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I
I .Mpin ÏAbr«yT"T'^T'flnr.>T Dap ;
7
,■ MILLi:
cL-u.
ConuDandant i Raynal
^
LE FORT DE VAUX
/ / PARIS
AL8ÏK MICHEL, ÉDITEUR
\22, Rue Huyghcns, 22
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JOURNAL
DU
lommandant Raynal , . ^ /
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LE FORT DE VAUX
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IL A TIRÉ DE CET OUVRAGB
10 Exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse de l à lO
20 Exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse de l à 20
586568
Toi» droits de Iraductlon et reprod
réservés ponr tous pays
Copyrigt by Albin Michel
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JOURNAL
DU
Commandant ^Raynal
o o o
LE FORT DE VAUX
PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUIÎ HUYGHENS, 22
"TT^-r
PREFACE
■ J
Jç vi%ï\s dtt lire ce récit de la tragédie de Vaux ;
j*y ai x^vé^M les heures d'angoisse où la France
et 1# monde entier avaient les yeux fixés sur cet
autre bastion d^ Saint-Gervais qp*une poignée de
bîâvei çppos^ient cpipine un tmx infranchissable à
la ruée des épais bataillons du kronprinz all^p^and :
c'est tput fri^spnuQnt û\m émotion sacrée qye je
sçrs d^ cett€ tempête de »ept jowr? que T^utew du
yéçit a j^stçment ^i^pelée la Semaine injernak*
L'auteur, €*e?t U cpînnwndant Raynal, le ch«f
énergique qui fut l'âme de la défense. Il s'était
promis d'élever lui-même à ses compagnons d^ar-
mes le monument de reconnaiisan^^e et d*admira-
10 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
don que méritait leur iiKlomptable vaillance : vous
verrez de quel cœur français, de quelle enae
indélébile il s*est tenu parole. Je connaissais de-
puis longtemps le commandant Raynal ; pendant
des années, je Tavais vu, là-bas, sous notre ciel
algérien, entraîner nos braves tirailleurs et les pré-
parer aux épreuves que son patriotiune sentait ve-
nir. Je connaissais le chef, j*ignorais l'écrivain qui
ne le cède en rien au soldat : Raynal écrit comme
il se bat, à la française. Son récit court, vole, sim-
ple et alerte, tour à tour grave et léger, ici illustré
d*un éclflb de^la bonne vieille humeur gauloise,
là mouillé des larmes que font jaillir les sdblimes
sacrifices.
Eji vérité, le journal du commandant Raynal est
empoignant comme un beau <bame bien bâti, et
ce beau drame est de Thistoire vécue, saignante
de sincérité, de Thistoire que Raynal a faite avec
ses poilus avant de Téaire.
Et c*est pourquoi Taccueil qui attend cette pu-
blication répondra à Tintime désir du défenseur de
PRÉFACE 11
Vaux : tous les cœurs s*associeront à Thominage
qu*il a voulu rendre à ses compagnons cle gloire,
et cet hommage restera, car il n'est pas vrai que
la France oublie ; ceux qui ont souffert pour elle,
ceux qui sont morts .pour qu'elle ne meure pas, par-
tageront à jamais son immortalité.
Eugène Etienne,
ancien ministre de la Guerre,
î:-
■»T"
NOTES BIOGRAPHIQUES
Le fort de Vaux et son glorieux défen-
seur ont fait couler beaucoup d'encre et
imprimer qwmtité d'erreurs : le journal
du commandant Raynal va rectifier celles
qui ont trait à la défense du fort ; quant
au comm^mdant lui-même, que les jour-
naux ont fait naître un peu partout, voici
son exacte biographie.
Le commandant Raynal — aujourd'hui
lieutenant-colonel — est né le 6 m^irs 1867
à Bordeaux. La famille de son père et celle
de sa mère, née Unal-Serres, sont origi-
naires du Tam-et-Garonne et y ont encore
de nombreux représentants.
On aime la poudre chez les Raynal, la
2
16 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
poudre et la patrie : en 1870, le père de
notre héros, bien qu'Uni fût plus jeune —
il avait déjà fait la campagne d'Italie —
s* engagea pour la durée de la guerre.
Celle-ci terminée, notice volontaire se re-
tira à Angoulême et s'y établit bottier. Et
d'e^t ainû que le défenseur de Vaux, né à
Bordeaux dé parents originaires du Tarn-
ei-Garônne, a été élevé à Angoulême.
En 1877, il entra aa lytèe de ùetie ville
et y reçut hs leçons de maîtres dont il pro-
nonce tes noms avec une émotion quasi-
rèlîgieuùe : MM. Laley, Michel, Thabou-
rin. . .
Huit ans après, ses études terminées, il
s'engage au i^^y d'infanterie : V armée
l'attire, il est né ^ùldù!t, et les somenirs de
70 qui lui viennent de son père, hantent
son esprit et fortifient son jeune cœur. Au
i^y, il fait ses premières armée sous ta
direction d'un ami de son père, le ùupi"
i
L
NOTES BIOGRAFHIQUU 17
l«ÎHe Bréhsaid. H posée ou 107^ à Aiigour
lêmey prépdte Snint-Maixeni et y e$t reçu
croc€ te n"" t3 qu rue lai porte pas mal'
hear : an on opris^ en iS^i» il sort de
Saint'Maixent avec le N"" 1. Il a reçu là les
enseignements préeieujx d'un instructeur
de haate vsieary le lieutenant Coudre, de-
puis lie^tenant^<iolonel. Sur les conseils
du colonel Toumier^ qui commAinde
V école et sera plus tard command<mt de
corps darmée^ Huynal demande d'être ob-
jecté au y tirailleurs à Constantine, et oh-
Uent cette affectaiion. Onze ans après, en
tgoa, il est promu capitame au choix et
est Ènx>oyé au 5* d' infanterie^ à Paris —
dépét à F^Aaise — un régiment que les Pa-
risiens connaissent bien : c'est sous son
drapeau que la plupart des poilus de Paris
vieswfsnt de faire la grande guerre. Note
qom notre héros ne nous pardonneruU pas
d'omettre : au 5', il a le bonheur de ser-
»»
-î
18 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
vir SOUS un chef éminent, le colonel Guil-
laumat, qui sera un Jour le général GuiU
laumat et rendra, au cours de la guerre,
des services qu'aucun Fronçais n'a le droit
d'ignorer.
En mars igiS, Raynal est appelé aux
fonctions de major du 7® tirailleurs indi-
gènes — régiment de nouvelle formation
— et reçoit, trois mois plus tard, en juin,
le grade de chef de bataillon, au choix en-
core. C'est là, au 7** tirailleurs, à Constan-
tine que la guerre va le trouver, la guerre
qui lui réserve ces deux autres promotions,
glorieusement inéritées : comm^andeur de
la Légion d'honneur, le 6 juin 191 6, en
pleine tempête de Vaux, et lieutenant-co-
lonel le i*' janvier 1919, à son retour d'une
captivité qu'il va vous raconter lui-même,
après vous avoir fait assister à l'immor-
telle tragédie que fut la défense du fort de
Vaux.
• •
• • • •
• • ■ «
CHAPITRE PREMIER
JAMAIS DEUX SANS TROIS
Aimez- VOUS les proverbes ? Ces arrêts de
la sagesse des nations m'ont toujours hor-
ripilé, et ce n'est pas la guerre qui m'aura
réconcilié avec eux...
Quand sonna l'heure de la mobilisation
générale, j'étais à Constantine, chef de
bataillon-major du 7* tirailleurs algériens.
La nouvelle de la déclaration de guerre
m'y parvint en même temps que celle du
bombardement de Bône et de Philippe-
ville par le Gœben et le Breslau. Encore
qu'au 7*, nous n'eussions pas besoin du
coup de fouet de cette sauvagerie, la mo-
• •
• • •
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• • «
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20 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
bîlisation en fut activée et s'acheva rapi-
dement. Notre régiment, il est vrai,
n'avait plus qu*un bataillon à Gonstan-
tine : deux autres étaient au Maroc, un
troisième de relève était parti les rejoin-
dre... Notre bataillon entra dans la forma-
tion de la 87* division.
Mon rôle de mobilisateur terminé, je
solUoitai un commandement «et j'eus la
joia de voir ma demande agréée : j'étais
appelé à commander un bataillon du 3*" bis
de zouaves qui s'embarquait à Alger sous
le» ordres du colonel Franoex et devait en-
trer dans la composition de la 45^ division,
général Drude.
La traversée g' effectua à bord du Car-
ihage qui fut, plus tard, torpillé dans les
mers de Grèce, Nous débarquâmes à Cette:
les divers éléments de la 45* division ae
concentraient dans le» environs, A peine
formée, elle fut envoyée dans le camp re-
LÇ fQ^J PE VAUX !H
r^mi^p^'^^^^imm*
,*♦
tri^nehé 4e Paria, 8ecte^r Su^, pQur y cons-
tituer la réserve générale de ce agmp, Ce
fut pour noua une déception ; nous
croyions monter m Belgique, ms^rch^r m
f«u.., La déception n^ devait, pas tair^çr i
être balayée,
Dans la nuit du 3i août au i* septem-
bre, nous traversons Paris pour aller pren-
dre position autour du Bourget, secteur
Nord. Les Allemands, nous dit-on, ont été
vus dans la région de Luzarches. Dans la
soirée du i*^ septembre, nous sommes di-
rigés sur Montreuil-sous-Bois, secteur Est
du camp retranché.
Je n'ai sai^i que plus tard la significa-
tion dç tous qes mouvements. Notre Pi^i-^
3iQn, Jetée au Bourget, au devant de Taîle
droite de von Kluck, suit lès piQuvement?
de cette aile : le général allemand, con-
tournant le camp retranché, dçaaiîne aion
22 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
.... ■ - ■ ' - ■ - .
mouvement d'enveloppement de la gauche
française.
Nous restons deux nuits à Montreuil-
sous-Bois, puis, brusquement, par Le
Raincy, nous sommes dirigés vers le
Nord. A la manœuvre allemande répond
la manœuvre française : Galliéni a décidé
d'appuyer par toutes les troupes disponi-
bles du camp retranché, T armée Maunoury
qui se concentre sur la droite allemande
dans la région de Nanteuil-le-Haudouin.
C'est nous qui allons envelopper cette ar-
mée, dont de forts contingents passent la
Marne à Meaux et à l'Est de Meaux. Notre
division est réserve générale de l'armée
Maunoury. Nous recevons au bivouac de
Ghavigny communication du magnifique
ordre à l'armée du Général Joffre. Les
zouaves le saluent du cri de « Vive la
France » I
Derrière les régiments de réserve du
LE FORT DE VAUX 23
général de Lamaze notre division suit le
combat. Nous avons été renforcés par l'hé-
roïque brigade Ditte, composée de deux
régiments de marocains. Bientôt le géné-
ral appelle à lui sa réserve. Nous traver-
sons le champ de bataille semé de nos
morts glorieux et nous jurons de les ven-
ger. La 45* division s'attaque, avec la vi-
gueur légendaire des troupes d'Afrique,
aux formidables positions de Montyon, du
bois Penchard, de Neufmortier, qui sont
enlevées de haute lutte. Le jour suivant,
nous progressons sur Chambry, Barcy,
Etrepilly. Von Klûck a constitué devant
nous une flanc-garde de plusieurs corps,
appuyée par une puissante artillerie
lourde. Nos progrès sont chèrement ache-
tés, mais zouaves et tirailleurs vont de
l'avant sans s'inquiéter d'autre chose que
de culbuter l'ennemi.
A Chambry, nous faisons une courte
«wwBgggwwr^wg^w
94 JOURNAL BV COMMANDANT RAYNAL
halte, après laquelle noua nous lançons à
la poursuite de Vennemi qui s'est mn en
FMraite, Nous allons droit h VE$t et attei^
gnons Lîxy^BUT-Oureq, là, changement de
direction. Von Kluck pous»é par non» ver^
TEst, c'eat-rà-rdire au travers des lignes de
retraite des autres colonnes allemandes re-
jetées vers le Nord, a changé sa direction
de retraite et pris, lui aussi, la direction
du Nord. Son habile manœuvre sauve Tar-
mée allemande d'un désastre. La A5^ divi-
sion suit cette manceuv^e. Mon hataillon
est avant-garde de la brigade et le soir
même s'installe, aux avant-postes, aux por-
tes de La Fe^té-Milon, qui est occupé
par Tennemi. Nos patrouilles sont au oon^
tact.
Le lendemain, continuation de la pour-
suite, cantonnement à Longpont ; le sur-
lendemain, reprise de notre marche en
avant. Oh ! les superbes journées ! Les po-
^w
LB FORT »B VAUX 3J5
pulationa aoelament leurs Ubérateura, on
nous oouvr^i de fleuri, on nou* embyasgç,
et de toutes les poitrines jaillit en tonnerre
oe eri unique : Vive la France !
Nous arrivons sans grand» combats sur
la magnifique position de l'arbre de Reims,
près de Soisson». L,e soir même, un mou-
vement d'enveloppement dessiné sur la
ville en décide l'évacuation par l'ennemi
qui passe sur la rive droite de l'Aisne en
coupant les ponts derrière lui.
Les travaux nécessités par l'établis-
sement des moyens de passage donnent
au boche le temps de s'établir sur les pla-
teaux qui dominent au Nord le cours de
l'Aisne et de fortifier cette position que
ses défenses naturelles ont déjà rendue
formidable. Dans la nuit du i3 au i/4 sep-
tembre les ponts sont enfin rétablis et la
45* division passe sur la rive nord. Mon
bataillon, en première ligne, parvient à
26 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Crouy, franchit la tranchée du chemin d«
fer et borde de ses éléments, les pentes de
l'éperon 182 et le village de Sous-Perrières
ortement défendus par un ennemi
reux et pourvu de mitrailleuses,
>up plus nombreuses que les nôtres.
Tout le monde connaît l'énorme su-
ite que les boches avaient sur nous
îgard, dans les premières années de
situation de mon bataillon est déli-
il se maintient avec énergie malgré
ux dangereux de flanc et même de
. Ses pertes sont sérieuses. Vers une
de l'après-midi, je suis moi-même
! d'une balle de mitrailleuse qui, eh-
par l'épaule gauche, me laboure prô-
nent la poitrine. Je reste à mon
mais je m'affaiblis rapidement et
bligé d'aller me faire panser au poste
i
LE FORT DE VAUX 27
de secours dont le médecin m'évacue d'ur-
gence sur l'hôpital de Soissons.
J'y séjourne deux jours, tenant à ma
portée mon ordonnance et mes chevaux.
Je n'ai qu'un désir, qu'un souci : retour-
ner au front... Ce ne sera pas pour sitôt :
les boches bombardent Thôpital et, malgré
mes instances, je suis évacué sur l'arrière.
C'est à Paramé, près de Saint-Malo, que
l'on m'envoie guérir ma blessure. Grâce à
mon excellent tempérarrient, cette guéri-
son s'opère assez rapidement et, en fin
d'octobre, je rejoins le dépôt du 3** zouaves
à Sathonay : j'ai refusé toute permission
de convalescence. Je veux me battre...
A Sathonay, im détachement est prêt à
rejoindre le front. J'en prends le com-
mandement et nous retrouvons la division
installée dans des positions au Nord d'Ar-
ras : c'est la guerre de tranchées.
Le secteur de mon régiment, qui est à
28 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
la droite de la divition^ est constitué par la
position qui entoure le village de Rooiin-
court se reliant à gauche, par le pkteau
d'Ecurie, au secteur du a' zouaves, et. à
droite, par la ferme de Chantecler au sec-
teur du corps d'armée voisin. Le sous-sec-
teur de mon bataillon est au centre du ré-
giment : c'est le saillant du Vieux-Cime-
tièfe de Roclincourt. Là encore, la situa-
tion est délicate. Rupprecht de Bavière,
qui est devant nous, cherche à encercler
Arras en portant son principal effort sur
Ecurie. Les deux régiments de zouaves
s'entr'aident pour la défense et lui oppo-
sent une barrière infranchissable. Ce ne
sont partout que sapes, mines, coups de
main sur des éléments de tranchées. Le
régiment est commandé par le colonel
\ncel qui a remplacé le colonel France^,
grièvement blessé à Crouy, peu après moi.
La division est toujours commai^ée par le
■iati**i
ÏM FORT DB VAUX
gétiér«il Drud4!) auquel succédera dan«
quelque temps, l'énergique général Qui-
quandott. Le chef du oorpt d'armée^ le 33*,
est le général Pétain.
Devant mon secteur, tes Bavarois sont
extrêmement actifs et édifient Tensemble
de travaux devenu célèbre sous le nom de
labyrinthe. Ils bombardent furieusement
nos lignes et le village de Roclincourt.
Nous contrarions autant que possible leurs
travaux, tout en perfectionnant sans cesse
tes nôtres. Vers fin décembre, la bicoque
dans laquelle se trouve installé mon P. G.,
au nord du village, reçoit un gros obus
qui traverse le toit. Le culot de TcAus,
heureusement amorti, vient me côï^tusion-
ner la cuisse droite et me renverse. Mes
agents de liaison se précipitent et me
croîeût mort. Je me relève en riaat, sans
autre blessure apparente qu'une égrati-
gmirè à la main, et me contente de chan-
30 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
•
ger d'emplacement, ce poste étant par trop
visé.
Dans les jours qui suivent, commence
à poindre une douleur sciatique dans la
cuisse droite, elle s'accroit sans cesse et
devient des plus gênantes. Sur le rapport
du médecin et malgré ma résistance, le
colonel Ancel décide de me faire évacuer
dans les premiers jours de janvier 19 15.
A ce moment, je marche courbé en deux
et boitant.
Transporté en voiture à Aubigny, j*ai
la chance d'y rencontrer le médecin prin-
cipal Darde, que j'ai connu à Constantine
et qui m'indique comme traitement les
bains chauds de Dax. Je trouve que c'est
loin, mais il faut guérir et me voilà en
route sur les Landes. La saison que j'y fais
ne m'apporte qu'un soulagement insigni-
fiant, mais enfin je peux revenir à mon
dépôt de Sathonay... Là, nouvelle et cruelle
LE FORT DE VAUX 31
déception : le médecin de mon régiment
me trouve impotent et me prescrit de sui-
vre, dans Tun des établissements de Lyon,
un traitement électrique.
Hospitalisé à l'hôpital installé chez lui
par M. Jacques Millevoye, je vais tous les
jours à la brasserie du Parc, où se trou-
vent toutes sortes d'installations électri-
ques dirigées par l'un des praticiens les
plus éminents de Lyon. Electricité stati-
que, électricité dynamique. Je me soumets
à tout... Tout échoue ! Mon médecin trai-
tant me fait alors envoyer à Aix-les-Bains.
Nouveau traitement, nouvel échec ! L'amé-
lioration est à peine sensible et je com-
mence à désespérer. Vais-je donc rester
estropié pour le restant de mes jours ? Je
pars plein d'angoisse. Trois semaines se
passent et tout à coup, le mieux apparaît.
Je me sens littéralement renaître, et
comme le mois s'achève, ma sciatique a
3
32 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
complètement disparu. Aussitôt, saifis at-
tendre la fin de ma convalescence qui est
de deux mois, je rejoins mon Dépôt et de-
mande à être mis en route le plus tôt pos-
sible. Mais, par suite de nouvelles iûstruc-
tions, les officiers supérieurs ne rejoignent
plus directement leur ancien régiment ; il»
sont remis à la disposition du ministre qui
les affecte suivant les besoins.
Je m'informe : plus de place à la 45* Di-
vision. Nous sommes au milieu de septem-
bre et on a fait le plein d'officiers supé-
rieurs en vue d'événements projetés. Je
vais à Paris et demande au Directeur de
l'infanterie, le colonel Margot, de me faire
affecter au front dans n'importe quel régi-
rnent ; je veux être de la fête qui se pré-
pare ! Ma chance me sert bien : elle m*eiî-
voië au §6* régiment d'infanterie en Cham-
pagne.
Lorsque j'y arrive, le i" octobre 1916,
LE FORT DE VAUX 38
le régiment commandé par le brave lieu-
teliant-colcmel Pouget^ est installé dans
une petite tranchée de fin de combat entre
les buttes du Mesnil et de Tahure, devant
la tranchée boche de la Vistule. Celle-ci
est à contre-pente et protégée par un épais
réseau de fil de fer intact contre lequel est
venue buter Tattaque du 25 septembre.
Nous en sommes à une distance qui varie
entre 4o et 60 mètres, et on prépare l'at-
taque de cette deuxième ligne ; l'action
des deux artilleries est déjà très vive... Je
suis la bataille et la salue avec joie... Hé-
las ! Hélas ! elle va me rendre cruellement
mon saint. Jamais deux sans trois, ai-je
écrit en tête de ce chapitre, et j'ai été
blessé deux fois...
Le 3 octobre au matin, comme je guide,
dans ma tranchée de i" ligne, une recon-
naissance faite i>ar un officier d'état-ma-
j
I
34 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
jor de la Division, je reçois un coup vio-
lent dans le ventre et je trébuche.
— Vous êtes touché, mon comman-
dant ! s'écrie mon compagnon.
Sans répondre, je défais la ceinture de
mon pantalon : j'y découvre un trou net
qui déjà s'étoile de sang, et j'éprouve une
vive douleur quand je veux m' appuyer
sur ma jambe gauche.
Aidé et presque porté par un de nos vi-
goureux poilus, j'arrive en suivant les
boyaux au poste de secours et le médecin
fait la reconnaissance de ma blessure. J'ai
été traversé de part en part par un schrap-
nell qui a fracassé la tête de l'os illiaque...
Je suis navré. J'injurie la guigne et le
fatal proverbe. Depuis deux jours à peine
dans l'atmosphère chaude du combat, me
voilà contraint de m'en éloigner à nou-
veau et, cette fois, très mal en point, je
n'ai, pour m'en rendre compte, qu'à re-
LE FORT DE VAUX 35
garder la figure que font les médecins lors-
qu'ils lisent la fiche attachée à mon ha-
bit...
Je suis renvoyé d'ambulance en ambu-
lance, et aucune ne se soucie de me gar-
der. Finalement, je suis expédié à Vitry-
le-François, oti j'arrive avec une belle pé-
ritonite. Heureusement elle cède au bout
de quelques jours et le chirurgien peut
m'opérer. Je subis une double éventration
suivie d'un curetage de la tête de l'illia-
que. On me remet gentiment, après l'opé-
ration, deux ou trois cubes d'os gros
comme des dés à jouer. J'ai maintenant
deux blessures énormes à cicatriser, mais
je suis sauvé, la guérison n'est qu'une af-
faire de temps...
Je quitte l'hôpital, je pars une fois en-
core en convalescence, et le printemps de
191 6 me trouve à Béziers, au dépôt de
mon régiment, le 96\
86 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Je suis hors He danj3fer et en bonne voie
(le guériso)!, mais je niarnhe péniblement;
la cicatrisation de la plaie est d'une len-
teur désespérante, et j'ai hâte d'en finir :
l'inaction me pèse, sans parler du petit
compte que j'ai à régler avec ceux qui m'y
ont réduit. Le shrapnell a beau être loin :
je l'ai toujours sur le cœur.
Un médecin m'offre de me guérir radi-
calement en trois jours. Il a un remède
souverain : la compresse imbibée d'éther.
« Vous mouillez toutes les trois heures, et,
à la fin du troisième jour, plus rien, une
cicatrice à se mettre à genoux devant... »
L'éther... Je me souviens d'avoir lu dans
les Impressions (Tun voyage en Suisse,
d'Alexandre Dumas — vous le savez sans
doute, cet empereur des romanciers fut
un enragé collectionneur de recettes —
que l'éther a toutes les vertus ; rien ne lui
résiste, pas même le choléra, dont il vous
LE FORT DE VAUX 37
débarrasse en un tour de main... Il n'y a
pas à hésiter : le tombeur du choléra ne
fera qu'un bouchée de ma plaie !
— Allons-y, docteur !
Et j'y vais : trois jours, soixante-douze
heures durant, je me soumets religieuse-
ment au traitement préconisé par l'excel-
lent docteur, qui est, peut-être, comme
moi, un lecteur de Dumas père — traite-
ment facile à suivre mais un peu lancinant
tout de même, avec la perpétuelle sensa-
tion de chaleur trop vive que détermine
l'action de l'éther... Bast I II faut, comme
pour être belle, souffrir un peu pour gué-
rir...
La fin du petit supplice vient avec la
soixante-douzième heure ; le docteur qui
ne m'oublie pas est là pour constater les
triomphants effets du traitement... Ta-
bleau ! non seulement la plaie n'est pas
cicatrisée, mais elle s'illustre à cette heure
38 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
d'une magnifique brûlure, une brûlure à
vif, large comme les deux mains !
Je vous assure, mon cher docteur, que
je ne vous en ai pas voulu. C'était la faute
à Dumas père, ce prestigieux endormeur
de Dumas... Aussi bien, vos bons soins eu-
rent vite raison de la brûlure, et la cica-
trisation elle-même se décida à marcher
normalement.
Maintenant, nous sommes en mai et
dans le Midi, ce Midi où le printemps,
prompt à s'épanouir, semble, dès son au-
rore, courir après Tété...
Des fleurs partout. Je retrouve dans
Tair cette traînée de parfums que font
dans les rues de Paris les petites voitures
de marchandes de violettes. Et, tout ra-
gaillardi, rajeuni, je pense à ceux qui,
plus heureux que moi se battent là-haut
pour libérer le sol français.
L'heure est grave : c'est la grande ruée
LE FORT DE VAUX 39
sur Verdun. Verdun que l'aimable héri-
tier de Guillaume II s'est juré d'enlever.
Les JGumaux, les communiqués, nous ap-
portent chaque jour les échos de la formi-
dable tempête.
Un matin, le commandant du dépôt,
l'excellent lieutenant-colonel de Fleurac,
nous communique une dépêche du minis-
tre demandant des officiers supérieurs ou
des capitaines qui, insuffisamment guéris
pour reprendre leur place dans le rang,
pourraient exercer le commandement d'un
fort dans la zone des armées.
