéphore , archevêque de Constantinople au commen-
cement du II" siècle, le plus rélé et le plus éloquent des successeur de
saint Jean Chrysostonie. Ses admirables écrits , souvent cités dans les
conciles, sont loués par un grand nombre d'auteui'S ecclésiastiques et
de chroniqueurs ; tous à peu près ont été conservés dans d'excellents ma-
nuscrits presque contemporains. Les savants les plus compétents , Gom-
befis, Boivin, Léon Allacci, Magnus Crusius, et surtout Banduri, en
avaient préparé des éditions; mais il n'en avati paru, jusqu'ici, que de
faibles extraits disséminés dans un grand nombre d'ouvrages. Il nous
était réservé d'admirer dans leur ensemble les écrits de saint Nicéphore ,
parmi lesquels un très-petit nombre seulement avaient vu le jour.
' Voyez, pour le premier article, le cahier de septembre i853, p.&6A. et, pour
le second, le cahier de juin i854, p. 370.
186 JOURNAL DES SAVANTS.
Né à Constantinople dans l'année 768, Nicéphore se distingua de
bonne heure par ses études et ses talents, et il fut employé comme se-
crétaire (a secretis] à la cour impériale; il assista même en cette qualité
au second concile de Nicée en 787, contre les iconoclastes, et cé-
lébra par d'excellents discours la victoire que venait de remporter l'É-
glise catholique. Peu après il se retira dans un lieu presque sauvage,
situé sur les bords du Bosphore, et y vécut en ermite, se consacrant
aux études sacrées et à la méditation. C'est dans cette retraite que l'em-
pereur Nicéphore le fit chercher api'ès la mort de saint Taraise pour le
placer sur le siège de Constantinople, où il fut sacré le 1 1 avril 806.
Comme archevêque, il couronna, l'an 81 3, Léon l'Arménien, et fit
tout ce qui était humainement possible pour arrêter le nouvel empe-
reur dans la voie funeste où ce dernier ne tarda pas à entrer; mais il
ne put conjurer l'orage; il fut déposé l'an 81 5 et exilé dans le monas-
tère de Saint-Théodore, où il mourut l'an 828. Pendant cette longue re-
traite, il rédigea y. ^ l'exception d'un seul, tous les écrits qui nous restent
aujourd'hui, véritable merveille pour cette époque. Pas la moindre
trace du goût byzantin; tout y respire la dignité mâle d'un Démosthène,
et son langage rappelle partout les meilleurs modèles dans le genre
asiatique : on regrette parfois que son zèle ardent et sa sainte indigna-
tion l'aient empêché de conserver la sobriété et la modération des ora-
teurs attiques, qui, s'il avait eu à traiter d'autres sujets, auraient revécu
sous sa plume. Que si l'on était tenté de trouver cet éloge exagéré, nous
invoquerions le témoignage de Photius\ dont les jugements littéraires
sont presque toujours infaillibles. Et cependant ce dernier ne paraît
avoir connu de Nicéphore que le Breviarium historicam dans le texte
duquel (aujourd'lmi assez corrompu, il est vrai) nous avons peine à
reconnaître les qualités qu'on remarque dans les ouvrages nouvellement
publiés. Nous examinerons rapidement les plus importants.
Le Petit Apobgétiqne, intitulé : Apologeticus Miiwr ad catholicam Ecde-
siamdenovo propter venerabiles imagines exorto schismate, a été écrit peu
de temps après l'avènement de Léon l'Arménien, en 8 1 3 , dans la hui-
tième ou au commencement de la neuvième année de l'épiscopat de
Nicéphore. Le saint archevêque y raconte brièvement, et en termes me-
surés, l'origine du schisme sous Constantin Copronyme, le procédé des
iconoclastes, qui, pour se défendre, employaient des écrits apocryphes
des Pères, la résistance de Paul, de saint Taraise et de quelques autres
pontifes; il rappelle l'arianisme d'Eusèbe et les volâmes entiers, conte-
Cod. Lxvi, p. 33, Bckker. [vS\ ■>'■ ' ' '
y
. . yr/A MARS 1855. Il 187
liant des témoignages des saints Pères en faveur du culte des saintes
images, volumes qui ont été lus au second concile de Nicée et remis
sous les yeux de l'empereur; enfin , il démontre que tout chrétien est
tenu de se conformer aux décisions de ce concile régulier et œcumé-
nique, et teiTnine par une profession de foi.
Le Grand Apologétique, qui est intitulé : Apobgeticus pro inculpabiH
pura et ùnmaculata nostra christianorum Jide , et contra cas qui putant nos
idoUs cakam exhibere, a été composé après la déposition de saint Nicé-
phore et publié en 817, comme le dit avec raison le savant éditeur ^
Indiquons rapidement les points piincipaux sur lesquels l'auteur
insiste. Après les prophètes, après l'enseignement de Notre-Seigneur et
des apôtres , confirmé par les martyrs et déterminé par six conciles
œcuméniques, on ne s'explique pas l'apparition de tous ces novateurs.
Quel vertige pousse donc nos ennemis à accuser d'idolâtrie les chré-
tiens qui seuls ont délivré la terre de ce fléau ! « Nous avons été
«idolâtres jusqu'au règne de Constantin (Copronyme), » s'écriaient les
faux docteurs du conciliabule digne d'être appelé le Coprogynode^. Vain
argument que saint Nicéphore renverse facilement, en exposant avec
le raisonnement d'une philosophie rigoureuse , la différence qui existe
entre les idoles et les saintes images, et en faisant ressortir l'abus que
lesschismatiques faisaient de quelques-unes des raisons opposées parles
saints Pères au culte des idoles.
Dans une autre discussion tout à la fois philosophique et philologique,
il détruit aussi ce dogme des novateurs, que le corps de Notre-Seigneur
était iirepfypentlov (non circonscrit) , ainsi que la conséquence qu'ils en
tiraient, qu'il ne pouvait être ypan16», c'est-i-dire qu'il était impos-
sible de le peindre, de le représenter. D'autres démonstrations sont
tirées de l'arche d'alliance, du tabernacle, des chérubins et des autres
ornements du temple, toutes choses prescrites par le Seigneur lui-
' Dans cet écrit »e trouve insérée une profession de foi très-explicite . S 18-aa,
p. aa-a7, qui peut être la même que celle dont parle Ignace le diacre dans les Boilan-
distes (Mart.XIII, p. 399). • Nicéphore, * y est-il dit, • a été sacré le la avril 806,
« divinam illumjidei tomum , abs se olim scriptum, et clero suo solemni acclaniatione
■ probatum , pne manibus tenens. • Mais Dom Pitra évidemment est allé trop loin
lorsqu'il dit dans les savants prolégomènes dix 1" vol. de son Spicileqium, p. i.xxxi,
« Agincn agit liber vere prineeps de immaculata christianorum Jide QOBM auctor
« ungendus in pontificatum manu gestabat, quasi fidei sui leslem indedinabileni. >
Rien, à cette époque, n'avait encore engagé Nicéphore à écrire un pareil ouvrage,
sans parler même des nombreuses allusions qu'il renferme et qui se rapportent à des
faits postérieurs à l'année 806. — * Mot composé de <t«ih>Îo« , et de xôirpoî , « fumier: *
allusion BU surnom de Constantin
2à.
188 JOURNAL DES SAVANTS.
même, et dont saint Nicéphore explique longuement le sens anago-
gique et la relation étroite qu'elles ont avec l'usage des saintes images.
Des preuves plus directes encore découlent d'un grand nombre de
passages de l'Ecriture sainte , cités et expliqués par le saint archevêque
qui leur donne comme corollaire les témoignages et la tradition cons-
tante des Pères de l'Église. C'est ainsi que Nicéphore, s'appuyant aussi
sur àes faits historiques, constate une pratique invariable de 800 ans,
à laquelle on ne peut renoncer sans condamner audacieusement l'anti-
quité elle-même. Et d'ailleurs quels sont ces y^pt<mavoxa1tjyopoi (nom
qu'il oppose à celui de elSa'koXdl pat)? Des gens méprisables par le dé-
vergondage de leur vie purement charnelle! qui font, à la cour, une
comédie de notre sainte religion! Ces soi-disant évêques ne sont occu-
pés qu'à grossir leur parti de tout ce qu'il y a de plus vil ; à chercher
des satellites dans les factions du cirque, parmi les comédiens, les au-
bergistes et les portefaix, jusqu'à recruter les soldats rayés des cadres
de l'armée pour inconduite ou pour crime, et réduits, par là , à mourir
de faim; tandis que les véritables évêques, fidèles aux décisions du con-
cile, sont poursuivis avec une extrême, cruauté ^ Cette exposition est
faite avec une grande précision et dans un langage pur et magnifique ,
quelquefois peut-être un peu trop abondant; mais on pardonne volon-
tiers quelques répétitions , parce qu'elles se présentent toujours avec
les nouvelles ressources d'une éloquence inépuisable.
Après ce grand ouvrage saint Nicéphore composa les trois Antirrhé-
tiqaes qui sont placés à la tête du volume. Ne pouvant écrire contre
l'empereur régnant , il s'adresse à celui dont Léon l'Arménien faisait
revivre les scandales. Copronyme avait rédigé ou fait rédiger sous son
nom une justification de son schisme : c'est de cet écrit que saint Nicé-
phore examine et réfute, l'une après l'autre, les principales propositions,
qu'il cite textuellement. En lisant ces Antirrhétiqnes , dans lesquelles
beaucoup d'idées du Grand Apologétique sont reproduites avec de nou-
veaux développements, on ne sait ce qu'on doit admirer davantage , ou
la foudroyante puissance de la dialectique et de la démonstration, ou
l'ampleur et la verve d'un style riche et majestueux. ^
Les trois ouvrages en question sont conservés dans le magnifique et
célèbre manuscrit de Paris, h° 910, d'après lequel le P. Pilra a publié
les extraits cités plus loin. La comparaison de ce manuscrit avec l'édi-
tion de Rome fournit d'excellentes leçons, et fait voir que le texte pour-
rait être singulièrement amélioré. Un document aussi précieux mérite
' Pour plus de détails voy. le S 1 5.
v.f/iAVMARS 1855. I 189
d'être signalé aiix éditeurs futurs des œuvres de saint Nicéphore de Cons-
tantinople, car l'examen de quelques passages suffirait pour leur mon-
trer tous les secours qu'ils y trouveront^.
Le prospectus de Banduri fait connaître trois autres ouvrages de
saint Nictphore :
i" Advenus Eusehiam sectœ iconoclasticœ principem;
2" Adversns Epiphanidem consectaneum ;
y Advenus eos qui Salvatoris imaginem idolum esse dicehant.
Mais S. Em. le cardinal A. Mai n'a pu en découvrir aucun manuscrit
dans la bibliothèque du Vatican. Ces ouvrages existent dans ceux de la
bibliothèque de Paris, qui renferment aussi tout ce qui a été publié par
le savant cardinal.
Après Banduri, dont le travail, terminé, à ce qu'il paraît, en deux
volumes in-folio, a disparu sans laisser de trace, Dom Pitra est le pre-
mier qui ait repris les études sur saint Nicéphore ; et il a publié, dans le
tome I de son Spicilegium Solesmense ', le premier des trois ouvrages
cités plus haut, et des extraits d'un grand intérêt tirés d'une inixptats '
que Nicéphore écrivit après la publication des trois Antirrhétiqaes. Ainsi,
grâce à un heureux hasard , les deux ouvrages imprimés en même
temps k Paris et à Rome s'enrichissent mutuellement sans se répéter;
nous savons que les volumes subséquents du Spicilegium rendront com-
plète la publication des œuvres de saint Nicéphore.
On trouve ensuite, p. ià3, une assez belle lettre de saint Taraise,
prédécesseur de saint Nicéphore, écrite aux évêques de Sicile, pour les
féliciter de leur coopération au concile de Nicée.
' Nous donnons ici quelques variantes tirées du chapitre dirigé contre les dieux
païens, p. 53-56 du grec, n. 193-195 de la traduction latine. P. 54, lin. 3, ai
TOÙTuv èoprai «atoryOpeic, lisez éoprai xai troLv. Ibid. lin. 3, enlevei ol devant ai-
liàrcûv. Ibid. lin. 4. au lieu de tirtyamfitfttvot , écrivez ivtyavifttvot. Ibid. iin. 10,
I^X^*^ 8«<n;;ij^<T« ritrl xai, et mieux dans le cod. Par. i^x^'^ ^ '"'*" 2w<"7X^<" '**^- ^^'<'-
lin. 1 1 , éyduratTo i' àv ris x.t.A., mal compris par l'éditeur : t On eût été ravi si Sa-
«turne (en le dévorant), avait mis fin k la voXùftop^of vXivtf de Jupiter. ■ Ibid.
lin. 1 4 , apri>s taon , ajoutez tûv iXkow. Ibid. lin. 1 6 , tùvpVKédt , cod. Par. iKttpntéot ,
ce qui est plus probable, à cause de [taxpoîç qtii suit. Ibid. lin. 19, xorrcfiop^à^rro ,
lisez xaTSfiop^/^eTo. Ibid. lin. 27, au lieu de toU •mo\t[Uoiç, donné par les manus-
crits , il faut certainement lire toiV tto\é[LOis. Ibid. lin. 39 , ytvàyLSvov, lisez yevà^uvov.
Ibid. lin. 3i, après iypsvàfievov, ajoutrz, d'après le cod. Par., xai tiç yÂ&rra rots
XoiTTots Q-eots TgpotMxeifisvov. P. 55, lin. 1 1, ra<trrfs, lisez atvr^. Ibid. lin. aa , rots
lainofrt, lisez rots (liXeirt. Ibid. lin. 3i , aleûpovfiévrf, cod. Par. iàtpovfiévtf. Ibid.
lin. 35, xai el is^Orf, lisez xai tlitj^dif, correction faite par l'éditeur dans la tra*
duclion latine. P. 56, lin. 1, (TvvsSovXevas — titeSoiXgvfTg , adoptez les impartait*
— (SotiAewe. Ibid. lin. 5, yswwftévtjv , lisez ytvoiiévrjv. Ibtd. iin. i4. ^tvaxiiewra,
lisez ^evaxiiovffa. — ' P. 373 5o3 — ' P. .3oa-370.
190 JOURNAL DES SAVANTS.
La dernière partie du volume contient des pièces inédites de Théo-
dore Studite , ami et collaborateur de saint Nicéphore. La dernière est
un panégyrique de l'apôtre saint Bartholomée, qu'Anastase le Biblio-
thécaire avait traduit en latin. Cette traduction a été publiée dans le
Spicilegiam de d'Achery, éd. nov., t. II, p. i23, et reproduite par Gom-
befis, B. C, t. Vin , p. 755 ; mais le texte grec n'avait pas encore été im-
primé. Ce texte laisse beaucoup à désirer, mais il peut être considérable-
ment amélioré, grâce à un manuscrit conservé dans la bibliothèque
de Paris, sous le n° 1,670, qui, bien que rempli de ^oses, fournit
d'excellentes leçons ^ ' ^, ' -h 'v.rp'\',Uo\\il'tx. ak <nrh
Le sixième volume de la Nova hibUoiheca Patrum est Hivisé en deux
parties, dont la première est presque exclusivement consacrée aux Héor-
tmtiqiÀes de saint Athanase. On appelait ainsi les lettres pascales qui
' Nous donnons ici les principales. P. 1^9, lin. 3, après dlTros ajoutez èyKuyi^ldiv.
P. i5o, lin. 7 : (làpTvpa iXï}6eias èwoets, et en note : « Cod. gr. Vat. einroiets, quia
« scribit, sensu capis. » Lisez, d'après le manuscrit de Paris, htaieis. P. i5i , lin. 6 :
Uérpov iypaXot ol 'ssà'hes rà àyadà evotyyeXtlouévov , àXXà xal BapdoXofxalov èitTÔrepa,,
su rà fieréoipa Q-eoXoyovvros. En note : «Ânastssius œque iocvaidi, quasi legerit
>^â{)T£pa. > Cod. Par. iaorepitste, qui répond à eequejocundi d'Ânastase; mais peut-
être faut-il lire îtT&nlepa.. Ihid. lin. la : tô t^s Q-eoXojiixs àvir}<riv Ôpos, cod. Par.
ivsKJtv. P. i52, lin. 9, ^déyyeadai, cod. Par. èTri^déyyeadcii. P. i53, lin. i3 :
iX.Xa Tûj T^ yXdr/ltjs dpàrpa) Xoytxàs ipaipas itaXaxriZffina. Lisez, d'après le cod.
Par. iiavXoMilovrcL. Rien de si commun que cette métaphore. Georg. Pisid. Exped.
Pers. I, 102 : roû Xàyov ràç aijXax.ae. Procop. In Prov. ap. Mai Classic. aucl.
t. IX, p. 95 : râ rov Xàyov àpérpçtf. De S. Andr. Cret. Act. SS. oct. t. VIII, p. i35 ;
Evaeêôrpôirws râ toû voàs àpinpiù towtoj» yerjTtovâtv. Jo. Monach. Spicil. Rom. t. IX ,
p. 729 : Trfv âpovpav rfjs iiivolas. P. i53, lin. i4, iiroppinwv, cod. Par. ànoppi^-
Tûw>. Ihid. Un. 21, sipnXei, àvoiyovra après les mots tô éotpoaTiipiov. P. i54, lin. 12 ,
zsdrjXàna, lisez redrjX&xd. Ihid. lin. i5, 0/ ûSpwres, ol -môvot, lisez ol lipotres , qui
est toujours joint à tirévoi. Voy. Plat. 0|pp. p. aSg, C. et Pisid. ifexaeni. i853. P. i55,
lin. 3, àviae èire^evpetrtv, cod. Par. éirav^tftrtv. Ihid. ^rjpionavias , cod. Par. 3^«
piOfiaxiois. Ihid. lin. 8, ek Q^tXaxos eïhos , cod. Par. &vXâxov. Ihid. lin. i3, âvet/i
xTOvv — àvaavpâlov, cod. Par. éiraveaiTovv — àvaarfpâiov. Lisez ipaaeipà^ov. Ihid.
lin. 17, fieiantiiovres , cod. Par. (ivamâiovres. Ihid. lin. 9, evepyerYfcrôlxevos , cod.
Par. eùepyertfdrjffàfievof. P. i56. Un. 2 , xai ô Tlérpos b (léyas, cod. Par. xai Ôirep
ô fiéyas llérpos. Ihid. lin. i5, àvofxàrctTa, lisez àvofiûrara. Ihid. lin. 16, taoXoKTXt-
<T6ï}<T0(iat, cod. Par. -oroAv obiuTdii(Top.at. Ihid. lin. j8, X&yuvy cod. Par. XoyUav,
P. 157, lin. 7, tBpoeir}, cod. Par tapoarjei, lisez tspor^et. Ihid. lin. 10, àTreréôtfy
cod. Par. èvaTtsrédrj. Ihid. lin. 12, ô xiAo^fxevos WovXmâvos (Vulcanus), cod. Pari
nvpyjivos. Cette leçon est curieuse et trouverait son étymologie dans -arûp yaivsi^
Ihid. lin. i5, les derniers mots sont f*^xP' ""J^ (rrjpispov tô S-aûfxœ avant] pMovroç,
cod. Par. fi^xP* ""f^ mjfiepov iito(^aivs<7dai rots bpwai rà olov <7vpp.oirûiheç ayrjpLà-
Tjfffia ToO iiiOTte<^3ryyàro9[\\sçi «broirs^evyéTOs) tsvpàs. Ta p-eréiteira x.t. X. La suite,
qui manque dans l'édition, a été publiée dans le tome VI, page 3i5, le .savant édi-
teur l'ayant retrouvée plus tard dans les papiers de Léon AUacci.
MARS 1855. 191
fixaient le jour où devait être célébrée la lête de la Résurrection. Le
concile de Nicée avait mis fin à la grande controverse qui s'était éJevée
entre les chrétiens d'Asie et ceux de l'Occident et de l'Egypte , et avait
fixé d'une manière définitive la célébration de cette fête au premier
dimanche après le quatorzième jour de la lune de mars ; ce qui réglait
aussi les autres fêtes mobiles. Un calcul astronomique devenait donc
nécessaire : or, comme il y avait à Alexandrie une école célèbre d'astro-
nomie et de mathématiques, le patriarche de cette viUe était chargé de
notifier d'avance aux autres Lglises d'Egypte le jour auquel la fête de
Pâques devait tomber; il en écrivait au pape, qui findiquait k toutes les
Eglises d'Occident.
On sait par saint Jérôme que saint Athanase avait composé desHéor-
tastiques, et, d'après les fragments conservés et cités par Cosmas Indi-
copleustès, on voit qu'il y en a eu au moins quarante-cinq, nombre
qui répond exactement à celui des années pendant lesquelles il occupa
le siège d'Alexandrie, deSaSàSyS.La Vie du saint, écrite en arabe, en
porte le nombre à quarante-sept. D'un autre côté, la chronique syriaque
{Chronicon Athanasianuin) publiée en tête des Héortastiques dit que le
patriarche n'en écrivit point [non scripsit) pendant les neuf années qu'il
passa en exil. Le savant cardinal concilie ces renseignements contrit-
dictoires d'une noanièrc assez plausible, en supposant que , dans la chro-
nique , il faut lire non misU au lieu de non scripsit. En eflet on comprend
très-bien que saint Athanase, pendant ses années d'exil, n'ait pas pu
envoyer ouvertement les lettres qu'il était chargé de faire chaque an-
née pour la fixation du jour de Pâquc^, mais il est difficile d'admettre
qu'il n'ait point rempli ce devoir envers le souverain pontife.
Ces lettres étaient considérées comme perdues , mais , il y a quelque»
années, un savant aurais , M. Cureton, en découvrit un grand nombre
traduites en syriaque parmi les manuscrits apportés d'Egypte, et il
les publia ù Londres en 1 8/18. D'autres, également traduites en syriaque ,
furent découvertes l'année suivante, ce oui força l'éditeur d'ajouter
une annexe à son premier travail. L'illustre cardinal Mai a pensé qu'il
ne serait pas sans intérêt de donner une nouvelle édition refondue de
cette traduction syiiaque en comprenant 1rs fi;£^mcnts grecs conservés
par quelques écrivains et en y ajoutant une version krtine, ainsi qu'au
Chronicon Athanasianum \ihcè en tête des Héortastiques. Celte chronique
est très-importante au point de vue historique en ce qu'elle enrichit
d'une manière notable la Uslc des préfets de l'Egypte pendant la domi-
nation romaine et nous donne les moyens de rectifier et de modifier
l'histoire des évèrhés dépondants du patriarche d'Alexandrie. Comme
192 JOURNAL DES SAVANTS.
complément indispensable , le savant éditeur a reproduit un fragment
remarquable dune autre chronique écrite, en grec probablement, sous
Théophile , l'un des successeurs presque immédiats de saint Athanase ,
et dont une ti'ès -ancienne traduction latine a été retrouvée parle célèbre
Scipion Maffei dans la bibliothèque de Vérone ^ Ces deux chroniques
se corrigent et se complètent l'une par l'autre , et fournissent des maté-
riaux précieux pour l'histoire du christianisme en Egypte pendant le
quatrième siècle de notre ère. L'illustre cardinal n'a donné de cette
dernière chronique que la portion qui concerne saint Athanase. Cette
première partie du sixième volume se termine par quelques fragments
de Théophile et de Denys d'Alexandrie et par une table des matières.
La seconde partie débute par trois excellentes dissertations ayant
pour auteurs trois prédécesseurs de S. Ém. le cardinal Ang. Mai dans
les fonctions de conservateur en chef de la bibliothèque du Vatican.
1 ° La vie de Léon AUacci , par Etienne Gradi , écrite dans une latinité
très-pure, et remplie de faits curieux, qui intéressent l'histoire littéraire
et quelquefois la politique. Malheuieusement le copiste du manuscrit
s'est arrêté tout à coup (p. xxviii), au milieu d'une phrase, et la fin du
travail n'a pu encore être retrouvée.
2° Libellas annalis sive kalendarium pugillare commentario ilhistratam a
Nicolao Alemanno. Tous ceux qui ont eu l'occasion d'apprécier la sa-
vante et saine critique appliquée par Alemann aux œuvres de Pro-
cope se féliciteront de voir paraître un nouvel ouvrage dû à la
plume d'un homme aussi judicieux. Quelques tablettes portant les
noms des mois, suivis de signoa symboliques et de petites peintures,
avaient attiré l'attention d'Alemanni , qui ne tarda pas à reconnaître
un calendrier des principales fêtes. Ce savant est parvenu à expliquer
avec certitude 53 de ces emblèmes; pour cinq seulement, il en a été ré-
duit à ne présenter que des conjectures. '
3° Leonis Allatii diatribœ ires, de Nicetis, Phihnibus, Theodoris, 212
pages. Ce travail, vu rimpoj;tance des noms, l'emporte sur la célèbre
dissertation De Psellis et sur quelcjues autres du même genre dus à Léon
Allacci ^, et il rend un véritable service à l'histoire littéraire. L'auteur
passe en revue 28 Nicétas, 58 Philon et ià5 Théodore. Malgré le
grand nombre d'additions et quelques rectifications, dues à la science
' Publiée en 1 7^2 , Trident. — ' M. H. Martin dans ses excellentes Recherches
sar la vie et les ouvrages d'Héron d'Alexandrie, Paris, i85A. in-4°, regrette que la
dissertation De Heronibus de Léon Allacci soit restée inédite, et il se livre, p. 10, à
une savante et judicieuse discussion sur les personnages grecs qui ont porté le
nom d'Héron.
;<; / MARS 1855. ' ï^
de l'illustre cardinal , il reste encore beaucoup à faire ; car telle est la
nature de cette sorte de travaux. Mais ce qu'il faut dire à la louange de
fauteur, c'est qu'il avait déjà, par des discussions lumineuses, fixé des
points sur lesquels f incertitude s'était maintenue jusque dans les ou-
vrages les plus récents. Nos observations se borneront à la première
partie, qui concerne les écrivains du nom de Nicëtas.
I. Nicetas Syracasanas , leçon des anciennes éditions deCicéron',
remplacée par Hicetas dans toutes les éditions modernes, d'après fau-
torité des manuscrits.
Il et III. La confusion des deux Nicétas, Hyhreœ et sacerdos Smyr-
nœas, justement distingués par Faber et Allacci, subsiste encore dans
la plus récente édition de Tacite ^ celle d'Orelli, qui, p. /i8a, repro-
duit la note erronée de Hess.
XXII. Nous citons cel article textuellement : «Nec non Nicetas
«Sculariota, cujus rbetorica legitur Parisiis in bibliotheca régis Gal-
<(lorum. P. Ot< Set toÏs lôiv àpy^eiloiv êvrx/yx°^^'^ ervyypdfjLfjuxai. Pusil-
((lum admodum opus; quas vero vires babeat, dicent quibus illud
« evolvere rontigerit. » Que Léon Allacci, ne pouvant vérifier le fait, ait
enregistré ce renseignement littéraire d'après le témoignage du cata-
logue imprimé de la bibliothèque de Paris, rien de plus naturel et de
plus simple. Mais que S. Ein. le cardinal Mai accepte et reproduise cet
article sans y faire la moindre observation, c'est ce que nous ne pouvons
comprendre, et, puisqu'il parait prendre au sérieux ce Nicétas Scuta-
riote et son ouvrage, nous nous voyons forcé de raconter ici une petite
anecdote, généralement peu connue, et qui ne manquera pas d'inté-
resser les bibliopliiles. L'ouvrage en question a été imprimé en entier,
sous le nom de Nicétas Scutariote, dans le premier volume des Rhe-
tores grœci. L'illustre philologue, éditeur de cet important recueil,
s'empressa d'envoyer aux sommités de la science quelques exemplaires
de ce volume à peine imprimé, mais, à la première vue, M. Boissonadc,
à Paris, et M. Spengel, à Munich, s'aperçurent que ce traité n'était autre
que le Judiciam veteram scriptoram par Denys d'Halicarnasse , et ils se
hâtèrent d'en avertir l'éditeur. Heureusement l'ouvrage en question
occupait la fin du volume, et il était facile de le supprimer; c'est ce qui
fut fait immédiatement. Toutefois quelques exemplaires ont échappé à
cette grande destruction, et il s'en trouve aujourd'hui avec la faute
entre les mains de quelques possesseurs privilégiés. Nous espérons que
le savant éditeur de Pausanias et des Rhéteurs grecs nous pardonnera
Cicer. Académie, qastst. lib. Il, xxxix. — ' Dialog. de oralor. cap. xv.
a5
ig4 JOURNAL DES SAVANTS.
cette petite incliscrétion littéraire, et qu'il ne nous saura pas mauvais'
gré d'avoir sauvé de l'oubli une anecdote curieuse, au profit de ceux qui
voudront écrire un livre De faiis librorum. Quoi qu'il en soit, Nicétas
Scutariote doit être rayé de la liste des écrivains appelés Nicétas; et, s'il
doit figurer parmi les personnages qui ont porté ce nom, ce ne peut
être que comme copiste ou comme possesseur du traité de Denys d'Ha-
licamasse. -.• ^^îîà . r-vu ;
XXIV. «Nicetae Eugeni îegitur epistoîa unir^ in cod. regio Pari-
«siensi Sg^. P. Sùv xaip^ iwv ê^ àyeovuv jJ/lmJv véav (TvXXoye Sé^ai }<6yov.
«De quo nihil habeo ullra quod dicam. » 1
Encore un article qui méritait au moins une observation. Ce Nicétas
Eugenus n'est autre que Nicétas Eugenianus, dont le roman a été publié
par M. Boissonadc^ et la lettre citée est fépître dédicatoîre de l'auteur,
publiée en tête du second volume de l'édition.
A la suite des dissertations de Léon AHacci sur les Nicétas, les Phi-
Ion et les Théodore, on trouve une série &anecdota publiés presque
tous en grec et en latin , et dont les auteurs appartiennent à cette der-
nière catégorie. Le premier qui ouvre la marche est un éloge du chien,
Kvvbf êyxoifAiov, par Théodore Gaza. Cette pièce est charmante, spiri-
tuelle, et écrite avec une rare élégance. Au début, le sophiste donne à
entendre que Mahomet II, conquérant de Constantinople , avait tra-
vaillé sur le même sujet : peut-être ce dernier avait-il composé et fait
graver quelque épitaphe sur un de ses chiens de chasse.
P. 2 1 4 , extraits en grec du commentaire de Théodore d'Héraclée
sur le prophète Isaïe, tirés d'une Chaîne, conservée dans un très-beau
manuscrit du Vatican du x* siècle, et avec des peintures.
P. 260, extraits du commentaire de Théodore ou plutôt de Diodore
de Tarse sur les psaumes, du li* au lxxiv*. Cet écrivain exégète, dont
la Chaîne de Corder ne cite pas un seul fragment , affecte surtout les
interprétations allégoriques^.
P. 269, quatrième livre d'un ouvrage étendu de Théodore Las-
' Lugd. Balav. 1819, 2 vol. in-8*. — * Par exemple, p. 244. v. i4 : Éyeb yàp,
Çrjfflv b Q-eàs, viréirjai ae vixivOov à Zè vixivdos fiifiovfievos rd «r&jfxa toû oiipa-
vov , irjXot T>)v yi^x,'^^ ovpavlei) ^wfiévtjv viroSï^fiatTi. Au ps. lxvii, v. 3i , èir»T/fi);-
aov QTjpia xaAdtfxov (t Réprimez ces bôles sauvages qui habilenl dans les roseaux, »
Sacy), il voit (p. a5o) des écrivains hétérodoxes : voriaeiç Q^pia xaXifiov tous t^v
^euSwvufxov tspeff^eiovrae yvâxTiv, ce que le savant cardinal lui-même avait taxé
de jeu d'esprit [argatiœ) , lorsqu'il trouva cette interprétation dans un des sermons
publiés par lui sous le nom de S. Augustin, cxviii, 6, t. I, p. aBo. Pag. 255, ps.
Lxxi, 1 : oÎTOs ô ipatXfxôs où itevàyxei («lia cod. ») t«5 'Oarpi tov Po€oà(i loXop-âvi,
x.T.X. Il faut lire oi> 5j) àvâxeirat.
y/jV MARS 1855./ailOr 105
caris, Xpt</liavixiis SeoXoyitxs, livre intitulé Ilep} B-eawfuaç, et renfermant
un recueil de noms et d'épithètes donnés à Dieu ^. Parmi ces diverses
appellations, qui fournissent un grand nombre de mots nouveaux^, plu»
sieurs sont évidemment corrompues^ ou au moins d'une forme sus-
' Ce sujet se trouve traité aussi dans une scholie inédite sur un passage de saint
Grégoire de Nazianze, l, I, p. Sh"], C : Eîeri 8è -Erepi Ssàv xai Ôv6(icnx tsoXXà Xsyô»
(xevT, è^oyâncnT. , rovrét/li neyaXeînara xal xvptdrrara- oîov ivap'xps xai ôreXevnTTOs
x*i ■vtT.VTOxpdraip xai Kdioxpétap xa.i Çwoirojôs , Q-eàs xal xvptos xcti 'Tsavrohwafws xai
tsoXXà àAA« he<nrorixâ. Èx tovtow ovv têbv ùvopiibiv Xonsân» (1. Xontàv) (TvXkoyi^à-
fxedct T^ Ziavoia xai Xéyofiev tsapà ti Qsàs xai dntoxptvùfjieda 6rt èx rov aldetv ff é-éetv
rf èx roi Q-eeopeïv rà tjivra • xvptos Se 6ti xvptevet iTtivrcov ■ •ojavToSûvafxos Zè èirsi
tsivri 6(71 Q-éXei iitvocrif ivap^ps iè Ôri ipxrfv ^povixi/fv oix éysi ■ vfavTOxpâcrup iè
6t< rà tsivra. xptneï- Ç&foxpârwp 8^ xtl l^oooiroids 6t» èv avry treptxparoviievot Kà>p.ev
xai xtvovfieOa. Èx rovrcov ovv tûiv dvofzÎT&w xai iAA&n» nrXeiôvàjv à vois à i^fiérepos
vo(xiZei tvhaXiia 6 è<v elxova * àXXà ri ^rjci tûpiv xpaTtjdrfvau <p. . . xaX 'apiv votjBrjvii
iithihpéuTxei ^ vàrjais TOtJ ^fxeTipoo vov ■ àxat riXrjTtl os yàp èaltv b Seàs. Le mot Çwo-
xpàxciip manque au Thésaurus. — * Nous citerons les suivants, qui peuvent être
ajoutés au Thésaurus : Y.lprjv(i)Wftos , p. 26a, d'où le verbe tiptjvanro^ùa , employé
par S. Germain de Constantinople, cod. Coisl. 278, foi. 211 v*. Par occasion, j'in-
diquerai aussi le mot nouveau ^Iprfvdhàrrjs , Anou. in Ptalm. cod. Par. 3ii A :
Eii^cûs iè âyav àvatpérrfv eiiràw tTjs éxfipis Xpit/làv ràv «vrôv xai elpijvoiàrrjv
oivôfxaujsv. Le Thésaurus ne donne que ia forme elprjvo^Tos. ÉAcoSop^svs, p. 2bg;
ti6v€oXoyvéfÂA}v, p. a6i; eiOvitxôÇpayv, ibid. ; éeoavaroXçvs , p. a6o; ^Aiov»x»^«jp ,
p. a6a; ^vprfitoi&rrjs , p. a63 ; &v(toiô^aff1os et Q^nàio^os, p. a6a; ^fioxpérup
et iitàp)(r)s , p. 261 ; xatvepyinjs , p. a 60; xapitereurlijs , p. a6i ; xtvrpomfxrrjs et
xvho^ôpos, p. a 6a; xvpumpirûtp , p. a6o; Aaft79i3{avonr7i^, p. a6a ; XoyoTgpinfs ,
p. a6o; fieyaXôSpvTOs , p. a63i fitjvav^ ai&lijs , p. aCa ; ^uaptXei^pjtav , vrjvsfjunrotôs ,
vixâpyrjs et vtxooécnKvtos , p. a6o; voao(pOàpos^ p. a63; à^i^^&njs, àpo^ovpryàs et
urav/Seos, p. aCi; laavToOpéyi^Myv (le Thésaurus donne la forme féminine tsavro-
6péiilsipa\ el 'aav7o(^Xa^, p. a63; wawTtéptTo^os ^ p. a6o; tsvooxpâTbyp (fortasse
tjvoioxpérwp) , p. u63; adsvapôxjetp, miijTtTtpy irtfs et alryyMpxifft P* a6i ; avvov-
(jioovtTKiïTtjs et ff^atpspryirrîs , p. aùa ; rpptvynoOpaii&lrfs et rv^tîvoxojkvijUa , p. aGo;
vyeioiônjs, p. a63; virepaiOépios , p. aGi, d'où le verbe vvtpatOeplioj, cod. Par.
407, fol. 5 r*; vTr€pxépavvos, p. 362, et înrspvjr^poirAo* , p. a6i. — * P. 369,
rsXe^vifs, lisez r>jXt<pavijs. P. a6ot à voXov^fùjrup, lisez û igàXov iofiiircop.
— >) dxTis ^ ixTÔs dtvravoatXifcrc6Js ^éXyo\j<ra , lisez ivravaxXiaeojs. — ^ yévrjais
TùJv Ihtôiv, lisez )) yévsais. — b ta ait ipx^ ^XP' ^^Xovs pnr^ toO xôfffxov ti'hdts,
corrigez pnniv. — P. a6i , 6 ipfiovia navras , lisez ») ipfiovia. — b dhraXtvûitfros ,
lisez (tJiaXtvbirfros. — ô (iifr* io^àts, b fiijre xtvoifxsvos, enlevez le second b. —
P. a6a, ^povràvTiirvos , quel peut être ce mol? — b xXado^àpos , peut-être
xXcûdé^pos, t inspecteur, directeur du sort. » — ô fiedtXUôv ri/fv yifv èni rrfv àurÇi
Xeiav avrifs, lisez b Q^efteXiâv njv. — b xaxaXafivIi^pdtv , peut-élre xaraAafx^/^pojv
ou xsTaA)7^^^pei>v, différciicc d'orthographe. — b ^dvvoTtoibs- b tstBic^&iurrjf peut
être ^vdioisixrrjs , justifié par le précédent. — b Keovoa^avoXtjyorpoTteis , peut-être
tuvoa^avoXvyorpoTTsiis , 6s ràs t<i>vas ài^avôis Tpéitst ojs Xvyov. — ô ))A3flU'o;(CW .
Usez b iiXiavoxt^iS , «qui solera sursum tcnet ne cadat. ■ — b àuniXrjTtiapporyàs , lisez
ifrxXrjTtiapwybs. — P. a63, ô vtfupnjs, lisez vrffupmjs. — 6 vironàiiov atJ;f«v ri/v
196 JOURNAL DES SAVANTS.
pecle, et d'autres auraient besoin d'une explication ^ Dans tous les cas,
les philologues et les lexicographes trouveront là une mine nouvelle à
exploiter.
Ce fragment de Théodore Lascaris est suivi, p. a 63, d'une Vie de
saint Jean Chrysostome , par Théodore , évêque de Trimithonte en
Chypre. Cette vie, extrêmement sommaire dans le commencement, est
assez explicite lorsqu'elle raconte les persécutions dont saint Jean Chry-
sostome a été l'objet; après tant de biographies du saint évêque, elle
prend une certaine importance, grâce à plusieurs documents historiques
insérés in extenso, et qu'on ne connaissait pas auparavant.Tels sont des
lettres et des décisions du pape Innocent, des lettres des empereurs Ar-
cadius et Honorius, et surtout une lettre remarquable de l'impératrice
Eudoxie au pape Innocent, laquelle pièce, bien que corrompue en
plusieurs endroits, porte évidemment le cachet de l'authenticité. Les
autres documents peuvent bien être quelque peu abrégés , mais on ne
pourrait articuler aucune raison solide contre la véracité du fonds. Le
récit de Théodore contient cependant des circonstances évidemment
fabuleuses; telle est, par exemple, la cause à laquelle il attribue les pre-
miers nuages qui s'élevèrent entre le saint et l'impératrice, S i5,
p. a 7^-5, et qui est forgée d'après l'histoire biblique de David et de
Nathan*.
yijv, lisez é)(û)v. — b (TO(^pio^6rtjs , lisez ô ao^toZôrrfs. — ' P. a6o, ô tsovr/pofxavïji,
placé après à fx<i)peXeiJn(i)v , voudrait dire t qui a un amour fou pour les pé-
«cheurs, au point de leur sacrifier son propre fils.» — à ^XeTTOfxevoieohtos , à f*^
àpei)fievoiù)ho<Tlpo(pevs- le premier, à la rigueur, est supportable; mais le second,
avec nïj, doit être b p.i) bp<b(ievos Ç«i)8<o<r7po^e0s. — P. a6i , b xj^cras ràv ipidp.6v.
Le mot yicrais ne se comprend pas; l'auteur aurait-il écrit ^^cras? — ô fxefzi/'/fxopos •
b p.if àvsililù»), peut-être b {xrf fisfiil/lftopos ; mais ce mot est absurde comme appli-
cation à Dieu. L'auteur a-til écrit b (xî) p.£(iipifi(i)pos , le pendant de fxcopeXerjficov}
— P. 362, b reivoioxilas , probablement b rcivei ou èxrelvei [èv tû àépi) ris ioxi-
Satff. — b xdovepTrnovefterepyiTrjs. Ce mot paraît signifier b èpyirrjç rHv èiri )(dovi
épirerôiv ve^op-évurv. — b éiroxos croi^potTwrjs , t qui est à cheval sur la sagesse. » —
ô Q-étiv xpivùni, «qui sépare la mer, » allusion au passage de la mer Rouge par les
Hébreux. — î) avroTrayrj, peut-être ^ aiiTOTtrfyij. On comprendrait aussi b awTOira-
yrjs, «in se firmus et lundatus;» mais comment admettre aÙTOirayri en parlant de
Dieu? On ne comprend pas davantage les expressions, p. 263, ô aÙTÔvvxTos et rà
^rfpa TÔ àXidijrov. — ' Dans le texte grec on lit, p. 267 : ÈvTéXXofxai trot hià
TOVT&Jv ïjpôiv TÛv Q-eloûv ypapipiroûv, es fierd 'csàtrrjs èitteiKsias àiroaleîXai T^ptv
èvraïiôa iwiwrjv ràv tspsfT^irspov , tûnt èx MeyaXoTrôXews fxrjhevàe voovvros-if
aifxdopévov rà yivàpevov. Au lieu des mots rû>v èx MeyaXoTràXews , le manuscrit
donne ràv èx p.eyaviov , « quod non explico, » ajoute le savant éditeur, qui fait une
correction bien hasardée. S. Chrysostome y étant nommé tout sèchement -sTpea-
€vrepoVt on pourrait écrire, presque sans changement, îcoàvvrjv ràv Tirpea^vrepov
MARS 1855. 197
S. Em. le cardinal Mai prend occasion de celte biographie pour in-
sérer à la suite le sermon grec d'un des successeurs de saint Jean Chry-
sostome à Constantinople, sermon qui portait le nom de ce dernier
dans une traduction latine de Ch. Sirlet, publiée par Surius\ et qui,
ici, est intitulé Panégyrique de l'apôtre saint André, par Procius. Cette
pièce est donnée comme inédite par ie savant éditeiu*, d'après le ma-
nuscrit du Vatican, n° 866. Singulière préoccupation! Ce sermon a
rléjà été publié deux fois, et c'est précisément d'après ce même manus-
crit, n" 866 , que Vinc. Riccardi ie donnait à Rome, en grec et en latin,
p. Sàg de l'édition de Procius, intitulée : S. ProcU archiepiscopi Polit.
Analectaa Vincentio Riccardo , etc.. Romœ,1630, in-4'. Plus tard, Com-
befis le reproduisait en grec et en latin dans son Auctariam novissimum,
1. 1, p. 66o. Quoi qu'il en soit, cette pièce ampoulée et très-maniérée
dans la forme , et assez vide pour ie fond , ne méritait pas les honneurs
d'une troisième édition.
P. 393-363. Vie de Théodore Studite, par ie moine Michel, écrite
dans un style soutenu, mais empreint d'une légère atTectation^. Cette
vie est différente de celle qui a été publiée par Sirmond , bien que le
fond soit à peu près le même. La préface est entièrement nouvelle.
P. 864-378. Théodore Studite, oraison funèbre de sa mère Théoctista,
d'après ie manuscrit de l^aris, n° liigi. Cette pièce est simple, d'un
style naturel et bien senti. On lirait avec recueillement et intérêt une
traduction française de ce touchant tableau de la vie d'une sainte.
P. 379-397. S. Lm. le cardinal Mai n'a tiré des œuvres de Théodore,
évêque dos Alains, que le récit épistolaire d'un voyage, de Constanti-
t6v èxet (à Antioche) fUyav, ce qui paraît coiifirmer la précaution (Xifievàt
vooïivroe. — ' A la fin du mois de novembre. — * Celle vie se trouve aussi dans
le manuscrit de Paris n* 755. Nous en avons collalionné le commonccment.
P. 293, lin. 3, varptis, cod. Par. tscerpUciç. Ibid. lin. 9, votfievipxrfs , cod. Par.
•vxoifiviipxrtç. Cette dernière forme, dont le Thésaurus ne donne point d'exemple,
est employée de préférence par Manuel Philé. Ibid. lin. 17, (xvXXexj^^ cod. Par.
<TvXXeXcyx(i>s. P. 294, lin. a, rife xad' »)fiîff è€ia) Karifs, cod. Par. èv (S/w. Ibid.
lin. ao, Q-tOTfpeiretç , cod. Par. &^eoTepjrsîs Ibid. lin. a4. tôv /SflwiAixwv (^àouv,
cod. Par. jSouriAtxûv (ppovrlhant tt xai ^pow. Ibid. lin. 37, èv ^turiXeloit av/^,
cod. Par. iv ^auriXeloiç aiXcUs. P. 396, hn. 17 : ^wrtoM réxjst xai yvâfxvf 0<Aa-
"Kovla rote taSen taepiaxsTtlof ùv èyvwpiiero. Les manuscrits donnent , l'un tBtplit-
tmoç (sic), et l'autre 'asplttnroç. Le savant éditeur corrige vepiarxeTilof. Il fau-
drait vrepi-mt/lot. P. 297, lin, 10, rote âjadàv alpovfxévois , lise* ràyaOév. Ibid.
Jin. 1 1 , èTrnvx^lap, cod. Par. èTrtOvfilctv. Ibid. lin. i4 . twv ii xatpl rî^t yeéwrjt, liseï
To3 îé imipi. Ibid. lin. a5 , (Tvvéd'kaatu , cod. Par. avvédXcurt. P. 3o5 , l'éditeur semble
douter du mot imeprlva^, qui trouve sa justification dans les exemples réunis par
Lobeck, Parahpom. gramm. qr. p. 377-378.
198 JOURNAL DES SAVANTS.
nople à travers le Bosphore jusque dans iAlanie. Nous craignons que le
savant cardinal n'ait trop présumé de Ja valeur historique de cette pièce.
L'écrivain tombe sans cesse dans des phrases et des images bibliques qui
exagèrent singulièrement le fond de sa pensée, de sorte qu'on ne voit
jamais sortir du récit un tableau net et précis. Le décousu, le vague et
l'exagération qui régnent dans cette narration ne permettent pas, selon
nous , d'en faire usage pour une histoire sérieuse,
P. 399-4 ili. Pièces poétiques de Théodore Prodrome, au nombre de
vingt. Ces petits poëmes, connue ceux, de Manuel Philé ^ ont une vé-
ritable utilité historique , parce qu'ils se rapportent presque tous à l'em-
pereur ou aux membres de la famille impériale. Le n° vu, sur le ma-
riage de Manuel Porphyrogénète avec une princesse allemande , a été
déjà publié en i85o, dans les Anecdota grœca de M. Matranga, p. SSa.
Les deux textes présentent des différences qui permettent de corriger
l'un par l'autre 2. La pièce suivante , n° vin, adressée à Jean Comnène,
portant la guerre contre les Perses, se trouve dans un manuscrit de Pa-
ris, n° aoSy, qui rétablit les vere faux^, en donne quelques-uns de
plus*, et qui contient en outre d'excellentes leçons ^. Du reste tous ces
' Une édition des poésies inédiles de Manuel Philé, que nous avons recueillies
dans les diverses bibliothèques d'Espagne, dMlalie et do Paris, s'imprime en ce
moment à l'Imprimerie impériale, en deux volumes in-8°. — * Il y a deux vers
faux dans la nouvelle édition. V. 16, enlevez ùs, qui est de trop. Le v. 27 a une
syllabe de moins -, il faut lire ou ô Ppvyj^às xai fiàvos, au lieu de ou ^pu;^|xàs xai [làvos.
Dans M. Matranga, v. 18, lisez tjw au lieu de (tôv, v. ai, rafe, au lieu de twv;
V. 28, iyx.^t pour ipx,si\ v. 3i, Btilarrov pour Bd^avros ; v. 4i, rjvyevladtjs pour
eùyeviadrjs; et v. 52, \jLvpo[têpoyri(Tl% au lieu de pMpo^po)(yalix. Ce mot manque an
Thésaurus. — 'V. 38 , il manque une syllabe ; lisez xari t^v i^oAfzwS/av. V. ko ,
)Laï 'ssàXiv yÀyYjs fxéXXrjcrls aoi xai 'vriXiv èxal parevsis , ce qui ne peut aller, ni pour
le sens, ni pour la mesure; lisez, d'après le manuscrit de Paris, xai TsiXtv (làxr?
(iéXet <Tot. V. 53, <7Ù hè voaeti xai c/l paTijyeTs xai aÇàrlsis, il manque quatre syl-
labes; lisez <TW So voaeîs xai arlparrjyets, au S' àppac/lels xai rp^p^ejs. V. lyA, éo^at
hè hà^a TOVTunf tûjv véuv aoM xpoira/ûw. Il manque une syllabe; corrigez éalat 8' v
SéÇa TOVT&jvi Twv. V. 208 , "sràpâet tous (^iXoTtopdrjràs ày^pi TûJf èayàTùiv, il manque
une syllabe; cod. Par. 'vràpdei ta (^tXoTràpdtjrov àp^pt xai tûv ècrxéruv. — * Après
le v. 3 1 ajoutez 'aàcras dvvipovs a\j)(y.rjpàs taepiohsiaas ytlipas. Après le v. 5 1 :
xai xXivas èTHirMop.£v xai <dàpp.axa tvrovfxev. Après le v. 90 : oiihè xaXvTtlet
vé<^e(Tt firjhé ye xaXv(p6eiï)s , aXX' oùh' èxXsiTrets à-jroaovv ûs fjade fitjh' èxXsiirçiv.
V. 2i5 : èx rrjs èpijp,ov rffs axXrjpis, irjç avx,p-r}pàs isevias, Tfjs ètrapàTOV XvTttfpas
vxtv èTTanjxovri <roi. — * Nous citerons les principales ; v. i3, jSapSipou pour jSap-
£âpcûv; v. 21 , xoiTO^(^potis pour xopTO06poiis ; v. ^2, ôirAoSorers pour intXosvTeïs.
Le v. 63 est ainsi donné par le manuscrit de Paris : aùp^ft^" iSpwv xai xoiricôv xai
'màvovs 'Oe^payp.évos. V. 66, hpôfiojv pour Spàftov; v. 76, tous é)p.ovs pour toïs
œftois; V. 83, èiféyvù) {lèv âvaToXrf pour èvéyxœpLSV àvaToXijv; v. 93, âv ^Xijs pour
(>Xijs âv\ V. 116; hrj(T)(6opia pour Sv(T;^eps/a ; v. i23, raÛTa pour -Brâvra; v. 125,
MARS 1855. :0' 199
petits poèmes, à l'exception du n° vu, cité plus haut/ étaient inédits^;
le savant éditeur n'a eu, ni le temps, ni le courage, d'y ajouter une tra-
duction latine ^.
P. liili. Épithalame en prose des Césars Alexis et Jean, par Théo-
dore Prodrome.
P. Al 7. Actes du martyre du jeune Cyrique et de sa mère Julitta,
par Théodore, évêque d'iconium. Ces actes sont évidemment authen-
tiques et entièrement conformes aux prescriptions de l'Église pour la
rédaction de ces documents. Le naturel parfait et la simplicité touchante
du récit font de cette pièce une œuvre littéraire. On la connaissait déjà
par l'édition qu'en avait donnée Combcfis dans son ouvrage De triamph.
martyr. Paris, 1660, in-8°, et reproduite dans les Bollandistes dans le
tome 3 de juin. Mais, comme cette édition est pleine de fautes et de la-
cunes, le savant cardinal a jugé à propos d'en donner une nouvelle
d'après un excellent manuscrit de la bibliothèque du Vatican.
P. àiS. Deux lettres du diacre Xanthopule, secrétaire du concile de
Florence.
P. àic). Oraison funèbre [fxov^ia) de ce même Xanthopule , par
George Galcsiota, et une autre, p. Ii22, d'Andronic Tarchaniote, par
Théodore le Nomique , toutes deux écrites avec l'élégance toute parti-
culière qui caractérise un assez grand nombre d'écrivains de cette
époque.
P. Aa3. Histoire du siège de Constantinople, sous Héraclius, par les
Avares et les Perses , accompagnée d'une version latine.
P. /iSy. Histoire des ravages faits par les Turcs et les Siciliens dans
la Thrace, du temps de Charles d'Anjou, par Thomas Magister. Le sa-
vant éditeur ne reproduit que la partie historique, et laisse de côté un
assez long préambule placé en tête. D se serait certainement épargné
cette peine s'il avait connu l'excellente édition de l'ouvrage complet qui
en a été donnée, d'après deux manuscrits de Paris, par M. Boissonade,
dans le second volume de ses Anecdota grœca, p. a 1 a , sous le nom de
^pi<T(rofxeit laoXX^ rff Xùvrj t^ xxpSfsv pour /Spajofxai vroXv rff Xinrrf r^ xapiia;
V. ir)^, ^fttômfxov pour ^iatiiov; v. iG6, vTroitvxprjtTerait pour vnoie^drjacrat ;
Y. 167, èèvixcil pour idvT) X3J; V. aiA, Q-epftÔTepov eiixénjv pour Q-epixôrarov olxé-
rtfv. — ' Les deux derniers, xix cl xx, nvaient été indiqués par DutheiK Notices et
Extr. des mss. t. VIII, p. 161 et iG5, qui en a extrait des renscienemenis histo-
riques sur les enfants de Jean Comnènc. N* xix, v. gS, au lieu de v6(iifia, lisez
vàfitftov, comme dans Dulheil. — • Pièce n* x, y. 53, lisez falpof /SoS [yàp] rrfv
l<rx,^v pour rétablir le vers, auquel il manque une syllabe. V. loa, une syllabe de
trop, lisez éyà) i'iXXiÇaf, au Heu de fyw î dXaXiÇag. Pièce n* xv. v. 4, tvpilpa^t,
lisez ipkpn^e.
200 JOURNAL DES SAVANTS.
Théodule, appelé aussi Thomas Magister. La nouvelle édition com-
mence seulement aux mots 0< yàp èir\ xtX., p. 2 i 9 de celle de M. Bois-
sonade, qui est plus correcte ^
Suivent quelques opuscules composés par des écrivains du nom de
Nicétas. Resserré par l'espace, nous nous contenterons d'indiquer une
collection de trente-trois lettres de Nicétas, surnommé Paneuphemus
Magister^. Ces lettres sont très - élégantes , et contiennent un grand
nombre d'allusions aux auteurs anciens ^.
Citons aussi un commentaire de Théodore Andidensis sur les sym-
boles et les mystères de la divine liturgie , en grec et en latin. Cet écri-
vain , dont on ignore l'époque , mais qui est assez ancien , est quelque-
fois appelé Nicolas, et c'est sous ce nom qu'on trouve cet ouvrage
conservé dans deux manuscrits de la bibliothèque de Paris , les n" 1 ,a 63
et 1,356. •••..; > ' ':• ;; ■ :m .;
Le volume se termine par onze planches représentant les détails de
la célébration de la messe chez les Grecs, et gravées d'après des pein-
tures conservées dans un manuscrit grec du Vatican, qui, en r6oo, se
trouvait à Jérusalem. Une explication de ces planches est placée à la
suite. Les deux dernières donnent le plan et la coupe de l'église de
Sainte-Marie à Gethsemani.
Ici s'arrête la publication de la JSova hibliotheca Palrum interrompue
par la mort de l'illustre et savant éditeur. Nous savons que les matériaux
des volumes suivants étaient préparés pour l'impression ; espérons qu'ils
ne seront point perdus pour la science , et que nous aurons bientôt l'oc-
casion de les faire connaître au lecteur.
E. MILLER.
' Dans l'édition de Rome, col. B, A. lisez fx);^' etV au lieu de (tijieis. P. 438,
n" ni, lin. 7, après ^dopâs, ajoutez rà hè firjhèvapiTlew els avfi^opàv, n" v, Hn. 12,
ajoutez Tis devant hicu7<i}<Tas. La conjecture de M. Boissonade, p. 22b, note a, où
'aapeivTO au lieu de où 'aaprjv râ, se trouve justifiée. Dans l'édition de ce savant,
p. 226, lin. i , il faut ajouter toû devant le second Xéysiv. Ibid. lin. 1 1, r)fxTv (dans
les manuscrits r^fiùv) lisez ùs T^[iàs. Ibid. lin. i3, rà |3otiAeuô(xeva , éd. Rom. rà xs-
Xevôneva. — ' Léon Aliacci prend Paneuphemus {Uavev(prfp.os) pour un nom
propre, ctde savant cardinal en fait simplement un adjectif, Nicetœ laadalissimi
magUtri, tiixrjroxi toû 'aavev(piJnov fiayialpov. Dans la lettre qu'il cite p. 2U, not. 1,
on lit à la fin : TavTa tîraûpa fièv, èirel xai Xâxuv à ysypa^ùs, oùx olZa. Se et xal
Xvyaiûûs (cod. Xvyéeos). Il faut lire Xiyécos. — " Epist. vu, lin. 4, ajoutez fxév après
le premier ;^p>^^<wv, Epist. xxiv, lin. 2 , lisez ypa^ &\x lieu de ypaÇhjs.
MARS 1855/'* Hi iôl
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
«
Dans sa séance da jeudi i* mars, l'Académie française a élu M. Legouvé en
remplacement de M. Ancelot, et M. le duc de Broglie en remplacement de M. le
comte de Sainte-Aulaire.
M. Ponsard a été élu, le aa du même mois, en remplacement de M. Baour-
Lormian.
M. de Lacretelle , doyen de l'Académie, est mort à BfÂcon le 37 mars i855.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLESLETTRES.
Dans sa séance du 9 mars, l'Académie des inscriptions et belles -lettres a élu
M. Adolphe Régnier en remplacement de M. Langlois.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. Duvemoy, membre libre de l'Académie des sciences, est mort à Paris, le
1" mars.
M. Delaunaj a été élu, ie la mars, membre de l'Académie des sciences , section
d'astronomie, en remplacement de M. MauYais.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Traité de laformabon des mots dans la langue grecque, avec des notions compara'
tives sur la dérivation et la composition en sanscrit, en latin et dans les idiomes germa-
it
202 JOURNAL DES SAVANTS.
niques, par Ad. Régnier. Paris, i855, in-8*, vi-AgA pages, — Cet ouvrage se com-
pose, outre une introduction sur la synthèse et l'analyse dans les principaux idiomes
indo européens, de trois chapitres, où l'auteur, après quelques notions prélimi-
naires, traite de la formation et de la dérivation des mois simples en grec, et de la
formation des mots composés. Sous ces grandes divisions se trouvent classés tous
les faits importants que la formation des mots dans la langue grecque peut offrir
aux observations de la philologie , et l'on sait quelles sont , à cet égard , les ressources
infinies de cette langue. Jusqu'à ces derniers temps, il avait été à peu près impossible
de les bien comprendre parce qu'on était privé de la connaissance du sanscrit, d'où
le grec a tiré la plus grande partie de ses richesses. C'est en s'appuyant sur celte
connaissance que M. Âd. Régnier a pu expliquer tous ces phénomènes intéressants
et délicats d'une des langues les plus savantes et les mieux faites. Il a institué sur
chaque point, entre le grec et le sanscrit, une comparaison aussi féconde que cu-
rieuse, sans parler d'autres comparaisons avec lé latin et l'allemand. M. Burnouf,
le père, avait encouragé autant qu'il l'avait pu de son suffrage ces belles études,
lorsqu'en i843 M. Ad. Régnier fit paraître un traité moins étendu que celui-ci.
En donnant aujourd'hui cet ouvrage substantiel et complet, M. Ad. Régnier se
montre un digne élève des deux Burnouf; car il n'a pu le composer qu'en réunis-
sant à un très-haut degré les connaissances, si chères à l'un et à l'autre, du grec et
du sanscrit.
Etude sur l'idiome des Védas et les origines de la langue sanscrite, par Ad. Régnier.
Première partie. Paris, i855, in-ii''de xvi-ao5 pages. — Dans cet ouvrage, qui fait
faire un nouveau progrès aux éludes sanscrites, M. Ad. Régnier a publié trois
hymnes du Rigvéda, dont deux avec le texte sanscrit, et le commenlaire de Sàyana
âtcharya, le plus récent et le plus complet de tous. Après avoir donné la traduction,
M. Ad. Régnier analyse jusque dans les moindres détails chacun des mots; il en
explique la formation , qu'il compare aux règles du sanscrit classique. Les faits gram-
maticaux les plus curieux sortent de ces comparaisons où la science la plus exacte
se joint à une sagacité pénétrante. Le texte de Sàyana, commenté avec autant de
soin que les hymnes, est un spécimen tout à fait neuf du style des commentateurs
indiens. Nous engageons vivement l'auteur à poursuivre ces beaux travaux, qui seront
si utiles en éclaircissant les monuments les plus anciens de la langue sanscrite. Mais,
m attendant les autres parties, nous rendrons compte de celle-ci, qui classe déjà
M. Ad. Régnier parmi les indianistes les plus distingués.
Cours de langue allemande, par MM. Adier Mesnard et Lévy. A Paris, chez Mag-
delaine et Dezobry, 6 vol. in-ia. — En beaucoup de points ce Cours dépasse le ni-
veau des livres destinés aux classes. La grammaire publiée par M. Mesnard, basée
presque exclusivement sur les travaux de Grimm , est méthodique , simple et savante
à la fois; elle aplanit la plupail des nombreuses difficultés qui, dans l'étude de la
langue allemande, découragent si vite les commençants. Le Cours de littérature alle-
mande au xix' siècle (prose et poésie), par le même auteur, mérite d'être signalé;
le choix des morceaux est, en général, excellent; les notes sont substantielles et
instructives; les notices biographiques ou bibliographiques sont faites avec soin.
Dans le Cours gradué de lectures, rédigé par MM. Lévy et Pey, suivi par M. Mes-
nard, on désirerait peut être trouver des notions grammaticales et lejiicographiques
plus précises et plus pratiques; toutefois le plan est bon; les extrails sont bien
classés; les notes explicativps sont suffisantes. Pour que ce cours de langue alle-
mande soit à peu près complet, il ne manque plus que les thèmes. Ce travail a élé
confié à M. Adler Mesnard. /) j i. V . >...
iMARS 1855. 203
Œuvres choisies d'Uippocrale, traduites sur les textes manuscrits et imprimés, accom-
pagnés d'arguments et de notes, et précédées d'une Introduction; seconde édition entiè-
rement refondue et augmentée par le docteur Ch. Daremberg. Paris, i855, in-S" de
civ-703 pages. A Paris, chez Labbé. — Pgur cette seconde édition, témoignage du
•uccès du livre, l'auteur a revu sa traduction sur les textes, et particulièrement
sur celui de M. Liltré. Pour les traités que ce savant éditeur n'a pas encore publiés,
M. Daremberg a eu recours aux manuscrits de Paris et à ceux des bibliothèques
étrangères. Les notes ont été améliorées et augmentées; les arguments placés en têle
de chaque traité ont été, pour la plupart, refaits, et la question d'authen(icilé y a été
soumise à un nouvel examen. L'introduction , où sont étudiés plusieurs des problèmes
relatifs à la collection hippocralique, est aussi une addition considérable. M. Darem-
berg se plaît à reconnaître tout ce qu'il doit au travail de M. Littré. Quand il dis-
cute les points litigieux que présente le texte, et le nombre en est encore très-grand ,
quand il croit devoir soutenir une opinion nouvelle ou différente de celles que
professe le savant éditeur d'Hippocrnle, il le fait avec autant de réserve que d'indé-
pendance.
Histoire générale de la diplomatie européenne. Histoire de la formation de l'équilibre
européen par Us traités de Westphalie et des Pyrénées, par François Combes, profes-
«eur agrégé d'histoire au collège Stanislas. Paris, imprimerie de Remquet, librairie
de Dentu, i855. in-S" de xii-^o^ pages. — L'auteur a entrepris d'écrire une his-
toire générale de la diplomaiii; européenne depuis )e traité de Westphalie jusqu'en
iSib. L'ouvrage que nous annonçons forme le premier volume de cette publica-
tion, qui en comprendra six. C'est une œuvre sérieuse et instructive, dans laquf>lle
sont appréciés, d'après les documents autlieniiques, les hommes d'Ktat qui posèrent .
dans deux célèbres traités, surtout dans celui de Westphalie, les bases de l'équi»
libre européen. Le procès qui s'instruisait en Allemagne contre la maison d'Autriche,
et la lutte, qui, ensuite, occupa si longtemps l'Europe, sont exposés avec de grands
développements. Dans le jugonicnt que porte l'auteur sur le traité de Westphalie .
relativement à l'organisation |>olitique et religieuse de l'Allemagne (cliapilru xii et
XIII du I" livre), on remarquera des vues neuves et des renseignements plus com-
pléta que c«ui qui ont été pubUés jusqu'ici sur le même sujet.
ALLEMAGNE.
De jEschyli Eamenidihas commentatio critica et exegetica, scripsit Ed. Wunderus.
Grimae, i854, in-4* de 3a pages. Paris, chez Franck. — M. Wunder s'était propose
de donner une édition critique des Euménides, avec des explications sur le fonds
môme de la pièce et sur les détails difficiles à saisir. D'autres travaux l'ayant dé-
tourné dece projet, il nous donne aujourd'hui ses corrections pour un bon nombre
de passages du texte, et une interprétation Dovvelle de plusieurs questions contro-
versées.
Miscellanea pldlologica ediderunt gymnasiorum batavorum doctores societalc con-
juncti. Ullrajecli, i85ii, in-8°de 1 16 pages. Paris, chez Franck. — Le volume com-
prend les travaux philologiques suivants : Ohservationes miscellaneœ, de Burger sur
Eschine, Démosthène et Isocrate; Ohservationes criticœ in Isocratem, par Zeitz:
Observ. in Plalarchi Artaxercem, par le même; Observ. in Ceesaris comment, de Irllo
civili, par Terpstra; De Mschyli Sckoliis Laarentianit, par Francken.
204 JOURNAL DES SAVANTS.
ÉTATS-UNIS.
Lectures on ihe trae, the heaatifal, and the good, by M. V. Cousin, increased by an
appendix on French art, translated with the approbation of M. Cousin, by 0. W. Wight.
iXew-York, i854, in-S" de Sgi pages. — M. Wight, en traduisant pour T Amérique
anglaise un ouvrage qui a obtenu chez nous un si légitime succès , rend un nouveau
service à la philosophie.il s'était déjà fait connaître par plusieurs autres traductions;
celle-ci n'est ni moins élégante ni moins fidèle que les précédentes. Nous ne pou-
vons mieux faire comprendre les intentions et le mérite du traducteur qu'en citant
les derniers mots de sa préface : «Ce sont des ouvrages de ce genre, dit M. Wight
0 en parlant de celui de M. Cousin, qu'il faut surtout répandre, dans un temps où
« une démagogie tracassière et orgueilleuse parle de métaphysique avec un sot dé-
< dain , où les politiques utilitaires se moquent de la philosophie , où des sectaires
<i imprudents de toute espèce la décrient; mais où aussi tous les esprits sérieux dans
«l'Etat et l'Eglise, c'est-à-dire les hommes qui supportent en définitive le poids du
« monde social, se tournent vers la philosophie qu'ils invoquent, non pas seulement
«comme le meilleur instrument de la culture de l'esprit, mais comme le moyen
u humain le plus sûr de guider la politique au vrai et au juste éternels, et de pré-
K server la théologie des erreurs d'un zèle que la science n'accompagnerait pas , et des
« séductions de l'intérêt et de l'intrigue; dans un temps où plus d'uu artiste qui sent
«lu noblesse de sa vocation, et qui s'adresse à l'esprit de l'homme plus qu'à ses
« sens, demande à une philosophie généreuse de lui expliquer cet idéal qui ravit et
«torture, en échappant sans cesse, et en décourageant ceux qui ne le comprennent
« point ; dans un temps enfin où les âmes pieuses et tendres apprennent à estimer la
« philosophie depuis que , d'accord avec la révélation , elle fortifie leur foi en Dieu ,
«la liberté et la vie éternelle Nous espérons que ces leçons en aideront plus
« d'une à résoudre le grave problème de la vie, et nous croyons que celte éloquence ,
«jointe à cette élévation de sentiments et de pensées, pourra plaire à un goût déli-
«cat, à une imagination chaste, et à un esprit qui comprend tout ce que vaut la
« discipline. ■
TABLE.
Pages.
Tragicorum romanorum reiiquix, etc.; Ennianae poesis reliquiae, etc. (1** article
de M. Patin.) 137
Histoire de la vie de Hiouen-Tbsang et de ses voyages dans l'Inde. (1" article de
M. Barthélémy Saint-Hilaire. ) 149
Des carnets aatograpbes du cardinal Mazarin. (8* article de M. Cousin.) 161
Patrum nova bibliotheca, etc. (3* ar**-;le de M. Miller.) 185
Nouvelles littéraires 201
riN DE L\ TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
AVRIL 1855.
1** LeXICOS ETYMOLOGICUM. LINGUARUM ROMASARVM, ITAUC/K, HIS-
PANiC/E, gallicjE, par Friederich Diez.Boim, chezÂ. Marcus,
i853, I vol. in-8°.
2* La langue française dans ses rapports avec le sanscrit
ET AVEC les autres LANGUES INDO-EUROPÉENNES , par Louis'
Delatre. Paris, chez Didot, i854, t. I*', in-8°.
3° Grammaire de la langue doîl, oa grammaire des dialectes
français aax xii* et xiii* siècles, suivie dan glossaire contenant
tous les mots de Vancienne langue qui se trouvent dans Vouvrage,
par G. F. Bui^uy. Berlin, chez F. Schneider et comp., t. I*%
i853, t. II, i854 (le troisième et dernier est sous presse).
4* Guillaume d Orange, chansons de geste des xi' et xii' siècles,
publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III ,
roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkhloet, professeur à la
Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhoff, i854,
2 vol. in-8*'.
5<* Altfranzôsische Lieder, etc. [chansons en vieux français , cor-
rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons
en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et
»7
206 JOURNAL DES SAVANTS.
un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Màtzner. Berlin ,
chez Ferd. Dûinmler, i853, i vol. in-8°.
PREMIER ARTICLE.
Remarques générales.
Ces cinq ouvrages, dont quatre sont dus à des étrangers, ce qui
témoigne de l'intérêt que , même hors de France , excitent de pareilles
études, ces cinq ouvrages, bien que différents pai' leur nature et leur
objet, ont cela de commun qu'ils appartiennent tous à l'histoire de
notre langue , et particulièrement de notre vieille langue. Il fut un temps,
notamment au xvn* siècle , où les monuments anciens de notre idiome
étaient tombés dans l'oubli le plus profond. Sous la forte impulsion de
la renaissance, et dans l'orgueil légitime inspiré par les chefs-d'œuvre
qui succédèrent, on renonça sans peine à se croire issu du moyen âge,
et l'on préféra pour aïeux les admirables modèles de Rome et de la
Grèce. La conscience se serait révoltée, si, dans l'ordre religieux, la des-
cendance eût été rattachée aux idolâtres qui avaient persécuté l'Église
naissante, et que l'Eglise triomphante avait anathématisés; mais l'esprit
ne se serait guère moins révolté, si, dans l'ordre littéraire et scienti-
fique, la filiation eût été comptée à partir du moyen âge. De la sorte,
on scindait le développement total : une part en était rapportée, comme
cela devait être, à la tradition non interrompue des âges intermé-
diaires; l'autre part était ramenée à des origines plus lointaines, sans
égard pour un passé dont on croyait n'avoir aucun compte à tenir. Tou- *
teibis, malgré ce dédain oublieux, rien ne pouvait effacer une trace
ineffaçable du travail antérieur, c'était la langue qu'alors on parlait et
que nous parlons encore. Celle-là, du moins, émanait, sans aucun doute,
de cette période de confusion et d'obscurité de laquelle on détournait
le regard, mais où, manifestement, les choses nouvelles s'étaient pré-
parées et commencées. Il faut bien confesser que notre idiome et celui
des provençaux , ainsi que l'italien et l'espagnol , sont une transforma-
tion, une corruption, si l'on veut, du latin. De ce côté, nous tenons
étroitement à notre souche, et, pour me servir du langage du poëte:
documenta damus qua simus origine nati.
Mais peut-être cette origine n'est-elle pas tant à dédaigner, et peut-
être y a-t-il lieu de constater, dans ce renouvellement, plus d'ordre et
AVRIL 1855. 207
de régularité qu'on ne le suppose d'ordinaire; tout au moins, il est
impossible de n'être pas singulièrement frappé de la grandeur du phé-
nomène. Le latin, parles armes, par l'administration, par les lettres,
s'était emparé de l'Italie, où il était né dans un coin, de l'Espagne et de
la Gaule; au delà de ce domaine, il avait échoué, n'entamant ni la
Grèce ni l'Asie , ne faisant quelques progrès en Afrique que pour en être
chassé, et n'ayant pas eu le temps de s'imposer à la Bretagne. Mais, dans
les deux péninsules et dans le pays entre les Alpes et le Rhin , il fut
pleinement vainqueur des idiomes nationaux. Il supplanta le grec dans
la Grande-Grèce, l'étrusque dans l'Etrurie, le gaulois dans la Gaide
cisalpine; des trois langues que César signale dans la Gaule transalpine,
il ne laissa subsister que l'armoricain relégué en un coin sur le bord
de la mer, comme il ne laissa, en Espagne, de l'ibérien que le basque
retiré sur les deux versants des Pyrénées. Ce fut une œuvre immense
d'assimilation , qui ne devait plus se défaire , quelque fragile quelle pût
paraître, quelque violents que fussent les assauts qui allaient survenir.
Et ils ne tardèrent pas : à peine était-elle achevée que commença la ruine
prévue par Tacite, quand, s'apercevant que les destins de l'empire
allaient à leur déclin, il souhaitait que, pour le salut de Rome, la dis-
corde fût éternelle entre les peuplades germaniques. Les barbares
s'épandirent sur la Gaule, sur l'Italie, sur l'Espagne, apportant les
dialectes qui se parlaient au delà du Rhin. Et pourtant le tronc latin
résista; et, lorsque cet hiver qui avait dispersé au loin tout l'honneur
de son feuillage, eut fait place à une influence plus favorable, il se cou-
vrit peu à peu de fleurs et de fruits. Ses racines mêmes s'enfoncèrent
plus profondément dans le sol, et, d'exotique qu'il étoit pour l'Espagne
et pour la Gaule, il devint fmalement acclimaté et indigène.
Avant toute donnée sur ce grand événement, on aurait pu facile-
ment supposer que l'irrégularité fut extrême, et que le hasard seul se
chargea de déterminer les nouvelles langues qui naissaient. Comment
croire que des éléments aussi désordonnés reconnaîtraient jamais
quelque ordre? C'étaient, ce semble, les atomes d'Lpicure lancés dans
fespace vide, sans grande chance de se rencontrer et d'entrer en des
combinaisons générales. Ici s'établissaient les Ostrogolhs, là les Visigoths
et les Suèves, plus loin les Bourguignons, ailleurs les Francs. Ils cam-
paient sur des terres qui n'étaient pas plus semblables qu'eux-mêmes;
la Gaule, l'Espagne, l'Italie, conservaient des marques de leur indivi-
dualité, ne fût-ce que par le climat, les productions naturelles et les
races d'hommes. En cet état, il semblait que les tendances anarchiques.
en fait de langage, ne devaient avoir aucun terme; il semblait que la
208 JOURNAL DES SAVANTS.
langue allait se décomposer de mille manières, et que, quand enfin la
crise serait passée, il y aurait autant de systèmes que de villages, que
de villes, que de populations. En d'autres termes, les déclinaisons des
noms, les conjugaisons des verbes, les formations des adverbes, les
règles de la syntaxe étaient menacées de prendre toutes sortes de direc-
tions; et pourtant il n'en fut rien : les influences dispersives ne préva-
lurent pas. Grand fait, qui montre, même en une telle perturbation,
que les conditions antécédentes d'une société , et surtout d'une vaste so-
ciété, ont une force coercitive qui pose des limites, resserre les écarts
et détermine le sens des mutations inévitables.
Au moindre coup-d'œil jeté sur les quatre principales langues ro-
manes, on en découvre les analogies intimes et profondes. Non-seule-
ment elles firent leur fond du vocabulaire latin et de la grammaire la-
tine; ce qui prouve que, quant à la langue, la situation fut assez
dominée pour qu'en Italie, en Espagne, en Provence et en France , ce
vocabulaire et celte grammaire aient imprimé leur cachet; mais la
conformité ne s'arrête pas là, et, pénétrant plus loin, elle se marque
même dans ce qui s'écarte du latin et dans les innovations auxquelles
le nouveau parler est contraint. Ainsi beaucoup des mots germains
qui ont été incorporés ont passé simultanément dans les quatre langues.
Helm a donné le français haume, le provençal eZme, l'italien clnw, l'espa-
gnol jefmo; brand a donné l'ancien français hrand, épée [doii brandir),
le provençal bran, l'italien brando (il manque en espagnol); danzôn a
donné danser, provençal dansar, italien danzare, espagnol dansar ; schmel-
zen a donné émail, provençal esmaut, ita\ien smalto , espagnol esmalte;
schnell, rapide, a donné ancien français et provençal isnel, italien snello
(manque en espagnol); hring, cercle, a donné harangue, provençal
arengaa, italien aringa, espagnol arenga; herberge a donné auberge, pro-
vençal alberc, italien albcrgo, espagnol albcrgue. Je m'arrête à ce petit
nombre d'exemples, maison.n'a qu'à poursuivre cette recherche, et l'on
verra que beaucoup des mots tudesques qui ont passé le Rhin sont
communs, souvent aux quatre langues, ou bien à trois ou bien à deux,
et que rarement ils n'appartiennent qu'à une seule d'entre elles. Cette
tendance à la conformité s'observe ailleurs que dans les emprunts faits
à l'allemand. Le latin n'est pas toujours entré, si je puis ainsi parler,
tout droit dans les langues romanes, et plus d'une fois c'est avec un
sens détourné qu'il s'y est impatronisé. Il y avait, dans la langue de la
cuisine , ^cafam signifiant un foie d'oie engraissée avec des figues; eh
bien, poiu" les quatre langues sœurs, ce mot, perdant ce qu'il avait de
spécial et s'ennoblissant, a pris la place âejecar, sous la forme de foie,
AVRIL 1855. 209
provençal /ef^e , italien /e^ato , espagnol /ii^ado. Calamniari signifiait,
dans la bonne latinité, chicaner en justice, accuser à tort; dans la
basse latinité primitive, qui me paraît l'intermédiaire entre le latin et
les langues romanes, il a pris le sens de provoquer : en vieux français,
chalenger, perdu pour le français moderne, mais conservé dans l'an-
glais, qui a hérité de plus d'un de flos anciens mots, to challenge; en
provençal , calonjar; en vieil italien , calognare; en vieil espagnol , calonjar.
Talentam, qui voulait dire un poids, une certaine somme d'argent, avait
déjà, chez Fortunat, le sens de quantité; dans les langues romanes,
talent, talen, talento, talante, ont signifié désir, volonté, sens aujourd'hui
modifiés dans quelques-unes. Je sais que l'étymologie de talent est con-
troversée , que quelques-uns le tirent de S-éXetv , à quoi répugne l;i forme
du mot, et que d'autres le font venir du celtique toil, volonté. Quoi
qu'il en soit, ce mot n'en est pas moins commun aux quatre langues , et
cette communauté est une raison pour admettre une dérivation plutôt
latine que celtique.
C'est grâce à ces tendances connexes que l'article, qui s'est introduit
dans les quatre langues romanes, a été, dans toutes, tiré du pronom
latin ille. De la même façon, dans aucune, le neutre n'a subsisté, et
elles se sont réduites au masculin et au féminin. La conjugaison, en ce
qu'elle a de dissemblable de la conjugaison latine, est également carac-
téristique; toutes quatre ont ce temps passé qui est composé du parti-
cipe passif avec le verbe avoir : j'ai aiW, aiamat, ho amato, he amado.
Le conditionnel, qui manque au latin, existe dans toutes les quatre :
j'aimerais, amaria, anierei , aniara ou amaria. Je termine ces exemples par
une concordance véritablement frappante, c'est celle de l'adverbe. L'ad-
verbe latin ne suggéra rien qui convînt; la terminaison en e, comme
maie, ou en ter, comme pradenter, ne trouva pas à se placer, sans doute
parce que, le sens de ces désinences étant complètement perdu, l'oreille
et l'esprit cherchèrent quelque chose de plus significatif C'est le mot
mens qui, dans les quatre langues, se transformant en sufTixc purement
grammatical, est devenu la bdse de l'adverbe, et, comme mens est du
féminin, toutes quatre ont observé l'accord de l'adjectif avec ce subs-
tantif ainsi employé. D'après cette règle , ont été formés : les adverbes
fvdinqdiis chèrement , hardiement, oatréement (je cite les vieux mots, parce
qu'ils sont régidiers; j'expliquerai plus bas en quoi et comment cer-
tains adverbes modernes se sont altérés); les adverbes provençaux cara-
men, arditamen; les adverbes, italiens caramente, arditamente; les ad-
verbes espagnols caramente, friamente. On le voit, nidle anomalie ne
se présente; dans la vaste étendue où le latin se décomposait et oii
210 JOURNAL DES SAVANTS.
les langues nouvelles se faisaient, le mot mens s'est combiné en ad-
verbe et a régulièrement commandé l'accord avec son adjectif. :;
A mon avis, on ne peut étudier trop minutieusement le travail de
transformation qui s est opéré alors. Sans parler du provençal, qui est
déjà une langue morte, ou du moins une langue réduite à l'état de pa-
tois, l'italien, le français et l'espagnol comptent bien des siècles d'exis-
tence, régnent sur des populations nombreuses, et ont produit de
merveilleux chefs-d'œuvre. Eh bien, tout cela est né dans une époque
dont les limites sont déterminées; tout cela s'est fait d'une langue anté-
rieure qui se défaisait; tout cela appartient à un temps pleinement liis-
torique, que ne voilent pas les ténèbres d'une longue antiquité; tout
cela est dû à l'intervention de causes que j^appellerai historiques, puis-
qu'elles ont dépendu de l'étal des nations romanes et des envahisseurs
germains. C'est donc le cas le plus favorable où l'on puisse rechercher
le mode de formation de ces grands instruments de la vie commune,
de la pensée, de la civilisation, les langues. Plus on pénétrera ce méca-
nisme, quant aux idiomes romans, plus on fortifiera la chaîne des in-
ductions, quant aux langues dont elles émanent et qui se perdent dans
l'âge an lé-historique. Il faut donc chasser, s'il on reste quelque trace,
l'opinion qui jadis délaissait cette étude, comme relative à une barbarie
grossière. Je crois que le mot de narbarie est impropre pour caracté-
riser le phénomène. Je l'appellerai décomposition, ce qui concilie, en
l'expliquant, le désaccord des jugements. Cette décomposition, comme
tous les mouvements intestins de ce genre, a son côté repoussant; et,
quand on voit ce noble et sévère latin dépouillé de ses cas, altéré dans
ses formes, ruiné dans sa syntaxe, l'esprit est désagréablement affecté
par le spectacle de ces éléments morts et dissociés. Mais on ne doit
pas pour cela négliger l'autre phase, c est-à-dire la recomposition qui
se fait simultanément, et qui tire de ces débns une nouvelle vie et de
nouveaux destins.
Ceci est comparable aux formations géologiques pour l'étendue et
la régularité. Ce ne sont pas des amas çà et là disséminés par l'action
turbulente et saccadée de mille courants variables; mais ce sont des
dépôts produits par l'action lente et uniforme de vastes mers et de grands
lacs. Etant établi que des causes constantes de décomposition et de
recomposition sont intervenues , il n'y a pas plus, en général, de place
pour le caprice que pour la barbarie, si barbarie est synonyme de bar-
barisme. Ces deux conditions sont incornpatibles; qui reconnaît l'une
écarte l'autre. Il est bien vrai que le latin, à cette époque de déca-
dence , devient barbare , car il devient en désaccord avec ses propres
AVRIL 1855. 211
règles et ses analogies intimes. Mais il n'est pas vrai que la nouvelle
langue qui se dégage soit entachée de ce vice , car elle se fait ses règles ,
sa grammaire, ses analogies, tellement puissantes, que, ainsi que je
l'ai dit, elles s'étendent sur d'immenses régions; ces irrégularités, qu'elle
poiu'ra dissimuler plus lard sous l'éclat véritable d'une heureuse culture,
elle les contractera quand, dans le cours du temps, elle oubliera çà et
là l'esprit qui présidait à sa naissance.
Dans cette succession d'un idiome à im autre, on a un exemple ins-
tructif de la filiation qui s'applique à toute chose dans le domaine de
l'histoire. De même qu'ici une portion des mots et de lems flexions
devient inutile et meurt, tandis que le reste se prolonge et fructifie, de
même , dans l'ensemble des institutions sociales , une part se déforme
et se détruit, une autre part se modifie et se transmet vivante et agis-
sante. L'interruption n'est nulle part, la filiation est partout. Au temps
qui nous occupe, ce qui ruina le latin, ce fut que la signification des
cas se perdit parmi les populations; ce qui fonda les langues romanes .
ce fut qu'il fallut suppléer à cette lacune. Le génie des temps nouveaux
ne faillit pas à son office; et, sous l'impulsion du génie ancien dont il
avaitl'héritage, sous la pression des circonstances qui s'imposaient, il sut,
nous pouvons le dire, nous qui lui devons ce que nous sommes, il sut :
Signalam prxsenle nota procudere litaguam,
si l'on me permet de détourner ainsi le vers d'Horace.
D'après une opinion fort accréditée dans le xvii* siècle, on voulait que
les mots français vinssent des mots italiens correspondants, comme si
sans doute l'Espagne, le pays d'Oc et le pays d'Oïl avaient été des terres
barbares où le nouveau latin eût pénétré comme avait fait l'ancien.
Cette opinion est, de tout point, erronée. Il y a entre ces idiomes non
pas un rapport de filiation, mais un rapport de fraternité. Toutes ces
formations sont contemporaines, seml}lables par le fond et par les
tendances, différentes par les conditions locales. A un certain point de
vue, on peut considérer l'italien, Tespagnol, le provençal et le français,
comme quatre grands dialectes qui ont reçu leurs caractères spécifiques
par l'empreinte des lieux, des circonstances et des antécédents. Puis,
au-dessous de ce premier étage, viennent les dialectes secondaires qui
se comportent aussi, à l'égard de chacune des quatre langues, comme
autant de productions simultanées, mais qui présentent leurs particu-
larités dans un champ beaucoup plus rétréci. Il ne s'agit plus de vastes
régions soumises tout entières à un régime qui, le môme dans son.
ensemble » ne reconnaît pour limites que de hautes montagnes ou des
212 JOURNAL DES SAVANTS.
fleuves profonds, ce sont seulement des provinces aussi bien en philo-
logie qu'en géographie. Enfin on peut poursuivre cette division jusqu'au
bout et aller aux plus petites circonscriptions, où ne cessent pas de
s'unir, tout en se combattant, la généralité régulatrice due au système
et la diversité dialectique due aux influences locales. La langue d'oïl
(car c'est d'elle surtout que je parle) compte trois dialectes principaux;
le français proprement dit, le picard et le normand. Le français, qui
appartient à l'île de France et qu'on peut prendre pour type , puisqu'en
somme c'est celui qui a prévalu malgré des immixtions non petites, se
distingue parla diphongue oi : roi, roïne, estroit, espois, il lisait, qae je
soie, etc. Le picard Change \ech en k, un cat, an kemin, une kose; il con-
fond l'article féminin avec l'article masculin , disant le femme , le
maison; c'est de là que viennent, par apocope moderne , plusieurs noms
propres Delpierre, Delfosse, qui se disent en français de la Pierre, de la
Fosse. Le normand, au lieu de oi, met ei : que je seie, rei, reine, estreit,
cspeis, il liseit; etc.; de plus il conjugue l'imparfait de la première conju-
gaison autrement, disant^'amoue, tuamoues, ilamout, au lieu de /'amoiV^,
ta amoies, il amoit. On voit tout de suite combien d'emprunts le français
définitif a fait aux autres dialectes. Ainsi la prononciation normande a
triomphé pour les imparfaits, et non l'influence italienne, ce que pré-
tendait H. Estienne. C'est encore la prononciation normande qui l'a
emporté dans reine, dans épais, dans créance, à côté de croyance; elle a
failli l'emporter dans étroit, témoin La Fontaine.
•
Voyez- vous ces cases étrailes.
Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés?
Je me suis proposé d'en faire vos retraites.
(in. 8.)
Et ailleurs :
>
Oamoisellc belette, au corps long et fluet ,
Entra dans un grenier par un trou fort étrait.
(111,17.)
La langue moderne s'est servie quelquefois de ces différences dia-
lectiques pour établir des nuances en un même mot; bien que attaquer
ne soit que la prononciation picarde de attacher, pourtant deux signifi-
cations ont été réparties entre eux.
Pas plus pour la grammaire que pour les mots , le lien n'est rompu
avec le latin. Dans les langues romanes, un fonds ancien subsiste, d'au-
tant plus apparent qu'on les considère plus près de l'origine. Il fut un
AVRIL 1855. 213
temps où une trace certaine de ces cas, qui avaient été Ja pierre d'a-
choppement des populations romanes, se faisait remarquer. On n'est
point allé subitement d'une langue pourvue de cas à une langue sans
cas, et l'abolition a été graduelle, au moins pour le vieux français.
Celui-ci, ainsi que le provençal, distingue très-nettement le sujet et le
régime. La marque du sujet est une s, tirée de Ys de la deuxième dé-
clinaison latine dominas, car il semble que, pour les esprits en qui pé-
rissait le sentiment du vieux latin, toutes les déclinaisons se soient
réduites à celle-là. La marque du régime est l'absence de cette s. Au
pluriel, c'est l'inverse, car, le latin ayant doniini et dominos, l's manque
au sujet pluriel et se retrouve au régime pluriel. Ce reste de déclinai-
son, qui était loin de suffire, puisque les noms féminins en e muet y
échappaient, avait encore d'autres formes: tels sont li homs, sujet, et
Ihomme, régime (/loms est devenu notre particule indéterminée on, l'on);
li cuens, sujet, et le comte, régime : comte et homme sont formés du régime
latin comitem et hominem; cuens et homs, du sujet cornes et homo. Sur un
modèle analogue ont été faits li enfes et l'enfant, li ahes et tabé, li Icrres
et le larron, etc. Ces formes, qui paraissent singuUères, sont très -cor-
rectes; c'est l'accent latin qui les détermine. Infans avait l'accent sur
in, de là li enfes; mais infantem avait l'accent sur an, de là ïenfant;
abhas avait l'accent sur ab, de là Yabes ; mais abbatem avait l'accent sur 6a ,
de là Vabé; latro avait l'accent sur la, de là letres; mais latronem l'avait
sur tro, de là larron. La syllabe accentuée en français est celle qui a
l'accent en latin : c'était donc une erreur d'écrire, comme on a fait en
quelques éditions, cn/t^j,a6^5; car, en prononçant ainsi, on rend impos-
sible l'explication des formes dont il s'agit. liCS noms latins en ator, qui.
dans la langue moderne, sont enear, ont, dans la langue ancienne, un
cas pour le sujet et un pour le régime : doncres, sujet, doneor, régime,
aujourd'bui donneur; bailleres, sujet, bailleor, régime, aujourd'hui bail-
leur; jongleres, sujet, jongleor, régime, aujourd'hui jongleur. On a dit
qu'ici s'était fait sentir une influence celtique, et que la terminaison erci
du vieux français pouvait être la terminaison gaélique air qui répond à
la terminaison latine ator. Non, c'est encore l'accent latin qui est enjeu :
donator, avec l'accent sur na, (ovmc doneres , et donatorem, avec l'accent
sur /o, forme doneor. Gela se voit clairement aussi dans le dérivé fran-
çais de mcitor; mieudres, au sujet, parce que, dans melior, l'.iccentest sur
me, et meillor-du régime, parce que, dans meliorem, l'accent est sur o.
Ces cas, tout frustes qu'ils étaient, et bien qu'ils aient ultérieurenjent
disparu, n'en ont pas moins laissé une marque profonde dans le fran-
çais moderne. Les pluriels en aux des noms en al et en ail sont un dé-
214 JOURNAL DES SAVANTS.
bris de cette formation. Pour cheval, par exemple, le régime pluriel
était chevaux, qui est resté notre pluriel actuel. Beau, et hel, fou et fol
[un fol amour), mou et mol, cou et col, sont encore des cas demeurés dans
la langue et employés à un autre usage; beau, fou, mou (non ainsi écrits,
mais ainsi prononcés), étaient au sujet-, bel, fol, mol, étaient au régime;
on s'en est servi pour éviter des hiatus; cou, sujet, a été réservé pour
signifier la partie du corps qui supporte la tête, et col, régime, pour
signifier une pièce d'habillement, et, en anatomie, la portion de certains
os, le col du fémur. En celte s du sujet, on a aussi l'explication de cer-
taines particularités de l'orthographe actuelle; ïs dans fils, repas, appas,
bras provient de la persistance de ces mots à la forme de sujets; mais,
à la forme de régime, qui est celle que le français moderne a gardée
d'ordinaire , ils seraient écrits^/, repast, appast, brac.
Une telle déclinaison, on l'aura remarqué sans peine, n'est qu'un
débris; elle ne s'étend pas à tous les mots, et elle n'a que des règles de
seconde main, c'est-à-dire des relations avec la forme et l'accentuation
latines. Elle était donc particulièrement fragile, n'ayant point de sou-
tien et de garantie dans l'enchaînement même de la langue; et, s'il
survenait de grands malheurs nationaux et des invasions étrangères qui,
pendant de longues années, confondissent toutes choses, si le genre de
littérature qui avait fleuri, et qui était une sorte de dépôt conservateur
du langage , perdait de son attrait, ce reste de déclinaison était fort com-
promis et il devaitdisparaître; c'est ce qui arriva dans le cours du xiv* et
du xv" siècle. Cette perte est ce qui a le plus rapidement et le plus com-
plètement vieilli la langue du xii" et du xin* siècle, et établi la profonde
démarcation entre les deux ères de notre idiome.
La régulai'ité de l'ancienne grammaire ressort quand on prend pour
comparaison les irrégularités sui'venues dans la grammaire moderne.
Nous mettons maintenant une 5 à la première personne du singulier
dans les verbes : je prends, je reçois, je vois, et aussi à l'imparfait et au
conditionnel. Cette 5 est étrangère à l'ancienne langue. Toutes les fois
que le verbe n'a pas une s au radical, il n'en a point à la première
personne du présent : je prend, je reçoi, je voi. A l'imparfait et au con-
ditionnel, ce n'est point une s, c'est un e qui ligure à la première per-
sonne -.j'amoie, j'ameroie; ce qui s'explique très-bien : la finale latine
f?n am ou em était non accentuée, muette, et elle a été remplacée en
italien, en provençal, en espagnol, comme en français, par une syllabe
sourde. Mais l'introduction de ïs est regrettable et irrationnelle : elle
confond la première persoune avec la seconde; Vs est caractéristique
de la deuxième personne dans le latin, dans le grec, dans le sanscrit,.
AVRIL 1855. , 215
et ne l'est pas de la première. C'est donc un vrai méfait grammatical
que d'avoir ainsi brouillé les signes primordiaux des personnes, signes
que nous avait apportés la tradition de la plus haute antiquité.
Les adjectifs du vieux français suivaient le lalin, c'est-à-dire que ceux
qui avaient une terminaison pour le masculin et une pour le féminin,
bonus, bona, avaient aussi deux terminaisons dans la langue dérivée, et
que ceux qui n'en avaient qu'une pour ces deux genres n'en avaient non
plus qu'une en français , témoin l'ancienne formule : lettres royaux. Cette
règle s'est perdue, mais elle a laissé des traces dans nos adverbes, dont
la composition est tout à fait anomale. Dans l'ancienne langue, rien de
plus simple et de plus conséquent que cette composition-, l'adjectif fé-
minin se joint avec la terminaison ment : hardiement, Q§,tréement; mais
loyalment, granment, attendu que, pour ces adjectifs, le féminin est
semblable au masculin. Au contraire, l'adverbe moderne est formé
tantôt avec l'adjectif masculin, hardiment, tantôt avec l'adjectif féminin,
bonnem£nt. Les adjectifs qui jadis n'avaient qu'une terminaison se parta-
gent : les uns se mettent au féminin, loyalement, grandement, et ils se-
raient des barbarismes dans l'ancienne langue; les autres se mettent au
masculin, prudemment, savamment, et ils sont conformes à l'ancienne
grammaire. D'autres enfin gardent un accent circonflexe, indice du fé-
minin primitif, résolument, pour résoluement. Cet exemple montre à dé-
couvert comment se détruisent ces belles formations grammaticales
(ici la régularité est de la beauté), quand les analogies intérieures
tombent dans l'oubli.
Je ne porterai pas en ligne de compte d'autres anomalies qui sont
plus spéciales. Tel est l'article indûment confondu avec le mot dans
le lendemain, le loriot, le lierre, que nos aïeux disaient, sans barbarisme,
lendemain, loriot, lierre. Tels sont les pronoms possessifs mis au mas-
culin avec un nom féminin commençant par une voyelle, mon épét,
mon âme, qu'on disait autrefois m'espée, m'ame, comme lépée, lame. Ce
sont là des accidents qui surviennent durant une longue vie. L'enfant
qui naît ne porte pas ces stigmates sur son corps tout fraîchemerit
échappé des mains de la nature ; mais l'homme adulte a des cicatrices
et des nodosités qui témoignent de sa lutte avec les éléments contraires
et l'inclémence des saisons.
La première enfance écoulée, im vif essor entraîna l'imagination vers
la poésie; et simultanément venait à point une versification nouvelle. A
un certain moment du développement, une versification, une poésie
fut un luxe dont ne put se passer même une langue qui se formait des
ruines d'une autre; et, sans que les savants s'en mêlassent, qui, eux. ne
38
216 JOURNAL DES SAVANTS.
connaissaient que les dactyles et les spondées, il se produisit un système
qui a eu la fortune de durer, à travers le moyen âge, jusqu'aux âges mo-
dernes. Notre vers est en effet celui du moyen âge, et celui du moyen
âge est directement fils de l'antiquité. Il y a dans la poésie latine un vers
harmonieux connu sous le nom de saphique. Horace l'a beaucoup em-
ployé en l'assujettissant à une loi plus rigoureuse que n'avaient fait ses
devanciers; il lui donna la césure penthémimère, c'est-à-dire une cé-
sure après le deuxième pied, par exemple :
Âbstulit clarum | cita mors Âchillem ;
Longa Tilhonum | miDuit seneclus ;
Et mihi forsan , | libi quod negarit
m Porriget hora.
Horace a tellement familiarisé notre oreille avec cette césure, que
les saphiques où elle manque nous semblent mal cadencés. De fait , ce
fut cette cadence qui prévalut dans l'oreille des populations romanes.
Ce vers hendécasyllabe est composé d'un trochée, d'un spondée,
d'un dactyle et de deux trochées; ceci est la part de la versification an-
cienne qui n'a pas passé dans la nouvelle; mais, en même temps, il a
un accent h la quatrième syllabe et à la dixième , et la onzième est tou-
jours muette. Ces caractères sont ceux du vers héroïque dans le vieux
français, dans le provençal, dans l'italien, dans l'espagnol, c'est-à-dire
un accent sur la dixième syllabe, avec un ou deux accents, suivant
la langue, dans l'intérieur du vers, à des places déterminées. C'est notre
vers de dix syllabes, qui est hendécasyllabe toutes les fois qu'il se ter
mine par une voyelle muette, par exemple :
Per me «i va oella città dolente ,
ou
J'ai vu l'impie adoré sur la terre ,
et si l'on veut des vers du xii* siècle :
là nouviauz tanz et mais et violete
Et lousseignolz me semont de chanter,
Et mes fins cuers me fait d'une amorele
Si doue présent que ne l'os refuser.
Pour cette déviation du vers moderne, j'ai suivi l'opinion de M. Qui-
cherat, si versé dans la connaissance de la versification latine et de la
versification française. M. Jullien, qui s'est occupé curieusement et in-
AVRIL 1855. 217
génieusément de ces questions, pense qu'il dérive de l'hexamètre, par
la contraction des mots et par l'influence de la césure, qui partage sou-
vent l'hexamètre en deux parties. Mais il me semble, outre les analogies
signalées plus haut, que ce qui a dû surtout influer sur l'oreille popu-
laire el sur l'harmonie qu'elle chercha, c'est un vers qui, comme le
saphique, était mêlé aux chants profanes et sacrés. . '. ;.i
Ainsi, par cette dernière évolution, se trouva pleinement achevée
l'œuvre de substitution des langues modernes à la langue latine. Des
siècles furent nécessaires pour une aussi vaste élaboration. L'histoire
n'a pas gardé le souvenir d'une tourmente pareille à celle qui assaillit
le monde civilisé quand l'empire s'aflaissa sous sa propre caducité et
sous la pression des barbares; et, n'eùt-on pas d'autres témoignages de
la grandeur de la catastrophe , il suffirait de considérer ce naufi^ge de
toute une langue en Italie, en Gaule, en Espagne. Durant l'intei-valle
du remaniement, tout ce qui dépendait de l'existence d'un idiome
propre aux nations romanes fut frappé de stérilité; mais en ceci, comme
dans le reste , les anciennes choses remplirent un office provisoire pen-
dant que se formaient les nouvelles. La vieille langue, vénérable
même dans sa décadence, entretint la tradition, ne pouvant toutefois
communiquer un souffle vital qu'elle n'avait plus. Cette vie passait aux
langues qui se dégageaient, et qui annoncèrent tout d'abord leur exis-
tence par les chants de guerre, d'amour et d'aventure.
É. LIITRÉ.
[La suite à un prochain cahier.)
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale.
NEUVièMB ARTICLE^
Mademoiselle de llautefort avait vingt-deux ans lorsqu'elle rentra en
' Voyei, pour le premier article, le cahier d'août i854, page 5^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page Bai ; pour le Iroisièrae, celui d'octobre, page
6oo; pour le quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième , celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19, pour le
septième , celui de février, page 8A ; et , pour le huitième , celai de mars , page 1 C 1 .
218 JOUIUNAL DES SAVANTS.
faveur, au commencement de l'année i638-, son crédit dura deux
années , jusqu'à la fin de lôSg. Ces secondes amours de Louis XIII
furent, comme les premières, chastes et agitées. Nous n'y insisterons
point, et nous nous bornerons à dire que mademoiselle de Hautefort ne
mit point à profit pour sa fortune ce retour de la tendresse du roi^
La seule grâce qu'elle consentit à recevoir, et encore de la main de la
reine autant que de celle du roi, fut la survivance de la charge de
dame d'atours qu'occupait sa grand'mère, madame de la Flotte; dès
ce moment elle eut le droit d'être appelée madame^, et désormais
nous-même l'appellerons ainsi. Sa sœur, mademoiselle d'Escars , devint
une des filles d'honneur de la reine, et son jeune frère, le comte de
Montignac, qui était déjà dans les cadets aux gai'des, entra dans la
compagnie des mousquetaires du comte de Tréville. Après les couches
de la reine , madame de la Flotte , qui n'avait pas l'humeur aussi désin-
téressée que sa petite- fille, désira vivement monter de sa place de dame
d'atours à celle de gouvernante du petit dauphin. On poussa madame
de Hautefort à en parler à Louis XIII et même à Richelieu; elle le fit,
mais avec une fierté maladroite qui ne réussit pas. Richelieu n'était pas
homme à remettre le futur roi entre les mains de ses ennemis, et il
avait déjà fait nommer à cet emploi important madame de Lansac
qui lui était toute dévouée ^ Ses anciens ombrages s'étaient réveillés
avec la passion du roi, et, comme la conduite de madame de Hautefort
n'avait fait que les fortifier, au lieu de la servir il travaillait à la perdre.
Cette fois, instruit par l'expérience, il avait compris que, tant que
Louis Xni pourrait voir cette ravissante figure et approcher de ce noble
cœur, avec des brouilleries plus ou moins longues, madame de Hau-
tefort reprendrait toujours son empire, et que, pour la détruire, il
fallait lui faire quitter la cour et Paris. Il n'ignorait pas que la reine,
tout en gardant mieux les apparences, ne cessait d'encourager le parti
des mécontents. Il savait que sa jeune confidente s'était liée par ses
ordres avec le comte de Soissons et avec Monsieur, et qu'elle était leur
intermédiaire auprès de sa maîtresse*. Il avait fini par pénétrer jusque
dans l'intérieur d'Anne d'Autriche, en gagnant une de ses filles d'hon-
' Vu de madame de Huntefort, p. i35. lElle avait tant de hauteur dans l'âme,
t qu'elle n'aurait jamais pu se résoudre à demander rien pour elle et pour sa fa-
■ mille, et tout ce qu'on pouvait obtenir d'elle, c'était de recevoir ce que le roi et
«la reine voulaient bien lui donner.» — * Vie de madame de Hautefort, p. i35;
madame de Molteville, t. I, page 60 ; Montglat, t. XLIX de la collection Petitol,
p. 176. — ' Voyez, sur madame de Lansac, notre septième article, n" de février.
— * Mémoires de Mademoiselle, i. I, p. 36.
AVRIL 1855. 219
iieur, cette jeune, belle et spirituelle mademoiselle de Chémera\ilt,
dont La Rochefoucauld fait un si vif éloge^ Mademoiselle de Cbéme-
rauit avait une correspondance mystérieuse avec le Cardinal, où
elle lui rendait compte de tout ce qu'elle voyait et entendait. Dans
cette correspondance, trouvée après -la mort de Richelieu parmi ses
papiers, et livrée à la publicité pendant la Fronde-, le roi et la reine
sont appelés Céphale et Procris; madame de Hautefort y est toujours
l'Aurore, madame delà Flotte est la Vieille, mademoiselle de La Fayette ,
la Délaissée, Richelieu, l'Oracle, bien entendu, et elle-même se met
jsous le nom du Bon ange. Cet ange-là, avec sa jolie figure, sa gaieté et
sa candeur apparente, trompa longtemps madame de Hautefort par
des raffinements de perfidie et de bassesse que la noble femme était
incapable de soupçonner.
Richelieu n'avait pas sous la main une autre mademoiselle de La
Fayette pour balancer madame de Hautefort: mais, sachant qu'il fallait
toujours à Louis XIII une sorte de distraction sentimentale, un amu-
sement de cœur, il avait mis depuis quelque temps auprès de lui un
jeune homme de la tournure la plus agréable, le fils d'un de ses amis
les plus dévoués et les plus capables, le marquis et maréchal d'Effiat';
et, se croyant aussi sûr du fils que du père, il lui avait fait faire un
chemin si rapide, qu'à dix-neuf ans, en 1689, Cinq-Mai's était déjà
grand écuyer. Il avait plu d'abord au roi par .sa bonne grâce, et le
faible monarque l'avait aussi trouvé bien commode à aimer, puisque
cela ne lui faisait pas d'affaire avec M. le Cardinal. Ainsi que Richelieu
l'avait prévu et espéré, cette inclination nouvelle amortit peu à peu dans
le cœur de Louis XIII son amour |K)ur madame de Hautefort, ou plutôt
elle devint un autre amour* qui, comme le premier, avait ses viva-
cités, ses jalousies, ses orages. Le roi demandait à Cinq-Mars de n'ai-
mer que lui; celui-ci, poussé par sa propre ambition et p.ir Richelieu,
demandait à son tour au roi de ne pas partager ses alfections, et il se
' Mémoires de La Ilochejoucuuld , t. LI de la collection Pelitot , p. 348. — * Journal
(le M. le cardinal de Richelieu, etc., édil. de 16A9. — ' Le grave et bien informé
Montglat dit nellcmcnl que ce fui surtout pour diminuer et détruire la passion de
f.ouis XIII pour madame de Hautefort, que Richelieu mit auprès de lui Cinq-Mars .
et se servit de celui ci comiiu- il avait fait de mademoiselle de La Fayette; Mémoires ,
t. XLIX, p. a38. — * Montglal, i6i(/. «L'amour du roi n'était pas comme celui des
«autres hommes, car il aimnit une tille sans dessein d'en avoir aucune faveur, et
• vivait avec elle comme avec un ami; tellement, que, quoiqu'il ne soit pas incom-
• palibie d'avoir ensemble une maîtresse et un ami, à son égard cela ne se pouvait
• accorder, parce que sa maîtresse était son unique ami, et une confidente à laquelle
• il découvrait tous les mouvements de son cœur. »
220 JOURNAL DES SAVANTS.
plaignait de l'empire qu'exerçait encore sur lui madame de Hautefort^
Dans les commencements, il suffisait d'une soirée que le roi venait
passer chez la reine pour déjouer toutes ces manœuvres, et rendre le
cœur de Louis à sa première et irrésistible maîtresse. Mais il n'en était
point ainsi dans les voyages^; \à, seul entre son redouté ministre et
son nouvel ami, le roi était bien autrement facile aux impressions qu'on
lui voulait donner, et c'est dans un de ces voyages que, les yeux de la
belle dame n'étant plus là pour plaider sa cause , Richelieu l'accusa
d'avoir la main dans les intrigues de Monsieur, de troubler et de divi-
ser la cour et de faire obstacle au Gouvernement par l'absolu crédit,
qu'on lui supposait sur le roi; il fit entendre qu'il était fort inutile
d'avoir exilé madame de Chevreuse pour garder une personne tout
aussi dangereuse qu'elle. Louis XIII résista longtemps; pour l'empor-
ter, le Cardinal fut obligé de lui donner à choisir entre madame de
Hautefort et lui, et de déclarer qu'il aimait mieux se retirer que de se
consumer dans des luttes obscures, où l'appui du roi lui manquait.
Cette menace épouvanta Louis XIII; Richelieu, le voyant ébranlé, pour
le décider, lui dit qu'il ne s'agissait pas d'éloigner à jamais madame de
Hautefort, mais seulement pour une quinzaine de jours, afin qu'on
vît que sa faveur n'était pas aussi grande qu'on le croyait. Le roi finit
par céder, en insistant bien sur cette condition que ce serait seulement
pour quinze jours; le Cardinal l'assura qu'il n'en demandait pas davan-
tage; mais, redoutant l'ascendant accoutumé de madame de Hautefort,
il fit promettre au roi de ne pas la voir. A peine le marché conclu,
Richelieu se hâta de l'exécuter; il envoya, de la part du roi, à l'an-
cienne favorite, l'ordre de se retii'er pour quelque temps, et aux
gardes, celui de ne la point laisser entrer chez le roi. Quand madame
de Hautefort reçut le commandement qui lui était apporté, elle eut de
la peine h y croire. Elle se rappelait que, dans plusieurs de ses que-
relles avec son royal amant, souvent elle lui avait dit que de l'humeur
dont elle le connaissait, elle s'attendait i être un jour ou l'autre chassée
(le la cour par la jalousie du Cardinal, et que Louis XIII lui avait tou-
jours répondu que cela ne serait jamais, et que, reçût-elle un pareil
ordre, il la conjurait de ne pas y ajouter foi et de ne croire qu'à ce
qu'il lui dirait lui-même. Elle voulut donc entendre de la bouche
Moniglat, t. XLIX p. 288 : » 11 avail donné son cœur à son nouveau l'avori , et il
«lui avail promis qu'il ne sérail point partagé.» — * MoDglat, ibid. : «Comme le
« Cardinal avait résolu de perdre madame de Hauleforl, il prit le temps du voyage du
«roi, durant lequel elle ne le voyait point, et, profilant de son absence, etc. » Tout le
reste de noire narration est fidèlement lire de la Vie do madame de Hautefort.
AVRIL 1855. • 221
même du roi l'ordre qu'elie venait de recevoir. «Elle était si bonne et
<'si aimée de tout le monde, dit l'histoire de sa vie, que, lorsqu'elle se
(( présenta à la porte du roi, les gardes, après lui avoir fait part de leur
«ordre, n'osèrent s'opposer à ce quelle entrât. La surprise du roi fut
u extrême en la voyant avec un air de grandeur et de fierté tout en-
(( semble, que le dépit lui donnait et qui augmentait sa beauté. Elle
'(lui dit qu'avant de partir de la cour par son ordre, elle avait voulu
u connaître quel crime elle avait commis pour mériter d'être exilée. Le
« roi lui dit que son exil n'était que pour quinze jours, qu'il l'avait
«accordé avec une violence extrême aux raisons d'État, à cause des
<( intrigues qui troublaient toute la cour, et que Ton faisait s<5us son
«nom, qu'elle le devait plaindre de la violence qu'on avait faite à son
•< incUnation , et de la douleur qu'il en souffrirait pendant ce temps.
"Elle lui répondit que ces quinze jours dureraient le reste de sa vie;
<' qu'ainsi elle prenait congé de lui pour toujours. Le roi l'assura,
K comme il le croyait, que rien au monde ne pourrait l'obliger à se
'< priver de la voir un jour de plus '. »
On comprend quelle dut être la douleur d'Anne d'Autriche en per-
dant une pareille amie, dont elle sentait bien qu'elle causait elle-même
le malheur. Elle pleura , sanglota, l'embrassa plusieurs fois, et, dans le
trouble où elle était, ne sachant que lui offrir, elle défit ses pendants
d'oreilles qui valaient bien dix ou douze mille écus, et les lui donna,
en la priant de les garder pour l'amour d'elle^.
Madame de Hautefort se retira* près du Mans, dans une terre
qui appartenait à sa grand'mère, emmenant avec elle son jeune frère,
M. de Montignac, et sa sœur, mademoiselle d'BiScars, sans oublier celle
qu'elle croyait sa meilleure amie, mademoiselle de Chémerault, que
Richelieu avait aussi mise en disgrâce pour couvrir sa trahison , et qui,
' Vie de madame de Haatcfort, p. iSa. Montglat raconte la scène différemment :
• Etant résolue cU ne point partir qu'elle n'eût vu le roi , elle baissa sa coiffe de
« peur d'être reconnue , et alla l'attendre dans la salle des gardes par où il devait
• passer pour aller h la messe. Dès qu'elle l'aperçut, elle approcha de lui, et,
• levant sa coiffe, lui dit que sur sa parole elle n'avait pas ajouté foi à ceux qui
• lui avaient ordonné de sa part de se retirer, et qu'elle ne le pouvait croire après
« les protestations qu'il lui avait faites, s'il ne le lui disait lui-même. Jamais homme
■ ne fut si embarrassé que lui, car il ne s'attendait point à une telle rencontre; il
• fut au.^si tellement surpris, eue, tout honteux et décontenancé, il lui dit qu'il
• était vrai qu'il l'avait commandé et qu'il avouait celui qui lui avait porté l'ordre;
I et, sans lui donner le temps de répondre, il passa vite tout interdit. Elle se retira
« le même jour, et la faveur demeura tout entière à Cinq-Mars. » — * Vie de ma-
dame de Hautefort, p. i53.
39
222 JOURNAL DES SAVANTS.
sous ie masque du dévouement, avait accepté l'odieuse mission de sur-
veiller l'exilée comme elle avait fait la favorite. Tel était, à son égard,
l'aveuglement de madame de Hautefort, qu'avant de quitter Paris,
ayant appris que la reine s'était bornée à donner h,ooo écus à made-
moiselle de Chémerault, sans aucune autre marque d'attachement et
d'estime, elle se sentit blessée dans 1 opinion qu'elle s'était faite de la
générosité de la reine , et lui écrivit une dernière fois pour lui rappeler,
dans les termes les plus vifs, ce qu'elle devait à mademoiselle de Ché-
merault, oubliant sa propre infortune et le rang de celle à laquelle
elle écrivait pour ne songer qu'à la jeune fille. Elle avait appris aussi
qu'Anne d'Autriche n'avait pas témoigné une assez haute indignation
de l'outrage qui lui était fait à elle-même en sa personne, et qu'elle
avait trop paru se résigner au triomphe de Richelieu; cette conduite
avait été un coup douloureux à sa fierté et à sa tendresse; elle en souf-
frait plus que de l'exil, et la façon dont elle en parle à la reine se res-
sent du trouble et de l'amertume de son cœur. La lettre où elle exhale
ses chagrins, pleine à la fois d'affection, de hauteur et de dépit, peint
à merveille le caractère de madame de Hautefort, et montre en
elle, à vingt-quatre ans, à cet âge heureux des grands sentiments portés
jusqu'à l'exagération, une sorte d'Emilie outrée et sublime. Voici quel-
ques passages de cette lettre à la Corneille. On y sent que la plus grande
douleur de madame de Hautefort est de voir sa royale amie au-
dessous de l'idéal de générosité et de noblesse qu'elle s'était formé, et
la hardiesse de son langage en cette'occasion marque déjà jusqu'où elle
poufra se porter plus tard , lorsqu'elle croira la réputation de la reine
bien autrement compromise.
«Madame ^ s'il m'était permis de juger des sentiments de Votre
«Majesté par les miens, je n'oserais vous dire adieu pour jamais, de
« crainte que cette parole ne mît votre vie au même péril où elle met
« la mienne en vous l'écrivant. Mais, puisque Dieu vous fait avoir en
«cet accident la résignation que vous avez eue en tant d'autres, je
«ferais injure à la Providence et à votre courage si je croyais que mes
«disgrâces et mts déplaisirs pussent donner quelque atteinte à votre
«santé et à votre repos. C'est donc pour jamais. Madame, que je dis
«adieu à Votre Majesté, et je vous suppUe très-humblement de croire
M qu'en quelque endroit du monde que la persécution me puisse jeter, j'y
«passerai mes jours dans la fidélité et dans l'attachement qui sont les
' CeUe lettre n'est pas dans la Vie imprimée de madame de Hautefort; nous la
lirons de la vie manuscrite communiquée par M. le marquis d'Estourmel.
AVRIL 1855. 223
«véritables causes qu'on me persécute, et n'aurai de regret, parmi les
«ennuis qui m'accablent, que dft n'en pouvoir pas souffrir davantage
«pour l'amour de vous. Ma douleur me ferait ici achever ma lettre, si
« le zèle que j'ai pour votre gloire ne me défendait de taire une chose
«qui la peut ternir, et de vous dissimuler fétonnement que chacun
« témoigne de l'état où vous laissez mademoiselle de Chémerault. On
« sait que vous connaissez aussi bien son cœur que sa misère , et on ne
« croit pas même que vous lui deviez faire acheter le bien qu'elle peut
•< recevoir de vous par une demande qui lui sortirait de la bouche avec
« plus de peine que sa propre vie. Cependant on lui a commandé de
use retirer avec quatre mille écus, qu'il faut qu'elle emploie à payer
« ses dettes : on parle de la renvoyer de la même sorte qu'on renverrait
H Michelette ^ si l'on s'était avisé des grandes cabales qu'elle fait dans
« la cour aussi bien que nous.... On dit que, si une reine n'a pas d'arçent
«pour fournir aux nécessités d'une fille qu'elle a fort aimée, elle peut
<( bien au moins lui envoyer un présent qui témoigne qu'elle ne l'oublie
«pas, et lui donner après cela une pension qui assure sa subsistance,
« avec une lettre qui fasse connaître à sa mère l'entière satisfaction que
«vous avez d'elle.... Je suis si délicate en ce qui regarde l'opinion que
«toute la terre doit avoir de vous, que, si mademoiselle de Chémerault
«n'avait pas su le présent que vous m'avez fait, je n'eusse pu m'empê-
« cher de le lui donner de votre part. Encore que j'aie appris avec dépit
« la peur que vous avez de déplaire à celui qin m'arrache d'auprès de
« vous , je proteste que vos timidités et vos complaisances me piquent
« beaucoup plus pour vous que pour moi , et que je me consolerais
«du mal qu'il m'a fait, si j'étais bien certaine que ce lut le dernier
«qu'il voulût vous faire. Adieu pour la dernière fois. Madame; je ne
« puis plus penser h ne vous voir jamais, el, si cette mortelle imagina-
«tion ne me donne relâche pour un moment, je ne vivrais même
«pas assez pour vous dire que je suis. Madame, de Votre Majesté, la
«très, etc.. »
Tous ceux qui, à la cour et à Paris, avaient connu madame de Hau-
tefort, sa vertu, son désintéressement, son obligeance, sa libéralité,
ne la virent pas s'éloigner sans un extrême déplaisir. Les plus inconso-
lables furent ses amants, comme on disait alors. L'un d'eux, le marquis
de Noirmoutier, ne pouvant résister à la violence de sa passion, s'échappa
de Paris et courut au Mans pour la voir encore, et dans l'espérance de
la toucher. Mais madame de Hautefort ne l'aimait point, et elle com-
V iPfmixie de service de la reine, qui avait la garde de ses petits chiens.
»9-
224 JOURNAL DES SAVANTS.
prenait trop la dignité du malheur pour la compromettre en recevant
une visite équivoque. Le brillant niafquis n'obtint pas même une au-
dience et un regard ^ Elle s'ensevelit dans une solitude profonde, ne
recevant qu'un très-petit nombre d'amis , entre autres le pauvre La Porte ,
qu'elle avait fort contribué, pendant le retom' de son crédit, à tirer de
la Bastille^, et qui, exilé comme elle, habitait dans le voisinage. Ces
deux âmes loyales et courageuses, bien séparées par leur rang dans le
monde, s'étaient rapprochées dans leur fidélité à Anne d'Autriche et
dans leur commune ardeur pour ses intérêts et pour sa gloire. La Porte
avait vu madame de Hautefort si intrépide, et il la savait si pure, si
désintéressée, si bienfaisante, qu'il s'était donné à elle tout autant qu'à
la reine. 11 n'était pas dupe de la feinte amitié de mademoiselle de Ché-
merault, et plus d'une fois il tenta d'éclairer madame de Hautefort,
mais celle-ci rejetait bien loin ses soupçons, «ne pouvant pas seule-
ce ment, dit La Porte, souffrir la pensée d'un tel crime', » et elle ne fut
^ Mémoires de La Porte, l. LIX de la collection Petitot , p. Sg i etSga. — ' C'est La
Porte qui nous apprend ce qu'il devait à madame de Hautefort, et comment il fut
accueilli par elle lorsqu'il alla la remercier, ibid, p. 887 : « J'allai chez madame de La
« Flotte pour rendre mes devoirs à madame de Hauleibrl; c'était là qu'il fallait faire des
«remercîments et des protestations de reconnaissance; mais elle m'arrêta tout court,
« et je crois qu'elle eut raison , car, outre que je les faisais mal , c'est à mon gré une mé-
« chante monnaie pour payer de véritables obligations. Bonne ou mauvaise cependant ,
« c'était tout ce que je pouvais donner à la générosité si extraordinaire d'une personne
«qui avait tant pris de peine à m'assisier; car, outre les choses qui regardaient le
« service de la reine , elle m'avait rendu tous les bons olTices qu'elle avait pu , et eut bien
t plus de soin de mes affaires qu'elle n'en a toujours eu des siennes. Ce n'était pas
«une générosité commune qui atlend les occasions, elle les cherchait continuelle-
« ment, et, ce qui est admirable c'est qu'elle a toujours été et qu'elle est encore à
« présent de la même force. • — ' Mcmoirci de La Porte, ibid. « J'appris à Poitiers que
« mademoiselle de Chémerault avait intelligence à la cour, et que même elle en rece-
«vait des bienfaits, ce qui paraissait parla dépense qu'elle faisait, à quoi elle n'eût
• pu fournir de son revenu particulier. Je l'observai dans les entretiens, et, comme
«je me défiais d'elle il ne me fut pas difficile de connaître que les soupçons que j'avais
« eus n'étaient pas mal fondés. J'avertis madame de Hautefort de ce que j'avais vu et
« entendu ; mais , comme elle est bonne et qu'elle a la conscience délicate , elle ne put
« croire qu'elle fût capable de faire une si lâche action, et, comme de jour en jour
«je m'affermissais d.ins la croyance qu'elle trompait son amie, je ne pouvais m em-
« pêcher d'avertir madame de Hautefort de prendre garde à elle, et sa générosité
« naturelle l'empêchait toujours d'ajouter foi à ce que je lui disais, ne pouvant s'i-
« maginer qu'une personne qu'elle aimait pût commettre un crime dont elle ne
«pouvait pas seulement souffrir la pensée. Aussi, pour avoir jugé par elle-même,
« elle se trouva trompée, et n'en put jamais être persuadée qu après la mort de Son
« Eminence, dans le cabinet duquel il se trouva dix-sept lettres où, par le moyen de
« madame de la Malaye, elle rendait un compte fort exacte à Son Lminence de tout
AVRIL 1855. 225
désabusée qu'à la mort de Richelieu, lorsque la reine lui envoya les
lettres de mademoiselle de Chémerault, trouvées dans la cassette du
cardinal. , r.' .: -1 f
C'est pendant ce séjour auprès du Mans qu'elle entendit parler de
ScaiTon, de ses cruelles infirmités, et de la gaieté courageuse avec la-
quelle il les supportait. Scarron souffrait; c'était assez pour elle, et,
bien que la poésie burlesque agréât fort peu à une écolière de l'hôtel de
Rambouillet, elle s'intéressa au bouffon malade et lui vint en aide de
toutes les manières. De là, tant de vers adressés par Scarron à ma-
dame de Hautefort et à sa sœur ^
Cependant les événements se pressaient sur la scène mobile que
madame de Hautefort venait de quitter. Du fond de sa retraite, pendant
trois années , elle assista de loin à bien des spectacles qui tour à tour
agitèrent son âme de rares joies, d'inquiètes espérances, d'effroi, de
compassion, d'horreur. Elle recevait de fréquents et secrets messages
d'Anne d'Autriche, qui l'assuraient de sa constante amitié. Un jour, elle
reçut de sa part le portrait du petit dauphin, comme un présage de
jours meilleurs. Quels durent être ses sentiments , lorsqu'elle apprit
l'audacieuse entreprise du comte de Soissons, son triomphe à la Marfée
tce nue madame de Hautefort lui avait confié, tant de ce qui la concernait en par
« ticulier, que de ce qui regardait la reine, laquelle envoya ces lettres à madame
■ de liaulci'ort au Mans, qui depuis ont été Mues de toute la France, cl imprimées
«pendant les désordres de Paris. > — ' Lorsque madame de Hautefort revint à la
cour, elle présenta Scnrrcm à la reine Anne, et elle lui fil obtenir ime pension,
et un bénéticc an Mans. Voici l'indication des pièces que Scarron lui a adressées ,
ainsi qu'à sa sœur, mademoiselle d'Escars, à diverses époques; édition d'Amster-
dam, 175a : 1* La légende de Bourbon, de l'année iGAi, p. 4 du l. VU; a* p. i3,
la seconde légende de Bourbon; 3* p. 9a , à l'infante d'Escars, et p. gS, la ré-
ponse de mademoiselle d'Escars; /i* p. i5o, à madame de Hautefort; Scarron l'ap-
f>elle sainte Hautefort, parce qu'elle s'était retirée dans un couvent, ainsi que nous
e verrons plus tard; 5* p. i58, à la même, quand elle le présenta à la reine;
6* p. 178, à mademoiselle d'Escars sur le voyage de la reine à la Barre, maison de
plaisance de madame du Vigean. Il y dil que le duc de Venladour faisait la cour à
madame de Hautefort; 7* p. aaG, à madame de Hautefort revenant à la cour,
élégie; 8* p. a3i, épillialame sur le mariage de madame de Hautefort et du ma-
réchal de Schomberg; 9* p. a36, à M. le maréchal de Schomberg sur son mariage,
ibid. choeur des Muses à M. de Schomberg; lo* p. a84, à mademoiselle de Mont-
pensier; remercimenl au nom de Mademoiselle d'Escars; 1 1" p. ag^, stances {)our
madame de Hautefort, qui venait d'obtenir le tabouret comme duches.^e de Schom-
berg; la* p. agS à M. le commandeur de Souvré, le frère de madame de Sablé,
après la disgrâce de madame de Hautefort; iS* p. 366, à madame de Hautefort,
Etrennes; i4*p> 38 1, rondeau à mademoiselle d'Escars et à son secrétaire, avec la
réponse.
226 JOURNAL DES SAVANTS.
et sa mort ! Bientôt aussi elle vit i'ambitieux étourdi qui l'avait rem-
placée dans le cœur du roi, parvenu au faîte de la faveur, s'en préci-
piter lui-même, conspirer la perte de celui auquel il devait tout, et,
retombé sous la main puissante qui l'avait tiré du néant, porter, à vingt
deux ans, sa tête sur un échafaud. Elle vit enfin ce terrible cardinal,
vainqueur de tous ses ennemis au dedans et au dehors, maître du roi
et de la France, et méditant les plus hardis desseins, succomber à ses
soucis et à ses infirmités, et Louis XIII, épuisé et languissant, tout prêt
à le suivre dans la tombe.
Anne d'Autriche n'osa pas rappeler les serviteurs et les amis auxquels
elle tenait le plus avant que le roi eût fermé les yeux. Le temps et le
malheur lui avaient enseigné la prudence, et elle était tout entière à son
grand objet, d'être mise par le roi lui-même en possession de la régence.
Pour cela, elle s'était résignée aux étroites limites où la-déclaration royale
du 2 1 avril i 643 renfermait son autorité, et elle avait souffert sans se
plaindre que cette même déclaration maintînt l'exil de sa plus ancienne
amie, madame de Ghevreuse, se réservant d'agir plus tard selon son pou-
voir et selon les circonstances. Pendant la fm d'avril et le commence-
ment de mai, chaque jour on croyait que le roi allait expirer. Une fois
même, la nouvelle de sa mort étant arrivée au Mans, madame de Haute-
fort et La Porte se hâtèrent d'accourir à Paris; le lendemain il se trouva
que la nouvelle était fausse , et il leur fallut regagner leur retraite sans
avoir vu personnel Le i k mai, le roi Louis XIII acheva de mourir, et,
le ly, la reine écrivait de sa propre main à madame de Hautefort le
billet suivant :
• Je ne puis demeurer plus longtemps sans envoyer de Cnssy (domestique de la
«reine) pour vous conjurer de me venir trouver aussitôt qu'il vous aura donné
« celle-ci. Je ne vous dirai autre chose, l'état où je suis après la perte que j'ai faite
«ne me permettant pas de vous assurer de mon affection, laquelle je vous témoi-
« gnerai toute ma vie, et que je suis voire bonne amie et maîtresse*.
Anne. »
Pour fair€ honneur à madame d'Hautefort et lui marquer davantage
son empressement à la voir et son amitié , la reine lui envoya sa propre
' Mémoires de La Porte, t. LIX de la collection Petitot, p. .^91 et 392, — * Nous
devons ce billet au père Griffet, dans son excellente et trop peu appréciée histoire de
Louis XIII; c'est sans doute un abrégé qu'en a voulu donner madame de Motteville,
lorsqu'elle dit, t. I, p. 1 64, que la reine avait écrit de sa propre main à madame de
« Hautefort « qu'elle la priait de revenir, qu'elle ne pouvait goûter de plaisir parfait
ai elle ne le goûtait avec elle, » et ces mêmes mots ; « Venez ma chère amie, je meurs
« d'impatience de vous embrasser. » L'abrégé est plus tendre que la lettre même.
AVRIL 1855. 227
voiture ^ Madame de Hautefort rentra donc à la cour en triomphe:
elle reprit sa charge de dame d'atours , et elle put croire que ses lon-
gues épreuves étaient terminées, et qu'elle avait touché le port. Elle
«vait alors vingt-sept ans; elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et
de la beauté , au comble de la considération et de la faveur. La reine
lui avait promis de i'aimer toute la vie; et, au bout de quelques mois, ie
charme de l'ancienne amitié était à jamais rompu, et, en i64/i, ma-
dame de Hautefort recevait de la part de la reine l'ordre de quitter la
cour.
De quel côté étaient les torts ? Qui faut- il accuser d'Anne d'Autriche
ou de sa belle favorite? Ni l'une ni l'autre. Tout le mal venait d'une
situation nouvelle, qui, en s'établissant peu à peu, les séparait inévita-
blement. Anne d'Autriche, devenue régente , changea de politique; elle
renonça à ses desseins et à ses amis, pour prendre ceux de Richelieu,
présentés par une autre main. Madame de Hautefort, au contraire,
resta fidèle aux anciens desseins et surtout aux anciens amis de la reine.
La gloire d'Anne d'Autriche, dans la postérité, est d'être arrivée au
pouvoir, traînant après elle quinze ans de malheurs et de pereécutions,
d'amers et profonds ressentiments, avec une foule d'amis qui, pour
elle, avaient bravé la mort, l'exil, la prison, et de n'avoir pas tardé à
reconnaître que l'intérêt de la France, de son fils et de la royauté, «îxi-
geaient d'elle le sacrifice de ses amitiés et de ses haines, et de tous ses
anciens engagements. Elle semblait destinée, en i6hi, à devenir une
autre Marie de Médicis. C'était le parti de la reine-mère qui avait com-
battu pour elle, et, après avoir partagé sa disgrâce, il comptait bien
partager son crédit. La politique de ce parti était au dehors la paix,
l'alliance espagnole, l'abandon de l'alliance protestante, au dedans le
rétablissement de fanarchique autorité des princes et des grandes fa-
milles, la domination des évêques sous le manteau de la religion, et
celle du parlement sous celui de la liberté; en un mot le retour à l'ordre de
choses que Louis XIII et Richelieu avaient entrepris de faire cesser.
Qu'on nous permette d'éclairer ce moment critique et glorieux de notre
histoire par un souvenir de notre temps. Lorsqu'en 1 8 1 4 et 1 8 1 5 la
maison de Bourbon reparut parmi nous, elle ramenait de l'exil avec
elle tout un nlonde de préjugé» et d'inimitiés contre tout ce qui s'était
passé en France depuis vingt-cinq années. Le roi Louis XVIII revenait
avec un parti qui lui avait aussi prodigué les sacrifices, et qui comptait
dans ses rangs tant de noms illustres, de vertus, et même de talents^
' Madame de Motleville : • Sa Ktière de corps. »
228 JOURNAL DES SAVANTS.
Quelles lumières supérieures ne lui fallait-il pas pour reconnaître que
le triomphe de ce parti était la perte de la monarchie, pour com-
prendre l'excellence de l'ordre nouveau, pour en venir à préférer à des
amis éprouvés d'anciens adversaires, des généraux de la République, des
serviteurs de l'Empire , pour accepter les principes et les résultats de la
Révolution française , et devenir un roi constitutionnel , comme Henri IV,
après la Ligue, s'était fait un roi catholique? De même, en 1 643, il
fallut à la reine Anne une intelligence et une fermeté bien rares pour
se séparer de ceux qui, jusque-là, avaient été son appui, et pour em-
brasser la politique de celui qui l'avait tant persécutée. Ce grand chan-
gement s'opéra presque insensiblement, et sans qu'Anne d'Autriche
elle-même en ait d'abord eu conscience; il ne parut à découvert
qu'après deux ou trois mois d'incertitudes et de luttes intérieures, dans
une conjoncture grave et décisive que nous aurons à raconter. Deux
causés principales expliquent ce changement: avant tout, l'instinct de
la royauté, puis le talent de Mazarin, la confiance et l'affection qu'il
sut inspirer à la régente.
La royauté a son génie et ses vertus, comme ses préjugés et ses périls,
et, dès qu'Anne d'Auti'iche, d'épouse délaissée et sans puissance, fut de-
venue vraiment reine et investie de l'autorité souveraine , par cela seul
elle dut prendre d'autres pensées et voir les choses d'un autre œil. Il
ne lui pouvait déplaire d'être maîtresse absolue en France, de disposer
à son gré des commandements et de toutes les grandes charges, au lieu
de les remettre aux mains de grands seigneurs indépendants, ingrats,
souvent rebelles. Et d'ailleurs, mère encore plus que sœur, elle devait
aimer à voir la couronne de son fils s'accroître , même aux dépens de celle
de son frère le roi d'Espagne. Voilà les appuis naturels que Mazarin ren-
contra auprès de la reine, et qu'il développa à son profit avec un art
merveilleux. Il eut l'air de mettre tout à ses pieds, et il opposa cette
soumission empressée et dévouée aux exigences altières de ses prétendus
amis qui réclamaient sa faveur comme une dette, et fopprimaient de
leur ancien dévouement. Les qualités inférieures du ministre, son adresse ,
sa douceur, sa parole insinuante, les agréments de son esprit et de sa
personne, vinrent encore en aide à ses hautes qualités; on dit même qu'il
acheva la conversion de la reine en s'adressantau cœur dé la femme. Ce
bruit, mollement repoussé par madame de Motteville, était fort répandu
et très-accrédité au xvii* siècle. Ce n'est pas ici le lieu de le discuter. Nous
ferons seulement remarquer que, si Anne d'Autriche n'a point aimé
Mazarin , si elle a su le comprendre par les seules lumières de sa raison,
si elle lui a sacrifié tous ses aniis sans nul dédommagement de coeur,
AVRIL 1855. 229
si, en i6à3, elle l'a défendu contre les Importants, et en \6kS et
16/19 contre la Fronde, si elle lui est resiée fidèle pendant son exil
en i65i, si, pour lui, en i652 et i653, elle a bravé une guerre civile
longue et cruelle , et consenti à errer en France , avec ses enfants , à la
merci de combats douteux, et souvent sans savoir où le lendemain elle
reposerait sa tête, plutôt que d'abandonner un étranger détesté et
méprisé presque à l'égal du maréchal d'Ancre, parce qu'elle avait dis-
cerné en cet étranger un homme de génie méconnu , .seul capable de
sauver la royauté et de maintenir la France au rang qui lui appartient
en Europe: si cette constance, que les plus terribles orages ne purent
ébranler, et qui s'est soutenue pendant dix années, ne s'appuyait pas
en elle sur un sentiment particulier, le grand mobile et la grande expli-
cation de la conduite des femmes , il faut alors considérer Anne d'Au-
triche comme un personnage extraordinaire, un des plus grands esprits,
une des plus grandes âmes qui aient occupé un trône, une reine égale
ou supérieure à Elisabeth. Pour nous, après y avoir bien pensé, nous
n'osons pas aller aussi loin, bien que nous soyons très-convaincus que
les historiens n'ont guère été plus justes envers Anne d'Autriche qu'en-
vers Louis XIII et ne lui ont pas donné le rang qu'elle mérite.
Madame de Hautefort aurait pu se résigner au changement politique
de la reine; elle ne se résigna point à l'abandon de leurs anciennes et
communes amitiés. Nous l'avons déjà dit^ : elle n'avait point de système
sur les affaires d'État; toute sa politique était dans son cœur, dans
sa fierté, dans sa délicatesse. En se donnant à la reine aux jours du mal-
heur, elle s'était liée avec tous ceux qui avaient souffert pour la même
cause; il était donc bien naturel qu'en revenant à la cour, en i'6l\3,
elle entrât dans tous leurs intérêts, et s'imaginât qu'ils allaient recevoir
comme elle le prix de leur dévouement. Comment aurait-elle rompu
avec eux? C'eût été rompre avec tout le passé de sa vie, avec toutes ses
hal^tudes, avec tous ses sentiments, et, pour ainsi dire, avec elle-même.
L'honneur lui en interdisait la seule pensée, et l'honneur était tout
pour madame de Hautefort. Elle aimait la cour, l'éclat, la magnificence,
mais elle aimait encore plus la gloire : elle avait ce soin passionné de
la considération qui fait fuir la moindre apparence d'une lâcheté et
d'une bassesse. Et, quand la généreuse fille vit peu à peu, non-seule-
ment tous les anciens plans de la reine sacrifiés , mais ses plus anciens
et ses plus fidèles amis tenus dans l'ombre, puis disgraciés, puis pros-
crits et contraints de reprendre le chemin de la prison et de l'exil,
. * Voy« l'article précédent,
3o
230 JOURNAL DES SAVANTS.
elle ne consentit point à passer du côté de la fortune , elle prit parti
encore une fois pour les opprimés du jour, parla leur langage, accepta
leurs dangers, et regarda en face le nouveau Richelieu triomphant.
Elle eut tort sans doute aux yeux de la raison d'État: elle ne sera pas
comptée parmi ce petit nombre de femmes, si clair-semées dans l'histoire,
qui ont compris les intérêts des empires , et joué un rôle presque viril
sur la scène du monde; mais quelle femme, si ce nom est encore celui
de la générosité ^t de la délicatesse , quel honnête homme même osera
la blâmer? Qui ne s'inclinera avec respect devant cette belle et noble
créature qui, après avoir, pendant douze années, servi héroïquement sa
maîtresse, et pour elle deux fois rejeté l'amour d'un roi et les brillantes
promesses d'un ministre tout-puissant , au moment où elle a droit d'es-
pérer le terme de ses longues épreuves, où elle va connaître enfin la
faveur, la puissance, la grandeur, que sa jeune ambition avait rêvées,
assurer son avenir et faire quelque grand établissement digne d'elle,
foule aux pieds tous ces avantages, et, sans aucune intrigue, sans au-
cune arrière-pensée, va elle-même au-devant d'une nouvelle et irré*
vocable disgrâce, plutôt que de manquer à ce que lui commande
l'honneur?
Un autre motif encore, d'une puissance irrésistible sur un cœur
tel que le sien, décida madame de Hautefort; je veux dire la liaison
apparente ou réelle de la reine et de Mazarin. Pure comme la lumière,
en vain son incomparable beauté lui avait fait mille adorateurs; les plus
hardis n'avaient pas même osé se déclarer, et l'amitié de la reine, avec
le commerce de leurs saintes amies du Val-de-Grâce et des Carmélites,
lui avait suffi. Elle s'était attachée à Anne d'Autriche, parce qu'au
charme du malheur Anne joignait à ses yeux celui d'une vertu mé-'
connue; et maintenant elle la voyait, presque sur le déclin de l'âge,
sacrifier au moins sa réputation à Mazarin; or, nous l'avons vu, la
réputation lui était chère presque à l'égal de la vertu, el elle tenait
à celle de la reine comme à la sienne. Elle souffrait impatiemment
le bruit qui se répandait comme s'il l'eût atteinte elle-même. Ajoute/
que, pendant les trois années de solitude qu'elle venait de passer
auprès du Mans, toute sa force contre les voix secrètes de son cœur,
dans l'entier épanouissement de sa jeunesse et de sa beauté, avait été une
piété sincère et sérieuse, portée jusqu'à une austérité un peu exaltée :
madame de Hautefort, à vingt-sept ans, était dévote. Elle rougissait donc
à la fois et frémissait de l'injurieuse accusation qui s'élevait contre la
reine, et que semblaient autoriser ces conférences du soir, prolongées
souvent jusqu'au milieu de la nuit, où Mazarin restait seul avec la ré-
> AVRIL 1855. 231
geiite, sous prétexte de l'instruire des affaires de l'État. Mais, pour ma-
dame de Hautefort, les affaires de l'Etat étaient bien peu de chose devant
le salut éternel de la reine, et même devant l'opinion des hommes. Elle
croyait la religion et la gloiie , ces deux idoles de son cœur, intéressées
dans la simple apparence, et l'apparence était ici contre Anne d'Au-
triche. Pour s'accommoder de ces mœurs nouvelles , il eût fallu que
madame de Hautefort eut été une dame d'atours ordinaire, faisant son
service sans trop s'inquiéter de la conduite de sa maîtresse, comme
l'honnête et discrète madame de Motteville, que le triomphe de Ma-
zarin choqua d'abord tout autant que sa compagne, mais qui, avertie
par la reine, se soumit sans bassesse et finit par se condamner è un
silence prudent. Madame de Hautefort pouvait-elle se réduire à ce rôle?
N'était-elle à Anne d'Autriche qu'une dame d'atome? N'était-elle pas son
amie devant Dieu et devant les hommes, et n'avait-elle point envers elle
les droits et les devoirs d'une amitié chrétienne? Les nobles religieuses
du Val-de-Grâce , des Carmélites et des filles Sainte-Marie la pressaient
de se joindre à elles, à madame de Sénené, à madame de Maignelai,
au père de Gondi, à l'évêque de Lisieux, au père Vincent. Tous ses
instincts d'honneur et de dignité , tous les principes du solide et rigide
christianisme dont elle faisait profession, se révoltaient à la seule idée
de devoir sa fortune, les faveurs que lui voulaient prodiguer la reine
et Mazarin, à une connivence criminelle ou à un silence honteux. Elle
préférait mille fois la pauvreté, la solitude, une cellule dans un couvent
à côté de Louise de La Fayette, à la moindre complaisance de ce genre*,
en sorte que sa sincère affection, sa vertu, sa religion, lui inspirèrent
d'avertir Anne d'Autriche, d'essayer de la sauver, dùt-elle elle-même
se perdre, et de disputer le cœur de sa royale amie au beau, aimable
et heureux cardinal.
Enfin, nous n'écrivons pas ici un panégyrique ou un roman : nous
étudions l'humanité dans l'histoire; nous cherchons à lavoir et nous la
présentons sans fard et sans voile. Disons-le donc, Marie de Hautefort
est assurément une des femmes du xvn* siècle qui ont porté le plus loin
la grandeur des sentiments, encore relevée par l'esprit et par la beauté;
mais nous ne la donnons pas pour une personne parfaite; loin de là,
comme on dit, elle avait les défauts de ses qualités. Le trait principal
de son caractère était l'honneur, la fierté, la générosité, le courage;
mais, au lieu d'attendre le danger, selon l'instinct de sa race et l'humeur
de son pays, elle se plaisait à le braver. Elle était d'une sincérité et
d'une droiture admirables; mais elle n'en faisait pas toujours l'usage le
plus respectueux. Sa bonté était inépuisable; mais elle oubliait quel-
3o.
232 JOURNAL DES SAVANTS.
quefois d'y joindi'e la douceur, quand il ne s'agissait point des malheu-
reux et des faibles. Sa vivacité , si charmante dans les occasions ordi-
naires, pouvait dégénérer en une sorte de généreux emportement,
lorsqu'elle croyait la justice ou l'honneur en jeu. Sa fme plaisanterie,
si goûtée à l'hôtel de Rambouillet, si célébrée par tous les beaux esprits,
pouvait avoir sa pointe d'amertume, si quelque irritation se pissait dans
son âme , ainsi qu'il a déjà paru dans la lettre qu'elle écrivit à la reine
en 1639 ^" i6/io, en faveur de mademoiselle de Chémerault. C'était
à la fois une glorieuse et une précieuse, visant toujours au délicat et au
grand, et tournant un peu à l'outré et au romanesque , comme madame
de Longueville et les héroïnes de Corneille.
Ainsi faite, Mazarin n'était pas l'homme qui la pouvait séduire.
Jusqu'à un certain point, elle pouvait admirer Richelieu en le détes-
tant; car sa tyrannie n'était assurément pas sans grandeur, même aux
yeux les moins exercés, tandis que Mazarin n'avait aucune des qualités
auxquelles madame de Hautefort était sensible. Incapable d'apprécier
son génie politique , sa profonde connaissance de toutes les cours de
l'Europe et des intérêts des différents Etats, sa merveilleuse intelligence
dans les petites comme dans les grandes choses, sa vigilance et son
application infatigable , et ce qu'il y avait d'original dans la situation
de cet éti'anger arrivé au pouvoir par la faveur de l'implacable persé-
cuteur de la reine, s'y maintenant par la faveur inattendue de cette
même reine et luttant presque seul contre une coalition formidable,
madame de Hautefort ne voyait guère dans Mazarin que ses défauts,
comme firent plus tard madame de Longueville, Retz et Condé lui-
même. Cette qualité d'étranger, qui sonnait mal à des oreilles fran-
çaises, l'appui même de la reine, qui rappelait le maréchal d'Ancre,
ce jargon italien, cette politesse exagérée et sans dignité, le perpétuel
mensonge «le ses promesses, les artifices auxquels il était bien forcé
d'avoir recours, le trafic de tous les emplois même les plus. saints, ses
manœuvres souterraines , sa police partout présente , les sacrifices mêmes
qu'il savait faire aux circonstances, et qui semblaient trahir une âme
médiocre, avant qu'on l'eût vu inébranlable dans le danger et tout
aussi ferme à soutenir les tempêtes qu'habile à les conjurer; tout cela
repoussait au liet^ d'attirer madame de Hautefort, et Mazarin n'était
pour elle qu'un continuateur adroit de Richelieu. Le premier cardinal
avait gouverné par la terreur, le second entreprenait de gouverner par
la corruption. Ce n'était point là le héros que sa noble imagination
aviit rêvé et qu'elle eût pu pardonner à la reine. u '
Par toutes ces raisons, madame de Hautefort se déclara d'assez bonne
< AVRIL 1855. 233
heure contre IViazarin, et elle employa contre lui tout ce qu'elle avait
retenu d'ascendant sur Anne d'Autriche, les droits d'un dévouement
éprouvé, le crédit que lui donnait sa charge, l'autorité de sa vertu , les
ressources de son esprit, le prestige de sa beauté, la fermeté et la har-
diesse de son caractère.
Rappelée à la cour, le ly mai i6/io, madame de Hautefort y trouva
d'abord les proscrits de la veille devenus les favoris du jour. Anne d'Au-
triche n'était pas encore changée, elle appartenait encore tout entière à
son ancien parti : elle lui avait ouvert le conseil , livré la cour, le parle-
ment, l'Eglise; elle lui prodiguait tous les emplois, toutes les promesses;
elle avait seulement gardé Mazarin à cause de sa capacité incontestée ,
et, pour ainsi dire, en attendant que l'évèque de Beauvais eut appris l'art
de gouverner^; elle ne se doutait pa's qu'un seul homme, à grand'peine
maintenu, prévaudrait peu à peu sur tout le reste, et avec le temps lui
ferait oublier tojis ses desseins et tous ses amis. Madame de Hautefort fut
quelque temps tout aussi bien avec la reine qu'elle l'avait jamais été. Elle
reprit l'ancienne familiarilé et cette liberté de langage qu'autrefois Anne
tolérait, encourageait -même. Mais Anne n'était plus une reine disgra-
ciée, réléguée dans un coin du Louvre, à peine entourée de quelques ser-
viteurs fidèles auxquels elle confiait toutes ses pensées, et qui vivaient
avec elle dans le commerce le plus intime. Elle était souveraine et
régente, en spectacle à la France et ù l'Europe, et le premier ministre
ne tarda pas à lui dire que sa situation étant changée, il lui fallait aussi
changer de manières, faire un^peu sentir ia majesté royale, et mettre
doucement un terme à des habitudes incompatibles avec sa condition
présente. Sans cesse il lui représentait qu'en sou(Ti*ant la familiarilé elle
ôtait le respect, et que le respect, surtout en France, était la sauve-
garde de l'aulorité'*. Son véritable objet était de séparer insensiblement
la reine d'amis et de confidents trop intimes et de devenir lui-même
son premier confident et son premier ami , sachant très-bien qu'il on
faut toujours un «^ une femme, fùt-elle assise sur un trône. Avant tout
il craignait Beaufurt, ainsi que nous l'avons vu'; et il l'aida merveilleu-
•
' Voyez le «leuxième et le troisième article, seplembre et octobre i854. — * Vie
Je madame de Hautefort, p. 167 : «Le cardinal Mazariu persuada à la reine qu'il
« fallait garder plus de gravité dans l'état de sa régence, et ôlcr, autant quelle
■ pourrait, les air» de familiarilé qu'elleavait donnés auprès d'elle à ses amies elà set»
■ créalurcs. ■ 11* caniel, p. 10 : ■ Procuri chcinsetisibilniente li Francesi non li pcr-
«dino il respelto. * Ibid. p. ,35 : «La regina si facci conservar il lispello di prin-
■ cipio, li Francesi facendo di natura qucsli passi, quando se li permette di melter
• un picde. > III* carnet, p. 61 : «Ogni uno perde il rispelto, parla alto in bua pre-
• senza, etc. • — ' Voyez le quatiièuie article, novembre i85/(.
234 JOURNAL DES SAVANTS.
sèment à se ruiner lui-noême auprès d'Anne d'Autriche ; il se défiait
beaucoup aussi de cette belle et vive dame d'atours qui avait tout fait
pour sa maîtresse, et à qui celle-ci permettait tout. Madame de Hau-
tefort avait l'habitude et le privilège de rester seule avec la reine quand
tout le monde s'était retiré, et qu'Anne d'Autriche était passée dans
son oratoire ou même s'était mise au lit. Le soupçonneux et pénétrant
Mazarin redoutait avec raison ces derniers et intimes entretiens où
madame de Hautefort pouvait dire bien des choses à une maîtresse
bonne et facile qui l'aimait et qu elle aimait. 11 conjura la reine de faire
à la dignité royale le sacrifice de cette familiarité excessive, et peu à
peu il réussit à la persuader.
Un soir, madame de Hautefort restait à son ordinaire auprès de la
reine qui s'était couchée; toutes Tes personnes admises aux dernières
heures de la soirée se retiraient; une femme de service vint lui dire :
« Madame , il faut sortir aussi , s'il vous plaît. » Madamç de Hautefort se
mit à rire, croyant qu'elle se trompait, et lui dit : «Cet ordre n'est pas
« donné pour moi. » La femme de chambre lui répondit que personne
n'était excepté, et madame de Hautefort, voyant que la reine entendait
de son lit tout cela sans dire un mot, comprit que les anciens jours
étaient passés, et qu'un autre était plus puissant qu'elle sur le cœui'
d'Anne d'Autriche ^ Ici commença la lutte ouverte de l'ancienne favo-
rite et du favori nouveau, où l'un et l'autre firent usage de toutes leurs
armes, et déployèrent les qualités les plus différentes, celui-ci l'insi-
nuation, l'adresse, la patience, ne se précipitant jamais, mais avançant
toujours; celle-là une droiture inflexible, la séduction d'une amitié vraie
et désintéressée , la tendresse tour à tour et l'énergie , l'appui des gens
de bien, la voix de la religion; admirable jusque dans ses fautes, et em-
portant dans sa défaite le respect universel.
Selon sa coutume, avant de faire la guerre à madame de Hautefort,
Mazarin s'efforça de la gagner. Il savait l'affection que lui portait la
reine, et combien elle pouvait le servir ou lui nuire ^. Mais madame de
Hautefort se gouvernait par des pensées devant lesquelles échoua
toute l'Jiabileté de Mazarin, comme avait échoué déjà celle de Ri-
chelieu ; elle demeura fidèle à ses amis et à sa cause. Anne d'Au-
triche aussi prit la peine de lui expliquer les raisons qui lui faisaient
maintenir Mazarin au ministère', ses talents indubitables, l'extrême
' Vie de madame de Hautefort, p. 1 56 , et Mémoires de La Porte, t. LIX de la col-
ieclion Pelilot, p. 4oo. — * Madame de Molteville, t. I, p. 167. — ' Madame de
Molleville, ibid.
AVRIL 1855. 235
difficulté d'un meilleur choix , et la dépendance forcée où il était d'elle ,
n'ayant en France ni famille, ni parti, ni aucun intérêt particulier. A
toutes ces raisons, madame de Hautefort ne manquait pas de réponses
bonnes ou mauvaises; que la France n'était pas dépourvue d'hommes
d'Etat, sans qu'on eût besoin d'avoir recours à un étranger, qu'elle
n'avait pas essayé de M. de Châteauneuf dont la renommée était si
grande, qu'on ne changeait pas honorablement de parti du jour au
lendemain, et qu'après s'être déclarée contre Richelieu à la face du
monde entier, elle ne pouvait, sans se condamner elle-même, con-
tinuer son système et maintenir ses créatures. Elle ne craignait pas
d'ajouter, sous un air de badinage, que le cardinal était encore bien
jeune , et , dans les commencements , la reine répondait sur le même ton ,
qu'il était d'un pays où l'on n'aimait pas les femmes , et que de ce côté-li^
elle n'avait rien à craindre ^
Mais bientôt les badinages firent place à des discours sérieux. A me-
sure que la faveur de Mazarin augmenta, et que les fameuses con-
férences du soir se prolongèrent et se multiplièrent, madame de
Hautefort s'engagea de plus en plus dans l'espèce de ligue que formaient
dans l'intérieur de la reine mademoiselle de Beaumont, mademoi-
selle de Saint -Louis, madame de Sënecé et sa fdle madame de
Fleix, Chandenier, La Cbâtre, Guitaut, Beringhen lui-même, et,
dans un rang inférieur, le fidèle et obstiné La Porte ^. Ces diverses
personnes représentaient auprès de la régente l'ancien parti de la reine
Anne, devenu le parti des Importants, Les Importants se divisaient en
deux factions bien distinctes, momentanément réunies par un intérêt,
commun, les politiques et les dévots. Les dévots servaient d'instru-
ments aux politiques, qui, après quelques efforts infructueux, s'étaient
habilement retirés de la scène, méditant dans l'ombre de redoutables
projets, poussant en avant le parti des saints, et faisant agir sur l'es-
prit et sur le cœur de la reine les dévols et les dévotes. L'évêque de
Beauvais, qui voulait succéder i Mazarin, et ne se doutait pas qu'il tra-
vaillait pour Ic^ Vendôme et pour Châteauneuf, excité par l'évoque def
Limoges, l'oncle de mademoiselle La Fayette', employait contre Maza-
rin auprès de la pieuse reine les plus vénérés personnages, le père
' Mémoires de La Porte, t. LIX, p. /400 : «Un jour, comme madame' d'Hatitefort
• lui disait que le cardinal éloit encore bienjeune pour qu'il ne se fit point de mauvais
«discours d'elle et de lui , Sa Majesté lui répondit qu'il n'aimoit point les femmes,
■ qu'il étoit d'un pays à avoir des inclinations d'une autre nature. • — * Voyez, sur
tous CCS personnages, l'article huitième, cahier de lévrier dernier — '' Sur l'évo-
que de Limoges, voyez l'article septième sur le clergé.
236 JOURNAL DES SAVANTS.
de Gondi, le verlueux et hardi Cospéan, évêque de Lisieux, et le père
Vincent, le chef des pères des Missions, qui devait être un jour saint
Vincent de Paul. Ainsi que nous l'avons dit , les couvents étaient en-
trés dans la pieuse cabale, et la reine n'allait pas aux Carmélites, au Val-
de-Grâce, aux Filles-de-Sainte -Marie, sans entendre d'incroyables dis-
cours, qui troublaient sgi conscience et lui laissaient de pénibles souve-
uh's , que Mazarin avait peine à dissiper. Nous avons essayé de peindre
les sentiments de ces nobles religieuses , étrangères et indifférentes à
la politique , mais tremblantes pour le salut et pour la réputation de leur
reine bien aimée. Madame de Sénecé, la première dame d'honneur de
la reine, et gouvernante des enfants de France, partageait leurs senti-
ments, en y ajoutant l'ambition. L'évêque de Beauvais s'était d'abord
adressé à elle pour avertir la régente du mauvais effet que faisaient sur
les honnêtes gens ses longues et perpétuelles conférences avec Maza-
rin ^ ; mais madame de Sénecé avait plus d'ambition que de courage, et
elle se ménageait trop pour être fort efficace. Il fallait une âme tout
autrement désintéressée et hardie, pour oser se commettre ouver-
tement avec le premier ministre, et livrer un puissant assaut à la
conscience et au cœur de la reine. Ce fut sur madame de Hautefort
que le parti des saints jeta les yeux; elle accepta volontiers ce rôle pé-
rilleux, comme de son côté l'avait accepté Cospéan, cl elle parla avec
autant de force que le digne évêque ^. Elle n'eut pas un autre succès.
«Anne d'Autriche, dit un homme qui la connaissait bien', était facile
' C'est Mazarin lui-même qui nous l'apprend : IP carnet, p. io5 : « Bovè a
« Senese di parlar a S. M. perche non mi vedesse cosi sovenle per sua ripula-
« zione. » — * Mémoires de La Porte, t. LIX, p. 4o6 : « Ses serviteurs (delà reine) , qui
« la voyaient courir à sa perle, eurent recours à madame de Hautefort, parce qu'il
« n'y avait personne à la cour qui dût êlre mieux dans son esprit qu'elle, tant par ses
« services que par sa vertu. Madame de Séneçay fut de ce nombre, et beaucoup d'au-
itres qui étaient bien aises qu'elle cassât ]fi. glace et dit librement toutes choses à
t la reine. Elle qui n'en disait que trop pour le peu que cela servait, se piquant de
«générosilé, voulut servir la reine en dépit d'elle.» II* carùet , p. 12 : «Olforl
« parla di me con poca volonlà. » Ibid. p. Sg : « Ë pubblico che chi vuol far dir qnal-
« che cosa liberamente alla regina si addirizza a Olfort et a S. Luis, » 111* carnet,
p. 83 : «Che si fanno continue assemblée contra me dà Seuese, Olfort, S. Luis. Il
« inedico Seguin per ruinarmi appresso di S. M. Limoges islruisse lulto. Che hanno fatlo
" un anagramma sul mio nome clie dice : Je suis Armand. Vogliono rendermi esoso
«ton il suonome. S. M. dichiari che non vuol caballe, che vuol che piaccia a stîoï
I doraeslici quelio piace a S. M., che chi farà allrimenli darà occasione di prender
« risolulioni. » Ibid. p. 9a et 9^ : « Che Olfort con Senese e lulla la casa délia re-
0 gina era conlro di me e per Chaloneuf, e che io con lulla l'affezione deîla regina ,
« avrei falto assai se mi fosse conservalo queslo anno. » — ' Mémoires de La Porte,
t. LIX. p. 335.
AVRIL 1855. IlfV 237
r, à persuader. . . elle n'avait de fenmeté que pour les choses qu'elle
i. affectionnait extraordinairement. » Or elle en était venue à affection-
ner extraordinairement Mazarin. De quelque nature que fût cette affec-
tion , elle résista à tout, à sa piété même, qui était extrême et effrayait
tant le cardinal. Les alarmes vives et profondes qu'il laisse paraître et
que nous avons retracées ^ nous peuvent donner une idée de la puis-
sance du parti dévot sur la régente. Parmi les hommes , celui que Ma-
zarin craignait le plus était Cospéan; il avait résolu de l'éloigner à tout
prix^; et, comme madame de Hautefort était de toutes les dévotes de
l'intérieur de la reine la plus sincère, la plus courageuse, la plus accré-
ditée, après avoir fait d'inutiles efforts pour la mettre de son côté, il
se décida à ne rien négliger pour la perdre. Il ne pouvait lui reprocher
son ambition, car elle ne demandait rien ', accuser sa politique, puis-
qu'elle n'avait, à cet égard, aucune prétention, encore bien moins mettre
en doute un dévouement dont elle avait donné tant de preuves; ha-
bilement , il l'attaqua par son côté vulnérable ; il se plaignit de sa hau-
teur et de la liberté trop peu respectueuse de son langage; il renouvela
la manœuvre bien vulgaire, mais toujours sûre, que Richelieu avait ja-
dis employée avec succès auprès de Louis XIII : il fît parvenir aux
oreilles de la reine, exagérés et envenimés, les propos qui échappaient
à madame de Hautefort. Anne d'Autriche, qui n'avait pas déjà été Irès-
charmée des libres discours que lui tenait sa dame d'atours, l'excusait
un peu dans la pensée que ces discours ne s'adressaient qu'à elle ; mais
un blâme public l'offensa et l'irrita. Mazarin eut grand soin d'entretenir
cette irritation , que madame de Hautefort ne s'appliqua pas à désarmer,
et elle apprit bientôt à ses dépens combien était vraie et profonde la
maxime du cardinal, qui a le cœur a tout, qui n'a pas le cœur n'a rien.
Elle perdit le cœur de la reine, e^ ne se soutint plus que par le souvenir de
ses anciens semces, et paries nombreux et puissants amis qu'elle avait
à la cour , et qui la défendaient hautement.
' Voyez l'article septième. — * Ibid. — * Vie de madame de Hautefort, p. »34 ,
et Mémoires de La Porte, (. IA\, p. 898 : «Durant cet intervalle je fus en élnt de
« rendre service à mes amis .... j'obtins |K)ur M. le comte de Mogitignac , frère de
• madame de Hnulefort, la charge de capitaine-lieutenant des gendarmes de Mon-
tsiour, et je fis donner une place de femme de chanlbre de la reine, vacante
t par !a mort de madame de Lingende, à madame de In Moussardière, qui était à
• madame de Hautefort, laquelle me laissa demander toutes ces choses parce qu'elle
«ne voulait pas avoir irobligation n Son Èminence. Elle ne demandait rien, ce qui
«l'aidait que ses proches ne s'en trouvaient -pas ntieux. 1 Cependant Mazarin dit,
IH' carnet, p. 61 : « M* di Lingiande muore, e M* d'Olfort la diraanda per la Mus-
• vardiera. Finir il negolio delîa compania per il fratello di M* di Otfort. •
3i
238 JOURNAL DES SAVANTS.
Madame de Hautefort, en effet, n'était pas seulement l'idole des
Importants et du parti des saints, elle était adorée de toute la cour,
des plus petits et des plus grands, n'étant jalouse de personne, et
obligeante et même affectueuse à tout le monde. Ne demandant rien
pour elle-même, elle demandait volontiers pour les autres, et c'était à
elle que chacun s'adressait pour obtenir quelque grâce de la reine.
Plus tard, sa charité et sa bienfaisance la montrèrent une digne amie
de saint Vincent de Paul ^ ; mais déjà, à cette époque de sa vie, elle était
libérale bien au delà de sa très-médiocre fortune, et cédait générale-
ment aux femmes de la reine tous les menus profits de sa charge ^,
La Porte , devenu valet de chambre du roi et une sorte de personnage ,
lui, était à ce point dévoué, que^ pour elle, dit Mazarin', il se serait
coupé les veines. Sa beauté aussi était une puissance dont elle n'abusait
pas, mais qui lui faisait bien des serviteurs. Qui aurait pu s'empêcher
d'aimer une créature aussi belle, aussi pure et aussi bonne? Il n'y avait
pas jusqu'au petit roi, alors âgé de cinq ou six ans, qui ne témoignât
pour elle le goût le plus vif, attiré, à son insu, par le même charme
qui avait captivé son père , et par cet amour instinctif de la beauté , la
faiblesse des grands cœurs, qu'un jour Louis XIV devait porter si loin.
« Le roi, encore fort jeune, avait une extrême amitié pour madame de
'(Hautefort, dit la pieuse personne qui nous a laissé l'histoire de sa
« vie * ; il l'appelait sa femme ^. Quand elle était incommodée, il se fai-
' Vie de madame de Hautefort, p. ia5 : « Celte personne, si belle et si agréable, a
«le cœur d'une reine et d'une héroïne; elle est bonne, libérale, bienfaisante, et on
n peut dire avec vérité que jamais personne malheureuse n'est sortie d'auprès d'elle
« sans être consolée, ou de ses conseils ou de ses présents. Elle a totijours compté
« que son bien et son crédit ne lui étaient donnés que pour adoucir les misères de
« son prochain, de quelque qualité qu'il fût. D'abord que leurs besoins étaient allés
«jusqu'à elle, elle ne songeait plus qu'aux moyens de leur faire des présents d'une
«I manière qui ne parût pas une aumône pour leur en ôter la confusion. Combien
« a~-t-ellc donné de grosses pensions à des fdies et à des femmes de qualité pour
« empêcher que la nécessité les obligeât à prendre d'autres secours par de mé-
1 chantes voies? Et, dans tous les états et dans tous les lieux qu'elle a été pendant
«sa vie, soit à la.cour, favorite du roi et de la reine sa mailresse, soit mariée et
«ducbesse, son liôtel a toujours été remph de personnes qu'elle faisait subsister et
«qui avaient besoin de son secours.» — ' Vie de madame de Hautefort, p. i5^:
« Tous les meubles et les habits de la reine, qui devaient êlre à madame de Haute-
«fort, à cause de sa charge de dame d'atours, elle les donnait tous aux femmes de
«la reine, malgré madame de la Flotte, qui y avait part aussi bien qu'elle, et qui
■« n'était pas d'une bumeur si libérale que madame de Hautefort. » — ^ IV' carnet ,
p. 67 : « Si tagliarebbe le vene per Otfort. t — * Vie de madame de Hautefort, p. i58.
— * La Vie manuscrite dit : Sa maîtresse. *
'■' AVRIL 1855. '. 239
«sait mettre sur son lit et jouait avec elle; il faisait collation dans sa
«chambre; enfin, il l'aimait autant qu'un enfant de son âge pouvait
« aimer ^.))
Mais madame de Hautefort excita, en i6/i3, comme auparavant, de
plus sérieuses passions, et elle avait des adorateurs jusque dans le parti
de Mazarin , et parmi les hommes les plus attachés à sa politique et à
ses intérêts. Le duc de Ventadour, le chef de la maison de Levis , ne
cachait pas la solide et vive passion qu'elle lui avait inspirée , il la recher-
chait ouvertement, et briguait son cœur et sa main*. Nous avons déjà
dit* qu'elle avait autrefois blessé le cœur du duc de Liancourt, un des
premiers gentilshommes de la chambre du roi, qui, dans les secrets
conseils d'Anne d'Autriche, pendant la longue agonie de Louis XIII,
avait si utilement sem Mazarin, Il était dans la plus haute faveur
auprès du ministre et de la régente, et il y était un appui déclaré et
très-puissant pour madame de Hautefort. Sous Louis XIII, dans un
moment où il croyait qu'il allait perdre sa femme, au milieu de la
douleur la plus sincère, il avait laissé pénétrer dans son âme une
secrète espérance qu'il n'avait pu contenir en présence de celle qui
l'aurait pu consoler, et il l'avait trahie par quelques mots embarrassés,
accueiHis avec un air et un silence qui avaient suffi à faire rentrer
en lui-même le noble duc. Mais l'imprudente déclaration avait été
entendue, et rapportée à Chavigny, ministre des affaires étrangères,
' Un père jésuite d'une imagination galante, le P. Lemoine, s'est plu à con-
sacrer le souvenir de cette passion précoce et innocente dans une devise assez cu-
rieuse (De Vart des devises, par le P. Lemoine: Paris, chez Cramoisi, 1666, in-/i*,
p. 381) : « On y voit un phénix sur un brasier allumé aux rayons du soleil, avec ces
« mots : Me quoqae post patrem. » Au bas, les armes de madame de Hautefort, avec
« cette explication :
Qiie le feu de cet astre est par «t glorieux.
Que le jour est puissant qu il porte dans les yeuz!
Mon cœur est à peine formé ,
Et sur les cendres de mon përe , .
Déjà de ses rayons mon cteur est allumé.
«Le phénix naît des cendres de son père brûlé au soleil, et de ces cendres encore
« chaudes lui vient cette inclination qui lui fait aimer le soleil , et se tourner à sa
• lumière dès qu'il a les yeux ouverts et les ailes libres. Ce symbole est noble et
« royal, et représente rinclination que le roi encore enfant a eue après le roi son
« père pour une personne illustre dont la vertu émincnle a longtemps fait l'honneur
• de la cour. • — * Scarron, t. Vli, à mademoiselle d'Escars, Voyage de la reine à
la Barre, p. 180; et aux Archives des afTaires étrangères. Collection de Frange ,
t. CVi, correspondance inédite de Gaudin , commis de Lvonne, avec Servicn, lettre
du a3 avril loAA. — * Voyez le précédent article et là Vie manuscrite.
3i.
240 JOURNAL DES SAVANTS.
fort épris lui-même de la dame'; elle avait été jusqu'au roi qui, alor§
dans toute la recrudescence de sa passion pour madame de Hautefort,.
ne pouvait souffrir qu'on lui adressât aucun hommage. M. de Liancourl
courait risque d'être renvoyé, et toute la cour était émue et inquiète.
Madame de Hautefort se conduisit en cette affaire avec tant de modes-
tie, de sagesse et d'esprit, que la jalousie de Louis XIII s'apaisa, et que
M. de Liancourt changea peu à peu ses premiers feux en une tendre
amitié; noble changement qu'il appartient à bien peu de femmes de pro-
duire, et qui demande un mélange exquis de parfaite honnêteté et de
bonté affectueuse. M. de Liancourt, devenu l'ami de madame de Hau-
tefort, la défendait auprès de Mazarin, et il défendait aussi Mazarin
auprès d'elle. Elle protestait à M. de Liancourt qu'elle ne se mêlait
d'aucune intrigue et quelle n'avait pas la moindre connaissance des
complots qu'on attribuait aux Importants; mais elle avouait qu'elle
entendait dire, sur la reine et" sur Mazarin, bien des choses qui l'aflli-
geaient et auxquelles elle ne pouvait fermer ses oreilles, et que la reine
elle-rqême était souvent réduite à entendre-.
Madame de Hautefort avait encore auprès du cardinal deux autres
amis, que le ministre avait le plus grand intérêt à ménager. L'un était
le premier général de cavalerie de l'armée française, ce vaillant élève
de Gustave-Adolphe, si bien fait pour les combats, que Richelieu rap-
pelait La Guerre^, Gassion,qui venait de se couvrir de gloire à Rocroy.
Il n'avait pu rencontrer Marie de Hautefort sans être touché de sa
beauté modeste; mais ce cœur de fer et de feu, devenu timide devant la
jeune femme, s'était renfermé dans une admiration respectueuse, et il
attendait pour se déclarer quelque occasion favorable , quelque grand
avancement, le maréchalat ou un commandement d'armée ou de pro-
vince*. L'autre adorateur de la belle dauie d'atours était le duc Charles
de Schomberg^, le digne fils de Henri de Schomberg, maréchal de
France et l'un des amis particuliers et des premiers capitaines de Riche-
lieu. Lui-même était maréchal do France depuis sa victoire de Leucatc,
* Vie manuscrite. — * II* carnet , p. Sg : « Liancurt mille prolestationi da parte
tdi Olforl. ■ 111' carntl, p. i3 et ili : « Olfort dice sempre cbe non vuol aver com-
tmercio con gli Iraportanti, et insensibilmente per niezzo di S. Luis et allri la
« portano a parlare e fare lutto qucllo che vogliono. » — « Otfort a Liancurt che
« non puol termarsi le oreccliie per non intenriere quelli che 11 parlano contra me,
«e che S. M. medesima ascolte. » — ^ ïallemant des Réaux, t. III, p. 212. — * Vie
manuscrite. — ' Vie de madame de Haatefort, p. 160 : «II y avait alors à la cour
a un héros, M. le maréchal duc de Schomberg, qui était d'un mérite et d'une va-
« leur extraordinaire; il avait les premières charges de la cour; il ne voyait que
« ies princes au-dessus de lui. Il était fait à peu près comme on dépeint les héros
AVRIL 1855. 241
et tenait dans la cour et dans les affaires un rang très-élevé par sa nais-
sance, sa fortune, sa renommée et sa magnificence. Il avait quarante-
deux ans en 1 6/i3. Fort beau dans sa jeunesse, il était encore très-bien.
Il avait la mine, haute et le plus grand air, et il faisait profession de la
noble galanterie qui était alors à la mode. Il n'appartenait à aucun parti
et était étranger à toute intrigue : il servait la régente etMazarin comme
il avait servi Louis XIII et Richelieu , faisant son devoir plus que sa cour,
respectueux avec dignité et dans la posture la plus indépendante. Il venait
de perdre sa femme, la duchesse de Halluin; il n'avait pas d'enfants et
songeait à se marier de nouveau. Depuis longtemps il connaissait la belle
Marie; il l'avait vue arriver à la cour et croître chaque année en beauté
et en vertu; il l'avait suivie et admirée dans toutes les vicissitudes,
et, trouvant en elle une piété solide et forte unie à l'esprit le plus
charmant, une grâce parfaite avec une dignité qui imprimait le res-
pect, il jeta les yeux sur elle pour en faire la compagne de sa vie.
Le maréchal de Schomberg n'était pas un parti à traiter légèrement,
et de toute manière il convenait et plaisait même à madame de Haute-
fort. Mais, en digne élève de l'hôtel de Rambouillet, sans paraître
insensible à ses hommages, elle les accueillit avec une extrême réserve,
et laissa le noble guerrier soupirer quelque temps. Entre ces deux
personnes si bien faites l'une pour l'autre, le seul obstacle était le peu
de goût du maréchal pour les Importants et son loyal altachemenl à
Mazarin. Les Importantes de l'inténeur de la reine, mademoiselle de
Saint-Louis à leur tête, repoussaient l'idée d'un tel mariage et le com-
battaient de toutes leurs forces, craignant que le maréchal ne leur en-
levât leur meilleur appui apprès d'Anne d'Autriche. De son côté et
par la raison contraire , Mazarin favorisait les démarches de Schomberg;
il comptait, ou qu'il amènerait sa femme h partager ses opinions et sa
■ de romans : il était noir; mais sa mine haute, guerrière et majestueuse, inspirait
• du respect à ses amis et de la crninte à ses ennemis; il était magnifique, libéral,
• et avait fait dos dépenses extraordinaires dan» les emplois qu'il avait eu-*, en com-
« mandant les armées de France. Sa mine était tellement pleine de majesté, qu'un
• jour, étant chez une dame et étont dans la ruelle avec un habit fort brillant d ur et
« d'argent, une nourrice de cette dame, entrant dan;* la chambre, en fut si surprise,
■ qti'ellc s'approcha d'une demoiselle et lui demanda quel roi était là auprès de sa
« maîtresse.^ L'ingénuilé de cette villageoise fut trouvée fort raisonnable et bien na-
« turelle d'avoir Cru qu'il n'y avait qu'un roi qui pût être fait comme celui qu'elle
■ voyait auprès de sa maîtresse. 11 était fier, audacieux à la guerre, mais doux et
«galant auprès des dames; il chantait bien, il faisait des vers, et on pouvait dire
• qu'il possédait tout à la fois les vertus guerrières et la galanterie. ■ Les portraits
gravés du maréchal de Schombei^ ne démentent pas cette flatteuse description.
Voyez surtout celui de J. Picard, in-folio, de Tannée i(>38.
242 JOURNAL DES SAVANTS.
conduite , ou au moins qu'elle quitterait la cour pour suivre son mari
dans son gouvernement^. Madame de Hautefort hésitait et mettait à
l'épreuve les sentiments de son illustre amant. En attendant, elle
demeurait fidèle à la cause de toute sa vie et la servait avec son zèle
accoutumé. Elle croyait Anne d'Autriche mille fois plus en danger
dans sa toute-puissance qu'elle n'avait pu l'être, en lôSy, sous la
plus ardente persécution, car alors elle la croyait aussi pure; qu'elle-
même, digne en ses malheurs des respects du monde entiernet de la
sainte amitié des religieuses du Val-de-Grâce et des Carmélites j, tandis •
que maintenant elle se demandait quel charme mystérieux > la sou-
mettait à l'héritier de Richelieu, et voyait avec douleur sa royale
amie sacrifier leur commun idéal de piété et de vertu à ce qui lui sem-
blait un attachement vulgaire. Plus elle aimait la reine, plus elle
s'enhardissait à combattre le penchant qui, de jour en jour, f entraînait
davantage vers Mazarin; elle ne cessait de l'avertir ; elle la blessait et la
tourmentait. La reine passait sa vie dans un embarras douloureux, et
l'inquiétude de Mazarin croissait chaque jour. La lutte était trop vive
pour durer longtemps ; il fallait un prompt dénouement à une situation
pareille. H vint bientôt, et du côté d'où on l'aurait le moins attendu.
V. COUSIN.
[La saite à un prochain cahier.)
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit, accompagné d'un
commentaire et de vingt et un mémoires relatifs au bouddhisme,
par M. E. Bumouf, secrétaire perpétuel de l'Académie des ins-
criptions et belles-lettres. Paris, imprimé par autorisation du
' La Vie imprimée ni même la Vie manuscrite ne disent pas qu'en i6/43 le maré-
chal de Schomberg rechercha madame de Hautefort. Nous devons ce curieux ren-
seignement aux carnets de Mazarin. Il* carnet, correspondant aux mois de juin et de
juillet, p. 5 : «Schomberg, malrimonio, che avantaggio farà la regina, etc.» —
IIP carnet, correspondant au mois d'août et aux premiers jours de septembre, p. U :
« Marchesa di San-Luis travagiia dalla parte d'Olfort, e si oppone al malrimonio
f di Schomberg, perche è amico mio. »
AVRIL 1855. 243
Gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1862, 1 vol. in-4°»
iv-897 psges.
Rgya tcher bol pa, ou Développement des jeux, contenant l'histoire
du Bouddha Çâkyamouni, traduit sur la version tibétaine du
Bkah-Hgyour et revu sur Voriginal sanscrit [Lalitavistara) , par
Ph. Ed. Foacaax, membre de la Société asiatique de Paris.
1" partie, texte tibétain, fi-388 pages; 2* partie, traduction
française, lxv-^qÔ pages, in-4**. Paris, imprimé par auto-
risation du Gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1847-
i848.
DE LA MORALE ET DE LA MÉTAPHYSIQUE DU BOUDDHISME.
NEUVIÈME ET DERNIER ARTICLE*.
Critique du système de Çâkyamouni.
C'est une chose bien singulière à dire , mais plus déplorable encore :
dans tout le bouddhisme il n'y a pas trace d'ime idée de Dieu. Cette
grande notion, de quelque côté qu'on la prenne, lui a complètement
échappé. 11 ne l'a pas niée précisément, et il ne l'a pas combattue;
mais il n'a pas semblé se doutw qu'elle existât dans l'âme humaine et
qu'elle lui fût indispensable. 11 l'a ignorée de la manière la plus abso-
lue. Le brahmanisme, à ce point de vue du moins, est bien plus élevé
et bien plus savant. S'il n'a point compris l'unité de Dieu, il l'a cher-
chée sans cesse sous l'esprit universel du monde; et cette préoccupa-
tion, qui ne le quitte point un seid instant, lui fait parfois entrevoir la
véritable lumière. Dans quelques hymnes des Védas, dans quelques-
unes des Oupanishads surtout, on voit le génie brahmanique tout près
de faire cette grande découverte de la raison. Il la pressent ; il la touche,.et ,
si l'on s'en tenait à son langage, on pourrait croire quelquefois qu'il
possède toute la vérité. S'il ne l'a point encore, il est cependant sur la
route où on la trouve ; et l'on peut espérer, grâce à des lueurs écla-
' Voyez, pour le premier article, le cahier de mai i854, page a 70; pour le
deuxième, celui de juin, page 353; pour le troisième, celui de juillet, page 409;
pour le quatrième, celui d'août, page 484; pour le cinquième, celui de septembre,
page 557-, pour le sixième, celui d octobre, page 64o; pour le septième, celui de
janvier 1 855 , page 43 ; et , pour le huitième , celui de février, page 1 1 5.
244 JOURNAL DES SAVANTS.
tantes, bien que fugitives, qu'elle ne lui échappera pas longtemps.
Dans le bouddhisme au contraire, ces lueurs sont éteintes entière-
ment; et pas une étincelle n'indique qu'elles puissent se ranimer et re-
vivre. Tout est ténèbres; et l'homme, réduit à lui seul, se trouve si
faible et si délaissé, qu'il se jette avec une sorte de frénésie, dans la
mort et dans le néant, d'où il est sorti et où il a hâte de retourner.
Spectacle navrant et bien propre à susciter les réflexions les plus dou-
loureuses! Nous nous étions habitués à supposer que la notion de Dieu
ne manque jamais, à un degré ou à un autre, à l'intelligence humaine.
Cette notion peut être confuse et obscure, disions-nous; mais elle n'est
point absente; et nous nous imaginions la retrouver jusque dans lia
grossièreté brutale des peuplades les plus sauvages. Eh bien, voilà
mie grande doctrine, résultat des plus longues et des plus sincères mé-
ditations; voilà un système de philosophie, si ce n'est très-profond, au
moins très-conséquent et très-étendu; voilà une religion acceptée et
pratiquée par des nations innombrables, où celte notion essentielle, qui
nous semblait indéfectible, n'apparaît pas, même dans sa nuance la
plus effacée, et où l'homme se perd si absolument dans son égoïsme et
ses terreurs puériles, qu'il ne voit absolument rien en dehors de lui-
même. Il croit à son malheur de toutes les forces de sa lâcheté; et, pour
se délivrer, il n'en appelle qu'à lui seul, tout misérable qu'il est. Ce se-
rait merveille si le bouddhisme sur un tel chemin parvenait au port;
et, quand on se rappelle d'où il part, il n'y a pas lieu de s'étonner
qu'il soit arrivé au naufrage.
La personne humaine a été méconnue par lui dans ses signes les plus
extérieurs et les plus manifestes. Mais elle l'a été bien plus outrageu-
sement encore dans sa nature intime et dans son essence ^ La liberté,
qui en est le caractère éminent, avec tout le cortège de facultés et de
conséquences qui l'accompagnent, est oubliée, supprimée, détnnte.
L'homme agit durant toute cette vie sous le poids, non pas précisé-
ment de la fatalité , mais des existences antérieures dont il a fourni l'in-
calculable série. Il n'est pas puni du mal ni récompensé du bien actuel
qu'il fait; il paye ici-bas la dette d'une vie passée qu'il ne peut réformer,
dont il subit les résultats nécessaires , et dont il ne se souvient pas ,
quoiqu'il puisse en reconnaître les suites fatales. La transmigration le
poursuit dans la vie présente; et, js'il n'y prend garde, elle va le ressaisir
• î Danâ un soùtra pâli consacré spécialement à l'exposition de la théorie des
causes, mahânidânu Soutla, il est dit en propres termes : «C'est le nom qui fait que
l'individu se connaît lui mèipe. » Lotus de ta bonne hi dç M. E. Burnoul", p. Sôg.
AVRIL 1855. 245
pour le rejeter encore dans le cercle qu'il a déjà parcouru, et dont il
ne pourra sortir. 11 est vrai qu'il semble dépendre de lui d'écouter le
Bouddha et de se sauver à sa voix, ou de fermer l'oreille et de se
perdre. Mais cette option même, le seul point où l'homme paraisse
libre encore, lui est à peine accordée; sa liberté n'est pas entière dans
ce choix décisif; elle est entravée par un passé dont il ne dispose plus;
et l'endurcissement à la loi libératrice qu'on lui prêche peut être le
châtiment de fautes jadis commises, et que suit une faute nouvelle.
L'homme n'est donc pas libre en cette vie. L'a-t-il jamais été? A-t-il dé-
pendu de lui, au début des choses , de commencer ou de ne pas com-
mencer cet enchaînement d'existences successives? Qui l'a fait tomber
pour la première fois sous le coup de celte redoutable loi?
A toutes ces questions le bouddhisme croit répondre par la fameuse
et puérile théorie de l'enchaînement connexe des causes réciproques. De
degrés en degrés, il remonte de la mort à laquelle nous sommes soumis
ici-bas jusqu'au néant d'où il fait sortir les êtres, ou plutôt les ombres
qu'il reconnaît en ce monde. Sans doute , c'est la naissance qui engendre
la vieillesse et la mort; et, tout naïf que cet axiome puisse paraître, ii
faut bien accorder que , si l'on n'était point né, on ne serait point exposé
h mourir. Mais c'est jouer sur les mots que de dire que la vie est cause
de la mort; elle n'en est que l'occasion. Sans doute encore une fois,
si l'on ne naissait point, on ne mourrait point; mais la vie est si peu
cause de la mort, que vous reconnaissez la mort à son tour pour cause
de la vie. La cause devient effet; et cet effet devient sa propre cause;
c'est-à-dire qu'au fond vous vous contredites vous-mêmes , et que la véri-
table notion de cause vous échappe comme vous a échappé celle de la
liberté. Le bouddhisme lui-même semble faire aveu d'impuissance; et,
dans celte échelle qu'il parcourt, en la remontant ou en la descendant
à son gré , c'est par le néant ou l'ignorance qu'il débute; c'est par l'i-
gnorance ou le néant qu'il termine. Mais, si l'ignorance est le point de
départ de vos recherches, et si elle en est le terme, il est bien permis
de douter de votre prétendue science; si vous partez du néant pour
aboutir encore au néant, il vaudrait mieux avouer que vous ne con-
naissez rien, et que vous ne croyez à rien. C'est ce qu'a fait plus lard
l'école de la Pradjnà pâramitâ, plus audacieuse dans son nihilisme et plus
conséquente que le fondateur même du bouddhisme. Mais Çâkyamouni
n'a point osé le dire, ou plutôt il s'est abusé lui-même en abusant les
autres.
Ainsi aucune idée de la personnalité humaine, aucune idée de la li-
berté, aucune idée de cause, voilà lesilcmeots que le bouddhisme em-
3a
246 JOURNAL DES SAVANTS.
ploie et qu'il croit avoir tirés de l'observation exacte et attentive de iat
réalité. Qu'avec de tels matériaux, il n'ait pas même tenté de construire
i'édifice de la théodicée, il n'y a rien là qui doive nous étonner. Quand
on comprend l'iiomme si imparfaitement, quoiqu'il pose sans cesse
devant nos yeux et qu'on le porte en soi-même, il est tout simple que
l!on comprenne aussi mal le monde, qu'on étudie encore moins, et
que l'on ignore Dieu, que l'homme en effet ne peut comprendre qu'à
l'aide de lui-même et du monde.
Mais ce qui doit surprendre à bon droit, et ce qui n'est pas moins
étrange que tout le reste, c'est que le bouddhisme n'ait pas divinisé
le Bouddha. Destitué de l'idée vraie de Dieu, il pouvait essayer de se
donner le change; et, guidé par l'instinct secret dont la raison humaine
ne peut s'affranchir absolument, il pouvait, à la place de Dieu, substi-
tuer une idole. Loin de là, le Bouddha reste homme et ne cherche
jamais à dépasser les limites de l'humanité, au delà de laquelle il ne
conçoit rien. L'enthousiasme de ses disciples a été aussi réservé que luir^
même; et, dans le culte innocent qu'ils lui rendaient, leur ferveur s'adres-
sait à un souvenir consolateur et fortifiant; jamais leur superstition
intéressée ne s'adressait à sa puissance. Le Bouddha s'est mis personnel-
lement, ou plutôt a mis l'homme, fort au-dessus de tous les dieux
absurdes et cruels du panthéon brahmanique; ses sectateurs lui ont
conservé cette place éminente et suprême; mais ils ne sont pas allés
plus loin. Ni l'orgueil de Çâkyamouni, ni le fanatisme des croyants, n'a
conçu un sacrilège. Le Bouddha, quelque grand qu'il se croie, n'a point
risque l'apothéose; et la tradition même, toute pieuse qu'elle a pu être,
tout ardente qu'elle a été dans ses adorations, ne l'a point risquée non
plus pour lui. Les temples et les statues lui ont été prodigués. Des mil-
liers d'ouvrages ont été consacrés à raconter sa vie et même à célébrer
sa puissance surnatiu'eHe; mais jamais personne n'a songé à en faire un
dieu.
Il ne faudrait pourtant pas faire honneur de cette retenue au bon
sens des, peuples bouddhistes. S'ils ont été aussi sages sur ce point dé-
licat, c'est par dos motifs assez simples, que la raison ne dictait point,
et qui, d'ailleurs, s'accordent trop bien avec l'aveuglement dont ce»
peuples ont donné le triste spectacle. Dans leur croyance, le Bouddha est
si loin d'être un Dieu, qu'il a été précédé de plusieurs autres bouddhas,
aussi saints que lui, et qu'il aura pour successeurs d'autres bouddha*
non moins accomplis et non moins vénérables. Il a sauvé l'univers par
sadoctrine; mais c'est l'univers où il a pai'u, comme les autres ont sauvé
ou sauveront l'univers dont ils seront ou dont ils ont été les guide». Le
AVRIL 1855. 247
Tathâgata lui-même nVt-ii pas prédit à une fouie de ses auditeurs des
destinées non moins brillantes que les siennes? Ne leur a-t-il pas appris
qu'ils seraient des bouddhas aussi bien que lui? Ne leur a-t-il point dé-
crit pointpar point les mondes splendides où ils régneront? N'a-t-ii point
fixé la durée de leur règne? Tout homme peut donc, comme le Boud-
dha lui-même, atteindre, par la vertu et par la sainteté, à cette bîrute
dignité ; et tout adorable qu'est le Bouddha , tout ineffables que sont ses
qualités, il n'est pas de disciple, quelque obscur qu'il soit, qui ne puisse
les atteindre et les égaler. Si le Bouddha était un Dieu, par hasard, il y au-
rait autant de dieux possibles qu'il y a d'hommes capables de comprendre
«les quatre vérités sublimes ou renchaînement connexe des causes ré-
«ciproques, et de suivre la voie aux huit parties qui mène au nirvana. »
Voilà un premier motif qui a empêché les bouddhistes, malgré la
plus ardente et la plus sincère dévotion, de faire un dieu du Bouddha.
En voici un second qui, pour être tout aussi puissant, n'est guère plus
honorable pour leur raison.
11 est vrai que le Bouddha, dans tout le cours de sa vie, après le
grand triomphe de Bodhimanda, n'a pas cessé de faire des miracles, et
que les puissances les plus extraordinaires et les plus surnatui*elles ont
été son partage. Mais d'abord les brahmanes, ses adversaires, luttaient
avec lui, et faisaient assaut de prodiges. Ce n'était donc pas un privi-
lège exclusif de Çâkyamouni. il était plus fort que ceux qu'il combattait,
parce que sa science était plus grande que la leui\ Il les surpassait en
puissance, parce qu'il les surpassait en vertu. Et puis, ne sait-on pas <[uc
la science confère à f homme des pouvoirs surhumains? Ne sait-on pas
que le yogui, quand il a passé par tous les degrés de l'initiation, par-
vient infailliblement à la puissance magique , et qu'il est désormais au-
dessus de toutes les conditions de la nature? Le brahmanisme le plus
éclairé a toujours eu cette ferme croyance; les systèmes de philosophie
les plus sages font propagée; tout le monde dans l'Inde y a foi; et le
bouddhisme, s'il lavait répudiée, se serait n^is, par cela seul, fort au-
dessous de ses antagonistes. Les miracles du Bouddha n'ont donc rien
qui le distinguent. H est donné k tous les hommes de parvenir à en
faire de non moins étonnants. A ce titre il n est pas plus dieu qu'il ne
l'est à tout autre.
C'est, on le voit, par un sentiment d'orgueil tout ensemble et par
une superstition insensée que le bouddhisme a été conduit h no pas
diviniser le Bouddha, sans parler de son incapacité insurmontable h
concevoir en rien l'être inlini.
On doit pouvoii' noaintenant se rendre compte a.sseï bien de i'entre-
S2.
248 JOURNAL DES SAVANTS.
prise générale du bouddhisme. Par une impuissance radicale de remon-
ter plus haut, ou par une perversité de raison, il n'a demandé, pour
comprendre et sauver l'homme, que l'homme lui-même. Il en a fait le
plus grand des êtres, en quoi il ne s'est pas trompé, s'il a voulu s'en
tenir à ce monde-, mais il en a fait un être subsistant par lui-même,
n'ayant de supérieur ni pour son origine , ni pour sa fm , placé seul dans
cet univers qu'il remplit de sa personnahté vague et partout répandifc,
sous les formes les plus contraires, ne s'occupant que de lui exclusive-
ment, et ne songeant ni à la nature, avec laquelle il se confond dans
ses métamorphoses infinies, ni à Dieu qu'il ne connaît pas. Je ne dis
point que l'idée manque d'une certaine grandeur apparente; mais je
dis qu'elle manque de vérité, et que l'homme ainsi conçu n'est qu'un
monstre, qui, malgré ses prétentions, se prendra bientôt en horreur
parce qu'il ne pourra parvenir à se comprendre. Mais il ne serait point
équitable de combattre le bouddhisme avec la théodicée de Platon ou
de Descartes, c'est-à-dire avec les lumières de peuples et de temps plus
favorisés. Il faut n'employer contre lui que ses propres armes; et, puis-
qu'il a fait de la douleur l'homme tout entier, il faut voir ce que la dou-
leur est dans l'homme et ce qu'elle y suppose. Par cette voie comme
par toute autre, il est possible à l'homme d'arriver à Dieu. Le chemin
est plus pénible pour notre faiblesse, mais il n'est pas moins sûr; et
Dieu n'éclate pas moins dans les maux que dans les biens de fhumanité.
J'ai reproché plus haut à Çâkyamouni d'avoir donné trop d'attention
à la douleur physique^; mais j'ai dit aussi qu'il avait fait une certaine
part à la douleur morale. Il veut délivrer l'homme à jamais de la ma-
ladie, de la vieillesse et de la mort, en le délivrant de la loi de la re-
naissance; mais il veut aussi le soustraire au vice. Il ne nie donc pas
qute, si l'homme souffre dans son corps, il ne puisse souffrir, et plus
vivement encore, dans une autre partie de son être. Le Kléça comprend,
dans sa vaste extension, le mal corporel et le mal moral; et, quand
Adjâtaçalrou vient fiiire au Bouddha lui-même faveu de son forfait par-
ricide, c'est qu'il est déchiré par le remords. Il confie le secret de ses
tortures au sage qui doit le soulager et le guérir. Ainsi le bouddhisme
reconnaît la douleur sous sa forme la plus poignante et la plus vraie ,
quoique la moins apparente et la plus cachée. Seulement il insiste
trop peu sur cette grande observation, qui pouvait lui révéler toute la
nature de l'homme, et le faire monter en même temps plus haut que
l'homme lui-môme.
' Woir \e Journal des Savants, caliier de férvier i855, page 127.
^ AVRIL 1855. M9
On doit le demander au bouddhisme. Y a-t il au monde un autre être
que l'homme qui puisse éprouver ces douleurs que la conscience lui im-
pose dans certains cas, et que vous connaissez bien, puisque vous vous
chargez de les apaiser par vos conseils et par les expiations solennelh's
que vous recommandez? Croyez-vous que les êtres dont l'homme est
entouré éprouvent comme lui ces supplices intérieurs, auxquels les plus
puissants des rois, tout assurés qu'ils sont de l'impunité, ne savent point
se soustraire? On vous concède, si vous l'exigez, que l'homme, avant de
revêtir sa forme actuelle, a passé par tous les états de la matière, depuis
la plus inerte jusqu'à la mieux organisée ; niais, dans la disposition présente
des choses, niez-vous que l'homme soit seul à subir ces tourments, suite
de ses fautes et parfois de ses crimes? Croyez-vous que les animaux les
sentent comme lui? Croyez-vous que la matière brute, que vous placez
vous-même au-dessous des animaux, puisse également les sentir? Non
sans doute; et, malgré tous vos aveuglements, vous n'êtes point descen-
dus jusqu'à celui-là. L'homme a donc le privilège de cette douleur qui
n'est qu'à lui. C'est un fait qu'on ne saurait contester; on peut le déplo-
rer, comme on déplore la vieillesse et la mort-, mais on ne peut pas
dire qu'il n'existe point.
D'où vient cette douleur à l'homme, et qui la cause en lui, quand
elle arrive bouleverser tout son être, empoisonner toutes ses joies, et le
mettre à l'agonie, au milieu de tous les enivrements du pouvoir? Vous
même vous répondez à cette question : l'homme n'éprouve ces affreuses
douleurs que parce qu'il se sent coupable d'avoir transgressé la loi. S'il
ne se disait point qu'il devait et pouvait agir autrement qu'il n'a fait ,
il n'aurait point le remords qui l'amène à vos pieds, humble et soumis
malgré son orgueil et toute sa puissance. Mais cette loi qu'il a violée cl
(fui le punit, ce n'est pas vou.s qui l'avez faite pour lui; car ce grand
coupable , quand il a commencé à se repentir, ne vous cormaissait pas ,
et il ignorait que vous eussiez défendu le meurtre. C'est bien moins
encore ce coupable lui-même qui a fait une loi dont le juste châtiment
l'accable. Loin de la promulguer contre soi, il la détruirait, si l'abolir
était en son pouvoir. Il cfliicerait, s'il ne dépendait que de lui, jusqu'au
souvenir de sa faute, pour guérir en même temps les blessures que ci:
souvenir lui cause et rouvre sans cesse. Mais cette loi est supérieure à
l'homme, de qui elle ne relève pas; et, en dépit de toute sa perver-
sité, qui parfois la brave, il ne peut faire taire dnns son propre cour
cette voix implacable, qui va peut-être trouver tout à fheure des échos
non moins terribles dans le cœur de ses semblables.
Je sais bien que le bouddhisme peut répondre, si ce n'est par Çakya-
250 JOURNAL DES SAVANTS.
mouni, du moins par Nagârdjouna, auteur de la Pradjnâ pâramitâ, que,
si l'homme éprouve des douleurs morales de cet ordre , c'est par cet
unique motif qu'il est ainsi fait-, que c'est sa nature (Svabhâva); qu'il
n'est pas besoin de chercher une autre explication; que les êtres sont
ce qu'ils sont par leur nature propre; que l'homme a la sienne, comme.
les animaux, comme les plantes, comme les minéraux ont la leur, et
enfin que vouloir aller au-delà est inutile. Cette réponse n'explique rien
au fond, précisément parce qu'elle refuse d'expliquer quoi que ce soit;,
c'est une fin de non-recevoir universelle. Il faut se borner à observer
des faits sans jamais prétendre remonter jusqu'à leur cause; la douleur
morale qui suit le crime est un fait, le bouddhisme l'avoue; et, par,
l'organe de sa plus grande école de métaphysique , il déclare qu'il s'en
tient là , et qu'il n'a point à s'enquérir d'où vient ce fait et quelle est son
origine. Mais le bouddhisme a beau se couvrir de cet argument facile ,
il s'est interdit à lui-même cette défaite trop commode. La réponse
peut être à l'usage du scepticisme de disciples qui n'ont pris dans les
leçons du maître que la moins bonne partie , et qui s'en tiennent à la
plus sèche logique; mais le maître ne peut l'admettre; il n'a point passé
avec cette hautaine indifférence devant la douleur morale, et, loin d'y
voir un effet de la nature propre de l'homme, c'est-à-dire un elfet
immuable, il a mis ses soins les plus attentifs et son espoir le plus
noble à guérir ces maux , qu'il ne croyait point incurables, Il a donc
reconnu, non pas seulement que Ihomme viole une loi supérieiu-e à
lui quand il commet la faute, mais, de plus, qu'il peut, d'une certaine
manière, réparer le mal commis et rétablir entre lui et cette loi violée
le rapport qu'a brisé son crime. Le Bouddha n'avait plus qu'un pas à
faire : c'était d'attribuer cette loi, que sa vertu trouvait juste apparem-
ment, à un être plus puissant que f homme, et ami de l'ordre et dui
bien, qu'il sait révéler et maintenir par ces moyens énergiques et secrets.
Il semble môme que le Bouddlia pouvait encore aller un peu plus
loin dans celle voie. Il n'avait qu'à interroger son âme héroïque et ver-
tueuse, et à comparer la paix profonde rt inaltérable dont il jouissait
en sa conscience avec les lem{)t les dont il voyait l'âme des coupables
agitée. Cette quiétude des bons, dovunl la loi qu'ils accomplissent,
était un fait non moins certain que ie trouhle des méchants. Le Boud-
dha personnellement en étai,t un -adiuirable exemple. Il pouvait donc
se dire que, si l'auteur de la loi yaoLale punit le mal, il récompense
aussi le bien, et que sa mansuuh'.Jir cj^aie au moins sa rigueur.
Ces simples réflexions sy/? i:i douleur iiiorale ne dépassaient point
certainement le génie J^. .Çàiw^aniouni,; et, s'il les avait faites, elles
AVRIL 1855. ^51
étaient de nature à modifier le cours entier de ses pensées el à chan-
ger tout son système. Par cette voie , sans parler de tant d'autres que
le spectacle de la nature extérieure lui pouvait ouvrir, il serait arrivé à
mieux comprendre l'homme; il serait arrivé surtout à calmer cette
épouvante qui l'aveugle et le précipite dans le désespoir. En face de
l'être tout-puissant, qui est juste et qui sait être tout à la fois bienveil-
lant et sévère, son âme se serait rassurée. Loin de voir dans la vie \m
supplice , il y aurait reconnu une épreuve qu'il dépend de nous de
rendre moins pénible. Ij'homme n'a point à déplorer sa condition ici-
bas, puisqu'il peut l'améliorer et l'embellir. Il nest pas perdu dans cet
univers, puisqu'il se sent sous le joug de lois raisonnables et bien-
faisantes. Il lui a été donné de s'y soumettre et de les comprendre. S'il
peut les renverser, il peut aussi s'associer à elles, en y obéissant. Bien
plus, il peut, dans une certaine mesure, s'associer à celui qui les a
faites et qui les lui révèle également par la vertu et par le crime. Ce
n'est donc pas à un dominateur ou à un tyran que le cœur de l'homme
s'adresse, c'est plutôt à un père; et il doit se dire, que loin d'être égaré
ou orphelin en ce monde , il peut y vivre comme dans une vaste fa-
mille où il occupe un bien beau rang, puisqu'il est le second.
Mais ce côté des choses, qui n'est pas seulement le plus grand, tt
qui est aussi le plus vrai, n'a pas touché ÇAkyamouni. Il n'a regardé
que le côté misérable de fhomme, et il s'est abandonné sans mesure à
la douloureuse sympathie que lui causait ce spectacle lamentabli*.
Parce que l'homme meurt ici^bas après y avoir plus ou moins bien
vécu, il l'a condamné à mourir éternellement. L'espérance du néant
lui a paru devoir suffire à cet être uniquement préoccupé du souri
d'échapper à la douleur. On souffre dès qu'on existe; el le seul moyen
de ne pas souffrir, c'est de ne pas être. Le nirvana est le seul refuge
assuré ; on est bien certain de ne plus revenir, du moment qu'on ne
sera plus.
Mais il est temps de clore ces considérations déjà bien longues sur le
bouddhisme, et que je pourrais étendre encore en traitant ces grands
sujets. Je résume mes critiques en les appliquant à quelques théories
fondamentales :
La transmigration, qui est le point de départ de toute celte doctrine,
n'est qu'une hypothèse insontenablc, que le Houddha n'a point inventée
sans doute, mais qu'il accepte et dont il a tiré les plus déplorables con»
séquences ;
Sa morale est incomplète et vaine en ce qu'elle s'appuie sur une vue
très-fausse de la nature de l'homme et de la vie;
252 JOURNAL DES SAVANTS.
Le nirvana, ou le néant, est une conception monstrueuse, qui ré-
pugne à tous les instincts de la nature humaine et h la raison, et qui
implique l'athéisme.
Réduit àces termes , le bouddhisme devrait inspirer encore plus de pitié
que de mépris; et c'est à peine s'il serait digne des regards de l'histoire ;
mais il a dominé pendant des siècles, comme il domine encore, sur des
peuples sans nombre ; et il offre à leur crédulité les tristes doctrines
que je viens de passer en revue comme seul aliment de leur foi, qui
est d'autant plus ardente qu'elle est plus absurde. îl les plonge , par
l'idée de la transmigration , dans un monde fantastique qui ne leur per-
met de rien comprendre aux vraies conditions de celui dans lequel ils
vivent. Sa morale, qui n'a pu sauver les peuples, n'a pu surtout les
organiser en sociétés équitables et intelligentes. Sa doctrine du nirvana
les a ravalés même au-dessous des brutes , qui ont au moins sur l'homme
cet avantage de né point déifier le néant, auquel elles ne songent point.
En un mot, il a méconnu, de quelque point de vue qu'on l'envisage,
la nature, les devoirs, la dignité de la personne humaine. Il prétendait
la délivrer, il n'a fait que la détruire; il voulait l'éclairer, il l'a jetée
dans les plus profondes ténèbres. Ses intentions ont pu être généreuses;
mais son action générale, sauf quelques rares exceptions, a été fatale;
et l'on peut se demander avec une trop juste anxiété si les nations qu'il
a perdues pourront jamais trouver, ni même accepter, un remède aux
maux qu'il leur a faits , et qu'il leur fera longtemps encore.
Sans doute le brahmanisme, quand il expulsa de son sein la réforme
bouddhique par une persécution implacable, ne se dit point contre elle
tout ce que nous pouvons lui reprocher au nom de la religion, de la
philosophie et de la raison. Pendant près de mille ans, la société brah-
manique eut pour les bouddhistes une tolérance qui l'honore; elle les
laissa répandre en paix leurs théories, comme elle laissait à d'autres pré-
tendus sages une égale liberté. Selon toute apparence, quand la persé-
cution commença pour ne s'arrêter qu'après l'extermination , ce furent
des motifs assez peu relevés qui la décidèrent et la rendirent si terrible.
Des rivalités d'influence et d intérêt, des luttes de domination et d'or-
gueil, poussèrent les brahmanes à tant de rigueur après tant de longa-
nimité ; et le bouddhisme serait demeuré dans l'Inde qui l'avait vu
naître, si, par d'incessants progrès, il n'eût menacé l'organisation des
castes et les privilèges de la plus puissante. Mais, cependant, il est per-
mis de croire aussi que le brahmanisme, sans bien comprendre tout ce
qu'avaient de hideux les doctrines bouddhiques, ressentit contre elles
quelque chose de l'aversion qu'elles nous donnent. Il n'avait pas le droit,
•«^i*^-^ AVRIL 1855. 253
si Ton veut , de les répudier , car c'était lui qui les avait provo-
quées , et il les partageait à plus d'un égard ; il croyait à la transmi-
gration; et, s'il n'admettait pas le nirvana, il laissait planer sur les des-
tinées de l'âme humaine une incertitude périlleuse-, ou bien il l'absorbait
dans la nature et l'esprit universel- du monde. Mais le brahmanisme ne
voulut pas se reconnaître dans les affreuses conséquences tirées de ses
principes. Il est possible que le bouddhisme n'eût que le tort d'être trop
logique, et qu'en partant de certaines données admises par tout le
mo^de dans la société indienne, il ne se Tût pas trompé dans ses déduc-
tions aussi rigoureuses qu'absurdes. Mais on eut horreur de lui; on re-
douta son mortel poison quoiqu'on l'eût préparé; et l'on renvoya ses
ravages chez des peuples qui pouvaient vivre de ces doctrines délétères
sans y succomber. C'était déjà trop que l'Inde eût été le berceau du
bouddhisme; on ne voulut pas souffrir qu'elle en devînt le séjour et le
foyer durables.
L'histoire ne possède rien de précis ni de complet sur les phases de
cette persécution ; on ignore à peu près entièrement quelles en furent
les causes particulières et les diverses péripéties. On sait beaucoup
mieux comment le bouddhisme naquit et se développa dans l'Inde ,
qu'on ne sait comment il y mouiiil, bien que ces derniers événements
soient plus rapprochés de nous de onze ou douze cents ans tout au
moins. Mais, en attendant que des découvertes nouvelles nous dévoilent
l'histoire de ces temps malheureux, et nous expliquent les détails de ce
fait immense, les causes générales n'en peuvent être douteuses: c'est
f intérêt matériel des brahmanes , ce sont les intérêts moraux de la so-
ciété indienne qui ont exigé celte expulsion violente. La prétendue ré-
forme qu'apportait le bouddhisme n'était qu'un mal plus grand. Le
brahmanisme , tout défectueux qu'il est , valait encore mieux que lui ;
et, par une de ces réactions que ne comprennent jamais les peuples qui
les font et qui en profitent, on détruisit, à l'avantage d'erreurs anciennes
et respectées, des erreurs nouvelles encore plus fâcheuses. La réforme
disparut pour laisser une place méritée à la vieille croyance, et elle fut
réduite à n'infecter que les nations voisines, si dégradées quelles purent
encore y trouver un progrès. L'Inde n'y pouvait trouver qu'une chute
dont elle se préserva peut-être avec plus de sagesse que de clémence.
C'était un présent bien étrange que d'apporter aux hommes fathéismc
avec l'espoir du néant; mais il y avait des hommes et des populations
immenses pour qui c'était là une lumière, et que le bouddhisme,
tout monstrueux qu'il était , appelait du moins à une vie morale qu elles
n'avaient jamais connue. C'était beaucoup que de leur offrir l'idéal du
33
254 JOURNAL DES SAVANTS.
Bouddha, même déparé par ces extravagantes ou abominables doc*
trines. •
A la fin du xvii* siècle et dans le siècle suivant, une question s'était
élevée entre quelques esprits éminents, à l'occasion de la Chine, que
l'on commençait alors àmieux connaître; on s'était demandé s'il était pos-
sible qu'une société d'athées existât; et si l'accusation d'athéisme portée
contre ce vaste empire avait quelque apparence de raison et de pro-
babilité. Bayle rendit la discussion fameuse en se prononçant pour
l'affirmative, que Voltaire devait contredire après lui. Les opinions
furent très-partagées ; et la question sembla demeurer indécise, en
l'absence de faits suffisamment connus pour la trancher. Aujourd'hui et
en face des révélations si complètes et si évidentes que nous font les
livres du bouddhisme découverts et expliqués, le doute n'est plus
permis. Les peuples bouddhiques peuvent être sans aucune injustice
regardés comme des peuples athées. Ceci ne veut pas dire qu'ils pro-
fessent l'athéisme, et qu'ils se font gloire de leur incrédulité avec cette
jactance dont on pourrait citer plus d'un exemple parmi nous; ceci
veut dire seulement que ces peuples n'ont pas pu s'élever, dans leurs
méditations les plus hautes , j usqu'à la notion de Dieu , et que les sociétés
formées par eux s'en sont passées, au grand détriment de leur organi-
sation et de leur bonheur. iVIais, en fait, ces sociétés existent, très-nom-
breuses quoique impuissantes, fort arriérées quoique très-anciennes,
corrompues et raffinées, et profondément malheureuses par une igno-
l'ance et par des vices que les siècles ne font qu'accroître loin de les
corriger. Bayle avait donc raison de soutenir que de telles sociétés
étaient possibles; nous savons aujourd'hui qu'elles sont réelles. Mais
peut-être aussi faut-il dire avec Voltaire :. « Ces peuples ne nient ni
^t n'affirment Dieu; ils n'en ont jamais entendu parler. Prétendre qu'ils
(isont athées est la même imputation que si l'on disait qu'ils sont
«anti-cartésiens; ils ne sont ni pour ni contre Descartes. Ce sont de
(( vrais enfants; un enfant n'est ni athée ni déiste; il n'est rien^» Ce
jugement de Voltaire est encore le plus vrai et le plus consolant. Çâkya-
mouni n'est pas plus un athée que Kapila ; seulement il a eu la faiblesse
et le malheur d'ignorer Dieu; il aurait fallu qu'il l'eût combattu pour
qu'on pût avec équité lui reprocher son athéisme. Les peuples auxquels
sa doctrine devait convenir étaient aussi aveugles que lui , et il a été prouvé
par la science de nos jours qu'ils ne connaissent pas Dieu, môme de
nom. M. Abel Rémusat a constaté que les Chinois, les Tartares et les
^'Vt\t».ire,Dictionnahcencyelopédiqttet ^rlich Athéisme. .. ij..^
AVRIL 1855. 256
Mongols, auxquels on pourrait, je crois, ajouter les Tibétains, n'ont
pas de mot dans leur langue pour exprimer l'idée de Dieu^. En pré-
sence d'un phénomène aussi curieux et aussi déplorable, que confirme
d'ailleurs toute une religion , on pourrait se demander si l'intelligence
de ces peuples est faite comme la nôtre; et si, dans les climats où la
vie est en horreur et où l'on adore le néant à la place de Dieu, la
nature humaine est bien encore celle que nous sentons en nous. D'ail-
leurs, la foi de ces peuples, tout insensée qu'elle peut nous paraître, a
été si exclusive , qu'ils lui ont consacré leur pensée tout entière ; ils n'ont
de livres que leurs livres sacrés; ils n'ont pas permis à leur imagina-
tion , toute déréglée qu'elle était , de se distraire ou de s'égarer sm' d'au-
tres sujets; et la plupart des nations bouddhiques n'ont de littératulre
que celle des Soùtras^. 'S - .
Si j'ai tant insisté sur le bouddhisme , c'est d'abord i\ cause de son
importance historique dans le passé et même dans le présent de l'hu-
manité; mais c'est aussi pour prévenir, autant qu'il dépendra de moi,
l'illusion qu'il peut faire à quelques esprits. Sans doute, il n'est pas à
craindre que son elfrayant ascétisme iasse des prosélytes parmi nous;
la transmigration et le néant avec l'athéisme ne comptent p*as, je crois,
beaucoup de fidèles dans nos rangs. Mais le bouddhisme a certains cotés
par les({ucls il peut séduire. Le personnage du réformateur lui-même
est fort grand; et l'on peut dire qu'il est accompli. Dans sa vie, telle
que nous la connaissons, il n'y a pas une faute, pas une tache. Les
vertus qu'il a inspirées ont été très-sincères et parfois éclatantes, si
d'ailleurs ses principes étaient faux. Héros lui-même, il a produit d'hé-
roïques imitateurs. Cette morale, tout erronée qu'elle est, rachète du
moins ses erreurs par une austérité que rien ne peut désarmer; ses
vices n'ont rien de vulgaire ni de bas; le renoncement poussé h ce
point, même quand il s'égare, est encore digne de quelque estime; ofi
peut plaindre la folie de l'ascète, mais on ne la méprise point. Je nf
m'étonne donc pas que le bouddhisme, surtout quand il était moins
connu, ait provoqué quelque admii^tion. Les ressemblances mêmes
qu'il pouvait offrir avec le christianisme n'ont pas laissé que de tromper,
non-seulement des esprits hostiles à la foi chrétienne , mais aussi des
croyants. Les uns ont voulu y trouver un rival de la religion qu'ils com-
battaient; les autres y voyaient un reflet des doctrines objet de leur
' M. Ahel Hémusat, Foe-Koue-Ki , page i38. — * C'est là sans doute ce qui lait
((ue les Soûtras sont à )a fois si nombreux, et .si extravagants ;ilsdoivcnt tenir lieu de
tout aux peuples qui croient au Bouddha.
33.
256 JOURNAL DES SAVANTS.
culte. Je crois qu'aujourd'hui toutes ces méprises, également insoutena-
bles, doivent se dissiper. Le bouddhisme est parfaitement original en
ce sens qu'il n'a point emprunté à des peuples étrangers ou à des civi-
lisations meilleures des principes et des théories qu'il a corrompus ; il
est exclusivement indien, et il est sorti tout entier du passé de l'Inde
elle-même : sans le brahmanisme qu'il a prétendu réformer, sans les
systèmes philosophiques qu'il a propagés , peut-être à son insu, il n'eût pas
été possible, et il ne se comprendrait pas. Mais, si le bouddhisme n'a
pas pris de leçons du christianisme, ce serait une erreur bien plus
grande encore de supposer qu'il puisse lui en donner. Le bouddhisme
est fort intéressant à connaître, je l'avoue; et des travaux comme ceux
de MM. Burnouf, Hodgson, Schmidt, Gsoma, Turnour, Stanislas
Juhen, Chr. Lassen, Foucaux, etc., méritent toute notre gratitude. Ils
nous révèlent une page jusqu'à présent inconnue ou mal comprise des
annales humaines; ils nous font pénétrer dans la vie morale et intellec-
tuelle de ces peuples, qui, après tout, sont nos frères, si ce n'est tout à
fait nos semblables. Mais, hors de là, le bouddhisme n'a rien à nous ap-
prendre, et son écolo serait désastreuse pour nous. Malgré des appa-
rences parfois spécieuses, il n'est qu'un long tissu de contradictions; et
ce n'est pas le calomnier que de dire qu'à le bien regarder c'est un
spiritualisme sans âme, une vertu sans devoir, une morale sans liberté,
une charité sans amour, un monde sans nature et sans Dieu. Que pour-
rions-nous tirer de pareils enseignements? Et que de choses il nous fau-
drait oublier pour en devenir les aveugles disciples! Que de degrés
il nous faudrait descendre dans l'échelle des peuples et de la civili-
sation !
Le seul, mais immense service que le bouddhisme puisse nous
rendre, c'est, par son triste contraste, de nous faire apprécier mieux
encore la valeur inestimable de nos croyances, en nous montrant tout
ce qu'il en coûte à l'humanité qui ne les partage point.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.
AVRIL 1855. 257
NOUVELLES LITTÉRAIRES,
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
Une nouvelle section est , par décret impérial du i A de ce mois , créée dans l'Aca-
démie des sciences morales et politiques, sous ce titre : politique, administration ,
finances. La section est composée de dix membres , ce qui porte à quarante le nombre
des membres de ladite Académie.
Les titulaires de celte section nouvelle . nommés par un second décret du même
jour, sont MM. le marquis d'AudilTrel, le président Bartbe , Bineau, Pierre Clément,
le vicomte de Cormenin, Grélcrin, Laferrière, Armand Lefcbyre, le président Mes
nard , le général baron Pekt.
ACADÉMIES ÉTRANGÈRES.
La classe des lettres de l'Académie royale de Belgique a ouvert un concours
extraordinaire pour la composition d'une histoire de la littérature française en Bel-
gique (Pays-Bas méridionaux et pays de Liège) depuis et y compris le moyen âge
jusqu'à la fin du xviii* siècle. L'ouvrage devra former la matière de deux volumes
in-S", et comprendre un cboîx de morceaux en prose et en vers des meilleurs écri-
vains. Un prix de a.ooo francs, fondé par le gouvernement, sera décerné au travaùl
couronné. Les manuscrits devront être adressés au secrétaire perpétuel de l'Aca-
démje avant le i" fénier t856.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Mémoires de Maihiea MoU, procureur général, premier président au parlement de
Paris, et garde des sceaux de France, publiés par la Société de l'histoire de France,
258 JOURNAL DES SAVANTS.
sous les auspices de M. le comte Mole, l'un de ses membres, par Aimé Champol-
lion-Figeac. Tome I" (161A-1628). Paris, imprimerie de Lahure, librairie de
J. Renouard, i855, in-S" de 5^46 pages. — Les progrès que les études historiques
ont faits de nos jours ne permettent pas de toucher aux textes originaux de notre
histoire, dans le but de leur donner une formé plus agréable pour le lecteur. L'édi-
teur des Mémoires de Mole s'est conformé à cette règle de l'érudition moderne, en
reproduisant fidèlement les écrits du procureur général relatifs aux divers événe-
ments de son temps, les réflexions et les renseignements qui les accompagnent, lo
texte surtout des documents ofliciels qui en sont les preuves. «Je ferai, dit Mole, le
«journal raisonné de ces événements, qui me servira de Mémoires; aussi bien ce qui
« se passe mérite-t-il bien dfétre écrit. » En eflPet, on trouve dans ce» récils les conver-
sations de Mole avec le roi, avec la reine mère et avec les ministres, l'impression
que tel événement produisait sur le monarque, le tableau des colères de Marie de
Médicis , et l'adresse des ministres pour faire un peu oublier au parlement les paroles
trop vives du souverain. Ce n'était pas une facile mission que celle de Mole, chargé
de maintenir l'harmonie enire le roi et les cours souveraines; et, dans ces pénibles
circonstances. Mole n'abandonna jamais les intérêts du parlement. Louis XIII et le
cardinal de Richelieu recherchèrent fréquemment ses avis; ce fait résulte de la cor-
respondance de ces personnages qui est reproduite dans les Mémoires. Cette partie
du volume mérite une attention spéciale, et, parmi les pièces dont on y trouve le
texte, nous citerons une curieuse lettre du roi écrite pendant le siège de la Rochelle
à Mathieu Mole, pour se plaindre du parlement, et l'énergique réponse du procu-
reur général. Les lettres de Richelieu sont peu nombreuses et d'un médiocre inté-
rêt; mais d'autres pièces nous font connaître avec précision la part que chaque per-
sonnage prenait au maniement des affaires de l'État, et les moyens emplo'yés pour
amener dans un commun accord l'autorité du roi avec la résistance des compagnies
souveraines qui prétendaient au droit de remontrance et d'opposition. Parmi les
documents justificatifs, un certain nombre avaient déjà été publiés avec plus ou
moins d'exactitude, entre autres les propositions adoptées par l'assemblée des nota-
bles de Rouen, en 1617, et les remontrances du parlement de l'année 161 5. L'édi-
teur prend soin d'indiquer que ces pièces n'étaient pas inédites, et explique les
motifs qui l'ont déterminé à les reproduire. Cette publication tirera un intérêt tout
particulier d'une Inlrodactioa qu'a fait espérer à la Société de l'histoire de France
un de nos hommes d'Etat les plus éminents, qui, daïïs celte circonstance, con-
sacrera de nouveau sa plume éloquente à la mémoire d'un de ses illustres ancêtres.