Je demande immédiatement à être pro-
posé, encore que ce commandement ne
soit pas mon idéal : à mon sens, ces pos-
tes-là conviennent plutôt aux officiers du
génie et aux artilleurs, et je suis un fan-
tassin. Un espoir m'est venu :
— Et si l'on me donnait un fort de Ver-
dun !
40 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Je rêv6 d'être tout de suite aux prises
avec Tennemi.
Quelques jours après, le lieutenant-co-
lonel de Fleurac m'annonce que ma de-
mande, transmise et appuyée par la i6^ ré-
gion, est agréée, et que je suis appelé à
Bar-le-Duc. Et il ajoute en me serrant la
main :
— Cognez ferme, pour vous et pour
moi qui vous envie I
't
W^'
CHAPITRE II
L INVISIBLE BJ.ES§URE
En route pour Bar-le-Duc I
Là, j'ai pour voisin de chambrie, à Thô-
tel où je suis descendu, un chef de batail-
lon venu pour les mêmes raisons que moi.
Les yeux de cet of licier ont quelque chose
d'étrange, qui m'a frappé tout de suite :
ils rêvent sans cesse, semblent regarder
loin, très loin, des images qu'ils sont seuls
à voir.
D'autres chefs de bataillon et des capi-
taines sont accourus des quatre coins de
la France h l'appel du ministre ; ils atten-
dent à Bar-le-Diîc leur désignation.
42 JOURNAL DU COMMANDANT HAYNAL
t
Dès le lendemain de mon arrivée, un
officier supérieur de l'armée de Verdun,
dont le quartier général est à Souilly, nous
réunit, puis nous reçoit individuellement.
Une première sélection s'opère. J'en sors
désigné pour la rive droite de la Meuse et
je suis dirigé sur Dugny avec quatre ca-
marades : un commandant et trois capi-
taines. Le commandant est l'officier au
regard singulier...
Dans le wagon du « Petit Meusien »,
chemin de fer d'intérêt local qui va de
Bar-le-Duc à Verdun, se retrouvent les of-
ficiers désignés pour la rive droite, et,
parmi eux, je reconnais mon ancien con-
disciple du lycée d'Angoulême, le capi-
taine Richard Fournier. Amputé d'un pied,
qu'il a remplacé par un pied mécanique,
Fournier n'a pas pu se résigner à la ré-
forme. Lui aussi veut en découdre encore !
Le voyage est gai ; un de nos camarades.
LE FORT DE VAUX 43
le capitaine Poiriei-, emplit le wagon de
son rire sonore et nous éblouît d'un feu
d'artifice de lazzi...
Seul, le commandant reste froid, même
taciturne, et, à le regarder perdu dans sa
mystérieuse songerie, j'éprouve un vague
malaise.
A Dugny, nous prenons, dès notre ar-
rivée, contact avec l'état-major du groupe
Lebrun qui, installé au château, com-
mande la rive droite de la Meuse. Nous
sommes présentés au chef d'état-major, et
le capitaine Didio qui représente auprès de
lui le service des forts, nous fait connaître
nos désignations respectives :
Le capitaine Foumier aura le fort de
Lendrecourt, le capitaine Poirier celui de
la Falouze. Restent à pourvoir les forts de
Vaux et de La Laufée. Je pose ma candi-
dature pour Vaux, mon rêve, l'entrée
presque immédiate dans la grande ba-
44 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
taille. Mon camarade, le commandant, se
met simplement à la disposition du géné-
ral...
Le capitaine Didîo sort un instant et re-
vient avec cette décision : nous sommes,
rhoft camarade et moi, désignés tous deux
pour Vaux : nous nous relèverons par pé-
riodes de dix jours, et j'aurai pouf assurer
Tunitê de vues, la direction du service.
Je suis heureux, ravi : c'est bien mon
rêve qui se réalise ; la mesure qui me
donne un second a sa signifleatioh très
claire : il fera chaud là-haut !
Je regarde mon camarade : il est tou-
jours froLd, ses yeux semblent encore cher-
cher Fîmage lointaine qui les attire.
En sortant de là, nous gagnons le loge-
ment qui nous est assigné, un café aban-
donné, tout près de la gare, qui est, pres-
que chaque jour, bombardée...
Un drame m'y attend, un drame dont le
LE FORT DE VAUX 45
souvenir m'obsède et qu'il faut que je ra-
conte. Ce faisant, je tiens une promesse,
je paie une dette.
Le café, ai-je dit, est abandonné^ et pour
cause. Nos camarades, les capitaines, se
sont logés comme ils ont pu au rez-de-
ehaussée ; au premier, qui est en même
temps le grenier, j'occupe une chambre
délabrée ; le commandant s'est installé
dans la chambre voisine.
La nuit e&t venue, la nuit de mai si
douce et parfumée, là-bas dans le Midi,
peuplée ici d'échos et de rumeurs dont
l'origine m'est connue : c'est la tempête
de Verdun qui fait rage...
Jusqu'ici, nulle menace de bombarde-
oMoti et nous aurons sans doute une nuit
calme, la dernière ou ravant-dernière
avant notre entrée dans Tenfer.
Je ferme les yeux sur cette vision, je
vais m'endormir...
1 ^
46 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Non 1 mes yeux se rouvrent, je me dresse
à demi.
Des bruits étranges me viennent de la
chambre voisine, celle du commandant.
Une voix éclate dans la nuit :
— Le hublot I Le hublot !... Une plan-
che, nom de Dieu ! Une planche 1 La
corde 1
C'est le commandant qui parle, qui crie,
et sa voix rauque et courte, comme étran-
glée, a quelque chose de terrifiant.
Que se passe-t-il donc P Que veut-il dire
avec son hublot et sa planche, cette plan-
che et cette corde qu'il réclame en ju-
rant ?...
Je saute à bas de mon lit, je m'habille à
la diable. Je cours à la porte de la cham-
bre voisine...
La porte refuse de s'ouvrir : elle est fer-
mée au verrou...
Je frappe. J'appelle le commandant, il
LE FORT DE VAUX 47
ne me répond pas, et continue de crier :
— Le hublot ! La planche I La corde !...
D'un coup d'épaule, je fais sauter le ver-
rou, je suis dans la chambre.
Trop tard ! J'arrive pour voir le com-
mandant ouvrir la fenêtre et se jeter dans
le vide !
Je cours à cette fenêtre. Je regarde et,
dans la nuit clarire, je vois le grand corps
du commandant étendu sur le sol.
Je m'élance dans l'escalier, je le des-
cends en courant, j'appelle à Taide les
deux capitaines, et, sans les attendre, je
me précipite sur la route où mon malheu-
reux camara(^est tombé.
Il est toujours là, étendu, il n'a pas
bougé, il ne bouge pas ; îl a les yeux ou-
verts, des yeux exorbités...
Je me penche, je le tâte, je le secoue, et
j'ai la joie de le voir revenir à lui, de l'en-
tendre parler...
4
48 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Il me reconnaît :
— Ah I c'est vous, Raynàl... itierci... ai-
dez-moi, je Vous prie, à rîie relever... Je
me sens tout étourdi... Je ne sais pas ce
qui m'est arrivé
Et, soudain, dans un tressaillerlrieilt :
— Si ! Si !... Je le sais... C'est atroce !
atroce !...
Les capitaines spnt acpourus ; ils m'ai-
dent à relever le malheu^reux...
Il pput marc^^çr ; tombé (i'ui^ premier
peu élevé, il n'a pté qu'étoijfdi...
Appuyé sur l'un, soutenu par l'autre, il
rentre dans le café et retrouve niênae la
force de remonter à sa chamb^P---
Nous le couchons et il achève dp se re-
mettre...
Je le regarde, à la lumière de la bougie
que l'un de nous a ralluma : il est d'unis
pâleur de cadavre, ses yeujc ont toujours
LE FORT DE VAUX 49
leur expression d'épouvante, avec quelque
chose de cruellement humilié...
Les observations que j'^i faites me re-
viennent ; je revois son regard qui m'avait
frappé, son regard de rêve qui semblait
chercher loin, très loin, des choses qu'il
était seul à y découvrir...
II ïiqie parle, il balbutie :
— Je vQus demande pardon... Il ne faut
pas m'en vouloir... Si vous saviez...
Il s'arrête, ses yeux se ferment, de gros-
ses larmes s'en échappent qui roulent sur
ses joues.
Je lui prends la main :
— Soulagez votre cœur, nous sommes
vos camarades, vos amis... Vous pouvez
toiit nous dire...
Il s'y décide brusquement :
— Oui... oui... Je vais tout vous dire.
Il faut que vous le sachiez ; je voudrais
pouvoir le crier à toute la France et si
50 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
fort qu'elle m'entende bien et n'oublie
plus jamais !
Il retrouve sa voix ferme, il dit nette-
ment ce qu'il veut dire — et nous appre-
nons le douloureux secret de mon pau-
vre second :
— Vous avez dû vous demander,
comme tant d'autres, quelle blessure
j'avais bien pu recevoir, dont personne
n'avait jamais rien vu... Blessure effroya-
ble, autrement cruelle que la perte d'une
jambe ou d'un bras ; c'est ma tête qui a
été blessée, ou plutôt mon cerveau... Je
suis une lamentable victime de la sauva-
gerie boche. Il y a six mois, comme je
rentrais de Salonique, notre bateau fut
torpillé, la nuit ; il coula en quelques mi-
nutes, et je me vois encore, je me vois tou-
jours cherchant à m'échapper par le hu-
blot que je ne parvenais pas à ouvrir, et
me jetant enfin dans l'eau noire et me dé-
LE FORT DE VAUX 51
battant et appelant désespérément une
planche où me cramponner...
J'écoute, béant ; je m'explique enfin son
cri rauque : Le hublot !... la planche !...
Il continue :
— Combien de temps dura ce supplice ?
Je n'en sais rien ; ce que je sais, c'est que,
de loin en loin, j'étais inondé de lumière :
les réflecteurs du sous-marin fouillaient la
surface de la mer... pour sauver les nau-
fragés P non I Les bandits boches nous ti-
raient dessus pour achever leur besogne
d'assassins ! A un moment, mes forces
m'abandonnèrent, je sentis que tout était
fini... Je me trompais : j'allais être sauvé.
A la seconde où je perdais connaissance,
je fus recueilli par un torpilleur... Mais le
coup était porté, la blessure invisible ne
devait plus se fermer...
Le malheureux respira longuement,
puis, dans un effort :
52 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
— Tout 1 tout 1 Je dirai tout !
Et il reprit :
•^- J'ai passé trois mois dans une maison
de santé oÈi les soins éclairés sont venus à
bout de Tébranlement cérébral qile j'avais
subi... J'ai recouvré toute ma raison, la
pleine conscience de mon être ; mais je
sens toujours l'affreuse blessure ; la bles-
sure reste, vous dis-je ! J'ai toujours là,
devant les yeux, le hublot qui me résiste,
cette planche qui se dérobe, ces batidits
qui me tirent dessus... Et malgré moi,
mon cerveau se trouble, s'obniibile, l'haï-
liicination me ramène à la minute terri-
ble. Je cours au hublot, je réclame la plan-
che... Et c'est atroce ! c'est atroce... Je nfe
suis plus bon à rien. Je ne peux plus as^
sumer la responsabilité d'un commande-
ment, la joie m'est interdite d'en finir en
me faisant tuer pour la France !..
Il s'est remis à pleurer, ses derniers
LE FORT DE VAUX 68
mots sortent dans un sanglot, et nos yeux
à nous, nos yeux qui ont vu tant de misè-
res et de malheurs, se sont mouillés aussi ;
le capitaine Poirier, la gaîté faite homme,
le Gaulois au rire sonore, essuie une larme.
Notre malheureux camarade voit tout
cela, et de nouveau il s'excuse :
— Je vous demande pardon...
Nous lui serrons les mains, nous l'assu-
rons de notre sympathie profonde, nous
lui jurons de garder pour nous sa pénible
confidence...
Il se redresse :
— Non, je ne vous demande pas de la
garder ! Taisez mon nom, mais dites à
tous ce que les bandits boches ont fait de
moi ! Dites, criez les crimes dont se sont
souillés les équipages de leurs sous-ma-
rins ! Il faut que la France les connaisse,
il faut qu'elle se souvienne au jour du rè-
JOURNAL DU COMMANDANT RAVNAL
des comptes ! Parlez ! Parlez ! Et
loi !
ait, mon cher camarade, toute la
iaura l'infamie boctie et votre
ux martyre — et, à l'heure où
îla, nos poilus vous ont vengé et
CHAPITRE III
SUR LE CHEMIN DE L ENFER
Mes camarades Fournier et Poirier
gagné leur poste avant moi, je ne m
terai à Vaux que dans la nuit du 20 au
et j'y monterai seul : mon pauvre sec
a été examiné par un médecin et éva
sur une formation sanitaire.
Je profite de quelques jours qui me
parent de ma prise de commanden
pour me mettre au courant de la situai
à Vaux.
Tout le monde sait qu'avant l'attaque
lemande, les forts de Verdun ont été
classés et conséquemment désarmés.
56 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
point à fixer, pour ce qu'il peut servir à
la confusion de nos ennemis :
Quand les Boches arrivèrent sur le fort
de Douaumont, ce fort n'était plus occupé
que par un gardien de batterie et quel-
ques territoriaux de tîorvée. Et telle fut la
grande victoir;e des sublimes Brandebour-
geois de Guillaume II, cette victoire que
les communiqués boches et le kaiser lui-
même célébrèrent avec l'imprudent lyris-
me que Ton sait : ce fort qu'ils disaient
<( cuirassé », qu'ils qualifiaient d'impre-
nable pour d'autres que les valeureuses
troupes impériales, était désarmé et avait,
pour tous défenseurs, un gardien de bat-
terie et une douzaine de territoriaux en-
voyés là pour achever le déménagement de
son armement.. Après cela, relisez, je
vous prie la triomphale dépêche dli kaiser
à ses fidèles hobereaux du Brandebourg !
C'est notr^ tour de rire !
■îTr
LE FORT DE VAUX 57
Je revlieiis à Vaux. Ce fort que je vais
coratiiûnder a été déclassé et désarmé en
même temps que celui de Douaumont...
Disons-le bieil vite, à la décharge de ceux
qui la décidèrent, cette mesure semblait
justifiée par Texpérience des forts de Liège
et de là Meuse, de ceux de Maubeugè et
des places fortes de Russie, que Tartillerie
lourde de l'ennemi avait facilement té-
duits au silence, sinon en poussière.
Mais voici que notre commandement a
résolu de défendre le terrain pied à pied
en le faisant payer au poids du sang i Pé-
tain a laticé son beau cri : « Verdun, on
ne passe pas ! » On utilisera les forts,
même désarmés, pour en faire des points
d'appui et des abris d'infanterie, évidem-
ment plus confortables et plus sûrs que
les abris creusés par la pelle et la pioche
de nos fantassins sur la ligne de combat.
La réalisation de cette décision nécessite.
58 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sinon la remise complote du fort en son
état antérieur — ce qui est impossible —
au moins une réorganisation aussi forte
que les circonstances et le temps le per-
mettent. De là, la création du « Service
des forts », organe rattaché à Tétat-major
de l'armée de Verdun ; de là également la
dépêche du ministre à laquelle mes cama-
rades et moi devons notre commandement
actuel .
Je ne m'attends pas à trouver le fort de
Vaux outillé comme il Tétait avant son dé-
classement et je ne saurai exactement l'état
de son armement que plus tard et sur
place ; mais je peux déjà m'en faire une
idée assez nette par les renseignements que
me fournit l'état-major et ceux que j'ob-
tiens des gradés et des soldats du génie
qui y font le service et sont relevés par la
compagnie stationnée à Dugny.
Je passe mes journées à travailler avec
LE FORT DE VAUX 59
le capitaine Didio ; nous allons ensemble
visiter le fort de La Falouze, tout près de
Dugny ; éloigné du terrain d'attaque, ce
fort a pu être réorganisé complètement.
C'est le capitaine Poirier qui commande
La Falouze, il a toujours son aimable
bonne humeur, mais son rire gaulois s'est
tu. Il nous fait les honneurs du fort ; je
vois fonctionner les pièces de 76 sous cou-
pole et les mitrailleuses. Sauf la coupole,
je connais ces joujoux, ils me sont fami-
liers : j'ai assisté de près au travail des
mitrailleuses et apprécié depuis longtemps
rétonnante précision et les terrifiants ef-
fets de notre canon. Je me revois en Ar-
tois, grimpé dans un arbre pour surveil-
ler à la lorgnette le bombardement d'un
retranchement ennemi que je fais réduire
par l'artillerie : tir merveilleux de justesse,
chaque coup porte et entame le retran-
chement à l'endroit voulu ; on dirait d'un
■OURNAL DU COMMANDANT EAYNAL
e de la carabine s'amusant dans un
isser successivement les dix doigts
lannequin qui ferait kamarade !
» est une carabine modèle et nos ar-
sont d'admirables virtuoses,
tout coup l'on gagne 1 me dit Poi-
isité par un souvenir d'histoire :
l'heure qu'il est, avec ces joujoux-
urs pointeurs, je me chargerais de
■ le rêve d'Alexandre-le-Grand,
e rêve... Quel rêve ?
î Mont Athos qu'il voulait faire tali-
on imagfe... Parfaitement ! Je suis
icu que nos 75 pourraient sculpter
ler et le transformer en une statue
le, avec ressemblance garantie.
ouS cherrez, Poirier ! Vous cherrez
trtage d'ailleurs son admiration, et
^ec lui qu'on peut tout demander au
LE FORT DE VAUX * 81
75... sauf, pourtant, de tailler dans la butte
Montmartre la statue de tel ou tel' de nos
Alexandres, grands ou petits...
L'heure est venue de monter à Vaux.
Au dernier moment, contre-ordre.
L'attaque de Mangin, sur le fort de
Douaumont, va retarder de trois jours tou-
tes les relèves — c'est la consigne — et ce
retard sera sans doute prolongé par les
difficultés que rencontre Fattaque : les
troupes françaises parviennent à prendre
pied sur une partie du fort de Douaumdnt
et à élargir notre position sur le plateau
de la Caillette, mais elles ne peuvent péné-
trer dans le fort lui-même...
Je décide de ne pas différer plus long-
temps ma montée à Vaux, et, dans la nuit
du 23 au 24, j'effectue le trajet.'
Facile jusqu'au fort de Ta vannes oh je
suis transporté par une auto d'ambulance,
le parcours devient, à partir de ce point.
i
62 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
singulièrement aventureux : la région est
soumise à un bombardement intense ; cha-
que jour, nos troupes de relève et nos dé-
tachements de corvée y éprouvent des per-
tes sérieuses... J'attends une éclaircie qui
ne vient pas, et, comme il me faut arriver
cette nuit même, je pars sous la pluie de
fer. Vers une heure du matin, conduit par
deux sapeurs du génie, je me lance dans le
boyau de communication...
J'ai pour toute arme ma canne de blesse
et mon revolver ; le sabre n*est d'ailleurs
d'aucune utilité en première ligne et tous
nos officiers d'infanterie y ont renoncé...
Je dis ma canne de blessé ! elle est encore
très utile à ma marche, et j'aurai à en re-
parler à propos d'un incident que tous les
journaux ont rapporté plus ou moins exac-
tement, et qu'il me faudra remettre au
point.
Le boyau que je suis avec mes deux sa-
LE FORT DE VAUX 63
peurs nous protège assez efficacement jus-
qu'au rebord accidenté du ravin de la
Horgne que nos poilus ont baptisé « le Ra-
vin de la Mort ». A partir de là, eji raison
du peu d'épaisseur de la croûte de terre,
le boyau est souvent interrompu par les
effets du bombardement, et, de l'autre
côté du ravin, nous ne retrouvons plus le
tracé, il nous faut progresser sous la mi-
traille, de trou d'obus en trou d'obus...
Ajoutez à cela qu'incapable encore d'un
long effort, je dois m'arrêter souvent, et
voici bientôt les premières lueurs du jour,
les tirs de l'ennemi dirigés par l'observa-
tion aérienne vont devenir d'une terrible
précision... Des obus éclatent à chaque
instant autour de nous, nous obligeant à
de^ plat- ventre un peu brusques...
Nous cheminons malgré tout I Nous pas-
sons 1 Nous arrivons 1 Vers trois heures du
matin, comme l'aube se lève, nous parve-
5
64 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
nons, trempés de sueur, moulus de fati-
gue, à l'entrée de fortune pratiquée dans
le coffre nord-est du fort.
En pénétrant dans ce coffre, puis dans
la gaine qui le relie à la grande casemate,
quelle impression 1 Des poilus s'y pressent
en tel nombre qu'il est extrêmement diffi-
cile de circuler, et je suis très longtemps à
pouvoir atteindre mon poste de comman-
dement : le fort est utilisé comme abri par
les troupes de relève et les unités relevées
des tranchées situées à gauche et à droite.
Elles y trouvent une protection passagère,
mais quel danger elles font courir au fort I
Si une attaque se produisait, il serait litté-
ralement impossible de régler un mouve-
ment dans ces gaines bourrées d'hommes,
et tous les occupants seraient pris avant de
pouvoir se défendre.
Mon premier soin, contact pris avec le
capitaine Hoffmann que je relève, est de
««p«w«
LE FORT DE VAUX 65
— ■>■ ■ ■ Hi ll H I II . ■■■ , 1 . .■ . . il . III
signaler la situatioa à qui de droit. Mon
. prédécesseur Ta déjà fait, j'insiste «t vais
avoir satisfaction avant l'heure de la ba-
taille.
N'attendons pas cette heure pour expo-
ser l'état du fort.
Construit sur la falaise des Hauts-de-
Meuse, il domine la Woëvre, et ses deux
observatoires permettent de surveiller très
loin les mouvements qui se produisent.
Au-dessous de lui, la pente est douce
d'abord, puis devient très abrupte. Un peu
après ce changement et au-dessous de la
crête militaire, c'est-à-dire dans l'angle
mort, la tranchée ennemie court à i5o mè-
tres à peine du fort. Devant ce dernier,
une mince tranchée française^ occupée
pendant la nuit, intenable de jour, ser-
pente parallèlement à la tranchée ennemie
et se relie à gauche avec la position de
l'étang de Vaux et, à droitOi avec celle de
66 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
•
Damloup. Plus à gauche, nos tranchées
sont établies sur les pentes est du ravin de
la Fausse-Côte et couvrent le ravin et le
bois de la Caillette, au sud du fort de
Douaumont. C'est après mon entrée à
Vaux que j'apprends ce que j*ai déjà dit
plus haut : les éléments de Mangin qui,
malgré leur résistance héroïque, n'ont pu
se maintenir sur les dessus de Douaumont,
se sont établis un peu au sud, sur le pla-
teau de la Caillette.
A ma droite, le village de Damloup, or-
ganisé définitivement, forme un grand
éperon qui s'enfonce dans la ligne enne-
mie et flanque les pentes du fort de Vaux.
Très en flèche, cette organisation de Dam-
loup est précaire ; celle de l'étang de Vaux
ne l'est, d'ailleurs, pas moins.
Dès le 9. fi mai, je me livre à une recon-
naissance minutieuse de mon fort et de
ses moyens de défense.
iVBMMMa
LE FORT DE VAUX 67
Du haut des observatoires, j'examine le
terrain des approches du fort. Il a été cou-
vert d'un épais réseau de fils de fer dont il
ne subsiste aujourd'hui que quelques pi-
quets tordus ; les fils de fer se sont volati-
lisés sous le bombardement. Le terrain
n'est plus qu'un champ d'entonnoirs qui
s'étend loin du côté de Souville comme du
côté de Douaumont. J'aperçois très bien
les bois Fumin, de Vaux, du Chapitre, de
la Caillette... Leurs arbres, rares mainte-
nant, n'ont plus une feuille ; ils dressent
lamentablement leurs fûts mutilés et rous-
sis — et nous sommes à la fin de mai : les
Boches ont supprimé le printemps.
Les fossés du fort, à demi comblés par
la chute des revêtements, sont partout
franchissables, sauf sur la façade de gorge.
Notez ce détail des fossés comblés : nous
le retrouverons à un moment tragique.
A l'intérieur du fort, les voûtes sont en-
68 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
core en état satisfaisant au-dessus de la
grande casemate ; ailleurs, elles n'ont pas
résisté au bombardement. La gaine de gau-
che a été crevée par un 38o. Les plafonds
de la casemate de Bourges, à gauche, s'in-
fléchissent et glissent d'une façon inquié-
tante. Dans la gaine qui conduit à la case-
mate de Bourges, de droite, des parties de
la chape se sont écroulées. Au coffre nord-
est, les dégradations sont sérieuses. Dans
la grande casemate qui sert d'abri à nos
honmies, la voûte a résisté ; mais une lé-
zarde énorme court tout le long de la fa-
çade intérieure, à la jonction du mur ver-
tical avec la voûte.
La coupole de 76 s'est effondrée, ainsi
que la gaine qui y conduisait. L'entrée
normale par la gorge a eu le même sort :
il y est suppléé par deux entrées de for-
tune qui ont été ouvertes à la mine dans
les coffres nord-est et nord-ouest.
-IT- 1 a ^^JBAJ "■ - 'Tti iaaaaMifc^m
LE FOUT DE VAUX 69
Enfin, une ^fîroyabk odeuî* empoisonne
Tair : elle vient des cadavres putréfiés et
des excréments accumulés dans les fossés.
Avec un officier du génie, le sous-lieu-
tenant Roy, qui commande les sapeurs, je
prends toutes les mesures urgentes et fais
procéder aux travaux indispensables ; nos
sapeurs les exécutent sous le feu de Ten-
nemi.
Un autre officier du génie, un techni-
cien que la division m'envoie à la suite de
mon rapport, passe avec moi la nuit du
3i mai au i*' juin et la journée suivante ;
il confirme toutes mes observations et ap-
puie toutes mes demandes • — un peu trop
tard, hélas ! Il peut repartir et rejoindre
au commencement de la nuit du i" au
2 juin ; vingt-quatre heures encore, il ne
passait pluô ! A partir du 2 juin, nous se-
rons complètement isolés, et Ton pourra
inscrire le vers de Dante Alighieri à l'en-
70 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
trée de cet autre enfer que va être notre
fort : « Lasciate ogni speranza, voi cK en-
trate. »
Au point de vue armement, la coupole
de 75, ai- je dit, est effondrée ; les pièces
qui garnissaient les deux casemates de
Bourges ont été enlevées. A la place des
75, des mitrailleuses sont braquées dans
les embrasures ; celles de gauche battent
le terrain dans la direction du ravin de la
Fausse-Côte ; celles de droite le terrain
entre Damloup et les bois de la Laufée.
Dans les coffres de flanquement, se trouve
la petite artillerie qui bat les fossés : ca-
nons-revolvers et de douze-culasse. Ces
pièces n'ont aucune action au delà des fos-
sés : leur champ de tir est limité à ces
derniers.
Le fort n'a pas de mitrailleuses sous cou-
pole ; seul peut-être des forts de Verdun,
il est démuni de cet engin qui m'aurait
LE FORT DE VAUX 71
permis de battre efficacement les dessus
du fort. Quant aux terrains d'approche,
ceux qui s'allongent devant les embrasu-
res des casemates de Bourges peuvent seuls
être battus par des éléments qui sont rela-
tivement à l'abri.
Mes dispositions sont aussitôt prises
pour, à l'heure de l'attaque, faire occuper
rapidement par des mitrailleuses qui en
interdiront l'accès, les dessus du fort et
certains postes aux entrées : on verra com-
ment ces dispositions ne purent jouer...
Chacune des gaines conduisant aux cof-
fres nord-est et nord-ouest est pourvue
d'un observatoire sous coupole : je peux
de là surveiller au loin la plaine de la Woë-
vre et, à droite et à gauche, les terrains
d'approche, et me rendre compte de tout
ce qui menace mon fort ; mais je n'ai pas
les moyens de répondre efficacement à ces
menaces : pièces de 76 et mitrailleuses
72 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
SOUS coupole, artillerie dans les casemates
de Bourges, tout cela, je le répète, me
manque.
La garnison se compose d'une compa-
gnie du i42* régiment, la sixième, sous les
ordres du lieutenant Alirol, d'une compa-
gnie de mitrailleurs, commandée par le
lieutenant Bazy, d'un détachement d'artil-
lerie affecté à la manœuvre dès pièces de
ilanquement et des crapouillots, d'un dé-
tachement du génie et de quelques soldats
des services d'administration et de santé ;
ces détachements doivent être, en principe,
relevés tous les quatre jours : ils ne le se-
ront plus.
J'ai là, en tout, près de 3oo hommes,
mais ce chiffre va s 'augmenter presque
tout de suite d'une cinquantaine de mitrail-
leurs du 53^ régiment, puis des éléments
des ICI* et i42* régiments qui, de la pre-
mière ligne où ils sont podtés potir proté-
LE FORT DE VAUX 73
ger le fort, refluent vers nous pour ne pas
être submergés par le flot ennemi. Ajoutez
à ces chiffres quelques blessés rapportés
du dehors, les rescapés de l'étang de Vaux
qui sç réfugient dans le fort ; j'aurai bien-
tôt plus de cinq cents bouches à nourrir
— et j'ai des provisions pour 3oo hommes,
chiffre normal de la garnison. L'eau con-
tenue dans la citerne doit, d'après le regis-
tre, s'élever à 5.ooo litres environ : sur ce
point encore, une déception m'attend. Ah!
ce problème terrible de l'eau ! Ce spectre
de la soif, l'ennemi qui a toujours le der-
nier mot.,.
Nous y reviendrons, hélas !
Un chiffre encore , j'allais oublier dans
la revue de mes forces, quatre soldats
d'une arme très spéciale, quatre héros en-
fermés dans une cage et qui ne trahissent
leur présence que par leurs tendres rou-
coulements : des pigeons du colombier de
74 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Verdun, admirables courriers ailés qui, au
travers dm tirs de barrage, parmi les écla-
tements des bombes et des marmites, se-
ront à un moment nos uniques agents de
liaison avec l'arrière .
Cette liaison était d'abord assurée par
le téléphone ; mais, ce dernier anéanti par
le bombardement, elle ne s'opère plus, à
cette heure, que par couleurs. Cette ques-
tion essentielle n'est pas, d'ailleurs, sans
préoccuper le commandement, et je suis
avisé que je vais recevoir un petit déta-
chement du génie chargé d'installer au
fort la télégraphie sans fil... Nous reparle-
rons de ce détachement et des pigeons
aussi.
J'organise ma défense, je distribue les
postes, j'entraîne mes hommes. Mes offi-
ciers me secondent avec un dévouement
qui ne se lasse pas une minute et semble
LE FORT DE VAUX 75
croître à mesure que se rapproche Theure
de la bataille.
En même temps qu'il arrose copieuse-
ment Tarrière et, coupant toutes nos com
munications, rend notre ravitaillement
impossible, l'ennemi, devant nous et, à
droite et à gauche, à droite sur Damloup,
à gauche sur la Caillette, dessine le mou-
vement qui vise à nous encercler pour nous
écraser à Taise sous des trombes de fer.
Nous sommes à la nuit du 3o au 3i mai;
j'attends les hommes qui m'apportent l'ap-
pareil de télégraphie sans fil, je les sais en
route...
Ils arrivent. Les voici, — mais, d'abord,
je ne peux me défendre de quelque effare-
ment.
Mon équipe de télégraphistes comprend
en tout deux hommes et un chien !...
.1,
11
CHAPITRE IV
ouîQin
Les hommes sont des sapeurs du génie,
et ils ont les mains vides : pas le moindre
appareil à poser !
Le chien est un jeune cocker mâtiné
d'épagneul, aux yeux doux, aux longues
oreilles tombantes^ qui se tient collé à la
jambe de son maître, U sapeur Trayler.
Je demande, regardant tour à tour le
sapeur et son chien ;
— C'est tout ?
— Oui, mon commandant. Les autres
sont restés en route avec l'appareil détruit.
J'ai compris. Ils sont tous morts, les au-
78 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
très ! Les Boches fauchent tout ce qui es-
saie de passer...
Je serre la main au rescapé. Le chien ne
me quitte pas des yeux, il attend son tour
et semble me demander :
— Et moi ? qu'est-ce que tu vas me
dire ?
Lui, mon premier mouvement est de
l'envoyer à tous les diables : c'est une bou-
che à nourrir, une bouche inutile, et je
suis tenu d'y regarder de près.
Le sapeur devine :
— Je vous en prie, mon commandant !
Laissez-le moi... Il n'est pas gourmand, il
sait se contenter de peu, et je le nourrirai
sur ma ration... Il n'est pas bavard non
plus, il a été dressé à se taire ; quant à la
propreté, il n'y a pas d'enfant aussi bien
élevé que lui. \vec ça, il a ses petits ta-
lents de société... et enfin, quoi ! c'est un
enfant de troupe : il est né au mois de
"iT
LE FORT DE VAUX 79
■
mars, à Verdun , il va avoir trois mois de
service 1
— Tu m'en diras tant !
Je suis vaincu. J'allonge la main pour
caresser l'épagneul ; il la lèche, il me re-
mercie à sa façon de l'accueillir dans ma
petite garnison. Et sans qu'on l'y invite,
il fait le beau et me donne un échantillon
de ses petits talents de société qu'a déjà
vantés son père nourricier.
— Comment t'appelles-tu ?
Le sapeur répond pour lui :
— Marquis, mon commandant, à cause
de ^a fncre qui s'appelait Princesse et qui
est morte en nous léguant cet orphelin...
morte comme un vrai poilu, au champ
d'honneur 1 Alors, vous comprenez, on n'a
pas hésité à l'adopter, l'orphelin... Mainte-
nant, pour ce qui est de son nom et au
cas où Marquis vous offusquerait, nous
l'avons abrégé, nous en avons fait Quiquî.
80 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Et, tandis qu'en entendant son nom,
Quiqui se dresse sur ses pattes de derrière
et salue de celles de devant :
— Quiqui par q-u-i, mon commandant!
Pas de K. Ah ! non alors ! C'est une lettre
boche, le K, et là-dessus, Quiqui ne veut
rien savoir.,.
J'admire :
— Bravo I Tu l'as bien dressé 1...
— Oh ! dressé, c'est pas le mot, mon
commandant... C'a été d'un facile 1 Une
leçon a suffi... tellement que je me de-
mande s'il n'avait pas ça dans le sang...
Sa mère, n'est-ce pas P sa mère qui avait
fait campagne...
Il ne peut plus être question de renvoyer
un poilu pareil ; je lui tends la main
comme à un homme :
^^ Ami, Quiqui I Et à la vie à la morf,
n'est-oe pas P
m^"
LE FOI^T DE VAUX 81
Quiqui met ses deux pattes dans ma
main : le pacte est scellé.
Le bon chien a d'ailleurs toutes les qua-
lités que lui a prêtées son père nourricier :
il sait se taire, il est très propre et rien ne
Teffraie ; à ce point de vue-là, un vrai
poilu. Au début du siège, chaque grenade
boche qui éclatera chez nous le fera bon-
dir et s'élancer vers l'endroit où elle est
tombée... Comme il n'y aura jamais rien à
ramasser et qu'il en reviendra toujours
bredouille, il renoncera vite à s'émouvoir
et attendra, tranquillement assis sur son
derrière, que cesse la pluie de fer.
Brave Quiqui I... Qu'on m'excuse de par-
ler si longuement de lui ; il a été Tunique
joie d'un enfer dont il a partagé toutes les
souffrances et tous les dangers.
CHAPITRE V
LA SEiMAINE INFERNALE
Nous y voici. Aujourd'hui i* juin, le>
Boches mettent la main sur la Caillette, et
ils vont prendre Damloup.
Je peux parler de la Caillette, comme si
j'avais été au milieu des nôtres : lorgnette
en mains, j'ai pu, de mon créneau, suivre
toute l'affaire, subissant le supplice d'as-
sister, condamné à l'inaction, à l'effroya-
ble pilonnage sous lequel nos camarades
ont succombé. C'est en vain que les mal-
heureux ont multiplié les fusées d'appel :
personne n'a pu leur répondre, je n'ai
moi-même pour leur venir çn aide que
«
84 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
les mitrailleuses de la casemate de Bourges
de gauche ; nous verrons comment elles
se comportèrent. Ah I si j'avais eu des 76!
Je garde la conviction que le Boche aurait
été écrasé par notre barrage et que la 6*
division d'infanterie aurait été sauvée.
En effet, dans la casemate de Bourges,
tout est préparé pour le tir du 76. Sur un
tableau affiché au mur se trouvent inscrits
tous les éléments du tir : hausse, débou-
chage des évents, etc. ; de telle sorte qu'un
objectif qui se présente dans un endroit
quelconque du champ de tir peut être ins-
tantanément battu. Tout a été calculé pour
que l'arme donne son maximum d'effica-
cité, et cette arme terrible a été arrachée
de nos mains...
Mais voyons les faits.
Au bout de i>3ur bombardement, les Bo-
ches sortent des carrières de Douaumont
et du bois d'Hardaumont, foncent sur la
LE FORT DE VAUX 86
'im'- ■.■■■■ • ■• :■■■ ■ -, -
division qui a subi Touragan de fer et de
mitraille et s'emparent de ses tranchées :
les hommes sont surpris occupés à se déter-
rer, la plupart d'entre eux sont ensevelis
sous les éboulementâ ; les mitrailleuses
brisées ou enrayées ne fonctionnent plus...
Cependant, nos mitrailleuses, à nous,
ont fait du bon travail. Une pièce est bra-
quée sur un boyau de communication qui,
du bois d'Hardaumont, descend dans le
ravin du Bazil. Une autre pièce sur le pla-
teau de la Caillette. Calme comme à la ma-
nœuvre, le lieutenant Bazy commande le
feu. Sa première pièce obtient des résul-
tats. Nous voyons le boyau dont se servent
les Boches obstrué peu à peu par les cada-
vres. Le fond du boyau se hausse de plus
en plus jusqu'à les obliger à en sortir et à
faire le tour du ruisseau de cadavres qui
se forme là. Sur le plateau de la Caillette
et aussi vers le ravin des Fontaines, les
^XjA-IT X)H1 LOïTTfil
eiaETTB DTJ B'OBT
JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
tmbent en grand nombre. Mais
aes, sans cesse renouvelées, sub-
la position. En une demi-heure,
n a cessé d'exister. Tout ce qui
est prisonnier, et je vois défiler
niroux que les Boches dirigent
rt de Douaumont...
î qui en reste, non I Un certain
l'hommes venant de la droite de
ittaquée, c'est-à-dire de la région
r de Vaux et appartenant au ioi°
d'infanterie, ont pu se réfugier
i : ils nous arrivent avec des vi-
ivulsés, roulant des yeux fous,
i^adés de l'enfer...
t accueillis et réconfortés, mais
)lus en état de faire des combat-
je ne peux envisager sans an-
supplément de bouches à nour-
i-midi, je constate, sans sur-
LE FOBT DE VAUX
prise d'ailleurs, que l'ennemi
des bois Fumin et de la Caillett
mence ses travaux contre nous.
à 2.5oo mètres du fort, sa prem
de tranchées de siège — 2.5o(
l'extrême portée de nos mitraill
tir de nos joujoux se déclenche,
les terrassiers gris s'abattent ;
restent debout interrogent le cî
dant autour d'eux, cherchant d'o
mort. Nos mitrailleuses sont i
mais le Boche a tôt fait de devine:
le fort qui crache sur lui... Il cor
perturbablement sa besogne et, i
disparaît dans la tranchée qu'il
Quel que soit l'ordre qu'il reçt
s'il est sûr d'y rester, le Boche
c'est, il faut le reconnaître, un
doutable.
Nous ne cesserons pas notre
continue à gêner la progression
90 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Les mitrailleurs de Bazy restent en posi-
tion pendant quatorze heures consécuti-
ves. L'un d'eux, Lurato, blessé à la main
droite, se fait panser sommairement et
continue de la main gauche.
La nuit tombée, je reçois quelques com-
munications : une du capitaine du loi*,
commandant la première ligne entre
l'étang de Vaux et le fort ; il rend compte
que, dans l'après-midi, il a pu voir les
Boches creuser des tranchées derrière lui :
je les ai vus aussi. Une autre communica-
tion vient du commandant Casabianca du
loi* : il a perdu sa première ligne, mais
tient les redoutes i et 2, et peut-être la 3,
situées en échelon en arrière et à gauche
du fort. De ce côté-là, du moins, l'encer-
clement n'est pas encore chose faite. J'ins-
cris tout cela dans mon rapport sur la
journée du i"" juin, rapport que je confie
au lieutenant Morier, et qui est sans çlquiç
•Xi.
LE FORT DE VAUX 91
parvenu. En vue de l'attaque qui se pré-
pare, je demande au commandant du sec-
teur, conformément aux règles en usage,
que la relève des unités de garnison du
fort, qui devait avoir lieu le soir même,
soit ajournée. Ma demande est agréée.
Le tir de barrage commence qui cou-
vrira l'assaut du fort, un tir méthodique,
supérieurement établi et d'une puissance
écrasante : le Boche nous fait bonne me-
sure.
Une pyrotechnie extraordinaire éclaire
la nuit de mille couleurs : le signal est
donné à toutes les batteries de l'assaillant.
L'assaut va se déclencher, je l'ai senti
venir, tous mes hommes sont prévenus et
à leur poste.
Pour résister à une attaque portant sur
le fort les vagues boches, je devais pour-
voir à la défense de neuf brèches : deux
servant d'entrées de fortune et pratiquées
i
92 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
dans les coffres N.-E. et N.-O. Deux autres
dans chaque gaine, causées par le pas-
sage du chemin couvert, une septième
dans la gaine de gauche au pied d'un es-
calier donnant accès aux dessus du fort ;
enfin une huitième et une neuvième à l'en-
trée de gorge, dans le fond du fossé et à la
hauteur du balcon. Ces brèches étaient
obstruées par des barrières de sac^ à terre
disposées en chicane. J'en fais perfection-
ner l'installa! ion. Il m'apparaît, en effet,
que dans un combat à la grenade la chi-
cane est peu indiquée, elle n'a guère de
valeur que comme barricade défendue au
fusil. Je fais établir, à la place des chica-
nes, un barrage plein, renforcé en épais-
seur et percé de créneaux pour permettre
le lancement des grenades. Je fais réparer
autant que possible des destructions cau-
sées par le bombardement. Une de celles-
ci est particulièrement grave. A quelques
^r
LE FORT DE VAUX 93
mètres de la grande galerie, la voûte de
la gaine de gauche, conduisant au coffre
double, s'est effondrée sur une longueur
de 5 mètres. Cette ouverture constitue une
véritable entrée supplémentaire très dan-
gereuse dans le cas, qui se produira juste-
ment, où Tennemi s'établirait sur la su
perstructure de l'ouvrage. Une équipe, di-
rigée par l'aspirant du génie Bérard, exé-
cute le travail sous le bombardement. Une
première réparation est démolie par le
io5. Elle est recommencée et la circula-
tion est enfin rétablie entre la partie cen-
trale du fort et le coffre double. Le sous-
lieutenant Roy, commandant le détache-
ment du génie, se multiplie ; ses équipes
sont partout, car partout il y a à faire ;
nos biaves sapeurs méritent toute ma re-
connaissance»
Des postes se tiennent derrière chaque
barrage de sacs à terre. A chacune des en-
94 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
trées N.-E. et N.-O., de petits détachements
de mitrailleurs sont prêts à s'élancer dès
que le bombardement prendra fin, pour se
porter devant le fort et faucher l'assail-
lant. Un autre détachement de mitrailleurs
se tient prêt à monter sur les dessus du
fort, avec un détachement de la compa-
gnie de garnison. J'ai, heureusement, un
supplément de mitrailleuses qui me per-
met de faire face aux nécessités de l'heure.
Dans la journée, une compagnie de
ipitrailleuses du 53* régiment d'infanterie,
commandée par le lieutenant Chald, a
séjourné dans le fort, comptant le soir re-
joindre son unité. Voyant l'attaque immi-
nente, son chef vient se mettre à ma dis-
position. Je demande et j'obtiens du colo-
nel du 53** l'autorisation de la garder.
Dans la nuit, le capitaine Tabourot qui
commande une compagnie de première
ligne et ne relève pas de moi, m'a de-
LE FORT DE VAUX 95
mandé s'il peut faire rentrer ses hommes ;
il lui est très difficile de joindre son chef
direct qui est en arrière et que ses agents
ne pourront pas atteindre, et c'est à moi
qu'il s'adresse ; nous nous connaissons,
nous nous sommes déjà vus plusieurs fois,
il a confiance en moi comme j'ai con-
fiance en lui ; je l'ai jugé et bien jugé :
cet enfant de Dijon, ce Bourguignon taillé
dans du cœur de chêne, est un brave en-
tre les plus braves...
Je lui ai répondu : Non ! Le bombarde-
ment boche ne cesse pas, et ce n'est pas
quand on s'attend à une attaque qu'on
peut dégarnir la ligne...
Toute la nuit, l'intensité de ce bombar-
dement redouble; elle atteint une moyenne
de i.ooo obus à l'heure, et une bonne moi-
tié de ces obus sont de gros calibre. Repré-
sentez-vous le fort de Vaux sous une pa-
reille avalanche : il est le plus petit des
7
96 JOURNAL DU COKtMANDANT RAYNAL
forts dt Verdun, sa superficie est trois ou
quatre fois celle d'une salle de dimensions
moyennes...
Un gros détachement de brancardiers
est venu au fort pour enlever des blessés :
il ne peut effectuer son opération et va se
trouver enfermé avec nous.
Au matin, avant le lever du jour, le
bombardement cesse subitement. Aussi-
tôt, je demande par fusées le tir de bar-
rage de notre artillerie et je pousse en
avant les postes qui doivent tenir les des-
sus du fort : trop tard ; les dessus du fort
sont déjà occupés par Tennemi, et pour
donner aux Boches toutes les chances, no-
hc artillerie ne répond pas à mes appels.
Sous l'abri de leur tir de barrage, les
Boches sont arrivés à nos fossés au mo-
ment où éclatait leur dernier obus, et ils
les ont franchis sans difficultés : j'ai déjà
dit que ropération était facile, les fossés
C3T-
LE FORT BE VAUX 97;
ayant été en partie comblés par la chut«
des revêtements.
Comme nos hommes sortent pour ga-
gner les emplacements qui leurs sont as-
signés, les grenadiers boches les accueil-
lent à coups de grenades.
D'autres troupes ennemies essayent en
même temps de pénétrer dans les postes ïï
si elles y parviennent, tout est fini, le fort
est pris.
Tab^uTot est là, à la porte nord-est : au
moment oîi les Boches s*y précipitent, îl
se dresse devant eux avec les hommes qu'il
commande. Il a les poches pleines de gre-
nades. Debout sur la petite tranchée qui
aboutit à l'entrée, magnifique et terrible,
il lance ses grenades et tue tout ce qui ap-
procha. Le sous-lieutenant de Roquette, du
53* d^inîanterie, sorti avec son détache-
ment de mïtraîlleuTS, ne peut se servir de:
son arme enrïiyée : il vient se joindre à
98 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Tabourot avec Taspirant Buffet, le sous-
lieutenant Charles, le soldat Senécal et
d'autres braves. Et cette poignée de héros
sauve la porte nord-est : nos grenadiers
restent les maîtres, ils ont culbuté les gre-
nadiers ennemis.
Mais tout n'est pas dit : les Boches, qui
sont montés sur le dessus du fort, vien-
nent à la rescousse, et notre position se
fait extrêmement difficile : l'ennemi est
sur nos têtes, il nous domine de haut et
jarrose de grenades Tabourot et ses hom-
mes.
Je vois tomber l'héroïque capitaine : une
grenade lui a ouvert le ventre et tranché
les deux jambes. On le ramène, sur un
brancard, dans Tintérieur du fort.
Je voudrais courir à lui ; un autre de-
Lvoir s'y oppose : j'ai mon fort à sauver.
Dès que je le peux, je me rends auprès
de Tabourot : on l'a transporté au poste
LE FORT DE VAUX 99
de secours, parmi une centaine de bles-
sés dont la plupart agonisent. Le sous-lieu-
tenant de Roquette est là également, griè-
vement blessé, et aussi l'aspirant Buffet,
mais celui-ci n'a que quelques brûlures au
visage.
Tabourot a toute sa connaissance, et
voici son premier mot, une question où
se résume tout ce qui l'agite :
— Mon commandant, les Boches ne sont
pas là, j'espère ?
Je lui fais la réponse qu'il attend :
— Non, ils n'y sont pas et ils n'y entre-
ront pas.
Sa main serre nerveusement la mienne,
et je l'entends encore me dire :
— Mon commandant, j'ai fait cela pour
la France et pour vous !
Et il ajoute :
— Je n'en ai plus pour longtemps, je
100 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sens mes jambes déjà glacées... C'est fini
pour moi, mais je m'en vais content. ♦•
11 parle encore, c'est pour réclamer l'as-
pirant Buffet, un Bourguignon comme
lui, qui connaît sa fismme et sa famille. Il
le charge de son suprême adieu :
— Tâche de t'en tirer, toi, et dis à ma
femme et aux miens comment je suis
mort !
Une heure après, il expire...
Ah I le brave, le magnifique soldat de
France, bien digne de commander les su-
blimes poilus qui tombèrent avec lui !
Qu'il me soit permis de leur dire ici à tous
ma reconnaissance et mon admiration, et
aussi d'envoyer l'hommage de ma doulou-
reuse sympathie à la veuve du capitaine
Tabourot, à celle qui pleure là-bas, vers
Dijon, le héros tombé pour la patrie !
Cette fin glorieuse de Tabourot et de ses
hommes n'a pas abattu le courage des
• • • • -- * '
• •
LE FORT Dlï'vÂOXr" * ""^ ' '^ lut
survivants ; bten au contraire, elle le su-
rexcite. Pour ma part, je puise dans le
sacrifice volontaire et si noble que ce;? laé-
ros nous ont fait de leur vie, un^ confiance
absolue dans mes officiers et mes poilus.
Je peux tout attendre d'eux, tout leur de-
mande.c, et je ne serai pas déçu une se-
conde ; ils me donneront jusqu'au bout
plus que je ne leur demanderai...
L'enfer continue. Les Boches ont essaye
de mordre dans le fort ; ils s'y sont cassé
les dents, mais ne nous lâcheront plus.
Il le leur faut, ce fort, dont leurs jour-
naux annoncent déjà la capture comme
un fait accompli, et ils vont prodiguer u
le réduire toutes les ressources de leur
formidable artillerie, tout leur atroce ar-
senal de produits chimiques.
Les Allemands sont arrivés à l'entrée des
coffres nord-ouest et nord-est ; ils veulent
passer et rien ne leur coûtera pour y par-
'U « »
" < • •
102 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
venir. La lutte est terrible, le corps à corps
effroyable.
Dans l'ouvrage qu'il a consacré aux der-
niers jours de Vaux, véritable monument
élevé à la j^loiie de mes hommes, M. Henry
Bordeaux cite ce passage d'une lettre écrite
par un des combattants à sa famille :
« Nos grenades faisaient du vide dans les
rangs de l'ennemi, mais des renforts ar-
rivaient toujours. Les morts et les blessés
allemands formaient des tas mouvants que
venaient encore déchiqueter nos projec-
tiles. ))
Le tableau est d'une exactitude saisis-
sante, il traduit éloquemihent ce que mes
yeux ont vu.