Esprit et méthode de Bacon en philosophie, avec des citations de l'auteur, par
M. Patru. Grenoble, imprimerie de Ferary ; Paris, librairie de Durand, i855, in-8°
de la/i pages. — La première partie de cet ouvrage a pour objet de définir et d'ap-
précier l'esprit de Bacon comme critique et comme réformateur. Dans la seconde
partie, l'auteur justifie les jugements qu'il a portés. Après avoir énuméré les prin-
cipaux points sur lesquels il interroge la méthode philosophique de Bacon , il appuie
ses appréciations par des citations qu'il emprunte successivement à la préface de
V Instauralio, au premier livcé du traité de ^H^men/ii et au Novuni organum. M. Patru
s'attache principalement à démontrer que l'esprit philosophique de Bacon est iden-
tique à lui-même dans les diverses parties' des œuvres de cet illustre écrivain.
Dionis philosophantis ejjigies , par C Marlha. Strasbourg, imprimerie de G. Sil-
bermann , i85/i, in-S' de ^G pages.
De la- morale pratique dans les lettres daSénèque, par le mêtne. Strasbtmrg ,
même imprimerie , i854iin*8° de 75 page;». , >• -j' * »,■•.-.>../. ^... »■ .• ■— •
yj ÀVRÏL 1855. 259
î)e pecuniis puhîicis qaomodo apud Romanos quarto poet Christam sœculo ordinaren-
iur, par E. Levasseur. Saint-Germain-en-Laye , imprimerie de Beau; Paris, librairie
de A. Franck, i854, in-S" de 84 pages.
Recherches historiques sar le système de Làw , par le même. Saint-Germain-en-Laye,
même imprimerie; Paris, librairie de Guillaumia, i854, in-8° de 4o8 pages.
De materia et forma apud sanctum Thomam, par F. Hagonin. Sainl-Cloud, impri-
merie de madame veuve Belin, i854, in-8* de 67 pages.
Essai sur la fondation de l'école de ^ainl-Vicior de Paris, parle même. Saint-
Cioud, mémo imprimerie; Paris, librairie d'Eugène Belin, i854, in-8° de
179 pages.
Quid in interpretatione Scripturœ sacrée aUeqorica Philo Jadœus a ^racis philosophis
sunipserit, par Fr.-Jo«. Biet. Sainl-Cloud, imprimerie de madame veuve Belin,
i854, in-8° de gS pages.
Essai historique et critique sur l'école juive d'Alexandrie, par le même, même im-
primerie, Paris, librairie d'Eug. Belin, i854, in*8* de 343 pages.
De libro secretorum/ldelium crucit, cujus aactor Marinas Sanutus, par A. Postansque.
Montpellier, imprimerie de J. Martel , i854, in-S" de 54 page*.
Théodore Aqrippa d'Aubiqné, sa vie, ses ceuvres et son parti, par le même. Mont-
pellier, même imprimerie, i854 in-8' de i84 pages.
De Antiochi ascalonilte vita et doclrina, par Cli. Cbappuis. Strasbourg, impri-
merie de G. Silbermann, Paris, librairie de A. Durand, i854, in-8' de 79 pages.
Antislhène. par le même. Même imprimerie, même librairie, i854, in-8' de
195 page».
De Meqarensium ingenio, P. J. Girard. Montpellier, imprimerie de Boehm:
Paris, libiairie de A. Durand , i854 . in-8* de 1 13 pages.
Des caractères du l'Atticume dans l'éloquence ds Lysiat, par le même. Paris, im-
primerie de E. Thunot , i854 , in-8* de 80 [)ages.
De Vlyssis Ithaca; quœ sit Homero locot detcribenti fides adidbenda, par Ë. Gandar.
Paris, imprimerie de (Ih. Laliure, i854, in-8* de 56 pages.
Ronsard comidéré comme imitateur d'Homère et de Pinaare, par le même, Metz,
imprimerie de F. Blanc, i854, in-8* de 311 pages. — Ces seize ouvrages com-
plètent, pour l'année i854, les listes données par nous depuis i84o, des thèses
soutenues devant la Faculté des lettres de l'Académie de Paris. (Voyez le Journal
des Savants, août i84o, p. 007 ; décembre i843, p. 770 ; juillet et septembre
i844« p- 44t et 576 ; avril i845 , p. 507 ; mai i846, p. 3i6; avril 1847, P* ^^^ ■
mai 1848, p. 191; septembre 1849. p- ^7^ ; février 18Ô0, p. 137; février i85i,
p. iqG; janvier i85a, p. 60; février i853,p. i3o;juin 1 854, p. 386.)
Œuvi-es de J. L. de Guez, iieur de Balzac, publiées sur les anciennes éditions,
parL. Moreau. Paris, i855, 2 Yol.in-i8dexxxviii>553 et 55o pages, chezLecoiTre.
— Balzac, doué au suprême degré du sentiment de la forme, manquait un peu de
ce génie, de celte inspiration, qui font naître les grandes pensées; aussi fut-il oublie-
plus vile peut-être qu'aucun de ses ronloroporains; mais ce jugement de la posté-
rité n'est pa« tout à fait ju^tc et doit être revisé. Balzac est un des écrivains du com-
mencement du XVII* siècle qui oni exercé la plus heuretue influence sur le perfec-
tionnement de la langue française et sur l'art de bieu dire. C'est k lui que Ménagi'
écrivait : t Monsieur, quand vous comparez, les paroles briguent. • Bossuet est plus
sévère, il lui accorde quelque idée du style fin et tourné délicatement ; mais il ajoute
qu'il a peu de pensées, que son stylo est celui du monde le plus vicieux de tous.
quoiqu'il parle très-proprement et qu'il ait des phrases très nobles. — En homm^ de
260 JOURNAL DES SAVANTS.
goût, d'esprit et de savoir, M. Moreau a voulu faire revivre Balzac, non pas dans
toutes ses œuvres, mais dans un choix habilement fait, assez ample pour nous
donner une idée complète de l'écrivain et du penseur, et assez discret pour nous
épargner la lecture de pages insignifiantes ou déclamatoires. Les deux volumes
que nous annonçons comprennent d'abord, comme introdaction, une excellente
notice sur la vie et les écrits de Balzac, notice où la linesse des aperçus s'unit à
l'impartiaUté de la critique, puis la relation de la morl de Balzac par Moriscel et
plusieurs autres pièces accessoires; comme texte, le Prince, les Discours, pensées
tirées des lettres et des autres œuvres diverses de Balzac, leSocrate chresûen, Aris-
tippe et les Entreliens. Le texte a été revu sur les éditions originales; de courtes notes
fournissent de curieux renseignements sur les hommes du temps et sur les faits
contemporains. Une table des matières, pour cliacun de ces trois derniers ou-
vrages, termine le second volume. On regrette de n'en pas trouver une semblable
pour les autres écrits rassemblés dans le premier.
Ménandre. Etude historique et littéraire sur la comédie et la société grecques, par
M. Guillaume Guizot. Paris, i855, chez Didier, in-8° de iv-A^g pages. — Gel
ouvrage est la réponse à une question que l'Académie française avait proposée à
l'émulation des amis de la littérature grecque. Deux concurrents ont mérité de
partager la couronne : M. Benoît, par un travail bien conçu el fort érudit, et
M. G. Guizot, par ce livre que nous annonçons et où l'on peut louer une maturité
précoce, un goût naturel pour l'antiquité, et cette façon de bien penser et de bien
dire, dont il a trouvé l'exemple tout près de lui. h" Etude sur la comédie et la société
fjrecques comprend neuf chapitres. Dans les deux premiers, M. Guillaume Guizot
rassemble tous les témoignages que les anciens nous ont laissés sur la vie el les
écrits de Ménandre; il suit pas à pas la singulière et triste fortune de ce poêle, dont
les œuvres, après avoir charmé la Grèce et servi de modèle à 1» comédie latine,
après avoir échappé aux rigueurs du christianisme naissant , furent sacrifiées à
l'ignorante susceptibilité d'une cour corrompue, presque au moment où tous les
débris de l'antiquité allaient trouver un asile assuré en Italie d'abord , et de là dans
le reste de l'Europe. Dans les chapitres suivants, l'auleur, agrandissant le cadre
tracé par l'Académie, étudie les sujets, la conception et le caractère du drame aux
trois âges de la comédie grecque. Après ces préliminaires, que l'auteur a su rendre
attachants et instructifs et qui servent indirectement à faire mieux comprendre
Ménandre, viennent trois chapitres sur la société grecque au temps de Ménandre,
sur les sentiments généraux et les passions dans ses comédies; enfin sur son slyle et
ses imitateurs. Un appendice considérable contient une traduction exacte et élé-
gante des fragments que Meinecke avait si habilement rassemblés, et dont la lecture
ne peut qu'accroître le regret que cùuse la perte de tant de chefs-d'œuvre dont il
ne nous reste pas même une esquisse complète. Nous rendrons compte de cet ou-
vrage.
La France prolestante, ou vies de tous les protestants français qui se sont fait un
nom dans l'histoire, par MM. Haag frères. Tomes IV et V, première partie. Paris,
imprimerie deGros, librairie de Cherbulliez, 1 85^-i855, in-8° de 676 et 288 pages.
— MM. Haag frères poursuivent avec persévérance et activité la publication qu'ils
ont entreprise en l'honneur des protestants français. Leurs recherches font connaître
un grand nombre d'hommes distingués qui avaient été oubliés par les biographes, et
placent sous un jour nouveau beaucoup de personnages célèbres qui ont figuré dans
notre histoire depuis le xvi' siècle jusqu'à nos jours. On remarquera, parmi les ar-
ticles les plus étendus et les plus intéressants du quatrième volume, ceux de Benj.
AVRIL 1855. 261
Constant, de Cuvier, de Cujas, de Bonavenlure Despériers, d'Efieiine Dolet, du
jurisconsulte Doneau, du légiste Charles Dumoulin, et de son parent Pierre Du-
monlin, le fameux minisire protestant; de Claude d'Espense, de Du Gua, hardi
huguenot, qui lit de remarquables tentatives de colonisation dans le Canada. Nous
recommandons cet ouvrage à l'attention de nos lecteur.*, parce qu'on y trouve,
abstraction faite de tonte polémique religieuse, des recherches historiques d'une
incontestable valeur. Chaque volume est accompagné de pièces justificatives.
Mémoires de V Acadi^mie des sciences morales et politiques de l'Institut de France ,
t. IX. Paris, imprimerie et librairie de F. Didot frères, i853, in-A" de gab page?.
— La première partie de ce volume est consacrée" à l'histoire de l'Académie; elle
renferme deux notices historiques de M. Mignet, secrétaire perpétuel, l'une sur la
vie et les travaux de M. Droz, l'autre sur la vie et les travaux de M. Jouffiroy. Dans
la seconde partie, où sont réunis les mémoires, on trouve les neuf morceaux sui-
vants : i* Rapport concernant les mémoires envoyés pour concourir au prix de
philosophie, proposé en 18/(8 et à décerner en i853, sur la comparaison de la
philosophie morale et politique de Platon et d'Aristole, avec la doctrine des plus
grands philosophes modernes sur les mêmes matières, au nom de la section de
philosophie, par M. Barthélémy SaintHilaire; 2* Mémoire sur Helvétius, par
M. Darairon; 3* Rapport sur les mémoires envoyés pour concourir au prix de mo-
rale à décerner, en 1863, an nom de la section de morale, par M. Frank; 4* Rap-
port sur le concours ouvert pour le prix de législation, par M. Giraud; 5° Rapport
sur le concours pour le prix de législation et de jurisprudence, ouvert en i85i,
par M. le comte Portails; 6* De la répression pénale, de ses formes et de ses effets,
rapport par M. Bérenger (deuxième partie) ; 7* Mémoire sur les associations entre
ouvriers ou entre patrons et ouvriers, fondées avec subvention de l'Etat, par
M. Louis Reybaud; 8* Considérations sur les tables de mortalité, par M. Villermé ;
9* Rapport sur la question d'histoire mise au concours pour l'année i85o, par
M. Guizot.
Les archives de la France, ou histoire des archives de l'Empire, des archives des
ministères, des départements, des communes, des hôpitaux, des grelles, des no-
taires, etc., contenant l'inventaire d'une partie de ces dépôts, par Henri Bordier,
ancien archiviste aux archives de l'Empire, etc. Paris, imprimerie de Panckoucke,
librairie de Rorel et Dumoulin, i85&, iii-8* de vi-âi3 P"^- — ^n publiant une
série de notices sur un grand nombre de dépôts d'archives existant en France ,
l'auteur de ce livre a rendu un incontestable service à la science historique. C est
surtout en ce qui concerne les archives de l'Empire que les notions reunies dans
cet ouvrage sont nombreuses et d'une grande utilité pratique pour les recherches.
Après un historique de ce grand établissement et des renseignements divers sur
son personnel et son budget, sur les règles adoptées pour la conservation , le clas-
sement et la communication des documents, M. Bordier donne un inventnire très-
intéressant et suIlLsammcnt étendu des richesses que renferment les cinq grand&<i
divisions de ces archives : section législative, section administrative, section histo-
rique, section domaniale, section judiciaire. Cet inventaire est, à notre avis, b
f>artie la plus importante de l'ouvrage. On trouve ensuite des détails curieux sur
es objets renfermés dans l'armoire de fer des archives , et sur la collection de sceaux
formée par les soins de MM. Letronne et de W«illy. Après les archives de lEmpire
viennent les archives des ministères. L'auteur fournit des indications précieuses
sur celles du dépôt de la guerre, des ministères de* affaires étrangères et de la
marine, et sur les archives de l'ancienne Université de Paris, déposées au minis-
34
262 JOURNAL DES SAVANTS.
tère de l'instruction publique. Quant aux archives départementales, M. Bordier se
borne à des notions générales sur les travaux de classement que le Gouvernement
y a fait entreprendre à diverses époques, il examine aussi cette question : les do-
cuments renfermés dans les anciennes archives de la France ont-ils été aveuglément
livrés aux flammes pendant la révolution? Sa conclusion e«t que ce reproche fait
à la révolution est fort exagéré. «La destruction des titres, dit-il, fut énorme en
«effet; mais, dans les départements, Ips dix-sept vingtièmes des documents brûlés
« étaient indignes d'être conservés. « Cette publication ne contient aucun inventaire
des archives départementales. En attendant l'achèvement du calalogue général dont
l'exécution a été prescrite par le ministre de l'intérieur, M. Bordier renvoie le lec-
teur aux deux inventaires sommaires publiés par la commission des archives en
18^7 et 1848. La dernière partie du volume est consacrée aux archives diverses,
et plus spécialement aux archives municipales. On y troJivc des indications sur les
dépôts d'archives conservés dans cent quatre-vingt-cinq villes, bourgs ou châteaux
de France, par ordre alphabétique. Ce sont des notices très-succinctes, mais d'au-
tant plus utiles qu'on a été, jusqu'à présent, dépourvu de renseignements sur 1^
plupart de ces dépôts.
Bibliothèque impériale. — Départements des imprimés. — Catalogue de l'Histoire de
France. Tome I". Publié par ordre de j'Empereur. Imprimerie d'Hyacinthe Didot,
au Mesnil(Eure); Paris, librairie de F. Didot frères; i855, in-A° de xxiv-634 pages.
— Voici le commencement d'exécution d'un immense travail depuis longtemps
attendu et réclamé par tous les hommes d'étude. Le Gouvernement a entrepris de
donner au public les catalogues de toutes les richesses contenues dans les divers
déparlements de la Bibliothèque impériale , et en a confié la direction à M. Tasche-
reau, administrateur-adjoint de cette Bibliothèque. Les documents relatifs à no.<^
annales devaient naturellement prendre le premier rang dans les séries de cette
grande publication. Le volume qui vient de paraître, et en tôle duquel on trouve le
rapport du ministre de l'instruction publique à l'Empereur et celui de M. Tasche-
reau au ministre, est le tome I" du Catalogue des ouvrages imprimés concernant
l'histoire de France. Il renferme: le premier chapitre, consacré aux Préliminaires
et Généralités ; le second, comprenant l'Histoire par époques ou de plusieurs règnes; le
troisième, contenant les ouvrages relatifs à ï Histoire par règne, y est conduit jus-
qu'à la mort de Louis XIIL Ce chapitre , pour arriver jusqu'à nos jours, se continuera
dans les volumes suivants. Viendront ensuite, dans les autres volumes, les jour-
naux et publications périodiques, l'histoire religieuse, l'histoire des institutions poli-
tiques ou histoire constitutionnelle, l'histoire administrative, diplomatique, mili-
taire, les mœurs et coutumes, l'archéologie, la numismatique, l'histoire locale
(provinces, départements, villes, communes, colonies), l'histoire nobiliaire et généa-
logique, enfin la biographie française. Des tables générales seront placées à la fin
du Catalogue de l'histoire de Fran.ce. Dans un supplément figureront, outre les
ouvrages et les pièces entrant chaque jour à la Bibliothèque et venus trop tard
pour être compris dans ce premier travail, les volumes et les pièces sur l'histoire de
France que ne possède pas la Bibliotlièque impériale , mais que les autres biblio-
thèques de Paris peuvent offrir aux travailleurs.
Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest, tome XX, imprimerie de Du-
pré, à Poitiers; librairie de Derache, à Paris, in-S" de 3.^2 pages, avec dix
planches. — Parmi les travaux d'histoire et d'archéologie qui composent ce vo-
lume, nous avons remarqué une étude sur une figurine en or représentant Angé-
rone, déesse du silence, par M. Ch. Calmeil; une notice sur le monastère de
AVRIL 1855. 263
Monlazai, de l'ordre de Fonlevranlt, par M. Fage, et des recherches sur la maisO'O
de Chatel-Aillon et sur les seigneurs de Marmande. Le volume es t terminé pa^'
une biographie de François de Nuchèze, vice-amiral, intendant générai de la ma-
rine en France, contenant des extraits de sa correspondance avec Louis XIV et
Colbert.
Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de pein-
ture et de sculpture, publiés d'après les manuscrits conservés à l'école impériale des
Beaux-Arts, par MM. L. Dussieux, E. Soulié, Ph. de Chennevières, Paul Mantz,
A. de Montaiglon, sous les auspi g s de M. le ministre de l'intérieur. Tome II*.
Imprimerie de veuve Belin, à SainlCloud; librairie de Dumoulin, à Paris; i855,
in-8' de XLIV-A78 pages. — Les archives, trop longtemps négligées, de l'ancienne
académie royale de peinture et de sculpture, ont fourni à M. Dussieux et à ses col-
laborateurs les Mémoires dont neus annoncions, il y a quelques mois, le premier
volume, et qui viennent d'être] complétés par la publication de celui-ci. Ce recueil
intéressant pour l'histoire des arts se compose d une série de notices sur la vie et
les ouvrages des membres de l'Académie de peinture et de sculpture depuis son
origine jusqu'en 1789. La plupart de ces notices sont de Guillet de Saint-Georges,
de Lépicié, de M. de Caylus et de M. de Valorv. On remaix]ue particulièrement
dans le second volume celles qui concernent Lafosse, Audran, Jouvonel, Coyzevox,
Edelinck, Mignard, Rigaud, deTroy, Oudry, Parrocel et Chardin. Rédigées sur des
documents officiels, ces biographies, dont la forme et le style laissent parfois à dé-
sirer, abondent en renseignements précieux sur les maîtres de l'école française.
Une introduction étendue et une table des noms accompagnent l'ouvrage.
De l'électrisation localisée et de son application à la physiologie, à la pathologie et à
la thérapeutique , par le docteur G. B. Dochesne, de Boulogne, accompagné de
108 figures intercalées dans le texte. Paris, i855, 1 vol. in-S" de xii 926 pages,
chei J.-B. Baillère. — Cet ouvrage contient l'histoire d'une découverte importante,
d'une des plus habiles et des plus heureuses applications de» sciences physiques à
la physiologie et à la pathologie. En dirigeant et en limitant la puissance électrique
dans les organes, l'auteur a déterminé d'abord, par un isolement dynamique et
momentané, la part que chaque muscle ou chaque faisceau musculeux prend dans
les séries de mouvements qu'ils sont chargés d exécuter; et, comme M. Duchesne
n'a jamais séparé l'élude de l'action individuelle et artificielle des muscles, de leur
action naturelle ou physiologique, qui est une action d'ensemble ou synergique, il a
fait faire un progrès considérable à la science de la mécanique animale, dont plu-
sieurs points étaient restés jusqu'ici fort obscurs. En second lieu, c'est précisément
cette double élude qui l'a mis sur la voie de la véritable cause de certaines lésions
ou difformités qui tiennent à la prédominance des contractions isolées d'un ou de
plusieurs muscles, sous l'influence de quelque désordre du système nerveux. Tout
cela n'était encore que de la spéculation; mais bientôt l'électricité, qui était entre
les mains de M. Duchesne un moyen de démonstration des phénomènes physiolo-
giques les plus curieux et un instrument inattendu du diagnostic, est devenu un
agent thérapeutique plus ou moins efficace contre un très-grand nombre d'affec-
tions qui tiennent au défaut d'équilibre des contractions musculaires, et particu-
lièrement des paralysies locales et des amaigrissements partiels des membres.
Chemin faisant, M. Duchesne a traité des questions de science pure, par exemple
de la question si souvent controversée sur l'identé ou la non-identité du ffuidc ner-
veux et électrique; ses expériences l'ont conduit à soutenir la distinction des deux
fluides. Les m^raet expériences lui ont fait reconnaître que les mouvements vulon-
34.
264 JOURNAL DES SAVANTS.
laires sont sous la dépendance d'une propriété inconnue jusqu'ici et qu'il appelle
la conscience musculaire. L'auteur avoue lui-mènu; que ces découvertes l'ont un peu
effrayé : peut-être ne resteront-elles pas tout à fait telles qu'elles lui ont apparu;
toutefois, l'Académie des sciences leur a donné un certain droit de bourgeoisie, en
couronnant plusieurs des travaux de M. Duchesne. — Le traité de l'électrisalion loca-
lisée est divisé en quatre parties : i° art de localiser la puissance électrique dans les
organes. Les expériences de M. Duchesne doivent surtout leur précision et leur
sûreté aux améliorations notables qu'il a apportées dans les appareils destinés à
mettre en jeu l'électricité d'induction ; a* étude de la physiologie des muscles ;
3° et 4° applications pathologiques et thérapeutiques. — Ce livre se recommande par-
ticulièrement par l'emploi constant et sévère de la méthode expérimentale ; les résul-
tats nouveaux y sont présentés pour ce qu'ils sont en réalite, ou certains ou dou-
teux. L'auteur ne va guère au delà de ce qu'il voit généralement; il voit bien.
Peut-être, dans l'exposition, souhaiterait-on quelquefois un peu plus de clarté et de
précision.
Recherches historiques sur i'oriqine, ï élection et le couronnement du pape Jean XXII,
par M. Bertrandy, archiviste paléographe. Paris, imprimerie de Didol, librairie de
Treuttel et Wurtz, in-8° de 71 pages. — Les circonstances de l'élection de
Jean XXII, élevé à la papauté le 7 août i3i6, ««près la mort de Clément V, ont
été racontées et appréciées diversement par les historiens. L'auteur dti mémoire
que nous annonçons en donne un récit détaillé, appuyé de documents inédits. Il
prouve aussi que le véritable nom de ce pontife était Jacques Duese, et qu'il était
iils d'un bourgeois de Cahors.
La Divine comédie de Dante Alighieri, traduction nouvelle, par M. Mesnard, pre-
mier vice-président du Sénat, président à la cour de cassation. L'Enfer. Paris,
librairie dAmyot, in-8° de viii-496 pages. — Celte traduction nouvelle du Dante ,
fruit des veilles laborieuses d'un homme de goût qui s'est délassé des graves de-
voirs de la magistrature par l'étude de la philologie et des lettres, ne peut manquer
d'intéresser vivement les amis de la littérature italienne. Elle se recommande par
d'éminentes qualités. Sans rien laisser à désirer pour la pureté et l'élégance de sa
version, l'auteur s'est heureusement approprié les formes poétiques et les hardiesses
d'expression de son modèle.
Voyage dans le royaume de Grèce, par Edmond Vemeniz, précédé de considéra-
tions sur le génie de la Grèce, par Victor de Laprade. Lyon, imprimerie de Perrin ;
Paris, librairie de Dentu, in-8° de XMV-Sga pages. — Cette relation de voyage et
le» considérations qui la précèdent sont empreintes d'une admiration vivement
sentie pour le génie de la Grèce antique, et d'une grande confiance dans les destinées
futures de la Grèce moderne. On trouve, dans la relation, des tableaux de mœurs
intéressants, des descriptions agréables, mais rien qui soit de nature à satisfaire
l'archéologue ou l'érudit.
Études sur le Péloponèse, par E. Beulé, ancien membre de l'Ecole d'Athènes;
publié sous les auspices du ministère de l'instruction publique et des cultes. Paris,
imprimerie et hbrairie de Firmin Didol frères, i855, in-8" de vi-486 pages. —
L'histoire, les mœurs, les arts des divers peuples du Péloponèse sont l'objet de ces
nouvelles études d'un jeune érudit qui s'est déjà fait un nom honorable dans les
lettres par ses travaux sur l'acropole d'Athènes. «J'ai désiré, dit-il, comparer aux
« splendeurs de 1 art athénien la pauvreté de Sparte, opposer au peuple le plus poli
« de la Grèce le peuple réputé le plus rude. Amené ainsi au cœur du Péloponèse,
«j'ai cherché dans des pays divers les traits divers de la physionomie grecque : en
• AVRIL 1855. 265
«Ârcadie, la simplicité des mœurs au milieu d'une nalure belle et pilloresque; en
«Élide, l'esprit religieux, qui maintient pendant treize siècles les magnificences du
«culte; en Achaïe, la science du gouvernement; à Sicyone, l'amour de l'art et le
«respect de la tradition dans les écoles; à Corinthe, le génie mercantile, le goût
«du luxe et des jouissances. On dit qu'après le voyage, la patrie se fait mieux
« sentir : la dernière page de ce livre ramène la pensée à Athènes et l'y laisse. «
ALLEMAGNE.
Alhatva veda sanhita, herausgegeben von il. lioth und W. D. Whitney, Erste Ai-
theilang, Berlin, i855, gr. in-8°, i-Sgo pages. — Nous pouvons annoncer une
bonne nouvelle aux amis des éludes indiennes : le quatrième et dernier Véda, l'A-
tharvan, vient de trouver des éditeurs. MM. Rolh et Whitney se sont chargés de
nous le faire connaître. La première partie qui a paru ne renferme que le texte
sanscrit des dix-neuf premiers livres, le vingtième n'étant guère qu'un extrait du
iiig-Véda. Pour le dix-neuvième livre, qui n'appartient pas à la composition primi-
tive, les éditeurs ont collationné six manuscrits dont ils donnent les variantes,
d'ailleurs peu nombreuses. La seconde partie contiendra une introduction, de.«>
notes critiques, la grammaire spéciale de ce Véda (Pràtiçàkhya), l'anouLramani ou
index , et le rituel , avec une concordance de l'Atharvan et des trois autres V édas.
Studien des classitchen AUerthums, akademische Abhandlungen , von E. von Las
f^aulx ; Repensbur^' , i854, in-A* de vni-55i pages, à Paris, chez Franck. — M. de
Lassaulx, l'un des érudits et en même temps l'un des hommes politiques les plus
distingués de l'Allemagne, a réuni dans ce volume divers mémoires académiques
remplis de recherches curieuses, et qu'il était fort dillicile de se procurer dans le
commerce. En voici les litres : Géologie des Grecs et des Romains ; — du Dtrdoppe-
ment progressif de la vie grecque et romaine et de l'état présent de la vie allemande ; —
de l'Etude des antiquités historiques des Grecs et des Homains; — sur le livre du roi
Numa; — Prières, imprécations, serments, sacnjices des Grecs el des Romains; —
sur l'Oracle pélasgiqae de Jupiter à Dodone; — du Saga {mythe) de Pivméthéc et dt
sa signification ; — sur les Lamentations de Lmo ; et sur le Mythe d' Œdipe; — IJistoin
et philosophie du mariage chez les Grecs; — De mortis dominutu apud veteres \en iatin);
— Lettre à G. Goerres sur Jérusalem ; — Discours politiques tenus à Francfort et à Mu
nich.
Schoemanni Emendatwnes Agamemnonis jEchylte. Gryphiee, i Sbh, in-4"'de ob pages ;
a Paiis, chez Franck. — Hermann , dans la célèbre édition d'Eschyle à laquelle
il a consacré plus de vingt ans de sa vie, pasf>e généralement |)our avoir plus qu'au-
cun autre amélioré l'un des lexles les plus maltraités parles copistes. Mais, au dire
de M. Schoemann, il reste encore, après les travaux d'Hermann auquel il rend
toute justice, beaucoup de pa.ssages ou corrom|)us, ou mal restitués, ou inexacte-
ment interprétés. C'est à combler ces lacunes que s'est attaché le savant [jrofeaseur
de l'université de Greifswalde: il nous donne aujourd'hui ses remarques critiques,
toujours ingtnieus(>s , souvent parfaitement fondées, sur l'Agamemnon, cl il es-
père poursuivre ce travail pour tout le reste d'Eschyle.
De naturali pupillorum obligutione qui sine luloris auttorilate contrcxerunt , secundum
principw juris romani, auctore R. S. Schuize. Gryphiae, iShà, in-8* de viii-60 pages;
à Paris, chez Franck. — L'illustre Savigny est d'avis (|ue les jurisconsultes romains
ont professé, sur c«»tlp qa<'sli()n, des opmions si contradictoires, qu'il est impossible
■26Ô JOURNAL DES SAVANTS.
de les meltre d'accord, et qu'il faut, par conséquent, n'en pas tenir compte pour
la traiter dogmatiquement. M. Schulze cherche à établir, au contraire, qu'on peut
arriver à établir une certaine concordance entre les lois romaines relatives à ce
point si litigieux; il a en même temps traité les questions accessoires. Son travail
témoigne d'une connaissance étendue des lextes et d'une critique habile à les
manier.
Prozess der Weltgeschichte u. s. w. {Ensemble de l'histoire du monde comme fon-
dement de la métaphysique; ou, le savoir du savoir est la science de l'histoire), par
H. Schildener, i volume in-S" de xxii-227 pages, Greifswalde, i854; à Paris, chez
Franck. — L'auteur s'efforce, dans cet ouvrage, qui atteste une ardeur et une science
un peu juvéniles, de démontrer que la philosophie de l'histoire est le seui et vrai
fondement de la métaphys^ique. Du reste, M. Schildener veut tenir un milieu diffi-
cile à observer et un peu équivoque entre le système philosophique de Hegel et celui
de Herbart.
Symbolik u. s. w. {Symbolique des confessions chrétiennes et des sectes religieuses.
Symbolique de l'église catholique romaine considérée surtout dans la sphère de son orga-
nisation), par Baier, 1 volume in-8'; à Grenoble, i854; à Paris, chez Franck et
Klincksieck. Ce volume est la suite du travail que nous avons annoncé dans le
cahier de janvier de l'année i854. — L'auteur, fidèle à son plan, préfère l'érudition
aux discussions théologiques; aussi son ouvrage, rédigé avec beaucoup de me-
sure, renferme des recherches fort intéressantes, des faits curieux et des apprécia-
tions souvent judicieuses. On pourrait lire une partie du livre sans se douter que
l'auteur est docteur en théologie d'une université prolestante.
Carmina Hudsailitarum quotquot in codxce lugdunensi insunt arabice édita adjectaque
Iranslatione adnotationibusque illustrata, ab J. G. L. Kosegartcn , vol. I". Sumptu socie-
tatis anglicae quae oriental translation fund nuncupatur. Grypbisvaldiae , 1 vol. in-4°,
1854, à Paris, chez Franck. — La famille des Hodhaylites, issue de Moudrica,
remonte jusqu'à l'an 68 après J. C. ; elle subsiste encore aux environs de la Mecque ;
elle s'était rendue célèbre par ses poètes et par ses guerriers. Un manuscrit de Leyde ,
jusqu'ici inédit, contient une sorte d'anthologie hodbaylitique avec des commen-
taires , par Assakkari. C'est cette anthologie que vient de publier, aux frais de la
Société asiatique de Londres, M. Kosegarlen, professeur à Greifswalde. Le manuscrit
de Leyde, beaucoup plus complet que celui de Paris, contient àh grandes odes,
49 plus petites, et 169 pièces ayant moin» de 10 vers. Nous reviendrons sur cette
importante publication , qui comprendra trois volumes lorsqu'elle sera achevée.
Rômische Geschichte , von Th. Mommsen, I" vol., s'étendant jusqu'à la bataille
de Pydna. Leipzig, i854. i vol. in-8'' de 644 pages.
Griechische Mythologie, von L. Preller, a vol. in-S* d« 628 et 363 pages; à Paris,
chez Klincksieck et chez Franck. — Le libraire Weidmann, de Leipzig, a entrepris
la publication d'une série de manuels sur l'histoire de l'antiquité classique grecque
et romaine. Ces manuels , confiés aux érudits les plus distingués de l'Allemagne
(MM. Lange, Hertz, Curtius, Schômann, Bergk, Preller. Kiepert, Jahn", Rilschel),
comprendront l'histoire civile et politique, l'histoire littéraire, l'archéologie, la
mythologie, la géographie et la métrique. Ces manuels, qui doivent tenir le milieu
entre les livres populaires et les ouvrages de haute érudition , sont destinés à répandre
et à vulgariser les connaissances qui sont trop généralement regardées comme
étant le domaine exclusif des savants de profession. A en juger par les trois volumes
que nous avons sous les yeux, il est certain, du moins, si le but du libraire Weid-
mann est atteint, qu'en Allemagne la classe intelligente, mais non livrée exclusive-
AVRIL 1855. 267
menl à la culture des lettres, est capable de supporter une dose d'érudition qui
elTrayerait la grande majorité des lecteurs français , et qu'elle est en état de saisir et
de goûter des notions abstraites et des systèmes historiques qui , cliez nous , ne dé-
passent guère le cabinet du philosophe ou de l'historien. Aussi avons-nous la con-
viction qu'une traduction française des Manuels- Widmann trouverait peut-être plus
d'accueil dans les écoles et parmi les professeurs ou les érudits que parmi les gêna
du monde. — Les ouvrages publiés ou en cours de publication sont : Preller, My-
thologie grecque , 1 vol. in-8'; et Mommsen, Histoire romaine , dont le premier volume,
seul a paru. — M. Mommsen était, sans contredit, un des savants de l'Allemagne
les mieux préparés, par ses études et ses belles publications, à écrire une histoire
de Rome, aussi s'est-il acquitté de sa tâche avec un plein succès. Ses vues sur l'o-
rigine de Borne, sur le principe de sa puissance, sur sa constitution intérieure,
sont exposées avec autant de finesse que de verve. On regrette seulement de ne
trouver aucune citation, même aucun renvoi aux auteurs anciens ou modernes.
M. Mommsen, raconte, expose, mais il faut le croire sur parole. Pour noire part,
nous l'engageons fort à ne pas continuer sur le même plan , à indiquer au moins
les sources au bas des pages, sinon à rapporter les textes in extenso; nous souhai-
terions même que le prochain volume nous apportât, en supplément au premier,
une liste des auteurs consultés, avec l'indication des pages et des lignes auxquelles
les citations doivent se. rapporter dans ce premier volume. — M. Mommsen a
embrassé son sujet dans sa plus grande généralité; il fait l'histoire de l'Italie
et non pas de Rome seulement. Il divise cette histoire en deux grandes sections :
histoire intérieure de l'Italie jusqu'à sa réduction sous le joug de la souche italique ,
et histoire de la domination de l'Italie sur le monde, i Nous aurons donc à ex-
« poser, dil-il, l'établissement de la race italique sur la Péninsule, les dangers qut-
• coururent sa nationalité et son existence politique de la part des Étrusques et
« des Grecs, son asservissement partiel par cea peuples d'une origine et d'une civili-
«sation plus ancienne, sa révolte contre ces étrangers, leur anéantissement ou leur
■ asservissement; enhnles combats entre les deux souches italiques, Latins, Saronites,
« et la victoire délînilivc des Latins à la fin du v* siècle de la fondation de Rome : ce
• sera le sujet des deux premiers livres. La seconde section comprendra : les guerres
« puniques, à la suite desquelles la domination de Rome s'étendit rapidement jusqu'à
«ses frontières, et bien au delà de ces frontières; a" le long statu quo de l'empire,
« et la destruction complète de la puissance romaine. Ces événements seront racontes
« dans le troisième livre et dans les suivants. » — M. Preller, et nous l'en louons fort,
n'a pas craint, dansson excellent travail sur la mythologie grecque, d'accumuler les
citations au bas des pages, et de mettre ainsi le lecteur à même de vérifier ses
assertions. Son ouvrage est partagé en deux grandes sections, dont chacune est
comprise dans un volume : Les dieux et les héros. Cette division a peut-être l'in-
convénient de faire perdre quelquefois de vue le développement historique de la
religion grecque, et la simultanéité des créations mythologiques, ou des traditions
empruntées à des nationalités étrangères. Il ne faut pas oublier non plus que les
héros sont, en général, des dieux avortés; des candidats malheureux que la faveur
populaire n'a pas portés aux sommets de l'Olympe. — L'auteur, tout en profitant
des meilleurs travaux récemment publiés sur la mythologie, a le droit de dirq qu'il
a, par ses propres efforts, éclairci plus d'une question de détail, cl que, pour
l'ensemble, il a ouvert des horizons nouveaux. Ces progrès tiennent, dit M. Preller,
à deux circonstances : d'abord à un voyage en Grèce, qui, en lui faisant mieux com-
prendre la nature physique du pays, lui a donné une compréhension plus exacte d»
268 JOURNAL DES SAVANTS.
la relation des localités avec le caractère de certains faits historiques, et particu-
lièrement avec les créations mythologiques; en second lieu, à la nécessité où il
s'est trouvé d'étudier à la fois la mythologie grecque et là mythologie romaine,
puisqu'il s'est chargé de l'histoire de ces deux mythologies. — M. Preller a peut-
être un peu trop restreint son cadre en s'abstenant de tout ce qui regarde le culte ,
le dogme, l'ethnographie et l'histoire primitive des peuples. Toutefois son Introduc-
tion présente, sur ces divers sujets, des considérations générales qu'il paraît avoir
l'intention de développer ailleurs. C'est donc surtout du matériel de la mythologie,
s'il nous est permis de nous servir de cette expression, que M. Preller s'occupe
dans les deux volumes que nous annonçons. Du reste, on saisira facilement la dif-
rence des points de vue entre notre auleur et M. Creuzer, quand on saura que,
pour M. Preller, la mythologie est le développement plus large par les chanis popu-
laires, par la poésie savante et par l'art, de l'instinct symbolique, fondement de
toute religion naturelle (non révélée).
ITALIE.
Glossulœ quatuor magislrorum saper chirurgiam Uogerii et Rolandi, nunc primum
ad fidem codicis Mazarinei eddidit ly Car. Darcmberg. Neapoli, iSbii, in-S" de
XLiv-228 pages. A Paris, chez J.-B. Baillière. — Tous les historiens de la chirurgie,
et M. Lajard, dans le tome XXI de V Histoire littéraire de la France, ont parlé du
Commentaire des quatre maîtres sur la chirurgie de Roger et Roland, comme d'un
texte qui avait complètement disparu des bibliothèques de France, et qui n'existait
plus qu'à Oxford , où jamais personne n'avait songé à le copier et à le publier.
M. Daremberg a découvert ce précieux monument de la littérature chirurgicale du
moyen âge dans un manuscrit de la bibliothèque Mazarine. Une Introduction cri-
tique précède le texie. L'auteur établit d'abord l'authenlicilé du livre par les nom-
breuses citations que Guy de Chauliac en avait faites, puis il montre que ce com-
mentaire doit être attribué à un seul auteur, et non pas à quatre, essayant, en
outre, d'expliqupr comment s'était formée cette espèce de légende des quatre
maîtres, et d'.où venaient les noms qu'on leur avait imposés, Subsidiairement, il a
fourni des renseignements nouveaux sur le texte même de la chirurgie de Roger
et Roland. Pour le texte des prétendus quatre maîtres, il s'est attaché à reproduire
fidèlement le manuscrit de la Mazarine, et ne l'a corrigé que là où le sens faisait
complètement défaut. Cette publication est fort intéressante pour l'histoire littéraire
du moyen âge.
TABLE.
P*gM.
LexicoD elymologicum linguarum romanarom, italica;, bispanicae, gallicx, etc.;
La langue française dans ses raj^orts avec le sanscril et avec les autres langues
indo-européennes , etc. ; Granamaire de la langue d'oïl, etc.; Guillaume d'O-
range, etc.; Altfranzôsische Lieder, etc. ( 1" article de M. Litlrd.) 205
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. (9* article de M. Cousin.) 217
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit par M. E. Burnouf, etc. (9* et der-
nier article de M. Barthélémy Saint-Hilaire.) ' 242
Nouvelles littéraires 257
FIN DE tA TABLE.
"^JOURNAt"'"
DES SAVANTS.
MAI 1855.^
Détermination de l'équinoxe vernal de i853, effectuée en
Egypte d'après des observations ({/i lever et du coucher du soleil,
dans l'alignement des faces australe et boréale de la grande pyra-
mide de Memphis, par M. Mariette.
PREMIER A«TICLB<
L'opération astronomique dont je vais rendre compte, n'a pas été
faite dans le dessein d'apporter quelque nouvel élément de perfection
à notre science moderne. C'est simplement la répétition pratique, et
actuelle, d'une de celles que les prêtres de Memphis ont pu elfectuer avec
le plus de facilité, il y a des ipilliers d'années, après que les Pyramides
eurent été bâties. Sa réalisation aujourd'hui, par les mêmes procédés,
tire tout son intérêt du motif qui l'a fait entreprendre. Quel a été ce
motif, et quelles circonstances l'ont fait naître? Voilà ce que je dois
expliquer d'abord. Cela exigera .que je revienne rapidement sur une
succession d'idées et de recherches, qui, depuis près d'un demi-siècle,
ont vivement occupé les antiquaires, les mathématiciens, les astro-
nomes; et qui continuent maintenant de se poursuivre avec ardeur, dans
une voie désormais plus assurée. Mais la marche de l'intelligence n'est
pas sans rapport avec celle d'un voyageur. Quand on est une fois sur
îa bonne route, il est satisfaisant et instructif de regarder le point d'où
l'on est parti et celui où l'on est anivé ; -de mettre en ordre les matériaux
déjà recueillis; et de pressentir les progrès qui se préparent. Cette
35
270 JOURNAL DES SAVANTS.
halte de la pensée, peut même être aussi intéressante qviutiie, si l'on
n'y perd pas trop de temps. Je voudrais pouvoir lui donner ces deux
caractères, dans le récit que je vais essayer.
Lorsque l'armée française, qui fit k conquête de l'Egypte en 1798,
se fut répandue dans les parties les plus reculées de cette contrée mys-
térieuse, toutes les merveilles jusque-là presque inconnues de l'an-
cienne civilisation pharaonique se révélèrent, dans leurs imposantes
ruines, aux regards du corlége de savants, principalement composé
d'ingénieurs, de dessinateurs, et de géomètres, qui avaient accompagné
l'expédition. Partout, sur ce sol aujourd'hui presque désert, ils ren-
contraieftt, avec un étonnement mêlé d'admiration, des monuments
de dimension gigantesque, temples, palais, tombes royales, tout cou-
verts à l'intérieur et au dehors , de bas-reliefs et de peintures encore
éclatantes, représentant des scènes religieuses, des triomphes militaires
où l'on reconnaissait à leurs traits les races conquises, même les tra-
vaux des arts et les occupations journalières du peuple, comme les
amusements des rois. Pendant que l'on s'attachait à copier ces restes
précieux, avec autant de fidélilé^ue le permettait leur nombre, et la
multitude de figures hiéroglyphiques que l'on y voyait annexées, sans
avoir aucune idée de leur signification, même présumable, on décou-
vrit d'autres monuments, dont les détails, plus immédiatement assortis
aux connaissances abstraites des explorateurs, leur parurent avoir une
importance scientifique d'un ordre bien plus relevé. C'étaient des
temples entiers, immenses, également remplis de peintures et de
sculptures, dont les sujets se rapportaient évidemment aux phéno-
mènes célestes. Le soleil, la lune, les étoiles et le firmament qui les
rassemble, s'y voyaient partout figurés dans des scènes diverses, soit
isolés, soit réunis, et présentés comme les objets d'un culte religieux,
ayant des formes très-variées. On y aperçut même des tableaux d'en-
semble, systématiquement tracés, sculptés aux plafonds de chambres
intérieures, ou des portiques, sur lesquels les douze signes embléma-
tiques du zodiaque grec, entremêlés d'astérismes stellaires, se trou-
vaient rangés circulairement ou longitudinalement, dans l'ordre de
succession suivant lequel le soleil les parcourt. Tout ce spectacle si
imprévu, s'offrant à des esprits spécialement adonnés aux études mathé-
matiques, n'ayant sur l'astronomie que des notions générales prises
dans les Uvres modernes, sans aucune pratique de cette science, sans
avoir eu préalablement foccasion ni même la possibilité d'en étudier et
d'en discuter l'histou'e, n'ayant ainsi aucun moyen de distinguer les
différents âges des monuments qu'ils avaient sous les yeux, faut-il
MAI 1855: 271
s'étonner qu'ils aient cru y voir la preuve encore subsistante d'une an-
cienne science astronomique propre à l'Egypte, ayant servi de type à
l'astronomie grecque, et remontant bien au delà, dans la nuit des
temps? Cette illusion était trop forte, et trop conforme au sptème de
mythologie astronomique qui avait alors la vogue en France, pour qu'il
leur fût possible d'y échapper. Le plus éminent d'entre eux, Fourier,
mathématicien habile et sagace, mais purement spéculatif, soutint,
embrassa sans hésiter, cette idée séduisante ; et sa supériorité reconnue,
lui valut le périlleux honneur d'en être l'apôtre. Il l'exposa sous une
forme dogmatique dans un mémoire devenu célèbre, où, sans discussion
ni preuve aucune , il reporte à xxv siècles avant l'ère chrétienne l'éta-
blissement complet de l'astronomie égyptienne, comprenant, dès lors:
la connaissance de i'écliptique; sa division en douze parties désignées
par des symboles figurés, les mçmes qu'ont employés les Grecs; puis,
concurremment avec l'année civile de 3G5 jours, l'adoption d'une année
sacrée terminée par deux retours consécutifs de l'étoile Sûthis, le
Sirius grec, à son lever héliaque, année reconnue variable aux diffé-
rents âges de l'Egypte, selon les constellations zodiacales dans les-
quelles se trouvait le soleil aux instants où ce lever s'opéi'ait; enfin, ia
notion distincte de l'année sidérale, et du déplacement progressif des
points équinoxiaux ^ Tout cela, selon Fourier, avait été constaté par
les anciens Egyptiens; et c'étaient les résultats de celte science acquise
qu'ils avaient inscrits sur leurs monuments. Malheureusement, il n'avait
pas autour de lui d'auxiliaire assez versé dans l'application des théories
astronomiques, pour suppléer A ce qui lui manquait en ce genre. Car
ce déplacement progressif du soleil dans la série des constellations zo-
diacales, quan4 Sirius s'est levé héliaquement sur l'horizon de l'Egypte,
à des époques distantes, qui est la base de tout son système, et que les
Egyptiens auraient signalé sur leurs différents zodiaques, en y marquant
le commoiicement de l'année sacrée, d'abord dans le Lion , puis dans le
Cancer, ce déplacement, dis-je, n'a aucune réalité. Un calcul astrono-
mique incontestable, et incontesté, prouve que, depuis xxviii siècles
avant l'ère chrétienne, jusqu'à un siècle et den\i après cette ère, et l'on
pourrait étendre plus loin ces limites, le soleil, lors du lever héliaque
de Siriuà en Egypte , s'est toujours trouvé , soit dans le Cancer, si l'on
veut le rapporter aux signés mobiles de l'écUptique, soit dans le Lion,
si l'on veut considérer son lieu réel parmi les constellations fixes. En
* Recherches sur les sciences et le gouvernement de VÉgyptet par M. Fourier. Des-
cription de l'Egypte, ibme I; Antiquités, Mémoires, p. 8o3.
35.
272 JOURNAL DES SAVANTS.
sorte que la circonstance commune à ces deux énoncés, c'est que,
pendant tout ce temps, il est constamment resté dans la même constel-
lation et dans le même signe, ce qui est diamétralement contraire au
changement de constellation ou de signe, que Fourier lui suppose, et
par lequel il explique les modes divers de partage des douze symboles
figuratifs de sa marche annuelle , dans les zodiaques de Denderah et
d'Esné^. Mais on n'envisagea pas d'abord la question à ce point de vue
mathématique. Le système mis en avant par les savants voyageurs,
adopté par eux avec une foi entière, soutenu par l'autorité d'un grand
nom, se propagea dans le monde académique comme un fait reconnu,
passé à l'état de dogme philosophique; et la démonstration qui le ren-
versait causa un grand scandale quand on la produisit.
Toutefois, des considérations d'une autre genre, avaient déjà battu ce
système en brèche. Le mémoire dans lequel Fourier a exposé ses vues
sur les zodiaques découverts en Egypte ne fut publié qu'en 1809, à la
fin du tomo I" du grand ouvrage, où les membres de la commission
française, rendus à leur patrie, travaillaient à rassembler les résultats
de leurs pénibles explorations. Mais, bien avant leur retour, le bruit de
cette découverte, et des conséquences qu'ils en tiraient, s'était répandu
dans le monde savant. Denon, revenu avant eux, avait rapporté une
riche collection de dessins, tant du temple de Denderah, que du
zodiaque même, et il les communiqua à Visconti. L'œil exercé de cet
habile iconographe, lui fit tout d'abord reconnaître dans la disposition
et le tracé des figures zodiacales, ainsi que dans les détails d'ornemen-
tation du temple, une foule d'indices qui lui rendirent suspecte la haute
antiquité que l'on avait attribuée à ce monument; et, dans une note annexée
en 180 I à la traduction d'Hérodote par Larcher, page ôôy, l'impression
générale qu'avaient faite sur lui ces dessins de Denon, lui fit dire avec
une assurance qui parut alors bien hardie : «L'architecture du temple
«de Denderah, quoique dans le goût égyptien, et même quelques uns
«des hiéroglyphes sculptés sur ses murs, offrent des rapports d'analogie
«non équivoques, avec les arts de la Grèce.» Le temps n'a fait que
confirmer cette première décision de Visconti; et ce mol, non équi-
voques, qu'il y employa, est un trait de sagacité archéologique admi-
rable. Depuis lors, un grand nombre de voyageurs instruits, et d'ar-
tistes éminents, Huyot et Gau entre autres, sont revenus en Egypte sur
les traces de la commission française , pour vérifier, perfectionner,
' Biot, Recherches sur plusieurs points de l'astronomie égyptienne, in-8*, i8a3,
pages a 36 et suiv.
•î MAI 1855. l'H^V 273
étendre ses découvertes. Ils ont visité ces mêmes palais, ces mêmes
temples qu'elle avait décrits; ils y ont relevé de nouveaux détails; ils
ont pénétré plus avant, et en ont reconnu d'autres également couverts
de sculptures et de légendes hiéroglyphiques, que leur crayon habile a
dessinées avec mie fidélité scrupuleuse. Ils se sont unanimement accor-
dés à y reconnaître des édifices de construction intentionnellement ana-
logue, dont les sculptures représentent des scènes religieuses de même
nature, appliquées à des divinités portant les mêmes insignes; mais tous
y ont remarqué aussi des modifications, des dissemblances de style, qui
les font évidemment appartenir à des âges divers, depuis les temps pha-
raoniques, jusqu'aux époques grecque et romaine; ceux où l'on trouve
des zodiaques complets, étant exclusivement des plus récentes. Pour
un dessinateur ou un architecte habile, les caractères qui font aperce-
voir ces dift'érences d'àgô, ne sont pas douteux. Cette intuition artis-
tique est du môme genre que celle qui fait reconnaître à un paléographe
l'âge d'un manuscrit, et à un musicien les faibles dissonances qui
échappent à une oreille moins exercée. Dans tous ces cas, l'induction
résulte d'une multitude d'impressions antérieurement recueillies, qui,
réunies, donnent au raisonnement la vivacité d'une sensation; et la
conclusion en est tout aussi certaine'.
Des preuves d'une tout autre nature ont confirmé cette importante
distinction. Pococke dans les premières années du xviii* siècle, avait
remarqué des inscriptions grecques tracées sur plusieurs édifices égyp-
* Je trouve dans les Jùgypliaca de W. Hamilloa un passage qui montre bien, à
quel point ia pratique intime des arts graphiques était indispensable, pour saisir
les nuances qui distinguent les Ages de monuments' égyptiens encore existants.
Hamillon était un amateur d'antiquités, ayant une instruction générale, mais
nullement artiste. Voici comme il exprime ses impressions à ia page 18 do cet ou-
vrage :
I Les monuments d'antiquité de la haute Egypte présentent une apparence tout
là fait uniforme; et la première impression que le voyageur en reçoit, le porte à
«les croire d'une môme époque, ou d'époques peu différentes. Le plan et la dispo-
isition des temples, offrent partout une grande ressemblance. Les mêmes carac-
• lères hiéroglyphiques, les mêmes formes de divinités, portant les mêmes insignes,
«et honorés selon des rites pareils d'adoration ou d'hommage, se voient sculptés
• sur leurs murailles, depuis Hermopolis, jusqu'à Phila;. Ils sont construits eu
«pierres de même sorte; el l'on n'ap€r(;oil que do très-légères différences dans le
«degré de perfection du travail, ou la qualité des matériaux. Partout où la force
«de l'homme n'a pas été employée pour détruire ces édifices, ils sont toas dans le
• même état de conservation ou de décadence. •
Mais dans cette uniformité apparente, l'œil exercé de l'artiste ou de l'antiquaire,
découvre des indices sensible^ de dissemblance, et des différences évidentes de
temps.
J-
274 JOURNAL DES SAVANTS.
tiens, et il en avait rapporté des copies, malheureusement trop incor-
rectes pour qu'on pût les interpréter avec sûreté. Les membres de la
commission française, ont relevé avec tout le soin dont ils étaient ca-
pables celles qui se sont offertes à eux; et il faut sans doute leur savoir
beaucoup de gré, d'avoir, parmi les dangers de la guerre, ajouté ce pé-
nible travail à tant d'autres, qui étaient plus assortis à leurs études pro-
fessionnelles. Lorsqu'ils firent paraître le premier volume de leur grand
ouvrage, en 1 809 , M. Hamilton publia en Angleterre la première partie
d'un recueil intitulé Mgypiiaca, contenant ces mêmes inscriptions et
beaucoup d'autres, qu'il avait recueillies lui-même en Egypte, dans un
voyage entrepris immédiatement après le départ de l'armée française,
avec la sécurité que lui donnait son titre d'Anglais, et la pacification
relative du pays. Dans ce travail, et dans celui de la commission fran-
çaise, se trouvaient deux inscriptions grecques- particulièrement relatives
au temple de Denderah; l'une sculptée sur le listel de la corniche du
pronaos de ce temple, l'autre sur un petit propylon, ou porte exté-
rieure, d'un mur d'enceinte qui communiquait autrefois avec le
temple, par un édifice maintenant* ruiné. Le zodiaqiie circulaire lui-
même ne fut apporté en France qu'à la fin de 1821. Jusque-là on ne
le connaissait que par les dessins de Denon, de la commission d'E-
gypte, et par un modèle en cire qui avait été exposé au salon en 1819.
Mais déjà ces annonces avaient excité au plus haut degré l'attention
des savants ainsi quie la curiosité du public; et les débats relatifs à la
signification du monument, à sa destination intentionnelle, à son an-
tiquité présumable, se multiplièrent avec une extrême vivacité. Ce
courant d'idées porta Letronne à entreprendre l'analyse des deux ins-
criptions grecques de Denderah, pour voir si elles ne fourniraient pas
des éléments de critique, applicables aux questions controversées. Son
habileté comme helléniste, son érudition variée, la familiarité qu'il
s'était acquise avec l'histoire et les détails du gouvernement de l'Egypte,
sous les dominations grecque et romaine, tout cela joint à la sagacité
infinie de son esprit, lui donnait une aptitude toute spéciale pour une
discussion de ce genre. Il en fit d'abord l'objet de trois remarquables
articles, qu'il inséra dans le Joarnal des Savants, en i8ssi. Mais cette
épreuve lui ayant appris que ses démonstrations deviendraient plus
sûres et plus évidentes en devenant plus générales, il étendit ce même
travail à toutes les inscriptions grecques et latines que le zèle croissant
des voyageurs avait déjà recueillies, en très-grand nombre, sur des mo-
numents égyptiens; et de là résulta ce magnifique ensemble de discus-
sions critiques, s'éclairant et se justifiant les unes par les autres, qu'il
' MAI 1855. 275
publia en 182 3 sous le titre de : Recherches pour servir à l'histoire de
l'Egypte sous la domination des Grecs et des Romains. La conclusion géné-
rale, et irrécusable, qui se tire de cet ouvrage, c'est que, les Egyptiens,
au moins jusqu'au siècle des Antonins, ont conservé, sans modifications
essentielles, la religion et les arts de leurs ancêtres, et qu'ils ont élevé
des monuments dans un style d'architecture et de sculptures aussi sem-
blable qu'il leur était possible à celui des plus anciens temps. Pour les
édifices de Denderah, en particulier, Letronne pose en fait, je n'ose
dire démontre , que l'inscription du propylon en l'honneur d'Auguste, et
l'inscription du pronaos en l'honneur de Tibère, ne sont pas de simples
dédicaces faites par les Tentyrites à chacun de ces empereiu's, de
portions de l'édilice général antérieurement existantes; mais qu'elles
désignent le propylon et le pronaos, comme ayant été construits, ou
tout au moins achevés sous leur règne, par les gens du pays; car bien
qu'on n'y trouve pas le mol èTcoina-av, qui caractériserait indubitable-
ment une coopération actuelle, Letronne juge qu'il était inutile, parce
qu'une participation efl'ective à la confection de ces ouvrages a dû
seule autoriser les inscriptions qu'on y appliquait. L'instinct de la flat-
terie pourrait bien n'avoir pas eu toujours tant de scrupule. Quoi qu'il
en soit, lé fond de la conclusion est certain. Lorsque Champollion,
après la grande découverte qui lui donna l'intelligence de l'écriture
hiéroglyphique, alla visiter l'Egypte, en 18a 8 et 1829, il employa une
journée à l'examen des monuments de Denderah. Il reconnut, sur la
partie la plus ancienne de la muraille extérieure, les figures en propor-
tions colossales de Clcop.itre et de son fils Plolémée César; sur le
pronaos, de nombreuses légendes impériales, relatives à Tibère, Caïus,
Claude et Néron. Dans l'intérieur du naos, et des chambres érigées sur
la terrasse supérieure du temple, il vit, comme tous les voyageurs, les
murs, les plafonds, les colonnes, recouverts d'une profusion infinie de
sculptures, représentant des scènes religieuses, ou des sujets qui sem-
blent se rapporter à l'astronomie; mais, ce qu'il eut grand soin 'de cons-
tater, parmi toute cette magnificence, pas un seul des cartouches royaux
dont on y a tracé l'encadrement, n'est rempli d'une légende non^ina-
tive. Tous ont été laissés intentionnellement vides; môme sur le restant
du plafond 'd'où l'on a extrait le zodiaque circulaire , que l'on avait sup-
posé en contenir deux, dont l'un portait le mol avroxpdrup , écrit en
caractères phonétiques ^ Ces deux cartouches y existent en effet, mais
' Champollion, Lettres écrites d'Egypte et de Nabie, pages 91-93, i833. Le lexle
manuscrit est beaucoup plus alFirmatif que le lexle imprimé. On y lisait : Icplaiiont
de l'affaire, c'est que le morceau da fameux zodiaque, qui portait le cartouche (qui «e
276 JOURNAL DES SAVANTS.
non remplis. D'après une remarque curieuse de M. Mariette, il ne faut
pas regarder cette circonstance, comme décelant un ouvrage inachevé;
c'est l'indice assuré d'une époque grecque ou romaine. Dans les monu-
ments pharaoniques, les cartouches royaux portent toujours des lé-
gendes nominatives. Quand on ne les trouve pas présentes, on recon-
naît qu'elles ont été effacées à dessein. Sous les Ptolémées et les em-
pereurs au contraire, elles sont souvent insérées, mais souvent omises
avec intention. Le cartouche n'y est plus alors que le signe ahslrait du
pouvoir royal. On a suivi cet usage dans la décoration intérieure du
naOs de Denderah : elle est donc d'époque grecque ou romaine. Aussi
les sculptures qui la composent ont-elles paru à ChampoUion d'un style
tellement dégénéré du pharaonique, qu'il en jjait descendre l'exécution
jusqu'au temps de Trajan ou d'Antonin.
La date comparativement moderne de ce monument et de ses décors,
se trouvant ainsi indubitablement prouvée par tout ce concours de ca-
ractères archéologiques et artistiques , nous pouvons aujourd'hui aborder
avec moins de crainte, des questions qui, au moment de sa découverte,
étaient infiniment périlleuses. Pourquoi, dans quelle intention, a-ton
érigé sur la plate-forme du temple, trois chambres contiguës, dont toute
l'ornementation semble se rapporter au ciel ; celle du milieu portant à
son plafond un tableau sculpté, déforme circulaire, couvert d'une mul-
titude de figures emblématiques, accompagnées d'étoiles, parmi les-
quelles serpentent les douze signes du zodiaque grec, rangés dans l'ordre
de succession, suivant lequel le soleil les parcourt, et représentés comme
marchant tous en un même sens, qui, dans la situation oii le tableau
est placé, se trouve être le sens du mouvement diurne; représentation
à laquelle on a attaché tant d'importance, qu'on fa reproduite en déve-
loppement longitudinal, au plafond du portique du pronaos? Doit-on
voir là un tableau régulier de la voûte céleste, construit en projection,
avec la connaissance de fastronomie grecque appropriée aux idées
égyptiennes, et se rapportant à quelque phénomène astronomique, lié
trouvait rempli dans la gravure par une légende) est encore en place; et que ce même
cartouche est vide comme tous ceux de l'intérieur du temple; et il n'a jamais reçu un
seul coup de ciseau. Celle circonstance importante est confirmée par un dessin de
M Prisse effectué avec des soins minutieux sur le lieu même, et il fa publiquement
atleslée par son témoignage personnel dans une note que Lelronne a insérée à la
fin d'un de ses Mémoires (Académie des inscriptions i845)page io4- L'éditeur des
lettres de Chainpolllon avait supprimé, à l'impression, cette déclaration si explicite
de son frère ; sans doute, par ménagement pour la commission d'Egypte et pour
Fourier, encore vivant alors. Il ne fa communiquée à Letronne qu'en i845; quand
Fourier n'existait plus. ••- ' ,; J. , ■ .
MAI 1855. 27^
à la religion du pays? ou faut-il n'y voir qu'une décoration, soit re-
ligieuse soit artistique, dont la distribution a été réglée par le seiil
caprice du dessinateur? L'alternative n'est pas sans importance. Car,
dans le premier cas, on pourrait y retrouver des traits de connexion ,
entre la science abstraite des Grecs, et les notions d'astronomie que les
Égyptiens avaient fort antérieurement acquises par le seul secours des
yeux, comme une foule d'écrivains de l'antiquité, depuis Aristote jus-
qu'à Cicéron et Sénèque, en rendent témoignage. Dans le second cas,
au contraire, toute interprétation de ces tableaux serait vaine; et ils
n'auraient pour nous aucun intérêt. J'ai constamment soutenu la pre-
mière opinion; Lelronne la seconde. Les raisons sur lesquelles nous
nous sommes appuyés tous deux, sont depuis longtemps publiées. Je n'ai
nullement l'intention , ni ne me donnerai la mauvaise grâce, de renou-
veler aujourd'hui ces débats avec un adversaire qui n'est plus; et je ne
les ai rappelés que pour écarter des conséquences trop absolues, qui
détourneraient de recherches ultérieures par lesquelles on pourrait
rejoindre l'ancienne astronomie des Égyptiens à celle des Grecs.
Delambre a élevé contre toute tentative de ce genre, une fin de non-
recevoir, qui lui semblait irrécusable. Si les Egyptiens avaient obsen^é
très-anciennement des solstices et des équinoxes dont ils auraient déter-
miné les époques entre des limites d'erreur d'un, ou même de deux
jours, comment se fait-il q^on n'en trouve aucune mention quelconque
dans l'ouvrage de Plolémee, qui avait tant d'intérêt à rechercher ces
anciennes déterminations, et à s'en servir ? Ce comment est bien facile
à deviner. Pour que Ptolémée pût employer de telles observations
dans ses calculs, à titre de données antérieures, il, ne suQisait pas qu'elles
eussent été faites, et qu'elles lui fussent connues. Il fallait qu'il pût les
rattacher à son temps, au temps d'Antonin, par une énumération con-
tinue de jours, sans interruption d'un seul. Peut-on supposer cette
réduction praticable , même pour peu de siècles, dans un pays qui fut
longtemps régi par des dynasties diffcrenles, ayant chacune leurs villes
capitales, comptant des ères distinctes à partir de l'avènement de chaque
souverain; un pays ravagé aussi par des guerres furieuses, depuis l'in-
vasion des Hycsos jusqu'à celle des Perses; où la continuité de la chaîne
des temps n'aurait pu être rétablie, que par le rapprochement et la dis-
cussion critique de registres locaux, dont un seul perdu, ou détruit,
rendait pour toujours impossible d'en renouer les anneaux! Que Pto-
lémée n'ait pas mentionné ces observations, au cas où elles eussent
existé, quand elles ne pouvaient lui servir, il n'y à rien là qui doivo sur-
prendre. Car il nous a* laisser ignorer de même toutes celles d'IIipparque
36
278 JOURNAL DES SAVANTS.
qu'il n'a pas employées. Il n'a pas mentionné non plus une seule éclipse
de lune ou de soleil observée en Egypte. Est-ce à dire que les Egyp-
tiens n'en auraient pas vu ? Et s'ils en ont vu, comme cela est infaillible,
peut-on imaginer qu'ils ne les auraient pas remarquées, et notées
sur leurs registres sacerdotaux, eux qui avaient des cérémonies reli-
gieuses, attachées aux phases de la lune, ainsi qu'on le voit par leurs
rituels funéraires^? Dans le traité Des Météores, qui, s'il n'est d'Aristote,
est du moins d'un auteur très-ancien, ayant lui-même une pratique
intelligente des observations célestes, ils sont cités comme ayant vu et
enregistré des phénomènes analogues, bien plus rares, et d'une percep-
tion bien plus difficile; à savoir, des rencontres, nous dirions aujourd'hui
des occultations ou des appulses, d'étoiles par des planètes, ou des planètes
entre elles ^. Sénèque nous fournit encore, sur ce point, un témoignage
décisif. Car au livre VII, chap. m des Questions naturelles, il nous apprend
que, postérieurement à Eudoxe, le géomètre astronome Conon, l'ami
d' Archimède , avait rassemblé , dans un ouvrage spécial , les observa-
tions d'éclipsés de soleil conservées par les Egyptiens. « Conon , postea
^(diligens, et ipse inquisiior, defectiones quidem solis servatas ah Mgyptiis
ucollegit.n A quoi il ajoute : i^Nullani aatem mentionem fecit cometarum ,
unon prœtermissarus , si quid explorati apud illos comperisset. )i La conclu-
sioiî n'est pas exacte, mais je cite le passage entier pour montrer que
Sénèque avait eu sous les yeux ce livre de ^non. Or, si les Egyptiens
' L'exemplaire du grand rituel funéraire, conservé au musée royal de Turin ,
qui porte le cartouche d'un Pharaon de la 20* dynastie, a fourni à Champollion le
passage suivant. « 1° Titre du chapitre x, partie m, sect. i. Livre des cérémonies,
lorsque la lane est jeune, (nouvelle?) le i" du mois. Tous les exemplaires du même
rituel, que l'on possède dans les différents musées de l'Europe, ne sont que la re-
production plus ou mois étendue d'un texte très-anciennement consacré. Ainsi le
rite prescrit par ce passage, était général. Sur une stèle très-ancienne, conservée
aussi au musée de Turin, M. du Rougé a trouvé inscrite une hymne, dans laquelle
il est expressément recommandé d'observer la lune. La principale difficulté que l'on a
pour distinguer, et interpréter des textes relatifs à la lune , c'est qu'elle y est fré-
quemment désignée par des expressions symboliques, dont l'application précise àsrs
différents étals, n'est pas encore fixée. — * MerewpoAoyjxôJi; jStêA. 1. Cap. vi, page 2 3,
édition Ideler. Leipsick i834. A cette occasion, l'auteur dit que, de son temps, on
a vu deux fois la planète Jupiter occulter une étoile des Gémeaux; et, par un calcul
approximatif, je trouve que ce phénomène a pu en effet s'opérer vers l'an 35o
avant notre ère. Il y a dans ce même chapitre vi un passage qui décèle une pratique
d'observation si subtile qu'Ideler lui-même n'en a pas compris le sens. C'est celui
où il est dit qu'une certaine étoile, à peine, perceptihle quand on la regardait en
face, devenait très-visible, quand on la regardait obliquement. Ce fait est aujour-
d'hui familier aux astronomes. Il tient à ce que la rétine est relativement plus sen-
sible , dans les portions de sa surface où elle est habituellement moins employée.
MAI 1855. 279
consignaient dans leurs registres des phénomènes pareils, dont les re-
tours ne leur étaient pas possibles à prévoir, puisqu'ils ont pu seulement
être calculés par les théories modernes, à cause des variétés d'aspect que
les parallaxes y introduisent, ils devaient encore moins omettre les éclipses
de lune qui étaient liées à leurs rites, et dont la période se présente d'elle-
même ; puisqu'elles reviennent, sans faute, après dix-huit années solaires
plus dix ou onze jours, et encore plus exactement après la période chal-
daïque, GôSÔ-iy. Pourquoi donc Ptolémée n a-t-il fait aucun usage de ces
éclipses observées en Egypte? Elles lui auraient été plus avantageuses
que celles des Chaldéens, dont il n'a pu extraire qu'un très-petit nombre
qui fussent dans les conditions convenables pour établir ses théories. Car
cela lui aurait évité l'incertitude produite par la réduction du méridien
de Babylone au méridien d'Alexandrie qu'il n'a pu que très-imparfaite-
ment évaluer. Mais le manque de dates continues pour les rattachera son
temps a suffi pour les lui rendre inutiles; et, alors selon son usage, il
n'en a rien dit, parce que des anciens, et même d'Hipparque, il ne cite
que ce qui lui sert. ;«h'>//"i ki
La fin de non-recevoir, élevée par Delarabre contre les anciennes ob-
servations des Egyptiens, n'est donc pas fondée en bonne critique. A la
vérité nous ne connaissons pas encore les signes précis, par lesquels ils
auraient caractérisé les équinoxes, les solstices, et les éclipses, sur leurs
monuments, ou dans leurs papyrus. Mais ce n'est que depuis peu, qu'on
a cherché à les y découvrir. Quand il fut une fois avéré que les repré-
sentations zodiacales de Denderah, d'Edfou, etd'Esné, étaient relative-
ment modernes, l'attention des égyptologues s'était détournée, pru-
demment peut-être, des sujets astronomiques; et ils les avaient pris,
dans une sorte de dédain érudit, presque équivalent à une proscrip-
tion. Ils ont été ramenés tardivement à s'en occuper, par l'espoir, d'en ex-
traire des données utiles à la chronologie. Depuis qu'ils ont recommencé
d'y revenir, M. Lepsius, et M. de Rougé, ont mis en lumière des docu-
ments qui nous découvrent, avec quelles modifications, quelles métamor-
phoses, certaines spéculations à la fois astronomiques et astrologiques ,
ont passé des Egyptiens aux Grecs. Ils ont rendu accessibles à l'inter-
prétation et au calcul un recueil de levers d'étoiles, une sorte de para-
pegme, dont la date absolue remonte à i 2/10 ans avant l'ère chrétienne,
et qui n'a pu être construit, même projeté, qu'après une longue et in-
telligente pratique des observations célestes. J'en parlerai plus tard. Mais
je veux d'abord continuer de suivre la succession des idées dans l'ordre
où elles se sont produites; et je reprends le fil de ma narration.
Letronne n'a pas connu ces nouveaux documents. L'antiquité exa-
3G.
280 JOURNAL DES SAVANTS.
gérée que l'on avait voulu attribuer aux représentations zodiacales trou-
vées en Egypte , lui inspirait une vive répugnance pour tout ce qui
semblait y avoir rapport; et il inclinait fortement à nier, comme De-
lambre, que les anciens Egyptiens, eussent obtenu quelques détermi-
nations astronomiques, à peu près exactes, avant les Grecs. Il fut con-
firmé dans ces idées absolues, par une découverte curieuse, qui s'offrit
à lui, en 182a, et qu'il suivit avec une rare habileté. Le célèbre voya-
geur Cailliaud avait rapporté de Thèbes une momie, singulièrement
remarquable par son volume, la nature de ses ornements, la multi-
tude de ses enveloppes, la configuration de la caisse qui la renfermait;
surtout par un zodiaque grec complet, peint à l'intérieur, dont les figures
entremêlées d'emblèmes égyptiens, présentaient des ressemblances frap-
pantes, avec les représentations analogues trouvées à Denderah, et à
Esné. On la débarrassa soigneusement de ses linceuls, en présence
d'une nombreuse assemblée de savants, dans l'espoir qu'on y décou-
vrirait quelque ifianuscrit qui éclaircirait ces particularités. Mais on
trouva seulement, sous les bandelettes extérieures, un petit papyrus
hiéroglyphique, portant à sa marge le mot HeTSfiévuv écrit en grec
cursif. Plus tard, Champollion reconnut ce même nom, tracé en carac-
tères phonétiques sur le papyrus, qui ne lui parut exprimer qu'une
légende funéraire. Ainsi le mystère du zodiaque peint au fond de la
caisse, restait entier.
Mais au dehors, sur le couvercle, on avait remarqué les traces d'une
courte inscription grecque, presque effacée. Cailliaud en donna un fac-
similé à Letronne , qui se mit h la déchiffrer, avec tous les secours que
lui fournissait son érudition paléographique, et l'aptitude pour ainsi
dire instinctive, que lui avait donnée, pour un travail pareil, la multitude
des inscriptions grecques recueillies en Egypte, qu'il avait précédemment
analysées, et interprétées avec tant de succès. En étudiant les linéaments
de celle-ci, en la comparant à une autre plus complète qui avait appar-
tenu à une momie trouvée dans le même caveau , il parvint à la resti-
tuer tout entière. Il reconnut alors que toutes deux appartenaient à des
individus d'une même famille grecque, établie en Egypte. Il retrouva
toute la filiation du Pétéménon de Cailliaud; la durée de sa vie 2 1 ans,
k mois et 22 jours; la date de sa mort l'an xix*de Trajan, le 8 payni,
concordant avec le 2 juin de l'an 1 1 6* de notre ère. Il montra que tous
les détails de l'ornementation de la momie, et jusqu'à la forme de la
caisse, rappelaient des usages grecs, mêlés aux rites égyptiens. Exami-
nant alors le zodiaque peint au fond de la caisse, il vit que le signe du
capricorne avait été détaché de la série des douze, et reporté au-dessus
.a MAI 1855. UV 281
de la tête d'une figure de femme, qui, dans tous les monuments égyp-
tiens représente la déesse Ciel. Il en conclut que cette particularité
désignait le signe céleste sous lequel l'individu Pétéménon était né; ce
qui se trouva effectivement vrai par les dates exprimées. Ainsi le
zodiaque peint dans cette caisse, y avait une application purement astro-
logique. Les interprétations du Zadig de Voltaire n'étaient, ni plus ingé-
nieuses, ni plus précises.
Alors Letronne se demanda pourquoi ce zodiaque , comme tous les
autres que l'on avait découverts en Egypte, se trouvent avoir été tracés
à des époques tardives de la domination romaine. Il donna de ce
fait deux raisons très-plausibles, et je pourrais dire péremptoires. La
première, c'est que les croyances astrologiques, quoique très-ancienne-
ment établies en Chaldée et en Egypte, comme l'attestent formellement
des passages de Cicéron et d'Hérodote, ne se sont répandues chez les
Romains qu'après que la conquête les eut mis en rapport intime avec
l'Egypte, et y étaient devenues principalement dominantes sous les
règnes de Trajan, d'Adrien, et d'Antonin. L'autre raison, celle qui en
faisait alors rattacher les applications à la série des douze emblèmes
figurés qui constituent le zodiaque grec, c'est que ces emblèmes, pris
individuellement et dans leur ensemble, désignant autant de groupes
stellaircs répartis sur le contour de l'écliptique, sont d'invention
grecque; leurs configurations, leurs limites, et même leur nombre
n'ayant été définitivement fixés que fort taixl. De sorte que les Romains,
et avant eux les Grecs établis en Egypte, n'avaient pas pu les tracer
sous d'autres formes, que celles avec lesquelles ils les avaient reçus.
Jusque-là Letronne s'était tenu strictement dans les faits. Mais, de ces
démonstrations si Judicieusement sévères, il tira deux conséquences, a
mon avis, trop générales, qui, si on les admettait comme des décisions
définitives, arrêteraient invinciblement toutes les recherches que nous
pouvons faire, pour retrouver les traces de l'ancienne astronomie des
Egyptiens. Je les rapporterai ici dans les termes mêmes, par lesquels
il les a exprimées.
La première c'est que «le zodiaque de Dcnderah, et tous les autres
« monuments du même genre, n'ont probablement eu aucun autre objet
M que d'exprimer quelque combinaison astrologique , telle que le thème
« natal, soit d'un prince, soit de la construction du temple, ou d'une de
«ses parties, ou bien tout autre thème à la fois astrologique et reli-
«gieux^ » La seconde, c'est que ces monuments, déchus ainsi de cette
' Letronne , Observations critiqats et archéologiques sur l'objet des représentations
282 JOURNAL DES SAVANTS.
« haute antiquité qu'on leur avait supposée , perdent presque toute leur
«importance. Ils ne sont plus qu'un simple objet de curiosité, qui peut
« fournir quelques rapprochements à l'artiste et à l'antiquaire ; mais qui
«n'offre désormais aucun but de recherche vraiment philosophique:
« car, au lieu de receler, comme on se l'était promis , le secret d'une
«science perfectionnée, bien avant le déluge, ils ne seraient plus que
«la preuve encore vivante, d'une des faiblesses qui ont le plus désho-
« nqré l'esprit humain ^ »
Je n'ai certes aucune propension à défendre la haute antiquité que
Fourier et, à sa suite, toute la commission d'Egypte, ont attribuée aux
zodiaques découverts en Egypte. Dès 1821, lorsque cette opinion
régnait dans toute sa force , j'ai le premier démontré mathématique-
ment, que le phénomène céleste sur lequel elle repose n'a jamais
existé. Mais , précisément parce qu'ils ont été tracés avec la connaissance
de l'astronomie grecque, ce que je savais par les jugements des artistes
et les recherches mêmes de Letronne, quand je publiai mon travail
en 1823, peut-on logiquement afifu-mer, qu'à l'instar du zodiaque ins-
crit dans la caisse de Pétéménon, ces tableaux sculptés sur les plafonds
et sous le portique d'un temple consacré à l'une des plus grandes divi-
nités de l'Egypte, ne représentent que des fantaisies astrologiques, ou
mythologiques, sans aucun rapport intentionnel avec le ciel? Ne serait-il
pas plus naturel d'y soupçonner la présence de la science grecque mise
au service des conceptions égyptiennes, et nous offrant pour ainsi dire,
des idées bilingues à démêler ? C'est ce que j'ai cherché à faire dans
l'ouvrage que je viens de rappeler. Je ne prétends pas justifier ici l'exé-
cution mais le but. Un curieux exemple de cette fusion d'idées a été
découvert depuis dans le zodiaque circulaire de Denderah môme. Mais
ceci m'amène à parler des nouveaux documents que j'ai tout à l'heure
annoncés; et j'en remets f exposition à un autre article. Je fatiguerais
trop l'attention de nos lecteurs, si je les entraînais maintenant dans un
ordre de considérations tout différent de celles que je viens de leiu* pré-
senter; et, pour leur intérêt comme pour le mien, je profiterai de la
maxime : caiqae diei sajjicit malitia sua. '^ > '
J. B. BIOT.
[Lu suite à un prochain cahier. )
zodiacales, qui nous restent de l'antiquité. Paris, in-8°, 1824, pages qA-QÔ. — ' Ibid.
page 1 10. j k. jsk- t ' -v
MAI 1855. VOl 283
Athènes aux xV, xvi' etxvii' siècles, par M. le comte de Laborde,
2 vol. in- 8°. Paris, chez Jules Renouard, rue de Xpurnon.
PREMIER ARTICLE.
Que restait-il d'Athènes au xv* siècle? quels débris, quelles ruines,
quels monuments encore debout s'étaient jusque-là conservés ? en quelle
estime étaient-ils, qu'en savait-on, qu'en disait-on dans l'Occident? Telles
sont les questions qui ont inspiré à M. de Laborde ces deux élégants vo-
lumes, pleins d'ingénieuses recherches, de documents inédits, de planches
curieuses, de piquantes vignettes, de tous ces accessoires, en un mot,
dont il sait, mieux que personne, semer ses publications, et qui leur
donnent comme un caractère de raretés bibliographiques.
On s'étonne peut-être du choix de son sujet. Pourquoi, dans l'his-
toire d'Athènes, ne prendre que le xv*, le xvi* et le xvn* siècle? pourquoi
s'enfermer dans cette époque, sans jeter un regard ni en avant ni eu
arrière? La raison la voici : ce n'est point un ouvrage à part, un livre
isolé et complet qu'entend nous donner M. de Laborde, c'est un extrait,
un fragment, une feuille détachée d'un grand travail inédit, qu'il con-
sacre à la ville, ou plutôt au temple de Minerve , au monument qui fut
la gloire d'Athènes, au Parthénon. Déjà quelques livraisons, publiées il
y a sept ou huit ans, ont donné la mesure de cette importante entre-
prise; l'œuvre est interrompue, elle n'est pas abandonnée : l'auteur, du
moins, nous le promet, et, nous n'en doutons pas, il tiendra sa parole.
Malgré les catastroplies et les révolutions qui, jusqu'ici, l'ont arrêté, son
Parthénon verra le jour. En attendant, il nous offre un à -compte, et
c'est toujours autant de pris.
Ce fragment, après tout, est un livre à lui seul. Détaché de l'ensemble,
on s'aperçoit à peine qu'il lui manque une fin et un commencement.
C'est une suite, un complément à l'histoire d'Athènes , un appen-
dice utile autant que peu connu. Tout le monde en effet sait à peu près,
ou croit savoir ce qu'était cette admirable vilJc aux jours de sa splen-
deur, tout le monde sait aussi, même sans l'avoir vu, ce qu'elle est de
nos jours, mais, entre ces deux époques, en général on ne sait rien. C'est
à combler cette lacune que travaille M. de Laborde.
La tôche est difficile; il s'agit de dresser d'âge en âge la carte des mo-
numents d'Athènes, d'en suivre siècle par siècle, et, pour ainsi dire,
pierre à pierre, les mutilations successives. Pour un pareil ti^avail quels
284 JOURNAL DES SAVANTS.
témoins consulter? où trouver beaucoup de Pausanias? où sont les
voyageurs anciens qui parcouraient ce sol de Grèce avec l'idée de nous
laisser des notes et de dresser pour noire usage l'inventaire de ce qu'ils
avaient vu? C'est déjà presqu'un miracle qu'au deuxième siècle de notre
ère un homme , par exception , ait eu cette pensée et se soit donné
cette peine pour le plaisir et l'instruction de la postérité. Sans lui que
saurions-nous? à quelles conjectures, à quelles hypothèses en serions-
nous réduits? Déjà même il venait un peu tard pour trouver tout
à sa place dans Athènes : ce n'était plus la ville de Périclès. Il eût fallu
nous la décrire quelques siècles plus tôt, avant Sylla, avant Néron, et
même av^ant Hadrien. Ces ti'ois hommes, chacun à sa façon, ne l'a-
vaient guère ménagée. Sylla s'était vengé de l'affront d'un long siège en
châtiant jusques aux monuments; Néron, sans prendre comme lui la
ville par escalade , n'en avait pas moins mis ses chefs-d'œuvre au pil-
lage, arrachant les marbres et les bronzes, les statues et les tableaux,
les chapiteaux et les corniches, pour en décorer ses palais et ses jar-
dins d'Italie; Hadrien, au contraire, n'avait eu pour Athènes que trop
d'amour, s'il est possible; jamais il n'y porta ni le fer ni la flamme,
il n'y déroba rien, mais il y construisit et y restaura beaucoup. Pour
construire on détruit, en restaurant on altère. Athènes, avant Pau-
sanias , avait donc déjà subi trois grands fléaux qui défigurent une
cité, la guerre, la rapine, et les restaurations. Ce qui n'empêche pas
qu'il n'y paraissait guère : elle restait encore, môme sous les Antonins,
le plus merveilleux musée que jamais les hommes auront vu.
C'est à deux cents ans de là , après qu'Alaric et ses Goths se furent
jetés comme un torrent sur l'Attique, que tout dut prendre un autre as-
pect. Là commence, à vrai dire, la destruction d'Athènes. Le mal fut-il
aussi profond que le disent et Claudien et la tradition , écho de son
poëme? Zosime soutient que non; il ne veut pas qu'il y ait eu grand
ravage, et la raison qu'il en donne c'est que Minerve elle-même avait
arrêté les coups. Sa grande ombre, nous dit-il, se dressa devant Alaric,
couvrant la ville et les remparts de sa redoutable égide. Un argument
moins poétique , moins agréable aux païens du vi' siècle, un simple
récit contemporain ferait mieux notre affaire; on le chercherait vai-
nement. En ce temps-là les esprits droits, s'il en restait encore, n'écri-
vaient plus; les beaux esprits subtilisaient. Meursius, dans tout son re-
cueil , ne cite pas , que nous sachions , un seul fragment, une seule scholie
qui soit du moindre secours pour éclaircir ce simple fait, quel était
l'état d'Athènes après le passage des Goths? M. de Laborde, plus heu-
reux que Meursius, a-t-il trouvé sur ce sujet quelque source inconnue ?
MAI 1855. im
Son Parthénon nous l'apprendra, mais franchement nous en dou-
tons.
La même obscurité, la même impossibilité d'obtenir des témoignages
tant soit peu sérieux s'étend aux siècles suivants. Le silence est com-
plet. Claudien peut avoir outié les dégâts matériels causés par les bar-
bares , nous sommes porté à le croire ; mais ce qu'il n'a point dit , et ce
qui est certain , c'est la ruine morale qui suivit de près ce terrible ou-
ragan. Dès la fin du v* siècle la ville intellectuelle était morte. Ces
écoles, sa dernière splendeur, cette vie philosophique et littéraire qui,
depuis si longtemps, lui tenait lieu de vie publique et presque de li-
berté, il n'en était plus question. Les maîtres, les disciples, tout avait
disparu; et, lorsque Juslinien prononça par décret la fermeture et la
suppression des écoles d'Athènes, ce n'était point de sa part acte de
tyrannie, fantaisie de despote, c'était la consécration légale d'un fait
déjà consommé. Longtemps avant Justinien, Synésius écrivait : «S'il
«reste à cette pauvre Athènes une ombre de célébrité, ce n'est plus à
« ses philosophes qu'elle la doit, c'est à ses marchands de miel ^ »
Presque réduite à l'état de bourgade sous les empereurs byzantins,
elle tomba dans un tel oubli, que son nom même sembla se perdre,
lies navigateurs de l'Archipel l'appelaient Sétine au ix' siècle, ne se dou-
tant même pas qu'Athènes avait été son nom ; et pourtant ses ruines étaient
là! Mais qui les visitait? Quel pèlerin, parti de Gênes ou de Marseille,
se serait arrêté pour contempler le Parthénon? Ils cinglaient tous vei's
les lieux saints, les yeux baissés, n'hésitant qu'entre deux ou trois
itinéraires plus directe les uns que les autres. Athènes n'était pas sur
leur route ; et ce n'était pas pour de telles reliques qu'ils se seraient dé-
tournés d'un jour. Les pieux voyageurs ne devaient donc pas tirer la
malheureuse ville de son obscurité; ils en savaient sur son compte
encore moins que les nautonniers de Rhodes ou de Naxos. Mais, quand
les pèlerinages se changèrent en croisades, quand il fallut occuper mili-
tairement les côtes de la Grèce, s'y assurer des postes, des abris, des re-
fuges, alors la position d'Athènes et surtout celle de l'Acropole ne
manqua pas d'être remarquée; on lui trouva, comme h la butte de
Montlhéry par exemple , ou à telle autre motte féodale, les conditions
requises pour asseoir un donjon. Alors le noble nom de la ville antique
reparait dans le monde, associé à un mot tout moderne : c'est h titre de
duché cju'Athènes ressuscite.
Une longue série- de duc» francs, bourguignons, champenois, na<
' Kpist. CLVI. *f^' ' ' " ^ J» > •'
37
286 JOURNAL DES SAVANTS.
politains, toscans, la possèdent pendant trois siècles; que font-ils de ses
monuments? De quel œil les regardent- ils? Ont-ils pour ces chefs-
d'œuvre indifférence ou respect? Ici encore, complet silence. On trouve
bien , et depuis quelque teqips on explore dans les bibliothèques de l'Eu-
rope d'utiles documents sur les établissements des croisés dans la Grèce,
mais un seul mot concluant et de quelque intérêt sur les monuments
d'Athènes, nous ne pensons pas qu'on l'ait encore trouvé. Ce qu'on sait,
ce qui est manifeste à ceux qui visitent les lieux , c'est que les ouvrages de
défense, les remparts, les bastions construits vers cette époque, sont
presque entièrement composés de pierres ou de marbres taillés à l'an-
tique, et couverts pour la plupart de sculptures ou d'inscriptions. La
tour carrée par exemple , le donjon qui domine les Propylées, n'est pas
autrement bâtie. S'était-on procuré ces matériaux par des démolitions
récentes, était-ce, au contraire, d'anciens débris abattus depuis longues
années, nul ne le saurait dire. On n'a que le corps du délit, on n'en
sait pas la date ; et telle est l'insouciance universelle en ces temps-là
pour ce genre de trésors, que c'est pure chimère de vouloir deviner par
la faute de qui nous les avons perdus. Aussi bien sous les ducs que sous
la domination byzantine, toute enquête est impossible, faute de témoi
gnages. Aussi comprenons-nous que M. de Laborde ait écarté de ses
deux volumes cette partie énigmatique de son sujet; il nous en parlera
dans le corpsde l'ouvrage; pour aujourd'hui il fait son choix , il se donne
un cadre restreint et ne remonte qu'à l'époque où quelques docu*
ments écrits jettent un certain jour sur les questions qu'il veut résoudre.
C'est au milieu du xv" siècle que ce changement. s'opère, au moment,
chose étrange, où de nouveaux barbares fondent sur l'Archipel et en
chassent les fils des croisés,
Athènes fut occupée par les .Turcs trois ans après la chute de Cons-
tantinople , en i Zi56 ; elle fut prise sans coup férir, sans que son dernier
duc, Acciajuoli, tentât la moindre résistance. Ce triste personnage n'en
fut pas moins étranglé; sa lâcheté ne lui profita pas; elle ne rendit ser-
vice qu'aux monuments d'Athènes qui, pour cette fois du moins, ne
coururent aucun danger. M. de Laborde prétend même que la conquête
fut un bonheur pour eux; qu'ils gagnèrent à changer de maîtres;
qu'Omar et ses soldats ne brisèrent pas une pierre, tandis que, jusque-
là, les chrétiens avaient tout mutilé. Cette extrême indulgence paraît
peut-être un peu paradoxale. C'est oublier bien vite que ces bons mu-
sulmans venaient de mettre à sac les chefs-d'œuvre de Byzance; tout
au moins voudrait-on savoir sur quelle autorité l'auteur se fonde. Il
nous dit bien qu'il a des preuves; mais où sont-elles? Dans son Parthé-
.^'Ir^/^'/MAI 1855. 287
non; et par malheur son Parthénon , lui seul le connaît jusqu'ici. C'est
là l'inévitable inconvénient des publications fractionnées, des fragments
pris au cœur d'un ouvrage ; quand on procède ainsi , on doit se rési-
gner à des répétitions ou à des omissions regrettables. Du reste, n'in-
sistons pas : nous avons accepté les réserves de l'auteur, il faut prendre
son livre tel qu'il est et au moment où il le commence.
Nous sommes donc en i 456 et les Turcs sont maîtres d'Athènes. Or
c'est à ce moment , c'est trois ou quatre ans après cette prise de posses-
sion que doit avoir été écrit un document, le premier qui apparaisse
enfin après ce long sommeil , indicé curieux d un certain retour de res-
pect et de curiosité pour les antiquités d'Athènes. Ce document con-
siste en quelques feuillets, d'une écriture grecque du xv* siècle, inter-
calés et comme enfouis, jusqu'à ces derniers temps , au milieu de pièces
théologiques de la même époque, dans un manuscrit de la bibliothèque
impériale de Vienne. Ottfried Muller, le premier, reconnut en 1 84o que
ces six ou sept pages inachevées et entremêlées de lacunes étaient une
description topograprfiique d'Athènes, un carnet de voyage, un mé-
mento en forme d'itinéraire, et que cà et là quelques mots permettaient,
sinon d'en connaître l'auteur, du moins d'en fixer approximativement
la date.
On comprend tout le prix d'un pareil document. La description de
l'anonyme, c'est ainsi qu'on est réduit à l'appeler, est une sorte d'état
des lieux coïncidant forte propift avec l'installation des nouveaux con-
quérants, c'est à-dire avec finstant où M. deLaborde entre en matière:
aussi n'oublic-t-il rien pour la mettre en relief; il nous en donne une
copie textuelle, un fac-similé complet, calque sur le manuscrit, puis
une transcription et une traduction suivie do notes et de commentaires.
Le Croc qui a écrit ces pages, treiae cents ans après Pausanias,
avait-il \u\es A ttiqaes? On le suppose tant il semble emprunter à l'an-
cien voyageur ce qu'on peut appeler sa méthode. C'est te même pro-
cédé en face des monuments; il les passe en revue, il les décrit, sans
jamais se mettre en scène; c'est aussi la même concision poussée sou-
vent jusqu'à l'obscurité. Mais là se bornent les analogies; entre Pausa-
nias et l'anonyme de i A6o, il y a la même distance qu'entre les siècles
où ils ont vécu et les choses qu'ils ont vues. Le grand mérite de Pau-
sanias, ce qui rachète tous ses défauts, c'est d'écrire dans un temps bien
informé, de traiter im sujet qui n'a rien de problématique; le nom des
monuments, leur origine , leur destination , les artistes qui les ont cons-
truits, il sait tout cela, parce que tout le monde autour de lui le savait
plus ou moins; il n'a eu besoin . pour être exact, que de faire des ques-
37.
288 JOURNAL DES SAVANTS.
tions, les réponses ne lui ont pas manqué; et, si parfois il raconte des
fables, ce sont celles que tout le monde adoptait, des fables consacrées,
des hypothèses mythologiques sur l'origine de certaines constructions.
Son imitateur, au contraire , parle de choses qu'il ignore , et que ceux
qu'il consulte ne connaissent pas mieux que lui. Dans cette ville où il
nous promène, il sait qu'il y eut jadis de grands noms, des monuments
célèbres, mais ces monuments, où sont-ils? Personne n'est là pour le
lui dire : il faut qu'il s'oriente lui-même. Les édifices qu'il rencontre,
il les baptise comme il peut, prenant les noms presque au hasard, et
choisissant de préférencfe les plus illustres , les plus pompeux. C'est
ainsi qu'il nous conduit devant les palais de Miltiade, de Thémistocle,
de Léonidas , dans les écoles de Socrate , de Platon , de Démosthène ,
d'Aristote, de Sophocle, d'Aristophane, aux habitations de Solon et de
Thucydide; autant d'attributions fantastiques et de pure invention. Est-
ce donc un rêveur que ce Grec? Son témoignage est-il puéril, sans va-
leur et sans utilité? Nullement. A côté de ces dénominations erronées,
échos lointains de contes populaires et d'absurdes traditions, viennent
d'utiles renseignements. Ainsi nous apprenons, par quelques mots qui
lui échappent à son entrée dans l'Acropole, que les Propylées, à cette
époque , avaient encore leurs plafonds, leurs couvertures et leurs dallages
de marbre; que le temple d'Lrechtée, qu'il prend pour un portique et
même pour le portique par excellence, pour le portique des stoïciens,
était encore couvert au dedans et au dehors de ses ornements dorés et
décoré de pierres précieuses. Il a bean faire des quiproquo et se trom-
per à chaque pas, ses bévues elles-mêmes ont leur prix; souvent ce qu'il
a cru voir nous sert d'indice pour deviner ce qu'il a vu. Peu im-
porte par exemple qu'il appelle théâtres toutes les constructions k
gradins qu'il trouve sur sa route, et qu'il transforme en écoles tous les
autres édifices, de quelque forme qu'ils soient; le point essentiel, c'est
qu'il a vu beaucoup de monuments, la plupart encore debout; c'est
qu'il a vu le stade et d'autres lieux de réunions publiques, conservant
encore leurs gradins et leurs dispositions principales. Peut-être même
ce mot école, dont il fait un si étrange abus, n'est-il pas toujours employé
aussi à faux qu'il en a l'air. N'oublions pas que, pendant plusieurs
siècles, les étudiants romains s'étaient comme emparés d'Athènes et
l'avaient convertie en une sorte d'université. On devait y compter alors,
comme à Oxford ou à Cambridge, presque autant d'écoles que de mai-
sons, et bien des monuments, construits à toute autre fin, avaient dû
être appropriés aux besoins de l'enseignement; de là des dénominations
qui contredisent notre savoir, qui nous semblent risibles , et dont Tcti-
MAI 1855. 289
nus etCallicrate auraient souri comme nous, mais qui peut-être, à notre
insu, ont été vraies un certain jour, puis se sont conservées durant le
Bas-Empire , et jusqu'au temps de notre voyageur. On voit donc que ,
par bien des côtés, il y a dans ce court document d'amples sujets d'in-
duction et d'études.
Il prouve, à notre avis, deux choses principales: d'abord, que, mal-
gré dix siècles d'abandon, malgré les Goths et les iconoclastes, mal-
gré les spoliations impériales, malgré les travaux militaires des ducs
et des polémarques, Athènes, au xv' siècle, possédait des restes con-
sidérables de son antique architecture. Ses monuments, en général,
devaient être moins altérés, moins dégradés que ceux de Rome à la
même époque. Un climat plus doux et plus égal, des matériaux plus
résistants et plus massifs, un mode de construction et d'appareil plus
difficile à entamer, tout avait dû protéger les monuments d'Athènes,
tout, jusqu'à la décadence de la ville elle-même. Obscure, solitaire,
éloignée de la scène du monde, elle en était plus à l'abri de la des-
truction. Ce n'est pas impunément qu'une grande cité ressuscite de
ses cendres et reste, même après sa chute, la métropole de l'univers.
Elle ne se perpétue qu'à condition de se détruire; c'est aux dépens de
la ville ancienne que la nouvelle se construit. Et pourtant, voyez dans
les récils de Poggio Bacciolini combien de temples, de tombeaux, de
thermes, d'amphithéâtres, de colonnes et d'arcades, ne compte-t-il pas
à Rome, lui qui se plaint d'en avoir vu tant détruire^? Voyez ce que
Pétrarque, un peu avant Poggio, nous dit du septizonium de Sévère.
Cent ans à peine écoulés, que restait-il de tout cela? La Rome du
xv* siècle était donc incomparablement plus riche en débris de l'anti-
quité que la Rome qui nous reste aujourd'hui; à plus forte raison
Athènes, vers la même époque, offrait-elle au voyageur un spectacle
dont ce qui subsiste ne peut donner aucune idée. Ce n'est ni le temps
ni la main de l'homme, c'est la poudre à canon seule, nous le verrons
tout à l'heure, qui pouvait ravager et presque anéantir ces admirables
masses. Une longue série de monuments, non pas intacts, mais encore
à moitié debout et de forme encore accusée, voilà ce qu'en 1/160
l'anonyme avait vu à Athènes, voilà ce qu'avant tout nous apprend son
récit.
Ce qu'il nous enseigne en second lieu, c'est que ces débris visibles ,
ces traces matérielles étaient tout ce qui restait de la ville antique :
les souvenirs avaient disparu; on ne savait plus rien de son histoire. Les
' De varielate fortune , p. 21, édii de Paris, 17^3, iii-4*.
290 JOURNAL DES SAVANTS.
premiers siècles de Byzance , les premiers temps du christianisme étaient
l'extrême limite où les regards pouvaient encore atteindre; au delà
commençait une profonde nuit. Aussi voyez notre anonyme en face du
Parthénon : à qui en attribue-t-il l'honneur? prononce-t-il les noms de
Phidias et d'Ictinus ? Il ne sait même pas que ces deux hommes ont
existé. Pour lui les architectes du Parthénon sont Apollôs et Eulogios,
c'est-à-dire , selon toute apparence , les deux premiers auteurs de sa
ruine, les deux maçons byzantins qui firent une église du temple de
Minerve. L'échancrure , la brèche énorme, qui coupe en deux le fronton
oriental, le pronaos détruit, ses six colonnes renversées, voilà l'œuvre
dont il restait souvenir, voilà ce qu'en i /j6o on appelait avoir construit
le Parthénon. Le sic vos non vobis a-t-il jamais reçu plus belle applica-
tion, et quel exemple pourrait mieux" nous apprendre le degré d'igno-
rance et d'oubli de leur gloire où les Grecs étaient alors tojnbés ? '
Quand on faisait de telles méprises sur le sol même de Grèce, il
était tout simple qu'en France, en Italie, en Allemagne, en Flandre,
on ne se piquât pas de plus d'exactitude. Voulait-on représenter Athènes
dans une de ces chroniques à figures qui racontaient l'histoire du
monde depuis Noé jusqu'au xv" siècle , l'artiste traçait de fantaisie la vue
à vol d'oiseau de sa ville ou de sa bourgade, flamande s'il était Flamand ,
allemande, s'il était né au delà de la Meuse ou du Rhin, puis il écri-
vait au bas : « Ceci est le portrait de l'antique cité d'Athènes. » M. de La-
borde met sous nos yeux deux portraits de ce genre, tirés, l'un de ia
chronique de Jean de Courcy, en date de i/iyà, l'autre de la grande
chronique de Nuremberg. Ici des toits pointus, de hauts beffrois, des
flèches élancées, on se croirait à Bruges; là des coupoles, des dômes
arrondis, comme à Cologne ou à Mayence. Ces sortes d'anachronismes et
de travestissements n'avaient alors rien de rare. Etait-il plus étonnant de
faire d'Athènes une forêt de clochetons et de mâchicoulis, que de coifl'er
Pilate du chaperon florentin, ou d'aflubler César d'un pourpoint à l'es-
pagnole. Quel artiste en ce temps-là s'inquiétait de la couleur locale, de
la vérité du costume? On ne peignait au vrai que les visages : ce qui
était bien quelque chose; mais personne, avant Mantegna et son école,
ne s'était avisé de consulter la colonne Trajane pour savoir qu'un soldat
romain n'était ni armé ni vêtu comme un hallebardicr dé fempereur
Maximilien. ^ ' • '^ ' *" "
Laissons donc ces représentations fantastiques d'Athènes; c'est une
irrévérence qui ne s'adresse pas spécialement à la Grèce et à ses chefs-
d'œuvre : nos dessinateurs et nos peintres avaient alors pour toutes
choses ce même sans-façon. Ce qui semble plus étrange, c'est qu'à la
MAI 1855. 291
même époque, vers 1 465, mi docte architecte, un des San-G allô, ï oncle
d'Antoine , s occupant lui aussi des monuments de la Grèce , n'en ait
fait que des croquis en quelque sorte imaginaires. Dans un précieux
portefeuille conservé à la bibliothèque Barberini , au milieu d'une cen-
taine de feuilles de parchemin sur lesquelles ce maître habile a repro-
duit les principaux édifices d'Italie, exactemen l mesurés par lui, on trouve,
de sa main, quelques dessins des monuments d'Athènes. Ces dessins,
cités par Winckelmann, et avant lui par plusieurs voyageurs, ne valaient
pas tant de célébrité. M. de Laborde nous donne en fac-similé la feuille
qui représente leParthénon. C'est presque une caricature . ou , du moins,
un mélange confus et à peine intelligible des formes architecturales du
Pantbéon de Rome et de quelques réminiscences des métopes et du fron-
ton occidental de Phidias. Evidemment San-Gallo n'avait pas vu la
Grèce; ce n'était pas d'après nature que sa plume avait tracé ces cro-
quis. Comment donc avait-il mêlé de pareilles fantaisies à des études
sérieuses? Une note marginale nous t'explique. San-Gallo tenait d'un
Grec, venant d'Athènes, les modèles de ces dessins; il les avait co-
piés de confiance, sans s'assurer de leur fidélité; et, comme le trait en
était maladroit et indécis, en les copiant il les avait interprétés. De là
ces indications, ces motifs de sculpture grecque encadrés dans des sou-
venirs d'architecture romaine.
Ainsi le xv* siècle tout entier, en Occident comme en Orient, ne
fournit pas une notion véritablement exacte sur l'état des monuments
d'Athènes. On n'en tire que des fables ou des demi-vérités qui ne valent
guère mieux. En sera-t-ii autrement du xvi'? Cet âge d'or de la philo-
logie et de l'érudition, ce siècle nourri de grec, élevé dans l'amour,
dans la prédilection des lettres grecques , peuplé de beaux esprits par-
lant grec dès le berceau , n'âura-t-il pour Athènes et pour ses ruines ni
sympatliie, ni curiosité? Ne voudra-t-il pas visiter, connaître, étudier
celte mère-patrie de l'art grec? Ses savants, ses artistes n'en feront-il pas
le but d'un nouveau genre de pèlerinages? Non, le xvi' siècle s'écoule
comme le xv* sans la moindre préoccupation , sans le moindre souci de
la (àrèce, sans chercher ù savoir s'il existe ou s'il n'existe pas sur son
sol des traces de son passé. Cet oubli, cette indifférence, venaient sans
doute en partie de la peur qu'on avait des Turcs. Ces gardiens incom-
modes guérissaient de l'envie d'aller voir leurs trésors. Pour naviguer
dans ces parages, même après la paix conclue entre la Porte et Venise,
il fallait être trafiquant; les savants ne s'y hasardaient pas. Dans tout
le xvi* siècle, M. de Laborde a pris la peine de le constater, il ne s'est
pas fait un livre, on n'a pas imprimé un récit de voyage d'où se puisse
292 JOURNAL DES SAVANTS.
tirer, au sujet de la Grèce, le moindre renseignement. Les uns, André
Thevet, par exemple, dans sa Cosmographie da Levant, parlent d'Athènes
comme s'ils l'avaient vue , mais de manière à ne tromper personne; c'est
de la pure supercherie à peine déguisée; d'autres, tels que Pierre Belon
ou Guillaume Postel, ont vraiment voyagé; ils ont vu la Judée, l'Egypte,
l'Arabie ; mais la Grèce , ils n'en disent mot , ils l'ont traversée sans la voir.
Jean Carlier de Pinon, et, quinze ans avant lui, Jean Chesneau, secré-
taire de M. d'Aramont, ambassadeur de France, n'en disent pas davan-
tage ; ils ont couru l'Archipel , entrevu Corinthe et Mégare , passé devant
Egine, mouillé en vue de Sunium , en vue du cap des Colonnes, comme
ils l'appellent , et l'idée ne leur est venue ni à l'un ni à l'autre de faire
deux pas de plus pour visiter Athènes; ce qui vaut encore mieux, c'est
un baron de Saint-Blancard envoyé, en i537, dans les mers du Levant,
à la tête d'une flotte française : battu par la tempêle, il relâche au Pirée,
il y entre, il s'y met à l'ancre; l'Acropole et le Parthénon sont là qui
brillent au soleil; il reste à bord de son navire, sans songer à les aller
voir, et, quand le temps redevient beau, il part sans regretter de ne
les avoir pas vus.
Ces gens-là n'avaient-ils ni lettres ni culture? Voici Martin Krauss,
])rofesseur à Tubingue, helléniste célèbre et lettré s'il en fut, qui, en
iSyS, pendant la paix qui suit la bataille de Lépante, entre en com-
merce épistolaire avec un savant grec établi à Constantinople, Théodore
Zygomalas : la première question qu'il lui fait est celle-ci : « Athènes est-
« elle complètement détruite, comme le disent nos historiens allemands. ►^
«est-il vrai qu'elle soit remplacée par quelques cabanes de pêcheurs ?)v
A quoi son correspondant se hâte de répondre qu'il existe une Athènes
et des Athéniens, que la ville est remplie de monuments magnifiques et
qu'elle compte encore, bien que déserte en. partie, près de douze mille
habitants. Sur tous ces points, Zygomalas parle en homme compétent,
c'est de la pure statistique; mais il ne s'en tient pas là; il se lance à faire
de l'histoire, à désigner les monuments, à leur donner des noms, à
parler des artistes, et alors il faut voir quelle série de balourdises! Il ne
dit plus un mot qui ait le sens commun, tout juste comme l'anonyme
de lAGo.
Les deux siècles se valent donc dès qu'il s'agit d'apprécier, de juger,
ou seulement de connaître Athènes et ses monuments. Sur ce point, la
critique est aussi retardée sous Henri IIl que sous Louis XL Et pour-
tant, pendant ces cent années, quels progrès n'avait-on pas faits dans
l'étude et dans la découverte des monuments classiques! La passion des
antiquités s'était répandue partout; mais, pour la satisfaire, il n'était qu'un
MAI 1855. 293
seul lieu, l'Italie. Chercher des bas-reliefs, des inscriptions, des mé-
dailles, des fragments de peinture, des statues, ailleurs qu'à Rome, ail-
leurs qu'en Italie, l'idée n'en venait à personne. Que n'eût-on pas trouvé
en Afrique, en Espagne, et surtout dans le midi de la France! On n'y
songeait pas plus qu'à la Grèce. L'Italie était un champ si vaste , comme
le remarque M. de Laborde, qu'un siècle ou deux n'étaient pas trop
pour l'exploiter à fond. Ajoutons qu'il fallait ce long apprentissage avant
d'en venir à comprendre, à sentir, à goûter les perfections de l'art grec.
Ce qu'il y a d'admirable et d'exquis dans cet art, sa' grandeur, sa sobriété ,
sa justesse, jamais des yeux façonnés aux derniers raffinements du go-
thique fleuri n'en auraient eu l'intelligence. C'est une loi de notre esprit
de ne marcher que par degrés, soit qu'il aille en avant, soit qu'il re-
tourne en arrière. Si, par hasard, au lieu de s'attacher d'abord à l'Italie,
au lieu de se nourrir, de s'abreuver d'art romain, l'Europe savante était
tombée du premier coup sur Athènes, sait-on ce qu'elle aurait admiré,
protégé, conservé de préférence? ce qu'il y avait de moins grec dans
la Grèce, les œuvres du temps d'Hadrien. Ce luxe épanoui, cet éclat
théâtral, l'auraient nécessairement séduite, tandis qu'elle eût trouvé rude,
^austère et presque un peu barbare, le style de Phidias.
Ce n'était donc pas seulement le hasard , la proximité, l'occasion , qui,
dès le début de la renaissance, avaient porté vers l'Italie, vers les an-
tiquités romaines, nos études et nos hommages; c'était un attrait natu-
rel, une harmonie préétablie; notre éducation devait commencer par
là; nos yeux, au moment du réveil, n'étaient pas prêts à contempler
un autre ordre de beautés; nous étions condamnés à cet oubli momen-
tané des chefs-d'œuvre d'Athènes. Si, du moins, en restant dans l'ombre ,
ils s'étaient conservés h notre admiration ! mais, par une triste coïnci-
dence, c'est au moment où l'attention commence à se tourner vers eux
que leur ruine se consomme. Il était réservé au xvn* siècle d'assister à
leur résurrection, ou, du moins, aux premières tentatives de les mettre
en lumière, et d'être à la fois témoin du coup le plus irréparable qui.
depuis deux mille ans, les eût encore atteints. ^u>i,\
L. VITET.
[La suite à an prochain cahier.)
3d
294 ^ JOURNAL DES SAVANTS.
■ ■ j.; ' '
i«* LeXICON ETYMOLOGICUM LINGUARUM ROM an arum, ITALICyE, HIS-
' PANiCyE, gallicjE., par Friederich Diez.Bonn, chez A. Marcus ,
• i853, I vol. in-8^
2® La langue française dans ses rapports avec le sanscrit
ET AVEC les autres LANGUES INDO-EUROPÉENNES , par Loilis
",, Delatre. Paris, chez Didot, i854, t. ^^ in-8^
3" Grammaire de la langue d'oïl, ou grammaire des dialectes
français aux xii^ et xiii^ siècles, suivie d'an glossaire contenant
tous les mots de l'ancienne langue qui se trouvent dans l'ouvrage,
•ipar G. F. Burguy. Berhn, chez F. Schneider et comp., t. 1",
' i853, t. II, i8ôA (le troisième et dernier est sous presse). î
ii° Guillaume d'Orange, chansons de geste des xi" et xii' siècles,
publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III,
roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkbloet, professeur à la
' Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus NyhoEF, i85A,
*2 vol. in- 8°.
5° Altfranzôsische Lieder, etc. [chansons en vieux français , cor-
p, rigées et expliquées , auxquelles des comparaisons avec les chansons
:,, en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, ef
;(i un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Màtzner. Berlin ,
ixhez Ferd. Dùmmler, i853, i voL in-rS".
DEUXIÈME ARTIGLE^
Le premier point , quand on jette un coup d'oeil général sur l'étude
des langues romanes, c'est d'en constater l'étymologie. L'étymologie
est la racine par laquelle ces langues tiennent au sol maternel et en ont
reçu, dans le temps, leur sève et leur développement. Le nombre des
mots créés de toutes pièces est infiniment petit ; il se réduit }\ quelques
onomatopées. Quelques autres sont dus à des accidents qui ont attri-
bué à certains objets des noms sans aucun rapport essentiel avec la
chose nommée: par exemple, dans le siècle dernier, silhouette, nom
d'un financier, qui fut transporté à ce genre de dessin; plus ancienne-
ment, le joli mot espiègle, né de l'allemand Ealenspiegel, titre d'un re-
cueil de facéties; et, plus anciennement encore, renard, qui, de nom
' Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril, page 2o5.
f'.'l.y/,:/ MAI 1855. \r)Q 295
propre d'homme, est devenu le nom d'un animal, expulsant le nom
ancien et étymologique de goalpil ou goalpille (vulpecula), dont il ne reste
plus de trace que dans goupillon. Ces sortes d'accidents ne sont pas
très-rares, et, quand tout renseignement fait défaut, ils peuvent égater
bien loin les étymologistes. En tout cas, il faut voir. là des significations
accidentelles, mais non des mots nouveaux; et silhouette, Eulenspiegel et
Renard, de leur côté, ont lem- origine qui les rattache à des anneaux
antérieurs. 11 est donc vrai de dire que tout le fonds des langues romanes
relève de l'étymologie.
Il faut soigneusement distinguer ces deux sources , fune qui est acci-
dentelle, et l'autre qui est véritablement historique. Dans la première,
il n'y a aucun rapport avec l'idée , laquelle n'a été liée au mot que par
une association ï'ortuite; daus la seconde, on peut toujours suivre,
même dans les plus lointains détoiu'S, les transitions. Ainsi, dans les
exemples cités, quand on a résolu Eulenspiegel, en Eule , chouette, et
Spiegel, miroir, ou le nom propre Renard en ses éléments germa-
niques, il ne reste plus pour attache commune qu'un hasard, et, à
partir de là, les radicaux prennent une direction qui leur est propre.
Dans l'autre cas, au contraire, où tout se suit, on remonte de proche
en proche sans perdre le fil; et, en étudiant, par exemple, notre mot
copie, on arrivera, sans erreur, au mot latin opes, richesse, opulence.
Le bas latin a étendu copia, abondance, jusqu'à signifier multiplicité,
reproduction, d'où copie, et, cela constaté, on sait que co^ia vient de
cum et ops. ■ ,
Au moment où l'étymologie , et ce moment n'est pas bien loin de
nous, prit véritablement son essor, les recherches se concentrèrent de
préférence sur les rapports des langues que Ion a nommées indo-euro-
péennes, le grec, le latin, l'allemand, le slave et le sanscrit. D'abord,
il est vrai de dire que c'est cette comparaison même qui a établi ha
principes; puis il y avait, contre les langues romanes, un certain
préjugé qui les représentait ou comme barbares ou comme faciles.
Elles ne sont ni faciles ni barbares, et méritent toute l'attention que
Ion commence à leur donner. M. Diez est un de ceux qui ont rendu le
plus de services à cette étude, et aujourd'hui il fenrichit d'un nouveau
travail où, tantôt se rectifiant, tantôt se développant, il dépose le ré-
sultat de sa longue expérience des textes et des formes. Non pas qu'il
ait entrepris un glossaire étymologique de tous les mots des langues ro-
manes ; lui-même il déclare qu'il ne s'est senti ni assez de force ni assez de
courage pour un pareil labeur. Pourtant il a voulu donner quelque chose
qui lit un tout, et, de la sorte, il a tourné .son attention . i° sur les mot»
38.
296 JOURNAL DES SAVANTS.
les plus usuels, sur ceux qui reviennent le plus souvent dans le discours
et dans les écrits , exceptant toutefois ceux qui s'expliquent sans peine
par le latin, et qui, dès lors, n'exigent aucune recherche; 2° sur des
mots moins usuels, mais importants élymologiquement; tels sont des
particules, des verbes simples, des adjectifs simples, en somme bon
nombre de mots plus d'une fois traités par les linguistes et arrivés à un
certain renom. De ce choix de mots il a fait deux parties : la première
comprend, d'une manière assez complète, du moins pour ce qui est
encore usité, le fonds commun aux langues romanes, c'est-à-dire celui
qui appartient à la fois aux trois domaines, l'italien, l'hispano-portugais
et le franco-provençal. Dans chacun des articles, il a donné la préséance
à la langue italienne, tant à cause du pays qu'elle habite qu'en raison
de son affinité plus grande avec le latin; et, là même où elle s'écarte
plus que les langues sœurs de la forme primitive, l'auteur, naturelle-
ment, n'a pas dû déroger à son principe. Dans la seconde partie, il a mis
trois glossaires contenant respectivement le fonds propre à l'italien, à
l'hispano-portugais, au franco-provençal. Il n'a donné de place particu-
lière ni à la langue valaque, fille du latin, élevée sur une terre étran-
gère, ni à la langue du pays de Coire, et il s'est contenté de les citer
pour la comparaison. Comprenant que les patois contenaient d'excel-
lents matériaux qui souvent éclaircissent les rapports des lettres et le
développement de l'idée, il les a partout consultés. Tel est l'ordre gé-
néral suivi par M. Diez, sauf quelques infractions auxquelles, d'ailleurs,
un lexique des mots expliqués sert de remède.
L'étymologie est une science accessoire de l'histoire : le but essen-
tiel en est de déterminer comment un mol dérive d'un mot, comment
une langue dérive d'une langue. Les langues se transmettent comme
les institutions; il importe de connaître aussi bien la transmission des
unes que des autres. De même que l'historien est chargé de dire de
quelle façon, l'organisation de l'empire romain venant en conflit avec
l'établissement des barbares, il en sortit d'abord la période transitoire
de la monarchie franque, puis enfin la société féodale, de même l'his-
torien, devenant alors étymologiste, est chargé de dire comment, du
conflit des langues entre les populations diverses, sont nés les mots et
les idiomes qui ont finalement supplanté la latinité. Même je dirais,
sans grande hésitation, que la seconde étude est une excellente prépa-
ration à la première. En efl'et, du premier coup d'œil, la filiation est
encore mieux accusée dans les langues que dans les institutions. Le mot,
le radical, est quelque chose de matériel et de visible qui se laisse
mieux toucher, qui se perd moins de vue dans la transformation, et
.<iTK MAI 1«55. 297
dont la trace est plus apparente. Nul n'en connaît la naissance; il
provient d'une antiquité lointaine ; c'est un trésor traditionnel que les
peuples se passent; mais, quel que soit le point de son passage où on le
saisisse, on le suit, à partir de là, dans les métamorphoses à l'aide des-
quelles il satisfait non-seulement à la pensée nouvelle , mais même à la
pensée croissante. Aucun phénomène historique plus que celui-là ne
donne la conviction que l'histoire n'est qu'une constante évolution de
ce qui est en ce qui sera, et ne montre la pari qui revient aux deux
éléments toujours en présence, le fonds préexistant et la nécessité de le
modifier. *• î \n>
L'enseignement n'est pas moindre quant à la théorie même du lan-
gage et aux facultés fondamentales de l'esprit humain. Sans doute l'ély-
mologie ne mène pas encore et, on peut dire, ne mènera jamais à tou-
cher les origines et les sons primordiaux d'où les langues sont sorties
par un développement régulier. Mais pourtant elle a fait du chemin dans
cette voie ascendante vers le passé de notre histoire; et elle en fera cer-
tainement hien davantage à mesure que le cercle de se» comparaisons
s'étendra, et que, dans chacune des grandes familles d'idiomes, elle aura
réussi à distinguer, avec une précision suffisante , les éléments radicaux.
D'ailleurs les espaces intermédiaires lui sont ouverts; et le fait est que
la faculté qui transforme est de même nature que la faculté qui créa;
les transformations étant, dans tous les cas, une création pour une part.
Or c'est dans l'histoire seule qu'on peut étudier et connaître cette faculté.
Chez l'individu elle est tellement rudimentaire, que l'observation la
plus attentive ne peut en constater ni la nature ni l'étendue. L'histoite
est, si je puis ainsi parler, un microscope qui grossit considérablement
et rend perceptibles des phénomènes autrement incompris de nous.
La courte durée d'une vie individuelle ne suffit jamais au développe-
ment, qui ne trouve place que dans la longue durée de la vie collective,
ïi'élymologie est l'instrument analytique qui permet d'observer cette
grande faculté dans ses opérations, et de concevoir par quelle délicate
et féconde élaboration les sons produits par le larynx humain se trans-
forment en mots , c'est-à-dire en idées exprimées.
Les anciens ont dit que la géographie et la chronologie sont les deux
yeux de l'histoire, ne pouvant attribuer aucune efficacité historique à
i'étymologie, qui, au fond, leur était tout à fait étrangère. Mais, depuis,
elle a conquis sa place par de grands services. Le plus grand de tous
est certainement celui qu'elle vient de rendre, pour ainsi dire sous nos
yeux, quand elle a constaté les affinités fondamentales du sanscrit avec
l'ancienne langue des Perses et avec la plupart des idiomes européen».
298 JOURNAL DES SAVANTS.
Non-seulement elle gagna, par cette vaste comparaison, une consistance
scientifique qui, jusque-là, lui avait fait défaut, substituant partout des
règles organiques aux divinations plus ou moins heureuses dont elle se
servait précédemment, mais encore elle changea la face des choses his-
toriques en établissant des connexions qui n'avaient jamais été soup-
çonnées, et en portant le regard sur des périodes antérieures à l'histoire'.
Elle a révélé, sinon les faits réels qui se sont passés, du moins les
linéaments du cadre, et , grâce à elle , l'étude a fait un progrès dans la
reconstruction du passé. Il faut bien, aujourd'hui, concevoir un temps
où les populations qui sont établies sur les bords du Gange et celles qui
sont allées à l'ouest jusque sur ceux du Rhin et de la Seine ont eu des
relations suffisantes pour qu'un fonds de vocables leur soit commun,
aussi bien dans les langues qui ont péri que dans les langues qui ont
continué. De sorte que , là où tous les documents, livres, inscriptions,
traditions même, avaient disparu, la langue, conservée à travers tant
et tant de métamorphoses, a permis de remonter pas à pas le dédale.
L'étymologie a été le fil, de même que, pour rattacher les formes des
animaux antédiluviens à ceux de notre époque, le fil a été l'analogie de
structure et le plan général auquel est soumis le système des organismes
vivants.
M. Diez appartient à cette école dont le mérite a été de fonder
l'étymologie sur des principes certains. Quand Platon, dans un de ses
dialogues , essaye quelques dérivations , il est facile de voir que toute règle
lui manque, obligé qu'il est, dans son ignorance des idiomes étrangers,
de demander à la langue grecque qu'elle rende raison d'elle-même. Les
grammairiens indiens, avec une sagacité qui leur fait certainement hon-
neur, ont poussd bien plus loin l'analyse étymologique, ramenant tous
leurs mots à un tlième radical. Mais je pense que la critique européenne,
quand elle revisera tout cela et tentera le départ entre les éléments
nationaux et les éléments étrangers, aura des corrections à faire. On est
porté à le soupçonner, par exemple, à propos du mot dinara, qui, évi-
demment, le denarias des Romains, importé par le commerce, est traité
comme un mot sanscrit, et rattaché à une racine indigène : dina, pauvre,
et ri, aller (ce qui est donné aux pauvres), ou di, dépenser, avec un
affixe, tandis que la vraie racine est decem, par l'intermédiaire de dent
Varron compare le latin au grec, mais sans que de son travail ait pu
résulter aucune théorie générale. Manifestement il n'y avait qu'une
comparaison étendue entre des idiomes divers il est vrai, mais tenant
les uns aux autres par des liens intimes, qui pût donner la clef de tant
de problèmes. Autrefois on n'avait pour se guider que la ressemblance
MAI 1855. 299
des mots et du sens; mais ce procédé de recherches avait toute sorte
d'inconvénients : il laissait échapper des concordances très-réelles , car
il arrive maintes fois que des mots, différents en apparence, émanent ce-
pendant de radicaux identiques ; il exposait à confondre ensenible des
mots semblables en apparence, mais dissemblables au fond; enfm ce
n'était qu'un moyen empirique de recherche, qui ne fournissait pas la
clef pom' pénétrer dans l'intimité des vocables et en suivre les permu-
tations régulières. Je dis régulières, car l'observation des faits a montré
qu'une grande uniformité , respectivement propre à chaque langue ,
prévalait dans ce domaine, que les exceptions étaient rares et qu'elles
étaient, elles aussi, susceptibles d'explication. Ainsi, considérant un mot
commun au sanscrit, au pei^an, au grec, au latin, à l'allemand, ou, si l'on
veut se borner au système roman, un mot commun au français, ay
provençal, à l'italien, à f espagnol, il a fallu rendre compte des formes
qu'il a prises , et suivre pas à pas chaque lettre qui entre dans la com-
position. C'est une opération analogue à l'analyse chimique. De la subs-
tance mise dans le creuset et réduite en ses éléments, le chimiste doit
retrouver le poids équivalent; ici les éléments sont leslettres, et l'analyse
est incomplète et partant incertaine tant que les équivalents n'ont pas
été rigoureusement retrouvés. Celte exactitude n'est possible qu'à une
condition , c'est que chaque langue aura un système qu'elle suivra , et
que les permutations ne seront pas indéterminées d'une langue à une
autre. Cela est en effet, et l'expérience le démontre. Dans chaque idiome
les lettres du radical se permutent, se développent ou se resserrent
suivant des règles suiïîsamment constantes. Il est donc possible de tra-
cer des paradigme^ auxquels les étymologies devront satisfaire pour
devenir certaines.
On se fera sans peine une idée de ces paradiguies À l'aide de quel-
ques exemples empruntés au français. Les infinitifs latins en ëre sont
changés en cindre, genwre, geindre {gémir est moderne), pingere, peindre,
extingaere , éteindre, stringere, eslreindre. Us suivie d'une consonne au
début d'un mot n'est pas reçue dans le français; il faut toujours qu'elle
soit précédée d'un e : spatha, espée, status, estât, stare, cslci\ spiritus ,
esprit, astimarc, esmer. Dans l'intérieur d'un mot, le français supprime
volontiers une consonne et rapproche les voyelles: rotundus , reond,
aujourd'hui rond, mataras, meiir, aujourd'hui mûr, secarus, seùr, au-
jourd'hui sûr, redemptio, raençon, aujourd'hui i*ançon, sçUieitare, soul-
cier, aujourd'hui soucier, angastus, aoust. L'/, précédée d'uo a ou d'un e,
disparait et fait place à une voyelle ; balscunum, baume, alter, auti'e, aU(U\
auter, aujourd'hui autel, calidus , chaud, psalnius, saumc, aujourd'hui
300 JOURNAL DES SAVANTS.
'psaume. Ce sont encore des formations analogues que somniam, songe ,
simias, singe, jadicare, juger, calamniari, chalenger, prépdicnre, prescher,
pedica, piège, pertica, perche, porticus, porche. En étendant cette re-
cherche à tous les mots, on aura un ensemble de formes qui seront dans
un rapport certain avec l'origine latine. Maintenant, le même travail se
fait pour le provençal, pour l'italien, pour l'espagnol, ce qui procure au-
tant de filières par lesquelles l'étymologie romane doit pouvoir passer.
Les mots ne sont pas seulement composés de lettres, c'est-à-dire
d'articulations; ils sont, en outre, affectés d'un accent dont la place est
variable. Accent, qui, chez nous, a des significations diverses, veut dire
ici l'élévation de la voix sur une syllabe , ce que les Grecs appelaient
'Gspo(TCt)Sta.. On a longtemps dit que la langue française n'avait point
d'accent; il est difficile de comprendre comment une pareille erreur a
pu être commise, vu que notre vers dépend essentiellement de la place
des accents. Seulement l'accent français a, dans chaque mot, une po-
sition très-uniforme, et la règle en peut être donnée en deux mots :
toute terminaison masculine est accentuée; toute terminaison féminine
reporte l'accent sur la syllabe pénultième. L'accentuation latine n'est
pas beaucoup plus compliquée: l'accent est sur la pénultième, quand
cette pénultième est longue, et sur l'antépénultième quand la pénultième
est brève. Eh bien, cet accent latin a exercé la plus grande influence
sur la formation de la langue française; il a constamment déterminé la
conservation de la syllabe sur laquelle il portail, de sorte que les re-
tranchements et les conlraclions ont agi sur les syllabes non accentuées
dans le latin. Ainsi, dans les infinitifs que j'ai cités, et qui ont \e non
accentué, imprimere, gémere, pingere,ï accent, en français, est resté sur
la syllabe accentuée en latin : empreindre, geindre, peindre. L'accent, étant
sur per et por dans pérlica et pôrticas, est sur les mêmes syllabes en fran-
çais : perche et porche; amàbilis a donné aimable; etjidélis a donné feàl,
legàlis, loyal, amàvimus s'est changé en aimàsmes ; fémina en femme; pri-
màrias en premier; principem en prince; amaritàdinem en amertàme;
œtàtem en aé, ancien français, synonyme d'âge. Il y a quelques ano-
malies qu'on fait disparaître en connaissant l'historique du mot. Manger
est dans ce cas; à l'infinitif il est régulier, mandacdre accentuant la syl-
labe finale de manger; mais k l'impératif, mange, la régularité est dé-
truite; car mandàca a l'accent sur dà, et mange Y a sur màn. Remarquons
que manger n'est pas autre chose qu'une contraction de l'ancienne forme
manjuer, qui, à l'impératif, a l'accent où il faut, manjde. Voilà donc une
règle de plus à introduire dans l'examen des procédés par lesquels un
fnot latin devient roman.
MAI 1855. 301
Pourtant l'on rencontre quelques exceptions , c'est-à-dire quelques
cas qui prouvent qu'au moment de la formation les populations ac-
centuaient certains mots autrement que ne faisait la latinité. Il ne fau-
drait pas mettre dans cette catégorie des exceptions l'ancienne forme
proavoire qui existait à côté de prestre et qui avait la même signification;
prestre vient de preshyler, et proavoire de presbyterem , avec conserva-
tion exacte des accents. Mais il^'en est plus de même de autour et
vautour. Valtur a donné correctement en espagnol huître; mais, en fran-
çais, vautour suppose un valtdrem au lieu de vdltarem; semblablement
autour suppose astàrem , au lieu de àsturem. A côté de chanvre, dont l'ac-
centuation reproduit cannabis , il y a un ancien mot cavene, qui force
d'admettre un cannabis. Ce sont des exceptions extrêmement limitées ;
il n'y a donc aucune pétition de principe à remonter de l'accentuation
romane à une accentuation fautive, mais antique. En effet, la règle
est tellement constante , qu'elle s'impose aux irrégularités mêmes, et en
donne la clef.
A l'aide de ces règles appliquées avec une critique rigoureuse, on
parvient à reproduire les formes d'où émanent immédiatement les
mots romans. En beaucoup de cas ils ne dérivent que médiatement du
latin, et il a existé un mot , qu'on peut appeler bas latin, et qui sert d'in-
termédiaire. M. Diez distingue avec beaucoup de raison deux sortes de
bas latin , l'un qui appartient aux premiers siècles, alors que les langues
populaires étaient plus voisines de Ki source latine; celui-là est une
mine féconde pour l'exploration, attendu qu'il donne des formes non
altérées; l'autre, dû aux notaires et aux moines, alors que les langues
nouvelles commençaient à s'écrire, est dénué d'importance, et souvent
égarerait plutôt qu'il ne guiderait; car ces gens qui latinisaient n'avaient
pas la connaissance de la formation du mot. A côté de ces deux bas
latins on peut en placer un troisième, c'est celui qui se refait à l'aide
des formes romanes. Age dérive certainement de œtas, mais il n'en vient
point directement; âge est contracté de l'ancienne forme eage, aagc,
edagc, qui, vu les lois de la permutation des lettres, mène à une forme
œtaticum, qui a du exister au moins virtuellement. Hommage vient de
homo; là le bas latin des notaires, hommagium, ne nous apprend rien ;
mais, en recomposant la finale âge en aticam, dont elle est l'équivalent,
on trouve ^ommaf/fum. De même courage vient de cor, mais par l'inler-
médiaire de la même finale , et par un mot qui a été coraticam. Naître
ne tient à nasci que par un verbe nascere; apparaître, à apparere, (|ue par
un verbe apparcscerc. Admonester se rattache à admonere par l'intermé-
diaire d'un mot admonestam, qui est d'autant plus justifié, que les Romans
39
302 JOURNAL DES SAVANTS.
disaient, non pas monére, mais mônere, comme on le voit p2ir semondre ,
de sammonere ; ce qui a permis de faire un participe admonestas. Con-
voiter, ancienne forme covoiter, revient de la même façon à capidas, par
l'intermédiaire d'un verbe cupidare, en provençal, cobeitar, en italien,
cabitare.
M. Diez est pénétré de la nécessité de reconstruire les formes mo-
dernes, et il n'a pas manqué d'en montrer la voie et d'y recourir en
maintes circonstances. Cependant aucun travail général de ce genre
n'a été fait; et, selon moi, il mériterait d'être entrepris. Un glossaire
des formes de transition et qui résulterait de l'analyse des mots romans,
serait un utile complément aux glossaires qui résultent du dépouillement
des textes. Il faudrait y faire concourir toutes les langues romanes ,
aussi bien dans leur forme ancienne que dans leur forme moderne; il
faudrait ne pas négliger les patois; il faudrait enfin noter les cas où l'ac-
cent latin a été transposé. En y réunissant les mots bas latins qui sont
donnés tous faits dans les anciens textes (à l'exclusion, bien entendu, de
ceux qui doivent être rejetés, comme je l'ai dit un peu plus baut avec
M. Diez), on aurait un aperçu de la décomposition que subit alors la
langue latine.
Le bas latin, ainsi conçu et complété, peut servir à juger certaines
hypothèses. Celle de Raynouard était qu'avant les langues qui sont
actuellement le français, le provençal, l'italien, l'espagnol, il y avait
eu une langue commune, qui était fille directe du latin, et mère des
langues modernes. Cette hypothèse a beaucoup perdu du crédit qu'elle
devait à son auteur, caries recherches, quelque loin qu'elles se soient
portées, n'ont mis nulle part en lumière cet idiome, relativement
primitif. La comparaison avec le bas latin ne lui est pas non plus favo-
rable. En effet, ce qui paraît commun, ce sont les altérations du latin
qui procèdent d'une façon uniforme, mais, qui , d'une façon uniforme
aussi, donnent, suivant les lieux, naissance aux formes françaises, pro-
vençales, italiennes, espagnoles. En résolvant ces formes d'après les
règles établies, on remonte, non pas à un roman commun, mais à un
latin modifié.
Une autre hypothèse a été de supposer que les langues romanes prove-
naient d'un certain latin rustique. Si par là on a voulu dire qu'au moment
delà désorganisation ce fut la langue populaire qui prévalut, on a raison.
Mais, si l'on entend que le patois latin, qui se parlait sans doute dans
les campagnes au temps d'Auguste et de ses successeurs, est plus parti-
culièrement l'origine du roman, c'est-à-dire que les mots bas latins, tels
que capidare, hominaticam , coraticum, étaient dans les patois, je crois
; - MAI 1855. 303
qu'on est dans l'erreur. En général ces formes du bas latin sont des formes
qui allongent; par cela elles indiquent que les populations qui les avaient
ci^îées, et qui s'en servaient, avaient perdu le sens des formes plus
courtes et plus analogiques qui étaient propres à la latinité. Or un pa-
tois (on n'a qu'à le voir par nos propres patois) n'a pas ce caractère, et
il tient plus de l'archaïsme que de toute autre chose, tandis que ces
formes allongées sont néologiques, étant dictées par la nécessité d'assu-
rer le sens des mots, qui s'obscurcit. Ces conditions reportent donc le bas
latin, non à des patois dont les tendances auraient été plutôt archaïques,
mais à la corruption qu'entraîna le mélange des populations. Ajoutez
que c'est à ce moment que s'introduisirent bon nombre de mots germa-
niques, qui sont certainement d'origine récente dans le latin. Tout nous
ramène donc, pour l'ensemble de la modification, à la dissolution de
l'empire romain.
Quand on faisait les étymologies, en n'ayant égard qu'au sens et à la
forme, ou bien en créant , comme Ménage, arbitrairement, des formes
qui servaient h rejoindre les deux bouts, elles étaient peu sûres, mais
faciles. Aujourd'hui qu'il faut se subordonner rigoureusement à la doc-
trine des sons et aux règles qui en découlent , elles sont plus sures ,
mais difTiciles. «Celui-là seul, dit M. Diez, se fraye un chemin à un ju-
«gement établi scientifiquement, qui embrasse tout le lexique des langues
«romanes jusque dans leurs patois. Si on ne se sent pas l'envie de pénétrer
«si avant, qu'on ne se plaigne pas de perdre pied bien souvent. Il n'y a
u pas lieu de s'étonner que plus d'un explorateur, habile dans le domaine
«d'autres langues, commette maintes méprises dans celui des langues
« romanes, n'examinant qu'uu fait isolé, et à un point de vue particulier,
«sans connaître l'histoire entière et les relations du mot dont il s'agit.
«L'étymologic romane n'a pas moins de parties obscures que toute
«autre; même les matériaux latins ne sont pas, en plusieurs cas, plus
« aisés à reconnaître que les matériaux étrangers. Après avoir épuisé
« tous les moyens qui sont à notre disposition, il se trouve, dans chacune
« des langues romanes, un reste considérable de mots réfractaires à l'una-
« lyse. A la vérité, plusieurs langues où les Romans puisèrent n'ont pas
« encore été soumises à une élaboration suffisante. Et certainement des
« efforts judicieux parviendront encore à résoudre bien des énigmes qui ,
«jusqu'à présent, demeurent insolubles. »
É. LITTRÉ.
(La suite à an prochain cahier.)
304 JOURNAL DES SAVANTS.
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale. • -
DIXIÈME ARTICLE ^
Madame de Chevreuse ne ressemble en rien à madame de Haute-
fort. Elle n'est pas dévote le moins du monde : les scrupules de la
vertueuse dame d'atours ne la touchent guère; elle ne représente point
auprès d'Anne d'Autriche les Carmélites et le Val-de-Grâce , le père de
Gondi, le père Vincent, Philippe de Cospéan, mais les Vendôme et
Châteauneuf. Elle se sert de la religion pour renverser Mazarin , mais
comme de toute autre machine, et son âme est tout entière à l'ambition
et à ses amis. Elle n'est point renfermée dans une petite coterie pieuse :
elle est à la tête d'un grand parti, à la cour, dans le parlement, dans
l'Eglise, dans l'aristocratie , en France et en Europe. Elle est l'âme de
ce parti; elle le dirige tantôt dans l'ombre et tantôt à découvert. Elle
correspond avec le duc de Lorraine , avec la reine d'Angleterre , avec
le roi d'Espagne , avec le gouvernement des Pays-Bas. Elle est le véri-
table chef des Importants par l'ascendant d'un dévouement éprouvé,
d'une longue lutte admirablement soutenue, d'un grand nom et d'une
grande situation, d'un esprit délié, fin, pénétrant, surtout d'une âme
résolue. Madame de Chevreuse possédait presque toutes les qualités du
grand politique; une seule lui manquait, et celle-là précisément sans
laquelle toutes les autres tournent on ruine : elle ne savait pas se pro-
poser un juste but, ou plutôt elle ne choisissait pas elle-même: c'était
un autre qui choisissait pour elle. Madame de Chevreuse était femme
au plus haut degré; c'était là sa force et aussi sa faiblesse. Son premier
ressort était l'amour ou plutôt la galanterie, et l'intérêt de celui qu'elle
aimait lui devenait son principal objet ^. Voilà ce qui explique les pro-
' Voyez, pour le premier article, le cahier d'août i854, page 5^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page 621 ; pour le troisième, celui d'octobre, page
Goo; pour le quatrième, celui de novembre, pape 687; pour le cinquième, celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19; pour le
septième, celui de février, page 84; pour le huitième, celui de mars, page 161 ; et,
pour le neuvième, celui d'avril, page 217. — * Madame de Motleville, t. I",
p. 198 : «Je lui ai oui dire à elle-même, sur ce que je la louois un jour d'^avoir
«eu part à toutes les grandes affaires qui étoient arrivées en Europe, que jamais
«l'ambition ne lui avoit touché le cœur, mais que son plaisir l'avoit menée, c'est-
« à-dire qu'elle s'étoit intéressée dans les affaires du monde seulement par rapport
« à ceux qu'elle avoit aimés. » C'est à quoi se réduit le passage de Relz, que nous
citerons tout à l'heure.
MAI 1855. 305
diges de sagacité, de finesse et d'énergie qu'elle a déployés en vain à la
poursuite d'un but chimérique qui reculait toujours devant elle et sem-
blait l'atliror par le prestige m^me de la diffîcullé et du péril. La
Rochefoucauld l'accuse d'avoir porté malheur à tous ceux qu'elle a
aimés ^; il est plus vrai de dire que tous ceux qu'elle a aimés l'ont pré-
cipitée à leur suite dans des entreprises insensées. Ce n'est pas elle
apparemment qui a fait de Buckingham une sorte de paladin sans
génie , de Charles IV un brillant aventurier, de Chalais un étourdi
assez fou pour s'engager contre Richelieu sur la foi du duc d'Orléans,
de Châteauneuf un ambitieux impatient du second rang sans être ca-
pable du premier. Il ne faut pas croire que l'on connaît madame de
Chevreuse quand on a lu le portrait célèbre que Retz en a tracé, car
ce portrait est outré et chargé comme tous ceux de Retz, et destiné à
amuser la curiosité maligne de madame de Caumartin : sans être
faux, il est d'une sévérité poussée jusqu'à l'injustice. Appartenait-il bien,
en vérité, au remuant et déréglé coadjuteur d'être le censeur impi-
toyable d'une femme dont il a partagé les égarements? Ne s'est-il pas
trompé tout autant et bien plus longtemps qu'elle? At-ii montré, dans
le combat, plus d'adresse et de courage, et dans la défaite plus d'intré-
pidité et de constance? Mais madame de Chevreuse n'a pas écrit des
mémoires d'un style aisé et piquant où elle rejèvc sa personne aux dépens
de tout le monde. Pour nous, nous lui reconnaissons deux juges, et
qui ne sont pas suspects, Richelieu et^Iazarin. Richelieu l'a traitée
comme l'ennemi le plus redoutable qu'il ait rencontré. Deux fois il l'a
exilée; et, par la main de Louis XIII mourant, quand les portes de In
France s'ouvraient à tous les proscrits, son implacable ressentiment les
a fermées à madame de Chevreuse. Lisez avec attention les carnets de
Mazarin : vous y verrez la profonde et continuelle inquiétude qu'elle lui
inspire en iGii3. Plus tard, il s'est fort bien trouvé de s'être réconcilié
avec elle, et d'avoir suivi ses conseils aussi judicieux qu'énergiques.
Enfin, en 1660, quand Mazarin, victorieux de toutes parts, signe le
traité des Pyrénées , et que don Luis de Haro le félicite du repos qu'il
va goûter après tant d'orages, le cardinal lui répond qu'on ne se peut
promettre de repos en France, et que les femmes mêmes y sont fort à
craindre. «Vous autres Espagnols, lui dit-il, vous en parlez bien à votre
(( aise; vos femmes ne se mêlent que de faire l'amour, mais en France ce
« n'est pas de même, et nous en avons trois qui seraient capables de gou-
« verner ou de bouleverser trois grands royaumes: la duchesse de Lon-
' Mémoirei, collection Pelitol, I. LI, p. SSg.
306 JOURNAL DES SAVANTS.
ugueville, la princesse Palatine et la duchesse de Chevreuse^» Nous
retrouverons dans la Fronde madame de Longueville et la Palatine. A
l'époque que nous entreprenons de «faire connaître, elles ne brillent
encore que par leur esprit et leur beauté. Madame de Chevreuse est
seule sur la scène qu'un jour elles se partageront; elle y est seule en face
de Mazarin; et, à dire vrai, elle et lui sont les deux principaux acteurs
du drame qui se joue. .
Madame de Chevreuse était née avec le siècle. Tous les témoignages
s accordent à dire que, dans sa jeunesse, elle avait eu la beauté la plus
séduisante. Les portraits contemporains que possède M. le duc de
Luynes, et qu'il a bien voulu nous laisser voir^, lui donnent une taille
ravissante, un charmant visage, de grands yeux bleus, de fins et abon-
dante cheveux d'un blond châtain, le plus beau sein, et, dans toute sa
personne, un piquant mélange de délicatesse et de vivacité, de grâce
et de passion. Sans entreprendre de raconter sa vie, nous en esquis-
serons les traits principaux, et nous rappellerons ce qu'elle fit pour la
reine Anne au temps de l'adversité, afin de bien montrer quelle influence
elle devait s'attendre à exercer sur elle, lorsqu'à la mort de Louis XIII
Anne d'Autriche devint régente.
Marie de Rohan, fille aînée d'Hercule de Rohan, duc de Monlbazon,
et de Madeleine de Lenpncourt, sa première femme, née en dé-
cembre 1600, épousa, en 1617, cet intrépide favori de Louis XIII,
qui, sur ia foi de la mobile dtnitié d'un roi, osa entreprendre de ren-
verser l'autorité de la reine-mère, Marie de Médicis, détruisit le maré-
chal d'Ancre, combattit à la fois les princes et les protestants, et com-
mença, contre Richelieu lui-même, le système de Richelieu^. Luynes,
qui devait bientôt trouver la mort en assiégeant Montauban , comme
plus tard, à son exemple, Richelieu assiégea et prit La Rochelle, était
' Vie de madame de Longueville, par Villcfore, édition de 1739, II' partie, p. 33.
Madame de Molleville, t. 1", p. 178 : «J'ai ouï dire à ceux qui l'ont connue parti-
I culièremeni qu'il n'y a jamais eu personne qui ait si bien connu les inlérêls de
« tous les princes et qui en parlât si bien ; et môme je l'ai entendu louer de sa
« capacité. » — * Voyez le portrait gravé de Leblond , in-f°, 26 à a6 ans. Ovale admi-
rable, grands yeux, beau sein, cbeveux frisés et crêpés du commencement de
Louis XIII. Très-belle personne, mais sans aucun charme, par l'effet d'un burin
sec et vulgaire. Tout au contraire, l'exoellent portrait de la collection in^" de
Darel, dédiée à madame de Chevreuse elle-même, lui donne les mêmes avantages
parés des attraits les plus séduisants. Il a été gravé de nouveau en Angleterre par
Harding. Quant aux petits portraits de Moncornet, ils n'ont aucun rapport avec
madame de Chevreuse à aucun âge. Odicuvre la représente déjà vieille; mais on
sent encore que la beauté et la grâce ont passé par là. — ^ Sur Luynes, voyez notre
.second article, livraison de septembre, i854.
MAI 1855. 307
fait pour plaire au cœur hardi de la belle et fière Marie de Rolian, et
la duchesse et connétable de Luynes aima très-fidèlement son mari\ Elle
en eut une fille morte sans alliance dans la plus haute dévotion, et un
fils qui joua un certain rôle au xvii' siècle par ses liaisons avec Port-
Koyal, traduisit en français les Méditations de Descartes, écrivit, sous le
nom de M. de Laval, d'estimables livres de piété, et continua l'illustre
maison. La jeune connétable , restée veuve en 1621, épousa en secondes
noces, en 1622, Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, un des fils du
grand Henri de Guise, grand chambellan de France, et dont le plus
grand mérite était celui de son nom, accompagné de la bonne mine
et de la vaillance qui ne pouvaient manquer à un prince de la maison
de Lorraine; d'ailleurs, sans nul ordre dans ses affaires, et bien peu édi-
fiant dans ses mœurs, ce qui explique et atténue les torts de sa femme.
De ce nouveau mariage vinrent trois filles : deux qui moururent en
religion , et la troisième , la belle et célèbre mademoiselle de Che-
vreuse, qui eut la faiblesse d'écouter Relz, à ce que Retz nous apprend,
et qu'en récompense il n'a pas oublié de peindre en caricature, pour
divertir celle à laquelle il écrivait '^
La nouvelle duchesse de Chevreuse avait été nommée, du temps de
son premier mari, surintendante de la maison de la reino, et elle était
bientôt devenue la favorite d'Anne d'Autriche, comme le connétable
était le favori de Louis XIIL La cour était alors très-brillante, et la ga-
lanterie à l'ordre du jour. La belle favorite était naturellement vive et
hardie; elle céda aux séductions du plaisir et de la jeunesse; elle eut
des amants , et ses amants la jetèrent dans la politique. Retz lui-même en
convient dans ce passage, trop fameux pour que nous puissions ne pas
le donner ici, après avoir bien averti que, si le fond a quelque vérité,
la couleur m est exagérée à plaisir : «Je n'ai jamais vu qu'elle, dit il,
« en qui la vivacité suppléât au jugement. Kllc lui donnait même assez
«souvent des ouvertures si brillantes, qu'elles paraissaient comme des
«éclairs, et si sages, qu'elles n'eussent pas été désavouées par les plus
«grands hommes de tous les siècles. Ce mérite, toutefois, ne fut que
«d'occasion. Si elle fut venue dans un siècle où il n'y eût point eu d'af-
«faires, elle n'eût pas seulement imaginé qu'il y en pût avoir. Si le
«prieur des chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi.
«M. de Lorraine la jeta dans les affaires, le duc de Buckingham et le
«comte de llolland l'y entretinrent, M. de Châteauneuf l'y amusa. Elle
' Madame de Mottevillc, t. I, p. n : « La duchesse de Luynes, qui était très-bien
• avec son mari. » — * Tome I", p aa 1 .
308 JOURNAL DES SAVANTS.
« s'y abandonna parce qu'elle s'abandonnait à tout ce qui plaisait à celui
« qu'elle aimait, sans choix, et purement parce qu'il fallait qu'elle aimât
« quelqu'un. Il n'était pas même difficile de lui donner un amant de
«partie faite; mais, dès qu'elle l'avait pris, elle l'aimait uniquement et
« fidèlement, et elle nous a avoué, à madame de Rhodes et à moi, que
«par un caprice, disait-elle, elle n'avait jamais aimé le mieux ce qu'elle
« avait estimé le plus , à la réserve du pauvre Buckingham. Son dévoue-
« ment à la passion , qu'on pouvait dire éternelle , quoiqu'elle changeât
«d'objet, n'empêchait pas qu'une mouche lui donnât des distractions^;
« mais elle en revenait toujours avec des emportements qui les faisaient
« trouver agréables. Jamais personne n'a fait moins d'attention sur les
«périls, et jamais femme n'a eu plus de mépris pour les scrupules et
« pour les devoirs. Elle ne connaissait que celui de plaire à son amant^. »
De cette peinture, qui eut fait envie à Tallemant, retenez au moins
ces traits frappants et fidèles : le coup d'oeil prompt et sûr de madame
de Chevreuse, son courage à toute épreuve, sa loyauté et son dévoue-
ment en amour. D'ailleurs Relz se trompe entièrement sur l'ordre de ses
aventures, il en oublie et il en invente; et il a l'air de regarder comme
des bagatelles les événements auxquels les passions de madame de Che-
vreuse lui firent prendre part , tandis qu'il n'y en a pas eu de plus grands,
de plus tragiques même. Laissons là le ton léger et agréable, et met-
tons à sa place la vérité.
La jeune reine Anne d'Autriche et sa jeune surintendante, qui étaient
à peu près du même âge, ne s'occupèrent d'abord que de passe-temps
frivoles, Anne , négligée par son mari , trouvait sa consolation dans la
société et dans l'humeur vive et enjouée de madame de Chevreuse.
Elles passaient leur vie ensemble, et se faisaient de toutes choses, dit
madame de Motte ville , «une matière à leur gaîté, à leur plaisanterie :
iiagiovine caor tutto è ^luoco '.» Henri Rich , depuis comte de HoUand,
avait été envoyé à la cour de France, â la fin de i 62 /i ou au commen-
cement de 1625, demander pour le prince de Galles, qui devint bientôt
Charles l*', la main de Madame, la belle Henriette, sœur de Louis XIIL
Pendant cette négociation, le comte de Holland s'éprit de madame de
Chevreuse. l\ était jeune et bien fait: il lui plut*, et la mit dans les
intérêts de l'Angleterre. Voilà, je crois, le vrai début de madame de
Chevreuse dans l'amour et dans les affaires. Holland lui persuada d'en-
' Cette grande accusation n'a pas la portée qu'on lui pourrait donner : elle signifie
seulement que madame de Chevreuse « étoit distraite dans ses discours, » comme nous
l'apprend madame deMolleville, 1. 1", p. 198. — *ïome I", p. 2x9. — ' Madame de
Motteville, ibid. p. 12. — 'La Rochefoucauld, Mémoires, coUect. Petilot, t. LI,p. 3Ao.
MAI 1855. ' 309
gager sa royale amie dans quelque belle passion semblable à la leur.
Anne d'Autriche était vaine et coquette; elle aimait à plaire, et avec
le goût de son pays pour la belle galanterie, et dans l'abandon où la
laissait Louis XIÏI, elle ne s'interdisait pas de recevoir des hommages.
Mais le jeu n'était pas sans danger, et le beau, brillant et magnifique
Buckingham parvint à troubler assez sérieusemeni le cœur de la reine.
Ce ne fut pas la faute de madame de Chevreuse si Anne d'Autriche ne
succomba pas tout à fait. Buckingham était entreprenant, la surinten-
dante fort complaisante, et la reine ne se sauva qu'à grand'peine'.
Quoi qu'en dise Retz, nous doutons fort que Buckingham ait été
autre chose à madame de Chevreuse que l'intime ami de son amant,
le chef du parti dans lequel Holland l'entraîna. Nous ne saurions où
placer les amours de Buckingham et de madame de Chevreuse. Elle le
vit pour la première fois quand il vint en France, au mois de mai i fisS.
pour épouser Madame au nom du roi d'Angleterre, et alors Buckingham
était dans toute la folie de sa passion pour la reine Anne, et madame de
Chevreuse aimait le comte de Holland, qu'elle alla rejoindre en Angle-
terre, ayant eu l'art de se faire nommer pour y conduire avec son mari
la nouvelle reine. Or, quand madame de Chevreuse aimait, Retz le dit
lui-même, elle aimait fidèlement et uniquement. Ce n'est pas à vingt-
quatre ans qu'on se moque d'un premier attachement au point de vou-
loir donner son propre amant à une autre, et le rôle de la pauvre femme
n'est déjà pas assez beau dans cette affaire, pour se complaire à l'enlaidir
encore. Madame de Chevreuse, il est vrai, se trouva mal en apprenant
la nouvelle de l'assassinat de Buckingham. Rien de plus naturel : elle
perdait en lui un ami éprouvé, le confident et le témoin de ses pre-
mières amours, le chef et l'espoir des ennemis de Richelieu. Aux propos
hasardés de Retz il faut opposer le récit clair et bien lié de La Roche-
foucauld , surtout le silence de Tallemant ^, qui n'aurait pas manqué
d'ajouter ce trait h sa chronique scandaleuse, s'il en avait jamais en-
tendu parler. Ainsi, sans avoir la prétention de voir clair en de pareilles
choses, surtout après deux siècles, mais en suivant nos habitudes de
' Nous croyons en effet à la scène du jardin d'Amiens, telle que la racontent
madame de Nlotteville e( La Rochefoucauld , mais nous ne crovons pas le moins du
monde à celle du jardin du Louvr»-, et que la reine ait le lendemain envoyé ma-
dame de Chevreuse demander à Buckingham s'il était sûr qu'elle ne fût pas en
danger d'être grosse, ainsi que le dit Hctz dans le manuscrit original de ses Mé-
moires, que reproduit fidèlement l'édilion de M. Aimé Champollion, collection
Miclinud et Poujoulat. C'est la scène d'Amiens que madame de Chevreuse aura
racontée à Retz, et qui, vingt ans après, se sera agrandie et embellie dans l'imagi-
nation libertine du cardinal. — * Tome I, p. 2^1, etc.
ho
310 JOURNAL DES SAVANTS.
n'admettre rien que sur des témoignages certains, nous inclinons à
penser qu'on doit rayer le duc de Buckingham de la liste, encore bien
nombreuse, des amants de madame de Chevreuse, et qu'au beau comte
de HoUand a succédé immédiatement le beau Clialais dans le cœur de
la belle duchesse.
Sans faire de la conspiration de Chalais, comme le veut Richelieu,
«la plus eflVoyable conspiration dont jamais les histoires aient fait men-
« tion \ » on ne peut se refuser à admettre qu'elle n'était pas si peu de
chose que l'a dit Chalais, tremblant pour sa tête. La cour de Monsieur
était déjà un foyer d'intrigues contre Richelieu. Monsieur ne voulait pas
du mariage qu'on lui proposait avec mademoiselle de Montpensier, et ,
de son côté, la reine Anne, n'ayant pas encore d'enfants, redoutait fort
ce même mariage, qui, dans l'avenir, pouvait lui enlever la couronne
et la transporter dans la maison d'Orléans. Henri de Talleyrand, prince
de Chalais, de la maison de Périgord, entreprit de venir en aide à
Monsieur et î\ la reine : il rêva je ne sais quelle intrigue ténébreuse *,
que Richelieu exagéra peut-êtie, mais qu'il parvint à établir si forte-
ment dans l'esprit du roi, que, non-seulement Louis XIII lui aban-
donna Chalais, comme plus tard il lui abandonna Cinq-Mars, mais que
toute sa vie il demeura persuadé que la reine avait trempé dans cette
affaire, et qu'elle et Monsieur avaient eu la pensée, lui mort ou dé-
trôné, de s'unir ensemble. Chalais, malgré les larmes de sa vieille mère,
monta sur le premier échafaud dressé par Richelieu. Monsieur se tira
d'affaires en épousant mademoiselle de Montpensier, la reine tomba plus
que jamais en disgrâce, et madame de Chevreuse, lâchement dénoncée
par le duc d'Orléans et par Chalais lui-même, qui, au moment de périr,
démentit en vain ses premiers aveux, fut condamnée à sortir de France.
Quelle part avait-elle eue dans cette conspiration? Celle que l'amour à
la fois et l'amitié lui avaient faite. Chalais était son amant et elle était
dévouée à la reine Anne. Elle n'avait pas plus imaginé ce complot-là
que tous ceux que recommença si souvent le duc d'Orléans, sans en
achever aucun; mais, en y entrant, elle y dut porter son ardeur et son
' Mémoires de Richelieu, dans la collection Petitol, t. 111, p. 64. — ' La Roche-
foucauld, Mémoires, collect. Petitot, t. Ll, p. SSg. «Chalais était maître de la
«garde-robe; sa personne et son esprit étaient agréables, et il avait un altache-
« ment extraordinaire pour madame de Chevreuse. Il fut accusé d'avoir eu dessein
n contre la vie du roi et d'avoir proposé à Monsieur de rompre son mariage dans
nie but d'épouser la reine, aussitôt qu'il serait parvenu à la couronne. Bien que ce
«crime ne fût pas entièrement prouvé, Chalais eut la tête tranchée, et le cardinal
«n'eut pas de peine à persuader au roi que la reine et madame de Chevreuse
« n'avaient pas ignoré le dessein de Chalais. »
MAI 1855. 311
énergie. Richelieu dit , et nous l'en croyons , « qu'elle faisait plus de
«mal que personne.^» Elle apprit à ses dépens ce qu'il en coûte de
ti'op aimer une reine. Anne d'Autriche en fut quitte pour courber un
peu plus la tête, mais sa courageuse confidente vit l'homme qu'elle
aimait périr par la main du bourreau; et elle-même, arrachée à toutes
les douceurs de la vie, aux fêtes du Louvre et à son beau château de
Dampierre, fut réduite à aller chercher un asile sur une terre étrangère.
Aussi, dit Richelieu, «elle fut transportée de fureur.» Elle s'emporta
jusqu'à dire : «qu'on ne la connaissait pas, qu'on pensait qu'elle n'avait
«d'esprit qu'à des coquetteries; qu'elle ferait bien voir, avec le temps,
« qu'elle était bonne à autre chose, qu'il n'y avait rien qu'elle ne fit pour
«se venger, et qu'elle s'abandonnerait plutôt à un soldat des gardes,
« qu'elle ne tirât raison de ses ennemis. » Elle se proposait d'aller en An-
gleterre, où elle était sûre de l'appui de HoUand, de Buckingham et de
Charles lui-même. Cette permission ne lui fut pas accordée; on voulait
même l'enfermer, et son mari eut de la peine à obtenir qu'elle se retirât
en Lorraine. =
On sait qu'au lieu d'un refuge elle y trouva le plus éclatant triomphe.
Elle éblouit, séduisit, entraîna l'impétueux et aventureux Charles IV ^.
Elle n'a pas été, comme le dit La Rochefoucauld et comme on l'a tant
répété, la première cause des malheurs de ce prince; non : la vraie
cause des malheurs de Charles IV était dans son caractère, dans son am-
bition présompteuse, ouverte à toutes les chimères, et qui rencontrait
devant elle, en France, un politique tel que Richelieu. N'oublions pas que
ces deux personnages étaient déjà brouillés bien avant que madame de
Chevreuse mît le pied à Nancy. Richelieu revendiquait plusieurs parties
des Etats du duc, et celui-ci, placé entre l'Autriche et la France, commen-
çait à se déclarer pour la première contre la seconde. C'était l'homme
le plus fait pour entrer dans les sentiments de madame de Chevreuse ,
comme elle était admirablement faite pour seconder ses desseins. Elle
trouva Charles IV déjà lié à l'Autriche; elle le lia avec l'Angleterre dont
Buckingham disposait; à l'aide du comte de Soissons, elle noua des
' Richelieu, MJ»noirp*, dans la Collection Pelilol, t. III, p. io5. — ' Ici, et sur
loule la première partie de la vie de madame de Chevreuse, nous renvoyons le
lecteur à l'excellent ouvrage He M. le comte d'Haussonville : • Histoire de la
«REUNION DE i.A LoRRAiNE X LA France, avec notes , pièces jtistificatives, et docii-
• ments historiques entièrement inédits,* ouvrage dont nous ferions un éloge plus
étendu, si un juge bien compétent ne nous avait prévenu dans ce journal même,
et n'avait déjà mis en lumière le savoir, l'esprit et l'agrément qui brillent partout
dans ce livre remarquable. Voyez l'article de M. Vilct, Journal des Savants, livraison
de décembre i856.
4o.
312 JOURNAL DES SAVANTS.
intelligences avec la Savoie, et forma ainsi une ligue européenne à la-
quelle elle donna, en France, l'appui du parti protestant, que gouver-
naient ses parents, Rohan et Soubise. Le plan était sérieux: une flotte
anglaise, conduite par Buckingham lui-même, devait débarquer à l'île
de Ré et se joindre aux protestants de La Rochelle; le duc de Savoie
devait descendre à la fois dans le Dauphiné et dans la Provence , le duc
de Rohan, à la tête des réformés, soulever le Languedoc, enfin le duc
de Lorraine marcher sur Paris par la Champagne. L'agent principal de
ce plan, chargé de porter des paroles à tous les intéressés, était mylord
Montaigu, un des amis particuliers de Holland et de Buckingham, qui,
dit-on , s'était laissé séduire aussi aux charmes de la belle duchesse. Riche-
heu , averti par sa sagacité et par sa police , épiait toutes les démarches de
Montaigu; il osa le faire arrêter jusque sur le territoire lorrain, se saisit
de ses papiers, découvrit toute la conjuration , et y fit face avec sa vigueur
accoutumée. L'attaque principale sur l'île de Ré échoua ; Buckingham
battu fut forcé à une retraite honteuse; bientôt après La Rochelle céda à
la constance et à l'habileté du cardinal; la coalition vaincue était dis-
soute, et l'Angleterre demandait la paix , en mettant parmi ses conditions
les plus pressantes le retour en France de la belle exilée, devenue une
puissance politique, pour laquelle on fait la paix et la guerre. «C'était
«une princesse aimée en Angleterre, à laquelle le roi portait une parti-
ce culfère affection, et qu'il la voudrait assurément comprendre en la
« paix , s'il n'avait honte d'y faire mention d'une femme ; mais qu'il se
« sentirait très-obligé si Sa Majesté ne lui faisait point de déplaisir. Elle
«avait l'esprit fort, une beauté puissante dont elle savait bien user, ne
« s'amollissant par aucune disgrâce, et demeurant toujours en une même
«assiette d'esprit ^ » Portrait moins brillant mais tout autrement sé-
rieux et fidèle que celui de Retz, et qui pourrait bien être de la main
même de Richelieu, étant assez vraisemblable que le cardinal, selon
sa coutume, aura ici plutôt résumé à sa manière que reproduit textuelle-
ment les propositions de Montaigu. Quoi qu'il en soit, Richelieu, qui
désirait vivement n'avoir plus sur les bras les Rohan , les protestants et
l'Angleterre, afin de porter toutes ses forces contre l'Esjiagne, accepta la
condition demandée, et madame de Chevreuse revint à Dampierre.
Il y eut là quelques années de repos dans cette vie agitée. Marie de
Rohan reparut à la cour dans toute sa beauté. Elle n'avait pas trente
ans, et il était difficile de la voir impunément. Richelieu lui-même ne
fut pas insensible à ses charmes ^ : il s'efforça de lui plaire , mais ses
' Mémoires de Richelieu, tome IV, p. 7^. — * Madame de Molteville, 1. 1", p. 6a.
MAI 1855. 313
hommages ne furent point accueillis. Madame de Chevreuse préféra
au tout-puissant cardinal un de ses ministres , celui sur lequel il avait
le plus droit de compter : elle le lui enleva d'un regard, et le conquit
au parti de la reine et des mécontents.
Charles de l'Aubépine, marquis de Châteauneuf, d'une vieille fa-
mille de conseillers et de secrétaires d'Etat , avait succédé à Michel de
Marillac dans le poste de garde des sceaux; il le devait à la faveur de
Richelieu et au dévouement qu'il lui avait montré. Il avait poussé ce
dévouement bien loin , car il présida à Toulouse la commission qui
jugea l'imprudent et infortuné Montmorency, et par là il mit à jamais
contre lui les Montmorency et les Condé. Châteauneuf avait donc donné
des gages sanglants à RicheHeu, et ils semblaient insépai'ables. C'était
un homme consommé dans les affaires, laborieux, actif, et doué de la
qualité qui plaisait le plus au cardinal, la résolution. Mais il avait une
ambition démesurée, qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie; l'amour s'y
joignant la rendit aveugle. On ne se peut empêcher de sourire, quand on
se rappelle ce que dit Retz, que Châteauneuf amusa madame de Che-
vreuse avec les affaires; cet amusement-là était d'une espèce toute par-
ticulière : on y jouait sa fortune et quelquefois sa tête, et fintrigue, où
l'un et l'autre s'engagèrent était si téméraire, que, pour cette fois, nous
admettons que ce ne fut pas Châteauneuf qui y jeta madame de Che-
vreuse, et que c'est elle bien plutôt qui y poussa le garde des sceaux.
Châteauneuf avait alors un peu plus de cinquante ans*, et le sentiment
qu'il avait conçu pour madame de Chevreuse devait être une de ces passions
fatales qui précèdent et qui marquent la fuite suprême delà jeunesse. Pour
madame de Chevreuse, elle partagea dans toute leur étendue les dangers
et les malheurs de Châteauneuf, et jamais plus tard elle ne consenlil à
séparer sa fortune de la sienne. Elle portait au moins dans ses égarements
ce reste d'honnêteté que, lorsqu'elle aimait quelqu'un, elle l'aimait avec
une fidélité sans bornes, et que l'amour passé il lui en demeurait une
amitié incomparable. Déjà, depuis quelque temps, Richelieu s'était
aperçu que son garde des sceaux n'était plus le même. On dit que, pen-
dant une maladie dont le cardinal pensa mourir, Anne d'Autriche donna
un bal , et que Châteauneuf y parut et y dansa ^; folie insigne qui éclaira
et irrita Richelieu. Au milieu de février i633, le garde des sceaux fut
arrêté, et tous ses papiers saisis. On y trouva cinquante-deux lettres de
la main même de madame de Chevreuse, où, sous des chiffres faciles à
' Il était né en i58o. — * Mémoires de Richelieu, t. VII, p. a48; noie de l'é-
diteur.
314 JOURNAL DES SAVANTS.
pénétrer et sous un jargon transparent, on reconnut les sentiments de
Châteauneuf et de la duchesse, fi y avait aussi beaucoup de lettres du
chevalier de Jars, du comte de Holland, de Montaigu, de Puylaurens,
du duc de Vendôme et de la reine d'Angleterre elle-même. Ces papiers
furent apportés au cardinal; après sa mort on les trouva dans sa cas-
sette, et ils arrivèrent ainsi en la possession du maréchal de Richelieu,
qui les communiqua au père Griffet pour son Histoire du règne de
Louis XIII^. Une copie assez ancienne est aujourd'hui entre les mains
de M. le duc de Luynes, dont l'esprit est trop élevé pour songer h dérober
à l'histoire les fautes, d'ailleurs bien connues, de son illustre aïeule, sur-
tout quand ces fautes portent encore la marque d'un noble cœur et
d'un grand caractère. Nous avons pu examiner à loisir ces curieux ma-
nuscrits, et particulièrement les lettres de madame de Ghevreuse. On
y voit que Richelieu était fort empressé auprès d'elle , qu'il lui rendait des
soins, que Ghâteauneuf en avait de la jalousie et s'alarmait des ména-
gements qu elle gardait envers le premier ministre , pour mieux cacher
leur commerce et leurs trames. On ne lira pas sans intérêt divers pas-
sages de ces lettres où paraît l'esprit délié à la fois et audacieux de la
duchesse, son empire sur le garde des sceaux et la haine intrépide
qu'elle portait au cardinal parmi les habiles déférences qu'elle lui pro-
diguait.
« 28 (Madame de Ghevreuse) se plaint à 38 (Ghâteauneuf) de son
H serviteur qui a si peu d'asseurance en la générosité et amitié de
«son maitre, et fait bien pis quand il demande si 28 le néglige pour
«l'avoir promis à 22 (Richelieu). Vous avez tort d'avoir eu cette pensée,
«et l'âme de 28 est trop noble pour qu'il y entre jamais de lâches
«sentiments. G'est pourquoyje ne considère non plus la faveur de 22
« que sa puissance, et ne feray jamais rien d'indigne de 28 pour le bien
« que je pourrois tirer de l'une ny pour le mal que me pourroit faire
«l'autre. Groyez cela si vous me voulez faire justice. Je vous la rendrai
« toute ma vie, et souhaite que vous y ayez de l'avantage; car je prendray
«grand plaisir à vous contenter et j'auray grand' peine à vous de-
« plaire. Voilà, en conscience, mes sentiments , et vous n'en avez point
«si vous manquez jamais à vostre maître. »
«28 n'a point eu de nouvelles de 22. S'il est aussi aise de n'ouïr
«point parler de 28, comme je le suis de n'ouïr plus parler de luy, il est
«bien content, et moy hors de la persécution dont le temps et nostre
« bon esprit nous délivreront. »
^ Voyez cet excellent ouvrage, t. II, p. 392.
MAI 1855. 315
«Jamais 28 n'eut tant d'envie d'entretenir 38 qu'à cette heure. As-
«seurez-le qu'il est mieux que jamais avec son maître, et qu'il saura
« tout le particulier des entretiens de 22 et 28 à la première veue, car
«je ne vous puis dire autre chose par cscrit, sinon que ce n'a pas esté
«sans raison que je vous ai commandé de parler mal de 28 à 22 , car
«cela a fait des miracles, et je suis bien satisfaite de ce que vous avez
« si bien satisfait à votre maître. »
«La tyrannie de 22 s'augmente de moments en moments. Il peste et
«enrage de ce que 28 ne le va pas voir. Je lui avois escrit deux fois
« avec des complimens dont il est indigne, ce que je ne lui eusse jamais
«rendu sans la persécution que Sy (?) m'a faite pour cela, me disant
«que c'étoit acheter le repos. Je crois que les faveurs de 28 (le roi) ont
« mis au dernier point sa présomption. 11 croit espouvanter 28 de sa co-
«lère, et se persuade, à mon opinion, qu'il n'y a rien que 28 ne fit
«pour l'apaiser. Mais 28 aime mieux se résoudre à périr qu'à faire des
«soumissions à 22. Sa gloire m'est odieuse. Il a dit à 67 que l'humeur
« de 28 étoit insupportable à un homme de cœur comme luy, et qu'il
« étoit résolu de ne rendre plus aucun debvoir particulier à 28, puisque
« 28 n'estoit pas capable de donner à luy seul son amitié et sa confi-
« dence. C'est 38 seul que je veux qui sache cecy. Ne faites pas semblant
« à 57 de le sçavoir. Il a eu une petite brouillerie avec 28 a cause qu'il
«a esté si intimidé par l'insolence de 22, qu'il a voulu persécuter 28
«pour endurer bassement 22. J'estime tant le courage et l'affection de
« 38 que je veux qu'il sache tous les intérêts de 28. Elle se fie sy entie-
« rement en 38 qu'elle tient ses intérêts aussi cbei's entre ses mains qu'aux
«siennes. Aimez fidèlement vostre maître, et quelle que persécution
« qu'on lui puisse faire, croyez qu'il se montrera toujours digne de l'être
« par toutes ses actions. »
«Je ne vous fais point d'excuse de ne vous avoir pas escrit aujour-
"d'hui, mais je veux que vous croyez que je n'ai pas laissé de songer
«souvent à vous, quoique mes lettres ne vous l'ayent pas tesmoigné. Je
«ne vous saurois bien représenter l'entrevue de 22 et de 28 qu'en vous
«disant qu'il tesmoigné à votre maître autant de passion que 28 en a
«cru autrefois dans le cœur de 33 (?); mais, comme 28 l'a toujours
« estimée véritable là , elle la croit fausse en celui de 2 2 , qui dit n'avoir
«plus de reserve pour 28, voulant faire absolument tout ce que 28
«luy ordonnera, pourvu que 28 vive en sorte avec luy qu'il lui puisse
«asseurer d'estre en son estime et confiance par dessus tout ce qui est
« sur la terre Celui qui m'avoit promis de me dire des nouvelles
l'fusl hier icy, mais fort triste, et deux ou trois fois il me sembla qu'il
316 JOURNAL DES SAVANTS.
« me vouioit parler dont je liiy donnay assez moien; mais il fut muet, et
« à moins que de deviner, je ne sçaurois rien connoistre de ses sentimens.
«Dès que j'en sçauray la vérité, vous ne l'ignorerez pas, et j'en useray
«avec iui et avec tout autre comme j'ay promis à 38. Asseurez l'en, et
« que jamais les promesses de 22 ne m'ébranleront. Est-il besoin que
«je vous asseure de cela? Seroit-il possible que vous en eussiez seule-
«ment soupçon? Je serois au desespoir si je le croyais; mais j'ay trop
« bonne opinion de vous pour ne vivre pas certaine que vous ne l'avez
«pas mauvaise de 28.»
«Je suis desespérée de ce que 22 a mandé à 28 ce soir. Il luy a en-
« voyé un exprès pour la conjurer de deux choses : l'une pour l'intérêt
«de 28 et l'autre pour la satisfaction de 22; la première, de ne point
« parler à Brion (le comte de Brion , un des favoris du duc d'Orléans ,
«le futur duc de Damville); la seconde de ne point voir 38; en ce
« dernier seul est ma peine. Toutefois ma résolution de tesmoigner mon
«affection à 38 est phis forte que toute la considération de 22. C'est
«pourquoy j'ay mandé à 22 que je ne me pouvois pas défendre des
« prières que M' de Chevreuse me fait de voir 38 pour mille affaires qu'il
« a. La plus grande que j'aye est de me revenger des obligations que j'ay
«à 38 à qui je suis plus véritablement que toutes les persones du
« monde. »
« Il n'y a pas de divertissement ni de lassitude capables de m'empes-
« cher de songer à vous, et de vous en donner des marques. Ces trois
«lignes sont une preuve de cette vérité, et je veux qu'elles vous servent
« d'assurance d'une autre qui est que, si 38 est aussi parfait serviteur en
«effet qu'en parole, 28 sera plus reconnoissant maître en ses actions
« qu'en ses discours. »
«Je ne doute pas de la peine où est 38 et vous proteste que 28 la
«partage bien s'en croyant la cause. Mandés moy comment je vous
« pourray voir sans que 22 le sache; car je feray tout ce que vous ju-
(( gérés à propos pour cela , souhaitant passionement de vous entretenir,
« et ayant bien des choses h vous dire qui ne se peuvent pas bien expli-
« qucr par escript, surtout touchant 37 (?) et 22 , mais du dernier beau-
«coup davantage, l'ayant vu ce soir et trouvé plus résolu à persécuter
«28 que jamais. Il est sorti bien d'avec elle; mais jamais 28 ne l'a
«trouvé comme aujourd'huy, si inquiet, et des inégalités telles en ses
« discours que souvent il se desesperoit de colère , et en un moment
« s'apaisoit et estoit dans des humilités extrêmes. Il ne peut souffrir que
«28 estime 38, et ne sçauroit l'empescher, je vous le promets, mon
«fidèle serviteur, que j'appelle ainsi parce que je le crois tel. Adieu, il
MAI 1855. 317
0 faut que je vous voye à quelque prix que ce soit. Faites moy reponce ,
«et prenez garde à 22, car il épie 28 et 38, en qui 28 se fie comme
« à elle-même. >>
ft II est vray que je voudrois avoir donné de ma vie el avoir veu hier
« 38. Je sortis le soir et faillis aller chez sa sœur (Madame de Vaucellas^)
«pour cela. Si 22 vous parle de la visite de 28, dites que ce fust pom'
«l'affaire de la princesse de Guymenée; mais je veux que vous lui tes-
« moigniés -estre mal satisfait de votre maître et le mépriser. Je sçay que
«38 aura de la peine en cela. Toutefois il m' obéira parce qu'il est ab-
«solument nécessaire. C'est pourquoi je vous le recpmniande. Prenez
«y occasion bien adroitement, et n'envoyez pas chez moi. Vous aurez
«souvent de mes nouvelles, et toute ma vie des preuves de mon affec-
« tien. Je seray aujourd'hui où vous allez.»
« Encore que je me porle mal , je ne veux pas laisser de vous dire
« comme s'est passée la visite de 2 8 à 2 2 . Il luy a parlé de sa passion
« qu'il dit estre au point de lui avoir causé son mal par le déplaisir de
«la procédure (le procédé) de 28 avec 22. 11 s'est étendu en de longs
«discours de plainte de la conduite de 28, surtout touchant 38, con-
« cluant qu'il ne pouvoit plus vivre dans les sentiments où il est pour 28 ,
«si 28 ne luy tcsmoignoit d'estre en d'autres pour luy que par le passé;
«à quoi 28 a répondu qu'elle avoit tousjours essayé de donner sujet à
«22 d'estre satisfait d'elle, et qu'elle vouloit luy en donner plus que
«jamais. Force gens ont interrompu souvent 22 et 28 qu'il a pressé au
« dernier point pour sçavoir comment 38 étoit avec 28 , disant que tout
ule monde l'y croyoit en une intelligence extrême, ce que 28 a abso-
ulument desavoué. Je ne vous en veux dire davantage à cette heure,
« mais croyez que j'estime autant 38 que je méprise 22, et que je n'auray
«jamais de secret pour 38 ni de confiance pour 22. »
«Je vous confirme la promesse que je vous fis de la dernière reli-
ugion. Si j'en ai fait quelque difliculté^ ce n'est pas que j'aye changé
« de volonté depuis ; mais ça été pour voir si vous estiez bien ferme
« dans la vostre. Il est vrai en cette occasion que vous me priez de ce
«. que je désire pour vous rendre plus coupable si vous y manquez et
« moy plus excusable en ce que j'auray fait. »
«Pourveu que l'affection de 38 soit aussy parfaite que la bague qu'il
«a envoyée à 28, vous n'aurez jamai%subjet de rougir pour avoir fait
«un mauvais présent à vostre maître ou luy de l'avoir receu, etc. »
. « Je veux partager avec vous le regret que vous avës de vous éloigner
* Voyex notre article snr l'intérieur de la reine, cahier de février dernier.
4i
318 JOURNAL DES SAVANTS.
«sans me voir. J'ay plus de haine de la tyrannie de 22 que 38, mais,
«je la veux surmonter et non pas m'en plaindre, puisque le premier
«sera un effet de courage, et le dernier seroit un acte de foiblesse.
«Jamais je n'eus tant d'envie de vous entretenir qu'à cette heure. 22
«jure que 28 sera mal avec vous dans peu, que 38 n'aime pas 28 et en
« fait des railleries avec Ix'j (dame inconnue), etc. Pour ce qui la regarde ,
«je me moque de cela ; je crois 38 fidèle et affectioné pour moy et le seray
<i toute ma vie pour luy, pourveu que, comme il a mérité que j'aye pris
«cette bonne opinion de luy, il ne se rende pas digne que je la perde,
«Je suis au désespoir de ne pouvoir vous envoyer aujourd'hui la pein-
«ture de 28 que je vous ai promise. »
« Vous vous obligés à beaucoup; mais il faut que vous sachiez que la
« moindre faute est capable de me fascher extrêmement. C'est pourquoi
«prenez garde à ce que vous promettez. Cela seroit deshonorable pour
« vous sy vos actions n étoient conformes à vos paroles et honteux à moy
« de le souffrir. Je vous dis encore un coup que vous ne vous engagiez
«pas tant, si vous n'estes bien asseuré de ne manquer jamais à rien.
«Je ra'obligeray de peu tant que je ne me seray pas attendue à tout;
« mais, quand 38 me l'aura promis, et que je l'auray receu, 28 ne sera
«plus satisfaite de lui sy elle y remarque la moindre reserve. Jo vous
«conseille, ne pouvant pas encore dire que je vous commande et ne
«voulant plus dire que je vous prie, de porter le diamant que je vous
« envoyé, afin que voyant cette pierre, qui a deux qualités, l'une d'estre
«ferme, fautre si brillante qu'elle paroit de loin et fait voir les moin-
« dres défauts , vous vous souveniez qu'il faut estre ferme dans vos pro-
« messes pour qu'elles me plaisent, et ne point faire de fautes pour que
«je n'en remarque point. »
«22 est en meilleure humeur qu'il n'avoit été depuis son retour
«pour 28. Il m'a escrit ce soir qu'il estoit en des peines extrêmes de
«mon mal, que toutes les faveurs de 2 3 ne le touchoient point en l'es-
«tat où j'estois, et que la gayeté que 38 avoit aujourd'hui a osté l'opi-
«nion qu'il aime 28, à qui il a dit sa maladie sans que cela l'ait touché ,
«et que si 28 avoit veu sa mine, elle le croiroit le plus dissimulé
«ou le moins affectionné homme du monde, ce qui l'obligeroit à ne
«l'aimer jamais ou à ne jamais le croire. Sur cela 28 promet à 38 que,
«ne se gouvernant pas par les ad^is de 22 , elle fera les deux, l'aimant
« et le croyant toujours. »
«Je crois que 38 est absolument à 28, et je vous promets qu'éter-
«nellement 28 traitera 38 comme sien. Puisque son inclination l'a
«donné à 28, ses soins le conserveront, et, quand toute la terre nëgli-
MAI 1855. 319
«geroit 38, 28 le saura toute sa vie si dignement estimer que, s'il
«l'aime véritablement comme il dit, il aura subjet d'être content de sa
«fortune; car toutes les puissances delà terre ne sçauroient faire chan-
ce ger de résolution à 28. Je vous le jure, et vous commande de le
«croire et d'aimer fidèlement 28.»
«Hier au soir 22 envoya savoir des nouvelles de 28 et luy écrivit
« qu'il mouroit d'envie dé la voir, qu'il avoit bien des choses à luy dire,
«estant plus que jamais à 28, qui fait peu de cas de cetle protestation
«et beaucoup de celle que 38 luy a faite d'cstre absolument à elle.
«Demain je vous en diray davantage. Aimez toujours vostre maitre;
(( il se porte mal et n'est sorly ces deux jours que par contrainte. Mais
« en quelque estât qu'il puisse estre et quoiqu'il lui puisse jamais arriver,
« il mourra plustost que de manquer à ce qu'il vous a promis. »
«Je vous commanderay toujours, hors cette fois que je vous demande
« une grâce qui est la plus grande que vous me puissiez faire , c'est que
« 38 ne doute jamais de 28 et s'asseure qu'il ne perdra jamais les bonnes
«grâces de son maitre que 28 ne perde la vie, ce qu'elle auroit regret
«qui arrivast avant d'avoir prouvé à 38 combien il est estimé de 28,
« encore que ce soit plus que 28 ne luy a promis. Mais un bon maitre
«ne sauroit craindre de faillir en obligeant son serviteur, quand il se
«tesmoigne plein de fidélité et d'affection. 22 veut persuader à 28
« qu'il a le cœur rempli de tous les deux pour elle. Je donnerois de ma vie
«poui* vous entretenir, mais je ne sais comment faire, car il ne faut
«pas que 22 puisse le savoir. Croyez qu'il n'y a que la mort qui me
« puisse oster les sentiments où je suis pour 38. »
«Jamais il n'y eut rien de pareil à l'cxlravagancc de 22. 11 a ejivoyé
M à 28 et luy a escrit des plaintes estrangcs. Il dit que 28 a perpétuelle-
« ment raillé avec Germain (lord Jermin, grand écuyoretami très-particu-
u lier de la reine d'Angleterre) afin qu'il dit en son pays le mépris qu'elle
« faisoit de luy, qu'il sait assurément que 28 et 38 sont en intelligence,
« et que vos gens ne bougent de chez moy, que je reçois Bi'yon à cause
« qu'il est son ennemi pour luy faire despit, que tout le monde dit qu'il
« est amoureux de moy, qu'il ne sauroit plus souffrir ma procédure.
«Voilà Testât où est 22. Mandez-moi ce que vous apprendrez de cela.
«Croyez que quoiqu'il puisse arriver à votre maitre, il ne fera rien
« d'indigne de luy ni qui vous doive faire honte d'estre à luy. Je me
«porte un peu mieux, et plus résolue que jamais d'estimer 38 jusqu'à
a la mort comme 28 luy a promis. »>
Quel ne fut pas le courroux du superbe et impérieux cai'dinal, lors-
qu'il acquit la preuve certaine qu'il avait été joué par une femme, et
320 JOURNAL DES SAVANTS.
trahi par un ami ! Sa vengeance s'appesantit sur l'une et sur l'autre , et
sur celui de leurs complices qu'il put atteindre ^ Le chevalier de Jars fut
jeté à la Bastille, jugé , condamné à avoir la tête tranchée-, il monta sur
l'échafaud , et c'est là seulementqu'il reçut sa grâce , ainsi que nous l'avons
dit. Châteauneuf fut conduit au château fort d'Angoulême, où il demeura
en prison pendant dix années entières, et madame de Chevreuse exilée
pour la seconde fois en Touraine dans une terre de son premier mari.
Qu'on juge du mortel ennui qui dut accabler la belle duchesse, ense-
velie à trente-trois ans dans la solitude d'une province, loin du bruit
et de l'éclat de Paris , loin de toutes les émotions qui lui étaient si chères ,
loin de toute intrigue de politique et d'amour. Ce lui était un divertisse-
ment fort médiocre de tourner la tête au vieil archevêque de Tours ^,
et , pour se soutenir, elle avait grand besoin des visites de La Rochefou-
cauld' qui habitait dans son voisinage, et des lettres de la reine Anne.
Elle resta en Touraine pendant près de cinq années, depuis i633 jus-
qu'à la fin de iGSy. Elle y employait son temps à nouer et à entretenir
une correspondance mystérieuse entre la reine Anne, Charles IV, la reine
d'Angleterre et le roi d'Espagne. Nous avons dit quelles furent les alarmes
d'Anne d'Autriche lorsqu'on arrêta La Porte, qui avait le secret de celte
correspondance. De telles alarmes, qui poussèrent madame de Hautefort
à s'exposer comme elle le fit, et le chevalier de Jars à se remettre une
seconde fois sur l'échafaud, devaient reposer sur quelque fondement,
et il faut bien que madame de Chevreuse se fût encore jetée pour la
reine dans quelque grand péril , puisqu'elle aima mieux se condamner
k un nouvel exil et quitter la France que de courir le risque de tomber
entre les mains de Richelieu et du roi. Trompée par la couleur des
heures que lui envoya madame de Hautefort, elle s'enfuit de Touraine
pour gagner l'Espagne à travers tout le midi de la France et les innom-
brables émissaires du cardinal. Elle n'eut pas d'autre confident que le
vieil archevêque de Tours ^ Bertrand de Chaux*. Comme il était du
' Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 3a8. — * La Rochefoucauld, Mémoires, col-
leclion Petilot, t. Ll, p. 355. — ' Ibid. p. 355 : • Madame de Chevreuse était alors
«reléguée à Tours. La reine lui avait donné bonne opinion de moi; elle souhaita
«de me voir, et nous fûmes bientôt dans une très-grande liaison d'amitié... En
• allant et en revenant j'étais souvent chargé par l'une ou par l'autre de commissions
« périlleuses. » — * Lorsque Richelieu apprit la fuile de madame de Chevreuse, il fit
courir après elle, et envoya un de ses agents les plus sûrs* le président Vignier,
en Touraine, interroger le vieil archevêque, qui dit ce qu'il avait fait et ce qu'il
savait. On arrêta aussi La Rochefoucauld, qui dut répondre de sa conduite. Ces
diverses informations sont conservées à la Bibliothèque impériale, collection Du
Puy, volumes 499, 5oo, 5oi, réunis en un seul tome. Nous nous en servirons ainsi
HM;^ mai 1855. HiîOl 321
Béam , et avait des parents sur k frontière , il lui avait donné des
lettres de créance avec tous les renseignements nécessaires et les divers
chemins qu'elle devait prendre; mais, pressée de fuir, elle oublia tout,
monta à cheval déguisée en homme, et, au bout de cinq ou six lieues,
elle se trouva sans lettres, sans itinéraire, sans femme de chambre,
et suivie seultement de deux domestiques. Elle ne put changer de cheval
pendant tout un jour, et arriva ainsi, sans avoir pris une heure de
repos, à une lieue de Verteuil où demeurait La Rochefoucauld^. Au
lieu de lui demander l'hospitalité, elle lui écrivit le billet suivant :
«Monsieur, je suis un gentilhomme françois et demande vos services
«pour ma liberté et peut estre pour ma vie. Je me suis malheureuse-
«ment battu. J'ay tué un seigneur de marque. Cela rae force de quitter
"là France promptenient, parce qu'on me cherche. Je vous crois assez
« généreux poup me servir sans me cognoistre. J'ay. besoin d'un car-
« rosse et de quelque valet pour me sei^ir. » La Rochefoucauld lui
envoya ce qu'elle désirait^. Le carrosse lui fut d'un grand secours, car elle
était épuisée de fatigue. Son nouveau guide la conduisit sur-le-champ
à une autre maison de La Rochefoucauld où elle arriva au milieu de la
nuit; elle laissa là son carrosse et les deux domestiques qui l'avaient
accompagnée, et repartit à cheval, se dirigeant vci*s la frontière d'Es-
pagne. Dans l'état où elle se trouvait, la selle de sa monture était toute
baignée de sang : elle dit que c'était la suite d'un coup d'épée qu'elle
avoit reçu à la cuisse. Elle coucha sur du foin dans une grange et prit
à peine quelque nourriture'. Mais, aussi belle, aussi séduisante sous le
que des mémoires de La Rochefoucauld pour élabiir notre récit. — ' La Rochefou-
cauld, Mémoires, collection Petitot, t. Ll, p. 336. — * Extrait de l'information
faite par le président Vignier de la sortie de madame de Chevrease hors de France : • Le
• prince de Marsillac, interrogé s'il a veu ladite dame, dit que non, mais qu'il a re-
< ceu une lettre soubs un nom incogneu et la donna. La teneur est à peu près telle :
« Monsieur, je suis un gentilhomme fr. (suit la lettre). Marsillac advouc lui avoir
• donné son carrosse, et un nommé Poter; qu'il se douloit que c'csloit elle, .mais
«qu'il ne le sçavoil pas asseurément. Poter, interrogé, respond qu'il avoil trouvé à
«cent pas de là un jeune gentilhomme qui avoit la perruque blonde, lequel s'es-
« toit mis seul dans le carrosse où il s'estoit couché, paroissant fort las, et qu'il
«l'avoit conduit jusques à une autre maison de M. de Marsillac, où demeurait un
• gentilhomme aussi à lui, nommé Malbasty, et que le gentilhomme à la perruque
• blonde avoit deux hommes avec lui qui l'aroicnt suivi à cheval, l'un nommé Ro-
«naud, l'autre Ililaire. » — * Extrait de l'information, etc. : «Malbasty, interrogé,
«a dit que madame do Chevreuse arriva chez lui à trois heures de nuit, lui n'y
«estant pas, que sa femme se leva peur ouvrir, à cause quelle cognul Poter, qui
«lui dit que cétoil un seigneur de qualité, ami intime de M. Marsillac, qui s'en-
• fuyoit pour s'être ba'tu en duel. Malbasty arriva là dessus, auquel fut dit la mesme
322 JOURNAL DES SAVANTS.
costume noir d'un cavalier que dans les brillants atours de la grande
dame, les femmes, en la voyant, admiraient sa bonne mine, et, pendant
cette course aventureuse, elle fit, malgré elle, autant de conquêtes que
dans les salons du Louvre, et, ainsi que le dit La Rochefoucauld, elle
montra « plus de pudeur et de cruauté que les hommes faits comme elle
« n'ont accoutmné d'en avoir^. » Une fois elle rencontra dix ou douze ca-
vahers commandés par le marquis d'Antin , et il lui fallut s'écarter de
sa route pour éviter d'être reconnue ^. Une autre fois, dans une vallée
des Pyrénées, un gentilhomme qui l'avait vue à Paris lui dit qu'il la
prendroit pour madame de Chevreuse, si elle était vêtue d'une autre
façon, et le bel inconnu se tira d'affaires en répondant qu'étant parent
de cette dame, il pouvait bien lui ressembler^. Son courage et sa
gaieté ne l'abandonnèrent pas un moment, et, pour peindre la vaillante
amazone , on fit une chanson où elle disoit à son écuyer :
« La Boissiere , dis-moi ,
• Vais-je pas bien en homme? ^
« chose; il demanda le nom de ce jeune seigneur et qu'il desiroit savoir qui il devoit
«servir. L'inconnu lui répondit qu'il lui diroit le lendemain, cependant qu'il l'ac-
« corapagnât une journée ou deux, parce qu'il craignoit que les deux gentilshommes
« qui esloient à luy ne fussent cognus; qu'il les lairroit là jusques à un nouvel advis
«de lui. On, renvoya le carosse du prince de Marsillac, et ladite dame monta sur
« une haquenéc qui se trouva là. Malbasty et Poter la suivirent. Elle estoit vestue
•< d'une casaque noire; les chausses et le pourpoint de mesme. Elle avoit la (este ban-
« dée, et un morceau de taffetas noir par-dessus, et dit au dit Malbasty que c'estoit
«un coup d'épée qu'elle avoit rcceu dans son combat, et que cela l'empeschoit
«d'oster son chapeau, et aussi qu'elle en avoit un à la cuisse qui l'empeschoit de
«monter légèrement à cheval. Comme ils arrivèrent à la disnée, la selle de la ha<
«quenée se trouva pleine de sang, et Malbasty luy dit qu'il en estoit fort en peine,
«qu'il falloit que sa playe se fust ouverte, que l'on devroit envoyer quérir un chi-
• rurgien. Elle ne le voulut pas et prit deux chembea qui estoient au dit Malbasty
« dont elle dit qu'elle feroit des liages pour se bander. . . Elle se coucha sur du foin
«dans une grange, et se reposa paroissant extrêment affoiblie, et, pour toute chose,
< on lui apporta à diner le quartier d'une oye bouillie dont elle ne put manger. ■
— ' La Rochefoucauld, Mémoires, coUect. Pctitot, t. LI, p. 356, Tallemant, t. I,
p. a5o. Extrait de l'information, etc. : « Une bourgeoise de ce bourg-là passa fortui-
« tement et la vit couchée sur ce foin et s'escria : voilà le plus beau garçon que je
«vis jamais! Monsieur, dit-elle, venez vous en reposer chez moi; vous me faites
« pitié , etc. » — * Extrait de l'information, etc. : « Avant que le dit Malbasty se sepa-
« rast de madame de Chevreuse, ils rencontrèrent dix ou douze hommes à cheval,
« dont le marquis d'Antin en estoit un; elle se destourna un peu appréhendant d'être
« cognue, etc. » — ^ Extrait d'une lettre écrite de Toulouse, le 2 novembre 1637 : « Un
'•gentilhomme de mon voisinage qui a charge dans nos montagnes m'a dit aujour-
« d'huy que madame de Chevreuse estoit passée par une des vallées de sa charge
«pour entrer en Espagne, qu'un des siens le luy a mandé, et que la recognoissant
MAI 1855. 3'2'3
« Vous chevauchez , ma foi ,
c Mieux que tant que nous sommes, etc. ^ *
Celui qui l'accompagnait la pressant de liii apprendre sàii riàm,
elle lui dit avec un ton mystérieux qu elle étoit le duc d^Enghieti que
des affaires extraordinaires et le service du roi forçoient de sortir
de France, ce qui peut nous donner une idée de la tournure qu'elle
avait à cheval et du ton décidé et résolu qu'elle avoit pris. Puis,
prenant confiance en son guide et n'aimant pas à porter longtemps un
masque, elle lui avoit avoué qu'elle étoit la duchesse de Chevreuse ^.
Elle n'atteignit la frontière qu'avec des fatigues inouïes et à travers mille
périls. Un peu avant de franchir la frontière , elle écrivit au gentilhomme
qui avait pensé la reconnaître dans les Pyrénées, et avait eu poUr elle
toute sorte d'égards et de politesses, qu'il ne s'était pas trompé, qu'elle
était en effet celle qu'il avait cru, et «qu'ayant trouvé en lui une civi-
« lilé extraordinaire, elle prenoit la liberté de le prier de lui procurer'des
«étoffes pour se vêtir conformément à son sexe et à sa condition '.'»
Arrivée enfin en Espagne, elle s'élança pour la troisième fois, avec Sa
résolution accoutumée, dans tous les hasards de l'exil, n'emportant
avec elle que sa beauté, son esprit et son courage. Elle envoya, psrr un
de ses gens, à La Rochefoucauld toutes ses pierreries, qui valaient
200,000 écus, le priant de les recevoir en don si elle mourait, ou de
les lui rendre quelque jour *.
On comprend l'accueil empressé que fit le roi d'Espagne i\ la fidèle
et intrépide amie de sa sœur. Madame de Chevreuse avait à peine
trente-huit ans, et l'on dit que Philippe IV grossit le nombre de ses
til luy avoit dit qu'il la prcndroit pour madame de Chevreuse, si elle esloit vpsluo
«d'une autre façon , et qu'elle luy avoit respondu que luy estant fort proclic, elle lui
«pouYoitbien ressembler, etc.» — 'Tallemant,!, I, p. 260. — * Extrait de l'informa-
tion, etc. : « Malbasly pressa la dite dame de lui dire son nom, comme elle lui avoit
« promis ; elle lui dit qu'elle étoit le duc d'Anguycn, et que, pour un service qu'elle
«ne pohvoil déclarer, il falloit qu'elle sorlist de France pour un temps Comme
• ils furent au «econd gîte, Malbasty dit à madame de Chevreuse, Monsieur, vous
• ne m'avez demandé que deux jours, permettez que je m'en retourne. Elle me dit
• que tout de bon elle vouloit lui dire «on nom , qu'elle esloit la duchesse de Che-
« vreuse, qu'il lui renvoyât ses deux gcnlil&hommes en un lieif qu'elle lui nomma,
«qu'il lui envoyât aussi son tils, qu'elle avoit jugé qu'il avoit de i'osprit, et qu'elle
«se serviroit de lui. Malbasly lui dit qu'elle se pcrdroit, qu'elle rencontreroit mille
■ voleurs, qu'elle n'avoit qu un seul nomme avec elle, qu'il craignoit qu'on lui fit
• du desplaisir Elle offrit au dit Malbasty un grand rouleau de pisloles qu'il
• refusa, et n'en prit que sept pour s'en reloarner. » — ' Extrait de la lellre écrite
de Toulouse, le a novembre 1637. — * La Rochefoucauld, Mémoires, collect. Pe-
lilOt, I. U. îî* > - ^
324 JOURNAL DES SAVANTS.
conquêtes ^ Elle était déjà toute Anglaise et toute Lorraine , elle devint
Espagnole; et, de Madrid, elle assembla de toutes parts de nouveaux
périls sur la tête de Richelieu. Elle avait de secrètes intelligences avec
tous les mécontents de l'intérieur, et au dehors elle entretenait le cou-
rage et enflammait les espérances de tous les proscrits. Passant d'Es-
pagne en Angleterre, et d'Angleterre en Flandre, elle avait la main
dans toutes les intrigues, dans toutes les conspirations, et ne cessa pas
un seul jour de menacer et de tenir en échec le puissant cardinal. A sa
mort, elle dut croire que la fortune allait changer, et ime nouvelle ère
commencer pour la reine et pour elle. Elle était à Bruxelles quand
parut, en avril 1 643, la déclaration de Louis XIII qui conférai tla régence
à Anne d'Autriche, mais, par une prévoyance extraordinaire, mainte-
nait l'exil de l'ancienne surintendante et celui de Châteauneuf , les dé-
signant ainsi comme les plus redoutables ennemis du règne qui allait
finir et de la politique de Richelieu, et aussi comme les deux chefs de
la politique nouvelle qui semblait destinée à triompher. Louis XIII
expiré , et la déclaration du 2 1 avril abolie , madame de Chevreuse
reçut à Bruxelles une lettre de la nouvelle régente qui l'appelait auprès
d'elle.
V. COUSIN.
{La suite à un prochain cahier).
' Madame de Motleville, l. I, p. gS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. Gauthier, membre de l'Académie des beaux-arts, est mort à Paris le 19 mai.
MAI 1855. uiUi - 325
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
A. Wolowski a et
)olitiques (seclioi
M. Blanqui, décédé.
M. Wolowski a été éîu, le 19 mai, membre de l'Académie des sciences morales
et politiques (section d'économie politique et de slalistique), en remplacement de
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Souvenirs contemporains ^histoire et de littérature, par M. Villemain, membre de
rinslitut. Seconde partie. Paris, imprimerie de Gratiot, librairie de Didier, i855,
in-8' de 628 pages. — Celle seconde partie des souvenirs d'histoire et de littérature
de M. Villemain est un tableau plein de lumière et d'enseignements d'une des pé-
riodes les plus dramatiques de notre histoire moderne, les Cent jours. Dans ces belles
pages, où brillent d'un éclat nouveau ton tes les érainentes qualités de style de l'illustre
académicien, le lecteur remarquera particulièrement une vive peinture de l'état des
esprits à Paris k la veille du ao mars; l'arrivée de Napoléon aux Tuileries; les por-
traits du prince deTalleyrand et du duc d'Otranle, les débats du Parlement anglais;
le retour de Waterfoo, les délibiralions de la Chambre des représentants, la se-
conde abdication de l'Empereur et son embarquement à bord du Dellérophon.
Correspondance complète de Madame, duchesse d'Orléans, née princesse palatine,
mère du régent; traduction entièrement nouvelle, par M. G. Brunet, accompagnée
d'une annotation historique, biographique et littéraire du traducteur. Paris, impri-
merie de Gratiot, librairie de Charpentier, i855, a vol. inia de xvi 488 et
4^4 pages. — Nous avions en français des traductions de quelques parties de la
correspondance allemande de la princesse Palatine, belle-sœur de Louis XIV et
mère du régent. Ses lettres au duc de Brunswick et à la princesse Wilhelmine-
Charlotte de Galles ont eu quatre éditions françaises de 1788 à i832. Les archives
de la famille de Schomberg-Degenfeld contenaient un grand nombres d'autres
lettres de cette princesse; M. Wolfgang-Menzel en a publié le texte allemand en
1843, et M. G. Brunet en a donné une traduction française en i853. Ce der-
nier refond aujourd'hui son travail en l'augmentant de tout ce qui avait été pu-
blié par les autres éditeurs, et, en outre, de quelques lettres inédites de Madame,
provenant des dépôts publics de Paris ou d'une collection particulière. Dans les pré-
cédentes éditions, les extraits empruntés aux lettres de la duchesse d'Orléans étaient
rangés par chapitres spéciaux, selon qu'ils se rapportaient à telles ou telles per-
sonnes. Le nouvel éditeur a rétabli l'ordre chronologique, disposition qui permet
de mieux saisir la suite des événements et l'esprit qui inspire toute cette corres-
ftondance. Il a joint à sa traduction un certain nombre de notes biographiques et
lisloriques.
4a
326 JOURNAL DES SAVANTS.
Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du Gouvernement français pendaril
les années i846, 1847 ^^ '848, par Xavier Hommaire de Hell, accompagné de cartes ,
d'inscriptions et d'un album de cent planches dessinées d'après nature, par Jules
Laurens, tome 1". Paris, imprimerie de Marlinel, librairie de P. Bertrand , in-8° de
a4o pages, avec quatre livraisons de l'atlas, in-fol. — M. Hommaire de Hell, mort à
Tspaban, le 39 août i848, à trente-six ans, victime de son ardeur pour la science,
s'était déjà fait un nom très-recommandable comme géographe et comme géologue,
par un premier Voyage dans les steppes de la mer Caspienne, au Caucase, dans la Crimée
et la Russie méridionale , savante publication qui remporta, en i844. le grand prix de
la Société de géographie, et dont le mérite détermina, l'année suivante, M. de Sal-
vandy, alors ministre de l'instruction publique, à confier au jeune voyageur une mis-
sion ayant pour objet de faire des recherches physiques , géograpliiques et histo-
riques sur les bords de la mer Noire et de la mer Caspienne et dans l'intérieur des
pays qui avoisinent ces deux mers. Cette nouvelle exploration fournissait à M. Hom-
maire de Hell l'occasion de continuer et de compléter en Asie l'élude d'un pro-
blème qu'il avait poursuivi en Europe pendant son précédent voyage, et qui con-
sistait à déterminer, d'après les observations géologiques et géographiques,
comparées aux traditions, l'état ancien de toute cette région qui s'étend de la mer
Noire et de la mer d'Azow à la mer Caspienne, entre l'Europe et l'Asie, et où tout
semble attester le long séjour des eaux marines, alors que ces deux bassins n'en
formaient peut-être qu'un seul. C'est en accomplissant cette mission que M. Hom-
maire de Hell a succombé. Les nombreux matériaux résultats de son dernier voyage
en Turquie et en Perse forment une mine précieuse dans laquelle le géographe, le
géologue, l'archéologue, comme l'homme d'Etat et même l'homme du monde,
puiseront de neuves et utiles informations. Une commission , choisie au sein
de l'Académie des inscriptions et belles-lettres pour examiner les documents
que ce voyageur a laissés et qui ont été rapportés d'Ispahan par son collaborateur
M. Jules Laurens, a fait, en i85i, un rapport favorable à leur publication, et
d'après ce rapport, le Gouvernement s'est chargé des frais d'impression d'un ou-
vrage rendu doublement intéressant par la mort prématurée de l'auteur. Le voyage
de M. Hommaire de Hell, en Turquie et en Perse, comprendra deux divisions dis-
tinctes : la partie historique, qui sera publiée en 3 volumes avec un atlas de cent
planches, et la partie scientifique qui formera 1 volume accompagné de trois
cartes. Le volume qui a paru n'est que la première partie du tome I" de la relation
liislorique. Il contient le récit du voyage de M. de Hell depuis Toulon jusqu'à Cons-
tantinople, en passant par l'Italie, et de Constanlinople dans les contrées du^
Danube et sur les bords de la mer Noire. Nous rendrons compte de cette impor-
tante relation lorsqu'elle aura été complètement publiée.
iXotice tur M. Daauou, par M. B. Guérard, membre de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres , suivie d'une Notice sur M. Guérard, par M. N. de Wailly.
Paris, imprimerie de Lahuro, librairie de Dumoulin, i855, in-8'' de 111-367 pages.
— Cette publication est un digne hommage rendu par M. Natalis de Wailly à l'un
des hommes qui, de nos jours, ont le plus honoré l'érudition française par leur
oaraclère intègre et leur profond savoir. La notice sur M. Guérard n'est pas seule-
ment une appréciation judicieuse des travaux de ce savant si regrettable; on y
trouve en même temps un juste éloge des qualités privées qui le distinguaient et
qui rendent sa mémoire chère à tous ceux qui l'ont bien connu. On suit que
M. Guérard avait ordonné, par testament, de détruire tous ses papiers, en excep-
tant seulement de celte proscription sa Notice sur la vie et les ouvrages de M. Daii-
<^.nv./ MAÎ 1S55. MLlOi. 327
nou. Dans le volume qu'il consacre aujourd'hui à M. Guérard, M. de Wailly a
voulu réserver la première place à cet excellent travail , dont toute la première
partie, relative à la vie politique de M. Daunou, était restée inédite. On trouve à
la suite de ces deux notices le discours prononcé par M. Guérard à l'ouverture du
cours de première année de l'École de» Charles, les articles que M. de VVailly a publiée
dans le Journal des Savants (en i845 et en ï853) sur deux des principaux ouvrages
de M. Guérard, \e Polypliqae d'Yrminon et le Polyptyque de saint Rémi, l'inscription
composée par l'Académie pour le monument élevé, à Monlbard, à M. Guérard, et
la liste chronologique de ses ouvrages.
Mœurs et voyages, ou récits du monde nouveau, par M. Philarèle Chasles, profes-
seur au Collège de France. Imprimerie d'Arbieu, à Poissy , librairie de Didier, à
Paris, i855, in-ia de 3a4 pages. — Ces études sur l'Amérique, l'île de Ceylan et
l'Austraîie sont empruntées, quant aux faits, aux relations publiées par les voya-
geurs modernes de diverses nations. Les quatre principales drvisions de l'ouvrage
portant les litres suivants : Mœurs et races nouvelles de l'Amérique du nord ; Trente-
huit jours dans les savanes de l'île de Cuba; Scènes de la vie tasmanienne et aus-
tralienne; la Hévolulion de i8/i8 dans l'île de Ceylan.
Nouvelles études historiques et littéraires, parM.Cuvillier-Fleury. Paris, imprimerie
de Raçon , librairie de Michel Lévy frères, i855, in-ia de iv-AaA pages. — Ces
nouvelles études historiques et liuéraires font suite à celles que l'auteur a publiées
il y a un an sous le même litre. C'est la reproduction des principaux travaux de cri-
tique donnés par M. Cuvillier-FIeury dans le Journal des Débats , en i85A. Rappro-
chées et classées par époques dans ce volume, ces remarquables études ne pourront
qiie gagner encore dans l'eslimn du public, parce qu'on saisit mieux la pensée
générale qui les a inspirées et le lien qui les unit malgré leur diversité. Après une
première partie contenant trois articles sur Danlc, les six femmes de Henri VIII cl
la retraite de Charles-Quint, l'auteur a réuni, dans les autres divisions de ce
volume, les morceaux de critique qui se rapportent an siècle de Louis XIV, et ont
pour sujet Daniel de Cosnac, madame de Maintenon k S«inl-Cyr, Talleraant des
néaux, madame de Sablé et madame de Longueville. le chanoine Maucroix.
madame de Sévigné; puis ceux qui se rattachent au règne de Napoléon. Ce recueil
est complété par (juctques cs6ais plus particulièrement liés à l'étude de nos mœurs
d'anjourd'hui.
Histoire de Washington et de lafonduiion de la république des Etals-Unis, par Cor-
nelis de Witt, précédée d'une étude historique sur Washington, pnr M. Guizot.
Paris, imprimerie de Bonaventuro et Ducessois, librairie de Didier, i855, in-8*de
iiï-civ et /iyi pages, avec cartes et portraits. — La belle élude historique placée
en tête de ce livre a été écrite par M. Guiïot, il y a quinze ans, lorsque le congrès
des États-Unis cul fait publier, sous la direction de M. Sparks, les Ecrits et la corres-
pondance de Washington, et ce remarquable travail est depuis longtemps considéré
comme un des écrits les plus achevés de l'illustre historien. L'ouvrage de M. Cor-
nélis de Will, écrit sous l'inspiration et sous les yeux mêmes de M. Guizot, est le
complément nécessaire de l'Etude sur Washington. M. de Witt raconte ce que
M. Gaizot avait résumé; il développe et met dans tout leur jour les faits qui avaient
été négligés h dessein , ou seulement indiqués dan» une élude dont le plan com-
portait peu de détails. La nouvelle Histoire de Washington et de la fondation de la
république des États-Unis est complètement différente, pour le fond et pour la
forme, pour l'esprit comme pour la méthode cl l'exposition des faits, de la Vie de
Wnfhington , par M. Sparks, dont la traduction a été publiée, dans l'origine, à lu
328 JOURNAL DES SAVANTS.
suite du livre de M. Guizot. M. Sparks, écrivant pour des lecteurs familiarisés
avec leur histoire nationale, n'a souvent indiqué que par allusion des événements
qui leur étaient parfaitement connus. En France, ces allusions risquaient de ne pas
être suffisamment comprises. M. Cornelis de VVitt a voulu éviter cet écueil. Il a
raconté avec précision tous les faits nécessaires à l'intelligence du rôle de Was-
hington dans la révolution américains. A l'appui de son récit, il a réuni, sous le
titre de Pièces justificatives , tous les actes relatifs aux origines et à la formation pro-
gressive de la constitution américaine. Enfin, une carie de treize Etals primitifs,
où sont notés avec soin tous les lieux signalés par quelque rencontre impor-
tante, permet au lecteur de suivre avec plus de facilité les opérations militaires.
Nonnos do PanopoUs. Les Dionysiaques ou Bacchus , pocme en xlyiii chants, rétabli,
traduit et commenté par le comte de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire.
Introduction. Paris, imprimerie et librairie de F. Didot frères, i855,in-i8de
265 pages. — L'érudition sérieuse des recherches et la grâce piquante du style
recommandent aux amis des lettres ce petit volume, qui contient seulement l'intro-
duction delà nouvelle édition des Dionysiaques, publiée par M. de Marcellus, pour
la Bibliothèque des auteurs grecs. Après avoir expliqué les motifs qui l'ont déterminé
à désigner le chantre des Dionysiaques sous le nom de Nonnos, au lieu de l'appeler
Nonnus comme on l'a fait jusqu'ici, M. de Marcellus se livre à d'intéressantes recher-
ches sur la vie et les ouvrages de ce dernier des lyriques grecs; il fait l'historique
des manuscrits de ses Dionysiaques , des éditions qu'on en a données depuis la pre-
mière, celle de Falkenburg( Anvers, Planlin, 1669) jusqu'à celle deGraëfe (Leipsig,
1819-1826), et passe en revue les critiques et les éloges dont le poêle a été l'objet. Le
traducteur examine ensuite le plan et le caractère du poème, et fait connaître la
méthode qu'il a suivie, soit pour l'établissement du texte grec, soit pour la traduc-
tion. Dans un épilogue, placé à la fin du volume, M. de Marcellus raconte, avec le
talent qu'on lui connaît, une circonstance de sa jeunesse qui lui a donné la pensée de
remeltre en lumière les Dionysiaques. Gel épilogue a pour tilre : Maison de campagne
de l'empereur Julien; Yacobaki Rizo Néroulos.
Le Canada sous la domination française, d'après les archives de la marine et de la
guerre, parL.Dussieux, professeur d'histoire à l'école impériale de Saint Cyr. Paris,
imprimerie de Pillet, librairie de Ch. Tanera, i855, in-S" de io4 pages. — La
lutte qui, au siècle dernier, a coulé à la France le Canada, est une des pages les
plus intéressantes de nos annales militaires; mais, jusqu'ici, on n'avait pas raconté
avec détail les actions héroïques des braves capitaines qui, comme d'ibervillc,
Monlcalm et Lévis, disputèrent pendant si longtemps, et avec tant de gloire aux
armées anglaises, l'une de nos plus importantes colonies. Pour réparer cet oubli
de nos historiens , M. Dussieux a puisé aux meilleures sources, en faisant usage de
toutes les pièces relatives au Canada , que l'on conserve dans les archives de la
marine et de la guerre. L'his-toire qu'il nous donne des origines, du développement
et de la chute de celle colonie est aussi intéressante que bien écrite.
Histoire de Scanderbeg ou Turks et chrétiens au xv' siècle, par M. Camille Paga-
nel, ancien conseiller d'État. Paris, imprimerie de Bonavenlure et Ducessois, librai-
rie de Didier, i855, in-8'' de lxxxiv-464 pages. — On ne saurait dire de ce livre
qu'il ajoute des faits ou des aperçus nouveaux à l'histoire de la lutte glorieuse que
le héros de l'Albanie soutint si longtemps contre les sultans Amurat II et Maho-
met II. La nouvelle histoire de Scanderbeg ne dispensera pas de consulter le volu-
mineux ouvrage de Barlesio, son contemporain et son compatriote : De vita et gestis
G. Castriod (Strasbourg, i537), ni celui du P. Poncet (1709). Mais M. Paganel a
>r/. MAI 1855. un 329
su tirer parti avec habileté des travaux de ses devanciers pour présenter un tableau
très-intéressant des dramatiques événements qui marquèrent, dans le xv* siècle, la
résistance des Albanais à l'invasion de l'islamisme.
La Turquie actuelle j par Ubicini, Paris, imprimerie de Lahure, librairie de Ha-
chette, i855, in-iî de ^74 pages. — On trouve, dans ce petit volume, des ren-
seignements assez détaillés sur la Turquie moderne, son état politique depuis la
mort du sultan Mahmoud et i'avénement d'Abdul-Medjid, son administration, son
armée, son commerce. Des descriptions pittoresques et des détails de mœurs com-
plètent l'ouvrage.
La piété du moyen âge, par A. de Marlonne, archiviste du département de Loir-
et-Cher. Vendôme, imprimerie de Lemercier; Paris, librairie de Dumoulin, i855.
in-8' de 3 20 pages. — L'auteur de ce livre a peu d'estime pour la piété du moyen
âge. Il s'attache à prouver que, pendant celte longue période de l'histoire, le
clergé et les papes eux-mêmes ont toujours été en bulte taux attaques des lettres,
« des arts et de tous les états ; > que , dans les poésies , dans les romans , dans les
peintures, dans les sculptures, apparaît visiblement l'outrage, sinon la haine pour
l'Eglise, ou du moins pour ses représentants.
Lois des Bourg ui(fnons , vulgairement nommées loi Gombette, traduites pour la pre-
mière fois par M. J. F. A. Peyré. Lyon, imprimerie de Vingtrinier-, librairie de
Brun, i855, in-S** de i^h pages. — Le texte de la loi Gombette n'avait jamais été
traduit en françab. L'ouvrage que nous annonçons a pour but de répandre la con-
naissance d'un des plus vénérables monuments de notre histoire nationale. L'éditeur
accompagne sa traduction de notes nombreuses deslinées à faciliter l'intelligence du
texte.
Pompéia, décrite et dessinée parEmcst Breton, de la société impériale des anti-
quaires de France, suivie d'une notice sur Herculanuni. Paris, imprimerie de
Claye, librairie de Gide ctBaudry, i855, in 8* de 352 pages avec planches. — Met-
tant à profit les recherches des savants, et particulièrement celles de M. Raoul-
Rochette, de Minervini, de Garucci et des académiciens d'Herculanum , l'auteur
de ce livre les a complétées par les observations qu'il a faites, les mesures qu'il a
f)rises lui-même pendant plusieurs séjours k Ponipéi, et surtout par la description,
e dessin et les plans des monuments assez nombreux sortis des fouilles depuis la
publication des ouvrages de ses devanciers. Ce volume résume avec intérêt les grands
travaux qui ont été publiés jusqu'ici sur ces ruines célèbres.
Strasbourg illustré ou panorama pittoresque et statistique de Strasbourg et de ses envi-
rons, par Fréd. Piton. Strasbourg, imprimerie de Silbermann; Paris, librairie de
l'Ecole des Charles, i855. Deux volumes in-4' de 877 et 168, 282 pages avec
80 planches. — Cet ouvrage, exécuté avec soin, est plus important au point de
vue des recherches historiques que ne le ferait supposer son titre. C'est une descrip-
tion très-détaillée et très-complète de tout ce que la ville de Strasbourg, ses fau-
bourgs et ses environs, offrent d'intéressant comme souvenirs et monuments d'his-
toire.