Au coffre N.-E., la petite tranchée sur
laquelle se tenait Tabourot a été prise par
l'ennemi au moment où l'on enlevait le
capitaine blessé, et les Boches se jettent
sur l'entrée du coffre. La défense se reporte
LE FORT DE VAUX 103
à l'intérieur et une mitrailleuse est placée
derrière quelques sacs de terre ; elle est
presque aussitôt démolie à coups de gre-
nades. Des tirailleurs armés de fusils la
remplacent et pendant plus de deux heu-
res Tennemi accable de grenades les dé-
fenseurs du coffre N.-E. Ceux-ci, à moitié
asphyxiés, n'en pouvant plus, sont enfin
submergés par les Boches qui, comme un
torrent, se précipitent à l'intérieur du
coffre et aussitôt se jettent dans la gaine
qui conduit à la partie centrale du fort. Je
les entends descendre et remonter l'esca-
lier qui passe sous le fossé. En haut de
l'escalier, de notre côté, ils se heurtent à
une nouvelle barrière qu'ils n'ont pas pré-
vue. Pendant le combat qui ëe livrait dans
le coffre et pour le cas oii il tournerait
mal, j'ai fait élever un barrage de sacs
de terre dont l'aménagement ne me satis-
fait pas complètement mais qui les arrête
104 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
net. Je suis derrière ce barrage avec mon
brave Alirol et le sergent chef de poste*
J'entends les Boches de l'autre côté ; ils
explorent avec précaution et nianigancent
quelque chose ; je fais signe à mes hom-
mes de se retirer un peu : il n'était que
temps ! Mon barrage saute en l'air dans
une explosion formidable.
Nous y courons après quelques instants ;
les Boches, craignant plus que nous les
effets de l'explosion, n'y sont pas encore,
Vite, une équipe de sapeurs du lieutenjant
Roy, et nous reconstruisons notre barrage,
mieux cette fois ; il aura des créneaux et
sera construit au-dessus de la dernière
marche de l'escalier, de façon à nous ren-
dre l'utilisation de l'observatoire. Je suis
tranquille de ce côté ; mais que vient me
dire le brave sous-lieutenant Denizet, de
l'artillerie, qui défend de l'autre côté, avec
le lieutenant Girard, le coffre double ? Les
i
LE FORT DE VAUX 105
Boches sont sur sa têtç ! Il leur interdit
avee ses pièces le passage des fossés et par
conséquent coupe les communications de
ceux qui se sont installés sur les dessus du
fort. Alors les Boches ont descendu des pa-
niers et, en les faisant exploser, ont mis
les pièces hors de service.
Par une attaque à l'aide de lance-flam-
mes, ils ont essayé de détruire la garnison,
et une quinzaine d'hommes ont été blessés
et parmi eux le brave aspirant Salva, des
mitrailleurs du lieutenant Bazy. Le coffre
double ne peut plus remplir son office de
flanquement. De plus, les Boches du des-
sus du fort, rencontrant les traces du tra-
vail fait par Téquipe de Taspirant Bérard,
se sont mis à la défaite. Dans peu d'ins-
tants un trou de 5 mètres dans la voûte de
la gaine va permettre aux Boches, en lan-
çant des grenades, de couper les défenseurs
du coffre double. J'ordonne alors son éva-
106 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
cuation et un autre barrage est construit
aux créneaux pour grenadiers, en arrière
de cette ouverture.
Revenons aux premiers moments de l'at-
taque et voyons ce qui s'est passé sur les
autres points du fort. *
Par la brèche du balcon et avec une
fougue incomparable, le lieutenant Alirol,
commandant la compagnie de garnison,
pousse à l'extérieur son détachement qui
doit monter sur les dessus du fort. Il est
accueilli sur le balcon même par les gre-
nadiers boches. D'autres font également
pleuvoir des grenades des dessus du fort.
Alirol riposte avec héroïsme. Lui aussi
lance la grenade, mais sa position est par
trop mauvaise en regard d'un ennemi su-
périeur en nombre et qui le domine.
Refoulé dans le fort, Alirol me rencon-
tre au haut de l'escalier de gorge. Il est
brisé par son échec et tout frémissant :
LE FORT DE VAUX 107
« Ah ! mon commandant, c'est terri-
ble ! »
Je lui serre les mains et le réconforte,
et en même temps que ses blessés sont
transportés au poste de secours, je prends
avec lui les mesures nécessaires pour con-
solider le barrage du balcon.
Là encore, les Boches se brisent sur un
obstacle qu'ils ne peuvent franchir. Leurs
vagues impuissantes viennent mourir à
toutes nos brèches. A celle de l'escalier de .
la gaine de gauclie> défendue par les poi-
lus du lieutenant Girard, du 53% quelques-
uns dans un français assez pur, crient :
c( Rendez-vous; braves Français, vous
êtes cernés ! »
Une décharge terrible leur répond, et les
assaillants remontent Tescalier en hurlant
de douleur et vomissant des imprécations
et des menaces S
108 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
« Voyous ! apaches ! vous serez fusil-
lés ! »
Quelques cadavres restent sur place.
Devant le coffre double, les mitrailleurs
des lieutenants Girard et Bazy et les gre-
nadiers du lieutenant Alirol, commandés
par le caporal Bonnin, en ont interdit l'en-
trée à Tennemi ; maia ils n'ont pu l'empê-
cher de monter sur le dessus du coffre et
nous avons vu le parti que les Boches ont
su tirer de leur position dominante à cet
endroit.
Ainsi, dans l'après-midi, la situation
peut se présenter comme suit : l'ennemi
a réussi à s'emparer des coffres N.-E. et
N.-O. Il s'est installé fortement sur les
dessus du fort.
La lutte continue dans les gaines qui
conduisent à la galerie centrale.
Ces gaines, je les transforme en redou-
tes ; des entassements de sacs à terre vont
■j
LE FORT DE VAUX 109
dresser devant le Boche des murs où il se
brisera. Chacun de ces murs devient un
autre fort dans le fort, et qui nécessite un
autre siège.
Les pertes de rennemi sont effroyables,
mais il reçoit sans cesse des renforts, des
troupes fraîches qui escaladent le fort, tra-
vaillent sur les dessus €t autour de l'ou-
vrage. Il occupe nos anciennes tranchées
qu'il a armées de mitrailleuses ; il est mê-
me parvenu à en installer sur le dessus
du fort.
Tenter une sortie nous est interdit sous
peine d'être anéantis par les feux de ces
mitrailleuses. Nos communications avec
l'arrière sont coupées sans recours.
Communications coupées, oui, mais il
me reste mes pigeons et mes signaux.
J'envoie mon premier message par pi-
geon ; j'y fais connaître la situation et
1
110 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
rends hommage à la vaillance du capi-
taine Taboulot, mortellement blessé.
Puis je remanie mes dispositions et je
divise le fort en secteurs. Ce sont, de la
gauche à la droite :
Sous-lieutenant Denizet : le coffre de
gorge et la gaine qui y conduit ;
Lieutenant Bazy : la casemate de Bour-
ges de gauche et les barrages du chemin
couvert qui y sont voisins ;
Le lieutenant Girard : le barrage de la
gaine conduisant au coffre double et les
environs immédiats ;
Sous-lieutenant Fargues, de la compa-
gnie Alirol : les barrages de la grille et du
balcon donnant sur le fossé de gorge ;
Sous-lieutenant Albagnac, de la compa-
gnie Alirol : les barrages du chemin cou-
vert dans la gaine conduisant au coffre
N.-E. et le barrage de l'observatoire dans
la même gaine ;
LE FORT DE VAUX 111
Sous-lieutenant Rabatel : casemate de
Bourges de droite et la gaine y condui-
sant ;
Le lieutenant Alirol, commandant la
compagnie de garnison, garde un rôle de
surveillance générale.
Ainsi s'organise cette lutte de taupes que
je dois subir dès le matin par suite de
l'impossibilité où je me suis trouvé de je-
ter dehors aucun détachement. Mais le
fort n'est pas pçrdu pour cela et je vais
dans tous les postes parler aux poilus, raf-
fermir leur confiance, exalter leur moral.
Les conditions si mauvaises de l'habitat
ont provoqué, chez le paludéen que je suis
(souvenir de mon long séjour aux colonies)
im accès de fièvre qui m'a fait consommer
toute la quinine dont disposait mon méde-
cin auxiliaire, M. Conte.
Mais je n'ai plus le droit d'avoir la fiè-
vre. Dans le combat et devant le danger,
8
112 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
elle a disparu et je me sens complètement
dispos. Je passe ma nuit avec le sous-lieu-
tenant Roy et d'autres officiers à combiner
de nouvelles défenses. Puisqu'il faut se
battre comme des taupes, nous tâcherons
d'être de bonnes taupes et de faire quelque
chose de propre, de français I
A la fin du jour, j'ai fait mes premières
distributions de vivres. Confiant dans
l'exactitude des écritures, je fais donner
un litre d'eau par homme, et je considère
cette ration comme un minimum. Je de-
vrai, hélas ! la réduire beaucoup dans la
suite.
Les écritures m'ont trompé, la ré-
serve d'eau est très inférieure au chiffre
donné, et cette eau est presque imbuvable.
Elle exhale toutes les odeurs putrides flot-
tant dans l'atmosphère du fort. M. Conte
la purifie de son mieux en la filtrant à
KX*~
\
LE FORT DE VAUX 113
travers du coton imprégné d'un liquide
désinfectant.
Les combats livrés ce jour dans le fort
ne nous ont pas empêchés de surveiller le
champ de bataille de la Caillette. L'en-
nemi se montre très actif dans les boyaux
du Sud du bois d'Hardaumont. Les mi-
Irailleiises de la casemate de Bourges, de
gauche, pointées sur ces boyaux, tirent
sur les groupes ennemis qui ee portent en
avant. Ce tir bloqué est très meurtrier
pour les Boches.
Nous voîcl au 3 juin.
Dès le jour, les combats recommen-
cent. A 4 heures du matin, les Boches atta-
quent, dans le secteur du sous-lieutenant
Albagnac, le barrage de l'observatoire et
les barrages du chemin de ronde. Nos gre-
nadiers ripostent vigoureusement aux
grenadiers boches qui laissent des plu-
114 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
mes dans cette affaire. Nous gardons nos
positions, les Boches sont repoussés.
A i3 heures, les Boches renouvellent
leurs tentatives sur les mêmes points et
sans plus de succès.
A i6 heures, ils reviennent avec une opi-
niâtreté extraordinaire sur le barrage de
l'observatoire. Ils veulent ce dernier poste
et moi je veux le garder : de son sommet,
j'aperçois tout le champ de bataille.
Cette fois, ils emploient des moyens
puissants. Avec des grenades ou des en-
gins à forte charge d'explosifs lancés sur
le sommet du barrage, ils provoquent son
écroulement. Les défenseurs sont ense-
velis sous les sacs à terre, aveuglés par la
fumée, brûlés par l'explosion. Ils se dé-
terrent à grand'peine et les Boches en-
vahissent la gaine, mais un tir de mitrail-
leuse déclanché à temps les chasse de la
gaine et nprès une reconnaissance coura-
LE FORT DE VAUX ' 115
geuse faite par le sergent, je ramène le
poste, après l'avoir recomplété, sur le bar-
rage que nous reconstruisons. La situation
est rétablie et je respire.
A la fin du jour, distributions. On me
signale la baisse inquiétante du niveau de
Teau dans la citerne. Je réduis la ration
d'eau puante à trois quarts de litre.
Je rends compte de la situation par mon
deuxième message par pigeon.
Les sapeurs du génie poussent active^
ment les travaux que j'ai ordonnés : cons-
truction d'un barrage en pierre pour
doubler la grille en fer dans la gaine de
l'observatoire ; construction d'un bar-
rage en sacs à terre à l'entrée de cette
gaine, près de la galerie centrale, avec
poste de mitrailleuses ; construction d'un
barrage semblable à l'entrée de la gaine
du coffre double.
Il n'y a plus de terre pour remplir les
■ "-BV ' I
116 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sacs : nous nous en procurons en affouil-
lant le sol dans la gaine qui conduit au
secteur du lieutenant Bazy.
Pendant la nuit, les Boches recommen-
cent leur attaque sur le secteur Albagnac :
ils sont repoussés.
Depuis le i**, personne ne dort dans le
fort, Ofiicîers et soldats se tiennent à leurs
postes, prêts à agir. Les Boches, eux, sont
relevés et nous avons affaire à des troupes
fraîches. C'est ce qui explique le renouvel-
lement si fréquent de leurs attaques qui
n'auraient pas pu être faites par la même
troupe.
Nous atteignons le 4 juin.
Journée plus terrible encore. Vers
8 h. 3o, les Boches effectuent deux atta-
ques combinées : une sur le barrage de
l'observatoire, l'autre sur le barrage de la
gaine de gauche. Par les ouvertures de nos
créneaux, ils nous lancent des flammes et
LE FORT DE VAUX 117
des fumées asphyxiantes qui répandent
une odeur insupportable et nous prennent
à la gorge. D'une extrémité à l'autre du
fort, le cri est poussé : A vos masques !
Dans la gaine de gauche, les défenseurs,
chassés par les flammes et les fumées, re-
fluent vers la galerie centrale. Mais là se
trouve le brave lieutenant Girard. Il se pré-
cipite dans la fumée, sur les mitrailleuses
que ses hommes ont été contraints d'aban-
donner. Il a la chance d'arriver avant les
Boches et immédiatement ouvre le feu sur
la nappe de gaz qui s'échappait du bar-
rage droit devant lui. Entraînés par son
exemple, ses hommes reviennent, se re-
mettent à leurs pièces et pendant plus
d'une heure font feu sans interruption.
Ayant nettoyé le terrain entre ses mi-
trailleuses et le barrage, Girard reporte en
avant les gi^enadiers qui réoccupent leur
poste et chassent définitivement le Boche.
.■s
118 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Dans cet âpre combat, livré dans la fumée
et dans l'obscurité complète, car les gaz
avaient éteint toutes les lampes, le brave
Girard reçoit plusieurs éclats de grenades
à la figure et aux mains, blessures légères
heureusement. Il ne se retire dans la case-
mate de Bourges de gauche que quand la
situation est complètement rétablie. Mais
arrivé là, il est pris de vomissements pro-
voqués par Tabsorption des gaz et perd
connaissance. Les soins qui lui sont don-
nés le raniment bientôt et il reprend im-
médiatement son commandement. Girard
a donné là une preuve de vigueur et de
bravoure incomparables.
Dans la gaine de droite et à la même
heure, la même attaque t?e produisait.
Chassés par les flammes et la fumée as-
phyxiante nos hommes se repliaient der-
rière le barrage en moellons.
Pendant que se déroulaient ces combats
I
j
LE FORT DE VAUX 119
et que le danger d'être enlevés de vive
force se doublait du péril d'être asphyxiés,
je prenais toutes les dispositions pour
échapper à tous les deux et déjouer les
calculs de l'ennemi. Les treuils d'aération,
qui prennent l'air dans le fond du fossé,
sont d'abord activés. Puis les gaz asphy-
xiants commençant à tomber dans le fond
du fossé, je suis obligé de les arrêter.
Toutes les fenêtres de la grande casemate
sont débarrassées des sacs à terre qui les
obstruent et un grand courant d'air est
ainsi créé. Mesure efficace : au bout de
trois quarts d'heure environ, l'air rede-
vient respirable. Beaucoup d'hommes ont
souffert et se sont évanouis. Je vais visiter
le poste de secours et pendant que M. Conte
me fait un rapport, j'entends un blessé,
étendu sur un brancard posé à terre,
s'écrier d'une voix rude : « Vous en verrez
d'autres, camarades ! Les Boches vous en-
120 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
verront des trucs plus terribles encore ! »
Quel est cet homme qui a cette mâle et
forte manière d'exhorter son monde ? Je
regarde et reconnais le sous-lieutenant de
Roquette, très dangereusement blessé à la
cuisse, un œil traversé par un éclat de
grenade. Il souffla cruellement, mais son
âme ne faiblit pas, et cette vaillante atti-
tude, il la gardera, au milieu de toutes les
épreuves, jusqu'au dernier instant. Bravo,
de Roquette ! Me penchant sur lui, je lui
serre la main.
En somme, cette attaque procure aux
Boches la seule possession du barrage de
l'observatoire, duquel nous ne pouvons
plus nous approcher. C'est pour moi une
perte sensible et je songe à parer aux atta-
ques semblables qui pourront être faites
dans la suite. Je fais fermer hermétique-
ment le premier barrage de la gaine de
gauche et reporter mes grenadiers à trois
LE FORT DE VAUX ,121
mètres «n arrière sur barrage pour mitrail-
leuses et grenades, le premier n'étant
plus destiné qu'à servir de cloison étan-
che. Je fais obtruer les tuyaux ericastrés
dans la voûte de la grande galerie et qui
nous procuraient un peu d'aération par
les dessus pour empêcher, par ces ouver-
tures, le jet de grenades, le lancement
des flammes ou des gaz.
A la casemate de Bourges de droite, les
Boches essaient une attaque par les flam-
mes lancées devant les créneaux. Le sous-
lieutenant Rabuttel, qui veille dans ce sec-
teur, déjoue l'attaque. Le« porteurs de ces
machines infernales sont tués et nos mi-
trailleurs s'emparent des flamenwerf er qui
me sont apportés.
Je songe qu'une attaque en grand pour-
rait se faire de la même façon sur les fe-
nêtres de la grande casemate, dont nous
122 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
occupons tous les locaux. Cela pourrait
être la fin et une fin terrible. Pour y parer,
je fais braquer, par le sous-lieutenant De-
nizet, qui occupe le coffre flanquant du
fossé de gorge, une mitrailleuse sur le re-
bord supérieur de la grande casemate.
Tous les Boches qui se montrent là sont
lues ou blessés et l'ennemi est obligé de se
1 (îporter un peu en arrière et de renoncer
a agir sur la façade de gorge. Notre esprit
constamment tendu cherche toujours, non
seulement à déjouer les attaques en cours,
mais à prévoir la forme que peuvent pren-
dre les attaques subséquentes et à y parer
d'avance. Et ainsi nous tenons, le fort rem-
plit la mission qui lui est assignée : main-
tenir l'ennemi jusqu'à ce qu'une contre-
attaque vienne rétablir la situation.
Dans l'après-midi, l'ennemi bombarde
furieusement les bois Fumin et de Vaux-
Chapitre. Les mitrailleuses de Bazy en-
LE FORT DE VAUX 123
trent de nouveau en scène, le Boche ne
peut réaliser de sérieux progrès.
C'est dans le courant de cet après-midi
que le sergent du génie garde-magasin du
fort vient me trouver, demande à me par-
ler seul et me dit d'une voix étranglée :
(( Mon commandant, il n'y a presque plus
d'eau dans la citerne. » Je me dresse, je
fais répéter, je secoue le sergent :
— Mais c'est une trahison !
— Non, mon commandant, nous n'avons
distribué que les quantités que vous avez
prescrites ; mais les indications du regis-
tre sont erronées !
C'est l'agonie qui commence. Je donne
l'ordre de réserver ce peu qui reste et de
ne pas faire de distribution aujourd'hui.
Vers vingt-deux heures m'apparaît tout
à coup, très pâle et l'épaule bandée de lin-
ges tachés de sang, le lieutenant Bazy,
commandant la compagnie do mitrailleu-
■ i
, ••'^■^
124 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
ses du i42*. Voyant passer non loin du fort
une petite troupe et discernant les cris :
53® I 53* I il s'est penché en dehors du cré-
neau de robservatoire voisin de sa case-
mate de Bourges pour essayer de recon-
naître cette troupe. Elle passe et est bien-
tôt hors de vue. A ce moment précis, Bazy
reçoit un éclat de grenade dans Tépaule.
Je l'engage à rentrer au poste de secours
tout en regrettant d'être privé de ses pré-
cieux services à un moment aussi critique.
— Mon commandant, me répond ce
brave officier, j'ai encore un bras -et mes
deux jambes, ma tête est solide ; je garde
mon commandement.
Puis il me dit qu'il n'est pas certain que
la troupe qu'il a vue passer soit une
troupe française : l'accent lui a paru
étrange et enfin elle a interpellé le-53® alors
que la garnison appartient au i^a* et que
ce fait doit être connu à rextérieur.
LE FORT DE VAUX
Et Bazy retourne à son poste, do
ainsi à ses mitrailleurs le plus adm
exemple.
Nous avons su, depuis, que la
fraction qui est passée ainsi en vi
fort, appartenait au bataillon du 29
tenait, en arrière et à gauche du fc
redoute R où il avait relevé le bntaîll
101' du commandant Casablanca.
Malgré l'imprécision du renseigm
Bazy, je démêle que de l'extérieur on
che la liaison avec nous. Je veux
même essayer d'y parvenir et je <
l'ordre au lieutenant Alirol d'envoyei
de ses coureurs vers notre gaucht
coureurs sortent par le coffre sim]
gorge et rentrent par le même cliemii
avoir découvert aucune troupe fra
dans nos environs.
Mais le salut ne m'apparaît possib
par l'intervention rapide de nos t
126 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
par le déclenchement de notre contre-at-
taque, et je vais m'efforcer de la hâter.
J'expédie mes deux derniers pigeons en
me faisant plus pressant dans mes rap-
ports. Je ne dis pas, cependant, à quelle
extrémité j'en suis réduit au sujet de Teau :
ce mode de liaison n'est pas d'une sûreté
parfaite, l'un de ces messagers peut tom-
ber aux mains de l'ennemi. La précaution
prise n'est pas inutile, puisque l'un de mes
deux messagers arrive blessé au colombier
de Verdun, blessé et ayant perdu son mes-
sage. Tous mes pigeons étant partis, com-
ment vais- je communiquer avec l'exté-
rieur ?
J'ai, dans le fort, une petite équipe de
télégraphistes du génie et quand ces sa-
peurs me sont arrivés, ils m'ont informé
qu'une équipe semblable avait été envoyée
au fort dé Souville pour établir une liaison
par l'optique avec le fort de Vaux. Or, tous
LE FORT DE VAUX 127
les appels que nous avons faits à Souville
hier et avant-hier sont restés vains. Je les
renouvelle et fais interroger non seulement
Souville, mais tous les points de Thorizon
et l'horizon reste muet. Je me rends
compte du pourquoi. C'est que, pour rece-
voir mes signaux, il faut s'établir en poste
sur le plat, sur le « billard », comme disent
les poilus dans leur langue imagée. Or,
sur le « billard » tombe le dru et meurtrier
bombardement boche.
Renoncer, je ne peux pas m'y résigner,
je n'en ai pas le droit : il faut que j'arrive
à relier mon fort à la mère patrie.
Je choisis deux sapeurs télégraphistes,
jeunes et robustes, taillés pour faire ce que
j'attends d'eux. Je leur montre la lanterne
optique qu'ils connaissent bien, puis Sou-
ville qu'ils connaissent également, et je
leur dis :
— Il faut qu'avant la fin de la nuil, un
9
I " I r *
128 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
appareil soit installé là-bas pour recevoir
mes communications et mê télégraphier
les réponses.
— Bien, mon commandant.
— Vous allez vous charger d'arriver à
Soiiville et d*y faire le nécessaire.
— Oui, mon commandant.
— Pour vous évader d'ici, vous avez
d'abord à exécuter un saut de trois à qua-
tre mètres.
— Nous le ferons.
— A partir de ce moment, vous serez
sous les feux de l'ennemi qui ne négli-
gera rien pour vous abattre...
— Oui, mon commandant !
— Vous passerez I
— Oui, mon commandant !
— Vous irez d'abord au fort de Ta vannes
et vous mettrez le commandant de la divi-
sion au courant de notre situation...
1
LE FORT DE VAUX 129
Ici, je leur révèle à voix basse que nous
n'avons plus d'eau.
— De là, vous filerez sur Souville, c'est
mon ordre ! Vous vous posterez à l'endroit
le plus favorable pour voir nos signaux.
— Oui, mon commandant !
— Et vous répondrez au premier de mes
appels qui vous aura touché.
— Oui, mon commandant I
Je leur tends la main, j'ai envie de les
embrasser I
Ils partent. Et c'est d'abord, pour sortir
du fort, le saut à faire : j'y assiste le cœur
serré : mes deux braves peuvent y rester...
Mon cœur se desserre, je respire : mes
deux sapeurs — tels deux sloughis — ont
exécuté le saut avec une admirable sou-
plesse, et je les vois s'éloigner'en courant.
Les Boches les ont vus aussi et les accom-
pagnent d'une telle rafale de mitraille
:
130 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
que mes pauvres braves ne peuvent que
par miracle échapper à la mort... .
Je les perds de vue. Sont-ils tombés ?
Poursuivent-ils leur course ? Je l'ignore,
mais tout dit qu'ils ont succombé, et un
remords me vient d'avoir inutilement sa-
crifié ces deux existences.
Ah I la terrible angoisse !
Penché sur mon appareil, devant le cré-
neau d'où je découvre, au loin, la devi-
nant plutôt, la masse noire de Souville,
j'appelle ! J'appelle !...
Rien. Nulle réponse ne s'allume dans la
nuit... Mes deux sacrifiés sont bien restés
en route, et dans le fond de mon cœur, je
les pleure, ces deux héros.
Avant de m'éloigner du créneau, je fais
une dernière tentative, je lance un su-
prême appel qui sera sans doute perdu
comme les autres...
— Oh !...
iririiMata
LE FORT DE VAUX 131
Le cri a jailli malgré moi de ma gorge :
là-bas, à Souville, un feu s'est allumé qui
semble me répondre.
Je télégraphie :
— Est-ce vous ?
Les feux me répondent :
— Souville 1
Je fais faire les appels, il y est répondu
par les signaux convenus. Mon premier
message optique est lancé ; je le termine
en demandant de nouveau qu'on tente de
nous dégager — et c'est à mes deux slou-
ghis que je dois de le pouvoir : ils sont
arrivés, ils ont accompli leur mission, re-
lié à la mère patrie le fort perdu dans la
tempête l
Ah I mes braves enfants I Pardonnez-
moi I Je voudrais inscrire ici vos deux
noms ; je me frappe la poitrine de les
avoir oubliés. Je ne peux pas les appren-
dre à ceux qui lisent ce récit. Mais vous
L _
132 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
avez mérité de vivre, la fin de la guerre
vous aura trouvés debout et peut-être le
lirez-vous vous-même le récit de votre
magnifique exploit. Vous saurez du
moins que votre commandant ne vous a
pas oubliés et qu'il ne vous oubliera ja-
mais.
Le 5 et le 6, la bataille continue, elle
fait rage, le Boche précipite ses coups,
multiplie ses assauts, recourt à l'arme
lâche des fumées moiielles. Voici, avec
les gaz empoisonnés, les jets de flammes...
C'est bien l'enfer, mais ce n'est pas lui
qui aura raison de mes hommes I Ils tien-
nent, ils font tête à tout ; chaque pied de
terrain, chaque échelon d'escalier est le
siège d'un combat héroïque, un contre
dix, contre vingt ! Et cette défense homé-
rique va durer deux jours encore, deux
jour« et deux nuits, et les vivres man-
quent, et il n'y a plus d'eau, et l'on ne
LE FORT DE VAUX 133
dort plus I... Les mots me manquent
pour célébrer mes braves comme ils le
méritent. J'y renonce...
Quiqui assiste à la bataille ; il y est ha-
bitué maintenant. C'est presque un gro-
gnard. Tout Tintéresse et rien ne Tin-
quiète. Il -est naturellement brave, comme
sa mère morte au champ d'honneur. Il
aime le bruit et ignore le danger.
Il se précipite dans la gaine de droite où
éclatent des grenades ; le combat qui s'y
livre dans l'obscurité et la fumée, ce com-
bat où il ne voit plus ses amis, où il n'en-
tend que des explosions, des cris de fu-
reur et des plaintes, ne le retient qu'un
instant. Vite il court à la gaine de gauche
où crépitent les mitrailleuses dans la ca-
semate de Bourges. Ici, Tair et la lumière
entrent par de larges créneaux... la mort
aussi, hélas I Le calme des mitrailleurs,
leur attitude grave, leurs gestes rapides
134 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
rimpressionnent ; il regarde tout, il voit
tout et se donne Tair d'y prendre part...
Mais personne ne s'occupe de lui, per-
sonne n'a le temps de le caresser... Un peu
déçu, tout triste, il s'en retourne douce-
ment à la casemate où il retrouve son ami
le sapeur et il semble lui dire :
— Il ne fait pas bon ici !
Tout à coup, du nouveau, une sauvage-
rie boche que Quiqui ne connaît pas en-
core, dont il va pour la première fois
éprouver les effets :
Après le fracas de explosions, une fu-
mée noire, d'une âcreté mortelle, emplit
le fort.
— A vos masques 1 A vos masques !
Le cri éclate, court partout, et, en quel-
ques secondes, tous les hommes ont ar-
boré le masque qui les met à l'abri de l'as-
phyxie.
Et Quiqui ? Quiqui que rien ne pro-
LE FORT DE VAUX 135
tèg€, on n'a pas songé à faire des masques
pour les chiens I...
Son père nourricier est là qui ne perd
pas la tête pour «i peu : le brave sapeur lui
colle une cagoule sur le museau et l'y
maintient tout le temps qu'il me faut pour
chasser la pestilence...
L'air redevient respirable, les hommes
peuvent enlever leurs masques, et Quiqui
est débarrassé de «a cagoule, mais il a un
air abattu qui fait peine à voir...
Je lui parle :
— C'est pas des choses à faire, hein I
mon pauvre Quiqui I
Il est tout à fait de mon avis et le fait
entendre en se mouchant énergiquement.
Hélas I mon brave Quiqui, nous n'en
avons pas fini avec les choses qui ne sont
pas à faire 1
Et le moral reste bon 1 Mes hommes
136 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
n'ont pas une minute de défaillance, ils
regardent la mort en face, leur sacrifice
est fait, total, absolu. D'ans cet enfer oii
ils tiendront jusqu'à leur dernier souffle,
ils ont pris figure de démons et blaguent
la souffrance 1
Aussi bien, tout espoir n'est pas perdu.
Je communique avec Souville ; j'ai si-
gnalé : (( Sommes à toute extrémité. » Sou-
ville m'a répondu : « Coui:age, nous atta-
querons bientôt. » Et je sais très bien
qu'on ne nous abandonne pas ; je suis sûr
qu'on prépare cette attaque qui nous dé-
gagera.
Dès que m'a été révélé l'épuisement de
la citerne, j'ai pris des mesures pour faire
sortir du fort les bouches inutiles, c'est-à-
dire les réfugiés des combats du i*' juin,
hommes des 7* et 8® compagnies du i48',
petits éléments du loi**, groupe de brancar-
dîeis qui, entrés la nuit du i** au 2 juin.
LE FORT DE VAUX 137
n'ont pu ^n sortir bloqués par Tintensité
du bombardement. Le mouvement doit se
faire dans la nuit €n commençant par la
7^ compagnie du i42\ Ce groupe possède
un gradé énergique pour le conduire ; c'est
l'aspirant Buffet, qui a si bien combattu
le 2 juin au matin, aux côtés du brave Ta-
bourot. Je donne mes instructions à Buf-
fet €t je lui prescris de faire connaître la
situation du fort aux états-majors qui
sont installés au fort de Tavannes et à
Dugny.
Derrière les deux sapeurs télégraphistes
qui ont commencé le mouvement, le
groupe de l'aspirant Buffet escalade à son
tour la façade de gorge et le talus de con-
trescarpe. Déjà éveillée par la sortie des
sapeurs, l'attention des Boches qui sont
aux écoutes se fait plus active. Les mi-
trailleuses en batterie sur la grande case-
mate font feu d'une manière continue. Je
138 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
suis obligé d'interrompre le mouvement
de sortie, d'ailleurs très lent. Mais Buffet
et un certain nombre d'hommes de son
groupe ont pu passer. Je renvoie la conti-
nuation de ce mouvement à la nuit sui-
vante.
Ainsi s'achèvent cette journée et cette
nuit tragiques du k juin. L'issue glorieuse
des combats de la journée m'avait laissé
plein de fierté et d'espoir. Le sergent
garde-magasin, en me faisant connaître
l'épuisement de la citerne, m'a révélé no-
tre point faible et infligé une angoisse que
je dissimule de mon mieux. Les premières
lueurs de l'aube vont apparaître. De quoi
demain sera-t-il fait ?
5 juin, cinquième journée d'enfer !
Le jour s'est levé, mais dans les gaines
et dans la grande galerie, c'est toujours
l'obscurité profonde. Il me faut maintenir
quelques lampes d'applique constamment
LE FORT DE VAUX 139
allumées, dans la grande galerie, pour per-
mettre la circulation.
Vers cinq heures du matin, le barrage
du chemin couvert près de la casemate de
Bourges de gauche, saute dans une explo-
sion formidable qui renverse une partie de
la maçonnerie, et par la brèche ainsi
ouverte, l'ennemi apparaît, projetant des
liquides enflammés. Heureusement ,
rénorme courant d'air qui se produit con-
trarie et annule Taction des flammes en
les rejetant vers leur foyer d'émission. Un
instant surpris, nos mitrailleurs et nos gre-
nadiers, conduits par Bazy et par Girard,
reviennent et attaquent à coups de grena-
des. L'ennemi recule. Nous rétablissons
notre barrage et emportons nos morts et
nos blessés, car cette nouvelle attaque nous
coûte encore de cruels sacrifices. Mes deux
braves lieutenants Girard et Bazy sont de
nouveau blessés, mais peu grièvement,
^^
140 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
par des éclats de grenades. Tous deux de-
mandent à conserver leur commande-
ment.
J'arrête, dans la grande galerfe, le ca-
poral Bonnin, tout courant, la figure ani-
mée :
— Où vas-tu ?
— Mon commandant, je vas vous dire :
ils nous font ribouler de la terre par des-
sus I
C'est à peine si je comprends et je vais
voir ce qui se passe : les Boches renon-
çant à Tattaque de ce barrage, semblent
maintenant vouloir nous interdire une sor-
tie par cet endroit et comblent de terre,
jetée à la pelle, Texcavation du chemin
couvert. Mais dans mes télégrammes pré-
dédents, j'ai demandé l'intervention de
l'artillerie française sur les dessus du fort,
et la voilà qui commence à donner : Boum!
un éclatement de demi-lourd juste à cet
LE FORT DE VAUX 141
endroit et nous voyons, j)ar le créneau de
l'observatoire et par ceux de la casemate
de Bourges, des cadavres boches projetés
dans les fossés.
Le travail cesse instantanément au-des-
sus de npus. Mais en même temps qu'il n
fait fuir le Boche, notre obus a fait glis-
ser le plafond du chemin couvert, d'une
seule pièce, sur ses pieds-droits, jusqu'au
talus de terre créé par les Boches, et, de
fait, cette issue du chemin couvert est dé-
finitivement obstruée.
Dans la gaine de droite et à peu près à
la même heure, une attaque identique se
produisait sur les barrages du chemin cou-
vert.
Le brave sous-lieutenant Albagnac, qui
commande là, est projeté par l'explosion,
est forcé de ramener ses hommes dans la
grande galerie et, ayant constaté au pas-
sage l'absence momentanée du mitrailleur
142 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
qui doit veiller à notre dernier barrage de
cette gaine, il est pris d'un accès de fureur
qui n'est que trop compréhensible, il crie,
il appelle son chef et ses camarades : je
fais immédiatement remplacer le mitrail-
leur absent, le feu est ouvert et la progres-
sion des Boches dans la gaine arrêtée net.
Et j'envoie le lieutenant Alirol calmer
Albagnac. Celui-ci croit voir là un blâme
de son chef.
— N'aurais-je pas fait mon devoir ?
S ecrie-t-il .
Et il porte la main à son revolver.
Alirol le détrompe, le ramène au calme.
Mais quel admirable soldat qui préfère
mourir que d'être soupçonné, non pas de
1 Acheté, mais de faiblesse !
Moins heureux à droite qu'à gauche, j*aî
(lu ce'der, avec les deux barrages du che-
min couvert, lo barrage en pierre construit
derrière la grille. Mais les Boches sont ar-
LE FORT DE VAUX 143
rêtés devant notre dernier barrage, dé-
fendu à la mitrailleuse, et n'osent se lan-
cer dans la gaine par les issues qu'ils pos-
sèdent du chemin couvert.
Cette journée du 5 juin, dans laquelle le
Boche n'a pourtant obtenu qu'un bien
maigre (Succès dans la gaine de droite,
succès chèrement payé, est pour nous une
journée de terribles souffrances physiques.
Les combats du matin, courts et violents,
ont nécessité la mise en œuvre de toute la
garnison et les forces de nos hommes sont
épuisées. Dans la poussière et dans la fu-
mée, je les vois haletants. Déjà, hier, j'ai
constaté qu'ils n'avaient guère touché aux
vivres distribués, à cause du manque
d'eau. La viande de conserve est salée, elle
passe mal dans nos gorges desséchées. Moi
non plus, je n'ai pas mangé hier et je n'ai
pas grand' faim aujourd'hui ; je n'ai que
soif.
10
144 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Je vok mes houiums écrasés de fatiguei
silencieux et mornes. Si j'ai encore un ef-
fort à leur demander, ils en seront incapa-
bles. Je décide en conséquence de leur dis-
tribuer les dernières gouttes d'eau à odeur
de cadavre que contient la citerne. Cela re-
présente un quart à peine pour chacun,
c'est nauséabond et c'est bourbeux et ce-
pendant nous buvons cet horrible liquide
avec avidité. Mais c'est trop peu et la soif
subsiste. La somme de nos misères s'est
accrue, si possible, par la perte des cabi-
nets d'aisances qui se trouvaient dan» la
gaîne de droite. Des odeurs méphitiques
nous serrent à la gorge. Je télégraphie à
Souville pour appeler en hâte l'aide exté-
rieure dans laquelle j'ai mis ma dernière
espérance.
A peine l'opérateur a-t-il quitté l'ouver-
ture sur laquelle est disposée la lanterne
optique, qu'un obus éclate juste devant
I
Le fort de vaux 145
\
cette ouverture. Des cris de douleur y ré-
pondent : les brancardiers qui logeaient
dans cette casemate sont sérieusement
éprouvés : trois morts et un certain nom-
bre de blessés. J'ai reçu moi-même un pe-
tit éclat dans ma capote ; il n'a déchiré que
l'étoffe de ce vêtement. Mais la lanterne
optique et son support sont réduits en
poussière; aussi bien, encore que j'en fasse
aussitôt équiper une autre, il ne me seiia
plus possible de télégraphier : le rayon de
ma lanterne ne pourra plus traverser les
buées et les nuages de poussière et de fu-
mée qui obscurcissent l'air.
Cependant, je ne perds pas de vue l'exé-
cutioo des ordres donnés pour alléger la
garniêon de' >es élément? étratigers et, la
nuit venue, je fais recommencer le mou-
vement de sortie.
Pendant qu'il s'exécute, je réunis les of-
ficiers à mon poste de commandement
146 JOURNAL l)V COMMANDANT IlAYNAL
pour me reitscigncr sur la situation des
hommes dans chacun des secteurs. Tous
mes officiers s'asseoient autour de ma pe-
tite table : Bazy blessé, Girard blessé, Al-
bagnac blessé, Fargues les yeux luisants
de fièvre. De Roquette, râlant, est resté
sur son brancard au poste de secours. Je
recueille leurs rapports : ils sont plutôt
sombres.
Et tout à coup, dans les profondeurs du
fort, je crois percevoir une rumeur... Ce
n'est pas une illusion ; la rumeur aug-
mente. J'entends maintenant des pas pré-
cipités dans la grande galerie. En hâte
j'ouvre ma porte : c'est l'aspirant Buffet
qui m'a^paraît et me salue !
Tout k monde se lève, tous Jes vidages
s'éclaircissent. J'embrasse Buffet de tout
mon cœur et je le presse de questions*
— Quelles nouvelles nous rapportez-
vous P Que se passe-t-il à l'arrière ?
LE FORT DE VAUX 147
Tranquillement, Buffet nous raconte
comment il a pu accomplir son double ex-
ploit : celui de la veille, la sortie du fort ;
celui de maintenant, la rentrée sous les fu-
sils et les mitrailleuses de nos guetteurs.
Il a pu, en sortant, échapper au tir de l'en-
nemi et aux postes boches et parvenir jus-
qu'au fort de Ta vannes. Après qu'il eut
fait là un rapport au général de division,
il a été dirigé sur Dugny, où se trouvait
Tétat-major «du groupement. Il a vu le gé-
néral Lebrun, commandant le groupe-
ment de la rive droite de la Meuse, et peu
après, le général Nivelle, commandant
Tarmée de Verdun. Il a dit nettement no-
tre situation et insisté sur la nécessité d'un
secours immédiat. Ce secours, on le lui a
promis. Le général connnandant l'arTuée a
bien voulu reconnaître devant lui « l'inté-
rêt mondial » qui s'attache à la conserva-
tion du fort de Vaux et, sans dissimuler les
148 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
difficultés de rentreprise, il a chargé le
général de division commandant le sec-
teur au fort de Ta vannes, d'organiser une
« opération importante » en vue de déga-
ger le fort.
Le général commandant l'armée désire
que je sois au courant autant que possible,
des détails de cette opération afin que je
puisse la seconder. Il charge Buffet de le
dire au général de division et Buffet re-
tourne incontinent au fort de Tavannes.
Là, le général de division fait connaître
à mon jeune aspirant les dispositions qu'il
a arrêtées : L'opération aura lieu le 6 au
matin et sera exécutée par quatre compa-
gnies d'infanterie : deux compagnies pre-
nant pour objectif la face Est du fort, une
compagnie la face Sud et la quatrième la
face Ouest. Les tirs d'artillerie de la jour-
née du 5 et de la nuit présente sont consi-
dérés comme préparation suffisante. L'at-
LE FORT DE VAUX 149
taque de gauche sera soutenue par une ac-
tion de mitrailleuses. Les unités devront
être en place à deux heures, et le signal de
l'attaque sera donné par une gerbe de fu-
sées vertes. Le fort coopérera autant que
possible à l'opération. Mais pour cela, il
faut que je sois mis au courant de ce qui
se prépare... Qui donc viendra me trans-
mettre tout cela ?
Oubliant sa fatigue, dédaigneux du dan-
ger, Buffet s'est offert ; il est parti de Ta-
vannes avec son sergent, qui est, hélas !
resté en chemin, blessé. Lui, Buffet, a pu,
en progressant par bonds, arriver au fossé
de gorge, il a sauté dans ce fossé, et s'est
fait reconnaître des défenseurs du coffre
simple qui l'ont hissé par un créneau dans
le fort !... Maintenant, il est là, devant
nous, il nous annonce la délivrance, il me
transmet les paroles des grands chefs, la
pensée de la patrie [... Sois à jamais ho-
150 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
noré, brave et digne camarade de Théroï-
que Tabouret, qui te choisit en mourant
pour recueillir son vœu suprême !
Pendant que Taspirant Buffet me rensei-
gne sur la contre-attaque qui doit avoir
lieu demain matin et sur l'importance des
effectifs engagés, je vois les visages de
mes officiers s'assombrir et je devine ce
qui se passe en eux, car je l'ai moi-même
éprouvé: l'opération, telle qu'elle est mon-
tée, semble a priori insuffisamment pré-
parée ; l'unité qui doit l'exécuter, un ba-
taillon, semble aussi trop faible. Je sens la
nécessité de ranimer la confiance afin de
donner à tous la force de coopérer, avec
tous les moyens qui nous restent, à l'entre-
prise engagée. Je fais donc immédiate-
ment ressortir que l'Etat-Major a des ren-
seignements sur l'ennemi plus complets
que ceux que nous pouvons avoir nous-
mêmes et que le bataillon engagé, s'il ar-
LE FORT DE VAUX 151
rive dans de bonnes conditions, peut par-
faitement réussir et reprendre, avec notre
aide, les dessus du fort. Avec notre aide, et
cette aide, il faut la donner sans réserve.
N'est-ce pas, d'ailleurs, notre seule chance
de salut ? •
Et, sur-le-champ, j'arrête avec Alirol les
dispositions à prendre. Tout ce qui n'est
pas indispensable pour assurer la garde de
nos barrages constituera un peloton de
sortie qui se tiendra prêt à se jeter dans le
fossé de gorge et, de là, sur les dessus de
fort. Le lieutenant Alirol en aura le com-
mandement. Mais, en ce moment même,
les ordres que j'ai donnés pour la sortie
des impedimenta s'exécutent ; quelques
hommes sont déjà passés. Je juge dange-
reuse la continuation de ce mouvement
d'avant en arrière, qui peut contrarier le
mouvement d'arrière vers l'avant des uni-
tés prenant part à la contre-attaque. Gel-
152 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
les-ci peuvent s'en trouver influencées
(Fune manière défavorable ; il n'est pas
bon que des soldats marchant à l'attaque
rencontrent des gens en retraite. J'inter-
romps donc immédiatement toute sortie
flu fort.
Jusqu'à minuit, il n'y a entre le fort et
ses assaillants qu'un échange de jets de
grenades aux brèches, sans résultats de
part et d'autre ; mais, à l'extérieur, le tir
de l'artillerie française s'inicnsifie ; c'est
évidemment la préparation de l'altaque, et
elle nous apporte un grand souffle d'es-
poir.
Je discerne cependant que le tir de no-
tre artillerie, qui a pour objectif les dessus
du fort, est très rasant. J'entends le siffle-
ment caractéristique de l'obus de 76, mais
pas un seul éclatement : les obus doivent
tous dépasser le fort. Il eût fallu là du
demi-lourd à tir plus courbe... Pour ne pas
x^:
LE FORT DE VAUX 153
diminuer la confiance de mes hommes, je
garde pour moi cette observation, et j'ai la
douleur, hélas ! de ne pouvoir la télégra-
phier par Toptique à nos libérateurs. J'ai
déjà dit que mon appareil était impuissant
à traverser les buées et les nuages de fu-
mée, et le feu de Souville est invisible...
La nuit s'achève dans la fièvre de l'at-
tente du grand événement qui doit nous
délivrer. Dès une heure trente, le peloton
de sortie est en position dans Tescalier qui
conduit à la porte du fossé de gorge. Des
guetteurs placés aux casemates de Bourges
de droite et de gauche et aux fenêtres de
la grande casemate, doivent m'avertir de
tous les mouvements qu'ils apercevront.
A deux heures, notre artillerie allon^o
son tir.
— Redoublez d'attention, les gars !
Rien ne m'est signalé.
Le jour commence à poindre. De lous
154 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
les côtés, nous interrogeons l'horizon: tou-
jours rien.
Vers trois heures, rien encore, ni au
sud, ni à droite. Mais, de la casemate de
Bourges de gauche, on me signale une pe-
tite troupe de la force d'une section, ter-
rée dans les trous d'obus, non loin du fort.
Les mitrailleuses boches tirent dessus. Et,
presque aussitôt les mêmes guetteurs me
signalent que, sous le feu terrible qui la
décime, cette petite troupe s'est déséquipée
et est emmenée prisonnière par les Alle-
mands.
C'est tout ce que nous avons vu de la
contre-attaque du 6 juin.
Pourquoi l'héroïsme de nos libérateurs
a échoué ? J'emprunte au beau livre de
M. Henry Bordeaux la réponse que je ne
saurais faire moi-même, n'ayant eu que
les échos de la bataille :
« Les attaques allemandes et les nôtres
LE FORT DE VAUX 155
se succédèrent, se heurtent, se prévien-
nent, s'annihilent les unes les autres. Au-
cun des adversaires ne parvient à progres-
ser... La bataille se prolonge dans le fort
enfermé, incendié et affamé où Ténergie
de quelques hommes éternise la résis-
tance. Mais nous ne pouvons reprendre
l'ouvrage extérieur, que garnissent des mi-
trailleuses. Tout le plateau et ses pentes
sont battus au point que la terre est pa-
reille à de la. cendre.
» Dans la matinée du 6 juin, nous avons
pu croire un instant que nous tenions à
nouveau le fort tout entier et que la gar-
nison était délivrée. Une attaque avait été
montée qui devait se déclencher à deux
heures. A quatre heures, un prisonnier al-
lemand, du 27' régiment, est amené tout
effaré, les vêtements en lambeaux, au
poste de commandement de la division.
Interrogé, il déclare s'être échappé du fort
156 JOURNAL DV COMMANDANT KAYNAL
de Vaux lorstjue le» Français roiit entouré.
» L'attaque devait aborder le fort par
ses trois faces : sur la face droite, ma com-
pagnie du 238*, sur la gorge une autre
compagnie du même régiment et une sec-
tion du génie sous les ordres du comman-
dant Mathieu ; enfin, sur la face est, deux
compagnies du 3:>.i^ sous les ordres du
commandant Favre. Le signal devait être
donné à deux heures du matin par un bou-
quet de fusées.
» A droite, les deux compagnies du 821*,
vigoureusement entraînées par leur chef,
atteignent, en deux vagues, le fossé de
contrescarpe où elles furent accueillies par
un barrage de grenades et de mitrailleu-
ses. E^écimés par le tir de ces mitrailleu-
ses couronnant le parapet d'escarpe, les
premiers grenadiers refluent. A leur tour,
les deux vague» successivement déferlent.
LE FORT DE VAUX 157
Mais ceux qui les coiMluiseiit .sont presque
immédiatement et presque tous atteints :
le commandant Favre tué d'une balle à la
tête, le lieutenant Ray, le sous-lieutenant
Rives, grièvement blessés ; le sous-lieute-
nant Rellot blessé, mais ramené ; le sous-
lieutenant Morel tué ; le sous-lieutenant
Billaud, tué ; le sous-lieutenant Desfougè-
res, blessé ; le lieutenant Aymé, blessé...
Une telle nomenclature, quel éloge ensem-
ble et quel martyrologe d'un corps d'of-
ficiers !... Privée de direction, une troupe
hésite. Le capitaine adjudant-major prend
le commandement du bataillon, reforme
les unités engagées, distribue les conunan-
dements et se tient prêt à repousser une
contre-attaque qui, devant Tattitude de ses
hommes, n'ose pas sortir des tranchées.
Les coureurs tiennent le régiment et la
brigade au courant de la situation. Quels
que soient les barrages, ils parcourent ce
158 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sol volcanique et les survivants rempla-
cent les blessés et les morts. i
» Plus à gauche, l'attaque du 328* sur la
face ouest et la gorge a rencontré les mê-
mes obstacles. Elle a, quelques instants,
encerclé le fort, mais n'a pas pu se main-
tenir. Un tir de notre artillerie sur la su-
perstructure, pour y démolir les mitrail-
leuses ennemies. Ta gênée elle-même. Elle
a dû elle aussi se rabattre sous les positions
de départ... »
J'ai tenu à citer intégralement ces pages
de M. Henry Bordeaux, et c'est du fond du
cœur que je m'associe à l'hommage qu'il
y rend aux glorieuses victimes de cette
tentative de délivrance.
Nous l'avons sentie approcher, la déli-
vrance ; un moment, nous avons pu y
croire : que soient remerciés et bénis ceux
qui purent, en se sacrifiant, nous donner
LE FORT DE VAUX 159
cette lueur d'espoir dans les tortures de
notre agonie.
Vers cinq heures, les mitrailleurs de la
casemate de Bourges de gauche tirent sur.
un pionnier boche porteur d'une caisse.
L'homme est tué et de la caisse s'échappe
une fumée intense : ainsi avorte une nou-
velle attaque par les fumées délétères.
Vers six heures, rien de nouveau à l'ex-
térieur du fort. Je me décide à télégra-
phier par l'optique, le poste de Souville
étant redevenu visible, l'insuccès de la
contre-attaque du matin, en mentionnant
ce que je crois être les causes de cet insuc-
cès : insuffisante préparation de Tartille-
rie, qui n'a pas touché les dessus du fort
et qui a allongé son tir avant l'arrivée de
l'infanterie; effectif trop faible des troupes
engagées. Les fumées et les poussières
gênent toujours la transmission de ce télé-
gramme; j'ignore s'il a été compris,
11
lHê JOURNAL OU COMMJWBANT AAINAL
Je fait une visite à aos pottec : Tebatle-
ment €st sur tous les visages» ma v0ix
n'arrive plus à redresser le soldat qui^ il
y a quelques heures, avait encore une
lueur d'espoir dans 1^ yeux. Les iiomn[ieô
ne répondent plus à mes objurgaii^ftB»
ceux qui me regardent ont l'air hébêtié. Ils
souffrent et j'ai la perception nette qu'ils
sont à bout de forces • La fin> l'horrible fin,
m'apparaît inéluctable. Ma gorge brûlante
se serre d'anxiijtc. Non, il ne fnul pas qiiQ
ce soit 1 Au secours l au secours ! II ^aut
le crier à la France ! D'un pas qui veut être
ferme > je rentre à mon poste.