Les sépultures chrétiennes en France, d'après les monuments du xf au xri' siècle, par
Arthur Murcier, archiviste poléographe. Paris, imprimerie de Delcambre, librairie
de Vives, i855, in-8* de xv-239 pages, avec planches. — C'est principalement au
point de vue de l'épigraphie que l'auteur de ce livre a étudié les tombeaux du
movcn âge. Il cite un assez grand nombre d'inscriptions tumulaires , et donne les
règles qui peuvent servir soit à les déchiffrer, soit a en ûxer la date.
Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, par A. Ché-
330 JOURNAL DES SAVANTS.
ruel, docteur es lettres, maître de conférences à l'Ecole normale supérieuro. Paris,
librairie de Hachetle, a vol. in-ia, ensemble de 976 pages. — M. Ghéruel a mis à
profit les recbercbes des siècles passés et les travaux des bistoriens modernes pour
rappeler et déterminer dans ce dictionnaire le sens des lois et des coutumes de l'an-
cienne France, et aider à l'étude de notre histoire par l'explication des inslilulions
publiques et privées. Sous le titre d'Introduction, l'auteur a placé en tête du pre-
mier volume une étude intéressante sur la vie publique et la vie privée des Français.
Le grand Dictionnaire de la langue latine, sur un plan nouveau, par le docteur
Guill. Freund, traduit en français, revu sur les texles et considérablement aug-
menté, d'après les travaux lexicograpbiques et épigrapbiques les plus récents, fran-
çais et étrangers, par N. Tbeil, professeur au lycée impérial Saint-Louis. Première
livraison (A). Paris, librairie de Hachetle, i855, in-A" de 352 pages. — Cet ouvrage
comprendra : 1° tous les mots qui se rencontrent dans les monuments de la langue
latine depuis les temps les plus reculés jusqu'à la chute de l'empire d'Occident,
méthodiquement examinés ; a" les mots les plus importants de la langue latine du
moyen âge et des temps modernes, notamment ceux qui ont passé dans les langues
aujourd'hui parlées en Europe; 3° les termes techniques, latins ou latinisés, de
médecine, de chirurgie, d'anatomie, de zoologie, de bolaniique, etc.; A° les noms
propres de l'histoire, de la mythologie, de la littérature et des arts; 5° tout le
dictionnaire comparé de géographie ancienne , du moyen âge et moderne , de Bischoft
et Mœller, revu par M. Ch. Muller. Ce dictionnaire formera deux volumes in-4' à
trois colonnes, et paraîtra en onze livraisons.
Chronique de Guines et d'Ardre, par Lambert, curé d'Ardre (918-1 2o3), revue
sur huit manuscrits, avec notes, etc., par le marquis de Godefroy Ménilglaise.
Paris, imprimerie de Remquet, librairie de Renouard, i855, in-8° de xxxv-
545 pages, avec tableaux et, caries. — La chronique latine, écrite à la fin du
xn* siècle par Lambert d'Ardre, a été publiée par fragments dans les Preuves de
l'histoire de la maison de Guines, de Duchesne (i63i}, et plus complètement par
Ludewig, dans ses lieliquiee manuscriplorutn (1727). On en trouve des extraits dans
le Recueil des historiens de France. Sans valeur pour les temps antérieurs à l'époque
où vivait Lambert, celle chronique a de l'intérêt et de l'importance pour l'iiistoire
du nord de la France au xn* siècle , et fournit de précieuses notions sur les mœurs
et les habitudes du moyen âge. L'édition qu'en donne aujourd'hui M. Godefroy de
Ménilglaise, sous les auspices de la Société des antiquaires de la Morinie, com-
prend le texie latin et la traduction française. Le texte latin a été revu avec un
grand soin sur huit manuscrits, dont le plus ancien est celui qui est conservé dans
la bibliothèque du Vatican , fonds de la reine Christine, n° 696. Le savant éditeur
était fort capable de donner lui-même une version élégante et hdèle de l'ouvrage
de Lambert d'Ardre; il a préféré placer, en regard du texte, une ancienne tra-
duction française anonyme qui, par le style, paraît appartenir à le dernière moilié
du XV* siècle. Les notes et éclaircissements de M. de Ménilglaise, ses tableaux gé-
néalogiques des comtes de Guines et des seigneurs d'Ardre, ses glos:?aires latin et
français et son index géographique ajoutent beaucoup au mérite ou à l'utililé pra-
tique de cette nouvelle édition. Parmi les annexes, nous avons aussi remarqué une
excellente topographie du comté de Guines, par M. Courtois, L'index alphabétique,
qui termine le volume, était le complément indispensable d'un ouvrage de ce
genre; mais on peut reprocher à l'éditeur d'avoir classé les personnages par ordre
de prénoms au lieu de les ranger par noms de famille, ce qui rend l'usage de celte
table peu commode pour les recherches. ^ , • ■
'T/A7 MAI 1855.. ^,.J«. 331
Anciens évêchés de Bretagne, histoire et monuments, par J. de Geslin de Bourgogne
et A. de Saint-Barthélémy. Diocèse de Saint-Brieac , tome I". Saint-Brieuc , imprime-
rie et librairie de Guyon frères, i855, in-S" de lxxviii-436 pages avec planches.
— Quatre volumea seront consacrés à cette histoire de i'évêché de Saint-Brieuc. Le
premier, le seul qui ait encore paru, contient d'abord une introduction impor-
lante, que l'on peut considérer comme un résumé nouveau de l'histoire de Bre-
tagne; c'est le point de départ de tout le travail, la hase à laquelle vient se ratta-
cher successivement chacune de ses parties. Le reste du volume est consacré. à
Saint-Brieuc. Ce qui concerne l'évêque y occupe nalurellement la première place;
c'est d'abord la fdialion des pasteurs, l'étendue de leur juridiction, le mode de leur
administration religieuse. L'évêque est ensuite considéré comme possesseur de iiei
avec tous ses droits et tous ses devoirs de seigneur temporel. Dans les subdivi-
sions suivantes, l'étude porle sur le chapitre, la cathédrale, les paroisses, la collé-
giale, les diverses communauté» d'hommes et de femmes. Au second volume, les
auteurs traiteront de l'histoire civile de la cité. Le troisième contiendra l'histoire des
iiefs et des paroisses du diocèse, et le quatrième sera consacré aux abbayes et aux
grands prieurés. Une annexe fort intéressante de ce dernier volume sera la publi-
cation des cartulaires, tous inédits, de ces monastères. Nous ne pouvons que sou»
hailer, dans l'intérêt des jétudes historiques, la continuation de cet ouvrage, qui
doit comprendre successivement tous les évêchés de l'ancienne Bretagne.
Recueil des historiens des Gaules et de la France, tome XXI*, contenant la deuxième
livraison des monuments des règnes de saint Louis, de Philippe le Hardi, de Phi-
lippe-le-Bel, de Louis X, de Philippe V et de Charles IV, depuis mccxxvi jusqu'en
MCccxxvui, publié par MM. Guigniaut et de Wailly, membres de l'institut. Paris,
imprimerie impériale, i855, in-folio de lxxxiv-973 pages, avec une planche. En
attendant que nous rendions compte de ce nouveau volume du Recueil des histo-
riens de France avec tous les développements que comporte l'importance de cette
publication, nous nous bornerons aujourd'hui à rn indiquer sommairement lo
contenu. Suivant l'usage adopté par leurs prédécesseurs, les éditeurs de ce volume
rendent, au début de leur préface, un juste hommage k la mémoire de M. Daunou,
qui prit une si grande part, conjointement avec M. Naudet, à la continuation de
l'œuvre des Bénédictins en terminant le tome XIX* de ce Recueil, que dom Brial
avait laissé inachevé, et en publiant le XX* volume, qui parut en i84o, la veille
même de sa mort. MM. Guigniaut et de Wailly signalent ensuite, par des observa-
tions méthodiques, les deux genres de textes qiie renferme le nouveau volume, c'est-
à-dire les chroniques et les comptes; ils expliquent les motifs qui les ont décidés a
rétablir, dans la publication des textes français, l'usage des accents et des apostro-
phes, que les éditeurs du XX* volume avaient supprimés, et ils terminent leur pré-
face par une dis^iertation approfondie sur les dates des lettres royaux. Dans la pré-
face du III* volume des Ordonnances, Secousse avait prouvé que l'authenticité d'un
acte royal du xiii* siècle et des premières années du xiv*ne doit pas être révoqttée
en doute, par ce motif seulement qu'il serait daté d'un lieu où le roi ne pouvait
pas être. MM. Guigniaut et de Wailly recherchent si l'usage a toujours existé de
publier, sous le nom du roi, des chartes qui, étant datées de lieux déterminé»,
semblaient attester sa présence, quoique, en réalité, il fût absent, et si ces dates
trompeuses peuvent être discernées de celles qui prouvent certainement la présence
du roi. On trouve après cette préface une dissertation sur les dépenses et les recettes
ordinaires de saint Louis cl une note sur la monnaie tournois et la monnaie parisis
tous le r^gne de ce prince. Viennent ensuite les textes latios et français compris
332 JOURNAL DES SAVANTS.
dans Je volume et qui se rapporlent, comme l'indique le litre, à la période de notre
histoire comprise entre l'avénemenl de saint Louis (laaô) et la mort de Charles le
Bel (iSaS). Les seize premières chroniques se rattachent plus particulièrement à
quelques-unes de celles qui ont paru dans le volume précédent. Presque toutes
sont destinées à rectifier ou à compléter les ouvrages de Guillaume de Nangis et la
portion des Chroniques de Saint-Denis qui les accompagne. En voici l'énumération :
Chronique de Gérard de Frachet, avec une continuation anonyme; fragments du
Miroir hislorial de Vincent de Beauvais ; extrait de la Fleur des histoires de Vincent
de Clermont; chronique anonyme des rois de France, finissant en ia86; extraits
des chroniques de Saint-Denis; extrait d'une chronique anonyme finissant en i38o;
extraits d'une chronique anonyme finissant en 1 3o8 ; chronique anonyme finissant
en i356; extraits et fragments de trois autres chroniques; extraits de la chronique
attribuée à Baudoin d'Avesnes, fils de la comtesse Marguerite de Flandre, et de la
chronique attribuée à Jean Desnouelles, abbé de Saint-Vincent de Laon; fragment
d'une chronique finissant en 1297; dernière parlie de la chronique de Guillaume
Scot, moine de Saint-Denis; extrait de la chronique de Gérard d'Auvergne, cha-
noine de Clermonf. La série des chroniques est ici interrompue par vingt-trois ar-
ticles qui concernent les finances publiques, et qui sont des comptes de dépenses
ordinaires et extraordinaires du roi saint Louis et de ses successeurs jusqu'en 182 5,
et des comptes relatifs à la perception des dîmes. C'est parmi ces comptes de dé-
penses de l'hôtel que se trouvent comprises les tablettes de cire de Jean Sarrasin,
conservées au Trésor des Chartes, et dont les éditeurs donnent le texte et le dessin
en accompagnant ce curieux document d'une savante disserlation. Les monuments
historiques proprement dits se continuent à partir de la page 671, et comprennent,
entre autres textes importants, des extraits du Journal des visites pastorales d'Eudes
Rigaud , archevêque de Rouen, de la chronique d'Albéric des Trois Fontaines , du
Mémorial de Jean de Saint-Victor, des ouvrages de Bernard Guidonis et diverses
chroniques des évêques de Toulouse et de Limoges. Quatre tables terminent le
volume : l'Un index géographique qui comprend la mention du fait relatif à chacun
des lieux mentionnés; 2° une table générale des personnes et des matières, où l'on
trouve, dans un seul ordre alphabétique, les noms, les surnoms, les litres de dignité
ou tous les renvois propres à faciliter les recherches; 3° une table des mots étran-
gers et de ceux qui appartiennent à la basse latinité ; W une table pour la langue vul-
gaire.
TABLE.
P»gM,
Déterminatiou de féquinoxe vernal de 1853. ( 1" article de M. Biot.) 269
Athènes aux xv*, xvi' et xvii' si^cles. (l" article de M. Vitet.) 283
Lciicon elymologicum liaguarum romanarum, itaiicae, hispanicae, gallicae, etc.;
La langue française dans ses rapports avec le sanscrit et avec les autres langues
indo-européennes, etc.; Grammaire de la langue d'oïl, etc.; Guillaume d'O-
range, etc.; Allfranzôsische Lieder, etc. (2* article de M. Liltré.) 294
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. ( 10* article de M. Cousin.) 304
Nouvelle., littéraires 324
C-. .;.. -J ...!.. c FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
'DES SAVANTS.
JUIN 1855^.
r.
■♦'
-S» ^-^
De Bichat, à l'occasion d'an Manuscrit de son livre sur la vie ^ la.
mort, conservé à la bibliothèque de la' Faculté de médecine de
Paris.
,^-»*V. ^■^■,
f^
v>
PKENUER ARTICLE.
-^^
■^
' De Bichat par rapport a Buffon.
' * - . !
I. — Des toarcet oh Bichat a puisé ses premirts idées,
V
>
'r
^A\ y avait, dans ja première édition des Recherches sur la vie et la
mort, une Préface, qui fut omise qams la seconde èr n'a ^^aru dans
aucune autre. Cette Préface éiah poiu-lant esscntielïe. L'auteur nous y ^,
indiquait les sources, encore tout récemment consultées., (^'il avait
puisé ses premières inspii|ttions et ses principales idées. ^
Ceux qui ont appelé Bichat un auteur orfginal , ont eu certaineinent
bien raison. U était original par le tour positif et précis qu'il savait
donner aux doctrines et aux méthodes : pour le fond même de ces "
choses, il l'était moin«. . . *
« La viecet la mort, considérées d'une manière générale, m'ont paru,
ndil Bichat, dans la Préface que je rappelle, un sujet susceptible de .^
«suggérer quelques vues et beaucoup d'expériences utiles*. »i^\^
^Quelques vues et beaucoup d'expérience^ étiles. On ne pouvait mieux
m
V
^ ^
' Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Préface, p. i.— Je citerai toujours,
bien entendu, la première édition. Paris, a;i vin.
43
'.'«.
331 JOURNAL DES SAVANTS.
dire; et voilà tojit le livre de Bichat- exactement défini. Ce livre se
compose de deux parties essentiellement distinctes : la première sur la
-^ vie, et c'est la partie des vues, la seconde sur la mort, et c'est la partie
' des expériences, la première toute de physiologie théorique, la seconde
toute de physiologie expérimentale, la première écrite sous l'inspiration
« ■* ' de BufTon- et la seconde sous l'inspiration d'Haller. ' ' /
*» s^C'est ce qui m'a déterminé, continue Bichat, à entreprendre lou-
w vrage que je publie aujourd'hui. On y trouyera, je crois, des consi-
^ • . • « dérations et des faits peu connus ^ »
Cela est encore très-vrai ; on y trouve même quelque chose de mieux :
un certain esprit supérieur, animé, vivant, le souffle partout sensible
du vrai génie, la présence du Dieu : Numen adest!
'^' . '«Cependant, reprend Bichat, ceux qui ont lu Aristote, Buffon,
•itMorgagni, Haller, Bordeu, et tous les médecins dont les écrits sont
"'* -»" « dans ie sens de ce dernier, verront que ces auteurs m'ont fourni quel-
*, «qups données; mais ils sauront en même temps distinguer celles qui
>* '^ — *' «m'appartiennent......
^ " Il .eût été mieux à Bichat de les distinguer lui-même; d'autant que
\^\, ^cela lui aurait épargné une phrase qui viendra bientôt.
^ «J'ose espérer, ajoute Bichat, qu'ils en trouveront assez (assez de
* «données qui lui appartiennent) pour voir que tout ce qui ne m'est
V « pas- propre ne se trouve qu'accessoirement placé dans ces recherches :
' . «j'en excepte cependant la division de la Jifie ^. » -
• n A la bonne heure, et Bichat va, du moins, nous dire de qui il tient
■'^f cette division de la vie, qui occupe une si grande place dans son livre.
Point du tout. Il a cité , d'une manière générale , Haller, Bordeu , BulToh .
C'est au lecteur de choisir.
* I Voici la phrase que j'aurais voulu que Bichat se fût épargnée. ,,,
«J'ai reproduit, avec beaucoup d'extension, quelques divisions déjà
^* « énoncées dans mon Traité des membranes , et '^e les ai reproduites
«comme étant de moi, quoiqu'on les ait attribuées à BuCFon, à Bordeu
«et à Grimaud. Ces auteurs sont si connus, que j'ai cru inutile de re-
« lever finexactitude des citations critiques'. »
Inutile! Et pourquoi donc? Rien n'eût été, au contraire, plus à
propos. Pourquoi, d'ailleurs, appeler de telles citations critiques, dans
ie sens où vous l'entendez? EJles sont historiques, et vous n'auriez dû
♦ laisser à personne le soin de les faire. En pareille matière, le silence de
■9 l'auteur donne à chacun le droit de parler. * .
' Préface, p. i. — » P. id. -^ ^ P. ij. ' T" , , ,
^
JUIN 1855. »i • • . 335
Bichal dit enfin : «Dans l't^lat actuel de. la physiologie, l'art d'allier
«la méthode expérimentale d'Hall er et de Spallanzani avec les vues 4
«grandes et philosophiques de Bordeu me paraît devoir être celui de^
«tout esprit judicieux: s'il n'a pas été le mien, c'est que, pour atteindre ' M
« le but, il ne suffit pas de l'entrevoir K» - ^* ■
Bichat a parfaitement atteint le but; et c'est parce qu'il a su ailier, avec ^
un art supérieur; \ù méthode expérimentale â'HaWer aux vues philosophicfaes .
(c'est-à-dire justes et claires) de Bordeu, qu'il a donné un essor si heu-
►reux aux esprits actifs, et jeté les premières bases de la physiologie
actuelle. -* ^^- je
II. — De la division de la vie. ' ,7*) ►
««
4.
Je ne puis voir, sans Respect, dans le manuscrit de Bichat, tous les
efforts qu'il a faits pour éclaircir peu à peu, et, si je puis ainsi parler,
pour amener à bien ses idées sur la distinction des àcax vies. Il se de-
mande d'abord quel est le nom qu'il pourra donner à chacune de ces
deux vies. Sera-ce les noms de vie intérieure et de vie extérieure? Ou bien
ceux de vie d'organisation et de vie de relation? On sait qu'il a fini par
s'arrêter à ceux de vie organique et de vie animale. Mais on voit,*par son
manuscrit, qu'il n'est pas arrivé là tout d'abord. *
Je lis dans Un premier essai : «Montrer ici que chaque genre de
«fonctions, de relation et d'organisation, forme un tout qu'on ae peut
" isoler et qui a un but commun : ce tout est la vie. «
K Le but commurMles fonctions d'organisation , continue Bichat, serait
«peut-être rendu d'une manière plus expressive parle mot de fonctions
nâ'animalisation , puisque toutes tendent à animaliser les substances
« étrangères , à les approprier à l'animal; mais, si on remarque que le
« végétal partage presque toutes ces mêmes fonctions, que, chez lui, elles
«ont le même but, on verra que la première expressiçn (c'est-à-dire
«celle de fonctions à' organisation^), également applicable à tous deux
« (au végétal et à l'animal), et indiquant 1rs fonctions générales de tout
« le règne organique, mérite la préférence. »
Je lis dans un second essai : « La vie extérieure n'est que l'occasion
' Préface, p. ij. — * Dans l'alinéa qui précède celui-ci, on lit : « Ces deux grandes
«classes de frnclions concourent au bul commun, à entretenir la vie: la première
n en recomposant sans cesse des organes qu une habituelle décomposition anéantirait
« bientôt, cl, sous ce rapport, on peut les désigner sous le nom de fonctions d'or^-
« nisalion; la seconde on mettant l'animal en relation avec tout ce qui doit lui Iburnir
• les matérjaux de cette recomposition , en sorte que le nom de fonction! de relation
• est ici justement appliqué •
43.
, . 336 ■ JOURNAL DES SAVANTS.
;é« « des passions, et ne sert qu'à les exprimer. Ce n'est pas la vie extérieure
J^ « ^ui est affectée dans un homme passionné , c'est la vie intérieure. »
*"■ ft. • ^ Je trouve enfin, dans un troisième ou quatrième essai, les noms de
<m vie' animale -€1 de vie organique^, définitivement adoptés par Bichat, et
^ ' ' 'r que îe grand succès dé son livre a rendus fameux.
* Et maijilenant de qui Bichat a-t-il tiré la distinction des deux vies,
i, . «I • • V» quel que "soit le nom ^u il leur donne? Est-ce de Grimaud? On l'a
^ beaucoup dit à Montpellier, et par une raison toute simple, c'est que
*- '*> Grimaud était de l'école de Montpellier : on l'a beaucoup dit aussi à
^ ''^ '^ ■ X' . Paris, el par une rafeon toute contraire, c'est que Bichat était de l'école
, , V * ' de Paris.
\» • >^ IJ 'e.st certain que la division de la vie en deux vies, la vie intérieure
* . et la vie extérieure, se trouve effectivement dans Grimaud.
' ^ P y0 i^ 0. Pour mettre quelque ordre dans ce que j'ai à exposer, dit Grimaud,
f ■ «je partagerai le syst^e général des fonctions en deux grandes classes :
-H^ • -^^jc les considérerai successivement, et comme intérieures et comme ex-
» ' '• ^ ' t( <(^ri^ure5. Les fonctions m/mVar<?s s'achèvent dans l'intérieur même du
ry, ^ 4 . «corps de l'animal, et elles se rapportent à son corps d'une manière
•^ ^ «exclusive. Par ses- fonctions extérieures , l'animal s'élance hors de lui;
«il étend, il agrandit son existence; il se porte sur les objets qui l'en-
ifvironnent. . .-; il s'approche de ces objets ou il s'en éloigne, selon les
• Arappo^rts de convenance ou de discohvenance qu'il a aperçus entre
«eux et lui^. .. »' '•
Je cite celle phrase de' Grimau^' et j'en pourrais cher plusieurs
autres; mais à quoi bon? Ce n'est sûrement pas de Grimaud que Bichat
a tiré ses vues; il les a puisées dans une autre source , et beaucoup plus
'' haute : il les a puisées où Grimaud avait puisé les siennes; il les a puisées
- dans Buffon'.
' t Cette irrégularité d'action qu'on ne remarque que dans la vie organique . . .
«Un grand caractère de la vie animale, c'est fintermiltence de ses fondions
«Parole a rapport à la vie animale, chant, accent, à la vie organique, e!c. , etc.»
. — * Cours complet de physiologie , l. I, leçon 3, p. 38. — Bichat dit, en termes qui
, se rapprochent beaucoup de ceux de Grimaud : « Les fonctions de l'animal forment
«deux classes très-distinctes. Les unes se composent d'une succession habituelle
«d'assimilation et d'excrétion 11 ne vit qu'en lui par cette classe de fonctions;
« par l'autre, il existe hors de lui ; il est habitant du monde, et non, comme le vé-
'I gétal, du lieu qui le vit naître ...» Page 3. — ' Grimaud n'avait pas moins pris
à Buffon, que Bichat ne prenait à Buffon el à Grimaud. Buffon, dans sa théorie
de la vie, revient, à chaque instant, sur les forces intérieures et pénétrantes, «il ré-
« side des forces intérieures dans les corps organisés» (t. II, p. Sa), sur les
« qualité» actives qui pénètrent les corps jusque dans les parties les plus intimes »
■xr
JUIN 1855. 337
Qui ne se rappelle cet admirable Discours sur la nature des animaux,
ce monument d'une philosophie si profonde et d'une éloquence si so-
lide, si pleine, et, si je puis ainsi parler, si impressive? C'est là que
Bichat a puisé, abondamment puisé : une vanité moins jeune et mieux
entendue l'aurait averti qu'il fallait s'en vanter au lieu de s'en taire,
« Nous pouvons distinguer dans l'économie animale, dit Buffon , deux
(«parties, dont la première agit perpétuellement sans aucune inter-
« ruption , et la seconde n'agit que par intervalles. L'action du cœur et
'< des poumons dans l'animal qui respire, l'action du cœur dans le fœtus ,
«paraissent être cette première partie de l'économie animale: l'action
« des sens et le mouvement du corps et des membres semblent cons-
« tituer la seconde. Si nous imaginions donc des êtres auxquels la na
« ture n'eût accordé que cette première partie de l'économie , ces êtres .
« qui seraient nécessaifement privés de sens et de mouvement progressif,
«ne laisseraient pas d'être des êtres animés, mais qui ne différeraient
«en rien des animaux qui dorment Un végétal n'est, dans ce sens,
« qu'un animal qui dort. . . . Mais revêtons , continue Buffon , cette partie
«intérieure d'une enveloppe convenable, c'est-à-dire donnons-lui des
«sens et des membres, bientôt la vie animale se manifestera; et plu,s
«l'enveloppe contiendra de sens, de ttiembres et d'autres parties exté
«rieures, plus la vie animale nous paraitra complète, et plus l'animai
« sera parfaite »
Je souligne cette dénomination de vie animale, si longtemps cherchée
ou évitée par Bichat , et à laquelle il a fallu que Bichat se rendît enfin,
parce qu'en effet c'était la bonne.
Je njiarque une dénomination dérobée; mais ici l'imitation, la re-
production s'étendent à tout : aux idées', aux images, aux expressions.
« Un végétal , dit Buffon , n'est qu'un animal qui dort. » — « Il semble .
«dit Bichat, que le végétal n'est que, l'ébauche de l'animal.»
"Mais revêtons, continue Bull'oh, cette partie intérieure (cette partie
'< par laquelle l'animal n'est que végétal) d'une enveloppe convenable ,. , .
« bientôt la vie auiniale se manifestera — »
••' • . - 1 •
(t. I , p. /i43) , et qui « travaillent la malièie et la brassent clans les trois dimensions »
(l, X, p. 7). — «Il faut noustrésbddre à voir, sous leur vrai point de vue, dit
«Grimaud, les elTcls des forces intérieures et pénétrantes, et qui travaillent à la
«fois la matière dans les trois dimensions.-.^..* {Cours -complet de physiologie ^l. I,
leçon 8, p. 11/4-) Comment Grimand n'a-t-il pas senti que ce sont là des phrases
qui portent leur nom , et t|u'on ne prend point par lambeaux, parce qu'elle? tiennent
à loul un ordre de vues et de doctrines i> — 1' T. II, p.>3k^- Je cite toujours mou
édition de Buffon. *' * ^ .
■/
338 JOURNAL DES SAVANTS.
{(Il semble, dit Bichat, que le végétal n'est que l'ébauche de l'ani-
« mal -, et que , pour former ce dernier, il n'a fallu que revêtir ce canevas
((d'un appareil d'organes extérieurs, propre à établir des relations^.»
Buffon vient de nous peindre, à grands traits, les deux parties de
l'économie animale, «dont la première agit perpétuellement, sans in-
((terruption, et la seconde n'agit que par intervalles. »
(( L'animal a deux manières d'être, dit Bufibn, l'état de mouvement
((et l'état de repos, la veille et le sommeil, qui se succèdent alternati-
(( vement pendant toute la vie : dans le premier état, tous les ressorts
((de la machine animale sont en action; dans le second, il n'y en a
(( qu'une partie, et cette partie, qui est en action pendant le sommeil , est
(( aussi en action pendant la veille : cette. partie est donc d'une nécessité
((absolue, puisque l'animal ne peut exister d'aucune façon sans elle;
«cette partie est indépendante de l'autre puisqu'elle agit seule; l'autre,
« au contraire, dépend de celle-ci, puisqu'elle ne peut seule exercer son
((action. L'une est la partie fondamentale de l'économie animale, puis-
(( qu'elle agit continuellement et sans interruption; l'autre est une partie
((moins essentielle, puisqu'elle n'a d'exercice que par intervalles et
« d'une manière alternative^. »
Voilà le fond du tableau tracé : que va faire Bichat? Il va démêler,
saisir, sur ce fond, chaque point principal, chaqite ligne saillante; il va
développer tout cela, le ranger, le diviser, le classer méthodiquement,
et transformer, par un travail de détail et de suite, une donnée de
génie en un corps de doctrine positif et précis.
Les deux vies étant posées, ce qui importe d'abord c'est de chercher
les caractères qui les distinguent. Il y en a d'anatomiques et de physio-
logiques. Bichat n'en omet aucun. Le premier des caractères anato-
miques est la symétrie des organes de la vie animale et Yirtégularité de
ceux de la vie organiciue; le premier des caractères physiologiques est la
continuité d'action de la vie organique et \ intermittence d'action de la vie
animale (et ceci nous rappelle tout h fait BufPon); puis viennent les dif-
férences des deux vies par rapport au mode d'action propre de leurs or-
ganes, Vharmonie dans les organes de la viV animale, et la discordance
(c'est Bichat qui parle) dans ceux de la vie organique; puis les différences
de Yhabitude sur les deux vies, la vie animale qui se modifie par Yhabi-
tude, et la vie organique qui, selon Bichat, ne se modifie point; puis les
différences des deux vies par rapport au moral, la vie animale, source
de tout ce qui appartient à Yentendement, la vie organique, source, sui-
' Pages. — » T. II.p. 3i2. . '* * ' * •
JUIN 1855. 339
vaut Bichat, de tout ce qui appartient à la passion; puis les difTéreiices
des deux vies par rapport aux forces vitales; mais je m'arrête à cet iir-
ticle, parce que, à l'occasion des forces vitales considérées dans lés deux
vies, Bichat y expose l'ensemble de sa doctrine sur ces forces, sujet bien
autrement important que tous ceux qui précèdent, et qui mérite, à lui
seul , un examen très-approfondi.
Je ne veux ici que jeter un coup d'oeil rapide sur les quatre ou cinq
caractères distinctifs qui viennent d'être indiqués, et voir si chacun,
pris à part, se rapporte aussi exclusivement que le croit Bichat, soit à
l'une, soit à l'autre de ses deux vies. • >l "'>* ^"'^ .
IJ est impossible, d'abord, de n'être pas frappé de l'effort que fait
Bichat pour trouver des caractère» qui tranchent et qui contrastent; et,
comme ils contrasteront d'aulîint plus qu'ils seront plus absolus, Bichat
les pose toujours absolus : tout est symétrique dans la vie animale , et tout
irrégalier dans la vie organique ; tout est intermittent dans la vie animale,
et tout continu dans la vie organique; tout est harmonique dans la vie
animale, et tout discordant dans la vie organique; tout est soumis à
['habitude dans la vie animale, et tout y est rebelle dans la vie organique;
et ainsi du reste. • *
Cependant, s>nous en venons à unetappréciation sérieuse et un peu
étendue, nous trouverons, dans tout cela, bien des mécomptes..
Je prends le premier des caractères différentiels posés par Bichat :
la symétrie des organes de la vie animale et l'irrégularité de ceux de la
vite organique.
«La plus essentielle des différences, dit Bichat, qui distinguent les
« organes de la vie animale de ceux dé la vie organique, c'est la symétrie
«des uns et l'irrégularité des autres ^» •
Et en effet, à ne considérer que la vie animale, rien de plus vrai ; tout
y est par paires qu symétrique, tout y est double : il y a deux yeux,
deux oreilles, deux nez ou deux narines, séparées par une cloison
moyenne, etc.; ii y a deux mains, deux pieds, deux bras, deux jambes, etc.;
il y a deux cerveaux ou deux hémisphères , l'hémisphère droit et l'hé-
misphère gauche, deux moelles épinières ou deux moitiés de moelle,
la moitié droite et la moitié gauche ; tous les nerfs de la vie animale
naissent par paires, ou sont symétriques, sont doubles, etc., etc.
Les anciens physiologistes savaient toutes ces clioses , et les savaient
bien : ils tiraient, de la tête aux pieds, une ligne médiane* qui séparait
* P. ie. — ' t Le corps parait composé de deux moilîés adossées l'une à l'autre. . .
• Unrri/)ft(f^(^/t^ra/constilueunplan réel de séparation eiilr« les deux cAlésdu corps....
3Aa JOURNAL DES SAVANTS.
le corps en deiix moitiés latérales parfaitement semblables; celui-là
surtout les savait bien qui a écrit le livre : De l'Homme droit et de l'Homme
gauchel — Dehomine dextro et sinistro. ,■ 4. t
Mais, tout est-il irrégulier dans la vie orgaHi(jue, comme le dit Bicbat?
ou plutôt, et malgré tout ce qu'il peut dire, les reins, les poamons, les
organes sécréteurs du lait, de la salive, des larmes, ïappareil générateur,
tous ces organes ne sont-ils pas exactement et manifestement symé-
triques P
Comment Bichat peut-il dire que le cœar u n'offre aucune trace de
« symétrie ^ ? » Le cœar ^ compose de deux cœurs : le cœur droit et le cœur
gauche, et chaque cœur de deux cavités, une oreillette et un ventricule.
Ce qui fait la différence de la symétrie du cœur, par rapport à celle des
poumons ou des reins, c'est qu'il est symétrique en lai-même, c'est-à-dire
complet, et que ses deux moitiés sont réunies ensemble.
. «Il y a des os, dit Winslow, qui seuls sont symétriques, c'est-â-dire
«qui ont une certaine réciprocité de côté et d'autre Ces os^sont
« impairs et placés dans le milieu qui distingue là partie droite du corps
«de la partie gauche. Tous les autres os, pris séparément, n'ont point
« de symétrie ; mais chacun d'eux , pris avec cej,ui qui lui répond de
(d'autre côté, fait une figui-e régulière : ces os sont pairs et placés à
(( droite et à gauche^. » > ;
Ce que Winslow dit des os, il faut le dire de tous les autres organes^^;
et particulièrement du cœur.
J'examine donc le cœar sous ce nouveau point de vue , et je ne me
borne plus à une seule espèce, à Yhomm£, comme l'a fait Bichat : j'étudie
le règne animal entier. , "'i; Ainff^:;- ,^ / t'^
Or, à consulter ainsi -le règne animal «ntier, je trouve tarltôt.un seul
cœur, tantôt deux, tantôt trois ou un plus grand nombre; et, pour
chacun de ces cas, voici la règle; ■">'-■ , -w V .^t*4 v
Toutes les fois que les divers cœurs sont réunis en une seule masse,'
celte masse est placée sur la ligne médiane. Dans l'homme, dans les
« On trouve entre les deux cuisses le raphé proprement dit. . . Hippocrale connaissait
« la ligne médiane de fa langue ; la mâchoire inférieure reste longtemps divisée vers
tic me.nlon; le palais a sa ligne depuis les deux incisives supérieures jusqu'à
«rexlrémité de la luette: les maxillaires sont unis dans la même ligne; les narines
«y ont leur cloison; le nez n'est qye l'union latérale de deux tuyaux ou des deux
«narines adossées;..., le front reste longtemps divisé; tout le monde connaît la
«suture sagitlale, ainsi que la faux, le corps calleux; la moelle allongée et la
« moelle épinière ont leur corps calleux . . . » ( Bordeu, Recherches sur le tissu mnqueux,
p. 753 et 754, édition des Œuvres de Bordeu, par Richerand). — * Page i3. —
Exposition anatoniique de la structure du corps humain. ;> - »'
■ •*/
- y/r/A/juiN i855:.>^/i:iai 341
mammifères, dans les oiseaux, où les deux cœurs ire sont séparés que
par une cloison commune, le cœur est placé sur la ligne médiane.
Toutes les fois qu'il n'y a qu'un seul cœur, il occupe la même place ,
il est situé sur la même ligne que lorsqu'il y en a deux réunis en uti.'
Le cœur unique des poissons est placé sur la ligne médiane. '
Dans les mollusques céphalopodes, il y a deux cœurs pulmonaires se-',
parés, distants l'un de l'autre, et ils sont latéraux; il n'y a qu'un cœur
aortiqae, et il est médian.
Dans les insectes enfin , où il n'y a plus, pour dernier vestige de cœur,
que le vaisseau dorsal, ce vestige de cœur, ce vaisseau dorsal est toujours
placé sur la ligne médiane.
Du cœur je passe au foie ^ et je consulte toujours le règne animal
entier. - ;i'>i .nii(| jfc'.3«iir.»'ii. »-> .^.'jJïi'iupijii '.n..)u^ ,ino< -nai»* i t-îi -f-)
Lq/oîc est symétrique dans les oîs^iux, et s'y coo^pose de deux moitiés
latérales-
II est symétrique dans le crocodile ; il l'est, à peu de chose près, dans
les mollusques céphalopodes, etc.
La rate elle-même n'échappe pas entièrement à la symétrie, car elle
est placée sur la ligne médiane dans les oiseaux; elle est multiple dans
le mai^souifi, etc.
I^c pancréas est multiple dans les poissons.
! Le canal digestif est placé sur la ligne médiane dans la lamproie '.
Ainsi donc, à considérer le règne animal entier, c'est à-dire î\ consi-
dérer l'ensemble des espèces pour chaque organe, la symétrie forme;
même pour les organes de la vie organique, la loi générale^. ••
L'irrégularité des organes de la vie organique n'est donc pas un carac-
tère rigoureux, absolu, qui touche à Vessence, qui décide seul de la
nature^ et des fonctions d'un organe; et j'en dis autant de tous les
autres caractères donnés par Bichat, sans excepter même le plus im-,
portant de tous, celui de ï intermittence d'action dans la vie animale
et de la continuité d'action dans la vie organique; car enfin la digestion
est une fonction de la vie organique, et cependant la digestion n'est pas
continue : elle ne s'opère que par actions, alternativement reprises et
suspendues.
Bichat fait du sommeil, et avec beaucoup de raison, un caractère de
jii.» ,- . • • . ,• ,
' Où , n'étant pas plus long que'le corps, il n'est pas contraint de se replier cl de
«c contourner sur lui-ntônie. — * Voyez, sur toulc celle question de la symétrie des
organes vitaux, mes Mémoirrs d'analomie et de physiologie comparées. Paris, i844- —
* J'indiquerai, dans mon second article, à propos des forces vitales, \cs caraclèrr*
qui touchent k Vessence et décident de la nature des organes.
342 JOURNAL DES SAVANTS.
la vie animale. « Le sommeil dérive, dit-il, de cette loi de la vie animale
u qui enchaîne constamment dans ses fonctions des temps d'intermit-
«tence aux périodes d'activité, loi qui la distingue d'une manière spé-
« ciale d'avec la vie organique : aussi le sommeil n'a-t-il jamais sur celle-
« ci qu'une influence in^recte , tandis qu'il porte tcmt entier sur la pire-
umière^ I) tÂhi'^fc'nf3.3 AuAi o / (i , :.l:o.qolcîiqîo .'èi>|)*JiUoiii.?,>l »iiti{ï
Ainsi donc, là vie animale' est la seiile qui se repose, qili dorme, et la
vie organique n'a ni repos ni intermittence. Cela est-il bien sûr?
: Sans doute , si l'on entend par sommeil, interruption complète , le cteur
et les poumons ne dorment jamais; et cependant n'y a-t-il pas une res-
piration et une circulation de sommeil, comme une respiration et une
circulation de veille? Durant le sommeil, la respiration est plus haute,
les inspirations sont moins fréquentes, la circulation plus lente, le pouls
plus faible et plus adouci, etc., etc.
II en est de Vhabiiiide comme du sommeil : les effets en sont plus
sensibles sur la vie animale, sans contredit. Ces mêmes effets sont pour-
tant très-visibles encore, sur l'appareil digestif: la faim se tait ou se ré-
veille à des heures déterminées par l'habitude ; et ce qu'un regard super-
ficiel nous découvre dans l'appareil digestif, un regard plus attentif
nous le ferait découvrir, on n'en peut douter, dans la respiration, dans
la circulation, dans les sécrétions. Bicliat a beau nous assurer du con-
traire^, tout, dans le corps vivant, est soumis à l'habitude; et il n'est
aucune fonction, pour si organique ou si peu animale qu'on la suppose,
celle même des sécrétions , qui ne se laisse modifier par elle et soumettre
à des alternatives de calme et de stimulation plus ou moins réglées, 'r.
Je m'arrête un moment à deux articles où l'esprit ingénieux et fertile
de Bichat trouve l'occasion de jeter, et, si je puis ainsi dire, d'impro-
viser en passant, deux de ses théories : la première relative au siège des
passions, que Bichat place dans la vie organique, et la seconde à Yhar-
nwnie des fonctions de la vie animale, AÎI]^moiu> qu'il fait dépendre d^
\ égalité parfaite AeÏQxxTs OY^Anes. 'ni •■ i i ^ »,
, «Tout ce qui est relatif aux passions appartient à la vie organique,
a dit Bichat'. Ce sont les sens qui reçoivent l'impression, et le cerveau
«qui la perçoit. . .. Au contraire, il n'est jamais affecté dans les pas-
«sions; les organes de la vie interne en sont le siège unique *. » .»')i<.i
Point du tout : le siège unique des passions est le cerveau. C'est du
' Page 4a. — * «La circalàtion, là respiration, l'exhalalion, l'absorplion, la
«nutrition, les sécrétions, ne sont jamais modifiées par l'habitude. » P. ôô^-'-tr^
' Page6i. — * Page 6a. . i -:.. >:• .n m ' .. ju .;> v,, ,. ,» .- . ■ .i : it» .
f'Ay JUIN 1855./rHîOl 343
cerveau que part la passiony et c'est sur les viscères qu'elle porte son
effet. Descartes avait déjà fait cette distinction.
« Bien que les esprits , dit Descartes , qui ébranlent les muscles
«viennent du cerveau, il faut cependant assigner pour place aux pas-
«sions la partie qui en est le plus altérée; c'est pourquoi je dirais :
« le principal siège des passions , en tant qu'elles regardent le corps, est
«dans le cœur, parce que c'est le cœur qui en est le plus altéré-, mais
« leur place est dans le cerveau , en tant qu'elle affectent l'âme , parce
«que l'âme ne peut souffrir immédiatement que par lui'. »
La véiité est que , «i , après l'intelligence et les sensations , il y a quelque
chose dans l'être vivant qui soit essentiellement du domaine de la vie
animale, ce sont les passions, que le cerveau est leur siège unique , que
c'est de là qu'elles portent leur action sur les différents viscères, qu'elles
ne viennent d'aucun de ces viscères , pas plus du cœur, qui n'est qu'un
muscle, que du foie, des reins, ou de la rate, etc., que Bichal a raison,
quand il dit que le centre phré nique , si prôné par certains auteurs,
n'existe pas, et qu'il a tort quand il remplace ce centre phrénique par le
foie, le poumon, la rate, le cœaret Yestomac, réunis ensemble.
« Il n'y a point pour les passions , dit Bichat, de centre fixe et constant
«comme il en existe un pour les sensations : le foie, les poumons, la
«rate, l'estomac, le cœur, etc., tour à tour affectés, forment tour à tour
«ce foyer épigastrique si célèbre dans nos ouvrages modernes; et, si
« nous rapportons en général à cette région l'impression sensible de
«toutes nos affections, c'est que tous les viscères importants de la vie
«organique s'y trouvent concentrés *»
On est étonné de voir Bichat faire naître la peur de l'estomac', la
colère du foie*, etc.; et plus étonné encore quand, se ravisant à demi
à la fui de son chapitre, on le voit se demander sérieusement «com-
« ment il se fait que les végétaux qui vivent organiquement ne nous pré-
« sentent pourtant aucun vestige de passions^ n ip " » ' lif; ■
Et voici sa réponse : «C'est, dit-il, que les végëtatnt manquent de
«l'appareil sensitif^. «
' Lettre à Regius ou Leroy, t. VIII, p. 5i5. Édition de Descarics par M. Cousin.
— * Page 87. — • t La peur alTecle primitivement reslomac. » P. 79. — * • Un accès
• de colère est Vorigine Tréquenle d'une disposition ou môme d'une fièvre bi-
« lieuse. ... « P. 65. -r- * «C'est que, outre qu'ils manquent de l'appareil sensitif
« extérieur, ils sont dépourvus des organes internes qui concourent plus spécialement
«à leur production., tels que l'appareil digestif, celui de la circulation générale,
«celui des grandes sécrétions; ils respirent par des trachées, et non par un foyer
«concentré, etc » P, 7a. Et, je le répète, car il en est besoin, tout cela est écrit
très sérieusement. — * Page 7a. i 1 - ,r 'J
344 JOURNAL DES SAVANTS.
Ainsi, premièrement, les passions résident dans la vie organique et
non dans la vie animale; en second lieu , les végétaux n'ont pas de pas-
sions, quoiqu'ils vivent organiquement; et, en troisième lieu, ils n'ont
point de passions parce qu'ils manquent de l'appareil sensitif, c'est-à-dire
de l'appareil même de la vie animale. Tout ici se contredit. Mais peut-
on citer les végétaux à propos des passions?
/i. Sa théorie de Yharmonie des fonctions de la vie animale, dérivant de
Yégalité parfaite de leurs organes, n'est pas plus exacte.
BulTon avait déjà expliqué, ou voulu expliquer, par ïinégalité des
deux organes d'un sens, le défaut de justesse dans l'action de ce sens.
«J'ai remarqué, dit-il, sur plusieurs personnes qui avaient l'oreille et
« la voix fausses, qu'elles entendaient mieux d'une oreille que d'une autre;
u on peut se souvenir de ce que j'ai dit au sujet des yeux louches : la cause
«de ce défaut est l'inégalité de force ou de portée dans les yeux;. . .
«l'analogie m'a conduit à fuire quelques épreuves sur des personnes qui
«ont la voix fausse, et, jusqu'à présent, j'ai trouvé qu'elles avaient en
«effet une oreille meilleure que l'autre' » ' /^ ^'''^j^'> *
Bichat adopte, dès l'abord, toutes ces idées, et bientôt il les exdgèi'e.
«Nous voyons mal, dit-il, quand fun des yeux mieux constitué, plus
« fort que l'autre, est plus vivement affecté , et transmet au cerveau une
« plus forte image^ Ce que nous disons des yeux s'applique exac-
« Icment à l'oreille. Si, dans les deux sensations qui composent l'ouïe,
«l'une est reçue par un organe plus fort, mieux développé, elle y lais-
«sera une impression plus claire, plus distincte; le cerveau, différetn-
«ment affecté par chacune, ne sera le siège que d'une perception im-
« parfaite. C'est ce qui constitue l'oreille fausse* »
Ainsi donc, s'il faut en croire Bichat et Buffon, il suffit d'avoir les deux
oi'cilles un peu inégales ou l'un des deux yeux moins fort que l'autre,
pour ne voir ni n'entendre juste, et à ce compte il n'y aura guère per-
sonne qui voie ou qui entende juste; car, on peut bien l'affirmer, il n'y
a guère personne qui ait les deux oreilles ou les deux yeux d'une
égalité parfaite.
Mais Bichat va beaucoup plus loin que Buffon. Buffon se borne du
moins à l'œil et à l'ouïe ; Bichat va jusqu'au cerveau , et par suite jusqu'au
jugement et à la pensée. On ne raisonne juste , suivant Bichat, qu'autant
que l'on a les deux hémisphères parfaitement égaux.- '' i
M L'inégalité d'action des hémisphères étant supposée , dit Bichat, les
« fonctions intellectuelles doivent être troublées... Quand habituelle-
" '•/• ; ■'• - .. ■ >,.,>hi. ..j; ..'.'j .■!», i'j- 'i '■>» (li.'iv'-»-';^ tCJvSi- , '■■■■ i' '
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' T. II, p. 122. — * P. 2). — ' P. 22. f— r>*?K*i ■ - U"jir \v V ■ f -:)
. îil/ JUIN I85^.//TVJ01 545
<. ment le jugement est inexact, que toutes les idées manquent de préci-
(( sion, ne sommes-nous pas conduits à croire qu'il y a défaut d'harmonie
a entre les deux côtés du cerveau? Nous voyons de travers, si la nature
« n'a mis de l'accord entre les deux yeux. Nous percevons et nous jugeons
«de même, si les hémisphères sont naturellement discordants : l'esprit
«le plus juste, le jugement le plus sain supposent eu eux (dan^.les hé-
«misphères) l'harmonie la plus complète *. .. » to fA i» .rioi- >
On sent, dans tout ce qu'écrit Bichat, un génie heureux, qui se
laisse aisément emporter à ses inspirations soudaines, et que l'âge et la
méditation profonde n'ont point encore averti des véritables diflfi-
cultés.
Mais, ce qu'il y a ici de curieux, c'est que Bichat, qui, malgré une
certaine tendance à se payer, quand il le voulait bien, de raisons sub-
tiles pour prouver ^ une tlièse donnée, avait certainement l'esprit très-
juste, aussi juste qu'ingénieux, avait aussi, à ce que j'ai souvent entendu
raconter à feu M . Béclard , dans ses belles leçons d'anatomie , les deux
côtés du crâne , et par suite les deux hémisphères du cerveau , d'une
inégalité frappante. Son crâne protestait contre sa doctrine.
Je reviens à mon analyse.
L'harmonie d'action étant le caractère des fonctions de la vie animale,
le caractère des fonctions de la vie organique ne pouvait manquer d'être
la discordance.
Bichat conclut celte discordance de ce que le rein ou le poumon d'im
côté peuvent être plus forts ou plus faibles que le rein ou le poumon
de l'autre côté, sans que la régularité de la fonction en soit troublée''.
Mais en quoi cela prouve- l-il la discordance? cela prouve seulement
que Yégalilé parfaite des organes n'est pas plus nécessaire dans la .t?»r
organique que dans la vie animale. ,
Je ne ferai plus qu'une citation, et même je ne la ferai que pour mon-
trer comment Bichat faisait les siennes.
Une des pages les plus éloquentes de Buffon est celle qu'il a écrite sur
Wiomo duplex, l'homme double.
«L'homme intérieur est double, dit BufTon; il est composé de deux
« principes difTérrnts par leur nature et contraires par leur action. L'âme ,
P. 39. — * • Qu'un rein plus fort que l'autre sépare plus d'urine ; qu'un pou-
« mon mieux développé admette danirun temps donné plus de sang veineux et ren-
■ voie plus de sang arliriel; que moins de force organique distingue les glandes
«salivaires gauches d'avec celles de droite, qu'importe? la fonction unique à la-
• quelle concourt chaque paire d'organes n'est pas moins régnltèremcnl opén-c. »
P. 36.
3^6 JOURNAL t)ES S'AVANTS.
«ce principe spirituel, ce principe de toute connaissance, est toujours
«en opposition avec cet autre principe animal et purement matériel :
u\c premier est une lumière qu'accompagnent le calme et la sérénité,
«une source salutaire dont émanent la science, la raison, la sagesse;
« Vautre est une fausse lueur qui ne brille que dans la tempête et l'obs-
«cUrilé, Un torrent impétueux qui roule et entraîne à sa suite les pas-
ce sions et les erreurs . Il est aisé, en rentrant en soi-même, de re-
M connaître l'existence de ces deux principes : il y a des instants dans
« la vie, il y a même des heures, des jours, où nous pouvons juger, non-
« seulement de la certitude de leur existence, mais aussi de leur contra-
« riété d'action. Je veux parler de ces temps d'ennui, d'indolence, de
«dégoût, où nous ne pouvons nous déterminer à rien , où nous voulons
« ce que nOtis ne faisons pas, et faisons ce que nous ne voulons pas ^ . . w
Bichat se pénètre de ces belles pages; il en tire tout ce qu'il peut;
seulement au principe spirituel, k Yâme et au principe matériel, il subs-
titue (ce qui déjà rabaisse beaucoup la question) ses deux vies; et puis il
ajoute :
« Tous les philosophes ont presque remarqué cette prédominance al-
« ternative des deux vies : Platon , Marc-Aurèle , saint Augustin , Bacon ,
«saint Paul (je ne change rien à l'ordre des noms), Leibnitz, Van Hel-
«mont, BuRbn, etc., ont reconnu en nous deux espèces de principes:
« par l'un nous maîtrisons tous nos actes moraux; l'autre semble les pro^
«duire involontairement^.» • >> ; ' u .1 riH'.ii ;. M,r)in
Je demande si rappeler Buffon de cette tnanièré, ce n'est pas plutôt
le déguiser que le citer.
j^i Je viens d'examiner Bichat par rapport i\ Buffon; il me reste à l'exa-
miner par rapport à Bordeu et par rapport à Haller. Cet examen sera
l'objet de deux autres articles.
FLOURENS.M. /-
[La suite à un prochain cahier.) It^tiu v < c^
]\l>'>ii\ 'H:nin.i:d\i il
\'.i .r'î'Uib .vtiqr'ittiltl »
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D ÉTÉ HM IN AT ION DE l'équjnoxe vernal DE 1853, effectuée ren
. Egypte d'après des observations du, lever et du coucher du soleil,
'"dans ralignement des faces australe et boréale de la grande pyrû^
" mide de Memphis, par M. Mariette. . ••'
' DEUXIÈME ARTICLE**? '^^*^^^''l'»^'»'"'"" 5'''*"'^'^
:;;h;» --'- -.vir ::';■ -n '
Beaucoup de monuments égyptiens d'époques pharaoniques, ont,
comme Je temple de Dendérah, lcm*s plafonds en partie revêtus de ta-
bleaux sculptés ou peints, dont la composition présente des particula-
rites évidemment relatives au ciel sleHaire, quelle que soit d'ailleurs
la signification intentionnelle qu'ils puissent avoir. Par exemple, dans
celui que ChampoUion a découvert au plafond d'une des chambres du
palais de Rhamsès-Meïamoun , à Médinet-Habou, des personnages di-
vins ayant des attributs célestes, et des figures' d'animaux accompagnés
ou marqués d'étoiles plus ou moins nombreuses, sont rangés consécu-
tivement, et mis en rapport avec les noms des douze mois de l'année,
dont la série est occasionnellement interrompue par des cadres, conte-
nant des scènes symboliques; et dans l'un de ces cadres, entre les mois
de Pharmouti et de Pachon , le cartouche roy«l du Pharaon , tracé en
proportions d'une grandeur exceptionnelle, se voit inscrit seul, sans
aucun entourage, comme à une place qui lui a été spécialement, et
intentionnellement adectce*. Faudrait-il ne voir là qu'une simple déco-
ration d'architecture? Ou ne doit-on pas plutôt y soupçonner l'indica-
tion, prise dans le ciel, de l'époque d'un phénomène consacré par la
religion, ou d'un événement, d'un fait, propre au souverain qui a érigé
le palaisP Dans le tombeau de Séti I", à Biban-el-Molouk, on voit une
scène symboUque où figure un lion accroupi, entouré d'étoiles di5posées
comme le sont, dans le ciel, celles. du lion grec; et en faco de lui.
debout sur une barre horizontale, est un taureau ayant le corps maix^ué
de deux disques d'inégale grandeur, k plus lai^e sur son cou, le pins
petit sur sa croupe; comme si l'on avait voulu y figure»" Aldébaran et
les pléiades, alfcctécs depuis au taureau grec. M. de Rouge soupçonne
que cette scène pourrait bien être d'origine asiatique. Quoi qu'il en
.^i;' Voyez, pjour 1^ premier acllcle, le cahier de mai, page àGo. .-n^* Une copte
conaplèle de ce tableau , a élé publiée par mol , dans le t«sme Xllf des Mémoires
de l'Académie des sciences , où elle se trouve à la suile de la page 707. Elle a élé faite
avec beaucoup de Soin» sur les dessins originaux que Champolfion avait rapporté?
d'ÉgypIe. !
348 JOURNAL DES SAVANTS.
puisse êtie , la présence et la disposition systématique des étoiles qu'on
y a tracées, montrent qu'elle est intentionnellement liée au ciel. Sans
doute on ne doit pas s'attendre à trouver dans ces représentations,
une science astronomique abstraite comme celle des Grecs. Là, de
même que dans tout le reste de l'Orient, en Chaldce ainsi qu'en
Chine, l'astronomie primitive, l'astronomie des yeux, a dii être l'ins-
trument universel , autant qu'indispensable , de l'astrologie ; celle ci même
n'ayant rien alors des formes scientifiques qu'on lui a données plus
tard. Mais, il y a toute chance de retrouver les traces de la première,
dans ses applications superstitieuses ; et il n'est pas non plus sans
intérêt de voir comment elles se sont modifiées à mesure qu'elle est
devenue plus savante. On peut suivre très-clairement aujourd'hui les
phases de ces transformations des procédés astrologiques, quand ils se'
sont transportés des Egyptiens aux Grecs et aux Romains. L'existence de
lastrologie, en Egypte, à des époques très-reculées, est formellement
attestée par Cioéron, De Div. l, i; et au temps d'Hérodote, elle y
était d'un usage général, comme on le voit par un passage de son
II* livre, S 8q , où il dit : « î..es Egyptiens sont les auteui's do plusieurs
"inventions, telle que celle de désigner à quel dieu chaque mois et
«chaque jour est consacré; et de déterminer, d'après le jour où un
«homme est né, quels événements il rencontrera dans sa vie ; comment
M il moujTa , et quels seront son caractère et son esprit. » Hérodote ne:
nous apprend rien sur la nature des indications d'où l'on tirait ces pro-
nostics. ^ l^ais des tableaux tracés sous les Pharaons, et aujourd'hui in-
terprétés, nous montreront tout à l'heure, que là, comme en Chaldée,
elles étaient données par l'observation des astres qui apparaissaient à
l'horizon oriental, au moment de chaque naissance, ou de chaque évé-
nement que l'on voulait considérer. Lorsque ces croyances eurent pris
pied chez les Romains vers le temps d'Auguste, et y furent devenues
générales sous les règnes suivants, comme Letronnc l'a très-bien prouvé,
les savants d'Alexandrie en formèrent un corps de doctrine, assujetti
à des règles mathématiques, fondées sur les théories astronomiques
qu'ils possédaient; et Ptolémée lui-même, sous Antonin, concourut à
cette œuvre par un traité spécial. L'astrologie alexandrine, telle que
nous la connaissons par les ouvrages de ce temps, a pour instrument
principal de ses pronostics, les douze divisions conventionnelles du
zodiaque grec, coiiiprenant chacune So" du cercle abstrait que nous
appelons maintenant l'écliplique, et que l'on appelait alors le cercle
mitoyen du zodiaque. Les signes astronomiques qui désignent indivis
djijÊllement ces douze divisions, et qui en marquent le commencement;
JUIN 1855. 349
sont les indicateurs dont les levers doivent être consultés. Mais, pour
multiplier les chances et les confiions des pronostics, chaque dodéca-
témorie fut subdivisée en trois portions égales comprenant i o° cha-
cune, lesquelles furent appelées, par cette raison, dccans, Séxavoi, et on
leur attribua des vertus propres, variant selon la planète qui s'y trou-
vait actuellement comprise. On voit que tout cet échafaudage se com-
pose d'abstractions géométriques. Les astres dont l'influence est suppo-
sée agir sur les destinées humaines n'y interviennent que par la pré-
sence actuelle des constellations zodiacales, dans les dodécatémories
écliptiques qui portent leur nom. Or celles-ci ont été graduellement
séparées de leurs homonymes par la précession , en conservant toujours
leurs dénominations primitives, eW elles en sont aujourd'hui fort dis-
tantes. Mais, au temps dont nous parlons, la formation du zodiaque
grec était encore trop récente, pour que ce mouvement de séparation
progressif se fût manifesté aux yeux du vulgaire. Hipparque l'avait seu-
lement soupçonné; et les asirologucs alexandrins ou romains, purent
très-légitimement n'en tenir aucun compte. Pour donner à leurs 36 dé-
cans un caractère d'individualité qui justifiât les influences qu'ils leur
attribuaient, ils les personnifièrent sous des noms propres grecs, dont
l'un d'entre eux, Héphestion, nous a conservé la liste complète*. Or un
passage de Celse, cité par Origène, montie que^ces noms étaient tirés
des superstitions égyptiennes qui régnaient alors'^. Les Égyptiens, dit
Celse, reconnaissent trente-six démons (il ne dit pas décans); quelques-
uns en comptent davantage. Ils les considèrent comme des dicu.x habi-
tant les «régions de l'air {aî6épiot)\ dieux lascifs, sanguinaires, avides
«de parfums et de chants, qui prévoient toutes les destinées des mor-
« tels, et président spécialement aux diverses parties du corps humain. >
Celse en désigne plusieurs par leurs appellations indigènes (^Tri^wp/w
(pùtvfi). Car, dans ces idées superstitieuses, les noms avaient un grand
pouvoir qu'ils perdaient étant tr<iduits. Ces noms , tous grecs, se retrou-
vent textuellement dans la liste d'Héphestion ; d'où f on doit inférer qu'il
a pris également les autres à ce système de superstitions populaire en
Egypte, que les Alexandrins de son temps s'étaient approprié-, et c'est
en efl(et ce qui va se vérifier tout à fheure.
' Celle liste, relevée sur les manuscrits , par M. Miller, a été publiée par moi,
aux pages ^o et 91 d'un Mémoire sar le zodiaque de Dendérah, inséré au recueil
de l'Académie des inscriptions, tome XVI, a* partie, i844. On y voit le mode de
subdivision et de répartition des 36 décans grecs, dans les dodécatémories éclip-
tiques, en commençant par celle du Bélier. iMÔis y est le premier des trois que
contient celle du Cancer. — ' Origène, Advenus Celsum, lib. VIII.
45
350 JOURNAL DES SAVANTS.
Dans tout cela nous ne voyons plus qu'une astrologie scientifique,
établie sur les abstractions et les pratiques de l'astronomie grecque ; rien
que l'on puisse dire anciennement égyptien. Le zodiaque circulaire de
Dendérah, quel qu'en soit le sujet et la destination intentionnelle, pré-
sente certaines particularités , qui semblent se rapporter à des idées plus
distantes. Son contour est bordé intérieurement par 36 figures (est-ce
bien 36?) représentant des animaux, des objets matériels, ou des per-
sonnages de forme bizarre , ayant tous la tête dirigée vers le centre du
médaillon, et marchant ou regardant, dans le même sens que les douze
emblèmes de l'anneau zodiacale Elles sont accompagnées de légendes
hiéroglyphiques, la plupart encore distinctes; et, dans quelques-unes,
Ghampollion a parfaitement reconnu les noms d'autant de décans d'Hé-
phestion, écrits en caractères phonétiques, se suivant dans le même
ordre que sur sa liste. On en a lu depuis plusieurs autres. Letronne a
considéré cette identité de dénominations et de nombre, comme prou-
vant avec une certitude évidente , la nature parement astrologique du mo-
nument de Dendérah ; par quoi il entend , sans doute , qu'il est astrolo-
gique à la façon grecque. Mais, pour que la conclusion fût logiquement
admissible , il faudrait être sûr que ces dénominations de décans s'ap-
pliquent réellement ici à des divisions égales et abstraites de fécliptique ,
telles que les décans grecs, et non pas, en tout ou en partie, à d'autres
objets plus matériels, d'observation ou de culte, qui auraient été plus
anciennement adoptés par les Egyptiens. Or plusieurs indices semblent
déceler cette dissemblance d'application. Premièrement : la distribution
des 36 figures sur le contour du médaillon, n'offre pas, à beaucoup
près, la régularité d'intervalles que f on supposerait naturellement devoir
appartenir à des arcs égaux ou consécutifs du cercle écliptique, comme
les décans grecs. En second lieu , la plupart des figures qui portent des
noms identiques à ceux de ces décans, ont auprès d'elles des groupes
d'étoiles plus ou moins nombreux, parfois très-nombreux, qu'elles
semblent désigner de la main comme leur étant spécialement affectés.
L'ensemble de ces caractères n'annonce-t-il pas quelque conception,
moins savante peut-être, mais plus immédiatement relative au ciel
stellaire, que ne le sont les décans mathématiques des Alexandrins? Or
c'est ce que l'étude de monuments, reconnus incontestablement pha-
raoniques, a dépuis confirmé.
M. Lepsius a découvert que les anciens Egyptiens avaient aussi des
On ne parvient à compléter le nombre rie 36, qu'en comptant comme dis-
tincts, plusieurs emblèmes, qui semblent être des annexes du personna,ge con-
ligu ; et l'on découvre en effet plus lard qu'ils sont tels.
/
JUIN 1855. 351
décans, au nombre de 36 , portant les mêmes noms, et se suivant dans
le même ordre que les décans grecs, mais établis dans un autre système
d'idées, et ayant une application toute différente, laquelle ne supposait
nullement la connaissance abstraite du cercle zodiacal, ni aucune notion
théorique d'astronomie. C'étaient de simples divisions du temps, com-
prenant chacune i o jours consécutifs, présidés par autant de génies spé-
ciaux. Ce mode de subdivision ne pouvait s'adapter qu'à une année de
36o jours, comme paraît avoir été celle des Egyptiens dans les très-
anciens temps. Après qu'on eut introduit les cinq épagomènes, les
36 décans ne pouvaient plus suffire. Aussi M. Lepsius a-t-il trouvé,
dans une des listes, la mention d'un 37' décan, avec des successions
de dates (îourantes, d'après lesquelles M. de Rougé a reconnu la loi
périodique de son application occasionnelle. Concevez en effet les 36
décans primitifs mis en concordance successive avec les 3 60 premiers
jours d'une année de 365. Quand leur liste était épuisée, il restait en-
core 5 jours avant que l'année ne fût finie. Alors, comme l'explique
ingénieusement M. de Rougé, on mettait à leur suite, le 37* décan sup-
plémentaire , qui empiétait de 5 jours sur l'année suivante -, après quoi
les 36 décans primitifs reprenaient leur marche ordinaire-, de manière
que le cycle total des 7 3 accomplissait son évolution entière en deux
années de 365 jours contiguës l'une à l'autre. Ainsi, à la deuxième année
de ce cycle, les décades commençaient au 6, 1 6 et a 6 de chaque mois.
Dans les listes de décans inscrites sur les monuments égyptiens, quel-
ques-uns, soit isolés, soit consécutifs, se montrent constamment asso-
ciés k des personnages figurés, accompagnés d'étoiles, lesquels, sous
des formes et avec des attributs spéciaux, sont invariablement attachés
à leur individualité ou à leur ensemble -, comme si les décans, ou les
systèmes de décans contigus, ainsi désignés, avaient été affectés à des
groupes particuliers d'étoiles, composant une constellation égyptienne
à laquelle le personnage figuré présidait, peut-être donnait son nom.
Cette consécration de certaines décades de jours à certaines étoiles iso-
lées, ou à certains groupes d'étoiles, avait bien pu, dans l'origine, être
fondée sur quelque concordance phénoménale. Mais, une fois établie,
rien n'empêchait de la conserver à titre d'institution religieuse ; et cela
était tout à fait conforme aux idées superstitieuses des Egyptiens.
Les monuments de toutes les époques nous montrent ce système de
mythologie astronomique, réalisé avec une entière évidence, dans son
application au décan Soihis, le 36' de la liste égyptienne, qui se retrouve
aussi dans la liste grecque , mais avec un autre rang d'ordre , parce qu'on
y a déplacé l'origine de leur ënumération révolutive. Son astérisme
45.
352
JOURNAL DES SAVANTS.
(léterminatif, appelé, sur les monuments, l'étoile de Sothis, s'identifie in-
dubitablement au Sirius grec, par toutes les traditions et tous les témoi-
gnages de l'antiquité. Le symbole hiéroglyphique A qui le désigne sur
les monuments, est habituellement annexé k la figure de la déesse Isis,
à laquelle Sirius fut de tout temps consacré. Elle est quelquefois sym-
bolisée sous la forme d'une vaclie portant une étoile sur sa tête ; et on
l'a figurée ainsi dans le zodiaque circulaire de Dendérah.
On rencontre encore sur les monuments un autre personnage figuré
appelé Sahou, lequel préside à cinq, parfois seulement à quatre des
décans égyptiens consécutifs qui précèdent immédiatement celui de 5o-
this^. Il est constamment représenté comme un dieu mâle, ^'ourant en
avant de Sothis les bras étendus en sens opposés, lui présentant d'une
main une étoile, et en tenant une autre, dans sa main la plus éloignée,
ou sur son sceptre , comme embrassant des deux tout un groupe stcl-
laire auquel il présidait. J'en rapporte ici la figure, prise du tombeau de
Séti V, à Biban-el-Molouk2.
ISIS-SOTHIS.
SAHOC.
Il est représenté avec les mêmes caractères, le même nom hiéro-
M. de Rougé a reconnu que les noms de ces décans se composent du carac-
tère qui désigne Sahoa, associé à ceux qui désignent ses diverses parties : le bras,
la jambe, le côté, etc. — * Rosellini, Monumenti del culto, pi. LXIX. Dans le mo-
JUIN 1855. 353
glyphique, et dans la même relation avec Isis-Sothis, sur le tableau
du palais de Rhamsès-Meiamoun , dont j'ai parlé au commencement de
cet article. Seulement, on y a marqué avec plus de détails, au-dessus
dé sa tête, le groupe nombreux d'étoiles brillantes qui lui était affecté,
La position et l'attitude animée de ce personnage, avaient fait con-
jecturer à Cbampollion qu'il devait s'assimiler à l'Orion grec. Cette iden-
tification périlleuse a été confirmée depuis, beaucoup plus complètement
qu'il ne le croyait , par l'étude d'un tableau égyptien qu'il avait décou-
vert, dont il avait deviné, comme par intuition, le sujet général, mais
qu'il nous a laissé à interpréter, et qui a pu l'être mathématiquement.
J'ai besoin de dire en peu de mots en quoi il consiste. Car non-seulement
il a une application directe au sujet que je traite, mais il nous apprend
en outre que le système de représentation uranographique. supposé
jusqu'ici d'invention grecque, était dès lors en usage chez les Egyptiens.
Ce précieux document a été trouvé h Thèbes dans le tombeau de
Rbamsès VP. Il présente une liste de levers d'étoiles, se succédant de
quinze nuits en quinze nuits pendant une année entière, et marquant,
dans chacune, 1 3 levers consécutifs, distribués par intervalles sur toute
sa durée, depuis le commencement de l'obscurité jusqu'à l'aube du jour.
A chaque lever, l'astérisme qui paraît à l'borizon oriental est marqué
par son nom égyptien, qui le désigne, soit comme une étoile isolée, soit
comme membre d'un emblème figuré, comprenant un groupe d'étoiles
plus ou moins étendu. Ainsi, on y trouve un lion dont on désigne sépa-
rément la tête et la queue; un hippopotame dans lequel on distingue
le pied, la jambe, la cuisse, etc. Il y a aussi des personnages divins, tels
que Nacht ou le Vainqueur, qui s'étend presque sur le quart du contour
du ciel. Le système de représentation uranographique est donc évident.
De plus, chaque apparition d'étoile est signalée comme ayant un rap-
port, probablement d'influence, avec telle ou telle partie du corps hu-
main , de même que chez les astrologues d'Alexandrie et de Rome. Ce
tableau est donc intentionnellement astrologique. Mais , peu nous importe
le but. Ce sont les détails d'observation qu'on y rapporte, qui consti-
tuent pour nous sa valeur; et ils sont aussi nombreux que précis.
nnment original, le nom hiéroglyphique de Sahou est insent dans le prolongeiuenl
vertical de l'encadremenl propre à ce personnage. Mais ici on l'a fait descendre an
même niveau que le nom de Solhis, pour que la représentation du groupe cnlier
lînl moins de place. — ' M. de Rougé m'en a donné la traduction complète, qu'il
m'a permis d'insérer, sous son rtom, au tome XXIV des Mémoires de i Académie
des sciences, à la suite d une élude mathématique, dont elle a été l'occnsion et le
fondement.
354 JOURNAL DES SAVANTS.
Parmi les astérismes qu'on y trouve mentionnés, il y en a un qui
nous est connu. C'est l'étoile de Soihis, le Sirius grec. Sa première appa-
rition matutinale est marquée comme ayant lieu à la fin de la nuit du
1 5-1 6 Thot. Son dernier lever suivant du soir est marqué à l'entrée de
la nuit du 1 5-1 6 Méchir. Sa durée totale de visibilité , à l'horizon oriental,
comprend donc i 5o nuits. D'après l'une ou l'autre de ces dates extrêmes,
combinée avec la latitude de Thèbes, on trouve également que ces
indications conviennent à l'an i 2^0 avant l'ère chrétienne.
Ceci constaté , prenez un globe céleste à pôles mobiles. Ajustez-le à
la latitude de Thèbes , et à l'époque ainsi calculée. Vous aurez sous les
yeux le ciel de l'observateur égyptien. Placez Sirius à l'horizon oriental,
puis, en vous aidant du calcul et du globe, amenez successivement
dans ce même horizon , les étoiles dont la première apparition matuti-
nale a dû précéder ou suivre la sienne, à des intervalles, embrassant
une, ou plusieurs quinzaines de jours. Cela vous montrera, pour
chaque quinzaine, toutes celles qui satisfont à cette condition; et des
motifs d'appropriation tirés de leur éclat relatif, de leur situation, de
leur convenance, des expressions que l'observateur égyptien a employées
pour les désigner, vous indiqueront presque toujours, sans incertitude
celles qu'il a choisies.
En opérant ainsi, on ne tarde pas à reconnaître que toutes ses dési-
gnations s'appliquent à des étoiles peu distantes de î'équateur. Son ta-
bleau n'offre donc pas une uranographie générale, mais restreinte au
voisinage de ce grand cercle; et il a été souvent obligé de choisir de
petites étoiles, pour que leurs levers se trouvassent espacés à des inter-
valles de quinzaines autour de celui de Sirius. Les configurations de
ses astérismes n'ont aucun rapport avec ceux des Grecs. Son lion n'est
pas leur lion ; et celui qu'il nomme les deux étoiles, que Champollion avait
cru être les gémeaux grecs, ne peut nullement leur convenir, d'après
l'ordre de succession des levers. Il désigne les étoiles ^ et »j du grand
chien grec, l'une et l'autre de deuxième grandeur, qui surgissaient à
l'horizon toutes proches l'une de l'autre, presque dans un même ver-
tical, i5 jours après Sirius comme le marque le tableau égyptien;
tandis que les gémeaux grecs se levaient 36 ou 87 jours avant lui ^
' J'ai exposé l'analyse mathématique de ce tableau égyptien au tome XXIV
des Mémoires de T Académie des sciences, pages 549 ^* suivantes. A l'impression
il s'est glissé une faute évidente, mais regrettable, que je saisis l'occasion de signaler
ici. Elle porte sur l'astérisme des deux étoiles, qui s'idenlitienl, dans le ciel, la su-
périeure avec 8, l'inférieure avec 77 du grand chien grec. A la page 638 du volume
cité, on a imprimé inexactement 7, au lieu de tj ; et la faute se trouve reproduite
JUIN 1855. 355
Le tableau désigne deux astérismes appartenant au personnage 5a/iou.
Tous deux se lèvent avant Sirius ; l'un, l'étoile de Sahou, 1 5 jours , l'autre
le sommet de Sahoa, 3o jours auparavant. Le premier^ le plus proche de
Sothis, se trouve être x de VOrion grec; le second, plus distant est a
du même Orion; deux belles étoiles, entre lesquelles se levait alors
toute la portion la plus brillante de ce groupe stellaire. Cette relation
astronomique est traduite sous une forme vivante , dans la représenta-
lion symbolique du personnage Sahou, que j'ai tout à l'heure rapportée.
Il est très-naturel que les Egyptiens aient ainsi consacré par la reli-
gion, et symbolisé dans sa relation avec Isis-Sotbis, ce groupe brillant
d'étoiles, l'un des plus remarquables du ciel, dont le lever précédait
immédiatement celui de Sirius, et annonçait chaque année sa première
apparition matutinale un mois, puis quinze jours à l'avance, quand il
était encore plongé dans les rayons du soleil; apparition qui était le
signal annuel du débordement du Nil. Aussi la connexion figurée de
ces deux phénomènes astronomiques, s'est-elle religieusement perpé-
tuée, sous les mêmes symboles, jusqu'aux époques les plus récentes.
Ce même Sahou, précurseur d'Isis-Sothis , est représenté, en même rela-
tion avec elle, dans le temple d'Ombos, érigé ou reconstruit, sous les
Plolémées^. On l'a reproduit dans cette même relation, sur une de.*;
bandes du portique de Dendérah , construit ou achevé , sous Tibère.
Malheureusement les légendes nominatives qui étaient annexées à lui
et à Isîs, n'ont été qu'indiquées dans le dessin de la commission d'E-
gypte, aux places qu'elles occupaient Mais à sa forme, à son attitude,
aux étoiles semées autour de sa tête, on reconnaît sans incertitude le
Sahou des anciens monuments , précédant de même Isis-Sotbis. Sa signi-
fication, et Yapplication astronomique, de ce groupe figuré y est donc tout
dans le tableau général annexé k la page 700, à la tin du mémoire, quoiqu'elle
n'existât pas dans mou manuscrit. L'erreur de celle subslilulion s'aperçoit à l'ins-
tant{ si l'on jette les yeux sur un globe céleste. Car le peu de distance de ces deux
étoiles, et leur situation relative au moment où elles se icvent, que j'ai iigurée
à la page 638, conviennent au couple i, tj, exclusivement à tout autre; et y qui
se trouve très-loin de 8 dans la tête du grand chien grec, ne peut y avoir aubune
connexion; d'autant quelle est de beaucoup supérieure à i, qui est désigné comme
le sommet de l'astérisme desdeax étoiles. Tout évidente et facile que soit celte recti-
fication, quand on a un globe céleste à sa disposition, j'ai cru devoir l'indiquer ici
avec les détails qui la juslirtenl, pour éviter aux lecteurs privés de ce secours, la
peine de la rechercher, el les incertitudes qu'elle pourrait leur occasionner.
Dans les exemplaires de ce mémoire qui ont élé tirés à part, la faute que je viens
de signaler se trouve reproduite à la page 90, et à la ligne 4' du tableau final
annexé à la page i5a. Dans ces deux endroits il faut remplacer y par 17. — ' Ro-
scUini, ^fon. del calto, pi. LXXVIII.
356
JOURNAL DES SAVANTS.
aussi certaine. D'après les motifs qui l'ont fait primitivement établir, et
qui en ont perpétué la tradition, l'identification des étoiles de Sahou
avec celles d'Orion , qui nous a été donnée par le calendrier de Rliam-
sès VI, peut être légitimement appliquée à toutes les représentations, soit
contemporaines , soit postérieures , de ce personnage , où il est figuré dans
les mêmes relations avec Isis-Sothis ; tandis que d'autres symboles ura-
nographiques de ce calendrier, auxquels ne s'attachaient pas tant de
raisons de constance, ont pu être modifiés dans leur application, ou
totalement abandonnés, dans les temps postérieurs, comme cela est
arrivé aux premières conventions figuratives des Grecs.
J'ai dit que, dans les monuments pharaoniques, ce Sahou préside à
quatre, quelquefois à cinq des décans de jours, qui précèdent immé-
diatement Sothis, lesquels par conséquent devaient répondre h des por-
tions du ciel stellaire dont le lever était antérieur au sien, comme nous
venons de le voir. Jusqu'ici on n'en a pas trouvé d'autres que ces six,
qui fussent rapportés symboliquement à des personnages figurés, mais
les deux qui les précèdent immédiatement dans la liste générale, peu-
vent encore être identifiés comme eux, avec le ciel, par des caractères
très-évidents.
Pour le prouver, j'extrais de cette liste, les noms égyptiens des dix
derniers décans égyptiens dont la série se termine à Sothis. Les nu-
méros qui leur sont atîectés les rangent dans l'ordre suivant lequel ils
se précèdent mutuellement, et précèdent Sotis, à mesure que le mou-
vement diurne du ciel , les amène à l'horizon oriental. Je mets en re-
gard leurs noms grecs pour que l'on aperçoive clairement la corres-
pondance parfaite des deux listes. J'ai à peine besoin de dire que tout
cela m'a été fourni par M. de Rougé ' .
PERSONNIFICATIONS.
29.
30.
SAHOU.
ISIS
SOTHIS.
36.
Numéros d'ordre des huit derniers
décans.égypticDS
31.
32.
33.
34.
35.
Leurs noms égyptiens traduits de
leurs symboles hiéroglyphiques .
Leurs noms grecs, dans la liste
d'Hépbeslion
Chosa.
Xt&ov.
Ary.
ÈpS.
>
PofiSéfiape.
Toselk.
SoaoÀx.
Quar.
Oiïape.
Penaher.
<î>ov6p.
Sali.
' Voyez le tableau général des décans égyptiens relevé sur les monuments par
M. Lepsius et publié par lui dans son Introduction à la chronologie égyptienne ,
p. 68-69. •
JUIN 1855. 357
La correspondance des noms et des rangs, dans les deux listes, est
évidente ^. On y découvre quelques lacunes; mais elles doivent résulter,
* Comme les Alexandrins, pour désigner leurs décans éclipliques, n'avaient be-
soin que de dénominations individuelles, ils ont seulement emprunté aux Egyp-
tiens, les noms des 36 génies qui présidaient aux décades, sans employer le per-
sonnage Sahou qui en embrassait plusieurs. Aussi n'est-il pas mentionné dans la
liste d'Héphestion. Mais il s'y trouve implicitement représenté par la présence de
ses parties, dans les noms des décades qui lui appartenaient. Ce fait philologique
est établi par M. de Rougé dans la note suivante , qu'il a bien voulu me commu-
niquer, en m'autorisant à l'insérer ici.
Note sur les décans de Sahou, par M. de Bougé.
Les parties de Sahou, choisies pour présider aux décades, ont beaucoup varié,
suivant les époques. On les trouve ainsi disposées dans les diverses listes , en les
énumérant depuis les plus proches de Sothis, jusqu'aux plus distantes.
I. TOMBEAC DE SÉTl I".
1 cAté supérieur (un mot douteux*) de Sahou.
2 oreille de Sahou.
5(3 côté inférieur de Sahou.
4 bras de Sahou.
5 Sahou.
II. Plafond do Ruamessèom.
1 sous le c6té de Sahou.
4'
ou/ 3
5^4 vers le hras de Sahou.
5 sur le cbli de Sahou.
, ! étoiles sans nom , occupant deux places environ.
m. TOMBBAC DB RnAMsàS IV.
il ...? de Sahou (le même mot douteux*],
a jamhe inférieure.
3 sous Sahou.
4 bras do Sahou.
On trouve de plus hors ligne, et comme pour mémoire, sur U cuisse de la déesse
du ciel :
Jambe inférieure de Sahou
et Commencement de Sahou. •
IV. Sur le contour do médaillon de Dendéraii, aux mêmes places ordinales,
TOUJOURS en S'àLOIGNANT DE SuTltlS VERS L'OCCIDENT, SANS NOMMER SaHOO.
Traduction du Dom kii-roglyphiqn*. TrâilMriptiou du aom hi^rogljpkiqn*.
1 côté supérieur har i
a le nœud de la ceinture. Tos-arek a
5(3 côté inférieur. ' ker. 3
4 la jambe. Ouar 4
5 derrière supérieur. Pahoukar 5
* C'est le signe
I
46
358 JOURNAL DES SAVANTS.
au moins en partie, de ce que l'application des noms égyptiens n'est
pas à beaucoup près la même sur tous les monuments. Dans quelques-
uns, la dénomination collective Sahon, en embrasse cinq, dans d'au-
tres quatre. La liste d'Héphestion paraît avoir été tirée d'un cas pareil.
Quelquefois les deux décans Ary et Ghoou, sont séparés, comme je les
ai représentés ici; d'autres fois, on les a réunis en un seul; et la place
absorbée est remplie ultérieurement par un autre qui complète le
nombre des 36. La liberté qu'on a pu prendre ainsi, à diverses épo-
ques, d'introduire et d'admettre de pareilles mutations, prouve avec
évidence que ce mode de consécration des parties de l'année, n'avait
qu'une application religieuse , ou peut-être accessoirement astrologique ,
mais ne devait pas être-employée dans les usages civils, pour l'énumé-
ration continue du temps.
Dans le tombeau de Séti I", père de Rhamsès II, les symboles déno-
minatifs des deux décans égyptiens Ary et Choou, sont écrits séparé-
ment, avec des particularités qui caractérisent matériellement les
groupes stellaires qu'on y rapportait. Ary est symbolisé par plusieurs
étoiles, entre lesquelles une très-grosse à huit rayons se distingue de
toutes les autres; et elle est accompagnée d'un caractère qui assimile
son éclat à celui du ciel même. Au contraire, Chooa, les milliers, est sym-
bolisé par une multitude de petites étoiles, toutes de même dimension.
Les deux groupes que ces noms désignent devaient donc se distinguer
par des apparences assorties à ces indications. En outre, d'après le rang
V. Liste d'Héphestiqn.
il ^ofiëàfiape = . . . har.
2 ©oCToAx z= Tos-areh.
3 OtJape ^= Ouar.
4 <I>o«>op zz: Pahoahar.
Dans la liste d'Héphestion il y a nn décan entre Solhis et Cnoum : cette parti-
cularité ne se retrouve que dans la liste du tombeau de Rhamsès IV, où on re-
marque, après Sotliis et hors ligne, un décan qu* je lis Sa, et que je regarde comme
le 37*, employé tous les «feux uns, le premier jour épagomène. Je ne doute pas
Sue ce décan ne soit le 2it d'Héphestion. En eiîet, cet auteur employant ce décan
ans une liste de 36, ne pouvait plus compter que quatre décans dans Sahou.
Le tableau de ces diverses listes, publié par M. Lepsius [Einleilung , p, 69), per-
met de suivre les changements considérables qui eurent lieu successivement dans
la manière d'appliquer les mêmes constellations aux dieux prolecteurs des décades
de l'année; mais il y a, dans ce tableau, quelques erreurs d'attribution, qu'il serait
utile de relever. Ainsi le n" a3 de la liste de Séti I" '^ se lit Chou; il répond au
décan Chou^^ des autres listes, et non pas à Biou son voisin. Le n* 8 de la liste
du Rbamesséum porte l'oiseau W^ au lieu de '^.
JUIN 1855. 359
qu'ils occupent dans la liste égyptienne , le lever d'Ary doit précé-
der immédiatement celui du sommet de Sahoa , qui est a d'Orion , et le
lever de Choou doit précéder celui d'Ary. Or, en jetant les yeux sur
la portion du ciel qui avoisine la constellation d'Orion, vers l'occident,
on voit tout de suite deux groupes qui satisfont parfaitement et satis-
font seuls, à ces conditions. Car il devient manifeste qu'Ary, avec sa
grosse étoile, désigne les Hyades avec Aldébaran; et que Choou, les
milliers, tout formé de petites étoiles, désigne les Pléiades. Maintenant,
sur le contour du médaillon de Dendérah, il y a deux personnages
contigus dont les noms écrits en hiéroglyphes au-dessus de leur tête,
sont, pour le plus proche de Sothis; Ary ; pour le plus distant, Choou;
et chacun montre de la main un groupe nombreux d'étoiles, sculpté
près de lui. Dans la projection du ciel que j'ai conclue de mesures
prises sur le médaillon même, Ary se trouve sur le prolongement du
cercle horaire qui contient Aldébaran et les Hyades; Choou, sur celui
qui contient les Pléiades, et l'on a surabondamment désigné celles-ci,
en adjoignant au symbole égyptien la figure d'une truie, traduction de
leur nom latin vulgaire succulœ. Ces deux identifications m'avaient été
données ainsi par déduction mathématique, bien avant qu'on eût dé-
couvert svu* des monuments pharaoniques , les indications qui les justi-
fient. On ne peut plus aujourd'hui les contester.
Les trois décarfs égyptiens que nous venons de considérer, sont jus-
qu'à présent les seuls que l'on sache rapporter au ciel stellaire. Mais
les recherches qui se poursuivent maintenant dans cette voie nouvelle,
conduiront sans doute à en assigner d'autres, que l'on trouva égale-
ment symbolisés.
Lorsque les astrologues alexandrins s'approprièrent la conception
égyptienne, ils donnèrent à leurs 36 divisions du cercle écliptiquc, les
noms des 36 décans égyptiens traduits dans leur langage, en suppri-
mant le 3 7* décan supplémentaire qui leur devenait inutile, ce cercle
contenant 36o° juste, et non pas 365. Ils les rangèrent aussi dans le
même ordre de succession révolutive, en commençant leur liste parle
signe du Bélier; mais, de plus, ils maintinrent l'identité d'application
dans un autre détail. D'après toutes les traditions, la consécration de
l'étoile de Sothis, notre Sirius, à la grande divinité égyptienne Isis,
remonte h l'ancienne époque où la première apparition matutinalc de
cet astre sur l'horizon de l'Lgypte coïncidait avec le solstice d'été , de
sorte que ce phénomène signalait alors l'arrivée du débordement du
Nil; et la notion de cette coïncidence primitive s'était conservée dans
la religion , après qu'elle avait cessé d'avoir lieu exactement. Les Alcxan-
/»6.
360 JOURNAL DES SAVANTS.
drins la transportèrent dans leurs spéculations astrologiques, en adap-
tant la liste égyptienne à leurs divisions écliptiques, de manière que le
décan Sothis se trouvât être le premier des trois que comprend la
dodécatémorie du Cancer, ce qui l'attachait au solstice d'été; et comme,
de leur temps, le lever héliaque de Sirius sur le parallèle moyen de
l'Egypte avait lieu postérieurement à ce solstice, le soleil se trouvant
avancé d'un certain nombre de jours dans cette même dodécatémorie
du Cancer, ils l'appelèrent la dodécatémorie sacrée [rriv îspàv iioipav),
ainsi que nous l'apprend le scholiaste d'Aratus , que l'on croit être Théon
d'Alexandrie. De cet arrangement conventionnel, il résulta que leurs
décans précédents, les plus proches de Sothis , se trouvèrent comprendre
à peu près les mêmes étoiles que leurs homologues égyptiens. C'est
pourquoi, lorsque l'on vit sur le contour du médaillon de Dendérah,
les noms Ary et Choou, attribués à des personnages symboliques placés
sous la figure du Taureau zodiacal , on crut qu'ils désignaient nécessai-
rement les deux premiers décans de cette dodécatémorie; tandis qu'ils
pouvaient beaucoup mieux, comme je le crois, désigner les deux
groupes slellaires auxquels ces noms étaient originairement affectés
chez les Egyptiens; et, en effet, la restitution uranographique du mé-
daillon, telle que je fai faite, bien avant que Ton connût fapplication
astronomique de ces noms et de ces symboles, les place précisément
dans la figure du Taureau, sur l'alignement du cercle horaire, où cha-
cun d'eux est tracé. Cet exemple suffit pour montrer que les autres
figures symboliques réparties sur le contour du médaillon de Dendérah
peuveift désigner toute autre chose que les décans abstraits des Grecs ;
quoique plusieurs en portent les noms; et cette communauté de déno-
minations, qui est d'ailleurs bien loin d'être générale, n'autorise nulle-
ment à dire que ce monument n'offre rien d'astronomique , lorsque tant
d'indices y décèlent un tracé graphique, fait et orienté avec intention.
Sans prétendre aucunement connaître le motif qui en a déterminé la
construction, non plus que l'application spéciale qu'on a voulu lui
donner, je persiste plus que jamais à croire qu'on y a reproduit graphi-
quement l'aspect du ciel, tel qu'il s'offrait aux yeux sur l'horizon de
Dendérah, au moment de minuit, à f époque où Sirius se levait simulta-
nément avec le soleil, parvenu au solstice d'été. Ce lever vrai de Sirius,
insaisissable à fobservation , pouvait être îiisément calculé par la science
grecque , au temps des empereurs , tout comme nous pourrions le faire
aujourd'hui; et il se trouvait offrir une commémoration mystérieuse de
f ancien lever héliaque du même astre, également solsticial, mais visible ,
dont le souvenir avait été symbolisé et perpétué par la religion. Je ne
' JUIN 1855. " ' 361
présente pas ce rapprochement d'idées, comme ayant dû fournir, à lui
seul, le sujet, et le motif, du médaillon de Dendérah. Mais il repose sur
une transmutation phénoménale, d'une grande importance pour l'E-
gypte , qu'il aurait été très-naturel de vouloir retracer quand ce médaillon
fut construit-, et l'on aurait pu faire entrer dans ce cadre astronomique,
beaucoup d'autres notions anciennes qu'il serait curieux d'y rechercher.
Malheureusement, sur l'autorité d'une décision de critique, trop facile-
ment acceptée comme irréfragable, on a jusqu'ici négligé et dédaigné les
secours qui auraient pu guider dans cette étude. De toute cette multitude
de tableaux représentant des scènes religieuses ou symboliques, re-
latives au ciel, au soleil, à la lune, qui couvrent les murs du temple
de Dendérah, et les parois des chambres voisines du zodiaque, un
petit nombre seulement ont été copiés par Denon ou par la com-
mission d'Egyte, sans l'inteUigence , souvent même sans la repro-
duction, des hiéroglyphes qui les accompagnent. Nous n'avons ainsi
que des membres disjoints d'un corps d'idées, de doctrines, que nous
pourrions espérer de reconstruire, si nous en possédions l'ensemble.
Des détails de construction qui nous auraient pu déceler l'intention de
ces tableaux, peut-être leur application occasionnelle, n'ont été que
vaguement aperçus. A Dendérah, comme dans le palais de Rhamsès II
à ïhèbes, les plafonds et les parois des chambres intérieures se mon-
trent fréquemment percés de soupiraux coniques, systématiquement
disposés pour faire arriver à volonté la lumière suivant des directions
déicrminées, sur des tableaux astronomiques. Hamilton les a remarqués;
et Denon a donné un dessin où l'on en voit plusieurs converger sur le
corps d'une déesse Ciel, couchée horizontalement. M. Prisse m'a con-
firmé l'existence de ces particularités. Mais elles n'ont pas été regardées
par des yeux qui sussent en apercevoir l'usage. Depuis que le temple
de Dendérah a été reconnu d'époque moderne, un voyageur de quelque
mérite aurait cru compromettre sa réputation d'antiquaire, en donnant
son attention à ces détails. Les préjugés du savoir une fois établis sont
durs à détruire. C'est une sorte d'ignorance pétrifiée.
En général, pour interpréter avec quelque chance de succès les indi-
cations relatives au ciel, que l'on voit consignées sur d'anciens monu-
ments, il est indispensable d'avoir une pratique personnelle de l'astro-
nomie; non pas seulement de celle qu'on acquiert dans nos observatoires,
en manœuvrant des instruments tout établis; mais aussi, et peut-être
plus encore, de celle qui peut s'appliquer partout, sans aucune science,
avec le seul secours des yeux et du temps. L'érudition littéraire jointe à
la critique la plus sagace, et même à une notion superficielle des théo-
362 JOURNAL DES SAVANTS.
ries modernes, ne saurait suppléer à cette préparation. Celui qui n<
l'a pas reçue, jugera toujours les observateurs anciens au point de vut
de son temps, sans pouvoir se mettre à leur place. Il lui arrivera sanj
cesse , de leur attribuer ce qui était alors impossible ; et de leur refoseï
ce qui était très-aisé. C'est ce que l'on voit tous les jours. Des éruditj
très-distingués vous soutiendront que les anciens Égyptiens, si longtemps
et si soigneusement adonnés aux observations célestes, ont connu la
précession des points équinoxiaux, dont ils auraient même exprimé la
révolution par des périodes numériques embrassant des milliers d'an-
npes; quelques-uns leur accorderont d'avoir déterminé des latitudes
géographiques, et mesuré des degrés du méridien terrestre, aussi bien, si
ce n'est un peu mieux, que nous ne le faisons aujourd'hui avec nos ins-
truments; d'autres, au contraire, se révolteront contre l'idée qu'ils aient
pu seulement déterminer les époques annuelles des équinoxes et des
solstices. Dans tout cela c'est l'habitude, et l'instinct de l'observation
qui manquent. J'en donnerai ici quelques preuves bien simples , qui me
ramèneront directement à l'opération astronomique dont j'ai voulu en-
tretenir nos lecteurs.
On a constaté que les faces rectangulaires des pyramides de Mem-
phis, sont orientées nord et sud, est et ouest, à quelques minutes près.
Les Egyptiens de ce temps savaient donc tracer une méridienne. Cette
opération leur était des plus faciles. Les pyramides sont construites par
assises horizontales. On voit par leurs monuments figurés , qu'ils con-
naissaient la règle, l'équerre, et le niveau du maçon. Il n'en faut pas
davantage. Sur une plate-forme en pierre, rendue horizontale à l'aide
de cet instrument, posez une règle; et, le matin, à un jour quelconque
de l'année, alignez-la sur le point de l'horizon oriental, où le soleil se
lève; puis tracez sur la plate-forme, une ligne droite suivant cette
direction. Tracez-en de même une autre le soir, suivant la direction
où il se couche. L'intermédiaire entre ces deux est la méridienne , qui
vous marquera le nord et le sud. Une perpendiculaire à celle-ci, mar-
quera l'est et l'ouest. Cette détermination ne comportera astronomi-
quement qu'une très-petite erreur, occasionnée par le changement que
la déclinaison du soleil aura pu éprouver pendant un même jour, entre
les instants de son lever et de son coucher. Mais si le hasard, ou un
choix judicieux, vous porte à faire cette opération aux époques des
solstices, l'incertitude du tracé graphique, pourra seule l'affecter.
Le même procédé vous servira pour connaître la durée de l'année so-
laire. Ayant aligné le matin votre règle sur le soleil levant, établissez un
signal fixe, sur cette direction ; ou , ce qui sera encore plus sûr, prenez
JUIN 1855./n vT 363
pour signal un point distinct de i'horizon , où le soleil se sera levé à un
certain jour, quand il se rapproche du point est, ce qui est le temps où
son déplacement matutinal est le plus rapide. Depuis ce moment, le point
de son lever s'écartera progressivement de votre signal en remontant vers
le nord , jusqu'à une certaine amplitude où il s'arrêtera; de là , il redes-
cendra vers le sud, rejoindra votre signal, le dépassera, et s'en écartera
dans ce sens jusqu'à une nouvelle limite où il redeviendra encore sta-
tionnaire. Puis il reprendra sa marche vers le nord ; et, qiiand il atteindra
une seconde fois votre signal, vous connaîtrez que la révolution entière
de l'astre est accomplie. Une seule épreuve ainsi effectuée vous montrera
que l'intervalle de ces deux retours a compris, en nombres ronds,
365 jours. Mais en réitérant l'observation des levers sur le même signal,
après deux fois, trois fois, vingt fois.. . , 365 jours, vous verrez que
cette période est un peu trop courte pour y ramener le soleil , et qu'il
faut y rajouter un jour après quatre révolutions pareilles ce qui la
porte à 365^ -J-. Cette seconde évaluation est tant soit peu trop forte:
mais l'erreur est si petite, qu'il faudrait plusieurs siècles d'observations
pour la découvrir et l'apprécier par ce procédé. Elle a donc pu , pen-
dant bien longtemps suffire à toutes les applications pratiques qu'on en
pouvait faire.
La période qui ramenait les premières apparitions matutinales de
Sirius sur fhorizon de l'Egypte, a du être, non piM plus difficile, mais
un peu plus longue à reconnaître, parce que ce phénomène ne peut
être constaté par l'observation qu'à quatre ou cinq jours près. Mais le
procédé est tout aussi simple. Deux observations consécutives devaient
faire voir qu'il revenait après un intervalle de 36o à 3^0 jours. Des
observations plus distantes ont dû faire resserrer progressivement ces
limites, en répartissant les erreurs des déterminations extrêmes sur un
plus grand nombre de retours. Il n'a guère fallu plus d'un siècle pour
trouver que cette période exacte comprenait 365^ -f. Cette détermina-
tion, comme celle de Tannée solaire, n'a demandé que des yeux et du
temps.
L'année civile égytienne comprenait 365 jours juste. Ainsi, après
quatre années pareilles, le lever héliaque de Sirius, se trouvait retardé
d'un jour dans les dates courantes; et, après quatre fois 365 ou i46o
années civiles, il avait retardé de 365 jours complets. Donc, après
une année de plus, formant la iliSi*, il s'y trouvait ramené à sa date
primitive. C'est en cela que consiste la fameuse période sothiaqac. On
fobtient tout de suite par ce simple calcul arithmétique, quand on con-
naît les deux périodes partielles que l'on veut accorder. Les Egyptiens
364 JOURNAL DES SAVANTS.
ont très-bien pu la découmr ainsi, par compatation. Mais ils n'auraient
pas pu en faire un emploi chronologique , puisque l'observation du phé-
nomène qui la limite étant incertaine à quatre ou cinq jours près, la
fixation physique, de son commencement, de sa fin, et de ses applica-
tions intermédiaires, auraient toujours été incertaines à seize ou vingt
ans près. L'emploi des retours héliaques de Sirius comme année chro-
nologique , aurait été également impraticable , par les mêmes causes d'in-
certitudes, initiales et finales, qui s'y seraient représentées incessam-
ment. C'est ce que n'ont pas vu, Fréret, Letronne, et tant d'autres
érudits très-habiles; la pratique des observations ne leur ayant pas
appris la différence qu'il faut faire entre la connaissance d'une période
astronomique , et la possibilité de son application actuelle , comme me-
sure du temps. Aussi l'étude des monuments égyptiens n'indique-t-elle
rien de pareil. Parmi les milliers de dates que l'on y a maintenant dé-
couvertes, pas une seule n'est exprimée en années de Sirius. M. de
Rougé, qui les a tant recherchées, et qui en a lu sur les monuments
plus que personne, ma expressément affirmé ce fait. Toutes sont mar-
quées en jours de l'année civile; et les premières apparitions mêmes de
Sirius, qui étaient des époques de grandes fêtes, sont datées ainsi.
L'inexpérience de l'art d'observer, s'est montrée jusqu'ici, dans
presque tous les travaux d'érudition que l'on a faits sur les connais-
sances astronomiques des anciens Egyptiens. Ideler était sans doute
un homme très-instruit. C'était un critique judicieux. Il possédait bien
les langues savantes. Il avait la triture des théories et des calculs mo-
dernes. Voyez-le à l'œuvre. Dans ses recherches sur les observations
astronomiques des anciens, il trouve que, d'après nos tables du soleil,
et d'après la théorie de la précession, en admettant des circonstances
météorologiques et des conditions de visibilité, hypothétiquement ac-
ceptables, le lever héliaque de Sirius sur l'horizon de Memphis a du, il
aurait dit plus justement a pu, coïncider avec le i" de Thot vague, dans
les années de notre èr*e-|- iSg et — 1822, conformément au dire des
Alexandrins. Alors, ne comprenant pas les incertitudes de 1 5 ou 20 an-
nées que comportent les déterminations physiques de ces deux limites,
il adopte ce résultat d'une computation arithmétique, comme fondé
sur des observations réelles, qui auraient été faites anciennement par
les Égyptiens; et il ajoute': si les côtés de la grande pyramide sont bien
orientés , les Égyptiens avaient alors de grandes connaissances en astronomie.
La conclusion est purement gratuite. Tout cela leur était beaucoup plus
facile, qu'il ne le croyait.
Des opinions tout aussi peu fondées , se sont élevées avec beaucoup
,> V JUIN 1855. ji j.Oi 365
plus d'autorité , pour les accuser d'une complète ignorance. Dans un
mémoire sur divers points d'astronomie ancienne, que j'eus rhonnem"
de lire à l'Académie des inscriptions , et à l'Académie des sciences,, en
1 845 , j'avais dit : « qu'avec, ou sans la prévision, des Egyptiens qui ont
« érigé la grande pyramide de Memphis , elle a, depuis qu'elle existe,
«fait l'office d'un immense gnomon , qui, par l'apparition et la
«disparition de la lumière solaire, sur ses diverses faces, a marqué
« annuellement les époques des équinoxes avec une erreur moindre
«qu'un jour, et celles des solstices, avec une erreur moindre qu'un jour
«trois quarts.» J'expliquais le procédé^ et je demandais, «s'il était
« croyable que des déterminations aussi simples , aussi évidentes, eussent
«échappé à l'attention continue des prêtres de Memphis, que toute
«l'antiquité nous dit avoir été voués, pendant des siècles, à l'étude du
« ciel et à la détermination des phases solaires? » Pour les astronomes de
l'Académie des sciences, ces assertions ne pouvaient otTrir aucune diffi-
culté. Mais, dans l'autre Académie, je pus facilement m'apercevoir
qu'elles avaient peu de crédit, près des personnes, très-savantes
4'aiileurs, qui considéraient toute observation d'équinoxes ou de sols-
tices, anciennement faites par les Egyptiens, comme des conjectures à
peu près extravagantes. Je n'ai pas entrepris de convaincre ceux que je
n'aurais pas su persuader. J'ai pris un parti plus commode. Je ne me
flatte aucunement d'être philosophe. Mais on peut tâcher d'imiter ce
que l'on n'égale pas. J'ai donc fait comme ce philosophe ancien , à qui
l'on niait le mouvement, et qui se mit à marcher. M. de Rougé m'avait
appris la présence en Egypte de M. Mariette, habile explorateur d'an-
tiquités, très-zélé, très-intelligent; et, ce qui convenait parfaitement
pour mon ejcperimentum crucis, n'ayant jamais fait une observation
d'astronomie. J'écrivis donc à M. Mariette par l'intermédiaire de M. de
Rougé, pour le prier de vouloir bien observer l'équinoxe vernal de 1 853 ,
sur l'alignement des faces de la grande pyramide, en lui expliquant
comment il fallait s'y prendre. Il a eu cette complaisance. Il est allé,
exprès pour cela, établir son camp aux environs de cette masse gigan-
tesque, pendant les jours que je lui avais dé.signés, et il a efTectué l'o-
pération comme un prêtre de Memphis l'aurait pu faire il y a quatre ou
cinq mille ans. Mais de plus, étant pour ainsi dire natm^alisé Egyptien no-
made, par son long séjour dans le désert,, il m'a appris, sur la tradition en-
core existante de ces anciennes pratiques, une foule de particularités cu-
rieuses que j'ignorais. Tout cela fera le sujet de mon prochain article, qui
sera moins fatigant à composer et à lire que ne l'ont été les deux premiers.
(La suite à an prochain cahier.) J. B. BIOT.
3|f0 JOURNAL DES SAVANTS.
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers
ÉTAT, suivi de deux fragments du Recueil des monuments inédits de
cette histoire, par M. Augustin Thierry, membre de l'Institut.
DEDXièME ARTICLE ^
«Durant l'espace de six siècles, du xu" au xvni*, dit M. Thierry,
« l'histoire du tiers état et celle de la royauté sont indissolublement liées
n ensemble, de sorte qu'aux yeux de celui qui les comprend bien, l'une
« est pour ainsi dire le revers de l'autre. De l'avènement de Louis le Gros
« à la mort de Louis XIV, chaque époque décisive dans le progrès des
«différentes classes en liberté correspond, dans la série des règnes, au
« nom d'un grand roi ou d'un grand ministre. Le xvin* siècle seul fait
a exception à cette loi de notre développement national ; il a mis la
« défiance et préparé un divorce funeste entre le tiers état et la royauté. »
C'est ce que M. Thierry, dans son savant ouvrage, démêle avec
sagacité, expose avec suite, prouve avec éclat. Voyons ce que la royauté
a fait pour le tiers état et ce que le tiers état a fait pour la France. La
formation de la France par la réunion matérielle du territoire et par
l'organisation civile de la société, tel a été le grand objet de notre
histoire dans sa marche prolongée à travers les siècles , telle a été
l'œuvre persévérante de la dynastie capétienne, sous trente-deux rois.
Cette dynastie sans égale a suffi à une lâche aussi utile que vaste, aussi
glorieuse que variée. Elle l'a accomplie par des princes la plupart supé-
rieurs, qui semblent se l'être transmise comme un dessein concerté.
Faut-il croire cependant que les rois capétiens ont exécuté d'après
un plan arrêté l'entreprise immense dont ils paraissaient avoir la tradi-
tion parce qu'ils en avaient la conduite? Non. Leur situation a fait leur
système. Obéissant à une sorte de nécessité patriotique, ils ont trouvé
dans leur position plus encore que dans leur pensée le rôle de conqué-
rants nationaux et d'équitables organisateurs auquel ils étaient réservés,
et l'ambition leur a servi de prévoyance. Ils ont employé pour cela
des moyens divers et se sont aidés de tout le monde. Ils ont agrandi
le royaume, surtout avec l'épée de la noblesse; ils l'ont éclairé et en
partie gouverné avec les lumières et par l'habileté du clergé; ils l'ont
jugé , administré et civilisé avec l'assistance et par les progrès du tiers
' Voyez, pour le premier article, le cahier de février i855, pnge 78.
'V JUIN 1855. 367
état. Bien souvejit ils ont rencontré l'opposition de ces diverses classes
qui, dans des intérêts particuliers, ont momentanément contrarié leur
marche et suspendu leur œuvre. Mais cette résistance a toujours été
éphémère. Elle tendait ou à maintenir un passé trop défectueux ou à
devancer un avenir trop éloigné. Elle était dès lors impuissante. La
constitution d'une classe ne pouvait pas prévaloir sur l'organisation de
l'État, et des prétentions partielles ne devaient pas arrêter le progrès
général de la France. Aussi ia royauté reprenait-elle promptement son
action interrompue et y faisait-elle concourir les classes mêmes qui
l'avaient passagèrement entravée. Dans quelle mesure le tiers état y con-
tribua-t-il, après avoir essayé quelquefois d'y mettre obstacle? Comment
et jusqu'à quel point, tout en se développant lui-même, travailla-t-il à
l'heureux développement de la France? Le livre de M. Thierry permet
de répondre à ces questions. Le tiers état a été le principal coopérateur
de la royauté, en rendant la justice dans ses tribunaux, en dirigeant son
administration civile et financière, en préparant ses réforipes, en.lui
inspirant sa législation. • / , , ,:i .: „
C'est de ses rangs que sont sortis les légistes qui ont présidé aux prêt
miers perfectionnements sociaux de la France. Devenus les inslniments
de la royauté, ces nouveaux théoriciens du droit ont travaillé à la trans-
formation successive du royaume. Ils ont mis au service des rois l'an-
cienne doctrine d'un pouvoir public, général et supérieur, égal envers
tous, source féconde de la justice et de la loi. La justice, ils l'ont ren-
due; la loi, ils l'ont suggérée. Ils ont exercé la judicaturc à tQus les de-
grés et sont entrés dans la cour du roi ou pailement, dont ils ont exclu
peu à peu les barons, et qui a été le foyer le plus actif de l'esprit de
renouvellement. De là , iU ont conduit ia grande lutte du droit ration-
nel contre le droit féodal. C'est par eux que ce dernier droit a été j)lus
promptement et plus radicalement détruit en France que dans les autres
pays. Sous saint Louis e) Philippe le Bel ils ont provoqué la réforme
politico-judiciaire qui a ouvert l'ère administrative de la monarchie
française. Après avoir attaqué la législation seigneuriale à l'aide de la lé-
gislation romaine, réduit ou dominé la justice particulière des fiefs par
la justice publique de la royauté , ils ont consacré , au xiv* siècle, le prin-
ci|)€ héréditaire de la masculinité et de la primogéniture, qui a donné un
caractère si inaltérable et une si puissante durée à la dynastie capétienne.
Ils ont fondé l'autocratie monfrchique, dont ils ont été les ministres.
Selon qu'ils ont été les délégués actifs de la couronne ou ses conseil-
lers accidentels, les représentants du tiers état ont agi comme organisa-
teurs dans l'administration du royaume, ou sont intervenus comme ré-
47.
368 JOURNAL DES SAVANTS.
formateurs dans les états généraux. Ces grandes assemblées ont été,
pour le tiers état, un moyen d'améliorer sa condition particulière et de
hâter dans le pays, par l'expression de ses vœux et le concours de ses
efforts, l'établissement d'une justice mieux distribuée, l'exercice d'une
autorité plus régulière, la marche vers une égalité sociale plus étendue,
l'achèvement d'une unité plus complète. r
Les états généraux ont été réunis en France avec les députés du troi-
sième ordre à peu près vers le même temps que les cortès l'ont été , en
Espagne, avec les envoyés des communes, les diètes, en Allemagne,
avec les délégués des villes, les parlements, en Angleterre, avec les
représentants des bourgs. L'intervention plus ou moins marquée de la
classe urbaine dans les affaires publiques des divers pays a été universelle
en Europe. C'était une révolution forcée. Dès qu'une classe nouvelle
s'était formée, elle devait exercer son action sur l'Etat, et, après que
son existence locale avait été reconnue dans les municipalités , il fallait
admettre sa participation aux assemblées générales. Du reste, cette in-
tervention n'a pas eu partout le même caractère ni les mêmes suites.
En France, les états généraux ne sont point devenus l'une des institu-
tions permanentes de la monarchie, mais sont restés un de ses expé-
dients passagers. Ils ont été réunis de loin en loin dans les besoins ex-
trêmes du royaume ou dans les plus fortes détresses de la royauté.
C'est la royauté qui les a convoqués pour la soutenir et non pour la
contrôler, cherchant en eux d'utiles auxiliaires et ne souffrant pas qu^ils
se transformassent en conseillers impérieux. Leur première convocation
a été faite par l'un des monarques les plus absolus, par Philippe le Bel,
qui a introduit dans ses ordonnances la formule autocratique : par la
plénitude de la puissance royale. Elle a eu lieu en i3o2 , à propos d'une
question fort grave. Il s'agissait de savoir si le royaume de France serait
soumis , comme l'avait été l'empire d'Allemagne et comme l'étaient
d'autres États de l'Europe, à la suprématie temporelle du Saint-Siège.
C'était la prétention de Boniface VIIT. Philippe le Bel la repoussa habi-
lement en appuyant sa hautaine résistance sur le vœu gé.néral de tous
les ordres de son royaume. Le tiers état fut admis dans cette assemblée
vraiment nationale par son objet comme par sa composition. Il y fut
représenté par les députés des bonnes villes qui, du nord, y envoyèrent
leurs échevins, du midi, leurs consuls. S'associant avec une fermeté har-
die à la cause de la royauté et se prononçant d'une manière encore
plus formelle que les deux autres ordres pour l'indépendance politique
du royaume, il adressa à Philippe le Bel cette généreuse requête, dans
laquelle il commence à s'appeler le peuple :
JUIN 1855. 369
« A vous , très-noble prince notre sire , Philippe , par la grâce de Dieu.
« roi des Français, supplie et requiert le peuple de votre royaume que vous
« en gardiez la souveraineté et franchise , qui est telle que vous ne recon
« naissiez de votre temporel souverain en terre que Dieu . et que vous
«fassiez déclarer, pour que tout le monde le sache, que le pape Boni-
« face erra manifestement et fit péché mortel, notoirement en vous man-
« dant par lettres huilées qu'il était souverain de votre temporel, et que
« vous ne pouviez prébendes donner, ni les fruits des églises cathédrales
« vacantes retenir, et que tous ceux qui croient le contraire, il tient pour
«hérétiques.»
Si les communes, pour la première fois assemblées en corps, furent,
en cette rencontre, les fermes appuis de la couronne et secondèrent la
révolution'qui devait dégager les États temporels des liens politiques
de l'Église et s'étendre peu à peu de la France au reste de l'Europe .
elles n'agirent pas tout à fait de même un demi-siècle plus tard, lors-
qu'il fallait développer la forme intérieure du gouvernement monar-
chique et accroître ses moyens afin qu'il poursuivît ses entreprises.
Dans les états généraux de i355 et dans ceux de i356, qui précé-
dèrent et qui suivirent la désastreuse défaite de Poitiers, où le roi Jean
se montra si inhabile et les nobles furent si peu vaillants , la bourgeoi-
sie, outrée d'ailleurs des abus de l'administration naissante, intervint
comme classe séparée et tenta prématurément de faire prévaloir ses
principes particuliers et de pourvoir à ses intérêts exclusifs. La loi de sa
classe était l'élection; son mode d'administration municipale était fondé
sur la délégation et le contrôle. Ce qui existait dans le» villes, elle vou-
lut le transporter dans l'Etat. Elle accorda des aides à la royauté à con-
dition d'en faire lever l'argent par ses commissaires et d'en surveiller
l'emploi par ses délégués. Elle poursuivit violemment les officiers di-
rects de la couronne, et, si l'état social du pays, où l'hérédité était en-
core le principe dominant et où la noblesse était encore la force supé-
rieure, ne s'y était pas opposé, elle aurait accompli, sous le prévôt des
marchands Etienne Marcel, une sorte de révolution populaire.
M. Thierry trouve même dans les actes hasardés par Etienne Marcel,
lorsqu'il se fut séparé du Dauphin Charles, alors lieutenant du royaume
pour son père le roi Jean, prisonnier en Angleterre, et lorsque Tordre
de la noblesse et l'ordre du clergé eurent abandonné l'ordre du tiers,
resté seul dans les états généraux, une tentative pour ainsi dire réfléchie,
bien que prématurée, de monarchie démocratique. « Cet échevin du xiv*
« siècle, dit-il, a, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses
«qui semblent n'appartenir qu'aux révolutions les plus modernes. Ij'u-
370 JOURNAL DES SAVANTS.
unité sociale et l'uniformité administrative ; les droits politiques étendus
« à l'égal des droits civils; le principe de l'autorité publique transféré de
« la couronne à la nation ; les Etats génét-aux changés , sous l'influence du
«troisième ordre, en représentation nationale, la volonté du peuple at-
«testée comme souveraine devant le dépositaire du pouvoir royal; l'ac-
« tion de Paris sur les provinces comme tête de l'opinion et centre du
« mouvement général; la dictature démocratique et la terreur exercée au
« nom du bien commun; de nouvelles couleurs prises et portées comme
« signe d'alliance patriotique et symbole de rénovation; le transport de
« la royauté d'une branche à l'autre , en vue de la cause des réformes et
« de l'intérêt plébéien : voilà les événements et les scènes qui ont donné
«à notre siècle et au précédent leur caractère politique. Eh bien, il y a
« de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du
« prévôt Marcel. Sa courte et orageuse carrière fut comme un essai
« prématuré des grands desseins de la Providence et comme le miroir des
«sanglantes péripéties à travers lesquelles, sous l'entraînement des pas-
« sions humaines , ces desseins devaient marcher à leur accomplissement.
« Marcel vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force
H des masses roturières l'œuvre de nivellement graduel commencé par
«les rois, mais ce fut son malheur et son crime d'avoir des convictions
« impitoyables. »
Là où M. Thierry aperçoit si ingénieusement des desseins profonds,
ne faut-il pas voir plutôt des expédients extrêmes, et la ressemblance
des actes tentés on accomplis en des temps si éloignés et si dissem-
blables ne vient-elle pas plutôt du caractère, toujours le même dans
notre pays, que de l'esprit, dont les aspects ont progressivement changé?
N'a-t-elle pas sa source dans une passion particulière et non dans une
idée générale? La classe plébéienne était alors très-restreinte , et il de-
vait s'écouler bien des siècles avant qu'elle aspirât à agir comme étant
la nation. Elle avait besoin que la royauté l'élevât peu à peu au niveau
des autres classes, que le travail accrût ses richesses, que les lumières
de f esprit étendissent ses idées, que les progrès d'une civilisation de
plus en plus féconde pour elle ajoutassent à ses forces, que fusage de
l'administration l'habituât à l'exercice du pouvoir public, afin qu'elle
osât entreprendre, en vue du droit général et pour le triomphe de l'in-
térêt commun, la révolution dont M. Thierry n'est pas éloigné de prê-
ter la pensée à Etienne Marcel. Marcel pensait en bourgeois de Paris
et agissait en révolutionnaire municipal. Sa tentative était contraire à
l'esprit du temps et aux progrès de l'État. Elle ne pouvait pas réussir.
La résistance qu'elle devait rencontrer était, dans un pays encore tout
JUIN 1855. 371
féodal, incomparablement supérieure à la force qui poussait à l'entre-
prendre.
Si elle avait obtenu un succès qui eût été inévitablement funeste,
le» villes de France seraient devenues indépendantes à la façon des
villes d'Italie ou des villes, de Flandre. Le royaume, qui commençait à
sortir de son morcellement, y serait retombé , l'administration plus géné-
rale et dès lors plus équitable qui commençait à régir les diverses classes
de personnes et à rapprocher les divers ordres d'intérêts, aurait fait
place à la lutte acharnée des unes et à l'anarchie inconciliable des
autres. Au lieu de cette marche heureuse vers une unité toujours plus
complète et une condition toujours plus égale, la France serait revenue
à des désordres compliqués, puisqu'ils n'auraient pas été seulement féo-
daux comme dans la période précédente , mais encore municipaux. La
décomposition publique, qui s'était feite naguère par les fiefs, se serait
renouvelée alors par les villes. Sur chaque partie du territoire démem-
bré, auraient dominé des bourgeois ou des seigneurs , selon le degré de
leur puissance. Ici il y aurait eu une république , là se serait élevé un
tyran, ailleurs se serait conservé un grand feudatoirc, et probablement
l'étranger y aurait tôt ou tard pénétré, comme en Italie, qui a offert ce
spectacle durant le moyen âge, et où la réunion nationale du territoire
et l'organisation politique du pays n'ont pu être opérées par personne.
Ce mouvement communal a été analogue aux soulèvements féodaux
qui ont éclaté à plusieurs reprises contre les établissements de la mo-
narchie; il s'est déclaré plus d'une fois avec autant de fougue que d'im-
puissance. De même que la noblesse cherchait, mais en vain, h défendre
le régime des fiefs, à maintenir le démembrement du territoire, de
même il était natufel que le tiers état recherchât la forme d'administra-
tion qui semblait le mieux convenir à sa nature et à ses intérêts. Aussi,
dans un but d'indépendance, a-til été l'adversaire de la royauté non
moins fréquemment qu'il s'est montré son auxiliaire dans un désir d'éga-
lité. Le soulèvement des maillotins , à la suite duquel domina un moment,
en 1 38o, la partie supérieure du tiers état composée du haut négoce et
du barreau des cours souveraines; le règne turbulent et. sanguinaire des
gens de métier, et surtout de la corporation des bouchers, en 1 4 1 2, mar-
quèrent, tout comme les états insurrectionnels de 1 356 , cette tendance
du peuple des villes. A ces deux époques, la population urbaine poursui-
vit, par des voies un peu différentes, un résultat, sous plusieurs rapports,
semblable à celui qu'elle avait ambitionné d'atteindre sous Etienne Mar-
cel. En i383, si le roi Charles VI et la principale noblesse de France,
qui s'étaient rendus auprès du rorate de Flandre pour l'assister dans sa
372 JOURNAL DES SAVANTS.
lutte contre les communes flamandes , avaient été vaincus avec lui à
Rosebecque, il se serait formé une confédération des villes de Paris,
d'Orléans, de Rouen, d'Amiens, de Reims, de Troyes, de Ghâlons, de
Sens, etc., se gouvernant à peu près en républiques. En 1/112, si- la
force démagogique des classes inférieures, unies dans Paris à la force
féodale du duc de Bourgogne, avait prévalu longtemps , il y aurait eu
un retour à l'état violent et imparfait auquel la France n'avait te moyen
de se soustraire qu'à l'aide delà royauté, dont lé pouvoir était plus
éclairé et plus juste parce qu'il était plus général. Ce pouvoir, la classe
populaire, dans sa partie extrême, ne tenta pas seulement de l'aflaiblir
pendant les crises les plus périlleuses du royaume, elle essaya à plusieurs
reprises de le changer de main. EUle projeta, au milieu du xiv* siècle,
de le faire passer de la ligne capétienne directe, à la branche d'Evreux
dans la personne de Charles le Mauvais, roi de Navarre, à la place de
Charles V; elle concourut, durant le premier quart du xv* siècle, à
mettre quelque temps la couronne de France sur la tête d'un prince an-
glais , et Henri V l'emporta, dans ses préférences , sur Charles VII ; enfin,
vers les dernières années du xvi* siècle, il ne tint pas à elle qu'une in-
fante d'Espagne ou qu'un prince de la maison de Lorraine ne régnât
dans Paris à l'exclusion d'Henri IV.
Mais la royauté, nécessaire à la France, comme la France était né-
cessaire au monde, sortit toujours de ces épreuves plus forte dans son
principe, plus bienfaisante par son action. Non-seulement elle y con-
serva sa transmission régulière , elle y accrut encore la puissance que
réclamait l'accomplissement de son œuvre nationale. Charles d'Evreux
ne reçut pas la couronne que la race d'Henri V ne porta pas longtemps,
et que le fanatisme religieux et le délire populaire ne parvinrent pas à
transférer à la catholique maison d'Espagne ou. à l'ambitieuse maison
de Lorraine. Trois princes habiles ou grands, le sage Charles V, le ré-
parateur Charles VII, le politique Henw IV, continuèrent avec éclat, à
ces diverses époques, leur glorieuse et salutaire maison; et, en même
temps qu'ils étendirent le territoire du royaume, ils améliorèrent de
plus en plus l'organisation de l'Etat et la condition des peuples.
Du reste, si, d'un côté, le tiers état a contrarié quelquefois, dans
un intérêt particulier, la marche des destinées générales de la France,
d'un autre, il y a coopéré en s'associant d'une manière éclairée et
presque constante à fœuvre de la royauté. C'est ce qu'a parfaitement
exphqué et savamment développé M. Thierry. «Le tiers état, dit-il,
« puisait sa force et son esprit à deux sources diverses : l'une mul-
«tiple et municipale, c'étaient les classes commerçantes; l'autre unique
JUIN 1855. 373
« et centrale, c'était la classe des officiers royaux, de justice et de finance ,
« dont le nombre et le pouvoir augmentaient rapidement, et qui, sauf de
«rares exceptions, sortaient tous de la roture. A cette double origine
«répondaient deux catégories d'idées et de sentiments politiques. L'es-
«prit de la bourgeoisie proprement dite, des corporations urbaines,
«était libéral, mais étroit et immobile, attaché aux franchises locales,
« aux droits héréditaires , à l'existence indépendante et privilégiée des
«municipes et des communes; l'esprit des corps judiciaires et adminis-
«tratifs n'admettait qu'un droit, celui de l'Etat; qu'une liberté, celle du
«prince; qu'un intérêt, celui de l'ordre sous une tutelle absolue, et
« leur logique ne faisait pas aux privilèges de la roture plus de grâce
«qu'à ceux de la noblesse. De là vinrent, dans le tiers état français,
«deux tendances divergentes, toujours en lutte, mais répondant tou-
« jours à un même objet final ,*^ et qui, se tempérant l'une par l'autre, se
« combinant sous l'influence d'idées nouvelles plus hautes et plus génë-
« reuses, ont donnera nos révolutions, depuis le xni* siècle, leur carac-
« tère de marche lente , mais toujours sure , vers l'égalité civique, l'unité
« nationale et l'unité d'administration. »
Il^st curieux de suivre, dans l'ouvrage de M. Thierry, celte double
action du tiers état. C'est par son action populaire qu'il établit un mo-
ment la perception élective des aides financières, en i356, sous le roi
Jean; qu'il dicta, sous Cbarics VI, la fameuse ordonnance réformatrice
du 2 0 mai i6i3, dans laquelle l'ordre démocratique était substitué à
l'ordre royal , tous les offices étaient conférés par l'élection depuis les
lieutenances des prévôtés et des bailliages jusqu'aux fonctions de la plus
haute magistrature , le système financier était centralisé sous la dépen-
dance de la cour des comptes, comme le système judiciaire sous la dé-
pendance du parlement, des règles salutaires étaient imposées à la ges-
tion des charges, dont la vénalité était interdite, le nombre limité et
l'exercice entouré des précautions les plus propres à mettre toutes les
classes à l'abri des injustices de la force et des abus de la loi; qu'il fit
entendre dans les états généraux de i 686, après la mort de Louis XI,
les maximes les plus hardies sur la royauté, déclarée un office et non
un héritage; sur le pouvoir délégué au prince mais venant du peuple
par qui existait le prince; sur les états généraux, représentant l'uni-
versalité des habitants du royaume et dépositaires de la volonté com-
mune; sur la loi, ayant besoin de la sanction des états, sans l'aveu des-
quels rien n'était légitime ni solide.
Mais ces institutions électives et ces maximes démocratiques, essayées
ou produites dans des moments de trouble public et de débilité
48
374 JOURNAL DES SAVANTS.
royale, ne purent ni durer ni prévaloir. La royauté, raffermie sous
Charles V, sous Charles VII, sous Louis XI , reprit sa marche et conti-
nua son œuvre. Elle se servit du tiers état , agissant comme auxiliaire
de la monarchie, et tint compte des besoins généraux du royaume.
Elle fonda ainsi, à l'aide surtout des hommes nouveaux, une adminis-
tration publique opposée à l'organisation seignemiale. Elle acheva , au
nom de la couronne et dans l'intérêt universel, l'établissement d'une
justice vaste et échelonnée, qui domina et affaiblit toutes les justices
particulières. Elle obtint, par l'impôt indirect des aides sur les mar-
chandises et par l'impôt direct des tailles sur les personnes, des res-
sources financières qu'elle ne trouvait pas dans ses revenus domaniaux.
Elle acquit, au moyen d'une armée permanente, distincte de la milice
féodale, une force propre, supérieure comme promptitude d'action et
comme durée de service à celle que lui fournissait auparavant la no-
blesse des fiefs. Elle eut, dès lors, un droit législatif monarchique,
une justice générale, des finances assurées , des trompes régulières , c'est-
à-dire tout ce qu'il fallait pour régir d'une manière plus équitable le
pays, pom' y maintenir l'ordre, pom' en garder, en défendre, en ac-
croître le territoire.
Les rois qui travaillèrent le plus, jusqu'au xvi" siècle, h cette grande
formation territoriale et administrative de la France, furent sans contre-
dit Louis le Gros, Phihppe- Auguste, saint Louis, Philippe le Bel, Char-
les V, Charles VII et Louis XI. M. Thierry examine avec soin et ap-
précie avec habileté la part de chacun d'eux dans l'œuvre commune.
Peut-être, malgré sa savante équité, n'cst-il pas tout à fait assez juste
envers Charles VII et se monlre-t-il un peu trop favorable à Louis XI.
Peu de princes ont autant fait que Charles VU pour la constitution mo-
derne de la P'rance sous le rapport de l'unité du sol et de l'organisation
du gouvernement. Sa pragmatique sanction de Bourges fonda l'Eglise gal-
licane, d'après le système libéral et orthodoxe qu'avaient décrété les con-
ciles de Constance et de Bàle, système qui exigeaitles grades de l'Univer-
sité pour remplir les principales fonctions du sacerdoce, et qui, laissant
le clergé uni à Rome par la foi, le rendait indépendant de Rome par
l'élection. Son établissement de la cavalerie des ordonnances, et des
francs archers des communes donna définitivement une armée perma-
nente à la Couronne, dont il étendit à jamais les ressources par les aides
régularisées et par les tailles perpétuelles. Réformateur de la justice,
fondateur de la procédure financière, protecteur de l'agriculture et du
commerce, s'il fut moins familier dans ses manières que son fils
Louis Xï, il fut au fond plus national. Il employa la noblesse dans
JUIN 1855. \. 375
l'armée et la bourgeoisie dans l'administration. Comme le remarque
M. Thien'y, le commerçant Jacques Cœur, Je grand maître de l'artillerie
Jean Bureau, Jean Jouvenel ou Juvenal, Guillaume Cousinot, Jean
Leboursier, tous sortis du tiers état, furent ses auxiliaires dans ses utiles
réformes et ses grands établissements. Il eut le rare mérite non-seulement
de réunir tout ce qui avait été détaché de la France dans les longues
guerres civiles, mais d'y ajouter la vaste province de la Guyenne, dont
la possession avait rendu les Anglais si redoutables , leur avait fait gagner
des batailles, et les avait aidés à occuper Paris et à y régner. Depuis lors,
ils cessèrent d'être à la tête de la confédération féodale , et de fomenter
les soulèvements dans le royaume, où ils ne conservèrent que Calais.
Louis XI n'a pas été un prince organisateur; il a été un prince po-
litique, et encore, comme prince politique, a-t-il tenu du tyran plus
que du monarque. Son activité s'est trop tournée en agitation, son
habileté a trop ressemblé à la ruse, et, dans l'exercice de sa puissance, il
y a eu trop de cruauté. Il a peu ajouté aux grands établissements mo-
narchiques de Charles VII, et, dans tout ce qu'il a fait, il a eu moins en
vue la royauté que le roi. Il a possédé le pouvoir avec jalousie, aimé
la vie avec puérilité, et, après que, mauvais fils, il n'avait pas su attendre
l'héritage de son père, mauvais père, il n'a pas su se préparer un suc-
cesseur dans son fils. «Humble en paroles et en habits, il était, dit
«Comines, naturellement amy des gens de moyen estât et ennemy de
«tous grans qui se povoient passer de lui;» cependant, malgré ce qu'il
avait de peu noble dans les sentiments, de familier dans les habitudes,
il a plus détesté les hautes classes qu'il n'a favorisé les classes popu-
laires. Il est vrai que M. Thierry fait honneur à sa pensée d'avoir songé
à l'unité des poids et mesures, à l'exploitation des mines, à l'établisse
ment des routes, au percement de canaux, à la fondation de nouvelles
manufactures, à la transformation de l'industrie municipale en indus-
trie nationale; en un mot d'avoir voulu étendre la civilisation matérielle
d'un pays qu'il était bon de rapprocher après l'avoir réuni , et de rendre
plus prospère après l'avoir rendu plus grand. Mais ce que Louis XI peut
avoir rêvé à cet égard ne s'est point réalisé. Il a exercé d'une manière
inquiète et oppressive l'autorité royale, qu'il a moins agrandie qu'exa-
gérée, et, sans élever le peuple, il a accablé la noblesse.
Louis XI a eu toutefois une part considérable dans l'œuvre de la
monarchie. Il a incorporé au royaume des provinces dont la plupart en
avaient été détachées en apanages. Par un concours de hasards heureux
dont il profita habilement, les héritiers mâles des maisons de Bourgogne,
d'Anjou , de Provence , s'étant éteints coup sur coup pendant les dernières
376 JOURNAL DES SAVANTS.
années de son règne, il annexa définilivement avec autant de résolution
que d'industrie leurs importants Etats à la Couronne. Cet accroissement
territorial fortifia singulièrement la royauté et acheva la ruine de la
grande féodalité. Louis XI enleva aux seigneurs , si facilement factieux de
son royaume, l'appui de la maison de Bourgogne, comme Charles VII
leur avait enlevé l'appui de la maison d'Angleterre. Le duc de Bretagne,
dont les possessions rentrèrent bientôt dans l'État par un mariage , resta
isolé , et le duc de Bourbon , lorsqu'il voulut un peu plus tard remuer,
se vit impuissant. Les luttes territoriales cessèrent à l'intérieur. Il y eut
encore des soulèvements, mais pour des idées ou des institutions et non
pour des souverainetés. Le protestantisme et le catholicisme eurent
leurs guerres civiles au xvi* siècle tout comme la cour et le parlement
eurent les leurs au xvn*. Dès ce moment, la France put s'améliorer
au dedans et agir au dehors.
Elle le fit, mais pas aussi bien qu'il eût été désirable. Les successeurs
de Louis XI, qui auraient dû poursuivre l'achèvement du royaume du
côté du nord où ses frontières étaient imparfaites , se portèrent du côté
du sud, où ils dépassèrent ses limites naturelles déjà atteintes. Ils épui-
sèrent durant plus d'un demi-siècle les forces de la France en Italie pour
un agrandissement superflu , lors môme qu'il eût été conservé après
avoir été acquis, au lieu de rechercher vers les Pays-Bas un agrandis-
sement qui était devenu nécessaire. L'organisation intérieure fut un
peu mieux conduite que la conquête extérieure. Le mérite en revint en
grande partie au tiers état. Cette classe avait gagné en nombre et en
bien-être, par la cessation des guerres civiles et par l'encadrement de
la noblesse militaire dans les compagnies d'ordonnances placées en
garnison aux confins du royaume. Elle était imposée, mais elle n'était
plus pillée et opprimée; si elle donnait au roi une partie de son re-
venu, elle développait singulièrement sa prospérité avec le reste. En
un tiers de siècle, de Charles VII, auteur de la nouvelle organisation,
à Louis XII, la richesse publique s'accrut d'une manière surprenante.
Claude de Seyssel, contemporain de Louis XII, en donne avec admi-
ration ce tableau saisissant : « L'on veoid généralement par tout le
«royaume bastir grands édifices tant publics que privez. . . et si sont les
« maisonsmeublées de toutes choses trop plus somptueusementque jamais
«ne feurent; et use l'on de vaisselle d'argent et tous estats plus qu'on
« ne souloit. . . Aussi sont les habillements et la manière de vivre plus
«somptueux que jamais on ne les veid... et pareillement on veoid les
«mariages des femmes trop plus grands, et le prix des héritages et de
« toutes autres choses plus hault.. . . le revenu des bénéfices, des terres
JUIN 1855. * 37^
« et des seigneuries est creu partout généralement de beaucoup. . . aussi
«est l'entrecours de ia marchandise, tant par mer que par terre, fort
«multiplié... Toutes gens (excepté les nobles, lesquels encore je n'ex-
«cepte pas tous, se meslent de marchandise), et pour un marchand
«que l'on trouvoit du temps dudict roy Loiiys onziesme, riche et gros-
«sier, à Paris, à Rouen, à Lyon et autres bonnes villes du royaume, et
«généralement par toute la France, l'on en trouve de ce règne plus de
«cinquante, et si s'en ha par les petites villes plus grand nombre qu'il
« n'en souloit avoir par les grosses et principales citez; tellement qu'on
« ne faict guères maison sur rue qui n'ait boutique pour marchandise
« ou pour art mécanique. .. et si je suis bien informé par ceulx qui ont
«principale charge des finances du royaume, gens de bien et d'aucto-
« rite , que les tailles se recouvrent à présent beaucoup plus aisément
« sans comparaison qu'elles ne faisoient du temps des roys passez. •>
A l'accroissement des richesses, fruif de la paix intérieure, s'ajouta,
pour la roture, l'augmentation des lumières de l'esprit puisées surtout
au contact de l'Italie où s'était opérée la grande renaissance des lettres
et des arts. M. Thierry apprécie finement cette révolution intellectuelle,
et en assigne la portée. Il indique l'action qu'elle eut sur la France, et
fait remonter jusqu'à elle « l'avènement d'une opinion publique nourrie
«dans la natioi^tout entière, de toutes les nouvelles acquisitions du sa-
« voir et de l'intelligence. « Il suit, avec non moins de discernement et
de sûrelé, les progrès sociaux du tiers état, sous Louis XII, le roi de la
bourgeoisie, et sous François I", le roi des gentilshommes, progrès iné-
vitables avec la forme et d'après l'esprit de celte monarcbie. Par le pre-
mier de ces princes, commence la rédaction et la réformation du droit
coutumicr, qu'avait conçue Charles VII , désirée Louis XI, recommandée
Charles VIII, et qui forma une législation civile nouvelle dans laquelle
le tiers état fit dominer ses idées et ses mœurs.
C'est à ce même monarque que M. Thierry rattache le rôle politique
du parlement, qui, haute classe du tiers état et haute cour de justice
du roi, s'attribuait une représentation indirecte du pays dont il ex-
prima les griefs ou les vœux. Par la règle de l'enregistrement des édits
royaux qui y fut introduite, et par le droit de remontrance qui y fut
toléré, il devint «une sorte de pouvoir médiateur entre le trône et la
« nation, et les vieux ennemis de toute résistance à l'autorité du prince
«se firent les avocats de l'opinion publique, et s'érigèrent en magis-
« trats citoyens, usant de leur indépendanre personnelle poiu* la cause
"de tous, et montrant parfois des vertus et des caractères dignes des
«beaux temps de l'antiquité.» François I", malgré ses penchants pour
378 JOURNAL DES SAVANTS.
la noblesse et l'admiration dévouée de la noblesse pour lui, vit grandir
le tiers état sous son règne. « La marcbe ascendante de la civilisation
«française, dit M. Thierry, depuis les dernières années du xv' siècle, se
«poursuivit en dépit des obstacles que lui opposaient, d'une part, le
« désordre où tomba l'administration, et, dé l'autre, une lutte politique
« où la France eut plusieurs fois contre elle toutes les forces de l'Europe.
«Au milieu de dilapidations scandaleuses, de grandes fautes et de mal-
« heurs inouïs, non-seulement aucune des sources de la prospérité pu-
«blique ne se ferma, mais il s'en ouvrit de nouvelles. L'industrie, le
«commerce, l'agriculture, la police des eaux et forêts, l'exploitation
(ides raines, la navigation lointaine, les entreprises de tout genre, et
«la sécurité de toutes les transactions civiles furent l'objet de disposi-
« tions civiles dont quelques-unes sont encore en vigueur. Il y eut con-
« tinuation de progrès dans les arts qui font l'aisance de la vie sociîde,
« et que le tiers état pratiquait seul , et il y eut, dans la sphère plus haute
«de la pensée et du savoir, utt élan spontané de toutes les facultés de
« l'intelligence nationale. Là se rencontre à son apogée cette révolution
«intellectuelle qu'on nomme d'un seul mot la renaissance, et qui renou-
«vela tout, science, beaux-arts, philosophie, littérature, par l'alliance
« de l'esprit français avec le génie de l'antiquité. A ce prodigieux niou-
« vement des idées qui ouvrit pour nous les temps modernes, l'histoire
« attache le nom de François I", et c'est justice. L'ardeur curieuse du
«roi, son patronage sympathique et ses fondations libérales, précipi-
« tèrent la nation sur la pente où elle cheminait déjà. »
Les deux monarques, dont l'un ménagea avec tant de soin le bien-
être du pays, et dont l'autre seconda avec tant d'éclat le développement
de son esprit, Louis XII et François P', qui reçurent de la reconnais-
sance publique : le premier le surnom touchant de père du peuple, le
second , le titre glorieux de père des lettres , représentèrent en quelque
sorte les deux forces à faide desquelles la supériorité matérielle et la
domination morale devaient peu à peu passer de la noblesse et du clergé
au tiers état. Déjà, dans les premières années du xvi* siècle, les classes
plébéiennes, seules en possession des richesses mobilières, entraient en
partage des propriétés territoriales, et Claude de Seyssel remarque
«qu'on voyoit tous les jours les officiers et les ministres de la justice
« acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes ,
« lesquels venoient à telle pauvreté et nécessité qu'ils ne pouvoient entre-
« tenir Testât de noblesse. » Ces officiers royaux et ces ministres de la
justice étaient tous tirés du tiers état, qui, par ses épargnes et ses
études, au moyen de l'achat des charges et en vertu des grades obtenus
JUIN 1855. 379
dans les universités , occupaient toute l'administration civile , judiciaire
et financière du royaume. Le chancelier garde des sceaux, les secré-
taires d'État, les maîtres des requêtes, les avocats et procureurs du roi,
le grand conseil des conflits et causes réservées, le parlement de Paris
avec ses sept chambres, la cour des comptes, la coiu? des aides, les huit
parlements de* province, les présidiaux, les sièges inférieurs de judica-
ture, les trésoriers, les intendants des finances, les contrôleurs, les rece-
veurs généraux et particidiers appartenaient à ces bourgeois lettrés qu'on
appelait hommes de robe longue, et qui envahirent même bientôt le con-
seil d'Etat de la monarchie uniquement composé, jusqu'au xiv° siècle, de
barons et de gens d'Église. C'est ce qu'établit habilement M. Thierry.
Il expose et apprécie avec une égale supériorité ce qu'ont fait pour le
tiers état, le temps dans sa marche, le droit dans son développement,
l'esprit dans ses progrès, la science dans ses découvertes, la civilisation
dans ses accroissements, la royauté surtout dans l'organisation admi-
nistrative du pays, qu'elle a rendu plus homogène, et dans l'assimilation
successive des classes, qu'elle a rapprochées en ramenant l'unQ de la
souveraineté à l'obéissance et en élevant l'autre d'un assujettissement
presque servile à l'exercice partagé de l'autorité. J'espérais le suivre
cette fois jusqu'à la fin de son excellent ouvrage; mais ce qui me reste
à dire sur le rôle du tiers état au xvi' et au xvii* siècle", sur la part
qu'il a prise aux grandes ordonnances constitutives de la nouvelle monar-
chie, ordonnances sorties principalement de ses cahiers ou de ses vœux,
me mènerait aujourd'hui trop loin. Je demande la permission de le ren-
voyer à un prochain et dernier article.
MIGNET.
[La fin à un prochain cahier.)
Tragicohvm ROMANOhUM reliqvim. Rcccnsuit Otlo Ribheck, Lipsiae,
sumptibus et formis B. G. Teubneri, i852, in-8° de ^^2
pages.
Ennian^ poesis reliqui/E. Recensnit Johannes Vahlcn, Lipsiae,
sumptibus et formis B. G. Teubneri, i854, in-8° de 288
pages.
DEUXIEME ARTICLE ^
Parmi ces œuvres si diverses d'Ennius, dont nous avons précédem-
' Voyez, pour le premier article, le cahier de mars, page 1.37.
380 JOURNAL DES SAVANTS.
ment marqué la place dans le premier développement des lettres ro-
maines, arrêtons-nous de préférence à la plus considérable, à la plus
célèbre, à celle qui a fait surtout la gloire du poëte et qui a dû aussi
exercer plus particulièrement le savoir et la sagacité de son récent
éditeur.
Rome, on ie sait, pendant plus de cinq siècles, neut d'autre histoire
que ces tableaux olïiciels , appelés Annales , où le grand pontife inscri-
vait, avec les noms des magistrats de l'année, l'indication succincte
de ses faits les plus mémorables. De là sortirent presque à la fois, et,
remarquons-le en passant, par cette concurrence se trouva à peu près
maintenue ia loi générale qui fait des poètes épiques les précurseurs
des historiens; de là, disons-nous, sortirent presque à la fois d'une part
les Annales de Fabius Pictor et des autres prédécesseurs lointains de
Tite-Live, d'autre part les Annales d'Ennius. Mais les premières rete-
naient la sécheresse des documents primitifs, croyant faire assez que de
les lier par la continuité du récit. Les autres, au contraire, y ajoutaient
les riches souvenirs de la tradition, et, à l'exemple des compositions
homériques dont elles affectaient la forme, animaient le tout par ce
travail de l'imagination, qui retrouve, qui fait revivre les traits et ia
couleur du passé. L'enti'eprise d'Ennius, nouvelle encore, bien que
déjà Livius Andronicus eût traduit l'Odyssée en vers saturniens, Névius
raconté, en vers de même mesure, la première guerre punique, avait
assurément beaucoup de grandeur, de grandeur littéraire , de grandeur
patriotique. Lui-même en parlait magnifiquement ; Homère , à l'en-
tendre, revivait en sa personne, pour être le chantre épique et l'histo-
rien de Rome; ou plutôt, il se le faisait dire, au début de son poëme,
par Homère lui-même , dans ce songe pythagorique sur lequel s'est
égayée la malice d'Horace', mais que les autres poètes latins ont pris
plus au sérieux. Les contemporains d'Ennius n'avaient pas une idée
moins haute de ses Annales. Par elles, il était devenu l'ami des illustres
hommes de guerre dont il avait été pendant tant d'années le centurion ,
mettant obscurément la main à ces grandes choses qu'il devait un jour
célébrer. LesFulvius Nobilior le payèrent par le titre de citoyen romain ;
les Scipions par une statue au milieu des images et dans le monument
de leur famille. C'était bien à l'auteur des Annales que s'adressaient ces
honneurs. Nous le savons par lui-même. R s'écriait à la fin de son ou-
vrage : «Nous sommes maintenant Romain, nous jadis homme de
« Rudies. »
' Epist. II, I, 5o sqq.
JUIN 1855. 381
Nos sumu* Romani qui fuvimus aote Rudini\
Il s'était préparé pour lui-même cette inscription où éclatait éloquem-
ment le double orgueil du citoyen et du poëte, sa confiance dans la
durée du monmnent élevé par lui, non-seulement aux lettres naissantes
de Rome, mais à sa gloire politique et guerrière :
«Contemplez, ô citoyens, dans.celte image, les traits du vieil Ennius.
« Voilà celui qui raconta les hauts faits de vos pères. Que nul ne pré-
a tende m'honorer par des larmes , des cris funèbres. Pourquoi? parce
« que, vivant encore, je vole sur les lèvres des hommes. »
Aspicite, o cives, senis Enni imagini' formam.
^ Hic vestruni paiixit maxima facta palnim.
N«ino me lacrumis drcoret, neqiiefunera flelti
Faxit. Cur? volito vivu' per ora virum *.
Cette vie promisé par Ennius à son poëme ne lui a pas manqué.
Elle nous est représentée, dans le siècle suivant, par tant de souvenirs
des Annales qui se retracent, en toute occasion, h la mémoire érudite de
Cicéron. Il les savait par cœur, on serait tenté de le conclure de ce que
rappelle Quintilien '. Certain témoin, qu'on appelait Sextus Annalis,
ayant chargé un client de Cicéron , et pressant ce dernier de répondre
par celte interpellation plus d'une fois répétée : Eh bien, MarcusTullius,
qu'avez-vous h dire de Sextus Annalis, num qaid potes de Sexto Annali?
l'orateur, comme s'il se fût mépris sur le sens des derniers mots, ré-
pliqua p;ir ce vers du VI* livre des Annales, vers sonore, majestueux, où
se rencontre un peu de cet or que dérobait Virgile au vieux poëte :
« Qui pourrait dérouler le grand tableau de cette guerre. »
Quis polis ingénier oras evolvere belli *.
Cicéron cite d'ordinaire avec plus de gravité Ennius qu'il appelle un
grand poëte épique, summum poetam cpicam ^. Ainsi, argum^tanl'' contre
la possibilité d'attribuer la création au hasard et disant que les lettres
de l'alphabet, jetées à terre confusément, n'y tomberaient pas arrangées
' Cîc. De orat. 111, xlii. — * Gic. Tnsc. I, xv, xlix ; De senect. XX. — ' Intt. oral.
VI, III. — * C'est ainsi que ce vers est rapporté par Macrobe, Sut. VI, i, qui le rap-
proche de cet autre vers qu'en a lire Vii^ile, yEn. IV, 628 : Et mecum ingénies orat
evolvite belli. Au lieu d'oras, Quinlilien et le grammairien Diomède donnent cau-
sas. Le passage a le ton d'un début, et M. Vahien Va judicieusement transporté de
la fin du VI* livre, où on avait coutume de le placer, au commencement. Il est
d'ailleurs naturel que Cicéron, feignant de se croire interpellé sur le VI* livre des
Annales en ait de préférence cité les premiers vers. — * De opt. gen. orat. I. — * De
nat. deor. II, xxxvii.
49
382 JOURNAL DES SAVANTS.
dans un ordre tel qu'il en résultât un ouvrage suivi, il ne prend pas
pour exemple l'Iliade d'Homère, comme Fénelon, qui, dans le Traité
de l'existence de Dieu a reproduit cet argument ; il choisit l'œuvre de
l'Homère latin, les Annales d'Ennius. Ailleurs ^ voulant expliquer la
force de l'institution romaine aux beaux siècles de la République, il
allègue un vers du même poëme qui , par sa précision et sa vérité , iui
semble un oracle émané du sanctuaire, tanqaam ecô oracalo qaodam
effatas :
« C'es'l par ses mœurs antiques, par ses grands hommes que Rome
subsiste. »
Moribus anliquis res stat romana virisque*.
Ces passages, auxquels on pourrait en ajouter beaucoup d'autres,
montrent assez quelle place occupait une poésie si romaine dans les
pensées non-seulement de l'ami des lettres et du philosophe, mais du
politique.
Elle enchantait en cet âgele5 poètes eux-mêmes. Lucilius, il est vrai,
l'avait comprise dans les sévérités de sa critique', ce qui ne l'avait pas,
empêché, nous avons ses vers, de nommer avec l'Iliade les Annales,
comme exemple du sens plus étendu par lequel il distinguait du mot
poema, le mot poesis. iiPoema, disait-il, n'est qu'une partie d'une œuvre
plus longue. Poesis, voilà le tout, voilà l'œuvre; comme l'Iliade, com-
position suivie, ime et complète; comme les Annales d'Ennius »
Cujusvis operis pars est non magna poema.
Illa poesis opus totum, ut tola Ilias una
Est Q-éats , Annalesque Enni *
Tout techniques que soient ces vers, l'accent de l'admiration ne
laisse pas de s'y faire entendre. Mais qu'il éclate avec plus de force et
de charme d^ns ces autres vers, où plus tard Lucrèce, au sujet même
des Annales et de ce songe pythagoriquc qui les ouvrait, avait parlé
de l'éternité des vers d'Ennius ,
Ennius aeternis exponit versibus edens ,
' De Rep. V, i, ap. Aug. De civ. Dei, II, xxi. — ' Ce vers avait été placé, par con-
jecture, dans l'endroit du V* livre où il élait question du sacrilice fait à la discipline
militaire par T. Manlius, qui lui immola son propre fils. Il ne semble pas, on doit
le dire, sans quelque conformité avec les paroles que prêle Tite-Live à cet inflexible
et cruel gardien des anciennes maximes. M. Vahlen l'a replacé irnrmi le» fragmenta
incertœ sedis. — ' Horat. Sat. I, x, 54 seq. — * Sat. lib. IX, fragm. xv, ap. Non. v.
Poesis. Voyez l'excellent recueil de M. E. F. Corpet, Paris, i845, p. 84-
JUIN 1855. 383
avait montré Ennius rapportant le premier de l'aimable Hélicon une
couronne d'une perpétuelle verdure :
Ennius ut noster cecinit qui primus amœno *
Detulit ex Helicone perenni fronde coronam*.
Ennius , prenant J'avance sur ses panégyristes , ne s'était-il pas orgueil-
leusement couronné lui-même. Properce semble le dire dans ce passage
où il renonce, avec une aimable modestie, à la couronne épique, pour
en rechercher une plus humble :
Ennius hirsuta cingat sua dicta corona ,
Mi folia ex hedera porrige, Bacche, tuaV
Uirsuta, en parlant des feuilles du laurier, ne manque point de pro-
priété descriptive ; mais peut-être aussi que sous cette propriété se cache
la censure d'une rudesse de versification et de style, dont commençait
à s'offenser im goût plus délicat; peut-être que le vers de Properce est,
par ce trait détourné, le précurseur du vers plus franc d'Ovide :
Sumpseril Annales, nihil est hirsutius illis\
Mais si, pour les principaux ouvriers de la perfection poétique du
siècle d'Auguste, l'auteur des Annales semble le représentant d'un art
encore grossier, il reste grand par le génie. Ainsi en pensent et Virgile ,
qui lui fait, non sans quelque ingratitude, tant d'heureux emprunts
dont il pare son Enéide; et Horace qui lui demande l'exemple de cette
poésie dont l'esprit indestructible subsiste encore, alors même que sa
forme métrique est rompue* ; et Properce, qui, ambitieux des grandes
compositions, des grands sujets, incapable cependant d'y atteindre et
forcé de descendre à de plus modestes, aux choses folâtres et amou-
reuses, exprime son abandon du genre traité dans les Annales par une
image où leur auteur est élevé bien haut. Il s'approchait, dit-il, quand
Apollon l'en a prudemment écarté, de cette fontaine, à laquelle,
autrefois , le père de la poésie latine, Ennius, avait si laidement étanché
sa soif.
Parvaque tam magnis adnioram fontibus ora,
Unde pater sitiens Ennius anle bibitV
Vient à son tour Ovide, qui résume ingénieusement en deux mots
' Denat.rer. I, ii8, laa. — *£/ey. IV, 1.61— ' Tm(. II, a 69. — * Sa/.I, iv.
60. — * £/eg.III,cxi, b.
49-
384 JOURNAL DES SAVANTS.
ces témoignages unanimes d'admiration , avec les réserves qui les ré-
duisent :
' Ennius ingenio maximus, arle rudis*.
Cet art d'Ennius qu'un progrès constant de pureté, d'élégance, de
noblesse, avait rendu à la fm si imparfait, était d'ailleurs loin de nuire
à-ses Annales dans l'estime d'un certain parti littéraire contre lequel
Horace a dû réclamer^. Il y avait alors à Rome, ce qui s'est rencontré
quelquefois ailleurs, des gens d'un goût superbe, que la satiété bien
prompte d'une perfection de date bien récente cependant, peut-être
aussi une disposition malveillante à l'égard des talents nouveaux qui
l'avaient produite, ramenaient, avec une préférence exclusive, aux mo-
numents poétiques les plus surannés. Ils avaient Virgile et ils ne vou-
laient lire qu'Ennius,
Ennius est lectus salvo tibi , Roma , Marone ,
comme le disait encore Martial', réclamant lui-même, en son temps,
contre la partialité de cette admiration rétrospective.
A travers ces vicissitudes de la langue et du goût qui vieillissent les
œuvres de l'esprit et, par aventure , les rajeunissent, les Annales d'Ennius
demeuraient comme une sorte de monument consacré. Dès l'origine,
on en avait fait, dans les écoles des premiers grammairiens latins, dans
celle, par exemple, de Q. Vargunteius, des lectures publiques*. Quel-
ques siècles plus tard, sous les Antonins, un intéressant récit d'Aulu-
Gelle^nous les montre encore récitées au sein d'un auditoire attentif et
charmé. Le rhéteur Antonius Julianus a reçu à sa campagne de Pouz-
zoles de jeunes amis des lettres, parmi lesquels se trouve le futur
auteur des Nuits attiques. La docte compagnie est informée qu'on lit en
ce moment au théâtre, avec de grands applaudissements, les Annales
d'Ennius relie ne manque pas d'aller prendre sa part de ce divertisse-
ment littéraire, et, au retour, elle s'entretient de la manière dont le
leclem', ïdvayvoS(rrvs, comme ils l'appellent, Yenniaste, comme il s'inti-
tule lui-même, s'est acquitté de sa tàclie. Antonius Jidianus, en homme
versé dans les raretés du vieux langage, est fort scandalisé d'avoir
entendu lire quadrupes eqaas, au lieu de quadrapes eqaes, véritable leçon
d'Ennius, conforme à l'usage de Lucilius, connue de Virgile, qui a
curieusement reproduit cet archaïsme avec tant d'autres, mal à propos
\'
' Trist. U, 424. — ' Epist. II, I. 1. sqq. — ' Epigr. V, 10. — " Suet. De ill.
gramm. 2. — * Noct. Att. XVIII, v.
JUIN 1855. 385
changée dans des copies de date récente , mais donnée par un antique et
vénérable exemplaire, de très-grande autorité, un exemplaire corrigé
de la main même de C. Octavius Lampadion, dont le rhéteur a fait
l'acquisition avec bien de la peine, et à grands frais, uniquement pour
y trouver, dans la pureté de son vieux texte, le passage controversé.
Cet exemplaire des Annales d'Ennius est malheureusement le dernier
dont il soit question chez les anciens. Il précède immédiatement les res-
titutions renouvelées par M. Vahlen.
Avant de franchir, dans cette revue , un si grand intervalle , n'omet-
tons pas de rappeler que le soldat auteur des Annales était devenu lui-
même, avec le temps, un personnage d'épopée. Il a son rôle chez
Silius Italiens, dans une des trop nombreuses scènes de nature mer-
veilleuse que ce copiste de Virgile, qui l'était en même temps de Polybe
et de Tite-Live, a, par un souci excessif de la tradition épique, indis-
crètement mêlées à l'histoire.
«Ennius, dit-il, issu de l'antique race du roi Messapus, combattait
a aux premiers rangs, et honorait en le portant le glorieux insigne du
«centurion. Il était venu de la sauvage Calabre, de l'antique Rudies, sa
«ville natale, Rudies aujourd'hui connue seulement pour l'avoir
«nourri. On le voyait parmi les premiers combattants, comme le
« chantre de Thrace , qui, dans les guerres de Cyziquc contre les Argo-
«nautes, quittait la lyre pour le javelot, attirer les regards par les fu-
« nérailles qui marquaient sa route et par l'ardeur guerrière de son
«bras qu'animait le carnage. Hostus accoui*t, se promettant une gloire
«éternelle s'il pouviiit repousser un si redoutable ennemi-, d'un bras
«vigoureux, il balance déjà son javelot. Mais, du nuage où il était as-
«sis, contemplant le combat, Apollon rit de celte vainc entreprise : il
«égara au loin le trait dans les airs, et ajouta : Tu t'es enivré, jeune
«homme, d'une trop présomptueuse espérance. Celui que tu veux
«atteindre est un personnage sacré, placé sous la garde des neuf sœurs,
«un poète digne d'Apollon. C'est lui qui le premier chantera, dans ses
« illustres vers , les guerres de l'Italie , élèvera aux cieux la gloire des
«généraux romains, fera résonner l'IIélicon de ses accents de triomphe,
«égalera Homère etle vieillard d'Ascrée. . . »
Ennius anliqua Messapi ab origine régis, etc*.
L'emploi du merveilleux admis, et nous avons déjà dit qu'on ne s'y
prête guère, cette scène est d'une invention assez heureuse, mais à
» sa. liai. Punie. XU. 393-413.
386 JOURNAL DES SAVANTS.
laquelle rexécution ne répond pas. Claudien, dans la préface d'un de
ses panégyriques de Stilicon, a, depuis, célébré en de meilleurs vers,
chez le vaillant auteur des Annales, ce noble et piquant mélange de
guerre et de poésie :
« Le plus ancien des deux Scipions, qui seul ramena loin de l'Italie, à
«sa soui'ce première, le fléau de la guerre punique, mêlait au métier
(( des armes le culte des Muses. Toujours cet illustre général rechercha
<t les poètes. La vertu veut avoir les Muses pour témoins , et celuiJà aime
« leurs chants qui fait des choses dignes d'être chantées. Soit donc que ,
« dans sa première jeunesse, vengeant les mânes de son père, ii soumît
« à ses lois l'océan espagnol , soit que , devant abattre sous son invincible
« lance la puissante colonie de Tyr, il fît voir ses redoutables enseignes
«à la mer de Libye, toujours à ses côtés marchait, dans les camps et
«parmi les trompettes, le docte Ennius. Après la fanfare du clairon,
« applaudissaient ensemble à ses accents et le fantassin et le cavalier
«rouge de sang; et, quand Scipion triomphait des deux Carthages sa-
« crifiées l'une à son père, l'autre à sa patrie, lorsque, après les calamités
M d'une longue guerre , il faisait marcher devant son char la triste Libye ,
« la Victoire semblait ramener les Muses avec elle et les lauriers de
« Mars couronnaient le poète. »
Major Scipiades , etc. '
Le merveilleux épique s'est réduit ici à une simple métaphore,
malheureusement assez commune dans son élégance. J'aime mieux les
figures qui mêlent aux fanfares belliqueuses des Romains les vers de
leur poète et le placent presque lui-même sur le char du triomphateur,
bien que ces figures elles-mêmes s'écartent déjà autant de la vérité des
mœurs romaines que pourraient le faire les imaginations d'un
moderne.
C'est un moderne toutefois qui a rendu avec le plus de vérité et
d'intérêt celte situation qu'avaient faite à Ennius, auprès des grands
généraux, des grands citoyens de Rome, auprès de Scipion, particuliè-
rement, sa vertu guerrière et son génie poétique. Mais cette peinture
est restée enfouie dans un ouvrage si anciennement, si complètement
oublié, que jamais, à ma connaissance , elle n'a été citée, parmi tant
de témoignages d'époques diverses , curieusement recueillis à l'honneur
de l'auteur des Annales. Elle termine cette 4/rica par laquelle Pétrarque,
au xiv* siècle, avait voulu réparer la perte du poëme de Silius Italicus,
' Claudian. Laud. Stilic. III. praefat. i"
JUIN 1855. 387
retrouvé seulement au siècle suivant par Le Pogge. C'était, parmi ses
graves œuvres latines , imitées de Cicéron et de Virgile , celle dont il
attendait surtout cette gloire immortelle que devaient lui assurer, sans
qu'il s'en doutât, ses vers en langue vulgaire. Elle lui valut, à peine
ébauchée, avec l'admiration générale, la couronne du Capitole, mais
elle resta à l'état d'ébauche, l'auteur ayant reconnu lui-même, avant
tous, combien le sujet en était étranger aux naturelles préoccupations
des siècles nouveaux, combien l'invention y était pauvre, la marche lan-
guissante, l'art de la composition et du style négligé. H. s'y rencontre
cependant, et pourrait-il en être autrement, assez de beaux passages
pour payer de leur peine ceux qui oseraient encore en affronter la lec-
ture , et dans le nombre, parmi les plus saillants, celui que j'ai annoncé',
et qu'on me saura peut-être gré de faire connaître par une courte analyse
et quelques extraits.
Scipion revient d'Afrique, traversant une mer paisible qui semble
sentir qu'elle porte un vainqueur,
Viclorem sensisse putes.
Près de lui se tient, méditant et .silencieux, Ënnius, qu'il invite à le
distraire, comme de coutume, des soucis du commandement, par ses
entretiens. Ennius s'x)ccupait en lui-même de la vertu et de la gloire
de Scipion, songeant, dit-il, à les célébrer, mais se déûant de sa poésie
nouvelle et imparfaite.
« L'art de ma parole n'a pu atteindre encore à la borne où tendent
«mes efforts; il ne fait que de naître de quelques faibles racines, in-
« connu jusqu'ici au Latium et content de se produire chez des co-
te Ions argiens. »
Nostra perilia fandi
Nondtim propositam valuit contingerc metam ,
Nuper ab exiguis radicîbus or(a , nec antc
Cognila per Latium, Argolicis contenta coionis.
Ce héraut, qu'Alexandre enviait à Achille , Ennius désespère de
l'être pour Scipion et il le cherche dans un avenir lointain , dans cet
avenir où se cachent Pétrarque et son Africa.
« Ce n'est pas une médiocre fortune pour les hommes illustres de
«rencontrer un poète. . . . plus que tout autre tù méritais, ô le plus
«grand des généraux, d'avoir ton Homère. Mais la fortune, qui t'est si
' Voy. Afric. IX.
388 JOURNAL DES SAVANTS.
« douce en tout le reste, t'a en cela seul traité durement, ne le donnant,
« pour te chanter, qu'Ennius. »
in reliquis blanda, in que hoc durior uno
Me solum forluna dédit
tt Peut-être le cours des ans fera-t-il naître quelque poëte dont les
M vers, plus dignes de toi, élèvent au ciel tes justes louanges, tes hauts
«faits, et à qui Calliope accorde une lyre qui résonne plus harmonieu-
« sèment sous sa main , une voix plus sonore. »
Currentibus annis
Nascelur forsan digno qui carminé cœlo
Efferat emeritas laudes et fortia fada,
Et cui mellifluo melius resonantia plectro
Calliope det fila lyrae , vocemque sonoram.
Scipion répond honnctement qu'il ne désire pas d'autre chantre
qu'Ennius, et l'entretien continue sur les rapports des grands hommes
et des poètes, non sans l'introduction un peu pénible de ce laurier,
laurea, dont le nom est si cher à Pétrarque et lui a inspiré tant de
jeux d'esprit dans ses canzones et ses sonnets.
«Il n'est pas, je l'avoue, aimable héros, d'âme si dure, si farouche,
« qui ne trouve quelquefois du charme, parmi les soucis, les travaux de
«la vie, à écouter les accords des Muses, à se mêler aux chœurs sacrés
« des dieux .... Celui qui sait avoir fait de grandes choses pourrait-il
«ne point aimer les poètes à la durée éternelle, leurs chants sacrés?»
Quisquis enim se magna videt gessisse , necesse est
Diligat aeternos vates et carmina sacra.
Le cours delà conversation, complaisamment prolongée parEnnius
pour amuser le loisir de Scipion , l'amène à parler du commerce qu'il
aime k entretenir avec les grands hommes de l'antiquité , en remon-
tant toujours, emporté par l'essor de son esprit, «jusqu'aux ténèbres
«dernières où se cachent ces premiers humains que la Renommée,
«fatiguée de son long et perpétuel voyage, a laissés bien loin derrière
« elle et condamnés à l'oubli. »
Donec ad extremas animo rapiente tenebras
Perventum, primosque viros, quos fama perenni
Fessa via longe ignotos post terga reliquit.
Mais c'est avec les anciens poètes surtout que se plaît sa pensée, et.
■oi- JUIN 1855. liJOl - 389
parmi eux tous, avec Homère, qui attire seul ses regards i son admira-
tion , son amour.
Millibus ex tantis unus mihi summus Homerus,
Unus liabet quod suspiciam , quod mirer, amemque.
«Sans lui ne s'est écoulé nul de mes jours, nulle de mes nuits; il
«a prolongé mes plus courts repas, m'a rendu courte la voie la plus
«longue, et, aplanissant le sol sous mes pieds, m'a fait franchir sans
« effort les âpres sommets de la montagne. »
Hoc sine nulla dies abiit, nox nulla sine iilo;
nie brèves cœnas in longuni traxit, et idem
Nunc longam brcviare viam , nunc tramite piano
Eldocuil rigidi transirc cacumina montis.
Ici se place un souvenir de ce dont l'antiquité avait offert partout
la trace au docte Pétrarque, de ces imaginations hardies d'Ennius, qui,
à force de s'occuper d'Homère, d'y penser, d'en parler, comme a dit
Cicéron^ en était venu à l'évoquer dans des songes par lesquels il ou
vrait ses grandes compositions épiques et didactiques, et même à s'y
faire révéler par lui le mystère de cette transmigration pythagoricienne,
au moyen de laquelle l'âme et le génie du chantre de l'Iliade et de
l'Odyssée étaient venus animer, pour la plus grande gloire de Rome,
l'auteur des Annales,
1 Quoiqu'il ait fleuri bien avant le temps de Rome et de ses rois , je
tti'y ai ramené en imagination, j'y ai transporté, rendu j)réscnte son
u image. »
Qui licet ante novos reges et tempora Romae
Floruerit, lamcn hoc in tempus menlc rcduxi,
Prœsentemque animo ficta sub imagine feci.
Cette image, comme il le raconte à Scipion, préludant par là aux
fictions de ses poèmes, lui est apparue en songe la veille même de la
grande bataille.
« La nuit était profonde ; je vis s'approcher de moi un vieillard cou-
«vert de quelques lambeaux, à la barbe blanchissante et négligée
<( dont l'inculte majesté imprimait une sainte horreur. »
Horrofem inculla cum tuajestatc ferebai
' De Repuhl. V. v.
5o
390 JOURNAL DES SAVANTS.
L'ombre s'est adressée à lui en ces mots :
«Salut, toi que j'aime entre tous sur la terre des Latins, Ce que lu
uas longtemps appelé de tes vœux vient s'offrir à ta vue; vois ce
« qu'était Homère au temps où il vivait! »
Aspice qualis erat quondam cum vixit Homerus.
Ennius s'attendrit sur la cécité d'Homère, noblement acceptée par
le grand poète.
« Le Dieu qui m'enleva les yeux du corps ne m'en pouvait-il rendre
«d'autres pour apercevoir les secrets de la nature?»
Qnid ergo,
Qui mihi corporeos Deus abstuiit, ille nequibal
Hestituisse alios, quibus haec arcana viderem?
Les secrets de l'avenir ne lui sont pas non plus cachés. A la fin de
l'entretien, il annonce à Ennius la victoire du lendemain, et lui explique
aussi des choses plus lointaines , que le regard encore h demi prophé-
tique de celui-ci aperçoit confusément dans les siècles futurs : l'avéne-
ment poétique de Pétrarque, l'apparition de VAfrica.
uAu fond d'une étroite vallée, j'aperçois un jeune homme paisible-
«ment assis parmi déjeunes lauriers, et méditant le front ceint de verts
«rameaux. Quel est-il, ô cher maître? Si je ne m'abuse, il roule dans
«son âme quelque hardi dessein — Tu ne te trompes pas, me ré-
u pond Homère; je reconnais ce jeune homme, rejeton lointain de
«votre race, que fera naître dans sa vaste enceinte la toscane Flo-
«rence.... Ses vers y ramèneront les Muses longtemps exilées et er-
urantes; il rendra les doctes sœurs à l'Hélicon, parmi tous les soins
«qui agiteront sa vie François sera son nom : ces grandes clK)se5
«que tes yeux ont vues, il les rassemblera comme en un seul corps,
(( chantant les armées de l'Espagne, les disgrâces de Garlhage, la gloire
« de ton Scipion. Sur son œuvre sera inscrit le nom de l'Afrique Un
M triomphe tardif lo fera monter à votre Capitole : un monde étranger
«aux arts, une foule ivre d'autres passions ne le détourneront pas d'y
«aller chercher la couronne de vert laurier, que rapportera son front
«couronné, le sénat lui feisant cortège.... » ■ P ■ ''
Ainsi parlait Homère , dit en finissant Ennius,
«Quand les éclats de la trompette matinale m'arrachèrent à ma
u vision et firent disparaître ces vains songes. »
Cum malulino litui clangore repente
Excutior visis, soranusque rccessit inanis.
JUIN 1855. 391
Alors Scipion remercie Ënnius :
« Vérité ou fiction , ton récit est agréable. »
Seu sunt, seu talia fingis
Duicia suDt, fateor.
«Ce jeune homme, aperçu dans tes songes, ce nouveau poète, ma
«pensée dès à présent s'y attache — Je l'aime, quel qu'il doive être, et
« même s'il n'est jamais. »>
Diligo quisquis erit, si nullus, dih'go nulluin.
Cette conversation du vainqueur de Carthage et de son poëte , ce
tour nouveau donné au songe si célébré par les anciens, dans lequel
celui-ci prétendait avoir vu Homère, cette annonce d'un poète qui,
chez les modernes, reprendra, après Ennius, le panégyrique de Sci-
pion, sont, selon mon sentiment, que peu de personnes peuvent con-
tredire, ce qu'il y a de plus original dans ïAfrica de Pétrarque. Il est
fâcheux seulement que le soin sévère de la composition et du style ait
manqué à cet épisode du pocmc , dans la même proportion qu'au
poème lui-même, et qu'il n'en ait pas fait un ensemble plus net, plus
complet, plus achevé, digne d'être considéré à part et lu autrement que
par fragments, et par fragments bien courts.
Quelque originale que puisse paraître cette scène, au miUeu des dé-
tails trop prosaïquement historiques, ou trop banalement épiques de
VAfrica, Pétrarque y avait été prévenu par Ennius lui-même.
Selon Aulu-Ge^ie^ Ennius, au VIT livre de ses Annales, avait
peint dans les mêmes rapports et le consul Servilius Geminus, com-
battant en Sicile les Carthaginois vers l'année 5o6, et un confident dont
nous ne savons pas le nom, homme du caractère le plus sûr, de fesprit
à la fois le plus sérieux et le plusaimable. Sous cette image , Aulu-Gelle
le dit d'après L. yEliusStilo, Ennius avait voulu se peindre lui-même et
sans doute aussi son intimité avec Scipion. Aulu-Gelle cite les vers,
les louant ingénieusement, y trouvant une excellente peinture des
qualités qui conviennent à un homme admis dans une noble confi-
dence, celles qui, dans un commerce inégal, mettent de niveau le
bon, l'aimable, le sage, le docte client, avec son noble patron. Il y
trouve, en outre, un air de simplicité antique, qui le ravit. Ils sont en
effet , quoique imparfaits pour la versification et le langage . et même
• Noci.Av. XU, IV.
r>o.
392 JOURNAL DES SAVANTS. .
aujourd'hui visiblement altérés dans leur texte, pleins de sentiment et
de charme.
«A ces mots, il appelle celui qu'il admettait volontiers au partage
«amical de sa table, de son entretien, de ses secrets, lorsqu'il s'était
«fatigué, une grande partie du jour, à traiter les affaires de la Répu-
« blique ou dans le vaste Forum , ou dans la vénérable assemblée du
« Sénat; devant qui il pouvait tout dire sans crainte, les grandes choses
«comme les plus petites et les moins sérieuses, répandre librement sa
«tristesse et sa joie; le sûr dépositaire de toutes ses pensées, le com
«pagnon de tous ses plaisirs ou connus ou cachés: homme que nul
« sentiment ne porte au mal , qui ne s'y laisse aller ni par légèreté , ni
«par penchant; docte, fidèle, agréable, disert, content de ce qu'il a,
«heureux, riche à peu de frais; homme avisé, sachant agir et parler à
«propos, au commerce facile, au bref langage, aux nombreux souve-
«nirs, vieux, enfouis, oubliés; qui connaît les mœurs anciennes
«comme les mœurs nouvelles; qui comprend les lois divines et hu-
« maines; qui a beaucoup à dire et qui sait beaucoup taire. Tel est celui
(/ qu'au milieu des combats Servilius appelle auprès de lui et auquel il
« parle en ces mots. »
Hocce loculu' vocal, quocum bene saepe libenler
Mensam, sermonesque suos, rcrumquc suarum
Comiler imperlit \ magna quum lassu' diei
Parti* fuvisset, de summis rebu' gerundis,
Consilio, indu foro lato , sanctoque Senatu ;
Cui res audacicr magnas, parvasquc, jocumque
Eloquerelur; tincta malis', et qrœ bona diclu
Evomeret, si qua veliet luloque locarel;
Quocum molla volutat* gaudia clamque palamque;
Ingenio quoi nulla malum senlenlia suadet.
Ut faceret facinuslevis aul malus; dodu', fidclis,
Suavis homo, facundu', suc contentu', beatus,
Scitu', secunda loquens in tempore, commodu', verbùm
Paucûm; molla tenens anliqua, sepolla, vetusia.
Quae faciunt mores veteresque novosque tenenlem';
Mollarnm velerum legum * Divumque hominumque
Prudenlem; qui mulla loqui ve lacère ve posset.
Hune inler pugnas compellat Servilius sic.
Ce beau portrait d'Ennius par lui-même, qui honore lant son carac-
' Dans le recueil de M. Vahlen on lit : Congeriem partit. — * Ibid. Magnam
parlera. — ' Ibid. Cuncta sîmul. — * Ibid. Volup ac. — ' Ibid. Veluslas Quem
récit mores, etc. — ° Ibid. Multorum velerum leges.
JUIN 1855. 393
tare et son talent, est un des débris les plus considérables qui soient
restés de ses Annales, un de ceux qui, faisant le plus regretter la perte
du monument, ont surtout suscité, au xvi* siècle, ces restitutions de
l'œuvre du poète auxquelles nous aurions maintenant à comparer ce
qui y répond dans le recueil nouveau de M. Vahlen. Mais la place nous
manque pour ce parallèle. Il convient de le renvoyer à un prochain
article.
PATIN. .'
{La saite à un prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT liMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L'Académie française a tenu, le a8 juin, une séance dans laquelle n été reçu
M. Silveslre de Sacy , élu le i8 mai i854, en remplacement de M. Jay. M. le comte
de Salvandy, directeur de l'Académie, a répondu au récipiendaire.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
.M. Jules Cloquet a été élu, dans la séance du lundi 1 1 juin, membre de l'Aca
demie des sciences, section de médecine et de chirurgie, en remplacement de
M. Lallemand, décédé.
304 JOURNAL DES SAVANTS
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Râmâyana , poëine sanscrit de Vâlmîki , mis en français pour la première fois par
Hippolyle Fauche, Iraducleur du Dhartrihari, dix Gîta-Govinda, elc. Paris, i85A-
i855, 3 vol. in-8% xxix-^Sa, Sga, xxxiii-354. — La tratluclion de M. Hippolyte
Fauche en est arrivée au troisième volume, et comprend les deux premiers chants
du Râmâyana , l'Adikânda et VAyodhyâkânda. Elle est faite directement sur le texte
sanscrit de l'édition de M, Gorrosio, avec une liltéralité qui est peut-être quelque-
fois un peu trop scrupuleuse. M. H. Fauche compte pouvoir donner deux volumes
par an, comme ceux qu'il a déjà publiés; et sa tâche laborieuse pourrait ainsi être
achevée, si rien ne l'arrôtt', dans un assez petit nombre d'années. Une traduction
complète du Râmâyana serait un grand service rendu aux études sanscrites, et un
monument digne de l'écolequ'a fondée parmi nous Eugène Burnouf, dont M. Fauche
a été l'un des élèves les plus assidus.
Voyage en Orient, Grèce, Turquie, Egypte, par A. Regnault, bibliothécaire du
Conseil d'Etal, in-8°. — M. Regnault, connu entre autres par une Histoire du Con-
seil d'Etat, qui a été l'objet, au temps de sa piibllcalion, d'une note bibliogra-
phique dans ce journal , fait aujourd'hui paraître le récit pittoresque d'un intéres
sant voyage qu'il a fait en Autriche, en Grèce, en Turquie et en Egypte. C'est un
tableau animé de tout ce que l'auteur a vu de |>lus saillant et de moins connu dans
ses diverses pérégrinations. On y trouve beaucoup de remarques curieuses et neuves
sur les usages et mœurs des pays qu'il a parcourus, et le tout est entremêlé d'heu-
reuses réminiscences, tant des littératures classiques que des littératures du Nord
et notamment de l'anglais, dont plusieurs belles citations ont été habilement tra-
duites en vers par l'auteur. Dans un appendice, il a. aussi donné quelques traduc-
tions du turc empruntées à MM. Servan de Sugny et Garcin de Tassy. Ce dernier
savant lui a fourni entre autres une description de la prise de Constanlinople par
Mahomet II, d'après un historien original, dont l'ouvrage a une grande célébrité en
Turquie.
Ballades et chants populaires de la Roumanie [Principautés Danubiennes) , recueillis
et traduits par V. Alessandri, avec une introduction par M. A. Ubicini. Paris, im-
primerie deSoye et Bouchet, librairie de Dentu, i855, in- 12 de xLvi-igg pages.
— En publiant une traduction française des chants populaires de la Roumanie,
?on pays natal, M. Alessandri paraît s'être proposé principalement de démontrer,
par la similitude des mœurs, des coutumes, des stiperstitions locales, que les Rou-
mains ou Valaques descendent des Romains transportés dans la Dacie par Trajan,
et ne se sont jamais mêlés aux Slaves. Il y a, en effet, dans la plupart de ces poé-
sies des traditions, des usages, des souvenirs mythologiques, qui semblent attester
ce!te origine. Quelques-unes des ballades se distinguent par un mérite littéraire
incontestable. Parmi les plus pathétiques ouïes plus gracieuses, nous avons remar
que celles qui ont pour litre : Drancovane , Manoli, Minorita, le Coucou et la Toar-
ferelle.
Histoire de la Ligue sous les règnes de Henri III et de Henri IV, ou Quinze années
f w JUIN 1855. 395
de l histoire de France, par Victor de Chalanibert. Imprimerie de Beau, à Saint-
Germain ; librairie de Douniol , à Paris. 2 volumes in-8° de Lxxxiii-SSy et 4 99 pages.
— Après une introduction historique, dont le but est d'établir qu'au moment où
la Ligue éclata, la situation des catholiques rendait nécessaire «ce grand mouve-
■ ment religieux et national, » l'auteur du livre que nous annonçons trace, au point
de vue surtout des inlérèls de la religi^in catholique, un tableau Irès-développé des
événements dramatiques qui ont marqué, en France, les quinze dernières années
du XVI* siècle. Quelque jugement qu'on porte sur l'esprit général et les tendances
de cet ouvrage, on ne peut méconnaître que M. de Chalambert a su rajeunir, par
d'intéressants détails, un sujet bien souvent-traité. Sa conclusion est que la sainte
Union fut à la fois légitime dans son principe, énergique et sage dans ses actes, dé-
sintéressée dans sa fin.
Études sur le xviii' siècle, par Ernest Bersol, agrégé de philosophie, docteur es
lettres. Imprimerie de lîeati jeune, à Versailles, librairie de Durand, à Pari.s. i855,
a volumes in-ia de viii-5i3 «l357 pages. — C'est au point de vue philosophique
surtout que l'auteur de ce livre apprécie le xviii* siècle. Après bien d'autres, mais
avec quelques vues neuves et un intérêt soutenu, il suit le développement de cet
esprit d'examen qui, remontant aux principes en toutes choses, discutait la reli-
gion, la morale et la politique. Le premier volume est consacré à une étude gêné»
raie du xviii* siècle; le second volume contient quatre éludes particulières: Vol-
taire, Rousseau, Diderot, Montesquieu.
Histoire de Fiers, ses seigneurs, son industrie, par le comte Hector de la Fcrrière,
membre de la So»:iélé des antiquaires de Normandie. Cacn, imprimerie el librairie
de Flardel, i855. — Dans cette histoire, soigneusement élaborée, d'une petite
ville de Normandie, nous sigtialcrons particulièrement les nièces inléresîianles
publiées par l'auteur, d'après les originaux conservés aux archives du château
de Fiers. Ce sont des lettres inédiles, pour la plupart fort curieuses, des rois
Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII, cl des ducs de Monipensier et de
Longuevillc.
Essai snrle classement des monnaie» d'argent des LagidfS, par François Lenormant.
Blois, imprimerie de Lecesne, i855, in-8* de laa pages. — M. CharU-s Lenor-
mant, dans le savant ouvrage qu'il a publié sous le litre de Trésor de numismatique ,
avait posé les bases d'une nouvelle classification , à la fois géographique et histo-
ii|ue, des monnaies des Lagides. M. F'rançois Lenormant, qui débute dans la car-
rière de l'érudition sou? les yeux el avec les conseils de son père, développe anjour-
il'hui ce système de cla>sement en l'appuyant de nombreuses preuves.
Ctenienlis III ponlijicis Romani, Epistolœ et privilégia , ordine chronologico digesta . . . ;
accuranlc J. A. Mignc. Tomus unicus. Imprimerie de J. P. Migne à Monlrcuge,
iSST), in 4* de 766 pages (ifjSa colonnes). — Cette nouvelle édition des lettres
el des privilèges du pape Clément III est précédée des œuvres d'un grand nombre
d'autres auteurs ecclésiastiques du xn* siècle. Les éditeurs y ont réuni les écrits qui
nous restent de Bcinier, moine de Saint-Lambert de Liège, do Henri de Château-
Marçay, cardinal, de Baudouin, archevêque de Canlorbéry, de Bernard, abbé de
Fontcauld, de Laurent de Liéj^e, auteur de la Vie des évoques de Verdun, et de
plusieurs écrivains de l'ordre de Grandmonl.
Oïdenci Vilalis Angligeiiœ, cœnobii Uticensis monachi, Ilisloria ecclesiastica. Acce-
dunl Ati;istasii IV, Adriani IV, Romanorum pontificum , epistolœ et privilégia,
necnon Thcobaldi Can'.u,'\riensis arcliiepiscopi, Altonis Sisloriensis, B. Amedci
Lausannensis, Anselmi Havclhergensis, Gisleberti Porrelani Piitaviensi» episco-
396 JOURNAL DES SAVANTS.
porum; Guerrici Igniacensis; Odonis Morimundensis , Fastredi Claraevallensis ,
Joannis Cirilae Tharaucani in Hispania, Gaufridi Clarœvallensis abbatum; Hugonis
MeleHi, canonici regularis, Gisberli de Hoilandia opuscula, diplomala, epistolae;
accurante J. P Migne. Tomus unicus. ;Imprimerie de J. P. Migne à Montrouge,
i855, in-4° de 85o pages (1,700 colonnes).
BELGIQUE.
Histoire de l'abbaye de Saint-Bavon» et de la crypte de Saint-Jean, à Gand, par
A. Van Lokeren. Gand, imprimerie et librairie de Hebbelynck, i855, in-4° de
xvi-257 et 11-173 pages, avec planches. — L'abbaye de Saint-Bavon de Gand,
fondée en 63 1 par saint Amand, apôtre de la Flandre, était une des plus impor-
tante des Pays-Bas. M. Van Lokeren en donne une histoire complète et intéressante
dont il a puisé les éléments dans les litres conservés aux archives de la Flaridre
orientale, et à la bibliothèque de l'Université de Gand. Un assez grand nombre de
chartes inédiles et de savantes notes accompagnent ce travail historique, qui a dû
coûter à l'auteur de longues et laborieuses recherches. Un index géographique et
une table des matières terminent la première partie de l'ouvrage. Dans la seconde
partie, on trouve une analyse succincte de tous les documents renfermés dans les
archives de l'ancienne abbaye de Saint-Bavon.
La Belgique ancienne et ses origines gauloises, germaniques et Jranques , par H. G.
Moke , professeur à l'Université et à l'Athénée deGand. Imprimerie de Hebbelynck,
à Gand, librairie de A. Durand, ^ Paris, i855, in-8' de xii-5o/i pages. Ce livre,
qui a pour but de prouver «l'unité sociale» et la communauté d'origine des popu-
lations qui habitent aujourd'hui la Belgique, s'arrête au règne de Clovis. Quoique
les Belges Wallons parient une autre langue que les Belges Flamands, M. Moke
n'en est pas moins persuadé que l'origine des uns et des autres est la même. Selon
lui, le dialecte wallon, sorti comme le français des ruines du latin, n'a point de
mots celtiques qui puissent révéler la présence des anciens Gaulois (Gaels) dans ces
contrées.
TABLE.
■ P*ges
De Bicbat, à l'occasion d'un manuscrit de son livre sur la vie et la mort, etc.
(1" article de M. Flourens.) 333
Détermination de l'équinoxe vernal de 1853, etc. (2* article de M. Biot.) 347
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers état. (2* article de
M. Mignet.) 366
Tragicorum romanorum reliquiœ, etc.; Ennianx poesis reliqoiae, etc. (2* article
de M. Patin.) 379
Nouvelles littéraires 393
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
JUILLET 1855.
Notice bibliographique sur Montaigne , par J. F. Payen, d. m.
Documents inédits sur Montaigne, recueillis par le docteur Payen,
Paris, i855.
Montaigne magistrat, par Alphonse Grûn, archiviste
de la couronne.
La vie publique de Montaigne,
étude biographique par Alphonse Grûn.
PREMIER ARTICLE.
Le culte minutieux des gi^ands écrivains, la recherche de tout ce qui
les concerne, la curiosité sur leur vie, sur leurs travaux, sur l'histoire
anecdotique de leur génie , est une excellente disposition , fort en cré-
dit de nos jours, et que nous sommes bien loin de vouloir mécon-
naître ou décourager, soit à l'égard des noms étrangers, soit à l'égard
des nôtres.
Nous savons combien , depuis trente ans , on a fait de recherches et
d'efforts, en Angleterre, pour accroître un peu le bagage biographique
de Shakspeare, rectifier quelques dates, et découvrir quelques faits se
rapportant au poète qui, séparé de nous par deux siècles et demi
seulement, ne semblait guère pour les Anglais une gloire moins écla-
tante et une personnalité moins obscure que celle d'Homère lui-
même. On a retrouvé avec grande joie, il y a plusieurs années, des
pièces de comptabilité théâtrale, des conventions particulières, où son
5i
398 JOURNAL DES SAVANTS.
nom figure, une pétition au chancelier lord EUesmere, dans laquelle
il est désigné avec quelques détails : on a réuni en bien plus grand
nombre encore de petits faits contemporains, des incidents de mœurs
et de costume utiles à l'intelligence de ses œuvres; et un savant homme,
le docteur Daniel Drake , a composé deux volumes in-A" touchant la
vie et les écrits de ce poëte, sur lequel ses premiers éditeurs, et, entre
autres, le poëte tragique Rowe, plus voisin que nous du siècle d'Elisabeth,
avaient à peine trouvé matière à quelques pages. C'est que, dans notre
Europe moderne, et avec l'esprit curieux et méthodique de nos nations
vieillissantes , la distance même du temps sert à fexactitude : on se pique
de tout savoir d'une époque éloignée. On recherche, on compare, on
discute les moindres documents avec une précision que ne peut avoir
l'indifférence contemporaine; et on arrive à constater ce que souvent
elle ignorait. Ce mérite d'attention scrupuleuse fait aujourd'hui partie
du goût littéraire dans les esprits cultivés; et la vive sagacité, la divina-
tion créatrice de quelques talents supérieurs a excité, en y répondant,
ce progrès de la curiosité commune. Non-seulement, on a beaucoup ex-
humé; mais, en examinant davantage, on a mieux compris; et cela,
dans l'histoire des lettres comme dans l'histoire en général.
Que savait-on de Montaigne, par exemple, dans le xvn* siècle? Bien
peu de chose, et pas même ce qu'il s'est donné la peine de nous dire
lui-même sur son propre compte.
Un soupçon de licence et de scepticisme pesait sur sa mémoire, et ne
permettait guère de lui donner une grande place parmi les fondateurs
de notre littérature. Chose singulière! Dans le premier plan du Dic-
tionnaire de l'Académie, où chaque acception devait être appuyée
d'exemples connus, Montaigne, après quelque difficulté, fut, à la vé-
rité, admis au nombre de ceux qui pouvaient faire autorité : mais, il était
mêlé avec l'avocat Marion , avec Audiguier, Bardin , Duchâtelet et bien
d'autres noms oubliés. MM. de Port-Royal furent plus sévères encore
pour lui, blâmant ses mœurs et son langage. Pascal, qui semble favoir
lu jusqu'à le savoir par cœur, et qui certainement a beaucoup profité
de cette vieille et forte langue, lui en veut trop de sa mollesse épicu-
rienne et de ses histoires sur lui-même, pour faire assez de compte
de son génie. Bossuet n'en parle qu'une fois, avec une sorte d'ana-
thèrae, fappelant an Montaigne ^ et lui reprochant le paradoxe de la
* oQuoi! tout meurt, tout est enterré! Le cercueil vous égale aux bêtes; et il
«n'y a rien en vous qui soit au-dessus? Je le vois bien, votre esprit est infatué de
«tant de belles sentences, écrites si éloquemment en prose et en vers, quun Mon-
»taigne, je le nomme, vous a débitées, qui préfèrent les animaux à 1 homme,
JUILLET 1855. 399
raison humaine ravalée au-dessous de l'instinct des brutes. Fénelon , si
délicat amateur des grâces du langage dans Joinviile , dans Amyot, dans
le cardinal d'Ossat, dans saint François de Sales, ne nomme Montaigne
que pour lui reprocher ses expressions gasconnes ; et ce n'est pas à lui qu'il
attribue le moins du monde «ce je ne sais quoi de court, de naïf, de
« hardi , de vif et de passionné , » dont il sait gré à nos vieux auteurs.
Boileau et les critiques du temps sont également muets sur l'auteur des
Essais; et je ne vois guère que La Bruyère qui ne craigne pas de le
louer d'avoir beaucoup pensé, et qui ne s'avoue lui-même son disciple,
au point d'essayer même, dans quelques pages, une complète imitation
et un pastiche de ses formes de langue et de style.
Montaigne aurait pu compter, à la vérité , dans le même siècle , deux
autres bien rares élèves, deux héritiers de ses traditions hardies et de
son génie, de sa libre philosophie et de sa verve française. Mais ils
étaient nourris et pleins de lui, ils se servaient de son parler naïf et de
son libre penser, sans le nommer nulle part : et leur originalité, qui
vient en partie de la sienne, n'y faisait pas songer les contemporains :
c'étaient Molière et La Fontaine.
Faut-il le dire? La renommée de l'auteur des Essais fut, au xvi*, au
xvTi* siècle, plus grande à l'étranger que parmi nous. Les Anglais, dont
quelques-uns le lisaient dès lors dans sa langue, en ont ou, de bonne
heure, deux traductions complètes; et Shakspeare emprunta littérale-
ment à la première de ces deux versions, parfois énergique et naïve
comme l'original , un curieux passage de son drame de la Tempête ^
Quant à l'école des moralistes, des penseurs et des satiriques anglais,
depuis Burton et Shaftesbury jusqu'à Swift et Sterne, elle a distillé
tant qu'elle a pu l'érudition et les amusants caprices de Montaigne; et,
comme dit un d'eux, a elle boit à pleins bords de son vin , sans atteindre
« à son heureuse et sobre ivresse, n
L'indépendance d'opinion de Montaigne, la hauteur et la sincérité de
ses jugements, étaient pour beaucoup sans doute dans ce crédit de son
ouvrage, chez un peuple d'habitudes libres, et où domine le goût indi-
t leur inslincl à noire raison, leur nature simple, innocente et sans fard, c'csl ain«i
• qu'on parie, à nos rafTinetnents et à nos malices. Mais, dites-moi, subtil philo-
«sophe, qui vous riez si Hnement de l'homme, qui s'imagine être quelque chose,
« coœptercz-vous encore pour rien de connaître Dieu ? Connaître une première na-
• ture, «dorer son éternité, admirer sa toute-pubaance, louer sa sagesse, s'aban-
« donner à sa Providence, obéir à sa volonté, n'est ce rien qui nous distingue des
«bétes? • Bossuet, Sermon pour la fête de tous les saints. — ' Voir, sur celle imitotion
textuelle, une remarquable note de M. Philarète Chasies.
5i
400 JOURNAL DES SAVANTS.
gène. Mais il faut aussi faire grande part, dans celte influence, au génie
littéraire de l'écrivain, à sa puissance d'imagination, et, comme le disait
lord Halifax , « à ce libre élan de l'esprit d'un grand homme , que la na-
« ture avait fait trop fort pour se confiner dans l'exactitude d'un style
«étudié^.»
Quoi qu'il en soit de cette admiration des étrangers, notre xvin*
siècle, en s'éloignant bien plus encore de la langue de Montaigne que
n'avait fait le siècle précédent, goûta singulièrement sa hardiesse d'es-
prit, et l'honora volontiers comme un précurseur.
Rousseau le copia beaucoup, sans le presque nommer, et en affectant
parfois de le contredire. Voltaire le rangea parmi les libres penseurs,
et l'exempta seul à peu près du dédain superficiel qu'il appliquait généra-
lement à notre xvi^ siècle : «J'entends regretter la langue de Montaigne,
« dit-il quelque port; c'est son imagination qu'il faut regretter : elle était
«forte et hardie; mais sa langue était bien loin de l'être.» Et un peu
plus haut, Voltaire disait encore : «Montaigne, avant Corneille, était le
« seul livre qui attirât l'attention du petit nombre d'étrangers qui pou-
« valent savoir le français; mais le style de Montaigne n'est ni pur, ni
«correct, ni précis, ni noble; il est énergique et familier; il exprime
« naïvement de grandes choses. C'est cette naïveté qui plaît. On aime
«le caractère de l'auteur : on se plaît à se retrouver dans ce qu'il dit de
« lui-même. »
Un peu plus loin, Voltaire ajoute, sans y mettre grande importance,
que Marot, dont il fait d'ailleurs un assez mince éloge, «avait formé le
«langage de Montaigne. » On reconnaît dans ce peu de mots la critique
élégante, mais un peu légère du grand précepteur de notre xvni* siècle.
11 tient fort à la noblesse de langage. Le style de Montaigne, à ses yeux,
n'est pas noble. Et, cependant, lorsqu'il s'agit de peindre ce vieux guer-
rier africain, Muley, roi de Maroc, qui, mourant épuisé de maladie et
d'effort, au milieu d'une bataille dont il a réglé tous les mouvements et
décidé d'avance l'issue , met , à la dernière heure , le doigt sur sa bouche ,
et expire , assuré du secret et de la victoire , on ne pouvait guère , je crois ,
exprimer cela d'une manière plus précise et plus noble, que ne l'a fait
Montaigne par cette exclamation succédant à son récit : «Qui vécut
« oncques si longtems , et si avant dans la mort? Qui mourut oncques
« si debout? »
Et on le sait; ce n'est point là un accident rare chez lui; mille créa-
tions de langage, les plus heureuses, les plus vives, les plus adaptées
* «This great man, wbom nature halh made too big lo confine himself to the
« exaclness of a studied style >
JUILLET 1855. 401
à la pensée, les plus inséparables de la chose qu'il faut peindre, sont
partout jetées dans son livre avec une profusion qui ne lasse jamais,
celle de la verve d'esprit et de la passion naïve.
Quant au privilège décerné à Marot, «d'avoir formé la langue de
« Montaigne , » l'assertion est bien douteuse. Les vrais maîtres de langue
et de style dont l'empreinte se reconnaît dans la diction aux mille cou-
leurs qui émaille les Essais, ce sont les grands écrivains latins, poètes,
historiens, philosophes, de Lucrèce et d'Horace à Lucain, de César et
de Salluste à Tacite et à Sénèque.
C'est là, avec l'antiquité grecque résumée dans le Platarqae d'Amyot,
la forte substance dont s'est nourri Montaigne; et ce parler latin, qu'il
bégaya près de sa nourrice avant le sevrage, et qu'il entendit sans
mélange jusqu'à l'âge de six ans, n'était pas plus familier à ses lèvres
d'enfant, que les beautés du génie romain ne furent toujours présentes
à la forte imagination de sa jeunesse et de sa maturité. Il est, à cet égard ,
un de nos exemples nationaux , qui prouvent le mieux ce qu'a remar-
qué Bossuet, le rapport intime, l'affinité du tour d'esprit latin avec le
tour d'esprit français.
A notre siècle surtout, philologue et archéologue dans la critique, il
appartient d'insister sur ces détails, et de faire, plus ou moins à propos,
ressortir ces nuances. Parfois même, nous pouvons exagérer celte étude,
de même que le dernier siècle la négligeait et s'y connaissait peu. Nous
faisons, aujourd'hui, parfois comme ces Romains du n* et m* siècle de
l'empire, qui, Fronton et Aulu-Gelle nous l'attestent, remontaient vo-
lontiers, dans leurs admirations classiques, bien au delà du temps d'Au-
guste, et choisissaient pour objet d'étude et de préférence les harangues
du vieux Caton et les récits un peu frustes de l'historien Quadrigarius.
Mais, dans la vérité, quand ce goût d'archaïsme s'applique pour nous à
Montaigne, il est justifié; car, notre idiome n'a pas eu source plus heu-
reuse et plus riche de ces flots de prose éloquente qu'il a répandus
depuis deux siècles.
La prédilection si juste pour le génie de Montaigne devait naturelle-
ment conduire à ce que nous annonçons aujourd'hui , de nouvelles décou -
vertes sur sa biographie, et quelques petites trouvailles de fragments iné-
dits de son style.
On sait, sur dernier point, ce qui s'était rencontré déjà, et ce qu'a-
vaient à demi perdu les philologues français. Un vieil exemplaire des
Essais, corrigé par l'auteur lui-même pour une nouvelle édition, s'était
retrouvé, il y a quarante ou cinquante ans. Malheureusement une pré-
caution maladroite, en donnant à relier cet ouvrage, le fil mutiler; et.
402 JOURNAL DES SAVANTS.
plus tard, on ne put lire que les débris écourtés des corrections, par-
fois très-heureuses, qu'avait faites Montaigne. Depuis cette mésa-
venture, le zèle de quelques adorateurs de notre grand écrivain phi-
losophe no s'est pas amorti. Dans le nombre de ces fidèles , il faut placer
en tête M. le docteur Payen, et, dans un rang à part, M. Grûn, connu
par d'autres travaux de science judiciaire et de saine critique.
Le premier travail publié de M. le docteur Payen, au sujet de Mon-
taigne, dut paraître très-modeste dans la forme, quoique déjà utile et
neuf C'était une notice bibliographique sur toute la série des éditions
de Montaigne, depuis i58o, jusqu'à iSSy.
On y voit d'abord s'accroître graduellement le Livre des Essais, pen-
dant la vie de l'auteur. Malgré la petite prétention qui lui fait dire
quelque part : «J'ajoute, mais je ne corrige pas,» on peut y remar-
quer çà et là de très fines corrections de langage, et, comme il en con-
vient lui-même, a de pelites subtilités ambitieuses, afin que l'acheteur
«ne s'en aille les mains du tout vuides. » Montaigne avait ainsi jusqu'à
sa mort, en lÔgS, surveillé lui-même et enrichi cinq éditions de son
immortel ouvrage ; et la dernière était augmentée d'un troisième livre
tout entier, et de nombreuses additions aux deux premiers. L'auteur, on
le voit , n'avait pas été très-fidèle à sa maxime : « Que celui qui a hypo-
«théqué au monde son ouvrage, n'y a plus droit.» 11 n'avait cessé, au
contraire, de revoir, de perfectionner, d'étendre son livre, auquel finale-
ment il mit pour épigraphe, comme par profession ouverte de ce
travail continu , le demi-vei's de Virgile
Vires acquirit eundo.
Dans sa première étude bibliographique, M. le docteur Payen pour-
suivait, avec la même exactitude courte et précise, la revue des édi-
tions données depuis la mort de Montaigne, à partir de celle que l'on
doit à sa fille d'adoption, mademoiselle de Gournay.
Le nombre de ces éditions demeure fort grand, bien que le savant
bibliographe le diminue quelque peu, et supprime, en passant, de
fausses indications admises avant lui, comme, par exemple, celle d'une
édition attribuée au sénateur Vernier, et qui n'est autre qu'une longue
analyse , en style moderne, que cet admirateur peu judicieux de Mon-
taigne avait entreprise, et que personne n'a pu lire.
De toutes les éditions réelles de Montaigne, la meilleure, je crois,
était celle de i635, dédiée par mademoiselle de Gournay au cardinal
de Richelieu, dont la protection et la libéralité l'avaient aidée dans
cette œuvre. « Car, disait-elle dans sa préface, les libraires que je sollicite,
JUILLET 1855. 40l
« il y a sept ou huit ans , de l'entreprendre par eux-mêmes , étaient sourds,
«quand je leur proposais mes précautions, quoiqu'elles ne consistassent
«seulement qu'à les obliger d'apporter à leur ouvrage une juste correc-
« tion. » A cet égard en effet, mademoiselle de Gournay, sans avoir en
rien le génie d'expression et le naturel heureux de son père adoptif,
avait, pour la pureté du texte qu'elle faisait imprimer, un zèle digne des
éditeurs de notre temps. Aussi , en obtenant du cardinal un privilège
pour cette réimpression, «à charge d'entière exactitude et fidélité , yi elle
se félicite dans sa dédicace, «que les mains impures, qui depuis long-
« temps avaient diffamé ce même livre par tant de malheureuses édi-
« lions, n'oseront plus commettre le sacrilège d'en approcher. »
M. le docteur Payen cependant a quelque doute sur la fidélité de
mademoiselle de Gournay même; et il semble craindre que la profana-
tion n'ait été quelquefois commise par la gardienne du temple. Chose
remarquable en effet! Mademoiselle de Gournay, dont la vie fut longue,
eut le temps de donner deux éditions des Essais, à quarante ans de
distance, l'une, dès iSgS, deux ans après la mort de l'auteur, et l'autre
en i635. Que de choses étaient survenues dans cet intervalle! quelles
révolutions dans la langue, les mœurs, fesprit de la nation! On avait
passé de la Ligue au ministère de Richelieu, des tragédies de Hardy et
de Garnicr, à la sublime correction de Malherbe et à la Médée de Cor-
neille. Descartes allait écrire; et, à part l'action des grands hommes, le
mouvement général des esprits avait marché si vite, que la langue de
Montaigne, en dépit de son génie, semblait surannée et presque étran-
gère au siècle nouveau. M. le docteur Payen suppose, en conséquence,
que mademoiselle de Gournay, dans sa seconde édition des Essais, dut'
céder au temps, respecter moins le texte de Montaigne, y faire des
changements, par excès de zèle, et introduire des corrections, qui n'é-
taient que des innovations maladroites et des variantes sans autorité :
«Car, dit-il, mademoiselle de Gournay n'avait pas eu de matériaux nou-
« veaux, depuis 1 696, époque, où elle se disait chargée de mettre au jour
«les Essais de Montaigne enrichis des traits de sa dernière main.»
Qu'en sait, à cet égard, M. Payen? La pieuse fidélité qui méditait sans
cosse dans l'édition in-folio de Langeiicr, ce que mademoiselle de Gour-
nay appelle le divin ouvrage de Montaigne , ne pouvait-elle pas y décou-
vrir bien de petites erreurs, et de ces sujets évidents de rectification né-
gligés dans un premier travail? C'est ainsi qu'elle-même désigne la plupart
des changements introduits dans son édition de i635. Ce sont des
phrases éclaircies par la ponctuation , des mots heureux ou nécessaires ,
rétabUs à propos. Tel était le témoignage que rendait à cette édition
404 JOURNAL DES SAVANTS.
notre respectable confrère M. Droz, l'homme de lettres qui avait le
plus lu Montaigne, et l'homme de goût qui aurait pu, je crois, en réta-.
blir un passage altéré, comme Bossuet, dit-on, restituait une lacune de
saint Augustin, à force de l'avoir lu et d'avoir présentes à l'esprit ses
formes d'imagination et de langage.
Mademoiselle de Gournay, d'ailleurs, on le sait, n'était nullement
disposée à transiger avec le temps nouveau. Elle tenait avec passion
non pas seulement à l'incomparable génie de son père adoptif, mais
à la langue du siècle où il avait vécu. Elle regardait le nouveau /ran-
çais du xvn* siècle comme une corruption, une décadence : et, en cela,
son goût, son instinct d'habitude s'accordait avec son culte filial. On
sait qu'avec trop peu de talent d'ailleurs, elle prit part à une petite
guerre du passé contre le présent, des demeurants du xvi* siècle contre
les novateurs du xvn*. Cela nous atteste assez qu'elle n'aura pas voulu,
dans sa vieillesse, maladroitement rajeunir le style de Montaigne;
et nous restons fidèles à l'édition de 1 635 , sauf devant quelques lignes
incontestables de l'écriture de Montaigne, retrouvées plus tard sur des
marges trop écornées.
A part cette petite injustice envers mademoiselle de Gournay, le tra-
vail bibliographique de M. le docteur Payen s'achemine avec autant
d'intérêt que de scrupuleuse exactitude, en passant par les éditions de
i636, i64o, i64i, lô/ig, 1662, 1667, 1659, 1669, gages réité-
rés de la faveur que prenait en France le livre des Essais : notons
cependant qu'ici ce mouvement semble s'arrêter. De 1669, en effet,
à 1724, pendant plus d'un demi-siècle, le soigneux bibliographe n'in-
dique plus une seule édition de Montaigne. Serait-ce que, pendant la
plus grande partie de ce demi -siècle, la splendeur de la littérature
contemporaine, et en même temps la régularité plus savante et l'art
plus raffiné du langage de Racine et de Massillon, avaient rendu les
naïves et vigoureuses allures de Montaigne plus étrangères au goût du
temps? Et faudrait-il trouver là un argument de plus dans le sens de la
sévère et hardie censure qui, du xvn* siècle, aime surtout la première
moitié, en mémoire des libertés originales quelle avait gardées, et de
la vigueur qu'elle déploie? Nous notons ici le fait, en ce qui regarde
Montaigne, sans tirer la conclusion. Quoi qu'il en soit, un nouvel esprit
s'affermissant avec le progrès du xvni' changea cette disposition, et
ramena en faveur, pour le fond des idées, celui qui naguères était un
peu délaissé pour son vieux langage.
De 1724, où Gosle fit paraître à Londres une édition des Essais re-
produite, l'année suivante, à Paris, et deux ans après à Genève, dix édi-
JUILLET 1855. 4Ô6
tions se succédèrent, jusqu'en 1789, et une encore en 1793, et une
autre en 1 796, deux années où l'on n'imprimait guère de livres. Enfin,
depuis la renaissance sociale de 1801 jusqu'à i836, quatorze éditions,
plus ou moins complétées par quelques écrits de la Boétie, et plus ou
moins surchargées de notices et d'éloges, ont attesté la persistance du
goût public pour l'auteur des Essais. Voltaire lui-même n'a pas, dans
cette période du xix' siècle, obtenu tant de réimpressions. Voilà, je
crois, la preuve bien authentique de Yindi(jénat de Montaigne, de l'i-
dentité de son génie vif, éloquent, judicieux, railleur, avec les qualités
les plus anciennes, et longtemps les plus inaltérables, de l'esprit finançais.
Montaigne évidemment a conservé et prolongé notre vieil idiome,
non pas seulement pour les curieux et pour les archéologues, mais
pour tous les esprits alertes et fins. Soit que, chez lui, la force de la
pensée aide à comprendre le détail des mots, soit toute autre cause, il
est le plus lu, le seul lu généralement, de nos vieux auteurs. Il l'est par
les gens d'esprit étrangers, dès qu'ils savent un peu notre langue; et
je m'explique sans peine ce que je vois dans les Mémoires d'Alfieri,
comment, à vingt ans, oisif et curieux , mais presque inculte par fougue
d'humeur et par paresse, «ne sachant pas môme une langue, dit-il, par-
ce tagé qu'il était entre le mauvais italien et le mauvais français du Pié-
«mont, I) il sentit tout à coup son esprit s'éclairer, s'animer, comprit les
lettres et l'histoire, et se commença lui-même, grâce à quelques chapitres
des £55015 lus et médités à bâtons rompus, en courant la poste. Cela,
sans doute , fut , à degrés divers , éprouvé par bien d'autres ; car il n'y a pas
d'auteur français plus cité à l'étranger que Montaigne : et je défie tout
homme intelligent de l'ouvrir sans y rencontrer quelque maxime, ou
quelque expression ineffaçable de la mémoire. Sous ce rapport, il y a la-
cune dans le relevé technique et vraiment instructif dont nous avons
donné l'analyse : on y voudrait un chapitre complet sur les traductions
de Montaigne en langues étrangères. Cela manque à l'hommage que
M. le docteur Payen a voulu décerner. Mais disons, pour être juste,
que sa vigilante attention s'est portée sur un autre point du même sujet.
Il a, par une suite de recherches patientes, découvert mille choses
qu'on ignorait, non pas la ^ate vraie de la naissance de Montaigne
28 février i533 (lui-même nous favait minutieusement donnée par
jour et heure), mais celle de sa mort. Il a recueilli les actes d'état civil
de toute la famille du philosophe; il a constaté plusieurs incidents
curieux de sa retraite et, entre autres, la visite de confiance et d'honneur
que lui fit, en i586, le roi de Navarre avec une suite brillante, fort
onéreuse sans doute pour l'hospitalité. Nous transcrivons ici ce texte
5a
406 JOURNAL DES SAVANTS.
précieux, tel que M. Payen l'a recueilli suv un autographe de Montaigne ,
en marge d'un vieux livre à son usage , les Ephémérides de Beuther.
«Le roy de Navarre me vint voir à Montaigne, où il n'avoit jamais
« esté , et y fut deux jours servi de mes jans, sans aucun de ses oiBciers :
«il n'y souffrit ny essai ny couvert, et dormit dans mon lit. Il avait
«aveq lui messieurs le prince de Gondé, de Rohan, de Turcine, de
«Rieus, de Bétune et son frère de la Boulaie d'Esternay, de Harau-
(( court, de Moritmartin, de Monttatère, Lesdiguières, de Poe, de
«Blacon, de Lusignan, de Clervan, Sacignac, Ruât, Sallebeuf, La-
ce rocque, Laroche, de Rous, d'Aucourt, de Luns, Frontenac, de Fabas,
«de Vivans et son fds, La Burte, Forget, Bissouse, de Seint Seurin,
M d'Auberville : le lieutenant de la compaignie de monsieur le Prince ,
« son escuier, et environ dix autres seigneurs coucharent céans , outre
«les valets de chambre, pages et soldats de sa garde. Environ autant
« alarent coucher aus villages. Au partir de céans, je lui fis eslancer un
« cerf en ma forêt qui le promena deux jours. »
Le caractère se marque partout. L'humem' gasconne du seigneur de
château n'est-elle pas tout entière dans cette dernière phrase de la
note? «Au partir de céans, je lui fis eslancer un cerf en ma forêt, qui
«le promena deux jours, » Heureux Montaigne, non-seulement d'avoir
obtenu plus tard. le cordon de Saint-Michel, mais d'être possesseur
d'une forêt dont la chasse retenait deux jours Henri IV!
D'autres autographes, recueillis au même lieu par M. Payen, consta-
tent que Montaigne , traversant Paris en i 58 1 , y fut mis en prison
comme suspect. Chose remarquable même! il avait deux fois consigné
ce souvenir sur les marges d'un de ses livres, s'étant trompé de date la
première fois. La plus exacte des deux notes place l'incident au
10 juillet i588, et le raconte avec une précision qui n'est pas sans
agrément. Nous conservons encore l'orthographe reproduite par M. le
docteur Payen, tout en ayant quelque surprise que Montaigne, si clas-
siquement lettré , écrive les mots de notre langue dune manière sou-
vent si peu conforme à l'étymologie latine et si éloignée de la correc-
tion relative des bonnes éditions françaises du temps. « Entre trois et
«quatre après midi, estant logé aus fausbours S. germein à Paris, el
« malade d'une espèce de goutte qui, lors premièrement, m'auoit sesi, il
«y auoit justement trois iours, je fus pris prisonier par les capitenes et
« peuple de Paris i c'estoit au temps que le Roy en estoit mis hors par
«monsieur de guise; fus mené en la bastille; et me fut signifié que
«c'estoit à la sollicitation du duc d'Elbeuf et par droit de représailles,
« au lieu d'un sien parant iantillhome de normandie , que le Roy tenoit
JUILLET 1855. ' ^^^^ 407
«prisonier à Roan. La roine mère du roy auerlie jwf M' Pinard secré-
« tere d'estal de mon enprisonemant obtint de monsieur de Guise tjui
«estoit lors de fortune aueq elle et du preuost desmarchans uers leq'uel
«elle enuoia (monsieur de uilleroy secretere d'estat s'en souignant
«aussi bien fort en ma faueur) que, sur les huit heures du soir du
«.mesme iour un maistre d'hostel de majesté me uint faire mettre en
«liberté, moienant les rescrits du dict seignur duc et du dict preuOSt
«adressans au clerc capiterie pour lors de la Bastille.» * ' '
Dieu merci, l'arrestation ne fut pas longue; mais elle est bieti loin
d'avoir été la seule avanie que notre philosophe ait éprouvée dahs sa
vie publique. Lui-même nous dit quelque part, dans les Essais, au
sujet des inconvénients de la guerre civile : «Je fus pelaudé à toutes
«mains: au Gibelin j'estois Guelphe, et au Guelphe Gibelin;» résumé
fort court, mais expressif qu'a dû développer l'auteur récent du volume
spécial sur la ca^ri^re politique de Montaigne. Mais M. le docteur
Payen n'avait pas l'ambition d'essayer ce travail. Il se contente seule-
ment d'y fournir son tribut par quelques parcelles de précieux maté-
riaux. Celles de ces indications qui touchent à la vie privée de Mon-
taigne, à son titre de gentilhomme de la chambre du roi de Navarre , à
là date certaine de son mariage, à la naissance de ses enfants, au
mariage de sa fille Lléonore, la seule qui lui ait survécu, ont sans
doute de l'intérêt, comme tout ce qui concerne un grand nom.
Mais une autre découverte plus précieuse , c'est une page inédite de
Montaigne, une page autographe et neuve, sur un sujet qu'il a plus
d'une fois touché et qu'il entendait à ravii*, sur un de ces grands
hommes d'action et de génie, auxquels son imagination se plaisait, et
dont il aimait à raisonner librement. Voici l'occasion et le produit de
cette découverte. Sur un exemplaire latin des Commentaires de César,
édition d'Anvers chez Plantin, Montaigne avait écrit à là marge des
annotations plus ou moins courtes, mais fort nomlyreuses; car M. le
docteur Payen n'en a pas compté moins de cent soixante-dix-huit.
Malheureusement, le procédé ordinaire de conservation qu'on ap|)elle
reliure a, cette fois encore, été fatal à bien des mots et des syllabes
de l'annotateur. Mais, en dépit de ces pertes, le pietix admirateur a pu
lire et nous donne, tiré à cent exemplaires, le passage suivant, dont
nous nous hâtons de multiplier la copie textuelle. C'est une sorte de
cri d'admiration que Montaigne semble jetet, au milieu de sa lecttrre,
en se rendant compte à soi-même :
«Somme, c'est César, vn des plus grans mittrdes dé nature : si elle
«eut volu menafgerses faueuts, elle en eut bien faict deus pièces .idmi-
5a.
408 JOURNAL DES SAVANTS.
arables, le plus disert, le plus net et le plus sincère historien qui fut
«iamais (car en cete partie, il n'en est nul Romain qui lui soit compa-
«rable, et sui très aise que Cicero le iuge de même),, et le chef de
((guerre, en toutes considérations, des plus grans qu'ele fit iamais.
((Quand ie considère la grandur incomparable de cette ame, j'excuse
((la victoire de ne s'estre peu défaire de lui, voire en ceste très iniuste
(( et très inique cause. Il me semble qu'il ne juge de Pompeius que
(cdeus fois (208,32/1). Ses autres exploits et ses conseils il les narre
(( naïfuemant , ne leur dérobant rien de leur mérite; voire, parfois il
((lui prête des recommandations, de quoi il se fut bien passé, corne
(dors qu'il dict que ses conseils tardifs et considérés eloient tirés en
«mauvese part par ceus de son armée; car par là, il samble le vouloir
(( décharger d'auoir doné cete misérable bataille, tenant César combatu
«et assiégé de la fein (3 19). Il samble bien qu'il passe vn peu legiere-
(( mant ce grand accidant de la mort de Pompeius. De tous les autres
((du parti contrere, il en parle si indifferamment, tantost nous propo-
« sant fidelemant leurs actions vertueuses, tantost vitieuses, qu'il n'est
<( pas possible d'y marcher plus consciantieusemant.
((S'il dérobe rien a la vérité, i'estime que ce soit parlant de soi: car,
<( si grandes choses ne peuuent pas être faictes par lui, qu'il n'y aie plus
(( du sien qu'il n'y en met. C'est ce liuré qu'un gênerai d'armée devroit
u continuellement avoir devant les yeus pour patron , come faisoit le
((maréchal Strozzi qui le savoit quasi par ceur et l'a traduit, non pas
«je ne sçai quel Philippe de Comines que Charles cinquième avoit en
«pareille recommandation, que le Grand Alexandre auoit les euvres
«de Homère, et Marcus Brutus, Polybius l'historien.» ...
Quelques mots, quelques demi-phrases de cette boutade admira-
tive ont été repris par l'auteur et se rencontrent çà et là dans les Essais;
mais la page entière est nouvelle et charmera les amateurs. Le reste
de ces annotations, rognures à part, semble avoir peu de prix, et se
compose de petits sommaires courants, qui n'ajoutent rien au texte.
M. le docteur Payen nous enrichit encore, dans ses documents iné-
dits, de deux lettres de Montaigne, fort courtes, de nul intérêt histo-
rique, mais additions toujours précieuses aux neuf lettres qu'on posT
sédait seulement. W
En remerciant le studieux biographe de ce soin à tout recueillir,,
nous regrettons qu'il n'ait pas été tenté de publier de nouveau la tra-
duction, aujourd'hui fort rare, que fit Montaigne dans sa jeunesse, d'un
ouvrage en mauvais latin , mais d'un tour d'esprit original, la Théologie
naturelle de Raimond de Sebonde. Cette traduction, qui, destinée d'abord
JUILLET 1855. 409
au père de Montaigne, fut, lorsqu'elle parut, un objet de scandale reli-
gieux, ne semblerait aujourd'hui qu'un texte de langue, curieux à étu-
dier. Montaigne l'écrivit librement, avec plus d'attention au sens qu'au
style de son auteur, et parfois en changeant tout à fait l'un et l'autre.
Très-habile artisan de langage, tout négligent et insoucieux qu'il croyait
ou voulait être, il nous a donné lui-même le secret de son travail, en
cette occasion. «Il fait bon, dit-il dans les Essais, traduire les auteurs
«comme celui-là, où il n'y a guère que la matière à représenter; mais
« crux qui ont donné beaucoup à la grâce et à l'élégance du langage ,
«ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à
a un idiome plus faible. » Montaigne, qui n'avait pas ce péril à craindre
avec Yespaignol du docteur Raimond, bara(jouiné en terminaisons latines, ne
vit là que l'intérêt des questions, la subtilité parfois profonde des rai-
sonnements et les vives descriptions, que l'aspect de la nature et les
naissantes curiosités de la science suggéraient à l'auteur; et il jeta là-
dessus les vives images, l'abondance de libres expressions, que lui don-
nait cette première échappée de son esprit se jouant d'un idiome encore
indécis et informe. Je m'explique ainsi le prix singulier qu'un littéra-
teur instruit, François de Neufchâtcau, attachait à ce début de Mon-
taigne, et les nombreux extraits qu'il en a recueillis. Mais aujourd'hui,
c'est le livre même qu'il faudrait annoter et reproduire tout entier, pour
la parfaite intelligence de la tangue et du génie de Montaigne. Nous
soumettons celte remarque à M. le docteur Payen, et, s'il le permet, à
M. Feugère, l'habile humaniste latin et français, qui a publié des textes
si bien éclaircis de la Roélie, et de si attachantes études sur Etienne
Pasquier et sur Henri Estienne, le grand magistrat et le grand impri-
meur, ces deux forces morales et ces deux libertés du seizième siècle,
qui feraient honneur même au dix-neuvième.