J'envx^ie un d<3rnier messages au com-
mandement pour lui dire notre situation
désespérée^ ^t, aussi^ eu bout de tna tâ€he>
je lui sigi^ale les béros de la défefi^e» tous
mes hi^nmes^ tous ! et^ a leur tête, le» lieu-
tenants d^ Roquette et Girard> du 6<i*,
Bazy, Albagnac, du t4'>^ le lieutenant Ali-
JL£ FORT DE VAUX 101
rol^ mon bras droit, le valeureux com-
mandant de la compagnie de garnison :
Fargues» Cuas, aspirant Salva^ adjudant
Brun, du i42% lieutenants Denizet et Ha-
batel, artilleurs, lieutenant Boy et aspi-
rant Bérard, du 2* fi^énie, caporal Bgnnin,
du i42*.
Dans ce message, je dresse le bilan de
mes pertes : 7 tués, dont le capitaine Ta-
bourot et le lieutenant Tournery^ du 10 1* ;
iS l^li^sés, dont 4 officiers et les médecins
auxUiati^ Conte et Gaillard. Je transcris
ici ce tablMii d'honneur ; il laut que ces
noms, tous ce» is^oms soient connus et res-
tent
Je termine ma coxnœ^mcation en expr^*
mant l'espoir qu'on intwviendra de nou*
veau avant notre complet épui^ment. Ce
suprême appel est eiuiore entendu. Le
commandement prépare une nouv^e of-
fensive qui, bien montée, doit réussir à
162 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
nous dégager : cette fois, c'est un régi-
ment de zouaves et un régiment d'infante-
rie coloniale, troupes d'élite, chamarrées
de victoires, qui vont venir à notre aide.
Hélas I nous ne les verrons pas !
Mes questions ne reçoivent de Souville
aucune réponse. Je m'explique, du reste,
ce silence : les communications par l'opti-
que peuvent être recueillies sur les dessus
du fort, et me télégraphier, c'est télégra-
phier à l'ennemi.
Il n'y a qu'à attendre, il n'y a qu'à tenir
jusqu'à la limité, jusqu'à l'extrême limite
de nos forces. Elle est tout près, je la tou-
che, mais le fort restera en notre posses-
sion jusque-là. Si, espérance obstinée, une
intervention peut se produire au dernier
instant, elle nous trouvera à notre poste.
Dans cette journée du 6, le boche agit
davantage sur nos barrages. Il semble
qu'il devine que le drame est à l'intérieur
LE FORT DE VAUX
et, en effet, les souffrances de mes hom-
mes, surtout des blessés, augmentent ter-
riblement, La soif, Thorrible soif sévit !
Je suis dans mon poste avec le sous-lieu-
tenant Roy, et mon dévoué ingénieur ne
trouve plus de remède dans son esprit si
plein de ressources. Des bruits de gémis-
sements nous parviennent. Mêlé à ces gé-
missements un autre bruit s'accentue :
c'est un pas hésitant, un frôlement de
mains sur la muraille.
Tout à coup la porte s'ouvre. Oh ! l'ef-
frayante apparition ! Un blessé est là, son
torse nu bandé de linges sanglants. Il s'ap-
puie June main au chambranle de la
porte. Il avance une jambe et met son ge-
nou à terre. Il tend vers moi son autre
main dans un geste suppliant et, d'une
voix éteinte.
— Mon commandant ! A boire I
Je vais à lui, je le relève :
164 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
— Je n'aî pas d'eau, mon brave ! Fais
comme moi, espère t On va venir à notre
secours !
Tout gémissant, mon blessé regagne
Tinfirmerie en se traînant. Je regarde Roy:
il a comme moi les yeux brouillés...
A huit heures et demie du soir, le quar-
tier-général de l'armée me fait transmettre
ce télégramme du généralissime :
« Le général commandant en chef
adresse au commandant du fort de Vaux,
au commandant de la garnison ainsi qu'à
leurs troupes, Texpression de sa satisfac-
tion pour leur magnifique défense contre
les assauts répétés de l'ennemi. — Jop-
FRE. »
La joie me sera refusée de communi-
quer ce message à mes hommes : il ne
m'est pas parvenu.
A neuf heures du soir, un nouveau mes-
sage m'est envoyé ; il m'est personnel, ce-
'E FORT DE VAUX 165
■ ' ■ II» ■ I 11 m I I I I »— i»— ^j»^^»— — ^— ^.^— — ^— — —
lui-là, îl m'annonce que je suis fait, com-
mandeur de la Légion d^honneur... Il ne
me parvient pas davantage.
C*est la fin. A moins d*un miracle, cette
nuit sera la dernière de notre résistance ;
mes hommes qui ne boivent plus, ne man-
gent plus, ne donnent plus, ne tiennent
debout que par un prodige de volonté.
Je réunis les officiers dans mon poste.
Tous CCS braves sont désespérés. Ils ne
voient de salut pour nos hommes, qu'il
faut conserver à la patrie, que dans une
prompte reddition. Mais tout à coup, le
canon au dehors recommence à gronder et
son grondement s'amplifie en tempête.
C*est le canon français. Le fort n*est pas
battu, mais ses environs sont violemment
bombardés. La flamme de Tespoir se ral-
lume :
— Ecoutez, camarades ! C'est l'artillerie
française ! Jamais son tir n'a été plus puis-
166 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sant ! C'est une préparation d'attaque, al-
lez tous à vos postes. Demain matin, si la
délivrance n'est pas venue, je vous pro-
mets de me soumettre à la cruelle néces-
sité.
Réchauffés par mes paroles, mes offi-
ciers retournent à leurs postes.
Le tir de notre artillerie a cessé brus-
quement vers vingt-trois heures et la nuit
s'achève dans un calme absolu, plus ef-
frayant encore pour moi que la tempête
'des batailles. Aucun bruit, aucun indice
de mouvement. Je songe à l'engagement
que j'ai pris.
Ai-je le droit de prolonger la résis-
tance au delà des forces humaines et de
compromettre inutilement la vie de ces
braves qui ont fait si héroïquement leur
devoir ?
Je vais faire une tournée dans les cou-
loirs ; ce que je vois est affreux. Des hom-
LE FORT DE VAUX 167
mes sont pris de vomissements causés par
Tingestion d'urine, car ces malheureux en
sont arrivés là, à boire leur urine ! D'au-
tres s'évanouissent. Dans la grande gale-
rie, un homme lèche un petit sillon hu-
mide sur le mur...
L'effort que j'ai demandé à mes cama-
rades et qui doit nous maintenir jusqu'au
matin ne peut être que le dernier.,. La
France me jugera !
7 juin ! Le jour se lève et c'est à peine
si nous pouvons nous en rendre compte :
pour nous, c'est encore la nuit, une nuit
oii tout espoir s'est éteint. Le secours exté-
rieur, s'il vient, arrivera trop tard !
J'envoie le dernier message, le suprême
salut du fort et de ses défenseurs à la pa-
trie.
Je retourne à mes hommes :
— C'est fini, mes amis ! Vous avez fait
votre devoir, tout votre devoir : merci !
URNAL DU COMMANDANT HAYNAL
it compris, et c'est ensemble, d'un
ri, que nous répétons le aalut que
pareil vient de transmettre :
ve la France t
les minutes qui suivent, un silence
. s'étend sur le fort.
crifice est cnnsommé !
CHAPITRE VI
GLORIA VIGTOHIBUS
C'est pour VOUS, camarades, qu
ici ces deux mois, c'est sur vos l
je dépose cette couronne de I
Gloire aux vainqueurs ! Nul com
ne sait ce que fut votre effort, ce c
avez dépensé là d'héroïsme et sub
tui'es : j'ai essayé de le dire, la
fora le reste... En attendant, je pn
la face du monde que le vainqueur
ce ne fut ni le Boche, qui ne put vc
Ire, ni même la faim et la aoîf q
avez stoïquement supportées. L
queur, c'est vous !
Maintenant, nous quittons le
170 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
heures de captivité commencent. J'ai au-
près de moi mon brave Alirol. Nous sor-
tons les derniers, après avoir procédé à
révacuation de nos chers blessés, la plu-
part incapables de marcher. Je suis aussi
épuisé qu'eux. Je n'en peux plus, je trébu-
cha à chaque pas, et je dois avoir une tête
de brigand : je n'ai pas été rasé depuis
huit jours... Mais voici les généraux bo-
ches. Ils sont en grande tenue, soignés,
sanglés, décorés, chamarrés...
Je redresse ma pauvre carcasse, et je les
regarde dans les yeux. Le général de divi-
sion me tend un papier et m'invite à lire :
c'est le message par lequel notre généra-
lissime m'annonçait hier soir que j'étais
fait commandeur de la Légion d'honneur;
ce message qui ne m'est pas parvenu, les
Boches l'ont saisi.
Je lis sans broncher ; ce que j'éprouve
ne regarde pas l'ennemi.
LE FORT- DE VAUX 171
Le général parle ; il me complimente
sur notre résistance, et prononça le mot de
vaincus... Je relève aussitôt :
— Pardon I nous n'avons pas été vain-
cus ; nous avons succombé à l'épuisement
et à la soif...
Un civil, que je n'avais, tout d'abord,
pas remarqué, semble suspendu à mes lè-
vres, et il prend des notes tandis que je
parle. C'est sans doute un reporter : j'ai
retrouvé plus tard dans les journaux bo-
ches le récit assez fidèle de cette scène.
Le général me demande pour finir :
— Avez- vous un désir à exprimer ?
— Faites-moi donner à boire !
Mon désir est exaucé, je bois enfin, je
bois de l'eau fraîche et pure ! Le paradis
après l'enfer...
En route pour le quartier général de von
Deimling, qui commande l'armée.
— Herr mayor...
i»-—
172 JOURNAL DU COMBIANDANT RAYNAL
•
Herr mayor, monsieur le commandant :
c'est un officier boche qui m'interpelle. Il
a porté la main à son casque et ses talons
se* soni reijoints en faisant sonner leurs
éperons d'argent. 11 s'ap$^ue_ à être cour-
tois, en paroles du moins, el jw^i^dxk bout
de ma captivité^ je constaterai chez fons^
les offïciers boches cette même courtoisie
verbale, purement verbale, où se traduit
le besoin de faire croire qu'un cœur de sol-
dat bat âous la capote du reître.
— H^rr mayor, est-ce à vous, ça ?
Ça, c'est Quiqui.
Quiqui n'est pas mort, il a tenu, lui
aussi, il est là entre son maître et moi.
Un instant j'hésite, mais mon regard
rencontre celui du sapeur^ du père nourri-
cier qui a deviné ce qui attend Quiqui, si
je me désintéresse de son chien, et je ré-
ponds r:
— Oui, il est à moi...
hE FORT DE VAUX 173
Oui, Je l'adopte, cet autre héros qui e
souffert comme uous, partagé nos suppli-
ces, et j'attends la décision du Boche. Elle
est ce que je désire, ce qu'a deviné le sa-
pear : Quiqui peut ma suivre, il ne lui
sera fait aucun mal 1
Nous dévalons «nseuibli* la fieule sous le
bombardement français. Après avoir sur-
vécu aux atrocités du siège, allons-nous
linir maintenant sous les coups de nos Irè-
l'es P Non, il est écrit que nous devons vi-
vre.
Nous errivons au bas de la pente ; icii le
terrain est marécageux, il y a des trous
pleins d'eau... Quiqui se précipite et il
boit I II boit I II boit ! Il se grise de Iral-
cheur, puis me revient tout frétillant et je
lis dans ses j^eux ce qu'ils veulent me dire:
— Ça va mieux !
Nous marchons ; nous allons de posti en
poste de comm«ndament. Quiqui «st tou-
174 JOURNAL DU COMMANDANT lUYNAL
jours sur mes talons, Quiqui me suit
comme mon ombre. A-t-il compris que
j'étais le chef ? S'est-il rendu compte du
mensonge que j'ai dû faire pour le sauver?
Quand je lui pose la question, ses yeux ont
quelque chose d'humain qui me dépasse,
et il joue son rôle dans le mensonge avec
une conscience impressionnante.
Il ne me quitte pas une seconde ; si je
monte en voiture, il y monte avec moi,
sans attendre que je l'y invite.
Le général von Deimling vient au-de-
vant de moi. Je le rencontre au milieu des
bois, dans une clairière, et la scène se re-
produit qu^a notée le reporter au sortir
du fort. Cette fois, c'est un photographe
qui opère. Il prend un instantané.
Le général m'informe que le kronprinz
veut me voir et que l'on va me conduire
à Stenay... A ce moment, on me sépare de
mon cher Alirol. Je Tembrasse avec une
LE FORT DE VAUX 175
émotion que je ne peux dissimuler aux
Boches et je reste seul avec mon ordon-
nance Drexler et Quîqui...
A Stenay, où j'arrive avant la nuit, je
suis interné dans une maison oii logent
des officiers de Tétat-majbr du kronprinz,
notamment le capitaine-aviateur Sibring-
haus, qui est chargé de mettre l'Altesse à
Tabri des bombardements aériens. Si-
bringhaus, parle admirablement le fran-
çais ; il a longtemps habité Paris. Il vient
à moi et entreprend de me démontrer que
c'est nous qui avons provoqué TAllema-
gne ; il me remet, à l'appui de ses dires,
une brochure de propagande... Je com-
mence par lui rire au nez, puis, en quel-
ques mots, je lui mets ledit nez dans le
mensonge boche :
— Voyons, capitaine ! A qui croyez-
vous faire admettre que, s'il avait voulu
la paix, votre tout-puissant kaiser n'au-
n
176 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
fait pas d'abord trouvé le moyen de cal-
mer TAutriche ?
Sibringhaus n'in«iste pas.
La brave femme qui garde la maison
m'entoure de soins maternels. Prévenues
par jelle de mon passage, les religieuses
de Stenay m'envoient un peu de linge et
un bonnet de police... Braves sœurs fran-
çaises, veuilles: trouver ici l'expression de
ma reconnaissance.
Au matin, Sibringhaus me conduit au
kronprinz qui veut me voir. Quiqui m'ac-
compagne jusqu'à la porte du bureau où
m'attend l'héritier du kaiser, et s'il n'entre
pas avec moi, c'est qu'on ne le lui permet
paà. î
Lé kronprinz est debout, il m'accueille
avec une courtoisie très franche. Il n'est
pas laid; ce n'est pas le singe qu'ont fait de
lui les crayons qui l'ont caricaturé ; c'est
un cavalier mince et âouple, élégant et non
LE FORT DE VAUX 17/,
sans grâce, qui n'a rien de la raideur
boche.
Les journaux français ont raconté notre
entrevue, mais leur récit n'est pas abso-
lument conforme à la vérité, et, dans les
premières pages de ce journal, à propos de
ma canne de blessé, j'ai promis de remet-
tre les choses au point.
M'y voici.
Le kronprinz parle, il s'exprime avec fa-
cilité, dans un français assez pur.
Il reconnaît et vante comme il sied la
ténacité de nos hommes, leur admirable
vaillance. Admirable, il répète plusieurs
fois le mot, et ce sera celui dont s^e servi-
ront après lui les journaux boches et tous
les organes de la propagande pangerma-
nîste : il faut mettre le Français sur un
piédestal pour hausser d'autant celui de
l'Allemand. Tout se tient dans l'organisa-
tion allemande, tout y est fixé d'avance.
JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
[u'au ton sur lequel doivent siffler les
îles à la solde de la Wilhelnnstrasse,
lirable ! Admirable ! C'est, le la de l'air
vont chanter les trompettes de la Re-
imée boche...
>n couplet fini, le kronprinz me remet
opie du message par lequel notre gé-
il en chef, notre illustre Joffre, en-
lit ses félicitations au fort de Vaux. Le
sage, on le sait, ne m'est pas parvenu :
été celui-là aussi, volé, par le service
ie...
Maintenant l'héritier du kaiser arrive
feste noble :
- Désireux d'honorer votre vaillance,
1 commandant, j'ai fait rechercher vo-
épée que je me dois de vous rendre ;
heureusement, on n'a pu la retrou-
- Et pour cause, suis-je tenté de glis-
: je n'ai eu pour toute arme person-
LE FORT DE VAUX 179,
nelle que ma canne de blessé et mon re-
volver.
Mais je me tais. Je n'éprouve pas le be-
soin de répondre et je reste figé dans la
seule attitude qui convienne à la situa-
tion ;: tranquille et froid, j'attends.
Il poursuit, en me présentant le coupe-
choux d'un sapeur du génie :
— Je n'ai pu me procurer que cette
arme... cette arme modeste d'un simple
soldat, et je vous prie de l'accepter...
Mon premier mouvement est de me hé-
risser ; mais le kronprinz ne se moque pas
de moi, c'est très sérieusement qu'il ac-
complit son geste, et comme l'effet ne lui
en échappe pas, il insiste sur l'intention
qui donne à ce geste sa véritable portée.
— L'arme est modeste mais glorieuse,
mon commandant, et j'y vois, comme
dans l'épée la plus fîère, le symbole de la
valeur française,,.
i^i*--*^^>^^n«*««wxiwsw«^*«<"iWB«w««^w^
180 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
^l^imi^^armim
Je ne peux plus refuser :
— Ainsi présentée, j'accepte celle urine
et remercie Votre Altesse de Thommagc
qu'elle rend à la grandeur de mes humbles
camarades.
C'est tout. Je salue militairement et m'en
vais, en emportant mon coupe-choux,
A la porte, je retrouve Quiqui qui m'al-
lenil, et nous retournons ensemble, sous
la conduite de nos gardes, à notre canipe-
nient de prisonniers.
Nous n'avons pas fait cent mèlros que
Sibringhaus me retombe dessus et, la
main au casque, les talons bruyamment
rapprochés :
— Herr mayor, Son Altesse Impériale
vous prie de revenir...
Je le suis de nouveau, je regagne le
quax^tier général du kronprînz.
Comme je pénètre dans le bureau par
une porte, il sort d'une autre pièce et vient
LE FORT DE VAUX 181
à moi tout épanoui : il tient une épée à
deux mains, un sabre-épée d'officier fran-
çais.
— J'ai trouvé, mon commandant. Je
vous prie d'accepter cette arme plus digne
de vous, en échange de celle que je vous
ai offerte, à défaut d'une autre...
J'accepte l'échange, je salue et m'en re-
tourne.
C'est tout.
Dormez en paix, camarades ! Votre chef
se fût tranché la langue plutôt que de
prononcer un mot qui eût semblé incliner
devant l'héritier de l'Empire la fierté de
votre sacrifice. Gloria victoribus !
CHAPITRE VII
CAPTIVITE
J'en ai bien fini avec ces
vées. Aussi bien, on me lais
temps de prendre un léger ri
lequel j'écris à ma femme, i
rer, quelques lignes que Sit
promet de faire parvenir sr
et je suis conduit à Moniff
m'embarque pour Mayence..
dire en passant que ma femr
reçu la lettre confiée à Sib
paratonnerre du kronprinz a
faire avec son impérial proté
J'ai avec moi mon fidèle <
URNAL OV COMMANDANT KAYNAL
urricier, le supeui' Trnxlcr qui n'a
ié de ni'iiccoinpagner.
ae compagnon de route — lisez
— on m'a donné un officier en
tenue, un capitaine du régiment
ards placé sous le cosnmandcmenl
le du mai'éclial von llaeselcr, an-
nniandant de hi région de Metz.
lehiuck, picjuier el long aiièt. Je
'. que Quiqui a des impalienccs —
; petit besoin à satisfaire : Quiqui
cessé d'être l'enfant bien élevé dont
3 nourricier m'avait garanti la par-
ucation ; il est incapable de s'ou-
ins le wagon, il veut sortir... Je
raxler de descendre Quiqui sur le
e capitaine m'entend et se préci-
se charge lui-même de la délicate
ision, c'est lui qui va descendre
sur le quai — et, jiendant dix mi-
i'ai sous les yeux ce tableau déso-
LE VOIXT DE VAUX 185
pilant: Quiqui cherchant un coin à sa con-
venance, tirant sur sa laisse et forçant à
le suivre le brillant capitaine des hussards
de von Haeseler I
Nous repartons. Mon voyage s'effectue
sans autre incident ; je n'ai à signaler que
le sentiment de colère éprouvé à la vue de
la kolossale Gerinunia qui drosse sa lourde
masse sur la rive du llhia. Le sol où
s élève le monument de Torgucil boche n
été français : est-ce qu'il ne va pas kv rede-
venir ? Est-ce que tout le sang versé pour
arracher ce sol au monstre germain aura
coulé inutilement ?
Le soir est venu quand je débarqise à la
gare de Mayence. Il y a foule, et cette
foule me garde : elle sait qui je suis, la
propagande boche a déjà fait sa besogne.
D'ailleurs, aucune manifestation ; je ne
lis dans les yeux que de la surprise, et
cette surprise vient de ce qu'on m'a laissé
186 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
: j'ai le sabre que m'a offert le kron-
tenay, l'officier boche qui m'a an-
que j'allais être interné à Mayence,
lit entendre ceci :
Herr major, nous vous avons donné
ice, parce que Mayence est notre
I nous I
r Nice à eux... Ne comparons pas.
t trouvé cela pour se donner l'air de
aiter avec les honneurs de la guerre
me quelque chose plus. C'est le geste
Dnprinz qui se prolonge, et tout cela
d évidemment à un mot d'ordre ; il
qu'à lire les journnaux boches pour
endre compte : j'y suis sacré grand
ine et couronné de lauriers, et en
! temps que je suis porté aux nues,
devient un fort prodigieux, un fort
>al — avec un k — dont la prise était
3SUS des forces humaines...
LE FORT DE VAUX 187
Des forces humaines, mais pas des for-
ces allemandes ! Vous voyez d'ici la con-
clusion du dithyrambe, vous louchez du
doigt le but assigné aux reptiles : tout ce
qu'ils disent de moi et du fort de Vaux
n'est là que pour saouler d'orgueil les
Inass^s boche« et grandir le soldat alle-
mand et ses chefs devant les neutres.
Je ne vous parlerai pas de Mayence : je
ne connais de cette ville que son histoire
— que vous connaissez comme moi — et
sa citadelle, que je vous souhaite de ne
jamais connaître comme je Taî connue.
C'est à la citadelle que je suis conduit
par deux officiers de camp qui sont venus
me prendre à la descente du train et ne
taie lâcheront que mis sous clé, dans une
chambre qui sera ma cellule. C'est pro-
prement la mise au secret, et elle va
Wurer deux jours. La mesure, essentielle-
ment boche, s'applique à tous les officiers,
188 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
et dure souvent plus longtemps. Mes ca-
marades ont baptisé les locaux qui y sont
affectés le « saloir » : après les y avoir
laissés macérer, dans un dénuement ab-
solu, le Boche conduit les prisonniers au
bureau du lieutenant Schmidt, officier in-
formateur qui essaie de leur tirer les vers
(In ne2.
Mes deux jours de saloir accomplis, le
lieutenant Schmidt me fait l'honneur de
se déranger pour moi : il vient me voir au
secret, et je dois dire qu'il m'épargne l'in-
jure des questions insidieuses : il se borne
à me mettre au courant des règlements de
la citadelle.
Peu après, je reçois une autre visite,
celle du capîtaîne von Tecklembourg, qui
commande le bâtiment dans lequel j'ai ma
fchambre : lui aussi me donne connais-
sance des règlements et, chose inattendue,
encore que la courtoisie verbale des offt-
LE FORT DE VAUX
ciers boche m'en ait servi d'ai
sure de toute sa sollicitude !
Le lendemain, on me cont
che... Quand je me rhabille,
que mes poches sont vides :
briolé. Je réclame : on m'inv
ser à von Tecklemhurg, c'e
chose regarde... Ah ! oui, el
la chose ; c'est lui qui l'a ce
la voilà bien cette sollicitude
à m'assurer ! Je proteste ass
et il me promet une réponse
me la fait attendre trois joui
ment au bout de trois jours
mon stylo et quelques autr
■m'ont été soustraits, et il a
m'affirmer qu'il me fait là u
veur I La mentalité boche ;
deurs insondables.
A propos de cette mentali
qiies observations que j'ai
--^-^.^^î?^^
190 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Mayence ; elles ont trait aux divers types
d'officiers boches.
C'est d'abord le hobereau prussien, un
embusqué, poli, se piquant d'éducation,
mais brutal et crevant d'orgueil, con-
vaincu que l'Allemagne ne peut être bat-
tue. ^ \
Vient ensuite l'officier combattant : il
ne fait ici qu'un court séjour, à la suite
d'une blessure ou d'une maladie. Celui-là
B appris sur le champ de bataille à respec-
ter le Français. Il est le plus souvent sans
Inorgue et manque d'assurance en parlant
du dénouement de la guerre : le doute lui
vient.
En troisième rang, l'officier de réserve,
sorti des professions libérales, avocat, ou
professeur, le Boche intelligent, discutail-
îfiur, fourbe et cauteleux, une vipère... Le
tnême, venu du commerce ou de l'indus-
trie, affecte de déplorer la guerre : il com-
LE FORT DE VAUX 191
m€nce à être inquiet sur l'issue de Taveii-
ture. Les beaux jours de 1914 sont déjà
loin, les jours de la guerre fraîche et
joyeuse qui devait, en quelques mois,
nous exterminer 1
Où tous ces officiers sont encore d'ac-
cord, c'est sur la façon de traiter le pri-
sonnier : tous nos geôliers nous appli-
quent avec la même rigueur un règlement
draconien dont les sévérités semblent plu-
tôt faites pour des bandits souverainement
dangereux que pour des officiers prison-
niers de guerre.