Tout ceci ne se rapporte encore qu'à la vie privée et au génie litté-
raire de Montaigne, lîn homme de savoir et d'expérience, M. Alphonse
Grûn , s'est attaché à étudier notre philosophe sous un autre aspect. Il
a examiné d'abord Montaigne magistrat; et ce premier travail est dé-
taché d'une œuvre plus étendue sur ce que l'auteur appelle la vie pu-
blique de Montaigne. Le premier point, l'activité judiciaire de Mon-
taigne oITre déjà un grand intérêt, et n'est pas un des moins curieux
contrastes entre sa philosophie et son siècle. On savait déjà que Mon-
taigne avait siégé au parlement de Bordeaux. Olim in Dardigalensi senata
assessor dignissimus , avait dit De Thou : et Antoine Loysel, dans un
discours public, à la clôture de la chambre de justice en 1682, l'avait
nommé parmi ceux qu'il appelait les lumières de la cour. Mais M. Al-
410 JOURNAL DES SAVANTS.
phonse Grùn, dès son premier travail, est venu beaucoup ajouter à ces
notions.
La première question qu'il se pose, et qu'à la vérité il ne résout pas,
c'est de savoir comment et où Montaigne avait fait son droit, dans ce
siècle de la jurisprudence érudite. Il est bien tenté de croire que ce fut
à Toulouse , d'abord à cause de la célébrité de cette grande école qui
compta pour élèves tant d'hommes célèbres du temps, Pasquier, Henri
de Mesmes, Antoine Loysel, Pierre Pithou , Turnèbe , presque tous, dès
lors ou plus tard, amis de Montaigne. De plus, il peut s'appuyer, dans
cette conjecture, de deux passages des Essais, dont l'un surtout atteste
que Montaigne, dans l'allégresse et vigueur de son adolescence, séjourna à
Toulouse. Mais, d'autre part, si Montaigne avait été inscrit à la faculté
de droit de Toulouse, c'eût été après ses études littéraires , si précoces,
qu'il sortit à treize ans du collège de Guyenne; il eût passsé de Vir-
gile et d'Horace aux Institutes de Justinien, vers l'an iSlij, et il eût
continué les années suivantes; et c'est précisément à partir de cette
époque, jusqu'en i55Zi, que le célèbre Cujas professa les Institutes à
Toulouse avec un tel éclat et devant une telle afïluence d'auditeurs, que
Montaigne n'eût pas, s'il avait eu le bonheur de l'entendre, omis ce pré-
cieux souvenir, dans les éloges fréquents qu'il fait de ses premiers maîtres ,
Georges Buchanan, Marc-Antoine Muret, etc. M. Grùn demeure donc
en doute sur ce fait de la jeunesse de Montaigne, d'autant plus que
Bordeaux avait une université et une école de droit, comme Toulouse ;
qu'il y avait là aussi des docteurs-régents en droit civil et en droit
canonique, et que le père de Montaigne a pu se contenter pour son fils
de ces cours de droit achevés près de lui, dans l'enceinte de sa ville
natale, et sous la juridiction de son parlement de Guyenne.
Quoi qu'il en soit du mode et du lieu de cette préparation judiciaire ,
où Montaigne nous dit u qu'enfant, on le plongea jusqu'aux aureilles,»
d'autres conditions étaient nécessaires encore pour lui ouvrir cette car-
rière de la magistrature, à laquelle il paraît avoir appartenu plus long-
temps qu'on ne l'a dit en général. Il y fut précédé par son père, Pierre
Eyquem de Montaigne, bon gentilhomme d'épée, qui ne prit lui-même
le parti de la robe que fort tard, et par une circonstance particulière.
On sait combien , depuis Henri II, les créations d'offices judiciaires se
multipliaient, non-seulement pour la meilleure administration de la
justice, mais pour le produit des charges vendues à beaux deniers
comptants. Un motif politique se joignait d'ailleurs à ce calcul de
finance , la réduction du ressort des parlements par l'établissement de
cours des aides. Ce fut ainsi qu'en i553 avait été créée par édit, en
JUILLET 1855. 411
conseil privé, une cour des aides à Périgueux, et que, dès l'année
suivante, l'installation s'en était faite et avait compris Pierre Eyquem de
Montaigne, qui, la même année, était nommé par ses concitoyens
maire de la ville de Bordeaux. Cette dignité, à laquelle l'auteur des Essais
fut aussi nommé, bien des années après son père, et pendant son voyage
en Italie, n'était pas compatible avec une longue absence; et Picr»
Eyquem de Montaigne dut promptemenl quitter la charge qu'il venait
d'acquérir à la cour des aides de Périgueux.
La transmit-il dès lors à son fils, ou ne l'eut-il pas pour successeur
immédiat? M. Payen et M. Grùn sont divisés sur ce point. Mais deux
choses sont incontestables : i° la nouvelle coiu* des aides instituée à Pé-
rigueux, et traversée dans sa juridiction naissante, ne dura que trois
années; et, cette cour ayant été supprimée en décembre i 567, les ma-
gistrats qui venaient d'en faire partie furent adjoints au parlement de
Bordeaux; 2° le jeune Michel de Montaigne était déjà compris parmi
ces magistrats et passa dès lors à une des chambres de la cour de Bordeaux,
où il eut un service au moins de dix années. Tout cela résulte d'une
seule pièce, une quittance sur parchemin mise en lumière par un habile
et ancien conservateur des manuscrits de la Bibliothèque impériale,
M. Hauréau. Cette quittance, signée Michel de Montaigne, est ainsi
conçue : «Je, Michel Eyquem de Montaigne, conseiller du roy en la
« court du Parlement de Bourdeaulx , et auparavant en la court des géné-
u raux ( cour des aides ) , confesse avoir reçu comptant la somme de
« quatre-vingt-treize sols tournois à moi ordonnée pour le payement
(< de mes gaigcs et h cause de mon dict ofllce durant un quartier et
« en ai quitté et quitte par ces présentes signées de ma main le
u quatriesme iour d'octobre, l'an mil cinq cent soixante-sept, n
Deux ans après, le dernier survivant de deux frères aînés de Mon-
taigne étant mort aussi , notre philosophe , devenu le ciief de sa
maison, quittâtes emplois de robe, qu'il n'avait jamais beaucoup aimés.
M. Grûn en trouve la preuve officielle dans les registres trop rares et
trop mutilés du parlement de Bordeaux, où on lit que, le 2 4 juillet iSyo,
le roi accepta la résignation de l'oflice de conseiller au parlement faite
par Michel de Montaigne, en faveur de Florimond de Raymond.
Ainsi, grâce h nos vérifications modernes, un fait curieux, que le
président de Bouhier ne s'était pas soucié de découvrir, la date et la
durée des fonctions judiciaires de Montaigne, est maintenant bien no-
toire. Reste un point plus important, c'est de savoir l'usage qu'il fit de
ces fonctions, ce qu'elles étaient alors, la part qu'elles lui donnèrent
aux événements du temps. Malheureusement, la recherche qu'on a
412 JOURNAL DES SAVANTS.
négligée, avant 1789, est bien difficile aujourd'hui. Il subsiste peu de
feuillets originaux et peu d'extraits exacts du registre officiel et des
registres secrets du parlement de Bordeaux. Ce qu'on a pu surtout y
relever, ce sont quelques absences de notre philosophe en décembre 1 5 6 1 ,
en novembre ib6k, en novembre i565. Mais ses présences sont aussi
Ifclatées ; et il n'est pas douteux que, pendant bien des années de troubles
civils et de passions violentes, Michel Montaigne s'est trouvé retenu
dans les travaux d'une des cours judiciaires les plus importantes et les
plus agitées du royaume. Lui-même fait allusion h l'esprit de modéra-
tion qu'il y montra ; et, dans le dernier livre des Essais, il dit, chapitre xii,
en parlant de ses dispositions de caractère : «Aussi, ne hay-je personne;
(( et suis si lasche à ofTencer, que, pour le service de la raison mesme ,
«je ne puis le faire; et, lorsque l'occasion m'a convié aux condamna-
« tions criminelles, j'ay plustost manqué à la justice. » Ainsi Montaigne
eut à siéger, comme juge criminel , dans le parlement de Bordeaux.
Et, si nous consultons les témoignages du temps, non pas seulement
l'histoire générale et les mémoires, mais certains discours authentiques,
le parlement de Bordeaux était alors un de ceux qui portaient le phis
de violence dans l'administration de la justice, et appliquaient souvent
cette violence aux délits arbitraires que peut créer la passion religieuse.
Les années où Montaigne siégea dans le parlement de Bordeaux fu-
rent marquées par les plus tristes exemples tour à tour de rigueur et
d'inertie judiciaire. Dès fabord , celte compagnie avait montré le zèle
le plus âpre pour la répression de l'hérésie. En i556, elle avait fait
brûler deux jeunes sectaires de Saint-Emilion et de Libourne, qui
n'étaient coupables que de leur dissidence religieuse. Trois ans plus
tard, elle avait encore condamné au feu un négociant de Bordeaux, ac-
cusé d'outrages faits nuitamment, sur la voie publique, à des statues du
Christ, de la Vierge et des Sainis. Quelle que fût l'atrocité delà peine,
et quelle qu'eût été l'apparence ou la réalité du délit, Bordeaux, en 1 567,
comptait, parmi ses habitants, sept mille réformés, dont le zèle était
entretenu par les secrètes et ardentes prédications de deux ministres.
Les rixes pour cause de religion étaient fréquentes; et le mal s'accroissait
par les avanies, les violences et les partialités de la justice. Ce fut un
peu avant ce temps, et lorsque Bordeaux couvait tous les germes
de guerre civile, déjà si nombreux en France, que parut l'édit royal
du 16 janvier 1662, cette trêve religieuse inspirée par le chancelier de
l'Hospital et accordant aux huguenots la tolérance partielle de leur
culte , hors des villes et sous diverses précautions.
C'était un effort honnête et insuffisant, que le paradoxe implacable
8Tî^ JUILLET 1855. ^01 ^f^
dB quelques inquisiteut^s posthumes peut blâmer aujourd'hui', mais qui
semblait dicté alors par le bon sens et l'humanité. Les rigueurs n'ayant
fait jusque-là qu'irriter et fortifier la secte nouvelle, il fallait bien essayer
d'une autre voie. Plusieurs parlements cependant ne furent pas alors de
reX avis et voulaient persister dans les sévérités , dont ils avaient l'habi-
tude. Ainsi pensait la majorité du parlement de Bordeaux, comme elle
le marqua d'abord par son refus d'enregistrer l'édit, et plus tard,
quand elle accomplit cette formalité, parla déclaration de foi catho-
lique qu'elle prescrivit à tous les membres de la cour, et h tous les
officiers judiciaires et avocats du ressort. Treize signatures manquaient
à cet acte de foi souscrit par l'archevêque et par soixante-deux con-
seillers : et on peut croire que Montaigne était du nombre de ces
absents ou de ces retardataires. Mais, comme il continua de siéger à la
cour, il adhéra certainement à cet acte , qui dut être signé par tous les
titulaires non déchus de leur charge. De ce nombre était l'ami dont
Montaigne a immortalisé le souvenir, le conseiller La Boétie. A part
cette amitié, qui semble avoir été la plus intime union de sentiments
et d'idées, à part aussi certaine fièvre de liberté romaine, que La Boétie
semblait avoir reçue par contagion classique, nul doute que ce jeune
magistrat ne fût k la tête de ia petite minorité qui blâmait et voulait
adoucir fintolérable dureté du parlement de Bordeaux. Montaigne nous
apprend que son ami avait composé quelques mémoires sur cet édit
de janvier, fameux par nos guerres civiles; et il parait même avoir eu
le désir de publier ces mémoires qui, dit-il, trouveront encore ailleurs
peut-être leur place. Mais il n'en demeura pas moins, jusqucs et après la
mort de La Boétie, dans le pénible exercice de ces fonctions judiciaires,
dont il détestait l'odieuse rigueur en matière religieuse et blâmait les
formes, en toute matière pénale.
- Le dédiainement de la guerre civile, après les oppressions de parti ,
vint, à quelques égards, alléger cette tâche, tout en aggravant la vie pu-
blique et privée de chacun. Les huguenots exclus, dans ia Guyenne, des
bénéfices de l'édit du 1 6 janvier, prirent les armes et tinrent la cam-
pagne. La ville de Bordeaux se constitua mihtairement. Son parlement,
que le péril public excitait et autorisait, saisit le pouvoir administratif
et municipal , établit des postes , dressa des rôles de garde pour lui-
même, et fit ce service pendant quelques mois. Douze conseillers
avaient chacun à leurs ordres cent hommes armés; et ceux de messieurs
qui ne commandaient point montaient au moins la garde. L'ardeur de la
plus grande partie de cette cour et son activité politique et guerrière
parurent si envahissantes, que le terrible Montlûc lui-même en était
53
4l4 JOURNAL DES SAVANTS.
fatigué: et, lorsque, au bout d'un an de désordre et de pillage, vint,
par une transaction nouvelle, l'édit du 19 mars i563, ce fut lui qui se
chargea d'en assurer i'enregistrenaent au parlement de Guyenne; car le
même esprit ligueur tenait encore cette cour, et lui faisait recevoir avec
peine et mal exécuter de nouvelles dispositions qui, moins favorable^
aux protestants que le premier édit, leur rendaient cependant l'impunité
de leur culte et quelques conditions de repos et de sécurité.
Tout le monde, il est vrai, dans le parlement, ne partageait pas ce
zèle d'inquisition après comme avant la guerre civile. L'approbation
de La Boétie pour les vues du chancelier de l'Hospital avait gagné
d'autres suffrages. Le premier président du parlement , docte magistrat,
était décidé pour la tolérance, par conviction d'homme éclairé, encore
plus que par obéissance aux actes officiels de la royauté-, et il avait in>
voqué et appuyé de toute sa force le nouvel édit de pacification, dont
plus tard il dénonçait courageusement les infractions, dans une mé-
morable lettre au chancelier de IHospitai. De là, grande animosité
contre ce premier président au sein de sa propre cour, parmi les ca-
tholiques les plus zélés, et dans la noblesse militaire du parti des Guise.
Un conseiller l'avait, devant les chambres assemblées, accusé d'hé-
résie, et présentait à son parlement requête contre lui. En dehors de
ce débat, plus d'une fois réitéré, d'autres incidents menaçaient l'in-
dépendance du parlement de Guyenne. M. d'Escars, un des comman-
dants des troupes du roi dans la province, imagina, le jour de la rentrée
de la cour, de garnir toutes les salles de hallebardiers. Le premier
président proleste, descend de son tribunal, et fait enfin retirer la
garde devant les huissiers de la cour. Mais , un mois après , le même
M. d'Escars vient en plein parlement demander Téloignement du pre-
mier président pour suspicion et anciens griefs qu'il allègue contre lui.
Cet acte spontané, où l'esprit militaire venait en aide au zèle d'une
grande partie du parlement de Guyenne paraissait avoir été concerté
avec les premiers accusateurs du président. On doit le conclure de la
forme de récusation , que ce magistrat opposa de son côté , en demandant
«que les membres de la cour qui servaient de conseil au sieur d'Escax's
«dans ses propres affaires, et qui allaient boire et manger chez lui, ne
<t siégeassent pas non plus, dans la question présente. » La cour, sur cette
objection de son président, ayant demandé les noms des personnes dé-
signées, le premier président obtempéra. Il nomma l'archevêque de
Bordeaux , que son rang et les passions ecclésiastiques du temps mettaient
naturellement à la tête du parti contraire à la tolérance ; il nomma le
conseiller Malvin , signataire de la requête , dans laquelle lui-même
' JUILLET 1855. ' ' 415
était inculpé d'hérésie. Mais, ce qui peut vous étonner, parmi les huit
conseillers qu'il récusait encore, le premier président nomma le con-
seiller Michel de Montaigne. Serait-ce que, par sa noblesse d'épée, le
conseiller Montaigne avait quelques relations plus intimes avec le mar-
quis d'Escars? Serait-ce que, par une tradition d'Allicus, assez analogue
à la philosophie qu'il préférait, il n'était pas fâché d'avoir des amis dans
les deux camps? On ne peut guère en décider, sur le procès-verbal trop
sommaire que nous devons à M. Grùn. Mais, quoi qu'il en soit de la
liste où le nom de Montaigne se trouve comme égaré, la majorité
du parlement n'autorisa pas la récusation demandée. Sans pousser les
^oses plus loin, elle décida seulement: que le sieur président n'assis-
«terait pas aux procès où le sieur d'Escars était partie-, n puis, sur une
lettre de la reine mère , elle leva toute objection à l'emploi que ce chef
voudrait faire de ses archers, dans l'enceinte et pour la garde honori-
fique ou non du parlement. Ces irrégularités, ces retours de formes
despotiques autorisés par la couronne, en contradiction avec ses propres
édits, étaient l'indice précurseur de nouveaux désordres.
L'année suivante, par un détestable augure de la Saint-Barthélémy ,
les hommes les plus violents du parti catholique, À Bordeaux, égorgèrent
dans une nuit grand nombre de leurs concitoyens calvinistes, surpris
sans défense. Le parlement n'instruisit pas sur cet attentat-, et le laco-
nisme de M. Grùn à ce' sujet constate l'absence de documents officiels
sur les détails du crime. Seulement cet incident, affreux en lui-même,
et plus horrible par l'impunité, explique un acte mémorable de l'année
suivante, l'arrivée du roi Charles IX à Bordeaux, et l'elfort que sa cou-
pable mère et son intègre chancelier tentèrent contre l'horrible
exemple d'anarchie sanglante, donné si récemment dans cette ville,
sous un titre prétendu de zèle religieux et royaliste.
Longtemps annoncée et précédée de grands préparatifs, cette vbitc
de Charles IX à Bordeaux eut lieu le 9 aviil 1 56li, sept mois après In
lettre où le premier président avait loyalement fait connaître à la
couronne les prévarications et les dénis de justice dont il gémissait.
L'entrée du roi et de sa cour, la marche du cortège , la belle ordonnance
des corps de la ville, la réception dans l'église Saint-André par l'ar-
chevêque, le Te Deam solennellement chanté, tout cela se devine aisé-
ment. M. Grùn affirme de plus que Montaigne devait se trouver à che-
val parmi les conseillei*s qui figuraient ainsi, avec la robe rouge et
le] chapeau fourré, dans la suite nombreuse du roi. Il le conclut de la
jeunesse de Montaigne à cette époque, et de plusîen^ pas.<iages des
Eisais sur le goût qu'il avait pour l'équitation. a Je ne desmonte pat
53.
liU JOURNAL DES SAVANTS.
« volontiers, dit-il, quand je suis à cheval; car c'est l'assiette à laquelle
«je me trouve le mieux . et sain et malade. »
A la bonne heure. Mais, ce cérémonial fini, venaient les affaires
sérieuses, une tenue de séance royale, le discours du jeune roi, et la
mercuriale du chancelier, qui réprimandait les magistrats sur la résis-
tance à promulguer les édits de tolérance, les torts particuliers de la cour,
les abus d'impunité, les corruptions, les complaisances coupables. Ce
discours, déjà connu et habilement extrait par M. Grûn, est un beau
monument historique. Dans le rude et familier langage de l'Hospital,
on sent une force d'indignation et de vertu , dont il est regrettable que
Montaigne, qui sans doute assistait cette séance, n'ait parlé nulle p£^
dans ses Essais. Ce n'était pas s'être acquitté assez envers la vertu, que
d'avoir nommé L'Hospital parmi les poètes latins du temps, dans cette
phrase énumérative : «Aurat, Beze, Buchanan, L'Hospital, Montdoré,
«Turnebus. » 'iH
Serait-ce que la parole du chancelier aurait paru trop âpre ou trop
sévère, même à la raison de Montaigne, accoutumé à prendre plus
patiemment les défauts des hommes? Nous sommes convaincu que , dans
le parlement de Bordeaux, Montaigne était de cette minorité dont le
chancelier disait, au début de sa mercuriale : « Il y a ici beaucoup de gens
« de bien, desquels les opinions ne sont suivies; elles ne se poisent pas,
« mais se comptent. » Cette exception admise , le chancelier avait frappé
fort, et à peu près sur tout le monde. «J'ai ouï parler, avait-il dit, de
«beaucoup de meurtres, de pillages et forces publiques commises en
a ce ressort. J'ai reçu beaucoup de plaintes de vos dissensions qui sont
« entre vous, » Et , pour plus de détails , il ajoutait : « J'ai vu vos registres ,
«etli'ouvé que quelquefois vous venez aux injures, et presque à vous
« battre. » Un autre passage de ce discours signalait de grands désordres,
non plus politiques, mais moraux :«I1 y a des gouverneurs, disait le
« chancelier, qui se font craindre avec des archers , d'autres qui menacent
«les juges de les tuer. — lly en a de la cour, lesquels, quand ils ont des
« procez, ils usent de grandes forces; il y en a aussy qui sont grandement
«scandalisez (accusés) défaire des mariages par force; et quand on sait,
«quelque héritière, quant et quant, c'est pour monsieur le conseiller;
«on passe outre nonobstant les inhibitions. Je ne nommeray pas ceux
«qui en sont chargez à présent; mais si vous voulez communiquer avec
«moy, je vous les nommeray. Il y en a aussi d'entre vous, lesquels,
«pendant les troubles, se sont faits capitaines, les autres commissaires
«des vivres; ce sont gens qui ne sçavent faire leurs estats, et se mettent
« à faire ceulx des autres. Je veois aussy, de plusieurs, forces et meurtres
vtjui se commettent en ce ressort, il y en a auicungs qui les veulent
'.I excuser, disant : c'estoit ung méchant homme; or, il n'appartient à aul-
« cung de tuer, encore qu'il tue ung méchant homme; mais il en faut
«laisser faire à la justice. » j J-^ K.fîi-^
Enfin , la probité même de la cour était mise en suspidon t et le
sévère chancelier réveillait la plainte qu'avait faite le premier président
sur les relations trop familières de quelques magistrats de la cour
avec des seigneurs du ressort, dont ils se faisaient trop dépendants
pour rester leurs juges. C'était rappeler la récusation inutilement
élevée par le premier président , et où Montaigne lui-même avait été
compris. Que pensa-t-il de cette harangue inspirée par l'esprit de tolé-
rance et de justice, dont il était certainement animé, mais que son
tempérament et sa philosophie n'appliquaient pas avec tant de courageuse
rigueur? M. Grûn ne nous en dit mot : et nous n'essayons pas de lé
conjecturer sans lui.
Un passage de la harangue du chancelier est vraiment pathéfiqtie
par le contraste des souvenirs. C'est l'endroit, où parlant des commen*
céments de ligue qui se faisaient à Bordeaux , et des meurtres impunis
que diverses bandes commettaient , il ajoute : « Prenez exemple i\ vos(re
«roy. ïiui a-l-on ouy dire jamais : je ferai mourir reltui-cy; je ferai
«pendre cettui-là, sans qu'il l'eust mérité? Dieu lui fasse la grâce que
«lui qui est jeune, puisse subvenir à toutes ces fautes! »> Ce roi, pour
lequel était faite une telle prière, c'était Charles IX. *' ' ''■
Quinze jours après, le^i, le chancelier et toute sa suite flvaftfl't
(piitté Bordeaux, hiissant les choses à peu près comme elles étaient, le
premier président, honnête et ferme, en lutte avec sa cour, les sei-
gneurs , qui faisaient des incursions pour leur compte, réprimandés, mais
impunis, et les plus violents parmi les catholiques assurés d'être affran-
chis bientôt par la reprise de la guerre civile. Dans ce chaos, le rôle
de Montaigne , on peut le croire avec M. Grûn, n'était pas fort actif
«Il ne devait pas chercher les occasions de se produire, acceptant,
«sans les avoir demandés, les rapports qu'on lui distribuait, dit encore
«M. Grûn, les préparant avec beaucoup de conscience et sans beau-
« coup se presser. »
Bien que les pièces manquent à l'appui, nous admettons volontiers
ce résumé. Montaigne, évidemment, était dépaysé dans sa compa-
gnie, dans cette réunion de magistrats faisant ou voulant la guerre
civile, d'hommes de loi emportés de passions violentes, et quelques-
uns d'intérêts cupides. Sa droiture naturelle avait assez de force pour
le préserver lui-même, mais pas assez pour vaincre et redresser au-
%18 JOURNAL DES SAVANTS.
trui. Ce qui reste seulement attesté, moins par les indices trop fai-
ble-s et trop rares de sa magistrature que par quelques traits de son
livre, c'est que sa modération, peut-être parfois timide, resta irrépro-
chable et pure, qu'il aima le droit et la justice, et sentit au moins, avec
une indignation honnête, ie f)oids odieux du régime qu'il ne combat-
tait pas avec force. — «J'échappe, disait-il; mais il me desplait que ce
« soit plus par fortune et par prudence, que par justice; et me desplait
« d'êti'e hors la protection desloix, et sous autre sauve-garde que la leur.
«Gomme les choses sont, je ne vis plus qu'à demi de la faveur d'a^i-
tttruy, qui est une rude obligation.»
Et ailleurs , il disait encore « Je tiens qu'il faut vivre par droict et
« par auctorité , et non par récompense ni par grâce.» C'est là sans
doute une maxime d'honnête homme et de.citoyen, qui ne se ressent
pas de ces doctrines sceptiques et épicuriennes qu'on reproche à Mon-
taigne; et n'cût-il tiré que cet enseignement de sa carrière de magis-
trat, nous devonsl'en féliciter, et dire qu'elle ne fut pas un temps perdu
pour lui.
Ce côté cependant de sa biographie n'est qu'un chapitre de l'ouvrage
étendu que vient d'achever M. Griin, sous le titre de Vie publique de
Montaigne, travail curieux, exact, divers, où beaucoup de petites
erreurs sont relevées en passant, et quelques vues vraies et nouvelles
exposées avec habileté. Nous essayerons d'en rendre compte dans un
second examen, qui comprendra d'autres détails encore sur quelque
chose de Montaigne plus grand et plus duraible que sa vie publique.
VILLEMAIN.
[La suite à an prochain cahier.)
>it-)^
.?>T>'JU1LLET 1855f.HJOl 4W
Détehmination de léquinoxe vers al de i853, effeéiMe ëîi
Egypte d'après des observations du lever et du coucher du soleil,
dans T alignement des faces australe et boréale de la grande pyra-
mide de Memphis, par M. Mariette.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Le projet d'observations que j'avais envoyé à M^Mariette, était pure-
ment spéculatif; tel qu'on pouvait aisément l'exécuter, (}uand la grande
pyramide se trouvait dans son état de régularité antique. Supposant
donc, comme cela était alors, ses quatre laces exactement planes, sa
base rectangulaire abordable par ses quatre angles , et dégagée de tout
obstacle extérieur qui empêchât la vue de s'étendre aux alentours jus-
qu'à l'horizon, je demandais à M. Mariette d'observer les positions où
se trouverait le soleil relativement à la direction des faces australe et
boréale, aux instants de son lever et de son coucher, depuis le i 6 mars,
jusqu'au a A, me rései'vant le soin de calculer les conséquences de ces
faits. Je lui avais indiqué ces dates extrêmes, parce que je savais qu'elles
devaient comprendre entre elles le jour de léquinoxe. Les observa-
tions faites antérieurement à ce jour, devant rendre manifeste que
le^ points du lever et du coucher, remontent progressivement du sud
vers le nord , préparaient l'observateur à le voir passer de la face aus-
trale à la face boréale, ce qui était précisément le {)héiiomène qu'on
voulait lui faire saisir, et que les observations postérieures devaient lui
confirmer. Je savais trop bien, par les récits des voyageurs modernes,
que les quatre faces de la pyramide aujourd'hui d^radécs, n'offraient
plus la netteté et la rectitude rigoureuse, qui facilitaient toutes ces
déterminations dans les anciens temps. Mais le procédé qui servait
alors à les obtenir, ne pouvait être énoncé d'une manière précise , (ju'eii
se reportant aux conditions primitives du monument; et il aurait été
nuisible plutôt qu'utile, de le compliquer par des difficultés de détail,
dont les particularités n'étaient appréciables qu'en présence des objets
mêmes. L'intelligence de ^observateur placé sur les lieux, pouvait
seule lui apprendre ce qii'il avait à faire pour se rapprocher autant
que possible de ces abstractions, et l'on va voir qa'dle i^ lui a pas
' Vojez, pour le premier article, le cabier de mai, pe^ 169 : et, pour le
deuxième, celui de juin, page Siiy,,
420
JOURNAL DES SAVANTS.
fait défaut. Voici maintenant quel était le texte des instructions que j'avais
rédigée?.
Observations à faire, pendant un séjour aux pyramides de Memphis,
' '''^ ' da 16 mars du 2à mars i8ô3 1.
Ouest .
Face borëale.
'\}.'. •\h(^ ,
Hî^t&q.iriJjn ,.atiwn«l^--M ïï^s^jTir) ?:i^vr,'( '*j^ooftnV'i')^i(o'bB|tn<[ dvj
>.- >»/,
'{>: fjlri'î'iiff;; '/V)l,\ '
, a'ir.ii!*"' ■ ' ' '"'f- ■''
jp^.,.v,' Ouest. .....A
D.
.. Est.
itl-t / VitV'lf 't'
.Est.
Face australe.
«Le 16 mars i853, avant le lever du soleil, placez-vous à l'angle  de ta grande
«.pyramide, le dos tourné à l'ouest; et regardez attentivement le point de 1 horizon
«qui se trouve sur le prolongement de la ligne AB. Le soleil se lèvera à droite de
'(Cette ligne. Il éclairera complètement la face australe de la grande pyramide,
ï pendant toute la journée ; et , le soir, si vous vous placez à l'angle B , le dos tourné
ta l'est, vous le verrez se coucher, à gauche de la ligne BA. Pendant tout ce
«jour-là, le soleil n'éclairera point la surface boréale de la pyramide. Elle restera
« dans l'ombre.
• Depuis le 16 jusqu'au 19 mars inclusivement les mêmes apparences se repro-
«duiront. Seulement, les points de l'horizon où le soleil se lève et se couche '^^
« rapprocheront progressivement de la ligne A B. niji
«Le 32 mars et les jours suivants, le disque du soleil se lèvera et se couchera
« tout entier, au nord de la ligne CD. Placez-vous le matin à l'angle C, et regardez
• attentivement le point de l'horizon qui se trouve sur le prolongement de la
cligne C D. Vous verrez le soleil se lever à votre gauche. Le soir, placez-vous à
« l'angle D, et regardez attentivement le point de l'horizon qui se trouve sur le pro-
«longement de la ligne DC. Vous le verrez se coucher à votre droite. Mais il ne se
«montrera ainsi, au nord de la ligne CD, que pendant peu de temps. Après son
' Pour que les positions attribuées à l'observateur dans le texte de ces instruc-
tions, s'accordent avec le sens d'orientation assigné à la figure, le lecteur devra être
censé la regarder ayant la face tournée vers le nord du ciel, avec l'orient à sa
droite, et l'occident à sa gauche. La même condition s'applique aux figures 1 et
2 ci -après. .- - . .-.••- '>,:';'-.';■■[_>"■■' - •■ y-
JUILLET 1855. 421
«lever, son mouvement ascensionnel, oblique à l'horizon, lui fera bientôt aban-
« donner la face boréale de la pyramide , et le ramènera en avant de la face aus-
« traie, qu'il éclairera pendant presque toute la journée. Il ne l'abandonnera que
« vers le soir, pour reparaître sur la face australe , et aller se coucher plus au
• nord,
«Si les faces de la pyramide étaient orientées avec une exactitude rigoureuse;
« si, de plus, le parement plan qui recouvrait autrefois ces faces n'avait pas été en-
• levé, il s'y opérerait, le ao et le ai mars des apparences phénoménales intermé-
« diaires entre celles que l'on vient de décrire. Le ao au matin, le disque du soleil
• à son lever, serait partiellement visible sur les prolongements des deux lignes AB,
« CD; le soir du même jour, à son coucher il serait partiellement visible sur le pro-
« longement de BA, et de DC. Le lendemain ai, l'observateur placé en A, verrait
«encore une petite portion du disque se lever sur le prolongement de AB; le soir,
« en se plaçant à l'angle B, et regardant l'occident suivant la direction de BA , il ne
• l'apercevrait plus à son coucher; tandis qu'il serait parfaitement visible à ce» deux
« instants pour un observateur placé en C , puis en D. Mais le moindre défaut d'orien-
« (ation du monument, et le délabrement de ses faces, rendront probablement
«difficile d'y saisir ces phases d'apparitions mixtes, ou les présenteront altérées
« dans leurs détails. C'est pourquoi on se borne à les mentionner, quoique l'obser-
« vation en pût être utile ; et l'on a insisté sur les apparences contraires qui s'offriront
«d'abord du 16 au 19 mars, puis du aa au ih, parce qu'un léger défaut dans
« l'orientaliGO des faces de la pyramide, ne les empêchera pas de se réaliser. •
Lorsque M. Mariette reçut la lettre dans laquelle M. de Rougé lui
transmettait les instructions que je viens de transcrire, il était occupé
aux fouilles du Sérapéum, dans le désert d'Abousir. Il ne put s'en
absenter que dans la nuit du 1 7 mars i853, pour aller camper k trois
lieues de là, au pied de la grande pyramide, où il se trouvait rendu
le 18 au matin, avant le lever du soleil.
Le premier aspect des localités lui prouva , comme il l'avait prévu ,
que, dans l'état de dégradation actuel du monument, les observations
demandées seraient impossibles à faire, en suivant à la lettre les indica-
tions qu'on lui donnait. Le revêtement formé de dalles polies, qui ren-
dait autrefois les quatre faces de la pyramide exactement planes , a été
enlevé. Le noyau intérieur demeuré à nu, ne laisse voir que des assises
horizontales dont les dehors se débordent mutuellement par gradins;
et les arêtes extérieures qui terminent chacune d'elles, n'ayant pas été,
dans l'origine, assujetties à être rigoureusement rectilignes, présentent
sur leur longueur des sinuosités sensibles , que le revêtement général
dissimulait. De sorte, qu'en se plaçant à un quelconque des angles du
noyau actuellement dénudé, on n'apercevrait plus les angles opposés
des deux faces brutes qui s'y rejoignent-, même quand on s'établirait
pour cela .sur un gradin assez élevé, pour que la vision ne fût pas obs-
truée par les cônes de ruines qui encombrent les faces jusqu'à plusitîurs
54
422 JOURNAL DES SAVANTS.
mètres de hauteur, œuvre de destruction due en partie à ia main de
l'homme, plus encore aux outrages du temps. Mais M. Mariette avait
parfaitement saisi l'esprit et le but de l'opération que l'on voulait faire.
Il comprit tout de suite que les alignements demandés s'obtiendraient
aussi bien, et même mieux, en visant de loin que de près. Il alla donc
se poster à quelque distance , sur des tumulus ou des collines factices ,
qui se trouvent tant à l'est qu'à l'ouest de la pyramide; et il y choisit,
dans le prolongement des deux faces australe et boréale , quatre points
d'observation assez élevés pour permettre au rayon visuel de passer au-
dessus des décombres amoncelés à leurs bases, comme aussi assez dis-
tants pour que les sinuosités des assises, s'effaçassent à l'œil, ou pussent
être rectifiées , en moyenne , par la pensée. Il marqua ces quatre sta-
tions par des repères fixes, pour pouvoir s'y replacer exactement dans
chaque obsei'vation. Un seul artifice lui manqua, pour obtenir un degré
de précision presque astronomique. C'eût été d'ériger, à chaque station ,
un jalon vertical portant à son sommet une plaque métallique percée
d'un petit trou, contre lequel il aurait appliqué l'œil, afin de rendre
son point de vision absolument fixe, et se garantir des petits écarts que
peut occasionner un léger mouvement de la tête à droite ou à gauche;
à quoi il aurait pu encore ajouter des mesui'es de distances qui lui
auraient montré si ses lignes de mire sur les faces opposées, étaient
exactement parallèles entre elles. Mais il n'était pas préparé à ces déli-
catesses; elles lui auraient pris beaucoup trop de temps, et l'on ne
songe pas à de telles minuties dans le désert. D'ailleurs, le fait quel'on
voulait établir n'exigeait pas tant de soin. Si les observations effectuées
presque à l'improviste par M. Mariette, sur les faces dégradées du noyau
de la pyramide, donnent l'époque de féquinoxe dans une limite d'er-
reur qui dépasse à peine un jour, ce que Ton verra tout à l'heure être
indubitable , combien n'était-il pas facile aux prêtres de Memphis de la
déterminer ainsi avec une exactitude bien plus grande , dans leur pro-
fond loisir, quand la pyramide encore intacte, et revêtue de son parement
poli, laissait glisser librement sur chacune de ses faces, le moindre
filet de lumière qui venait s'y propager à toute heure du jour! Or, voilà
tout ce que j'ai voulu prouver.
Après que M. Mariette eut arrêté toutes ces dispositions, il lui prit
un scrupule qu'il a cru devoir mentionner; et le sentiment instinctif
de la précision , qui s'y décèle , montre bien que l'on peut avoir une pleine
confiance dans la justesse des observations qu'il a rapportées. Le pla-
teau sur lequel on a bâti la pyramide, est élevé de i3o pieds au-dessus
du iliveau du Nil. Delà on voit l'horizon terminé, dans l'ouest, par les
JUILLET 1855. 423
collines du désert liby que; dans l'est, par celles du désert arabique,
les unes et les autres, sensiblement plus élevées que la base de la py-
ramide, et même que les stations de M. Mariette, comme il s'en est
assuré en prolongeant jusque-là par la vue , la direction des assises ho-
rizontales situées à leur niveau qui lui servaient de ligne de mire.
Donc, disait-il, lorsque l'on voit le soleil se lever ou se coucher sur
cet horizon apparent, il se trouve un peu au-dessus de l'horizon ma-
thématique mené par chaque station; de sorte que le point du ciel où
il se projette alors est toujours un peu au sud de celui où il se coucherait "
effectivement, si on pouvait le suivre jusqu'à cet horizon même. La
remarque est juste. Mais d'après les cotes d'altitudes et de distances
que M. Mariette a relevées sur les cartes de l'Egypte, lesquelles sont
ici rapportées dans les figures i et 2 , je trouve que, l'élévation angu-
laire de ces deux horizons, au-dessus des stations qu'il a choisies, est,
pour chacune, très-approximativemenl égale à 2 9' y. Or, ce doit être
là aussi, à très-peu de chose près, la valeur moyenne de la réfraction
horizontale en Egypte aux époques des équinoxes. Conséquemment :
lorsque le soleil était vu, à l'est ou à l'ouest, dans l'horizon apparent
des stations de M. Mariette, il se trouvait réellement dans leur horizon
mathématique, et dans le plan vertical mené par l'arête de chaque
assise, prise pour ligne de mire. Nous pouvons donc employer ses ob-
servations d'alignement du soleil, è ces instants du lever et du coucher
apparent, telles qu'il les a faites, sans avoir besoin d'y apporter «lucune
correction, puisqu'elle marquent d'elles-mêmes le lever et le coucher
vrais.
Elles ont été suivies, sans interruption depuis le soir du 18 mars,
jusqu'au soir du 2 3. Mais, par un accident rare sous le ciel de l'Egypte,
et qui ne s'y produit guère qu'aux époques de l'équinoxe vernal , le soleil
ne fut visible à son lever que le 22 et le 2 3. Jusque-là il se trouva caché
le matin dans des brouillards aussi épais qu'à Londres. Heureusement,
pendant ces six jours, il se coucha dans un ciel parfaitement pur. Cela
suffît pour constater le déplacement progressif que des points de
son lever et de son coucher ont subi dans cet intervalle en remontant
du sud au nord, et pour en conclure les instants où ils ont dû se trou-
ver dans l'alignement des faces australe et boréale de la pyramide; ce
qui est le phénomène de passage, que l'on cherchait à déterminer. Le
a/i et le 25 , le temps resta brumeux pendant toute la journée; M. Ma-
riette jugea avec raison inutile de prolonger ses observations au delà
du terme fixé. Il quitta donc les pyramides dans la journée du 26 , pour
retourner dans le désert d'Âbousir reprendre au Sérapéum ses importants
54.
424
JOURNAL DES SAVANTS.
travaux; et, de là, le 26 même, il écrivit à M. de Rongé une longue
lettre, où il lui rendait compte de son excursion astronomique, dans
tous ses détails, sans aucune autre prétention que de dire : voilà ce
que j'ai fait, et ce que j'ai vu. Cette relation scrupuleusement naïve,
contenait tous les éléments de discussion que j'avais désirés.
Prenant donc les observations du matin et du soii', telles que
M. Mariette les rapporte, je les résume comme il suit :
i853. Mars 18. Lever non observé. Le coucher a lieu aa sud de la face australe.
Le soleil en est écarté, dans ce sens, d'en-
viron trois diamètres de son disque. Il est
totalement invisible dans l'alignement de la
face boréale.
19. Lever non observé. Le coucher a encore lieu au sad de la face aus-
trale. Mais le soleil s'en est évidemment rap-
proché. Il s'en écarte, dans ce sens d'un peu
moins de deux diamètres de son disque.
L'ensemble de la face boréale est tout en-
tier dans l'ombre.
ao. Lever non observé. Le coucher a encore lieu au sud de la face aus-
trale, que le disque déborde seulement d'un
diamètre. La face boréale est encore dans
l'ombre.
21. Lever non observé. A l'instant du coucher, la face australe et la
face boréale sont éclairées simultanément
pour la première fois. La portion du disque,
qui déborde la face australe, est moindre que
celle qui déborde la face boréale.
a a. Lever visible. Le soleil s'est levé tant soit peu au nord de la
face boréale. Mais le prolongement de la
face australe coupe son disque en deux. A
cet instant les deux faces sont éclairées si-
multanément.
Coucher visible. Au moment de la disparition de l'astre, la face
australe et la face boréale sont éclairées
toutes deux. Mais le soleil ne déborde l'aus-
trale que par un tout petit segment de son
disque. 11 déborde entièrement la boréale.
a3. Lever visible. Le soleil levant a quille le prolongement de
la face australe. 11 déborde entièrement la
boréale.
Coucher visible. Le soleil couchant ne se voit plus au sud de la
face australe. Au nord de la face boréale, il
se montre en plein.
La discussion minutieuse de ces énoncés, ferait soupçonner : 1° que
les centres de vision d'où les observations successives ont été faites,
JUILLET 1855. 425
n'ont pas été rigoureusement fixes; un petit mouvement de la tête, à
droite ou à gauche, ayant fait varier tant soit peu la position de l'œil.
2° Que les lignes de mire prises sur le prolongement des assises de la
pyramide, n'étaient pas mathématiquement parallèles entre elles, dans
les observations du soir, non plus que dans les observations du matin,
ce. qui en effet n'avait pas été vérifié. Mais, en laissant aux résultats ob-
servés les petites erreurs qui ont pu provenir de ces deux causes, et
les acceptant dans leur état brut, on en tire incontestablement les con-
clusions suivantes :
1* D'après les observations du soir. Depuis le i8 jusqu'au ao soir inclusivement, le
soleil s'est couché au sud des lignes de mire. Le a i au soir le disque s'est couché
sur ces lignes mêmes, le bord austral les débordant vers le sud, le boréal vers le
nord, celui-ci plus que l'autre. Donc, à cet instant, le centre du disque était passé
au nord de leur direction.
Si l'on admet que celle direction est exactement est et ouest, l'équinoxe
aura eu lieu, entre 6 heures du soir du 3i mars, et 6 heures du soir du 22.
2* D'après les observations du matin, le 22 à 6 heures du matin, le centre du
disque s'est levé presque exactement sur les lignes de mire, peut-être tant soit
peu au nord de leur direction.
3* En prenant une moyenne brute, entre ces deux résultats, féquinoxe serait
arrivé, vers l'instant de minuit qui suit le midi du ai mars; ou le ao mars,
à 36 heures ; le temps étant compté à partir de midi vrai à Memphis.
Voyons maintenant ce que donne le calcul astronomique. Pour le
savoir, j'ai calculé d'après la Connaissance des temps les déclinaisons
du centre du soleil à midi vrai de Paris, pour chaque jour, depuis le
18 mars i853 jusqu'au au inclusivement. Selon les observations de
Nouet, la longitude de Memphis en temps, est i** 55" à foricnt de
Paris. Les déclinaisons obtenues répondaient par conséquent aux
mêmes dates de jour, et à 1 '' 55" après midi , temps vrai de Memphis. De
là jusqu'à 6'' du soir, il y a /j*" 5'. Évaluant donc le changement de la
déclinaison dans cet intervalle, tel que la Connaissance des temps le
donne, j'en ai affecté les déterminations précédentes, et j'ai obtenu les
déclinaisons du centre du soleil , à G*" du soir, temps vrai de Memphis pour
chacun des jours considérés. Cette heure étant celle où il se couche
aux époques des équinoxes, j'ai déduit de là les amplitudes occases du
rentre du disque autour du point ouest exact; et je les ai rassemblées
dans le tableau suivant ' .
Soit d la déclinaison du soleil, h la hauteur du pôle, a l'nmplilude ortive ou
occase, de même signe que d. La formule est :
_. sind
SmA = .
coik
426
JOURNAL DES SAVANTS.
AMPLITUDES OCCASES
DATES.
DO CENTRE DU SOLEIL
à Mempbis.
DIFFÉRENCES DIURNES.
1853. Mars 18
O'bb' 7",9Sud.
0'27'22",0
19
0«27'45",9Sud.
0<'27'21",4
20
0» 0'24",5Sud.
0" 27' 20",6
21
0" 26' 56\1 Nord.
0»27' 19",4
22
0'54'l5",5Nord.
Ce tableau montre que l'amplitude occase était encore tant soit peu
australe le 20 à 6"* du soir, et qu'elle était beaucoup plus considérable-
ment boréale le lendemain 2 1 à la même heure. Comme on voit, par
la troisième colonne , que sa variation en 2 li^ est sensiblement constante
depuis le 18, jusqu'au 22, nous pouvons évaluer par proportion le
petit intervalle de temps nécessaire pour la reporter de 2 k", 5 vers le
nord, après le coucher du 20. Cet intervalle se trouve être 21'" 3o'.
En l'ajoutant à 6^ du soir du 20, on aura :
Passage exact du centre da disque par le point ouest, ou époque de Véquinoxe
vemal de 1853.
Par le calcul astronomique. Mars ao. ô**. ai*". 3o* Temps vrai compté de midi à
Par la moyenne des observations du Memphis.
matin et du soir de M. Mariette,
marsao 36\ o". o*
Retard de la détermination obtenue
par M. Mariette ag"". 38"". 3o'
Cette différence doit sans doute provenir en grande partie de l'incer-
titude des alignements que M. Mariette avait à prendre , et de ce qu'il
n'avait pas invariablement fixé les points de vision d'où il les observait.
Elle répond à une erreur de 33' à6" sur la direction azimutale du
centre du disque , ou à peine plus que son diamètre angulaire qui était
alors de 32' 10". C'est bien peu, dans les circonstances où M. Mariette
se trouvait. Mais une petite portion de cette erreur peut bien être due
JUILLET 1855. 427
aussi à un léger défaut dans l'orientalion originaire de la pyramide,
dont les observations de Nouet, l'astronome de l'expédition d'Egypte,
ne me paraissent fournir qu'une appréciation très-douteuse, ayant été
faites avec toutes les incertitudes d'alignement que les faces du noyau
dénudé présentaient alors, comme aujourd'hui. La seule conséquence
certaine que l'on puisse tirer des déterminations actuelles , c'est que ce
défaut d'orientation , s'il a existé , a dû être fort petit. Or c'était là l'unique
cause d'erreur que les prêtres de Memphis pussent avoii' à craindre. Si
donc maintenant, sans préparation, sans aucune pratique des observations
astronomiques, M. Mariette a pu, à travers des difficultés bien plus
grandes, ne se tromper sur la position des points est-ouest, que d'une
quantité qui excède à peine un diamètre du disque solaire, présumcra-
t-on beaucoup trop de fhabilelé des prêtres, si l'on pense que, dans les
circonstances favorables où ils se trouvaient , leur erreur a dû être
moindre qu'un de ces diamètres, et être par exemple de a 6 ou 27 mi-
nutes au lieu de 33, ce qui leur aurait donné les époques des équi-
noxes, à moins d'un jour près. Or c'est tout ce que j'ai voulu leur
attribuer. Quant à un léger défaut d'orientation que les faces boréale et
australe de leur pyramide auraient pu avoir, il ne les aurait pas empêchés
de s'en sen'ir pour peu qu'ils eussent d'adresse. Car ils fauraient aisément
reconnu et mesuré, en voyant si les points de l'horizon où le soleil se
lève et se couche aux deux solstices, s'écartaient également de leur di-
reclion tant à l'est qu'à l'ouest; et la correction à faire aux temps des
équinoxes aurait été proportionnelle à l'écart ainsi constaté. D'après les
objets d'art que l'on a recueillis d'eux dans les tombeaux et que nous
possédons dans nos musées, ils savaient construire des équerrcs et des
règles si bien dressées, ils savaient tracer des lignes droite d'une si
grande fmesse sur les substances les plus dures , qu'ils ne devaient pas
être embarrassés pour prendre des alignements exacts, quand le besoin
le requérait. On ne fabrique pas des outils d'une telle justesse, quand
le sentiment de la précision n'existe pas.
L'éclairement progressif et inégal des quatre faces de la pyramide.
aux divers instants d'un même jour, et aux difl'crenles époques de l'an-
née solaire, présentait encore à leurs regards une succession continue
de phénomènes, dans lesquels toutes les phases du mouvement annuel
du soleil se manifcstaieut avec une évidence, dont il était impossible
de n'être pas frappé. M. Mariette a bien remarqué ces périodes d'éclai-
rement que j'avais signalées et calculées dans mon mémoire de iS/iiS.
Mais, par suite de l'enlèvement du parement plan et lisse, qui les ren-
dait régulières, il devient aujourd'hui impossible d'assigner avec quel-
428 JOURNAL DES SAVANTS.
que certitude les limites de temps où elles commencent et finissent
chaque jour, parce que la lumière, en arrivant sur les faces du noyau
dénudé, s'y propage par cascades interrompues, au lieu qu'autrefois
elle les illuminait et les abandonnait instantanément. M. Mariette a pu
néanmoins voir et constater*pendant son séjour, un de ces phénomènes
d'illumination, qui a été mentionné de toute antiquité, comme une
propriété merveilleuse de la grande pyramide. C'est que, dans certains
temps de l'année, elle ne porte pas d'ombre pendant plusieurs heures :
ipsa suas consamit pyramis umbras, comme dit Ausone. La raison de ce
fait est très-simple. Prolongez par la pensée vers le ciel, les quatre
plans des faces de la pyramide. Ces prolongements formeront par leurs
intersections mutuelles une pyramide creuse, indéfinie, identiquement
pareille à la première, ayant ie même axe vertical, et lui étant opposée
par sa pointe. Quand le soleil se trouvera amené dans cet espace
creux, il éclairera simultanément les quatre faces delà pyramide solide,
et sa masse ne jettera plus d'ombre hors de sa base. D'après les inclinai-
sons que l'on a données à ces faces, au-dessus du plan de l'horizon,
leur illumination complète avait lieu ainsi très-approximativement ,
depuis le 2 l 'jour avant féquinoxe vernal, jusqu'au 2 i* jour après l'équi-
noxe automnal; pendant un instant, à ces deux limites, mais de plus en
plus longtemps, à mesure que le soleil était plus proche du solstice d'été.
A l'époque même de ce solstice, la durée du phénomène était de 2^ /iS";
aux équinoxes de 2'' 1 6"°, tant avant qu'après midi. La diminution d'en-
viron un demi-degré, qui s'est opérée dans l'obliquité de l'écliptique
depuis l'érection des pyramides, modifie quelque peu ces évaluations,
sans empêcher le phénomène de se produire encore. M. Mariette a
donc pu le voir, et l'a vu effectivement pendant son séjour. Mais l'ir-
régularité actuelle des faces du noyau ne lui a pas permis de déterminer
les instants de son commencement et de sa fin avec autant de précision
que les prêtres pouvaient le faire, quand le revêtement plan et lisse
existait. Alors la pyramide pouvait faire pour eux l'office d'une horloge
solaire d'une très-grande justesse, qui leur accusait de plus les époques
des équinoxes et des solstices, tout aussi exactement qu'ils avaient
besoin de les connaître pour les usages civils ou religieux, qu'ils étaient
chargés de régler.
Chose remarquable ! la pyramide, toute dégradée qu'elle est, sert en-
core à cela aujourd'hui. M. Mariette n'en a_pas été médiocrement sur-
pris , et voici comme il s'en exprime : a Les habitants de tous les villages
«modernes qui avoisinent les pyramides savent parfaitement, soit par
«tradition soit que l'expérience le leur ait enseigné à eux-mêmes, que
JUILLET 1855. 429
«le jour d'un équinoxe, le soleil se couche à l'horizon occidental, dans
« une position telle que son disque s'aperçoit sur le prolongement de
«l'une des faces , boréale ou australe, de leur masse. Ils n'ont jamais eu
«l'occasion de faire ces mêmes observations sur le soleil levant, ne se
«hasardant pas à aller dans la portion du désert qui est à l'ouest des
«pyramides, par crainte des esprits qui fréquentent ces lieux. Les habi-
«tants du village de Koneisseh, en particulier, sont plus accoutumés
«que d'autres à déterminer ainsi les équinoxes, parce que, à ces deux
«époques de l'année, un quart d'heure avant le coucher du soleil,
«l'ombre de la pyramide qui s'étend h plus de trois kilomètres, dirige
« sa pointe sur une pierre de granit située un peu au nord de leur vil-
«lage, ce que leur cheik m'a signalé comme un fait bien connu d'eux.
«Les Bédouins de cette région du désert ont tellement l'habitude, à dé-
(I faut de montres, déjuger l'heure par des procédés pareils, que pendant
«nos travaux autour du sphinx ils réglaient leur repas du jour d'après
«la position de l'ombre de la grande pyramide, dont ils savaient très-
ubien apprécier les variations en ditférents temps de l'année; et je ne
« me suis jamais aperçu qu'ils se trompassent de plus de cinq minutes
« sur l'heure de ma montre. »
Des pratiques aussi simples, aussi naturelles, ont dû se présenter à
fesprit dans tous les temps, depuis l'érection des pyramides. Comment
pourrait-on croire qu'elles auraient été inconnues aux prêtres de Mem-
phis, orficiellement adonnés aux observations célestes, quand nous
voyons aujourd'hui de pauvres Arabes s'en servir encore, soit qu'ils les
aient imaginées d'eux-mêmes, ou qu'ils les aient reçues par tradition!
Je ne veux nullement dire qu'avant qu'on eût élevé cet immense gnomon,
les prêtres n'auraient pas su déterminer les instants des équinoxes et des
solstices. Pour orienter ces grandes constructions, aussi exactement qu'ils
l'ont fait, il fallait que les Egyptiens sussent tracer une méridienne et
sa perpendiculaire. Or ils n'avaient besoin que de cela pour déterminer
les époques de ces phénomènes solaires, aussi bien, et même plus
exactement, que la pyramide ne les leur montrait. Il ne fallait que le
vouloir; et s'ils l'ont voulu, ils ont pu aisément obtenir ces détermi-
nations beaucoup de siècles avant que les pyramides aient été bâties.
Depuis que M. Mariette nous a rapporté 1rs résultats de ses propres
observations, et nous a appris l'habitude encore existante des mêmes
pratiques, soit imaginées spontanément, soit perpétuées par la tradition ,
il est à espérer qu'on ne dii'a plus que la présomption d'équinoxes et
de solstices, qui auraient été observés parles anciens Egyptiens , est une
conjecture à peu près extravagante. Je serais même porté à me faire
55
430 JOURNAL DES SAVANTS.
quelques reproches de lui avoir occasionné tant de fatigues, qui n'avaient
pour but que d'établir une vérité, évidente d'elle-même, aux yeux de
toutes les personnes qui ne sont pas absolument étrangères à l'art d'ob-
server. Mcds s'il trouve, non sans raison, que toutes ces peines étaient
fort inutiles pour nous autres Béotiens de l'Académie des sciences, je
tâcherai de le consoler, en lui persuadant, qu'à l'imitation d'Alexandre
il les a prises pour les Athéniens des inscriptions.
M. Mariette m'a encore appris, sur les habitudes astronomiques des
Arabes modernes , plusieurs délails très-curieux , dont un , entre autres ,
se trouve avoir une application fort inattendue à l'ancienne uranogra-
phie égyptienne. Mais, comme les idées que j'ai recueillies dans ces
entretiens n'ont qu'un rapport indirect avec le sujet que je viens de
traiter, j'en ferai l'objet d'un article spécial, ne voyant pas de transition
philosophiquement satisfaisante pour les souder à celui-ci.
J. B. BIOT.
Des carnets autographes du cardinal Mazarin ,
conservés à la Bibliothèque impériale.
ONZIÈME ARTICLE ^
La Gazette de Renaudot, le Moniteur du temps, dans son n" 77,
page Sjg, contenait, le 20 juin i6Zi3, l'article suivant:
« Leurs Majestés ayant envoyé à Bruxelles le sieur de Boispilé, inten-
« dant de la maison du duc de Chevreuse , pour fester le retour de la
«duchesse sa femme, çUe en partit le 6 de ce mois, accompagnée de
« vingt carosses des seigneurs et dames les plus qualifiés de cette cour-là ,
« qui l'ayant conduite jusques à Notre-Dame-de-Hau, elle vint le lende-
^ Voyez, pour le premier article, le cahier d'août i854, page 5^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page 621 ; pour le Iroisième, celui d'octobre, page
600; pour le quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième , celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19; pour le
septième, celui de février, page 84; pour le huitième, celui de mars, page 161 ;
pour le neuvième, celui d'avril, page 217, et, pour le dixième, celui de mai,
page 3o4.
i /JUILLET 1855. 431
umain coucher à Mons en Hainault, passant au travers de l'armée
«espagnole campée dans la vallée du dit Mons, et de là par Gondé ar-
« riva le 9 à Cambrai, estant partout bien dignement reçue des chefs et
«gouverneurs du païs, et par chacun en leur gouvernement, accompa-
«gnéejusquesàunelieue au deçà du dit Cambrai où le sieur d'Hocquin-
« court l'alla «"ecevoir sur la frontière de France , et l'ayant conduite à
« Péronne dont il est gouverneur, lui fit faire une réception magni-
« fique. Elle y fut aussi complimentée par la duchesse de Chaulne , et
« de là conduite le douzième jour, par le duc de Ghaulne ^, en sa maison
u où ils la traitèrent splendidement. Et estant partie de Chaulne le
«mesme jour, elle alla coucher à Royc; le i3 à là Versine, maison
«du sieur de Saint-Simon, frère du duc de mesme nom, où elle fust
«aussi très bien reçue et traitée de mesme, et où le duc de Chevreuse-
«Tattendoit. Enfin, le i Zi de ce mois, elle arriva à Paris dix ans après
« en estre sortie; dans laquelle absence cette princesse a fait voir ce que
«peut un excellent esprit comme le sien, malgré tous les traits de la
« fortune que sa constance a surmontés. Elle alla saluer à l'instant Leurs
«Majestés, en laquelle visite elle reçut tant de témoignages de l'aflec-
« tien de la reine, et lui rendit aussi tant de preuves de son zèle à tout
« ce qui regarde son service, et tant de résignation à ses volontés, qu'il
«parut bien que la longueur du temps, ni la distance des lieux, ni les
«espines des afTaires, ne peuvent rien que sur les âmes vulgaires. Aussi
«le grand cortège de cette cour qui la visite incessamment, et qui rend
« trop petit le grand espace de son hostel ', ne ravit point tout un cha-
ucun en admiration, comme la remarque qu'on a faite que les fatigues
«de ses longs voyages, ni les efforts de cette rigoureuse fortune n'ont
« apporté aucun changement à sa magnanimité naturelle , ni , ce qui est
« le plus extraordinaire, à sa beauté. »
Voilà l'apparence; voici maintciMnt la vérité.
Madame de Chevreuse avait alors quarante-trois ans. Sa beauté ,
' Leduc de Chaulne était le second frère du connétable de Luynes. — * Non pas
l'hôtel de Luynes, sur le quai des Grands-Âu^uslins, au coin de la rue G!l-le-Cœur,
demeure du fils du connétable, et dont Perelle a donné une charmante petite gra-
vure, ni l'hôlel de Clèves, rue du Louvre, que le duc de Chevreuse tenait de sa
mère Catherine de Clèves, qu'il habita quelque temps avec sa femme et qu'il ven-
dit au maréchal deGrammont, mais l'hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas-du-
Louvre, à côté de l'hôtel de Rambouillet : hôtel magnifique qui devint depuis l'hôtel
d'Epernon, et plus tard, en i6G3, l'hôlel de Longueville. Madame de Chevreuse
fit bâlir alors, par le célèbre architecte Lcmnet, le bel hôtel de la rue Saint-Domi-
nique-Sain l-Germain , que Perelle a aussi représenté, et qu'habite encore aujourd'hui
M. ie duc de Luynes.
55.
432 JOURNAL DES SAVANTS.
éprouvée par les fatigues se soutenait encore, mais commençait à
décliner. Le goût de la galanterie subsistait, mais amorti, et ce-
lui des affaires prenait le dessus. Elle avait vu les hommes d'État les
plus célèbres de l'Europe; elle connaissait presque toutes les cours, le
fort et le faible des différents États, et elle avait acquis une grande
expérience. Elle espérait retrouver la reine Anne telle «qu'elle l'avait
laissée, n'aimant pas les soucis du gouvernement et très-disposée à se
laisser conduire à ceux pour qui elle avait une affection particulière;
et, comme madame deChevreuse se croyait la première affection de la
reine, elle pensait bien exercer sur elle le double ascendant de l'ami-
tié et de la capacité. Plus ambitieuse pour ses amis que pour elle-
même, elle les voyait déjà récompensés de leurs longs sacrifices, rem-
.plaçant partout les créatures de Richelieu, et à leur tête, comme pre-
mier ministre, celui qui pour elle s'était séparé du cardinal triomphant,
et avait supporté un exil et un emprisonnement de dix années. Elle
ne faisait pas grand état de Mazarin, qu'elle n'avait jamais vu, et qui
lui paraissait sans appui à la cour et en France , tandis qu'elle se sentait
portée par tout ce qu'il y avait d'illustre, de puissant, d'accrédité. A
défaut des Condé, elle croyait bien avoir Monsieur, que lui donne-
rait sa femme, la belle Marguerite, sœur de Charles IV; elle disposait
de toute la maison de Lorraine; elle comptait sur les Vendôme, sur les
BouiUon, sur La Vieuville , sur La Rochefoucauld, sur mylord Montaigu,
qui avait été son serviteur et qui possédait toute la confiance d'Anne
d'Autriche. Tous ces calculs semblaient certains , toutes ces espérances
parfaitement fondées, et madame de Ghevreuse quitta Bruxelles dans
la ferme persuasion qu'elle allait rentrer au Louvre en conquérante.
Elle se trompait : la reine était changée ou bien près de l'être.
Le temps et le malheur avaient éclairé la reine Anne et lui avaient
appris la résignation, ou, du moins, la dissimulation et la patience. Depuis
l'obscure affaire de iGSy, qui avait forcé madame de Ghevreuse à s'en-
fuir de France, devenue deux fois mère, la reine semblait avoir renoncé
à des entreprises qui lui avaient si mal réussi ; elle avait cherché son
bonheur dans ses enfants; elle avait vu son sort s'adoucir, et, sans
rompre ses anciens et secrets liens avec les ennemis de Richelieu^, elle
' La Rochefoucauld, qui devait être bien informé, et posséda longtemps la con-
fiance de la reine , affirme qu'elle était entrée dans la conspiration de Cinq-Mars et de
Bouillon. Mémoires de La Rochefoucauld, collect. Petilot, t. LI, p. 362 et 363 :
« L'éclat du crédit de M. Le Grand réveilla les espérance? des mécontents. La reine et
«Monsieur s'unirent à lui; le duc de Bouillon et plusieurs personnes de qualité
« firent la même chose. Tant de prospérités pouvaient aisément éblouir un homme
JUILLET 1855. 433
s'était rapprochée du cardinal. Environnée de ses espions et de ses
créatures^, elle avait fait miné de se vouloir gouverner par ses conseils,
et, loin de demander le retour de madame de Chevreuse, lorsqu'il en
fut question en 1642, c'est la reine qui, par politique et pour donner
le change sur la part qu'elle avait pu prendre à l'afiaire du duc de
Bouillon et de Cinq-Mars, ou par un sincère effroi des agitations que
pourrait ramener dans la cour la remuante duchesse , avait prié qu'on
la tînt éloignée de sa personne et même de la France ^. Elle n'avait pas
«de vingl-deux ans; mais on ne doit pas pardonner à la reine, a Monsieur, ni au
«duc de Bouillon, d'en avoir été assez éblouis eux-mêmes pour se laisser entraîner
« par M. Le Grand à ce funesie traité d'Espagne. . . M. de Thou n'en avait encore
« aucune connaissance lorsqu'il vint me trouver de la part de la reine pour m'ap-
« prendre sa liaison avec M. Le Grand , et qu'elle lui avait promis que je serais de
■ ses amia. ■ Lettre de Turenne à sa sœur, mademoiselle de Bouillon , du 3o mai
1643 : «Vous pouvez juger combien il doit être sensible à mon frère de voir la
«reine et Monsieur tout-puissant, et d'avoir perdu Sedan, pour l'amour d'elle, sans
«trouver à cette heure de jour pour y rentrer. • Lettres et Mémoires, etc., publiés
par le général Grimoard, in-fol. , 178a, t. I", p. 4o. — ' Voyez noire septième
article de février dernier. Ainsi que nous l'avons dit, Richelieu avait donné la surin-
tendance de la maison de la reine au comte de Brassac, fort honnête homme, qui
servit bien la reine, mais qui, avant tout, appartenait au cardinal et finformait
de tout ce qui se passait dans l'intérieur d'Anne d'Autriche. Madame de Senecé,
fremière dame d'honneur, n'ayant pu descendre jusqu'à se mettre au service de
impérieux roinisirc, il avait mis à sa place madame de Brassac, pleine de mérite
et de vertu, qui, comme son mari, trouva le secret de ne manquer h aucun de
SCS devoirs ni envers la reine, sa maîtresse, ni envers celui auquel elle devait .sa
charge. Enûn, Richelieu avait fait nommer gouvernante des enfants de France
madame de Lansac, sœur de madame de Sablé, qui poussait la fidélité au cardinal
jusqu'à déplaire à la reine. It y a aux Archives des affaires étrangères une foule
de lettres de M. de Brassac à Chavigny et à Richelieu lui-môme, qui lui font
beaucoup d'honneur par leurs ménagements délicats et habiles, et qui montrent
aussi la reine résignée au moins en apparence, et prodigue de déférences envers
Richelieu. Voyez particulièrement dans la Collection de France, les t. C et CI, pour
l'année 16^2. — * Archives des afïaires étrangères, France, t. CI, p. 3i8, Lettre
autographe et signée de Chavigny, à Richelieu :
tA Footaiacblcaa, ce 28 juillet 1642.
« J'ay parlé à la reyoe, ainsi que Monseigneur me l'avoit commandé. Je l'ay trou-
« vée dans la situation qu'on sauroit souhaiter, et tellement recognoissante des obli-
• gâtions qu'elle a à Monseigneur, que je crois qu'il seroit très dillicile de lui faire
« chang^er la résolution qu'elle a prise de ne plus rien faire que par les conseils de
«Son Eminenco, et de se jeter entièrement entre ses bras. Elle m'a commandé, en
« suitte de la lettre qu'elle escrit à Monseigneur, de lui donner cette assurance de sa
' parL Elle m'a demandé avec soin s'il estoil vray que madame de Chevreuse revinst,
• et, sans attendre ce que je lui respondrois, elle m'a tesmoigné qu'elle seroit très
«marrie de la voir présentement en France, qu'elle la cognoissoit pour ce qu'elle
434 JOURNAL DES SAVANTS.
élevé la moindre réclamation , lorsque Louis XIII mourant l'exila en
quelque sorte de nouveau. Une fois en possession de l'autorité souve-
raine , elle l'avait rappelée -, mais il lui restait quelque chose de ses an-
ciennes inquiétudes, et elle la craignait tout autant qu'elle l'aimait.
Mazarin, qui s'établissait de plus en plus auprès d'elle, s'était appliqué
de bonne hem-e à combattre un crédit menaçant pour le sien. 11 s'était
armé contre madame de Chevreuse de la dernière volonté de Louis XÏII,
et il était parvenu à faire presque un scrupule à la reine d'y manquer
si vite. Il n'avait pas eu de peine à lui faire comprendre que les anciens
jours ne pouvaient revenir, que les amusements et les passions de la
première jeunesse étaient «de mauvais accompagnements^» d'un autre
âge, qu'elle était avant tout mère et reine, que madame de Chevreuse,
emportée et dissipée, n'était plus l'amie qui lui convenait, quelle n'a-
vait porté bonheur à personne, et qu'en la comblant de biens et d'hon-
neurs elle acquitterait suffisamment la dette de la reconnaissance.
Pour faire honneur à son ancienne amie, la reine envoya La Roche-
foucauld au-devant d'elle, mais en le chargeant de l'avertir des nou-
velles dispositions où elle la trouverait. Avant son départ, La Roche-
foucauld eut avec Anne d'Autriche un sérieux entretien oii il lit tout
pour la regagner à madame de Chevreuse. «Je lui parlai, dit -il, avec
«plus de liberté peut-être que je ne devais Je lui remis devant les
«yeux la fidélité de madame de Chevreuse pour elle, ses longs services,
« et la dureté des malheurs qu'elle lui avait attirés. Je la suppliai de
«considérer de quelle légèreté on la croirait capable, et quelle inter-
« prétation on donnerait à cette légèreté , si elle préférait le cardinal
«Mazarin à madame de Chevreuse. Cette conversation fut longue et
« agitée; je vis bien que je faigrissais ^. » Cependant il alla au-devant de
la duchesse; il la rencontra à Roye. Montaigu fy avait devancé. La Ro-
chefoucauld venait au nom de la reine , et Montaigu au nom de Maza-
rin. Ce n'était plus le brillant Montaigu, l'ami de HoUand et de Buckin-
gham, le chevalier passionné de madame de Chevreuse; l'âge aussi l'avait
changé: il était devenu dévot, et, à quelques années de là, il entra dans
l'Eglise. Il restait encore attaché à l'objet de ses anciennes adorations;
mais, avant tout, il était dévoué à la reine, et par conséquent résigné
« esloit, et elle m'a ordonné de prier Son Eminence de sa part, si elle avoit quelque
« envie de faire quelque chose pour madame de Chevreuse, que ce fusl sans lui per-
a mettre son retour en France. J'ay assuré Sa Majesté qu'elle auroit salisfaclion sur
0 ce point, . . >
* Ce sont les expressions mêmes de madame de Motteville, 1. 1", p. 162. — ' La
Rochefoucauld, coilect. Pelilot, t. LI, p. 878.
JUILLET 1855. 435
à Mazarin^ Il venait mettre le premier ministre aux pieds de madame
de Chevreuse, et s'efforcer d'unir l'ancienne favorite et le favori nou-
veau. La Rochefoucauld, toujours appliqué à se donner le beau rôle
et un air de grand politique, assure qu'il supplia madame de Che-
vreuse de ne pas prétendre d'abord à gouverner la reine, de s'appliquer
uniquement à reprendre dans son esprit et dans son cœur la place qu'on
avait essayé de lui ôter, et de se mettre en état de protéger ou de dé-
truire un jour le cardinal, selon les circonstances et selon la conduite
qu'il tiendrait lui-même^ . Madame de Chevreuse promit à La Roche-
foucauld de suivre ses conseils, et elle les suivit, en effet, mais dans la
mesure de son caractère et dans celle de l'intérêt de ses amis. Comme
la reine montra beaucoup de joie de la revoir, elle ne remarqua pas
de différence dans les sentiments d'Anne d'Autriche, et elle se per-
suada que sa présence assidue lui rendrait son ancien empire. Les Im-
portants l'encouragèrent dans cette pensée; ils s'imaginèrent qu'étant
tous bien unis ils renverseraient facilement Mazarin avant qu'il fût entiè-
rement affermi.
La première chose que demanda madame de Chevreuse fut le
retour de Chàteauneuf. La Rochefoucauld nous fait ici un portrait de
l'ancien garde des sceaux, un peu flatté sans l'être trop, où il laisse en-
trevoir quel gouvernement les Importants voulaient donner k la France ;
c'est celui que rêvèrent plus tard les premiers Frondeurs et plus tard
encore les amis du duc de Bourgogne, les derniers Importants du
xvii' siècle : « Le bon sens et la longue expérience dans les affaires de
« M. de Chàteauneuf, dit La Rochefoucauld, étaient connus de la reine. Il
«avait souffert une rigoiu-euse prison pour avoir été dans ses intérêts; il
« était ferme, décisif, il aimait l'Ltat, et il était plus capable que nul autre
M de rétablir l'ancienne forme du gouvernement que le cardinal de Ri-
« chelieu avait commencé à détruire. Il était de plus intimement attaché
« à madame de Chevreuse, et elle savait assez les voies les plus certaines
« de le gouverner. Elle pressa donc son retour avec beaucoup d'instance'. »
Déjà, dès les premiers jours de la mort de Louis XIII, Chàteauneuf
avait obtenu que la dure prison où il avait gémi dix ans fût changée
en une sorte de retraite dans quelqu'une de ses maisons*. Madame de
' Il avait été pour Mazarin dans les conciliabules qui avaient précédé la régence,
ainsi que nous l'avons fait voir dans notre second article, septembre i85^. Nous
trouvons dans les Archivas des affaires étrangères, France, CIV, un fragment d'une
lettre de Monlaigu à la reine, sans date, mais à peu près de ce temps-là, où, dans
un langage mystique, il l'engage à fermer l'oreille aux mécontents et à rester unie
à son ministère. — * Jbid. p. 879. — ' IbiJ. p. 38o, — * Archives des affaires élran-
436 JOURNAL DES SAVANTS.
Chevreuse demanda la fin de cet exil adouci, et qu'elle pût revoir celui
qui avait tant souffert pour la reine et pour elle. Mazarin comprit qu'il
fallait céder, mais il ne céda que lentement, n'ayant jamais l'air de re-
pousser lui-même Châteauneuf, et mettant toujours en avant la né-
cessité de ménager les Gondé, surtout madame la Princesse, amie in-
time de la reine, qui haïssait en lui le juge impitoyable de son frère,
Henry de Montmorency ^ Châteauneuf fut donc rappelé, mais avec
cette réserve accordée aux dernières volontés du roi , qu'il ne paraîtrait
pas à la cour, et se tiendrait à sa maison de Montrouge où ses amis
pourraient le visiter.
Il s'agissait de le porter de là au ministère. Châteauneuf était vieux,
mais ni son énergie ni son ambition ne l'avaient abandonné, et ma-
dame de Chevreuse se faisait un point d'honneur de le replacer dans ce
poste de garde des sceaux qu'il avait occupé autrefois et perdu pour
elle , et que tous les anciens amis de la reine voyaient avec indignation
entre les mains d'une des créatures les plus décriées de Richelieu,
Pierre Séguier. C'était un très-habile homme, laborieux, instruit, plein
de ressources, sans aucun caractère, que sa souplesse, jointe à sa capa-
cité , rendait fort commode et utile à un premier ministre. Sa conduite
dans le procès de de Thou l'avait rendu odieux. Dans celte môme af-
faire, pour obéir à Richelieu, il avait fait subir un intciTOgatoire à
Monsieur, et auparavant, en 1687, il n'avait pas respecté l'asile de la
reine au Val-de-Grâce. Tl s'était beaucoup enrichi, et sa fortune avait
fait faire â ses filles d'illustres mariages. Un cri s'élevait contre lui, et de
toutes parts on demandait son renvoi. Deux choses le sauvèrent. D'a-
bord on ne s'entendait pas sur son successeur^. Châteauneuf était le
gères, France, t. C, p. i35, leUre autographe de Châteauneuf à Chavigny, du
aS mars i6A3, où il le remercie He l'assislance qu'il a prêtée à sa sœur, madame
de Vaucelas « pour me sortir de la rude et misérable condition où je suis détenu
« depuis dix ans, dedans un âge fort avancé, et plein de maladies qui me travaillent
«continuellement.» Il prie Chavigny de lui continuer ses bons oITices, ol qu'il
plaise à S. M. « me permettre, après tant de peines et de rigueurs, de finir le peu
« qu'il me reste de jours en repos dedans ma maison, où je prierai incessaramenl
« Notre Seigneur qu'il comble ses jours de ses saintes bénédictions, » Ibid. p. Itoà :
« Angoulesme, a5 may i643. Sire, je rends très-humbles grâces à Voire Majesté
« de celle qu'il lui a plu me faire après une si longue détention, en me permettant
it de me retirer dans une de mes maisons. Ce sera pour y employer si peu qu'il me
« reste de jours à prier Dieu pour Vostre Majesté qu'il lui plaise donner longues et
«heureuses années. Ce sont les supplications les plus dévoles que lui faicl. Sire,
«de Voslre Majesté, le très humble et très obéissant subject et serviteur, Chateau-
«NEDF. » — ' Madame de Motleville, Ibid. p. i5o. — * H' carnet de Mazarin,
p. ./a : «Ogniuno si è mcsso in tes'.a di rovlnar il cancelliere e sono divisi circa il
JUILLET 1855. 43^
candidat des Importants et de madame de Cbevreuse, mais le président
Bailleul, surintendant des finances, convoitait la place pour lui-même;
l'évoque de Beauvais craignait dans le cabinet un collègue aussi puis-
sant que Châteauneuf, et les Condé le repoussaient. Puis, Séguier avait
une sœur qui était très-chère à la reine, la mère Jeanne, supérieure du
couvent des Carmélites de Pontoise. Les vertus de la sœur plaidaient
en faveur du frère, et Montaigu, tout dévoué à la mère Jeanne, défen-
dit le garde des sceaux.
Madame de Chevreuse, reconnaissant qu'il était à peu près impos-
sible de surmonter une si forte opposition, prit un autre cbemin pour
arriver au même but; elle se contenta de demander pour son ami le
moindre siège dans le cabinet, sachant bien qu'une fois là, l'habile
Châteauneuf saurait bien faire le reste et agrandir sa situation. Le pré-
sident Bailleul, surintendant des finances, n'ayant pas montré une
grande capacité, il fallut lui donner un nouvel auxiliaire quand M. d'A-
vaux s'en alla à Munster ^ Madame de Chevreuse insinua à la reine
qu'elle pouvait bien introduire Châteauneuf dans le conseil en lui don-
nant la succession de M. d'Avaux, emploi modeste qui ne pouvait faire
ombrage à Mazarin. Mais celui-ci comprit la manœuvre et la déjoua'*.
Il persuada assez aisément à la reine de maintenir M. de Bailleul en
mettant auprès de lui, comme contrôleur génénd , d'Hemery, qui plus
tard le remplaça entièrement.
En même temps qu'elle faisait tout pour tirer de disgrâce l'homme en
qui reposait toute sa confiance politique, l'habile duchesse, n'osant pas
attaquer directement Mazarin, minait insensiblement le terrain autour
de lui, et préparait sa ruine. Son œil exercé lui fit aisément reconnaître
quel était le point d'attaque le plus favorable dans l'assaut qu'il s'agissait
de livrera la reine, et le mot d'ordre qu'elle donna fut d'entretenir et
de porter à son comble le sentiment général de réprobation que tous
les proscrits, en rentrant en France, soulevaient et répandaient contre
la mémoire de Richelieu. Ce sentiment était partout, dans les grandes
familles décimées ou dépouillées, dans l'Eglise trop fermement conduite
pour ne pas s'être crue opprimée, dans les parlements réduits à leur
rôle judiciaire et qui aspiraient à en sortir; il était vivant encore dans
le cœur de la reine, qui ne pouvait avoir oublié les profondes humilia-
tions que Richelieu lui avait fait subir, et le sort que peut-être il lui
■ dar questa carica a ChaUonof, alcuni escludendolo, altri desiderandolo. » —
' Alors la surintendance des finances était partagée en deux, et occupée par Bail-
leul à la fois et par d'Avaux. — * II* carnet, p. i6 : tNon foccia S. M. sopiain-
• tendente Clialtonof, se non vuol restibilirlo inlieramente. >
5G
438 JOURNAL DES SAVANTS.
réservait. Habile à profiter de l'aversion naturelle que devait éprouver
Anne d'Autriche pour les parents les plus proches du cardinal, ma-
dame de Ghevreiise demanda, pour les Vendôme qui avaient tant et si
longtemps souffert, et dont le plus jeune, le duc de Beaufort, était
très-agréable à la reine, ou l'amirauté, qui donnait uA crédit immense,
ou le gouvernement de Bretagne, que le chef de la famille, César de
Vendôme , avait autrefois occupé , qu'il tenait de la main de son père
Henri IV, et aussi de l'héritage de son beau-père le duc de Mercœur.
C'était demander la ruine des deux familles qui avaient le plus servi
Ilichelieu et qui pouvaient le mieux soutenir Mazarin , les La Meille-
raie et les Brézé. Le maréchal de La Meilleraie était un homme de
guerre plein d'autorité et maître de plusieurs régiments. Le chef des
Brézé était aussi maréchal, gouverneur d'une grande province , l'Anjou,
et son fils, Armand de Brézé, était le premier homme de mer qu'eût
alors la France. Nous avons fait voir avec quel art Mazarin détourna
le coup*; il promit d'abord, pour ne pas blesser la reine, puis il gagna
du temps, laissa forage se dissiper, et retint l'amirauté et la Bretagne
entre des mains amies.
Madame de Chevreuse adressa encore à la reine la demande la
plus spécieuse du monde: elle la conjura de reconnaître les services et
le dévouement de La Rochefoucauld en lui donnant le gouvernement
du Havre. C'était fôter à la nièce de Richelieu, la duchesse d'Aiguillon,
personne éminente, formée à l'école de son oncle, et particulièrement
attachée à Mazarin. CeUii-ci mit tout en oeuvre pour la sauver, sans avoir
fair de s'en mêler, et il y parvint^.
Ce n'est pas nous qui prêtons ces desseins à madame de Chevreuse;
on les peut voir exposés par La Rochefoucauld^, et ils paraissent dans
toute la conduite de la duchesse. Mazarin lui-même nous apprend que
madame de Chevreuse avait songé aussi à marier sa fille , la célèbre made-
mx)iselle de Chevreuse^, celle que Retz a trop fait connaître, avec
un des fils du duo de Vendôme, en même temps que l'autre fils du
duc aurait épousé cette belle et aimable mademoiselle d'Epernon,
qui, déjouant ces desseins et de bien plus grands, se jeta k vingt-
qyatre ans dans le couvent des Carmélites. Ces mariages, qui auraient
rapproché, Uioi, fortifié tant de grandes maisons, effrayèrent le suc-
cesseur de Richelieu, et il engagea la reine à les faire échouer sous
' Voyez ootre txoûiètqie articld octobre i854. — ' Jbid. — ^ Mémoires, coilect.
Pelitot, t. LI, p. 380 334. -^ * Née e» 1637, Charlotte Marie de Lorraine avait
seize ans en i643.
;:i JUILLET 1855: • 439
main, trouvant que c'était déjà bien assez du mariage de mademoiselle
de Vendôme avec le duc de Nemours^.
Quand on suit avec attention le détail des intrigues contraires de
madame de Ghevreuse et de Mazarin dans ces premiers temps, on ne
sait trop à qui des deux donner le prix de l'habileté , de la sagacité , de
l'adresse, de la constance. Mazarin sut admirablement, dans ces premiers
moments de sa favcm* naissante et mal assurée , cédet et résister à propos ,
faire assez de sacrifices pour avoir le droit de n'en pas trop faire, s' étu-
diant à ne jamais blesser la reine, et travaillant sans cesse à l'éclairer, à
faire naître insensiblement en elle d'autres sentiments, d'autres pensées,
se confiant dans le temps, son grand allié, comme il l'appelait, comptant
particulièrement sur les fautes de ses adversaires, ménageant tout le
monde, ne désespérant personne, et entourant madame de Ghevreuse
elle-même desoins et d'hommages, sans se faire illusion sur ses senti-
ments. Elle, de son côté, le payait de la même monnaie. La Rochefou-
cauld dit que, dans ces premiers, temps madame de Ghevreuse et Maza-
rin étaient en coquetterie l'un avec l'autre. Madame de Ghevreuse,
qui avait toujours mêlé la galanterie à la politique, essaya, à ce
qu'il paraît, le pouvoir de ses charmes sur le cardinal. Celui-ci ne
manquait pas de lui prodiguer les paroles galantes, et « essayait même
« quelquefois de lui faire croire qu'elle lui donnait de l'amour. » Ge
sont les propres termes de La Rochefoucauld^. D'autres femmes aussi
n'auraient pas été fâchées de plaire un peu au premier ministre,
entre autres la princesse de Guéménë, qui passait pour la plus grande
beauté de la cour de France, et n'était pas d'une humeur farouche.
Elle et son mari étaient favorables à Mazarin', malgré tous les efforts de
madame de Montbazon sa belle-mère et de madame de Ghevreuse
sa belle-sœur. On pense bien que Mazarin soignait fort madame de.
Guéméné et ne se faisait pas faute de lui adresser mille compliments
comme à madame de Ghevreuse, mais il n'allait pas plus loin, et les
deux belles dames ne savaient trop que penser de tant de compliments
et de tant de réserve. En badinant, elles se demandaient quelquefois à
qui des deux il en voulait, et, comme il n'avançait pas , tout en continuant
ses protestations galantes, «ces dames, dit Mazarin, en concluent que
«je suis impuissant*. •
' I" ctrnet, p. 1 13 : « Matrimonii di Cheverosa e La Valelta eon li due figlii di
• Vandomo, quelio di Nemours essendo faUo. S. M. dovrà awerlire alf unione di
■ tanli grandi insieme, e ni assicuri che non avranuo mai altro oggeUo che il pro-
« prio intéresse. » — * Mioioires , coilect. Petitot , l. LI , p. 383. — * Voyei notre qua-
trième article, novembre i85/i. — * III* carnfl p. 39 : «Bantru m' ha falto molle
5G.
440 JOURNAL DES SAVANTS.
Ce jeu dura quelque temps, mais le nalurei finit par l'emporter sur
la politique. Madame de Chevreuse s'impatienta de n'obtenir que des
paroles, et presque rien de sérieux et d'effectif pour ChâteauneuP,
pour La Rochefoucauld, pour les Vendôme. Elle reconnut que ces per-
pétuels retardements étaient autant d'artifices du cardinal et qu'elle
était sa dupe; elle se plaignit, et commença à se permettre des mots
piquants et moqueurs. C'étaient des armes qu'elle fournissait à Mazarin
contre elle-même. Il fit sentir à la reine que madame de Chevreuse
la voulait gouverner, qu'elle avait changé de masque et non de carac-
tère, qu'elle était toujours la personne passionnée et remuante qui,
avec tout son esprit et son dévouement, n'avait jamais fait que du
mai à la reine, et n'était capable que de perdre les autres et de se
perdre elle-même. Peu k peu, de sourde et cachée qu'elle était, la
guerre entre eux se déclara de plus en plus. La Rochefoucauld a peint
admirablement le commencement et les progrès de cette lutte cu-
rieuse^. Les carnets de Mazarin l'éclairent d'un jour tout nouveau, et
relèvent infiniment madame de Chevreuse en faisant voir à quel point
Mazarin la redoutait.
Partout Mazarin considère madame de Chevreuse comme le véritable
chef du parti des Impoitanls. «C'est madame de Chevreuse, dit-il, qui
« islanze perche gli dicessi clti stimavo più délia dama (madame de Chevreuse) o la
« principessa di Ghimené, e mi ha confessalo che quesla l'haveva pregalo di riconos-
« cerlo. Mi ha detlo che si esamina la mia vila, e si conclude che io sia impotente. »
— ' Il avait eu la charge de chancelier des ordres du roi, dès 161 1 , sur la démis-
sion qu'en avait donnée en sa faveur son père Guillaume de L'Aubespino. Il l'avait
perdue en i633; on la lui rendit au mois d'août i6A3, avec le gouvernement de
Touraine, qu'il avait aussi autrefois possédé, et qui , étant devenu vacant par la mort
du marquis de Gesvres, tué à Thionville, fut donné ou plutôt reslilué àChâteauneuf.
II* carnet de Mazarin, p. aa : tBriena (Brienne) ha detto al maresciallo d'Estrées
• che andava a visitar Chatonof, e per ordine délia regina offrirgli l'ordine e il go-
« verno di Turena. » Journal d'Olivier d'Ormesson , 3o août 1 6 A3 : « On lui dit que M. le
«chancelier avait rendu à M. de Chateauneuf les sceaux de l'ordre.» Lettres fran-
çaises de Mazarin, lettre du i3 août i643 : Mazarin annonce à Châleauneuf que la
reine lui rend le gouvernement de Touraine, et autre lettre du 2 janvier i644 à
M. le comte de Ckd'eauneuf, conseiller du roi en ses conseils, chancelier en ses conseils
et gouverneur de Touraine, fol. 1 l\g , verso : • Je n'ay pas eu beaucoup de peine à servir
■ M. le commandeur de Jars auprès de la reyne, et l'abbaye qu'elle lui a donnée
« esl bien plus un effet de sa bonté que de mes oITicos. Je vous diray néantmoins que
« la satisfaction que j'ay eue de ce que j'y ay contribué pour la considération de son
« mérite, s'augmenle infiniment par la part que vous me tesmoignezd'y prendre. Je
• serey heureux de rencontrer d autres occasions où je vous puisse tcsmoigner que
«tous vos intérêts me sont chers, et que c'est avec une véritable passion que je
« suis, etc. » — * Mémoires, coUect. Petitot, t. LI, p. 384, e!c.
JUILLET 1855. 441
«les anime tous.* » — « Elle s'applique à forlifier le parti des Vendôme;
«elle tâche d'acquérir la maison de Lorraine-, elle a déjà gagné le duc
«de Guise, et par lui elle s'efforce de m'enlever le duc d'Elbeuf^. » —
«Elle voit très-clair en toutes choses; elle a fort bien deviné que c'est
« moi qui en secret agis auprès de la reine pour l'empêcher de rendre au
« duc de Vemlôme le gouvernement de la Bretagne. Elle l'a dit à son père, ^
<( le duc de Montbazon , et à Montaigu'. » — « Elle se brouille avec Mon-
«laigu lui-même, parce qu'il fait obstacle à Chàteauncuf en soutenant
«le garde des sceaux Séguier*.» — «Madame de Chevreuse ne se dé-
« courage pas. Elle dit que les affaires de Châleauneuf ne sont pas du
«tout désespérées, et elle ne demande que trois mois pour faire voir
«ce qu'elle peut. Elle supplie les Vendôme de prendre patience, et
«les soutient en leur promettant bientôt un changement de scène ^»
— « Madame de Chevreuse espère toujours me faire renvoyer. La
«raison qu'elle en donne, c'est que, quand la reine lui a refusé de
«mettre Châleauneuf à la tête du gouvernement, elle a dit qu'elle ne
«pouvait le faire présentement, et qu'il fallait avoir égard à moi; d'où
«madame de Chevreuse a conclu que la reine avait beaucoup d'es-
« time et d'affection pour Chàteauncuf, et que, quand je ne serai plus là,
«la place est assurée à son ami. De là leurs espérances et les illusions
«dont ils se nourrissent*.» — «L'art de madame de Chevreuse et des
« Importants , c'est de faire en sorte que la reine n'entende que des
« discours favorables à leur parti et dirigés contre moi, et de lui rendre
•« suspect quiconque ne leur appartient pas et me témoigne quelque af-
« fection''. » — « Madame de Chevreuse et ses amis publient que bien lût
' II' carnet, p. 65 : «Que mad. Cliev. li anima lorlos. i — * Ibid. p.. 68 : « A/e
« la dama grandes diiigeniias per fortificar el partidu de Vandomos. Ha ganadu el-
• duque de Guisa que azido (?) niedialor pcr el ajustamionto con el duquc d'ElbeuT. »
— ' Ibid. p. 75 ; « Que io ablava in secreto a la reyna per obligarla a no azer nade
«del guvîerno de Brclana.* — * Ibid. p. 7f> : • A ablado contra Monlegu por que
• serbi el cancellicr. » — * III* carnet, p. 1 1 : «clie la Dama liavcva delto chc non
« era disperalo il negolio di Chatoncu, che dimandava Ire mesi per far vedere qucllo
«poleva. Cosi ha dette alli Vandomi, predicandogli ad baver pazienza perche vu-
■ drebbero cambianiento di scena. ■ — * Ibid. p. a5 : «La ragione per la quaic
«crede la Dama et allri di poler farmi retirarc è che S. M. nella ricusatione di
• Chaloncu ha dcllo che non poleva prcsentemente mctlerlo apprcsso la sua per-
<sona, e che qualche rispetlo l'impediva; dn che concludono che il mio ne sia
«cagione, e dicendo la Dama di csser certa chc S. M. ha grun stima et aflellione
«per il suddeKo, spera chc, quando si potrà disfnr di me, il luogo sarà cerlo ail'
■ altro, et ogni une si lusinga in qucslo massimamente. » — ' ïbid. p. 19 : «La
«Dama, Jacinto (Beaufort) y lodos los Importantes no piensan a otra cosa che a
• sitiar la reyna de maniera che no puede ablar un nadie que no le tenga dincursoi
U2 JOURNAL DES SAVANTS.
«la reine appellera Châteauneuf, et par là ils abusenl tout le monde et
« portent ceux qui songent à leur avenir à l'aller voir et à rechercher son
<( amitié. On excuse la reine du retard qu elle met à lui donner ma place,
« en disant qu'elle a encore besoin de moi pendant quelque temps ^ » —
«On me dit que madame de Chevreuse dirige en secret madame de
«Vendôme (sainte personne qui avait du crédit sur le parti dévot, les
«évêques et les couvents), et lui donne des instructions, afin qu'elle
«ne se trompe pas, et que toutes les machinés employées contre moi
«aillent bien à leur but^. »
Ce dernier passage prouve que madame de Chevreuse , sans être dé-
vote le moins du monde, savait fort bien se servir du parti dévot, qui
était très-puissant sur l'esprit de la reine, et, comme nous l'avons dit ^,
donnait à Mazarin de continuels soucis.
Madame de Chevreuse l'inquiétait aussi beaucoup d'un autre côté.
La plus grande difficulté que rencontrait Mazarin était de faire com-
prendre à la reine Anne, sœur du roi d'Espagne, et d'une dévotion
toute espagnole, qu'il fallait, malgré tous les engagements qu'elle avait
tant de fois contractés , malgré toutes les instances de la cour de Rome
et malgré celles des chefs de l'épiscopat, continuer l'alliance avec les
protestants d'Allemagne et avec la Hollande, et persister à ne vouloir
qu'une paix générale où nos alliés trouveraient leur compte ainsi que nous,
tandis qu'on répétait continuellement à la reine qu'on pouvait faire »me
paix particulière , et traiter séparément avec l'Espagne à des conditions
très-convenables, que par là on ferait cesser le scandale d'une guerre
déplorable entre le roi très-chrétien et le roi catholique, et qu'on procu-
rerait à la France un soulagement dont elle avait grand besoin. C'était
là la politique de l'ancien parti de la reine. Elle était au moins spécieuse ,
et comptait de nombreux partisans parmi les hommes les plus éclairés
et les plus attachés à l'intérêt de leur pays. Mazarin, disciple et héritier
de Richelieu , avait des pensées plus hautes , que nous avons exposées * ,
mais qu'il n'était pas aisé de persuader à Anne d'Autriche. Il y parvint
peu à peu, grâce à des eCTorls sans cesse renouvelés et ménagés avec
.•■..'■ *-
«conformes en favor de su caballa contra my, mettiendole mas sospecbos de lodos
« ios que no fueren iinidos a elles, etc. » — ' 111* carnet, p. 29 : «La Dama et allri
« pubblicano che trà poco la reglna si servira di Chatoneu, e cosi ingannano ogni
« uno etobbliganoa visilarlo e ricercare la sua amicizia. Scusano la regina délia lar-
« danza in chiamarlo soprà la necessilà che (ha) di servirai di me per un poco. » —
* Ibid. p. i44 : «Dicen me que la Dama dava istructiones à la de Vendomo, para
« que las maquinas que se tzieren ( ?) conira my sean bien conducidas. » — ' Sixième
article, janvier 1 855. — * Voyez le pi*emier article.
JUILLET 1855. 445
un art infini , grâce surtout aux victoires du duc d'Enghien , car, en toutes
choses, c'est un avocat bien éloquent et bien persuasif que le succès.
Cependant la reine demeura assez longtemps indécise, et on voit, dans
les carnets de Mazarin, pendant la fin de mai, le mois de juin et celui
de juillet, que le principal objet du cardinal est de porter la régente à
ne point abandonner ses alliés et à soutenir fortement la guerre. Ma-
dame de Chevreuse, avec Châteauneuf, défisndait la vieille politique du
parti, et fiiisait mille intrigues pour y ranrener Anne d'Autriche : « Ma-
te dame de Chevreuse, dit Mazarin, fait dire de tous côtés à la reine
« que je ne veux pas la paix, que j'ai les mêmes maximes que le cardi-
« nal de Richelieu, qu'il est nécessaire et qu'il est facile de faire une paix
« particulière ^ » Il s'élève plusieurs fois contre les dangers d'un pareil
arrangement, qui eût rendu inutiles, les sacrifices de la France pendant
tant d'années: «Madame de Chevreuse, s'écrie-t-il, veut ruiner la
«France*!» Il savait que, liée intimement avec Monsieur, son ancien
complice dans toutes les conspirations ourdies contre Richelieu . elle
l'avait séduit à l'idée d'une paix particulière en lui faisant espérer pour
93 fille, Mademoiselfc , un mariage avec l'archiduc, qui lui aurait ap-
porté le gouvernement des Pays-Bas '. Il savait qu'elle avait gardé tout
son crédit sur le duc de Lorraine, et le maréchal de rHôj)ital, qui com-
mandait de ce côté, lui faisait dire de se défier de toutes les protestations
du duc Charles, parce qu'il appartenait entièrement à madame de
Chevreuse*. Il savait enfin qu'elle se vantait de pouvoir faire prompte-
n>ent la paix au moyen de la reine d'Espagne dont elle disposait '. Aussi
supplie- 1- il la reine Anne de repousser avec fermeté toutes les proposi-
tions de madame de Chevreuse , et de lui dire nettement qu'elle ne
veut entendre î\ aucun arrangement particulier, qu*elle est décidée à ne
pas se séparer de ses alliés, qu'elle .souhaite une paix générale , que c'est
pour cela qu'elle a envoyé k Munster des ministres qui traitent cette
grande affaire, et qu'il est superflu de lui en parler davantage ".
' III* carnet, p. 37 : (Un ami de madame àc Chevreuse, donl le nom nous est indé-
chiffrable, fait dire à la reine) cbe io non TOglio la pace , che hu le medesime massime
« del cardinale, e cbc pcr meuo délia regina di Spagna, cbe ha crcdilo, si puol con-
■ cluderc ()ronlamen(e una pace parlicoiare. Il delto è tuUodimadama di Chcverosa
■ che ha falto eiocar la mina nell' islcsso tempo che ha parlalo a S. M. nelli medesimi
« termini. » — Ibid. : t Questa donna vuol rovinar la Francia. » — ' Ibid. : * Dice il S.A.
• che il malrimonio di sua figlia si puol fare cou TArciduca , c che S. M. inclinava
• più a qnesto che a nessuno altropartito, dicendoche se le potrebbe darc la Fiandra
• in governo. » — * Ibid. p. 55 : t M. dcl Ospilal, che si prcndi cura al duca di Lo-
• rena, perche inf^nn^à, e farà mol(c cahalle incerte, intcndendosi inlicramcnte con
• madama di Chevcrosa. • — * Ibid. p. 57. — * Ibid. p. 43 : «Sua M. diga con
IM JOURNAL DES SAVANTS.
Battue sur ces différents points, Madame de Chevreuse ne se tint pas
pour vaincue. Voyant qu'elle avait inutilement employé l'insinuation, la
flatterie, la ruse, et toutes les intrigues ordinaires des cours , cet esprit
ferme et résolu, cette âme hardie n'hésita pas à recourir à d'autres
moyens de succès, et elle songea de nouveau à quelqu'une de ces en-
treprises désespérées qui autrefois avaient été méditées contre Riche-
lieu, et n'avaient échoué que par la faiblesse de Monsieur, et la fausse
chevalerie du comte de Soissons, qui, tenant un jour le cardinal entre
leurs mains, ielaissèrent échappera Elle continua de faire agir le parti des
saints, elle suivit ses trames politiques avec les chefs des Importants,
et en même temps elle se rapprocha de la petite cabale dont nous avons
parlé^, composée d'hommes nourris dans les anciens complots, habi-
tués et toujours prêts à des coups de main, qui jadis s'étaient proposés
pour assassiner Richelieu, et que, dans un cas extrême, on pouvait lan-
cer aussi contre Mazarin. Déjà nous les avons fait connaître d'après
Uetz et La Rochefoucauld. C'étaient le comte de Montrésor, le comte
de Beaupuis, Saint-Ybar, Varicarville, Barrière, bien d'autres encore,
esprits absurdes, cœurs intrépides, d'une fidélité sans bornes à leur
cause et à leurs amis, professant les maximes les plus outrées, et une
sorte de culte pour le malheureux de Thou, invoquant sans cesse la
vieille Rome et Brutus, mêlant à tout cela des intrigues galantes, et
s' exaltant dans leurs chimères par le désir de plaire aux dames. C'étaient
eux qui s'étaient fait donner le nom d'Importants par leurs grands airs
d'opposition au gouvernement, par leur affectation de capacité et de
profondeur, et par leurs discours ténébreux. Leur chef favori était le
duc de Beaufort, que nous avons fait connaître ^, personnage à peu près
de la même étoffe, composé à la fois d'extravagant et d'artificieux , mais
d'une grande apparence de loyauté et de bravoure, et se donnant sur-
tout pour un homme d'exécution, d'ailleurs absolument gouverné par
madame de Montbazon, la jeune belle -mère de madame de Che-
vreuse. L'ancienne maîtresse de Chalais n'eut pas de peine à acquérir
cette petite faction ; elle la caressa habilement, et, avec l'art d'une conspi-
ratrice exercée, elle fomenta tout ce qu'il y avait en eux de faux honneur,
de dévouement quintessencié et de courage extravagant. Mazarin, qui,
comme Ricbelieu, avait une admirable police, averti des démarches de
« résolution a la Dama, quando le abiarà de la paz que aunque enlenderà cosa
« alguna en particulnr, siendo resuelta de trallar juntamenle con los alliados de la
« corona en l'assemblea che sia concerlado per esto effetlo. ». — ' Relz, f. I", p. aa ;
el Montrésor, collect. Petitot, t. IV, p. 296. — * Voyez notre quatrième article, no-
vembre i856- — ^ Sur Beaufort, voyez notre quatrième article. . ; ,
JUILLET 1855. 445
madame de Chevreiise, comprit le danger qu'il allait courir. Il connais-
sait trop raudacieuse duchesse pour penser qu'elle reculerait devant
aucun moyen, et qu'elle se liait sans dessein avec des hommes comme
ceux-là. Il était parfaitement instruit de tout ce qui se passait et se disait
dans leurs conciliabules : «Us ne parlent entre eux, dit-il dans les
«notes qu'il écrit pour la reine et pour lui-même, que de générosité et
«de dévouement; ils répètent sans cesse qu'il faut savoir se'perdre, et
« c'est madame de Chevreuse qui les entretient et les unit dans ces
« maximes si funestes à l'État^ » — « Saint-Ybar » (un de ceux qui, avec
Montrésor et Varicarville, avaient proposé à Monsieur et au comte de
Soissons de les défaire de Richelieu), » est vanté par madame de Che-
«vreuse comme un héros*.» — «Campion, serviteur dévoué de la
« dame, est arrivé à Paris '. » On verra bientôt quel homme c'était que
Campion, ainsi que son frère, et ce qu'en voulait faire madame de Che-
vreuse. « Les plus grands ennemis que j'aie sont les Vendôme et madame
« de Chevreuse, qui les anime tous. Elle dit que, si on ne prend pas la
«résolution de se défaire de moi, les affaires n'iront pas bien, que les
«grands seigneurs seront tout aussi asservis qu'auparavant, que mon
«pouvoir auprès de la reine s'accroîtra toujours, et qu'il faut se hâter
«avant (|ue le ducd'Enghien ne revienne de l'armée*. » — « Le duc de
«Retz (un des principaux Importants) cherche un appartement pour
« madame de Chevreuse , où elle veut établir les frères Campion, et aller
« voir en secret l'agent espagnol Sarmienlo *. »
On ne'pouvait être mieux informé, et le plan de madame de Che-
vreuse et des chefs des Importants se dessinait clairement aux yeux de
Mazarin; ou bien, par leurs intrigues incessantes cl habilement concer-
tées auprès de la reine, lui faire abandonner un ministre pour lequel
elle ne s'était pas encore hautement déclarée, ou traiter ce ministre
comme de Luynes avait fait le maréchal d'Ancre, comme Montrésor,
Barrière, Saint-Ybar, avaient voulu traiter Richelieu. La première par-
' II" carnet , p. 70 : « No liacen otros discursos que de laura (?) y generosidad , y
t si predica sieniprc que es menestcr pcrclicrsc ... y liga lodos la Danin in estas
• maximas (am prejudicialcs all'Estado. 1 — * IbiJ. p. 83 : « Saint-lbar purtalo dalla
• Dama corne un eroe. » — ' 111' carnet : « Visita de Campion affellionalisMmo dclla
• Dama. » — * Ibid. p. a4 : ■ Que les majores cnemigos que yo leiiia eran losi Van-
«domos et la Dama que H animava todos, diciendo que se no si leneria luogo la
• résolution de de.sliacerse de my, los negolios (no) irian bien, los grandes serian
« lan sujelos como anies, y yo siempre mas podcria con la reyna, y que cra me-
« nesler darse prima anlcs que Anghien coiicluvicssc. » — * Ibid. p. a5 : «Duca di
• Rcs per comprarc una isola pcr niadama di Cheverosa dove vuol meltere Cam-
t pioni et andarvi talvolla per vedcre senza sospelto Sarmiento. ■
57
446 JOURNAL DES SAVANTS.
tie du plan ne réussissant pas , on commençait à penser sérieusement à
la seconde , et madame de Chevreuse , la forte tête du parti , proposait
avec raison d'agir avant le retour du duc d'Enghien; car le duc à Paris
couvrait Mazarin; il fallait donc profiter de son absence pour frapper le
coup décisif. Le succès paraissait certain et même assez facile. On
était sûr d'avoir pour soi le peuple, qui, épuisé par une longue guerre ,
et gémissant sous le poids des impôts, devait accueillir avec joie l'espé-
rance de lapaix. On comptait sur l'appui déclaré des parlements, brûlant
de reprendre dans l'Etat l'importance que Richelieu leur avait enlevée,
et que leur disputait Mazarin. On avait toutes les sympathies secrètes
et même publiques de l'épiscopat, qui, avec Rome, détestait l'alliance
protestante, et réclamait ralliance espagnole. On ne pouvait douter du
concours empressé de l'aristocratie , qui regrettait toujours sa vieille et
turbulente indépendance, et dont les représentants les plus illustres,
les Vendôme, les Guise, les Bouillon, les La Rochefoucauld, étaient
ouvertement contraires à la domination d'un favori étranger, sans for-
tune, sans famille , et encore sans gloire. Les princes du sang eux-mêmes
se résignaient à Mazarin plutôt qu'ils ne l'aimaient. Monsieur ne se
piquait pas d'une grande fidélité à ses amis, et le politique prince de
Condé y regarderait à deux fois avant de se brouiller avec les victorieux.
Il caressait tous les partis et n'était attaché qu'à ses intérêts. Son fils
ferait comme son père, et on le gagnerait en le comblant d'honneurs. Le
lendemain, nulle résistance, et le jour même presque aucun obstacle.
Les régiments italiens de Mazarin étaient à l'armée ; il n'y avait guère
de troupes à Paris que les régiments des gardes , dont presque tous les
chefs, Ghandcnier, Guitaut, Tréville, La Châtre, étaient dévoués au
parti. La reine elle-même n'avait pas encore renoncé à ses anciennes
amitiés. Sa prudence même était mal interprétée. Gomme elle voulait
tout ménager et tout adoucir, elle donnait de bonnes paroles à tout le
monde, et ces bonnes paroles étaient prises comme des encourage-
ments tacites. Elle n'avait pas jusque-là montré une grande fermeté de
caractère; on lui croyait bien quelque goût pour le cardinal; on ne
soupçonnait pas la force toujours croissante d'un attachement de
quelques mois. Enfin , si nous sommes parvenu à représenter sous des
couleurs fidèles le véritable état des affaires dans les premiers temps
de la régence d'Anne d'Autriche, les dispositions de tous les grands
corps de l'Etat , et des principaux personnages de l'Eglise , de la magis-
trature, de l'armée et de la cour, on doit reconnaître que de toutes
parts Mazarin était environné de périls. Au fond, il n'avait d'autre
appui que son génie et l'amitié encore incertaine de la reine. Lui-
JUILLET 1855. 447
même il a le sentiment le plus vif de sa situation, et il le laisse pa-
raître dans ses carnets et dans ses lettres.
V. COUSIN.
[La suite à un prochain cahier.)
Athènes auxxv*, xvi* et xvii* siècles, par M. le comte de Laborde,
2 vol. la- 8°. Paris, chez Jules Renouard, rue de Tournon.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
L'alliance entre la Porte et la France, en se perpétuant pendant
le xvi' siècle, avait rendu de plus en plus fréquentes nos relations
commerciales et nos missions diplomatiques dans les mers du Levant.
Tous nos ambassadeurs, gi*âcc à Dieu, n'étaient pas comme M. d' Ara-
mont et son secrétaire, Jean Chesneau, absolument exempts de curio-
sité ; il y en eut qui, soit à l'aller, soit au l'^tour, prirent Tidée de faire
escale en Grèce, et, vers le milieu du xvii* siècle, ce devint une sorte
d'usage et comme une tradition de chancellerie que de rendre hom-
mage, en passant, à cette patrie des lettres et des arts. Le premier qui
lui paya tribut fut un conseiller du roi Louis XIII, Louis Deshayes,
baron de Courmenin. En l'année i63o, allant à Constantinople, il
s'arrêta quelque temps à Athènes, et, dans la relation de son voyage,
imprimée en i63a^, il dit, en parlant du Parthénon : «Ce temple est
«aussi entier et aussi peu olTencé de l'injure du temps, comme s'il ve-
« noit que d'être fait ; l'ordre et la structure en est admirable. »
Ce peu de mots n'est pas sans éloquence ; mais , ce qui vaut encore
mieux, c'est le service que, quarante ans plus tard, un alitre ambassa-
deur allait nous rendre, à propos du même monument. M. de Nointel
ne se contenta pas de le décrire, il fit les choses en grand seigneur, et
nous légua des dessins qui, tout imparfaits qu'ils sont, servent, depuis
un demi-siècle, de texte inépuisable à la critique et à l'érudition.
Avant de dire un mot de ces dessins, n'oublions pas que, pendant
* Voyez, pour le premier article, le cahier de mai, page a83. — * Voiage dt
Levant, fait par le commandement da Roj. A Paria, chez Adrien TaopicarC, in-4*,
i63a.
5?-
448 JOURNAL DES SAVANTS.
les quarante ans écoulés entre l'ambassade du baron de Courmenin et
celle du marquis de Nointel, nos rapports avec la Grèce s'étaient en-
core multipliés et avaient pris un nouveau caractère. Ce n'étniient plus
seulement quelques visites passagères de hauts et puissants personnages :
des Français de plus modeste condition, des consuls et des religieux,
s'étaient, dans l'intervalle, établis à Athènes. La création des consuls du
Levant remonte aux premières années du siècle ; le consulat d'Athènes
fut fondé de i63o à i6Zio, et, A partir de ce moment, grâce à la
France, l'Europe savante fut mise en possession d'un moyen d'informa-
tion aussi sûr que commode, qui, depuis deux cents ans, ne lui a jamais
fait défaut. La mission de nos consuls n'était assurément pas d'étudier
et de décrire les antiquités grecques, mais ils s'en occupaient malgré
eux; de tous les produits du pays c'était le plus intéressant, et leur cor-
respondance était pleine du récit de ces ruines qu'ils avaient constam-
ment sous les yeux. Le premier qui exerça les fonctions tie consul à
Athènes était un sieur Giraud; digne précurseur de fexcellent M. Fauvel ,
il s'était fait, comme lui, l'obligeant cicérone des voyageurs de toutes les
nations.
Quant aux religieux venus de France, leur dévouement ne fut guère
moins actif Sans être de grands archéologues, ils n'en servirent pas
moins la cause de f archéologie. Tls avaient fait de leur couvent une
sorte de lieu d'asile, où le respect de l'art et de l'antiquité était religieu-
sement professé. C'est à eux qu'Athènes ou plutôt la FVance doit la con-
servation de ce charmant petit monument de Lysicrate, longtemps
connu sous le nom de Lanterne de Démosthène. Le père Simon, l'un
d'eux, l'avait acquis de ses deniers, en avait fait une propriété française,
et, à ce titre, un ministre de France en Grèce a pu, en 1 8/t5 , demander
et obtenir que ce chef d'oeuvre , près de tomber en ruines , fût restauré
aux dépens du crédit alloué aux monuments historiques de la France.
Nos capucins d'Athènes \ en même temps qu'ils sauvaient de précieux
débris, cherchaient à les comprendre et à les expliquer. Pour l'instruc-
tion des voyageurs, ils avaient entrepris une topographie, ou plutôt une
vue à vol d'oiseau, une sorte de panorama d'Athènes pris des bords de
rilissus. Ce plan, M. de Laborde nous le donne en fac-similé ; \e travail
en est naïf; ce n'est plus l'œuvre de la fantaisie, comme les vues d'A-
thènes du XV* siècle; les monuments sont à peu près à leur place, seu-
' Les premiers missionnaires français établis à Athènes n'étaient pas des capu-
cins, mais des jésuites. Ceux-ci, au bout de quelques années, en i658, transpor-
tèrent leur mission à Négrepont, et furent remplacés à Athènes par les capucins
dont nous parlons ici.
JUILLET 1855. 449
iement ils sont indiqués d'une façon sommaire et toute convention-
nelle.
Pour trouver des documents vraiment sérieux et d'une valeur scien-
tifique, il faut arriver à l'ambassade de M. de Nointel, ou plutôt à son
voyage à Athènes, en 1674'- M. de Nointel était un homme instruit,
nullement un savant; il avait fait adjoindre au personnel de l'ambassade
deux peintres de profession, non pas en vue des monuments d'Athènes,
mais pour faire dessiner les sites pittoresques, les meubles, les mai-
sons, les costumes des pays qu'il allait parcourir; par bonheur il com-
prit la beauté du Parthénon et conçut la bonne pensée d'en faire copier
toutes les sculptures. Il était temps; douze ans plus tard, la moitié de
ces sculptures n'étaient plus que d'informes débris. '
Des deux peintres qui l'accompagnaient, l'un, Rombaut Faidherbde,
était né à Malines, en Flandre ; élève d'Abraham Diepenbeck et de Jor-
daëns, on le disait habile à saisir la ressemblance; il avait la main
prompte et la mémoire fidèle. La mort le surprit dans l'île de Naxos,
avant d'arriver à Athènes. L'autre, élève de Lebrun et champenois de
naissance, se nommait Jacques Carrey; c'est lui qui fit tout l'ouvrage.
En moins d'un mois, il dessina aux deux crayons non-seulement les vingt-
sept statues qui occupaient alors les deux frontons, mais les quatre-vingt-
douze métopes^ et toute la frise extérieure des nmrs de la cella, longue
de plus de trois cents pieds. Installé dans l'Acropole, entre deux janis-
saires de l'ambassade chargés de le protéger, Carrey travailla sans re-
lâche, jusqu'à risquer d'en perdre la vue. Il fallait aller vite; la per-
mission de dessiner pouvait d'un moment à l'autre lui être retirée ;
c'était presque un miracle que de l'avoir obtenue. Jamais jusque-là les
Turcs n'avaient souffert qu'on dessinât un de leurs monuments. Les
capucins eux-mcmes n'avaient fait qu'en cachette leurs essais de pano-
rama. Sans M. de Nointel, sans les présents qu'il prodigua, sans son
titre d'ambassadeur d'un monarque alors tout-puissant, ces dessins
n'auraient pas été faits.
Quelle en est la valeur? Comme œuvres d'art, on peut les critiquer.
Ils sont faits de pratique; ils traduisent imparfaitement, sans rigoureuse
exactitude, sans véritable intelligence, les lignes et l'esprit de ces incom-
parables modèles ; mais les reproches qu'on peut faire aux dessins , doit-
on les faire à fartiste? Un maître plus habile eût-il mieux réussi?
Lebrun lui-même, à la place de son élève, aurait-il interprété cette
* M. de Nointel avait quille la France en 1670. — 'Il n'y en a (jue Ircnt*:-
deux, celles du sud, dont les dessins se soient conservés.
^50 JOURNAL DES SAVANTS.
sculpture beaucoup plus naïvement, en aurait-il serré de plus près les
contours et mieux accusé l'accent? Nous en doutons; personne, en
1674, pas plus en Italie qu'en France, pas plus les maîtres que les
disciples, n'étail en mesure de faire ce travail comme on entendrait
aujourd'hui qu'il fût fait. Ce n'était pas faute de talent, mais faute de
comprendre et de tenir en suffisante estime un certain ordre de beautés.
Un simple artiste du moyen âge, du xiii* siècle surtout, se serait mieux
tiré de cette épreuve, aurait fait ces dessins avec plus de conscience et
de fidélité que le plus habile homme de la fin du xvii° siècle. La diffé-
rence est pourtant grande entre le style de Phidias et notre ancienne
sculpture nationale , même des meilleurs temps ; ce sont deux arts qui ont
l'air de s'exclure, mais, au fond, que d'intimes rapports, que de points de
contact, disons mieux, que d'analogies! N'est-ce pas même simplicité,
même sobriété de lignes, même jet de draperies, môme système, en
un mot, bien que diversement appliqué? Or ce système est et sera
toujours absolument inintelligible à ceux dont les yeux et la main sont
façonnés aux conventions, aux habitudes, au savoir-faire académiques.
Voilà pourquoi, du temps de Lebrun, la chose la plus rare et la plus
impossible était de trouver vm homme, même un homme de talent,
qui sut faire autre chose qu'une copie banale, dès qu'il fallait sortir
des patrons de l'école; un homme qui, devant les portails de Chartres
ou de Reims, aussi bien qu'en présence des frontons du Parthénon,
fût en état de reproduire ce qu'il voyait, simplement, sincèrement,
sans corrections, sans additions, sans adoucir certains angles, sans
faire onduler certaines lignes, sans rapprocher et confondre certains
pians.
Ce qu'on peut reprocher à Carrey ce sont des fautes de ce genre ;
son tort est donc d'avoir été de son temps ; son mérite d'avoir travaillé
courageusement et lestement. Ses dessins, il est vrai, ne sont que des
croquis, mais, pour la postérité et pour l'usage qu'elle devait en faire,
mieux valaient de simples croquis comprenant près de trois cents
figures, qu'un petit nombre de figures plus soigneusement dessinées. Il
importe avant tout qu'un renseignement soit complet, et c'est à titre
de renseignement, ce n'est pas comme œuvre d'art que ces dessins
doivent être appréciés; leur valeur est toute archéologique. Si les
sculptures du Parthénon avaient totalement péri sans qu'il en restât
vestige , si , pour nous faire une idée de cet admirable style , nous en
étions réduits aux croquis de Carrey, mieux vaudrait n'y pas jeter les
yeux. Ce n'est pas cette lettre morte qui nous dirait comment sculptait
Pbidias. Le peu de mots qu'en ont écrit Cicéron, Pline et quelques
JUILLET 1855. 45Ï
anciens, nous l'enseigneraient plutôt. Mais, dès qu'il s'agit, non pas de
nous révéler le génie du sculpteur et le merveilleux mélange d'idéal et
de vie répandu dans ses créations , dès qu'il est seulement question de
nous aider à reconnaître les sujets qu'il a traités, la manière dont il
les a conçus, le programme qu'il a voulu suivre, les dessins de Carrey
sont des guides excellents. Ils seraient meilleurs encore , si les détails en
étaient plus précis, plus nets, mieux indiqués; tels qu'ils sont, quels
services n'ont-ils pas déjà rendus à ceux qui, comme Visconti, Brôns-
tedt, Quatremère de Quincy, les ont pu consulter; quelles erreurs
n'eussent-ils pas évitées à ceux qui, comme Stuart, ne les ont pas
connus
M. de Laborde ne pouvait manquer d'attacher aux dessins de Carrey
une sérieuse importance. C'est la pièce capitale , la pierre angulaire de
son œuvre; aussi, dans son Parihénon, les a-t-il tous reproduits sans
exception, avec une exactitude scrupuleuse; on croit voir les originaux;
ce sont les mêmes dimensions, le même trait à la sanguine, rehaussé
d'un peu de crayon noir. Sa publication domeurât-elle interrompue,
il n'aurait pas perdu sa peine, et mériterait bien de la science pour
avoir ainsi répandu en Europe ces précieux documents, pour les avoir
garantis de toute chance de destruction. Nous lui savons aussi beaucoup
de gré d'avoir, dans les deux volumes dont nous parlons ici, raconté
en grand détail l'histoire, nous dirions presque les aventures, de Valhiim
de Carrey.
Il ne faut pas croire en effet que ces croquis nous soient arrivés sans
encombre; que, prisés dès l'abord à leur valeur et soigneusement
conservés, ils aient passé du cabinet de M. de Nointel ou des mains
de ses héritiers dans un de nos dépôts publics, sous la garde et à In
portée des artistes et des savants; non, ils devaient subir d'autres vicis-
situdes, et c'est un grand hasard que nous les possédions. Pendant plus
de cent ans, on en perdit la tracée La brillante ambassade de M. de
' Il faut pourtant que Monlfaucon en ait eu connaissance vers 1706, époque ou
ii amassait les matériaux de son Antiqailé expliquée, puisqu'il public dans son
l. III, pi. I, n" 3 et 4. deux des métopes du Pnrlhénon (n" ig cl ai des
métopes du sud), en disant c^u elles font partie du lemple de Minerve, que fil des
siner sur les lieux M. le marquis de Nointel. Ces deux ligures sotil fort ancienne»,
ajoute Monlfaucon, faites, k ce qu'on croit, du temps de Périclès, qui fil bâtir le
Parthénon, ou temple de Minerve, d'où on les a tirées. M. de Laborde supporte
que M. Bégon, qui devint, comme on va le voir, propriétaire des dessins de Carrey,
avait communiqué ces deux mélopes à Monlfaucon. 11 est extraordinaire que le
savant archéologue n'ait pas puisé plus largement à celle source, du moment qu'elle
lui était révélée.
452 JOURNAL DES SAVANTS.
Nointel ne s'était pas heureusement terminée ; après neuf ans d'éclat
et d'opulence, il fallut solder les comptes de ce luxe orientai, que
Golbert avait approuvé et même conseillé, mais sous bénéfice d'inven-
taire, sans promettre d'en payer les frais. Le pauvre ambassadeur, trop
fidèle à ses instructions, dut, à son retour en France, vendre ses terres
et son marquisat, pour faire honneur aux engagements contractés à
Constantinople pour le service du roi. Par- dessus le marché, le roi lui fit
froide mine; ruiné et disgracié, le chagrin le saisit et il mourut bientôt,
en i685. Qu'étaient devenus ses dessins? les avait-il vendus dans sa
détresse comme tant d'autres objets de prix? On ne sait, mais personne
n'en entendit parler. Le comte de Caylus écrivait, en 1764, quatre-
vingts ans après la mort de M. de Nointel, que, malgré toutes ses re-
cherches, il ne lui avait pa3 été possible de retrouverni les marbres, ni
les mémoires, ni les dessins que ce ministre passait pour avoir rapportés.
Ce ne fut qu'en 1797, quand on ne les cherchait plus, que ces dessins
furent découverts daus le cabinet des estampes de la Bibliothèque du
roi, derrière un rayon de volumes qu'on visitait rarement. Comment
étaient-ils venus là? Une belle collection d'estampes, formée vers la
fin du xvij" siècle par un amateur distingué, Michel Bégon, intendant
de la marine à Rochefort, fut acquise par Louis XV le 28 avril 1770,
et réunie au cabinet de la Bibliothèque du roi. C'est dans cette collection
que se trouvaient, sans qu'on le sût, les dessins de Carrey ; on avait
tout acquis en bloc. Au temps où M. de Nointel était en Orient, Bégon
remplissait à Toulon les fonctions de trésorier de la marine; il dut
s'établir des rapports entre l'ambassadeur et le trésorier, d'autant plus
aisément que tous deux ils avaient le goût des collections. Au retour
du marquis, Bégon dut voir son portefeuille; il dut remarquer les vues
d'Athènes et les dessins du temple de Minerve; dès lors on comprend
que, soit avant, soit après la mort de M. de Nointel, il n'ait pas manqué
l'occasion d'en devenir possesseur.
Mais, une fois retrouvé, en 1 797, cet important recueil fut il apprécié
sur-le-champ? Non; la découverte ne fit presque aucun bruit, et près
de quinze années s'écoulèrent sans qu'on vît dans ces dessins une au-
torité authentique et le point de départ nécessaire de toutes les conjec-
tures, de toutes les controverses scientifiques au sujet du Parthénon.
C'est à M. Quatremère de Quincy qu'était réservé l'honneur de leur
donner crédit ; c'est lui qui , en 1811, les produisit dans le monde
savant, en les appelant, pour ainsi dire, en témoignage contre une
opinion, alors universelle, qui fixait à l'occident f entrée antique du
Parthénon. Détruit depuis cent vingt-cinq ans, le fronton occidental
JUILLET 1855. 453
était inconnu de tout le monde. Le savant antiquaire l'exhuma des
dessins de Carrey, et prouva, sans contradiction possible, que la scène
figurée dans ce fronton n'était pas la naissance de Minerve, mais bien
la querelle de cette déesse et de Neptune se disputant l'Attique. Or,
comme Pausanias dit positivement qu'on entrait au Parthénon en passant
sous le fronton représentant la naissance de Minerve, tandis que, dans
l'autre fronton, était figurée la querelle de Minerve et de Neptune, il
s'ensuit que l'entrée n'était pas à foccident ; rien de plus clair et de
plus incontestable. On s'était mépris jusque-là, faute d'avoir songé que,
pour approprier le temple à leur usage, les chrétiens en avaient changé
l'orientation; qu'ils avaient fait du pronaos une abside, et de l'opistho-
dome le vestibule de la nef. Cette observation si simple, qui, depuis
deux cents ans, échappait, sur les lieux mêmes, à tous les voyageurs, la
vue des dessins de Carrey l'avait d'emblée , et sans quitter Paris , suggérée
à M. Quatrcmère. Aujourd'hui c'est une vérité, aussi bien établie et
universellement admise, qu'elle était autrefois méconnue. Un tel succès
n'est pas chose ordinaire en archéologie, et ces dessins n'auront pas la
vertu de trancher tous les problèmes aussi victorieusement ;* mais ils
ont déjà procuré à plus d'un autre savant plus d'une heureuse inspi-
ration, et, comme, en ces matières, le dernier mot n'est jamais dit, ils
seront longtemps consultés, et ne cesseront de rendre des services tant
qu'on disso'tera sur le Parthénon, c'est-à-dire tant qu'il y aura dans ce
monde un reste de respect et de culte du beau^
' Ce recueil , destiné à rectifier tant d'erreurs , en contient une qui vaut la peine
'd'èlre signalée, ne fiU-ce que comme indice des préjugés archéologiques encore
régnants il y a soixante ans. Sur la première page, sur la feuille de garde, on lit
,ce liirc : Temple de Minerve, à Athènes, bâti pas Adrien. Les (rois derniers mots ,
il est vrai, ont été biiïés d'un trait d'encre plus récente, mais ils restent parfaitement
lisibles. Est-ce en 1811, lorsqu'on a donné à ce volume in-f sa reliure actuelle de
mnroquin rouge; est-ce antérieurement, avant que la collection Dégon fût réunie
à la Bibliothèque du roi que ce litre a été écrit, nous ne saurions le dire ; l'écriture
paraît un peu moins ancienne que celle de la noie explicative des dessins, qui vient après
et qui doit être postérieure à la vente de 1770. A quelques années près , c'est dans le
dernier tiers du dernier siècle que ces trois mots ont été tracés. Nous ne voulons
Eas dire que les antiquaires et les savants fussent alors assez peu avisés pour attri-
uer le Parthénon à Adrien, mais celle erreur répondait au sentiment général du
public qui se mêlait de ces questions. Tout monument un peu considérable ne pou-
vait alors avoir été bâti par d'autres que les Romains.
Monlfaucon se hasardait pourtant, nous l'avons vu plus haut, à faire remonter
au temps de Périclès les sculptures du Parthénon dessinées par Carrey, mais il
n'afFirmait rien ; c'était une conjecture contraire aux opinions reçues. Les voyageurs
qui avaient vu les statues des deux frontons avant 1687, quand elles existaient
58
454 JOURNAL DES SAVANTS.
Il est tttnps d'en finir avec ïalbam de GaiTey ; aussi bien nous ferions
supposer que M. de Lahorde ne parle pas d'autre chose. La place
qu'il lui accorde est grande et avec raison, mais son sujet exige qu'il
raconte aussi les travaux de bien d'autres voyageurs qui, à la même
époque que M. de Nointel, ont visité et décrit les monuments d'Athènes.
Aucun d'eux malheureusement ne savait dessiner; c'est seulement dans
leur récit qu'il faut chercher ce qu'ils ont vu, et, en pareille matière,
le plus gros volume en dit moins qu'un bon coup de crayon bien donné!
Il y a pourtant beaucoup d'observations utiles et parfois beaucoup de
sagacité dans les voyages de Spon et de Wheier, dans la relation du
père Babin et même dans la description du pseudonyme la Guilletière.
M. de Lahorde fait à chacun sa part avec une patience , un soin , un
amour du détail, un besoin de tout savoir et de tout dire, qu'on ne
peut nous demander ici. Nous serions pourtant bien tenté de le suivre
dans les pages qu'il consacre à Spon et à son voyage. Il se plaîl à
venger de certains dédains un peu jeunes, ce médecin de Lyon qui
s'était pris d'amour pour Athènes en lisant, annotant et publiant la pi-
quante relation du père Babin', et qui, pour avoir débuté un peu tard
dans la philologie, l'épigraphie et l'archéologie, n'en reste pas moins un
homme fort distingué et l'auteur du premier voyage à Athènes vraiment
digne de ce nom. C'est bien lui, et non son compagnon Wheier, qui est
le voyageur original; M. de Lahorde le prouve pertinemment en
démêlant tout ce qui lui appartient, en signalant tous les jalons qu'il
a plantés pour l'instruction des futurs voyageurs dans ces ruines, que la
routine et l'ignorance avaient seules visitées jusque-LV Sans dissimuler
ses erreurs, il lui tient compte de la sûreté et de la fermeté, alors touteii
encore, s'obslinaienl tous à les attribuer à l'époque d'Adrien. Il y avait même deuï
figures dans lesquelles ils voulaient reconnaître cet empereur et Sabine son épouse.
Cette opinion s'était si bien enracinée, que, lorsque lord Elgin transporta à Londres
les débris des statues du fronton oriental, on eut toutes les peines du monde à les
faire reconnaître pour ce qu'elles étaient, c'est-à-dire pour des œuvres du temps
de Phidias; il fallut qu'une longue et sérieuse controverse démontrât ce fait
évident, et mît lin à la vieille manie de voir du Romain partout. — ' Le père
Babin, de la confrérie de Jésus, a écrit cette relation à Smyrne, en 167a;
elle est adressée à l'abbé Pécoil , qui voyageait alors en Orient avec M. de Noin-
tel. A son retour en France, l'abbé Pécoil vint s'établir à Lyon, et communiqua
au médecin Spon, déjà grand amateur d'anliquilés, la description d'Athènes, écrite
par le père Babin. Ce récit ntiïf et animé enthousiasma le docteur lyonnais, il l'an
nota, et le publia en 1674. sons ce litre : Relation de l'étal présent de la mile d'Athènes ,
uu vol. in-12. Ce petit livre est devenu si rare, que M. de Laborde a eu des peines
infinies à se le procurer; il l'a réimprimé dernièrement à part, en petit formai; il
le réimprime de nouveau dans les notes de l'ouvrage dont nous parlons.
JUILLET 1855. - 455
nouvelles, de sa critique, et de la justesse avec laquelle il a déterminé
la position de certains monuments, sans s'inquiéter des fausses traditions
et des sornettes populaires dont il était environné. Toute cette appré-
ciation de l'ouvrage de Spon est aussi riche en preuves que juste et bien
déduite ; mais c'est surtout à propos des écrits du prétendu la Guilletière
et de ses querelles avec Spon, que M. de Laborde a donné libre carrière
à son infatigable esprit de recherche.
Nous ne saurions nous lancer dans l'histoire de ce la Guilletière, elle
nous mènerait trop loin, mais nous en dirons deux mots, en oçnsidé-
ratjon d'autres écrits de la même plume qui ont vu récemment le jour,
et que nous trouvons dignes d'un sérieux intérêt'. Celui dont il s'agit
est un volume in-12, imprimé à Paris en l'année lôyS, sous ce titre:
Athènes ancienne et moderne par le sieur de la Guilletière. L'auteur raconte
jour par jour, et pour ainsi dire d'heure en heure, les particularités de
ses pérégrinations. Il aborde au Pirée le aâ avril (1669), (ju'U n'estoit
pas encore une heure après midy, il décrit le Pirée, puis s'achemine ver»
Athènes, en côtoyant les longs murs, et, une fois dans la ville, il
continue ses descriptions, donnant toujours la date de ses journées, et
entrant, sur tout ce qu'il voit, dans de minutieux détails. Le livre était
£aicileraent écrit, il fut lu, trouvé agréable, les savants comme le public
le prirent au sérieux. A ce même moment, Spoa était à Venise, prêt
à mettre à la voile pour l'Orient. L'Athènes ancienne et moderne lui £ut
envoyée par la f>oste, et il en fit, pendant la traversée, sa lecture assidue.
Il n'avait pas le moindre doute sur la sincérité de l'auteur, et le prenait
pour un confrère , pour un vrai voyageur comme lui ; mais, quand il fut
sur les lieux, son langage changea, la fraude 9tait trop transparente; il
déclara tout net que le sieur de la Guilletière n'avait i)as vu les choses
dont il parlait. Il disait vrai; non-seulement la Guilletière n'avait pas
voyagé, mai» il n'existait pas. Le livre était l'ouvrage d'un nommé
George Guillet , lequel , pour ennoblij* un peu son nom , se faisait appeler
Guillet de Saint- Georges. Sans sortir de Paris et sans quitter sa chambre,
il avait mis en œuvre quelques notes des capucins d'Athènes qu'on Jui
avait communiquées. Guillet, démasqué par Spon, n'en soutint pas
moins la gageure, et s'entêta dans son roman; ne pouvant se défendre,
il attaqua son adversaire, son antiquaire médecin, comme il affeetait
' Nous voulons parler des Mémoires inédits sur la vie et les oatruges dee membres
de l'Académie royale de peinture et de sculpiuie, publics d'après les mamiscrils con-
ser\és à rpcole impériale des beaux-arts, par MM. Dussieux,Soulié,dcChennevièrc,
Paul Manlz et de Moniaiglon. Deux volumes ont déjà paru chez Diimonlin, quai
des Augustins, i3.
456 JOURNAL 'DÈS SAVANTS.
èe l'appeler, et, à force de railleries, d'équivoques et dé mauvaises
raisons, il aggrava sa supercherie en cherchant à la déguiser.
Ce qui donne à cette polémique , dont M. de Laborde n'omet aucun-
détail, un intérêt particulier et presque de circonstance, c'est qu'elle
était à peine éteinte lorsque, en 1682, on vit ce même Guillet, pré-
senté par Lebrun, et nommé par Colbert, entrer comme historiographe
à l'Académie de peinture et de sculpture. En cette qualité, il recueillit,
pendant vingt-trois années, de curieux documents, et composa de nom-
breuses notices sur les principaux peintres et sculpteurs du xvii* siècle ;
notices inédites depuis cent cinquante ans, enfouies dans les archives
de l'Ecole des beaux-arts, presque à l'insu de l'école elle-même, et dont
déjeunes et intelligents écrivains viennent heureusement d'entreprendre
la publication^ ..,1 »'>/.. >-u>iv'.ivii
Pendant le temps qu'il consacra au service de l'Académie, Guiïlet
fut toujours entoiu"é de l'estime et de la sympathie de ses confrères. Sa
petite mésaventure n'avait déconsidéré que son livre, lequel, comme on
doit croire, perdit toute autorité. Par bonheur, il n'y a rien de commun
entre ses notices et ses prétendus voyages. Le contrôle des académi-
ciens, devant lesquels il les lisait, nous en garantirait, au besoin, l'exac-
titude et la véracité. Ce serait, tout au plus, à propos des artistes dont la
mort n'était pas toute récente, et dont la vie contenait des points
douteux, qu'il pourrait être prudent de ne pas toujours prendre à la
lettre , et sans y regarder, les assertions de l'historiographe ; il est des
habitude; littéraires qui ne se perdent qu'avec la vie.
Revenons à Athènes. Cette passion de voir la Grèce et d'en parler,
ces voyages, ces descriptions, aussi bien les fausses que les vraies, ces
polémiques , ces controverses , ce mouvement littéraire et scientifique à
propos d'Athènes et de l'antiquité, tout cela n'était né presque subite-
ment, comme le remarque M. de Laborde, qu'à la faveur de la profonde
paix qui, par extraordinaire, depuis douze ou quinze ans, depuis la ca-
pitulation de Candie, régnait dans l'Archipel. Mais le Grand-Turc et
la république de Venise ne pouvaient faire longtemps bon ménage. Le
moment approchait où la guerre allait se rallumer et chasser momen-
tanément les Musulmans de leur conquête ; c'est dire que nous touchons
à l'épilogue, au dénoûment du livre de M. de Laborde, à l'explosion
de la bombe vénitienne qui devait couper en deux le chef-d'œuvre d'Ic-
tinus. Cette fatale bombe, celte bombe justement maudite, l'auteur
nous la fait attendre avec un art infini, pendant tout son second vo-
' Voir la note de la page précédente. . .
' JUILLET 1855. ' 457
lume. Grâce au Parthénon , qui domine tout l'ouvrage , qui nous touche ,
nous émeut, dont nous voyons la chute en perspective, il nous fait ac-
cepter le récit, disons mieux, il écrit toute l'histoire de la guerre de
Morée, des trois campagnes dirigées, de 168I1 à 1687, par Morosini et
Kœnigsmarck. Ce préambule, loin de nuire à l'effet, y ajoute plutôt.
Et pourtant les détails abondent : l'érudition curieuse, anecdotique, ne
tarissant jamais, qui se répandait tout à l'heure dans les récits moins
sérieux de guerre de plume et de rivalités de voyage , on la retrouve ici.
Rien n'échappe aux investigations de l'auteur ; l'organisation de l'armée
vénitienne, de cette armée qui parle toutes les langues, le vénitien seul
excepté ; les conventions passés avec les princes allemands ; les muni-
tions, les vivres, l'équipement, la solde des soldats, il nous raconte
tout : on le suit, il se fait lire, on lui sait gré de ce luxe de recherches \
on s'attache aux moindres phases de celte curieuse expédition, vrai jeu
d'enfants auprès de nos modernes entreprises, mais conduite dans les
mêmes climats, soumise à bien des conditions semblables, et, parla
même, éveillant en nous le plus sympathique intérêt. Puis, lorsque,
après ces longs détours , nous arrivons devant Athènes , lorsque , en face
de l'Acropole, sur la colline du Musée, nous voyons Cesser les batte-
ries et braquer les mortiers, l'effet est saisissant. Quelques journées se
passent; les bombes et les boulets se croisent au hasard, les monuments
semblent invulnérables. Les Turcs seront peut-être vainqueurs , mais
un grand acte de barbarie ne sera pas commis! Hélas non! Dans la nuit
du 2 5 au a 6 septembre, un transfuge s'est glissé dans le camp des as-
siégeants, il leiy apprend que l'ennemi tient ses poudres amoncelées
sous les voûtes de marbre, derrière les splendides colonnes de ce
temple, aussi peu ojfencé de l'injure du temps que s'il venait qae^d'étrefait ;
c'est donc là, là seulement, qu'il faut jeter des bombes. Un lieutenant
luneburgeois s'offre, dès qu'il fait jour, à pointer lui-même les mortiers,
et, bientôt, une détonation terrible, une secousse épouvantable, ap-
prend aux assiégeants que le pointeur a bien visé, et que le transfuge a
dit vrai.
L'explosion, fut si forte, que des débris du temple furent lancés
jusque dans le camp de Kœnigsmarck. Les Turcs, sans munitions,
capitulèrent, mais l'armée triomphante, à son entrée dans l'Acropole,
ne trouva qu'un monceau de ruines encore fumantes. Les deux extré-
mités du monument, les deux frontons et quelques colonnes avaient
pourtant résisté; dans le fronton de l'occident, les statues, bien qu'ébran-
lées, s'étaient maintenues debout; par malheur le vainqueur eut la fa-
tale idée do s'en faire un trophée , de les envoyer à Venise. Ses soldats
458 JOURNAL DES SAVANTS.
les voulurent détacher sans précautions, sans écbafauds ; elles toni'
bèrent en éclats sur le roc. Quand on pratique ces sortes de pillages, il
faut au moins savoir s*y prendre : la maladresse est, dans ce cas, le
comble de la barbarie. Et pourtant, peu s'en fallut qu'un acte encore
plus sauvage ne couronnât celui-là. Les Vénitiens, vainqueurs, furéat
bientôt décimés par la peste; en face d'une armée dont les rangs gros-
sissaient chaque jour, ils ne pouvaient conserver leur conquête; l'abandon
en fut résolu. Mais fallait-il laisser la ville à l'ennemi? N'était-il pas mi-
litairement plus sage de la détruire, de raser ses murailles et même ses
monuments, ces masses de pierres et de marbres, qui deviendraient
bientôt autant do casemates? La destruction d'Athènes fut discutée,
mise aux voix et adoptée dans un conseil de guerre tenu le i 2 février
1 688. Le temps et les bras manquèrent seuls pour qu die fût con-
sommée.
C'est dans les archives vénitiennes que l'auteur a découvert la
preuve de ce fait. Il cite les textes originaux, les lettres, les rapports,
les procès-verbaux qui le constatent. On ne saurait donc s'étonner
qu'en nous communiquant ces pièces et quelques autres qui ne valent
guère moins, tejiies qu'une lettre de Morosini, par exemple, racontant
au sénat, le plus froidement du monde, que ses soldats viennent de
mettre en pièces les marbres de Phidias , on ne saurait s'étonner, disons-
nous, .que M. de Laborde ne puisse contenir une vive indignation. Il
s'est fait bien du vandalisme en ce monde, il s'en fera longtemps encore,
mais le Parthénon, détruit en pleine civilisation, un tel chef-d'œuvre,
mutilé dans un tel siècle et par de telles mains, ce n'c|j|t pas un méfait
ordinaire; comment en parler de sang-froid? Si nous pouvions en accu-
ser quelque séraskier fanatique, un barbare de nom comme de fait,
le mal serait le même, on s'y résignerait mieux. Il n'y a pas jusqu'aux
vingt et un siècles passés sur ce monument sans l'altérer ni le disjoindre ,
qui ne rendent plus impardonnable sa chute datant d'hier. Avoir fran-
chi tant de périls, échappé à tant de naufrages, et sombrer dans le
port! Aussi, nous garderons-nous d'adresser à M. de Laborde les ten
proches que nous lisions naguère dans une critique d'ailleurs bienveil-
lante de son livre; non, il n'est pas trop exigeant, trop peu pénétré
des nécessités de la guerre, trop amoureux de la conservation dés mo-
numents, trop sévère pour leurs destructeurs ; nous adoptons, quant au
fond, ses jugements et même ses colères; nos réserves, si nous en fai-
sions, ne porteraient que sur la forme. Elle est parfois, ce nous
semble, un peu trop véhémente pour la moyenne des lecteurs. Traiter
les démolisseurs de bourreaux, parler de leurs victimes, inventer des
JUILLET 1855. 459
projets de mëdailies destinées â les flétrir, leur offrir, sous forme de
dédicace, l'hommage d'une profonde indignation, c'est là, nous le crai-
gnons, dépasser un peu le but. Le public n'esl ni archéologue, ni ar-
tiste, ni très-ami des monuments; ce ton tragique ne lui va pas. Il lui
faut des réquisitoires plus simples. Les grands mots, en ces matières,
prennent urf air de lieu commun qui leur ôte tout crédit, surtout quand
ils font disparate avec un style habituellement facile , clair et sans am-
bition. Le moyen le plus sûr de parler juste et de persuader, c'est de
garder toujours son diapason, de ne jamais forcer la voix, même pour
exprimer le blâme le plus énergique ou l'indignation la mieux sentie.
Heureusement, l'auteur peut, sans grands sacrifices, faire droit à ces
observations. Quelques sourdines à quelques phrases ou même à quel-
ques mots seulement, c'est tout ce qu'il nous faut. Reste une autre exi-
gence qui nous tient plus au cœur : nous demandons un troisième
volume, complément nécessaire de ceux-ci. Le cadre où l'auteur se
renferme est un prétexte qu'il s'est donné pour nous laisser h mi-chemin;
nous ne l'acceptons pas. Ce n'e^t pas à l'année 1687, au succès éphé-
mère de l'expédition vénitienne que unit l'histoire d'Athènes; bientôt
les Turcs vont rentrer dans la ville, et plus d'un siècle s'éooulera avant
qu'ils en soient chassés cette fois pour toujours, du moins nous l'espé
rons. Dans ce long intervalle, que de choses à nous dire! que de
voyages, que d'études, que de travaux, que de spoliations! M. de La-
borde ne peut laisser h d'autres le soin d'en faire le récit; non qu'il
n'y ait aujourd'hui tout un essaim de jeunes gens, doctrs, prompts et
hardis, tout prêts à nous parler du Parthénon et de l'Acropole. Une
institution récente, née dTiier et déjà féconde, nous vaut cette abon-
dance; il s'en est plus dit en ce genre, depuis quelques années, que
dans tout un siècle d'autrefois. M. Ë. Burnouf, M. Bculé surtout,
MM. Paccard et Desbuissons, dont les dessins valent des livres, ont.
cliacun à leur façon, porté la lumière, la vie, la controverse, dans ces
questions athéniennes ; mais tous à un point de vue qui n'est nullement
celui de M. de Laborde. A lui seul appartient donc de terminer sa
tâche, et nous avons la confiance qu'il n'y manquera pas.
L. VITET.
460 JOURNAL DES SAVANTS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LIVRES NOUVEAUX.
ALLEMAGNE.
Kurze sanskril-grammatik zam Gelranchjur Anfânger, von Theodor Benfey. Leip-
sick, i855, grand in-8°, x-36o. — Celte nouvelle grammaire de M. Théodore Benfey
est un abrégé encore très-développé de la grammaire complète qu'il a publiée, voilà
déjà quelques années. Il s'est al taché surtout dans ce second travail à ce qui re-
garde la flexion des mots, et il s'est moins arrêté à la formation des racines et des
thèmes. Comme cet ouvrage est destiné aux commençants, un caractère. un peu
plus gros indique les parties indispensables, tandis que les explications et les re-
marques moins importantes sont imprimées en un texte plus fin. M. Théodore
Benfey est un maître consommé, et les élèves qui débutent ne sauraient trouver un
guide plus sûr dans leurs études.
ANGLETERRE.
The Bhagavad-Gitâ, or a discourse between Krishna and Arjuna on divine malters ,
a sanskrit philosophical poem, translated with copious notes, an introduction on
sanskrit philosophy, and other matlers, by J. Cockburn Thomson, member of the
Asialic Society of France , and of the Antiquarian Society of Normandy. Hertford ,
i855, i" volume, traduction anglaise, cxix-i55 pages; 2" volume, texte sanscrit,
xii-ga pages. — Celle charmante édition de la Bhagavad-Guîlâ est dédiée à M. H.
H. Wilson, dont M. Cockburn Thomson est un des élèves les plus distingués. Le
titre indique assez tout ce qu'elle contient. Les notes qui accompagnent la traduc-
tion sont très-nombreuses. Le texte, qui remplit le second volume, est à peu près
celui de M. Lassen; mais le nouvel éditeur a indiqué les leçons où il diffère de ses
devanciers. Le travail de M. Cockburn Thomson est le plus développé dont la Bha-
gavad-Guîlà ait été jusqu'à présent l'objet, et ce début d'un jeune savant mérite
tous les encouragements des indianistes.
TABLE.
P»ge8.
Notice bibliographique sur Montaigne-, Documents inédits, etc. (1" article de
M. Villemain.) 397
Détermination dcl'équinoxe vernal de 1853, etc. (3* et dernier article de M. Biot.). 419
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. { 1 1' article de M. Cousin.) 430
Athènes aux xv', xvi* et xvii* siècles. (2* et dernierarticle.de M. Vitet.) 447
Nouvelles littéraires 4ô0
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
AOUT 1855.
Sur les restes de l'ancienne vranograpiue égyptienne, que
Ion pourrait retrouver aujourd'hui chez les Arabes qui habitent
l'intérieur de l'Egypte.
Un des éléments qu'il nous serait le plus nécessaire de posséder, pour
reconnaître et interpréter avec sûreté, les notions d'astronomie que les
Egyptiens ont pu inscrire sur leurs monuments, consigner dans leurs pa-
pyrus, ou fixer par des symboles religieux, c'est la connaissance des
groupes d'étoiles entre lesquels ils avaient conventionnellement partagé le
ciel , et auxquels ils avaient dû afTecler des noms spéciaux. Malheui^use-
ment les écrivains grecs, poètes, historiens, pliilosophes, même astro-
nomes, appréciateurs dédaigneux d'un passé qu'ils appelaient barbare,
ne nous fournissent sur ce point aucune lumière. Quoique s'accordant
à reconnaître que l'astronomie leur est venue de la Chaldée et de
l'Egypte, ils ne nous la présentent que sous les formes qu'ils lui ont
données. Avant même qu'elle ait acquis chez eux le caractère d'une
science mathématique, caractère qu'elle n'a pris que dans leurs mains,
lorsqu'elle est encore bornée à la simple mention de groupes stellaires
dont l'observation pouvait servira régler les travaux agricoles, ou à
diriger les navigateurs, ils nous la montrent déjà transportée dans les
fictions grecques. Dès le temps d'Homère et d'Hésiode, les dénomina-
tions de ces groupes sont entièrement rapportées à leur mytiiologie.
L'astérisme égyptien chooa, les milliers, est personnifié par les Pléiades
filles d'Atlas; et le Sahou égyptien est devenu le paissant Orion, que
59
462 JOURNAL DES SAVANTS.
guette rOurse, brillante métamorphose de la nymphe Gallisto ^ Plus
tard , la zone circulaire du ciel , oblique à 1 equateur, dans laquelle cir-
culent le soleil et les planètes, est géométriquement définie, et partagée
en constellations, dont les limites, encore vagues, sont désignées par
des figures convenues d'animaux ou de personnages d'où elle reçoit le
nom de zodiaque. On emprunte, ou l'on rattache ces emblèmes, aux
fables grecques. Dans ces arrangements nouveaux , rendus depuis uni-
versels et impérissables, par l'emploi que le génie spéculatif de la
Grèce a su en faire pour établir les lois abstraites et mathématiques
des mouvements célestes, toute trace d'origine étrangère est oblitérée.
De tant de renseignements précis, détaillés, que les Grecs devaient avoir
sur l'astronomie égyptienne, quand ils se la sont ainsi appropriée, un
seul nous est occasionnellement parvenu, préservé de l'oubli par son
importance physique. C'est l'identification assurée, indubitable, du
Sirius grec, avec le Sothis égyptien. Remonter de cet indice isolé,
unique, à toute l'uranographie égyptienne, c'est un hasardeux pro-
blème; d'autant que là, plus encore que chez les Grecs, il est fort à
croire qu'il a dû survenir avec le temps, des changements considé-
rables, dans les configurations conventionnelles de groupes stellaires, que
les constructions mathématiques d'une science abstraite ne fixaient pas
encore invariablement. Toutefois, on peut raisonnablement présumer
que les plus apparents, et les plus naturellement définis, avaient dû
être préservés de ces mutations par leurs applications usuelles , et par
les rites que la religion y attachait. On a vu, dans ce qui précède, que
nous avons déjà fait un pas dans celte voie, quand nous avons identifié,
en toute certitude, le personnage symbolique 5a/ioa avec la constellation
de rOrion grec, dont l'apparition matutinale s'est trouvée, dans tous
les temps, avoir pour les habitants de l'Egypte, un rapport phénoménal
d'une importance extrême, avec celle de Sirius ou Sothis. M. Mariette
va m'offrir aujourd'hui l'occasion et le moyen, d'établir une autre identi-
fication astronomique, non moins assurée, et qui a été tout aussi durable.
Ces découvertes isolées sont infiniment précieuses, parce qu'en multi-
pliant les points de reconnaissance, elles en amènent d'autres, et sug-
gèrent les études qu'il faut faire pour les étendre. C'est en effet à ce
résultat que celle-ci va nous conduire.
Pour que l'on puisse avoir confiance dans les indications que M. Ma-
riette m'a données, il est nécessaire que j'explique nettement de quelle
' Hésiode. Opéra et dies. v. 383 ; Iliade, VIII, V. 486 ; Odyssée, v. 27a, où le même
passage rdatif à Orion et à l'Ourse, est textuellement répété. '
AOÛT 1855. 463
nature elles sont, et à quel titfe je me propose de m'en prévaloir.
M. Manette est un explorateur d'antiquités intelligent et actif. Dessi-
nateur habile, il a étudié avec l'instinct et le sentiment d'un artiste les
monuments égyptiens de toutes les époques. Il s'est rendu familières
les formes de l'écriture hiéroglyphique; il sait en reproduire avec fidélité
les caractères, et appliquer aussi avec justesse les interprétations établies
par les philologues qui ont continué la découverte de Champoilion.
D'ailleurs il ne s'est jamais occupé d'astronomie; et l'uranographie
même lui a été jusqu'ici étrangère. Mais il a demeuré pendant quatre
années dans les déserts de l'Egypte, uniquement entouré de Bédouins
et de fellahs indigènes, qu'il employait, comme ouvriers au nombre
de plusieurs centaines, à ses fouilles; vivant avec eux sous la tente; et.
sans prétendre avoir Une pratique classique de l'arabe littéraire, com-
prenant et parlant leur langage, comme s'il eût été un des leurs. Les
voyageurs qui l'ont visité pendant ses travaux aux fouilles du Sphinx,
du Sérapéum, ou dans son excursion astronomique aux pyramides, en
font ce même récit; et tous se sont accordés à reconnaître la vérité des
détails qu'il me racontait, en leur présence. Je les lui emprunte donc,
en toute conOance, à ce titre unique de témoin sincère, non de savant
ou d'érudit. Chez nous-mêmes, si l'on voulait avoir des renseignements
exacts sur le patois et les usages des paysanà bas bretons, ce serait à un
curé de village , et non pas aux membres de l'Académie française , qu'on
irait les demander.
M. Mariette m'a raconté une foule de traits, qui monti'ent à quel
point les Arabes des déserts de l'Lgypte sont experts dans les pratiques
de l'astronomie primitive qui était celle de leurs ancêtres. Sans aucune
notion de la science moderne, ne sachant ni lire ni écrire, n'ayant
aucun usage des instruments astronomiques, pas même des montres,
qui d'ailleurs seraient bientôt hors d'état de leur servir dans l'atmos-
phère poudreuse où ils vivent, le ciel, toujours étincelant au-dessus de
leurs têtes, est la seule horloge qu'ils puissent consulter. Or, une pra-
tique constante, guidée vraisemblablement par les traditions qui se
sont conservées parmi eux d'âge en âge, les y a rendus si habiles, que,
sans autre secours que leurs yeux, ils savent parfaitement régler leurs
travaux, leurs repas, et tous les détails de leur vie : pendant le jour,
par les hauteurs du soleil et la longueur des ombres; pendant la nuit
par la hauteur de la lune, et les levers. et les couchers des étoiles, ou
des groupes d'éloilos, qui leur sont connus. Leur expérience dans ce
genre de détermination est telle, que M. Mariette pouvait comptep
sans faute sur leur exactitude» pour le réveillei'i telle heure de la nuit
59.
464 JOURNAL DES SAVANTS.
(ju'il leur indiquait; et cela, avec aiilant, ou plus de sûreté, que s'il
s'en était fié à sa montre, qu'il ne pouvait maintenir sans dérangement.
Ces habitudes d'astronomie nomade, existantes encore aujourd'hui
autour des pyramides , et dans ces déserts autrefois le siège d'un floris-
sant empire , où elles faisaient partie de la religion , auraient pu devenir le
sujet d'une étude archéologique très-instructive; car, par suite de l'isole*
ment où sont demeurées les pauvres peuplades, dernier débris de celte
société ancienne , on y retrouverait probablement beaucoup de déno-
minations, et de délimitations uranographiques, qu'un usage continuel
a dû y perpétuer. On en verra tout à l'heure un exemple fort inattendu ,
qui m'a été fourni par les entretiens que j'ai eus avec M. Mariette
depuis son retour; et nous regrettons tous deux, moi de ne m'être pas
avisé d'appeler son attention sur ce genre de recherches, lui de ne s'v
être pas préparé par la connaissance générale des constellations. Il se
propose bien de ne pas l'omettre dans un autre voyage; et cela est fort
désirable. L'astronomie scientifique, celle qui opère avec des lunettes et
des instruments divisés, non-seulement n'est pas nécessaire pour un
pareil travail , mais elle y serait plutôt nuisible. Car, ne définissant
chaque étoile que par sa position absolue dans les constellations grec-
ques , elle efface tous les rapports que l'astronomie des yeux établissait
entre les groupes stellaires pour ses propres applications. Ainsi, dans
les anciens temps, les Égyptiens avaient un intérêt tout spécial à saisir
la première apparition matutinale de Sirius , qui leur annonçait le dé-
bordement du Nil. L'expérience n'avait pas manqué de leur apprendre ,
que le retour annuel de cette apparition si importante pour eux, était
précédée par celle du groupe brillant d'étoiles qui composent l'Orion
grec, dont la première que nous appelons a, et la dernière que nous
nommons X, toutes deux très-belles, présageaient ce phénomène l'une
un mois, fautre quinze jours à favance^ Pour fixer cette relation par
une image sensible, ils symbolisèrent Sirius sous femblèmede la déesse
Isis, et le groupe précurseur sous l'emblème d'un autre personnage
divin , 5a/iOH , courant en avant d'elle, les bras étendus, portant des
deux mains ses étoiles extrêmes a et x, et lui montrant le chemin vers
l'occident. La connexion phénoménale ainsi représentée figurative-
ment, ne pouvait plus sortir de la mémoire. Aussi la voit-on repro-
duite sur les tableaux astronomiques de toutes les époques. Maintenant,
transportons les mêmes astres dans l'astronomie abstraite des Grecs,
^ Ces intervalles conviennent à l'époque du calendrier de Rhamsès VI d'où je
les ai déduits. Dans d'autres temps leurs valeurs absolues ont été dififérentes, mais
leur ordre de succession a toujours été le même.
' AOUT 1855. 465
qwi est devenue la nôtre. Sirius y est défini individuellement par ses
coordonnées géométriques, son ascension droite et sa déclinaison,
ou sa longitude et sa latitude. Les étoiles de Sahou , réunies dans
l'Orion grec, sont de même définies chacune isolément, par leurs
coordonnées propres; et la connexion phénoménale, constatée dans l'as-
tronomie primitive où elle était si importante, disparaît entièrement
dans l'astronomie mathématique, où elle ne sert plus.
Les pratiques traditionnelles des Arabes dispersés dans les déserts de
l'Lgypte pourraient non-seulement nous découvrir beaucoup d'autres
relations de ce genre, dont nous ne savons pas interpréter les symboles
sur les monuments égyptiens; mais elles pourraient encore nousfournir
beaucoup d'identifications isolées , qu'on y a désignées par des dénomi-
nations que nous ne savons pas appliquer aux grouppes stcllaires qui y
correspondent. Ce n'est pas dans les écrits des astronomes arabes du
moyen âge que l'on peut espérer de retrouver ces notions anciennes.
Albategni, Alfiagan, Ibn-Iounis même, quoique Égyptien, sont des
disciples et des continuateurs de Ptolcmée. Sauf quelques dénomina-
tions individuelles qu'ils ont données à certaines étoiles, leur uranogra-
phie et leurs méthodes sont toutes grecques. Mais cette science est
demeurée inconnue aux pauvres fellahs du désert. L'astronomie des
yeux, la seule qu'ils pratiquent, était celle que leurs ancêtres appH-
quaientaux mômes besoins, dans les mêmes lieux. Ce qu'ils en savent, ils
doivent l'avoirhérité d'âge en âge, plutôt qu'inventé. Les mêmes groupes
stcllaires dont l'aspect les guide, servaient sans doute aussi à leurs aïeux ,
avec des circonscriptions conventionnelles peu dillcrentes, et des noms
figuratifs, reproduisant des idées pareilles. L'exploration de ce musée
uranographique, conservé dans les souvenirs et dans les usages, pour-
rait être pour nous d'un grand prix.
Comme je m'entretenais avec M. Mariette de ce sujet de recherches,
auquel nous regrettions que lui-même, et les autres voyageurs mo-
dernes n'eussent pas songé, il lui revint en mémoire un fait qui se trou-
vait précisément y avoir rapport. «En iSbl\ , me dit-il, lorsque j'étais
«dans le désert d'Abousir, faisant travailler aux fouilles du Sérapéum,
«je me rappelle que, vers le mois d'août, les Arabes de mon campe-
« ment, prenaient leur dernier repas à onze heures du soir, se réglant
« pour cela sur le coucher d'une constellation très-brillante qu'ils appe-
« laient Er-Regl , la Jambe, dont les étoiles les plus basses atteignaient
« alors l'horizon. Je lui demandai s'il connaissait son nom moderne.
«Non, répondit-il, mais je puis vous en donner la configuration, car je
«l'ai parfaitemçnt présente. •) Il le fit, et je la reconnus à l'instant, sans
hm JOURNAL DES SAVANTS.
ie lui dire. Mais comme il l'avait représentée dans une situation hori-
zontale, je voulus, pour plus de sûreté, qu'il me la dessinât telle qu'on
la voyait, quand elle atteignait l'horizon. Il se prêta à ce désir, sans
plus hésiter, et me la figura telle que je la donne ici, dans toute la naï-
veté de son dessin fait à vue et de mémoire, en attribuant seulement
aux diverses étoiles les lettres grecques, par lesquelles nous les dési-
gnons. ,
A ces traits on ne peut méconnaître la constellation que les Grecs
ont appelée Apxros, Ursa, l'Ourse; et aussi, plus convenablement Afxa^a
Plaustrum , le Chariot ; les quatre étoiles du carré représentant la caisse ,
les trois autres le timon ^ Chez nous le langage populaire en fait le
Chariot de David. Mais on peut très-bien encore, l'assimiler à une
jambe ou à une caisse d'animal, dont les étoiles du carré figurent la
portion la plus épaisse, les autres la plus mince. Telle est l'idée que
s'en font aujourd'hui, en Egypte, les Arabes du désert, comme nous
venons de le voir. Or c'est précisément sous cette même configura-
tion fc^^ que le Ritael funéraire, document qui s'est perpétué depuis
une antiquité sans bornes, mentionne une constellation boréale,
ayant ce même nom hiéroglyphique ^^ KHoPeSCH, que le texte
désigne, comme la Cuisse du ciel du *^ nord. Cette conformité de
dénomination figurative, si particulière, appliquée aujourd'hui, comme
anciennement, à une constellation située dans le nord du ciel, montre
avec évidence, que ça a été dans tous les temps la même, la seule qui
s'y prête , que l'on a pu vouloir ainsi désigner.
Toutefois , j'ai voulu en avoir une confii'mation pour ainsi dire expé-
' Elle était déjà désignée par cet équivalent Afia^a, du temps d'Homère. Voyez
Iliade, VIII, v. 486, et Odyssée, V, v. 372.
>^i/ AOÛT 1855. '01 467
rimentale. N'ayant rien découvert de cette identité à M. Maiiette , je
lui ai seulement promis de chercher à reconnaître la constellation
qu'il m'avait désignée. Lui parti, j'ai adapté mon globe à pôles mobiles
aux circonstances de son observation, en prenant pour époque de l'ajus-
tement i85/i, pour la latitude du lieu So", qui est celle de Memphis.
Amenant alors la grande Ourse à l'horizon occidental , j'ai trouvé qu'elle
s'y présentait, à peu de différence près, dans la position où son dessin
l'avait mise; l'étoile jS y arrivant la première, puis un peu après y, et
ensuite les autres successivement, à l'exception de a; de manière que,
sauf celle-ci, la constellation finit par être totalement couchée; et, au
mois d'août, la disparition de j3 et de y, a lieu effectivement vers onze
heures du soir. Tout cela s'accomplissait donc comme il me l'avait dit.
Alors je lui ai annoncé que jV croyais avoir trouvé sa constellation, en
le priant de venir pourvoir s'il pourrait la reconnaître. Lui venu, je lui
ai tendu deux pièges. Je lui ai demandé si cette constellation se voyait
dans le sud? — «Non, me dit-il, c'est au nord. » — Au nord même? —
« Non , dans le nord-ouest; » ce qui est la vérité. M'étant ainsi assuré qu'il
ne s'égarait pas dans ses assertions, je la lui ai montrée sur le globe,
telle qu'elle s'y présente quand elle se couche ; et telle qu'il l'avait figu-
rée lui-même, ce qui nous a tous les deux convaincus de son identité.
Quant à l'interprétation du caractère hiéroglyphique , laquelle est ma-
nifestée pour ainsi dire aiix yeux par l'adjonction du symbole déter-
minatif*^, je m'en rapporte à GhampoUion d'abord, qui l'a présentée
comme exemple dans plusieurs passages de sa grammaire et de son
dictionnaire égyptien; puis à M. de Rougé qui a bien voulu m'en don-
ner la démonstration philologique , dans une savante note que j'insère
ici, avec son assentiment^ Au reste, toutes les personnes qui se sont
' Le mol chopetch, en hiéroglyphes î^^*. signifiait, dans la langue antique
d'Egypte, au sens propre, la cuisse. Cliampollion a tiré ses preuves : i* de l'énumér
ration des membres de l'Iiomme dans le Rituel funéraire ; %' de la scène» si fréquente
dans les tombeaux, de dépècement des victimes. Sur l'homme qui porte le mor-
ceau d'honneur, la cui.Hse.du bœuf, celle partie esl toujours indiquée par le mot
^—'^^ss' Le délcrminalif esl la cuisse elle-mômc, ou, quelquefois, le délermi-
nalil général des membres, 9^lt-%.> Au sens figure, chopesch signifie le cimeterre
•>i_<r sans doute à cause de sa forme, et, par métaphore, le nerf, la force; alors
il prend le délerininalif générique V— '• ^^ "°'" ''^ ^^ conslellalion ^^^* ^^
doit donc se traduire la cuisse. En copie, les analogues W^tUTTUI et UIOU^CU
signifient le bras; mais on trouve aussi dans Zoêga C^tUTTUI. pour les reins.
Voyez ChampoNion , Dictionnaire, p. 355. ■
468 JOURNAL DES SAVANTS.
appliquées à l'étude de la langue hiéroglyphique, sont unanimement
d'accord sur ce point.
Le phénomène du coucher du Chariot, ou de la Cuisse, n'avait pas
lieu à Memphis dans les temps très-anciens. Déjà, si l'on ajuste le
globe à l'époque d'Antonin , pour laquelle Ptolémée a établi son cata-
logue, la dernière étoile du timon que nous désignons parr?, atteint
seule l'horizon sous cette latitude; et cela a lien dans le méridien
même. Plus anciennement toutes les sept restaient constamment au-
dessus de l'horizon. Ainsi, quand on trouvera la Cuisse du ciel du nord,
mentionnée dans le Rituel funéraire , ou sur les monuments pharaoni-
ques, elle ne devra s'y trouver qu'à titre de constellation circompolaire ,
dont toutes les étoiles ne se couchent point.
C'est vraisemblablement elle que l'on a voulu figurer dans le
médaillon de Denderah, sous la forme d'une longue jambe d'animal à
pied fourchu, qui s'étend en ligne droite, non loin du centre, dans
une direction oblique aux rayons menés de ce point. Si l'on compare
cette figure, à l'ensemble des sept étoiles du Chariot, que j'ai marquées
en projection sur le dessin du monument, pour l'époque que je lui ai
attribuée, on voit que sa direction générale se rapproche assez de la
leur; mais les dimensions absolues qu'on lui a données, sont si déme-
surément excessives, qu'aucune projection quelconque du ciel ne pour-
rait amener les sept étoiles de la constellation à s'y appliquer en posi-
tion réelle; de sorte qu'elle ne peut avoir été placée là que comme un
emblème qui la rappelait.
Lorsque je cherchai à reconstruire astronomiquement le médaillon
de Denderah, en i823\ Champollion venait à peine de découvrir l'in-
C'esl Champollion qui a indiqué le passage du Rituel où celle constellation est
attribuée au ciel du nord. (Voy. le Dicl. hiéroglyphique, page 355.)
Celte mention arrive là, dans le texte, d'une manière tout à fait incidente. Le
passage explique ce que sont les quatre génies funéraires, fils d'Osiris. Voici le
texte : Les chefs qui «ont derrière Osiris, Amsel , Hapi, Tioumanlw, Kevahsen-
nouw ; ce sont :
UAAA«^/v\ ■• Jwvwv^ J*^ _ ^ Q g 'V^** '^f^^^f'^^ i>*^><
■ Jr .* \* !^^ ■ I y^ C3SI3 * 1^-^ -. y
nen pou nti em-sa " p-cliopesch en pe mcchir
figuras illae quœ post crus cœli borealis
(Je n'ai aucun doute sur le sens du mol nen, qui signifie au propre, /br/ne,^-
gure, ressemblance, et qui s'applique aux constellations; je n'ai pas encore eu l'oc-
casion d'en développer les preuves, mais elles sont complètes. Note de M. de Rougé.)
— ' Recherches sur plusieurs points de l'astronomie égyptienne, appliquées aux monu-
ments astronomiques irouvés>en Egypte, Paris, in-8% i833.
' AOÛT 1855. 469
terprétation des cartouches royaux, et d'en conclure la signification de
quelques caractères hiéroglyphiques. La lecture d'aucun texte égyptien
n'avait été encore abordée; et je n'avais pour me guider dans ce
problème, qu'une condition unique. C'était de trouver un système
géométrique de projection du ciel, qui, en s'adaptant aux mesures ab-
solues de longueurs et de distances angulaires, que j'avais prises avec
grand soin , sur le médaillon même, amenât les étoiles appartenant aux
douze signes du zodiaque grec , à venir se poser, le plus exactement
possible, sur tous ceux de ces emblèmes , qui n'ont pas été représentés
exceptionnellement, hors de leurs places propres, par quelque motif à
nous inconnu. Que le tracé auquel je suis ainsi parvenu , satisfasse
à cette condition dans son ensemble , on en peut juger par le fait
même , puisque j'ai marqué sur le dessin de M. Gau , toutes les princi-
pales étoiles du ciel , dans les points où mon calcul les amenait. Cela
m'a donné pour résultat général , que la représentation s'applique h
l'époque où le lever vrai de Sirius sur l'horizon dçDenderah, coïnci-
dait avec le jour du solstice d'été; et j'ai signalé cette conséquence, sans
savoir alors, le moins du monde, en quoi ce phénomène pouvait inté-
resser les Egyptiens. Nous le savons aujourd'hui; et l'intention de le rap-
peler étant prise pour donnée, toute la distribution du planisphère s'en
conclut ^ Mais on ne pouvait pas attendre du calcul moderne, qu'il
' Pour un pareil molif, le tracé aurait pu s'efTectuer graphiquement, tel qu'il
est, sans aucun calcul. Au chapitre m du livre VIII de YAlmagesle, Ptolémée décrit
la construction d'un globe céleste k pôles mobiles, établi sur les m^mes principes,
et ayant les mômes usages, que ceux qui nous servent aujourd'hui. Ajustez ces
instruments à la latitude deDenderah ; et, ayant amené Sirius k l'horizon oriental,
faites tourner le colure mobile des solstices , jusqu'à ce que le point de l'écliptique
qui s'y trouve compris, vienne se placer dans ce même horizon avec Sirius. Puis
fixez le pôle de l'équoleur dans la position où cette concordance a lieu. La sphère
céleste se présentera alors , comme*on la voyait à Dcnderali, qu»nd le lever vrai de
Sirius s'opérait au solstice d'été. 11 ne s'agira plus que d'en faire un dessin plan,
dont le pôle de l'équateur soit le centre. Pour cela tendez sur le globe des fds, qui,
partant de ce pôle, aillent aboutir aux diverses étoiles que vous voudrez marquer
dans votre dessin ; et portez sur celui-ci, à partir d'un même centre, toutes les lon-
gueurs de ces fils, en leur conservant les mêmes intervalles équatoriaux que sur le
globe. Vous reproduirez ainsi le planisphère circulaire de Denderah , tel qu'on l'a
tracé.
La simplicité de cette construction graphique, tient à ce que les étoiles fixes
conservent toujours leurs mêmes places relatives, à mesure que le pôle de l'équa-
teur se déplace parmi elles , en vertu de la précession. Elle ne s'appliquerait pas à
des astres qui ont un mouvement propre comme les planètes. Les positions anté-
rieures de celles-ci n'auraient pu s'obtenir que par un calcul mathématique très-
dilBcile, qui le serait même encore aujourd'hui; et il était inutile aux constructeurs
6o
470 JOURNAL DES SAVANTS.
décelât des particularités purement symboliques. Or, de toutes celles de
ce gem'e que le médaillon égyptien renferme, la vache couchée dans
une barque , symbole d'Isis-Sothis , nous était seule intelligible. Rien ne
nous indiquait, ni ne pouvait nous faire seulement soupçonner, la signi-
fication de cette longue jambe ou cuisse d'animal que l'on y a mise près
du pôle. Je me bornai donc à faire remarquer que cette figure ne ré-
pondait, par sa position, qu'à de très-petites étoiles, dont nous compo-
sons aujourd'hui la girafe et la tête du lynx; de sorte quelle ne pouvait
avoir été placée là qu'à titre d'ornement ou d'emblème. J'en disais au-
tant de la grande figure d'hippopotame, que l'on a tracée du côté op-
posé du pôle ; et j'ajoutais page 9 1 , que ceax qui chercheraient à expli-
quer astronomiquement ces deaxjigures , se proposeraient une énigme sans mot.
J'en suis encore plus persuadé aujourd'hui.
J'ai dit plus haut que Champollion avait signalé et interprété correc-
tement ce curieux passage du Bituel funéraire , qui désigne une certaine
constellation égyptienne , sous la dénomination de la Cuisse du ciel da
nord, ayant pour inHice figuratif, une cuisse d'animal. M. Lepsius a fait
le premier remarquer le rapport frappant de ce symbole hiérogly-
phique, avec la configuration de la constellation du Chariot, ou delà
grande Ourse grecque. Seulement, ne sachant pas que cette même dé-
nomination uranographique , lui est encore aujourd'hui affectée par les
Arabes du désert, il a voulu justifier l'identité, par des considérations
de philologie très-savantes , dont toutefois , l'application astronomique
prêterait à beaucoup de doutes. Quoi qu'il en soit, il reconnaît avec toute
vraisemblance, la reproduction intentionnelle du même symbole figu-
ratif, dans la longue jambe d'animal, que l'on voit tracée près du centre
du planisphère de Denderah : et effectivement , ajoute-t-il, sa position ré-
pond très-bien à la constellation de la grande Ourse, tandis que la figure d'hip-
popotame , que M. Biot prend pour la grande Ourse est située au côté opposé
du pôle^.
Ce passage de M. Lepsius renferme deux assertions que je suis dans
la nécessité de contredire.
La première c'est que la position de cette longue jambe d'animal
du dessin égyptien de s'y engager, pour rappeler un phénomène exclusivement
propre à la sphère stellaire. De là je conclus que l'on chercherait vainement à re-
coDnaître des symboles de planètes, en positions réelles, sur le médaillon circulaire
de Denderah. Elles n'y sont nullement nécessaires; et, très-probablement, ceux
qui l'ont construit, n'auraient pas été en élat de déterminer par ce calcul, les places
respectives qu'elles auraient dû y occuper. — ' Einleitung zar Chronologie der Egyp-
ter, Berlin, 18A8, page 184. .
AOÛT 1855. 471
s'accorde très-bien avec celle de la grande Ourse. Non-seulement cet
accord de position n'existe pas; mais il est de toute impossibilité. Que
M. Lepsius essaye de construire une projection quelconque de la sphère
céleste , qui amène les étoiles des signes zodiacaux sur les symboles
qui les représentent , en faisant abstraction des trois qui ont été déran-
gés, avec intention, de leurs places naturelles. Jamais les étoiles de
la grande Ourse ne viendront se projeter sur cette longue jambe. Sa
position relative, ses dimensions, et la direction qu'on lui a donnée, y ré-
pugnent absolument. Si, comme je le crois avec lui, elle représente
la Cuisse du ciel du nord, le Khopesch égyptien, ce ne peut être qu'à titre
d'emblème figuratif, et nullement comme marquant le lieu r^el de cette
constellation.
La seconde assertion de M. Lepsius, c'est que, dans l'interprétation
astronomique que j'ai donnée du planisphère de Denderah, j'aurais pris
la figure monstrueuse de l'hippopotame pour la grande Ourse. Ceci, est
une méprise que M. Lepsius me prête, de sa pure grâce. Je pourrais in-
voquer à cet égard un alibi formel. Car, dans ma projection, depuis trente-
deux ans publiée, les sept étoiles de la grande Ourse sont marquées indi-
viduellement à leurs vraies places , tout à fait en dehors de cette figure ,
et de l'autre côté du pôle, où elles doivent être en réalité. Mais comme
une dénégation , quelque nette qu'elle soit, n'intéresse littérairement que
celui qui la reçoit, et celui qui la donne, je crois qu'il sera plus satis-
faisant, et plus profitable, que je rappelle ici l'opinion que je me suis
formée, dès l'ongine, sur ce singulier emblème, opinion à laquelle je
ne trouve aujourd'hui rien à changer; la voici, textuellement telle que
je l'ai exprimée à la page 87 de mon ouvrage.
«A juger de l'importance de cette figure (celle de l'hippopotame),
« par retendue qu'elle occupe, on est naturellement porté à croire qu'elle
« doit offrir l'emblème de quelque constellation remarquable. Cepen-
((dant, la projection calculée no fait tomber sur elle aucun groupe
«pareil. Elle y place, il est vrai, une partie des étoiles du Dragon
« (grec) ; mais cette coïncidence est seulement un phénomène d'espace,
« sans aucun rapport avec la forme et les contours de la figure , rapports
« que nous voyons observés avec tant de soin dans les autres emblèmes
((OÙ l'on a voulu réellement définir le lieu absolu, et la configuration
« de certains groupes (stellaires) , comme nous venons de le voir dans
(i les contours du petit Chacal placé près du pôle , et comme nous l'avons
«déjà remarqué dans les deux figures qui contiennent les étoiles du
((Scorpion et celles de Cassiopéc. Ici, rien de pareil ne s'observe. Les
«étoiles du Dragon qui viennent se placer dans l'espace que la figure
60.
472 JOURNAL DES SAVANTS.
«occupe tombent indifféremment sur les diverses parties de son corps;
uet, ce qui achève d'exclure l'intention de les réunir, comme constella-
« tion , sur cette figure , c'est que la plus belle d'entre elles , a du Dragon ,
«en est nécessairement séparée par la nature de la projection, et ne
«peut y être comprise, non plus que celles qui l'avoisinent ; car elle
« tombe dans le crochet de l'axe sur lequel le petit Chacal est appuyé.
«Mais si cette grande figure (de l'hippopotame) ne marque pas un lieu
« absolu , elle peut encore avoir été placée là comme f emblème (syra-
«bolique) de quelque constellation plus distante, comme le sont déjà
« celles du Scorpion et du Cancer excentrique. Alors, les données posi-
«tives nou» manquant, il faut recourir à d'autres indices , et chercher,
«par exemple, dans les convenances d'art, d'usage, ainsi que dans les
«indications de la critique littéraire, l'application la plus vraisemblable
« que nous puissions assigner à cette figure. Or, nous voyons d'abord
« qu'elle est tournée de manière à regarder la constellation de la grande
« Ourse ; et même farme qu'elle tient à la main a sa pointe posée sur
« les dernières étoiles dont nous composons aujourd'hui cette constella-
« tion. Il serait donc possible qu'elle en fût femblème (symbolique). En
«effet, Plutarque, dans le Traité d'Isis etd'Osiris, dit textuellement que
«la grande Ourse est appelée (par les Égyptiens), l'astre de Typhon,
«comme Orion est appelé l'astre d'Horus, et Sirius fétoile d'Isis ^ Ail-
«leui'S, il ajoute que Typhon est représenté emblématiquement par un
« hippopotame ^, que le fer lui est consacré , ou plutôt qu'il est eon-
« sidéré comme la substance même de ses os^. Or, la figure que nous
« considérons ici est en effet celle d'un gros animal d'une forme analogue
« à fhippopotame ,'et elle tient dans ses mains un coutelas à pointe effilée ,
« qui semble devoir être une arme en fer. Tous ces accessoires con-
« viennent donc très-bien à une représentation emblématique de Typhon
« qui serait placée ici près de la constellation de la grande Ourse à la-
« quelle il préside , comme le Cancer emblématique est placé près du
M lieu astronomique du Cancer, et la Vache couchée , ou Isis , Test près
« de Sirius. Nous croyons donc pouvoir présenter cette interprétation
« comme très-vraisemblable. Mais , pour les personnes auxquelles la
« gi'ande autorité de Plutarque paraîtrait établir démonstrativement la
«nécessité d'un rapport plus intime, entre cette figure monstrueuse et
«f astre de Typhon, je crois utile de faire observer que ce rapport ne
« saurait jamais être celui de superposition et de coïncidence. Car, non-
' Plut. Uepl i<Ttios xai Ùalpthos, XXI. Page A 18, éd. Reiske, Lipsiae. — * Ibid.
page /»63. — ' Ibid. page A80.
' r AOUT 1855. 473
«seulement notre projection, confirmée dans tontes les parties du ciel,
«place les étoiles de la grande Ourse ailleurs; mais, pour les ramener
« aslronomiquement sur l'espace qu'embrasse la grande figure d'hippo-
«potame, c'est-à-dire entre le pôle de projection du monument et le
« sagittaire , il faudrait ôter ce pôle du point où les mesures géométriques
«nous l'ont fixé, et le porter à plus de So" delà. D'où il est facile
«de conclure que tout l'accord que nous avons reconnu, entre le
«monument et la carte céleste théoriquement construite, se trouverait
« entièrement détruit. »
Ailleurs, en combattant l'opinion de MM. Jollois et Devilliers qui
avaient voulu placer la constellation de la grande Ourse, dans la figure
d'hippopotame, je disais page 277 : «Même, en considérant les deux
a Ourses seules , si l'on veut placer la petite dans l'image du petit Chacal,
«coname MM. Jollois et Devilliers l'ont fait, et comme la projection
«par développement nous à également conduit à le faire, il devient
« impossible de mettre la grande Ourse dans la figure d'hippopotame qui
«se trouve entre le Chacal et le Sagittaire, puisque la simple inspection
«d'un globe céleste montre que la constellation de la grande Ourse est
«située entre la petite Ourse et le Lion, précisément du côté opposé du
« ciel. »
Après ces deux citations, j'ai lieu d'espérer que M. Lepsius sera com-
plètement désabusé. 11 ne croira plus que, dans mon interprétation
du planisphère de Denderah, j'aurais pris la figure de l'hippopotame
pour la grande Ourse, quand il rcconnaitra que j'ai combattu la possi-
bilité de cette équivoque par des raisons péremptoires. Il faut qu'il ne
m'ait pas lu, ou qu'il ne m'ait pas compris. Au reste, il n'y a pas à
s'étonner, encore moins à se blesser, de ces malentendus. Dans les ha-
bitudes scientifiques et littéraires de notre temps, ces méprises mu-
tuelles sont inévitables, lorsqu'il s'agit de questions mixtes, ne pouvant
être traitées complètement et avec sûreté que par le concours, à un
degré égal, de données et de connaissances diverses, que la routine de
notre éducation actuelle sépare, et attribue presque exclusivement à
descarrières différentes. Cette disjonction fait surtout obstacle à la juste
interprétation des monuments figurés, qui renferment d'anciennes no-
tions d'astronomie. Les géomètres et les astronomes praticiens, sont
en général peu sensibles à la restitution de vieilles idées, qui ne peuvent
ajouter rien à la science moderne. Les documents anciens sur lesquels
on s'appuie, et dont on cherche à retrouver la signification précise,
leur sont à peu près indifférents, ou inconnus; ils se soucient peu de
peser des probabilités, d'apprécier des vraisemblances, dont les con-
474 JOURNAL DES SAVANTS.
séquences justes ou fausses, sont, pour eux, sans valeur. D'un autre
côté , la généralité des érudits , ne comprenant qu'imparfaitement ou
même pas du tout, les raisons mathématiques qui peuvent justifier les
inductions qu'on leur présente, étant hors d'état d'en apprécier, par eux-
mêmes, la force ou la faiblesse, il est tout simple qu'ils y aient peu de
foi ; et qu'ils mettent à un rang à peu près égal les bonnes et les mau-
vaises, surtout quand les conséquences qui en résultent, fussent-elles
vraies en elles-mêmes et rigoureuses, vont à contredire, et à démontrer
impossibles, les interprétations qu'ils se sont formées, d'après les idées
plus vagues qui leur sont familières. Il est naturel qu'ils ne veuillent
pas se laisser enchaîner à des conditions de géométrie ou de calcul ,
dont ils ne sentent pas la nécessité. De là il arrive que , pour traiter
avec un succès avoué ces sortes de questions , il faut parlementer, tour
à tour, dans deux camps , où le langage et la tactique de l'un , ont peu
de crédit dans l'autre -, et , quelque prudence qu'on y mette , c'est une
tâche fort compromettante. J'en sais quelque chose. Mais une fois qu'on
s'est risqué à l'entreprendre, on ne peut plus s'en dégager. La chasse
aux idées anciennes a un attrait irrésistible. Il est si attachant d'en suivre
la piste à travers les siècles, et de les débusquer des retraites mystérieuses
où elles étaient cachées , qu'on se lance involontairement après elles dès
qu'on en revoit de nouvelles ti-aces , même quand on a bien juré de n'y
plus revenir. Expertocrede.
J. B. BIOT.
De Bichat, à l'occasion d'an manuscrit de son livre sur la vie et la
mortf conservé à la bibliothèque de la Faculté de médecine de
Paris.
DEUXIÈME ARTICLE ^
De Bichat par rapport à Bordeu.
. — De Bordeu et de sa théorie de la sensibilité.
Nous avons vu Bichat par rapport à Buffon. Bichat a tiré de Buffon
' Voyei, pour le premier article, le cahier de juin, p. 333 et suiv.
AOÛT 1855. k1^
toute sa division de la vie en deux Vies ? la vie animale et la vie orga-
nique.
Nous allons voir Bichat par rapport à Bordeu. Il en a tiré toute sa
théorie des propriétés vitales. '.":.; a ?>' *i .-..:
Pour bien juger Bichat sur ce dernier point, ilfàut commencer par
voir ce qu'a été Bordeu.
Lorsque Bordeu présenta, en ijà'^, à la Faculté de médecine de
Montpellier sa thèse physiologique sur la Sensibilité en général, — De
sensu generice considerato, — il était à peine âgé de Aringt ans ; mais ce jeune
auteiu" de vingt ans avait déjà ce tour d'esprit heureux, qui a reçu le
nom d'esprit philosophigae dans Voltaire et dans Montesquieu.
Trois systèmes régnaient alors dansi'école : celui des esprits animaux,
qui touchait à son déclin , ou plutôt dont le déclin était déjà fort avancé ;
celui de Stahl, qui expliquait tout par Y âme, par Vâme pensante ; et celui
de Boërhaave, qui expliquait tout par le mécanisme. Que fait Bordeu?
Il se moque des esprits animaux ; il prouve facilement que Yâme ne gou-
verne point un corps qu'elle ne connaît pas; et, quant au mécanisme de
Boërhaave, qu'il prend plus au sérieux, ille combat par des expériences.
1° Des esprits animaux. — Haller, encore fort jeune, et commentant son
maître Boërhaave, n'avait pas craint de dire que l'opinion de ceux qui
doutent des esprits était somniantis animi crassissimus error. «Ne faut-il
«pas être bien convaincu de l'existence des esprits, s'écrie Bordeu,
(( pour avancer de pareils paradoxes, ou pour dire ainsi des injures à des
« auteurs respectables ^ ?
«On a soutenu à Montpellier, continue Bordeu, une thèse (cette
« thèse est la sienne même) où l'on examinait les preuves qu'on donne
«ordinairement sur l'existence des esprits; et il semble qu'on ait établi
« qu'il n'y a aucune de ces preuves qui ne soit réduite au rang des pré-
«somptions ou des conjectures*. . .
« D'ailleurs, ajoute-t^il, ceux qui admettent les esprits sont aussi em-
« barrasses pour expliquer les fonctions des nerfs, que ceux qui ne les
« admettent pas ... En est-on plus avancé lorsqu'on a suivi les détails
«infinis de Boërhaave et de ses commentateurs sur cette question? Ne
«vaut-il pas mieux fabandonner pour une bonne fois, et la mettre au
« rang de ces questions ennuyeuses , par lesquelles les anciens commcn-
« çaient leurs physiologies ? Ne profiterons-nous jamais des bévues de
«ceux qui nous ont précédés'?»
a° De l'âme. — Des esprits animaux, Bordeu passe à Yâme.
' Œuvres complètes de Bordeu y t. I, p. 85. — * Ibid, — ' Ibid. p. 87.
47é JOURNAL DES SAVANTS.
«Stahl a prétendu, dit-il, que l'âme dirige tous les mouvements du
u corps, et quelle pourrait bien l'avoir arrangé lui-même : certains sym-
« ptômes des maladies ne sont que la colère de l'âme , qui se prépare à
« livrer bataille à la matière morbifique , et , si , comme il n'arrive que
« trop , l'âme vient à faire quelque faute par mégarde ou même de propos
u délibéré, ce sont les funestes suites du péché originel, qui font que
(( l'âme n'a pas toutes les qualités qu'il faut avoir pour diriger le corps et
«le bien conduire^.
« Sj on demande d'où vient le mouvement du cœur, c'est l'âme qui
«en est la cause, comme elle est celle de la nutrition, et comme elle
« fait elle-même le choix des humeurs qu'elle sait envoyer à propos à
«leur destination; par exemple, lorsqu'elle envoie la salive à la bouche,
« car M. Stahl s'est expliqué même sur cette question , et il a dit que
« l'âme a le soin d'humecter la bouche lorsqu'il le faut^ ...» v
Je m'arrête à ces citations : elles suffisent pour donner une idée de la
manière, et, si je puis ainsi dire, du ton de Bordeu. Je dois seulement
constater un fait, c'est qu'à compter de cette moquerie spirituelle et
vive, les esprits animaux et Yâme, j'entends l'emploi mal entendu de
ïânie pensante, n'ont plus reparu dans l'école.
3° Da mécanisme de Boërhaave. — Pour en finir avec le système des
esprits et celui de ïâmc, il avait suffi à Bordeu de quelques traits d'une
ironie fine et judicieuse : pour venir à bout du mécanisme de Boërhaave,
il lui fallait d'autres armes et un terrain plus sûr.
Bordeu le comprit très-bien ; et c'est alors que , se fiant au sentiment
assuré qu'il a de ses forces, il entreprend cette longue et difficile suite
d'expériences sur l'action des glandes, qui constitue son plus beau travail
physiologique, comme ses études sur le tissa muqneux constituent son
plus remarquable travail anatomique.
Quand on demandait à un partisan de Boërhaave quelle est la force
qui fait sortir la salive des parotides , ou les larmes des glandes lacrymales,
ou le suc pancréatique du pancréas, etc., etc., il répondait : La compres-
sion des parties voisines ; et il croy.iit avoir tout dit. Les parotides étaient
comprimées par la mâchoire inférieure, les glandes lacrymales par le
globe de l'œil, le pancréas par l'estomac, etc., etc.
Bordeu fait voir, non-seulement qu'à considérer les choses en elles-
mêmes, il n'est aucune glande qui soit comprimée, mais encore qu'il
n'en est aucune où , à considérer sa position particulière et déterminée ,
la compression ne soit impossible.
' Œuvres complètes de Bordeu, t, I, p. 2o3. — ' Ibid.
AOÛT 1855. rftlOl 477
On disait que la parotide se trouve comprimée quaîid la mâchoire
inférieure s'abaisse ou que la bouclie s'ouvre -, et Bordeu fait voir que
c'est précisément alors que l'espace compris ei^re les branches mon-
tantes de la mâchoire inférieure et la base du crâne, espace qui sert
de loge à la parotide, est le plus grand ^; et il ajoute, très-sensément:
«Que la compression ne pourrait que nuire, au lieu d'aider^. »
On disait que les glandes lacrymales sont pressées par le globe de
l'œil; et Bordeu fait voir qu'elles sont placées, ou, pour parler comme
lui, nichées dans une cavité de l'orbite, à l'abri de toute compression^.
On disait que le pancréas était comprimé par l'estomac; et Bordeu
fait voir que l'estomac n appuie pas même sur le pancréas'^.
Et, d'ailleurs, combien de glandes qui ne sont évidemment soumises
à aucune compression, qui ne peuvent être soumises à aucune, qui
sont isolées, libres, sur lesquelles rien ne porte et que rien ne gêne :
les reins ^, le foie *•, les mamelles ', les organes générateurs *, etc. !
La sécrétion ne dépend donc pas de la compression : elle dépend d'une
cause très différente, et d'un ordre beaucoup plus élevé; et cette cause
supérieure, celte cause générale et la même pour toutes les glandes",
- • ■ ■ ' *
' I La glande, disent le* parlisans de l'opinion qiio nous combattons, est dans
une (;^vilc bornée par des os : cette cavité diniinue, puisque la mâchoire est portée
vers la base du crâne, la ginnde est dans un pressoir presque totalement osseux ;
il est donc nécessaire qu'elle soit exprimée : en faut-il davantage pour soutenir
l'opinion ordinaire.... Faites mouvoir la mâchoire inTéricurc, ouvrez la bouche;
qu'arrîvcl-il? L'espace formé par les branches montantes de la mâchoire infé-
rieure et par la b.ise du crâne augmente au Heu de diminuer : la glande qui est
nichée dans celte fosse n'est donc pas dans un pressoir. . . • P. 54- — * «Nous
concluons qu'on ne peut pas soutenir que la parotide soit comprimée dans les
mouvenients de la mâchoire, et que la compression pourrait nuire à la sécrétion
et à l'excrétion; de sorte qu'il faut surtout admirer comment ceUe glande est
phcée merveilleusement entre des parties qui paraissent devoir la gêner, sans que
cependant elle soit comprimée. » P. 63. — * «La fossette, qui est creusée dans la
portion de la voùle orbilaiie du frontal, et qu'on sent évidemment vers l'angle
externe de l'orbite, a été faite pour loger la glande qui se niche dans cette cavité.
. . . Cet!e glande n'a été nichée dans une cavité osseuse que pour n'être pas ex-
posée aux efforts des parties du voi>inage. . . » P. g^. — * Est-il vrai que le ven-
tricule appuie sur le pancréas? Cela ne paraît pa^ possible. . . Plus le ventricule
se remplit, et plus il s'éloigne du pancréas. . . Le veniricnle n'agit pas plus sur le
pancréas, lorsqu'il est plein que lorsqu'il est vide. ...» P. 1 13, — * t Les reins
paraissent êlre de tous les corps glanduleux le plus en liberté ...» P. 1 1 6. — ' « Le
foie doit être regardé comme une glande de celles que nous avons appelées actives,
ou qui ont un mouvement particulier pour la sécrétion. » P. 179. — ' P. ia6. —
P. lai. — * On vient de voir que la compression, qui n'est réelle pour aucune,
ne peut même être supposée que pour quelques-unes.
61
478 JOURNAL DES SAVANTS.
est V irritation ^^ \ excitation'^, et, pour dire tout d'un seul mot, la sensi-
hilité^ ou Y action nerveuse'*.
Ici Bordeu accumul|, les preuves, et les plus décisives, les plus frap-
pantes.
tt Lorsqu'on sent quelque bon mets , dit Bordeu , la salive vient à la
«bouche^;» une émotion tendre ou pénible fait verser des larmes, il
n'y a point là de compression survenue; les passions, l'imagination,
augmentent ou suspendent toutes les sécrétions^ la section d'un nerf
supprime la sécrétion de la glande où il se rend^, etc., etc.
Voilà donc tout un ordre de fonctions enlevées et soustraites au
pur mécanisme, à la simple compression physicjae, et ramenées à la
véritable et primitive source de toute fonction essentiellement vitale,
à l'action nerveuse.
Bordeu pose une sensibilité générale, dont le fonds est le même pour
toutes les parties , et puis il pose une sensibilité propre pour chaque or-
gane. «Il y a, dit-il finement, dans chaque sensation particulière, une
«espèce de sensation générale', n
Mais ici même commence à paraître l'écueil, écueil presque inévi-
table, contre lequel de.vait bientôt se briser son système.
Je dis presque inévitable : il était bien difficile, en effet, qu'ayant sous
la main toutes ces sensibilités propres, que Bordeu leur avait données,
les physiologistes ne vinssent rapidement, et Bordeu tout le premier,
à en abuser. La nouvelle physiologie, la physiologie de la sensation,
expliqua tout par les sensibilités propres, à peu près comme, un siècle au-
paravant, Van-Helmont expliquait tout par les petits archées^.
«La sécrétion, dit Bordeu, se réduit à une espèce de sensation^;
« . . . . chaque nerf a son goût particulier^" chaque glande a son
' ■ Concluons, en résumant tout ce que nous avons détaillé jusqu'^ici, que la sé-
«crélion des glandes ne se fait pas, comme on l'avait avancé, par la compression
«du corps glanduleux, mais par Vaclion propre de l'organe, aclion que certaines
«circonstances augmentent, comme les irritations. . . » P. lAA- — * «Les glandes
«ont besoin d'être réveillées ou excitées pour agir.. .. » P. i45. — «Les organes
« glanduleux doivent être excités pour agir. . . » P. i^6. — ' « La .sécrclion se réduit
«à une espèce de sensation ...» P. i63, — * «Les sécrétions dépendent de l'ac-
« tion des nerfs. ...» P. 1 56. — ' P. i3i. — * «Les nerfs qui vont à une glande
«étant coupés, la sécrétion de celte glande est suspendue. ... » P. i56. — 'P. 167.
— ' Indépendamment de son grand archée, Van-Helmont avait imaginé plusieurs
petits archées, chargés chacun du soin d'un organe. Le cerveau, le foie, l'utérus, etc.,
avaient chacun leur petit archée. — * « La sécrétion se réduit à une espèce de sensa-
« lion : les parties propres à exciter telle sensation passeront, et les autres seront re-
« jetées; chaque glande, chaque orifice aura son ^ou< particulier ; tout ce qu'il y aura
1 d'étranger sera rejeté pour.l'ojdioAire. iP-iôS. — ■" P- 16/i. « L,es nerfs, attentifsei
.^i AOÛT' ï 855:. hn
« tact* . . . » Enfin , il va jusqu'à dire que « chaque organe est un animal
ndans l'animal: animal in animali^.. . » abus de mots, ou, plus essen'
tiellement encore, excès de doctrine qui justifie bien celte haute et
sévère critique de M. Cuvier.
«On introduisit dans le langage une innovation qui, pendant long»
«temps, a semblé faire de la physiologie, non-seulement la plus diffi-
«cîle, mais la plus mystérieuse de toutes les sciences. Cette innovation
« consista à généraliser l'idée de sensibilité au point de donner ce nom
«à toute coopération nerveuse accompagnée de mouvement, même
«lorsque l'animal n'en avait aucune perception. On établit ainsi des
«sensibilités organiques, des sensibilités locales, sur lesquelles on rai-
« sonna, comme s'il s'était agi de la sensibilité ordinaire et générale.
«L'estomac, le cœur, la matrice, selon ces physiologistes, sentirent et
«voulurent; et chaque organe devint, à lui seul, une sorte de petit
H animal , doué des facultés du graud ', »
. îii'f . : ^ ' t'i'i
II. — De Bichat «l de sa théorie des propriétés vitales.
Je reprochais naguère * à Bichat de n'avoir pas cité Bufîon à propos
de la division de la vie en deux viei. Dans son Traité d'anatomie géné-
rale, publié deux ans après ses Recherches sur la vie et la mort, il cite
tout à la fois, et par une sorte de compensation, Aristote, Buffon et
Grimaud : Aristote, qui, je crois, n'a pas dit grand' chose sur cela, et
Grimaud, qui n'a fait, comme Bichat, qu'emprunter à Bufibn tout ce
qu'il en a dit.
«J'ai cherché le plus possible, en classant les fonctions, à suivre, dit
«Bichat, la marche tracée par la nature elle-même. J'ai posé, dans mon
«ouvrage sur la vie et la mort, les fondements de cette classification,
«que je suivais avant d'avoir publié celui-ci. Aristote, BulFon, etc.,
«avaient vu, dans l'homme, deux ordres de fonctions, l'un qui le met
«en rapport avec les corps extérieurs, l'autre qui sert à le mouvoir.
«Grimaud reproduisit cette idée, qui est aussi grande que vraie, dans
«ses cours de physiologie et dans son mémoire sur la nutrition; mais,
« in.^ensibles à tout ce qui ne les regarde point , ne laissent passer que ce qui a
« donné de bonnes preuves , on peut dire que la séparation de la bile se terail
ipar la bouche, si les nerfs de la parotide avaient une autre jfBii6(7w^, er, si nous
«osons l'avancer, un autre ^o«/. » P. i64. — ^ Ibid. — * P. 187. — * Rapport »ur
mes expériences touchant le système nerveux. (Voyez mon livre intitulé: Recherches
expérimentales sar lei propriétés et les fondions du système nerveux, p. 64 (a' édition).
— * Voyei mon premier article, cahier de juin, p. 336.
61.
480 JOURNAL DES SAVANTS.
«en la considérant d'une manière trop générale, il ne l'analysa point
«avec exactitude, il ne plaça dans les fonctions extérieures que les sen-
«sations et les mouvements, n'envisagea point le cerveau comme le
«centre de ces fonctions, etc., etc^ »
— JS'envisagea point le cerveau comme le centre de ces fonctions....
C'est que Grimaud n'avait pas bien lu BufFon. .; ,^ ,mv'^-
«Le cerveau et les sens forment, dit Buflbn, une seconde partie
«essentielle à l'économie animale : le cerveau est le centre de l'enve-
«loppe, coname le cœur est le centre de la partie intérieure de l'ani-
« mal. C'est cette partie qui donne à toutes les autres parties extérieures
«le mouvement et l'action par le moyen de la moelle de l'épine et des
«nerfs, qui n'en sont que le prolongement; et, de la même façon que
« le cœur et toute la partie intérieure communiquent avec le cerveau
« et avec toute l'enveloppe extérieure par les vaisseaux sanguins qui
«s'y distribuent, le cerveau communique aussi avec le cœur et toute
« la partie intérieure par les nerfs qui s'y ramifient ^. »
J'arrive au point le plus important de la physiologie de Bichal, je
veux dire à sa théorie des propriétés vitales.
Après avoir divisé la vie en deux vies, et divisé pareillement en deux
ordres les caractères, soit anatomiques, soit physiologiques, qui dis-
tinguent les deux vies l'une de l'autre^, Bichat cherche aussi deux or-
dres de forces ou de propriétés vitales : les propriétés de la vie animale,
et les propriétés de la vie organique.
Mais, vains efforts! il ne trouve partout que les mêmes propriétés,
que les mêmes forces : la même sensibilité et la même contractilité (car
il ne connaissait encore que ces deux forces-là).
Alors que fait-il? Il partage, très-adroitement, chacune àeceS forces
en deux; moyennant quoi il a tout ce qu'il désire, c'est-à-dire deux
sensibilités et deux contractilités ; la sensibilité de la vie animale et la sensi-
bilité de la vie organique, la contractilité de la vie animale et la contrac-
tilité de la vie organique. • '•<tf.i ti'i ^
uParlerai-je des propriétés vitales? dit Bichat. Voyez la sensibilité
«animale dominante dans les nerfs; la contractilité de même nature,
«spécialement marquée dans les muscles volontaires; la contractilité
« organique sensible, formant la propriété spéciale des muscles involon-
«taires; la contractilité insensible et la sensibilité de même nature, ca-
«ractérisant surtout les glandes, la peau, etc., etc.*.»
' Anatomie générale, t. I, p. c, i" édition. — * T. II, p. 3 17. — ^ Voyez mon
premier article, p. 338 et suiv. — * Anatomie générale, p. Ixxxij.
AOUT 1855. . 481
Ce détour, et, si je puis ainsi parier, ce subterfuge de mots (remar-
quez les mots que j'ai soulignés), n'avait pu échapper au coup d'œil
net et juste de M. Cuvier. «Dans la difficulté, jusqu'ici non surmon-
atée, dit M. Cuvier, de se faire une idée claire de ce grand phéno-
«mène (le phénomène de la sécrétion des glandes), on a employé des
«expressions figurées, on a supposé dans ces organes quelque faculté
«semblable à celle qui nous fait choisir nos aliments, par exemple; et
« c'est ce qu'on a appelé sensibilité organique; l'on a aussi appliqué cette
«formule aux contractions des muscles involontaires^ aux muscles du
«cœur, de l'estomac, etc. Mais il ne faut pas que l'on se fasse illusion;
«ces termes n'expliquent rien; ils impliquent même contradiction : ce
«serait une sensibilité insensible, comme Bichat est sur le point de
«l'écrire [la contractilité insensible, la sensibilité de même natare^) sans
« oser achever, parce que, en effet, son bon esprit lui faisait sentir
«que ces mots, trop employés depuis Bordeu, n'étaient que des mots
« vides de sens ^. »
Mais ici ce ne sont pas seulement les mots qui se contredisent; ce
qui se contredit encore plus, ce sont les faits et la théorie.
li n'y a qu'une sensibilité, partout la même, toujours de même na-
ture, et ne variant jamais, d'un organe à l'autre que par le degré, et,
si je puis ainsi parler, que par la dose^.
Car ce n'est point par eux-mêmes, ce n'est point par une vertu
iohërente et propre, que les organes sont sensibles : les organes ne sont
sensibles que par leurs nerfs.
Haller, ce grand maître en fait d'analyse expérimentale, nous a
appris deux choses également importantes, la première, que, entre
toutes les parties de l'économie animale, le nerf seul est sensible; et la
seconde, que, entre toutes ces mêmes parties, le muscle seul est con-
tractile. -Ht
Le nerf, qui est sensible, n'est pas contractile; le muscle, qui est con-
tractile, n'est pas sensible : chaque partie du corps a sa propriété spé-
ciale, sa quaUté distincte; et tous nos travaux, depuis Haller, ne tendent
qu'à ce but. nettement marqué, de démêler et de localiser, l'une après
l'autre , toutes les propriétés vitales.
Notre siècle a fait, en ce genre, de grands progrès. Deux physiolo-
gistes illustres, M. Ch. Bell en Angleterre, et M. Magendie, en France,
' Voyez la citation précédente. — * Leçons d'anatomie comparée, 1. 1, p. 33 ( a* édi-
tion). — ^ Contraint par la force des choses, Biclial se servira bientôt lui-même de
ce mot dote , que j'emploie ici.
582 JOURNAL DES SAVANTS.
ont découvert, dans chaque nerf, deux nerfs : l'un exclusivement sen-
ntif, l'autre exclusivement moteur.
J'ai fait voir que le cerveau proprement dit est le siège exclusif de ïin-
telligence; que le cervelet est le siège d'une faculté toute nouvelle, et
jusqu'ici restée inconnue, la faculté à'éqailibrer ou de coordonner les
mouvements de locomotion; j'ai localisé le siège du principe de la vie dans
un espace déterminé, et qui n'a pas deux lignes d'étendue. Il y a plus.
J'ai fait voir, au point de vue qui nous occupe ici, quelque chose de
singulier encore, et qui aurait beaucoup surpris Bichat, c'est que l'or-
gane central de la vie animale, le cerveau, est profondément et abso-
lument insensible ^.
Il en est de même du cervelet : le cervelet est aussi insensible que le
cerveau^.
Mais, sans en venir jusqu'à ces exemples-là, que Bichat ne pouvait
connaître, les expériences, et je dirai même les observations les plus
simples et les plus communes, nous font voir tous les jours que les
parties ordinairement insensibles : les os, les tendons, les muscles, etc., le
cœur, y estomac, les intestins, etc., passent, dans certains cas, de leur m-
sensibilité ordinaire, à la sensibilité la plus vive et la plus extrême.
Bichat ne pouvait ignorer de tels exemples : aussi ne les ignorait-il
pas; et, après avoir intitulé son chapitre : Des deux espèces de sensibilité,
animale et organique, il finit ce même chapitre par déclarer qu'il n'y a
pas deux sensibilités, qu'il n'y en a qu'âne, que, «quoique» (c'est lui qui
parle) «les deux sensibilités, animale et organique, présentent une
«différence notable, cependant leur nature paraît être essentiellement
«la même, et que l'une n'est probablement que le maximum de
«l'autre. C'est toujours la même force qui, plus ou moins intense, se
«présente sous divers caractères'.»
Et il ajoute : « Ce qui varie la dose de la sensibilité*, c'est tantôt l'ordre
«naturel; ainsi la peau, les nerfs sont supérieurs, sous ce rapport, aux
* Voyez mon livre intitulé : Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonc-
tions du système nerveux. — * Voyez mon livre déjà cité. — ' Recherches physio-
logiques sur la vie et la mort, p. lOi. — * Voilà donc les sensibilités propres de
Bordeu réduites à n'être que des doses diverses de la même sensibilité; mais Bordeu
n'y perd guère ; Bicliat fait, avec les doses diverses de sensibilité lout ce que Bordeu fai-
sait avec les sensibilités propres, a C'est cette somme de sensibilité déterminée pour
« chaque organe, dit Bichat, qui compose spécialement sa vie propre, c'est elle qui fixe
a la nature de ses rapports avec les corps qui lui sont étrangers, » etc. P. io5.) Le
mol vie propre est substitué à celui de sensibilité propre; et le sacrifice n'est pas bien
grand. « Voilà, dit encore Bichat, comment les bouches des laclés, ouvertes dans les
«intestins, n'y puisent que le chyle, et n'absorbent point les fluides qui se trou-
AOÛT 1855. 483
((tendons, aux cartilages, etc.; tantôt ce sont des maladies; ainsi, en
tt doublant la dose de sensibilité des seconds, l'inflammation les égale, les
urend même supérieurs aux premiers^.»
Le chapitre sur la contraclilité commence par un titre tout pareil à
celui sur la sensibilité : Des deux espèces de contractilité , animale et orga-
nique; mais il ne finit pas de même. L'auteur y reste plus conséquent
avec lui-même, et la conclusion avec les prémisses. «Nous avons vu,
« dit Bichat, que les limites qui distinguent les deux modes de sensi-
« bilité ne paraissent tenir qu'à la proportion plus ou moins grande de
«celte force ;. . . il n'en est pas ainsi des deux grandes divisions de la
«contractilité, considérée en général. L'organique ne peut jamais se
«transformer en animale : quels que soient son exaltation, son accrois-
« sèment, elle reste toujours de môme nature*; » c'est-à-dire, pour com-
pléter la pensée de Bichat, que- les muscles de la vie organique restent
toujours indépendants de la volonté, et que les muscles de la vie animale
y restent toujours soumis.
Sans doute, et la chose est incontestable; mais que faut-il en coii-
dure? qu'il y a deux espèces de contractilité, comme le dit Bichat?
assurément, non. 11 n'y a pas plus deux contractilités qu'il n'y a deux
sensibilités. La circonstance d'être, ou non, soumise à la volonté
n'est qu'une circonstance éloignée, externe', qui ne touche en rien
à la nature, à l'essence de la contractilité. C'est toujours la même con-
tractilité, la même propriété musculaire, la même force du muscle :
seulement le muscle a, dans un cas, avec le cerveau, siège de la
volonté, des rapports, des connexions nerveuses, qu'il n'a pas dans
l'autre *.•
Bichat se faisait si peu encore une idée juste de la contractilité, qu'il
la suppose répandue partout; et cela au moment même où, par le
plus heureux de ses travaux, Haller venait de la localiser exclusive-
ment et défmitivement dans le muscle.
Mais ce n'est pas tout : après avoir divisé la contractilité en deux
ivent mêlés à lui, fluides avec lesquels leur sensibilité n*est point en rapport, V
«(p. io6); el Bbrdeu n'aurait pas micuf dit. — ' Recherches physiologiques sur la
vie et la mort, p. io4. — * Ibid. p. lao. — * «L'estomac, les intestins prennent
«souvent une susceptibilité pour la contraction, telle que le moindre contact
«les fait soulever et y détermine de violents mouvements ; or ces mouvements con-
« servent toujours alors leur type et leur caractère primilifs; jamais le cerveau n'en
• règle les secousses irrégulières....» (P. 121.) — * Voyez, touchant cette
grande question des rapports des mouvemenis avec la volonté, mon livre intitulé :
Rech. exp. sar les prop. et les fond, du sysl, nero.
JOURNAL DES SAVANTS.
espèces, la contractilité animale et la contractilité organique, Bicliat subdi-
vise Yorganique en deux variétés, la contractilité organique sensible et la
contractilité organique insensible.
«La contractilité organique sensible repond à peu près, dit-il, à ce
«qu'on nomme irritabilité, et la contractilité organique insensible, à ce
« qu'on appelle tonicité^. »
Rien de cela n'est exact. La contractilité animale n'est que la contrac-
tilité organique; l'une et l'autre ne sont que l'irritabilité; et, quant à la
tonicité , c'est une tout autre force^.
On ne peut s'empêcher de voir que Bicbat n'a plus ici son allure
libre et facile; lui-même le sent bien vite, et, pour se tirer d'affaire, il
renvoie aux médecins de Montpellier.
«Je renvoie, dit il, à ce qu'ont écrit les médecins de Montpellier'.»
C'était se mal adresser. Sur tout ceci, les médecins de Montpellier
sont très-confus et fort peu d'accord.
Vient, premièrement, Bordeu, le très-spirituel mais très-impérieux
Bordeu, qui n'a jamais voulu souffrir que l'on séparât \ irritabilité de la
sensibilité.
«Les savants ont reçu avec empressement, dit-il, les expériences et
« les réflexions d'un médecin philosophe des plus distingués de ce
«siècle, M. Haller; il a pris l'irritabilité des parties du corps vivant
«pour un principe général, et il l'a mise à la place de la sensibilité,
«qui avait de même été regardée comme un principe général dans
«l'école de Montpellier, avant qu'il fût question de l'irritabilité, consi-
li dérée sous ce point de vue. Or la sensibilité paraît plus aisée à com-
« prendre que l'irritabilité, et elle peut très-bien servir de base à l'ex-
«plication de tous les phénomènes de la vie*. ...»
Vient ensuite Barthez. Il combat Bordeu. «On manque, dit Barthez,
« à ce que prescrit la bonne méthode de philosopher dans la science de
«l'homme, lorsqu'on soutient, avec quelques physiologistes récents, cette
«opinion (qu'on a faussement attribuée à fécole de Montpellier) que
« c'est la sensibilité qui est le principe de la vie dans l'homme et dans les
« animaux ^. »
Barthez ne s'en tient pas là. Il distingue très-bien les forces toniques
des forces motrices, et les forces motrices des forces sensitives. Il com-
mence même par donner une définition très-nette du mouvement
tonique et du mouvement dû aux forces motrices.
' P. 116. — * J'expliquerai celle force de tonicité dans un autre article, où Bi-
cliat sera examiné par rapport à Barthez. — ' Ibid. p. 11a. — * Œuv. comp.
p. 668. — ' Nouv. élém. de la se. de l'homme, t. I, p. 179 (2* édition).
AOÛT 1855. 685
«Les mouvements de tous les solides vivants se font, dit-il, de deux
«manières: ou avec un progrès rapide, et que nos sens ne peuvent
« suivre , ou avec une marche trop tardive pour que l'imperfection de
« nos sens nous permette de l'apercevoir ^ » — « Le dernier de ces mouve-
«ments, continue-t-il , est le mouvement tonique; on peut donner au
«premier le nom de mouvement musculaire^. »
Et jusque-là rien de mieux-, mais il ajoute : «Quoique le mouve-
«ment musculaire s'exécute principalement dans les muscles,, il a lieu
«aussi dans des organes dont la structure n'est point musculaire';» et
c'est, du même coup, reconnaître et méconnaître la belle décoXiverte
d'HalIer.
Ënfm, un troisième médecin de Montpellier, et Irès-digne d'être cité
à côté des deux précédents, Fouquet, revient à l'opinion de Bordeu, cri-
tiquée par Barthez.
Fouquet veut, comme Bordeu, que le principe sentant et le principe
mouvant ne soient qu'un seul et même principe, qu'il n'y ait qu'un prin-
cipe, la sensibilité; et, dans une de ces phrases figurées qui lui étaient
familières , il appelle l'irritabilité : une fille égarée de la sensibilité.
Dans un premier article, j'avais examiné Bichat par rapport à BulTon ;
je viens de l'examiner ici par rapport à Boixleu; je l'examinerai, dans
un troisième article, par ru^ort à ilaller.
FLOURENS.
[La suite à un prochain cahier.)
Histoire de là vie et des ouvrages de Hiouen-thsang et de
SES VOYAGES DANS lInde, depuis l'an 629 jusqu'en 6U5 (de notre
ère), par IJoeï-li et Yen-thsong, suivie de documents et d'éclair-
cissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-
thsang, traduite du chinois par Stanislas Julien, membre de l'Ins-
titut de France. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur
à l'Imprimerie impériale, i853, in-8° de LXXXiv-472 pages.
DEUXIÈME ARTICLE*. • -
Biographie de Hiouen-thsang.
Originaire de Tdiin-lieou, dans le district de Keou-chi, Hiouen-
• ' Nouveaux éléments de la science de- l'homme, t. I, p. lia. — * Ibid. p. 11 3.
— r * Ibid. — * Voyez, pour le premier article, le cahier de mars, p. 1^9.
6a
486 JOURNAL DES SAVANTS.
thsang appartenait à une famille honorable, qui avait occupé dans sa
province des charges éminentes. Son père, nommé Hoeï, avait refusé,
par sagesse et par amour de l'étude, de suivre la carrière de ses ancêti'es,
et s'était éloigné des fonctions publiques dans un temps de troubles
civils. Faisant lui-même l'éducation de. ses quatre fils, il distingua de
bonne heure l'intelligence et la gravité précoces du dernier, Hiouen-
thsang, qu'il se plut à cultiver. L'enfant répondit à ses soins; et, foM
jeune encore, il fut confié à la direction de son second frère, (Jui avait
embrassé la vie religieuse dans un des couvents de Lo-yang, la
capitale de l'Est. Il montra, au couvent comme dans la maison pater-
nelle, une application et une facilité prodigieuses; et, par une exception
que justifiaient l'élévation et la fermeté de son caractère, plus encore
que son savoir, il fut admis sans examen parmi les religieux dès l'âge
de treize ans. C'est que, dès cette époque, sa vocation s'était manifestée;
et uson vœu unique était d'entrer en religion afin de propager au
« loin la loi brillante du Bouddha. » Les livres qu'il étudiait plus particu-
lièrement, et que déjà il possédait à fond, étaient le livre sacré du
Nie-pan (le Nirvana) et le Che-ta-ching-lun (Mahâyâna samparigraha
castra). 'J ' .Jj'. ; m* •
Pendant sept ans le jeune novice parcourut avec son frère les écoles
les plus renommées pour achever son éduc^on; et, au milieu des révo-
lutions sanglantes qui bouleversaient alors l'empire, il subit bien des
épreuves qui le préparaient à celles de ses futurs voyages. Il s'arrêta
quelques années dans le pays de Chou, qui était moins agité que les
autres; et il y suivit assidûment les conférences des maîtres les plus
autorisés. Les deux frères rivalisaient de savoir et de vertu; et, dans le
couvent Kong-hoeî sse de la ville de Tching-tou , ils se firent remarquer
à l'envi l'un de l'autre par «l'éclat de leurs talents, la pureté de leurs
a mœurs et la noblesse de leur cœur. » A vingt ans Hiouen -thsang ter-
minait son noviciat et recevait le complément des ordres monastiques.
C'était dans la cinquième année de la période wou-te. Pendant la
retraite d'été qui suivit son ordination, il étudia la discipline, le
Vinaya, et il continua d'approfondir les soûtras et les castras. Mais il
conservait encore, sur plusieurs points de la doctrine, des doutes que ni
lui ni son frère ne pouvaient résoudre ; et, pour en obtenir la solution ,
il alla, durant six autres années, consulter, de ville en ville, les docteurs
qui passaient pour les plus instruits. Mais dès lors il était lui-même un
maître consommé; et, dan's les couvents où il séjournait, on le pria
souvent d'expliquer quelques-uns des livres les plus importants. C'eat
ainsi que, dans le couvent de Thien-hoang-sse, à King-tcheou, il développa
r/t/ AOÛT 1855. î[H)l 487
Irois fois, durant un trimestre d'automne, les deux livres du MaHâyâna
samparigraba castra et de l'Abhidharma castra. Telle était la retiommée
de ses leçons, que le roi de Han-yang, accompagné de ses officiers et
d'une multitude de religieux, vint l'entendre, et assista plein d'admi-
ration k une victoire éclatante que le Maître de la Loi remporta sur
tous ceux qui s'étaient présentés pour l'interroger et discuter avec
lui. A Tch'.ang-'an , ses succès ne furent pas moins brillants; et les
maîtres les plus âgés et les plus doctes s'avouaient vaincus par ce jeune
bomme.
Cependant Hiouen-tbsang n'en sentait pas moins tout ce qui lui
manquait encore-, et, loin que sa modestie fût aveuglée par les louanges
qu'on lui prodiguait, il preûail la résolution de voyager dans les con-
trées de l'Ouest pour interroger les sages sur les parties de la Loi dont
l'obscurité jetait le trouble dans son esprit. Il se rappelait en outre les
voyages de Fa-hien et de Tcbi-yen, les premiers lettrés de leur siècle;
« et cette gloire d'aller chercher la Loi pour servir de guide aux hommes
« et faire leur bonheur » lui semblait digne de l'imitation d'une grande âme.
De concert avec plusieurs autres religieux, il présenta donc une
requête pour qu'on autorisât leur voyage dans l'Inde; mais un décret
impérial ayant répondu par un refus, il se décida , malgré les difficultés
et les périls qui l'attendaient, à partir seul. Il hésitait encore quand le
souvenir d'un songe de sa mère qu'il se rappela, et un songe qu'il eut
lui-même, vinrent le déterminer, sans parler des encouragements d'un
habile devin, par lequel il «s'était fait tirer son horoscope et dont la
prédiction se vérifia*; il avait alors vingt-six ans.
Il se rendit â Lian^-tcheou, qui était le ren(fez-vous général des
peuples à l'ouest du Fleuve Jaune , et do tous les marchands des con-
trées limitrophes. Il s'apprêtait à quitter cette ville, après y avoir donné
comme ailleurs des conférences très-suivies sur la Loi, quand un pre-
mier obstacle faillit compromettre tous ses projets. Le gouverneur de
la ville avait reçu de l'administration impériale les ordres les plus for-
mels de ne laisser passer personne à fétranger. Mais, grâce à l'assistance
•ecrète que lui prêtèrent des docteurs qui approuvaient son dessein, il
put s'échapper de la ville, se cachant le jour et marchant la nuit. Un
peu plus loin, à Koua-tcheou, il eût été arrêté sur le rapport des
espions envoyés à sa poursuite, si le gouverneur, touché de la franchise
du pèlerin, qui avouait qui il était, et de son courage magnanime, ne
l'eût dégagé en déchirant la pièce officielle de son signalement.
■ ^
* M. Stanislas Julien , Histoire de la vie de IJioaen-thsang , p. a i .
63.
488 JOURNAL DES SAVANTS.
Deux novices^, qui l'avaient suivi jusque-là , furent effrayés de ces pre-
miers obstacles et le quittèrent. Resté seul et sans guide , Hiouen-thsang
ne trouva pas de plus sûr moyen pour s'en procurer un que d'aller se
prosterner aux pieds de la statue de Mi-le (Maitreya Bodhisattva)^ et de
lui adresser de ferventes prières; le lendemain il les renouvelait avec
autant de foi , quand il vit entrer tout à coup près de lui un homme des
pays barbares, qui venait lui témoigner le désir d'entrer en religion, en
recevant ses leçons, et qui accepta très-volontiers d'être son guide.
L'évasion n'était pas facile. A l'extrême frontière , qui était à cinq lieues
de la ville, il fallait franchir sans être aperçu une barrière «par laquelle
«on était obligé de passer et qui était la clef des frontières de l'Ouest. »
Elle était établie près de la partie la plus large d'un fleuve extrêmement
rapide; et, au delà de cette barrière, il fallait encore éviter cinq tours
à signaux gardées par des sentinelles vigilantes. La barrière fut adroi-
tement esquivée grâce au jeune guide; mais il ne voulut point aller au-
delà, et il laissa le Maître de la Loi continuer seul son périlleux voyage.
Les huit grandes lieues qui séparaient la barrière et les tours étaient
un désert de sables arides, oii l'on n'avait pour s'orienter que des mon-
ceaux d'ossements et les traces des chevaux. A peine Hiouen-thsang y
était-il entré qu'il y fut assailli par les visions du mirage; il les prit pour
de vaines images créées par les démons, qui voulaient combattre son
entreprise. Mais il entendait du inilieu des airs une voix qui lui criait,
pour soutenir son courage:» Ne craignez point! ne craignez point! «Arrivé
de nuit à la première tour, d'où il devait nécessairement approcher pour
faire de l'eau, il risqua d'y être tué par les flèches des sentinelles. Heu-
reusement le commandant du poste, très-zélé bouddhiste, consent aie
laisser passer et lui donne en outre des recommandations pour le chef
d'une autre station, qui est son proche pqrcnt. Le voyageur est obligé
de faire un long détour pour éviter la dernière station où il aurait
trouvé des gens intraitables et violents; mais il s'égare dans un second
désert qu'il doit traverser. Pour comble de malheur, l'outre qui contenait
sa provision d'eau se répand. Désespéré , il est sur le point de revenir
sur ses pas et de retourner à l'Est. Mais à peine a-t-il fait une lieue
dans cette direction nouvelle que, saisi de remords, il se dit : «Dans
« l'origine, j'ai juré, si je n'arrive point dans le Thien-tchou (l'Inde), de ne
«jamais faiï'e un pas pour revenir en Chine. Maintenant pourquoi suis-
* Maitreya était le futur Bouddha que Çâkyaniouni, quittant le séjour du Touchita,
avait sacré comme son successeur. Voir le Journal des Savants, cahier d'août iSbii,
p.àSS. ' ■ ■
AOÛT 1855. ^89
«je venu ici? J'aime mieux mourir en allant vers rOccident que de ren-
«trer dans l'Est pour y vivre.» Il reprit donc sa route; et, priant avec
ferveur Kaoan-in (Avalokitéçvara), il se dirigea de nouveau vers le nord-
ouest. Quatre nuits et cinq jours il erra dans le désert sans qu'une
goutte d'eau rafraîchît sa gorge brûlante. Jl soutenait son courage abattu
en lisant au milieu de ses prières la Pradjnâ pâramitâ, et le soûtra
d'Avalokitéçvara ; mais, accablé de soif, de fatigue et de sommeil, il
allait périr, quand une brise qui s'éleva dans la nuit vint lui rendre
quelque force, ainsi qu'à son cheval non moins. exténua que lui. Ils se
remirent donc en chemin se soutenant à peine; et, au bout de quelques
instants, ils arrivèrent sur le bord d'un étang entouré de frais pâturages,
vers lesquels l'animal s'était dirigé par un irrésistible instinct.
Après deux jours de marche bien pénible encore, il arrivait.à 1-gou
(pays des Oïgours), dans un couvent où il trouvait des religieux de la
Chine.
Ces premiers détails, qui portent un cachet d'évidente vérité, malgré
quelques exagérations de la part des biographes, nous font bien com-
prendre le carartère de Hiouen-thsang, en même temps que les obsta-
cles terribles qu'il avait h surmonter. A la science qui déjà l'a rendu
célèbre, il joint une foi imperturbable, un courage à toute épreuve,
une énergie que rien ne peut abattre. C'est un missionnaire accompli.
Des épreuves d'un autre genre, mais non moins redoutables, l'at-
tendaient. A peine avait-il pris quelques jours de repos à I-gou, que le
puissant roi de Kao tch'ang, l'un des tributaires de la Chine, envoya
des messagers pour l'inviter à venir dans son royaume. C'était un ordre
auquel le pauvre pèlerin ne pouvait se soustraire. La réception que lui
fit le roi Khio-wen-taï fut aussi alTectueuse que magnifique; mais, quand,
dix jours après , le Maître de la Loi voulut partir, le roi lui déclara sa
ferme résolution de le garder jusqu'à la fin de sa vie, pour qu'il fût le
précepteur de ses sujets, et le chef des reUgieux chargés de les ins'
truire. Hiouen-thsang eut beau protester, en alléguant la sainte utilité
de son voyage; le roi resta inflexible. Mais le Maître de la Loi prit de
son côté une résolution non moins extrême; et, sachant bien que «le
« roi ne pouvait rien , malgré toute sa puissance, sur son esprit et sa vo-
«lonté, » il refusa de manger, bien décidé à mourir de faim plutôt que
de renoncer à son projet. Déjà trois grands jours s'étaient écoulés, quand
le roi, honteux et effrayé des suites de sa rigueur, lui oflrit respectueu-
sement ses excuses et lui rendit sa liberté. Peu rassuré nprès tant de
cruauté, Hiouen-thsang fit jurer au roi de tenir sa parole en prenant
à témoin d'abord le soleil et ensuite le Bouddha, dont ils adorèrent
490 JOURNAL DES SAVANTS.
ensemble la statue. Le roi jura, en présence de sa mère, îa princesse
Tch'ang, de traiter toujours le Maître de la Loi comme un frère , à la
condition qu'à son retour de l'Inde, il repasserait dans le pays de Kao-
tch'ang et s'y arrêterait trois ans. Hiouen-thsangy consentit , et devait rem-
plir fidèlement sa promesse seize ans plus tard. Il consentit, en outre, à
rester encore un mois dans le pays de Kao-tch'ang, et il consacra tout ce
temps à l'instruction religieuse de la cour, qui venait, le roi en tête,
écouter chaque jour ses pieuses leçons.
Quand le mois fut écoulé, le Maître de la Loi partit comblé déplus
riches présents , accompagné d'une nombreuse escorte qu'il avait choi-
sie lui-même, et muni, outre de grandes provisions, de vingt-quatre
lettres de recommandation pour autant de souverains des contrées
qu'il avait à traverser. Il remercia le roi de tant de générosité par une
lettre fort élégante , que ses biographes ont eu soin de rapporter tout
au long, et qui méritait en effet d'être conservée.
Le reste du voyage, grâce à tant de ressources, devait être un peu
moins pénible, quoique entremêlé encore de bien des souffrances. En
sortant du royaume de Koutché, le premier où le pèlerin trouva le
bouddhisme établi, la caravane eut à traverser pendant sept jours une
haute montagne, Ling-chan (Mousour Aola), couverte de neiges éternel-
les, où elle perdit quatorze hommes et quantité de bœufs et de che-
vaux. Après avoir longé le lac d'Yssikoul ^ et fait environ cinquante
lieues au delà, il rencontra, dans la ville de Soa-ché, le khan des
Turcs [Toa-lde), qui le reçut somptueusement sous ses tentes de feutre,
et, au milieu de sa horde, écouta les enseignements pieux qu'il se lit
donner, à la suite d'un festin, sur les dix vertus et les six Pâramitâs
{Po-lo-mi), et le congédia en le comblant de cadeaux splendides, et en
iui adjoignant un interprète non moins utile pour le conduire jusqu'à
Kapiça , dans l'Inde. A Samarkand , Hiouen-thsang essaya de convertir
le roi et le peuple, dont la religion était le culte du feu; et, en y ordon-
nant des religieux, il put se flatter d'avoir rétabli le bouddhisme, qui
jadis y avait été apporté, comme l'attestaient deux couvents alors dé-
serts. C'est à Baktra (Fo-ko-lo) qu'il commença à trouver le bouddhisme
florissant avec ses monuments, ses reliques, et ses légendes de toute
sorte. On n'y comptait, pas moins de cent couvents avec trois mille
religieux tous adonnés à l'étude du Petit Véhicule. Dans un couvent
appelé le Nouveau Couvent, au nord-ouest de la ville, d'une construc-
tion imposante et décoré très-richement, on montrait le pot à eau du
* Hiouen-thsang fait le lac d'Yssikoul beaucoup plus grand qu'il p'est en effet.
AOÛT 1855. 491
Bouddha, une de ses dents antérieures et son balai. Les jours de fêtes,
on faisait sortir ces trois reliques que le peuple adorait avec les reli-
gieux. On prétendait, dans la ville de Po-li, située à une dizaine de lieues
de Baktra (Balk) , que le Tathâgata était venu jusqu'en ces lieux , et deux
stoûpas y avaient consacré le souvenir de sa présence et de ses bienfaits.
Dans le royaume de Bamian (Fan-yen-na) , Hiouen - thsang trouva
une foi non moins ardente, des couvents, des stoûpas, de belles statues
du Bouddha, des religieux adonnés à l'étude de la Loi eX appartenant
à diverses écoles. Après avoir traversé deux, fois les Montagnes Noires
(Indou-Kouch) et les royaumes de Kapiça [Kîa-pi-ché] et de Lamghan
[Hanpo), il entra dans le royaume de Nagarhàra, où il rencontra les
premiers monuments du grand monarque Açoka [PVou-yeou), dont la
domination, à ce qu'il paraît, s'était étendue jusque dans ces contrées
éloignées. Aux portes de la ville s'élevait un stoùpa qu'on lui attribuait,
et qui n'avait pas moins de trois cents pieds de haut. Désormais le pè-
lerin retrouvera partout les traces de ce potentat, dont l'empire semble
avoir euibrassé la plus grande partie de la presqu'île.
Jusqu'ici nous avons vu de quel courage était animé Hiouen-thsang,
et quelle science il avait acquise dans les matières ies plus diÛicilcs de
sa religion; son caractère nous serait imparfaitement connu, si nous ne
voyions aussi quelques traits de sa superstition. .
Dans le royaume de, Nagarhàra , il visitù une ville qui portait le nom
assez peu célèbre de Ville du sommet du crâne de Fo. Voici ce qui
avait valu à cette cité un nom si beau et si singulier. Dans Iç second
étage d'un pavillon et dans unepetite tour u formée de sept choses pré-
«cieuscs,» on conservait la fameuse relique appelée Ouçnisha. Cet os,
renfermé dans un écrin, avait plus d'un pied de circonférence. Il était
d'un blanc jaunâtre, et l'on y voyait encore distinctement les petits
trous des cheveux. Ceux qui voulaient connaître la mesure de leurs
péchés et de leurs vertus, broyaient des parfums , et faisaient avec la
poudre une pâte molle qu'ils déposaient bien enveloppée de soie sur l'os
sacré. On refermait la boîte, et l'apparence que présentait la pâte, quand
on la retirait, déterminait, pour chacun des consultants, le degré de bon-
heui' ou de malheur qu'ils devaient attendre. Hiouen-thsang obtint
pour sa part la figure moulée de l'Arbre de l'Intelligence (Bodhi-
drouma), tandis qu'un jeune Çramana, qui l'accompagnait, n'obtint que
la figure d'un lotus. Le gardien de l'os sacré ^ en voyant ce prodige, se
' La biographie appelle ce gardien un brahmane ; si ce détail est exact , il prouve-
rait que dès lors bien des brahmanes étaient tombés dans une grande abjection.
492 JOURNAL DES SAVANTS.
montra ravi de joie; il fit claquer ses doigts, et, répandant des fleurs, il
dit à Hiouen-thsang : «Maître, ce que vous avez obtenu est extrcme-
«ment rare, et montre clairement que vous possédez déjà une portion
«du Poa-ti (Bodhi, intelligence de Bouddha).» On fit voir encore au
pèlerin, qui se montra, de son côté, fort généreux dans ses dons, d'au-
tres reliques non moins saintes, et, entre autres, la prunelle du Boud-
dha, si brillante, disent les biographes, qu'elle rayonnait en dehors de
la boîte, son vêtement (sanghàti) et son bâton.
Dans cette première aventure, on peut croire que Hiouen-thsang a
été dupe de quelque adroite friponnerie. En voici une seconde, plus
compliquée et plus extraordinaire.
Il apprit qu'à deux lieues de la ville de Teng-kouang-tch'ing (Pradî-
parasmipoura), il y avait une caverne où jadis leTathâgata, vainqueur
du roi des dragons qui l'habitait, avait laissé son ombre. Il résolut
d'aller lui rendre ses hommages, «ne voulant pas, disait-il, être venu
«si près sans l'adorer, et sachant bien que, vécût-on mille kalpas, il
« serait bien difllcile de rencontrer une seule fois la véritable ombre
« du Bouddha. » En vain on lui objecta que les chemins étaient dange-
reux et infestés d» brigands; en vain ajouta-t-on que, depuis deux ou
trois ans, on n'avait vu revenir presque aucun des imprudents et rares
visiteurs qui avaient affronté le péril; rien ne put l'ébranler. Ce ne
fut pas sans grand'peine qu'il trouva, dïins la ferme d'un couvent, un
vieillard qui consentit à lui servir de guidée A peine en route, il fut
assailli par cinq brigands qui fondirent sur lui l'épée à la main. Hiouen-
thsang, sans se laisser troubler, leur fit voir son vêtement de religieux
et les ramena par de bonnes et fermes paroles.
La grotte où il se rendait était près d'un ruisseau entre deux mon-
tagnes. On y entrait par une espèce de porte dans un mur de pierre.
En y plongeant les yeux, Hiouen-thsang n'y put rien apercevoir; mais,
sur les indications du vieillard, il s'orienta dans les ténèbres et arriva
juste à l'endroit où l'ombre résidait. Alors, animé d'une foi profonde, il
se mit à faire les cent salutations prescrites.; mais il ne vit d'abord rien. Il
se reprocha amèrement ses fautes, pleura en poussant de grands cris et
s'abandonna à toute sa douleur, récitant dévotement le Ching-man-king
(le Çrîmâlàdévi sinhanâda soûtra) et les gâthâs des Bouddhas, et se
prosternant à chaque strophe. A peine avait il fini les cent premières
salutations , qu'il vit paraître sur le mur oriente^ de la grotte une petite
' C'est encore un brahmane qui fait cet étrange métier pour une religion qui
n'est pas la sienne.
AOUT 1855. 4^3
hieur qui s'éteignit à l'instant; elle était large comme le pot d'un reli-
gieux. Il recommença ses salutations; et une seconde lumière, large
comme un bassin, se montra et disparut non moins vite. Dans un
transport d'enthousiasme, il jura de ne point quitter la grotte avant
d'avoir vu l'ombre de ïHonorahle du siècle. Enfin, après deux cents
nouvelles salutations, la caverne fut soudain inondée de lumière; et
Tombre du Tathâgata, d'une blancheur éclatante, se dessina sur \e
mur, « comme lorsque les nuages s'entrouvrent , et laissent apercevoir
« tout à coup l'image merveilleuse de la montagne d'or. » Un éclat éblouis-
sant éclairait les contours de sa face divine, et son vêtement était d'un
jaune rouge. Depuis les genoux jusqu'au haut, les beautés de sa per-
sonne brillaient en pleine lumière; à gauche, à droite et derrière le
Bouddha, on voyait au complet les ombres des Bodhisattvas et des vé-
nérables Çramanas qui forment son cortège. Hioucn-thsâng, ravi en ex-
tase, contempla longtemps l'objet sublime et incomparable de son ad-
miration. Quand il se fut rassasié de ce prodige, il ordonna de loin à
six hommes qui étaient dehors, d'apporter du feu pour brûler des par-
fums. Dès que le feu brilla, l'ombre du Bouddha disparut; et, dès qu'on
i'éteignait, l'image reparaissait aussitôt. Des six hommes, cinq la virent;
mab il y en eut un qui ne vit absolument rien. Hioucn-thsang se pros-
terna avec respect, célébra les louimges du Bouddha et répandit des
fleurs et des parfums. L'apparition céleste ayant cessé, il fit ses adieux
et se retira.
Selon toute apparence, le pèlerin fut encore celte fois trompé par
quelque supercherie de charlatans ; mais peut-être aussi ne ful-il dupe
que de lui-même; et le vieillard qui l'avait accompagné lui donna-t-il
la véritable explication: «Maître, sans la sincérité de votre foi et
«l'énergie de vos prières, vous n'auriez pu voir un tel prodige. » L'his-
toire des superstitions est pleine d'hallucinations de ce genre; et les
imaginations exaltées, comme celle d'Hiouen-thsang, sont toutes dispo-
sées il les subir, pour peu que les circonstances s'y prêtent. Les pays
que le pèlerin parcourt ont été de tout temps la proie des rêveries les
plus extravagantes; et, quand, sur une large pierre de la rive septen-
trionale du Çoubhavastou qu'il traverse, il voit les traces des pas du
Bouddha, il n'hésite pas à dire lui-même naïvement «que ces traces
« paraissent longues ou courtes suivant le degré de la vertu de ceux qui
«les regardent et, suivant l'énergie de leurs prières. »
On comprend qu'étant si peu difficile sur ce qu'il voit lui-même, il
l'est encore moins sur ce qu'on lui rapporte; et les traditions le trouvent
loùl aussi crédule que les apparitions les plus surprenantes. Près de
63
4É9^ JOURNAL DES SAVANTS.
Ja montagne Hi-lo, il visite l'endroit où Joa-lal (le Tathâgata), plein de
reconnaissance pour les Yaksbas leur fit l'aumône de son corps; non
loin de Mou/i^f-Ziie-Zc (peut-être la Manghelli actuelle , ou Manikiala ) , l'en-
droit marqué par un stoûpa, où Jou-lai perça son corps d'un couteau;
près de Takshaçîla, l'endroit où, roi d'un grand royaume, il fit l'au-
mône de mille têtes, de même que près de Pouroushapoura(la Peïcha-
ver actuelle) il avait vu l'endroit marqué par un stoûpa d'Açoka, oùr
pendant mille existences successives, Jou-laï fit l'aumône de ses yeux-;
et non loin du fleuve Sin-tou (l'Indus , le Sindh) , l'endroit où Siddhârtha ,
encore prince royal , donna sa personne pour apaiser la faim des sept
petits d'un tigre.
Voilà désormais le monde de merveilles et d'enchantements dans
lequel Hiouen-Thsang va vivre durant tout son voyage. On compterait
par centaines tous les prodiges dont il parle avec le plus impertur-
bable sang-froid.
Après diverees courses dans le pays d'Oudyâna, dans la vallée du
Sindh supérieur et le Pendjab, il pénétra par le Nord-Ouest dans le
royaume de Kachmire [Kia-chi-mi-lo , Kacmîra)^. Dans la capitale, qu'il
ne nomme pas, il n'y avait pas moins de cent couvents où habitaient
cinq mille religieux, et quatre stoûpas énormes qu'avait bâtis jadis le
roi fVoa-yeou (Açoka); chacun de ces stoùpas renfermait des cke-U
(çanras) c'est-à-dire des reliques du Tathâgata.
Comme le bruit de sa renommée l'avait précédé dans le Kachmire,
le roi, pour lui faire honneur, avait envoyé l'un de ses oncles au-devant
de lui, jusqu'à la Porte de pierre, à la frontière occidentale de la
contrée, et il vint lui-même le recevoir assez loin de la capitale. Cet
accueil respectueux n'était que le prélude de plus réels bienfaits. Le roi,
non content de recevoir à sa table le religieux étranger qui venait de la
Grande Chine [Mo-ho-tclii-na , Mahâtchîna), lui donna vingt copistes
pour lui écrire tous les soùtras et les castras qu'il désirerait avoir; et,
de plus, il attacha à sa personne cinq serviteurs chargés de lui fournir,
aux frais du trésor, tout ce dont il aurait besoin. C'est que, depuis des
siècles , le savoir était en grand honneur dans ce royaume, et la science
de la Loi y avait été poussée si loin, que, dans la quatre -centième année
après le Nie-pan de Joa-laî (le nirvana du Tathâgata), ce fut là que se
tint, sous la protection du roi Kanishka [Kia-ni-sse-kia) et la présidence
de Vasoumitra , le concile des cinq cents sages qui rassemblèrent défi-
' Hiouenthsang traversa un pont enfer au milieu de montagnes couvertes de
précipices qui menaient dans le Kachmire; Histoire de la vie de Hiouen-thsang ,
page 90.
'^Wr
AOUT 1855. 495
nîtiveinerit les écritures des Trois Recueils ^ Dans le couvent où le pè-
lerin résidait, il put suivre les savantes leçons d'un maître de la Loi qui
lui expliqua les principaux castras dans toutes leurs difiGcultés; et ces
conférences où le religieux chinois montrait l'intelligence la plus vive et
la plus sagace devinrent si intéressantes, que de toutes les parties du
royaume, les hommes d'étude s'y rendaient en foule pour en profiter.
Ces succès et cette faveur d'un étranger ne laissèrent pas que d'exciter la
jalousie des religieux du Kachmire; mais Hiouen-thsang parvint, à la
fois, par la supériorité de ses lumières et la bienveillance de son cœur,
à vaincre toutes les inimitiés ; et il ne resta pas moins de deux années
entières dans ce royaume pour approfondir l'étude des livres saints.
Partout où il rencontrait des maîtres capables de lui faire faire encore
des progrès, il s'arrêtait pour les entendre et les suivre avec la même
docilité. C'est ainsi que, dans le royaume de Tchînapati, il résidait
quatorze mois auprès de Vinîtaprabha -, dans celui de Djalandhara,
quatre mois auprès de Tchandravarma ; dans le royaume de Sroughna,
un hiver et un printemps auprès de Djayagoupta ; et dans celui de Mati-
poura, la moitié du printemps et tout l'été auprès de Mitraséna, maîtres
fameux alors, qui tous connaissaient à fond les Trois Recueils.
Après avoir traversé plusieurs fois le Gange dans des exclurions di-
verses, il arrriva dans le royaume de kanyàkoubdja, le Canoge actuel, où
régnait à cette époque un prince généreux et dévot , qui se nommait Çilâ-
ditya , et avec qui il devait plus tard avoir d'étroites relations; mais ce ne
derait être qu'à son retour ^
En descendant le Gange pour aller d'Ayodhyâ au royaume d'Aya-
moukha , le pèlerin , qui pouvait se croire dorénavant à l'abri de tout
danger, fut sur le point de périr d'une façon assex étrange, et fut sauvé
par miracle. Le bateau qui le |K)rtait, avec quatre-vingts autres per-
sonnes, fut surpris par une bande de pirates. Ces brigands adoraient la
déesse To'-kia (Dourgâ); et chaque année, en automne, ils immolaient
à cette divinité , « pour obtenir le bonheur, » l'homme le mieux fait et
le plus beau qu'ils pouvaient surprendre. Le Maître de la Loi fut choisi
pour victime; et, sans se laisser abattre, il dit à ces forcenés: «Si ce
« corps vil et méprisable pouvait répondre dignement au but de votre
«saKTifice, en vérité je n'en serais pas avare. Mais, comme je viens
* Je reparlerai plus loin des trois conciles bouddhiques, d'après les reoaeigae-
menls recueillis par Hiouen-thsang, a^js. lieux mi'>mes où ils se durent. — * Voir,
sur fétat du Canoge, peu de temps après le voyage de Hiouen-thsang, le mémoire
de M. Rcinaud sur llnde, d'après los ^rivains arabes. Mémoire» de T Académie des
inscriptions et bélier httres, t. XVIII, p. i^g.
63.
âge journal des savants.
« des pays lointains pour honorer l'image de la Bodhi et le Pic du
«Vautour, me procurer des livres sacrés et m'instruire dans la Loi, ce
«vœu n étant pas encore rempli, je crains, hommes généreux, qu'en
« m'ôtant la vie , vous ne vous attiriez les plus grands malheurs ! » On
sent que la générosité des voleurs ne pouvait guère se laisser fléchir par
des arguments si pieux; le chef des pirates donna l'ordre à quelques-
uns de ses hommes de préparer l'autel qui devait être construit en terre
pétrie avec de la boue du fleuve; et deux des brigands, tirant leurs
sabres entraînèrent le pauvre religieux pour l'immoler sur- le champ.
Hiouen-thsang ne laissa voir sur sa figure aucune marque de crainte
ni d'émotion, et tout ce qu'il demanda, ce fut quelques moments de
répit pour entrer dans le nirvana avec une âme calme et joyeuse.
« Alors, disent ses biographes, le Maître de la Loi songea avec amour
«à Tse-chi (Maitreya) et tourna toutes ses pensées vers le palais des
«Touchitas, formant des vœux ardents pour y naître, afin d'oflrir à ce
«Bodhisattva ses respects et ses hommages, de recevoir le Yu-Kia-sse-i'i-
ulun (Yogâtchâryyabhoûmi castra), d'entendre expliquer la Loi excel-
u lente (saddharma) et d'arriver à l'Intelligence accomplie, puis de re-
« naître sur la terre pour instruire et convertir ces hommes , leur faire
« pratiquer des actes de vertu supérieure et abandonner leur infâme
«profession, et enfin de répandre au loin le bienfait de la Loi, et de
« procurer la paix et le bonheur à toutes les créatures. Alors il adora
«les Bouddhas des dix contrées du monde, s'assit dans l'attitude de la
« méditation et attacha énergiquement ses pensées sur Ts'e-chi (Maitreya
«Bodhisattva), sans laisser poindre auc .ne idée étrangère. Tout à
«coup, au fond de son âme ravie, il lui sembla qu'il s'élevait jusqu'au
«mont Soumérou, et qu'après avoir franchi un, deux, trois cieux, il
« voyait dans le palais des Touchitas le vénérable Maitreya assis sur un
« trône resplendissant, et entouré d'une multitude de Dévas. En ce mo-
«ment, il nageait dans la joie de corps et d'âme, sans savoir qu'il était
« près de l'autel , sans songer aux pirates altérés de son sang. Mais ses
« compagnons s'abandonnaient aux cris et aux larmes , lorsque soudain
«un vent furieux s'élève de tous côtés, brise les arbres, fait voler le
«sable en tourbillons, soulève les flots du fleuve et engloutit tous les
« bateaux. » Les brigands, frappés de terreur et privés de toute retraite,
s'exhortent au repentir et se prosternent aux genoux de Hiouen-thsang,
qui leur enseigne que ceux qui se livrent au meurtre, au vol et â des
sacrifices impies, endurent dans la vie future des souffrances éter-
nelles : « Comment osez-vous , leur dit-il , pour contenter ce corps mé-
«prisable qui passe en un instant comme l'éclair ou la rosée du matin,
AOUT 1855. i 497
«vous attirer des tortures qui doivent durer pendant un nombre infini
((de siècles?» Les brigands, touchés de tant de douceur après tant de
courage, jettent leurs armes dans le fleuve, restituent h chaque passager
ce dont ils l'avaient dépouillé, et reçoivent avec respect les cm<ji
défenses^.
Une fois sur les bords du Gange et de la Yamounâ, le pèlerin va
rester pendant plusieurs années dans les lieux illustrés par la présence
et la prédication du Bouddha; et il visite pieusement Çrâvastî [Chi-lo-
fa-si-ti), ancienne résidence du roi Prasénadjit [Po-la-sse-na) et du fa-
meux Anâtha Pindika; Kapilavastou , ville où naquit le Bouddha et dont
les ruines étaient toutes pleines encore des mille souvenirs qu'y avaient
laissés tous les incidents de son enfance et de sa jeunesse; Kouçina-
gara, où le Bouddha, s'arrêtant à l'ombre des quatre salas, entra pour
jamais dans le nirvana; Bénarès (Varânaçî, en chinois Po-lo-ni-sse) , où
il avait «tourné pour la première fois la roue de la Loi^» en faveur de
ses cinq disciples; Vaiçalî [Feï-che-li) , où il avait étudié sous Arâtakà-
lâma avaht de paraître dans le monde. Dans le Magadha [Mo-kie-to]
Hiouen-Thsang avait à voir des lieux encore plus saints, s'il est possible.
Après s'être arrêté sept jours à visiter les monuments de Patalipoutra,
et avant de se rendre à Râdjagrïbâ, il alla dix lieues plus loin au sud
adorer le Bodhidrouma, ï Arbre de l'intelligence^, qu'on entretenait
encore avec soin, le Vadjràsanam, le trône de diamant, siège des boud-
dhas, contemporain, disait-on, du ciel et de la terre, et une foule
d'autres monuments presque aussi vénérables. On peut se figurer avec
quelle ardeur le dévot pèlerin leur offrit ses hommages. En voyant
VArbre de l'intelligence et la statue du Tathâgata que le Bodhisattva
Maitreya avait fait construire tout auprès, il les contempla avec une
foi ardente, se prosterna contre terre, poussa des gémissements et
s'abandonna à sa douleur :« Hélas ! disait-il en soupirant, quand le
«Bouddha obtint l'Intelligence accomplie, j'ignore dans quelle condi-
«tion je traînais ma misérable vie; maintenant que je suis arrivé en ce
«lieu, je ne puis songer qu'avec la rougeur sur le front à l'immensité
«et à la profondeur de mes fautes. » A ces mots, un ruisseau de pleurs
inonda son visage; et tous ceux qui virent le Maître de la Loi dans cette
attitude douloureuse ne purent s'empêcher de joindre leurs larmes aux
siennes.
' Les cinq défenses sont celles qu'a prescrites le Tatliàgata : ne point luer, ne
point voler, etc., voir le Journal des Savants, cahier de septembre i854, p. 563.
— * Voir le Journal des Savants, cftliior de juillel i854, p. 4i8. — * Idem, ibid
p. 4l3. ' V VJ V.A '.: .-/ ,
498 JOURNAL DES SAVANTS.
Ces lieux étaient remplis de monuments de tous genres, de vihâras,
de samghâramas , • de colonnes, de stoûpas surtout, qu'on attribuait
pour la plupart au grand roi Açoka , qui en avait fait construire , selon
la tradition, jusqu'à quatre-vingt-quatre mille dans l'Inde entière. Ils
étaient généralement en ruines quand Hiouen-thsang les visita, comme
ils y étaient déjà deux cents ans auparavant, du temps de Fa-hien; et
ce délabrement les rendait sans doute encore plus respectables pour
les pèlerins courageux qui venaient les adorer de si loin.
Hiouen-thsang ne résida pas moins de cinq années entières dans le
Magadha, sans parler du second voyage qu'il y fit, après avoir par-
couru toute la partie méridionale et occidentale de la presqu'île.
Mais ce premier séjour, qui se passa presque complètement dans le
grand monastère de Nàlanda, où vivaient alors jusqu'à dix mille reli-
gieux, présente trop d'intérêt pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'y
arrêter quelque peu. Il est curieux de savoir ce qu'était, au septième
siècle de notre ère , l'intérieur d'une de ces grandes corporations qui
couvraient la surface de l'Inde. Le sanghârama de Nâlanda, le plus
vaste de tous, nous en fournira l'occasion; et la description de cet
énorme établissement, protégé par le roi et vénéré par les fidèles,
nous donnera l'idée assez juste des travaux et des mœurs des moines
bouddhistes. C'est dans cet asile de la science et de la vertu que Hiouen-
thsang apprit le sanscrit et acheva d'acquérir les lumières supérieures
qui devaient faire sa fortune auprès des princes et sa gloire auprès de
ses compatriotes.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAÏRE.
^ ■••■::. '\ V.i. :
(La saîte à un procJiain cahier.)
i.t . ■
1** Lexicon etymologicum lîngvarvm bomanauvm, italtc^, bis-
PANicM, GALLiCJE, par Friedorich Diez.Bonn, chez A. Marcus,
i853, 1 voL m-8°.
2° La LANGUE FRANÇAISE DANS SES RAPPORTS AVEC LE SANSCRIT
ET AVEC LES AUTRES LANGUES INDO-EUROPÉENNES , par Louls
Delatre. Paris, chez Didot, i85^, t. I", in-8^
3° Grammaire de la langue d'oïl, ou grammaire des dialectes
français aux xii" et xiii' siècles, suivie d'un glossaire contenant
AOÛT 1855. 499
tous les mots de T ancienne langue qui se trouvent dans Vouvrage,
par G. F. Burguy. Berlin, chez F. Schneider et comp., t. I*^
i853, t. II, i85/i (le troisième et dernier est sous presse).
4** Guillaume d Orange, chansons de geste des xi' et xii' siècles,
publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III,
roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkbloet, professeur à la
Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus NyholF, i854,
2 vol. in- 8°.
5® Altfranzôsjsche Lieder, etc. (chansons en vieux français , cor-
rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons
en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et
un glossaire en vieux français sont joints), y^slt Ed. Matzner. Berlin,
chez Ferd. Dûmmler, i853, i vol. in-8*.
TROISIEME ARTICLE ^
En mettant rigoureusement sur le terrain de la mutation des letti'es
et des formes l'étymologie des langues romanes, M. Diez a travaillé à
augmenter la précision des recherches et des résultats, et plus que
jamais il faudra, dans les investigations qui auront ces langues pour
objet, suivre maintenant son cjcemplc. Dans le choix des mots qu'il a
réunis, il y a souvent à louer, souvent aussi à discuter, et quelquefois à
reprendre. Je n'ai pas l'intention de tout passer en revue, un article de
journal n'y suffirait pas. Pourtant quelques exemples me serviront à
montrer et les difficultés et les mérites du sujet.
Certains mots, surtout des mots usuels, ont pris des formes qui
n'offrent qu'à grand' peine une issue pour remonter à l'origine, d'autant
plus qu'on ignore même en quelle source il faut les chercher, soit dans
le latin , soit dans l'allemand , soit dans le celtique. Tel est le verbe aller,
italien andare, espagnol et portugais andar, provençal a/uir, pays de Vaud
annar. Ici se présente une première question , aller et andare sont-ils un
seul et même mot? M. Dicz me paraît l'avoir résolue d'une manière sai
tisfaisante. Il rapporte un vers de la chronique de Benoît :
Si qu'en exil nos en anium ,
et un vers du Tristan :
Qae Yos anet por moi fors terre ,
' Voyez , pour le premier article , le cahier d'avril , page ao5, et , pour le deuxième -
celui de mai, page qqS.
500 JOURNAL DES SAVANTS.
qui montrent qu'il y a eu dans l'ancien français, à côté de aller, une
forme aner, qui est tout à fait parallèle aux autres formes romanes. La
permutation de Vn en l n'est aucunement sans exemple dans le français,
témoin orphenin et orphelin. Cela constaté, et l'identité d'aller et à'andare
établie , reste à savoir d'où l'on peut les tirer. M. Diez examine les di-
verses conjectures : i" celle de Grimm, qui le dérive d'un ancien pré-
térit gothique ididêdun, dont le radical aurait pu être and dans la
langue lombarde-, mais dire que ce radical aurait pu être and, c'est
montrer combien le fil est peu sûr; 2° celle qui le tire à'amhulare; am-
hulare pourrait, à la rigueur, donner la forme aller, bien qu'il ait donné
régulièrement amble , mais il ne peut se prêter à la forme italienne ;
3° celle qui a recours à un verbe ambitare, dérivé d'ambire, mais l'italien
répugne à changer mt en nd. Ayant ainsi exclu les conjectures qui lui
semblent erronées, il indique celle qu'il préfère, c'est aditare, qui, du
reste, avait déjà été indiqué par Ferrari. Aditare a pu sans peine devenir
en italien andare , par l'intercalation d'une n , pour donner au mot roman
plus de corps , comme dans rendere, rendre, de reddere. Le sens aussi est
satisfaisant. Pourtant je trouve une difficulté; c'est qu'il faut supposer
que le français et le provençal aner, aller, anar, sont venus non pas di-
rectement du latin, mais de l'italien. Or, cela est difficile à admettre
sans preuve suffisante; et M. Diez lui-même, discutant la conjecture
relative à ambitare, remarque que ambitare aurait très-bien donné l'es-
pagnol andar, mais que l'introduction d'un mot tel que andar, d'Espagne
en Italie, est tout à fait invraisemblable. Mon objection est que anar,
aner, qui se laisseraient facilement dériver de andare, par la perte de la
nasale, ne se laissent aucunement dériver de aditare, dans lequel il n'y a
point d'n. En d'autres termes, ou bien l'n est radicale dans andare, anar, aner,
ou bien les deux derniers proviennent du premier. Je ferais la même diffi-
culté à une provenance celtique : atha en kymrî , eath en irlandais , qui
signifient aller, se prêteraient fort bien à ant/ar^; mais, n'ayant point d'/i,
ils ne se prêtent pas à anar ou aner. Il faut donc , à moins qu'on ne dé-
couvre quelque fait qui établisse d'une manière plausible, que c'est le
mot italien cindare qui a servi de type au provençal et au français,
s'adresser à un mot qui permette à la fois les deux types. Or ce mot
est cité par M. Diez lui-même, mais aussitôt rejeté, c'est adnare, que
Papias traduit justement par venire, et qui prend ce sens général,
comme adripare a pris celui d'armer. Là nous avons tout ce qu'il nous
faut, adnare, fournissant à la fois anar et aner d'une part, et d'autre part
andare et andar.
A l'occasion àespée, italien spada, espagnol espada, qui vient de spa-
.>T/ AOUT 1855. \ ■ 501
iha, M. Diez dit qu'en ancien espagnol et en ancien français ce mot est
souvent masculin , et il cite : Deste espada , Poème du Cid, 3 676, et :
Il n'ont espée, ne soit bien acéré. .
( Raoul de Cambrai, p. 21). Je n'ai rien à dire sur l'exemple espagnol;
mais je suis parfaitement sûr que fexemple français ne peut valoir. Il est
impossible qu'une forme ée soit du masculin, et le vers est très-certain©?
ment altéré; il faut lire ou : .-, ir
Il n'ont espée, ne soit bien acérée,
OU, plutôt :
II n'ont espié, ne soil bien acéré.
Vespié était la lance dont étaient armés les chevaliers. Les personnes qui
s'occupent de l'étude des langues romanes sont impliquées dans une dif-
ficulté dont on ne sortira qu'à la longue. Beaucoup de textes sont inédits;
ceux qui sont publiés ne reproduisent guère que les manuscrits. Mais
les manuscrits, quoique source et point de départ de tout travail ulté
rieur, ont besoin d'être soumis à la révision de la critique, à mesure
que la critique clle-niôme connaît mieux le sens des mots, leur forme
correcte, leur orthographe et les règles de la versification. En un mot^/
il faut bien se persuader maintenant que ces textes , longtemps dédaignés ,
doivent être traités comme l'ont été les livres venus de l'antiquité. De
combien de taches ces livres n'étaienl-ils pas souillés, quand ils sont
sortis potir la première fois des manuscrits qui les avaient transmis? Et
combien de ces taches une étude persévérante n'a-t-clle pas fait dis-
paraître? En attendant que les éditions des textes romans aient été
améliorées sur ce modèle , on est souvent obligé de les discuter ou de*^
les corriger avant d'en faire usage.
Les idiomes romans dérivant pour la plus grande partie du latin ,
pour une petite partie de l'allemand et pour une plus petite partie en-
core du celtique, et ces trois langues, le latin, l'allemand et le celtique,
ayant fréquemment des radicaux communs, on peut quelquefois être
embarrassé sur une dérivation, non pas quant au latin, dont la prédo-
minauce est si grande, mais quanta l'allemand et au celtique. Roi vient
certainement de rex; pourtant il y avait, dans le celtique, un mot righ
de même acception et de même radical. Sans doute le mot rigk ne peut
entrer en compétition avec rex; mais, quand on trouve l'allemand Block,
suédois block f etc., et le bas breton bloc'h, le gaélique hloCy à laquelle
des deux sources faut-il rapporter le mot français hloc? Bouc vient-il
64
Hlf
502 JOURNAL DES SAVANTS.
de i'aUemand Bock, ou du bas breton hoiich, gaélique hoc ? Briser doit-il
être tiré de l'allemand brechen, anglais to break, ou du gaélique 6m, ir-
landais hrisim? Le mot dane, italien, espagnol et portugais duna, anglais
down, est certainement celtique; car non-seulement il se trouve dans
une foule de noms de villes celtiques, tels que Lugdiinum, Augastoda-
num, etc.; mais encore il existe présentement dans les langues celtiques:
.^irlandais, dân, une ville fortifiée; en gaélique ^«n, un tas, une colline;
en kymri din, une ville fortifiée. Mais, si la provenance n'en était pas
' aussi certaine , on pourrait vouloir le rattacher à l'allemand zaan, an-
cien haut allemand zûn, ancien anglais tune, anglais moderne town,
' qui sont réellement d'un même radical que le celtique, radical signi-
fiant enclore, enfermer.
Ce dernier exemple, je l'ai emprunté à un opuscule de M. Mabn,
^ . érudit allemand qui s'occupe aussi des langues romanes et qui a com-
* mencé une grande édition du texte des troubadours. Sous le titre de :
Etymobgische Untersuchangen auf dem Gebiete der romanischen Spra-
#. chen , il vient de publier trois spécimens où il s'occupe soit de chercher
une élymologie à des mots pour lesquels M. Diez n'en a pas donné,
soit de soumettre, là oii il diffère d'avis, à un examen ultérieur les éty-
mologies données. C'est un utile supplément, que je dirais trop court,
s'il n'était pas interdit de demander à un auteur autre chose que ce
qu'il a voulu fournir.
Un de ces articles où M. Mahn a voulu apporter sa contribution est
blé, sur lequel, de fait, les trois langues concourent, ou plutôt sur le-
quel les étymologistes débattent ;\ laquelle des trois langues il faut le
rapporter, le latin, l'allemand ou le celtique. Blé, à côté duquel on
trouve aussi bléc, italien biada, provençal blat, est tiré par M. Diez de
*^abLata, sous-entendu messis , ou simplement ablatani, ce qui a été enlevé,
recueilli dans les champs. Le fait est qu'on a dans le bas latin, ablatam,
"* abladiam, avec le sens de blé; mais ces mots ont ici moins d'importance
qu'on ne le croirait au premier abord; car ils dépendent d'un verbe
abladiare, emblaver, qui a été formé du bas latin bladam avec la prépo-
sition ad. Cela remarqué, la difficulté reste entière, à savoir comment
il se fait qu'une aphérèse pareille ait pu s'opérer. S'il ne s'agissait que
de l'italien, cette aphérèse serait tout à fait admissible; il y en a, dans
cette langue, beaucoup d'exemples. Mais, pour qu'une étymologie ro-
mane soit bonne , il faut qu'elle satisfasse à toutes les conditions et
qu'elle passe par toutes les filières. Or celle-ci ne peut guère passer par
la filière française. Aussi l'étymologie s'était-elle, avant M. Diez, adressée
à la langue allemande, anglo-saxon 6iada ou blœda, anglais actuel blade,
■■^F^"
AOÛT l855/rr:ïO^ 509
tige, qui paraît tenir à l'allemand Blatt, feuille. Mais, comme le re-
marque M. Mahn, le celtique offre une dérivation plus directe; on
trouve dans le bas breton et le gallois hlot, hlead, hled, hlawd, qui signi-
fient farine. Seulement, dès que Ton dépasse l'étymologie romane, on
reconnaît l'identité fondamentale des mots celtiques et germains.
Les uns et les autres se rattachent au sanscrit phall, phal, fleurir, qui
donnent à la fois du côté grec Ç>vXXov, du côté ]aim foliam etjlorere,
et du côté allemand bliihen, to blow.
C'est cette concordance fréquente entre l'allemand et le celtique qui
a engagé un érudit allemand , M. Holtzmann , à soutenir une thèse que
je crois tout à fait paradoxale, et qui est que jadis, au temps de l'invasion
des Romains et sous leur domination , c'était non pas upe langue cel-
tique que l'on parlait dans les Gaules, mais une langue germanique; et
que le celtique était borné à la contrée où il est encore usité, c'est-à-dire
la basse Bretagne. Non-seulement une telle thèse suppose le fait singu-
lier d'une relégation ancienne du celtique dans un coin , relégation dont
les écrivains de l'antiquité ne nous ont rien dit; mais encore il faudrait
que M. Holtzmann démontrât que les mots gaulois que ces mêmes
auteurs nous ont transmis sont non pas celtiques mais allemands. Les
arguments dont il s'est servi. dans la discussion sont loin d'être suffi-
sants pour renverser une opinion qui s'appuie sur les dires de l'anti-
quité.
Je continue à suivre M. Mahn à propos de M. Diez, cela me don-
nant l'occasion de parler de l'un et de l'autre à la fois. M. Diez n'avait
pas trouve que abri, espagnol abrigo, provençal abric, et abrier, aujour-
d'hui abriter, abrigar, a^rtcar' pussent provenir du latin apricas, disant
que ce que le soleil éclaii'e est et demeure non couvert. Il avait donc
cherché ailleurs, et conjecturé que le mot ancien haut allemand bi-
rihan, couvrir, était peut-être la racine cherchée. On voit, du premier
coup d'œil, que cette conjecture manque de tous les soutiens, l'auteur
u apportant aucun de ces intermédiaires qui rapprochent les extrêmes.
M. Mahn pense , et je suis tout à fait de son avis, qu'il ne faut pas sor-
tir du latin. Le mot roman signifie essentiellement un lieu où Ton se
défend du froid, de la pluie, de toute intempérie. Le latin apricus locas ,
ou, au neutre , apricum, est le lieu exposé au soleil. Or il n'a été besoin que
d'une légère extension du sens, pour faire, d'un lieu exposé au soleil,
uii lieu où l'on est à l'abri du froid et de l'humide. Remarquez, de plu»,
que l'accent vient en confirmation; comme dans apricum, l'accent est
sur i, dans abrigo et dans abri.
Il y a un verbe d'un usage aussi commun que le verbe aller, et qui
64.
504 JOURNAL DES SAVANTS.
a toujours embarrassé les étyniologistes, c'est diner. Les formes sont,
ancien français, disner; provençal, disnar, diniar, dinar, dhinar; italien,
disinare etdesinare. La première difficulté, dit M. Diez, est de savoir si,
dans ce mot , Ys appartient au radical , ou si ce n'est qu'une lettre épen-
.thétique, comme, par exemple, e est épentbétique dans espce. M. Diez
ne tranche pas, à mon avis, assez nettement cette question ; il ne me pa-
raît pas douteux que Ys soit primitive. Sans parler des Gloses du Vatican,
publiées parW. Grimm, qui sont du ix* siècle, et qui ont : Disnavi me
ibi, disnasti te hodie, avec Ys, il faudrait admettre qu'il y aurait eu épen-
thèse non-seulement de Ys, mais encore, en italien, d'un i. Ce qui de-
vient tout à fait invraisemblable, tandis qu'avec l's au radical la forme
italienne est seulement plus allongée, la forme française plus courte, et
dans le provençal Y s radicale s'est transformée, ce qui est commun, en
r, ou en une double consonne. Cette condition, ainsi posée, élimine
plusieurs des étymologies données : i° Setizveiv, le repas de l'après-midi
che^ les Grecs ; 2° dignari, à cause de dignare Domine, commencement
d'une prière de table ; 3° décima liora, h cause du dînera dix heures,
comme on a dit dans l'ancien français, nouer, pour dîner i\ midi; d)° de-
cœnare, que M. Diez propose, et pour lequel, à la vérité, on pourrait
admettre un déplacement de l'accent, décœno, au lieu de decoéno, je
disne ; ce qui ne paraît pas une difficulté insurmontable ; mais Y s manque,
et, pour la trouver, il faudrait avoir discœnare, ce qui irait contre le sens,
voulant dire bien plutôt cesser de manger que se mettre à manger. Pom'-
tanl, quoiqu'elle ne soit pas satisfaisante, cette étymologie paraît
avoir suggéré à M. Mahn celle dont il me reste à parler, et qui est
plus plausible. On connaît notre mot français déjeuner, anciennement
desjeiiner, et qui, venant de disjejunare, signifie proprement cesser de
jeûner. C'est à ce même verbe que M. Mahn s'adresse, l'idée de cesser
de jeûner étant relative et pouvant s'appliquer aussi au repas de midi
ou du soir. Il y a certainement à objecter que la contraction est bien
forte; car disjejunare 3 donné, ou Ir^ la forme française, en italien, sdi-
gianare; eidisadjcjunare, a donné, en espagnol, desaynnar. Dans tous ces
mots, Yu est conservé, tandis qu'il faut supposer qu'il a disparu dans
desinarc, disner. Cependant le sens appuie cette dérivation, Y s et Yn se
retrouvent, la contraction n'est pas absolument impossible (comparez
corvée, qui dérive de corrogata, devenu, dès le ix' siècle, corvada). Pour
rendre cette étymologie tout à fait sûre, il faudrait que le hasard fît
•mettre la main sur quelque forme intermédiaire entre disjejunare^ et
desinare.
M. Diez tire danger de damnum, par l'intermédiaire d'une forme non
AOÛT 1855.;' IJO,. 505
latine damnarinm. Sans doute la dérivation est régulière, et damnarium
aurait pu faire danger, mais le sens y répugne, non pas tant le sens mo-
derne, car, à la rigueur, on pourrait concevoir comment l'idée de péril
proviendrait, par gradation, de celle de dommage; mais le sens an-
cien. Dangier, dans le vieux français, a le sens primitif et perpétuel de
autorité, domination; or cette signification ne conduit par aucune voie
à damnum, aussi est-ce dans un autre radical latin qu'il faut chercher.
Dangier vient de dominiam, par l'intermédiaire d'une forme non latine
dominiarium. Le sens concorde parfaitement; mais, si l'on trouve que la
dérivation n'est pas aussi régulière, à cause que la syllabe on a été
changée en an, il sera très-facile de montrer que cette permutation est
très-commune dans notre vieille langue : je citerai, par exemple, li
caens, de cornes, comte ; Yen, en, pour l'on, on, forme qui abonde dans
une foule de textes, qui est restée populaire en quelques localités, et
qui a failli expulser la forme par o; aine, pour onc, de unquani; achoison,
à côté de ochoison, forme régulièrement tirée de occasio ; mains, à côté
de moins, et volenté, qui est à peu près exclusivement usité dans les an-
ciens textes. Au reste, il est bon de remarquer que le radical latin dont
il s'agit a justement subi d'une façon très-remarquable, dans ses dé-
rivés, la mutation del'o en a. Dominas lui-même, à côté de dom, don, a
donné dam, ou, suivant une orthographe vicieuse, damp, titre de cer-
tains abbés; il a aussi donné c/ame, dans la phrase plaise dame Dieu, do-
mino Dco, et dans le mot ridame, vice-dominus ; domina a îail. dame,
tandis que la iovmc dôme se trouve à peine dans quelques textes; domi-
nicellas a donné damoiseau, cl, par une contraction qui se rapproche
beaucoup de celle de dangier, l'ancien mol dansel ou danzel ; dominicella a
donné damoiselle, et, par une atténuation plus grande de la voyelle, de-
moiselle. Ces rapprochements ne laissent aucun doute ; et la présence
de la syllabe an pour la syllabe on ne fait pas obstacle à ce qu'on tire
dangier de dominiarium.
Quand on n'a pas une dérivation directe du latin, ou quand on manque
de formes intermédiaires anciennes, on rencontre maintes fois des con-
flits étymologiques qui causent beaucoup de perplexité. A côté de tais-
son, provençal tais, italien tasso, espagnol texon, qu'on tire de l'ancien
haut allemand dahs, et qui pourrait bien avoir aussi une racine concur-
rente dans le celtique, puisqu'on trouve dans Isidore taxoninus, sans
doute altéré, mais donné comme un mot gaulois; à côté, dis-je, de
taisson , il y a blaireau, qui désigne le même animal. On a, dans le
bas latin, bladarius, italien biadajuolo , qui ont le sens de marchand de
blé; un diminutif serait bladarellus, qui donnerait sans aucune diflicultë
506 JOURNAL DES SAVANTS.
blaireau. M. Diez, qui fait ces rapprochements, conclut que telle est
l'ëtymologie du mot hlaireaa, sans pouvoir dire, il est vrai, par quelle
intuition on a nommé cet animal un petit marchand de blé. Ici M. Mahn
vient à son secours. «Le taisson, dit-il, a été nommé hladarellus, non
«comme petit marchand de blé, mais comme petit voleur de blé, qui
« dérobait aux paysans le blé et le sarrasin , ce qui lui fit donner le nom
« de blaireau. Dans l'Histoire naturelle de Gmelin, il est dit que cet ani-
«mal vit de petits animaux, d'œufs de grenouilles, d'insectes, de miel,
«de racines, de pommes et de poires; et, d'après Blumenbach, il est
«Carnivore, mais il ne dédaigne pas non plus le sarrasin (ou blé noir).
«Ce qui le montre, c'est que, dans le Dictionnaire français-breton, de
«Grégoire, i83/i, au mot blaireau, on lit : le bruit des blaireaux, lors-
« qu'ils transportent du blé noir dans leurs tanières, charrebroched.
« Pour qu'un tel mot ait pu se former, ce vol de grains doit être une
«chose ordinaire et caractéristique. De cette façon, le blaireau put se
«faire assez remarquer des paysans comme voleur de sarrasin et faiseur
« de provisions, pour qu'ils lui aient donné le nom de bladarellus. »
Tout ceci est habile et ingénieux; cependant je remarque d'abord que
je ne connais pas d'exemple plus ancien de blaireau qu'un exemple
du xv' siècle, dans une ballade de Villon :
De fiel de loups , de regnards et blereaux
Soient frittes ces langues venimeuses.
Je ne veux pas dire par là qu'il n'y en ait pas; mais, tant qu'on n'en aura
pas trouvé, on est privé de la lumière qu'auraient pu fournir les formes
anciennes. De plus, blaireau ne se trouve ni dans le provençal, ni dans
l'italien, ni dans le bas latin; car Ducange n'a aucun mot qui puisse y
être rapporté. Dans cette absence de tout document qui montre qu'en
effet, dans la langue, quelque association entre blé et blaireau ait existé,
il me paraît trop hasardeux de s'en rapporter à une simple dérivation,
qui, dans le fond, pourrait être tout autre.
Ménage supposait que blaireau, c'est-à-dire blereau, venait de melis ,
qui est le nom latin de cet animal. Il admettait un diminutif, melerel-
lis, puis un changement de l'/n en b. Le mot latin a donné le proven-
çal melota, le napolitain moio^na; mais, du reste, le roman n'offre aucun
vestige de melis. L'étymologie de Ménage est donc trop peu appuyée
•par les formes connues pour qu'on puisse s'y fier.
11 y a encore moins à compter sur le celtique. Le gaélique et l'irlandais
nomment le taisson broc, le bas breton et l'idiome de Cornouailles,
AOÛT 1855. 507
broch* d'où l'anglais hrock. Mais, sans intermédiaire, il est interdit de
passer de ces mots à blaireau.
J'ai une autre conjecture à proposer. Notre mot belette est un
diminutif de l'ancien français bêle. Il me paraît possible que de bêle, un
diminutif masculin se soit formé, belerellas, d'où belereau, puis blerean.
La contraction de belereau en blereau se justifie par des exemples tels
que bluter, forme contracte de belater. Des diminutifs, sans idées de di-
minution, sont fréquents dans la formation de l'ancien français, faa-
rellus, un taureau, et, parfois avec changement de genre, avicellas,
oiseau, du féminin avis. Enfin, les noms d'animaux passent facilement
de l'un à l'autre. Maintenant d'où vient bêle? ou bien du kymri bêle,
martre, ou du haut allemand bille, ancien haut allemand bilih, qui
désigne une espèce de rongeurs. Remarquons, en tout cas, que le mot
celtique et le mot allemand sont les mêmes.
A l'article baron, M. Diez invoque l'autorité du Dictionnaire de Jean
de Garlande, autorité qui serait en elfet très-grande pour la langue
française, si cet auteur était du xi' siècle; à la vérité, les Bénédictins,
dans V Histoire littéraire de la France, lui avaient attribué une aussi haute
antiquité, et ils avaient été suivis par (léraud, qui publia, il y a moins
de vingt ans , une édition de ce dictionnaire. Mais c'est une erreur, et Jean
de Garlande est postérieur de deux siècles, ainsi que M. Leclerc l'a
démontré, dans cette même Histoire littéraire, t. XXI, p. 369-371. En
voici les preuves, afin de prévenir, du moins ici, ceux qui s'occupent
des antiquités de notre langue. Dans son Dictionnaire, aux articles 16,
34 , 6-7, Jean de Garlande pnrle des écoliers de Paris comme d'étrangers
que l'on trompe , et comme faisant une partie considérable de la popu-
lation de la ville, ce qui est vrai, non du xi* siècle, mais du xiu*. A
l'article 73, il appelle nemas régis le bois de Vinccnnes, que Philippe-
Auguste ne fit clore de murs qu'en 1 i83. A l'article 68, il raconte
qu'il a vu à Toulouse plusieurs machines de guerre, entre autres, celle
qui tua le fameux Simon de Montfort (en la 18), et qu'il y était fort
peu de temps après la fin de la guerre contre les Albigeois, qui ne se
termina qu'en 1229. Dans un poëme intitulé De triumphis Ecclesiœ, il
rapporte les événements de la croisade albigeoise, et donne de longs
détails sur la mort de Simon de Montfort, disant expressément qu'il
était à Toulouse vers la fin de la lutte, disant aussi qu'il avait étudié
la philosophie à Oxford avec Jean de Londres, dont parle Roger Bacon,
qui se souvenait d'avoir entendu Jean de Garlande disserter sur le sens
d'un mot latin. Un autre de ses poèmes, intitulé De mysteriis Ecclesiœ ,
se termine par quelques vers chronologiques à la gloire du célèbre
508 JOURNAL DES SAVANTS.
docteur Alexandre de Haies, qui venait de mourir, le 1 1 août 1266.
Enfin, il y est aussi question de Foulques, évêque de Londres, qui
siégea de 12/i/i à laSg.
Il n'y a donc aucun doute, Jean de Garlande est bien du milieu du
xiii' siècle. M. Mahn dit, dans un court préambule, mis en tête de ses
Spécimens : « Dans les langues romanes, les étymologistes nationaux n'ont
<( produit rien que d'imparfait et d'à peine digne d'être nommé. A un
(i allemand, au professeur Diez, il était réservé, dans son lexique, cxciu-
«sivement étymologique, de mettre au jour une œuvre éminente et
«véritablement admirable, et de faire plus que toutes les académies
«française, italienne, espagnole et portugaise.» Je ne suis aucunement
enclin à contester les éloges qui sont ici donnés à M. Diez; pour cela,
j'ai accordé trop d'attention à son livre, et je m'ensuis trop servi; mais
je suis disposé à reprocher aux savants allemands de ne pas tenir assez
compte de ce qui se fait chez nous, de ne pas connaître suffisamment
l'Histoire littéraire de France, ouvrage utile à tous ceux qui étudient les
langues romanes, ou du moins la langue française, et d'attendre sans
doute, pour mettre Jean de Garlande à sa place chronologique, que
la vraie date, trouvée il y a dix ans par M. Leclerc, soit retrouvée sur
la rive droite du Rhin.
É. LITTRÉ.
[La suite à an prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
SÉANCE PUBLIQUE DES CINQ ACADÉMIES.
La séance publique annuelle des cinq" Académies de rinstilut a eu lieu le mardi
i4 aoûl, sous la présidence de M. Ambroise Thomas, président de l'Académie des
AOUT 1855. 509
beaux-arts, et de MM. Villemain, Lenormant, Regnault et Amédée Thierry, délé-
gués des Académies française, des inscriptions et belles-lettres, des sciences, et de»
sciences morales et politiques.
Après un discours du président, il a été donné lecture du rapport sur le concours
de i855 pour le'prix de linguistique fondé par M. de Volney.
Six ouvrages manuscrits ou imprimés ont été envoyés au concours:
N° 1. Etudes sur la lexicologie et la grammaire du langage naturel des signes, par
M. Rémi Valade; Paris, i854, in-8°.
N' a. Projet d'une langue universelle, par M. Tabbé Bonifacio Sotos Ochando,
traduit de l'espagnol par M. l'abbé A. M. Touié; Paris, i855, in-8*, accompagné
du Projet d'un alphabet univeisel, brochure in-8°.
N' 3. Étude sur l'injluence du sanscrit sur le tibétain, par M. P. E. Foucapx. Dix
cahiers manuscrits, in-^".
N" 4- Essai philosophique sur les transformations du langage, étudiées dans la langue
française, par M. Charles Daudvillc; in -8°, avec trois cahiers manuscrits.
N° 5. Des phonétiques à la Chine; manuscrit in-folio, avec cette épigraphe : Labor
et spes.
IS* G. Des affinités de la langue berbère avec l'ancien égyptien et l'éthiopien, par
M. A. Judas; manuscrit in 4''.
Jusqu'à présent, la .«éance publique des cinq Académies se tenait le a 5 octobre.
Comme un décret impérial du i4 avril de cette année a avancé cette séance au
i4 août, la Commission du prix Volney a manqué du temps nécessaire pour exa-
miner et apprécier les six ouvrages qui lui avaient été adressés. En conséquence,
elle a renvoyé le jugement de ces ouvrages à l'année prochaine . et elle se propose
de les examiner en mêoie temps que ceux qui lui seront envoyés pour le concours
de i856.
Elle avertit, en outre, que dorénavant le dépôt de< ouvrages destinés au con-
cours Volney est fixé au i* avril. Par une exception spéciale, les auteurs des ou-
vrages déposés celte année auront la faculté de 1rs redemander el de les renvoyer
l'année prochaine avec les additions et les changements' qu'ils auront jugés con-
venables.
La Commission annonce qu'elle accordera, pour les concours de i855 et i856,
une ou deux médailles d'or de la valeur de i ,aoo francs aux meilleurs ouvrages de
Philologie comparée qui lui seront adressés.
• Il faudra que les travaux dont il s'agit aient été entrepris à peu près dans les
« mêmes vues que ceux dont les langues romanes et germaniques ont été l'objet
«depuis quelques années L'analyse comparée de deux idiomes et celle d'une fa-
« mille entière de langties seront également admises au concoure. Mais la Commis-
• sion ne peut trop recommander aux concurrents d'envisager sous le point de vue
• comparatif et historique les idiomes qu'ils auront choisis, et de ne pas se borner
« à l'analyse logique, ou à ce qu'on appelle grammaire générale. >
Les mémoires manuscrits et les ouvrages imprimés, pourvu qu'ils aient été pu-
bliés depuis le i" janvier i854. seront également admis au concours, et ne seront
reçus que jusqu'au i" avril i856.
Cette annonce des prix a été suivie de la lecture de cinq mémoires :
1° Henri IV économiste. Introduction de l'industrie de la soie en France, par
M. Wolowski, de l'Académie des sciences morales et politiques;
a* Sur le sarcophage d'un roi de Sidon, découvert à Soyda, par M. le duc d«
Luynes, de l'Académie des inscriptions et belles lettres ;
65
3iO JOURNAL DES SAVANTS.
3° Du caractère dans les beaux-arls , par M. Couder, de l'Académie des beaux-arts ;
4° Sur les tremblements de terre, et sur la constitution intérieure du globe, par
M. Babinet, de l'Académie des sciences;
5° Epître à Despréaux sur les mots nouveaux introduits dans la langue, par
M. Viennet, de l'Académie française.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
M. Barchou de Pcnboën, membre libre de l'Académie des inscriptions et belles-
lettres, est mort à Saint-Germain, le 29 juillet i855.
• . . . .
L'Académie des inscriptions et belles-lettres a tenu, le 10 août, sa séance pu-
blique annuelle, sous la présidence de M. Villemain.
A l'ouverture de la séance, l'annonce des prix décernés et des sujets de prix
proposés a eu lieu dans l'ordre suivant :
JUGEMENTS DBS CONCOURS.
Prix ordinaires de l'Académie. — L'Académie avait proposé, en i853, pour le
concours de i855, la question suivante: « Faire l'bistoire des biens communaux en
• France depuis leur origine jusqu'à la lin du xiii* siècle. » Ce prix a été décerné à
M, Armand Rivière, avocat au barreau de Tours.
L'Académie avait remis au concours, pour la seconde fois, le sujet suivant:
« Restituer, d'après les sources , la géograpbie ancienne de l'Inde, depuis les temps
« primitifs jusqu'à l'époque de l'invasion musulmane. » L'Académie a décerné ce prix
à M. Vivien de Saint-Martin.
Elle avait prorogé, jusqu'à l'année i855, le concours sur le sujet suivant : « Elu-
cdier i'étât politique, la religion, les arts, les institutions de toute nature dans les
«satrapie» de l'Asie Mineure sous les Perses et depuis, particulièrement dans les
«satrapies déjà bérédilaires , ou qui le devinrent après la conquête d'Alexandre,
« c'est-à-dire le Pont, la Cappadoce, la Lycie et la Carie. » Ce prix a été obtenu par
M. William-Henri Waddington.
Antiquités de la France. — L'Académie a décerné la première médaille à M. Viollel-
Leiiuc, pour son ouvrage intitulé: Essais sur l'architecture militaire au moyen âge,
I vol. in-8°. La seconde médaille à M. Léon Clos, pour son mémoire manuscrit in-
titulé : Recherches sur les institutions municipales du centre de la France au moyen âge.
La troisième médaille a été partagée entre M, Patu de Saint-Vincent, pour son mé-
moire manuscrit sur le Chant grégorien; et M. Hippeau, pour son ouvrage intitulé:
VAhhaye de Sainl-E tienne de Caen, 106611 90 , 2 vol. in-8".
Le général Carbuccia, auquel avait été décernée la première médaille, dans le
concours des antiquités de la France de i85i, en avait remis la valeur à la dispo-
sition de l'Académie, pour l'offrir comme récompense au meilleur travail sur les
antiquités de l'Afrique. Elle a décerné cette médaille à M. le général CreuUy, fon-
dateur et président de la Société archéologique de Constantine, auteur de plusieurs
Mémoires sur diverses questions d'antiquités algériennes.
Rappel de mentions très - honorables : i' A M. d'Arbois de Jubainville, pour son
ouvrage intitulé : Voyage paléographique dans le département de l'AubCj i vol. in-8°.
2* A M. H. Lepage, pour ses deux ouvrages intitulés : i" Les communes de la Meurthe;
AOÛT 1855. 511
Journal hisloriqae des villes, bourvs, villages, hameaux et censés de ce département,
2 vol. in-8°; 2° Rôle des habitants de Nancy en 1551-1552, br. in-8°.
Des mentions très-honorables sont accordées ; i* à M. Luzarche, pour son édition
d'un drame anglo-normand du XII' siècle, inlitulé : Adam, i vol. in-8°. 2° A M. H. de
La Plane, pour ses divers ouvrages inlilulés: i* Saint-Berlin, 18i3-^i-ù6, ou rap-
port historique des jouHles faites sur le sol de cette ancienne église abbatiale, i vol.
in-S"; 2° Quelques mots sur les fouilles historiques faites sur le sol de l'ancienne église
abbatiale de Saint-Berlin, br. in-8°; 3* Un mot sur les ruines de Saint-Berlin, à Saint-
Omer, br. in-8*; W Les abbés de Saint-Berlin d'après les anciens monuments de ce mo-
nastère, br. in-S"; 5" Les Matelots boulonnais à Merck-Saiut-Liévin (Pas de-Calais) ,
br. in-8''; 6* L'Eglise de Faaquemberg , arrondissement de SainlOmer [Pas-de-Calais] ,
br. in-S". 3" A M, l'abbé Pécheur, pour son ouvrage intitulé : Histoire 'de la ville de
Guise et de ses environs, de ses seigneurs, comtes , ducs, etc., a vol. in-8*. A" A M. le
comte Georges de Soultrait, pour sa Notice sur les sceaux du cabinet de madame
Febvre, de Mâcon, br. in-8*. 5' A M. de Fontenay, pour son Manuel de l'amateur
de jetons, i vol. in-8*. 6* A M. le marquis de Godcfroy Menilglaise, pour son édition
de la Chronique de Guines et d'Ardre, par Lambert, curé d'Ardre (9181203), texte
latin et français en regard, revue sur huit manuscrits; .i vol. in-8*. 7* A M. Charles de
Beaurepaire, pour son Essai sur l'asile religieux dans l'empire romain et la monarchie
française, br. in-8°. 8* A M. le comte Hector de La Ferrière, pour son Histoire de
Fiers, ses seigneurs, son industrie, br. in-8*.
Des mentions honorables ont été accordées: i* A M. Troche, pour ses deux bro-
chures intitulées : 1* Mémoire historique et archéologique sur la lourde Saint Jacques-
la-Boucherie , in-8*; "i* La Sainte-Chapelle de Paris. Notice historiqae , archéologique et
descriptive sur ce monument célèbre de saint Louis, in-i 2. a* A M. Edouard de Barthé-
lémy, pour son Histoire de la ville de Chàlons-sar-Mame et de ses institutions, depuis
ton origine jusqu'en 1789, 1 vol. in-8*. 3* A M. Dramard, pour sa Notice .historique
sur l'origine de la ville d'Etampes, manuscrit in-4*. k' A M. l'abbé Arbellot, pour sa
brochure intitulée : Cathédrale de Limoges, histoire et description, in-8*. 5* A M. Ch.
Gomart, jK)ur son ouvrage inlitulé: Extraits originaux d'un manuscrit de Quentin de
la Fons, intitulé: Histoire particulière de l' Eglise de Saint-Quentin, t. I", in-8*. 5* A
M. E. de Lépinois, pour le tome I" de son Histoire de Chartres, in-8*. 7* A M. Matly
de Latour, pour son mémoire manuscrit, intitulé : Villes et voies romaines de l'Anjou.
8* A M. Elie de la Primaudaio, pour son mémoire manuscrit intitulé : Portulan de
l'Algérie aa moyen âge. Recherches sur le commerce des Européens dans l'ancienne
Régence. 9* A M. Quanlin, pour son ouvrage intitulé: Cartalaire général de l'Yonne.
Recueil de documents authentiques, etc., t. 1", in-4*. lO* A M. le baron de Gaujal,
pour son mémoire manuscrit accompagné de cartes, et intitulé : Quels firent les
habitants primitifs de la Gaule transalpine , accompagné d'un appendice sur l'Origine
des Scordices. 11* A M. de La Fons Mélicocq, pour son mémoire manuscrit inti-
tulé : Lille aux xiv', xr' et xn' siècles, première partie : les Artistes, la* A M. Roc-
quain de Courlemblay, pour son mémoire manuscrit intitulé : Variations des limites
géographiques et de la constitution politique de l'Aquitaine depuis César jusqu à l'an 613.
Prix d'histoire de France fondés par le baron Gobert. — L'Académie a maintenu
en possession du premier de ces prix M. Ch. Weiss, auteur de V Histoire des réfugiés
protestants de France, depuis la révocation de Fédit de Nantes jusqu'à nos jours; a vol.
in-ia. Le second prix a été décerné pour la seconde fois aussi à M. Francisque
Michel, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Bordeaux,
auteur des Recherches sur le commerce, la fabrication et l'usage des étoffes de soie, d'or
65.
512 JOURNAL DES SAVANTS.
et d'argent et autres tissus précieux en Occident, principalement en France, pendant le
moyen âge, a vol. in-A".
Prix de numismatique. — Le prix de numismatique , fondé par M. Allier de Hau-
teroche , n'a pas été décerné celte année.
PRIX PROPOSÉS.
L'Académie rappelle qu'elle a mis au concours, pour l'année i856, la question
suivante: t Rechercher l'origine de l'alphabet phénicien; en suivre la propagalion
«chez les divers peuples de l'ancien monde; caractériser les modifications que ces
«peuples y introduisirent afin de l'approprier à leurs langues, à leur organe vocal
« et peut-être aussi quelquefois en le combinant avec des éléments empruntés à
« d'autres systèmes graphiques. »
L'Académie avait remis au concours pour la troisième fois le sujet suivant :
«Quelles notions nouvelles ont apportées dans l'histoire de la sculpture chez les
«Grecs, depuis les temps les plus anciens jusqu'aux successeurs d'Alexandre, les
«monuments de tous genres, d'une date certaine ou appréciable, principalement
• ceux qui, depuis le commencement de ce siècle, ont été placés dans les musées de
«l'Europe?
Aucun mémoire n'ayant été envoyé, l'Académie relire provisoirement ce sujet du
concours, et y substitue le suivant, pour le prix qu'elle décernera en 1867 : «Dé-
« terminer les caractères de l'architecture byzantine, rechercher son origine-, et
«faire connaître les changements qu'elle a subis, depuis la décadence de l'art an-
« tique jusqu'au xv* siècle' de notre ère. »
Pour sujet du prix annuel ordinaire qui devra être décerné pareillement en 1857,
elle propose la question suivante : « Rechercher quels ont pu être, dans l'antiquité
«grecque et latine, jusqu'au v* siècle de notre ère, les divers genres de narrations
«fabuleuses qu'on appelle aujourd'hui romans, et si de tels récits n'ont pas été
« quelquefois , chez les anciens, confondus avec l'histoire. »
Chacun de ces trois prix sera une médaille d'or de la valeur de 2,000 francs.
Le prix annuel de numismatique, fondé par M. Allier de Hauteroche, sera dé-
cerné, en i856, au meilleur ouvrage de numismatique qui aura été publié depuis
le 1" avril i855.
Trois médailles, de la valeur de 5oo francs chacune, seront décernées aux meil-
leurs ouvrages sur les antiquités de la Francs, qui auront été déposés au secrétariat
de l'Institut avant le i" avril i856.
Prix fondé par M. Bordin (ancien notaire). — M. Bordin, voulant contribuer
aux progrès des lettres, des sciences et des arts, a fondé, par son testament, des
prix annuels, qui seront décernés par chacune des cinq Académies de l'Inslilut.
L'Académie des inscriptions rappelle qu'elle a proposé pour sujet du prix qu'elle
décernera, pour la première fois, en i856, la question suivante, prise dans l'an-
tiquité classique : « Faire l'histoire des Osques avant et pendant la domination ro-
«maine; exposer ce qu'on sait de leur langjue, de leur religion, de leurs lois et de
■ «leurs usages. »
Elle demande, pour le prix qu'elle décernera en 1867 : «Un commentaire parti-
«culièremenl exégétique et grammatical, soit sur une partie suivie, soit sur un
«choix d'hymnes du Rig-Véda, où l'on aura soin d'exposer toujours et de discuter,
« s'il y a lieu , même quand on ne l'adoptera pas , l'opinion du commentateur Sâyana
• Aîchàrya. »
AOÛT 1855. 513
Chacun de ces deux prix sera une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs.
Conditions des concours des prix annuels. — « Depuis que de nouvelles fondations
« publiques et parliculières de médailles et de prix, et l'apprécialion demandée par
« le Gouvernement des travaux envoyés de l'École française d'Athènes, ont plus que
«décuplé la matière des jugements de l'Académie, dans ces dix dernières années,
«l'expérience a démontré que l'espace de temps déterminé par l'usage et par le règle-
« ment entre la clôture des concours au i" avril et la séatice publique annuelle qui
« devrait se tenir dans le mois de juiilet, ne suffît plus, malgré tout le zèle des com-
« missions, à l'examen critique et comparatif qui précède et motive la distribution
«des récompenses. L'Académie a décidé, en conséquence, qu'à l'avenir la clôture
«des concours serait reportée du i" avril au i" janvier. Cependant, comme elle
«n'entend point donn.er un effet rétroactif à celte résolution, le terme, pour l'an
« i856, demeure fixé au i" avril; et ce sera seulement pour les prix à décerner en
« 1867 que les ouvrages destinés à concourir devront parvenir (francs de port] an
«secrétariat de l'Institut avant le 1" Janvier de celte même année. Il n'y a rien de
«changé aux autres conditions. »
Prix Gobert. — Pour l'année i856, l'Académie s'occupera, à commencer du
i" avril, de l'examen des ouvrages qui auront paru depuis le 1" avril i855, et qui
pourront concourir aux prix annuels fondés par M. Gobert.
ECOLE FRANÇAISE D'ATDENES.
Les sujets d'explorations et de recherches proposés, en i855, aux membres de
l'Ecole française d'Athènes, pour la seconde aimée d'études, conformément au dé-
cret du 7 août i85o, sont les suivants:
Questions déjà proposées en i85a et i853, et qui restent à l'étude, indépeii
dammcnt de la question de Delphes, qui pourra être reprise :
1* Explorer la contrée comprise entre le Pénée, le golfe Thermaîque, l'Ha-
liacmon, et les chaînes qui séparent l'Épire de la Grèce orientale ; chercher à péné-
trer dans les hautes vallées du tcont Olympe, et décrire surtout, dans la partie de
la Thcssalic et de la Macédoine qu'on vient d'indiquer, les localités que M. le co-
lonel Leake (Travels in northen Greece) n'a pu visiter. L'Académie désire que ce
travail, ayant pour objet la géographie comparée, r<^pi;4raphie et l'archéologie, soit,
autant que possible, la continuation de celui que M. Mézières a envoyé, en i85'i .
sur la Magnésie, le Pélion et l'Ossa.
a* Rechercher au nord d'Iasos, en Carie, le mur désigné par M. Texicr^jie
Mineure, t. III, pi. 1A7-149) sous le nom de Camp retranché des Léléges, en suivre
le développement jus(|u'au point où il s'arrt'te, en dresser le plan, en signaler leit
principaux caractères, chercher à en déterminer la destination, vérifier enûn s'il
ne se rattacherait pas à un système de défense qui aurait «u pour objet de mettre
le temple des Branchides à l'abri des attaqufs des Carions.
3* Étudier, totalement ou partiellement , la géographie physique et la topographie
des îles voisines de la Thracc, c'est àdire Lemnos, Imbros, Samothrace et "Tbasos ,
en relever les antiquités, en suivre l'histoire depuis les temps anciens jusqu'à nos
jours, recueillir les vestiges des exploitations métallurgiques qui y ont eu lieu, et
décrire l'état actuel de ces îles.
4* Déterminer, en reprenant les traces du colonel Leake, de feu Puillon Bo
blaye, de M. Curtius, et en approfondissant l'exploration générale faite par M. Beulé
514 JOURNAL DES SAVANTS.
en i85o, la position des principales villes de l'ancienne Triphylie du Péloponèse,
spécialemenl d'Epeum; rechercher le nom, l'origine, le véritahle emplacement de
celle antique forteresse; en étudier, en décrire et en dessiner les ruines si remar
quables et si bien consei'vées.
Questions proposées pour la première fois :
5° Continuer l'exploralion de la Macédoine méridionale, et étudier principale-
ment la contrée comprise entre l'Haliacmon inférieur et le bas Axius, jusqu'au
pays de Moglena et aux monts Tekes, Nidsche, Turlo et Doxa, au Nord et à l'Ouest.
Décrire avec un soin particulier le bassin de l'ancien Lydias, avec ses embranche-
ments supérieurs, où furent l'Emalhie et la Boltiée; fixer les limites de ces deux
cantons; déterminer les emplacements des villes antiques, et compléter la géogra-
phie comparée, l'archéologie et l'histoire de celle importanta contrée, en recourant
aux sources tant classiques que byzantines, jusqu'à la prise de Conslanlinople, en
tenant compte des inscriptions et des médailles, en s'aidant des travaux modernes,
particulièrement de ceux de Pouqueville, de Cousinéry, de MM. Leake, Boue,
Viquesnel, Griesbach, Tafel, SchafFarik, elc.
6* Visiter, si l'état du pays le permet, le mont Olympe de Bithynie, et y marquer
l'emplacement de toutes les ruines helléniques et byzantines; examiner surtout
celles que l'on rencontrera sur le versant est de la montagne, jusqu'à la rivière qui
coule à Aïneh-gheul (Melangia?), et qui est peut-être le Gallus de Slrabon {XII,
p. 5-43) et d'Ammien Marcellin (XXVI, 8). Descendre la même rivière, qui se jette
dans le Sangarius (Sakaria), non loin deLefké, suivre le cours de ce fleuve jusqu'à
son embouchure, et explorer le quadrilatère compris entre le Sangarius à l'ouest,
Dablae (Tereklu?), Modra (Moudourli) et Claudiopolis (Boli) au sud, le Billaeus
(Filias-Tchaï) à l'est, et le Pont-Euxin au nord. Recueillir partout les inscriptions,
et chercher à comploter les notices topographiques et ardiéologiques données par
MM. Aucher, Cliesney et Ainsworth.
Délivrance des brevets d'archiviste- paléographe. — L'Académie a déclaré que les
élèves de l'École impériale des chartes qui ont été nommés archivistes -paléographes
par arrêté du 29 novembre i854, rendu en vertu de la liste dressée par le conseil
de perfectionnement de celte École, sont: MM. Servois (Gustave-Marie-Joseph),
Chassaing (Jean-Baptiste), Rocquain de Courtemblay (Théodore -Félix), Boullé
(Jacques-Marie-Jules), Lacour (Louis), Casati (Ciaude-Joseph-Charles), Laborde
(Théodore-Alphonse), Gros-Burdet (Jean-Édouard), Murcier (François-Arthur). -
Après la proclamation et l'annonce des prix, M; Naudet, secrétaire perpétuel, a
lu une notice historique sur M. Pardessus, et M. Egger un mémoire sur l'étude du
latioBchez les Grec» dans l'antiquité. M. Berger de Xivrey a ensuite donné lecture
du rapport de la commission des antiquités de la France, sur les ouvrages envoyés
au concours de i855. La séance a été terminée par un rapport de M. Guigniaut,
au nom de la commission française d'Athènes, sur les travaux des membres de cette
école pendant l'année 18 54- 18 5. 5.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
Dans la séance du 6 août, M. le vice-amiral Dupelit-Thouars a été élu men»bre
libre de l'Académie des sciences en remplacement de M. Duvcrnoy, décédé.
AOÛT 1855. i 515
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
Dans la séance du 38 juillet i855, M. Lefluel a été élu membre de rÂcadéniie
des beaux-arts, section d'architecture, en remplacement de M. Gauthier.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Poésies populaires de la Lorraine. Nancy, imprimerie et librairie de Lepage, i855,
in 8* de iGi pages. — Ce recueil, publié par la Société d'archéologie lorraine, n'est
pas sans intérêt pour l'étude des traditions, des mœurs et du langage, dans cette
partie de la France. On peut regretter cependant, au point de vue philologiaue ,
que la plupart de ces poésies, évidemment d'origine ancienne, soient données dans
leur forme moderne et que les éditeurs n'en aient pas retrouvé ou recherché les
textes primitifs dans les manuscrits. Cette observation ne s'applique pas aux poésies
historiques, qui ont leur date, mais dont plusieurs sont depuis longtemps connues ,
notamment In Chanson du comte de Bar sur sa captivité, déjà imprimée trois fofs ;
quelques autres, appartenant au xv* et au xvi* siècle, paraissent inédites; elles sont
publiées d'après les manuscrits de la Bibliothèque impériale.
La léçjende de saint Annel. mise en vers français, sous forme de tragédie, par
messire Baudeville, prêtre et maître d'école en la ville do Plocrmcl. . . ., publiée pour
la première fois par Sigismond Ropartz Sainl-Brieuc, imprimerie et librairie d«
Prudhomme, i855; in-4*dc i34 pages. — I.a tragédie de saint Armel, représentée
à Ploermcl en 1600, est un monument littéraire curieux, qui aurait plus d'intéri't
encore si l'œuvre de Baudeville n'avait pas été retouchée à diverses époques. L'édi-
teur y a joint une série de planches coloriées qui reproduisent les vitraux de l'église
de Pioermel, représentant les principaux traits de la vie de saint Armel, patron de
la ville.
Mellusine, poôme relatif à celle fée poitevine, composé dans le xiv* siècle par
Coudrelte, publié pour la première fois d'après les manuscrits de la Bibliothèque
impériale , par Francisque MicheL Niort, imprimerie cl librairie de Robin et Favre,
in-ia de 3oa pages. — Le pocmc publié par M. F. Michel a pour litre: Le livre de
Luzignen. L'oaileur n'indique pas les manuscrits dont il n fait usage; il ne donne
point de variantes cl n'accompagne le texte d'aucune remarque, contrairement à
l'usage qu'il a constamment suivi dans ses précédentes publications.
Mannelis Philo; carmina, ex codicibus escurialensibus, florenlinis, parisinis et
valicanis, nunc primum edidit £. Miller, volumcn prius. Paris, imprimé par auto-
risation de l'Empereur à l'Imprimerie impériale, i855, in*8* de 46o pages. — Ce
premier volume des poésies de manuel Philé contient les textes qui ont été fourni>i
516 JOURNAL DES SAVANTS.
à Tédileur par les bibliothèques de l'Escurial et de Florence. La préface qui doit
accompagner l'ouvrage paraîtra en tête du second et dernier volume.
Recueil de chansons, satires, épigrammes et autres poésies relatives à l'histoire des
xvi' xvii' et xviii' siècles, connu sous le nom de Recueil de Maurepas, publié par
M. Anatole de Montaiglon. Paris, imprimerie de Guiraudet, librairie de P. Jannef.
— Celte publication, dont le prospectus seul a paru jusqu'ici, aura pour objet une
collection très-souvent consultée mais encore inédite de chansons historiques formée,
dans la première moitié du xviii* siècle, par les généalogistes Clairambault , et plus
connue sous le nom de Recueil d* Maurepas, parce qu'une copie en avait été faite
pour ce ministre. Les portefeuilles originaux, auxquels manquent les quatre pre-
miers, sont au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale, aussi bien que
la copie faite pour M. de Maurepas. M. de Montaiglon se propose de reproduire les
notes et explications abondantes que les Clairambault ont jointes aux textes de ces
chansons, ainsi que la table qui termine le recueil. L'ouvrage formera 6 volumes
Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, par Ernest Renan;
ouvrage couronné par l'Institut. Première partie : Histoire générale des langues
sémitiques. Paris, impritîié par aulorisalion de l'Empereur à l'Imprimerie impé-
riale, i855, in-S" de"vm-ii9() pages; se trouve chez, Aug. Durand. — Lorigine
des langues syro-arabes, improprement appelées sémitiques, l'histoire de leur déve-
loppement pendant les périodes hébraïque, araméenne et arabe, l'exposé des lois
générales qui ont présidé à ce développement, tels sont les sujets traités dans ce
premier volume, qui sera bientôt complété par une seconde partie, spécialement
théorique, consacrée au système comparé des langues sémitiques. Nous nous pro-
posons de rendre compte de cette importante publication lorsqu'elle sera terminée.
, Notice sur le catalogue général des manuscrits orientaux de la Bibliothèque impériale,
lue dans la séance générale delà Société asiatique du 20 juin i855, par M. Rei-
naud, membre de l'Institut, etc. Paris, Imprimerie impériale, i855, broch. in-8*
de 1 6 pages. — Après avoir rappelé les travaux dont les manuscrits orientaux de
la Bibliothèque du roi ont été l'objet depuis la publication du catalogue de lySg,
et auxquels il a pris lui-même, dans ces dernières années, une si grande part,
M. Reinaud expose, dans celle notice, le plan du nouveau catalogue dont le Gou-
vernement a décidé l'impression. Ce nouveau catalogue, rédigé en français, pa-
raîtra dans le format in-4° comme celui des livres imprimés. Le nombre des vo-
lumes sera de cinq; le tome 1" sera consacré aux manuscrits qui appartieiment à
la religion juive et à la religion chrétienne. Il contiendra les livres hébreux, sama-
ritains, syriaques, chald(?ens, sabéens, éthiopiens, coptes, arméniens et géorgiens.
On trouvera dans les tomes II et III les manuscrits qui, sauf un petit nombre de
livres chrétiens et parsis, se rapportent aux croyances musulmanes, c'est-à-dire les
livres arabes, persans et turcs. On y trouvera aussi quelques manuscrits berbers,
transcrits en caractères arabes, lesquels proviennent de l'intérieur du Maroc et de
l'Algérie. Le tome IV sera spécialement affecté à l'Inde et aux contrées voisines
qui, à diverses époques, ont subi l'influence des doctrines brahmanique et boud-
dhique. On y trouvera les manuscrits sanscrits, singhalais, tibétains, birmans,
tamouls, télingas, hindostanis, malais, javanais et siamois. Dans le nombre seront
quelques volumes à l'usage des musulmans et des chrétiens de l'Inde. Le tome V
renfermera lés livres chinois, mandchous, mongols et japonais. Presque tous ces
volumes sont imprimés à l'aide de planches en bois ; on sait que de tout temps les
livres qui appartiennent à cette catégorie ont été, à la Bibliothèque impériale,
AOÛT 1855. 517'
annexés au déparlemenl des manuscrits. A la suite de certains fonds, il y aura
quelques volumes lithographies en Orient, et qui, pour les Européens, tiennent
lieu de copies manuscrites.
Notice d'un manuscrit souabe de la bibliothèque royale de Stuttgart, contenant la re- '
lation des voyages faits de i453 à 1467, en Europe, en Asie et en Afrique, par
Georges d'Ehingen, chevalier, par A. Vallet de Viriville, professeur adjoint à l'Ecole
impériale des Chartes. Paris, imprimerie de Cîaye, librairie de Didron, i855,
brochure in-S" de 17 pages, avec planches. — Le voyage de Georges d'Ehingen,
publié pour la première fois à Augsbourg, par Raymond Fugger, en 1600, offre,
malgré l'extrême brièveté du récit, plusieurs notions intéressantes pour l'étude des
mœurs et de la géographie du moyen âge. Ce qui ajoute à cet ouvrage un prix par-
ticulier, ce sont les figiares qui laccompagnent. Ces figures représentent les princes
que le voyageur avait visités. Dans le manuscrit de Stuttgart, ellesdiffèrent de celles
que Fugger a gravées pour l'édition de 1600. Voici la liste de ces portraits, tels
que les reproduit M. Vallet de Viriville, d'après le manuscrit : Ladislas, roi de
Hongrie et de Bohème; Charles Vil, roi de France; Henri IV, Y Impuissant, roi de
Castillc et de Léon; Henri VI, roi d'Angleterre; Alphonse V, l'Africain, roi de
Portugal; le roi de Chypre, Jean II; René, roi de Sicile; Jean II d'Aragon, roi de
Navarr%; Jacques II, roi d'Ecosse. L'auteur de celte brochure pense qu'une nou-
velle édition de la relation des voyages de Georges d'Ehingen , accompagnée de
planches en couleur et d'une traduction française, serait un service à rendre à l'art
et à la science.
Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques de tlnstitut de France,
tome IX*. Paris, imprimerie et librairie de F. Didot frères, i855, in-4* de viii-
gaS pages. — Après deux notices historiques de M. Mignet, secrétaire perpétuel,
l'une sur la vie et les travaux de M. Droz, l'autre sur la vie et les travaux de
M. JoufTroy, on trouve dans ce volume les neuf mémoires et dissertations dont voici
les titres : i*Rap|)ort concernant les mémoires envoyés pour concourir au prix de
philosophie, proposé en 18^8 et k décerner en i853, sur la comparaison de la phi-
losophie morale et politique de Platon et d'Arislote, avec la doctrine des plus grands
philosophes modernes sur les mémos matières, au nom de la section de piiilosophie ,
par M. Barthélémy SaintHilaire; a* Mémoire sur Hcivétius, par M. Damiron;
3* Rapport sur les mémoires envoyés pour concourir au prix de morale à décerner,
en i85a, au nom de la section de morale, par M. Frank; l^* Rapport sur le con-
cours ouvert pour le prix de législation , par M. Giraud ; 5* Rapport sur le concours
pour le prix de législation et de jurisprudence, ouvert en i85i, par M. le comte
Portalis ; 6* de la répression pénale , de ses formes et de ses effets , Rapport par
M. Bérenger (deuxième partie) ; 7* Mémoires sur les associations entre ouvriers , ou
entre patrons et ouvriers, fondées avec subvention de l'Etat, par M. Louis Reybaud ;
8* Considérations sur les tables de mortalité, par M. Villermé ; o* Rapport' sur la
question d'histoiie mise au concours pour l'année i85o, par M. Guizot.
Cours d'économie politique fait au collège de France, par Michel Chevalier, membre
de l'Institut. Premier volume, seconde édition, refondue et considérablement aug-
mentée, liénnion de tous les discours d'ouverture; leçons. Paris, librairie deCapello,
i855, in-8* de vu 6a3 pages. — Les leçons comprises dans ce volume datent de
i84i ; en les réimprimant aujourd'hui, l'éminent professeur les a rajeunies en rap-
portant au moment présent les renseignements statistiques et les faits économiques
présentés à l'appui ou raisonnement. Pour ne pas enlever aux leçons le caractère
qu'elles tenaient du temps où elles avaient été faites , c'est dans des notes distinctes,
66
51Ç JOURNAL DES SAVANTS.
mises au bas de la page, que les données relatives à l'époque actuelle ont été con-
signées. Le lecteur a , de cette façon , les éléments d'une comparaison instructive , dans i ■
la plupart des cas, entre les faits et les chiffres de iSlti et ceux de i855. Un ch»-i!
pitre à part, d'un assez long développement, a été consacré aux chemins de fer
sous la forme d'appendice. Ce premier volume se dislingue encore de la première- i
édition en ce qu'il contient la S(uile des discours d'ouverture au nombre de douze^^J
qui ont été prononcés par M. Michel Chevalier, de \Slii à i853. (»•
La vie future; histoire et apologie de la doctrine chrétienne sur l'autre vie, par Th;!
Henri Martin, doyen de la faculté des lettre» de Rennes. Rennes, imprimerie def
Morteville, Paris, librairie de Dezobry, Magdeleine elc", i865, in- 1 a de iv-335 pagesiM
— L'Académie française a couronné récemment un ouvrage de M. Th. Henri Martin>:if
La philosophie spiritualisle de la nature. Le nouvel, ouvrage que le même écrivain*'
publie aujourd'hui ne se distingue pas moins par l'importance du sujet que pa»p
l'érudition des recherches el la solidité des arguments. La première partie» dont lej'
but est de montrer qiie la croyance à l'iramorlalité de Vàme existait dans la rehgion)»
mosaïque, renferme l'histoire de la doctrine de l'autre vie chez les Hébreux, et'
l'apologie du dogme de, la résurrection des morts. Dans la seconde partie, l'autenr^'
traite de la doctrine de la vie future dans la religion chrétienne; il fait l'histoire du <
dogme de l'élernit^é des peines et des récompenses, et compare ce dogme a-/^ les
hypothèses de la préexistence des âmes et de leurs épreuves infinies après la vie»
terrestre, sous les points de vue de l'orthodoxie catholique, de U théorie pbiloso-l
phique, de la morale chrétienne et de l'unité sociale. •^''
De la baguette divinatoire , dupendule dit explorateur et des tables iournttnie» aa. point
de vue de l'histoire de la critique et de la méthode expérimentale, par M. E. Chevreulv^'
membre de l'Institut, etc. i^f
On doit tendre avec effort à l'infarHîbilitt? '
sans y prétcodre. (MaJebraucke.) ■>*■
• ,»<■>:> iiuj(ji*.il 'l : 8»'!h4 «'H
Paris, Mallel-Bachelier, quai des Augustîns, 55, )854. , ... , |., ,-i.. ihi
Lettres adressées à M. Villemain, secrétaire perpétuel de l'Académie française , sur k<it
méthode en général et sur la définition du mol Fait , relativenfient aux sciences, auflq
lettres, aux beaux-arts, etc., par M. L. Chevroul, membre de l'Académie des-.'j
sciences. Paris, imprimerie de Raçon, librairie de Garnier frères. i856 (i855),'î.
in-12 de iv-276 pages. — Ces lettres, dont l'origine est expliquée dans un avant». >
propos placé en léte du volume, peuvent être considérées comme un résumé des o
idées principales exposées par M. Cbevrcul dans son ouvrage inédit : De l'Abstran' \
tion considérée comme élément des connaissances humaines dans la recherche de la vérité^i
absolue. A la fin du recueil, sous le titre de Documents , M. Chevreul donne la cila-lA
tion ou le texte même de quelques-uns de ses écrits qui se rattachent au sujet diai)
ces lettres, afin de mettre le lecteur à même de voir comment l'observation tt6
l'expérience ont conduit l'auteur à l'envisager en des circonstances fort différealesip
et à diverses époques antérieures. . ■ >
Recherches sur la religion el le culte dei populations primitives de la Grèce, 3pht}ï>
Alfred Maury. Paris, imprimerie de Laliure, i85d, in-8° de n-aai pages, -r- Gem
travail est tiré d'un ouvrage important dont s'occupe l'auteur depuis plusieurs anp <
nées, et qui aura pour litre : Histoire du polythéisme gréco-latin, depuis son origina
jusqu'à son entière destruction. Les recherches que nous annonçons forment, dans
celte histoire, les deux premiers chapitres du livre premier, qui ont pour sujet lesn;
populations primitive? de la Grèce en leur religion. G'eat une excellente étude queip
.^.T/:/ vAoûir i855. to
nous devions sigrialer à i'altention des savants, en attendant que nous ayons Toc-
casion de revenir sur l'ensemble du grand ouvrage dont elle fait partie.
Sallaste, traduction avec notes et inlrodaction , par M. H. Gomont. Paris, impri-
merie et librairie de F. Didot, i853-i855, a vol. in-8' de 35i et 532 pages avec
nne carte. — L'introduction, placée en fête du premier volume de cet ouvrage,
contient, avec une appréciation des ouvrages de Sallaste. des remarques historiques
sur le temps où il vivait €^ sur les faits qu'il a retracés. Le texte adopté par le nou-
veau traducteur est celui de M. Burnouf, disposé dans un ordre différent. Le pre-
mier volume renferme l'histoire de la conjuration de Catilina et les lettres à J. César;
on trouve dans le tome second l'histoire de la guerre contre Jugurtha et les
fragments. Des annotations nombreuses sont placées les unes au bas des pages, les
autres à la fin des écrits de Sallusle auxquels elles se rattachent; les premières ont
pour objet l'interprétation du texte, les autres concernent les faits historiques , les
osages, les lois, et résument, en les discutant quelquefois, les travaux des divers
commentateurs de Sallusle.
Archivet de Vart français. — Recueil de documents inédits relatifs à l'histoire des
arts en France, publié sous la direction de Ph. de Chennevières, inspecteur des
musées de province. Tome troisième, documents. Paris, imprimerie Piilet, librairie
de Dumoulin, i855, in 8° de Sga pages. — Nous avons déjà signalé l'intérêt de ce
recueil de documents relatifs à l'histoire des arts en France. Le troisième volume
n'est pas moins riche que les précédents en renseignements de divers genres sur
les peintres et les sculpteurs de l'école française. Dans un bulletin qui formera
une des divisions de l'ouvrage, on trouve, entre autres indications utiles, une liste
de» argentiers et émailleum de Limoges, depuis le vi* jusqu'au xix* siècle.
Le président Boahicr, sa vie , ses ouvrages et sa bibliothèque , par Charies des Guerrois
Imprimerie de Bouquet k Troyes. librairie de Ledoycn k Paris, i855, in-8* de
x-a4/i page»- — Le président Bouhier, magistrat distingué, érudil remarquable,
bibliophile zélé, a trouvé dans M. des Gaerrois un biographe soigneux, nui ne laisse
échapper aucune circonstance de celte vie si bien remplie, et do^e d'mtéressant.s
détails sur la bibliothèque de Bouhier, dont une partie est consWrée au dépatie
ment des manuscrits de la Bibliothèque impériale.
Le Cabinet historique; revue trimestrielle contenant, avec on texte et des pièces
inédites, intéressantes et peu connues, le catalogue général des manuscrits que ren
ferment les bibliothèques publiques de Paris et des départements, touchant l'his-
toire de l'ancienne France et de ses diverses localités, avec les indications des sources
et des notices sur les bibliothèques et les archives départementales, sous la direc-
tion de M. Louis Paris, ancien bibliothécaire de Beanne, chevalier de la Légion
d'honneur. Paris , imprimerie de Wittersheim ; au bureau du cabinet historique,
rue d'Angouléme Saint-Honoré, n* ay, i855. — Les trois livraisons publiées (la
dernière en mai i855) concernent la Champagne et la Bourgogne. On annonce,
pour la prochaine livraison, la suite de la Bourgogne et le sommaire complet des
matières contenues dans la collection Fontetle, qui forme un des fonds des manus-
crits de la Bibliothèque impériale.
Dissertation sur l'apostolat de taint Martial et sur les antiquités des éofises de France,
par l'abbé ArbeHot, chanoine honoraire de Limoges. Limoges, librairie de Leblanc .
Paris, librairie de Didron et de Lecoffre, i855, in-8* de a/iy pages. — L'époque
de l'BivMtolal de saint Martial a été longtemps controversée; la tradition place la
mission de ce saint évêqiie de Limoges au i" siècle de notre ère, et beaucoup de
savant-^ auteurs ont odopté cette date, mais d'avtres, en plus grand nombre, s'ap
66.
520 JOURNAL DES SAVANTS.
puyant de l'autorilé de Grégoire de Tours, ont pensé qae saint Martial vivait sous
le règne deDèce, c'est-à-dire au m* siècle. M. l'abbé Arbellol reprend aujourd'hui
cette discussion; il combat le témoignage de Grégoire de Tours el s'allache à dé-
montrer qu'on doit préférer au sentiment de cet historien la tradition de l'Aquitaine
et de ritîilie, suivant laquelle saint Martial fut envoyé dans les Gaules au i" siècle
de l'Eglise. Telle es-t la confiance de l'auteur dans la solidité de ses arguments, qu'il
ne craint pas de terminer ainsi sa dissertation : t Quiconque osera désormais dire
« que saint Martial n'a accompli sa mission qu'au m* siècle, sous l'empire de Dèce,
• n'aura ni critique ni érudition. »
Histoire de l'île de Chypre, soas le règne des princes de la maison do Lusignan, par
M. L. de Mas Latrie, clief de section aux Arclùvcs de l'Empire, sous -directeur
des études à l'école des Charles, d'après un mémoire couronné par l'Académie des
inscriptions et belles-lettres. Tome III. Paris, imprimé par nutorisalion de l'Empe-
leur à l'Imprimerie impériale, i855, in-8' de xii-910 pages; se trouve chez Fir-
min Didot. — Ce volume renferme les preuves appartenant oux derniers règnes
de l'histoire de Chypre, depuis Jean II de Lusignan (lASa), et un supplément
formé de documents nouveaux, recueillis par l'auteur depuis l'impiession du pre-
mier volume de son savant ouvrage. Toutes ces pièces sont inédiles, à l'cxceplion
d'un très-petit nombre (six sur quatre cents environ). Elles jetlent une lumière
nouvelle sur l'histoire de la domination française dans l'île de Chypre, et même
sur quelqueA parties de l'histoire générale du moyen âge. On remarquera surtout
les documents importants tirés des registres, à peu près inexplorés, du conseil des
Dix, du conseil des Pregadi de Venise, et des archives de Gènes. La plus grande
partie des pièces du supplément provient du cai lulaire de Sainte-Sophie de Nicosie,
que l'auteur a retrouvé à Venise, el des archives de la couronne d'Aragon, qu'il
a consultées à Barcelone. A la plupart de ces divers textes, sont jointes des notes
historiques nonrjbreuses et d'un };rand intérêt. M. de Mas Latrie s'occupe de la
rédaction définitive du récit historique qui doit former la première partie de son
grand travail, dont les preuves seulement se trouvent aujourd'hui complètement
publiées. *
Histoire des troupes étrangères au service Je t'rance depuis leur origine jusqu'à nos
Jours el de tous les rétjinients levés dans les pays conquis sous la première République et
r Empire, par Eugène Fieffé, commis principal aux Archives du ministère de la
guerre. Paris, imprimerie de MaulJc et Renou, librairie de Dumaine, i855, 2 vo-
lumes in-8° de xii 4^3 et 436 pages, avec planches. — Les troupes étrangères , «jui,
à toutes les époques depuis le mo}en âge, ont joué un rôle si important et quel-
quefois si glorieux dans nos annales militain s, n'avaient pas encore eu d'historien.
L'auteur de ce livre a donc choisi un sujet neuf en entreprenant de raconter l'his-
toire spéciale de ces bataillons étrangers, archers écossais, arbalétriers italiens,
suisses, reîlres et lansquenets allemands, carabins espagnols, argoulets et stradiots
grecs, et plus tard régiments irlandais, liégeois, wallons, croates, corse.s, polonais,
etc., qui ont si longtemps partagé nos triomphes et nos revers. La position de
M. Fieffé aux archives de la guerre lui ouvrait la meilleure ou plutôt l'unique
source où il fût possible de puiser les éléments d'un tel travail. 11 a mis en œuvre
. avec une habileté remarquable ces excellents matériaux et a su en tirer un livre
plein de notions nouvelles.
Mémoires de la Société impériale des antiquaires de Fraiice, 3* série, t. II. Pans,
imprimerie de Lahure, i855, in-8° de 543 pages avec planches; se trouve au
secrétariat de la société et chez Dumoulin, libraire. — On trouve dans ce volume :
<iT/ AOÔT 1855. 521
1* mélanges épigrapliiques , par M. Léon Renier; 2' notice sur quelques ir.scrip-
• lions hébraïques du xiii' siècle, découvertes dans les ruines d'un ancien cimetière
wraélite de Paris, par M. Philoxène Luzzato; 3' de la civilisation et du commerce
de la Gaule septentrionale avant la conquête romaine , par M. E. de Fréville ; 4° Noub,
la déesse d'or des Egyptiens, par M. Th. Devéria; 5° note sur le caractère qui re-
présente l'or dans les écritures égyptiennes, par M. A. J. H. Vincent; 6* restitution
a Jacfjues de Bourbon . roi de Naples, d'une pièce de billon attribuée jusqu'ici à
Jacques I", roi de Sicile, par M. Duchalais; 7° notice sur le journal de Jean Glau-
meau , prêtre de Bourges au xvi* siècle , par M. Bourquelot ; 8* notice sur une lampe
chrétienne en forme de bélier, par M. Ferdinand de Lasteyrie; 9* observations sur
quelques indications chronologiques en usage au moyen âge , par M. Aug. Bernard ;
lo* observations sur le sens du mot olympiade employé dans les actes du moyen
âge, par le même; 1 1* explication des sculptures du tympan du baptistère de Parme ,
par M. Duchalais; 13° Becherches sur la religion et le culte des populations primi-
tives de la Grèce, par M. Alfred Maury. (Ce dernier travail a été publié à part;
nous l'avons annoncé ci-dessus, p. 5i5.)
Documents historiques et généalogiqaes sur les familles et les hommes remarquables du
Rouergae dans les temps anciens et modernes , tomes I et II; imprimerie de Ralery, à
Rodez, 2 volumes in-8' de xix-yôi et 766 pages. — C'est principalement au point
de vue généalogique que cet ouvrage a été écrit; on y trouve cependant des re-
cherches historiques d'un intérêt plus général ; nous citerons particulièrement l'in-
troduction, qui traite de l'établissement du régime féodal dans le Rouergue, des
justices seigneuriales, de la propriété, des alleux, de la servitude, du service mi-
litaire. Deux volumes restent à publier pour compléter cet ouvrage, dont l'auteur
est M. de Barrau.
Le Morvan, ou essai géographique, topographique et historique, sur cette con-
trée, par M. J. F. Baudiau, curé de Dun-les- Place», etc. Nevers, imprimerie de
Fay. 1 854-1 855, a vol. in-8* de xxxvi-4o8 et 65 1 pages, avec planche. — Com-
posé avec soin sur des matériaux fournis par les archives locales, cet ouvrage con-
tient des renseignements précieux sur une contrée intéressante qui tend à se trans-
former sous l'influence de la civilisation et de l'indu.<itrie moderne.
Voyage à Constantinople , par l'Italie, la Sicile et la Grèce, en 1853, par Boucher
de Pcrlhcs, t. l", Abbeville, imprimerie de Briex, Paris, librairie de Treuttel et
Wuriz, i855, in-12 de 600 pages. — Dans ce premier volume, l'auteur donne la
relation de son voyage en Italie et en Sicile; le tome second, qui doit compléter
l'ouvrage, traitera de la Grèce, de Constantinople et des provinces du Danube.
Esquisse sur le Canada, considéré soas le point de vue économiste, par J. C. Taché,
membre du parlement canadien, etc. Paris, imprimerie de Claye, librairie d'Hector
Bossange, i855, in-12 de VI11180 pages avec une carte. — Ce petit ouvrage,
publié aux frais de la province du Canada, réunit, dans un court espace, un grand
nombre de renseignements utiles sur la condition passée, l'rtit nctucl et l'avenir
probable d'un pays qui intéresse la France à plus d'un titre. C'est en ce qui con-
( erne la statistique générale, les productions naturelles, l'industrie, le commerce,
que ces notions sont le plus développée?.
Le Nil Blanc et le Soudan, études sur l'Afrique centrale, par M. Brun-Rollet, membre
de la Société de géographie, etc; Paris, imprimerie de Pillel, librairie de \fai<)On,
185.*), in-8'' <le 355 pages, avec une carte. — M. Brun-Boilet a résidé vingt ans,
de i83a à i852, dans le Soudan et sur les rives du haut Nil, où il a établi des re-
lations de commerce avec les tribus voisine». F.e^ études qu'il publie sur cette
522 JOURNAL DES SAVANTS.
partie de l'Afrique centrale ne sont point une œnvre littéraire, mais elles se recom-
maodent à l'attention du lecleur par des notions étendues, et neuves pour la plu-
part, sur les contrées que ce voyageur a parcourues. Quoiqu'il se soit proposé prin-
cipalement de faire connaître les productions et les ressources coannerciales du
Soudan, il a donné beaucoup de place aux recherches géographiques sur cette con-
trée encore peu connue. A ce point de vue, la relation de M. Brun-Hollet nous a
paru particulièrement intéressante en ce qui concerne le Bahr-el-Abiad on Fleuve
Blanc. Les voyages de Caillaud et de M. d'Abhadie en Abyssinie nous ont donné des
renseignements précis sur le cours du Nil Bleu (Babr-el-Azrak), depuis sa source,
près du lac Dembeah , jusqu^au point où il se jette dans le Fleuve Blanc au-^Jessus
de Carthum; quant au Fleuve Blanc lui-même, qui est le véritable Nil, son cours
n'a été qu'incomplètement exploré. M. d'Arnaud, qui faisait partie d'une expédition
ordonnée par Méhémet-Ali, remonta le fleuve, il y a quelques années, jusqu'à l'île
de Jaufer ou de Guba; en i848, D. Ignatio Knoblecher, prêtre attaché à une mis
sion catholique autrichienne établie, deux ans auparavant, à Bellénia,dans la tribu
des Berry, reconnut le cours du Nil Blanc jusqu'à la montagne de Loupouck. qu'il
place sous le h' degré de latitude nord. C'est à peu près au même point que s'est
arrêté un missionnaire anglais du Zanzibar, M. Reliman, qui, d'après les rensei-
gnements fournis par les naturels, a cru pouvoir placer les sources du Nil aux
monts Kœnia. A ces données viennent s'ajouter très-utilement les observations de
M. Brun-Rollet, dont nous donnerons ici le résumé. Au-dessus de Carthum, et
avant de recevoir les eaux du Nil Bleu, le Fleuve Blanc, dont les rives sont bor
dées de mimosas gigantesques , traverse les territoires des tribus des Hassanieh, des
Bakkara et des Chelouk; au delà d'un village nommé Eleis, le fleuve est divisé par
des îles nombreuses et cultivables, formant un archipel de plus de soixante lieues
de longueur; un peu plus loin on rencontre le mokada ou gué d'Abou-Zeid, et en-
suite l'île d'Argel où se tiennent les préposés chargés par le roi des Chelouk de re-
cevoir le tiers du produit de la pêche du Nil. Au delà de ce point, le Nil reçoit
deux cours d'eau, le Piper et le Djall, puis une rivière considérable, le Saubat,
dont les bords élevés sont couverts d'une belle végétation, ensuite le Misslad. Plus
loin, se présentent d'immeases mnraî» couverts de joncs et de forêts de bambadj,
au milieu desquels la navigation est dilHcile, puis on arrive à Fayak, où M. Brun-
Rollet a longtemps séjourné. En remontant encore le Nil, on traverse les terri-
toires de diverses tribus , dont la plus importante est celle des Chir, qui habitent un
groupe d'îles de trente-deux lieues, situées au milieu du fleuve. Après lesCbir, an
trouve la grande tribu des Berry ou Bary, et leur capitale Bellénia, résidence de la
mission catholique dont nous avons parlé, et terme ordinaire des expéditions tur-
ques. Au delà de Bellénia, et près de la montagne de Loupouck, où s'arrêta, en
184B, D. Knoblecher, on rencontre plusieurs cataractes; le Nil s'élargit sur un pla-
teau parsemé d'écueils, où l'eau manque souvent aux barques les plus légères. Le
fleuve fait ensuite un coude de douze lieues à l'ouest-sud-ouest. Sur la rive droite
sont les dernières habitations des Berry, et sur la gauche celles des Wang-Ara. Ar-
rivé au village de Gurbo, que M. Brun place au 3* degré de latitude nord, on est
arrêté par une nouvelle cataracte formée d'une lisière de rochers entre lesquels le
Nil s'échappe en écumant. M. Brun pense que celte cataracte pourrait être franchie
à l'époque des crues. Sur les deux rives s'étendent les nombreux villages de la
tribu des Makédo, dont on suit les possessions pendant deux journées. Après cette
tribu viennent les Méroulys et les Hougoufi sur la rive droite, les Roukous et les
Madi sur la rive gauche. Le fleuve est tellement resserré entre les montagnes habitées
;^T/ AOUT 185a -/^lir 525
par ce» peuple», qu'on \e traverse sur un troncd''arbre jeté d'une rive à l'autre. Plus au
sud , sont les Bick» et les Kuendas, au teint olivâtre, dont la capitale est Bobenga. De
Bobenga. où l'exploration s'est arrêtée, on voit se dessiner vers le midi, à une dis-
tance de deux jours de marcbe, les hautes montagnes de Kombirat, au delà des-
Suelles habitent les Padongos. Les sauvages de la tribu des Berry afTirment qu'au-
essufr du territoire des Padoogos, il existe d'autres montagnes très-élevées; c'est )à
que M. Brun place, par conjecture, les sources du Nil. Suivant son calcul, ces mon-
tagnes seraient au delà de i'équateur, à peu près sous la même latitude que les
monts KoBnia, où le fleuve pncndrait naissance, selon l'opinion de M. Rehman.
Le Nil, Egypte et Nubie, Tp&T Maxime Du Camp. Paris, imprimerie Dondey-Dupré:
à la librairie nouvelle, i855,in-ia de 35i pages, avec une carte. — M. Du Camp
n'a pas remonté le Nil au delà de la Nubie, et ce n'est pas, d'ailleurs, dans son livre
qu'il faut chercher des éclaircissemetiis géographiques sur ce fleuve, pour lequel il
professe pourtant une vive admiration. « On s'estlongtemps disputé, dit-il, pour savoir
« d'où sort le Nil; quant à moi, je suis persuadé qu'il vient du paradis. » Mais les
lecteurs, qui recherchent avant tout les impressions de voyage, les anecdotes pi-
quantes, ceux qui aiment les descriptions colorées des paysages et des grandes
ruines, trouveront dans cette œuvre d'un écrivainyà/i/aiiwte de quoi satisfaire am-
plement leur goût.
ALLEMAGNE.
MonaiMtita Germanite hitiorica intU «6 enno Chrisli quingente$imo luque ad annum
millesimuin et quingentesimum, edidil Georgius Heinricus Perlz. Scriplorum tomusXI.
HanaoYera*., 185^4, in-folio de 710 pages avec quatre planches. — Ce volume
comprend les textes suivants, accompagnés de tous les éclaircissements nécessaires
cl de ces savants commentaires qui ajoutent tant de prix à la grande publication
dirigée par M. rert£.Ge8la archiepiscoporum Salisburgensium, edidil D. W. Wntlen-
bach; Vita Mcinwerci, episcopi Patlicrbrumensis; Vita et miracula Godehardi,
epissopi Hildencsheimcnsi», ouclorc Wolfhcrio; Vita Slephani, régis Ungariœ,
edidit D. W. Waltcnbach; Wiponis proverbia, tetralogu» Ileinrioi régis versus ad
mensam rcgis, vita Chuonradi II, imperaloris; Vita Guntheri, eremita:; Vita Ri-
chardi, abbalis Sancti Viloni Virduncnsis, edidit D. W. Waltenbach; Bardonis,
archicpiscopi Mogunlini, vita duplex., edidit D. W. Waltenbach; Translalio sancti
Dionysii areopngitae, edidit D. Rud. Kœpke (avec un exposé de l'histoire des con-
testations auxquelles la possession du corps de saint Denis donna lieu entre les
moines de Saint-Denis, en France, et ceux de saint Emmeran, de Ralisbonne).
Ex Ollioloni opcribus, edidit Rogcrus Wilmans; Brunvrilarensis monasterii fun-
dalio, edenio D. Rud. Kœpke-, Gi«lcberli camien de incendio sancti Amandi Elno-
nensis, edidil L. C. Iklhmann (poème inédit, publié d'après le manuscrit latin
apgS de la Bibliothèque impériale); Triumphus sancti Remacli, de Malmunda-
riensi cœnobio, edidit D. W. Waltenbach; Vita Altonis, archicpiscopi Coloniensis,
edidil D. Rud. Kœpkc; Hisloria: Farfenses, collcgil L. C. Bethmann; Benzonis,
episcopi Albensis, ad Heinricum IV, imperalorein , libri VII, edenle Karolo Perlz.
ANGLETERRE.
Arckœologia, or niisceUaneons tracts nelttling to antiquity, published hy tlie Society
5^4 JOURNAL DES SAVANTS.
of anliquaries of London , volume XXXVI. London, Parker, 1 855, in-A' de 2 1 8 pages
avec planches. — Ce volume contient vingt et un mémoires et dissertations, parmi
lesquels nous avons particulièrement remarqué des recherches sur l'architecture
du moyen âge en Guyenne, par M. J. H. Parker; un mémoire sur un manuscrit
relatif au règne de Henri VIII, par M. Peter Cunningham; notice sur un vase re
présentant une aventure de la vie de Persée, par M. S. Burch; des remarques sur
i'angon des Francs et sur le pilam de Vègèce, par M. W. M. Wylie, et plusieurs
dissertations ayant trait à des découvertes d'antiquités faites sur divers points de
l'Angleterre, notamment à Keston, comté de Kent, à Bath, à Worcesteret à Lon-
dres.
BELGIQUE.
Mémoires couronnés et mémoires des savants étrangers, publiés par l'Académie
royale des sciences, des lettres et des beaux -arts de Belgique. Tome XXV.
Bruxelles, imprimerie de M. Hayez, in-4' de 56i pages, avec planches. — Des
huit mémoires compris dans ce volume, six appartiennent à la classe des sciences;
ils ont pour litres : Description des fossiles des terrains secondaires de la province
de Luxembourg, par MM. Chapuis et Dewalque; Note sur la théorie des résidus
quadratiques, par M. Angelo Genocchi; Recherches sur les médianes , par M. Ernest
Quetelet; Méthode pour déterminer simultanément la latitude, la longitude, l'heure
et l'azimut par des passages observés dans deux verticaux, par M. Houzeau; Mé-
moire sur l'ascension de l'eau et la dépression du mercure dans les tubes capil-
laires, par M. Bède; Recherches sur la maladie de la vigne et sur le champignon
qui l'accompagne, par M. Crocq. Deux mémoires seulement se rapportent à la
classe des lettres; le premier est une Notice sur la ville de Gana, considérée
comme place de guerre, par M. Van der Meersch; le second, un Essai sur les rap-
ports qui existent entre les apologues de l'Inde et les apologues de la Grèce, par
M. Wagener.
TABLE.
Pages.
Sur les restes de rancienne aranograpbie égyptienne, etc. (Article de M. Biot.).. 461
£|e Bichat, à l'occasion d'un manuscrit de son livre sur la vie et la mort, etc.
(2* article de M. Fiourens.) 474
Histoire de ia vie de Hiouen-thsang et de ses voyages dans l'Inde. (2* article de
M. Barthélémy Saint-Hilaire.) 485
1° Lexicon etymologicum linguarum romanarnm , italics , hispanicx , gallicae, etc. ;
2° La langue française dans ses rapports avec le sanscrit et avec les autres
langues indo-européennes, etc.; 3° Grammaire de la langue d'oïl, etc.; 4°Guil-
laume d'Orange, etc.; 5* Altfraniôsische Lieder, etc. (3* article de M. Littré.). 498
Nouvelles liltéraire.<i .^ 508
riN DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS
SEPTEMBRE 1855.
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale.
DOUZIÈME ARTICLE ^
Reconnaissons où nous en sommes. Nous avons fait connaître les
commencements du ministère de Mazarin sous ]a régence d'Anne d'Au-
triche, quand ceux qui l'avaient maintenu ou souffert à la tête du
gouvernement pour ménager en quelque sorte le passage d'un règne à
un autre, n'apercevant pas encore ses desseins et sa portée, attendaient
avec assez de résignation qu'il eût. fait son temps. Puis nous avons
montré comment la résistance de Mazarin aux prétentions extrêmes
des exilés revenus à la cour, ses efforts habiles pour soutenir la poli-
tique, les parents cl les créatures de Richelieu, sa conduite aussi ferme
qu'adroite, et ses progrès rapides auprès de la régente, avaient peu à
peu éclairé ses ennemis, et réuni contre lui un grand parti, celui des
Importants, qui avaient aussi leur politique, au moins spécieuse et
* Voyez, pour le premier article, le cahier d'aoât i854, page 6^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page 5a i ; pour le troisième, celui d'octobre, page
600; pour le quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième, celui
de décembre, page 753; pour le sixième , celui de janvier i855, page 19-, pour le
septième, celui de février, page 84; pour le huitième, celui de mars, page 161 ;
pour le neuvième, celui d'avril, page 217. pour le dixième, celui de mai , page 80/4 ,
et, pour le onzième, celui de juillet, page 43o.
67
526 JOURNAL DES SAVANTS.
même populaire par la promesse de la paix après une si longue guerre ,
des chefs puissants et accrédités, avec d'innombrables serviteurs répan-
dus dans tous les rangs, très-différents et souvent opposés dans leurs
principes, mais conspirant tous, chacun à sa manière, à cette fin
commune : renverser le favori étranger, le successeur encore mal affermi
.de Concini à la fois et de Richelieu. Tous nos précédents articles n'ont
eu d'autre objet que de peindre, un peu longuement peut-êti'e, cette
situation unique dans l'histoire en toute sa vérité et sous toutes ses
faces. Nommé ministre de la régente le 20 mai i6/i3, Mazarin, à
la fin de juillet, n'a encore qu'une majorité très-peu sûre dans son
propre cabinet, où l'évêque de Beau vais, secrètement appuyé par
Brienne et par Bailleul, aspire à le remplacer. Il est réduit à ache-
ter et à entretenir la bienveillance équivoque des princes du sang
par de continuels sacrifices. A peine a-t-il réussi à diviser un peu
l'aristocratie, et il a contre lui les fanjilles les plus illustres et les plus
puissantes, les La Rochefoucauld, les Bouillon, les Lorrains et les
Vendôme. Mal avec le parlement, qui songe à jouer de nouveau un rôle
dans l'État , la plupart des présidents, de Mesmes, Novion , Barillon , etc.,
lui sont contraires; il n'est guère compris que du premier président
Mathieu Mole. Suspect au clergé et à tout le parti dévot, il a la dou-
leur de compter parmi ses adversaires les plus vénérables et les plus
saints des hommes : l'évêque de Lisieux et saint Vincent de Paul , ainsi
que les grandes et admirables religieuses des Carmélites et du Val-de-
Gràce. Presque sans défense dans l'intérieur du palais, à tout moment
il peut être la victime de quelque coup de main tenté sur sa personne
par un capitaine des gardes ou des mousquetaires; il est sûr de l'inimi-
tié de Guitaut, de Chandenier, de Ttéville, de La Châtre, qui font ouver-
tement des vœux pour ses compétiteurs, févêquede Beauvais, de Noyers,
Châteauneuf, et tiennent leurs épées à la disposition de Beaufort. Enfin,
dans la société la plus intime de la reine, il est en butte aux propos mal-
veillants et à loutes les menées secrètes des femmes les plus chères à Anne
d'Autriche, ici hautement attaqué par la loyale et vertueuse madame
de Hautefort, là ayant à redouter les manœuvres souterraines ou les
téméraires entreprises de la duchesse de Chevreuse. Tel est le moment
périlleux et incertain où nous sommes arrivé : il ne pouvait se pro-
longer davantage , et devait amener inévitablement ou la ruine ou la
victoire de Mazarin. Seul i peu près contre tous, son sort est dans les
mains de la reine : il est perdu si elle l'abandonne; il ne se soutient que
par l'ombre de sa protection. Il est évident que Mazarin est loin encore
d'être établi dans le cœur d'Anne d'Autriche, puisque, pendant tout le mois
SEPTEMBRE 1855. 527
de juillet, dans ses notes les plus intimes, il montre une extrême inquié-
tude, et ne paraît pas savoir à quoi s'en tenir sur les dispositions véri-
tables dç la reine. La dissimulation dont tout le monde l'accuse l'effraye
lui-même, et on le voit passer par toutes les alternatives de la crainte
et de l'espérance. Il est curieux de saisir et de suivre les mouve-
ments contraires de son âme. Dans ses lettres officielles aux ambassa-
deurs et aux généraux^ il affecte une sécurité qu'il n'a point. Avec ses
amis particuliers, il laisse échapper quelque chose de ses perplexités
douloureuses; elles paraissent à nu dans les carnets. On y voit ses troubles
intérieurs et ses instances passionnées pour que la reine se déclare. H
feint avec elle le plus entier désihtéresseraent: il ne demande qu'à faire
place à Châteauneuf, si elle a pour Cliâteauneuf quelque secrète préfé-
rence. La conduite ambiguë d'Anne d'Autriche le désole , et il la con-
jure ou de lui permettre de se retirer, ou de se prononcer fermement
pour lui.
a Au nom du ciel, que Sa Majesté déclare ce qu'elle veut. Si elle
« pense h Châteauneuf, qu'elle me le dise 2. » — «Si Sa Majesté estime
0 ma capacité, qu'elle me croie ; les faits lui apprendront si je l'ai biencon-
oseillée. Si elle n'a point confiance en moi, qu'elle choisi.sse un autre
« ministre et suive ses conseils. Cela vaut mieux que de chanceler dans
« toutes ses résolutions '. » — «Tout le monde dit que Sa Majesté a des
u engagements envers Châteauneuf. S'il eu est ainsi , que Sa Majesté me
« le dise. Si elle veut lui confier ses affaires, je me retirerai quand elle
« voudra *. » — « Que Sa Majesté me pardonne si je lui dis que je puis
«craindre les mauvais offices de ceux qui l'entburent, puisque je
M leur vois le pouvoir de faire changer d'avis à Sa Majesté en beaucoup
« de choses où elle avait pris une résolution contraire. Ils disent que Sa
«Majesté est la personne du monde la plus dissimulée, qu'on ne doit
«pas s'y fier, et que, si elle témoigne faire cas de moi, c'est par pure
«nécessité, et que toute sa confiance réelle est en eux'.» — «Sa Ma-
' Voyez la précieuse collection de leUre» italiennes et françaises de Mazarin ,
t5 vol. in-fol. provenant de Colberl, qui sont aujourd'hui à la bibiiotl)èque Maza-
*nae: Lettres italiennes, i6h^ik i645, 17 19. Ci — 11' carnet, p. 3: • Digrazia.S. M. si
f dichiari di quello che ama. . . Si ha inlenzione pcr Chatonof, me lo dica. • — ^Ibid.
p. ao : • Si S. M. mi sliina habile, mi creda, e ricono?cerà in eiTelti se l'haveva ben
«consigliata; si no, faccia eletliono d'un allro e li crcda, convencndo più cosi chc
• lilubare nolle risoluzioni. ■ — * Ibid. p. 31 et aa : «Ogni uno dice'che S. M. c im-
• pegnala assai in favoredi Chatonof. Se quesloè, digrazia,S.M. me lo dica, e se vuol
• servirsenc, mi relirero corne vorrà. ■• — *Ibid. p. ^a : « S. M. mi pcrdoni se li dico
• che posso lemcre dei mali ofEzii, poiche vedo che quesli hannoforza di far cambiar
■ parère a S. M. in molle cose, ancorche aves^e risolulo in contrario. Hanno detlo
67.
528 JOURNAL DES SAVANTS.
tt jesté ayant eu la bonté de me demander quel moyen il y aurait de me
« rendre content , j'ai répondu que mes déplaisirs venant de ne la pas
« voir servie comme je voudrais, et du mauvais tour que prendront les
« affaires, si on n'y porte pas remède pendant que je suis auprès de SaMa-
«jesté, je m'afflige d'autant plus que je connais mieux son grand mérite,
«mes devoirs et l'ingratitude de ceux qui ne font pas ce qu'ils doivent
«pour son service. Dans la chaleur du discours, je lui ai dit que, si elle
« voyait tout le désir que j'ai de la servir et ma passion pour sa gran-
« deur, elle serait triste du peu que je fais, bien qu'elle me témoigne
«d'en être satisfaite ^. » — h Si Sa Majesté veut me conseiTer et tirer
«parti de moi, il faut qu'elle quitte le masque et qu'elle montre par des
«effets manifestes le cas qu'elle fait de ma personne^.» — «Je ne
«cherche que le goût et la satisfaction de Sa Majesté; mais la vérité me
«force de lui dire qu'il est impossible de la bien servir avec ces perpé-
« tuelles incertitudes, tandis que je travaille jour et nuit pour remplir
«mes devoirs et pour bien laire, en sorte qu'il ne peut y avoir un servi-
ttteur plus désintéressé de Sa Majesté que je ne suis'. » — «Il est cer-
« tain que les Importants continuent à se rassembler au jardin des
«Tuileries, que ceux qui se disent les plus grands serviteurs de la
«reine crient contre son gouvernement, qu'ils sont contre moi plus
«que jamais, et concluent toujours en disant que, s'ils ne peuvent me
« détruire par l'intrigue, ils tenteront d'autres moyens''. Ils publient que
« che S. M. è la più dissimulala persona del mundo; clie non si deve fidare, che
( sebbene in apparenza- mosira far caso di me, in eilclto dissimula pcr la nécessita
* degli affari, e che ha lulla la coniidenza in loro. » — ' II* carnet, p. 5i et 62 :
• S. M. dicendomi se vi sarebbe qualche modo di farmi esser contenlo, quando
«sono appresso di lei, pli ho risposto che, come li miei dispiaceri cl afllizioni non
« provieno dà altro che dà non vederla scrvila come vorrei e délia mala piega che
« prenderanno gli affari se non vi si rimedia quando sono appresso di S. M.,
« m'alïligo davantaggio perche conosco più dà vicino il gran merilo, le mie obbli-
«gationi, e l'ingraludine di qnelli che non fanno il loro dovere verso di lei. Li ho
« uelto nel fervore del discorso che se S. M. vedesse il mollo che desidero servirla,
« e Testrema passione che ho per la sua grandozza, si dolerebbe del poco che faccio,
« ancorche testifichi gradirlo. » — * Ibid. p. 65 : « Sy S. M. quicre conservar me de
« manera que puede ser de provechio a su servitio, es menosler quilterse la mas-
>i chera y azer obras que déclarasse la protection que quiere tener de mi persona. »
— ' Ibid. p. 77 : • Es imposible servir con estos sobresallos, mienlras travajo di
«dia y de noche per complir a mis obligationes, y hazcr bien qtie non se çliede
« ser servitor mas interesado de S. M. de lo que my. » — '■ * Ibid. p. 76 : « Es sierlo
«que continuan juntarse al jardin de Tullieri, que ablan conira el gobierno de la
«reyna les que se dicen sus majores 8erbidores,y que son contra my mas que
«mmca, hasia concluir siempre que sy per cabalas no podrano destruirmc, inlen-
« taran o'ros modos, »
SEPTEMBRE 1855. 520
a je veux des gardes , Bt ils espèrent me perdi'e par l'invention de la gai an-
« terie^. » — <( Je reçois mille avis de prendre garde à moi^. » — «Ils crient
« contre la reine plus que jamais. Ils sont furieux contre Beringhen et
«Montaigu. Ils disent que le premier fait un très-vilain métier ^ et
«qu'ils donneront au second mille coups de bâton; qu'il est absolument
M nécessaire de perdre toys ceux qui sont pour moi. » — «< La comtesse
.< de La Rocheguyon (belle-fiUe du duc de Liancourt) m'a dit que beau-
« coup de gens étaient si fort animes contre moi , qu'il était impossible
«qu'il ne iri'arrivât pas quelque grand malheur*. »
• On le voit : Mazarin ne se fait pas d'illusion sur les dangers qui l'en-
vironnent. Il déclare qu'il se retirerait bien volontiers si, en se retirant,
il croyait faire cesser l'orage. « Ali ! s'4crie-t-il , si la mer pouvait s'apaiser
« par mon sacrifice, je m'y précipiterais comme Jonas s'est précipité dans
(lia bouche de la baleine ^. » Il fait de tristes réflexions sur l'extrême dif-
ficulté de gouverner les hommes, et surtout les Français, par la raison
et par le sentiment du bien public. Il se rend à lui-môme celte justice
qu'il n'a pas mal servi la France. Dans les premiers jours do son minis-
tère, le 2 3 mai, il avait dit à la reine*' : «Que Votre Majesté me croie
«pendant trois mois, et ensuite qu'elle fasse ce qu'elle voudra. » Trois
mois n'étaient pas écoulés, et la France, victorieuse à Rocroi, était
sur le point d'enlever à l'Autriche la place qui gardait le passage du
Rhin. Au delà des Alpes, elle était l'arbitre des différends des princes
italiens; le pape lui-même reconnaissait sa médiation en dépit de l'op-
position de l'Espagne, et, en Angleterre, le roi et le parlement s'adres-
saient également ù la France pour obtenir son appui ''. Et l'auteur de cette
prospérité était calomnié, outragé, menacé; il ne savait pas si quelque olFi-
' ir carnet, p. 1 1 : ■ Publicano clic io voglio guardie. e sperano potermi fnr
• gran mal con l'invenlione Irovala délia galanUria. ■ — * Ibid. p. g'i : c Uicevo
• mille avvisi di guardarnii. ■ — .^ III* carnel, p. iS : « Los Importantes ablan con-
• Ira la reyna mas que nunca. Estan desperados contra Belingan y Montagu; diccn
«que cl primero es un alcaliucte (maquereau), y que ail' otro daran mil palos;
« que es menester pcrdef iodos los que fneran de mi parte. » — * Ibid. p. a4 :
( Que muclias peisonas cran de mancra animadas conlra my que era imposibilc
• que no me succediesse algiin gran mal. » — * II* carnel, p. 76 : « Sy la mar puedc
• sosegarse con ccliamii como Jonas en la bocca de la balena !» — * 1" carnel ,
p. 108 : «S. M. creda per Ire mes!, 0 poi fitccia qucllo clio vuole. » — ' III* carnet,
p. 65 : « La ripulazionc délia Francia non àktn callivo stalo, poiche. oltrc li prtv
« gressi che dà per lullo fanno le armi sue, è arbitra S. M. délie dillerenzc dci
■ principi dllalia, e di quelle del rr d'higliiltera con il pnrlampnlo, non obslante
«che li Spagnuoli faccino il possibile e comballino per ogni verso quesla qualité.
« sine a minncciarc il pppa se adhoriscc alli scnlimcnli et alla mediaziono di
« Francia. ■
530 JOURNAL DES SAVANTS. ,
cier des gardes, ou quelqu'un des insensés que tenaient dans leurs mains
Beaufort et madame de Chevreuse, ne lui réservait pas le soi t du maré-
chal d'Ancre. A la fin du mois de juin, dans une lettre à son ami le car-
dinal Bichy, il lui parle comme il se parle à lui-même dans les carnets.
«Chacun voit, dit-il, que je n'épargne aucune fatigue, et que cette cou-
«ronne n'a pas de serviteur plus zélé, plus fijjièle, plus désintéressé; et
«pourtant je songe toujours à retourner dans mon pays, quand je
«pourrai le faire sans me manquer à moi-même, à mes devoirs et à
«la France; car, bien que tous mes desseins soient bons, bien que je
« me rende ce témoignage que je n'en ai pas un qui n'ait pour objet la
«gloire de Sa Majesté, je ne laisse pas de rencontrer mille oppositions
« et d'en prévoir de plus gi'andes encore dans l'avenir, les Français n'ayant
«point de sérieux attachement à l'intérêt de l'Etat, et prenant en aver-
«sion tous ceux qui se mettent au-dessus des intérêts particujiers. Aussi ,
«je le confie à Votre Eminence, je passe la vie la plus nialheureuse,
« et, sans la bonté de la reine, qui me donne mille preuves d'affection,
«je n'y tiendrais pas ^ »
Rien n'était changé à la fin de juillet, ou plutôt tout s'était aggravé;
la violence des Importants croissait chaque jour; la reine défendait
son ministre, mais elle ménageait aussi ses ennemis; elle hésitait à
prendre l'attitude ferme et décidée que lui demandait Mazarin, non-
seulement dans son intérêt particulier, mais dans celui du gouverne-
ment. Tout à coup un incident, fort insignifiant en apparence, mais
qui grandit peu à peu , fit éclater la crise inévitable , força la reine à se
déclarer ouvertement contre les Importants et donna la victoire à
l'habile et heureux cardinal; nous voulons parler de la querelle de
madame de Montbazon et de madame de Longueviile.
Nous avons ailleurs raconté en détail^ cette affaire, et l'on connaît
' mbliolhèque Mazarine, Lettres italiennes de Mazarin, fol. 181 : « 3o giugno
1 i6/i3. . . . Ogniuno vede clie non ris|)ara)io falica alcuna, e che per feilellà c
(desiderio di ben fare, senza havere alcun intéresse particolare, non posso essere
* avanzalo dà più zelanli servidori di qucsta corona. Penso perô sempre a ripalriare,
«qnando senza mancare a me slesso et alli obligalioni clie dovo alla Francia, polrô
«tiarlo, perche in fine con tulto che li niiei fini siano ottimi, et che s.ippia in me
<« siesso di non haverne aiciino che non sia dirello airavantoggio di S. M. non
»per queslo lascio di havere raille oppositioni, e di prevederne délie maggiori ail'
«avvenire, non havendo tutti li Francesi il sentimenlo che devrebbero per il bene
« délia palria e Re ioro, et in consequenza aversione aile persone che si alFaticano in
« procurarlo. Voslra Emincnza s'assicuri che passo una vita infclicissima, e senza
«la hontà délia regina che in mille modi mené fa godere gli efletli, non potrei
«dnrare, etc.» — ' Voyez La Jeunesse de madame de Longueviile, 3* édition,
SEPTEMBRE 1855. 531
l'une et l'autre dame. Rappelons seulement que la duchesse de Montba-
zon, par son mariage avec le père de madame de Chevreuse, se trou-
vait la belie-mère de Marie de Rohan , quoiqu'elle fût plus jeune qu'elle,
que le duc de Beaufort lui était publiquement une sorte de cavalier
servant, que le duc de Guise lui faisait une cour très-bien accueillie,
et qu'ainsi de tous côtés elle appartenait aux Importants. Parmi ses nom-
breux amants, elle avait compté le duc de Longueville, qu'elle aurait
bien voulu retenir, et qui venait de lui échapper en épousant mademoi-
selle de Bourbon. Ce mariage avait fort irrité la vaine et intéressée du-
chesse; elle détestait madame de Longueville, et saisit avec une ardeur
aveugle l'occasion qui se présenta de porter le trouble dans le nouveau
ménage. Un soir, dans son salon de la rue de Béthi^y^ elle ramassa une
ou deux lettres écrites par une femme, qu'un imprudent venait de
laisser tomber. Elle en amusa toute la compagnie. Ces lettres n'étaient
que trop claires. On chercha de qui elles pouvaient venir. La duchesse
de Montbazon osa les attribuer à madame de Longueville. Ce bniit in-
jurieux se répandit vite. On comprend quelle fut l'indignation de l'hôtel
de Condé. Madame la Princesse vint demander hautement justice à la
reine. Une réparation fut exigée et convenue. La duchesse de Montba-
zon, forcée d'y consentir, s'exécuta d'assez mauvaise grâce. Quelques
jours après, la reine s'étant rendue avec madame la Princesse au jar-
din de Renard, à une collation que lui donnait madame de Chevreuse,
madame de Montbazon s'y était trouvée, et, quand In reine l'avait fait
prier de prendre quehjue prétexte pour se retirer et éviter de se ren-
contrer avec madame la Princesse, l'insolente duchesse avait refusé
d'obéir. Cette offense , faite à la reine elle-même , ne pouvait demeurer
impunie, et le lendemain madame de Montbazon recevait l'ordre de
quitter la cour et de s'en aller dans une de ses terres près de Rochefort.
Les amis et amants de la dame jetèrent les hauts cris; tout le parti des
Importants s'émut, et l'alfaire changea de face; de particulière qu'elle
était, elle devint générale, comme souvent à la guerre un engagement
particulier, une manœuvre précipitée, entraîne toute l'armée et dé-
termine une bataille.
Il était difficile de se mettre sur un plus mauvais terrain. D'abord la
duchesse de Montbazon était aussi décriée pour ses mœurs et son ca-
ractère, que célèbre par sa beauté, et elle attaquait une jeune femme,
(pii commençait à peine à paraître et déjà était l'objet de l'admiration
universelle; d'une beauté à la fois éblouissante et gracieuse qui la
chapitre III, p. aa5, etc. — * Sur l'hôtel Montbazon, voyez Sautai, l. II, p. ia/i.
532 JOURNAL DES SAVANTS.
faisait comparer à un ange; d'un esprit merveilleux, du cœur le plus
noble, et la personne du monde que les Importants auraient dû le plus
ménager, car sa générosité naturelle ne la portait pas du côté de la
coiu" et flonnait même quelque ombrage au premier ministre.
Madame de Longueville n'était alors occupée que de bel esprit,
d'innocente galanterie, et surtout de la gloire de son frère le duc
d'Engbien. Il y avait même en elle, il faut l'avouer, quelques germes
d'une Importante, que plus tard sut trop bien développer La Rocbefou-
cauld. L'injure qui lui était faite, et dont les bonteux motifs étaient vi-
sibles, révolta tous les cœurs honnêtes. L'emportement de Beaufort en
cette occasion avait aussi été très-blâmé. Il avait autrefois adressé ses
vœux à mademoiselle de Bourbon, qui ne les avait pas accueillis, de
sorte que sa conduite avait un air de vengeance odieuse ^ D'ailleurs
tout feffort de madame de Chevreuse, le véritable chef du parti, était
d'ôter à Mazarin tous ses appuis, et elle excitait contre lui et faisait agir
auprès de la reine les dévots et les dévotes. Or madame de Longue-
ville n'était pas moins l'idole des CaiTnélites et du parti des saints, que
de l'bôtcl de Rambouillet. Enfin le duc d'Engbien, déjà couvert des
lauriers de Rocroy et tout prêt d'y ajouter ceux de Tbionviile, était si
évidemment l'arbitre de la situation, que madame de Chevreuse insis-
tait avec force pour qu'on se défit de Mazarin, pondant que le jeune
duc était occupé au loin, et avant qu'il ne revînt de l'armée. Le blesser
dans une sœur qu'il adorait, le mettre contre soi sans aucune néces-
sité et bâter son retour, était une vraie extravagance; aussi La Roche-
foucauld, La Châtre, et tout ce qu'il y avait de sensé parmi les Im-
portants, s'étaient empressés d'apaiser et de terminer cette déplorable
affaire; et madame de Chevreuse, attentive à faire sa cour à la reine, en
même temps qu'elle ourdissait une trame ténébreuse contre son mi-
nistre, lui avait préparé chez Renard une petite fête, destinée à
dissiper les derniers effets de ce qui s'était passé. Mais toute sa politique
avait échoué devant la sotte fierté d'une femme sans esprit comme sans
cœur; ne pouvant ni abandonner ni soutenir sa belle-mère, il ne restait
à madame de Chevreuse que de suivre avec énergie et résolution le
tragique projet devenu la dernière ressource du parti.
Cependant Mazarin avait mis à profit les fautes de ses ennemis. D'as-
' Nous avons déjà cité, à cet égard, dans la Jeunesse de madame de Longueville, le
témoignage de la Châtre, intime ami et confident de Beaufort; nous y pouvons
joindre à présent celui de Mazarin, qui dit que Beaufort se plaignait beaucoup de
madame de Longueville pour s'être mariée avec un autre que lui. HT carnet, p. 19:
«querie mucho alla Long;uaviila che se a casado con otra persona che con el. »
SEPTEMBRE 1855. 533
sez bonne heure il avait vu avec joie, et il avait accru avec art l'ini-
mitié des maisons de Condé et de Vendôme. A mesure que les Ven-
dôme se déclaraient plus ouvertement contre lui, il ménageait d'autant
plus les Condé. Il s'était posé à lui-même cette question : Que fau-
dra-t-il faire si les Vendôme et les Condé en viennent à un éclat, bien
entendu en supposant que l'intérêt de l'État ne soit pas engagé dans
leur querelle^? La question avait été fort aisément résolue, car l'intérêt
de l'Etat et celui du cardinal s'étaient réunis pour le jeter du côté
des Condé. Pendant que madame de Montbazon et Beaufort faisaient
cette insulte à madame de Longueville, on apprenait à Paris que le
vainqueur de Rocroy venait de terminer le siège difficile de Thionville
et d'ouvrir à la France une des portes de l'Allemagne. L'épée du jeune
duc semblait porter partout la victoire avec elle. Le marquis de
Gèvres, qui donnait de si grandes espérances, avait été tué; Gassion
était grièvement blessé; Turenne et Praslin étaient occupés en Italie;
Guébriant, serré de près par Mercy, venait de repasser le Rhin. Le duc
d'Engiiien, avec son audace et sa popularité toujours croissante, pou-
vait seul exercer assez d'ascendant sur l'armée pour la ramener en Al-
lemagne, et dbsiper l'épouvanle qu'avait laissée le souvenir de la dé-
faite de Nortlingen. Dans le conseil, M. le Prince prêtait à Mazariii un
appui intéressé et incertain, mais nécessaire et utile. Madame la Prin-
cesse était alors la meilleure amie de la reine; elle était déclnrée pour
le cardinal et contre son rival Châteauneuf, par ressentiment de la
condamnation de son frère Henri de Montmorency. Servir les Condé,
c'était donc servir l'Etat et se servir lui-même. Le choix de Mazarin ne
pouvait pas être douteux, et l'on dit que, loin d'apaiser la reine, il l'a-
nima^.
Déjî\ depuis quelque temps, ainsi que nous l'avons fait voir, ma
dame de Chevreuse, ayant reconnu que son ancien crédit sur l'esprit
d'Anne d'Autriche était à peu près ruiné et voyant toutes ses intrigues
impuissantes, avait ouvert l'avis de recourir à d'autres moyens et de se
dé&ire de Mazarin; et, par madame de Montbazon , elle avait entraîné
Beaufort. Celui-ci avait rassemblé les liommes d'action dont nous
avons parlé et qui lui étaient entièrement dévoués. Un complot avait
été formé et toutes les mesures concertées pour surprendre et tuer le
cardinal.
Ne nous étonnons pas trop d'une semblable entreprise de la part
' m* carnet, p. loo : •Corne dovrei govornarmi se nasccsse qucrela trà il duca
• d'Enghien e la ca$a di Vendomo. scnza die vi fosse intrigato il servilio dclla re-
• giiiaP» — * Madame de Molt«ville, I. I", p. 83.
68
534 JOURNAL DES SAVANTS.
de deux femmes et d'un petit-fils d'Henri IV. A cette grande époque
de notre histoire, l'énergie et la force étaient les traits distinctifs de
l'aristocratie française. La vie de cour et une molle opulence ne l'a-
vaient pas encore énervée. Tout alors était extrême, le vice comme la
vertu. On attaquait et l'on se défendait avec les mêmes armes. On avait
massacre le maréchal d'Ancre; plus- d'une foison avait voulu assassiner
Richelieu; lui , de son côté, ne se faisait pas faute de dresser des écha-
fauds. Madame de Ghevreuse était depuis longtemps accoutumée aux
conspirations; elle était audacieuse et sans scrupule; elle ne s'était pas
entourée de Beaupîiis, de Saint-Ybar, de Varicarville , de Campion,
pour passer son temps en discours inutiles. Elle n'était pas restée
étrangère aux desseins qu'ils avaient autrefois tramés contre Richelieu ;
en i6/i3,elle fomenta, comme nous l'avons vu, leur exaltation et leur
dévouement; et c'est avec raison, selon nous, que Mazarin lui attribue la
première pensée du projet que devait exécuter Beaufort.
Bien entendu, les Importants et leurs héritiers les Frondeurs nient
ce projet et le donnent pour une invention du cardinal. Ce point est
de la dernière importance et mérite un sérieux examen. Comme cette
conspiratioti , imaginaire ou réelle, a décidé de la fortune de Mazarin,
l'histoire , à moins de s'arrêter à la figure extérieure des événements et
de consentir à ignorer leurs ressorts véritables, est tenue, ce nous
semble, de rechercher avec soin si Mazarin doit en effet toute sa car-
rière et le grand avenir qui s'ouvrit alors devant lui à un mensonge
habilement imagiiié et audacieusement soutenu; ou si ce sont ses
ennemis qui, après avoir tout essayé contre lui, ont eu recours au seul
moyen qui leur restât, et, en voulant le détruire à main armée, se sont
eux-mêmes détruits et ont été les instruments de son triomphe. Pour
nous, nous sommes convaincu de la réalité du complot tramé contre
Mazarin; nous avons déjà montré et nous croyons pouvoir établir que
ce complot, loin d'être une chimère, était le dénouement presque forcé
de la situation violente que nous avons décrite.
La Rochefoucauld, sans avoir partagé les folles espérances de ses amis
et mis la main dans leur téméraire entreprise, se fait un point d'hon-
neur de les défendre après leur déroute et s'applique à couvrir la re-
ti'aite. Il affecte^ de douter si le complot qui fit alors tant de bruit était
véritable ou supposé. A ses yeux , le plus vraisemblable est que le duc
de Beaufort, par une fausse finesse, tenta de faire prendre l'alarme au
cardinal , croyant qu'il suffisait de lui faire peur pour Tobliger à sortir
' Mémoires, collect. Petitot, !. LI , page 388.
SEPTEMBRE 1855. 535
de France , et que ce fut dans celte vue qu'il fit des assemblées secrètes
et leur donna un air de conjuration. La Rocliefoucauld se fait surtout
le chevalier de l'innocence de madame de Clievreuse, et il se déclare
très-persiiadc qu'elle ignorait les desseins du duc de Beaufort.
Après l'historien des Importants , celui des Frondeurs tient à peu
près le même langage. Gomme La Rochefoucauld, Retz n'a qu'un but
dans ses Mémoires, c'est de se donner un air capable et de faire une
grande figure, en tout genre, en mal comme en bien; il est souvent
plus véridique, parce qu'il a encore moins de ménagements pour les
autres, et qu'il est plus disposé à sacrifier tout le monde, excepté lui. Nous
ne concevons pas ici sa retenue ou son incrédulité. Il savait fort bien
que la plupart des gens accusés d'avoir pris part à cette aflfaire avaient
déjà trempé dans plus d'une affaire semblable. Lui-même nous apprend
qu'il avait conspiré avec le comte de Soissons, qu'il l'avait blâmé de n'avoir
pas frappé Richelieu à Amiens, et qu'avec La Rochepot il avait foniié le
dessein de l'assassiner aux Tuileries pendant la cérémonie du baptême
de Mademoiselle. Le changement d'humeur de madame de Guéméné,
et surtout la coadjutorerie de Paris, que le gouvernement nouveau venait
de lui accorder, l'avaient adouci , il est vrai ; mais ses anciens complices ,
qui n'avaient pas été aussi bien traités que lui, étaient demeurés fidèles
à leur cause, à leurs desseins, à leurs habitudes. Retz est-il sincère
quand il refuse de croire qu'ils aient tenté contre Mazarin ce qu'il leur
avait vu entreprendre, et ce qu'il avait lui-même entrepris contre Riche-
lieu? Dans sa haine aveugle, il rejette tout sur Mazarin : il prétend qu'il
'eut peur ou qu'il feignit d'avoir peur. C'est l'abbé de La Rivière, qui,
pour se délivrer de la rivalité du comte de Montrésor auprès du duc
d'Orléans, aurait persuadé à Mazarin qu'il y avait un complot tramé
contre lui, où Montrésor était mêlé. C'est aussi M. le Prince, qui au-
rait essayé de perdre Beaufort dans la crainte que son lils le duc d'En-
ghien ne se commît avec lui dans quelque duel , comme il voulait le
faire pour venger sa sccur, dans la courte apparition qu'il fit h Paris après
la prise de Tliionville. Enfin, «ce qui a fait, dit-il, que je n'ai jamais
« cru à ce complot , est que fou n'en a jamais vu ni déposition ni indice,
« quoique la plupart des domestiques de la maison de Vendôme aient été
«longtemps en prison. Vaumorin et Ganseville, auxquels j'en ai parlé
«cent fois dans la Fronde, m'ont juré qull n'y avait rien au monde de
«plus faux; l'un était capitaine des gardes, l'autre écuyer de M. de
«Beaufort ^ »
' Mémoires, édit. àe. M. Aimé Champollion , page 4i>
68.
536 JOURNAL DES SAVANTS.
Tout à l'heure nous discuterons ces derniers motifs, les seuls qui
méritent quelque attention; mais commençons par opposer aux deux
opinions suspectes de Retz et de La Rochefoucauld des témoignages plus
désintéressés, et avant tout le silence de Montrcsor\ qui, tout en
protestant que ni lui, ni son ami, le comte de Bélhune, n'avaient
trempé dans la conjuration imputée au duc de Beaufort, ne dit pas un
seul mot contre la réalité de cette conjuration, dont il n'eût pas manqué
de se moquer s'il l'avait crue imaginaire. Madame de Motteville, qui n'a
pas l'habitude d'accabler les malheureux, après avoir rapporté avec im-
partialité les bruits différents de la cour, raconte des faits ^ qui lui
semblent authentiques et qui sont décisifs. « Le duc de Beaufort , dit-elle ,
« fut accusé d'avoir voulu faire assassiner le cardinal Mazarin, et la reine
« fut persuadée que par deux fois il avait pensé l'exécuter; mais d'autres
« m'ont assuré qu'il voulait seulement lui faire peur. J'ai ouï dire aussi
«qu'il y avait quelque vérité dans cette accusation. Des gens dignes
« de foi et peu affectionnés au cardinal m'ont affirmé qu'un jour^
«comme il voulait aller dîner à Maisons, il y avait eu des soldats afifi-
«dés qui devaient s'en défaire sur le chemin; que le duc d'Orléans,
«étant arrivé par hasard, comme il allait monter en carrosse, voulut
«se mettre de la partie, et que sa présence avait empêché ce dessein.
«Une autre fois, l'histoire assure que le cardinal allant de sa maison
«au Louvre, qui était tout contre, on devait encore le tuer par une
«fenêtre; que ce soir il fut averti de n'y pas aller, et que, dans les coins
«des rues voisines, il y avait eu beaucoup de troupes de gens à cheval. «
Écoutons maintenant un des écrivains contemporains les mieux informés*
et les plus véridiques : il n'exprime pas ici le moindre doute : « Les Im-
«portants, dit Monglat, voyant qu'ils ne pouvaient chasser le cardinal,
«résolurent de s'en défaire par le fer, et tinrent pour ce sujet plusieurs
«conseils à l'hôtel de Vendôme; mais leurs desseins étant découverts,
«la reine en fut fort en colère '. » Cette opinion de Monglat est con-
fh'mée par les renseignements nouveaux et nombreux que nous four-
nissent les carnets de Mazarin et ses lettres, confidentielles. .; h.
Écartons la supposition de J\etz, que Mazarin ait eu peur légè-
rement, ou qu'il ait feint d'avoir peur d'un simulacre de conspira-
tion. Sur le courage de Mazarin nous en appelons à La Roche-
foucauld lui-même. «Au contraire du cardinal de Richelieu, qui avait
«l'esprit hardi et le cœur timide, le cardinal Mazarin, dit-il, avait
' Mémoires, collect. Pelilot, t. LIX. — * Mémoires, 1. 1, page i8/». — ' Mémoires,
collect. Pelitot, t. XLIX, p. 4 19-
SEPTEMBRE 1855. 537
«plus de hardiesse dans le cœur que dans l'esprit ^w Mazarin avait
commencé par être militaire; il avait donné plus d'une preuve d'in-
trépidité, particulièrement à l'affaire de Casai, où il se jeta entre
deux armées toutes prêtes à en venir aux mains. Sans doute il s'appli-
quait à conjurer habilement les périls, mais , quand il n'avait pu les pi;0-
venir, il savait y faire face avecunc fermeté inébranlable. Mazarin n'était
donc pas homme à prendre j'épouvante sur de vaines apparences; et.
d'un autre côté, il n'avait pas besoin de feindre des alarmes imaginaires,
car le danger était certain, et, dans le progrès toujours croissant de son
crédit auprès de la reine, quelle ressource, encore une fois, restait aux
Importants, sinon l'entreprise désespérée qu'ils avaient autrefois tentée
contre Richelieu, et qu'ils pouvaient aisément renouveler contre son
successeur? Mazarin n'avait pas encore de gardes, et il connaissait asse?
madame de Chovrcuse pour avoir pris fort au sérieux la proposition
qu'elle avait faite dans les conciliabules de l'hôtel de Vendôme.
Pesez bien celte considération : dans ses carnets Mazarin n'est pas
sur un théâtre; il n'écrit pas pour le public; il montre ses sentiments
vrais; et là on le voit, non pas intimidé, mais ému. Il se sent envi-
ronné d'assassins, et il est convaincu que c'est madame de Chevreusc
qui les dirige. Il suit tous leurs mouvements; il recueille tous leurs
propos; il rassemble les moindres indices; il compte et il nomme les
chefs et les soldats.
«Le duc de Retz (le frère aîné du coadjutcur, un des chefs du parti
(•des Importants) a chargé madame d'Asserac de louer un quartier (un
«grand logement) pour madame de Chevreuse, où elle veut mettre les
a frères Campion, et aller de temps en temps en secret s'aboucher avec
« Sarmiento ^. ') Don Antonio Sarmiento était un, agent espagnol, sans
cesse en mouvement de Bruxelles à Paris, et qui avait été fort employé
dans faffaire du comte de Soissons et du duc de Bouillon. Les deux frères
Campion, Alexandre et Henri, étaient deux ofliciers dévoués à madame
de Chevreuse et à Bcaufort. Pourquoi préparer à deux hommes d'épée
un logement mystérieux , sinon dans un dessein mystérieux P
« Madame de Chevreuse fait entrer les Campion'. »
« Chaque jour ou fait venir ici une foule de gens *. >»
' Mémoires, ibid. page 37^. — * III* carnet, qui embrasse tout le mois d'auùt
«l une^ partie du mois de septembre, p. a5 : • Duca di Res al M* di Asserac per
«comprarc una isola per M' di Cheverosn, dove vool mettere Campioni, et
« andarvî talvolta per vedere senza sospetto Sarmiento. • — * Ibid. p. 70 : « La dama
«fa enlrar Campioni. ■ — * Ibid. p. 28 : tSi fa osicnlalione di mandarvi ogni
^ giorno numéro di grntc. »
558 JOURNAL DES SAVANTS.
« Beauregard (ancien officier du comte de Soissons) est à Paris. Car-
«gret et Clinchamp (bons officiers d'abord au conUe de Soissons, puis
H aux Vendôme) y sont aussi avec un page. On trame certainement
« quelque entreprise. On parle de me prendre dans le faubourg Saint-
«tjîermain. On a l'air de vendre ses chevaux en public et sous main on
«en achète. Grand amas d'avoine et de fourragea»
« Plessis-Besançon (officier très- distingué, intendant militaire et con-
te seiller d'Etat, attaché à Mazarin) a dit qu'autour de l'hôtel de Ven-
« dôme il y avait plus de quarante personnes armées ^. »
«M. de Bellegarde m'a dit avoir su que, si, en revenant de Maisons,
«je n'avais pas été dans le carrosse de son Altesse Royale, Beaufortm'au-
«rait assassiné. Tous les domestiques du comte d'Orval ont vu, pendant
«trois ou quatre soirs consécutifs, douze ou quinze personnes armées
«de. pistolets, entre l'hôtel de Gréqui et le sien, de manière que je
0 devais être pris au milieu'.»
«On est allé proposer au duc de Guise et à ses parents de me tuer;
« mais ils n'ont pas écouté celte proposition *. »
« L'Argentière a rencontré Beaufort et Beaupuis (le comte de Beau-
«puis, fils unique du comte de Maillé) qui rentraient dans le Louvre,
« d'où le premier était sorti quand la reine s'était retirée dans son ora-
«toire. L'Argentière lui dit : «Mon maître, il faut qu'il y ait quelque
«querelle, car j'ai rencontré quinze ou vingt gentilshommes à cheval,
« bien montés et avec des pistolets. » Beaufort a répondu : « Que veux-tu
«que j'y fasse ^?»
« J'ai reçu avis que l'on voulait me prendre, quand j'allais en voiture,
«chez M. le duc d'Orléans, dans le faubourg Saint-Germain. (Le duc
ti d'Orléans demeurait au Luxembourg depuis la mort de sa mère Marie
n de Médicis.) — Le mercredi, le duc de Vendôme,' en causant avec le
' m* carnet, p. 82 : « Boregard è a Parigl. Cargret, Clincian con un paggio.
• Sicuramente qualche intrapresa. Si parla di prendermi nel foborgo di S. Ger-
■ mano. Si linge di vrnder cavalli in pubblico e ne compra .sollo mano. Grand'
• amasso di avena e foraggio. » — ' Ibid. p. 84 : « Plessi-Besànzon ha dctto che
«aU'inlorno délia casa di Vendomo vi erano più di quaranla persone armale.s —
' Ibid. p. 85 : « M. di Bellegarde mi ha detlo haver sapulo che, se qnando rilorneva
<i da Meson non ero nella carozza di S. Allessa , l'assassinalo di Bofort conlra di me
« era eseguito. » — * Ibid. p. 3Zj : «Que algunas personas no di gran condition
• aviano offresido al duca de Guisa y olros sus parienles de matarme, mas qne non
• avian querido eschuchar esta proposition. » — ' Ibid. p. 91 : « Argentiere incontrô
« Bofort e Bopui che rienlfavano nel Louvre, dà dove ii primo era sorlito, quando
«Sua Maeslà si rilirô aH'cratorio. L'Argentière li disse : «Mon meslre, bisogna che
*' vi sia qualche querela, aveiido inconlratoquindici o vingti genliluomîni a cavallo,
«ben monlali con pislole. K Bolorl li risposc : «Che vuoi tu che io vi facci?»
SEPTEMBRE 1855. 539
tt.maréchal cî'Estrëes, lui a dit deux fois : uJe voudrais que mon fiJs
ttBeaufort fût mort^».
Ces citations, que nous aurions pu multiplier, prouvent incontesta-
blement qu'aux youx de Mazarin la conspiration était très-réelle. C'est
pourquoi il fit tout pour porter la lumière dans cette trame téné-
breuse. Après quelque temps, il déféra l'affaire à la justice çrdinaire,
au tribunal le plus indépendant et même le moins bien disposé en
ia faveur, le parlement de Paris. Elle fut instruite selon toutes les
formes, et comme s'il s'agissait du dernier des particuliers. Les in-
dices abondaient, quoi qu'en dise Retz, et ce n'est pas la faute de
Ma/arin si les dernières preuves manquèrent. Promptement avertis
par les affidcs qu'ils avaient à la cour, autour de la reine et de Ma-
zarin lui-même, les Importants n'eurent pas de peine ix faire- évader
les conspirateurs les plus compromis. Celui que Mazarin signale dans
ses carnets et surtout dans ses letfres, comme le confident intime de
Beaufort, et après lui le principal accusé, le comte de Beaupuis, avait
trouvé le moyen de se mettre à couvert des premières recherches -, il
était parvenu h sortir de France , et avait été chercher un asile à Rome ,
sous la protection déclarée de l'Espagne. Les deux frères Campion, qui
avaient aussi le secret de toute la conspiration, n'avaient pu être saisis,
grâce peut-être au logement mystérieux que leur avait ménagé madame
de Chevreuse, et de là ils s'étaient sauvés à Anet, résidence des Ven-
dôme, où le duc les tint cachés avec le plus grand soin.
«Je n'ai pas fort h me louer du chevalier du Guet, dit Maiarin'.
«Brillet, Fouqueret, de Lié et d'autres, au nombre de vingt-quatre,
«se sont enfuis. On croît qu'ils se sont embarqués pour l'Angleterre
«sur un vaisseau qui les attendait depuis trois semaines^. » Loin
de les laisser échapper c^ leur aise, Mazarin les poursuivit longtemps
avec une ardeur opiniAtre jusqu'en Hollande. Le i 6 avril i 6^/4 , il écrit
à Beringhen, qui était alors en mission auprès du prince d'Orange :
«On m'a donné avis que Brillet et Fouqueret, qui sont les deux per-
« sonnes qui ont eu le plus de part dans la confidence de M. de
«Beaufort, et auxquelles il s'est le plus ouvert dan» la conspiration
' IV* carnet, p. 5 : «lo lio havuio awiso che si pcnsava a prcndernii andando
« a vedcr S. A. nel borpo di S. Germano. — 11 mcrcordi disse Vaiidoino due voile
■ discorrendo al marcsciallo d'EsIrécs : vorrei chc fosse morlo mio figlio di Bofort. •
— ' Iir carnet, p. 88 : « Non ho graa soddisfalione del cavalier du Gbello. » —
* IV* carncl, p. 8 : «Bregliel, Fucré, de Lié, et allri, si no al numéro di a/i,
• sono parlili, esi crede di già imbarcati per Ingbillera in un vasccUo che era pronto
.1 dà sci setlimane in quà per queslo efTelto. »
« o
540 JOURNAL DES SAVANTS.
«qui avait été faite contre ma personne, sont allés servir dans Jes
«troupes en Hollande, ayant pris de grandes barbes qu'ils ont laissées
« croître, afin de n'être pas connus, et qu'ils ont changé de noms, Brillet
i' se faisant appeler La Ferrière. Je vous prie de faire toutes les diligences
«possibles pour vérifier si cela est, et de donner ordre, quand vous re-
« viendrez, à quelque personne confidente, de veiller de près à leurs
« actions, parce que nous songerions au moyen de les avoir ^. »
Il n'y a sorte de démarches que Mazarin n'ait faites pour obtenir de la
courde Rome qu'elle remîtBeaupuisà la France, afin qu'il fût légalement
jugé. Non-seulement il en fit faire la demande officielle par le chevalier
de Grémonviile, qui avait succédé, à Rome, au marquis de Fontenay,
mais il en écrivit lui-même à tout ce qu'il avait d'amis sûrs, au car-
dinal de Grimaldi, à son beau-frère Vincent Martinozzi, à Paul Ma-
carani, à Zongo Ondedei^; il les presse de faire tout ce qui sera en
' Lettres de Mazarin à la bibliothèqus Mazarine; îetlivs françaises, 1. 1, p. 27/ii recto.
— * Bibliothèque Mazarine, Lettres italiennes de Mazarin, t. I, lettre à Ondedei,
du 25 mars i6^5, fol. 226, verso : « Beaupuis essendo stalo il principal confi-
t dente di M. di Brauforl nell' assaasinato ordito contra di nie, si fa istanza d'iia-
• verlo ntlle mani perche possi finirsi qui il processo che se ne forma, dove lui è
a più volte nominalo; onde prego vosira signoria a voler, occorrendo, fornire ragioni
ta! signore de Gremonvilia, accio non possi il papa dilTendersi di non conseg-
« narlo. » — Lettre du 8 mai i645 à Vincenzo Martinozzi, ibid. folio 2^40, verso :
t Resto molto obligato ail' applicazione del signer Ondedei per trovare ragioni da
« muovere il papa a rimettere nelle mani di S. M. la persona di Beaupuis senza pre-
• giudicare alla sua giurisditione. E come il buon esito di queslo aflare mi preme
«grandemenle, prego il delto signore d'impiegarvi lutta Topera sua, confcrendone
«con il sign. card. Grimaldi, suggerendo a M. GuclTicr, conforme a quello havra
«aggiustalo con sua Em., lutte le istanze che dovràfare, havendo M. GuelTicr ordine
• dcl re di condursi in questo negozio conformamente a quello gli sara accennato
• dal sign. Ondedei, senza darne perô alcun segno nel publico; il medesimo si
«dovrà farc dclla parte del signor Ondedei. Il negotio è pieno di giustizia, onde
«porlalo dà un spirilo cosi rilevato come è quello del sig. Ondedei, devo sperare
«buon esito; e se por haver favorevole il fiscale, bisognasse farll qualche regalo,
«approverô lulto quello che di V. S. e dal sig. Ondedei sî risolverà di fare. 11 vas-
«ceilo, che serve il sig. card. di Valencay, potrcbbe con ogni sicurezza inviare in
« Francia Beaupuis quaiido il papa volesse rimelterlo a M. Guelher; nel quel caso
«1 sarà necessario valersi di tutti i mozzi imagginabili per assicurare il passaggio
« diRoma a Civita Vecchia. » — Al sig. Paolo Macarani, 26 maggio i6A5, fol. 2/i6 :
« Diverse lettere di costi portano la diligenza del sig. Mario Frangipani à favore di
«Beaupuis, nno dei principali capi délia cons[)iratione contro di me, et essendonc
« stala lelta una nel consiglio che cra diretta al segrelario di Stato, ogni uno si è
« maravigliato che un uomo accuî^ato di tal delilto Irovasse tdnti prolettori in luogo
«dove la dignilà cardinalitia è più rispetlala. lo non voglio intrare nella materia
«perche si puol con ragione presumere che vi habbia interesse, ma diro solamente
6 à V. sign. che la condotta del sign. Mario, per il riguardo del re et per il mio.
SEPTEMBRE 1855.
541
eux pour obtenir l'extradition de Beaupuis ; il leur suggère les raisons
les plus fortes, qu'il les charge de faire valoir auprès du Saint-Père :
« non è buona. E vero che io non pensaro à vendicarniene, ma non vorrei che obli-
« gasse S. M. à farlo, corne, certo, non sarebbe in mio poler d'irapedirlo, se il
« dello sign. continuasse à fare ostenlazione di condursi in modo di disgutare e
« procurare pregiiidizii ad un gran re che per essere di selle anni non lascia di ha-
vere le mani assai lunghc. Alcuni scrivono clie il sig. Mario si riscalda ail' avanlag-
gio di Beaupuis perche si persuade d'inconlrare il guslo del papa, che vorrebbe hâ-
ter campo di ben traltar il suddello e per compiacerc a Spagnuoli, che lo proleg-
gono, eper faredispiaceràmicheS.S.nonaraa. . . Il papa pensarà bene alla condoUa
che dovrà lener in un negozio di quesia importanza, c molto più il sign. Mario dovrà
esaminare quello li convenga. ■ — Au cardinal Grimaldi, 2 juin i645, fol. aA8:
A dire il vero, io non havrai mai credulo, quaudo anche fossi slalo cerlo delf aver-
sione del papa verso la Francia e la mia persona, che dovesse Irovare protezione
cosli uno dei principal! conspiralori contro la vila d'un cardinale. Tutloil sacro col-
legio vi ha grand' intéresse, et i cardinali spagnuoli medesimî dovi-ebbero pren-
dere parte in un'attione che nella mia persona tocca tullo il sacro collegio. . . Per
rilornarc à Beaupuis, è unaslrana cosa che il papa non habbia trovalo commodo
per lui il soggiorno nel castello di S. Angelo, choc stato il più proprio per la
commodità e per la sccurezza aile persone le più qualificale che siano slate ritc-
nule prigionî. Io non so dovo procède lanta compassione, trallandosi di caso cosi
énorme c di una persona ordinaria corne è il detio Beaupuis. Chiunque l'ha volulo
visitare non ha incontralo alcun ostacolo à farlo, 0 sin le persone che ha inviale
oosli M. di Vandomo, mi vicn scrilto che griianno parlalo, e che Mario Frangipani
ha corrispondenza con il Vandomo, cl ha visilato il suddello Beaupuis, c che pro-
teggc puulicamenlc il delillo et i dclinquenli. Molli assicurano che il papa sia
impegnato di parola con il Grnn Duca di non rimeterlo, c vedendo di non polcr
sene .^cusarc in riguardo aile vive i^ttanze che dà qucsla parle scne faono, fondate
nella giustizia che non polrebbe essere dispulala ad un Turco poiche per l'estratlo
del processo inviato apparisce pienamenlc il delillo di Beaupuis, habbia S. S. ri-
solulo di metlerlo in luogo del quale possi il suddello con facililù fuggirsene, assis-
tito dclli fautori di Vandomo, o di (lare a questo commodità di farlo avclenare,
aflîn che con la morte di Beaupuis manchi qui la principal prova per la convictione
del duca di Beaufort. Si tutlo queslo succedesse in Barbaria mi parebberc duro,
e sarebbe senza dubbio disapprovato du tutto il monde. Hor' pensi V. Em. quello
che dove dirsene, sequendo in Borna. Io desidero con passione che il papa sia ben
consigliato iri un' negozio nel quale, conlinuando à condursi corne ha fallo sin
hora, non riceverà gran soddisfalione, e l'avantaggio che havrâ la Francia sarà che
chiascheduno applaudira le risolutioni che S. M. prenderà in un negozio cosi pieno
di giustizia e nel quale pare che S. S. prende piaccre a raaltrallarla .... » — A
Ondedci, a juin i6/i5 : — V. Signoria non polrebbe immaginarsi l'altera-
tione che ha cagionaia nello spirilo di S. M. e di tulla la corte l'avviso délia sortiti
dà castello di Beaupuis per essere cusioilito in una casa parlicolare, dell'indul-
genza con che si traita seco, délia commodità che si da per la s^a cvasione, e
délia libertà che ha ogniuno di parlarU, e sin quclli che sono inviati a queslo
cfl'etto dal duca di Vandomo, et in fine dal vedeisi che si ricusa tacitamenlc da
S. S. di rimelerlo, ancorche per l'estratto del processo invialo apparisce conviclo
69
542 JOURNAL DES SAVANTS.
que Beaupuis était le principal confident de Beaufort, qu'il était le lien
entre Beaufort et les autres accusés; que, ce lien supprimé, la justice
ne peut plus avoir son cours; qu'il s'agit d'un crime qui doit particuliè-
rement toucher le sacré collège et le Saint-Père, un assassinat tenté sur
la personne d'un cardinal ; que c'est la reine elle-même qui réclame
Beaupuis; qu'il est question d'un de ses domestiques, Beaupuis étant
enseigne dans une compagnie des gardes à cheval, emploi de confiance,
qui oblige à un surcroit de fidélité; que Beaupuis ne sera pas livré à
ses ennemis, comme on le prétendait, mais au parlement, dont l'indé-
pendance était bien connue. Le pape ne put d'abord s'empêcher, au
•moins pour la forme, de faire mettre Beaupuis au château Saint- Ange. |
Mais on l'en fit bientôt sortir, et on lui donna un logement particulier
oii il pouvait recevoir à peu près tout le monde. Mazarin se plaint très-
• del pjù infâme delilto clie possi immaginarsi, e che dovrebbe più muovere S. S.
• et il sacro collegio, giache doveva essere esequito non solamente nel primo ministro
«dis. M., ma nelia persona di un cardinale. » — Au card. Grimaldi, ibjuillet 1645:
«... Quanlo à Beaupuis si prenderanno qui le risolutioni che saranno crédule più a
«proposilo, nelle quali si havrà particulare riguardo a i consigli di V. Em., subito .
« che s'intenda quello sarà seguito doppo la diiigenza che ail' arrivo cosli del signor |
«Ondedei saranno stale faite. Ne enlro a discorrere delf oslinasione di S. S. in |
«ricusare di rimeterlo al re, non oslanle che sia suddilo délia M. Sua e suo ser- •
«vitore domestico, che il processo non si possi far allrove che qui dove è la pre-
«venlione délia causa, e più di vinli prigioni che si vedono complici dcl delitto,
« e parlicolarmenle il duca di Beaufort che è il capo , e che si Iralti di delitli si
« enormi, e conlro la persona d'un cardinale, principal ministro di questacorona. Ma
• non lacero à V. Em. che desiderarei grandemenle per il puro servilio délia sede
«apostolica che S. S. fosse meglio consigliala in negozio di lanta importanza, e nel
« quale S. M. ha lanla giuslizia che non si puo impedire che la Francia non conclude
a che la S. S. per piacere a Spagnuoli voglia disobbligare un si gran re, facendo nel
« islcsso lempo conoscere che non è impossibilità di attentare alla persona di un car-
«dinalc e Irovare prolezione in Borna. . . Il signor Paolo Macaraiii mi scrive che,
«andandô in castello S. Angclo, haveva inleso del sign. casteliano che Beaupuis
« diceva che il papa non doveva rimeterlo a suoi nemici, e che luisarebbe conlentis-
«simo che S. S. l'havesse rimesso al parlamenlo; ma se non vuol allra salisfazione
«che questa, l'ha già ricevula perche gia sono due mesi che S. M. ha rimesso il
«processo al parlamenlo.» — A Ondedei, 5 septembre i6Zi5: — «Ho vedulo la
«scrillura che V. Sign. ha falla nel negozio di Beaupuis che non puo essere ne più
. efficace ne meglio distesa. Credo solamente che si possi aggiungere qualche cosa ,
« dove si parla de origine et domicilio delinquentis , parendomi che farà gran forza '
« quando si dira che era insegna délia compania délie guardie a cavallo di S. M.
1 che è il corpo più principale del regno, del quale la M. Sua più si confide, essendo
«composto di parsone scelle, e che d'ordinario hanno dato saggio del loro valore
« e fedcltà con servilio reso in allri impieghi. Al suo lempo si prenderanno sopra
«questo affare le risolulioni più opporlune, e si farà gran caso del consiglio di
« V. Signoria. »
SEPTEMBRE 1855. 543
vivement d'une telle indulgence. « On s'arrange, dit-il, pour qu'au besoin
« il puisse s'échapper, ou bien on fournit au duc de Vendôme toute facilité
« de le faire empoisonner, afin qu'avec Beaupuis soit anéantie la princi-
«pale preuve de la trahison de son fils. Si tout cela, dit Mazarin, se
«passait en Barbarie, on en serait indigné. Et cela se passe à Rome,
«dans la capitale de la chrétienté, sous les yeux et par l'ordre d'un
« pape ! » Il avait envoyé à Rome un agent dévoué , nommé Gueffier,
qui devait recevoir Beaupuis des mains du Saint-Père, et prendre tous
ïes moyens ima^inabies pour ne pas se laisser enlever son prisonnier sur
la route de Rome à Civita- Vecchia , le mettre sur un vaisseau français
et le conduire en France. Il va même jusqu'à menacer les protecteurs
de Beaupuis de la vengeance du jeune roi, h qui, pour n'avoir que
«sept ans, n'en a pas moins les bras fort longs.» Mazarin ne cessa ses
poursuites qu'à la fin de l'année i6/i5, lorsqu'il eut bien reconnu que
le nouveau pape. Innocent X, qui avait succédé à Urbain VIII, le cardi-
nal-neveu Pamphile et le secrétaire d'État Pancirolle , appartenaient en-
tièrement au parti espagnol, et que la France n'avait à attendre ni
faveur ni justice de la cour pontificale.
A défaut de Beaupuis, Mazarin aurait bien voulu mettre la main sur
un des frère Campion , intimement liés avec Beaufort et avec madame de
Chevreuse, et trop haut placés dans la confiance de l'un et de l'autre,
pour ne pas avoir tous leurs secrets. Lui-môme il se plaint, ainsi que
nous l'avons vu , d'être assez mal secondé. Et puis, il avait affaire à des
conspirateurs émérites, consommés dans l'art de se mettre à couvert
et de faire perdre leurs traces, à l'active et infatigable duchesse de
Chevreuse, et au duc de Vendôme, qui, poursauverson fils, s'appliqua
à faire évader tous ceux dont les dépositions auraient pu servir à le
convaincre, ou les gardait en quelque sorte entre ses mains, cachés et
comme enfermés à Anct. Mazarin ne put saisir que des hommes obs-
curs qui avaient ignoré le complot, et ne pouvaient donner aucune
lumière.
Cependant parmi eux étaient deux gentilshommes qui, sans avoir
connu le fond de l'entreprise, avaient au moins assisté à plusieurs
assemblées qu'on avait tenues sous le prétexte assez bien choisi do
prendre en main la défense de la duchesse de Montbazon. Maza-
rin les nomme, c'étaient MM. d'Avancourt et de Brassy, gentils-
hommes de Picardie, d'un courage à toute épreuve, amis intimes de
Lié, capitaine des gardes de Beaufort et l'un des conspirateurs. Gan-
seville et Vaumorin, sur le témoignage desquels Retz s'appuie pour
prétendre qu'il n'y a jamais eu de conspiration, n'avaient pas d'im-
69.
544 JOURNAL DES SAVANTS'.
portance. Vaumorin pouvait élre devenu , en 1669, capitaine des gardes
du duc de Beaufort, mais il ne l'était pas en i6/i3, c'était Lié; et
Ganse ville était un des domestiques qu'on n'avait pas mis dans la con-
fidence. Ils ne savaient rien : ils ont donc très-bien pu dire à Retz ce que
celui-ci leur fait dire. Mais d'Avancourt et de Brassy savaient quelque
chose : aussi le duc de Vendôme les fit-il instamment prier de venir à
Anet. AiTêtés et mis à la Bastille, intimidés ou gagnés, ils firent, quoi
qu'en dise Retz, des dépositions assez graves et fournirent de sérieux
indices, mais qui s'arrêtaient à Henri de Canipion et à Lié, les seuls
conjurés qu'ils eussent connus. Mazarin ne négligea rien pour remonter
plus haut et tirer parti de la seule capture un peu précieuse qu'il eût
faite : «Presser, dit-il, l'examen des deux prisonniers. Faire appeler le
«maître de la maison du Sauvage située à côté de l'hôtel de Ven-
«dôme, où logaient Avancourt et Brassy, ainsi que l'aubergiste près
«de la rivière, chez lequel il y avait onze personnes le lundi soir.
«Interroger les laquais des susdits Avancourt et Brassy \ etc. » — .(Le
«frère de Brassy dit que Vendôme est mécontent d'eux, parce qu'ils se
«sont laissé prendre sans se défendre^.» Personne, à Paris, ne doutait
qu'on ne suivît très-sérieusement TafTaire des deux gentilshommes. Une
correspondance privée fort curieuse, conservée aux archives des affaires
étrangères, France, t. CV, contient une lettre d'un nommé Gaudin à
Servien, l'habile diplomate, sous la date du 3i octobre 16 4 3, où se
trouve le passage suivant, qui reproduit presque dans les mêmes termes
celui des carnets : « L'on a fait recherche des hostelleries au fauxbourg
«Saint-Germain où les deux gentilshommes emprisonnés dans la Bastille
«ont logé. En voyant qu'on ne pouvait rien descouvrir par leurs in-
« terrogatoires et ceux de leurs laquais, on a aussi emprisonné les
«hostes et hostesses desdites hostelleries, à sçavoir, du Sauvage et
«de quelque autre, pensant les intimider et tirer quelque confes-
«sion du fait dont ils sont soupçonnés; ce qui n'a non plus servi; et
«ils ont été relâchés.» Les Importants s'inquiétaient fort des révé-
lations que pouvaient faire les deux prisonniers. Mazarin fit répandre
le bruit qu'Avancourt et Brassy ne disaient pas grand'chose, et que
l'affaire s'en allait à rien, afin d'endormir la vigilance et les alarmes
' Carnet IV', p. 8. oPressar l'esame delli due prigioni. Far chiamare l'osle del
«Salvaggio inconlro la casadi Vandomo, dove hanno allogialo Avancourt e Brassy,
«e l'osle vicino alla riviera dove erano undici il luncdi à sera. Interrogar li
«lacché (laquais) delii suddelli per sapere se sono stati a Parigi, e cosi si esamine-
«ranno sopra queslo punto. » — ^ * Ibid. ail fratello di Brassi dice che Vandomo
« sospetta delli suddelti , perche non si sono difesi. »
SEPTEMBRE 1855. 545
des fugitifs et les enhardir à sortir de leur retraite et à venir se faire
prendre à Paris. «Tremblay ^ (gouverneur de la Bastille) m'a dit
« que Limoges (l'évêque de Limoges, Lafayette, un des chefs des Impor-
«tants dans l'Église), me voulait grand mal, qu'il l'avait sollicité pour
« savoir ce que disaient les deux prisonniers, et qu'il avait fini par dire
«que le cardinal Mazarin serait attrapé, ne les ayant fait arrêter et
« mettre à la Bastille que pour justifier, du moins en apparence, l'injure
« faite au duc de Beaufort. J'ai ordonné à Tremblay de dire à Limoges
w que les deux prisonniers ne faisaient aucun aveu et qu'ils se défen-
(«daient très-bien, pour le confirmer dans l'opinion qu'il avait, et pour
«que, donnant avis de cela à Vendôme, comme il ne manquera pas de
«le faire, ceux qui sont en fuite se rassurent et reviennent, en sorte
« qu'on puisse mettre la main sur quelqu'un d'eux. »
Mais pourquoi nous épuiser à démontrer que Mazarin ne joua pas
la comédie dans le procès intenté aux conspirateurs, qu'il les pour-
suivit avec bonne foi et avec vigueur, et qu'il était parfaitement con-
vaincu qu'un projet d'assassinat avait été formé contre lui, lorsque
l'existence de ce projet est d'ailleurs avérée , lorsque , à défaut d'une sen-
tence du parlement, qui avait dû s'arrêter dans la défaillance de preuves
sufïisantes, Beaupuis, ni aucun des Gampion, ni Lié, ni Brillet, n'ayant
pu être saisis, on possède mieux que cela, à savoir, l'aveu plein et
entier d'un des principaux conjurés, avec le plan et tous les détails
de l'aQaire, exposés dans des mémoires trop tard connus, mais dont
l'authenticité ne peut être contestée?
V. COUSIN. *
[La suite à \in prochain cahiei.)
' IV' carnet , p. 9 : • Tremblé m'ha dello clie Limoges mi vuol gran maie , che
«rha soUicitalo per sapcrc qucllo diccvano li duc prigioni alla Bastiglia, conclu-
■ dendo che il card. Maz. saria atrapé, havendo fallo li mettcr prigioni per jusli-
■ ficar almcno in appnrenza l'ingiuslizia fatta à Boforl. lo ho dello à Tremblé di
• dirii di nuovo che non confessino cosa alcuna e che si difcndono bene, per con-
< firmarlo cosi nella credenia che ha , e perche dandonc avviso à Vandomo corne
« Tara , si riassicurino e ritomino le persone parlité aûn di polerne prender qual-
■ cheduna. »
546 JOURNAL DES SAVANTS.
De Bichat, à l'occasion d'an manuscrit de son livre sur la vie et la
mort, conservé à la bibliothèque de la Faculté de médecine de
Paris.
TROISIÈME ARTICLE ^.
De Bichat par rapport à Halier.
I. — D'Haïler et de son analyse des propriétés vitales.
Appelé à l'université de Gœttingue en 1786, Halier y passa dix-sept
années, dont les sept dernières furent consacrées tout entières à l'art
difficile et supérieur des expériences. En lySa, parurent ses immor-
telles expériences sur ïirriiahilité et la sensibilité; et, dès ce moment,
un nouvel horizon s'ouvrit.
«C'est de l'année 17/16, nous dit Halier lui-même, que je date mes
«fréquentes expériences sur les animaux vivants. La dispute sur la
(( respiration^ m'engagea à les multiplier, et peu à peu le goût s'en rë-
« pandit. Plusieurs de mes élèves voulurent faire des cours d'expériences
«' pour en enrichir leurs thèses inaugurales. Je conduisis leurs expé-
l'riences; j'en fis un nombre presque incroyable, et des faits détachés
« s'offrirent de tous côtés à mes yeux '. »
Halier quitta Gœttingue en ijSâ, rappelé à Berne, sa patrie, par
les honneurs dont on se plut à l'y entourer, et par les places qu'on
inventa pour l'y retenir *.
En arrivant à Gœttingue , il avait trouvé une université naissante ^ et
encore sans nom, une ville si pauvre que les rues n'en étaient pas même
pavées; en quittant Gœttingue, il laissait une université illustre , illustre
d'une gloire qui était la sienne , et comme une ville nouvelle créée par
sa parole :
Aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient.
Et sur les murs thébains en ordre s'élevaient.
' Voyez, pour le premier article, le cahier de juin, p. 333, et, pour le deuxième,
• elui d'août, p. AyA. — * Sa dispute avec Hamberger. — Hamberger soutenait
qu'il y a de l'air entre le poumon et la plèvre, et Halier soutenait, avec raison, qu'il
n'y en a pas. (Halier: De respiratione expérimenta anatomica quibus aeris inier pal-
monem et pleuram absentia demonstratar, etc. Gœttingue, 17^6.) — ' Mémoires sur
la nature sensible et irritable des parties du corps animal, t. I, p. 3. Lausanne, 1766
(traduct. franc.). — * L'État de Berne créa une charge exprès pour Halier, avec
la clause qu'elle serait supprimée après sa mort. — ' La créalion de f université
de Gœltingue est de 1736, de l'année même où y fut appelé Halier.
SEPTEMBRE 1855. 547
A Gœttingue , Hailer avait publié ses erpériences sur la respiration ,
ses premiers éléments de physiologie, ses expériences sur la sensibilité,
sur l'irritabilité, sur le mouvement du sang. C'est à Berne qu'il fit ses
expériences sur la génération, le développement du fœtus, celui du
poulet dans l'œuf, la formation des os , etc. , et qu'il publia le plus cé-
lèbre de ses ouvrages, sa grande physiologie.
Je ne considère ici que le physiologiste; mais peut-on oublier, en
parlant d'Haller, l'anatomiste profond, le botaniste consommé, férudit
de l'érudition la plus étendue dans les sciences naturelles qui fut jamais;
enfm le littérateur, devoir qu'il ne prenait pas moins au sérieux que les
autres: «J'étais accablé, dit-il, par les diflerents devoirs de professeur,
a d'académicien , de magistrat et de littérateur ^ »
Cependant, l'analyse des forces de la vie, des propriétés vitales, était
d'un tel prix, que de l'avoir seulement commencée comptera plus à
Hailer que tous ses autres travaux réunis ensemble. C'est là son grand
litre; et lui-même ne s'y trompait pas.
Dans une Réponse générale à ses adversaires, «adversaires violents,
« dit-il , qui n'ont épargné ni ma probité ni aucune des qualités qui
« pouvaient m'attirer la bonne opinion de mon siècle , n il s'exprime
ainsi :
«Je viens de donner le recueil le plus nombreux d'expériences, qui
a ait peut-être jamais paru pour prouver une vérité physique En-
«gagé dans un ouvrage immense, il m'importe de -constater ce que je
« devrai enseigner sur la sensibilité de la plus grande partie du corps
M animé 11 n'y a que l'erreur qui doive me donner de la poine, et, si
«j'y ai demeuré depuis sept ou huit ans, il n'est pas trop tard d'en sortir
«encore et de rejoindre le parti de la vérité dans un ouvrage, qui est
«celui de ma vie entière, et qui doit faire passer à la postérité les sen-
« timents réfléchis de ma vieillesse ^. »
Jamais auteur ne s'est épanché dans un langage plus digne. L ouvrage
immense dont parle Hailer, cet ouvrage, qui est celui de sa vie entière,
et qui doit faire passer à la postérité les sentiments réfléchis de sa vieillesse,
est sa grande physiologie; mais il est aisé de voir que, dans ce grand
ouvrage, ce qui le touche le plus, le point sur lequel il appelle d'une
manière plus particulière et plus émue le regard de la postérité, est ce
travail heureux par lequel il a séparé les parties insensibles des parties
sensibles, les parties sensibles des parties irritables, et par lequel il a fait
' Mém. sur la nat. sensib et irrit., etc., t. I, p. 102. — * Idem, t. IV, p. ai
et aa.
548 JOURNAL DES SAVANTS.
faire aux physiologistes le premier pas qu'ils eussent encore lait dans
l'analyse expérimentale des propriétés vitales.
Voyons donc jusqu'où Haller a poussé cette délicate el fondamentale
analyse. ''"
L'homme a deux grandes facultés : celle de sentir et celle de se mou-
voir; mais le mouvement dépend-il de la sensibilité? Dépendent-ils l'un
et l'autre d'un seul et même principe? — Ou bien, au contraire, y a-
t-il deux principes distincts, deux forces propres, deux facultés indé-
pendantes ef séparées? C'est ce que nul physiologiste n'aurait pu dire
avant les deux célèbres mémoires d'Haller, le premier sur la sensibilité^
et le second sur ïirritahilité ^.
Dans ces deux mémoires , Halier sépare nettement la force de sentir
de celle de se mouvoir, la sensibilité de ïirritabilité : le nerf seul est sen-
sible, et le muscle seul irritable, ou, comme nous disons aujourd'hui
plus communément, contractile. *
Si on lie ou coupe le nerf d'un muscle, ce muscle perd aussitôt
toute sa sensibilité, mais il conserve son irritabilité.
L'irritabilité et ^a sensibilité sont si différentes l'une de l'autre, que
les parties les plus irritables ne sont pas sensibles, et que les plus sensibles
ne sont pas irritables.
Le nerf, organe exclusif de toute sensation, n'est point irritable; et
le muscle, organe exclusif de tout mouvement, n'est sensible que par
ses nerfs.
Enfin, toutes les parties qui ont à la fois des muscles et des nerfs
sont à la fois contractiles et sensibles, et toutes les parties qui n'ont ni
nerfs ni muscles ne sont ni sensibles ni contractiles.
Il y a donc trois ordres de parties : les parties irritables, c'est-à-dire
les parties musculaires , les parties sensibles, c'est-à-dire les parties ner-
veuses, et les parties qui ne sont ni irritables ni sensibles, du moins
essentiellement et par elles-mêmes, c'est-à-dire les parties qui ne sont
ni muscles ni nerfs, la peau, qui, quoique très-sensible, ne l'est que par
ses nerfs, l'eslomae qui, quoique très-irritable , ne l'est que par ses
muscles, etc'.
' Lu devant la société royale de Gœtlingue, le 22 avril 1762. — ' Lu devant
la société royale de Gœttingue, le 6 mai 1752. Voyez ces deux mémoires dans
l'ouvrage déjà cilé: Mémoires sur la nature sensible et irritable, etc. Lausanne, 1756.
— ^ Halier faisait une classe particulière des tendons, du périoste, de la dure-mère,
etc., parties qu'il déclarait absolument insensibles, et qui ne le sont que dans fétat
normal. Il niait même les nerfs de toutes ces parties, qui toutes en ont, et qui
toutes, quand elles sont enflammées, deviennent très-sensibles et très-douloureuses.
SEPTEMBRE 1855. 549
Et, de même qu'il y a ti'ois ordres de parties, il y a aussi trois ordres
de propriétés, de forces : la sensibilité, propriété des nerfs, l'irritabilité ,
propriété des muscles, et ï élasticité, la simple élasticité, propriété qui
se joint à la sensibilité dans le nerf, à ïirritabilité dans le muscle, et
qui, dans toutes les autres parties de l'économie animale, existe seule.
Maintenant, revenons à Bichat.
Entre Haller et Bichat, ou plutôt entre leurs deux systèmes de forces,
de propriétés vitales, la comparaison sera bientôt faite.
Bichat admet trois propriétés, comme Haller: la sensibilité, la con-
tractilité ou irritabilité, et l'extensibilité ou contractilité de tissu, extensi-
bilité qui n'est évidemment que Yélasticité d'Haller*; seulement Bichat
partage chacune des deux premières et principales propriétés, la
sensibilité et la contractilité, en deux autres, la sensibilité animale et la
sensibilité organiciae, la contractilité animale et la contractilité organique;
et je ne fais ici que rappeler cette division, nous avpns^éjà vu ce qu'il
faut on penser^.
II.**» De Bichat expérimentateur. .
J'ai dit, dans mon premier article, que le livre de Bichat se compose
de deux parties essentiellement distinctes : la première sur la vie, et
la seconde sur la mort; la première toute théorique, et la seconde toute
expérimentale^.
Nous avons vu Bichat théoricien, et nous avons admiré cet esprit
clair, abondant, facile, ingénieux, adroit, qui se joue dans la science,
tant il s'y sent à sa véritable place, mais aussi qui n'en sonde pas assez
les difficultés, ou croit trop aisément s'être tiré d'une difficulté sérieuse,
quand il a imaginé un expédient d'école*. ' f
Nous allons voir Bichat expérimentalear, et nous le trouverons
encore plus grand, toujours net, précis, souvent inspiré, plein d'in-
vention , et méritant enfin le beau titre de fondateur de la physiologie
e.vpérimentale en France.
Voici donc Bichat en face d'un grand problème, celui des conditions
organiques qui déterminent la mort. Comment s'y prcndra-t-il pour jeter
un jour nouveau sur cet obscur et difficile problème ? Par quelles expé-
^ lOn a confondu, dit Haller, firritabilité avec In force élasiiqne; on aurait bien
tdù séparer une puissance vitale d'une force qui reste après la mort [Mémoire sur
• la nature sensible et irritable, etc.. t. IV, p. ^^). » Et Bichat dit : « La contractilité de
«tissu e!it rattribul commun à toutes les parties, vivantes ou mortes, qui sont
• organiquement tissues. • P. ia8. — * Deuxième article, p. 48o et suir. — * Voyei
mou premier article, p. 33/i. — * Voyex mes deux précédents articles.
70
550 JOURNAL DES SAVANTS.
riences, je ne dirai pas jusqu'ici non tentées, il en est peu de telles dans
Bichat, mais tentées sans but clairement conçu, sans plan rigoureu-
sement suivi, fera-t-il avancer enfin, ne fut-ce que de quelques pas,
cette question, depuis tant de siècles si constamment et toujours si
inutilement débattue?
Bichat voit trois principaux organes, sorte de trépied sur lequel repose
la vie^ : le cœur, les poumons et le cerveau; et il se dit : chacun de
ces organes est nécessaire à la vie des deux autres; si je réussis donc
à découvrir comment il sert à y maintenir la vie, j'aurai découvert,
par le fait même, comment il concourt à en déterminer la mort; «car,
« ajoute-t-il très-judicieusement, la cause de la mort n'est ici que l'ab-
«sence de celle de la vie; celle-ci étant connue, l'autre le deviendra
«donc par là même^. »
Cela posé , Bichat examine successivement comment la vie du cœur
dépend de celfte du cerveau, comment la vie du cerveau dépend de
celle des poumons, comment chacun de ces trois organes est nécessaire
à l'autre, et quel est le genre d'influence que chacun exerce sur tous.
La vie du cerveau, par exemple, dépend de celle du cœur, mais
comment en dépend-elle? Est-ce par les nerfs? évidemment, non.
Les nerfs vont au cœui* et n'en viennent pas; les vaisseaux, au con-
traire, viennent du cœur et vont au cerveau; ils y portent en même
temps le sang et la vie. Si on lie les vaisseaux, c'est l'action du cerveau
qui cesse; si on lie les nerfs, c'est, au contraire, celle du cœur.
Le chemin des deux actions est donc connu : l'une va , par les vais-
seaux, du cœur au cerveau; l'autre va du cei'veau au cœur par l«s
nerfs'.
Du cœur et du cerveau passons aux poumons. Les poumons sont le
siège de deux sortes de phénomènes : mécaniques et chimiques. Les phé-
nomènes mécaniques, c'est-à-dire la dilatation du thorax et des pou-
mons, ne sont que le moyen ; la fin est le phénomène chimique, c'est-
à-dire l'action de l'air sur le sang, la transformation du sang noir en
* « Le cerveau, le cœur et le ventricule sont le triumvirat, le trépied de la vie. »
Bordeu : Œuv. compl., p. 83 1. «Les physiologistes ont connu, de tout temps , l'im-
• porlance de ce triple foyer » Bichat, p. 196. — * P. 197. a L'action de l'un
«de ces trois organes est essentiellement nécessaire à celle des deux autres. Quand
«l'un cesse entièrement d'agir, les autres ne sauraient continuer à être en activité;
«et, comme ils sont les trois centres où viennent aboutir tous les phénomènes
«secondaires des deux vies, ces phénomènes s'interrompent inévitablement aussi,
«et la mort générale arrive. » P. 195. — ' «Nous pouvons donc établir que les vais-
• seaux sont les agents e.xclusifs de Tinduence du cœur sur le cerveau. » P. 199.
SEPTEMBRE 1855. 551
sang rouge ^; et Bichat le prouve par une expérience admirable que
nous verrons bientôt, et qui , entre ses mains^, nous a donné la véritable
tbéorie de ïasphyxie.
Enfin, le cerveau agit sur le poumon, sur le thorax, sur le méca-
nisme respiratoire ; mais quel est le point du cerveau par où cette action
s'opère? Bichat n'a pas trouvé ce point, il l'a toutefois cherché-, il l'a
même judicieusement cherché, et c'est là un mérite dont, aujourd'hui
surtout que ce point est trouvé, il faut savoir lui tenir grand compte.
Je vais plus loin. Les deux parties essentielles, les deux parties vrai-
ment neuves du travail expérimental de Bichat sont, à mes yeux, celle
par laquelle il a achevé la théorie de l'asphyxie, et celle par laquelle il
a commencé la recherche du point de l'encéphale d'où part la première
impulsion du mécanisme respiratoire. Arrêtons-nous un moment à
l'examen de ces deux parties.
i* De la théorie de l'asphyxie.
Les anciens n'ont pas connu la théorie de l'asphyxie ; Haller lui-
même n'en a rien su ; il s'en tenait aux causes mécaniques et ne soup-
çonnait pas encore les chimiques. Il ignorait tout ce que la chimie
moderne nous a appris : que l'air est composé de deux gaz , qu'un seul
de ces gaz, ï oxygène, est capable de transformer le sang noir en sang
rouge, et que le sang rouge seul est capable d'entretenir la respiration
et la vie.
Pour Haller, l'asphyxie n'était que l'interruption de la circulation
pulmonaire, interruption causée par un étal ù'expiratiên prolongée (c'est
l'expression môme (Jpnt il se sert : Inexpiratione, gaam ponimas stabilem
saperesse) , par l'aflaisscment du poumon, par l'obstacle méc^ique que
des vaisseaux repliés sur eux-mêmes, dans un poumon affaissé, opposent
au cours du sang '.
' • Le poumon est le siège de deux espèces de phénomènes. Les premiers, en*
• tièremcnt mécaniques, sont relatifs aux mouvements d'élévation ou d'abaissement
«des côlcs et du diaphragme, à la dilatation ou au resserrement des vésicules
«aériennes, à l'entrée ou à la sortie de l'air, effet de ces mouvements. Les seconds,
«purement chimiques, se rapportent aux altérations diverses qu'éprouve l'air, aux
« changements de composition du sang,» p. ai S. «Quelle que soit la manière dont
«s'interrompe l'action pulmonaire, que les phénomènes chimiques ou que les mé*
«caniqueâ cessent les uns avant les autres, toujours ce sont les premiers dont l'al-
«tération jette le trouble dans les fonctions,* p. 278. — * Je dis, entre ses mains,
parce que l'expérience, prise en elle-mômc, avait déjà élé faite par Lower, comme
nous le verrons bientôt. — ' « In expiralione verum pulmo undique urgetur, et
70.
552 JOURNAL DES SAVANTS.
Haller se trompait. Ni i'affaissement du poumon , ni les replis de ses
vaisseaux, ni V expiration prolongée , par conséquent, n'empêchent la cir-
culation pulmonaire^; et la véritable cause, la cause effective de l'as-
phyxie n'est point mécanique.
Goodwyn est le pi^mier qui ait vu la cause chimique. On venait
de découvrir et de séparer l'un de l'autre les deux gaz distincts dont
i'air se compose; déjà même, on avait remarqué ce que je rappelais
il n'y a qu'un instant, savoir, que l'un de ces gaz, l'air déphlogistiqué ,
ïair vital, comme on disait alors, ou, comme on dit aujourd'hui,
Voarygène, a seul la propriété de transformer le sang noir en sang
rouge ^.
Goodwyn en conclut que ce sang rouge pouvait bien avoir seul aussi
la propriété d'e.vciler ou d'entretenir le mouvement contractile du cœur,
et particulièrement du cœur gauche^.
Et, ce point admis, tout semblait trouvé : le cœur gauche cessant
d'agir, la circulation s'arrête, les parties ne reçoivent plus de sang;
c'est faute de sang qu'elles meurent; et telle est, pour Goodwyn, la
cause de l'asphyxie*.
Cet homme habile venait de faire un pas, il en fallait faire un autre :
le contact du sang noir n'arrête point le mouvement du cœur gauche,
ni la circulation , par conséquent; et je viens, sans plus tarder, à cette
tin niullo minorem molem comprimitur. . . Vasa ergo sanguinea breviora quidcm
tfiunt,. . cademque angusliora mine sunt, . . Sanguis ergo quidem in pnlmone
t undique comprimilur. . . Quare ab cxpiralione, quam ponimus slabilem superesse,
tpulmonis pro sanguine immeabilitas oritur, quam neque absque palpilalione et
«vilioso conatu, neque denium omnino ullis suis viribus cor vincere qneat. » {Ele-
menta physiologiœ , lib. VllI, S li.) — ' • J'ai prouvé que l'^al de plénitude ou de
« vacuilé de l'estomac cl de tous les organes creux, en général, n'apporle dans leur
« circulation *aucun changement apparent. . . » (Bichat, p. a^i.) «Ouvrez des deux
• côtés la poitrine d'un animal vivant, le poumon s'affaisse aussitôt;. . . cependant
• la circulation n'éprouve point l'influence de ce changement subit; elle se soutient
«encore quelque temps.. . . » P. 2^3. — * «... Ne pourrait-on pas induire des
€ expériences précédentes que la couleur rouge du sang est due à la combinaison
«de l'air éminemment respirable avec le sang?. . » (Lavoisier, Mém. de l'Acad. des
sciences, an. i777,p- 192.) « Le docteur Priestley a démontré que l'air atmosphérique
«change la couleur du sang, même à travers les membranes d'une vessie »
(Goodwyn, La connexion de la vie avec la respiration, traduction française, p. 89.
Paris, 1798. La publication du livre original est de 1789.) — ^ «La qualité chi-
<i mique que le sang acquiert en passant par les poumons est nécessaire pour enlre-
t tenir l'action du cœur.. . » Ibid. p. 5o. — * «Lorsque la respiration est inter-
« ceptée , l'éclat de la couleur du sang diminue par degrés , et les contractions de l'o-
«reillette gauche s'arrêtent bientôt. . . La cessation des contractions de l'oreillette
« vient du défaut de qualité stimulante dans le sang lui-même ...» Ibid. p. 5o.
SEPTEMBRE 1855^Cr 553
expérience de Bichat que j'ai annoncée, et qui montre à l'œil comment
tout se passe.
«Adaptez, dit Bichat, un tube à la trachée-artère, mise à nu et cou-
pée transversalement sur un animal; ouvrez ensuite et fermez
«alternativement le robinet, et vous ferez changer, à volonté, le sang
« noir en sang rouge ou le sang rouge en sang noir, en ouvrant le robi-
«net ou en le refermante
« Si on bouche, dit- il encore, la trachée d'un animal , une artère quel-
« conque étant ouverte, on voit le sang qui en sort s'obscurcir peu à
«peu, et enfin devenir aussi noir que le veineux. Or, malgré ce pheno-
«mène, qui se passe d'une manière très-apparente, le fluide continue
« encore quelque temps à jaillir avec une force égale à celle du sang
« rouge ''^. . . »
Cette expérience montre tout et dit tout : en premier lieu, c'est bien
dans le poumon et par l'action de l'air que le sang se change de noir en
rouge; en second lieu, le contactdu sang noir n'arrête pas le mouve-
ment du cœur gauche, puis(^e la circulation continue; elle continue
avec du sang noir; ce n'est donc pas faute de sang, comme le vevib
Goodwyn, mais faute de sang rouge, que souffrent et périssent alors les
parties'; enfin, ce même sang noir, dont le simple contact'^ nurrète pas
le mouvement du cœur gauche, arrête ce mouvement et anéantit la
vie du cœur, des poumons, du cerveau, de tous les organes, lors(|u il
a eu le temps d'en pénétrer le tissu profond et intime^.
L'action délétère du «ang noir sur le tissu profond des organes est
' P. 37^. — * P. a5i. • Pompezavec une seringue tout Tairclela tracliéoarlere,...
« ouvrez ensuite une artère quelconque, la carotide, par exemple: dès que le sang rouge,
« conlenu dans cette artère, se sera écoulé, le snngnoir lui succédera presque tout à
• coup et sans passer, comme dans le pas précédent , par diverses nuances; alors aussi
> le jet reste encore très-fort pendant quelque temps ; il ne s'affaiblit que peu à peu .
■ tandis que, si le sang noir n'était point un excitant du cœur, l'interruption du jet de
• vrait être subite, . . . • p. aSa. — ' Le simple contact, c'est-à-dire le simple passage du
«sang à travers les cavités du cœur. — * «Les différents organes ne cessent pas
« d'agir dans l'asphyxie, parce que le cœur n'y envoie plus de sang, mais parce qu'il
«y pousse un sang qui ne leur est point habituel, ... ■ p.a5i. — ' « Si l'asphyxie avnil
« sur les fondions du cœur une semblable influence (semblable à celle que lui ai tri-
■ bue Goodwyn), il est évident que ses phénomènes devraient toujours commencer
« par la cessation de l'action de cet organe, que i'anéanlissemenl des fonctions du cer-
«veau ne serait que secondaire. . . Cependant, asphyxiez un animal,. . . vous ob-
«servcrez constamment que la vie animale s'interrompt d'abord, que les sensations,
«la perception, la voix, se suspendent, que l'animal est mort au dehors, mais
«qu'au dedans le cœur bat encore quelque temps, que le pouls se soutient, etc. •
P. 2 5o.
554 JOURNAL DES SAVANTS.
donc ia cause, la véritable cause, la cause enfin trouvée, de ï as-
phyxie^.
Je me rappelle avoir plus d'une fois entendu M. Cuvier admirer le
génie de Bichat pour les expériences décisives, et, à ce propos, citer
cette expérience même que je viens de rapporter.
J'ai pourtant un reproche à faire à Bichat, et lequel? celui que je
lui ai déjà fait par rapport à Buffon, par rapport à Bordeu, celui qu'il
mérite toujours, de ne pas citer; c'est qu'en nous présentant ici sa belle
expérience, il oublie de nous avertir qu'il n'est pas le premier qui l'ait
faite ; que ce premier est Lower, bien que Lower n'en ait pas tiré sans
doute, et ne pût en tirer, à l'époque où il écrivait, en 1669, ^vant les
découvertes de la nouvelle chimie, ce qu'en a tiré Bichat, c'est-à-dire
la théorie de l'asphyxie^.
2° Du point par lequel le cerveau agit sur le mécanisme respiratoire.
Bichat coupe les deux nerfs de la huifièrae paire, et la respiration
continue'.
Il coupe la moelle épinière entre la dernière vertèbre cervicale et
la première dorsale; et, aussitôt, les muscles intercostaux sont paraly-
sés, la respiration ne se fait plus que par le diaphragme*.
Il coupe les nerfs phréniques seuls, et le diaphragme s'arrête; la res-
piration ne se fait plus que par les muscles intercostaux^.
' « Je crois que le sang noir agit sur le cœur ainsi que sur toutes les autres par-
« lies,. . . c'est-à-dire en pénétrant son tissu, en affaiblissant chaque fibre en parti-
« culier; ... le sang noir ne pénètre le tissu du cœur que par les artères coronaires,
« après avoir traversé les deux cavités à sang rouge. C'est par son contact avec les
• fibres charnues à l'extrémité du système artériel, et non par son contact à la sur-
• face interne du cœur, que le sang noir agit. i\ussi, ce n'est que peu à peu, etlors-
• que chaque fibre en a été bien pénétrée, que sa force diminue et cesse enfin, tan-
« dis que la diminution et la cessation devraient être presque subites dans le cas
t contraire. » P. 255. — * Voyez, sur Lower et son expérience, mon Histoire de la
découverte de la circulation du sang, p. io3. « Il y a longtemps, dit très-bien Goodwyn,
c que Lower a observé, dans les animaux vivants, que le sang qui jaillit d'une bles-
« sure faite à la veine pulmonaire est d'une couleur vive. Il savait déjà que le sang
« que l'artère pulmonaire porte dans le poumon est d'une couleur noire ; il en conclut
• que le sang prend sa couleur brillante dans son passage à travers le poumon. Ob-
« servant ensuite que, quand les animaux ont cessé de respirer, le sang que verse
« la blessure de la veine pulmonaire est, au contraire, noir, il attribue la production
«de la couleur brillante du sang pulmonaire aux effets de la respiration.» P. 35.
— * P. 372. La section de la huitième paire agit sur le tissu du poumon, et non
sur le mécanisme respiratoire. Voyez là-dessus mes nombreuses expériences. —
» p. 382. — ' P. 383.
SEPTEMBRE 1855. 555
Enfin, il coupe la moelle épinière au-dessus de l'origine des nerfs
phréniques, et, sur-le-champ, tout mouvement i;espiratoire est
anéantie ««iî
«J'avais souvent observé dans mes expériences, dit Bichat, qu'un
« demi-pouce de différence dans la hauteur à laquelle on fait la section
« de la moelle produit une différence telle , qu'au-dessus la mort arrive
«à l'inslant, et qu'au-dessous elle ne survient souvent qu'au bout* de
«quinze à vingt heures.. - Cette différence ne tient qu'au nerfphré-
« nique. Dès que la section est supérieure à ce nerf, la respiration , et
u par conséquent la vie, cessent à l'instant, parce que ni le diaphragme
«ni les intercostaux ne peuvent agir. Quand elle est inférieure, Tac-
« tion du premier soutient encore la vie et les phénomènes respira-
« toires^ n , ; ,1 ,
Cest ici le lieu de rapprocher Bichat de Le Ganoîs.
« Ce n'est pas du cerveau tout entier, dit Le Gallois , que dépend la
«respiration, mais bien d'un endroit assez circonscHt de la moelle
«allongée, lequcT est situé à une petite distance du trou occipital et
« vers l'origine des nerfs de la huitième paire ou pneumo-gastriques'. »
Je conviens, de bon cœur, que cette localisation nouvelle est un grand
progrès : elle approche beaucoup fàu$ que la précédente du dernier
terme de précision , et ce n'est pas moi , on peut bien m'en croire , qui
voudrais diminuer en rien le mérite de Le Gallois ; cependant Bichat
n'avait-il pas commenc(^? N'a-t-il pas ouvert la route? Pourquoi donc
Le Gallois ne cite-t-il pas Bichat? Par la même raison que Bichat ne
cite pas Lower.
Les auteurs, surtout les jeunes auteurs, sont' tous un peu comme
l'autiniche, qui, au rapport des voyageurs, croit n'être plus vue dès qu'elle
a caché sa tète do manière h ne pas voir : parce qu'ils taisnnt le nom
de leurs devanciers, ils s'imaginent qu'on ne saura pas le trwiver. '
Je finis, en rappelant que j'ai réussi, dans ces derniers temps, i^ limi-
ter avec une précision bien plus grande encore que Bichat, et môme que
Le Gallois, le point de l'encéphale qui préside au mécanisme respira-
toire.
J'ai fait voir que ce point d'où dépend le mécanisme respiratoire, et,
ce qui est bien plus, d'où dépend la vie même du système nerveux, d'où
dépend la vie, n'a qu'une ligne d'étendue , et, comme je l'ai dit bien des
fois , n'est pas pins gros que la tête ^tine épingle^.
'F. 483. — * IbiA — ' Expériences tur le principe de la vie, etc., p Sy, Pari» ,
i8i î. — * Voyez les Comptes rendus de l'Académie, t. XXXIII, p. 437 et 80ir.
556 JOURNAL DES SAVANTS.
J'ai examiné successivement Bicbat par rapport à Buffon , à Bordeu ,
à Hailer; je l'ejtaminerai , dans un quatrième article, par rapport à Bar-
thez.
FLOIJRENS.
{La suite à an prochain cahier.)
Histoire de la vie et des ouvrages de Hjouen-thsang et de
SES VOYAGES DANS lInde, depuis Van 629 jusqu'en 6à5 [de notre
ère), par Uoeï-li et Yen-thsong, suivie de documents et d'éclair-
cissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-
"thsang, traduite du chinois par Stanislas Julien, membre de l'Ins-
titut de France. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur
à l'Imprimerie impériale, i853, in-8° de LXXXIV-A72 pages.
TROISIÈME ARTICLE ^
Biographie de Hiouen-thsang.
L'immense couvent de Nâlanda était situé dans l'une des parties les
plus saintes du Magadha , à dix lieues à peu près de Bodhimanda , re-
traite Hluslre et sacrée, où Çâkyamouni, après six ans d'austérités, était
enfin devenu Bouddha parfaitement accompli. La tradition rapportait
que Tendroit où plus tard le couvent fut bâti était dans l'origine un
bois de manguiers, que de riches marchands, convertis parle Tathâgata,
lui avaient offert. Il y avait fixé sa résidence durant quelque temps, et
c'était en souvenir de son inépuisable bienfaisance pour les orphelins
et les indigents, que ce lieu avait été nommé Nâlanda^. La piété des
rois du pays n'avait pas négligé de fortifier encore les croyances popu-
laires, et ils s'étaient plu à embellir Nâlanda d'édifices magnifiques. Ils
y avaient élevé successivement jusqu'à six couvents, d'abord séparés;
.'Jl' ;,: I. •} . . . ' •■' ': ■•'U^''
* Voyez, pour le premier article, le cahier de mars, page 1^9, et, pour le
deuxième, celui d'août, page 485. — * Nâlanda, composé de trois mots, Na alam
da, signifie, en sanscrit, celui qui ne donne jamais assez, celui qui donne sans se
lasser. L'étymologie aura certainejtnent aidé à la légende , comme il arrive si sou-
vent. \'r- ' ■
SEPTEMBRE 1855.01 557
mais le dernier de ces rois avait entouré toutes ces constructions d'une
seule enceinte, qui les renfermait. 11 avait partagé en huit cours le vaste
espace qui se trouvait entre les six couvents, et les maisons des religieux
n'y avaient pas moins de quatre étages. Des tours, des pavillons, des
dômes, s'y dressaient de toutes paris; des eaux vives et des bosquets
épais y entretenaient la fraîcheur. l:»,.M';'' > .Uio
Dans ce splendide séjour, vivaient en tout temps dix mille religieux et
novices, entretenus aux frais des villes voisines et du roi. Livrés à l'étude,
la plupart suivaient la doctrine du Grand Véhicule. Les sectateurs
des dix-huit écoles s'y trouvaient réunis, et l'on y cultivait toutes les
sciences, depuis les livres vulgaires, les Védas, jusqu'à la médecine et à
l'arithmétique.'Il y avait, en outre, des salles destinées aux conférences,
et cent chaires différentes s'ouvraient chaque jour pour les étudiants,
que rien ne venait distraire de leurs pieux travaux, et qui, grâce aux
libéralités dont ils étaient l'objet, pouvaient, sans, rien demander à
personne au dehors, obtenir dans le couvent les Quatre choses néces-
saires (c'est-à-dire des vêtements, la nourriture, le logement et des
médicaments). Aussi leurs prog^^s dans la science étaient-ils assurés;
et Nâlanda n'était pas seulement le plus beau des vihâras de l'Inde, il
en était encore le plus docte et le plus célèbre, pour le zèle de ses élèves
et le talent de ses maîtres. On y comptait environ mille religieux qui
pouvaient expliquer vingt ouvrages sur les Soûtras et les Castras; cinq
cents en comprenaient trente, et dix seulement en comprenaient cin-
quante. Le Maître de la Loi, Hiouen-lhsang, était dans cette dernière
classe, déjà fort élevée. Mais le supérieur du couvent, Çîlabhadra, avait
lu et approfondi tous les Soûtras et tous les Castras sans exception. C'était
h sa vertu éminente, à son savoir et à son âge vénérable, qu'il devait
le rang qu'il occupait.
Voilà donc le saint asile où le pèlerin chinois était convié solennel-
lement à se rendre. Quatre religieux, choisis parmi les plus distingués,
étaient venus lui en apporter l'invitation à Bodhimanda. Il l'avait acceptée,
et, quand il se rendit à Nâlanda, deux cents religieux, suivis d'une foule
de fidèles, vinrent à sa rencontre avec des parasols, des étendards, des
parfums et des fleurs; ils tournèrent autour de lui en célébrant ses
louanges, et on le mena dans le couvent. Là, on le fit asseoir dans un
fauteuil placé sur l'estrade morne du président; et le sous-directeur
(Karmadâna) ayant frappé la plaque sonore (ghantâ), invita à haute
voix le Maître de la Loi à demeurer dans le vihâra et à faire usage ne
tous les ustensiles et effets de religieux qui y étaient rassemblés. On le
présenta ensuite au supérieur, près duquel le conduisirent vingt hommes
7»
558 JOURNAL DES SAVANTS.
d'un âge mûr, d'un extérieur grave et imposant, versés dans l'intelli-
gence des Soûtras et des Castras. Dès que Hiouen-thsang fut devant
Çîlabhadra, il lui rendit tous les devoirs d'un disciple. Se conformant
aux règles du respect consacrées parmi eux, il marcha sur ses genoux,
en s'appuyant sur ses coudes, fit résonner ses pieds et frappa la terre
de son front. Çîlabhadra reçut ces hommages avec bonté, et lit apporter
des sièges pour le Maître de la Loi, ainsi que pour les religieux qui
4'accompagnaient; puis, après l'avoir interrogé et comblé d'éloges, il
fit raconter par son neveu, fort habile dans l'art de parler, l'histoire
de sa maladie et de ses longues souffrances, guéries miraculeusement,
trois ans auparavant, lorsque, en songe, trois personnages divins étaient
venus lui annoncer l'arrivée, encore assez éloignée, d'Hiouen-lhsang.