Aujourd'hui, rentré en France, je lis
dans les journaux les plaintes et les cris
de colère et de haine de nos soldats qui
reviennent de captivité : laissez-moi vous
assurer que les officiers n'ont pas été
moins durement traités que les soldats :
eux aussi ont connu les iniquités, les bri-
mades, les insolences, les vols de colis, les
13
.•f-j
à
192 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Campagnes de calomnies coiltré les Alliés,
les fausses nouvelles déprîménteSi les pro-
vocatioils voulues par où -s'eiuvre le Che-
min du conseil de guei^re. Éiik atiss! ont
tourné en rond dans une cour de fils bar-,
belés, sous la survfeillarice de sentîilëlles
prêtes à faire usage de leurs ai*tiies...
Eux aussi ont été atteitits de ce tiiàl
tioiit^au et tétrible qiii torture les ilerfs fet
le cehveail : la psychose dés flls de fér;..
Qtié je Rappelle, à prdpos des vols de co-
lis, lin souvenir où vous iretix)UVÔi*ëa bien
la hideur boche I
Un de nos caniàràdês, câjf>ilàinè fran-
çais^; recevâtit un ddlià, s'âpetçilt qtife ce
dernier avait été ouvert et pillé, et il le fit
réihàrquer âUx soldats bdchés qui cJttt ef-
fectué la livraison. Un cajjitaitti allëâiftttd
s'dpprôcha ; nôtre ami t^tiô'tiVéla dévéht
lui son accusation...
Lie capitaine récoittaîl sailfe rien dîrfe, et
LB FORT DE VAtJX 198
8on «ilenc^ semblait si bien approuver le
plaignant que notre camarade s'y trompa
et administra^ en paroles, aux auteurs du
vol, la volée de bois vert qu'ils méritaient.
Le capitaine restait toujours impassible;
il se contentait de jeter rapidement et à
mi-voix quelques mots aux gardes boches
qui étaient préBents à la scène.
Or, ce» mots étaient les suivants : « No-
tez bien ce que cet homme vient de dire
et souvenez- vous-en*.. »
A chïKïue dureté de notre camarade, la
reoommandation revenait, et lé plaignant
qui n'entendait pas un mot d'allemand et
ge croyait toujours approuvé, poursuivait
son réquisitoire, disait tout ce qu'il avait
sur le co^ur et en arrivait aux violences...
Le lendemain, il était cité en conseil de
guérie pour outrages publics à un ojfftcier,
«et leê gardes venaient répéter devant le
jivLge d'instruction tous les gros mots qui
194 JOURNAL DU GOMBCANDANT RAYNAL
» .- •/"
lui étaient échappés la veille : le capitaine,
en leur jetant : Souvenez-vous 1 préparait
leur témoignage ; le vol du .colis était ar-
chi-démontré, le boche avait aussitôt
trouvé la leçon à donner à ce plaignant
qui avait le tort d'avoir raison : « Cause
toujours, lâche tout ce que tu voudras de
gros mots, tu les paieras I »
Notre malheureux camarade paya, en ef-
fet ; il fut condamné à plusieurs mois de
cellule pour avoir outragé le capitaine bo-
che : inutile de dire qu'il ne fut pas ques-
tion du colis volé ; l'outrage avait effacé
le vol.
Dans d'autres cas, les choses se passaient
plus simplement : la plainte du volé don-
nait lieu à un semblant d'enquête qui en
démontrait presque toujours l'inanité, et
le plaignant était condamné pour dénon-
ciation calomnieuse. Ahl la justi^ce boche!
Imaginez Cartouche à la présidence d*un
i
LE FORT DE VAUX 196
tribunal, avec Mandrin comme assesseur.
Mes compagnons de captivité sont pour
beaucoup des officiers anglais. Ils subis-
sent, sans se plaindre jamais, le régime
de fer auquel nous sommes soumis : ce
n'est pas eux, les bons dogues britanni-
ques, qui donneront à nos geôliers la joie
de voir défaillir leurs prisonniers. Très
calmes, très maîtres d'eux-mêmes, ils op-
posent au Boche un dédain glacial qui le
déconcerte et l'humilie : c'est le commen-
cement de la revanche.
Nous occupons les chambres des trois
ciasernes édifiées dans la cour de la cita-
delle. Un quatrième bâtiment, le plus con-
fortable, est occupé par la kommandantur.
Je loge avec le commandant Mercier,
dans une pièce humide et froide du rez-de-
tehaussée du bâtiment II. Nous avons un
compagnon de tous les instants, un ami
fidèle que vous connaissez bien : Quicpiî,
p.^
196 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Les autorités, je dois le reconnaître, se
sont montrées indulgentes à Tendroit du
bon chien ; elles épargnent la bête, quitte
à se rattraper sur les hommes.
Mon brave Quiqui est entré de piain-
pied dans raffection de tous les captifs,
les officiers anglais le gâtent, le corrom-
pent. On l'appelle dans toutes les cham-
bres, on le bourre de friandises, de gâ-
teaux ; il est là qu^and on ouvre les colis,
et c'est lui qui est servi le premier.
Dans la cour, on joue avec lui, on
s'amuse de ses talents de société et Ton re-
garde du coin de l'œil la tête du geôlier
boclie. i {
N'allez pas croire que toutes ces gâteries
font oublier son maître à mon bon Qui-
qui : «on cœur me reste tout entier. Dès
que je parais et du pins loin qu'il m'aper-
çoit, il plante là ses nouveaux amis, il
vient à moi en sautant de joie, il me pro-
LB PORT DE VAUX 197
digu6 «es caresses, comme pour me faire
entendre :
'— Tu sais, les autx^s sont «gentils pour
moi, mais c'est toi que j'aime l
Ne croyez pas davantage qu'il s'accom-
mode de cette captivité, encore que tout le
monde s'applique à lui en adoucir les ri-
gueurs. Quand, appuyé contre le grillage
qui entoure la citadelle, il m' arrive, en
regardant la campagne, de me laisser en-
traîner aux penséeiS mélancoliques^ Qui-
qui vient se ranger tout près de moi :
une patte levée, ses belles oreilles d'épa-^
gneul à demi dressées, et tout son corps
figé dans une «tttitude grave et pour ainsi
dire réfléchie, il suit mon regard, il sem-
ble comme moi interroger Thorizon, et il
la de petits aboiements étouffés qui sont de
véritables soupirs. Quiqui pense aux bel-
les galopades qui lui sont maintenant in-
terdites, Quiqui proteste contre cette bar-
198 JOURNAL DU COMBIANDANT RAYNAL
rîère qire nous ne pouvons franchir, Qui-
qui aspire à , la liberté ! A certains mo-
ments, je me demande si le chien n'a pas
une âme, quelque chose de celle de son
maître. D'autres ont déjà fait cette obser-
vation qu'à force de chercher la pensée de
son maître dans les yeux de ce dernier, le
chien finit par avoir le même regard que
lui...
J'ai dit que les autorités avaient fait
preuve d'indulgence pour Quiqui : au dé-
but, .pourtant, il me valut quelques peti-
tes difficultés.
Appelé devant un officier de la cita-
delle, un capitaine, je m'entendis adresser
cette observation :
— Herr major, vous tenez beaucoup à
votre chien et nous ne songeons pas à
vous en priver; mais c'est pour vous, pour
vous seul, que nous avons voulu vous le
laisser...
LE FORT DE VAUX 199
Pour VOUS seul... J'avais compris : de-
venu ràmusement, la joie des prisonniers
'anglais, Quiqui portait ombrage aux au-
torités qui entendaient qu'aucun adoucis-
sement ne fût apporté au sort de nos al-
liés.
Aussi bien le gros bonnet précisait :
— Je vous demande de tenir la main à
ce que votre chien reste auprès de vous.
Je répondis que J'y veillerais autant que
je le pourrais, mais sans m'engager à
réussir : aujourd'hui, le pli était pris, les
prisonniers anglais étaient très bons pour
Quiqui, et Quiqui n'était pas un ingrat.
Le Boche n'insista pas ; c'était sur autre
chose qu'il voulait me tâter, et la ques-
tion de Quiqui ne devait être qu'un pré-
texte.
Brusquement, il attaqua :
• — Puisque nous sommes là, en tête à
tête, herr mayor, que pensez- vous de la
200 JOURNAL DU COHHAMDANT «AYNAL
guerra «t comment ta voyez-vous se ter-
miner i*
Je pense, monsieur le capitaine, que
avez eu tort d'engager cette guerre et
le se terminera contre vous...
Boche, un de ces hobereaux pour qui
incibilité de l'Allemagne est un
ne, eut un haut-le-corps indigné :
Vous voulez rire, herr major !
Je n'en ai nullement envie, monsieur
pitaine I Je reconnais que votre ptiisr
e est formidable et qu'elle sembla
permettre de tout espérer...
Elle ne semble pas, elle permet réel-
int, elle garantit...
Soit I mais écoutez bien ceci : Voue
, au début de la guerre, commis une
; dont les conséquences vous écraBe-
; c'est au monde entier que vous
:z déclarée, cette guerre...
LE FORT Dfi VAUX 201
— Nous !... noue avons...
— Oui, monsieur le capitaine ! Le jour
où par l'organe de tous vos journaux, par
vos messages de propagande, vous avez
jeté votre cri de « Deutschland tiber
ailes », r Allemagne au-dessus de toutj
c'est au monde entier que vous avez porté
un défi, c'est l'univers que vous avez pro-
voqué à se lever contre vous, et pas n'est
besoin d'être prophète pour vous prédire
qu'il se lèvera ; je peux d^ores et déjà vous
nommer là nation qui prendra la tête de
ce mouvement, j'allais dire de cette croi-
sade...
— Et cette nation ?
— Les Etats-Unis d'Amérique, mon-
sieur le capitaine I
Et comme il répondait à cela par un
ricanement :
— Nous en reparlerons, si vous le vou-
lez bien...
I -_'_
IRNAJL DU COMMANDANT RAYNAL
t un dédaigneux haussement
s :
fit que vous voudrez ! Même si
lit dans la danse, ce dont je doute,
[ue ne serait pas un danger pour
Ile n'a pas d'armée, et si elle arri-
1 mettre une sur pied, et à l'en-
1 Europe, nos sous-marins suffi-
l'anéantir avant qu'elle ait touché
?es...
us en reparlerons, répétai-je.
i pas pu en reparler : l'heure ve-
n'étais plus à Mayence.
isai mon homme quelque peu es-
:, et pendant toute une semaine,
î de ses sous-ordres me fît sentir
gardait une dent.
)8e me fut d'ailleurs confirmée par
■d'appel chargé de s'assurer de
ésence dans nos chambres,
naire, celui-là s'acquittait de sa
LE FORT DE AUX 203
fonction ^vcc une rigidité que rien ne fai'
«ait fléchir : suivi de di. ix gardes i
emboîtaient le pas, baïoiinett« au
il se faisait ouvrir nos portes, cor
que nous ne nous étions pas envc
s'en retournait, solennel et roide, i
conscience d'avoir sauvé l'AlIemag
Un soir, je constatai, en lui ouvrs
porte, qu'il s'était départi de sa se'
il était seul, il avait laissé ses deux
à l'autre bout du douloir, et il s
à mon brave Quiqui, mon chien
qui m'avait signalé, comme toujour
rivée du Boche par des .grognemei
ïieux et continuait de lui témoign
animosité en aboyant oX montra
dents...
Je devinai que mon homme voul
parler, et je fis taire Quiqui ; jh
trompais pas...
L'&ffîcier, un capitaine, commen
204 JOURNAL DV COMMANDANT RAYNAL
me faire uh salut bizarre, mystérieuses-
ment compliqué ; il avait réglementaire-
ment rapproché ses talons Tun de Tautre
en faisant sonner ses éperon»^ mais sa
main, en montant au casque, m'avait
seinblé idôcrîre une figure géométrique...
Comme, plutôt effaré, je ne répondais
pas à son salut, il le renouvela et l'expli-
qua :
— Berr mayor, je vous salue comme
frère.;.
Frère ! J'allais protester, m'insorire eii
faux contre ce titre... Je n'^en fis rien :
tout à coup, une lumière tti'éclairà :
j^âvaîs devaîit moi un franc-maçon à qui
un fai^^ renseignement avait fait croire
que je Tétais moi-même.
Il paria encore :
-*- Comme frère, je vens dois de vous
prévenir que vous avez fait de la peine au
capitaine von T.,. en le meiiaçtot de
V.
LE FORT DB VAUX 205
TAmiériqtie ; mais je tiens aussi à vous ras-
Ètiter : Je suis là pour vous couvrir et je
me charge d'effacer l'impression fâ-
cheuse...
J€ï Tâtrêtai : il me répugnait d'être dé-
fendu |>ar un Boeb€ et surtout de profiter
du mensonge qui lui faisait voir en moi
tiri maçon comme lui :
— Pardon ! on vous a trompé :• je ne
âuis pas k frère que vous etoyea*.*
Il s'agita :
— Ach I... Vous n'êtes pas.».
— NdUj je ne suis pas...
ïl se mordît tes lèvres, fit demi-tour et
s'^h alla en grognant, ne parvenant pas à
Comprendre que je me fusse, en le dé-
tit)mpaût^ privé ée ses bons offices...
Herr capitaine, nous sôtnmes Ainsi en
Frantlè : vous cttltivei lé meUsenge, il
nous fait horreur, à nous».
Bt Dieu sait pourtapf U les pauvres rte-
206 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
capes de Vaux avaient besoin d'être sou-
tenus et aidés, physiquement et morale-
ment.
J'arrive à la souffrance la plus cruelle
que m'ait léguée notre semaine infernale :
Timpossibilité de retrouver le sommeil.
Pendant des semaines, que dis-je ? pen-
dant des mois, je n'ai pas dormi paisible-
ment une heure. Les visions me poursui-
vaient que j'avais emportées de notre en-
fer ; elles passaient et repassaient sans
cesse devant mes yeux, et mes oreilles
étaient pleines des grondements de la tem-
pête... Je n'ai été complètement débar-
rassé de ce cauchemar qu'au bout de deux
ans, après mon internement en Suisse ;
je n'ai, d'ailleurs, jamais - cessé de voir
mon fort de Vaux, comme je le vis pour
la dernière lois, en le quittant : J'étais sur
la route de Montmédy ; tous les dix pas,
je me retournais pour regarder une fois
LE FORT DE VAUX 207
encore ce qui fut mon champ de bataille :
tilie protubérance rouge, sur les côtes de
Meuse, dans un nuage de poussière et de
fumée. La canonnade faisait rage, notre
artillerie nous vengeait. « C'est le trom-
melfeuer » me dit le capitaine de hus-
sards dont j'ai déjà parlé. J'entendais
cette expression pour la première fois ; elle
peut se traduire par « le feu en roulement
de tambour ». Et les Boches l'appliquent
au tir de notre artillerie. Le même officier
tae raconta que, la veille, ils avaient subi
\in feu pareil et que le lieutenant Radko,
(décoré de l'ordre « Pour le Mérite » pour
être monté le premier sur le fort de Vaux,
avait été, du côté de Damloup, une des
victimes de ce trommelfeuer. Mais le capi-
taine de hussards était encore tout fré-
missant en me parlant du canon français
et de ses effets. Aussi .bien, il s'en conso-
lait aussitôt en me racontant la bataille
14
208 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
navale du Skager-Raoh et me la donnant
pour une grande yîctoire .de la flotte alle-
mande sur la flotte anglaise... Je n'en crus
pas un mot et bien m'en prit. J'ai su de-
puis ce qu'avait .été cette bataille du Jut-
land, ofi la flotte allemande fut» en réa-
lité, battue et bien battue... Mon hussard
l8 saTait-il lui-même P J'incline à penser
qu'il était sincère ; il n'avait, en vérité,
rien d'un Machiavel : je vous l'ai montté
conduisant Quiqui à ses petits besoins...
CHAPITRE VIII
LA « BLOK^G »
J'ai dit plu* haut l'abominable régime
de suspicion qui nous était imposé; oela
en violation des stipulations de la conven-
tion de La Jiaye ; j'ai montré la cour de
la citadelle, entourée d'une double bar-
rière de fils de fer barbelés et surveillée
par des sentinelles, baïonnette .au canon.
Cette cour était la seule promenade qui
BOUS fût permise à des heures détermi-
nées.
Passons à la nourriture, au régime ali-
mentaire qu'il nous fallut subir : il était à
base de bouillon de rutabagas et se com-
plétait par aoo grammes de viande par se-
210 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
maine et quelques purées de lentilles.
Avant mon arrivée, on pouvait encore
se procurer quelques petits suppléments à
la cantine ; en 191 6, cela devint impossi-
ble ; les approvisionnements étaient épui-
sés et le blocus se resseitrant de plus en
p5lus, TAUemagne était obligée de vivre
sur son propre fonds. Ah ! ce blocus 1 II
fallait voir les colères qu'il soulevait ! A
toutes nos réclamations, la réponse était la
même : « C'est la blokade ! C'est la faute
â vos amis les Anglais ! » La blokade, le
mot est une création boche ; blocus n'était
pas aissez expressif. Et nos geôliers nous
poussaient <à ^protester dans nos lettres à
nos familles contre l'inhumaine blokade
Idont nous étions, par ricochet, les victi •
îmies ; mais l'éloquence qu'ils y dépen-
saient ne recueillait que des rires et per-
Isorine ne protestait, nous aurions plutôt
demandé une aggravation des rigueurs de
;T¥î:
LE FORT DE VAUX 211
la blokade ; en revanche, nous in-sistions
auprès des nôtres pour que nous fussent
Végulièïrement envoyés des colis de vivres,
colis sans lesquels beaucoup d'entre nous
seraient morts d'épuisement. Nos familles
ne se faisaient pas tirer Toreille ; les co-
mités de secours aux prisonniers de guerre
nous venaient légalement en aide, et tout
cela nous permettait, non iseuJeme*nt
d'^améliorer notre menu, mais encore de
secourir ceux de nos caîmarades qui
étaient originaires des pays" envahis ou
b'avaiient personne qui s'occupât d'eux.
^ Notez que, pendant longtemps, tous les
officiers français faits prisonniers sur no-
tre fiK)nt furent envoyés à Mayence pour
y être interrogés f par Schmidt, l'homme
du « saloir » ; leurs familles ignoraient,
bien entendu, ce qu'ils étaient devenus, et
fc'était à nous qu'incombait la tâche de les
favitaîUer...
212 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
La nourriture du oorps n'était pas seule
à nous précoGCiiper ; pous fiongion« aussi
à celle de Tasprit. Quand J'arrivai à la ci-
tadelle de Mayence, la bibliothèque n'exis-
tait, à proprement parler, que de nom^ las
ouv4*ages y brillaient par leur absence. Je
lançai un appel auquel toute la France ré-
pondit en nous envoyant des ballots de li-
vres... Que nos généreux donateurs en
soient ici remerciés et bénis ! — Je dois
mentionner l'existence de la ipetite biblio-
thèque religieuse tenue par l'abbé Ca-
Vnail : elle rendit des services ; pour ma
part, j'y dénichai une Vie de saint Augus-
tin, chef-d'œuvre de Louis Bertrand, qui
me fît faire en pensée une délicieuse pro-
menade à travers cette chère province de
Coastantine que j'avaïs quittée plein d'en-
thousiasme à la mobilisation : Bône, Souk-
Arrh-as, la .patrie d'élection et le lieu de
naissance de saint Augustin, maintenant
T -
Le FORT DE VAUX 218
(Jeux bellaa villes françaisa» où les desoen-
danDs 4^s oontemx>oraiTi8 du grand évêquç
afxicain se mêlent à nos'concitoyens dans
le plu» parfait esprit d'union. Que de sou-
venirs ! Que d© -réflexions 1... Revenons,
hélas I aux heures de oaptivité..
En même temps que nous nou'« effor-
cions de subvenir aux besoins du corps et
à ceux de Tosprit, nous pensions aux jeux
et aux distractions si néoes'saires à de
malheureux exilés, et, sous Timpulsion de
notre ^vénéré doyen, le .colonel du Gauiroy,
nous org'anisions l'enseignement et la pra-
tiqua de tous les sports permis aux pri-
sonniers. Après le départ du colonel, son
teuocesseur à la présid'ence de notre asso-
oiation, le colonel de Tarragon, s'employa
de toutes ses forces à développer cette or-
ganisation, «et de très beaux résultats fu-
rent atteints : le i4 juillet 1917, ft Tocca-
sioîi de notre fête nationale, il nous fut
214 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
possible .d'établir et de «réaliser un pro-
gramme d'épreuves sportives «qui se dérou-
lèrent le long d'une .semaine entière, sus-
citant, même chez les Boches, le plus vif
intérêt. Un die nos geôliers mie confessa
qu'il n'en revenait pas de nous voir tant
de ffessort et d<e gaieté... Au fond, l'aima-
ble personnage était furieux : ce ressort
et cette .gaieté, «c'était la banqueroute du
régifloie qui tendait à nous déprimer.
Ne quittons pas ce terrain dtes jeux sans
parler de notre théâtre ^t de fia troupe et
de son orchestre à cordes — théâtre quel-
Conque, édifié à la diable, mais troupe
convaincue et orchestre où brillaient de
véritables virtuoses. Tiroupe convaincue,
ai-je dît, tellement convaincue que, tout
comme ichee les artistes du boulevard, il
y avait des potins de coulisses et des brouil-
les. Il me fallut maintes fois intervenir
ji
LE FORT DE VAUX 215
pour apaiser -des querelles ; jje dois dire
que j'y parvins chaque fois...
Quelques mots, maintenant, d-e nos ca-
marades alliés.
D'abord, les Britanniques. Je n'eus
guère le temps de me lier avec eux, car
ils quittèrent le camp de Mayence en juil-
let 1916, c'est-à-dire peu après mon arri-
vée : mais j'ai gardé d'eux tous un très
aimable isouvenir : officiers pleins de tact,
d'un moral parfait, sûrs de la victoire du
Droit. Les jeunes étaient très allants 6t
mêtne turbulents : j'ai déjà signalé
comme ils jouaient avec Quiqui, mon
Qtiiqui qu'ils gâtaient à qui mieux
mieux.
Un mot m'est resté de mes courts rap-
ports avec nos camarades britanniques
— un mot trop joli pour que je le garde
pour moi. Au -moment de leur départ,
2Î6 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
comme j'échangeais un ishali^-haud avec
le plus ancien, celui-ci me dit :
— Je me souviendrai de vous : vous
avez défendu le fort de Vaux de façon ga-
lante !
De façon galante : il me semblait en-
tendre parler un Français d*autrefois, de
la vieille France, un Français de la guerre
en dentelles...
Les Russes ne donnaient pas, comme
les Britanniquefs, rimpression d*un corps
uni, d'une même nation. Il y avait chez
eux des différences très nettes, des divi-
sions qui sautaient aux yeux, même chez
les officiers de carrière ou profession-
nels : ceux de la garde se distinguaient
facilement des autres. Les premiers par-
laient presque tous français ; ils avaient
'une tenue soignée et faisaient montre
d'éducation. Une paille dans ce louis
d'or : ie goût de boire poussé jusqu'à
LE FORT DE VAUX 217
rivrognerie. Leurs ,camarade8, d'ailleurs,
qu'ils fussent de Tactive ou de la réserve,
ïie leur cédaient en rien sous -ce rapport.
îJ'ai toujours pensé ,que le tsar ayant in-
terdit Fu'sage de l'alcool en Russie-, ces
messieurs se rattrapaient en Allemagne.
Je n'en ai connu qu'un seul qui ne s'eni-
vrât pas ; il travaillait constamment à
.parfaire son bagage scientifique : <;*était
un chimiiste, .d'opinions ftrès avancées,
socialiste,, disaient ses camarades, mais
adversaire déclaré des maximalistes.
Une remaiHjue. En France, tous les of-
ficiers, d'où qu'ils viennent, sont unis
par une franche ^camaraderie : l'épau-
lette inivelle tout. En Russie, non. Môme
chez les officiers de réserve, l'esprit de
caste reste, fortement accusé.
La 4?«évolution eut, on s'en doute, une
profonde répercustsion chez nos Russes.
Immédiatement, la mass^ des prison-
}URNAL DU COMMANDANT RAYNAL
B divisa en groupes ou partis bien
■s : il y eut le parti des Cent Noirs,
lé par les officiers de !a garde, les
îhisfces constilutiomnels, les répu-
i et les socialistes, mininoalistes et
alistea. Dans ce dernier groupe fi-
it des officiers faits prisonniers au
3 de Stockod ; ils tenaient leur
l'on ne sait qiielle autorité, proba-
,t de la leur propre. Ils nous appa-
!nt nettement inférieurs, sous tous
port«, à leurs camarades ; je n'ai
ouvert, parmi eux, une seule per-
te qui valût qu'on s'arrêtât à la
T de près.
>rdonnances formaient également
oupe, et des officiers allaient leur
!S couférences. Jusqu'à ce jour, on
jamais témoigné au soldat russe
! sollicitude et de considération :
;paré à ce nouveau régime, il en
LE FORT DE VAUX 219
éclatait d'orgueil et, au lieu de se mon-
trer reconnaisisant, toisait avec arrogance
ses officiers. Mais, chose, bizarre que je
vous laisse le soin d'expliquer, cette défé-
rence qu'il refusait à ses chefs, il l'obser-
vait religieusement avec les officiers
français. Je me souviens d'une scène qui
me laissa tristement impressionné :
Le vieux colonel Lawric, président des
offiteiers russes prisonniers, chapitrait
dans la cour de la citadelle deux soldats
russes qui commencèrent par lui répon-
dre avec une vivacité quelque peu inso-
lente et finirent par lui tourner le dos et
s'en aller, sans le saluer. Rattrapant
l'un de ces soldats, je lui fis reproche de
son attitude incorrecte... Il me salua très
convenablement, avec tout le respect
qu'eût pu me témoigner un de nos poi-
lus, et me répondit :
— Le colonel est une vieille brute I
220 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Et puis, nous somities en révolution.:.
Je ne pu-s le faire sottir de là.