« Puisque mon voyage est d'accord avec votre ancien songe, lui répondit
« le pèlerin tout ému, veuillez m'instruire et m'éclairer; mettez le comble
«i\ ma joie, en me permettant de vous montrer les sentiments d'un
« disciple docile et dévoué. » Hiouen-thsang, au sortir de cette audience,
fut établi avec sa suite, composée de dix personnes, dans l'une des
maisons les meilleures du couvent; chaque jour, les provisions néces-
saires lui étaient apportées de la part du roi; et deux religieux, devenus
ses serviteurs, l'un çramana et l'autre brahmane, le promenaient sur
un char, sur un éléphant ou en palanquin.
Une fois fixé à Nâlanda, Hiouen-thsang n'en sortait que pour visiter
dévotement les environs, Kouçâgârapoura, l'ancienne capitale du Ma-
gadha, le Pic du Vautour, le Jardin des bambous de Kalânta, les lieux
où s'étaient tenus le premier concile orthodoxe, sous la présidence de
Kâçyapa, et le concile dissident de la Grande Assemblée, Râdjagriha-
poura, les stoûpas voisins, les vihâras, etc. Pendant qu'il séjournait
au couvent, il recevait assidûment les leçons de Çîlabhadra; il se faisait
expliquer plusieurs fois par lui les livres qu'il ne connaissait pas encore ;
il repassait ceux qu'il avait lus précédemment, pour dissiper tous les
doutes qui lui restaient; il lisait même les livres des brahmanes, qui
lui étaient indispensables pour acquérir la parfaite connaissance de la
grammaire sanscrite, entre autres l'ouvrage de Pânini, abrégé de tous
les ouvrages antérieurs sur le même sujets
Ce fut dans ces sérieuses études que le Maître de la Loi passa les
cinq années qu'il habita Nâlanda. Au bout de ce temps, il possédait
assez bien la langue , et avait approfondi assez complètement tous les
' Les biographes d'Hiouen - lh»ang ont essayé, sans doute d'après ses notes,
de donner à leurs lecteurs chinois une idée do la grammaire sanscrite. C'est une
partie fort curieuse de leur ouvrage ; Histoipe d' Hioaen-thang , p. i65 et suiv.
SEPTEMBRE 1855. 559
livres des Trois Recueils et ceux des brahmanes pour n'avoir plus rien
à demander à l'enseignement de Çîlabhadra et de ses religieux. Il prit
donc congé de ses hôtes, pënélré d'une vive reconnaissance, et il con-
tinua le cours de son pèlerinage. A cette époque il n'en avait guère
accompli que la moitié, puisqu'il lui avait fallu trois ans pour parvenir
de la Chine au Magadha. Il lui restait à parcourir toute la partie orien-
tale de la presqu'île, le centre, la partie occidentale, et à revenir dans
le Magadha encore une fois avant de reprendre le chemin de sa patrie.
Il devait donner à ces longues pérégrinations huit autres années
entières.
Je ne m'arrêterai qu'aux principaux incidents de son voyage.
En sortant du Magadha, il traversa les royaumes d'Hiranyaparvata,
de Tchampâ, de Kadjoûguira, de Kamasouvarna , de Samatata. et de
Tàmralipti. Ce fut là qu'il entendit parler pour la première fois de l'île
de Ceylan (Seng-kia-lo, Sinhala), où le bouddhisme était alors plus
florissant peut-être que dans l'Inde elle-même. Il pensait à s'y rendre
par mer quoique la traversée n'eût pas moins de sept cents yodjanas^
quand un religieux du sud lui conseilla de s'épargner les périls d'une
(«lie navigation et de descendre jusqu'à la pointe de la presqu'île, d'où,
en trois joui's de mer, il pouiTait se rendre dans le royaume du Lion
(Sinhala). L'avis était sage; il résolut de le suivre. Mais il ne devait
point visiter Ceylan. Arrivé au port de Kântchîpoura à l'extrémité
méridionale de l'Inde et sur le point de s'embarquer, il apprit que l'île
était en proie à la guerre civile et à la famine. Il se contenta donc de
recueillir des renseignements sur l'ancienne histoire de Sinhala , sur
l'introduction du bouddhisme, qui y avait été porté, disait-on , cent ans
après le nirvana du Bouddha par Mahendra, frère du roi Açoka, sur
les monuments les plus fameux de l'île , etc. Mais il ne traversa point
le détroit; et, en compagnie de soixante-dix religieux de Sinhala, il
continua ses explorations sur le continent. Du royaume de Dràvida, ii
traversa celui de Rongkanapoura , où l'on conservait pieusement le
bonnet que portait Siddhârtha quand il était prince royal. Dans le
Mahâràchtra, il trouva la population la plus belliqueuse et la mieux
discipUnée de ces contrées. Le roi y était de la race des Kshattriyas; et,
quand un général était vaincu, on le punissait en lui envoyant des
vêtements de femme. La loi du Bouddha n'était pas moins en hon-
neur dans ce royaume que dans tous les autres; et Hiouen-thsang y vit
de nombreux monuments que la tradition attribuait au grand roi Açoka.
' On donne ordinairement cinq milles au yodjana; ce serait prés de 1,300 lieues.
560 JOURNAL DES SAVANTS
En remontant toujours au nord-ouest, il parvint aii royaume de
Malva qui rivalisait avec le Magadha lui-même pour la douceur et la
politesse de ses habitants, « la culture des lettres, l'estime de la vertu et
«l'harmonie du langage. » De là, en traversant plusieurs royaumes fort
étendus, et tantôt en suivant les côtes, tantôt en s'enfonçant dans les
terres, il pénétra jusqu'aux frontières de la Perse, où il n'entra point,
quoiqu'il pût y trouver, d'après ce qu'on lui rapportait, quelques monu-
ments bouddhiques. Il retourna donc vers l'est, et, après d'assez longues
marches, il revint sur les bords de l'indus qu'il avait passé jadis en arri-
vant de la Chine, mais beaucoup plus près de sa source. Sur la rive
orientale du fleuve, il traversa le Moultan, dont les habitants idolâtres
adoraient le dieu du Soleil; et, du royaume de Parvata, il revint dans
le Magadha, d'où il était parti pour cette excursion pénible durant
laquelle ses fatigues avaient été assez peu fructueuses, quoiqu'il eût
rencontré partout la loi du Bouddha suffisamment honorée et floris-
sante. :; .i'&i ■"■,.,» ^; {f !'■'-'-■ , '''^ ' >
De retour à Nâlanda, de nouvelles études l'y attendaient, mais com-
pensées celte fois par des succès éclatants et divers. Le vieux Çilabhadra
gouvernait toujours le couvent; et Hiouen-thsang était désormais en
état, sous sa direction, de communiquer aux autres l'instruction pro-
fonde qu'il avait acquise. Çilabhadra, qui appréciait tout son mérite,
le chargea plusieurs fois d'expliquer les livres les plus difficiles à la
multitude des religieux; et Hiouen-thsang s'acquitta de ce devoir à la
satisfaction générale de la communauté. Bien plus, il était capable
d'écrire en sanscrit, et il composa plusieurs ouvrages qui firent l'admi-
ration du couvent et dans lesquels il réfutait les erreurs du Sankhya et
du Veiçéshika, tout en essayant de concilier les diflerentes doctrines
qui divisaient alors le bouddhisme. Ces travaux le signalèrent pour une
importante mission dont il devait s'acquitter à son grand honneur.
Le Magadha était alors soumis au roi Çîlàditya dont la domination
s'étendait, à ce qu'il paraît, sur une portion considérable de l'Inde.
Plein de piété et de vénération pour le couvent de Nâlanda, il avait
fait construire tout auprès un superbe vihâra qui excitait la jalousie
des contrées voisines. Le roi revenait d'une 'expédition militaire par le
royaume d'Outch'a (Orissa), quand les religieux des pays qui suivaient
la doctrine du Petit Véhicule vinrent se plaindre à lui de l'avantage
qu'il avait fait à leurs adversaires, car le couvent de Nâlanda suivait la
doctrine du Grand Véhicule, en leur accordant un tel bienfait. Pour
appuyer leurs plaintes, ils lui présentèrent un ouvrage où leurs prin-
cipes, disaient-ils, étaient exposés, mettant au défi les partisans du
^ SEPTEMBRE 1855. 561
Grand Véhicule de pouvoir en réfuter un seul root. — « J'ai entendu
« dire, leur répondit le roi, qui appartenait aussi à cette dernière école,
« qu'un reiHird , se trouvant nn jour au milieu d'une troupe de souris et
«de rats, se vantait d'être plus brave que le lion. Mais, dè.s, qu'il eut
«aperçu le lion lui-même, le cœur lui manqua, et il disparut en un clin
(( d'oeil. Vous n'avez pas encore vu, vénérables maîtres, des religieux émi-
« nents du Grand Véhicule. Voilà pourquoi vous soutenez avec obstina-
« tion vos principes insensés. Je crains bien qu'en les apercevant vous ne
« ressembliez au renard dont je viens de parler. » — « Si vous doutez de
«notre supériorité, répondirent-ils au roi, pourquoi ne pas rassembler
« les partisans des deux doctrines cl les mettre en présence pour décider
« de quel côté est la vérité ou l'erreur? » Le roi consentit à ce duel
religieux; et il écrivit sur-le-champ à Çîlabhadra d'envoyer, dans le
royaume d'Orissa quatre de ses religieux les plus éloquents pour y con-
fondre solennellement les hérétiques. Çilabhadra, qui connaissait toute
l'habileté de Hiouen-thsang, et qui ne partageait point les jalousies
éveillées autour de lui, le désigna pour le quatrième champion.
Les quatre défenseurs du Grand Véhicule et de l'honneur de Nàlanda
se disposaient à partir, attendant un nouvel ordre du roi, quand une
circonstance imprévue vint donner à Hiouen-thsang plus d'autorité
encore qu'il n'en avait, et calmer toutes les craintes qui s'étaient élevées
dans quelques esprits sur sa capacité.
Un hérétique de la secte des Lokàyatas ' arriva à Nàlanda pour discu-
ter sur les questions les plus ardues qui préoccupaient alors les doc-
teurs. 11 écrivit un abrégé de son système en quarante articles, et il
suspendit ce programme à la porte du couvent : «Si quelqu'un, dit-il,
« peut en réfuterun seul article, je lui donne ma tête à couper pour re-
« connaître sa victoire. » C'était, à ce qu'il paraît, la formule ordinaire et
passablement dangereuse de ces sortes de défis. Quelques jours se pas-
sèrent sans que personne répondît à cette insolente provocation , et le
Lokâyata pouvait déjà se flatter d'avoir au moins le triomphe du silence,
quand le Maître de la Loi envoya de l'intérieur du couvent « un homme
upur, » un religieux, avec ordre de détacher cet écrit. Puis lui même, il
le déchira et le foula aux pieds. Quand le brahmane apprit à qui il
avait affaire, il refusa de se mesurer avec le Maître de la Loi; mais
Hiouen-thsang le força de comparaître devant Çîlabhadra et les princi-
' 11 est deux fois question des Lokàyatas ou Lokayalikas dans le Lotus de la bonne
loi. Voir la traduction de M. E. Burnouf, pages 168 et a8o, et la note page /109.
Les Lokâjatas appartenaîcnt à la secte athée des Tcbàrv^kas. Le Bouddha criiiquail
s^èreroent leur doctrine.
562 JOURNAL DES SAVANTS.
paux religieux; et, en leur présence, il réfuta les opinions de toutes
les écoles hérétiques, bhoûtas, nirgranthas , kâpâlikas, saYikbyîk&s,
veiçéshikas, etc., avec une telle force et une telle ironie, qfte le brah-
mane atterré resta longtemps sans pouvoir proférer un mot. Enfin, il se
leva et dit : «Je suis vaincu; vous êtes libre de profiter de ma première
«convention. — Nous autres enfants de Çâkya, lui dit le Maître de la Loi,
«nous ne faisons jamais de mal aux hommes. Aujourd'hui je me borne
« à vous prendre h mon service, comme un esclave soumis à toutes mes
0 volohtés. » Le brahmane, transporté de joie d'en être quitte à ce
prix, le suivit avec respect, et il louait avec enthousiasme tout ce qu'il
venait d'entendre. Hiouen-lhsang le garda quelque temps auprès de
lui, et lui rendit la liberté en ayant même le soin délicat de relever A
cette occasion son orgueil , qui avait été si rudement humilié.
Cependant tout se préparait pour la grande lutte à laquelle devait
présider Çîlâditya en personne. HioUen-thsang s'y était disposé pour
sa pari en combattant point par point, dans un ouvrage intitulé : Traité
pour réfuter les mauvaises doctrines, celui qu'avaient présenté au roi
les partisans du Petit Véhicule. Le rendez-vous était dans la capitale de
Çîlâditya, Kanyâkoubdja, la Canoge actuelle, au confluent du Gange et
du Kalini. Le Maître de la Loi s'y rendit en compagnie du roi, qui le
comblait de prévenances. On était au dernier mois de l'année. Bientôt
on vit arriver dix-huit rois de l'Inde centrale, tous tributaires de Çîlâ-
ditya, trois mille religieux versés dans le Grand et le Petit Véhicule ,
deux mille brahmanes et hérétiques, et environ mille religieux du cou-
vent de Nâlanda. Sur la place de l'assemblée, on avait construit deux
vastes bâtiments couverts de chaume poiir y placer la statue du Boud-
dha, et recevoir cette multitude. Le jour venu, les cérémonies saintes
commencèrent avec l'aube. D'abord on promena en grande pompe une
statue d'or du Bouddha qui avait été fondue tout exprès : elle était por-
tée sous un dais précieux par un grand éléphant. Çîlâditya , tenant un
chasse-mouche blanc, marchait à droite sous le costume d'Indra; à
gauche marchait , sous \^ costume de Brahma , un roi tributaire .
Koumâra, autre admirateur de Hiouen-thsang. Deux éléphants sui-
vaient le Bouddha, chargés de corbeilles de fleurs rares qu'on répandait
à chaque pas. Le Maître de la Loi et les officiers du palais, montés
sur de grands éléphants, avaient reçu l'invitation de se tenir en rang
derrière le roi; enfin, les rois tributaires, les ministres et les reli-
gieux les plus célèbres s'avançaient des deux côtés de la route, chan-
tant des louanges; ils étaient portés par trois cents éléphants. Le cor-
tège n'avait pas moins d'une demi-lieue à faire en partant de la tente
SEPTEMBRE 1855. 563
de voyage du roi. A la porte de l'enceinte , tout le monde mit pied à
terre, et la statue fut placée sur un trône précieux dans le palais qui lui
était destiné. Çîlâdilya lui offrit d'abord ses hommages de concert avec
Hiouen-ihsang; et l'on inti'oduisit ensuite l'assemblée. Elle devait se
composer, outre les dix-huit rois , de mille religieux les plus illustres et
les plus savants, de cinq cents Brahmanes et hérétiques, enfm des mi-
nistres et grands officiers au nombre de deux cents. Le reste de la foule,
qui ne pouvait entrer, dut se ranger silencieusement hors de l'enceinte.
Après un magnifique repas, servi à tout le monde sans distinction, et
après que les présents les plus riches eussent été distribués A Hiouen-
thsang et aux religieux, le roi pria le Maître de la Loi de présider la
conférence, de faire l'éloge du Grand Véhicule, el d'exposer le sujet de
la discussion.
Hiouen-thsang ordonna d's^bord à un religieux du couvent de Na-
landa d'aller faire connaître ses prolégomènes à la multitude, et il en
fit écrire à part une copie qu'on suspendit à la porte de l'enceinte afin
4e les offrir à l'examen de tous les assistants. Il ajoutait au bas, comme
l'avait fait naguère le brahmane vaincu par lui : « Si quelqu'un trouve
uici un seul mot erroné et se montre capable de le réfuter, je lui don-
« nerai ma tête à couper pour lui prouver ma reconnaissance. » Quoi-
que excités par ce défi solennel, pas un seul des adversaires n'osa prendre
ia parole pour comb^^tre les ai^uments du Maître de la Loi. Le len-
demain et les jours suivants, on rccommen<;a toutes \e& pompes et. les
cérémonies de la veille. Hiouen-thsang maintint et développa les thèses
posées par lui : même silence de la part des hérétiques. Le cinquième
jour, voyant qu'il avait renversé les principes du Petit Véhicule, ils en
conçurent une haine profonde; et, à défaut d'armes plus loyales, ils for-
mèrent un complot contre sa vie. Çilâdilya se chargea de le défendre
par un décret sévère, menaçant les perturbateurs des châtiments le&
plu^ rigoureux. De ce moment, les partisans de l'erreur s'csquivèrenf
et disparurent, et la lutte annoncée avec tant de bruit ne put s'engagort
Di.x-buit jours se passèrent dans une vaine attente. Persoime n'osa oup
vrir la bouche ni discuter. Le soir du jour où l'assemblée devait se dis-
perser, le Maître de la Loi exalta de nouveau la doctrine du Grand
Véhicule, el loua les veitus du Bouddha avec tant d'enthousiasme,
qu'une multitude d'hommes abandonnèrent les vues étroites du Petit
Véhicule pour embrasser lc8 5ul)limes principes du Grand. ' t! .
Hiouen-thsang était victorieux; ÇUàditya et les autres rois vou-
lurent le récompenser par des dons immenses en or et en argent. Il ne
çoDseatit à rien recevoir; et, aussi modeste que désintéressé, c'est à
564 JOURNAL DES SAVANTS.
peine èi. pour se conformera l'antique usage, il accepta le triomphe
décerné dans ce cas au vainqueur. Monté sur un éléphant richement
équipé, et escorté par les dignitaires les plus éminents, il fit le tour de
la multitude, et le roi lui-même le tenant par son vêtement, cria à
haute voix : «Le Maître de la Loi de Tchina (la Chine) a établi avec
«éclat la doctrine du Grand Véhicule et il a renversé toutes les erreurs
«des sectaires. Depuis dix-huit jours, il ne s'est trouvé personne qui
«osât discuter avec lui. Il faut qu'un tel triomphe soit connu de vous
«tous.» La multitude ravie de joie lui décerna le titre de Dieu du
Grand Véhicule (Mahâyânadéva), et les partisans du Petit Véhicule,
tout humiliés qu'ils pouvaient être , le nommèrent par respect le Dieu
de la Délivrance (Mokshadéva). Çîlàditya, en souvenir de cette victoire,
fit déposer la statue d'or du Bouddha dans le couvent de Nâlanda, avec
une grande quantité de vêtements et de. monnaies précieuses, et il en
confia la garde aux religieux.
Au comble de la faveur, de la gloire et de la science, Hiouen-thsang
n'avait plus qu'à quitter l'Inde et à retourner dans la Chine, chargé de
toutes les richesses saintes qu'il avait pu réunir dans ses longues re-
cherches. Il prit donc congé des religieux de Nâlanda, emporta des
livres et des statues qu'il avait recueillis et il ferma ses conférences.
Avant son départ, il dut, sur les pressantes instances de Çîlàditya, l'ac-
compagner dans le royaume de Prayâga (Po lo-sye-kia) pour assister à
la grande distribution des aumônes que ce roi faisait tous les cinq ans
dans la vaste plaine située au confluent du Gange et de la Yaraounâ. Il
n'y avait pas moins de cinq cent mille personnes, disent les biographes
de Hiouen-thsang, qui recevaient les libéralités royales.
Enfin Çîlàditya permit à Hiouen-thsang de reprendre le chemin de
la Chine. Un des rois de l'Inde du Nord se chargea de faire transporter
jusqu'à rindus les livres et les statues. Après avoir revu Takshaçila, le
pèlerin passa lui-même le fleuve, où, par un accident fâcheux, il perdit
une cinquantaine de manuscrits et les graines rares qu'il rapportait
pour les transplanter en Chine. Mais il put faire recopier dans le royaume
d'Oudyâna les ouvrages qu'il avait perdus, et la sainte collection qui
était le but véritable de son voyage ne fut en rien amoindrie ni dépré-
ciée. Hiouen-thsang ne repassa point par le Kachemire, où il avait jadis
séjourné suffisamment. Il prit par le royaume de Kapiça et traversa une
seconde fois les montagnes neigeuses (Hindou Kouch)avec les mêmes
dangers qu'il avait afliontés heureusement quinze ans auparavant. Cette
fois encore il se tira de tous les périls ; mais sa caravane s'était succes-
sivement réduite, et elle ne se composait plus que de sept religieux,
SEPTEMBRE 1855. 565
vingt domestiques, un éléphant, dix ânes et quatre chevaux. A la des-
cente des montagnes, il arriva aux royaumes d'Antarava (Anderab) , et
de Khousta , qui avait fait partie autrefois du royaume de Toukhara. De
là continuant sa marche au nord-ouest, il^traversa le fleuve Vakshou,
rOxus; et, se dirigeant ensuite à l'est, il s'avança presque sans détours
vers les frontières de la Chine , par les royaumes de Mounkan , Sighnak,
ia vallée de Pamir (Po-mi-lo), les monts Tsong-iing, le royaume de
Khachgar, et celui de Tchakouka. Dans le Koustana \ ie Khotan actuel ,
il trouva une population dont les mœurs honnêtes et douces contras-
taient avec celles des peuplades voisines. Elle était pleine de respect
pour la loi du Bouddha, qui, disait-on, avait été, dans les temps anciens,
apportée de Kachemire par Tarhân Vairotchana. Les habitants du
Koustana estimaient Tétude et aimaient la musique; les caractères
d'écriture dont ils se seiTaient étaient à peu près ceux de l'Inde, quoique
la langue fût différente; ils étaient fort industrieux, et les étoffes qu'ils
fabriquaient s'exportaient au loin. Hioucn-thsang résida plusieurs
mois dans ce pays en attendant une réponse à la lettre qu'il avait écrite
au roi de Kao-tchang, qui, au début de son voyage, avait voulu le retenir
malgré lui et n'avait cédé qu'en lui arrachant la promesse d'une visite
au retour.
Après avoir traversé l'ancien royaume de Toukhara (Tou-ho-lo) et
avoir fait divers détours, il atteignit enfin les frontières de ia Chine
et revit son pays.
A peine arrivé à Cha-lcheou , il se hâta d'adresser une letli'e à l'Em-
pereur qui résidait à Lo-yang, craignant de l'avoir irrité en exécutant
son voyage sans permission. Mais l'Empereur, qui s'était fait rendre
compte des succès de Hiouen-thsang , se montra plein de bienveillance;
et il fit donner l'ordre au comte du royaume de Liang, gouverneur
de la capitalede l'Ouest, Si-'an-fou, de le recevoir avec tous les honneurs
dus â sa piété et â son mérite.
Le voyage du pèlerin était terminé; mais l'œuvre du missionnaire ne
l'était pas. Il lui restait â faire connaître à sa patrie les livres sacrés
qu'il rapportait de l'Inde, et cette tâche, quoique en apparence plus
facile, ne laissait pas que d'être encore bien pénible., Elle avait aussi
ses fatigues et ses périls. Hiouen-thsang, dans un voyage qu'il estimait
lui-même à cinq mille lieues, et qui avait duré près de dix-sept ans,
avait recueilli les matériaux les plus abondants et les plus précieux. Il
' Koustana est composé de deux mots sanscrits Kou staoa, mamelle de ia terre.
Sur cette étymologie, on avait bâti une légende absurde qu'on peut lire dans l'His-
toire <U Hiouen-thsang , p. 279.
72
566 JOURNAL DES SAVANTS.
lui fallait maintenant les mettre en usage , et c'est à ce labeur qu'il de-
vait consacrer le reste de ses forces et de sa vie.
BARTHÉLÉMY SAINT-fflLAIRE.
[La suite à an prochain cahier.)
1° LeXICON ETYMOLOGICUM LINGVARUM ROMANARUM, ITALICjE, his-
PANicM, gallicjE, par Friederich Diez.Bonn, chez A. Marcus,
i853, 1 voL in-8°.
2® La langue française dans ses rapports avec le sanscrit
ET avec les autres LANGUES INDO-EUROPÉENNES , par Louis
Delatre. Paris, chez Didot, i854, t. I", in-8°.
3** Grammaire de la langue d'oïl, ou grammaire des dialectes
français aux xii' et xiii' siècles, suivie d'un glossaire contenant
tous les mots de l'ancienne langue qui se trouvent dans l'ouvrage,
par G. F. Burguy. Berhn, chez F. Schneider et comp., t. I",
i853, t. II, i85ii (le troisième et dernier est sous presse).
4° Guillaume d'Orange, chansons de geste des xi^ et xii' siècles,
publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III ,
roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkhloet, professeur à la
Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus NyhofF, i864,
2 vol. in- 8°.
5° Altfranzôsiscbe Lieder, etc. [chansons en vieux français , cor-
rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons
en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et
un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Màtzner. Berlin ,
chez Ferd. Dùmmler, i853, i vol. in-8*'.
QUATRIÈME ARTICLE ^ . •' .
Le travail de M. Diez sur l'étymologie des langues romanes est des-
* Voyez, pour le premier artide, le cahier d'avril, page ao5, pour le deuxième,
celui de mai, page 298 , et, pour le troisième, celui d'août, page ^98.
SEPTEMBRE 1855.' 567
tiné à être beaucoup consulté, aussi j'en prolonge l'examen, me plai-
sant à discuter avec un auteur muni de tant d'informations sur le sujet
qu'il traite , et si habile à en tirer parti.
Bachelier, bas latin hmcalarim, italien baccalare, provençal bacalar,
ancien catalan batxeller, espagnol bachiller, portugais bacharel, est un
mot sur lequel M. Diez n'a rien essayé. Il se contente d'écarter des
étymologies anciennement données : bas chevalier, que ne permettent ni
l'histoire du mot ni la grammaire; et bacalas, qui , avec un mot celtique
de même signification, gaélique bachall, irlandais bacal, conviendrait
très-bien pour la forme, mais qui ne s'appuie, quant à la liaison lo-
gique des deux sens, que sur des présomptions tout à fait incertaines.
Il va sans dire qu'il n'y a ici à faire aucun compte de baccalaareas. Ba-
chelier a eu, entre autres acceptions, celle de gradué dans une faculté;
et, cherchant une étymologic au mot pris ainsi, on l'a décomposé,
contre toutes toutes les lois de l'analogie, en baccalaareas, comme s'il
venait de bacca laari, baie de laurier. Le sens primitif du bas latin bacca-
larias est tout autre que étudiant doté d'une palme; et, si on l'avait
connu, on n'aurait songé nia laurier ni à baie. Le baccalarias était celui
qui tenait une baccalaria, et baccalaria, usité, comme le fait remar-
quer M. Diez , dès le ix* siècle , voulait dire une espèce de bien rural
que le bachelier avait à cens. Il était donc compté parmi les gens de
la campagne, quoique d'un rang plus élevé que ceux qui, tenant un
manse, étaient assujettis aux œuvres seniles, et on peut le définir un
vassal d'un ordre inférieur. A côté de cette signification, il a encore
celle de jeune guerrier qui n'est pas encore chevalier. Puis il y eut des ba-
cheUers d'église, qui étaient des ecclésiastiques d'un degré inférieur; il
y eut, dans les corporations de métiers, des bacheliers qu'on nommait
aussi janiores, et qui géraient les petites affaires de la corporation;
enfin, et par le même mouvement d'idées, naquirent les bacheliers des
facultés. De là aussi, par une autre extension, bachelier prit le sens
d'homme jeune non marié et, en général , de célibataire, sens qui est resté
celui du mot anglais bachelor. Avant d'aller plus loin, remarquons qu'il
faut tâcher de découvrir, dans quelqu'une des sources des langues ro*
mânes, un mot qui ait eu une double signification, celle de vassal et
celle de guerrier. Or vassal lui-même nous offre cette double qualité;
d'une part il signifie celui qui est subordonné féodaiement; et, d'autre
part, il veut dire courageux guerrier; vassclage est constamment usité
pour valeur et prouesse; les chansons de geste sont pleines de l'emploi
de ce mot. Déjà on trouve dans Ducangc baccalaria rapproché de
vasselerie, fief. Mais une indication de ce genre ne suffit pas; il manque
73-
568 JOURNAL DES SAVANTS.
des formes intermédiaires, je vais essayer d'en retrouver. Nous avons
un vieux mol, non encore complètement tombé en désuétude, qui me
servira à cet effet; c'est bachelette; il est évidemment congénère de ha-
chelier, et signifie jeune fille, comme l'autre signifie jeune homme. Mais,
à côté de bachelette, on trouve une forme différente, à savoir baisse-
lete; par exemple dans ['Oastillement aa Vilain, p. 16, parlant des en-
fants qui vont naître dans le ménage .:
Et se ce est vallet (un garçon),
Si lui quiere un auget ;
Et se c'est baisselete,
Si lui quiere minete.
Et dans le poème de Du GuescUn :
Or avant, baisseletes , ce lor disoit Bertrand ,
La plus pauvre de vous aurez assés vaillant.
Le changement de t; en 6 ne fait pas une très-grande difficulté, car
on trouve dans Ducange bassallas pour vassallas; mais ce qui en fait
bien davantage, c'est le changement des deux 5 en c. Il est certain, par
la comparaison de bachelette et baisselete, que les deux s ont pu se chan-
ger en ch. Une fois celte permutation faite, le ch se change facilement en
c dur ou k\ aussi Ducange offre-t-il la forme baquclarius. Telle est la
conjecture que je propose; ce qui me semble particulièrement
l'appuyer, c'est le double sens qu'a bachelier, comme vassal et comme
jeune guerrier, et l'existence d'une forme où la double ss est remplacée
par le ch.
' Bachele ou baissele, d'où le àiminut\( bachelette ou basselete, a été
pour M. Diez l'occasion d'un rapprochement différent. 11 ne parle pas
de bachelier, soit qu'il n'y ait pas songé , soit qu'il fait rejeté ; et il aura pu
le rejeter, parce que, bachelierou baccalarias venant directement de bâche-
lerie ou baccalaria, sorte de fief, bachele ou baissele, qui est plus court,
n'en peut venir. Mais je pense que, ddius bachele , on a un mot plus voi-
sin de l'étymologie et produisant bachelerie, comme vassallas produit
d'une part vasseleria et d'autre part vasseletas, d'où vaslet, varlet, valet,
qui voulait dire, à l'origine, un jeune homme. M. Diez cherche un rap-
port entre bachele et bagasse. Je crois qu'en effet il en existe un , mais
non de la manière qu'il le conçoit. Suivant lui, bachele conduit à ba-
gache, qui est le primitif, et pour lequel il n'a que de vagues conjec-
tures entre le kymri bach, petit, fet deux mots arabes, l'un signifiant
honteux, l'autre signifiant servante. Bagasse est la forme italienne ou
SEPTEMBRE 1855. 569
provençale hagascia, hagassa, reprise en français; la forme ancienne
était baasse , baiasse , ou baesse :
Sire, serjant, baiasse ou dame (La Rose, i i,iao) ;
Il n'ont baasse ne sergent {Ruleb. 1 38) ;
Baasse, ib. 2 , 16.
H signifie simplement servante , domestique , sans aucune acception dé-
favorable. C'est ce sens de subordonné, de serviteur, se retrouvant dans
bachelier, dans vassal , qui me semble mettre sur la voie et indique un
radical commun. Je suppose donc que baasse ou bagassa est une contrac-
tion pour bacalasse ou bacalassa, qui a donné bagassa ou, en vieux fran-
çais, baasse.
En définitive, je pense qu'il y a deux séries de mots: ceux-ci com-
menç-ant par b et ceux-là par v, et ayant les uns et les autres la double si-
gnification de serviteur et déjeune, et se rapportant à un primitif i;a55a/-
las, vassas, qui est d'origine celtique. On objectera que le changement
de V en 6 n'est pas très-commun. Mais, d'une part, les mots tirés du cel-
tique forment une catégorie trop petite, et nous connaissons trop mal
les forages anciennes de cette langue, pour que nous puissions beaucoup
raisonner sur les permutations de lettres; et, d'autre part, le b pour le
V se trouve dans berger àe vervicarias, quand bien même, ce qui est dou-
teux, berbex serait dans Pétrone au lieu de vervex, car cela montrait
déjà une tendance à substituer le 6 au v; il se trouve dans le provençal
berrolh à côté de verrolh. Bien entendu , pour cette difficulté de changer
le V latin en b, il s'agit du français et du provençal.
Au mot italien aria, M. Diez place notre mot débonnaire, que Ménage
tirait fautivement de la préposition de et de l'italien bonario, qui existe
réellement, mais qui n'a rien à faire ici. Car, quand, à côté de débonnaire,
on trouve, dans les vieux textes, de mal aire, de put aire, il faut bien re-
connaître un radical commun qui constitue la finale de tous ces adjec-
tifs. Air en français, aire en provençal, aria en italien, signifient à la
fois le gaz qui constitue l'atûiosphère et manière. De là , d'après M. Diez ,
ii est possible que ce soient deux mots qui sont confondus en un et qui
n'ont rien de commun ; et il se demande s'il ne faudrait pas rattacher
air avec l'acception de manière à l'allemand art, qui a le même sens.
Aire, dans l'ancien français, signifie demeure, famille; témoin ce vers
cité dans Ducange :
: , Nés fu de Mazovie'el norri de vostre aire.
r/M/ !tr. ,
D'oà'ies adjectifs débonnaire, deputaire, etc. Il en est de même du pro-
570 JOURNAL DES SAVANTS.
vençal aire. Aire, avec l'acception de famille, genre, manière, vient,
suivant moi, de area qui, signifiant espace de terrain, a signifié, par
suite, demeure et famille, ou, à cause du genre (quoiqu'on pût facile-
ment admettre un changement de genre, et un aream au lieu d'area), il
vient du bas latin arum, territoire. Maintenant, quel est le rapport
entre air et aire? Air, comme le spiritas des Latins, qui signifie courage
(et c'est une remarque de M. Diez), a pu prendre le sens de tenue hau-
taine, décidée, et de là venir à celui de manière; mais il y a tout lieu
de soupçonner une fusion entre air et aire, fusion qui a facilement
introduit sous la rubrique air le sens manière , et qui a fait perdre à aire
son e et l'a assimilé à air.
Suivant M. Diez, grimoire rappelle un mot germanique grima, qui
signifie masque, spectre, et qui est réellement le radical de grimace. On
manque de tout texte intermédiaire qui témoigne d'une liaison entre
grima et grimoire. Aussi, je me range du côté de M. Génin, qui, dans
son édition du Patelin, regarde grimoire comme une forme de grammaire.
Guillemette, en parlant d'un homme habile, dit :
Aussi a il leu de gramaire,
Et aprins à clerc longue pièce. V. 18. *"
Les variantes portent grimaire et grimoire, et M. Génin ajoute . liGri-
« moire n'est autre chose en effet que grammaire défigurée. Dans Bau-
«douin de Sebourg, poème du xiv* siècle, l'archevêque de Reims, en-
ce voyé par lé roi pour traiter de la paix avec le redoutable Baudouin,
« s'informe où il pourra le trouver. Baudouin paraît tout à coup devant
«lui : 'i jo ii , .
Et H bastart s'escrîe : « Vez me chi , biaus amis.
t Lut avés de gramare; je sui ii anemis (xx, p. a4a)-
'. . II.
«Il fait allusion à ces histoires, si répandues au moyen-âge, de curieux
«qui, lisant imprudemment dans le grimoire d'un sorcier, avaient fait
« apparaître le malin esprit. Vous avez lu dans la grammaire , dit Bau-
«douin en plaisantant, vous avez évoqué le diable : me voilà!» Si on
trouvait quelque difficulté à cause de la mutation d'aire en oire, on
n'aurait qu'à se rappeler le mot armoire, qui, dans les anciens textes,
est aumaire, de armariam. ,>î'i
Notre mot foateau, hêtre, est tiré par M. Diez àef astis, bâton. Ge
sont là des inadvertances que je ne relèverais pas si le livre de M. Diez
nei devait pas avoir une grande autorité parmi ceux qui s'occupent des
langues romanes; le lecteur n'y doit voir qu'un erratum, qu6 M. Diez a
SEPTEMBRE 1855. 571
oublié de relever et que je note ici. Ménage a donné la vraie étymologie ,
c'est fagas qui a fourni l'ancien mot fou ou faa, d'où un diminutif, sans
idée de diminution, /oafeau, comme sureau, de l'ancien français sea,
mot directement venu du latin salix.
«On pourrait songer, dit M. Diez dans l'article Chenille, à catenula
u{cat€nicula), à cause du corps composé d'anneaux isolés, si cette inten-
« tion n'était pas trop anatomique. Aussi, faut-il préférer canicula, vu que
« plusieurs têtes de chenilles ont <le la ressemblance avec des têtes de
« chien. » Sur quoi il fait remarquer que, dans le Milanais, on appelle le
ver à soie can ou cagnon, et, dans des patois lombards, la chenille,
gatta, gattola, ce qui doit signifier chatte. Cela n'est pas douteux; et,
aujourd'hui encore, en Normandie, la chenille se dit chattepeloase ,
c'est-à-dire une chatte velue; et chattepeloase est devenu l'étrange nom
de la chenille en anglais, Caterpillar.
Buste, italien, husto, provençal, hast, est, dit M. Diez, un mot d'o-
rigine douteuse. On trouve dans Ducange husta, avec le sens de tronc
d'arbre, et le tronc d'arbre peut très-bien se comparer au tronc du
corps. Bustum, du latin, n'offre pas de prise, et de bûcher, monument
funéraire, à tronc du corps, il y a trop loin pour que l'on passe de
l'un à l'autre sans chaînon mitoyen. M. Diez écarte sans discussion
l'allemand brast, anglais breast, et il se demande, après Ferrari, si l'ita-
lien basto (et, avec lui, les vocables des autres langues romanes] ne serait
pas le même que fasto (par uq changement de Vf en 6); fusto, qui
\ient de fustis ,hhlon , est notre moi fût, et, à côté de ce sens primitif,
il a celui de buste, de taille; mais ceci est trop peu appuyé pour qu'on
insiste beaucoup; et, quant à moi, malgré la condamnation de M. Diez,
je reviens à l'opinion de Ménage, qui avait indiqué l'allemand brast.
Ce qui me décide, c'est que, dans le provençal, il y a non-seulement la
forme bust, mais encore les formes brac, brusc, brat, oii l'r figure; on
est difficilement autorisé, dans l'explication d'un mot obscur, à suppo-
ser l'introduction d'un r, quand le radical n'en a point; au lieu que la
suppression de cette lettre se conçoit, particulièrement dans un mot
déjà chaîné de consonnes.il y a, dans l'ancien français, le mot bu, qui
a exactement la même signification. Il se rencontre continuellement
dans les chansons de geste; et les chevaliers ne font autre chose, sur
le champ de bataille où ils déploient leur valeur, que, à leurs ennemis
.... Le chief del bu tolir.
Bu, qui fait au sujet li baz, ne peut être le même que l'italien ou le
provençal qui, au radical, ont une s et un <; autrement, il ferait au
572 JOURNAL DES SAVANTS.
régime busi, comme oz, armée, fait au régime ost. Je le rapproche du
mot du pays de Come, bagh, tronc du corps, cité par M. Diez à l'ar-
ticle Buco, et je le tii^e, avec lui, du germanique : ancien haut allemand,
bûh, allemand moderne, hauch, ventre. Celte circonstance me paraît
expliquer les triples formes hu, bust et brut; il s'est fait, ce qui arrive,
confusion entre deux racines ayant des sens avoisinants, bûh et brast.
Nous écrivons présentement powîs par un d; c'est, comme le remarque
M. Diez, une fausse orthographe fondée sur une fausse étymologie.
Nos aïeux écrivaient pois , provençal, pes, pens, italien, peso. C'est qu'en
effet, ainsi qu'on le voit du premier coup d'oeil par ces rapproche-
ments, il vient non de pondus, mais de pensum. On remarquera ici,
à côté du substantif poitfc , le verbe peser, l'adjectif /^e^anf. Dans l'an-
cienne langue parlée sur les bords de la Seine et dans ce qu'on appe-
lait rile'de France, on disait pois, poiser, poisant; dans l'ancien normand,
on disait peis, peser, pesant. Ces immixtions, qui rompent l'analogie,
sont curieuses à observer.
M. Diez a la.coutmne, très-louable sans doute, de faire d'abord tous
ses efforts pour trouver à un mot roman une racine latine; puis, ce
n'est qu'après des tentatives infructueuses qu'il se met en quête dans
l'allemand ou dans le celtique. Il me semble que, parfois, cette tendance
l'emporte trop loin, et qu'il néglige, pour la suivre, des dérivations
plus vraisemblables que la dérivation latine. Pour lui, frayeur, effroi,
effrayer, provençal ,/mor, esfrayar, esfreidar, viennent àefrigidus. Il n'est
pas douteux que la forme des mots comporte une telle étymologie.
Pourtant , il y a , dans le provençal et dans le français, toute une série de
mots qui ont gardé le sens du latin et qui diffèrent de ceux-ci. Mais,
surtout, ce qui m'empêche d'adopter l'opinion de M. Diez, c'est la signi-
fication , pour laquelle il faut franchir la distance considérable qui est
entre froid et frayeur. Au lieu que les langues germaniques offrent un
radical pleinement satisfaisant pour le sens , et satisfaisant aussi pour la
forme; c'est l'anglais to fright et tofray; l'allemand /arc/i/m. On a com-
posé, avec ce radical, frayeur, ef-froi, ef -frayer, comme, avec le radical
allemand magan, pouvoir, on a tiré émoi, ancien français esmai, esmaier.
M. Diez a ici très-bien résisté à la tentation de suivre Ménage et de s'en
prendre avec lui au verbe movere. Je pense qae frigidus n'est pas plus
autorisé Tpour frayeur.
Guivre est un ancien mot français qui signifiait serpent, et qui est
resté un terme de blason. Il vient incontestablement de vipera; mais,
suivant M. Diez, il en vient non pas directement, mais par l'intermé-
diaire d'un mot de l'ancien haut allemand wipera. De même guêpe a
SEPTEMBRE 1855. 573
pour origine vespa, mais par l'intermédiaire de l'allemand. En un mot le
gu français suppose un w allemand, et ne répond pas au v latin. Cette
interposition de l'allemand entre le français et le latin dans des mots
qui proviennent si manifestement de celui-ci est-elle nécessaire? Pour
soutenir cette thèse à l'égard des autres mots où le v latin est, en
français, changé en un ^, on peut dire que (jué vient non pas du latin
vadum, mais de l'allemand waien; c'est aussi ce que fait M. Diez. Quant
à vulpccula, qui a donné goupille ou, par transposition de genre, goupil,
et dans lequel aucun mot allemand ne s'interpose, on peut arguer que
la syllabe vu, à l'oreille romane, a représenté un w germanique.
Mais il faut absolument renoncer à celte hypothèse et reconnaître que
le V latin a pu se changer en g dans le français , le provençal et l'italien.
Tel est ^amc, italien ^ua/na, qui vient de va^ma, etjfui qui vient de viscum.
II n'y a donc aucune raison pour ne pas rattacher directement à l'inter-
jection latine vœ l'interjection française gwai, italien et espagnol guai,
sans passer par l'ancien haut allemand we. Il me paraît certain , par ces
faits, que l'oreille romane a été entraînée à une certaine confusion
entre le v latin et le w germanique.
Vericle, substantif féminin, est un terme de joaillier et signifie une
pierre fausse contrefaite avec du verre ou du cristal. M. Diez le tire de
vi^ricu/um , verre , avec un changement de genre. Mais le changement de
genre est moderne, car ce mot, qui appartient à l'ancien français, y est
masculin. Ducange en rapporte des exemples qui sont du xv* siècle : une
croix d'argent doré et un bericle ou pié pour mettre reliques ; et : demanda
icellui (juelle pierre c' estait, et le suppliant dist que cestoit cristail ou bericle.
Ceci est un cas de plus où l'on voit le v latin se transformer en b dans
le vieux français.
Suivant M. Diez, se vautrer est l'équivalent de l'italien voUolare, qui
a la même signification, et il vient, comme lui, de volvere. Le mot est
très-ancien dans le français; on le trouve dans un poëme du xn* siècle.
Raoul de Cambrai : Le dextrier
Trois fois se viutre, sorirs pi(^s se dressa.
Si fort henni que la terre scnna. (V. i33.)
Nulle part on ne ie trouve écrit sans r; puis la forme viutre semble
moins désigner un radical en a, qu'un radical en e. Or ce radical me
parait être l'ancien français vicutre, italien veltro, chien; et, dans cette
opinion, se vautrer voudrait dire se rouler comme un chien.
Bélier est tiré par Ménage de vellarius, de vellus, toison , comme étant
l'animal à toison par excellence. Le changement du v en 6 n'est pas
73
574 JOURNAL DES SAVANTS.
un obstacle absolu; mais, à cette étymologie, il manque des mots où, de
fait, vellus ait été employé, et qui la soutiennent. Puis, à côté de bélier,
nous trouvons helin, qui est le nom du mouton dans le roman du Re-
nart. Ducange a un texte du xv* siècle où belin est employé comme ad-
jectif : pluseurs heiifs, hestes belines et porcines; et l'article où il cite cet
exemple, est balens , mot expliqué dans un vieux lexique par brebis.
Rien de tout cela ne peut s'accorder avec vellarius. Aussi, j'avais pensé
avec d'autres que bélier et belin venaient de bêler. Mais M. Diez a singu-
lièrement ébranlé ma confiance en cette dérivation. Il rappelle le mot
belière, qui signifie l'anneau placé au dedans d'une cloche, pour tenir
le battant suspendu, et qui est en bas latin belleria. Belleria conduit à
bella, qu'on trouve, en elfet, dans un glossaire, avec le sens de cloche
et qui est l'anglais bell. On le voit, bélier tient, pour la forme, de bien
près à belière. A la vérité, on pourrait objecter que ce sont deux mots,
qui, bien que distincts, sont venus se confondre; c'est ainsi que cousin
parent et cousin insecte, quoique identiques en apparence, n'ont pour-
tant rien de commun; fun vient de consobrinus , et l'autre de calicinus.
De même louer, donner des louanges, et Umer, donner à ferme, sont
tout à fait étrangers l'un à l'autre, celui-là représentant laudareet celui-ci
locare. Mais ici, dans notre cas, le sens intervient d'une manière frap-
pante. On a fhabitude d'attacher des clochettes au cou de certains ani-
maux; en hollandais, il y a bel-hamel, le mouton à la sonnette, en an-
glais bell-wetker, le bélier à la sonnette. Vu ces rapprochements, je suis
tout disposé à suivre l'opinion de M. Diez.
Il n'en est pas de même pour poêle, dais et drap qu'on étend sur la
tête des mariés. M. Diez rejette palliam, qui est l'étymologie ordinaire ,
et indique, pour le premier sens, petaluni, qui, dans le bas latin , signi-
fiait une feuille d'or que l'on étendait sur la tête du pape; et, pour le
second sens, il n'indique rien. Je crois, comme Ménage, que c'est,
dans les deux cas, le même mot dérivé de palliam. Sans doute, palliam
a donné paile, et c'est la forme que l'on trouve dans les anciens textes;
mais il ne faut pas se laisser tromper par l'orthographe moderne; poêle
n'est pas autre chose que poile, et poile, à son tour, est seulement une
autre prononciation de paile, comme Je vois pour je vais, je fois pour Je
fais, raier et roier, où l'a se trouve également dans le radical latin, et
émoi, anciennement esmai, où l'a se trouve dans le radical germa-
nique.
C'est une remarque du même genrti que me suggère le mot pieu.
M. Diez, se demandant s'il vient d'espiea, observe qu'une telle aphérèse
est fort rare, et qu'il ne faut y recourir que là où la langue se refuse à
SEPTEMBRE 1855. 575
une ëtymologie directe. Puis, supposant qu'il y a un ancien mot fran-
çais pieil, il le rattache à une forme non laline^ piculus, et à piquet, pic.
Je ne sais s'il y a une forme pieil; mais j'ai rencontré très-souvent peu,
pan, pou, qui veut dire bâton, brin. Par exemple, à pex agus (Roncis-
vals, p. i56), et : alloient les paux jusque à la rivière (Juvénal des Ur-
, sins, ch, VI, 1619)- Peu ou pou vient du latin pa/u5. Quant à pieu, ce
n'est qu'une forme de la prononciation, forme qu'on trouve même
dans des textes anciens :
Cesl corlil fii moult très bien clos
De piez de chesne agus et gros.
{Renartj laSg.)
Baron est un des plus anciens mots dans les langues romanes. On le
trouve déjà dans la Loi des Allemands et dans celle des Ripuaires. Bien
entendu, il n'a pas le sens qu'on lui donne aujourd'hui. Il signifie
homme, mari, et, par extension, guerrier courageux, et fmalement,
un noble qui porte les armes; d'où vient la signification actuelle. Il
fait, dans l'ancien français, au sujet ber, au régime baron; dans le pro-
vençal , au sujet bar, au régime baro. Mais quelle en est l'origine? La
latinité oifre baro, qui signifie un homme stupide, et le scoliaste de Pei'se
dit que baro est un mot gaulois cl a le sens de goujat, serviteur de
soldats. Quoiqu'il y ait loin entre le sens du mot latin et celui du mot
roman, cependant M. Diez incline à les réunir. H y a, dans l'ancien haut
allemand, un verbe bcran, porter, en anglais, to bear, qui pourrait avoir
fourni le substantif 6ero , porteur, ce qui conviendrait au sens indique par
le scoliaste. De l'acception porteur, portefaix, on serait allé à celle de
garçon vigoureux et fmalement à celle d'homme. Mais tout cela, comme
il en convient lui-même, est une hypothèse, et, j'ajouterai, une hypo-
tlièse peu satisfaisante. D'abord la dérivation ne l'est pas; l'a est dans
les mots romans, car le ber du vieux français n'est qu'une atténuation
de l'a, qui reparaît au régime, et le verbe allemand d'où on voudrait
le tirer a un e; dans l'incertitude générale qui plane sur ce mot, cela
fait une vraie difficulté. Puis la signification n'a rien non plus qui se
prête commodément 5 la déduction. Il y a bien loin de celle de goujat
à celle de vir, de maritus, de virfortis. Si l'on remarquait que vassal ,
varlet, valet, présentent quelque chose d'analogue, on répondrait que
les racines celtiques d'où ces mots proviennent contiennent à la fois
les sens de «ervitci>r et de vaillant. Il faut ajouter que rien n'est plus
incertain que la latinité de ce mot baro. L'orthographe n'en est pas
sûre; et M. liildebrand, dans le Glossaire latin du ix* siècle, qu'il a
73.
576 JOURNAL DES SAVANTS.
publié, attaque fortement la forme haro avec le sens de stupide, et pense
qu'il faut lire varo, ce qui iiiinerait i'élymologie allemande de beraa,
porter. ^i^ . j , v :<; "i!-î,r i^a^
M. Diez rejette absolument le gaélique bar, héros, et il le rejette
comme ne s'accordant pas avec les règles de la flexion des langues fran-
çaise et provençale, attendu que les mots de ce genre, drac, dragon, fel, .
félon, lerre, larron, etc., dérivent seulement d'un thème, latin ou alle-
mand, qui permettait ce déplacement de l'accent, c'est-à-dire d'un
thème qui s'allongeait au cas dérivé : or les langues celtiques n'ont rien
de pareil. Mais pourquoi un mot celtique n'aurait-il pas été assimilé?
d'autant qu'une forme baras, bari, paraît avoir été usitée, puisqu'on
trouve dans la Loi des Allemands : baruni vel feminam ; et baras n'aurait
pu donner baron que par assimilation et métaplasme. Le fait est que
ces assimilations se rencontrent. Le nom propre Petrus a un régime
qui est Perron. J'avoue même que j'irais plus loin , entraîné par la force
de la signification, et que je suis disposé à regarder ber, baron, comme
l'équivalent du celtique fcar, homme, ou du gothique vair, ancien
saxon wer, anglo-saxon ver, veor, qui ont la môme signification. Ces
mots, tant le celtique que l'allemand , se répondent pour le sens et aussi
pour la forme, émanant d'un radical commun qu'on trouve aussi dans
le sanscrit rira, héros. La signification me paraît f emporter sur la dif-
ficulté que fait le b dans le français et dans le provençal. Remarquez
qu'on trouve varones, il est vrai, dans des textes qui proviennent des
environs des Pyrénées, eifarones dans un très-vieil auteur.
Nous venons de voir bcr ou bawn, passer de l'acception générale de
vir, de maritus, à celle de vaillant guerrier et de noble personne ; garçon
n'ofli'e pas de moindres variations en français. D'abord il avait simple-
ment le sens de jeune homme, de semteur; et, dans un texte du
m* siècle, nous trouvons : Ligarz cailli les sajctes. Rois, 8a. Mais, dès
ce temps-là, il se prenait aussi en mauvaise part, comme dans ce vers
de Quesnes de Bélhune :
Fols est el garz qui à dame se fie.
[Romancero, p. 86.)
A côté, le mot garce signifiait simplement une jeune fille. Mais voyez,
la fortune des mots, garçon est redevenu un mot honnête , et garce n'est
plus qu'une injure grossière. Ces exemples montrent, en même temps,
qu'il y a , en français et en provençal , un sujet qui est gars, et un régime
qui est garçon. Les autres langues romanes ont aussi ce mot : italien,
garzone : espagnol, garzon ; bas-latin, garcio. M. Diez en donne une
SEPTEMBRE 1855. 577
ëtymologie toute nouvelle. Il remarque qu'il y a en italien une s(^rie
de mots qui, pour la forme, s'en rapprochent extrêmement. Ce sont :
lombard, garzo, cœur de chou; italien, garzaob,mèmc signification;
milanais, (jarzoéa, bouton de la vigne; lombard, garzon, laiteron ,
sorte de plante. Tous ces mots, il les rattache, avec Muratori, au
latin cardaas, remarquant que, dans l'italien, il y a à la fois cardatorc
el garzatore, cardeur; de sorte que le c latin a pu très-bien se changer
en g. Ceci est certain, M. Diez l'a étabU; carduus est l'origine de cetic
série de mots. Mais, cette première difBculté levée, il en reste encore
une grande, c'est de montrer comment de ces idées on a passé à celle
de garçon. Suivant M. Diez, voici la transition : on compare sans peint'
un enfant, un jeune homme, à quelque chose qui n'est pas développé.
à un bouton, h un trognon; c'est ainsi que les Grecs se sont servis de
KÔpos dans la double acception de branche et de garçon. Cette étymo-
logie de M. Diez, qui est très-bonne quant à la forme, et possible
quant au sens, gagne encore en vraisemblance par la présence simul-
tanée, en italien, de garzone, garron, et du milanais garzon, laiteron.
Gnrs, garçon, italien garzone, supposeraient une forme non latine
cardeo. Cependant, tant qu'on nuura pas trouvé quelque anneau de
plus , il me restera des doutes ; si bien que je ne puis écarter complè-
tement les formes provençales fjuarz, gaarzon, que M. Diez considère
romme de simples erreurs d'orthographe, el qui, en effet, ne s'accom-
moderaient pas bien avec carduus. Le bas hrclon. gwcrc' h , jci\nc fille, ne
me semble pas encore devoir être complètement mis de côté; îe sens le
protège ; quant à la forme, le gw bas breton n'est pas une diflicullé in-
surmontable ; car, quand même, Husant comme M. Diez, on ne tien-
drait aucun compte des formes provençales en gaa, il n'est pas incom-
patible avec ga. On n'est pas autorisé à traiter le celtique comme
l'allemand, pour qui le gu indique un doublé w. Et, de fait, on trouve
que le gwas celtique a donné 105505, vassal, givcrn a donné verne, et
gwalen a donné gaule.
C'est dans le même esprit que M. Diez a traité le mot trouver, pro-
vençal trohar, italien trovare. La langue latine no paraissant offrir aucune
ressource, on s'est adressé à la langue germanique, el on a indiqué
Irejfen, rencontrer, atteindre, qui, dans l'ancien haut allemand, a un
participe trofan. M. Diez objecte qu'on n'a pas d'exemple d'un verbe
roman formé d'un participe allemand, et qu'il n'est pas permis d'en-
freindre une règle pour lever une diflicullé; cl, comme il est habile à
manier le latin et à en extraire les mots et les significations romanes, il
s'est mis à l'œuvre. D'abord la forme était à déterminer : or turbare se
578 JOURNAL DES SAVANTS.
prête très-bien, par une transposition qui n'est pas rare, de iV, à donner
trovare et trouver. Mais le sens? Comme, pour trouver, il faut chercher,
remuer, turbare a pu conduire, par cette transition, au verbe roman.
Cela serait possible, mais resterait toujours hypothétique, si les lectures
étendues de M. Diez ne lui avaient fourni des rapprochements qui pa-
raissent décisifs. La forme trovare se rencontre, dans les langues ro-
manes, avec le sens de troubler, et indique, de cette façon, la liaison
entre le verbe roman et le verbe latin. Ce sont : l'ancien portugais,
trovar, turbare ; le napolitain, siravare, disturbare, et conirovare, contur-
bare. i:- :..';n j-v .u ;/'0 ,■..''■ ') , ^i^:
Dans cet article, j'ai réuni quelques mots d'origine foft douteuse
afin que le lecteur pût juger du genre de difficultés que présente l'éty-
mologie des langues romanes. Voilà des langues qui, historiquement,
proviennent du latin, de l'allemand, du celtique ; et pourtant, à chaque
instant, les doutes surgissent; on ne sait à quelle langue s'adresser ; les
formes et les significations entrent en conflit. Des intuitions et des sub-
tilités singulières ont souvent dirigé les populations romanes, comme
sans doute, toutes les autres. Pour les démêler, il faut aussi subtilité et
intuition , appuyées d'une lecture étendue et d'innombrables rapproche-
ments. Et ici je quitte M. Diez, pour considérer l'étymologie des langues
romanes à un autre point de vue avec un autre auteur.
É. LITTRÉ.
( Là suite à un prochain cahier. )
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L'Académie française a tenu, le jeudi 3o août, sa séance publique annuelle, sou»
la présidence de M. le duc de Noaillcs, directeur. ! li
SEPTEMBRE 1855. 579
La séance s'esl ouverte par la lecture du rapport de M. Villemain, secrétaire
perpétuel, sur les concours.
PRIX DÉCKRMÉS.
Prix ^éloquence. — L'Académie avait remis au concours, pour sujet d'un prix
d'éloquence à décerner en i855, un Discours sur la vie et les écrits du duc de Saint-
Simon.
Le prix a été partagé cotre M. Eugène Poitou, juge à Angers, et M. AmédOe
Lefèvre-Pontalis , licencié es lettres , avocat i la Cour de Paris.
PrixMontyon, destinés aux actes de vertu. — L'Académie française a décerné :
' Deux prix de 2,000 francs chacun : à Jean Triplon, inOrmier-maior à l'hôpital
militaire de Marseille ; A Geneviève-Eulalie Guillebaud , à La Rochelle.
Deux prix de i,5oo francs chacun : à Marie- Anne-Joséphine Germain, à Mar-
seille; à Jean -Pierre-Thomas Lagrcnez, à Royaulcourt (Pas-de-Calais).
Une médaille de 1,000 francs, h Marie Rotb, à Strasbourg.
Seize médaille de 5oo francs, aux personnes ci-après nommées, savoir : à (Co-
lombe Ajour, à Avignon; aiix époux Aldebert , à Manrejols (Lozère); à Amélie-
Virginie Frislel, à Paramé (Ille-et-Vilaine); i Perrine Gauvoin, à Fougères (Ille-
et-Vilaine); à Rose Laurent, à Marseille; à Rose Mongis, k Gaillac (Tarn); à
François-Paul Baluteau, à Angoulème; à Louise-Clara Bailli, à Brest; à Marie-
Louise-Thérèse Cottin, à Paris; à Antoinette Dessaux, à Montauban ; k Victoire
Marie, k Orbec (Calvados); à Catherine Schnelle, à Nancy; à Elisabeth Gaudin,
à Voison (Isère) ; à Pierre Gautier, k Claix (Isère); à Antoinc-Gilborl-François Ser-
siron, à Espinasse (Puy-de-Dôme); à Jeanne Affre, à Saint Pons (Hérault).
Prix destinés aux ouvrages les plus utiles aux mœurs. — L'Académie française a
décerné trois prix de 2,000 francs chacun : jt M. le comte Louis de Carné, auteur
d'un ouvrage intitulé : Etudes sur l'histoire du gouvernement représentatif en France,
etc.; à M. l'abbé Hue, ancien missionnaire apostoUque en Chine, auteur d'un ou-
vrage intitulé : l'Empire chinois; à M. A. Brizeux , auteur d'un recueil de poésies-
intitulé : Histoires poétiques.
Trois médailles de a, 000 franc» chacune : à M. le comle Frani de Champagny,
auteur d'un ouvrage intitulé : La Cliarité chrétienne dans les premiers siècles de l'É-
glise; à M. Léon Halévy, auteur d'un recueil de fables intitulé '. Fables nouvelles;
à M. J. A. Courgeon, professeur agrégé d'histoire, pour la première et la deuxième
période de ses Récits de l'histoire de France.
Prix extraordinaires , provenant des libéralités de M. de ^fontyon. — L'Académie
avait proposé pour sujet d'un prix de 3,ooo francs, à décerner en i855, la ques-
tion suivante :
«Faire l'histoire de notre poésie narrative au moyen âge, en «'arrêtant particu
• lièrement aux grands romans de chevalerie en vers ; en rechercher les origines ,
«l'invention première et les développements successifs; en faire connaître les ca-
■ ractères littéraires par des analyses, des citations traduites, des comparaisons
«empruntées à d'autres époques, et déterminer comment cette poésie se rapproche
« de quelques unes des conditions de l'épopée. «
Le prix n'a pas été décerné; mais, ayant pris en considération la remise anté-
rieure du concours déjà une fois prorogé, les savants efforts de l'auteur du seul
mémoire présenté, ce que, dans h détail d'une œuvre très- considérable, il a mon-
tré de persévérance, de sagacité, l'Académie a décidé que l'ouvrage obtiendrait,
580 JOURNAL DES SAVANTS.
sur la fondation précitée, une médaille réraunératoire de i,5oo francs, formant la
moitié du prix non décerné. L'auteur du mémoire est M. Cliabaille, membre delà
Société des Antiquaires de France.
L'Académie avait proposé pour sujet d'un prix de 3,ooo francs, à décerner en
i855, la question suivante :
«Elude critique el oratoire sur le génie de Tite-Live; faire connaître, par quel-
«ques traits essentiels de la société romaine au siècle d'Auguste, dans quelles con-
«ditions de lumières et de liberté écrivit Tite-Live, et rechercher ce qu'on peut
« savoir des circonstances de sa vie. Résumer les présomptions d'erreur et de vérité
«qu'on peut attacher à ses récits, d'après les sources qu'il a consultées et d'après
«sa méthode de composition historique, et, sous ce rapport, apprécier surîoul les
«jugements qu'ont portés de son ouvrage Machiavel, Montesquieu, de Beaufort et
« Niebuhr. Faire ressortir par des analyses, des exemples bien choisis et des frag-
«ments étendus de traductions, les principaux mérites et le grand caraelèrc de sa
« narration, ses vues morales et politiques , et son génie d'expression , en marquant
« ainsi quel rang il occupe entre les grands modèles de l'anliquilé, et «|uelle élude
« féconde il peut encore offrir à l'art historique de notre siècle. •
Le prix a été décerné à M. H. Taine.
Une mention honorable a été accordée à l'ouvrage inscrit sous le n* a.'l . il;- '
Prix extraordinaire d'histoire de France, fondé par M. le baron Gobert. — Le pre-
mier prix demeure décerné à M. Augustin Thierry, auteur de l'ouvrage intitulé :
Considérations sur l'histoire de France, et Récits des temps mérovingiens.
Le second prix demeure décerné à M. Henri Martin , pour la section spéciale de
son ouvrage contenue dans les tomes XIII, XIV, XV et XVI, et renfermant l'His-
toire de France sous Louis XIV.
Prix fondé par M. Lambert. — Par décision de l'Académie, la récompense hono-
rifique fondée par feu M. Lambert, pour être annuellement attribuée, soit à un
homme de lettres connu par d'honorables travaux, soit à sa veuve, a été décernée
celte année à madame veuve Delricu.
PRIX rnoposÉs.
L'Académie rappelle qu'elle a proposé pour sujet du prix d'éloquence à décerner
en i856 : l'Eloge de Vauvenargues.
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 3,000 francs.
Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au 1" mars i856.
L'Académie avait proposé pour sujet d'un prix de poésie à décerner en i855 :
Les restes de saint Augustin rapportés à Hippone; le prix n'ayant pas été décerné, le
même sujet est remis au concours pour l'année i856, et l'Académie rappelle que
la limite de trois cents vers ne doit pas être dépassée par les concurrents.
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de a.oco francs.
Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au i5 mars i856.
Prix Monlyon pour l'année 1856. — Dans la séance publique annuelle de i856,
l'Académie française décernera les prix et les médailles provenant des libéralités
de feu M. de Monlyon, et destinés par le fondateur à récompenser les acies de
vertu et les ouvrages les plus utiles aux mœurs qui auront paru dans le cours des
deux années précédentes.
Prix de vertu. — Les pièces relatives à ce concours doivent êlre parvenues au
secrétariat de l'Institut avant le 1" janvier de chaque année.
Prix de l'ouvrage le plus utile aux mœurs. — Ce prix peut êlre accordé à tout ou-
\
SEPTEMBRE 1855. 581
vrage publié par un Français dans le cours des deux années précédentes , et recom-
mandable par un caractère d'élévation morale et d'utilité publique.
Deux exemplaires de chaque ouvrage présenté pour le concours devront être
adressés, avant le i" janvier i856, au secrétariat de l'Institut.
Prix extraordinaire , provenant des libéralités de M. de Montyon. — L'Académie
rappelle qu'elle avait proposé, pour sujet d'un prix à décerner en i855, la question
suivante :
t Décrire le travail des lettres et le progrès des esprits en France dans la pre-
«mière partie du xvii* siècle, avant la tragédie du Cid et le Discours de Descaries
' sur la Mélhode. Rechercher ce que, dans l'érudition, la controverse, l'éloquence,
« celte époque intermédiaire conservait de l'esprit et des passions du xvi* siècle, et
« ce que, dans le mouvement des idées et de la langue, elle annonçait de nouveau ,
« et produisit de mémorable , antérieurement à l'influence de deux génies créateurs,
t Caractériser par des jugements étendus, et d'après des études précises sur la vie
• et les écrits , ceux des hommes célèbres dans les lettres en gér\cral , dans l'Église ,
• dans la magistrature, la politique, qui, poursuivant ou achevant leur carrière ài
« celle époque, soit par de beaux essais d'art, soit par des œuvres savantes, soit par
• des monuments de la vie active, lettres, mémoires historiques, négociations, dis-
• cours, ont contribué dès lors à l'avancement de la pensée et de la langue. ■
Aucun mémoire n'ayant été jugé suffisamment digne du prix, la question est
remise au concours pour l'année i856. Le prix sera une médaille d'or de la valeur
de 3,000 francs.
Les ouvrages envoyés à ce concours he seront reçus que jusqu'au i" avril i856.
L'Académie rappelle qu'elle avait proposé, pour sujet a un prix k décerner en
i854, la question suivante : «Élude liistonquc et Htléraire sur les écrits de Frois-
«sart. L« considérer comme le créateur principal, en vers et en prose, d'une
« époque nouvelle dans la vieille langue française. Rechercher les caractères de cette
• époque et l'influence qu'elle a eue sur les âges suivants de la langue. Apprécier
• la grande chronique de Froissart sous la rap|)ort de la vérité historique, de la
• peinture des mœurs et du génie de narration; en faire ressortir les divers mérites
• par un examen attentif de la composition et du style, et par quelques rapproche-
• ments, soit avec les chroniques italiennes et espagnoles du même siècle, soit
« même avec certaines formes des antiques récits d'Hérodote. •
Aucun mémoire n'ayant été jugé suflîsamment digne du prix, la question a été
remise au concours pour l'année i856.
,, Ce prix sera une médaille d'or de la valeur de 3, 000 francs.
Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au i" mars i856.
Prix fondés par feu M. le baron Goberl. — A partir du i" janvier 1 856, l'Acadé-
mie s'occupera de l'examen annuel relatif aux prix fondés par feu M. le baron Go-
bert, pour le morceau le plus éloquent d'histoire do France, et pour celai dont le mérité
en approchera le plus. L'Académie comprendra dans cet examen les ouvrages nou-
veaux sur l'histoire de France qui auront paru depuis le i" janvier i855. Les ou-
vrages précédemment couronnés conserveront les prix annuels , d'après la volonté
expresse du testateur, jusqu'à déclaration de meilleurs ouvrages.
Prix fondé par feu M. le comte de Maillé-Latour- Landry. — Le prix institué par
feu M. le comte de Maillé-Lntour-Landry, en faveur d'un écrivain ou d'un artiste ,
sera, daus le» conditions de la fondation, décerné en i856, par l'Académie, n l'é-
crivain dont le talent, déjà remarquable, méritera d'être encouragé à suivre la car-
rière de» lettres.
7i
582 JOURNAL DES SAVANTS.
Prix fondé par feu M. Lambert. — L'Académie a décidé que le revenu annuel de
cette fondation serait, dans les limites de la pensée du teslateur, convenablement
aflecté, chaque année, à tout homme de lettres, ou veuve d'hommes de lettres,
auxquels il serait juste de donner une marque d'intérêt public.
Prix fondé par feu, M. Bordin. — La fondation annuelle instituée par feu M. Bor-
din, et dont l'emploi, sous la forme d'un prix unique, aura lieu pour la première
fois en i856, sera spécialement consacrée à encourager la haute littérature : soit
que l'Académie dispose de ce prix en faveur d'un ouvrage publié dans les deux
années ou dans l'année précédente, et remarquable, quels qu'en soient l'objet ou
la forme, par l'étendue des connaissances littéraires et le talent d'écrire; soit que,
dans d'autres cas préalablement annoncés, l'Académie ait jugé convenable de pro-
poser le sujet même du prix par la mise au concours d'une question d'histoire ou
de critique littéraire empruntée, soit à l'antiquité, soit aux temps modernes.
Pour la première application du prix en i856, l'Académie statuera exclusive-
ment par l'examen comparatif des ouvrages imprimés dans les deux années précé-
dentes, qui lui paraîtraient rentrer dans les conditions indiquées ci-dessus, et dont
l'envoi, à trois exemplaires au moins, lui aurait été adressé par les auteurs.
Après la proclamation et l'annonce des prix, M. Viennet, membre de l'Académie,
a donné lecture de divers fragments des deux discours sur la vie et les écrits du duc
de Saint-Simon, qui ont partagé le prix d'éloquence. La séance a été terminée par
un discours de M. le duc de Noailles, président, sur les prix de vertu.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Orderici Vitàlis anglîgenœ, cœiiobii Vticensis monachi, historiœ ecclesiaslicae liber
tredecimus ; ex veteris codicis Uticensis collatione emendavit et suas animadversiones
adjecit Augustus Le Prévost. Tomu» quintus. Paris, imprimerie de Lahure, librai-
rie de Renouard, i855, in-8' Je cvi-532 pages. — Ce volume termine l'importante
publication de l'histoire ecclésiastique d'Orderic Vital, entreprise en i838 par
M. Le Prévost, pour la Société de l'histoire de France. Au moment d'achever cette
longue tâche, M. Le Prévost, forcé par sa sanlé d'interrompre les études qui
avaient occupé toute sa vie, a conQé à un de ses amis et compatriotes, M. Delisle,
le soin de faire paraître le tome cinquième et dernier, contenant le treizième livre
de l'histoire ecclésiastique d'Orderic Vi'.al. On trouve en tête de ce volume une vie
de l'auteur, par M. L. ^Delisle. Après avoir dépeint l'activité littéraire qui régna
dans l'abbaye de Saint-Evroul, au xi* et au xii* siècle, M. Delisle fait connaître la
vie, le caractère, les goûts et les habitudes d'Orderic Vital, le degré d'instruction
qu'il avait acquis, le plan de son histoire ecclésiastique, l'époque à laquelle l'ou-
vrage a été rédigé, les différentes manières dont il a été divisé. Il recherche ce que
devait contenir la partie dont la perle se fait regretter dans le septième livre. Il ex-
pose les raisons qui asstirent à Orderic une place si distinguée parmi les écrivains
du moyen âge , et il constate l'oubli dans lequel son livre est longtemps resté.
SEPTEMBRE 1855. '583
M. Delisle essaye enfin de déterminer le système chronologique que l'auteur a suivi
el de découvrir les ouvrages antérieurs qu'il a mis à contribution. Cet excellent tra-
vail de critique el d'histoire littéraire est terminé par un catalogue des manuscrits,
des traductions et des éditions de l'ouvrage. Le texte est suivi d'une table chrono-
logique et d'une table générale.
Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI, par Thomas Basin , évoque de
Lisieux, jusqu'ici attribuée à Amelgard, rendue à son véritable auteur et publiée
pour la première fois avec les autres ouvrages historiques du même écrivain , pour
la Société de l'histoire de France, par J. Quicheral. Tome 1". Paris, imprimerie cie
Lahure, librairie de Renouard, i855, in-8* de clxiv-336 pages. — Ce volume se
compose : i' d'une vie de Thomas Basin, déjà publiée par M. Quicherai dans la
Bibliothèque de l'Ecole des chartes , mais corrigée et augmentée ici; a° d'une notice
sur l'histoire des règnes de Charles VU et de Louis XI , dans laquelle l'éditeur expose
les preuves établi!>sant que cet ouvrage a été composé par Thomas Basin, donne la
descripiion des trois manuscrits de cette histoire que possède la Bibliothèque impé-
riale, et indique les fragments qui en ont été publiés à diverses époques; 3* des
sommaires analytiques de l'histoire du règne de Charles VU; /|* le texte latin de
cet ouvrage, avec des annotations en français qui ont pour objet de dissiper les
obscurités du texte, de relever les inexactitudes de l'auteur, de suppléer les dates
omises. Outre l'histoire des règnes de Charles Vil et de Louis XI, on trouvera dans
cetie édition l'apologie de Thomas Basin, qui est le récit des persécutions qu'il
éprouva de la part de Louis XI, le Brevihquium, qui est l'abrégé de sa vie, des
eitraits pris dans ses autres ouvrages et qui ont paru oITrir quelque intérêt histo-
rique; enfin ce qui a pu être recueilli de documents sur sa personne et ses affaires.
Mémoires de Mathieu Mole, procureur général, premier président au Parlement de
Paris et garde des sceaux de France , publics pour la Société de l'hislcire de France,
sous les auspices de M. le comte Mole. . ., par Aimé Champollion Figeac. Tome II.
Paris, imprimerie de Lahure, librairie do Benouard, i855, in-8* de blxk pages. —
Ces Mémoire», dont nous avons parlé dans notre cahier d'avril dernier (p. 167),
en annonçant le premier volume, se continuent dans le tome second depuis l'année
1 629 jusqu'en 1 6/^ 1 . Un volume reste à paraître. Nous reviendrons sur cette publi-
cation lorsqu'elle sera terminée.
Biographie universelle, ancienne et moderne.. . Nouvelle édition, publiée sous la
direction de M. Michaud; revue, corrigée et considérablement augmentée d'ar-
ticles omis ou nouveaux; ouvrage rédigé par une société de gens de lettres et de
savants. Tome XII. Imprimerie d'Arbien, à Potssy, librairie de M"** Desplaces, à
Paris, i835, in-8* à deux colonnes, de 6)6 pages. — Ce volume de la nouvelle
édition de la biographie Michaud, comprend les lettres Dop.-Ern. L'ouvrage entier
formera quarante à qunranle-deux volumes.
Le livre des miracles de Notre-Dame de Chartres, écrit en vers, au xtii* siècle, par
Jehan Le Marchant, publié pour la première fois d'après le manuscrit de la Biblio-
thèque de Chartres..., par M. G. Duplcssis. Chartres, imprimerie deGarnier;
Paris, librairies de Potier el d'Aubry, i85d, in-8" de 4i6 pages avec planches.—
Cet ouvrage, dont le manuscrit est d^ la fin du xiii* ou du commencement du
XIV* siècle, se compose de 6,/ioo vers environ. L'éditeur a joint au texte un glos-
saire succinct destiné à faciliter l'intelligence des mots anciens. Le volume est ter-
miné par un mémoire sur l'époque à laquelle la cathédrale de Chartres a été cons-
truite, et par diverses notes archéologiques.
La cassette de Saint-Louis , roi de France, donnée par Philippe le Bel à l'abbaye dm
584 JOURNAL DES SAVANTS.
Lis; reproduction en or et en couleur, grandeur de l'original, par les procédés
chromolilhographiques, accompagnée d'une notice historique el archéologique...,
par Edmond Ganneron. Paris, imprimerie de Claye, i855, infoho de ni-66 pages
avec planches. — Cette publication, exécutée avec un grand luxe typographique,
contient une notice où sont exposées les preuves de l'authenticité du cofFre désigné
sous le nom de cassette de saint Louis. On y trouve aussi une description de ce
précieux objet d'art , des notes relatives aux personnages représentés sur la cassette
et quelques détails historiques sur l'abbaye du Lis.
Bibliothèque impériale, département des imprimés. Catalogue de l'Histoire de France,
tome deuxième , pubhé par ordre de l'Empereur. Imprimerie d'Hyacinlhe-Firmin
Didot, au Mesnil (Eure). Paris, librairie de Firmin Didot frères, i855, in-A° de
780 pages. — Ce deuxième volume du Catalogue de l'Histoire Je France, dont la
publication a suivi de près celle du tome premier (voyez notre cahier d'avril der-
nier, page 262), comprend les ouvrages relatifs aux règnes de Louis XIV, de
Louis XV et de Louis XVI. On y trouve 20272 mentions, c'est-à-dire un quart en
sus des mentions (au nombre de i6o36) contenues dans le premier volume. Le
lome troisième, qui contiendra V Histoire politique de la France jusqu'en i855, est
sous presse. Le Catalogue de la médecine est en composition.
Histoire de l'administration monarchique en France, depuis l'avènement de Phi-
lippe-Auguste jusqu'à la mort de Louis XIV, par A. Chéruel, docteur es lettres,
maître de conférences à l'école normale, etc. Coulommiors, imprimerie de Mous-
sin; Paris, librairie de Dezobry, Magdeleine et C", i855; a vohunes in 8° de
Lxxi-Sg et5i2 pages. — L'Académie des sciences morales et politiques avait mis au
concours, pour l'année 18^7, la question suivante: « Faire connaître la formation
• de l'administration monarchique depuis Philippe-Auguste jusqu'à Louis XIV in-
« clusivement, marquer ses progrès, montrer ce qu elle a emprunté au régime féodal,
« comment elle l'a remplacé. » L'ouvrage que publie aujourd'hui M. Chéruel fut pré-
senté à ce concours el obtint une médaille, et le rapporteur de l'Académie exprima
le désir que ce travail fût imprimé. En répondant à cet appel , M. Chéruel rend
un véritable service à la science historique. Dans cet excellent livre, l'auteur fait
ressortir, avec un intérêt et des développements nouveaux, le mérite et les carac-
tères divers de tous les rois adminislraleurs : Philippe-Auguste, saint Louis, Phi-
lippe le Bel, Charles V, Charles VII, Louis XI, François I", Henri IV, Louis XIV,
et ceux de leurs ministres, entre lesquels Jacques Cœur, L'Hôpital , Sully, l\ichelieu,
Colbert, se placent au premier rang. Il signale aussi la part de la nation dans les
progrès administratifs, il nous la montre faisant entendre dans les assemblées
d'états généraux d'utiles conseils dont les rois ont presque toujours profité pour
faire disparaître les abus et exécuter les améliorations réclamées. Dans cette his-
toire, l'exposé des faits est constamment appuyé sur des documents puisés aux
meilleures sources, principalementdans le Recueil des ordonnances des rois de France.
Le* archives et les bibliothèques ont également fourni à M. Chéruel des pièces
inédites. La Correspondance de Colbert et le Journal de (intendant Foucault lui ont
procuré beaucoup de renseignements pour le règne de Louis XIV, qui occupe le
second volume tout entier.
Antiquités générales de l'Ain, par M. A. M. Alexandre Sirand, juge au tribunal
de Bourg. Bourg, imprimerie de Milliet-Bottier, i855, in-S" de 332 pages, avec
une carte. — Ces souvenir» historiques de l'ancienne Bresse, du Bugey, du
Valromey et du pays du Gex, contiennent un aperçu sommaire des objets d'anti-
quité découverts dans chacun des arrondissements du département de l'Ain , et
■ i SEPTEMBRE 1855. ' 585
deux dissertations, l'une sur Vémigration des Helvètes el leur défait* par César,
l'autre sur le prétendu passage d'Annibal et ses castramétalioiis de l'Ain.
Mémoires de la société des antiquaires de Picardie. — Documents inédits concernant
la province, tome IV. — Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de
Beaumont-sur-Oise, du xi' nu xiii' siècle, avec une carte du comié, par M. Douel-
d'Arcq, ancien élève de l'Ecole des chartes, etc. Amiens, imprimerie de Duval et
Hermanl, Paris, librairie de Dérache, in-S" de 38o pages. — Ce travail, rédigé
avec un grand soin et accompagné de nombreuses pièces justificatives, supplée uti-
lement au silence des auteurs de ÏAri de vérifier les dates sur Tliistoire des comtes
de Beaumont-sur-Oise.
Itinéraire archéologique de Paris, par M. de Guilhermy. Paris, imprimerie de
Bonaventure et Ducessois, librairie dcBance, i855,in-ia de Sga pages, avec gra-
vures el plan. — Un caractère d'exactitude et de |érieuse érudition arcliéologique dis-
tingue cet itinéraire de tous les livres du même genre qui ont été publiés en si
grand nombre sur les monuments de Paris. Remontant aux plus anciennes tradi-
tions de l'hictoire parisienne, l'auteur énumcre d'abord, en quelques pages, les
débrb dont l'origine se rattache à la domination romaine, et les fragments dont les
bouleversements du sol amènent chaque jour la découverte. Puis viennent en leur
ordre les monuments de la civilisation chrétienne, répartis en deux divisions prin-.
cipales, les monuments religieux et (es monuments civils. Dans la première catégo-
rie, les églises qui subsistent tiennent naturellement la plus grande place. M. de
Guilhermy indique ensuite .sommairement les églises collégiales ou paroissiales, les
abbayes et communautés les plus considérables, les commanderies, les chapelles,
qui ont cessé d'exister ou dont les constructions cont livrées à des usages étrangers
au culte. Les monuments civils sont subdivisés en deux sections, les édifices d'inté-
rêt public et les édifices d'intérêt privé. Les résidences royales, le Palais de juaticc,
rtlôtel de ville, les établissements de fancienne Université, les musées, les hôpi-
taux sont placés dans la première subdivbion. Uo'chapitre est consacré ensuite à
la description des hôtels des grandes familles el des habitations les plus reraai^
quabics de la bourgeoisie, et le volume se termine par des recherches sur les en>
ceintes successives delà ville, sur sa bastilles, ses portes, ses constructions mili-
taires. Nous ne connaissons aucun livre qui fasse mieux revivre aux yeux du
lecteur l'originale el piquante physionomie de Paris d'autrefois, donl les traits vont
s'effaçant chaque jour davantage.
Journal de la comtesse de Sunzay {Marguerite de La Motte-Fouqué) , par M. le
comte Hector de la Ferrière-Pcrcy. Impriuierie de Hardel, à Cacn , librairie de
Dumoulin, à Paris, i855, brochure in-8* de 5a pages. — Le document que publie
M. de la Perrière appartient, pour la presque totalité, ti la seconde moitié dn
xvi* siècle. Ce n'est point un journal historique où l'on puisse trouver des rensei-
gnements nouveaux sur les événements publics de cette époque; c'est un registre
de famille à l'aide duquel on suit, dans ses plus minutieux détails, la vie domes-
tique d'une grande dame du temps, la comtesse de Sanzay, au château de la Molte-
Fouqué en Normandie. La dépense de chaque année y est soigneusement con.ii-
gnée, ainsi que les visites que recevait la châtelaine, ie& voyages, etc. Ces détails
donnent lo prix des denrées el des éloiïcs à la fin du xvi* siècle, et font connaître
la grande hospitalité qui se pratiquait alors dans les demeures seigneuriales. L'édi-
teur n'a rien omis de ce qui pouvait faire ressortir l'intérêt de ce curieux journal.
Mémoires de la société historique du département du Cher, n* i. Boiirgcs, imprime-
rie de Jollct-5auchois , i855, in-8* de lay pages. — On trouve, dans celte livrai-
586 JOURiNAL DES SAVANTS.
son des Mémoires de la société historique du Cher, une description , d'après la
teneur des chartes, du trésor donné par Jean, duc de Berry, à la Sainle-Gha-
pelle de Bourges, avec une introduction, des notes et des éclaircissements, par
M. Hiver de Beauvoir. Nous avons remarqué comme particulièrement digne d'in-
térêt dans celte description l'inventaire des livres donnés par le duc de Berry,
frère de Charles V, à la Sainte-Chapelle de Bourges. Cet inventaire est suivi d'une
notice sur la célèbre bibliothèque que ce prince avait formée à la tour de Bourges
et au château de Mehun.
Notice historique sur l'origine de la ville d'Etampes , par E. Dramard, avocat à la
cour impériale de Paris. Paris, imprimerie de Piliel, librairie de Dumoulin, i855,
in-S" de 64 pages. — L'auteur de cette notice, mentionnée honorablement cette
année par l'Académie des inscriptions daas le concours des antiquités nationales,
décrit avec érudition et sagacité ^toi^s les témoignages hislori.jues qui peuvent cclair-
cir la question de l'origine d'Etampes. La conclusion de son travail est que celte
ville n'a pu être fondée par les Romains ni par les Francs, et qu'elle est d'origine
gauloise. •
Essai sur les monnaies du comté de Bourgogne depuis l'époque gauloise jusqu'à lu
réunion de la Franche-Comté à la France, sous Louis XIV, par L. Piantetet L. Jean-
nez. Lons-le Saulnier, imprimerie et librairie de Robert, »855, in-4°. — Ouvrage
important dont la première partie seulement vient de paraître, et sur lequel nous
reviendrons quand il sera complètement publié.
Des monuments celtiques et des ruines romaines dans le Morbihan, par le docteur
Alfred Fouquel. Vannes, imprimerie de Lamerzelle, librairie de Cardereau, in-8*
de 1 1 7 pages. — Dans ce travail , M. Fouquet énumère et décrit avec soin , quoique
sommairement, les menhirs, les dolmens et les antiquités romaines du Morbihan.
On y trouve peu d'indications nouvelles, mais un résumé liès-ulile des nonibseuses
recherches faites antérieurement sur le même sujet.
Histoire de la législation romaine depuis son origine jusqu'à la législation moderne,
par M. Ortolan, professeur à la Faculté de droit de Paris ; quatrième édition. Paris ,
imprimerie de Lacour, librairie de Maresq et Desjardin, i855 , in-8° de ix-4o/i pages.
— L'auteur de ce livre, depuis longtemps adopté dans nos Facultés de droit pour
l'étude de la législation romaine, n'a rien négligé pour perfectionner son travail
dans celte dernière édition, et s'est attaché à le tenir au niveau des progrès ac-
complis.
Mémoires de l'Académie d^Arras, tome XXVIII. Arras, imprimerie de Courtin,
août i855, in-8'' de à^o pages. — Parmi les mémoires, dissertations et travaux
divers compris dans ce volume , on doit signaler : une notice sur Quènes de Bélhune ,
trouvère du xn* siècle, par M. d'Héricourt; des recherches sur Comius, chef des
Atrébates, par M. Lecesne; et quelques notices et extraits des livres imprimés et
manuscrits de la bibliothèque de la ville d' Arras, avec un essai de traduction nou-
velle des pensées de Varron, par M. Caron.
Elisabeth et Henri IV (lÔQÔ-iSgS). Ambassade de Huraalt de Maisse, en Angle-
terre, au sujet de la paix de Vervins, par M. Prevost-Paradol. Orléans, imprimerie
de Colas-Gordin. Paris, librairie de Durand, i855 , in-8° de 2 15 pages. — L'auteur
de ce livre s'est attaché à faire connaître, par des recherches nouvelles, l'état des
relations de la France avec l'Angleterre dans les dernières années du xvi' siècle.
Il a principalement puisé les matériaux de son travail dans la relation de l'ambas-
sade de Hurault de Maisse, en Angleterre, de lôg j à 1698, conservée en manuscrit
aux archives du ministère des affaires étrangères.
SEPTEMBRE 1855. ■ 587
Mémoires et correspondance de la marquise de Conrcelles, publiés d'après les ina-
iui8cri»8, avec une notice, des notes et des pièces justificatives, par M. PaulPougin.
Paris, imprimerie de Claye, librairie de Jannct, i855, in-i8 de 235 pages. — Les
mémoires et la correspondance de la marquise de Courcelles ont été publiés pour
la première fois en 1808 par Chardon de la Rochelte. La réimpression que fait pa-
raître aujourd'hui M. Pougin est précédée d'une notice sur les divers personnages
rois en scène dans ces mémoires et sur madame de Courcelles elle même. Celle no-
tice ajoute peu de chose à ce qu'on savait de la vie aventureuse de cette grande
dame, qu'un écrivain de nos jours a justement appelée cla Manon Lescaut du
« XVII* siècle. »
Annuaire historique pour l'année 1856, publié par la Société de l'histoire de France.
Paris, imprimerie de Lahure, librairie de Renounrd, i855, in- 18 de 38o pages.
— Outre les ouvrages importants dont on lui doit la publication, la Société de l'his-
toire de France insère, chaque année, dans ses annuaires, des travaux ayant pour
but de faciliter l'étude des sources de notre histoire. Quelques-uns de ces travaux
sont entièrement originaux, comme les excellentes études de M. J. Desnoyers sur la
topographie ecclésiastique de la France pendant le moyen âge; d'autres sont em-
pruntés aux grands recueils historiques qui sont rarement à la portée du plus grand
nombre des lecteurs. Dans celte dernière catégorie se place la liste chronologique
des grands feudaiaires extraite de Y Art de vérifier les dates. Celte liste, dont la
première partie a paru dans l'Annuaire de i855, se continue dans celui de i856,
qu'elle remplit presque entièrement. Pour la compléter, les éditeurs y ont joint la
chronologie des comtes de Braumont sur Oise, tirée du tome IV des Mémoires de
la Société des antiquaires de Picardie.
BELGIQUE.
Archives du conseil de Flandre ou recueil de documents inédits relatifs à l'histoire
politique, judiciaire, artistique cl littéraire, mis en ordre et accompagné de noies
et d'écinircissements , par Victor Gaillard. Gand , librairie de Busscher frère» ,
i855, in-8*, première livraison. — L'ouvrage formera deux volumes.
Inventaire analytique des chartes et privilèges appartenant aux archives d'Anvers,
publié par Ch. Nys. Anvers, librairie de Ch. Manceaux, i855, in-8*.
Mémoires et publications de la société des sciences, des arts et des lettres du Hainaat.
Mens, librairie de Masquillicr et Pamir, i855, in 8*.
Inventaire analytique 9t chronologique des chartes et documents appartenant aux ar-
chives de la ville a'Ypres, publié par S. L. A. Dicgerick, archivislc. Tome deuxième;
Bruges, i854. in-8* de 3i2 pages. — Ce volume contient l'analyse de trois cent
quarante-six chartes et documents qui se rapportent aux années iSiA à iSgo.
Chants populaires des Flamands de France, par E. de Coussemaker. Gand, impri-
merie et librairie de Gyselinck, i855. in-8*. — Cet ouvrage, dont il n'a encore
paru qu'une livraison, contiendra un choix de chants religieux , noéls et cantique-^,
sagas, bnllades et autres poésies populaires de la Flandre française. Les textes fla-
mands sont accompagnés de la notation musicale de chaque morceau , d'une traduc-
tion en français et de not(s historiques et philologiques. L'ouvrage formera un
volume d'environ âoo pages.
588 JOURNAL DES SAVANTS.
ITALIE.
Memorie délia Accademia délie scienze delV Jnstitato di Bologna; tomo V. Bologne ,
i854, in-A" de oo5 pages, avec planches. — Parmi les vingt mémoires ou notices
que contient ce volume, nous citerons une dissertation sur le mouvement du pen-
dule, par M. Lorenzo Respighi; une notice historique sur la vie du professeur
Vincenzo Valorani, par M. Giov. Brugnoli; des considérations sur l'électricité at-
mosphérique, par M. Lorenzo délia Casa, et deux discours latins sur Joseph Mezzo-
fanli, par M. Ant. Santagata.
Mollusques céphalopodes vivants observés dans le pavage méditerranéen du comté de
Nice, par A. Risso; ouvrage posthume. Nice, imprimerie de la Société typogra-
phique, in-fol. de 81 pages, avec planches coloriées. — Cet ouvrage, publié par
les soins de la famille de l'auteur, sera suivi d'une série d'autres travaux de M. Risso
sur les poissons et les crustacés de la Méditerranée.
SUISSE.
Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève,
tome neuvième. Genève , librairie de Jussieu frères; à Paris, chez Allouard et Kœp-
peliu, i855, in-8' de 464 pages avec planches. — Ce volume contient quatorze
mémoires ou dissertations, parmi lesquelles nous signalerons une notice sur d'an-
ciens cimetières trouvés soit en Savoie, soit dans le canton de Genève; Genève
pendant l'épiscopatd'Aimon du Quart (i3o4-i3i i); une notice sur l'ancienne chro-
nique de Genève (i3o3-i335); lettres sur quelques monnaies arabes trouvées à
Moudon; note sur une inscription relative à Jean-Jacques Rousseau; preuve diplo-
matique que Genève a fait partie du royaume de Bourgogne transjuranc sous
Rodolphe!", en 899.
TABLE.
Pag«*.
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. ( 12* article de M. Cousin.) 525
De Bictiat, à l'occasion d'un manuscrit de son livre sur la vie et la mort, etc.
(3* article de M. Fiourens.) 546
Histoire de la vie de Hiouen-tbsang et de ses voyages dans l'fnde. (3* article de
M. Barthélémy Saint-Hilaire. ) 556
1* Lexicon clymologicum linguarumromanarum,ilaIica;, hispanicae, gallicae, etc. ;
2° La langue française dans ses rapports avec le sanscrit et avec les autres
langues indo-européennes, etc.; 3° Grammaire de la langue d'oïl, etc.; 4° Guil-
laume d'Orange, etc.; 5° Altfranzôsische Lieder, etc. (4* article de M. Littré.). 566
Nouvelles liltéraireA 578
FIN DE LA TABLE.
JOURNAL
01 00^
DES SAVANTS.
OCTOBRE 1855.
MeMOIRS OF THE LIFE, WRITJNGS, AND DISCOVERIES OF SiR ISAAC
Newton. Mémoires sur la vie, les écrits et les découvertes de Sir
Isaac Newton , par Sir David Brewster, l'an des hait associés étran-
gers de V Académie des sciences de France, etc. i vol. in-8° d*en-
viron 68o pages chacun. Edimbourg, i855.
PHEMIER ARTICLE.
' Après la mort de Newton, arrivée en ly^y, il s'écoula près d'un
siècle, avant que la puissance de cet immense génie, pût être complète-
ment sentie et appréciée. Pendant sa longue vie, ses compatriotes
l'avaient entouré de leur admiration; ils avaient adopté ses découvertes
comme une gloire nationale, et s'honoraient de les propager, sans rien
faire encore par eux-mêmes, pour les étendre. Sur le continent où Des-
carlcs régnait encore, elles étaient plutôt vantées que reconnues. Aussi,
dans l'éloge académique qu'il dut faire de leur auteiu", le prudent Fon-
tenelle les présente avec toutes les formes de l'admiration la plus pro-
fonde, sans oser s'en dire l'apôtre. Un siècle plus tard, les rôles étaient
changés. La foi en Newton, s'était répandue chez les infidèles; et le
don des découvertes miraculeuses était passé, de lui, dans leurs mains.
Le calcul différentiel de Leibnitz, appliqué au principe newtonien de
l'attraction, en montra la sûreté, la fécondité, et en dévoila la portée
presque infinie. L'anatomie de la lumière, contestée d'abord à son ori-
gine, fut reprise avec un succès certain, et enricliie d'une multitude
75
»-
590 JOURNAL DES SAVANTS.
de nouvelles conséquences. Toutes les parties de la philosophie natu-
relle, que Newton avait fondées, furent explorées avec non moins de
bonheur, en suivant ses vues. La méthode expérimentale, qu'il avait
enseignée et illustrée par de si beaux exemples, remplaça partout, et
pour toujours, les vaines imaginations de Descartes. On comprit alors
toute l'étendue des semces que ce grand génie avait rendus aux sciences
physiques et mathématiques. On put s'en rendre un compte exact, et
essayer, sans trop de témérité , d'assigner la place durable qu'ils doivent
désormais occuper dans l'histoire de l'esprit humain.
C'est dans ce dessein , et avec cette espérance , qu'a été conçu l'article
Newton de la Biographie universelle, publié en 1821. Les détails de sa
vie, que l'on y a consignés d'après les mémoires du temps, n'y sont pré-
sentés qu'à titre d'annexés à ses facultés intellectuelles-, autant qu'ils ont
pu contribuer à les développer, à en favoriser l'exercice, ou à les dé-
tourner des applications scientifiques , pour lesquelles la nature les
avait si admirablement disposées. C'est l'histoire de son esprit bien plus
que celle de sa personne que l'on a voulu faire ; celle-ci n'y intervient
que comme un accessoire obligé.
Dix ans plus tard, en i83i, le docteur David Brewster, maintenant
Sir David, publia une vie de Newton en un volume in-i 2 , formant le
tome XXIV de la collection anglaise intitulée Family Lihrary. J'en ai
rendu compte dans ce journal, pour i832^ Newton y est envisagé
comme homme, non moins que comme savant, et la position éminente
du docteur Brewster à ce dernier titre, en Angleterre, fa misa même
de recueillir sur le personnage célèbre dont il écrivait fhistoire , plusieurs
détails biographiques que j'avais ignorés. Je les ai mentionnés avec soin
dans mes extraits. Quant aux éléments scientifiques, ils sont les mêmes
que j'avais mis en œuvre , étant tous tirés des ouvrages connus de Newton.
Seulement, l'appréciation qu'en a faite le docteur Brewster diffère en
beaucoup de points de la mienne. J'ai signalé ces dissentiments, et je
n'ai pas besoin d'y revenir.
Depuis lors, on a publié en Angleterre deux documents nouveaux
relatifs à Newton, qui ont une gi'ande importance par les lumières
qu'ils nous donnent sur des portions de ses travaux précédemment igno-
rées, et sur les circonstances dans lesquelles ils ont été accomplis. Le
premier, extrait des archives de Greenwich et d'Oxford, a paru en
i835^. Il se compose de dix-sept lettres que J»Jewton adresse à Flams-
teed, alors astronome royal, depuis le 7 octobre 169/1, jusqu'au
' )' Gihierà d'avril, mai et juin. — ' Il fait phrlîé de l'ouvrage intitulé : An accounl
f'iT OCTOBRE 1855. 591
i4 septembre 1696, pour obtenir de lui diverses données d'observa-
tions relatives aux réfractions atmosphériques, et aux mouvements de
la lune, deux sujets -de recherches dont Newton, à cette époque^était
profondément occupé, et dans lesquels on voit, par cette correspon-
dance, qu'il s'était avancé beaucoup plus loin qu'on n'avait lieu de le
croire. En s'eflbrçant de le satisfaire, autant que le permettaient les diffi-
cultés de tout genre qu'il avait lui-même à surmonter, Flamslecd se
montre plus d'une fois blessé par l'impatience un peu hautaine que
Newton lui témoigne. Néanmoins il continue de lui transmettre sans
réserve la totalité de ses observations de la lune, lui demandant seule-
ment de ne les communiquer à personne, et espérant, en retour, être
le premier informé des résultats qu'elles auraient fournis. Cotte attente
fut trompée. Bien plus, une fois arrivé à la direction de la monnaie,
Newton s'opposa fonnellement à ce que Flamsteed fît connaître
au public les services qu'il lui avait rendus, ne voulantpas, dit-il, que l'on
croie qa il perd à des futilités maOïématiqaes , le temps qu'il doit à la charge
dont la couronne l'a investi^. La letlre qui contient cette étrange injonc-
tion est datée du 6 janvier 1698-9. Elle mit fin à tout commerce
amical entre eux. Bientôt, poussé par les mauvais conseils qui ne
manquent jamais aux hommes puissants, Newton appuya de son crédit
les poursuites intentées contre Flamsteed, pour le contraindre à publier
immédiatement les observations de toute nature qu'il avait faites depuis
son entrée à Grecnwich, et qu'il aurait voulu encore perfectionner.
On alla jusqu'à faire intervenir, dans cette question de propriété intel-
lectuelle, l'autorité de la Société royale dont Newton était le chef; et
son impatience d'une part, de l'autre l'irritation provoquée par ces
exigences, amenèrent entre lui et Flamsteed une série d'actes, et de
scènes violentes, qui rendirent ce dernier tros-mallioureux. Quand j'ai
rendu compte de cette publication, dans le Journal des Savants"^, je me
suis attaché à en faire sortir les résultats scientifiques qu'elle pouvait
ofthe rev. John Flamsteed, the fini astronomer royal, io whick is aJded his Britith cata-
logue of stars, corrected and enlarged, by Francis Baily. Imprimé par l'ordre des lorUs
de Tamiraulé, xn-lx*. Londres i835. Voyex aussi le >upplémcnl, Londres, iSSy. —
' il do not love lo be printed upon every occasion, much less lo be dunncd and
• leased by foreipners aboul malbematical tliings, or fo bc tbougbl by mir own pcople
«to be trijling away my lime aboul ihem, wben I should be aboul ibe king's busi-
■ ness. An acconnt, etc., • lettre xliii, page 166. Sur quoi le pauvre Flamsteed fait
celte remarque fort juste: «Was M. Newton a irifler when lie read malhcmatics for
«a snlary al Cambridge? Surely, nslronomy is ofsome eood use, ihougb bis place
« bo moro bénéficiai. • •— * Journal des Savants, cabiers de mnrs, avril, novembre et
décembre i836.
75.
592 JOURNAL DES SAVANTS.
fournir, en laissant à la curiosité oisive le triste soin de discuter et de
balancer des torts réciproques, que j'aurais voulu pouvoir rejeter dans
un profond oubli.
Un autre document qui nous a fait connaître Newton, sous des
rapports non moins instructifs pour nous, et complètement honorables
pour sa mémoire, a été tiré des archives de Cambridge en 1 85o^ C'est
la correspondance qui s'établit et se continua durant quatre années, de
1709 à iyiS, entre lui et Cotes, lorsque, cédant aux longues ins-
tances de ses amis, il se résolut à publier une 1* édition de son livre
des Principes. 11 avait depuis longtemps préparé beaucoup d'améliora-
tions de détail qu'il se proposait d'y introduire. Il voulait surtout y
étendre la théorie de la lune qu'il avait considérablement perfec-
tionnée. Tout cela était presque entièrement rédigé. Mais, à l'âge de
67 ans où Newton était arrivé, ayant la plus grande partie de son temps
absorbée par ses fonctions à la monnaie, par la présidence de la Société
royale, et s'attendant aussi à être sévèrement jugé par les mathémati-
ciens du continent, il lui aurait été impossible de donner à celte pu-
blication, la constance et l'unité de soins qu'elle exigeait, dans l'intérêt de
la science et de sa gloire. On lui proposa pour aide. Cotes, un jeune
gradué de Cambridge, et il consentit à entrer avec lui en correspon-
dance, sur les portions de son manuscrit qu'il lui communiquait à me-
sure qu'il les avait terminées. Là, nous voyons Newton au travail*
Nous le voyons écoutant, accueillant avec une dignité bienveillante, les
remarques, les doutes, les objections, les conseils même, que lui sou-
mettait respectueusement ce jeune homme , qu'il avait d'abord accepté
comme un simple correcteur d'épreuves, et qui se montre à lui dans
toute la liberté scientifique d'un géomètre déjà consommé. J'ai rendu
également compte de cette correspondance dans le Journal des Savants^;
si elle ne nous a pas conduit, comme la précédente, à retrouver en
l'honneur de Newton de nouvelles découvertes jusqu'alors ignorées,
elle nous a fait assister intimement, à l'élaboration définitive du plus
puissant ouvrage que la pensée humaine ait jamais produit, nec propius
fas est mortali attingere divos.
Outre cet ensemble de documents déjà connus, le docteur Brewster
a eu depuis l'avantage de pouvoir en consulter d'autres qui étaient jus-
qu'ici demeurés secrets. Lorsque Newton mourut, tous ses papiers
furent religieusement recueillis par sa nièce, mistriss Conduit, de son
' Correspondance of Sir Isaac Newton and professor Cotes, etc., by S. Eddleston,
fellow of Trinity collège. In 8°, Cambridge i85o. — * Cahiers de mars, avril, mai,
juin , juillet et août 1 852.
OCTOBRE 1855. 593
nom miss Barton, qui résidait près de lui depuis vingt années ^ De là,
ils étaient passés par héritage dans la famille des comtes de Ports-
mouth, où ils furent longtemps inaccessibles. Une exception a été
faite en faveur de Sir David Brewster, et il a pu extraire de cette collec-
tion tout ce qu'il a jugé digne d'intérêt. Ce sera donc à ces nouveaux
détails que notre attention devra particulièrement s'attacher.
. Cette seconde biographie de Newton est rédigée au même point de
vue que celle de i83 i , et les parties en sont distribuées dans le même
cadre, seulement beaucoup plus élargi. L'auteur rapporte d'abord,
avec une exactitude minutieuse, toutes les particularités que l'on a pu
recueillir sur l'enfance de Newton,, et sur son séjour h Cambrigde jus-
qu'en 1669, époque où il fut choisi, à l'âge de vingt-sept ans, pour
remplacer Barrow dans la chaire Lucasiennc de mathématiques. Il entre
alors dans l'exposé de ses découvertes scientifiques, qu'il sépare, comme
dans son ancienne rédaction, en trois classes : l'optique, l'astronomie,
l'analyse; ce qui fait inévitablement disparaître leur caractère si re-
marquable de simultanéité, et de mutuelle dépendance. La disjonction
ainsi opérée est d'autant plus complète que, pour chacune de ces trois
divisions, l'auteur entreprend de décrire l'état de la science, avant et
après Newton, jusqu'aux époques les plus récentes; ce qui amène na-
turellement sous ça plume, des noms, et des découvertes plus ou moins
plausibles, pour qui c'est beaucoup d'honneur que d'être rattachés ù
Newton. Même, quand il s'agit des plus mémorables, comme celle de
l'équation séculaire de la lune, du calcul aux différences partielles, du
calcul des variations , i'énumération des idées et des hommes ne pou-
vant être que vaguement louangeuse, fatigue sans instruire; et le por-
trait du personnage principal que. l'on a voulu peindre, disparaît, noyé
dans un océan de détails qui lui sont étrangers.
Ajoutez à cela que, par une sorte d'obligation attachée à la natio-
nalité, le ton général de l'ouvrage n'a pas la libre allure d'une étude
philosophique. C'est plutôt celui du panégyrique, du hero worship,
comme disent les Anglais; et cette nécessité de trouver Newton par-
' En rendant compte delà première biographie de Newlon par le docleur Brewster.
dans le volume du Journal des Savants pour l'année 1 83a, j'avais, page 33o, désigné
la nièce de Newlon comme la veuve d'un colonel Barlon. C'est une erreur que j'avais
f>rise dans un ouvrage du temps. 11 a été prouvé depuis que ce colonel Barlon é(ail son
irère. Elle ne changea de nom qu'en 1717 quand elle se maria avec M. Conduit, deux
ans après la mort d'Halifax , comme on ic verra ci-nprès. Elle vint habiter dans la
maison de son oncle vers 1701 à l'âge de vingt-deux ans,. et y demeura nvrc lui,
depuis qu'elle se fut mariée en 1717, jusqu'à sa mort, le lien de sa résidence, entre
ces deux époques éfant incertain. k
594 JOURNAL DES SAVANTS.
fait, en tout et toujours, nuit bien souvent à l'intérêt, comme à la
vérité du tableau.
Par exemple, dans les papiers de Flan)steed qui ont été extraits des
archives de Greenwich et imprimés aux frais du gouvernement anglais,
en i835, il s'est trouvé des lettres, des notes, ainsi qu'une autobiogra-
phie, écrite par lui-même, où il se plaint amèrement des hauteurs,
des vexations que New Ion lui a fait subir: allant jusqu'à l'accuser d'avoir
ouvert, jle son autorité privée, un paquet cacheté contenant ses obser-
vations de la lune qu'il dit lui avoir remis en dépôt sous la condition
du secret. Sir David Brewster s'indigne que l'on ait imprimé ces do-
cuments scandaleux. Prenant à partie l'auteur et l'éditeur, ce dernier,
Baily, l'un des savants les plus zélés et les plus respectables de notre
temps, il s'irrite de voir a qu'il ait été réservé h deux astronomes an-
«glais, l'un contemporain de Newton, l'autre son disciple, de présenter
« sous un faux jour, et de calomnier leur illustre compatriote ^ » Ce
n'est pas que Sir David ignore, ou méconnaisse, que cette publi-
cation a notablement accru la gloire scientifique de Newton , par
la restitution qu'on a pu lui faire de plusieurs découvertes importantes
que l'on ne savait pas lui appartenir. II ne voit là que l'offense portée à
la dignité de son héros. « Si une pareille accusation, s'écrie-t-il^, se trou-
ce vait seulement énoncée dans les lettres et les manuscrits où elle est
«restée ensevelie pendant plus d'un siècle, elle ne serait connue que
«de quelques astronomes, et elle aurait pu être neutralisée parle haut
« caractère du grand et excellent homme qu'elle attaque. Mais après
«qu'elle a été répétée par son auteur, sous tant de formes, et dans tant
«de places, après qu'elle a été produite au monde dans toute son ai-
«greur, que l'argent du public a été dépensé pour imprimer le volume
«qui la contient et le répandre parmi l'universalité des astronomes,
«j'ai senti que c'était pour moi un devoir sacré (a sacred daty), d'ap-
«profondir ce sujet, et de défendre un nom illustre, embaumé (embal-
nmed) dans les affections ^e ses disciples et de ses compatriotes. » Ceci
donne idée du ton de l'ouvrage. Viennent alors vingt pages d'argu-
mentation et de citations de pièces, pour prouver que, dans cette
querelle, toutes les tracasseries, tous les torts, ont été du côté de Flam-
steed. Quant aux résultats scientifiques qui sont sortis de cette corres-
pondance, que le doeteur appelle révoltante, ils sont mentionnés en
deux lignes, quoique ce soit là aujourd'hui tout ce qu'il nous importe
d'y chercher. Apparemment le docteur Brewster n'a pas compris
' Memoirs, etc., t. I, préface, p. xi. — * Ibid. l. II, p. 227.
OCTOBRE 1855. 595
l'étendue du service que Baily a rendu à la mémoire de Newton, en
nous donnant lieu de lui restituer Ihonneur de ces découvertes. Car
s'il s'en était formé une idée juste, il n'aurait pas pu en conclure que
ce fût pour lui an devoir sacré, de s'emporter contre Baily aussi furieu-
sement qu'il l'a fait.
Celte auréole d'impeccabililé dont le docteur Brewster entoure
Newton s'étend aussi à sa nièce, miss Catherine Barton', qui fut cé-
lèbre par sa beauté, son esprit, ses grâces, cl par le vif attachement
qu'elle inspira à Charles Montague, plus tard lord Halifax, l'ami de jeu-
nesse, puis le patron de son oncle. Ce fut cet homme d'Etat qui, en
1696, fit donner à Newton d'abord la garde, puis, trois ans plus tard ,
la direction de la Monnaie. Vers 1701 , miss Barton, âgée de vingt-deux
ans, vint habiter avec son oncle, et Montap;ue s'en éprit à tel point qu'à
sa mort, en 1715, il lui laissa par testament une immense fortune,
tant en argent qu'en bijoux, maisons et fonds de terre, déclarant lui
faire tous ces legs, comme autant de gages, of the sinccre love, affection ,
and esleemlhaxw long hadfor her person, and as a small recomjïense for the
pleasure and happiness I hâve had in her conversation^. Je cite le texte, ne
voulant pas hasarder une interprétation compromettante. Deux ans
après la mort d'Halifax, miss Barton, âgée de trente-huit ans, épousa
M. Conduit, un jeune homme de vingt-neuf, et elle continua de demeu-
rer avec son mari chez son oncle, faisant les honneurs de sa maison,
jusqu'à sa mort. Le docteur Brewster déclare que la liaison de miss
Barton avec Halifax , fut purement platonique , et il en rapporte dix pages
de preuves, dont la plus forte me parait cire que le contraire no fut
jamais prouvé. Toutefois ces libéralités posthumes prêtèrent beaucoup,
dans le temps, aux médisances. Les uns supposèrent un mariage serret.
d'autres quelque chose de pire. Ce furent sans doute ces méchants
bruits qui firent dire à Voltaire que Newton devait sa place de la Mon-
naie, aux attraits de sa nièce, plutôt qu'au calcul intégraP. Mais ic
docteur Brewster trouve qu'il ne faut pas faire attention à ce propos,
ti parce que, dit-il, quand Newton fut appelé à la Monnaie en 1696.
« miss Baiion n'avait que seize ou dix-sept ans, et Halifax ne pouvait pas
« l'avoir vae jusqu'alors^. wLa raison de cette impossibilité, il ne la donne
point. Flamsteed , dans une lettre où il mentionne le testament d'Ha-
lifax, se borne ù souligner les termes for her excellent conversation; de
quoi le docteur Brewster conclut, qu'il ne devait avoir rien de plus
. ' Nëc en 1679, mariée le a6 août 1717, tnorle le 20 jnnvier 1739. Memoirt,
l. II, p. 270. — * Ibid. p. 271. — * Voltaire, Dictiomn. phii, article Nctclon et
Descartes, sect. Il, adfincm, — * Mém. t. II, p. 276, note.
596 JOURNAL DES SAVANTS.
fâcheux à dire, ne s étant jamais fait scrupule de calomnier Newton , dans un
langage applicable seulement aux plus abandonnés des humains^. Voilà l'auto-
rité d'un témoin à décharge établie sur un singulier motif, et un certificat
de vertu tiré d'un singulier argument. Au reste, cette ^rare question
de biographie intime a été discutée avec tous les détails que la curiosité
anglaise exige, par ie professeur Aug. Morgan, en i 853 , dans le n° 2 i o
d'une publication périodique intitulée Notes and Qaeries. A ses yeux, la
supposition la plus probable, comme aussi la plus conciliablc avec les conve-
nances de l'époque, c'est celle d'un mariage secret. Quant à l'induction
malicieuse de Voltaire, M. de Morgan prouve très- pertinemment que
rien ne faulorise; l'appel de Newton à la Monnaie ayant été plus néces-
saire encore et plus utile à Halifax pour diriger avec succès la grande
opération de la refonte générale qu'il avait fidt entreprendre, que ce
choix ne le fut, même pécuniairement, à Newton. Il vaut mieux, pour
tous les deux, qu'il en soit ainsi.
Quoique les savants anglais qui, depuis une trentaine d'années, ont
recherché avec une curiosité si active toutes les particularités de la vie
et des travaux de Newton, se soient astreints presque tous, comme le
docteur Brewster, à faire de lui un type complet de perfection intel-
lectuelle et morale , cette application trop particulière du sentiment de
nationalité, n'a porté aucune atteinte à leur probité littéraire. Car,
s'ils viennent à découvrir un document inconnu, qui pourrait prêtera
des interprétations, môme contraires aux opinions qu'ils soutiennent,
ils le publient intégralement, et laissent le champ libre à la vérité.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, de nouvelles indications trouvées par Sir
David Brewster, étant jointes ;\ d'autres établies depuis peu d'années,
éclaircissent complètement l'histoire secrète du Commercium epistolicum,
cette publication fameuse,danslaquelle,à l'abri de l'anonyme, un comité
assemblé par ordre de la Société royale, que Newton présidait, déclara :
1° que Newton possédait la méthode des fluxions bien avant que
Leibnitz employât le calcul différentiel, ce qui est parfaitement cer-
tain ; -1° que ce calcul est identique à la méthode des fluxions [one and
same ihing), ce qui est inexact; 3° que Leibnitz a eu préalablement
connaissance d'une lettre de Newton où cette méthode est décrite d'une
manière suffisamment claire pour toute personne inielligente , ce qui est
une conséquence douteuse d'un fait non prouvé^.
' Memoirs, l. II, p. 27a. — "Le fait non prouvé, c'est qu'une certaine lettre
de Newton à Collins, en date du 10 décembre 1676, aurait été transmise à Leibr
nitz en original, avec d'autres écrits mathématiques; tandis qu'il y a de fortes rai-
sons de croire qu'elle lui a été transmise par extrait, ou même pas du tout. La
OCTOBRE 1855. 597
Si l'an en croit Newton , ce comité fat nombreux, et composé de personnes
illustres de diverses nations^. Or le même savant anglais , M. le professeur de
Morgan, a trouvé la liste de ces illustres personnes, mentionnée dans
un ouvrage du temps; et, après l'avoir vérifiée sm' les registres mêmes
de la Société royale, il l'a publiée dans les Transactions philosophiques
de 1846^. Les commissaires ne furent primitivement que six, choisis
le 6 mars 171 1-12. C'étaient Arbutlmot, Hill, Halley, Jones, Machin,
Burnet. On leur en adjoignit plus tard cinq autres, savoir : le qo mars
Robarts; le 27 Bonet le ministre de Prusse; enfin le 17 avril Aston,
Brook Taylor, .et de Moivre, celui-ci protestant français réfugié, que
son goût pour les mathématiques avait mis en relation intime avec
Halley et Newton. Sur les onze, il n'y avait d'étrangers que Bonet et
de Moivre, qui durent former leur opinion merveilleusement vite, car
le rapport est du 2/1 avril. Parmi les autres, plusieurs n'avaient d'au-
tres titres scientifiques que d'être les amis de Newton. Peut-on loyale-
ment dire d'un amalgame pareil : Numerosus quippe consensus erat, e
viris eruditis diversarum nationum lectas^? C'est pourtant ce qu'on- affirme
conséquence douteuse, et même complètement hypothétique, c'est que la connais-
sance de cette lettre sulFisail k toute personne intelligente , pour y voir la méthode des
fluxions. Dans la première édition du Commercium, page li"], on mentionne celte lettre,
en déclarant que la méthode qui y est exposée, et appliquée, est celle que Leibnitz a,
depuis, appelée la méthode atfférentieUe. Mais, en reproduisant ce texte, dans la
deuxième édition, publiée par Newton en 1735, neuf ans après la mort de Leibnitz
qui ne pouvait plus lui répondre, on aioula , page i a8 : Hac coUectio ad D. Leibnitium
mitsafuit26juniH676. Ce qui revient a introduire postérieuremeni une chnrge grave,
et dépourvue de preuve, dans un acte d'accusation que l'on dit seulement réimprimer.
Au reste cette question a été complètement disculée, avec un sentiment parfait de sa-
vante e( consciencieuse critique, par le professeur Aug. de Morgan, dans une disser-
tation insérée au Companion to the almanacfor 1852 sous ce litre : A short account of
somc récent discoveries in England and Germany relative to tht controversy of the invention
ofjliuciont. Les considérations sur lesquelles M. de Morgan s'est appuyé, auraient été
encore bien plus fortes, s'il avait pu savoir que, d après ce que nous découvre
aujourd'hui le docteur Brewsler, la deuxième édition du Commercium y compris
le liecensio. et l'avis ad lectorem, est entièrement l'œuvre de Newton. — ' Lettre de
Newton à l'abbé Conti, en date ilu 27 février 1726 v. s. rapportée dans le recueil
de Desmaiseaux, tome II, page ao. Le texte original écrit en latin porte : • nequc
• ignoras hœc scripta collecta et édita fuisse a frequenti virorum illustrium ex divcrsis
■ nalionibus convenlu , queui ad hanc rem convocaverat Begia socielas. » Netotoni opas-
cula mathematica . t. I, p. 383, in-4*, Paris, 1744. — * Philos. Trans. i846, part. I,
page 107. Les noms de six commissaires primitivement choisis, six seulement, et
tous anglais, sont rapportés les mêmeii que ci-dessus, d'après les registres de la
Société royale, dans l'ouvrage de Turnor intitulé : Collections for the history of the
lown and soke of Grantham. in-4*. 1806. — ^ Recensio commercii epistolici, et Com-
mercium epistolicum , 2* édit. p. 55.
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598 JOURNAL DES SAVANTS.
dans une dissertation anonyme, intitulée Recensio commercii epistoUci, qui
a paru d'abord en anglais dans les Transactions philosophiques de lyiS,
qui a été reproduite par une traduction latine en 1726, dans la deuxième
édition du Commerciam , et dont le docteur Brewster a retrouvé la
minute écrite de la main de Newton, conformément aux soupçons qu'on
avait déjà qu'elle fût de lui^
Il n'y aurait pas de termes assez forts, pour caractériser l'iniquité*
d'un arrêt, rendu par un tribunal secret, dont tous les juges sont les
créatures d'une des parties, l'autre n'y étant pas représentée dans sa
défense. Ce fut aussi l'impression générale que ce document produisit
hors de l'Angleterre à l'époque où il fut publié, etLeibnitz s'en indigna
comme d'une suprême injustice. Mais l'auleur anonyme du commen-
taire de 1 7 1 5, qui n'est autre que Newton lui-même, trouve ce mode de
procédure très-légitime : vu, dit-il, qu'il ne s'agit pas ici d'un arrêt
imposé aux parties, mais d'une décision absolue prise par le comité,
après inspection de pièces; à quoi il ajoute : «Ulud intérim submo-
«nendus est Leibnitius; cum id Societati impingit, quasi inauditum eum
«condemnatum îsset, id ob eam rem, per statutum ejus, quoddam
« commeritum se esse ut nomen ejus inde expungatur^. » Il est heu-
reux pour la mémoire de Newton et pour l'honneur de la Société royale ,
que la menace de radiation contenue dans cette phrase n'ait pas été
mise à exécution.
Il n'y a pas à s'étonner de ces colères. A l'époque où elles se firent
jour. Newton devait être ulcéré. La méthode des fluxions qu'il possé-
dait depuis si longtemps , et qu'il avait tenue soigneusement cachée,
semblait n'avoir eu de puissance que dans ses mains. Le nouveau calcul
de Leibnitz, au contraire, décrit déjà par lui, sans mystère, dès l'année
1 677, dans sa correspondance privée avec Newton même, ctrendupublic
dans les actes de Leipsick en 1 6Sh , était devenu depuis un instrument
universel de découvertes analytiques, pour tous ceux qui voulaient s'en
servir. Ses procédés, ses règles, avaient même, dès 1696, été ras-
semblés par le marquis de L'Hospital, en un corps de doctrine élé-
mentaire, où les principes étaient éclaircis et rendus usuels par une
' Brewsler, Memoirs, etc., tome II, p. 76. tl find among the mss. of Hurtsbourn
« Parle, scrolls of almost ihe whole of the recensio, and five or six copies on his own
«hand of ihe ad lectorem. 1 — * Recensio comm. cpist. 2' édit. page 55. Phil Trans.
1715, page 221. La phrase anglaise semble encore plus dure, l'injonclion étant faite
au nom de l'anonyme, qui est Newton, t And in the mean I take the liberty to acquaint
« him , that by taxing the royal Society with injustice , in giving sentence against him
t without hearing bolh parties, he has transgressed oneof theirstatutes, which makes
«its expulsion to defame them, » ' »'• '■ -' ,'
"^/OCTOBRE 1855.' '^ 599
multitude d'applications ^ Pourtant, ce calcul si glorifié, si employé,
différait seulement de la méthode des fluxions , par un mode plus abs-
trait de la géiicralion des quantités, et par une notation, un algorithme,
dont le mécanisme d'un emploi général ainsi qu'uniforme, opérait
comme de lui-même, sans que la pensée s'en occupât. Newton, dans le
fort de sa dispute avec Leibnitz, en 1716, pouvait bien, sous le voile
de l'anonyme, se laisser aller jusqu'à écrire : «que la méthode des
« fluxions telle que M. Newton l'emploie, est pins élégante que le calcul
«diflerentiel; qu'elle est aussi plus utile, et plus certaine, celle de
« Leibnitz étant seulement propre à faire découvrir les propositions ,
« et non pas à les démontrer ^. » Mais il est diflicile de croire que
lui-même se fit illusion sur ce point; et peut-être ne sentait-il que
trop amèrement la supériorité de succès que l'invention de Leibnitz
avait désormais acquise. Combien cette ancienne irritation ne dut-
elle pas s'accroître, quand, dix-huit mois après la publication du livre
des Principes, Newton vit Leibnitz insérer dans les actes de Leipsick
trois dissertations, où il tentait de s'approprier les immortelles décou-
vertes contenues dans cet ouvrage; reprenant les mêmes problèmes
suivant le même ordre de déduction, comme les ayant depuis long-
temps ainsi envisagés; tout cela sans mentionner le livre de Newton
' Sur cette rapide propagation du calcul infinitésimal , due exclusivement aux
travaux de Leibnitz et de Bernoulii, voyez une remarquable lettre de Montmort
à Brook Taylor en date du 1 8 décembre 1718, que le docteur Brcwster rapporte tex-
tuellement, tome II, page 5i i-[>i3. En voici quelque? passages : «Je pense comme
• vous, Monsieur, sur le mérite de M. Newton. Je parle toujours de lui comme d'un
« homme au dessus des autres, et qu'on ne peut trop admirer. Mais je ne puis
« m'empêclier de combattre l'opinion où vous êtes que le public a reçu de M. Newton ,
« et non de MM. Leibnitz et Bernoulii, les nouveaux calculs et Tart de les faire servir
ta toutes les rccberches que l'on peut faire en géométrie. C'est une erreur de
«fait. . . Je n'examine pas ici les droite de MM. Newton et Leibnitz à la première
« invention du calcul différentiel et intégral. Je vpux seulement vous faire remar
• quer qu'il est insoutenable de dire que MM. Leibnitz et Bernoulii ne sont pas les
• vrais et presque uniques promoteurs de ces calculs • Suivent les preuves. Et plus
loin : « Ma conclusion est donc que depuis i684. première date publique de la uais-
• sance du calcul différentiel et intégral, jusqu'en 1700 ou environ, où je suppose
«qu'il avait acquis presque toute la perfection qu'il a aujourd'hui , personne n'a
«contribué à le perfectionner si ce n'est MM. Leibnitz et Bernoulii, à moins qu'on
■ n'y veuille joindre, pour quelque part, le marquis du L'Hospital à qui ils
« avaient de bonne heure révélé leur secret , qui apparemment en serait encore un
«pour tous les géomèircs d'aujourd'hui s'ils avaient voulu le tenir caché à l'imita-
«tion de M. Newton , qui à mon avis, a dû avoir la clef de ceux-là, ou des pareils
«dès le temps qu'il a donné son magnifique ouvrage dei Principia. • — Com-
« mtrciam epistolwum. Recensio, page Sg.
76.
600 JOURNAL DES SAVANTS.
autrement que pour dire, qu'il ne le connaît que par l'extrait qu'on en
a donné dans ces mêmes Actes de Leipsick; et s'autorisant de cette
ignorance vraie ou fausse, pour se porter inventeur de ^ultats déjà
publiés! Cette tentative malheureuse n'autorisait-elle pas Croire que le
calcul différentiel pourrait bien n'avoir été aussi qu'une transformation
tardive de la méthode des fluxions? C'est ce que les enfants perdus de
Newton, Fatio de Duillier et Keil, ne manquèrent pas de dire, quand
ils élevèrent contre Leibnitz l'accusation de ce premier plagiat, que
Newton exaspéré, appuya de tout son pouvoir, sans paraître en per-
sonne; et, une fois les hostilités commencées, si lui et eux se montrè-
rent violents et injustes, Leibnitz le fut tout autant, ou même davan-
tage. Car, non-seulement, pour toute réponse au Commerciam epistolicam ,
il se fit le propagateur d'un écrit anonyme, obtenu de l'obséquiosité du
chef de ses disciples, Jean BernouUi, où l'on retournait indignement
contre Newton l'accusation de plagiat, trop insensée pour que per-
sonne et surtout lui-même, y pût croire; mais, ce qui était plus mal
encore s'il est possible , il profita delà correspondance qu'il entretenait
avec la princesse de Galles, pour accuser la philosophie de Newton,
d'être fondée sur les principes des matérialistes, tâchant ainsi de la
ruiner comme antireligieuse, ne le pouvant faire par le raisonnement
ou le calcul. Sa mort, arrivée en novembre 1716, n'éteignit point la
haine puissante qu'il s'était attirée , parce qu'elle laissait subsister tous
les griefs scientifiques qui l'avaient fait naître. Le parti survivant
profita de son avantage, pour se présenter seul aux yeux de la postérité.
L'édition du Commerciam epistolicam, faite en 1712, avait été tirée à un
très-petit nombre d'exemplaires, qui furent tous distribués à titre de
présent; et elle était devenue excessivement rare. Il en parut en 1 728
une seconde édition , à laquelle on joignit la traduction latine de fextrait
raisonné qui avait été inséré aux Transactions philosophiqaes de 1 7 1 5, plus
une préface, ou avis ad lectorem, où l'on rend un compte très-amer, et
malheureusement trop véritable, des moyens de justification ou de dé-
fense opposés à ce document par Leibnitz. On supposa, dans le temps,
que cette réimpression, et les écrits qui l'accompagnent, étaient l'œuvre
de Newton. Desmaizeaux mentionne le fait comme connu; et Mqn-
tucla dit le tenir de source certaine. Je l'avais donc rapporté d'après
eux, à ces titres, dans mon article de la Biographie; sur quoi le docteur
Brewster dans son premier ouvrage sur la vie de Newton m'avait forte-
ment tancé, déclarant que cette charge est fausse, sans fondement , et ne
mérite aucune réfutation^. Or maintenant, \oici que, parmi les manus-
' The Life ofSir Isaac Newton, by David Brewster, i83 1 , page a i5 , texte et notes.
OCTOBRE 1855. 601
crits de Newton, le docteur Brewster a trouvé de nombreuses preuves
de ce fait; et en particulier plusieurs copies du Recensio de 1726, ainsi
que de l'avis ad lectorem, écrites de sa propre main; ce qui l'amène à
faire cette déclaration péremptoire : « On doit à la vérité historique de
«reconnaître que Newton a fourni tous les matériaux du Commerciam
uepistolicam; et que, bien que Keil en fût l'éditeur, et que les commis-
«saires de la Société royale fussent les auteurs du rapport. Newton est
h virtuellement responsable pour ce qu'il contient^.» A cela Sir David
aurait pu ajouter deux remarques à la fois équitables et importantes :
la première, c'est que, bien antérieurement à la connaissance des ma-
nuscrits auxquels il a eu accès, en s'appuyant seulement sur une dis-
cussion érudite des textes imprimés et des témoignages contemporains,
M. le professeur A. de Morgan avait déj;\ montré avec une entière
évidence que le recensio et l'avis ad lectorem ont dû être rédigés par
Newton lui-même; sa judicieuse critique devançant ainsi les preuves
matérielles, alors ignorées^. Le second fait qu'il eût été bon de rappeler,
c'est que, en conférant la deuxième édition du Commerciam epistolicum,
publiée en i 7'i5, avec l'exemplaire de la première qui est conservé dans
la bibliothèque do la Société royale, le même professeur A. de Morgan
y a signalé des changements de rédaction, des notes modifiées, étendues,
ajoutées, toujours dans un sens défavorable à Lcibnitz; d'où il conclut,
avec toute raison, que l'on ne peut légalement la faire valoir au procès,
comme si elle était une simple reproduction du texte primitif. J'ai vérifié
les variantes dénoncées par M. de Morgan , sur un exemplaire de la pre-
mièreédition que possède la bibliothèque de Sainte-Geneviève , lequel est
probablement le seul qui existe à Paris, et je les ai toutes reconnues
exactes. Mais qu'importe fidentité ou la différence de ces deux publi-
cations , aujourd'hui que nous pouvons apprécier leur véritable ciractère !
Ce ne sont pas des actes de procédure. En 1726, comme en 171a,
ce sont les sentences de condamnation rendues contre Leibnitz, par
un même wehme académique, dont Newton était l'organe et le chef.
La certitude maintenant acquise, que l'extrait du Commerciam episio-
Ucam , inséré aux Transactions philosophiques de 1715, et reproduit
sous le titre Hecensio dans la deuxième édition de ce même recueil , a été
écrit par Newton, va nous fournir le moyen d'éclaircir un point de
l'histoire des mathématiques, auquel s'attache beaucoup d'intérêt. Toutes
les personnes, en bien petit nombre, qui ont voulu, et qui ont pu lire
' Memoirs of Sir Isaac Netclon, i855, tome II, page 76. — * Philotophical Ma-
gazine, juin et novembre i85a. — " Ibid. juin i848, page 4^6 et suiv.
602 JOURNAL DES SAVANTS.
le livre des Principes d'un bout à l'autre, ont éprouvé combien cette
étude est laborieuse et fatigante : non-seulement par les difficultés inhé-
rentes à la démonstration de chaque proposition prise isolément; mais
aussi par l'absence presque générale , et comme intentionnelle d'indi-
cation, de lien apparent, qui conduise l'esprit de l'une à l'autre. Cet
isolement, cet imprévu dans lequel Newton nous laisse à chaque pas de
sa route, n'existait pas sans doute pour lui, puisqu'il fallait bien qu'il sût
s'y diriger lui-même. Ceci a donné lieu de croire, que Newton avait
trouvé la plupart de ses théorèmes par le secours de l'analyse dont il a
tant agrandi la puissance, et qu'il les a ensuite traduits sous les formes
austères de la synthèse, soit pour les rendre complètement inattaquables,
soit pour dérober aux regards de la foule , la voie qui l'y avait conduit.
C'est ainsi que j'exprimais dans ce journal, l'opinion de beaucoup de
géomètres, et la mienne propre, lorsque je rendis compte de la cor-
respondance de Newton avec Cotes ^. Or nous avons maintenant la même
pensée, exprimée dans des termes presque identiques, par Newton lui-
même. Car à la page 3 9 du Commercium epistolicam , 2" édition, nous
trouvons de lui ce passage : «Ope novœ illius Analysées (scilicet Fluxio-
«num) majorera illarum propositionum partem, quae in Principiis philo-
« sophiœ habentur, invenit JSewtonas. At cum antiqui geometrœ , quo cer-
atiora omnia fièrent, nihil in geometriam admiserint priusquam syn-
« thetice demonstratum esset; idcirco propositiones suas synthetice de-
« monstrâvit Newtonus, ut cœlorum systema super certa geometria cons-
«titueretur. Atque ea causa est, cur homines harum rerum imperiti,
«analysin latentem , cujus ope propositiones illœ invenUe sunt, diffi-
«culter admodum percipiant. » Si Newton eût dévoilé à tous les yeux
cette analyse, au lieu de la cacher, l'honneur de l'avoir découverte lui
aurait été incontestablement assuré, par les applications qu'on en jurait
faites, et la science y aurait gagné autant que lui-même. Mais, pour em-
ployer ici une image que j'emprunte à Wallis, il a rompu le pont après
avoir passé le fleuve, voulant être admiré plutôt que suivi; et d'autres
ont trouvé un gué ailleurs.
Tout le monde sait, que, dans les deux premières éditions des Prin-
' Journal des Savants pour l'année 1862 pages 27061271. En imprimant la fin de
celte phrase on mit mal à propos la vérité, au lieu de la voie. Dans les notes addi-
tionnelles à ces articles du Journal des Savants, j ai montré, que tous les théorèmes
fondamentaux établis synlhétiquemenl par Newton , dans les sections 11 et m du
I" livre des Principes, sont renfermés dans une expression analytique Irès-simple de
la force centrale, de laquelle tous les cas d'application qu'il a considérés, se dé-
duisent immédiatement dans le même ordre bizarre qu'il a suivi en les exposant.
OCTOBRE 1855. 603
cipes , le lemme ii annexé à la proposition vu du H* livre est suivi d'un
scholie, où Newton reconnaît manifestement l'indépendance des droits
de Leibnitz à l'invention du calcul infinitésimal. Leibnitz le comprit
ainsi, et il semble impossible de lui trouver loyalement un autre sens.
Or, en 1711, lorsque Newton exaspéré eut livré son rival au jugement
de ce tribunal secret qui le déclara plagiaire , le texte du. scbolie , deux
fois publié, devenait une pièce à décharge fort embarrassante. Mais,
quoique la deuxième édition où il est reproduit n'ait paru qu'en 1710,
il était impossible de l'en ôter, parce que la première moitié de l'ou-
vrage, où il était inséré était déjà imprimée au 1" mai de l'année pré-
cédente 1710, quand on n'était pas encore en guerre; comme on le
voit par une lettre de Newton à Cotes datée de ce jour-là même ^ Forcé
ainsi de laisser subsister les deux publications d'un document si favo-
rable à son adversaire, Newton ne put sortir de ce mauvais pas qu'en
déclarant avoir écrit ce scholie , non pour accorder à Leibnitz la posses-
sion propre du lemme qui le précède, où la méthode des fluxions est
exposée, mais au contraire pour se l'assurer à lui-même ; et, ajoute-t-il,
qae M. Leibnitz l'ait inventé après moi, ou l'ait tena de moi, c'est une chose
sans importance ^. Cette interprétation après coup renferme encore une
De sorte qu'il semble impossible qu'il ne les ail pas tirés de celte formule même. Ceci
offre nn exemple (rappanl de celle analytin lattntem, dont il parle, dans le passage que
je ci(e de lui quelques lignes plus bas. — * Correspondance de Newton cl de Cotes.
Cambrigde, i85o, lettre vi, page i4> Newton déclare à Cotes qu'il adopte les cor-
rections faites par lui aux épreuves jusqulà ce qu'on arrive à la page 287, coroll. iv
qui commence ainsi : Corpus itaque ^'rare nequit in hac spirali, eic. Or celle pbrase
initiale apparlient au coroll. iv de la proposilion xv du livre II , lequel en effet se
trouve à la page aSy de la 1" édition à laquelle Newton se réfère toujours; et, dans
la 3* édition que Cotes surveille il se trouve à la page ^67. Maintenant, le scholie re-
latif à Leibnitz fait suite au lemme 11 de la proposition vn du même livre, de sorte
qu'il arrive bien anléiieuremenl à la xv*. El en effet, dans la 1" édition il se trouve
à la pag(? a53 354, 3o pages avant la 387* que Nt-wton reconnaît être correctement
reproduite. Ain.ii, k cette date du 1" mai 1710, le scholie était déjà réimprimé tel
que l'édition de Cotes le donne; d'où l'on voit que Newton n'étant pas alors ouver-
tement en guerre avec Leibnitz, n'avait pas jugé à propos d'en rien retrancher.
Même ^ lui ou Cotes, y ajoutèrent ug trait caractéristique en y spéciiianl que entre autres
dissemblances, les deux méthodes diffèrent dans le mode de génération des quantités,
« idoa gcnerationis quahtilatum, « ce qui est parfaitement la vérité. — * Raphson ,
History ofjluxions, \'j\b, page laa. Dans une lettre écrite à l'abbé Conli en date
du ~ mai 1716 Newton reproduit la même idée en d'autres termes. «Conlendit
€ (Leibnilius) quod in meo Principiorum libro (p. a53 cl a54 ed* i') concossi
«eum liabuisse calculum differentialem sine me, et ail quod niihi nunc Iribuens
«ejus invcntionem, revoco quae concesseram. Sed in articulo quod citai, ne verbum
tquidem invenio quod pro eo facial. • Netot. Opasc. (orne I", page àoj.
604 JOURNAL DES SAVANTS.
équivoque manifeste. Car il ne s'agit pas de savoir, si Leibnitz avait
trouve par lui-même ce Jemme, qu'il ne réclamait point, et qu'on n'a
jamais réclamé pour lui; mais seulement si les théorèmes qui y sont
énoncés peuvent s'obtenir aussi, bien par le calcul ditîérentiei que par
la méthode des fluxions , comme Leibnitz l'avait annoncé avant de la
connaître, ce que le scholie attestait. Maintenant, dans toute affaire liti-
gieuse , les textes ont une valeur propre. Celui qui a délivré librement
une déclaration écrite, ne peut pas être reçu ensuite à dire qu'il a voulu
en faire une pièce à double entente; et c'est pourtant à quoi Newton fut
conduit par le besoin de sa cause. Toutefois, dans la troisième et der-
nière édition du livre des Principes qui fut faite sous ses yeux par Pem-
berton, il n'eut pas recours à cet argument trop fragile; et il se borna à
remplacer le fatal scholie par un autre où il ne parle que de lui-même,
sans dire un mot de Leibnitz. Montucla déclare être certain que la
suppression vint de lui, et que des gens bien informés ont vu la nou-
velle rédaction écrite de la main de Newton même. Il avait alors quatre-
vingt-quatre ans. Malgré cette autorité habituellement très-sûre , j'avais
cherché à me persuader, et à persuader aux autres, que cet acte in-
juste pouvait être rejeté sur la faiblesse de l'âge, et sur les obsessions de
partisans qui n'avaient rien à ménager. Malheureusement, on ne peut
plus conserver cette illusion. Sir David Brewster a trouvé dans les papiers
de Newton, plusieurs projets de la dernière rédaction du scholie, écrits
de sa main, dans lesquels il tâche de ne mentionner ses communications
antérieures avec Leibnitz, qu'en les entourant de détails^ propres à
affaiblir, et à rendre douteuse, l'indépendance d'invention qu'il lui avait
autrefois reconnue. Mais apparemment ces divers essais ne le satisfirent
point. Car il finit par s'en tenir à une rédaction dans laquelle le nom
de Leibnitz n'est pas même prononcé; et, en effet, il était plus facile
de le supprimer tout à fait que de lui enlever ses litres, surtout après
les avoir deux fois reconnus publiquement à vingt-six ans de distance.
Le docteur Brewster m'improuve fortement pour avoir dit que les deux
premières publications du scholie éternisent les droits de Leibnitz ; car,
m'objecte-t-il , le scholie n'a pas ce sens, et l'intention de l'auteur n'était pas
qu'on l'entendit ainsi^. De sorte que, pour^ter à Newton un tort qu'il
eut, étant irrité, le zélé biographe le fait être, de sang-froid et k deux re-
prises, injuste ou déloyal; méconnaissant les droits de Leibnitz, ou
cherchant d'avance à les annuler. C'est une singulière façon de le dé-
fendre.
' S. D. Brewster, Memoirs, etc., t. II, p. ag.
OCTOBRE 1855. ' 605
iifLa connaissance maintenant acquise de ces détails nous apprend
que le Commerciam episiolicam avec ses variantes tardives, le Recensio
de 1715, et l'avis ad lectorem mis en tête de l'édition de 1728, bien
qu'ayant paru sous le voile de l'anonyme , doivent être désormais mis
au nombre des œuvres de Newton , résultat plus profitable pour la mé-
moire de son rival, et pour l'histoire de la science mathématique, qu'il
n'est honorable pour lui. Mais, comme l'a très-bien dit Voltaire : «On
«ne doit aux morts que la vérité. » En conséquence, l'édition originale
du Commerciam f étant devenue à peu près introuvable, j'ai pensé qu'il
serait bon de la réimprimer, avec l'indication des variantes de 1725,
et les deux autres écrits que Newton y a joints. 11 s'est trouvé un im-
primeur, M. Mallet-Bachelicr, assez désintéressé pour entreprendre cette
publication de pièces toutes mathématiques, grâce au secours que
M. le Ministre de l'instruction publique a bien voulu libéralement
m'accorder pour lui, afin qu'elle ne lui devînt pas trop onéreuse. Ainsi
aidé, il s'est mis à l'œuvre. L'impression est commencée; et les amis
des sciences apprendront avec plaisir que l'ouvrage paraîtra prochaine-
ment.
Les découvertes autographiques, qui éclaircissentlc mystère du Com-
merciam episiolicam, constituent, je crois, à peu près, tout ce que les
papiers consultés par le docteur Brewster lui ont fourni de renseigne-
ments nouveaux sur les travaux scientifiques de Newton. Mais il y a
trouvé, sur les habitudes de sa vie et de sa personne aux diverses
époques de sa longue carrière, beaucoup plus de menus détails que l'on
n'en connaissait, et que l'on n'avait peut-être besoin d'en connaître. Il
a aussi retiré, je dirais presque exhumé de ces mêmes manuscrits, plu-
sieurs dissertations théologiques dont le sujet fort bizarre, semblerait
de nature à modifier considérablement l'opinion que l'on avait cru pou-
voir jusqu'ici se faire, de l'orthodoxie anglicane de Newton. Tout cela,
sans doute, intéresse peu la postérité, pour qui le grand Newton est
grand par ses découvertes dans les sciences, et par les pas immenses
qu'il a fait faire aux mathématiques, à la physique, à l'astronomie.
Qu'importe quel a été son rang et sa place dans le monde conventionnel
de son temps, si ce n'est en ce que le développement de son génie a
pu être favorisé ou empêché par ces accessoires! Mais enfin, puisque,
conformément au goût actuel du public, du public anglais surtout, ils
tiennent une grande place dans les deux volumes du docteur Brewster,
j'en ferai le sujet d'un second article, où, en mettant la curiosité des
lecteurs en contact avec la personne de Newton, je tâcherai que la
familiarité ne soit pas si proche qu'elle détruise toute illusion. Car, à
77
606 JOURNAL DES SAVANTS.
combien de grands génies, ne faut-ii pas appliquer cette maxime
prudente :
Major e longinquo reverential
J. B. BIOT.
[Lajin à un prochain cahier.)
Notice bibliographique sur Montaigne ^ par J. F. Payen, d. m.
Documents inédits sur Montaigne, recueillis par le docteur Payen,
Paris, i855.
Montaigne magistrat, par Alphonse Grun, archiviste
de la couronne.
La vie publique de Montaigne ,
étude biographique par Alphonse Grûn.
Visite au château de Montaigne en Périgord,
parle docteur Bertrand de Saint-Germain, Paris, i85o.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Nous avons constaté , dans une première étude , ce que le zèle assidu
de quelques pieux admirateurs et le hasard de quelques petites décou-
vertes ont ajouté aux renseignements de la postérité sur ce nom de
Montaigne, qui doit désormais durer autant que notre langue. Il nous
reste maintenant une tâche plus -vague, moins précise; c'est de cher-
cher par induction, par conjecture, la part plus ou moins grande que
Montaigne a pu prendre aux affaires de son temps, le rôle qu'il a
rempli, l'opinion qu'il a eue et surtout celle qu'il aurait activement
avouée ou défendue, en un mot, sa vie publique, pour nous servir,
avec M. Grûn, d'une expression un peu néologique en pareil cas. A
toutes les époques, en effet, n'appartient pas la vie publique. Cela ne se
disait pas, dans l'ancienne monarchie, même de tous les hommes qui
avaient été employés plus ou moins longtemps par les ordres du prince ,
et dans les charges conférées en son nom et par sa confiance. Ce nom
de vie publique, dans notre langue, suppose deux choses: une fonction
considérable dans l'État, et l'exercice de celte fonction sous des yeux
* Voyez, pour le premier arlicle, le cahier de juillet, page 397.
OCTOBRE 1855. 607
qui la surveillent et l'éclairent. C'est la vie d'un citoyen romain des
premiers temps, celle d'un magistrat, d'un député, d'un lord anglais.
En un mot, là où il n'y a pas de droits et de liberté, il n'y a pas de vie
publique. Et Montesquieu, par exemple, eût été beaucoup plus long-
temps qu'il ne l'a été en effet conseiller ou même président de chambre
au parlement de Bordeaux , qu'on n'aurait pas dit pour cela : la vie
publique de M. de Montesquieu.
Les agitations religieuses et civiles de la France au xvi* siècle n'avaient-
elles pas toutefois dérogé d'avance à cet état de choses ? N'y eut-il pas
alors une vie pubKque créée, pour ainsi dire, par les désordres et les
malheurs de la patrie? N'y eut-il pas de lâches déserteurs de cette vie pu-
blique et de vertueux citoyens qui en furent les héros et les victimes? La
réponse affirmative ne nous semble pas douteuse. Je crois en effet que le
xvi* siècle, au prix de grandes calamités, ouvrit cette carrière nouvelle à
l'esprit delà France, à *bs magistrats, à sa noblesse, à quelques-uns de
ses bourgeois et de ses écrivains. Comme il y eut alors de grandes vertus
civiles, il y eut une vie publique; et, duchanceher de l'Hôpital à l'his-
torien deThou, du diplomate Paul de Foix au chancelier Du Vair, dans
des conditions et avec des caractères fort différents, plusieurs hommes
exercèrent vraiment une action politique digne d'estime et de gloire.
Est-il permis de comprendre dans ce nombre l'auteur des Estais, quelque
goût et quelque admiration qu'il nous soit donné d'avoir pour son génie
de moraliste et d'écrivain? On pourra, je crois, en douter, même après
avoiç étudié le travail de M. Grùn; mais aussi on pourra dire: qu'im-
porte? Et, en relisant tant de passages des Essais si pleins du sentiment
exquis de l'antiquité, si supérieurs aux passions contemporaines, si
charmants de naturel et d'imagination , si fmement spéculatifs sur
l'homme de tous les temps, on se dira que, chez Montaigne, la vie du
solitaire , la vie du penseur et de l'écrivain , a été de beaucoup supérieure
en influence et en durée à la vie publique; que c'est par là qu'il faut sur-
tout le considérer, et que le reste n'est bon qu'à nous occuper plus long-
temps, et sous divers prétextes, d'un souvenir que nous rendent si sin-
gulièrement précieux quelques écrits inimitables.
M. Grùn , il faut l'avouer, n'en a pas moins très-bien établi sa tlièse, et
fait de Montaigne un homme public aussi complet qu'un écrivain poli-
tique actuel peut aimer à le concevoir; il le défmit sincère et modéré,
préférant, selon la maxime antique, l'honnête à l'utile, mais sacrifiant
même l'honnête à une nécessité d'intérêt public, souvent invoquée de nos
j ours , et qui n'est au fond qu'un maximum d'utilité présumée, en un mot,
tenant aux lois du pays, mais admettant qu'elles doivent fléchir, si le
77-
608 JOURNAL DES SAVANTS.
salut de l'Étal l'exige, aimant sa propre conservation, mais la subordon-
nant au devoir, condamnant les excès de zèle, mais restant. toujours,
dans le parti catholique, fidèle à la royauté, et ne s' étant jamais mépris
sur la Ligue. Ce portrait général, que nous ne nions pas, mais dont les
nuances sont lirées plus encore des écrits que des actions de Mon-
taigne, M. Grûn s'attache à le justifier, dans l'ensemble de son récit,
par toutes les sortes d'activité qu'il attribue successivement à notre
philosophe. Nous avons déjà parlé des fonctions judiciaires de Mon-
taigne; et l'ouvrage entier de M. Grûn n'ajoute pas, sur ce point,
à fintéressant chapitre qu'il en avait détaché. Mais ce n'est là pour
lui qu'une faible partie de la vie publique de Montaigne; et huit
chapitres non moins étendus sont destinés à nous le représenter, sous
d'autres points de vue plus politiques encore, dans ses relations avec la
cour, dans sa promotion à l'ordre de Saint-Michel, dans son titre de
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi,» dans sa mairie de Bor-
deaux, dans diverses négociations diplomatiques, dans un service mili-
taire qui lui est hypothétiquement attribué, et enfin dans une présence
d'amateur aux Etats de Blois, en 1 588.
Voilà certes, en effet, un cadre d'activité politique assez multiple,
assez varié , pour une vie qui ne devait pas excéder cinquante-huit ans ;
et nous allons être tenté de croire que Montaigne ne ressemblait en
rien à ces philosophes anciens qui avaient pris pour maxime : le sage
n'approche pas «de la chose publique, » et qu'au contraire il était pos-
sédé non pas seulement de la curiosité , mais de l'ambition politique, et
cherchait toute occasion de s'ingérer aux affaires d'Etat.
Heureusement, après avoir lu les recherches curieuses de M. Grûn,
on sera moins étonné qu'à la lecture de ses têtes de chapitres. Les rela-
tions de Montaigne avec la cour se réduisent en effet à sa présence plu-
sieurs fois réitérée, sans être amenée par aucun devoir grave à remplir
près du roi ou des princes. Cette présence fhistorien la commente
par divers passages des Essais sur et contre la flatterie. Il conclut de
ces passages que Montaigne n'a pas dû flatter, dans les visites diverses
qu'il fit à la cour, sous François II, sous Charles IX, sous Henri III.
La conclusion n'est pas rigoureuse : il y a dans les Sermones Jideles du
chancelier Bacon bien de sages et sévères maximes contre l'abus de
la louange; et on sait cependant quel flatteur et quelle âme timide était
Bacon devant Elisabeth; mais la question n'est pas là. Dans la réalité,
selon les mœurs du temps, Montaigne dut venir à la cour, parce qu'il était
homme de bonne maison, à peu près comme M. de Chateaubriand, fort
jeune, suivit une chasse et monta dans les carrosses du roi. Mais, comme
OCTOBRE 1855. '^r^ 609
Montaigne, à cette cour, ne remplit aucun poste politique , ne fit aucun
service de quelque durée , cela ne peut s'appeler sa vie publique. Mon-
taigne passait là, comme beaucoup d'autres, en qualité de spectateur,^
ou même, à certaines époques, de « serviteur honorifique. » Il se disait,
comme il fa écrit dans les Essais : a En une monaicbie , tout gentil homme
« doit estre dressé au port d'un courtisan. » Mais il était étranger aux
secrets du temps , beaucoup plus fait pour méditer sur l'histoire que pour
être un instrument d'intrigues d'État. Il suffirait, sur ce point, de l'aveu
qui lui échappe quelque part : a Je me jecte aux affaires d'Eslat et à l'uni-
« vers, plus volontiers, quand je suys seul : au Louvre et en la presse, je
«meresserFC et contrains en ma peau-, la foule me repoulse à moy.»
Celui que la foule du Louvre repoussait ainsi, les cabinets de Catherine
de Médicis ne l'auraient pas attiré; et rien, ce semble, n'obligeait de l'y
appeler, même à titre de savant et d'oisif, comme quelques autres,
dont alors on s'amusait au Louvre. Je suis donc tenté de croire qu'il y
a quelque peu de la vanité native de Montaigne, dans le passage cité
avec complaisance par son historien. «De ma coiqplcxion, je ne suis
« pas ennemy des courts ; j'y ai passé partie de la vie , et Suis faict à me
« porter alaigrement aux grandes compaignies. » (Liv. III, chap. m.)
Mais, en admettant même, sur la foi de cette confidence quelque peu
gasconne, que Montaigne ait beaucoup vu la cour, il reste à dire ce
qu'il y chercha, ce qu'il y trouva, ce qu'il y put renQontrer ou obtenir.
Ce ne sont pas les emplois; car, malgré fassertion de quelques
panégyristes < il ne fut jamais secrétaire de la reine, ainsi que nous le
verrons plus tard; et M. Grùn a coulé à fond cette erreur. Ce n'est
pas le profit, comme on disait et pratiquait déjà. Il ne semble pas que
la fortune de Montaigne se soit augmentée, durant sa vie entière, d'au-
cun traitement ni pension: il n'a jamais, dit-il lui-même, ur^ardé nos
«< rois d'une affection émue par l'intérest privé. » Et ajoutons, pour parler
net, que, sur l'édition de 1 588, dans l'exemplaire corrigé de la main de
Montaigne, que garde précieusement la ville de Bordeaux, le savant
bibliothécaire, M. Brunet, a lu en marge cette addition rayée, après
avoir été écrite, mais demeurée visible : u Jamais roy ne me donna
«un double, en payement, ni en don.»
Biffée ou non par l'auteur lui-même, la phrase était vraie et confu'-;
mée par d'autres passages du même ton : « Les princes me donnent prou ,
(• s'ils ne m'oslcnt rien ; et me font assez de bien, quand ils ne me font
«pas de mal; c'est tout ce que j'en demande.» Et ailleurs, par une
autie forme qui revient au même ; « Si je cherchois à m'enrichir,
«j'eusse servy les roys, traCcque plus fertile que toute aultre. » Ainsi,
610 JOURNAL 0ES SAVANTS.
qu'il ait passé plus ou moins longue part de sa vie dans les cours,
Montaigne n'y fut jamais courtisan habile ou favorisé. Le point est
bien éclairci. Quelle put donc être sa vie publique, dans le sens
un peu moderne attaché par M. Grùn à cette expression ? Que reçut-il
des rois et des princes , dont il dit quelque part :
nec sunt mihi nota potentûm
Munera.
En reçut -il des confidences? leur donna-t-il des conseils? eut-il
même un seul joiu* de crédit? fut-il employé dans quelque négociation
importante , comme les affaires embrouillées de la religion et de l'État en
amenaient au seizième siècle? Ici nouvelles difficultés, nouveaux doutes ,
que l'ambition de M. Grùn pour son auteur favori ne dissipe pas tou-
jours. Ainsi Montaigne vint-il à la cour dès le temps d'Henri II, et l'année
même de sa mort? M. Grùn ne peut affirmer que cette conséquence
résulte d'une phrase des Essais. «A peine fusmes-nous un an, pour le
«deuil du feu roy Henry second, à porter du drap à la court.»
Un autre passage, il est vrai, témoigne plus clairement que Montaigne
était dans la suite du roi François II, durant le voyage qu'il fit en Lor-
raine, pour reconduire sa sœur, mariée au duc Charles III. Enfin, il
n'est pas douteux que , pendant un séjour de Charles IX à Rouen ,
Montaigne était présent, et, on peut le croire, mêlé à la cour. M. Grùn
suppose, avec vraisemblance, que ce fut en 1662, époque où le fils de
Catherine de Médicis, âgé de douze ans, et déjà roi sous la régence de
sa mère, était entré militairement dans la ville de Rouen, après une
première défaite du parti protestant. Du reste la mention que Mon-
taigne , dans ses Essais , a faite de ce souvenir ne touche en rien à la poli-
tique du temps. C'est le chapitre anecdotique et paradoxal sur la décou-
verte du nouveau monde, sur l'ancienne Atlantide, sur les mœurs des
sauvages, sur un chant de guerre des Cannibales, et aussi une chanson
amoureuse, dont Montaigne est charmé avec raison, et qui dépasse nos
meilleurs extraits modernes de poésie barbare. On avait dû, en effet,
ne rien trouver de mieux pour amuser le jeune roi, que de lui montrer
trois chefs sauvages amenés alors en France, sans doute par le cheva-
lier Villegagnon , le premier colonisateur français au Brésil, a Le roy
«parla longtems à eux, dit Montaigne; on leur fit voir notre façon,
«notre pompe, la forme d'une belle ville; après cela, quelqu'un leur
«en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux ce qu'ils y avoient
«trouvé de plus admirable; ils répondirent trois choses, dont j'ai perdu
«la troisiesme, et en suis bien marry ; mais, j'en ay encore deux en mé-
rX7 OCTOBRE 1855. 611
«moire. Ils dirent, qu'ils trouvoient, en premier lieu, fort étrange que
«tant de grands hommes portant barbe, forts et armés, qui estoient
« autour de roy, se soubmissent à obéira un enfant, et qu'on ne cboisis-
«soit plustost quelqu'un d'entre eux, pour commander; secondement
« (ils ont une façon de leur language, telle qu'ils nomment les hommes
«moitié les uns des autres) qu'ils avoient apperçu qu'il y avoit, parmy
«nous, des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités,
«et que leurs moitiés estoient mendiants à leurs portes, décharnés de
« faim et de pauvreté, et qu'ils trouvoient étrange comment ces moitiés
« icy nécessiteuses pouvoient soulTrir une telle nécessité , qu'ils ne prissent
«les autres à la gorge, ou ne missent le feu à leurs maisons. »
Sans plus de réflexion sur ce socialisme anticipé, Montaigne, évi-
demment fort amusé d'un tel spectacle à la cour, ajoute, quant aux
trois sauvages : « Je parlay à l'un d'eux fort longtems : mais j'avois un
« truchement qui me suivoit û mal, et qui étoit si empesché à recevoir
« mes imaginations par sa bestise, que je n'en peus tirer rien qui vaille. »
Et toutefois une des réponses du sauvage lui plut assez ; c'était sur la
demande, quel fruit il recevait de sa supériorité parmi les siens, car
«c'était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi. Marcher le
« premier à la guerre, répliqua le sauvage. » Puis, après quelques échan-
tillons encore de ce dialogue plus ou moins tronqué par le maladroit
truchement, Montaigne nous dit à demi-voix : u Tout cela ne va pas trop
« mal ' : mais quoi ! ils ne portent pas de haut de chausses ! »
Franchement, cette coincideace de curiosité qui met, à quelques
heures de distance, le roi mineur et le philosophe sceptique en conver-
sation avec des chefs sauvages, ne favorise aucune induction sur le
crédit présumé de Montaigne à la cour. On pourrait supposer seule-
ment un peu de malice philosophique dans les détails de celte rencontre,
dans l'admiration du penseur pour le bon sens des Cannibales et dans
les élonnements qu'il leur attribue.
Depuis cotte mise en scène des sauvages devant la cour de Charles IX,
Montaigne n'a revu le jeune roi qu'en i565, lorsque, majeur et gou-
vernant de nom , il venait visiter sa bonne ville de Bordeaux et y tenir
un lit de justice, où fut entendu, comme nous l'avons dit, le chan-
ceher de l'Hôpital. Après ce passage très-rapide du jeune monarque A
Bordeaux, Montaigne, selon M. Grûn lui-même, n'aurait de nouveau
approché de la cour que cinq ans plus tard , lorsque, s'étant démis de sa
chaîne de conseiller, il venait à Paris faire impiip^er chez Frédéric
Morel quelques œuvres latines et françaises de son ami défunt, La Boëtio ,
avec l'intention de les dédier à M. de Mesme et à M. de l'Hôpital.
612 JOURNAL DES SAVANTS.
-' Mais ce travail même , cette édition de vers latins pieusement recueillis
sur les manuscrits du jeune conseiller auteur du traité républicain De la
servitude volontaire^, tout cela n'était guère un titre, ni un prétexte pour
entrer dans les cabinets du Louvre et les secrets de la reine et du jeune
roi. Probablement, comme l'affirme sans autre détail M. GriJn, Montaigne
vit le chancelier de l'Hôpital, et le trouva triste et découragé. Ajoutons
qu'il dut s'entretenir avec lui des maux récents et prochains de la France.
Mais cela même , cette participation à de nobles douleurs , cette affliction
ou cette prévoyance d'un bon citoyen ne s'appelle pas la vie publique ;
et, quel qu'ait été le degré de cette confidence, ce que l'ingénieux bio-
graphe n'essaye pas d'indiquer, certainement elle ne rapprochait pas Mon-
taigne delà cour; car, à cette époque, depuis plus d'un an, l'Hôpital
avait quitté le ministère, et s'était retiré à sa campagne de Vignay, tout
en gardant le titre honorifique de chancelier, réputé dès lors inamovible.
C'est donc à l'Hôpital plus que découragé , c'est à l'Hôpital disgracié,
que Montaigne adressait cette dédicace, datée du 3o avril 1670, et
imprimée à Paris, sous les yeux de l'auteur, dans la même année. C'est
même sans doute à ce changement de fortune que Montaigne fait allu-
sion dans la dernière phrase de son épître : « Ce léger présent servira
«aussy à vous tesmoigner l'honneur et révérence que je porte à vostre
«suffisance et qualités singulières qui sont en vous; car, quant aux
*( estrangères et fortuites, ce n'est pas de mon goust de les mettre en
« ligne de compte. »
Il faut donc noter cette dédicace comme une marque, non pas
simplement de préférence pour la politique du chancelier, mais de fidé-
lité à sa chute. Seulement , c'est un motif de plus de ne pas voir, dans
ce voyage de Montaigne en 1670, un incident ou une preuve de
' Le même dégoût du temps présent, la même aspiration satirique ou paradoxale
vers un autre monde et une autre société, les mêmes utopies, qu'on a pu remar-
quer dans quelques chapitres des Essais j se retrouvent dans plusieurs des poésies
lalines de La Boëtie.
Credibile est, cum jam crudeli perdere ferro
Europam late superi , turpique parafent '" '
Deformare situ viduos cultoribus agros, • • • ; '•
Providisse novum populis fugientibus orbem ;
Hincque, sub hoc sxclum, dis annitentibus, alter
Emersit peiago mundus. Vix lubrica primum
Sustinuisse ferunt rarae vestigia gentis
Molle solum ; curvum nunc ultro poscit aratrum, , >
Et nuHi parens invitât gleba colonos.
■ ' î > Hic gratis dominutn lati sine limite campi
' .; ,; , , Quemlibet accipiunt, ceduntque in jura colentis.
' ^ ■ Œuvres de La Boëtie, p. SSg, éd. de M. Feugères, i846.
OCTOBRE 1855. * 613
son crédit à la cour: et, quoique l'année d'après le cordon de Saint-
Michel lui ait été accordé, celte faveur, qui vint le chercher dans son
château, ne permet pas de supposer, comme on l'a fait dans un éloge
de Montaigne, «un commencement d'influence politique, une faveur
« dont la conscience s'effraye, » ni de montrer « le philosophe sans bruit,
«seul avec son cordon, ses espérances trompées et ses pressentiments
«sinistres, sortant ou plutôt s'échappant de cette cour dangereuse.»
Montaigne, on peut le croire, n'éprouva ni cette illusion d'espérance,
ni ce besoin d'un effort de vertu stoïque. Après quelques mois de séjour
à Paris, il revint dans son château, pour y commencer ses Essais et s'y
tenir à l'écart des maux et des crimes dont l'été de iSya allait souiller
notre histoire. Il était alors dans la force de l'âge et du génie, du génie
de penseur et d'écrivain, voulons-nous dire; car, nous ne croyons pas à
cette prédilection et en même temps à cette prééminence pour la vie
active, que M. Grùn se plaît à trouver dans ^Ionlaigne. Nous n'admet-
tons pas avec l'ingénieux biographe, «qu'un esprit aussi actif, aussi émi-
« nemmcnt sociable, ne pouvait se complaire longtemps dans une exis-
«tence privée de mouvement, de relations, que sa famille, sa librairie,
«le soin de ses biens, ne suflisaient pas au besoin de son intelligence
« et de son tempérament. »
Nous aimons mieux en croire Montaigne lui même, écrivant : «Mon
« desseing est de passer doulcemen! et non laborieusement ce qui me
« reste de vie". » Cela n'exclut pas sans doute la curiosité spéculative , l'at-
tention même aux choses du monde, le nusonnement, la conjecture, et
le goût du commerce des hommes; mais cela ne prouve pas que, si
Montaigne fit encore des absences de plusieurs mois, pendant lesquelles,
dit M. Grûn, il suspendait ses travaux littéraires, ce fût pour retourner
À la cour, et pour y jouer un rôle. Nous aimons mieux encore ici croire
Montaigne lui-même que son historien. «La solitude que j'aime et que
«je prcsche, dit-il, ce n'est principalement que ramener à moy mes
«affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, ains
« mes désirs et mon soulcy, résignant la solitude estrangère et fuyant
« rnortcllenient la servitude et l'obligation, et non tant la foule des
« hommes que la foule des affaires. »
Ce portrait si juste et si vivement tracé du contemplatif curieux,
trouvant la solitude dans sa rêverie, môme au milieu du monde, c'est
là ce qui nous paraît contredire les efforts de M. Griin pour faire à
Montaigne une vie publique. En vérité les circonstances en seraient
bien tristes et bien stériles. Serait-ce d'être venu, l'année même iSya,
assister à la réunion solennelle des chevaliers de Saint-Michel que fit
78
au • JOURNAL DES SAVANTS.
alors le roi , dans le désir, dit M. Grùn , de chercher partout des sanctions à
ce qu'il appelle le coup d'Etat de h, Saint- Barthélémy? «Tout récemment
« promu, ajoute à ce sujet M. Grûn, Montaigne ne dut point manquer à
«ia convocation. » Ce raisonnement tiré de l'étiquette nous semble dou-
teux; et le fait indiqué aurait eu besoin d'une autre preuve, quand on
le rapproche surtout de la profonde douleur dont furent alors saisis
tous les gens de bien et du désespoir exprimé dans les derniers écrits de
l'Hôpital mourant. L'abstention devant de telles horreurs, le silence et
la retraite , sont le moindre effort qu'ait dû faire le sage : et on n'a pas ,
ce semble, sans preuves directes, le droit de supposer que Montaigne
y ait manqué.
Quoi qu'il en soit, M. Grùn trouve pour Montaigne d'autres occa-
sions encore de visites à la cour, et une surtout qui revient à la donnée
favorite de l'historien , et lui semble une marque non douteuse de cré-
dit politique. De Thou, dans les mémoires sur sa propre vie, parlant
de son étroite amitié avec Michel de Montaigne, qui était, dit-il, à
la cour, pendant le séjour de Blois, raconte que celui-ci l'avait un jour
entretenu de ses anciens efforts, avant la guerre civile , pour amener
réconciliation et amitié entre le jeune roi de Navarre et le jeune duc de
Guise, tous deux se défiant et se plaignant l'un de l'autre.
A dire vrai, ce souvenir à la fois authentique et sommaire est le
grand fait de la vie active de Montaigne et le point d'appui principal du
volume de M. Grûn. En lui-même, il ne contredit pas l'attachement de
Montaigne pour le chancelier de l'Hôpital, si longtemps plein de mé-
nagements pour les Guise. L'anecdote est d'ailleurs justifiée, comme
nous l'avons vu déjà, par d'autres communications familières de Mon-
taigne avec Henri IV; et, sous tous les rapports, on peut y voir l'as-
cendant que la supériorité de l'esprit, les grâces de l'entretien, devaient
prendre sur deux hommes tels que le duc de Guise et le prince béar-
nais. Le travail du philosophe, à cette occasion, était bien dans son
génie ami de la modération et de la paix, ayant horreur de l'effusion
du sang et du fanatisme des opinions. Il tendait surtout à convaincre
les deux rivaux que rien ne les .séparait absolument^; que le roi de
Navarre, n'était quelque ménagement pour son parti, reviendrait assez
volontiers au culte de ses pères, et que le duc de Guise n'avait pas de
répugnance invincible pour la confession d'Augsbourg, dont il avait pris
^ « Nam (aiebat) et Navarrum, nisi à suis deseri metuerel, ullro ad sacra majorum
«paraium redire, et Guisium, si periculum absit, ab Augustana confessioiie, cujus
■ gustum aliquem sub Carolo cardinali palruo quondam habuerit, non abhorrere. »
Thuan. De vita sua, in Hb. lil.
OCTOBRE 1855. 615
quelque avant-goût près de son oncle le cardinal Charles de Lorraine.
Mais évidemment pareille confidence et pareille médiation avaient dû
précéder la Saint-Barthéiemy, et permettent de croire que, depuis lors,
Montaigne n'eut pas à retrouver semblable rôle.
M. Grùn découvre cependant; à la date de i Syâ, encore une occasion
pour Montaigne de venir à la cour. Ce sont les ODsèques de Charles IX ,
où une place était réservée aux chevaliers de Saint-Michel. Mais, en
vérité, ce cérémonial a peu d'importance ici; et le voyage, fùt-il cons-
taté, ne prouverait rien pour l'activité politique du philosophe, depuis
quatre ans retiré dans son château. Je dirai même chose de l'avènement
royal qui suivit ces obsèques. Quelques remarques dans le livre premier
des Essais sur certaines innovations d'étiquette imputables, dit-on, au
commencement du règne d'Henri III, ne prouvent pas que Montaigne
eût pris ce moment pour reparaître à la cour. Il ne nous paraît pas non
plus qu'en i58o, Montaigne, se rendant du Périgord à La Fère, ait
visité la cour, ni qu'admis près de la reine mère, il lui ait parlé de son
prochain voyage en Italie. Ce qui est bien attesté seulement, c'est qu'en
I 582 il vint à Paris et à la cour pour ses fonctions de maire de Bor-
deaux, et qu'il y revint encore en i588, pour une nouvelle édition des
Essais. Enfm, après les barricades, il suivit quelque temps la cour
d'Henri III, à Rouen et à Blois, et la quitta, dit M. Grûn, à la fm de
• i588 ou au commencement de iSSg. Mais, d'im autre côté, Mon-
taigne, nous l'avons vu par le passage célèbre de de Thou, de bonne
heure était connu du jeune roi de Navarre. Le voisinage des lieux, et
nous dirons presque, les rapports de patrie méridionale, autant que les
qualités brillantes du jeune prince, avaient dû préparer ce commerce
entre des esprits si vi(s. M. Grûn croit cependant que Montaigne, fidèle <^
la cause catholique, dut se tenir, vis-à-vis du prince hérétique, dans une
grande réserve, du moins avant la paix de iSyô, et lors de la reprise
des hostihtés.Oui; mais, à dater de 1 678 et plus tard, et surtout lorsque
le Béarnais fut devenu ofliciellement l'allié de Henri III contre la Ligue
furieuse, Montaigne dut mettre moins de réserve dans une préférence
qui était selon son cœur; et cela nous conduit h cette visite du roi de
Navarre au château de Montaigne, et à cette chasse royale dans son
bois du Cours, si bien constatée par la note autographe qu'a relevée
M. le docteur Paycn dans une de ses excellentes recherches.
M. Grûn va plus loin. Cette cour du Midi, tenue avec tant d'élé-
gance, ou du moins d'esprit, par la reine Marguerite de Valois, durant
l'espace de quatre ou cinq ans, ces voyages que fit pour s'en rapprocher
Catherine de Médicis elle-même, lui font croire que Montaigne n'a pu
78.
616 JOURNAL DES SAVANTS.
se sentir, à plusieurs reprises, très-voisin de ces splendeurs, sans déserter
sa librairie et suspendre sa plarne , peut-être plus d'une fois, pour venir dans ces
brillantes réunions. «Tout l'y appelait, dit l'historien; sa qualité de gen-
«tilhomme, son titre de chevalier de Saint-Michel, la présence de la
«< reine mère qui le connaissait et l'estimait, celle de la reine Marguerite,
«femme d'esprit et de conversation charmante, celle aussi des hommes
«distingués qui accompagnaient les princesses, enfin le mouvement
« des fêtes et la société des belles femmes. » Nous ne blâmons pas cette
conjecture raisonnée; mais nous la voudrions appuyée de quelques dé-
tails plus précis encore. Nous sommes tenté de croire Montaigne moins
homme de cour et plus sédentaire que ne le fait M. Griin. Ce qui nous
frappe, c'est que de deux témoins et de deux peintres bien spirituels
de cette société royale et de ces réunions où M. Griin jette son philo-
sophe, Marguerite de Valois et Brantôme, l'une ne dit mot de lui dans
ses Mémoires, et l'autre se moque seulement du sieur de Montaigne
«chargé du collier de Saint-Michel, sans autre forme d'avoir fait la
«guerre, lui duquel le mestier estoit meilleur de continuer sa plume à
« escrire ses Essays que de la changer avec une espée, qui ne lui seyoit
(\ si bien. »
Quoi qu'il en soit de cet oubli de Marguerite et de cette impertinence
de Brantôme, Montaigne eût-il, en effet, fréquenté plus que nous ne le
croyons, et la cour du Louvre et la petite cour de Nérac, nulle sérieuse
influence politique n'en résulterait à nos yeux, et nous n'oserions dire
de lui avec M. Grùn : « Le rôle qu'il a joué dans les affaires de son temps
« a été considérable. » Montaigne nous paraît en réalité avoir été réduit
dans son ambition , s'il en eut , aux titres de gentilhomme de la chambre
du roi et de chevalier de Saint-Michel, et enfin de maire de Bordeaux.
Lui donner une part plus active dans le gouvernement, le rapprocher
de Catherine de Médicis, en faire son secrétaire intime ou du moins un
homme puissant à sa cour, ce sont deux erreurs : l'une habilement rec-
tifiée par M. Griin lui-même, l'autre un peu trop admise par «ne com-
plaisance d'esprit du savant biographe.
Non, Montaigne n'a pu, ni en i563 ni plus tard, rédiger les instruc-
tions prétendues de Catherine à Charles IX, en dépit de ce post-scriptam
de la main de la reine : « Monsieur mon fils, vous en prendrez la fran-
«chise de quoi je ce vous envoyé, et le bon chemin; ne trouvez mau-
« vais que je Taie fait escrire à Montaigne; car, c'est afin que le puissiez
« mieux lire. C'est comment vos prédécesseurs faisoient. »
Voilà, sans doute, au premier abord, une évidence tout à fait plau-
sible. Nulle objection contre l'authenticité de la très-mauvaise et très-
OCTOBRE 1855. 617
reconnaissable écriture de Catherine de Médicis; et en même temps,
la déclaration semble fort claire. Aussi, des habiles s'y sont trompés; et
ils ont raisonné sur ce rôle de Montaigne prêtant sa plume à Catherine
de Médicis, pour des insiractions à son fils. Mais M. Grûn, dans une
discussion de vingt pages, d'une netteté parfaite, prouve invincible-
ment que ces instructions, adressées non pas à Charles IX, mais à
Henri III, ont été non pas seulement inspirées, mais écrites par Cathe-
rine, puis transcrites par un serviteur de la reine, Jacques de Montaigne,
dont la présence à la cour, l'emploi, le titre de maître des requêtes, se
trouvent démontrés sur pièces officielles. Le post-scriptam de la reine
était seulement une excuse donnée au roi son fils pour s'être servie
d'une main étrangère dans cette communication si intime.
Cette eiTcur, qui faisait de Michel de Montaigne un secrétaire de
Catherine de Médicis, une fois réduite à néant, il ne reste plus à l'ac-
tivité politique du philosophe, dans le système de son biographe, que
deux formes, le titre de maire de Bordeaux et la mission de négocia-
teur près de Henri IV; car nous, laissons de côté la qualité de citoyen
romain, quoique M. Grûn en ait fait un chapitre h part. C'est là un pe-
tit incident de son voyage à Rome, de ce voyîige précieux par quel-
ques pages admirables du grand écrivain. Quant au brevet, ou plutôt
comme il le dit, quant à la bulle de la bourgeoisie romaine qu'il se fit
donner par l'entremise du majordome du pape, on ne peut en dire que
ce qu'il en dit naïvement lui-même : «C'est un titre vein : tant y a, que
«'j'ai receu beaucoup de plesir de l'avoir obtenu.» Il n'en était pas de
même delà mairie de Bordeaux, que son père avait occupée, à laquelle
il fut élu pendant son voyage à Rome, dont il s'effraya d'abord et qu'il
n'accepta que sur une lettre flatteuse de Henri III. Il y avait là un reste
de liberté provinciale important de la part d'une telle ville, et qui de-
vait bientôt disparaître sous faction toujours croissante de l'autorité
royale.
M. Grûn, légiste et administrateur habile, a décrit avec soin cette
attribution nouvelle et difficile donnée à son héros. Il n'en saurait rien
dire de mieux, sans doute, que ce peu de mots de Montaigne sur lui-
•même: «A mon arrivée, je me descliiffray fidèlement et consciencieu-
n sèment, tout tel que je me sens estrc, sans mémoire, sans vigilance,
«sans expérience et sans vigueur; sans haine aussi, sans ambition, sans
«avarice et sans violence. » Quant aux détails, bien des pièces manquent;
et on scrft seulement, à part les embarras de la gestion civile d'une
grande cité, tout ce que les divisions religieuses du royaume, le voisi-
nage du roi béarnais, sa dissidence ou son alliance, amenaient de dif-
618 JOURNAL DES SAVANTS.
ficuités pour les magistrats de Bordeaux, plus ou moins soutenus ou
surveillés par un chef militaire , le maréchal de Matignon. Voilà bien,
cette fois, une occasion de vie publique, comme la veut M. Grûn; mais,
dans ses récits mêmes', la volonté de Montaigne paraît peu. Je crois
bien que Montaigne était pour la succession d'Henri IV, lorsque Henri III
viendrait à manquer : je le vois même faire, en i58/i, une visite au
roi de Navarre . et en rapporter une lettre de ce prince au maréchal de
Malignon; je le vois enfin tenir la ville quelque temps, seul en l'absence
du maréchal, auquel il rend compte avec une exacte fidélité; mais,
c'était durant une époque d'indécision et de répit, où le nom du roi
Henri III couvrait encore tout, et où il ne s'agissait que de prolonger un
peu le stata quo pacifique avec les huguenots de Navarre. Ce rôle d'at-
tente a dû finir parle retour du maréchal de Matignon, et, bientôt après,
le départ de Montaigne, qui prit, pour se retirer ou ne pas revenir, le
moment d'une maladie contagieuse répandue dans la ville. A la vérité
d'autres épreuves le retenaient ou l'appelaient ailleurs : la guerre recom-
mençait; des bandes de picoreurs couraient partout; son château était
pillé. Montaigne absent, plusieurs mois, avant la fin de sa mairie, ne
reparut pas pour présider, selon l'usage, à l'élection de son successeur :
il déclina cet honneur «différant de se hazarder, écrivit-il, d'aller en la
«ville, veu le mauvais estât en quoy elle est, notamment pour des gens
«quy viennent d'un sy bon air, comme je fais. « Il ajoutait seulement :
«Je m'approcherai mercredy le plus près de vous que je pourray; est
«à Feuillas, se le mal n'y est arrivé.»
M. Griin transcrit avec un juste regret cette lettre, en rappelant la
conduite si différente d'un Christophe de Thou à Paris, d'un Rotrou à
Dreux, d'un Belsunce à Marseille. Les devoirs étaient-ils les mêmes?
La présence de Montaigne était-elle aussi nécessaire? Nous ne le discu-
terons pas ici, avec ia sévérité de M. Grun; mais nous voyons avec
chagrin, depuis son excellent ouvrage, un nouveau détail longtemps
inédit, venir constater de rechef l'absence de Montaigne, et, je le crois
un peu, le reproche qu'il s'en fait à lui-même. C'est une seconde lettre
datée du village de Feuillas, où Montaigne s'était rendu, selon son
offre conditionnelle, mais où aucun des jurats n'était venu à sa ren-
contre. Evidemment les jurats avaient pensé que le maire pouvait bien,
comme on le dirait aujourd'hui, venir là où restait le conseil muni-
cipal. Montaigne , ne les trouvant pas à ce rendez-vous qu'il leur propo-
sait hors des murs, leur adresse la lettre suivante, aujourd'hui publiée
dans le compte rendu des travaux de la Commission des monuments de
la Gironde.
OCTOBRE 1855. 619
a Messieurs , je communique à M. le mareschal la letlre que vous m'avez envoyé
« et ce que ce porteur m'a dict avoir charge de vous de me faire entendre et m'a donné
t charge vous prier de luy envoyer le tambour qui a esté à Bourg de vostre part,
t n m'a dict aussy qu'il vous prie faire incontenant passer à luy les cappitaines Saint-
• Aulaye et Mathehn , et faire amas du plus grand nombre de mariniers et matelots
• qu'il se pourra trouver. Quand au mauvais exemple et injustice de prendre des
f femmes et des enfans prisonniers, je ne suis auculnement davis que nous llrai-
« tions à l'exemple d'aultruy. Ce que je aussy dict à mondict sieur le marcschal quy
• ma chargé de vous escripre sur ce faicl ne rien bouger que naycs plus amples
• nouvelles. Sur quoy, je me recommande bien humblement a vos bonnes grâces et
• supplie Dieu vous donner,
• Messieurs, longue et heureuse vie. De Feuillas, ce 3i juillet i585. Vostre hùble
« frère et serviteur, Montaigne. ■
Nous ne voudrions pas que cette lettre , inconnue de M. Grûn , quand
il écrivait son précieux volume, mais tristement pressentie par lui dans
le blâme qu'il jette sur cette timidité de Montaigne, fût le dernier acte
de la vie publique du philosophe. Mais, si cette désertion administrative
peut paraître excusable à quelques égards, ce sera précisément parce que
le devoir ctTambilion de la vie publique n'apparaissaient pas à Montaigne
tels que son historien les conçoit impérieusement pour lui. Qu'on se
souvienne de Tinquiétudc et des répugnances du philosophe à prendre
charge d'âmes , dans un pareil temps ! Qu'on relise ses modestes aveux
sur lui-même, qu'on le voie tel qu-'il se montre! Et alors on lui saura
gré des efforts qu'il a faits, sans trop accuser la faiblesse qu'il laissa voir
au terme de sa laborieuse mission , et quand le dévouement lui parais-
sait peut-être moins obligatoire et plus stérile.
Sévère sur ce point, M. Grûn a pour compensation dans son cha-
pitre IX, cinquante pages sur Montaigne négociateur politique, et quel-
ques pages même sur Montaigne militaire. Ici encore, sans revenir sur
le témoignage du président de Thou, que nous avons discuté à sa place
naturelle, nous soupçonnerons l'historien d'avoir, par un côté du moins .
exagéré ce qu'il sait, el supposé parfois ce qu'il ne peut savoir. On
n'est pas un grand négociateur politique pour avoir abordé des princes,
rapporté des lettres et reçu quelques confidences verbales. Que Mon-
taigne ne fût pas pour Henri IV un correspondant purement littéraire,
selon fcxpression de M. Grûn, je l'admets volontiers; mais, c'était avec
le maréchal de Matignon que négociait, l'épée au côté, l'habile roi de
Navarre, s'emparant de la ville de Mont-de-Marsan, et la gardant. Te-
nons les choses pour ce qu'elles sont. Pendant les misérables indécisions
d'Henri IH, entre l'oppression de la Ligue el la neutralité ou le secours
du roi de Navarre, il n'y avait de forces prépondérantes que la volonté
et l'épée. Rendons seulement une justice à Montaigne, moins puissant
620 JOURNAL DES SAVANTS.
par son caractère que par sa charge, quand il fut nmaire, et sans
puissance aucune, quand il ne le fut pas : il était dii nombre de ceux
qui attendaient et souhaitaient Henri IV; mais il ne le dit tout haut
qu'un peu tard, deux ans après les états de Blois et la hiort du duc de
Guise , en janvier i 5 90. C'est alors surtout qu'il écrivait dans une lettre
charmante au maître prochain de la France : «J'ay de tout temps re-
« gardé en vous cette mesme fortune où vous estes; et vous peut sou-
« venir que, lors même qu'il n'en falloit confesser à mon curé, je ne
(I laissois voir auculnement de bon œil vos succès. A présent, avec plus
« déraison et de liberté, je les embrasse de pleine affection. » Nul doute,
d'après ce langage accueilli du prince et réitéré dans une lettre du 2 sep-
tembre, même année, nul doute, que Montaigne n'eût pas manqué de
venir saluer l'entrée d'Henri IV dans Paris ; mais la mort le prévint, à
l'âge peu avancé de cinquante-neuf ans, et, comme dit son biographe,
dans la profession publique de la religion catholique.
Malgré Texpression plus résolue que nature, dont M.Grûn nous pa-
raît avoir doué Montaigne, son travail, sincère sans être toujours vrai,
mérite grande estime; il atteste ce que la patience et la sagacité peuvent
découvrir, et ce qu'une idée préconçue peut y ajouter de systématique.
Il ne relève pas la philosophie de Montaigne de quelques reproches trop
mérités ; mais il aide à connaître encore mieux le philosophe qui pré-
tendait s'être peint tout entier. C'est un tableau d'histoire forcé peut-être
dans quelques parties, mais qui sert à compléter pour nous le portrait
du principal personnage.
Je ne serais pas surpris, à quelques égards, qu'on préférât aujourd'hui
cette étude un peu exagérée de la vie publique du philosophe aux nom-
breux panégyriques de son esprit original et de son génie d'écrivain. En
réalité cependant , ce dernier mérite de Montaigne est le seul côté qui sera
connu de l'avenir. J'ai sous les yeux la piquante brochure d'un auteur
anglo-américain, Ralph Emerson, sur les hommes qu'il appelle représenta-
tive men : Montaigne y figure avec cinq autres noms, mais seulement
à titre de sceptique, et en vertu de ses immortels Essais. Le scepticisme
est en effet une des formes qui ont agi sur le monde; et le supprimer
dans Montaigne, autant que l'a voulu M. Griin, pour ne laisser préva-
loir que le bon catholique et le bon royaliste, c'est altérer la physio-
nomie, pour la rendre plus régulière. L'américain Emerson, qui ne pro-
cède pas ainsi, et qui place Montaigne entre Platon le philosophe,
Swedenborg le mystique. Napoléon l'homme de l'univers et Goethe
l'écrivain, s'étonnerait du jugement de M. Grùn; mais, il ne s'étonnerait
pas moins des aCfmités singulières , des rapports de tendance et d'opinion ,
OCTOBRE 1855. 621
qu'un magistrat distingué de nos jours aperçoit entre Montaigne et Na-
poléon , et qu'il signale dans un ouvrage fort curieux d'ailleurs.
A dire vrai, ces rapprochements amenés de si loin, ces analogies
prétendues, nous indiquent seulement la grande place que Montaigne,
penseur et écrivain, garde dans les esprits. Approuvé ou contredit, ad-
miré pour son génie ou blâmé pour quelques faux principes , on le re-
trouve partout : et, selofL. toute apparence, il ne durera pas moins dans
la bibliothèque du genre humain que dans la nôtre. Chez nous, il est, à
tout prendre, pour la pensée comme pour le style, pour la libre opi-
nion et le libre langage, un des maîtres du siècle suivant. Il a beaucoup
donné à Molière, à La Fontaine, à Pascal, à La Bruyère ; et on ne peut
oublier la joie de madame de Sévigné, de retrouver un tome de Mon-
taigne dans sa solitude, et la manière dont elle écrit à sa fille : «Ah !
u l'aimable homme ! qu'il est de bonne compagnie ! c'est mon ancien
« ami; mais, à force d'être ancien, il m'est nouveau, etc. Mon Dieu, que
«ce livre est plein de bon sens!» Au siècle suivant, ce n'est pas le bon
sens, c'est la verve hardie, la saillie d'imagination, le paradoxe coloré
d'un admirable langage, que venait y recueillir surtout Jean-Jacques
Rousseau. Le grand compatriote de Montaigne, Montesquieu, ne lui a
pas, nous le croyons, moins emprunté pour le sentiment de l'antiqul,
le tour original, le nerf et l'éclat de l'expression. Certes, un des plus
grands caractères du génie, c'est d'agir ainsi à longue distance, et, en
plaisant à la foule des esprits divers, de laisser son empreinte sur
quelques esprits rares.
Nous ne dirons donc pas, avec un des peintres les plus habiles et les
plus sincères de Montaigne, M. Biot : «Voilà pourquoi, n'ayant eu de
«modèle dans aucune langue, il n'aura jamais d'imitateurs. » Montaigne,
au contraire, nous parait avoir été beaucoup imité, sans avoir été ja-
mais égalé, il est vrai. Nous n'en donnerons, pour dernière preuve,
que le livre crudit et fantasque tant réimprimé en Angleterre, ïAna-
iomie de la mélancolie, par Burton*. Lecture inépuisable des anciens,
citations sans nombre, revue de l'univers et détails microscopiques sur
les misères do l'àme humaine, c'est, avec moins de grâce et de vivacité,
moins d'éloquence surtout, la même causerie savante que celle de Mon-
taigne; et on sait que ce livre, contemporain d'Elisabeth, est, pour une
bonne part, la source originale où puisaient, au dix -huitième siècle,
Swift, Sterne et généralement les humoristes anglais. Qu'il nous soit
; • ' '""
' The unalomy of nelancoly, ttc, by Democritus Junior. Tbc sixteenlli edilion.
London. i836.
79
622 JOURNAL DES SAVANTS.
donc permis de contredire, en ce seui point, les réflexions si pénétrantes
et si judicieuses qu'écrivait, il y a plus de quarante ans, sur Montaigne,
le savant illustre qui réunissait dès iors au génie mathématique le
goût le plus fin dans les lettres, et qui conserve si bien ce dernier
don , pour en orner chaque jour les recherches les plus sévères de la
science.
VILLEMAIN.
Des carnets autographes du cardinal Mazarin,
conservés à la Bibliothèque impériale. »».,::;/ i
TREIZIÈME ARTICLE ^
«Le général comte de Grimoard , l'éditeur des Lettres de Turenne et des
CÈavres de Louis XIV, est le premier qui ait appelé l'attention sur les
frères Campion , ranimé le souvenir de l'ouvrage fort oublié de l'un ,
et mis au jour pour la première fois les curieux mémoires de l'autre.
Les deux frères étaient d'une très -bonne famille de Normandie.
L'aîné, Alexandre, né en 1610, tour à tour attaché au comte de
Soissons, au duc César de Vendôme, au duc de Longueville, et mort
en 1670 commandant de la ville de Rouen, publia dans cette ville,
en lôSy, un écrit intitulé : Recueil de lettres qui peuvent servir à l'his-
toire, et diverses poésies, à Rouen, aux dépens de l'auteur, in-i 2. Cet écrit,
destiné seulement à quelques personnes, fort peu remarqué dans le
temps, et depuis aussi peu connu que s'il n'avait jamais été, n'en est pas
moins, comme le titre l'indique, très-précieux pour l'histoire. 11 est
dédié à cette célèbre Gillone d'Harcourt, comtesse de Fiesque, un
* Voyez, pour le premier article, le cahier d'août i85A, page 547; po"'' le
deuxième, celui de septembre, page 621 ; pour le troisième, celui d'octobre, page
6oo;pourle quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième, celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19; pour le
septième, celui de février, page 84; pour le huitième, celui de mars, page 161 ;
pour le neuvième , celui d'avril , page 2 1 7 ; pour le dixième , celui de mai , page 3o4 ;
pour le onzième, celui de juillet, page 43o; et, pour le douzième, celui de sep-
tembre, page 555. . '•-i; ,
OCTOBRE 1855. 623
des aides de camp de Mademoiselle pendant la guerre de la Fronde,
femme d'esprit, intrigante et galante. Le livre est à l'avenant. Alexandre
de Campion s'y montre un important achevé : il est plein de prétentioÉS
au bel esprit et à la galanterie; il recueille avec soin tous les petits
vers qu'il fit dans sa jeunesse pour les belles d'alors ^ et donne sans
façon les lettres qu'autrefois il écrivit , dans les circonstances les plus dé-
licates, au comte de Soissons, au duc de Vendôme , au duc de Beaufort,
au comte de Beaupuis , à de Thou , au duc de Bouillon , au duc de Guise ,
à madame de Montbazon et à madame de Che\Teuse. Celle-ci, qui
vivait encore, et qui était dans l'intimité et la plus grande faveur de la
reine et de Mazarin, dut trouver assez étrange qu'on remuât ainsi le
passé de sa vie, et qu'on rappelât sans beaucoup de déguisement
ses anciennes entreprises contre Richelieu, sous la domination solide-
ment établie de son successeur. On voit dans ces letti'es qu'Alexandre
de Campion, entré à ad ans, en i63/i, au service du jeune comte
de Soissons, en qualité de gentilhomme, le suivit dans ses diverses
campagnes, s'y distingua, et partagea peu à peu sa confiance avec
Beauregard , Saint-lbar et Varicarville ', braves ofiiciers et gens d'hon-
neur, mais qui flattaient l'ambition de leur maître et le poussaient h
' Parmi ces vers, presque toujours au-dessous du médiocre, nous remarquons
deux pièces sur madame de Longueville après ia Fronde : i* p. a6a , Bouts nmés sar
le retour de madame de Longueville en Normandie, sonnet, etc. ; a* p. a6o : Pour ma-
dame la duchesse de Longueville , sonnet. Voici quelques stances de celte dernière
pièce :
* Aminte i ses discours sait donner un tel tour,
Qu'on n'en peut retrancher ni dire davantage.
Tous les plus grands esprits doivent lui rendre hommage :
V Le sien brille partout comme il fit à la cour.
Jamais rien de si beau ne respira le jour.
Les plus indilTérents lui doivent leur suOTrage;
Et l'aspect triomphant de son divin visage
Imprime du respect en donnant de l'amour.
Sa divine conduite a fait taire l'envie.
L'on vante avec raison son admirable vie;
Aux vertus des hëros joignant ia sainteté, etc., etc.
Dans une lettre au comte de Soissons, du ai janvier i64i, il célèbre la beauté
de mademoiselle de Bourbon : ■ J'ai clé à la comédie Je Mirame, dans le carosse
«de madame la princesse, où estoient mademoiselle de Bourbon et mademoiselle
« voslre nièce. La première éloit si belle et si triomphante, nue, si vous l'aviez vue
« en cet état je ne doute point que vous ne lui donnassiez 1 avantage sur toutes les
• beautés que vous avez jamais connues. • — * Alexandre do Campion les appelle
Saint-Jbalt et Valliquerville ; mais voyez la note de M. de Monmcrqué, p- aig de
sa notice sur Montrésor, t. MV de la collection de Petitoi.
79-
624 JOURNAL DES SAVANTS.
se lier avec Monsieur, duc d'Orléans, contre le cardinal de Richelieu^
Alexandre de Campion nous apprend que, dès l'année i636, le comte
^o/Soissons méditait déjà ce qu'il exécuta un peu plus tard, qu'il s'en-
tendait parfaitement avec le duc de Bouillon, et que l'un et l'autre
s'efforcèrent d'attirer à Sedan le duc d'Orléans , pour lever de là l'éten-
dard de la révolte, et contraindre le roi à sacrifier son ministre. Le
duc d'Epernon en Guyenne devait soutenir le mouvement. Alexandre
de Campion alla à Blois pour décider le duc d'Orléans et lui indiquer
les moyens les plus sûrs de se rendre à Sedan. En même temps il négo-
ciait avec Richelieu, par le moyen du père Joseph. La fin de l'année
1 636 et toute l'année 1 687 se passèrent en ces intrigues, qui échouèrent
par la peur qu'au moment d'agir éprouva tout le monde à s'embarquer
dans une pareille entreprise. Le comte de Soissons finit par s'accom-
moder avec Richelieu , tout en conservant l'intention de s'en séparer et
de le détruire dès qu'il en trouverait une bonne occasion. Pendant cette
paix de courte durée, le confident du comte de Soissons travaille à lui
faire des partisans parjtous les moyens. R se lie avec Cinq-Mars^, et, tandis
que le comte a un engagement secret avec une personne qu'il aime
et qui n'est pas ici nommée, Alexandre de Campion ne laisse pas de
faire espérer sa main à diverses princesses et à leurs familles. En 16/io,
le complot, qui n'avait jamais été entièrement abandonné, se ranime
entre le duc de Bouillon et le comte de Soissons. Le grand écuyer, sans
y entrer directement, promet son appui*. Le père de Gondi, les
' Voici , par exemple , sur l'aflaire d'Amiens , où le comle de Soissons et Monsieur
tinrent enire leurs mains le cardinal et le laissèrent échapper, un passage qui
voulait ôtre mystérieux en 1 667 et qui ne l'est plus aujourd'hui , après les révélations
de Montrésor : « Vous me faites des questions trop délicates sur la journée d'Amiens.
• Quand on pourroit dire le détail de ce conseil et de tout ce qui s'y passa, ce ne
« sont pas choses qu'on puisse confier à une lettre, et ce mystère ne sera pas divulgué
« du vivant des intéressés. Quelque projet qu'on y ait fait et quoiqu'il s'y soit passé,
«tout n'est sçii que de Monsieur, de M. le comte, de MM. de Montrésor, de Va-
«ricarvilic et de S.iint-Ibar; que si je suis le sixième, j'en dois la découverte au
« dernier, qui m'a lcsmoij;né en celte occasion qu'il éloit tout à fait mon ami. Il est
« vrai que le jour d'auparavant M. le comte me dit : « Le roi vient demain à Amiens,
■ à cause que M. le cardinal y est. Monsieur et moi avons ordre de nous y trouver.
«Je crains qu'on en veuille à ma personne. Tenez vous toujours auprès de moi, et
«avertissez sans bruit ceux que vous croyez de mes amis, atin qu'ils n'en soient pas
« loing. » C'est tout ce qu'il me dit, et ce que vous en sçaurez, du moins par écrit. »
— * « 3 aoust 1689 La manière d'agir de ce jeune homme me fait croire qu'il est
«ambitieux, et que, si M. le cardinal, qui l'établit pour en éloigner d'autres, le
«laissoit aller bien haut, il ne seroit pas si humble que ceux qui l'ont précédé. A
« tous hazards je joue et mange avec lui, etc. » — ' « 20 aoust i64o. M. le Grand
OCTOBRE 1855. '^' 625
présidents de Mesmes et Bailleul, sont consultés, non comme com-
plices, mais comme amis. Le pénétrant Richelieu les devine, et les
éloigne de la cour et de Paris ^ Après être resté quelque temps sur ce
théâtre périlleux, Campion est bientôt réduit à fuir lui-même à Sedan.
On l'envoyar à Bruxelles négocier avec l'Espagne. Il y eut un traité
signé entre le duc de Bouillon et le comte de Soissons d'une part,
et don Antonio Sarmiento de l'autre. Parmi les conditions du traité
était ce tftre d'Altesse si fort souhaité par le duc do Bouillon et que
l'Espagne lui reconnaissait *. C'est alors qu'Alexandre de Campion
rencontra à Bruxelles madame de Chevreuse, et qu'il se lia plus ou
moins intimement avec elle*; il déclare que c'est par elle qu'il réussit
• est fort satisfiiil de ce que j'ai joint les oomplimens de M. Bouillon anx vosires. H
«m'a chargé de lui en faire beaucoup de sa part, et surtout de vous assurer qu'en
« temps et lieu vous verrez des marques que c'est tout de bon quand il vous a
■ protesté par moi qu'il estoit vostre très humble serviteur. Il est assuré du dessein
■ que M. le cardinal a eu de le perdre : vous devez juger par là de ses intention;^
■ Il se ménage fort avec la reine, Monsieur et vous, cl en use assez adroitement.
■ Personne ne sait que je le vois, et si la prospérité ne l'aveugle point , il est capable
■ d'entreprendre quelque chose d'impoi tance. En tout cna, si l'on vous poUssoit et
• que vous fussiez nécessité de vous défendre, pour ne vous laisser pas opprimer, il
^t bon d'avoir un protecteur auprès du roi, et un esprit ulcéré qui, pour son
• propre intérêt, ne perdra pas l'occasion de détruire celui qui lo veut perdre. Je
• sais bien que ceux qui ne l'aiment pas blasmeront .«on ingratitude , à cause que
■ M. le cardinal est son bienfaiteur: mais cela ne vous regarde pas. . . • — ' ■ Du aâ
• décembre 1 6^0 Je monslrerai vos lettres suivant votre ordre n madame
■ vostre roére, au père de Gondi cl k MM. les présidents du Mesme et de Bailleul. . .
■ Mais je prendrai la liberté de vous dire que j'eusse été bien aise d& les voir en
< particulier, de peur que M. le cardinal ne sache qu'ils sont de vos omis, cela Irur
«pouvant nuire s'il le découvre. . . • «Du 31 janvier i64i. Je ne doute point du
■ déplaisir que vous avez eu de l'èloignement du père de Gondi et des deux prési-
• dents. Je me doulois bien qu'on sçauroit qu'ils seroient venus à l'hôtel de 5ois-
• soins... ■ — * « Du a 5 mai i64i.lls vous traiteront d'Altesse Scrénissime et M. de
• Bouillon d'Altesse. J'ai eu beaucoup de peine sur ce dernier point, et, sans quelque
• manière d'emportement qne j'ai eu sur ce sujet, jamais M. de Beauvau, quiétoit ici
• de sa part, n*eu!«l eu la satisfaction qu'il dcsiroit tant... • — ^Alexandre de Campion
avait écrit au comte de Soissons :■ Comme madame de Chevreuse a beaucoup de bonté
• pourmoi.elle a donné aux ministres espapiols des impre«sions assez avantageuses de
■ ma personne. » Le comte de Soissons. sur la réputation de la dame, plaisanta un
peu Campion, k ce qu'il parait, sur son crédit et ses succès. Celui-ci lui répond
avec une apparente modestie, mêlée d'assez de fatuité: ■ 3 juin i64i. M. deChas-
• lillon ne vous fait gueres de peur, puisque vous songez à me railler dans vostre
• lettre , et c'est me savoir peu de gré des srrvices que je vous rends en réunissant
• une illustre personne avec vous, et en vous procurant une amie qui ne l'avoil
• jamais esté. Elle est persuadée de vostre amitié par les compliments que vous lui
«en faites dans vostre lettre; mais si elle avoit vu celle que vous m'cscrivcz, peut-
626 JOURNAL DES SAVANTS.
auprès des ministres espagnols. Elle écrivit au comte-duc Olivarès, entraîna
don Antonio Sarmiento, sur lequel elle avait tout pouvoir, et accrédita
Campion auprès du duc de Lorraine pour le détourner d'entendre aux
propositions que lui faisait, afin de l'endormir, le cardinal de Richelieu.
Charles IV, pressé à la fois par madame de Chevreuse, par son parent
le duc de Guise et par le ministre espagnol, rompit avec la France,
entra dans le traité, et fit diligence pour aller au secours de Sedan. Ja-
mais Richelieu ne courut un plus grand danger; et la bataille de la Marfée
eût pu lui devenir funeste, si le comte de Soissons n'eût trouvé la mort
dans son triomphe '. Le duc de Bouillon fit sa paix avec la France , et
Alexandre de Campion y fut compris. Il se relira chez lui, et, malgré
les mauvais traitements qu'il essuya, il refusa de prendre part à l'affaire
de Cinq-Mars'^; mais il s'attacha aux Vendôme, et particulièrement au
duc de Beaufort jusqu'à la mort de Richelieu et de Louis XIÏl , et jus-
« estre n'agiroit-elle pas avec tant de chaleur, vos railleries n'eslanl pas trop obli-
«geanles pour elle. Elle a écrit au comle-duc, de sorte que son assistance ne vous
«sera pas inutile; mesme comme elle a tout pouvoir sur dom Antonio Sarmiento,
« elle l'a fait escrire de la mesme manière, el elle a un très grand zele pour vous.
«Je ne sçais si vous en seriez quitte à si bon marché que vous pensez, si Testât de
« vos affaires vous obligeoit à faire un tour ici , ou si les siennes lui fesoient prendre
« le chemin de Sedan. Enfin je ne jurerois pas que vous ne m'envoyassiez un jour
" promener, si vous croyez les choses comme vous les écrivez, et que je ne fusse le
« malheureux, comme elle est la raillée. Mais, si vous m'en croyez, vous n'aurez pas
« si bonne opinion de moi, puisqu'il est constant que j'envisage ces sortes de déités
«qui sont au-dessus de moi avec respect et vénération, et que comme elles n'oht
a garde de s'abaisser jusques à moi, je m'empesche bien d'élever mes prétentions
«jusques à elles. Après vous avoir paiié sincèrement, j'ose espérer que vous m'épar-
«gnerez à l'avenir, et elle aussi, qui se charge de solliciter vos affaires comme les
«siennes propres.» — ' Dans une lettre à madame de Chevreuse, du i5 août
i6/ii, nous trouvons quelques lignes qui semblent prouver que la reine Anne eut
pu être compromise dans f affaire du comte de Soissons : « N'ayez point de peur des
« lettres qui parloient de la personne du monde pour qui vous avez h plus de dévouement.
« M. de Bouillon et moi nous avons brûlé toutes celles qui estoient dans la cassette
• (du comte de Soissons). » — * Lettre à de Thou, 3 mars i64i : « Je vous advoue
«que les raisons que vous m'alléguastes il y a dix jours dans les Carmes deschaus-
« ses, ni celles que vous m'écrivez, ne me persuadent en aucune manière, et que
«je n'ai rien à ajouter à la réponse que je vous fis. Un voyage comme celui où votre
«ami et vous me voulez embarquer, qui sera d'abord suspect à ***, qui ne m'aime
«pas, m'expose à sa vengeance et n'aboutit à rien. Je connois les gens, et un
1 dessein de le ruiner par le cabinet est une chimère qui le perdra et peut-estre
« vous aussi. » H y a encore dans le Recueil une autre lettre à de Thou , où Alexandre
de Campion lui annonce qu'il lui renvoie un portrait, des lettres et des bijoux que
son ami lui avoit confiés, qu'ainsi il pourra les rendre « à cette illustre personne pour
■ qui l'on vous accuse de soupirer. > Il doit être ici question de madame de Gué-
mené. .
OCTOaRE 1855.' JOl
627
qu'au retour de madame de Chevreuse ^ qui, dans les premiers temps;
eut assez de crédit pour le faire placer dans la maison de la reine en un
rang convenable^. Quoiqu'il appartînt à la reine, la reconnaissance et
l'aHection le retenaient au service de madame de Chevreuse, et il la
suivit dans ses diverses fortunes. Ici Alexandre de Campion devient plus
rései'vé ; il sedonne, après coup peut-être, pour avoir désapprouvé, comme
Retz et La Rochefoucauld, les projets aventureux de ses amis et les
airs qu'ils prirent'. Il blâme la conduite de madame de Montbazon et
sa désobéissance envei's la reine au jardin de Renard , mais il lui reste
' Nous trouvons ici deux rciueignements précieux : le premier, c'est que Mon-
taigu, en allant au-devant de madame de Clievretise, était chargé par Mazarln de lui
offrir de lui payer les immenses dettes qu'elle avait contractées en grande partie
pour le service de la reine ; le second , est une entrevue secrète qu'Alexandre de Cam-
pion aurait eue avec elle à Përonne, et où il lui aurait donné à peu près les mêmes
conseils que La Rochefoucauld. Lettre à madame de Chevreuse de mai i G43 : « Je ne
• sçay ce que M. de Montaigu aura négocié avec vous ; mais je suis certain qu'il
« vous offrira de l'argent de la part de M. le cardinal Mazarin pour payer vos debtes ,
• et qu'il A fait espérer qu'il noueroit une estroite amitié entre vons et lui. Je crois
«qu'il n'aura pas trouvé voire esprit trop disposé, k faire cette liaison, tant parce
«que vos principaux amis de France ne sont pas fort bien avec lui qu'à cause qu'il
f>aroit uni avec la famille de feu M. ic cai-dinal. Pour moi, le conseil que je prends
a liberté de vous donner sur ce sujet est que vous ne preniez aucune résolution
«à fond que vous n'ayez vu la reine, sur les sentimcns de qui vous aurez joye de
« régler rostre conduite, vu le uiàe que je sçay que vous avec pour elle et t'amitié
■ quelle a pour vous. Ccf>endaat, suivant vos ordres, je me rendrai à Péronne,
■ et voua, exposerai au vrai l'élal de lou|es q||06cs et la pensée de la plupart des
« gens Je sçay bien , de l'humeur dont je vous connois , que j'aurai plus de peine
• à vons retenir qu'à vous pousser, vu l'amitié que vous m'avez fait l'honneur ne me
• témoigner pour une certaine personne (évidemment Chàlcauneuf) ; car hors cette
« considération, et celle de beaucoupdo gens d'honneur engagés dans le mesme vais-
■ seau, je ne vois pas qu'il soit nécessaire de pcrpt'-tucr une haine et de la faire
■ aller par delà la mort de nos ennemis. Je n'aimors pns M. le cardinal, mais je
■ ne veux mal à aucun de sa race.. ... Après tout, Madaoae.ceqne je vous pourrois
■ mander nf'est pas la vingtième partie ac ce que j'aurai à vous dire, et j'ose vous
■ assurer que dès Péroone vous serex aussi instruite des scntimens de la pluspart
■ du monde comme .si vous étiez k Paris. • — * Du 1 3 juin 1 643 : • Je suis à la
• reine qui me fait l'honneur de roc bien traiter. J'ai toutes les entrées libres, et
*memc elle m'a accordé un don dont l'on me fait espérer que je tirerai près de cent
■ mille escu!<. Madame de Chevreuse, qui est bien avec elle, me continue la confiance
■ qu'elle a toujours témoigné avoir on moi • — ^ On peut ajouter les lignes
suivantes aux passages de La Rochefoucauld et de Helx sur tes Importants : « J'ai
• des amis qui n'ont pas toute la pmdence qui seroil à désirer; ils ^o font un lion»
• neur à leur mode, et donnent des Itabils si extraordinaires k la vertu, qu'elle me
• semble dégtiiiée; de- sorte qu'en cas qu'ils aient toutes les bonnes qualités es.«on-
• tielles, ils s'en servent si mal , que l'applaudissement qu'ils se sont attiré n(? son-
■ vira peut-estre qu'à leur destruction.! iJ i . ■
628 JOURNAL DES SAVANTS.
fidèle ^ Il ne dit pas une seule fois qu'il n'y eût pas de complot formé
contre Mazarin, ce qui est une sorte d'aveu tacite, et, quand l'orage
éclate, il prend le parti de se cacher, conseille à Beaupuis d'en faire
autant, et termine par ces mots significatifs : «On ne s'embarque pas
« dans les affaires de la cour pour être maître des événements; et, comme
w on profite des bons, il faut se résoudre à souffrir les autres. » Les mé-
moires d'Henri de Campion vont nous expliquer de la façon la plus
claire ce mystère déjà fort transparent. ^i^,..
Nous n'avons pas besoin de faire connaître Henri de Campion.
Ses mémoires, longtemps inédits, ont enfin vu le jour en 1807^; et
ils disent assez que Henri était d'un caractère bien différent de son frère
Alexandre. C'était un homme instruit, plein d'honneur et de bravoure,
sans jactance aucune, éloigné de toute intrigue, et né pour faire son
chemin par les routes les plus droites dans la carrière des armes. Il
écrivit ses mémoires dans la solitude , où, après la perte de sa fille et de
sa femme, il était venu attendre la mort, au milieu des exercices d'une
solide piété. Ce n'est pas en cet état qu'on est disposé à inventer des
fables ; et, d'ailleurs, il n'y a pas de milieu : ce qu'il dit est tel , qu'il le faut
croire absolument, ou, si l'on doute qu'il dise la vérité, il le faut con-
sidérer comme le dernier des scélérats. D'ailleurs aucun intérêt n'a pu
conduire sa plume; car il a composé ses mémoires, ou, du moins, il les
a achevés, un peu après la mort de Mazarin, ne songeant donc pas à lui
faire sa cour par de bien tardives révélations, et deux ans à peine avani
que lui-même s'éteignît, en i6é3. Il écrit véritablement devant Dieu
et sous la seule inspiration de sa conscience.
Lorsque Alexandre de Campion passa au service des Vendôme, il y en-
gagea aussi son frère Henri , déjà connu dans l'armée par plusieurs ac-
' Lettre à Madame de Montbazon : « Si mon avis eut élé suivi chez Renard, vous
lieriez sortie pour obéir à la reyne; vous n'habileriez pas la maison de Rochefort,
« el nous ne serions pas dans le péril dont nous sommes menacés Je vous dirai
• que la soirée a élé mélancolique à fhôtel de Chevreuse parce que vous n'y éliez
«pas Il ne faut pourtant pas vous désespérer, Madame; il est encore quelque
« demi-douzaine d'honnêtes gens qui ne se rendent pas, el, pour être battu une fois
«il ne faut pas laisser de retourner à la guerre Vous me dîtes hier au matin
• que, pourvu que vos amis demeurassent ferrnes dans vos intérêts, vous n'auriez
« point de regret à votre éloignement; vous avez votre compte, nous pesions à toute
«heure , et je crois bien que nous aimerions mieux vous suivre que de vous laisser
«où vous êtes. Votre illustre amie ne vous abandonnera pas; s'il fallait renoncer à
« votre amitié pour être sage, il y a des gens qui aimeraient mieux passer pour fous
«toute leur vie.» — * Mémoires de Henri de Campion, etc., 1807, à Paris, chez
Treutlel et Wûrtz, in-8'. M. Petitol en a donné un extrait à la suije des Mèmoire$
de La CMtre, t. LI de sa collection. ui-i! r/vr oi' '^ 'n ■ ni/
OCTOBRE 1855. 629
tions d'éclat. Celui-ci était, en i6/i3, un des gentilshommes du duc de
Beaufort. Il l'avait suivi, en i6/i2, en Angleterre, il en était revenu avec
lui, et il possédait toute sa confiance. Il a connu ses desseins et sa con-
duite , et il ne raconte rien où il n'ait piis lui-même une part consi-
dérable.
Or, ouvrez ses mémoires, vous y verrez de point en point confirmées
toutes les indications que nous avons tirées des carnets de Mazarin.
Rien n'y manque, tout se rapporte, tout correspond merveilleusement.
Déjà bien des fois nous avons admiré la pénétration de Mazarin et
l'étonnante fidélité des renseignements de sa police secrète, consignés
dans ses carnets. Ici noire admiration redouble, et il semble en vérité
que Mazarin, en écrivant ses notes, ait eu sous les yeux les mémoires
d'Henri de Campion, ou que Henri de Campion, en écrivant ses
mémoires, ait eu sous les yeux les carnets de Mazarin. Il les complète
à la fois et il les résume.
I. Henri de Campion vient à l'appui de plusieurs déclarations de
Mazarin en attestant que le cardinal fit tout pour gagner la maison
de Vendôme. C'est Beaufort qui, mal conseillé et par madame
de Montbazon et par sa propre ambition, repoussa les avances de
Mazarin , et le força de s'appuyer sur les Coudé. « Le ^ cardinal
« Mazarin savait que la plupart des princes et des grands seigneurs
« avaia|t été persécutés par son prédécesseur qui ne s'était maintenu
«que par la violence, et jugea qu'un étranger comme lui, sans amis ni
«parents, devait s'établir par d'autres voies. Il chercha à s'appuyer des
« plus considérables personnages du royaume; et, comme il savait que
((la maison de Vendôme avait été la plus exposée à la persécution, il
« crut qu'elle lui serait d'autant plus obligée s'il la relevait. Il connais-
(( sait outre cela que le duc de Beaufort était alors le prince le plus
i< estiiiié du royaume pour son courage, son audace, et surtout sa pro-
u bité , tant son voyage d'Angleterre , qu'il n'avait fait que pour ne pas
((accuser ses amis, lui avait acquis de réputation. Il considérait de plus
(• que ni lui ni le duc de Mercœur, son frère, n'étant mariés, il pourrait,
aen leur faisant épouser ses nièces, contracter une liaison sûre avec
«ces princes, dont les grands biens et le crédit faideraient à se inain-
« tenir. Ces motifs le dctenninèrent à tenter toutes sortes de moyens ,
« et à faire des ouvertures très-avantageuses pour gagner la maison de
« V^endôme. Mais le duc de Beaufort, dont fcsprit n'est pas capable de
« soutenir une bonne fortune et encore moins de fétablir, voyant que
' Mémoires, etc., p. ïao.
80
630 JOURNAL DES SAVANTS.
« toute la cour avait les yeux tournés sur lui , et se persuadant que la
«reine, qui l'aimait beaucoup alors, se gouvernerait entièrement par
«ses conseils, quand elle serait maîtresse, se mit en l'esprit, persuadé
«outre cela par la duchesse de Montbazon et par tous ceux qui
« avaient été ennemis du cardinal de Richelieu , de ruiner ses parents
« et ses créatures , qui composaient alors ce qu'il y avait de plus puissant
«dans l'Etat, s'imaginant que la seule affection de la reine et l'aide des
« persécutés lui suffiraient pour en venir à bout. Ces pensées furent
«cause qu'après avoir refusé l'amitié du cardinal Mazarin, il se déclara
M hautement l'ennemi de tous ceux qui avaient tenu à son prédécesseur,
« ce qui rendit tous les ministres ses ennemis. Le cardinal Mazarin , se
«voyant méprisé par la maison de Vendôme, se rallia à la cabale de
«celle de Richelieu, qui, étant appuyée du prince de Gondé et du duc
«d'Enghien son fils, qui avait épousé sa nièce, ne se pouvait perdre
« sans mettre l'Etat en grande confusion. »
IL Le duc de Beaufort se compromet peu à peu, et finit par se
perdre auprès de la reine. Lui et madame de Chevreuse s'aperçoivent
des progrès de Mazarin, le considèrent comme leur véritable obstacle
et la cause unique de leur disgrâce , et conçoivent pour lui une haine
toujours croissamte. On rapporta à la reine que «^ le duc de Beaufort,
«tout en tirant vanité d'être bien avec Sa Majesté, ne se souciait réelle-
« ment que de madame de Montbazon, avec laquelle il avait un^ inlel-
«ligence si entière, qu'il ne s'attachait qu'à lui plaire et faisait gloire de
« tout mépriser pour elle. Ces discours touchèrent sensiblement la reine,
«et, quoiqu'ils ne lui ôtassent pas la confiance qu'elle avait au duc, ils
« eurent assez de force pour la préparer au dégoût qu'elle prit depuis
« pour lui. Elle remarqua qu'il faisait trpp le familier avec elle devant
«toute la cour. Même un matin qu'elle était dans le bain et qu'il u'en-
« trait nul homme dans sa chambre , nous étions dans la pièce précé-
« dente avec la plupart des seigneurs, qui attendaient l'heure de la voir.
«Le duc, devant tout le monde, s'approcha de la porte de la chambre
« que l'huissier entrouvrit, et dit qu'on ne voyait pas la reine; mais lui,
«le poussant, entra de force; action dont elle se fâcha si fort, qu'elle le
« fit sortir avec des termes d'extrême colère. Je le vis revenir fort in-
« terdit, quoiqu'il fit le railleur. La reine savait outre cela qu'il ne bou-
"geait d'avec la duchesse de Montbazon, logée dans le château, ce qui
« ne lui plaisait nullement. Enfin il semblait qu'il prît à tâche de se
« perdre. L'applaudissement général qu'il avait reçu avait tellement aug-
'^ Mémoires, etc., p. 226.
OCTOBRE 1855. 631
a mente sa fierté naturelle , qu'il mécontentait la plupart de ses amis ,
« sans qu'ils le pussent avertir de tout cela , tant il se retirait de ceux
«qui avaient eu familiarité avec lui. Il s'assurait tellement de la reine,
«qu'il croyait n'avoir besoin de personne, et se fondait sur ce qu'elle
« ne voulait pas qu'il eût d'autre attachement que le sien; mais il devait
«prévoir que tout le monde butant à faire changer une femme qui
«l'eût peut-être fait d'elle-même, c'aurait été un miracle si l'on en
« fut venu à bout Le duc fut encore deux mois (après le mort du
«roi) sans perdre espérance, pendant lesquels il vivait avec la reine
«d'une manière qui achevait de le ruiner auprès d'elle, témoignant
«trouvera redire à toutes ses actions, et lui baillant de continuelles
«attaques de son changement A la fin , la duchesse de Chevreuse
«et lui, se voyant entièrement discrédités par les mauvais offices du
« cardinal Mazarin , unique cause de leur malheur, ils conçurent contre
« lui la plus forte haine. »
m. Ici Henri de Campion déclare nettement qu'il y eut un projet de
se défaire de Mazarin, et que ce projet fut conçu, non par Beaufort,
mais par madame de Chevreuse de concert avec madame de Mont-
bazon , toute puissante sur l'esprit du duc. « Je crois que le dessein du duc
« ne venait pas de son sentiment particulier, mais des persuasions des
0 duchesses de Chevreuse et de Montbazon qui avaient un entier pou-
«voir sur son esprit et une haine iiTéronciliable contre le cardinal.
«Ce qui me fait penser ainsi, c'est que, pendant qu'il fut dans celte
«résolution, je remarquais toujours qu'il y avait une répugnnnre intë-
«rieure, qui, si je ne me trompe, était emportée par la parole qu'il
rf pouvait avoir donnée k ces dames. » Il est impossible de s'expliquer
d'une façon plus péremptoire : il y a donc eu complot, et le véritable
auteur du complot, Mazarin ne s'y était pas trompé, il l'avait dit et
Campion le repète, c'est madame de Chevreuse, car madame de Mont-
bazon n'était pour elle qu'un instrument. C'est madame de Chevreuse
qui, d'un œil ferme, avait parfaitement reconnu et jugé la situation, et
qui, voyant toute» leurs menées et leurs intrigues auprès de la reine
impuissantes, avait été d'avis de recourir à d'autres moyens. C'est l'an-
cienne maîtresse de Chalais, l'amie du comte de Soissons, l'âme de
tous les complots oiu*dis contre Richelieu, qui avait encore tramé
celui-là; c'est elle qui, par madame de Montbazon, avait entraîné Beau-
fort, et qui, comme nous le verrons, le soutiendra dans ses défaillances.
IV. Beaufort une fois séduit, séduisit son intime ami, le fils du
comte de Maillé, le comte de Beaupuis, qu'Henri de Campion nous
donne comme un guidon des gendarmes du roi, et Mazarin comme un
•8o.
632 JOURNAL DES SAVANTS.
enseigne de la garde à cheval de la reine. Madame de Chevreuse leur
adjoignit Alexandre de Campion, le frère aîné de Henri, avec lequel
nous venons de faire connaissance. «Elle l'aimait beaucoup,» dit
Henri de Campion, d'une façon qui, s' ajoutant aux paroles ambiguës
d'Alexandre, fortifie le soupçon si celui-ci n'était pas alors en effet un
des nombreux successeurs de Chalais. Il avait trente-trois ans , et son
frère avoue qu'il avait contracté auprès du comte de Soissons le goût et
l'habitude de la faction. Beaupuis et Alexandre de Campion approu-
vèrent le complot qui leur fut communiqué, «le premier, dit Henri
«de Campion, croyant que c'était pour lui le chemin d'arriver à de
« plus grandes charges , et mon fi ère y voyant l'avantage de madame
«de Chevreuse et par conséquent le sien.»
V. Tels furent les deux premiers complices de Beaufort. Un peu
plus tard , il s'ouvrit 'S Henri de Campion , un de ses principaux gentils-
hommes, à Lié, capitaine de ses gardes, et à Brillet, son écuyer. Là
s'arrêta le secret. Bien d'autres gentilshommes et domestiques de la
maison de Vendôme devaient participer à l'action, mais ne reçurent
aucune confidence; d'où l'on comprend l'ignorance de Vaumorin et de
Ganseville et ce qu'ils ont pu dire à Retz pendant là Fronde. L'affaire
était bien conçue et digne de madame de Chevreuse. Il y avait à peine
cinq ou six conjurés , très-capables de garder le secret, et qui le gardèrent.
Au-dessous d'eux, des hommes d'action, qui ne savaient pas ce qu'ils
devaient faire; et par derrière, les hommes du lendemain, sur lesquels
on comptait pour applaudir au coup, quand il aurait été fait, sans
qu'on eût jugé à propos de les mettre dans la conspiration. Du moins
Henri de Campion ne nomme pas même Montrésor, Béthune, Fott-
traille, Varicarville, Sainl-Ibar, ce qui explique pourquoi Mazarin, tout
en ayant l'œil sur eux, ne les fil point arrêter. Henri de Campion ne
parle pas non plus de Chandenier, de la Châtre, de Tréville, du duc de
Bouillon, du duc de Retz, de La Rochefoucauld, dont les sentiments
n'étaient pas douteux, mais qui n'en étaient pas au point de mettre la
main dans un assassinat; et cela explique encore le*silence de Mazarin
à leur égard, en ce qui regarde la conspiration de Beaufort, bien qu'il
ne se fit pas la moindre illusion sm' leurs dispositions, et sur le parti
qu'ils auraient pris si la conspiration eût réussi, ou même si une lutte
sérieuse s'était engagée.
VI. Le complot resta quelque temps entre rnadame de Chevreuse,
madame de Montbazôn, Beaufort, Beaupuis et Alexandre de Campion.
La dernière résolution ne fut prise que vers la fin du mois de juillet,
c'est-à-dire précisément au milieu de la querelle de madame de Mont-
''^' OCTOBRE 1855. 633
bazon et de madame de Longueville, qui commença la crise et ouvrit
la porte à tous les événements qui suivii'ent. C'est alors seulement que
Beaufort en parla à Henri de Campion, en présence de Beaupuis. Le
crime de Mazarin était de continuer Richelieu. «Le duc de Beaufort
« me dit qu'il croyait que j'avais remarqué que le cardinal Mazarin ré-
(I tablissait à la cour et par tout le royaume la tyrannie du cardinal de
«Richelieu, avec plus d'autorité et de violence qu'il n'en avait paru sous
«le gouvernement de celui-ci; qu'ayant entièrement gagné l'esprit de la
«reine et mis tous les ministres à sa dévotion, il était impossible d'ar-
«rêter ses mauvais desseins qu'en lui ôtant la vie; que le bien public
«l'ayant fait résoudre de prendre cette voie, il m'en instruisait en me
« priant de l'assister de mes conseils et de ma personne dans l'exécu-
« tion Beaupuis prit la parole pour représenter avec chaleur les
« maux que la trop grande autorité du cardinal de Richelieu avait
« causés à la France , et conclut en disant qu'il fallait prévenir de pa-
rt reils inconvénients avant que son successeur eut rendu les choses
«sans remède.» A la conclusion près, ce sont les vues et le langage
des Importants et des Frondeurs, de [-.a Rochefoucauld et de Retz.
Henri de Campion se donne comme ayant combattu d'abord le projet
du duc avec tant de force, que plus d'une fois il l'ébranla; mais les
deux duchesses le remontaient bien vite, et Beaupuis et Alexandre
de Campion l'animaient et pressaient l'exécution. Quelque temps après,
Beaufort ayant déclaré qu'il avait pris son parti, Henri de Campion se
rendit à deux conditions: «L'une, dit-il, de ne point mettre la main
«sur le cardinal, puisque je me tuerais plutôt moi-môme que de faire
«une action de cette nature; l'autre, que, s'il faisait entreprendre l'exé-
«culion hors de sa présence, je ne me résoudrais jamais à m'y trouver,
« tandis que, s'il y était lui-même, je me tiendrais sans scrupule auprès
«de sa personne, pour le défendre dans les accidents qui pouiTaient
«arriver, mon emploi auprès de lui et mon affection m'y obligeant éga-
«lement. Il m'accorda ces deux choses, en témoignant m'en estimer
« davantage, et ajouta qu'il se trouverait à l'exécution, afm de l'autoriser
« de sa présence. »
VII. Le plan était d'attaquer le cardinal dans la rue, pendant qu'il
faisait des visites en voiture, n'ayant d'ordinaire avec lui que quelques
ecclésiastiques, avec cinq ou six laquais. On devait se présenter en
force et à l'improviste, faire arrêter le carrosse et frapper Mazarin. Pour
cela, il fallait qu'un certain nombre de domestiques de la maison de
Vendôme, qui n'étaient pas dans la confidence, se trouvassent tous les
jours, dès le matin, dans des cabarets autour de la demeure du cardi-
634 JOURNAL DES SAVANTS.
nal, qui était alors à l'hôtel de Glèves, près du Louvre. Parmi les domes-
tiques qu'on n'avait pas mis dans ce secret, Henri de Campion nomme
positivement Ganseville. On devait leur adjoindre «les sieurs d'Avan-
1' court et de Brassy, Picards, gens fort déterminés et intimes amis de
(( Lié. » On donnait ce prétexte que les Condé se proposant de faire affront
à madame deMontbazon, le duc de Beaufort, pour s'y opposer, voulait
avoir sous la main une troupe de gentilshomm'es à cheval et armés. Les
rôles étaient d'avance distribués. Ceux-ci devaient arrêter le cocher du
cardinal , ceux-là devaient ouvrir les deux portières et le frapper, pendant
que le duc serait là, à cheval, avec Beaupuis, Henri de Campion et
d'autres, pour combattre et dissiper ceux qui tenteraient de résister.
Alexandre Campion devait rester auprès de la duchesse de Chevreuse
et à ses ordres ; et elle-même devait plus que jamais être assidue auprès
de la reine, pour préparer les voies à ses amis, et, en cas de succès,
entraîner la régente du côté des victorieux.
Vin. Plusieurs occasions favorables d'exécuterceplan se présentèrent.
Une première fois, Henri de Campion étant avec son monde dans la
petite rue du Champ-fleuri, dont une extrémité donne dans la rue
Saint-Honoré et l'autre près du Louvre, vit le cardinal sortir de l'hôtel
de Clèves, en carrosse, avec l'abbé de Bentivoglio,le neveu du célèbre
cardinal de ce nom, quelques ecclésiastiques et quelques valets. Cam-
pion demanda à l'un d'eux où le cardinal allait, on lui répondit : chez
le maréchal d'I^strécs. « Je vis, dit Campion, que, si je voulais donner
« cet avis, sa mort était infaillible. Mais je crus que je serais si coupable
« devant Dieu et devant les hommes, que je n'eus point la tentation de
« le faire. »
Le lendemain on sut que le cardinal devait aller faire une collation
chez madame du Vigean, dans sa charmante maison de La Barre, à
l'entrée de la vallée de Montmorency, où était madame de Longueville^
et où devait aussi se trouver la reine, qui était déjà partie. Le cardi-
nal s'y rendait de son côté, et n'avait avec lui, dans son carrosse, que le
comte d'Harcourt. Beaufort commanda à Campion d'assembler sa
troupe et de courir après; mais Campion lui représenta que, si on atta-
quait le cardinal en compagnie du comte d'Harcourt, il fallait se déci-
der à les tuer tous deux, d'Harcourt étant trop généreux pour voir
frapper Mazarin sous ses yeux sans le défendre, et que le meurtre de
d'Harcourt soulèverait contre eux toute la maison de Lorraine.
' Voyez\aJeunessedemadainedeLongaeville,yéd.,cheip.nyp. i78elchap.ni,p. 233.
C'est vraisemblablement aussi la partie de plaisir que décrit Scarron, t. VII, p. 178,
Voyage de la reine à La Barre.
OCTOBRE 1855. 635
Quelques jours après on eut avis que le cardinal devait aller dîner
à Maisons, chez le maréchal d'Estrées, ainsi que le duc d'Orléans.
«Je fis consentir le duc, dit Campion, que, si le ministre était
udans le carrosse de son Altesse royale, le dessein ne s'exécuterait pas;
«mais il dit que, s'il était seul, il fallait qu'il mourût. Le matin il fit
« préparer des chevaux et se tint dgns les Capucins avec Beaupuis,
«près de l'hôte de Vendôme, postant un valet de pied dans la rue
«pour l'avertir quand le cardinal passerait, et m'enjoignant de me
«tenir avec ceux que j'avais coutume d'assembler à l'Ange (nom d'un
«cabaret), dans la rue Saint-Honoré, assez proche de l'hôlel de Ven-
«dôme, et que, si le cardinal allait sans le duc d'Orléans, je mon-
« tasse à cheval avec tous ces messieurs , et allasse prendre en passant
« aux Capucins. Je fus, ajoute Campion, dans l'inquiétude que l'on peut
« penser, jusqu'à ce que, voyant passer le carrosse du duc d'Orléans,
«j'aperçus le cardinal dans le fond avec lui. »
IX. Enfin, l'irritation de Beaufort ayant été portée à son comble par
l'exil de madame de Montbazon, quiestcertainement du aa aoùt^ le duc,
aiguillonné par madame de Chevreuse. par la passion et par un faux hon-
neur, devint lui-même impatient d'agir. Voyant que, le jour, il se rencon-
trait sans cesse des obstacles dont il ne soup^-onnait pas la cause, il
résolut d'exécuter le couppendantla nuit, et dressa une embuscade dont
lesuccès semblait assuré, et que Campion nous fait connaître. Le cardinal
allait touis les soirs chez la reine, et s'en revenait assez tard. On l'atta-
querait à son retour entre le Louvre et l'hôtel de Clèves. On aurait des
chevaux tout prêts dans quelque hôtellerie voisine. Le duc lui-même s'y
tiendrait avec Beaupuis et Campion, pendant que le ministre serait chez
la reine, et, sitôt qu'il sortirait, ils s'avanceraient tous les trois et feraient
venir les autres qui , en attendant , se tiendraient à cheval , sur le quai , le
long de la rivière, tout auprès du Louvre. Tout cela se pouvait très-
bien faire la nuit, sans éveiller aucun soupçon.
Remarquez bien que celui qui fournit ces détails si précis est un des
principaux conjurés, qu'il écrit à une assez grande distance de l'événe-
ment, en sûreté, et, encore une fois, sans nul intérêt, ne craignant plus
rien de Mazarin, qui vient de mourir, et n'en attendant rien; songez
qu'en parlant comme il le fait, il accuse son propre frère, que, sans
doute il s'attribue de louables intentions et même quelques bonnes ac-
tions, mais qu'il confesse être entré dans le complot, et que, si i'exé-
' Voyez dans la Jeanesse de madame de Longaêville , 3* édit. , chap. ni, p. 336.
lettre de cachet adressée k madame de Montbazon.
636 JOURNAL DES SAVANTS.
cution avait eu iieu il y aurait pris part, en combattant à côté de Beau-
fort. Le procès déféré au parlement n'ayant pas abouti faute de preuves,
Campion n'imaginait pas que Mazarin eut jamais su «les circonstances
«du complot, ni ceux qui en savaient le fond et ^ui y étaient em-
«ployés. » Il dit aussi : «qu'à présent que le cardinal est mort il n'y a
ti plus à craindre de nuire à personne en disant les choses comme elles
« sont. » 11 ne se défend donc pas; il se croit à l'abri de foute recherche,
il écrit seulement pour soulager sa conscience. Or, ce qu'il dit, c'est
précisément, sans qu'il s'en doute, ce que Mazarin, de son côté, avait
tiré de ses diverses informations.
Nous avons vu quelle importance Mazarin attachait à l'arrestation d'A-
vancourtet de Brassy, et quel art il mit à répandre le bruit que dans leurs
interrogatoires ils ne disaient rien , pour ôter toute inquiétude à ceux qu'ils
auraient pu compromettre, et par là les attirer à Paris, où ils n'auraient
pas manqué d'être pris. Henri de Campion nous apprend qu'il s'agit ici
particulièrement de lui, et il semble qu'il traduise en français l'un des pas-
sages italiens que nous avons cités : « On mena, dit-il , à la Bastille Avan-
« court et Brassy, où ils déposèrent que je les avais fait assembler plu-
« sieurs fois, de la part du duc de Beauforl, pour les intérêts de ma-
«dame de Montbazon, à ce que je leur avais dit. Cela ne donnait pas
« motif d'interroger le duc, puisqu'ils avouaient qu'il ne leur avait pas
«parlé; ainsi il n'eût pas manqué de nier d'avoir donné les ordres que
('je leur avais portés de sa part; on connut alors que l'on ne pouvait
«travailler à son procès avant de me prendre, afin de trouver matière
« à l'interroger d'après mes propres dépositions , et de nous si bien em-
« barrasser tous deux que l'on pût découvrir la trace de l'affaire. La
« preuve de cette conspiration importait essentiellement au cardinal ,
M qui , ne faisant que de s'établir dans le gouvernement et affectant de
«le faire par la douceur, avait été assez malheureux d'être contraint,
«en débutant, de faire une violence contre un des plus grands du
«royaume, pour son intérêt particulier, sans qu'il parût une conviction
«qui l'obligeât à traiter le duc avec cette rigueur. Le cardinal, déses-
« péré de ne pouvoir persuader les autres de ce dont il était entièrement
« assuré, avait un grand désir de m'avoir entre ses mains. Il jugea néan-
(( moins qu'il fallait me donner le temps de me rassurer afin de me
« prendre avec plus de facilité. »
Nous pourrions ajouter à tout cela qu'Henri de Campion, recherché
et serré de près dans sa retraite d'Anet chez le duc de Vendôme, s'é-
tant enfui de France et ayant été retrouver à Rome son ami le comte de
Beaupuis, rend compte des efforts opiniâtres que fit Mazarin pour
OCTOBRE 1855. '' 637
obtenir l'extradition de celui-ci, la résistance du pape Innocent X, les
égards qu'on eut pour Beaupuis lorsqu'on fut bien forcé de le mettre
au cbâteau Saint-Ange; toutes cboses qiii, se rencontrant également dans
les carnets et les lettres de Mazarin et dans les mémoires d'Henri de
Campion, mettent hors de doute la parfaite sincérité des démarches du
càltiinal et l'exactitude de ses renseignements.
En est-ce assez pour réduire à néant les doutes intéressés de La Ro-
chefoucauld et les dénégations passionnées du chef de la Fronde, le
très-spirituel mais très-peu véridique cardinal de Retz, le plus ardent
et le plus opiniâtre des ennemis de Mazarin? Pour nous, il nous semble
ou qu'il n'y a plus de certitude en histoire, ou qu'il faut considérer
désormais comme un point absolument démontré qu'il y eut un projet
arrêté de tuer Mazarin, que ce projet a été conçu par madame de Che-
vreuse , en quelque sorte imposé par elle à Beaufort à l'aide de madame
de Montbazon , que Beaufort a eu pour complices principaux le comte
de Beaupuis et Alexandre de Campion , que Henri de Campion est entré
plus tard dans l'affaire, à la pressante sollicitation du duc, ainsi que deux
autres officiers d'un rang secondaire, Brillet et Lié; que, pendant le
mois d'août, il y a eu diverses tentatives sérieuses d'exécution, particu-
lièrement une dernière laprès l'exil de madame de Montbazon, le der-
nier d'août ou plutôt le i* septembre, comme nous le verrons tout
à l'heure, et que cette tentative-là n'a manqué que par des circons-
tances tout h fait indépendantes de la volonté des conspirateurs.
V. COUSIN.
(La saite à un prochain cahier.)
ÎNScntPTiONES REGNi Neapolitani LATINE. EdidU Thcodoros
Mommsen. Lipsiœ, M DCCC LU. Samplasfecit Georgias Wigand.
Neapoli prostat apud Àlberiam Detken. xxiv, 486 et Ao pages
in-fol.
QUATRièlfB ARTICLE ^
La partie de l'ouvrage de M. Mommsen de laquelle je me suis occupé
' Voyez, pour le premier article, le cahier de septembre i854, page 547*. pour
le deuxième, celui de norembre, page 677; et, pour le troisième, celui de anvier
18&5, page 59.
81
638 JOURNAL DES SAVANTS.
jusqu'ici contient les inscriptions latines recueillies dans les six provinces
qui , au déclin de l'empire , formaient la partie méridionale de l'Italie.
Les monuments épigraphiques dont aujourd'hui je dois rendre compte
proviennent de la Valérie et du Picenum suburhicaire ; ils sont classés
dans les septième et huitième sections du recueil.
Aucun auteur ancien antérieur à l'an 869 ne parie de la circoris-
cription administrative appelée Valérie. Etablie vers la fin du iv^ siècle ,
probablement sous le règne de Tliéodose, ou sous celui de son faible
successeur, renfermant l'ancien pays des Marses avec une grande partie
de la Sabine, elle s'étendait jusqu'aux portes de Rome, à l'endroit où
l'Anio (Teverone), après avoir formé les cascades famoiises de Tivoli, se
jette dans le Tibre. Toutefois, d'après le plan général de son ouvrage,
M. Mommsen ne parle point des villes anciennes telles que Tibur,
Varia, Trebula , Reate (Rieti) , dont le territoire, appartenante la Valérie
occidentale, fait maintenant partie des Etats romains; il se borne à
reproduire les monuments épigraphiques des cités de la même pro
vince , comprises aujourd'hui dans les limites du royaume de Naples
(p. 280-325). Sulmo, la patrie d'Ovide, n'a fourni à notre auteur que
trente-sept inscriptions, mais Corfinium lui en a donné près de cent
(p. 282-287). Cette ville, qui, lors de la guerre sociale, était devenue la
capitale des peuples insurgés de la Péninsule , cette Rome italienne qui,
soutenant une lutte opiniâtre, réduisit sa rivale plus d'une fois aux der-
nières extrémités, a disparu presque entièrement; son enceinte solide
célébrée par Lucain', son forum, sa curie où s'assemblait un sénat com-
posé de cinq cents membres , sont remplacés aujourd'hui par f église iso-
lée de San-Pelino, que M. Mommsen appelle soUtariam hodie magnœ olim
urbis quasi monumentam. Nous avons cherché si, parmi ces nombreuses
inscriptions , il n'y en avait point qui se rapportât à la même guerre où
les peuples de l'Italie défendirent leur liberté et leur existence; nous
n'en avons point trouvé. A l'exception de deux (n*" 535 1 et S/iog), qui
paraissent antérieures àl'avénementd'Augusle, toutes les autres datent du
temps de l'Empire, alors qu'aux massacres ordonnés par Sylla succéda
une administration moins violente, et où, à défaut de liberté, il y eut,
du moins, sous plusieurs règnes, de la modération dans l'arbitraire. On
pourrait croire aussi que, dans le pays montueux des Marses, chez ce,
peuple qui repoussa pendant si longtemps la souveraineté absolue de
Rome et qui n'obtint le droit de cité qu'à la suite de la guerre sociale ,
ai/f^K \)inw/i78 ; At le Corfini validis circumdala mûris
Tecta tenent , pugnax Domili. .^ • • ■
^'ï OCTOBRE 1855. 639
que chez les Marses les monuments en langue indigène doivent être
fréquents ; ils sont , au contraire , beaucoup plus rares que ceux que
M. Mommsen a recueillis dans les plaines ouvertes de la Campanie. Il
paraît que déjà, au temps de la première guerre punique, la langue de
Rome avait remplacé l'idiome national dans les hautes vallées de l'Aterne.
Les pâtres belliqueux qui les habitaient servaient dans les légions de-
puis l'apparition de Pyrrhus en Italie ; leur valeur éprouvée était attestée
par le dicton populaire , qu'aucun général romain n'avait jamais triomphé
des Marses, ni sans les Marses ^ ; et de tout temps la confraternité des
armes a été un moyen infaillible pour faire prévaloir promptement
l'idiome des dominateurs sur celui des peuples soumis, peu lettrés et
habitués à combattre sous les drapeaux de la race conquérante. Aussi
beaucoup de villes situées aux environs du lac Fucin, Alba Fucentis,
Antinum, Marruvium, Cerfennia, tout en défendant un reste d'auto-
nomie, en conservant le culte de quelques divinités locales, cédèrent-
elles bientôt, quant à la langue, au courant de la nécessité et à l'ascen-
dant de la cité toule-pui^ante ; elles adoptèrent le latin, tel qu'il était
alors, sinon dans les relations intimes de la vie commune, au moins
comme idiome officiel et épigraphique. Mais, sur les monuments qui
nous restent, ce latin n'est pas encore celui des derniers temps de la
république, où le mouvement des idées nécessita de grandes modi-
fications dans le langage. Par ses formes grammaticales, son écriture,
quelquefois même par son vocabidaire, il diffère tellement de celui
des auteurs classiques, que Lanzi et plusieurs autres érudits ont cni
voir un dialecte particulier aux Marses dans ces documents curieux où
M. Mommsen , avec raison selon nous, ne trouve que la langue encore
inculte parlée à Rome vers le commencement des guerres puniques,
et mêlé seulement à quelques idiotismes provinciaux. Pour donner une
idée de ces inscriptions archaïques, nous en choisirons une, surtout
à cause de son peu d'étendue, et nous la transcrirons ici, autant que les
caractères typographiques nous permettront de la reproduire; elle
provient, dit-on, des environs d'Opi, village situé au sud du lac Fu-
cin. La pierre sur laquelle on la lit couvrait jadis une cavité dont
les parois étaient soutenues par de la maçonnerie (un mattonato); au
fond de la fosse se trouvaient sept médailles, un fer de lance et un poi-
gnard, consacrés sans doute comme offrande à des divinités topiques
(p. a9i,n*5/i83) :
* Oire xari Hipcoùv, odre ivev Mâfxreov, yevéaOat Q-pitfiÇov. Appien, De belUt
civilibHS, I , XLVi.
81.
640 JOURNAL DES SAVANTS.
•VATIIIAIVS
VIISVNII
IIRINIII-IIT
IIRINII
PATRII
AONO MIIRII
HBS
M. Mommsen lit : Vibias Atiedias Vesanc Erinie et Erine pâtre dono
m.ere[to] libs, pour libens V; et il nous semble que ce monument ne peut
guère recevoir d'autre interprétation. Le datif Erine paire ne doit point
surprendre. Il y a des analogies remarquables entre l'enfance des
langues et leur déclin : le latin primitif, comme celui de la décadence,
négligeait les distinctions délicates et confondait les nuances, au point
d'employer la même terminaison pour le datif et pour l'ablatif.^. Attie-
dius est un nom qui se rencontre souvent dans les inscriptions de l'Italie
centrale; je trouve dans l'ouvrage même de M. Mommsen un Caïus,
Sextus et Titus Attiedius (p. 32 A, n. Go/iy), un Lucius Aatiedius (51c,
p. 298, n. 56 1 1), une Attiedia Tertuila(p. 281, n. ôSSy). Mais les deux
divinités Vesuna Erinia et Erinis pater sont complètement inconnues.
Le savant éditeur avait rapproché ^ de ces noms celui d'Heries Junonis ,
déesse invoquée dans les anciens rituels romains *, et l'Heres Martea
qui présidait aux héritages^; peut-être pourrait-on y voir aussi les génies
protecteurs de l'ancienne et puissante famille Herennia ou Erennia ^,
originaire de cette partie des Apennins. Cicéron ' parle d'un Herennius
contemporain d'Archytas; et longtemps après, un siècle avant notre ère,
la même famille comptait au nombre de ses clients les parents du vain-
queur des Cimbres et Marius lui-même *.
' Dans un précédent ouvrage intitulé : Die unteritaîischen Diahkle (Leipzig,
i85o, in-8'), ouvrage dont nous avons rendu compte dans notre journal, année
i85o, octobre, p. 588-5gg, et décembre, p. 718-734, M. Mommsen avait déjà
publié et expliqué la même inscription. — * C'est ce qu'avait reconnu, il y a plus
de cinquante ans, le savant et judicieux Perizonius dans ses additions à la Minerva
de Sanctius (p. 42 de l'éd. d'AmsIerdam, 1704, in-8°). Les nombreux exemples
qu'il cite prouvent que, pour me servir de ses propres termes, olim ahlativi et dativi,
nt unius ejusdemque casus, fuisse iinam eandemque formam et pr-onunciationem. —
' Unteritalische Dialekte , p. 347- — ' Aulu-Gelle, XIÏI,xxiii, vol. II, p. gS de la nou-
velle et très-correcte édition donnée par M. Martin Hertz; Leipzig, i853, in-8*. —
Pauli Diaconi excerpta ex libris Festi, dans le Corpus grammaticorum lulinorum
veterum de Lindemann, tome II, p. 74. — * Sur beaucoup de monuments ce nom
est écrit sans aspiration. Il y a, dans le Recueil de M. Mommsen, un Publius Eren-
nius, n' 3i4a; un Ercnnius Cerianus, n' 63io, 85; Errenius (51c) Claudianus,
n. 65 o4; Caïus Erennius Paulus, n. 2721 ; Erennia Tatina, n" 653o. — ' De senec-
tute, XII, 4i. — * Plutarque, VUa Marii, c. v : Toû 8é Èpsvvicov oÎhom roits Mapiov
OCTOBRE 1855. 641
Je ne m'arrêterai point à la huitième section de l'ouvrage (p. 3a6-
33 2), qui contient les monuments épigraphiques provenant de cinq villes
du Picenum suburbicaire : Aternum, Adria, Truentum, sur les bords
de la mer; Pinna etlnteramna, dans l'intérieur des terres. Mais je dois
signaler la section suivante (p. 333-3^9 ) à ceux qui s'intéressent, avec
une studieuse constance, aux progrès que la géographie comparée a faits
de nos jours; ils trouveront réuni, dans cette partie du recueil, tout
ce qui existe encore des inscriptions gravées sur les colonnes milliaires ,
placées de distance en distance le long des routes nombreuses qui jadis
sillonnaient l'Italie, depuis les environs de Rome jusqu'au détroit de
Messine. Dans une courte introduction, M. Mommsen démontre que
ces routes formaient deux classes distinctes, les chemins vicinaux ou
communaux [viœ vicinales^), entretenus par les municipes, et les grandes
voies militaires. Le gouvernement central se chargeait de la construc-
tion de ces dernières et quelquefois aussi de leur réparation, comme
l'attestent les formules souvent répétées sur les pierres milliaires, « viam
« munivit, faciendam nou « stemendam cnravit, pecuniasua fccit, diutina
ttincuria prorsus corruptam ad pristinam faciem restituit, substructio-
« nem contra labem raontis fecit, viam labcntem amplissimis operibus
« suscepcrunt ; n sans parler d'autres phrases où l'on célèbre les li-
béralités des empereurs qui ont fait réparer des ponts, adoucir ou
tourner des pentes pénibles à gravir, dangereuses à descendre. Dans un
grand empire, le plus simple bon sens suffît pour avertir le souverain
qu'il est le protecteur naturel du commerce, et que son intérêt est lié
d'mie manière inséparable à celui de ses sujets. Aussi, parmi les princes
ayant fourni des fonds considérables pour établir des communications
faciles et rapides entre les divei"ses cités de l'Italie centrale, en avons-nous
remarqué , sans trop de surprise, plusieurs dont le règne fut ou faible,
ou de peu de durée, ou souillé par des crimes : Claude, Caracalla,
Alexandre Sévère, Gordien le jeune. Maximien Hcrculius et même
l'usurpateur Maxencc, défait par Constantin le Grand et tué aux portes
de Rome, en 3 1 a. Néanmoins, il semble résulter des documents réunis
yovtTs x«i Miptov aôrôv éÇ «^PX^* ysyovévau xteXiras. — * • Inter cas {vicinale») el
• vias militares hoc interesl, quod vue militares exitum etd marc, aut in urbcs, aut
cin flumina publica, aut ad oham viam militarem habent Uarum autcm vicinalium
• viarum dissimilis condilio est; nam pars earum in militares vias cxilum habent,
■ pars sine uUo exitu intcrmoriunlur. • Digeste, XLIII, titre VI, S 3. Dlpicn, dont
noiu venons de transcrire le texte, veut-il parler, dans sa dernière phrase, des che-
mins vicinaux qui menaient à des villages, des maisons de campagne et des hameaux
isolés ? ou de ceux qui conduisaient dans des forêts en exploitation et à des temples
éloignés, fréquentes par une foule superstitieuse?
642 JOURNAL DES SAVANTS.
par M. Mommsen que celte intervention du pouvoir souverain était
regardée comme une faveur, et que, si elle n'était pas nécessitée
par des besoins politiques, il fallait, pour l'obtenir, que la détério-
ration des grandes voies militaires fût extrême. Dans l'état ordinaire des
choses l'entretien de ces mêmes routes était à la charge des propriétaires
riverains [viarii vicani^), tenus à payer une contribution [vectigal viœ
ordinarium, n. 6280) , dont le produit servait à la réparation instantanée
des dégâts peu considérables ; quelquefois aussi, en cas d'insuffisance de
cette taxe, et lorsque l'état de la route exigeait de grands travaux, ceux-
ci étaient exécutés en partie avec les deniers des propriétaires , en partie
avec les fonds de TEtat ou avec un secoure accordé par la caisse du
souverain. Nous ne citerons pour exemple que les dernières lignes d'une
inscription en l'honneur de l'empereur Adrien, de l'an laS (p. 345,
n. 6287) :
VIAM APPIAM PER
MILLIA PASSVS
XV.DCCL.LONGA
VETVSTATE AMIS
SAM ADIECTIS
HS.XI.LVII.AD
HS.DLXIX.C.QVAE
POSSESSORES AGRO
RVM CONTVLERVNT
FECIT»
Pour déterminer avec exactitude la direction de ces voies romaines,
leurs points de rencontre , quelquefois même l'époqu-e de leur création ,
pour fixer d'une manière précise la position des innombrables localités
de l'Italie centrale et méridionale , reliées ensemble par ces routes qui
se croisaient dans tous les sens, M. Mommsen a souvent rencontré des
difficultés qui semblaient insurmontables. Pour les vaincre, il fallait
surtout l'inspection des lieux jointe à une grande rectitude de jugement;
car il y a bien des questions de la science antique que férudition peut
encombrer, mais qu'elle ne saurait résoudre à elle seule. Il fallait, de
plus, ne négliger aucun des secours que peuvent offrir la science actuelle
perfectionnée et les meilleures cartes modernes, sans lesquelles lagéogra-
' Tel est le terme employé dans la loi Thoria agraria. Voyez l'important et ins-
tructif ouvrage de M. Egger, Latini sermonis vetustioris reliquiœ selectœ (Paris, i843,
in-8°), p. 210, 1. 9 et 20. — ' Une partie seulement de cette inscription avait été
publiée par Donati, Supplcmentum ad novum Thesaurum Muratorii, t. II (Lucee,
1774, in-fol.), p. 216, n. 2. '.. K'i '
OCTOBRE 1855. 643
phie ancienne est bien peu de chose; il fallait consulter de volumineux
ouvrages et de simples dissertations écrites en difFérentes langues; car,
dans l'ignorance de ce qui a été fait, il est impossible de savoir ce qui
reste à faire. Enfin , il fallait encore avoir recours à des auteurs dont la
mémoire est aujourd'hui presque effacée. Parmi ces derniers, nous
n'en nommerons qu'un seul , c'est celui auquel on doit un livre trop
dédaigné jusqu'à présent par des géographes justement célèbres, et qui
renferme cependant, malgré sa latinité barbare, des renseignements
précieux. Les érudits qui se sont occupés de la bibliographie du moyen
âge savent qu'au ix", ou, selon d'autres, au vu" ^ siècle de notre ère,
un Goth dont on a toujours ignoré ie nom et qu'on appelle communé-
ment le Géographe de Ravenne, compila, sans critique ni métnode,
ce qui lui paraissait intéressant dans un grand nombre d'auteurs per-
dus pour nous^, et que, sans trop chercher à coordonner ses extraits,
il en fil un livre intitulé De geographia sive chorographia , publié pour la
première fois par le savant bénédictin Placide Porcheron (Paris, 1 688,
in-8'') , d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale qui porte au-
jourd'hui ie numéro h'jgà, et réimprimé, avec des variantes tirées
d'un manuscrit de Leyde, par Jacques Gronove, à la suite de Pompo-
' Telle est l'opinion du premier éditeur, adoptée aus^i par Gatterer dans sa dis-
sertation intitulée An Prutsorum, Littuworum ceterorumque populorumLelticorumori-
ginem a Sarmatis liceat repetere. Elle est imprimée dans les Commcntationes socictatis
regiœ Gottingensis , t. XIII, p. lao. — * On aurait tort, je crois, de soupçonner la
bonne foi du compilateur, mais il cite des noms si étranges , que je crois bien faire
d'en mettre quelques-uns sous les yeux de nos lecteurs. L'Anonyme avait lu Arsa-
tium et Ad/rodilianam (sans doute Arsacium et Aphrodisianum) Persos {sic) qai lin-
gua grsBca Orientem dgtcripserant (p. 3i de l'édition de Gronove). 11 nomme encore
Arbitio (p. 58), Liginius (p. ih), Lollianus Romanorum cosmogmphum. (p. 4i). Mc-
letianus (p. ^5) et Probinus (p. 6a), tous les deux Africains, (.aslorinus, dont ii
invoque souvent le témoignage , qu'il appelle également Romanorum cosmographus
(p. 3i), et qui ne peut être l'historien Castor do Rhodes. Enfm , parmi les autorités
qu'il aime a alléeuer, Je trouve avec surprise trois Golhs philosophes, Aithanarit
(p. Gi), Eldebald (p. oli) et Marcomir (p. 7a); plus lettrés que leurs barbares com-
patriotes, ils avaient publié des chroniques, peot-ôlre'même des traités de géo-
graphie. Faut-il supposer que tous ces auteurs vécurent pendant la dissolution de
l'empire romain ou aux siècles qui suivirent immédiatement? que, par un pur eiïet
du hasard, leurs ouvrages, peu répandus et peu lus, se trouvaient dans quelque
bibliothèque de Ravenne ou l'Anonyme pût les consulter? et qu'ils disparurent
pour toujours pendant la longue période d'anarchie et de malheurs qui accablèrent
cette ville lors de la destruction du royaume des Lombards et même plus tard P On
expliquerait ainsi le silence que les écrivains de l'antiquité et ceux du moyen âge
gardent à l'égard de tant d'auteurs dont les ouvrages, s'ils nous étaient parvenus,
offriraient sans doute une source féconde d'instruction.
644 JOURNAL DES SAVANTS.
nius Mêla (Leyde 1696, in-8°). Dans un mémoire remarquable par la
vive perspicacité de son auteur ^ M. Mommsen avait déjà prouvé d'une
manière évidente que, parmi les matériaux dont l'anonyme de Ravenne
s'est servi pour composer son ouvrage , il se trouvait un de ces itiné-ï '
raires peints qui , semblables à la célèbre carte de Peutinger, sans pré-
senter aux yeux une image fidèle de la forme, de l'étendue et de la
situation respective des diverses contrées, indiquaient cependant, avec
une certaine exactitude, et quelquefois dans le plus grand détail, les
voies militaires et les grandes routes, avec leurs diverses ramifications
et les noms des lieux que ces routes traversaient; on y voyait aussi des
signes conventionnels propres à faire connaître la nature et l'impor-
tance des villes et stations qui y étaient dessinées. Or, comme l'Anonyme
de Ravenne se contente ordinairement d'énumérer dans son livre les
localités dans l'ordre où il les voyait placées le long de la route tracée
sur sa carte , il a , sans y penser, rendu un éminent service à fhistoire
de la géographie; car sa compilation fournit les moyens de compléter
la table de Peutinger par plusieurs renseignements omis dans celle-ci,
ou de la rectifier, quand la môme voie était marquée sur les deux cartes.
Malheureusement les noms des courants d'eau, des villes et des stations
intermédiaires sont tellement défigurés dans les deux manuscrits dont
le père Placide et Jacques Gronove ont fait usage, qu'il fallait beaucoup
de critique pour rétablir ces noms , altérés par les copistes ou peut-être
par l'Anonyme lui-même. Au risque de fatiguer nos lecteurs par une
suite de détails topographiques bien minutieux , nous essayerons de faire
comprendre, par un seul exemple, combien M. Mommsen est fondé
à croire que ce texte informe n'est souvent que la transcription
d'im itinéraire peint, différent de la table Théodosienne et quelque-
fois plus complet. Savant géographe autant qu'épigraphiste exetcé,
M. Mommsen prouve (p. 33 9) que l'empereur Claude fit tracer une
route nouvelle, Claudia nova, qui, passant par Pitinum (Coppito) et
Aveia (Fossa), quittait ensuite la vallée de l'Aterne, et, se dirigeant
presque droit du nord au sud , aboutissait à Alba Fucentis (Albe), joignai^t
ainsi la voie Salaria à celle qui portait le nom de Claudia Valeria. Cette
dernière, longeant le lac Fucin, arrivait d'Alba à Cerfennia (CoU' Ar-
meno) , où il y avait un embranchement menant à Marruvium , l'ancienne
capitale des Marses , dont l'emplacement est marqué par les restes de son
amphithéâtre. Franchissant ensuite la crête de l'Apennin , la même voie
* Ce mémoire est imprimé dans un recueil publié à Leipzig et intitulé Berichte
derKôniglich Sàchsischen Gesellschaft der Wissenschqften, année i85i, p. 80-117.
OCTOBRE 1855. 'L 645
redescendait dans le bassin de l'Aterne et suivait le cours du fleuve
par Corfmium, Interpromium (sur l'Orte, non loin de San-Valentino)
et Ceii, jusqu'à Teate Marrucinorum (Chieti). Or il est hors de doute
.que les deux routes dont il s'agit étaient tracées sur la carte que l'Ano-
nyme avait sous les yeux; car, dans l'énumération des villes qu'il nomme
(nous transcrivons son texte avec toutes les fautes d'orthogi^phe et de
ponctuation de l'édition de Gronove, p. 78, ligné 7), Pitinam, Profe-
rum, Albeia, Gaha, Marabio, on reconnaît la direction de la route qui
passait parPitinum, Aveia, Alba, Marruvium ; Proferum est sans doute
le Prifernum de la table de Peutinger, qui le place à douze milles de
Pitinum et à sept d'Avcia, distances évidemment exagérées. Quant à la
voie Claudia Valeria, elle figurait également sur la carie de l'Anonyme;
seulement, au lieu de descendre la vallée de l'Aterne, comme nous
l'avons fait plus haut, il la remonte en se rapprochant de Rome, do
sorte que, dans son texte, les stations sont disposées en sens inverse.
Voici SCS paroles (p. 78, 1.- i 1) : ultem JDxla suprascriptam civitatem
« qua (sic) dixinuis superius Pitinum ^ est civitas quœ dicitur Teano ,
« Marucion , Cegios, Interhronium, Corsinium, Musemeos, Cerfenna. »
Nous retrouvons donc ici les stations de la voie Claudia Valeria : Cer-
fennia, Corfmium, Interpromium, "Teate Marrucinorum. Pour Muse-
meos, la table Théodosiennc donne la leçon moins fautive Mons Imeus,
situé, si nous ne nous (rompons, au milieu des montagnes, à cinq milles
de Coir Armcno, et, par conséquent, non loin du passage appelé Força
Caruso dans Y Atlante geografico de Rizzi-Zannoni, presque au point
de partage des eaux entie le lac Fucin et le bassin de l'Aterne. Quant
i\ Ceii, à cinq milles d'Interpromium , celte station doit être cherchée
aux environs de Manopello, entre ce bourg et la rivière.
Si je voulais continuer à extraire ainsi les nombreuses observations
et rectifications topographiques ayant pour objet les quatorze voies
romaines décrites dans la neuvième section de l'ouvrage, je dépasserais
infiniment les limites que je dois me prescrire. Je me bornerai donc
' Je transcris le passage tel qu'il se lit dans le manuscrit n. ^764 de la Biblio>
tlicque impériale, fol, 21 verso. En comparant ce peu de mois avec le texte do:)né
par Gronove et par le père Placide, on pourra se convaincre que ce dernier a souvent
copié fort inexactement , sous le double rapport de la ponctuation et de rorlhographe.
On voit aussi que la carie dont se servait l'Anonyme avait la même projection bizarre
que la table Tbéodosienne , où les roules , quelle que fût leur direction, sont tracées
parailèiemenl; ce qui rapproche souvent, sur la carte, 'des localités en réalité fort
éloignées les unes des autres. C'est ainsi que le compilateur a pu croire que Pitinum
était situé près [juxla) de Teate, tandis que la véritable distance entre ers deux
tilles, quand on passait par Àlba et CorBnium, était de plus de vingt lieues.
8a
646 JOURNAL DES SAVANTS.
à répéter qu'on doit savoir gré à l'auteur d'avoir corrigé, par une com-
paraison exacte et judicieuse avec la table de Peutinger, avec les itiné-
raires et les auteurs anciens, une grande partie d'un texte fort maltraité,
d'avoir examiné quelle est la cause des erreurs , ou réelles ou apparentes ,
qu'on y découvre, d'avoir enfin indiqué aux éditeurs futurs de l'Anonyme
de Ravenne les moyens de rétablir et d'expliquer la totalité de ce texte,
qui a paru inintelligible à la plupart des géographes.
Il ne nous reste plus à examiner que les deux dernières sections de
l'ouvrage de M. Mommsen. Dans un cinquième et dernier article nous
reprendrons l'analyse de cette portion de son savant travail.
HASE.
[La suite à un prochain cahier.)
rsOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. Magendic, membre de l'Académie des sciences, section de médecine el de
chirurgie, esi mort à Sannois (Seine-el-Oise), Je 7 octobre.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
SÉANCE PDBLIQDE DU 6 OCTOBRE.
L'Académie des beaux-arts a tenu, le samedi 6 octobre, sa séance publique an-
nuelle, sous la présidence de M. Ambroise Thomas.
Ls séance a commencé par une ouverture de M. Delehelle, grand prix de l'an-
OCTOBRE 1855. 647
née i85i, et, après la lecture du rapport de M. Halévy, secrétaire perpéluel, sur
les ouvrages des pensionnaires de l'Académie de France à Rome, la distribution
des grands prix de peinture , de sculpture, d'architecture, de gravure et de compo-
sition musicale, a eu lieu dans l'ordre suivant :
Grands prix de peintdre. — Le sujet donné par i' Académie était : César pendant
la tempête.
L'Académie n'a pas décerné de premier grand prix. Le second grand prix a été
remporté par M. Clère (Jacques-François-Camille), né à Valencicnnes , le 17 juillet
18a 5, élève de M. Léon Cogniet. Le deuxième second grand prix a été rem-
porté par M. de Coninck (Pierre-Louis-Joseph), né à Meteren (Nord), le aa no-
vembre 1828, élève de M. Léon Cogniet.
GRANDS PRIX DE scoLPTORE. — Le sojpt donné par l'Académie était : Cléobis et
Biton.
Le premier grand prix a été remporté par M. Chapu (Henri-Michel-Antoine), né
au Mée (Seine-et-Marne), le 39 septembre i833, élève de MM. Duret et Léon Co-
gniet el de feu M. Pradier.
Le deuxième premier grand prix a été remporté par M. Doublemard (Amédée-
Donalien), né à Bcaurain (Aisne), le 8 juillet 1826, élève de M. Duret.
Le second grand prix a été remporté par M. Rolland (Jules-Léger-François),
né à Paris, le 17 novembre 1827, élève de M. Duret et de feu M. Feuchère.
Grands prix d'architectore. — Le sujet donné par l'Académie était : Un Conser-
vatoire de musique et de déclamation.
Le premier grand prix a été remporté par M. Daumel ( Pierre- Jérôme-Honoré),
né à Paris, le 3 octobre 1826, élève de M. Gilbert, de MM. Saint-Père, Trouillet
et de feu M. Bleuet.
Le second grand prix a été remporté par M. Guillaume (Ëdmond-Jean-Baptisie),
né à Vaicncienncs, le a4 juin 1826, élève de M. Le Bas.
Le deuxième second grand prix a été remporté par M. Heim (Joseph-Eugène),
né à Pnri«, le a février i83o, élève de M. Le Bas.
Grands prix de gravure en médailles et pierres fines. — Le sujet donné par
l'Académie était : un Guerrier blessé, mourant sur l'autel de la patrie.
Le premier grand pris d élé remporté par M. Dubois (Alphée), né à Paris,
le 17 juillet i83i , élève de M. Duret el de M. Barre.
Le second grand prix n élé remporté par M. Ponscarme ( François-Joseph-Hu-
bert), né à Belmont ( Vospes), le 20 mai 1827, élève de M. Oudiné.
Une mention honorable a été accordée à M. Zoêgger (François-Antoine), né à
Wissembourg (Bas-Rhin) , le 17 décembre 1829 , élève de M. Duret et de MM. Le-
quin el Merley.
GnAXDS PRIX DE COMPOSITION MOSiCALE. — Le .^ujcl du concouTs a été, conformé-
ment aux règlements de l'Académie des beaux-arts, pour l'admission des candidats
à concourir :
1* Une fugue à quatre voix; 2* un chœur k six voix, sur un texte poétique, avec
accompagnement d'orchestre. Pour le concours définitif : une réunion de scènes ly-
riques à trois voix, précédée d'une introduction instrumentale , suffisamment déve-
loppée , d'après laquelle réunion de scènes les grands prix sont décernés.
Le premier grand prix n été remporté par M. Conte (Jean), né à Toulouse,
le 12 mai i83o, élève de M.Carafa.
Le second grand prix a été remporté par M. Chéri (Victor-Cixos), né à Auxerre,
le i4 mars i83o, élève de M. Adam et de feu M. Zimmermann
82.
648 JOURNAL DES SAVANTS.
Pbix fondé par madame vedve Lïpringk. — Feu madame \ euve Leprince a lé-
gué à l'Académie une renie annuelle pour êlre distribuée, à titre de récompense,
entre les concurrents qui ont remporté les grands prix de peinture, de sculpture,
d'architeclure et de gravure. L'Académie a décidé que cette fondation serait rappe-
lée tous les ans dans sa séance publique. En conséquence, 1" Académie déclare que
ces récompenses sont décernées celte année : pour ia sculpture, à M. Chapu; pour
rarchiteclure, à M. Daumet; pour la gravure en médailles et pierres fines, à
M. Alphée Dubois.
Prix Achille Le Clère. — Mademoiselle Esther Le Clère, au nom de son frère,
feu M. Achille Le Clère, membre de l'Académie , a fondé un prix de la valeur de
1,000 francs, en laveur du jeune artiste qui aura obleuu le second grand prix d'ar-
chitecture. Conformément à la généreuse intention de la donatrice, ce prix est dé-
cerné celle année à M. Guillaume.
Prix Deschaumes. — La fondation de M. Deschaumes a permis à l'Académie
d'ouvrir un concours annuel pour la scène lyrique à mettre en musique, et d'offrir
une médaille de Ooo francs à l'auteur de la cantate qui aura été préférée. L'Acadé-
mie a choi-^i, cette année, la pièce de vers intitulée Acis et Galatée, dont l'auteur est
M. Camille du Locle.
Prix fondé par M. le comte de Maillé-Latour-Landry. — Le prix institué par
feu M. le comte de Maillé-Latour-Landry, en faveur d'un jeune écrivain ou d'un
jeune artiste, a été celte année, dans les conditions voulues par le fondateur, décerné
à M. Laugée , peintre, dont le talent, déjà remarquable, mérite d'être encouragé.
Prix fondé par M. George Lambert. Ce prix est destiné par le lei.tatcur, ancien
compositeur et professeur de musique, à être décerné, chaque année, simultanément,
par l'Académie française et par l'Académie des beaux-arts, à un homme de lettres
ou à un artiste, ou à la veuve d'un artiste honorable, comme marque publique d'es-
time. L'Académie parlage ce prix, dans les conditions du testament, entre M. Dubois
père, graveur, madame \ cuve Toury, et M. LaGuiche, deisinateur.
Prix fondé par M. Bordin. — Feu M. Bordin, ancien notaire, en fondant des
prix qui seront distribués annuellemeni par chacune des cinq Académies de l'Ins-
titut, a institué pour l'Académie des beaux-arts un concours nouveau. L'Académie
proposera désormais cliaque année, comme sujet de prix, une question qui se rat-
tachera d'une manière générale à l'élude ou à l'histoire ancienne et moderne de
l'art, ou bien qui intéressera spécialement une des branches de l'art.
L'Académie décernera pour la première fois ce prix en i856, et elle a proposé le
sujet suivant :
« De l'influence des arts du dessin sur l'industrie. »
a i" Faire ressortir les qualités qui distinguent les produits de l'industrie fran-
«çaise, sous le rapport du goût, et en rechercher les causes;
« 2" Indiquer les avantages qui en résultent, aussi bien pour l'honneur du pays
« que pour la richesse nationale;
« 3° Présenter les moyens de conserver à notre industrie la position honorable
«qu'elle s'est acquise, de la fortifier encore, et d'encourager les artistes à diriger
« dans la voie du beau celte partie intelligente de la nation qui se livre aux travaux
« de l'industrie. »
Les ouvrages destinés à ce concours devront être adressés au secrétariat de l'Ins-
titut, avant le 1" mai i856
L'Académie propose, pour sujet du prix qu'elle devra décerner en 1867, la ques-
tion suivante :
OCTOBRE 1855. 649
■ Éludes historiques sur l'architecture française depuis le v* siècle jusqu'à la iln
« du règne de Louis XIV. Rechercher quels furent, en France, les différents carac-
« lères d'architecture qui se sont succédé pendant celte longue période. Faire con-
« naître les causes auxquelles doivent être attribuées les transformations complètes,
« et même les modifications que cet art a subies. »
Les ouvrages destinés à ce concours devront être adressés au secrétariat de l'Ins-
titut, a\ant le i*' mai 1867.
Chacun de ces prix consistera en une médaille d'or de la valeur de 3, 000 francs.
Les étrangers pourront prendre part au concours, pourvu que leurs mémoires
soient écrits en langue française.
L'Académie a arrêté, le i5 septembre 1821 , que les noms de MM. les élèves dé"
l'École impériale des beaux-arts qui auront, dans l'année, remporté les médailles
des prix fondés par M. le comte de Caylus et par M. de Latour, et les médailles
dites aulrcrois du prix départemental et de paysage historique, seront proclamés an-
nuellement, à la suite des grands prix, dans la même séance publique.
Le prix de la tête d'expression n'a pas été remporté en peinture. Une mention
honorable a été accordée à M. Claude-Noël Renaud, de Saiut-Aubin (Yonne), élève
de M. Picot et de feu M. Drolling.
Le prix de la tête d'expression n'a pas été remporté en sculpture. Une mention
honorable a été accordée à M. Julcs-Léger-François Rolland, de Paris, élève de
M. Duret et de feu M. Feuchère.
Le prix de la demi-figure peinte a été remporté par M. Léon Job, de Paris,
élève de M. Léon Cogniet.
Une mention honorable a été accordée à M. Jules-Joseph Lefebvre, de Tournan
(Scine-et Marne], élève de M. Léon CognieU
Grande médaille d'Émclation de i855. — Cette médaille, accordée*au plus
giand nombre de succès dans 1 Ecole d'architecture, a été remportée par M. Ernest
Georges Coquart, de Paris, élève de M. Le bas, avec vin;^t-ncuf valeurs de prix.
Un premier accessit a été accordé à M. EdmondJcan-BaptisIe Guillaume, de
Valcncicnnes, élève de M. Le Bas, et à M. Joseph^ Auguste Lafoll)e, de Paris, élève
de M. Gilbert, de feu M. Blouet et de M. Jay, avec seize valeurs de prix et trois va-
leurs de concours spéciaux.
Un second accesiit a été accordé à M. Pierre-Jérômc-Honoré Daumet, de Paris,
élève de M. Gilbert, de feu M. Bluiiel et de MM. Saint-Père et Trouillet, ave^^scixe
vaicuis>dc prix et deux valeurs de concours spéciaux.
Pnix Bluult. — Madame veuve Blouet, pour honorer la mémoire de feu
M. Blouet, membre de l'Académie, a fait don à l'Ecole impériale des beaux-arts
d'une rente annuelle de 1,000 francs, qui seront accordés, chaque année, à l'élève
de première clause qui aura obtenu la grande médaille d'émulation d'architecture.
M. (xK)uard se trouve, cette année, appelé à jouir du bénéfice de cette donation.
Le» professeurs do l'tkole impériale des beaux-arts ayant institué une grande
médaille d'émulation pour la peinture et pour la sculpture, l'Académie s'est asso-
ciée à celte généreuse pensée, et elle a décidé que les noms des élèves qui au-
raient obtenu cette médaille seraient proclamés en séance publique. Ce sont : pour
la peinture, M. Félix- .\ugusle Clément, de Donzcrc (Drôme), élève de M. Picot
et de feu M. Drolling, avec trente-six valeurs de prix.
Un premier accesi<it a été accordé à M. Pierrc-Lonis-Joseph deConinck, de Mc-
tcrcn (Nord), élève de M. Léon Cogniet, et à M. Jules-Emile Saintin, de Lcmée
( Aisne), élève de M. Picot, chacun avec (rente valeurs de prix.
650 JOURNAL DES SAVANTS.
Un deuxième accessit a éXé accordé à M. Léon Job, de Paris, élève de M. Léon
Cogniel , avec vingt-trois valeurs de prix.
Et, pour la sculpture, M. Amédée-Donalien Doublemard, de Vervins (Aisne),
élève de M. Duret , avec Irente-buit valeurs de prix.
Un premier accessit a été accordé à M. Henri-Michel-Anloine Chapu, du Mée
(Seine-et-Marne) , élève de M Duret, avec vingt-sept valeurs de prix.
Un second accessit a élé accordé à M. Jules-Léger-François Rolland, de Paris,
élève de M. Duret et de feu M. Feuchère; et à M. Viclor-Etienne Sirayan, de Sainl-
Gengoux ( Saône -et-Loire), élève de M. Jou£Froy, chacun avec vingt valeurs de
prix.
Après la distribution et la proclamation des prix, M. Halévy, secrétaire perpé-
tuel , a lu une notice sur la vie et les ouvrages de M. George Onslow.
La séance s'est terminée par l'exécution de la scène qui a remporté le premier
prix de composition musicale.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Essai historique sur la Bibliothèque du roi, aujourd'hui Bibliothèque impériale, avec
des notices sur les dépôts qui la composent et le catalogue de ses principaux fonds,
par Le Prince; nouvelle édition revue et augmentée, par Louis Paris. Paris, impri-
merie deWitlersheim, librairies de Franck et de Techener, i856 (i855), in-i3 de
466 pages. — L'Essai sur la Bibliothèque du roi, publié en 1782 par Le Prince
(ou peut-être, sous ce pseudonyme, parle savant Capperonnier), est depuis long-
temps devenu rare, et l'on saura gré à M. L. Paris d'avoir donné une nouvelle
édition de cet ouvrage utile et estimé. On trouve dans l'Essai de Le Prince, avec
l'historique de la Bibliothèque et de ses vicissitudes , la description des bâtiments
et unpprécis sur chacun des déparlements dont se compose le service. Une étude
sérieuse et spéciale est consacrée au département des manuscrits; elle contient des
notices succinctes sur ses divers fonds et l'inventaire sommaire d'un grand nombre
de ces fonds. Le cabinet des litres, aujourd'hui réuni à ce département, a sa no-
tice à part; le cabinet des estampes, le cabinet des médailles, qui forment deux
autres départements distincts, sont également l'objet de curieuses recherches et
de précieuses indications. Le nouvel éditeur a complété le travail de Le Prince par
une description du département des cartes et collections géographiques qui n'exis-
tait pas au siècle dernier, description empruntée pour la plus grande partie aux
excellentes notices publiées à diverses époques par M. Jomard. De plus, M. L. Paris
a placé à la suite de YEssai, sous le titre d'Annales de la Bibliothèque, des notes
historiques où sont classés clironologiquement tous les faits qui se rapportent à
l'histoire de ce grand établissement depuis le règne de Charles V jusqu'à notre
temps.
Percement de l'isthme de Suez; exposé et documents officiels; par M. Ferdinand de
r^essep», ministre plénipotentiaire. Paris, imprimerie et librairie de Pion, i855
OCTOBRE 1855. 651
in-8°de 280 pages, avec une carie. — On sail que M. F. de Lesseps a obtenu du
vice-roi d'Egyple un firman qui l'autorise à former une compagnie pour le perce-
ment de l'isthme de Suez, et que ce firman été soumis à la ratification du sultan.
Le projet de M. de Lesseps consiste à creuser, de Suez à Péluse, un canal qui join-
drait la mer Rouge à la Méditerranée; ce canal , long de trente lieues, aurait cent
mètres de largeur et huit mètres de profondeur; et, au moyen de jetées, il s'avan-
cerait dans les deux mers assez loin pour permettre aux grands hàtiments d'entrer
sans difficulté. Le lac de Timsah, situé à égale distance de Suez et de Péluse, devien-
drait, dans le tracé proposé, un port naturel où les navires pourraient se ravitailler
et établir un dépôt de leurs marchandises. Ce canal maritime serait mis en commu-
nication avec l'Egypte par un autre canal creusé dans la vallée aujourd'hui déserte
de Tomilac, qui fut autrefois la fertile terre de Gessen assignée aux Hébreux pour
demeure par les Pharaons. Le livre que publie M. de Lesseps a pour but de démontrer
les avantages que procurerait à toutes les nations de l'Europe, et môme à l'Amérique,
l'exécution de celte immense entreprise. On y trouve un e.xposé fort intéressant de
tous lei faits qui se rattachent au percement de l'isthme de Suez, le développement
habile de tous les arguments qui peuvent être invoqués en faveur du projet, au
point de vue de l'utilité politique cl sociale, et le texte des documents ollicicls rela-
tifs à cette afl'aire. On y remarque surtout un mémoire trcs-étendu rédigé par
MM. Linant-Bcy et Mougel-Bey, chargés par le vice-roi d'Egypte des études prépa-
ratoires du tracé.
Descnplion de la ville de Paris au xr' siècle, par Guillebert de Metz, publiée
pour la première foi», d'après le manuscrit unique, por M. Le Roux de Lincy. Paris .
imprimerie de Bonavonture et Ducessois, librairie d'Auguste Aubry, i855, in-ia
de Liv-io/l pages. — Nous avons eu, il y a six ans, l'occasion de signaler à nos lec-
teurs la Description de Paris de Guillebeit de Metx, en annonçant les fragments
que M. Bonnardol en a publiés à celle époque. On doit féliciter M. Le Roux de
Lincy de la bonne pensée qu'il a eue de mettre au jour l'ouvrage entier. Le travail
de Guillebert de Metz forme un ensemble de trente chapitres composés de deux
parties distinctes; la première est empruntée à divers auteurs, nolomment au com-
mentaire joint par Raoul de Presles à sa traduction de la Cité de Dieu de saint
Augustin; elle se termine avec le dix-neuvième chapitre. Au chapitre vingtième
commence la seconde partie, la seule vraimehl originale et intéressante. Guillebert
n'écrit plus d'après le lémoignoge dos livres qu'il avait pu consulter; il donne une
description de Paris tel qu'il était en 1^34, et surtout de ce qu'il avait été dans les
premières années du xv* siècle, principalement en 1 ^07. il témoigne de vifs regrets
sur la splendeur éteinte de la grande capitale, ce qu'il est aisé de comprendre quand
on se rappelle qu'il écrivait sous la domination anglaise, à une époque où le mas-
sacre des Armagnacs, la proscription, la peste et ïoccupation étrangère, avaient,
depuis vingt ans, ruiné et dépeuplé Paris. L'auteur décrit successivement les églises,
les palais, les rues, les ponts des diverses parties de la ville. Quelques-uns de ses
chapitres fournissent des renseignements nouveaux. 11 nous apprend que la fameuse
table de marbre du palais était composée de neuf pièces; il signale, dans l'église
collégiale de Sainte-Catherine du- Val-des-ÉcoIiers, uneimagedc Bertrand Du Gues-
clin, doni les historiens n'ont pas parlé; dans l'église des Célestins, deux peintures
«de souveraine maistrise; ■ il énumère divers hôtels particuliers que nul autre écri-
vain-n'a mentionnés, par exemple, l'hôtel de Digne-liesponde , rue de la Vieille-
Monnaie; le bel hôtel de Bureau de Dammartin, rue de la Corroierie, où ce géné-
reux citoyen donnait asile à un poêle de grande autorité, mailrc Laur< ni du Pre-
652 JOURNAL DES SAVANTS.
mierfait; l'hôtel de Guillemin Sanguin, rue des Bourdonnais; celui de Mile Baillet,
trésorier du roi, rue de la Verrerie; enfin, dans la rue des Prouvaires , l'opulente
demeure de maître Jacques Duchié , à la description de laquelle il consacre plu-
sieurs pages, les plus curieuses de son livre. Dans son dernier chapitre, Giiillebert
de Metz enircprend de faire connaître ce que Paris offrait de remarquable. Tous
les rangs de la société sont tour à tour passés en revue, depuis les rois et les empe-
reurs, qui venaient dans la grande ville pour se distraire, jusqu'aux mendiants,
que l'auteur porte au nombre, exagéré certainement, de quatre-vingt mille. Les
sciences et les arts ne sont pas oubliés dans celte revue. A côté de noms déjà
connus, comme ceux de Flamel , de Gerson, de Christine de Pisan, on Srouve des
noms de savants, de musiciens, de scribes , d'artisans de toute sorte, dont, jusqu'ici,
on n'avait trouvé de mention nulle part. C'est d'après un m.muscrit de la biblio-
thèque royale de Bruxelles, le seul connu, que M. Le Roux de Lincy donne le
texte de cet ouvrage. Le savant éditeur a éclairci ce texte par des notes nombreuses,
et l'a fait suivre d'une table analytique asses étendue et très-utile pour consulter
un livre de ce genre. La préface qu'il a placée en tête du volume énumère et ap-
précie les historiens originaux de la ville de Paris, dont Guillebert de Melz vient
augmenter la liste; on y lira surtout avec intérêt l'analyse d'un document inédit de
la première moitié du xiv* siècle; il s'agit d'un éloge de Paris composé en latin,
avant iSaa, par un habitant de Senlis, et conservé en manuscrit à la biblio-
thèque de Vienne et à la Bibliothèque impériale de Paris. En comparant la nomen-
clature des rues de Paris, donnée par Guillebert de Metz, avec celle qu'on trouve,
dans d'autres ouvrages, l'éditeur souligne plusieurs noms comme indiquant des
rues qui ne se trouvent pas mentionnées ailleurs. A l'égard de quelques-uns de ces
noms, l'observation ne nous a pas paru parfaitement exacte. 11 nous semble évident
que la rue Saint-Laurens en la Cité, nommée par Guillebert après la rue Sainte-
Croix, est la rue Gcrvais-Laurent, qui existe encore, et qui va de cette rue Sainte-
Croix (aujourd'hui rue du Marcbé-aux-Fleurs) à la rue de la Cité, appelée autrefois
rue de la Lanterne. La rue Poirel, que Guillebert met entre la rue des Cordiers et
la Sorbonne, occupe encore le même emplacement; c'est la rue des Poirées; enfin
la rue de la Ilaubergerie , entre la rue Perrin-Gasselin et la rue de la Tabletterie,
est 4a rue de la Vieille Harengorie, nommée aussi jadis de la Maucherie, dont la
situation était la même, et qui vient de disparaître.
TABLE.
Pages.
Memoirs of the life, writings, and discoveries of Sir Isaac Newton. ( 1" article de
M. Biot.) 589
. , • ' , . ''. ^'i ^( ijjil ■
Notice bibliographique sur Montaigne; Documents inédits, etc. (2* et dernier
article de M. Villemain.) 606
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. ( 13' article de M. Cousin.).. .... 622
Inscriptiones regni Neapolitani latinœ, etc. (4* article de M. Hase.) ;..>'■ 637
Nouvelles littéralrefl ! 640
'!J FIN DE LA TABLE. , n' . •' 1'
JOURNAL
'JV..'
DES SAVANTS.
NOVEMBRE 1855.
LiVES OF PBILOSOPHERS OF THE TIME OF GeORGE III, etc.
LiVES OF MEN OF LETTERS OF THE TIME OF GeORGE III, etC.
HiSTORICAL SKETCH ES OF STATESMEN WHO FLOURISHED IN THE TIME
OF George III, hy Henry lord Broagham F. R. S. member of
the national Institate of France. London, i855.
The oration of Demosthenes upon the crown, translated into
english with notes and the greek text, by Henry lord Broagham
F. R. S. member of the national Institate of France. Londoo ,
i8/io.
PREMIER ARTICLE.
Les titres énoncés plus haut ne renferment qu'une première partie,
une section des œuvres nombreuses de lord Brougham , et comme le
début de la collection qu'il publie. Nous y voyons déjà cependant la
puissante variété de son esprit, et aussi la difficulté, pour un même lec-
teur et, à plus forte raison , pour un seul cntique , de le suivre dans tous
ses travaux. La langue anglaise a conservé l'ancien usage français qui,
sous le nom de philosophie, désignait toutes les sortes de recherches
savantes et en particulier les hautes applications des sciences natu-
relles, aussi bien que les études métaphysiques et morales. Donc, sous
ce mot de Vies des philosophes da temps de Georges III, l'illustre auteur
comprend et rassemble la plupart des hommes qui , dans son pays ,
depuis un siècle , ont grandement concouru aux progrès des sciences
83
656 JOURNAL DES SAVANTS.
physiques ,' et les ont fait servir à la puissance et à la richesse de leur
nation.
Il suffit, pour nous, de citer dans ce nombre Watt, Gavendish,
Black, Priestley, Davy. Lord Brougham leur associe, dans sa docte
revue, d'Alembert, Lavoisier, etc. Car, ce mot de temps de Georges III
étant pour lui l'expression d'une date et non d'une influence, le noble
écrivain ramène sans hésitation à ce centre artificiel quelques Fran-
çais renommés dans les sciences physiques, comme plus tard il mêlera
Voltaire et Rousseau à quelques auteurs anglais du même siècle.
Quoi qu'il en soit de cet ordre adopté par lord Brougham, nous ne
pouvons que l'indiquer, sans nous permettre d'en examiner le résultat,
dans une de ses parties essentielles. Aux savants seuls il est donné d'ap-
précier les notices et les ja^ements de lord Brougham sur les savants de
son pays et du nôtre; c'est à eux seuls qu'il appartient de défendre
contre lui notre illustre Guvier, lorsque parfois le grand orateur, le
grand jurisconsulte anglais, reproche à noti'e glorieux compatriote
quelque négligence, ou quelque erreur dans l'analyse des travaux
chimiques de Black et de Gavendish. Ghez d'Alembert même, le ma-
thématicien, le profond algébriste, prévaut tellement sur le métaphysi-
cien, sur l'observateur moral, sur le philosophe enfin, dans le sens ac-
tuel du mot, que l'étude appliquée par lord Brougham à cet homme
illustre nous paraît tout à fait à l'abri de notre faible contrôle, et ren-
voyée tout entière à ces esprits rares qui possèdent, au même degré ,
les deux aptitudes scientifique et littéraire, où se complaît le biographe
éminent dont nous ne pouvons parler qu'à demi.
De ce premier volume , très-digne sans doute de l'attention des maîtres ,
et en tête duquel , par une sorte de préférence en faveur des savants ,
l'auteur place sa préface générale, nous n'oserons extraire que peu de
mentions bien courtes, simplement a necdotiques, et qui servent à faire
connaître l'activité multiple et le talent infatigable, autant que divers,
de lord Brougham, Par exemple, dans la notice sur le célèbre chimiste
anglais Joseph Black, qui prolongea sa carrièi'e pendant presque tout le
dix-huitième siècle, de 1721 à novembre 1799, nous ne recueillerons
que deux choses , un fait qui touche à la littérature et une admirable
description du talent d'improviser. Voici d'abord le fait littéraire :
Black, né à Bordeaux de parents écossais, avait pour mère une
personne d'un mérite supérieur et de l'esprit le plus aimable, qui fut
l'objet des assiduités de Montesquieu. Il avait conservé, comme titres
d'honneur pour sa famille, un grand nombre de lettres du président à
cette femme aussi <:har mante que respectée. Ge dépôt n'a pas péri, sans
NOVEMBRE 1855. U , 655
doute, depuis 1799; et il serait bien digne de notre temps d'en faire
jouir le public et d'accroître ainsi la coiTespondance publiée de notre
grand philosophe politique. Cette correspondance ne forme aujourd'hui
quun bien petit volume, comparée surtout à l'encyclopédie épistolaii'e
de Voltaire. Combien ne serait-il pas précieux d'y ajouter ces lettres, que
lord Brougham paraît avoir connues, et qui doivent être remplies du
souvenir des études et des sociétés intimes de Montesquieu dans sa
jeunesse !
L'autre mention , que notre ignorance osera dérober à l'analyse scien-
tifique de lord Brougham, c'est, pour ainsi dire, le jugement oratoire
porté sur la manière de professer du chimiste ou physicien Black. « Rien ,
«nous dit lord Brougham, ne pouvait être mieux approprié au sujet.
«C'était la perfection du calme philosophique. Nul elfort; une facile et
«gracieuse conversation. La voix était faible , mais parfaitement distincte
« et entendue, dans tout l'espace d'une vaste salle pleine et comble par-
« tout d'auditeurs silencieusement attentifs. Jamais l'accent de cette voix
«ne s'élevait, pas plus que ne 5e précipitait le mouvement des bras; et
« cependant c'était quelque chose d'autre et de mieux que la mono-
«tonie. Parfaite élégance et placidité étaient les mots par lesquels
« chaque auditeur et spectateur, comme involontairement et de concert,
« définissait l'ensemble de ce débit. On me pardonnera, je l'espère, si je
« m'arrête à noter quelques détails extérieurs de l'aspect de ce maître
«éminent; et cela, par l'effort même que je tente pour donner l'idée
«d'un inventeur scientifique. Ses traits étaient singulièrement gracieux,
«pleins d'esprit, mais paisibles et assortis à sa manière et à sa parole.
«Son front élevé et ses tempes à pic étaient, quand je l'ai connu, légè-
« rement couverts de cheveux blancs comme la neige; et sa bouche
«donnait une expression affectueuse, autant que souvenunement intel-
« ligente, à tous les traits de son visage. Dans un point de son enseigne-
«ment, il dépassait tout ce que j'ai jamais connu, je veux dire dans la
n netteté et l'infaillible réussite avec lesquelles se faisaient toutes les
« manipulations de ses expériences. Son œil si précis et sa main si ferme
u contribuaient à l'une; ses admirables précautions, son art de tout pré-
« voir et de pourvoir à tout assuraient l'autre. »
Puis, après quelques détails de préparations chimiques, d'infusion et
de combustion , trop exacts pour les reproduire ici , l'éloquent disciple
ajoute : «Le lecteur qui a connu les plaisirs de la science me pardon-
«nera si, à la distance d'un demi-siècle, j'aime à m'attarder sur ces
«récits, à prolonger le plaisir qui, je m'en souviens, me faisait battre
(< le cœur, lorsque nous entendions cet illustre sage raconter en détail .
60.
656 JOURNAL DES SAVANTS.
«de ce ton que j'ai trop faiblement essayé de décrire, les degrés par
« lesquels il était arrivé à ses découvertes , éclairant ses premiers essais
«par des anecdotes, que rappelaient souvent à son esprit les circons-
« lances du moment, et les démontrant par la reproduction, sous nos
«yeux, des nombreuses expériences qui lui avaient, pour la première
« fois, révélé les plus importants secrets de la nature.
«Après le plaisir d'avoir été réellement près de lui, au moment où
«sa découverte s'était faite, où il avait gagné sa victoire, nous trou-
« vions une exquise satisfaction à l'entendre lui-même , simplement , de
«la façon la plus gracieuse, avec la plus calme sérénité de la science,
«avec la plus complète modestie, raconter ses difficultés et comment
« elles furent surmontées , ouvrir à notre vue les points successifs par
« lesquels il s'était heureusement avancé d'un bout à l'autre de sa bril-
« lante carrière , parcourir le même terrain , conime si c'était en notre
« présence qu'il y avait porté ses premiers pas tant d'années aupara-
« vant, lever devant nos yeux les mêmes instruments peut-être dont il
«s'était alors servi, et recommencer pour nous le même ordre de dé-
« couvertes qui avaient jeté les bases si profondes de son immortelle re-
« nommée. »
Puis, à cette description si bien sentie du savant inventeur et du
communicateur de la science par la parole, lord Brougham ajoute,
avec une réminiscence pleine de naturel et de feu : «J'ai entendu les
« plus grandes intelligences du siècle produisant toute leur force au
« dehors par les bouches les plus éloquentes ; j'ai entendu les périodes
«imposantes et la majesté oratoire de Pitt, le cours impétueux de la
«parole ardente de Fox; j'ai suivi l'étroit enchaînement de l'argumen-
« tation rigoui-euse de Graltan ; j'ai été entraîné par le mélange d'imagi-
« nation, de sarcasme et de raisonnement que déployait Plunkett;
«mais je préférerais, sans hésitation, dans l'ordre du plaisir pur de la
«pensée, être encore une fois appelé au privilège qui me fut accordé
«dans ces jours, d'être présent alors que le premier philosophe de
«son siècle était l'historien de ses propres découvertes, et d'assister,
« témoin oculaire , aux expériences par où il y était autrefois parvenu ,
« et que je lui voyais recommencer de ses mains. »
C'est aux savants et aux orateurs politiques de s'entendre comme ils
voudront sur cette préférence assignée, avec une modestie méritoire,
aux premiers par un illustre associé des seconds. Pour nous, il nous
suffît d'avoir donné, par cette version littérale , une idée , même affaiblie ,
de la manière dont lord Brougham a traité la partie humaine et sensible
des sciences physiques. ; \Mi;.' w t; . :.. p /i ;! /'
NOVEMBRE 1855. 657
A la vérité, de cet éloge même nous allons tirer un reproche pour
d'autres portions des œuvres narratives et critiques du célèbre poly-
graphe. Nous le trouvons trop sommaire, trop incomplet, trop peu
longtemps occupé des grandes choses, trop négligent des détails sur
d'autres noms, sur d'autres travaux, qui devaient lui parler si haut et le
toucher de si près. Ving-huit pages pour lord Chatam ! quatorze pages
pour Pitt! trente pages même pour Burke! J'en demande pardon à l'élo-
quent biographe : mais cela ne répond pas à de telles questions, à de
tels souvenirs, à la curiosité du grand nombre et à l'attente des bons
juges.
Je sais que , dans ces notices rapides et dans d'autres , que la même
main a tracées, de Fox, de Sheridan, de Canning, de Grattan, il y a
des coups de pinceau eicellents, des indications précieuses, des
échappées de vues qu'il suffirait d'étendre; mais cela ne nous laisse pas
moins un vif regret que lord Brougham, entraîné, même quand il com-
pose à loisir, par des occasions accidentelles, se soit contenté de bril-
lantes esquissés, là où il pouvait laisser d'immortels portraits, et que,
pou»quelqu'un du moins de ses grands prédécesseurs, ou de ses grands
rivaux, il n'ait pas fait une étude entière et un tableau en pied, un ca-
ractère complet de l'homme d'Ltat anglais, opposant ou ministre,
athlète de la parole, appui des libertés, provocateur des réformes ou
soutien opportun du Pouvoir, et quelquefois l'un et l'autre, à distance,
selon le besoin du temps et l'iostioct de la conscience ou de la passion.
On fait aujourd'hui les ouvrages trop courts ou trop longs, des No-
tices, ou des histoires qui renferment tout. Mais une vie de lord Chatam,
une vie de M. Pitt, de l'orateur ministre et du ministre éloquent, au-
tant qu'il est habile et tenace, ne serait-ce pas un sujet qui, développé
dans sa juste étendue, intéresserait au plus haut degré le temps présent
et l'avenir? Je reproche à lord Brougham, dont le burin a rapidement
esquissé le Irait de tant de physionomies britanniques, d'orateurs juris-
consultes et de chancelier», de n'avoir pas fait à son pays et à l'Europe
le présent complet d'une grande biogi^phie politique.
Nous ne le tenons pas dégagé de cette obligation , au prix même de
ses Notices sur Voltaire et J. J. Rousseau. L'esprit cosmopolite du
noble auteur éclate sans doute par la manière impartiale et supé-
rieure dont il a compris ces sujets éti^angers et les a traités, dan» sa
langue et même dans la nôtre. C'est merveille de voir le grand débattenr
anglais si bien saisir et parfois reproduire si vivement les formes de
l'idiome français, sauf les erreurs typographiques dont ses imprimeurs
gâtent les textes qu'il cite. Mais ce mérite que s'est efforcé d'acquérir
658 JOURNAL DE5 SAVANTS.
lord Brougham, parmi tant d'autres études si différentes, n'acquitte
pas, selon nous, sa dette envers sa propre nation. 11 lui devait, et il
lai doit encore un travail plus sérieux , plus approfondi , sur quelques-uns
des grands personnages publics que l'histoire d'un peuple puissant et
libre présente à la postérité. A cet égard , et dans son heureuse patrie,
lord Brougham peut se dire : hanc materiam uberiorem seciirioremqae
senectati meœ seposai.
Nous le souhaitons d'autant plus, que nous sommes loin de croire
cette tâche suffisamment réalisée, dans le pays de lord Brougham, et
par quelques-uns de ses célèbres compatiiotes. Après les vies de Voltaire
et de Rousseau, lord Brougham a écrit avec non moins de soin celles
de Hume, de Robertson et de GibÉon. A défaut d'incidents que lui
refusaient ces vies contemplatives et studieuses, il a porté beaucoup
d'attention critique à l'examen des ouvrages, à la juste analyse de la
méthode, de l'art, du talent qu'il y reconnaît. Nous ne pouvons cepen-
dant admettre les prémisses qu'il a posées. Nous ne croyons pas que,
grâce à Hume et à Robertson^, la patrie de Bacon, de Newton, de
Shakspeare, de Milton, se soit élevée, dans le genre historique, «à la
même hauteur que dans d'autres domaines de la science et du génie.
Ce fut là une illusion du xviii' siècle applaudissant la philosophie de
Hume dans son histoire, et sachant gré au circonspect et modéré Ro-
bertson de reproduire «avec adoucissement les vives et dédaigneuses
conclusions de Voltaire contre le moyen âge. Mais, on peut le dire
aujourd'hui , ni le sage Hume , comme publiciste et peintre de la nation
anglaise , ni le sage Robertson , comme historien de l'Ecosse et d'une
partie de l'Europe , ne resteront des modèles reconnus et non surpassés.
Tout récemment, M. Thiers, dans la belle préface de son douzième
volume sur le Consulat et l'Empire, remarque avec une grande justesse
et une non moins grande autorité : « qu'il y a non pas une , mais vingt
«manières d'écrire l'histoire; qu'on peut l'écrire comme Thucydide,
«Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines,
«Guicl)ardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléçu,
«et qu'elle est ainsi très-bien écrite, quoique diversement:'* •" '•i'©''^
Dans ce dénombrement si bien choisi, sans être complet, puisqu'il
y manque Plutarque , Bossuet, Montesquieu et même Voltaire, nous
ne nous plaignons pas de ne pas lire les noms de Hume, de Robertsoti
W'-- - '"•în r 'viî.'^Ht'!:'' off îil KUtd; * >i
' a It was reserved for two natives of Scotland to remove such an unhappy peicur
« Irarity and lo place our famé in rtiese important walks of lîterature upop a leyel
« with our eminence in ail its olher deparlments. » Vol. i, p. i68.''^''^ '''■^' "^'^''t^
.?/l.NOVEMBRE ISôSiiOl 659
et de Gibbon. Selon nous, aucun d'eux ne représente une des formes
originales, une des supériorités si distinctes, mais également vraies,
que peut offrir le génie de l'historien. Ni l'élégance de Hume, ni sa phi-
iosophie si dédaigneuse d'une partie des choses qu'il raconte , et par là
même impuissante à les peindre complètement, ni la régularité de
Robertson, qui consiste à tout réduire, ni la négligence du premier
à consulter les sources, ni les analyses froidement fidèles que le second
tire des nombreux matériaux qu'il compare, ne sont, à nos yeux, l'élo-
quente véracité de l'histoire.
Sur Gibbon, il y aurait plus à dire encore; et, en admirant sa vaste
lecture et son érudition , il reste à lui reprocher deux bien graves dé^
fauts : la partialité contre toute grandeur morale, et la déclamation. Les
deux cents pages que lord Brougham a consacrées à ces trois célèbres
historiens , malgré quelques exagérations laudatives , n'en sont pas moins
remplies de vues ingénieuses, d'anerdotes et d'idées. On y trouve aussi
de curieux détails, purement littéraires et presque techniques, sur
la manière dont ils composaient. Je ne sais ci Hume est assez gi^nd
écrivain pour qu'il y ait plaisir à étudier ses brouillons successifs, et k
voir graduellement, à cette filière laborieuse, s'embellir et s'animer sa
pensée. Mais, dans cet ordre de reclicrches, on pouiTait arrêter le sa-
vant biographe, et le renvoyer au travail plus piquant et non moins
minutieux que nous a donné D'braeii sur des passages comparés de
Hume et d'un autre historien, le laborieux Carte, que le philosophe
d'Ëdimboui^ a souvent suivi de trop près et corrigé çà et là , pour le
détail de l'expression, sans jeter dans les nombreux emprunts qu'il lui
fait le premier mouvement et la vie.
Ajoutons cependant que lord Brougham, dans le rang trop élevé qu'ii
a&signe aux trois historiens anglais du siècle dernier, laisse perc.'r, du
moins à l'égard de l'un d'eux, de judicieuses restrictions. Si sa partialité
écossaise, si les souvenirs de sa studieuse jeunesse, déjà réveillés au
nom de Black, parient très-haut pour Hume et pour Robertson. il est
plus rigoureux, et paiiant plus juste, à l'égard de Gibbon; et les der-
nières page.s de sa notice sur le savant historien offrent une critique mo-
rale et Httéraire dont les détails sont d'un grand prix, et montrent à
quel point un improvisateur de tribune, quand il est excellent logicien,
peut devenir un critique sévèrement délicat et un puriste de diction.
Le secret de cette supériorité de goût, plus forte que la prévention
nationale, nous parait appartenir surtout aux excellentes études clas-
siques dont est pénétré lord Brougham. Au premier abord, comme
nous l'avons indiqué plus haut, il était tenté et à demi résolu de mettre
660 JOURNAL DES SAVANTS.
Hume et Robertson à côté des grands peintres de la Grèce et de Rome.
Il le fait presque en théorie; mais le cœur lui manque pour achever;
et c'est Gibbon qui porte surtout la peine de cette imprudente com-
paraison. Nous n'en sommes pas étonné; la simplicité nerveuse, la pa-
role énergique et vive, l'éloquence naturelle et pratique de lord Brou-
gham s'éloignent beaucoup des ornements tant soit peu vulgaires et de
la monotonie pompeuse de Gibbon, qui, pour dire vrai, avec beaucoup
de savoir cl d'esprit, appartient cependant à la classe des écrivains
rhéteurs, c'est-à-dire à la décadence de l'antiquité.
Lord Brougham, par le tour de son esprit, malgré les distractions de
ses études trop diverses, a remonté plus haut dans les lettres; il est sur-
tout élève de la belle et forte antiquité. Nous en citerons quelques
preuves frappantes, quand nous aurons sous les yeux, dans cette collec-
tion, les principaux monuments de sa double carrière oratoire. Ici
nous ne considérons encore que le pénétrant critique et le docte écri-
vain. A ce titre, nous avons dû, pour être juste, anticiper sur les réim-
pressions successives de ses œuvres, et rappeler, dès ce moment, les re-
marquables travaux qu'il a consacrés au plus grand des orateurs
antiques, au modèle suprême de l'atticisme éloquent et sévère.
En effet, cette vivacité de talent, cette dialectique armée de verve et
d'esprit, et, en même temps, cette mobile activité de réflexions histo-
riques, morales, littéraires, qui distinguent lord Brougham , ne trouvent
nulle paii. une application plus heureuse que dans son étude de la tri-
bune d'Athènes, dans ses analyses, ses descriptions , ses traductions de
Démosthèue. En parlant des meilleurs écrivains de son pays, dans le
siècle dernier, le docte anglais se montre attachant, ingénieux, piquant,
par le choix des faits et des vues. Il est biographe habile et bon cri-
tique. Mais, en touchant à Démosthène, il est lui-même éloquent. Il
nous donne ce que nous avons vu si rarement, le spectacle de la grande
vie oratoire.
Tout servait lord Brougham dans cette œuvre : la trempe vigoureuse
de son esprit, ses longs exercices, ses luttes fréquentes de barreau et
de parlement, ce tempérament, pour ainsi dire, endurci au feu des
batailles et de tant d'années militantes et glorieuses. Voilà comment on
arrive à Démosthène ! voilà comment on peut le sentir et le rendre , et
non en cheminant timidement à sa suite, du même pas que notre bon
abbé Auger, ou que notre élégant, mais froid abbé d'Olivet! Une réim-
pression , en France , d'anciennes traductions de tous les discours et plai-
doyers du grand orateur grec a été , pour lord Brougham , l'occasion d'ad-
mirables Essais, dans la Revue d'Edimbourg, où s'est révélée d'abord
NOVEMBRE 1855. 661
cette vive perception,- et, pour ainsi dire, cette assimilation instinctive
de la tribune antique.
Nous espérons bien que, de ces précieux essais, de ces pages toutes
vivantes , rien ne sera perdu pour l'avenir. Lord Brougham est cer-
tainement, parmi les modernes, le meilleur interprète de Démos-
thène. Nous n'avons jamais parfaitement saisi la pensée du cardinal
Maury, lorsque, louant l'orateur romain d'avoir tant admiré son grand
devancier d'Athènes, et même d'en avoir traduit quelques discours,
il ajoute : « Si ces traductions oflicieuses étaient parvenues jusqu'à nous,
«il est probable qu'en lui rendant un service trop généreux, Cicéron
«se serait placé lui-même pour toujours au-dessous de Démosthène. »
Gomme jamais traduction d'un chef-d'œuvre ne saurait surpasser l'ori-
ginal , nous ne concevons pas bien l'induction que fait ici le critique , tou-
chant le génie comparé des deux écrivains. La meilleure traduction aura
toujours un mérite relatif et limité qui ne donne pas la mesure entière
du talent qui l'a écrite; et probablement la belle élude de Cicéron sur
le Discours de la couronne, si elle était parvenue jusqu'à nous, aurait con-
firmé par un exemple de plus le mot que son éloge de Brûlas inspirait à
César. Mais, ce qu'on peut dire avec vérité, c'est que lord Brougham,
dans sa version anglaise de ce même discoui^de la couronne, fait supérieu-
rement comprendre et sentir Démosthène. Science des lois, instinct de
la vie publique, habitudes d'homme d'État et passion d'orateur, rien ne
lui manque pour cela. On s'aperçoit tout d'abord, à la justesse précise
des termes, à la fermeté nerveuse des tours, que l'interprète est à son
aise, qu'il respire son air natal et fait servir sa tangue à rendre des
pensées qui lui sont familières, des sentiments, dont son cœur a tres-
sailli cent fois.
Sans parler du talent d'écrire, nul dans l'abbé Auger, faux et fardé
dans Tourreil , évidemment un simple érudit, un pur lettré, n'attein-
dra jamais à l'expression de Démosthène, n'en saura pas même donner
une faible image.
Lord Brougham, dans une courte introduction , rappelle l'origine de
son travail, les amis qui l'ont dissuadé, les exemples et les amis qui
l'ont encouragé, l'approbation de lord Wellcsley, aussi bon helléniste
qu'habile homme d'Etat, celle du savant lord Lyndhurst , qui peut-ôli'e
aimait mieux les traductions de cabinet de son savant émule que ses
répliques en parlement. Puis, après (juelqnes réflexions sur les traduc-
tions en général, sur l'expressive iidéhté qui convient le mieux à colle
œuvre, sur le caractère des langues et spécialement sur le primitif cl
mâle génie de l'idiome anglais, il entre, sans longs préliminaires, sans
662 JOURNAL DES SAVANTS.
digressions , dans le cours si prompt et si libre de l'orateur grec , teî
qu'il se précipite entraînant avec soi pièces à l'appui , décrets , dépositions
de témoins, lettres de Philippe, et animant le tout d'un souffle de
colère et de patriotisme, qu'on ne surpassa jamais.
L'illusion renaît presque entière sous la vive et cothplète imitation
de roriginal. Le traducteur est tout ensemble helléniste, antiquaire et
orateur. Si j'avais un reproche à lui faire , ce serait d'être aussi parfois
un peu trop Anglais du xix* siècle, de céder quelque chose à l'idiome
abstrait et méthodique de notre temps , et de ne pas employer exclusi-
vement le vigoureux anglais de Bacon et de Shakspeare , de Hooker et
de Milton , h rendre la forte langue de Démosthène. Mais cela même
est-il possible? La meilleure condition de la force, c'est le naturel
dans l'énergie; et l'archaïsme volontaire et cherché serait-il naturel?
Notre savant et spirituel Courier a mal résolu ce problèiùe dans soii
essai de traduction d'un livre d'Hérodote Quelque combinaison plus
heureuse, quelque terme moyen plus juste serait possible sans doute.
L'étude, le goût, la passion, peuvent à propos s'enrichir de l'ancienne"
langue dans chacune des nations dont les langues ont vieilli; mais c'est
là un secret difficile que la critique n'enseigne pas et qui n'appartient
qu'aux maîtres. Lord Brougham en a fait usage parfois et nous en ins-
truirait au besoin. Bornons-nous h souhaiter qu'il veuille bien réunir et
compléter par quelques efforts nouveaux tout ce que lui a inspiré sa
préférence de Démosthène et sa longue méditation d'un tel modèle.
Jamais plus intelligent élève n'aura commenté plus grand maître.
VILLEMAIN.
[La suite à an prochain cahier.)
MeMOIRS OF THE LIFE, WHITINGS AND DISCOVERIES OF SiR JsAAC
Newton. Mémoires sar la vie, les écrits et les découvertes de Sir
Isaac Newton, par Sir David Brewster, l'an des huit associés étran-
gers de l'Académie des sciences de France, etc. 2 vol. in-8° d'en-
viron 680 pages chacun. Edimbourg, i855.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE^.
Dans mon premier article sur cette nouvelle biographie , la tâche que
' Voyez, pour le premier article,' le cahier d'octobre, page 689.
Dans mon premier article, j'ai commis une inadvertance que je m'empresse de
NOVEMBRE 1855. 6ô3
j'avais à remplir était bien facile. J'avais surtout à discuter des docu-
ments importants pour l'histoire des sciences , à les rattacher ensemble ,
et à montrer les conséquences philosophiques qui en résultaient. Main-
tenant je n'aurai plus guère ici, qu'à rapporter des détails minutieux de
paçpm^s privées, qui me semblent avoir peu de valeur pour nous, dans
la vie d'un homme comme Newton, parce qu'ils ne nous sont d'aucune
utilité pour apprécier l'étendue de son génie scientifique, qui doit être,
en lui, le principal objet de notre étude, et de notre admiration. Tou-
tefois, puisque la nécessité le veut, je vais aborder librement cette se-
conde partie plus ingrate de la tâche qui m'est impyosée. Si la mémoire
de Newton en souffre, ce n'est pas à moi qu'il faudra s'en prendre.
Quand on écrit l'histoire des hommes qui se sont illustrés par des
découvertes d^na les sciences mathématiques ou expérimentales , c'est
une aOaire assez délicate que de décider jusqu'à quel point, dans l'in-
térêt d{e la science et de leur gloire , il convient de descendre aux menus
détails de leur vie. S'il s'agissait d'un philosophe ou d'un morah'ste, Ma-
chiavel , Bacon , Pascal , Rousseau , Montaigne , il peut sans doute être in-
téressant et instructif, de mettre en rapport intime leurs doctrines et leur
personne « parce que c'est à titre d'individus, et en leur nom propre,
qu'ils parlent à la ()08térité. Mais, dans les sciences positives, les décou»
vertes ne s'aident en rien de l'autorité d'un nom. Une fois aperçues et
constatées, elles subsistent par elles-mêmes, au profit de tous, quels
qu'en soient les inventeurs, sans qu'on ait besoin de se prévaloir d'eux
pour en faire usage. Alors il n'y a d'intérêt réel et philosophique à
connaître les circonstances de leur vie, que pour voir en quoi le dé-
veloppement de leur génie naturel a pu en être contrarié ou favorisé-,
et tirer de là d'utiles enseignements à s'écarter des unes et se rappro-
cher des autres. Vouloir pénétrer plus avant dans leur intimité, est au
moins inutile, souvent dommageable. En effet, si, au lieu de s'en tenir
à ces traits généraux qui peignent l'homme intellectuel paimi ses con-
temporains, on veut, dans la biographie d'un savant célèbre, descendis
aux détails de tous les jours, décrire ses habitudes, ses goûts, ses ma-
nies, en un mot montrer de trop près sa personne, ce qui est fort la
a^94e an^aisç d'ayj,Qur(l'huii on rencontre deux inconvénients graves;
réparer. Tai mentionné la 3* édition du Commercium epUtoUcum et de ses annexes,
comme étant de 1736. Celte date est celle d'un .second tirage. Le premier a paru
en 1 7a a. C'est celui quej'ai cité dans l'article Newton de ia Biographie univeneHe; mais
aujourd'hui, n'ayant sous les yeux, quand j'écrivais mon article, qu'un exemplaire
de 1735, je n'ai pas songé à rappeler la date primitire de cette publication, qui
est en réalité 173a.
Sa.
664 JOURNAL DES SAVANTS.
D'abord , on le sort du rôle public où il y avait intérêt de le voir, ce qui
l'amoindrit; en outre, comme la nature des études qui le distinguent
Je tiemient séparé du monde extérieur, d'autant plus qu'il leur est
plus passionnément dévoué, la foule ignorante, et envieuse de toute
supériorité à laquelle elle ne peut prétendre , ne remarquera que
ses étrangetés, ses bizarreries, mesurera ses petitesses, et regardera
avec un certain plaisir comme un attribut de la science, les ridicules
qu'elle aura aperçus dans celui qui la cultive. C'est ce que Fontenelle a
évité avec un art et un tact admirable dans ses éloges des académiciens.
Mais les biographes anglais ne s'accommodent pas de ces délicatesses.
Leur curiosité, provoquée par le goût du public auquel ils s'adressent,
prétend tout voir, tout entendre, tout rapporter, et cela devient parfois
compromettant pour la dignité du héros. Jaloux de se montrer, en ce
genre, mieux instruit et plus complet que tous ses devanciers. Sir
David Brewster pousse ces investigations jusqu'à un degré de familia-
rité qui désole. Par exemple, après avoir lu le Newton de Fontenelle,
on conçoit aisément que, dans la solitude de Cambridge, au temps
où il voyait se révéler devant lui tout le mécanisme du système du
monde, il lui arrivât souvent d'être abîmé dans ses méditations au
point d'oublier les nécessités de la vie. Aujourd'hui, dans sa biogra-
phie étendue à deux volumes, au lieu de cette noble image d'une in-
telligence que la jouissance d'elle-même dégage presque des liens
corporels, on vous décrit avec complaisance, et l'on vous prouve par
lettres authentiques, toutes les particularités de ces oublis des con-
ventions mondaines, dont l'étrangeté fait sourire la foule, qui n'en
voyant pas la cause, s'en amuse comme de faiblesses d'esprit^. Ainsi,
nous dit-on , aux occasions rares où il lui arrivait d'assister h des ban-
quets publics dans la salle commune du collège, si l'on n'avait pas
la précaution de l'y faire penser, il arrivait en désordre, les souliers
abattus sur les talons, les bas non attachés, les cheveux non peignés,
et un surplis sur le tout. D'autres fois il sortait le long d'une rue sans
songer qu'il n'était pas convenablement habillé; puis s'en apercevant
il regagnait bien vite son logis tout honteux. D'auditeurs il n'en avait
que très-peu ou pas du tout, et il faisait le plus souvent ses leçons devant
les murailles. On ne le voyait jamais non plus prendre aucun amuse-
ment, aucun exercice, se mêler à aucun jeu. Il se délassait d'une étude
par une autre, toujours pensant, toujours méditant. Il était rare qu'il
se couchât avant deux heures du matin, pour se lever vers cinq ou six;
' Tome II, pages 86 et suivantes.
NOVEMBRE 1855. ' 665
dormant au pius quatre ou cinq heures. Entre autres trivialités, on nous
apprend qu'il aimait beaucoup à manger des pommes en hiver, et quel-
quefois, le soir un coing cuit^. Quant à son caractère moral, dans le
peu de commerce qu'il avait avec le reste des hommes , on le représente
doux, posé, inofFensif, ne se mettant jamais en colère; de plus cl\ari-
table et généreux dans l'occasion. Ces derniers penchants, on sait qu'il
les garda toujours, et l'accroissement de sa fortune ne fit que lui donner
les moyens de s'y abandonner plus librement. Fontenelle le peint d'un
trait sous ce rapport, quand il cite de lui cette belle parole que « donner
« par testament ce n'est pas donner. » Le nouveau biographe est bien au-
trement précis, et positif. Il va puiser ses preuves dans les carnets de
ses dépenses privées à Cambrigde au temps de sa jeunesse, carnets
qu'il a découverts ^armi ses papiers^. Là, on a le compte de toutes
les petites sommes qu'il prêtait de temps en temps à ses amis \ on ap-
prend qu'il a perdu deux fois de l'argent aux cartes; et l'on a le ta-
bleau de quelques friandises, qu'il énumère sous le titre de Otiose et
frustra expensa^. Mais, entre autres compensations de ces faiblesses,
' Tome II, page 07. — * Tome I, pages 3i et suivantes. — ' Tome I, page 18.
Parmi les objets désignés dan» cette singulière liste, il y en a !rois dont l'identiiica-
tion ne pourrait aujourd'hui s'obtenir à l'aide d'aucun dictionnaire. Je la rapporte ici
par ce motif. La voici en original. .i ii^r <
OHo$e et Frustra expema.
Supersedeaœus.
Sherbet and reaskes
China aie.
Becre.
Cberries.
ake.
Tart.
Brcad.
Bottled béer.
Milk.
Marmelot .
Butter.
Custarda.
Checse.
Ne voulant pas imiter le singe de la fable qui prenait le Pirée puur un nom
d'homme, j'ai eu recours à l'obligeance de M. le professeur De Morgan, le priant
de vouloir bien m'intcrpréler les mois dont le sens me semblait douteux, ou qui
m'étaient tout à fait inintelligibles. Grâce À lui, je vais ici me prévaloir de son érudi-
tion archéologique dans la langue de Cambridge, en faveur des lecteurs fram^^ais,
peut-être même anglais, qui voudraient connaître au juste, en quoi consistaient.
les excès de Newton.
Marmelot équivaut évidemment au mot actuel marmalade, en français marmelade;
Heaskes, maintenant Rushes, désigne une sorte de biscuits légeis.
China aie, littéralement l'aie de Chine. Tout le monde sait que fale est une soi u-
de bière légère de couleur jaune pâle. Mais qu'est-ce que l'aie de Chine? M. de
Morgan a ingénieusement deviné que ce devait être là une locution employée alors
666 JOURNAL DES SAVANTS.
le biographe mentionne sa générosité envers sa sœur à laquelle il
fait un cadeau d'oranges valant k shellings et 2 deniers! De bonne
foi, sont-ce là les pauvretés que l'on veut voir dans là vie dun grand
homme? Néanmoins, parmi tant de faits insignifiants, si minutieuse-
ment rapportés, on rencontre quelques détails dont on peut dire :
exfamo lux. Ainsi, par ces mêmes documents intimes, on àpprenç,
un peu plus positivement qu'on ne lé savait, que, pendant plusieurs
années de son séjour à Cambrigde, Newton se livra avec passion à
des travaux de chimie expérimentale , dans un laboratoire qu'il
avait établi près de son logement, et muni de tous les appareils néces-
saires. Le feu y était entretenu jour et nuit pendant plusieurs semaines,
sans discontinuité. Un contemporain, le docteur Stukely, qui a recueilli
curieusement tous les détails qu'il a pu découvrir §ur la vie de Newton
à Grantham et à Cambrigde, assure qu'il avait alors écrit sur la chimie
un mémoire, dans lequel il établissait les principes de cet art sur des
preuves mathématiques et expérimentales; mais que ce travail, auquel
il attachait beaucoup de prix, fut détruit par un incendie qui se déclara
dans son laboratoire, et qu'il ne voulut jamais le refaire ^ On raconte
aussi qu'un accident du même genre détruisit les derniers feuillets du
manuscrit de foptique. Cela ferait concevoir pourquoi Newton termine
ce mémorable ouvrage, en proposant une série de questions relatives aux
phénomènes les plus mystérieux de la physique et de la chimie, con-
sidérés comme les résultats d'attractions exercées à petite distance;
questions tellement en avant de son siècle, et même encore du nôtre,
qu'une longue et vaste pratique expérimentale a pu seule les suggérer,
même à son génie. Malheureusement , dans les papiers que le docteur
Brewster a pu consulter, il n'a rien trouvé qui fût relatif à ces travaux
chimiques de Newton, si ce n'est la recette détaillée, écrite tout au lony
par lui-même , de la composition d'un certain baume, dit de Leucatello;
véritable baume de Fier-à-bras, qu'il mentionne comme un préservatif,
parmi les étudiants de Cambridge pour désigner le thé, dont l'usage ne faisait aue
s'introduire en Angleterre; de même qu'aujourd'hui encore, Veau est quelquefois
appelée familièrement Adonis Aie, l'aie d'Adani.
Quant à supersedeamus , il est impossible à interpréter. M. De Morgan l'a vaine-
ment cherché dans ses souvenirs de Cambridge. Il a consulté à ce sujet notre ami
conmiun le docteur Whewell , ma5ter( principal) du collège de la Trinité. Ni lui lA per-
sonne n'en ont connaissance. Il m'a été indiqué, comme possible, que ce mot désigne
quelque privilège universitaire, qu'on pouvait obtenir à prix d'argent. Mai» ce ia est
là qu'une conjecture ; et le savant personnage créé par l'imagination de Walter Scott ,
le docteur Dryasdusl seul, s'il vivait encore, serait en état de nous l'expliquer, —
^ Tome I, p. ^li.
NOVEMBRE 1855.^' ["' 667
contre u la rougeole , la peste , la petite vérole , le poison , et la morsure
« d'un chien enragé; à quoi il ajoute qu'il a encore d'autres vertus; étant
«bon aussi contre les vents, la colique, les faiblesses d'estomac, et les
* contusions. » U y aurait là certainement pour un spéculateur la matière
d'une réclame à laquelle l'autorité de Ne>vton donnerait beaucoup de
vogue, d'autant qu'il usait de la recette pour lui-même. Au reste, chacun
pourra désormais en profiter. Car le docteur Brewster l'a rapportée tex-
tuellement à la page 89 du tome II; considérant sans doute comme une
bonne fortune pour lui, et pour ses lecteurs, d'être le premier à con-
signer, dans la vie de Newton, une particiUarité aussi mémorable.
Sir David établit en outre par de nombreux témoignages , que les
recherches chimiques de Newton eurent pendant longtemps pour objet
la transmutation des métaux. Ce problème était alors fort couru ; et il
y aurait aujourd'hui beaucoup plus de motifs qu'on n'en avait aloi^,
poiir ne pas le déclarer a priori impossible. On peut juger de l'impor-
tance que Newton y attachait, par ce qu'il en dit dans une lettre fort
singulière, contenant un plan d'études et des règles de conduite, qu'il
adresse de Cambridge h un ami nommé Aston, partant pour un voyage
À l'étranger^ La date est le 18 mai 1669. Newton avait alors 2.j ans,
et il était déjà en possession de ses plus belles découvertes. Mais il
n'avait jamais vu le monde hors de l'enceinte de son collège ou du
cercle étroit de sa famille ; et les maximes de politesse qu'il recommande
sont, naturellement, tout autres que celles de Chesterfield. Parmi les
objets de recherches qu'il indique à son ami : « Tâchez, lui dit-il , de savoir
(«si, à Schemnitz en Hongrie, ils changent le fer en cuivre, en le dis-
i( solvant dans une eau viti'iolée que Ton recueille dans les cavités du
u rocher, au fond de la mine; puis chauflant la solution à l'état de pâte dans
« un feu violent, après quoi, lorsqu'elle est refroidie, elle se trouve être
« du cuivre. . . On dit que ceci se pratique encore en Italie. Il y a vingt
«ou trente ans que l'on tirait de ce pays-là un certain vitriol, appelé le
H vitriol Romain. Mais on ne peut plus en avoir, parce que , apparemment,
«ils trouvent plus de profit à l'employer pour changer le fer en cuivre,,
« qu'à le vendre directement Il y a en Hollande un nommé Bqrry,
«que le pape avait fait mettre en prisqn il y a quelques années, ^pour,^
«à ce que l'on m*a dit, extorquer de lui des secrets de médecine, et de^^
V finance [of medicine and profit) d'une grande valeur. Mais il s'esl enffù
(« en Hollande, où on lui a donné une garde. Je crois qu'il s'habille or-
<( dinairemcnt en vert. Tâchez, je vous prie, d'en tirer ce que vou» .
' Tome I, p. 34 et 887.
668 JOURNAL DES SAVANTS.
« pourrez, et de savoir si les Hollandais profitent de son habileté. » Ce
dernier trait dénote une simplicité bien crédule, même le préjugé
antîpapiste aidant; et, chez Newton, il ne fit plus tard que s'accroître,
avec les passions politiques qu'il partagea. ''
Il continua de mener cette vie solitaire et méditative, jusqu'aux ap-
proches de la révolution de i 688, qui l'entraîna vers l'âge de 5o ans sur
la scène du monde, pour laquelle il n'était pas préparé. S'étant trouvé
personnellement engagé par ses croyances religieuses, ainsi que par sa
position, dans la résistance opposée aux tentatives du roi Jacques II
contre les privilèges universitaires, il avait accueilli avec ardeur l'acces-
sion d'un prince protestant au trône; et, tant pour cela, qu'à cause de
l'admiration qu'inspirait son génie, il fut élu deux fois membre de
la chambre des communes pour fUniversité de Cambridge, d'abord de
1 689 à 1 690, puis de 1701 à 1 702. Néanmoins, dans ces deux sessions,
soit timidité, soit prudence, il ne prit aucune part aux débats ni aux
afilàires de la chambre, et n'en fut qu'un membre muet. Dans l'inter-
valle, en 1 696, son ami Charles Montagne devenu premier ministre, le
fit nommer gardien, puis trois ans plus tard Maître de la Monnaie,
place à la fois honorable et lucrative, qui recevait des circonstances
une importance particulière, le Gouvernement s'étant décidé à en-
treprendre la grande et hasardeuse opération d'une refonte générale.
Les profondes études de Newton en chimie et en physique expéri-
mentale, le rendaient sans- doute très-propre à diriger ce travail, et
son intégrité reconnue n'y était pas moins nécessaire. Mais combien
les sciences ont payé cher cette faveur ! Depuis lors, son temps et
son esprit se trouvèrent presque entièrement absorbés par cette nou-
velle charge. Il y fut en outre tourmenté par mille intrigues, par des
dénonciations, des procès, et des poursuites intentées contre de faux
monnayeurs , dont un , et je crois plusieurs , furent condamnés et
exécutés. Sir David Brewster raconte tout cela en détail. Même ,
bien des années après encore, quand il ne devait plus avoir à diriger
qu'un courant d'affaires administratives, ne le voyons-nous pas, dans
sa correspondance avec Cotes, interrompre toute relation scientifique
pendant plusieurs mois, déclarant qu'il a été obligé de se donner tout
entier à d'autres objets! Peu de jours avant sa nomination, mécontent
des lenteurs de ses amis, et accusant leur indifférence, il écrivait à
Halley qu'on ne songeât plus h lui pour aucun emploi à Id^ Monnaie.
Mais Montagne lui annonça qu'il était nommé, le pressant de venir à
Londres pour qu'il le présentât au roi, et il vint^ Dès cet instant, â
' Tome II, p 191.
NOVEMBRE 1855. 669
ses yeux les sciences prirent rang après les affaires. L'altrait des fonc-
tions publiques a, sur la plupart des hommes, le même pouvoir que le
breuvage de Circé ; et il y a peu d'Ulysses. Au reste , Sir David Brewster,
envisage cette nomination de Newton tout différemment, et la signale
comme étant d'un très-bon exemple. A cette occasion Montagne, ou
quelque autre personnage du temps, avait dit, «qu'il ne fallait pas
(t laisser éteindre, faute d'huile, une lampe qui donnait tant de lumière. »
(( Oui, s'écrie Sir David, ainsi de nouveau approvisionnée, la lampe con-
i( tinua de brûler, et avec une lumière exempte de vacillations. Sa mèche
«d'Asbeste, quoique entretenue aune haute température pendant un
«quart de siècle, ne se consuma point; et elle eut seulement besoin de
« matériaux gazeux pour continuer de 'répandre sa lumière brilltmte
«quoique épurée^» Je ne comprends pas bien en quoi consistent ces
matériaux gazeux qui entretiennent la lumière de la lampe; à moins
que ce ne soient les gros émoluments de la place que Newton occupait,
• Fontenelle , avec sa délicatesse habituelle , avait dit de Newton : « Il
« ne s'est jamais marié, et peut-être n'a-t-il pas eu le loisir d'y penser
«jamais.» Ce peut-être a paru aux biographes anglais, un point très-
essentiel à éclaircir. Dès 1727. Tannée même de la mort de Newton,
le docteur Stukely fit connaître au public, qu'une M" Vincent, de
Grantham , âgée de quatre-vingt-deux ans , lui avait confessé qu'autrefois ,
étant fille, Newton avait eu de l'inclination pour elle, mais que leur
peu de fortune à tous deux avait mis obstacle à leur union. Elle ajou-
tait que Newton avait conservé pour elle beaucoup d'égards; qu'il la
visitait régulièrement quand il venait à Woolsthorpe, et lui donnait
même parfois des 4o shellings en cadeau, quand elle en avait besoin.
Ce fait important est imprimé tou! au long dans la collection do pièces
recueillies par Turnor, pour servir à l'histoire de la ville de Grantham ;
et le docteur Brewster n'a pas manqué de le consigner dans sa nou-
velle biographie. Mais ce qu'on lui doit particulièrement, et qui est
encore bien plus digne de mémoire, c'est la découverte d'une lettre,
d'une lettre d'amour, a love letter, qui aurait été rédigée par Newton
4ui-même, et dont une copie, transcrite par Conduitt le mari de sa
nièce, a été conservée dans la collection des comtes de Portsmouth,
où elle est mentionnée comme l'œuvre de Sir I. N.
Le docteur Brewster nous assure que, sans aucun doute, Conduitt
avait le dessein de la publier, et il remplit son intention 2. L'annonce
de cette nouveauté biographique, depuis longtemps répandue, avait
' Tome II, p. 19a. — ' Tome II, page an.
85
670 JOURNAL DES SAVANTS.
fort excité l'attente du public anglais; et nos lecteurs me voudraient
mal si je ne satisfaisais pas, sur ce point, leur juste curiosité.
Etablissons d'abord les circonstances de la cause. La lettre est de
1708 ou 170/1. Newton avait alors quelque cliose comme soixante ans.
Elle est adressée à une lady Norris qu'il avait autrefois connue, et qui
venait de perdre son troisième mari. Dans cette œuvre supposée sienne,
il se propose pour succéder au défunt, et il entreprend de déterminer
la dame par raison démonstrative. Voici ce qu'il lui écrit :
■ Madame, Le grand chagrin que vous a causé la perle de sir William, montre
« que s'il fût revenu près de vous sain et sauf, vous auriez été bien aise de vivre
• encore avec un mari ; et conséquemment la répugnance que vous éprouvez au-
t joard'hui à vous remarier, ne peut provenir de rien autre chose que du souvenir
« de celui que vous avez perdu. Penser toujours à un mort, c'est mener une vie mé-
«lancolique parmi des tombeaux; et combien le chagrin est ennemi de votre santé,
• cela est très-manifeste par la maladie qu'il vous a causée quand vous avez reçu les
« premières annonces de votre veuvage. Est-ce que vous pouvez vous résoudre à pas-
■ ser le reste de votre vie dans le chagrin et la tristesse ? Pouvez-vous vous résoudre
• à porter perpétuellement un habit de veuve; un habit qui est peu agréable dans
«la société, un habit qui rappellera toujours à votre esprit voire mari défunt, et
• qui par conséquent prolongera votre chagrin et votre indisposition, jusqu'à ce
«que vous fayez quitté? Le remède propre contre tous ces inconvénients, c est un
«nouveau mari; et de savoir si vous devez admettre ce spécifique contre de tels
«maux, c'est une question dont l'examen ne demande pas beaucoup de temps.
«Savoir si vous dever porter constamment le mélancolique vêlement de veuve, ou
« briller de nouveau parmi les femmes ; si vous voudrez passez le reste de vos jours
«gaiement ou en tristesse, en santé ou en maladie, ce sont des questions faciles à
«décider. En outre, vous serez plus en état de vivre conformément à votre rang,
« avec l'assistance d'un mari que sur votre seul revenu. C'est pourquoi, supposé que
«la personne proposée vous plaise, je ne doute pas que d'ici à peu de temps, vous
« ne me fassiez connaître voire disposition à vous remarier; ou que^ du moins, vous
« accorderez à celte personne la permission d'en causer avecvous:
«Je suis. Madame, votre très-humble et obéissant serviteur. »
Si cette lettre, qui n'est ni écrite de la main de Newton, ni signée
de lui, a été réellement envoyée à lady Norris, elle aurait pu répondre
ce que cette courtisane de Venise disait à Jean-Jacques : Zanetio, Za-
netto , hscia le donne, e studia la matematica. Maintenant, je demande,-
si ce n'est pas trahir la mémoire de ce grand génie, que d'aller
fouiller dans ses papiers secrets, un siècle après sa mort, pour en exhu-
mer un pareil document sans authenticité, le rendre public, et livrer
sa personne au sourire de la foule, pour le pitoyable intérêt, de pouvoir
écrire sur l'affiche, a love letter? Or voici une bien autre aventure. Je
vois, dans le North British Review du mois d'août dernier qu'un critique
très-judicieux, le professeur A. De Morgan, nie que cette lettre soit de
NOVEMBRE 1855. 671
Newton, et il en donne des raisons très-plausibies. Il prétend qu'elle
aura été probablement écrite par quelque plaisant, à lady Norris.
comme un badinage; et que celle-ci l'aurait envoyée à la jolie nièce de
Newton, miss Barton, pour l'amuser. Dans cette supposition fort vrai-
semblable, la gravité doctorale de Sir David Brewster, se trouverait
quelque peu compromise; mais aussi le pauvre Newton serait déchargé
du ridicule que son biographe lui donnait; et, à tout prendre, cela vau-
drait mieux.
Ce furent aussi des indiscrétions, mais plus excusables par leurs mo-
tifs, qui, dans les dernières années de la vie de Newton, révélèrent au
public, les études de chronologie et de théologie, dont il faisait ses
délassements. Si l'on considère l'immensité de l'érudition qui règne
dans ces écrits, on les trouve prodigieux, venant d'un esprit si profon-
dément occupé d'autres objets d'une nature toute dirterente. Mais quand
on examine la mise en œuvre des matériaux qui les composent, on
est plus étonné encore du contraste qui existe entre la sévérité prudente ,
presque austère, de ce même esprit .dans les recherches mathématiques
ou expérimentales, et son abandon complet aux spéculations systéma-
tiques, dans les combinaisons. qu'il forme, sur les actes, les coutumes,
les époques des peuples et des personnages de l'antiquité, comme aussi
sur le sens des prophéties de Daniel et de l'Apocalypse de saint Jean.
Quand j'ai rendu compte de la correspondance de Newton avec Cotes,
j'ai montré par des preuves palpables que le système chronologique de
Newton ne saurait un moment se soutenir, en présence des faits et des
documents historiques aujourd'hui connus. Le docteur Brewster, dans
son rôle de panégyriste ne peut aller si loin ; et, sans se préoccu(fbr de
ces nouvelles données, il s'en tient à l'opinion que Daunou émettait il
y a trenle<}uatre ans sur ce système, laquelle revient à peu près à dire,
qu'en somme, il n'est guère plus hypothétique et contestable que ceux
qu'on lui a opposés. Mais on n'éteint pas la vérité, en ne voulant pas
la voir. Quant à l'interprétation newtonicnne des prophéties, le docteur
Brewster se montre beaucoup plus assuré de son exactitude. Par
exemple, dans celle de Daniel, il y a un passage, où Newton trouve
qu'il s'agit manifestement du pape. Son zélé biographe en signalant
cette découverte, la définit avec une précision scmpuleuse , dans les
termes suivants^ : «Au chap. vu, on montre que la onzième corne
«du quatrième animal de Daniel est l'église de Rome, dans son triple
«caractère de voyant, de prophète, et de souverain. El son pouvoir de
0 changer les lois est copieusement illustré dans le chapitre vin. »
* Tome II, page 829.
85.
672 JOURNAL DES SAVANTS.
Voilà qui est très-affirmatif, et Ton ne peut douter que le docteur
Brewster, ne trouve très-juste cette application de la onzième corne.
Toutefois, il nous avait fait espérer quelque chose de plus qu'une simple
approbation. Dans sa première biographie de 1821, prenant en pitié
l'aveuglement qui m'avait empêché de croire à une interprétation si na-
turelle , il s'était chaleureusement écrié : » L'interprétation newtonienne
«des prophéties, et spécialement cette partie que M. Biot caractérise
«comme empreinte d'un sentiment de préjugé, a été adoptée par des
«hommes de l'esprit le plus judicieux et le plus profond; et, indépen-
«damment de l'évidence historique et morale, sur laquelle celte inter-
«prétation est fondée, elle peut encore être développée jusqu'à toute
«la plénitude d'une démonstration.» Voilà ce que j'ai ardemment sou-
haité de voir. Salatare meum ! Je l'ai encore demandé il y a trois ans au
docteur Brewster, dans ce journal même. Mais il n'a pas répondu à
mes vœux. Peut-être cette démonstration est elle trop longue pour en-
trer dans ses deux volumes? Peut-être y manque-t-il encore quelque
chose? Dans ce dernier cas, il pourrait appeler à son secours un autre
théologien géomètre, Napier l'inventeur des logarithmes, qui a aussi
commenté l'Apocalypse. Par malheur, celui-là trouve que c'est Gog et
non pas la onzième corne de Daniel qui désigne le pape. Mais, à le
bien prendre, ces deux interprétations peuvent être réputées également
vraies, chacune à leur place; et ainsi elles sont également concluantes
contre le papisme. Seulement, comme chacune en soi, est très-dure à
croire, la démonstration du docteur Brewster sera bien nécessaire pour
leur donner cours.
Parmi les écrits théologiques de Newton , il en est un qui a acquis beau-
coup de célébrité, parsuitedes inductions qu'on en a tirées sur la nature de
ses opinions religieuses. Il est intitulé, An historical account oftwo notable cor-
ruptions ofScriptare, Mémoire historique sur deux altérations notables du
texte de l'Écriture. Il a pour objet la discussion critique de deux passages
des épitres de saint Jean et de saint Paul , que les écrivains ecclésiastiques
ont généralement considérés comme contenant des expressions symbo-
liques du dogme de la Trinité, expressions que Newton suppose avoir
été introduites postérieurement dans les textes, par les chrétiens d'Occi-
dent, Cet écrit ne fut rendu public qu'en lyS/i, vingt-sept ans après la
mort de Newton, et il parut d'abord traduit en français sous la forme
d'une lettre adressée par lui à un Genevois nommé Leclerc, connu par
ses opinions antitrinitaires. Une copie plus complète de l'ouvrage a été
insérée depuis, non sans quelque répugnance, par Horsley dans son
édition des œuvres de Newton. En l'absence de toute date, il pouvait ne
' NOVEMBRE 1855. 673
pas paraître invraisemblable que Newton eût composé cette dissertation
vers l'époque où ses amis, Whiston et Ciarke, étaient en butte aux atta-
ques de tous les théologiens anglicans , comme suspects de ces mêmes
doctrines, ce qui eût été une manière indirecte de venir à leur secours.
Toutefois, en émettant cette idée dans l'article Newton de la Biographie
universelle, où je la présentai seulement comme une conjecture, je ne
dissimulai point que la date cherchée se trouvant ainsi amenée entre
1712 et 1719, lorsque Newton avait de soixante-dix à soixante dix-
sept ans, c'eût été un prodige, qu'à cet âge, il eût pu composer un
écrit aussi étendu, et aussi chargé d'érudition que celui-là. La vraie so-
lution de ce mystère ne fut connue qu'en 1 83o, quand lord King eut pu-
blié la vie de Locke, où se trouve une curieuse suite de lettres échangées
entre lui et Newton. Plusieurs sont relatives à des questions de théologie
biblique, sur lesquelles ils se consultent mutuellement, et dont ils se
montrent tous deux très-occupés. Dans une de ces lettres en date du
ili novembre 1690, Locke ayant projeté de faire un voyage sur le
continent. Newton lui confie le manuscrit anonyme de sa dissertation
sur les deux passages de l'Écriture, et le prie de le faire publier en
français, «sauf, dit-il ensuite, à le réimprimer plus tard en Angleterre,
« quand on en aura vu l'elTetau dehors. » Peu de temps après, le voyage
de Locke n'ayant pas eu lieu, Newton lui redemanda son manuscrit.
Mais il était trop tard, Locke l'avait envoyé à son ami Leclerc. Alors,
Newton fort ému lui adressa la lette suivante, datée de Cambrigde le
16 février 1691.
«Monsieur, . , , ,^
• Vos précédentes lettres ne me sont pas parvenues, mais j'ai la dernière. Je pen-
«sais que mes papiers étaient demeurés sans déplacement, et je suis fâché aap-
« prendre qu'on en fait bruit (/ am sorry to hear ihal there is nervs about ihem). Per-
« meltez que je vous supplie d'en arrêter la traduction et l'impression, aussitôt que
• vous le pourrez, car j'ai le dessein de les supprimer. Si votre ami s'est mis en frais et
«en peines (à cette occasion), je l'indemniserai des uns et le récompenserai des
« autres.
«Votre très-humble et affectionné serviteur,
«Isaac Newton. »
Newton craignait-il que s'il venait à être connu pour l'auteur de cet
ouvrage, on ne l'accusât d'arianisme et de socinianisme, ce qui n'eût pas
été sans danger alors? C'est l'opinion du dooleui' Brewster. Ou , ce qu'on
aimerait mieux , s'arrêta-t-il devant la pensée de jeter encore de nouveaux
troubles dans les communions chrétiennes par la publication de ce
qu'il appelait ses idées mystiques , myslical fancies ? S'il fit cet effort, il
674 JOURNAL DES SAVANTS.
eut beaucoup à prendre sur lui-même. Car son nouveau biographe a
encore fait sortir du secret de sa tombe une autre dissertation conçue
dans le même esprit, et beaucoup plus violente. Elle est intitulée : Pa-
radoxal questions conceming Athanasius and his followers , Questions para-
doxales concernant Athanase et ses adhérents ^ C'est une histoire du
concile de Nicée, et des luttes qui s'ensuivirent entre Arius et Athanase ,
présentée en sens exactement inverse des écrivains catholiques. Pour
en avoir une idée précise , ouvrez le II? volume de V Histoire ecclésias-
tique de Fleury publié en 1720, où il rapporte les actes de ce concile
ainsi que les luttes dont il s'agit; puis, dans chaque fait, dans chaque
détail , transportez au compte d'Arius ou des ariens tout ce qui est dit en
faveur d'Athanase, et au compte d' Athanase tout ce qui est dit contre
Arius. Partout Arius est le persécuté, et Athanase le persécuteur. Les rôles
sont absolument retournés. Cela va jusqu'à accuser Athanase d'avoir été
un destructeurd'églisesetun assassin. Le docteur Brewsternenous fait pas
connaître les raisons que Newton allègue pour décider chaque question
en ce sens. Il se borne à enprésenterle résumé constamment approbatif.
Ceci est complété par une dissertation sur le mot sacramentel bfxoovmus,
adopté par le concile de Nicée pour exprimer la communauté de sub-
stance des trois personnes de la Trinité ; expression que Newton désap-
prouve en principe, et dont il reproche aux Eglises latines d'avoir
dénaturé le sens^. Si Newton eût publié ces écrits de son vivant, ou
s'il en eût prescrit la publication après sa mort, il serait impossible de
n'y pas voir une négation formelle du dogme de la Trinité. Mais , n'ayant
fait ni l'un ni l'autre, il est déplorable qu'une spéculation posthume les
livre à la curiosité publique , sans s'inquiéter du jugement qu'on en por-
tera. Le docteur Brewster n'admet pas ces ménagements. Loin de vou-
loir pallier ces écarts de Newton, il lui en fait un titre de gloire. « Newton
« s'écrie-t-il , n'ayant jamais voulu s'engager dans les ordres de l'Eglise
«établie, n'avait pas à redouter des phares trompeurs placés sur sa
«route, ni de fausses lumières qui l'auraient égaré. Il était libre de
« planer en tous sens dans le volume (sic) de l'inspiration , et d'extraire
« des pages sibyllines de ses prophètes , de ses apôtres , de ses historiens ,
« et de ses poètes, les vérités isolées quelles révèlent; et de les combiner
«en une foi plus large; et de les embaumer (emhalm), dans une tolé-
«rance plus élevée^.» Ici le biographe a fait place au prédicateur. Le
désordre des expressions et l'incohérence des images, rappellent tout
à fait les visions apocalyptiques. Des vérités embaumées dans la tolérance,
c'est quelque chose d'incompréhensible à l'esprit humain.
* Tome II, page 3Aa et suiv. — • Ibid. pages 35o el 53a. ^ ' Ibid. page 3 1 4- '
NOVEMBRE 1855. «75
Au reste, toutes les spéculations , orthodoxes ou non orthodoxes , que
Newton aurait pu faire sur les points les plus fondamentaux du chris-
tianisme, sont couvertes aux yeux du docteur Brewster par deux cir-
constances atténuantes : d'une part, sa foi entière dans la révélation,
sous le privilège d'interpréter les Écritures à sa guise; de l'autre, son an-
tipathie enracinée contre ce que le docteur appelle les superstitions
romaines, Romish superstitions, expression chez lui aussi vive et aussi
fréquente que si nous étions encore au temps de son compatriote Knox.
Comme preuve de ce zèle , il nous fait connaître une profession de foi
que Newton avait rédigée en 1714 pour être proposée au parlement,
rendue obligatoire par toute l'Angleterre, et souscrite par toutes les
personnes publiques. En voici le texte, sauf les considérants que j'o-
mets^ :
«Nous soussignés, reconnaissons et déclarons solennellement, et
usans aucune équivoque ni restriction mentale, croire sincèrement que
« l'Eglise de Rome , est , en doctrine et en culte , une Eglise fausse , sans
«charité, et idolâtre, avec laquelle il n'est pas légalement permis de
« communiquer; et que les ÉgUses luthériennes ainsi que calvinistes, de
«l'étranger, sont des Églises véritables, avec lesquelles nous pouvons
«communiquer légalement; et que leur baptême est valide et authen-
« tique; et que l'Église d'Angleterre n'est pas mise en péril, par l'acccs-
« sion de la maison d'Hanovre au trône de la Grande-Bretagne, n
Le trait final est d'une naïveté, et d'un à-propos admirables. Mais
probablement on ne le jugea pas assez politique. Ce projet de déclara-
tion religieuse n'eut aucune suite. Il ne fut pas même débattu , et l'on
aurait toujours ignoré son existence, si le docteur Brewster ne nous
l'avait pas révélée. Mais l'ayant trouvé écrit de la main de Newton, il
n'a pas voulu perdre le mérite de sa découverte; et, ce qui n'est pas
moins curieux, c'est qu'il lui en fait honneur comme manifestant les
sentiments de tolérance qui l'animaient. Il paraît qu'au jugement du
docteur Brewster, quand on ne proscrit que des cathoUques, on est
tolérant.
En somme, cette volumineuse biographie ne sera pas profitable à la
mémoire de Newton. Sauf la part cachée, et peu honorable, qu'il a
prise à la confection et à la publication du Commerciam epistolicum, elle
ne nous fait connaître de lui aucun travail scientifique que nous ayons
ignoré; et des phrases louangeuses ne sauraient faire sentir le mérité
de ceux que nous possédons. La puissance de ce génie incomparable.
* Tome II, page 35a.
4 (I
676 JOURNAL DES SAVANTS.
qui a tant agrandi l'analyse pure, posé les principes de la mécanique
rationnelle et de la mécanique céleste , créé la physique mathématique,
ne peut être bien comprise que par ceux qui ont longtemps pratiqué
ses ouvrages, et qui ont travaillé , selon la mesure de leurs forces, à en
rendre les applications plus précises ou plus étendues. Les découvertes
remarquables que le docteur Brewster a faites dans les actions des corps
sur la. lumière, et son talent d'invention comme physicien expérimen-
tateur, ne le rendent pas un interprète suffisamment autorisé de ces
travaux principalement mathématiques, non plus qu'un appréciateur
compétent des controverses qu'ils ont excitées. Aussi les jugements qu'il
en porte , étant pris de seconde main , ou ne pénètrent pas assez avant
dans le fond des sujets, ou sont trop souvent empreints des passions
locales auxquelles il les emprunte. Les détails minutieux, et tout per-
sonnels , qu'il a tirés des manuscrits de Newton , nous apprennent seu-
lement de lui des particularités sans importance, ou des faiblesses d'a-
mour-propre, ou des petitesses académiques, des torts même, dont
on voudrait pouvoir détourner ses regards. Je sais bien que tout cela
disparaît aux yeux du docteur Brewster devant le grand exemple de foi
chrétienne que Newton nous présente. Car c'est surtout pour nous le
montrer chrétien, et fermement convaincu de la vérité de la révé-
lation, qu'il veut nous faire admirer son génie; présumant qu'une aussi
imposante autorité, si elle ne persuade pas les incrédules, devra les
réduire au silence. Telle est, je crois, la pensée que le docteur Brewster
exprime en style jBguré, et avec sa véhémence ordinaire, dans cette
phrase obscurément mystique : « The apostle of infidelity cowcrs be-
aneath the implied rebuke^; » littéralement : «L'apôtre de l'infidéHté
« tombe atterré sous l'irrésistible répulsion, qui résulte (de ce contraste ?). »
Autant que je puis la comprendre, la sentence est rude; mais elle
porte à faux dans la généralité de son application. En effet, il y a des
millions de chrétiens très-sincères qui refuseraient de souscrire aux doc-
trines antitrinitaires de Newton, telles que son biographe nous les ré-
vèle; et l'on ne pourrait pas, en bonne justice, les appeler, pour cela,
des infidèles. Mais je laisse aux théologiens de profession l'examen de
ces cas de conscience , qui passent ma portée. Me bornant donc à con-
sidérer, au seul point de vue humain et scientifique, l'ouvrage dont je
viens de présenter l'analyse, j'avouerai avec regret, qu'il me semble
être à la fois superficiel et diffus. Les matériaux y sont distribués sans
ordre; de sorte qu'il faut souvent aller chercher bien loin ceux qui
» Tome II, page 3iA. - ''J' 1 - ' ^'f-
NOVEMBRE 1855. 677
se rapportent à un même système d'idées, pour en recomposer un en-
semble. Le ton d'emphase qui y règne d'un bout à l'autre, fatigue aussi
à la longue; et de tout cela il pourrait malheureusement arriver, qu'il
fût ennuyeux. Je souhaite, plus que je ne l'espère, que le docteur
Brewster ne me taxe pas d'incrédulité, pour penser ainsi.
J. B. BIOT.
Histoire de la vie et des ouvrages de Hiouen-tbsang et de
SES VOYAGES DANS lInde, depuis l'an 629 jusqu'en 6U5 [de notre
ère), par Hoeî-li et Yen-thsong, suivie de documents et d'éclair-
cissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-
thsang, traduite du chinois par Stanislas Julien, membre de l'Ins-
titut de France. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur
à rimprimerie impériale, i853, in-8° de lxxxiv-472 pages.
QDATBièMB ARTICLE'.
Biographie de Htouen-tlisang.
Quand le comte de Liang apprit que Hiouen-thsang arrivait près de
Tchang-'an'', il envoya, pour le recevoir, le général commandant la
cavalerie de l'arrondissement et le préfet du district. Ces deux fonc-
tionnaires avaient ordre d'aller au-devant de lui, de le conduire depuis
le grand canal jusqu'à la capiUile, et de l'installer dans l'hôtel destiné
aux ambassadeurs. Une multitude immense les accompagnait. En même
temps, les magistrats de la ville invitèrent les religieux de tous les cou-
vents à préparer des tapisseries, des chaises à porteurs, des fleurs, des
bannières, etc., pour la procession du lendemain, où les livres sacrés
et les statues devaient être déposés olTiciellement dans le couvent du
' Voyez, pour le premier article, le cahier de mars, page là^, pour le deuxième,
celui d'août, page ^85, et, pour le troisième, celui de septembre, page 556. —
' Avec le retour de Hiouen-lhsang commencent le sixième livre el le récit de ses
travaux de traduction jusqu'à sa mort décrite dans le dixième el dernier livre. Pour
ces cinq livres, M. Stanislas Julien a cru pouvoir se borner a un simple réstimé.
86
678 JOURNAL DES SAVANTS.
Grand-Bonheur (Hong-fo-sse). Le lendemain, les religieux se réunirent
en foule rangés par groupes avec ordre et symétrie; et le trésor du
couvent reçut tout ce que le Maître de la Loi avait rapporté des con-
trées de l'Ouest.
En voici la curieuse énumëration :
D'abord cent cinquante grains de che-li (çarîras) ou reliques, prove-
nant de la chair de Joa-laï, du Tathâgata;
En second lieu, une statue d'or du Bouddha dont l'ombre est restée
dans la Grotte des Dragons, sur la montagne Prâgbouddhaguiri , au
royaume de Magadha, avec un piédestal de matière transparente, haute
de trois pieds trois pouces, et semblable à la statue du Bouddha qu'on
voit dans le royaume de Varânaçî (Bénarès), et qui le représente tour-
nant, pour la première fois, la roue de la Loi dans le Parc des anti-
lopes (Mrîgadava);
Troisièmement, une statue du Bouddha en bois de sandal, haute de
trois pieds cinq pouces, toute pareille à celle que le roi de Kaouçâmbî,
Oudayana , avait fait exécuter d'après nature ;
Quatrièmement, une statue en bois de sandal, de deux pieds neuf
pouces, semblable à celle du royaume de Kapitha, qui représente le
Tathâgata au moment où il descend du palais des Dé vas;
Cinquièmement, une statue d'argent de quatre pieds de haut, sem-
blable à celle qui représente le Bouddha expliquant le Lotus de la Bonne
Loi et autres livres s.icrés sur le Pic du Vautour;
Sixièmement, une statue d'or du Bouddha, haute de trois pieds
cinq pouces, semblable à son ombre qu'il a laissée dans le royaume
de Nagarahâra ^ et qui le représente domptant un dragon venimeux;
Septièmement, une statue sculptée en bois de sandal, haute d'un
pied trois pouces, semblable à celle du royaume de Vaiçâlî, qui re-
présente le Bouddha faisant le tour de la ville pour convertir les
hommes.
Après les statues venaient les livres plus précieux encore. Ils étaient
répartis en dix classes, dont la première comprenait les livres sacrés
(soûtras) du Grand Véhicule, au nombre de i 2li\ et les autres classes,
les livres sacrés et les traités spéciaux de plusieurs écoles , tant du Petit
Véhicule que du Grand, desSarvâstivâdas, des Sammitîyas, des Mahî-
çàçakas, des Kâcyapîyas, des Dharmagouptas , etc. Cette collection,
qui ne formait pas moins de 687 ouvrages en Sac fascicules, était por
tée par 2 2 chevaux.
' Voir le Journal des Savants, cahier d'août i855, page ^ga.
NOVEMBRE 1855. 679
Ce premier soin rempli, Hiouen-thsang se rendit en toute hâte au-
près de l'empereur dans le palais du Phénix , à Lo-yang. Le souverain
le reçut avec autant d'eslime que de bienveillance; il l'interrogea lon-
guement sur le climat, les productions et les mœurs des diverses con-
trées de l'Inde, sur les monuments sacrés qu'il y avait adorés. Il l'en-
gagea à écrire l'histoire de son voyagea Puis, charmé de toutes les
qualités qu'il découvrait en lui, il lui proposa un poste éminent dans
l'Etat; mais Hiouen-thsang fut assez sage pour refuser ces offres bril-
lantes. Il ne connaissait que la loi du Bouddha, et il n'avait jamais
entendu parler de la doctrine de Confucius, «qui est l'âme de l'admi-
tt nistration. » L'empereur voulut l'emmener à sa suite dans une expédi-
tion militaire, qui avait pour but de châtier quelques rebelles de l'est.
Le religieux refusa encore, alléguant que ses principes, fondés sur l'a-
mour des hommes, ne lui permettaient pas d'assister <^ des combats et
à des scènes de carnage; et, la seule grâce qu'il demanda, ce fut d'être
mis à même de traduire les six cents ouvrages en langue Fan , qu'il
avait rapportés des contrées occidentales et dont « pas un mot n'était
« encore connu en langue chinoise. »> L'empereur lui désigna le couvent
du Grand-Bonheur à Tchang-'an, et Hiouen-thsang s'empressa de s'y
rendre pour aciiever sa pieuse mission.
On lui accorda pour revoir les traductions, coiTiger le style, copier
les textes sous sa dictée et les remettre au net, douse religieux versés dans
l'explication des livres saints et des traités du Grand et du Petit Véhi-
cule; on avait eu soin de les choisir parmi les plus habiles dans les
principaux couvents des arrondissements voisins. Neuf autres d'un mé-
rite distingué étaient spécialement chargés de retoucher et de polir les
textes traduits; et parmi eux figurait Hoeï-li, l'auteur de la première
rédaction de la biographie de Hiouen-thsang. Puis deux Samanéens, sa-
vants dans l'étude des caractères et la révision des textes indiens, se
joignirent à cette docte société, sans compter les nombreux copistes
qu'elle occupait en sous-ordre.
Entouré de tous ces secours, Hiouen-thsang put, en moins de trois
mois, offrir à l'empereur avec la relation complète de son voyage, qui
lui avait été demandée , la traduction de cinq ouvrages. C'étaient le
Bodhisattva pitaka soùtra (le livre sacré de la corbeille (ou recueil) des
bodhisattvas); le Bouddha hhoûmi soùtra (le livre sacré des terres du
Bouddha); le Shatmoukhi dhâram (les invocations des six portes); le
! 1 ;n 'Ht ,
>' j ' f',
' C'est !a relation originale que M. Stanislas Julien a traduite et qu'il ra bientôt
publier. , , .
86.
680 JOURNAL DES SAVANTS.
Traité pour mettre en lumière la sainte doctrine; et enfin la collection
des Traités divers du Grand Véhicule sur la métaphysique (Âbhidharma)
en seize livres. En présentant ces travaux, qui formaient déjà cinquante-
huit livres, Hiouen-thsang priait l'empereur ude daigner abaisser son
« auguste pinceau, et d'écrire à la louange du Bouddha une préface dont
«les idées sublimes brilleraient comme le soleil et la lune, et dont
«l'écriture, précieuse comme l'argent et le jade, durerait autant que le
« ciel et la terre et deviendrait pour les générations futures un objet
«d'admiration inépuisable.» L'empereur consentit, après quelques diffi-
cultés, à écrire cette préface, qui contient sept cent quatre-vingt-un ca-
ractères; les biographes ont bien soin de la rapporter en entier ^ ainsi
que la correspondance échangée à cette occasion entre le souverain et
Hiouen-thsang. Peu de temps après, le prince royal imita l'exemple de
son père, et il écrivit, con;me lui, une introduction aux textes sacrés
nouvellement traduits. Sur la demande du supérieur qui dirigeait le
couvent du Grand- Bonheur, l'empereur, permit que les deux préfaces
fussent gravées sur des tables de métal et de pierre pour être déposées
dans le couvent.
Cette faveur de Hiouen-thsang devait produire de plus importants ré-
sultats. D'après ses conseils, l'empereur décréta que, dans chaque cou-
vent des divers arrondissements, on ordonnerait cinq religieux, et cin-
quante dans le couvent du Grand-Bonheur. Comme il y avait alors dans
tout l'empire trois mille sept cent seize couvents, on ordonna plus de
dix-huit mille six cents religieux ou religieuses. Il paraît qu'avant cette
époque, et sous les dernières années de la dynastie des Souï (58 1 -6 1 8),
la plupart des couvents et des temples avaient été saccagés, et que
les religieux avaient été presque tous exterminés. Cette immense ordi-
nation les rétablit sur un pied florissant. Ainsi Hiouen-thsang put se flat-
ter non-seulement d'avoir ravivé la foi bouddhique par son voyage,
mais encore de l'avoir restaurée cl de lui avoir rendu son ancienne
splendeur. Du reste, le souverain qui régnait alors, Thien-wou-ching-
hoang-ti, était lui-même un très-fervent adepte; il discutait fréquemment
les textes sacrés avec le Maître de la Loi , qu'il admettait dans son inti-
mité et qu'il détourna plus d'une fois de ses pieux travaux pour l'avoir
auprès de lui. Cet empereur mourut en 65o; mais son fils, qui lui suc-
' M. Stanislas Julien n'a pas cru devoir traduire « ce morceau , qui est écrit, dit-il^,
t d'un style ambitieux, plein de mélaphores brillanlcs el d'allusions recherchées,
t Cette préface coniienl à la foi un éloge pompeux de la doctrine bouddhique el du
« dévouement héroïque du voyageur ; mais elle n'ajoute aucun fait nouveau , aucune
• observation de quelque intérêt pour l'histoire ou la géographie de l'Inde. » |
NOVEMBRE 1855. '^? x 681
céda, n'eut pas moins de confiance ni moins d'amitié pour le Maître de
la Loi.
Hiouen-thsang, d'ailleurs, méritait cette faveur extraordinaire en la
fuyant autant qu'il dépendait de lui. Retiré dans le couvent de la
Grande-Bienfaisance qu'avait fait construire le prince royal tout près
du palais, à Lo-yang, en l'honneur de la mémoire de sa mère, « il s'appli-
« quait uniquement à la traduction des livres sacrés sans perdre un seul
«instant. Chaque matin, il se donnait une nouvelle tâche, et, si, dans la
«journée, quelque affaire l'avait empêché de l'achever, il ne manquait
«jamais de la continuer pendant la nuit. S'il rencontrait une difficulté, il
« quittait son pinceau et déposait le livre; puis , après avoir adoré le Boud-
«dha et accompli ses devoii*s religieux jusqu'à la troisième veille, il se
« livrait quelque temps au repos; et, à la cinquième veille, il se relevait.
Il lisait tout haut le texte indien et notait successivement à l'encre rouge
« les morceaux qu'il devait traduire au lever du soleil. » Tous les jours , il
expliquait pendant quatre heures un nouveau soùtra ou un nouveau
castra aux religieux de son couvent, ou à ceux des diverees provinces qui
se pressaient poiu* le consulter sur le sens des passages douteux ou. diffi-
ciles. Les disciples qui venaient lui demander ses instructions pour 1 ad-
ministration intérieure du couvent dont il était chaîné remplissaient les
galeries et les salles voisines de sa chamhre. Il répondait <^ tous avec
clarté, sans jamais rien omettre. Il discutait à haute voix et parlait avec
chaleur, sans paraître jamais éprouver ni fatigue, ni relâchement, tant
étaient grandes la force de son corps et la vigueur de son esprit. « Sou-
te vent des princes et des ministres venaient lui rendre leurs devoirs.
a Quand ils avaient entendu ses conseils, tous ouvraient leur cœur à la
«foi; et, ahjurant leur orgueil naturel, ils no quittaient point Hiouen-
0 thsang siuis lui avoir donné des témoignages d'admiration et de
« respect. »
Quatorze années de celte vie lahorieuse devaient s'écouler encore
pour le Maître de la Loi. En 669, il obtint la permission de l'empe-
l'eur Kao-tsong do se retirer avec ses traducteur adjoints et ses disciples
au palais de Yu-hoa-kong, où il espérait trouver plus de solitude. Là il
entreprit la traduction épineuse et longue de la Pradjnâ pâramitâ, dont
le manuscrit indien ne contenait pas moins de deux cent mille çlokas^
' Nous ne connaissons pas celte rédaction en deux cent mille çlokas-, nous ne
possédons ici que les trois rédactions en cent mille çlokas, en vingt-cinq mille et
en huit mille, les plus courtes étant des abrégés dos plus longues. Voir Ylntrtyduc-
tion à l'Hisloir« du bouddhisme indicfi, pages 662 et suiv., et le Journal des Savunit,
tahier de janvier 1 Sbb , p. 64-
682 JOURNAL DES SAVANTS.
Le livre de ia Pradjnà pâramitâ, ou de rintelligence transcendante,
que les Chinois appellent Pan-jo, était alors le plus estimé de tous les
Soùtras. On l'avait traduite dans les siècles précédents; mais elle était
loin d'être complète, et, de toutes parts, on adressait au Maître de la
Loi les plus vives instances pour qu'il voulût bien en faire une traduc-
tion nouvelle. Le Soûtra de la Pradjnâ pâramitâ, disait-on, avait été
expliqué quatre fois par le Bouddha lui-même dans seize conférences
solennelles sur le Pic du Vautour, dans le jardin d'Anâthapindika, dans
le palais du roi des Dévas et dans le couvent des Bambous à Râdja-
grïba. Gomme le texte était fort étendu, tous les disciples de Hiouen-
tshang le prièrent de l'abréger; et, à l'exemple des traducteurs précé-
dents, il en aurait élagué les longueurs et supprimé les répétitions; mais
il eut »ui songe effrayant qui le détourna de ce projet sacrilège, et il
résolut de traduire l'ouvrage entier conformément au texte indien re-
cueilli de la bouche même du Talhâgata. Il s'en était procuré dans
l'Inde trois exemplaires; mais, quand il voulut commencer sa traduc-
tion, il remarqua des passages douteux et altérés. Il compara donc les
trois copies et les soumit à une révision sévère. A force de soins et de
Kèle, il parvint à rétablir le texte dans toute sa pureté. «Quand il avait
«pénétré une idée profonde, éclairci un endroit obscur ou rétabli un
« passage corrompu, on eût dit qu'un dieu lui avait communiqué la so-
«lution qu'il cherchait. Alors son âme s'épanouissait, comme celle d'un
« homme plongé dans les ténèbres qui voit le soleil percer les nuages et
«briller dans toute sa splendeur. Mais, se défiant toujours de son intel-
«ligence, il en attribuait le mérite à l'inspiration mystérieuse des Boud-
« dhas et des Bodhisattvas. »
Cependant des travaux si divers et si longs avaient épuisé les forces
de Hiouen-thsang. Il avait pressé autant qu'il l'avait pu la traduction
de la Pradjiîâ pâramitâ, craignant que la mort ne le surprît. Quand
il l'eut achevée, il dit à ses disciples: «Si je suis venu dans le palais de
« Yu-hoa-kong , c'était, vous le savez, à cause du livre de la Pradjnâ.
«Maintenant que ce travail est fini, je sens que ma vie touche à son
«terme. Lorsque, après ma mort, vous me conduirez à ma dernière de-
« meure, il faut que ce soit d'une nlanière simple et modeste. Vous en-
« velopperez mon corps dans une natte et le déposerez au sein d'une
«vallée, dans un lieu calme et sohtaire. Évitez soigneusement le voisi-
auage d'un palais ou d'un couvent; un corps aussi impur que le mien
«doit en être séparé par une immense distance. « Ses disciples, tout en
larmes, le lui promirent, et cherchèient à le rassurer sur une Hn qui
ne leur paraissait pas si prochaino. Mais le Maître de la Loi ne s'était
NOVEMBRE 1855. 683
point trompé dans ses pressentiments. Après la Pradjnâ, il avsrit essayé
de traduire un autre recueil presque aussi volumineux, le Ratnakoûta
Soùlra, que tous les religieux du couvent désiraient vivement con-
naître. Il fit un grand effort sur lui-même pour acquiescer au vœu qu'on
lui exprimait; mais, à peine eut-il traduit quelques lignes qu'il dut fer-
mer le texte indien , trahi par ses forces qui ne répondaient plus à son
courage. 11 sortit donc avec ses disciples pour offrir ses derniers hom-
mages aux statues des Bouddhas, dans la vallée de Lan-tchi, aux environs
du couvent. A partir de ce jour, il cessa de traduire et ne s'occupa
plus que de ses devoirs religieux.
A quelque temps de là, traversant le soir le pont d'un canal situé
derrière sa demeure, il tomba et se fit une écorchure à la jambe; à la
suite de cet accident, il s'alita pour ne plus se relever. Quand il sentit
ses forces l'abandonner, et s'approcher l'instant suprême, il ordonna à
un religieux de consigner par écrit les titres des livres sacrés et des
traités qu'il avait traduits, formant ensemble sept cent quarante ou-
vrages et treize cent trente-cinq livres ^ On inscrivit aussi les dix mil-
lions (le koti) de peintures du Bouddha et le millier d'images de Mai-
treya Bodhisattva qu'il avait fait exécuter. Il avait fait, en outre, mouler
un nombre immense de statuettes de couleur unie^ et fait écrire mille
exemplaires de divers livres sacrés. Il avait fourni des aliments et té-
moigné de la compassion à plus de vingt mille personnes parmi les
fidèles et les hérétiques. Il avait allumé cent mille lampes et racheté
plusieurs dizaines de mille do créatures. Quand le religieux eut fini
d'écrire cette liste de bonnes œuvres , Hiouen-thsang ordonna de la lire
à haute voix; puis il dit aux assistants qui le comblaient de louanges :
« Le moment de ma mort approche; déjà mon esprit s'affaisse et semble
« me quitter. Il faut promptoment distribuer en aumône» mes vète-
«ments et mes richesses, faire fabriquer des statues et charger des re-
« ligicux de réciter des prières. » Pour satisfaire son désir, on donna un
repas aux pauvres et l'on distribua des aumônes. Le même jour, le
Maître de la Loi prescrivit à un mouleur d'élever une statue de l'Intel-
ligence (Bodhi)dans le pahiis de Kia-cheou-tien, et ensuite il invita la mul-
titude du couvent, ses collaborateurs et ses disciples, «à dire joyeuse-
(I nient adieu à ce corps impur de Hiouen-thsang, qui, ayant fini son rôle,
' Outre les six cent cinquanle-sept ouvrages que Hiouen-llisang avait rapportés
de rinde, il avait fait des versions noureiles d'ouvrages déjà traduits mais impar-
faitenienl. D'ailleurs il ne traduisait pas seul, et il n est pas impossible qu'à l'aide
de ses nombreux collaborateurs, et en vingt ans, il ail pu accomplir cette œuvr**
gigantesque. '— * Les biographes disent cent millions, dix kolis.
684 JOURNAL DES SAVANTS.
«ne méritait pas de subsister plus longtemps. Je désire, ajouta-t-il, voir
«reverser sur les autres hommes les mérités que j'ai acquis par mes
abonnes œuvres; naître avec eux dans le ciel des Touchitas; être ad-
«mis dans la famille de Mi-le (Maitreya) et servir ce Bouddha plein
«de tendresse et d'aifeclion. Quand je redescendrai sur la terre pour
«parcourir d'autres existences, je désire, à chaque naissance nouvelle,
«remplir avec un zèle sans bornes mes devoirs envers le Bouddha, et
«arriver enfin à ï Intelligence sans supérieure et parfaitement accomplie
«(Anouttara samyak sanibodhi.) « Puis il prononça d'une voix mou-
rante, en l'honneur de Maitreya, deux gâthâs qu'il fit répéter aux per-
sonnes qui étaient près de lui. Il porta ensuite sa main droite à son
menton et la gauche à sa poitrine , étendit ses jambes, les croisa et se
coucha sur le côté droit. Il resta ainsi immobile pendant assez long-
temps. Au milieu de la nuit ses disciples lui demandèrent : «Maître,
«avez-vous enfin obtenu de naître au milieu de l'assemblée de Mai-
« treya? — Oui, répondit-il d'une voix défaillante , » et quelques instants
après son âme était évanouie. On était au cinquième jour de la deuxième
lune de l'année (66/i).
L'empereur, désolé d'une telle perte, ordonna un deuil public, et rér
solul de faire des funérailles magnifiques au Maître de la Loi; mais ses
disciples, dociles à ses dernières volontés, avaient rapporté son corps
sur des nattes grossières dans la capitale, et l'avaient déposé en atten-
dant l'inhumation dans le couvent de la Grande-Bienfaisance, au milieu
de la salle consacrée à la traduction des livres. Ce fut dans ce modeste
appareil que le cercueil figura à la cérémonie funèbre qui fut célébrée
avec la plus grande pompe. Le tombeau du Maître de la Loi fut placé,
selon son désir, dans une plaine au nord de la vallée Fan-tchouen; et
l'on y éleva une tour en son honneur.
Hoeï-li, le biographe de Hiouen-thsang, termine le dixième et dernier
livre de son ouvrage par un long et pompeux panégyrique de son maître.
M. Stanislas Julien n'a pas cru devoir traduire ce morceau, qui ne tient
pas moins de vingt-cinq pages dans l'édition impériale. Pour ma part,
je le regrette, et il me semble qu'un résumé, si ce n'est une reproduc-
tion complète, était indispensable. Cette noble vie est mutilée en quel-
que sorte, si elle ne se termine point par un éloge général qui en fasse
sentir la grandeur et la beauté. Je ne prétends pas suppléer Iloeï-li, mais
je croirais n'être point tout à fait juste envers la mémoire de Hiouen-
thsang, si je ne disais point, avant de prendre congé de lui, tous les sen-
timents qu il doit inspirer, et tout le bien que j'en pense. Un éloge fu-
nèbre, quand il /est mérité, est un devoir pour les vivants bien pluç
NOVEMBRE Ï855. 685
encore qu'un hommage à celui qui en est le sujet. Tout éloigné qu'est
de nous le pauvre pèlerin , il n'en est pas moins digne de notre atten-
tion et de notre souvenir.
Ce qui doit nous frapper tout d'abord dans le caractère de Hiouen-
thsang et lui concilier toute notre sympathie, et même notre estime,
c'est l'ardeur et la sincérité de sa foi. On pourrait la lui souhaiter plus
éclairée et plus raisonnable; elle ne saurait être plus vive, plus réflé^
chie , plus persévérante. La superstition est un grand aveuglement de
l'esprit; elle n'est point un vice du cœur, et elle peut s'allier avec les
plus solides vertus. Selon le milieu où l'on naît, le siècle où l'on vit,
l'éducation que l'on reçoit, les moeurs que l'on partage, on peut avoir
les croyances les plus grossières, tranchons le mot, les plus absurdes,
sans avoir l'âme moins pure. On peut adorer les plus stupides idoles et
les traditions les plus extravagantes, sans rien perdre de sa valeur mo-
rale. Un héros peut être crédule comme le dernier des hommes. Je
conviens qu'il est impossible de l'être plus que le bon pèlerin chinois ;
mais il faut qu'on le lui passe; et, au vu* ;5iècle de notre ère, on n'au-
rait pas à chercher beaucoup pour découvrir dans les mœurs chré-
tiennes, mêlées encore aux mœurs barbares, et même à celles de
l'antiquité, des croyances aussi insensées et des traditions aussi niaises.
Il ne faut pas être trop sévère pour autrui quand on a dans sa propre
histoire de tels souvenirs et de telles ombres.
Mais, cette rançon une fois payée, je ne trouve qu'à louer dans la vie
de Hiouen-thsang ; et, de quelque côté que je la considère, je n'y vois
que d'admirables exemples.
L'unité qui la domine ne se dément pas un seul instant; et, pendant
cinquante années de suite, c'est une seule et invincible pensée qui
l'inspire et qui la dirige. A l'àgede treize ans, et peut-être plus tôt encore,
sa vocation se déclare; et, jusqu'à sa mort, c'est-à-dire ju.squ'à soixante-
huit ans, il n'agit que pour la suivre, la fortifier, l'étendre et l'accom-
plir. Son unique vœu, disait-il dès son enfance, c'était de propager au
loin la loi brillante qu'avait léguée le Bouddha ; et il n'a rien fait, pen-
dant plus d'un demi-siècle, que servir cette loi à travers tous les ob-
stacles, sans être jamais eflrayé ni rebuté par aucun. Ce sont d'abord,
et comme entrée dans cette rude carrière, des études assidues qui dis-
ciplinent sa jeunesse et qui le promènent, au milieu des troubles civils,
dans les diverses provinces de l'empire ; puis , quand sa récolle de
science est faite, et qu'à l'âge de près de trente ans il se sent capable
d'exécuter la résolution à laquelle il s'est patiemment préparé, il entre-
prend ce redoutable voyage qui le tiendra seize ans passés loin de la
87
686 JOURNAL DES SAVANTS.
patrie, et l'exposera sans cesse à tous les genres de périls, contrées in-
connues et barbares , déserts où rien ne le guide que les ossements des
voyageurs qui ont vainement essayé de les traverser avantlui, montagnes
inaccessibles où, pendant des semaines entières, il faut marcher dans les
neiges éternelles et dans les précipices, fleuves impétueux à franchir;
puis, à côté de ces dangers de la nature, les dangers plus certains encore
que suscitent les hommes , les attaques de brigands avides et sans pitié ,
les mille pièges où peut tomber un étranger chez des peuples dont il
ignore longtemps la langue; et peut-être par-dessus tout encore, ces
séductions de la richesse et de la puissance , tant de fois exercées sur le
pèlerin, et qu'il repousse toujours victorieusement. Rien ne peut lui
faire peixlre de vue un seul jour le grand dessein qu'il poursuit ; et, aux
deux extrémités de sa route, il résiste au roi de Rao-tchang et de Kanya-
koubdja, aux religieux hospitaliers de Nâlanda, comme il résistera
plus tard aux offres plus séduisantes encore des empereurs chinois.
Il s'instruit, il voyage, il traduit pour propager la loi du Bouddha; voilà
sa vie tout entière, aussi simple que grande, aussi modeste que labo-
rieuse, aussi désintéressée qu'énergique.
Je demande si, dans aucune civilisation, à aucune époque, même
chez les nations qu'éclaire la lumière plus pure du christianisme , on
peut trouver un modèle plus complet de dévouement, de courage et
d'abnégation. On peut rencontrer sans peine des intelligences mieux
faites; mais je crois qu'on serait fort embarrassé de découvrir un cœur
plus magnanime.
Ce qu'il y a surtout de remarquable dans la vie intime de cette âme ,
telle que ses disciples el ses biographes nous la montrent, c'est qu'elle
n'a rien de cet égoïsme secret qu'on peut reprocher avec trop de raison
à la foi bouddhique. La pensée du salut ne préoccupe point Hiouen-
thsang; et c'est à peine s'il laisse entrevoir une ou deux fois qu'il compte
sur la récompense éternelle de ses labeurs. Il ne songe jamais à lui-
même; il pense au Bouddha qu'il adore de toutes les puissances de son
esprit et de son cœur; il pense surtout aux autres hommes, qu'il veut
éclairer et sauver; c'est un sacrifice perpétuel dont il ne paraît pas
même avoir conscience; et, dans cet abandon absolu aux intérêts d'au-
trui, il ne se doute point qu'il fait un acte aussi sublime que naïf et sin-
cère. Il n'a jamais le moindre retour sur sa propre personne. Dédaigner
les richesses, les honneurs, le pouvoir et toutes les jouissances de la
vie, est un mérite qui déjà est assez rare; mais ne point songer même
au salut éternel auquel on croit fermement, en faisant tout ce qu'il faut
pour en être digne, c'est un mérite plus rare et plus délicat encore, et
• NOVEMBRE 1855. 687
il est bien peu d âmes parmi les plus pieuses qui aient su pousser le
désintéressement jusqu'à cette extrême limite , où ne se trouve plus que
la pure idée du bien. Hiouen-thsang est une de ces âmes d'élite; et ce
ne serait pas être équitable que d'hésiter h le reconnaître. On peut sou-
rire du singulier idéal qu'il se fait; mais il faut vénérer la conduite
irréprochable que cet idéal lui inspire. Ce n'est pas seulement dans les
actes extérieurs qu'il faut l'admirer; c'est dans les motifs qui dictent ces
actes et leur donnent leur valeur véritable.
Etudié à ce point de vue, le caractère de Hiouen-thsang est un des
problèmes les plus curieux qu'on puisse se proposer. Nous croyons
trop que les verlus que nous possédons dans nos heureux climats, et
grâce à notre civilisation accrue depuis trois mille ans, sont un apanage
exclusif qui n'appartient qu'à nous; nous croyons trop que les autres
siècles, les autres peuj)les, les autres religions surtout, en ont été déshé-
rités. Je ne suis pas suspect de partialité envers le bouddhisme, et j'ai
fait , dans une récente occasion , une part bien sévère de tous les vices et
de toutes les erreurs qui le déshonorent. Mais il faut convenir qu'en face
de tels exemples, on se sent un peu plus d'indulgence pour lui, et que,
tout en détestant ses dogmes, on ne peut nier que son influence n'ait
été parfois très-heureuse, si ce n'est sur les nations, du moins sur les
individus. Voilà, au vii* siècle de notre ère, douze cents ans environ
après le Bouddha, chez un peuple dont nous faisons assez peu de cas,
un de ces nobles personnages, une de ces belles existences morales, qu'on
peut offrir pour modèle à lliumanité. Sans ])artagcr en rien la foi
étrange qui l'anime, on pourrait souhaiter à la plupart des hommes qui
vivent sous une foi meilleure, cette pureté de cœiu:, cette droiture
d'intentions, cette douceur, cette charité, cette inaltérable confiance,
cette générosité stms bornes, cette élévation de sentiments qui ne se
démentent point dans les plus périlleuses épreuves.
Je remercie, pour ma part, M. Stanislas Julien de nous l'avoir fait
connaître, et je regretterais vivement qu'il eût suivi les conseils des jour-
naux allemands, qui auraient voulu qu'il donnât la relation originale
avant la biographie de Hiouen-thsang. Je préfère de beaucoup la marche
qu'il a cru devoir adopter, et ses raisons me paraissent très-solides. Je
ne nie pas que la relation originale, tirée de matéiiaux sanscrits, ne soit
très-intéressante, et il serait bien fâcheux que M. Stanislas Julien ne pût
pas tenir sa promesse de nous la donner prochainement. Mais, puisque
nous devons posséder les deux ouvrages, c'est par la biographie qu'il
fallait commencer. Sans doute des renseignements géographiques puisés
soit à des sources indigènes, soit dans l'observation directe des lieux,
87.
688 JOURNAL DES SAVANTS.
sont du plus haut prix-, mais, d'un autre côté, la peinture de ce grand
caractère, ces détails si curieux sur les études, sur les livres, sur les écoles,
sur les docteurs, sur les mœurs de ces temps, ce tableau de l'Inde
bouddhique, et de la Chine s'assimilant une croyance qu'elle va cher-
cher si loin d'elle dans une langue étrangère, ne me semblent pas
moins précieux, et je crois qu'ils eussent été moins bien accueillis s'ils
n'étaient venus qu'en second lieu. Il importe, d'ailleurs, ce me semble,
avant de recevoir un témoignage, de connaître la personne du témoin,
et il est sage de savoir, quand on le peut, ce que sont les gens avant d'é-
couter ce qu'ils disent. Nous connaissons maintenant Hiouen-lhsang , et
je ne crains pas que son caractère fasse rien perdre à la relation qu'il
nous a personnellement laissée. Cette relation contient les faits les plus
importants pour la géographie, je le veux bien; mais la géographie ne
change pas, et les lieux qu'elle a pour mission d'étudier posent toujours
devant elle. Vous pouvez les retrouver aujourd'hui absolument ce qu'ils
étaient il y a douze cents ans quand Hiouen-thsang les visitait, et des
explorations heureuses et intelligentes nous sont toujours permises,
outre qu'elles deviennent de plus en plus faciles. Mais tous ces faits
moraux que nous révèle la biographie de Hoeï-li et de Yen-thsong
sont à jamais évanouis, etla vie s'en est retirée. Nous les aurions ignorés
sans la piété des deux disciples voulant éterniser la mémoire vénérée
de leur maître; et c'eût été une lacune bien fâcheuse.
Quand la relation originale de Hiouen-thsang sera publiée, et ce mo-
ment, qui est proche, serait déjà arrivé si cette publication n'avait dé-
pendu que de M. Stanislas Julien, je présume que tous les avis seront
d'accord, et que l'on conviendra unanimement que c'est par la biogra-
phie qu'il était convenable de débuter. Grâce à la complaisance de l'il-
lustre traducteur, j'ai pu lire une bonne partie delà relation origmale,
dont, en outre, je connais l'ensemble par une analyse complète et
fidèle; et je n'hésite pas dans l'opinion que j'exprime ici, et qui, j'es-
père, sera bientôt partagée par tous ceux que ces études intéressent.
Quant aux doutes qui ont été élevés h divers titres contre l'authen-
ticité des deux ouvrages, je n'en parle pas : M. Stanislas Julien en a fait
une satisfaisante justice; il serait inutile de répéter ses arguments pé-
remptoires^ La relation originalç de Hiouen-thsang et sa biographie,
par Hoeï-li, revue par Yen-thsong, sont des livres authentiques, si jamais
il en fut, quel que soit d'ailleurs le jugement qu'on en porte; et, pour
* M. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Hioaenthsang, préface, page lxvii et
suiv-
NOVEMBRE 1855. 689
ies esprits bien faits, il n'est besoin que de les lire pour en être per-
suadé , sans parler de tant de preuves irrécusables que poun-aient offrir
les annales officielles de l'empire chinois.
Je ne me suis occupé jusqu'à cette heure que de la personne de
Hiouen-thsang et des principaux incidents de sa vie. Il nous reste à voir
ce que sa biographie peut nous apprendre sur la géographie des pays
qu'il a parcourus, sur l'histoire de ces temps reculés, et sur l'état du
bouddhisme dans l'Inde au vu' siècle de noire ère.
BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.
{ La suite à un prochain cahier. )
Examen des recherches expérimentales sur la végétation ^
par M. Georges Ville, précédé de considérations sur différents ou-
vrages d'agriculture du xviii* siècle, et différentes recherches con-
cernant r agriculture et la végétation. Paris, librairie de Victor
Masson, place de rÉcole de médecine, 1 853 , viii et 1 33 pages,
a planches et figures dans le texte.
PREMIER ARTICLE.
Duhamel du Monceau, coDsidéré conmie agronome savant; — Le mar'
quis de Turbilly, considéré comme agriculteur praticien , et examen de la
première partie de son Mémoire sur les defrichemens.
INTRODUCTION.
Le livre de M. Ville, dont nous rendrons compte, a pour objet
de démontrer que l'air atmosphérique , dépouillé d'ammoniaque , cède
aux plantes une certaine quantité de son azote, indépendamment de
celui qu'elles peuvent puiser ailleurs. Il se compose d'expériences d'une
longue durée, exécutées avec un dévouement à la science de tous les
moments, dans d'ingénieux appareils habilement disposés. Mais aussi,
au sujet de ce livre, se rattachent des questions les plus importantes
de la physiologie végétale et de l'agriculture.
690 JOURNAL DES SAVANTS.
L'importance du sujet, eu égard à la science et à l'application, la
persévérance de l'auteur à en approfondir les détails, et l'estime même
que nous accordons à des personnes qui ont combattu son opinion,
sont autant de motifs pour que nous reprenions, avant de parler de
son livre , l'histoire des travaux dont les siens peuvent être considérés
comme une continuation.
Beaucoup d'ouvrages ont été publiés sur la culture des terres dans le
cours du xvni* siècle, parmi lesquels il en est de remarquables à des
titres divers; entre autres, nous citerons ceux de Duhamel du Monceau,
du marquis de Turbilly, du suédois Wallerius, et dû docteur écossais
F. Home.
Nous disons à des titres divers, parce que Duhamel est l'homme
dont la vie scientifique se partagea entre des recherches expérimentales
et la composition de traités généraux sur l'agriculture , la sylviculture ,
les arbres fruitiers, etc., etc.; tandis que le marquis de Turbilly,
quoique voué comme ses pères à la carrière des armes , se livra avec
ardeur et persévérance h la pratique agricole, dans la triple intention
de défricher des terres incultes , d'augmenter ses revenus et d'améliorer
le sort des paysans dépendants de sa seigneurie de Turbilly ; la descrip-
tion de ses travaux, publiés en lyGo sous le titre modeste de Mémoire
sur les défrichemens , produisit une sensation extraordinaire dai:« tous
les pays où il existe des hommes qui honorent l'agriculture.
Après avoir parlé et de la culture des terres telle qu'elle était pour
Duhamel au point de vue le plus général, de la science de son temps , et
de la pratique toute spéciale du marquis de Turbilly , nous examinerons
les deux ouvrages qui ont eu les premiers pour objet l'application de la
chimie à l'agriculture , telle qu'elle pouvait être conçue d'après les idées
de Stahl avant les travaux de Lavoisier. L'examen de ces deux ouvrages
nous conduira aux travaux dePriestley, qui véritablement sont le point
de départ de la chimie moderne appliquée à la connaissance des corps
vivants.
S I". ,
Ouhaxnei considéré comme agronome, né en 1700, mort en 178a.
Si Duhamel du Monceau a joui de l'estime publique , s'il avait la
confiance de l'administration de son temps , il nous semble cependant
que ses contemporains n'ont apprécié à leur véritable valeur ni sa saga-
cité, ni son esprit expérimentateur. On a loué sans doute la sagesse de
ses écrits, son bon sens, son activité laborieuse et féconde en heureux
résultats, son dévouement à tout ce qu'il jugeait utile; maisa-t-on assez
NOVEMBRE 1855. 691
insisté sur le mérite de plusieurs de ses ouvrages , et particulièrement
sur celui de la Physique des arbres, où l'expérience, appliquée d'une
manière incessante à l'examen des phénomènes de la végétation , a donné
la connaissance de tant de faits importants? nous ne le pensons pas.
Le jugement que nous exprimons est, au reste, celui des savants dis-
tingués de notre temps qui ont été à même de répéter ses expériences.
Ses Éléments d agriculture sont encore à nos yeux un modèle qui a eu
peu d'imitateurs. Duhamel, en les composant, s'appliqua surtout à faire
comprendre ce qu'il considérait comme les principes de l'agriculture ,
et, en les développant, afin d'en faire apprécier l'importance et d'en
donner une connaissance positive , il s'appuyait autant que possible sui
l'expérience. S'il lui arrive , en louant le procédé de culture de TuU ,
de ne pas reconnaître tous les avantages des engrais d'origine orga-
nique, il apprécie mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, en France,
l'utilité de la division du sol pour l'extension des racines. Il préconise
d'ailleurs l'avantage des prairies artificielles, des semis en ligne opérés
à l'aide d'un semoir, et, par l'attention qu'il donne aux machines, et pour
le labourage et l'ensemencement, on ne peut douter qu'il avait le pres-
sentiment de l'ère nouvelle qui commencera un siècle après lui, alors
que les machines passeront des ateliers de l'industrie dans les champs
du cultivateur, quand il s'agira du drainage, de défoncer profondément
le sol, de le labourer, de l'enscmeDeer, et même de récolter le foin et
les céréales.
Duhamel, né en 1700, publia, de >75o à 1768, le plus grand
nombre de ses écrits sur l'agriculture, tels que six volumes Sar la cal-
tare des terres, deux volumes d'Eléments d'agriculture, un volume de la
Conservation des graùis, un Traité des arbres et arbustes qui se cultivent en
Francecn pleine terre (1 785, 2 vol. in-^"), sa Physique des arbres (1 768,
2 vol. in-ii"); de 1760 à 1768 parurent ses traités des Semis et planta-
tion des arbres (1 vol.^in-/i°), De l'exploitation des bois (2 vol. in-4°). Du
transport, conservation et force des bois {2 vol. in-/i°); enfin son Traité des
arbres fruitiers , contenant leur figure, leur description et leur culture {2 vol.
in folio).
11 serait superflu sans doute d'enti'er dans les détails d'ouvrages qui
ont eu plusieurs éditions du vivant de l'auteur, et dont quelques-uns
ont été reproduits de notre temps par.des savants ou des agriculteurs
distingués, dans l'intention de les mettre au niveau des connaissances
contemporaines, puisque, dès lors, il est vrai de dire qu'aucun des ou-
vrages du célèbre agronome de l'Académie des sciences n'a jamais été
perdu de vue de la part de ceux qui avaient intérêt à les connaître.
692 JOURNAL DES SAVANTS.
s II.
Louis-Henri de Menon, marquis de Turbilly, né le 11 d'août J 717,
mort le 25 de février 1776.
1. Mémoire sur les défrichemens , à Paris, chez la veuve dHoury, 1760.
Pratique du défrichement, idem, 1760 (I"* partie du mémoire).
2. Observations sur la sonde et Vécobue.
3. Eclaircissemens sur les défrichemens.
4. Notice sur le marquis de Turbilly, agronome angevin du xviii* siècle, par
M. Guillory l'aîné; Angers, Cosnier et Lachèse , 1849.
Le marquis de Turbilly, entré au service en 1733, comme lieute-
nant, dans Normandie, à l'âge de 1 6 ans, revint probablement après la
paix de Vienne, en lySS, à Turbilly, quoi qu'il en soit, il y était en
1 737, lorsque son père mourut, et, dès cette même année, à peine âgé
de vingt ans, il commença ses défrichements, les continua de 1738 à
ijlii, époque où la guerre le rappela en Bavière et en Bohême, avec
le grade de capitaine, dont il était en possession depuis le 2 1 de fé-
vrier 1760, dans Royal-Roussillon. Son absence n'interrompit pas ses
défrichements : un domestique intelligent les continua, d'après les ins-
tructions de son maître, jusqu'à la fin de 17/18.
Le gentilhomme cultivateur, après s'être vaillamment battu à la tête
du 2* escadron, qu'il commandait à la bataille de Lawfelt, et avoir
reçu quatre coups de sabre, rentra dans ses foyers avec le grade de
major ayant rang de lieutenant-colonel du 1" février 17/18. Il quitta le
service en 1763, et, de 17/19 à 1760, il ne cessa plus de diriger lui-
même ses travaux de défrichement et de culture.
La vie des hommes doués d'une vocation bien déterminée est un des
sujets les plus intéressants de l'élude de l'esprit humain. Elle montre
l'influence qu'une circonstance fortuite peut avoir pour la faire naître,
et comment, une fois développée, l'homme, en y obéissant, sait pro-
fiter de toutes les occasions favorables à le conduire au but où il tend.
Certes, si quelqu'un peut être cité pour avoir eu une vocation , n'est-ce
pas ce gentilhomme, élevé dans la partie la plus triste de l'Anjou, où
se trouvent cependant tant de sites pittoresques et variés ! A peine ses
yeux s'ouvrent-ils qu'il ne voit que des landes, dont la vaste étendue
n'est interrompue que par quelques champs mal cultivés! Il est encore
enfant que l'idée de faire des défrichements se présente à son esprit , et
NOVEMBRE 1855. ' ' 693
qu'il y associe à la fois celles d'augmenter les revenus de la seigneurie
de Turbilly, et d'améliorer, par le travail, une population malheureuse
et fainéante, livrée à la mendicité ime partie de l'année! Sous l'in-
fluence de ces pensées, il étudie, partout où la guerre le conduit, les
pratiques agricoles; il le dit, et il faut l'en croire, puisque, à peine âgé
de vingt ans, le lieutenant, devenu seigneur de Turbilly, commence des
défrichements et des cultures qui ne cesseront pas d'occuper sa vie
(intière.
S'il a suiTi de citer les ouvrages de Duhamel pour rappeler les ser-
vices rendus par leur auteur à l'agriculture, comme savant agronome, il
faut, pour justifier le choix que nous avons fait du marquis de Turbilly
comme représentant les services du praticien, insister sur ce qu'il y a
de remarquable dans son livre des défrichements. .up jijij t
Le Mémoire sur les défrichemens comprend deux parties. La première
donne la description des procédés suivis pendant vingl-deux ans pour
défricher et cultiver les terrains de la seigneurie de Turbilly. La se-
conde est l'indication chronologique des travaux du marquis avec les
réflexions qu'ils lui suggèrent sur la manière dont le royaume de France
est administré. Cette partie, et nous le verrons plus loin, n'a pas moins
d'intérêt que la première, quand on l'envisage comme une étude faite par
un gentilhomme dont les ancêtres, depuis le xiv* siècle, ainsi que lui-
même, avaient versé leur sang sur les champs de bataille pour le roi
auquel tous étaient dévoués.
Certes, la peinture qu'il fait de sa terre, les abus qu'il signale dans
l'administration du royaume, enfin les malheurs mêmes sous lesquels
il succombera plus tard, donnent à cette seconde partie un intérêt
différent, mais tout aussi réel que celui qu'on trouve à la première.
Que la vie du marquis de Turbilly se fût prolongée de seize ans et qu'il
eût siégé à l'Assemblée constituante , nous l'aurions certainement vu
demander avec persistance, en faveur du monarque et de la prospérité
de* la nation, la suppression des abus qu'il avait si bien signalés
dès 17G0, et sa voix eût eu d'autant plus d'autorité, sans doute,
qu'elle aurait exprimé des opinions que lui avaient su^érées dans la
solitude des obstacles que rencontrait l'exécution des projets les plus
louables pour le bonheur public. • i •
Le marquis de Tiu-billy n'était pas un savant, mais un observateur;
il écrivait simplement ce qu'il faisait, sans taire les fautes de l'inexpé-
rience qu'il reconnaissait plus tard , parce qu'avant tout il voulait
éclairer ceux qui le suivraient dans la carrière qu'il avait ouverte.
Pénétré de son sujet, il le traite d'une manière continue, sans y faire
88.
694 JOURNAL DES SAVANTS.
ces divisèoiis si nécessaires à la clarté d'un livixi dont le but est aafre
(jue celui d'amuser des oisife. Mais a-t-on intérêt à étudier le mémoire
sur les défrichements, on voit bientôt qu'il suffît de diviser la pre-
mière partie en sections et chapitres pour en faire un vérifcible traité.
Quoi qu'il en soit, ne cherchons pas dans le livi^ ce que l'auteur n'y u
pas mis. Ne le jugeons pas, à l'instar de certains critiques, comme un
traité général; ne lui reproclions donc pas d'être incomplet, parce que
tous les procédés de défrichements n'y sont pas mentionnés. Voyons
l'ouvrage , tel, que l'auteur l'a conçu , comme un compte rendu de ses
travaux; et, en donnant au mat mémoire le sens qu'on y attache dans
les sciences, lorsqu'il s'agit de recherches expérimentales, nous dirons
que i'éci'it du marquis de Turbilly est une œuvre originale , et c'est h
ce titre que nous allons l'examiner, en le subdivisant comme noua l'en-
tendons en inirodactiaa , sections et chapitres. /,•>) -. '.>. 'nu,'.»^'!'. >^s
- ^^i ■■■■ ■ . 'M •■'- '"■ ' ' ■■
•'. r.l .viii(. INTRODUCTION.- ^ ' "r
Le maquis d€ Turbilly , après avoir parlé de son goût pour l'agri-
cultuîie et de la aécessité de la pratiquer pour lu connaître , expose la
division de son çiftémoire en deux parties, dont la première, essentielle-
ment pratique, se distingue de la §eco«de,, qui est surtout spéculative.
I" PARTIE.
.rlStJM /
Nous diviserons la preajtièjLe partie en deujt sections : ïune se com-
posera de prolégomènes, et ïoiiùre sera consacrée à l'exposé des pro-
cédé» de défrichement appliqués aux trois espèces de terres que com-
pDe«ait la seigneurie de Turbilly. Nows ferons autant de chapitres que
d'espèces de terre, et ces trois chapitres seront suivis d'un appendice
divisé e* deux paragraphes, :. r^t ;iao..
: ^ -•; il'-.,- : . ,..r. . . Liulll. . i.I* ,'
■u< ,b^.i>ri:l' VSRCTtON. .■/.';:.. ... r> ...J-. ?.
Ces prolégomènes , servant d'introduction à ja premièi\; partie, téui oi-
gnent tout d'abord do l'excellent esprit du marquis, de Turbilly ; ils
monti'eot qu'il a parfaitement apprécié l'avantage de connaître ce qu'on
appelle le sous-aol eu agriculture; car il décrit une sonde extrêmement
sinipk,. aui moye» de laquelle om peut se reii4re. un compte exact 4q la
nature dj* terrain jusqu'à la profondeur de 8 à lo pieds ot beau-
^ r NOVEMBRE 1855. M O^f)
coup plus, si on le voulait. Puis, frappé des dégâts que le gibier de
toute sorte occasionne aux cultures, il insiste sur la nécessité, sinon
de le détruire absolument, du moins de le diminuer beaucoup. Selon
lui, les garennes ne sont pas compatibles avec les pays de culture,
aussi se prononce -t -il pour la destruction des lapins; il indique le
moyen d'écarter les cerfs, les biches et les sangliers, des terrains défri-
chés. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, afin de montrer tout
ce qu'a eu de grave l'influence que le régime des chasses royales a
exercée sur l'agriculture des environs de Paris durant des siècles.
Dès Eon entrée en matière , il faisait dïMic preuve de science et de cou-r
rage en signalant les abus d'un état de choses qui, émané de la féoda-
lité , remontait du simple gentilhomme jusqu'au roi pour entraver les
progrès de l'agricultore. •": è.:h . •::. -^ :'^: t tir
Si les obstacles qu'il vient de signaler à l'extension de la culture
tenaient aux institutions, il n'en est plus de môme de trois autres qu'il
mentionne ensuite , à savoir l'humidité du sol, les pierres et le$ racines des
plantes qui sont en possession du terrain qu'il s'agit de défricher.
Après ces généralités , il examine successivement les manières de
procéder poiu" défi'icher;
I ** Les terres de la première espèce , qu'il appelle mauv€iises ;
2* Les terres de la deuxième espèce, qu'il qualifie de médiocres;
3° Enfin les terres de la troisième espèce , qu'il appelle bonnes.
II s'agit, bien entendu, des terres de Turbiily.
CHAPITBE 1*.
DéfricheownU des auavaisn lem* ; nbla vi£i et btAfaoïu. •«. .
Ces terrains coûtent peu à mettre en valeur, parce qu'on n'y trouve
pas de racines plus ou moins fortes qu'il faut nécessairement extirper
avant de penser à les ensemencer. . m
Les mauvaises terres de Turbiily sont ! II o^iniinv, i
a) des sables dénués de végétaux; r -i ' '
Et 6) des sables couverts de mousses, de landes ou ajoncs et de
bruyères.
A l'égard des premiers ( sables a) il suffit de les labourer en plusieurs
sens avant de les ensemencer.
A l'égard des seconds (sables 6), on les laboure deux fois et en sens
ëontraires; les végétaux arrachés par ces labours sont iéchés, puis
réunis en tas et brûlés. Les cendres qui en proviennent sont répandues
88.
696 JOURNAL DES SAVANTS.
uniformément sur le sol. On donne un troisième labour dans le sens
du premier, on herse, on fume, puis on y sème du sarrasin.
Le marquis de Turbilly distingue les trois cas suivants , eu égard à la
destination ultérieure des sols ainsi défrichés.
1° On ne veut y cultiver que du sarrasin; ;. r>- '-
2° On veut les mettre en bois-,
3** On veut améliorer le sol à demeure, c'est-à-dire l'amener à porter
du froment ou du méteil (froment et seigle) ou des légumes.
i" cas. Après la récolte, on laboure et on enterre le chaume déra-
ciné par la charrue ; on fume et on sème.
On laisse reposer un an. ', ; . ' î p i ; n
2" cas. On ne fume pas; on donne deux labours en hiver, un troi-
sième en mars, puis on y semé des graines de pin.
Ce pin a atteint sa croissance à cinquante ans dans les terres de Vau-
landry.
3* cas. Les terrains que le marquis de Turbilly améliorait à demeure
étaient des sables qui couvraient un sous-sol terreux.
Il y faisait creuser des trous de distance eu distance ; la terre du sous-
sol était jetée en petits tas sur la partie du terrain non creusée; ils res-
taient exposés à toutes les intempéries d'un hiver et s'amélioraient ainsi
par la division et par le contact des agents atmosphériques qui les pé-
nétraient librement. Au printemps on régalait le terrain , on le labou-
rait, et, par ce moyen , le sable de la superficie se trouvait mêlé avec une
terre plus ou moins forte. On fumait et on y semait du seigle.
La récolte était bonne.
On pouvait sans fumer en faire doux autres consécutivement.
Après cela la terre recevait du froment.
Le marquis de Turbilly, tout en reconnaissant la supériorité du fro-
ment sur les autres céréales, était grand partisan du seigle. Si la paille
de cette céréale ne vaut pas celle du froment, cependant, mêlée à du
foin, elle est d'un excellent usage, particulièrement pour les bœufs de
labourage. Il considère aussi la paille de sarrasin comme bonne po»ir
les vaches.
CHAPITRE II. .,;
Défirichements des terres médiocres.
Sous cette qualification, le marquis de Turbilly comprend des terres
légères, sablonneuses, graveleuses, mais ne pouvant servir, comme le
sable vif, à faire un bon mortier avec la chaux. 'n • ' : .^
.ë8
NOVEMBRE 1855. 697
Il a joule que les terres sahlonneases mauvaises, mais où croissent des
bruyères ou d'autres plantes à racines plus fortes que celles des plantes
qu'il a signalées dans les sables du chapitre précédent [h), doivent être
soumises au traitement qu'il va prescrire pour les terres médiocres. Les
nouveaux détails dans lesquels nous allons entrer feront connaître l'es-
prit qui a dirigé le marquis de Turbilly dans ses défrichements et la va-
riété des questions de pratique agricole qu'il y a heureusementrattachées.
Les terres médiocres traitées par le marquis de Turbilly produisaient des
landes ou ajoncs, des bruyères noires ou blanches, des fougères, des
genêts , des épines et des herbes.
Pendant l'hiver qui précédait le défrichement, il se débarrassait des
eaux, des pierres et des grosses racines; au milieu de mars, il procédait
à ïécobaage. Le nom de cette opération vient de l'outil appelé en Anjou,
écobue, qui sert à la faire. Il importe au but que nous nous proposons,
d'en parler avec quelques détails, afin qu'en appréciant l'influence de
toutes les circonstances que présente la pratique de l'écobuage, on
puisse apprécier le bien qu'a fait en agriculture le marquis de Turbilly.
L' écobue est une sorte de pelle de fer légèrement courbée , plus large
au tranchant qu'à la douille. Un manche de bois y est adapté sous
un angle de /i5 degrés environ. Au moyen de l'écobue on pelle le
gazon en plaques de 1 8 pouces de longueur sur i a pouces de largeur
avec une épaisseur de k pouces. On les renverse sur la surface du sol ,
et de temps en temps on les retourne afin d'en faciliter la dessiccation.
A la Saint Jean on construit avec ces plaques des fourneaux de i o pieds
de hauteur sur i o pieds de diamètre , et on y met le feu. Toute la
matière organique de la terre étant consumée, on distribue les cendres
en tas coniques sur Je terrain , et à la Toussaint on les répand égale-
ment sur le sol à la pelle. Enfm on prépare le terrain pour l'ense-
mencer. Le marquis de Turbilly entre dans tous les détails désirables
lorsqu'on veut que ces opérations soient faites avec fruit et avec par-
faite connaissance des choses. La terre reçoit la semence quinze jours
après l'époque où, en Anjou, on a coutume de semer les terres ordi-
naires; elle peut avoir été préparée : i° à plat; i" en planches; 3° en
sillons.
En ce dernier cas, il proscrit de diriger les sillons du nord au sud,
afin que le soleil les frappe également sur leurs moitiés longitudinales ;
tandis que, orientés de l'ouest à l'est, le soleil frapperait seulement la
moitié qui voit le sud. Il est entendu qu'il s'agit des sillons tracés en
plaine cl non sur le penchant d'un coteau.
La première année, on ne sème que la moitié des grains qu'on aurait
1698 JOURNAL DES SAVANTS.
semés en terrain ordinaire, et, suivant que celui-ci est tout à lait ^ms,
ou moyennement gras ou peu gras, il prescrit de mettre le premier en
froment, le second en méteil , c'est-à-dire partie froment , partie seigle,
enfm le troisième en seigle.
On coupe la récolte à chaume perda , c'est-à-dire rez terre, on le brûle,
et immédiatement on donne un labour; quelques jours après on en
donne un second dans le même sens, et plus tard on en donne succes-
sivement deux nouveaux en sens opposés , puis un dernier dans le sens
du premier. On herse , et quelques jours après on sème.
On cultive de même avec du fumier les terrains travaillés à bras
pour blé ou légumes.
Si les terres médiocres sont destinées à êti'e plantées en bois, on ne
fume pas; on les épuise en y semant du blé; on peut faire ainsi* jusqu'à
quatre ou même cinq récoltes. > '• -
Nous avons suivi jusqu'ici l'ordre des matières adopté par l'auteur;
arrive à la préparation du fumier qu'il appelle artiliciel, nous passe-
rons immédiatement au chapitre III , où il est question des terres bonnes.
Après ce chapitre, nous présenterons, dans un appendice, d'abord tout
ce qui est disséminé dans l'ouvrage sur les engrais d'origine minérale et
organique; ensuite des observations sur l'écobuage, tel que l'a envisagé
le marquis de TurbiJly, au double point de vue de la théorie et de la
pratique.
CHAPITRE m. ,^, . , .!, • ,f' , <
De» terre» bonnes. • '
On écobue les bonnes terres comme les précédentes, après les avoir
débarrassées durant l'hiver des eaux , des pierres et des grosses racines.
Mais, lorsque les plantes sont clair-semées, les plaques de gazon qu'on
lève à l'écobue ne doivent pas avoir l'épaisseur de celles qui sont dans
lu cas contraire.
Les terres de qualité supérieure reçoivent le froment dès la première
année, les autres ne reçoivent que du méteil. '
La culture de ces terres est la même que celle des précédentes, sauf
qu'en général on ne les met pas en bois.
Enfin , le marquis de Turbilly examine le cas d'une terre bonne qui
n'a pas assez de gazon pour se lever en plaques.
On la bêche au printemps à la tranche ou à la pioche , on l'expose
à l'air pendant un mois ou six semaines. Au moyen de râteaux de fer on
remet tous les débris végétaux en petits tas distribués uniformément sur
NOVEMBRE 1855. QW
le teiTain. On embrase ces tas, puis on en régale les cendres avec des
pelles de bois. Enfin, au moyen de la charrue, on recouvre les cendres de
la terre soulevée par elle. Pendant 1 elé on fait plusieurs lahoui'S croisés,
puis on prépare la terre à piat, en planche ou en sillon, et on l'ense-
mence en avoine d'hiver. Après la récolte on fume, on y met de la chaux
ou delà marne, et, si elle était trop grasse, du sable. On sème les
deux années suivantes du méleil ou du froment, puis on laisse reposer
la terre un an , et enfin on la cultive comme des terres ordinaires.
APPENDICE.
S 1". Des engrais d origine minéraie et J*origin« organique {u-escrits par le marquis
de Tvrbiiiy.
11 n'y a pas d'agriculture sans engrais minéraux et sans engrais orga-
niques. Cette proposition, pour beaucoup de gens, est si incontes-
table, qu'elle peut leur sembler triviale; cependant on a émis, dans ces
derniers temps, des opinions qui, quand elles n'étaient pas la propo-
sition contraire, avaient, du moins, |>our conséquence de tendre à faire
diminuer le nombt^ des animaux dont on recueille le fumier dans les
fermes, parce qu'on avançait en fait la possibilité de cultiver la terre
en n'y employant que des engrais d'origiue minérale»
Le marquis de Turbilly, convaincu de l'impossibilité d'étendre ses
défrichements sans augmenter ses engrais minéraux et ses engrais orga-
niques proportionnellement à ce qui est nécessaire au succès des rt^-
coltes, fit tout ce qui dépendait de lui pour satisfaire à cette condition.
On ne peut apprécier la justesse de ses vues qu'en réunissant, comme
nous allons le faire , ce qu'il dit des engrais dans La première et la
deuxième partie de son livre.
L'avantage des amendements et engrais minéraux était ai bien conim
du marquis de Turbilly, que sa tarière avait pour objet principal de
faire connaître le sous-sol, afin de profiter de sa nature, là où il jugeait
qu'il y aurait avantage à le mêler avec la couche qui le recouvrait.
C'est ainsi qu'il mélangeait le sable siliceux de ses mauvaises terres
avec le sous-sol argileux (pages 2S-Z2), et même ce sable à des sols
formés de terres fortes (page i33).
Il appréciait si bien l'avantage de l'engrais calcaire, qu'il constiniisit
des fourneaux à chaux; à la vérité, celle qu'il fabriquait ne servait pas
seulement à ses champs, mais encore aux constructions que l'extension
de ses cultures rendait nécessaires (page i^i).
700 JOURNAL DES SAVANTS.
Personne n'a estimé plus haut que lui la valeur des cendres comme
engrais; aussi a-t-il beaucoup préconisé l'emploi de gazons levés à l'éco-
bue, vers la mi- avril, dans des terres voisines d'un terrain récemment
défriché, qui a produit une première récolte. Ces gazons, une fois des-
séchés et distribués en tas creux à l'intérieur, étaient embrasés de ma-
nière à se consumer lentement, puisque le feu s'y entretenait jusqu'en
automne. On répandait la cendre qui en provenait sur le terrain
(page 119).
Mais l'engrais le plus remarquable, sous le rapport de la nouveauté,
qu'employa le marquis de Turbilly, fut ce qu'il appela des fumiers artifi-
ciels. Il en décrit la préparation avec détail (I" partie, de la page 1 o5 à
1 09). Voici, en définitive, à quoi elle se réduit :
A la mi-novembre, en Anjou, on nettoie les basses-cours, avant-
cours et issues de la maison; on creuse le sol un pied au-dessous du rez-
de-chaussée, s'il le faut. On y met une couche de bruyère de deux pouces
d'épaisseur, ou une couche de chaume ou encore de paille de seigle
d'un pouce d'épaisseur.
On recouvre cette couche de six pouces de gazon ou de terre. On y
jette toutes les balayures, les immondices des cuisines, et on fait courir
dessus les animaux des écuries et des étables , surtout s'il survient de la
pluie. Après quinze jours, si la matière n'est pas trop mouillée, on la
transporte dans un trou étanché, où on la mêle avec la moitié de son
volume du fumier des écuries et des étables.
Le fumier des écuries se trouve donc triplé par cette opération.
Une fois que le terrain des basses-cours, des avant-cours et issues a
été nettoyé, on recommence à le couvrir de bruyère, de chaume ou
de paille et de gazons, et on continue comme la première fois.
On ne cesse la confection de ce fumier qu';\ la moitié du printemps.
La matière qu'on retire des cours et qu'on ne met pas dans un trou
peut être mise en tas et abandonnée deux ans à elle-même.
Nous avons rappelé ces opérations du marquis de Turbilly, parce
qu'il en est qu'on a préconisées, comme nouvelles, dans ces derniers
temps; si elles ne sont pas identiques à celles dont nous venons de
parler, elles y ressemblent beaucoup.
S 2. Observation sur l'écobuage, tel qu'il a été envisagé par le marquis de Turbilly
au point de vue théorique et pratique.
On écohaait en Anjou et dans le Poitou longtemps avant le marquis
NOVEMBRE 1855. 70'1
de Turbiliy, mais sans méthode, sans principe; aussi incontestablement
a-t-il le mérite d'avoir pratiqué et décrit celte grande opération agricoie
de défrichement , de manière à en assurer le succès en ne la pratiquant
que dans les circonstances qu'il détermine, et convenablement. Ainsi
il montre que l'écobuage ne réussit pas dans les landes où le feu vient
de passer. Il faut, avant de l'y pratiquer, que deux années se soient
écoulées.
^ Si les plaques de gazon qu'on lève à l'écobue n'ont pas une épaisseur
convenable, relativement à la profondeur où les racines des herbes pé-
nètrent, l'écobuage est manqué, et, à ce sujet, il cite la faute qu'il com-
mit en faisant faire à la tâche cette opération par des ouvriers étrangers
à la commune de Turbiliy.
Au reste, les contemporains, comme nous le verrons plus loin, ont
été unanimesi.à reconnaître -le bien que le marquis de Turbiliy avait fait
en défrichant des landes pendant vingt-deux ans, et en publiant tous les
procédés de sa pratique éclairée.
Il semble que ïécobuage, à proprement parler, ne devjait signifier
que l'opération de lever les gazons en plaques, au moy-en de Yécobue;
cependant, parce qu'il est suivi de la mise en feu de ces plaques de ga-
zon disposées en fourneaux, écoboage, pour beaucoup de personnes,
signifie la calcination de la partie superficielle d'an terrain destiné à la culture.
Or cette interprétation a occasionné plus d'une erreur, par la raison
que, si l'écobuage est surtout utile quand il est suivi de la combustion
du gazon levé à l'écobue, cependant on peut écobuer pour faire des
famiers dits artificiels ^ et, d'un autre côté, on peut calciner des terres
trop fortes, trop compactes, là où l'on ne dispose pas de sable pour
les diviser, et, en ce cas, la calcination peut n'être pas précédée de ïéco-
buage proprement dit. Maintenant, pour qu'où sache tout ce que ïéco-
buage, suivi de la combustion des plaques de gazon, tel que le marquis
de Turbiliy l'a pratiqué, a d'avantageux, il faut nécessairement dire
quelques mots des cultures successives où \a jachère morte n'existe plus,
c'est-à-dire qu'à une culture ne succède pas une époque où la terre e.«;t
abandonnée un an à elle-même sans être cultivée.
On se tromperait si l'on croyait que l'abondance du fumier est la
condition unique d'une culture continue dans un même terrain. Par
exemple, si, après une récolle de froment, vous fumiez pour semer du
froment ensuite, et cela plusieurs années dans un terrain ordinaire,
il arriverait généralement une époque où votre froment serait envahi
par de mauvaises herbes, et voici pourquoi : si le champ renferme des
graines de plantes qui mûrissent quelque temps avant le froment, ou,
89
7Ô2 JOURNAL DES SAVANTS.
ce qui revient au même, si ]e froment que vous semez est mêlé de
graines semblables, celles-ci donneront des plantes qui infesteront le
sol de leurs semences , parce que leur maturité précédera celle du fro-
ment. Si toutes ces graines ne germent pas après la récolte du froment,
celles qiii resteront dans la terre se développeront avec le froment
semé pour la seconde fois et produiront des semences qui infesteront
le sol comme les premières l'ont fait. On coriçoit que ces graines allant
en augmentant avec le temps, les récoltes seront de plus en plus com-
promises. Comment combattra-t-on l'invasion de ces graines nuisibles ?
D'une manière très-simple, si l'on fait succéder aux .céréales des plantes
qu'on appelle sarclées, telles que la pomme de terre, la betterave, etc. ,
parce qu'à l'époque où les mauvaises herbes auront atteint une certaine
hauteur, on les binera, et, dès lors, elles ne porteront pas graine, et, en
répétant les binages dans la même année et-le même sol,. on finira par
les détruire. .
Mais, si l'on n'a pas recours à la culture des plantes sarclées , Yécobuage,
suivi de la Qpmbustion des gazons , tel que le marquis de Turbilly con-
seille de le pratiquer, aura le même résultat; c'est ce qu'il est aisé de
concevoir après ce que nous venons de dire. EITectivement, les graines
des plantes adventices qui sont dans la condition la plus propre à in-
fester la prochaine moisson, occupant la couche superficielle du soi,
elles se trouvent, pour la plus grande partie du moins, dans la couche
de gazon enlevée par.l'écobue; dès lors, le passage au feu de ce gazon
détruisant les graines, ainsi que les insectes et leurs œufs, a la plus heu-
reuse influence pour nettoyer la terre.
C'est là réellement un des grands avantages de Yécohaacie, tel que le
marquis de Turbilly l'a pratiqué et 'tel qu'il a conseillé de le pratiquer
pour nettoyer une terre infestée de mauvaises graines. Il affirme qu'un ter-
rain écobué est vingt ans sans produire , pom' ainsi dire , d'herbe dans
les blés; aussi conseille-t-il d'écobuer les prairies usées et les ma-
rais. L'avantage de ce procédé n'a pas été, à mon sens, suffisamment
développé dans la plupart des traités d'agriculture publiés postérieure-
ment au Mémoire sar les défrichemens. Ou on a négligé d'en parler, ou
on en a parlé trop brièvement, et, dans ce cas, quelques auteurs se sont
trop préoccupés de la destruction de Yhamus.
Un avantage que ïécobaage, suivi de la combustion des gazons, peut
avoir, est la combinaison que la silice du sol peut contracter avec la po-
tasse des plantes brûlées, combinaison qui, empêchant la potasse
d'être -entraînée par les eaux , la maintient dans le voisinage des racines
par lesquelles elle s'introduit peu^ peu et convenablement dans la
NOVEMBRE 1855. 703
plante avec che la silice, pour satisfaire au besoin de la végétation, et
l'on sait aujourd'hui que la silice* est particulièrenient nécessaire au dé-
veloppement des céréales.
E. GHEVREUL.
{La suite à un prochain cahier.)
Des carnets autographes du cardinal Mazarin»
conservés à la Bibliothèque impériale.
QUATORZIÈME ARTICLE ^
• Comment la dernière tentative d'assassinat formée contre Mazarin ,
l'embuscade nocturne si bien dressée contre lui dans les derniers jours
du mois d'août i663, a-t-ellc échoué? Ici, sans nous arrêter à discu-
ter les conjectures d'Henri de Catnpion, bornons-nous à dire que Ma-
zarin, qui était sur ses gardes, prévint le coup qui lui était destiné, en
n'allant pas chez la reine le soir où on devait le frapper, lorsqu'il revien-
drait du Louvre. Le lendemain , la scène était changée. Le bruit s'était
répandu que le premier ministre avait pensé être assassiné par Beaufort
et ses amis, mais qu'il avait échappé, et que la fortune se déclarait en
sa faveur. Un projet d'assassinat, sui^out lorsqu'il est manqué, excite
toujours une extrême indignation, et celui qui est sorti d'un grand
danger, et parait destiné à l'emporter, trouve aisément des défenseurs.
Une foule de gens, qui eussent peut-être appuyé Beaufort victorieux,
vinrent offrir leurs semces et leur» épées au cardinal ,' et , dans la ma-
tinée, il se rendit au Louvre escorté de trois cents gentilshommes.
Depuis quelques jours , Mazarin avait compris qu'il lui fallait à tout
' Voyez, pour le premier article, le cahier d'aoûl i854, page 5^7; pour le
deuxième, celui de septembre, page Sai ; pour le troisième, celui d'octobre, page
600; pour le quatrième, celui de novembre, page 687; pour le cinquième, celui
de décembre, page 753; pour le sixième, celui de janvier i855, page 19; pour le
septième, celui de février, page 84; pour le huitième, celui de mars, page 161 ;
pourle neuvième, celui d'avril, pnge2i7; pour le dixième, celui de mai, page3o4;
pour le onzième, celui de juillet, page 43o; pour le douzième, celui de sep-
tembre, page 555; et, pour le treizième, celui d octobre, page 6aa.
89.
704 JOURNAL DES SAVANTS.
prix éclaircir la situation, et que le moment était venu de forcer la
reine à prendre un parti. L'occasion était décisive. Si le péril qu'il ve-
nait de courir, .et qui n'était que suspendu sur sa tête, ne suffisait pas
à tirer la reine de ses incertitudes, c'est qu'elle ne l'aimait point; et
Mazarin savait bien qu'au milieu des dangers qui l'entouraient, toute
sa force était dans l'affection de la reine, et que de là dépendaient
et son salut présent et son avenir. Aussi, soit politique, soit passion
sincèi-c, c'est toujours au cœur d'Anne d'Autriche qu'il s'adressait,
et, au début de la crise, il s'était dit à lui-même : «Si je croyais que
(( la reine se sert de moi par nécessité , sans avoir d'inclination pour
«ma personne, je ne resterais pas ici trois jours ^ » Mais, nous l'a-
vons établi^, Anne d'Autriche aimait Mazarin. Chaque jour, en le com-
parant à ses rivaux, elle l'appréciait davantage. Elle admirait la justesse
et la lucidité de son esprit, sa finesse et sa pénétration, cette puissance
de travail qui lui faisait porter le poids du gouvernement avec une
aisance merveilleuse, son coup d'œil si sûr, sa profonde prudence et
en même temps la judicieuse vigueur de ses résolutions. Elle voyait
les affaires de la France partout prospérer entre ses mains fermes et ha-
biles. Le cardinal n'était pour rien, il est vrai, dans l'immortelle bataille
qui venait d'inaugurer avec tant d'éckt le nouveau règne; mais il était
poirr beaucoup dans les succès qui avaient suivi et montré à l'Europe
étonnée que la journée de Rocroy n'était pas un heureux hasard. Quand
tout le monde dans le conseil s'était opposé au siège de Thionville.
quand M. le Prince lui-même y était contraire, quand Turenne consulté
n'osait pas se déclarer, c'est Mazarin qui avait insisté ^ec une énergie
extraordinaire pour qu'on profitât de la victoire de Rocroy, et qu'on
rapprochât la France du Rhin. La proposition première venait sans
doute du jeune vainqueur, mais Mazarin avait eu le mérite de la com-
prendre, de la soutenir et de la faire triompher. Si jamais premier
ministre n'avait été servi par un tel général , jamais aussi général
n'avait été servi par un tel ministre; et, grâce à tous les deux, le onze
d»i mois d'août, pendant que messieurs les Importants mettaient leiir
génie à faire un indigne affront h la noble sœur du héros qui venait
de sauver la France et qui allait l'agrandir, pendant qu'ils déployaient
leur éloquence dans les salons ou aiguisaient leurs poignards dans de
ténébreux conciliabules, Thionville, alors une des premières places
de l'empire, sn rendait après une défense opiniâtre; nous pouvions
' m* carnet, p. lo, en espagnol : «Sy yo creyera lo que dicen que S. M. se
«siervedi mi per necessidad, sia tener alguna inclination, no pararîa aqui 1res
« dias. » — ' Voyez l'article de la livraison d'avril dernier.
NOVEMBRE' 185 5. 705
marcher au secours du maréchal de Guébriant, couvrir l'Alsace, pas-
ser le Rhin, et aller faire tête à Mercy. La régence d'Anne d'Autriche
s'ouvrait sous les plus brillants auspices. Et en mcme temps le ministre
auquel la reine devait tant, au lieu de s'imposer à elle et de prétendre
la gouverner, était à ses pieds, et lui prodiguait des soins, des respects,
des tendresses qu'elle n'avait jamais connues. Loin qu'il lui parût res-
sembler à l'impérieux et triste Richelieu, elle pouvait se rappelei-, avec
une émotion agréable , les paroles de J^ouis XIII, lorsque pour la première
fois il lui présenta Mazarin, en 1689 ou 16/io : «Il vous plaira, Ma-
udame, parce qu'il ressemble à Buckingham. » Mais c'était Buckin-
gham avec un bien autre génie. Elle dut frémir, quand Mazarin mit
sous ses yeux tous les indices de l'odieuse entreprise formée contre lui ,
indices nomijreux, évidents, accablants, que les carnets font connaître,
et que confirment les 'mémoires de Henri de Campion. Il y eut là entre
Anne d'Autriche et Mazarin de suprêmes explications. Plus que jamais,
il dut la presser de lever le masque*, de sacrifier à une nécessité mani-
feste les ménagements qu'elle s'étudiait à garder, de braver Un peu plus
les discours de quelques dévots et de quelques dévotes, et de lui
permettre enfin de défendre sa vie. Jusque-là nous avions vu Anne
d'Autriche hésiter par des raisons qui se comprennent. L'insolence
de madame de Montbazon l'avait déjà fort irritée; la conviction qu'elle
acquit des nombreuses tentatives d'assassinat qui avaient échoué par
hasard et pouvaient se renouveler, la décida, et c'est dans les derniers
jours du mois d'août qu'il faut placer la date certaine de l'ascendant
déclaré, public et sans rival, de Mazarin sur Anne d'Autriche. Il ne
lui avait jamais 'déplu ; il commença à lui agréer dans le mois qui pré-
céda la mort de Louis XIII; elle le nomma premier ministre au milieu
de mai, un peu par goût et beaucoup par politique; peu à peu le
goût s'accrut, et devint assez fort pour résister à toutes les attaques;
ces attaques, en passant aux dernières extrémités et en lui faisant
craindre pour la vie même de Mazarin, précipitèrent la victoire de
l'heureux cardinal, et, le lendemain du dernier guet-apens nocturne où
il devait périr, Mazarin était le maître absolu du cœur do ïa reine, et
plus puissant que ne l'avait été Richeheu après la journée des Dupes.
Nous avons en vain recherché dans les carnets quelques traces des
explications que Mazarin dut avoir avec la reine en cette grave conjonc-
ture. Ces explications-là ne sont point de celles qu'on puisse oublier, et
dont il soit besoin de tenir note. Cependant nous rencontrons un
' II* carnet, p. G5 : 1 Quitter te la maschera.i
706 JOURNAL* DES SAVANTS.
passage obscur écrit en espagnol , où nous saisissons assez distinctement
les mots suivants : « Je ne devrais plus avoir aucun doute depuis que la
«reine, dans un excès de bonté, m'a dit que rien ne pourrait m'ôter le
« poste qu'elle m'a fait la grâce de me donner auprès d'elle ; néanmoins,
« comme la crainte est une compagne inséparable de l'affection, etc. ^ » Vers
ce temps-là, Mazarin, étant tombé un peu malade à force de travaux et de
soucis, et ayant pris la jaunisse , a écrit cette ligne fort courte, mais qui
donne beaucoup à penser : « La jaunisse, fruit d'un amour extrême^. »
Madame de Motteville était de service auprès de la reine Anne ,
lorsque, au bruit de l'assassinat qui n'avait pas réussi, les courtisans
s'empressèrent de venir au Louvre protester de leur dévouement. La
reine, tout émue, lui dit' : «Vous verrez , devant deux fois, vingt-quatre
«heures, con>meje me vengerai des tours que ces méchants amis me
" font.» «Jamais, ajoute madame de Motteville , "le souvenir de ce peu
«de mots ne s'efiacera de mon esprit. Je vis en ce moment, par le feu
« qui brillait dans les yeux de la reine , et par les choses qui en effet
« arrivèrent le lendemain et le soir même , ce que c'est qu'une personne
«souveraine, quand elle est en colère et qu'elle peut tout ce qu'elle
« veut. » Si la fidèle dame d'honneur eût été moins discrète , elle eût pu
ajouter : surtout quand cette personne souveraine est une femme et
qu'elle aime.
Mazarin avait dit* : «Les menées contre moi ne cesseront point, tant
« qu'on verra auprès de Sa Majesté un parti puissant déclaré contre
«moi, et capable de gagner l'esprit de la -reine s'il m'arrivait quelque
« disgrâce. » La défaite de ce parti fut demandée par Mazarin et accordée
par la reine, et les mesures les plus nécessaires immédiatement arrêtées.
Ce qui pressait le plus et ne pouvait être différé. d'un jour, c'était de
se mettre à l'abri de tout nouvel assassinat et de profiter du premier mou-
vement de l'indignation publique contre l'auteur du complot et ceux qui
y avaient pris part. Or l'auteur apparent du complot, c'était le duc de
Beaufort, aidé de ses principaux officiers et de quelques gentilshommes
de la maison de Vendôme. Il fallait donc arrêter Beaufort et lui faire son
^ IIP carnet, p. 45 : tlo no tengo deque dudar, despues de haverme S. M. con
« ecceso de bondad persistiendo que iiadie podria derribarme del puesto que
«se ha servido darme en su pralia, mas contodo eslo siendo el lemor un
«compagnero inseparabiie dell' affection, etc., etc.» — * IV* carnet, p. 3 : «La
agiallezza cagionata da soverchio amore. » — ^ Mémoires, t. I", p. i85. — * IIP
carnet, p. gS et dernière : «Ogniuno mi dice che li disegni contra me non cesse-
a ranno, finche si vedrà che appresso di S. M. vi è un polente partito contro di me,
« e capace d'acquistar lo spirilo di S. M. quando mi succéda una disgrazia. »
NOVEMBRE 1855jnnv '707
procès. La reine y consentit. On peut juger par là de l'autorité que Mazarin
avait prise, et jusqu'où Anne d'Autriche pourrait aller un jour pour dé-
fendre un ministre qui lui était cher. Le duc de Beaufort était, avant la
mort de Louis XIII, l'homme en qui la reine avait le plus de confiance,
et pendant quelque temps on l'avait cru destiné au rôle de favori. C'est
à lui que le jour de la mort du roi elle avait remis la garde de ses en-
fants; elle lui avait proposé la charge de grand écuyer qui tous les jours
l'approchait de sa personne. Depuis, Beaufort avait bien gâté ses affaii'es
par ses airs avantageux et par son évidente incapacité, surtout par sa
liaison publique avec madame de Montbazon ; mais la reine avait une
assez grande faiblesse poui* lui, et, au bout de trois mois, signer l'ordre de
son arrestation était un _grand pas, nécessaire, il est vrai, mais extrême,
et qui était le signe manifeste d'un entier changement dans le cœur et
les relations intimes d'Anne d'Autriche. La dissimulation même qu'elle
mit dans cette affaire marque la fermeté réfléchie de sa résolution.
C'est le 2 septembre que Beaufort fut arrêté dans le Louvre même.
Cette journée est vraiment solennelle dans l'histoire de Mazarin, et
nous pourrions dire dans celle de la France, car elle a vu le raffermis-
sement de la royauté, ébranlée par la mort àe Richelieu et de Louis XIII.
et la ruine du parti des Importants. Ils ne s'en relevèrent qu'au bout
de cinq ans, en 16/18, à la Fronde, où ils reparurent toujours les
mêmes, avec les mêmes desseins et la même politique au dedans et au
dehors,* et, après avoir soulevé de sanglants et stériles orages, vinrent
de nouveau se briser contre le génie de Mazarin et l'invincible fidélité
d'Anne d'Autriche.
Le 2 septembre au matin, Paris et la cour retentissaient du bruit de
l'odieuse embuscade tendue la veille à.Mazarin entre le Louvre et l'hôtel
de Clèves. Les cinq conspirateurs qui avec Beaufort y avaient mis la
main, à savoir le comte de Beaupuis, Alexandre et Henri de Campion,
Brillct et Lié, avaient pris la fuite et s'étaient mis en sûreté. Beaufort
et madame de Chevreuse ne pouvaient les imiter ; fuir, pour eux, c'eût
été se dénoncer eux-mêmes. L'intyépide et audacieuse duchesse n'avait
donc pas hésité à paraître îi la cour, et elle était auprès de la reine
dans la soirée du 1 septembre, avec une autre personne, étrangère à
ces trames ténébreuses et même incapable d'y ajouter foi, une bien
différente ennemie de Mazarin, la pieuse et noble madame de Haute-
fort. Pour Beaufort, insouciant et brave, il était allé le matin à la chasse,
et, à son retour, il alla au Louvre, selon sa coutume, présenter ses
hommages à la reine. Madame de Motteville raconte comment il fut ar-
rêté dans le cabinet même d'Anne d'Autriche. La bonne dame d'honneur.
708 ■ JOURNAL DES SAVANTS. *
toujours attentive à taire ou à nier ce qui pourrait nuire à sa maîtresse,
et à relever ce qui lui est favorable , se complaît à célébrer sa dou-
ceur et son humanité. Nous voyons surtout dans la conduite de la
reine une dissimulation merveilleuse, comme madame de Motteville ne
peut s'empêcher de le remarquer : il est évident que tout était concerté
d'avance entre ia reine et Mazarin, et, si les larmes qu'elle répandit en
cette circonstance montrent ce qu'il lui en coûta de faire mettre en
prison un ancien ami, elles prouvent aussi, et encore bien plus, à quel
point l'ami nouveau lui devait être cher pour en avoir obtenu un tel
sacrifice. m? "^c'
Beaufort, arrêté au Louvre le 2 septembre au soir, y passa la nuit
sous bonne escorte; et, le lendemain matin, il était conduit à ce même
château de Vincennes où, quelques jours auparavant, il avait été se
promener et faire collation avec la reine. Le peuple de Paris , toujours
ami des résolutions hardies, quand elles réussissent, ne s'était nulle-
ment ému de la disgrâce de celui qu'un jour il devait adorer, et, en
voyant passer sur le chemin de Vincennes le futur roi des faubourgs
et des halles, il avait applaudi, à ce qu'assure Mazarin \ et s'était écrié
avec joie : «Voilà celui qui foulait troubler notre repos! » Beaufort fut
d'abord traité à Vincennes avec les plus grands égards; on lui donna
un valet de chambre et un cuisinier^; il put recevoir des lettres et en
écrire'. Sûr que tous les vrais conspirateurs s'étaient évadés, qu'on
n'avait mis la main que sur des hommes d'exécution qui' n'étaient pas
dans le secret, et que par conséquent il était impossible de le «on-
vaincre, Beaufort nia tout, et avec une intrépidité facile défia la justice
et Mazarin. Le gouverneur de Vincennes, Chavigny, qui n'avait pu
étouffer dans son cœur le dépit de voir son ancien protégé devenu pre-
mier ministre, et qui se résignait d'assez maiîvaisc grâce à une situa-
tion secondaire, ménageait un peu le prisonnier par générosité ou par
politique, et, dans les visites qu'il lui faisait, lui offrait ses services et
lui disait que le temps accommoderait tout^. Ceux des importants qui
n'étaient pas compromis s'agitaient en faveur de Beaufort; ils tenaient
des assemblées^, comme pour faire voir qu'ils n'avaient pas peur. Les
' III* carnet , page 88 : « Tullo il popolo gode , et diceva : Eccola quello che vo-
«leva lurbar ilnoslro riposo. • — 'Madame de Motteville, t. I", p. 190. — 'II' carnet,
p. 82 : tBofort riceve ogni giorno due lellere, et ne manda due. Non è ben guar-
« dato. B — * IV* carnet, p. 6 : « Vuol che Bofort Ma più ammalato che non è. Non
• puol attender la pietà, etc. M. di Chavigny ha torto in questo et nelle offerte fatle al
idetto nelia visita, dicendoli che il tempo polrà accommodare, etc.» — * Voyez
dans les mémoires de Montrésor les détails de l'assemblée qui eut lieu un peu plus
tard à Beaumont, chez M. de Harlay, un des principaux Importants, et où étaient
NOVEMBRE 1855. 709
plus dangereux reçurent l'ordre de s'éloigner de Paris. Monlrësor,
Béthune, Saint-Ybar, Varicarville et quelques autres furent confinés
en province sous une exacte surveillance , ou même quittèrent la
France, et ils n'y revinrent que huit ou dix mois après, lorsque
Mazarin n'avait plus même à compter^ avec ses adversaires. En même
temps il exigea de Cbavigny que Beaufort serait gardé plus sévèrement;
et en effet, Beaufort le fut avec tant de soin^, qu'il demeura enfermé
pendant cinq années jusqu'à la fin de i648, où, dans l'aflaiblissement
général de l'autorité, et la police se relâchant comme tout le reste, les
frondeurs réussirent à faire évader de Vincennes leur précurseur, l'an-
cien chef du parti des Importants.