Il y eut che» nos camatades russes des
évolutions effarantes : un officier que je
voyais souvent et qui parlait teès bien
notre langue, passa successivement, dans
un temps très court, du tzarisme le pi ils
noir à la république rose, et de celle-ci au
socialisme rouge. Et beaucoup d'autres
riniitèrent, donnant ainsi ia mesui^e «du
désordre 'de leur esprit et du manque
d'éqtiilibre de leur conscience. En vérité,
ce peuple n'était pas mûr pour une révo-
lution aussi radicale et les suites de cette
révolution n'ont surpri-s aucun de ceux
qui s'étaient donné la pëihè de peser l'ag-
glomérat de il atioti alités diverses^ plus
ou moins venues à la civilisation^ qui
constituait l'empire de Russie... Mais je
sens que je vais verser dans la politique,
et je dois me 'rinterdire ; je dirai pour-
LE FORT DE VAUX 221
tant quelle a étéj à mon sens, la faute ca-
pitale de la l'évolution, celle qui a causé
tout le mal : k^'est le geste par lequel le
premier ministre de (la Guerre du gou-
vernement Milioukoff, du parti cadet
(K D, Konstitutionnel'Démocrate) institua
dans les régiments les conseils de «oldats
et tendit le salut facultatif. La discipline
était, du coup^ ruinée et Ton pouvait s'at-
tendre à tout — et tout est arrivé. Le
parti cadet à qui revient la responsabilité
de cette première ^t grave atteinte à la
solidité de l'armée, a payé très cher cette
faute... Passons en «saluant les victimes.
Les Belges formaient parmi nous une
petite «t^lonie sympathique et très unie,
dont les membres faisaient partie de tous
nos groupements organisés : bibliothè-
que, musique, sports. Leur moral était
excellent. Ceux d'entre eux qui, avant la
guerre, s'étaient sentis pencher vers ^
222 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
le Boche, étaient radicalement guéris
de cette faiblesse : l'effroyable réveil
qu'avait été pour la Belgique la violation
de son sol, avait dessillé tous les yeux.
Ardemment patriotes, nos camarades
belges savaient que le triomphe de la Bo-
chie entraînerait la ruine de leur indé-
pendance, et n'avaient d'espoir que dans
la victoire des Alliés, la victoire du Droit.
Et comme ils voyaient en nous les pre-
miers ^champions de ce droit, ils avaient
pour nous des égards quasi-religieux, et
ce n'était pas seulement les prisonniers
qui nous montraient ainsi leur confiance
et leur gratitude : personnellement, j'ai
reçu de Belgique, notamraient de Liège,
des témoignages de sympathie que je
n'oublierai jamais... Les Boches — à
mon grand étonnement — laissèrent
passer les lettres qui me les appor-
taient. . .
LE FORT DE VAUX 223
L_^Buaw w ■■ ^Li-LKM ■ I I II ■ ^ u M II ■ I ■ I I II ■ III l'ai — 1~ I ■"■"TTr'^rr — ■ -■ ■— ■
Je tiens à le dire et à le redire, je n'ai
jamais eu que des rapports aimables avec
mes camarades belges, des rapports de
véritable fraternité, et je m'incline res-
pectueusement devant leur président, le
général Kenoker de Watlet, président
modèle et soldat admirable...
Deux mots enfin de la population ci-
vile de Mayence ; je n'ai eu que quelques
rares occasions de la voir de près, mais
j'ai toujours été frappé de son attitude
déférente et plutôt sympathique. Cette
population se souvient certainement
d'avoir été française et ne répugne pas à
le redevenir — au contraire, oserai-je
dire, tablant sur ce que j'ai vu.
Dans la rue, ce n'était pas comme des
bêtes curieuses qu'on nous regardait, en-
core moins comme des ennemis abhor-
rés ; je démêlais quelque chose de doux
au fond des regards, je surprenais des
15
^^.
324 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
sourires. Des passants, lioniqies et fem-
mes, revenaient sur leur^ pas pour nous
escorter jusqu'à la citadelle.
Un jour, au cimetière où nous avions
conduit la dépouille d'un camarade an-
glais, des Mayençais qui avaient assisté à
la cérémonie vinrent à nous et nous offri-
rent de nous montrer un monument qui
ne pouvait manquer de nous intéresser —
et, en dépit de la mauvaise humeur des
gardiens qui ne nous quittaient pas, ils
nous conduisirent devant une tombe soi-
gneusement entretenue et pieusement
fleurie...
Cette tombe était celle de Jean-Bon
Saint-André, le premier préfet français de
Mayence...
Qui, cette population se souvient, et
peut-être espère-t-elle... Je n'ai pas le droit
d'insister sur ice point ; l'ardeur de ma
LE FORT DE VAUX 225
foi française m'entraînerait «ans doute
trop loin.
J'ai quitté Mayence en décembre 191 7 ;
je souhaite d'y revenir, non plus en pri-
sonnier...
CHAPITRE IX
EN REPRÉSAILLES !
Le bolchevikisme a fait son œuvre, ac-
compli la besogne honteuse que lui a dic-
tée Berlin : la Russie, en tant que puis-
sance militaire, a cessé d'exister, et la paix
de Brest-Litowsk va être signée.
Le premier effet de cette paix va se faire
sentir chez nous, les prisonniers : les offi-
ciers russes internés à l'Est sont envoyés
sur le Rhin, et c'est nous qui allons les
remplacer, là-bas, au pays où le thermo-
mètre descend à 25** I
Représailles ! nous disent nos geôliers
en nous annonçant que nous partons. Re-
-j
228 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
présailles de quoi ? Qu'avons-nous fait
pour nous attirer des rigueurs^ nouvelles ?
Nous ne le saurons jamais. Le Boche a son
secret...
Nous sommes en décembre, et mes ca-
marades et moi sonimes envoyés à Strass-
burg, au sud de Kœnigsberg, sur la fron-
tière polonaise, dans le voisinage des fa-
niëux lacs de Ma2:urie.
Ce norn dé Strassburg, qui se protibtice
exactement comme celui de la capitale de
notre vîeillfe et chèrë Alsace, m'a d'abord
fait frissonner de jbie. Quelle atroce dé-
ception va suivre !
La vie qui llous attend, les mesures piî-
ses contre noiis sont monstrueuses de fé-
rocité imbécile. En plein décembre, par le
froid que vous devinez, on commence par
exiger que nous nous mettions nus, com-
plètement nus, pour permettre l'examen
et la fouillé dé nos vêtements. Et noUs
LE FORt DE VAUX
229
avons parmi nous un colonel, des tnajolrs
belges qui sont de vieux officiers !
Je hie suis déshabillé comme les autres,
itiais je suis resté assis, refusant de com-
paraître debout. Le Boche a procédé sans
ihsister à la fouille de mon uniforme et
de mon linge : je le vois encore, élevant
en Tair ma chemise et en scrutant les cou-
tures ; je m'entends lui dire de la voix que
vous devinez :
— Ne cherchez pas ! Ce n'est pas dans
cette chemise-là que j^ai emporté la cita-
delle de Mayence !
Quiqui me regarde — il en est, lui
aussi, des représailles — et il ne comprend
pas ; il semble me dire, tout effaré de ma
nudité :
— Qu'est-^ce qui te prend que tu te mets
dans cet état-là ?
Ce qui me prend, mon brave Quiqui,
c'est une envie folle de sauter à la gorge
•isÊ
230 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
des bandits qui nous torturent ; mais j'y
laisserais ma vie, et je veux revoir la
France, je veux vivre pour la victoire, je
veux assister au châtiment de ce peuple de
bandits I
Prenons donc notre mal en patience et
tâchons de vivre — ce qui ne sera pas fa-
cile : le régime de notre nouvelle prison
atteint le dernier degré de Todieux dans la
férocité, et il est appliqué par des assassins
qui visent manifestement, cyniquement à
nous supprimer.
Dans ce pays, dont j'ai dit la tempéra-
ture polaire, nous avons par jour 2 kilos
5oo de 'charbon pour un grand poêle à la
prussienne dont la ration quotidienne de-
vrait être de 3o kilos ! Nous sommes logés
en commun, entassés plutôt, de façon à
diminuer le cube d'air qui nous est indis-
pensable. Et ni promenades ni sports !
Les réunions mêmes nous sont interdites.
LE FORT DE VAUX 231
Quant à ralimentation, n'en parlons pas ;
nous sommes au régime de la faim qui dé-
prime, épuise, tue...
Nous avons vécu. Il est arrivé ceci que,
l'hiver 1917-18, trompant l'attente de nos
tortionnaires, s'est montré clément ; de
plus, nous avons pu, exploitant le mer-
cantilisme boche, nous procurer du com-
bustible, du bois et surtout de la tourbe,
— c'est par montagnes qu'elle s'offre dans
cette région des lacs. Notre moral, notre
volonté de vivre ont fait le reste.
Je n'ai, d'ailleurs, passé que trois mois
à Strassburg — oh ! des mois qu'il fau-
drait compter triples. — C'est fin mars
19 18 que j'aî été interné en Suisse en vertu
de l'a'ccord de Berne : j'avais à ce moment
quarante-huit ans sonnés et plus de dix-
huit mois de captivité. Ah I l'annonce de
la fin, la nouvelle de la délivrance 1 Je
comprends que la joie rende fou...
232 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
C'est bieii fini, cette fois ! Nous partons,
Quiqui, tioUs quittons cette Alleinâghë
maudite, cette terre des monstres qui iiôus
a prodigué les sùpt>lices... Es-tu prêt,
QuiqUi ?
Si Quiqui ^st prêt 1 II saute littéralement
dans mes brds, il m'embtasse et ttie ré-
pond :
— Partons I Partbns I
Une gt*osse peine, pourtàrit, un gtos ser-
rement de cteur pour Quiqili comitie pour
moi : il nous faut nous sépâtet dé Trâxler,
le brave sapeur, le bon père nourricier de
Quiijui. Traxler reste, lui, et il a les yeiix
pleins de larmes. Et noS coriipà^iibnâ du
*
fort, officiers et Soldats, nous fôht les thè-
mes àdiëiix értitts, et je setis tna voix qui
s'altère en leur répondant à idus :
— Non ! pas adièii ! au revoir, sous
notre ciel de F*t*ahce,..
CHAPITRE X
EN SUISSE
Nous entrons en Suisse par Constance,
et le cri qui nous accueille, mes cartiarades
et moi, nous fait frissonner de bonheur :
— Vive la Ftance !
Il éclate en tempête, ce cri qui nous
remue jusqu'au fond de Tâme, et toutes
les fenêtres ont arboré les colileurs fran-
çaises. A Schaffouse, petite enclave suisse
dans le territoire allemand, à Schaffouse
où Ton connaît bien les Boches pour lejs
avoir ^ans cesôe autour de soi, ce sont des
acclamations sans fin.
A Zurich, toute la colonie française est
• •»
234 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
là qui nous attend ; on nous embrasse, on
nous fleurit. A Berne, ce sont des délégués
de l'ambassade de France qui nous tendent
les bras...
J'arrive enfin à Interlaken ; c'est là que
je vais être interné. La réception est en-
thousiaste ; une musique joue la Marseil-
laise, puis nous donne un concert...
Quiqui fait le beau. Il a reconnu le cri
de : « Vive la France ! » que lui enseigna
son père nourricier, il sent la liberté dans
l'air que nous respirons et il me le dit à
sa manière...
Pas en*core, Quiqui 1 Pas encore, la
pleine liberté, mais nous y touchons, nous
sommes à quelques pas et pour ainsi dire
au seuil de la France et ceux qui nous en-
tourent sont de braves cœurs qui vont s'in-
génier à nous rendre douces les heures
d'antichambre qui nous sont imposées
encore.
LE FORT DE VAUX 235
Je m'installe, et j'ai la grande joie de
revoir ma femme qui vient partager mon
internement.
Quiqui regarde ce nouveau visage, et
flaire cette robe, la première qu41 ait eue
devant lui : il a passé toute sa \ie, avec de-^
poilus et des prisonniers...
Je dois procéder aux présentations :
— Ma femme, Quiqui, ma meilleure
amie, mon autre moi-même...
A-t-il compris ? Quiqui fait des grâces,
offre sa patte ; il sera désormais pour sa
maîtresse ce qu'il a toujours été pour moi.
L'existence à Interlaken est plutôt aima-
ble ; mais l'inaction m'est lourde, je de-
mande à travailler... Le colonel Roche-
frette, qui, charge écrasante, dirige les
services militaires de l'internement à l'am-
bassade de France, me nomme président
de la Ck)mmission régionale française d'in-
*■ *-^
236 JOURNAL Dy CÇMMANDANT RAYNAL
ternpip^nt, à Mputr^ux, et fi*est Jà que je
vais passer mes derniers mois d'exil.
D'exil, non, je m'exprime n^^l : Mon-
treux n'est plus l'exil : une Française,
Mme de Jousselin, m'a offert l'hospitali^^é
en sa villa La Vaudelle, à la tour de Peil?;,
et là nous nous sentons en France et j'en
iremercie deux fois notre aimable et géné-
reuse hôtesse.
Montreux, on le sait, est une station
hivernale, donc une cité cosmopolite; dans
la colonie étrangère, c'est, en temps ordi-
naire, l'élément boche qui est le plus nom-
breux, mais, depuis l'internement, la ré-
gion étant réservée ^ux internés fra^nçais,
la situation est renversée en notre faveur.
Les Bqches qni sont restés sont des
espions, comme tous leurs compatriotes,
et ne jouissent d'ancune sympathie dans
la population suisse. Ils sont d'une activité
exlfaordin^ire... On m^ montre le châ-
LIS FOHT PK VAUX 287
■ ■
teau 4^s Crêtes qui fut habité par Tancien
khédive d'Egypte et dans lequel s'effectua
entre les mains de Bolo la remise des fa-
meux millions.
Les autorités suisses ont été fort obli-
geantes pour nous et j'ai travaillé ave^
elles dans le plus parfait accord. J'ai à
cœur de signaler, en particulier, l'aimable
correction et le dévouement très chaud du
major Mercauton, commandant suisse de
la région d'internement, à qui incorn-
baient l'établissement et l'adrfiinistration
de ce vaste organisme. Nous avions, aussi
bien, auprès de lui, une avocate convain-
cue dans la personne de son aimable et
charmante fille, qui est devenue Française
par sqn mariage av^c un officier français.
L'internement était alors une grande
e\ très lourde administration où, après les
improvisation^ du début, il fallait faire ré-
gner rprdre et la méthode.
n
238 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
Nos officiers et nos soldats étaient logés
dans les hôtels suisses, presque tous vides
ou à peu près par suite de la crise du tou-
risme. La nécessité s'imposa tout de suite
de donner une occupation à tout ce per-
sonnel et de cette nécessité surgirent des
quantités d'œuvres. La plus remarquable
et la plus importante : « L'Office du tra-
vail », dont le Conseil d'administration
était à Paris, organisa partout des ateliers
pour toutes les professions. Des écoles se
fondèrent pour la mécanique et la moto-
culture, pour le teommerce et la comptabi-
lité, pour les arts appliqués. Aucune bran-
che ne fut négligée. Officiers et soldats
trouvèrent ainsi un aliment à leur activité
et cette activité servit au pays, notamment
à la reconstitution des régions dévastées
en vue de laquelle l'Office du travail fit
fabriquer des quantités de baraques en
bois. Bornons-nous à cette légère esquisse
LE FORT DE VAUX 289
de Tœuvre considérable accomplie en
Suisse par rinternement : il faudrait un
volume pour Texaminer à fond.
A côté de rinternement, des œuvres
multiples fonctionnaient. Sous la haute
direction de Mme la comtesse de Manne-
ville, femme de notre ministre plénipo-
tentiaire chargé à l'ambassade des services
civils de Tintemement, des ouvroirs
étaient créés partout qui fabriquaient du
linge et des effets destinés à nos malheu-
reux rapatriés des régions envahies. Ceux-
ci arrivaient à Bâle dans un état lamenta-
ble. Ils étaient immédiatement lavés, dé-
barrassés de la vermine qui souvent les
rongeait, changés de linge et habillés d'ef-
fets propres. Quel soulagement, quelle
impression de bien-être pour ijes malheu-
reux ! Les ouvroirs pour nos rapatriés
franco-belges ont fait une besogne géné-
reuse et utile. Je me plais à reconnaître
16
240 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
qu€ ceux de la région de Montreux ont été
particulièrement actifs.
Dans d'autres œuvres, Secours aux fa-
milles d'internés nécessiteux, layettes,
foyers du soldat, travail à domicile, Croix-
Rouge, etc.^ etc., les femmes de la colo-
nie française donnèrent sans 'compter,
leur argent, leur dévouement et leur
coéur* Ce m'est une joie de les remetxïier
ici, joie où «e mêle le regret de ne pouvoir
\m nommer toutes ; je citerai seulement
leurs présidentes : Mmes de Lacroix, de
Jousselin, Richard, Le Saux, Lemarlier,..
Que celles que j'oublie n»B le pardonnent î
Un nom encore, celui d'uh Français qui
a droit à toute notre reconnaissance :
M. Margot, l'infatigable agent à Montreux
de cette admirable commission romande
qui organise partout des oours et des con-
férences.
Juin «t venu, un mois délicieux à Mon-
LE FORT DE VASJX 241
treux et dans toute la Suisse ; le prmtemps
va finir et voici Taube de Tété... Bonne
nouvelle : un conférencier nous arrive de
Paris. M. Emile Hinzelin, qui va nous
parler du concours américain et de la vic-
toire qu'il assure aux armées du Droit. Je
songe, malgré moi, à k^e capitaine boche
qui affectait de ricaner quand je lui prë-
disais l'entrée des Etats-Unis dans la
guerre, et à qui j'avais dit :
— Nous en reparlerons...
li a dû, lui-même, se souvenir de ma
prédiction et penser à moi plus d'une fois.
Je préside les conférences de M. Hinae-
lin. Tons nos internés sont là et toute la
colonie française, et beau<îoup de Suisses
et d'étrangers, même des Boches... Le suc-
cès du conférencier est très vif et ne s'ar-
rête pas aux murs de la salle ; il porte loin,
tous les journaux l'enregistrent.
Reportez- vous à bette époque, juin 1918:
7 -ri" -•«?-•
242 JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
la suprême offensive boche a eu des résul-
tats qu'il serait puéril de niei\ Ludendorff
menace Paris qui est bombardé nuit et
jour, la nuit par les gothas, le jour par la
grosse Bertha. C'est à ce moment qu'un
conférencier français vient nous dire à
Montreux, devant des neutres et de& Bo-
ches :
— Courage, mes frères de France !
grâce au concours américain, la victoire
du Droit est en route !
Et elle y était si bien, en route, que,
moins d'un mois après, notre contre-of-
fen&ive culbutait les bataillons de Luden-
dorff et ne les lâchait plus qu'après l'ar-
mistibe signé, l'armistice imploré par ceux
qui, en juin, se voyaient les maîtres de la
France et du monde !...
Après juin, juillet ; après les conféren-
ces de M. Emile Hinzelin, la fête du
î4 juillet. Nous nous devons de la célébrer
LE FORT DE VAUX 243
avec d'autant plus de flamme que notre
patrie est en danger, nous ne sommes en-
core qu'à la veille de la contre-offensive
qui décidera du sort de la France...
En tête du programme, j'inscris une vi-
site à nos morts, aux infortunés qui ont
succombé avant d'avoir revu la terre na-
tale.
Nous nous rendons en corps au cime-
tière, et là, sur la tombe des vîctimes qu'a
faites la barbarie boche, je flétris cette
barbarie et demande à la victoire de ven-
ger les victimes en châtiant les bour-
reaux...
Pour l'après-midi, j'ai organisé une ré-
ception à l'Hôtel suisse, un des plus vastes
hôtels de Montreux. Les autorités locales y
assistent ; les syndics sont venus, et le dé-
puté lui-même, et ils ne se contentent pas
de nous apporter le réconfort de leur pré-
sence, ils prennent la parole avec moi, et
2*i JOURNAL DU COMMANDANT RAYNAL
c'est pour exalter la France et proclamer
la nécessité de la victoire du Droit et leur
foi dans les destinées de la France !...
Ah I l'inoubliablfi .iournée, la belle fête
française, exclusivement française I En
juillet dernier, les syndics sont bien
venus au milieu de nous, mais aujour-
d'hui, i4 juillet 1918, quand Ludendorff
semble tenir la victoire, leur présence est
éloquemment significative, c'est le cœur
suisse qui parle et dit où sont ses sympa-
thies et à qui vont ses vœux.
Quelque temps après, c'est la Fête na-
tionale suisse : accompagné d'une déléga-
tion d'officiers français, je vais rendre leur
visite aux autorités de la région et suis
partout accueilli chaleureusement.
C'est que, il faut le dire ici, le peuple,
syndics et députés sont l'émaçalion
;te, est profondénient gallophile, il
, la France et l'a toujours aimée. Je
LE FORT DE VAUX
34S
dis : le peuple. Il y a de larges réserves à
faire pour la bourgeoisie dont les mem-
bres ont, pour la plupart, fait ou complété
leurs études dans les universités alleman-
des : quelques-uns en reviennent plus ou
moins imprégnés de germanisme : il faut
prendre garde au virus de la kultur.
Quoiqu'il en soit, je garde de mon inter-
nement en Suisse un très reconnaissant
souvenir ; j'y ai connu des cœurs d'or et
des heures délicieuses, et ce n'est pas sans
émotion que je revois les uns et que je
revis les autres. Après les longs mois d'une
captivité cruelle, la Suisse a été pour moi
une véritable oasis où j'ai pu attendre en
paix l'heure du retour à la mère patrie...
Cette heure a sonné le 4 novembre 191 8,
une semaine avant l'armistice qui va libé-
rer tous les prisonniers ; ma rentrée a pré-
cédé de huit jours celle de mes compa-
gnons d'internement.... Qu'ils n'en soient
■
246 JOURNAL DU COMMAl>n)ANT RAYNAL
pas jaloux 1 Je n'ai dû cette faveur appa-
rente qu'à l'état de ma santé. L'accord de
Berne n'autorise la libération que pour les
internés atteints d'une maladie grave, et
c'est mon cas... disons : presque mon cas,
pour ne rien exagérer. Comme je l'ai déjà
rappelé, le long séjour que j'ai fait aux
colonies — treize ans — m'a laissé atteint
d'impaludisme et j'ai, de loin en loin,
des accès de fièvre souverainement
désagréables et incommodants, mais
peu dangereux. Je ne m'attendais pas,
d'ailleurs, à subir l'un de ces accès au
bord du lac Léman, le plus joli lac et
le plus sain du monde. J'imagine qu'il
aura voulu, lui aussi, témoigner de ses
(sympathies pour la France en aidant à
lui rendre un de ses fils huit jours avant
l'heure marquée au cadran de la Destinée.
Merci, joli Léman I Merci, belle et noble
Suisse I
LE FORT DE VAUX
247
Cette fois, ça y est, mon brave Quiqui :
c'est la France et la liberté ; tu peux t'en
donner jusque-là !
Mon dernier mot sera pour vous, cama-
rades du fort de Vaux, pour vous dire :
C'est à vous que mon cœur dédie ce récit
dont votre héroïsme a fourni la matière ;
c'est à vous que j'en veux demander la
dernière ligne, et je vous entends me la
crier, comme à Vaux, sous la tempête :
— Vive la France !
Commandant Raynal.
■^-
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface 9
Notes Biographiques 15
Chapitre I. — Jamais deux sans trois 19
Chapitre II. — L'Invisible blessure 41
Chapitre III. — Sur le Chemin de T Enfer 55
Chapitre IV. — Quiqui 77
Chapitre V. — La Semaine infernale 83
Chapitre VI. — Gloria Victoribus 169
Chapitre VII. — Captivité 183
Chapitre VIII. — La « Blokade 209
Chapitre IX. — En représailles 1 227
Chapitre X. — En Suisse 233
.M
à
■M^-V-Jg
PARIS
IHPRIUBHIB DE LA BOUBSU DB COMUKKCE
35, Bue Jean-jBcque&'Roiuseau. 35
(M.131)
ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, rneHnygheis, Paris
I
Henri MALHERBE. La Flamme au Poing {Prix Concourt
1917) '. , I vol.
Pierre BENOIT. L'Atlantide I vol.
Emile HENRIOT. ValenUn I vol. |
GILBERT de VOISINS. U Mirage l vol. i
Alexandre ARNOUX. Abisag ou l'Eglise transportée par
la Foi I vol.
Edmond JALOUX. L^Incertaine 1 vol.
Francis de MIOMANDRE et Tommy SPARK. La Saison des
Dupes I vol.
René BOYLESVE. Tu n'es plus rien I vol.
Edouard SCHNEIDER. L'Immaculée I vol.
Gaston CHOISY. L'Allemagne secrète 1 vol.
W. BIENSTOCK. Raspoutine I vol.
Robert JAMET. La Sublime Hécatombe 1 vol.
— Maurellia I vol.
Roland DORGELES. Les Croix de Bois 1 vol.
Léon WERTH. Clavel soldat I vol.
Abbé DANIEL. Le Baptême de Sang I vol.
i4enri d'ALMERAS. Pourquoi il faut haïr l'Allemagne.. 1 vol.
Arnould GALOPIN. Sur le front de mer 1 vol.
De MONZIE. Rome sans Canossa 1 vol.
Edouard AMANIEUX. L'Armature sociale 1 vol.
Marcel NADAUD. Les Patrouilleurs de la mer I vol.
Henry BARBY. Ayec l'Armée Serbe. 16 gravures et 1 1 hors-
texte , . . . I vol.
— Au Pays de l'Epouvante. 16 hors-texte. . . . 1 .vol.
Georges DOCQUOIS. Nos émotions pendant la Guerre — 1 vol.
— La Chair Innocente I vol.
Jules HOCHE. En Alsace reconquise 1 vol.
H.-G. WELLS. La Guerre et l'Avenir 1 vol.
Gabriel SEAILLES. La Guerre et la République I vol.
Lucie Paul MARGUERITTE. Le Singe et son violon. Illus-
trations 2 couleurs de Ch. Martin) I vol.
Chaque volume franco, 4 fr. 50
«
I
Paris. — Imp. GAMBART et C»«, 52. av. du Maine.
YB ?I437
I