Mais la maison de Vendôme inquiétait toujours Mazarin. Il savait de
quoi le chef de la maison, le duc César, était capable, et ce qu'il avait
ourdi d'intrigues et de complots contre Richelieu. Son hôtel ù Paris
avait été le foyer de la conspiration. La duchesse de Vendôme, sainte
femme, qu'on appelait la mère des pauvres', et que la vénération pu
blique environnait, était venue au Louvre avec sa fille, la nouvelle
duchesse de Nemours, pour implorer la clémence de la reine : celle-ci
avait refusé de les recevoir*. Mais les gémissements et les pleurs de ces
deux femmes, soutenues de l'autorité de leur ami et directeur, Philippe
de Cospéan , évèque de Lisicux, troublaient l'opinion et importunaient
Mazarin. Le duc de Mercœur, le frère aîné de Beaufort, dont le ma-
riage avec mademoiselle de Guise n'était pas encore entièrement
rompu, avait tenu tout ce temps une conduite fort suspecte^. De toutes
parts on sollicitait le duc d'Orléans en faveur de Beaufort^. Pour arrêter
toutes ces menées, on commanda aux Vendôme de quitter Paris et de
se retirer h Anet^, et la duchesse de Nemours fut invitée à contenir
davantage sa douleur et ses plaintes ^ Le château d'Anet devint bientôt
Montrésor, Barilloii, Marsillnc, Maulevrier el d'autres. Montrésor dit qu'on ne fil
que s'y divertir. C'était au moins une sorle de bravade qui irrita la cour. 11 y en
eut beaucoup d'autres du même genre. IV* carnet, p. 8 : « Cliedi Arlé (du Ilarlay) sia
• audato ad inconlrar S. Alt. al caraino di Orléans. Clie si fanno assemblée in
• casa del detlo di Arlé. » — ' Voyez les mémoires de Montrésor. — * III' carnet,
p. 71 : • Due garzoni délia caméra del re alUdati pcr meUer appresso a Boforl. • —
• Madame de Motleville, l. I . p. 188. — * Jbid. — * IW carnel, p. 88: • Mercurio
«non è anda(o a Liancourl, cl è slala finta per coprirc, e forse per ricevere fuora
• 8U0 fratello, quando havesse fallo il colpo. » — * IV' carnel , p. 6 : « La Frella ha
• sollicitalo più voile appresso S. Alt. per Boforl.» — ^ Madame de Motleville,
t. I, p. 190 : «On envoya ordre à M. el à madame de Vendôme et k M. de
«Mercœur de sortir inces.iammcnl de Paris. Le duc de Vendôme s'en excusa d'a-
• bord sur ce qu'il éloil malade, mais, pour le presser d'en partir el lui faire faire
«son voyage plus commodément, la reine lui envoya sa litière. ■ — ' III* carnel,
90
710 JOURNAL DES SAVANTS.
ce qu'avait été à Paris l'hôtel de Vendôme. Les mécontenls y faisaient
de contiiiuelles visites. On allait et on s'écrivait sans cesse d'Anet à
Dampierre, séjour de madame de Chevreuse^ Plusieurs des conspira-
teurs, dont Mazarin avait besoin pour prouver le crime de Beaufort,
y avaient trouvé un asile. Il savait que les deux frères Gampion y
étaient cachés; il les fit demander au duc de Vendôme, qui se garda
bien de les livrer. Le cardinal fut presque réduit à assiéger en règle
le château. Il menaça d'y pénétrer de vive force pour y saisir les com-
plices de Beaufort^; et, ne supportant pas ce scandale d'un prince qui
bravait impunément la justice et les lois, il songeait à en avoir raison;
déjà il avait prié la reine de sonder Monsieur sur ce qu'il pourrait
laisser faire à cet égard^, et il allait prendre une résolution éner-
gique*, quand le duc de Vendôme se décida lui-même à quitter la
France, et s'en alla en Italie attendre la chute de Mazarin, comme
il avait attendu en Angleterre celle de Richelieu. Mais le cardinal s'alfer-
missant de plus en plus et son étoile ayant même résisté aux tempêtes
de la Fronde, César de Vendôme reconnut qu'il avait tort de contester
avec la fortune, et que, n'ayant pu la vaincre, il était sage de s'accom-
moder avec elle. De son côté, Mazarin n'était pas homme à repousser
un vaincu, et un vaincu tel qu'un fiJs d'Henri IV. Il oublia le passé,
et s'empressa d'acquérir une si utile alliance, bien entendu en en
payant le prix : il accorda de la meilleure grâce à un ami ce qu'il avait
refusé à un adveisaire. Le duc de Vendôme, réconcilié avec la reine, re-
çut un joiu* de sa main ce titre de grand amiral de France, qu'il avait si
p. 81 : «Far dire a M"* di Neinur clie non si parli mai di siio fratello, et che
«faccendolo niellera ordine S. M. che non lo facci più.i — ' Ili* carnet, p. 80 :
• M. di Vciidooio vicne spesso à Parigi c sua moglie non è partila. • Ibid. p. 8a :
« V'arccarvilie con 35 cavali a Anelo. — 11 conte di Mora (le comte de Maure, Je
« cadel du marquis de Mortemarl) c andalo otle volto à Anelo. Villarso (Villarceaux)
«il medesimo. Ha tre relasse (relais) da qui à Anelo, e si fanno grandi assemblée
• di genli. » IV* cainel, p. 2 : « Eber (Heberl) mcslrc d'botel di M"" di Cheverosa tre
« voile in Ire giorni à Aneto dà M. di Vendomo. » — Ibid. a6 : « A Villeprou e Nuesi
« (VilK'preux et Noisi) assemblea di génie di Parigi à Anelo. i — Le marquis d'A-
ligre, qui semblait servir les Importants, les trahissait. IV carnet, p. i : « Marcbese
«d'Aligre preslato la sua casaa Vandomo, sei leghe (lieues) d'Aneto, dove si fanno
« assemblée. » — Ibid. « Vien a Parigi per aprender nuove e portarlc à Vendomo. » —
« Marcbese d'Aligre è stato dà me. Campione e Bauregard offerlimi di farli prender
«priggioni.» — * Mémoires d'Henri de Campion, p. 262 : «Le duc de Vendôme
« eut avis qu'il parlait de Paris des troupes pour me venir prendre avec tous ceux qui
• avaient été à nos assemblées. ■ — ' II* carnet, p 27 : « S. M. sappia in parlicolare
« dà S. A. qucllo si dovrà fare di M' di Vandomo , dicendoli che io non parlo perche
«è mio interresse, e che è necessario prendere una buona risolutione perrumpere
• lutta la caballa che repuUulano. » — * IV* carnel : « Risolvere sopra M' di Vendomo. »
NOVEMBRE 1855. 711
longtemps poursuivi en vain par les routes les plus hasardeuses; il ob-
tint même la survivance de cette charge pour son fils cadet, le duc de
Beaufort, qui avait voulu assassiner Mazarin; mais il faut dire aussi que,
ce même jour, le frère aîné de Beaufort, le duc de Mercœur, épousait
une des nièces du premier ministre ^ ; en sorte que la maison de Ven-
dôme, au lieu de lui être un obstacle, lui devenait un appui et un
marchepied , comme les Conti , les Soissons et tant d'autres. Mais reve-
nons au mois de septembre i663.
L'arrestation de Beaufort, la dispersion de ses complices, de ses
amis, de sa famille, était la première, l'indispensable mesure que
devait prendre Mazarin pour faire face au danger le plus pressant.
Mais que lui eût-il servi de frapper le bras s'il eût laissé subsister la
tête, si madame de Chevrcuse était restée là, toujours empressée à
entourer la reine de soins et d'hommnges, assidue à la cour, rete-
nant ainsi et ménageant les dernières apparences de son ancienne fa-
veur pour soutenir et encourager les mécontents, leur souffler son
audace, et susciter de nouveaux complots? Elle avait encore dans
sa main les fils mal rompus do la conspiration, et à côté d'elle était
un homme trop expérimenté pour se laisser compromettre en de pa-
reilles menées, mais tout prêt à en profiter, et que madame de Chc-
vreuse s'était appliquée à faire paraître à la reine , à la France et à l'Eu-
rope, comme très- capable de conduire les affaires. Mazarin n'hésita donc
pas, elle lendemain même de l'art-estation de Beaufort, le 3 septembre,
Châteauneuf était invité à venir saluer la reine, et à se rendre ensuite
dans le gouvernement de Totiraine*, cjuc sa conduite anihiguê entre la
faction et le respect, sa réputation, ses malheurs et les instances de
madame de Clievreuse lui avait fait tout récemment restituer h la mort
du marquis de Gèvres, tué devant Thionville. L'ancien garde des sceaux
' Il semble bien, d'après un pa<sage des carnets, que l'idée de marier une des
nièces de Mazarin avec le duc de Mcrccrur est de l'année 1 6^4 . vers le mois d'noùl ,
qu'elle vint des Vendôme, cl qu'alors Mazarin la roriisn par des raisons qu'il ne donne
point. Carnet V*, p. gS : « Madama la marescialjn d'E>trée (il ne faut pas oublier que
« le maréchal d'Entrée, frère de Gabrielle, élail l'oncle du duc de Vendôme) ni'lia fatlo
«istanza del nialriuionio d'una délie mie nipoli al duca di Mercurio per parte di
< M' di Vandomo e dclla duchcssa di Nemours, sua figlia, per raccomoaor cohi ogni
tcosa cl afsicurarrai per 5empre dclla loro affellione. Il che è stalo ricusalo dà me
■ per le raggioni, elc. {sic). » — * Ili* carnet, p. 4o : ■ Permission a Clialoneuf di
c veder la regina et ordine di andar in Turena. • Olivier d'Ormesson dit dans son
journal, sous la date du 3 septembre : i M. de Châteauneuf a commandement
« d'aller en Berri et madame de Chcvreusc en Touraine. > Le Berri est une erreur évi-
dente , car il n'était pas vacant et appartenait aux Condé. L'erreur de d'Ormcsson vient
probablement de ce que le marquisat de Châteauneuf était en Berri, près de Bourges.
90.
712 JOURNAL DES SAVANTS.
de Richelieu trouva que c'était déjà quelque chose d'être sorti ouver-
tement de disgrâce, d'avoir repris le rang éminent qu'il avait jadis
occupé dans les ordres du roi \ et le gouvernement d'une grande pro-
vince. Son ambition allait bien plus haut; il la garda et l'ajourna , obéit
à la reine, se ménagea habilement avec elle^, et se maintint fort bien
avec son ministre, en attendant qu'il le pût remplacer. Il attendit long-
temps encore, mais enfin il ne mourut pas sans avoir revu , un moment
du moins, le pouvoir qu'un amour insensé lui avait fait perdre, et qu'une
amitié fidèle et infatigable lui rendit^.
Madame de Chevreuse n'eut pas la sagesse de Châteauneuf. Elle ne sut
pas faire bonne mine à mauvais jeu, ou elle était ti'op engagée pour
quitter sitôt la partie. La Châtre, qui était un de ses amis les plus par-
ticuliers et qui la voyait tous les jours, raconte que, le soir même où
Beaufort fut arrêté au Louvre, u Sa Majesté* lui dit qu'elle la croyait in-
« nocenle des desseins du prisonnier, mais que néanmoins elle jugeait à
« propos que sans éclat elle se retirât à Dampierre , et qu'après y avoir
«(fait quelque séjour, elle se retirât en Touraine. » Madame de Che-
vreuse fut bien forcée d'aller à Dampierre; mais là, au lieu de se tenir
tranquille, elle remua ciel et terre pour sauver ceux qui s'étaient com-
i)romis pour elle. Elle recueillit chez elle Alexandre de Campion **, et
lui fournit fargent et tout ce qui lui était nécessaire pour se dérober
sûrement aux poursuites du cardinal. Intrépide pour elle-même, accou-
tumée aux tempêtes, elle s'inquiétait par-dessus tout du sort de ses amis,
et en sachant plusieurs à Anet elle y envoyait sans cesse*^. Elle commença
' Il avait clé cl il rodeviiii en i643 chancelier des ordres du roi. — ' IV* caniPl,
p. 34 : « È crrto clie Giar (Jars) porîa parole a S. M délia parle di Chalonou , e S. M .
« non mené dice nienle. » Aussi, quand Châteauneuf vient à Paris pour ses affaires,
Mazarin ne l'y laisse deraeurerque quelques jours. V carnet, p. 60 : « M'di Cliatonou,
« à Monrouge et à ve Icrmi. » Ibid. p. 62 : t M' di Chalonof, à Monrouge per suoi
« negolii parlicolari. Non vedrà nessuno, e se n'andrà poi in Berri,» où était non
pas son gouvernement, mais son beau château. — * Il eut les sceaux en mars i6f>o,
quand Mazarin s'exila lui-même, jusqu'en avril i65i. Il mourut en i653, âgé de
37 ans. On voyait autrefois son tombeau dans la cathédrale de Bourges; il ne reste
plus aujourd'hui que sa statue en marbre, avec cell« de son père Glande de l'Aubes-
pine et de sa mère Marie de la Châtre, de la main de Philippe de Bnisler. — * Mé-
moires de la Châtre, collection Petitot, t. LI, p. 244. — * Recueil de lettres, etc.,
p. 1 33 : s Je ne pouvais désirer une plus grande consolation dans mes malheurs
«que la permission que vous me donnez d'aller à Dampierre; la crainte que vous
«me témoignez avoin^qu'on me surprenne sur les chemins est très obligeante, mais
«je prendrai si bien garde à moi que ce malheur ne ra'arrivera pas. Je ne marcherai
a point de jour, et les nuits sont si obscures, que je ne serai vu de personne. » —
* IV* carnet, p. a.
NOVEMBRE 1855. 715
même à renouer de nouvelles trames, et trouva le moyen de faire par-
venir une lettre à la reine ^ Mazarin et k» reine lui adressaient message sur
message pour hâter son départ^. Elle différait sous plusieurs prétextes.
Nous avons vu qu'en allant au-devant d'elle, à son retour de Bruxelles,
Montaigu lui avait offert, de la part de la reine et de Mazarin , de lui payer
les dettes qu'elle avait contractées pendant tant d'années d'exil; elle
avait déjà reçu de fort grosses sommes-, elle ne voulait partir qu'après
que la reine aurait accompli toutes ces promesses*. Elle quitta la cour
et Paris la douleur dans l'âme et en frémissant, comme Annibal en quit-
tant l'Italie. Elle sentait que la coiu" et Paris et l'intérieur de la reine
étaient le vrai champ de bataille, et que s'éloigner c'était abandonner
la victoire à l'ennemi. Sa retraite fui un deuil au parti catholique, aux
amis de la paix et de l'alliance espagnole, et, an contraire, une joie
publique pour les amis de l'alliance protestante. Le comte d'Estrade vint
au Louvre de la part du j)rince d'Orange, auprès duquel il était accrédité,
en remercier la reine *. Madame de Chevreuse se rendit à sa terrre du
Verger entre Tours et Angers. La solitude qui se fit autour d'elle lui
rendit plus amer le sentiment de sa défaite. Elle rencontra Montrésor*,
qui s'était aussi retiré en Touraine, et elle eut avec lui quelques entre
vues. Elle écrivait à Paris au duc de Guise pour savoir s'il était vrai
' IV* camel, p. 3 : iLellera per altra slrada di Clicverosa alla regina. ■ — ' La
Chaire, ibid. : tTous les jours ii venait des émissaires de la n-ine et du cardinal
« la solliciter de s'en aller. • III* carnel, p. 81 : iSchcvero.sa mille cabaileel dicQ clic
• S., M. li (h continue prolcs(alioni d'amicilia. • Ibid. p. 8a : «Allonlanar Clievcrosa
« chc fà mille caballe. ■ — * Alex. Compion, fiecaeil de lettres , etc., p. lai : • Je ncsçav
« ce que M. de Montaigu aura négocié avec vous, mais je sui^ bien certain qu'il vous
«olTrira de l'argent de la part de M. le cardinal Mazarin, pour payer vos dettes. »
C'est ce même Montaigu qui lui fut envoyé par Mazarin |>our rcneagcr à s'éloi«
gner. La Clintrc, ibid. La Cbô're dit aussi qu'elle ■ s'opiiiiâlra de louclier, avant que
• de partir, quelque argent qu'on lui avait promis. » III* carnet, p. 86 : • Madama di
«Cheverosa sortita avendo somme considerabile di dcnari conlanli. S. M. sa ben li
• suoi di8c<;ni, echc se li da ^ lire, come prétende, fi liavra havula ^lire. • Journal
d'Olivier d'Ormesson : • 19 septembre, au conseil jouis Monsieur demander si 00
^ avoit payé les deux cent mille livres à madame do Chevreuse qu'on tut avoil
« promises — • — * Archives des aiïaires étrangères, France, t. CV, lettre de Gau-
dm à Servien, du .^1 octobre iG/i3 : «...Madame de Chevreuse s'est retirée au
• Verger près d'Angers Le s' de l'Estrade a fait un compliment à Sa Majesté de
■ la part du prince d'Orange sur l'éloignement de madame de Chevreuse, disant
« qu'elle avoit fait voir par cette action la bonne intention qu'elle a pour la consi-
• aération de ses alliés, puisque, dès son arrivée, ladite dame lui proposa la paix
« très-facile, et que les Espagnols quilleroient bien volontiers tout ce que les Frant^ois
• ont pris , pourvu qu'on leur accordât seulement une cliose, qui est l'abandonnement
« des Suédois et Ilollandois. • — ' Mon trésor, ibid, p. 355.
714 JOURNAL DES SAVANTS.
qu'il désapprouvât sa conduite ^ Elle correspondait avec sa belle-
mère, madame de Montbazon, reléguée à Rocheforl, et les deux exi-
lées s'enhardissaient l'une l'autre à former toute sorte d'entreprises
pour renverser leur ennemi commun^. Vaincue au dedans, elle reporta
toutes ses espérances du côté de l'étranger. Elle ranima les intelli-
gences qu'elle n'avait jamais cessé d'entretenir avec l'Angleterre, l'Es-
pagne et les Pays-Bas. Son principal appui, le centre et l'intermédiaire
de ses intrigues, était lord Gorin, ambassadeur d'Angleterre auprès
de la cour de France, qui, comme son maître et surtout comme sa maî-
tresse, appartenait au parti espagnol. Craft, le gentilhomme anglais que
nous avons presque toujours rencontré à la suite de madame de Che-
vreuse, s'agitait bruyamment pour elle comme le chevalier de Jars intri-
guait sourdement pour Châteauneuf. Sous le manteau de l'ambassade
d'Angleterre, une vaste et assidue correspondance s'était établie entre
madame de Chevreuse, Vendôme et tous les mécontents. Mazarin con-
naissait' et surveillait toutes les manœuvres de la duchesse. Vers la fin de
iGlili, il fit saisir h Paris le contrôleur de sa maison, et même quelques
jours après son médecin , dans le carrosse même de mademoiselle de Che-
vreuse*. Le médecin, conduit à la Bastille, fit des aveux quimirentsur la
trace de choses fort graves; et un exempt des gardes du roi fut envoyé à
Tours porter à la duchesse l'ordre de se retirer à Angoulême : l'exempt
' IV* carnet, p. lA : « Leilera di Cheverosa al duca di Guisa per sapere se la dl-
«sapprovava, comme si diceva.» — * Ibid. p. /»8 et ^9 : «Sanguin, valetto di ca-
« mera di M"* di Montbason , ben informato e pericoloso. La delta dama e Cheve-
« rosa più animata che mai, et in speranza di far qualche cosa contra me con il
« tempo. » — ' IV* carnet, p. gS et 96 : « 26 febraio i643 (lisez : i644)- L'imbasc'*
«Gorino, lega streltissima con Scheverosa e Vandomo et allri délia corle e fuori.
< Risolutione di unir qucsta caballa a Spagnoli e disfarsi del cardinale. Il snddetto
« spedisce di continuo a Cheverosa, Vandomo et allri. E slalo sempre spagnolissimo,
« et hora più che mai. Dice clie il cardinale una voila a basso, il defto partito trion-
« farà. Giar, confidentissimo di Gorino, è sempre in speranza del rilorno di Chatonof.
«Craft, più brugîione, più spagnolo e più del dello partito del suddetlo. Gorino vuol
«partir di qui per baver piu commodilà di ncgotiare alla carapagna Craft ha
«detio mille improperii délia regina... S. M. faccia scriver una buona leltera al re
«e regina d'Inghillerra , dolendosi del procedere de' suoi ministri, e di quello
« scrisse Gorino. Gorino inlese nel ponte de vecchi abili che non conveniva spo-
• gliarsene délie amicitie di Vandomo, Cheverosa et altri, sperando che alla fine
« prcvalerebbero. S. M. impedisca Gorino di sortir di Parigi se non è per rilor-
« narsene. » — * Archives des affaires étrangères , France , t. C VII , lettre de Gaudin ,
du 3i mai i6/l4 : «Le contrôleur et secrétaire de madame de Chevreuse ont
"été emprisonnés dans la Bastille.» Monlrésor, Ibid. p. i56 : «Son médecin
«fut arrêté dans son carrosse parle prévost de l'île, en présence de mademoiselle
1 de Chevreuse, et conduit à la Bastille, sur ce qu'il avait été accusé d'avoir fait
NOVEMBRE 1855. 715
était même chargé de l'y conduire. Il y avait à Angoulême un château
fort servant de prison d'État, où son ami Châteauneuf avait été détenu
pour elle pendant dix années. Ce souvenir, toujours présent à l'imagi-
nation de madame de Chevreuse, l'épouvanta; elle craignit que ce ne
*par son ordre plusieurs voyages hors de France. » Mais nous trouvons bien d'aulre»
détails dans la lettre ci-jointe, et, jusqu'ici, entièrement inconnue de madame de
Chevreuse à la reine :
■ Tours, 20 novembre 1644.
t Madame, Encore que le seul bien que j'avois espéré, dans resioignemenl de
«l'honneur de voire présence, ail eslé de mérilcr celui de votre souvenir par ia
continuation de me» devoirs, je me suis privée de l'un el de l'autre, depuis que
j'ai sceu que cette retenue vous seroit une plus agréable marque de mon obéis-
sance, que j'ai lasché toujours de lesmoigner à V. M., plus losl par ce que j'ai
cru plus conforme à ses intentions, que par ce qui me pouvoit dadvantage satis-
faire. Mais, comme V. M. m'aasscurée que le temps de celle absence ne diminue-
rail rien de la bonté qu'elle a fait cognoislrc à loul le monde pour les choses qui
me louchent, je crois, Madame, qu'autant vous avez pu juger de mon respect par
le temps qu'il y a que je me suis retranchée de la satisfaction de ces devoirs, autant
je puis espérer de V. M. qu'elle aura ag'réable que j'y aie recours aux occasions
importantes à mon repos. J'avois eu pouvoir sur moi de me retenir à ia première
qui s'est présentée de la détention de mon controlleur quoique vous ne pouvez
plus douter, Madame, que dans la créance que j*ai de son innocence il ne m'ait
été extrêmement sensible que celte qualité oe mon domestique ait été la seule
présomption de son crime. Mais je vous advoue que celle qui est arrivée encor
depuis 4 ou 5 jours par l'emprisonnement d'un médecin italien, qui est chez moi
depuis quelque temps, me louche tellement que je ne puis croire estre ns^ez mal-
heureuse pour que V. M. refuse cet accès à mes justes re-ssenliments; ce qui s'est
fail eiicor avec des violences qui ne furent jamais pratiquées en semblables
choses, aiant pris l'occasion |x)ur cela qu'il csloit dans le carosse de ma fille, la-
quelle on fist descendre, deux archers lui tenant le pistolet à la gorge et criant
sans cesse tue, tue, et autant aux femmes qui estoient avec elle. Ce procédé est
si extraordinaire que, comme j'attends de votre juslios pour me faire rendre sa-
tisfaction en la personne de ma fdle, j'ose me promcttnp de même de votre bonté
pour ma sûreté à l'advenir contre de telles rencontres; et quoique j'aie assez de
subject de la prendre de mon innocence, j'ai de si fascheuses expériences de mon
malheur que V. M. trouvera bon que je la lui demande avec d'autant plus d'ins-
tance que m'ayant ordonné de demeurer en ce lieu où je me suis privée du seul
bien que je souhaiste au monde, c'est la seule consolation qui me reste que d'y
avoir sûreté pour moi et ma maison, et de pouvoir prier Dieu en repos qu'il
vous comble d'autant de prospérité que vous en désire,
• Madame,
«DeV. M. ,
I La très-humble et
a très-obéissante sujette ,
1/.' «Marie db Roban. »
716 JOURNAL DES SAVANTS.
fût là la retraite où on la voulait mener, et, préférant toutes les extré-
mités à la prison ^ elle se décida à se rengager dans les aventures
qu'elle avait affrontées en lôSy, et à reprendre pour la troisième fois
le chemin de l'exil. Mais combien les circonstances étaient changées
autour d'elle, et qu'elle-même était changée! Sa première sortie de
France, en 1626, avait été un continuel triomphe : jeune, belle, par-
tout adorée, elle n'avait quitté la ville de Nancy et le duc de Lorraine,
à jamais soumis à l'empire de ses charmes, que pour revenir à Paris
troubler le cœur de Richelieu. En 1 687, sa fuite en Espagne lui avait été
déjà une épreuve plus sévère; il lui avait fallu traverser déguisée toute la
France, braver plus d'un péril, endurer bien des souffrances, pour trouver
au bout de tout cela cinq longues années d'agitations impuissantes. Du
moins elle était encore soutenue par la jeunesse et par le sentiment
de cette beauté irrésistible qui lui faisait en tout lieu des serviteurs,
jusque sur les trônes. Elle avait foi aussi dans l'amitié de la reine, et
elle comptait bien qu'un jour cette amitié lui payerait le prix de tous
ses dévouements. Maintenant l'âge commençait à se faire sentir; sa
beauté , penchant vers son déclin , rie lui promettait plus que de rares ado-
rateurs. Elle comprenait bien qu'en perdant le cœur de la reine elle avait
perdu la plus grande partie de son prestige en France et en Europe. La fuite
du duc de Vendôme, que celle du duc de Bouillon allait bientôt suivre,
laissait les Importants sans aucun chef considérable. Elle avait reconnu
que Mazarin était un ennemi tout aussi habile et tout aussi redoutable que
Richelieu. La victoire semblait d'intelligence avec lui; le propre frère
de Bouillon sollicitait l'honneur de le servir, et le duc d'Enghien lui ga-
gnait bataille sur bataille. Elle savait aussi que le cardinal avait entre
les mains de quoi la faire condamner et la tenir enfermée toute sa vie.
Quand tout l'abandonnait, cette femme extraordinaire ne s'abandonna
point. Dès que l'exempt Riquetti lui eut signifié l'ordre dont il était
porteur, elle prit son parti avec sa promptitude accoutumée, et, ac-
compagnée de sa fille Charlotte qui était venue la rejoindre et ne vou-
lut pas la quitter, elle gagna par des chemins de traverse les bocages
de la Vendée et les solitudes de la Bretagne, et vint demander un
' Monirésor, ibid. : «Ce traitement (l'eniprisonnement de son médecin), souffert
t par un homme qui étoit son domestique, précéda de peu de jours celui qui arriva
« en sa personne : Riquctty, exempt des gardes du corps du roy, fut envoyé à Tours
« pour lui porter le commandement de se retirer à Ângoulême où il la devoit me-
« ner. La crainte d'y être retenue et mise sous sure garde dans la citadelle fit une
« telle impression dans son esprit , qu'elle se résolut à s'exposer à tous les autres
« périls qui lui pourroient arriver, pour se garantir de celui de la prison qu'elle
« croyoit être inévilaWe à moins d'y pourvoir promplement. »
NOVEMBRE 1855. 717
asile au marquis de Coetquen. Le noble et généreux breton lui donna
l'hospitalité qu'il devait à une femme et au malheur. Elle n'en abusa point,
et, après avoir déposé ses pierreries entre les mains de Coetquen , comme
autrefois entre celles de La Rochefoucauld ^ elle s'embarqua avec sa fille,
au cœur de l'hiver, à Saint-Malo, dans un petit bâtiment qui devait la
conduire àDarmouth, en Angleterre, d'où elle comptait passer àDun-
kerque et en Flandre. Mais des navires de guerre du parti du parlement
croisaient dans ces parages; ils rencontrèrent et prirent la misérable
barque et la menèrent à l'ile de Wight. Là madame de Chevreuse fut
reconnue^, et, comme on la savait l'amie de la reine d'Angleterre, les
parlementaires n'étaient pas éloignés do lui faire un assez mauvais trai-
tement et de la livrer à Mazarin. Celui-ci, plus tard, a prétendu qu'il ne
s'était pas soucié de cette capture. Elle put donc se tirer de ce péril,
et elle pai*vint k se réfugier dans les Pays-Bas espagnols.
Elle s'établit quelque temps à Liège, s'appliquant h maintenir et à res-
serrer de plus en plus entre le duc de Lorraine , l'Autriche et l'Espagne,
une alliance, qui était la dernière ressource des Importants et le dernier
fondement de son propre crédit. Cependant Mazarin avait repris tous les
desseins de Richelieu, et, comme lui, il s'était efforcé de détacher le duc
de Lorraine de ses deux alliés. Le duc était alors éperdument épris de
la belle Béatrix de Cusance, princesse db Cantecroix. Mazarin travailla à
gagner la dame, et il proposa à l'ambitieux el entreprenant Charles IV de
rompre avec l'Espagne et d'entrer en Franche-Comlé avec le secours de
la France, lui promettant de lui laisser tout ce qu'il aurait conquis'. Il
' Montrésor, ibid. — Plus lard, elle pria le marquis de Coetquen de remettre ses
pierreries à Montrésor, qui les rendit à un envoyé de madame de Chevreuse. Mai'*
Mazarin était informé de tout; il connaissait dans le moindre détail la correspon-
dance de la duchesse et do Montrésor; il tenta do mettre la mnin sur les fameuse.s
pierreries, arrêta Montrésor et le tint fort longtemps en prison. V^oycr les Mémoires
déjà cités. — * Archives des affaires étrangères, Franck, t. CVI, p. i6a : Letln
de madame de Chevreuse à M. le comte de Pembroc. de l'isle d'Ouit, du 29 avril i6ft5,
el ibid. t. CIX, Gandin à Servien, 20 mai i6^5 : •L'on escrit d'Angleterre que
«madame de Chevreuse est encore à l'isle de Wick, que Messieurs du Parlement
«ne lui ont voulu bailler navire ni passeport pour passer à Dunkerque, etc.» —
' Carnet IV*, p. 8t et 8a : • Mandar qnalchoduno al duca di Lorena pcr trattar con
« lui e vcdcr se volesse inirar nella FrancheConlea. S. M. l'assistcrebbe, e quelle con-
■ quistasse sarebbc suo. Per imbarcarlo, guadagnar la Cantecroi, et in ogni caso o
«otleneremo quello vogliamo, o, continuando a trattar, in sospctto a Spagnoli il
• proccderc del detto duca, si resolveranno à non fidarsi di lui, fnrli dépérir li suc
« truppe, e forse à peggio. In fine del tratlar seco non si possono cavar che avantaggi
« notabili. • Carnet V, p. 18 : • Assicurar la Cantecroi di una buona volontà, ma
• dichiarando di non volersi ingerire nel matrimonio, essendo unaiïare chc dipcndc
« di papa. • Mazarin développe de nouveau les motifs qu'il a de vouloir traiter avec
9»
718 JOURNAL DES SAVANTS.
avait échoué en iGlik, mais , en 1 6 4 5 , il^recommença ses négociations et
parvint à mettre dans ses intérêts la sœur même du duc Charles, l'an-
cienne maîtresse de Puylaurens, la princesse de Phalsbourg, qui lui
rendait un compte secret et fidèle de tout ce qui se passait autour de son
Irère. Mazarin lui demandait surtout de le tenir au courant des moindres
mouvements de madame de Chevreuse-, il savait qu'elle était en corres-
pondance avec le duc de Bouillon, qu'elle disposait du général impérial
Piccolomini par son amie madame de Strozzi^; et même qu'elle avait
gardé tout son crédit sur le duc de Lorraine, malgré les charmes de la
belle Béatrix. A l'aide de la princesse de Phalsbourg, il suit toutes ses
démarches avec une vigilance infatigable, lui dispute pied à pied l'in-
certain Charles IV, quelquefois vainqueur, fort souvent battu dans cette
lutte mystérieuse^.
Les années s'écoulent , la Fronde éclate , l'ardente duchesse s'élance de
nouveau de Bruxelles et vient apporter à ses amis l'appui de l'Espagne
et celui de son expérience. Elle avait près de cinquante ans. Le temps
et les chagrins avaient triomphé de sa beauté , mais elle était encore
pleine d'agréments ', et son ferme coup d'oeil , sa décision , son audace ,
son génie était entier. Elle avait trouvé un dernier ami dans le mar-
quis de Laigues , capitaine des gardes du duc d'Orléans , homme
d'esprit et de résolution, qu'elle aima jusqu'à la fin et qu'après la mort
du duc de Chevreuse elle unit peut-être à sa destinée par un de ces ma-
riages de conscience alors assez à la mode. C'est elle avec Retz qui a
le duc de Lorraine; carnet V*, p. 68, sous la date du 7 juillet i644 : «Le ragione
principali » Il désespère de réussir, p. 1 1 5 du V* carnet : • Al due di maggio
« il duca di Lorena si è aggiustalo di nuovo con Spagnoli ; è cerlissimo, e cio mentre
« assicurava noi di voler lasciar il detlo partito. Nessun fundamenlo nella sua ieg-
«gerezza. » — ' Carnet V, p. ^8 : M"" di Cheverosa, gran corrispondenza con lui
(le duc de Bouillon) e con Piccolomini, e questo con Buglione. La Slrozzi governa
« Piccolomini, e la Slrozzi è tutta di M™ di Cheverosa. » Quelle est cette madame de
Strozzi? Serait-ce Claire Strozzi, fille du maréchal et sœur de Philippe Strozzi, lieu-
tenant général au service de France, massacré en 1682 dans l'île de Sainl-Michel
par le marquis de Sainte-Croix, et elle-même mariée à Honorai de Savoie, comte
de Tende? — ' Bibliothèqde mazarine, lettres françaises de Mazarin, fol. 4i5,
à madame la princesse de Phalsbourg, du 22 juillet i6^5; du 3o septembre de la
même année, fol. 448; du 11 novembre, fol. 468; du 2 décembre, fol. 476; du 28
décembre, fol. 492 , etc. — ' Retz, qui finit par la détester parce qu'elle refusa de
le suivre dans ses derniers et extravagants projets, et qui la juge avec une fatuité
inouïe, prétend qu'en 1649 elle n'avait plus même de restes de beauté. Cela ne se
peut, car elle en avait encore en 1667. Voyez le portrait qui la représente en
veuve, et avec une ligure si fine, si expressive, si distinguée. Ce portrait a été
gravé par Odieuvre, et l'original de Ferdinand Elle est à Dampierre, chez M. le
duc de Luynes.
NOVEMBRE 1855. 719
réellement conduit la Fronde. Elle a pris la principale part à trois
grandes résolutions : en i65o, elle fut d'avis de préférer Mazarin à
Condé , et elle osa conseiller de mettre la main sur le vainqueur de Ro-
croy et de Lens; en i65i , les incertitudes de Mazarin , un grand in-
térêt, l'espoir fondé de marier sa fdle Charlotte avec le prince de Conti ,
la ramenèrent à Condé, et de là la délivrance des princes; en 1682 les
fautes de Condé la rendirent pour toujours à la reine et à Mazarin;
elle n'eut pas la folie de Retz , d'imaginer un tiers parti en temps de révo-
lution, et de chercher à former un gouvernement entre Condé et Mazarin
en s'appuyant sur le duc d'Orléans. Son instinct politique lui fit com-
prendre qu'après tant d'agitations un pouvoir solide et durable était le plus
grand besoin de la France. Elle passa hautement du côté de la royauté;
elle la servit, et elle s'en servit à son tour. Elle obtint aisément tout ce
qu'elle voulut pour elle et pour les siens; elle parvint au comble du
crédit et de la considération, et, ainsi que ses deux illustres émules, la
princesse Palatine et madame de Longueville, elle acheva dans une paix
profonde une des carrières les plus agitées du xvn* siècle. Mazarin, comme
Richelieu, ne la combattit jamais qu'à regret. Plus tard, il rechercha et
fut souvent très-heureux de suivre ses conseils; mais, dans les commen-
cements difficiles de la régence, il n'y avait pas place pour elle et pour
lui dans le cœur d'Anne d'Autriche; leurs causes étaient opposées, leurs
intérêts incompatibles, et le successeur de Richelieu ne se crut ferme-
ment établi que quand il l'eut forcée de quitter Paris et la France ,
comme avait fait le duc de Vendôme.
V. COUSIN.
{La fin à un prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
M. le comte Mole, membre de l'Académie française, est mort à Champlâlreux
le 3^ novembre i855.
720 JOURNAL DES SAVANTS.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
Dans la séance du a3 novembre i855, M. Texier a été élu membre libre de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres , en remplacement de M. le baron Bar-
chou de Penhoën.
LIVRES NOUVEAUX.
-i: "
FRANCE.
Mémoires de l'Institut impérial de France, Académie impériale des inscriptions et
belles-lettres, t. XVllI* (i" partie). Paris, Imprimerie impériale, i855, in-A" de
vi-5o8 pages. — Ce volume s'ouvre par une intéressante notice chronologique de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres depuis son origine, travail étendu ré-
digé par M. Walckenaer, sur la demande du ministre de l'instruction publique, et
présentant la succession des membres de l'Académie depuis sa fondation , distribués
par fauteuils; la date de l'institution des commissions établies dans le sein de l'A-
cadémie, le nombre et le litre des publications qui lui ont été ou qui lui sont con-
fiées. Le reste du volume est rempli par l'histoire de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres pendant les années 1 849- 1 852, histoire partagée en cinq sections :
Décrets , arrêtés et règlements ; — Correspondance officielle , missions scientifiques ;
— Actes académiques;^ Faits divers; — Changements arrivés dans la liste de
l'Académie. Le volume est terminé par quatre notices historiques : celles de
MM. Mongez, Letronne et Raynouard, par M. Walckenaer, et celle de M. Walcke-
naer, par M. Naudet, secrétaire perpétuel.
TABLE.
Lives of phllosopbers ofthe lime of George III , Lives of men of letters of thetime
of George III , etc. ( 1" article de M. Villemain.) 653
Mcmoirs ofthe life, writings and discoveries of Sir Isaac Newton. (2* et dernier
article de M. Biot. ) 662
Histoire de la vie et des ouvrages de Hiouen-lhsang et de ses voyages dans l'Inde.
(4* article de M. Barthélémy Saint-Hilaire.) 077
Examen des recherches expérimentales sur la végétation, etc. (1" article de
M. Chevreul.) 689
Des carnets autographes du cardinal Mazarin. {14* article de M. Cousin.) 703
Nouvelles littéraires 719
FIN DE LA TABLE,
JOIRNAL
DES SAVANTS
DECEMBRE 1855.
Maistre Pierre Patelin , texte rêva sur les manuscrits et les plus
anciennes éditions, avec une introduction et des notes, par M. F.
Gcnin. Paris, Chaumerot, i854, i volume grand in-S** de
370 pages.
PREMIER ARTICLE.
L'attention du public lettré a été, dans ces derniers temps, agréa-
blement ramenée vers l'oeuvre capitale de diotre scène comique avant
Molière. Née on ne sait sur quel tréteau et d'un auteur resté inconnu,
la farce de Patelin, après avoir joui , jusqu'à la renaissance, d'une célé-
brité presque égale à celle du Roman de la Rose, après avoir eu \ingt-
cinq éditions dans le cours du quinzième et du seizième siècle, et quatre
seuiemcntpendantledix-septièmcetledix-huitième, n'occupait plus guère
de place que dans la mémoire de quelques amateurs érudits. La dernière
léimpression remontait à 176a, et la médiocre imitation en prose de
Brueys et Palaprat menaçait de supplanter défmitivement l'exquise poésie
de l'original. La Harpe lui-même, tenu, ce semble, par devoir, d'étudier
avec un soin scrupuleux cette maîtresse farce, qui résume et caractérise
toute une époque de notre théâtre, ne lui a concédé, dans son Cours
de littérature, qu'une ou deux pages, où se trahit la plus impardon-
nable inattention'. Il appartenait à notre siècle , si curieux de toutes les
origines et, en particulier, des origines de notre théâtre, de remettre
en honneur et en lumière ce petit trésor de gaieté naive, d'invention co-
mique, de versification accomplie. Aussi, y a-t-il deux ans à peine,
' Cours de UtlératurCt t. VI, p. 3, édit. Agasse.
Q2
722 JOURNAL DES SAVANTS.
qu'un magistrat, héritier des inclinations littéraires des Guy Coquille et
des Pasquier, M. GeolFroy-Chateau nous a donné, en un élégant volume,
une bonne réimpression de Maistre Pierre Pathelin \ dont il nous a
rendu l'abord plus facile par un essai presque toujours judicieux de di-
vision en scènes et en actes, conforme à nos habitudes modernes^. En-
fin , le dernier et habile éditeur de la Chanson de Roland, M. Génin , vient
d'appliquer la connaissance approfondie qu'il possède de noti'e ancienne
langue et toute la sagacité critique qu'on lui connaît, à la révision de ce
texte trop négligé par les précédents éditeurs, et l'a traité comme il
méritait de l'être, c'est-à-dire, avec les procédés d'érudition sérieuse
qu'on avait eu jusqu'ici le tort de n'appliquer qu'aux œuvres de l'anti-
quité classique. Il a joint à ce texte soigneusement rétabli une introduc-
tion pleine de vues fines et nouvelles, des notes philologiques abon-
dantes et deux index, le tout assaisonné d'un agrément de discussion
qu'on a peu l'habitude de rencontrer sous la plume des commentateurs.
Nous ne pouvons que louer et féliciter M. Génin de cette seconde et
heureuse application qu'il vient de faire de la critique savante à un des
textes les plus précieux de notre moyen âge français.
Le temps, en effet, des reproductions hâtives et de la philologie
facile est passé. Aujourd'hui, que, grâce aux travaux de MM. Monmer-
qué, Le Roux de Lincy, Francisque Michel, Jubinal et quelques plus
récents éditeurs, nous possédons le répertoire à peu près complet de
notre ancien théâtre, â partir du règne de saint Louis jusqu'à celui de
Henri II, c'est-à-dire (en laissant à part le drame religieux) depuis le Jeu.
de la feuillée du spirituel bossu d'Arras, Adam de la Halle, jusqu'aux
dernières soties, farces et moralités des Enfants-sans-souci et des Clercs
de la basoche; aujourd'hui, dis-je, que nous n'avons plus guère à dé-
sirer que l'impression de quelques œuvres capitales, telles que le grand
Mystère de la Passion d'Arnould Gréban et une vingtaine de Miracles
de la Vierge, restés inédits dans un splendide manuscrit du xiv* siècle',
ce qui importe le plus à l'étude de nos origines théâtrales, ce n'est
pas, il faut le dire, d'accroître sans fin ce répertoire déjà suffisamment
' La farce de Maistre Pierre Pathelin, précédée d'un recueil de monumcnls de
l'ancienne langue françaiae. Paris. i853, in- 12. — ' On ne peut qu'approuver la
division en scènes : elle sert à éclaircir plusieurs obscurités qu'oETre l'action de la
pièce; mais il n'en est pas de même des acles : ceux-ci risquent de donner une idée
iausse de la représentation de nos anciennes farces, qu'on jouait sans aucune inter-
ruption. M. Génin a eu raison d'adopter les scènes el de rejeter les acles. —
' Deux volumes in-4°. Voyez Manuscrits de la Bibliothèque impériale, fonds fran-
çais, n" 7208, 4 A.-B. Ces précieux volumes ne renferment pas moins de 4o mi-
racles de la Vierge, dont plusieurs sur des sujets profanes et chevaleresques; treize
DÉCEMBRE 1855.JOL V23
volumineux, c'est bien plutôt de faire un choix intelligent et sévère
parmi cette multitude de productions trop souvent insipides et triviales,
de signaler le petit nombre d'étoiles qui scintillent çà et là dans cet
épais brouillard , de distinguer l'excellent du médiocre et ce qui doit
vivre de ce qui ne mérite que l'oubli. On ne peut trop le répéter aux
éditeurs de notre vieux théâtre, l'hem'e est venue de substituer aux
transcriptions cursives la patiente restitution des textes. Nous ne sommes
plus assez indigents pour accueillir, comme il y a vingt ans, avec recon-
naissance et faveur, d'informes /ac-5imf7^ criblés, par l'impéritie des
copistes ou des compositeurs, d'une foule de conti'e-sens et de vers
boiteux. M. Génin l'a bien senti, cl son travail sur Patelin, comme celui
qu'on lui doit sur la Chanson de Roland, mérite, à tous égards, le nom
d'édition critique.
F,n quel lieu , en quel temps Patelin a-t il été composé? Qui en est
l'auteur? Telles sont les premières et graves questions que se pose le
nouvel éditeur, et auxquelles il cherche à répondre dans le premier et
le plus intéressant chapitre de son introduction. On est assurément
en droit de s'étonner que la critique ait attendu si tard à s'occuper
sérieusement de ces problèmes. Je dis sérieusement, car les opinions
émises sur ce sujet par le comte de Tressan et par Beauchamp, qui
attribuent Patelin, l'un à Guillaume de Lorris', l'autre à Pierre Blan-
chet', ne sont que de vaines et- frivoles hypothèses, dont M. Géiùn a
eu peu de peine à faire justice. Ce qui est surtout bien regrettable,
c'est qu'Estienne Pasquier, beaucoup plus favorablement placé que
nous pour conduire à bonne fin cette recherche, Pasquier, l'admi-
rateur passionne de la farce de Patelin, qu'il ne craint pas d'opposer à
toutes les comédies grecques, latines et italiennes', se soit si aisément
résigné à ignorer le nom d'un écrivain qu'il tenait en si haute estime^.
de ces miracles ont élé publiés par différents éditeurs. Voyc?., sur ce recueil, les
cahiers du Journal des Savants de janvier 18^6 , p. 8 et 9, de janvier 181^7, p. 36-
53 cl de mars 18^7, p. 1 5 1-162. — ' Voyei dans V Encyclopédie l'arlicic Parade
écrit par le comte de Tressan. M. Génin a très-ingénieusement découvert la cause
de l'erreur où l'auleur est tombé sur .lean de Meiing. Introdact. p. 5 et 6. —
' Voy. Recherches sur les théâtres, L I, p. 388 de l'édilion iii-ia. La conjecture de
Beauchamp. qui est devenue l'opinion générale, est absolument inadmissible. Dans
une cliarlu de rémission datée de iJ^Og avant Pâques et publiée dans la Bibliothèque
de l'Ecole des chartes (a* série, t. IV, p. 219), M. Génin a signalé le verbe pateliner
employé déjà comme une locution usuelle. A cette époque, Pierre Blanchet, né à
Poitiers en 1^59, n'avait que dix ans. Voy. Mofstra Pierre Patelin, Introduct. p. i5.
— ' Le chapitre lxix du livre VII de» Recherches sur la France est tout entier con
sacré à la farce de Patelin. — * Pasquier, dans le même livre des Recherches, chap. v,
place parmi les poètes du temps de François 1* 1 celui qai composa la farce de Pa-
92 •
724 JOURNAL DES SAVANTS.
Croyait H déjà l'énigme insoluble? L'est-elle en effet? A mon avis, la
date au moins de la composition, à défaut du nom de l'auteur, ne me
paraît pas impossible à découvrir. Je vais y travailler ici même, k la
suite de M. Génin. Au reste, plus une telle recherche présente de diffi-
cultés , plus on doit savoir gré à l'ingénieux éditeur d'avoir ouvert sur
ce sujet une aussi laborieuse enquête, et d'y avoir jeté, pour sa part,
tant et de si vives clartés.
M. Génin est entré, à mon avis, dans une excellente voie d'investi-
gation , en demandant au texte même de l'ouvrage la date de sa nais-
sance. Les indices les plus sûrs et les plus féconds que lui ait fournis ce
mode d'examen sont pris de la valeur des monnaies dont il est parlé
dans la pièce. Déjà Pasquier et le Duchat^ avaient tenté quelque chose
en ce sens ; mais Pasquier n'avait recueilli d'un premier et trop rapide
aperçu qu'une vérité banale, à savoir que a A spusparisis égalent 3o sous
tournois^, ce qui est évident, le rapport du sou parisis au sou tournois
étant, comme on sait, de 80 à 100. M. Génin ne se contentera pas , on
peut le croire, d'un aussi mince résultat. Mais, avant d'exposer et de
discuter son système, il est nécessaire, pour le faire bien comprendre,
de mettre sous les yeux des lecteurs les passages de la pièce qui lui ont
servi de base.
Dans la scène où Patelin marchande si hypocritement le drap qu'il
est bien résolu de ne pas payer, il s'informe d'abord du prix :
Combien me coustera
La première aulne ?
LE DRAPPIER.
Cbascune aulne vous coustera
Vingt et quatre solz.
PATELIN.
Non sera.
Vingt et quatre solz ! Sainte Dame !
Dea , c'est trop ! Vingt solz , vingt solz !
LE DRAPPIER.
Il le m*a cousté, par ceste ame '!
«telin, dont encore, dit-il, que je ne sache le nom, si puis-je dire que' tant en son
«tout que parcelles, elle fait contrecarre aux comédies des Grecs et des Romains. »
— ' Rabelais, Gargantua, livre I, ch. xx, note i3. Le Duchat, n'ayant cherché quo
le prix de l'écu à 3o sous, et ce prix s'étant rencontré à beaucoup d'époques, il ne
ouvait tomber juste que par hasard, ce qui ne lui est pas arrivé. — ^ Recherches,
VII, chap. Lxix. — ^ Maistre Pierre Patelin, v. 229-240. '•
f
DÉCEMBRE 1855. 725
PATELIN.
Sans plus débattre,
Puis qu'ainsi va ,
J'en prendray six tout rondement.
Combien
Monte le tout ?
LE DRAPPIER.
INous le saurons bien :
A vingt et quatre solz chascune,
Les six, neuf frans
PATELIN.
Ce sont six escus*.
Pendant tout le cours de la pièce, le pauvre Guillaume ne cesse de
rappeler ces conditions. Ce sont toujours neuf francs ou six écus qu'il
réclame. Ainsi, dans la scène du jargon :
Neuf francs m'y fault ou six escus*.
Et dans celle de faudience :
LE JUGE.
Suz, revenons à ces moutons:
Qu'en fut-il?
LE DRAPPIER.
Il en prit six aulnes
De neuf francs*.
Et plus loin :
PATELIN.
11 me dit que j'aurois
Six escus d'or quand je viendrois\
Le compte ainsi réglé, voici comment argumente M. Génin :
«Les six aunes de drap .^ 2 A sous chacune, font i4i sous. Cette
«somme étant à la fois égale à six écus et à neuf francs, on tire pour la
' Maislre Pierre Patelin, v. a 54 -2 79. — * Ibid, v. 64o. — * Ibid. v. 1S91-
lagS. — * Ibid. v. 1^26, iSay.
726 JOURNAL DES SAVANTS.
«valeur de l'écu 26 sous et pour celle du franc 16 sous^» —-Rien de
plus exact en comptant, bien entendu, en sous parisis, selon l'usage établi
dans la ville et vicomte de Paris. En sous tournois il aurait fallu,
comme Pasquier l'a justement remarqué, 3o sous pour l'écu et 20 sous
pour le franc ^. — a Cherchons donc, continue M. Génin, sous quel
« règne et en quelle année la valeur du franc a été de 1 6 sous et celle de
«l'écu de 2/1. » — En effet, dès que la table des variations monétaires,
dressée par le Blanc au moyen des ordonnances et autres actes offi-
ciels, nous aura fait connaître le moment où cette coïncidence des
deux valeurs a eu lieu, nous aurons trouvé la date que nous cherchons.
M. Génin a été conduit par cette voie au règne du roi Jean.
«En i36o, dit-il, l'année même où ce prince sortit de captivité par
«le traité de Brétigny, il fixa, par une ordonnance du 5 décembre,
«le cours du franc à 16 sous parisis', et une autre ordonnance du
« 17 septembre i36i confirma cette disposition*.»
Fort bien; voilà fune des deux conditions remplies : nous avons la
valeur du franc. Passons à l'écu.
«Sous ce règne calamiteux, poursuit M. Génin, le prix de l'écu subit
«des variations nombreuses. On le trouve à 2/1 sous dans les années
«i353, i35/i, i355 et. i356. J'ai vainement cherché cette coïnci-
«dence à une autre époque. Donc l'action, dans la farce de Patelin, se
«passe sous le roi Jean, vers i356^. »
Ici je cesse d'être d'accord avec M. Génin. La coïncidence que nous
cherchons n'existe pas : le problème n'est résolu qu'à moitié. Une seule
des deux conditions voulues se rencontre en i356. Cette année et les
trois précédentes nous présentent, il est vrai, l'écu à 26 sous parisis;
mais aucune d'elles ne nous donne le franc à 1 6 sous. Nous ne le
trouvons à ce cours qu'en 1 36o et 1 36 1 . Il y a plus : c'est que le de-
nier d'or, sous la dénomination de franc, n'existait même pas en i356.
Cette pièce ne date que de i36o. Consultons le Blanc à celte année :
« Le roy Jean , dit-il , à son retour d'Angleterre , s'appliquant à remettre
' Maistre Pierre Patelin, Introduct. p. 18. — * On ne peut douter que le marché
de Patelin et du drapier ne soit en parisis. Patelin le dit formellement à Guille-
mette. Lorsqu'elle lui demande avec quoi il a payé le drap qu'il apporte, n'ayant
ni denier ni maille, il répond fièrement :
Eh! par la sang bleu! si avoie,
Dame! j'avoie un parisi.
(V. 375,376.)
— * Vingt sous tournois. Ordonnances du Louvre, t. III, p. àUl- — * if>id. p. Sao.
— * Maistre Pierre Patelin, Introduct. p. 18 et 19.
DÉCEMBRE 1855. 727
«l'ordre dans l'État, commença par remédier aux foibles monnoies
uqui avoient cours. A cet effet, il ordonna, le 5 décembre i36o, étant
«à Compiègne, que l'on feroit une monnaye nouvelle, qu'il voulut qu'on
n appelât franc d'or fin, parce qu'elle valoit un franc, ou une livre, c' est-
ce à-dire vingt sous tournois^ » Autrement i6 sous parisis, comme
s'exprime elle-même l'ordonnance citée in extenso par le Blanc et rap-
pelée par M. Génin"'. Puis donc que le franc d'or fin n'existait pas encore
en i356, cette année ne peut évidemment pas être celle de l'action de
Patelin, où il est si souvent parlé de francs'. Je me hâte de dire que,
sans s'éloigner beaucoup de l'année i36o, qui répond à l'une des deux
conditions du problème, M. Génin pouvait trouver une date qui eut
satisfait à l'autre condition et lui eût montré l'écu d'or valant 2 4 sous
parisÀs. L'ordonnance du lo avril 1 36 1, qui confirme plusieurs dispo-
sitions de celle du 5 décembre , fixe à ce taux le cours du denier d'or,
appelé (jrand franc '^. Or cet pièces, improprement désignées sous ce
nom, sont justement les écus de Patelin. En effet, la dénomination de
grands francs était inexacte, puisqu'ils valaient quatre sous de plus que
la livre, et il arriva que le peuple, pour les distinguer des petits, ou,
pour mieux dire, des vrais /ranc5 d'une livre, les nomma simplement
écus : «Deux de ces escus, dit l'ordonnance du lo avril, vaudront au-
« tant que trois des précédents; » de sorte que six écus faisaient exacte-
ment neuf 'francs, comme dans la farce de Patelin : u Neuf francs.
« — Ce sont six escus^. » Il semble , en vérité, (juc , par ce commentiire
si net et si précis, l'ordonnance du lo avril se soit proposé de répondre
à la question qui nous occupe.
Nous pourrions, comme on voit, ne pas sortir du règne du loi Jean,
et accepter, avec un très léger amendement, l'ingénieux calcul de M. Gé-
nin. Il suffirait de substituer à la date de i356 celle de i36i. Mais,
bien que cette dernière année réponde à la fois aux deux conditions
cherchées jusqu'ici, une raison fort grave m'empêche de l'admettre et
' Traité des montioyes de France, p. ao/i- — * Le franc émis à ao sous louriiuis
était à son taux jusie et loyal; le roi Jean s'en largue dans son ordonnance du 3
mars i36i : «Se aucun, dit-il, vouloit aller en Jérusalem ou ailleurs en loinglaiu
■ pays, si ne pourroil-il porter meilleure monnoye, ne a meilleur pris, ne ou ii
t peust moins perdre, se elle» esloienl ores despéciées ou brisées. » ( Ordonnaiiees ,
t. IH, p. 55 1.) — ^ Un franc d'or a clé indûment allribué par quelques anti-
quaires, au règne de Philippe I", sur la foi d'un prétendu titre de io68; mais on
a reconnu qu'il fallait lire i368. Voy. Du Gange, Glossar. voc. Monda, p. /iSg,
nouv. édil. — * Ordonnances, t. III, p. /Sa- Le Blanc a connu ce grand franc et
sa valeur (voy. p. aa8); mais il ne l'a pas inséré dans sa table, qui, d'ailleurs,
est loin d'ôlre complète. — ' Maittre Pierre Patelin, v. 379.
728 JOURNAL DES SAVANTS.
m'oblige à porter mes recherches dans le règne suivant. Cette raison ,
c'est que les sous, le franc et l'écu, ne sont pas les seules monnaies qui
soient nommées dans Patelin. On remarque encore dans cette pièce une
allusion aux écus d'or à la couronne qui devaient être alors en grande
faveur, car Agnelet, pour stimuler le zèle de son défenseur, a bien
soin de les faire sonner à son oreille :
Je ne vous paieray pas en solz ,
Mais en bel or à la couronne \
Voilà donc une troisième condition, dont nous avons jusqu'ici négligé
de tenir compte. Les six écus que revendique si obstinément Patelin
sont, à n'eu pas douter, des écus d'or à la couronne. Eh bien , cette mon-
naie n'avait pas encore été frappée sous le roi Jean; elle ne date qu^ des
premières années de Charles VL Sur ce point, l'opinion de le Blanc est
formelle : « Les escus d'or, dit-il , n'étoient cas nouveaux en France , ils
« avoient eu grand cours sous le règne de Philippe de Valois et de son
«fils; mais ils étoient faits d'une manière différente des escus à la cou-
« ronne^. » — « Les escus d'or de Philippe de Valois furent appelés plus
a tard escus viels, pour les distinguer des escus à la couronne frappés sous
«Charles VP. » Et encore ailleurs : «Ces escus à la couronne furent
«ordonnés par lettres expédiées à Paris le iî mars i38/i, afm de
«chasser les monnoies d'or étrangères*; ils avoient cours pour 22 sols
«6 deniers tournois. On en fabriqua beaucoup sous ce règne, et, par
«suite des malheurs du temps, ils ne furent ni du môme poids ni du
« même litre ^. »
11 est donc manifeste que nous ne saurions placer l'action de la farce
de Patelin (où il est expressément fait mention des écus à la couronne) ,
que dans les années qiu ont suivi 1 386 . date de leur création. Voyons,
à présent, à quelle époque ces écus, émis pour 18 sous parisis, ou
' Maislre Pierre Patelin . v. iia5. — * Traité des monnoyes, p. 287. M. Génin
(lit, dans une note sur le vers 1 125, que «les premiers écus à la couronne furent
* frappés sous Philippe le Bel, par ordonnance de iSSg, mentionnée par Du Gange. »
La date prouve qu'il s'agit précisément des écus de Philippe de Valois, dont parle
le Blanc. D'ailleurs, dans cette ordonnance, donnée le 6 avril iSSg à Maubuis-
son, )'. n est pas du tout question de couronnes. ( Voy. Ordonnances, 1. 1", p. Ma.) Ce
n'est que dans un intitulé, ajouté sur les regisires delà Cour des comptes, qu'il
est fait mention de couronnes, et encore de couronnes d'argent. — ' Traité des
monnoyes, p. 206. Quelques antiquaires ont supposé, d'après un avis présenté à
Philippe le Hardi sur les monnaies , qu'il y avait eu des écus d'or et même des cou-
ronnes frappées avant 1279. ^^ ^®* monnaies ont existé, elles ont eu au moins très-
peu de cours. Le Blanc déclare n'en avoir vu aucune. Traité des monnoyes, p. 178.
— * Ordonnances, t. VII, p. 109. — * Traité des monnoyes , p. 237.
DECEMBRE 1855. L 729
2 2 SOUS 6 deniers tournois , ont été portés à 2 /i sous parisis , le franc
demeurant à 1 6 sous.
: Pour le franc, il n'y a pas de difficulté. Les lettres patentes du
1 i mars i38/i, une charte de i386 et quelques autres actes, nous
montrent le franc ayant cours à ce taux, qu'il paraît avoir longtemps
conservé. Reste l'écu : j'ai vainement cherché, je l'avoue, dans la table
dressée par le Blanc, une année qui satisfit à la condition voulue;
mais je suis en mesure d'établir par divers actes publics, cités par le
Blanc lui-mcme, qu'avant les désastres causés par la rivalité des mai-
sons de Bourgogne et d'Orléans, et notamment avant la bataille d'A-
zincourt { 1 4 1 5 ) , l'écu au taux de 2 4 sous parisis était regardé comme
ayantsavaleur loyale et régulière. En effet, une ordonnance du 7 mai 1 4 18
nous apprend que, pour repousser la damnable entreprise du roi d'An-
gleterre, le gouvernement de Charles VI, à bout de ressources, fut con-
traint d'augmenter considérablement le prix de l'écu d'or^ : «De sorte,
((dit le Blanc, que de 3o sous tournois (ou a 6 sous parisis) (jae cet
uécu valoit auparavant, il fut porté à 5o*. » L'auteur de l'histoire de
Charles VI, imprimée à la suite de Juvénal des Ursins, nous fournit
un renseignement analogue : «La Iribulation des monnoyes, dit ce
«chroniqueur, dura depuis l'an 161 5 jusqu'à l'an 1/121', que les
« choses se remirent à un plus juste point, car tescafut remis à 2ù sous
u parisis, et toute autre monnoye^ fut remise à l'équipolent, chacune à
(«sa juste valeur cl quantité^. 0 L'assertion de cet auteur, qui n'est autre
que Pierre de Fénin *, est confirmée par la teneur des lettres patentes
du 26 juin 162 1 , qui s'expriment dans les mêmes termes '^.
' Ordonnances, I. X, p. 5o8 et Soq. Il y a deux ordonnances sous la mérae date;
je renvoie à la seconde. — ' Traité Jet monnoyes, p. aSg. Le Blanc n'a pas fait
usage , dans sa table , du renseignement fourni par celte ordonnance sur la valeur
de l'écu avant i/ii8, probablement parce qu'elle ne formule «ucune date précise.
— ^ De 1^1 5 à i^ao, le marc d'or atteignit on prix énorme. De Go livres en-
viron qu'il valait à l'avénemenl de Charles VI, il fmit par valoir, en 1^30, plus de
171 livres i3 sous. — * Y compris le franc, sans doute. — ' Traité des monnoyes,
p. a3q. — * On peut lire dans les Mémoires de Pierre de Fénin, publiés par made-
moiselle Dupont pour la Société de l'histoire de France (p. 188), le texte .riginal
de ce passage , que G(Klefroy et le Blanc ont rajeuni dans un style devenu bien
vieux à son tour. — ' Ordonnances, t. XI, p. laa. Celle mesure, prise sous l'influence
anglaise, pour remédiera une situation devenue intolérable, et plus encore, peut-
èlre, pour décrier les faibles monnaies qu'était contraint d'émettre le Dauphin, ou,
comme s'expriment les lettres du la octobre i^ai {Ordonnances, I. XI, p. i3a),
celui <fai se dit le Dauphin, fut violemment attaquée par les chroniqueurs du parti
adverse, suivis en cela par presque tous les historiens moderne?. Il semble pour-
tant que Pierre de Fénin avait porte sur cet acte un jugement plus équitable, et c'est
93
7aO JOURNAL DES SAVANTS.
Nous le demandons : ne rësuite-t-il pas avec évidence de cette remise
de l'écu à la couronne à son taux antérieur et régulier de 2 4 sous pa-
risis, i°que, malgré le silence des tables, telle doit avoir été la valeur
de cette monnaie pendant quelques-unes des années, relativement pros-
pères, du règne de Charles VI; 2° que ces écus furent encore reportés à
rc taux pendant im moment, à la vérité très-court, de l'année 1/121.
Aller plus loin et fixer une date précise serait, sans doute, téméraire.
Disons seulement que l'époque la moins troublée de ce règne, et qui
paraît le mieux convenir à notre pensée, est comprise entre les années
i388 et 1392.
Il ressort, on le voit, de ces divers indices, que nous avons, pour
déterminer la date où se passe l'action de Patelin, le choix entre trois
époques, soit le règne du roi Jean, en i36i , le milieu du règne de
Charles VI, entre i388 et iSgj, ou, enfin, l'année 1/121, peu de
mois avant la mort d'Henri V. J'écarte tout d'abord cette dernière
date, parce que le retour au taux régulier du franc et de l'écu ne fut
alors que de très-peu de durée. Entre les deux autres dates, j'adopte,
sans hésiter, la seconde, parce que, malgré quelques difficultés inhé-
rentes à la nature de ces recherches ^ elle satisfait seule aux trois con-
ditions du problème.
Mais, dira-t-on, M. Génin appuie peut-être par des raisons puisées
h d'autres sources la préférence qu'il accorde à l'année i356? Cela est
vrai; il se prévaut surtout de la présence d'un témoin dont l'autorité
pourrait ellectivemcnt être considérable. Dans l'avant-dernière scène
de la pièce. Patelin, pour échapper aux étreintes de son obstiné créan-
cier, essaye de lui persuader qu'il rêve et qu'il se trompe de personne :
^ ■'■" ■ .J' .-
Pour qui c'est que me cuydiez prendre ? . i m ! .
Est-ce point pour csserveîlé? '" 1 • . » ^ '■ -^
Voy I Nennin
Moy de moy ? non suis vraiement ;
aussi l'opinion de le Blanc , très-éclairé dans ces matières. Celte mesure ne laissa
pas cependant de jeter de nouvelles et très-fâcheuses perturbations dans toutes les
transactions particulières. Tant il est dangereux de loucher aux monnaies, même
dans une intention réparatrice I — ^ Du Gange, par exemple, mentionne des
chartes qui nous montrent l'écu à la conronne compté pour 22 sous 6 deniers
(18 sous parisis), pendant plusieurs des années où il a dû, suivant moi, en va-
loir 2I1. Peut-être, dans ces temps d'anarchie, le cours des monnaies différait-il de
province à province. Dans tous les cas, des conventions privées ne pourraient in-
firmer des actes publics.
» ft
DÉCEMBRE 1855. '• 731
Oâtcz en Tostre opinion.
Seroie-ce point Jehan de Noyon ?
Il me ressemble de corsage '.
Qui est-ce que ce Jean de Noyon? Un fou évidemment bien connu
des deux interlocuteurs et de tout l'auditoire. M. Génin n'hésite pas à
reconnaître dans ce personnage un fou de cour, et, mieux encore , le
propre fou du roi Jean^. Sur quels indices fonde- t-il celte conjecture
qui, si elle était bien prouvée, serait, en effet, pour sa thèse, un argu-
ment irréfragable? Les voici : M. Génin a remarqué dans un compte
d'Estienne de la Fontaine, argentier de la couronne au milieu du
iiv* siècle, deux sommes a.ssez rondes dépensées en 1 35o, pour la garde-
robe de Maistre Jehan, le Fol da Roy^. J'ajoute, en passant, qu'il ne
tenait qu'à M. Génin de produire cinq autres notes de divers achats
faits, deux ans plus tard , pour l'entretien du même fou. Ces articles sont
cotés en dépense dans un compte de l'an i35a, dressé par le même
Estienne de la Fontaine, et publié par M. Douët d'Arcq, avec d'autres
pièces analogues, dans un des volumes de la Société de l'Histoire de
France*. Mais que prouvent ces mentions plus ou moins nombreuses?
Le simple nom de Jean suffît-il pour établir, avec quelque certitude ,
l'identité de Jehan de Noyon cité dans la farce de Patelin avec le maître
Jehan des comptes de l'ai^enterie ? N'appelait-on pas Jean la plupart
des fous? témoin Jean Bobé, Jean Bouzèrc, tous deux fous du comte
de Blois; GrandJcan, un des fous de Charles V; Jouan, le fou de Madame
(Louise de Savoie, mère de François l"), dont Marot a composé l'épi-
taphe; Jean Chicot, le fou d'Henri IV, et tant d'autres? Charles VI lui-
même (sans vouloir me prévaloir de celte circonstance) n'eul-il pas,
étant Dauphin et pendant plusieurs années de son règne, un fou du
nom de Jean^? Il y a plus, qui nous assure qu'il faille placer Jehan de
Noyon sur la liste des fous de cour? N'était-ce pas plutôt un fou popu-
laire, comme en avaient toutes les bonnes villes et même beaucoup de
simples villages-, un fou de l'espèce de Seigni Jehan, que Rabelais
appelle le Fou insigne, le Fou citadin de Paris, et qui, vers le temps qui
nous occupe (car il était bisaïeul de Caillette), faisait, avec sa marotte,
' Maislre Pierre Patelin, v. iSog-ibao. — * Jbid. Introduct. p. 27. — ' Voy.
M. Leber, Coup d'œil tar les médaillet de phmb, le personnage du fou et les rébus,
p. i/|3, cilé par M. Génin, Introducl. p. 27. — * Comptes de l'argenterie des rois de
France au xiv' siècle , p. 161. — * Ce renseignement est consigné dans une lettre
autographe de Charles V, du 3 mars 1375, où ce prince augmente les gages d'un
maistre Jehan tfol de nostre ainsné lils, dit-il.» Voy. l'Introduction placée par
M. Leber en tête de l'ouvrage de M. Rigolot, \nli[u\é Monnaies inconnues desvvêqaes
des innocents et des fous, p. xliii, note a.
732 JOURNAL DES SAVANTS.
ses oreilles de papier fraisées en points d'orgue, et ses folles paroles
quelquefois pleines de bon sens, les délices «du commun et badaut
u peuple deParis^?» J'ajoute, sans y attacher, d'ailleurs, grande impor-
tance, qu'il existe une assez curieuse tradition que nous a conservée
l'historiographe des fous en titre d'office. «Je liens, dit Dreux du Radier,
(t d'un échevin de Troyes en Champagne , qu'on voit encore dans les
«archives de cette ville (du Radier écrivait en i 767) une lettre du roi
«Charles V, où ce prince, mandant au maire et échevins la mort de
Il son fou, leur ordonne de lui en envoyer un autre, selon la coutume^. »
Ces mots selon la coutume paraissent indiquer qu'au moins sous le roi
Jean , la Champagne avait l'honneur de fournir exclusivement des fous
à la cour de France. D'ailleurs, ce singulier privilège ne semble pas avoir
beaucoup duré. Nous trouvons, sous Charles VI et sous ses successeurs,
des fous de cour de toutes les provinces, normands, provençaux, blai-
sois, picards, gascons. Charles V lui-même fut au moins une fois infi-
dèle à la Champagne, car ce sage roi, toujours entouré de fous, en fit
venir un du Bourbonnais'. Quoi qu'il en soit, cette coutume, s'il y a
eu coutume, se rapporte principalement au roi Jean, et forme ainsi
une présomption peu favorable à la conjecture de M. Génin.
Entre la date de i356 et celle que je propose, l'intervalle paraitra
sans doute assez peu considérable. 11 ne s'agit, en fin de compte, que
d'une trentaine d'années. Cet écart ne laisse pas pourtant que d'avoir
son importance. Il en a surtout pour ceux qui, comme moi, sont fer-
mement convaincus qu'il suffit d'avoir déterminé l'époque où a lieu
l'action d'une comédie de caractère ou de mœurs, pour être assuré qu'on
a trouvé en môme temps l'époque où elle a été composée. A peine ,
en effet, a t-on fixé historiquement cette date, qu'il s'élève une seconde
question non moins grave, et qui doit servir de contrôle à la première,
c'est-à-dire la question du langage. Or il y a dans la vie des langues tel
quart de siècle qui change leur physionomie , et marque de signes à peu
près certains le passage d'un âge à un autre; de sorte que tel ouvrage,
* Pantagruel, liv. III, ch. xxxvn. — ' Dreux du Radier, Histoire des foax eu titre
d'office, insérée dans le premier volume de ses Récréations historiques, Paris, 1767,
p. 1. Celle. monographie a éîé reproduite, avec quelques additions, par M. Leber
dans le tome VIII de sa Collection des pièces relatives à l'histoire de France, p. 1 48- 186.
— ' Nous trouvons ce détail dans un fragment de lettre autographe de Charles V,
du dernier jour de février i364, cité par M. Leber dans son Introduction à V Histoire
des monnaies inconnues des innocents, etc., p. xlh, note 2. On sait que ce prince fit
élever deux tombeaux à deux de ses fous : Tun dans l'église de Saint-Germain-
l'Auxerrois à Paris, l'autre dans l'église de Saint-Maurice à Senlis. Voy. Sauvai,
Antiquités de Paris, t. I, p. 33 1.
r/DECEMBRE 1855. 733
qu'on ne pourrait, à cause de ia langue, attribuer à l'année i356,
pourra, sans difficulté, se rapporter à l'année i388 ou 139a. On
conçoit dès lors pourquoi j'ai cru devoir insister.: jfh 'j'Kt-'Jr-;}) mIj ^l-^a*
Au reste, en entreprenant ses ingénieux calculs, M. Génin lui-même
semblait avoir l'intention de découvrir à la fois la date de l'action et
celle de la composition de Patelin, et il l'annonçait en des termes qui
n'ont rien d'équivoque : «Le texte de la pièce, disait-il, fournit le
«moyen de recberclicr la date de sa naissance ^ » Et, cela posé, il com-
mençait résolument les délicates investigations où nous l'avons suivi
dans la même pensée de découverte. Cependant, voilà qu'arrivé à la
solution, M. Génin s'arrête; il se demande s'il faut, de toute nécessité,
conclure de ses arguments que la composition de la pièce soit contem-
poraine de l'action : «On serait tenté de le croire, répond-il, parce
i< qu'on suppose toujours qu'un auteur met en scène les mœurs et les
«caractères de son temps. Dans cette occasion pourtant, il n'en est
K rien^. »
Mais alors, dirons-nous, pourquoi avoir imposé à vous et à vos lec-
teurs cette étude si ardue des variations monétaires qui se sont succédé
sous les Valois? Y avait-il besoin d'un si puissant appareil de discussion
pour arriver à établir seulement l'époque où maistre Pierre est censé
avoir dérobé six aunes de drap au bonhomme Guillaume P On ne con-
çoit une aussi minutieuse enquête qu'autant qu'elle eût permis d'at-
teindre 5 un résultat vraiment important pour l'histoire littéraire, tel
qu'eût été la découverte de l'acte de naissance de Patelin. Cependant,
cette date si ingénieusement cherchée, quand l'habile critique croit
l'avoir trouvée, il n'en tire aucun parti! ou plutôt, il se contente de
la mettre en réserve pour le besoin d'une autre argumentation qu'il va
bientôt entreprendre dans un ordre d'idées tout dllFérent, pour ne pas
dire tout opposé! En effet, le croirait-on? c'est vers l'année i/j6o que
M. Génin dirige maintenant ses recherches. Du milieu du règne du
roi Jean, il se transporte au commencement de celui de Louis XI.
Pourquoi cette soudaine évolution? Le voici : M. Génin croit avoir
découvert l'auteur des vers exquis de la farce de Patelin dans un
prosateur de la seconde moitié du xiv" siècle. Vous vous récriez; vous
supputez le laps de temps qui sépare l'année i356, et même l'année
139a, de celte date nouvelle et si peu prévue. M. Génin, croyez-le
bien, n'a pas manqué de faire, de son côté, ce facile calcul, et sa
conviction n'en a pas été ébranlée. En vérité, pour se croire autorisé
' Maistre Pierre Patelin, Introduclion , p. 16. — " Ihia. p- 19-
734 JOURNAL DES SAVANTS.
à placer la composition d'une comédie de mœurs et d'observation,
d'une comédie qui n'a pas le moindre caractère historique , à plus d'un
siècle de distance du temps qu'elle n'a d'autre prétention que de peindre
et de railler, il faut que la critique ait par devers soi des raisons bien
fortes et tout à fait décisives. On peut être sûr, d'avance, que M. Génin
n'en a groupé autour de son système que de spirituelles et d'ingénieuses;
mais seront-elles, à l'examen, également solides et convaincantes P
Dans cette attribution singulière de la farce de Patelin à l'auteur du
Petit Jehan de Sainlré, pourrons- nous trouver quelque chose de plus
qu'un piquant paradoxe? Ce sera pour nous l'objet d'une étude atten-
tive et la matière d'un second aiticle.
MAGNIN.
^ * ' (La suite à an prochain cahier.) /V '"^
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers
ÉTAT, suivi de deux fragments du Recueil des monuments inédits de
cette histoire, par M. Augustin Thierry, membre de l'Institut.
TROISIÈME ARTICLE^.
Dans l'examen auquel je me suis livré de l'ouvrage de M. Thierry ,
il me restait à indiquer le sort du tiers état pendant les derniers siècles
de la monarchie, et à déterminer la part qu'il a prise à l'organisation
civile et administrative de l'ancienne France. Cette organisation a été
l'œuvre lente de la royauté, dont les tendances ambitieuses ont été fré-
quemment d'accord avec les besoins sociaux des classes plébéiennes. La
l'éunion du territoire, le rapprochement des populations, l'uniformité
de la justice, la similitude des lois, qui, dans notre pays plus que dans
aucun autre, ont fait disparaître peu à peu les divisions des provinces et
des classes devant l'unité de la nation, les droits locaux devant le droit
général , les pouvoirs particuliers devant l'autorité publique , et les privi-
lèges inégaux du moyen âge devant les principes communs de l'équité
' Voyez, pour le premier article, le cahier de février i855, page 78; et, pour
le deuxième, celui de juin, page 366.
r DÉCEMBRE 1855i lOl 735
moderne : voilà ce qu'a recherché la royauté pour agrandir sa puissance ,
ce à quoi a contribué le tiers état pour élever sa position. Les savants
travaux et les habiles conclusions de M. Thierry me serviront à établir
et à apprécier cette grande œuvre monarchique, que le tiers état a
souvent provoquée dans les états généraux par ses cahiers, et qu'il a
même, jusqu'à un certain point, conduite dans le gouvernement par
quelques hommes sortis de son sein, animés de son esprit et devenus
les instruments de la royauté.
Je ne reviendrai plus sur les états généraux assemblés avant le
XVI* siècle. On en connaît les tentatives quelquefois hardies, les établis-
sements presque toujours éphémères, les prompts et inévitables désac-
cords. Pendant la première moitié du xvi* siècle, ils ne furent pas con-
voqués. Sous Louis XII , sous François I** et sous Henri II , monarques
puissants, l'autorité royale s'exerça avec une plénitude que n'altérèrent
pas un seul instant des besoins continuels d'argent pour des entreprises
lointaines, de fréquents revers, et même la captivité du roi à la suite
d'une défaite qui exposait le royaume à l'invasion étrangère. On vit alors
Timmense changement qui s'était opéré dans l'organisation et les senti-
ments de la France, depuis la bataille de Poitiers jusqu'à la bataille de
Pavie. Le royaume s'était soulevé après le grand désastre du xiv* siècle,
et il était presque tombé en pièces pendant que le roi Jean avnit été
conduit prisonnier en Angleterre. Personne ne remua après la mal-
heureuse issue de la campagne dans laquelle François I* perdit pour
la troisième fois son armée en i5a5, et se fit prendre lui-même. Le
royaume entier, dans un belliqueux accord et avec un ensemble patrio-
tique , se disposa à repousser l'agression des Espagnols victorieux. L'unité
territoriale, contre laquelle n'avait rien pu deux années auparavant la
révolte du connétable de Bourbon, le dernier des grands seigneurs
féodaux, se consolidait, et la nationalité moderne commençait. T^ih .;
A part l'assemblée de Tours, que Louis XII réunit en 1 5o6 afin tie
s'y faire dégager par son peuple de limprudent traité de Blois, qui,
en donnant l'héritière de la Bretagne à l'archiduc Charles d'Autriche <
aurait détaché de nouveau celle province de la couronne, et renou-
velé le morcellement et les dangers de la France, il n'y eut point d'états
généraux durant ces trois règnes. Louis XI^ François I" et Henri II
perfectionnèrent eux-mêmes l'administration publique, et ils étendi*
rent la loi générale en la rendant obligatoire dans toutes les provinces.
Par les ordonnances de Blois (en 1/199), de Crémieu (en i536),
de Villcrs-Cotterets (en lÔSg), de Fontainebleau (en i55i), ils amé-
liorèrent l'ordre judiciaire, complétèrent les parlements, soumirent
7U JOURNAL DES SAVANTS.
encore plus les justices féodales aux tribunaux de la couionne; ils
restreignirent les justices ecclésiastiques aux affaires spirituelles; ils in-
terdirent aux baillis royaux de prendre part aux jugements s'ils nctaient
gradués en droit, et, en exigeant la science pour rendre la justice, ils
mirent la justice entre les mains du tiers état, seul initié i\ la science;
ils créèrent la maréchaussée pour la sûreté des routes et la protection
des habitants; ils instituèrent les sièges présidiaux placés au-dessous des
juridictions souveraines des parlements, afin de rapprocher les juges
des justiciables; ils ordonnèrent d'appeler les procès d'après leur ordre
d'inscription et de faire comparaître les accusés en personne au lieu de
laisser prononcer secrètement sur leur sort d'après le seul examen des
pièces; ils établirent les titres de famille pour toute une classe de Fran-
çais restée jusque-là sans existence régulière et sans archives domes-
tiques, en prescrivant aux curés de tenir avec soin dans leurs paroisses
registre des naissances, des mariages, des dçcès, et de déposer ces actes
de l'état civil au greffe du bailliage le plus voisin; ils introduisii'ent plus
de discipline dans l'arm'ée, en plaçant aux chefs-lieux des douze prin-
cipales provinces douze gouverneurs militaires qui y étaient les délé-
gués révocables de la couronne , et plus d'ordre dans les finances en
fondant le trésor central de l'épargne et les seize recettes provinciales,
que devaient compléter plus tard autant de bureaux de finances; enfin ,
ils publièrent toutes les coutumes civiles en les réformant, et rendirent
la loi non-seulement plus précise mais moins diverse et moins inégale.
L'étude des lettres et du droit, la culture des arts, l'extension des mé-
tiers, l'agrandissement de l'intelligence et de la richesse plébéiennes
reçurent de ces princes des encouragements de toute nature, par de
nobles fondations intellectuelles, par la présence et l'imitation de grands
artistes appelés d'Italie, par l'érection de beaux monuments, par le
transport en France de fabriques de soieries, d'étoffes d'or et d'argent,
par les développements d'un commerce que protégeait une nouvelle
marine et les améliorations d'une agriculture à laquelle plus de sécu-
rité donnait plus d'élan. Aussi, malgré la longue durée des guerres
étrangères, les progrès des classes populaires furent considérables dans
la première moitié du xvi' siècle. Elles devinrent plus riches, plus
éclairées, plus puissantes^ Sauf les charges militaires, elles exercèrent
les diverses fonctions de l'Etat. Connaissant le droit, rendant la justice,
gérant les finances , elles dirigèrent les rois dans leurs actes législatifs
et les secondèrent dans leurs entreprises nationales.
L'intervention du tiers état fut encore plus marquée dans la seconde
moitié du xvi' siècle, sous les règnes troublés de François II, de
' DECEMBRE 1855: -' 737
Charles IX, d'Henri III. Après avoir longtemps inspiré par ses juriscon-
sultes des réformes à la royauté, il les lui dicta en quelque sorte par ses
cahiers. Le cahier du tiers, dans les états généraux de i56o, contint
les principales dispositions des grandes ordonnances d'Orléans , de
Roussillon , de Moulins. La voix puissante de l'ordre plébéien réclama
ce qu'accomplit en partie un grand ministre plébéien, le chancelier
de l'Hôpital.
M. Thierry expose, en l'admirant, l'œuvre de ce chancelier si austère
dans une cour corrompue, si tolérant dans une époque de fanatisme,
si juste dans un siècle de violence, et, comme il le dit, «de ce fils d'un
«bourgeois qui, ayant le génie d'un législateur, l'âme d'un philosophe
«et le cœur d'un citoyen, porta dans le gouvernement les principes
«traditionnels du tiers état- l'attachement au maintien de l'unité fran-
« çaisc et aux libertés de l'Eglise gallicane. » Mais il admire tout autant
le cahier du tiers état, qui forme un véritable code en 35/i articles. II y
trouve un profond sentiment de la justice sociale et de l'intérêt public,
un instinct hardi de réformes, en môme temps qu'une science pratique
de toutes les matières de droit et d'administration. La rédaction en est
aussi précise que la pensée en est généreuse. Le tiers état y demande
la restriction encore plus grande des justices seigneuriales au profit de
la justice générale; la révision des anciennes lois cl ordonnances et la
réunion en un seul corps de celles qui seront maintenues : ce désir
d'unité dans la justice et d'uniformité dans la loi ne devait être satisfait
que deux siècles plus tard. La suppression des douanes intérieures et
l'adoption d'un seul poids et d'une seule mesure dans tout le royaume ,
bien qu'elles fussent le vœu formellement exprimé du tiers état et la
pensée persévérante de la royauté , devaient rencontrer aussi jusqu'en
1789 l'obstacle insurmontable des privilèges provinciaux et la résis-
tance opiniâtre des habitudes locales.
Les besoins de la couronne avaient rendu vénales les charges de la
magistrature. Le tiers état demanda qu'elles fussent conférées, par un
choix éclairé, au mérite savant. Le système électif- ayant été constam-
ment le sien dans les fonctions communales, il voulut l'étendre aux
oiliccs judiciaires, et le rétablir pour les dignités ecclésiastiques. Les
abus de la nomination directe aux évôchés et aux abbayes, récemment
dévolue au roi par le concordat de François I" et de Léon X, surpas-
sant de beaucoup les désordres de l'élection consacrée par les décrets
du concile de Bâle et la pragmatique sanction de Charles VII, rendaient
d'autant plus désirable le retour aux vieilles règles gallicanes, qu'une
réforme de l'Eglise était poursuivie avec ferveur. Conformément à cet
94
738 JOURNAL DES SAVANTS.
esprit réformateur, qui éclatait là même où il ne dominait pas, le
cahier du tiers recommandait, ouUe l'élection et la résidence pour les
évêques, qu'il fût interdit aux prêtres de recevoir des testaments; que
Je nombre des jours fériés fût réduit aux. dimanches et aux principales
fêtes du christianisme; qu'une partie des revenus ecclésiastiques servît
à ériger de nouvelles chaires dans les universités et à établir un collège
municipal dans chaque ville. Un an après, les députes du tiers état et
de la noblesse assemblés à Ponloisc, et cette fois d'accord, allèrent
encore plus loin. Aux réclamations qu'ils adressèrent en faveur de la
tolérance religieuse et du culte protestant; à la proposition qu'ils firent
de vendre les biens du clergé, sur lesquels ils soutinrent le droit ab-
solu de l'Etat, et qui, évalués à 120,000,000 de livres, dev^aient être
appliqués, /|8 millions à la dotation de l'Eglise, 4^ à l'amortissement
delà dette, et 3o placés à intérêts dans les villes et dans les ports, pour
y faciliter le commerce et y entretenir le trésor, on croirait entendre
les projets non d'une assemblée du xvi' siècle, mais d'une assemblée
de la révolution. La première pensée des choses en précède et en pré-
pare toujours longtemps d'avance l'exécution.
Les changements opérés par la royauté ne furent ni aussi étendus
ni aussi profonds que les désirs exprimés par le tiers état. Cependant
le chancelier de l'Hôpital, dans une série d'ordonnances célèbres,
commencée en i56i et terminée en 1667, et dont les plus considé-
rables furent celles d'Orléans, de Roussillon, de Moulins, emprunta
la plupart de ses dispositions législatives au cahier du tiers état avec
une sage habileté et dans la mesure pi^scrite par les possibilités du
temps. La justice fut réformée, son administration entourée de garan-
ties, le nombre des juges ordinaires diminué, la composition des jus-
tices de piivilége restreinte , la police du royaume régularisée, le clergé
soumis à un mode limité d'élection mieux conçu que le régime tumul-
tueux antérieur au concordat de i5i6, des juges consulaires, que ré-
clamaient les besoins du commerce, furent institués à Paris et dans les
autres villes de France. Les ordonnances de l'Hôpital marquèrent un
])asvers l'unité de juridiction et l'unité de procédure civile. «Leur cn-
« semble forme, en quelque sorte, dit M. Thierry, un nouveau fonds
(( de droit civil, dont la législation postérieure, jusqu'au renouvellement
« total de 1 789, ne fit que développer les conséquences, et dont plusieurs
« dispositions subsistent dans nos codes actuels. »
Les états généraux furent plus fréquemment assemblés à cette époque
qu'à aucune autre; ils ne devinrent cependant pas périodiques, comme
on l'avait demandé à Tours, en ihS!\, et comme on le demanda de
DÉCEMBRE 1855. 739
nouveau à Orléans, en i56o, et à Pontoise, en i56i. S'ils ne par-
vinrent pas à obtenir leur convocation régulière, ils surent encore
moins établir un mode plus libre de gouvernement ou communiquer
à l'État une direction unifoime et soutenue. La noblesse, le clergé, le
tiers état, y délibéraient à part, dans des chambres séparées, d'après des
mandats précis et sur des objets différents. La diversité des buts y en-
tretenait la division des ordres auxquels une forme vicieuse de délibé-
ration ne laissait pas plus le moyen de se concerter que la nature
contraire de leurs intérêts ne leur permettait de s'entendre; aussi ne
restèrent-ils jamais longtemps d'accord , et n'aboutirent-ils à aucune
résolution commune. La royauté ne pouvait pas être limitée par eux. Ils
ne comparurent au fond devant elle que pour servir ses projets. Elle
ne les appela que comme des auxiliaires dans l'organisation et pour la
défense du pays, et ne les admit que comme des suppliants en matière
de droits et de lois. Ds intervinrent donc en pétitionnaires auprès do
la couronne , qui ne reconnut jamais en eux des législateurs. Leurs
griefs prirent la forme de doléances, leurs réclamations s'appelèrent
îles suppliques, et, lorsque leurs cahiers se transformèrent en ordon-
nances, ce fut en vertu de l'autorité royale. Ils suggérèrent ainsi des
réformes sans prétendre à les imposer. Cet esprit de réformation anima
surtout les classes plébéiennes, qui le communiquèrent à la royauté.
Toutefois des pensées politiquement très-hardies, et qui auraient
changé la constitution du royaume, si elles avaient été durables et ad-
mises, se manifestèrent dans les états de Blois, en 1576 et en i58$,
de Paris, en iSgS. Ces états, réunis pendant la longue guerre des
croyances chrétiennes en France, et la lutte du cathoHcisme exclusif
avec la royauté tolérante , furent animés d'un grand fanatisme religieux
«t d'un esprit démocratique extrême. L'assemblée de iSyG, dans la-
<}uellcle tiers élat joua un rôle principal, émit la théorie constitution-
nelle du partage de l'autorité. Elle prétendit qu'il y avait deux sortes
de lois : les lois du roi et les lois du royaume; les premières faites par
ie prince seul, les secondes faites par le prince, d'après favis des états,
•et ne pouvant être changées sans le consentement des trois ordreydc
la nation. Poursuivant fapplication de cette doctrine de souveraineté
divisée, les états généraux de i588, conduits par le troisième ordre,
déclarèrent qu'ils procéderaient par résolution et non par supplication ,
etils voulurent attribuer aux seuls cdits faits avec leur concours le titre de
lois fondamenlales. Cherchant h limiter en tout le pouvoir de la cou-
ronne, le tiers état, qui avait reconquis par un soulèvement religieux la
puissance municipale, soutenait dans son cahier que les ordonnances
94.
740 JOURNAL DES SAVANTS.
rendues à la requête de l'assemblée des trois ordres devaient être im-
muables, sans avoir besoin d'être enregistrées en cour de parlement, et
que les autres édits du roi devaient être vérifiés par les cours souveraines
ayant la pleine liberté de remontrance et ne subissant point la contrainte
de l'enregistrement. 11 demanda, de plus, que ces derniers édits fussent
préalablement communiqués aux procureurs syndics déjà existant dans
les pays d'Etat et aux procureurs syndics qui seraient nommés dans
les pays d'élection placés sous l'autorité absolue de la couronne. Cette
théorie politique, en vertu de laquelle la loi aurait été faite par les
états et consentie par le monarque ou faite par le monarque et sou-
mise à l'assentiment des provinces, était complétée par le vote néces-
saire des subsides. Il ne pouvait y avoir de levée d'argent sans l'adhé-
sion préalable des états généraux, et dès lors il devait y avoir convocation
régulière de ces assemblées.
Tous ces projets de constitution nationale et de liberté politique ,
poussés jusqu'à une tentative d'élection royale et de changement dy-
nastique en 1 SgS, n'eurent pas plus de succès et de suite que les retours
vers l'indépendance municipale , vers l'élection des évêques et la nomi-
nation des magistrats par le roi sur une liste de candidats dressée par
le pays. La guerre civile les compromit et la royauté victorieuse les
écarta. Il n'en resta que la grande ordonnance de Blois, en iSyg, la-
quelle confirma les belles lois de l'Hôpital en les étendant, et, très-
libérale sur le droit civil, fut silencieuse sur le droit politique. La légis-
lation civile et criminelle, la procédure, l'enseignement public, l'admi-
nistration financière, reçurent, comme règle encore plus qu'en fait,
des perfectionnements puisés surtout dans le cahier du tiers état dont
les articles formèrent le dispositif de la loi nouvelle.
Si M. Thierry énumère et apprécie les changements civils opérés
en France sur la demande ou par l'induence du tiers état, s'il fait con-
naître les pensées hardies et les désirs prématurés que le troisième
ordre exprima plusieurs siècles avant qu'ils pussent s'accomplir, il ex-
pose les progrès sociaux, dus, après les guerres intérieures, aux rois
réparateurs et réorganisateurs. Henri IV fut de ce nombre et des plus
grands. Il est, avec saint Louis, Charles V, Charles VII, Louis XI,
Louis XIII, Louis XIV, parmi les princes qui restaurèrent l'État à la
suite des troubles publics, et qui, en rétablissant l'ordre monarchique,
contribuèrent aux progrès de l'unité nationale. Le même rôle fut ré-
pété à bien des reprises par des princes bien divers. Chacun d'eux le
remplit d'après son caractère et selon les besoins du temps : saint Louis ,
avec son équitable vertu; Charles V, avec sa cauteleuse sagesse; Charles
DÉCEMBRE 1855. 741
VIT, avec sa prévoyance expérimentée; Louis XI, avec soii adresse
inquiète et sa violence tortueuse; Henri IV, avec sa spirituelle modéra-
tion et sa généreuse habileté; Louis XIII, avec le génie inflexible de
Richelieu; Louis XIV, avec la hauteur de son bon sens et l'adoration
de sa volonté. Tous ces rois favorisèrent le tiers état ou s'en servirent.
Chacun d'eux fit faire un pas à la France vers plus de grandeur, à la
loi vers plus d'équité, à la société vers plus de bien-être, à la roture
vers plus d'égalité.
On connaît l'œuvre vraiment nationale d'Henri IV. Ce grand roi.
après avoir traité avec tout le monde, commanda à tout le monde sans
opprimer personne. Il rétablit l'Etat et ne força point l'autorité. Consa-
crant la liberté rehgieuse, réformant la justice d'après les ordonnances
inexécutées des règnes précédents, réorganisant l'administration dis-
soute , soumettant les gouverneurs des provinces à l'obéissance et
l'armée à la discipline; rendant, avec l'aide de l'habile et rude Sully,
les finances plus régulières, la répartition de l'impôt plus équitable,
la culture des terres plus féconde, l'industrie des villes plus étendue
et plus variée, le royaume entier plus prospère, il seconda, parle dé-
veloppement de la richesse publique, le développement des classes
plébéiennes. Sous l'influence d'une assemblée de commerce qu'il réunit
auprès de lui, et que M. Thierry appelle ingénieusement les états
généraux de l'industrie , des manufactures de toute espèce furent fon-
dées, la facilité des communications et des transports entre les pro-
vinces , déjà accrue par de larges routes , le fut davantage par la navigation
régularisée des rivières; la jonction de la Seine à la Saône et à la
Loire fut commencée par le canal de Briarc, et la jonction de l'Océan
à la Méditerranée fut projetée au moyen d'un canal qui devait unir la
Garonne à l'Aude. <« Le règne d'Henri IV, dit M. Thierry, est une de
« ces époques décisives où finissent beaucoup de choses et oii beaucoup
« de choses commencent. Placé sur la limite commune de deux grands
«siècles, il recueillit tous les fruits du travail social et des expériences
« de l'un , et jeta dans leur moule toutes les institutions que devait per-
u fectionncr l'autre. La royauté, dégagée de ce que le moyen âge avait
« laissé de confus dans son caractère , apparut alors clairement sous sa
« forme moderne , celle d'une souveraineté administrative alors le
« progi'ès de la nation vers l'unité s'accéléra par une plus grande con-
«centration du pouvoir, et le progrès vers l'égalité civile par l'abaisse-
«ment dans la vie de cour des hautes existences nobiliaires et par Télé-
« vation simultanée des différentes classes du tiers état. »
Voyons où celles-ci en étaient déjà arrivés quatre ans après la mort
742 JOURNAL DES SAVANTS.
de ce prince habile, lorsque furent assemblés, en i 6 ih, les dernier étals
généraux de la monarchie absolue. Ces états généraux sont curieux à
plus d'un titre. Les vœux du pays exprimés dans le cahier du tiers état
ont une grande signification sociale. Les divisions profondes des ordres
annoncent que, plus la France devenait homogène, moins on était en
disposition de s'entendre sur la manière dont elle devait être gouvernée.
Les jalousies des deux premiers ordres envers le dernier témoignent
de l'importance que celui-ci avait acquise, et les hautaines paroles par
lesquelles la noblesse voulait maintenir sa séparation de la roture in-
diquent combien la roture s'était approchée de la noblesse. Par ses
richesses et ses lumières elle lui était, à certains égards, supérieure, et,
par ses fonctions, elle lui était à peu près égale. Dans la monarchie mili-
taire et administrative, si la noblesse possédait les grades de l'armée et
combattait pour la royauté, la roture occupait les charges de l'admi-
nistration et rendait la justice, au nom du roi, dans l'Etat. Déléguée de
la couronne , elle avait l'importance que donne l'exercice de l'autorité ,
la distinction que procure l'hérédité.
Cette hérédité elle l'avait obtenue à prix d'argent. Moyennant une
redevance annuelle payée à la couronne et appelée la paillette, du nom
du traitant qui l'avait fait établir dans un but fiscal sous Henri IV, les
possesseurs de charges pouvaient les transmettre à leurs enfants ou les
vendre. Ce qui était un expédient financier pour le roi était devenu un
pouvoir patrimonial pour la bourgeoisie. Il s'était ainsi formé, à la tête
de la roture, une classe éclairée, grave, puissante, qu'on appelait no-
blesse de robe longue, qui se reciiitait de ceux qu'enrichisssait le tra-
vail, qu'élevait la culture de l'intelligence, auxquels seuls l'argent et
l'étude rendaient accessibles ces fonctions qu'il fallait acheter et pour
lesquelles il fallait savoir. Elle inspira une vive antipathie à la noblesse
d'épée, qui, la regardant d'un œil jaloux, opposa la naissance au mérite,
et la traita, dans les états généraux de 161 4, avec cette colère mépri-
sante de l'orgueil qui n'était, à bien des égards, que l'expression em-
portée de l'envie. C'étaient surtout des officiers royaux qui représen-
tèrent le troisième ordre dans les états généraux de 161Â, divisés en
trois chambres délibérant à part et composées : celle du clergé, de
\ko membres; celle de la noblesse, de 182 ; celle du tiers, de 192.
La division édata dès le début entre les trois ordres. La fierté du
tiers état remarqua pour la première fois la différence du cérémonial
employé envers la noblesse, qui était traitée avec plus d'égard que la
roture. La noblesse, de son côté, fit entendre dans la harangue de son
orateur ces altières paroles : «Elle reprendra sa première splendeur.
DECEMBRE 1855: 743
« cette noblesse tant abaissée maintenant par quelques-uns de l'ordre
«inférieur, sous prétexte de. quelques charges ; ils veiTont bientôt la
« différence qu'il y a d'eux à nous. » La querelle ne larda point à s'en-
venimer, et aux dissidences de l'orgueil s'ajoutèrent les animosités de
l'intérêt. La noblesse comprenait la faute qu'elle avait commise en
s'éloignant des cours de justice par dégoût de l'étude et mépris des
occupations paisibles. Elle réclamait maintenant sa part des ofiices ci-
vils : l'argent lui manquait pour l'acquérir; elle ne pouvait que la rece-
voir en don du roi. Afin de faire rentrer le roi en possession du droit d'en
disposer, qui avait été aliéné, la noblesse demanda qu'il fût sursis à la
perception de la paulette! Renoncer à la redevance pour les offices,
c'était supprimer leur hérédité. La couronne devait y perdre un revenu
assez considérable , et le tiers état un impoitanl privilège ; ce dernier y
consentit cependant. Mais , tandis que la noblesse -voulait le déposséder
de l'hérédité de ses offices, h son tour il demanda que la noblesse fut
privée des pensions extraordinaires qui lui étaient payées sur le trésor
ou sur le domaine. D'un côté, on fit valoir les règles d'une bonne
administration; de l'autre, les besoins d'une urgente économie, et, sous
ces raisons de bien public, se cachèrent des sentiments d'animosité par-
ticulière.
Savaron, l'orateur du tiers état, dit en s'adrcssant à Louis XIII :
a ... Ce n'est pas le droit annuel qui a donné sujet à la noblesse de se pri-
« ver et retrancher des honneurs de judicature, mais l'opinion en la-
« quelle elle a été depuis longues années que la science et l'étude afl'ai-
« blissait le courage et rendait la générosité lâche et poltronne . . . On
fe vous demande, Sire, que vous abolissiez la paulelte, que vous retran-
H chicz de vos coffres seize cent mille livres que vos officiers vous payent
«tous les ans, et l'on ne parle point que vous supprimiez l'excès des
«pensions, qui sont tellement effrénées, qu'il y a de grands et puissants
« royaumes qui n'ont pas tant de revenu que celui que vous donnez à
«vos sujets pour acheter leur fidélité. . . Quelle pitié qu'il faille que
« Votre Majesté fournisse par chacun an , cinq millions six cent soixante
«mille livres, à quoi se monte l'état des pensions 'qui sortent de vos
« coffres! Si cette somme était employée au soulagement de vos peuples,
0 n auraient-ils pas de quoi bénir vos royales vertus? » Ce discours hardi
irrita la noblesse. Afin d'apaiser ses mécontentements, le tiers état
remplaça Savaron par le lieutenant civil de Mesmes, en désavouant
toute intention blessante de la part du troisième ordre envers le second.
Mais le nouvd orateur ayant dit, dans des vues de conciliation, que les
trois ordres étaient trois frères, enfants de leur mère commune la
744 JOURNAL DES SAVANTS.
France, que le clergé était l'aîné, la noblesse la puînée, le tiers état le
cadet, et, après avoir rendu hommage à la supériorité ancienne et re-
connue de la noblesse, ayant osé ajouter qu'il se trouvait souvent dans
les familles que les aînés ruinaient les maisons et que les cadets les re-
levaient, l'irritation s'accrut au lieu de s'affaiblir. La noblesse repoussa
avec courroux une semblable parenté. Elle se plaignit dans un langage
hautain et amer de l'injure que lui faisait, et de 1 honneur que s'attri-
buait le tiers état, en l'accusant de perdre la France et en- se vantant
de la sauver. Le baron de Senecey, son orateur, demanda au roi qu'il
remît en leur devoir ceux du troisième ordre qui méconnaissaient leur
condition et leur rôle au point de se comparer aux nobles, et de pré-
tendre avoir servi et devoir restaurer l'Etat. Après l'avoir entendu, les
gentilshommes qui l'accompagnaient s'écrièrent en l'approuvant : « Nous
« ne voulons pas que des fils de cordonniers et de savetiers nous appel-
ci lent frères; il y a de nous à eux autant de différence qu'entre le maître
« et le valet. »
En désaccord entre eux, les deux ordres ne s'entendirent pas mieux
sur un point qui intéressait la politique de l'État et l'indépendance de
la couronne. Le caractère extrême qu'avait pris la croyance catholique
du temps de la Ligue avait fait revivre l'ancienne théorie ultramontaine
de la prépondérance du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, et
redonné au saint siège cette vieille suprématie qui était repoussée en
France depuis trois siècles. Le parti qui avait subordonné le principe
monarchique au principe religieux, et soutenu qu'on ne pouvait être
roi qu'à condition d'être orthodoxe, rendant ainsi l'hérédité royale dé-
pendante de la foi catholique, avait fait du chef de la catholicité l'ar-
bitre de l'État, et, jusqu'à un certain point, le dispensateur de la cou-
ronne. Ce parti avait voulu déposséder Henri III comme tolérant les
hérétiques, et l'avait tué comme étant allié avec eux. Il avait d'abord
exclu Henri IV du trône pour cause de protestantisme, et, après l'avoir
réduit à demander une absolution humiliante au souverain pontife , il
avait, par ses fanatiques défiances, suscité le détestable jueurtrier qui
avait mis un terme aux desseins comme aux jours de ce grand roi. Il
avait introduit et laissé dans l'Etat de fausses maximes conduisant aux
plus dangereuses pratiques. Le troisième ordre s'éleva avec force contre
elles dans les états généraux de i 61 4. Rappelant l'ancienne discipline
politique de la France, il dit dans son cahier : «Le roi sera supplié de
«faire an'êter en l'assemblée des Etats, pour loi fondamentale du
« royaume , qui soit inviolable et notoire à tous , que , coriime il est re-
« connu souverain en son État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul,
DÉCEMBRE J855. 745
«il n'y à puissance en terre, quelle qu'elle soit, spirituelle ou tempo-
« relie , qui ait aucun droit sur son royaume pour en priver les per-
ce sonnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou absoudre leurs sujets de
« la fidélité et obéissance qu'ils lui doivent , pour quelque cause ou pré-
« texte que ce soit. Tous les sujets, de quelque qualité let condition
« qu'ils soient, tiendront cette loi pour sainte et véritable, comme con-
« forme à la parole de Dieu , sans distinction équivoque ou limitation
« quelconque , laquelle sera jurée et signée pai' tous les députés des
« états, et dorénavant par tous les bénéficiers et officiers du royaume. . .
«Tous précepteurs, régents, docteurs et prédicateurs, seront tenus de
« l'enseigner et publier. »
Cette doctrine royale et sociale tout ensemble, qui avait été pro-
clamée dès i3o3 en pleins états généraux, qu'on n'avait pas rejetée
dans la dernière moitié du xvi" siècle sans détriment pour le royaume
bouleversé, pour les rois dépossédés et assassinés , à laquelle élait cou-
rageusement revenu le parlement de Paris, en s'opposant, dans son cé-
lèbre arrêt de iSgS, à la violation de l'hérédité monarchique; cette
doctrine, le tiers étal voulut la remettre en vigueur, et il ne fut soutenu
ni par la noblesse ni par le clergé. La noblesse se montra infidèle, au
droit national, et le clergé se laissa entraîner aux tendances ultramon-
taines. Les deux premiers ordres se bornèrent à condamner les théories
meurtrières, admises parmi les catholiques extrêmes, au sujet du tyran-
nicide; le roi lui-même abandonna sa cause en délaissant le tiers état.
Ce monarque de quatorze ans, que gouvernait encore une mère ita-
lienne, et dont le principal ministre était un inhabile florentin, évoqua
à son conseil cet article, qui attendit Louis XIV et la célèbre déclaration
de 1682, pour redevenir un principe fondamental de l'État.
Mais, si la royauté, en ce moment mal exercée, négligea ses obliga-
tions, si la cour de Rome satisfaite félicita la noblesse de son catho-
lique dévouement, l'opinion éclairée donna son approbation aux patrio-
tiques pensées du tiers état dont elle entrevit clairement les destinées
futures. Le quatrain suivant, où était rappelée la querelle récente des
ordres , prédisait au tiers état, par la supériorité présente de ses vues,
la supériorité prochaine de sa position :
0 noblesse, ô clergé, les ainez de In France,
Puisque l'honneur du roi si mal vous maintenet.
Puisque le tiers état en ce point vous devance, _
Il faut que vos cadets deviennent vos ainez.
Ainsi 1789 était en quelque soitc prévu en 161 A. Il devait toutefois
s'écouler cent soixante et quinze ans entre les états généraux où le
95
746 JOURNAL DES SAVANTS.
peuple avait réciamé le troisième rang dans la grande famille française
et les états généraux où il prendrait la première place et deviendrait
la nation. Dans ce long intervalle, et avant qu'il pût introduire la régu-
larité administrative et le droit commun sur le territoire jeté en la
même forme et soumis à la même loi, constituer la société civile
d'après l'égalité, et la société politique d'après la liberté, il avait à ac-
quérir la primauté de l'intelligence et de la fortune, qui devait le
conduire h la haute domination de l'Etat, et le préparer même à la
gloire éclatante des armes. C'est ce qu'il fit par les lettres et par le tra-
vail, dans le xvii" et le xviii* siècle. La suprématie des idées amena
le triomphe des droits, et le pouvoir politique passa à qui avait acquis
l'importance sociale.
MIGNET.
{ La suite à un prochain cahier. )
LwscRiPTiONES REGNi Neapolitani latinm. Edîdit Theodoras
Mommsen. Lipsiœ, M DCCC LU. Samptusfecit Georgias Wigand.
Neapoli prostat apud Albertum Detken. xxiv, 486 et 4o pages,
in-fol.
CINQUIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
M. Mommsen, nous l'avons déjà dit, a réuni dans la dixième sec-
tion de son recueil (p. 35o-363) tout ce qu'il a pu trouver, dans le
royaume de Naples , d'inscriptions empreintes sur des ouvrages de po-
terie ou gravées sur des jetons, des poids et balances, des ustensiles ,
des agrafes, des lampes de bronze et sur des cachets de toute espèce.
Parmi ces derniers, nous avons remarqué un nombre considérable de
plaques de métal, ayant appartenu à des affranchis ou à des esclaves de
confiance qui remplissaient les fonctions de caissiers , de régisseurs et
d'intendants [adores, arcarii, dispensatores , procaratores , rationales]. Le
savant éditeur prouve que ces plaques, garnies d'un manche ou d'un
anneau, servaient à mettre des marques sur des comestibles; sur un
' Voyez, pour le premier article, le cahier de septembre i854, page 5^7; pour
le deuxième, celui de novembre, page 677; pour le troisième, celui de janvier
i855, page 69; et, pour le quatrième, celui d'octobre, page 687.
DECEMBRE 1855. ' 747
pain conservé sous les cendres de Pompéi depuis bientôt dix-huit
siècles, M. Mommsen a vu imprimés ces mots : [C]ELERIS Qainti
GRANIi VERI SERras (p. SÔg, n. 56). Mais plus souvent encore ces
sortes d'estampilles {si(jnacula) , ou bien des vérilables cachets, étaient
appliqués sur de la cire molle , afin d'empêcher des serviteurs infidèles
d'ouvrii' des vases de vin et des armoires renfermant des vivres; nunc
cihi quoqae, dit Pline ^ ac potas anub vindicantar a ropina. Il paraît, en
etfel, que même aux beaux siècles de la Grèce et de Rome, l'art qui a
pour objet la clôture en fer des habitations et des meubles, était peu
avancé; les clefs surtout, à en juger par celles qui nous sont parvenues*,
étaient d'une forme si bizarre et d'un usage tellement incommode, que,
dans fintérieur des maisons, on préférait apposer les scellés (au risque
de les rompre et de les remettre bien des fois), non-seulement aux
chambres où l'on gardait les provisions', mais même à l'appartement
des femmes, s'il faut ajouter foi aux plaintes bien aigres et bien amèrcs
des Athéniennes, dans une comédie d'Aristophane *. Quoi qu'il en soit,
ces nombreuses plaques, au moyen desquelles des intendants craintifs
et responsables cherchaient à mettre obstacle aux vols domestiques
commis par des esclaves affamés, offrent un curieux objet d'étude.
Malheureusement, toutes n'ont pas été vues par M. Mommsen lui-
même, obligé de s'en rapporter souvent à des copies fautives, manus-
crites ou imprimées. Sur d'autres de ces estampilles, les lettres sont
gravées avec tant de négligence, les abréviations , les sigles, les fautes de
langue y abondent tellement, les mots s'y confondent d'une manière si
étrange, qu'il y en a dont la lecture semble à peu près impossible.
Aussi notre savant épigraphiste n'essaye-t-il pas de les déchiflrer toutes;
il réserve sa perspicacité pour celles dont l'explication pouvait être ten-
tée avec quelque chance de succès. De ce nombre est une plaque trou-
vée à ^Eclanum (près de Mirabella); la légende qu'elle porte a été pu-
bliée ainsi par Guarini^ :
' Hist. nat. XXXIII, 6,9. — * Un certain nombre de ces clef» a élé figuré par
MonlfaucoD, Antiquité expliquée , t. Ili, partie première, pi. 54 et 55, et parMoliu
De clavibus veterum , dissertation imprimée dans le Thésaurus antiquitatum romuaa-
mm de Salleiigre, vol. III , col. 795-844- Voici le résumé des recherches de Molin ,
qui regarde le sujet qu'il a traité comme l'un des plus difliciles de toute farcliéolo-
gie : Veterum claustra, ac proinde etiam claves, alia ciun hitce nottris in nuUoJere.
alia in quibufdam convenire : udeo tamen intricata esse omnia, ut. . . errorum anfructtu
passim objiciant innumerabiles. — ^ Dans la Casina de Piaule, II, i , i , Cltostrata,
maîtresse de maison, dit à srs esclaves: tObtignate cellas, rejerte unulam ad me. >
— * Thesmoph. 4i4 : Taft yvvcuxùtvlTuriv 'S.^pceytZae èirtSiXXowriv ijirf x. t. A. —
* Dan» une dissertation intitulée Norelli monumenti eclanesi. Naplcs, 1 8a4. in-4*, p- 6.
95.
748 JOURNAL DES SAVANTS.
FRCDTIT
•LIB ACT
Il nous semble que ces caractères ne peuvent guère recevoir d'autre
interprétation que celle-ci, proposée par le nouvel éditeur (p. 3 69,
n. 86) : ERGa5fmas Decimi TITiï LlBertas, ACTor; à moins cependant
qu'au troisième mot on ne préfère de lire TITinii. Des personnes de
cette famille habitaient i^clanum; sur les monuments épigraphiques
que M. Mommsen y a recueillis avec tant de soin , on voit figurer un
Titinius Pulcher, un Titinius Taurus, un Titinius Januarius (p. 63,
n. i23/i).
Je ne m'arrêterai point aux inscriptions empreintes sur des tuiles,
des poteries et des lampes de terre cuite. Quelques-unes de ces lampes
portant le souhait Annum novum , faustam , felicem , paraissent avoir été
données pour étrennes; sur une autre on lit : OB CIVES SERVATOS.
Les poteries n'offrent guère que les noms des fabricants, mis au génitif.
La date de la confection y est rarement indiquée, comme elle l'est,
par exemple, sur les tuyaux provenant de l'aqueduc de Vibo Valentia
(Montelione) dans le Bruttium; on y distingue les mots Qaintus LA-
RONIUS COS. mPerator ITERum (p. 356, n. 96). L'histoire nous
apprend que Quintus ^ Laronius, consul l'an de Rome 721, trente-
deux ans avant notre ère, commanda trois légions pendant la guérie
entre Sextus Pompée et Octave, et que, par une marche hardie, il
sauva de la destruction l'armée du triumvir, débarquée en Sicile. Ce
fut probablement alors que les troupes, délivrées par lui d'un péril im-
minent, le saluèrent par de joyeuses acclamations ^ du nom d'imperator;
mais les débris seuls de l'aqueduc de Vibo nous révèlent que Laronius
obtint une seconde fois le même honneur. C'est ainsi que beaucoup de
monuments mis au jour par M. Mommsen et habilement employés par
lui, quand même ils n'oft'rent quelquefois que peu de mots, complètent
cependant, confirment ou rectifient les témoignages des auteurs anciens ,
qu'ils enrichissent l'histoire de faits nouveaux, et agrandissent son do-
maine.
Outre les inscriptions latines que l'éditeur, en suivant l'ordre géogra-
phique, a réparties dans les dix sections dont nous venons de parler, le
musée royal de Naples en possède encore près de neuf cents autres
qu'il a été impossible de classer d'après le même système. Les unes ap-
' Dans les fastes imprimés jusqu'à ce jour, même dans ceux que Jean -Gas-
pard Orelli a joints à son édition de Cicéron, vol. VI, p. Ivj, ce consul porte le
prénom de Lucius. — * Appien De bellis civ. V, ii5 : kvéxpayov vira T^hovrfs 6aov
éadevov.
DÉCEMBRE 1855. 749
partiennent à la partie continentale du royaume des Deux-Siciles , sans
qu'on puisse indiquer avec précision la ville ancienne d'où elles pro-
viennent-, les autres ont évidemment une origine étrangère , le musée
de Naples s'étant enrichi en i ySo de la collection du palais Farnèse et
en 180A de celle du cardinal Borgia. Guidé par un zèle consciencieux
et voulant rendre son recueil aussi complet que possible, M. Mommsen
a placé ces monuments, en partie inédits, dans une onzième section
(364-^07). Il les a tous examinés sur place, n'ayant besoin , cette fois,
de s'appuyer ni sur les copies, ni sur les conjectures de personne; et
sa révision, exacte jusqu'au scrupule, donne une sorte de nouveauté
même aux monuments qui étaient déjà connus. De ce nombre est la
célèbre inscription en l'honneur de Claudien. Trop souvent le génie ne
règne que sur l'avenir, et sa puissance est tardive ; les magistrats de
Cymé refusèrent, dit-on, des aliments à Homère, aucune statue n'a
été élevée à Virgile de son vivant; mais le sénat dégénéré de Rome sut
apprécier le talent d'un poète qui, si ses faibles contemporains ont
exagéré son mérite, est cependant, aujourd'hui encore , lu avec plaisir
dans tous les pays où l'on a conservé ou acquis la connaissance de i'i-
diome latin. Voici, d'après la copie de M. Mommsen, plus fidèle que
celle dont s'est servi Gruter, p. cccxci, n. 5, le texte de cette inscrip-
tion (p. 388, n. 6794); quelques lettres manquent au commencement
des premières lignes :
CLaudii C L A V D I A N I Viri Clarissimi
Cla]V DIO CLAVDIANO Viro Ciarissimo T R I
bu] NO ET NOTARIO INTER CETERAS
vigJENTES' ARTES PRAEGLORIOSISSIMO
5 pjOETARVM LICET AD MEMORIAM SEM
pJITERNAM CARMINA AB EODEM
SCRIPTA SVFFICIANT ADTAMEN
TESTIMONII GRATIA OB IVDICII SVI
EIDEM (sic) DDomini NNostri ARCADIVS ET HONORIVS
E I L I Cl S S I M I (sic) AC DOC TISSIMI
IMPERATORES SEN ATV PETENTE
STATVAM IN FO RO DIVI TRAIANI
ERIGI COLLOCA RIGVE IVSSERVNT
eiN CNI BIPriAIOlO NOON
KAI MOYCAN OMHPOY
KAAYAIANON PCOMH KAI
BAciAHc eeecAN
' Orelli, Inscript ionum lalinaram ampliuima coUectio, vol. I, p. 269, n. 1182,
propose de lire (/ec]ENT£S. Ainsi que M. Mommsen , Orelli admet l'aulhenlicilé
de l'inscHplion que Tiraiibochi et plusieurs autres savantj croyaient l'ouvrage d'un
750 JOURNAL DES SAVANTS.
Beaucoup d'autres monuments ëpigraphiques proviennent également
de Rome ou des environs de cette ville. Telles sont , selon toute appa-
rence, les épitaphes de Lucius Marins : DENVNTIATOR AB SCAENA
GRAEGA (n. 6886) et de Flabius Gryseros [sic) Cocceius DERISOR
(n. 687 1 ) , sans doute comédien ou baladin dont l'emploi était de faire
rire ^ Quant à trois tables de bronze fort curieuses (n. 6791-93), on
sait avec certitude qu'elles ont été trouvées en i56i au mont Cœlius,
entre l'Aventin et l'Esquilin. Elles constatent que l'an 821 et 822 de
notre ère , au commencement de la guerre entre Licinius et Constantin
le Grand, Quintus Aradius Valerius Proculus, prœses de la Byzacène,
admit dans sa clientèle les décurions et colons de trois villes placées
sous son administration : Hadrumetum [colonia Concordia Ulpia Trajana
Aagasia Fragifera Hadrumetina) , Thœnaî {colonia ^lia Augusta Mer-
carialis Thœnitana) et Zama [colonia Mlia Hadriana Aagasta Zama Re-
gia). Il est à remarquer que déjà lors de son expédition contre Maxence,
en 3i 1 , Gonstantin avait embrassé le christianisme, mais qu'à Zama,
dix ans après, le naturalisme panthéistique de Rome païenne n'avait
pas encore fait place à une religion plus épurée; car, sur le monument
que nous venons de citer tous les magistrats de Zama, sans exception,
prennent le titre de TL. AVG. P. P. ou P. P. P. 2; il y en a même
deux qui cumulent cette fonction avec celle d'AVGar.
Les inscriptions latines sont chargées d'abréviations arrêtant sans
cesse ceux qui en sont encore aux premiers éléments de la science épi-
graphique; et, parmi les monuments classés dans les onze sections de
l'ouvrage, il y en a beaucoup qui, pour être appréciés, ne peuvent se
passer d'éclaircissements paléographiques, historiques et grammaticaux;
elles auraient pu être le texte, ou l'heureux prétexte, d'un cours pres-
que complet d'archéologie romaine, et M. Mommsen possède toutes les
connaissances requises pour répandre sur les monuments qu'il a recueil-
lis les richesses de son érudition solide et variée. Il ne l'a point fait ;
on dirait même qu'il apporte quelquefois autant de soin à cacher son
savoir que ceux au contraire qui en ont peu étudient souvent les
faussaire. Mais, quand même elle serait supposée , l'existence de la statue n'en est
pas moins prouvée par ces vers de Claudien De hello Getico , prœfat. v. 7-9 :
Sed prior eCTigiem tribuit successus ahenam ,
Oraque patricius noâtra dicavit bonos.
, Annuit bunc princeps titulum , poscente senatu.
' Martial, I, 5,5, parlant à Domilien : «Qua Thymelen spectas, derisoremque
« ialinum, 111a fronte, precor, carmina nostra legas. » — * Flamen Augasti Perpetuiu ,
et, Flamen Augusti (ou, Augustalis?) Perpetuus Provincix. ".-^ ».,.;.( ,
DÉCEMBRE 1855. 751
moyens de l'étaler. Se bornant k donner chaque inscription telle qu'on
la lit sur la pien^e, l'offrant aussi correcte et aussi complète que pos-
sible, il ne la transcrit en caractères courants que lorsque le monu-
ment est d'une très-grande importance; et, dans tout le volume, les
notes explicatives sont d'une rareté qui pourrait paraître regrettable
même à des philologues instruits. Hâtons-nous cependant d'ajouter
qu'il était difficile de suivre une marche différente sans augmenter
outre mesiue l'étendue du volume. D'ailleurs, M. Mommsen écrit sur-
tout pour des épigraphisles déjà exercés; et, si le plan adopté présente
quelques inconvénients, l'auteur y a remédié en grande partie par trente-
cinq tables (p. kl 1-486), placées à la suite de la onzième section et ré-
digées avec le plus grand soin. Non-seulement elles contiennent, rangés
par ordre alphabétique, les noms et surnoms des hommes et des femmes
qui figurent sur tant de monuments, les dénominations des divinités,
fêtes, sacerdoces, localités, fonctions civiles et militaires mentionnés
dans plus de sept mille inscriptions; mais les commençants y trouve-
ront encore l'explication de la plupart des abréviations et sigles qui au-
raient pu les arrêter dans leur lecture.
Il ne me reste plus qu'à parler d'un appendice ayant une pagination
distincte (p. \-ào). M. Mommsen y a placé les inscriptions supposées
ou soupçonnées de l'être. Elles sont au nombre d'environ mille, for-
mant par conséquent à peu près le huitième de la totalité de celles que
renferme le volume. Toutes ne sont pas l'œuvre de la fraude; quelques-
unes attestent plutôt la précipitation, et, s'il est permis de le dire, le
manque de jugement de ceux qui les ont recueillies. Tel archéologue a
regardé comme antique un nom qu'il écrit MAZOIIS, et qu'il avait vu
tracé sur le grand temple de PiEstum; nous craignons bien, avec
M. Mommsen (Appendice, p. a , n" 46), que ce nom ne soit autre que
celui de l'architecte M.izois, qui, vers le commencement de ce siècle,
mesura et dessina les imposantes ruines du même temple. Néanmoins,
si, en examinant quelques-uns de ces prétendus monuments anciens, on
aurait tort de suspecter la bonne foi de ceux qui les ont transcrits, un
nombre infini d'autres a été évidemment composé avec l'intention de
tromper. Plusieurs ont été forgés pour faire croire à la haute antiquité
d'une ville ou d'une famille, beaucoup d'autres pour le seul plaisir d'in-
duire en erreur. Tantôt, sans que l'auteur de finscription ait songé aux
grands changements subis par la langue et fécriture latines depuis la
première guerre punique, on lit (p. 3, n" 5o), sinon dans ie langage,
au moins avec l'orthographe du siècle d'Auguste, que, l'an 290 avant
notre ère. sous le consulat de Manius Curius Dentatus, Samnitis (sic)
752 JOURNAL DES SAVANTS.
devîctis Taarania solo œqaata populo Romano vectigalfecit; plus loin, c'est
Lupoli {ibid. n° 60) qui, cherchant les ancêtres de sa race jusque parmi
les familles consulaires de l'ancienne Rome, assure avoir vu, gravés sur
un rocher, les noms de Caïus Bœbius Lupulus et Gaïus Bœbius, fils de
Lupulus, accomplissant un vœu fait au dieu Silvain. Ailleurs, sem-
blables à ces antiquaires qui, dans chaque enceinte celtique, quelque-
fois même dans des fortifications élevées au moyen âge, voyaient des
camps de César, certains épigrapbistes , disposés à retrouver partout la
trace des guerres puniques, ont admis comme véritables des monu-
ments rappelant la défaite des Carthaginois (p. 6, n" iSa), ou célébrant
l'humanité d'Annibal, lequel (p. 8, n" 189) Paali jEmilii, Romanoram
consuUs, apad Cannas trucidati, conquisitum corpus Inhumatumjacere passus
non est : summo cum honore Romanis militibas mandavit sub hoc marmore
reponendam, etc. Dans ces textes, comme dans quelques autres qui sui-
vent, la fraude est si manifeste, qu'on serait presque tenté de plaindre
les siècles passés, où férudition n'avait pas encore les moyens suffisants
pour distinguer le vrai du faux. Mais il y a d'autres inscriptions égale-
ment controuvées, forgées par des faussaires habiles, tels que Pratilli
et Ligorio. et rédigées avec tant d'adresse, qu'aujourd'hui encore elles
figurent dans les recueils de Gruter, de Gudius, de Muratori; il faut
alors un profond savoir joint à une grande finesse de tact pour décou-
vrir rimpostm"e. Pour y parvenir, M. Mommsen emploie une méthode
qui n'ofli'e rien d'arbitraire ni de conjectural , au moins dans ce qu'il y
a d'essentiel; en discutant l'authenticité des monuments, il y distingue,
avec une sagacité remarquable, divers degrés de probabilité; et cet
appendice, dont je ne puis présenter ici qu'une esquisse très-abrégée ,
me semble l'une des parties les plus instructives de sou ouvrage. C'est
une leçon donnée aux faussaires; malheureusement l'intérêt, l'ignorance
et la vanité n'en reçoivent point, ou ne savent pas en profiter.
Ne pouvant faire d'importantes et sérieuses critiques contre un ou-
vrage préparé, disposé, exécuté avec tant de soin, je hasarderai néan-
moins quelques observations; elles prouveront l'attention avec laquelle
je l'ai examiné. Le style de M. Mommsen a toute la sévérité qu'exige le
sujet, et tout le piquant qu'il permet; il est concis, et, généralement
parlant, d'une très-bonne latinité. Cependant, en accordant que l'au-
torité de Sulpice Sévère et de Symmaque puisse justifier l'emploi du
mot anterior (p. vu, ligne 38), nous avons cherché en vain, dans les
auteurs anciens qui nous restent, le substantif i/JcerfifuJo (p. xv, 1. 17;
p. 1 28, 1. 8) , et l'adjectif placé à la fin de celte phrase : Gênas hominam
NeapoUtanam parum peregrinatoriam est (p. ix, 1. 9); il est vrai que Ci-
DECEMBRE 185 5. 753
céron lui-même se sert du mot peregrinator. Je néglige quelques autres
observations du même genre, ou peu importantes ou probl(?'matiques ,
et je termine ces critiques minutieuses par une réflexion générale.
Certes, M. Moinmsen, doué d'un esprit naturellement élevé, est loin
de ressembler à ces érudits pointilleux auxquels le moindre dissenti-
ment fournit une raison ou un prétexte pour faire la guerre* dans toutes
les questions de philologie , c'est la partie querelleuse qui semble avoir
pour eux le plus d'attraits. Le savant éditeur sait qu'en archéologie,
beaucoup d'objets, éclairés d'une lumière incertaine et mobile, peu-
vent se présenter sous différentes faces, même à des yeux exercés et
clairvoyants; le doute, qui est «le commencement de la sagesse,» en
est aussi le fruit et le terme; et si, d'un côté, le faux ne peut jamais être
utile, de l'autre, la vérité, annoncée sans ménagement, peut quelque-
fois se nuire à elle-même. Nous aurions donc désiré que M. Mommsen
ne se servît pas de mots tels que invidiosa staltitia en parlant du peu de
complaisance d'un certain bibliothécaire, et, en général, qu'il jugeât
avec moins de sévérité les travaux épigraphiques de quelques-uns de
ses prédécesseurs et de ses contemporains. Les opinions des hommes
leui' sont souvent aussi chères que leurs passions , et des critiques que
rien ne tempère demeurent rarement sans réplique. La science, sans
doute, a gagné quelquefois à ces discussions auxquelles des hommes
éminents ont employé une vie plus animée, nous aimons à le croire,
que troublée par des controverses littéraires. Alais, lorsqu'on examine
les disputes de ce g<yire longtemps après le moment où elles se sont
élevées, lorsque l'amitié peut considérer de sang-froid les objets de la
discussion, souvent on s'étonne de l'importance qu'on y avait attachée,
et de la vivacité des termes employés pour défendre des opinions plus
ou moins problématiques.
Je n'ai pas eu la prétention de donner, dans cette série d'articles,
une idée complète de l'ouvrage de M. Mommsen; ce serait presque la
matière d'un livre que personne ne serait plus capable de faire que lui
même. Mais j'ai désiré que cet ouvrage reçût toute la publicité qu'il
mérite, et que l'intérêt de la science exige qu'il reçoive le plus tôt pos-
.sible. Ce n'est d'ailleurs, pour ainsi dire, que le préambule, et, en
même temps, une des parties intégrantes d'une autre publication bien
plus étendue, et digne des regards de l'Europe savante, nous voulons
parler d'un recueil qui réunira, sous le litre de Corpus inscriptionum
iatinarum, tous les monuments épigraphiques appartenant à la langue
de Rome, depuis les temps les plus anciens jusqu'au moyen âge. Pro-
jetée en France il y a treize ans, et ajournée parla retraite prématurée
96
754 JOURNAL DES SAVANTS.
d'un niinislre qui aimait à protéger les grandes choses quand elles sont
utiles, cette vaste entreprise, l'une des plus importantes qu'ait conçues
l'amour des lettres latines , va recevoir, mais à l'étranger, une prochaine
exécution; le dessein généreux formé en i8/i3 par M. Villemain sera
accompli aujourd'hui par la puissante et libérale protection du gouver-
nement prussien. Si les renseignements que nous avons reçus sont
exacts, les rédacteurs de cet immense recueil ont déjà été désignés
par l'Académie de Berlin, et ce choix ne pouvait être que le résultat
d'une profonde estime pour des crudits qui ont donné des gages infail-
libles en ce genre, pour des philologues doués d'une puissante activité
et d'une grande aptitude. Ce sont, entre autres, M. Ritschl, profes-
seur à Bonn, qui fera paraître les monuments antérieurs à Auguste,
M. de Rossi, attaché à la bibliothèque du Vatican, auquel on devra
les inscriptions chrétiennes, enfin M. Henzen, depuis longtemps secré-
taire de l'Institut archéologique de Rome. M. Mommsen, avec quel»-
ques-uns de ses collaborateurs, sera chargé, dit- on, de diriger l'en-
semble de l'entreprise. Il sera obligé alors de se, livrer à des travaux bien
longs et quelquefois bien pénibles; mais il y acquerra de nouveaux
droits à la gratitude des amis de la science, et il ne pourra manquer
d'ajouter ainsi à la double réputation qu'il s'est déjà acquise comme
historien savant* et comme l'un des hommes qui ont le plus contribué,
dans ces derniers temps, à l'accroissement de nos richesses et de nos
connaissances épigraphi(jues.
* HASE.
' M. Mommsen vienl de publier le premier volume d'une histoire romaine. Re»
marquable par de nouvelles recherches sur l'origine de Rome, sur ses siècles hé-
roïques ou fabuleux et sur l'administration financière de la république, ce volume
se termine par la chute de Persée et l'anéantissement de la monarchie macédo-
nienne {Rômische Geschichte, enter Band; bis zarSchlacht von Pydna. Leipzig, i854,
in-8').
X: \V!\fiSn!
DÉCEMBRE 1855. 7S5
Chirurgie de Paul d'Egine, texte grec, restitaé et collationné sur
tous les manuscrits de la Bibliothèque impériale, accompagné des
variantes de ces manuscrits et de celles des deux éditions de Venise
et de Baie, ainsi que des notes philologiques et médicales, avec
traduction française en regard, précédée d'une introduction, par
René Briau, docteur en médecine de la Faculté de Paris. Paris,
chez Victor Masson, place de l'Ecole de médecine, n° i 7, 1 vol.
in-8°, i855.
Je rendais compte, il y a peu de temps, du premier et du deuxième
volume d'Oribase, vaste entreprise commencée par MM. Bussemaker et
Daremberg, et qu'ils mèneront à bien. Mainteuant, j'ai à rendre compte
de la Chirurgie de Paul d'Egine , dont M. Briau vient de publier le texte
et une traduction , oeuvre moins considérable sans doute que les Syna-
gogues d'Oribase, mais qui mérite attention et encouragement: attention
à cause de l'auteur et du service que son livre fend à l'historien ; en-
couragement à cause du zèle studieux de l'éditeur et du semce qu'il
rend à l'érudition. La littérature médicale grecque est en friche depuis
les premiers temps de la renaissance, où l'on se hâta de mettre sous
presse ces écrivains renommés, les Hippocrale, les Galien, les Paul
d'Egine , qu'on ne connaissait guère que par de5 traductions arabes.
Mais, depuis lors, on n'a plus consulté les manuscrits, on n'a plus in-
terprété les livres, et tout est resté à peu près au point 011 le premier
flot avait porté les choses. Ce n'est que de notre temps quon a repris
ce considérable arriéré, et l'on commence à donner h cette part de la
littérature et de l'histoire scientifique la place dont elle est digne.
M. Briau, quand il a entrepris son travail, n'a trouvé que deux éditions
de Paul d'Egine, l'une de i5a8, due aux Aides, l'autre de i538, due
aux soins d'un savant médecin, Jérôme Gemuseus. La première est
remplie de fautes qui en rendent la lecture pénible,- difficile, et qui
dénaturent souvent la pensée de l'auteur. L'autre n'a guère su remédier
aux défauts de la première, et la corruption du texte en maint endroit
montre que Gemuseus n'a pas eu les nieiileurs manuscrits à sa disposi-
tion. Depuis lors, le texte de Paul d'Egine reste abandonné; les deux
éditions qui en ont été faites sont allées se ranger à côté des manuscrits,
et il suffit de les parcourir, ou, mieux encore, de prendre le livre de
M. Briau et de suivre avec lui les leçons imprimées, les variantes des
manuscrits et les corrections qu'elles lui sucèrent , pour reconnaître
96.
756 JOURNAL DES SAVANTS.
qu'en effet, à l'endroit de Paul d'Egine, la tâche de l'érudition médicale
est loin d'être épuisée.
L'histoire des temps auxquels appartient Paul d'Egine est particuliè-
rement maigre en ce qui concerne la culture des sciences; et, de fait,
nous avons peu de documents sur notre auteur. M. Briau les a discutés
avec soin et sagacité. Feu Dezeimeris, qui avait tant d'érudition médi-
cale et tant d'habileté à on tirer parti, mais qui, malheureusement pour
ces études, ne s'y appliqua pas tout entier, a dit dans son Dictionnaire
historique : « Paul d'Egine , le dernier auteur parmi les Grecs qui se
«soit rendu célèbre en chirurgie, était né à Egine, comme l'indique son
«nom. Les historiens ont beaucoup varié sur fépoque de sa naissance.
« Les uns la font remonter aux iv*, v* et vi" siècles, d'autres la fixent au
*( commencement du vu'. » Maintenant, grâce au nouvel éditeur, on ne
pourra plus parler avec une telle indétermination. Paul d'Egine cite
plusieurs fois le médecin Alexandre de Tralles; or l'époque où florissait
celui-ci est parfaitement fixée. Anthemius de Tralles, un de ses frères,
fut un des architectes à qui fempereur Justinien confia la construction
de l'église de Sainte-Sophie à Constantinople, édifice commencé en 532
et achevé en 552. Donc, la date de Paul ne peut être antérieure à la
seconde moitié du vi' siècle. D'un autre côté, elle ne peut pas non plus
être postérieure à la seconde moitié du ix' siècle, puisque son livre fut,
à cette époque, traduit en arabe. Ces deux limites, en deçà et au delà,
étant ainsi fixées, le dire d'Aboulfaradj., quoique comparativement mo-
derne, prend toute autorité. Il le place au temps d'Héraclius et de la
prise d'Alexandrie par Amrou. Paul d'Egine fleurit donc vers le milieu
du VII* siècle. Une épigraphe que portent d'anciens manuscrits de ses
œuvres dit qu'il fut périodeate, c'est-à-dire médecin allant de ville en
ville. Il n'y a aucune raison pour écarter cette assertion, qui n'est pas
en désaccord avec les mœurs médicales du temps. II avait visité Alexan-
drie; cela se voit par quelques passages de ses écrits. Avait-il aussi visité
l'Italie et Rome? Il faut laisser, comme fait M. Briau, la chose douteuse;
car, s'il ne dit nulle part expressément qu'il ait voyagé dans fOccident ,
il cite plus d'une fois les noms latins de certaines plantes, ce qui prouve,
ou qu'il avait été sur les lieux, ou qu'il était familiarisé avec des écrits
qui avaient noté ces noms. Au livre que nous possédons de lui, et qu'il
avait intitulé vnéfivrjfxa, les Arabes avaient donné le titre de Recueil des
Pléiades. M. Briau a fait voir forigine de cette singularité. Dans un des
manuscrits de Paul d'Egine , on trouve une épigramme d'un texte fort
altéré sans doute, et même inintelligible en certains points ; cependant,
on le comprend assez pour voir que le livre de Paul y est nommé UXviàç
DÉCEMBRE 1855. 757
ou 'EvvéxSrifjios. ^vvéxStiyios , compagnon de voyage, est une bonne dénomi-
nation pour un manuel, et c'est celle dont se sert Paul dEgine en par-
lant des manuels que les avocats ont poirr leur usage, et dans lesquels
le résumé de toutes les lois est disposé pour un usage immédiat. Mais
Pléiade se conçoit moins, bien que le copiste ajoute en prose que le
livre de Paul contient et embrasse la science, comme cette constella-
tion embrasse le pôle. Si on pouvait interpréter complètement 1 epi-
gramme, on aurait sans doute une meilleure explication; mais, quoi
qu'il en soit, c'est de là que vient le titre arabe de l'ouvrage grec. Dans
cette préface , où Paul fait mention des résumés servant aux gens de loi ,
il oppose le st'Jour habituel des avocats dans les villes à la vie des mé-
decins qui, non-seulement dans les villes, dans les campagnes, quel-
quefois même dans les déserts, mais encore sur mer et dans les vais-
seaux, ont à faire leur office: les villes, dit-il, où il y a de riches
collections de livres , /Si'êXwv &^ovos evTropia. Les siècles suivants allaient
faire de cruelles brèches dans ces collections.
La notice d'Aboulfaradj attribue deux ouvrages h Paul d'Lgine : l'ie
Traite de médecine, qui nous est resté; a° un livre Sar les maladies des
femmes. Cependant , M. J. G. Wenrich , dans son livre sur les versions
arabes d'auteurs grecs, p. agS, parle d'un troisième traité, sar le Régime
des enfants. M. Brian, avec raison, n'admet pas ce troisième traité. On
lit dans Ibn Abou Oceibia : « Paul d'Lgine : parmi ses ouvrages se trouve
«le Recueil des Pléiades ;ccst un traité sur l'éducation des enfants et sur
« la manière de les soigner quand ils sont malades. » L'auteur arabe n'a
pas fait du Recueil des Pléiades, qui est, comme il vient d'être dit, le
titre arabe du livre de Paul d'Lgine, un ouvrage différent du traité sur
l'Education des enfants, mais il s'est mépris, croyant que le Recueil a
l'éducation et les maladies des enfants pour objet; méprise qui vient
probablement de ce que les premiers chapitres de fouvrage de Paul
d'Égine sont en effet relatifs aux enfants et h leur régime. Au fond, le
premier livre de Paul d'Égine est relatif à l'hygiène des femmes et à
leurs maladies; mais cela me fait suspecter môme la notice d'Aboulfa-
radj, et croire que cet historitm a commis de son côté une confusion,
en prenant pour un traité distinct le premier livre de l'ouvrage entier.
Je ne sais non plus s'il faut îijouter grande foi à ce qu'il nous rapporte
de l'habileté du chirurgien grec dans l'art des accouchements. Aboulfa-
rad) le représente consulté incessamment par les sages-femmes, leur
indiquant les moyens convenables aux cas qui lui étaient soumis, et
recevant d'elles le surnom de tAccouchenr. Tous ces détiils si précis,
donnés par un auteur arabe si postérietir. m'inspirent , à cause de leur
758 JOURNAL DES SAVANTS.
précision même , une grande défiance; et je ne pense pas qu'on puisse ,
jusqu'à meilleure information , les regarder comme acceptés par la cri-
tique. Aboulfaradj est une véritable autorité quand il donne la date
de l'auteur grec, justement dans les limites que l'érudition a détermi-
nées d'ailleurs; mais il cesse de l'être pour des renseignements dont
nous ignorons complètement la source; Paul est appelé dans les manus-
crits grecs périodeute et iatrosophiste; le titre d'accoucheur n'y figure
pas. Cela est une grande présomption contre l'auteur arabe.
M. Briau, avec doute il est vrai, voit ici le premier exemple que
nous puissions trouver, dans les auteurs anciens, d'un homme exerçant
l'art des accouchements. Mais, sans parler de l'incertitude qui reste
sur le fait particulier à Paul d'Egine, il me paraît établi d'ailleurs que
les médecins anciens ont connu et pratiqué cet art ; il est impossible de
n'en pas rester convaincu , après la lecture des œuvres hippocratiques.
Non-seulement on y trouve des renseignements tr^^s-considérablcs sur
les affections et le traitement, aussi bien des femmes enceintes que de
celles qui viennent d'accoucher; non-seulement toutes sortes de re-
cettes pour hâter la parturition y sont relatées, mais encore on y ren-
contre des conseils précis sur des cas d'accouchement. Parcourez par
exemple les SS 4, 5, 6, -7 et 8 du livre De la Superfétation ; vous verrez
qu'on y traite des présentations par le bras et par les pieds, du cas où le
corps reste engagé, bien que la tête soit sortie, de celui où, la tête étant
dégagée, mais l'enfant étant mort, l'extraction se fait par les mains; de
celui , au contraire , où , le corps étant sorti , la tête reste engagée ; de celui
où l'on emploie des ferrements pour fexcision du fœtus mort; de celui
où, l'arrière-faix étant retenu, il faut recourir, pour le faire sortir, à des
moyens mécaniques. Mais, ce qui ne laisse aucun doute, c'est une
phrase, § i 5 , où l'intervention du médecin est signalée expressément :
«Dans un accouchement laborieux, quand l'enfant, retenu dans la ma-
« trice, sort, non pas facilement, mais avec travail et par les manœuvres
udu médecin [yLD-)(a.vri(nv tvTpov). . . » Il faut donc, à cet égard, se figu-
rer que, cbez les anciens, les choses se passaient à peu près comme chez
nous, et qu'à côté des sages-femmes étaient les chirurgiens qui prat-
quaient les accouchements, et y apportaient les résultats d'une habileté
plus étendue et plus réfléchie, Peyrilhe attribue à Philuménos le pré-
cepte d'aller chercher les pieds de l'enfant pour l'amener au dehors. Phi-
luménos, dont le passage se trouve dans Aétius, Tetrabiblos, IV, serm. iv,
c. 23, est un chirurgien postérieur de peu à Oribase, et qui, on le
voit, s'occupait d'accouchements. La version se trouve, à la vérité.
dans les œuvres hippocratiques (Des maladies des femmes, I, $ 69);
DÉCEMBRE 1855. 759
mais ce n'est pas la version par les pieds, c'est la version par la tête.
Quand la présentation est mauvaise, le chirurgien hippocralique re-
commande de repousser l'enfant et de faire la version par la tête, de
manière à ce qu'il sorte naturellement. Je remarque que ce précepte
est donné sans aucune indication qui le fasse considérer comme récent,
de sorte qu'il faut y voir une de ces opérations de l'art enseignées par
l'expérience, et remontant bien loin dans les époques anté-hippocra-
tiques.
M. Briau, qui a étudié curieusement tout son sujet, a remarqué que
Paul d'Egine n'avait pas parlé de la petite vérole. D'une part, les inva-
sions de cette maladie nouvelle sont notées par les historiens dès le
commencement du vi* siècle, c'est-à-dire plus de cent ans avant lui; et,
d'autre part, un médecin syrien, Aaron, qui lui est un peu antérieur, et
des médecins arabes qui lui sont très -postérieurs, entre autres Rhasès,
en ont donné une description. M. Briau explique très-bien cette omis-
sion. L'écrivain grec a eu surtout en vue de résumer dans un compen-
dium succinct la doctrine des anciens, lesquels , suivant lui, n'avaient
rien omis de ce qui est relatif à l'art; or la petite vérole ne figure dans
aucun des auteurs où il puisait; il n'est donc pas étonnant, vu la na-
ture des compilations de ce genre, que la petite vérole ait été omise.
Les compilateurs comme Oribase , comme Aétius, comme Paul d'Egine,
n'ajoutaient rien à ce qu'avaient laissé les devanciers. Ils se contentaient
de remanier les documents que l'antiquité leur avait transmis; et même
ces remaniements allaient coniinuellement en diminuant. Paul d'Egine
abrège Oribase, et lui-même sera^encore abrégé par les compilateurs
qui suivront. La voie scientifique était complètement épuisée à cette
époque dans le monde grec, et les événements politiques n'eurent au-
cun temps d'arrêt qui permît de reprendre pied quelque part. A chaque
période l'Empire se trouvait amoindri et chancelait davantage; même
la simple conservation de l'héritage littéraire devint impossible; mais,
tandis que le plateau de la balance s'abaissait si tristement pour les
Grecs du Bas-Empire , il commençait à s'élever pour l'Occident et les
Arabes.
Les Arabes ne sont qu'un incident dans l'évolution historique, puis-
qu'ils ne firent que toucher l'arbre de la science et bientôt en laissèrent
tomber le fruit de leurs mains fatiguées, mais un incident d'une grande
importance. Longtemps en contact avec les Juifs, avec les Romains ,
avec les Chrétiens, puis devenus Musulmans, ils furent, moins de deux
siècles après l'hégire, en état de puiser, toutefois par l'intermédiaire des
Syriens, aux sources grecques, dont une partie seulement les attira; ils
760 JOURNAL DES SAVANTS.
laissèrent les arts et prirent les sciences. C'est par eux que , dans l'Occi-
dent, vint d'abord une vague et imparfaite lueur de l'antiquité; j'ap-
pellerais volontiers leur invasion une sorte de renaissance qui préluda,
vers le xi* siècle, à la grande renaissance du xvi' siècle. Tout devait être
graduel et tout le fut. A l'époque où les lettres arabes pénétraient, la
société romane était incapable d'aborder les lettres grecques. Il faut se
la représenter non point barbare , mais incomplètement développée ;
c'était encore un enfant, mais un enfant d'illustre origine, puisqu'elle
avait pour mère la société gréco-latine et pour béritage la langue latine,
bien qu'altérée, les institutions et les lois romaines, bien que modifiées,
et la religion cbrétienne définitivement victorieuse du paganisme. C'est
de ce point de vue qu'on apprécie à. la fois son infériorité et sa supério-
rité vis-à-vis la société dont elle émane-, elle n'est ni mûre ni adulte,
et ne peut être comparée avec ces fortes et complètes natures qui tinrent
le sceptre de l'intelligence; mais elle part d'un niveau élevé, et est
destinée naturellement à aller plus loin que ses devancières. EUle entre-
voit par les Arabes la science grecque , elle l'embrasse dans sa plénitude
au XVI* siècle , et aussitôt la laisse loin derrière elle. A l'arrivée des
Arabes , la médecine occidentale s'enseignait , comme l'a montré
M. Daremberg par des recbercbes originales, à faide de quelques abré-
gés faits principalement sur des traductions de Soranus. Elle délaissa
aussitôt ces sources peu abondantes; le Galien arabe lui devint fami-
lier, et les encyclopédies des Rhasès et des Avicenne prirent place dans
les universités.
Paul d'Egine, aussi, fut traduit eji arabe et de là retraduit en latin.
Le mérite que ces livres avaient pour nos aïeux , en tant que livres d'en-
seignement, soit à l'époque arabiste, soit plus tard à la renaissance,
a disparu depuis longtemps pour nous; mais, à mesure que celui-ci s'en
allait, ils en ont pris un autre qui va toujours croissant, c'est le mérite
historique. Plus l'histoire arrive à la plénitude de ses droits, plus les
documents qui lui sont nécessaires gagnent en importance et exigent
l'interprétation qui les met en valeur. M. Briau n'a pas publié en entier
Paul d'Egine, il en a donné seulement la chirurgie. Mais cette chirur-
gie se trouve avoir, par la destruction des livres anciens, un intérêt
particulier. Celse nous a transmis un résumé très-abrégé, sans doute,
mais complet de la chirurgie telle qu'elle était de son temps. Depuis,
cet art avait fait des progrès qui n'étaient pas sans valeur. Hé-
rodote, Antyllus, Galien et d'autres encore, y avaient introduit plus
d'un perfectionnement. Oribase, dans ses Synagogues , n'avait pas man-
qué de donner une place considérable aux maladies chirurgicales, aux
DÉCEMBRE 1855. iOt 761
procédés chirurgicaux; mais malheureusement le temps a endommagé
cette partie de sa collection; et, par ce qui nous en reste, nous voyons
que Paul d'Égine est loin de le suppléer. L'abondance des détails, la
diversité des auteurs, les morceaux cités textuellement, rien de tout
cela ne se trouve dans le dernier abréviateur. Le plan d'Oribase est
vaste , celui de Paul d'Egine est rétréci. Mais Oribase est incomplet et
Paul est complet, et grâce à lui nous avons une vue d'ensemble de la
chirurgie telle que l'avaient faite les travaux postérieurs à Celse.
M. Brian a tracé un tableau intéressant de ces perfectionnements suc-
cessifs.
M. Briau aime son auteur, et il a raison, car cet auteur tient une
place notable dans l'histoire de l'art. Toutefois, je pense qu'il en exa-
gère la valeur quand il dit : « Paul ferme l'ère de la médecine grecque
<« classique, en la résumant tout entière d'une manière concise, il est
«vrai, mais aussi complète que possible. Après notre auteur, l'école
«grecque est finie, et la science tombe dans les ténèbres du moyen
«âge, pour ne plus projeter de lumières que bien des siècles après,
«lorsque refleuriront les lettres grecques, dans l'occident de l'Europe. »
Il exagère, dis-je, ou, pour parler mieux, je partage autrement que lui
celte époque de l'histoire médicale. Suivant moi, la période productive
s'arrête vers le temps d'Oribase; et le travail de compilation de cet au-
teur est le premier indice de la nouvelle ère qui s'ouvre, c'est-à-dire
de celle oîi l'on ne fera plus que des résumés, déclarant, comme Paul
d'Egine, que les anciens n'ont rien omis de ce qui est relatif h l'art.
C'est dès lors l'opinion qui prévaut; les anciens ont tout découvert; il
ne reste plus qu'à mettre sous une forme commode, abrégée, por-
tative, le résultat de leurs labeurs. Paul ne ferme donc pas une ère, mais
il est placé au milieu d'une ère où les résumés vont toujours en s' abré-
geant. Le premier temps d'arrêt dans cette période de décroissement
est, en Orient, dû aux Arabes, qui y mettent un terme en composant
de grands ouvrages et remaniant d'une façon encyclopédique, sinon
originale, les documents venus de Grèce; un peu plus tard, dans l'Occi-
dent, commence aussi une élaboration rénovatrice; Platearius ,
Guillaume de Salicet, Lanfranc, Gui de Chauliac, ne sont plus de
simples abréviateurs. Telle est, suivant moi, d'une part, la décroissance
successive de la médecine grecque, décroissance dans laquelle Paul
d'Egine est un chaînon ; et, d'autre part, tels sont les diflérents degrés par
lesquels la médecine grecque tend à se transformer et à se renouveler.
La ligature des vaisseaux est, comine on sait, une opération à laquelle
est attaché le nom d'Ambroise Paré; mais, comme on sait aussi, il n'est
97
762 JOURNAL DES SAVANTS.
pas douteux qu'elle ait été connue des anciens. Ils liaient les vaisseaux
dans l'anévrisme; ils les liaient avant ou après l'ablation de certaines
tumeurs; ils recommandaient même de faire la ligature préalable dans
les amputations des membres; et pourtant il est vrai de dire que, tout
en la connaissant, ils ne la pratiquaient pas, ou, pour mieux dire, qu'ils
n'en avaient pas fait une métliode générale. Ainsi Paul d'Egine, cha-
pitre Lxxxiv, parlant de l'amputation des extrémités (ces amputations
étaient fort rares et ne se faisaient guère que pour des cas de sphacèle) ,
après avoir exposé qu'il faut isoler les os des parties molles, dit:
« Leonidès scie l'os aussi vite que possible, après avoir entouré les par-
t( ties coupées de chiffons de toile de lin, de peur que la scie, venant
•'à les déchirer, ne cause des douleurs; puis alors, coupant le reste, il
« applique sur les vaisseaux des cautères incandescents pour arrêter
«l'hémorragie, et, après avoir pansé et bandé convenablement, ii
«emploie les remèdes suppuratifs. » On le voit, f hémorragie effraye
le chirurgien; il a à sa disposition la ligature, dont il se sert en certains
cas déterminés, et pouitant l'idée ne lui vient pas de s'en servir d'une
manière générale comme moyen propre à arrêter l'écoulement du
sang; mais cette idée vint à Ambroise Paré, qui, pour avoir comblé la
lacune laissée par les anciens, a des droits incontestables à la reconnais*
sance et à l'admiration. Sur cette lacune laissée par les anciens, sur
cette heureuse généralisation due à Ambroise Paré, M. Briau a
quelques pages neuves, et qui témoignent d'une vraie sagacité histo-
rique. 11 a vu que les découvertes ou leurs applications étendues et
utiles sont suboraonnécs aux conditions de la société où elles inter-
viennent; ou du moins, restreint, commeil l'était, aux faits chirurgicaux,
il a vu que l'impulsion reçue par la chirurgie au xvi* siècle , et , entre
autres, l'importante pratique des ligatures, est en relation avec le' chan-
gement complet dans l'art de lïi guerre, par l'invention des armes à feu.
« Cette invention , dit-il , avait produit tout un nouveau système de
«blessures et de plaies, un ensemble de phénomènes aussi imprévus,
« aussi neufs, que les armes mêmes qui les causaient. La profondeur et
«la gravité de ces plaies, en apparence si petites; la marche variée et
«souvent singulière et surprenante des balles à travers les tissus; le
« broiement des os et l'enlèvement de membres entiers par les boulets;
«l'immensité des désordres et leurs complications; la contusion et
(t l'attrition des chairs résultant du choc des masses lancées par la poudre ,
«ainsi que les escarres qui en sont la suite; la commotion du système
V nerveux et la stupeur qui viennent compliquer ces blessures; l'entrée
«de pièces de vêtements dans le trajet des projectiles; toutes ces cir-
DECEMBRE 1855. 763
« constances étaient autant de nouveautés qui ne ressemblaient à peu
« près en rien à ce qu'on avait vu dans la chirurgie antérieure. Au lieu
«de blessés présentant le corps hérissé de flèches et de javelots qu'on
« avait l'habitude de rencontrer sur le champ de bataille, on n'y trouvait
uphis que des patients frappés par des projectiles invisibles, qui res-
« talent souvent cachés dans la plaie.» Devant celle série d'accidents,
■ les procédés connus étaient frappés d'impuissance, et il fallut modifier
les anciennes méthodes pour les approprier aux besoins actuels. La
nécessité des grandes opérations et surtout des amputations de membres
devenait beaucoup plus fréquente qu'autrefois; et l'expérience, qui, chez
les anciens, n'avait pas trouvé un aliment suffisant pour se développer
de ce côté, devint tout à coup surabondante chez les modernes. C'est
ainsi que fut saisie par ceux-ci l'indication qui avait échappé à ceux-là,
quoiqu'ils l'eussent touchée du doigt. î
A une grande exactitude, qualité précieuse dans un traducteur,
M. Briau joint une grande circonspection, qualité précieuse dans un
éditeur, à modifier conjecturalement le texte qu'il a sous les yeux. Il se
tient scrupuleusement aux manuscrits; je l'en loue beaucoup, car il faut
toujours craindre la témérité , qui n'accepte pas le frein salutaire de la
lettre transmis^. Pourtant, la part étant faite à une juste réserve, il y a
des cas où les corrections permises par le sens , justifiées par la gram-
maire , inspirées par les débris de la leçon , rendent à l'auteur sa correc-
tion et sa netteté premières. Dans les fractures du crâne, p. Sya , Paul
d'Egine dit que, si l'os a été concassé en petits fragments, on devra les
enlever soigneusement. Là s'arrêtent les éditions, mais les quatre
meilleurs manuscrits de ceux qui ont été consultés par M. Briau,
ajoutent : kvdiré</lv yàp ») (ivviy^f où Siafxévovat, car, si la méninge s'est
détachée, ib ne peuvent rester. M. Briau a .eu raison d'accepter cette addi
lion; mais, en l'acceptant, il devait la corriger, mettant diroe/lij, comme
deux lignes plus bas : K&v fxti àTtoaln Se ») (xrfvty^, et changeant l'accent
de Stdfiévovdi , de manière à en faire un futur, Stafxsvovo't. Quand des corps
étrangers sont entrés dans le conduit auditif, Paul conseille différents
moyens pour les faire sortir, et entre autres mw violente saccassion de la
tête, l'oreille étant placée sur an bourrelet. Cela serait fort obscur, si nous
n'avions un passage parallèle de Celse (VI, ix) qui explique la chose : on
fait mettre le patient sur une table suspendue par le milieu , et dont
par conséquent les pieds ne portent pas; il se couche sur l'oreille lésée, et
l'on frappe avec un marteau la table du côté des pieds. M. Briau a donc
eu raison de mettre saccassion, mais il a eu tort de garder son texte qui
est : KaTarâa-et /Sia/ot rifs xe(^aXrif. Korrércurts ne signifie qa extension, qui
97-
764 JOURNAL DES SAVANTS.
ne s'applique pas ici; c'est xarao-e/o-er qu'il faut lire, même sans manus-
crits, xaroL(Tsi<Tis étant un mot qui est à la fois suggéré par le sens et
employé par tous les chirurgiens pour désigner la succussion.
C'est ainsi qu'étant, en certains cas, tout à fait d'accord avec M. Briau
sur le sens, je ne le suis plus quant au texte grec. Paul d'Égine, disant
qu'il faut mesurer la saignée à la vigueur des forces et à la véhémence
de la maladie , ajoute : UXtj'Oovs ovv v-rroxeifiévou ^v(iov, xcù ^eovavs vXrjSf
isp6s oTraÇ °^X9^ Xsnro6vfx{as Ksvovfxevy èppoûyiévris StjXovÔti Trjs Svvdfxeas,
XeiTfoôvfiovvTOs Tov xdfxvovros ov Stà rà rbv ^vfxhv èv tijS a-lofxd'/ju) zsa.-
pa^pvijvcUy Sib xa\ fspb trjs avTapxovs xevoSa-eœs 'OoXXo) xax' àpyàs evOits
\enroBvy.Qv(Tiv, àWà Ssî t&î Xéyu tvs xevoSaecos yevéaOai rovrois tï}v Xemo-
9v(xîav (p. 19a). M. Briau traduit : «S'il y a une grande quantité d'hu-
« meur et si la matière est effervescente , nous tirons du sang en une
«seule fois jusqu'à lipothymie, pourvu que les forces du malade soient
«vigoureuses; de sorte que la défaillance arrive, non pas parce que Thu-
« meur s'écoule dans l'estomac, ce qui cause chez beaucoup de gens une
« lipothymie dès le commencement et avîint un écoulement de sang suf-
«fisant, mais en raison de la soustraction même du sang. » C'est là cer-
tainement le sens; mais le texte n'est pas suffisamment correct; pour
qu'il le fût, il faudrait : ov XsnroûvfxovvTos tov xdfxvovros Sià rbv ^v[ibv. Ov
est donc mal placé, ou plutôt il faut le supprimer avec ceux des manus-
crits que M. Briau désigne comme les meilleurs et qui ont xa.) au lieu
de ov. On lira donc XenrodvfiovvTOs tov xdfjLvovTOs xai Sià tov )(vixbv, et l'on
traduira ; « Le malade tombe aussi en défaillance parce que l'humeur
«s'écoule dans l'estomac. » Ce qui, du reste, revient au sens donné par
M. Briau.
Ailleurs encore le sens est bon , niais le texte est mauvais. Paul d'Egine ,
parlant d'un moyen de pratiquer des cautérisations pour la cure de
l'empyème, l'indique ainsi : AeT ovv Ttjs (xaxpSs àpialo'koxias Tnv p/^av
iXaiff) Seva-avTCts êvTidévai aÙTots tsenvpotXTWfxévas Tas èaydpois (p. 208). Ce
texte est certainement altéré et à peine intelligible, si bien qu'on a pu
être incertain sur le détail de l'opération. Les anciens interprètes s'étaient
exercés sur ce passage. Andernach, ne concevant pas l'emploi de faris-
toloche, en supprimait la mention et lisait : A'et oiiv avToîs xavTv plots 'Sfs-
TTvpaixTOJfxévois TOLs ècr^dpets èvTiôévai. Cornarius mettait : Aeî ovv Trjs (xaxpàs
àpKjloXoy^ias tï^v pi^av èXalcp SsvaavTtts ivTiSévai xavOeîai tois Taeitvpa.xTuyt.é-
vois xoLVTvpiois els Tût? èaydpcLS ; ce qui voulait dire : « Les cautérisations
«étant faites avec des cautères rougis, mettre sur les escarres la racine
« d'aristoloche trempée dans l'huile ; » faisant une singulière violence à son
texte, et manquant, comme on le verra, le sens véritable. Dalechamp
DÉCEiMBRE 1855. " 765
en -arrivait très-près , mais il rendait tgeTrvpaxToofiévas par perinde ac igné
admoto; ce qui ne peut se faire. M. Briau s'esL très-heureusement tiré
de la difficulté : il a découvert dans Albucasis un passage évidemment
emprunté à ce chapitre de Paul d'Égine ; et, ainsi éclairé , il a traduit très-
judicieusement : ull faut imbiber d'huile la racine de grande aristoloche
« et pratiquer des escarres à l'aide de la flamme. » Mais, quand il ajoute
dans sa note : Pour mon compte, je crois que mon texte, qui est donné par
tous les manuscrits et par les deux éditions imprimées, est bien celai de Paul
d'Égine, je ne puis y acquiescer. Ce texte est défectueux; l'auteur grec
n'a certainement pas mis 'OvpcutTovv ê(7)(âpoLS ; et puis aurait-il manqué à
indiquer comment on employait ici la racine d'aristoloche? Enfin, il
n'est pas exact de dire que tous les manuscrits le portent. Un, du moins,
au lieu de tss7zvpaxTù}fjLévas , a -aeTnpaxTc^fiévtis. Et, de fait, c'est la vraie
leçon; du moment que vous la tenez, vous comprenez sans peine que
(xÙToTs est une faute causée par l'iotacisme, et qu'il faut Ure avlijs; de
sorte que la phrase devient : Ae? oi/Vy rris fxaxpàis àpialoXox^^as rvv pi%av
èXai'j) Sevaavrasj évridévaty aÙTijs ursirvpoutTatfJiévrjs y tàs éa^aipas. Et l'on
traduit : (dl faut tremper dans l'huile la racine de la grande aristoloche,
« y mettre le feu et pratiquer les escarres. »
Après le texte, la traduction. Je vais montrer par quelques re-
marques combien je l'ai lue de près. J'y ai noté, page Ao3 , cette
phrase : «Dans l'impaction (renfoncement du sternum), suivant flip-
«pocratc, on doit faire prendre la position que lui-même a indiquée
«lorsque la clavicule s'enfonce en dedans. » Cela porterait à croire que
Ilippocrale a traité de la fracture du sternum. Or il n'en est rien ; et de
fait Paul d'Egine ne le dit pas. Le grec est : ÉttÎ Se rov éfntiéa-ixaroç y ô xa6'
l-nTroxpctTnv 'actpakani^avécrOo) xaraprtafxJbs y tv éxeîvos ; on traduira:
«Dans l'enfoncement du sternum, on emploiera le procédé de rcduc-
« tion d'Ilippocrate, celui dont il se sert lorsque la clavicule s'enfonce
« en dedans, n Je ne suis pas non plus satisfait de la manière dont est
traduite la défuiition donnée par Paul d'Egine de la luxation : l^x-r/lcoais
éipdpov ànb iris olxtlas xotXltTnos en) rb àavvriOeSy v<^ iis ^ •apoaipet ixn
tsapaTtoS^^rrai x^vrjats. M. Briau met : « Chaie fortuite de la tête d'un os
« hors de sa cavité propre, accident qui empêche les libres mouvements
0 des membres. » Ce n'est pas chute fortuite ; c'est iSsue de la tête d'un os
hors de sa cavité propre et en un lieu inaccoutumé. Il y aune inexactitude
dans libres mouvements ; mettez mouvements volontaires. Il ne faut pas,
dans un texte médical, supprimer la mention de cette sorte de mouve-
ments. Le passage suivant renferme un membre de phrase difficile :
lloWdcxis Se iÇ St<x Tfjv ToC xdfxvotnoi Seth'avy ^ Stà Séos OLl^ioppaylas, ifi Sià
766 ' JOURNAL DES SAVANTS.
To ^ripbv roù ÇoLpfxaxoVj tov (rîSnpov zxapanovtxevoi , xccutrnxu (xdXXov <papfj.dxu
ravTtjv êxTtfxofJLev (p. i6p). Il s'agit de la luette. L'obscurité est dans Stà
TO ^tjphv Tov ^apfxdxov.m. Briau dit qu'il est difficile de savoir ce que
Paul a entendu par ces mots, et pense qu'il fait allusion aux moyens sic-
catifs dont l'auteur se sert après l'emploi du fer. Cornarius et Dale-
champ modifiaient la leçon, l'un lisant xvpos et mettant à cause de
l'excellence da remède, l'autre Sià to b^vphv, à cause de l'effet prompt du
remède. Rien n'est à changer; Paul indique par là la propriété siccative
du caustique qu'on substitue à l'instrument tranchant; et l'on traduira :
«Souvent, soit à cause de la pusillanimité du malade, soit par crainte
«d'hémorragie, soit à cause de la propriété siccative du médicament,
«(nous préférons, laissant de côté le fer, consumer la partie malade
« avec un caustique. » .
' Paul d'Egine, p. 218, parle des isqaes, qui, dit-il, sont des corps
spongieux et venant dans les chênes et dans les noyers, et dont les bar-
bares principalement se servent pour pratiquer la cautérisation. Sur
quoi M. Briau remarque qu'il paraît impossible de ne pas voir là une
véritable application du moxa. Cela n'est pas douteux; maris, si, d'après
sa remarque, on croyait qiie le moxa était alors une pratique récente,
on se tromperait; il en est question dans la Collection hippocratique ,
par exemple en ce passage : «Quand le foie est tuméfié, on cautérisera
«avec des champignons [(Mvxtj<Tiv).'n.[Des aff. int. S 2 4.) Et dans cet
autre : «La cautérisation* sera faite avec un moxa de lin écru [xctkiv Se
« TÔî àfioXiv^). n [Des aff. int. S 1 9.) Paul d'Egine n'est pas le seul auteur
chez qui se trouve le mot îa-xa\ on le lit aussi dans Alexandre de Tralles ,
II, p. 626. Le dictionnaire de Caslelli n'esl pas le seul où il figure;
Schneider l'a inscrit dans le sien, et, au Supplément, Struve conseille,
au lieu de ïaxat, de lire va-xat. la-xa est dans Suidas, qui l'explique par
b^dpiov xa) ^\ov, êv ç5 air^errai 'ovp. Et, de fait, l'un des meilleurs ma-
nuscrits de M. Briau a Ha-xai. Cela donne raison à la conjecture de Struve.
Bien que très-rarement, M. Briau a enfreint la loi qu'il s'est faite de
ne jamais s'écarler des manuscrits, et il l'a enfreinte avec succès, sub-
stituant, par des conjectures habiles, une bonne leçon à une mau-
vaise. Ainsi, p. 820, où il est parlé de l'opération de la fistule, Paul
recommande d'inciser ih vTroxeifxevov Sépfxa, la peau sous-jacente , disent
tous les manuscrits et les deux éditions. Ta èTrtxsifxevov Sépfxa, la peau su-
perposée, dit avec toute raison M. Briau. De même, dans les imperfo-
rations , Paul distingue deux cas , celui où l'imperforation est due à des
adhérences et celui où elle est due à un diaphragme , à une cloison :
eî fxèv (TVfx^ais, s'il y a adhérence ei Se SiciTaa-ts, s'il y a distension,
DECEMBRE 1855. 767
disent les manuscrits et les deux éditions, ce qui ne signifie rien. A quoi
M. Briau substitue très-heureusement Sia(ppa^is, s'il y a une cloison.
Mais il est bien plus à son aise quand la bonne leçon lui est fournie di-
rectement par un manuscrit, comme dans le passage où il est question
de la tunique vaginale. Les manuscrits ont ou êpxrrpostSris, qui, écrit de
la sorte, est un barbarisme, et qu'on a voulu changer en êpv6poeiSr}s\
mais la tunique vaginale n'est pas rouge; ou en éXtxoetSrjs, mais il n'est
pas question ici de la gaîne des vaisseaux. M. Briau a donc eu toute
raison de prendre êXinpoeiStjs, qui est donné par un manuscrit et dont
vaginal est la traduction exacte.
J'ai examiné en général d'abord, puis en particulier, le livre de
M. Briau. Il offre au chirurgien qui veut prendre connaissance de l'art
antique , une traduction fidèle et intelligente ; à celui qui veut consul-
ter l'original, un texte purgé de bien des fautes; à l'érudit qui veut
s'exercer à son tour sur ce vieil auteur, le précieux appareil des va-
riantes fournies par tous les manuscrits de la Bibliothèque impériale. Il
est digne du savant illustre (M. Hase) à qui la reconnaissance l'a dédié.
Aussi, encourageant, autant qu'une voix isolée peut faire, M. Briau,
je lui remets sous les yeux qu'il a promis 'de s'occuper du quatrième
et du cinquième livre de l'ouvrage de Paul d'Égine, qui traitent des ma-
ladies externes et des plaies , d'y consacrer les mêmes soins qu'à celui^
ci, qui traite de l'emploi de la main et des opérations, et de donner
ainsi au public médical une vue complète de la pathologie externe des
anciens.
É. LITTRÉ.
Rechercues expérimentales sur la végétation, par M. Georges
Ville (Paris, librairie de Victor Masson, place de rÉcole de
• médecine, i853, viii et i33 pages, 2 planches et figures dans
le texte) , examen précédé de considérations sur différents ouvrages
d'agriculture du xviii* siècle , et différentes recherches sur P agri-
culture et la végétation.
DEUXIÈME ARTICLE ^
Kxamen de la deuxième partie du Mémoire sur les défrichemens par le marquis
de Turbilly.
Les détails précédents ne paraîtront pas trop minutieux aux amis
' Voy«, pour lo premier article, le cahier do novembre, page 689.
768 JOURNAL DES SAVANTS.
de l'agriculture qui ne connaissaient pas l'œuvre du marquis de Tur-
billy; car ils sont autant défaits constatés et 'parfaitement décrits, dont
l'importance ne souffre pas quand on les compare aux publications
récentes sur les défrichements.
La deuxième partie du mémoire n'a pas moins d'intérêt que la pre-
mière, avons-nous dit, et l'examen dont elle va être l'objet fera, nous
l'espérons, partager cette opinion au lecteur.
Si l'enthousiasme n'était pas rare autrefois chez des hommes riches
et distingués par la naissance, la persévérance dans un goût et dans
des occupations de tous les moments n'était pas plus commune alors
qu'elle ne l'est de nos jours : à cet égard, la vie du marquis de Tur-
billy est bien remarquable, quand on se rappelle que, quels que fussent
ses goûts et ses intérêts agricoles , le devoir lui fit reprendî'e l'épée qu'il
avait déposée à la paix de lySS, et qu'il ne la quitta pas de lyAi à
1 7/18. De retour à Turbilly, il révint à ses travaux, dont il ne cessa,
pour ainsi dire, plus de s'occuper; et c'est alors que le seigneur d'une
race ancienne, devenu agriculteur, exprima des opinions qu'il ne tenait
pas de ses pères.
La deuxième partie du Mémoire sur les défrichemens commence par
une histoire des travaux agricoles de l'auteur, écrite d'une manière aussi
simple qu'attachante. Elle montre comment, dans son exploitation, tout
s'enchaînait, et que, dès 1 760, il envisageait les perfectionnements de
sa culture, objet de ses préoccupations de tous' les instants, d'un point
si élevé, qu'ils comprenaient les perfectionnements mêmes dont l'agri-
culture de la France entière était susceptible. D'un autre côté, les ré-
flexions que -lui suggéraient les obstacles qu'il rencontrait le condui-
saient à voir clairement que la réalisation de ses vues pour les progrès
de l'agriculture, tels que le demandaient, selon lui, l'intérêt de la na-
tion aussi bien que l'intérêt du roi, parce qu'il les jugeait inséparables,
exigeait de profondes modifications à l'économie du royaume; et J/i
pureté de ses réflexions brillait d'autant plus, qu'elles appelaient une ré-
forme d'institutions qui, filles de la féodalité, semblaient, dans l'intérêt
de l'auteur, devoir être maintenues plutôt que modifiées, parce qu'à
elles remontaient les prérogatives dont jouissait le seigneur de Tur-
billy. Enfin, ces réflexions faites loin des villes, dans la sohtude, ne
cachaient pas une arrière-pensée de conquérir des suffrages propres à
satisfaire une ambition quelconque.
Le marquis de Turbilly a saisi l'enchaînement de toutes les cultures
et des industries (jue, de son temps, on pouvait y associer. Rien de
plus sensé que sa manière de procéder dans les défrichements qu'il
DECEMBRE 1855. 769
entreprit. Au lieu de disséminer ses forces sur une grande étendue do
terrain, il ne défrichait qu'un canton par année, et son point de départ
était le château, et ses engrais étaient proportionnés à ses défriche-
ments. Non-seulement il cultivait des céréales, mais encore des plantes
potagères, des plantes textiles, chanvre et lin; il plantait des vignes,
des arbres fruitiers, des mûriers blancs pour les veis à soie, des arbres
forestiers y compris des arbres verts; les terrains humides se couvraient
de peupliers, et ses bois étaient soumis à des coupes réglées.
Il faisait des prairies artificielles et cultivait des terrains en chanvre
sans jachl^re morte.
11 faisait venir des graines du dehors pour perfectionner ses cultures,
et nous citerons comme exemple que des graines de choux pommÉ-'^ tirées
de Strasbourg lui donnèrent une récolle telle, qu'il vendit le produit
d'un arpent 626 livres net.
Enfin, ses cultures étaient aussi perfectionnées qu on peut se l'imaginer.
Nous ne quitterons pas ce sujet sans rappeler une observation
curieuse du marquis de Turbilly, c'est qu'un grain de seigle étant tombé
dans une ancienne fourmilière et s'y étant développé, il produisit
I Ixlxo graines. V^oilà comment le marquis de Turbilly comprenait l'efco-
nomie des régétaax. Il n'attacha pas moins d'importance à l'économie des
animaux, celte autre branche de l'agriculture. Faute de pouvoir citer
tout ce qu'il fit pour clic, nous choisirons les observations les plus in-
léressanles qui s'y rattachent. En principe, il chercha à perfectionner
les races du pays et à améliorer, par le régime et un travail réglé, les
animaux de son domaine. 11 réussit à produire d'excellents chevaux,
malheureusement leur taille élait médiocre, et, en le disant, il regrette
que les étalons des haras établis dans les provinces, par ordre du roi,
soient en trop petit nombre. Il parle d'un régime au moyen duquel il
guérit des bœufs devenus maigres qui, tout à coup, se trouvèrent cou-
verts de poux. Une ration de foin mêlé de paille de froment et de l'a-
voine doimée de temps en temps amoindrit le mal, mais il ne disparut"
que quand les bœufs eurent été remis au vert, et qu'ils eurent passé la
nuit en plein air.
Il réussit à nourrir beaucoup démoulons, quoiqu'on l'eût assuré qu'il
n'y réussirait pas à cause de la nature marécageuse de ses terres cl parce
qu'elles produisaient en abondance une plante dont ils sont friands, et
qui pourtant leur est nuisible. Celte plante, appelée douve âansh pays,
est une renoncule '. 11 en fit arracher tout ce qu'il put, se procura des
' Ranunculus fammala , pctile douve; raniinculus lingua, grande douve. Ces deux
espèces croissent dans les terres marécageuses.
98
770 JOURNAL DES SAVANTS.
moulons du pays dont il perfectionna beaucoup la race en la croisant
avec celle du Poitou. Le parcage de nuit lui réussit; seulement alors il
fut obligé d'armer ses bergers de mousquetons afin d'éloigner les
loups.
Il aménagea ses étangs, il en creusa même de nouveaux, et chaque
année il avait une pèche abondante.
Il éleva des vers à soie qui lui donnèrent un produit de très-bonne
qualité, en même temps qu'il tirait un excellent parti des abeilles qu'il
avait achetées.
Le marquis de Turbilly , avec la chaux qu'il fabriquait et les pierres
à bâtir qu'il exploitait, éleva d'utiles constructions telles que bâtiments
d'exploitation, ponts, chaussées, etc.; il établit des chemins qui rayon-
naient dans toutes les directions du château , et dont les bords étaient
plantés d'arbres de différentes espèces.
Il ne négligea rien : ni les irrigations , ni le dessèchement des marais;
et, loin de borner ses essais en mécanique à la sonde dont nous avons
parlé, il s'aj)pliqua i\ perfectionner ses machines agricoles, notamment
ses charrues.
Enfin il n'était pas une chose, pas un objet qu'il n'eût perfectionné,
une pratique dont il savait l'avantage qu'il ne cherchât â communiquer
à tous ceux qui pouvaient en profiter.
Mais où l'élévation des vues du marquis et l'excellence des qualités
de son cœur paraissent avec éclat aux yeux de ceux qui goûtent plus
l'acte que le précepte, le fond que la forme, c'est dans ses soins à amé-
liorer la condition des paysans de Turbilly, eu égard non-seulement à
la vie matérielle, mais encore au sentiment moral de l'homme; et, à
nos yeux, l'œuvre du marquis est singulièrement rehaussée, parce que
tout ce qu'il écrit à ce sujet l'est sans enflure et sans prétention : la sim-
plicité de ses paroles ne permet pas de croire qu'il y ait chez lui le
moindre désir de paraître philanthrope, car ce qu'il a fait en faveur du
paysan de Turbilly est raconté en termes simples, comme une partie
de la tâche que, tout enfant, il s'était proposé d'accomplir un jour.
Le premier soin du marquis fut d'extirper la mendicité des habi-
tudes des paysans de Turbilly. Et c'est merveille d'entendre un seigneur
parler, il y a un siècle, du travail comme d'une nécessité de l'huma-
nité, et, bien entendu, du travail libre et non forcé. Il faisait deux ca-
tégories de paysans : les infirmes , ou ceux auxquels le travail était im-
possible, et les paysans qui en étaient capables; aux premiers il donnait
des secours de toutes sortes et aux autres de l'ouvrage. Il cultivait le
chanvre et le lin dans l'intention surtout d'occuper les femmes et les
DÉCEMBRE 1855. 771
filles. Dans tous ses travaux agricoles une part était faite aux hommes et
une autre aux femmes et aux enfants.
Lorsque aujourd'hui on s'occupe tant des subsistances et de tout ce
qui concerne le régime alimentaire de l'homme et de celui des animaux,
il est intéressant de savoir qu'en 1760 la nourriture des paysans de
Turbilly se composait d'une soupe au beurre, de légumes, de fruits,
de laitage et de pain souvent très-mauvais. Le marquis de Turbilly amé-
liora ce régime en donnant un pain composé de froment, d'orge et de
seigle, aux paysans qui le servaient et auxquels, d'après ses conventions,
il ne le devait pas.
Enfin l'éloge du marquis de Turbilly est dans ce fait, que la popula-
tion de Turbilly doubla en vingt-deux ans.
Le marquis de Turbilly, ayant passé la plus grande partie de sa vie
avec des soldats et des paysans, connaissait les hommes par la pratique.
11 savait que, si l'argent est beaucoup pour eux, les distinctions dont
ils peuvent être fobjet ont un grand prix, du moins à l'égard d'un cer-
tain nombre. C'est ce qui le détermina, pour relever la condition du
paysan, à fonder deux prix qui seraient décernés, chaque année, le jour
de l'Assomption, aux deux cultivateurs qui auraient eu, sur une éten-
due de deux arpents au moins, la meilleure culture de froment et la
meilleure culture de seigle. Les juges devaient être cinq cultivateurs
n'ayant pas de prétention au concours. Ils jugeaient la qualité de la ré-
colte sur pied, et, s'ils ne s'accordaient pas, cinq nouveaux juges pro-
nonçaient définitivement huit jours après les premiers. Chaque prix se
composait d'une somme d'argent assez importante et d'une médaille
d'argent de six livres tournois, portant sur une face des attributs d'agri-
culture, et, sur l'autre, les armes de la famille Menon, seigneur de
Turbilly.
La médaille, suspendue à un ruban vert que l'on attachait à la bou-
tonnière, ne pouvait ôtre ainsi portée que durant une année, mais elle
restait la propriété de celui qui l'avait gagnée, et cette année elle don-
nait droit à une place d'honneur à l'église. Le seigneur de Turbilly, qui
décora, pour la première fois, deux cultivateurs, de cette médaille, le
jour de l'Assomption i -7 5 5, et qui émettait le vœu que l'agriculture fût
honorée par le roi dans les personnes qui la pratiquaient avec le plus
de soins, quelque fût leur ordre, aurait applaudi à l'institution des co-
mices agricoles, et ce gentilhomme dont le sang avait coulé pour la dé-
fense du pays, cl qui voulait que f agriculture fût en honneur, n'aurait n'en
trouvé à redire à voir la croix de la Légion d'honneur briller sur l'habit
de l'agriculteur tout aussi bien que sur celui du soldat.
98.
772 JOURNAL DES SAVANTS.
Terminons l'examen de la deuxième parlie du Mémoire sur les défri-
chemens par l'exposition des vues du marquis de Turbilly en économie
politique, et rappelons au lecteur qu'il ne prétendait être ni un savant,
ni un personnage politique. 11 était gentilhomme, cultivateur par voca-
lion, et convaincu que le principe de la prospérité de tous les États
réside dans l'agriculture. Ses réflexions sur l'économie politique lui furent
suggérées par les diflicullcs mêmes qu'il rencontra, lorsqu'il s'agit d'exé-
cuter des projets inséparables, selon lui, de la richesse de la France.
En un mot, il n'écrivit pas a priori sur l'économie politique, mais bien
a posteriori, c'est ce qui le distingue de Quesnay et du marquis de Mi-
rabeau, l'auteur de l'Ami des hommes.
Le marquis de Turbilly avait parlé, en général, dans son introduc-
tion, des obstacles que le gibier apporte à la culture des terres, par les
dégâts qu'il cause aux moissons et aux jeunes plantations; il en déve-
loppe, dans la deuxième partie, tous les inconvénients, et montre, par
exemple, ce que route aux environs de Paris ce qu'on appelle les plai-
sirs du roi. Cinquante lieues de pays, autour de la capitale, sont, à
cause de la mullij)licité du gibier, dans des conditions de culture si
fâcheuses, que, malgré la quantité d'engrais qu'il est si facile de s'y pro-
curer, l'arpent n'est affermé que de lo à i 5 Jivres au plus, tandis que,
dans des villes éloignées, où les mêmes servitudes n'existent pas, le
fermage de l'arpent s'élève à 5o livres et plus. Les capitaineries où le
roi ne va pas devraient être supprimées ainsi que les brevets accordés à
différents seigneurs dans les provinces pour conseiTcr les forêts et les
chasses du roi, car ces brevets servent de prétexte pour taxer le voisi-
nage et troubler le cultivateur. Les chasses accordées aux gouverneurs et
commandants des provinces, des villes et des places, ont les mêmes in-
convénients. Enfin, il serait urgent de diminuer le nombre des cerfs
et des biches dans plusieurs provinces où l'on ne voit plus, comme au-
trefois, dit-il, nombre d'équipages entretenus par la noblesse pour les
délruire.
11 blâme la multiplicité des impôts , la manière dont ils sont répar-
tis , les moyens que les préposés à leur perception , receveurs généraux ,
élus, receveurs des tailles ou subdélégués, ont entre les mains pour
vexer ceux qui doivent payer, et, selon lui, ce ne sont pas tant les impôts
qui rainent le peuple que la façon de les répartir et de les lever. Les inconvé-
nients des aides et des gabelles sont de toutes sortes. La taille équila-
blement établie profiterait à tous, mais à la condition de l'asseoir sur
des principes uniformes et conformément à un cadastre établi dans
chaque paroisse, d'après lequel les terres seraient distinguées en caté-
DECEMBRE 1855. 773
gories déterminées parleur qualité intrinsèque, leur position , relative-
ment à la facilité de s'y procurer l'engrais et d'écouler les récoltes. Si
on ne peut abolir absolument les corvées, il faut détruire les mille ahas
dont elles sont cause, en en changeant la forme, car elles font déserter
les campagnes, et, sous ce rapport, elles ont les plus tristes consé-
quences.
On ne saurait, selon le marquis de Turbilly, trop s'élever contre les
progrès du luxe, contre les inconvénients résultant de l'abandon des
campagnes pour les villes, du goût si général des Français de tous les
ordres de venir demeurer à Paris. Les campagnes se dépeuplent au grand
détriment de l'agriculture en général, et en particulier des milices,
parce qu'il y a plus de moyens de se faire exempter de celles-ci à la ville
qu'à la campagne, ensuite les campagnes s'appauvrissent pour enrichir
les villes, comme les provinces à leur tour pour enrichir Paris.
Le marquis de Turbilly est contraire aux privilèges qui, selon lui,
détruisent toute concurrence, à la multitude de petites places et de titres
qui donnent la noblesse moyennant de faibles sommes d'argent. Il vou-
drait que la noblesse ne fut accordée qu'à de grands services rendus au
pays, ou à ceux qui auraient versé do grosses sommes d'argent dans les
caisses de l'Etat, avec l'intention de les faire concourir à la grandeur et
à la prospérité du royaume. Partisan de la liberté en agriculture comme
en matière de commerce, la libre circulation des grains aurait dû tou-
jours exister, sauf dans les années de disette où l'exportation au dehors
aurait été défendue. Sans la libre circulation des grains, du moins à
l'intérieur, il ne peut y avoir d'avantages certains à défricher les terrains
incultes, et le marquis de Turbilly ajoute que, faute de cette liberté , il
a perdu beaucoup de blé qu'il n'a pas vendu en temps opportun. Le
régime forcé en agriculture peut avoir des effets déplorables : par exemple
en i70{), année du grand hiver, tous les blés gelèrent, le parlement
défendit par un édit de labourer les teiTos ensemencées qui avaient
gelé, parce (pi'il pensait que les blés se rétabliraient au printemps; des
fenniers obéirent à l'édit et ne récoltèrent rien, heureusement qu'un
grand nombre ne s'y soumirent pas, et que leurs te.rcs, ensemencées
d'orge au mois de mars , donnèrent une récolle prodigieuse , sans laquelle
une partie du peuple serait morte de faim.
Le Gouvernement doit encourager l'agriculture par tous les moyens
qui sont en son pouvoir, tels que des exemptions d'impôts temporaires
pour des terres récemment défrichées, et des récompenses.
Il doit améliorer les voies de communication, en ouvrir de nouvelles
partout où il en manque; de grands avantages résulteraient de la vente
774 JOURNAL DES SAVANTS.
des terres incultes que le roi possède dans toutes les provinces ; les pa-
roisses gagneraient beaucoup au défrichement de leurs biens commu-
naux restés sans culture.
Le Gouvernement a tout intérêt à favoriser l'augmentation du nombre
des bestiaux en France , et à en perfectionner les races. Il cite comme
exemple à suivre l'amélioration des moutons en Angleterre par l'impor-
tation des moutons espagnols. En conseillant de la faire en France, le
marquis de Turbilly prévoyait donc, dès i 760 , l'avantage que la France
retirerait de l'importation des mérinos comme on le fit en lySG.
Toute mesure qui favoriserait l'augmentation de la population , no-
tamment dans les campagnes, aurait de grands avantages. Il trouverait
bon que l'on imposât les célibataires, les filles à partir de vingt-cinq
ans et les hommes à partir de trente ans, et que quelques faveurs fussent
accordées aux familles nombreuses, particulièrement à celles qui culti-
vent la terre.
D'excellentes mesures à prendre encore seraient de faciliter les
échanges de petits morceaux de terre disséminés au loin , afin de rendre
la culture moins dispendieuse à ceux qui les possèdent.
L'idcfe de donner du travail, d'occuper les bras au défrichement et à
ia culture , se reproduisait sous toutes les formes dans la pensée du
marquis de Turbilly, et, malgré le profond respect qu'il professe pour
la religion , il n'hésite pas à appeler la réforme sur le grand nombre de
jours fériés qu'il considère comme un abus; conformément à la même
idée, il voudrait que la loi fût sévère pour frapper la mendicité et la
détruire radicalement; du reste personne n'était plus en droit que lui
d'appeler l'attention du Gouvernement sur un vice qu'il était parvenu
i détruire dans sa seigneurie de Turbilly.
Enfin le marquis de Turbilly parla de futilité d'une société centrale
d'agriculture instituée à Paris et à laquelle se rattacheraient des sociétés
établies dans les provinces. Des journaux, qui mettraient en communi-
cation toutes les parties du royaume où se trouvent des personnes tra-
vaillant aux progrès de l'agriculture, compléteraient futilité de cette
institution.
En définitive , le marquis de Turbilly remarque que les lois de France
tenant trop du régime féodal, ne favorisent pas assez l'agriculture, qu'il
regarde comme la source de la prospérité des Etats. Aussi est- il l'ad-
mirateur de Sully, et dit-il que, si ce grand homme eût été plus long-
temps ministre, toutes les terres du royaume auraient été certainement
défrichées.
Il n'est peut-être pas superflu de faire remarquer que le Mémoire
DÉCEMBRE 1855. 775
sar les défrlchemeiis avait paru avant que Turgot eût été appelé par le roi
à l'intendance de la généralité de Limoges, car sa nomination à cette
place est datée du 8 d'août 1761.
Le marquis de Turbilly eut la satisfaction de voir ses travaux appré-
ciés comme ils devaient l'être. En 1761, Voltaire, dans son épître sur
1 agriculture adressée à M"" Denis, lui consacra ce vers :
Turbilly, dans TAnjou , t'imite et fapplaudil.
Si, cette même année, Dupuis d'Emportés, traducteur du Cultiva-
teur gentilhomme , critiquait quelques points du Mémoire sur les défriche-
mens, deux années après, M. Despréménil, qui devait périr si malheu-
reusement victime d'une révolution dont il avait été l'un des promoteurs,
en répondant à ces critiques, disait du marquis: «Je ne connais de lui
<( que ses ouvrages et son nom, qui passera à la postérité A titre de bien-
« faiteur de la patrie. »
Diderot (article AcnicoLTunE de \ Encyclopédie) a compté le marquis
de Turbilly au nombre des hommes qui ont le plus contribué à pro-
j)ager l'agriculture par la publication qu'il a faite de son Mémoire sur
les défrichemens. En i 763, les états de Bretagne décidèrent qu'une sonde
du marquis de Turbilly serait déposée en plusieurs lieux de la province ,
où les cultivateurs de la localité pourraient en prendre connaissance.
Cinq ans après, le roi de Danemark, qui venait de recevoir un exem-
plaire de la Description de cet instrument, donnait ù l'auteur une riche
tabatière ornée de son portrait, comme remercîment.
Le Mémoire sur les défrichemens eut un succès tel, que la première partie
fut réimprimée en 1760, l'année même de sa publication. De 1761 à
1 762 , on fit deux éditions du Mémoire, on le traduisit en anglais et en
allemand, et la Société économique de Berne le publia en entier dans
le recueil de ses actes.
Quelques-uns des vœux du marquis de Turbilly se réalisèrent. Il fit
partie du comité d'agriculture créé le i a de janvier 1 761 pour donner
une direction convenable aux sociétés d'agriculture Ju royaume, et, le
1" de mars 1761, époque de la fondation de la Société d'agriculture
de Paris, il en fut nommé membre avec Duhamel du Monceau, BuflTon,
Turgot, etc. 11 exerça la plus grande influence sur l'organisation de
trois bureaux d'agriculture à Angers, à Tours et au Mans, et prit part
aux travaux de chacun d'eux.
Un arrêt du 1 1 de mars 1 768 concédait au marquis de Turbilly l'in-
féodation des portions de terrains situées non loin de Turbilly, dans le
comté de Beaufort, qui se trouveront appartenir à Sa Majesté, distraction
776 JOURNAL DES SAVANTS.
faite de celles ccliaes aux communautés d'habitants par le triage de 1575.
Louis XV, en donnant ces terrains au marquis dans l'intérêt de l'agrical-
tare et pour mettre en valeur, par des défrichements utiles à l'Etat, ces
terres incultes, avait voulu récompenser de grands semces rendus au
pays; mais cette concession, qui, dans la pensée du monarque, devait
ùtre une fortune pour le marquis de Turbilly, occasioima sa ruine par
les procès qu'elle lui suscita de la part des usagers, du maréchal de
Contades, seigneur de Mazé et autres lieux, des abbayes de Toussaint et
de Saint-Aubin, des administrateurs de l'Hôtel-Dieu d'Angers, et des re-
ligieux de Saint-Florent de Saumur. Les frais de procédures, qui du-
rèrent de 1 763 à 1 77 1 , le ruinèrent absolument, et, cinq ans après, le
3 de février 1776, il mourait à Paris, loin du château de ses pères,
qu'il ne possédait plus, mais dont ses créanciers, par un sentiment
qui les honorait, lui avaient laissé la jouissance.
N'y a-t-il pas quelque chose de profondément triste dans la fin de
cet homme généreux, le dernier de sa race? En lisant son kvre, ne
s'est-on pas représenté le seigneur de Turbilly, marié, cultivant ses
champs sans envier les faveurs de la cour, et transmettant à des enfants
ses goûts simples et élevés avec une fortune supérieure à celle qu'il
avait reçue de ses pères ! ne se l'est-on pas représenté au milieu d'une
population reconnaissante des bienfaits qu'elle lui devait! Au lieu de
cela, quelle triste réalité, une récompense royale de sa noble vie de-
venue la source du plus grand des malheurs qui pouvaient l'atteindre!
et le bienfaiteur de la paroisse de Turbilly mourant sans postérité loin
de cette population, et dépossédé de la chapelle où étaient déposés les
restes mortels de ses ancêtres!
Après la mort du marquis de Turbilly, de temps à autre d'hono-
rables témoignages donnés à sa mémoire montrent que beaucoup
d'esprits l'ont jugé aussi favorablement que ceux de ses contemporains
que nous avons cités, et, à leurs noms, nous ajouterons ceux de Fran-
çois de Neufchâleau, Feller, Beuchot, Musset-Pathay, Bosc, Loudon,
J. Rieffel, Costaz, de Valscrres, de Gasparin, et nous insisterons eflfin
sur les sentiments que la lecture du Mémoire sur les défrichemens avait
inspirés au célèbre Arthur Young, cette grande autorité britannique
en agronomie. Ces sentiments étaient une estime profonde pour le
gentilhomme et de l'admiration pour l'auteur des défrichements; ils
éclatent dans chaque ligne des pages que fillustre Anglais a consacrées
au marquis de Turbilly, lorsqu'il rend compte, dans son voyage en
France de 1787, des causes qui le déterminèrent k voir les terres
défrichées par le marquis; c'était onze ans après sa mort.
DECEMBRE 1855. 777
Ne pouvant reproduire ces pages, nous en indiquons la substance.
Elles nous apprennent que l'Anjou avait perdu le souvenir d'un de ses
enfants les plus honorables, lorsqu'un étranger enthousiaste, qui le
considère comme une gloire de l'agriculture» vint l'admirer dans son
œuvre même, le pays qu'il a défriché. Ce n'est pas un voyage agrono-
mique qu'il se proposait, c'était un pèlerinage !
>■ Il se rend à Angers, capitale de l'Anjou, persuadé que le secrétaire
perpétuel de la Société d'agriculture de cette ville, M. de Livonnière,
va lui donner les renseignements qu'il désire pour le voyage de Tur-
billy. Déception! Arthur Young va chercher M. de Livonnière à sa
maison de campagne, à deux lieues d'Angers; il trouve un homme poli
au milieu de sa famille, il en reçoit un accueil charmant, mais aucune
instruction , rien sur la résidence du marquis de Turbilly. Aller à la
campagne et retourner à la ville font une journée entière perdue pour
le voyageur. Il va à la Flèche. Turbilly n'en est qu'à quatre lieues
de distance. Les personnes auxquelles il s'adresse d'abord n'ont point
entendu parler du marquis. Ënfm, sur les indications d'une vieille
dame, il prend un guide, arrive à Turbilly, où il est reçu par le pro-
priétaire du château, le marquis de Galway, petit-fils du marquis de
Galway qui avait accompagné Jacques II, lorsque ce roi fut obligé
de quitter furtivement l'Angleterre. Le propriétaire du château le tenait
par héritage de son père, qui l'avait acheté, en 1781, des créanciers
du marquis de Turbilly.
Certes, l'état dans lequel Arthur Young trouva le domaine do Tur-
billy fut bien différent de l'idée qu'il s'en était faite d'après une des-
cription qui remontait à vingt-sept ans auparavant, et surtout après les
malheurs qui cotnmencèrcnt à frapper le marquis de Turbilly dès
1 763. Evidemment, la cause vraie de ses malheurs fut ses procès plu-
tôt que le peu de succès d'une petite savonnerie et d'une fabrique de
porcelaine qu'il voulut établir, et dont Arthur Young vit les débris.
Quoi qu'il en soit, le célèbre agronome ne quitta pas Turbilly avec
l'idée que l'agriculture avait causé la perte de son ancien seigneur.
Si un secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture d'Angers, onze
ans après la mort du marquis de Turbilly, ne put donner aucun ren-
seignement à Arthur Young sur un Angevin qui avait tant fait pour
l'agriculture, si un écrivain voisin de Turbilly, en passant en revue les
agriculteurs renommés de Bazouges et de ses enviions, n'a pas cité
le nom du marquis; enfm, si LcclercrThouin , auteur de X Agriculture
du département de Maine-et-Loire , l'a passé sous silence, il n'est pas
étonnant que des écrivains étrangers à l'agriculture, qui ont écrit sur
l'Anjou, se soient tus sur le marquis de Turbilly.
99
778 JOURNAL DES SAVANTS. -
Heureusement, un homme dévoué à tout ce qui peut honorer son
pays, M. Guiilory l'aîné, fondateur et le digne président de la Société
industrielle d'Angers, a bien mérité de l'Anjou et de l'agriculture en
publiant une excellente notice sur ie marquis de Turbilly, et la Société
centrale d'agriculture de la Seine n'a été que juste en décernant à l'au-
teur une do ses médailles d'or. Grâce à cette notice, il ne sera plus
possible de parler de l'agriculture de la France au xvni* siècle sans
rendre hommage à l'agronome angevin !
La suite à an prochain cahier.)
E. CHEVREUL.
/
Note de M. Biot.
Il s'est ^issé , dans mon dernier article , une faute d'impression que je désire
rectifier. Elle se trouve répétée deux fois dans la note annexée à la page 665, et
porte sur le mot supersedeas , que Newton emploie pour désigner un des objets qu'il
rassemble sous le litre de Otiose et frustra expensa. On y a substitué, par erreur,
sapersedeamus. Ce dernier mot n'aurait aucun sens ; tandis que le mot supersedeas
désigne, en style de palais, un ordre de surséance, dont à la vérité on ne comprend
nullement l'application , parmi les gourmandises que Newton a mentionnées dans
sa liste.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. Sturm, membre de l'Académie des sciences, section de géométrie, est mort
à Paris, le 18 décembre i855.
DÉCEMBRE 1855. J79
TABLE
DES ARTICLES ET DES .PRINCIPALES NOTICES OU ANNONCES QUE CONTIENNENT
LES DOUZE CAHIERS DU JOURNAL DES SAVANTS, ANNEE l855.
I. LITTÉRATURE ORIENTALE.
Le Lotus de la bonne loi, traduit du sanscrit, accompagné d'un commonlaire et
de vingt et un mémoires relatifs au bouddhisme, par M. E. Burnouf, eecrélaire
perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Paris, Imprimerie natio-
nale, 1862, i vol. in-/i* de iv-897 P^ges. — Hgyâ Tch'er Roi Pa, ou développe-
ment des jeux, contenant l'histoire du Bouddha Çâkyamouni, traduit de la version
tibétaine du Bkah-Hgyour et revu sur l'original sanscrit (Lalitavistara), par
Ph.-Ed. Foucaux. . . 1" partie, texte tibétain, ji-388 pages; a* partie, traduction
française, Lxv-4a5 pages, in-A"« Imprimerie nationale, 1847-18^8. — 7* article de
M. Barthélémy Saint-Hiiaire, janvier, ^3-59 (voir, pour les précédents articles, les
cahiers de mai, juin, juillet, août, septembre et octobre i854)> — 8* article, fé-
vrier, i5i-i3o. — 9* et dernier article, avril, a4a-a56.
Histoire de la vie et des ouvrages de Hiouen-thsang et de ses voynees dans
l'Inde. . . traduite du chinois par M. Stanislas Julien. Imprimerie impériale, i853,
in-8* de Lxxxiv-47a nages. — i" article de M. Barthélémy Sainl-Hilaire, mars,
i4i9-i6i. — a* article, août, USb-à^S. — 3* article, septembre, 556-566. —
4* arlicle, novembre, 677-689.
Etudes sur l'idiome des Védas. . . par Ad. Régnier. Paris, i855, in-4* de xvi
ao5 pages. Mars, aoa.
Atharva veda sanhita herausgegeben von R. Rolh und W. D. Whiiney, Erste
Abtheilang, Berhn , i855, grand in-8* de 1-390 pages. Avril, a65.
Râmâyana , poème sanscrit de VàlmiLi , mis en français pour la première fois par
Hippolyte Fauche... Paris, i854-)855, 3 vol. in-S* de xxix-43a, 39a, xxxiii-
354 pages. Juin, 304.
The Bhagavad-Gitâ. . . by J. Cockburn Thomson... Hertford, i855, I" vo-
lume, traduction anglaise, cxix-i55 pages. II* volume, texte sanscrit, xii-ga pages.
Juillet, 460.
Carmina Hudsnilitarum. . . ab J.-G.-L. Kosegarten, vol. I". Greifswalde, 1 vol.
in-4% i854. Avril, a66.
Ballades et chants populaires de la Rouméiie (principautés danubiennes) recueillis
et traduits par Y. Alessandri. . . Paris, i855, in-ia de XLvi-199 pages. Juin, 394
Histoire générale et .système comparé des langues sémitiques, par Ernest Renan.
Première partie. Paris, Imprimerie impériale, i855, iii-8'' de viii-199 pages.
Août, 5i6.
ir. LITTÉRATURE GRECQUE ET ANCIENNE LITTÉRATURE LATINE.
Tragicorum romanorum reUquiœ. Recensuit Otto Ribbeck. Lipsiae, i85a, in-8°
de 44a pages. — Ennianae poesis reliquise. Recensuit Johannes Vablen. LipsiH>,
99-
780 JOURNAL DES SAVANTS.
i854, in-S" de 238 pages. — i" article de M. Palia, mars, 137-149. — a* arlicle,
juin, 379-393.. . . , .
Ménaudre. Elude historique et littéraire... par M. Guillaume Guizot. Paris,
i855, in-8° do iv-459 pages. Avril, 260.
M. TuUii Ciceronis commentarii rerum suarum sive de vita sua scripsit
W.-H.-D. Surinçar. Leidae, i854, in-S" de xvi-864 pages. Février, i36.
Nonnos do Panopolis, Les Dionysiaques ou Bacchus, poëme en xlviii chants,
parle comte de Marcellus. Paris, i855, ini8 de 266 pages. Mai, 328.
Sallusle, traduction avec noies et introduction, par M. H. Gomont. Paris, i853-
i855, 3 vol. in-8" de 35 1 et 53a pages. Août, 519.
III. LITTÉRATURE MODERNE.
1° GRAMMAIRE, POESIE, MELANGES.
Lives of philosophers of the time of George III, elc. — Lives of men of lelters of
the lime of George III , etc. — Historical sketches of slatesmen who flourished in
the time of George III , by Henry lord Broughara . . . London , i855. — The ora-
tion of Demoslhenes upon the crown , translated intô english . . . by Henry lord
Brougham. . . London, i84o. i" article de M. Villemain, novembre, 653-66a.
1* Lexicon etymologicum linguarum romanarum , Italicae, Hispanicae, GalHcse,
par Friederich Dicz. Bonn, i853, 1 vol. in-8*. — 2° La langue française dans ses
rapports avec le sanscrit et avec les aulres langues indo-européennes, par Louis De-
lâtre. Paris, i854. Tome I", in-8'. — 3* Grammaire de la langue d'oïl, ou gram-
maire dos dialectes français aux xii' et xiii* siècles. . . par .1. F. Burguy. Berlin,
i853-i854. — 4° Guillaume d'Orange, chansons de geste des xi* et xii* siècles. . .
par W.-J. A. Jonkbloel. La Haye, i854, 2 vol. in-8'. — 5* Altfranzôsische lieder, etc.
(Chansons en vieux français. . .), par Ed. Màlzner. Berlin, i853, 1 vol. in-8'. —
1" article de M. Litlré, avril, 205-217. — ^' article, mai, a94-3o3. — 3* article,
août, 498-508. — 4* article, septembre, 566-578.
Maislre Pierre Patelin, texte revu sur les manuscrits et les plus anciennes édi-
tions. . . par M. F. Génin, Paris. i854, 1 vol. gr. in-8" de 370 pages. 1" article
de M. Magnin, décembre, 721-734.
Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par M. Villemain. Seconde
partie. Paris, i855, in-8° de 528 pages. Mai, 3a5.
Nouvelles éludes historiques et littéraires, par M. Cuvillier-Fleury. Paris, i855,
in- 12 de iv-4a4 pages. Mai, 327.
Traité de la formation des mois dans la langue grecque. . . par Ad. Régnier.
Paris i855, vi-494 pages. Mars, 201.
Cours de langue allemande, par MM. Adier Mesnard et Lévy. Paris, 6 vol. in-
la. Mars, 202.
Œuvres de J. L. de Guez, sieur de Balzac. . . par L. Moreau. Paris, i855,
2 vol. ini8de xxxvin-553 et 55o pages. Avril, 259.
La divine comédie de Dante Alighieri, traduction nouvelle , par M. Mesnard . . .
Paris, in-8' de viii-496 pages. Avril, 264.
Recueil de chansons, satires, etc., connu sous le nom de Recueil de Maurepas,
publié par M. Anatole de Monlaiglon. Paris. Août, 5 16.
Mauuelis Philae carmina. . . edidit E. Miller. Imprimerie impériale, 1 855, in-8'
de 46o pages. Août, 5i5.
Mellusine, poëme relatif à cette fée poitevine. . , publié, . . par Francisque Mi-
chel. Niort, in-i 2 de 3o2 pages. Août, 5 1 5.
î DECEMBRE 1855. 781
a* SCIENCES HISTORIQUES.
1. Géographie, voyages.
Percement de l'isthme de Suez. . . par M. Ferdinand de Lesseps. Paris, i855,
in-8° de 280 pages, avec une carie. Octobre, 65 1.
Voyage en Turquie el en Perse. . . pendant les années i846, i847 ^^ i848, par
Xavier Hommaire de Hell. Tome I", Paris, in-8'' de a4o pages. Mai, 826.
Le Nil blanc el le Soudan. . . par M. Brun-Rollet. Paris, i855, in-8' de 355
pages. Août, 52 1.
Le Nil, Egypte cl Nubie, par Maxime Du Camp. Paris, i855, in-12 de 35i
pages. Août, 523.
Mœurs el Voyages, ou récits du monde nouveau, par M. Philarèle Chasles.
Poissy et Paris, i855, in-ia de 324 pages. Mai, 827.
2. Chronologie, histoire ancienne.
3. Histoire de Franco.
Des cariiels autographes du cardinal Mazarln. — 6* article de M. Cousin, jan-
vier, 19-42 (voir, pour les précédents articles, les cahiers d'août, septembre, oc-
tobre, novembie et dtcembre i854)- — 7' aiticl^, février, 84io3. — 8* article,
mars, i6i-i84- — g* article, avril, 217-242. — 10* article, mai, 3o4-324- —
11* article, juillet, 43o-447. — la* article, septembre, 525-545. — i3* article,
octobre, 6aa-637. — i4' article, novembre, 708 719.
Recueil des historiens des Gaules cl de la France, tome XXI*.... publié par
MM. Guigniaut el deWailly. Imprimerie impériale, i855, in-r*de Lxxxiv-973 pages.
Mai, 33 1 , 332.
Histoire des règnes de Charles VII cl de Louis XI, par Thomas Basin. ... pu-
blié par J. Quicheral. Tome I*, i835, in-8* de clxiv-33(> pages. Sep-
tembre, 583.
Histoire de l'ile de Chypre, sous le règne des princes de la maison de Lusignan,
par M. L. de Mas Latrie. Tome III. Imprimei'ie impériale, i855, in-8" de xii-gio
pages. Août, 5 20.
Mémoires de Mathieu Mole. . . par Aimé Champollion-Figeac. Tome I". Paris,
i855, in-8* de 546 pages. Avril, 257. — Tome II, de 544 pages. Septembre, 583.
Correspondance complète de Madame, duclicsse d'Orléans, née princesse pala-
tine, mère du régent. Traduction entièrement nouvelle, par M. G. Brunet Paris,
i855, 2 vol. in-12 de xvi-488 cl 424 pages. Mai , 325.
Chronique de Guines el d'Ardre, par Lambert, curé d'Ardre.... revue par le
marquis de Godefroy-Ménilglaise. Paris, i855, in 8° de xxxv-545 pages. Mai, 33o.
La France protestante. • . par MM. Haag frères. Tomes IV el V. Paris, i854 et
i855, in-8* de 576 et 288 pages. Avril, 260.
Le Canada sous la domination française. . . par L. Dussieux. Paris, i855, in-8*
de io4 pagos. Mai, 328.
4. Histoire d'Europe, d'Asie, etc.
Histoire de Washington cl de la fondation de la république lies Étals-Unis, par
Cornelis dcWitt. . . par M. Guixot. Paris, i855, in-8* de m-civ el 492 pages.
Mai, 327.
La Turquie actuelle, par Ubbicini. Paris, i855, in-ia de 472 pages. Mai, 829.
Histoire de Scanderbeg, ou Turks et Chrétiens, par M. Camille P.iganel Paris,
i855, in-8* de lxxxiv-464 naçes. Mai, 3a8.
782 JOURNAL DES SAVANTS.
5. Histoire littéraire, Bibliographie.
Notice bibliographique sur Montaigne, par J.-F. Payen. — Documents inédits
sur Montaigne, recueillis par le doclpur Payen. Paris, i855. — Montaigne magis-
trat, par Alphonse Griui. — La vie publique de Montaigne, par Alphonse Grûn.
— 1° article de M. Villemain, juillet, Sgy-AiS. — a* et dernier article, octobre,
606-622.
Notice sur M. Daunou, par M. B. Guérard, suivie d'une notice sur M. Guérard,
par M. N. de Wailly. Paris, i855, in-8° de m -867 pages. Mai, 326.
Bibliothèque impériale. — Département des imprimés. — Cnlaloguede l'histoire
de France. Tome I". Paris, i855, in-4' de xxiv-63i!l pages. Avril, 262. — Tome II*
de 780 pages. Septembre, 584.
Notice sur le catalogue général des manuscrits orientaux delà Bibliothèque impé-
riale, par M. Reinaud. Paris, Imprimerie impériale, i855, 10-8° de i6 pages. Août,
5i6.
£ssai historique sur la Bibliothèque du roi . aujourd'hui Bibliothèque im[ ériale. . ,
par LoJiis Paris. Paris, i856 (i855), in- 12 de 466 pages. Octobre, 55o.
Les Archives de France.. . par Henri Bordier. Paris, i855,in-8°devi-4i2 pages.
6. Archéologie^
Inscriptiones regni Neapolitani latinse. Edidit Theodorus Mommsen. Lipsise,
MDCCCLII. Sumptus fecit Georgius Wigand. Neapoli proslat apud Albertum Delken.
xxiv-486 et 4o pages in-fol. — 3* article de M. Hase. Janvier, 69-68 (voir, pour les
précédents arlicles, les cahiers de septembre et de novembre i854). — 4* article,
octobre, 687-646. — 5* et dernier article, décembre 746-754.
Athènes aux xv*, xvi* et xvn* siècles , par M. le comte de Laborde. Paris , 2 vol.
in^'. — 1" article de M. Vitet, mai, 288-293. — 2* et dernier article, juillet, 447-
Pompéia, décrile et dessinée par Ernest Breton. Paris, i855, in-8° de 352 pages
avec planches. Mai, 829.
Recherches sur la numismatique judaïque, par F. de Saulcy. Paris, i854i in-4*
de 192 pages avec 19 planches. Février, i3i.
Gricchische Mythologie, V. L. Preller. 2 vol. in-8* de 628 et 368 page.-*. Paris.
Avril, 266.
Études sur le Péloponcse, par E. Beulé. Paris, i855, in-8' de vi-486 pages.
Avril, 264.
Charikles. . . (Charicles, ou description des usages des anciens Grecs) , par W.
A. Becker. 2* édition, Leipzig, i854, 3 vol. in-8' de xxii- 368, 807 et 345 pages.
Février, 1 88.
Itinéraire archéologique de Paris, par M. de Guilhermy. Paris, i855, in- 12 de
892 p. avec gravures et plan. Septembre, 585.
Description de la ville de Paris au xv* siècle, par Guilleberl de Metz, publiée.. .
par M. Le RouxdeLincy. Paris, i855, in- 12 de liv-io4 page». Octobre, 65 1.
3' PHILOSOPHIE, SCIENCES MOHALES ET POLITIQUES. (Jurisprudence, théologie.)
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du fiers élat^ suivi de deux
fragments du Recueil des monuments inédits de cette histoire, par M. Augustin
Thierry, membre de l'Institut. — i"" article de M. Mignet, février, 78-84. — 2* ar-
ticle, juin, 366-379. — 8* article, décembre 784-746.
Patrum nova bibliolheca. Romae, i852, i853, 6 vol. in-4°. Tomus sexlus conti-
; DÉCEMBRE 1855. 783
nens sancti Athanasii epislolas. . . Lconis Àllatii 1res grandes disserlationes. . .
— 3* article de M. Miller, mars, i85-30o. (Voir, pour les précédents articles, les
cahiers de septembre i853 et de juin i85A.) '
Histoire de radminislration monarchique en France. . . par A. Chéruel. Gou-
lommiers et Paris, i855, a vol. in-8'' de Lxxi-Sg et 5i a pages. Septembre, 584.
Lectures on the true, the beautiful and tbe good, by M. V. Cousin. . . transla-
ted by O.-W. Wight. New York, i854, in-8* de Sgi pages. Mars, aoA.
De la baguette divinatoire, du pendule. . . par M. E. Chevreul. Paris, i85ii-
Août, 5i8.
Letires adressées à M. Villcmain . . . sur la méthode en général et sur la défini-
tion du mol Fait... par M. E. Chevreul. Paris, i855, in-ia de iv-276 pages.
Août, 5 18.
Études sur le xviii* siècle, par Ernest BersoJ. Versailles et Paris, i855, 2 vol.
in-13 de viii-5i3 et SSy pages. Juin, SgS.
Metafisica d'Arislolele volgarizzala el commentala da Ruggiero. Bonghi, libri I-VI.
Torino, i854, in-8*, civ-A5o. Février, i35.
Histoire des troupes étrangères au service de France . . . par Eugène Fieffé.
Paris, i855, a vol in-8* de xii-4a3 et 436 pages. Août, 5ao.
Histoire générale de la diplomatie européenne. . . par François Combes. Paris,
i855, in-8* de xii-4oA pages. Mars, ao3. •
Cours d'économie politique, par Michel Chevalier. 1" vol. a* édition. Paris,
i855, in-8* de vii-6a3 pages. Août, 617.
La vie future; histoire et apologie de la doctrine chrétienne sur Tautre vie, par
Th.-Henrt Martin, neuues, io55, in-ia de iv-335 pages. Août, 5i8.
Ix' SCIENCES PHYSIQUES ET MATUBMATIQDB.S. ( ArlS. ]
Délenninalion de Téquinoxe vemal de i853, effectuée en Egypte d'après des
observations du lever et du coucher du soleil, dans l'alignement des faces australe
2t boréale de la grande pyramide de Mcmphis, par M. Marietlc. — 1" article de
M. Biol, mai, aôg-aSa. — a* article, juin , 347-365. — 3* et dernier article, juil
let, 419-430.
Sur les restes de Tanciennc uranographie égyptienne, que l'on pourrait retrou-
ver aujourd'hui chez les Arabes qui habitent 1 intérieur de rËgypto. Article de
M. Biot, août, 46 1-474-
Memoirs of the life, writings, and discoveries of sir Isaac Newton. . . par sir
David Brewster, a vol. in-8' d'environ 680 pages chacun. Edimbourg, i855. —
1" article de M. Biol, octobre, 589-606. — a* article, novembre, 66a 977.
Recherches expérimentales sur la végétation, par M. Georges Ville. . . Paris, i853,
viii-i33 pages, a planches et figures dans le texte. — i" article de M. Chevreul,
novembre, 689-703. — a* article, décembre, 767-778.
De Bichat, a l'occasion d'un manuscrit de son livre sur la vie et la mort. . .
1" article de M. Flourens, juin, 333-34o. — a* article, août, 474-485. — 3' ar-
ticle, septembre, 546-556.
Œuvres d'Oribase, texte grec, en grande partie inédit, collationné sur les ma
nuscrits, traduit pour la première fois en français, avec une introduction, des
notes et des planches, par les docteurs Bussemaker et Daremberg. Tome II, i854.
Imprimerie impériale. — i" article de M. Litlré, janvier, 1-19 (voir, pour le tome I",
le cahier d'août i85a). — a* el dernier article, février, io4-ii4-
Chirurgie de Paul d'Egine, texte grec. . . avec traduction française en regard. . . par
René Briau. Paris, i855, 1 vol. in-8*. 1" article de M. Littré, décembre, 755-767.
784 JOURNAL DES SAVANTS.
Couvres choisies d'Hippocrate . . . par le dooieur Ch. Daremberg. Seconde édi-
♦ion. Paris, i855 , in-S" de civ-yoS pages. Mars , 2o3.
Giossulae quatuor magistrorum super chirurgiani Rogerii et Rolandi, . . Edidit
D'. Car. Daremberg. Naples et Paris, i85/i, in-S" de XLiv-228 pages. Avril, 268.
De l'électrisation localisée et de son application à la physiologie, à la pathologie
et à la thérapeutique, par le docteur J.-B. Ducbesne, de Boulogne. Paris, i855,
1 vol. in-8° de xii-gaG j)ages.* Avril, 268.
Traité élémentaire de physiologie humaine .. par J. Béclard. Paris, i855,
in-8° de viTi-988 pages, avec 1 44 gravures. Février, i33.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
Séance publique des cinq Académies. Prix décernés et proposés. Août, BoS-Sog.
Académie française, Réception de M. Berryer. Février, i3i. — Election de
M. Legouvé, de M. le duc de Broglie et de M. Ponsard. Mars, 201. — Mort de
M. Lacretelle. Mars, aoi. — Réception de M. Silvestre de Sacy. Juin, SgS. —
Séance publique annuelle. Prix décernés et proposés. Septembre, 578-682. — Mort
de M. le comte Mole. Novembre, 719.
Académie des inscriptions et beïles-lellres. Élection de M. Hippolyle Fortoul.
Février, i3i. — Mort de M. Barchou de Penhoên. Août, 5 10. — Séance publique
annuelle. Août, 5io-5i4- — Érection de M. Texier. Novembre, 720. — Ses mé-
moires. Tome XVIII ( 1" partie), i855, in-5° de vi-5o8 pages.
Académie des sciences. Séance publiciue annuelle. Prix décernés et proposés.
Janvier, 68-72. — Mort de M. Duvcrnoy. — Élection de M. Dclaunay. Mars, 201.
— De M. Jules Cîoquet. Juin, SgS. — Éleclion de M. le vice-amiral Dupelit-
Thouars. Août, 5i4. — Mort de M. Magendie. Octobre, 646. — Mort de M. Sturm.
Décembre, 778.
Académie des Beaux-Arts. Mort de M. Gauthier. Mai, 324- — Élection de M. Lc-
lluel. Août, 5i5. — Séance publique annuelle. Prix décernés et proposés. Octobre,
646-650. . . ' .
Académie des Sciences morales et politiques. Éleclion de M. Odilon Barrot. Fé-
vrier, i3i. — Création, par décret impérial, d'une nouvelle section, sous ce titre:
Politique j Administration, Finances. — Les titulaires de celte section, nommés par
décret impérial, sont : MM. le marquis d'Audifrel, le président Barthe, Bineau,
Pierre Clément, le vicomte de Cormenin, Gréterin, Laferrière, Armand Lefebvre,
le président Mesnard , le général Pelet. Avril, 267. — Ses mémoires. Tome IX,
Paris, i855, in-4° de viii-gaS pages. Avril, 261 et août, 617. — Éleclion de
M. Wolowski. Mai, 325.
TABLE.
. ^ ,,,\ p.g«f.
Maistre Pierre Patelin , etc. ( l" article de M. Magnin.) 721
Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers état. (3* article de
M. Mignet.). 734
Inscrjptiones regni Neapolitani latinœ, etc. (5* et dernier article de M. Hase.). . 746
Chirurgie de Paul d'Égine, etc. (Article de M. Liltré.) 755
Recherches expérimentales sur la végétation, etc. (2* article de M. Chevrcul.).. 767
Nouvelles littéraire» 778
Table des articles et principales notices contenus dans les douze cahiers de 1855. 779
TIN DE LA TABLE.
V
Journal des savants
PLEASE DO NOT REMOVE
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